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Full text of "Vie du bienheureux Pierre-Louis-Marie Chanel : pr^etre de la Société de Marie et premier martyr de l'Océanie"

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HOLYREDEEMERLIBRARY 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


HOLY  REDEEM^IBRARY,  WINDSOR 


PERMIS    D  IMPRIMER 


Lyon,  10  janvier  1890. 


P. -M.  BELMONT,  v.  g. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/viedubienlieureuxOOnico 


LK    BIENHEUREUX 
P  l  F.  R  R  E  -  L  O  U  I  S  -  M  A  R  I  E      CHANEL 

PRKTRE      MARISTE,      PREMIER      MARTYR     DE      I.'oCF.ANIE 


VIE    DU    BIENHEUREUX 

PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL 

PRÊTRE  DE  LA  SOCIÉTÉ   DE  MARIE 
ET     PREMIER     MARTYR     DE     l'oCÉANIE 

PAR 

Le  %  T.  ^ICOLET 

Prêtre  de  la  même  Société  et  Postulateur  de  la  cause  de  Béatification. 


DEUXIEME    EDITION 


LYON 

LIBRAIRIE  GÉNÉRALE  CATHOLIQUE  ET  CLASSIQUE 

Emmanuel      VITTE,       Directeur 

Imprimeur-libraire  de  l'Archevêché  et  des  Facultés  catholiques 
3,    PLACE    BELLECOUR,    3 

1890 


APPROBATIONS 


Sainte-Foy-lès-Lyon,  le  7  avril  1889. 
Mon  bien  cher  Père, 

Je  suis  heureux  d'apprendre  que  votre'travail  pour  une  nou- 
velle édition  de  la  Vie  du  P.  P.-L.-M.  Chanel,  prêtre  de  notre 
Société  et  premier  martyr  de  l'Océanie,  est  terminé.  Ce  n'est 
pas  un  ouvrage  nouveau,  et  le  soin  avec  lequel  vous  en  avez 
revu  toutes  les  parties,  le  rend  plus  digne  encore  de  l'approba- 
tion qui  lui  a  été  donnée  par  mon  prédécesseur.  Je  l'approuve 
donc  très  volontiers  comme  lui,  et  j'en  autorise,  en  ce  qui  dé- 
pend de  moi,  l'impression. 

Bien  affectueusement  tout  à  vous  en  J.,  M.,  J. 

A.  Martin,  Stip.  gén.  S.  M. 


APPROBATION  DE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION 


EVECHE 

de 

St-Brieuc  et  Tréguier 


Saint-Brieuc,  le  14  octobre  li 


Mon  Révérend  Père, 

Monseigneur  l'Evêque  de  Saint-Brieuc  a  bien  voulu  me 
confier  le  soin  d'examiner  la  Vie  du  Vénérable  Père  Chanel 
que  vous  venez  d'écrire  et  que  vous  allez  publier.  J'ai  donc  lu 


VI  APPROBATIONS 


votre  volume  avec  une  scrupuleuse  attention  ;  et  je  dois  dire 
tout  d'abord  que  je  n'y  ai  rien  trouvé  qui  ne  fût  de  la  plus 
exacte  orthodoxie.  Je  me  hâte  d'ajouter  que  j'ai  goûté  un 
grand  charme  dans  la  lecture  de  ces  pages  intéressantes,  et, 
en  même  temps,  j'ai  constaté  qu'il  s'en  dégage  un  parfum  de 
piété  qui,  embaumant  l'àme,  ne  sera  pas  l'un  des  moins  vifs 
attraits  de  votre  livre.  A  force  de  patientes  investigations,  vous 
êtes  arrivé  à  recomposer  la  trame  de  cette  existence  à  la  fois 
si  courte  et  si  remplie,  et  vous  la  faites  revivre  dans  un  style 
d'une  élégante  simplicité  et  avec  un  accent  de  vérité  d'un  effet 
saisissant.  Les  documents  abondent  entre  vos  mains  ;  les  cor- 
respondances, les  témoignages,  vous  avez  su  les  disposer  habi- 
lement, sans  nuire  à  la  marche  du  récit,  et  dans  ce  cadre  appa- 
raît lumineuse  la  douce  et  caractéristique  physionomie  du 
Vénérable  Père  Chanel.  Votre  ouvrage,  j'ose  le  prédire,  ne 
sera  lu  sans  intérêt  et  sans  profit  par  aucune  catégorie  de  lec- 
teurs. Les  personnes  du  monde  y  verront  avec  une  profonde 
édification  à  quel  degré  d'héroïsme  peut  s'élever  le  dévoue- 
ment inspiré  par  le  Catholicisme,  Notre  œuvre  naissante  de  la 
Cléricature  trouvera  un  modèle  à  suivre  dans  cette  école  pres- 
bytérale  de  Cras  où  s'est  développée  la  vocation  du  futur  apô- 
tre. Mais  votre  livre  pourra  surtout  servir  de  Manuel  et  de 
guide  aux  écoliers,  aux  séminaristes,  aux  prêtres,  aux  profes- 
seurs, aux  missionnaires.  Le  serviteur  de  Dieu  leur  a  tracé  la 
voie  :  Et  qiiid  non  potero  quod  isti  et  istce?  Votre  publication 
est  donc  appelée,  d'après  mon  humble  avis,  à  produire  un 
grand  bien;  c'est  le  meilleur  des  succès  et  la  seule  récompense 
que  votre  zèle  ambitionne.  Elle  aura  de  plus,  j'en  ai  la  douce 
confiance,  pour  résultat  de  hâter  la  béatification  du  Vénérable 
Père  Chanel,  le  premier  martyr  et  la  gloire  de  la  Société  de 
Marie. 

Daignez  agréer,   mon  Révérend  Père,  l'expression  de  mon 
respectueux  dévouement. 

A.  DuBouRG,  Vie,  gén. 


èèèàèàèàèàèèèèà 


PRÉFACE 


En  i86j,  dix  ans  après  l'introduction  de  la  cause 
de  béatification  du  premier  martyr  de  VOcéanie^ 
Pierre-Louis-Marie  Chanel^  le  P.  Bourdin  faisait 
paraître  sa  biographie.  Comme  il  nous  le  dit  lui-même, 
il  n'avait  rien  négligé  pour  se  procurer  les  éléments 
de  son  travail.  «  Par  une  insigne  faveur  de  la  Provi- 
«  dence,  nous  avons  vécu,  près  de  six  ans,  sous  le  même 
«  toit  que  notre  vénérable  confrère.  Durant  cette 
«  période,  l'une  des  plus  intéressaîiies  de  sa  vie,  nous 
«  avons  pu  juger.,  pour  ainsi  dire.,  une  à  une  ses  ac- 
«  tions,  suiprendre  quelques  secrets  de  sa  belle  âme,  et 
«  entrevoir  le  degré  de  sainteté  auquel  il  est  parvenu. 
«  A  nos  propres  souvenirs  se  joignent  ceux  que  tious 
«  avons  recueillis.,  en  suivant  à  la  trace  de  ses  pas  le 
«  serviteur  de  Dieu,  depuis  son  bas  âge  jusqu'à  son 
«  départ  pour  l'Océanie:  nous  avons  interrogé  de  vive 
«  voix  et  par  lettre  sa  famille,  ses  camarades  d'en- 
«  fance,  ses  maîtres,  ses  amis.,  en  un  mot.,  toutes  les 
«  personnes  qui,  l'ayant  vu  de  plus  près.,  l'ont  par 
«  conséquent  mieux  connu.  A  V égard  de  son  apostolat 


VIII  PREFACE 

«  et  de  son  martyre^  nous  avons  eu  à  notre  disposition 
»  tous  les  documents  qu'on  a  pris  soin  de  recueillir  sur 
«  le  théâtre  même  de  ses  travaux  et  de  sa  mort  glo- 
«  rieuse.  » 

Le  fioupel  auteur  n^ avait  pas  à  chercher  bien  loin  les 
matériaux  de  S071  livre.  Il  les  trouvait  sous  sa  niain;  il 
n'' avait  souvent  qu'à  analyser  l'ouvrage  du  P.  Bourdin 
et  à  lui  emprunter  la  "plupar^t  des  récits.  Comme  il  ne 
se  proposait  qu'un  but  .-faire  connaître  et  glorifier  le 
serviteur  de  Dieu,  il  n'a  pas  craint  d'user  largement  de 
la  permission  qui  lui  était  accordée. 

Cependant.,  le  lecteur,  s'il  compare  les  deux  ou- 
vrages, j^emarquera  d'asse^  grandes  différences  dans 
la  ?iarration  d'un  ceî^tai?i  7iombre  de  faits  qui  sont 
7'apportés  au  livre  premier  de  cette  histoire.  L'auteur 
a  dû  introduire  ces  modifications ,  parce  qu'il  a  eu  le 
bonheur  de  î^ecueillir  de  nouveaux  témoigJiages  et  qu'il 
a  pu  tout  faire  conti^ôler  par  des  témoins  oculaires. 
Les  écrits  du  bienheureux  martyr,  les  procès  aposto- 
liques et  d'autres  documents  l'ont  forcé  de  changer 
presque  etitièrement  le  livre  second.  EcrivaJitla  vie  d'un 
saint,  il  a  voulu  mettre  dans  son  récit  toute  Vexacti- 
tude  possible.  Il  ne  saurait  exprimer  les  joies  et  les 
consolations  qu'il  a  goûtées  en  composant  son  livre. 
Puissent  ces  modestes  pages  contribuer  à  la  gloir^e  de 
Dieu  et  à  l'honneur  du  saint  martyr! 


VIE   DU   BIENHEUREUX 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL 


LIVRE  PREMIER 

DEPUIS   LA  NAISSANCE  JUSQU'AU   DÉPART  POUR 
L'OCÉANIE 


CHAPITRE   PREMIER 

PREMIÈRE    ENFANCE.    LE  PETIT    BERGER. 

(12  juillet  i8o3. —   II  novembre  1814.) 


Ma^  bienheureux  Martyr  dont  nous  écrivons 

S  [^\^)    ^^  vie  naquit,  le  mardi  12  juillet  i8o3  (i),  à 

la  Potière,  hameau  de  Guet,  chapelle  vica- 


riale  de  Montrevel,  dans  le  diocèse  de  Lyon,  aujour- 


(i)  Les  registres  de  la  mairie  de  Montrevel  marquent  la  nais- 
sance au  23  messidor,  an  xi,  date  qui  correspond  au  12  juillet 
i8o3.  Sur  le  registre  du  grand  séminaire  de  Brou  est  aussi 
inscrite  la  date  du  12  juillet  i8o3. 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


d'hui  dans  celui  de  Belley.  Il  était  le  cinquième  des 
huit  enfants  de  Claude-François  Chanel  et  de  Marie- 
Anne  Sibellas.  Il  reçut  au  baptême  le  nom  de  Pierre  (i). 
Quand  il  apprit  que  sa  mère  l'avait  consacré  à  la  sainte 
Vierge,  même  avant  sa  naissance,  il  ajouta  à  son  nom 
celui  de  Marie.  Le  jour  de  sa  confirmation,  désirant 
se  mettre  sous  la  protection  spéciale  de  saint  Louis 
de  Gonzague,  il  voulut  en  porter  le  nom. 

Notre  jeune  homme  avait  été  prévenu  de  la  grâce, 
et,  dès  la  plus  tendre  enfance,  il  manifesta  les  plus 
heureuses  dispositions.  Les  premiers  mots  qu'il  apprit 
à  prononcer  furent  les  noms  de  Jésus  et  de  Marie.  A 
ces  noms  bénis,  il  joignait  ses  petites  mains  et  les 
élevait  vers  le  ciel  avec  une  expression  qui  frappait  les 
assistants. 

Son  père,  qui  s'occupait  de  la  culture  des  champs 
et  des  travaux  qu'elle  réclame,  laissait  à  son  épouse 
toute  liberté  dans  l'éducation  de  la  petite  famille,  et 
lui  prêtait  au  besoin  l'appui  de  son  autorité.  Celle-ci 
en  profitait  pour  élever  ses  enfants  très  chrétiemiejiieni. 
Elle  ne  négligeait  rien  pour  leur  inspirer  Va}7îOîir  de 
Dieu  et  de  la  sainte  Vierge,  la  crainte  de  l'enfer  et  le 
désir  du  ciel.  Elle  leur  recommandait  avant  tout  de 
fuir  le  péché  qui  offeJise  Dieu.  Ses  prières,  qu'elle 
n'omettait  jamais,  elle  les  terminait  par  ces  mots  : 
«  Courage.,  mon  âme  ;  le  temps  passe.,  l'éternité  s'a- 


(i)  Son  parrain,  Pierre  Mercier,  habitait  une  maison  voisine 
de  celle  de  son  père. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


pance.  »  Elle  apprenait  à  ses  enfants  à  prier,  leur 
faisait  réciter  leurs  prières  quand  ils  étaient  jeunes, 
et,  lorsqu'ils  avaient  grandi,  elle  s'assurait  s'ils  avaient 
rempli  ce  devoir. 

Pierre  correspondait  admirablement  à  tous  les 
enseignements  de  sa  mère,  et  se  distinguait  des  enfants 
de  son  âge  par  sa  piété  et  son  heureux  caractère. 

Sous  le  toit  paternel,  il  trouva  dans  sa  cousine, 
Jeanne-Marie  Chanel,  née  le  7  avril  i8o3,  les  mêmes 
goûts  et  les  mêmes  dispositions. 

«  Dès  que  nous  le  pûmes,  disait-elle  à  l'auteur  de 
ce  livre,  nous  allâmes  à  la  messe,  quelquefois  à  Saint- 
Didier-d'Aussiat,  le  plus  souvent  à  Montrevel.  Aimant 
à  imiter  ce  que  nous  avions  vu,  nous  sonnions  la 
messe,  nous  la  disions  ;  nous  mangions  du  pain  bénit; 
nous  faisions  des  processions,  etc.  Mon  cousin  était 
toujours  le  premier  à  proposer  les  cérémonies  reli- 
gieuses et  il  les  exécutait  avec  une  grâce  merveil- 
leuse. » 

Quand  Jeanne-Marie,  à  l'âge  de  sept  ans  et  demi, 
quitta  la  Potière  avec  ses  parents  pour  aller  habiter 
un  hameau  de  la  paroisse  de  Gras,  Pierre  Chanel  ren- 
contra dans  sa  sœur,  Marie-Françoise,  née  le  i*^'"  sep- 
tembre 1808,  des  goûts  semblables  q,ux  siens  :  aussi 
s'aimaient-ils  d'une  affection  particulière,  affection  que 
la  nature  et  la  grâce  semblaient  justifier  :  même  visage, 
même  caractère,  mêmes  inclinations,  même  attrait 
pour  la  piété.  Ils  se  plaisaient  à  partager  leurs  jeux  et 
leurs  occupations  ;  ils  aimaient  à  prier  ensemble,  à 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


s'entretenir  du  bon  Dieu  et  de  la  sainte  Vierge,  à 
représenter  les  cérémonies  de  l'Eglise.  Chargés  de 
distribuer  les  petites  aumônes  de  la  maison  aux  pau- 
vres nombreux  qui  la  fréquentaient,  ils  se  livraient 
entre  eux  des  combats  de  générosité.  L'exemple  de  l'un 
devenait  la  règle  de  l'autre.  Plus  tard,  comme  nous  le 
verrons,  ils  embrassèrent  tous  les  deux  la  vie  religieuse 
et  eurent  le  bonheur  de  vivre  et  de  mourir  dans  une 
Société  spécialement  consacrée  à  Marie. 

«  L'extérieur  du  jeune  Pierre  semblait  refléter  la 
beauté  de  son  âme.  Sa  taille  était  mince,  sa  démarche 
modeste,  ses  traits  réguliers  et  candides,  son  regard 
doux  et  intelligent.  Une  légère  pâleur  ajoutait  à  la 
suavité  de  sa  physionomie.  Sur  toute  sa  personne, 
enfin,  se  peignait  je  ne  sais  quoi  d'angélique,  et  on  ne 
pouvait  le  voir  sans  l'aimer  (i).  » 

Il  avait,  cependant,  à  se  défendre  d'une  sensibilité 
qui  devenait  pour  lui  la  source  de  quelques  saillies 
d'humeur.  Ainsi,  il  ne  pouvait  voir  réprimander  son 
frère  ou  l'une  de  ses  sœurs  sans  perdre  sa  gaieté  ordi- 
naire. «  Le  front  triste  et  baissé,  il  se  tenait  à  l'écart 
et  souffrait  en  silence  jusqu'à  ce  que  l'orage  fût  dis- 
sipé. C'était  assez  qu'on  laissât  échapper,  en  sa  pré- 
sence, une  plainte  ou  quelques  larmes,  pour  qu'il  en 
fût  vivement  affecté.  Il  ne  tarda  pas  à  comprendre, 
grâce  à  des  avertissements  parfois  sévères,  qu'une 
trop  grande  sensibilité  lui   serait  nuisible,   et   qu'il 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  par  le  P.  Bourdin,  p.  4. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


devait  s'efforcer  de  la  vaincre.  C'était  lutter  contre  son 
propre  cœur;  mais  enfin,  après  avoir  livré  bien  des 
assauts  et  essuyé  quelques  défaites,  il  triompha  (i).  » 

Dès  l'âge  de  sept  ans,  il  eut  à  garder  le  petit  trou- 
peau de  son  père.  Devenu  prêtre,  il  parlait  un  jour  de 
sa  vie  de  berger.  «  Il  fallait  que  je  me  levasse  de  grand 
matin.  Ma  mère  (elle  était  si  pieuse  et  si  bonne  !)  ne 
manquait  jamais  de  me  demander,  avant  mon  départ, 
si  J'avais  fait  ma  prière.  Je  l'embrassais  comme  pour 
recevoir  sa  bénédiction.  Elle  me  passait  au  bras  un 
petit  panier  dans  lequel  elle  avait  eu  soin  de  mettre 
quelques  provisions.  Puis,  elle  me  recommandait 
d'être  bien  sage...  Je  partais  gaiement  suivi  de  mon 
chien,  qui  faisait  bonne  garde  autour  du  troupeau.  Le 
pauvre  animal  n'était  pas  joli  ;  mais  il  avait  un  instinct 
admirable.  Je  pouvais  me  reposer  sur  lui  de  la  sur- 
veillance que  j'avais  à  faire.  Pour  le  payer  de  ses  bons 
services,  je  ne  l'oubliais  jamais  à  l'heure  des  repas  (2).» 

Tout  en  veillant  sur  son  troupeau,  il  savait  se  créer 
quelques  occupations  ou  du  moins  quelques  distrac- 
tions salutaires.  Le  plus  souvent  des  enfants  de  son  âge 
accouraient  auprès  de  lui,  et  alors  il  prenait  part  à  leurs 
jeux  innocents.  Sa  piété  le  ramenait  à  ses  amusements 
favoris;  il  construisait  de  petits  autels,  imitait  les  céré- 
monies de  l'Eglise  et  parfois  adressait  à  ses  camarades 
uneexhortation  composée  des  paroles  du  dernierprône. 


(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  6. 
(2)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  i3. 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


Dans  la  belle  saison,  presque  toujours  il  rapportait, 
en  rentrant  à  la  maison,  un  bouquet  de  fleurs  qu'il 
plaçait  devant  l'image  de  la  Vierge  au  pied  de  laquelle, 
soir  et  matin,  il  s'agenouillait  pour  faire  sa  prière. 

Quand  vint  l'hiver  de  1810,  ses  parents,  qui  ne  sa- 
vaient ni  lire  ni  écrire,  songèrent  à  l'envoyer  à  l'e'cole 
primaire  de  Saint-Didier,  la  plus  rapprochée  du  hameau 
de  la  Potière.  Mais  comme  la  distance  était  longue,  et 
quelquefois  même  impossible  à  franchir,  en  temps  de 
pluie  ou  de  neige,  il  n'assistait  point  assez  régulière- 
ment à  l'école  pour  faire  de  vrais  progrès.  Au  prin- 
temps, il  dut  reprendre  la  garde  du  troupeau  pa- 
ternel. 

Il  avait  à  peine  huit  ans  lorsqu'il  se  confessa  pour  la 
première  fois.  Avant  de  se  présenter  au  prêtre,  il  exa- 
mina sa  conscience  avec  un  grand  soin.  Craignant 
d'omettre  quelques  fautes,  il  dit  à  sa  mère,  en  lui 
faisant  sa  confession  :  Voilà  tout  ce  que  j'aipiitrou' 
ver  ;  aidei-moi,  je  vous  prie  :  vous  save^  mieux  que  moi 
ce  que  f  ai  fait.  Au  sortir  du  saint  tribunal,  il  s'age- 
nouilla un  instant  devant  l'autel  de  Marie,  et,  de  retour 
à  la  maison,  il  ne  put  s'empêcher  de  manifester  sa 
joie  de  la  manière  la  plus  naïve. 

Pendant  l'hiver  de  181 1,  il  retourna  à  l'école  de 
Saint-Didier  ;  mais,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  il 
ne  pouvait  y  aller  tous  les  jours.  Ces  leçons  interrom- 
pues que  personne  à  la  Potière  ne  pouvait  suppléer, 
n'avançaient  guère  l'instruction  de  notre  jeune  homme. 
La  Providence  allait  y  pourvoir  dans  son  temps.  Car, 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


selon  la  pensée  de  M.  l'abbé  Bernard  (i),  son  ami  et 
son  condisciple,  «  le  jeune  Chanel  était  une  plante 
précieuse,  semée  par  le  bon  Dieu  dans  un  lieu  solitaire 
et  gardée  par  ses  anges  à  l'abri  de  tout  danger.  Elle 
poussait  tout  naturellement  et  se  faisait  remarquer 
par  sa  belle  venue  ;  mais  pour  qu'elle  devînt  ce  que 
nous  savons,  il  lui  fallait  un  habile  jardinier,  qui  la 
transplantât  dans  son  parterre  et  lui  donnât  tous  ses 
soins.  »  Ce  jardinier,  nous  le  raconterons  bientôt,  fut 
le  bon  curé  de  Cras. 

Dès  son  arrivée  dans  cette  paroisse,  à  la  fin  d'oc- 
tobre 1811,  M.  Trompier  songea  à  donner  aux  enfants 
l'instruction  chrétienne.  Dans  ce  but,  il  fonda  deux 
écoles,  l'une  pour  les  garçons  et  l'autre  pour  les  filles. 
Il  agrandit  aussi  son  presbytère,  afin  de  recevoir  quel- 
ques élèves  et  de  les  initier  aux  belles  lettres.  «  En- 
couragé par  l'espoir  de  les  voir,  un  jour,  monter  au 
saint  autel,  il  ne  reculait  devant  aucune  peine,  aucun 
sacrifice;  et  celui  qui  refusa  une  chaire  de  théologie 
morale  (2),  s'estimait  heureux  d'enseigner  de  jeunes 
écoliers  et  de  les  préparer  de  loin  au  sacerdoce.  Qu'il 
était  beau  de  le  voir  au  milieu  d'eux  !  C'était  bien 
moins  un  maître  qu'un  père  au  sein  de  sa  famille.  Les 


(i)  M.  l'abbé  Bernard  Louis,  que  nous  citerons  souvent, était 
né  à  Cras,  en  1808.  Il  est  aujourd'hui  curé  de  Genay,  dans  le 
canton  de  Trévoux. 

(2)  En  1823,  Mgr  Dévie,  évêque  de  Belley,  offrit  à  M.  Trom- 
pier la  chaire  de  théologie  morale  dans  son  grand  séminaire  de 
Brou. 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


prêtres  qui  lui  sont  redevables  de  leur  première  édu- 
cation ecclésiastique,  ont  tous  conservé  pour  lui  la 
plus  haute  estime  et  la  plus  affectueuse  reconnais- 
sance (i).  » 

«  M.  Trompier  était  un  de  ces  hommes  en  qui  l'on 
remarque  un  jugement  droit,  un  savoir  réel,  une 
grande  bonté  de  cœur  et  une  noble  simplicité  de  ma- 
nières. Il  réunissait  toutes  les  qualités  qui  assurent  le 
succès.  Assidu  au  confessionnal,  visitant  fréquemment 
les  malades,  remplissant  avec  perfection  les  devoirs  de 
sa  charge,  il  était  l'arbitre  souverain  de  tous  les  diffé- 
rends qui  s'élevaient  entre  les  paroissiens.  En  un  mot, 
il  dirigeait  une  paroisse  de  1,200  âmes,  comme  iinbon 
supéî^ieii?"  goiiveivie  wie  communauté.  Il  savait  se  faire 
craindre,  aimer  et  obéir  (2).  » 

Il  avait  choisi  pour  directeur  de  sa  conscience, 
M.  l'abbé  Camus,  confesseur  de  la  foi  pendant  la 
grande  révolution  et  curé  de  Saint-Didier  d'Aussiat. 
Quand  il  allait  trouver  son  confesseur,  il  lui  arrivait 
parfois  de  laisser  le  chemin  ordinaire  et  de  prendre  un 
sentier  qui  le  conduisait  à  travers  les  champs  et  les 
prairies  où  le  jeune  Chanel  faisait  paître  le  troupeau 
de  son  père.  Vers  la  fin  de  1812,  M.  Trompier  ren- 
contra le  berger.  —  Comment  f  appelles -tu  ?  — 
Piéride  Chanel .  —  Quel  est  ton  âge  ?  —  Neuf 
ans  et  demi.   —  Où  vas- tu  à  V école?  —  A  Saint- 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  19. 

{2)  Témoignage  de  M.  l'abbé  Bernard. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


Didiej\  —  Qiie  sais-tu?  —  Pas  grand' chose.  De  fait, 
il  savait  à  peine  lire.  M.  Trompier  causa  un  mo- 
ment avec  le  petit  berger,  et  fut  charme'  de  ses  ma- 
nières aimables  et  de  la  candeur  de  sa  figure.  Eut-il  dès 
lors  quelque  pense'e  de  le  prendre  un  jour  au  nombre 
de  ses  élèves  ?  nous  l'ignorons.  Ce  que  nous  savons, 
c'estqu'à  son  retour, rencontrant  Jeanne-MarieChanel, 
il  lui  dit  :  Tai  vu  ton  cousin  Pierre  ;  il  est  bien 
gentil. 

Le  curé  de  Gras,  en  se  rendant  à  Saint-Didier  ou 
en  revenant,  retrouva  plusieurs  fois  le  jeune  berger, 
et  chaque  fois  il  fut  frappé  des  heureuses  disposi- 
tions qu'il  manifestait. 

«  Je  fis  ma  première  communion,  nous  dit  Jeanne- 
Marie  Chanel,  le  4^  dimanche  après  Pâques,  en  18 14. 
J'avais  onze  ans  et  un  mois.  Vers  la  fin  de  juillet,  je 
me  trouvais  à  la  Portière  auprès  de  ma  tante.  Un  jour 
je  cueillais  des  prunes  avec  mon  cousin.  Tout  à  coup 
il  me  dit  :  «  Ma  cousine,  que  tu  es  heureuse  d'avoir 
fait  ta  première  communion?  Et  moi,  je  ne  sais  encore 
rien.  »  —  «  Oh  I  oui,  je  suis  bien  heureuse.  Mais, 
Pierre,  tu  auras  ce  bonheur.  Tu  viendras  à  Cras  chez 
manière;  tu  iras  à  l'école;  tu  apprendras  bien  ton 
catéchisme  et  tu  feras  ta  première  communion.  y> 
Pierre  sourit  à  cette  proposition.  Il  n'oublia  jamais 
ce  jour  et  plus  tard  il  me  dit  souvent  :  «  Oh  !  ma  bonne 
Jeanne- Marie.,  je  crois  que  sans  toi  je  n'aurais  pas  été 
prêtre.  » 

«  Peu  de  temps  après,  M.  Trompier  passait  par  la 


10  VIE   DU  B.    PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL 

prairie  qui  longe  un  magnifique  ruisseau,  et,  rencon- 
contrantmon  cousin,  il  lui  dit  :  Eh  bien!  Pierre,  te 
voilà  grande  voudrais-tu  venir  à  Cras  ?  —  Oh  ! 
oui,  Monsieur  le  Curé^  c'est  tout  mon  désir.  Et 
dans  son  regard  se  peignait  l'expression  du  bonheur. 
M.  Trompier,  poursuivant  son  chemin,  entra  à  la 
Potière,  mais  il  ne  trouva  que  la  mère  Chanel,  qui 
accepta  volontiers  la  proposition.  Le  père  ne  tarda 
pas  à  rentrer  et,  à  son  tour,  donna  son  consentemtînt. 
(c  Dès  que  l'heure  de  reconduire  son  troupeau  fut 
venue,  mon  cousin  courut  raconter  à  sa  mère  ce  que 
M.  le  curé  lui  avait  dit.  Celle-ci  l'interrompit  : 
Pierre,  sois  tranquille  :  tout  est  arrarigé.  » 


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CHAPITRE  II 

PIERRE    CHANEL   A   l'ÉCOLE    DE    CRAS.    —  SÉJOUR   A 
MONSOLS.    —    RETOUR     A     CRAS 

((I     ovembre  1SI4.  —  octobre  18 16.) 

EPRENONS  le  récit  de  Jeanne-Marie  Chanel  : 
«  A  la  Saint-Martin  1814,  mon  cousin 
vint  à  Gras  chez  ma  mère.  Il  allait  à 
l'école  de  M.  Maynard.  Nous  l'aimions  beaucoup, 
parce  qu'il  était  bien  sage,  avait  un  excellent  carac- 
tère et  était  très  studieux.  Un  de  mes  frères  a  pris 
modèle  sur  lui  et,  à  son  tour,  a  bien  étudié,  est  de- 
venu prêtre.  Ma  mère,  qui  avait  une  grande  affection 
pour  son  neveu,  lui  disait  quelquefois  :  PierrCy 
quand  tu  seras  plus  grande  que  veux -tu  faire  ?  — 
Je  j'eux  être  prêtre,  répondait-il  sans  hésiter.  Ma 
mère  rapportait  ses  paroles  à  M.  le  curé,  qui  venait 
souvent  chez  nous,  et  disait  :  Allons,  mon  ami,  il 
faut  bien  étudier^  et  puis  tu  apprendras  monere,  mo- 
neor,  moneo.  Nous  ne  savions  pas  ce  que  cela 
signifiait  ;  nous  pensions  qu'il  voulait  lui  parler 
d'étudier  le  latin.  C'était,  en  effet,  son  intention. 
«  Mon  cousin  faisait    de  sérieux  progrès  dans  les 


12  VIE    DU    BIENHEUREUX 


études,  lorsque,  à  Pâques  1816,  il  fut  redemandé  par 
son  père  pour  reprendre  la  garde  de  son  troupeau. 
M.  Trompier,  qui,  dès  lors,  avait  résolu  de  le  mettre 
au  nombre  de  ses  élèves,  le  vit  s'éloigner  avec  peine. 
Il  lui  recommanda  de  venir  tous  les  mois  se  con- 
fesser, et  d'étudier  autant  qu'il  le  pourrait.  Pierre  se 
conforma  exactement  à  ces  deux  points.  Il  revenait  à 
Gras  tous  les  mois,  et,  en  gardant  son  troupeau,  il 
était  si  studieux  que  son  père  et  sa  mère  disaient  : 
Qii'a  donc  notre  petit  Piey^re?  Depuis  qu'il  est  allé 
à  Cras,  il  veut  toujours  avoir  ses  livres. 

«  Quand  l'hiver  approcha,  comme  il  fut  heureux 
de  laisser  son  troupeau  pour  reprendre  ses  étu- 
des !  Mais  bientôt  la  nouvelle  se  répandit  que 
M.  Trompier  allait  nous  quitter.  L'administration 
diocésaine  avait  jugé  qu'il  méritait  un  poste  plus 
élevé  et  l'avait  nommé  à  la  cure  de  Monsols.  Mon 
cousin  en  fut  désolé.  Il  allait  perdre  un  directeur 
qui  le  formait  si  bien  à  la  vertu.  Selon  son  habitude, 
il  recourut  à  la  sainte  Vierge,  et  on  le  vit  souvent 
agenouillé  auprès  de  son  autel.  Aussi  ,  lorsque 
M.  Trompier  lui  annonça  qu'il  l'emmènerait  à  Mon- 
sols et  que  désormais  il  se  chargerait  de  son  éduca- 
tion, il  ne  put  s'empêcher  de  dire  :  Ah  !  si  la  sainte 
Vierge  n'y  avait  pas  jnis  la  main^  les  choses  n'' auraient 
pas  si  bien  i^éussi.  » 

M.  Trompier,  avant  d'annoncer  son  départ,  s'était 
rendu  à  la  Potière  et  avait  prié  le  père  et  la  mère 
Chanel  de  lui  confier  leur  fils,  parce  qu'il    voulait 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l3 

l'avoir  avec  lui  et  lui  faire  commencer  ses  études 
ecclésiastiques.  Il  y  eut  quelques  moments  d'hésita- 
tion ;  mais  le  digne  curé,  en  parlant  le  langage  de  la 
foi,  sut  si  bien  toucher  leur  cœur,  qu'ils  donnèrent 
leur  plein  consentement. 

Ce  fut  vers  Noël  i8i5  que  M.  Trompier  partit 
pour  Monsols.  Pierre  avait  pour  compagnon  d'étude 
Jean  Vavre,  qui  bientôt  s'ennuya  et  retourna  dans  la 
maison  paternelle.  Ce  départ  fut  pour  lui  un  motif 
de  s'attacher  davantage  à  son  bienfaiteur  et  de  dé- 
ployer une  nouvelle  ardeur  pour  le  travail.  Il  suivait 
exactement  le  règlement  qui  lui  était  tracé.  Il  n'y 
avait  d'exception  que  lorsque  M.  Trompier  était 
obligé  de  s'absenter  pour  remplir  les  devoirs  de  sa 
charge.  Encore  souvent  l'élève,  ses  cahiers  et  ses  li- 
vres sous  le  bras,  accompagnait  le  maître,  et  la  classe 
avait  lieu,  soit  en  allant,  soit  en  revenant. 

Dans  ses  moments  de  loisir,  il  faisait  ses  délices  d'une 
lecture  qui  pouvait  l'édifier  et  l'instruire.  «  Nul  livre 
ne  l'intéressait  plus  vivement  que  les  Lettres  édifian- 
tes. Ces  annales  des  Missions  étrangères  allumèrent 
dans  son  cœur  le  désir  de  franchir  les  mers  et  de  se 
dévouer  au  salut  des  infidèles.  Nous  savons  qu'à  ces 
précoces  inspirations  de  zèle  il  joignait  encore  l'es- 
poir de  verser  son  sang  pour  la  foi  (i).  » 

«  Dans  le  jardin  de  la  cure,  il  avait  un  petit  par- 
terre, qui  témoignait  de  son  goût  et,  nous  pourrions 

(i)  Vie  du  P.Chanel,  p.  38. 


14  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ajouter,  de  sa  piété'  ;  car  les  fleurs  qu'il  cultivait  avec 
tant  de  soin,  il  ne  les  cueillait  que  pour  en  parer  l'au- 
tel de  la  sainte  Vierge  (i).  » 

Quelque  part  qu'il  se  montrât,  son  air  de  candeur, 
de  modestie  et  de  piété  frappait  les  regards.  Aussi 
tous  l'admiraient.  Les  mères  de  famille  enviaient  le 
bonheur  de  ses  parents,  et  le  citaient  à  leurs  enfants 
comme  un  modèle.  Les  enfants,  à  leur  tour,  étaient 
attirés  vers  lui  par  le  charme  de  ses  vertus.  Ses  ai- 
mables qualités  lui  conciliaient  mêm^e  l'estime  des 
jeunes  gens  les  moins  pieux. 

Un  jour,  plusieurs  d'entre  eux  parlaient  trop  légè- 
rement de  quelques  ecclésiastiques  :  A^ous  avons  uji 
curé,  dirent-ils,  qui  ne  leur  ressemble  pas  ;  et  si  Cha- 
nel devient  prêtre,  il  sera,  lui  aussi,  un  excellent  curé. 
Un  de  ces  jeunes  gens  l'ayant  aperçu  au  sortir  de 
l'église,  dit  à  ses  camarades  :  Voulez-vous  que  nous 
lui  cherchions  noise  ?  —  Oh!  garde-t'en  bioi.  Si  on  le 
savait  dans  la  paroisse,  tu  pourrais  t'en  repeiitir.  Du 
reste,  il  a  si  bon  cœur,  ce  petit  Chanel  !...  Laissons-le 
donc  passer  en  paix. 

«  Aux  heures  de  récréation,  il  se  livrait  avec  une 
douce  gaieté  aux  délassements  de  son  âge,  et,  de  son 
côté,  l'abbé  Trompier  se  faisait  un  plaisir  de  les  par- 
tager avec  lui.  Le  jeu  de  boules  était  le  plus  ordinaire  ; 
et  quand  la  conversation  devait  le  remplacer,  Pierre, 
désireux  de  reprendre  les  boules,  proposait  ce  qu'il 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  38. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l5 

appelait  la  petite  partie.  «  Vous  verrez,  disait-il  en 
«  riant,  que  je  perdrai  encore  aujourd'hui.  —  Beau 
«  plaisir  !  répondait  M.  Trompier.  —  Oui,  sans 
«  doute,  répliquait  l'enfant,  et  j'en  suis  tout  joyeux 
«  d'avance  ;  car  j'ai  remarqué  que,  lorsque  vous  ga- 
«  gnez,  cela  vous  fait  beaucoup  rire.  »  M.  Trompier 
avait  aussi  remarqué  que  son  élève,  bien  que  fort  at- 
tentif au  jeu,  perdait  le  plus  gaiement  du  monde  (i).  » 

M.  Trompier  avait  en  peu  de  temps  conquis  l'es- 
time et  l'affection  des  habitants  de  Monsols.  Mais  le 
climat  des  montagnes  du  Beaujolais  éprouvait  telle- 
ment sa  santé,  qu'un*changement  devenait  nécessaire. 
Cras  avait  eu  successivement  deux  curés,  et  le  dernier 
était  parti  au  commencement  de  septembre  1816. 
Apprenant  que  M.  Trompier  devait  quitter  Monsols, 
toute  la  population  de  Cras  s'empressa  de  solliciter 
le  retour  de  celui  qu'elle  avait  tant  regretté.  L'admi- 
nistration diocésaine  crut  devoir  condescendre  au  vif 
désir  qui  lui  était  manifesté,  et  nomma  de  nouveau 
M.  Trompier  curé  de  Cras. 

Les  adieux  du  vénérable  curé  à  la  paroisse  de  Mon- 
sols firent  couler  bien  des  larmes.  Lui-même  ne  pou- 
vait retenir  les  siennes  ;  il  s'arrachait  à  regret  du  mi- 
lieu de  la  foule  qui  se  pressait  autour  de  lui  et  qui 
l'accompagna  jusqu'aux  limites  de  la  paroisse.  Le 
jeune  Chanel,  profondément  ému,  marchait  à  côté  de 
son  bienfaiteur.  Longtemps  on  conserva  le  souvenir 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  3G. 


l6  VIE    DU    BIENHEUREUX 


de  M.  Trompier  et  du  bien  qu'il  avait  fait.  Mais,  ce 
qui  doit  surprendre,  c'est  que  l'on  n'ait  point  oublie'  le 
serviteur  de  Dieu,  qui  n'avait  alors  que  treize  ans. 

Une  lettre  de  M.  Bessy,  curé  de  Monsols,  en  date 
du  2g  juin  i863,  adressée  au  P.  Bourdin,  nous  ap- 
prend que  «  dans  plusieurs  familles  on  avait  conservé 
un  précieux  souvenir  de  cet  enfant  de  bénédiction, 
qui,  plus  tard,  a  cueilli  la  double  palme  de  l'apostolat 
et  du  martyre. 

«  On  se  rappelle  fort  bien  qu'il  était  pieux,  charita- 
ble, modeste,  d'une  candeur  angélique.  Le  petit  Pierre 
(c'était  ainsi  qu'on  l'appelait)  servait  d'enfant  de  chœur 
à  M.  Trompier.  Il  aimait  beaucoup  les  cérémonies  de 
l'Eglise  et  chantait  à  ravir. 

«  Un  nommé  Philibert  Chatelet,  qui  assistait  avec 
lui  au  catéchisme,  raconte  qu'un  jour,  obligé  de  sus- 
pendre sa  leçon  pour  se  rendre  au  presbytère,  M.  le 
curé  recommanda  aux  enfants  d'être  sages  pendant  sa 
courte  absence.  Tous,  malgré  cet  avis  paternel,  sorti- 
rent de  leurs  rangs  et  se  dissipèrent.  Chanel  seul 
resta  calme  et  silencieux  à  sa  place. 

vc  Une  femme  très  pieuse  (Jeanne-Marie  Collonge) 
raconte  aussi  qu'elle  avait  conçu  une  telle  estime  de 
cet  enfant,  qu'ayant  reçu  une  lettre  par  son  entremise, 
elle  avait  encore  cette  lettre  qu'elle  conservait  non  seu- 
lement comme  un  souvenir,  mais  comme  une  relique.» 

M.  Trompier  fut  accueilli  par  les  habitants  de  Gras 
avec  un  enthousiasme  qu'il  serait  difficile  d'exprimer. 
Son  retour  avait  lieu  vers  la  fin  d'octobre  1816. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I7 

Le  jeune  Chanel,  comme  on  le  comprend  facile- 
ment, goûta  un  singulier  plaisir  en  revoyant  ses  pa- 
rents, ses  condisciples,  et  cette  e'glise  de  Cras  où  il 
aimait  tant  à  prier.  Bien  que  son  absence  n'eût  pas 
été  d'une  année,  on  se  plaisait  à  remarquer  en  lui, 
avec  le  développement  de  sa  taille,  un  air  plus  réflé- 
chi, un  maintien  plus  grave  et  des  manières  plus 
cultivées. 


•|'i|»^|'f'^|'f»frl''f''t##1^1^i^#^l'##'t'##'t''t 


CHAPITRE  III 


PIERRE    CHANEL   A    L  ÉCOLE    PRESBYTERALE    DE    CRAS. 
(Octobre  1816.  —  23  mars  1817.) 


^E  serviteur  de  Dieu  ne  retourna  plus  auprès 
de  sa  tante.  M.  Trompier  voulut  le  retenir 
au  presbytère  de  Gras,  afin  de  l'avoir  sous 


sa  main  pour  mieux  le  former.  Le  futur  apôtre  de 
Futuna  s'efforça  de  répondre  aux  desseins  providen- 
tiels de  son  bienfaiteur,  et  ne  perdit  jamais  de  vue  la 
vocation  à  laquelle  il  se  croyait  appelé.  «  J'ai  connu 
dans  l'intimité  le  R.  P.  Chanel,  lisons-nous  dans  une 
lettre  de  M.  l'abbé  Louvet.  Lorsqu'il  n'était  encore 
qu'au  début  de  ses  études,  sous  la  direction  de 
M.  l'abbé  Trompier,  mainte  fois  je  lui  ai  demandé 
pourquoi  il  faisait  ses  classes  ;  et  toujours  il  m'a  ré- 
pondu que  c'était  d'abord  pour  être  prêtre  et  ensuite 
missionnaire  (i).  » 

Mais  écoutons  un  autre  de  ses  condisciples,  M.  l'abbé 
Bernard  :  «  J'aime  à  me  rappeler  cette  époque  où, 
n'étant  qu'au  début  de  mes  études,  je  rencontrai  au 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  38. 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I9 

presbytère  de  Gras,  mon  cher  et  saint  ami  Chanel. 
Ah  !  si  j'avais  pu  prévoir  qu'il  cueillerait  la  palme  du 
martyre  et  que  l'Eglise  le  proposerait  à  notre  véné- 
•ration,  comme  j'aurais  observé  et  noté  ses  moindres 
actes  de  vertu  !  Il  me  semble  le  voir  encore  au  milieu 
de  ses  camarades,  soit  en  classe,  soit  en  récréation. 
Quoique  d'une  santé  frêle  et  délicate,  il  était  fort  la- 
borieux. On  remarquait  déjà  en  lui  une  belle  intelli- 
gence, et  surtout  une  grande  piété.  Dans  nos  heures 
de  délassement,  il  s'associait  à  nos  jeux,  quelquefois 
même  il  y  mettait  de  l'entrain  ;  toujours  il  y  apportait 
de  la  franchise  et  de  la  complaisance.  Nous  l'aimions 
tous  beaucoup.  Avec  la  douceur,  la  modestie  et  les 
autres  vertus  que  nous  lui  connaissions,  pouvait-il 
n'être  pas  aimé?  S'il  nous  arrivait  de  le  contrister, 
c'est  quand  il  nous  voyait  punis;  alors  il  avait  pour 
nous  un  mot  d'excuse,  et  s'empressait  de  solliciter 
notre  pardon...  M.  Trompier  s'efforçait  inutilement 
de  voiler  la  prédilection  qu'il  avait  pour  cet  élève 
accompli  ;  nous  ne  doutions  pas  qu'il  nous  portât 
tous  dans  son  cœur,  mais  il  était  facile  de  nommer 
celui  qui  en  occupait  la  première  place.  Cette  préfé- 
rence était  si  bien  méritée  qu'elle  ne  souleva  jamais 
parmi  nous  le  plus  léger  sentiment  de  jalousie.  Du 
reste,  Pierre  était  trop  bon,  trop  humble  pour  nous 
faire  sentir  les  avantages  qui  pouvaient  tourner  à  sa 
louange.  » 

Le  curé  de  Cras  instruisait  en  même  temps  quatre 
ou  cinq    enfants.    «    Lorsque  les  charges  du  minis- 


20  VIE    DU    BIENHEUREUX 

tère,  nous  disent  ses  élèves,  l'avaient  retenu  aux 
heures  ordinaires  de  la  classe,  il  nous  la  faisait  pen- 
dant ses  repas.  Un  coup  de  serviette,  plus  ou  moins 
fortement  applique',  nous  révélait  la  nature  et  la  gra-' 
vite  de  la  faute  que  nous  commettions  contre  la 
grammaire. 

«  Assez  souvent  il  nous  conduisait  avec  lui,  lorsqu'il 
allait  visiter  ses  confrères  ou  voir  les  malades.  Nos 
cahiers  et  nos  livres  à  la  main,  nous  récitions  nos 
leçons,  nous  lisions  nos  devoirs,  nous  expliquions  nos 
auteurs.  Un  barbarisme,  un  solécisme,  un  mot  mal 
lu  nous  était  signalé  par  le  mouvement  plus  ou  moins 
brusque  de  sa  canne,  qu'il  levait  en  l'air  ou  avec  la- 
quelle il  frappait  la  terre. 

«  Nous  assistions  régulièrement  au  catéchisme  de 
la  paroisse,  et  la  récitation  du  texte  était  une  de  nos 
leçons  quotidiennes.  M.  Trompier  ne  nous  faisait  pas 
d'autre  cours  particulier  d'instruction  chrétienne; 
mais,  à  chaque  instant,  à  propos  d'un  passage  d'au- 
teur, d'un  fait  d'histoire,  il  savait  adroitement  glisser 
l'enseignement  religieux.  Cette  manière  d'instruire 
gravait  profondément  dans  notre  mémoire  les  leçons 
qui  nous  étaient  données.  » 

Si  M.  Trompier  cultivait  avec  soin  l'intelligence  de 
ses  élèves,  il  s'appliquait  encore  plus  à  former  leur 
cœur.  Il  corrigeait  leurs  défauts,  et  pliait  leurs  volontés 
sous  le  joug  d'une  sage  discipline.  Il  les  habituait  sans 
contrainte  au  fréquent  usage  de  la  prière  et  des  sacre- 
ments. Connaissant  toute  la  force  de  l'exemple  sur  les 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  21 

jeunes  gens,  il  aimait  à  leur  rappeler  les  principaux 
traits  de  la  vie  de  ces  saints  qui,  dans  un  âge  peu 
avancé,  se  sont  élevés  à  la  sainteté  la  plus  consom- 
mée. Nous  savons  que  le  serviteur  de  Dieu  écoutait 
ces  leçons  avec  un  plaisir  indicible,  et  qu'il  s'efforçait 
de  reproduire  dans  sa  conduite  les  vertus  dont  il 
entendait  le  récit. 

Ne  perdant  Jamais  de  vue  les  jeunes  gens  confiés  à 
ses  soins,  le  bon  curé  ne  laissait  échapper  aucune 
occasion  de  les  porter  à  la  vertu  et  de  leur  inspirer 
l'amour  du  devoir. 

«  Un  voisin  d'étude  sollicita  un  jour  de  Chanel 
l'emprunt  de  ses  cahiers  pour  transcrire  le  travail  qu'il 
avait  à  présenter  en  classe.  Celui-ci,  n'écoutant  que 
son  cœur,  les  lui  prêta  volontiers.  Cette  petite  fraude 
d'écolier  fut  aisément  reconnue.  L'habile  professeur, 
après  avoir  puni  le  plagiaire,  n'épargna  pas  celui  qui, 
par  une  complaisance  déplacée,  s'était  rendu  complice 
d'un  acte  de  paresse  (i).  « 

«  Un  autre  jour,  il  lui  refusa  la  permission  d'aller 
voir  sa  famille,  parce  qu'il  avait  remarqué  dans  l'un 
de  ses  thèmes  quelques  traces  de  négligence.  Oh! 
que  nous  serions  ingrats,  disait  Pierre  à  l'un  de  ses 
condisciples,  que  nous  serions  aveugles,  si  nous  ne  sen- 
tions pas  que  c'est  poiir  notre  bien  que  Von  fait  la  guerre 
à  nos  défauts  (2)  /  » 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  21. 
{2)  Id. 


22  VIE    DU    BIENHEUREUX 


En  l'absence,  comme  sous  l'œil  du  maître,  il  respec- 
tait les  ordres  qui  lui  étaient  donnés.  Un  simple  trait 
suffit  pour  peindre  l'estime  qu'il  faisait  de  l'obéissance. 

Malgré  la  défense  de  M.  Trompier,  qnelques  enfants 
allaient  se  baigner  dans  les  eaux  de  la  Reyssouie. 
Quant  à  Pierre,  on  eut  beau  lui  faire  à  cet  égard  les 
plus  vives  sollicitations,  il  répondit  toujours  :  «  M.  le 
Curé  Va  défendu.  —  Mais.,  il  ne  le  saura  pas.  — 
N^importe.,  Dieu  nous  voit.,  et  cela  me  suffit. 

«  Nous  avions  une  si  haute  idée  de  sa  vertu,  nous 
dit  M.  l'abbé  Bouvard,  que,  malgré  notre  étourderie  et 
notre  dissipation,  jamais,  en  sa  présence,  nous  n'avons 
fait  aucune  espièglerie.  C'était  déjà  un  saint.  Nous 
étions  bien  légers;  les  fidèles  de  Gras  en  faisaient  la 
remarque;  mais  ils  ajoutaient  :  Voyei  donc  Chanelj 
comme  il  est  sage!  » 

«  La  prière  avait  lieu  tous  les  soirs  à  l'église.  Quand 
M.  Trompier  était  absent,  Chanel  la  faisait  à  sa  place, 
et  lisait  après  Y  Angélus.,  la  Vie  des  Saints.  Les  fidèles 
aimaient  beaucoup  à  l'entendre  lire  ou  chanter.  Il 
avait  une  si  bonne  figure  et  une  voix  si  angélique  !  » 

Il  ne  se  lassait  point  d'être  à  l'église.  Un  attrait  par- 
ticulier le  portait  à  entendre  la  parole  de  Dieu.  «  Son 
œil  suivait  tous  les  mouvements  du  prédicateur,  et  son 
oreille  ne  perdait  aucune  de  ses  fiaroles.  La  voix  du 
prêtre  l'impressionnait  comme  celle  de  Dieu  même. 
Il  en  paraissait  tout  pénétré  (i).  » 

(i)  Vie  du  P.  Chanel^  p.  24. 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  2  3 

Sa  piété  était  encore  plus  admirable  pendant  la  cé- 
lébration des  saints  mystères.  «  Son  extérieur  avait 
quelque  chose  de  si  pieux  et  de  si  édifiant  que,  plus 
d'une  fois,  nous  dit  l'abbé  Bernard,  j'ai  entendu  les 
habitants  de  Gras  faire  le  plus  bel  éloge  du  jeune 
Pierre.  Si  quelquefois  ils  exprimaient  des  doutes  au 
sujet  de  notre  vocation,  dès  qu'ils  parlaient  de  Chanel, 
ils  ajoutaient  :  «  Celui-là,  à  coup  sûr,  sera  pi^ètre  ;  il 
lui  conviant  si  bien  d'être  autour  de  V autel,  » 

Il  ne  pouvait  supporter  la  moindre  irrévérence 
dans  le  lieu  saint.  Un  enfant  du  catéchisme  s'amusait 
un  jour,  en  entrant,  à  jeter  de  l'eau  bénite  au  visage  de 
son  voisin.  Pierre,  qui  s'en  aperçut,  le  saisit  par  le 
bras  et  le  reprit  de  son  étourderie.  C'était  pour 
rire,  répondit  l'enfant.  —  //  nest  pas  permis  de 
rire,  répliqua  Chanel,  en  manquant  de  respect  aux 
choses  saintes.  La  leçon  fut  bien  reçue  et  porta  ses 
fruits. 

A  Cras,  comme  dans  les  paroisses  voisines,  pen- 
dant la  mauvaise  saison,  les  habitants  se  rendaient  à 
l'église  avec  des  sabots.  Pierre  avait  aussi  les  siens  ; 
mais,  avant  d'entrer  dans  le  sanctuaire,  par  respect 
pour  le  lieu  saint,  il  quittait  toujours  cette  chaussure. 
Dans  un  coin  de  la  sacristie  il  en  tenait  une  en  réserve, 
et  plus  propre  et  plus  convenable  pour  les  cérémonies 
de  l'église.  Cette  habitude  si  louable  et  si  pieuse  lui 
attira  le  blâme  de  quelques  étourdis.  Il  supporta  tout 
sans  se  plaindre. 

«  L'esprit  de  foi  dont  il  était  pénétré  se  faisait  re- 


24  VIE    DU    BIENHEUREUX 

marquer  jusque  dans  un  signe  de  croix,  et  même  dans 
une  sirîîple  génuflexion.  Jamais  il  ne  passait  devant 
une  e'glise  sans  la  saluer.  Il  se  découvrait  également 
toutes  les  fois  qu'il  rencontrait  un  prêtre,  une  image 
de  la  sainte  Vierge  ou  l'auguste  signe  de  notre  ré- 
demption (i).  » 

(c  La  veille  des  fêtes,  il  sacrifiait  volontiers  l'heure 
de  sa  récréation  pour  rejoindre  le  sacristain  à  l'église 
et  l'aider  dans  son  office.  C'était  pour  lui  un  bon- 
heur de  contribuer  à  la  propreté  et  à  la  décoration 
du  sanctuaire.  Il  s'approchait  le  plus  près  qu'il  pou- 
vait de  l'autel...  Une  bonne  femme  lui  ayant  de- 
mandé pourquoi,  à  son  âge,  il  se  mettait  si  près 
du  Saint-Sacrement  :  Ah  !  lui  répondit-il,  Je  l'aime 
tant  [2)  !  )) 

«  Sa  charité  à  l'égard  des  indigents  jetait  chaque 
jour  de  plus  profondes  racines  dans  son  cœur.  Il 
aimait  à  leur  parler,  sachant  que  Jésus-Christ  se  cache 
sous  le  manteau  de  leur  misère  et  de  leurs  souffrances. 
La  vue  d'un  malheureux  l'attendrissait  jusqu'aux 
larmes.  Un  mendiant  se  présentait-il  à  la  porte  du 
presbytère,  il  courait  aussitôt  en  informer  M.  Trom- 
pier.  Mais  qui  vous  presse  donc  si  fort  ?  lui  dit  un 
jour  la  servante  de  la  cure.  Il  y  a  un  pauvre  là-bas, 
répondit-il.  Souvent  c'était  sa  propre  bourse  qu'il 
mettait  à  contribution  ;  à  force  d'y  puiser,  l'argent  des- 


(i)  Vie  du  P.  Chanel  p.  2 S. 
(2)  Id. 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  2  5 

tiné  à  ses  menus  plaisirs  s'écoulait  tout  en  aumônes. 
A  mesure  qu'il  voyait  s'approcher  le  jour  si  désiré  de 
sa  première  communion,  il  semblait  que  son  âme  deve- 
nait encore  plus  compatissante  et  plus  généreuse  (i)  ». 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  26. 


CHAPITRE  IV 

PREMIÈRE    COMMUNION.    CONTINUATION    DES    ÉTUDES. 

(23  mars  1817.  —  3o  octobre  1819O 

ONSiEUR  Trompier  n'aimait  point  à  [ad- 
mettre trop  tôt  à  la  première  communion. 
Il  voulait  qu'avant  cet  acte  solennel  l'ins- 
truction fût  assez  complète.  Pierre  avait  treize  ans  et 
demi,  et,  par  ailleurs,  ses  dispositions  ne  laissaient  rien 
à  désirer.  Il  fut  donc  admis,  et  le  jour  fut  fixe'  au  di- 
manche de  la  Passion.  Il  s'empressa  d'annoncer  cette 
nouvelle  à  ses  bons  parents. 

«  Mes  chers  parents,  quelle  bonne  nouvelle  j'ai  à 
vous  donner  !  Dans  trois  semaines,  le  dimanche  de  la 
Passion,  j'aurai  le  bonheur  de  faire  ma  première  com- 
munion. Si  jamais  j'ai  eu  besoin  de  vos  prières, 
c'est  bien  maintenant.  Ah  !  priez  pour  moi,  je  vous  en 
conjure. 

«  Je  pense  tous  les  jours  à  vous;  pourrai-je  vous 
oublier,  quand  je  posséderai  le  bon  Dieu  dans  mon 
cœur  ? 

«  Je  vous  demande  pardon  de  toutes  les  peines  que 
je  vous  ai  causées,  de  toutes  mes  désobéissances,  et  de 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  27 

toutes  les  autres  fautes  dont  je  me  suis  rendu  coupa- 
ble envers  vous  (i)...  » 

Dès  lors,  il  ne  pensa  plus  qu'à  la  grande  action  qu'il 
allait  faire.  Il  donna  tant  de  signes  d'une  foi  vive  et 
d'une  piété  tendre  que  les  fidèles  étaient  dans  l'admi- 
ration. M.  l'abbé  Bacheville,  qui,  l'année  suivante,  fut 
nommé  vicaire  de  Cras,  en  entendit  parler  avec  enthou- 
siasme. On  lui  disait  :  «  Soixante  enfants  devaient  faire 
leur  première  communion.  Tous  se  mirent  en  retraite. 
Leurs  dispositions  répondaient  aux  espérances  de  ceux 
qui  les  préparaient  ;  mais  celles  de  Chanel  étaient  si 
admirables  qu'elles  comblaient  leur  cœur  des  plus 
douces  consolations.  Avec  quelle  attention  ce  cher 
enfant  écoutait  les  instructions  et  s'unissait  aux  prières 
communes  !  « 

La  veille  du  beau  jour,  on  le  vit  prier  longtemps 
avec  ferveur  au  pied  de  l'autel  de  la  très  sainte  Vierge. 

Le  23  mars  1817,  dimanche  de  la  Passion,  peu  après 
le  lever  du  soleil,  le  son  des  cloches  avait  réuni  dans 
l'église  de  Cras  les  jeunes  conviés  du  Seigneur.  Une 
foule  nombreuse  était  accourue  à  cette  auguste  et  tou- 
chante solennité.  M.  Trompier  monta  au  saint  autel 
et  distribua  le  pain  des  anges  aux  soixante  enfants 
qu'il  avait  préparés  avec  tant  de  soin. 

«  Je  n'oublierai  jamais,  dit  un  témoin  oculaire,  le 
touchant  spectacle  qu'offrit  alors  la  piété  du  jeune 
Chanel.  Quoique  les  enfants  qui  parurent  à  la  table 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p,  27. 


28  VIE    DU    BIENHEUREUX 


sainte  fussent  nombreux  et  édifiants,  je  ne  pouvais 
m'empêcher  d'attacher  sur  lui  mes  regards.  Il  me 
semble  encore  le  voir  à  genoux,  les  mains  jointes  et  le 
front  rayonnant  d'une  joie  céleste,  enfin,  ayant  toute 
l'attitude  recueillie  dans  laquelle  on  représente  les 
anges  en  adoration.  Son  père  et  sa  mère,  qui  étaient  à 
quelques  pas  de  lui,  participèrent  aussi  au  banquet  de 
l'Agneau  sans  tache.  Leurs  yeux,  sans  doute,  se  dé- 
tournèrent plus  d'une  fois  pour  contempler  cet  enfant 
béni,  devenu  en  ce  moment  plus  cher  encore  à  leur 
tendresse.  Pour  lui,  plongé  dans  un  profond  recueil- 
lement, il  tenait  les  yeux  baissés,  et,  versant  de  douces 
larmes,  il  savourait  dans  son  cœur  la  joie  qu'y  répan- 
dait la  présence  du  Dieu  de  toute  pureté  et  de  tout 
amour  (i).  » 

Dix  ans  plus  tard,  dans  cette  même  enceinte,  une 
autre  scène  encore  plus  belle  et  plus  attendrissante 
réjouira  les  coeurs  des  nombreux  fidèles  accourus  pour 
en  être  témoins.  Pierre  Chanel  sera  prêtre,  et  il  dira 
sa  première  messe  à  ce  même  autel  au  pied  duquel  il 
a  reçu  son  Dieu  pour  la  première  fois.  Le  souvenir  de 
ces  deux  grands  jours  le  suivra  partout.  De  sa  chère 
île  de  Futuna,  le  28  novembre  iSSg,  il  écrira  à 
M.  Bolliat,  curé  de  Gras  :  «  Votre  paroisse  me  sera 
toujours  chère,  non  seulement  à  cause  de  mes  nom- 
breux parents  qui  l'habitent,  mais  plus  encore  par  le 
souvenir  des  grâces  que  j'}''  ai  reçues.  C'est  au  pied  de 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  29. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  29 

votre  autel  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  faire  ma  première 
communion.  C'est  sur  votre  autel  que,  dix  ans  après, 
j'eus  un  nouveau  bonheur,  celui  d'offrir  pour  la  pre- 
mière fois  le  saint  sacrifice  de  la  messe...  Souvent  je 
fais  pendant  mon  sommeil  le  voyage  de  la  France,  et 
lorsque  je  crois  me  trouver  auprès  de  vous,  mon  cher 
confrère,  je  me  re'veille  en  Polyne'sie,  sur  mon  petit  lit 
en  claies  de  bambous...  Que  sont  devenues  les  per- 
sonnes que  j'ai  connues,  celles  de  mon  âge,  avec  les- 
quelles j'ai  fait  ma  première  communion,  sous  la  di- 
rection de  M.  Trompier,  votre  prédécesseur  d'heu- 
reuse mémoire,  à  qui  je  dois,  après  Dieu,  le  bonheur 
d'être  prêtre  !  Tout  me  porte  à  croire  que  je  n'aurai 
plus  la  consolation  de  me  retrouver  ici-bas  parmi 
vos  paroissiens;  mais  j'espère  les  revoir  dans  le  ciel, 
si  le  bon  Dieu  me  fait  miséricorde  (i).  » 

Afin  d'asseoir  sur  un  fondement  solide  l'édifice  de 
sa  persévérance,  le  jeune  Chanel  se  traça  par  écrit  un 
plan  de  conduite  que  sanctionna  M.  Trompier. 

«  Maintenant  je  ne  dois  plus  être  un  enfant  dont  on 
excuse,  en  bien  des  choses,  les  fautes  et  la  légèreté.  II 
faut  que  je  sois  et  plus  raisonnable  et  plus  chrétien. 

«  Ce  que  j'ai  le  plus  à  craindre,  c'est  le  péché.  Je 
ferai  tout  mon  possible  pour  m'en  préserver. 

«  Sans  le  secours  de  Dieu,  je  ne  puis  ni  éviter  le 
péché  ni  pratiquer  la  vertu;  je  tâcherai  par  conséquent 
de  faire  toutes  mes  prières  avec  attention  et  piété. 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  3o. 


3o  VIE  DU    BIENHEUREUX 

«  Je  me  confesserai  et  je  communierai  aux  e'poqués 
fixées  par  mon  confesseur. 

«  J'aimerai  bien  la  sainte  Vierge.  Je  réciterai  tous 
les  jours  le  chapelet,  pour  l'honorer  et  me  recomman- 
der à  elle.  Je  tâcherai  de  communier  le  jour  de  ses 
fêtes. 

(c  Je  ne  ferai  rien  qui  puisse  déplaire  à  M.  Trompier, 
mon  bienfaiteur.  Je  lui  obéirai  de  bon  cœur  dans  tout 
ce  qu'il  me  commandera.  Je  m'efforcerai  d'être  labo- 
rieux en  salle  d'étude  et  attentif  durant  la  classe. 

«  J'éviterai  toute  espèce  de  querelle  avec  mes  cama 
rades.  Je  les  aimerai  tous  comme  des  frères. 

«  Toutes  les  fois  que  je  recevrai  de  l'argent  pour 
mes  menus  plaisirs,  je  le  partagerai  avec  les  pau- 
vres (i).  » 

Telles  sont  les  principales  résolutions  que  le  servi- 
teur de  Dieu  arrêta  le  jour  de  sa  première  communion 
et  qu'il  exécuta  avec  la  plus  grande  fidélité. 

Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  résolut  de  se  consacrer  aux 
missions  étrangères.  «  Pendant  une  conversation,  nous 
dit  le  F.  Marie  Nizier,  le  P.  Chanel  ms  demanda  en 
quelle  année  j'étais  né.  —  En  1817.  —  Eh  bien,  me 
dit-il  avec  sa  gaité  ordinaire,  c'est  l'année  où  je  for- 
mai le  dessein  d'aller  dans  les  missions  étrangères. 
Vous  voyez  que  ce  n'a  pas  été  une  résolution  d'un 
jour,  puisque  j'y  ai  réfléchi    pendant   dix-huit  ans. 

A  partir  du  jour  de  sa  première  communion,  on  le 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  32. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3l 


vit  redoubler  d'ardeur  pour  le  travail  et  de  zèle  pour 
le  service  de  Dieu.  Mais  le  Seigneur  lui  ménageait  une 
épreuve. 

11  lui  survint,  vers  l'âge  de  quinze  ans,  un  soudain 
et  si  profond  dégoût  pour  le  travail,  que,  malgré  de 
généreux  efforts,  il  ne  put  le  surmonter.  Un  jour,  il 
partit  sans  rien  dire.  Mais,  après  avoir  quitté  la  cour 
du  presbytère,  il  rencontra  M"^  Benoîte  Chambard, 
qui  dirigeait  l'école  des  filles.  —  «  Eh  bien!  Pierre, 
où  vas-tu? —  Je  m'en  vais.  —  As-tu  parlé  à  ta 
tante?...  Au  moins  tu  as  consulté  la  sainte  Vierge  !  » 
Les  yeux  baissés,  Chanel  ne  répondait  rien.  —  «  Crois- 
moi,  Pierre;  va  d'abord  à  l'église  et  prie  la  sainte 
Vierge.  »  Le  jeune  homme  obéit.  Bientôt  il  sort  tout 
joyeux,  et  tenant  ses  livres  sur  sa  tête  :  Eh  bien  !  je 
reste,  dit-il  à  M"'=  Chambard. 

Vingt  ans  plus  tard,  reportant  sa  pensée  vers  cette 
époque  de  sa  vie,  qu'il  appelait  l'époque  de  sa  con- 
version :  «  Vraiment,  disait-il,  je  ne  sais  ce  que  j'avais 
dans  la  tête;  je  crois  que  le  diable  s'y  était  logé.  Le 
perfide  !  peu  s'en  est  fallu  qu'il  ne  m'ait  joué  un  vilain 
tour.  J'étais,  sans  pouvoir  me  l'expliquer,  dans  des 
angoisses  et  dans  une  espèce  d'agonie  qui  touchaient 
presque  au  désespoir.  Si  j'ai  recouvré  le  calme  et  le 
courage,  je  le  dois  à  la  sainte  Vierge.  « 

Il  n'oublia  jamais  une  telle  faveur,  ni  sa  bonne  con- 
seillère. Depuis  lors,  il  ne  passa  pas  un  jour  sans  ré- 
citer son  chapelet.  Son  âme  semblait  s'être  retrempée 
dans  la  victoire  qu'il  venait  de  remporter.  Sa  piété  et 


32  VIE    DU    BIENHEUREUX 

son  application  à  l'étude  n'en  devinrent  que  plus  soli- 
des et  plus  persévérantes. 

Lorsqu'il  eut  atteint  sa  seizième  année,  M.  Trom- 
pier  jugea  qu'il  serait  plus  avantageux  de  lui  faire  con- 
tinuer ses  études  dans  un  établissement  diocésain.  Le 
petit  séminaire  de  Meximieux  jouissait,  dès  cette 
époque,  d'une  réputation  justement  méritée.  Il  fut 
décidé  que  le  jeune  Chanel  irait  y  finir  ses  études. 

«  Le  jour  de  son  départ,  il  se  rendit  à  l'église  pour 
recommander  son  vo3'age  à  la  sainte  Vierge.  De  retour 
au  presbytère,  où  l'attendaient  sa  famille,  M.  le  curé 
et  quelques  amis,  on  s'aperçut  aisément  qu'il  avait 
fortifié  son  cœur  au  pied  des  saints  autels.  Tout  le 
monde  était  triste  :  il  allait  de  l'un  à  l'autre  pour  les 
consoler  :  «  Je  suis  comme  un  nouvaue  soldat  qui  va 
«  rejoindre  son  régiment.  Il  faut  que  je  fasse  mon 
«  temps  ;  après  quoi  je  reviendrai...  Cela  fait  grandir 
«  de  voir  du  pays.  »  Il  avait  un  mot  de  gaieté  pour 
chacun  de  ses  parents;  mais  quand  vint  le  tour  de 
M.  Trompier,  il  ne  put  s'empêcher  de  donner  un  libre 
cours  à  ses  larmes  (i).  » 

Sa  mère  voulut  l'accompagner  jusqu'au  petit  sémi- 
naire de  Meximieux.  Deux  incidents  de  voyage  lui 
donnèrent  lieu  de  montrer,  par  des  reparties  assez  pi- 
quantes, toute  la  vivacité  de  son  esprit.  S'apercevant 
qu'il  avait  trop  cédé  à  l'entraînement  de  son  caractère, 
il  se  mit  à  rougir  et  garda  le  silence  le  reste  de  la  route. 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  43, 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  33 

Mais  à  peine  descendu  de  voiture,  il  reprit  son  air 
calme  et  riant.  Il  s'occupa  de  tout  disposer  avec  ordre 
pour  son  nouveau  séjour.  Au  moment  du  départ  de 
sa  mère,  il  sentit  une  vive  émotion  gagner  son  cœur, 
et  ses  yeux  se  mouillèrent  de  larmes. 


CHAPITRE   V 

LE    PETIT     SÉMINAIRE     DE    MEXIMIEUX. 

(3o  octobre  1819.-21  aoûti823.) 

§  I.  —  Première  année. 

A  rentrée  des  classes  au  petit  séminaire  de 
Meximieux  avait  eu  lieu,  cette  année  1819, 
le  3o  octobre. 

Dès  les  premiers  jours,  suivant  l'usage,  les  nom- 
breux élèves  de  cet  établissement  eurent  à  faire  leur 
retraite.  A  la  suite  de  ces  saints  exercices,  le  serviteur 
de  Dieu,  que  la  grâce  avait  fortement  remué,  écrivit 
les  résolutions  suivantes  : 

«  i*'  Tous  les  jours,  pendant  un  mois,  je  réciterai 
le  psaume  Laudate  Dominum  omnes  g-entes  et  le  Siib 
tuurn  prœsidium,  pour  remercier  Dieu  de  la  retraite  que 
je  viens  de  faire,  et  obtenir,  par  l'intercession  de  la 
sainte  Vierge,  la  grâce  d'en  conserver  les  fruits. 

«  2°  J'observerai  dans  tous  ses  points  le  règlement 
de  la  maison,  le  regardant  comme  l'expression  de  la 
volonté  divine  à  mon  égard. 

«  3°  Au  premier  son  de  la  cloche  pour  le  réveil, 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  35 

j'offrirai  à  Dieu,  par  les  mains  de  la  sainte  Vierge,  mon 
cœur  et  toutes  mes  actions  de  la  journée. 

«  4°  Je  ferai  mes  prières,  grandes  ou  petites,  avec 
esprit  de  foi  et  de  piété.  J'entendrai  la  sainte  Messe 
avec  dévotion,  surtout  les  jours  où  l'Eglise  m'en  fait 
un  commandement;  les  autres  jours,  je  ne  m'autori- 
serai point  à  l'entendre  plus  ou  moins  bien  par  la 
pensée  qu'elle  n'est  pas  de  précepte. 

«  5°  Je  m'acquitterai  avec  soin  de  tous  mes  devoirs 
déclasse.  S'il  m'arrive  d'en  omettre  quelques-uns,  j'en 
dirai  franchement  le  motif  à  mon  professeur. 

«  6°  Je  serai  respectueux  envers  tous  mes  maîtres, 
et  j'aimerai  chrétiennement  tous  mes  condisciples. 

«  y*'  Je  ne  passerai  pas  trois  semaines  sans  me  con- 
fesser ;  je  le  ferai  plus  souvent  si  ma  conscience  en 
a  besoin. 

«  8^  Je  relirai  tous  les  mois  ces  résolutions,  et  je 
m'imposerai  quelque  pénitence  afin  d'expier  les  infi- 
délités dont  je  me  serai  rendu  coupable  (i).  » 

Ces  résolutions  qu'il  avait  prises  sous  l'inspiration 
de  la  grâce,  et  qu'il  avait  écrites  pour  ne  point  les 
oublier,  nous  savons  qu'il  les  a  tenues,  avec  toute  la 
fidélité  possible,  pendant  le  cours  de  cette  première 
année.  Nous  savons  aussi  que  les  années  suivantes 
il  les  renouvela,  et  y  ajouta  d'autres  points  de  perfec- 
tion, 
*Tout  en  s'efForçant  de  remplir  ses  devoirs,  il  n'ou- 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  49. 


36  VIE    DU     BIENHEUREUX 

bliait  pas  ses  parents.  Non  content  de  prier,  chaque 
jour,  pour  son  père  et  sa  mère,  il  leur  écrivait  assez 
fréquemment,  afin  de  les  consoler  de  son  absence. 
Dans  sa  lettre  de  la  fin  de  décembre  i8ig,  il  leur 
témoigne  toute  sa  reconnaissance  et  leur  souhaite  la 
bonne  année  dans  les  termes  les  plus  touchants.  Puis, 
s'adressant  à  sa  sœur,  Marie-Françoise  :  «  Que  veux- 
tu,  lui  dit-il,  que  je  te  souhaite  pour  la  bonne  année? 
Je  désire  que  l'enfant  Jésus  te  bénisse  et  te  fasse 
grandir  en  sagesse  ;  qu'il  t'accorde  la  grâce  d'être  tou- 
jours obéissante  à  nos  chers  parents  ;  qu'il  te  conserve 
longtemps  sur  la  terre,  et  que  tu  n'aies  jamais  le  mal- 
heur de  perdre  l'amitié  de  Dieu...  Ne  cessons  point 
de  prier  l'un  pour  l'autre  (i).  » 

Il  n'eut  garde  d'oublier  son  cher  bienfaiteur.  Après 
lui  avoir  exprimé  ses  vœux  et  ses  souhaits  de  bonne 
année,  il  ajoutait  : 

Je  ne  puis  vous  dire,  Monsieur  le  Curé,  combien 
je  suis  heureux  au  petit  Séminaire  ;  j'ai  de  si  bons 
maîtres  !  Mes  camarades,  qui  sont  en  grand  nombre, 
ont,  pour  la  plupart,  des  qualités  que  je  leur  envie... 
L'affection  filiale  et  respectueuse  que  je  ressens  pour 
vous  m'excite  à  de  nouveaux  efforts  dans  l'accom- 
plissement de  mes  devoirs  de  chrétien  et  d'éco- 
lier (2).  » 

Il  s'était  présenté  pour  la  classe  de  quatrième.  Dès 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p,  52. 
(2)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  5i. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  Sy 

les  premières  compositions,  son  professeur  jugea  qu'il 
serait  un  de  ses  meilleurs  élèves. 

Bientôt,  et  par  le  premier  bulletin  trimestriel  qui 
leur  vint  de  Meximieux,  le  père  et  la  mère  de  Chanel 
eurent  la  consolation  d'apprendre  que  leur  fils  occu- 
pait dans  sa  classe  un  rang  distingué,  que  son  travail 
était  soutenu,  son  caractère  excellent  et  sa  conduite 
exemplaire. 

M.  Trompier,  à  qui  ce  bulletin  fut  communiqué, 
écrivit,  peu  de  jours  après,  à  M.  l'abbé  Loras  (i),  alors 
supérieur  du  petit  séminaire  de  Meximieux,  et  devenu 
plus  tard  évêque  de  Dubuque,  aux  Etats-Unis  :  «  L'in- 
térêt que  je  porte  au  jeune  Chanel,  a  doublé  la  satis- 
faction que  m'a  procurée  son  premier  bulletin.  Ce  cher 
enfant  continuera,  je  l'espère,  à  faire  votre  consola- 
tion et  la  mienne.  Je  le  crois  appelé  au  sacerdoce.  C'est 
une  âme  d'une  candeur  et  d'une  aménité  admirables. 
Je  suis  heureux  de  penser  qu'elle  est  entre  vos  mains. 
Ne  lui  ménagez,  au  besoin,  ni  les  réprimandes  ni  les 


(i)  M.  Loras  avait  fait  ses  premières  études  chez  M.  Balley, 
ancien  génovéfain  et  curé  d'EcuIly.  Pendant  les  jours  de  la 
Terreur,  M.  Balley  avait  trouvé  à  Lyon,  dans  la  famille  Loras, 
une  sûre  et  généreuse  hospitalité.  Il  avait  alors  un  autre  élève, 
Jean-Marie  Vianney,  si  connu  plus  tard  sous  le  nom  de  Curé 
d'Ars,  dont  la  cause  de  béatification  est  déjà  bien  avancée. 
M.  Vianney  disait  de  son  maître  :  «  Pour  avoir  envie  d'aimer 
le  bon  Dieu,  il  suffisait  de  lui  entendre  dire  :  Mon  Dieu,  je 
vous  aime  de  tout  mon  cœur...  Aussi  il  mourut  comme  un  saint 
qu'il  était.  Sa  belle  âme  s'envola  parmi  les  anges,  pour  rendre 
plus  joyeux  le  paradis.  » 


38  VIE    DU    BIENHEUREUX 

punitions  ;  vous  avez  toute  liberté  :  Conjîdens  scripsi 
tibi  :  sciens  quoniam  et  super  ici  quod  dico  faciès  (i).  » 

Non  seulement  les  notes  excellentes  de  ce  premier 
bulletin  furent  maintenues  dans  les  suivants,  mais 
les  expressions  ^7'è5  3/e7Z,  etc.,  indiquèrent  toute  l'es- 
time et  tout  le  contentement  de  ses  maîtres. 

Ecoutons  son  professeur  de  quatrième  et  de  troi- 
sième, M.  l'abbé  Brouard.  Il  écrivait,  le  2  août  1843, 
au  P.  Chavaz  : 

a  Mon  bon  Père  et  Ami, 

«  Vous  devez  vous  étonner  déjà  de  ne  pas  recevoir 
réponse  à  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'adresser  de  la  part  du  vénérable  supérieur.  C'est 
que  j'aurais  voulu  ajouter  à  mon  empressement  à  vous 
les  donner,  des  détails  bien  circonstanciés  sur  les  deux 
années  pendant  lesquelles  j'ai  eu  le  bonheur  d'être  le 
professeur  du  P.  Chanel,  ce  digne  martyr.  Si  alors 
j'avais  pu  prévoir  sa  glorieuse  destinée,  je  n'aurais  pas 
perdu  un  seul  de  ses  mouvements  pour  aider  à  les 
transmettre  à  la  postérité,  comme  les  heureux  antécé- 
dents de  son  courage  apostolique. 

«  J'ai  voulu  aider  ma  mémoire  des  souvenirs  de 
deux  de  ses  contemporains,  qui,  hélas  !  ont  fort  peu 
ajouté  à  mes  propres  réminiscences.  Si  nous  n'avons 


(  i)  «  La  confiance  que  vous  m'inspirez,  m'engage  à  vous  écrire 
de  la  sorte,  persuadé  que  votre  zèle  ira  au  delà  de  mes  recom- 
mandations. y>  Ad  Philenuv.  21.  (Lettre  citée  par  le  P.  Bourdin, 
p.  53.) 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  Sg 

pu  nous  rappeler  rien  de  bien  saillant  ni  d'extraordi- 
naire, nous  avons  été  d'accord  aussi  que  nulle  con- 
duite d'écolier  n'avait  été  plus  assidûment  régulière 
que  la  sienne.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  mérité  ni  reçu 
un  seul  reproche  de  la  part  de  ses  supérieurs  ou  de 
ses  maîtres. 

«  Son  caractère  était  d'une  modestie  et  d'une  doci- 
lité parfaites.  Il  était  dominé  par  un  air  de  mélan- 
colie, qui  le  rendait  posé  sans  être  trop  grave,  et 
doux  sans  froideur.  Sa  douceur  le  faisait  beaucoup 
aimer  de  ses  condisciples,  avec  lesquels  il  n'eut  jamais 
le  plus  léger  démêlé.  Sa  timidité  naturelle,  autant  que 
sa  bonté  d'âme,  en  faisait  le  plus  docile  des  élèves. 
Il  préférait  causer  avec  les  plus  raisonnables  que  de  se 
mêler  aux  jeux,  auxquels  il  prenait  rarement  part. 

«  Il  tenait  dans  sa  classe  un  rang  distingué,  sans 
briller  par  l'imagination.  Son  application  avait  plus 
de  constance  que  d'ardeur  :  ce  que  j'attribuais  à  la 
délicatesse  de  son  tempérament.  Cependant,  il  devait, 
je  crois,  plus  de  succès   à  son  travail  qu'à  ses  talents. 

«  Sa  piété  était  réfléchie,  solide  et  tendre.  Il  me 
souvient  très  bien  qu'il  aimait  à  s'échapper  de  la 
récréation  pour  aller  épancher  son  bon  cœur  au  pied 
de  l'autel  de  Marie,  pour  laquelle  il  montrait  une 
dévotion  qui,  sans  doute,  lui  a  valu  la  double  faveur, 
d'abord  d'entrer  dans  votre  sainte  Congrégation,  et  de 
l'honorer  ensuite  par  son  martyre. 

<f  Aussi  éloigné  de  l'ostentation  que  de  la  légèreté, 
il  ne  laissait  remarquer  sa  piété  que  de  ceux  à  la  charge 


40  VIE   DU    BIENHEUREUX 


et  à  la  vigilance  desquels  elle  ne  pouvait  échapper. 
Néanmoins,  il  faisait  partie  de  la  congrégation  des 
pieux  élèves,  avec  lesquels  il  se  trouvait  toujours  paf 
une  vertueuse  inclination,  comme  il  communiqui^it 
sans  efforts  avec  les  autres  par  sa  charité. 

«  C'était,  en  un  mot,  un  élève  laborieux,  bon,  calme, 
docile  et  plein  de  piété,  de  ceux  qui  facilitent  et  con- 
solent la  pénible  tâche  des  maîtres... 

«  Brouard,  p.  C.  » 

Ceux  qui  ont  connu  le  serviteur  de  Dieu  pendant 
son  séjour  au  petit  séminaire  de  Meximieux,  confir- 
ment en  tous  points  le  témoignage  que  nous  venons 
de  reproduire. 

M.  Menaide,  directeur  spirituel  du  petit  Séminaire, 
n'avait  pas  tardé  à  remarquer  les  éminentes  qualités 
du  nouvel  élève  et  l'avait  admis,  dès  la  première  année, 
à  faire  partie  de  cette  congrégation  qu'il  avait  formée 
parmi  les  séminaristes  les  plus  fervents,  et  qui  a  exercé 
une  si  salutaire  influence  sur  toute  la  communauté. 
Oh  !  quel  bonheur  pour  notre  pieux  jeune  homme, 
lorsqu'il  lui  fut  donné  d'assister  à  ces  réunions  que 
présidait  le  zélé  directeur,  et  dans  lesquelles  il  adres- 
sait aux  congréganistes,  rassemblés  autour  de  l'image 
bénie  de  Marie,  une  courte  mais  vive  exhortation, 
leur  donnait  les  plus  utiles  conseils,  et  après  la  réci- 
tation de  quelques  prières,  leur  faisait  chanter  avec 
entrain  un  cantique  en  l'honneur  de  la  Mère  de  Dieu! 

Quand  vinrent  les  vacances,  le  serviteur  de  Dieu 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  4I 

reprit  le  chemin  de  la  Potière,  tout  heureux  de  pou- 
voir se  jeter  dans  les  bras  de  son  père  et  de  sa  mère. 
Sans  négliger  les  devoirs  qui  lui  avaient  été  assignés, 
il  se  faisait  un  plaisir  d'aider  ses  parents  dans  leurs 
travaux  et  de  leur  rendre  tous  les  services  dont  il  était 
capable.  Il  avait  pour  eux  le  plus  grand  respect,  et 
leur  obéissait  avec  un  empressement  remarquable. 
«  J'en  ai  été  le  témoin  oculaire,  nous  dit  M.  Bernard. 
Souvent  M.  Trompier  m'a  fait  remarquer  les  vertus 
de  cet  admirable  jeune  homme  ;  il  le  citait  comme 
modèle  de  piété  filiale,  et  trouvait  dans  ses  relations 
de  famille  un  des  plus  beaux  commentaires  de  ce  pré- 
cepte divin  :  Tes  père  et  mère  honoreras^  afin  que  tu 
vives  longuement.  Je  ne  m'étonne  pas,  continuait  le 
vénérable  curé,  que  Dieu  le  récompense  dès  ce  monde, 
en  lui  accordant  ce  charme  de  la  vertu,  cette  amabi- 
lité de  caractère,  cet  ensemble  de  qualités  et  cette 
abondance  de  grâces  qui  le  préparent  si  bien  au  sacer- 
doce. »  M.  Bernard  ajoute  ce  détail  touchant  :  «  Lors- 
que nous  faisions  notre  promenade,  il  savait  toujours 
agréablement  suspendre  la  conversation  pour  réciter 
V Angélus,  pour  dire  le  chapelet  et  diverses  autres 
prières  à  la  sainte  Vierge.  Il  faisait  cela  habituellement 
à  des  heures  réglées,  dans  les  voyages,  pour  prévenir 
la  lassitude  du  soir  et  sanctifier  nos  petites  courses, 
disait-il.  Mais  jamais  il  n'y  mit  d'ostentation,  et  à  la 
rencontre  d'une  personne  connue,  il  s'arrêtait  pour 
lui  adresser  quelques  paroles  amicales. 

«  Sa  dévotion  la  plus  tendre  était  pour  la  sainte 


42  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Vierge.  Il  connaissait  mes  nombreuses  misères  de 
famille,  et  dans  les  avis  et  consolations  qu'il  me  don- 
nait, Marie  était  toujours  son  dernier  mot.  » 

^2.  —  Deuxihne  et  t?^oisième  années. 

Au  jour  fixe' pour  la  rentrée,  à  la  fin  d'octobre  1820, 
le  serviteur  de  Dieu  retourna  à  Meximieux  et  reprit 
avec  une  nouvelle  ardeur  le  cours  de  ses  études.  Nous 
savons  que  ses  progrès,  grâce  à  un  travail  constant, 
furent  rapides,  et  que  plus  d'une  fois  il  eut  à  recevoir 
publiquement  la  croix  qu'il  avait  méritée.  On  le  voyait 
alors  rougir,  tant  il  se  cro3'ait  indigne  de  cette  marque 
de  distinction. 

Son  exactitude  à  remplir  parfaitement  ses  autres 
devoirs  ne  fut  pas  moins  remarquable.  La  piété  qui 
l'animait  dans  le  service  de  Dieu,  son  zèle  pour  le 
culte  divin  et  les  cérémonies  de  l'Église  attirèrent  les 
regards  de  ses  maîtres.  Le  directeur  de  la  congréga- 
tion de  la  Sainte-Vierge  le  chargea  du  soin  de  la  cha- 
pelle où  se  tenaient  les  réunions.  Oh  !  que  notre  jeune 
homme  fut  heureux  de  pouvoir  contribuer,  en  ornant 
le  modeste  sanctuaire,  à  faire  aimer  l'auguste  Mère  de 
Dieu  ! 

Le  tableau  de  la  distribution  des  prix  nous  fait  voir 
qu'il  eut,  à  la  fin  de  sa  classe  de  troisième,  plusieurs 
accessits.,  qui  indiquaient,  tout  à  la  fois,  et  un  talent 
solide  et  un  travail  soutenu.  Après  avoir  reçu  ces  ré- 
compenses si  bien  méritées,  il  retourna  à  la  Potière 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  48 

auprès  de  ses  chers  parents,  et  se  conduisit  à  leur 
égard  comme  nous  l'avons  dit  précédemment. 

Quand  il  revint  à  Meximieux,  il  entrait  en  seconde. 
Dans  le  courant  de  l'année,  il  écrivit  en  ces  termes  à 
l'un  de  ses  cousins  :  «  Enfin,  après  une  marche  longue 
et  pénible  au  milieu  des  grammaires,  des  thèmes  et 
des  versions,  je  suis  arrivé  dans  la  région  des  belles- 
lettres.  Je  me  crois  transporté  dans  le  plus  beau  pays 
du  monde.  On  nous  met  chaque  jour  en  relation  avec 
les  meilleurs  écrivains  des  temps  anciens  et  moder- 
nes. Nous  cherchons  à  nous  rendre  compte  de  leurs 
pensées,  de  leurs  sentiments,  de  leur  style.  Cet  exer- 
cice d'analyse,  à  l'aide  d'un  maître  habile,  développe 
et  règle  l'imagination,  la  sensibilité,  le  goût  et  le 
jugement.  Je  suis  encore  bien  novice  dans  ce  travail; 
mais,  grâce  à  Dieu,  j'ai  bon  courage. 

«  Rien  de  plus  varié  que  les  sujets  sur  lesquels  on 
exerce  notre  plume  :  tantôt  c'est  une  description  topo- 
graphique  ou  le  récit  d'un  événement  ;  tantôt  c'est  une 
lettre  ou  une  fable,  une  élégie,  une  idylle,  etc.  Il  va 
sans  dire  que  nous  étudions  encore  les  langues  grec- 
que et  latine  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  beau  et  de 
plus  difficile  à  traduire...  Ainsi,  tu  le  vois,  le  cercle  de 
mes  devoirs  d'écolier  s'est  agrandi;  je  voudrais  bien 
que  ma  tête  s'agrandît  également  et  qu'elle  ne  perdît 
rien  de  l'instruction  que  l'on  nous  donne  (i).  » 

Le  lecteur  nous  permettra  de  placer  ici  différents 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  55. 


44  VIE    DU    BIENHEUREUX 

faits  auxquels  nous  ne  saurions  assigner  une  date 
précise  et  qui  se  rapportent  aux  deux  années  qui  font 
l'objet  de  ce  paragraphe.  Pour  ne  point  revenir  sur  le 
même  sujet,  nous  y  ajouterons  ceux  qui  regardent 
l'année  de  la  rhétorique. 

Les  témoignages  recueillis  nous  font  d'abord  con- 
naître quel  était  son  esprit  de  foi  et  combien  la  vertu 
de  religion  avait  jeté  dans  son  coeur  de  profondes 
racines. 

Le  seul  nom  de  Dieu  l'impressionnait  jusqu'au  fond 
de  l'âme.  Il  voulait  que  ce  nom  trois  fois  saint  fût 
toujours  prononcé  avec  le  plus  grand  respect,  et  il 
n'aimait  pas  qu'il  revînt  trop  souvent  dans  les  conver- 
sations ordinaires,  et  encore  moins  qu'on  prît  Dieu 
à  témoin  dans  les  contestations  d'écolier.  Quant  au 
blasphème,  il  l'avait  souverainement  en  horreur.  «  Je 
ne  conçois  pas,  disait-il,  qu'il  y  ait  des  hommes  assez 
aveuglés,  assez  dénaturés  pour  blasphémer  le  nom 
de  Dieu...  Le  démon  parle  évidemment  par  leur 
bouche.  » 

Tous  étaient  frappés  de  son  attitude  pieuse  et  re- 
cueillie pendant  les  prières.  Dès  qu'il  entrait  dans  une 
église,  son  maintien,  sa  tenue  et  surtout  l'expression 
de  sa  figure  attestaient  la  vivacité  de  sa  foi  et  de  sa 
piété. 

«  Assistait-il  à  une  prédication,  il  prêtait  une  oreille 
attentive  comme  à  la  voix  de  Dieu  même.  «  Que 
«  penses-tu  du  prédicateur  que  nous  venons  d'en- 
«  tendre?  lui  demandait  un  jour  un  de  ses  condisci- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  45 

«  pies.  —  Mon  ami,  répondit-il,  j'en  pense  ce  que 
«  Jésus-Christ  veut  que  nous  en  pensions,  quand  il 
«  dit  à  ses  apôtres  :  Qui  pos  audit,  me  audit  (i).  —  Je 
«  sais  bien  cela,  répliqua  l'élève;  mais  enfin,  sans 
«  vouloir  soumettre  à  notre  critique  le  caractère  et  la 
«  mission  divine  du  prêtre,  ne  parlons  de  cet  ecclé- 
«  siastique  qu'au  point  de  vue  oratoire.  —  Ah!  mon 
«  ami,  reprit  Chanel,  quand  je  vais  entendre  un  ser- 
«  mon,  je  me  souviens  qu'il  y  a  en  moi  le  chrétien  et 
«  le  rhétoricien.  Le  chrétien  seul  entre  dans  l'église; 
«  quant  au  rhétoricien,  je  le  laisse  à  la  porte  (2).  » 

«  Ce  respect  pour  la  parole  de  Dieu,  il  le  portait 
jusqu'à  ses  dernières  limites.  Ainsi,  par  exemple, 
apercevait-il  à  terre  quelques  feuillets  détachés  d'un 
Nouveau  Testament,  il  les  recueillait,  afin  qu'ils  ne 
fussent  pas  foulés  par  le  pied  des  passants  (3).  » 

Les  congréganistes  avaient  été  si  édifiés  de  sa  piété 
et  de  sa  vertu,  qu'ils  l'élurent  préfet  de  la  congréga- 
tion, à  l'unanimité  des  suffrages.  Cette  promotion  ne 
surprit  que  sa  modestie.  Je  croyais,  dit-il  ingé- 
nument, que  ces  sortes  d'élections  se  faisaient  en 
conscience. 

«  Mesurant  l'étendue  de  ses  nouvelles  fonctions, 
il  s'inspira  d'un  zèle  généreux  pour  les  remplir  digne- 
ment. Persuadé  qu'on  doit  le  bon  exemple  à  propor- 
tion du  rang  qu'on  occupe   dans  une  association,   il 

(i)  Celui  qui  vous  écoute,  m'écoute  moi-même.  Luc,  x,  16. 

(2)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  76. 

(3)  Id.,  p.  77. 


46  VIE    DU    BIENHEUREUX 

résolut  de  veiller  de  plus  près  sur  sa  conduite  et  d'en 
corriger  jusqu'aux  moindres  défauts  (i).  » 

Sans  s'établir  juge  de  la  conduite  des  autres,  il  ne 
pouvait  voir  d'un  œil  indiffèrent  ce  qui  était  de  nature 
à  flétrir  la  congrégation  ou  l'un  de  ses  membres. 
Rencontrant  un  jour  un  de  ses  jeunes  associés  qui 
faisait  un  pensum,  il  poussa  un  profond  soupir  et  ne 
put  continuer  de  prendre  part  aux  jeux  et  aux  conver- 
sations. Le  lendemain,  les  congréganistes  avaient  leur 
réunion.  A  la  suite  de  leurs  pieux  exercices,  le  direc- 
teur spirituel  demanda  au  préfet  s'il  avait  quelques 
observations  à  faire  dans  l'intérêt  de  la  congrégation. 
«  Ah  !  mon  Père,  répondit-il  d'une  voix  émue  par  le 
souvenir  de  la  veille,  nous  devrions  nous  eff"orcer  d'ac- 
complir encore  mieux  tous  nos  devoirs  d'écolier.  Nous 
glorifierions  ainsi  la  sainte  Vierge;  nous  porterions 
plus  dignement  notre  titre  de  congréganiste,  et  nous 
nous  épargnerions  bien  des  ennuis.  » 

La  pieuse  association  prit  bientôt  un  nouvel  essor. 
Chanel  en  fut  comme  l'âme  et  la  vie.  La  communauté 
tout  entière  devint,  en  quelque  sorte,  un  champ  ouvert 
à  son  zèle. 

«  On  eût  dit  qu'il  s'était  fait  comme  le  petit  mis- 
sionnaire de  la  sainte  Vierge.  La  sainte  Vierge  !  Ah  !  il 
l'aimait  plus  que  sa  vie  ;  il  en  parlait  comme  un  enfant 
parle  de  sa  mère  ;  à  son  nom  seul,  il  éprouvait  une  joie 
et  un  attendrissement    qui   se  peignaient    dans    son 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  70. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  47 

regard  et  sur  ses  traits.  Il  lui  consacrait,  dès  son  re'veil, 
toutes  les  actions  de  la  journe'e;  il  mettait  sous  ses 
auspices  tout  ce  qui  lui  appartenait  et  tout  ce  qu'il 
faisait:  Aiispice  Dei  Génitrice  Maria  (i).  Cette  devise 
se  trouve  en  tête  de  ses  livres,  de  ses  cahiers  et  de  ses 
devoirs  de  classe.  Il  en  avait  fait  adopter  l'usage  à  bon 
nombre  de  ses  compagnons  d'e'tude  (2).  » 

«  Plusieurs  d'entre  eux  lui  furent  aussi  redevables 
d'une  pratique  de  dévotion  qui,  peu  à  peu,  devint 
générale  dans  la  communauté  :  nous  voulons  parler 
des  visites  au  Saint-Sacrement  et  à  la  sainte  Vierge, 
immédiatement  après  le  dîner  (3).  « 

«  Lorsque  les  élèves,  en  promenade,  arrivaient  à 
l'emplacement  où  ils  pouvaient  prendre  leurs  ébats, 
Chanel,  avant  de  se  mêler  aux  jeux,  réunissait  quel- 
ques-uns de  ses  condisciples  et  récitait  avec  eux  Voffice 
de  l'Imtnaculée  Conception  (4).   » 

«  Il  était  rare  qu'on  s'entretînt  longtemps  avec  lui 
sans  qu'il  glissât  adroitement  quelques  mots  à  la  gloire 
de  son  auguste  et  tendre  Mère.  Du  reste,  il  en  avait 
pris  l'engagement.  Un  jour,  s'étant  fait  par  mégarde 
une  incision  à  la  main  gauche,  il  trempa  sa  plume 
dans  son  sang  et  écrivit  cette  résolution,  que,  dès  le 
bas  âge,  il  avait  gravée  dans  son  cœur  :  Aimer  la  sainte 
Viej^ge  et  la  faire  aimer  (5).   » 

(i)  Sous  les  auspices  de  Marie,  Mère  de  Dieu. 

(2)  Vie  du  P.  Chanel...  p.  73. 

(3)  Id. 

(4)  Id. 

(5)  Id.,  p.  74. 


48  VIE   DU    BIENHEUREUX 

N'écoutant  que  son  zèle  pour  le  salut  des  âmes,  le 
directeur  spirituel  avait  choisi  des  moniteurs  parmi 
les  congréganistes  les  plus  fervents.  Chacun  de  ces 
moniteurs  devait  voir  de  temps  en  temps  les  élèves 
qui  lui  étaient  désignés,  pour  les  exciter,  les  encou- 
rager, leur  donner  des  avis,  en  un  mot,  leur  faire  la 
monition.  Si  le  tact  nécessaire  et  la  charité  exquise 
que  réclamait  cette  fonction  délicate  ne  se  rencon- 
traient pas  dans  tous  ces  mojiiteurs^  on  les  trouvait 
dans  plusieurs  d'entre  eux,  qui  exerçaient  auprès  de 
leurs  condisciples  un  véritable  apostolat.  Parmi  ces 
derniers,  on  comptait  le  serviteur  de  Dieu.  Il  était 
même,  au  témoignage  de  M.  Bernard,  le  moJiiteur  le 
plus  apprécié,  le  plus  goûté  et  le  plus  recherché.  Il  se 
présentait  coinme  un  ami  charitable  et  dévoué,  pour 
causer  avec  des  amis,  prendre  part  à  leurs  peines.,  par- 
ticiper à  leur  bonheur.  Il  allait  ainsi  jusqu'au  cœur,  et 
communiquait  sans  peine  l'ardeur  et  le  zèle  dont  il 
était  animé  lui-même. 

«  Il  y  eut,  entre  autres,  deux  circonstances  où  l'on 
vit  ce  que  sa  parole  avait  d'empire  sur  ses  condis- 
ciples. «  Monsieur  Alphonse,  aux  arrêts  !  »  avait  dit 
un  maître.  Alphonse  se  montrant  peu  docile  :  «  Et 
«  il  y  restera  jusqu'à  nouvel  ordre,  »  ajouta  le  maître. 
Notre  jeune  mutin  allait  se  mettre  en  colère  et  crier  à 
l'injustice,  lorsque  Chanel,  en  passant,  lui  dit  tout 
bas  :  «  Vas-y  donc  par  obéissance.  »  Ce  seul  mot, 
accompagné  d'un  regard  de  bonté,  le  rendit  plus  doux 
qu'un  agneau  ;  il  subit  la  punition  sans  délai,  et  d'un 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  49 


air  si  soumis,  qu'à  la  prière  de  son  sage  conseiller,  on 
ne  tarda  pas  à  lui  rendre  sa  liberté  (i).  » 

Deux  élèves  étaient  entrés  depuis  quelques  mois  à 
Meximieux.  «  Trop  choyés  par  leurs  mères,  et  natu- 
rellement paresseux,    ils  avaient  pris  en  dégoût  les 
études,  le  règlement  et  la  table  du  séminaire.  Le  lan- 
gage de  la  bonté  et  de  la  persuasion  devenant  inutile, 
on  s'était  vu  contraint,  pour  les  corriger,  d'en  venir 
aux  réprimandes  et  aux  punitions.    Fatigués  de  cette 
existence,  au  lieu  de  l'améliorer,  ils  se  concertèrent,  et 
résolurent  d'y  mettre  fin  par  une  fuite  dérobée.  Déjà 
ils  franchissaient  le  seuil  de  la  porte,  lorsque  Chanel, 
informé  de  leur  projet,  les  saisit  au  passage.   «  Halte- 
«  là,  mes  amis,  leur  dit-il,  votre  passeport  n'est  pas  en 
«  règle.  »  Puis,  fixant  sur  eux  un  regard  d'indignation  : 
«  Petits  malheureux!  ajouta-t-il,  un  pas  déplus  et 
«  vous  étiez  chassés  de  la  maison  !...Quel  déshonneur 
«  pour  vous  !   Quelle   affliction  pour  vos  familles  !... 
«  Quand  j'étais  enfant,  j'ai  voulu  comme  vous  m'enfuir 
«   de  l'école  ;  si  l'on  ne  m'avait  retenu,  j'aurais  fait  un 
«  coup  de  tête  dont  je  me  serais  repenti  toute  ma  vie... 
«  Allons,  mes  amis,  rentrez  promptement,  du  courage  ! 
«  tout  ira  bien...»  Nos  deux  déserteurs, pâles  et  inter- 
dits, laissèrent  échapper  quelques  larmes  et  revinrent 
sur  leurs  pas.  Chanel  ne  les  perdit  point  de  vue  ;  il  se 
retrouva  de  temps  en  temps  avec  eux,  les  encouragea 
et  les  affermit  dans   les  meilleures  dispositions.   En 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  71. 


60  VIE   DU    BIENHEUREUX 

changeant  de  conduite,  ils  furent  heureux.  Douze  ans 
plus  tard,  ils  étaient  parvenus  au  sacerdoce  et  l'hono- 
raient par  leurs  vertus  (i).  » 

«  Persuade'  que  son  exemple  et  ses  conseils  seraient 
utiles  à  deux  jeunes  écoliers  reconnus,  l'un  pour 
paresseux,  et  l'autre  pour  étourdi,  le  préfet  de  la 
maison  les  lui  donna  pour  ses  plus  proches  voisins. 
La  position  du  jeune  surveillant  était  critique.  D'un 
côté,  c'était  un  apathique  qu'il  fallait  de  temps  en  temps 
réveiller  et  rappeler  au  travail  ;  de  l'autre,  c'était  un 
espiègle,  un  turbulent  qu'il  fallait  également  rappeler 
au  devoir.  Ce  dernier  surtout  exerça  la  patience  de 
Chanel,  tantôt  il  le  distrayait  par  ces  brusques  inter- 
pellations :  ToJi  canif...  ta  plume...  ton  dictionnaire... 
tantôt  il  le  poussait,  ou  le  tirait  par  son  habit,  que 
sais-je  encore  ?  Vaincu  par  la  douce  fermeté  du  zélé 
moniteur,  il  prit  enfin  le  parti  de  se  taire  et  de  tra- 
vailler (2).  » 

«  Il  s'était  tellement  rendu  maître  de  tous  les  mou- 
vements de  son  cœur,  que,  dans  les  circonstances  les 
plus  fortuites  et  les  plus  désagréables,  il  ne  laissait 
échapper  aucune  saillie  d'impatience.  Durant  une  pro- 
menade, un  jeune  élève,  plus  léger  que  méchant,  frappa 
l'eau  bourbeuse  d'un  ruisseau,  la  fit  jaillir  et  en  cou- 
vrit les  vêtements  et  la  figure  de  Chanel.  Celui-ci,  se 
tournant  vers  l'auteur  de  cette  mauvaise  plaisanterie, 


(i)  Vie  du  p.  Chanel.  ..  p.  72. 
(2)  Id.,  p.  67. 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  5l 

se  contenta  de  lui  montrer  un  front  calme  et  se'rieux  , 
puis  se  prenant  à  sourire  :  «  Pour  te  punir,  lui  dit-il, 
je  devrais  t'embrasser  (i).  » 

Afin  de  rendre  la  surveillance  plus  facile,  les  direc- 
teurs du  petit  séminaire  chargeaient  quelques-uns  des 
meilleurs  élèves  de  leur  faire  connaître  les  infractions 
à  la  règle.  Ces  censeurs^  comme  on  les  nommait,  ne 
s'acquittaient  pas  toujours  de  leur  emploi  avec  toute 
la  mesure  et  tout  le  tact  désirables.  Aussi  étaient-ils 
généralement  peu  aimés  de  leurs  condisciples.  Les 
qualités  du  serviteur  de  Dieu  le  désignaient  aux  supé- 
rieurs pour  la  charge  de  censeur.  Il  sut  si  bien  conci- 
lier l'accomplissement  de  son  devoir  avec  les  règles 
de  la  charitç  la  plus  exquise,  qu'il  mérita  les  éloges 
de  ses  maîtres  et  l'affection  de  ses  condisciples.  Lors- 
qu'il le  fallait,  il  avertissait  et  reprenait,  mais  toujours 
avec  bonté,  douceur  et  fraternité.  Si  parfois  il  était 
obligé  de  prévenir  le  préfet  de  discipline,  il  le  faisait 
en  excusant  le  coupable  autant  que  possible,  et  pro- 
mettait un  prompt  changement.  De  fait,  il  ne  s'épar- 
gnait aucune  peine  pour  que  l'amélioration  promise 
ne  se  fît  pas  longtemps  attendre.  Gagnés  par  ses  pro- 
cédés charitables,  les  élèves  qu'il  avertissait,  ne  pou- 
vaient résister  à  ses  remontrances. 

Tous  nous  assurent  qu'il  était  si  bon,  si  affable,  si 
plein  decharité,  qu'il  étaitimpossible  de  ne  pas  l'aimer. 
S'il  surgissait    quelque    querelle  parmi   ses  condis- 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  43. 


52  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ciples,  il  se  hâtait  de  remplir  l'office  de  pacificateur. 
Il  craignait  de  faire  de  la  peine  à  qui  que  ce  fût. 

«  Apprenait-il  qu'un  de  ses  condisciples  était  retenu 
à  l'infirmerie  par  une  grave  maladie,  il  éprouvait  un 
sentiment  de  tristesse  et  de  douleur  qui  se  peignait 
dans  ses  traits,  il  demandait  fréquemment  de  ses 
nouvelles.  Il  priait  pour  lui  et  allait  de  temps  en  temps 
le  voir  pour  compatira  ses  souffrances  et  l'encourager 
à  les  supporter  chrétiennement  (i).  » 

«  Un  autre  de  ses  condisciples  lui  paraissait-il 
affligé,  il  l'abordait  aussitôt,  comme  si  le  hasard 
l'avait  conduit  auprès  de  lui  et  devenait  son  ange  con- 
solateur. C'est  ainsi  qu'un  jour,  ayant  rencontré  dans 
un  corridor  un  enfant  seul  et  tout  en  pleurs  à  l'occa- 
sion de  la  mort  récente  de  sa  mère,  il  fut  lui-même  si 
profondément  ému  qu'il  mêla  ses  larmes  aux  siennes, 
et  ne  le  quitta  point  qu'il  n'eût  calmé  sa  douleur  (2).  » 

Personne  n'ignorait  (tant  il  se  plaisait  à  le  redire  !) 
qu'il  n'était  que  le  fils  d'un  honnête  paysan  ;  qu'il 
avait  été  berger  dans  son  enfance,  et  que  si  la  Provi- 
dence ne  s'était  pas  servie  d'un  bon  curé  de  caitipagne 
pour  le  mettre  sur  la  route  du  sanctuaire,  il  serait 
resté  dans  un  petit  hameau  de  la  Bresse,  condamné  à 
tenir  la  charrue  et  à  gagner  son  pain  à  la  sueur  de  son 
front. 

«  Un  jour,  il  fut  demandé  au  parloir,  en  même  temps 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  61. 
(2)  /i.,rp.  61. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  53 

que  Tun  de  ses  condisciples.  Tous  les  deux  s'élancèrent 
avec  joie  dans  les  bras  de  leurs  mères.  Après  les 
adieux  de  part  et  d'autre,  le  serviteur  de  Dieu,  dont  le 
cœur  était  vivement  ému,  ne  put  s'empêcher  de  dire  : 
«  Oh  !  qu'on  est  heureux  de  revoir  sa  mère  !  —  Ce 
«  bonheur,  reprit  son  camarade,  est  trop  rare  et  de  trop 
«  courte  durée...  Mais  quoi  ?  ajouta-t-il,  est-ce  qu'elle 
«  est  ta  mère,  cette  bonne  femme  de  campagne  avec  qui 
«  tu  viens  de  causer  ?  —  Oui,  mon  ami,  c'est  ma  mère, 
«  et  je  m'en  félicite...  Tu  me  cro3'^ais  donc  grand  sei- 
«  gneur  ?...  Mes  parents  ont  besoin  de  travailler  pour 
«  vivre;  ils  habitent  la  Potière,  petit  hameau  de  la 
«  Bresse,  dans  les  environs  de  Bourg  (i).  » 

Un  de  ses  oncles  était  venu  le  voir  et  le  féliciter  sur 
l'excellent  témoignage  qu'on  lui  avait  rendu  de  sa 
conduite.  «  Notre  supérieur,  lui  répondit-il,  n'a  qu'un 
défaut  :  c'est  d'être  trop  bon  et  trop  indulgent.  « 

Qui  le  croirait?  Les  qualités  et  les  vertus  du  servi- 
teur de  Dieu  ne  le  mirent  pas  à  l'abri  des  épreuves  de 
la  vie  écolière.  «  Parmi  les  nombreux  élèves  de  Mexi- 
mieux,  il  s'en  trouva  deux  ou  trois  qu'une  éducation 
première  avait  déjà  viciés,  et  que  leur  mauvais  esprit 
fit  renvoyer  de  la  maison.  Chanel  eut  à  supporter  de 
leur  part  bien  des  vexations.  Ses  intentions  les  plus 
droites  furent  travesties,  ses  prévenances  les  plus  affec- 
tueuses repoussées,  ses  qualités  les  plus  belles  mécon- 
nues, ses  plus  minces  défauts  exagérés  et  commentés 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  78. 


54  VIE    DU    BIENHEUREUX 

avec  une  malice  qui  ne  se  lassait  ni  ne  s'épuisait. 
Toutes  ces  épreuves  mirent  en  relief  sa  patience  et 
sa  douceur.  Un  de  ces  jeunes  gens,  revenu  plus  tard 
à  de  meilleurs  sentiments,  lui  écrivit  une  lettre  d'ex- 
cuses si  touchante  qu'elle  semblait  avoir  été  trempée 
de  ses  larmes  (i).  » 

Est-il  nécessaire  de  faire  remarquer  que,  plein  de 
respect  pour  ses  maîtres,  il  se  montrait  toujours  atten- 
tif à  leurs  leçons  et  docile  à  leurs  avis?  Désireux  de 
les  contenter,  il  s'acquittait  de  ses  devoirs  de  sémina- 
riste avec  tout  le  soin  possible.  Il  ne  souffrait  pas 
qu'en  sa  présence  on  s'égayât  à  leurs  dépens.  Plus 
d'une  fois,  il  imposa  silence  à  des  condisciples  qui 
s'oubliaient  sur  ce  point. 

En  suivant  pas  à  pas  le  serviteur  de  Dieu,  on  le 
voit,  selon  la  réflexion  du  premier  avocat  de  la  cause 
de  béatification,  tout  rempli  de  la  pet^tu  de  religio7i, 
constamment  appliqué  à  V étude ^  montrant  da?ts  ses 
î^apporîs  la  plus  exquise  douceur,  et  pratiquant  toutes 
les  vertus. 

Une  épidémie  éclata  tout  à  coup,  au  milieu  de 
juillet  1822.  Elle  fit  plusieurs  victimes  parmi  les  élèves 
et  enleva  l'un  des  professeurs  de  l'établissement.  On 
se  hâta  de  rendre  à  leurs  familles  tous  ceux  qui  pou- 
vaient supporter  le  voyage.  Notre  bienheureux  fut  du 
nombre  et  reprit  le  chemin  de  la  Potière. 

(i)   Vie  du  p.  Chanel,  p.  66. 


PIERRE-LOUIS-AIARIE    CHANEL  55 

^3.  —  Quatrième  année. 

L'épidémie,  qui  avait  éprouvé  si  cruellement  le  petit 
séminaire  de  Meximieux,  avait  complètement  disparu. 
Aussi,  la  rentrée  eut-elle  lieu,  à  l'époque  ordinaire, 
avec  l'affluence  et  l'empressement  accoutumés. 

Pierre  Chanel,  en  entrant  dans  la  classe  de  rhéto- 
rique, voyait  s'élargir  le  cercle  de  ses  études  littéraires. 
Il  fit  ses  premiers  essais  dans  l'art  oratoire.  Nous 
n'avons  pas  à  rappeler  le  programme  qui  était  alors  en 
usage  dans  les  petits  séminaires.  Contentons-nous  de 
dire  que  notre  rhétoricien  se  distingua,  comme  dans 
les  classes  précédentes,  par  son  application  à  l'étude 
et  par  sa  conduite  exemplaire. 

Nous  avons  déjà  fait  connaître  sa  piété  et  sa  vertu. 
Plus  il  avançait  dans  la  science,  plus  il  s'efforçait  de 
croître  dans  la  perfection. 

Deux  de  ses  condisciples,  Claude  Bret,  de  Lyon,  et 
Denis-Joseph  Maîtrepierre,  de  Marboz,  qui  avaient 
su  apprécier  ses  éminentes  qualités,  se  lièrent  avec 
lui  d'une  étroite  amitié.  Tous  les  trois  voulaient  se 
consacrer  aux  missions  étrangères.  Aspirant  au  même 
but,  ils  se  réunissaient  de  temps  en  temps,  et  s'encou- 
rageaient à  tendre  d'un  pas  ferme  vers  la  carrière 
qu'ils  désiraient  embrasser. 

De  son  côté,  M.  Loras,  supérieur  du  petit  sémi- 
naire, brûlant  aussi  du  désir  de  tout  quitter  pour  aller 
dans  les  missions,  travaillait  à  se  décharger  de  la  di- 
rection de  l'établissement  de  Meximieux.  «  Juste  ap- 


56  VIE    DU    BIENHEUREUX 

prédateur  des  qualités  et  des  vertus  de  ces  jeunes 
gens,  le  futur  évêque  de  Dubuque  les  avait  déjà  choi- 
sis, dans  le  secret  de  son  cœur,  pour  les  associer  un 
jour  aux  travaux  de  son  apostolat  (i).  m 

Sur  le  point  de  recevoir  leurs  adieux,  parce  que  le 
cours  de  leurs  études  les  appelait  au  collège  de  Belle}', 
il  les  fit  venir  auprès  de  lui,  leur  dévoila  sa  pensée  et 
les  espérances  qu'il  fondait  sur  eux.  Les  trois  jeunes 
gens  tressaillirent  de  joie  et  de  bonheur.  «  ]Mes  amis, 
leur  dit  ensuite  le  vénéré  supérieur,  ne  précipitons 
rien;  sachons  attendre  le  moment  de  la  Providence. 
Nous  aurons  des  obstacles  à  surmonter;  mais  ayons 
confiance  et  prions.  » 

La  fin  de  l'année  scolaire  fut  marquée  par  un  grand 
événement.  Le  concordat  de  1817  avait  rétabli  le 
siège  de  Belley;  mais  l'exécution  en  avait  été  retardée 
jusqu'aux  derniers  mois  de  1822.  Mgr  Dévie,  nommé 
le  i3  janvier  1828,  fut  préconisé  le  10  mars  et  sacré 
le  16  juin.  Il  fit  son  entrée  solennelle  à  Belle}',  le 
2  3  juillet,  au  milieu  des  plus  vives  démonstrations  de 
joie  et  d'allégresse. 

Parti  de  Belley,  le  19  août,  pour  une  première 
tournée  pastorale,  Mgr  Dévie  s'arrêta  à  Meximieux, 
où  il  fut  reçu  avec  enthousiasme.  Le  20,  il  donna  la 
confirmation  à  un  grand  nombre  de  personnes,  qui 
n'avaient  pas  encore  été  confirmées.  Il  y  avait  dix  ans 
que  ce  sacrement  n'avait  pu  être  administré  par  suite 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  82. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  67 

de  l'exil  du  cardinal  Fesch,  archevêque  de  Lyon.  Le 
serviteur  de  Dieu  fut  du  nombre  de  ceux  qui  furent 
confirmés,  et  il  s'était  préparé  à  cette  grâce  inappré- 
ciable par  un  redoublement  de  foi  et  de  piété.  Nous 
avons  déjà  dit  qu'à  cette  occasion  il  ajouta  à  son  nom 
celui  de  Louis. 

Le  21  août,  afin  d'encourager  les  études,  Mgr  Dévie 
voulut  bien  présider  lui-même  la  séance  solennelle  de 
la  distribution  des  prix.  Une  description  de  la  belle 
fête  dont  il  fut  l'objet  n'irait  point  à  notre  but.  Con- 
tentons-nous de  rappeler  que,  lorsque  vint  le  tour  de 
la  classe  de  rhétorique,  Sa  Grandeur  eut  à  couronner 
Pierre-Louis-Marie  Chanel  pour  le  premier  prix  de 
diligence  et  de  vers  latins,  et  à  lui  donner  le  premier 
accessit  en  discours  français  et  le  second  accessit  en 
excellence  et  en  discours  latin. 

Le  même  jour  s'ouvrirent  les  vacances.  Notre  bien- 
heureux ne  quitta  pas  sans  une  profonde  émotion  cet 
établissement  de  Meximieux  où  il  avait  reçu  tant  de 
grâces  et  coulé  des  jours  si  heureux. 


jf -^f  f f^f  ff  f  f f  f  IJrf^f  ^%f  f  f  f  f  f  f  f  f  f 


CHAPITRE  VI 

PETIT    SÉMINAIRE    DE    BELLEY. 
{1823-1824). 


la  rentrée  des  classes  de  1823,  le  serviteur 
'de  Dieu  se  rendit  à  Belley  avec  ses  deux 
amis  Bret  et  Maîtrepierre,  pour  y  suivre  le 
cours  de  philosophie.  Le  collège  de  cette  ville  venait 
de  recevoir  le  titre  de  petit  Séminaire.  Depuis  sa  prise 
de  possession,  Mgr  Dévie  n'avait  cessé  de  réclamer  ce 
titre  qui  assurait  à  cet  établissement,  dès  lors  si  floris- 
sant, de  précieux  avantages.  Une  ordonnance  du 
2  I  octobre  avait  fait  droit  à  la  demande  du  zélé  prélat. 
M.  l'abbé  Guigard,  qui  dirigeait  déjà  le  collège 
avant  sa  transformation,  fut  nommé  supérieur.  Il  avait 
toutes  les  qualités  que  demande- une  charge  si  impor- 
tante. Il  sut  bien  vite  distinguer  nos  jeunes  élèves  de 
philosophie  et  apprécier  leurs  qualités.  Mais  il  jeta 
spécialement  les  yeux  sur  le  serviteur  de  Dieu,  et  le 
chargea  du  soin  de  la  chapelle  et  des  cérémonies. 
Celui-ci,  tout  en  se  regardant  indigne  d'une  telle  dis- 
tinction, se  trouva  heureux  de  pouvoir  plus  souvent 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  bg 

s'approcher  du  Dieu  de  l'Eucharistie,  et  il  mit  tous  ses 
soins  à  bien  remplir  la  fonction  qui  lui  était  confiée. 
Il  pouvait  donc  plus  facilement  satisfaire  les  aspira- 
tions de  son  cœur,  réaliser  les  tendances  qu'il  avait 
manifestées  dès  son  enfance,  et  en  ornant,  autant  qu'il 
le  pouvait,  selon  les  solennités,  la  chapelle  et  les  au- 
tels, porter  tous  ses  condisciples  à  l'amour  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  au  Saint-Sacrement. 

Comme  à  Meximieux,  il  goûtait  la  joie  et  le  bon- 
heur. Ecoutons-le  lui-même  dans  une  lettre  à  l'un  de 
ses  amis  :  «  Tu  me  demandes  quelques  renseigne- 
ments sur  ma  nouvelle  position;  je  suis  heureux  au- 
tant qu'on  peut  l'être  sur  la  terre.  Nous  avons  d'excel- 
lents maîtres;  notre  supérieur  est  un  saint;  les  élèves 
sont  nombreux  et  m'ont  paru  jusqu'ici  fort  aimables. 
Quanta  la  maison,  au  point  de  vue  matériel,  il  serait 
difficile  d'en  trouver  une  d'un  aspect  plus  flatteur  et 
d'une  plus  rare  convenance.  Des  cours  et  des  salles 
d'ombrages  permettent  à  nos  jeux  de  se  dérouler  au 
large.  Nous  respirons  un  air  pur;  la  campagne  qui 
nous  entoure,  présente  les  tableaux  d'une  nature  tan- 
tôt gracieuse,  tantôt  imposante.  Nous  voyons  d'assez 
près  les  montagnes  de  la  Savoie,  et,  dans  le  lointain,  les 
sommets  nuageux  de  la  grande  Chartreuse  (i).  » 

Un  de  ses  condisciples,  M.  l'abbé  Roybier,  nous 
disait  dernièrement  :  «  Le  cours  de  philosophie 
comptait  vingt-quatre  élèves.  C'était  une  classe  mo- 

fi)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  85. 


6o  VIE    DU    BIENHEUREUX 

dèle;  mais,  parmi  tous  ces  jeunes  gens,  le  P.  Chanel 
se  faisait  remarquer  par  sa  conduite  exemplaire  et  par 
des  manières  douces  et  aimables.  » 

Plié  aux  habitudes  d'un  travail  réfléchi,  il  s'appli- 
qua sérieusement  à  l'étude  de  la  philosophie.  Il  donna 
d'abord  tous  ses  soins  à  la  logique,  qui  trace  la  mar- 
che du  raisonnement  et  forme  l'esprit  à  cette  exacti- 
tude et  à  cette  précision  qui  dégagent  la  vérité  des 
nuages  et  la  mettent  en  lumière.  Puis  il  chercha  à 
approfondir  les  autres  parties  du  cours  de  philoso- 
phie. Quand  il  posait  une  question  soit  en  classe,  soit 
en  conférence,  c'était  uniquement  dans  le  but  de 
s'éclairer,  et  personne  ne  discutait  avec  plus  de  me- 
sure et  de  ménagement. 

Nous  ne  dirons  rien  de  sa  piété.  Il  nous  faudrait 
répéter  ce  que  nous  avons  raconté  précédemment 
en  parlant  de  ses  années  au  petit  Séminaire  de  Mexi- 
mieux. 

Quand  vint  l'époque  de  la  première  communion,  le 
supérieur  le  choisit  pour  surveiller,  pendant  leur 
retraite  préparatoire,  ceux  qui  en  devaient  faire-partie, 
et  entretenir  parmi  eux  le  recueillement  et  la  piété. 
Cette  tâche  était  douce  et  facile  pour  celui  qui  avait  su 
si  bien  goûter  le  bonheur  de  recevoir  son  Dieu  pour 
la  première  fois. 

Depuis  longtemps  le  jeune  Chanel  ne  pouvait  dou- 
ter qu'il  fût  appelé  à  l'état  ecclésiastique.  Les  ver- 
tus dont  son  âme  s'était  enrichie  sous  le  toit  paternel, 
à  l'école  presbytérale  de  Cras,  à  Monsols,  àMeximieux 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  6l 

et  à  Belley,  ces  vingt-une  anne'es  d'une  vie  si  sainte  et 
si  exemplaire,  lui  donnaient  bien  quelque  droit  de  se 
présenter  dans  l'assemble'e  des  Jeunes  lévites.  Néan- 
moins, comme  s'il  eût  craint  de  se  jeter  imprudem- 
ment dans  cette  carrière,  il  fit  à  ce  sujet  les  plus 
sérieuses  réflexions.  Il  pesa  devant  Dieu  les  disposi- 
tions de  son  âme,  redoubla  ses  visites  au  Saint-Sacre- 
ment et  à  la  sainte  Vierge,  s'imposa  quelques  morti- 
fications et  consulta  le  directeur  de  sa  conscience. 
Celui-ci  était  bien  persuadé  que  Dieu  voulait  que  son 
pénitent  fût  prêtre.  Aussi  il  lui  affirma  sans  hésiter 
qu'il  devait  se  préparer  à  entrer  au  grand  Séminaire. 
Tout  heureux  de  cette  décision,  notre  bienheureux 
courut  se  jeter  aux  pieds  du  divin  Maître,  et,  en  se 
montrant  encore  plus  fervent,  s'efforça  de  mériter 
la  belle  vocation  qui  comblait  tous  ses  désirs. 


^?^rîSrîSr4^rîSfY^fîSf'ÎS?$^rîS 


CHAPITRE  VII 

GRAND    SÉMINAIRE.  —  ORDINATIONS.    —    PREMIERE  MESSF. 
(Octobre  1824..  —  17  juillet  1827.) 

§  I.  — '  Prei7îière  année. 


I  Es  le  commencement  de  son  épiscopat, 
Mgr  Dévie  avait  sollicité  et  obtenu  pour 
son  grand  Séminaire  les  bâtiments  et  les 
dépendances  de  l'ancien  couvent  des  Augustins,  au 
faubourg  Saint-Nicolas  de  Bourg.  L'église  monumen- 
tale de  Notre-Dame  de  Brou,  si  remarquable  par  son 
architecture,  son  jubé,  ses  stalles,  ses  mausolées  et  sa 
chapelle  de  V Assomption^  devait  servir  aux  offices  du 
grand  Séminaire.  La  première  ouverture  des  cours  de 
théologie  put  avoir  lieu  le  1 1  novembre  1828,  sous  le 
patronage  de  saint  Martin.  Il  y  avait  près  d'une  année 
que  le  grand  Séminaire  était  installé  à  Brou,  lorsque 
le  serviteur  de  Dieu  s'y  présenta  à  la  fin  d'octo- 
bre 1824. 

«  Je  ne  puis  vous  exprimer,  disait-il  un  jour  au 
P.  Bourdin,  combien  je  fus  impressionné  lorsque  je 
me  revêtis  de  l'habit  ecclésiastique  pour  me  rendre  à 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  63 

Brou.  Mon  émotion  fut  autrement  vive  quand  j'eus 
franchi  le  seuil  du  grand  Séminaire.  Il  me  semblait 
que  Dieu  avait  créé  pour  moi  de  nouveaux  cieux  et 
une  terre  nouvelle  :  Vidi  cœlum  noinim  et  terrain 
nofajîi  [Apoc.^  xxi,  i).  Je  retrouvai  là  bon  nombre  de 
mes  anciens  condisciples.  Tous  avaient  le  bréviaire 
ou  la  tonsure.  Je  croyais  déjà  toucher  à  quelque  ordi- 
nation ;  j'entrevoyais  le  sacerdoce  de  si  près,  que 
j'éprouvais  au  fond  de  mon  âme,  tantôt  de  la  joie  et 
de  la  confiance,  tantôt  de  la  crainte  et  de  l'éloigne- 
ment.  Vint  une  retraite.  Ah  !  c'est  pour  le  coup,  me 
dis-je  en  moi-même,  que  je  vais  enfin  jeter  les  fonde- 
ments de  ma  sanctification.  Il  en  est  temps;  plus  tard, 
ce  serait  trop  tard  (i).  » 

Ce  qu'il  avait  promis,  il  l'exécuta,  comme  nous  le 
voyons  par  la  notice  suivante  envoyée,  en  1842,  au 
P.  Mayet,  par  M.  Pernet,  directeur  au  grand  Sémi- 
naire de  Brou. 

*«  De  tous  les  spectacles  que  la  piété  peut  offrir  à 
nos  regards,  un  des  plus  touchants,  sans  contredit, 
c'est  celui  d'un  jeune  clerc  se  formant,  à  l'ombre  des 
autels,  à  la  science  et  aux  vertus  du  sacerdoce.  Par 
sa  régularité  et  sa  modestie,  par  son  application  à 
l'étude  et  son  zèle  pour  son  avancement  spirituel,  il 
fait,  en  même  temps,  la  joie  de  ses  maîtres,  l'édifica- 
tion de  ses  condisciples  et  devient  pour  toute  l'Eglise 
un  sujet   des   plus  douces   et    des   plus  belles  espé- 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  92. 


64  VIE    DU    BIENHEUREUX 

rances.  C'est  ce  jeune  arbre  planté  sur  le  bord  d'un 
ruisseau,  dont  parle  le  prophète,  qui  grandit,  pros- 
père et  se  prépare  à  porter  bientôt  des  fruits  déli- 
cieux et  abondants.  Tel  se  montra  M.  Chanel,  dès 
son  entrée  au  grand  Séminaire. 

«  Arrivé  au  terme  heureux  qu'il  saluait  de  loin 
avec  bonheur,  qu'il  envisageait  avec  consolation  de- 
puis sa  plus  tendre  enfance,  il  est  plus  aisé  de  com- 
prendre que  de  dépeindre  la  sainte  joie'  et  les  pieux 
ravissements  de  son  âme.  Quoiqu'il  semblât  à  ceux 
qui  l'avaient  connu  jusqu'alors,  que  sa  foi  ne  pouvait 
devenir  plus  vive,  sa  piété  plus  tendre  ;  tous  admirè- 
rent en  lui  un  redoublement  de  ferveur  et  une  vertu 
toujours  croissante.  Toutes  les  pratiques  en  usage 
dans  la  maison  lui  devinrent  aussitôt  familières.  Peu 
satisfait  de  se  montrer  scrupuleux  observateur  de  la 
règle,  on  le  voyait  rechercher  et  embrasser  avec  em- 
pressement les  moyens  d'avancer  dans  les  voies  de 
Dieu.  Point  d'exercice  de  piété,  privé  ou  public,  où 
il  ne  parût  des  premiers.  Point  de  pieuse  association 
entre  condisciples,  dont  il  ne  fît  partie,  dont  il  ne  fût 
l'âme.  Mais,  surtout,  il  se  distinguait  par  sa  tendre 
dévotion  à  Marie.  Plusieurs  fois  par  jour,  on  le  voyait 
agenouillé  au  pied  de  son  autel,  saintement  recueilli, 
épanchant  son  âme  avec  une  confiance  et  un  abandon 
filial,  qui  se  peignaient  dans  tout  son  extérieur.  Aussi, 
plus  tard,  lorsqu'il  entra  dans  la  Congrégation  des 
Maristes,  aucun  de  ceux  qui  l'avaient  connu,  n'en 
témoigna  la  moindre  surprise. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  65 

«  La  piété,  dans  M.  Chanel,  s'alliait  à  un  heureux 
naturel,  et  revêtait  des  formes  qui  la  rendaient,  en 
quelque  sorte,  encore  plus  aimable  qu'elle  n'était  ad- 
mirable. Ses  traits  empreints  d'une  douceur  inaltéra- 
ble, ses  manières  affables  et  gracieuses,  le  laisser-aller 
de  ses  conversations,  son  empressement  à  obliger 
tous  ceux  qui  s'adressaient  à  lui,  faisaient  rechercher 
sa  société  et  lui  gagnaient  tous  les  cœurs. 

«  Rempli  de  ce  beau  feu  que  le  Fils  de  Dieu  est 
venu  apporter  sur  la  terre,  il  ne  pouvait  le  concentrer 
au  dedans  de  lui-même,  et  c'est  surtout  dans  ses  en- 
tretiens familiers  qu'il  en  communiquait  les  divines 
ardeurs  à  ceux  avec  qui  l'amitié  le  mettait  en  rapport. 
Il  savait  amener,  sans  peine  et  sans  effort,  la  conver- 
sation sur  des  sujets  édifiants,  et  alors  son  visage  se 
colorait,  sa  parole  s'accentuait,  son  âme  tout  entière 
passait  sur  ses  lèvres.  Plus  d'une  fois,  celui  qui  écrit 
Côs  lignes,  en  ressentit  l'onction  douce  et  vivifiante, 
et  répéta,  après  l'avoir  quitté,  les  paroles  des  deux 
disciples  qui  avaient  conversé  avec  le  Sauveur  sur  le 
chemin  d'Emmaiis.  Que  de  condisciples  tièdes  il  rap- 
pela ainsi  à  la  ferveur!  Que  de  cœurs  abattus  dont  il 
releva  le  courage  ! 

«  Dès  la  seconde  année  de  grand  Séminaire, 
comme  il  s'était  fait  remarquer  par  son  goût  et  son 
aptitude  pour  les  cérémonies,  non  moins  que  par  sa 
vertu  et  sa  piété,  le  soin  de  l'église  et  de  la  sacristie 
lui  fut  confié.  Il  répondit  avec  zèle  et  dévouement  à  la 
confiance    dont   les   supérieurs    l'avaient    honoré    et 

5 


66  VIE    DU    BIENHEUREUX 

trouva  dans  les  fonctions  de  sacristain,  non  seulement 
de  nouveaux  devoirs  à  remplir,  mais,  surtout,  un 
nouvel  aliment  à  sa  piété.  Il  ne  se  considéra  plus  que 
comme  un  autre  Samuel  dans  la  maison  du  Seigneur. 
Appelé  à  toute  heure  dans  le  lieu  saint,  on  le  voyait 
occupé  tantôt  à  orner  les  autels,  tantôt  à  faire  les 
préparatifs  du  saint  Sacrifice,  avec  cet  air  modeste  et 
pénétré  qui  témoignait  de  sa  foi  vive  et  de  son  appli- 
cation constante  en  la  présence  de  Dieu.  Il  avait  l'œil 
et  la  main  à  tout,  sans  que  son  empressement  eût 
rien  de  précipité,  sans  que  sa  vigilance  parût  jamais 
le  distraire  de  son  recueillement  habituel;  ses  pieds  et 
ses  mains  étaient  en  mouvement,  mais  son  cœur  re- 
posait dans  la  paix  du  Seigneur. 

«  Témoins  de  sa  modestie  et  de  son  respect  dans  le 
lieu  saint,  ses  condisciples  en  firent  bien  souvent  la 
remarque,  le  sujet  de  leur  entretien  et  de  leur  com- 
mune édification.  Ainsi  en  spectacle  à  tous  ceux  qui 
l'entouraient,  lui  seul  s'ignorait,  parce  que  la  modes- 
tie fut  toujours  la  plus  chère  de  ses  vertus  et  qu'il  lui 
avait  confié  la  garde  de  toutes  les  autres. 

(c  Mais,  en  ornant  son  cœur  de  vertus,  M.  Chanel 
ne  négligea  pas  la  culture  de  son  esprit.  Il  savait  trop 
bien  que,  surtout  dans  les  temps  où  nous  vivons,  la 
science  n'est  pas  moins  nécessaire  au  prêtre  que  la 
piété.  Sans  avoir  des  talents  transcendants,  il  avait 
assez  de  facilité  pour  réussir  dans  ses  études.  Il  s'y 
livra  donc  avec  une  application  forte  et  constante, 
sans  se  laisser  décourager  jamais  par  les  aridités  et 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  67 

les  dégoûts  qui  hérissent  le  champ  de  la  science. 
Ainsi  soutenu  par  le  motif  surnaturel  qui  animait 
toutes  ses  actions,  il  triompha  de  toutes  les  difficultés 
et  vit  son  travail  couronné  par  des  succès  sinon  bril- 
lants, du  moins  solides. 

«  Telles  furent  les  trois  années  que  M.  Chanel 
passa  au  grand  Séminaire,  où  il  a  laissé  une  mémoire 
en  bénédiction  et  des  souvenirs  de  vertu  ineffaçables. 
Ainsi  se  prépara-t-il  de  longue  main  au  sacerdoce,  à 
l'apostolat  et  au  martyre.  Daigne  le  ciel  susciter  sou- 
vent de  tels  lévites,  que  la  nature  et  la  grâce  semblent 
avoir  formés  de  concert  pour  aller  planter  la  foi  et 
verser  leur  sang  au  delà  des  mers,  sous  la  blanche 
bannière  de  Marie  conçue  sans  péché!  » 

Ce  document  si  précieux,  que  nous  avons  tenu  à 
reproduire  en  entier,  peut  remplacer  tous  les  autres 
témoignages.  Ecoutons,  cependant,  trois  de  ses  con- 
disciples.] 

(c  Pendant  deux  années,  nous  disait  M.  Roux  (i), 
j'ai  été  le  condisciple  du  P.  Chanel  et  son  souvenir 
fait  le  bonheur  de  ma  vie.  J'ai  trouvé  en  lui  toutes 
les  qualités,  qui  rendent  la  vertu  aimable.  Je  dois 
dire  qu'à  nos  yeux,  il  était  un  modèle  accompli  du 
bon  et  pieux  séminariste.  » 

«  Dès  qu'il  parut  dans  nos  rangs,  raconte  M.  Bol- 
liat,  il  frappa  mes  regards  par  son  air  angélique  et 
m'inspira  le  désir  de  rechercher  sa  compagnie.  De 

(i)  Curé  de  Saint-Etienne-du-Bois. 


68  VIE    DU    BIENHEUIŒUX 

tous  les  élèves  de  son  cours,  il  est  le  seul  que  j'aie 
connu  dans  l'intimité.  J'ai  passé,  à  Brou,  deux  ans 
avec  lui.  Il  a  singulièrement  contribué  par  ses  exem- 
ples et  ses  conseils  à  mon  avancement  dans  le  bien.  » 

M.  l'abbé  Bernard  nous  écrivait  le  3  décembre  i883  : 
«  Sa  vie  simple,  unie,  limpide  comme  le  ruisseau  au 
sortir  de  la  source;  sa  piété  tendre,  mais  sans  aucun 
apparat  ;  sa  vertu  douce  et  aimable  ;  sa  modestie  par- 
faite; son  cœur  si  bon  et  si  généreux  exerçaient  sur 
tous  ceux  qui  le  voyaient,  une  attraction  irrésistible, 
et  on  se  trouvait  forcé  de  l'aimer.  Il  était  comme  la 
violette,  qui  cache  son  manteau  d'azur  sous  la  mousse 
et  qui  embaume  la  prairie  de  son  parfum. 

«  J'ai  gardé  une  impression  vive  de  la  douce  et 
souriante  figure  du  bon  P.  Chanel,  de  ses  traits  ayant 
quelque  ressemblance  avec  ceux  de  saint  Louis  de 
Gonzague,de  sa  piété  aimable  et  de  son  adresse  à  insi- 
nuer toujours  dans  ses  conversations,  par  quelques 
mots  affectueux,  des  pensées  et  des  sentiments  de  vertu 
et  d'amour  de  Dieu.  Il  n'y  mettait  aucun  air  de  pré- 
tention. Tout  cela  coulait  naturellement  de  son  cœur. 

«  La  pensée  des  missions,  qui  le  préoccupait  déjà 
à  Meximieux,  l'avait  suivi  au  grand  Séminaire.  Elle 
lui  était  si  familière  qu'il  la  manifestait  souvent  à  ses 
amis  et  qu'il  cherchait  à  en  inspirer  aux  autres  le 
désir.  » 

Cette  perfection  que  ses  maîtres  et  ses  condisciples 
admiraient,  il  la  mettait  dans  l'accomplissement  de 
la  règle  de  la  maison.  La  règle  était  pour  lui  l'exprès- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  6g 

sion  de  la  volonté  de  Dieu  ;  il  y  trouvait  un  vrai  bon- 
heur et  une  douce  jouissance. 

«  Quoi  de  plus  facile,  écrivait-il  à  l'un  de  ses  amis, 
que  ce  que  nous  avons  à  faire  chaque  jour  :  se  lever 
après  sept  heures  de  repos;  consacrer  les  prémices  de 
la  journée  à  la  prière,  à  l'oraison  et  à  la  sainte  Messe  ; 
nous  appliquer  ensuite  à  l'étude  du  dogme,  de  la  mo- 
rale et  de  l'Écriture  sainte  ;  donner  quelques  instants 
à  l'examen  de  notre  conscience,  recevoir  quelques 
sages  conseils,  prendre  nos  repas  et  nos  récréations  à 
des  heures  fixes,  en  un  mot,  suivre  le  règlement  de 
la  maison  ?  Pour  nous  porter  à  l'accomplissement  du 
devoir,  on  n'emploie  ni  contrainte  ni  menace  :  on  n'a 
besoin  que  de  nous  inspirer  l'amour  de  Jésus-Christ  : 
«  Non  teteneat  catena  fen^ea,  sedcatena  Christ i  [\).  » 
Attachés  par  ces  doux  liens,  nous  sommes  entraînés 
conformément  à  nos  désirs  :  «  Catena  hac  vincit,  sponte 
ictrahimur,  et  polentes,  et  optantes  (2).  »  La  nature  a 
beau  se  récrier.  «  Ubi  amatur,  non  laboratur  (3).  m  Et 
puis,  quelle  abondance  de  grâces  nous  vient  en  aide  ! 
Dieu  veuille  que  j'y  sois  fidèle  (4)  !...  » 

Ainsi  que  l'attestent  ses  règlements  de  vie,  il  don- 
nait à  Dieu,  au  moment  de  son  réveil,   sa  première 


(i)  Soyez  retenu  non  par  une  chaîne  de  fer,  mais  par  la  chaîne 
de  Jésus-Christ.  (S.  Grégoire.) 

(2)  Jésus-Christ  triomphe  par  cette  chaîne  ;  nous  sommes  en- 
traînés volontiers  vers  lui,  et  en  le  voulant,  et  en  le  désirant. 
(S.  Chrysostome.) 

(3)  Où  l'on  aime,  il  n'y  a  pas  de  peine.  (S.  Augustin.) 

(4)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  94. 


70  VIE    DU    BIENHEUREUX 

pensée,  lui  offrait  toutes  les  actions  de  la  journe'e  et 
renouvelait  souvent,  durant  le  jour,  les  intentions  du 
matin. 

«  A  l'exercice  de  l'oraison,  son  maintien,  son  re- 
cueillement montraient  la  ferveur  de  son  âme  et  l'inti- 
mité de  ses  communications  avec  Dieu.  Le  directeur 
du  Séminaire,  un  jour,  selon  l'usage,  lui  fit  rendre 
compte  de  sa  méditation.  Il  répondit  avec  candeur  et 
docilité,  expliquant  la  méthode  qu'il  suivait,  dévoilant 
ses  moindres  fautes,  comme  aussi  ses  affections,  ses 
colloques  et  ses  résolutions.  Il  ne  se  doutait  pas 
que,  dans  ce  compte  rendu,  il  faisait  connaître  qu'il 
était  déjà  fort  avancé  dans  les  voies  de  la  perfection. 

«  Cet  esprit  d'oraison  prenait  sa  source  dans  une 
grande  dévotion  au  Saint-Sacrement.  Une  piété  angé- 
lique  l'accompagnait  au  saint  sacrifice  de  la  Messe  et 
à  la  Table  sainte  (i).  » 

Le  serviteur  de  Dieu  exerçait  non  seulement  sur  ses 
sens,  mais  encore  sur  les  moindres  mouvements  de 
son  âme,  une  vigilance  et  une  mortification  conti- 
nuelle. «  Qui  peut  comprendre,  disait-il  un  jourà  l'un 
de  ses  plus  intimes  confidents,  tout  ce  qu'une  simple 
curiosité,  une  petite  raillerie,  une  légère  médisance, 
un  sentiment  d'amour-propre,  causent  d'opposition  à 
la  grâce,  d'affaiblissement  dans  la  ferveur,  d'égare- 
ment et  de  dégoût  dans  l'oraison  (2)  ?  » 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  96. 
(2)  Jd.,  p.  96. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  7I 

De  là  cet  esprit  intérieur  qui  l'accompagnait  par- 
tout. «  Heureux  son  conchambrier  !  Il  put  voir  son 
attention  et  sa  ferveur  dans  la  prière,  ses  éle'vations 
de  cœur  à  Dieu,  ses  regards  tendres  vers  la  croix  ou 
vers  une  image  de  la  sainte  Vierge,  la  composition 
de  son  corps  suivant  les  règles  les  plus  sévères  de  la 
modestie,  et  tous  les  petits  secrets  de  la  dévotion  qui 
se  révèlent  bientôt  à  un  ami,  lors  même  qu'on  vou- 
drait les  cacher  (i).  » 

Au  commencement  du  mois  consacré  à  Marie,  il 
fut  appelé  par  ses  supérieurs  et  par  son  directeur  à 
recevoir,  à  la  prochaine  ordination,  la  Tonsure  et  les 
Ordres  Mineurs.  A  cette  nouvelle  il  ne  put  cacher  la 
joie  qui  inondait  son  âme.  Il  allait  solennellement 
prendre  le  Seigneur  pour  son  partage  et  franchir  les 
premiers  degrés  du  sanctuaire  !...  Avec  quelle  ferveur 
il  se  prépara  à  ce  jour  béni  qu'il  appelait  de  tous  ses 
v'œux  !  Il  n'oublia  pas  que  l'ordination  devait  avoir 
lieu  avant  la  fin  de  mai,  et  il  remercia  la  sainte  Vierge 
de  cette  précieuse  faveur.  Le  samedi  des  quatre-temps 
de  la  Pentecôte,  28  mai  1826,  il  reçut  dans  l'église 
de  Brou,  des  mains  de  Mgr  Dévie,  la  Tonsure  et  les 
quatre  Ordres  Mineurs.  Depuis  ce  moment,  il  se 
crut  obligé  à  une  plus  grande  perfection. 

Quand  vinrent  les  vacances,  il  se  dit  :  «  Maintenant 
que  je  suis  ecclésiastique,  il  faut  que  je  donne  partout 
le  bon  exemple,  dans   ma  famille,  dans  la  paroisse, 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  96. 


72  VIE    DU    BIENHEUREUX 

auprès  de  tous  ceux  qui  me  verront.  »  Nous  savons 
qu'il  tint  parole  et  qu'il  fut  pour  tous  un  sujet  d'édi- 
fication. 

M.  Trompier  voulait  que  ses  anciens  élèves  allas- 
sent le  voir,  pendant  les  vacances,  après  son  dîner, 
pour  jouer  et  converser  avec  lui.  Chaque  dimanche, 
il  les  réunissait  à  sa  table,  et,  dans  une  charmante 
causerie,  contrôlait  leurs  études,  leurs  idées,  etc.  Le 
serviteur  de  Dieu  n'avait  garde  de  manquer  à  ces  ren- 
dez-vous. Il  était  heureux  de  reprendre  ces  rapports 
intimes  avec  celui  qui  avait  cultivé  son  âme  comme 
un  pasteur  et  comme  un  père. 

«  Je  ne  doute  pas,  nous  écrit  M.  Bernard,  que  ce 
contact  intime  avec  M.  Trompier,  énergique  dans  sa 
foi,  ardent  et  fort  dans  son  zèle,  enjoué  et  spirituel  en 
conversation,  bon  et  aimable  envers  tout  le  monde, 
unissant  la  fermeté  et  la  bienveillance  pour  gagner  les 
pécheurs,  n'ait  contribué  à  développer  les  qualités 
naturelles,  l'aménité  de  caractère,  les  dons  de  l'esprit 
et  du  cœur  dont  était  doué  le  P.  Chanel  (i).  » 

§  2.  —  Deuxième  aimée. 

Le  jour  fixé  pour  la  rentrée  de  1826,  l'abbé  Chanel 
se  trouva  un  des  premiers  au  grand  Séminaire.  Bon 
nombre  de  ses  condisciples  ont  raconté  qu'en  fran- 
chissant, pour  lapremière  fois,  le  seuil  de  cette  maison 
sainte,  «ils  trouvèrent  un  jeune  abbé  plein  de  douceur 

(i)  Lettre  du  3  décembre  i883. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  yS 

et  de  modestie,  qui  les  embrassa  comme  d'intimes 
amis,  les  conduisit  à  l'église  pour  l'adoration  d'usage, 
et  ne  les  quitta  point  qu'il  ne  les  vît  placés.  Il  se  joi- 
gnait de  préférence  aux  plus  simples  et  aux  plus  timi- 
des. Il  semblait  arriver  lui-même  et  se  trouver  là  par 
hasard.  Mais  on  sait  qu'il  veillait  à  la  fenêtre  de  sa 
cellule,  qu'il  suivait  des  yeux  ses  nouveaux  condis- 
ciples, pour  épier  l'occasion  de  leur  être  utile  (i).  » 

Comme  nous  l'a  appris  M.  Pernet,  les  directeurs 
du  grand  Séminaire  avaient  reconnu  ses  aptitudes  et 
l'avaient  nommé  sacristain.  «  De  toutes  les  charges 
qu'exercent  nos  séminaristes,  dit  M.  Perrodin  (2), 
celle  de  grand  sacristain  est  à  mes  yeux  la  plus  hono- 
rable comme  aussi  la  plus  importante.  Je  ne  la  confie 
qu'à  un  élève  intelligent  et  doué  d'aptitude  pour  le 
service  des  autels  et  la  direction  des  cérémonies  reli- 
gieuses. Il  faut  en  outre  qu'il  soit  d'une  conduite 
exemplaire,  et  que,  par  son  zèle,  il  soit  comme  l'âme 
de  la  piété  parmi  ses  condisciples.  Or,  toutes  ces  qua- 
lités, l'abbé  Chanel  les  réunissait  au  plus  haut 
degré  (3).  » 

Grâce  à  la  charge  qui  lui  avait  été  donnée,  le  servi- 
teur de  Dieu  s'estimait  heureux  de  pouvoir  entrer 
dans  l'église  par  une  porte  secrète,  surtout  pendant  la 
récréation  du  soir.  Après  s'être  acquitté  de  son  office, 
il  se  cachait  dans  l'ombre  plus  épaisse   d'un  pilier,  et 

(1)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  98. 

(3)  M.  Perrodin  était  alors  supérieur  du  grand  Séminaire. 

(3)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  97. 


74  ^'lE    DU    BIENHEUREUX 

restait  en  adoration  jusqu'à  ce  que  la  cloche  l'obligeât 
de  quitter  le  saint  temple. 

Sa  charité  industrieuse  lui  conciliait  l'estime  et 
l'affection  de  ses  condisciples.  Plusieurs  lui  furent  re- 
devables de  leur  ferveur  et  même  de  leur  persévé- 
rance dans  la  vocation  à  l'état  ecclésiastique.  M.  l'abbé 
Martin,  Jean-Baptiste  (i),  se  plaît  à  répéter  que  sans 
lui  il  n'aurait  pas  été  élevé  au  sacerdoce.  «  La  pre- 
mière semaine  que  je  passai  au  grand  Séminaire  me 
coûta  horriblement  ;  j'étais  si  triste,  si  ennuyé,  que  je 
résolus  de  quitter  la  maison,  sans  espoir  d'y  rentrer. 
Déjà  je  me  disposais  à  exécuter  mon  dessein,  quand  je 
rencontrai  sur  mon  passage  le  bon  abbé  Chanel.  Il 
comprit  d'abord  les  noires  pensées  que  je  roulais  dans 
mon  esprit.  Nous  fîmes  ensemble  quelques  tours 
sous  les  cloîtres  du  Séminaire,  et  il  ne  tarda  pas  à 
dissiper  mes  ennuis.  Il  m'encouragea  si  bien,  que  je 
n'eus,  dans  la  suite,  aucune  tentation  de  ce  genre.   » 

Un  ecclésiastique  avait  été  envoyé  au  grand  Sémi- 
naire, afin  de  s'y  retremper  dans  l'esprit  de  son  état. 
L'abbé  Chanel,  qui  ne  soupçonnait  pas  le  motif  de 
sa  présence  à  Brou,  le  vit  quelquefois  pendant  les 
récréations  dans  le  but  de  s'instruire  et  de  former  son 
expérience.  Comme  toujours,  il  mit  dans  ses  rapports 
tant  de  bonté,  de  simplicité  et  de  candeur,  qu'il  ne 


(i)  M.  l'abbé  Martin,  J.-B.,  de  Bagé-le-Châtel,  a  rempli  succes- 
sivement des  charges  très  importantes.  Il  est  auteur  de  plusieurs 
ouvrages. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  yÔ 

tarda  pas  à  toucher  le  cœur  du  prêtre.  Celui-ci  solli- 
cita auprès  des  Directeurs  la  permission  de  s'entrete- 
nir souvent  avec  un  séminariste  qui  parlait  si  bien 
du  bonheur  d'aimer  Dieu,  et  il  retrouva  dans  ces  con- 
versations l'esprit  de  ferveur  et  de  piété. 

Vers  le  milieu  de  février  de  l'année  1826,  le  servi- 
teur de  Dieu  reçut  une  nouvelle  qui  le  fit  trembler  et 
qui,  en  même  temps,  le  comblait  de  joie.  Il  était 
appelé  par  ses  supérieurs  à  se  consacrer  au  Seigneur 
d'une  manière  irrévocable  par  l'ordination  du  sous- 
diaconat.  Il  alla  se  jeter  au  pied  du  Saint-Sacrement, 
pria  longtemps,  et  demanda  avec  une  grande  simpli- 
cité au  directeur  de  sa  conscience  ce  qu'il  avait  à  faire. 
Quand  il  eut  connu  par  la  réponse  de  son  confesseur 
que  Dieu  voulait  qu'il  fût  prêtre  et  qu'il  acceptât,  dès 
ce  moment,  l'ordre  de  sous-diacre,  il  ne  songea  plus 
qu'à  s'y  préparer  avec  toute  la  ferveur  dont  il  était 
capable. 

Le  samedi  avant  le  dimanche  de  la  Passion,  1 1  mars 
1826,  les  ordinands  étaient  réunis  dans  l'église  de 
Brou,  et  Mgr  Dévie,  revêtu  des  ornements  pontificaux, 
commençait  la  messe  de  l'ordination.  Quand  le  mo- 
ment fut  venu,  l'abbé  Chanel  répondit  à  l'appel  de  son 
nom  avec  un  accent  qui  trahissait  les  émotions  de 
son  âme.  Oh  !  avec  quel  bonheur  il  s'avançait  vers  le 
Pontife,  se  prosternait  à  terre  pendant  la  récitation 
des  litanies,  et  recevait  ensuite  l'ordre  sacré  du  sous- 
diaconat.  La  joie  qui  inondait  son  cœur  se  peignait 
sur  tous  ses  traits.  Qu'il  était  heureux  de  pouvoir 


-76  VIE    DU    BIENHEUREUX 


réciter  l'office  divin  et  d'être  consacré  au  service  des 
autels  pour  toute  sa  vie  !  Ses  maîtres  et  ses  condisci- 
ciples  comprirent  qu'enfin  ses  vœux  étaient  satis- 
faits. 

Le  mois  de  mai  de  la  même  année  lui  apporta  une 
nouvelle  grâce.  Il  reçut,  en  effet,  le  diaconat  dans 
l'église  de  Brou,  des  mains  de  Mgr  Dévie,  le  samedi 
des    quatre-temps  de  la    Pentecôte,  20  mai   1826. 

§  3.  —   Troisième  année. 

En  revenant  à  Brou  au  mois  d'octobre,  le  serviteur 
de  Dieu  se  fit  cette  réflexion  :  «  Voici  ma  dernière 
année  de  Séminaire,  celle  où  probablement  je  serai 
prêtre  ;  il  faut  donc  que  je  fasse  de  généreux  efforts 
pour  croître  en  piété  et  en  régularité,  et  pour  donner 
à  tous  le  bon  exemple.  »  Si  Ton  en  juge  par  sa  conduite, 
on  doit  dire,  avec  ses  condisciples,  qu'il  accomplit 
parfaitement  sa  résolution. 

Pour  ne  pas  nous  répéter,  nous  nous  contenterons 
de  citer  le  passage  suivant  d'une  lettre  de  M.  Guérin: 

«  A  la  rentrée  de  ma  seconde  année,  j'eus  le  bon- 
heur d'être  son  conchambrier.  Il  était  alors  grand 
sacristain,  et  l'on  me  fit  l'honneur  de  lui  être  adjoint 
pour  second,  pendant  toute  cette  année, que  je  regarde 
comme  une  de  mes  plus  précieuses.  Sa  compagnie 
m'a  été  d'un  bien  grand  avantage  sur  tous  les  rapports. 
C'est  là  que  j'ai  pu  mieux  qu'à  point  d'autres  endroits 
et,  je  puis  dire,  mieux  que   personne,  apprécier  son 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  77 

excellent  caractère,  et  surtout  sa  grande  pie'té,  au 
point  que  je  m'étonnais  de  voir  en  lui  tant  de  calme, 
tant  de  ferveur,  et  j'ajoute  aussi,  avec  tout  cela,  une 
douce  gaîté  qui  me  le  faisait  regarder  comme  un  être 
privilégie'.  Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  croire,  et  j'en 
ai  toujours  la  conviction,  que  tant  de  bonnes  qualités 
ne  pouvaient  exister  que  dans  un  séminariste  qui  avait 
su  conserver  l'innocence  de  son  baptême.  J'étais,  je 
dois  le  dire,  jaloux  de  son  bonheur,  mais  non  pas  à 
son  détriment. 

«  Mais  ce  qui  m'a  donné  une  haute  idée  de  lui  et 
de  sa  grande  foi  à  la  Sainte  Eucharistie,  c'est  ce  qui 
lui  arriva  un  jour  de  dimanche  ou  de  fête  solennelle. 
Voici  le  fait  : 

«  Vous  savez  qu'au  grand  Séminaire  la  sainte  com- 
munion, le  dimanche,  étant  plus  nombreuse,  le  pre- 
mier sacristain,  lorsqu'il  est  diacre,  et  il  l'était,  va  le 
premier  à  la  sainte  communion,  revêtu  de  l'étole, 
et,  après  avoir  communié,  il  prend  la  patène  et  suit 
le  célébrant,  en  la  tenant  sous  le  menton  de  celui  qui 
communie.  Il  aperçut,  pendant  la  communion,  une 
parcelle  tombée  sur  la  patène  ;  mais,  je  ne  sais  comment, 
cette  parcelle  disparut.  Il  marqua  avec  sa  clef  l'en- 
droit, à  peu  près,  où  il  croyait  qu'elle  était  tombée. 

«  Il  se  trouva  dans  la  plus  grande  inquiétude.  Il 
resta  longtemps,  après  la  Messe  et  l'action  de  grâces, 
à  chercher  sur  le  tapis  cette  parcelle.  Quand  il  rentra 
dans  sa  chambre,  je  le  vis  avec  un  air  peu  ordinaire  ; 
car  habituellement,  lorsqu'il  rentrait  après  son  action 


78  VIE    DU    BIENHEUREUX 

de  grâces,  c'était  toujours  le  sourire  sur  les  lèvres  et 
la  paix  dans  le  cœur. 

«  Je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  demander  ce  qu'il 
avait  et  pourquoi  il  était  demeuré  si  longtemps.  11  me 
raconta  ce  qui  lui  était  arrivé  d'un  air  vraiment  inquiet 
et,après  quelques  instants,  il  retourna  chercher  encore. 

«  Enfin,  après  un  quart  d'heure ,  il  revint  avec  sa 
gaîté  ordinaire,  en  me  disant  :  «  Je  l'ai  bien  troui^ée.  » 
Sa  foi  et  sa  piété  avaient  été  récompensées. 

«  Je  vous  assure  que  je  n'ai  jamais  oublié  ce  trait, 
quia  produit  sur  moi  la  plus  vive  impression  et  n'a 
fait  qu'augmenter  les  sentiments  de  vénération  que 
j'avais  pour  lui  (i).  » 

A  la  fête  de  saint  Jean-Baptiste,  patron  du  dio- 
cèse, l'appel  eut  lieu  pour  la  prochaine  ordination, 
fixée  au  G^^dimanche  après  la  Pentecôte.  L'abbé  Chanel 
fut  admis  à  recevoir  le  sacerdoce.  Son  cœur  tressaillit 
de  joie  à  l'annonce  de  cette  grâce  qui  allait  mettre  le 
comble  à  tous  ses  désirs.  Comme  il  employa  le  temps 
qui  lui  restait,  afin  de  rendre  sa  préparation  aussi  par- 
faite que  possible  ! 

Animé  du  feu  de  la  charité  et  poussé  par  un  saint 
zèle,  il  réunit  ses  confrères,  leur  exposa  ses  pensées, 
et  après  avoir  obtenu  leur  pleine  adhésion,  rédigea 
l'engagement  suivant  et  le  fit  signer  le  jour  de  l'ordi- 
nation : 


(i)  Extrait  d'une  lettre  adressée  au  T,   R.  P.    Colin,  le    29 
mars  1843,  par  M.  Guérin,  curé  d'IUiat. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  79 

«  L'an  de  Jésus-Christ  1827,  le  i5  juillet,  à  l'ordi- 
nation faite  par  Mgr  Alexandre-Raymond  Dévie,  dans 
son  grand  Séminaire  de  Saint-Martin,  à  Brou,  ont  été 
faits  prêtres  MM...  (Suivent  iS  noms.) 

«  Désirant  conserver  la  grâce  de  notre  ordination,  et 
notre  union  fraternelle,  devenue  plus  étroite  en  ce 
jour,  le  plus  mémorable  et  le  plus  heureux  de  notre 
vie,  nous  avons  arrêté  ce  qui  suit  : 

«  1°  Dès  ce  moment  et  pour  toute  la  vie,  nous 
mettons  en  commun  tous  nos  biens  spirituels, 
toutes  les  bonnes  œuvres  que  nous  ferons  dans 
quelque  situation  qu'il  plaise  à  la  Providence  de  nous 
placer. 

«  2°  Nous  permettons  et  promettons  de  nous  aver- 
tir les  uns  les  autres  de  tout  ce  qu'il  pourrait  y  avoir 
de  moins  édifiant  dans  notre  conduite  ;  de  nous  exciter 
mutuellement,  si  notre  piété  venait  à  se  ralentir,  afin 
d'être  constamment  l'exemple  des  fidèles  dans  toutes 
nos  actions,  et  d'honorer  par  une  vie  irréprochable  le 
saint  ministère  qui  nous  a  été  confié. 

«  3°  Tous  les  ans,  nous  célébrerons  l'anniversaire 
de  notre  ordination.  En  ce  jour,  qui  en  rappellera  un 
si  solennel,  chacun  de  nous  offrira  le  divin  sacrifice 
pour  ses  co-associés,  et  priera  Dieu  de  renouveler  en 
eux  la  grâce  qui  leur  a  été  conférée  par  l'imposition 
des  mains  pontificales.  Ce  jour-là,  on  fera  en  sorte 
d'être  fervent,  plus  appliquée  ses  devoirs,  et  on  pren- 
dra la  résolution  de  travailler  à  sa  sanctification  avec 
plus  de  zèle  et  de  constance. 


8o  VIE    DU    BIENHLUREUX 


«  4°  Comme  notre  petite  association  regarde  non 
seulement  le  temps  pre'sent,  mais  encore  l'e'ternité, 
quand  l'un  de  nous  mourra,  tous  les  autres  offriront 
pour  lui  le  saint  sacrifice,  et  prieront  pour  le  repos  de 
son  âme. 

«  5°  Nous  prenons  tous  la  ferme  re'solution  de  tra- 
vailler à  devenir  de  saints  prêtres,  d'être  de'voués  au 
culte  de  la  très  sainte  Vierge,  de  faire  assidûment 
l'oraison,  d'étudier  tous  les  jours  quelques  pages  de 
l'Écriture  sainte  et  de  la  the'ologie,  de  ne  jamais  passer 
deux  semaines  sans  nous  confesser  et  de  faire  tous  les 
ans  une  retraite  de  huit  jours  (i).  » 

De  telles  dispositions  devaient  être  bénies  de  Notre 
Seigneur,  comme  la  suite  de  cette  histoire  le  mon- 
trera. Nous  n'essaierons  pas  de  dire  ce  que  fut  cette 
ordination  et  l'impression  profonde  qu'elle  produisit 
non  seulement  sur  les  nouveaux  prêtres,  mais  encore 
sur  tous  les  assistants. 

Si  l'abbé  Chanel  n'eût  consulté  que  l'attrait  de  sa 
piété,  volontiers  il  eût  dit  sa  première  Messe  dans  une 
chapelle  solitaire;  mais  M.  Trompier  voulait  qu'elle 
eût  lieu  dans  l'église  de  Cras,  et  n'avait-il  pas  droit 
aux  prémices  du  sacerdoce  de  cet  élève,  qu'il  avait 
cultivé  avec  tant  de  soin  et  qu'il  avait  nommé  la  fleur 
de  son  petit  troupeau  ? 

Le  mardi  17  juillet,  le  serviteur  de  Dieu  célébra 
donc  sa  première  Messe,  dans  l'église  de  Cras,  sur 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  loi. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  8l 

cet  autel  au  pied  duquel  il  avait  fait  sa  première  com- 
munion. Les  fidèles  en  grand  nombre  accoururent 
pour  assister  à  la  belle  solennité,  et  participer  aux 
grâces  qui  allaient  descendre  du  ciel  à  la  prière  de  ce 
jeune  prêtre,  dont  ils  avaient  prédit  que  très  certaine- 
ment il  serait  un  jour  élevé  au  sacerdoce. 

«  J'eus  le  bonheur,  dit  M.  Bolliat  (i),  d'assister  à 
cette  fête  religieuse  et  de  m'édifier,  en  suivant  des 
yeux  chacun  des  pieux  mouvements  de  l'abbé  Cha- 
nel. Je  croyais  voir  à  l'autel  saint  Vincent  de  Paul 
ou  saint  François  Xavier.  Toute  sa  famille  eut  le 
bonheur  de  recevoir  de  sa  main  l'adorable  Eucha- 
ristie (2).  )) 

Ecoutons  un  autre  témoin,  M.  Guérin  :  «  En  qua- 
lité de  conchambrier,  il  me  pria  de  venir  officier  à  la 
première  Messe  qu'il  dit  dans-  sa  paroisse,  assisté  de 
son  vénérable  curé.  J'eus  le  bonheur  de  faire  diacre 
pour  la  première  fois  et  fus  témoin  encore  de  sa  ferveur, 
de  sa  piété  et  de  son  amour  pour  Dieu.  Ce  n'était  pas 
un  homme  à  l'autel,  mais  un  ange  (3).   » 

Qui  nous  dira  ce  qui  se  passait  alors  dans  le  cœur 
de  M.  Trompier  ?  Il  était  là,  tout  près  de  son  cher 
élève,  le  dirigeant  dans  le  cours  du  saint  sacrifice.  Il 
voyait  enfin  ses  vœux  accomplis  et  ses  espérances  réa- 
lisées. Quant  au  jeune  prêtre,  il  n'avait  garde  d'oublier 


(i)  M.  Bolliat,  dont  nous  avons  déjà  rapporté  le  témoignage, 
p.  67,  était  depuis  une  année  vicaire  à  Gras. 

(2)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  io3. 

(3)  Lettre  citée  du  29  mars  1845. 

b 


82  VIE    DU    BIENHEUREUX 

celui  dont  la  tendre  charité  l'avait  mis  dans  la  voie 
du  sanctuaire,  et,  en  offrant  à  Dieu  la  victime  sainte, 
il  le  suppliait  d'acquitter,  envers  son  bienfaiteur,  la 
dette  de  sa  reconnaissance. 

Sonpèrect  samère,  au  comble  du  bonheur  de  le  voir 
prêtre,  lui  demandèrent  de  chanter  une  Messe  solen- 
nelle dans  l'ancienne  église  paroissiale  de  Guet  (i).  Il 
consentit  volontiers  au  désir  qui  lui  était  manifesté  et 
se  concerta  avec  M.  le  curé  de  Montrevel  pour  donner 
à  la  fête  la  solennité  convenable.  N'avait-il  pas  à  prier 
pour  les  défunts  de  sa  famille  dont  les  corps  repo- 
saient dans  le  cimetière,  et  ne  tenait-il  pas  à  se  mettre 
sous  la  protection  du  patron  de  l'église,  saint  Oyand, 
abbé,  dont  il  est  dit,  au  Martyrologe  romain  (i"  jan- 
vier) que  sa  jùe  brilla  par  l'éclat  de  ses  vertus  et  de  ses 
7niracles?  Un  certain  nombre  d'ecclésiatiques  répon- 
dit à  l'invitation  de  la  famille,  en  assistant  à  la  Messe 
solennelle  et  au  repas  qui  la  suivit. 

L'abbé  Chanel  avait  été  nommé  vicaire  à  Ambé- 
rieux  le  jour  même  de  son  ordination.  Mais,  comme 
sa  santé  était  fortement  ébranlée,  il  obtint  de  son  curé 
l'autorisation  de  demeurer,  près  d'un  mois,  dans  sa 


(i)  L'église  n'avait  pas  encore  de  curé.  Elle  est  située  sur  une 
colline  riante  et  gracieuse,  et  de  tous  les  côtés  le  regard  em- 
brasse un  vaste  horizon.  Elle  n'offre  rien  de  remarquable  à  la 
curiosité  des  visiteurs;  mais  en  attendant  que  la  générosité  des 
fidèles  ait  permis  d'en  élever  une  autre,  et  plus  grande  et  plus 
belle,  elle  nous  rappelle  que  le  saint  Martyr  s'est  agenouillé  et 
a  prié  souvent  dans  son  sanctuaire,  et  que,  sur  son  autel,  il  a 
offert  plusieurs  fois  la  victime  du  salut. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  83 

famille.  La  plus  grande  partie  de  son  temps,  il  la  passa 
auprès  de  M.  Trompier,  afin  de  témoignera  son  bien- 
faiteur sa  reconnaissance  et  de  recevoir  de  lui  les 
lumières  et  les  conseils  dont  il  avait  besoin,  avant 
d'entrer  dans  le  ministère. 


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CHAPITRE  VIII 

LE  BIENHEUREUX  CHANEL  VICAIRE  A  AMBÉRIEUX 
(i5  juillet   1827  —  I"-  septembre  1828.) 

E  serviteur  de  Dieu  se  rendit  à  Ambérieux, 
le  1 3  août  1827,  pour  occuper  le  poste  qui 
lui  avait  été  confié.  Il  eut  le  bonheur  d'être 
initié  aux  fonctions  du  saint  ministère  sous  les  yeux 
d'un  pasteur  qui  joignait  à  de  rares  vertus,  le  trésor 
précieux  d'une  longue  expérience (i).  Aussi  il  se  fit  une 
loi  d'agir  toujours  de  concert  avec  son  curé  et  de  régler 
sa  conduite  sur  ses  exemples  et  ses  conseils. 

Trop  jeune  encore  pour  être  admis  au  sacerdoce, 
l'abbé  Bret  venait  d'être  nommé  directeur  de  la  maî- 
trise d'Ambérieux,  que  M.  CoUiex  avait  fondée  dans 


(i)  M.  l'abbé  François  Colliex,  de  Billiat,  était  vicaire  à  Lan- 
crans,  lorsque  éclata  la  tourmente  révolutionnaire.  Obligé  de 
fuir  en  Suisse,  il  ne  tarda  pas  à  rentrer.  Grâce  à  un  déguise- 
ment, il  parcourait  le  pays  de  Gex  pour  confesser  les  fidèles, 
bénir  les  mariages,  administrer  les  derniers  sacrements  aux 
malades.  Souvent  il  était  obligé  de  se  cacher  dans  les  cavernes 
ou  dans  les  bois.  Deux  fois  il  fut  arrêté  et  il  dut  subir  une  dure 
prison.  Pour  récompenser  son  zèle,  l'administration  diocésaine 
le  nomma,  après  le  Concordat,  à  la  cure  de  Ghàtillon  en  Mi- 
chaille,  puis,  en  1816,  à  celle  d'Ambérieux. 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  85 

le  but  de  préparer  des  vocations  ecclésiastiques.  Cette 
circonstance  permit  aux  deux  amis  de  resserrer  les 
liens  de  la  charité  fraternelle  et  de  se  fortifier  dans  leur 
vocation  à  la  vie  religieuse  et  apostolique. 

«  Fidèle  à  cet  esprit  de  régularité  qu'il  avait  puisé 
dans  les  séminaires,  l'abbé  Chanel  se  levait  et  se  cou- 
chait à  des  heures  fixes.  Son  oraison,  son  bréviaire,  sa 
lecture  spirituelle  et  ses  autres  exercices  de  piété 
avaient  aussi  leurs  moments  déterminés  (i).  » 

«  Sur  sa  personne,  comme  dans  son  habitation,  pas 
le  moindre  luxe.  Dans  sa  chambre  vous  eussiez  vu 
près  du  lit  un  prie-Dieu,  un  crucifix  et  quelques  pieu- 
ses images;  et,  dans  son  cabinet  d'étude,  une  table  en 
bois  de  sapin  et  une  modeste  bibliothèque  (2).  » 

((  Il  aimait  à  se  rendre  à  lui-même  tous  les  petits 
services  qu'il  aurait  pu  recevoir  d'une  main  étrangère. 
,Nul  autre  que  lui  n'avait  soin  d'entretenir  la  propreté 
de  son  logement,  de  ses  habits  et  de  sa  chaussure. 
Quelquefois  même,  au  besoin,  il  prenait  l'aiguille 
pour  raccommoder  ses  vêtements.  Un  de  ses  amis, 
l'ayant  surpris  à  l'œuvre,  lui  lança  quelques  mots  de 
plaisanterie.  «  Il  est  bon,  répondit-il  en  souriant,  de 
«  savoir  faire  un  peu  de  tout;  si  jamais  je  suis  mis- 
«  sionnaire  chez  les  sauvages,  il  faudra  bien  me  pas- 
«  ser  des  tailleurs  (3).  » 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  11 5. 

(2)  Id.,  p.  ii5. 

(3)  M,  p.  II 5. 


86  VIE   DU    BIENHEUREUX 

Quand  il  parut  en  chaire  pour  la  première  fois,  il 
gagna  aussitôt  l'estime  de  ses  auditeurs  par  l'onction 
touchante  et  la  noble  simplicité  de  sa  parole.  On  sen- 
tait que  sa  prédication  avait  été  préparée  et  méditée 
devant  Dieu  :  aussi  on  aima  de  plus  en  plus  à  l'en- 
tendre (i). 

Dès  les  premiers  jours  de  son  vicariat,  il  vit  son 
confessionnal  entouré  de  pénitents.  Ceux  qui  s'adres- 
sèrent à  lui  se  félicitèrent  de  l'avoir  choisi  pour  leur 
directeur  spirituel.  Les  enfants  surtout  et  les  jeunes 
gens  se  plaisaient  à  redire  sa  bonté  et  sa  douceur. 

a  Du  moment  qu'il  savait  une  personne  gravement 
malade,  il  ne  la  perdait  pas  de  vue.  Il  la  visitait  fré- 
quemment, et  n'attendait  pas,  pour  la  préparer  à  com- 
paraître devant  Dieu,  qu'elle  fût  sur  les  bords  de 
l'éternité.  Quand  les  approches  de  la  mort  étaient  su- 
bites et  imprévues,  vous  l'eussiez  vu  aussitôt  courir 
en  toute  hâte,  pour  ne  pas  priver  une  âme  des  der- 
niers secours  de  la  religion  (2).  » 

Un  soir,  il  commençait  à  peine  à  se  remettre  un 
peu  de  la  fatigue  d'une  longue  course,  lorsqu'on  vint 
l'avertir  qu'un  pauvre  voiturier  venait  de  faire  une 
chute  si  grave  qu'il  ne  lui  restait  plus  que  quelques 
instants  à  vivre.  A  cette  nouvelle,  il  oublie  de  prendre 


(i)  Nous  avons  encore  sa  première  instruction,  dans  laquelle 
il  établit  les  principaux  motifs  qui  nous  font  une  obligation  de 
servir  Dieu,  parce  qu'il  n'est  rien  de  plus  glorieux  pour  nouSy 
rien  de  plus  juste,  rien  déplus  doux  et  de  plus  agréable. 

(2)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  ii3. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  87 

sa  chaussure  et  vole  auprès  du  moribond.  L'abbé 
Bret  ne  fut  ni  moins  prompt  ni  moins  zélé.  Les  voilà 
tous  les  deux  dans  un  galetas  où  ils  trouvent  le  mou- 
rant couché  sur  la  paille,  couvert  d'horribles  meur- 
trissures et  baigné  dans  son  sang.  C'est  un  vieux  pé- 
cheur qui  ne  s'est  pas  confessé  depuis  longtemps.  Il 
ne  peut  proférer  aucune  parole,  mais  il  lui  reste  en- 
core quelques  lueurs  de  connaissance.  Le  serviteur  de 
Dieu  l'exhorte  au  repentir  de  ses  fautes  et  à  la  con- 
fiance en  Notre  Seigneur  Jésus-Christ.  Quelques  lar- 
mes s'échappent  de  ses  yeux,  et  il  embrasse  avec 
amour  le  crucifix.  Le  sacrement  des  mourants  est  à 
peine  administré,  que  le  voiturier  rend  le  dernier  sou- 
pir. Les  deux  abbés  se  mettent  à  genoux,  et,  après 
avoir  prié  quelques  instants  pour  le  repos  de  son 
âme,  se  retirent  avec  le  consolant  espoir  de  le  retrou- 
ver un  jour  dans  le  ciel. 

M.  Colliex,  appréciant  les  qualités  de  son  Jeune  vi- 
caire, crut  pouvoir  lui  confier  la  direction  de  la  Con- 
grégatioji  des  filles  de  la  Persévérance.  La  piété  devint 
encore  plus  fervente  parmi  les  congréganistes.  Plu- 
sieurs d'entre  elles  sont  parvenues  à  une  haute  per- 
fection. «  J'ai  eu  le  bonheur,  écrivait  une  personne 
d'Ambérieux ,  d'appartenir  à  la  Congrégation  des 
filles  de  la  Persévérance.  L'abbé  Chanel,  qui  en  avait 
la  direction,  a  singulièrement  contribué  à  la  dévelop- 
per et  à  l'affermir.  Souvent  il  nous  recommandait  la 
prière,  la  fuite  des  occasions  dangereuses,  la  dévo- 
tion à  la  sainte  Vierge,  la  fréquentation  des  sacre- 


88  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ments...  Il  nous  faisait  aimer  la  vertu,  et  nous  la 
montrait  principalement  dans  l'accomplissement  de 
nos  devoirs  d'état,  et  dans  les  actions  les  plus  ordi- 
naires (i).  » 

On  se  rappelle  que,  dès  l'âge  le  plus  tendre,  le  ser- 
viteur de  Dieu  aimait  à  construire  de  petits  autels 
qu'il  ornait  de  son  mieux.  Devenu  prêtre,  il  lui  était 
enfin  donné  de  réaliser  les  pieux  essais  de  son  en- 
fance. C'était  à  l'époque  des  solennités  qu'il  s'étudiait 
à  déplo3^er  toute  la  magnificence  du  culte  divin.  A  la 
fête  du  Saint-Sacrement  de  1828,  il  s'occupa  lui-même, 
avec  la  plus  grande  activité  et  le  soin  le  plus  intelligent, 
de  faire  disposer,  dans  les  divers  quartiers  de  la  pa- 
roisse, ces  reposoirs  où  Jésus-Christ  sous  les  voiles 
eucharistiques  bénit,  comme  du  haut  d'un  trône,  les 
fidèles  recueillis  et  prosternés.  Il  était  dignement  se- 
condé par  M.  l'abbé  Bret,  qui  préparait  les  enfants  de 
chœur  au  chant  des  hymnes  et  aux  différentes  céré- 
monies. 

La  dévotion  du  jnois  de  Marie ^  aujourd'hui  si  po- 
pulaire, ne  se  pratiquait  point  encore  dans  la  paroisse 
d'Ambérieux.  «  Elle  était  trop  précieuse  aux  3''eux  du 
serviteur  de  Dieu  et  trop  chère  à  son  cœur  pour  qu'il 


(i)  Vie  du  P.  Chanel, 'ç.  no.  La  Congrégation  avait  pour 
présidente  M"«  Joséphine  Bonnet,  qui  communiait  tous  les 
jours  et  faisait  beaucoup  de  bien.  Quand  le  P.  Chanel  eut  quitté 
Ambérieux,  il  lui  écrivit  de  temps  en  temps  des  lettres  pieuses, 
qui  étaient  communiquées  aux  associées  et  entretenaient  leur 
ferveur. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  89 

n'essayât  pas  de  l'y  introduire.  Ne  pouvant  atteindre 
directement  son  but,  il  usa  d'adresse  et  parvint  à  faire 
entrer  dans  son  dessein  le  vénérable  M.  Colliex,  que 
toute  innovation  semblait  contrarier.  «  Je  consens  à  ce 
«  que  vous  me  demandez,  lui  dit  le  bon  vieillard  ;  fai- 
«  tes  tout  pour  le  mieux,  je  m'en  repose  entièrement 
«  sur  vous.  »  Fort  de  cette  permission,  le  zélé  vicaire 
s'empressa  de  décorer  la  chapelle  de  la  sainte  Vierge 
avec  toute  la  splendeur  qui  lui  fut  possible.  Les  pa- 
roissiens se  rendirent  en  foule  à  l'ouverture  des  pieux 
exercices.  Le  saint  curé  vint  lui-même  pour  les  prési- 
der. A  la  vue  de  ce  trône  élevé  à  la  Reine  du  ciel,  en- 
touré de  mille  fleurs  et  d'un  éblouissant  luminaire, 
il  fut  surpris  bien  au  delà  de  son  attente.  De  retour  au 
presbytère,  il  ne  put  s'empêcher,  dans  une  première 
impression,  d'en  témoigner  une  sorte  de  méconten- 
tement. «  En  vérité,  s'écria-t-il,  c'est  porter  les  cho- 
«  ses  trop  loin...  A  quoi  bon  tant  d'étalage  ?  Que  fe- 
«  rons-nous  donc  le  jour  de  Pâques  ?...)>  Hâtons-nous 
d'ajouter  que  cette  première  impression  ne  fut  qu'un 
éclair  auquel  succédèrent  bientôt  les  plus  douces  con- 
solations. Le  mois  de  Marie,  en  effet,  produisit  tout 
le  bien  qu'on  aurait  pu  attendre  d'un  jubilé  ou  d'une 
mission  (i).  » 

Le  vicaire  d'Ambérieux  aimait  tellement  la  sainte 
Vierge  qu'il  avait  toujours  son  chapelet  à  la  main, 
lorsqu'il  faisait  sa  promenade  ou  allait  voir  les  malades. 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  112. 


go  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Il  était  si  zélé  pour  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des 
âmes,  qu'il  ne  se  donnait  aucun  repos.  Aussi  sa  santé, 
affaiblie  par  les  études,  ne  pouvait  se  rétablir  au  mi- 
lieu de  tant  de  travaux.  Elle  allait  même  en  dépéris- 
sant de  jour  en  jour.  Partout  on  disait  avec  l'accent 
d'une  profonde  douleur  :  «  Que  c'est  dommage  1 
notre  cher  abbé  ne  vivra  pas  longtemps.  »  Exténué  de 
fatigue  et  la  voix  presque  éteinte,  il  continuait  de  prê- 
cher à  son  tour  ;  il  faisait  le  catéchisme  aux  enfants  et 
ne  refusait  personne  au  tribunal  de  la  réconciliation. 

Loin  de  chercher  quelque  repos,  il  désirait  au  con- 
traire agrandir  le  cercle  de  ses  travaux.  «  Soupirant 
toujours  après  les  missions  d'outre-mer,  il  s'en  ouvrit 
à  Mgr  Dévie.  Mais  le  vénérable  prélat  pensa  que 
l'heure  de  la  Providence  n'était  pas  encore  venue.  Le 
jeune  prêtre,  au  cœur  d'apôtre,  attendait  cette  heure 
impatiemment.  Il  enviait  le  bonheur  d'un  vicaire 
d'Ambérieux  qui,  à  force  de  prières  et  de  sollicita- 
tions, avait  enfin  obtenu  la  permission  de  s'embar- 
quer pour  les  Indes  orientales  (i).  »  Toutes  les  fois 
que  M.  Bonnand  (2)  envoyait  le  récit  de  ses  travaux 
apostoliques,  le  serviteur  de  Dieu  sentait  croître  en 
lui  le  désir  de  se  consacrer  aux  missions. 

«  Ah  !  disait-il  à  la  personne  qui  lui  communiquait 
les  lettres  du  missionnaire,  si  je  ne  puis  rejoindre 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  118. 

(2)  M.  Bonnand,  ancien  vicaire  d'Ambérieux,  avait  quitte'  la 
France,  au  mois  de  février  1824,  pour  se  rendre  dans  la  mis- 
sion de  Pondichéry. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  QI 

M.  Loras  à  Dubuque,  que  je  serais  heureux  d'être 
auprès  de  notre  cher  M.  Bonnand  !  Demandez-lui 
donc,  quand  vous  lui  écrirez,  s'il  n'a  pas  trouvé  mon 
nom  écrit  sur  le  sable  du  rivage  ou  sur  l'écorce  de 
quelques  arbres...  Dites-lui  bien  que  je  me  mettrai  en 
route,  aussitôt  que  Dieu  me  fera  signe  (i).  » 

Au  lieu  de  faire  voile  vers  ces  contrées  lointaines, 
l'abbé  Chanel  reçut,  le  i^""  septembre  1828,  une  lettre 
de  l'administration  diocésaine  qui  le  nommait  curé  de 
Crozet,  à  l'extrémité  du  département  de  l'Ain,  dans 
le  voisinage  de  Genève.  Les  supérieurs  ecclésiasti- 
ques étaient  convaincus  que  cette  paroisse,  dont  la 
population  ne  dépasse  guère  sept  cents  âmes,  ne  ré- 
pondait pas  à  son  mérite  ;  ils  l'y  avaient  nommé  dans 
l'intérêt  de  sa  santé. 

Cette  nomination  fut  comme  un  coup  de  foudre 
pour  son  vénérable  curé,  qui  la  tint  cachée  quelques 
jours,  dans  l'espérance  qu'il  la  ferait  révoquer.  Le 
bon  vieillard  dut,  malgré  ses  démarches  et  ses  vives 
instances,  se  résoudre  à  une  pénible  séparation.  «  Que 
de  larmes,  dit  un  témoin  oculaire,  coulèrent  alors  au 
presbytère  et  dans  toutes  les  familles  d'Ambérieux...  » 
Mais  la  voix  de  Dieu  venait  de  se  faire  entendre. 
L'abbé  Chanel  accepta  de  grand  coeur  le  nouveau 
poste  qu'on  lui  offrait.  Son  séjour  à  Ambérieux  n'avait 
été  que  de  treize  mois.  Dans  ce  court  espace  de  temps, 
il  avait  su  se  concilier  l'estime  et  l'affection  des  pâ- 
li) Vie  du  P.  Chanel^  ]^.  118. 


92  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

roissiens  :  aussi,  sa  mémoire  a  toujours  été  en  véné- 
ration,comme  nous  l'apprend  une  lettre  de  M.  l'abbé 
Marchand,  en  date  du  28  novembre  1842. 

Une  dame  pieuse,  qui  a  eu  le  bonheur  d'avoir  le 
P.  Chanel  pour  directeur,  pendant  qu'il  était  vicaire 
à  Ambérieux,  nous  disait  que  dès  lors  il  jouissait  de 
la  réputation  d'un  saint.  «-  Son  souvenir,  ajouta-t-elle, 
est  resté  si  vivace,  que  ceux  qui  l'ont  connu,  ne  l'ont 
jamais  oublié,  et  ceux  qui  n'ont  pas  eu  ce  bonheur, 
semblent  l'avoir  vu,  tant  ils  en  ont  entendu  parler.  » 


aaaaaaaa^aa^aaaAjiaAaaaaaââaj!iaaAaaaa;ia/v1a 


CHAPITRE  IX 

LE    BIENHEUREUX    CHANEL    CURÉ    DE    CROZET 

(i»'-  septembre  1828  —  !•■■  septembre  i83i) 

$  i.  Le  pasteur  des  âjnes. 

^^^MIe  serviteur  de  Dieu  se  rendit  avec  joie  au 
£^^P^  poste  que  son  eveque  venait  de  lui  assi- 
y^Q    gner.  M.  Egraz,  curé  de  Sergy,  l'accom- 


pagna jusqu'au  village  de  Villeneuve  et  le  présenta  à 
M.  Martin,  maire  de  la  commune.  «  Voici,  dit-il  en 
riant,  un  ciu^é  de  Cro^et  :  lequel  de  nous  deux  voule'{- 
pous  ?  »  —  «  Celui-ci,  répondit  bien  vite  une  sainte 
personne  de  la  famille,  en  désignant  l'abbé  Chanel  : 
c'est  l'ange  que  Dieu  nous  envoie.  » 

La  famille  qui  accueillait  si  pieusement  le  nouveau 
curé,  n'était  pas  une  famille  ordinaire.  Pendant  les 
mauvais  jours,  elle  était  toujours  restée  fidèle  à  sa  foi. 
M.  François  Martin,  alors  que  tout  le  monde  trem- 
blait, cachait  dans  sa  maison  quelques  prêtres  intré- 
pides qui  continuaient  d'exercer  le  ministère  dans  le 
pays  de  Gex.  M.  Colliex  avait  reçu  chez  lui  l'hospita- 
lité. Il  fallait  d'autant  plus  décourage,  que  le  curé  de 
Crozet  avait  prêté  le  serment  constitutionnel  et  avait 


94  VIE    DU    BIENHEUREUX 

persévéré  dans  son  schisme.  M.  Martin,  armé  de  son 
fusil  de  chasse,  conduisait,  pendant  les  ténèbres  de  la 
nuit  et  par  des  chemins  détournés,  les  prêtres  fidèles 
auprès  des  personnes  qui  réclamaient  leur  ministère. 
Il  les  accompagnait,  le  plus  souvent,  à  l'hospice  de 
Tougin,  près  de  Gex,  où  ils  allaient  célébrer  la  messe 
devant  quelques  catholiques  dévoués,  en  présence  des 
sœurs  de  la  Charité,  qui,  en  prenant  un  habit  séculier, 
avaient  pu  demeurer  auprès  de  leurs  chers  malades. 
La  supérieure  de  cet  établissement  était  sœur  de 
M.  Martin.  Le  jeune  curé  et  le  vieux  maire  étaient 
bien  faits  pour  s'entendre  :  aussi  ils  furent  deux  amis 
dévoués. 

Du  village  de  Villeneuve  le  serviteur  de  Dieu  se 
rendit  à  l'église,  située  au  sommet  du  bourg  de  Crozet, 
au  pied  de  la  montagne  du  Jura,  qui  élève  sa  cime  à 
i,6gomètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  De  l'église 
et  du  presbytère  qui  l'avoisine,  on  jouit  d'une  belle 
vue  et  on  a  devant  soi  un  magnifique  panorama. 

Ce  site  assez  pittoresque  ne  pouvait  déplaire  au  nou- 
veau curé,  qui,  du  reste,  ne  cherchait  que  la  volonté 
de  Dieu  dans  celle  de  ses  supérieurs.  Il  n'en  fut  pas 
de  même  de  son  père,  qui,  accoutumé  aux  plaines  de 
la  Bresse,  ne  trouva  point  à  son  goût  la  situation  de 
Crozet.  Il  alla  trouver  l'un  des  vicaires  généraux  et  lui 
dit  :  «  Pensez-vous  que  j'aie  fait  étudier  mon  fils  pour 
que  vous  le  perdiez  dans  les  montagnes,  au  milieu  des 
ours  ?  Je  veux  le  reprendre.  »  Ce  propos  fit  rire  le 
curé  de  Crozet  ;   mais,  craignant  que   son   père  ne 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  96 

poursuivît  son  projet,  il  se  rendit  à  la  Potière  pour 
consoler  ses  parents  et  s'opposer  à  toute  demande  de 
changement.  Il  disait,  à  ce  sujet,  à  M.  Bernard  :  Si  je 
me  rapprochais  davantage  de  mes  parents,  je  m'éloi- 
gnerais d'auta?it  du  bon  Dieu. 

Une  seule  chose  l'affligeait  dans  son  nouveau  poste, 
c'était  le  déplorable  état  dans  lequel  se  trouvaient  les 
âmes  dont  il  était  devenu  le  pasteur. 

Les  calvinistes,  au  xvi^  siècle,  avaient  imposé  leurs 
erreurs  aux  habitants  de  Crozet,  comme  aux  paroisses 
voisines,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  et  avaient 
renversé  l'antique  église.  Lorsque  les  ducs  de  Savoie 
les  eurent  chassés  en  1662,  le  temple,  qui  avait  été 
élevé  au  bas  du  village,  fut  détruit  et  l'église  rebâtie 
sur  la  place  de  l'ancienne.  C'était  celle  que  l'abbé 
Chanel  avait  sous  les  yeux  et  qui  était  trop  petite  pour 
la  population. 

Quoique  les  habitants  de  Crozet  eussent  rejeté  les 
erreurs  de  Calvin  et  fussent  tous  catholiques,  à  l'ex- 
ception de  cinq  personnes  venues  d'autres  paroisses, 
ils  avaient  conservé  une  trop  grande  indifférence  pour 
les  pratiques  religieuses,  indifférence  favorisée,  au 
siècle  dernier,  par  le  jansénisme  et,  pendant  la  Révo- 
lution, par  un  prêtre  constitutionnel.  Au  rétablisse- 
ment du  culte,  M.  Perroud,  ancien  gardien  des  capu- 
cins de  Gex,  avait,  il  est  vrai,  ramené  beaucoup  d'âmes 
par  son  zèle  et  sa  grande  bonté.  Mais  son  successeur, 
M.  Chuit,  d'un  caractère  ardent  et  susceptible,  n'avait 
pas  su  se  concilier  le  cœur  des  fidèles.  Aussi  était-on 


q6  VIE    DU    BIENHEUREUX 

revenu  aux  vieilles  habitudes  d'indifférence  et  d'oubli 
des  devoirs  religieux.  Quelques  personnes  des  plus 
notables,  qui  avaient  cru  se  reconnaître  dans  deux  ou 
trois  instructions,  ne  purent  lui  pardonner  ses  allu- 
sions et,  à  force  d'instances,  obtinrent  son  change- 
ment. M.  Ghuit  laissait  une  lourde  charge  au  servi- 
teur de  Dieu. 

«  A  son  arrivée,  disait  un  vénérable  vieillard,  en 
1841,  au  P.  Bourdin,  notre  paroisse  était  dans  le  plus 
triste  état.  On  ne  se  confessait  plus.  Les  dimanches 
et  les  fêtes,  l'église  était  presque  vide;  quelques-uns 
travaillaient  comme  les  autres  jours  ;  un  grand  nombre 
passaient  leur  temps  au  cabaret.  Les  enfants,  livrés  à 
eux-mêmes,  n'avaient  en  tête  que  les  amusements,  et 
n'apprenaient  que  le  mal.  Nous  avions  cependant  un 
curé  instruit  et  plein  de  zèle  ;  mais,  peut-être,  n'était- 
il  pas  assez  modéré  dans  ses  paroles.  Bientôt  on  ne 
put  le  supporter.  Aussi  on  sollicita  plusieurs  fois  son 
changement.  Mgr  l'évêque  de  Belley  voulut  bien  con- 
descendre à  ces  instances.  Dieu  est  si  bon  !  au  lieu  de 
nous  punir,  il  nous  traita  en  père  et  nous  donna 
M.  Chanel.  En  peu  de  temps  la  paroisse  changea  de 
face.  » 

Voici  les  moyens  qu'il  employa  : 

En  entrant  à  Crozet,  il  avait  placé  son  ministère 
sous  les  auspices  de  la  sainte  Vierge  et  de  saint  Fran- 
çois de  Sales.  Durant  neuf  jours,  il  se  rendit,  matin 
et  soir,  au  pied  de  l'autel  de  Marie. 

Dès  qu'il  le  put,  il  fit  un  pèlerinage  au  tombeau  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  97 

saint  François.  Il  se  rappelait  que  sa  paroisse  avait 
fait  partie  du  diocèse  de  Genève,  et  que  le  saint  e'vêque 
l'avait  visitée. 

«  Il  serait  difficile  d'exprimer  tout  ce  que  l'on  res- 
sent, écrit-il  àM"^^  B.,  d'Ambérieux,  lorsqu'on  pénètre 
dans  l'admirable  chapelle  du  couvent  de  la  Visitation, 
à  Annecy.  C'est  là  que  repose  la  dépouille  mortelle  du 
grand  saint  que  je  désirais  vénérer.  Un  pieux  saisis- 
sement s'empara  de  moi,  quand  il  me  fut  donné  de 
m'agenouiller  auprès  de  ses  reliques  et  de  les  contem- 
pler à  loisir.  Le  corps  du  saint,  revêtu  des  ornements 
pontificaux,  est  comme  à  l'état  de  sommeil  dans  une 
châsse  magnifique...  J'ai  été  assez  heureux  pour  m'en 
revenir  avec  un  reliquaire  enrichi  d'ossements  de 
saint  François  de  Sales  et  de  sainte  Jeanne-Françoise 
de  Chantai  (i).  » 

Pénétré  du  sentiment  de  sa  faiblesse  et  de  son  im- 
puissance, il  ne  compta  pas  sur  ses  efforts  pour  réussir 
d'ans  ses  desseins,  mais  il  attendit  tout  de  la  prière. 
Aussi,  il  n'entrait  point  en  oraison,  il  ne  montait  point 
à  l'autel,  il  ne  se  prosternait  point  devant  le  Saint- 
Sacrement,  sans  exposer  au  Seigneur  les  besoins  du 
troupeau  remis  à  sa  garde.  Il  passait  de  longues  heures 
aux  pieds  de  celle  que  l'Eglise  appelle  le  Salut  des 
infirmes  et  le  Refuge  des  pécheurs.  Non  content  de 
prier  lui-même,  il  frappait  à  la  porte  des  communau- 
tés religieuses,  et  conjurait  les  anges  de  ces  pieuses 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p,   i36. 


gS  VIE    DU    BIENHEUREUX 

retraites  de  penser  à  son  cher  Grozet  dans  leurs  offices, 
dans  leurs  communions  et  dans  leurs  saintes  auste'rités. 
Il  demandait  encore  des  prières  à  toutes  les  âmes 
dévotes,  qui,  de  près  ou  de  loin,  pouvaient  s'inte'res- 
ser  à  son  œuvre  de  réformation  de  la  paroisse. 

Dès  les  premiers  jours  de  son  arrivée,  il  s'empressa 
de  faire  connaissance  avec  ses  paroissiens.  Il  alla  les 
voir  chez  eux;  il  n'oublia  personne.  Partout  il  fut 
accueilli  avec  joie  et  reconnaissance.  Ces  visites,  il  les 
renouvela  de  temps  en  temps.  Tous  les  jours  il  en  fai- 
sait quelques-unes.  Il  n'allait  pas  seulement  là  où  on 
l'appelait  ;  il  se  présentait  même  là  où  on  ne  le  deman- 
dait pas,  mais  toujours  d'une  façon  très  discrète,  atten- 
dant les  occasions  favorables  ou  les  faisant  naître.  On 
était  gagné  tout  d'abord  par  ce  regard  si  doux,  ce  sou- 
rire si  affectueux,  ce  langage  et  ces  manières  tout  à  la 
fois  simples  et  dignes.  Sous  les  traits  du  pasteur,  on 
entrevoyait  la  figure  d'un  ami  et  d'un  père.  Quand  il 
se  retirait,  sa  visite  n'avait  pas  seulement  charmé  ;  elle 
avait  instruit,  consolé,  affermi  dans  le  bien. 

Lorsque  sur  sa  route  le  curé  de  Crozet  rencontrait 
un  ouvrier  ou  un  paysan,  il  l'abordait  avec  cet  air  de 
bonté  qui  gagne  les  cœurs.  Il  échangeait  avec  lui 
quelques  paroles  pleines  de  bienveillance  et  de  charité, 
et  il  ne  le  quittait  pas  qu'il  n'eût  adroitement  dit  un 
mot  de  Dieu  ou  de  notre  sainte  religion. 

Les  enfants  et  les  petits  bergers  étaient  pour  lui 
l'objet  de  la  plus  délicate  attention.  Bientôt  il  les  con- 
nut tous  par  leurs  noms.  Il  aimait  à  causer  avec  eux. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  99 

«  Une  chose  qui  e'tonnait  les  habitants  de  Crozet, 
nous  dit  Victoire  Guigrand,  c'est  qu'il  savait  si  bien 
attirer  les  enfants  pour  les  instruire,  qu'ils  auraient 
voulu  être  toujours  auprès  de lui(i).))  Presque  chaque 
fois,  il  leur  donnait  une  petite  image  ou  une  médaille 
delà  sainte  Vierge. 

Pour  remédier  efficacement  auxmauxde  sa  paroisse, 
il  crut  qu'il  fallait  d'abord  s'occuper  de  l'instruction 
des  enfants.  Connaissant  un  jeune  homme  d'une  piété 
solide  et  d'une  instruction  suffisante,  il  lui  confia  le 
soin  des  petits  garçons. 

Quant  aux  jeunes  filles,  il  les  mit  sous  la  garde 
d'une  institutrice,  nommée  M"^  Clément,  et,  plus 
tard,  sous  celle  d'une  religieuse  de  la  Proindeiice  de 
Poi^tieux. 

Sa  sœur,  Marie-Françoise,  soupirait,  dès  l'âge  le 
plus  tendre,  après  la  vie  religieuse.  Elle  avait  conjuré 
son  frère  de  l'appeler  auprès  de  lui,  en  attendant  le 
jour  où  Dieu  lui  permettrait  d'atteindre  le  but  de  ses 
désirs  et  de  combler  ses  vœux. 

Dès  qu'elle  fut  à  Crozet,  elle  s'attira  l'estime  uni- 
verselle par  samodestie,  sapiété,  ses  manières  simples 
et  affables.  Elle  apprenait  aux  petites  filles  le  caté- 
chisme, la  couture  et  le  chant  des  cantiques;  elle  les 
préparait  aux  sacrements  de  Pénitence  et  d'Eucha- 
ristie. La  plupart  d'entre  elles  quittaient  l'école  après 

(i)  Lettre  au  P.  Bourdin,  en  date  du  i*""  octobre  1842.  Vic- 
toire Guigrand  habitait  avec  son  père  une  maison  contiguë  au 
presbytère. 


100  VIE    DU    BIENHEUREUX 

la  première  communion.  La  pieuse  sœur  du  curé  ne 
les  perdait  pas  de  vue  et  renouvelait  souvent  les  re- 
commandations qu'elle  leur  avait  faites. 

Entrant  pleinement  dans  les  vues  de  son  frère,  elle 
visitait  et  secourait  les  pauvres  et  les  malades.  On  la 
voyait  souvent,  en  compagnie  de  la  domestique  du 
presbytère,  un  panier  sous  le  bras,  porter  des  comes- 
tibles dans  les  réduits  les  plus  nécessiteux.  Le  soin  de 
l'église  et  de  la  sacristie  était  aussi  l'une  de  ses  fonc- 
tions. De  plus,  elle  était  la  zélatrice  et  comme  Tàme 
des  confréries  du  Saint-Rosaire  et  des  filles  de  la  Per^ 
sévéraïice. 

Après  avoir  jeté  les  fondements  de  l'éducation  chré- 
tienne, le  serviteur  de  Dieu  tourna  ses  regards  vers 
les  désordres  les  plus  scandaleux  de  la  paroisse_,  et, 
pour  les  détruire,  il  s'efforça  de  réaliser,  dans  l'exer- 
cice de  son  zèle,  ces  paroles  de  l'Ecriture  :  La  sagesse 
atteint  d'une  extrémité  à  Vautre  avec  force ^  et  dispose 
tout  avec  douceur.  {Sap..,  viii,  i .)  Il  se  fît  une  loi  ri- 
goureuse de  ne  laisser  échapper  de  sa  bouche  aucun 
blâme,  aucune  plainte  à  l'endroit  de  ses  paroissiens. 
Il  n'en  parlait  jamais  qu'avec  les  sentiments  du  meil- 
leur des  pères,  et  l'on  était  persuadé,  à  Crozet,  qu'il 
aimait  tout  le  monde. 

«  Ce  fut  surtout  par  sa  bonté  et  sa  douceur,  nous 
disait  M.  l'abbé  Bramerel(i),  qu'il  réforma  la  paroisse 

(i)  M.  Bramerel,  actuellement  curé  à  Saint-Jean-de-Gonville, 
est  né  à  Crozet  en  1824,  et  attribue  sa  vocation  au  Bienheureux 
Martyr. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  10 1 

au  point  de  vue  moral  et  religieux...  Sa  vie  pas- 
torale est  une  manifestation  de  la  mansuétude  et 
de  la  charité'  du  Sauveur.  Il  e'tait  si  bon,  qu'il  avait 
la  clef  de  tous  les  cœurs.  Aujourd'hui  encore  son 
nom  est  comme  une  prédication  touchante  dans  le 
pays.  Il  rappelle  d'une  manière  sensible  la  piété, 
le  dévouement  et  surtout  la  douceur.  Veut-on  dé- 
signer un  prêtre  digne  à  tous  égards  de  l'estime  et 
de  l'affection  de  ses  paroissiens,  on  dit,  et  je  l'ai 
souvent  entendu  :  «  C'est  un  Chanel...  »  Quel  bien 
cette  charité  douce  et  active  n'a-t-elle  point  opéré 
dans  la  paroisse  de  Crozet!  elle  l'a  entièrement  renou- 
velée. » 

A  ses  yeux,  le  plus  grand  ennemi  de  la  religion, 
c'était  l'ignorance.  Il  dirigea  donc  contre  elle  tous  ses 
efforts.  Non  seulement,  plusieurs  fois  la  semaine,  il 
faisait  le  catéchisme  aux  enfants  des  écoles  ;  mais 
encore,  chaque  dimanche,  après  l'évangile  de  la  messe, 
il" annonçait  la  parole  de  Dieu.  Il  montait  en  chaire 
après  vêpres,  adressait  habituellement  quelques  mots 
aux  fidèles,  faisait  réciter  le  chapelet,  disait  la  prière 
et  entonnait  un  cantique. 

Afin  de  mieux  instruire  ses  paroissiens,  il  suivait 
un  plan  régulier  dans  l'explication  de  la  doctrine  chré- 
tienne. De  temps  en  temps,  il  interrompait  ces  sortes 
de  conférences  pour  donner  à  sa  parole  plus  de  vigueur 
et  plus  de  solennité.  Le  plus  souvent,  dans  ses  dis- 
cours, il  parlait  de  l'importance  du  salut,  de  la  prière, 
de  la  miséricorde  et  de  la  justice  de  Dieu,  du  res- 


102  VIE  DU    BIENHEUREUX 

pect  humain  (i),  de  la  dévotion  à  la  sainte  Vierge. 

Dans  ses  visites  à  ses  paroissiens,  il  tâchait  d'ins- 
truire ceux  qu'il  ne  voyait  pas  à  l'église.  Nous  savons 
que  par  là  il  opéra  un  grand  bien.  On  ne  pouvait  ré- 
sister longtemps  à  l'action  de  sa  parole  douce  et  péné- 
trante . 

Il  n'eut  garde  d'oublier  les  bergers,  qui,  chaque 
année,  au  mois  de  mai,  conduisent  leurs  troupeaux 
vers  les  sommets  du  Jura  et  y  séjournent  jusqu'aux 
froids  de  l'automne.  De  temps  en  temps  il  gravissait 
la  montagne  pour  les  visiter  et  leur  adresser  quelques 
paroles  d'édification. 

Il  accourait  promptement  vers  celui  qu'il  savait  re- 
tenu sur  un  lit  de  souffrance.  Il  compatissait  d'abord 
à  ses  douleurs,  conversait  familièrement  avec  lui,  s'in- 
sinuait peu  à  peu  dans  son  cœur,  arrivait  enfin  à  sa 
conscience.  «  J'ai  connu,  dit  au  P.  Bourdin  une  per- 
sonne de  Crozet,  un  vieux  pécheur  qui  s'est  parfaite- 
ment converti,  durant  une  longue  maladie  à  laquelle 
il  a  succombé.  M.  Chanel  le  voyait  fréquemment,  et 

(i)  Nous  avons  encore  son  sermon  sur  le  respect  humain. 
Le  théologien  chargé  de  reviser  les  écrits,  cite  avec  éloge  le 
passage  suivant  :  «  Ainsi,  par  un  renversement  affreux  de  toutes 
les  idées  que  nous  avons  communément  du  vrai  et  du  faux, 
du  bien  et  du  mal  ;  contre  tous  les  principes  de  la  religion, 
contre  toutes  les  lumières  de  la  raison,  contre  les  sentiments 
de  la  nature  elle-même,  les  hommes  s'aveuglent  et  s'étour- 
dissent au  point  de  rougir,  par  une  fausse  et  criminelle  honte, 
de  ce  qui  ferait  leur  véritable  gloire  ;  pendant  qu'ils  cherchent 
et  prétendent  trouver  leur  gloire  dans  ce  qui  les  couvre  de 
honte  et  de  confusion.  » 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  lo3 

jamais  les  mains  vides  ;  il  l'instruisait,  l'exhortait  à  la 
patience;  et  quand  il  recueillit  son  dernier  soupir, 
ce  brave  homme,  dit-il,  m'a  bien  édijié ;  f  espère  qu'il 
prie  maintenant  pour  moi  au  ciel  (i).  » 

Les  vieillards  étaient  aussi  l'objet  spécial  de  son 
apostolat.  Le  serviteur  de  Dieu  venait  s'asseoir  à  leurs 
côtés  \  il  compatissait  à  leurs  peines  et  à  leurs  infir- 
mités, et  cherchait  à  les  faire  oublier  dans  une  aima- 
ble causerie.  Quand,  après  quelques  visites,  il  croyait 
avoir  gagné  l'amitié  du  vieillard,  il  lui  parlait  le  lan- 
gage de  la  foi  et  réveillait  dans  son  âme  la  vie  chré- 
tienne. «  Comme  il  était  heureux,  ce  vieillard,  d'avoir 
ainsi  trouvé  un  ami,  qui,  ne  s'ennuyant  point  de  sa 
compagnie,  prêtait  l'oreille  à  ses  plamtes,  ne  se  lassait 
point  de  ses  redites,  le  consolait  et  le  disposait  à  fran- 
chir avec  une  douce  confiance  le  passage  du  temps  à 
l'éternité  (2)!  » 

«  Il  lui  est  même  arrivé,  nous  dit  Victoire  Guigrand, 
d^être  resté  auprès  de  mon  père  l'espace  de  six  heures 
entières  :  il  l'exhortait  à  la  patience,  lui  disait  de 
supporter  sa  maladie  et  ses  douleurs  pour  l'amour  de 
Jésus-Christ,  lui  faisait  la  lecture  et  le  servait  dans  ses 
besoins.  » 

Le  curé  de  Crozet  comprit,  dès  le  commencement, 
toute  l'utilité  qu'il  pourrait  retirer  pour  son  ministère 
du  concours  de  M.  Jean-Marie  Girod,  de  Lespeneux, 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  149. 
(2)  /i,,  p.  i5o. 


104  VIE    DU    BIENHEUREUX 

qui,  en  sa  qualité  de  médecin,  jouissait  d'une  grande 
influence.  Sa  charité  envers  les  malheureux  était 
connue  de  tout  le  monde.  M.  Chuit  l'avait  blessé  pro- 
fondément par  une  parole  qu'il  avait  dite  au  sujet 
de  son  tombeau  :  aussi,  lui  avait-il  suscité  beau- 
coup d'ennuis  et  avait-il  fortement  contribué  à  son 
départ.  Le  vieux  docteur  se  trouva  bientôt  gagné  par 
la  douceur  et  les  bons  procédés  du  nouveau  curé.  Il 
l'entoura  d'une  vive  affection.  Il  aimait  à  lui  envoyer 
de  temps  en  temps  quelque  présent,  et  à  secourir  les 
pauvres  que  M.  Chanel  lui  recommandait.  Il  disait  de 
lui  :  C'est  un  apôtre,  on  ne  peut  rien  lui  refuser. 

En  retour,  le  curé  de  Grozet  priait  Dieu  de  récom- 
penser sa  charité,  en  lui  inspirant  la  pratique  de  la 
religion,  dont  il  vivait  éloigné.  II  savait  même  lui 
adresser,  sur  la  tenue  de  sa  maison,  des  observations 
que  personne  autre  n'aurait  osé  faire.  Il  l'avait  supplié, 
en  particulier,  de  ne  pas  mettre  des  livres  dangereux 
entre  les  mains  de  ses  domestiques.  S'il  n'eut  pas  le 
bonheur  de  le  voir  revenir  aux  pratiques  chrétiennes, 
il  l'avait  rapproché  de  Dieu  et  l'avait  préparé  à  suivre 
sa  loi. 

M.  Girod  apprécia  si  bien  le  mérite  de  l'abbé  Clianel 
que,  s'adressant  à  Mgr  l'évêque  de  Belley,  il  lui  dit  : 
«  Je  vous  remercie  de  nous  avoir  donné  un  si  bon 
curé;  vous  avez  fait  revivre  au  milieu  de  nous  le  zèle 
et  la  douceur  de  saint  François  de  Sales.  » 

Nulle  part  le  serviteur  de  Dieu  ne  se  montra  aussi 
bon,  aussi  charitable  qu'au  tribunal  de  la  pénitence.  Il 

a 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I05 

accueillait  les  pe'cheurs  avec  la  tendresse  d'un  père,  et 
dans  ses  longues  séances  au  confessionnal,  il  conser- 
vait jusqu'à  la  fin  une  patience  et  une  douceur  inalté- 
rables. Jamais  il  ne  remettait  à  un  autre  jour  la 
confession  d'un  homme,  ni  même  celle  d'un  enfant. 
Il  exerçait  ce  ministère  avec  tant  de  zèle,  que  chacun 
de  ses  pénitents  pouvait  se  croire  l'objet  d'une  sollici- 
tude toute  spéciale. 

«  C'était  un  directeur  parfait,  nous  dit  Victoire 
Guigrand.  Aussi  beaucoup  de  personnes  profitèrent 
de  sa  présence,  la  dernière  fois  qu'il  vint  de  Belley  à 
Grozet,  pour  s'approcher  des  sacrements  (i).  « 

Se  sentant  hors  d'état,  à  lui  seul,  de  renouveler  à 
fond  sa  paroisse,  il  résolut  de  lui  procurer  le  bienfait 
d'une  mission.  Quelques-uns  de  ses  confrères  cher- 
chèrent à  le  détourner  de  ce  projet.  «  Vous  n'ob- 
tiendrez, lui  dirent-ils,  qu'un  ébranlement  passa- 
ger, des  conversions  sans  durée.  »  Loin  de  partager 
cette  appréciation,  il  croyait  que  les  exercices  d'une 
retraite, et  surtout  d'une  mission,  étaientgénéralement 
le  levier  le  plus  puissant  pour  remuer  les  âmes  et  les 
ramener  dans  la  voie  du  salut.  La  mission  de  Grozet 
fut  bénie  du  ciel.  La  plantation  d'une  croix  n'en  mar- 
qua point  le  souvenir,  mais  on  renouvela  la  confrérie 
du  Saint-Rosaire  et  on  érigea  celle  des  Jîlles  de  la  Per- 
sévérance, Ges  deux  confréries  firent  beaucoup  de  bien  ; 
elles  conservèrent  et  perpétuèrent  les  fruits  de  la  mis- 

(i)  Lettre  cite'e. 


I06  VIE    DU    BIENHEUREUX 

sion.  Nous  savons  aussi  qu'il  établit  le  Rosaire  Vivant, 
La  paroisse  de  Crozet  n'était  plus  reconnaissable. 
«  Ceux  qui  les  années  précédentes,  nous  dit  M.  Bra- 
merel,  ne  faisaient  point  de  communion  pascale,  ne 
purent,  en  grande  partie,  résister  à  la  parole  entraî- 
nante de  leur  curé.  On  sanctifia  le  dimanche,  et  les 
divers  abus  disparurent  peu  à  peu.  » 

Quelques  personnes,  néanmoins,  restèrent  étran- 
gères à  ce  mouvement  religieux.  Ces  exceptions,  si 
rares  qu'elles  fussent,  affligeaient  profondément  le 
serviteur  de  Dieu.  Il  attribuait  cet  endurcissement  à 
ses  péchés  et  à  l'inefficacité  de  ses  prières. 

Parmi  les  cinq  protestants  que  renfermait  la  paroisse 
de  Crozet,  se  trouvait  une  vieille  femme  pauvre  et 
infirme.  Très  souvent  le  bon  curé  lui  faisait  porter  du 
pain,  du  vin,  de  la  viande,  etc.  Il  allait  fréquemment 
la  voir,  et  lui  donnait,  à  chaque  visite,  de  nouvelles 
marques  de  sa  bienfaisance.  Il  s'efforçait  d'éclairer  son 
âme  et  de  la  mettre  sur  le  chemin  du  ciel.  Plus  il  la 
voyait  proche  de  l'éternité,  plus  il  redoublait  de  solli- 
citude et  de  dévouement.  Mais  il  quitta  Crozet  avant 
d'avoir  pu  obtenir  sa  conversion. 

§  2.  —  Charité  du  serviteur  de  Dieu  envers 
les  pauvres. 

«  Aimer  le  prochain  comme  soi-même,  ainsi  que 
nous  l'ordonne  Jésus-Christ,  ce  n'est  pas  seulement, 
disait-il,  lui  vouloir  du  bien,  c'est  encore  lui  en  faire 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  IO7 

selon  sa  position  et  la  mesure  de  nos  moyens.  »  Ce 
qu'il  disait,  il  le  pratiquait  lui-même. 

Une  personne  qui  l'approcha  de  près,  Victoire 
Guigrand,  affirme  qu'il  était  doué  de  toutes  les  per^tus 
au  suprême  degré;  mais,  sa  charité  envers  le  prochain 
a  particulièrejnent  frappé  les  fidèles  de  sa  paroisse. 

Et  d'abord,  que  seraient  devenues,  sans  le  secours 
de  sa  charité,  les  deux  écoles  qu'il  avait  fondées  pour 
l'éducation  de  la  jeunesse  ?  La  commune,  par  défaut 
de  ressources,  n'avait  porté  à  son  budget  aucune  allo- 
cation destinée  à  les  entretenir.  La  très  modique  rétri- 
bution que  payaient  les  familles,  suffisait  à  peine  à 
l'entretien  de  l'instituteur  des  petits  garçons.  La  condi- 
tion de  la  sœur  de  la  Providence  était  plus  triste  encore, 
dans  les  commencements  surtout,  alors  que  le  curé, 
déjà  si  pauvre,  se  voyait  réduit  à  partager  avec  elle  son 
pain  de  chaque  jour.  Le  pain  vint  à  manquer;  le  pas- 
teur ne  craignit  pas  de  le  quêter  lui-même  de  porte  en 
porte.  Ce  zèle  sacerdotal  émut  les  cœurs.  M.  Girod, 
instruit  de  la  pénible  situation  où  se  trouvait  la  bonne 
religieuse,  lui  fit  désormais  porter  un  pain  chaque 
semaine,  et  les  familles  reconnaissantes  lui  envoyèrent 
de  temps  en  temps  différentes  provisions. 

«  Avoir  la  conduite  du  serviteur  de  Dieu,  on  eût 
dit  qu'il  avait  fait  vœu  de  secourir  tous  les  pauvres  qui 
lui  demanderaient  l'aumône.  Il  accueillait  avec  une 
tendre  compassion  ceux  qui  frappaient  à  la  porte  de 
son  presbytère  et  ne  les  renvoyait  jamais  les  mains 
vides.  Quand  il  n  'avait  plus  d'argent,  il  leur  donnait 


I08  VIE    DU    BIENHEUREUX 

des  vivres  ou  des  vêtements.  S'ils  étaient  transis  de  froid 
ou  mouillés  par  la  pluie,  il  les  faisait  asseoir  auprès  de 
son  foyer,  causait  avec  eux,  et  ne  les  quittait  point  sans 
avoir  jeté  dans  leurs  âmes  quelques  pensées  de  foi  et  de 
résignation  chrétienne.  La  plupart  des  pauvres,  surtout 
ceux  du  village  et  des  environs,  connaissaient  trop 
bien  sa  charité  pour  craindre  de  lui  devenir  importuns 
en  implorant  fréquemment  son  secours.  «Ah  !  disait-il, 
qu'il  est  consolant  de  penser  qu'une  aumône,  si  légère 
qu'elle  soit,  aura  sa  récompense  dans  le  ciel  !  N'est-elle 
pas  plus  précieuse  que  tous  les  trésors  de  la  terre  (i)  ?« 

«Il  n'attendait  pas  toujours  que  les  pauvres  vinssent 
frapper  à  sa  porte,  il  prévenait  souvent  leurs  deman- 
des en  leur  faisant  distribuer  des  secours  à  domicile. 
Lui-même  aimait  à  les  visiter  en  personne,  à  voir  de 
près  leur  misère  et  à  la  soulager.  Il  savait  trouver  la 
main  qui  se  cache,  et  lui  glisser  en  secret  l'aumône 
qu'elle  n'ose  demander  (2).  » 

Ecoutons  sa  domestique,  si  souvent  témoin  de  ses 
libéralités,  «  Charitable  envers  tous  les  malheureux, 
sa  main  gauche  ne  savait  jamais  ce  que  sa  main 
droite  avait  donné.  Il  donnait  et  ne  comptait  pas. 
Les  besoins  des  pauvres  étaient  la  mesure  de  sa 
charité.  Personne  n'était  excepté...  Il  suffisait  d'être 
dans  le  besoin  pour  avoir  droit  à  ses  libéralités  (i).  » 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  154. 

(2)/i.,  p.  i56. 

(3)  Lettre  de  M.  Marchand,  28  octobre  1842. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  IO9 

Au  rapport  de  Victoire  Guigrand,  «  il  s'informait 
auprès  des  pauvres  de  la  paroisse,  s'ils  avaient  le 
strict  nécessaire,  s'ils  pouvaient  vivre.  Il  pourvoyait  à 
leurs  besoins:  aussi,  on  l'appelait  le ph^e des  pauvres. 

«  Y  avait-il  quelqu'un  de  malade? Il  se  transportait 
auprès  de  lui  et  lui  demandait  ce  qui  lui  ferait  plaisir. 
Il  s'informait  auprès  des  personnes  de  la  maison  si 
on  pouvait  le  lui  procurer,  et  lorsque  la  réponse  était 
négative,  il  le  lui  procurait  lui-même  (i).  » 

«  Pour  les  pauvres  malades,  nous  dit  à  son  tour 
M.  Bramerel,  il  se  serait  privé  du  nécessaire.  Que  de 
fois  n'envoya-t-il  pas  des  draps,  du  linge  pour  faire 
le  lit  d'un  pauvre  malade  !  Que  de  fois  ne  fit-il  pas 
porter  les  remèdes  et  les  vivres  dont  il  avait  besoin  !  » 

Dans  l'intérêt  des  pauvres,  il  économisait  sur  tout 
ce  qui  lui  était  personnel.  A  la  vue  de  sa  soutane, 
de  sa  chaussure  et  de  son  chapeau,  il  était  facile  de  se 
convaincre  qu'il  ne  les  renouvelait  pas  souvent.  S'ils 
irtdiquaient  un  long  usage,  ils  étaient  cependant  tou- 
jours très  propres.  Son  habitation  respirait  une  sim- 
plicité presque  voisine  de  l'indigence.  Quant  à  sa 
table,  elle  était  frugale  ;  plus  d'une  fois  même  on  y 
vit  manquer  le  strict  nécessaire. 

Malgré  ces  privations,  il  ne  pouvait  secourir  les 
malheureux  comme  il  le  désirait.  Il  allait  alors  frap- 
per à  la  porte  de  M.  Girod  et  de   quelques  familles 


(1)  Lettre  cite'e  du  i®""  octobre  1842. 


IIO  VIE    DU    BIENHEUREUX 

riches  des  environs  (i).  Grâce  aux  dons  qu'il  rece- 
vait, il  assistait  les  pauvres  selon  leurs  besoins  et  par- 
vint même  à  constituer,  un  dépôt  soit  en  argent  soit 
en  nature,  qui  était  toujours  à  la  disposition  des  plus 
nécessiteux.  A  son  départ  de  Crozet,  il  vida  entièrement 
ce  dépôt,  en  distribuant  aux  pauvres  du  pain,  de  l'ar- 
gent, vingt-trois  paires  de  draps  délit,  des  vêtements, 
auxquels  il  ajouta  son  petit  mobilier.  Ce  n'est  pas  la 
peine  de  le  pendre^  disait-il,  et  puis  cela  leu?^  fera  tant 
plaisir!  Des  personnes  conservent  encore  comme  un 
précieux  souvenir,  ce  qu'elles  ont  reçu  à  cette  occasion. 
«  Ce  qu'il  possédait,  semblait  être  moins  sa  pro- 
priété que  celle  des  pauvres.  Sa  charité  le  portait  jus- 
qu'à se  dépouiller  pour  eux.  «  Je  ne  sais,  Monsieur, 
«  lui  dit  un  jour  sa  servante,  comment  ont  pu  dispa- 
«  raître  divers  objets  à  votre  usage...  J'ai  beau  cher- 
«  cher  votre  manteau  d'hiver,  il  m'est  impossible  de 
«  le  trouver...  Votre  vestiaire  se  dégarnit  chaque 
«  jour.  —  Tranquillisez-vous,  lui  dit  le  charitable 
(f  pasteur;  Dieu  ne  permettra  pas,  je  l'espère,  que 
«  ces  objets  soient  perdus.  —  En  attendant,  reprit  la 
«  servante,  il  faudra  en  acheter  d'autres,  et  je  doute 
«  fort  que  vous  ayez  encore  de  l'argent.  — -  Allons, 
«  répliqua  le  curé,  pas  d'inquiétude  ;  c'est  une  affaire 
«  qui  me  regarde,  je  vous  prie  de  n'y  plus  penser... 
«  Mon  Dieu!  il  y  a  tant  de  pauvres.  »  Ces  derniers 


(i)  Nous  devons  citer,  en  particulier,  la  famille  de  Bachet, 
de  Sergy. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I  1  I 

mots,  bien  que  prononce's  à  voix  basse,  furent  entendus 
de  la  servante,  qui  ne  demanda  pas  d'autre  explication 
sur  le  sujet  de  ses  plaintes  (i).  » 

«  Avec  un  cœur  si  généreux,  sa  bonne  foi  ne  pou- 
vait manquer  d'être  surprise  dans  l'exercice  de  sa 
charité.  «  Vous  venez,  lui  dit-on  un  jour,  de  secourir 
«  un  homme  qui  fait  le  métier  de  mendiant,  et  qui, 
«  sous  le  manteau  de  l'indigence,  cache  une  fortune 
<{  qui  lui  permettrait  de  rouler  carrosse...  —  J'en  suis 
«  fâché  pour  les  véritables  pauvres,  répondit-il  ;  mais, 
«  quant  à  moi,  je  n'ai  rien  perdu  devant  Dieu  (2).  » 

Sa  charité  se  révélait  encore  par  son  désintéresse- 
ment dans  l'exercice  de  ses  fonctions  pastorales. 
Ainsi,  il  faisait  volontiers  l'abandon  de  ses  hono- 
raires, pour  peu  que  les  familles  fussent  indigentes. 
«  Rencontrant  un  jour  une  femme  qui  venait  de  per- 
dre son  mari,  il  lui  adressa  quelques  paroles  de  con- 
solation. «  Cette  semaine,  ajouta-t-il,  je  célébrerai  un 
«•  service  pour  votre  cher  défunt.  —  Ah  I  Monsieur 
«  le  curé,  répondit  la  pauvre  veuve,  c'était  bien  mon 
«  désir  de  faire  dire  une  messe  pour  lui;  mais,  je  ne 
«  puis  la  payer.  —  Soyez  tranquille  là-dessus,  reprit 
«  le  serviteur  de  Dieu,  notre  compte  est  déjà  réglé  ; 
(f  venez  demain  à  l'église  avec  vos  enfants...  »  Non 
seulement  le  bon  curé  dit  la  messe  qu'il  avait  promise  ; 
mais,  il  donna  à  la  célébration  des  divins  m3'stères 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  157. 
(2)/i.,p.  i55. 


112  VIE    DU    BIENHEUREUX 

toute  la  pompe  qu'il  déployait  aux  funérailles  des  ri- 
ches (i).  » 

^3.  —  Zèle  du  serviteur  de  Dieu   pour    V église  et 
pour  le  service  divin. 

En  entrant  à  Crozet,  le  serviteur  de  Dieu  trouva 
une  église  mal  située,  trop  petite,  lézardée  et  dans 
une  extrême  pénurie.  Le  presbytère  aussi  était  dans 
le  plus  déplorable  état.  Mais,  pour  lui,  l'intérêt  de  la 
maison  de  Dieu  passait  bien  avant  celui  de  son  habi- 
tation personnelle.  Aussi,  sa  première  pensée  fut  de 
préparer  la  reconstruction  de  son  église  et  de  disposer 
les  esprits  à  accueillir  favorablement  sa  demande. 
Lorsque  le  moment  lui  parut  propice,  il  fit  un  appel  à 
la  générosité  de  ses  paroissiens.  Son  projet  fut  ac- 
cueilli avec  joie,  et  Ton  s'empressa  de  le  seconder. 
Mgr  Dévie,  M.  Girod  et  quelques  personnes  mar- 
quantes du  département  promirent  également  le  con- 
cours de  leur  charité.  Quand  les  sommes  nécessaires 
furent  assurées,  on  convint  de  jeter  au  plus  tôt  les 
fondements  du  nouveau  temple.  Le  choix  de  l'empla- 
cement entraîna  quelques  difficultés.  Les  uns  vou- 
laient qu'on  construisît  la  nouvelle  église  plus  vaste 
et  plus  régulière,  sur  la  place  de  l'ancienne;  les  au- 
tres prétendaient  avec  M.  le  curé  qu'il  fallait  une 
position  plus  centrale.  Ce  dernier  avis  prévalut.  Déjà 
même  on  était  sur  le  point  de  conclure  l'achat  du  ter- 

(i)  Vie  du  P.  Chiinel,  p.  i5q. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I  I  3 

rain,  quand  une  nouvelle  administration  municipale, 
fruit  de  la  révolution  de  i83o,  suspendit  l'entreprise 
et  s'efforça  de  l'anéantir. 

Obligé  de  se  contenter  de  sa  pauvre  église,  le  servi- 
teur de  Dieu  la  répara  et  l'embellit  autant  qu'il  le 
put.  «  Grâce  à  son  zèle,  dit  l'abbé  Bramerel,  l'église  de 
Grozet  changea  bientôt  de  face;  elle  devint  même 
l'une  des  plus  propres  et  des  mieux  ornées  du  pays.  » 

Toutes  les  semaines,  c'était  lui  qui  se  chargeait  de 
balayer  le  sanctuaire,  d'épousseter  chaque  objet  et 
d'entretenir  l'éclat  du  marchepied  de  l'autel.  Il  aimait 
tellement  la  beauté  de  la  maison  de  Dieu,  qu'il  n'y 
pouvait  souffrir  les  moindres  traces  de  désordre  ou  de 
malpropreté. 

Afin  de  réveiller  la  foi  et  la  piété  parmi  les  fidèles, 
il  s'efforçait  de  célébrer  les  saints  offices  avec  toute  la 
pompe  possible,  selon  l'ordre  des  fêtes  de  l'Eglise. 

«  Un  nombre  considérable  d'enfants  de  chœur, 
nous  dit  M.  Bramerel,  vint  embellir  les  cérémonies. 
Chaque  dimanche,  M.  Martin,  maire,  aidé  de  ses  fils 
et  de  ses  neveux,  montait  au  lutrin  et  chantait  les  of- 
fices. Ses  filles  et  ses  nièces  étaient  à  la  tête  du  chœur 
des  chanteuses,  qui,  les  dimanches,  les  jours  de  fête, 
au  mois  de  Marie  et  aux  processions,  ravissaient  par 
leurs  chants  les  bons  habitants  de  Grozet.  Sous  la  di- 
rection du  zélé  pasteur,  le  culte  de  Dieu  avait  reçu 
toute  la  solennité  qu'il  est  possible  de  lui  donner  dans 
une  petite  paroisse.  » 

Parmi  les  fêtes,  celle  du  saint  Sacrement  tenait  le 

8 


114  VIE    DU    BIENHEUREUX 

premier  rang  dans  son  esprit.  Aussi,  déployait-il,  pour 
cette  circonstance,  toutes  les  ressources  de  son  zèle  et 
de  son  industrie.  On  en  jugera  par  ce  qu'il  fit  en  i83o. 

«  Nous  avons  fait  la  procession,  les  deux  diman- 
ches de  la  Fête-Dieu,  mais  sans  reposoirs,  à  cause  de 
la  pluie.  Prévoyant  que  notre  bannière  ne  nous  arri- 
verait pas  de  Lyon,  je  m'en  suis  donné  tant  et  plus 
pour  en  faire  trois  :  une  avec  un  morceau  d'écarlate, 
et  les  deux  autres  avec  de  la  soie  blanche  que  j'ai  ra- 
jeunie et  galonnée,  comme  j'ai  pu.  Chacune  des  deux 
petites  avait  une  image  encadrée,  l'une  avec  du  papier 
bleu,  et  l'autre  avec  du  papier  doré. 

«  Voici  l'ordre  de  la  procession  :  en  tête,  la  ban- 
nière rouge  que  suivaient  les  petits  et  les  grands. 
Puis,  la  bannière  du  petit  saint  Jean,  qui  précédait  les 
enfants  de  chœur,  au  nombre  de  vingt-quatre.  En- 
suite le  dais  porté  par  quatre  notables,  les  chantres  à 
mes  côtés.  Venait  après  nous  la  bannière  du  Sauveur 
portée  par  une  des  petites  filles  de  la  classe,  qui 
étaient  guidées  par  notre  religieuse.  Les  grandes 
soeurs  du  Rosaire,  avec  leurs  habits  et  voiles  blancs, 
marchaient  aussi  à  la  suite  d'une  magnifique  croix 
dorée,  dans  le  genre  de  la  vôtre,  mais  peut-être  plus 
belle  encore,  qui  nous  arriva  de  Lyon,  au  moment  où 
nous  allions  commencer  la  sainte  Messe.  Les  autres 
filles  et  femmes  fermaient  la  marche  (i).  « 


(i)  Extrait  d'une  lettre  à  M'i'  Joséphine  Bonnet,  2   juillet 
i83o.  La  bannière  qu'attendait  le  serviteur  de  Dieu,  représente 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I  I  5 


§  4.  —  Zèle  du  sermteiir  de  Dieu  pour  sa  propre 
sanctification. 

Au  milieu  des  labeurs  et  des  sollicitudes  du  saint 
ministère,  le  serviteur  de  Dieu  n'oubliait  pas  le  soin 
de  sa  propre  sanctification.  «  Je  dois  m'efforcer,  di- 
sait-il, de  sauver  les  âmes  qui  me  sont  confiées;  mais 
à  quoi  me  servirait-il  de  les  conduire  au  ciel,  si  je  n'y 
conduis  pas  la  mienne?  Ne  ressemblerais-Je  pas  à  un 
poteau,  qui,  en  indiquant  la  route  au  voyageur,  reste 
immobile  et  pourrit  en  terre  ?  Survient  un  orage,  qui 
le  renverse;  on  le  ramasse  pour  le  Jeter  au  feu.  «  Afin 
d'éviter  cette  destinée,  il  marchait  d'un  pas  ferme  et 
soutenu  dans  la  voie  du  salut  qu'il  traçait  aux  autres. 
Ne  s'arrêtant  point  aux  vertus  qui  font  simplement  le 
bon  prêtre,  il  s'élevait  jusqu'à  celles  qui  font  le  prêtre 
parfait.  «  Sa  vie,  dit  Mgr  Dévie,  évêque  de  Belley,  a 
toujours  offert  un  modèle  accompli  de  toutes  les  vertus 
sacerdotales,  surtout  d'une  piété  tendre  et  qui  ne 
s'est  jamais  démentie,  d'un  zèle  ardent  et  éclairé  pour 
le  salut  des  âmes,  enfin  d'une  douceur  de  caractère 
inaltérable  (1).   » 

Ecoutons  Mgr  Depéry,  évêque  de  Gap  (2)  :  «  Quelle 


d'un  côté,  saint  Philippe  et  saint  Jacques,  patrons  de  la  pa- 
roisse, et,  de  l'autre  saint  Louis  jde  Gonzague.  La  croix  dorée 
sert  encore  pour  les  processions  aux  Filles  du  Rosaire. 

(i)  Certificat  du  10  septembre  1843. 

(2)  Mgr  Depéry  était  de  la  paroisse  de  Ghallex,  à  trois  lieues 
de  Crozet. 


I  1 6  VIE    DU   BIENHEUREUX 

vie  peut  mieux  que  la  sienne  inspirer  la  vertu  ?  Qui 
fut  plus  digne  que  lui  de  la  sublime  vocation  de  l'apos- 
tolat et  du  martyre  ? 

«  J'ai  connu,  presque  dans  l'intimité,  cet  homme 
au  cœur  d'or,  à  la  foi  naïve,  aux  mœurs  angéliques  ; 
je  l'ai  vu  dans  l'humble  presbytère  de  nos  montagnes, 
puis,  s'étant  incorporé  à  votre  Société,  remplir  suc- 
cessivement les  fonctions  de  professeur,  de  préfet  spi- 
rituel et  de  supérieur  au  collège  de  Belley.  Plus  tard, 
je  l'ai  suivi,  à  travers  l'Océan,  dans  ses  courses  apos- 
toliques, avec  tout  l'intérêt  qui  s'attache  à  un  compa- 
triote et  à  un  ami  ;  et  partout  et  toujours,  je  l'ai  trouvé 
semblable  à  lui-même,  modeste  dans  ses  habitudes, 
doux  et  humble  de  cœur,  pratiquant  avec  la  sim- 
plicité d'une  action  ordinaire  les  suprêmes  sacri- 
fices (i).» 

«  Les  fonctions  de  vicaire  général  que  j'ai  exercées 
dans  le  diocèse  de  Belley,  nous  dit  Mgr  Lacroix  d'Azo- 
lette,  m'ont  mis  à  même  de  voir  de  près  et  assez  sou- 
vent le  bon  P.  Chanel,  et  chaque  fois  avec  admiration, 
tant  je  trouvais  dans  ce  jeune  prêtre  d'aimables  ver- 
tus (2).  » 

Sa  domestique,  qui  est  demeurée  trois  ans,  à  son 
service,  affirme  «  qu'elle  ne  l'a  jamais  vu  ni  se  fâcher, 
ni  s'impatienter,  ni  avoir  de  l'humeur.  Toujours  gai, 
même  jovial,  il  était  aimé  et  chéri  de  tout  le  monde.  » 


(i)  Lettre  au  P.  Bourdin,  Gap,  i5  mai  i856. 
(2)  Lettre  du  i5  décembre  i855. 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  II7 

Elle  ajoute  que  «  sa  patience,  ses  bonnes  œuvres,  son 
désintéressement,  son  zèle  ardent  et  éclairé  lui  mé- 
ritèrent, par  anticipation,  le  titre  âCapôtre^  titre 
qu'un  baptême  de  sang  vient  de  lui  assurer  à  ja- 
mais (i).» 

Un  vénérable  vieillard  de  Crozet  nous  disait,  en 
1886,  que  le  P.  Chanel  avait  toutes  les  qualités  qui 
font  les  saints. 

Pour  atteindre  à  la  perfection,  le  serviteur  de  Dieu 
se  traça  une  ligne  de  conduite  dont  il  ne  s'écarta 
jamais.  Déjà,  simple  vicaire,  il  s'était  imposé  un  rè- 
glement particulier.  Il  le  renouvela  et  n'}^  fit  que  les 
modifications  nécessitées  par  sa  nouvelle  charge.  Il  fut 
donc  très  exact  à  l'exercice  de  l'oraison,  de  l'examen 
particulier,  de  la  lecture  spirituelle,  de  la  visite  au 
saint  Sacrement  et  à  la  sainte  Vierge.  Quand  l'heure 
sonnait,  il  disait  lui-même  et  il  voulait  que  tous 
ceux  qui  étaient  au  presbytère,  récitassent  un  Ave 
Maria. 

«  Tous  les  mois,  il  se  ménageait  un  jour  de  récol- 
lection. Durant  ce  jour,  il  ne  se  prêtait  aux  œuvres  de 
zèle  que  dans  la  stricte  mesure  des  obligations  de  sa 
charge  pastorale.  Retiré  chez  lui,  il  se  livrait  à  la 
prière  et  à  la  méditation;  se  plaçant  en  face  de  la 
mort,  du  jugement  et  de  l'éternité,  il  examinait  d'un 
œil  sévère  l'état  de  son  âme,  cherchait  à  déraciner  jus- 
qu'à ses  moindres  défauts  et  s'inspirait  d'une  nouvelle 

(i)  Lettre  de  M.  Marchand,  curé  d'Arandaz,  28  octobre  1842. 


Il8  VIE   DU    BIENHEUREUX 

ardeur  pour  sa  propre  sanctification.  Cette  petite  re- 
traite mensuelle  lui  paraissait  si  avantageuse  qu'il  en 
conseillait  la  pratique  aux  âmes  désireuses  de  leur 
perfection  (i).  » 

Nous  savons  qu'il  ne  passait  pas  quinze  jours  sans 
voir  son  confesseur,  le  vénérable  M.  Morel,  curé  de 
Chevry;  que  chaque  année  il  assistait  aux  exercices 
de  la  retraite  pastorale  et  célébrait  avec  ferveur  les 
principaux  anniversaires  de  sa  vie,  et  en  particulier 
celui  de  son  sacerdoce. 

De  temps  en  temps,  il  priait  une  ou  deux  personnes 
des  plus  graves  entre  ses  paroissiens  de  l'informer  en 
toute  franchise  de  ce  qu'elles  auraient  remarqué  de 
défectueux  dans  sa  conduite.  Son  conseiller  le  plus 
habituel  était  M.  Morel,  dont  nous  venons  de  parler, 
eî  il  était  heureux  de  suivre  les  avis  du  bon  vieillard. 

Convaincu  que  sans  la  mortification  il  est  impossible 
de  faire  de  sérieux  progrès  dans  la  vertu,  il  se  refusait 
sévèrement  tout  ce  qui  flatte  la  nature  et  amollit  l'âme. 
Son  sommeil  était  court,  sa  couche  dure  et  sa  table 
frugale.  «  Aux  jeûnes  commandés  par  l'Eglise,  il  en 
ajoutait  de  volontaires.  Il  jeûnait  le  vendredi  de 
chaque  semaine  et  la  veille  des  principales  fêtes  de  la 
sainte  Vierge.  Il  portait  habituellement  sur  lui  une 
ceinture  de  fer  armée  de  pointes  aiguës  (2).  » 

Il  éprouvait  de  la  répugnance  pour  tout  ce  qui  sem- 


(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  169. 
(2)  Id.,  p.  i65. 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL 


119 


blait  l'éloigner  tant  soit  peu  de  l'esprit  de  pauvreté. 
Plus  d'une  fois  il  se  reprocha  d'avoir  accepté  un  petit 
christ  en  ivoire.  «  Je  crains  fort,  écrivait-il  à  la  per- 
sonne qui  l'avait  donné,  que  ce  ne  soit  un  objet  de 
luxe  et  de  vanité.  Je  m'en  serais  déjà  défait,  s'il  n'était 
pas  enrichi  de  précieuses  indulgences.  » 

Redoutant  l'oisiveté,  il  savait,  au  besoin,  se  créer 
des  occupations.  On  le  voyait  toujours  à  l'œuvre,  au 
presbytère  ou  à  l'église,  dans  les  écoles  ou  dans  la 
visite  des  pauvres  et  des  malades.  Il  mettait  soigneu- 
sement à  profit  le  temps  dont  il  pouvait  disposer.  Se 
renfermant  dans  son  cabinet  d'étude,  auprès  de  sa 
petite  bibliothèque,  il  étudiait  la  théologie  et  prépa- 
rait ses  instructions.  C'était  lui  imposer  un  sacrifice 
que  de  lui  dérober  quelques-uns  de  ces  moments.  Il 
était  si  avare  de  son  temps  que,  lorsqu'il  allait  visiter 
un  malade  éloigné  du  village,  on  lui  voyait  toujours, 
dans  le  trajet,  un  livre  ou  son  chapelet  à  la  main. 

A  la  suite  de  son  dîner,  le  curé  de  Crozet  prenait 
ordinairement  quelque  récréation.  Tantôt  il  faisait 
une  visite  indispensable  ou  de  simple  convenance  ; 
tantôt  il  se  rendait  au  milieu  des  petits  garçons  de 
l'école,  leur  racontait  une  histoire  édifiante  ou  s'asso- 
ciait à  leurs  jeux;  le  plus  souvent  il  descendait  dans 
son  jardin  et  se  livrait  à  l'horticulture.  «  Ce  jardin 
que  nous  avons  vu,  dit  le  P.  Bourdin,  et  qu'il  a,  pour 
ainsi  dire,  créé  lui-même,  joignait  l'utile  à  V agréable: 
des  plantes  potagères,  quelques  arbres  à  fruit,  des 
fleurs  et  un  berceau  de  charmille.  Il  consacrait  en- 


120  VIE   DU    BIENHEUREUX 

core  ses  moments  de  loisir  à  l'éducation  des  abeilles  (  i  ).  » 
Une  de  ses  jouissances  était  de  recevoir  la  visite  des 
confrères  du  voisinage,  et  cette  jouissance  il  l'éprou- 
vait assez  souvent,  car  ses  confrères  aimaient  à  se  ren- 
contrer au  presbytère  de  Crozet.  Ils  étaient  assurés 
d'y  trouver  toujours  la  plus  douce  fraternité  et  la  plus 
aimable  hospitalité. 

De  temps  en  temps  il  les  invitait  à  sa  table.  Une 
douce  gaîté  régnait  parmi  les  convives.  Après  le 
repas,  pendant  la  belle  saison,  on  allait  s'asseoir  et 
converser  sous  le  berceau  de  charmilles.  Le  président 
d'âge  était  le  curé  de  Chevry.  Aimant  à  causer  du 
vieux  temps,  il  était  rare  qu'insensiblement  il  n'ame- 
nât l'entretien  sur  la  révolution  de  gS,  et  sur  les  beaux 
exemples  de  vertu  qui,  à  cette  époque,  ont  fait  la  gloire 
du  clergé  français.  Bien  que  le  curé  de  Crozet  eût  en- 
tendu souvent  ces  récits,  par  condescendance  il  les 
écoutait  toujours  avec  plaisir  comme  pour  la  première 
fois.  Le  bon  vieillard  en  était  si  flatté  que,  lorsqu^il 
lui  échappait  quelque  plainte  sur  le  jeune  clergé,  il  se 
hâtait  de  faire  exception  pour  Tabbé  Chanel.  Il  trou- 
vait en  lui  un  tel  ensemble  de  vertus  et  de  qualités, 
qu'il  lui  avait  accordé  toute  son  estime  et  toute  sa 
confiance.  Souvent  il  l'invitait  à  prêcher  et  à  confesser 
dans  sa  paroisse. 

Pénétré  des  plus  vifs  sentiments  de  reconnaissance 
pour  M.  Colliex,  qui  l'avait  formé  aux  fonctions  du 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  177. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  121 

saint  ministère,  le  serviteur  de  Dieu  se  faisait  un  de- 
voir d'entretenir  avec  lui  une  correspondance  suivie. 
Il  fut  même,  un  jour,  agre'ablement  surpris  de  rece- 
voir sa  visite  à  Crozet  ;  mais  il  ne  put,  à  son  grand 
regret,  jouir  longtemps  de  sa  présence.  En  l'embras- 
sant à  son  départ,  il  lui  promit  de  faire  bientôt,  à  son 
tour,  le  voyage  d'Ambérieux.  Différents  obstacles,  et, 
en  particulier,  le  projet  de  la  reconstruction  de  son 
église,  retardèrent  son  voyage.  Le  bon  curé  en  fut 
attristé  et  fit  des  reproches  à  l'abbé  Chanel,  le  traitant 
dCi7îdifférent,  d'incoin^igible^  etc.  «  Mais  il  a  le  cœur 
si  bon,  qu'après  avoir  fait  gronder  l'orage  sur  ma  tête, 
lisons-nous  dans  une  lettre  du  serviteur  de  Dieu  (i),  il 
déclare  mon  pardon  assuré,  pourvu  que  j'aille  le 
chercher,  et  cela,  dans  le  courant  de  la  semaine  pro- 
chaine. Depuis  longtemps  je  rumine  ce  voyage;  je  me 
serais  déjà  mis  en  route,  si  le  projet  de  la  reconstruc- 
.tion  de  mon  église  ne  me  retenait  encore  auprès  de 
mon  conseil  municipal.  » 

Enfin  il  eut  la  consolation  de  se  rendre  au  presby- 
tère d'Ambérieux  ;  mais  il  ne  put  y  faire  qu'un  court 
séjour.  Il  voulut  profiter  de  cette  sortie  de  sa  paroisse 
pour  aller  jusqu'à  la  Potière.  Laissons-le  raconter  lui- 
même  la  dernière  partie  de  son  voyage  (2)  : 

«  Grâce  à  Dieu,  j'ai  trouvé  mes  parents  en  bonne 


(i)  Extrait  d'une  lettre  adresséeàM.B***,  d'Ambérieux,  citée 
par  le  P.  Bourdin,  p.  180. 
(2)  Id.,  p.  181. 


122  VIE    DU    BIENHEUREUX 

santé.  Ma  visite  a  ramené  parmi  eux  la  joie  et  un  ins- 
tant de  bonheur.  En  quittant  le  hameau  de  la  Potière, 
je  ne  pouvais  me  dispenser  d'aller  à  Gras.  Ce  petit 
coin  de  la  Bresse  m'est  aussi  cher  que  la  maison  pa- 
ternelle. Du  plus  loin  que  j'aperçus  le  presbytère  et  le 
clocher  du  village,  je  sentis  mes  yeux  se  mouiller  de 
douces  larmes  ;  l'un  et  l'autre  me  rappelaient  les  grâces 
les  plus  signalées  de  ma  vie...  Chemin  faisant,  je  re- 
connus les  prairies  où,  dans  mon  enfance,  je  menais 
paître  mon  troupeau.  Je  vis  l'endroit  où  Dieu  me  prit, 
comme  le  jeune  David,  pour  m'établir  pasteur  des 
âmes.  A  cette  vue,  à  ce  souvenir,  je  hâtai  le  pas  ;  il 
me  tardait  d'arriver  chez  l'abbé  Trompier.  C'est  à  ce 
vénérable  curé  que  je  dois,  après  Dieu,  le  bonheur 
d'être  prêtre  ;  c'est  lui  qui  me  rencontra  providentiel- 
lement quand  je  n'étais  que  simple  berger,  et  qui  se 
chargea  de  ma  première  éducation  ecclésiastique.  Oh  ! 
comme  je  l'ai  embrassé  de  grand  cœur,  et  comme  les 
heures  que  j'ai  passées  auprès  de  lui  m'ont  paru 
courtes  et  rapides  ! .. .  J'ai  eu  la  consolation,  avant  mon 
départ,  de  m'agenouiller  à  l'endroit  où  j'ai  fait  ma 
première  communion,  et  de  dire  la  sainte  messe  à 
l'autel  où,  pour  la  première  fois,  j'ai  célébré  les  divins 
mystères.  » 

A  la  suite  de  ce  récit,  le  serviteur  de  Dieu  manifeste 
encore  sa  pensée  favorite,  son  désir  toujours  croissant 
de  partir  pour  les  missions  étrangères.  «  L'abbé  Bret, 
dit-il,  est  venu  me  rejoindre  au  grand  Séminaire  de 
Brou.  Nous  sommes  allés  ensemble  voir,  à  Marboz, 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  123 

notre  excellent  ami  Maîtrepierre.  Nous  nous  sommes 
concertés  sur  les  mesures  à  prendre  afin  de  hâter  le 
moment  où  nous  serions  libres  de  quitter  tout  pour 
voler  au  salut  des  pauvres  sauvages  (i)...  » 

«  L'administration  diocésaine,  écrit-il  à  Madame 
B***,  d'Ambérieux,  ne  veut  pas  me  laisser  plus  long- 
temps dans  mon  petit  village.  M.  Ruivet,  vicaire  gé- 
néral, est  venu  me  voir  lorsque  j'étais  en  voyage.  Il  a 
dit  à  l'un  de  mes  confrères  qu'il  voulait  m'offrir  la 
cure  de  Douvres.  Humainement  parlant,  ce  poste  est 
attrayant.  Ne  vous  inquiétez  point  à  mon  sujet;  faites 
comme  moi  :  je  me  remets  entre  les  mains  de  Dieu  et 
lui  fais  le  sacrifice  de  mon  bon  plaisir.  Que  sa  volonté 
s'accomplisse  et  non  la  mienne.  Je  doute  cependant 
que  je  puisse  me  séparer  sans  regret  de  mes  chers 
paroissiens  ;  je  trouve  au  milieu  d'eux  de  si  douces 
consolations.  Je  ne  les  quitterai,  je  l'espère,  que  pour 
.travailler  au  salut  des  infidèles.  Depuis  longtemps,  je 
sens  que  Dieu  me  réserve  cette  destinée.  L'abbé 
Maîtrepierre,  supérieur  actuel  du  pensionnat  de  Mar- 
boz,  et  l'abbé  Bret  doivent  être  mes  compagnons  de 
route.  Il  est  convenu  que  tous  trois  nous  nous  donne- 
rons la  main  pour  aller  rejoindre  Mgr  Loras  dans  les 
Etats-Unis  (2)...  » 

A  ce  désir  des  missions  se  joignit  bientôt  celui  de 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  182. 

(2)  Lettre  citée  par  le  P.  Bourdin,  p.  iZj.  Nous  savons  par 
le  frère  du  P,  Chanel  qu'on  lui  proposa  plus  tard  la  cure  de 
Bagé-le-Ghâtel.  Mais  il  la  refusa  ;  il  avait  d'autres  desseins. 


124  VIE  DU    BIENHEUREUX 

la  vie  religieuse.  «  Au  mois  de  juin  i83i,  raconte 
l'abbé  Bernard,  je  fis  visite  au  curé  de  Crozet.  L'ac- 
cueil fut  cordial,  affectueux,  comme  savait  faire  le 
P.  Chanel.  Il  y  mit  des  délicatesses  plus  intimes  à 
raison  de  nos  mille  souvenirs  d'enfance,  d'école,  de 
la  cure  de  Gras,  etc. 

«  Quoique  nos  causeries  fussent  familières  et  que 
j'eusse  avec  lui  la  plus  entière  ouverture  de  cœur, 
j'avais  toujours  un  espèce  de  sentiment  révérentiel. 
Je  sentais  qu'il  m'était  supérieur  en  sagesse,  en  raison 
et  en  vertu;  puis  il  avait  été  mon  me7itor  à  Gras  et  à 
Meximieux.  Il  me  parla  de  ses  obligations  de  curé, 
des  desseins  de  Dieu  qui  l'avait  placé  à  la  tête  d'une 
paroisse,  qui  de  berger  d'un  modeste  troupeau  l'avait 
fait  pasteur  des  âmes,  et  à  ce  sujet  il  me  rappela  le  mot 
de  David  :  Le  Seigneur  m'a  pi^is^  quand  je  gardais  les 
brebis^  pour  être  le  pasteur  de  son  serviteur  Jacob  et 
d'Israël  son  héritage  (i). 

«  Dans  la  suite  de  la  conversation,  quelques  mots 
me  firent  comprendre  qu'il  méditait  un  genre  de  vie 
mieux  en  rapport  avec  les  aspirations  de  son  âme.  Je 
me  permis  même  de  le  plaisanter  sur  ses  tendances 
monacales.  Il  me  répondit  en  souriant:  Et  si  fêtais 
moine  ou  religieux,  ui' aimerais-tu  moins?  Je  répliquai 
que  j'aimerai  toujours  beaucoup  le  condisciple  Pierre 
Chanel,  mais  que  le  titre  de  moine  ou  de  religieux 
n'ajouterait  rien  à  mon  amitié.  Il  me  prit  en  pitié  et 

(i)  Psaume  lxxvii,  v.  70,  71. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  125 

m'engagea  à  me  tenir  toujours  prêt  à  entrer,  les  yeux 
fermés,  dans  les  voies  où  Dieu  nous  appelle. 

«  Il  me  rendit,  quinze  jours  après,  sa  visite  à 
Ferney,  où  j'étais  professeur  depuis  quelques  mois. 
Il  se  trouva  là  en  parfaite  communion  d'idées  avec  le 
bon,  le  pieux  M.  Crétin,  curé  de  Ferney  et  supérieur 
du  petit  collège.  Notre  vénérable  curé  avait  formé  le 
projet  longuement  médité  de  se  consacrer  aux 
missions  étrangères  ;  il  s'y  préparait  par  des  priva- 
tions et  par  un  régime  que  nous  trouvions  excessif. 
L'abbé  Chanel  et  M.  Crétin  durent  se  communiquer 
leurs  intentions  et  s'y  affermir  :  car,  en  partant,  le 
curé  de  Crozet  me  parla  avec  feu  du  bonheur  d'être 
tout  à  Dieu  et  aux  âmes  par  le  sacrifice  et  le  renonce- 
ment, et  il  m'exhorta  à  entrer  résolument  dans  cette 
voie,  quand  je  serais  prêtre  (je  n'étais  alors  que  sous- 
diacre)...  Le  soir,  M.  Crétin  me  témoigna  combien  il 
s'était  trouvé  heureux  d'apoir  été  en  contact  avec  la 
ielle  âme  d'un  prêtre  (i).  » 

§5.  —  Le  serviteur  de  Dieu  entre  dans  la  Société 
de  Marie.  —  Son  départ  de  Croiet. 

Il  y  avait  bientôt  trois  ans  que  le  serviteur  de  Dieu 
exerçait  le  ministère  pastoral  dans  la  paroisse  de  Cro- 
zet, lorsqu'il  crut  devoir  faire  une  nouvelle  tentative 
auprès  de  l'évêque  de  Belley  pour  obtenir  la  permis- 

(i)  M.  Crétin  partit  plus  tard  pour  l'Amérique  et  devint  le 
premier  évêque  de  Saint-Paul  de  Minnesota. 


126  VIE    DU    BIENHEUREUX 

sion  d'aller  rejoindre  Mgr  Loras  dans  les  États-Unis. 
Cette  pensée  des  Missions  le  poursuivait  sans  cesse. 

«  Un  soir,  raconte  Victoire  Guigrand,  il  vint  s'as- 
seoir tout  simplement  avec  nous,  et  se  mit  à  parler 
avec  mon  père  de  l'œuvre  de  la  Propagation  de  la 
Foi  :  «  Je  viens,  dit-il,  de  lire  un  article  qui  m'a  bien 
«  impressionné.  Je  vois  de  pauvres  idolâtres,  qui  sont 
«  encore  plongés  dans  les  ténèbres  de  l'infidélité  et 
«  qui  n'ont  pas  le  bonheur  de  connaître  le  vrai  Dieu. 
«  Il  me  semble  qu'ils  me  tendent  les  bras  et  que,  dans 
«  leurs  cris  déchirants,  ils  me  disent  :  Venez,  venez  à 
«  notre  secours;  venez  nous  instruire  de  votre  sainte 
«  religion,  qui  conduit  au  bonheur  éternel.  »  Nous 
restâmes  tout  étonnés  et  édifiés  des  paroles  de  notre 
curé  (i).  )) 

De  son  côté,  la  domestique  du  presbytère  affirme 
«  qu'il  était  comme  hors  de  lui-même,  chaque  fois 
qu'il  lisait  les  annales  de  la  Propagatioji  de  la  Foi.  Il 
ne  se  possédait  plus  au  récit  des  travaux  et  des  souf- 
frances des  missionnaires.  Combien  de  fois,  après  ces 
ferventes  lectures  et  tout  prêt  au  combat,  ne  l'a-t-on 
pas  entendu  s'écrier  :  «  Que  fais-je  ici  ?  Que  ne  suis-je 
«  avec  eux  ?  Quand  donc  viendra  le  jour  où  je  pourrai 
«  aussi  souffrir  et,  s'il  le  faut,  mourir  pour  Jésus- 
ce  Christ  (2)  ?  » 

L'évêque  de  Belley  voulut  réfléchir  encore  avant  de 


(i)  Lettre  citée  du  le""  octobre  1842. 

(2)  Lettre  citée  de  M.  Marchand,  28  octobre  1842. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I27 

lui  donner  une  réponse  définitive.  Il  l'exhorta  paternel- 
lement à  prendre  patience,  et  à  entretenir  le  zèle  dont 
il  brûlait  pour  le  salut  des  infidèles.  Le  curé  de  Crozet 
pensa  que  le  Seigneur  demandait  de  lui  pour  la  vie 
apostolique  une  âme  plus  fortement  trempée  et  un 
esprit  de  sacrifice  auquel  il  ne  s'était  point  encore 
assez  accoutumé.  Sous  l'empire  de  ces  réflexions,  les 
désirs  de  la  vie  religieuse  devinrent  de  plus  en  plus 
ardents.  Peu  à  peu  il  se  sentait  attiré  vers  une  Société 
naissante  dont  le  nom  souriait  à  son  cœur,  parce  qu'il 
lui  rappelait  sa  dévotion  à  la  sainte  Vierge. 

La  Société  de  Marie  avait  pris  naissance,  en  1816,  à 
Lyon,  aux  pieds  de  Notre-Dame  de  Fourvière.  C'est 
dans  ce  sanctuaire  vénéré  que  ses  premiers  membres, 
au  nombre  de  douze,  se  réunirent,  le  lendemain  de 
leur  ordination  à  la  prêtrise,  23  juillet,  et,  après  la 
sainte  Messe  célébrée  par  l'un  d'entre  eux,  prirent 
l'engagement  de  travailler  à  la  réalisation  de  la  pieuse 
entreprise  qu'ils  avaient  méditée  au  grand  Séminaire. 
Placés  dans  différentes  paroisses,  trois  seulement  per- 
sévérèrent. 

Le  T.  R.  P.  Jean-Claude  Colin  (i),  qui  en  avait  eu 
la  première  idée,  fut  nommé  vicaire  à  Cerdon,  auprès 
de  son  frère.  Là,  pendant  trois  ans  il  mûrit  son  pro- 
jet, nous  dix-i\  ^aîix  pieds  du  crucifix  et  ne  cessait  de  le 

(i)  Né  le  7  août  1790,  à  Saint-Bonnet-le-Troncy,  diocèse  de 
Lyon,  le  T.  R.  P.  Jean-Claude  Colin,  fondateur  de  la  Socie'té 
de  Marie,  est  mort  en  odeur  de  sainteté,  à  Notre-Dame  de  la 
Neylière,  le  i5  novembre  1875. 


128  VIE    DU    BIENHEUREUX 

recommander  à  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge.  Secondé 
par  son  frère,  qui  était  entré  pleinement  dans  ses  vues, 
il  soumit,  en  1819,  les  points  principaux  de  la  règle  à 
Mgr  Bigex,  évêque  de  Pignerol  (i).  Ce  prélat  accueillit 
les  deux  prêtres  avec  une  grande  bonté,  les  encoura- 
gea et  voulut  bien,  pendant  quatre  ans,  être  leur  guide 
par  ses  conseils.  «  Ce  fut  lui  qui  nous  conseilla  d'ex- 
poser notre  but,  d'abord,  à  Mgr  le  cardinal,  président 
de  la  Congrégation  des  Réguliers,  à  Rome,  et  plus 
tard,  en  1822,  à  notre  Saint-Père  le  pape  Pie  VII, 
d'heureuse  mémoire.  Sa  Sainteté  daigna  nous  répondre 
par  un  bref  du  9  mars  de  la  même  année  (2).  »  Quelle 
ne  fut  pas  leur  joie,  lorsqu'ils  lurent,  dans  la  réponse, 
ces  paroles  du  souverain  Pontife  :  «  D'après  ce  que 
vous  Nous  avez  exposé.  Nous  avons  pu  reconnaître 
que  le  but  auquel  tend  cet  Institut,  dont  vous  Nous 
parlez,  est  certainement  digne  d'éloges.  Aussi  Nous  ne 
pouvons  pas  Nous  empêcher  de  recommander  vive- 
mentdevant  le  Seigneur,  ce  dessein  que  vous  Nous  pro- 
posez, w  En  terminant  sa  lettre  le  souverain  Pontife 
leur  conseillait  de  s'adresser  à  son  Nonce,  à  Paris. 
C'était  alors  Mgr  Macchi,  prélat  d'un  grand  mérite. 
Le  P.  Colin  se  rendit  donc  auprès  de  lui,  à  la,  fin  de 
cette  même  année,  et  lui  remit  le  manuscrit  des  Règles 


(i)  Mgr  Bigex  était  vicaire  ge'néral  d'Annecy,  lorsque  e'clata 
la  grande  Révolution.  Il  rendit  de  grands  services  pendant  les 
mauvais  jours  de  la  Terreur,  et  fut  plus  tard  nommé  évêque  de 
Pignerol. 

(2)  Lettre  du  T.  R.  P.  Colin  à  Mgr  de  Pins,  11  mai  i833. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  1  29 

écrit  en  latin.  L'année  suivante,  il  fit  de  nouveau  le 
voyage  de  Paris.  Le  Nonce,  en  lui  rendant  son  manus- 
crit, lui  conseilla  de  le  porter  à  Rome. 

Mgr  Dcvie  venait  d'être  nommé  évêque  de  Belley. 
Il  avait  été  averti  par  le  Nonce  du  projet  des  deux 
frères.  Aussi  les  accueillit-il  avec  une  paternelle  bien- 
veillance et  leur  accorda-t-il  l'abbé'Déclat,  qui  voulait 
les  rejoindre  à  Cerdon.  Voyant  que  Dieu  bénissait  les 
missions  qu'ils  donnaient  dans  les  paroisses  du  voisi- 
nage, il  les  fit  venir  à  Belley,  au  mois  de  juin  1825,  et 
leur  assigna  provisoirement  pour  maison  le  petit  Sé- 
minaire. Des  confrères  se  joignirent  à  eux,  pendant 
que  plusieurs  autres  se  réunissaient  à  Notre-Dame  de 
l'Hermitage,  auprès  du  P.  Champagnat.  La  petite 
Société  grandissait  ainsi  insensiblement  et  Dieu  répan- 
dait ses  bénédictions  sur  ses  premiers  travaux. 

Pour  conserver  l'union  et  avoir  la  même  ligne  de 
conduite,  il  devenait  nécessaire  d'élire  un  supérieur. 
On  se  réunit  à  Belley,  comme  il  avait  été  convenu,  au 
mois  de  septembre  i83o,  et  les  suffrages  se  portèrent 
sur  le  T.  R.  P.  Colin.  Qui  pouvait  mieux  que  lui  faire 
réussir  l'œuvre  qu'il  avait  projetée  ? 

Le  curé  de  Crozet  connaissait  le  pieux  fondateur, 
qui,  après  avoir  dirigé  les  missions,  venait  d'être  mis  à 
la  tête  du  petit  Séminaire  de  Belley.  Il  lui  communi- 
qua ses  intentions,  prit  ses  conseils,  s'entoura  des  avis 
de  plusieurs  personnes  graves  et  en  référa  à  Mgr  Dévie, 
qui  se  rendit  à  ses  désirs.  Tout  heureux  de  cette  déci- 
sion qui  était  pour  lui  l'expression  de  la  volonté  de 

9 


l30  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Dieu,  il  disposa  tout  afin  de  quitter  sans  bruit  sa  chère 
paroisse.  Il  commença  par  s'assurer  que  sa  sœur, 
Marie-Françoise,  qui  aspirait  depuis  si  longtemps  à  la 
vie  religieuse,  serait  reçue  chez  les  Sœurs  du  Saint- 
Nom  de  Marie,  au  couvent  de  Bon-Repos,  à  Belley. 
Puis,  il  distribua  son  mobilier  aux  familles  indigentes 
et  se  dépouilla  pour  elles  de  tout  ce  qui  ne  lui  était  pas 
rigoureusement  nécessaire. 

«  Le  dernier  dimanche  qu'il  passa  à  Crozet,  raconte 
M.  Bramerel,  il  monta  en  chaire,  après  Vêpres,  comme 
il  le  faisait  habituellement,  adressa  quelques  mots 
d'édification  et  consacra  sa  paroisse  à  la  très  sainte 
Vierge.  Puis,  il  entonna  d'une  voix  émue  le  cantique  : 

Je  mets  ma  confiance, 
Vierge,  en  votre  secours  ; 
Servez-moi  de  défense, 
Prenez  soin  de  mes  Jours; 
Et  quand  ma  dernière  heure 
Viendra  fixer  mon  sort, 
Obtenez  que  je  meure 
De  la  plus  sainte  mort. 

«  Pendant  qu'il  chantait,  on  vit  des  larmes  s'échap- 
per de  ses  yeux.  Contre  son  habitude,  il  n'assista  pas 
au  chapelet,  qui  se  disait  chaque  dimanche.  En  sor- 
tant, les  personnes  pieuses  se  demandaient  quelle 
pouvait  en  être  la  cause.  Elles  ne  surent  que  penser, 
lorsqu'elles  entendirent  retentir  quelques  coups  de 
marteau  dans  le  presbytère.  Le  curé  de  Crozet  ache- 
vait ses  derniers  préparatifs  de  départ.  Il  partit  le 
lundi  matin,  alla  dîner  à  Thoiry  et  coucha  à  Saint- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l3l 

Jean-de-Gonville.  Il  donna  à  M.  Chavin,  curé  de  cette 
dernière  paroisse,  son  Veni  meciim  ou  petit  Rituel. 

«  Sa  sœur  demeura  encore  quelques  jours  à  la  cure 
pour  mettre  tout  en  ordre,  et  achever  de  distribuer  ce 
qui  devait  être  donné.  En  arrivant,  à  son  tour,  à  Bel- 
ley,  elle  entra  au  couvent  de  Don-Repos., 

«  Dès  que  les  habitants  de  Crozet  apprirent  le  dé- 
part de  leur  curé,  ils  furent  plongés  dans  le  deuil  et 
la  consternation.  Partout  on  versait  des  larmes,  on 
racontait  ses  vertus,  on  parlait  de  sa  charité,  de  son 
zèle,  etc.  Il  est  certain  que  s'ils  avaient  connu  son  des- 
sein, ils  ne  lui  auraient  pas  permis  de  l'exécuter.  Ils 
s'empressèrent  de  lui  écrire  et  le  supplièrent  de  revenir 
au  milieu  d'eux.  » 

Touché  de  ces  marques  d'attachement,  mais  iné- 
branlable dans  le  parti  qu'il  venait  d'embrasser: 
«  Ce  qui  me  console,  leur  répondit-il  après  l'ins- 
tallation de  son  successeur,  c'est  que  je  vous  laisse 
entre  les  mains  d'un  prêtre  qui  affermira  vos  âmes 
dans  le  bien,  et  dont  le  zèle  réparera  mes  fautes  et 
mes  négligences.  »  Cette  lettre  se  terminait  par  la  de- 
mande de  quelques  prières,  par  des  adieux  touchants 
et  par  de  sages  conseils. 

L'abbé  Chanel  aimait  trop  la  paroisse  de  Crozet 
pour  qu'il  pût  jamais  l'oublier.  Dans  la  Société  de 
Marie  où  nous  allons  le  suivre,  en  France  et  au  delà 
des  mers,  Crozet  sera  l'objet  de  ses  ferventes  prières, 
de  ses  plus  doux  entretiens  et  de  ses  plus  chers  sou- 
venirs. 


l32  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Au  moment  où  il  allait  quitter  sa  patrie,  il  reporta 
ses  regards  vers  son  ancienne  paroisse  et  e'crivit  à  son 
successeur  une  lettre  admirable,  dont  nous  croyons 
devoir  donner  la  plus  grande  partie.  Quand  M.  Levrat 
en  donna  lecture,  «  l'église,  dit  M.  Bramerel,  devint 
comme  une  maison  où  l'on  apprend  la  mort  d'un 
père  ;  il  n'y  eut  peut-être  pas  un  assistant  qui  ne  ver- 
sât des  larmes  ». 

Havre-de -Grâce,  le  29  novembre  i836. 
«  Mon  bien  cher  confrère, 

«  ...  Tandis  que  j'ai  encore  un  pied  sur  le  sol  de  la 
patrie,  j'en  profite  pour  me  rappeler  à  votre  bon  sou- 
venir et  vous  prier  de  me  rappeler  à  celui  de  tous 
mes  anciens  confrères  qui  vous  avoisinent,  de  leur 
faire  agréer  à  tous  mes  devoirs  et  de  me  recommander, 
ainsi  que  tous  mes  compagnons  de  voyage  et  tous  mes 
pauvres  sauvages,  à  leurs  prières  et  saints  sacrifices. 

«  Quant  à  mes  anciens  paroissiens,  que  le  bon 
Dieu  a  confiés  à  vos  tendres  soins,  j'ai  la  confiance 
qu'ils  ne  m'oublieront  pas  dans  leurs  prières.  Dites- 
leur,  je  vous  prie,  que  je  veux  toujours  partager,  à 
leur  égard,  votre  sollicitude. 

«  Tant  que  j'étais  au  milieu  d'eux,  il  ne  m'eût  guère 
été  possible  de  leur  manifester  les  désirs  que  j'avais 
de  partir  pour  les  missions  étrangères  sans  nuire  au 
ministère  que  j'avais  à  remplir  à  leur  égard.  J'ai  dû 
attendre,  pendant  cinq  ans,  les  moments  du  bon  Dieu. 
Actuellement  je  suis  sur  le  point  d'être  au  comble  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l33 

mes  vœux.  J'entends  presque  continuellement  le 
bruit  de  la  mer.  J'ai  déjà  essayé  bien  souvent  de  me- 
surer des  yeux  l'espace  immense  qui  nous  sépare  des 
pauvres  sauvages  que  le  Seigneur  nous  a  donnés  en 
héritage  ;  mais,  mes  regards  se  sont  perdus  sur  la 
vaste  étendue  des  eaux  sans  rien  pouvoir  découvrir. 
A  vol  d'oiseau,  nous  serons  à  4,5oo  lieues  de  notre 
patrie,  lorsque  nous  débarquerons  dans  les  îles  de 
notre  mission.  Pour  nous  y  rendre,  nous  aurons  à 
faire  6,000  lieues,  dit-on,  sans  compter  les  faux  pas. 
Tous  ces  petits  détails  ne  seront  peut-être  pas  sans 
intérêt  pour  eux. 

«  Vous  pourrez  ajouter,  mon  bien  cher  confrère, 
que  je  n'ai  jamais  oublié  de  prier  pour  eux,  depuis 
cinq  ans  que  je  ne  suis  plus  à  Crozet.  Je  continuerai 
de  faire  la  même  chose,  lors  même  que  je  serai  aussi 
éloigné  d'eux  qu'on  puisse  être  éloigné  les  uns  des 
autres  sur  cette  terre.  Je  sais  que  j'aurai,  pour  ma 
part,  à  répondre  devant  Dieu  de  leur  salut.  Si  je  n'ai 
pas  assez  fait,  tandis  que  j'étais  parmi  eux,  je  veux 
tâcher  d'y  suppléer,  autant  que  possible,  par  mes 
prières.  C'est  l'unique  moyen  qui  me  reste. 

«  J'ai  nourri  bien  longtemps  l'espérance  de  les  voir 
au  moins  encore  une  fois,  ainsi  que  vous,  mon  bien 
cher  confrère  ;  mais,  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  me 
procurer  cette  consolation.  C'est  au  ciel  que  nous  nous 
reverrons  tous,  j'espère.  Si  quelques-uns  d'entre  eux 
ont  eu  le  malheur,  par  mépris  pour  mes  conseils  et 
les  vôtres,  ou  par  indifférence  pour  leur  salut,   de 


l34  VIE   DU    BIENHEUREUX 

s'écarter  de  leurs  devoirs  de  religion,  ils  ne  tarderont 
pas  de  vous  procurer  la  joie  de  revenir  au  bonheur, 
en  revenant  à  Dieu  et  à  la  vertu.  Mon  ardent  désir  est 
donc  que  le  bon  Dieu  puisse  compter  autant  d'élus, 
dans  votre  paroisse,  que  vous  y  comptez  de  paroissiens. 

«  Autrefois,  ceux  qui  n'avaient  pas  une  bien  bonne 
volonté,  excusaient  leur  négligence  sur  l'église  qui  était 
trop  petite  et  trop  incommode.  Aujourd'hui,  toutes 
ces  raisons  ne  seraient  qu'une  mauvaise  défaite.  Tous 
ceux  qui  ont  vu  celle  qui  vient  d'être  construite,  me 
l'ont  dite  si  belle,  si  commode,  que  cet  avantage  seul 
suffirait  pour  ramener,  dans  toute  la  paroisse,  l'esprit 
de  piété  et  de  religion. 

«  Je  crois  leur  avoir  parlé  de  la  dévotion  à  la  sainte 
Vierge  à  toutes  les  fêtes  célébrées  en  son  honneur. 
Cependant,  j'ai  un  bien  grand  regret  de  ne  l'avoir  pas 
fait  avec  assez  de  zèle.  J'aurais  dû,  surtout,  chercher 
à  établir  parmi  eux  l'heureuse  habitude  de  se  mettre, 
tous  les  jours,  sous  sa  protection  par  la  récitation  d'un 
Ave  Maffia.  Ayez,  mon  bien  cher  confrère,  la  bonté 
de  suppléera  ce  manquement,  ainsi  qu'à  tant  d'autres. 

«  Je  n'ai  fait  aucun  adieu  à  tous  mes  parents, .amis 
et  autres  personnes  qui  me  sont  chères  et  que  j'es- 
père revoir  dans  le  ciel.  Je  ne  vous  dirai  point  adieu 
non  plus,  mon  bien  cher  confrère,  et  je  ne  vous  prie- 
rai pas  de  le  leur  dire  de  ma  part.  Si,  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise,  il  s'en  trouvait  un  seul  parmi  eux  qui  ne  vou- 
lût pas  travailler  à  mériter  le  ciel,  à  celui-là,  pourtant, 
vous  lui  direz  adieu.  Malgré   toute  la  charité  que  je 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANBL  l35 

dois  lui  porter,  je  ferai  tous  mes  efforts  pour  tenir  un 
chemin  opposé  au  sien,  et  qui,  je  l'espère,  me  mènera 
vers  untermeplusheureuxque  celui  vers  lequel  iltend. 

«  Dites-leur,  s'il  vous  plaît,  à  tous,  combien  leurs 
noms  sont  encore  frais  dans  ma  mémoire  ;  que  leurs 
maisons,  leurs  terres,  leurs  chemins  semblent  encore 
être  sous  mes  yeux.  J'ai  la  douce  confiance  que  les 
âmes  pieuses,  et  tous  en  général,  voudront  bien  ne 
pas  m'oublierdans  leurs  prières,  ainsi  que  notre  digne 
évêque  et  tous  mes  autres  confrères  missionnaires  et 
tous  nos  pauvres  sauvages. 

«  Si  je  n'ai  pas  eu  le  bonheur  de  voir  revenir  à 
Dieu  un  certain  nombre  de  pécheurs  qui  laissèrent 
passer,  sans  en  profiter,  les  grâces  de  salut  les  plus 
signalées  qui  vinrent  alors  visiter  la  paroisse,  je  n'ou- 
blierai jamais  que  j'y  ai  laissé  quelques  âmes  dont  la 
conduite  m'édifiait  beaucoup  et  me  comblait  de  joie. 
Puisse  ce  nombre  s'être  accru  de  tous  ceux  et  celles 
qui  ne  faisaient  pas  bien  à  cette  époque.  Les  limites 
de  mon  papier  ne  me  permettent  pas  de  vous  parler 
de  tous.  Saluez-les  tous  bien  affectueusement  de  ma 
part.  Dites-leur  que  je  ne  me  lasserai  jamais  d'appeler 
sur  toutes  leurs  familles  les  plus  amples  bénédictions 
de  Dieu  (i).  Allons,  soyons  tout  à  Dieu  sur  la  terre  et 

dans  le  ciel... 

«  Chanel, 
o  Missionnaire  apostolique.   » 

(i)  A  la  fin  de  cette  lettre,  en  parlant  de  ses  confrères,  le  P. 
Chanel  s'exprime  ainsi  :  «  Tandis  que  j'ai  été  leur  voisin,  j'ai 


l36  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL 

Cette  lettre  était  lue,  chaque  annce,  par  le  succes- 
seur de  l'apôtre  de  Futuna,  et  chaque  fois  elle  était 
écoutée  avec  un  grand  respect  et  une  profonde  émo- 
tion. Les  habitants  de  Crozet  ne  pouvaient  oublier 
leur  ancien  curé,  qui  les  avait  tant  aimés.  Son  nom 
seul  était  pour  eux  un  puissant  encouragement  au 
bien.  Qu'il  nous  suffise  de  citer  un  trait. 

Il  y  avait  sept  ans  que  le  serviteur  de  Dieu  avait 
quitté  sa  paroisse.  M.  Levrat,  son  digne  successeur, 
entreprit  de  fonder  l'œuvre  de  la  Propagation  de  la 
i^oz".  Voyant  qu'on  ne  répondait  pas  à  son  appel,  comme 
il  l'espérait:  «  Ah  !  mes  frères,  s'écria-t-il  du  haut  de 
la  chaire,  que  Je  suis  trompé  dans  mon  attente  !  Pour- 
tant cette  œuvre  est  l'unique  soutien  des  missions 
étrangères;  le  P.  Chanel  y  est  par  conséquent  inté- 
ressé. Du  fond  des  îles  lointaines  où  il  exerce  son  zèle, 
il  unit  sa  voix  à  la  mienne  pour  solliciter  le  secours 
de  vos  prières  et  de  vos  aumônes.  Après  tout  ce  qu'il 
a  fait  pour  vous.  Je  croyais  que  vous  l'aimiez  encore.» 
A  ces  mots,  l'auditoire  fondit  en  larmes,  et  s'empressa 
de  s'associer  à  l'œuvre  que  proposait  le  pieux  curé. 

tout  trouvé  en  eux  :  fraternité,  amitié,  cordialité.  Leur  souve- 
nir me  sera  toujours  infiniment  cher.  Je  les  embrasse  tous 
dans  la  charité  de  Notre-Seigneur,  en  me  recommandant,  ainsi 
que  mes  confrères,  à  la  ferveur  de  leurs  prières  et  saints  sacri- 
fices. » 


CHAPITRE  X 

LE  P.  CHANEL  EST  NOMMÉ  PROFESSEUR,  PUIS   DIRECTEUR  DU 

PETIT  SÉMINAIRE  DE  BELLEY.  —  VOYAGE  A  ROME. 

(I"  Octobre  i83i.  —  Octobre  1834) 

,§   I .  —  Le  professeur. 

l'époque  où  le  serviteur  de  Dieu  entra  dans 
'la  Société  de  Marie,  il  n'y  trouva  que  deux 
voies  ouvertes  à  son  zèle  :  le  ministère  de 
la  prédication,  surtout  dans  les  campagnes,  et  un  em- 
ploi au  petit  séminaire  de  Belley,  seule  maison  d'édu- 
cation que  dirigeaient  alors  les  PP.  Maristes.  Il  fut 
placé  dans  cet  établissement  pour  y  professer  la  classe 
de  sixième. 

Tous  les  témoignages  recueillis  auprès  de  ses  an- 
ciens confrères  et  de  ses  élèves  s'accordent  à  nous 
montrer  le  P.  Chanel  comme  un  saint  et  comme  le 
modèle  des  professeurs. 

Le  P.  Rendu  nous  écrivait  le  21  janvier  i885  : 
«  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  le  P.  Chanel 
était  un  homme  tout  céleste,  non  seulement  par  sa 
piété  et  son  ardent  amour  pour  Dieu,  mais  dans  toute 
sa  personne,  dans  son  maintien,  dans  son  regard,  dans 
sa  voix,  dans  sa  parole  et  jusque  dans  sa  démarche. 


l38  VIE    DU    BIENHEUREUX 

On  aurait  dit  qu'il  était  toujours  sur  le  point  de  pren- 
dre son  essor  vers  le  ciel.  Il  ne  parlait  que  de  Dieu 
ou  des  choses  de  Dieu,  et  il  y  avait  tant  de  candeur  et 
d'onction  dans  ses  paroles  qu'il  gagnait  bientôt  tous 
les  cœurs.  Aussi,  ne  pouvait-on  converser  avec  lui 
sans  devenir  meilleur,  ou,  du  moins,  sans  éprouver  le 
désir  de  mieux  faire.  » 

M.  Louvet  nous  apprend  que  sur  «  la  figure  Au  P. 
Chanel  on  voyait  rayonner  la  bonté  et  la  douceur  ;  un 
léger  sourire  errait  gracieusement  sur  ses  lèvres;  les 
yeux  avaient  l'assurance  et  la  limpidité  de  l'innocence, 
puis  une  espèce  de  contentement  céleste  transpirait 
sur  tout  le  visage.  Lorsqu'on  le  rencontrait  on  aurait 
toujours  dit  qu'il  venait  de  causer  avec  les  anges.  » 

Plusieurs  prêtres  réunis  à  Montrevel,  le  jour  anni- 
versaire de  la  mort  du  P.  Chanel,  en  1884,  disaient  : 
«  A  nos  yeux  il  était  un  saiîit.  Nous  avons  été  sur- 
tout frappés  de  sa  piété  tendre,  de  son  zèle  ardent,  de 
sa  douceur  à  laquelle  on  ne  pouvait  résister,  de  ses 
paroles  de  feu  qui  pénétraient  l'âme  au  saint  tribu- 
nal. » 

Persuadé  que,  dans  l'œuvre  de  l'éducation,  le  maî- 
tre le  plus  habile  ne  peut  obtenir  de  vrai  succès  s'il 
n'est  assisté  du  ciel,  il  adressait  au  Seigneur  les  plus 
ferventes  prières,  et,  pour  qu'elles  fussent  exaucées,  il 
s'efforçait  de  remplir  tous  ses  devoirs  à  la  perfection. 
Il  recommandait  les  élèves,  et  surtout  ceux  de  sa 
classe,  à  la  sainte  Vierge,  à  saint  Joseph  et  aux  saints 
anges  gardiens.  C'est  aussi  la  pratique  de  piété  qu'il 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  iSq 

conseillait  aux  professeurs  qui  lui  avaient  confié  la 
direction  de  leur  conscience. 

Dès  le  commencement,  il  s'appliqua  à  connaître  ses 
élèves,  afin  de  cultiver  plus  facilement  leur  intelli- 
gence et  leur  cœur. 

Jamais  il  n'allait  à  la  classe  sans  l'avoir  bien  pré- 
parée. A  ceux  qui  s'en  étonnaient,  il  répondait  : 
«  Quand  j'étais  curé,  j'avais  à  préparer  mes  instruc- 
tions et  mes  catéchismes.  Aujourd'hui  que  je  suis  pro- 
fesseur, je  dois  étudier  ce  que  j'enseigne.  Si  je  ne 
travaillais  pas,  mes  élèves  perdraient  leur  temps  et 
j'en  serais  responsable  devant  Dieu.  » 

Pour  mieux  se  faire  comprendre,  il  emplo3^ait  un 
langage  simple,  mais  toujours  digne.  Au  lieu  d'expli- 
quer longuement  la  leçon,  il  préférait  faire  parler  les 
élèves.  Suivant  un  usage  communément  reçu,  il  avait 
divisé  la  classe  en  deux  camps.  Chaque  élève  avait  son 
émule  dans  le  camp  opposé.  La  faute  commise  par 
celui  qni  était  appelé,  devait  être  signalée  par  l'émule, 
ou,  à  son  défaut,  par  un  élève  du  même  côté.  Cette 
méthode  si  simple  réveillait  l'attention,  donnait  un 
plus  libre  essor  aux  facultés  intellectuelles  et  excitait 
l'émulation  sans  nuirje  à  la  charité. 

Il  ne  bornait  pas  son  zèle  à  enseigner  les  gram- 
maires et  les  auteurs  classiques.  Former  ses  élèves 
au  point  de  vue  chrétien  était  sa  pensée  dominante. 
Se  rappelant  la  méthode  de  M.  Trompier,  dont  il 
avait  tiré  un  si  grand  profit,  il  savait,  comme  lui,  à 
l'occasion  d'un  fait   historique  ou   d'un  passage  de 


140  VIE    DU    BIENHEUREUX 

l'auteur,  glisser  adroitement  l'enseignement  religieux. 

Convaincu  qu'il  vaut  mieux  prévenir  les  fautes  que 
les  punir,  il  faisait  tous  ses  efforts  pour  les  empêcher. 
Mais,  si  maigre'  les  industries  de  sa  charité,  il  n'avait 
pu  les  faire  disparaître,  en  infligeant  la  punition,  il 
montrait  tant  de  douceur  que  le  coupable  se  promet- 
tait bien  de  se  corriger  pour  ne  plus  contristerle  cœur 
d'un  si  bon  père. 

A  l'heure  des  récréations,  il  aimait  à  se  trouver  au 
milieu  des  élèves.  Il  prenait  part  à  leurs  jeux  et  s'asso- 
ciait à  leurs  amusements.  On  l'environnait,  on  l'in- 
terrogeait, on  se  pressait  autour  de  lui  avec  cet  épa- 
nouissement de  visage  et  cette  liberté  de  mouvement 
qui  dénotent  l'affection. 

«  Quoiqu'on  ne  cessât  de  lui  recommander  la  mo- 
dération dans  le  travail,  il  ne  s'arrêta  que  lorsque  les 
forces  l'abandonnèrent.  Sa  santé  fut  gravement 
atteinte.  Des  maux  de  poitrine,  des  crachements  de 
sang,  un  extrême  abattement  l'obligèrent  de  s'aliter. 
Quelle  ne  fut  pas  la  tristesse  de  ses  chers  élèves  ! 
Comme  ils  s'informaient  chaque  jour  de  son  état!  avec 
quelle  ferveur  ils  demandaient  à  Dieu  son  rétablisse- 
ment !  Tous  auraient  voulu  lui  servir  d'infirmiers.  A 
l'heure  des  récréations,  ils  allaient,  à  tour  de  rôle,  le  voir 
et  lui  tenir  compagnie.  Enfin  le  malade  se  remit  peu 
à  peu,  et,  avec  des  ménagements,  il  put  reprendre 
sa  classe  et  la  conduire  jusqu'aux  vacances  (1).  » 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  212. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I4I 

S  2.  —  Le  directeur. 

A  la  rentrée  des  classes  (octobre  i832),  le  serviteur 
de  Dieu  fut  chargé  de  la  direction  spirituelle  du  petit 
séminaire  de  Belley.  Il  mesura  devant  le  Seigneur 
toute  l'importance  et  toute  l'étendue  de  sa  charge. 
«  Le  père  spirituel  d'une  communauté,  disait-il,  ne 
devrait  pas  être  un  homme,  mais  un  ange.  »  Il  s'efforça 
d'en  remplir  les  obligations  avec  toute  la  perfection 
possible. 

Un  professeur  de  l'établissement  s'exprime  ainsi 
en  parlant  du  P.  Chanel  :  «  On  retrouvait  dans  sa 
personne  les  qualités  et  les  vertus  que  Fénelon  re- 
commande aux  éducateurs  de  la  jeunesse  :  «  Pour 
«  entrer  utilement  dans  vos  fonctions,  leur  dit-il,  il 
«  faut  qu'on  n'ait  qu'à  vous  voir,  pour  savoir  com- 
«  ment  il  faut  faire  pour  aimer  Dieu  ;  il  faut  que  vous 
«  soyez  une  loi  vivante  de  la  piété  ;  il  faut  être  doux 
«  et  humble,  ferme  sans  hauteur  et  condescendant 
«  sans  mollesse  ;  il  faut  que  l'amour  divin  vous  presse, 
«  et  que,  si  Jésus-Christ  vous  demandait  comme  à 
«  saint  Pierre  :  M'aime:{-voiis?  vous  puissiez  lui  ré- 
«  pondre,  non  des  lèvres,  mais  du  cœur  :  Vous  save:{, 
«  Seigfteur^  que  je  vo'us  aime.  Alors  vous  mériterez 
«  qu'il  vous  dise  :  Paisse^  mes  agneaux...  Paisse:{  mes 
«  brebis  (i).  » 

Ce  fut  surtout  au  tribunal  de  la  pénitence  que  le 
P.  Chanel  se  concilia  l'estime  et  l'affection  des  élèves. 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  219. 


142  VIE    DU    BIENHEUREUX 


Bien  que  pleinement  libres  dans  le  choix  de  leur 
confesseur,  presque  tous  s'adressèrent  à  lui.  Les 
maîtres  et  les  domestiques  de  la  maison  le  prirent 
également  pour  leur  guide  spirituel.  Oh  !  comme  ses 
conseils  étaient  sages  !  Comme  sa  parole  était  douce, 
lumineuse,  pénétrante  !  «  Vous  eussiez  dit  qu'il  pre- 
nait votre  cœur,  raconte  un  de  ses  pénitents,  et  qu'il 
l'enlaçait  dans  les  liens  de  la  charité,  pour  le  Jeter  tout 
enflammé  dans  le  ciel.  C'est  que  le  sien  3'^  était  déjà  ; 
il  s'efforçait  d'y  conduire  tous  ceux  qui  lui  confiaient 
le  soin  de  leurs  âmes  (i).  »  Il  savait  si  bien  rendre  la 
vertu  aimable,  que  tous  voulaient  la  pratiquer. 

Le  zélé  directeur  tressaillait  d'allégresse  quand  il 
voyait  le  bien  s'opérer.  «  Une  retraite  vient  d'avoir 
lieu  dans  notre  collège,  écrit-il  le  20  décembre  i832, 
elle  a  produit  d'excellents  fruits.  Nous  avons  eu  la 
consolation  de  voir  les  tribunaux  de  la  pénitence 
baignés  des  larmes  du  repentir.  Avec  quelle  piété  nos 
élèves  se  sont  approchés  de  la  table  sainte  !  Aussi, 
avoir  vu  notre  communauté  à  la  rentrée  des  classes,  et 
la  voir  maintenant,  c'est  voir,  pour  ainsi  dire,  le  jour 
et  la  nuit.  On  ne  la  reconnaît  pas.  Nos  enfants  sont 
laborieux,  dociles  et  contents  à  ravir.  Quelques-uns 
même  n'ont  pu  s'empêcher  de  venir  en  bondissant 
nous  exprimer  leur  bonheur.  Je  vous  assure  que,  pour 
ma  part,  j'en  ai  pleuré  de  joie...  (2)  » 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  218. 

(2)  Lettre  citée  par  le  P.  Bourdin,  p.  232. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  1^3 

Gomme  nous  l'apprenons  par  la  même  lettre,  ce 
fut  à  la  suite  de  cette  retraite  qu'il  établit  la  Congré- 
gation de  la  Sainte-Vierge  et  celle  des  Saints- Anges. 
La  manière  dont  il  en  parle  atteste  et  l'importance 
qu'il  y  attachait,  et  le  zèle  avec  lequel  il  s'y  employait. 
«  Nos  jeunes  congréganistes  ont  leur  petit  oratoire 
qui  déjà  commence  à  s'embellir.  C'est  là  que  chaque 
semaine  je  les  rassemble  pour  entretenir  l'élan  de 
ferveur,  ou  plutôt  de  bonne  volonté  que  je  remarque 
en  eux...  Veuillez,  s'il  vous  plaît,  ne  pas  les  oublier 
dans  vos  prières...  Nous  regardons  ici  ces  deux 
associations  comme  un  grand  coup  de  la  Provi- 
dence, (i)  » 

Le  P.  Chanel  ne  perdait  point  de  vue  ses  chers 
congréganistes.  Il  les  encourageait  et  les  réprimandait 
au  besoin.  Si  tous  ne  répondaient  pas  également  à  ses 
désirs,  tous,  du  moins,  faisaient  preuve  de  bonne 
volonté.  Aussi,  par  leur  conduite,  exerçaient-ils  une 


(i)  «  L'an  mil  huit  cent  trente-deux,  et  le  quatre  de'cembre,  à  la 
suite  de  la  retraite  annuelle,  les  élèves  du  petit  séminaire  de 
Belley  âgés  de  plus  de  seize  ans,  sentirent  le  besoin,  pour  as- 
surer les  fruits  d'une  solide  persévérance,  de  resserrer  encore 
les  liens  qui  les  ont  attachés  de  tout  temps  au  culte  de  l'au- 
guste Reine  des  cieux  et  de  la  Mère  protectrice  des  jeunes  gens. 
Ils  ne  crurent  donc  pouvoir  mieux  faire  que  de  chercher  à  se 
réunir  en  société  pieuse,  pour  s'y  consacrer  plus  spécialement 
au  service  de  la  très  sainte  Mère  de  Dieu. 

«  L'élan  de  dévotion  qui  les  anima  fut  tel,  que  plus  de  la 
moitié  des  élèves  internes  s'empressa  de  donner  ses  noms  pour 
s'enrôler  sous  la  bannière  de  l'auguste  Marie.  »  (Procès-verbal 
de  l'érection  de  la  société  des  Serviteurs  de  Marie.) 


144  ^'ÏE    DU    BIENHEUREUX 

salutaire  influence.  Ils  firent  aimer  de  plus  en  plus  la 
fréquentation  des  sacrements  et  la  discipline  du  col- 
lège. On  les  voyait  se  prêter  au  service  des  autels  et 
à  la  décoration  du  saint  temple.  C'étaient  eux  qui  figu- 
raient dans  les  cérémonies  religieuses.  «  Nous  qui  en 
fûmes  témoin,  nous  nous  rappellerons  longtemps  les 
processions  et  les  saluts  magnifiques  où  ils  déployaient 
leurs  bannières  et  leurs  oriflammes.  Pourrions-nous 
oublier  cette  admirable  et  touchante  fête  où  fut  inau- 
gurée, sur  la  façade  intérieure  de  la  maison,  la  statue 
de  la  Vierge  immaculée,  qui,  du  haut  de  ce  trône, 
semble  bénir  ses  enfants,  et  présider,  tous  les  jours,  à 
leurs  jeux  et  à  leurs  délassements?  (i)  » 

Comme  on  s'est  plu  à  le  faire  remarquer,  le  P. 
Chanel  excellait  dans  Tart  d'apprendre  le  catéchisme 
aux  enfants.  Il  faisait  pénétrer  dans  ces  jeunes  âmes  la 
doctrine  chrétienne,  et  l'y  gravait  si  profondément 
qu'elle  demeurait  ineffaçable. 

Afin  de  faire  le  plus  de  bien  possible,  le  pieux  direc- 
teur avait  soin  d'appeler  auprès  de  lui,  à  certains  inter- 
valles, chacun  des  "élèves  ;  et  c'est  alors  que,  s'infor- 
mant  de  leurs  dispositions  à  l'égard  de  leurs  maîtres,  de 
leurs  condisciples,  du  règlement  et  de  leurs  devoirs  de 
chrétien  et  d'écolier,  il  découvrait  les  plaies  à  guérir  et 
les  courages  à  relever.  S'aidant  des  observations  du 
préfet  de  discipline,  il  savait  les  utiliser  sans  provo- 
quer le  moindre  soupçon  sur  cette  légitime  connivence. 

(i)  Vie  du  P.  Chanel  par  le  P.  Bourdin,  p.  234. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I45 

Le  P.  Chanel  apprit  un  jour  qu'un  élève  d'une  classe 
supérieure  avait  dû  recevoir  un  livre  qui  pouvait  lui 
être  nuisible.  îl  se  hâta  de  le  faire  venir  auprès  de  lui. 
L'accueillant  avec  sa  bonté  ordinaire,  il  l'amena  insen- 
siblement au  but  qu'il  se  proposait  dans  cet  entretien. 
«  Le  bon  père,  raconte  l'élève,  m'ayant  fait  avouer 
que  j'avais  un  livre  dont  les  supérieurs  n'avaient  point 
autorisé  la  lecture,  me  pria  de  le  lui  remettre,  s'enga- 
geant  à  me  le  rendre  s'il  ne  renfermait  rien  d'impie  ou 
d'immoral.  Voyant  que  je  ne  voulais  pas  m'en  défaire, 
et  que  l'esprit  de  vertige  s'emparait  de  moi,  il  se  jeta 
âmes  genoux  et  me  conjura,  au  nom  de  mes  plus  chers 
intérêts,  de  ne  pas  lui  refuser  plus  longtemps  le  sacri- 
fice qu'il  demandait.  Vivement  frappé  de  ce  mouve- 
ment de  zèle  inattendu,  je  fus  ébranlé,  et  ne  tardai 
pas  à  me  rendre  à  ses  vœux.  Quand  je  quittai  le  col- 
lège, je  reçus  ses  adieux  avec  ses  derniers  conseils, 
qu'il  me  donna  les  yeux  baignés  de  larmes.  Le  sou- 
venir d'un  si  bon  père  ne  s'effacera  jamais  de  mon 
cœur  (i).   » 

Non  content  de  se  dévouer  au  salut  des  personnes 
qui  l'entouraient,  il  en  dirigeait  encore  beaucoup 
d'autres  que  lui  envoyait  la  Providence.  Tantôt  c'é- 
taient des  pécheurs  qu'il  remettait  dans  le  droit  che- 
min ;  tantôt  c'étaient  des  prêtres,  qui  passaient,  sous 
sa  direction,  quelques  jours  de  retraite  ;  tantôt,  enfin, 
il  était  appelé  pour  un  malade  à  l'Hôtel-Dieu,  situé  en 

(1)  Vie  du  P.  Chanel j  p,  221. 


146  VIE    DU    BIENHEUREUX 

face  du  collège.  Que  de  fois  on  est  venu  la  nuit  inter- 
rompre son  sommeil  et  réclamer  le  secours  de  son 
ministère! 

«  Un  pauvre,  nommé  Tranchand,  fut,  durant  plu- 
sieurs mois,  l'objet  de  son  zèle.  Des  accès  de  folie  et 
de  fureur  rendaient  parfois  cet  homme  si  intraitable, 
qu'on  s'était  vu  forcé  de  le  lier  et  de  le  renfermer  dans 
une  cellule.  On  ne  pouvait  l'aborder  que  dans  ses 
moments  lucides  ;  encore  essuyait-on  de  sa  part  les 
plus  révoltantes  grossièretés.  Vainement  avait-on 
essayé  de  le  ramener  à  Dieu.  Touché  de  son  déplo- 
rable étal,  le  P.  Chanel  le  recommanda  aux  prières 
du  couvent  de  Bojt-Repos.  Puis,  il  alla  trouver  son 
pauvre  à  l'Hôtel-Dieu,  et  lui  témoigna  le  plus  vif 
intérêt.  Peu  à  peu,  il  gagna  son  cœur.  De  temps  en 
temps,  il  lui  apportait  quelques  soulagements  corpo- 
rels, et  l'instruisait  des  principales  vérités  de  notre 
sainte  religion.  Et  cet  homme,  si  éloigné  des  voies  du 
salut,  se  convertit  et  mourut  chrétiennement  (i).  » 

Les  curés  des  environs  de  Belley  se  disputaient,  en 
quelque  sorte,  le  privilège  d'avoir  le  P.  Chanel  à  cer- 
tains jours  de  fête.  Ils  aimaient  alors  à  lui  céder  la 
double  fonction  d'officier  et  de  prêcher  à  leur  place. 
Mgr  Dévie  l'invita  lui-même  à  occuper,  dans  sa  cathé- 
drale, la  chaire  sacrée.  Comme  on  était  aux  jours  de 
la  semaine  sainte,  le  serviteur  de  Dieu  prêcha  sur  la 
Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Le  pieux  et 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  .66. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  147 

savant  prélat,  parlant  de  cette   prédication,   loua  le 
discours,  la  modestie  et  l'onction  de  l'orateur  (i). 

Le  P.  Chanel  remplit,  durant  deux  ans,  les  fonctions 
de  directeur  spirituel  au  petit  séminaire  de  Belley. 
Pendant  les  vacances,  entre  la  première  et  la  seconde 
année,  il  fit  le  voyage  de  Rome,  dont  il  est  nécessaire 
de  dire  quelques  mots. 

§  3.  —  Voyage  à  Rome,  à  Lo7'ette,  etc.  Retour  à  Belley. 

(26  août  i833.  —  3i  octobre  i833.) 

En  i833,  la  Société  de  Marie  comptait  dix-sept 
années  d'existence.  Son  zélé  fondateur  pensa  que  le 
moment  était  venu  de  soumettre  au  père  commun 
des  fidèles  l'esprit  et  la  marche  de  cette  institution 
naissante,  et  d'appeler  sur  elle  l'approbation  du  chef 
infaillible  de  l'Eglise.  Déjà,  trois  mois  après  son  élec- 
tion, le  T.  R.  P.  Colin  avait  annoncé  à  ses  confrères 
son  dessein  d'écrire  au  cardinal  Macchi,  ancien  nonce 
à  Paris.  Son  Eminence,  dans  sa  réponse,  conseilla  le 
voyage  de  Rome;  mais  les  circonstances  ne  permirent 
pas  au  pieux  fondateur  de  quitter  la  France.  Le  i5 
avril  i833,  le  P.  Colin  écrivit  de  nouveau  au  cardinal 
Macchi,  qui  s'empressa  de  répondre  que  l'approbation 
de  la  Société  de  Marie  tie  souffrirait  aucune  difficultéy 


(i)  Nous  avons  encore  ce  sermon,  où  le  vénérable  auteur 
expose,  avec  une  grande  ferveur  d'esprit  et  une  grande  force 
de  paroles,  tout  ce  que  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  a  souffert 
pour  la  rédemption  des  hommes.  (Jugement  du  théologien 
chargé  de  réviser  les  écrits.) 


148  VIE    DU    BIENHEUREUX 

pourvu  qiû  elle  fût  demandée  par  les  ordinaires  de  Lyon 
et  de  Belle/.  Il  n'y  avait  donc  plus  qu'à  solliciter  les 
lettres  de  recommandation  des  deux  évêques  et  à  se 
rendre  dans  la  ville  éternelle. 

Les  évêques  de  Lyon  et  de  Belley  firent  dans  leurs 
lettres  un  bel  éloge  de  la  Société  naissante.  Celui  de 
Grenoble  voulut  aussi  la  recommander  au  souverain 
Pontife.  Muni  de  ces  pièces  importantes,  le  T.  R.  P. 
Colin  rédigea  une  adresse  magnifique  à  Sa  Sainteté 
Grégoire  XVI,  et  la  fit  signer  par  les  dix-sept  prêtres 
qui  formaient  alors  la  Société  de  Marie.  Cette  adresse, 
en  date  du  23  août  i833,  précédait  le  sommaire  des 
règles  du  nouvel  institut,  composé  de  prêtres,  de 
frères,  de  sœurs,  et  d'un  tiers  ordre.  On  sera  peut-être 
surpris  de  voir  soumis  au  très  saint  Père  un  plan  si 
vaste.  Ecoutons  le  pieux  fondateur,  k  Le  but  de  mon 
voyage  était  uniquement  de  consulter  sur  notre  entre- 
prise, et  d'accomplir  un  vœu  que  j'avais  fait  depuis 
longtemps,  de  travailler  à  l'œuvre  jusqu'à  ce  qu'elle 
eût  été  soumise  au  souverain  Pontife.  J'ai  donc,  dès 
le  principe,  déclaré  positivement  qu'il  ne  s'agissait 
nullement  de  l'approbation  de  la  Société  ;  qu'à  cette 
fin  nous  présenterions  plus  tard  des  règles  plus  com- 
plètes; mais  que,  dans  ce  moment,  nous  ne  cherchions 
que  des  conseils  et  le  consentement  du  Saint-Siège 
pour  poursuivre  l'entreprise...  (i) 


(1)  Lettre  du  T.  R.  P.  Colin  au  P.  Ghampagnat,  27  février 
1834. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I4q 

Le  départ  fut  fixé  au  26  août,  jour  où  s'ouvraient 
les  vacances,  pour  le  petit  séminaire  de  Belley.  Le 
P.  Chanel  et  le  P.  Bourdin  avaient  été  désignés  pour 
accompagner  leur  vénéré  supérieur.  Rien  ne  saurait 
exprimer  la  joie  qu'ils  éprouvèrent  en  apprenant  la 
faveur  qui  venait  de  leur  être  accordée. 

Les  trois  voyageurs  firent  d'abord  le  pèlerinage  de 
Notre-Dame  de  Fourvière.  Ils  offrirent  le  saint  sacri- 
fice de  la  messe  dans  ce  sanctuaire  béni  qui  fut  comme 
le  berceau  de  leur  Société.  Le  3i  août,  ils  étaient  à 
Marseille  ;  mais  ils  ne  purent  s'embarquer  que  le  4 
septembre  sur  un  vaisseau  marchand,  au  nom  gracieux 
et  rassurant  de  Madone  de  Bon-Secours.  En  sortant 
du  port,  deux  bâtiments  qui  les  précédaient  s'entre- 
choquèrent violemment  et  ne  purent  continuer  leur 
route.  «  N'ayons  pas  peur,  s'écria  le  P.  Chanel,  le 
navire  qui  nous  porte  est  le  navire  de  la  sainte 
Vierge.  »  Le  voyage,  cependant,  ne  fut  pas  sans 
épreuves.  Une  voie  d'eau  força  à  gagner  le  port  de  la 
Giotat,  et  un  violent  orage  obligea  à  relâcher  à  l'île 
d'Elbe.  Les  voyageurs  n'arrivèrent  à  Rome  que  le  i5 
septembre. 

Leur  première  visite  fut  à  la  basilique  du  prince 
des  Apôtres.  Après  avoir  satisfait  sa  dévotion,  le 
P.  Chanel  admirant  les  vastes  proportions  du  temple 
et  les  richesses  qu'il  renferme  :  «  Convenez,  dit-il  en 
souriant,  qu'on  a  élevé  en  l'honneur  de  mon  saint 
patron  une  église  vraiment  digne  de  lui.  »  Le  lende- 
main il  offrit  le  saint  sacrifice  à  la  Confession  de  Saint- 


l5o  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Pierre.  Attiré  par  sa  piété  envers  son  glorieux  patron, 
il  visita  la  prison  Ma?7iertme  Qt  le  mont  Janicule. 

Il  lui  tardait  de  voir  les  catacombes  de  Saint-Sébas- 
tien et  de  Saint-Laurent,  ainsi  que  le  Colisée.  Par- 
courant ces  lieux  que  tant  de  vertus  chrétiennes  ont 
sanctifiés  :  «  Une  retraite  qu'on  ferait  ici,  disait-il, 
n'aurait  besoin  ni  de  livres,  ni  de  prédicateur;  chaque 
pas  évoque  un  religieux  souvenir,  on  respire  un  par- 
fum de  foi  et  de  piété  ;  l'air  est  comme  imprégné  du 
sang  des  martyrs  (i).  » 

Les  sanctuaires  où  reposent  quelques  saints  avaient 
pour  lui  un  attrait  particulier.  Aussi  se  procura-t-il 
le  bonheur  de  célébrer  la  messe  sur  les  tombeaux  de 
saint  Etienne,  premier  martyr,  de  saint  Laurent, 
de  saint  Jérôme,  de  saint  Philippe  de  Néri,  de  saint 
Ignace  de  Loyola,  de  sainte  Catherine  de  Sienne,  etc. 
Il  n'avait  garde  d'oublier  saint  Louis  de  Gonzague. 
En  célébrant  les  divins  mystères  sur  la  tombe  de  cet 
ange  mortel,  le  P.  Chanel  payait  un  tribut  de  piété 
au  saint  qu'il  avait  pris  pour  patron  secondaire.  Il 
aimait  trop  les  élèves  de  Belley  pour  les  oublier  auprès 
de  leur  protecteur  et  de  leur  modèle. 

«  L'une  des  principales  raisons  qui  me  font  aimer 
«  Rome,  disait-il,  c'est  le  parfum  de  dévotion  envers 
«  Marie  qu'on  y  respire  à  chaque  pas.  »  Son  cœur,  en 
effet,  éprouvait  une  douce  émotion  à  la  vue  des  ma- 
dones qui  sont  à  l'intérieur  ou  à  l'entrée  de  presque 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  241. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l5l 

toutes  les  maisons  (i).  »  Il  fut  encore  plus  vivement 
impressionné,  lorsqu'il  visita  les  magnifiques  églises 
que  la  piété  des  Romains  a  élevées  à  la  gloire  de 
Marie  sous  les  titres  les  plus  beaux  et  les  plus  conso- 
lants. 

Quelle  douce  jouissance  de  bonheur  il  éprouva, 
lorsqu'il  put  vénérer  la  sainte  Crèche  à  Sainte-Marie 
Majeure,  la  table  de  l'Institution  de  l'Eucharistie  à 
Saint-Jean  de  Latran,  la  colonne  de  la  Flagellation  à 
Sainte-Praxède,  les  reliques  insignes  de  la  Passion, 
à  Sainte-Croix  de  Jérusalem,  etc.  ;  lorsqu'il  lui  fut 
donné  de  gravir  à  genoux  les  marches  de  la  Scaîa 
sauta  ! 

Il  était  heureux  d'aller  prier  dans  les  églises  où 
notre  divin  Sauveur  est  exposé  pour  l'adoration  des 
quarante  heurtes.  «  En  France,  disait-il,  nous  n'avons 
cette  adoration  qu'une  fois  chaque  année.  Ah  I  si,  à 
l'exemple  de  Rome,  elle  devenait  perpétuelle  dans  nos 
grandes  villes,  que  d'âmes  viendraient  y  puiser  des 
grâces,  et  dédommageraient  Notre-Seigneur  des 
outrages  qu'il  reçoit  dans  le  Sacrement  de  son 
amour  !  (2)  » 

«  Malgré  ce  vif  intérêt  qui  entraînait  le  P.  Chanel 
vers  tout  ce  qui  pouvait  l'édifier  et  nourrir  sa  piété, 
il  ne  résista  pas  à  la  légitime  curiosité  de  visiter  les 
monuments  célèbres  au  point  de  vue  de  l'art  et  de 


(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  243. 
(2)  Id.,  p.  244. 


l52  VIE    DU    BIENHEUREUX 

l'histoire...  Entre  toutes  ses  visites,  il  en  est  une, 
celle  du  Vatican,  à  laquelle  il  consacra  de  plus  longues 
heures...  «  Le  Vatican  !  écrivait-il,  que  de  trésors  il 
renferme  dans  l'intérêt  de  la  science  !  A  ne  parler  que 
des  monuments  antiques,  soit  qu'on  les  considère 
comme  très  utiles  aux  arts,  soit  qu'on  les  envisage 
comme  des  témoins  irrécusables  de  l'histoire  et  des 
mœurs,  on  est  forcé  de  rendre  hommage  aux  Souve- 
rains Pontifes  qui  les  ont  recueillis  et  abrités  contre 
les  ravages  du  temps,  de  l'ignorance  et  de  la  barba- 
rie (i).  » 

Dès  le  lendemain  de  leur  arrivée,  nos  trois  voya- 
geurs avaient  fait  une  visite  au  cardinal  Macchi,  et  lui 
avaient  remis  les  différentes  pièces  qu'ils  apportaient. 
Son  Eminence  voulut  bien  présenter  Elle-même  ce 
dossier  au  Très  Saint  Père  dans  son  audience  du 
17  septembre. 

Chaque  jour,  le  P.  Chanel  employait  une  partie  de 
son  temps  à  rendre  service  au  T.  R.  P.  Colin.  Rem- 
plissant auprès  de  lui  les  fonctions  de  secrétaire,  il 
l'accompagnait  dans  ses  visites  ;  et,  afin  de  lui  épar- 
gner bien  des  pas  et  des  fatigues,  il  le  remplaçait 
toutes  les  fois  que,  pour  traiter  une  affaire,  la  présence 
du  supérieur  n'était  point  indispensable. 

Les  demandes  d'audience  étaient  si  nombreuses  que 
le  serviteur  de  Dieu  craignit  d'être  obligé  de  quitter 
Rome  sans  avoir  pu  déposer  aux  pieds  du  Souverain 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  246. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l53 


Pontife  les  hommages  de  sa  piété  filiale.  Comme  il  en 
exprimait  sa  douleur  auprès  du  cardinal  Macchi  : 
«  Consolez-vous,  lui  dit  son  Eminence,  je  prierai  moi- 
même  Sa  Sainteté  d'accorder  à  mes  bons  Pères  Ma- 
ristes  la  faveur  qu'ils  sollicitent.  »  Grâce  à  la  prière  du 
cardinal,  l'audience  tant  désirée  eut  lieu  le  lendemain, 
28  septembre  i833.  Le  P.  Chanel  en  rendit  compte 
au  P.  Convers,  dans  une  lettre  en  date  du  même  jour. 
«  Notre  audience,  dit-il  en  terminant,  a  duré  près  de 
trois  quarts  d'heure.  Je  ne  puis  vous  exprimer  ce  qui 
s'est  alors  passé  dans  mon  âme.  Il  me  semble  que  je 
suis  sous  l'impression  d'un  songe...  Au  sortir  du 
palais  pontifical,  nous  avons  récité,  dans  la  première 
église  que  nous  avons  rencontrée,  le  Te  Deum  et  le 
Magnificat  en  reconnaissance  de  la  haute  faveur  que 
nous  venions  de  recevoir,  (i)  » 

En  les  bénissant,  le  Pape  Grégoire  XVI  avait  pro- 
noncé ces  paroles  :  Croisse'^et  miiltipUe\-voiis^  et  rem- 
plisseï  la  terre.  Nos  trois  voyageurs  les  avaient  gra- 
vies dans  leur  cœur,  et  ils  demandaient  à  Dieu  qu'il 
daignât  les  réaliser  pour  sa  plus  grande  gloire  et  l'hon- 
neur de  sa  sainte  Mère. 

Durant  son  séjour  à  Rome,  le  P.  Chanel  n'avait 
point  oublié  sa  chère  Congrégation  de  la  Sainte- 
Vierge  et  des  Saints-Anges.  Il  l'avait  fait  affilier  à  celle 
du  Collège  Romain,  afin  qu'elle  pût  participer  aux 
grâces  et  aux  privilèges  que  les  Souverains  Pontifes 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  2  52. 


l54  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ont  accordés.  Le  décret  d'affiliation  porte  la  date  du 
20  septembre  i833. 

Avant  qu'il  fût  question  du  voyage  de  Rome,  il 
écrivait  à  une  personne  d'Ambérieux  :  «  Que  je  serais 
heureux,  s'il  m'était  permis  de  faire  un  pèlerinage  à 
Notre-Dame  de  Lorette  !  Quel  parfum  céleste  on  doit 
respirer  dans  la  sainte  maison  de  Nazareth  !  Après 
avoir  vu  de  mes  jeux  cette  humble  habitation  de 
Jésus,  de  Marie  et  de  saint  Joseph,  j'aurais  d'abord 
pour  moi  un  sujet  inépuisable  de  méditations;  j'en 
profiterais  pour  les  autres,  surtout  au  collège  de  Belley, 
et  plus  tard,  je  l'espère,  dans  les  missions  étrangères. 
Ce  serait  un  puissant  moyen  de  réveiller  dans  les 
âmes  la  foi  et  la  piété  chrétienne  (i).  » 

Ce  vœu  allait  se  réaliser.  Les  vacances  de  la  cour 
romaine  ne  permettaient  pas  de  poursuivre  les  dé- 
marches pour  l'approbation  de  la  Société.  Les  trois 
Pères  Maristes  se  mirent  donc  en  route  pour  Lorette. 
Ils  y  arrivèrent  la  veille  de  la  fête  du  Saint-Rosaire. 
Le  temps  était  propice  pour  les  nombreuses  caravanes 
qui  affluaient  de  toutes  parts.  Les  voyageurs  admi- 
raient la  foi  de  ces  populations,  qui,  pour  visiter  la 
Sa?ita  Casa,  aux  jours  de  grande  fête,  font  souvent 
de  longs  voyages,  viennent  par  tous  les  chemins  et 
toutes  les  routes,  au  chant  des  litanies. 

«  Lorsque  le  P.  Chanel  aperçut,  raconte  le  P.  Bour- 


(i)    Lettre  du   27    janvier    i833,    citée  par  le    P.    Bourdin, 
p.  255. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l55 

din,  non  pas  la  Santa  Casa  elle-même,  mais  seule- 
ment la  basilique  qui  la  renferme,  il  parut  impres- 
sionné jusqu'au  fond  de  l'âme...  Aussitôt  que  nous 
fûmes  entre's  dans  le  saint  temple,  il  se  jeta  au  pied 
du  saint  Sacrement  et  resta  longtemps  en  adoration  ; 
puis,  se  mettant  à  la  suite  des  pèlerins,  il  fit  à  genoux 
le  tour  de  la  Santa  Casa.  Pénétrant  dans  sa  modeste 
enceinte,  il  resta  près  d'une  heure  prosterné  devant 
l'image  de  la  sainte  Vierge.  Nous  étions  à  ses  côtés. 
Nous  entendions  les  soupirs  qui  s'échappaient  de  son 
cœur  au  souvenir  des  mystères  qui  se  sont  accomplis 
dans  ce  lieu  saint.  Nous  récitâmes  ensemble  le  cha- 
pelet. Avec  quelle  ferveur  il  prononçait  VAve  Maria, 
à  l'endroit  même  où  l'archange  Gabriel  salua  Marie 
pleine  de  grâces  !  Plus  d'une  fois,  avant  son  départ, 
il  revint  dans  ce  sanctuaire  béni.  « 

«  En  quittant  Lorette,  continue  le  P.  Bourdin,  nous 
y  laissâmes  le  R.  P.  Colin,  qui  devait  bientôt  re- 
prendre le  chemin  de  Rome.  Pour  nous,  que  des 
emplois  rappelaient  au  collège  de  Belley,  nous  n'avions 
plus  que  trois  semaines  de  vacances.  Il  nous  fut  per- 
mis de  les  consacrer  à  la  visite  de  quelques  villes  inté- 
ressantes, et  \àQ  pousser  même  notre  course  jusqu'à 
Venise  (i). 

«  Quels  que  fussent  les  incidents  de  la  route,  le 
P.  Chanel  conservait  toujours  une  amabilité,  une  dou- 
ceur de  caractère  inaltérable.  L'oraison,  la  récitation 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  257. 


l56  VIE    DU    BIENHEUREUX 

du  bréviaire,  l'examen  de  conscience,  la  lecture  spiri- 
tuelle et  le  chapelet  avaient  leurs  heures  réglées,  dont 
il  ne  s'écartait  point (i).  « 

Pour  célébrer  la  sainte  messe,  il  choisissait,  autant 
que  possible,  l'église,  et,  dans  l'église,  l'autel  où  était 
vénérée  une  madone  miraculeuse,  ou  une  relique  de 
Notre-Seigneur,  ou  de  quelque  saint  illustre.  Il  ne 
manque  pas  de  le  noter  dans  son  Album^  afin  de  n'en 
point  perdre  le  souvenir.  Chaque  jour  il  écrivait  dans 
cet  Album  ses  pensées  et  ses  impressions  de  voyage. 
Les  monuments  religieux  y  tiennent  la  plus  grande 
place.  Dès  qu'on  s'arrêtait,  il  visitait  d'abord  les 
églises;  il  voyait  ensuite  les  palais  et  autres  monu- 
ments profanes,  si  le  temps  le  permettait. 

Le  vénérable  serviteur  de  Dieu  arriva  à  Belley  la 
veille  de  la  Toussaint  et  reprit  ses  fonctions  de  di- 
recteur spirituel,  qu'il  continua  à  remplir  pendant  une 
année,  avec  le  zèle  et  le  succès  dont  nous  avons  déjà 
parlé. 

.^4.  —  Le  serviteur  de  Dieu   j^eprend  ses  fonctions 
de  Directeur  spirituel. 

A  son  retour  d'Italie,  le  P.  Chanel  sembla  redou- 
bler de  zèle  pour  l'accomplissement  de  sa  charge.  Il 
s'appliqua  avec  un  soin  particulier  à  faire  fleurir  les 
deux  congrégations  qu'il  avait  établies  à  la  fin  de  la 
retraite  de  i832. 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  259. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  1  67 

La  congrégation  de  la  Sainte-Vierge  avait  pour  pré- 
fet un  élève  de  rhétorique,  nommé  Georges  Vibert, 
de  Seyssel.  Ce  jeune  homme,  modèle  accompli  de 
piété,  de  régularité,  de  candeur  et  de  modestie,  était 
bien  digne  d'être  à  la  tête  de  la  pieuse  association.  Il 
avait  à  peine  quinze  ans,  qu'on  remarquait  déjà  en  lui 
un  attrait  particulier  pour  l'oraison,  l'humilité  et  la 
mortification  dessens.  Animé  de  plus  en  plus  du  désir 
de  sa  propre  sanctification  et  du  salut  des  âmes,  il  sou- 
pirait après  le  jour  où  il  lui  serait  donné  d'entrer  dans 
la  Société  de  Marie,  et  de  traverser  les  mers  pour 
évangéliser  les  infidèles.  «  Qui  sait,  mon  cher  enfant, 
lui  disait  le  P.  Chanel,  si  nous  ne  partagerons  pas 
ensemble  le  même  bonheur!  »  Tous  deux  nourris- 
saient l'espoir  d'unir  les  efforts  de  leur  zèle  et  le  sacri- 
fice de  leur  vie.  Mais,  hélas  !  cette  douce  espérance  ne 
fut  pas  de  longue  durée.  Jeune  encore,  il  était  déjà 
mûr  pour  le  ciel.  Vers  la  fin  de  sa  première  année  de 
théologie,  il  s'en  allait  mourant  dans  sa  famille,  et,  le 
14  janvier  iSSy,  il  rendait  sa  belleâme  àson  Créateur. 

Nous  n'aurions  point  rempli  notre  tâche,  si  nous 
ne  signalions  le  soin  avec  lequel  il  préparait  les  ins- 
tructions qu'il  adressait  aux  élèves  du  petit  séminaire. 
Sachant  mettre  à  profit  les  circonstances  heureuses  ou 
malheureuses  pour  intéresser  ses  jeunes  auditeurs,  il 
produisait  une  impression  que  le  temps  ne  parvenait 
pas  à  effacer.  Qu'on  nous  permette  de  citer  un  fait. 

On  venait  d'apprendre  la  mort  d'un  élève.  Il  parle 
assez  longuement  sur  le  prix  du  temps,  puis  il  s'écrie  : 


l58  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  Il  est  précieux,  parce  qu'il  est  court  ;  il  est  précieux, 
puisque  nous  ignorons  s'il  ne  sera  pas  abrégé  pour 
plusieurs  d'entre  nous.  Nous  pouvons  être  surpris; 
la  mort  frappe  à  tout  âge.  Eh  !  Messieurs,  faut-il 
aller  chercher  loin  des  exemples  ?  N'en  avons-nous 
pas  au  milieu  de  nous?  A  qui  cette  place  que  je  vois 
déserte  etque  je  ne  puis  fixer  sans  douleurPQui  de  vous, 
en  le  voyant  partir,  croyait  lui  dire  un  éternel  adieu? 
Il  était  jeune;  il  jouissait  d'une  santé  florissante,  et 
cependant  la  mort  l'a  frappé  !  Nous  devions,  après  huit 
jours  d'absence,  le  revoir,  et  il  est  parti  pour  l'éter- 
nité ! 

«  Qui  vous  a  dit  que  cette  mort  qui  nous  afflige, 
n'est  pas  un  de  ces  grands  coups  dont  se  sert 
la  Providence  pour  faire  rentrer  en  eux-mêmes  ceux 
qui  diffèrent  toujours  leur  conversion  ?  Messieurs,  tout 
ce  que  Dieu  fait,  il  le  fait  pour  notre  instruction.  Nul 
doute  qu'il  n'ait  eu  de  grandes  vues  en  nous  donnant 
cet  exemple.  Il  l'a  enlevé  avant  que  la  corruption  du 
siècle  ait  pu  prendre  racine  dans  son  jeune  cœur. 
Peut-être  il  se  serait  perdu  ;  sa  piété  et  le  temps 
qu'il  a  eu  de  se  préparer  au  redoutable  passage,  nous 
donnent  une  grande  confiance  que  la  miséricorde 
divine  l'a  sauvé.  Il  l'a  enlevé  pour  nous  faire  tenir  sur 
nos  gardes.  Nous  n'avons  pas  plus  de  droit  que  lui  de 
compter  sur  de  longs  jours.  Comme  nous,  il  pouvait 
espérer  ;  comme  nous,  il  pouvait  craindre.  Il  nous  sert 
de  leçon.  Qui  nous  répond  que  nous  n'en  servirons 
pas  bientôt  nous-mêmes  ?  Qui  nous  assure  que  celui 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I  69 

que  nous  pleurons  sera  le  dernier  qui,  cette  année, 
paye  le  tribut  ?  Et  si  la  mort  venait,  en  ce  moment, 
frapper  quelqu'un  de  nous,  serait-il  prêt?  Si,  dans  ce 
moment,  il  nous  fallait  rendre  compte,  sommes-nous 
en  règle  ? 

«  O  mort,  que  tu  nous  fais  de  fortes  leçons  !  Pour- 
quoi sont-elles  sitôt  effacées?  Que  l'Esprit-Saint  a 
raison  de  dire  :  Souvenei-vous  de  vos  Jîns  dernières,  et 
vous  ne  péc1iere:{  plus .  Ah  !  quand  je  pense  à  la  mort, 
qui  peut  me  surprendre,  il  me  semble  que  je  veux  me 
tenir  prêt;  il  me  semble  que  je  veux  régler  ma  con- 
duite de  telle  sorte,  que  je  ne  sois  pas  surpris. 

«  Messieurs,  si  nous  ne  sommes  pas  touchés,  si  la 
mort  et  son  incertitude  ne  nous  frappent  pas,  nous 
n'avons  plus  la  foi.  La  religion  n'a  rien  de  plus  ter- 
rible à  nous  offrir.  Il  ne  lui  reste  que  l'enfer  à  nous 
montrer;  mais  l'enfer  vient  après  la  mort,  et  après  la 
mort  il  n'est  plus  temps  d'y  penser. 

«  O  mon  Dieu,  pénétrez-nous  donc  fortement  de 
cette  pensée  salutaire.  Gravez  donc  dans  nos  cœurs 
pour  jamais  cette  terrible  leçon  que  vous  venez  de 
nous  donner.  Que  chaque  jour  soit  pour  nous  le  der- 
nier; cette  pensée  nous  encouragera  à  le  bien  em- 
ployer. Si  nous  sommes  maintenant  dans  ces  disposi- 
tions, si  nous  y  persévérons,  nul  doute  que  nous  ne 
changions  de  conduite  ;  que  notre  vie  nesoit  plus  régu- 
lière, plus  appliquée,  plus  laborieuse.  Et  quand  le 
temps  de  la  mort  viendra,  nous  ne  serons  pas  surpris; 
nous  pourrons  nous  présenter  avec  confiance  devant 


l6o  VIE    DU    BIENHEUREUX 

le  trône  du  souverain  Juge,  et  recevoir  de  sa  bonté  la 
récompense  qu'il  a  promise  au  serviteur  fidèle  (i).  » 

Le  P.  Chanel  continuait  à  rendre  service  à  ses  con- 
frères, autant  que  ses  occupations  pouvaient  le  lui  per- 
mettre. Tous  admiraient  son  zèle  et  son  dévouement. 

Un  violent  incendie  réduisit  en  cendres  presque 
tout  le  village  de  Virieux-le-Grand.  Aux  premiers  cris 
lugubres  qui  l'annoncèrent  à  Belley,  ni  le  mauvais 
temps,  ni  les  ténèbres  de  la  nuit,  ni  la  distance  des 
lieux,  rien  ne  put  empêcher  le  P.  Chanel  et  son  ami 
le  P.  Bret,  de  se  transporter  sur  le  théâtre  du  sinistre. 
Ils  déplo3^èrent  l'un  et  l'autre  tout  ce  qu'ils  avaient 
de  force  et  de  zèle.  Leur  dévouement  fut  signalé  dans 
le  Journal  de  l'Ain. 


(i)  Instruction  du  P.  Chanel  sur  ce  texte  :  Circa  undecimam 
(horam)  vero  exiit,  et  invenit  alios  stantes,  et  dicit  illis  :  Quid 
hic  statis  tota  die  otiosi?  Matth.,  xx,  6. 


CHAPITRE  XI 

LE  SERVITEUR  DE  DIEU  EST  NOMMÉ  SUPÉRIEUR 

DU  PETIT  SÉMINAIRE  DE  BELLEY.    —  IL  EST  DÉSIGNÉ 

POUR  LES  MISSIONS   DE   l'oCÉANIE. 

(Octobre  18^4  —Août  i836) 

§  I.  —  Première  année  (i 834-1 835). 

A  Société  de  Marie,  grâce  à  la  protection  de 
%  son  auguste  patronne,  grandissait  de  jour 
en  jour.  Il  devenait  nécessaire  de  régler  sa 
marche  et  de  compléter  ses  constitutions.  Pour  n'être 
point  distrait  dans  ce  travail,  le  T.  R.  P.  Colin  voulut 
se  trouver  seul  avec  Dieu.  En  se  retirant  dans  la  soli- 
tude, il  se  déchargea  sur  le  P.  Chanel  de  la  supériorité 
du  petit  séminaire  de  Belley. 

Obligé  d'accepter  une  charge  qu'il  redoutait,  le  servi- 
teur de  Dieu  résolut  de  la  remplir  avec  toute  la  perfec- 
tion possible.  Il  apporta  d'abord  le  plus  grand  soin  à 
ce  que  tout  fût  prêt  dans  le  petit  séminaire  pour  la 
rentrée  des  élèves.  Ce  jour-là  il  offrit  le  saint  sacrifice, 
dans  le  double  but  d'attirer  sur  leur  voyage  la  protec- 
tion du  ciel,  et  d'écarter  de  l'établissement  le  trouble 


l62  VIE    DU    BIENHEUREUX 

et  la  confusion  qu'amène  quelquefois  la  réouverture 
des  classes. 

«  Dès  le  soir  même  de  la  rentrée,  il  annonçait  aux 
élèves  qu'à  partir  de  ce  moment,  les  règlements  de  la 
maison  étaient  en  pleine  vigueur;  qu'il  espérait, 
connaissant  déjà  leur  bonne  volonté,  qu'ils  y  seraient 
tous  fidèles,  et  qu'au  prix  de  cette  fidélité  ils  passe- 
raient une  année  heureuse  et  bénie  de  Dieu.  «  Mes 
«  enfants,  ajoutait-il,  que  le  collège  soit  pour  vous 
«  comme  une  seconde  famille  ;  que  votre  âme  s'y  puisse 
«  épanouir  à  l'aise;  que  vous  y  trouviez  de  l'affection, 
«  du  bonheur  même  :  ce  sont  là  des  idées  que  nous 
«  avons  plus  d'une  fois  exprimées, c'est  le  caractère  que 
«  nous  avons  voulu  donner  à  notre  établissement,  et 
«  que  nous  nous  efforcerons  de  lui  maintenir.  Mais  que 
«  rien  ne  contrarie  jamais  vos  goûts  et  vos  désirs;  que 
«  vous  n'ayez  point  de  violence  à  vous  faire,  point  de 
«  peine  à  endurer,  point  de  privation  à  subir;  que  le 
«  chemin  de  la  vertu  et  de  la  science  soit  pour  vous 
«  dégagé  de  toute  épine  :  c'est  ce  qu'il  serait  aussi 
«  funeste  de  tenter  qu'impossible  de  réaliser.  La  vie 
«  de  l'écolier  est  un  apprentissage  delà  vie  de  l'homme  ; 
«  habituez-vous  donc  d'avance  à  savoir  souffrir;  don- 
ce  nez  à  votre  caractère  une  attitude  ferme,  à  votre 
«  cœur  de  la  force,  à  votre  volonté  de  l'énergie  (i)...  » 
Le  lendemain  ,  les  élèves  se  réunirent  dans  la  cha- 
pelle pour  la  messe  du  Saint-Esprit.  Le  zélé  supérieur 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  285. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  163 

leur  fit  une  exhortation  qui  les  toucha  fortement.  Il 
leur  dit  entre  autres  choses  :  «  Notre  âme, mes  chers  en- 
fants, est  une  puissance  active,  et  cette  activité  la  dis- 
tingue essentiellement  de  la  matière,  dont  le  propre  est 
l'inertie.  Elle  se  plaît  au  jeu  de  ses  facultés,  et,  comme 
toute  puissance  grandit  par  l'exercice,  elle  voit  ses 
forces  s'accroître  à  mesure  qu'elle  les  emploie.  Que 
chacun  de  vous  soit  donc  laborieux,  dans  la  sphère  de 
ses  études  :  sa  mémoire  deviendra  plus  heureuse,  son 
imagination  plus  réglée,  son  jugement  plus  sûr,  son 
esprit  plus  pénétrant  et  plus  orné  de  connaissances. 

«  Votre  tâche,  mes  enfants,  ne  se  borne  point  là. 
Vous  devez  avant  tout  mettre  Dieu  dans  vos  intérêts. 
Votre  travail,  en  effet,  ne  sera  fructueux  qu'autant  que 
Dieu  le  bénira...  C'est  pour  cela,  mes  chers  enfants, 
que  nous  sommes  dans  ce  moment  au  pied  du  saint 
autel.  Unissez-vous  à  moi  pendant  le  divin  sacrifice. 
Demandez  à  Jésus-Christ  les  grâces  dont  vous  avez 
besoin  pour  accomplir,  durant  cette  année,  tous  vos 
devoirs  de  chrétiens  et  d'écoliers  (i).  » 

Après  la  messe,  le  P.  Chanel  consacra  tous  les  élèves 
à  la  sainte  Vierge,  et  mit  sous  ses  auspices  leurs  études, 
leurs  récréations,  leur  repos. 

Tous  les  soirs,  pendant  plusieurs  semaines,  il  réunit 
la  communauté  et  remplaça  la  lecture  spirituelle  par 
l'explication  des  règlements  de  la  maison  et  par  quel- 
ques paroles  d'encouragement.  La   retraite  annuelle 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  286. 


104  '^'^E    DU    BIENHEUREUX 

vint  achever  d'affermir  les  élèves  dans  la  pratique  de 
leurs  devoirs. 

Ecoutons  l'un  des  élèves  de  cette  année,  M.  Fran- 
çois Modelon.  Trente  ans  plus  tard,  ravivant  ses  sou- 
venirs, il  écrit,  le  7  septembre  i865,  au  P.  Bourdin  : 

«  Elève  au  collège  de  Belley,  j'eus  le  bonheur  d'avoir 
le  P.  Chanel  pour  supérieur.  Tous  ceux  qui  l'ont 
connu,  se  rappellent  sa  bonté  sans  faiblesse,  sa  dou- 
ceur sans  afféterie,  sa  fermeté  sans  rudesse,  son  intel- 
ligence sans  prétention,  sa  charité  sans  bornes.  Rien 
n'égalait  la  chaleur  onctueuse  et  pénétrante  de  sa 
parole  à  la  chapelle  du  collège,  ni  la  grâce  de  son 
esprit  dans  les  allocutions  familières  en  salle  d'étude 
et  dans  les  classes  privées. 

«  Quand  il  traversait  nos  cours  de  récréations  ani- 
mées de  tant  de  jeux  variés,  simples  et  francs,  que  la 
jeunesse  ne  connaît  plus  guère  aujourd'hui,  on  s'in- 
terrompait -,  tous  les  regards,  tous  nos  sourires  d'enfants 
se  tournaient  de  son  côté,  et  volaient  au-devant  de  lui 
pour  entendre  deux  mots  de  ses  lèvres,  ou  le  voir  avec 
une  dignité  gracieuse  prendre  part  à  nos  amusements. 

«  Il  avait  une  grande  délicatesse,  quoique  rien 
d'affecté  dans  le  ton  et  les  manières,  de  la  noblesse 
dans  le  port  et  la  démarche,  et  pourtant  rien  de  com- 
passé; c'était  la  nature  belle  de  simplicité,  de  candeur 
et  de  paternelle  tendresse.  Son  front,  assez  élevé,  était 
calme  et  pur,  son  teint  de  cette  belle  pâleur  mate  et 
légèrement  transparente,  qui  accuse  la  vie  ardente, 
mais   dirigée,  disciplinée   par  une  grande  âme.  Ses 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l65 

yeux  étaient  grands-,  son  regard  doux,  pénétrant,  pro- 
fond, vous  parlait  ;  son  sourire  avait  plus  de  mansué- 
tude et  de  sympathie  que  de  finesse;  l'ensemble  de 
tous  ses  traits  lui  conciliait  de  prime  abord  l'estime 
et  l'affection. 

«  Si  je  parle  ainsi  de  celui  que  je  crois  et  que  j'ai 
toujours  cru  un  élu  de  Dieu,  c'est  qu'il  me  fut  donné 
de  le  connaître  encore  sous  un  autre  point  de  vue  : 
je  me  confessais  à  lui,  et  j'ai  vu  ses  saintes  larmes 
remplir  ses  yeux  attachés  sur  un  crucifix  pendant  le 
cours  de  mes  aveux.  Quelle  bienveillance  après  !  quelle 
bonté,  quelle  tendresse  pour  cette  âme  d'enfant,  dont 
il  prévoyait  déjà  sans  doute  les  luttes  inouïes  et  les 
nombreuses  défaillances  sur  la  route  douloureuse  de 
la  vie  (i)  I...  » 

En  qualité  de  supérieur,  le  P.  Chanel  se  regardait 
comme  le  dépositaire  des  règles  et  le  gardien  des  âmes, 
responsable  de  l'pbservation  des  unes  et  de  la  conser- 
vation des  autres.  Sachant  combien  l'exemple  est 
puissant  sur  le  cœur  des  jeunes  gens,  il  ne  se  dispen- 
sait d'aucune  règle,  d'aucun  exercice  de  communauté, 
et  la  seule  prérogative  qu'il  tirât  de  son  office,  c'était 
l'obligation  d'édifier  ses  inférieurs  et  la  charge  de  les 
servir. 

Chaque  semaine,  et  plus  souvent  encore,  s'il  le 
croyait  nécessaire,  il  réunissait  tous  ses  collaborateurs, 
les  interrogeait   sur  la  marche   de   la   communauté, 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  323. 


l66  VIE    DU    BIENHEUREUX 

recueillait  avec  soin  leurs  observations,  et  leur  faisait 
part  des  siennes  avec  modestie.  Quelques  mots  d'édifi- 
cation et  d'encouragement  terminaient  ces  sortes  de 
réunions. 

Trop  souvent  les  jeunes  professeurs  se  découragent 
au  milieu  d'une  classe  d'enfants  légers  et  paresseux. 
Le  serviteur  de  Dieu  avait  le  don  de  raviver  leur 
force  et  leur  dévouement  :  «  Vous  le  savez,  leur  disait- 
il,  une  semence  ne  lève  pas  aussitôt  qu'elle  est  jetée 
en  terre;  un  arbre  est  planté  longtemps  avant  qu'il 
porte  des  fruits  :  il  en  est  de  même  de  la  culture 
des  âmes.  On  travaille  quelquefois  beaucoup,  sans 
voir  avancer  l'ouvrage;  néanmoins  il  se  fait  secrète- 
ment. )) 

II  avait  compris  que  dans  une  maison  d'éducation, 
l'ordre  ne  peut  être  maintenu  que  par  une  surveil- 
lance intelligente  et  soutenue.  Celle  qu'il  exerçait  lui- 
même,  s'étendait  à  toutes  les  parties  de  l'administra- 
tion. Il  se  tenait  au  courant  de  tout,  sans  faire  tout  par 
lui-même.  Il  voulait  que  chacun  remplît  parfaitement 
son  devoir. 

Dieu  permit  que  l'établissement  fût  en  proie  à  une 
épidémie.  Le  fléau  envahit  d'abord  une  classe,  puis  se 
propage  dans  tous  les  rangs.  Le  collège  n'est  bientôt 
plus  qu'un  hôpital.  Le  P.  Chanel  reçoit  chez  lui  les 
plus  malades.  Il  est  sur  pied  jour  et  nuit.  Attentif  à 
faire  exécuter  les  prescriptions  des  médecins,  il  rem- 
plit lui-même  l'office  d'infirmier.  Durant  ces  jours 
d'épreuves,  il  allait  souvent  se  jeter  aux  pieds  de  la 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  167 

sainte  Vierge,  laissant  un  cierge  toujours  allume' à  son 
autel.  Le  fléau  régna  près  de  quatre  semaines.  Quand 
il  eut  entièrement  disparu,  on  rendit  grâces  à  Dieu  de 
ce  qu'il,  n'avait  fait  aucune  victime. 

La  sollicitude  générale  de  la  maison  ne  lui  faisait 
point  oublier  la  direction  des  domestiques.  Plein  de 
bonté  et  de  douceur,  il  savait  gagner  leur  cœur  et  ren- 
dre leur  charge  facile.  De  temps  en  temps  il  les  réu- 
nissait pour  les  instruire  de  leurs  devoirs  et  leur  ap- 
prendre à  sanctifier  les  plus  petits  actes  de  leurs  jour- 
nées. Devenu  leur  guide  spirituel  par  le  libre  choix  de 
leur  volonté,  il  prenait  un  soin  spécial  du  salut  de  leur 
âme,  et  les  invitait  à  venir  fréquemment  au  tribunal 
de  la  pénitence. 

c(  Lorsque  j'étais  malade,  raconte  Marie,  vieille  do- 
mestique du  petit  séminaire,  il  venait  exacten^ent  me 
confesser,  m'apporter  le  bon  Dieu...  Si  le  médecin 
m'oubliait,  il  lui  parlait  de  moi.  Ah!  si  je  ne  l'avais 
pas  eu,  que  serais-je  devenue  pendant  cette  maladie  ?  Il 
me  disait  que  sans  la  charité  on  ne  pouvait  être  sauvé. 
Il  râpait  bien,  lui,  cette  charité! 

«  Afin  de  pouvoir  donner  des  avis  plus  utiles  aux 
domestiques,  il  me  demandait  quelquefois  le  sujet 
le  plus  ordinaire  de  leurs  conversations  et  savait 
admirablement  profiter  de  toutes  les  circonstances 
pour  nous  instruire.  Jamais  îious  n^apons  eu  un  supé- 
rieur comme  lui.  » 

Son  dévouement  était  de  toutes  les  heures  et  de 
tous  les  instants.  Qui  jamais  a  plus  payé  de  sa  per- 


l68  VIE  DU    BIENHEUREUX 

sonne  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  ?  Accessible  à 
tous,  il  n'avait  d'autre  mesure  pour  son  temps  que  la 
convenance  de  chacun.  Interrompu  sans  cesse,  il  quit- 
tait sa  tâche  pour  la  reprendre  avec  une  égalité  d'âme 
que  rien  n'altérait,  et  sans  que  l'on  pût  découvrir  sur 
cette  figure  toujours  souriante  aucune  trace  de  lassi- 
tude ou  d'ennui.  On  lui  avait  donné  le  surnom  de  bon 
pasteur. 

«  Plus  d'une  fois,  nous  dit  Marie,  lorsqu'il  était 
harassé  de  fatigue,  à  la  suite  des  travaux  du  saint 
ministère,  je  l'ai  trouvé  assis  dans  sa  chambre,  ne 
voulant  aucun  secours,  se  contentant  de  prier  en  si- 
lence, les  yeux  fixés  sur  un  crucifix.  » 

Il  n'y  avait  qu'une  trêve  aux  occupations  multiples 
de  cette  vie  de  dévouement,  c'était  le  moment  de  la 
prière.  «  Sitôt  que  l'heure  était  venue  où  l'Eglise 
place  sur  les  lèvres  du  prêtre  ces  prières  qu'elle  dis- 
tribue le  long  du  jour,  comme  un  aliment  spirituel, 
nous  dit  le  P.  Bourdin,  on  voyait  le  pieux  supérieur 
se  recueillir  à  l'instant  même,  et,  cessant  de  traiter 
avec  les  hommes,  converser  avec  Dieu  dans  le  silence 
de  son  âme(i). 

La  prière  lui  était  tellement  familière  qu'il  y  recou- 
rait sans  cesse,  et  surtout  dans  les  circonstances  plus 
difficiles.  Ecoutons  la  domestique  dont  nous  avons 
déjà  emprunté  les  paroles  :  «  Quand  le  temps  était 
mauvais,  lorsque  le  tonnerre  grondait  et  que  la  grêle 

(i)  Vie  du  p.  Chanel,  p.  276. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  169 

menaçait  les  re'coltes;  en  un  mot,  toutes  les  fois  que 
le  P.  Chanel  se  trouvait  en  présence  de  quelque  cala- 
mité, il  allait  vite  à  la  chapelle  se  prosterner  devant  le 
saint  Sacrement.  La  maladie  d'un  élève  faisait-elle  des 
progrès,  il  redoublait  ses  visites  au  saint  Sacrement 
et  à  la  sainte  Vierge.  Les  finances  de  la  maison  s'épui- 
saient-ellcs,  il  s'adressait  à  saint  Joseph,  pourvoyeur 
de  la  sainte  Famille,  et  faisait  brûler  un  cierge  devant 
son  image.  » 

«  Le  jour  du  congé  qu'il  avait  donné  aux  élèves  à 
l'occasion  de  sa  fête,  nous  dit  M.  l'abbé  Humbert  (i), 
tout  le  monde  était  en  promenade,  excepté  le  P.  Cha- 
nel et  deux  ou  trois  professeurs.  Vers  les  dix  heures  du 
matin,  le  feu  se  déclare  dans  la  salle  d'étude;  la  chaire 
du  préfet  est  déjà  environnée  de  flammes.  Par  un 
hasard  tout  providentiel,  le  P.  Chanel  vient  à  passer 
par  là;  il  appelle,  nous  accourons  et  nous  venons  à 
bout  d'éteindre  ce  commencement  d'incendie.  Notre 
pieux  supérieur  court  aussitôt  allumer  deux  cierges  à 
la  chapelle  et  passe  une  demi-heure  en  prière  au  pied 
de  l'autel.  r> 

Quoiqu'il  fût  d'une  santé  délicate,  il  ne  prenait  au- 
cun adoucissement  particulier,  suivait  le  régime  ordi- 
naire de  la  communauté  et  ne  voulait  rien  avoir  dans  sa 
chambre.  Si  quelque  chose  le  contrariait  au  réfec- 
toire, il  levait  les  yeux  vers  le  crucifix. 


(i)  M.  Humbert  était  alors  professeur  au  petit  séminaire  et 
est  aujourd'hui  curé  de  Lhuis. 


lyo  VIE   DU    BIENHEUREUX 

Il  eut  à  signaler  une  faute  à  l'un  des  professeurs,  et 
il  le  fit  en  toute  charité.  Mais  celui-ci  reçut  mal  l'aver- 
tissement et  plusieurs  fois  adressa  au  bon  supérieur 
des  paroles  peu  respectueuses.  Le  P.  Chanel  dir^igeait 
aussitôt  son  regard  vers  la  croix  et  gardait  le  silence. 

Le  fond  de  son  caractère  était  bien  la  bonté  et  la 
douceur-,  mais,  au  besoin,  il  savait  être  ferme,  et  il 
en  donna  des  preuves  dans  plusieurs  circonstances. 
Comme  il  craignait  de  faire  de  la  peine  à  qui  que  ce 
fût  et  que,  toujours  la  figure  souriante,  il  ne  perdait 
jamais  son  calme  habituel,  quelques  personnes  se 
plaignirent  de  sa  trop  grande  bonté  et  craignirent 
qu'elle  ne  devînt  nuisible  au  bien  du  collège.  Ces 
plaintes  arrivèrent  jusqu'à  la  supérieure  du  couvent 
de  Bon-Repos^  qui  se  permit  de  lui  faire  des  observa- 
tions à  ce  sujet. 

«  Il  les  reçut,  dit-elle,  en  toute  humilité  et  venait 
ensuite,  comme  un  enfant,  me  rendre  compte  de  ses 
actes  de  fermeté.  «  Ah  !  j'ai  été  bien  ferme  à  l'égard 
«  de  tel  élève  !  »  Et  il  me  racontait  ce  qu'il  avait  fait 
et  comment  il  avait  parlé.  Hélas!  souvent,  quand  le 
bon  père  avait  cru  être  si  ferme,  il  avait  entouré  de 
tant  de  caresses  et  d'amitiés  celui  qu'il  avait  répri- 
mandé, que  je  m'apercevais  aisément,  à  son  récit,  que 
le  reproche  d'une  trop  grande  bonté  était  fondé,  w  Cette 
appréciation  de  la  supérieure  de  Bon-Repos  était  exagé- 
rée, car  nous  savons  par  les  témoignages  cités  plus  haut 
que  par  sa  douceur  il  obtenait  tout  et  gagnait  tous  les 
cœurs. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I7I 

Pendant  qu'il  exerçait  ainsi  avec  tout  le  zèle  possible 
sesfonctions  de  supérieur,  il  reçut  la  nouvelle  de  la  mort 
de'M.  Trompier.  Ce  véne'rable  cure'  que  nous  avons 
appris  à  connaître  et  qui  avait  formé  une  douzaine  de 
prêtres,  s'endormit  dans  le  Seigneur,  le  18  avril  i835. 
Le  P.  Chanel  versa  d'abondantes  larmes  et  adressa 
au  ciel  de  ferventes  prières  pour  le  repos  de  l'âme  de 
son  bienfaiteur.  Sachant  qu'on  se  proposait  de  lui  éri- 
ger un  monument  funèbre,  il  appuya  ce  projet,  qui  ne 
tarda  pas  à  se  réaliser. 

Son  cœur  était  à  peine  remis  des  premières  impres- 
sions de  cette  douloureuse  épreuve,  qu'il  reçut  une 
blessure  encore  plus  profonde,  et,  cette  fois,  le  trait 
qui  le  déchire  a  été  imprévu. 

«  Le  hameau  de  la  Potière,  lui  écrit-on,  est  dans 
le  deuil  et  l'affliction.  Votre  bon  père  vient  de  nous 
quitter  pour  passer  à  une  vie  meilleure.  »  On  lui  ap- 
prenait qu'un  soir,  revenant  seul,  il  avait  été  frappé 
d'une  attaque  d'apoplexie  et  qu'il  était  tombé  dans  un 
fossé  rempli  d'eau,  où  on  l'avait  trouvé  mort. 

«  A  cette  nouvelle  accablante,  le  P.  Chanel  se  jette 
au  pied  de  la  croix  qu'il  arrose  de  ses  larmes.  S'unis- 
sant  à  Jésus-Christ  au  jardin  des  Olives,  il  accepte  le 
calice  d'amertume  qu'il  plaît  à  Dieu  de  lui  envoyer.  Il 
irait  bien  consoler  sa  famille,  mais  la  distance  qui  le 
sépare  et  plus  encore  les  devoirs  de  sa  charge  s'y  oppo- 
sent pour  le  moment.  Il  se  contente  de  lui  écrire  (1).  » 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  264. 


172  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Il  lui  est  cependant  donné  de  voir  sa  jeune  sœur  au 
couvent  de  Bon-Repos.  Il  lui  fait  part  de  l'affligeante 
nouvelle  qu'il  a  reçue  et  mêle  ses  larmes  aux  siennes. 
Le  lendemain  il  revient  dire  la  messe  pour  l'âme  de 
son  père.  Une  communion  générale  a  lieu  à  son  inten- 
tion. Le  serviteur  de  Dieu  est  tellement  ému  au  saint 
autel,  qu'il  l'inonde  de  ses  larmes. 

Dès  qu'il  le  peut,  il  se  rend  auprès  de  sa  mère. 

«  Le  voyage  que  j'ai  fait,  écrit-il  au  P.  Bret  (29  juin 
i835),  a  été  le  plus  triste  que  j'aie  jamais  entrepris. 
C'est  par  accident  que  mon  pauvre  père  est  mort  en 
venant  du  moulin...  O  douleur!...  On  ne  peut  se  con- 
soler de  semblable  événement...  Ma  pauvre  mère  se 
résigne  peu  à  peu  à  la  volonté  de  Dieu  et  reprend  cou- 
rage. J'ai  craint  que  ce  malheur  ne  fût  pour  elle  un 
coup  mortel.  » 

Vers  la  fin  de  l'année  scolaire,  écrivant  à  M.  Bolliat, 
'successeur  de  M.  Trompier  :  «  Encore  quelques  jours, 
lui  disait-il,  et  nous  serons  en  vacances.  Si  Dieu  m'en 
donne  la  force,  j'irai  à  Gras  et  à  la  Potière .  Il  est  deux 
tombes  vers  lesquelles  m'attirent  la  reconnaissance  et  la 
piété  filiale.  J'ai  besoin  aussi  de  voir  ma  famille  et  de 
consoler  surtout  ma  pauvre  mère...  (i).  » 

§  2.  —  Deuxième  année. 

(i835-i836) 

Pour  ne  pas  nous  répéter,  nous  nous  contenterons 
de  faire  cette  remarque  que  le  P.  Chanel,  comme  la  pre- 

(1)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  265. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  lyS 

mière  année,  fut  tout  entier  àl'accomplissement  de  ses 
devoirs.  Il  n'aimait  point  à  se  répandre  au  dehors.  Il  se 
contentait  des  visites  nécessaires.  De  temps  en  temps, 
il  allait  voir  sa  sœur,  religieuse  à  Bon-Repos .  Ses  en- 
tretiens avec  elle  ne  roulaient  que  sur  les  devoirs  et  le 
bonheur  de  la  vie  religieuse.  Prenant  à  son  tour  la 
parole,  la  sœur  Saint-Dominique  félicitait  son  frère 
d'avoir  quitté  le  ministère  ordinaire  pour  s'attachera 
la  Société  de  Marie.  Elle  l'encourageait  même  à  pour- 
suivre la  vocation  qui  l'appelait  aux  missions  étran- 
gères. Le  plus  souvent  elle  lui  révélait  ses  propres 
imperfections,  et  le  priait  de  lui  enseigner  les  moyens 
de  pratiquer  les  vertus  du  saint  état  de  vie  qu'elle  avait 
embrassé.  «  N'oublions  pas,  lui  répondait-il,  que  c'est 
pour  nous  rendre  plus  humbles  que  Dieu  nous  laisse 
nos  misères.  Nous  devons  croire  qu'il  pense  à  nous 
et  qu'il  nous  aime.  Ayons  les  yeux  fixés  sur  lui  plutôt 
que  sur  nos  défauts.  N'examinons  pas,  dit  saint  Fran- 
çois de  Sales,  si  notre  cœiu^  lui plaîl,  mais  bien  si  son 
cœur  nous  plaît.  » 

Que  n'aurions-nous  pas  à  dire,  si  nous  voulions 
parler  des  sages  conseils  qu'il  donnait  aux  personnes 
qui  le  consultaient  ?  On  nous  permettra  quelques  cita- 
tions extraites  de  sa  correspondance. 

Une  de  ses  nièces,  novice  au  monastère  de  la  Visi- 
tation de  Bourg,  lui  écrivit  qu'elle  voulait  rentrer 
dans  sa  famille.  «  Eh  !  quoi,  lui  répondit-il,  vous 
déposez  le  glaive  du  sacrifice  avant  d'avoir  saisi  la  cou- 
ronne !  Reprenez  courage,  ma  fille  •,  affermissez- vous 


174  VIE   DU    BIENHEUREUX 

dans  votre  vocation  ;  redoublez  d'exactitude  et  de  fer- 
veur dans  vos  prières  ;  jetez-vous  aux  pieds  de  la 
sainte  Vierge,  et  conjurez-la  d'être  votre  lumière  et 
votre  force  dans  la  voie  que  vous  avez  à  suivre  pour  ar- 
river au  ciel.  La  vie,  songez-y  bien,  n'est  qu'une  rapide 
traversée  sur  la  planche  du  temps  à  l'éternité...  (i)  » 

La  supérieure  d'une  nombreuse  communauté  lui 
avait  exposé  ses  peines  et  ses  embarras  :  «  Ma  révé- 
rende mère,  lui  écrit-il,  je  viens  de  lire  une  lettre  de 
Fénelon  qui  est  bien  propre  à  dissiper  vos  ennuis  et  à 
relever  votre  courage.  Je  vais  en  extraire  les  pensées 
sur  lesquelles  il  vous  importe  le  plus  de  réfléchir...  » 
Le  serviteur  de  Dieu  insiste  surtout  sur  la  prière  : 
«  C'est  dans  la  prière  seule  que  vous  trouverez  le  con- 
seil, le  courage,  la  patience,  la  douceur,  la  fermeté,  le 
ménagement  des  esprits.  C'est  là  que  vous  apprendrez 
à  gouverner  sans  trouble.  C'est  dans  le  silence  que 
Dieu  vous  ôtera  votre  esprit  pour  vous  donner  le  sien. 
Il  faut  qu'il  soit  lui  seul  tout  en  toutes  choses.  Quand 
Dieu  sera  tout  en  vous,  il  atteindra  d'un  bout  à  l'autre 
avec  force  et  douceur.  Vous  ne  sauriez  donc  trop  prier. 

«  Si  vous  décidez  et  si  vous  agissez  sans  prière, 
votre  propre  esprit  vous  agitera  beaucoup,  vous  atti- 
rera bien  des  contradictions,  vous  causera  des  doutes 
et  des  incertitudes  très  pénibles,  et  vous  vous  épuiserez 
à  pure  perte  ;  mais  si  vous  êtes  fidèle  à  la  prière,  votre 
purgatoire  se  changera  en  paradis  terrestre,  et  vous 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  3o2. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  176 

ferez  plus  de  bien  en  un  jour  dans  la  paix,  que  vous 
n'en  faites  en  un  mois  dans  le  trouble.  Ceux  qui  sont 
intimement  unis  en  Dieu,  se  trouvent  sans  cesse 
ensemble,  au  lieu  que  ceux  qui  habitent  la  même  mai- 
son, sans  habiter  le  cœur  de  Dieu,  sont  dans  un  éloi- 
ment  infini  sous  le  même  toit...  (i)  » 

Un  ancien  e'iève  de  Belley  lui  demanda  quelques 
conseils  pour  surmonter  les  obstacles  que  la  vertu  ren- 
contre dans  le  monde.  «  Mon  cher  enfant,  lui  répon- 
dit-il, je  vois  avec  plaisir  que  vous  prenez  toujours  au 
sérieux  l'affaire  de  votre  salut.  Continuez  à  marcher 
d'un  pas  ferme  et  soutenu  dans  cette  voie  :  Celui-là 
seul  sera  couronné,  dit  iésus-OMusl^  qui  aura  persévéré 
jusqu'à  la  fin. 

«  Pour  répondre  à  votre  confiance,  Je  vous  donnerai 
des  règles  sur  quelques  points  importants  de  la  vie 
chrétienne  : 

«  Le  matin,  avant  de  vous  livrer  aux  affaires, 
recueillez-vous  devant  Dieu,  priez  et  méditez  quelques 
instants.  La  méditation  éclaire  l'âme,  lui  rappelle  ses 
devoirs  et  la  dispose  à  les  remplir.  Aidez-vous  de  livres 
propres  à  cet  exercice,  tels  que  le  Combat  spirituel 
la  Guide  des  pécheurs  et  le  Pense:{-y  bien. 

«  Confessez-vous  au  moins  tous  les  mois.  Ne  vous 
endormez  jamais  avec  un  péché  mortel  sur  la  con- 
science. A  votre  âge,  on  a  dans  le  cœur  de  quoi  faire 
bien  des  fautes  ;  mais  avec  la  foi,  dont  les  principes 

(i^l  Extrait  d'une  lettre  citée  par  le  P.  Bourdin,  p.  3o3. 


jyÔ  VIE    DU    BIENHEUREUX 


sont  enracinés  chez  vous,  vos  retours  à  la  vertu  seront 
prompts  et  faciles. 

«  Tenez-vous  en  garde  contre  les  mauvaises  lectures 
et  les  fréquentations  dangereuses. 

«  Ne  vous  laissez  point  aller  à  d'inutiles  loisirs. 
Suivant  les  besoins,  appliquez  votre  corps  ou  votre 
intelligence  à  un  travail  varié  peut-être,  mais  soutenu. 
Le  travail  abrite  l'homme  contre  les  traits  du  démon: 
Semper  te  diabolus  occupatum  inveniat  (i). 

«  Quoique  vous  soyez  encore  plein  de  jeunesse  et  de 
santé,  rendez-vous  familière  la  pensée  de  la  mort.  Elle 
éloigne  du  mal  et  porte  à  la  vertu  ;  elle  n'effraye  que 
le  crime. 

«  Enfin,  mon  cher  enfant,  ayez  une  piété  filiale 
envers  la  sainte  Vierge.  On  l'a  dit  bien  souvent,  et  on 
ne  saurait  trop  le  répéter:  Devotus\Mariœ  non  péri- 
bit  (2).  )) 

A  la  fin  d'avril,  il  écrivait  à  sa  mère  :  «  Voici  le  beau 
mois  de  mai,  qui  réjouit  tous  les  enfants  de  Marie. 
Nous  nous  apprêtons  à  le  célébrer  de  notre  mieux. 
Sans  doute,  bien  chère  mère,  vous  ferez  comme  nous. 
Heureuses  les  familles  où  règne  la  dévotion  envers  la 
sainte  Vierge  !  Je  ne  saurais  trop  vous  remercier  de 
me  l'avoir  inspirée  de  bonne  heure.  Resserrons  de 
plus  en  plus  les  liens  qui  nous  unissent  à  Marie. 
Recourons  à  elle  dans  tous  nos  besoins.   Dispensa- 

(i)  Que  le  diable  vous  trouve  toujours  occupé.  (Cassien.) 
(2)  Le  serviteur  de  Marie  ne  périra  point  (S.  Hilairé).  Lettre 
citée  par  le  P.  Bourdin,  p.  3 12. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I77 

trice  des  grâces,  elle  nous  rendra  forts  et  invincibles 
contre  les  ennemis  de  notre  salut  ;  consolatrice  des 
affligés,  elle  adoucira  nos  peines  et  nos  souffrances... 
Honorons  aussi  et  invoquons  fréquemment  saint 
Joseph.  Quel  admirable  modèle  de  la  vie  humble  et 
laborieuse  !  Quel  puissant  patron  à  l'heure  de  la 
mort  !  (i)  » 

Au  commencement  de  ce  mois  de  mai  qu'il  faisait 
célébrer  avec  une  grande  pompe,  le  serviteur  de  Dieu 
reçut  une  nouvelle  qui  le  combla  de  joie.  Déjà  il  savait 
que  le  1 1  mars,  fête  des  Cinq  Plaies  de  Notre-Seigneur, 
la  S.  C.  des  Evêques  et  Réguliers  avait  décidé  qu'il 
fallait  supplier  le  Très  Saint-Père  de  vouloir  bien 
approuver  la  Société  de  Marie,  en  ordonnant  d'expé- 
dier à  ce  sujet  des  lettres  apostoliques,  et  que  le  i8, 
fête  de  saint  Gabriel,  archange.  Sa  Sainteté  Gré- 
goire XVI  avait  pleinement  confirmé  la  résolution  des 
éminentissimes  cardinaux.  Avec  ses  confrères,  il  atten- 
dait le  document  pontifical  qui  devait  donner  à  la 
petite  Société  une  approbation  solennelle.  Le  bref  si 
désiré  porte  la  date  du  29  avril  i836,  jour  à  jamais 
béni  pour  tous  les  membres  du  nouvel  institut  (2). 
Quand  le  P.  Colin  reçut  le  pli  qui  le  renfermait,  avant 
de  l'ouvrir,  il  assembla  les  confrères  qui  se  trouvaient 
auprès  de  lui,  et  tous  vinrent  successivement  se  mettre 

(i)  Lettre  cite'e  par  le  P.  Bourdin,  p.  3i3. 

(2)  Afin  de  rendre  à  Dieu  et  à  Marie  de  perpétuelles  actions 
de  grâces,  le  Saint-Siège  a  fixé  à  ce  jour  la  fête  de  N.-D.  des 
Grâces. 


170  VIE    DU    BIENHEUREUX 

à  genoux  et  baiser  humblement  la  lettre  pontificale, 
en  signe  d'adhe'sion  pleine  et  entière  à  tout  ce  qu'elle 
contenait.  Ensuite  ils  l'ouvrirent  et  lurent  avec  une 
profonde  e'motion  ces  paroles  du  Vicaire  de  Jésus- 
Christ  : 

«  Le  salut  de  toutes  les  nations,  dont  Nous  avons 
reçu  la  charge  du  prince  des  pasteurs  et  de  l'évêque 
des  âmes,  Nous  pousse  à  veiller  continuellement  pour 
ne  laisser  échapper  aucun  moyen  de  faire  louer  le  nom 
du  Seigneur,  du  levant  au  couchant,  et  de  faire  régner 
et  resplendir  la  très  sainte  foi  catholique,  sans  laquelle 
il  est  impossible  de  plaire  à  Dieu. 

«  C'est  pourquoi  Nous  environnons  de  la  bienveil- 
lance particulière  de  notre  cœur  paternel  surtout  ces 
ecclésiastiques  qui,  réunis  en  société,  se  rappelant 
leur  institution  et  leur  vocation,  ne  cessent  d'exhorter 
les  peuples  selon  la  saine  doctrine  par  la  prédication 
de  la  parole  divine  et  la  dispensation  de  la  grâce  mul- 
tiforme de  Dieu,  et  s'efforcent,  avec  tout  le  soin  et 
toute  l'application  possibles,  de  produire  dans  la  vigne 
du  Seigneur  des  fruits  abondants  de  vertu  et  d'hon- 
nêteté. 

«  Certes,  nous  n'avons  pas  éprouvé  un  médiocre 
plaisir  lorsque  Nous  avons  appris  que  notre  cher  fils 
Claude  Colin  et  quelques  prêtres  du  diocèse  de  Belley, 
en  France,  avaient  jeté, déjà  depuis  un  certain  nombre 
d'années,  les  fondements  d'une  nouvelle  société  de 
religieux,  sous  le  titre  de  Société  de  Marie. 

«  Cette  société  a  pour  but  principal  d'accroître  la 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  I  79 

gloire  de  Dieu  et  l'honneur  de  sa  très  sainte  Mère,  et 
de  propager  l'Eglise  romaine,  soit  par  l'e'ducation 
chrétienne  des  enfants,  soit  aussi  par  les  missions 
jusqu'aux  extrémite's  de  l'univers.   » 

Le  bref  rappelait  ensuite  que  la  Sacrée  Congré- 
gation de  la  Propagande  avait  assigné  l'Océanie  occi- 
dentale aux  nouveaux  religieux  et  leur  accordait  toutes 
les  facultés  nécessaires  pour  élire  un  supérieur  général 
et  émettre  les  vœux  simples  de  religion.  Il  fut  décidé 
que  la  nomination  du  supérieur  général  et  l'émission 
des  voeux  aurait  lieu,  après  une  retraite,  le  samedi 
24  septembre,  fête  de  Notre-Dame  de  la  Merci  (i). 


(i)  Lorsque  la  Société  de  Marie  fut  fondée,  plusieurs 
personnes,  pressées  par  le  désir  d'une  plus  grande  perfection, 
mais  retenues  dans  le  monde  par  divers  obstacles,  résolurent 
de  s'associer  pour  honorer  Marie  d'un  culte  spécial  et  de  s'unir 
dans  ce  buta  la  Société  naissante.  Le  tiers  ordre  de  Marie  se 
trouva  ainsi  fondé  en  i832.  Grâce  à  l'appui  que  lui  prêtait  l'ar- 
chevêque de  Lyon,  il  vit  la  bénédiction  du  ciel  se  répandre  sur 
ses  humbles  commencements.  Bientôt  il  se  dilata,  et  il  devint 
nécessaire  de  recourir  au  Saint-Siège.  Le  8  septembre  i85ofut 
le  jour  fortuné  où  le  tiers  ordre  reçut  de  Pie  IX  sa  dernière 
approbation,  et  le  8  décembre  suivant,  le  cardinal  de  Bonald 
l'instituait  canoniquement,  par  l'autorité  apostolique,  et  en 
vertu  d'une  délégation  spéciale  de  N.  S.  P.  le  Pape.  (Voir  le 
Manuel  du  tiers  ordre  de  Marie.)  M.  Jean-Marie  Vianney, 
curé  d'Ars,  sollicita  plusieurs  fois,  auprès  de  son  évêque,  la 
faveur  d'entrer  dans  la  Société  de  Marie,  dont  il  disait  :  «  C'est 
une  œuvre  selon  le  cœur  de  Dieu,  parce  qu'il  y  a  de  l'humilité, 
de  la  simplicité  et  des  contradictious.  Ils  y  vont  bonnement.  » 
0  Quel  bonheur  est  le  vôtre  !  disait-il  à  deux  prêtres  Maristes 
en  i85o.  Quoi,  vous  êtes  les  enfants  du  R.  P.  Colin,  de  ce  saint 
prêtre  que  j'ai  tant  connu  au  grand  séminaire  !  Et  moi  j'aurais 
voulu  me  faire  mariste,  et  mon  évêque  s'y  oppose  toujours...» 


l80  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Un  autre  bref,  qui  nommait  Mgr  Pompallier  (i) 
évêque  de  Maronée  et  vicaire  apostolique  de  l'Océanie 
occidentale,  ne  tarda  pas  lui-même  d'arriver.  Il  porte 
la  date  du  i3  mai,  jour  auquel  le  Saint-Siège  a  fixé  la 
fête  de  Notre-Dame,  Mère  du  divin  Pasteur.  La  nou- 
velle mission  de  l'Oce'anie  avait  son  chef  ;  il  ne  restait 
plus  qu'à  désigner  les  heureux  missionnaires  qui 
auraient  la  gloire  de  porter  l'Evangile  aux  peuples  de 
ces  îles,  placées  bien  loin  dans  la  mer,  selon  la  prophétie 
d'Isaïe  (ch.  66,  ^.  19). 

Le  P.  Chanel,  au  comble  du  bonheur,  voyait  enfin 
s'ouvrir  devant  lui  la  carrière  de  l'apostolat.  Déjà, 
plusieurs  fois,  il  s'était  offert  pour  le  premier  départ 
démissionnaires.  Oh  !  qu'il  fut  heureux,  lorsqu'on 
lui  donna  l'assurance  qu'il  en  ferait  partie  ! 

«  Ah  !  la  bonne  nouvelle  que  j'ai  à  vous  donner  ! 
écrit-il  à  l'un  de  ses  amis.  Notre  petite  Société  vient 
d'être  approuvée  par  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  qui  a 
daigné  encore  lui  confier  les  missions  de  l'Océanie. 
Quelles  actions  de  grâce  ne  devons-nous  pas  rendre 
à  Dieu  ! 

Ne  pouvant  obtenir  la  permission  qu'il  demandait,  il  voulut  au 
moins  s'agre'ger  à  l'institut  qu'il  estimait  et  chérissait,  en  se 
faisant  recevoir  du  tiers  ordre.  Lorsque  l'Eglise  l'aura  placé 
sur  les  autels,  il  en  sera  le  patron  spécial. 

(i)  Mgr  Jean-Baptiste-François  Pompallier,  né  à  Lyon  le 
II  décembre  1802,  avait  fait  un  certain  nombre  de  missions 
avec  les  pères  de  la  Société  de  Marie.  Il  fut  proposé  à  la  Pro- 
pagande par  Mgr  de  Pins,  administrateur  du  diocèse  de  Lyon, 
comme  chef  de  la  nouvelle  mission  de  l'Océanie  occidentale, 
décrétée  en  i835  et  confiée  en  i836  à  la  Société  de  Marie. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  151 

«  J'ai  manifesté  mes  vieux  désirs,  et  mon  cœur  ne 
cesse  de  battre  de  joie,  depuis  que  mon  nom  est  ins- 
crit pour  le  premier  envoi  de  missionnaires.  Nous 
serons  d'abord  huit:  cinq  prêtres  et  trois  frères  caté- 
chistes. Le  P.  Bret,  que  vous  connaissez,  est  du 
nombre.  Il  est  au  comble  du  bonheur.  Toutefois  il 
paraît  plus  sérieux,  plus  recueilli  qu'à  l'ordinaire. 
Depuis  quelques  Jours,  je  ne  lui  vois  dans  les  mains 
que  son  chapelet  ou  la  vie  de  saint  François  Xavier. 

«  Nous  serons  prêts  au  premier  signal  de  départ 
que  nous  donnera  le  Souverain  Pontife.  Il  nous  tarde 
de  monter  à  bord  du  navire  qui  doit  nous  transporter 
en  Polynésie.  Il  est  impossible  que  dans  une  si  longue 
traversée,  nous  ne  courions  pas  de  très  grands  dan- 
gers. Je  ne  m'en  effraie  pas  le  moins  du  monde  ;  j'ai 
déjà  fait  à  Dieu  le  sacrifice  de  ma  vie.  Une  seule 
chose  m'épouvante,  c'est  d'être  si  indigne  de  la  voca- 
tion apostolique.  J'ai  un  si  grand  besoin  de  l'assis- 
tance de  Dieu  et  de  la  sainte  Vierge,  que  je  quête 
partout  des  prières.  Je  compte  sur  les  vôtres. 
Mgr  Dévie,  qui  m'a  fort  encouragé,  m'a  promis  le 
secours  des  siennes  (i).   » 

Dans  les  premiers  jours  de  juillet,  il  fit  le  voyage 
de  la  Potière,  afin  de  préparer  sa  famille  et  surtout 
sa  mère  à  la  dernière  séparation.  «  Je  reviens  du 
pays  natal,  écrit-il  à  la  même  personne;  j'ai  laissé, 


(i)  Lettre  adresse'e  à  M.    B***,   d'Ambe'rieux,  cite'e    par  le 
P.  Bourdin,  p.  3i6. 


102  VIE    DU    BIENHEUREUX 

grâce  à  Dieu,  mes  parents  en  bonne  santé.  Tout  en 
leur  parlant  des  missions  étrangères,  je  ne  leur  ai 
point  dévoilé  mon  projet  ;  j'aurais  fait  couler  trop  de 
larmes.  J'ai  cependant  confié  mon  secret  à  deux  curés 
du  voisinage,  les  chargeant  de  préparer  les  cœurs  à  la 
terrible  nouvelle  de  mon  départ,  de  consoler  surtout 
ma  pauvre  mère. 

«  Pardon  si  j'ai  traversé  votre  village  sans  m'y 
arrêter  ;  j'étais  trop  pressé  de  rentrer  à  Belley  :  le  cri 
de  mon  devoir  faisait  un  bruit  de  tonnerre. 

«  Depuis  qu'on  a  daigné  m'admettre  pour  les  mis- 
sions de  rOcéanie,  mon  esprit  et  mon  cœur  sont 
presque  toujours  au  delà  des  mers.  Il  me  semble  que 
je  suis  déjà  au  milieu  de  mes  chers  sauvages.  Je  crois 
les  voir  et  leur  parler.  Oh  !  qu'il  me  tarde  que  cette 
douce  illusion  se  convertisse  en  réalité  !... 

«  Le  T.  R.  P.  Colin,  notre  supérieur  général,  es- 
père recevoir  bientôt  nos  feuilles  de  pouvoir.  Il  acti- 
vera de  tout  son  zèle  notre  départ  pour  ne  pas  avoir  à 
se  reprocher  la  perte  d'une  seule  âme.  On  ne  peut  lui 
parler  de  cette  mission  sans  l'attendrir  jusqu'aux  lar- 
mes. Il  nous  accompagnerait  volontiers,  s'il  pouvait 
se  dégager  des  liens  qui  le   retiennent  en  France...  » 

Il  termine  sa  lettre  par  une  saillie  de  gaieté,  à  l'occa- 
sion d'un  gros  rhume  dont  il  était  pris.  »  Je  serais  bon 
maintenant  pour  parler  à  des  sauvages  ;  ma  voix  est 
devenue  rauque,  mais  d'une  façon  extraordinaire.  ..(i)  » 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  3 17. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  1  83 

S'adressant  encore  à  la  même  personne.  «  Voulez- 
vous  savoir,  lui  dit-il,  sur  quel  point  du  globe  nous 
débarquerons  ?  Prenez  votre  Atlas:  Doublez  le  cap 
Horn,  situé  à  l'extrémité  de  l'Amérique  méridionale, 
et  arrivez  jusqu'à  nos  antipodes.  Notre  mission  em- 
brasse tous  les  archipels  compris  entre  le  sud  de  la 
Nouvelle-Zélande  et  le  nord  de  l'océan  Pacifique. 
Quel  vaste  champ  nous  aurons  à  défricher  !  Que 
n'avons-nous  mille  vies  pour  une  telle  entreprise  ! 
Ah  !  qu'il  me  tarde  de  me  confier  à  la  mer  !  Une  voix 
me  crie  au  fond  du  cœur  que  ma  véritable  patrie  est 
dans  les  îles  qui  viennent  de  nous  échoir  en  partage. 
Je  ne  suis  plus  maintenant  qu'un  exilé  en  France... 
Ne  croyez  pas,  cependant,  que  j'oublie  jamais  ma  fa- 
mille, mes  bienfaiteurs  et  mes  amis.  Priez,  ah  !  priez 
pour  moi...  (2)  » 

Lui-même  recourait  plus  fréquemment  à  la  prière. 
La  domestique  dont  nous  avons  déjà  plusieurs  fois 
invoqué  le  témoignage,  nous  apprend  que,  «  dans  les 
derniers  temps,  il  allait  très  souvent  à  l'église  et  se 
mettait  à  genoux  sur  le  marchepied  de  l'autel,  se  te- 
nant immobile,  sans  jamais  s'appuyer.  C'était  là  son 
coin  et  il  ti'en  bougeait  pas.  » 

Le  retour  des  vacances,  fixé  au  18  août  i836, 
permit  au  serviteur  de  Dieu  de  déposer  enfin  le 
fardeau  de  l'administration.  «  Personne  de  ceux 
qui  étaient  alors  au  collège  de  Belley,  dit  un  ancien 

(1)   Vie  du  p.  Chanel,  p.  3iq. 


184  VIE   DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

élève(i),  n'a  oublié  les  adieux  du  saint  prêtre  le  Jouroù, 
fidèle  à  sa  vocation,  il  dut  nous  quitter  pour  franchir 
les  mers  et  éclairer  des  rayons  de  sa  foi  les  sauvages  de 
rOcéanie.  Prévoyant  qu'il  ne  reverrait  plus  son  pays  ni 
ses  chers  enfants  de  Belley,  lorsqu'il  descendit  du  saint 
autel  où  il  venait  de  célébrer,  une  dernière  fois,  les 
saints  mystères  pour  nous,  il  prit  dans  ses  mains  une 
petite  statue  bénite  de  la  sainte  Vierge  et  la  plaça  sur 
une  console  en  face  de  la  communauté.  Il  l'entoura  de 
ses  bras  et  la  baigna  quelques  instants  de  ses  larmes 
brûlantes  et  silencieuses.  Notre  émotion  était  à  son 
comble.  «  O  Mère  s'écria-t-il,  d'une  voix  entrecoupée 
de  sanglots,  bonne  Mère,  vous  savez  combien  je  les 
aime,  ces  enfants  que  votre  Fils  et  Vous  m'aviez 
confiés;  veillez  sur  eux,  je  vous  les  rends,  puisque  je 
m'en  vais  ;  prenez-les,  gardez  les  toujours  sur  votre 
sein  maternel.  »  Il  nous  donna  sa  dernière  bénédic- 
tion et  partit.  Ceux  de  nous,  en  grand  nombre,  qui 
avaient  le  plus  approché  de  sa  sainte  intimité,  vou- 
laient le  suivre  et  pleuraient  :  ils  perdaient  un  père, 
un  ange  tutélaire  de  leur  adolescence.  » 

(i)  François  Modelon,  lettre  du  7  septembre  i865. 


CHAPITRE  XII 

LE    P.    CHANEL    QUITTÉ    LE    PETIT     SÉMINAIRE    DE    BELLEY. 
PROFESSION    RELIGIEUSE.    —   DIVERS    VOYAGES. 

(i8  août  i836.  —  i6  octobre  iS36.) 

EVENU  libre  par  le  départ  des  élèves,  le  ser- 
viteur de  Dieu  parut  tout  à  coup  plus 
réfléchi  et  plus  sérieux  qu'à  l'ordinaire. 
Cette  vocation  de  l'apostolat  qu'il  avait  tant  désirée, 
et  dont  l'annonce  lui  avait  procuré  tant  de  joie,  sem- 
bla l'effrayer  et  son  âme  en  était  toute  troublée.  A  la 
vue  des  difficultés  et  des  dangers  que  présentent  les 
missions  lointaines,  il  se  demandait  avec  anxiété  s'il 
n'avait  point  cédé  trop'vite  à  l'enthousiasme  du  mo- 
ment, et  s'il  avait  assez  mûri  devant  le  Seigneur  une 
si  belle  vocation. 

Tout  préoccupé  de  ces  pensées,  il  se  présenta,  un 
jour,  à  Bon-Repos,  et,  en  demandant  à  la  supérieure 
générale  les  prières  de  sa  communauté,  il  ne  put 
s'empêcher  de  manifester  ses  craintes  et  ses  inquié- 
tudes. «  Ah  !  mon  Père,  lui  dit  la  bonne  supérieure, 
quelle  grâce  le  Seigneur  vous  fait  en  vous  envoyant 
en  Océanie  I  Et  vous  laisseriez  échapper  de  vos  mains 
la  palme  de  l'apostolat,  et   peut-être  celle  du   mar- 


l86  VIE    DU    BIENHEUREUX 

tyre  !  Voudriez-vous  ressembler  à  ces  ouvriers  évan- 
géliques  qui  craignent  de  sacrifier  leurs  aises  et 
leurs  commodités,  lorsqu'il  est  question  de  la  gloire 
de  Dieu?  Allons,  courage  et  confiance  !...  Nos  prières 
vous  sont  assurées  ;  nous  comptons  sur  les  vô- 
tres... » 

Ces  paroles  furent  comme  un  trait  de  lumière 
pour  le  P.  Chanel.  Tous  les  nuages  qui  obscurcis- 
saient son  esprit  se  dissipèrent  à  l'instant,  et  il  se 
trouva  confirmé  dans  sa  vocation,  sans  que  rien  fût 
capable  désormais  de  l'ébranler. 

II  parle  de  cette  rude  épreuve  à  une  personne  d'Am- 
bérieux  avec  laquelle  il  avait  déjà  échangé  quelques 
lettres,  et  l'invite  à  s'unir  à  lui  pour  remercier  la  sainte 
Vierge  de  la  victoire  qu'il  a  remportée.  «  Avant  de 
clore  cette  lettre,  ajoute-t-il,  je  vous  dirai,  ma  chère 
fille,  que  nous  hâtons  les  préparatifs  de  notre  départ 
pour  rOcéanie.  Notre  Vicaire  Apostolique  a  été  sacré 
évêque  de  Maronée,  in  partibiis  injîdelium^  le  3o  juin 
dernier,  par  le  cardinal  préfet  de  la  Propagande.  Il 
doit  arriver  à  L3''on  le  4  ou  le  5  septembre  prochain.  Je 
l'accompagnerai  dans  son  voyage  à  Paris,  où  nous 
solliciterons  pour  notre  mission  la  protection  du 
gouvernement.  Nous  espérons  même  obtenir  des  pla- 
ces gratuites  sur  un  bâtiment  français.  Dans  notre 
traversée,  nous  doublerons  le  cap  Horn,  et  nous  fe- 
rons une  halte  à  Valparaiso.  Ah  !  qu'il  me  tarde  de  me 
confier  à  la  mer  !  J'aurais  mille  vies  de  prêtre  à  moi 
seul,  que  vous  ne  pourriez  pas  me  désapprouver  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  1  87 

les  consacrer  au  salut  des  pauvres  insulaires  qui  vien- 
nent de  nous  e'choir  en  partage. 

«  Il  est  inutile  de  vous  dire  combien  notre  mission 
est  belle  et  difficile.  Vous  devriez  prier  pour  nous,  et 
surtout  pour  moi,  le  jour  et  la  nuit...  (i)  » 

Des  amis  cherchèrent,  plus  d'une  fois,  à  le  faire 
changer  de  re'solution.  Tout  en  louant  son  zèle,  ils 
lui  disaient  que  pour  l'exercer,  il  n'était  pas  ne'ces- 
saire  d'aller  aux  antipodes,  lorsque,  si  près  de  nous, 
il  y  avait  tant  d'âmes  à  convertir  ;  que  d'ailleurs  sa 
santé  faible  et  délicate  ne  pourrait  résister  aux  fati- 
gues d'une  longue  traversée,  etc.  A  toutes  ces  objec- 
tions, il  se  contentait  de  répondre  qu'il  avait  réfléchi, 
pris  conseil  et  tout  pesé  devant  Dieu. 

M.  Bernard  nous  disait  :  «  Je  ne  vous  le  cacherai 
pas,  j'aimais  tant  le  bon  père  Chanel  que  j'ai  fait  tout 
mon  possible  pour  l'empêcher  de  partir.  Comme 
nous  étions  à  peu  près  du  même  âge  et  très  familiers  : 
«  cher  ami,  me  répondit-il  en  souriant,  tout  ce  que 
«  vous  me  dites  là  entre  par  une  oreille  et  sort  par 
«  l'autre.  »  Et  cependant,  quand  je  l'embrassai  pour  la 
dernière  fois,  je  vis  des  larmes  rouler  dans  ses  yeux  ; 
il  avait  un  si  bon  cœur  I  » 

«  Je  crus  devoir  lui  écrire  au  Havre  pour  lui  de- 
mander pardon  de  toutes  les  difficultés  que  je  lui 
avais  suscitées  au  sujet  de  sa  vocation.  Il  me  répondit  : 
«  Vous  me  rappelez  un   souvenir  qui  pèse  sur  votre 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  327. 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


«  cœur,  et  qui  n'a  pas  même  effleuré  le  mien.  Allons, 
«  cher  ami,  ne  pensez  plus  k  cqs  petits  coups  de  bec  que 
«  vous  m'avez  donnés  au  moment  de  nos  adieux,  l'es- 
«  time  et  l'affection  que  je  vous  ai  vouées  n'ont  rien 
«  souffert  dans  cette  circonstance...  »  La  lettre  se  ter- 
minait par  ces  mots  :  Au  revoir,  au  ciel  ou  e?i  Poly- 
nésie. » 

Au  milieu  du  mois  de  septembre,  les  membres  de 
la  Société  de  Marie  se  réunirent  à  Belley,  dans  leur 
maison  dite  des  Capucins,  pour  faire  leur  retraite  sous 
la  présidence  de  Mgr  Dévie  et  de  Mgr  Pompallier, 
évêque  deMaronée.  A  la  suite  des  saints  exercices,  le 
samedi  24,  fête  de  Notre-Dame  de  la  Merci,  les  prê- 
tres qui  composaient  la  petite  Société,  élurent  canoni- 
quement,  conformément  au  bref  d'approbation,  pour 
supérieur  général  le  T.  R.  P.  Jean-Claude-Marie 
Colin,  et  tous,  à  sa  suite,  émirent  les  trois  vœux  reli- 
gieux de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance.  Dans 
cette  circonstance  personne  ne  témoigna  plus  d'em- 
pressement que  le  serviteur  de  Dieu.  Le  P.  Bourdin 
lui  ayant  avoué  qu'il  hésitait,  il  le  prit  par  la  main  et 
l'embrassa  :  «Ah  !  cher  ami,  lui  dit-il,  n'ayez  peur,  je 
vous  connais  de  trop  vieille  date  pour  mettre  en  doute 
votre  vocation.  »  Et  le  P.  Bourdin  s'enrôla  à  l'instant 
sous  la  bannière  de  Marie  (i). 


(i)  Parmi  les  vingt  prêtres  qui  firent  les  vœux  religieux  le 
24  septembre,  nous  devons  citer  le  R.  P.  Marcellin-Joseph- 
Benoit  Champagnat,  né  à  Marlhes,  diocèse  de  Lyon,  le  20  mai 
1789,  fondateur  de  l'institut  des  Petits  Frères  de  Marie,  qui 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  189 

Pour  s'affermir  de  plus  en  plus  dans  sa  vocation  et 
pour  attirersur  sa  mission  les  bénédictions  du  ciel,  le 
P.  Chanel  priait  et  faisait  beaucoup  prier.  C'était  ce 
qu'il  appelait,  avant  tout,  ses  préparatifs  de  départ.  Il 
fit  graver  et  distribua  par  centaines  une  image  de  la 
Vierge  immaculée,  avec  cette  invocation  :  Qiie  par 
vous.,  ô  Marie.,  le  nom  du  Sauveur  des  hommes  soit 
connu  et  adoré  sur  toute  la  teyn^e  (i).  Il  exhortait  les 
âmes  ferventes  à  répandre  cette  invocation  dans  les 
écoles  et  les  familles  chrétiennes.  De  son  côté,  il  s'en- 
gageait à  prier  pour  les  auxiliaires  de  son  apostolat. 
Il  promettait  aussi  d'associer  à  sa  reconnaissance 
tous  ses  futurs  néophytes. 

Personne  n'estimaitplus  le  P.  Chanel  que  Mgrl'évê- 
que  de  Maronée.  Aussi  le  jeune  prélat  s'empressa-t-ii 
de  le  nommer  son  provicaire  apostolique.  Déjà  le 
T.  R.  P.  Colin  l'avait  établi  supérieur  des  pères  et 
des  frères  qui  devaient  s'embarquer  pour  l'Océanie. 
Ce  double  titre  lui  imposa  l'obligation  de  s'occuper 
d'une  manière  plus  spéciale  des  intérêts  de  la  mission 
et  des  préparatifs  du  départ. 

Il  se  présenta  d'abord  à  Mgr  Dévie  pour  lui  faire  ses 


s'est  développé  d'une  manière  vraiment  miraculeuse.  On  a 
commencé  les  travaux  préliminaires  pour  introduire  sa  cause 
de  béatification. 

(i)  Dans  cette  image,  l'invocation  suivante  entourait,  comme 
d'une  auréole,  la  tête  de  la  Vierge  immaculée:  Regina  Societatis 
Marice,  ora  pro  nobis  et  ora  pro  sainte  iufidelium  :  Reine  de  la 
Société  de  Marie,  priez  pour  nous,  et  priez  pour  le  salut  des 
infidèles. 


igO  VIE    DU    BIENHEUREUX 

adieux.  Le  vénérable  prélat  l'accueillit  avec  une  bonté 
mêlée  de  tristesse  :  «  Mon  enfant,  lui  dit-il,  vous  allez 
donc  nous  quitter  !  vous  allez  voir  se  réaliser  l'aspira- 
tion qui  remplit  votre  âme  depuis  tant  d'années.  Vous 
dirai-je  que  c'est  le  premier  chagrin  qui  me  vient  de 
vous  ?  Et  cependant  je  m'en  réjouis,  puisque  vous 
obéissez,  je  n'en  puis  douter,  à  la  volonté  de  Dieu  qui 
vous  appelle  aux  travaux  apostoliques.  Plus  d'une 
lois,  j'ai  dû  vous  contrarier  en  m'opposant  à  votre  dé- 
part pour  le  nouveau  monde;  mais,  je  n'ajournais  le 
commencement  de  votre  mission  que  pour  m'éclairer 
devant  Dieu  sur  la  réalité  d'une  vocation  qui  sort  de 
la  voie  commune.  Du  reste,  il  était  bon  que  vous  y 
fussiez  préparé  par  l'exercice  du  saint  ministère.  La 
divine  Providence  a  fait  mieux  encore  :  elle  vous  y  a 
disposé  par  la  vie  religieuse.  La  carrière  dans  laquelle 
vous  entrez,  est  à  la  fois  belle  et  difficile.  Attendez- 
vous  à  des  privations  et  des  fatigues  sans  cesse  renais- 
santes. Mais,  courage  !  la  sainte  Vierge,  dont  vous 
êtes  l'enfant  de  prédilection,  vous  soutiendra,  vous 
consolera,  et  vous  fera  triompher  des  obstacles. 
Adieu,  recevez  la  bénédiction  de  celui  qui  ne  vous 
reverra  plus  sur  la  terre  (i).  »  Le  jeune  apôtre  se  pros- 
terna aux  pieds  du  prélat,  qui,  attendri  jusqu'aux  lar- 
mes, l'embrassa  pour  la  dernière  fois. 

Il  se  transporta  ensuite   au  couvent  de  Bon-Repos, 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,^.  33 1. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  IQI 

et  parla  des  missions  catholiques  dans  des  termes  qui 
firent  une  profonde  impression. 

«  La  magnifique  destine'e  que  celle  de  l'Eglise, 
notre  mère  !  dit-il  aux  religieuses  re'unies  dans  leur 
chapelle.  Elle  doit,  comme  l'astre  du  jour,  faire  le 
tour  du  monde  pour  l'éclairer  et  le  vivifier.  Sa  course 
lui  est  tracée  par  son  divin  époux.  Il  faut  qu'elle  la 
poursuive  et  qu'elle  l'achève,  sans  qu'aucun  obsta- 
cle puisse  l'arrêter.  Le  ciel  et  la  terre  passeront,  avant 
que  passe  cette  parole  de  Jésus-Christ  :  L'Evangile  du 
royaume  sera  prêché  daiis  tout  l'wiivers  {Math,  xxiv, 
14).  Il  n'y  aura  point  de  contrée,  si  reculée  et  si  bar- 
bare, où  ne  pénètre  sa  divine  lumière.  » 

Puis,  après  avoir  montré  comment  l'Eglise  avait 
rempli  sa  mission,  il  ajouta  :  «  Dans  l'impuissance  où 
vous  êtes  d'aller  prêcher  la  foi  aux  extrémités  de  la 
terre,  ah  !  mes  chères  sœurs,  soyez  autant  de  mission- 
naires dans  votre  solitude  bénie.  L'apostolat  de  la 
prière  n'est  pas  moins  efficace  que  celui  du  sacerdoce. 
Il  l'avait  bien  compris,  l'apôtre  des  Indes,  lorsque, 
du  fond  de  l'Asie,  il  écrivait  à  ses  frères  bien-aimés 
de  Rome  :  Je  ne  suis  qu'un  pécheur.,  et  je  ne  mérite  pas 
de  servir  d' instrument  aux  miséricordes  de  Dieu  sur  les 
Indiens  ;  cependant  souvenez-vous  de  moi  dans  vos 
prières,  et  je  ne  désespère  pas  que  Dieu  m'emploie  à 
planter  la  foi  sur  ces  teintes  idolâtres.  Il  fut  révélé  à 
sainte  Thérèse  que  la  conversion  de  plusieurs  milliers 
d'infidèles  avait  été  le  fruit  de  ses  prières.  Peut-être, 
direz-vous  qu'il  ne  vous  est  pas  donné  de  prier  avec 


192  VIE    DU    BIENHEUREUX 

toute  la  ferveur  de  cette  âme  se'raphique  ;  mais,  vous 
êtes  les  membres  vivants  de  cette  Eglise,  qui  ne  prie 
jamais  en  vain,  et,  à  ce  titre,  n'avez-vous  pas  le  droit 
d'unir  vos  vœux  à  ceux  de  TEpouse  de  Je'sus-Christ  ? 
C'est  plus  qu'un  droit,  c'est  un  devoir  sacré... 

«  Souvent  je  vous  ai  priées  de  me  venir  en  aide  par 
vos  communions  ferventes.  Je  ne  puis  mettre  en  doute 
l'efficacité  du  secours  que  vous  m'avez  prêté  dans 
l'exercice  de  la  charge  que  je  viens  de  déposer.  Si  jus- 
que-là vos  prières  m'out  soutenu,  pourrez-vous  me 
refuser  leur  appui,  alors  que  j'en  aurai  plus  besoin  que 
jamais  ? 

«  A  quelque  distance  que  nous  soyons  les  uns  des 
autres,  efforçons-nous  de  travailler  à  la  gloire  de  Dieu, 
au  bien  des  âmes,  et  à  notre  propre  sanctification.  En 
vivant  de  la  sorte,  nous  ne  serons  point  séparés,  nous 
marcherons  ensemble,  et  tôt  ou  tard,  nous  nous  re- 
trouverons au  ciel,  (i)  » 

Les  religieuses,  que  ces  paroles  avaient  vivement 
émues,  s'agenouillèrent  et  reçurent  la  bénédiction  du 
missionnaire. 

Au  sortir  de  la  chapelle,  il  vit  sa  sœur  à  part.  Il  lui 
adressa  quelques  paroles  sur  le  prix  de  sa  vocation, 
l'encouragea  à  tendre  incessamment  vers  la  perfection 
et  se  recommanda  à  ses  prières.  La  jeune  religieuse, 
à  son  tour,  félicita  son  frère  de  l'insigne  faveur  que 
Dieu  lui  faisait  en  l'appelant  à  l'apostolat.  Elle  le  pria 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  333  et  suiv. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  IqS 

de  ne  point  l'oublier  au  saint  autel.  Et  ainsi  il  n'y  eut 
que  des  pensées  de  foi  et  d'héroïsme  échangées  dans 
cette  conversation,  qui  fut  la  dernière  pour  ce  frère  et 
cette  sœur,  si  fidèles  à  leur  vocation  de  renoncement. 
Mais,  la  nature  n'avait  pas  perdu  de  ses  droits,  et 
quand  le  frère  se  fut  éloigné  pour  toujours  de  son 
regard,  la  sœur  sentit  son  cœur  défaillir;  elle  se  jeta 
aux  pieds  de  sa  supérieure  et  lui  demanda  la  permis- 
sion de  pleurer. 

En  quittant  Belle}'',  le  P.  Chanel  se  rendit  à  la 
Potière  pour  y  prendre  congé  de  sa  famille.  Il  s'arrêta 
d'abord  à  Ambérieux,  présida,  une  dernière  fois,  la 
congrégation  des  Filles  de  la  Persévérance  et  distribua 
l'image  dont  nous  avons  parlé  et  d'autres  images  sur 
lesquelles  il  avait  écrit  :  Prie^ pour  moi.  Chanel  prêtre. 
11  termina  son  allocution  par  ces  mots  :  Je  ne  vous  dis 
pas  adieu,  mais  au  revoir  au  ciel.  Que  persomie  n'y 
manque. 

De  là,  il  se  dirigea  vers  le  grand  séminaire  de  Brou. 
Il  s'entretint  longtemps  des  missions  de  l'Océanie 
avec  M.  Perrodin.  Celui-ci  racontait,  plus  tard,  que 
dans  cette  conversation  la  joie  débordait  du  cœur  du 
P.  Chanel,  qu'il  était  aux  anges.  Il  me  conjura  de 
prier  et  de  faire  prier  beaucoup  pour  lui.  «  Je  vais 
chercher  mon  salut  bien  loin.,  ajouta-t-il,  en  souriant, 
et  j'ai  grand  espoir  de  Vy  trouver.  » 

Le  lendemain,  samedi  i"  octobre,  il  prit  le  chemin 
de  la  Potière  où  il  arriva  d'assez  bonne  heure.  Il  parla 
longuement  sur  les  missions,  mais  sans  laisser  soup- 
ir 


194  VIE    DU    BIENHEUREUX 

çonnerl'éloignement  de  celle  qui  lui  était  confiée.  Son 
frère  nous  assure  qu'il  paraissait  être  au  comble  du 
bonheur.  «  Mais,  quand  reviendras-tu,  lui  demandai- 
je  ?  —  Qui  peut  le  savoir  ?  répondit-il  avec  un  aimable 
sourire.  Et  puis  ^  si  on  ne  se  revoit  pas  sur  la  terre^  on 
se  reverra  au  ciel.  » 

Le  dimanche  matin,  fête  du  saint  Rosaire,  il  se  ren- 
dit à  l'église  de  Guet.  M.  Terrier,  curé  de  la  paroisse, 
voulut  qu'il  chantât  la  messe  et  qu'il  annonçât  la  pa- 
role de  Dieu.  Il  l'engagea  à  prêcher  encore  à  vêpres. 
Le  nouvel  apôtre  en  profita  pour  recommander  la  dé- 
votion à  la  sainte  Vierge  et  pour  solliciter  les  prières 
de  ses  chers  compatriotes. 

Sa  bonne  mère  avait  dîné  au  presbytère.  «  Après 
vêpres,  lisons-nous  dans  une  lettre  du  P.  Chanel, 
nous  continuâmes  encore  quelques  instants  la  con- 
versation. Puis,  elle  s'en  alla  tout  occupée  de  la  ma- 
nière dont  elle  pourrait  nous  donner  à  dîner,  le  lende- 
main. La  pauvre  mère  ne  pensait  pas  ne  plus  me  revoir. 
La  chose  pourtant  s'est  passée  de  la  sorte.  J'allai 
faire  une  petite  visite  à  M.  le  curé  de  Montrevel  et  cou- 
cher chez  M.  le  curé  de  Malafrétaz.  Le  lundi  matin,  je 
vis  mes  deux  sœurs  et  leurs  familles,  avant  d'aller 
dire  la  sainte  messe  à  Gras.  On  fît  aussi  descendre 
notre  sœur  Josephte,en  sorte  que  je  vis  à  peu  près  tout 
mon  monde,  assez  lestement  pour  venir  dîner,  le 
même  jour,  à  Attignat  (i).  » 

(  I  )  Lettre  à  sa  sœur,  religieuse  à  Bon-Repos,  2 1  novembre  1 836. 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  igS 

Le  curé  de  l'endroit,  M.  Vuillod  Vincent,  son  ami 
et  son  ancien  condisciple,  avait  réuni  le  clergé  du  can- 
ton. A  la  suite  du  repas,  le  P.  Chanel  prit  modeste- 
ment la  parole  en  faveur  de  sa  mission.  Il  demanda 
une  aumône  et  surtout  des  prières.  Une  somme  assez 
forte  lui  fut  remise  avec  promesse  qu'on  ne  ll'oublie- 
rait  point  au  saint  autel. 

Un  de  ses  amis,  M.  l'abbé  Gouchon,  économe  au 
grand  séminaire  de  Brou  et  plus  tard  mariste,  «  re- 
marquant l'altération  dont  la  figure  du  missionnaire 
était  empreinte,  se  méprit  sur  le  caractère  de  cette 
émotion.  Il  s'approcha  de  lui  comme  pour  raviver  sa 
force.  «  Ah  !  cher  ami,  lui  dit  le  P.  Chanel,  je  suis 
moins  découragé  que  jamais  ;  je  ne  suis  ému  que  par 
le  bonheur  de  ma  vocation  et  l'espoir  du  martyre  (i).  » 

M.  Louvet  eut  le  bonheur  de  l'accompagner  d'Atti- 
gnat  à  Bourg  et  il  ne  se  lasse  pas  de  raconter  les  cir- 
constances de  cet  heureux  voyage.  «  Pendant  le  che- 
min, que  de  belles  choses  il  nous  a  dites  sur  les 
Missions,  sur  la  vocation  des  missionnaires  et  sur  le 
ciel  qui  est  leur  récompense  I  » 

A  Bourg,  le  P.  Chanel  prit  la  voiture  qui  le  condui- 
sit à  Meximieux  où  il  demeura  un  jour  tout  entier.  Il 
tenait  à  revoir  ce  petit  séminaire  où  il  avait  goûté 
tant  de  bonheur  pendant  quatre  années. 

Il  arriva  à  Lyon  le  5  octobre.  Comme  il  pouvait  dis- 
poser de  quelques  jours,  il  fit  plusieurs  voyages  dans 

(i  Vie  du  P.  Chanel,  p.  341. 


196  VIE    DU    BIENHEUREUX 

l'intérêt  de  sa  mission.  Partout  sur  son  passage,  à 
Saint-Romain-de-Couzon,  à  Saint-Etienne,  à  Saint- 
Chamond,  dans  les  différentes  communautés  qu'il 
visita,  il  recueillit  ce  qu'il  demandait,  des  prières  et 
des  aumônes. 

Ce  fut  une  véritable  fête  pour  lui,  lorsque  à  VHermî' 
tage  (i),  berceau  et  alors  maison  mère  des  Petits  Frè- 
res de  Marie^  il  put  embrasser  plusieurs  confrères  et 
surtout  le  P.  Ghampagnat,  fondateur  de  la  congréga- 
tion. Il  adressa  quelques  mots  à  la  pieuse  communauté 
sur  le  bonheur  de  la  vie  religieuse  et  les  précieux 
avantages  de  l'éducation  chrétienne.  En  terminant,  il 
exhorta  les  Petits  Frères  de  Marie  a  entretenir  parmi 
eux  le  feu  du  zèle  apostolique,  puisque  leurs  fonctions 
sont  un  véritable  apostolat.  «  Mais,  combien  ce  zèle 
deviendrait  plus  nécessaire  à  ceux  d'entre  vous 
que  Dieu  appellerait  aux  missions  étrangères  !  Ne 
l'oubliez  pas,  le  zèle  n'est  que  la  charité  en  action, 
et  un  bon  religieux  l'alimente  par  la  prière  et  l'accom- 
plissement de  tous  ses  devoirs.  » 

Mgr  de  Maronée  partit  le  premier  pour  Paris  et  se 
fit  accompagner  des  PP.  Servant  et  Bret,  et  du  F. 
Joseph  Xavier. 

Le  P.  Chanel  avait  été  chargé  de  compléter  le  maté- 
riel de  la  mission  et  de  l'expédier  au  Havre.  Chaque 
matin,  il  gravissait  avec  le  P.  Bataillon  la  colline  de 


(i)  Entre  le  village  de  Lavalla  et  la  ville   de  Saint-Ghamond 
(Loire). 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  IQy 

Fourvière  et  offrait  le  saint  sacrifice  à  l'autel  de 
Marie  (i).  Le  dernier  jour,  il  suspendit  au  cou  de  l'en- 
fant Jésus,  que  la  sainte  Vierge  tient  entre  ses  bras, 
un  cœur  en  vermeil.  Ce  coeur,  que  les  missionnaires 
s'étaient  procuré  par  ordre  de  leur  évêque,  renfermait 
leurs  noms  et  leur  consécration.  Cet  exemple  ne  sera 
point  perdu,  et  leurs  successeurs,  avant  de  quitter 
la  patrie,  viendront  tous  se  consacrer  à  Marie  et 
mettre  leur  noms  à  côtés  de  ceux  des  premiers  apô- 
tres maristes. 


(i)  Toujours  le  P.  Chanel  se  rappellera  N.-D.  de  Fourvière. 
Le  21  octobre  i83g,  il  écrira  à  M.  Bajard,  aumônier  à  l'Anti- 
quaille de  Lyon:  «  Toutes  les  fois  que  vous  ferez  une  ascension 
à  Notre-Dame  de  Fourvière,  faites-lui  souvenir  que  je  lui  ai 
demandé  de  nombreuses  grâces  au  pied  de  son  image  véné- 
rée, et  veuillez,  s'il  vous  plaît,  joindre  vos  pieuses  demandes 
aux  miennes.  Je  tâche  de  m'y  trouver  tous  les  samedis,  quoi- 
que douze  heures  après  vous,  à  cause  de  notre  méridien,  qui 
est  en  retard  de  tout  cela  sur  le  vôtre.  » 


^m)>i 


CHAPITRE  XIII 


LETTRE  DU  T.  R.  P.  COLIN  AUX  PREMIERS  MISSIONNAIRES  DE 
l'oCÉANIE.  —  DÉPART  POUR  PARIS  ET  LE  HAVRE.  — 
DIVERSES     CORRESPONDANCES. 

(i3  octobre  —  24  décembre  1836.) 


ES  préparatifs  du  départ  s'achevaient,  lors- 
^^^^   que  le  P.  Chanel  reçut  pour  lui  et  pour 


ses  confrères  la  lettre  suivante  du  T.R.P. 


Colin.  On  nous  saura  gré  de  reproduire  en  entier  ce 
précieux  document. 

A.  M.  D.  G.et  D.  G.  H.  (i). 

Belley,  i3  octobre  i836. 

«  Mes  bien  chers  frères  en  jésus  et  marie, 

«  Que  la  grâce  et  la  paix  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  et  la  protection  de  Marie  notre  mère  soient 
avec  vous  et  vous  accompagnent  partout. 

«  J'ose  vous  en  faire  l'aveu,  c'est  avec  une  espèce  de 
secrète  jalousie  que  je  vous  vois  rompre  avec  un  si 
saint  courage  tous  les  liens  de  la  chair  et  du  sang  pour 


(i)  Pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  l'honneur  de  la 
mère  de  Dieu. 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  I QQ 

suivre  la  voix  qui  vous  appelle  et  porter  le  flambeau 
de  la  foi  aux  peuples  de  l'Océanie  occidentale.  Que  ne 
puis-je  participer  à  votre  bonheur  et  partager  vos 
peines  et  vos  travaux,  pour  ensuite  avoir  une  part  à  la 
grande  récompense  que  le  ciel  vous  promet.  Mais, 
hélas  !  mes  péchés  me  rendent  indigne  de  la  grâce  de 
l'apostolat  et  du  martyre.  Souffrez,  du  moins,  que  je 
vous  donne  quelques  avis,  qui  peut-être  pourront  vous 
être  utiles,  et  qui  seront  pour  vous  une  nouvelle  preuve 
de  ma  tendre  affection. 

«  1°  Ne  comptez  jamais  sur  vous,  ni  dans  la  pros- 
périté, ni  dans  l'adversité,  mais  uniquement  sur  Jésus 
et  Marie.  Plus  vous  serez  pleins  de  cette  défiance  de 
vous-mêmes  et  de  cette  confiance  en  Dieu,  plus  vous 
attirerez  les  lumières  et  les  grâces  du  ciel  sur  vous. 
L'homme  de  foi,  qui  place  sa  confiance  en  Dieu  seul, 
est  inébranlable  au  milieu  des  plus  grands  dangers.  Il 
n'est  ni  téméraire,  ni  pusillanime  ;  il  dit  sans  cesse  : 
Omnia  possum  in  eo  qui  me  confortât.  Souvenez-vous 
continuellement  que  le  succès  de  votre  mission  sera  la 
récompense  de  votre  foi  et  de  votre  confiance  en  Dieu 
seul. 

«  2°  Ne  perdez  jamais  de  vue  la  présence  du  Sau- 
veur du  monde.  C'est  en  son  nom  que  vous  partez  ; 
c'est  lui  qui  vous  envoie  :  Siciit  misit  me  Pater ^  et 
ego  mittovos.  Il  sera  avec  vous  partout  comme  autre- 
fois il  était  avec  ses  apôtres  ;  il  sera  avec  vous  dans 
vos  courses,  dans  vos  voyages  sur  terre,  sur  mer,  dans 
le  calme  comme  dans  la  tempête,   en   santé  comme 


200  VIE    DU    BIENHEUREUX 


dans  la  maladie  ;  si  vous  avez  faim  ou  soif,  il  aura  faim 
ou  soif  avec  vous.  C'est  lui  que  l'on  recevra  dans  vos 
personnes,  que  l'on  persécutera  si  l'on  vous  persé- 
cute, que  l'on  rebutera  si  l'on  vous  rebute.  Voyez-le 
donc  partout,  en  tout  temps,  dans  tous  les  événements 
heureux  ou  fâcheux;  voyez-le  partout  intimement  uni 
à  vous,  partageant  vos  travaux,  vos  souffrances,  vos 
joies,  vos  consolations.  Rapportez-lui  la  gloire  de 
toutes  vos  actions,  vous  oubliant  vous-mêmes,  ne 
vous  regardant  que  comme  de  vils  instruments.  C'est 
dans  la  pensée  continuelle  à  ce  divin  Sauveur  que 
vous  trouverez  votre  force,  votre  paix  et  toutes  les  lu- 
mières dont  vous  aurez  besoin. 

«  3°  Dans  les  persécutions,  dangers,  privations, 
tentations,  maladies,  ne  raisonnez  Jamais  avec  vous- 
mêmes;  ne  vous  concentrez  point  au  dedans  de  vous, 
autrement  les  désolations,  les  regrets,  la  tristesse 
s'empareront  de  vous  et  vous  sentirez  votre  courage 
et  votre  vertu  singulièrement  s'affaiblir.  Mais  portez 
de  suite  vos  vues,  vos  pensées  sur  Jésus  et  Marie,  sur 
le  ciel,  sur  les  souffrances  du  Sauveur,  etc.  Je  vous 
recommande  extrêmement  cette  pratique;  vous  en 
sentirez  bientôt  l'importance. 

«  4°  Soyez  hommes  de  prière  et  d'oraison.  Con- 
vertir une  âme  est  plus  que  ressusciter  un  mort;  or, 
tout  cela  ne  peut  se  faire  que  par  la  prière.  Priez 
donc  continuellement  pour  la  conversion  de  vos  infi- 
dèles :  offrez  chaque  jour  vos  actions  à  cette  un,  et  un 
jour  par  semaine  au  choix  de  chacun  de  vous,  offrez 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  201 

pour  le  même  but  et  pour  vos  besoins  particuliers 
toutes  les  bonnes  œuvres  qui  se  feront  dans  chaque 
branche  de  la  Socie'té.  Cette  pratique  vous  attirera  de 
grandes  grâces. 

«  5°  Quelque  occupés  que  vous  soyez,  ne  passez 
aucun  jour  sans  réciter  au  moins  quelques  dizaines  de 
chapelet.  Mettez  toujours  chaque  île  où  vous  abouti- 
rez sous  la  protection  de  Marie. 

«  6°  Autant  que  vous  le  pourrez  et  que  le  permet- 
tront les  circonstances  des  lieux,  soyez  toujours  sim- 
ples, modestes,  pauvres,  cependant  propres  dans  vos 
habits  et  tout  votre  extérieur,  demandant  les  uns  aux 
autres  les  diverses  permissions  dont  vous  aurez 
besoin,  lorsque  vous  ne  pourrez  recourir  à  Mgr  Pom- 
pallier. 

«  7°  Vœ  soîi,  a  dit  l'Esprit-Saint,  et  ce  sera  surtout 
en  Polynésie  que  l'isolement  sera  dangereux  :  aussi  il 
n'y  a  que  des  circonstances  nécessaires  qui  puissent 
vous  permettre  de  sortir  ou  de  rester  seul;  dans  tous 
les  autres  cas,  vous  devez  porter  jusqu'au  scrupule  le 
soin  d'être  toujours  au  moins  deux  ensemble,  ne 
serait-ce  que  pour  aller  vous  promener.  Cette  pré- 
caution vous  mettra  à  l'abri  de  beaucoup  de  dangers. 

«  8°  Enfin,  soyez  unis  en  Jésus  et  Marie.  Point  de 
contestation,  point  de  raisonnement  entre  vous,  obéis- 
sant à  Mgr  Pompallier,  comme  àvotreévêque  et  votre 
supérieur.  Je  vous  renouvelle  la  recommandation  que 
je  vous  ai  faite,  de  n'adresser  les  lettres  que  vous 
enverrez  en  Europe,  qu'au  supérieur  de  la  Société. 


202  VIE  DU   BIENHEUREUX 

«  Je  finis  cette  lettre  par  où  j'ai  commencé.  Je  vous 
souhaite  la  paix,  l'amour  de  Jésus  et  de  Marie.  Soyez 
courageux;  ne  laissez  point  pénétrer  la  crainte,  la 
mélancolie  dans  votre  âme.  Relisez  souvent  cette 
lettre;  prenez  en  chacun  une  copie.  Je  vous  embrasse 
tous  avec  la  plus  tendre  affection,  et  vous  promets  le 
concours  des  prières  de  la  Société  tout  entière.  Pro- 
fitez de  toutes  les  occasions  pour  nous  donner  de  vos 
nouvelles. 

«  Je  suis  et  serai  toujours  votre  très  humble  et  tout 

dévoué  serviteur. 

«  Colin,  supét^ieur.  » 

Le  P.  Chanel  fit  de  cette  lettre  la  règle  de  sa  con- 
duite :  aussi,  il  écrira,  le  i6  mai  1889,  au  T.  R.  P. 
Colin  :  «  Agréez  nos  bien  vifs  sentiments  de  recon- 
naissance pour  les  sages  avis  que  vous  daignez  nous 
donner.  Puissent-ils  fructifier  dans  nos  cœurs!... 
Nous  désirerions  que  nos  cœurs  fussent  aussi  brû- 
lants que  le  climat  sous  lequel  nous  vivons.  Mais, 
hélas!  combien  il  s'en  faut  qu'il  en  soit  ainsi.  Nous 
tâchons  de  faire  tous  les  jours  nos  exercices  de  piété 
ensemble...  Nous  avons  chacun  une  copie  de  votre 
lettre  que  nous  regardons  tous  comme  un  monument 
de  votre  tendresse  paternelle  à  notre  égard.  Nous 
suivons  le  règlement  que  Monseigneur  notre  évêque 
nous  a  dicté.  Nous  désirons  bien  tous  ne  pas  mettre 
obstacle  aux  effets  des  miséricordes  de  Dieu  sur  les 
insulaires  commis  à  nos  soins.  Mais,  hélas  !  nous 
savons  mieux  désirer  que  faire...  » 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  2o3 


Le  i6  octobre,  le  serviteur  de  Dieu,  accompagné  du 
P.  Bataillon  et  des  FF.  Michel  et  Marie  Nizier,  quitta 
Lyon  pour  se  diriger  sur  Paris.  A  Roanne,  le  P.  Ba- 
taillon voulut  voir  un  ancien  condisciple  et  revint 
quelques  minutes  après  l'heure  fixée.  Le  conducteur 
de  la  voiture  s'emporta  et  blasphéma  le  nom  de  Dieu. 
Le  P.  Chanel  en  fut  si  vivement  ému  qu'il  dit  à  ses 
confrères  :  Récitons  quelques  prières  et  faisons  des 
actes  de  contriiiofi  pour  demander  pardon  au  bon 
Dieu  des  péchés  qui  viejinent  de  se  commettre.  Gomme 
ils  étaient  seuls  dans  leur  compartiment,  ils  récitèrent 
en  commun  les  prières  indiquées.  Puis,  le  P.  Chanel, 
reprenant  sa  gaîté  ordinaire,  charma  ses  confrères 
par  ses  aimables  conversations  et  par  ses  chants  mé- 
lodieux. 

Arrivés  à  Paris,  les  voyageurs  rejoignirent  Mgr  Pom- 
pallier  au  séminaire  des  Missions  étrangères,  et  re- 
çurent dans  cet  établissement  une  généreuse  hospita- 
lité. «  Je  ne  puis  vous  exprimer,  écrit  le  P.  Chanel, 
tout  ce  que  j'ai  ressenti  au  fond  de  mon  âme,  dans 
cette  pieuse  retraite  où  tant  de  saints  prêtres  se  sont 
préparés  à  l'apostolat  et  au  martyre.  Que  de  fois  je 
me  suis  recueilli  dans  la  salle  où  l'on  a  déposé  quel- 
ques-unes de  leurs  reliques  (i)  !...  » 

Le  lundi,  24  octobre,  Mgr  de  Maronée  envoya  le 
P.  Chanel,  le  P.  Bataillon  et  le  F.  Marie  Nizier,  pour 
faire  au  Havre,  les  derniers  préparatifs.  Nos  mission- 

(i)  Extrait  d'une  lettre  au  P.  Gonvers,  10  novembre  i836. 


204  ^'^^   ^^    BIENHEUREUX 

naires  s'arrêtèrent  à  Rouen  un  jour  et  une  nuit,  et 
furent  reçus  au  grand  séminaire  avec  un  empresse- 
ment fraternel.  Au  moment  du  départ,  comme  il  était 
déjà  nuit,  l'un  des  voyageurs,  en  fermant  la  portière, 
meurtrit  assez  fortement  un  des  doigts  de  la  main 
du  P.  Chanel,  qui  se  contenta  d'avertir  d'attendre  un 
instant  et  ne  fit  pas  connaître  qu'il  avait  été  blessé. 
Le  lendemain,  en  voyant  sa  main,  ses  confrères  admi- 
rèrent sa  patience;  car,  toute  la  nuit,  il  avait  dû 
souffrir  une  vive  douleur. 

Au  Havre,  une  pieuse  veuve,  âgée  de  83  ans, 
M'"^  Dodard,  reçut  les  trois  voyageurs  avec  cet  em- 
pressement qu'elle  savait  montrer  à  tous  les  mission- 
naires. Le  jour  de  la  Toussaint,  le  P.  Chanel  prêcha 
deux  fois.  Son  second  sermon  eut  lieu  dans  l'église 
paroissiale  d'Ingouville  et  produisit  une  grande  im- 
pression. M"^^  Dodard,  dont  la  résidence  était  proche, 
fut  si  touchée,  qu'elle  choisit  le  nouvel  apôtre  pour  son 
confesseur  dans  sa  dernière  maladie. 

Tout  en  faisant  les  préparatifs  du  départ,  les  deux 
missionnaires  ne  savaient  point  refuser  les  services 
qui  leur  étaient  demandés,  dans  la  ville  ou  dans  les 
environs. 

L'arrivée  de  Mgr  Pompallier  et  de  ses  compagnons, 
vers  le  milieu  de  novembre,  porta  à  trente-quatre  le 
nombre  des  prêtres  et  des  religieux  qui  recevaient 
chez  M"^^  Dodard  la  plus  généreuse  hospitalité. 

Par  suite  des  vents  contraires,  le  moment  si  désiré 
du  départ  se  fit  longtemps  attendre,  «  Combien  sou- 


PIF.RRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  2o5 

vent,  disait  l'un  des  missionnaires,  nous  avons  exa- 
miné si  le  temps  devenait  favorable.  Hélas  !  les  nuages 
s'enfuyaient  dans  un  sens  contraire-,  les  girouettes 
des  édifices  étaient  constamment  mal  tournées.  Les 
marins  paraissaient  tristes,  et  il  y  avait  encore  des 
âmes  assez  bonnes  pour  prier  Dieu  que  notre  départ 
n'eût  pas  lieu  de  sitôt.  » 

Le  P.  Chanel  profita  de  ce  retard  pour  se  livrer 
avec  ses  confrères,  à  l'étude  de  la  langue  anglaise, 
dont  la  connaissance  lui  paraissait  indispensable.  Il 
regrettait  vivement  de  n'avoir  pu  trouver,  à  Paris, 
aucun  livre  qui  lui  donnât  la  clef  des  idiomes  polyné- 
siens. 11  écrivit  plusieurs  lettres,  qui  toutes  expriment 
les  mêmes  sentiments  d'humilité,  de  foi  et  de  con- 
fiance en  Dieu.  On  nous  permettra  de  donner  quel- 
ques extraits  de  cette  correspondance,  dont  la  plus 
grande  partie  est  venue  jusqu'à  nous. 

Le  21  novembre,  il  écrit  à  sa  sœur,  religieuse  à  Bon- 
Repos  :  «  Encore  un  petit  mot  entre  nous  deux,  ma 
bonne  sœur,  puisque  nous  pouvons  le  faire.  Voici 
bientôt  un  mois  que  je  suis  au  Havre,  ou,  pour  par- 
ler plus  exactement,  à  Ingouville,  situé  à  quelques 
minutes  du  Havre.  Le  mauvais  temps  nous  retient 
sur  le  rivage,  malgré  toute  la  ferveur  des  prières 
qui  se  font  pour  nous.  Tous  les  jours,  nous  nous 
mettons  à  consulter  les  nuages  pour  voir  la  direc- 
tion qu'ils  prennent,  et,  presque  tous  les  jours,  ils 
nous  ont  apporté  pluie,  grêle  ou  neige,  éclairs  et 
tonnerre.    Cependant,   samedi    dernier,    l'espérance 


206  VIE    DU    BIENHEUREUX 

de  revoir  le  beau  temps  nous  est  revenue.  Di- 
manche a  e'té  meilleur  encore.  Aujourd'hui,  fête  de 
la  Présentation  de  la  sainte  Vierge,  nous  commen- 
çons à  craindre,  de  nouveau,  les  vents  contraires 
et  la  pluie.  Dieu  soit  béni  de  tout  ! . . .  Que  per- 
sonne ne  se  lasse  de  prier,  parce  qu'aucun  d'entre 
nous  ne  se  lassera  d'être  reconnaissant  et  de  s'en  bien 
trouver.  » 

Un  mois  après,  il  dit  à  sa  sœur  :  «  C'est  pour 
aujourd'hui,  23  décembre,  qu'est  fixé  notre  départ. 
Mais  il  est  bien  possible  que,  d'après  les  impé- 
nétrables desseins  de  Dieu,  nous  ne  partions  pas 
encore  tout  à  fait  aujourd'hui  (je  commence  à  dire 
aujourd'hui,  parce  que  je  vois  qu'il  est  minuit  et 
quart),  car  l'excellente  M'"^  Dodard,  notre  bienfai- 
trice, se  trouve  dangereusement  malade.  Elle  ne 
cesse  depuis  quelque  temps  de  demander  à  Dieu  la 
grâce  de  mourir  quand  sa  maison  sera  pleine  de 
missionnaires.  Elle  en  a  maintenant  plus  qu'elle 
n'en  peut  loger.  Elle  n'en  a  jamais  eu  autant  à  la 
fois.  Il  est  très  possible  que  le  bon  Dieu  lui  ac- 
corde l'effet  de  sa  demande.  C'est  Mgr  Pompallier 
qui  lui  a  administré  le  saint  viatique  et  l'extrême- 
onction.  Ces  deux  cérémonies  ont  été  des  plus  tou- 
chantes, tant  par  la  foi  et  la  ferveur  de  cette  bonne 
dame,  que  par  le  nombre  des  missionnaires  qui  y 
assistaient.  Ce  sera  une  bien  triste  consolation 
pour  nous  que  d'aller  accompagner  au  cimetière 
celle  qui   nous   prodigue   toutes  sortes   de  soins  et 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  207 

d'attentions.  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  (i)!...  » 
Le  jour  de  la  Présentation  de  la  sainte  Vierge,  il 
adresse  une  lettre  à  la  supérieure  générale  des  sœurs 
de  la  Providence  de  Portieux,  pour  solliciter  des 
prières.  Nous  y  trouvons  cette  phrase:  «  Tout  indigne 
que  Je  suis  de  la  sublimité  de  ma  vocation,  je  ne  vou- 
drais pas  l'échanger  contre  un  royaume.  Je  manque 
de  tout,  excepté  de  bonne  volonté.  Vous  m'aiderez  je 
l'espère,  à  obtenir  le  zèle  et  les  vertus  nécessaires  au 
plus  pauvre  des  missionnaires.  » 

A  la  fin  du  mois  de  novembre,  il  écrit  au  T.  R.  P. 
Colin,  et  par  lui  à  ses  chers  enfants  de  Belley  :  «  Après 
un  mois  d'attente,  nous  touchons,  enfin,  au  moment 
de  notre  départ.  Le  navire  qui  doit  nous  conduire 
jusqu'à  Valparaiso,  est  tout  prêt  à  sortir  du  port, 
si  le  bon  Dieu  ne  juge  pas  à  propos  de  l'y  retenir 
encore  quelques  jours.  La  Joséphine^  qui  doit  con- 
duire Mgr  Blanc  avec  ses  vingt-deux  missionnaires 
des  deux  sexes,  jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans,  partira 
quand  notre  Delphine.  11  est  convenu  qu'on  chan- 
tera VAve  7naris  Stella  sur  les  deux  navires.  Tout 
le  monde  a  promis  de  le  faire  de  bon  cœur.  Nous 
sommes  tous  contents  comme  des  7'ois,  et  brûlons 
tous  du  désir   de  nous  confier  à  tous   les   dangers 


(i)  M™^  Dodard  mourut  quelques  jours  après  le  départ  des 
missionnaires,  le  i"  janvier  1837.  Elle  disait  à  sa  dernière 
heure  :  «  J'espère  que  le  bon  Dieu  voudra  bien  me  recevoir 
dans  son  paradis,  moi  qui  ai  reçu  ici-bas  tous  ceux  qui  étaient 
envoyés  en  son  nom,  pour  sa  gloire  et  le  salut  des  âmes  1  » 


208  VIE    DU   BIENHEUREUX 

de  la  mer,  pour  plaire  à  Notre-Seigneur  et  à  sa  sainte 
Mère... 

«  Je  suis  bien  édifié  de  la  conduite  de  tous  mes 
confrères...  Je  devrais  donner  le  bon  exemple,  et  je  le 
reçois:  voilà  comme  j'ai  le  malheur  de  laisser  ren- 
verser les  choses...  » 

La  supérieure  des  sœurs  de  l'Antiquaille,  à  Lyon, 
lui  avait  demandé,  pour  elles  et  pour  ses  religieuses, 
des  images  signées  de  sa  main  et  de  celle  d'un  autre 
missionnaire.  Il  lui  répond  :  «  Pardonnez,  mes  très 
chères  Sœurs,  à  deux  pauvres  prêtres  qui  voudraient 
bien  être  moins  indignes  du  vif  intérêt  que  vous  leur 
portez,  s'ils  ne  répondent  pas  aux  petites  demandes 
que  vous  avez  l'extrême  bonté  de  leur  adresser. 
L'épreuve  serait  peut-être  trop  forte  pour  leur  peu 
d'humilité.  Malgré  tous  les  grands  et  nombreux  motifs 
que  nous  avons  de  pratiquer  cette  vertu,  qui  est  la 
base  et  la  sauvegarde  de  toutes  les  autres,  nous  ne 
savons  pas  encore  assez  le  faire,  pour  ne  pas  éprouver 
une  satisfaction  trop  humaine  en  donnant  plusieurs 
fois  nos  noms.  Si  nos  âmes  vous  sont  chères,  écrivez 
à  la  place  de  nos  noms  :  Mon  Dieu  !  Aye^  pitié  de  ces 
pauvres  pécheurs  que  vous  daigiiei  envoyer  à  d'autres 
pécheurs  pour  les  aider  à  se  sauver.  Ne  craignez  pas 
de  répéter  la  même  chose  des  milliers  de  fois... 

«  Nous  voulons  conserver  votre  lettre.  Elle  ne 
laissera  pas  que  de  nous  accuser,  si  notre  zèle  venait  à 
se  refroidir.  Oh,  que  d'âmes  qui  sauraient  mieux  que 
nous  faire  glorifier  le  Dieu  de  toutes  miséricordes  ! 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  209 

Mais,  mon  Dieu,  nous  savons  que  vous  aimez  à  vous 
servir  de  la  faiblesse  pour  triompher  de  la  force.  Que 
nous  manquera-t-il,  si  nous  sommes  assez  heureux 
pour  ne  jamais  sortir  d'entre  vos  mains?  » 

Cette  lettre  se  termine  par  ces  mots  :  Vipe  le  bon 
Dieu  ! 

L'enthousiasme  des  missionnaires  était  partagé  par 
les  frères.  Le  futur  compagnon  du  P.  Chanel  écrit 
à  son  supérieur  général,  le  23  décembre  :  «  Que  je 
m'estime  heureux  d'avoir  été  choisi,  quoique  j'en  sois 
très  indigne,  parmi  les  frères  de  Marie,  pour  être  des 
premiers  de  ceux  qui  portent  la  lumière  de  l'Evangile 
à  des  peuples  sauvages.  Oh  !  que  Dieu  en  soit  béni  ! 
C'est  lui  qui  m'a  donné  la  vocation  et  me  l'a  fait  suivre. 
Je  suis  très  content  de  partir,  et  je  puis  bien  dire  sin- 
cèrement que  je  ne  céderais  pas  ma  place  pour  un 
trône.  Je  ne  crainspoint,  car  Marie,  notre  bonne  mère, 
sera  mon  guide  dans  toutes  mes  actions  et  mon 
refuge  dans  mes  peines  (i).  » 

(i)  Circulaire  du  P.  Champagnat. 


14 


i 


LIVRE  SECOND 


CHAPITRE   PREMIER 

VOYAGE  DU  HAVRE  A  FUTUNA 

(24  décembre  i836.  —  8  novembre  1837.) 


§  I  —  Voyage  du  H  âpre  à  Valparatso. 

Départ  du  Havre.  —  Tempête.  —  Relâche  à  Santa- 

Cru^.  —  Mort  du  P.  Bret.  —  Mission  à  bord. 

(24  décembre  i836.  —  28  juin  1837.) 


^^  E  Jour  attendu  avec  tant  d'impatience  se  leva 
sur  l'horizon. [C'était  le  24  décembre  i836. 
^g^^  Les  nouveaux  apôtres  de  l'Océanie  furent 
convoqués  à  bord  de  la  Delphine.  De  leur  côté,  et  à  la 
même  heure,  Mgr  Blanc,  archevêque  de  la  Nouvelle- 
Orléans,  et  ses  missionnaires  s'embarquèrent  sur  la 
Joséphine.  Dès  que  les  voiles  furent  déployées,  l'air 
retentit  de  l'hymne  Ape,  maris  Stella.,  chantée  sur  les 
deux  ponts  d'une  voix  unanime.  Les  navires  eurent 


212  VIE    DU    BIENHEUREUX 

de  la  peine  à  sortir  du  port.  Une  fois  de'gagés  des 
obstacles  imprévus  qui  les  retenaient,  ils  prirent  en 
peu  de  temps  le  large,  et  disparurent  aux  yeux  de  la 
foule  accourue  sur  le  rivage. 

«  Nous  partons  tous  contents,  écrit  le  P.  Bret  ;  nous 
nous  reposons  en  paix,  entre  les  mains  de  la  sainte 
Vierge,  du  succès  de  la  traversée.  Combien  qui  envient 
notre  sort,  et  méritaient  plus  que  moi  d'être  choisis 
pour  la  mission  que  nous  allons  remplir  !... 

«  Le  personnel  du  navire  est  trop  nombreux  pour 
que  chacun  de. nous  ait  une  cabine  à  lui  seul.  Loin  de 
m'en  plaindre,  Je  m'en  réjouis.  J'ai,  en  effet,  pour 
conchambrier  le  bon  P.  Chanel,  notre  supérieur... 

«  Nos  matelots  paraissent  assez  bons.  Quelques- 
uns  d'entre  eux  ont  trouvé  des  médailles  échappées  de 
nos  poches,  et  les  ont  suspendues  à  leur  cou,  après 
nous  les  avoir  montrées.  Le  capitaine  et  le  lieutenant 
sont  fort  honnêtes  (i). ..  » 

Nous  apprenons  par  le  journal  de  la  traversée  que 
le  navire  faisait  bonne  route,  lorsque  soudain  il  fut 
assailli  par  la  tempête.  Plusieurs  vaisseaux  furent 
jetés  à  la  côte.  La  Delphine  et  la  Joséphine  résistèrent 
à  la  violence  des  vents.  La  sainte  Vierge  protégeait  les 
missionnaires. 

«  Mais,  ce  qui  montre  encore  plus  la  protection 
dont  nous  avons  été  l'objet,  c'est  que  notre  vaisseau 
avait  bravé  la  violence  des  flots  avec  un  gouvernail  qui 

(i)  Vie  du  P.  Chanel^  p.  379. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  2l3 

ne  tenait  presque  plus.  Une  amarre,  que  le  capitaine 
du  port  avait  oublié  de  larguer  assez  tôt,  s'est  trouvée 
engagée  entre  notre  gouvernail  et  l'arrière  du  bâtiment. 
Comme  on  ignorait  les  obstacles  qui  s'opposaient  à 
notre  sortie,  on  a  usé  de  tous  les  moyens  de  force  pour 
nous  tirer  d'embarras;  et,  une  fois  dégagés,  on  ne 
s'est  point  mis  en  peine  s'il  y  avait  des  avaries.  Cepen- 
dant, des  quatre  tenons  qui  attachaient  le  gouvernail 
au  vaisseau,  deux  étaient  brisés  et  le  troisième  fort 
endommagé.  On  ne  s'en  aperçut  qu'après  huit  jours 
de  navigation...  On  attache  le  gouvernail  pour  l'em- 
pêcher d'aller  à  la  mer  et  on  se  dirige  vers  les  Canaries. 

«  Pendant  huit  jours  nous  avons  calme,  mauvais 
temps  ou  vent  contraire.  Nous  pouvons  à  chaque  ins- 
tant perdre  notre  gouvernail  et  rester  exposés  à  tous 
les  dangers.  A  voir  l'inquiétude  et  la  tristesse  qui  ré- 
gnaient sur  le  visage  de  nos  officiers,  nous  avions  tout 
à  craindre.  Le  7  janvier,  une  goélette  approche  ;  nous 
allons  à  elle,  hissons  le  pavillon  et  demandons  avec 
le  porte-voix  un  pilote  pour  nous  conduire.  Nous 
sommes  encore  à  quatre]lieues  de  la  pointe  de  l'île,  et 
Santa-Cî^ui,  port  de  relâche,  est  à  cinq  lieues  de  cette 
pointe.  » 

Les  missionnaires,  pendant  les  jours  de  dangers, 
n'avaient  point  oublié  Celle  que  l'Eglise  salue  sous  le 
nom  d'Etoile  de  la  mer.  Ils  l'avaient  invoquée  avec 
confiance,  et  lorsque,  le  8  janvier,  on  jeta  l'ancre,  ils 
récitèrent  avec  ferveur,  en  actions  de  grâces,  le  Te 
Deiim  et  les  litanies  de  Lorette.  Leur  cœur  d'apôtre 


214  "^lE    I^U    BIENHEUREUX 

désirait  une  autre  consolation.  Pour  la  première  fois, 
depuis  leur  départ  du  Havre,  la  messe  fut  dite  à  bord 
par  Monseigneur,  et  tous  les  missionnaires  commu- 
nièrent de  sa  main. 

Le  lendemain,  ils  se  rendirent  tous  à  l'église  prin- 
cipale. Monseigneur  fut  reçu  solennellement  par  tout 
le  clergé,  et  célébra  la  messe,  au  milieu  d'un  grand 
concours  de  fidèles.  Les  missionnaires  eurent  aussi  le 
bonheur  de  monter  au  saint  autel. 

Nos  voyageurs  ne  croyaient  s'arrêter  à  Santa  Crii:{ 
que  quelques  jours,  ils  durent  y  séjourner  près  de 
deux  mois.  Comme  il  s'agissait  de  couler  plusieurs 
pièces  de  cuivre  et  que  cette  opération  était  inconnue 
dans  le  pays,  on  ne  réussit  qu'après  un  grand  nombre 
d'essais  infructueux. 

Mgr  Pompallier  avait  refusé  l'hospitalité  que  lui 
avait  offerte  l'évêque  de  Lagiina.  Il  ne  voulut  pas  se 
séparer  de  ses  compagnons  de  voyage,  et  habita  avec 
eux  la  modeste  chambre  d'une  auberge.  Nous  savons 
que  les  missionnaires,  pour  se  préparer  et  s'accoutu- 
mer aux  fatigues  et  aux  privations,  couchaient  sur  des 
planches  et  menaient  une  vie  très  mortifiée.  Combien 
il  leur  en  coûtait  de  ne  pouvoir  partir.  «  Au  lieu 
d'une  relâche  de  courte  durée,  écrit  le  P.  Servant, 
nous  fûmes  obligés  de  séjourner  pendant  cinquante 
jours,  ce  qui  était  propre  à  mettre  notre  patience  à 
l'épreuve.  » 

La  maladie  vint  s'ajouter  aux  autres  privations. 

Fatigués  par  les  rudes  épreuves  de  la  traversée  du 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  2l5 

Havre  à  Santa  Cru:{,  les  missionnaires  avaient  espéré 
de  trouver,  dans  ce  port,  le  repos  et  les  secours  que 
réclamait  leur  santé.  Ils  furent  trompés  dans  leur 
attente.  La  saison  était  mauvaise,  et  une  espèce  d'épi- 
démie régnait  sur  ce  rivage.  Tous  en  ressentirent  plus 
ou  moins  les  atteintes.  Quand  on  se  remit  en  mer,  le 
28  février,  ils  n'étaient  pas  encore  rétablis.  Le  P.  Bret 
surtout  était  en  proie  à  un  violent  mal  de  tête,  auquel 
se  joignit  bientôt  une  fièvre  très  ardente  que  rien  ne 
put  maîtriser. 

«  Malgré  nos  vœux  et  nos  larmes,  écrit  le  P.  Chanel 
à  sa  mère  (i),  le  bon  Dieu  nous  l'a  ravi;  il  lui  a  plu 
de  le  couronner  avant  le  combat... 

«  Quelle  perte  pour  notre  mission,  et  pour  mon 
cœur  quelle  blessure  !  Mais  que  dis-je?  la  destinée  de 
notre  cher  défunt  est  bienplus  digne  d'envie  que  pro- 
pre à  jeter  dans  le  deuil  et  les  larmes.  En  effet,  sa  con- 
duite fut  constamment  exemplaire.  Sa  piété  était  vive  et 
douce.  Elle  prit  de  bonne  heure  le  caractère  d'un  zèle, 
d'un  dévouement  apostolique. 

«  Dans  sa  dernière  maladie,  quoiqu'il  souffrît  beau- 
coup, il  était  patient  et  résigné.  Souvent  il  nous  disait 
de  prier  auprès  de  lui,  et  de  ne  pas  craindre  de  le  fati- 
guer. Lui-même,  le  crucifix  à  la  main,  ne  cessait  de 
s'entretenir  avec  Dieu.  Le  dimanche  des  Rameaux,  Je 
lui  donnai  le  saint  viatique  et  l'extrême-onction.  Le 
lendemain  matin,   il  me  dit  qu'il  touchait  à  sa  fin, 

(i)  Valparaiso,  juillet  1837. 


2l6  VIE   DU    BIENHEUREUX 

qu'il  me  remerciait  de  tous  les  soins  que  je  lui  avais 
prodigués,  qu'il  était  heureux  de  mourir  mariste, 
qu'il  lui  importait  peu  que  son  corps  fût  dévoré  par 
les  poissons  ou  par  les  vers.  A  sept  heures  du  soir,  il 
s'endormit  doucement  dans  le  Seigneur...  (i)  »  C'était 
le  lundi  saint,  20  mars  iSSy. 

Le  lendemain  matin,  Monseigneur  célébra  la  messe 
pour  le  repos  de  l'âme  du  jeune  missionnaire.  Tous 
communièrent  à  la  même  intention.  Vers  les  neuf 
heures,  Sa  Grandeur  fit  la  cérémonie  des  funérailles, 
en  présence  de  tout  l'équipage.  Elle  adressa  quelques 
paroles,  qui  firent  couler  bien  des  larmes  ;  puis,  le 
corps  fut  confié  à  l'Océan  jusqu'au  jour  de  la  résur- 
rection glorieuse.  Tout  le  jour,  le  pavillon  de  deuil 
flotta  sur  le  navire.  On  était  sous  la  ligne.  Aucun 
matelot  ne  songea  à  se  divertir  par  la  cérémonie 
d'usage,  connue  sous  le  nom  de  baptême  de  la  ligne. 

Dès  qu'il  le  put,  le  P.  Chanel  écrivit  au  T.  R.  P. 
Colin  pour  lui  annoncer  la  perte  qu'il  venait  de  faire. 
«  Le  brick  le  Hiidson^  qui  vient  de  partir  pour  Bor- 
deaux, vous  porte  une  nouvelle  qui  va  vous  causer 
une  bien  grande  affliction,  en  vous  apprenant  la  perte 
que  nous  avons  faite  de  l'un  de  vos  enfants.  Heureu- 
ment,  toutes  les  circonstances,  qui  peuvent  consoler 
dans  un  semblable  événement,  se  rencontrent  dans  le 
coup  qui  nous  a  frappés.  Il  nous  a  quittés,  le  bien 
cher  confrère,  pour  retourner  dans    le  sein  de  son" 

(i)   Vie  du  P.  Chanel,  p.  Sgi. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  11'] 

Dieu.  Mais  il  ne  saurait  cesser  d'être  notre  ami,  notre 
confrère.  Il  n'a  changé  qu'un  nom,  celui  de  mission- 
naire, contre  celui  de  protecteur  de  notre  mission. 
Puissent  tous  vos  enfants,  présents  et  futurs,  ter- 
miner leur  carrière  dans  des  conditions  aussi  rassu- 
rantes. Notre  nombre  a  diminué  ;  mais,  notre  courage 
et  notre  confiance  en  Dieu  semblent  prendre,  de  jour 
en  jour,  de  nouvelles  forces  (i).  » 

«  Cet  événement  si  triste  pour  nous,  raconte  le 
P.  Bataillon,  fut  le  signal  de  la  conversion  de  tout 
l'équipage.  Déjà,  depuis  quelque  temps,  nous  nous 
occupions  a  instruire  les  matelots.  Quelques-uns 
avaient  cédé  à  nos  exhortations  et  s'étaient  approchés 
des  sacrements.  Après  la  mort  du  P.  Bret,  ce  fut  un 
ébranlement  général.  Je  me  rappellerai  toujours  cette 
mission  à  bord,  ce  chant  des  litanies  et  des  cantiques 
qui,  tous  les  soirs,  partait  de  notre  vaisseau.  Non,  je 
n'oublierai  jamais  les  faveurs  dont  Dieu  nous  combla, 
comme  pour  nous  faire  perdre  de  vue  la  perte  d'un 
confrère.  » 

Le  F.  Marie  Nizier  nous  apprend  que  le  P.  Chanel 
se  distingua  entre  tous  par  son  zèle  à  instruire  les 
matelots.  Ses  manières  obligeantes  et  pleines  d'égards 
lui  avaient  concilié  l'estime  de  tous  ceux  qui  étaient 
sur  le  navire.  Ses  instructions  étaient  mieux  goûtées 
que  celles  de  ses  confrères.  Les  matelots  trouvaient 
qu'zV  prêchait  bien.  «  De  fait,  ajoute  le  bon  frère,  il 

(i)  Valparaiso,  23  juillet  iSSj. 


2  15  VIE    DU    BIENHEUREUX 

expliquait  avec  tant  de  simplicité'  et  de  clarté  ce  qu'il 
leur  disait,  que  les  plus  bornés  ne  pouvaient  manquer 
de  le  comprendre.  » 

Il  fit  aussi,  de  temps  en  temps,  le  catéchisme  aux 
frères,  pendant  la  traversée,  et  il  veillait  avec  un  soin 
vraiment  paternel  à  ce  qu'ils  eussent  tous  les  secours 
temporels  et  spirituels. 

Ecoutons  Mgr  Bataillon  :  «  Le  P.  Chanel,  qui  était 
notre  supérieur,  fut  aussi  notre  modèle  en  toute 
chose.  Toujours  bon,  toujours  égal,  toujours  patient  et 
résigné,  dans  les  diverses  épreuves  qui  accompagnent 
d'ordinaire  de  si  longues  traversées;  plein  d'affabilité, 
d'égards,  de  prévenances  pour  tout  le  monde,  il  n'au- 
rait pas  fait  de  la  peine  à  un  enfant;  prêt  à  consoler,  à 
encourager  et  à  rendre  tous  les  services  qui  dépen- 
daient de  sa  charité.  Nous  ne  l'avons  jamais  vu  de 
mauvaise  humeur.  En  un  mot,  je  ne  me  souviens  pas 
d'avoir  rien  remarqué  de  tant  soit  peu  répréhensible 
dans  sa  conduite  extérieure  et  dans  ses  rapports  avec 
le  prochain.  »  «  Je  l'ai  dit  bien  des  fois  et  je  me  plais 
à  le  déposer  ici,  je  n'ai  jamais  rencontré  un  homme 
plus  doux,  plus  modeste  et  plus  candide.  Il  ne  man- 
quait point  de  prudence,  mais  ce  qui  le  distinguait 
surtout,  c'était  la  simplicité  de  la  colombe,  et  tout 
dans  sa  personne  portait  à  croire  qu'il  conservait 
l'innocence  de  son  baptême.  »  (i) 

Le  27  avril,  survint  une  tempête  si  violente  qu'elle 

(i)  Rome,  8  avril  iSS/. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  219 

menaça  plus  d'une  fois  d'engloutir  la  Delphine  dans 
les  flots.  La  sainte  Vierge,  à  coup  sûr,  la  préserva  du 
naufrage.  Depuis  ce  jour,  le  voyage  n'offrit  rien  d'ex- 
traordinaire jusqu'à  Valparaiso. 

Comme  le  P.  Chanel  l'e'crit  à  sa  mère  : 

«  Il  y  a  sur  mer  des  jours  où  la  navigation  est  fort 
agréable;  il  y  en  a  d'autres  aussi  qui  sont  bien  propres 
à  dégoûter  de  la  navigation.  Si  je  ne  m'étais  embarqué 
que  pour  le  plaisir  de  voyager,  les  tempêtes  qui  nous  ont 
assaillis  diminueraient  bien  l'envie  de  recommencer 
cette  promenade.  Mais,  grâce  à  Dieu,  qu'il  fasse  beau 
ou  mauvais  temps,  le  missionnaire  est  toujours  con- 
tent de  s'être  mis  en  route. 

«  Nous  avons  célébré,  dans  notre  traversée,  les  plus 
belles  fêtes  de  l'année.  Quelquefois  nous  avons  eu  le 
bonheur  d'offrir  le  divin  sacrifice  ;  d'autres  fois  nous  en 
avons  été  privés  à  cause  de  la  trop  grande  agitation  du 
navire.  Nous  nous  unissions  alors  aux  âmes  pieuses, 
qui  pouvaient  faire  plus  que  nous...  (i)  » 

Enfin,  le  27  juin,  il  fut  permis  aux  missionnaires  de 
saluer  la  terre,  et  le  lendemain  ils  entraient  dans  le 
port  de  Valparaiso. 

«  A  peine  avons-nous  jeté  l'ancre,  dit  le  P.  Batail- 
lon, que  trois  pères  de  la  congrégation  de  Picpus 
montent  à  bord,  nous  embrassent  comme  des  frères, 
nous  offrent  leur  maison  et  tout  ce  qu'ils  possèdent, 
avec  une  générosité  que  je  n'oublierai  jamais.  Mgr  de 

(i)  Vie  du  P.  Chanel^  p.  390. 


220  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Maronée  fut,  en  particulier,  l'objet  des  attentions  les 
plus  délicates.  Il  se  vit  conduire  comme  en  triomphe 
à  l'église  des  bons  pères.  Nous  chantâmes  un  Te 
Deum  d'action  de  grâces  et  les  litanies  de  la  sainte 
Vierge.  Le  lendemain,  fête  des  SS.  apôtres  Pierre  et 
Paul,  Monseigneur  officia  pontificalement,  en  pré- 
sence d'une  foule  nombreuse. 

«  Un  spectacle  encore  plus  beau  vint  inonder  notre 
cœur  de  la  joie  la  plus  douce.  Les  gens  de  notre 
équipage,  qui  nous  avaient  déjà  tant  consolés  pendant 
la  traversée,  s'approchèrent  de  la  table  sainte,  et  ceux 
qui  n'avaient  point  été  confirmés,  reçurent,  ce  même 
jour,  le  sacrement  de  confirmatton.  » 

§.  2.  —  De  Valparaiso  à  Taïti. 
Séjour  à   Valpaî^aiso.  —  Les  îles  Gambier.  —  Tàiti. 

(3o  juin —  4  octobre  iSSy.) 

Le  séjour  des  missionnaires  à  Valparaiso  fut  d'un 
mois  et  demi.  Comme  la  Delphine  était  arrivée  au 
terme  de  son  voyage,  il  fallait  trouver  un  autre  navire 
pour  se  rendre  dans  les  îles  de  l'Océanie.  Bien  du 
temps  se  passa  en  recherches  inutiles.  Pendant  ce 
séjour,  trop  prolongé  au  gré  de  leurs  désirs,  nos  apô- 
tres tournèrent  leurs  regards  vers  la  patrie  et  écrivirent 
des  lettres  touchantes. 

Le  P.  Chanel  adressa  à  sa  mère  une  lettre  dans 
laquelle  se  montre  toute  sa  piété  filiale.  Nous  en  avons 
déjà  cité  quelques  passages.  Elle  se  termine  par  ces 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  221 

mots  :  «  Ma  bonne  mère,  je  crains  d'avoir  oublié  de 
vous  demander  votre  béne'diction,  à  l'heure  de  nos 
adieux.  Je  vous  conjure  de  me  la  donner,  non  seule- 
ment quand  vous  aurez  lu  cette  lettre,  mais  encore 
tous  les  jours  de  votre  vie.  Elle  m'atteindra,  soyez 
en  sûre,  malgré  la  distance  qui  nous  sépare  (i).  » 

Le  23  juillet,  il  écrivit  au  T.  R.  P.  supérieur  géné- 
ral. Dans  cette  lettre,  dont  nous  avons  donné  un 
extrait,  il  le  prie  de  dire  à  tous  ses  chers  ejifants  du 
petit  séminaire  de  Belley  combien  leur  soupenh^  lui 
est  précieux ,  Et  leur  adressant  la  parole,  il  s'exprime 
ainsi  : 

«  Mes  bien  chers  amis,  il  y  aura  bientôt  une  année 
que  la  divine  Providence  nous  a  séparés.  Je  puis  vous 
dire  que  j'ai  tenu  la  parole  que  je  vous  donnai  dans 
ma  dernière  lettre,  d'être  toujours  au  milieu  de  vous 
par  mon  cœur.  Tandis  que  notre  Delphine  m'emportait 
bien  loin  de  vous,  combien  j'aimais  à  vous  suivre 
dans  vos  démarches  les  plus  importantes  pour  votre 
bonheur  ! 

«  Je  ne  suis  pas  encore,  "avec  Monseigneur  notre 
Vicaire  Apostolique,  et  tous  ses  autres  ouvriers,  au  mi- 
lieu des  pauvres  sauvages,  dont  je  vous  parlais  si  sou- 
vent et  avec  tant  de  plaisir.  On  nous  raconte,  à  leur 
sujet,  les  choses  les  plus  capables  d'enflammer  notre 
courage  et  notre  zèle.  Non  seulement  des  mission- 
naires, mais  des  voyageurs  qui  en  viennent,  nous  disent 

(i)  Vie  du  P.  Chanel,  p.  SgS. 


222  VIE    DU    BIENHEUREUX 

que  c'est  une  moisson  toute  prête  à  être  recueillie. 
Quelle  ne  serait  pas  notre  joie,  si  Dieu  suscitait  parmi 
vous  de  nombreux  ouvriers  pour  venir  partager  nos 
fatigues  et  nos  consolations  !  Ne  calculez  point  avec  les 
sacrifices  ;  plus  ils  seront  grands,  plus  vous  devez 
vous  estimer  heureux  de  pouvoir  les  offrira  Celui  qui 
a  tout  fait  pour  nous... 

«  Nous  allons,  dans  quelques  Jours,  nous  confier 
de  nouveau  à  l'élément  qui  nous  a  portés  jusqu'ici. 
Nous  serons  sur  un  navire  américain  appelé  VEiirope. 
Nous  ne  ferons  que  toucher  aux  îles  Gambier  etTaïti. 
Notre  navire  nous  laissera  aux  îles  Sandwich.  Puis, 
une  autre  occasion  ne  manquera  pas  de  nous  être 
fournie  par  la  divine  Providence  pour  nous  diriger  vers 
l'archipel  des  îles  Carolines. 

«  Vous  consentez  bien,  je  pense,  à  ce  que  nous 
disions  à  nos  pauvres  sauvages  que  nous  avons  laissé 
dans  notre  patrie  de  jeunes  et  nombreux  mission- 
naires, qui  hâtent  par  leurs  désirs  le  moment  où  ils 
pourront  venir  nous  aider  à  les  évangéliser...  Soyez 
toujours  missionnaires  de  prières,  en  attendant  que 
vous  puissiez  l'être  d'action.  J'aime  bien  à  vous  voir 
sous  la  sauvegarde  de  la  sainte  Vierge.  Adieu,  adieu, 
mes  chers  amis.  » 

Cette  lettre  nous  apprend  que  les  négociations  de 
Mgr  Pompallier  avaient  fini  par  aboutir.  Les  mission- 
naires Maristes  et  ceux  de  la  société  de  Picpus  mon- 
tèrent sur  le  brick  américain  VEuropa^  et  quittèrent 
le  port  de  Valparaiso,  le  lo  août. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  22  3 

Le  nouvel  e'quipage  était  loin  de  ressembler  à  celui 
de  la  Delphine.  Un  des  officiers,  apprenant  qu'il  y 
avait  à  bord  des  missionnaires  papistes,  comme  il  les 
nommait,  ne  voulait  pas  y  monter.  Cependant,  après 
avoir  juré  contre  eux,  il  finit  par  s'embarquer.  Les 
matelots  partageaient  plus  ou  moins  ses  préjugés 
contre  la  vraie  religion  et  ses  ministres. 

«  Prions  pour  eux,  dit  le  P.  Chanel  à  ses  confrères, 
et  so3'ons  à  leur  égard  pleins  de  bonté  et  de  prévenance.  » 
Ce  conseil  fut  suivi,  et  bientôt  la  défiance  et  la  haine 
firent  place  à  l'estime  et  à  l'affection.  Plus  les  marins 
virent  de  près  les  missionnaires,  plus  ils  se  félicitè- 
rent de  les  avoir  à  bord  de  leur  navire.  Tout  leur 
plaisir  fut  de  converser  avec  eux,  d'entendre  leurs 
cantiques,  de  les  voir  prier  et  célébrer  les  saints  mys- 
tères. Souvent  même  le  capitaine  les  pressait  de  chan- 
ter pour  avoir,  disait-il,  un  vent  favorable. 

Le  cœur  de  l'officier  dont  nous  avons  parlé  fut 
tellement  changé,  qu'il  ne  voulait  plus  se  séparer  des 
missionnaires  et  qu'il  leur  promit  de  se  faire  instruire 
dès  qu'il  serait  à  Taïti.  Il  racontait,  en  riant,  que  sa 
haine  contre  les  papistes  lui  venait  de  sa  mère,  qui  se 
plaisait  à  lui  dépeindre  les  prêtres  catholiques  comme 
des  espèces  de  monstres,  que  l'on  ne  saurait  toucher 
et  même  apercevoir,  sans  se  souiller.  «  Aussi,  ajoutait- 
il,  j'avais  conçu  une  telle  aversion  contre  eux  que  j'avais 
juré  de  ne  jamaisme  trouver  en  leur  compagnie.  Mais 
vos  bons  procédés  ont  bien  vite  changé  mes  sentiments 
et  fait  disparaître  les  préjugés  de  mon  éducation.  » 


224  VIE   DU    BIENHEUREUX 

Mgr  Pompallier  eut  l'heureuse  idée,  avant  d'arriver 
en  Océanie,  de  faire  faire  la  retraite  annuelle.  Il  prési- 
dait les  exercices  et  le  P.  Chanel  donnait  les  sujets  de 
méditation.  «  Je  n'oublierai  jamais  cette  retraite  au 
milieu  de  l'Océan,  nous  disait  Mgr  Bataillon.  Oh  ! 
qu'il  est  facile  de  méditer  sur  la  vanité  des  choses  de 
ce  monde,  lorsqu'on  n'est  séparé  de  l'abîme  que 
par  quelques  planches  !  Quand  on  n'aperçoit  que  le 
ciel  et  les  flots  courroucés  de  l'Océan,  la  grandeur  de 
Dieu  paraît  tout  entière.  Oui,  si  les  soulèvements  de  la 
mer  sont  admirables,  le  Seigneur,  qui  les  excite^  est 
encore  plus  admirable  (ps.  92).  A  la  vue  de  ces  mer- 
veilles, l'homme  se  trouve  comme  anéanti,  et  il  n'a 
point  de  peine  à  tourner  ses  regards  vers  Celui  qui 
est  le  maître  de  la  vie  et  de  la  mort.  »  La  retraite 
se  termina,  le  24  août,  par  le  renouvellement  des 
vœux. 

Le  1 3  septembre,  VEuropa  était  devant  Mangaréva, 
la  principale  des  îles  Gambier.  C'est  là  qu'elle  devait 
déposer  les  pères  de  la  société  de  Picpus,  qui,  depuis 
le  Havre,  avaient  été  les  compagnons  des  missionnaires 
JNIaristes. 

Grâce  au  zèle  de  Mgr  Rouchouze  et  des  mission- 
naires de  la  congrégation  de  Picpus,  la  foi  avait  fait 
de  rapides  progrès.  Aussi,  à  peine  l'ancre  est-elle  jetée, 
qu'un  grand  nombre  de  naturels  montent  à  bord,  ne 
savent  comment  exprimer  leur  joie  de  voir  un  autre 
évêque  et  d'autres  missionnaires.  Ils  se  jettent  à  ge- 
noux, baisent  l'anneau  de  Mgr,  serrent  la  main  des 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  225 

pères,  font  le  signe  de  la  croix  et  crient  de  toutes  leurs 
forces  qu'ils  sont  chrétiens. 

Le  14,  Mgr  Pompallier  célébra  les  saints  mystères 
dans  une  pauvre  église  de  bambous,  en  présence  de 
Mgr  Rouchouze,  de  sept  prêtres  et  de  six  catéchistes. 
Pendant  toute  la  messe,  les  chrétiens  qui  étaient 
accourus  en  grand  nombre,  chantèrent  des  cantiques 
avec  un  accord  surprenant.  Les  missionnaires  étaient 
attendris  jusqu'aux  larmes. 

Après  le  déjeuner,  ils  se  rendirent  tous  dans  la 
grande  île  à  la  suite  des  deux  évêques.  Le  roi  vint  à 
leur  rencontre.  Le  rivage  était  couvert  de  chrétiens, 
tous  à  genoux,  criant  de  toutes  leurs  forces  salut!  et 
demandant  la  bénédiction.  On  eut  de  la  peine  à  se 
frayer  un  passage,  parce  que  tous  voulaient  toucher 
et  baiser  la  main  du  nouvel  évêque  et  des  mission- 
naires. On  n'entendait  que  les  cris  :  salut,  Mission- 
?iaires !  Chrétiens^  catholiques,  apostoliques,  romains! 
Jésus-Christ  !  Vierge  Marie  !  Arrivés  à  l'église  ils  ré- 
citèrent tous  ensemble  la  doctrine  chrétienne  et  chan- 
tèrent un  cantique  avec  beaucoup  d'entrain.  Le  P. 
Maigret,  provicaire  de  Mgr  Rouchouze,  leur  adressa 
quelques  paroles  de  circonstance. 

De  l'église,  ils  allèrent  dans  la  pauvre  cabane  du 
missionnaire.  Ils  y  passèrent  toute  la  journée,  au  mi- 
lieu de  ces  bons  néophytes,  qui  les  entouraient,  leur 
demandaient  leurs  noms,  ceux  de  leurs  pères  et  de  leurs 
mères.  En  apprenant  la  mort  du  P.  Bret,  ils  versèrent 
des  larmes.  «   Qu'avez-vous  fait  d'un  corps  si.  saint? 

i5 


2  26  VIE    DU    BIENHEUREUX 

reprend  le  roi.  Pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  apporté 
un  si  grand  tre'sor  ?  Comment  vous-mêmes  n'êtes- 
vous  pas  morts  de  chagrin?  » 

Le  soir,  les  bons  néoph3^tes  demandent  à  voir  Mgr 
Pompallier.  Les  deux  évêques  et  leur  suite  sont  placés 
sur  une  petite  élévation.  Quelle  n'est  pas  leur  surprise, 
lorsqu'ils  voient  tomber  à  leurs  pieds  une  grande  quan- 
tité de  cocos,  de  bananes,  etc.  !  C'étaient  leurs  présents. 
Tous  poussent  un  cri,  qui  répond  à  notre  pipat  !  et 
chantent  un  cantique.  Mgr  Rouchouze  leur  fait  une 
petite  allocution.  Ils  ne  se  retirent  que  vers  la  nuit, 
et  on  les  entend,  dans  toute  la  vallée,  réciter  leur  prière 
en  commun. 

Le  lendemain,  les  missionnaires  sont  témoins  de 
semblables  manifestations  de  leur  foi.  Passant  devant 
un  des  temples  que  l'idolâtrie  avait  élevés  et  que  la 
religion  venait  de  rendre  inutiles,  ils  trouvent  des  ou- 
vriers occupés  à  tailler  des  pierres.  Montrant  l'effigie 
d'un  g^ros  rat  sur  une  poutre  :  Voilà,  disent-ils,  le 
Dieu  que  nous  adorions  autrefois. 

Les  nouveaux  apôtres  de  l'Océanie  occidentale 
étaient  dans  l'admiration,  et  ne  savaient  comment 
exprimer  leurs  sentiments  de  joie  et  de  bonheur.  Le 
P.  Chanel  était  ému  jusqu'aux  larmes.  Elevant  les 
regards  vers  le  ciel,  il  dit  :  ce  O  Marie,  faites  éclater 
ce  prodige  dans  les  archipels  qui  nous  sont  échus  en 
partage  !  Il  y  va  de  la  gloire  de  votre  divin  Fils,  de 
votre  honneur  et  du  salut  des  âmes.  » 
Mais  il  était  temps  de  se  rapprocher  de  VEuropa, 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  227 

qui  devait  remettre  à  la  voile,  le  soir  de  ce  même  jour. 
Mgr  Rouchouze  voulut  bien  les  accompagner  avec  ses 
apôtres,  et  leur  fit  les  plus  touchants  adieux.  L'ancre 
fut  leve'e,  le  i6  septembre,  et  un  vent  favorable  les 
poussa  rapidement  vers  Taïti.  Toutes  les  conversa- 
tions des  nouveaux  apôtres  roulaient  sur  ce  qu'ils 
venaient  de  voir  et  d'entendre.  «  Que  ce  bon  évêque 
et  ses  prêtres,  disaient-ils,  doivent  être  heureux  au 
milieu  de  leurs  fervents  néophytes  !  Quand  pourrons- 
nous,  à  notre  tour,  jouir  du  même  bonheur  ?  »  Le  P. 
Chanel  note,  dans  son  journal^  l'anniversaire  de  cette 
visite  aux  îles  Gambier,  comme  une  des  belles  e'poques 
de  sa  vie. 

U'Europa  jetait  l'ancre  devant  Taïti,  le  22  septembre. 
Le  navire  est  immédiatement  entouré  d'une  multitude 
de  pirogues.  «  Le  consul  américain,  nous  dit  Mgr  Ba- 
taillon, est  le  premier  à  venir  nous  saluer.  Notre  véné- 
rable évêque  fait  demander  à  la  reine  Pomaré^  ou 
plutôt  à  M.  Pritchard,  ministre  protestant,  la  per- 
mission de  descendre  à  ten'e.  Quoique  plus  d'une  fois 
cette  faveur  eiàt  été  refusée  aux  pères  de  Picpus,  on 
n'osa  pas  suivre  envers  nous  le  même  s3Astème.  Nous 
pûmes  donc  mettre  le  pied  sur  le  sol  de  Taïti. 

«  Monseigneur  s'empressa  de  rendre  visite  au  consul 
américain,  catholique  originaire  de  Hollande,  qui  avait 
déjà  bien  mérité  de  la  religion  par  les  services  qu'il 
avait  rendus  aux  missionnaires  de  Picpus.  En  traver- 
sant PjpezVz,  qui  n'était,  du  reste,  qu'un  chétif  et 
misérable  village,  nous  remarquâmes  l'immense  diffé- 


228  VIE    DU    BIENHEUREUX 

rence  qu'il  y  a  entre  un  pays  catholique  et  une  contrée 
protestante.  Aux  Gambiei^,  il  avait  suffi  de  quelques 
années  pour  changer  la  face  de  l'île  ;  à  Taïti,  la  civili- 
sation n'avait  presque  fait  aucun  progrès,  malgré  le 
séjour  prolongé  des  ministres  protestants. 

«  Notre  Vicaire  Apostolique  voulut  offrir  ses  hom- 
mages à  la  reine  Pomaré.  Le  P.  Maigret,  qui  se  rendait 
aux  Sandwich^  était  notre  interprète.  Un  hangar  assez 
pauvre  servait  de  palais  à  Sa  Majesté,  que  nous  trou- 
vâmes assise  à  terre,  selon  l'usage  du  pays.  Aux 
questions  qui  lui  furent  posées,  elle  ne  répondit  que 
par  quelques  monosyllabes  lentement  articulés.  Ses 
réponses  se  résumaient  toutes  à  insinuer  qu'elle  dési- 
rerait nous  garder  dans  son  île,  mais  qu'elle  craignait 
M.  Pritchard. 

«  Il  fallait  donc  songer  à  aller  plus  loin,  et,  par 
conséquent,  trouver  un  navire  qui  pût  nous  conduire 
dans  les  îles  de  l'Océanie  occidentale.  Sa  Grandeur 
crut  n'avoir  rien  de  mieux  à  faire  que  de  louer  une 
goélette,  qui  serait  ainsi  complètement  à  notre  dispo- 
sition. Le  marché  fut  conclu  avec  le  consul  américain, 
propriétaire  de  la  Raiatéa.  Un  officier  de  marine, 
M.  Stocks,  qui  avait  été  passager  avec  nous  depuis 
Valparaiso,  s'offrit  à  être  notre  capitaine. 

«  Pendant  qu'on  s'occupait  des  préparatifs,  nous 
allâmes,  un  jour,  visiter  une  partie  de  l'île.  Nous 
gravâmes  sur  des  arbres  la  croix  du  Sauveur  et  les 
saints  noms  de  Jésus  et  de  Marie,  pour  qu'à  la  vue  du 
signe  sacré  de  la  croix  le  démon  prît  la  fuite,  et  que 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  229 

Dieu  daignât  envo3'er  à  ces  îles  le  flambeau  de  la  vraie 
foi.  » 

Taïti  appartenait  au  vicariat  de  l'Océanie  orientale. 
Mgr  Pompallier  eut  néanmoins  à  exercer  son  minis- 
tère sur  une  âme  soumise  à  sa  juridiction  par  droit  de 
naissance.  Voici  comment  il  raconte  le  fait  : 

«  Hier,  le  Pro-vicaire,  m'a  pre'senté  à  baptiser  un 
enfant  de  six  ans  environ,  né  dans  la  Nouvelle-Zélande. 
Le  père,  qui  est  employé  sur  notre  navire,  et  qui  est 
catholique,  promet  de  l'élever  selon  la  doctrine  de 
l'Eglise.  Il  l'avait  confié  jusque-là  à  des  personnes  de 
Taïti  ;  maintenant  il  va  l'emmener  avec  lui  sur  les 
mers.  Je  l'ai  donc  baptisé  solennellement  dans  ma 
chambre  du  navire,  devant  une  sorte  d'autel  où  j'ai 
dit  la  sainte  messe.  Ensuite,  je  lui  ai  donné  la  Confir- 
mation. L'enfant  s'est  prêté  avec  empressement  aux 
cérémonies  que  je  faisais.  Tous  les  prêtres  et  les  caté- 
chistes étaient  présents. 

«  Ce  petit  chrétien  sera  donc,  pour  l'Eglise,  le 
premier  de  ses  enfants  dans  la  Nouvelle-Zélande.  Ne 
semble-t-il  pas  être  venu  au-devant  de  la  bonne  nou- 
velle que  nous  sommes  heureux  de  portera  ces  peuples 
lointains?  (i)  » 

La  veille  du  départ,  3  octobre,  Mgr  de  Maronée  et 
le  P.  Chanel  célèbrent  la  messe  dans  l'oratoire  du 
consul  américain,  qui  leur  avait  demandé  cette  faveur. 

(i)  Annales  de  la  Propagation  de  la  foi,  tome  X,  p._  409, 


23o  VIE   DU    BIENHEUREUX 

§  3.  —  Voyage  de  Taiti  à  Fîitiina. 

Le  roi  de  Vavao  refuse  de  recevoir  les  missionnaires. 

—  Fondation  de  la  mission  de  Wallis. 

(4  octobre  -  8  novembre  1837.) 

Les  adieux  des  missionnaires  à  leurs  derniers  com- 
pagnons de  voyage  firent  couler  bien  des  larmes  ;  car, 
de  part  et  d'autre,  on  s'estimait  et  on  s'aimait.  Au 
moment  où  la  Raiatéa  mit  à  la  voile  et  passa  devant 
VEîiropa,  les  deux  équipages  hissèrent  leur  pavillon 
et  se  saluèrent  de  nouveau. 

Le  matin  du  5  octobre,  on  découvrit  plusieurs  îles 
de  rOcéanie  occidentale.  Mgr  Pompallier  et  leP.  Cha- 
nel voulaient  qu'on  s'arrêtât  dans  celle  d'f//z7ea;  m^ais 
divers  obstacles  les  obligèrent  à  renoncera  leurprojet; 
ils  se  dirigèrent  vers  Vavao,  qui,  par  son  étendue  et 
son  importance,  tient  le  second  rang  parmi  les  îles  de 
Farchipel  Tonga. 

«  Dès  que  nous  l'aperçûmes,  écrit  le  P.  Bataillon, 
nous  tressaillîmes  de  joie  ;  mais,  hélas  !  à  peine  com- 
mencions-nous à  la  côtoyer,  pour  trouver  un  ancrage, 
qu'une  tempête  s'éleva,  comme  si  le  démon  déchaînait 
sa  rage,  à  la  vue  des  apôtres  qui  s'efforcent  de  ren- 
verser son  empire.  La  pluie  tombait  par  torrents  ;  le 
vent  soufflait  avec  violence.  Tout  à  coup  l'orage 
s'apaise  ;  une  effrayante  obscurité  nous  environne  ;  la 
foudre  seule,  qui,  à  chaque  instant,  déchire  et  sillonne 
les  nuages,  éclaire  cette  nuit  horrible.  Vainement  nos 
matelots  font  des  efforts  inouïs  pour  résister  à  la  vio- 


PlERRE-LOUiS-MARIE    CHANEL  20  1 

lence  des  courants  qui  nous  entraînent  vers  les  récifs  ; 
nous  n'en  sommes  plus  séparés  que  de  la  longueur  de 
notre  navire.  Nous  tombons  à  genoux  :  Mon  Dieu^ 
saiivei-7ious,  nous  périssons  !  0  Mairie  !  voye^  vos 
enfants.  Et  soudain  un  coup  de  vent  éloigne  notre 
navire  des  récifs. 

«  Toutefois,  c'était  encore  l'heure  des  épreuves.  Des 
courants  impétueux  nous  entraînent  de  nouveau  vers 
lesécueils.  On  se  hâte  de  détacher  la  chaloupe,  afin 
de  sauver  au  moins  l'équipage.  Un  second  coup  de 
vent  nous  repousse  loin  des  rochers,  et  nous  permet 
de  regagner  la  haute  mer.  Nous  vîmes  notre  capitaine 
à  genoux  s'écrier  comme  hors  de  lui-même  :  O  Provi- 
dence l  O  Pî^ovidence  !  —  Depuis  que  Je  parcoures  les 
mers,  nous  dit-il,  fai  couru  de  grands  dangers  ;  mais 
je  n'ai  jamais  été  si  près  de  la  mor^t.  Deux  minutes  de 
plus  et  710US  étions  écrasés  contre  ces  rochers  escarpés. 
Vous  devez  penser  si  Monseigneur  et  ses  mission- 
naires remerciaient  la  sainte  Vierge,  dont  l'Eglise 
célébrait,  ce  même  jour,  22  octobre,  le  glorieux  patro- 
nage. Un  Te  Deum  et  les  litanies  de  Lorette  furent 
chantés  en  action  de  grâces  à  bord  du  navire. 

«  Dès  la  pointe  du  jour,  on  se  rapprocha  de  l'île. 
Monseigneur  fit  réciter,  en  faveur  de  ses  premiers  en- 
fants qu'il  allait  visiter,  le  Veni  Creator^  VAve  maris 
Stella  et  le  Miserere,  et  il  régla  qu'on  réciterait  ces 
mêmes  prières  pendant  neuf  jours,  toutes  les  fois  qu'on 
aborderait  dans  une  île  non  convertie. 

«  L'ancre  est  jetée  vers  mùdi.  A  l'instant  une  foule 


232  VIE    DU    BIENHEUREUX 

de  naturels  montent  à  bord.  Qu'ils  nous  intéressent, 
et  que  nous  regrettons  de  les  voir  en  proie  aux  ravages 
de  l'hérésie  !  Bientôt  arrive  un  ancien  matelot  de  l'^^- 
îrolabe,  le  seul  français  qui  se  trouve  dans  cette  île, 
depuis  10  à  12  ans.  Il  nous  donne  tous  les  renseigne- 
ments que  nous  désirons.  Il  nous  dit,  en  particulier, 
que  nous  pouvons  sans  difficulté  nous  rendre  auprès 
du  roi,  et  qu'il  nous  servira  d'interprète. 

«  Quand  on  fut  auprès  de  Sa  Majesté,  Monseigneur 
lui  demanda  si  Elle  voulait  recevoir  dans  ses  États 
quelqu'un  de  sa  suite,  pour  y  étudier  la  langue  et  en- 
seigner, s'il  le  fallait,  les  connaissances  des  grandes 
nations  civilisées.  Vous  pouveiy  répondit  le  roi  de- 
meiirer  dans  toute  mon  île.  Quant  an  désir  que  vous 
ma7iifeste:[  de  faille  part  de  vos  connaissances  à  mes 
sujets,  je  ne  puis  rien  vous  permettre  avant  l'arrivée 
de  M.  Thomas.  » 

Avant  de  se  retirer.  Monseigneur  fît  au  roi  quelques 
petits  présents  et  l'invita  à  dîner  pour  le  lendemain. 
Sa  Majesté,  ne  voulant  pas  se  laisser  vaincre  en  géné- 
rosité, envoya  à  bord  de  la  Raiatéa  une  corbeille  de 
fruits  et  quatre  énormes  poissons. 

Le  roi  de  Vavao  fut  fidèle  au  rendez-vous.  Après 
le  dîner.  Monseigneur  et  le  P.  Chanel  amenèrent  la 
conversation  sur  les  questions  de  la  veille.  Sa  Majesté 
ne  voulut  encore  donner  aucune  réponse  sans  avoir 
pris  l'avis  de  M.  Thomas,  le  chef  des  ministres  pro- 
testants. Au  surplus,  ajouta-t-Elle,  /\ii  embrassé  la 
religion  qu'il  nous  a  apportée;  mon  dessein  est  de  la 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  233 

garder.  Que  pourriei-vous  m' apprendre  de  plus  ? 
Monseigneur  ne  se  découragea  pas.  Tout  en  ména- 
geant la  réputation  des  missionnaires  protestants,  il 
.insinua  l'illégitimité  de  leur  mission.  Votre  Majesté 
pourra,  du  reste,  comparer  leur  doctrine  et  la  nôtre, 
et  voir  de  quel  côté  est  la  vérité.  Le  roi  persista  dans 
•sa  résolution  et  renvoya  au  lendemain,  25  octobre,  la 
conclusion  de  cette  affaire. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  les  missionnaires  mon- 
tèrent sur  le  pic  le  plus  élevé  de  l'île.  Là,  ils  chan- 
tèrent VInviolata  et  Y  Ave  maris  Stella,  et  placèrent 
une  médaille  de  la  sainte  Vierge  sur  le  plus  haut 
rocher,  à  côté  de  deux  arbres  qui  dominent  tous  les 
environs.  De  ce  point  ils  découvraient  parfaitement 
tout  le  groupe,  qui  se  compose  d'une  île  principale  et 
d'une  vingtaine  d'autres,  plus  ou  moins  grandes,  toutes 
très  rapprochées  et  couvertes  d'arbres  fruitiers.  Ce 
pa3^s  leur  parut  enchanteur  :  aussi  ils  prièrent  la  sainte 
Vierge  de  leur  permettre  d'y  fixer  leur  tente.  Mais 
telle  n'était  pas  la  volonté  de  Dieu. 

Le  25,  M.  Thomas  était  de  retour.  Monseigneur 
lui  demanda  par  écrit  une  entrevue  qui  fut  accordée 
pour  le  26.  Dans  l'intervalle,  les  ministres  vont  partout 
répandre  contre  les  missionnaires  catholiques  les  plus 
-absurdes  calomnies.  «  Malgré  cela,  les  naturels  ne 
s'éloignent  pas  de  nous,  écrit  le  P.  Bataillon.  Tout  au 
contraire,  ils  semblent  nous  considérer  avec  intérêt  et 
être  frappés  de  la  manière  douce  et  affectueuse  avec 
laquelle  nous  les  accueillons.  Que  de  bien  on  pourrait 


2  34  VIE    DU    BIENHEUREUX 

faire  parmi  ce  peuple,  nous  disions-nous,  si  l'on  nous 
permettait  de  fixer  ici  notre  séjour?  Le  moment  de  la 
grâce  n'était  pas  encore  venu  pour  l'île  de  Vavao.  » 

Le  26,  à  1 1  heures,  Monseigneur,  les  trois  pères 
et  deux  frères  se  rendent  auprès  du  roi,  et  de  là  au- 
près du  ministre.  Monseigneur  commence  par  rendre 
compte  de  l'entretien  qu'il  a  eu  avec  le  roi.  Après  avoir 
rappelé  la  tolérance  religieuse  qui  règne  en  Angle- 
terre et  en  France,  il  montre  les  lettres  de  protection 
qu'il  a  reçues  du  gouvernement  français  et  de  divers 
consuls  Anglais  et  Américains.  Ah  reste,  ajoute-t-il, 
ne  demandant  un  pied-à-terre  à  Vavao  qu'à  titre  de 
citoyen  français,  je  sollicite  ce  que  nï'accorde  le  droit 
des  gens . 

Le  ministre  répond  :  «  L'île  est  trop  petite  pour 
deux  religions,  et  je  sais  trop  bien  que  si  l'on  vous 
permet  de  demeurer  ici,  vous  ne  tarderez  pas  d'attirer 
tout  le  monde  à  vous.  Il  y  a  tout  près  d'ici  des  îles,  les 
îles  Wallis,  où  notre  religion  n'a  pas  pénétré,  et  vous 
pourrez  vous  y  établir  en  liberté.  »  Or,  les  habitants 
de  Wallis  venaient  de  massacrer  5o  à  60  naturels,  que 
les  ministres  avaient  envoyés  pour  convertir  l'île  au 
méthodisme.  Ils  avaient  aussi  pris  et  massacré  tout 
récemment  l'équipage  de  deux  navires. 

Le  ministre  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  courir 
chez  le  roi  pour  l'indisposer  contre  les  missionnaires. 
Il  sortait  tout  joyeux  au  moment  où  Monseigneur  et 
ses  prêtres  se  présentaient.  «  Quand  nous  fûmes  en 
présence  de  Sa  Majesté,  raconte  le  P.  Chanel,  elle  jeta 


PIERRE-LOUIS-MAraE    CHANEL  2  35 


sur  nous  un  regard  de  me'pris,  et  nous  dit  d'une  voix 
forte  et  impérieuse:  Tai  réfléchi  et  f  ai  pris  conseil  : 
je  7ie  veux  pas  qu'il  y  ait  ici  deux  religions.  Je  vous 
ordonne,  par  conséquent ,  de  sortir  au  plus  tôt  de  mon 
royaujue.  » 

Monseigneur  n'insista  plus.  Il  salua  le  roi  sans  lui 
témoigner  le  moindre  mécontentement.  En  m'éloi- 
gnant  de  Vavao,  lui  dit-il,  je  conserve  l'espoir  de  revoir 
Votre  Majesté  et  de  m'entretenir  avec  Elle. 

«  Nous  rentrons  à  bord  de  la  Raiatéa,  nous  dit 
Mgr  Bataillon.  Le  ministre  Thomas,  comme  pour 
nous  faire  croire  qu'il  n'était  pour  rien  dans  la  déci- 
sion du  roi,  nous  envoie  un  certain  nombre  d'imprimés 
tongiens,  samoans  et  vitiens,  avec  une  lettre  pleine  de 
politesse.  Monseigneur  lui  fait,  à  son  tour,  porter 
quelques  présents.  Plusieurs  Anglais  viennent  nous 
faire  visite.  Ils  nous  avouent  franchement  que  la  con- 
duite de  leurs  ministres  les  indigne,  et  que  notre  dé- 
part est  souverainement  regrettable.  Ces  sentiments 
leur  étaient  inspirés  par  notre  capitaine,  protestant 
lui-même,  qui  avait  été  ravi  d'admiration  à  la  vue  de 
tout  ce  que  la  religion  catholique  avait  opéré  aux  îles 
Gambier. 

«  Malgré  tout  ce  qu'on  put  nous  dire  sur  l'île  Wal- 
lis,  nous  résolûmes  d'aller  sonder  le  terrain.  Nous 
avîons  à  bord  un  Anglais  nommé  Thomas  Boog,  qui 
avait  passé  quelques  mois  à  Wallis  et  s'était  fixé  à 
Futuna.  En  nous  demandant  passage  pour  cette  der- 
nière île,  il  nous  avait  donné  les  renseignements  que 


236  VIE    DU    BIENHEUREUX 

nous  désirions,  et  il  devait  encore  nous  servir  d'inter- 
prète. La  traverse'e  fut  heureuse.  Le  troisième  jour, 
nous  arrivions  en  face  d'Uj'éa,  appelée  Wallis  par  les 
Anglais. 

«  Nous  étions  au  i^'"  novembre  iSSy.  Pendant  la 
sainte  messe,  qui  fut  célébrée  à  bord,  nous  priâmes 
Notre-Seigneur,  la  sainte  Vierge  et  tous  les  saints  de 
bénir  la  première  mission  que  nous  désirions  fonder. 
Déjà  deux  insulaires  avaient  lancé  à  toutes  rames  leur 
pirogue  pour  se  présenter  les  premiers  abord  de  notre 
goélette  :  ces  insulaires  étaient  deux  jeunes  chefs,  l'un 
nommé  Pélo,  de  la  grande  île,  et  l'autre  Timgahala, 
de  la  petite.  Pélo  et  M.  Stoks,  notre  capitaine,  se  re- 
connurent et  s'embrassèrent  cordialement.  Ils  avaient 
fait  ensemble  un  voyage  sur  un  navire  baleinier.  Cette 
heureuse  circonstance  permit  qu'on  fût  bientôt  comme 
en  famille. 

«  Toutefois,  notre  costume  ecclésiastique  intriguait 
les  deux  chefs.  Ils  ouvraient  de  grands  3'eux  et  ne 
savaient  trop  que  penser  de  nous.  «  Etes-vous  des 
«  missionnaires,  demandèrent-ils,  et  venez-vous  de  ce 
«  pays  qui  a  vu  naître  Bonaparte?  Oui,  répondîmes- 
«  nous,  nous  venons  de  cette  terre  qui  a  donné  le  jour 
«  à  Napoléon  Bonaparte,  dont  le  nom  et  les  exploits 
«  ont  retenti  dans  tout  l'univers.  Nous  venons  de  la 
«  France,  l'une  des  plus  grandes  nations  du  monde.  » 
En  parlant  ainsi  de  la  gloire  de  notre  patrie,  nous 
tâchions  de  leur  faire  oublier  la  première  question  : 
Etes-vous  missionnaires  ?  Nous  savions  qu'ils  détes- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  287 

taient  les  missionnaires  protestants,  et,  dans  ce  mo- 
ment, de'cliner  nos  noms  et  nos  qualités,  c'était  peut- 
être  nous  fermer  à  jamais  l'entrée  de  l'île. 

«  Cependant  le  jeune  Tungahala,  que  le  bon  Dieu 
et  la  sainte  Vierge  disposaient  en  notre  faveur,  ne 
cessait  de  questionner  le  capitaine  Stoks  sur  nos 
noms,  nos  intentions,  etc.  Celui-ci  parla  de  nous 
d'une  manière  si  avantageuse,  que  le  jeune  chef  s'at- 
tacha à  nous  pour  toujours,  et  nous  rendit  les  plus 
grands  services. 

«  Notre  goélette,  pendant  ces  conversations,  avan- 
çait lentement  vers  la  ceinture  de  récifs  qui  environ- 
nent l'ile  tout  entière,  et  contre  lesquels  les  vagues 
écumantes  viennent  se  briser  avec  un  horrible  fracas. 
Grâce  à  l'habileté  de  Tungahala,  elle  pénétra  facile- 
ment, par  la  principale  des  trois  ouvertures,  dans  la 
grande  et  belle  rade  circulaire,  constamment  couverte 
de  pirogues  des  naturels. 

«  Nous  jetons  l'ancre  vers  dix  heures.  Nous  deman- 
dons à  voir  le  roi  de  l'île  ;  le  jeune  chef  iV/o  s'offre  à 
nous  y  conduire.  Tungahala  reste  à  bord  avec  notre 
capitaine  pour  veiller  sur  notre  navire  et  empêcher 
les  naturels,  qui  arrivent  à  chaque  instant,  de  nous 
piller  ou  même  de  se  porter  à  de  plus  grands  excès.  » 

Mgr  Pompallier,  Pélo,  Thomas  Boog  et  le  P.  Ba- 
taillon descendent  à  terre.  A  peine  leurs  pieds  ont-ils 
touché  le  sol  à'Uvéa^  qu'ils  se  jettent  à  genoux  et  réci- 
tent un  Ave  Maria^  comme  pour  en  prendre  posses- 
sion au  nom  de  la  sainte  Vierge.  Ceux  qui  demeurent 


238  VIE    DU    BIENHEUREUX 

sur  le  navire,  prient  avec  ferveur  pour  le  succès  delà 
visite. 

Ils  arrivent  auprès  du  roi,  qu'ils  trouvent  couché 
sur  une  natte.  Sa  Grandeur  lui  offre  quelques  présents 
qu'il  accepte  avec  beaucoup  de  plaisir,  puis,  à  l'aide 
de  son  interprète,  lui  expose  l'objet  de  sa  visite  et  le 
dessein  qu'il  a  formé  de  laisser  deux  hommes  de  sa 
suite  pour  apprendre  la  langue  du  pays. 

A  cette  demande,  le  roi  éclate  de  rire,  et,  après  un 
instant  de  réflexion  :  Ne  seriez-fous  pas  des  mission- 
naires? Monseigneur  sachant  qu'il  voulait  parler  des 
missionnaires  protestants,  les  seuls  connus  :  «  Rassu- 
rez-vous, lui  dit-il,  nous  ne  sommes  point  de  ces 
hommes  que  vous  avez  raison  de  craindre.  Vous  re- 
connaîtrez bientôt  que  nous  sommes  vos  amis  les  plus 
dévoués.  —  Eh  bien  !  reprit  le  roi,  puisque  vous  ne 
venez  qu'en  qualité  d'amis,  vous  pourrez  demeurer 
avec  moi.  Sous  peu,  je  vous  ferai  construire  une  case 
à  côté  de  la  mienne.  Je  m'engage  à  vous  fournir  des 
vivres  et  à  vous  couvrir  de  ma  protection,  w 

Monseigneur  témoigna  au  roi  sa  vive  reconnais- 
sance, et  quand  il  fut  de  retour  à  la  goélette,  tous  les 
missionnaires  bénirent  Dieu  d'avoir  exaucé  leurs 
désirs. 

Le  lendemain  matin,  Sa  Grandeur  désigna  le  P. 
Bataillon  et  le  F.  Joseph  pour  fonder  à  Upéa  la  pre- 
mière mission  de  l'Océanie  occidentale. 

Tout  n'était  pas,  cependant,  terminé.  Les  parents 
du  roi  voulurent  le  faire  revenir  sur  sa  décision.  Un 


PiEKRE-LOUlS-MARIE    CHANEL  23q 

conseil  fut  tenu.  Le  vieillard  qui  remplissait  les  fonc- 
tions de  Kivalu^  ou  premier  ministre,  fut  d'avis  de 
renvoyer  ces  étrangers.  «  Je  crains  beaucoup,  dit-il, 
que  le  but  ne  soit  de  changer  la  religion  de  l'île,  et 
mes  cheveux  blancs  me  font  une  loi  de  m'opposer  à 
tout  ce  qui  peut,  de  près  ou  de  loin,  amener  le  chan- 
gement de  la  religion  de  mes  pères.  »  Le  discours  du 
Kivalu  fit  une  vive  impression.  Mais  Tungahala  prit 
si  bien  la  défense  des  missionnaires,  que  le  roi  donna 
l'ordre  formel  de  les  laisser  dans  l'île.  C'était  sans 
doute  la  sainte  Vierge  qui  l'avait  inspiré.  Durant  tout 
le  temps  du  conseil,  les  missionnaires  n'avaient  cessé 
de  la  prier,  et  des  médailles  de  l'Immaculée  Concep- 
tion avaient  été  semées  en  différents  endroits. 

La  mission  de  Wallis  réussit  d'une  manière  admi- 
rable. En  1842,  le  Saint-Siège  érigea  le  vicariat  apos- 
tolique de  rOcéanie  centrale,  et  le  confia  au  P.  Ba- 
taillon, qui  fut  sacré  à  Wallis,  évêque  d'Enos,  le  3  dé- 
cembre 1843. 


'¥^(^i 


CHAPITRE  II 


ARRIVEE    A    FUTUNA.    RECEPTION    PAR    LE    ROI 

DES    VAINQUEURS. 

("8-12  novembre  1837.) 


i  f^^^y  E  7  novembre  1887,   la  Raiatéa  remit  à  h 


   ^-d^ià   voile  et  se  dirisea  vers  Futuna  pour  y  dé- 
'^^    poser  Thomas  Boog  et  dix  à  douze  Fu- 


tuniens  que  Mgr  Pompallier  avait  trouve's  à  Wallis. 
Il  était  bien  convenu  que  la  goélette  ne  séjournerait 
que  le  temps  nécessaire  au  débarquement  des  passa- 
gers et  à  la  réception  des  vivres  qu'ils  devaient  donner 
en  paiement.  Sa  Grandeur  avait  hâte  de  fonder  la. 
seconde  mission  de  la  Société  de  Marie  dans  l'île  de 
Rotuma,  et  voulait  la  confier  au  P.  Chanel,  son  pro- 
vicaire. Mais  Dieu  avait  d'autres  desseins,  et  la  petite 
île  de  Futuna  était  le  champ  que  notre  apôtre  devait 
défricher  et  arroser  de  son  sang  pour  le  rendre 
fécond. 

Grâce  à  un  vent  favorable,  la  Raiatéa  arriva  devant 
Futuna  le  8  au  soir,  et  mouilla  dans  le  détroit  qui 
sépare  les  deux  îles,  tout  près  de  la  petite,  nommée 
Alojï.  «  Le  lendemain,  nous  dit  le  P.  Servant,  nous 


VIE    DU   B.    PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  24 1 

mîmes  pied  à  terre.  Là  nous  rencontrâmes  l'équipage 
d'un  baleinier  anglais,  qui  avait  fait  naufrage  sur  les 
récifs  de  l'archipel  Fidji.  Le  capitaine  pria  Monsei- 
gneur de  les  recevoir  à  bord  de  sa  goélette  pour  se 
rendre,  les  uns  à  Rotuma,  les  autres  à  Sydney.  Sa 
Grandeur  y  consentit  volontiers.  » 

Comme  le  mouillage  où  l'on  se  trouvait  n'était  pas 
sûr,  \a.Raiatéa  dut  aller  jeter  l'ancre  dans  le  petit  port 
de  Sigavé.  Elle  ne  tarda  pas  à  être  encombrée  de  visi- 
teurs. Les  blancs  qui  habitaient  l'île,  assuraient  qu'il 
n'y  avait  aucun  danger.  On  ne  se  montra  donc  pas 
très  sévère  pour  laisser  monter  sur  le  navire  ; 

L'intention  qu'avait  eue  Monseigneur  de  ne  pas  s'ar- 
rêter à  Futuna  n'avait  pu  se  réaliser.  Le  débarquement 
des  passagers  avait  demandé  plus  de  temps  qu'on  n'avait 
cru,  et  il  fallait  aussi  recevoir  à  bord  les  naufragés  du 
baleinier  anglais.  Sa  Grandeur  put  à  loisir  converser 
avec  les  blancs  de  l'île.  Leurs  renseignements  s'accor- 
daient assez  pour  attester  que  les  Futuniens  n'étaient 
pas  un  peuple  méchant  et  farouche,  et  que  les  mis- 
sionnaires y  seraient  bien  acceptés.  On  examinait  avec 
soin  si,  dans  la  conduite  des  naturels,  on  ne  décou- 
vrirait rien  qui  contredît  ces  premiers  témoignages. 
Parmi  ces  naturels  se  trouvait  Kélétaona,  connu  aussi 
sous  le  nom  de  Sam,  qu'on  lui  avait  donné  sur  les 
navires  baleiniers.  Il  savait  un  peu  d'anglais,  était 
vêtu  à  l'européenne,  et  se  présentait  avec  une  certaine 
aisance.  Prévenant,  affable,  il  ne  tarissait  pas  sur  les 

qualités  des  blancs  de  l'île.  Mgr  de  Maronée,  ébranlé 

16 


242  VIE    DU    BIENHEUREUX 

par  les  récits  qu'il  entendait,  résolut  de  faire  une  ten- 
tative à  Futuna.  Il  prit  à  part  le  P.  Chanel,  et  lui 
demanda  s'il  resterait  volontiers  dans  cette  île.  Mon- 
seigneur, répondit-il  aussitôt,  je  suis  à  votre  dispo- 
sition. 

Le  samedi  1 1  novembre,  au  matin,  Sa  Grandeur, 
accompagnée  du  P.  Chanel,  du  F.  Marie  Nizier  et  de 
Thomas  Boog,  se  rendit  dans  la  vallée  diAlo,  auprès 
de  Niuliki,  roi  des  vainqueurs.  Plusieurs  blancs  et 
quelques  indigènes  avaient  voulu  les  suivre.  Le  roi 
était  parti  pour  une  autre  vallée,  et  il  fallut  l'attendre 
longtemps.  A  son  arrivée,  Monseigneur  fit  connaître 
par  son  interprète  le  motif  qui  l'amenait  auprès  de 
lui,  et  son  intention  de  laisser  deux  de  ses  compagnons 
pour  apprendre  la  langue  et  les  usages  de  Futuna.  Il 
répondit  de  leur  dévouement  à  Sa  Majesté  si,  de  son 
côté,  elle  daignait  les  prendre  sous  sa  protection  et 
pourvoir  à  leur  subsistance. 

Un  nombre  assez  considérable  d'indigènes  s'était 
réuni  à  Alo.  L'admission  proposée  fut  mise  en  dé- 
libération. Maligi,  premier  ministre,  sy  opposa 
fortement,  en  disant  qu'il  ne  voulait  point  de  religion 
nouvelle.  Ma'ilé,  cousin  du  roi,  et  jouissant  d'une 
grande  autorité  à  cause  de  sa  bravoure,  prit  la  parole 
et  dit  :  Je  crois  que  nous  ferons  bien  de  ne  pas  chasser 
ces  blancs  et  de  les  laisser  séjourner  dans  Vile;  leur 
présence  ne  poum^a  que  nous  procurer  des  richesses. 
Cet  avis  prévalut,  et  le  kava,  préparé  selon  le  céré- 
monial ordinaire,  vint  confirmer  la  décision.  Pendant 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  2^3 

que  l'assemblée  délibérait,  les  missionnaires  avaient 
prié  avec  ferveur,  et  la  sainte  Vierge  venait  encore 
d'exaucer  les  vœux  et  les  prières  de  ses  enfants. 

Un  dîner  à  la  futunienne  fut  ensuite  servi  aux  as- 
sistants. Il  se  composait  d'un  petit  porc  rôti,  d'ignames 
et  de  taros  cuits.  Le  tout  était  porté  dans  des  paniers 
tressés  avec  des  feuilles  de  cocotier.  Des  nattes  furent 
étendues  à  terre,  et  les  convives  y  prirent  place.  Les 
présents  que  Monseigneur  fit  au  roi  furent  reçus  avec 
de  grandes  marques  de  reconnaissance.  Sa  Majesté, 
selon  l'usage  de  Futuna,  distribua  les  divers  objets, 
et  se  réserva  peu  de  chose. 

Après  le  repas,  les  indigènes  qui  s'étaient  réunis  à 
Alo  se  retirèrent  pour  regagner  leur  village.  «  Nous 
serions  partis  nous-mêmes,  raconte  le  F.  Marie  Nizier, 
si  la  marée  ne  nous  avait  barré  le  passage.  Il  fallait  de 
toute  nécessité  attendre  qu'elle  se  retirât.  Le  roi  de- 
manda si  nous  serions  contents  de  voir  une  danse 
futunienne.  Monseigneur  fit  comprendre  que  la  pro- 
position lui  était  agréable.  Un  instant  après,  la  petite 
population  d'Alo  se  trouvait  dans  la  maison  ro3^ale. 
Quelques-uns  de  nos  compagnons  se  joignirent  à  eux, 
et  ils  étaient,  en  tout,  une  vingtaine.  La  danse  s'exé- 
cutait au  son  de  la  voix  des  danseurs  et  des  danseuses, 
accompagné  de  frappements  en  cadence  sur  une  natte 
étendue  au-dessus  d'une  auge.  Nous  fûmes  étonnés  de 
l'accord  parfait  qui  régnait  dans  leurs  mouvements,  et 
surtout  agréablement  surpris  de  ne  rien  voir'qui  pût 
choquer  la  bienséance.  D'après  leurs  usages,  les  hom- 


244  ^^^    ^^    BIENHEUREUX 

mes  et  les  femmes,  tout  en  dansant  ensemble,  for- 
maient deux  groupes  séparés.  « 

Dès  que  la  marée  le  permit,  Monseigneur  et  sa  suite 
retournèrent  à  la  goélette.  Il  était  minuit  passé  quand 
ils  }'•  arrivèrent.  Ce  retard  inattendu  avait  fait  naître 
des  craintes  aux  passagers  de  la  Raiatéa.  Les  rassem- 
blements que  Ton  avait  aperçus  sur  le  rivage,  n'étaient 
pas  de  nature  à  les  dissiper.  Le  capitaine  avait  bien 
fait  tirer  quelques  coups  de  fusil  pour  montrer  à  l'île 
qu'on  était  en  état  de  se  défendre;  mais,  toute  inquié- 
tude n'avait  pas  disparu.  Aussi  la  joie  fut  vive  lors- 
qu'on vit  apparaître  le  canot  qui  ramenait  l'évêque  et 
ses  compagnons.  Le  P.  Chanel  se  mit  aussitôt  à  ré- 
citer son  office.  Sa  Grandeur  s'en  aperçut  et  lui  de- 
manda ce  qu'il  faisait  :  «  Monseigneur,  je  veux  témoi- 
gner au  bon  Dieu  ma  bonne  î^olonté,  en  disant  l'office 
que  je  nai  pu  réciter  aujourd'hui.  —  Je  vous  ordonne 
de  cesser  et  d'aller  vous  reposer.  »  Le  P.  Chanel  obéit 
à  l'instant. 

Le  dimanche  12  novembre,  le  serviteur  de  Dieu 
emmena  dans  l'embarcation  de  la  Raiatéa  une  partie 
des  effets.  Il  était  accompagné  du  P.  Servant.  Le  roi 
vint,  avec  l'un  de  ses  parents  et  un  certain  nombre 
d'insulaires,  à  la  rencontre  du  missionnaire.  Le  kava 
fut  servi  et  on  distribua  une  assez  grande  quantité  de 
vivres. 

Sur  le  soir,  le  P.  Chanel  alla  prendre  congé  de  son 
évêque  et  recevoir  sa  dernière  bénédiction.  Au  moment 
où  la  Raiatéa  levait  l'ancre  pour  se  diriger  vers  Ro- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  246 

tuma,  et  ensuite  vers  Sydne}^,  il  retourna  auprès  du 
roi  sur  le  canot  que  Monseigneur  lui  laissait.  Quand 
il  aborda  sur  cette  terre,  désormais  sa  patrie,  il  se  jeta 
à  genoux,  la  consacra  à  la  sainte  Vierge,  et,  en  signe 
de  cette  consécration,  suspendit  à  un  arbre  la  médaille 
miraculeuse ,  Il  adressa  aussi  une  prière  à  saint  Fran- 
çois d'Assise,  que  Mgr  Pompallier  venait  de  désigner 
comme  le  patron  spécial  de  Futuna. 

Le  F.  Marie  Nizier,  qui  avait  déposé  l'autre  partie 
des  effets  dans  la  maison  de  l'un  des  blancs  de 
Sigavé^  les  fît  transportera  Alo,  et  vint  rejoindre  le 
P.  Chanel  dans  la  case  ro3^ale.  Il  se  sentait  au  cœur 
le  désir  et  comme  le  besoin  du  sacrifice  et  du  dévoue- 
ment. Sa  nouvelle  patrie  allait  lui  en  fournir,  comme 
au  missionnaire,  de  nombreuses  occasions. 


r 


CHAPITRE  III 

FuTUNA.  —  Les  Futuniens 


I^^J^f^TvANT  de  suivre  le  P.  Chanel  dans  les  tra- 
%  vaux  de   son  apostolat,  le   lecteur  voudra 
êy'X^^)%^  connaître  Futuna  et  les  Futuniens. 

Futuna  est  souvent  nommée  par  les  ge'ographes 
Horn  ou  Allofatou.  Elle  est  située  à  [79°  de  longi- 
tude orientale  et  entre  14°  et  i5^  de  latitude  aus- 
trale. Sous  la  dénomination  de  Futuna,  on  comprend 
deux  îles  que  sépare  un  petit  bras  de  mer.  La  plus 
grande,  qui  peut  avoir  de  neuf  à  dix  lieues  de  tour, 
conserve  le  nom  de  Futuna^  et  l'autre,  qui  est  moins 
étendue,  a  pris  celui  d'AloJi. 

Les  deux  îles  sont  très  accidentées;  elles  renfer- 
ment des  vallées  profondes  et  des  montagnes  d'une 
certaine  élévation.  Les  Futuniens  en  donnaient  cette 
explication  :  Maui  Alona,  dieu  qui  ne  travaillait  qu'à 
la  faveur  des  ténèbres,  fut  un  jour  averti  par  Téài- 
loïto^  son  portier,  qu'il  y  avait  au  fond  de  l'Océan  des 
troupes  de  poissons,  c'est-à-dire,  plusieurs  groupes 
d'îles.  Le  soir  même,  le  dieu  se  mit  en  barque  et  jeta 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  247 

sa  ligne.  A  mesure  qu'une  île  sortait  des  eaux,  il  sau- 
tait dessus  et  gambadait  tout  à  son  aise,  pour  bien 
l'aplatir  dans  tous  les  sens.  Il  pécha  et  aplanit  de  la 
sorte  plusieurs  îles.  Or,  le  jour,  qui  devait  interrom- 
pre son  travail,  commençait  à  poindre.  Main  se  hâte 
de  jeter  une  dernière  fois  l'hameçon.  L'île  surnage, 
le  dieu  s'e'lance  dessus  -,  mais  il  ne  peut  faire  que 
quelques  sauts,  à  cause  du  jour  qui  paraît.  De  là  tou- 
tes les  inégalités  de  terrain  que  l'on  remarque  à 
Futuna. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle  est  d'origine  volca- 
nique et  on  en  trouve  des  preuves  à  chaque  pas.  C'est 
peut-être  à  cette  origine  qu'il  faut  attribuer  les  trem- 
blements de  terre  qui  se  font  sentir  de  temps  en 
temps.  «  Une  nuit,  dit  le  P.  Chanel,  je  fus  éveillé  par 
une  secousse  si  violente  qu'il  me  sembla  que  toute 
l'île  allait  s'engloutir.  Dans  l'espace  de  vingt-quatre 
heures,  j'en  comptai  dix-neuf  autres  moins  fortes  que 
la  première  ;  puis,  elles  devinrent  plus  faibles  et  plus 
rares.  Cet  événement  me  fit  conjecturer  que  Futuna 
était  assise  sur  un  volcan  et  que  c'était  peut-être  le 
volcan  même  qui  l'avait  formée.  Les  naturels  m'en 
donnèrent  une  autre  explication  ;  vous  jugerez  si  elle 
vaut  mieux  que  la  mienne.  Selon  eux,  le  Dieu  Ma- 
fuisse-Foulon  est  couché  à  une  grande  profondeur 
sous  l'île;  quand  il  a  dormi  l'espace  d'un  an  sur  un 
côté,  il  se  tourne  pour  dormir  sur  l'autre,  et  ce  sont 
les  efforts  qu'il  fa'it  qui  ébranlent  ainsi  la  terre.  Si  le 
cratère  venait  à  se  rouvrir,  ils  pourraient  ajouter  que 


248  VIE    DU    BIENHEUREUX 

c'est  encore  Mafuisse  qui  souffle  ses  feux,  et  leur  fa- 
ble serait  aussi  poétique  que  celle  d'Encelade  chez  les 
anciens  (i).  » 

«  Futuna,  est  d'une  grande  fertilité,  et,  vue  de  la 
mer,  elle  semble  en  sortir  comme  un  bouquet  de 
fleurs  et  de  verdure.  Les  eaux  y  sont  bonnes,  abon- 
dantes et  limpides.  (2)  » 

On  y  trouve  les  animaux,  les  plantes,  les  arbres  et 
les  fruits  des  autres  îles. 

Les  Futuniens  appartiennent  à  la  race  polynésienne 
et  en  ont  tous  les  caractères  extérieurs.  Ils  sont  d'une 
taille  avantageuse,  d'une  constitution  forte  et  bien 
proportionnée.  Leur  teint  est  légèrement  cuivré  et  les 
traits  sont  développés.  Ils  sont  intelligents  et  labo- 
rieux. 

Leurs  vêtements  consistaient  en  des  feuilles,  des 
tapes  ou  des  nattes,  qui  les  recouvraient  depuis  la 
ceinture  jusqu'aux  genoux.  Ils  étaient  les  mêmes 
pour  les  deux  sexes,  la  manière  de  les  draper  offrait 
seule  une  différence.  Ce  n'était  que  pour  la  pêche  ou 
pour  le  travail  qu'ils  se  contentaient  d'une  simple 
ceinture. 

Les  hommes  laissaient  croître  leur  chevelure,  l'oi- 
gnaient d'une  huile  parfumée  et  la  liaient  ordinaire- 
ment au  sommet  de  la  tête,  mais  ils  la  laissaient  fîot- 


(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai   1840  {Annales  de  la  Propaga 
tion  de  la  foi,  tome  XIII,  p.  376  et  suiv.) 
(2)  Même  lettre. 


PIERRE-LOL'IS-MARIE    CHANEL  249 

ter  à  la  rencontre  d'un  chef,  d'un  parent  ou  d'un  ami. 
Traverser  un  village  étranger  sans  lui  donner  ce  te'- 
moignage  de  respect  et  de  concorde,  c'était  lui  faire 
une  injure  assez  grave  pour  motiver  une  déclaration 
de  guerre. 

Les  femmes  portaient  les  cheveux  courts.  Mais, 
elles  laissaient  pousser  une  ou  deux  touffes  qu'elles 
arrangeaient  à  leur  manière,  comme  ornement,  pa- 
rure ou  vanité.  A  la  mort  d'un  proche  parent,  elles 
se  rasaient  la  tête,  en  signe  de  deuil.  Les  jeunes 
filles  laissaient  croître  leur  chevelure  jusqu'à  leur 
mariage  et  la  coupaient  après  cet  acte  solennel. 

«  Il  est  un  ornement  propre  aux  Futuniens  et  dont 
ils  tirent  la  plus  grande  vanité.  Il  consiste  à  se  di- 
viser la  figure  en  quatre  carreaux  symétriques,  deux 
noirs  et  deux  rouges.  Les  premiers  sont  peints  sim- 
plement avec  du  charbon,  les  autres  avec  le  suc  d'une 
racine  que  les  naturels  récoltent  et  préparent  en 
commun,  avec  tous  les  joyeux  ébats  qui  signalent 
chez  vous  l'époque  des  vendanges.  Je  vous  laisse  à  ju- 
ger le  curieux  effet  de  ces  visages  à  compartiments  si 
tranchés,  (i)  » 

Les  insulaires  des  deux  sexes  portaient  habituelle- 
ment, suspendus  à  leurs  oreilles  des  fleurs,  des  dents 
de  requin  ou  des  coquillages. 


(i)  Lettre  du  P.  Chevron  à  ses  parents,  21  octobre  1841, 
{Annales  de  la  Propagation  de  la  foi,  tome  XV,  p.  29  et 
suiv.j 


2  50  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Les  actes  principaux  de  la  vie  devenaient  l'objet 
d'une  réjouissance  accompagnée  de  festins,  de  danses 
et  de  jeux. 

Les  Futuniens  étaient  dans  l'usage  de  circoncire 
leurs  enfants,  dès  qu'ils  avaient  atteint  l'âge  de  pu- 
berté. Quoique  cette  cérémonie  n'eût  à  leurs  yeux 
aucune  signification  religieuse,  elle  constituait  une 
des  époques  les  plus  solennelles  de  la  vie.  Quand  elle 
devait  avoir  lieu,  on  réunissait  les  enfants  d'une  val- 
lée dans  une  même  maison.  Pendant  les  cinq  pre- 
miers jours  qui  suivaient  l'opération,  ils  ne  pou- 
vaient sortir  et  passaient  leur  temps  à  manger  et  à 
dormir.  Ce  terme  écoulé,  les  circoncis  étaient  peints 
de  noir  et  de  rouge,  et  ils  portaient  le  nom  de  parés 
dans  Viîitérieiir  de  la  maiso?i  [Fakamaafalé).  On  re- 
nouvelait cette  cérémonie,  cinq  jours  après,  et  on  les 
nommait  les  parés  pour  aller  dehors  (Fakamaafofo). 
Enfin,  quinze  jours  après  l'opération,  les  parents  se 
réunissaient;  les  circoncis  se  revêtaient  des  étoffes 
du  pa3^s,  et  on  célébrait  une  fête  où  les  vivres  étaient 
servis  avec  abondance.  On  appelait  cette  fête  Faka- 
maa,  perniissioyi  de  sortir.  C'est  à  l'un  de  ces  repas  de 
circoncision  que  le  P.  Chanel  fut  invité  par  le  roi,  le 
26  décembre  i838,  comme  nous  le  voyons  par  son 
journal. 

Le  tatouage  se  pratiquait  à  Futuna,  comme  dans 
les  autres  îles.  Les  hommes  désignés  pour  cette  opé- 
ration, se  servaient  d'un  morceau  d'écaillé  de  tortue, 
dont  la  forme  ressemblait  à  un  peigne  garni  de  cinq  à 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  25  I 

six  dents  aiguës.  Ils  enduisaient  ces  dents  d'une  pein- 
ture noire,  et  les  enfonçaient  dans  la  peau  à  petits 
coups  de  baguette.  Par  le  moyen  de  ces  piqûres,  ils 
formaient  différents  dessins  depuis  le  haut  des  reins 
jusqu'au-dessus  des  genoux.  Leurs  brasenétaientaussi 
couverts.  Les  femmes  n'avaient  que  quelques  lignes 
de  fantaisie  sur  la  main  ou  l'avant-bras.  Cette  opéra- 
tion était  l'occasion  d'une  fête,  comme  le  note  le 
P.Chanel  au  22  janvier  iSSg:  «  Cinq  jeunes  gens 
se  font  tatouer ,  ce  qui  est  l'occasion  d'une  fête  pen- 
dant tout  ce  temps-là.  Manger  et  chanter,  telle  est  la 
vie  de  ceux  qui  viennent  chercher  à  charmer  le  pau- 
vre patient.  » 

Le  lecteur  le  comprendra  facilement,  le  7na?^iage 
donnait  lieu  à  des  réjouissances  encore  plus  solen- 
nelles. Quand  un  jeune  homme  voulait  se  marier,  il 
faisait  demander  par  ses  parents  la  fille  qu'il  désirait 
épouser.  La  proposition  était  toujours  accompagnée 
de  présents.  L'usage  accordait  trois  jours  aux  parents 
pour  donner  ou  refuser  leur  consentement.  S'ils  re- 
poussaient la  demande,  ils  envoyaient,  à  leur  tour, 
des  présents  en  rapport  avec  ceux  qu'ils  avaient  reçus 
et  c'était  une  preuve  que  le  mariage  ne  pouvait  avoir 
lieu.  Dans  le  cas  de  l'acceptation,  ils  ne  répondaient 
rien.  Dès  le  quatrième  jour,  les  membres  de  la  famille 
du  jeune  homme  préparaient  des  vivres  en  grande 
quantité,  et  les  portaient  chez  les  parents  de  la  fian- 
cée. Les  deux  familles,  et  souvent  les  habitants  d'une 
ou  plusieurs  vallées,  se  réunissaient  pour  le  repas  des 


252  VIE    DU    BIENHEUREUX 

noces,  auquel  succe'daient  les  jeux,  les  chants  et  la- 
danse. 

Le  lendemain  de  cette  fête,  qui  souvent  durait  plu- 
sieurs jours,  les  fiancés  recevaient  une  espèce  de  con- 
sécration nuptiale.  Ils  se  peignaient  le  visage,  se  cou- 
ronnaient de  fleurs  et  se  paraient  de  leurs  plus  belles 
étoffes.  Puis,  ils  se  rendaient  auprès  du  Toé  matiia 
(prêtre  de  la  parenté),  qui  faisait  asseoir  la  fiancée 
contre  la  colotuie  divine^  pendant  qu'il  conjurait  son; 
dieu  de  lui  accorder  la  faveur  d'avoir  des  enfants. 

A  Futuna,  les  funérailles  étaient  plus  ou  moins  so- 
lennelles suivant  l'âge,  le  rang  et  le  mérite  du  défunt. 
Le  corps  était  d'abord  oint  d'une  huile  parfumée  ; 
puis,  on  peignait  son  visage  de  rouge  et  de  noir;  on 
couvrait  sa  poitrine  d'une  belle  natte,  et  avant  de 
l'inhumer,  on  l'exposait  tout  un  jour  à  l'entrée  de 
sa  case. 

Les  parents  et  amis  accouraient  en  foule,  en  versant 
des  larmes  et  en  jetant  des  cris  lamentables.  Ils  se 
déchiraient  la  poitrine  et  le  visage  avec  les  ongles  ou 
avec  des  coquillages.  Les  femmes  poussaient  des  hur- 
lements en  prononçant  l'exclamation  de  douleur  qui 
leur  était  réservée. 

Quand  le  mort  était  porté  en  terre,  chacun  s'appro- 
chait et  faisait  toquer  son  nez  contre  celui  du  défunt. 
La  fosse,  creusée  près  de  la  maison,  était  recouverte 
de  sable  fin,  et,  quatre  jours  après,  la  tombe  était  en- 
tourée de  pierres  plus  ou  moins  grandes,  suivant  sa 
dignité.  Pendant  dix  jours  au  moins,  elle  était  arrosée 


•     PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  253 

ie  matin,  d'une  huile  parfumée,  et,  à  l'entrée  de  la 
nuit,  on  la  recouvrait  de  plusieurs  nattes  et  d'un  beau 
siapo. 

Pour  l'ordinaire,  les  funérailles  étaient  suivies 
d'un  grand  festin,  auquel  succédaient  la  danse  et  le 
pugilat  (i). 

Les  proches  parents,  en  signe  de  deuil,  se  coupaient 
plus  ou  moins  la  chevelure.  Ils  se  revêtaient  des 
étoffes  les  plus  grossières,  s'abstenaient  de  se  baigner 
et  renouvelaient  la  scène  sanglante  du  jour  du  décès. 

Mais,  que  devenait  l'âme  dans  la  pensée  des  Futu- 
niens  ?  Ils  la  nommaient  maiili  (la  vie),  et  la  croyaient 
immortelle.  Ils  admettaient  deux  vies  futures,  l'une 
heureuse,  l'autre  malheureuse.  Pour  avoir  part  à  la 
première,  il  fallait  avoir  honoré  les  dieux,  respecté  les 
tapons,  obéi  à  ses  chefs,  s'être  marié,  et  surtout  avoir 
versé  son  sang  sur  un  champ  de  bataille.  On  se  repré- 
sentait le  lagi  (ciel)  comme  un  pays  où  se  trouvaient  en 
abondance  les  vivres,  les  jeux  et  divers  amusements. 
Au  milieu,  s'élevait  un  arbre  immense,  le  Pukatala, 
dont  les  feuilles  pouvaient  subvenir  à  tous  les  besoins. 
Quand  elles  étaient  cuites  au  four,  elles  se  transfor- 
maient en  toutes  sortes  de  vivres  délicieux.  Dès  que 
les  heureux  habitants  du  ciel  sentaient  la  vieillesse,  ils 
n'avaient  qu'à  se  baigner  dans  le  lac  vaiola,  et  ils  en 
sortaient  pleins  de  jeunesse  et  de  beauté. 

La  place  d'honneur  était  pour  ceux  qui  avaient  suc- 


(i)  Voir  le  Journal,  23  mars,  4  avril  iSSg. 


204  VIE    DU    BIENHEUREUX 

combé  dans  les  combats.  Cependant,  avant  d'entrer 
dans  le  ciel,  leur  âme  errait,  durant  quatre  jours,  au- 
tour du  lieu  où  elle  s'était  sépare'e  de  son  corps.  Les 
parents  devaient  aller  à  sa  recherche.  Se  plaçant  à 
l'endroit  même  où  le  défunt  avait  reçu  le  coup  mortel, 
ils  étendaient  une  natte,  et,  se  retirant  un  peu,  consi- 
déraient attentivement  quel  serait  le  premier  insecte, 
ou  reptile,  qui  viendrait  s'y  fixer,  ou  même  l'ombre 
d'un  oiseau  qui  volait  au-dessus.  Aussitôt,  pliant  la 
natte  avec  soin,  ils  allaient  l'enterrer  près  du  cadavre; 
car,  à  coup  sûr,  l'âme  du  guerrier  avait  passé  dans  le 
corps  de  cet  animal. 

Au  i3  août  iSSg,  le  quatrième  jour  après  le  com- 
bat dont  nous  aurons  à  parler,  nous  lisons  au  Jour- 
nal :  «  Nous  trouvons  quelques  femmes  à  Tiiatafa, 
qui  sont  allées  pleurer  et  observer  dans  quel  animal 
ou  insecte  les  âmes  des  défunts  sont  entrées.  »  Igno- 
rant encore  la  croyance  de  l'île,  le  P.  Chanel  ne  com- 
prend pas  la  signification  de  cette  démarche  ;  mais, 
arrivé  à  Sig-apé,  il  entend  dire  que  l'im  vit  dans  deux 
mouches  ;  un  autre,  dans  un  autre  insecte. 

Les  morts  ordinaires,  qui  n'étaient  pas  dignes  du 
ciel,  allaient,  sans  distinction  d'âge,  de  sexe  et  de 
condition,  dans  leur  maison  des  morts  (falématé). 
Chaque  famille  ou  parenté  avait  la  sienne.  C'était  le 
creux  d'un  arbre,  un  rocher,  etc.  Là  résidait  un  dieu 
appelé  Atua  maiaîua,  c'est-à-dire  un  dieu  avec  deux 
yeux.  Après  y  être  demeurés  un  certain  temps,  ils 
mouraient  une  seconde  fois  et  se  rendaient  auprès 


I 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  255 

d'un  autre  dieu,  nommé  Atiia  matalasi,  un  dieu  qui 
n'a  qu^m  œil.  Mourant  une  troisième  fois,  ils  se  trou- 
vaient sous  l'empire  du  dieu  Atua  magugu,  un  dieu 
sourd,  muet,  aveugle,  sans  bouche  et  sans  nez.  En 
habitant  avec  ces  dieux,  ils  leur  devenaient  sembla- 
bles, conservant  les  deux  yeux  avec  le  premier,  n'en 
ayant  qu'un  avec  le  second,  et  perdant  avec  le  troi- 
sième les  yeux,  les  oreilles,  la  bouche  et  le  nez,  et  de- 
meuraient ainsi  vivants,  sans  espoir  de  voir  la  fin  d'un 
état  si  déplorable.  Chez  ces  différents  dieux,  ils  n'a- 
vaient pour  nourriture  que  des  reptiles  et  des  insectes, 
comme  lézards,  fourmis,  mille-pieds,  vers  de  terre. 

Les  célibataires,  hommes  et  femmes,  avaient  à  subir 
un  châtiment  particulier,  avant  de  se  rendre  dans  leur 
maison  des  moi^ts. 

«  Le  peuple  de  Futuna,  nous  dit  le  P.  Chanel,  est 
très  hospitalier.  Il  n'est  pas  enclin  au  vol,  comme  le 
sont  la  plupart  des  autres  naturels  de  l'Océanie  (i).  » 
Aussi  les  mœurs  sont  assez  douces.  L'anthropopha- 
gie, si  commune  dans  d'autres  îles,  avait  été  introduite 
par  Vélitêki,  l'un  des  derniers  rois  de  Poï,  à  la  suite 
d'une  épouvantable  tempête  qui  avait  amené  la  famine. 
Elle  devint  à  son  tour,  grâce  aux  instincts  pervers,  un 
redoutable  fléau,  qui  menaça  de  dépeupler  l'île, 

«  La  fureur  de  manger  de  la  chair  humaine,  écrit  le 
P.  Chevron,  en  vint  au  point  que,  les  guerres  ne  suffi- 
sant plus  pour  fournir  aux  hideux  festins,  on  se  mit  à 

(i)  Lettre  citée,  de  mai  1840. 


2  56  VIE    DU    BIENHEUREUX 

faire  la  chasse  dans  sa  propre  tribu  :  hommes,  femmes, 
enfants,  vieillards,  qu'ils  fussent  amis  ou  ennemis, 
étaient  tués  sans  distinction.  On  en  vit  même  égorger 
les  membres  de  leur  propre  famille  ;  des  mères  ont 
fait  rôtir,  pour  s'en  repaître,  le  fruit  de  leurs  entrailles. .. 
Que  de  fois  j'ai  touché  la  main  à  un  malheureux  qui  a 
fait  cuire  ses  vieux  parents  pour  les  dévorer  avec  ses 
amis!  Quand  l'un  d'eux  me  présente  quelque  chose, 
il  me  semble  voir  ses  doigts  encore  teints  de  sang,  du 
sang  de  sa  mère...  On  m'a  montré,  un  jour,  un  vieil- 
lard qui,  seul,  a  échappé  au  four  dans  un  village  de 
trois  cents  âmes  (i).  » 

Aussi  la  population  avait-elle  diminué  d'une  manière 
effrayante.  Elle  ne  comptait  pas  mille  âmes  lorsque  le 
P.  Chanel  aborda  dans  l'île.  Niuliki  avait  déjà  défendu, 
sous  les  peines  les  plus  sévères,  de  se  nourrir  de  la 
chair  humaine.  Mais,  s'il  avait  fait  disparaître  l'an- 
thropophagie avec  toutes  ses  horreurs,  il  n'avait  pu 
mettre  fin  à  une  coutume  atroce,  celle  de  tuer  les  en- 
fants. Cet  horrible  usage,  toléré  par  les  mœurs  païen- 
nes, tenait  en  quelque  sorte  à  la  nature  du  mariage, 
qui,  à  Futuna  comme  dans  les  îles  de  la  Polynésie, 
n'avait  souvent  aucun  caractère  religieux.  C'était  une 
simple  formalité,  qui  n'entraînait  pas  d'engagement 
irrévocable.  On  se  séparait  pour  le  plus  léger  motif. 
La  séparation  engendrait  le  dégoût,  la  haine  et  la 
vengeance.  Combien  d'enfants  ont  dû  la  mort  à  ces 

(i)  Lettre  citée,  du  21  octobre  1841. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  2b7 

unions  rompues  avec  tant  de  facilité  !  Le  P.  Chanel 
en  mentionne  avec  douleur  un  certain  nombre. 

La  grande  île  était  divisée  en  deux  royaumes  pres- 
que continuellement  en  guerre.  La  victoire  passait 
tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre.  Alofi  était  toujours 
obligée  de  subir  le  joug  du  vainqueur;  autrefois  très 
peuplée,  par  suite  des  guerres  elle  n'avait  plus  qu'un 
village. 

Ces  quelques  notions  générales  étaient  nécessaires 
pour  comprendre  le  récit  des  travaux  de  l'apôtre  de 
Futuna. 


17 


<è-f>  <:î--l>  <l"f>  <l"î>  <i--f>  <l"f>  <l"f>  <1H>  <H>  <^•î>  <î:-î>  <l"f> 

A^iiiAîjîîA  AStiA.S.ijtîA  A-iJtiAAijtii  'Vi>Gi4A.i>ii^AÎjtLiAAajtiAi,i>tL4A.ijGit 


CHAPITRE  IV 

MANIÈRE  DE  VIVRE.  —  CASE  DU  MISSIONxXAIRE.  —  PREMIERE 
MESSE. FETE  DE  NOËL. JOURNAL  DU  MISSIONNAIRE. 

(i2  novembre.  —  26  décembre  1837.) 

:^_,^^,,  ES  le  premier  jour,  le  P.  Chanel  et  son 
^Çl|  compagnon  durent  s'accoutumer  aux 
usages  des  Futuniens  :  demeurer  assis  à 
terre,  les  jambes  croisées  à  la  manière  des  tailleurs  ; 
se  coucher  sur  une  simple  natte  étendue  dans  un  coin 
de  la  case  ro3'ale  ;  boire  le  kava  et  manger  la  même 
nourriture. 

(c  Les  naturels,  nous  dit  le  F.  Marie  Nizier,  nous 
firent,  les  premiers  jours,  une  petite  cuisine,  le  matin; 
mais  ils  se  lassèrent  bien  vite,  et  nous  forcèrent  de 
suivre  leur  régime,  de  ne  manger  que  vers  les  trois  ou 
quatre  heures  du  soir.  Nous  trouvions  bien  ce  temps 
un  peu  long,  car  nous  n'avions  pas,  comme  eux,  la 
chance  de  nous  procurer  des  fruits,  du  poisson,  des 
coquillages,  etc.  Pour  tromper  la  faim  et  affaiblir  un 
peu  ses  attaques,  nous  allions  rendre  visite,  non  loin 
de  notre  maison,  à  un  ou  deux  papayers,  qui  avaient 
des  fruits.  Quoique  n'étant  pas  très  nourrissants,  ces 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHAXEL  2  5g 

fruits  nous  aidaient  néanmoins  à  attendre  avec  plus 
de  courage  le  repas  du  soir.  » 

Et  cet  unique  repas  de  quoi  se  composait-il  pour 
l'ordinaire?  de  taros,  d'ignames,  de  bananes,  du  fruit 
de  l'arbre  à  pain.  Loin  d'entretenir  une  santé  faible, 
ils  l'attaquent  et  la  ruinent  promptement.  Combien  il 
en  dut  coûter  au  P.  Chanel,  dont  la  santé  était  déli- 
cate, de  plier  son  tempérament  au  régime  alimentaire 
des  indigènes  !  Il  ne  s'en  plaignit  jamais  et  se  regarda 
comme  l'enfant  gâté  de  la  Providence. 

Nous  apprenons  du  F.  Marie  Nizier  que  les  natu- 
rels ne  se  donnent  pas  toujours  la  peine  de  faire  cuire 
les  poissons  qu'ils  prennent.  Souvent  ils  les  avalent 
crus  et  en  offrent  à  ceux  qui  n'ont  point  participé  à  la 
pêche.  «  Quelquefois  on  nous  en  présentait  ;  mais 
habituellement  nous  les  faisions  cuire.  Or,  un  jour 
(janvier  i838),  ils  nous  en  offrirent  de  crus,  comme  ils 
avaient  déjà  fait.  C'était  de  tout  petits  poissons.  Après 
un  moment  d'hésitation  et  malgré  sa  répugnance 
naturelle,  le  P.  Chanel  dit  :  A  la  guerre  comme  à  la 
guerre,  et  il  mangea  un  certain  nombre  de  ces  pois- 
sons. M  Le  bon  frère  ajoute  qu'après  ce  coup  d'essai 
il  devint  maître,  et,  à  l'exemple  des  insulaires,  il  les 
mangea  vivants.  Plus  d'une  fois,  pendant  qu'il  leur 
tenait  la  tête  entre  les  dents,  leur  queue  lui  battait  le 
7iei  et  le  menton. 

Il  existe  dans  L'île  d'énormes  vers  de  bois  qui  se 
forment  ordinairement  dans  les  troncs  d'arbres  pour- 
ris. «  Les  naturels,  nous  dit  le  frère,  les  mangent,  en 


26o  VIE    DU    BIENHEUREUX 

général,  avec  délices,  surtout  quand  ils  sont  vivants. 
Ils  nous  en  présentèrent,  comme  ils  avaient  offert  des 
poissons  crus.  Le  bon  père  succomba  à  la  tentation. 
II  en  goûta,  puis  il  les  mangeait  avec  plaisir  et  les 
trouvait  délicieux.  Pour  moi.,  je  n'ai  jamais  pu  me 
résoudi^e  à  les  avaler.  «  On  nous  pardonnera  ces  dé- 
tails qui  nous  montrent  toute  la  mortification  du  bien- 
heureux serviteur  de  Dieu. 

La  demeure  royale  ne  lui  offrait  pas  toutes  les  faci- 
lités qu'il  aurait  désirées  pour  prier,  étudier,  etc. 
Aussi  fut-il  heureux,  lorsque  Niuliki  lui  proposa  de 
faire  élever,  dans  le  voisinage,  une  case  environnée 
d'un  petit  jardin.  «  Les  habitants,  écrit-il  (i),  nous 
aidèrent  à  construire  une  petite  cabane.  Elle  fut  fort 
simple  :  des  bâtons  arrangés  en  forme  de  claie  et 
recouverts  de  feuilles  de  cocotier  en  firent  les  murs. 
Le  toit  fut  fabriqué  pareillement  avec  des  feuilles 
entrelacées.  »  Elle  était,  en  effet,  tellement  simple, 
que,  deux  mois  après,  le  missionnaire  et  son  catéchiste 
ne  savaient  plus  où  s'abriter  quand  il  pleuvait. 

Située  dans  la  belle  vallée  ô!Alo,  à  deux  ou  trois 
cents  pas  de  la  mer,  cette  habitation  répondait  mieux 
à  leur  but  et  à  leurs  désirs. 

Il  y  avait  bientôt  un  mois  que  l'apôtre  de  Futuna 
était  dans  son  île,  et  il  avait  dû  se  priver  du  bonheur 
inappréciable  d'offrir  le  saint  sacrifice.  Une  fête  chère 
à  son  cœur  de  mariste  approchait.  Il  résolut  de  ne  pas 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1S40. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  201 

laisser  passer  la  solennité  de  l'Immaculée  Conception 
sans  offrir  la  Victime  du  salut.  Il  se  rappelait  avec 
bonheur  que  Mgr  Pompallier  avait  consacré  à  Marie 
Immaculée  tout  le  vicariat  apostolique  de  l'Océanie 
occidentale,  et  il  espérait  qu'en  ce  jour,  si  glorieux 
pour  elle,  la  Vierge  sans  tache  répandrait  sur  Futuna 
ses  premières  bénédictions.  Afin  de  n'être  point  sur- 
pris par  les  naturels,  il  attendit  qu'ils  fussent  partis 
pour  le  travail.  Qui  nous  dira  les  sentiments  qui  se 
pressèrent  en  foule  dans  son  cœur.  La  joie  et  le  bon- 
heur se  peignaient  sur  tous  ses  traits. 

Cette  consolation  de  dire  la  messe,  il  se  la  procura 
encore  six  fois  avant  la  fête  de  Noël.  L'usage,  à  Futuna, 
permet  aux  indigènes  d'aller  s'installer,  le  jour  ou  la 
nuit,  dans  la  case  des  autres.  Par  suite  de  cette  cou- 
tume, le  P.  Chanel  prévoyait  qu'il  ne  pourrait  pas 
continuer  à  célébrer  la  messe  en  secret,  ou  qu'il  devrait 
trop  souvent  renoncer  au  bonheur  de  monter  au  saint 
autel.  Il  crut  qu'il  ne  fallait  pas  cacher  plus  longtemps 
nos  augustes  mystères.  La  bienveillance  dont  il  était 
entouré  lui  montrait  qu'il  n'y  avait  aucun  inconvénient 
à  redouter,  et  que  peut-être  ce  serait  le  commencement 
du  salut  de  son  peuple.  Il  choisit,  pour  cet  acte  si 
important,  la  belle  solennité  de  la  nuit  de  Noël.  Il 
invita  Niuliki  et  les  plus  proches  voisins  à  la  messe 
de  minuit,  en  faisant  comprendre,  comme  il  put,  qu'il 
s'agissait  d'une  grande  fête. 

Laissons  au  F.  Marie  Nizier,  le  soin  de  nous  la 
décrire.  «  La  veille,  nous  fîmes  tous  nos  petits  prépa- 


262  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ratifs.  Notre  pauvreté  ne  nous  permettait  pas  d'étaler 
des  choses  bien  précieuses.  De  chaque  côté  de  l'autel, 
nous  avions  enfoncé  un  pieu  au  bout  duquel  était  une 
petite  planchette  pour  y  adapter  des  cierges.  La  tapis- 
serie consistait  en  un  peu  de  damas  et  de  papier 
marbré  qui  produisaient  un  assez  bel  effet.  Nous 
avions  aussi  improvisé  des  lampes,  au  moyen  de  cocos 
coupés  par  le  milieu  et  suspendus  par  des  fils  de  fer 
au  toit  de  notre  maison,  qui  ressemblait  assez  par  sa 
pauvreté  à  l'étable  de  Bethléem.  Notre  autel  avait  été 
orné  le  mieux  possible. 

«  Dans  la  première  partie  de  la  nuit,  le  roi  Niuliki 
demandait  presque  continuellement  :  Ne  va-t-oii  pas 
bientôt  faire  ce  que  vous  ave^  dit  ?  —  Bientôt,  lui  répon- 
dait-on. 

((  Enfin  l'heureux  moment  est  arrivé.  Quatre  cierges 
brûlent  à  l'autel  ;  les  autres,  fixés  au-dessus  des  pieux, 
sont  allumés.  Les  lampes  brillent  à  leur  tour,  et  voilà 
notre  illumination  à  son  dernier  période.  Le  prêtre, 
revêtu  de  sa  belle  aube,  entonne  le  Te  Deiim  que  nous 
chantons  en  entier.  La  messe  commence.  Nous  chan- 
tons le  Kyrie^  le  Gloria  in  excelsis  et  tout  ce  qui  peut 
être  chanté  en  dehors  des  cérémonies. 

«  Une  quinzaine  de  naturels  assistaient  ainsi,  pour 
la  première  fois,  au  saint  sacrifice  de  la  messe.  La 
nouveauté  du  spectacle  ne  les  porta  point  à  faire  de 
démonstrations  qui  pussent  troubler  les  cérémonies. 
Nous  n'entendions  que  quelques  chuchotements  bien 
excusables  et  inévitables  pour  la  circonstance. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  203 

«  Selon  toutes  les  apparences,  ils  furent  satisfaits 
de  ce  qu'ils  avaient  vu.  Dès  le  matin  la  nouvelle  s'en 
répandit,  et  on  vint,  de  divers  côtés,  demander  à  voir 
la  maison  ornée  et  prier  le  père  de  recommencer  ce 
qu'il  avait  fait  pendant  la  nuit.  Mais  après  la  deuxième 
et  la  troisième  messe  célébrées,  le  matin,  sans  aucun 
étranger,  tout  avait  été  défait  et  remis  à  sa  place.  » 

C'est  sans  doute  à  cette  impression  favorable  qu'il 
faut  attribuer  ce  que  nous  lisons  dans  le  Jouîvial. 
Presque  à  toutes  les  messes  qui  suivent  Noël,  nous 
voyons  assister  quelques  personnes  de  différentes  par- 
ties de  l'île,  et  même  du  côté  des  vamciis. 

Nous  venons  de  mentionner  le  Journal.  Le  T.  R. 
P.  Colin  avait  recommandé  à  chaque  missionnaire  de 
faire  un  petit  journal  de  leur  mission,  soit  pour  l'édi- 
fication de  leurs  confrères  d'Europe,  soit  pour  éclairer 
la  marche  de  ceux  que  la  divine  Providence  destinait 
à  la  propagation  de  la  foi  dans  les  îles  de  l'Océanie 
occidentale.  Le  bienheureux  serviteur  de  Dieu,  pour 
obéir  à  son  supérieur,  avait  sans  doute  commencé  le 
sien,  le  plus  tard,  à  son  arrivée  à  Futuna  ;  mais  le 
premier  cahier  manque.  Tel  que  nous  l'avons,  le 
journal  débute  au  milieu  des  notes  du  26  décembre 
1837.  Le  premier  volume  va  jusqu'au  3i  décembre 
1839;  le  second  s'arrête  au  22  avril  1841. 

Dans  ce  précieux  journal,  dont  le  second  volume 
est  encore  rougi  du  sang  qu'il  versa  pour  la  foi, 
l'apôtre  de  Futuha,  par  un  secret  dessein  de  la  Pro- 
vidence, nous  fait  entrer  dans  les  détails  de  sa  vie. 


2(54  "^'^E    ^^    BIENHEUREUX 

Nous  le  voyons,  toujours  fidèle  à  sa  règle,  accomplir 
tous  ses  exercices  de  piété',  célébrer  la  sainte  messe 
toutes  les  fois  qu'il  le  peut,  et  en  noter  exactement  le 
nombre  (i),  étudier  la  langue  du  pays  avec  un  soin 
assidu,  exercer  les  actes  de  la  charité  la  plus  tendre 
envers  le  prochain.  Nous  le  suivons  dans  ses  courses 
à  travers  l'île  principale  et  la  petite  île  à^AloJi.  Il  se 
transporte  ici  dans  la  cabane  du  pauvre,  là  dans  la 
demeure  du  roi,  ailleurs  auprès  d'un  mourant  ou  au 
milieu  de  quelques  insulaires.  Autant  qu'il  le  peut,  il 
annonce  la  parole  de  son  divin  Maître.  Souvent  son 
corps  est  en  fièvre,  ses  pieds  déchirés,  ses  jambes  en- 
flées peuvent  à  peine  le  soutenir;  mais  son  zèle  l'em- 
porte, et,  comme  il  l'écrit.  Dieu  connaît  ceux  qui  sont 
à  lui,  et  les  fait  surabonder  de  joie  au  milieu  de  leuî^s 
tribulations  (2).  Oh!  avec  quel  bonheur  il  inscrit  dans 
son  journal  tous  les  nouveaux  anges  qu'il  envoie  au 
ciel  par  le  baptême!  Comme  aussi,  toutes  les  fois  que, 
malgré  son  zèle,  il  arrive  trop  tard  auprès  d'un  ber- 
ceau, quels  sentiments  de  regret  et  de  tristesse  ! 

Ecoutons  le  théologien  chargé  d'examiner  les  écrits 
du  serviteur  de  Dieu.  «  Ces  éphémérides,  qu'il  écrivit 
non  par  un  sentiment  de  vaine  gloire,  mais  pour  "s'ex- 
citer de  plus  en  plus,  par  le  souvenir  des  travaux 
passés,  à  achever  l'œuvre  commencée,  montrent  en 


(i)  L'année  1840  débute  ainsi  dans  son  journal  :  i^''  janvier. 
Mercredi.  53 1^  messe.  Sainte  messe  que  j'ocre  pour  les  infidèles. 
(2)  Lettre  de  mai  1840. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  205 

détail  les  peines  et  les  difficultés  qu'il  a  rencontrées 
dans  l'œuvre  de  la  conversion  de  l'île  -,  la  foi  et  la  cha- 
rité avec  lesquelles  il  l'a  poursuivie  ;  les  travaux  qu'il 
a  supportés  pour  gagner  les  âmes  à  Jésus-Christ. 
Quoique,  par  suite  de  la  perversité  des  habitants  et 
surtout  des  chefs,  pendant  les  trois  ans  et  quelques 
mois  qu'il  a  évangélisé  cette  île,  il  n'ait  obtenu  que 
peu  de  succès,  puisqu'il  a  baptisé  à  peine  quarante- 
cinq  personnes,  presque  toutes  des  enfants  en  danger 
de  mort,  et  n'a  réuni  que  quelques  catéchumènes, 
cependant  on  remarque  qu'il  a  pris  tous  les  moyens, 
qu'il  ne  s'est  épargné  aucun  travail  pour  répandre  la 
bonne  semence;  mais,  malheureusement,  une  partie  est 
tombée  le  long  du  chemin  et  a  été  foulée  aux  pieds; 
une  autre  partie  est  tombée  sur  la  pierre,  et,  après 
avoir  levé,  s'est  desséchée.  On  éprouve,  certes,  un  vrai 
plaisir  en  lisant  de  quelle  manière  il  a  supporté  les 
contradictions  et  les  embarras  sans  nombre  qu'il  a  dû 
subir;  avec  quel  courage  invincible  il  a  souffert,  même 
au  péril  de  sa  vie,  les  mépris,  les  embûches  et  la  faim, 
surtout  dans  les  derniers  mois,  lorsqu'il  eut  perdu 
la  faveur  du  roi  et  que  la  persécution  commençait  à 
sévir.  » 

Le  même  théologien  termine  ses  observations  par 
ces  mots  :  «  Homme  vraiment  apostolique,  qui,  disant 
adieu  à  tout  ce  que  le  monde  offre  de  plus  agréable, 
n'a  pu  être  retenu  par  les  avantages  que  lui  offrait  sa 
mère,  ses  proches,  sa  patrie,  et  s'est  dévoué,  en  vue 
du  salut  éternel,  à  tout  ce  que  la  religion  présente  de 


266  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

plus  sublime  et  de  plus  difficile.  Il  ne  s'est  laissé 
abattre  par  aucun  travail,  effrayer  par  aucune  adver- 
sité. Toujours  semblable  à  lui-même,  les  périls,  les 
angoisses,  les  contradictions,  les  peines  ne  l'ont  pas 
découragé  un  seul  moment.  Il  a  déployé  tout  ce  qu'il 
avait  de  force  pour  gagner  à  Jésus-Christ,  par  la  lu- 
mière évangélique,  les  âmes  assises  dans  les  ténèbres 
et  à  l'ombre  de  la  mort.  Il  a  travaillé  comme  un  bon 
soldat,  et  la  récompense  ne  lui  a  pas  manqué  de  la 
part  du  suprême  rémunérateur  ;  il  a,  en  effet,  mérité 
cette  grâce  de  confirmer  par  son  sang  la  foi  qu'il 
avait  annoncée.  » 

Voici  comment  il  juge  les  autres  écrits  :  «  Tous 
s'accordent  parfaitement  non  seulement  avec  la  doc- 
trine chrétienne,  mais  ils  montrent  encore  dans  le 
serviteur  de  Dieu,  à  un  degré  très  élevé,  la  piété,  la 
foi,  l'espérance,  la  charité  envers  Dieu  et  envers  le 
prochain,  et  surtout  un  zèle  très  ardent  pour  la  pro- 
pagation de  la  religion  de  Jésus-Christ.  On  est  dans 
l'admiration  en  voyant  avec  quel  élan  de  cœur  cet 
homme  vraiment  apostolique  manifeste  ces  sentiments 
dans  les  lettres  qu'il  écrivit  à  son  supérieur  ou  à  ses 
confrères,  soit  pendant  la  traversée,  soit  de  ces  régions 
barbares  de  la  Pol3'nésie  (i).  » 


(i)   SufFragium    theologicum    super    scripta    V.   S.  D.  Pétri 
Aloysii  Mariae  Chanel,  p.  8,  83,  84,  85. 


W^&0^^^^^M^^MMÊ^^!^É 


CHAPITRE  V 


ESPRIT    DE    PRIÈRE.    —    ETUDE    DE    LA    LANGUE.     —    DIEUX 

DE    FUTUNA  .     PREMIERE    GUERRE  .    DÉPART    POUR 

WALLIS. 

(26  décembre  1837  —  28  mars  i838.) 


tef^^Jl  N  instituant  les  diacres,  les  apôtres  s'étaient 
'^'^    réservé  la  prière  et  le  ministère  de  la  pa- 
role (Act.,  VI,  4).  Le  P.  Chanel  avait  su 


employer  l'un  et  l'autre  avec  le  plus  grand  succès, 
comme  nous  l'avons  vu  dans  le  livre  premier.  Ne 
pouvant  encore  se  livrer  à  la  prédication  évangélique, 
parce  qu'il  ignorait  la  langue,  il  s'appliquait  à  la 
prière  avec  un  soin  particulier. 

«  Souffrant  d'être  presque  seul  à  invoquer  le  vrai 
Dieu  dans  cette  terre  livrée  au  culte  du  démon,  il 
ouvrait  souvent  son  bréviaire,  et,  à  la  vue  de  ces  belles 
campagnes  qui  l'environnaient,  et  de  cet  immense 
océan  qui  allait  plus  loin  que  son  regard,  il  se  plaisait 
surtout  à  réciter  ou  à  chanter  le  cantique  des  trois 
jeunes  Hébreux  dans  la  fournaise  :  «  Œuvres  du  Sei- 
gneur, bénisse:{  le  Seigneur;  loue^-le  et  exalte^-le  dans 
tous  les  siècles.  Le  prêtre  sentait  un  attrait  puissant 
pour  ce  sublime  cantique  qui  anime  toute  la  nature  et 


268  VIE    DU    BIENHEUREUX 

qui  convie  les  astres  du  ciel  et  les  merveilles  de  la 
terre  à  louer  Dieu.  Il  lui  semblait  qu'ainsi  il  enlevait 
au  démon  cette  splendeur  du  ciel  et  cette  beauté  de  la 
terre  profanées,  et  il  se  consolait  en  attendant  qu'il 
pût  lui  enlever  la  splendeur  et  la  beauté  des  âmes  (i).  » 

Un  autre  exercice  qu'il  avait  toujours  affectionné 
entre  tous  lui  tenait  trop  à  cœur  pour  qu'il  le  négligeât 
dans  sa  nouvelle  patrie  :  c'était  la  récitation  du  Ro- 
saire. Pour  }'■  être  plus  fidèle,  il  avait  presque  conti- 
nuellement son  chapelet  à  la  main,  et  il  s'en  allait  à 
travers  les  vallées  et  les  collines  de  Futuna,  disant  à 
chaque  pas  la  salutation  angélique.  «  Les  vieux  Fu- 
tuniens  qui  ont  vu  le  P.  Chanel,  le  représentent  tou- 
jours le  chapelet  à  la  main,  parcourant  les  villages,  et 
semant,  pour  ainsi  dire,  le  sol  de  ses  Ave  Maria  (2).  » 
Si  les  fatigues  ou  les  travaux  de  la  j  ournée  ne  lui 
avaient  pas  permis  de  satisfaire  sa  dévotion,  il  ne  vou- 
lait point  prendre  son  repos  sans  avoir  récité,  au 
moins,  la  troisième  partie  du  Rosaire. 

Un  jour  il  revient  de  Sigapé,  mais  la  marée  le  de- 
vance :  c(  J'essaie  de  venir  par  la  montagne.  Je  suis 
bientôt  égaré.  Point  de  chemin.  Toujours  grimper  et 
descendre  par  les  endroits  les  plus  difficiles  et  avec 
danger  de  la  vie,  une  fois  surtout.  J'ai  témoigné  à  la 
sainte  Vierge  toute  ma  reconnaissance  pour  m'avoir 


(i)  Mgr  Bataillon,  par  le  P.  Mangeret,  tome  1,  p.  261. 
(2)  Mgr  Lamaze,  vicaire  apostolique  de  l'Océanie  centrale,  à 
îa  Couronne  de  Marie. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  269 

empêché  de  descendre  par  un  endroit  où  j'allais  infail- 
liblement me  tuer.  Je  mets  trois  heures  et  demie  pour 
un  chemin  que  l'on  fait  en  une  heure  et  demie  (i).  » 

Le  F.  JVIarie  Nizier  ajoute  :  «  Il  arriva  sur  les  huit 
heures  du  soir,  si  brisé,  si  harassé  de  fatigue,  qu'il 
me  dit,  mais  toujours  avec  sa  gaîté  ordinaire  :  «  Je 
«  7i'ai  jamais  eu  de  journée  semblable.  Vous  récitet^ei 
«  le  chapelet  ;  je  ue  m'en  sens  pas  la  force  :  je  vous 
«  répondrai.  »  J'étais  obligé  de  le  réveiller  à  chaque 
Ave  Maria.  » 

Sa  piété  le  portait  à  embrasser  de  grand  cœur  les 
différentes  pratiques  que  l'Eglise  recommande.  Il  fai- 
sait succéder  les  neuvaines  aux  neuvaines,  comme 
nous  l'apprenons  de  son  compagnon,  et  il  leur  assi- 
gnait pour  but  la  conversion  de  Futuna,  si  désirée  par 
son  cœur  et  si  retardée  par  les  obstacles.  Pour  mieux 
la  préparer,  il  s'efforçait  de  devenir,  entre  les  mains 
du  Seigneur,  un  instrument  docile  par  la  fidélité  la 
plus  parfaite  à  ses  devoirs  de  prêtre  et  de  religieux. 

Afin  de  pouvoir  annoncer  le  plus  tôt  possible  la 
bonne  nouvelle,  il  ne  s'épargnait  aucune  peine  pour 
s'instruire  dans  la  langue  du  pays.  Déjà,  dans  la  case 
royale  d'Alo,  il  s'en  était  occupé.  Mais  n'ayant  aucune 
grammaire,  aucun  dictionnaire,  il  était  obligé  de  se 
livrer  à  un  travail  d'observation.  Nous  lui  donnions  la 
signification  des  mots.,  nous  dit  Méitala,  fils  du  roi, 
et  il  la  consignait  par  écrit.  Il  est  vrai,  Thomas  Boog, 

(i)  Journal,  9  mars  i83S. 


270  VIE    DU    BIENHEUREUX 

qui  lui  était  dévoué,  parlait  anglais  et  futunien;  mais, 
étranger  à  toute  autre  langue,  il  lui  était  fort  difficile 
d'enseigner  l'idiome  futunien  par  le  mo3'en  de  l'an- 
glais, que  le  Père  ne  connaissait  qu'imparfaitement. 

Cette  étude  de  la  langue^  il  la  poursuivit  dans  sa  case 
à^Alo  avec  une  ardeur  incroyable,  et  il  la  mentionne  à 
chaque  instant  dans  son  Journal.  Nous  savons  par  les 
témoins  entendus  dans  le  procès  apostolique  qu'il 
n'en  eut  la  pleine  connaissance  que  la  dernière  année 
de  son  ministère. 

Dès  qu'il  y  fut  un  peu  initié,  il  parcourut  la  vallée 
qu'il  habitait.  Les  premières  familles  qu'il  visita  ad- 
mirèrent sa  grande  douceur  et  furent  enchantées  des 
petits  présents  qu'il  leur  distribua.  Avec  le  temps,  il 
étendit  ses  visites  aux  habitants  des  autres  parties  de 
l'île.  «  Mon  premier  soin,  écrit-il  lui-même,  devait 
être  de  visiter  les  différentes  familles,  d'étudier  la 
langue  et  les  mœurs  du  pa3^s,  afin  d'être  bientôt  à 
même  de  l'évangéliser  (i).  » 

Un  incident  lui  montra  la  nécessité  de  connaître  les 
usages  de  Futuna.  Il  récitait,  un  jour,  son  office  sur 
la  place  qui  est  devant  la  case  royale.  Une  pierre  car- 
rée y  était  plantée.  Ne  sachant  pas  que  c'était  la.  pien^e 
divhie,  il  finit  par  s'}''  asseoir.  Le  roi  lui  cria  de  sa 
case  que  c'était  défendu.  Ne  comprenant  pas  ce  que 
Sa  Majesté  voulait  dire,  il  continua  tranquillement 
son  office  jusqu'à  ce  qu'un  des  fils  du  roi  lui  eut  fait 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  27  I 

signe  qu'il  n'était  pas  permis  de  s'asseoir  sur  cette 
pierre.  Le  Père  se  leva  aussitôt. 

Préoccupé  de  ce  qui  venait  d'arriver,  il  s'empressa 
de  demander  à  Thomas  la  raison  de  la  conduite  du 
roi.  «  Pour  la  comprendre,  répondit-il,  il  faut  vous 
rappeler  qu'à  Futuna,  comme  dans  les  îles  voisines, 
on  admet  des  dieux  de  premier  et  de  second  ordre. 

«  Le  plus  grand  de  ces  dieux  porte  un  nom  qui  n'est 
pas  flatteur,  Fakavélikélé,  faisant  la  terre  maupaise. 
Au-dessous  de  lui  s"agite  un  essaim  de  dieux  subal- 
ternes, nommés  Atiiamuli.  Tout  le  mal  qui  se  fait  est 
nécessairement  leur  ouvrage.  Ils  ne  peuvent  laisser 
les  hommes  goûter  le  bonheur.  Les  persécuter  par  les 
fléaux,  par  les  maladies,  et  surtout  par  la  mort  :  telles 
sont  leurs  occupations  favorites. 

«  Devant  chaque  case  royale  s'élève  une  pierre 
comme  celle  sur  laquelle  vous  vous  êtes  assis,  et  que 
l'on  nomme  la.  pieî^re  divine.  Les  insulaires  se  garde- 
raient bien  d'y  toucher;  en  le  faisant,  ils  encourraient 
la  vengeance  du  puissant  dieu  Fakavélikélé.  Ces 
croyances  religieuses  sont  la  source  d'un  grand  nom- 
bre de  superstitions.  )>  Et  Thomas  lui  en  cita  quel- 
ques-unes. 

Le  P.  Chanel  ne  tarda  pas  à  voir  par  lui-même  qu'on 
venait  de  lui  dire  la  vérité.  Aussi  il  écrit  au  P.  Con- 
vers  :  «  Nos  insulaires  sont  extrêmement  supersti- 
tieux. Accoutumés  par  une  longue  ignorance  à  regarder 
la  divinité  comme  la  cause  unique  de  tous  leurs  maux, 
ils  l'honorent,  non  par  affection,  mais  par  crainte.  Ils 


272  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ne  A'oient  dans  les  maladies  et  les  infirmités  qu'un  effet 
du  courroux  céleste.  Dès  que  quelqu'un  est  tombé 
malade,  ils  courent  à  la  maison  du  dieu  qui  veut  le 
manger  ;  mais  il  faut  d'abord  qu'ils  aient  bien  reconnu 
le  membre  qui  souffre  :  car  chaque  dieu  a  des  maisons 
différentes  pour  la  guérison  des  différentes  parties  du 
corps.  On  porte  dans  ces  maisons  des  fruits,  des 
étoffes,  quelquefois  les  objets  les  plus  précieux,  afin 
d'apaiser  le  mauvais  génie  par  ces  offrandes  \  elles  de- 
viennent ensuite  la  proie  de  quelques  individus,  qui 
exploitent  ainsi,  au  profit  de  leur  cupidité,  la  supers- 
titieuse crédulité  du  peuple.  Qu'il  me  tarde  de  voir 
tous  ces  pauvres  Océaniens  ne  plus  reconnaître  d'autre 
Dieu  que  Celui  qui  est  vérité  et  charité  !   (i)  « 

Les  tapons  (interdictions,  défenses)  étaient  parfois 
assez  nombreux  à  Futuna.  On  allait  jusqu'à  tapouer 
le  jour,  c'est-à-dire  défendre  le  travail  pour  tuer  le 
mauvais  vent  (2).  Le  roi  avait  le  droit  de  les  établir  sur 
différents  objets,  selon  les  circonstances,  et  personne 
n'aurait  osé  les  violer.  Le  plus  souvent,  il  le  faisait  de 
concert  avec  les  chefs  des  vallées.  Si,  par  exemple, 
on  voulait  préparer  une  grande  fête,  on  tapouait  les 
porcs,  les  cocos,  etc.,  pour  que  personne  ne  pût  les 
manger  jusqu'à  la  solennité. 

La  tortue  de  mer  seule  était  toujours  tapou.  Il  n'y 
avait  que  le  roi  jouissant  du  titre  de  vainqueur,  qui 


(i)  Lettre  au  P.  Gonvers,  mai  1840. 
(2)  Journal,  17  janvier  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  273 

eût  le  droit  de  la  tuer.  Près  de  chaque  case  royale  se 
trouvait  un  lieu  désigné  à  cet  effet. 

Nous  lisons,  à  la  date  du  i8  janvier  i838,  que 
«  trois  jeunes  gens  de  Singavé  apportent  au  roi  Niu- 
liki  une  superbe  tortue  pour  être  servie  sur  sa  table. 
Son  fils  va  le  chercher  à  Epoé.  On  l'attend  en  vain 
toute  la  journée.  La  tortue  vivra  un  jour  de  plus.  Ces 
trois  jeunes  gens  ont  vu  pour  la  première  fois  célé- 
brer nos  divins  mystères  ([). 

Le  20,  «  le  roi  arrive  de  bonne  heure.  Tout  est  en 
mouvement  pour  préparer  le  feu  qui  doit  cuire  la 
tortue.  Lorsque  tout  est  prêt,  le  roi  prend  les  insignes 
de  sa  royauté,  qui  sont  :  un  bout  de  feuille  de  coco- 
tier passé  autour  du  cou,  un  petit  morceau  de  tape 
blanche  au  bras  droit  pour  lui  servir  de  bracelet;  un 
petit  morceau  de  bambou  à  la  main  droite  et  avec  le- 
quel il  frappe  chaque  morceau  de  tortue  qu'on  lui 
présente,  afin  d'en  ôter  le  tapou  (2).  )> 

Epoé  ou  Pdi,  où  Méitala  était  allé  chercher  son 
père,  deviendra  plus  tard  la  résidence  du  P.  Chanel. 
La  première  fois  que  l'apôtre  visite  ce  village,  bien  des 
personnes,  nous  dit-il,  7ne  montrent  leurs  infirmités  ; 
mais  je  n'ai  rien  pour  les  soulager  (3).  Dans  la  suite, 
il  porta  toujours  avec  lui  quelques  remèdes.  Plus 
d'une  fois  il  réussit  au  delà  de  ses  espérances.  Aussi, 
sa  réputation  grandissait,  et  il  pouvait  écrire  sur  son 

(i)  Journal,  18  janvier  i838. 

(2)  id.  20  janvier. 

(3)  Journal,  3o  de'cembre  iSSj 

18 


274  VIE    DU    BIENHEUREUX 

journal  (22  janvier  iSSg)  :  Je  suis  en  bonne  voie  de 
réputation  pour  guérir  les  plaies. 

Un  jour,  la  famille  d'un  malade,  à  qui  le  père  avait 
donné  quelques  secours,  vint  lui  offrir  des  nattes 
fines  et  d'autres  présents.  Elle  suivait  en  cela  l'usage 
qui  consiste  à  faire  des  cadeaux  à  ceux  qui  ont  des 
divinités  et  chez  qui  on  porte  les  malades.  Le  servi- 
teur de  Dieu,  tout  en  témoignant  sa  vive  reconnais- 
sance, refusa  ce  qui  était  présenté,  et  déclara  qu'il 
n'était  pas  venu  dans  leur  île  pour  se  procurer  leurs 
richesses. 

Il  était  tranquille  dans  sa  case  d'/l/o,  lorsque,  le 
23  janvier,  vers  les  dix  heures  du  matin,  les  cris  de 
guerre  retentissent  autour  de  lui.  Les  femmes  appel- 
lent les  hommes,  qui  travaillent  dans  les  champs.  «  A 
mesure  qu'ils  arrivent,  vite  de  courir  à  leurs  lances  ; 
puis  un  petit  conseil,  dans  lequel  tout  le  monde  parle 
très  fort,  offrande  d'un  morceau  de  racine  de  Kava 
aux  dieux  de  Futuna  et  d'une  lance  de  bambou.  Ceux 
qui  déposent  ces  objets  vers  le  but  de  pierre,  poussent 
trois  grands  cris  de  guerre.  Cette  cérémonie  faite,  les 
guerriers  se  rendent,  en  toute  hâte,  sur  le  lieu  où -a  été 
donné  le  signal  du  combat  (i).  » 

Le  P.  Chanel  les  suit,  et,  arrivé  dans  la  vallée  de 
Fikavi,  il  apprend  que  deux  jeunes  gens  du  côté  des 
vaincus  se  sont  approchés  en  traîtres,  et  ont  tué  un 
chef  de  la  vallée  qui  travaillait  dans  son  champ.  Il 

(i)  Journal,  23  janvier  i83S. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  l-jb 

trouve  parmi  tous  les  hommes  une  grande  animation 
et  un  vif  désir  de  vengeance.  La  nuit  est  loin  de  dimi- 
nuer ces  sentiments.  Les  discours  qui  se  prononcent, 
les  exercices  militaires  auxquels  on  se  livre,  montrent 
chez  les  l'ainqueiirs  l'intention  bien  arrêtée  de  faire  la 
guerre.  L'apôtre  de  Futuna  allègue  tous  les  motifs 
possibles  pour  conserver  la  paix.  On  lui  donne  de 
bonnes  paroles.  Mais,  qu'eii  sera-t-il?  Il  sue  sang  et 
eau  pour  traverser  la  montagne  et  retourner  à  Alo. 

Dès  le  matin  du  25,  il  court  avec  Thomas  à  Sigavé 
pour  exercer  auprès  des  vaincus  le  même  ministère  de 
charité.  Sam,  en  présence  de  Jones,  lui  expose  très 
longuement  le  plan  qu'il  veut  suivre  dans  la  guerre,  et 
lui  déclare  que,  s'il  est  vainqueur,  il  y  aura  dans  l'île 
un  grand  changement.  C'est  en  vain  que  le  serviteur 
de  Dieu  expose  toutes  les  raisons  de  ne  pas  rompre 
la  paix.  Sam  ne  goûte  aucun  de  ces  motifs,  et  répond 
que  tel  est  l'usage  de  Futuna  :  Une  fois  la  guerre  dé- 
clarée, il  faut  qu'elle  se  fasse. 

Le  père  revient  tout  désolé  dans  sa  case  ai  Alo.  Ce- 
pendant, plusieurs  jours  se  passent  et  il  n'y  a  pas 
d'engagement.  Les  sentinelles,  placées  sur  les  mon- 
tagnes et  à  l'entrée  des  vallées,  ne  signalent  aucun 
mouvement  de  l'ennemi.  Des  deux  côtés,  le  désir  de 
la  paix  finit  par  prévaloir.  Le  7  février,  les  deux  rois  se 
réunissent,  et,  au  moment  du  repas,  placent  au  milieu 
d'eux  le  P.  Chanel,  qui  plaide  pour  la  paix.  On  doit, 
le  lendemain,  poser  les  dernières  conditions;  malheu- 
reusement, les  hommes  de  Sigai'é  ne  se  présentent  pas. 


276  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Le  roi  Niuliki  aurait  voulu  que  le  serviteur  de 
Dieu  se  transportât  à  Poi,  plus  éloigné  du  territoire 
des  raijicus  ;  mais,  sur  les  raisons  qui  lui  sont  données, 
il  consent  à  le  laisser  à  Alo.  Cependant,  l'incommo- 
dité de  la  première  case  se  faisait  de  plus  en  plus  sen- 
tir. Le  père  résolut  d'en  faire  construire  une  plus 
grande.  Il  en  parla  au  roi,  qui  donna  son  plein  con- 
sentement. Sa  Majesté  se  rappelait  que  couchant  un 
jour  dans  cette  case,  Elle  avait  été  réveillée  par  l'eau 
qui  passait  à  travers  les  nombreuses  gouttières  du 
toit.  On  se  mit  donc  à  l'œuvre  dès  le  16  février;  mais, 
par  suite  des  circonstances,  la  nouvelle  case  ne  fut 
point  achevée. 

Pendant  qu'on  la  construisait,  le  roi  de  Sigavé  vint 
à  Alo.  «  Un  grand  nombre  de  personnes  de  l'autre 
côté  de  l'île  n'avaient  pas  encore  vu  offrir  le  saint  sa- 
crifice. Je  me  trouve  tout  satisfait  d'avoir  répondu  au 
désir  du  roi  et  de  ses  sujets...  La  vue  de  mon  crucifix  en 
ivoire  fait  sur  eux  la  plus  vive  impression.  Ils  ont  aussi 
un  grand  plaisir  à  voir  l'image  de  la  sainte  Vierge,  (i)  » 

Un  incident  semble  devoir  tout  compromettre.  Le 
26  février,  Niuliki,  accompagné  de  ses  hommes  armés, 
arrive  à  Alo,  Pendant  qu'ils  cherchent  des  ignames 
])our  préparer  le  repas,  quatre  d'entre  eux  parviennent 
à  se  saisir  du  Fidjien  Rokota,  qui  avait  fait  feu  sur  le 
chef  de  jP/A'-a;-'/,  et  l'amènent  prisonnier  en  poussant 
des  cris  de  joie  terribles.  Niuliki  et  les  siens  déclarent 

(i)  Journal,  17  février  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  277 

qu'ils  veulent  imiter  les  blancs  et  qu'ils  le  laisseront 
vivre.  Ils  s'empressent  de  le  faire  savoir  aux  hommes 
de  Sigai'é.  Ceux-ci  répondent  par  Thomas  que,  si 
*Rokota  n'est  pas  de  retour  à  Sigavé^  le  jour  même, 
ils  partiront  immédiatement  pour  faire  la  guerre. 
Niuliki,  pour  toute  réponse,  leur  envoie  dire  :  si  vous 
voulez  avoir  le  prisonnier,  vene'ile  délivrer.  Les  femmes 
se  placent  de  distance  en  distance,  afin  de  pousser  le 
cri  d'alarme,  dès  qu'elles  les  apercevront.  Mais,  c'est 
en  vain  qu'on  les  attend  tout  le  jour.  (27  février). 
Le  lendemain,  vers  midi,  au  moment  où  personne 
n'y  pense  plus  «  tous  les  hommes  de  Sigavé  arrivent, 
et  déposent  neuf  cochons  rôtis  dans  la  cour  de  Niu- 
liki. Ils  font  à  la  hâte  un  petit  brancard  sur  lequel  ils 
placent  un  petit  morceau  de  tape  ;  puis,  après  quel- 
ques toasts  de  guerre,  le  brancard  est  enlevé  par  plu- 
sieurs hommes  qui  poussent  des  cris  à  retentir  dans 
toute  la  vallée.  Ils  disent  emporter  le  dieu  de  Niuliki. 
Ils  ont  à  peine  disparu,  que  tous  les  hommes  et 
les  femmes  de  ce  côté  de  l'île  arrivent,  ne  cherchant 
qu'à  se  battre.  La  vue  des  cochons  rôtis  les  transporte. 
Ils  font  des  démonstrations  de  combat  des  plus  me- 
naçantes. Toute  la  multitude  s'assied.  Le  roi  et  les 
Atua  font  des  harangues  (i).  »  Puis,  on  offre  le  Kava 
au  dieu  qui  a  été  enlevé,  et  on  distribue  les  porcs  rôtis 
pour  les  manger. 

Le  F.  Marie  Nizier  nous  fait  connaître  une.circons- 

(i)  Journal,  28  février  i838. 


278  VIE    DU    BIENHEUREUX 

tance  que  nous  ne  croyons  pas  devoir  omettre.  Un 
des  Atua  parlait  cwec  tant  d' animation  et  d'élévation 
de  voix,  que  Von  aurait  pu  croire  qu'il  allait  fair^e  tom- 
ber la  foudre.  «  Nous  étions,  le  P.  Chanel  et  moi, 
dans  notre  cabane,  à  quelques  pas   seulement  de   la 
maison  du  roi  où  avait  lieu  la  réunion.  Nous  enten- 
dions bien  le  harangueur  cnev  comme  un  énergumène. 
Mais,  ne  connaissant  point  encore  assez  la  langue  et 
les  usages  de  Tîle,  nous  ne  savions  ni  ce  qu'il  disait, 
ni  pourquoi  il  parlait    avec  tant  de  vivacité.   Nous 
nous  mîmes  à  chanter  à  deux  voix  le  Salve  Regina  et 
Vlnviolata.  Nous  fûmes,  sans  aucun  doute,  cause  de 
beaucoup   de    distractions  parmi  les  auditeurs,    car 
quelques-uns,  malgré  la  crainte  d'encourir  la  colère  du 
dieu,  se  séparèrent  de  la  réunion  et  vinrent  nous  prier 
de  continuer  notre  chant.  Les  curieux  furenttrès  nom- 
breuxlorsque  l'assemblée  eut  la  libertéde  se  dissoudre.  » 
Les  vainqueurs,  qui  ne  voulaient  rien  devoir  aux 
vaincus,  envoyèrent  Fikirangi,  une  des  filles  du  roi, 
et  la  femme  de  Maïlé  pour  payer  les  porcs  rôtis,  en 
offrant  quelques  pièces  d'étoffes  européennes.    Quel 
n'est  pas   l'étonnement   des   vainqueurs,    lorsque    la 
femme  de  Maïlé  revient  seule,  et  annonce  que  Fiki- 
rangi est  retenue  en  otage  :  «  Voilà  la  guerre  déclarée 
dans  toutes  les  règles.   Impossible   qu'elle  n'ait   pas 
lieu,  si  le  bon  Dieu  ne  l'empêche  pas  par  un  miracle. 
Mon   Dieu,  ayez  pitié  de   cette  île.  (i)  »   Heureuse- 

(i)  Journal,  i'^'  mars  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  27C) 

ment,  le  lendemain,  la  fille  du  roi  revint  de  Sigavé. 

Après  cinq  jours,  le  P.  Chanel,  vo3^antque  la  situa- 
tion ne  changeait  pas  et  que  l'on  ne  pouvait  prévoir 
quand  cet  état  finirait,  ou  par  un  combat  ou  par  la  con- 
clusion de  la  paix,  résolut  de  profiter  du  prochain  dé- 
part de  la  goélette  de  Jones  pour  Wallis,  afin  de  visi- 
ter le  P.  Bataillon,  dont  il  n'avait  eu  aucune  nouvelle 
depuis  leur  séparation.  Le  roi  refusa  d'abord  -,  puis  il 
accorda  la  permission  de  faire  ce  voyage. 

Par  suite  des  vents  contraires,  la  goélette  ne  leva 
l'ancre  que  le  samedi  24  mars.  La  traversée  fut  assez 
mauvaise.  «  Le  27,  nous  apercevons  Wallis  vers  midi. 
On  fait  force  voiles  pour  mouiller  l'ancre  avant  la 
nuit.  La  pluie  est  sur  l'île  et  la  brise  nous  repousse. 
Le  28,  la  brise  est  bonne,  un  peu  faible.  Nous  sommies 
bientôt  dans  les  récifs.  La  baleinière,  qui  nous  avait 
devancés,  vient  nous  remorquer.  Les  naturels  arri- 
venten  foule.  Ils  offrent  leur  racine  de  KavacàM.  Jones. 
Ils  me  paraissent  bien  meilleurs  qu'ils  ne  l'étaient  il 
y  a  cinq  mois.  Je  prie  M.  Jones  de  s'informer  des 
deux  français  qui  habitent  l'île.  Il  me  répond  qu'ii 
profitera  d'un  moment  favorable  pour  faire  cette  ques- 
tion. J'apprends  enfin  qu'ils  y  sont  toujours,  aimés  de 
tout  le  monde  et  regardés  comme  les  enfants  du  roi. 
Pas  une  épingle  ne  leur  a  été  volée,  (i)  » 

«  Il  est  midi  passé  lorsqu'on    mouille   l'ancre.  Je 
voudrais  bien  aller  embrasser  mes  chers  confrères  ; 


(i)  Journal,  28  mars  i838. 


2So  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

mais,  on  me  dit  que,  suivant  les  usages  de  Wallis,  ce 
ce  sera  mieux  de  les  attendre.  J'ai  tout  le  temps  de 
voir  la  goélette  se  remplir  plusieurs  fois  de  naturels, 
qui  offrent  des  racines  de  Kava  au  capitaine.  Le  P. 
Bataillon  et  le  F.  Joseph  ne  viennent  pas  encore.  Le 
soleil  se  couche,  point  de  confrères  !  Lorsque  je  ne  les 
attends  plus,  des  voix  françaises  se  font  entendre  sur 
le  rivage.  Le  P.  Bataillon  crie  :  Y  a-t-il  des  français 
abord?  Je  re'ponds  qu'il  y  en  a  un.  Je  les  entends 
dire  :  Cest  la  voix  du  P.  Chanel.  Ils  crient  de  nou- 
veau :  Est-ce  vous,  P.  Chanel,  Je  leur  réponds  :  Oui, 
et  par  trois  fois,  oui.  —  C'est  vous!  Vivat!  vivat! 
Paul,  le  français,  est  avec  eux. 

«  Notre  canot  leur  est  tout  de  suite  envoyé.  Un 
instant  après,  je  leur  tends  la  main  pour  les  aider  à 
monter  à  bord.  Quel  délicieux  moment  !  (i)  » 

«  Nous  bénissons  Dieu,  parmi  les  épanchements  de 
l'amitié,  de  nous  avoir  ménagé  le  plaisir  de  nous  voir. 
Après  avoir  prolongé  la  conversation  bien  avant  dans 
la  nuit,  nous  dormons  tous  à  bord  de  la  petite  goé- 
lette. (2)  )) 

(i)  Lettre  du  P.  Chanel  au  F.  Marie  Nizier,  9  avril  iS38. 
(2)  Journal,  28  mars  i83S. 


rèèààèèèééàèèéèééèéèééééà 


CHAPITRE  VI 

SÉJOUR  A  WALLIS.  —  TRAVAUX  SUR  LA  LANGUE  ET  TRADUC- 
TION  DES   PRIÈRES.   CONFÉRENCES   SUR  LA  RELIGION. 

(29  mars.  —  26  avril  i83S.) 

'ous  quittons  la  goélette  de  bon  matin  pour 
nous  rendre  dans  la  petite  solitude  du 
père  Bataillon.  Nous  descendons  après 
déjeuner  chez  le  roi,  que  nous  trouvons  sur  notre  che- 
min. Il  m'embrasse,  en  qualité  de  parent  du  P.  Ba- 
taillon. Une  petite  bouteille  d'eau  de-vie  l'arrête  un  mo- 
ment dans  sa  marche,  (i)  »  L'apôtre  de  V»^allis  ajoute 
que  ce  présent  dilata  le  cœur  de  Sa  Majesté  d'une 
manière  extraordinaire,  et  que,  pendant  tout  le  temps 
du  séjour  du  P.  Chanel,  ils  furent,  de  sa  part,  l'objet 
des  attentions  les  plus  délicates. 

«  L'amitié  que  ce  prince  nous  témoignait,  continue 
Mgr  Bataillon  (2),  le  porta  à  nous  offrir  de  l'accompa- 
gner dans  une  visite  qu'il  désirait  faire  de  l'autre  côté 
de  l'île.  Nous  acceptâmes  avec  une  grande  reconnais- 


(1)  Journal,  29  mars  i838. 

(2)  Mémoires  sur  les  missions  de  l'Océanie  centrale,  rédigés 
sous  les  yeux  de  Sa  Grandeur  par  l'auteur  de  cette  biographie. 


2S2  VIE    DU    BIENHEUREUX 

sance.  Pour  convertir  ces  peuples,  ne  fallait-il  pas  les 
connaître  ?  Ne  fallait-il  pas  nourrir  l'amitié  d'un 
prince  maître  absolu  de  l'île  ?  Nous  ne  tardâmes  pas 
à  nous  embarquer  sur  une  superbe  pirogue.  Quelques 
jeunes  gens,  saisissant  vigoureusement  la  rame,  lui 
imprimèrent  un  mouvement  si  rapide  qu'elle  semblait 
voler  sur  la  surface  des  eaux.  Une  voile  enflée  par  le 
vent,  leur  permit  bientôt  de  se  reposer  et  de  contem- 
pler, ainsi  que  nous,  le  magnifique  spectacle  qui  se 
déroulait  sous  nos  regards.  Wallis,  dout  nous  cô- 
to3^ions  le  rivage,  nous  apparut  dans  tous  ses  aspects. 
La  conversation  du  roi  fut  agréable  et  instructive;  elle 
nous  dévoila  le  caractère,  les  mœurs  et  l'industrie  de 
ses  sujets.  Après  une  navigation  de  trois  ou  quatre 
heures,  nous  descendîmes  à  terre  et  nous  entrâmes 
dans  le  village  que  Sa  Majesté  voulait  visiter.  Il  va 
sans  dire  que  nous  fûmes  admirablement  reçus.  Le 
soir  nous  étions  de  retour. 

«  L'amitié  du  roi  nous  attira  celle  des  chefs.  C'est 
ce  que  nous  éprouvâmes  dans  plus  d'une  circonstance. 
Le  Kivalii,  ou  premier  ministre,  nous  envoya  lui- 
même,  plus  d'une  fois,  des  vivres  en  abondance.  Par- 
tout où  nous  allions,  on  nous  rendait  de  grands  hon- 
neurs, et  dans  la  distribution  du  Kava  et  des  vivres, 
nous  étions  loin  d'avoir  la  dernière  part. 

«  Voilà  lin  peuple,  me  dit  le  P.  Chanel,  qui  ne  tar- 
dera pas  à  être  chrétien.  Sa  prophétie  s'est  très  heu- 
sement  vérifiée. 

(c  Les  premiers  jours  du  séjour  du  P.  Chanel,  nous 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  283 

nous  occupâmes  d'achever  la  maison  que  nous  avions 
commencée.  Quand  elle  fut  terminée,  notre  principal 
soin  fut  de  nous  concerter  sur  les  moyens  à  prendre, 
pour  arriver  plus  vite  à  la  conversion  de  Wallis  et  de 
Futuna. 

«  La  langue  des  deux  îles  est  à  peu  près  la  même  ; 
aussi,  nous  nous  livrâmes  à  une  étude  comparée  et 
approfondie,  et  nous  travaillâmes  à  la  traduction  des 
principales  prières,  le  Pater^  V Ave  Maria,  le  Cî^edo, 
etc.  Mais,  comme  elle  ne  nous  fournissait  pas  les 
mots  nécessaires  pour  la  plupart  de  nos  idées  reli- 
gieuses, nous  fûmes  obligés  d'en  créer,  en  conservant  le 
génie  de  l'idiome.  Tiingahala  nous  fut  d'un  grand  se- 
cours dans  ce  travail  important.  Entin,  grâce  à  Dieu, 
nous  finîmes  par  obtenir  un  heureux  résultat. 

«  Un  premier  pas  pour  la  conversion  de  nos  îles 
était  fait.  Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  jeter  la  divine 
semence,  pour  qu'elle  germât  et  produisît  du  fruit. 
Dieu  se  chargea  de  nous  en  fournir  lui-même  l'oc- 
casion. 

«  Le  Jeudi  Saint,  12  avril  i838,  jour  anniversaire 
de  ma  première  communion,  nous  nous  levâmes  de 
grand  matin,  et  après  avoir  béni  notre  nouvelle  mai- 
son, je  célébrai  le  saint  sacrifice  de  la  messe.  Un  des 
frères  du  roi,  nommé  Vaimotuku^  qui,  en  vertu  de  la 
coutume  du  pays,  était  venu  coucher  dans  notre  mai- 
son, demanda  avec  instance  à  assister  à  nos  cérémo- 
nies religieuses.  Nous  crûmes  que  le  moment  était 
venu  de  montrer  notre  sainte  religion  et  nous  le  lui 


284  VIE    DU    BIENHEUREUX 

permîmes.  Vous  peindre  son  étonnement  et  son  admi- 
ration serait  chose  impossible.  Oh  !  que  votf^e  manière 
de  parler  à  votre  Dieu  est  douce  et  belle!...  Moi,  je 
veux  être  de  votre  religion  !  et  plus  tard,  il  tint  parole. 

«  Le  soir  de  ce  même  jour,  nous  allâmes  ,dans  la 
petite  île  porter,  de  la  part  du  roi,  quelques  présents 
à  Tungahala.  Ce  jeune  chef,  qui  nous  avait  déjà  rendu 
de  si  grands  services,  ne  cessa  de  nous  questionner 
sur  la  France,  sur  la  religion  de  notre  patrie,  et  enfin 
sur  nos  projets  en  venant  l'un  à  Uvéa,  et  l'autre  à  Fu^ 
tuna.  Nous  répondîmes  sans  hésiter  sur  les  deux  pre- 
mières questions.  Nous  ne  pouvions  que  gagner  dans 
son  estime  en  montrant  l'étendue,  la  gloire,  la  puis- 
sance et  les  richesses  immenses  de  notre  patrie,  et  en 
lui  faisant  un  tableau  pompeux  de  la  beauté  et  de  la 
grandeur  de  nos  églises,  de  la  majesté  et  de  l'éclat  de 
nos  chants  et  de  nos  cérémonies.  Nous  lui  apprîmes 
le  Dieu  que  les  chrétiens  adorent  et  lui  fîmes  con- 
naître les  principaux  faits  de  l'histoire  du  peuple  de 
Dieu  et  de  celle  de  l'Eglise.  Rappeler  ces  faits,  c'était 
déjà  donner  implicitement  la  réponse  à  la  troisième 
question.  Cependant,  après  avoir  invoqué  intérieure- 
ment Jésus  et  Marie,  nous  crûmes  que  le  moment  de 
parler  ouvertement  était  venu. 

«  Dans  la  France,  lui  dîmes-nous,  nous  avions  un 
père  et  une  mère,  des  frères  et  des  sœurs,  des  amis  et 
des  connaissances  qui  nous  aimaient  et  qui  se  sont 
opposés  de  toutes  manières  à  notre  départ.  Dieu  seul 
sait  combien  ce  sacrifice  leur  a  coûté.  Mais  nous  nous 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  285 


étions  dit  :  Tous  les  hommes  ont  été  rachetés  par  le 
sang  de  Jésus-Christ,  et  il  y  en  a  un  grand  nombre 
qui  ne  le  connaissent  pas  encore.  Il  faut  que  nous 
allions  porter  son  nom  à  des  contrées  qui  l'ignorent. 
C'est  donc  uniquement  pour  convertir  l'île  ô.'Uvéa  et 
cq\\ç.  àt.  Futiina  k  la  foi  en  un  seul  Dieuet  leur  faire  em- 
brasser la  religion  catholique,  que  nous  avons  dit  un 
éternel  adieu  à  tout  ce  que  nous  avions  de  plus  cher. 

«  Ces  dernières  paroles  touchèrent  fortement  4e 
cœur  du  jeune  chef.  «  Oui,  reprit-il,  votre  projet  est 
«  aussi  beau  que  le  soleil,  aussi  grand  que  les  arbres 
«  gigantesques  qui  nous  entourent.  Je  l'approuve 
«  parfaitement,  et  dès  ce  moment  je  me  déclarerais 
«  membre  de  votre  religion  ;  mais  mon  influence  est 
«  si  petite,  que  je  ne  vous  serais  d'aucun  secours  ;  il 
«  vous  faut  monter  plus  haut.  Allez  au  roi,  et  s'il  se 
«  convertit,  toute  l'île  esta  vous.  »  Il  nous  indiqua  la 
manière  de  nous  y  prendre  pour  en  parler  au  roi  ;  et 
il  ajouta  :  Quant  à  moi,  je  fef^ai  tout  ce  qui  sera  en 
mon  pouvoir,  et  i^ous  poupe:{  toujours  compter  sur  le 
secours  de  mon  bras. 

«  Il  était  déjà  près  de  minuit,  et  le  besoin  de  dor- 
mir commençait  à  se  faire  sentir.  En  allant  nous 
étendre  sur  notre  natte,  nous  bénîmes  Dieu  de  nous 
avoir  donné  l'occasion  d'annoncer  sa  parole  et  d'avoir 
touché  le  cœur  d'un  jeune  chef  qui,  par  ses  talents  et 
son  influence,  pouvait  nous  rendre  les  plqs  éminents 
services. 

«   Dès  le  matin,   Tufigahala  remit  la  conversation 


286  VIE  DU    BIENHEUREUX 

sur  le  sujet  de  la  veille,  et  nous  protesta  qu'il  était 
toujours  dans  les  mêmes  dispositions.  Nous  revînmes 
vers  le  roi  et  lui  adressâmes  quelques  paroles  flat- 
teuses de  la  part  du  jeune  chef  de  Nukuatéa;  mais 
nous  laissâmes  de  côté  la  question  de  religion.  Une 
ouverture  en  règle  sur  ce  point  nous  parut  trop  pré- 
cipitée. Nous  priâmes  et  nous  attendîmes  que  la  Pro- 
vidence elle-même  en  fit  naître  l'occasion.  Elle  se 
présenta  cinq  jours  plus  tard,  le  mercredi  de  Pâques. 

«  Je  venais  de  célébrer  la  sainte  messe.  Le  P.  Cha- 
nel se  préparait  à  dire  la  sienne,  lorsque  le  roi  de- 
manda a  nous  voir.  Que  Votre  Majesté  veuille  fious 
excuser;  dans  ce  moment  nous  sommes  occupés  à  quel- 
ques cérémonies  de  notre  religion.  —  Me  serait-il 
permis  de  les  voir?  reprit-il  sur  un  ton  qui  indiquait 
tout  le  plaisir  que  nous  lui  procurerions  en  lui  accor- 
dant cette  faveur.  Oui^  répondis-je,  Votre  Majesté 
peut  assister  à  ?ios  cérémonies.  Et  je  l'introduisis  dans 
la  modeste  chapelle.  Un  homme  de  Tonga-Tabou 
était  avec  lui.  Le  P.  Chanel  commença  la  messe,  et  la 
continua  avec  cette  piété  qui  l'accompagnait  toujours 
dans  l'offrande  du  saint  sacrifice.  Oh  !  comme  il  pria 
Notre-Seigneur  d'exaucer  nos  vœux  !  Le  roi  suivit  des 
yeux,  avec  une  attention  scrupuleuse,  les  moindres 
mouvements  du  prêtre.  Il  paraissait  dans  un  étonne- 
ment  impossible  à  décrire.  Que  cette  religion  est  belle, 
semblait-il  se  dire  à  lui-même  !  Comme  elle  l'emporte 
sur  la  nôtre  ! 

«  Après  la  messe.  Sa  Majesté  s'empressa  de  nous 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  287 

témoigner  sa  reconnaissance  pour  le  plaisir  que  nous 
lui  avions  procuré.  Toute  la  journée,  il  ne  cessa  de 
raconter  à  ceux  qu'il  rencontrait,  ce  qu'il  avait  vu,  le 
matin,  dans  notre  cabane.  La  langue  du  pays  ne  lui 
fournissait  pas  assez  d'expressions  pour  rendre  son 
enthousiasme.  Il  tâchait,  par  les  comparaisons  les  plus 
pittoresques  et  les  gestes  les  plus  expressifs  de  faire 
entendre  que  ce  qu'il  pouvait  dire  étaitune  faible  image 
de  la  réalité.  Plusieurs  indigènes,  frappés  de  ce  récit, 
sollicitèrent  la  même  faveur.  Le  roi  lui-même  venait 
très  souvent  entendre  nos  messes.  Depuis  ce  jour  où 
il  lui  fut  donné  de  voir,  sans  les  comprendre,  une  par- 
tie de  nos  augustes  cérémonies,  il  sembla  nous  témoi- 
gner plus  d'estime  et  d'affection.  » 

Nos  deux  apôtres  firent  plusieurs  courses  dans 
l'île  pour  s'informer  s'il  y  avait  des  malades.  Mgr  Ba- 
taillon aimait  à  rappeler  avec  quelle  facilité  le  P.  Cha- 
nel savait  élever  son  cœur  à  Dieu  à  la  vue  des  beautés 
de  la  nature,  et  comment  il  bénissait  la  Providence 
qui  a  donné  si  largement  aux  insulaires  les  arbres  et 
les  plantes  dont  ils  ont  besoin. 

Cependant,  il  fallait  songer  à  une  douloureuse  sépa- 
ration. La  goélette  qui  avait  amené  ,1e  P.  Chanel  de- 
vait le  reconduire  dans  son  île  de  Futuna.  M.  Joncs, 
harcelé  tous  les  jours  par  le  roi  et  les  chefs,  avait  résolu 
de  partir  le  lo  avril,  promettant  de  revenir  dans  dix 
ou  quinze  jours  au  plus  tard.  A  cette  occasion,  le 
P.  Chanel  écrivit  une  lettre  au  F.  Marie  Nizier,  pour 
lui  rendre  compte  de  son  voyage  et  lui  donner  des 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


nouvelles  de  Wallis.  La  lettre  fut  remise  à  M.  Jones, 
qui  ne  put  partir  le  jour  qu'il  avait  désigné.  Il  finit 
par  fixer  le  départ  au  21  avril;  mais,  les  vents  con- 
traires ne  permirent  de  lever  l'ancre  que  le  26. 

«  Grâce  à  cette  circonstance,  reprend  Mgr  Bataillon, 
nous  pûmes  rester  plusieurs  jours  dans  la  petite  île  de 
Nukuatéa,  conférer  le  baptême  à  une  petite  fille  qui 
se  mourait,  et  à  un  adulte,  nommé  Fékaï,  très  dange- 
gereusement  malade.  Cette  même  circonstance  nous 
permit  de  ramener  la  question  de  la  religion,  et,  cette 
fois,  ce  ne  fut  pas  seulement  devant  Tungahala,  mais 
encore  devant  les  habitants  de  Nukuatéa  et  plusieurs 
indigènes  de  Vavao.  Gomme  ces  derniers  avaient 
entendu  les  ministres  de  l'hérésie,  nous  nous  appli- 
quâmes, en  particulier,  à  montrer  la  différence  qu^il 
y  a  entre  le  catholicisme  et  le  protestantisme,  et  com- 
bien le  premier  l'emporte  sur  le  second.  Dieu  daigna 
bénir  nos  paroles.  Tungahala  et  toute  l'assemblée  ne 
savaient  comment  exprimer  leur  indignation  contre 
la  doctrine  et  la  conduite  des  protestants,  et  ils  nous 
exprimaient  dans  les  termes  les  plus  énergiques  leur 
désir  d'appartenir  à  la  religion  catholique. 

«  Le  lendemain,  le  jeune  chef,  toujours  de  plus  en 
plus  avide  d'entendre  la  parole  de  Dieu,  nous  fit  expli- 
quer certains  points  que  nous  n'avions  fait  qu'esquis- 
ser. Gomme  nous  avions  dit  que  le  chant  faisait  ordi- 
nairement partie  de  nos  cérémonies,  il  manifesta  un 
vif  désir  d'entendre  quelques-uns  de  nos  cantiques. 
Nous    n'eûmes   pas    de    peine  à   ravir  d'admiration 


l'IERRF.-I.OUIS-MARIE    CHANEL  289 


Titngahala  et  les  gens  de  sa  maison,  qui  n'avaient 
jamais  entendu  que  les  chants  me'lodieux,  mais  mo- 
notones des  Uvcens.  Ces  bons  insulaires  se  fe'licitaient 
de  ce  que  les  seuls  véritables  missionnaires  eussent 
choisi  leur  île,  de  préférence  à  tant  d'autres,  et  plus 
grandes  et  plus  belles. 

«  Le  26  avril,  le  vent  était  favorable.  Il  fallut  faire 
nos  adieux.  La  goélette  s'éloigna  rapidement  d'Uj'éa, 
emmenant  le  P.  Chanel  à  Futuna,  et  moi  je  retournai 
auprès  du  roi.  » 


'9 


CHAPITRE  Vil 


RETOUR   A    FÙTUNA.    —    HABITATION   DANS    LA   MAISON   DU 

ROI     A     POÏ.     PREMIERS     BAPTEMES.     ZELE     POUR 

PRÉPARER  LA  CONVERSION  DE  l'iLE.    —  NOUVELLE  CASE. 

(27  avril  —  8  septembre  i838.) 

^^pE  27  avril,  à  midi,  le  P.  Chanel  apercevait 
de  nouveau  sa  chère  Futuna.  L'ancre  ne 
put  être  jetée  qu'à  neuf  heures  du  soir. 
Mais  les  naturels  n'avaient  pas  attendu  ce  moment 
pour  aborder  la  goélette.  «  Eh  bien!  leur  avait-il  de- 
mandé, avei-voiis  fait  la  paix?  »  —  «  Oui,  lui  dirent- 
ils,  la  paix  est  conclue  depuis  quelques  jours.  Une 
seule  rencontre  a  eu  lieu  le  5  avril.  Ceux  du  côté  de 
Niuliki  ont  tué  par  trahison  un  habitant  de  Sigavé. 
Comme  un  homme  de  chaque  parti  avait  été  tué,  on  a 
cru  que  l'on  pouvait  faire  la  paix.  »  Cette  nouvelle, 
qu'il  attendait  avec  tant  d'impatience,  lui  fit  concevoir 
de  grandes  espérances  d'arriver  plus  tôt  au  but  qu'il  se 
proposait. 

Le  F.  Marie  Nizier  était  avec  Thomas  dans  la  petite 
île  d'Alofi.  Dès  qu'il  apprit  le  retour  de  la  goélette,  il 
courut  à  Sigavé  au-devant  du   P.   Chanel.    «    Quel 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  29 1 

heureux  moment,  nous  dit-il,  que  celui  où  je  pus  le 
serrer  de  nouveau  dans  mes  bras,  après  plus  d'un 
mois  de  séparation,  dans  des  circonstances  si  criti- 
ques! ))  Le  bon  frère  répondit  à  toutes  ses  questions, 
et  donna  les  nouvelles  qui  devaient  l'intéresser.  Il  se 
hâta  d'ajouter  :  «  Nous  ne  retournons  plus  dans  notre 
case  d'Alo.  Peu  de  jours  avant  la  conclusion  de  la 
paix,  le  roi  Niuliki  est  venu  dans  notre  vallée,  et,  mal- 
gré mes  observations  et  celles  de  Thomas,  il  a  fait 
enlever  tous  nos  effets  pour  les  porter  à  Poï^  dans  sa 
propre  maison.  Il  s'est  contenté  de  dire  :  Si  le  P.  Cha- 
nel, à  son  retour,  veut  demeurer  dans  son  ancienne 
vallée^  on  y  transportera  de  nouveau  ce  qui  lui  appar- 
tient. »  L'apôtre  de  Futuna  ne  désapprouva  point 
cette  conduite.  Il  comprit  de  suite  qu'habitant  auprès 
du  roi,  il  aurait  plus  d'occasions  de  l'instruire  de  notre 
sainte  religion. 

Comme  on  était  au  3o  avril,  il  n'eut  garde  d'oublier 
le  mois  si  cher  à  son  cœur.  Il  en  fit  l'ouverture  par  le 
Veni  Creator,  les  litanies  de  Lorette,  trois  Ave  Maria 
et  le  Memorare.  «  Nous  ne  sommes  que  deux  ici  pour 
faire  le  mois  de  Marie.  Nous  n'avons  point  de  chapelle 
sous  nos  yeux  ;  nous  ne  pouvons  regarder  encore  que 
nos  médailles  (i).  )> 

«  Le  roi  me  fait  le  meilleur  accueil  possible,  et  tout 
le  monde  m'envoie  des  sourires  et  des  signes  de  tête 
pour  me  saluer.   La  fête  ne  discontinue   pas,  depuis 


(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  2  mai  i838. 


292  VIE   DU  BIENHEUREUX 

que  nous  sommes  à  Epoé...  Priez  le  bon  Dieu  pour 
que  je  prorite  dans  l'étude  de  la  langue,  et  pour  que 
je  puisse  bientôt  dire  à  mes  insulaires  pourquoi  je  suis 
venu  au  milieu  d'eux  (i).   » 

Les  effets  du  missionnaire  et  de  son  catéchiste 
étaient  déposés  dans  la  maison  du  roi,  à  côté  de  sa 
place  sacrée,  c'est-à-dire  entre  les  deux  colonnes  prin- 
cipales. Cette  place  est  si  respectée  par  les  Futuniens, 
qu'ils  ne  l'auraient  pas  traversée  pour  toutes  les  ri- 
chesses de  la  terre.  En  le  faisant,  ils  auraient  craint 
d'encourir  la  colère  du  grand  dieu  Fakavélikélé.  La 
plus  grosse  des  deux  colonnes,  la  colonne  divine,  était 
tellement  en  vénération,  que  personne  ne  se  serait 
avisé  de  la  toucher  avec  la  main,  sans  s'exposer, 
croyaient-ils,  à  perdre  la  vie.  Le  P.  Chanel,  qui  n'était 
pas  encore  au  courant  de  tous  les  usages  de  l'île,  igno- 
rait en  particulier  ces  prohibitions  ridicules.  Comme 
il  désirait  dire  la  messe  aussi  souvent  que  possible,  il 
fit  dresser  l'autel  contre  cette  colonne.  «  D'énormes 
pointes,  nous  dit  le  Frère,  y  furent  enfoncées  à  grands 
coups  de  marteau  pour  y  suspendre  le  bénitier,  le  cru- 
cifix, etc.,  et  il  n'était  pas  permis  d'y  toucher  du  bout 
du  doigt  !  Je  crois  me  rappeler  que,  pendant  l'opéra- 
tion, le  roi  se  consumait  en  exclamations  de  surprise 
et  peut-être  d'indignation.  Cependant,  il  n'osa  point  s'y 
opposer.  Craignait-il  que  nous  ne  nous  moquassions 
de  lui  ?  Respectait-il  dans  ce  temps  le  P.  Chanel  ?  » 

(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  2  mai  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  298 

Tout  était  préparé,  dès  le  5  mai  au  soir,  pour  célé- 
brer la  sainte  messe  le  lendemain,  fête  du  Patronage 
de  saint  Joseph.  «  J'ai  la  consolation  d'offrir  le  saint 
sacrifice  de  la  messe,  pour  la  première  fois,  dans  cette 
partie  de  l'île.  La  maison  du  roi  me  sert  d'église.  Non 
seulement  le  roi  a  trouvé  bon  que  la  chose  eût  lieu, 
mais  il  a  fait  avertir  toute  la  vallée  de  s'y  rendre.  Je  ne 
suis  pas  mécontent  du  silence  qui  règne  pendant  tout 
le  temps  de  la  sainte  messe,  à  part  les  cris  des  enfants, 
qui  me  servaient  de  chantres  (i).  » 

Le  22  mai,  il  eut  une  occasion  d'écrire  au  P.  Batail- 
lon. Après  avoir  déploré  les  marchés  qui  se  faisaient 
entre  les  capitaines  des  vaisseaux  et  les  naturels,  il  lui 
apprend  qu'à  l'arrivée  du  baleinier  anglais  Mathilde, 
«  ces  pauvres  gens  donnaient  leurs  affaires  plutôt 
qu'ils  ne  les  vendaient.  Force  cocos  pour  une  pipe. 
Trois  porcs  assez  gros  et  cent  ignames  pour  un  fusil. 
Ils  n'en  achetèrent  que  trois,  par  bonheur...  Je  serais 
bien  fâché  de  voir  la  poudre  et  les  fusils  arriver  de  ce 
côté  de  l'île,  parce  que  la  paix,  qui  vient  d'être  faite, 
ne  serait  pas  de  longue  durée. 

«  Nous  sommes  toujours  dans  la  maison  du  roi. 
Les  nombreuses  fêtes  de  noces  ont  empêché  Sa  Ma- 
jesté de  s'occuper  de  notre  maison.  Je  ne  sais  jusqu'à 
quand  durera  ce  provisoire.  La  foule  abonde  toujours 
autour  de  nous,  et  nous  ne  pouvons  que  bien  peu 
travailler...  Je  n'ai  pas  le  bonheur  de  pouvoir  offrir 

(i)  Journal,  6  mdJi  i838. 


294  ^'^^-    I^U    BIENHEUREUX 

le  saint  sacrifice  aussi  souvent  que  je  le  désirerais. 
Que  votre  maison  me  fait  envie  pour  cela  !  Dieu  soit 
béni  !... 

«  Je  n'ai  toujours  pas  la  consolation  de  faire  des 
chrétiens.  Le  chef  Tuloméa  disait  dans  une  harangue, 
après  une  danse  chez  Niuliki,  que  les  îles  Vavau, 
Haapaï,  Tonga,  et  beaucoup  d'autres  qu'il  nomma, 
étaient  religieuses;  mais  que  Wallis  et  Futuna  étaient 
seules  avec  leur  ancienne  religion.  Le  roi  Lavélua 
l'avait  chargé  de  dire  à  Niuliki  qu'il  était  bon  que  ces 
deux  îles  ne  fissent  pas  comme  les  autres.  Je  crois  que 
l'on  répondit  Mairie  (c'est  bien)  à  cela  comme  à  tout 
le  reste.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  demande  qu'à  savoir 
la  langue.  Le  bon  Dieu  fera  le  reste  (i).  » 

Deux  jours  plus  tard,  fête  de  l'Ascension,  il  com- 
mence la  messe,  et  il  n'y  a  presque  personne  ;  mais  le 
nombre  des  assistants  augmente  jusqu'à  la  fin.  «  Nous 
chantons,  après  la  sainte  messe,  le  Laiidate  Domuium 
et  le  Regina  cœli  :  ce  qui  devient  le  sujet  de  la  conver- 
sation le  reste  de  la  journée  (2).   » 

Enhardi  parce  petit  succès,  la  veille  de  la  Pentecôte 
il  fait  annoncer  dans  les  vallées  voisines  que,  le  lende- 
main, il  y  aurait  grande  fête  pour  lui  et  pour  le  frère. 
Il  se  lève  de  bon  matin,  et,  avec  son  catéchiste,  dispose 
tout  pour  le  saint  sacrifice.  «  A  mesure  que  nous 
mettons  chaque  objet  à  sa  place,  les  cris  d'admiration 


(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  22  mai  i838. 
(2)  Journal,  24  mai  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  295 


partent  de  tous  côte's.  Le  roi,  qui  était  sorti,  ne  tarde 
pas  à  revenir.  Les  pères,  les  mères,  les  enfants  font 
foule  autour  de  nous.  Tout  le  monde  est  fort  tranquille. 
Le  chant  du  Ve}ii  Creator  fait  re'gner  le  plus  grand 
silence  dans  toute  l'assemble'e.  Même  attention  pen- 
dant la  grand'messe,  à  l'issue  de  laquelle  nous  avons 
chanté  le  Laudate  Do7ninum  et  le  Regina  cœîi.  Nous 
avons  laissé  un  bon  moment  notre  autel  avec  sa  parure, 
afin  de  satisfaire  les  regards  de  ces  pauvres  naturels, 
qui  n'avaient  encore  rien  vu  de  semblable.  Le  Crucifix 
est  toujours  l'objet  qui  les  frappe  plus  que  tout  le 
reste  (i).  » 

Le  F.  Marie  Nizier  nous  apprend  que,  pendant  le 
chant  du  Veni  Creator,  il  vint  une  rafale  qui  semblait 
devoir  tout  emporter.  «  Je  croyais,  me  dit  le  P.  Chanel 
après  la  messe  et  en  souriant,  que  c'était  le  vent  impé- 
tueux du  jour  de  la  Pentecôte.  » 

Pour  que  le  lecteur  puisse  mieux  juger  ce  peuple  de 
Futuna,  qu'il  nous  permette  de  copier  cette  note  du 
lundi  de  la  Pentecôte  : 

«  La  curiosité  de  voir  une  lampe  allumée  nous 
amène  un  bon  nombre  d'enfants  et  d'autres  personnes. 
Plusieurs,  qui  nous  voient  faire  le  signe  de  la  croix, 
essaient  de  nous  imiter.  —  La  deuxième  femme  du 
roi  vient  me  demander  à  porter  le  nom  de  Beata 
Maria,  que  nous  avons  donné  à  la  très  sainte  Vierge. 
Je  lui  dis  que  le  mot  Beata  n'est  que  pour  cette  Marie 

(i)  Journal,  3  juin  i838. 


296  VIE  DU    BIENHEUREUX 

dont  elle  a  vu  l'image,  mais  qu'elle  peut  porter  celui 
de  Maria.  Elle  s'en  contente  (i).  » 

11  ne  put  donner  à  la  fête  du  très  saint  Sacrement  la 
solennité'  qu'il  aurait  de'sirée.  Aussi,  il  se  voit  forcé 
d'écrire  sur  son  Journal  :  «  Si  je  n'ai  pas  la  consola- 
tion de  pouvoir  suivre,  avec  mon  cher  F.  Marie  Ni- 
zier,  notre  divin  Sauveur  dans  son  triomphe,  il  nous 
reste  de  pouvoir  l'offrir  à  Dieu,  son  Père,  et  de  le 
recevoir  au  dedans  de  nous-mêmes  (2).  » 

Le  roi  avait  été  enchanté  de  tout  ce  que  le  P.  Chanel 
avait  fait  à  l'occasion  de  la  fête  de  la  Pentecôte.  Du 
reste,  il  était  plein  d'égards  et  d'attention  pour  lui 
depuis  le  retour  de  Wallis.  Il  aurait  bien  voulu  accéder 
à  sa  demande  d'avoir  une  case  à  part  ;  mais  les  indi- 
gènes étaient  alors  trop  occupés  pour  songer  à  en 
construire  une  neuve.  Il  lui  offrit,  le  1 1  juin,  une  partie 
de  sa  maison  pour  y  faire  une  chambre,  et  désigna 
l'espace  qu'elle  devait  occuper.  Le  missionnaire  ac- 
cepta avec  reconnaissance,  et  se  mit  à  la  préparer  le 
plus  vite  possible.  Là,  il  fut  plus  tranquille  pour  ses 
prières  et  ses  études,  et  il  eut  le  bonheur  d'offrir  pres- 
que tous  les  jours  le  saint  sacrifice  de  la  messe.      -   . 

Dans  sa  nouvelle  chambre,  il  avait  placé  plusieurs 
grandes  images.  Les  naturels,  qui  venaient  en  foule  le 
voir,  ne  savaient  que  dire  de  la  science  des  blattes, 
et  le  concours  allait  toujours  croissant.   L'image  de 


(i)  Journal,  4  juin  i838. 
(2)  Journal,   14  juin  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  297 

VEcce  hofno  était  celle  qui  attirait  le  plus  les  regards. 

Deux  jeunes  personnes,  parentes  de  la  première 
femme  de  Thomas,  eurent  l'heureuse  idée  d'apporter 
une  couronne  de  fleurs  pour  l'image  de  la  sainte 
Vierge.  Le  P.  Chanel  note  avec  bonheur  ce  premier 
présent  offert  à  Marie.  (i8  juillet  i838.) 

Ce  qui  le  désolait,  c'est  qu'on  ne  l'avertissait  pas 
lorsqu'il  y  avait  des  malades.  «  Tandis  que  nous 
sommes  sur  le  point  de  dîner,  j'ai  encore  la  douleur 
d'apprendre  la  mort  d'un  jeune  homme  de  Laloua, 
qui  avait  au  bras  gauche  un  mal  considérable.  Que  le 
saint  nom  de  Dieu  soit  béni  !  Mais  mon  cœur  saigne 
en  présence  de  choses  semblables  :  avoir  dans  mes 
mains  ce  qui  peut  sauver  ces  pauvres  âmes,  et  l'enfer 
les  ravit  (i)  !...  « 

«  Vers  les  trois  heures  du  matin,  j'entends  dire 
qu'une  personne  est  malade,  que  le  dieu  la  mange.  Je 
pars  de  suite  pour  aller  la  voir.  Je  ne  suis  pas  au  bout 
de  la  vallée,  que  des  cris  et  des  pleurs  me  font  tres- 
saillir. Je  me  dirige  vers  la  maison,  où  je  trouve  un 
pauvre  jeune  homme  mort  de  consomption.  Il  était 
malade  depuis  deux  mois,  sans  que  je  le  susse  (2)  !  » 

Il  eut  encore  bien  des  fois  occasion  d'écrire  sur  son 
journal  des  notes  de  ce  genre. 

Mais,  enfin,  il  put  administrer  le  saint  baptême.  Il 
relate  avec  bonheur  les  circonstances  qui  l'accompa- 


(i)  Journal,  3o  mai  i838. 
(2)  Journal,  5  juillet  i838. 


298  VIE    DU    BIENHEUREUX 

gnèrent.  «  Le  roi  m'apprend  qu'il  y  a  un  enfant  ma- 
lade à  Laloua.  Je  m'y  rends  en  toute  hâte.  Je  trouve 
cet  enfant  endormi  sur  les  bras  d'une  vieille  femme 
aveugle.  Je  m'approche  et  lui  fais  quelques  petites 
caresses  dont  il  ne  s'aperçoit  pas.  Je  distribue  quel- 
ques gouttes  d'huile  parfumée;  après  quoi  je  demande 
de  l'eau,  et  appelant  cet  enfant  du  nom  de  Marie- 
Marcellien,  je  lui  confère  le  saint  baptême.  Je  lui  fais 
ensuite  donner  à  boire  quelques  gouttes  de  l'eau  des 
Carmes  mêle'es  dans  l'eau  naturelle.  Je  demande  quel 
est  son  nom.  On  me  dit  qu'il  s'appelle  Véhé.  Et  afin 
d'éviter  tout  soupçon  sur  ce  que  je  viens  de  faire,  je 
prends  les  noms  de  toutes  les  personnes  qui  sont  dans 
la  maison.  Je  reviens  ensuite  à  Epoé,  en  récitant  le 
Te  Deum  en  action  de  grâces  (i).  » 

Cette  consolation  d'avoir  pu  conférer  le  saint  bap- 
tême, il  en  fait  part  au  P.  Bataillon,  dans  sa  lettre  du 
21  juin,  et  il  nous  révèle  la  pratique  qu'il  suivra  dé- 
sormais :  il  donnera  au  nouveau  baptisé  le  nom  de  la 
Reine  du  ciel  et  celui  du  saint  du  jour. 

Il  a  le  même  bonheur  le  3i  juillet,  et  l'enfant  qu'il 
baptise,  il  le  nomme  Marie-Ignace.  Quand  il  apprend 
sa  mort,  il  écrit  dans  son  journal  :  «  La  consolation 
que  j'éprouve  d'avoir  ouvert  le  ciel  à  cette  âme,  me 
porte  à  rendre  à  Dieu  de  nombreuses  actions  de 
grâces.  Des  raisons  de  prudence  m'ont  empêché  d'aller 
avec  le  F.  Marie  Nizier  faire   les  cérémonies  de  sa 

(i)  Journal,  18  juin  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  299 

sépulture  ;  car  aucun  naturel  ne  sait  qu'il  a  reçu  la  grâce 
du  saint  baptême,  et  les  dieux  pourraient  fort  bien 
m'attribuer  la  cause  de  sa  mort  (i).  » 

Le  23  août,  il  vient  de  quitter  les  ornements  sacer- 
dotaux, lorsqu'il  entend  pleiu^er  à  quelque  distance  de 
la  77îaison  du  roi.  «  Je  me  transporte  bien  vite  vers 
l'endroit  d'où  partent  ces  cris.  Je  vois  une  maison 
pleine  d'hommes  et  de  femmes,  qui  se  couvrent  de 
sang  à  force  de  se  frapper.  Le  mari  de  la  vieille  femme 
malade  est  tout  inonde'  des  gouttes  qui  tombent  sur  la 
malade  et  la  rendent  affreuse  à  voir.  Je  suis  longtemps 
à  parler  sans  pouvoir  me  faire  entendre.  Ma  voix  est 
couverte  par  les  cris.  A  la  fin,  je  demande  à  parler  à  la 
malade,  pour  lui  proposer  de  se  faire  chrétienne  avant 
de  mourir.  Outre  le  malheur  de  ne  pas  assez  bien 
parler  la  langue,  j'ai  celui  de  voir  cette  pauvre  vieille 
me  répondre  non  aux  propositions  de  salut  que  je  viens 
de  lui  faire.  Je  me  retire  en  la  saluant.  La  foule  s'est 
écoulée.  Quelques  femmes  et  quelques  enfants  sont 
encore  à  la  maison.  Les  hommes  sont  sortis, 

«  Je  retourne  la  visiter  un  peu  après  midi.  Je  té- 
moigne ma  surprise  de  voir  qu'on  ne  lui  donne  ni  à 
boire,  ni  quoi  que  ce  soir.  L'intérêt  que  je  lui  porte 
paraît  la  toucher.  Elle  me  regarde  d'un  air  moins 
sévère.  J'en  profite  pour  réitérer  mes  propositions  de 
salut.  Elle  y  adhère  cette  fois.  Je  m'y  prends  de  toutes 
les  manières  pour  lui  enseigner  les  vérités-  les  plus 

(i)  Journal,  22  août  i838. 


300  VIE    DU    BIENHEUREUX 

indispensables.  Je  lui  suggère  quelques  aspirations 
vers  Dieu,  en  lui  disant  que  je  vais  revenir  tout  à 
l'heure. 

«  De  retour,  je  continue  encore  mes  exhortations,  à 
la  suite  desquelles  je  lui  administre  le  saint  baptême. 
Ses  yeux  sont  beaucoup  meilleurs;  elle  me  regarde 
avec  confiance,  me  tend  la  main.  Elle  me  dit  qu'elle  a 
bu  et  mangé  pendant  ma  dernière  absence.  Son  nom 
est  Marie-Anne  (i).  » 

Le  père  la  voit  le  lendemain,  et  note  qu'elle  parlait 
toujours  cofitente  de  ce  qu'elle  est  devenue  chrétiefuie. 

Il  est  réveille',  le  25  août,  de  très  grand  matin,  par 
les  pleurs  et  les  cris  d'une  famille  qui  revient  de  La- 
loua.  «  Pendant  longtemps,  nous  croyons  que  c'est 
ma  vieille  Marie-Anne  dont  on  pleure  la  mort.  Quel 
n'est  pas  mon  regret,  lorsqu'un  chef  vient  nous  an- 
noncer que  c'est  une  petite  fille  de  nos  voisins!  Il  eût 
été  si  facile  d'ouvrir  les  portes  du  ciel  à  cette  enfant, 
qui  est  morte  sans  la  grâce  du  baptême  (2)  !  » 

Marie-Anne  mourut  le  27,  et  ses  funérailles  eurent 
lieu  le  lendemain.  «  Les  cris  et  les  pleurs  des  naturels 
m'ont  empêché  de  demander  à  faire  la  sépulture  ec- 
clésiastique. Je  me  suis  contenté  d'offrir  le  saint 
sacrifice  de  la  messe  pour  le  repos  de  son  âme  (3).  » 

Nous  avons  tenu  à  reproduire  en  entier  ces  notes  du 


(i)  Journal,  23  août  i838. 

(2)  Journal,  2  5  août  i838. 

(3)  Journal^  28  août  i838. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3oi 

Jouîvial^  qui  se  rapportent  aux  premiers  baptêmes.  Le 
lecteur  suivra  mieux  l'apôtre  de  Futuna  et  pourra 
juger  sa  prudence,  son  zèle  et  sa  charité. 

Quand  l'occasion  était  favorable,  il  ne  manquait 
jamais  de  dire  un  mot  de  notre  sainte  religion.  Ces 
paroles  de  salut,  qu'il  sème  partout,  finissent  par  pro- 
duire leur  effet.  «  Plusieurs  personnes  nous  deman- 
dent des  livres  pour  être  lotu  (religieuses).  Je  ne  me 
fie  guère  encore  à  toutes  ces  démarches.  Néanmoins, 
j'aperçois  de  jour  en  jour  un  changement  notable  dans 
les  dispositions  des  insulaires  (i).  »  Aussi,  quand  un 
jeune  homme  lui  annonce  que  le  roi  et  le  plus  grand 
chef  de  l'île  ne  veulent  ni  se  faire  clwétiens,  ni  permettre 
que  les  autres  le  deviennent ,  il  écrit  sur  son  journal  : 
«  Dieu  est  le  souverain  des  cœurs,  il  en  a  converti  de 
plus  obstinés  (2).  » 

Son  zèle  pour  le  salut  des  âmes  ne  pouvait  lui  faire 
oublier  les  vaincus.  «  Furi-Vao,  le  père  de  Sam,  est  in- 
troduit par  Thomas  dans  notre  petite  maison,  pendant 
la  sainte  messe.  Il  s'y  tient  tout  le  temps  d'une  ma- 
nière très  tranquille.  Après  une  courte  action  de  grâces 
je  vais  lui  demander  si  ce  qu'il  vient  de  voir  est  bien. 
Il  me  répond  que  oui.  Je  lui  exprime  le  désir  d'aller 
faire  la  même  chose  à  Singavéj  mais  que  je  voudrais 
avoir  une  maison  pour  cela.  Je  lui  demande  si  je 
pourrai  en  avoir  une.  La  réponse  est  encore  affirma- 


(i)  Journal,  2S  août   i838. 
(2)  Journal,  21  août  i838. 


302  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


tive.  Je  lui  donne  la  commission  d'en  parler  aux  autres 
chefs  qui  sont  de  son  côte',  et  lorsque  Thomas  aura 
fini  notre  maison,  il  ira  en  construire  une  semblable 
dans  sa  vallée.  Il  dit  que  c'est  bien,  et  retourne  quel- 
ques instants  dans  la  maison  du  roi  (i).  » 

Le  P.  Chanel,  en  effet,  avait  obtenu  la  permission 
de  construire,  à  Poï,  une  case  séparée,  et  de  suite 
Thomas  s'était  mis  à  l'œuvre.  Cette  case,  de  24  pieds 
de  long  sur  1 3  de  large,  toute  simple  qu'elle  était,  devint 
la  met^veille  de  l'île  (2).  Le  serviteur  de  Dieu  la  bénit 
le  5  septembre,  et  l'habita  définitivement  depuis  ce 
jour.  Il  put  ainsi  continuer  plus  tranquillement  les 
exercices  de  la  retraite  qu'il  voulait  faire  avant  l'As- 
somption, selon  les  constitutions  de  la  Société  de 
Marie,  et  que  la  construction  de  la  nouvelle  maison 
l'avait  forcé  de  renvoyer  à  la  Nativité  de  la  sainte 
Vierge. 

Les  embarras  résultant  de  cette  construction  ne  lui 
avaient  pas  fait  oublier  une  sainte  pour  laquelle  il 
avait  une  grande  dévotion.  Il  inscrit  au  19  août  la 
clôture  de  sa  neuvaine  à  sainte  Philomène,  comme  il 
avait  noté  avec  soin  sa  neuvaine  à  la  sainte  Vierge 
pour  la  fête  du  i5  août,  le  renouvellement  de  ses 
vœux  religieux,  l'anniversaire  de  sa  prêtrise  et  de  sa 
première  messe. 


(1)  Journal,  i3  août  i838. 

(2)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


CHAPITRE  VIII 


FETES  EN  L  HONNEUR  DES  DIEUX. 
—  NOUVEAUX  BAPTEMES .  - 
POUR  LA  MISSION. 


-TEMPETE  DU  2  FEVRIER. 
NOUVELLES    ESPÉRANCES 


(8  septembre  i838  —  8  mai  i83g  ) 


NE  grande  fête  en  l'honneur  des  dieux  fut 
le  premier  événement  qui  suivit  l'installa- 
tion du  P.  Chanel  dans  sa  nouvelle  case. 

Le  3  septembre,  un  conseil  avait  été  tenu  pour  en 
déterminer  l'époque.  Toutes  les  voix  s'étaient  réunies 
pour  la  fixer  au  i3,afin  d'avoir  le  temps  de  faire  les 
préparatifs  nécessaires.  «  On  bat  le  tambour  pour 
l'annoncer.  On  fait  des  toasts  aux  dieux  sur  la  place 
du  palais.  Le  kava  est  offert  par  le  roi  à  un  chef  de 
Sifigapé  pour  lui  donner  la  commission  d'inviter  tout 
le  monde  de  l'autre  côté  de  l'île  à  se  rendre  à  cette 
fête  (i).  M  Comme  la  danse  entre  dans  le  programme 
de  toute  fête,  les  naturels  s'y  préparent  avec  soin  et 
renouvellent  ces  exercices  la  veille  de  la  solennité. 

Le  jour  même  (i 3  septembre),  une  grande  foule  se 

^i)  Journal^  3  septembre  i838. 


304  VIE   DU    BIENHEUREUX 


trouve  réunie.  Tout  se  passe  selon  le  cérémonial  ordi- 
naire. Les  vivres,  apportés  par  les  différentes  vallées, 
sont  d'abord  placés  devant  le  roi,  qui  préside.  Le 
premier  ministre  récite  une  prière.  Puis,  par  ordre  du 
roi,  les  vivres  sont  distribués  aux  chefs  de  chaque 
village,  et  par  ceux-ci  à  chaque  famille.  Après  le  repas, 
la  danse  commence.  Un  tronc  d'arbre  creux  sert  de 
tambour.  Celui  qui  le  frappe  en  cadence  est  environné 
d'un  certain  nombre  d'insulaires  qui  l'accompagnent 
en  chantant.  Les  danseurs  eux-mêmes,  divisés  en  deux 
groupes,  les  hommes  d'un  côté,  les  femmes  de  l'autre, 
mêlent  leurs  voix  à  celles  des  chanteurs  et  exécutent 
les  mêmes  mouvements  en  agitant  une  palette,  tantôt 
d'une  main,  tantôt  d'une  autre. 

Pendant  la  danse,  quelques  filles  de  i6  à  20  ans, 
de  la  famille  royale  ou  de  celle  des  chefs,  se  tiennent 
debout,  près  du  roi,  comme  à  une  place  d'honneur. 
Elles  sont  superbement  barbouillées  de  noir  et  de 
ronge  (i),  et  ne  prennent  point  part  à  la  danse.  Elles 
se  remplacent  successivement,  selon  l'ordre  des  vallées, 
car  chaque  vallée  principale  vient  à  son  tour. 

On  célébrait  d'autres  fêtes  en  l'honneur  des  dieux^ 
lorsqu'on  voulait  leur  demander  quelque  grâce  ou  la 
cessation  d'un  fléau.  Ainsi,  nous  trouvons  cette  note 
au  i3  octobre:  «  Prières  publiques  pour  apaiser  le 
vent  qui  brise  les  arbres  à  pain  et  les  bananiers... 
Les  prières  commencent  ce  soir  au   dieu  du   grand 

(i)  P.  Servant,  Histoire  du  christianisme  dans  Ls  iles  Futuna. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3o5 

ministre  du  roi,  Marigni  (Maligi),  et  ne  dureront  qu'un 
jour  (i).  ))  Mais  elles  auront  lieu  pendant  sept  jours 
au  dieu  du  roi  et  se  termineront  par  une  grande  fête 
religieuse. 

Le  14,  «  les  premiers  fruits  à  pain,  les  premières 
ignames  sont  servis.  La  foule  se  retire  après  la  prière 
faite  par  Fare'ma,  qui  a  demandé  la  cessation  du  vent, 
un  soleil  qui  ne  brûlât  pas,  des  fruits  et  de  l'eau  en 
abondance,  beaucoup  de  poissons  dans  la  mer  et  la 
cessation  de  la  colère  du  dieu  (2).  »  Les  prières  conti- 
nuent les  jours  suivants  jusqu'à  la  fête  du  21  octobre. 
Une  procession  faite  par  les  hommes^  tenant  chacun 
une  feuille  de  bananier  en  guise  de  palme,  termine 
la  solennité. 

Durant  la  période  qu'embrasse  ce  chapitre,  l'apôtre 
de  Futuna  nous  signale  plusieurs  autres  fêtes.  Il  nous 
parle  de  celle  qui  eut  lieu  le  28  octobre  à  FikajH^  lors 
de  Vérection  d'un  dieu  à  Fare'ma  {c'est  une  borne  en 
pierre).  Déjà  Thomas  Boog  nous  a  appris  qu'il  y  avait 
une  pie?v'e  dirine  devant  chaque  maison  royale,  dans 
les  vallées  principales.  «  La  plus  grande  que  j'aie  vue, 
nous  dit  le  F.  Marie  Nizier,  pouvait  avoir  un  peu  plus 
d'un  mètre  carré  et  la  plus  petite  de  40  à  5o  centi- 
mètres. Une  fois  érigée,  elle  était  respectée  de  tous. 
Le  roi  seul  avait  le  droit  de  s'asseoir  auprès,  et  de  s'en 
servir  comme  d'un  dossier  lorsqu'il  présidait  une  fête. 


(i)  Journal,  i3  octobre  i838. 
(2)  Journal,  14  octobre  i8i8. 


3o6  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Malgré  ces  solennités  païennes,  les  bonnes  disposi- 
tions que  le  P.  Chanel  avait  déjà  constatées  allaient 
toujours  en  s'améliorant .  Quelques  naturels  vont 
jusqu'à  lui  manifester  le  Je^/r  d'être  chrétiens.  i<.  Plaise 
à  Dieu  que  la  sincérité  soit  dans  leur  cœur  et  dans 
leur  bouche  !  (i)  » 

Aussi  les  baptêmes  deviennent  plus  fréquents.  Un 
enfant  qu'il  a  baptisé  meurt  à  Alofî.  Tout  heureux,  il 
écrit  sur  son  journal  :  «  Mes  dQux petites  îles  comptent 
des  âmes  dans  le  ciel.  Mon  Dieu,  augmentez-en  le 
nombre  (2).   )> 

La  joie  du  F.  Marie  Nizier  d'avoir  pu  conférer  le 
baptême,  il  la  partage  avec  lui  et  a  soin  de  noter  cette 
grâce  (12  janvier  iSSg). 

Il  se  réjouit  aussi  lorsque,  le  2  octobre,  il  reçoit  de 
bonnes  nouvelles  du  P.  Bataillon,  qui  lui  envoie  un 
abrégé  de  grammaii^e  et  un  autre  de  la  doctrine  chré- 
tienne. Son  bonheur  augmente  lorsque,  le  24  janvier 
suivant,  des  naturels.,  venant  de  Wallis.,  7ie  tarissent 
pas  sur  l'éloge  qu'ils  donnent  à  son  confrère. 

Nous  l'avons  vu  dans  le  chapitre  précédent,  notre 
apôtre  tenait  à  avoir  à  Sigavé  une  maison,  afin  de 
pouvoir  y  célébrer  la  messe,  lorsqu'il  irait  dans  cette 
partie  de  l'île.  Son  vœu  fut  accompli,  et  la  case  qui 
lui  était  destinée  fut  achevée  au  commencement  de 
janvier  iSSg. 


(i)  Journal,   16  septembre  iS38. 
(2)  Journal,  28  septembre  i838. 


i 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  OO7 

Quant  à  celle  qu'il  occupait  àPoï,  elle  fut  renversée 
dans  la  nuit  du  2  au  3  février.  «  Une  tempête,  annon- 
cée depuis  quelques  jours  par  un  ciel  brumeux  et  par 
un  grand  vent  d'est,  éclata  tout  à  coup  avec  fureur. 
Les  éclairs,  les  tonnerres,  des  torrents  de  pluie,  un 
bruit  effroyable  delà  mer,  les  cris  des  insulaires,  qui 
invoquaient  leurs  divinités,  telle  fut  la  scène  que  nous 
offrit  d'abord  toute  cette  nuit.  Un  peu  avant  le  jour, 
le  vent  changea  de  direction  et  redoubla  de  violence- 
A  moitié  vêtus,  nous  luttions  tous  trois  contre  l'orage, 
pour  essayer  de  soutenir  notre  pitùt  palais.  Malgré 
nos  efforts,  nous  eûmes  la  douleur  de  voir  sa  toiture 
voler  en  lambeaux,  et  bientôt  le  corps  même  de  l'édi- 
'fice,  agité,  secoué  dans  tous  les  sens,  tomber  enfin  tout 
fracassé,  et  nous  laisser  sans  abri.  La  plupart  des  mai- 
sons eurent  le  même  sort.  Les  cocotiers,  les  bananiers, 
les  arbres  à  pain,  toutes  les  productions  de  l'île  furent 
si  maltraitées,  qu'après  ce  grand  désastre,  on  était 
encore  menacé  de  la  famine.  Pour  l'éviter,  les  insulaires 
ont  travaillé  longtemps,  avec  un  courage  remarquable, 
et  sont  parvenus,  à  peu  près,  à  réparer  leurs  per- 
tes (i).   » 

Le  P,  Chanel  transporta  ses  effets  dans  la  maison 
du  roi,  qui  avait  moins  souffert  de  la  tempête,  et, 
quelques  jours  après,  il  fit  élever  une  petite  case  de 
12  pieds  de  long  sur  6  ou  7  de  large,  en  attendant  qu'il 
fût  possible  d'en  «construire  une   plus   vaste,  sur  les 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


3o8  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ruines  de  la  première.  «  Le  vol,  qui  est  permis  ici  en 
pareille  circonstance,  écrit-il  au  T.  R.  P.  Colin,  nous 
fit  perdre  quelques  chemises  etautrespetitseffets  (i).  » 
Mais  le  roi  ordonna  de  rendre  tout  ce  qui  lui  avait 
appartenu,  et  lui-même  se  mit  en  mouvement  pour  les 
retroupe7\ 

Aux  maux  cause's  par  la  tempête  faillit  se  joindre 
le  fléau  de  la  guerre.  La  veille  du  désastre  du  2  février, 
«  les  imincus  avaient  fait  présent  de  dix  porcs  rôtis  à 
deux  imposteurs  du  parti  opposé,  qu'on  regardait 
généralement  comme  les  oracles  des  dieux.  Leur  inten- 
tion était  d'attirer  ces  hommes  dans  leur  vallée,  d'ac- 
croître leurs  forces  par  un  plus  grand  nombre  de  divi- 
nités tutélaires  et  de  ramener  enfin  la  victoire  de  leur 
côté.  Mais  les  vainqueurs  le  comprirent  et  crièrent  aus- 
sitôt vengeance.  On  se  mit  à  la  poursuite  de  ceux  qui 
avaient  apporté  le  présent;  on  les  joignit,  et  ces  mal- 
heureux ne  durent  la  vie  qu'à  la  clémence  du  roi,  qui 
se  contenta  de  les  avoir  réduits  à  demander  grâce  (2).  » 

Cette  heureuse  solution  permet  au  P.  Chanel  de 
recommencer  ses  courses  à  travers  l'île  et  de  multi- 
plier ses  visites. 

Le  20  février,  il  est  à  Assoa-Vélé,  auprès  d'un  ma- 
lade qui  a  une  plaie  au  gosier.  Cette  plaie  lui  paraît 
incurable.  Puissé-je  l'instruire  à  temps  et  le  disposera 
la  grâce  du  baptême! 


(i)  Lettre  au  T.  R.  P.  Colin,  16  mai  iSSq. 
(2)  Lettre  au  P.  Gonvers,  mai   1840. 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  Sog 

Il  se  transporte  à  5/"^az^e  le  25,  en  visitant  diffe'rentes 
valle'es.  Arrivé  au  terme  de  son  voyage,  il  s'empresse 
de  parler  de  notre  sainte  religion  avec  ceux  qui  veulent 
l'e'couter,  et  en  particulier  avec  Sam.  Le  vieux  roi 
Vanaé  lui-même  pose  des  questions  sur  ce  sujet,  et  les 
re'ponses  qui  lui  sont  données  lui  font  plaisir. 

En  revenante  Poi  par  le  côté  nord-ouest  de  l'île,  il 
remarque  une  amélioration  considérable  dans  le  carac- 
tère des  naturels  qu'il  trouve  sur  son  passage. 

Le  malade  qu'il  a  vu  une  première  fois  à  Assoa- 
Fe7e,  Tui-Karépa,  va  plus  mal.  Aussi,  il  s'empresse 
d'aller  le  visiter,  et  il  profite  d'une  circonstance  pour 
faire  à  quelques  naturels  une  conférence  sur  la  religion, 
conférence  qui  paraît  exciter  leur  intérêt  (ii  mars). 
Tui-Karépa  est  entre  les  mains  de  différents  dieux, 
qui  ne  savent  plus  à  quel  remède  recourir.  Pour  der- 
nière expérience  de  sa  maladie j  ils  font  tourner  un  coco. 
Comme  l'état  du  malade  devient  plus  inquiétant,  les 
parents  se  décident  à  le  porter  chez  un  Atua  muli. 
Mais  ce  représentant  d'un  dieu  ne  réussit  pas  mieux 
que  ses  confrères. 

Pendant  que  Tui-Karépa  est  ainsi  entouré,  il  est 
impossible  au  P.  Chanel  de  chercher  à  l'instruire.  Du 
reste,  le  péril  n'est  pas  imminent.  Il  part  y>'^uv  Sigavé. 
Sa  première  visite  est  à  un  jeune  homme  malade.  «  Le 
danger  dans  lequel  je  le  trouve  me  porte  à  lui  proposer 
de  se  faire  chrétien".  Il  me  répond  quelques  mots,  et 
finit  par  me  dire  qu'il  est  fatigué  de  parler...  Par  l'en- 
tremise de  Thomas,  avec  qui  je  parle  un  mauvais  an- 


3  10  VIE    DU    BIENHEUREUX 

glais  et  qui  me  sert  d'interprète,  le  jeune  homme  va 
connaître  nos  principaux  mystères,  nécessaires  au 
salut.  Je  retourne  une  autre  fois  avec  lui  auprès  du 
malade,  qui  désire  être  chrétien.  Toute  sa  famille 
partage  ses  sentiments.  Je  le  baptise  en  lui  donnant 
le  nom  de  Pierre.  Je  le  laisse  en  lui  conseillant  de  ré- 
péter souvent  cette  invocation  :  Aj^e^  pitié  de  moi, 
Dieu  Jéhova,  car  Je  désire  aller  au  ciel  (i).   » 

Le  lendemain  il  va  revoir  son  néophyte.  «  Son  état 
n'a  pas  changé.  Je  trouve  la  famille  contente  et  rési- 
gnée. Je  parle  peu  au  malade  de  crainte  de  le  fatiguer, 
mais  fort  longtemps  avec  son  père  et  à  quelques  na- 
turels que  je  trouve  sur  mon  chemin  (2).  » 

Il  rencontre  dans  la  maison  de  Vanaé  une  jeune 
paral3^tique,  qui  ne  lui  paraît  pas  dans  un  danger 
prochain  :  aussi,  il  ne  lui  propose  pas  de  se  faire  chré- 
tienne. Quelle  n'est  pas  sa  douleur  lorsque,  le  jour 
suivant  (i5  mars),  il  apprend  par  Thomas  qu'elle  est 
morte  et  enterrée  !  Il  sait  par  lui  qu'au  moment  de 
mourir  elle  avait  demandé  avec  instance  qu'on  allât 
chercher  le  missionnaire,  parce  qu'e//e  voulait  être 
chrétienne  pour  aller  au  ciel.  Ce  furent  ses  dernières  pa- 
roles. «Ma  douleur  a  été  bien  grande  à  cette  nouvelle. 
Puissele  baptême  de  désir  avoir  rendu  son  âme  agréable 
aux  3^eux  du  bon  Dieu,  et  lui  avoir  ouvert  le  ciel  (3j  !  » 


(i)  Journal,  i3  mars  1839. 
(2)  Journal,  14  mars  1839. 
^3)  Journal,  i5  mars  iS3q. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3  I  I 

Il  quitte  la  vallée  (i6  mars)  après  avoir  visité  une 
seconde  fois  son  néophyte,  qui  paraît  se  trouver  un 
peu  mieux.  Il  laisse  les  naturels  dans  d'hem^eiises  dis- 
positions pour  noire  sainte  religion.  Tout  le  monde 
veut  aller  au  ciel. 

Quand  il  arrive  à  Pdi,  il  entend  avec  bonheur  le 
F.  Marie  Nizier  parler  des  bonnes  dispositions  de  Ma- 
ligi  et  de  quelques  autres  naturels.  «  En  pleine  assem- 
blée, le  premier  ministre  n'a  pas  craint  de  dire  que  le 
lotu  (prière)  que  nous  avions  apporté  était  bon,  qu'il 
faisait  vivre  dans  le  ciel  et  préservait  du  feu  de  l'enfer. 
Que  le  bon  Dieu  bénisse  ces  premiers  changements 
dans  les  esprits  (i)!  « 

Tui-Karépa  voit  tous  les  jours  sa  maladie  faire  de 
nouveaux  progrès,  et  les  différents  dieux  auxquels  il 
s'est  adressé  ne  lui  ont  procuré  aucun  soulagement. 
Le  P.  Chanel  se  rend  auprès  de  lui,  malgré  une  pluie 
battante,  et  il  profite  du  moment  où  les  vieillards  se 
retirent  pour  lui  parler  du  saint  baptême.  «  Il  écoute 
mes  paroles  avec  plaisir.  Son  père,  qui  est  à  ses  côtés, 
m'invite  à  lui  faire  l'histoire  de  la  mort  et  des  souf- 
frances d'un  homme  qu'il  a  vu  sur  une  de  mes  images. 
Je  tâche  de  lui  faire  connaître  les  trois  personnes  de  la 
sainte  Trinité,  l'Incarnation  du  Verbe  et  le  mystère 
de  la  Rédemption.  Puis,  lui  suggérant  un  acte 
d'amour  de  Dieu,  je  l'engage  aie  répéter  pendant  que 
je  le  baptiserai  :«ce  que  le  pauvre  garçon  me  parut  faire 

(i)  Journal.  i6  mars  iSSg. 


3l2  VIE   DU    BIENHEUREUX 


de  toutes  ses  forces.  Il  me  témoigna  sa  joie  et  son 
contentement  en  apprenant  que  son  âme  était  devenue 
agréable  à  Dieu  ;  qu'il  n'avait  plus  rien  à  craindre  de 
l'enfer;  que  le  ciel  lui  était  assuré.  Je  le  quitte  en  lui 
conseillant  de  répéter  souvent  une  petite  invocation  à 
la  sainte  Vierge.  Il  me  remercie  et  me  demande  quand 
je  retournerai  le  voir.  Après-demain,  lui  dis-je  (i).  » 

Il  meurt  dans  la  nuit  du  22  au  23,  avant  que 
l'apôtre  ait  le  temps  de  tenir  sa  parole,  et,  à  ses  funé- 
railles, on  suit  tout  le  cérémonial  usité  en  ces  circons- 
tances. Quand  le  père  du  défunt  revoit  le  serviteur  de 
Dieu,  il  lui  demande  ime  croix  pour  la  mettre  sur  la 
tombe  de  son  fils. 

Le  P.  Chanel  eut  encore  la  consolation  de  conférer 
le  baptême,  le  25  mars,  à  deux  enfants,  et  il  exprime 
sa  joie  en  écrivant  sur  son  journal  :  Dieu  soit  béni  de 
ce  que  j'ai  pu  ouvrir  le  ciel  à  deux  de  ses  créatuj^es! 

Nous  n'avons  pas  à  mentionner  les  autres  baptêmes 
qu'il  administre  et  les  nombreuses  visites  qu'il  fait 
aux  malades.  Il  faudrait  pour  cela  reproduire  la  jour- 
fiai  et  répéter  les  mêmes  notes.  Notre  devoir,  croyons- 
nous,  est  d'extraire  du  précieux  manuscrit  et  des 
autres  documents  les  faits  principaux,  qui  éclairent 
la  marche  de  l'histoire  et  nous  révèlent  le  cœur  de 
l'apôtre. 

En  terminant  ce  chapitre,  remarquons  que  le  père 
Chanel    n'avait  point  oublié  Thomas  Boog,  qui  lui 

(i)  Journal,  21  mars  iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3  I  3 


avait  rendu  tant  de  services,  et  qu'il  travaillait  à  l'ins- 
truire des  vérités  catholiques.  Le  5  mai,  il  eut  avec 
lui  une  conversation  sur  la  religion.  Piiisse-t-il  oiun^ir 
les  yeux  à  la  lumière  et  entrer  dans  le  sein  de  l'Eglise! 


0^^^%  jT,;  '^V?>;  s;?^  rv?>;  .v»;?  r^»-  jT^  ^vf^  -jT;ç  '«^T^;  JM>;  J\T/;  :^''|;-?%^^^ 


CHAPITRE  IX 

ARRIVÉE   DE    QUELQUES    CONFRERES.    —    SÉJOUR    ET 
DÉPART    DU    P.    BATAILLON. 

(8  mai  —  4  juillet  iSSg.) 

E  8  mai  i  SSg,  le  serviteur  de  Dieu  s'occupait 
à  ses  travaux  ordinaires  lorsque,  vers  les 
dix  heures  du  matin,  les  naturels  accou- 
rent pour  lui  annonce?'  Varrivée  de  ses pare^its .  Il  va 
bien  vite  les  embrasser  les  uns  après  les  autres.  Ce 
sont  les  PP.  Bat}^,  Epalle  et  Petit,  les  FF.  Augustin, 
Elie  et  Florentin.  Le  P.  Bataillon  est  avec  eux.  Quelle 
surprise!  quelle  consolation!  Pendant  un  moment, 
la  parole  lui  manque.  Quand  les  premières  émotions 
sont  passées,  il  écoute  avec  bonheur  le  récit  de  leur 
voyage  de  France  en  Océanie. 

«  Ma  surprise,  reprend  le  P.  Bataillon,  n'a  pas  été 
moindre  à  l'arrivée  de  ces  chers  confrères.  Comme 
vous,  je  suis  demeuré  un  moment  sans  pouvoir  dire 
un  mot.  Après  avoir  entendu  de  leur  bouche  les  nou- 
velles qui  me  tenaient  le  plus  à  cœur,  je  m'empressai 
de  conduire  mes  confrères  auprès  du  roi.  Ce  prince, 
qui,  depuis  quelque  temps,  s'était  un  peu  refroidi  à 
mon  égard,  parut  d'abord  embarrassé;  mais  il  finit 


VIE    DU    B.     PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3l5 

par  faire  bonne  contenance.  Sachant  que  la  goélette  la 
Reine  de  paix  allait  repartir  imme'diatement,  il  me 
pria  de  me  transporter  jusqu'à  Futuna,  pour  aller 
chercher  quelques-uns  de  ses  sujets  qui  s'e'taient  en- 
fuis sur  une  pirogue.  Je  ne  pouvais,  dans  l'intérêt  de 
ma  mission,  lui  refuser  un  service  qui  ne  retardait  que 
de  huit  à  dix  jours  l'arrivée  de  mes  confrères  à  la  Nou- 
velle-Zélande, Du  reste,  c'était  pour  eux  et  pour  moi 
une  bien  douce  consolation  de  vous  revoir,  cher 
père  Chanel  et  cher  frère  Marie  Nizier.  » 

Pendant  cette  conversation,  «  toute  l'île  se  remue 
et  se  presse  autour  des  nouveaux  venus.  Les  naturels 
paraissent  partager  notre  joie.  Un  petit  dîner  de  fête 
est  bien  vite  ordonné  (i).  » 

«  Je  me  souviendrai  toujours,  écrit  le  P.  Epalle, 
sacré  plus  tard  évêque  de  Sion  (2),  de  notre  entrevue 
avec  le  premier  apôtre  de  Futuna.  Il  y  avait,  je  crois, 
près  de  deux  ans  qu'il  travaillait  seul,  avec  un  jeune 
catéchiste  à  la  conversion  de  cette  île  païenne  ctanthro- 
pophage.  Je  vis  cet  ange  de  paix  et  de  charité  que  je 
cro3'ais  avoir  embrassé  pour  la  dernière  fois  à  son 
départ  de  France.  Quelle  agréable  surprise  pour  son 
cœur,  et  quelles  délices  pour  le  mien  !  Que  je  fus  édi- 
fié de  son  aimable  simplicité  !  Son  sourire,  sa  modestie 
et  sa  douce  gaieté,  tout  peignait  à  mes  yeux  la  paix  et 
la  joie  de  son  âme. 


(i)  Journal,  8  mai  1839. 

(2)  Lettre  au  P.  Bourdin,  du  3o  janvier  1845. 


3l6  VIE    DU    BIENHEUREUX 


«  Lorsque  nous  approchions  de  son  humble  habi- 
tation, averti  par  ceux  du  village  qui  nous  avaient 
aperçus  les  premiers,  il  accourut  aussitôt  à  notre  ren- 
contre. Nous  entrâmes  dans  son  asile:  ce  n'était  point 
la  maison  de  Nazareth  ;  bien  que  pauvre,  cette  maison 
sainte  offrait  encore  quelques  meubles  modestes,  quel- 
ques ustensiles  de  ménage;  ce  n'était  pas  la  chambre 
du  prophète  Elisée,  car  on  voyait  dans  la  chambre  du 
prophète  un  petit  lit,  une  chaise,  une  table,  un  chan- 
delier :  dans  celle  de  l'apôtre  de  Futuna,  rien  qu'un  petit 
autel  en  bois  brut  ;  des  cailloux,  recueillis  sur  le  rivage 
de  la  mer,  formaient  le  parquet.  Un  tronc  d'arbre,  jeté 
en  travers,  servant  d'oreiller  pendant  la  nuit,  et  une 
tape,  c'est-à-dire  uue  espèce  de  papyrus^  dont  on  se 
couvrait  pendant  le  sommeil  pour  se  défendre  d'une 
myriade  de  moustiques  ;  ses  vêtements  tombant  en 
lambeaux,  ses  ornements  sacerdotaux  et  les  autres 
choses  strictement  requises  pour  la  célébration  des 
divins  mystères,  ses  instruments  d'agriculture,  la 
hache  qui  fut  l'instrument  de  son  martyre,  voilà  tout 
le  contenu  de  son  domicile. 

«  Quanta  la  matière  et  à  la  forme  de  ce  pauvre  réduit, 
ce  sont  des  bambous  plantés  à  la  suite  les  uns  des 
autres,  formant  un  carré,  et  recouverts  du  chaume  des 
marais.  Ces  bambous,  à  cause  de  la  multiplicité  de 
leurs  nœuds,  ne  pouvant  se  joindre  parfaitement, 
rendaient  toute  fenêtre  inutile  :  aussi  cette  humble 
chaumière  n'en  avait  pas.  Que  vous  dirai-Je  de  sa 
dimension  ?Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que,  la  nuit  arri 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  Siy 


vant,  les  neuf  missionnaires,  qui  se  trouvaient  réunis, 
s'accroupissaient,  et,  après  avoir  prolongé  dans  la  nuit 
leur  entretien  fraternel,  laissaient  tomber  l'un  après 
l'autre  leur  tête  sur  le  tronc  d'arbre  qui  servait 
d'oreiller  et  s'endormaient  tète  contre  tête.  L'intérieur 
alors  ne  présentait  plus  aucun  vide. 

«  L'habitation  de  notre  saint  confrère  était  située  au 
milieu  d'une  vallée,  à  quelques  pas  de  la  mer,  et  dans 
un  petit  Jardin  planté  de  quelques  orangers  et  de  quel- 
ques pieds  de  vigne,  trop  jeunes  encore  pour  donner 
des  fruits  ;  j'admirai  néanmoins  dans  ce  jardin  des 
bananiers  qui  étaient  en  plein  rapport. 

«  Sans  cuisine  et  sans  provision  de  bouche,  on  pou- 
vait ignorer  l'heure  du  repas;  je  ne  manquais  cepen- 
dant pas  d'appétit,  et  je  ne  pus  m'empêcher  de  mani- 
fester ce  besoin  qui  devenait  impérieux.  Notre  hôte 
bien-aimé  répondit  en  souriant  que  le  festin,  vu  le 
nombre  et  le  choix  des  convives,  serait  vraiment  royal, 
mais  que  l'heure  dépendait  de  l'appétit  même  de  Sa 
Majesté.  Ces  paroles  renfermaient  poumons  un  petit 
mystère,  lorsque  tout  à  coup  un  cri  se  fit  entendre  ; 
c'était,  en  effet,  l'appel  que  nous  faisait  le  monarque 
de  l'île.  Nous  nous  rendîmes  donc  au  palais  royal, 
c'est-à-dire  dans  la  hutte  enfumée  du  souverain  qui, 
plus  tard,  fulmina  l'arrêt  de  mort  de  notre  saint  con- 
frère. La  table  fut  servie  de  racines  de /<.7ro>setd'/^;zame^. 
La  fadeur  et  le  peiî  de  substance  nutritive  de  ces  aliments 
ne  firent  que  calmer  ma  faim  sans  la  satisfaire  :  c'était 
cependant  la  nourriture  ordinaire  du  R.  P.  Chanel.  » 


3l8  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Le  soir,  il  y  eut  danse  en  l'honneur  des  nouveaux 
venus.  Apprenant  que  le  P.  Bataillon  avait  déjà  prêché 
plusieurs  fois^à  Wallis,  le  serviteur  de  Dieu  l'engagea 
fortement  à  dire  quelques  mots  à  la  foule  qui  s'était 
réunie.  L'apôtre  de  Wallis  céda  à  ses  instances  et  sut 
captiver  l'attention  de  ses  auditeurs.  Quelques-uns  y 
répondirent  en  lui  adressant  do. publics  remerciements. 
Le  roi  permit  de  chanter  le  lendemain  une  grand'messe 
dans  sa  maison. 

Le  9  mai,  fête  de  l'Ascension,  quatre  messes  sont 
dites  dans  la  pauvre  cabane  du  missionnaire  ;  la  cin- 
quième est  chantée  par  le  P.  Bataillon  dans  la  maison 
du  roi,  à  la  vue  d'un  peuple  nombreux,  qui  ne  sait 
comment  témoigner  sa  surprise  et  son  admiration. 
L'occasion  est  trop  favorable  pour  que  le  zélé  mission- 
naire n'en  profite  pas  pour  annoncer  de  nouveau  la 
parole  de  Dieu. 

Tous  les  missionnaires  se  rendent,  le  vendredi,  à 
Fikavi,  où  le  roi  les  a  invités  et  leur  fait  servir  un 
dîner  de  fête. 

Le  samedi,  les  PP.  Baty  et  Petit,  les  trois  frères 
nouvellement  arrivés,  accompagnent  le  P.  Chanel 
jusqu'à  SigLwé.,  afin  de  s'occuper  des  préparatifs  du 
départ  de  la  goélette. 

Les  trois  prêtres  célèbrent  la  messe,  le  dimanche 
12  mai,  dans  la  maison  construite  pour  l'apôtre  de 
Futuna,  et  ce  sont  les  premières  messes  qui  se  disent 
dans  cette  partie  de  l'île.  Les  naturels  y  assistent  en 
grand  nombre. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SlQ 

Ce  concours  pour  entendre  la  messe  ne  cesse  point 
les  jours  suivants.  La  chapelle  ne  désemplit  que  pour 
se  remplir  de  nouveau. 

Chaque  soir,  là  maison  est  assiégée  par  les  insulaires 
qui  veulent  poir  les  missionnaires,  les  entendre  chanter 
et  jouir  des  sens  harmonieux  d'un  accordéon.  Ils  sont 
tous  dans  l'admiration  et  n'ont  point  d'expression 
pour  traduire  leur  pensée.  Le  P.  Bataillon  ne  manque 
pas  de  leur  adresser  quelques  mots  d'édification. 

La  veille  de  la  Pentecôte,  les  missionnaires  décident 
que  la  Reine  de  paix  ne  retournera  pas  à  Wallis,  mais 
qu'elle  appareillera  pour  la  Nouvelle-Zélande.  Ils  sont 
aussi  d'avis  de  donner  à  la  fête  de  la  Pentecôte  toute 
la  solennité  possible,  afin  de  frapper  fortement  les 
esprits.  Ils  décorent  donc  la  chapelle  avec  tout  le  soin 
possible.  «  Le  plus  bel  ornement,  dit  le  P.  Chanel, 
celui  qui  fait  accourir  les  naturels  pour  l'admirer,  est 
une  robe  qui  a  servi  à  orner  la  statue  de  Notre-Dame 
de  Fourvière.  Je  prie  instamment  la  sainte  Vierge  de 
ne  point  oublier  cette  circonstance  (i).   » 

A  la  première  messe  de  la  Pentecôte,  le  petit  orgue, 
que  l'on  avait  apporté  de  la  goélette,  enthousiasmait 
les  naturels,  qui  n'avaient  jamais  rien  entendu  d'aussi 
beau.  »(  Mes  insulaires,  écrit  le  P.  Chanel,  furent 
singulièrement  touchés  de  la  majesté  de  nos  cérémo- 
nies, de  la  grandeur  et  de  la  beauté  de  notre  sainte 
religion,  du  zèle  et  de  la  charité  de  ses  ministres.  Les 

(i)  Journal,  i8  mai  1839. 


320  VIE    DU    BIENHEUREUX 

petits  présents  qu'on  leur  faisait  excitaient  vivement 
leur  reconnaissance,  et  l'on  voyait  souvent  couler 
leurs  larmes,  surtout  lorsqu'ils  entendaient  parler  de 
l'intérêt  qu'on  leur  porte  en  France  et  dans  toute 
l'Europe  (i).  » 

Sur  le  soir  du  même  jour,  la  goélette  lève  l'ajicre 
pour  se  diriger  vers  la  Nouvelle-Zélande.  «  Nous 
nous  donnons  le  baiser  fraternel,  en  attendant  ceux 
qui  reviendront  partager  nos  travaux  (2).  » 

«  Tout  le  temps  que  nous  passâmes  en  la  compagnie 
de  notre  vénéré  confrère,  dit  le  P.  Epalle  (3),  nous 
fûmes  comme  à  une  école  de  piété,  de  douceur,  de 
résignation  et  de  bon  conseil.  Ni  la  longueur  des 
courses,  ni  les  difQcultés  des  chemins,  ni  les  habitudes 
sauvages  des  insulaires,  ni  les  guerres  fréquentes  qui 
divisaient  la  population,  ne  pouvaient  ralentir  l'ardeur 
de  son  zèle. 

«  Au  moment  de  notre  séparation,  nous  pensâmes 
qu'en  sa  qualité  de  provicaire  apostolique,  il  retien- 
drait pour  auxiliaire  quelqu'un  d'entre  nous,  et  s'aide- 
rait, du  moins  un  peu,  des  ressources  pécuniaires  qui 
ne  nous  chargeaient  pas  trop,  il  est  vrai,  mais  que  nous 
aurions  volontiers  partagées  avec  lui.  Nous  nous 
mîmes  à  sa  disposition.  «  Le  bon  Dieu,  nous  répon- 
«  dit-il,  m'est  venu  en  aide  jusqu'à  ce  jour,  j'espère  que 


(i)  Lettre  au  P.  Gonvers,  mai  1S40. 

(2)  Journal,  19  mai  iSSg. 

(3)  Lettre  déjà  cite'e  du  3o  janvier  1845. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  321 


«  son  secours  ne  me  fera  point  défaut.  Il  saura  bien, 
«  quand  il  lui  plaira,  me  donner  un  compagnon  dé- 
«  voué.  Allez  remplir,  mes  amis,  la  mission  qu'il  vous 
«  a  donnée,  et  ne  m'oubliez  pas  dans  vos  prières.   » 

«  Nou.s  l'engageâmes  à  accepter  au  moins  quelques 
secours  d'argent.  «  Mes  bons  amis,  reprit-il,  je  vous 
«  remercie  de  vos  offres  obligeantes.  La  divine  Provi- 
«  denceestunetrésorière  en  qui  j'ai  mis  ma  confiance, 
«  et  dont  les  bontés  envers  moi  n'ont  jamais  été  plus 
«  sensibles  qu'à  Futuna.  »  Le  saint  missionnaire  ren- 
voya au  Vicaire  Apostolique  qu'il  envisageait,  à  son 
égard,  comme  l'interprète  de  la  volonté  divine,  le  soin 
de  lui  procurer  un  prêtre  et  les  autres  secours  que  le 
prélat  jugerait  convenables.   » 

Le  P.  Chanel  avait  reçu  par  ses  confrères  un  paquet 
de  lettres.  Il  ne  put  faire  que  quelques  réponses.  La 
plus  importante  est  celle  qu'il  adresse,  le  i6mai  iSSg, 
au  T.  R.  P.  Colin,  supérieur  général  de  la  Société  de 
Marie,  pour  lui  rendre  compte  de  sa  mission.  Elle 
commence  ainsi  :  «  C'est  avec  un  plaisir  vraiment 
indicible  qu'après  un  séjour  de  dix-huit  mois  à  Futuna, 
avec  le  F.  Marie  Nizier,  je  reçois  enfin  la  visite  du 
premier  renfort  d'ouvriers  apostoliques  que  vous  avez 
eu  la  bonté  d'envoyer  à  notre  secours.  » 

Après  avoir  exposé,  en  quelques  mots,  les  princi- 
paux événements  qui  se  sont  passés,  il  continue  : 
«  L'île  n'est  pas  encore  chrétienne.  Outre  mon  peu  de 
zèle,  il  y  a  mille  craintes  et  préventions  à  dissiper. 
Les  naturels  savent  tous  la  manière  dont  on  traite  les 


32  2  VIE    DU    BIENHEUREUX 

nouveaux  convertis  de  Tonga,  Hapaï,  Vavao,  Fidji, 
Samoa,  Sandwich,  Taïti,  etc.  Nous  avons  beau  leur 
dire  que  la  religion  catholique  ne  fait  rien  de  sem- 
blable ;  des  naturels  échappe's  des  archipels  voisins 
nourrissent  ces  appréhensions.  Le  roi  et  la  plupart 
des  grands  chefs  ont  la  réputation  d'avoir  des  dieux 
qu'ils  disent  descendre  en  eux.  Ces  dieux  font  peur 
aux  autres  naturels.  Ceux-ci  n'épargnent  pas  les  pré- 
sents pour  se  les  rendre  favorables. 

«  Vingt  baptêmes,  dont  trois  d'adultes,  tout  le 
reste  d'enfants,  et  tous  en  danger  de  mort,  sont  toute  la 
moisson  recueillie  pendant  dix-huit  mois.  Nous  avons 
pourtant  la  consolation  de  voir  les  dispositions  des 
naturels  s'améliorer  de  jour  en  jour.  Monseigneur 
n'étant  point  venu,  au  bout  de  six  mois,  selon  qu'il 
l'avait  dit,  nous  avons  passé,  le  F.  Marie  Nizier  et 
moi,  pour  des  menteurs  ou  comme  deux  hommes 
abandonnés.  L'arrivée  de  nos  confrères  produit  le 
meilleur  effet  possible  dans  l'esprit  de  tout  le  monde. 
On  nous  écoute  avec  plaisir.  Tous  veulent  voir  les 
nouveaux  venus  et  ne  cessent  de  demander  leurs 
noms.  On  voit  des  larmes  rouler  dans  les  yeux  de 
quelques-uns,  lorsqu'on  leur  parle  de  l'intérêt  et  de 
l'amitié  que  l'on  a  pour  eux  en  France.  Alors,  ce  sont 
des  Ma?'ié  Farani  (les  Frajiçais  sont  bous)  qui  n'en 
finissent  plus.  » 

En  terminant  sa  lettre,  il  dit  :  «  Je  vous  conjure, 
mon  Très  Révérend  Père,  d'oublier  devant  Dieu  les 
nombreux  sujets  de  peine  que  j'ai  eu  le  malheur  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  323 

VOUS  causer  et  de  ne  pas  me  refuser  votre  be'nédiction 
paternelle,  que  je  sollicite  avec  toute  l'ardeur  dont  je 
suis  capable.   » 

Comment  n'être  pas  touche'  en  lisant  dans  une  lettre 
adressée  à  une  pieuse  et  charitable  dame  de  Lyon  : 
«  Mgr  de  Maronée  m'a  placé  dans  l'île  de  Futuna,  à 
quarante  lieues  de  Wallis,  où  le  P.  Bataillon  vient 
d'être  casé  avec  un  frère  catéchiste...  En  déployant 
une  pièce  d'étoffe  que  vous  m'avez  procurée  pour 
vêtir  mes  chers  sauvages,  j'ai  trouvé  une  lettre  qui 
renferme  une  promesse  et  une  demande  :  vous  me 
promettez  le  secours  de  vos  prières  et  l'envoi  de  quel- 
ques nouveaux  dons  ;  je  ne  saurais  trop  vous  en  témoi- 
gner ma  reconnaissance.  Vous  me  demandez  quelques 
images  signées  de  ma  main  ;  pour  ne  pas  m'exposer  à 
des  sentiments  de  vanité,  je  vous  envoie  des  images 
mais  sans  signature.  Ecrivez,  à  la  place  de  mon  nom, 
et  ne  vous  lassez  pas  de  répéter  ces  mots  :  Mon  Dieu, 
aye^  pitié  d'un  grand  pécheur  que  vous  avei  efipoyé  à 
d'autî^es  pèche uf^s  (  i  ) . . .  » 

«  Après  le  départ  de  nos  confrères  pour  la  Nouvelle- 
Zélande,  dit  Mgr  Bataillon,  un  de  nos  premiers  soins 
tut  de  construire  une  case  un  peu  plus  commode.  Le 
roi  donna  volontiers  son  consentement  et  les  naturels 
nous  aidèrent  à  l'élever.  Nous  l'environnâmes  d'un 


(i)  Le  P.  Chanel  avait  déjà  exprimé  la  même  pensée  en  écri- 
vant à  sœur  Lime.  Nous  avons  reproduit  un  extrait  de  ceue 
lettre  à  la  page  208. 


324  "^'^E    DU    BIENHEUREUX 

treillis  de  bambous.  Elle  avait  ses  portes  et  ses  fenê- 
tres. L'intérieur  fut  divisé  en  plusieurs  pièces.  La 
principale  pouvait  avoir  huit  pieds  de  long  sur  six  de 
large  et  servait  de  chapelle. 

<(  Nous  nous  occupâmes  aussi  de  la  langue  futu- 
nienne  et  nous  traduisîmes  tout  ce  que  j'avais  rédigé 
pour  Wallis,  en  fait  de  doctrine,  de  prières  et  de  chants 
religieux,  il  me  pria  même,  avec  beaucoup  d'instances, 
de  composer  un  cantique  en  l'honneur  de  Marie,  bien 
qu'à  Wallis  je  n'eusse  encore  rien  fait  de  ce  genre. 
C'est  une  paraphrase  libre  de  VApe  Maffia  avec  quel- 
ques pensées  du  Salve  Regina.  »  Le  P.  Bataillon 
adressa  ce  cantique  au  T.  R.  P.  supérieur  général  de 
la  Société  de  Marie,  comme  le  premier  tribut  de  louan- 
ges  payéà  îiotre  bonne  Mère  dans  cette  partie  de  l'Océ- 
an ie. 

Par  la  Reine  de  paix^  le  P.  Chanel  avait  reçu  plu- 
sieurs caisses  remplies  de  différents  objets.  Les  deux 
apôtres  profitent  des  circonstances  pour  distribuer 
des  présents,  qui  font  l'admiration  des  insulaires  et 
provoquent  leurs  nombreuxremerciements.  Le  3omai, 
ils  habillent  complètement  le  roi,  qui  est  tout  content 
d'être  comme  un  européen. 

Le  petit  orgue  attire  toujours  de  nombreux  visi- 
teurs. Le  P.  Bataillon  est  obligé  d'en  jouer  bien 
souvent,  et  il  doit  donner  des  répétitions  jusque  dans 
la  maison  du  roi  (22  mai). 

Les  deux  missionnaires  firent  plusieurs  courses 
dans   l'île   pour   s'informer  s'il  y  avait  des  malades. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  325 

visiter  les  habitants,  et  les  instruire  en  particulier  ou 
en  public.  Toutes  les  fois  que  l'occasion  se  présen- 
tait, le  P.  Bataillon  ne  manquait  pas  d'annoncer  la 
parole  de  Dieu. 

«  Un  jour  (i^""  juin  iSSg),  le  P.  Bataillon  proposa 
au  roi  de  brûler  une  multitude  de  divinités  du  second 
ordre,  très  redoutées  à  Futuna  et  dans  les  îles  voisi- 
nes. Le  roi  et  tous  les  chefs  y  consentirent,  persuadés 
que  nous  ne  serions  jamais  assez  téméraires  pour  en 
venir  à  l'exécution.  Mais,  le  lendemain,  ces  ridicules 
dieux,  ou  plutôt  les  objets  consacrés  à  leur  culte, 
furent  publiquement  livrés  aux  flammes.  Les  naturels, 
effrayés  pour  nous  et  pour  eux-mêmes,  se  tenaient 
loin  de  l'incendie,  et  lorsque,  aussitôt  après,  ils  nous 
revirent  au  milieu  d'eux,  pleins  de  vie  et  de  santé,  ils 
ne  savaient  comment  nous  témoigner  leur  admiration 
et  leur  joie.  Ce  prodige  fit  tomber  sensiblement  le 
crédit  des  fausses  divinités.  Deux  villages  entiers 
demandèrent  à  être  préparés  au  baptême  ;  le  roi  lui- 
même  assura  qu'il  n'attendait,  pour  se  convertir,  que 
le  moment  où  toute  l'île  se  déclarerait  en  faveur  de  la 
religion  catholique;  tous  paraissaient  heureux  et  dans 
les  meilleures  dispositions  (i).   » 

Le  journal  des  deux  missionnaires  complète  ces 
derniers  faits.  Nous  y  voyons  que  le  5  juin,  en  se 
rendant  à  Sigavé^  dans  la  partie  de  l'île  occupée  par 
\qs  vaincus,  ils  s'arrêtèrent  au  village  de  Fe7e,  qui,  le 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


3  26  VIE    DU    BIENHEUREUX 

premier,  demandait  à  se  déclarer  pour  la  religion. 
Leur  visite  parut  confirmer  les  habitants  dans  leurs 
heureuses  dispositions. 

Pensant  avec  raison  que  la  conversion  du  roi  entraî- 
nerait celle  de  l'île  tout  entière,  ils  se  concertèrent 
sur  les  moyens  de  l'obtenir  à  tout  prix.  Ils  eurent 
avec  le  roi  plusieurs  entretiens.  Celui  du  1 1  juin  fut 
plus  long  et  plus  sérieux.  Mais,  le  prince,  quoique 
ébranlé,  ne  voulut  point  encore  se  prononcer. 

Aloji  ne  fut  point  oubliée  par  les  deux  apôtres. 
Nous  trouvons,  à  la  date  du  14  juin,  qu'ils  eurent  le 
bonheur  de  baptiser  dans  cette  île  un  enfant  en  danger 
de  mort. 

En  visitant  Alojî,  le  P.  Bataillon  ne  pouvait  se 
lasser  d'admirer  les  sites  pittoresques  qu'elle  offre  aux 
regards.  On  se  trouve  parfois  devant  des  grottes  ma- 
gnifiques. L'une  d'elle,  Lita^  ressemble  à  la  façade 
d'une  église  ogivale.  Mille  flèches  s'élancent  avec  une 
certaine  régularité.  Dans  la  partie  qui  regarde  Futuna, 
jaillit  une  source  d'eaux  thermales  qui  se  mêlent  aux 
flots  de  l'océan,  à  marée  haute,  mais  qui  peuvent  à 
peine  être  touchées  avec  la  main,  à  marée  basse,  tant 
leur  chaleur  est  élevée.  Tout  en  contemplant  les 
beautés  de  la  nature,  nos  deux  missionnaires  ne  pou- 
vaient chasser  de  leur  esprit  une  pensée  de  tristesse, 
lorsque  leurs  regards  rencontraient  partout  des  traces 
d'habitation  et  qu'aujourd'hui  ils  voyaient  l'île,  autre- 
fois si  peuplée,  devenue  presque  un  désert. 

Le  P.  Bataillon,  après  deux  mois  de  séjour  à  Fu- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  827 

tuna,  repartit  pour  Wallis,  le  4  juillet  iSSg.  Il  lui 
tardaitde  rejoindre  ses  chers  catéchumènes,  qui  étaient 
si  peu  instruits  dans  la  religion  et  qu'une  absence 
plus  prolongée  pouvait  décourager.  Il  partit  tout 
heureux  devoir  les  beaux  commencements  de  la  mis- 
sion de  Futuna.  Il  emportait  pour  l'humble  compa- 
gnon de  ses  travaux,  le  F.  Joseph  Xavier  une  lettre 
admirable,  dont  nous  croyons  devoir  reproduire  quel- 
ques pensées. 

«  Mon  bien  cher  Frère, 

«  ...  J'ai  la  douce  confiance  que  vous  ne  négligerez 
rien  pour  persévérer  dans  vos  bonnes  dispositions. 
Nous  ne  voulons  tous  qu'une  même  fin,  qui  est  le  ciel. 
Ne  perdons  pas  notre  temps  à  regarder  de  côté;  nous 
nous  exposerions  à  manquer  notre  but.  L'éternité 
sera  passablement  longue  pour  nous  délasser  et  nous 
remettre  entièrement  des  peines  de  cette  courte  vie. 

«  Nous  avons  parfois  ici  des  furoncles,  comme  vous 
en  avez  à  revendre;  ce  sont  des  gouttières  qui  se  font 
à  notre  prison.  Quand  les  murailles  en  seront  ren- 
versées, nous  entonnerons  l'hymne  de  notre  déli- 
vrance. 

«  Ma  sœur  Saint-Dominique  a  voulu  prendre  les 
devants  pour  aller  au  ciel  avant  moi;  elle  y  est  montée 
aux  environs  de  Pâques  i838.  Je  ne  sais  si  elle  ne  me 
reprochera  point  un  jour  de  ne  l'avoir  pas  pleurée.  Je 
lui  dirai  que  je  n'ai  pas  pu,  malgré  la  tendre  affection 
que  j'avais  pour  elle. 


328  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

«  Ma  mission  ne  rencontre  pas  les  mêmes  obstacles 
que  celle  du  P.  Bataillon,  mais  elle  n'en  est  pas  plus 
avance'e  pour  cela... 

«  Je  remercie  bien  Paul,  ainsi  que  tous  les  autres 
blancs,  des  bons  services  qu'ils  rendent  au  P.  Batail- 
lon et  à  vous,  dans  les  peines  et  les  épreuves  que  vous 
avez  à  subir  de  la  part  de  votre  pauvre  roi.  Ces  épreu- 
ves me  font  bien  augurer  de  la  mission  de  Wallis.  Ne 
vous  lassez  pas  de  prier  et  de  seconder  de  tout  votre 
pouvoir  le  zèle  et  les  efforts  du  P.  Bataillon.  Vous 
voyez  qu'il  ne  s'épargne  pas  (i).   » 

(i)  Extrait  d'une  lettre  du  P.  Chanel  au  F,  Joseph  en  date  du 
27  juin  1839.  (Voir  P.  Servant,  Histoire  du  clwistianisme  à 
Futuna,  p.  g 5.) 


ryr^y^ryry^ry^ry^y^ 


CHAPITRE    X 

LA  GUERRE.  COMBAT  DU    10  AOUT.  LA  PAIX 

(4  juillet.  —  1"  septembre   1839.) 

^^Ies  riches  espérances  que  le  P.  Bataillon  et 
le  P.  Chanel  avaient  conçues,  devaient 
bientôt  faire  place  à  de  mortelles  inquié- 
tudes. «  Le  de'mon  furieux  de  voir  ces  commence- 
ments du  règne  de  Jésus-Christ,  vint  rallumer  le  feu 
de  la  guerre  (i).   » 

Sémuu  et  Urui,  ces  deux  hommes  diiûns^  à  qui  les 
vaincus  avaient  apporté  des  présents  le  i*^""  février, 
profitèrent  d'une  fête  pour  demeurer  à  Sigavé  et  pré- 
parer la  chute  de  Niuliki. 

Pendant  la  nuit  du  lo  Juillet,  une  troupe  de  jeunes 
gens  de  Sigavé  va  par  la  montagne  jusqu'à  Tuatafa, 
afin  de  se  venger  de  deux  hommes  de  Taïti,  qui  les 
ont  trompés  dans  un  marché.  N'ayant  pu  réussir  dans 
leur  dessein,  il  font  feu  au  hasard  sur  ceux  de  Fikavi 
qui  se  trouvent  là,  et  prennent  la  fuite. 

Le  cri  de  guerre  retentit  partout  et  tout  le  monde 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


33o  VIE    DU    BIENHEUREUX 

est  à  l'instant  sur  pied.  Les  vieillards  font  leurs  efforts 
pour  arrêter  les  jeunes  gens  qui  veulent  se  porter  au 
secours  ou  à  la  rencontre  des  téméraires.  Le  village 
de  Nuku^  lieu  du  premier  rassemblement,  est  bientôt 
désert.  C'est  à  Vàisé  que  les  hommes  de  Sigavé  se 
sont  transportés.  Ils  regrettent  généralement  que 
les  jeunes  gens  soient  rentrés  sans  avoir  pu  tuer 
personne. 

Vanaé  se  croit  redevenu  jeune  et  agit  comme  s'il 
avait  retrouvé  Fakavélikélé .  Il  agite  fortement  son 
sein  gauche  et  sa  parole  est  forte  et  stridente.  Somuu 
et  Urui  font  aussi  parler  leur  Dieu.  La  tej-re.,  disent-il, 
vient  de  s' ébranler;  elle  est  dansV  attente  des  événements 
qui  vont  suivre.  Ils  recommandent,  néanmoins,  la 
prudence  dans  les  démarches,  afin  de  ne  compro- 
mettre la  vie  de  personne,  et  assurent  que  les  trois 
divinités  couvriront  de  leurs  ailes  les  défenseurs  de  la 
patrie. 

Le  même  jour,  arrive  de  Fikavi,  où  le  cri  de  guerre 
a  rassemblé  les  vainqueur^s,  un  morceau  d'étoffe 
appelée  Pau  véri  lé  Kéré.,  pour  annoncer  que  l'on 
accepte  la  déclaration  de  guerre. 

Le  P.  Chanel,  qui  se  trouve  à  Sigavé,  se  rend  en 
toute  hâte  à  Vaisé.,  et  demande  à  Vanaé  la  signification 
de  ce  qui  vient  de  se  passer.  //  tie  s'agit,  lui  répond-il, 
que  de  la  querelle  des  jeunes  gens  de  Rotuma  et  de  Ta'iti. 
Non  complètement  rassuré  par  cette  réponse,  il 
demeure  encore  une  journée  dans  cette  partie  de  l'île, 
afin  de  mieux  se  rendre  compte  des  mouvements  et 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  33  I 

d'apprendre  quelque  chose  de  plus  à  ses  catéchu- 
mènes. Avant  de  partir,  il  laisse  à  Sam  une  copie  du 
Pater  et  du  cantique  en  langue  de  Futuna.  Quand  il 
arrive  à  Pdi,  il  trouve  les  vainqueurs  occupés  à  pré- 
parer le  Para^  grande  couronne  de  plumes  blanches, 
pour  le  roi  Niuliki. 

«  Pendant  quelques  jours,  l'île  semble  avoir  repris 
la  tranquillité.  On  travaille  partout  et  fortement.  Moi, 
qui  suis  encore  à  ignorer  que  la  guerre  est  inévitable, 
je  prie  le  roi  de  m'accompagner  à  Fikavi,  afin  de  faire 
dire  à  ce  village  querelleur  de  rester  tranquille  et  de 
réparer  les  torts,  qui,  à  l'instigation  de  John,  deTaïti, 
auraient  été  commis  envers  les  naturels  de  Rotuma. 
A  la  vue  du  roi,  le  cri  de  guerre  fait  descendre  tous 
les  naturels  de  la  montagne  où  ils  sont  à  travailler.  On 
sert  une  petite  fête  à  Sa  Majesté,  qui  fait  connaître 
mes  intentions,  et  recommande  en  même  temps  la 
plus  grande  vigilance,  afin  d'éviter  toute  surprise  (i).  » 
(i8  juillet.) 

Un  baleinier  de  Sydney  ne  peut  s'approcher,  pen- 
dant quelques  jours,  à  cause  de  la  force  du  vent.  Les 
premiers  qui  vont  à  bord,  du  côté  des  vainqueurs^ 
parlent  d'acheter  des  fusils,  et  ils  en  achètent  quatre. 
Le  marché  est  interrompu  par  l'annonce  que  les  jeunes 
gens  de  Sigavé  sont  descendus,  à  l'improviste,  dans 
le  village  de  Pouma^  voisin  de  Fikavi.  et  ont  saccagé, 
sur  leur  passage,  les  taros  et  les  bananiers,  jusque  dans 

{i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  iSSg. 


332  VIE    DU    BIENHEUREUX 

la  vallée  de  Tuatafa.  Le  cri  de  guerre  rassemble  les 
vainqiiein^s^  qui  se  mettent  à  leur  poursuite,  mais 
sans  pouvoir  les  atteindre.  Le  marché  est  repris.  On 
achète  un  cinquième  fusil,  de  la  poudre,  et  on  mani- 
feste sa  joie  dans  une  fête  qui  se  donne  à  cette  occa- 
sion. (22  juillet.) 

Les  vainqueurs  ne  peuvent  oublier  l'attaque  du  parti 
opposé.  Le  26  juillet,  ils  s'élancent,  à  leur  tour,  à 
travers  la  montagne  et  vont  jusqu'à  Vàisé.  Ils  bles- 
sent d'un  coup  de  lance  un  jeune  homme  de  Rotuma 
et  reviennent  sans  avoir  eu  aucun  mal.  Ils  sont  tous 
réunis  à  Fikavi  depuis  deux  jours.  Le  P.  Chanel,  de 
plus  en  plus  inquiet,  se  rend  au  milieu  d'eux  et  leur 
fait  comprendre  les  maux  que  la  guerre  amène  avec 
elle  et  le  malheur  de  ceux  qui  meurent  sans  être  chré- 
tiens. (28  juillet.) 

Avec  l'agrément  de  Niuliki,  il  part  pour  Sigavé, 
dont  on  n'a  point  de  nouvelles.  Thomas  l'accompagne. 
La  sentinelle  placée  à  l'extrémité  du  village  de  Nuku 
les  prie  d'attendre  que  les  vieillards  soient  avertis. 
Vanaé  lui-même  vient,  avec  une  suite  nombreuse  de 
chefs  et  de  blancs,  pour  les  recevoir  et  connaître  ce  qui 
se  passe  de  l'autre  côté  de  Tîle.  Tous  se  dirigent  vers 
la  maison  de  Vanaé,  qui  est  déjà  pleine  de  monde. 
Sémuu  et  Urui  sont  venus  faire  visite  au  vieux  roi. 
Quel  n'est  pas  l'étonnement  du  P.  Chanel,  lorsqu'il 
aperçoit,  à  la  place  ordinaire  de  Vanaé,  im  morceau 
d'étoffe^  et  par  dessus,  trois  feuilles  de  cocotier  !  Il 
apprend  que  cette  cérémonie  religieuse  est  pour  inviter 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  3  33 

Fakavélikélé  à  venii^  se  reposer  dans  cette  agréable 
perdure.  (29  juillet.) 

Le  couronnement  du  roi  des  vaincus  a  lieu  le 
3o  juillet.  Dès  le  matin,  les  chefs  et  les  vieillards  sont 
réunis  dans  la  maison  de  Vanaé.  Les  trois  gY&nàs  dieux 
de  Futuna  [Fakapélikélé.,  Sogia  et  Fitu),  parlent  à  leur 
tour,  à  la  suite  du  Kava.  Puis,  les  chants  guerriers 
se  font  entendre  avant  et  après  le  déjeuner.  Vers  les 
dix  heures,  la  place  qui  est  devant  la  maison  de  Vanaé 
est  occupée  par  les  chefs,  les  guerriers  et  le  peuple. 
Ceux  qui  ont  une  fonction  à  remplir  sont  à  leur  poste. 
Vanaé  s'avance  entre  Sémuu  et  Urui,  vers  la  pierre 
divine.  Un  silence  solennel  règne  dans   l'assemblée. 

Sémuu  prend  un  coquillage  et  coupe  trois  morceaux 
de  feuille  de  cocotier,  qu'il  place  sur  une  étoffe. 
Vanaé  s'assied  alors  contre  \q. pierre  divine,  ht  premier 
ministre,  accompagné  de  tous  les  chefs,  s'avance  gra- 
vement. Il  porte  au  cou  une  feuille  de  cocotier.  Il 
prend  les  trois  morceaux  déposés  sur  l'étoffe,  et, 
s'agenouillant  devant  Vanaé,  lui  passe  au  cou  ces 
insignes  de  sa  royauté,  en  prononçant  quelques  paro- 
les. Ils  s'accroupit  par  trois  fois,  et  pousse  un  grand 
cri,  que  les  chefs  répètent  en  accomplissant  la  même 
cérémonie. 

Vanaé,  ainsi  couronné  roi,  fait  distribuer  un  petit 
morceau  de  tape  blanche  à  chacun  des  chefs,  afin  de 
les  réintégrer  dans  leur  ancienne  dignité.  Le  Kava 
est  ensuite  servi  selon  le  cérémonial  réservé  3inx  vain- 
queurs. On  remercie  Fakavélikélé  d'avoir  bien  voulu 


334  VIE    DU    BIENHEUREUX 

quitter  l'autre  partie  de  l'île  pour  se  fixer  dans  celle-ci, 
en  lui  offrant  un  beau  porc  rôti,  entoure'  de  quelques 
corbeilles  de  taros.  Après  une  abondante  distribution 
de  vivres,  on  chante  et  on  danse  jusqu'au  soir. 

Le  lendemain  matin,  le  cri  de  guerre  rassemble 
tous  les  combattants.  Vanaé  porte  à  son  cou  \ç.s  feuilles 
divines  et  l'on  s'avance  du  côté  des  vainqueurs.  Mais, 
après  cinq  minutes  de  marche,  la  voix  de  Urui  rap- 
pelle les  guerriers,  qui  déposent  les  armes,  préparent 
un  repas,  chantent  et  dansent  comme  la  veille.  Il  en 
est  ainsi  de  la  Journée  du  premier  août. 

Le  P.  Chanel,  à  qui  personne  n'a  voulu  donner 
l'explication  des  cérémonies  du  couronnement,  parce 
que  le  roi  l'a  défendu,  fait  entendre,  au  milieu  de  tou- 
tes ces  fêtes,  les  paroles  ardentes  que  son  cœur  d'apôtre 
lui  suggère.  «  Mais  j'avais  beau  les  supplier,  les  con- 
jurer, les  menacer  de  la  colère  divine,  m'épuiser  d'ef- 
forts pour  leur  faire  comprendre  les  malheurs  de  la 
guerre.  On  me  répondait  toujours  :  «  Nous  ne  vou- 
«  Ions  pas  être  appelés  vaincus,  quand  le  grand  mis- 
«  sionnaire  (Mgr  l'évêque)  viendra  nous  visiter.  Aus- 
«  sitôt  que  nous  serons  vainqueurs,  nous  nous  -ferons 
«  tous  chrétiens.  »  Pauvres  aveugles  !  Tandis  qu'ils 
parlaient  ainsi,  je  les  voyais  d'autant  plus  animés  au 
combat,  qu'ils  se  croyaient  sûrs  de  la  victoire,  à  cause 
des  nouvelles  divinités  passées  dans  leur  camp  avec 
les  deux  imposteurs,  (i)  » 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai   1840. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  335 

Le  vendredi,  2  août,  après  avoir  pris  congé  de 
Vanaé  et  des  vieillards,  il  revient  à  Poï.  Il  trouve  les 
vainqueurs  occupés  à  célébrer  de  leur  côté  des  fêtes 
guerrières,  en  se  transportant  dans  les  principaux 
villages.  Tout  semble  donc  annoncer  une  guerre  pro- 
chaine. Quelle  inquiétude  pour  son  cœur  d'apôtre  i 
Il  espère  encore  que  le  terrible  fléau  ne  se  déchaînera 
pas  sur  son  île. 

La  journée  du  4  est  féconde  en  incidents.  En 
essayant  son  fusil,  un  jeune  homme  de  Fikain  met  le 
feu  à  un  tas  de  poudre.  L'explosion  lui  occasionne  de 
fortes  brûlures,  qui,  sans  ses  habits,  auraient  été  plus 
grandes  encore.  Dès  que  cette  nouvelle  arrive  à  Po'i^ 
le  P.  Chanel,  suivi  de  Thomas,  s'empresse  d'aller 
offrir  au  blessé  ses  petits  se?'vices.  Le  roi  l'a  palpé 
pour  apaiser  la  colère  du  Dieu.  L'huile  que  Thomas 
répand  sur  ses  plaies  agit  plus  efficacement. 

A  peine  sont-ils  de  retour  à  Po'i^  que  le  cri  de  guerre 
part  du  côté  de  Fikavi.  Tout  le  monde  court  et  croit 
que  c'est  la  guerre.  Ils  suivent  la  foule,  et,  arrivés  à 
Fikavi,  apprennent  que  trois  jeunes  gens  de  Sigavé 
sont  venus  jusqu'à  Tuatafa  pour  épier  les  vainqiieui^s 
et  ont  disparu  rapidement.  Chacun  retourne  chez  soi 
et  les  cinq  jours  suivants  se  passent  sans  incidents.  On 
a  repris  partont  les  travaux  ordinaires. 

Le  serviteur  de  Dieu  en  profite  pour  se  reposer 
dans  le  travail  et  la  prière.  Il  commence  une  neuvaine 
et  une  retraite,  qui  doivent  se  terminer  le  jour  de 
l'Assomption. 


336  VIE    DU    BIENHEUREUX 


Cependant,  un  navire  avait  paru  à  Futuna  et  les 
vaincus  avaient  acheté  dix  fusils.  Comptant  sur  la 
victoire,  que  leurs  Dieux  promettent,  ils  s'avancent, 
le  10  août  au  matin,  dans  la  vallée  de  Tuataja.  Les 
paitiqueurs  sont  réunis  à  Fikavi.  Le  roi  Niuliki 
annonce  qu'après  le  déjeuner  il  va  faire  porter  à 
Sigapé  les  signes  de  la  paix,  lorsque  au  même  instant 
retentit  le  cri  de  guerre.  On  quitte  tout  pour  courir  à 
Tuatafa.  «  Rien  de  si  vite  prêt,  ni  de  plus  leste  qu'un 
sauvage  en  pareille  circonstance.  Une  lance  d'une 
main,  un  casse-tête  ou  une  petite  hache  de  l'autre, 
complètent  son  armure.  11  met  ce  jour-là  autour  de 
son  corps  les  plus  belles  étoffes  qu'il  possède.  S'il  est 
homme  de  guerre,  il  a  le  privilège  de  porter  une  cou- 
ronne de  plumes  autour  delà  tête,  (i)  » 

Bientôt  les  deux  armées  sont  en  présence  à  Vaï  et 
ne  sont  plus  séparées  que  par  un  petit  torrent.  Un 
moment  elles  hésitent  à  en  venir  aux  mains.  «  Quel- 
ques coups  de  fusil  de  la  part  des  vaincus  engagèrent 
le  combat  et  blessèrent  plusieurs  hommes  de  Niuliki. 
Oublions  ?tos  blessés,  dit  aussitôt  le  roi,  volons  à  la 
défaite  de  nos  ennemis.  Il  s'élance  suivi  de  sa  troupe, 
mais  les  agresseurs  soutiennent  le  choc  avec  tant  de 
fermeté  et  de  courage  que  la  victoire  semble  se  décla- 
rer pour  eux.  Niuliki  et  ses  gens,  sans  se  déconcerter, 
reviennent  à  la  charge.  (2)  »  Se  voyant  encore  repous- 


(i)  Lettre  à  Mgr  Dévie,  évêque  de  Belley,  3i  octobre  iSSq. 
(2)   Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


PIERRE-LOUIS-iMARIE    CHANEL  SSy 


ses,  ils  s'avisent  d'attaquer  l'ennemi  par  trois  endroits 
diffe'rents.  Cette  manœuvre  leur  réussit.  Lorsque  les 
fusils  ne  peuvent  plus  servir,  commence  une  lutte 
effroyable  et  une  mêlée  affreuse .  La  jeunesse  de  Sigavé 
se  débande  la  première  et  les  vieillards  tombent  pour 
la  plupart,  victimes  de  cette  désertion. 

«  On  dit  que  Sam  est  resté  le  dernier  sur  le  champ  de 
bataille,  sans  s'apercevoir  que  ceux  de  son  parti  avaient 
pris  la  fuite.  Ne  pouvant  plus  rien  faire  de  son  fusil,  il 
s'en  servit  quelque  temps  pour  parer  les  lances  qui  pleu- 
vaient  autour  de  lui.  De  quatre  lances  qui  allaient  le 
frapper,  il  en  écarta  trois;  la  quatrième  lui  blessa  la 
jambe  gauche.  Il  jeta  alors  son  fusil,  arracha  la  lance  de 
sa  blessure  et  la  renvoya  avec  plus  de  force  qu'elle  ne 
lui  était  arrivée.  Il  en  arrêta  quelques-unes  au  vol,  qui 
retournèrent  bien  vite  d'où  elles  étaient  parties.  Il  se 
retira,  lorsqu'on  lui  cria  que  Singavé  est  vaincu,  (i)  » 

«  Dans  la  mêlée  périrent  le  vieux  roi,  qui  s'était  fait 
couronner  avant  le  combat,  l'un  des  deux  imposteurs 
qui  avaient  été  l'occasion  de  cette  guerre,  un  anglais 
récemment  arrivé  ici  et  partisan  déclaré  des  vaincus^ 
enfin  la  plupart  des  chefs  subalternes  de  ce  parti,  qui 
s'étaient  toujours  montrés  les  principaux  auteurs  de  la 
discorde.  Il  y  eut  vingt-quatre  morts  du  côté  des  vain- 
cus, et  treize  dans  le  parti  des  vainqueurs,  nombres  bien 
considérables  pour  la  faible  population  de  Futuna.  »  (2) 


(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  1839. 
(2)  Lettre  au  P.  Convers,  mai   1840. 


338  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  Nous  étions  tous  les  trois  très  tranquilles  kPoï  et 
ne  soupçonnions  rien  de  ce  qui  se  passait,  lorsqu'un 
exprès  nous  arriva  tout  essoufflé,  de  la  part  du  roi, 
pour  nous  prier  d'aller  donner  quelques  soins  aux 
blessés.  Nous  courons  au  plus  vite.  Nous  ne  trouvons 
que  morts  et  blessés,  puis  des  femmes  qui  se  couvrent 
en  pleurant  du  sang  de  leurs  maris  qui  viennent 
d'expirer. 

«  Nous  sommes  à  panser  les  premiers  blessés  que 
nous  trouvons  sur  notre  route,  lorsque  nous  voyons 
arriver  le  roi,  soutenu  par  l'une  de  ses  femmes  et  l'une 
de  ses  filles.  Il  a  été  atteint  d'une  lance  qui  lui  va 
d'une  épaule  à  l'autre.  Cette  grande  mais  non  dan- 
gereuse blessure,  le  laisse  triste  et  résigné  en  même 
temps.  Nous  lui  présentons  quelques  eaux  de  senteur 
et  une  petite  goutte  à  boire  de  l'élixir  de  la  grande 
Chartreuse,  (i)  » 

«  D'autres  blessés  arrivent,  Thomas  arrache  un 
bout  de  lance  rompu  dans  le  dos  d'un  homme.  Je  vais 
à  la  rencontre  des  blessés.  Je  visite  les  cadavres  de 
tous  les  morts.  Ceux  de  Smgavé  sont  horriblement 
massacrés  pour  la  plupart.  La  terre  est  parsemée  de 
lances  rompues  et  de  casse-tête  en  bois  de  fer,  brisés 
sur  la  tête  des  vaincus.  Les  bouts  de  lances  barbelées, 
enfoncés  dans  la  poitrine  du  plus  grand  nombre  font 
frissonner  d'effroi.  Je  me  hasarde  à  donner  le  baptême 
à  deux  hommes,  qui  expirent  après  qu'on  leur  a  arra- 

(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  33g 


ché  le  bout  de  lance  qu'ils  ont  dans  le  corps.  Un  jeune 
homme  meurt  pendant  la  nuit,  sans  que  je  puisse 
rien  lui  faire.  Les  vainqueurs,  qui  sont  à  Singavé^ 
en  rapportent  tout  ce  qui  leur  est  tombe'  sous  la 
main,  (i)  »j 

Le  P.  Chanel  nous  conserve  les  noms  de  ces  deux 
hommes  qu'il  baptise.  Le  premier  est  Maïlé,  qui  dans 
le  conseil  du  1 1  novembre  iSSy,  avait  parlé  en  faveur 
du  missionnaire.  Le  second,  du  village  de  Poï,  se 
nommait  Garu  Vaï. 

«  Parmi  les  blesse's  se  trouvait  le  frère  du  roi  vaincu. 
Il  était  déchirant  de  voir  son  épouse  recueillir  dans 
ses  mains  le  sang  qu'il  perdait  par  une  large  blessure, 
et  se  le  jeter  sur  la  tête  en  poussant  des  cris  affreux. 
Tous  les  parents  des  blessés  recueillaient  ainsi  jus- 
qu'à la  dernière  goutte  de  leur  sang.  On  les  voyait 
appliquer  leur  bouche  aux  feuilles  des  arbustes  et 
lécher  jusqu'à  l'herbe  qui  en  était  teinte. 

«  La  nuit  approchait;  nous  avions  rempli,  le  frère 
et  moi,  notre  ministère  de  charité.  Accablés  de  dou- 
leur et  de  fatigue,  nous  allâmes  nous  asseoir  sur  le 
sable,  au  pied  d'un  cocotier.  De  là  j'entendais  encore 
les  lamentations  des  parents  de  ceux  qui  avaient  péri. 
Je  ne  faisais  moi-même  que  gémir,  élevant  vers  le  ciel 
mes  mains  suppliantes  pour  ce  peuple,  devenu  mon 
peuple,  et  dont  le  salut  m'est  confié.  Qu'elles  sont  lon- 
gues les  nuits   des  tropiques  dans  ces  moments  de 

(i)  Journal,  lo  août  iSSg. 


340  VIE    DU    P.IFNHEUREUX 

douleur!  Après  avoir  un  peu  sommeillé  de  lassitude, 
nous  fûmes  éveillés  par  le  bruit  de  nos  insulaires  qui 
transportaient  les  cadavres  dans  la  vallée  voisine. 
Tous  les  morts  y  furent  enterrés,  à  l'exception  du  roi, 
que  son  épouse  fit  inhumer  ailleurs,  et  de  l'homme  qui 
avait  un  Dieu;  les  vainqueurs  l'emportèrent  dans  une 
de  leurs  vallées.  Nous  donnâmes  nous-mêmes  la 
sépulture  à  l'anglais,  dans  le  lieu  où  il  avait  succombé. 
Puisse-t-il  avoir  trouvé  grâce  devant  le  Seigneur,  (i)  » 
Nous  n'accompagnerons  pas  le  zélé  missionnaire 
dans  les  visites  qu'il  fait  aux  blessés,  les  jours  qui  sui- 
vent le  combat.  On  voit  qu'il  ne  sait  pas  se  ménager. 
Signalons  seulement  quelques  faits. 

«  Le  i3,  avec  l'agrément  de  Niuliki,  je  pars  pour 
Siîigapé.  Thomas  m'accompagne.  Les  pauvres  r<3/HCM5 
s'étaient  déjà  construit  un  certain  nombre  de  mai- 
sons... J'allai  coucher  sur  la  montagne  avec  les  paiîi- 
eus.  Je  crus  pouvoir  hasarder  le  saint  baptême  à  un 
blessé  qui  allait  mourir.  Je  reviens  coucher  kPoï  pour 
célébrer  la  fête  de  l'Assomption.  Sam,  sa  femme  et  le 
jeune  chef  de  Rotumase  sont  embarqués  pour  mettre 
leur  vie  en  sûreté  :  c'est  d'après  mon  conseil  ('2);  » 
Sam  arriva  à  Wallis  où  il  eut  le  bonheur  de  recevoir 
l'instruction  chrétienne.  Il  n'oublia  jamais  le  P.  Cha- 
nel, et,  quand  il  apprit  sa  mort,  il  la  pleura  pendant 
trois  jours. 


(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 

'2)  Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  iSSq. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  341 


Nous  voyons  ^avlt  journal  que,  le  19  août,  on  ap- 
porte de  Fikavî  un  blesse'.  Le  P.  Chanel  va  le  voir  et  ne 
le  trouve  pas  en  danger.  Il  croit  pouvoir  courir  auprès 
d'un  malade  qu'il  a  le  bonheur  de  baptiser.  A  son  re- 
tour, on  lui  annonce  que  le  blessé  est  mort.  Mon  Dieu 
quel  regret  pour  moi  !  Il  était  suffisamment  instruit 
pour  être  baptisé. 

Pour  la  pacification  de  l'île,  il  restait  à  faire  des- 
cendre les  paincus  de  leur  forteresse.  La  chose  n'était 
pas  facile.  Les  vainqueurs,  en  grand  nombre,  ne  ca- 
chaient pas  leur  intention  de  massacrer  la  plupart  des 
vaincus.  Le  P.  Chanel,  en  l'apprenant,  conjura  le  roi 
de  ne  pas  le  permettre.  Niuliki  ne  put  résister  à  ses 
instances  et  il  assura  qu'il  ne  leur  serait  fait  aucun 
mal.  Il  tint  parole,  comme  nous  allons  le  voir. 

Dès  que  sa  blessure  lui  permit  d'aller  à  Sigavé.,  il 
s'y  transporta  avec  les  principaux  chefs.  Le  serviteur 
de  Dieu  les  accompagna,  et,  dès  son  arrivée,  exhorta 
les  vaincus  à  faire  leur  soumission  pour  éviter  de  nou- 
veaux et  plus  grands  maux. 

Cet  acte  solennel,  qui  doit  cimenter  la  paix,  com- 
mence, le  22  août,  de  la  manière  suivante  :  Le  roi  et 
les  chefs  se  transportent  à  Nuku.  Après  un  moment 
de  repos,  ils  se  dirigent  vers  la  montagne  sur 
laquelle  les  vaincus  se  sont  retranchés.  Ils  en  voient 
descendre  quatre  vieillards,  les  mains  jointes,  la  tête 
couverte  de  cendres  et  un  rameau  de  bois  vert  devant 
la  poitrine.  Une  corbeille  remplie  de  présents  et  de 
trois  fusils  les  précède.  On  les  accompagne  en  silence. 


342  VIE    DU    BIENHEUREUX 


En  arrivant  sur  la  place,  à  l'endroit  où  les  jeunes  gens 
ont  planté  des  branches  d'arbres  pour  avoir  de  l'om- 
bre, tout  le  monde  s'assied.  On  prépare  le  Kava.  Les 
quatre  vieillards  y  assistent,  et  laissent  sur  la  place  leurs 
rameaux  verts.  La  corbeille  est  ouverte  et  deux  natu- 
rels mettent  devant  le  roi  les  morceaux  d'étoffe  qu'elle 
renferme.  Les  principaux  chefs  des  vainqueurs  félici- 
tent les  vieillards  de  leur  soumission  et  de  leur  amour 
pour  le  pays.  Le  roi  parle  à  son  tour,  et  lorsqu'il  a  fini 
son  discours,  leurs  parents  s'approchent  et  viennent 
les  embrasser.  Le  P.  Chanel  nous  dit  qu'il  peut  à 
peine  retenir  ses  larmes.  Le  soir,  il  va  voir  les  blessés, 
qui  sont  sur  la  montagne,  et  à  son  retour,  exprime  au 
roi  toute  sa  tristesse,  en  lui  montrant  les  champs  de 
bananes  saccagés. 

Le  23,  les  vaiJicus  descendent  en  plus  grand  nombre 
et  observent  le  même  cérémonial. 

Tout  heureux  de  cette  soumission,  qui  met  fin  à  la 
guerre,  notre  apôtre  retourne  auprès  de  ses  chers 
blessés,  visite  tous  les  coins  et  recoins  du  fort^  et, 
avant  de  descendre,  a  le  bonheur  de  baptiser  un  ma- 
lade qui  se  mourait.  En  se  rendant  à  Poï,  il  visite  à 
Fikavi  les  blessés,  qu'il  trouve  beaucoup  mieux. 

L'un  d'entre  eux,  par  suite  d'une  blessure  à  la  tête, 
ne  put  jamais  reprendre  l'usage  de  sa  raison.  Ses  pa- 
rents l'abandonnèrent  presque  entièrement.  Il  n'en 
fut  pas  ainsi  du  P.  Chanel.  Sa  charité,  nous  dit  le  F. 
Marie  Nizier,  lui  faisait  partager  avec  cet  infortuné 
le  peu  que  nous  avions. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  343 


Urui,  l'un  des  deux  imposteurs  qui  avaient  amené 
la  guerre,  et  trois  ou  quatre  blessés  étaient  demeurés 
dans  la  forteresse  de  Sig-ai^é.  Ils  en  descendirent, 
le  9  septembre,  lorsque  Niuliki  se  rendit  dans  cette 
partie  de  l'île.  On  ne  leur  fit  aucun  mal,  et  un  repas, 
suivi  de  danse,  réunit  les  vainqueurs  et  les  vaincus. 

Le  P.  Chanel  était  retourné  à  Sigavé  pour  cette 
circonstance.  Il  manifesta  de  grands  sentiments  de 
joie.  Il  espérait  que  désormais,  grâce  à  la  paix,  l'œu- 
vre de  Dieu  ne  rencontrerait  pas  d'obstacle,  et  il 
promit  de  redoubler  de  zèle  et  d'ardeur.  Nous  verrons 
que  l'ennemi  du  salut  chercha  à  paralyser  ses  efforts 
et  lui  suscita  mille  difficultés. 


451- 


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CHAPITRE   XI 

PRÉCIEUSE      CORRESPONDANCE.      BONNES     DISPOSITIONS 

DES    INDIGÈNES.    ESPÉRANCES. 

(!«'■  septembre  —  i6  octobre  1839.) 


&  |®^.^.E  dimanche,  premier  septembre,  vers  les 
M  i^^^^  deux  heures  du  soir,  le  P.  Chanel  conver- 
^1  hm^¥^^  sait  avec  quelques  enfants,  lorsqu'il  apprit 
l'arrive'e  du  navire  de  Jones.  Il  s'empressa  de  courir 
près  du  rivage  pour  avoir  des  nouvelles.  Quelle  ne 
fut  pas  sa  joie,  quand  on  lui  remit  un  paquet  de 
lettres  !  Plus  heiwenx  que  si  f 'eusse  troupe  lui  trésor^  je 
revins  au  plus  vite  à  Pdi.  La  nuit  jue  poursuivait  (i). 
Après  avoir  récité  son  office,  il  parcourut  tout  ce  qui 
lui  était  adressé  par  le  P.  Bataillon,  le  F.  Joseph 
Xavier  et  le  bon  Paul.  Il  bénit  Dieu  des  bonnes  nou- 
velles qui  lui  étaient  données  sur  la  mission  de  Wallis, 
et  s'attrista  en  apprenant  que  le  roi  Lavélua  et  quel- 
ques chefs  refusaient  de  se  convertir. 

Il  songea  de  suite  à  répondre  à  ces  lettres  et  à  quel- 
ques autres  qu'il  avait  reçues   précédemment.    Plu- 

(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  iSSg. 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  345 

sieurs  sont  venues  jusqu'à  nous,  et  le  lecteur  nous 
saura  gré  de  mettre  sous  ses  yeux  quelques  extraits 
de  cette  précieuse  correspondance. 

Qui  n'admirerait  la  réponse  qu'il  adresse,  le  5  sep- 
tembre, au  F.  Joseph  Xavier  ? 

«  Je  remercie  le  bon  Dieu  du  bonheur  que  vous 
avez  eu  d'ouvrir  le  ciel  à  quelques  enfants.  Le  F.  Ma- 
rie Nizier,  qui,  par  parenthèse,  vous  aime  bien  et  vous 
embrasse  de  même,  n'en  a  encore  baptisé  que  deux. 

«  Ne  vous  lassez  pas  dans  vos  efforts  pour  aimer  le 
bon  Dieu.  Tâchez  de  penser  aussi  facilement  à  lui  qu'à 
vos  outils,  qu'à  votre  jardin,  qu'à  vos  poules,  qu'à  votre 
chèvre  et  aux  petits  qu'elle  vous  donnera  bientôt. 

«  Je  vois  avec  le  plus  grand  plaisir  que  les  disposi- 
tions des  naturels  de  Wallis  deviennent  de  jour  en 
jour  meilleures.  Il  n'est  aucun  obstacle,  qui  puisse 
arrêter  le  bras  de  Dieu,  sinon  nos  propres  péchés. 
Que  ne  devons-nous  pas  faire  pour  que  ce  même 
Dieu  les  ensevelisse  dans  un  éternel  oubli  et  qu'il 
laisse  enfin  couler  ses  grâces  sur  ces  pauvres  sauvages 
qui  sont  bien  plus  à  plaindre  qu'à  gronder  des  sotti- 
ses qu'ils  font. 

«  Le  P.  Bataillon  vous  apprendra  les  résultats  de 
la  malheureuse  guerre  qui  vient  de  désoler  mon  pau- 
vre petit  Futuna. 

«  Aimez  toujours  le  bon  Dieu  et  la  sainte  Vierge, 
et  vous  êtes  sûr  d'aller  en  paradis  (i).  » 

(i)  Lettre  citée  par  le  P.  Servant  et  par  le  P.  Roulleaux. 


346  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Si  dans  la  longue  lettre  au  P.  Bataillon  nous  trou- 
vons un  ton  différent,  nous  admirons  les  mêmes  sen- 
timents de  foi,  de  piété  et  de  charité. 

«  Le  diable,  qui  travaille  votre  île  pour  y  retarder 
autant  que  faire  se  pourra  le  triomphe  de  la  foi,  n'a 
rien  épargné  pour  porter  le  dernier  coup  au  pauvre 
petit  Futuna.  «  Le  P.  Chanel  expose  en  détail  tout 
ce  qui  s'est  passé  depuis  le  4  juillet  jusqu'à  la  conclu- 
sion de  la  paix.  Puis  il  continue  : 

«  Il  est  bien  possible  que  les  persécutions  de  votre 
roi  aient  un  effet  tout  différent  de  celui  qu'il  se  pro- 
pose. Tant  qu'il  agira  de  la  sorte,  on  parlera  de  la  re- 
ligion dans  l'île  ;  en  en  parlant,  on  l'examinera  ;  l'exa- 
men aura  d'heureux  résultats,  soyez-en  sûr. 

«  Je  vous  félicite  de  compter  déjà,  parmi  vos  caté- 
chumènes, des  confesseurs  de  la  foi.  Vous  n'avez  pas 
manqué  de  leur  dire  qu'ils  ne  sont  pas  des  premiers  à 
souff'rir  pour  le  nom  de  Jésus-Christ.  Vous  pouvez 
dire  à  Vaïmotuku  que  je  voudrais  bien  couvrir  de  mes 
baisers  les  endroits  de  son  corps  où  le  roi  Lavélua  l'a 
frappé.  Puisse  ce  jeune  naturel  mériter  par  sa  persé- 
vérance que  ces  coups  soient  un  jour  dans  ie  ciel  au- 
tant de  perles  qui  brillent  sur  son  corps  !  Je  sais  que 
le  Seigneur  est  riche  en  miséricorde  et  qu'il  peut  bien 
malgré  les  obstacles  actuellement  existants,  se  servir 
de  votre  jeune  chef  pour  le  bien  de  la  religion. 

«  ...  Vous  faites  prudemment  de  ménager  votre  roi 
afin  qu'il  ne  voie  en  vous  qu'affection  et  égards.  Lors- 
que Monseigneur  aura  passé,  vous  pourrez  essayer  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  S^J 


le  serrer  de  plus  près  pour  savoir  si  enfin  il  consentira 
à  se  rendre  à  la  grâce,  qui  doit  pourtant  le  poursui- 
vre. » 

Une  pirogue  tongienne,  poussée  par  les  vents  con- 
traires, avait  abordé  à  Wallis.  Les  naturels,  venus  sur 
cette  pirogue,  s'étaient  montrés  dociles  aux  enseigne- 
ments du  P.  Bataillon.  L'apôtre  de  Futuna  les  avait 
vus  pendant  son  séjour  auprès  de  son  confrère:  aussi 
l'annonce  de  la  conversion  de  leur  chef  le  transporte 
de  joie. 

«  La  nouvelle  de  la  conversion  de  Tupunéiafu  m'a 
attendri  jusqu'aux  larmes.  Que  le  bon  Dieu  daigne  le 
fortifier  dans  sa  foi  !  Que  de  biens  vont  résulter  de  son 
exemple  !  Je  regarde  les  soins  que  vous  donnez  a  ce 
bon  chef  et  à  toute  sa  famille,  comme  donnés  à  une 
mission  tout  entière. 

«  Vous  rappelez-vous  que  nous  disions,  lorsque 
j'étais  auprès  de  vous,  qu'il  ne  manquait  à  cet  homme 
que  d'être  chrétien.  Si  son  âge,  ou  plutôt  ses  infirmi- 
tés, et  plus  exactement  la  volonté  du  bon  Dieu  ne  lui 
permettait  pas  d'ouvrir  la  porte  aux  missionnaires 
catholiques  dans  Tonga  et  tout  l'archipel,  j'ai  la  douce 
confiance  qu'il  aura  dans  ses  enfants  des  héritiers  de 
ses  heureuses  qualités,  et  que  tôt  ou  tard  quelques-uns 
d'entre  nous  iront  arracher  à  l'hérésie  une  terre  qu'elle 
ne  saurait  rendre  parfaitement  heureuse  (i).  » 

La  pensée  de  notre  bienheureux  martyr  s'est  réali- 


(i)  Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  iSSg. 


348  VIE    DU    BIENHEUREUX 

sée.  Le  P.  Chevron,  désigné  pour  fonder  la  mission 
de  Tonga,  rapatria  la  petite  colonie  tongienne,  et  il 
trouva  en  elle  l'appui  et  la  consolation,  dont  il  avait 
besoin  en  face  de  difficultés  sans  nombre. 

Nous  venons  d'entendre  le  missionnaire  écrivant  à 
un  confrère,  écoutons  maintenant  le  père.  Il  a  reçu 
une  lettre  des  élèves  du  petit  séminaire  de  Belley.  Il 
leur  répond  : 

«  Futuna,  septembre  iSSg. 

«  Mes  très  chers  amis, 

«  Je  bénis  la  Providence  de  vous  avoir  choisis,  pré- 
férablement  à  tant  d'autres,  pour  vous  placer  dans  une 
maison  que  la  sainte  Vierge  s'est  choisie,  et  qui  est 
pour  moi  une  autre  maison  paternelle. 

«  Si  jeunes  encore  pour  la  plupart!  Ce  ne  fut  pas 
pas  un  jour  aussi  malheureux  que  vous  pûtes  le  penser 
au  premier  abord,  que  celui  où  vos  chers  parents  vous 
dirent  :  Cher  enfant,  vous  grandissez  et  nous  vieillis- 
sons; nous  vous  quitterons  un  jour.  Avant  ce  moment 
si  pénible  pour  la  nature,  nous  devons  songer  à  votre 
avenir.  Faisons  donc  trêve  un  instant  avec  les  épan- 
chements  de  la  tendresse,  afin  que  vous  alliez,  sous 
des  maîtres  qui  seront  pour  vous  d'autres  nous-mêmes, 
ouvrir  votre  esprit  aux  sciences  et  votre  cœur  à  la 
vertu. 

«  Oh  !  que  nos  petits  sauvages  vous  porteraient  en- 
vie, chers  amis,  s'ils  pouvaient  connaître  et  apprécier 
les  tendres  soins  qui  vous  entourent  !  Vingt-un  mois 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  04^ 

viennent  de  s'écouler  depuis  que  je  suis  parmi  eux. 
Les  difficultés  de  leur  langue  ont  retardé  leur  bonheur 
et  le  mien.  Ce  n'est  jamais  sans  une  vive  émotion  que 
je  vois  accourir  une  multitude  de  petits  enfants,  à  l'en- 
trée des  villages  que  je  vais  visiter,  et  qui  crient  en 
battant  des  mains  :  C'est  Pierv^e  qui  arrive:  Pitero  ka 
hau.  Tous  aiment  la  France,  et  désirent  y  aller.  Tous 
veulent  avoir  des  noms  français.  Un  jour  viendra  que 
je  leur  donnerai  les  vôtres,  qui  se  trouvent  au  bas  de 
votre  jolie  lettre. 

«  Gardez-vous  bien,  mes  chers  amis,  de  regretter 
les  missionnaires  que  vous  voyez  partir  pour  i'Océa- 
nie.  L'unique  regret  qui  vous  soit  permis,  est  celui  de 
ne  pas  les  voir  partir  en  plus  grand  nombre.  Combien 
d'âmes  pour  le  salut  desquelles  nous  sommes  arrivés 
trop  tard  !  Combien  d'adultes  n'ai-je  pas  eu  la  douleur 
de  voir  mourir  sans  pouvoir  leur  enseigner  les  vérités 
nécessaires  pour  aller  au  ciel  !  J'ai  été  plus  heureux 
auprès  des  enfants  en  danger  de  mort  :  le  saint  bap- 
tême leur  suffisait;  j'ai  eu  la  consolation  d'ouvrir  le 
ciel  à  plusieurs.  Un  certain  nombre  d'adultes  sont 
également  morts  avec  la  grâce  du  saint  baptême  ;  mais 
ce  n'a  été  que  lorsque  j'ai  pu  les  instruire  des  princi- 
paux mystères  de  notre  sainte  religion.  Le  nombre 
total  jusqu'à  ce  jour  n'est  que  de  (trente)  ;  il  serait  plus 
grand  si  plusieurs  n'étaient  pas  morts  sans  que  je  fusse 
instruit  de  leur  maladie. 

«  Je  vous  félicite,  mes  chers  amis,  d'avoir  choisi  la 
très  sainte  vierge  Marie  pour  votre  mère,   et  d'être 


350  VIE    DU    BIENHEUREUX 

plus  fiers  de  ce  titre  de  noblesse  que  de  tous  les  autres. 
Gardez-vous  donc  bien  de  mettre  cette  bonne  Mère, 
la  plus  tendre,  sans  contredit,  de  toutes  les  mères, 
dans  la  cruelle  nécessité  de  vous  désavouer  pour  ses 
enfants.  Vos  bons  maîtres  vous  avertissent,  tous  les 
jours,  de  ce  qui  pourrait  vous  attirer  ce  grand  malheur. 

«  Puissent  mes  indignes  prières,  jointes  à  tant 
d'autres  plus  ferventes,  préparer,  dans  vos  personnes, 
quelques  années  de  bonheur  à  la  société,  qui  a  les 
yeux  sur  vous,  mais  qui  ignore  encore  si  elle  doit 
craindre  ou  espérer  de  votre  part. 

«  Pour  preuve  de  ma  bonne  volonté  et  de  mes 
ardents  désirs  pour  votre  bonheur,  j'ai  laissé,  pendant 
tout  le  mois  d'août,  votre  lettre  signée  de  tous  vos 
noms,  placée  sur  le  pauvre  autel  où  j'ai  le  bonheur 
d'offrir  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  et  tout  près  d'une 
image  de  la  très  sainte  Vierge. 

«  Nous  aurons  des  nouvelles  consolantes  à  vous 
envoyer,  si  vous  avez  la  bonté  de  nous  continuer  le 
secours  de  vos  bonnes  prières.  Aidez-nous  donc  de 
cette  manière,  en  attendant  que  votre  âge  et  la  volonté 
de  Dieu  vous  permettent  de  venir,  sinon  tous,  du 
moins  en  bon  nombre,  nous  aider  à  recueillir  une 
moisson  mûre,  et  ranimer  notre  courage  en  multi- 
pliant nos  forces. 

«  Je  prie  le  Dieu  de  toute  bonté  de  répandre  sur 
vous  tous,  mes  bien  chers  amis,  et  sur  tous  ceux  qui, 
parla  suite,  iront  grossir  votre  nombre,  ses  plus  riches 
bénédictions. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  35  I 

«  Efforcez-vous  de  dédommager,  par  votre  bon  es- 
prit et  votre  constante  docilité,  vos  excellents  maîtres 
de  leur  tendre  sollicitude  et  des  soins  empressés  qu'ils 
vous  prodiguent. 

«  Je  vous  embrasse  tous  bien  tendrement  dans  les 
cœurs  de  Jésus  et  de  Marie. 

«  L'un  de  vos  frères  aînés, 

«  CuAi^EL,  provicaire  apostolique.  » 

Cette  lettre,  que  nous  avons  cru  devoir  citer  en  en- 
tier, nous  montre  combien  le  P.  Chanel  aimait  les 
enfants  et  combien  il  en  était  aimé.  Nous  le  voyons 
encore  par  ce  qu'il  écrit,  le  29  novembre  iSSg,  à 
M.  Levrat,  curé  de  Crozet  :  «  C'est  pour  moi  une  bien 
■douce  satisfaction,  lorsque  je  fais  ma  ronde  dans  l'île, 
de  voir  accourir  à  ma  rencontre  une  multitude  d'en- 
fants battant  des  mains  et  annonçant  mon  arrivée  à 
leurs  parents.  Les  uns  s'accrochent  à  mes  bras,  les 
-autres  à  ma  soutane,  et  m'embarrassent  ainsi  de  leurs 
témoignages  d'affection... 

«  J'apprends  avec  plaisir  que  les  enfants  de  votre 
paroisse  s'intéressent  au  salut  de  nos  jeunes  sauvages. 
Qu'ils  ne  se  lassent  point  de  prier  pour  eux.  J'espère 
qu'avec  le  secours  d'en  haut  ces  pauvres  petits  insu- 
laires deviendront  bientôt  la  consolation  de  l'Eglise 
et  la  mienne...  (i)  » 

(i)  Vie  du  P.  Chnnel,  p.  481. 


352  VIE    DU    BIENHEUREUX 


Nous  le  savions  déjà,  le  zélé  missionnaire  n'a  jamais 
cessé  de  demander  des  prières.  C'est  sur  elles  qu'il  a 
toujours  compté  pour  le  succès  de  son  apostolat.  Il 
écrit  au  P.  Séon  :  «  Il  n'y  a  que  les  bonnes  prières 
qui  puissent  donner  de  la  vie  à  notre  ministère  auprès 
de  nos  pauvres  sauvages.  Sans  ce  secours,  tous  nos 
efforts  seront  vains  et  stériles.  Que  les  âmes  ferventes 
qui  s'intéressent  aux  succès  de  nos  faibles  travaux 
redoublent  donc  leurs  vives  instances  auprès  du  sou- 
verain Maître  des  cœurs.  Peut-être  est-ce  une  illusion 
de  ma  part;  mais,  à  voir  les  choses  où  elles  en  sont, 
je  crois  le  moment  de  la  grâce  arrivé  pour  la  petite  île 
qui  m'a  été  confiée.  Vous  voudrez  donc  bien  m'excuser 
si  je  ne  réponds  pas  à  votre  lettre  phrase  par  phrase. 
Je  voudrais  courir  au  plus  vite  auprès  des  Jiaturels 
disposés  à  m'écouter.  Voici  juste  vingt-trois  mois  que 
je  suis  parmi  eux  ;  mais  il  y  a  bien  peu  de  temps  que 
je  puis  parler  leur  langue  d'une  manière  passablement 
correcte  (i).  » 

Empruntons  encore  à  deux  lettres  quelques  pensées 
qui  nous  montreront  le  grand  changement  qui  s'est 
opéré  dans  les  dispositions  des  Futuniens. 
•  S'adressant  à  M.  Bajard,  aumônier  de  l'Antiquaille, 
à  L3^on,  il  lui  dit  :  «  Vous  exercez  les  saintes  fonc- 
tions du  sacerdoce  près  de  l'endroit  où  vous  avez  été 
revêtu  de  cette  auguste  dignité,  tandis  que,  par  une 
disposition  de  la  divine  Providence,  je  suis  à  bégayer 

(i)  Lettre  au  P.  Se'on,  12  octobre  iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  353 


les  premiers  rudiments  de  la  doctrine  chrétienne  avec 
les  naturels  d'une  petite  île  de  TOcéanie  occidentale. 
Les  difficultés  de  la  langue  m'ont  effrayé  longtemps. 
Plus  heureux  à  l'heure  qu'il  est,  je  puis  un  peu  me 
faire  comprendre.  J'en  profite  pour  faire  connaître  à 
nos  pauvres  sauvages  le  motif  de  notre  départ  de 
France.  Ils  ne  manquent  jamais  d'être  attendris, 
quelquefois  jusqu'aux  larmes,  lorsque  je  leur  dis  que 
nous  avons  laissé  dans  les  pleurs  et  dans  les  plus  vi- 
ves inquiétudes  de  nombreux  parents  et  amis  ;  que 
l'un  d'entre  nous,  qui  désirait  ardemment  leur  être 
utile,  est  mort  en  route  et  que  nous  n'avons  pu  lui 
donner  comme  tombeau  que  les  profondeurs  de 
l'abîme  sur  lequel  nous  nous  trouvions  (i).    » 

Il  écrit  à  M.  Vuillod,  curé  d'Attignat  :  «  L'île  n'est 
pas  encore  chrétienne  ;  mais,  outre  le  petit  nombre 
de  catéchumènes  prononcés,  j'ai  eu  la  consolation 
d'ouvrir  le  ciel  à  quelques  âmes,  et  ce  qui  me  porte  à 
bien  espérer  pour  la  suite,  c'est  que  les  naturels  ont 
presque  tous  peur  de  mourir  sans  être  baptisés.  Ils  me 
questionnent  souvent  sur  le  sort  des  âmes  de  ceux 
qui  viennent  de  mourir  dans  la  dernière  guerre.  Ils 
paraissent  tout  consternés,  lorsque  je  leur  dis  que 
ceux-là  seulement  qui  sont  baptisés  ou  désirent  sincè- 
rement l'être,  pourront  aller  au  ciel,  et  que  parmi  tous 
ceux  qui  sont  morts,  je  n'en  ai  pu  baptiser  que  trois  (2).  » 


(i)  Lettre  à  M.  Bajard,  21  octobre  i83q. 
(2)  Lettre  à  M.  Vuillod,  27  novembre  iSSg, 


354  VIE    DU    BIENHEUREUX 


Cet  heureux  changement  dans  les  esprits,  le 
P.  Chanel  Pavait  annoncé  à  l'apôtre  de  Wallis  :  «  Les 
naturels  me  paraissent  bien  dispose's  pour  la  plupart. 
Logoasi,  en  particulier,  y  met  du  zèle.  Les  filles  sa- 
vent bien  les  cantiques  et  l'abrégé  du  catéchisme  (i).  » 

Il  le  note  avec  bonheur  sur  son  journal  :  «  Plu- 
sieurs jeunes  gens  m'entourent,  à  la  tombée  de  la 
nuit,  pour  parler  religion  »  (lo  septembre).  «  Quel- 
ques vieillards,  à  la  vue  de  mon  crucifix,  m'adressent 
plusieurs  questions,  qu  i  me  font  entreprendre  un  pe- 
tit abrégé  de  l'histoire  sainte  et  de  la  rédemption  des 
hommes.  Le  soir,  je  suis  arrêté  par  quelques  jeunes 
gens,  qui  me  demandent  une  petite  répétition  du  can- 
tique que  l'on  chantait  dans  la  maison  de  Sam.  Les 
désirs  que  l'on  me  manifeste,  me  paraissent  empreints 
d'heureux  indices  (2).   » 

Un  de  ces  jeunes  gens  donna,  un  jour,  un  grand 
exemple  de  son  attachement  à  la  religion.  «  Il  y  eut, 
au  mois  d'octobre  dernier  (6  octobre  iSSg),  nous  dit  le 
P.  Chanel,  une  grande  cérémonie  païenne  pour  obte- 
nir la  pluie.  On  alla  sur  le  sommet  d'une  montagne, 
porter  au  dieu  qui  l'envoie,  des  bananes  cuites,  des 
taros,  des  poissons,  etc.  Tous  mes  insulaires  passè- 
rent là  une  nuit  à  la  belle  étoile,  persuadés  que  leurs 
vœux  seraient  exaucés  la  nuit  suivante.  En  effet,  le 
ciel  se  couvrait  de  nuages,  et  toutes  les  apparences 


(i)   Lettre  au  P.  Bataillon,  7  septembre  iSSg. 
{2)  Journal,  11  septembre  i83g. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  355 

étaient  pour  eux.  Cependant  un  jeune  homme,  déjà 
convaincu  de  la  vanité  des  idoles,  se  leva  tout  à  coup 
au  milieu  de  l'assemblée,  et  d'un  ton  prophétique  leur 
déclara  que  les  supplications  étaient  inutiles,  qu'aucun 
de  leurs  dieux  ne  pouvait  commander  aux  nuages  de 
donner  la  pluie,  que  cette  puissance  n'appartenait  qu'à 
Jéhovah,  au  vrai  Dieu  que  j'étais  venu  leur  annoncer. 
Tout  le  monde  se  moquait  d'abord  de  ses  menaces  ; 
mais,commeil  l'avait  dit,lesnuagesamonceléssedissi- 
pèrent,  et  il  n'en  tomba  pas  une  goutte  d'eau.  Le  lende- 
main ilsrevinrent  si  honteux,  que  personne  n'osait  par- 
ler de  ce  qui  s'était  passé  la  veille  ;  quelques-uns  seule- 
ment répondirent  au  F.  Marie-Nizier,  qui  leur  représen- 
tait l'impuissance  de  leur  Dieu  :  C'est  un  Dieu  méchant^ 
il  nous  laisse  dans  notre  malpropreté  .Ç.'  e.sl^ç.nt'S.tt,?>o\Ji^ 
ce  rapport  qu'ils  souffraient  le  plus  du  manque  d'eau, 
car  ils  sont  dans  l'usage  de  se  baigner  tous  les  jours.  » 

Le  jeune  homme  vint  annoncer  tout  triomphant 
que  le  diable  a  été  vaincu  ;  qu'il  n'y  a  pas  eu  depluie^ 
parce  qu'on  ne  l'a  pas  demandée  à  qui  il  fallait  (2). 

Mais  comment  s'était  opéré  ce  changement  que  nous 
sommes  heureux  d'enregistrer  à  notre  tour  ?  Le  P.  Du- 
crettet  nous  apprend  que,  dans  les  premiers  temps, 
((  les  jeunes  gens,  et  surtout  les  enfants,  étaient  sans 
cesse  à  ses  trousses,  examinant  ses  traits,  riant  de  sa 
démarche,  et  tournant  en  ridicule  samanicre  de  prier». 


(i)  Lettre  au  P.  Gonvers,  mai  1840. 
(2)  Journal,  7  octobre  1839. 


356  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Souvent  le  F.  Marie  Nizier  et  Thomas  Boog  en  témoi- 
gnaient   de   l'indignation  ;  mais  le    Père,    toujours 
calme,  toujours  plein  de  mansuétude,  les  exhortait  à 
la    patience    :    Soufflions    tout,   leur    disait-il,   poui' 
l'amour  de  Jésus-Christ  et  V établissement  de  son  rè- 
gne.    Sans  se  rebuter  de  leurs  mauvais  procédés,  il 
les    abordait    quand    il   les   rencontrait,    échangeait 
quelques  paroles,    et    bientôt,  par    sa    bonté    et  sa 
douceur,  il  gagna  leur  cœur.  Il  en  profita  pour  leur 
apprendre  à  faire  le  signe  de  la  croix  et  à  réciter  quel- 
ques prières.  Il  voulut  que  le  F.  Marie  Nizier  agît  de 
même.  «  Il  me  recommanda,  nous  dit-il,  de  la  manière 
la  plus  pressante,  d'instruire   les  enfants  toutes  les 
fois  que  je  les  trouverais  dans  les  chemins  ou  ailleurs.  » 
Ce  qu'il  pratiquait  à  l'égard  des  enfants,  il  le  faisait 
vis-à-vis  des  autres  personnes,  et  on  ne  saurait  dire 
combien  sa  charité  était  ingénieuse  pour  lui  en  four- 
nir les  moyens.  En  nous  révélant  cette  conduite  de 
son  cher  maître,  le  F.  Marie  Nizier  ajoute  :  «  Il  de- 
mandait que  moi-même  je  ne  perdisse  aucune   occa- 
sion de  faire  connaître  notre  sainte  religion,  w 

Par  suite  de  l'affection  qu'il  s'était  conciliée,  les 
baptêmes  devenaientplus  faciles.  Les  chefs  eux-mêmes 
faisaient  baptiser  leurs  enfants,  lorsqu'ils  étaient  en 
danger  de  mort.  Au  18  septembre,  nous  trouvons 
cette  note  importante  :  «  Je  vais  visiter  les  enfants  ma- 
lades; j'en  baptise  un, fils  deMusumusu,  à  qui  je  donne 
le  nom  de  Joseph  de  Cupertin  (i).  »  Nous  verrons  le 


(i)  Journal,  18  septembre  iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  357 


roi  lui-même  consemir  au  baptême  de  l'un  de  ses  fils. 

Tous  malheureusement  ne  se  prêtaient  pas  au  mi- 
nistère de  charité'  du  zélé  pasteur.  Musulamu  atteste 
dans  le  procès  apostolique  «  que  le  vénérable  servi- 
teur de  Dieu  est  allé  auprès  de  lui  pour  lui  enseigner 
la  religion  catholique  et  lui  apprendre  l'existence 
d'un  seul  Dieu  et  l'inutilité  de  tout  ce  qu'ils  faisaient. 
Il  m'a  aussi  supplié  de  lui  laisser  baptiser  mon  Jils. 
Je  le  lui  ai  refusé^  car  j'étais  insensé  et  je  Jie  connais- 
sais pas  encore  la  sigfiification  de  ce  rite.  » 

Le  P.  Chanel  nous  fait  connaître  son  insuccès  au- 
près d'une  vieille  femme,  qui  n'avait  plus  que  quel- 
ques jours  à  vivre:  «  J'ai  été  à  peine  dans  la  maison 
qu'elle  m'a  congédié.  J'ai  parlé  religion  avec  la  jeune 
femme  qui  lui  tient  compagnie,  de  manière  à  pouvoir 
être  entendu  de  la  malade.  Je  lui  adresse  aussi  la  pa- 
role :  elle  se  voile  la  figure  pour  se  dérober  à  mes  ins- 
tances. Je  ne  la  quitte  que  lorsqu'elle  me  dit  que  des 
besoins  naturels  la  pressent.  Elle  me  poursuit  par  des 
injures.  La  pauvre  femme  !  que  le  bon  Dieu  ne  l'en 
punisse  point,  mais  qu'il  daigne  lui  ouvrir  les  yeux 
assez  tôt  pour  ne  pas  manquer  le  ciel  !   (i)  « 

Ce  ne  fut  pas  le  seul  cas,  comme  nous  le  vo3^ons  par  le 
journal  et  comme  nous  l'apprenons  du  F.  Marie  Nizier. 
Mais  qui  n'admirerait,  avec  le  bon  Frère,  le  zèle  et  la  cha- 
rité de  l'apôtre  de  Jésus-Christ?  «  Lorsquedesmalades 
l'insultaient  et  refusaient  d'entendre  ses  instriictions, 

(il  Joiinul,  ler  septembre  iSSg. 


358  VIE    DU    BIENHEUREUX 

presque  toujours  il  m'envoyait  leur  faire  visite,  en  me 
disant  :  ilsaiu'ontpeut-êt7^e7noins  cCapey^sion  pour  vous. 

«  Dans  une  vallée,  voisine  de  la  nôtre,  une  personne 
de  20  à  25  ans,  attaque'e  d'une  maladie  mortelle,  ré- 
sistait obstinément  à  toutes  les  sollicitations  que  le 
Père  lui  faisait  pour  l'amener  à  la  grâce  du  baptême. 
Ne  pouvant  vaincre  sa  résistance,  il  me  dit  :  «  Allez 
lavoir;  elle  aura  peut-être  moins  de  répugnance  à 
écouter  ce  que  vous  lui  direz.  »  J'obéis  et  j'obtins 
d'elle  ces  paroles  :  «  Si  j'embrasse  la  religion,  est-ce 
«  que  j'irai  au  ciel  ?))...Elle  est  morte  sans  baptême.» 

«  Un  malade,  qui  s'endurcissait  à  toutes  les  exhor- 
tations que  le  Père  lui  adressait,  comme  l'argile  au 
feu,  avait  fini  par  le  chasser,  après  l'avoir  insulté.  Sa 
sollicitude  pastorale  lui  fait  mettre  en  mouvement 
tous  les  ressorts  de  sa  charité.  Il  m'envoie  dans  son 
village,  sous  prétexte  d'acheter  de  l'huile  pour  la 
lampe,  afin  que  personne  ne  puisse  soupçonner  le  but 
de  ma  visite.  J'étais  obligé  d'aller  dans  plusieurs  mai- 
sons. Je  me  rends  auprès  du  malade  ;  je  tâche  d'entrer 
en  conversation,  sans  lui  parler  d'abord  de  religion, 
afin  d'avoir  plus  d'accès  auprès  de  lui.  Mais,  un  ins- 
tant après,  l'infortuné  me  chasse  lui-même,  après 
m'avoir  insulté.  Il  est  mort  sans  baptême.  » 

Le  bon  Frère  fut  plus  heureux  dans  d'autres  cir- 
constances. Les  parents  d'une  jeune  fille,  malade  de- 
puis quelque  temps,  n'avaient  pas  permis  au  P.  Cha- 
nel de  la  baptiser.  Comme  elle  n'était  pas  en  danger, 
il  n'avait  pas  trop  insisté.  Pendant  son  absence,  on 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  DTQ 

vint  prévenir  le  Frère  que  la  maladie  faisait  des  pro- 
grès. «  Je  commençai,  nous  dit-il,  par  me  munir  d'une 
fiole  d'eau  be'nite.  En  arrivant  à  la  maison,  je  fus 
assez  stupéfait  de  la  trouver  remplie  de  monde,  et 
surtout  de  femmes  :  car  je  regardais  ces  dernières 
comme  capables  de  mettre  les  plus  grands  obstacles  à 
la  bonne  œuvre  que  j'avais  dessein  d'exécuter.  Néan- 
moins, pour  éloigner  des  spectateurs  tout  soupçon  de 
l'action  que  je  voulais  faire,  je  ne  parlai  aucunement 
de  religion.  Sans  cette  précaution,  mes  moindres  mou- 
vements eussent  été  scrupuleusement  et  continuelle- 
ment épiés.  Encore  un  trait  de  la  Providence.  Les 
parents  de  cette  enfant  ne  voulaient  point  la  laisser 
baptiser,  et  sa  mère  elle-même  m'invita  à  aller 
m'asseoir  à  côté  de  la  malade.  Quelle  joie  commença 
à  s'emparer  de  mon  cœur!  »  Le  Frère  profita  d'un  mo- 
ment favorable  pour  la  baptiser  (i). 

«  Il  faut  que  je  vous  fasse  participer  à  ma  joie,  li- 
sons-nous dans  une  lettre  du  même  Frère,  en  vous 
apprenant  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  faire  six  baptê- 
mes, deux  d'adultes  et  quatre  d'enfants,  pendant  le 
temps  que  je  suis  demeuré  avec  le  P.  Chanel.  Tous 
sont  morts.  Voilà,  il  faut  l'espérer,  six  intercesseurs 
de  plus  pour  moi  dans  le  ciel  (2).  » 

(i)  C'est  sans  doute  le  baptême  qui  est  signalé  dans  \e  Jour- 
nal, au  1 1  septembre  :  «  Le  F.  M.  Nizier  a  eu  la  copsolation  de 
baptiser  hier  la  petite  fille  de  Paré  Too,  sous  le  nom  de  Marie 
Philomène.  « 

(2)  Lettre  à  un  bienfaiteur. 


CHAPITRE    XII 
« 

PREMIÈRES     DIFFICULTÉS.    —     LE    ROI,    RETIRÉ    A    TAMANA, 

ENVOIE    DES   VIVRES  MOINS  RÉGULIÈREMENT.   TRAVAUX 

MANUELS.     PROGRÈS    DE    LA    MISSION. 

(i6  octobre  iSSg  —    i"  février  1840.) 

|x  incident  qui  préoccupa  à  juste  titre  le 
P.  Chanel  et  ses  deux  compagnons,  mar- 
qua la  date  du  i6  octobre  iSSg.  Depuis  la 
fin  de  la  guerre,  Niuliki  avait  quitté  Poï  pour  se  fixer 
sjpTamana.  Cette  conduite,  que  plusieurs  chefs  n'ap- 
prouvaient pas,  donnait  lieu  à  divers  commentaires. 
Les  uns  prétendaient  qu'il  voulait  se  concilier  l'esprit 
des  vaincus,  en  demeurant  plus  près  d'eux,  dans  une 
vallée  où  se  trouvait  un  certain  nombre  de  leurs  pa- 
rents. D'autres  pensaient  que  ne  pouvant  plus  sup- 
porter les  paroles  du  zélé  missionnaire,  il  avait  cru 
bon  de  s'éloigner  de  lui.  On  avait  observé  que  depuis 
la  victoire  de  Vài,  qu'il  attribuait  à  son  dieu  Fakavé- 
likélé^  il  saisissait  toutes  les  occasions  pour  signaler 
son  attachement  aux  pratiques  superstitieuses  usitées 
dans  l'île.  Mais,  jusqu'à  ce  jour,  il  n'avait  rien  changé 
dans  sa  manière  d'agir  envers  le  serviteur  de  Dieu,  et 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  36 1 

on  aurait  dit  que  l'ancienne  amitié  n'avait  point  di- 
minué. 

Contrairement  à  ses  habitudes,  Niuliki  passe  deux 
fois  par  Po'/,  le  i6  octobre,  et  il  n'entre  point  dans  la 
case  du  P.  Chanel.  Quel  peut  être  le  motif  de  cette 
conduite,  qui  est  remarquée  et  qui  peut  avoir  de 
graves  conséquences?  Notre  apôtre  désire  le  connaître, 
si  c'est  possible.  Il  envoie  donc,  le  lendemain,  le  frère 
Marie  Nizier  et  Thomas  à  Fikavi^  sous  prétexte  d'a- 
cheter de  l'huile  pour  la  lampe  ;  mais,  en  réalité,  pour 
sonder  les  dispositions  du  roi,  qui  se  trouve  dans  ce 
village.  «  Sa  Majesté  leur  fait  bon  accueil,  malgré  la 
crainte  que  nous  avions  qu'elle  ne  fût  fâchée  contre 
nous,  à  cause  de  la  guerre  que  nous  faisons  aux  divi- 
nités de  l'île  (i).  )) 

Trois  jours  après,  le  roi  n'oublie  point  de  visiter  le 
P.  Chanel;  mais  c'est  pour  lui  annoncer  un  acte  de 
superstition.  «  Le  roi  vient  nous  voir,  et  emporte  avec 
lui  une  de  ses  chemises  pour  l'offrir  à  un  Atua-muri, 
afin  qu'il  rende  la  santé  à  l'un  de  ses  petits  enfants. 
Mes  observations  paraissent  lui  faire  quelque  im- 
pression, mais  il  croit  encore  devoir  céder  à  la  cou- 
tume (2).  » 

Comme  il  n'avait  pas  fait  connaître  sa  véritable 
pensée,  les  manifestations  en  faveur  de  la  religion 
devenaient  plus  nombreuses.    Maligi  lui-même,  son 


(1)  Journal,   17  octobre  iSSg. 

(2)  Journal,  20  octobre  iSSg. 


362  VIE    DU    BIENHEUREUX 

premier  ministre,  ne  craignait  pas  d'exprimer  publi-' 
quement  ses  sentiments.  Ainsi,  le  même  jour  (20  oc- 
tobre), dans  une  fête,  il  pailla  tî^ès  bien  en  faveur  de  la 
religion,  et  dit  que  toute  l'île  n'attendait  plus  que  le 
roi.  Plus  tard,  étant  tombé  malade,  il  se  trouva  bien 
des  soins  que  le  P.  Chanel  lui  donna.  Vaincu  par  sa 
bonté  et  sa  charité,  il  finit  par  déclarer  que,  si  le  roi  le 
permettait f  toute  Vile  serait  de  suite  religieuse  (3  dé- 
cembre 1839). 

Amener  Niuliki  à  se  prononcer  ouvertement  en 
faveur  de  la  religion,  tel  était  le  but  qu'il  fallait  pour- 
suivre avant  tout  le  reste.  L'apôtre  de  Futuna  l'avait 
compris  depuis  longtemps  ;  mais,  hélas  !  le  succès 
devenait  de  plus  en  plus  difficile.  La  dernière  victoire 
avait  enflé  son  cœur  d'orgueil.  Il  venait  aussi  d'ap- 
prendre qu'à  Wallis  le  roi  Lavélua  ne  voulait  point  se 
convertir,  et  il  croyait  qu'il  ferait  bien  de  l'imiter.. 
Ecoutons  le  récit  du  P.  Chanel  : 

«  Un  vieux  chef,  qui  ne  savait  pour  quel  parti  se 
déclarer,  fit  le  voyage  de  Wallis  pour  ne  pas  s'exposer 
dans  un  parti  auquel  la  victoire  pourrait  être  infidèle. 
Il  en  est  revenu  plein  d'histoires  sur  la  religion;  Il  est 
forcé  d'avouer,  il  est  vrai,  que  bientôt  toute  l'île  de 
Wallis  sera  chrétienne  ;  mais  il  prend  un  satanique 
plaisir  à  raconter  la  manière  dont  les  naturels  massa- 
crèrent les  catéchistes  de  Niua,  qui  y  étaient  allés 
préparer  les  voies  aux  missionnaires  méthodistes,  et 
la  conduite  actuelle  du  roi  Lavélua  à  l'égard  des  caté- 
chumènes du  P.  Bataillon.  Il  a  promis  de  faire  tous 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  363 

ses  efforts  pour  empêcher  que  l'île  de  Futuna  ne  suive 
l'exemple  de  celle  d'Uvéa  (Wallis).  Je  m'aperçois,  en 
effet,  qu'il  cherche  à  tenir  parole.  Mais,  si  le  moment 
des  divines  miséricordes  est  arrivé  pour  cette  petite 
mission,  que  pourra-t-il  faire  (i)?  » 

Ce  vieux  chef  exerçait  une  grande  influence  sur 
l'esprit  de  Niuliki.  Ce  fut,  sans  doute,  d'après  ses 
conseils,  que  le  roi  cessa  d'envoyer  régulièrement  des 
vivres.  «  Pour  garder  les  apparences,  nous  dit  le 
F.  Marie  Nizier,  il  chargeait  de  temps  en  temps  un 
membre  de  sa  famille  de  nous  porter  quelques  taros. 
Aussi  la  faim  se  fît  plus  d'une  fois  sentir.  Apprenant 
que  des  jeunes  gens,  par  commisération,  nous  appor- 
taient quelque  choseàmanger,ildéfenditàquiquecefût 
de  prendre  soin  de  nous.  Il  alléguait  pour  raison  que  nous 
étions  ses  blancs,  et  que  c'était  à  lui  de  nous  nourrir. 

«  Le  P.  Chanel  qui,  dès  le  principe,  vit  où  allait 
aboutir  cette  nouvelle  conduite  du  roi  à  notre  égard, 
prit  le  parti  le  plus  sage,  celui  de  travailler  de  nos 
propres  mains  pour  pourvoir  à  notre  subsistance.   » 

Ce  travail,  il  le  commence  le  21  novembre.  «  Quel- 
ques naturels  viennent  nous  aider  à  faire  une  clôture 
et  à  défricher  un  champ  de  bananiers.  J'essaie  de  les 
encourager  en  leur  donnant  un  petit  coup  de  main  (2).  » 
Il  le  continue,  ce  travail,  les  jours  suivants,  et  le  pour- 
suit jusqu'à  sa  mort. 


(i)  Lettre  à  Mgr  Dévie,  3i  octobre  iSSg. 
(2)  Journal,  21  novembre  iSSg. 


364  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  Mais,  nous  dit  le  Frère,  pour  atteindre  le  jour  où 
nous  devions  nous  nourrir  des  fruits  cultivés  à  la  sueur 
de  notre  front,  que  d'obstacles  se  présentèrent  !  Nous 
n'avions  pas  la  force  qui  nous  était  nécessaire  pour 
des  travaux  de  ce  genre.  A  cette  faiblesse  se  joignait  le 
manque  de  nourriture,  qui  l'aggravait  d'autant  plus. 
Que  l'on  ajoute  à  cela  la  chaleur  brûlante  du  soleil  des 
tropiques,  telle  que  nous  l'avons  à  Futuna,  et  l'on  aura 
une  idée  de  notre  nouvelle  position.  Le  P.  Chanel, 
quoique  faible,  put  supporter  plus  courageusement 
que  moi  ces  différentes  fatigues,  et  travaillait  souvent 
tout  seul  à  cultiver  le  terrain  qui  nous  avait  été  cédé, 
pendant  que  j'étais  occupé  à  des  choses  moins  pénibles 
à  la  maison, 

«  Une  chose  qui  a  toujours  été  pour  moi  un  sujet 
d'étonnement  et  d'édification  dans  ce  bon  père,  c'était 
de  le  voir  harassé  de  fatigue,  brûlé  par  les  ardeurs  du 
soleil,  n'a3'ant  souvent  presque  rien  à  manger,  revenir 
de  ses  travaux  aussi  gai,  aussi  jo3^eux  que  s'il  eût  eu 
tout  à  souhait,  et  cela  non  point  une  fois,  mais  tous 
les  jours. 

«  Ni  ces  obstacles,  ni  ceux  qui  ont  suivi,  n'ont 
jamais  ébranlé,  même  pour  un  instant,  le  courage  du 
P.  Chanel.  Sa  confiance  en  Dieu  était  sans  bornes. 
Dans  ces  moments  d'épreuve,  je  lui  ai  entendu  dire  : 
Le  moment  des  miséricoj^des  n'est  pas  encore  arrivé. 
Pour  le  hâter,  de  fréquentes  neuvaines  étaient  ordon- 
nées par  lui.  Son  humilité  le  faisait  se  regarder  lui- 
même  comme  un  obstacle  à  ce  moment  désiré,    car 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  365 

un  jour  il  m'indiqua  le  commencement  d'une  neu- 
vaine  :  Faisons-la^  dit-il,  pour  que  le  bon  Dieu  veuille 
ôte?^  ceux  qui  sont  un  obstacle  à  la  conversion  de  Vile. 
Si  c'est  moi,  hé  bien....  Il  n'acheva  pas,  mais  j'avais 
compris.  » 

Le  P.  Chanel  avait  été'  frappe'  d'une  parole  du  fon- 
dateur de  la  Société  de  Marie.  Quand  de  grandes  diffi- 
cultés surgissaient  contre  la  congrégation  naissante,  le 
T.  R.  P.  Colin  disait  avec  assurance  :  La  Société  va 
faire  un  pas.  L'apôtre  de  Futuna,  au  milieu  des 
épreuves  de  tout  genre  et  des  oppositions  toujours 
croissantes ,  répétait  souvent  au  frère  Marie  Nizier 
la  parole  du  saint  fondateur  :  La  religion  va  faire  un 
pas  en  avant.  Et  son  courage  semblait  grandir  avec  sa 
confiance  en  Dieu.  Les  témoins  entendus  lors  du  pro- 
cès apostolique  n'ont  tous  qu'une  voix  pour  nous  dire 
que  rien  ne  put  jamais  l'ébranler  ou  l'affaiblir. 

A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  le  serviteur  de 
Dieu  a  obtenu  qu'on  l'avertisse  plus  souvent  lorsqu'il 
y  a  des  malades.  Aussi,  n'écoutant  que  son  zèle  pour 
le  salut  des  âmes,  il  multiplie  ses  visites  auprès  d'eux, 
se  concilie  la  bienveillance  de  ceux  qui  les  entourent, 
leur  annonce  quelques  vérités  de  l'Evangile,  et  est  assez 
heureux  pour  voir  ses  efforts  couronnés  de  succès.  Il 
trouve  quelquefois  des  aides  parmi  ceux  qui  sont 
auprès  du  malade. 

Il  visite  un  malade  dont  la  surdité  rend  l'instruction 
difficile.  «  Des  naturels,  dit-il,  ont  la  complaisance  de 
répéter   à  haute  voix  ce   que  je   désire  lui  faire   sa- 


366  VIE    DU    BIENHEUREUX 


voir  (i).  »  Par  ce  moyen,  le  malade  est  dispose'  à 
recevoir  le  saint  baptême. 

Un  jeune  homme,  dont  la  maladie  de  poitrine  est 
très  avancée,  écoute  d'abord  avec  plaisir  ce  que  le  P. 
Chanel  lui  dit  de  la  religion.  Puis,  dans  une  seconde 
visite,  il  hésite,  et,  dans  une  troisième,  refuse  de  se 
faire  chrétien.  Le  serviteur  de  Dieu  ne  désespère  point 
de  son  salut.  Il  retourne  auprès  de  lui,  lorsqu'il  est 
près  de  sa  fin.  «  Je  lui  parle  de  se  faire  chrétien.  Il 
paraît  ne  pas  m'entendre.  Mais  les  femmes  qui  sont 
dans  la  maison  parlent  d'une  manière  si  belle  de  la 
religion  que  je  n'éprouve  plus  de  difficulté  pour  le 
baptiser.  Je  lui  donne  le  nom  de  Marie-Joseph.  Une 
fois  baptisé,  il  recueille  toutes  ses  forces  pour  me 
demander  s'il  j^  a  des  cocos  en  paradis  ;  s' il  y  a  de  Veau 
comme  à  Fiituna  (2).  »  Cette  question  ne  doit  pas  trop 
nous  étonner.  Les  Futuniens  se  représentaient  le 
bonheur  du  ciel  comme  la  réunion  de  tout  ce  qui  fait 
plaisir  sur  la  terre.  L'instruction  du  jeune  homme 
n'avait  pu  être  assez  complète. 

L'un  des  fils  du  roi  était  malade  depuis  quelque 
temps.  Il  avait  été  porté  auprès  de  diff'érents  dieux, 
et  en  particulier  auprès  de  Faréma ,  ce  chef  des 
vaincus  dernièrement  revenu  de  Wallis.  Mais  le  mal 
empirait  et  le  dénouement  fatal  approchait.  Le  P. 
Chanel  n'épargnait  pas  les  visites  et  il  finit  par  obtenir 


(i)  Journal,  11   novembre   iSSg. 
(2)  Journal,   16  novembre  iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL         "  36~ 

la  permission  de  le  baptiser.  Il  résolut  d'administrer 
le  sacrement  d'une  manière  solennelle,  afin  de  frapper 
l'esprit  de  Niuliki  et  d'avoir  l'occasion  de  lui  expliquer 
•nos  saints  mystères.  «  Je  pars,  aux  environs  de  midi, 
pour  Tamana,  avec  tous  les  objets  nécessaires  au 
baptême  du  fils  du  roi.  Ayant  obtenu  l'agrément  de 
la  mère,  je  demande  celui  du  roi.  Tous  les  deux  y 
consentent  volontiers.  Je  me  revêts  de  mon  surplis, 
d'une  étole,  et,  après  une  petite  prière  faite  à  genoux, 
la  cérémonie  commence.  Tous  les  petits  objets  néces- 
saires paraissent  exciter  leur  curiosité.  J'ai  donné  le 
nom  de  Marie-Théodore  à  ce  petit  bienheureux.  Le 
peu  de  mots  que  je  dis  au  roi  et  à  toutes  les  personnes 
assemblées  ont  paru  leur  faire  plaisir  (i).   » 

Niuliki,  cependant,  n'abandonnait  point  ses  supers- 
titions. Le  lendemain,  il  va  porter  un  doigt  de  son 
beau-père,  pour  demander  à  quelque  divinité  la  gué- 
rison  de  son  fils,  et  quand  il  meurt,  le  14  novembre, 
il  se  frappe,  se  couvre  de  sang,  et  renouvelle  les  jours 
suivants  cette  coutume  barbare.  C'est  la  raison,  sans 
doute,  qui  empêche  notre  apôtre  de  songera  des  funé- 
railles ecclésiastiques.  Il  craint  aussi  qu'en  allant  trop 
vite,  il  ne  compromette  l'œuvre  commencée  et  déjà 
couronnée  d'un  certain  succès. 

Mais,  comme  le  jour  même  de  la  mort  du  fils  du  roi, 
il  trouve  de  V empressement  à  s' instruire  de  la  religion^ 
et  que  plusieurs  paraissent  décidés  à  manger  les  pois- 

(i)  Journal^  9  novembre   iSS^. 


368  VIE    DU    BIENHEUREUX 


so?is  et  les  oiseaux  qui  leur  sont  tapous^  c'est-à-dire  à 
renoncer  à  leurs  traditions  superstitieuses,  non  seule- 
ment il  baptise  l'enfant  d'une  des  filles  du  roi,  mais 
encore,  après  sa  mort,  il  demande  à  faire  les  funé- 
railles selon  les  rites  prescrits  par  l'Eglise.  «  Je 
demande  l'agrément  du  roi,  qui  paraît  mettre  un  plai- 
sir à  me  l'accorder.  La  cérémonie  fait  cesser  tous  les 
cris  et  tarit  toutes  les  larmes.  Plusieurs  nous  disent 
ensuite  que  c'est  bien  beau  et  qu'ils  désirent  être 
enterrés  de  la  même  manière  (i).  » 

La  foi,  qui  commençait  à  pénétrer  dans  quelques 
âmes,  n'atteignait  pas  encore  les  chefs  et  la  masse  du 
peuple.  Aussi,  nous  les  voyons  suivre  toutes  leurs 
superstitions. 

La  sécheresse  se  fait  sentir  de  nouveau  et  menace 
les  productions  de  l'île.  Le  roi  et  quelques  chefs 
tiennent  conseil  à  Tamana  pour  bâti?"  une  maison  à 
Fakavélikélé^  afin  que  la  pluie  arrive  et  que  la  i^écolte 
du  fruit  à  pain  soit  belle.  Cette  décision  du  3o  no- 
vembre est  transmise  aux  différentes  vallées,  et  on 
s'empresse  de  la  mettre  à  exécution. 

Le  2  décembre,  «  les  ouvriers  les  plus  habiles  de 
chaque  village  se  réunissent  à  Poï,  pour  y  polir  de 
leur  mieux  les  bois  d'une  maison  qu'ils  doivent  cons- 
truire sur  une  montagne,  à  l'intention  de  lui  demander 
la  pluie  et  une  abondante  récolte  de  fruits  à  pain. 
Ils  sont  tout  étonnés  de  voir  que  je  ne  vais  point  au 

(i)  Journal,  9  décembre   iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3>6g 

milieu  d'eux,  soit  pour  examiner  leur  travail,  soit  pour 
leur  prêter  mes  outils  les  plus  propres  à  hâter  leur 
ouvrage.  Je  leur  fais  dire  qu'ils  ne  travaillent  pas  pour 
le  vrai  Dieu  et  que  mes  outils  ne  doivent  pas  travailler 
pour  le  diable  (i).  » 

Invité  à  participer  à  la  distribution  des  vivres  qui 
a  lieu  quatre  jours  après,  à  l'occasion  de  la  construc- 
tion de  cette  maison,  il  refuse  d'y  prendre  part. 

La  pluie  demandée  à  Fakai^élikélé  ne  vient  pas. 
Le  19  décembre,  le  P.  Chanel  passe  par  Tamana  et 
cherche  à  dire  quelques  mots  d'édification.  Le  roi 
quitte  la  maison  le  premier.  «  Ceux  qui  restaient  se 
sont  mis  à  me  prier  de  demander  la  pluie  à  Jéhovah, 
ajoutant  que  leurs  dieux  sont  trompeurs  ;  que,  s'il 
pleut,  ils  sont  prêts  à  me  porter  en  triomphe  sur  leurs 
bras.  Je  leur  recommande  de  ne  pas  plaisanter  sur  le 
vrai  Dieu,  mais  de  se  convertir  sincèrement  à  lui  (2).  » 

Le  jour  de  saint  Etienne,  une  tempête  éclate  avec 
une  force  extraordinaire.  Selon  leur  habitude ,  les 
insulaires  invoquent  leur  grand  dieu.  «  Le  cri  des 
naturels,  qui  vont  offrir  du  kava  à  Fahavélikélé,  se 
mêle  au  bruit  de  la  mer  et  du  vent.  »  Le  P.  Chanel, 
après  avoir  pris  avec  ses  deux  compagnons  les  pré- 
cautions nécessaires  pour  consolider  leur  maison  et 
mettre  leurs  effets  à  l'abri  de  la  pluie,  se  rend  vers  la 
mer,  qui  devient  terrible...  «  Elle  avait  déjà  franchi 


(i)  Journal,  2  décembre   1839. 
(2)  Journal,  19  de'cembre  iSSg. 

24 


SjO  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

ses  bornes  ordinaires,  nous  dit  le  F.  Marie  Nizier,  et 
menaçait  presque  notre  habitation.  Déjà  des  insulaires, 
nos  voisins,  avaient  déme'nagé  leurs  cases.  Nous  allâ- 
mes jusqu'à  l'endroit  où  aboutissaient  les  plus  fortes 
vagues.  Mette^,  me  dit-il  un  instant  après,  mettei  une 
médaille  de  la  sainte  Vierge  à  un  cocotier.  J'ose  avouer 
que  je  la  mettais  avec  une  espèce  d'indifférence  et  à  un 
cocotier  que  les  vagues  avaient  déjà  outrepassé.  Mettez- 
la  à  lin  cocotier  oîi  la  mer  ne  soit  pas  encore  arrivée. 
Dieu  exauça  la  foi  vive  du  missionnaire.  Dans  la  même 
soirée,  le  vent  changea  de  direction.  Les  vagues  furent 
poussées  dans  un  sens  contraire,  et  nous  pûmes  rester 
en  paix  dans  notre  maison.  Quoique  le  cocotier  où 
la  médaille  fut  fixée  se  trouvât  fort  près  de  celui  où  je 
la  mettais  en  premier  lieu,  la  mer  ne  fit  néanmoins 
qu'en  baigner  un  peu  le  pied.  » 


.»)ji(9.i!)ji(*.ï3;(s.ftî:i«i.ï)jt'«i. 


CHAPITRE    XIII 

COMMENCEMENT  DE  LA  PERSÉCUTION.  —  ARRIVÉE  DU 
P.  CHEVRON  ET  DU  F.  ATTALE.  —  LETTRES  CONS- 
TATANT l'État  de  la  mission. 

(jor  février.  —  i6  mai  1840.) 

'année  1840  s'ouvre  par  ces  paroles  de 
l'apôtre  de  Futuna  :  Sainte  Messe  que 
^^^  j'offre  pour  les  infidèles.  Maintenant  qu'il 
sait  la  langue  de  ses  chers  insulaires,  il  va  joindre  à 
la  prière  le  ministère  de  la  parole.  Les  te'moins  enten- 
dus dans  le  procès  apostolique,  nous  affirment  qu'//  se 
livra  avec  une  grande  ardeur  à  l'œuvr^e  de  la  prédi- 
cation de  V Evangile,  et  qu'il  parcourut  souvent  les 
divers  villages  de  Futuna,  amionçant  partout  la  vraie 
religion.  Mais  le  de'mon  ne  pouvait  laisser  détruire 
son  règne  sans  opposer  une  vive  résistance.  Il  cher- 
cha d'abord  à  paralyser  par  ses  suppôts  les  efforts  de 
l'homme  de  Dieu.  Voyant  que  rien  n'était  capable  de 
l'arrêter,  il  suscita  contre  lui  une  véritable  persécution, 
qui  alla  en  grandissant  et  ne  se  termina  qu'avec  sa 
mort. 

Cette    persécution    commence    avec   le   mois   de 
février  1840.  Un  enfant  vient  se  réfugier  dans  la  case 


372  VIE    DU    BIENHEUREUX 

du  missionnaire  pour  se  soustraire  à  la  colère  de  ses 
parents.  Ceux-ci  veulent  l'emmener  et  s'efforcent  de 
l'indisposer  contre  la  religion.  L'enfant  déclare  qu'il 
est  dans  l'intention  de  demeurer,  malgré  tout  ce  qu'on 
pourra  lui  dire.  A  ces  mots,  les  parents  se  préparent 
à  l'entraîner  de  force.  Le  P.  Chanel  leur  signifie  que 
leur  fils  est  parfaitement  libre,  mais  qu'il  ne  permettra 
jamais  qu'on  en  vienne  à  des  actes  de  violence  dans 
sa  propre  maison. 

On  s'apercevait  de  la  froideur  du  roi  à  son  égard. 
Quelques  Futuniens  en  profitaient  pour  se  donner  le 
plaisir  malin  de  le  molester  et  de  l'importuner  jusque 
dans  sa  propre  case.  Il  est  vrai  que,  le  22  décembre, 
il  avait  questionné  Niuliki  et  n'en  avait  obtenu  que  de 
bonnes  réponses  au  sujet  de  la  religion.  Mais,  en  face 
des  vexations  nouvelles  et  du  peu  de  régularité  dans 
l'envoi  des  vivres,  il  était  utile  de  connaître  de  nou- 
veau la  pensée  de  Sa  Majesté.  Il  envoya  doncleFrùre 
porter  quelques  présents  et  exposer  la  situation.  Le 
roi  répondit  qu'il  donnait  au  P.  Chanel  toute  autoi^ité 
pour  chasser  de  sa  maison  ceux  qui  venaient  l'inquiéter 
et  l'importuner. 

Voyant  qu'il  peut  encore  compter  sur  Niuliki,  il  va 
le  trouver  à  Fikavioii  l'on  construit  pour  lui  une  piro- 
gue. Il  parle  longtemps  avec  les  indigènes  et  les  ins- 
truit des  vérités  de  la  foi,  avant  et  après  le  repas,  du 
consentement  et  en  présence  du  roi. 

Peu  de  jours  après  (22  février),  il  engage  une  dis- 
cussion en  règle  sur  notre  sainte  religion.  Vaincus  par 


à 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SyS 

ses  arguments,  plusieurs  s'opiniâtrent  à  soutenir 
qu'ils  mourront  par  la  colère  des  dieux,  s'ils  se  font 
chrétie?îs.  «  D'autres  me  disent  de  leur  montrer  Jého- 
vah,  pour  qu'ils  croient  en  lui  ;  d'autres  demandent 
que  nous  guérissions  les  malades  ;  d'autres  que  nous 
fassions  quelque  chose  pour  abriter  l'île  contre  tous 
les  vents,  etc.  (i)  » 

Cette  dernière  question  ne  doit  pas  trop  surprendre, 
car  les  tempêtes  étaient  fréquentes,  et  ce  jour-là  même 
un  grand  vent  menaçait  de  désoler  Futuna.  On  venait 
de  charger  un  insulaire  de  porter  un  morceau  de 
kava  au  dieu  Fakavélikélé,  et  celui  qui  avait  reçu  cette 
mission  devait,  de  temps  en  \Q.m.^s, pousser  un  grand 
cri,  afin  d'apaiser  la  tempête. 

Les  courses  nombreuses,  le  travail  continuel  et  une 
nourriture  insuffisante  finissent  par  épuiser  la  faible 
santé  du  P.  Chanel.  Au  commencement  de  mars,  nous 
le  voyons  souvent  indisposé,  et  il  est  obligé  de  se 
priver,  plusieurs  jours,  du  bonheur  d'offrir  la  sainte 
victime  du  salut.  Néanmoins,  il  ne  s'arrête  que  lors- 
que les  forces  le  trahissent,  et  dès  qu'elles  sont  un  peu 
revenues,  il  recommence  ses  courses.  Il  ne  laisse 
échapper  aucune  occasion  d'annoncer  la  parole  de 
Dieu,  en  public  ou  en  particulier. 

Comme  il  aurait  voulu  convertir  le  roi  !  Aussi,  il 
cherche  tous  les  moyens  pour  parvenir  à  l'instruire. 
Le  17  mars,  ce  prince  apporte  une  charge  de  taras. 

(i)  Analyse  du  journal  parle  P.  Roulleaux. 


374  '^lE    DU    BIENHEUREUX 

Il  s'arrête  pour  faire  aiguiser  son  herminette.  Profitant 
d'un  moment  où  ils  sont  seuls,  le  Père  lui  parle  de  la 
religion.  Niuliki  ne  lui  ouvre  pas  clairement  son  cœur. 
Il  se  contente  de  répondre  que  c'est  une  bonne  chose 
defah'e  chrétiens  ceux  qui  désirent  l'être[i). 

Cette  réponse,  sans  le  contenter,  lui  donne  une  cer- 
taine latitude.  Mais  plusieurs  faits  ne  tardent  pas  à 
montrer  que  la  parole  du  roi  n'exprimait  pas  ses  vrais 
sentiments  ou  que  ses  dispositions  avaient  changé. 
Une  nouvelle  explication  n'est  donc  pas  inutile.  Le 
lundi  de  Pâques,  20  avril,  il  va  le  trouver  à  Tamana 
et  traite  avec  lui  la  question  de  la  religion.  Il  nous 
fait  connaître  que  le  i^oi  parait  l'écouter  avec  plaisir. 
Mais,  de  ce  sentiment  à  la  conversion  il  y  avait  encore 
loin.  La  prudence,  cependant,  ne  permettait  pas  de 
faire,  pour  le  moment,  de  plus  vives  instances. 

Apprenant  que  deux  vieilles  femmes  essaient,  tous 
les  jours,  de  tuer  un  enfant  dans  le  sein  de  sa  mère,  il 
se  transporte  auprès  d'elles  à  Vélé^  et  leur  demande, 
en  grâce,  la  vie  de  l'enfant.  Il  les  supplie  de  le  lui 
remettre  de  suite  après  sa  naissance  et  leur  promet 
d'en  prendre  soin.  (21  avril  1840.) 

Malgré  les  intentions  peu  bienveillantes,  qui  se 
manifestaient  contre  l'apôtre,  et  malgré  les  mauvais 
procédés,  dont  on  usait  à  son  égard,  plusieurs  jeunes 
gens  s'attachaient  à  lui  de  plus  en  plus.  Il  écrit  au 
P.  Convers  :  «  J'ai   un  certain  nombre  de  catéchu- 

(i)  Analyse  dujou7-nal  par  le  P.  RouUeaux. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SyÔ 

mènes;  plusieurs  ne  peuvent  encore  se  prononcer 
ouvertement,  mais  ils  tiennent  ferme  contre  les  obs- 
tacles qu'ils  rencontrent  dans  leurs  familles  (i).  » 
L'un  d'entre  eux,  nommé  Maïtau,  dont  le  nom  repa- 
raîtra dans  cette  histoire,  vint  même  demeurer  avec 
lui,  le  jour  de  l'Invention  de  la  sainte  Croix. 

Ce  courage  des  catéchumènes,  qui  bravaient  la 
raillerie  et  la  colère  de  leiu^s  parents  (2),  était  pour  lui 
un  grand  sujet  de  consolation.  Il  éprouva  bientôt  une 
joie  d'autant  plus  vive  qu'il  ne  l'attendait  pas.  Le 
16  mai,  un  navire  abordait  à  Futuna  et  lui  amenait  le 
P.  Chevron  et  le  frère  Attale.  Avec  quel  empressement 
il  courut  à  Vêlé  pour  les  embrasser  et  avoir  des  nouvel- 
les de  Wallis,  de  la  Nouvelle-Zélande  et  de  la  France  ! 

Le  P.  Chevron  était  envoyé  par  Mgr  Pompallier, 
pour  demeurer  alternativement  avec  les  deux  mission- 
naires de  Wallis  et  de  Futuna.  Il  venait  de  Wallis, 
après  avoir  traversé  les  archipels  de  Viti  et  de  Tonga, 
et  avait  couru  de  grands  dangers.  Il  avait  laissé  le 
P.  Bataillon  au  milieu  de  800  catéchumènes,  aux  pri- 
ses avec  la  plus  forte  tempête  que  l'enfer  lui  eût  encore 
déchaînée  et  qu'il  regardait  comme  la  dernière.  Avec 
quel  intérêt  le  serviteur  de  Dieu  recevait  les  nouvelles 
qui  lui  étaient  données  !  Comme  il  bénissait  le  Sei- 
gneur du  bien  qui  se  faisait  à  Wallis  ! 

Le  nouveau  missionnaire  apportait  une  lettre  de 


(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 

(2)  Lettre  au  T.  R.  P.  Colin,  16  mai  1840. 


376  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Mgr  Pompallier  adressée  aux  PP.  Chanel  et  Bataillon 
et  aux  FF.  Marie-Nizier  et  Joseph-Xavier.  En  voici 
le  commencement  : 

«  Mes  bien  chers  Pères  et  Frères, 

«  Que  je  souffre  dans  mon  cœur  de  n'avoir  pu  vous 
visiter  depuis  que  je  vous  ai  laissés  dans  vos  îles  ! 
C'est  une  des  plus  sensibles  croix  de  ma  mission  que 
de  ne  pouvoir  communiquer  avec  vous  aussi  souvent 
que  je  le  désirerais.  Je  comprends  aussi  que  c'est  une 
épreuve  pour  vous  ;  et  d'après  les  lettres  que  j'ai  re- 
çues de  votre  part  par  les  Pères  qui  sont  venus  me 
rejoindre  dans  le  mois  de  juin  dernier,  je  conçois  que 
le  délai  de  ma  visite  est  encore  une  épreuve  pour  vos 
ouailles.  Hélas  !  c'est  Dieu  lui-même  qui  permet  tout 
cela,  qui  veut  tout  cela  !  car  il  a  vu  jusqu'ici  mes  désirs 
et  mes  efforts  pour  aller  vous  visiter,  sans  qu'il  m'ait 
été  possible  de  les  exécuter.  Quand  j'aurai  l'ineffable 
consolation  de  vous  voir,  vous  pourrez  comprendre 
tout  ce  que  je  vous  dis,  et  adorer,  louer  et  aimer  de 
plus  en  plus  la  très  sainte  volonté  de  Dieu  (i).  » 

Le  Vicaire  Apostolique  n'avait  point  oublié  le  roi 
des  vainqueurs.  Le  P.  Chanel  s'empressa  de  le  pré- 
venir :  «  J'ai  fait  appeler,  ce  soir,  le  roi  Niuliki  pour 
lui  donner  lecture  des  lettres  que  Mgr  Pompallier  lui 
a  adressées.  Il  m'a  dit  que  son  île  allait  se  faire  chré- 
tienne, que  maintenant  on  écouterait  mes  instructions. 

(i)  Nouvelle-Zélande,  14  de'cembre  iSSg. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  ^77 

Oh!  combien  je  souhaite  qu'il  en  soit  ainsi  pour  le 
bonheur  de  ces  pauvres  insulaires  (i).  » 

La  goélette  qui  avait  amené  le  P.  Chrevron  et  le 
F.  Attale,  devait  repartir  de  suite.  Le  P.  Chanel  passa 
la  nuit  à  préparer  ses  lettres.  Il  voulut  aller  à  bord,  le 
lendemain  matin,  pour  les  remettre  lui-même,  et  sur- 
tout pour  prier  le  capitaine  de  prendre  Thomas,  qui 
désirait,  pour  sa  santé,  changer  de  latitude.  «  Le  fils 
du  roi,  qui  conduisait  la  barque,  la  fit  chavirer  par 
imprudence.  Le  bon  Père  tomba  dans  la  mer,  et  il  ne 
savait  pas  nager.  Il  eut  la  douleur  de  voir  flotter  sur 
l'eau  son  bréviaire  et  son  paquet  de  lettres.  Il  tint 
ferme  à  l'embarcation,  et  revint  prendre  pied  sur  les 
récifs.  Les  indigènes  redressèrent  la  pirogue,  et  Tho- 
mas alla  seul  à  bord.  Les  deux  Pères  revinrent  à  terre 
pour  changer  de  vêtements.  Ils  étaient  mouillés  des 
pieds  à  la  tête.  La  brise  s'étant  levée,  le  capitaine  vint 
à  Futuna  et  dîna  avec  les  deux  Pères  (2).   » 

Parmi  les  lettres  que  le  P.  Chanel  remettait  au  capi- 
taine de  la  goélette,  nous  avons  surtout  à  nous  occuper 
de  celle  qu'il  adresse  au  T.  R.  P.  Colin  et  de  celle  qu'il 
envoie  au  P.  Convers,  parce  qu'elles  nous  font  con- 
naître l'état  de  la  mission,  tout  en  nous  révélant  les 
dispositions  admirables  de  leur  auteur. 

S'adressant  au  T.  R.  P.  Colin,  il  lui  dit  :  «  La  goé- 
lette qui  vient  d'arriver  de  la   Nouvelle-Zélande,   ne 


(i)  Lettre  à  Mgr  Dévie,  16  mai  1840. 

(2)  Analyse  du  Journal  par  le  P.  Roulleaux. 


SyS  VIE    DU    BIENHEUREUX 

me  procurera  pas  encore  cette  fois  l'ineffable  consola- 
tion de  voir  Monseigneur,  notre  digne  vicaire  aposto- 
lique. Cependant,  je  suis  dans  l'impossibilité  de  vous 
exprimer  la  joie  que  j'éprouve  de  recevoir  enfin  un 
confrère  pour  m'encourager  par  son  zèle  et  sa  présence. 
C'est  le  R.  P.  Chevron  qui  m'est  échu  en  partage.  Le 
F.  Attale  est  avec  lui  (i).  » 

Nous  savons  quelles  étaient  ses  peines.  Voyons 
comme  il  en  parle  au  P.  Convers  :  «  Je  vous  suis 
très  reconnaissant  de  l'intérêt  que  vous  voulez  bien 
prendre  à  mes  peines.  Il  est  vrai  qu'en  quittant  la 
France,  pour  venir  presque  à  ses  antipodes,  je  n'ai  pas 
quitté  la  vallée  des  larmes;  mais  ici,  comme  en 
France,  Dieu  connaît  ceux  qui  sont  à  lui,  et  les  fait 
surabonder  de  Joie  au  milieu  de  leurs  tribulations.  Son 
œuvre  n'est  pas  encore  très  avancée  dans  notre  petite 
île  ;  cependant,  grâce  aux  prières  des  pieux  associés 
de  la  Propagation  de  la  foi,  il  me  semble  que  nos 
efforts  ne  tarderont  pas  à  être  couronnés  d'un  plein 
succès  (2).  )) 

Qui  les  a  paralysés  ces  efforts?  Dans  sa  lettre  à  son 
supérieur  général,  il  signale  surtout  ses  péchés  Qt  son 
peu  de  lèle.  Puis  il  mentionne  le  retat^d  de  Monsei- 
gneur à  les  visiter,  le  contre-coup  des  luttes  que  le 
P.  Bataillon  a  essuyées  à  Wallis  et  qui  s'est  fait  res- 
sentir à   Futana,  la  crainte  des  indigènes  de  se  pro- 


(ij  Lettre  au  T.  R.  P.  Colin,  16  mai  1840. 
(2)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SyQ 

noncer  avant  leur  roi,  enfin  la  conduite  de  Niuliki, 
c\m  paraît  singulièrement  redouter  le  qu'en  dira-t-on 
de  ses  itisulaires,  s'il  rejette  un  Dieu  qu'il  leur  a  dit  si 
souvent  êti^e  puissant  et  terrible. 

Ce  dernier  point,  il  l'explique  plus  longuement  au 
P.  Convers  :  «  Nos  insulaires  sont  persuadés  que  les 
dieux  descendent  dans  certains  hommes  privilégiés, 
€t  que  le  plus  grand  d'entre  eux  a  fixé  son  séjour  dans 
le  roi  Niuliki.  Ce  bon  prince,  pour  se  donner  de  l'au- 
torité, a  toujours  entretenu  cette  erreur,  et  représenté 
son  dieu  comme  le  plus  puissant  et  le  plus  redoutable. 
Aussi  lui  en  coûte-t-il  beaucoup  maintenant  de  dire  à 
son  peuple  que  tout  cela  n'était  que  duperie  :  c'est  un 
obstacle  très  sérieux  à  sa  conversion,  car  l'amour 
propre  et  le  respect  humain  exercent  leur  tyrannie 
jusque  sur  les  sauvages.  » 

Maintenant  que  nous  connaissons  les  Futuniens, 
n'admirerons-nous  pas  la  charité  de  leur  apôtre?  «  Je 
n'ai  qu'à  me  louer  du  bon  caractère  des  insulaires  au 
milieu  desquels  je  me  trouve  (i).  »  «  Le  peuple  de 
Futuna  est  très  hospitalier.  Il  n'est  pas  enclin  au  vol, 
comme  le  sont  la  plupart  des  naturels  de  l'Océanie... 
Quelques  Européens,  que  j'ai  vus  ici,  m'ont  assuré  que 
mes  insulaires  deviendraient  les  meilleurs  chrétiens 
de  l'Océanie,  dès  qu'ils  seraient  convertis  à  la  foi. 
Puissent-ils  avoir  prophétisé  vrai  !... 

«  Priez  donc  toujours,  mon  révérend  Père,  afin  que 

(i)  Lettre  au  P.  Colin,  i6  mai  1840. 


38o  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

la  parole  de  Dieu  ne  soit  pas  stérile  dans  nos  bouches. 
Priez  pour  tous  les  peuples  de  l'Océanie.  La  moisson 
est  abondante,  mais  le  nombre  des  ouvriers  est  bien 
petit.  Des  contretemps  ayant  forcé  le  P.  Chevron,  qui 
est  venu  me  voir,  à  débarquer  aux  îles  Fidji  et  de 
Tonga,  il  a  montré  aux  sauvages  la  charité  et  le  dé- 
vouement du  prêtre  catholique.  Tout  son  extérieur 
et,  en  particulier,  la  vue  de  son  crucifix  ont  paru  les 
frapper.  Plusieurs  se  sont  écriés  :  Celui-là  doit  être  mt 
vrai  niissioîmaire.  Que  le  temps  me  semble  favorable 
pour  pénétrer  dans  ces  archipels,  dont  nous  sommes 
si  voisins  !  Les  méthodistes  les  parcourent  et  nous  ont 
devancés  partout.  Ah  !  Dieu  connaît  mes  désirs  !  Que 
je  braverais  volontiers  les  hasards  de  la  mer  et  les  dan- 
gers des  persécutions  !  Mais  nous  sommes  en  trop 
petit  nombre. 

«  Mon  révérend  Père,  allez  frapper  à  la  porte  du 
cœur  de  Marie,  et  vous  en  ferez  sortir  des  essaims  de 
missionnaires.  Quand  mes  sauvages  me  demandent 
s'ils  auront  encore,  après  nous,  de  ces  bons  Farani 
(Français)  pour  demeurer  avec  eux,  je  leur  réponds  : 
«  Pour  nous,  nous  sommes  mortels,  nous  irons  au 
«  ciel  recevoir  notre  récompense  ;  mais  notre  mission 
«  ne  périra  pas;  d'autres  viendront  nous  remplacer  et 
«  prier  sur  notre  tombe  (i).  » 

(i)  Lettre  au  P.  Convers,  mai   1840.  Les  mêmes  pense'es  se 
trouvent  dans  la  lettre  au  T.  R.  P.  Colin. 


CHAPITRE    XIV 

SÉJOUR  DU   p.    CHEVRON  ET   DU   F.  ATTALE.  VOLS.  DIF- 
FICULTÉS CROISSANTES.  LA  PERSÉCUTION  GRANDIT.  

DÉPART  DU  P.  CHEVRON  ET  DU  F.   ATTALE. 

(i6mai — 20  novembre    1840.) 

,^^^  ES  leur  arrivée,  le  P.  Chevron  et  le  F.  At- 
taie  durent  aider  leurs  confrères  dans  les 
travaux  manuels.  La  disette^  nous  dit  le 
F.  Marie-Nizier,  nous  poursuivait  asse^  souvent.  Pour 
la  combattre,  il  était  nécessaire  de  continuer  les  plan- 
tations du  P.  Chanel,  afin  d'obtenir  une  bonne  ré- 
colte. Les  efforts  des  missionnaires  furent  couronnés 
de  succès,  et  des  fruits  abondants  assuraient  leur  sub- 
sistance. Mais  ils  avaient  compté  sans  une  persécu- 
tion d'un  nouveau  genre.  Les  insulaires  se  mirent  à 
voler  leurs  fruits. 

«  Nous  avions,  continue  le  frère  Marie-Nizier,  un 
beau  champ  d'arbres  à  pain,  qui,  dans  la  saison,  nous 
auraient  bien  dédommagés  des  peines  que  nous  nous 
donnions  pour  les  cultiver,  par  les  fruits  que  nous  en 
aurions  cueillis.  Eh  bien  !  on  nous  en  volait,  je  pense, 


382  VIE    DU    BIENHEUREUX 


la  moitié.  Les  courges,  les  bananes,  etc.,  subissaient 
le  même  sort.  II  n'y  avait  pas  jusqu'aux  vieux  cocos, 
qui  pullulent  dans  l'île,  qui  ne  nous  fussent  enlevés,, 
mais  si  exactement  enlevés,  que  sur  80  cocotiers,  au 
moins,  qui  étaient  dans  nos  champs,  nous  ne  pouvions 
point  en  trouver.   » 

Le  P.  Chevron  nous  dépeint  la  triste  situation  qui 
résultait  de  ces  vols  :  «  Avec  un  vaste  terrain  dont  le 
roi  nous  avait  gratifiés,  écrit  le  P.  Chevron,  et  sur 
lequel  croissaient  en  abondance  les  cocotiers  et  les  ar- 
bres à  pain,  avec  un  autre  champ  de  bananiers,  mis 
en  excellent  rapport  par  le  travail  et  les  soins  du  père 
Chanel,  nous  en  sommes  réduits  à  la  détresse  la  plus 
absolue.  Quelques  bananes  cuites,  voilà  toute  notre 
nourriture.  Peut-être  croirez-vous  qu'il  nous  est  bien 
amer  de  vivre  ainsi  dans  le  dénûment  ;  mais  non^ 
grâce  au  ciel,  on  se  fait  à  tout,  et  même  à  recevoir  un 
morceau  de  taro  que  nous  présente  un  naturel,  après 
l'avoir  mordu  lui-même  en  cent  endroits. 

«  Nous  mangeons  ordinairement  seuls  dans  notre 
humble  cabane.  A  la  cuisine  des  naturels  nous  avons 
ajouté  jusqu'à  présent  quelques  courges  cuites  au  four  ; 
mais  cette  nourriture  use  l'estomac,  et  puis  les  cour- 
ges deviennent  bien  rares  ;  la  voracité  des  porcs  a 
détruit  même  l'espérance  de  la  récolte  prochaine.  La 
Providence  sait  où  nous  sommes.  Plus  d'une  fois 
nous  avons  été  réduits  à  une  ration  que  peu  de  gens 
trouveraient  suffisante,  et  il  ne  nous  est  cependant  ja- 
mais arrivé  de  faire  le  déjeuner  de  Wallis,  qui  consiste 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  383 

à  prendre  du  kava  et  à  aller  se  coucher  pour  sentir 
moins  la  faim  (i).   » 

«  Ce  fut  à  cette  époque,  nous  dit  le  F.  Marie-Nizier, 
que  nous  fûmes  obligés  d'adopter  définitivement  pour 
notre  cuisine  la  méthode  de  Futuna,  qui  n'est  pas  très 
facile.  Nous  n'avions  pas,  en  ce  temps-là,  à  nous  te- 
nir beaucoup  en  garde  contre  les  excès  dans  la  nour- 
riture. Voici  ce  que  nous  dit  un  jour  le  P.  Chevron, 
en  plaisantant  :  «  Je  cro  is  qu'on  ne  se  ferait  pas  scru- 
te pule,  en  France,  de  manger,  dans  une  collation, 
«  tout  ce  que  nous  avons  pris  aujourd'hui.  »  Notre 
nourriture  se  composait  de  bananes,  de  fruits  à  pain 
dans  leur  saison,  de  courges  et  de  quelques  pastèques. 
Quand  nous  eûmes  de  quoi  acheter  des  porcs,  nous 
le  fîmes,  mais  ce  ne  fut  pas  fréquemment.  » 

Ces  vols,  dont  ils  avaient  tant  à  souffrir,  avaient 
lieu  surtout  la  nuit.  Ils  étaient  évidemment  le  résultat 
d'une  entente  parmi  les  indigènes.  Plusieurs  ont  avoué 
que  non  seulement  le  roi  les  connaissait,  mais  encore 
qu'il  les  avait  commandés  ou,  du  moins,  encouragés. 
Il  voulait  lasser  leur  patience  et  les  obliger  à  quitter 
l'île.  Il  ne  connaissait  pas  encore  la  force  d'âme  d'un 
apôtre,  qui  a  tout  quitté  pour  suivre  Jésus-Christ  et 
qui  est  prêt  à  tous  les  sacrifices. 

On  éprouve  un  sentiment  de  peine  et  de  tristesse 
lorsque,  en  parcourant  \q.  journal^  on  voit  nos  mission- 
naires délaissés  parles  Futuniens,  souffrir  de  la  faim, 

(i)  Lettre  du  21  octobre  1841.  Annales  de  la  Propagation  de 
la  foi,  tome  XV. 


384  VIE    DU    BIENHEUREUX 

quelquefois  pendant  plusieurs  jours  de  suite.  Que  fai- 
saitleP. Chanel danscescirconstances  pénibles?  «Tou- 
jours bon,  doux  et  gai,  comme  l'atteste  le  F.  Marie-Ni- 
zierjl  accueillaittout  le  monde  avec  une  exquise  charité, 
et  rendait  tous  les  services  qui  étaient  en  son  pouvoir.  » 
Les  témoins  entendus  lors  du  procès  apostolique  ont 
été  unanimes  pour  déclarer  «  qu'il  ne  donna  aucune 
marque  d'indignation  contre  les  voleurs,  et  que,  plein 
de  douceur,  de  patience,  d'humilité  et  de  charité,  il 
aima  jusqu'à  la  mort  ceux  qui  le  persécutaient,  et  s'ef- 
força de  les  amener  à  la  vraie  foi  ». 

Il  crut,  cependant,  devoir  envoyer,  un  jour,  le  père 
Chevron  à  Tamana^  pour  avertir  le  roi  de  la  conduite 
des  gens  de  Pdi,  qui  semblaient  s'être  concertés  pour 
rendre  insupportable  leur  séjour  au  milieu  d'eux.  Il 
sollicitait  en  même  temps  Sa  Majesté  de  permettre 
aux  nouveaux  venus  d'aller  habiter  l'autre  partie  de 
l'île,  afin  de  pouvoir  vivre  plus  facilement.  Niuliki  ne 
répondit  rien.  (9  septembre.) 

Peu  de  temps  après,  le  P.  Chanel  demande  lui- 
même  la  permission  de  construire  une  maison  à 
Sigavé,  pour  qu'un  Père  et  un  Frère  puissent  y  demeu- 
rer et  que  les  malades  du  pays  des  vaincus  aient  ainsi 
les  secours  de  la  religion.  Le  roi  cherche  à  le  dissua- 
der en  lui  faisant  les  meilleures  promesses,  mais, 
voyant  son  insistance,  il  finit  par  garder  le  silence. 
(27  septembre.) 

Les  deux  Pères  rencontrent  Niuliki  et  allèguent  les 
motifs  les  plus  pressants  pour  avoir  une  maison  à 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  385 

Sigavé.  Le  roi  donne  son  consentement,  mais  il  refuse 
les  colonnes  de  la  maison  d'Urui.  (i  i  octobre.)  Le  len- 
demain, le  P.  Chanel  va  le  trouver  à  Fe7e,  et  le  prie 
de  lui  accorder  au  moins  les  colonnes  de  sa  propre 
maison,  qui  a  été  brûlée  à  Sigavé.  Vaincu  par  ses 
raisons,  Niuliki  acquiesce  à  son  désir,  mais  en  met- 
tant des  conditions  qu'il  ne  peut  accepter. 

Comme  nous  l'apprenons  du  P.  Chevron,  la  situa- 
tion à  Poï  était  telle  que  la  séparation  devenait  une 
nécessité.  Le  serviteur  de  Dieu  crut  utile  de  faire  de 
nouvelles  instances. 

Le  24  octobre,  il  envoie  son  confrère  et  les  deux  frè- 
res au  village  à'Assoa,  pour  avoir  part  à  une  distri- 
bution de  vivres,  et  aussi  pour  obtenir  la  permission 
de  faire  construire  leur  maison  par  les  gens  de  Sigavé. 
Le  F.  Marie-Nizier  en  parle  par  trois  fois  à  Sa  Ma- 
jesté, qui,  pour  se  débarrasser  de  ces  importunités, 
donne  son  consentement. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  remarquer  qu'au 
milieu  de  leurs  travaux  et  de  leurs  difficultés,  les  deux 
missionnaires  ne  perdaient  pas  de  vue  le  but  princi- 
pal pour  lequel  ils  étaient  à  Futuna.  Nous  le  savons 
par  les  témoins  entendus  dans  le  procès  apostolique, 
l'arrivée  d'un  confrère  et  la  persécution  croissante 
semblaient  avoir  donné  au  zèle  du  P.  Chanel  une  nou- 
velle vigueur. 

Le  P.  Chevron  était  parti  de  France  sans  s'être  lié 
à  la  Société  de  Marie  par  les  vœux  religieux.  Il  les  fit 
le  dimanche  3 1  mai,  à  la  Messe  du  P.  Chanel,  qui  était 


386  VIE   DU    BIENHEUREUX 

délégué  pour  les  recevoir.  Ce  fut  pour  l'un  et  l'autre 
un  beau  jour  de  fête. 

Une  seule  fois,  l'apôtre  de  Futuna  avait  gardé  le 
très  saint  Sacrement,  jtjoz^?' /h/re  son  heure  d'adora^ 
tion  au  S.  Cœur.  La  présence  de  son  confrère  était 
une  trop  bonne  occasion  pour  ne  pas  se  priver  plus 
longtemps  du  bonheur  de  posséder  le  divin  Maître. 
Une  grande  solennité  approchait,  et  il  fut  décidé  que 
le  dimanche  de  la  Pentecôte,  7  juin,  ils  garderaient  la 
sainte  Réserre  dans  leur  modeste  chapelle.  Le  soir, 
après  le  chant  des  Vêpres,  le  P.  Chanel  eut  la  conso- 
lation de  donner,  pour  la  première  fois,  la  bénédiction 
du  Saint-Sacrement  dans  l'île  de  Futuna.  Il  fit  en- 
suite une  petite  instruction  aux  personnes  qui  assis- 
taient à  la  cérémonie.  Son  cœur  surabondait  de  joie 
et  éprouvait  de  douces  émotions. 

Le  P.  Chevron  partageait  ses  sentiments  :  «  Une 
immense  consolation  rachète  à  nos  yeux  la  nudité  de 
notre  habitation  :  c'est  que  le  Saint-Sacrement  repose 
sous  le  même  toit  que  nous,  avec  quatre  pauvres  reli- 
gieux volontairement  exilés  pour  son  amour.  Certes, 
du  moment  qu'un  Dieu  l'habite,  une  chaumière  ne 
doit-elle  pas,  aux  regards  de  la  foi,  se  transformer  en 
palais  (i)  ?  » 

Encouragé  par  ce  qui  s'était  passé  le  jour  de  la 
Pentecôte,  et  voulant  attirer  sur  sa  mission  toutes  les 
grâces  du  ciel,  le  serviteur  de  Dieu  célébra  aussi  solen- 

(i)  Lettre  citée,  du  21  octobre  1841. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  887 

nellement  que  possible  la  fête  du  Saint-Sacrement.  Il 
y  eut  bénédiction  le  matin,  après  la  grand'messe,  et 
le  soir,  après  le  salut.  «  Chaque  jour  de  l'octave,  nous 
dit  le  F.  Marie-Nizier,  le  P.  Chanel  chanta,  avant  la 
bénédiction,  les  litanies  du  Sacré  Cœur,  mais  avec 
tant  d'onction  que  l'on  aurait  dit  un  Séraphin.  » 

Nous  l'avons  appris  par  sa  correspondance,  il  avait 
alors  plusieurs  catéchumènes  qui  venaient  assister  à 
la  messe,  le  dimanche,  et  à  qui  il  faisait  la  prière  en 
futunien.  Il  leur  chantait  aussi  des  cantiques  dans  la 
même  langue. 

Les  catéchumènes  ne  tardèrent  pas  à  être  inquiétés. 
Un  des  jours  de  l'octave  du  Saint-Sacrement,  trois 
jeunes  gens  d'Assea,  pour  fuir  la  persécution,  s'étaient 
réfugiés  chez  le  serviteur  de  Dieu.  Ils  s'y  trouvaient 
depuis  deux  jours,  lorsqu'on  vint  lui  dire  de  les  con- 
gédier au  plus  tôt,  parce  que  les  vainqueurs  étaient 
irrités.  On  ajoutait  que  les  habitants  de  FikaviétdiiQïït 
disposés  à  brûler  les  maisons  âiAssoa,  si  ces  jeunes 
gens  ne  rentraient  pas  dans  leur  famille.  A  cette 
annonce  deux  d'entre  eux  s'en  vont  en  pleurant,  le 
troisième  demeure  [22  juiri). 

Le  P.  Chanel  ne  pouvait  laisser  passer  cet  incident, 
sans  demander  des  explications.  Il  se  rend  donc  à 
Tamana^  auprès  du  roi,  qu'il  n'a  pas  le  bonheur  de 
rencontrer.  Il  raconte  alors  aux  vieillards,  qui  sont 
réunis,  ce  qui  vient  de  se  passer,  et  profite  de  l'occa- 
sion pour  leur  rappeler  toutes  les  bontés  dont  il  les  a 
comblés,  tous  les  présents  qu'il  leur  a  faits,  Qtc.   Les 


388  VIE    DU    BIENHEUREUX 


vieillards  avouent  qu'ils  lui  ont  de  grandes  obligations 
mais  ils  nient  la  vérité  des  rapports  qui  lui  ont  été 
adressés.  Le  roi  arrive  à  ce  moment.  «  Votre  Majesté 
aurait-elle  des  sujets  de  plainte  contre  nous  ?  —  Non, 
répond-elle  »  {23  Juin). 

Cette  réponse  n'était  pas  sincère.  En  effet,  le  lende- 
main, Niuliki  assiste  à  Fikapt  kun  repas  de  funérailles. 
Le  défunt  avait  plusieurs  fois  refusé  le  baptême  et 
avait  empêché  le  F.  Marie-Nizier  de  baptiser  un  en- 
fant de  cette  vallée.  Le  roi  profite  de  cette  circonstance 
pour  adresser  la  parole  à  son  peuple  et  lui  faire  con- 
naître ses  intentions  :  «  Sachez  bien,  leur  dit-il,  que 
Poï  m'appartient.  Je  ne  veux  pas  qu'on  aille  y  prier. 
Ceux  qui  voudront  suivre  la  nouvelle  religion,  qu'ils 
se  bâtissent  chez  eux  des  maisons  pour  faire  leurs 
réunions  »  (24  juin). 

Instruits  par  ce  qui  vient  de  se  passer,  les  catéchu- 
mènes viendront  désormais  en  se  cachant,  le  samedi 
dans  la  nuit,  et  après  avoir  entendu  la  messe,  le  di- 
manche matin,  retourneront  chez  eux.  Les  deux  mis- 
sionnaires passaient  une  partie  de  la  nuit  à  les  ins- 
truire. Lorsque  plus  tard,  plusieurs  crurent  pouvoir 
demeurer  pendant  le  jour,  ils  assistaient  à  la  messe 
chantée,  au  catéchisme  qu'on  leur  faisait,  et  le  soir, 
après  les  vêpres,  à  la  bénédiction  du  Saint-Sacrement. 

La  persécution,  cependant,  ne  cesse  point.  Le 
2  juillet,  deux  catéchumènes  viennent  trouver  les 
missionnaires  pendant  la  nuit,  et  leur  racontent  com- 
ment on  agit  à  leur  égard.  «  Personne  ne  veut  nous 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  889 


parler.  Si  nous  sentons  le  besoin  de  dormir,  durant  le 
jour,  on  prend  plaisir  à  nous  découvrir,  à  frapper  du 
pied  contre  le  morceau  de  bois,  qui  nous  sert  d'oreil- 
ler. Dès  que  nous  nous  retirons  d'une  compagnie, 
tout  le  monde  pousse  des  éclats  de  rire  et  se  moque 
de  nous.  »  Les  deux  Pères  les  félicitent  d'avoir  quel- 
que chose  à  souffrir  pour  Jésus-Christ,  et  les  encou- 
ragent à  persévérer  dans  leurs  sentiments,  malgré 
toutes  les  railleries. 

Un  mois  plus  tard,  d'autres  catéchumènes^  en  ve- 
nant, le  samedi  soir,  pour  entendre  la  messe  du  di- 
manche, font  connaître  les  tracasseries  auxquelles  ils 
sont  en  butte.  C'est  donc  une  vraie  persécution  qui 
commence. 

Le  P.  Chanel  comprend  que,  pour  la  voir  cesser,  il 
faut  faire  auprès  du  roi  de  nouveaux  efforts.  Dès  le 

10  juillet,  il  va  le  trouver  à  Tamana^  mais  il  n'en 
obtient  que  cette  réponse  :  J'en  paillerai  à  mon  peuple. 

Quelques  jours  après,  il  apprend  qu'il  est  à  Fikavi. 

11  y  court  pour  avoir  avec  lui  un  nouvel  entretien.  Sa 
Majesté  n'est  point  seule.  Elle  a  à  ses  côtés  le  plus 
grand  chef  du  village.  N'importe  ;  notre  apôtre  amène 
sans  hésiter,  la  question  de  la  religion.  Ses  deux  audi- 
teurs se  contentent  de  dire  :  Nous  ne  pouvons  nous 
faire  chrétiens  ;  si  nous  le  devenions,  nos  dieux  nous 
feraient  mourir.  Sans  se  déconcerter,  le  P.  Chanel 
saisit  le  moment  où  Niuliki  est  seul,  pour  revenir  sur 
le  même  sujet.  Le  roi  lui  répond  :  Je  m'adresse?^ai  à 
mon  peuple  et  j'irai  parler  aux  chefs  des  autres  vallées. 


390  VIE    DU    BIENHEUREUX 


Le  22  juillet,  l'apôtre  se  transporte  à  Sigavé  et  par- 
tout sur  son  passage  il  annonce  la  parole  du  salut.  Arrivé 
dans  cette  localité,il  commence  à  instruire  ceux  qui  sont 
présents.  Le  soir,  il  se  trouve  avec  le  roi  et  les  vieil- 
lards. Un  de  ces  derniers  le  questionne  sur  l'origine 
de  l'homme.  La  réponse  est  un  peu  longue  et  surtout 
embarrassante  pour  l'interlocuteur:  Cessons, d\i  celui- 
ci,  y  a?  ejivie  de  dormir. 

Les  questions  recommencent  le  jour  suivant  : 
«  Nous  avons  appris  qu'il  y  a  parmi  les  blancs  de  fort 
mauvais  sujets,  des  voleurs,  desassassins,  etc. — C'est 
vrai,  répond  le  P.  Chanel  :  mais  sachez  bien  que  les 
gens  honnêtes  les  ont  en  horreur  ^  ceux  qui  gouvernent 
sévissent  contre  eux.  On  aurait  dii  vous  parler  aussi 
des  vertus  de  ceux  qui  suivent  la  voix  de  leur  cons- 
cience et  qui  pratiquent  la  religion  que  je  viens  vous 
annoncer.  «  Faréma,  si  connu  par  sa  facilité  d'élocu- 
tion  et  son  antipathie  contre  la  religion,  veut  discu- 
ter à  son  tour  -,  mais,  il  n'est  pas  plus  heureux  que  les 
autres  interlocuteurs.  Le  serviteur  de  Dieu  voyant 
que,  pour  le  moment,  il  est  inutile  de  prolonger,  ces 
discours,  prend  congé  du  roi  et  retourne  à  Pdi. 

Le  5  août,  Faréma  lui-même  vient  le  voir  et  se 
montre  plus  modéré  qu'à  l'ordinaire  dans  ses  paroles. 
Il  se  souvient,  sans  doute,  des  observations  que  le 
P.  Chanel  lui  fit  un  jour  au  sujet  de  ses  blasphèmes  : 
«  N'as-tu  pas  peur  que  la  malédiction  du  Seigneur  ne 
«  tombe  sur  toi  ou  sur  quelqu'un  des  tiens  ?  »  L'évé- 
nement n'avait  pas  tardé  à  vérifier  cette  parole.  Le 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  3g  l 

fils  de  Faréma  était  atteint  de  la  maladie  de  consomp- 
tion. 

Il  était  facile  de  voir  que  le  roi,  poussé,  disait-on, 
par  Faréma,  endurcissait  son  cœur  et  qu'il  faudrait 
renoncer  à  l'espoir  de  le  convertir. 

La  conduite  de  Niuliki  entraînait  celle  des  chefs, 
qui  ne  voulaient  pas  lui  déplaire.  De  plus,  en  se  fai- 
sant chrétiens,  ils  craignaient  de  voir  disparaître  leur 
autorité.  D'après  la  croyance  générale,  en  eux  descen- 
daient des  dieux,  qui  assuraient  leur  pouvoir.  «  Ces 
dieux,  dit  le  P.  Chanel,  font  peur  aux  autres  natu- 
rels. Ceux-ci  n'épargnent  pas  les  présents  pour  se  les 
rendre  favorables  (i).  »  L'intérêt  personnel  s'ajoutait 
donc  aux  autres  motifs  pour  les  éloigner  de  la  foi. 

Le  peuple  lui-même,  extrêmemeyit  supeî^stitieux^ 
n'osait  pas  renoncer  à  ses  traditions.  «  On  n'a  pas 
beaucoup  de  peine  à  leur  faire  sentir  le  ridicule  de 
leurs  croyances,  mais  par  un  effet  de  la  crainte  des 
dieux.,  ils  n'osent  encore  y  renoncer.  Si  nous  7ious 
faisions  chrétiens,  disent-ils,  nos  méchants  dieux  nous 
mangeraient  de  colère  (2).  »  A  la  crainte  des  dieux  se 
joignit  bientôt  celle  du  roi.  Ils  pensaient  aussi  que 
les  festins  publics.,  les  danses,  les  fêtes  à  l'occasion  des 
mariages  et  du  culte  des  dieux  allaient  cesser  avec  la 
nouvelle  religion  (3). 

Aussi  le  nombre  de  ceux  qui  crurent  à  la  parole  de 


(i)  Lettre  du  T.  R.  P.  Colin,  16  mai  iSSg. 

(2)  Lettre  au  P.  Convers,  mai  1840. 

(3)  Déposition  des  témoins  du  procès  apostolique. 


3g2  VIE    DU    BIENHEUREUX 

l'apôtre  de  Futuna  fut  d'abord  peu  conside'rable.  «  Il 
y  avait,  dit  le  P.  Servant,  tant  d'obstacles  à  la  prédi- 
cation de  l'Evangile,  que  la  semence  du  christianisme 
n'e'tait  jetée  qu'insensiblement  et  sans  bruit.  C'était 
la  génération  naissante,  mieux  disposée  parce  qu'elle 
était  plus  pure,  qui  la  recevait  avec  plus  de  cou- 
rage (i). 

Le  P.  Chevron,  témoin  oculaire,  confirme  cette 
appréciation.  «  La  plupart  des  insulaires  restent 
sourds  aux  sollicitations  de  la  grâce,  bien  qu'en  se- 
cret ils  nous  témoignent  le  désir  d'embrasser  notre 
foi.  Il  est  à  croire  qu'en  exprimant  ce  vœu,  la  jeu- 
nesse est  sincère  :  il  y  a,  en  effet,  de  grandes  espé- 
rances à  fonder  sur  elle.  Mais,  les  vieillards  sont  enta- 
chés d'un  crime  qui  semble  peser  sur  eux  comme  une 
réprobation,  c'est  l'anthropophagie  poussée  par  eux, 
sous  le  précédent  règne,  aux  dernières  horreurs.  (2)  » 
Le  même  missionnaire  ajoute  un  autre  motif,  c'est 
qu'en  se  faisant  chrétiens,  ilfaiidi^ait  devenir  sages. 

Ces  obstacles  n'arrêtaient  pas  le  zèle  de  notre  apô- 
tre, qui  prêchait  partout  les  vérités  du  salut,  laissant 
à  Dieu  le  soin  de  faire  fructifier  la  semence  jetée  sur 
cette  terre  infidèle. 

Comme  il  gémissait,  lorsqu'il  apprenait  qu'un  crime 
venait  de  se  commettre  !  Il  aurait  voulu,  en  particulier 
voir   disparaître  l'infanticide.  «  Il  est  porté  dans  ce 


(i)  Histoire  du  christianisme  à  Futuna. 
(2)  Lettre  cite'e  du  21  octobre  1841. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SqS 

pays,  écrit  le  P.  Chevron,  à  son  plus  haut  pe'riode.  Ce 
n'est  même  plus  une  honte  pour  des  mères  de  faire 
périr  leurs  enfants.  On  en  trouve  qui  ont  tué  jusqu'à 
six  de  ces  innocentes  créatures  :  les  unes  les  écrasent 
dans  leur  sein  en  se  pressant  le  corps  avec  de  grosses 
pierres  ;  d'autres  les  étouffent  au  moment  de  leur 
naissance,  ou  les  enterrent  vivants  dans  le  sable.  Le 
mois  dernier,  dans  une  seule  semaine,  il  y  a  eu  trois 
nouveau-nés  ensevelis  de  cette  façon.  Quelques  heu- 
res après  le  crime,  des  chiens  déterrèrent  le  corps  d'un 
de  ces  infortunés,  et  le  rapportèrent  à  sa  mère.  Elle, 
sans  s'émouvoir,  alla  de  nouveau  enfouir  sa  victime  ; 
mais  bientôt  les  chiens  viennent  déposer  à  ses  pieds  la 
tête  et  un  bras  du  pauvre  enfant,  comme  pour  lui  re- 
procher sa  cruauté,  (i)»  Le  P.  Chanel  cite  ce  fait  hor- 
rible  sous  la  date  du  lo  septembre  1840. 

Un  heureux  événement  vint  consoler  son  cœur.  Il 
n'avait  rien  négligé  pour  convertir  Thomas  Hoog, 
dont  nous  avons  eu  occasion  de  parler  si  souvent.  Les 
exhortations  des  deux  missionnaires  finirent  par 
l'ébranler,  et  il  ne  résista  plus.  La  veille  de  la  Tous- 
saint 1840,  date  bien  heureuse  pour  lui,  nous  dit  le 
F.  Marie-Nizier,  sur  le  soir,  il  abjura  le  protestantisme 
et  reçut  avec  tous  les  rites  de  l'Église  le  baptême  sous 
condition.  Le  jour  de  la  fête,  en  présence  de  quelques 
indigènes,  il  entendit  la  sainte  Messe  et  fit  sa  première 
communion  avec  de  grands  sentiments  de  piété.  Cette 

(i)  Lettre  citée  du  21  octobre  1841. 


394  VIE    DU    BIENHEUREUX 

auguste  cérémonie  produisit  sur  les  assistants  une 
impression  profonde. 

La  joie  de  cette  conversion  durait  encore  lorsque, 
le  6  novembre,  la  goélette  de  Jones  arrive  de  Wallis. 
Paul  s'empresse  de  débarquer  et  de  porter  au  P.  Cha- 
nel une  lettre  du  P.  Bataillon.  Toute  l'île  de  Wallis 
est  convertie,  à  l'exception  du  roi  Lavélua  et  de  quel- 
ques membres  de  sa  famille.  La  bannière  de  la  sainte 
Vierge,  portée  par  de  fervents  néophytes,  a  fait  le  tour 
de  l'île.  En  apprenant  ces  nouvelles,  le  P.  Chanel  est 
si  joyeux  qu'il  ne  peut  retenir  ses  larmes.  Il  est  témoin 
lui-même  des  heureuses  dispositions  des  catéchu- 
mènes de  Wallis,  qui  ont  accompagné  Paul.  Deux 
d'entre  eux  viennent  à  Poi,  le  lendemain  dimanche, 
pour  assister  à  la  Messe.  Ils  récitent  leurs  prières,  le 
chapelet,  et  chantent  des  cantiques  jusqu'à  une  heure 
avancée  de  la  nuit.  Les  gens  de  Poi  ne  se  lassent  pas 
de  les  entendre. 

Comme  le  F.  Marie-Nizier  peut  le  constater  quel- 
ques jours  après,  les  habitants  de  Sigavé  ne  montrent 
pas  moins  d'empressement  à  venir  écouter  les  caté- 
chumènes de  Wallis.  Aussi  le  bon  Frère  a  remarqué 
dlieiœeuses  dispositions  pour  la  religion. 

Le  roi  et  les  vieillards  ne  partagent  pas  ces  senti- 
ments. Les  Futuniens  ne  vont-ils  pas  s'ébranler  à  leur 
tour  et  se  convertir  ?  Une  fête  païenne  approchait  et 
devait  se  célébrer  à  Fikavi.  Le  roi  s'y  rend  et  y  trouve 
les  chefs,  les  vieillards  et  une  grande  partie  de  l'île. 
Le  P.  Chanel,  qui  attend  la  visite  du  capitaine  Jones 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SqS 

et  des  catéchumènes  de  Wallis,  et  qui  n'a  rien  pour 
les  recevoir,  envoie  les  deux  Frères  assister  à  la  dis- 
tribution des  vivres.  Quel  n'est  pas  leur  étonnement  ? 
On  ne  fait  aucune  attention  à  eux.  Le  roi  leur  tourne 
le  dos  pour  ne  pas  les  apercevoir.  Ils  sont  obligés  de 
revenir  avec  un  chétif  morceau  de  foie  que  Méitala 
leur  jette  par  compassion.  «  A  quoi  attribuer  ce  chan- 
gement ?  dit  le  P.  Chanel  dans  son  journal.  Avons- 
nous  déplu  en  quelque  chose  à  Sa  Majesté,  ou  les 
progrès  extraordinaires  de  la  religion  à  Wallis  en 
seraient-ils  la  cause  r  Dieu  le  sait.  » 

Le  F.  Marie-Nizier  retourne  dans  l'après-dîner, 
pour  parler  au  roi  de  ce  qui  vient  de  se  passer  le  ma- 
tin. Il  n'en  obtient  d'autre  réponse,  sinon  qu'il  n'est 
pas  en  colère  et  qu'ils  peuvent  aller  chercher  du  taro 
chez  lui,  quand  ils  en  auront  besoin. 

Le  Père  se  voit  obligé  de  tuer  son  porc  pour  don- 
ner à  dîner  au  capitaine,  à  Paul  et  à  toute  leur  suite. 
Le  soir,  la  maison  est  entourée  par  les  Futuniens,  qui 
viennent  de  tous  les  côtés  pour  entendre  les  catéchu- 
mènes de  Wallis  réciter  leurs  prières  et  chanter  des 
cantiques,  et  cette  foule  ne  se  retire  qu'à  une  heure 
fort  avancée  de  la  nuit. 

Dans  sa  lettre,  l'apôtre  de  Wallis  avait  demandé  le 
P.  Chevron  pour  l'aider  à  instruire  les  catéchumènes 
et  à  les  préparer  au  baptême.  Le  serviteur  de  Dieu 
n'hésita  pas  à  faire  ce  nouveau  sacrifice.  Il  s'agissait 
de  la  gloire  de  Dieu.  Les  obstacles  qu'il  rencontrait 
ne  pouvaient  encore  lui  faire  prévoir  le  moment  si 


3g6  VIE    DU    BIENHEUREUX 


désiré  où  sa  chère  île  de  Futuna  se  convertirait  et 
aurait  besoin  du  concours  d'un  autre  missionnaire. 

L'heure  de  la  séparation  approchait.  Le  P.  Chanel 
voulut  avoir  avec  le  roi  deux  nouveaux  entretiens. 
Il  aurait  été  si  heureux  de  donner  au  P.  Bataillon  la 
nouvelle  de  la  conversion  de  Niuliki  !  Il  dut  se  con- 
tenter de  remettre  au  P.  Chevron  la  lettre  suivante, 
la  dernière  sans  doute  qu'il  eut  occasion  d'écrire.  A 
ce  titre,  le  lecteur  aimera  à  la  lire  en  entier,  et  admi- 
rera les  dispositions  de  l'apôtre  de  Jésus-Christ. 

c  Futuna,   19  novembre  1840. 

«  Mon  Révérend  Père, 

«  Nous  portons  le  plus  vif  intérêt  à  la  position 
vraiment  digne  d'envie,  dans  laquelle  vous  vous  trou- 
vez :  c'est  pourquoi  je  consens  à  ce  que  le  P.  Chevron 
nous  quitte,  pour  aller  avec  le  F.  Attale  partager  votre 
sollicitude  et  vos  consolations. 

«  Le  bruit  de  la  conversion  de  votre  île  a  paru 
remuer  les  esprits  des  insulaires  de  Futuna.  Quelques- 
uns  ont  semblé  vouloir  dire  :  Pourquoi  sommes-nous 
donc  si  difficiles  à  convei^tir?  Mais,  hélas  !  il  sem- 
ble que  mon  pauvre  roi  veuille  se  piquer  d'honneur 
pour  marcher  sur  les  traces  de  votre  Lavélua.  Et 
depuis  qu'il  est  Maro  (vainqueur)  tout  de  bon,  il  a 
l'air  de  vouloir  se  cramponner  à  Faka  véri  Kéré. 
Néanmoins,  les  nouvelles  de  Wallis  l'ont  agité.  Je  dé- 
sire ardemment  qu'il  s'opère  en  lui  une  crise  salutaire. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  897 

«  Le  petit  nombre  de  jeunes  gens  qui  commençaient 
à  se  joindre  à  un  jeune  catéchumène  qui  nous  est 
venu  d'Uvéa,  ont  été  menacés  d'être  rôtis,  ce  qui  les 
a  un  peu  intimidés.  Plaise  à  Dieu  que  l'exemple  de 
vos  catéchumènes  les  ranime  ! 

«  Le  P.  Chevron  vous  dira  le  bon  et  le  mauvais  de 
cette  île. 

«  Le  pauvre  Thomas  va  toujours  en  faiblissant.  Il 
ne  croit  pas  en  revenir.  Il  a  fait  son  abjuration  la 
veille  de  la  Toussaint,  et  sa  première  communion  le 
jour  même  de  la  fête.  Cette  démarche  semble  l'avoir 
tranquillisé.  Il  est  bien  sage  ;  il  vous  remercie  de 
votre  bon  souvenir.  Il  vous  présente  ses  humbles  de- 
voirs pour  la  dernière  fois,  à  ce  qu'il  croit. 

«  Le  F.  Marie-Nizier,  qui  est  tout  édifié  de  la  piété 
du  petit  nombre  de  vos  catéchumènes,  vous  prie 
d'agréer  son  profond  respect. 

«  Une  petite  fille  que  vous  nous  avez  renvoyée,  a  été 
la  cause  qu'une  jeune  personne  a  reçu  le  saint  baptême 
la  veille  de  sa  mort. 

«  Il  était  convenu  que  nous  nous  parlerions,  le  roi 
et  moi,  au  moment  du  départ  de  la  goélette.  Mais 
M.  Jones  arrivant  un  peu  à  l'improviste,  nous  sommes 
obligés  de  hâter  les  préparatifs  du  départ,  et  j'ignore 
ce  que  Sa  Majesté  avait  à  vous  mander.  Quant  à  Ma- 
rigi,  il  vous  rend  arofa  (salut)  pour  arôfa  ;  il  vous 
invite  à  venir  manger  à  Futuna. 

«  J'embrasse  bien  cordialement  le  F.  Joseph  et  le 
prie  d'avoir  bon  courage. 


398  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  Je  me  dispense  de  vous  e'crire  plus  au  long,  parce 
que  le  P.  Chevron  suppléera  avantageusement  à  tout 
ce  que  j'omets  ici. 

«  Je  ne  tarderai  pas  d'avoir  besoin  de  me  confesser. 
Ayez  donc  la  charité  de  me  renvoyer  le  bon  P.  Che- 
vron pour  mettre  ordre  aux  affaires  de  ma  conscience. 

«  Quand  est-ce  donc  que  Monseigneur  aura  pitié  de 
nous  ! 

«  J'ai  la  confiance  que  la  ferveur  de  vos  catéchu- 
mènes finira  par  nous  obtenir  la  conversion  des  natu- 
rels de  Futuna. 

«  J'espère  que  le  bon  Sam  reviendra  à  Futuna, 
comme  un  ange  de  paix. 

«  Toujours  en  union  de  vos  bonnes  prières  et  saints 
sacrifices, 

«  Votre  tout  dévoué  et  affectionné  confrère, 

«  Chanel,  pi^ovicaire  apostolique.  » 

Le  P.  Chevron,  porteur  de  cette  lettre,  se  séparait 
avec  peine  d'un  confrère  qu'il  avait  appris  à  connaître 
et  à  vénérer,  «  Au  mois  de  novembre,  je  dus  m'em- 
barquer  afin  d'aller  en  aide  au  P.  Bataillon,  qui  voyait 
tous  les  jours  s'accroître  son  troupeau,  en  même  temps 
que  ses  fatigues.  C'est  avec  un  bien  vif  regret  que  je 
quittais  Futuna,  où  je  laissais  le  P.  Chanel  en  pleine 
persécution.  Une  seule  pensée  me  consolait,  c'est  que 
je  sacrifiais  la  couronne  du  martyre  à  l'obéissance, 
sacrifice  qui  est  bien  plus  grand  pour  un  missionnaire. 
Quatre  mois  après  mon  départ,  notre  pieux  confrère 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  SqQ 

recevait  dans  le  ciel  la  palme  qui  m'était  refusée  (i).  » 
La  force  du  vent  obligea  la  goélette  de  Jones  à  reve- 
nir s'abriter  dans  la  baie  de  Sigavé.  A  cette  nouvelle, 
le  P.  Chanel  courut  auprès  de  son  confrère.  Il  fut  assez 
heureux  pour  l'embrasser  de  nouveau  et  lui  faire  sa 
confession.  En  retournant  à  Po'i,  il  baptisa  une  jeune 
fille  de  douze  à  treize  ans,  qu'il  trouva  très  bien  dis- 
posée. 


(i)  Lettre  au  T.  R.  P.  Colin,  28   mai    1841.  Annales  de  la 
Propagation  de  la  foi. 


tt^ttttttttfttttttftt^^tt- 


CHAPITRE    XV 


PRÉDICATIONS       PLUS       NOMBREUSES.      —  DISETTE      PLUS 

GRANDE.    LA     PERSÉCUTION     CONTRE  LE     P.    CHANEL 

ET    LES    CATÉCHUMÈNES    s'aCCROIT     DE  JOUR    EN   JOUR. 

(21  novembre  1840  —   Mars  1841) 


<T)/ 


tfc^îf^ 


PRÈS  le  départ  de  son  confrère,  le  P.  Cha- 


\..ihê>\\'7^^  nel,  qui  alors  connaissait  parfaitement  la 
^^^^^  langue  de  Futuna,  déploya  un  zèle  vrai- 
ment extraordinaire  pour  augmenter  les  bonnes  dis- 
positions des  indigènes  en  faveur  de  la  religion.  On 
le  voyait  sans  cesse  occupé  à  parcourir  les  divers  villa- 
ges, annonçant  la  parole  de  Dieu  (i).  Mais,  dans  l'exer- 
cice de  ce  ministère,  il  avait  besoin  de  toute  sa  cha- 
rité et  de  son  inaltérable  douceur  pour  accueillir  ses 
chers  sauvages,  ne  point  s'impatienter  de  leurs  ques- 
tions souvent  incohérentes  et  puériles,  et  répondre  à 
des  objections  sans  cesse  renaissantes. 

Il  enseignait,  un  jour,  le  dogme  de  la  création  et 
l'existence  d'un  seul  Dieu  en  trois  personnes.  Un 
certain  nombre  de   Futuniens,  assis  autour  de  lui, 

(i)  Procès  apostolique. 


VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  40 1 

l'écoutaient  en  silence,  lorsque  l'un  d'eux  se  leva  et 
dit  :  «  Tu  as  vu  récemment  notre  roi  agité  par  des 
mouvements  extraordinaires,  n'avait-il  pas  alors  le 
vrai  Dieu  dans  son  sein  ?  «  A  cette  question,  bien  que  le 
roi  suivît  la  conférence,  tout  en  se  tenant  à  l'écart,  le 
zélé  missionnaire  répondit  hardiment  :  «  Non,  mes 
amis,  Jéhovah,  le  seul  vrai  Dieu,  ne  réside  pas  dans 
le  cœur  de  ceux  qui  refusent  de  le  connaître  et  de  l'ado- 
rer. »  —  «  Montre-nous  ton  Dieu,  dit  un  autre  insu- 
laire ;  où  est-il  ?  «  —  «  Partout,  mes  amis  -,  mais  étant 
un  esprit  pur  et  parfait,  vous  ne  pouvez  le  voir  des 
yeux  du  corps  -,  vous  le  verrez  après  votre  mort,  si 
vous  vous  en  rendez  dignes  par  une  vie  chrétienne.  » 
—  Un  troisième  insulaire,  indiquant  le  crucifix  qui 
brillait  sur  la  poitrine  du  missionnaire  :  «  N'est-ce 
pas  là  ton  Dieu  ?  »  Alors  le  Père,  détachant  son  cru- 
cifix, le  leur  montra  :  «  Voici  l'image  de  mon  Dieu^ 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  qui  est  mort  pour  nous 
tous  sur  la  croix.  »  Puis,  il  leur  expliqua  le  mystère 
de  la  Rédemption.  Plusieurs  d'entre  eux  ne  purent 
s'empêcher  de  répandre  quelques  larmes. 

D'autres  lui  dirent  :  «  Si  nous  quittons  le  culte  de 
nos  dieux,  ils  nous  feront  mourir.  Tu  dis  que  Jého- 
vah est  tout-puissant;  alors  invoque-le  et  guéris  nos 
malades.  Depuis  ton  arrivée  dans  notre  île,  les  mala- 
dies ont  augmenté  ;  les  ouragans  et  les  tempêtes  ne 
cessent  de  déraciner  nos  arbres,  et  nous  sommes  me- 
nacés de  la  famine.  »  —  «  Mes  amis,  reprit  le  bon  Père,, 

si  vous  vous  faites  chrétiens,   vous  ne  mourrez  pas; 

26 


402  VIE    DU    BIENHEUREUX 

mais,  échangeant  cette  vie  d'épreuves  contre  un  bon- 
heur sans  fin,  vous  vivrez  éternellement.  Les  fléaux 
n'ont  désolé  votre  pays  que  parce  que  vous  n'avez  pas 
cessé  d'offenser  Jéhovah  par  vos  désordres.  Je  suis 
venu  des  contrées  lointaines  pour  vous  apprendre  à 
l'aimer,  et  vous  n'écoutez  pas  ma  voix..  Soyez  chré- 
tiens, et  vous  désarmerez  sa  colère  ;  soyez  sobres  et 
prévoyants,  amassez  des  provisions  pour  la  mauvaise 
saison,  et  vous  n'aurez  point  à  redouter  les  horreurs 
de  la  famine.  » 

Quelques-uns  disaient  :  //  a  raison;  d'autres;  // 
est  habile,  il  veut  noiisjaiî^e  abandonner  la  religion  de 
nos  pères,  retirons-nous.  Chaque  jour,  il  fallait  re- 
prendre ces  dialogues,  répondre  à  leurs  questions  et 
résoudre  leurs  difficultés. 

Ayant  rencontré,  dans  l'une  de  ses  courses,  plu- 
sieurs indigènes  qui  causaient  à  l'ombre  d'un  coco- 
tier, il  s'approcha  d'eux  et  leur  demanda,  en  souriant, 
le  sujet  de  leur  entretien  :  «  Nous  parlions  de  toi  et 
de  Marie-Nizier  ;  nous  disions:  «  Qu'elle  est  belle, 
votre  religion  !»  —  «  Oh  !  oui,  mes  amis,  notre  reli- 
gion est  belle  ;  elle  est  seule  digne  d'être  connue  et 
pratiquée.  N'adorez  plus  vos  dieux.  C'est  Jéhovah 
qui  a  tout  créé.  Sans  doute  le  ciel  est  haut,  la  terre 
est  grande,  la  mer  immense,  le  soleil  et  les  étoiles 
sont  magnifiques  ;  mais  Jéhovah,  qui  les  a  faits,  est 
plus  grand  et  plus  beau;  lui  seul  mérite  vos  ado- 
rations. Ne  craignez  ni  tapons,  ni  Atua-muli^  ni 
Faka-véli-Kélé;  ne  redoutez  qu'une  chose,  le  péché 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  4o3 

qui  offense  Jéhovah  et  conduit  au  feu  de  l'en- 
fer. » 

Le  serviteur  de  Dieu  n'oubliait  pas  les  habitants 
d'AIoJî.  Déjà  plusieurs  fois  il  s'était  présenté  au  mi- 
lieu d'eux  et  avait  essayé  de  les  convertir.  Or,  un 
jour,  comme  il  allait  encore  les  évangéliser,  le  frêle 
esquif  qui  le  portait,  se  renversa  à  quelques  pas  du 
rivage  ;  le  missionnaire  disparaissait  dans  les  flots, 
lorsque  l'indigène  qui  lui  servait  de  rameur,  plongea 
et  lui  sauva  la  vie. 

Un  autre  jour,  revenant  d'AloJî^  il  s'égara  et  marcha 
jusqu'à  la  nuit  tombante,  sans  pouvoir  trouver  son 
chemin.  Quelques  habitants,  l'ayant  rencontré,  le 
conduisirent  à  leur  village,  où  il  fut  reçu  comme  un 
père  au  sein  de  sa  famille.  Quoique  exténué  de  fati- 
gue, il  ne  voulut  prendre  de  repos  qu'après  avoir 
récité  le  saint  Rosaire. 

Cependant,  le  nombre  de  ceux  qui  écoutaient  vo- 
lontiers le  serviteur  de  Dieu  augmenta  peu  à  peu. 
D'après  le  P.  Rou\[ea.ux,  pendant  les  derniers  mois  qui 
précédèrent  la  mort  du  P.  Chanel^  la  grâce  remuait 
fortement  Futuna  ;  une  partie  de  la  population  était 
ébranlée,  et  un  bon  nombre  aurait  embrassé  ouverte^ 
ment  la  religion,  si  la  crainte  du  roi  et  des  vieillards, 
qui  partageaient  son  obstination,  ne  les  avait  retenus. 
C'est  aussi  ce  que  confirment  les  témoins  entendus 
dans  le  procès  apostolique.  A  la  fin,  comme  nous 
l'apprend  le  P.  Servant,  un  certain  nombre  de  jeunes 
gens^  méprisant  les  objets  de  leur  culte  superstitieux., 


404  VIE    DU    BIENHEUREUX 

s'étaient  fait  inscriî^e  an  rang  des  catéchumènes.  Ils 
allaient  souvent  auprès  du  serviteur  de  Dieu  et  se 
réunissaient  presque  tous  les  dimanches  pour  entendre 
ses  instructions.  Une  douzaine  de  ces  jeunes  gens 
étaient  très  assidus  à  ces  réunions.  Mais  leur  rénnion 
le  dimanche,  dit  Mgr  Bataillon,  excitait  l'indigjiatioji 
des  enjiemis  de  la  religion,  et  siu^tont  celle  du  roi  et  de 
sa  parenté.  Les  choses  en  vinrent  à  ce  point  que  les 
naturels  de  la  partie  orientale  de  Futuna  (celle  qu'ha- 
bitait le  P.  Chanel)  allaient  partout  répétant  ce  cri 
de  haine  et  de  mort  :  Ke  tamate  le  lotu,  Ke  puli! 
Qn'oJi  détruise  la  religion,  qu'elle  disparaisse!  Ils 
étaient  irrités  contre  ceux  qui  se  rendaient  auprès  de 
lui  et  ils  disaient  :  Il  faut  qu'on  les  frappe.  Plusieurs 
voulaient  même  qu'on  les  fît  mourir. 

Méitala,  fils  du  roi,  nous  assure  que  l'apôtre  de  Fu- 
tuna avait  connaissance  des  propos  qui  se  tenaient 
contre  la  religion.  Il  nous  montre  les  insulaires  enflam- 
més de  colère  et  criant  :  Qiie personjie  n'embrasse  la 
religion!...  Plusieurs  fois  même  il  fut  question  de 
tuer  le  serviteur  de  Dieu.  Pour  lui,  il  gardait  sa 
trajiquillité d'esprit,  et  continuait  son  ministère  de  zèle 
et  de  charité.  Il  s'efforçait  d'amener  à  la  vraie  foi  tous 
les  indigènes,  sans  en  excepter  ses  persécuteurs.  Tous 
l'aimaient,  parce  qu'il  avait  le  cœur  si  bon  ;  c'était  la 
religion  que  les  païens  détestaient. 

Il  serait  trop  long  de  raconter  en  détail  les  tracasse- 
ries de  tout  genre,  les  insultes  et  les  menaces  dont  il 
fut  l'objet. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  4o5 

«  Niuliki,  nous  dit  le  F.  Marie-Nizier  (i),  nous 
avait,  pour  ainsi  dire,  livrés  à  la  merci  de  ses  sujets, 
et  quelques-uns  s'en  prévalaient  pour  nous  insulter. 
Néanmoins  quelques  autres,  touchés  de  sentiments 
plus  humains,  venaient,  malgré  les  menaces  et  les 
railleries,  nous  rendre  des  services  quand  ils  le  pou- 
vaient. Nous  profitions  de  ces  moments  pour  les  ins- 
truire. Le  nombre  des  catéchumènes  augmentait 
très  lentement,  car  ils  étaient  constamment  persécutés 
et  menacés  de  se  voir  enlever  tout  ce  qu'ils  possé- 
daient, soit  maisons,  soit  plantations,  etc..  Je  dois 
vous  faire  observer.  Monseigneur,  que  jusque-là  le  roi 
avait  été  Vâme  des  persécutions  qui  avaient  été  faites 
soit  aux  catéchumènes,  soit  à  nous.  Lorsqu'on  nous 
menaçait  de  piller  tout  ce  que  nous  avions  et  d'incen- 
dier notre  maison,  il  est  indubitable  que  ceux  qui  fai- 
saient de  telles  menaces,  étaient  autorisés  par  Niu- 
liki. Nous  nous  montrâmes  toujours  insensibles  à 
toutes  ces  menaces,  et  le  P.  Chanel  n'en  continua 
pas  moins  à  instruire  ses  catéchumènes.  » 

La  position  sous  le  rapport  matériel,  au  lieu  de 
s'améliorer,  ne  faisait  que  devenir  de  jour  en  jour  plus 
pénible.  Les  vols  répétés  enlevaient  aux  missionnaires 
leurs  ressources,  et  les  insulaires  leur  apportaient  ra- 
rement des  provisions.  Le  peu  de  vivres  qu'ils  pou- 


(i)  Lettre  du  F.  Marie-Nizier  à  Mgr  Pompallier,  île  Futuna, 
i^'  mai  1841  (Annales  des  missions  de  la  Société  de  Marie^ 
tome  III,  p.  221). 


406  VIE   DU    BIENHEUREUX 

valent  recueillir,  ils  avaient  de  la  peine  à  le  garder 
pour  eux.  Ecoutons  le  F.  Marie-Nizier  :  «  Que  de  fois 
nous  e'tions  seuls,  lorsque  nous  préparions  notre  re- 
pas !  Mais,  dès  qu'il  était  prêt,  un  certain  nombre 
d'indigènes  envahissaient  notre  maison  pour  le  parta- 
ger avec  nous.  Il  nous  fallait  faire  souvent  d'incroya- 
bles efforts  pour  empêcher  qu'elle  ne  se  remplît 
d'insulaires,  qui  nous  auraient  ravi  jusqu'au  dernier 
morceau.  » 

Citons  un  fait.  Le  i3  décembre  1840,  un  jeune 
homme  était  venu  prêter  son  concours  pour  la  prépa- 
ration du  repas.  Lorsqu'il  voulut  s'assurer  si  les 
vivres  étaient  cuits  à  point,  une  foule  nombreuse 
l'entoura  dans  l'intention  de  prendre  part  au  dîner. 
Le  P.  Chanel  se  vit  obligé  de  les  congédier,  en  leur 
disant  qu'il  n'y  avait  pas  assez  de  vivres  pour  nourrir 
tant  de  monde.  Après  le  départ  de  ceux-ci,  d'autres 
plus  nombreux  les  remplacèrent.  Mon  Dieu,  d6mte:{- 
moi  lapatience,  dit-il  alors,  et  cette  prière,  il  l'inscrit 
sur  son  journal^  en  se  rappelant  la  lutte  qu'il  a  dû 
soutenir. 

Le  jour  suivant,  il  fut  réduit  à  n'avoir  pour  nour'ri- 
ture  que  le  chien  de  la  maison.  La  faim  lui  fit  vaincre 
la  répugnance  qu'il  éprouvait  à  la  vue  d'un  tel  mets. 
Son  compagnon  ne  put  la  surmonter. 

Ce  n'était  pas  seulement  les  fruits  que  les  natu- 
rels dérobaient.  Ils  enlevaient  aussi  le  linge  et  d'autres 
objets.  Un  jour,  ils  prirent  des  vêtements  appartenant 
à  Thomas.  Le  P.  Chanel  crut  devoir  se  plaindre  des 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  407 

vols  continuels,  dont  ils  étaient  victimes.  Les  vieil- 
lards qui  entouraient  Niuliki  en  parurent  indignés, 
et  promirent  de  prendre  des  mesures  pour  que  tout 
fût  rendu.  Malheureusement,  il  fallut  se  contenter  des 
promesses,  et  les  vols  continuèrent. 

Niuliki  entrait  encore  quelquefois,  quand  il  passait 
par  Po'i.  On  voyait  qu'il  affectait  de  conserver  les 
dehors  de  l'amitié,  mais  les  rapports  devenaient  de 
plus  en  plus  froids. 

Le  1 1  décembre,  en  entrant  dans  la  maison  du 
P.  Chanel,  le  roi  dit  :  «  Pourquoi  n'avez-vous  point  fait 
de  présents  aux  jeunes  mariés  dont  je  viens  de  célé- 
brer les  noces?  —  C'est  que  les  indigènes,  répond  aus- 
sitôt le  Frère,  nous  appauvrissent  chaque  jour  par 
leurs  vols,  et  Votre  Majesté  ne  se  met  pas  en  peine 
de  nous  faire  rendre  nos  effets.  »  Le  roi,  qui,  sans 
doute,  ne  s'attendait  pas  à  cette  réponse,  garda  le 
silence. 

Notre  apôtre  oubliait  tout  et  visitait  Niuliki  aussi 
souvent  qu'il  le  pouvait,  dans  la  pensée  de  l'instruire 
et  de  le  convertir.  Hélas  !  ce  prince  recevait  de  funestes 
conseils,  et  la  haine  contre  la  religion  commençait  à 
paralyser  toutes  les  bonnes  qualités  de  son  cœur.  Le 
20  décembre,  le  P.  Chanel  se  rend  à  Tamana  pour 
faire  une  visite  au  roi.  «  Il  me  présente  sa  main,  mais 
je  m'aperçois  aisément  de  sa  froideur  à  mon  égard.  » 
Le  soir,  il  apprend  que  Niuliki  a  prédit  une  tempête 
dans  quatre  jours,  et  la  chute  du  soleil  dans  quatre 
mois. 


408  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Quelle  était  la  signification  de  ce  langage  mysté- 
rieux, assez  en  usage  à  Futuna  ?  On  crut  généralement 
qu'il  était  question  de  la  nouvelle  religion  et  de  celui 
qui  la  prêchait. 

On  remarquera  que,  le  quatrième  jour,  Niuliki 
n'entre  pas  chez  le  P.  Chanel,  et  que,  rencontrant 
Thomas  auprès  de  son  premier  ministre,  il  ne  lui 
adresse  pas  même  la  parole.  A-t-il  voulu  annoncer 
cette  manière  d'agir  très  significative  par  elle-même, 
ou  faire  connaître  le  dessein  qu'il  manifesta,  ce  même 
îour,  de  renvoyer  le  missionnaire  lorsqu'un  navire 
apparaîtrait? 

Ses  parents  auraient  voulu,  dès  cette  époque,  que 
le  P.  Chanel  fût  mis  k  mort  ;  mais  le  roi  s'y  opposait 
formellement.  On  remarquera,  cependant,  que  son 
dessein  de  le  renvoyer  ou  de  l'obliger  à  partir  de  lui- 
même  ne  put  se  réaliser  et  qu'il  se  vit  forcé,  quatre 
mois  après,  d'ordonner  sa  mort  et  d'amener  ainsi  la 
chute  du  soleil. 

Le  jour  de  Noël,  le  serviteur  de  Dieu  eut  connais- 
sance du  projet  du  roi.  Il  ne  s'en  troubla  point  et  ne 
changea  en  rien  sa  ligne  de  conduite.  Suivant  la  belle 
remarque  du  premier  avocat  de  la  cause  de  béatifi- 
cation, «  il  avait  revêtu  la  cuirasse  de  la  foi  et  de  la 
charité  ;  il  s'était  pénétré  de  la  douceur  et  de  la  man- 
suétude du  divin  ^Maître  :  aussi,  rien  ne  put  vaincre 
cet  homme  de  Dieu,  que  les  sauvages,  frappés  d'un 
spectacle  si  nouveau  pour  eux,  avaient  nommé  Ta- 
gâta  aga  malie  :  l'homme  à  l'excellent  cœur.  » 


PIERRE- LOUIS-MARIE    CHANEL  ^OQ 

Sa  charité  envers  les  indigènes  n'avait  point  de 
bornes.  Les  Futuniens  nous  rapportent  eux-mêmes 
qu'entrant  dans  sa  maison,  ils  mettaient  tout  en  dés- 
ordre, et  que  le  Père  ne  se  fâchait  pas.  Ils  le  mal- 
traitaient, et  il  leur  parlait  avec  bonté;  ils  le  rebu- 
taient, et  il  leur  rendait  les  services  qui  dépendaient 
de  lui.  Ils  sont  plus  à  plaindre  qu'à  gî'onder,  disait-il 
à  son  compagnon  :  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font. 

Sa  charité  de  tous  les  instants,  sa  bonté  inaltérable 
et  sa  patience  à  toute  épreuve  avaient  fini  par  faire 
sur  plusieurs  insulaires  une  impression  profonde, 
Maligi  lui-même,  premier  ministre  et  chef  de  Pdi,  en 
subit  l'heureuse  influence  et  s'attacha  à  lui  pour  tou- 
jours. Il  n'osa  pas,  cependant,  se  prononcer  en  faveur 
du  christianisme  du  vivant  du  P.  Chanel. 

Depuis  la  parole  mystérieuse  du  roi,  la  persécution 
avait  redoublé.  Plusieurs  voulaient  qu'on  ne  se  con- 
tentât pas  de  frapper  les  catéchumènes,  mais  que, 
pour  en  finir  avec  la  nouvelle  religion,  on  les  mît  à 
mort.  Ainsi,  le  24  janvier  1841,  les  indigènes  arrêtent, 
à  Laloua,  les  catéchumènes,  et  les  menacent  de  mort 
s'ilsosent  aller  à  la  messe. 

Le  lendemain,  on  vient  dire  au  P.  Chanel  que  le  roi 
et  les  vieillards  réunis  ont  délibéré  s'il  ne  fallait  pas 
faire  mourir  deux  personnes  religieuses,  et  on  ajoute 
qu'ils  paraissent  très  irrités.  Au  dire  de  ceux  qui 
apportent  la  nouvelle,  il  ne  peut  être  question  que  du 
missionnaire  et  de  son  catéchiste.  Sur  le  soir,  on  ap- 
prend qu'il  s'agit  de  deux  catéchumènes  qui  ont  cons- 


410  VIE    DU    BIENHEUREUX 

truit  leurs  maisons  en  bambous,  contrairement  aux 
usages  de  l'île.  Ils  ont  e'te'  condamne's  à  faire  les  frais 
du  festin  qui  aura  lieu  le  jour  où  l'on  se  réunira  pour 
brûler  leurs  cases.  Mais,  dès  que  la  de'cision  est  con- 
nue, l'affaire  se  complique,  car  tous  les  jeunes  gens 
prennent  la  défense  des  persécutés.  Ceux-ci,  sans 
attendre  l'exécution  de  la  sentence,  mettent  eux- 
mêmes  le  feu  à  leurs  maisons,  et,  avec  l'aide  de  leurs 
jeunes  défenseurs,  préparent  le  repas  auquel  ils  ont 
été  condamnés. 

Dans  la  journée  du  26,  la  tête  des  jeunes  gens  se 
monte.  Les  vieillards,  ne  sachant  que  faire,  passent  la 
nuit  à  délibérer.  Plusieurs  prennent  leur  défense  : 
«  Que  deviendra  la  terre  sans  eux?  disent-ils.  Et  que 
deviendrons-nous  nous-mêmes,  si  nous  les  irritons 
jusqu'à  les  faire  fuir  dans  d'autres  vallées?  w  Les 
vieillards  d'Assoa  ont  aussi  exaspéré  leurs  jeunes  gens. 

Dans  le  conseil  du  25,  les  vieillards  s'étaient  occupés 
du  P.  Chanel  et  de  son  compagnon.  Ils  s'étaient 
montrés  très  irrités  en  apprenant  que  quelques  jeunes 
gens,  contre  la  volonté  expresse  du  roi,  allaient  les 
aider  à  faire  la  cuisine  et  même  leur  apportaient  des 
vivres.  Ils  décident  qu'on  renouvellera  la  défense  de 
rien  leur  donner,  et  qu'on  devra  laisser  les  deux  mis- 
sionnaires vivre  comme  ils  pourront.  Serait-ce,  dit  le 
P.  Chanel,  inie  crise  salutaire  pour  disposer  les  cœurs 
à  embrasser  enfin  la  religion  ? 

Les  quelques  jeunes  gens  qui,  jusque-là,  avaient 
bravé  les  railleries  et  les  mauvais  traitements  de  leurs 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHx\NBL  4II 

confrères,  ne  tinrent  aucun  compte  de  la  nouvelle  dé- 
fense et  continuèrent,  mais  en  cachette,  à  exercer  leur 
office  de  charité.  L'histoire  doit  citer  leurs  noms  • 
c'étaient  Logoasi,  Maïtau,  Malaéfatu,  Tukumuli,  Pipi- 
séga,  Sagogo  et  Namusigano.  Ecoutons  la  déposition 
de  ce  dernier  :  «■  Tukumuli  et  moi,  nous  faisions  cuire 
des  vivres  dans  notre  case  et  nous  les  apportions  au 
serviteur  de  Dieu  \  mais  nous  cachions  notre  pensée, 
et  nous  disions  que  nous  portions  ces  vivres  à  Tho- 
mas, qui  avait  épousé  la  cousine  de  Tukumuli.  Nous 
agissions  ainsi,  parce  que  nous  craignions  le  roi.  » 

Au  témoignage  du  F.  Marie-Nizier,  Maligi  appor- 
tait lui-même  quelquefois  des  vivres. 

La  fête  générale,  qui  a  pour  but  de  réunir  les  vaui^ 
quem^s  et  les  vaincus^  commence  à  Fikavi^  le  27  Jan- 
vier. Les  vieillards  s'y  rendent  avec  empressement. 
Mais  les  jeunes  gens  ne  se  pressent  pas  de  partir.  Il 
faut  que  le  roi  vienne  les  supplier  d'y  prendre  part, 
en  leur  disant  que,  s'ils  refusent,  il  va  se  retirer  à 
Sigavé. 

De  Fikavi  la  fête  passe  à  Tama?ia,  et  de  Tamaua 
on  vient  la  célébrer  à  Poi.  «  La  veille,  nous  dit  le 
F.  Marie-Nizier,  un  certain  nombre  de  vieillards  se 
réunissent  dans  notre  maison.  Ils  se  mettent  à  parler 
entre  eux  des  desseins  du  roi,  mais  à  mots  couverts. 
Je  les  comprends.  Quelques-uns  disent:  Il  faut  que 
ces  deux-là  disparaissent.  —  Pourquoi?  reprend  un 
naturel  qui  n'est  pas  de  Futuna.  —  C'est  Vintention 
du  roi^  répondent-ils.  Sont-ils  donc  venus  d'un  pays 


412  VIE    DU    BIENHEUREUX 

étrange?^  pour  gouverner  l'île?  Il  faut  les  faire  dispa- 
raître; le  roi  le  veut. 

«  En  entendant  ces  paroles  prononcées  avec  chaleur, 
j'allai  trouver  le  P.  Chanel,  qui  était  occupé  à  sarcler 
un  champ  de  bananiers  :  «  Pourquoi,  mon  Père, 
«  vous  donner  tant  de  peine  à  travailler,  puisque  nous 
«  allons  mourir  demain?  Je  viens  d'entendre  dire 
«  telles  et  telles  choses.  —  Eh  bien  !  me  dit-il  en  sus- 
ce  pendant  son  travail  pendant  quelques  secondes,  et 
«  avec  le  calme  le  plus  profond  que  j'aie  remarqué  en 
«  lui,  ce  ne  sera  pas  le  plus  ?naupais  de  nos  jours.  Ne 
«  save\-vous pas  la  réponse  de  saint  Louis  de  Goniague, 
«  lorsqu'on  lui  demanda  ce  qu'il  ferait  s'il  devait  mou- 
«  rir  à  Vinstant?...  »  Sans  rien  ajouter,  il  continua 
50 n  travail. 

«  Dans  la  crainte  de  la  dissolution  de  leur  assem- 
blée, le  massacre  n'eut  pas  lieu  ce  jour-là,  ou,  sans 
doute,  mieux  encore,  le  moment  marqué  par  la  Pro- 
vidence n'était  pas  arrivé,  w  (29  janvier  1841.) 

Envoyé  à  Sigavé,  le  1 1  février,  le  F.  Marie-Nizier 
apprend  les  sinistres  projets  des  vainqueuj^s.  Ils  n'at- 
tendent que  l'arrivée  de  Jones  pour  le  massacrer,  et 
avec  lui  les  blancs  et  les  cathécumènes,  afin  qu'il  ne 
reste  aucune  trace  de  religion,  et  que  personne  ne 
puisse  rapporter  aux  navires  qui  paraîtront  ce  qui  s'est 
passé  à  Futuna. 

Ces  bruits  sinistres,  que  le  Frère,  à  son  retour,  se 
hâte  de  faire  connaître  au  P.  Chanel,  le  surprennent 
fort  peu.  Il  sait  qu'il  y  a  chez  les  vainqueurs  une  grande 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  4l3 


irritation  contre  la  religion.  Il  en  a  la  preuve  presque 
tous  les  jours.  Il  vient  de  baptiser  à  Laloua  une  femme 
malade.  Un  vieux  Futunien,  qui  ne  peut  pardonner  au 
frère  de  cette  personne  d'avoir  embrasse'  le  nouveau 
culte,  la  croit  morte,  et  va  criant  partout  que  les  dieux 
l'ont  tuée,  parce  qu'elle  a  violé  ses  tapons  et  que  son 
frère  est  catéchumène.  Heureusement,  la  femme  bap- 
tisée n'était  pas  morte,  et  notre  indigène  fut  couvert 
de  confusion. 

En  suivant  les  événements,  le  serviteur  de  Dieu 
n'avait  pas  de  peine  à  comprendre  que  l'enfer  faisait  un 
dernier  effort.  Aussi,  plein  de  confiance,  il  se  jeta  aux 
pieds  de  Jésus,  de  Marie  et  de  saint  Joseph,  et  fit  en 
leur  honneur  des  neuvaines  de  prières. 

Pour  préparer  le  triomphe  du  christianisme  et  faci- 
liter l'instruction  des  catéchumènes,  il  s'occupait  à 
traduire  en  futunien  un  abrégé  de  la  doctrine  chré- 
tienne. Il  composait  des  cantiques  dans  la  même  lan- 
gue, et  les  faisait  chanter  aux  réunions  du  dimanche 
et  des  autres  •  jours.  «  Malgré  la  défense  qui  leur 
avait  été  faite  de  se  réunir  auprès  de  nous,  raconte  le 
Frère,  les  catéchumènes,  plus  ou  moins  nombreux,  et 
assez  souvent  accompagnés  d'autres  Futuniens,  ve- 
naient presque  tous  les  soirs,  un  peu  avant  le  coucher 
du  soleil,  se  grouper  autour  de  notre  résidence,  et  tout 
doucement  finissaient  par  nous  rejoindre.  »  Le  bon 
Père  les  recevait  avec  effusion  de  cœur,  les  instruisait 
et  les  renvoyait  consolés  et  fortifiés.  Aussi  revenaient- 
ils  avec  un  nouveau  plaisir  entendre  la  parole  de  Dieu. 


414  "^'lE    DU    BIENHEUREUX 

Ils  étaient  cependant  en  butte  aux  railleries,  aux 
mépris,  aux  mauvais  traitements,  et  on  les  menaçait 
de  mort. 

La  persécution  se  faisait  sentir  jusque  chez  les  pain- 
ciis.  Le  28  février,  le  P.  Chanel,  ne  pouvant  y  aller 
lui-même,  envoie  le  Frère  encourager  la  jeune  caté- 
chumène Matalupé,  âgée  de  dix  ans,  contre  les  vexa- 
tions de  sa  mère,  qui  s'acharne  contre  elle.  «  On  m'a 
rapporté,  dit  le  P.  Servant,  que  pour  se  soustraire  à  la 
persécution  de  ses  parents,  elle  se  retirait  quelquefois 
dans  les  bois,  afin  de  prier  Dieu,  et  qu'elle  cachait  avec 
grand  soin  la  médaille  que  le  P.  Chanel  lui  avait  don- 
née. Quand  elle  apprit  sa  mort,  elle  s'écria  :  «  Et  moi 
«  aussi,  je  veux  mourir  pour  l'amour  de  Jéhovah!  je 
«  veux  aller  rejoindre  le  bon  Père!  » 


CHAPITRE    XVI 

CONSEIL   A    TAMANA.    —    LE    SAINT    JOUR    DE    PAQUES. 
CONVERSION      DE    MÉITALA.     —     NOUVEAU    CONSEIL.    — 
SENTENCE    DE   MORT. 

(Mars  1841    —  27  avril  1841) 

ssf^Vl  ANS  le  courant  du  mois  de  mars  eut  lieu  le 
:?4I  s  conseil  dont  il  est  parlé  au  procès-verbal 
de  1845.  «  Quelques  semaines  avant  la 
mort  du  R.  P.  Chanel,  Niuliki,  voyant  que  le  nombre 
des  catéchumènes  augmentait,  tint  un  conseil  dans 
lequel  il  fut  décidé  qu'on  transporterait  tous  les  effets 
du  R.  P.  Chanel  à  Tamana,  lieu  où  résidait  Sa  Majesté 
futunienne.  En  obligeant  ainsi  le  R.  Père  à  demeurer 
près  du  roi,  on  pensait  que  les  néophytes  et  les 
catéchumènes,  redoutant  la  colère  de  Sa  Majesté, 
n'oseraient  continuer  leurs  relations  avec  le  mission- 
naire. » 

(c  Ce  projet,  dit  le  P.  Servant,  ne  fut  pas  mis  à 
exécution.  Mais  il  était  bien  convenu  qu'on  prendrait 
tous  les  moyens  d'anéantir  la  religion,  fallût-il  incen- 
dier la  maison  des  catéchumènes  et  les  disperser  de 
côté  et  d'autre.  La  haine  du  christianisme  fut  portée 
à  un  tel  point,  qu'il  y  avait  ordre  de  frapper  quicon- 


41 6  VIE    DU    BIENHEUREUX 


que  ferait  le  signe  de  la  croix,  quiconque  remuerait 
les  lèvres  avant  le  repas.  Deux  jeunes  gens  du  village 
qu'habitait  le  P.  Chanel,  furent  condamnés  à  l'amende 
usitée  dans  le  pays  et  désignée  sous  le  nom  àtsaufono, 
par  la  seule  raison  qu'ils  allaient  trop  souvent  à  la 
maison  du  missionnaire. 

«  On  rapporte  encore  qu'il  était  décidé  parmi  les 
gens  du  parti  vainqueur^  qu'il  fallait  au  plus  tôt  en  finir 
avec  la  religion  et  ses  adeptes,  pendant  que  les  caté- 
chumènes étaient  en  petit  nombre.  Car  on  s'imaginait 
qu'il  était  dangereux  de  proroger,  parce  que  les  caté- 
chumènes, devenant  plus  nombreux,  pourraient  se 
défendre  par  la  force  des  armes.  L'affaire  était  sérieuse, 
suivant  l'opinion  des  infidèles  ;  mais  le  peuple  ne  pou- 
vait par  lui-même  mettre  la  main  à  l'œuvre  d'exter- 
mination. Le  P.  Chanel  était  censé  parent  du  roi  ;  il 
n'y  avait  que  Niuliki  et  ses  parents  qui  eussent  le 
droit  de  le  mettre  à  mort,  suivant  les  coutumes  des 
Futuniens.  (i)  » 

On  pouvait  dès  lors  prévoir  que  Niuliki  serait  solli- 
cité d'en  venir  à  cette  extrémité  et  qu'il  finirait  par 
donner  son  consentement. 

Le  P.  Chanel,  qui  aimait  tant  les  cérémonies  de 
l'Eglise,  voulut  donner  à  la  fête  de  Pâques,  qui  tombait 
cette  année  le  1 1  avril,  la  plus  grande  solennité  pos- 
sible. Il  disposa  tout  en  conséquence  et  fit  un  appel 
aux  catéchumènes. 

(i)  P.  Servant,  Histoire  du  christianisme  à  Futuna. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  4I7 


Ce  même  jour,  dans  le  village  de  Po'i,  on  devait 
célébrer  par  un  repas  solennel  le  mariage  du  fils  de 
Misa,  guerrier  bien  connu  par  sa  bravoure.  Quelques 
Futuniens  malintentionnés  avaient  aperçu  les  caté- 
chumènes, qui  se  rendaient  auprès  du  serviteur  de 
Dieu.  Ils  s'étaient  empressés  de  communiquer  cette 
nouvelle  et  d'aller  soulever  une  partie  de  la  popu- 
lation de  la  vallée  de  Fakaki.  Vaïtoso  parcourait  les 
groupes  en  disant  qM'avaiit  de  pr^endî'e  le  repas,  il  fal- 
lait 7~eyive7^ser  la  maisoji  du  înissioiinaii^e.  Katéa  criait 
de  son  côté  :  Qiie  Von  frappe  le  prêtre^  afin  que  la  r^eli- 
gion  périsse  ;  que  l'on  emporte  de  là  ses  effets.  Déjà  on 
prenait  les  armes,  lorsque  Misa  sortit  de  sa  maison  et 
déclara  que  si  on  en  venait  à  l'exécution,  il  n'y  aurait 
point  de  festin.  Cette  parole  arrêta  les  indigènes. 

L'un  d'entre  eux  était  allé  avertir  secrètement  les 
catéchumènes  du  complot  qui  se  tramait.  Aussitôt, 
le  plus  grand  nombre,  saisi  de  crainte,  se  retira  avant 
même  la  fin  de  la  messe.  Le  P.  Chanel  était  tout 
étonné  de  cette  prompte  disparition.  Il  ne  tarda  pas 
à  en  apprendre  la  cause.  Du  reste,  Sagogo,  du  village 
de  Po'iy  avait  entendu  les  menaces  de  mort  que  se 
répétaient  les  divers  groupes,  et  il  s'était  hâté  de  le 
prévenir  du  mal  que  ses  ennemis  voulaieyit  lui  faire.  Il 
lui  répondit  :  C'est  bon  pour  7noi  (i). 

Un  autre  catéchumène,  Namusigano,  vint  à  son 
tour  rapporter  les  paroles  de  Vaïtoso  et  de  Katéa.  Ce 

(i)  Procès  apostolique. 

.  27 


41 8  VIE    DU    BIENHEUREUX 

dernier  voulut  s'assurer  par  lui-même  de  la  présence 
des  cate'chumènes.  «  Nous  étions  réunis,  dit  Sagogo  -, 
Katéa  vint  frapper  avec  son  casse-tête  la  cloison  de 
bambous  et  s'écria  :  Oui^  coJitimie^^  jeunes  gens  ;  trai- 
te:{  votre  m'mistj^e  comme  vous  faites,  et  vous  sere:( 
cause  de  sa  mort!  Il  se  retira  aussitôt.  Nous  avons 
tous  entendu  ces  paroles.  Le  serviteur  de  Dieu  les  a 
entendues  comme  nous;  du  reste,  quand  nous  les 
avons  répétées,  il  nous  a  répondu  :  C'est  bon  pour 
moi  (i).  » 

Le  même  Jour  de  Pâques,  Niuliki  en  sortant  de  la 
fête,  entra  dans  la  case  du  missionnaire  et  lui  fit  remet- 
tre par  deux  naturels  un  panier  de  taros  cuits  et  une 
petite  jambe  de  porc  à  moitié  cuite.  D'après  le  témoi- 
gnage du  frère  Marie-Xizier,  son  but  était,  sans  doute, 
de  voir  par  lui-même  le  nombre  des  catéchumènes. 
Dans  le  moment  où  il  se  présenta,  il  n'en  restait  que 
deux.  Le  P.  Chanel  reçut  le  roi  avec  sa  douceur  et  sa 
bienveillance  habituelle  ;  puis,  se  tournant  vers  le 
Frère,  il  lui  dit  :  «  Salutem  ex  ifiiînicis  fiostris  :  Nous 
recevons  le  salut  de  nos  ennemis.  Nous  n'avions  pres- 
que rien  à  manger  aujourd'hui  ;  voilà  que  la  Provi- 
dence vient  à  notre  secours.  »  La  visite  de  Niuliki 
fut  courte  et  ce  fut  la  dernière. 

Les  événements  se  précipitaient  et  annonçaient  un 
prochain  dénouement.  Le  jeudi  de  Pâques,  i5  avril, 
un  jeune  catéchumène,  entendant  les  menaces  de  mort 

(i)  Procès  apostolique. 


I 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  419 

que  l'on  proférait  contre  ceux  qui  se  déclaraient  pour 
la  religion,  vint  dire  au  Père  :  «  J'ai  peur  de  faire  une 
mauvaise  mort  si  on  me  tue  pour  ma  croyance. 
—  Rassure-toi,  lui  répondit-il,  dans  ce  cas,  tu  seras 
baptisé  dans  ton  sang  (i). 

Ce  même  jour,  on  lui  cite  les  noms  des  trois  plus 
acharnés  persécuteurs.  On  lui  apprend  aussi  qu'il  est 
sérieusement  question  de  transporter  ses  effets  à 
Tamana^  près  de  la  maison  du  roi,  afin  que  Sa  Majesté 
voie  de  ses  yeux  ce  qui  se  passe. 

L'un  de  ces  persécuteurs  était  Musumusu,  gendre 
du  roi.  Filitika  dépose  qu'il  l'a  entendu,  de  ses  oreilles, 
dire  à  Niuliki  :  «  Ce  que  fait  ce  blanc  tend  à  la  des- 
truction du  ro3^aume,  de  la  nation,  des  festins  publics 
et  des  réjouissances  à  l'occasion  des  mariages.  —  Eh 
bien  !  s'il  en  est  ainsi,  reprend  Niuliki,  que  la  religion 
périsse  :  c'est  le  principe  du  mal  (2).   » 

On  aurait  dit  que  le  P.  Chanel  avait  un  pressenti- 
ment ou  de  sa  fin  prochaine  ou  du  triomphe  de  la  foi, 
tant  il  multipliait  les  instructions  aux  catéchumènes 
et  s'efforçait  d'en  augmenter  le  nombre. 

Une  conversion  lui  tenait  à  cœur.  Toujours  il  avait 
trouvé  dansMéitala  un  ami,  qui  l'écoutait  volontiers, 
mais  il  n'avait  pas  encore  obtenu  un  consentement  ex- 
plicite, et,  par  prudence,  il  ne  faisait  pas  connaître  les 
rapports  intimes  qu'il  entretenait  avec  le  fils  aîné  du 


(i)  Analyse  an  journal  par  le  P.  Roulleaux. 
(2)  Procès  apostolique. 


420  VIE    DU    BIENHEUREUX 

roi.  Voyant  le  mouvement  qui  s'ope'rait,  et  sachant  que 
toute  l'île  était  à  lui  s'il  obtenait  que  le  prince  se  dé- 
clarât ouvertement  pour  la  religion  catholique,  il  crut 
que  le  moment  était  venu  de  faire  un  dernier  effort. 

Méitala  demeurait  alors  à  Avaui^  dans  la  maison 
d'une  parente,  avec  sa  sœur  Flore,  qui  venait  de  se 
convertir.  La  circonstance  parut  très  favorable.  Le 
serviteur  de  Dieu  choisit  deux  zélés  catéchumènes, 
Maïtau,  du  même  village,  et  Logoasi.  Le  samedi 
17  avril  au  soir,  il  les  envoya  auprès  du  jeune  prince 
qui  se  trouvait  alors  avec  Tafono. 

Ecoutons  le  récit  de  Méitala  :  «  Un  jour,  j'étais 
avec  Tafono  *,  je  vis  venir  Maïtau  et  Logoasi,  que  le 
vénérable  serviteur  de  Dieu  avait  envoyés  pour  nous 
amener  à  embrasser  la  foi.  La  discussion  fut  longue 
et  se  prolongea  jusqu'au  milieu  de  la  nuit.  Enfin  nous 
donnâmes  notre  consentement.  Logoasi  et  Maïtau  se 
hâtèrent  d'aller  annoncer  notre  conversion  au  servi- 
teur de  Dieu  qui  en  témoigna  une  grande  joie.  —  Le 
lendemain,  lui-même  se  rendit  à  Avaui  pour  conver- 
ser avec  nous.  Il  nous  dit  qu'il  reviendrait  pour  nous 
donner  des  médailles  de  la  sainte  Vierge  ;  ce  qu'il  ne 
fit  pas,  parce  que  les  indigènes  hâtèrent  sa  mort.  Le 
serviteur  de  Dieu  fit  connaître  çà  et  là  ma  conversion, 
afin  d'exciter  les  indigènes  à  suivre  mon  exem- 
ple (i).  )) 

Le  P.  Chanel  avait  constaté  dans  Méitala  et  dans 

(i)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  421 

ceux  qui  l'entourent  les  plus  excellentes  dispositions  : 
aussi  il  prend  le  temps  nécessaire  pour  bien  les  ins- 
truire. «  Malgré  la  fièvre  qui  lui  brûle  tout  le  corps, 
il  surabonde  de  joie  de  cette  nouvelle  et  importante 
conquête,  et  est  heureux  de  ce  qu'il  souffre  (i).  » 

Le  P.  Servant  nous  apprend  que,  dans  cette  der- 
nière entrevue,  qui  eut  lieu  le  lundi  19  avril,  Méitala 
saisit  vivement  la  croix  qui  pendait  au  cou  du  Père  et 
la  suspendit  au  sien,  comme  pour  lui  dire  que  défini- 
tivement il  embrassait  la  religion  de  Jésus  crucifié. 
Nous  allons  voir  que  5'//  ?ie  la  scella  pas  par  l'effusion 
de  son  sajig,  il  fut  du  moins  blessé  pour  elle  et  de  la 
main  de  ceux  qui  étaient  déjà  en  chemin  pour  aller 
massacrer  le  prêtre  (2). 

La  nouvelle  de  la  conversion  du  jeune  prince  se  ré- 
pandit d'abord  parmi  les  catéchumènes,  et,  par  leur 
entremise  parmi  ceux  qui  se  montraient  disposés  à  se 
faire  chrétiens.  Elle  produisit  une  grande  joie.  «  Son 
exemple,  écrit  le  F.  Marie-Nizier,  fut  imité  d'un  petit 
nombre  d'autres  jeunes  gens,  qui  tous  avaient  de 
bons  sentiments.  Combien  le  P.  Chanel  se  réjouissait 
de  voir  germer  ces  jeunes  plantes  !  car  à  peu  près  tous 
les  jeunes  gens  n'attendaient  que  la  conversion  du 
fils  du  roi  pour  opérer  la  leur  (3).  »  Sagogo  nous 
assure  qu'un  nombre  considérable  d'indigènes  mani- 


(i)  Analyse  dn  journal  parle  P.  Roulleaux. 

(2)  Lettre  du  19  août  1842.  Annales  de  la  Propagation  de  la 

(3)  Lettre  citée,  i^  mai  1841. 


422  VIE    DU    BIENHEUREUX 

festèrent  leur  désir  de  se  convertir  à  la  foi,  parce  que 
le  fils  du  roi  l'avaient  embrassée,  et  qu'ils  devaient  le 
faire,  le  dimanche  2  mai  (i). 

Logoasi  voyant  ce  mouvement  dit  :  Je  mettrai  mon 
ferait  feu,  et  je  frapperai  avec  le  marteau  pour  qu'il 
s'allonge  et  qu'il  s'étende  sur  tout  Futuna.  Il  voulait 
parler  de  la  religion.  Cette  parole  fut  répandue  par- 
tout. Ce  fut  un  malheur.  Il  avait  encore  2i]ouié  qu'il 
ne  craignait  personne  à  Assoa.  Ces  propos  provoquè- 
rent une  grande  irritation  chez  les  ennemis  de  la 
foi  (2). 

Léa  Sina,  épouse  de  Musumusu,  nous  assure  que 
les  parents  du  roi,  enflammés  de  colère,  disaient  : 
«  Que  personne  n'embrasse  la  religion  de  peur  qu'en 
désobéissant  à  la  nation,  il  ne  la  livre  aux  mépris  et 
aux  malheurs  (3).  y> 

Le  roi  venait  lui-même  de  formuler  la  même  dé- 
fense. Ecoutons  Pipiséga,  l'un  des  fervents  catéchu- 
mènes : 

«  Mon  père  m'apprit  que  le  roi  Niuliki  avait  dit  au 
peuple  :  Qu'ils  cessent  d'aller  trouver  le  missionnai?^e 
pour  apprendre  de  lui  cette  chose  que  l'on  nomme  la  re- 
ligion ;  aiitremejit  le  missionnaire  jnourra.  Quand  Je 
rapportai  ces  paroles  au  serviteur  de  Dieu,  il  me  ré- 
pondit :  C'est  bien.   Le  lendemain,  lorsqu'il  m'ensei- 


(i)  Procès  apostolique. 

(2)  Procès  apostolique. 

(3)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  423 

gnait  les  prières  dans  sa  case,  Niuliki  vint  lui-même 
frapper  la  porte  avec  son  casse-tête.  Je  sortis  en  toute 
hâte  par  l'autre  porte,  et,  fuyant  par  un  autre  chemin 
que  la  voie  publique,  j'allai  prendre  un  bain  au 
village  de  Fakaki.  Peu  de  temps  après,  Niuliki 
arriva  près  de  l'endroit  où  je  me  baignais,  sans  que  je 
m'en  fusse  aperçu.  Il  me  menaça  du  casse-tête  qu'il 
tenait  à  ia  main,  en  disant  :  Cesse\  d'aller  dans  la 
maison  du  blanc,  et  éloigne\-VQus  de  lui^  de  peu?' 
que  dans  la  suite  il  ne  soit  mis  à  mort,  et  que  ce  qui 
s'appelle  la  i^eligion,  ne  serve  de  rien  :  car  elle  périra 
certainement  et  Vile  sera  tranquille.  Je  partis  sur-le- 
champ,  et  je  rapportai  au  serviteur  de  Dieu  les  paroles 
du  roi.  Il  me  dit  :  C'est  bien  (i),  » 

Malgré  la  fièvre,  qui  continue  et  qui  lui  cause  une 
grande  inflammation,  le  P.  Chanel  semble  se  multi- 
plier, afin  de  seconder  le  mouvement  que  produit  la 
conversion  de  Méitala. 

Le  22  avril, /e  me  trouve  un  peu  mieux^  nous  dit-il, 
sans  être  parfaitement  guéri  (2).  Il  en  profite  pour 
aller  voir  Faréma,  et  Niuliki  par  la  même  occasion. 
Il  apprend  qu'il  y  a  eu  assemblée  des  vieillards  et 
conseil.  Quel  en  est  bien  l'objet  ?  Il  ne  trouve  personne 
qui  l'en  instruise. 

Après  le  conseil,  Musumusu  alla  dans  sa  famille, 
chercher  un  enfant  malade  pour  le  présenter  à  Niu- 


(1)  Procès  apostolique. 

(2)  Ces  paroles  terminent  \q  journal. 


424  VIE    nu    BIENHEUREUX 

IJki,  afin  qu'il  le  rendît  à  la  santé,  suivant  le  préjugé 
du  paganisme  futunien.  Ecoutons  le  récit  de  Léa 
Sina  :  «  Lorsque  nous  avons  été  rendus  à  Taî7îana, 
j'ai  entendu  Musuniusu  dire  à  Niuliki  :  Sa  Majesté 
est  bien;  mais  que  s'ensuil-il  ?  Méitala  va  trouver  le 
prêtre  pour  professer  en  secret  la  religion.  —  Niuliki 
répondit  :  Co7^rige\-le.  —  Musumusu  :  Quelle  sera 
cette  correction  ?  il  n  obéit  à  aucune  parole.  —  Niuliki: 
CorrigCy-le  seulement,  car  il  est  encore  inseiisé.  Vous 
êtes  venus  ici  pour  me  demander  ce  qu'il  y  avait  à 
faire  :  faites  ce  que  vous  voudre:^  :  je  chéris  cet  homme., 
parce  que  j'ai  vécu  avec  lui.  Je  ne  vous  dis  pas  : 
frappe'{-le  ;  cependant  je  ne  rejette  pas  cette  mesin^e. 
Faites  ce  que  vous  voudre^.  —  Musumusu  répondit  : 
Demeure:{  tranquille;  confiez-nous  l'affaire  et  îious 
agirons  à  notre  volonté.  Ils  échangèrent  entre  eux 
d'autres  paroles  que  je  n'ai  point  entendues.  Les  pro- 
pos tenus  à  Tamana  ne  sont  pas  peut-être  parvenus 
aux  oreilles  du  serviteur  de  Dieu,  mais  il  connaissait 
les  attaques  que  les  indigènes  dirigeaient  contre  la  re- 
ligion et  il  gardait  sa  tranquillité  d'esprit,  (i)  » 

Pipiséga  assure  que  personne  ne  connut  les  paroles 
que  le  roi  et  Musumusu  échangèrent  en  secret.  Mais 
dans  l'enquête  de  1845,  Musumusu  affirma  que  le  roi 
se  mit  à  lui  dire  :  «  Réussiro7it-ils  ces  gens  sauvages, 
qui  viennent  à  Futuna  pour  faire  des  esclaves  ?  — 
Musumusu,  ne  comprenant  pas  suffisamment  le   sens 

(i)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  425 

de  ces  paroles,  demanda  au  roi  de  qui  il  parlait .  Je 
parle^  répliqua  celui-ci,  des  blancs  sauvages  qui 
vietinefît  faire  des  esclaves.  —  Alors  Musumusu ajouta  : 
5/  tu  détestes  ces  blancs,  va  prendre  leurs  effets,  dé- 
pose-les dans  ta  maison,  et  j'irai  les  tuer.  —  Niuliki 
garda  le  silence,  mais  ses  intentions  étaient  bien  con- 
nues. Tous  deux  ne  savaient  pas  encore  que  Méitala 
figurait  parmi  les  catéchumènes, 

«  En  quittant  le  roi,  Musumusu  se  rendit  à  son 
village.  Chemin  faisant,  il  apprend  que  Méitala,  fils 
du  roi,  est  au  rang  des  catéchumènes  ;  il  envoie  de 
suite  cette  nouvelle  à  Niuliki.  Celui-ci  se  dirige  aussi- 
tôt vers  l'endroit  où  était  son  fils.  Rencontrant  sur  sa 
route  Musumusu  :  Est-il  bien  vrai.,  lui  dit-il,  que 
Méitala  se  soit  converti  ?  —  Oui,  c'est  vrai,  répondit 
Musumusu,  —  Si  c'est  vrai,  reprit  le  roi,  je  ne  veux 
plus  de  ce  fils  ;  tu  peux  le  fj^apper  rudement.  » 

Laissons  parler  le  jeune  prince  :  «  Mon  père  Niuliki 
apprenant  que  je  m'étais  converti,  se  rendit  à  Avant 
dans  la  maison  d'un  blanc,  nommé  F/a/e,  et  m'envoya 
dire  d'aller  le  trouver.  Je  m'y  rendis  sur-le-champ. 
Mon  père  me  dit  :  Est-il  vrai,  comme  le  bruit  en 
court,  que  tu  te  sois  converti  à  la  religion  chrétienne  ? 

—  Je  répondis  :  C'est  vrai.  —  Et  il  m'interrogea  en 
disant  :  Qiie  chetxhes-tu  ?  —  Je  ne  fis  aucune  réponse. 

—  Me  questionnant  de  nouveau,  il  me  dit:  Quelle 
puissatice  7^oyale  chetxhes-tu  ?  C'est  moi  qui  tiens  la 
puissance  royale.  —  Je  répondis  :  Les  défenses  de 
notre  famille.,  je  n'en  ai  pas  tenu  compte.  Il  se  tut.  Je 


426  VIE    DU    BIENHEUREUX 

n'ajoutai  pas  foi  à  mon  père,  parce  que  je  me  suis 
rappelé  la  parole  qui  m'a  e'té  dite  :  La  religion  est  une 
bonne  chose.  Mon  père  SQ  retira.  Pour  moi,  je  retour- 
nai à  Avaui.  (i).  » 

Niuliki  irrité,  alla  trouver  quelques  membres  de  sa 
famille  et  leur  demanda  leur  avis.  Ils  s'accordèrent  à 
lui  répondre  qu'il  fallait  exterminer  le  loin  (prière)  en 
faisant  disparaître  celui  qui  en  était  l'auteur.  Le  roi 
leur  fit  comprendre  qu'il  partageait  leur  manière  de 
voir  et  retourna  à  Tamana  (2). 

De  son  côté,  Musumusu  se  rendit  à  Vélé^  et  dès  ce 
moment  se  concerta  avec  quelques  autres  chefs.  Il 
leur  recommanda  le  plus  grand  secret.  Il  voulut, 
sans  doute,  attendre  que  le  P.  Chanel  fiât  seul  dans 
sa  case  de  Pdi.  L'occasion  ne  tarda  pas  à  se  présenter. 

Un  mal  de  pied  ne  permettait  pas  au  serviteur  de 
Dieu  de  se  transporter  loin  de  sa  demeure.  Le  lundi 
26  avril,  il  envo3^a  le  F.  Marie  Nizier  «  dans  les  val- 
lées des  vaincus,  pour  voir  un  malade  et  pour  bapti- 
ser les  enfants  qu'il  trouverait  en  danger  de  mort  (3).  » 

Le  même  jour  ou  le  lendemain,  il  exhortait  un 
jeune  homme  à  embrasser  de  tout  cœur  la  religion 
catholique.  Celui-ci  répondit  :  «  Tout  le  monde,  dans 
l'île,  déteste  la  religion.  Par  amour  pour  vous,  nous 


(i)  Procès  apostolique. 

(2)  En  combinant  la  fin  du  Journal  et  le  récit  du  P.  Servant, 
qui  fut  chargé  de  l'enquête  de  1845,  nous  pensons  que  l'entre- 
vue du  roi  avec  son  fils  eut  lieu  le  23  ou  le  24  avril. 

(3)  Lettre  du  F.  Marie-Nizier,  \"  mai  1841. 


i 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  427 


n'osons  l'embrasser,  car  nous]  craignons  que  l'on  ne 
vous  tue,  et  qu'ensuite  nous  ne  soyons  dans  la  honte. 
—  N'importe,  repy^it  le  père,  que  l'on  me  tue  ou  non, 
la  religion  est  plantée  datis  Vile^  elle  ne  s'y  perdra 
point  par  ma  mort,  car  [elle  n'est  point  l'ouvrage  des 
homtnes^   mais  elle  vient  de  Dieu  (i).  » 

Sur  le  soir  du  mardi  27]  avril,  plusieurs  indigènes 
e'taient  occupés  à  construire  une  pirogue  dans  l'île 
à'AloJî.  Ils  virent  trois  hommes,  originaires  de  Wal- 
lis,  se  diriger  vers  Assoa^  dans  la  maison  de  Jean- 
Baptiste  pour  y  pratiquer  la  religion.  Des  indigènes 
venant  de  Poï  leur  apprirent  que  des  exercices  reli- 
gieux avaient  aussi  lieu  au  village  d'Avaui.  Les  pro- 
pos tenus  par  Logoasi  étaient  venus  à  leurs  oreilles. 
Alors  Musulamu,  Matavasi,  Ukuloa,  Filitika,  Kaui, 
Ninavana  et  Katéa,  enflammés  de  colère,  se  concer- 
tèrent entre  eux  et  résolurent  de]frapper  ces  hommes 
qui  avaient  embrassé  la  religion  chrétienne.  Quatre 
d'entre  eux  montèrent  aussitôt  sur  une  pirogue  pour 
aller  trouver  Musumusu,  qui  demeurait  à  Vêle',  et  lui 
faire  connaître  la  résolution  prise. 

Au  commencement  de|;la  nuit,  Musumusu  réunit 
un  conseil,  auquel  assistèrent  les  délégués  à'Alofi  et 
quelques  autres,  pour  délibérer  sur  le  parti  à  pren- 
dre. D'abord,  conformément  à  la  décision  d'/l/oy?,  il 
fut  question  de  frapper  les  habitants  de  Futuna  et  de 
"  Wallis  qui  pratiquaient  ensemble  la  religion.  Musu- 

(i)  Lettre  du  F.  Marie-Nizier  au  T.  R.  P.  Colin,  26  mai  1844. 


428  VIE    DU    BIENHEUREUX 

musu  répondit  :  Comment  frapper  ces  habitants  de 
Futuna  et  de  Wallis  ?  Si  l'on  frappe  les  hommes  de 
Fiituna,  que  l'on  frappe  aussi  le  prêti^e  ;  mais  que  l'on 
ne  fasse  aucun  mal  aux  habitants  de  Wallis.  Les  assis- 
tants dirent  :  C'est  bien.  Un  nommé  Ului  essaya  de 
faire  rejeter  cette  proposition  de  maltraiter  les  caté- 
chumènes. Ce  fut  en  vain.  Nous  aj^ons  tous  été  d'ac- 
cord^ disent  trois  témoins  (Musulamu,  Umutaouli  et 
Filitika),  de  frapper  ces  gens-là.  Alors  Musumusu 
reprit  :  En  les  frappant,  la  religion  ne  périt  pas  ; 
mais  lorsque,  au  village  de  Poi,  le  prêtre  aura  été  mis  à 
mort,  la  religion  sera  renversée  de  fond  en  comble. 
Quelques-uns  lui  dirent  :  Qji'on  le  laisse  tranquille  et 
qu'on  se  contente  de  maltraiter  les  adhérents  à  la 
religion.  Musumusu  reprit  :  Qu'on  frappe  le  prêtre, 
car  c'est  de  lui  que  vient  la  religion  ;  s'il  meurt.,  la  re- 
ligion périra  à  Futuna.  Umutaouli  lui  demanda  5/  cela 
serait  agréable  au  roi.  —  Oui.,  répondit-il  :  cela  lui 
plaît.  Tous  approuvèrent  donc  la  proposition  de  mal- 
traiter d'abord  les  catéchumènes  et  ensuite  de  faire 
mourir  le  serviteur  de  Dieu.  Musumusu  ajouta  ://  ne 
faut  pas  les  frapper  pendant  la  nuit.,  pour  qu'ils  ne 
disejit  pas  que  nous  les  craignons  (i). 

Au  sortir  du  conseil  survinrent  d'autres  parents  du 
roi,  qui  avaient  formé  le  même  dessein.  Nous  nous 
sommes  unis  à  eux,  dit  Umutaouli,  pour  exécuter 
nos  projets.  La  nuit  du  27  au  28  avril,  suivant  la  re- 

(i)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  429 

commandation  de  Musumusu,  tous  demeurèrent  tran- 
quilles, évitant  par  des  mouvements  intempestifs  de 
donner  l'e'veil  aux  néophytes. 

Namusigano  avait  entendu  les  propos  des  construc- 
teurs de  la  pirogue,  mais  il  ne  croyait  pas  que  l'exé- 
cution suivrait  de  si  près  la  résolution. 

Pipiséga  n'avait  rien  appris  du  complot.  Ecoutons- 
le  raconter  lui-même  la  manière  dont  il  en  fut  instruit  : 
«  Dans  notre  maison,  située  en  l'île  d'AloJî^  nous 
entendîmes  quelqu'un  qui  se  lamentait.  Pourquoi 
vous  lamenter?  lui  dit  un  vieillard  nommé  Tafitaa.  — 
Je  pleure^  répondit-il,  la  chute  d'un  hoînme  qui  de- 
meure au  village  d^Avaid  et  qui  sera  tué  deî?iai?i.  — 
Pourquoi  sera-t-il  tué?  reprit  Tafitaa.  —  Il  répon- 
dit :  Demaiji  une  foule  ira  avec  des  armes  pour  tuer 
les  honwies  d'Avaui  ;  puis  elle  se  rendra  au  village  de 
Pdi  pour  mettre  à  mort  le  serviteur  de  Dieu.  —  Ta- 
fitaa dit  alors  :  Qiie  quelques  hommes  viennent  avec 
7?ioi  et  nous  V amènerons  ici.  —  A  l'instant  je  me  levai , 
le  premier  j'arrivai  à  la  pirogue,  et  je  m'assis.  Les 
autres,  qui  avaient  résolu  de  me  laisser,  se  dirigèrent 
vers  une  autre  pirogue.  Quand  je  vis  qu'ils  l'avaient 
lancée  à  la  mer,  je  courus  de  ce  côté  et  je  leur  criai 
de  revenir  au  rivage  pour  me  permettre  de  monter 
avec  eux.  Ils  n'y  consentirent  point,  parce  que,  di- 
saient-ils, ils  étaient  plusieurs,  et  ils  s'éloignèrent.  De 
retour  à  la  maison,  je  m'assis.  Je  passai  une  nuit 
pleine  d'inquiétude;  je  pensais  au  serviteur  de  Dieu 
qui  habitait  Po'i.  Lorsque  je  voulais  monter  sur  la  pi- 


43o 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


rogue,  j'avais  l'intention  de  fuir  pendant  la  nuit,  et 
d'aller  le  trouver  pour  l'avertir  de  leur  mauvais  des- 
sein (i).  » 


(i)  Procès  apostolique. 


i 


€§3  i;2cf3cf3C$34'43#^#^4'^^^454^  cf3cf^cf3«|3 


CHAPITRE    XVII 


LE  MARTYRE.  LE  COUP    DE    TONNERRE.  —  LA    SEPULTURE 

(28  avril   1841) 


^^M'^  28  avril,  de  très  grand  matin,  nous  dit 
Pipiséga,  je  fus  éveillé  par  les  clameurs 
^^^^  des  hommes  qui,  lançant  leur  pirogue,  se 
dirigeaient  vers  Vélé.  Je  monte  sur  celle  où  Namusi- 
gano  était  déjà  assis,  et  nous  ramons  vers  Avaui.  Là 
laissant  notre  pirogue,  nous  courons  vers  Poi*  par  un 
chemin  différent.  Lorsque  nous  avons  atteint  le  village 
à'Ava,  nous  voyons  venir  à  nous  Galugalu.  Namusi- 
gano  l'interroge  en  disant  :  Qiie  se passe-t-il?  Galugalu 
répond  :  Les  chefs  de  l'île  sont  descendus  et  le  sei^inteur 
de  Dieu  est  mort.  Nous  continuons  contre  course  jus- 
qu'àla  maison  du  serviteur  de  Dieu,  qui  vivait  encore, 
mais  était  couvert  de  blessures  (i).  » 

Que  s'était-il  passé  ?  A  la  pointe  du  jour,  Musumusu, 
Umutaouli,  Musulamu,  Filitika  Fuaséa,  Ukuloa  et 
quelques  autres  quittent  Ve'léet  se  dirigent  vers  Avaui  ; 
Musumusu   envoie    dire  à  Méitala,  par  l'un   de   ces 

(i)  Procès  apostolique. 


432  VIE    DU    BIENHEUREUX 

hommes,  de  venir  confe'rer  avec  lui.  «  Lorsque  j'ap- 
prochai de  la  maison  où  avaient  passé  la  nuit  ceux 
qui  avaient  embrassé  la  religion,  raconte  le  jeune 
prince,  on  entendit  un  grand  bruit,  pendant  qu'on 
les  maltraitait.  Et  voici  qu'Ukuloa  me  frappa  par 
derrière  avec  fracas  ;  il  frappa  aussi  ma  sœur  Flore, 
qui  m'avait  suivi  (i).  » 

Tous  les  acteurs  de  cette  scène  déposent  qu'ils  ont 
frappé  rudement  les  catéchumènes.  En  tenant  l'un 
d'eux  pour  le  faire  maltraiter,  Musumusu  reçut  par 
hasard,  sur  le  haut  du  nez,  un  coup  qui  le  blessa  et 
lui  fit  répandre  du  sang.  Quelques-uns  voulaient  qu'on 
frappât  aussi  deux  blancs,  qui  demeuraient  à  Avaid 
dans  une  autre  maison.  Musumusu  s'y  opposa.  Les 
trois  hommes  originaires  de  Wallis  avaient  fui  pen- 
dant la  nuit  dans  l'île  âiAloJî. 

Avant  de  se  retirer  d'Apaui^  les  meurtriers  mettent 
le  feu  à  la  maison  des  catéchumènes,  et,  faisant  allu- 
sion à  la  manière  dont  ils  les  ont  traités,  ils  reviennent 
à  Vêlé  en  criant  :  Que  quelques-uns  se  lèvent,  qu'ils  ap- 
pointent ceux  qui  ont  été  tués  et  qu'ils  les  eiisevelis- 
sent. 

De  Vêlé  la  troupe  se  précipite  vers  Po'i.  Au  village 
de  Laloua,  un  vieillard  nommé  Galugalu  veut  la 
retenir  en  lui  faisant  remarquer  toute  la  noirceur  du 
crime  qui  va  se  commettre.  Personne  ne  fait  attention 
à  sa  parole. 

(i)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  433 

A  Apa,  Musumusu  arrête  la  foule,  pour  que  l'éveil 
ne  soit  pas  donné  au  serviteur  de  Dieu.  Filitika  reçoit 
l'ordre  d'aller  en  avant,  et  de  demander  un  remède 
pour  guérir  la  blessure  de  Musumusu.  Celui-ci  le 
suit  à  une  petite  distance. 

Le  P.  Clianel,  suivant  son  habitude,  avait  sans 
doute,  de  grand  matin,  célébré  la  sainte  messe,  fait  son 
oraison  et  récité  son  office.  Il  était  seul  à  ce  moment. 
Le  F.  Marie-Nizier,  comme  nous  l'avons  vu,  avait  été 
envo3'é  dans  la  partie  occidentale  de  l'île,  que  Thomas 
Booghabitaitdepuisplusieurs jours.  Sansaucun  doute, 
Musumusu  n'ignorait  pas  cette  absence  des  compagnons 
habituels  du  missionnaire,  et  il  avait  pensé  qu'elle  lui 
rendait  plus  facile  l'exécution  de  son  exécrable  dessein. 

Quand  Filitika  se  présenta,  le  serviteur  de  Dieu 
prenait  une  petite  récréation.  Ecoutons  son  récit  : 
«  J'entrai  dans  la  maison,  mais  je  ne  le  trouvai  pas. 
J'allai  dans  son  jardin, et  je  le  vis  occupé  à  donnera 
manger  à  des  poules.  Dès  qu'il  m'aperçut,  il  s'avança 
vers  moi  et  me  dit  :  Que  veux-iu  eji  venant  ici  ?  Je 
répondis  :  Je  suis  venu  vous  prier  de  me  donner  un  peu 
de  votre  eau  pour  guérir  la  blessure  que  Musumusu 
s'est  faite.  Nous  sommes  descendus  l'un  et  l'autre 
dans  la  maison  (i).  » 

A  ce  moment  Ukuloa  se  présente,  et  prie  le  servi- 
teur de  Dieu  de  lui  prêter  le  bâton  qu'il  tient  à  la 
main.  Il  le  lui  prête  aussitôt. 


(i)  Procès  apostolique. 

28 


434  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Déjà  Musumusu  est  à  la  porte.  Le  P.  Chanel  s'ap- 
proche de  lui  et  lui  dit  :  «  D'où  inens-tu  ?  Musumusu 
lui  répond  :  D'Assoa.  —  Quel  est  le  sujet  de  la  visite  ? 
—  Musumusu  répondit  :  Je  viens  demander  un  remède 
pour  la  contusion  que  j'ai  reçue.  —  Comment  as-tu 
été  blessé?  —  En  abattant  des  cocos.  —  Reste  ici.,  je 
vais  te  chercher  un  remède  (i).  w 

Il  entre  aussitôt  dans  sa  maison,  et  va  dans  sa 
chambre  chercher  le  remède.  Filitika  et  Ukuloa  le  sui- 
vent. Quand  le  Père  sort  de  sa  chambre,  il  voit  Fili- 
tika tenant  dans  ses  bras  un  paquet  de  linges  :  Filitika, 
lui  dit-il,  pourquoi  voler  dans  ma  maison  ?  Sans  rien 
répondre,  Filitika  s'approche  de  la  croisée  et  jette 
dehors  la  brassée  de  linges.  Le  P.  Chanel  s'avance 
sur  le  seuil  de  la  porte,  et  voit  la  foule  qui  est  accou- 
rue et  qui  ramasse  les  effets  avec  impétuosité. 

Musumusu,  vivement  impatienté,  s'écrie  '.Pourquoi 
tarde-t-on  de  tuer  l'homme?  Le  Père  pouvait  bien 
entendre  ses  paroles.  Filitika  s'approche  de  lui,  le 
saisit,  et  le  pousse  avec  violence  en  disant  :  Frappe^ 
prompt ement.,  qu'il  jneure!  Umutaouli  s'élance  aussitôt 
en  brandissant  son  casse-tête.  Le  serviteur  de  Dieu, 
dans  un  premier  moment  de  surprise,  s'écrie  :  Aua., 
aua.,  ne  fais  pas  cela.,  ne  fais  pas  cela  (2),  et  porte  le 
bras  droit  pour  parer  le  coup  ;  le  bras  fracassé  re- 


(i)  Procès-verbal  de  1845. 

(2)  Ces  paroles  se  trouvent  dans  le  procès-verbal  de  1845  ;  le 
procès  apostolique  n'en  fait  pas  mention. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  435 

tombe.  En  même  temps  il  recule  de  deux  ou  trois  pas. 
Umutaouli  décharge  un  autre  coup  de  casse-tête  sur 
la  tempe  gauche  ;  le  sang  jaillit  avec  abondance.  A  ce 
moment  le  Père  dit  plusieurs  fois  :  jnalié  fuai.  «  Ces 
deux  mots  dans  notre  langue,  ne  peuvent  être  traduits 
que  de  cette  manière  :  très  bien.  Les  naturels  donnent 
à  ce  maliéfuai  le  sens  de  très  bien,  comprenant  que  le 
R.  Père  regardait  ses  souffrances  et  sa  mort  comme  un 
bien  pour  lui.  Le  voilà  donc  qui  fait  à  Dieu  le  sacri- 
fice de  sa  vie  et  boit  le  calice  de  ses  souffrances  avec 
une  généreuse  résignation.  Tous  les  témoins  de  son 
martyre  attestent  qu'il  ne  lui  est  échappé  aucun  cri, 
aucune  plainte,  aucune  larme,  aucun  soupir.  Il  a  tou- 
jours conservé  son  égalité  d'âme,  et  il  est  mort  comme 
un  agneau,  à  l'exemple  de  son  divin  Maître. 

«  Lorsque  Umutaouli  eut  donné  son  second  coup 
de  massue  (casse-tête),  Fuaséa,  armé  d'une  lance  sur- 
montée d'une  baïonnette,  s'élança  avec  fureur  contre 
le  R.  Père;  le  coup  porta  sur  l'aisselle  du  bras  droit  ; 
le  bout  de  la  baïonnette  glissa  sous  le  bras  :  ainsi  le 
patient  n'est  pas  percé,  mais  le  bois  frappe  dans  toute 
sa  force,  fait  reculer  le  R.  Père  de  trois  ou  quatre  pas 
et  le  terrasse  (i).  » 

Ukuloa,  qui  était  dans  l'intérieur  de  la  maison, 
déclare  qu'il  a  frappé  le  serviteur  de  Dieu  avec  le 
bâton  qu'il  lui  avait  prêté,  pendant  que  Umutaouli 
le  frappait  avec  son  casse-tête.  Il   le  frappa  de  nou- 

(i)  Procès-verbal  de  1845. 


436  VIE    DU    BIENHEUREUX 

veau,  après  que  Fuaséa  l'eut  renversé  avec  sa  lance. 

«  Cependant  le  patient  vit  encore;  la  chute  qu'il 
vient  de  faire,  le  met  dans  une  telle  position  qu'il  se 
trouve  assis  sur  le  gravier  dont  la  maison  est  pavée, 
et  les  épaules  appuyées  contre  une  haie  de  bambous, 
baissant  la  tête,  essuyant  souvent  le  sang  qui  coule 
sur  son  visage. 

«  On  l'abandonna  en  cet  état  pendant  quelques 
instants,  tous  les  naturels  ne  pensaient  qu'au  pillage  ; 
chacun  emportait  tout  ce  qu'il  pouvait  voler  des  effets 
ou  du  mobilier  du  R.  Père.  La  maison  fut  bientôt 
vide  ;  il  ne  restait  dans  l'intérieur  que  très  peu  de  na- 
turels (i).  )) 

«  Pendant  qu'on  pillait  la  maison,  Musumusu  allait 
en  criant  :  Qiie  quelqu'un  vienne  donc  tuer  le  prêtre  ! 
La  foule  ne  cherchait  que  le  butin  et  fuyait  à  Laloua. 
J'enlevai  moi-même  un  manteau,  et,  fuyant  au  village 
de  Laloua^  je  me  cachai  dans  un  bois.  J'avais  perdu 
la  tête  et  mes  entrailles  étaient  émues  (2).  » 

Ukuloa  nous  apprend  que,  pendant  qu'il  cachait  son 
butin,  Musumusu  lui  cria  plusieurs  fois  de  revenir  et 
d'achever  le  serviteur  de  Dieu,  car  il  vivait  encore  ; 
mais  il  ne  revint  pas. 

Après  que  le  P.  Chanel  eut  été  renversé  dans  sa  case, 
Filitika  se  retira  pour  saisir  quelque  chose.  «  J'enle- 
vai, dit-il,   une  petite  caisse    avec  une    hache   et   je 


(i)  Procès-verbal  de  1845. 

(2)  Déposition  de  Musulamu,  au  procès  apostolique. 


PTERRE-LOUIS-MARTE    CHANEL  J-.^y 

m'enfuis  par  un  sentier  de'tourne'.  Musumusu  me  rap- 
pela en  criant  :  Sont-ils  donc  venus  pour  faire  des  ri- 
chesses? Je  retournai  et  je  revins  vers  lui  (i).  » 

Au  même  moment,  Namusigano  et  Pipiséga  arri- 
vaient à  Pdi  et  entraient  dans  la  maison.  «  Le  servi- 
teur de  Dieu,  nous  dit  Namusigano,  vivait  encore  ; 
mais,  blessé,il  e'tait  assis  à  terre,  et  le  sang  coulait  de 
sa  tête  et  de  son  bras.  Je  le  conside'rai,  je  l'appelai  par 
son  nom,  et  il  tourna  ses  yeux  vers  moi  avec  une  grande 
bonté.  Pierre  est  meurtri  !  lui  dis-je.  —  Oîi  est  Maligi? 
demande  le  Père.  —  Il  est  à  Alofi.  Et  le  Père  dit  en 
même  temps  :  Malié  fuai^  loku  mate,  ma  mort  n'est 
pour  moi  qu'un  grand  bien  (2)  —  Pourquoi  frapper  ce 
pauvre  prêtre?  dis-je  alors  avec  humeur  à  Musumusu. 
Celui-ci  cria  :  Qu'on  traîne  dehors  cet  homme^  car  il 
est  pris  dans  les  liens  de  la  religion.  Je  regardai  de 
nouveau  le. serviteur  de  Dieu,  et  je  le  pris  par  le  bras 
pour  l'aider  à  se  lever  et  venir  avec  moi.  Il  me  dit  : 
Laisse-moi.,  que  je  reste  ici,  car  la  mort  est  un  bien 
pour  moi.  Je  le  laissai  et  je  sortis  dehors,  car  j'étais 
saisi  de  crainte  à  cause  de  la  parole  de  Musumusu. 
Arrivé  sur  le  seuil,  j'entendis  un  grand  coup.  Ren- 

(i)  Procès  apostolique. 

{2)  Maligi,  premier  ministre  du  roi  et  premier  chef  de  Poï, 
avait  assez  d  autorité  pour  s'opposera  Musumusu,  et  au  besoin 
repousser  les  gens  à'Assoa  Vêlé  avec  l'aide  des  habitants  de 
Poï.  En  apprenant  par  la  réponse  de  Namusigano 'qu'il  est  à 
Aloji,  le  P.  Chanel  comprend  qu'il  n'a  plus  qu'à  renouveler  le 
sacrifice  de  sa  vie.  Le  jeune  catéchumène,  malgré  sa  bonne 
volonté,  ne  pouvait  le  soustraire  aux  meurtriers. 


438  VIE    DU    BIENHEUREUX 

trant  aussitôt,  je  vis  le  serviteur  de  Dieu  e'tendu 
par  terre  et  une  hache  fîxe'e  à  sa  tête,  Musumusu,  se 
rapprochant,  s'efforçait  de  l'arracher,  mais  ne  pou- 
vant en  venir  à  bout,  il  la  secoua  dans  tous  les  sens  et 
finit  par  la  retirer  ;  elle  était  blanche  de  cervelle.  Je 
m'enfuis  aussitôt,  (i)  » 

Pipise'ga  qui  accompagnait  Namusigano,  confirme 
tous  ces  détails,  et  ajoute  qu'à  l'instant  où  l'hermi- 
nette  fut  retirée,  le  bienheureux  serviteur  de  Dieu 
rendit  le  dernier  soupir. 

La  manière  dont  le  P.  Chanel  a  été  frappé  par  Mu- 
sumusu est  racontée  dans  des  termes  identiques  par 
Filitika,  qui  rentrait  à  la  maison  au  moment  où  le 
crime  se  consommait,  et  qui,  lui  aussi,  aperçut  le  ser- 
viteur de  Dieu  étendu  le  visage  contre  terre  et  le  vit 
expirer  lorsque  l'herminette  eut  été  enlevée. 

Irrité  de  voir  que  personne  ne  voulait  achever  la 
victime,  Musumusu  était  entré  par  la  fenêtre  de  la 
chambre  du  F.  Marie  Nizier,  et  avait  trouvé  sous  son 
lit  une  herminette.  «  Il  la  saisit,  dit  le  procès-verbal 
de  1845,  s'élance  vers  le  souffrant,  donne  un  grand 
coup  sur  le  haut  de  la  tête,  enfonce  l'instrument  dans 
toute  sa  dimension.  Le  coup  avait  porté  sur  le  haut 
du  crâne  de  manière  à  le  diviser  en  ligne  directe  du 
milieu  du  front.  »  Nous  savons  le  reste. 

Le  martyr  venait  de  rendre  sa  belle  âme  à  son 
Créateur.   Presque  au  même  instant,  bien  que  le  ciel 

(i)  Procès  apostolique  et  procès-verbal  de  1845. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  489 

fût  serein,  on  entendit  dans  l'air  un  bruit  épouvan- 
table, qui  ne  se  répandit  pas  au  loin  et  fut  suivi  d'une 
violente  détonation  :  on  eût  dit  un  fort  coup  de  ton- 
nerre. Le  ciel  s'était  obscurci  comme  à  l'approche  de 
la  pluie.  Mais  ces  ténèbres  se  dispersèrent  ai^ec  la  déto- 
nation (i).  Ce  prodige  jeta  les  habitants  dans  la  cons- 
ternation et  dans  l'épouvante.  D'après  Namusigano, 
les  meurtriers  qui,  au  moment  de  la  mort  du  serviteur 
de  Dieu,  s'enfuyaient,  s'arrêtèrent  tout  à  coup,  comme 
s'ilsavaientétésaisisd'unmalsubit,  et,  jetantleurbutin, 
ils  furent  obligés  de  s'asseoir  à  terre.  Musulamu  nous 
apprend  que  chez  lui  la  frayeur  fut  si  vive,  qu'il  avait 
comme  perdu  l'esprit  et  qu'il  s'était  enfui  dans  uneforêt. 

Musumusu,  avant  de  se  retirer,  enleva  la  soutane 
du  serviteur  de  Dieu.  Un  naturel  et  une  femme  ache- 
vèrent de  le  dépouiller.  Quelqu'un,  le  voyant  dans 
cet  état,  le  recouvrit  d'une  natte. 

«  Au  moment  où  Musumusu  s'en  allait,  raconte 
Pipiséga,  un  homme,  nommé  Misa,  accourut  avec 
une  lance  et  un  casse-tête  pour  l'en  frapper,  et  en- 
flammé de  colère,  il  lui  dit  :  C'est  ainsi  que  tu  agis? 
Cette  terre  est-elle  donc  déserte  ?  Musumusu  lui  dit  : 
Ne  te  77iets  pas  en  colère  ;  prends  tes  richesses  :  voilà 
les  richesses  de  ton  Dieu  (2).  »  Et  lui  jetant  la  soutane, 
il  s'enfuit  avec  précipitation. 


(i)   Un  grand     nombre  d'insulaires  ont    affirmé  qu'avec  les 
ténèbres  une  cryzjc  avait  apparu  dans  les  airs. 
(2)  Procès  apostolique. 


440  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Misa,surnommé  le  grand  gaerner,encore  païen, s'était 
attaché  au  P.  Chanel  et  lui  avait  voué  une  sincère  affec- 
tion. Dans  la  dernière  guerre,  il  s'était  acquis  une  répu- 
tation extraordinaire  par  sa  force  et  sa  bravoure.  Avec 
sa  grande  lance  il  mettait  en  fuite  des  bandes  entières 
d'indigènes.  S'il  avait  eu  le  moindre  soupçon  que  le  P. 
Chanel  dûtêtreattaqué,  il  auraitveillé  autour  de  sa  case. 

Musumusu  rencontra,  au  bourg  de  Laloiia^  Sagogo 
et  ses  compagnons,  qui  se  dirigeaient  en  toute  hâte 
vers  Po'i.  Ayant  appris  dans  l'île  âiAloJi  que  les  caté- 
chumènes avaient  été  frappés,  ils  s'étaient  empressés 
d'aller  les  voir  à  Avant.  Là  on  leur  annonça  la  mort 
du  serviteur  de  Dieu.  Ils  partirent  aussitôt  afin  de 
mourir  avec  lui.  Musumusu  leur  cria  de  fuir  dans  un 
autre  lieu,  s'ils  ne  voulaient  pas  qu'on  leur  fît  du  mal, 
ca?%  ajouta-t-il,  les  vainqueins  approchent.  Ces  paroles 
intimidèrent  les  compagnons  de  Sagogo,  qui  le  lais- 
sèrent s'avancer  seul  jusqu'à  Po'i. 

Déjà  Méitala  s'était  dirigé  vers  le  lieu  du  crime. 
Ecoutons  son  récit  :  «  Le  bruit  de  la  mort  du  serviteur 
de  Dieu  arriva  jusqu'à  nous.  Maïtau  me  dit  :  partons 
pour  Po'i,  ajîn  de  nous  en  aller^  aj^ec  le sermteui^  de  Dieu. 
Et  nous  levant  aussitôt,  nous  sommes  partis.  Lorsque 
nous  eûmes  atteint  Laloua,  les  habitants  nous  arrêtè- 
rent. Et  j'entendis  la  parole  qui  avait  été  dite  par  Niu- 
liki  :  Que  quelqu'un  se  précipite  sur  Méitala  et  le  tue., 
afin  qu'il  soit  enseveli  avec  le  serviteur  de  Dieu  (i).  » 

(i)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  44 1 

Léa  Sina  dépose  qu'au  bourg  de  Laloua  elle  a  en- 
tendu la  foule  qui  disait  à  Méitala  :  Qiie  cherches-tu  ? 
La  puissance  royale  et  la  :nctoire  sont  avec  Niulîki. 
Cette  chose  que  tu  as  cherchée^  n'existe  plus. 

Après  le  départ  des  meurtriers,  la  mère  de  Pipi- 
séga  (i)  s'approcha  de  la  maison  du  serviteur  de 
Dieu,  et  avec  l'aide  de  deux  autres  femmes,  lava  son 
corps  ensanglanté,  «  L'une  d'elle  fit  rentrer  le  peu  de 
cervelle  qui  s'était  écoulé,  et  deux  filles  du  roi  Niuliki 
l'oignirent  d'huile  de  coco.  On  ensevelit  le  corps 
avec  trois  morceaux  d'étoffe  du  pays,  qu'avaient  don- 
nés une  fille  du  roi  et  deux  autres  simples  femmes. 
L'épouse  du  roi  avait  donné  une  natte. 

«  Il  était  à  peine  midi  lorsque  le  roi  Niuliki  et 
Musumusu  avec  quelques  femmes  creusèrent  la  fosse, 
à  quelques  pas  du  lieu  où  le  révérend  Père  avait 
souffert  le  martyre  et  y  enterrèrent  son  corps  (2).  » 

Sagogo  survint  au  moment  de  la  sépulture,  et  il 
y  avait  alors  à  Po'i  un  certain  nombre  d'indigènes.  Un 
nommé  Fakamuli,  en  le  voyant,  dit  :  En  voici  un  gui 


(i)  Encore  païenne,  elle  rendit  les  derniers  devoirs  au  saint 
martyr,  en  souvenir  des  bienfaits  que  son  fils  en  avait  reçus- 
Dieu  l'a  bien  récompensée  de  cet  acte  d'humanité,  et  sa  béné- 
diction a  été  manifeste  sur  elle  et  sur  sa  famille.  Quand 
Mgr  Bataillon  fit  sa  première  visite  à  Futuna,  en  1844,  i^  l'ap- 
pela, et  lui  donna  quelques  étoffes  pour  la  récompenser  d'avoir 
enseveli  le  corps  du  martyr  :  «  Ahl  dit-elle  modestement,  je  ne 
l'ai  pas  enseveli  avec  de  si  belles  étoffes;  je  n'avais  que  de  la 
tape!  »  La  tape  est  faite  avec  l'écorce  du  papyrus. 

(2)  Procès-verbal  de  1845. 


442  VIE    DU    BIENHEUREUX 

est  attaché  à  la  religion^  qu'il  inein^e  ainsi  que  le  fils  du 
roi,  et  qu'on  les  ensevelisse  avec  lepj^ètre.  «  Je  me  tins 
sur  la  voie  publique,  dit  Sagogo,  pour  voir  si  on 
exécuterait  ce  que  cet  homme  venait  de  dire.  Comme 
le  peuple  ne  faisait  rien  contre  moi,  je  me  retirai  (i).  » 

Le  crime  était  consommé  et  la  dépouille  mortelle 
du  martyr  venait  de  descendre  dans  la  tombe.  Il  ne 
restait  plus  que  sa  maison,  qui  avait  été  complète- 
ment dévalisée.  On  se  hâta  de  la  détruire,  afin  d'ef- 
facer tout  souvenir  du  christianisme.  Le  roi  lui-même 
mit  en  pièces  le  petit  orgue  dont  les  accords  l'avaient 
autrefois  tant  ravi.  Puis,  il  présida  au  kava,  qui  fut 
distribué  sur  le  lieu  même  ou  le  P.  Chanel  avait  fixé 
sa  résidence.  Il  voulut  qu'on  fît  rôtir  son  porc,  que 
Maatala  s'était  déjà  adjugé,  et  qu'on  le  servît  aux  indi- 
gènes présents.  Le  lendemain,  les  vainqueuî^s  se  réu- 
nirent de  nouveau  en  grand  nombre,  et  emportèrent 
tous  les  bois  qui  avaient  servi  à  la  construction  de  la 
maison. 

Maligi,  en  revenant  d'Alo^,  témoigna  une  grande 
douleur  de  ce  qui  s'était  passé.  Il  alla  pleurer  sur  la 
tombe  de  son  ami  et  l'environna  de  tous  les  honneurs 
usités  en  pareille  circonstance.  Il  l'arrosa,  pendant 
quatre  jours,  d'huile  parfumée.  Les  dix  jours  sui- 
vants, il  eut  soin  d'étendre  au-dessus  des  nattes  et 
d'autres  étoffes  du  pa3^s.  A  chaque  visite,  il  pleurait 
amèrement,  se  déchirait  le  visage  et  d'autres  parties 

(i)  Procès  apostolique. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  448 

du  corps  avec  des  coquillages,  comme  il  l'aurait  fait  à 
la  mort  d'un  proche  parent. 

Ecoutons  maintenant  comment  le  F.  Marie  Nizier 
fut  sauvé  de  la  mort.  «  Le  28  avril,  jour  désigné 
pour  mon  retour,  écrit-il  (i),  j'étais  en  chemin.  En- 
core une  heure  de  plus  et  j'allais  mêler  mon  sang 
avec  celui  de  mon  ange  conducteur  visible,  de  mon 
père  spirituel,  en  un  mot  de  celui  qui,  après  Dieu, 
était  mon  tout  à  Futuna!  Mais,  hélas!  il  n'est  pas 
assez  pur  !... 

«  La  Providence  s'est  servie  d'une  chose  bien  insi- 
gnifiante en  apparence,  pour  me  conserver  la  vie  ce 
jour-là.  Nous  nourrissions  un  porc  près  de  notre 
case  :  cet  animal  fut  pris  au  pillage  par  un  homme  du 
parti  des  vainqueurs.  Il  voulait  le  garder,  et,  en  signe 
de  possession,  il  lui  avait  lié  les  pieds  ;  mais,  le  roi 
ordonna  que  cet  animal  fût  tué  et  qu'il  servît  pour  le 
festin  d'enterrement.  Notre  homme  fort  irrité  eut 
aussitôt  la  pensée  de  me  sauver.  Il  vint  à  ma  rencon- 
tre pour  m'avertir  du  danger  qui  m'attendait  si  j'arri- 
vais jusqu'à  la  vallée  de  Pdi.  Après  m'avoir  donné  un 
petit  aperçu  de  ce  qui  venait  de  se  passer,  il  me 
contraignit  de  rebrousser  chemin  en  s'offrant  de 
m'accompagner  jusque  dans  les  vallées  des  vaincus, 
où  je  suis.  :» 

Cet  homme  ne  fut  pas  le  seul  à  remplir  ce  devoir 
de  charité.  Nous  savons  par  Mgr  Bataillon  que  quel- 

{\)  [,ettre  citée,  écrite  deux  jours  après  le  martyre. 


444  VIE    DU    BIENHEUREUX 

qiies  naturels  bieJiveillants  allèrent  prévenir  le  F.  Ma- 
rie-Nizier  et  M.  Thomas  de  ce  qui  venait  de  se  passer, 
et  les  engagèrent  à  ne  pas  rentrer  dans  le  village  de 
Po'i^  s' ils  voulaient  échapper  eux-mêmes  à  la  mort. 

Le  roi  Niuliki  se  rendit,  le  29  avril,  à  Sigavé,  où 
son  autorité  était  précaire.  Il  fit  appeler  le  F.  Marie 
Nizier,  et,  feignant  de  pleurer  la  mort  du  P.  Chanel, 
il  l'engagea  à  retourner  avec  lui  à  Pdi,  et  l'assura 
qu'on  ne  lui  ferait  aucun  mal.  «  Vous  pouvez  me 
faire  mourir  ici,  répondit  le  bon  frère,  mais  je  ne 
veux  pas  retourner  à  Poi.  ))  Niuliki  n'insista  pas  et 
finit  par  avouer  que  le  P.  Chanel  avait  été  mis  à  mort 
par  son 'ordre. 

Quatorze  jours  s'étaient  écoulés  depuis  le  martyre, 
lorsqu'un  navire  américain  arriva  à  Futuna.  ïl  était 
déjà  tard,  et  sur-le-champ  une  embarcation  fut  en- 
voyée à  terre.  Sans  rien  faire  connaître  de  ce  qui 
s'était  passé  dans  l'île,  le  F.  Marie-Nizier  et  les  autres 
blancs  résidant  à  Futuna  demandèrent  et  obtinrent 
de  demeurer  la  nuit  à  bord.  Quand  ils  eurent  raconté 
au  capitaine  en  quel  danger  ils  étaient,  ils  les  accueil- 
lit avec  bonté  et  les  traita  de  son  mieux.  Il"  était 
temps,  car  Niuliki  avait  donné  l'ordre  de  les  empê- 
cher de  s'embarquer,  fallût-il  pour  cela  massacrer 
tout  l'équipage.  Le  capitaine  les  débarqua  à  Wallis, 
le  18  mai  1841. 

La  mort  du  bienheureux  martyr  avait  rempli  le  but 
que  se  proposaient  les  ennemis  de  la  religion.  Ils 
allaient  partout  en  manifestant  leur  joie  et  en  disant  : 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  44.D 


Le  prêtre  est  mort^  la  religion  a  péri  avec  lui.  C'est 
donc  réellement  en  haine  de  la  foi  que  le  P.  Chanel  a 
été  tué,  et  il  l'a  été  par  ordre  du  roi  Niuliki.  Aussi  au 
moment  de  l'enquête  de  1845,  comme  à  l'époque  du 
procès  apostolique  de  1861,  les  témoins  ont  tous  dé- 
posé qu'il  n'y  avait  jamais  eu  dans  l'île  qu'une  seule 
voix  pour  dire  que  ce  fut  uniquement  en  haine  de  la 
religion  qu'il  fut  mis  à  mort. 

«  Et  quel  autre  motif  aurait  pu  les  porter  à  un 
pareil  crime  ?  dit  Mgr  Bataillon  dans  ses  dépositions. 
Ce  ne  pouvait  pas  être  la  cupidité  de  posséder  le  peu 
d'effets  du  missionnaire,  il  était  pauvre;  et  d'ailleurs 
on  n'aurait  pas  attendu  si  longtemps  pour  faire  un 
pillage,  qui,  du  reste,  pouvait  avoir  lieu  sans  la  mort 
du  missionnaire.  Ce  ne  pouvait  être  non  plus  une 
haine  personnelle  :  le  P,  Chanel  était  le  meilleur  des 
hommes  ;  tout  le  monde  en  convient,  tellement  que 
plusieurs  pleurèrent  sa  mort,  même  parmi  ceux  qui 
y  coopérèrent.  On  aimait  donc  le  P.  Chanel,  mais  on 
détestait  la  religion  qu'il  annonçait;  on  voulait  en 
arrêter  les  progrès,  et  on  croyait  qu'il  n'y  avait  point 
d'autre  moyen  de  le  faire  que  de  se  débarrasser  de  sa 
personne  (i).  » 

Nous  allons  voir  qu'ils  se  sont  trompés  et  qu'à 
Futuna,  comme  dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise, 
le  sang  du  martjr  a  été  une  semence  de  chrétiens, 
Sanguis  Mat^tyrum.,  semen  christianorum. 

(i)  Rome,  8  avril  iSSj. 


CHAPITRE  XVIII 

CONVERSION  DE   l'ILE  DE  FUTUNA 

^  P''.  —  Ce  qui   s'est  passé  Jusqu'à  la  reprise 
de  la  Mission. 

(2S  avril  1841.  —  29  mai  1842.) 


ES  catéchumènes  qui  avaient  montré  tant 
de    courage    au  moment  de  la    mort   du 


^^^    P.  Chanel,  ne  perdirent  pas  confiance  et 


gardèrent  la  foi  au  fond  du  cœur.  Ils  se  rappelaient  sa 
parole,  que  la  religion  ne  périrait  pas  et  qu'ap?~ès  lui 
viendraient  d'autres  prêtres  pour  continuer  son  œm^re. 
Mais,  dans  les  premiers  temps,  parce  qu'ils  crai- 
gnaient le  roi,  ils  ne  se  réunissaient  plus,  comme  ils 
le  faisaient  auparavant.  Ils  disaient  en  particulier 
leurs  prières  du  matin  et  du  soir,  gardaient  le  diman- 
che, et,  ce  jour,  ne  se  livraient  à  aucune  oeuvre  servile. 
Pour  le  reste,  ils  tâchaient  de  ne  pas  se  distinguer  des- 
autres  habitants. 

Trois  d'entre  eux  n'avaient  pas  craint  d'aller  se 
mettre  sous  la  protection  de  Maatala.  Le  roi  et  les 
vieillards,  qui  habitaient  le  district  voisin,  en   furent 


VIE    DU    B.    PIERRE-T.OUIS-MARIE    CHANEL  447 

irrités  et  firent  les  plus  grandes  menaces.  Mais  les 
catéchumènes  ne  s'en  effrayèrent  pas  ;  ils  étaient  sou- 
tenus par  leurs  parents  d'une  vallée  voisine,  qui  pou- 
vaient les  défendre  en  cas  d'attaque.  Maatala  n'était 
pas  catéchumène,  mais,  devenu  ennemi  du  roi  Niuliki, 
il  prenait  la  défense  des  catéchumènes,  ses  proches 
parents. 

Les  meurtriers  triomphaient  et  croyaient  la  reli- 
gion anéantie  pour  jamais.  Ils  portaient  avec  osten- 
tation, dans  leurs  réjouissances,  les  objets  qui  avaient 
appartenu  au  martyr.  Ils  ne  respectèrent  pas  même 
les  ornements  sacrés  ;  l'un  dansait  avec  l'aube,  un 
autre  avec  la  chasuble,  l'étole  et  le  manipule,  etc.  La 
plus  grande  partie  des  indigènes  était  consternée  ; 
mais,  ils  étaient  puissants,  et  on  se  contenta  de  mur- 
murer en  secret  contre  eux.  Les  coups  de  la  Provi- 
dence parlèrent  plus  haut  que  l'indignation  popu- 
laire. Déjà  la  violente  détonation  qui  s'était  fait  en- 
tendre au-dessus  de  la  case  du  martyr  immédiatement 
après  sa  mort,  avait  vivement  effrayé  les  habitants. 
Fonoti,  frère  du  roi,  l'un  de  ses  principaux  conseil- 
lers, était  frappé  de  mort.  Il  avait  beaucoup  contribué 
au  crime  de  Pdi.  Le  roi  lui-même  était  atteint  d'une 
horrible  maladie.  Son  corps  d'un  embonpoint  extra- 
ordinaire tomba  en  putréfaction  et  devint  en  peu  de 
temps  d'une  maigreur  effrayante.  On  frappait  à  la 
porte  de  tous  les  Dieux  de  Futuna  pour  obtenir  sa 
guérison;  on  le  portait  d'un  lieu  à  un  autre  afin  que 
les  divers  Dieux  pussent  le  voir  et  le  guérir.  Mais  le 


44^  VIE    DU    BIENHEUREUX 

mal  ne  faisait  qu'augmenter.  Des  douleurs  intoléra- 
bles donnèrent  à  son  agonie  tous  les  caractères  d'une 
vengeance  divine.  Plusieurs  autres  moururent  misé- 
rablement. C'en  fut  assez  pour  persuader  aux  Futu- 
niens  que  la  main  de  Dieu  s'appesantissait  sur  les 
meurtriers  de  l'apôtre  de  Futuna. 

Les  catéchumènes  ne  se  cachèrent  plus  pour  faire 
leurs  prières  et  ils  parlèrent  ouvertement  de  la  reli- 
gion avec  leurs  compatriotes.  Méitala  se  distingua 
entre  tous  par  son  attachement  à  la  foi  et  par  son  zèle 
à  la  faire  connaître.  Il  se  produisit  un  grand  change- 
ment dans  les  esprits,  et  si  les  Futuniens  n'étaient  pas 
encore  chrétiens,  ils  étaient  sur  le  point  de  le  de- 
venir, lorsque,  le  i8  janvier  1842,  apparut  la  corvette 
française  l'Allier,  accompagnée  de  la  goélette  de  la 
mission.  Voici  à  quelle  occasion  : 

A  leur  arrivée  à  Wallis,  le  F.  Marie-Nizier  et  ses 
compagnons  racontèrent  les  événements  dont  Futuna 
avait  été  le  théâtre.  «  Je  profite  de  la  première  occa- 
sion, dit  Mgr  Bataillon,  pour  écrire  à  Mgr  Pompal- 
lier,  et  lui  apprendre  ce  qui  s'était  passé  à  Futuna,  et 
le  3o  décembre  de  la  même  année  1841,  Sa  Grandeur 
arrive  à  Wallis,  sur  une  goélette  de  la  mission,  accom- 
pagnée d'une  corvette  française.  Elle  reste  à  Wallis 
pour  faire  le  baptême  de  l'île  qui  était  toute  con- 
vertie. 

«  J'engage  Monseigneur  à  laisser  partir  sur  la 
goélette  de  la  mission  le  chef  Kélétaona,  qui  s'était 
ofîert  à  servir  d'interprète,  et  quelques  autres  caté- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  449 

chumènes.  Peut-être^  lui  dis-je,  le  sang  du  martj-r 
aura  apaisé  la  colère  du  ciel,  et  ces  catéchumènes 
sero7it-ils  les  instruments  delà  conversion  de  l'île [i).  » 
La  proposition  fut  acceptée.  Sam  Kélétaona,  sa 
famille  et  beaucoup  d'autres  naturels  de  sa  tribu  que 
les  discordes  avaient  forcés  de  s'expatrier,  prirent 
passage  sur  la  goélette  de  la  mission  avec  le  P.  Viard, 
vicaire  général  de  Mgr  Pompallier  et  le  F.  Marie 
Nizier.  Les  deux  navires  levèrent  l'ancre  le  G  jan- 
vier 1842.  «  Au  bout  de  vingt-quatre  heures  de  navi- 
gation, écrit  le  P.  Viard  (2),  nous  découvrîmes  Fu- 
tuna  ;  mais  nous  ne  pûmes  débarquer  que  quatorze 
jours  plus  tard,  à  cause  d'un  vent  contraire,  qui  nous 
fit  courir  de  grands  dangers.  Pendant  cette  pénible 
quinzaine,  nos  ennuis  furent  charmés  par  les  canti- 
ques et  les  prières  des  naturels  que  nous  avions  à 
bord  ;  soir  et  matin,  ils  faisaient  leurs  prières  à  haute 
voix  et  en  cadence;  presque  tous  les  jours  ils  chan- 
taient leur  chapelet  avec  beaucoup  d'harmonie.  Enfin 
il  nous  fut  donné  de  gagner  Futuna  qui  semblait  fuir 
devant  nous.  « 

«  Quand  la  corvette,  lisons-nous  dans  une  note 
d'un  officier  de  marine  (3),  se  présenta  devant  Singavé^ 
village  habité  par  cette  tribu  amie  du  P.  Chanel,  à 
laquelle  le  F.  Nizier  avait  dû  son  salut,  on  apprit  la 


(i)  Déposition  de  Mgr  Bataillon,  Rome,  8  avril  iSSj. 

(2)  Lettre  du  19  février  1842,  Annales  de   la  Propagation  de 
la  foi,  tome  XV,  p.  418. 

(3)  Annales  de  la  Propagation  de  la  foi,  tome  XV,  p.  421. 

28 


450  VIE    DU    BIENHEUREUX 

mort  du  roi  Niuliki,  et  celle  d'un  chef  puissant  qui 
toujours  s'était  montre'  opposé  à  la  prédication  de 
l'Évangile.  Le  commandant  de  la  corvette,  prévoyant 
que  la  mort  du  principal  coupable  rendrait  plus  facile 
la  restitution  des  restes  du  Père,  expédia  aussitôt  un 
messager  pour  les  demander  aux  chefs  du  parti  de 
Niuliki,  en  leur  déclarant  que  son  intention  était  de 
conserver  la  paix  à  leur  île,  les  engageant  à  peser  les 
conséquences  qui  auraient  pu  résulter  pour  eux  d'un 
crime  aussi  horrible.  Mais  ces  pauvres  sauvages  voyant 
un  bâtiment  aussi  puissant  que  l'^/Z/er,  couvert  de 
tant  d'hommes  et  de  canons,  étaient  incapables  de 
comprendre  qu'une  telle  modération  pût  s'appuyer  sur 
tant  de  forces  ;  la  terreur  s'était  emparée  d'eux  à  la  vue 
de  la  corvette,  et  déjà  on  avait  agité  le  conseil  d'aban- 
donner les  villages  et  de  se  réfugier  dans  les  bois, 
quand  arriva  le  messager. 

«  Celui-ci  leur  fit  habilement  sentir  que  cette  con- 
duite pouvait  leur  devenir  funeste,  et  qu'il  était  dans 
leur  intérêt  d'accéder  à  des  propositions  aussi  douces 
de  la  part  d'hommes  qui  pouvaient  tout  exiger.  Ils 
exprimèrent  alors  le  désir  qu'ils  avaient  de  rendre  la 
dépouille  mortelle  du  P.  Chanel  ;  mais,  aucun  d'eux 
n'osait  se  charger  de  venir  l'apportera  bord,  de  crainte 
d'encourir  le  châtiment  du  crime. 

«  L'un  d'eux,  cependant,  appelé  Mapigi  (Maligi)^ 
ancien  premier  ministre  sous  le  roi  Niuliki ,  un  de 
ceux  qui  n'avaient  jamais  approuvé  le  meurtre  du  mis- 
sionnaire,  s'offrit  pour  remplir  cette  mission,  et  se 


PIERRE-I.OL'IS-MARIE    CHANEL  ^bl 

chargea  d'aller  déterrer  lui-même  le  corps  et  de  nous 
l'apporter  le  lendemain.  Tous  ses  amis  cherchèrent  à 
le  de'tourner  d'une  pareille  de'termination  en  lui  faisant 
envisager  la  mort  comme  certaine  -,  mais  se  confiant 
en  la  parole  du  messager  et  en  celle  de  VA7^iki  français, 
il  se  montra  inflexible,  et  partit  aussitôt  pour  le  village 
de  Gonone  (Poï)^  où  e'tait  la  tombe  du  Père. 

«  La  corvette  prit  le  large  à  la  chute  du  jour.  Toute 
la  population  de  Futuna  passa  cette  nuit  dans  les  an- 
goisses, s'attendant  à  chaque  instant  à  être  attaquée. 
Les  femmes  et  les  enfants  poussaient  des  cris  de  dou- 
leur ;  tous  ces  malheureux,  jugeant  les  Français  d'après 
eux-mêmes,  comprenaient  difficilement  qu'un  officier 
qui  pouvait  tout  détruire,  s'associât  à  l'esprit  de  paix 
et  de  charité  qui  animait  les  missionnaires,  et  qu'il 
accédât  à  la  demande  faite  par  Mgr  Pompallier,  de 
pardonner  aux  assassins  et  de  ne  tirer  aucune  ven- 
geance de  la  mort  d'un  compatriote. 

«  Le  19  janvier,  à  quatre  heures  de  l'après-midi,  le 
chef  Mapigi,  fidèle  à  sa  parole,  apporta  la  dépouille 
précieuse.  Elle  était  escortée  par  le  c\\ç.î  Matala,  libé- 
rateur du  F.  Nizier,  et  par  une  trentaine  de  naturels, 
la  plupart  anciens  catéchumènes  du  P.  Chanel,  et 
conservant  tous  un  grand  attachement  et  une  grande 
vénération  pour  sa  mémoire.  Sam-Kélétoni  et  les  gens 
de  sa  tribu  s'inclinèrent  respectueusement  devant  le 
corps  du  martyr.  Il  était  enveloppé  de  tapes,  aux- 
quelles on  avait  joint  une  grande  quantité  de  pièces  de 
la  même  étoffe   non  déployées,  en   signe   d'honneur, 


452  VIE    DU    BIENHEUREUX 

suivant  l'usage  du  pa3's.  On  Tembarqua  aussitôt  dans 
un  canot  de  la  corvette.  A  son  arrivée  à  bord,  le  chef 
Mapigi,  porteur  d'une  énorme  racine  de  Kava,  la 
présenta  au  commandant  pour  demander  la  paix  en 
faveur  de  son  peuple.  Celui-ci  l'accueillit  fort  bien,  le 
remercia  de  ce  qu'il  avait  fait  pour  effacer  les  traces 
d'un  meurtre  qui  avait  souillé  son  île  et  le  félicita  de  la 
confiance  qu'il  noub  avait  montrée. 

«  Le  commandant  fit  examiner  par  le  médecin  de 
la  corvette,  M.  le  docteur  Rault,  les  restes  du  P.  Cha- 
nel. On  reconnut  au  crâne  une  fracture  anormale, 
répondant  à  celle  de  l'instrument  tranchant  qui, 
d'après  le  récit  du  F.  Nizier,  avait  causé  la  mort.  L'état 
de  putréfaction  du  corps,  qui  commençait  à  peine  à 
être  consumé,  ne  permit  pas  de  poursuivre  l'examen 
aussi  loin  que  M.  Rault  l'eût  désiré.  Il  se  chargea 
lui-même  d'embaumer  les  restes  précieux,  de  manière 
à  ce  qu'on  pût  les  conserver  sans  crainte  de  fatiguer 
réquipage,  et  ils  furent  remis  à  la  garde  du  P.  Viard, 
qui  se  trouvait  à  bord  de  la  goélette,  pour  être  emportés 
à  la  baie  des  Iles. 

«  M.  du  Bouset,  après  avoir  fait  sentir  au  chef 
Mapigi  tout  ce  qu'il  y  avait  d'horrible  dans  le  meurtre 
du  P.  Chanel,  et  à  quels  malheurs  le  roi  Niuliki  avait 
exposé  son  île,  le  chargea  de  recueillir  ce  qui  restait  à 
Futuna  des  effets  du  missionnaire,  principalement  les 
objets  sacrés  du  culte,  et  de  lui  envoyer  le  lendemain 
tous  les  chefs,  auxquels  il  voulait  parler  lui-même. 
Mapigi  promit  de  faire  ce  qui  dépendrait  de  lui  pour 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  453 

seconder  les  vœux  du  commandant,  et  quitta  la  cor- 
vette, très  content  des  petits  présents  qu'il  avait  reçus. 
«  Le  20  janvier,  dans  la  matinée,  les  principaux 
chefs  du  parti  de  Niuliki  vinrent  à  bord,  et  apportèrent 
avec  eux  un  calice,  une  soutane,  un  crucifix  et  diverses 
images  pieuses,  qu'ils  avaient  recueillis  dans  l'île, 
témoignant  tous  leurs  regrets  de  ce  que  le  roi  eût  fait 
périr  le  P.  Chanel.  Ils  répondirent  au  commandant 
qui,  pour  savoir  quel  motif  avait  poussé  Niuliki  à  tuer 
ce  prêtre,  leur  demandait  si  le  roi  avait  eu  à  s'en 
plaindre  :  Loin  de  là  ;  jamais  le  Père  n'a  fait  que  du 
bien  dans  le  pays;  il  a  toujours  été  on  ne  peut  plus 
charitable  envers  les  insulaires.  Ils  le  prièrent  de  tout 
oublier,  le  remercièrent  de  leur  avoir  conservé  la  paix, 
protestèrent  de  leur  désir  de  bien  traiter  désormais 
les  blancs  qui  viendraient  s'établir  parmi  eux,  et  de 
mettre  un  terme  aux  rivalités  qui  depuis  tant  d'années 
ont  ensanglanté  leur  île.  Les  chefs  des  tribus  si  long- 
temps ennemies  se  trouvaient  là,  tous  les  griefs  sem- 
blaient oubliés,  et  un  même  esprit  de  concorde  parais- 
sait les  animer  tous.  Ils  firent  un  très  bon  accueil  au 
frère  Nizier,  et  le  pressèrent  de  rester  à  Futuna.  Le 
jeune  catéchiste  n'eût  pas  mieux  demandé  ;  mais  les 
ordres  de  son  évêque  l'appelaient  ailleurs.  Cependant 
tous  les  témoins  de  cette  scène  s'accordent  à  dire  que 
la  mission  recueillera  bientôt  des  fruits  de  salut  et  que 
le  sang  du  prêtre,  qui  a  été  versé  pour  la  religion,  ser- 
vira au  triomphe  de  l'Evangile  dans  cette  île  et  dans 
les  archipels  voisins.   » 


454  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Laissons  au  P.  Viard  ie  soin  de  compléter  ce  récit  : 
«  Je  fus  témoin  d'un  spectacle  touchant.  Les  Futu- 
niens  nous  prièrent  d'oublier  leur  crime  et  de  ne  pas 
les  abandonner.  L'un  des  chefs  me  supplia,  les  mains 
Jointes,  de  leur  envoyer  un  prêtre,  et  le  frère  Marie 
Nizier  se  jeta  à  mes  genoux  pour  me  demander  en 
grâce  la  faveur  de  rester  avec  eux  pour  les  instruire. 
La  prudence  ne  me  permit  pas  d'accéder  à  ces  vifs 
désirs  ;  mais  j'ai  la  confiance  que  le  sang  de  notre 
confrère  sera  bientôt  pour  l'île  une  semence  de  chré- 
tiens. 

«  Jamais  on  n'a  pu  déterminer  l'assassin  du  P. 
Chanel  à  venir  à  notre  bord  ;  malgré  toutes  les  assu- 
rances de  pardon  qu'on  lui  donnait,  il  ne  cessait  de 
répéter:  Ce  7i' est  pas  ma  faute  ^  ce  n^  est  pas  ma  faute; 
c'est  le  roi  qui  m'a  commandé  de  massacrer  le  Père^ 
parce  qu'il  avait  converti  son  fis. 

K  Quand  au  bon  vieillard  (Maligi)  qui  avait  pris 
soin  de  la  tombe  du  martyr,  et  qui  nous  a  remis  son 
corps,  il  nous  disait  avec  l'accent  de  la  plus  vive  dou- 
leur :  Ah  !  J'étais  absent,  quand  ils  l'ont  massacî~é. 
Si  je  m'étais  trouvé  dans  ma  cabane^  ils  ne  l'auraient 
pas  fait  périr,  ou  bien  je  serais  mort  à  ses  pieds.  Hélas  ! 
Je  ne  reverrai  plus  le  Père.,  lui  qui  était  si  bon  et  que 
j'aimais  tant  ! 

«  Comme  M.  le  commandant  ne  pouvait  rester 
plus  longtemps  à  Futuna,  nous  saluâmes  cette  île, 
désormais  si  chère  à  noire  Société.  La  goélette  fit  voile 
vers  la  Nouvelle-Zélande,  où  nous  venons  d'arriver 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  405 

après  la  plus  heureuse  navigation.  Je  suis  au  comble 
de  la  joie  de  posséder  les  restes  du  P.  Chanel  et  sa 
soutane  teinte  de  son  sang (i).   » 

«  Dès  qu'il  eût  mis  pied  à  terre,  écrit  le  P.  Ser- 
vant (2),  Kélétaofia  alla,  avec  sa  femme  dans  la  maison 
que  le  P.  Chanel  avait  construite  de  ses  propres  mains 
pour  y  faire  la  prière  du  soir  ;  là,  il  rencontra  deux  en- 
fants de  dix  à  douze  ans,  auxquels  il  proposa  de  croire 
en  Dieu,  de  prier  avec  lui,  de  renoncer  aux  supersti- 
tions de  l'île  et  de  brûler  leurs  tapons^  en  se  rési- 
gnant à  braver  toutes  les  persécutions  plutôt  que 
d'abandonner  la  foi.  Non  seulement  ces  deux  enfants 
répondirent  à  l'appel  de  la  grâce,  mais  encore  ils  enga- 
gèrent leurs  parents  à  embrasser  la  religion  ;  ils  les 
tiraient  par  la  main  pour  les  conduire  à  la  prière;  ils 
persuadaient  aussi  à  leurs  Jeunes  compagnons  de  re- 
connaître le  vrai  Dieu,  en  leur  disant  qu'une  lumière 


(1)  Le  corps  du  P.  Chanel  fut  porté  à  Lyon  en  i85i  et  dé- 
posé dans  la  maison  mère  des  PP.  Maristes.  Il  fut  reconnu  une 
première  fois  au  moment  de  son  arrivée,  une  deuxième  fois 
en  1857  par  Mgr  Bataillon,  une  troisième  fois  en  iSSg  par 
Mgr  Viard  et  Mgr  Elloy,  et  enfin,  le  29  novembre  1875,  par  le 
juge  délégué  en  vertu  d'un  décret  de  la  S.  C.  des  Rites.  Il  est 
maintenant  renfermé  dans  une  magnifique  châsse  que  M.  Ar- 
mand Calliat  a  su  orner  avec  un  goût  exquis.  —  Le  calice,  le 
missel,  deux  chasubles,  une  aube,  un  rituel,  la  soutane  ensan- 
glantée, la  lance,  le  casse-tête  avaient  été  rendus  à  la  mission 
de  Futuna.  —  L'herminette,  qui  a  donné  le  coup  de  mort, 
a  été  déposée  à  Lyon,  au  musée  de  la  Propagation  de  la  foi. 

(2)  Lettre  du  19  août  1842,  Annales  de  la  Propagation  de  la 
foi,  tome  XVI,  p.  365. 


456  VIE    DU    BIENHEUREUX 

intérieure  leur  faisait  voir  qu'ils  étaient  en  possession 
de  la  vérité.  » 

Le  même  missionnaire  nous  apprend  que  Sam  Kélé- 
taona  courait  dans  les  divers  villages  du  parti  des 
imincus^  «  pour  y  porter  l'instruction,  sans  se  laisser 
ni  rebuter  par  les  difficultés,  ni  intimider  par  les  me- 
naces. Les  insulaires  attachés  à  l'idolâtrie,  et  surtout 
les  prêtres  et  les  vieillards,  le  menaçaient  de  la  colère 
des  dieux,  en  lui  disant  que  les  Atua  le  mangeraient. 
Qu'ils  piétinent  me  dévorer  cette  nuit,  leur  répondait- 
il,  j'y  consens  ;  mais  demain,  si  je  ne  suis  pas  mangé, 
reconnaisse^  leur  impuissance,  et  croje^^  au  grand 
Dieu  des  chrétiens.  » 

Cette  partie  de  l'île  ne  tarda  pas  à  comprendre  que 
l'histoire  de  ses  divinités  n'était  qu'un  tissu  de  men- 
songes, et  d'un  commun  accord  on  brûla  tous  les 
objets  du  culte  superstitieux,  et  pour  exprimer  par 
un  acte  public  la  reconnaissance  du  pays,  on  décerna 
l'autorité  royale  au  jeune  catéchiste  Kélétaona. 

Le  parti  des  vainqueurs.,  qui  était  sous  le  comman- 
dement de  Musumusu,  ne  demeurait  pas  en  arrière. 
Entraînés  par  un  mouvement  extraordinaire,  les  habi- 
tants rivalisèrent  d'empressement  à  se  faire  instruire 
par  les  catéchumènes  du  P.  Chanel,  abolirent  les  ta- 
pons, brûlèrent  les  idoles. 

Pour  répondre  aux  désirs  qui  leur  étaient  manifes- 
tés, les  catéchumènes  avaient  dû  se  partager  les  diffé- 
rents villages  de  leur  parti.  Le  samedi,  ils  faisaient 
avec  leurs  prosélytes  les  préparatifs  de    leurs  vivres 


PFERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  457 

pour  le  lendemain.  Ils  se  réunissaient,  le  dimanche, 
dans  les  maisons  de'signées;  ils  dressaient  une  espèce 
d'autel,  à  l'instar  de  ceux  qu'ils  avaient  vu  faire  par  le 
P.  Chanel.  «  Ce  n'était  rien  autre  qu'une  planche  re- 
couverte d'une  tape  sur  laquelle  on  plaçait  divers 
objets  du  culte.  Dans  un  village,  c'était  le  voile  du  ca- 
lice avec  une  croix,  et,  dans  un  autre,  une  petite  croix 
et  le  calice  du  P.  Chanel.  Devant  ces  autels,  les  caté- 
chumènes récitaient,  assis  sur  leurs  jambes,  la  prière, 
le  chapelet,  r^7Z^e//^5  et  chantaient  quelques  cantiques. 
Ces  prières  et  ces  cantiques,  les  catéchumènes  les 
apprirent  d'un  Futunicn  et  de  deux  Wallisiens  venus 
depuis  peu  à  Futuna.  (i)  » 

Le  jeune  chef  Tungahala^  en  arrivant  de  Wallis  avec 
un  grand  nombre  de  ses  compatriotes,  trouva  les  Futu- 
niens  dans  ces  dispositions.  ïl  allait  cependant  tantôt 
chez  les  vainqueurs^  tantôt  chez  les  vaincus,  et  avait 
l'air  d'attribuer  à  son  zèle  la  conversion  d'une  île  qui 
était  déjà  convertie.  Du  reste,  sa  conduite  n'était  guère 
propre  àopéret  un  tel  prodige,  et  elle  suscita  des  diffi- 
cultés sérieuses  à  la  mission  de  Futuna,  comme  nous 
le  verrons  bientôt. 

(i)  Histoire  du  christianisme  à  Futuna,  par  le  P.  Servant. 


458  V[E    DU    BIF.NHEUREUX 

5  2.  —  Reprise  de  la  mission.  Baplême  de  tous  les 
Futuniens.  Eglise  de  Saint-Joseph  à  Sigavé,  et  de 
Notre-Dame  des  Martyrs  à  Pdi. 

(29  mai  1842  —  22  novembre  1843) 

La  goélette  de  la  mission,  après  avoir  pris,  à  la  Nou- 
velle-Zélande, les  provisions  nécessaires,  était  de  re- 
tour à  Wallis.  Sa  Grandeur  Mgr  Pompallier,  qui 
avait  eu  la  consolation  de  baptiser  et  de  confirmer  la 
plus  grande  partie  des  habitants,  voulut  faire  la  tour- 
née des  îles,  en  commençant  par  Futuna.  Elle  s'em- 
barqua avec  trois  pères,  deux  frères,  le  roi  de  Wallis 
et  une  cinquantaine  de  personnes. 

La  Sancta  Maria  se  présenta  devant  Futuna  le 
2g  mai  1842.  «  Dans  la  première  pirogue  qui  accosta 
le  navire,  raconte  le  P.  Chevron  (i),  se  trouvait  l'un 
des  meurtriers  du  P.  Chanel,  et  dans  le  seconde  celui- 
là  même  qui  avait  donné  le  dernier  coup  au  martyr, 
le  trop  fameux  Musumusu.  Ce  dernier  était  roi  d'une 
partie  de  l'île  ;  il  venait  nous  invitera  descendre  chez 
lui,  où  les  néophytes  d'Ouvéa  s'étaient  réunis,  pour 
passer  ensemble  le  saint  jour  du  dimanche.  Néan- 
moins il  ne  fit  son  invitation  qu'au  roi  de  Wallis  ;  il 
était  trop  honteux  m'a-t-il  dit  plus  tard,  pour  l'adres- 
ser aux  parents  de  celui  qu'il  avait  eu  le  malheur  d'as- 


(i)  Lettre  du  1 1  juillet  1842,  Annales  de  la  Propagation  de  la 
Joi,  tome  XV,  p.  426. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  469 

sassiner.  Cependant  il  se  présentait  sans  crainte,  bien 
convaincu  que  la  main  du  prêtre  ne  sait  que  répandre 
des  bénédictions,  et  sa  bouche  des  paroles  de  paix. 
Nous  débarquâmes.  Grand  Dieu,  quel  changement 
nous  avons  trouvé  dans  cette  île  ! 

«  ...  Il  me  tardait  d'aller  visiter  nos  néophytes 
d'Onvéa^  et  de  revoir  notre  ancienne  demeure  de  Pdi. 
A  peine  quelques  piliers  de  notre  case  restaient  en- 
core debout.  Je  reconnus  le  lieu  où  j'étais  ordinaire- 
ment assis  auprès  du  P.  Chanel  ;  je  vis  l'endroit  où  il 
avoit  reçu  la  couronne  du  mart3Te  -,  les  gens  du 
village,  réunis  autour  de  moi,  racontèrent  de  nou- 
veau les  particularités  qu'ils  avaient  apprises,  et  celles 
dont  ils  avaient  été  témoins.  Dans  le  lieu  où  avait  re- 
posé la  tête  du  Père,  nous  remarquâmes  comme 
beaucoup  de  taches  de  sang  sur  le  pavé  de  la  maison. 
Les  naturels  nous  dirent  qu'ils  avaient  toujours  vu 
ces  taches,  qu'elles  avaient  été  longtemps  d'un  beau 
rouge,  que  la  pluie  les  avait  effacées  peu'^à  peu,  mais 
que  personne  n'avait  osé  y  toucher.  Je  n'ai  rien 
appris  de  nouveau  sur  les  derniers  instants  du  P.  Cha- 
nel, sinon  qu'en  voulant  parer  le  fatal  coup  de  casse- 
tête,  il  avait  eu  un  bras  cassé,  et  qu'au  moment  de  sa 
mort,  toutes  les  personnes  présentes  entendirent  au- 
dessus  de  la  case  un  bruit  semblable  à  un  coup  de 
canon... 

«  Je  passai  la  nuit  à  visiter  les  habitants  du  village 
où  s'était  tramée  la  mort  de  notre  heureux  confrère, 
et  à  les   fortifier  dans    leurs   nouvelles  dispositions. 


460  VIE    DU    BIENHEUREUX 

J'allai  aussi  voir  l'assassin;  il  médit  de  prier  Monsei- 
gneur d'avoir  pitié  de  lui  et  de  tout  son  peuple,  et  de 
laisser  un  prêtre  pour  les  instruire.  Il  me  témoigna  un 
grand  repentir  de  son  crime,  qu'il  n'avait  commis,  di- 
sait-il, qu'à  regret,  et  pour  obéir  au  roi. 

«  Pendant  notre  séjour  à  Futuna,  le  roi  Sam-Kélé- 
toni  fut  baptisé  avec  sa  femme  et  sa  petite  fille.  Toute 
la  population  ayant  demandé  avec  larmes  qu'on  lui 
accordât  la  même  faveur,  nous  nous  mîmes  aussitôt 
en  devoir  d'achever  leur  instruction,  avec  l'aide  des 
catéchistes  à.'Oui^éa,  et  après  dix  jours  de  préparation, 
Monseigneur  donna  le  baptême  et  la  confirmation  à 
cent  quatorze  insulaires.  » 

Ce  prompt  changement  dans  l'état  des  esprits,  cette 
conversion  de  tous  les  insulaires,  sans  en  excepter  les 
meurtriers  eux-mêmes,  ne  peut  être  attribuée  qu'à 
l'intercession  du  Bienheureux  Martyr.  Tous  les  té- 
moins entendus  lors  du  procès  apostolique  se  plaisent 
à  le  proclamer.  Aussi  le  P.  Ducrettet,  l'un  des  juges 
délégués,  écrivait  à  la  S.  C.  des  Rites  :  «  Personne  ne 
doute  que  la  conversion  de  toute  l'île  ne  doive  être 
attribuée  aux  prières  du  Vénérable  Martyr  qui,  dans 
le  ciel,  a  continué  l'œuvre  de  charité  qu'il  avait  pour- 
suivie à  Futuna  et  que  la  cruauté  de  ses  habitants 
n'avait  pu  arrêter.  » 

Mgr  Pompallier  ne  voulut  pas  quitter  l'île  sans  visi- 
ter le  lieu  où  le  P.  Chanel  avait  versé  son  sang  pour 
le  salut  de  ces  pauvres  insulaires.  «  Il  me  choisit  pour 
l'accompagner,  nous  dit  le  P.  Roulleaux.  C'était  un 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  46  I 

voyage  de  dix  lieues,  aller  et  retour,  et  par  une  cha- 
leur excessive  et  des  chemins  extrêmement  difficiles. 
Nous  mîmes  deux  jours  :  nous  couchâmes  en  route. 
Le  lendemain  matin,  Monseigneur  dit  la  messe  en 
plein  air,  sur  la  place  même  où  la  tête  du  martyr 
était  tombe'e  après  le  coup,  et  où  nous  retrouvâmes 
encore  son  sang  mêlé  au  sable,  que  Monseigneur 
recueillit  dans  des  étoffes  du  pays,  et  emporta  avec 
lui  dans  le  navire  de  la  mission.  Nous  fouillâmes  aussi 
dans  l'endroit  où  le  corps  avait  été  enterré.  Nous  décou- 
vrîmes çà  et  là  des  chairs  enveloppées  dans  des  tapes  : 
elles  étaient  encore  vermeilles  et  presque  sans  mau- 
vaise odeur.  On  les  recueillit  précieusement  pour  les 
déposer  dans  une  même  fosse,  sur  laquelle  on  planta 
une  croix  que  Monseigneur  avait  fait  préparer  dans  le 
navire. 

«  Maligi,  sans  que  nous  lui  eussions  dit  un  mot  et 
contre  notre  attente,  fit  préparer  un  grand  festin  et 
fit  saluer  la  croix  par  plusieurs  décharges  de  coups  de 
fusil.  Il  fut  vraiment  bien  inspiré  en  cela,  et  nous  en 
pleurâmes  de  joie. 

«  On  nous  servit  à  manger  dans  l'ancienne  case  de 
Niuliki.  Pendant  que  nous  mangions,  on  remit  aux 
pieds  de  Monseigneur,  plusieurs  objets  qui  avaient  été 
dérobés,  lors  du  pillage  qui  eut  lieu  à  la  mort  du  Père. 
Parmi  ces  objets  se  trouvait  la  fameuse  herminette, 
dontMusumusu  s'était  servi  pour  accomplir  son  crime. 
Monseigneur  frémit  involontairement  en  la  recevant 
et  puis  son  premier  mouvement  fut  de  la  bénir.  Nous 


462  VIE    DU    BIENHEUREUX 

visitâmes  ensuite  l'ancien  jardin  du  P.  Chanel,  les 
orangers  qu'il  avait  plante's  et  qui  étaient  sur  le  point 
de  donner  des  fruits,  (i)  )) 

Sa  Grandeur,  après  avoir  levé  les  prémices  de  la 
moisson,  partit  le  9  juin  1842,  et  laissa  au  P.  Roul- 
eaux et  au  P.  Servant  le  reste  à  recueillir.  En  ce  même 
temps,  Sam  fut  élu  roi  par  les  suffrages  unanimes  des 
vieillards  de  l'un  et  de  l'antre  parti.  Ecoutons  le  récit 
du  P.  Servant  : 

«  Nous  avons  commencé  l'exercice  du  saint  m.inis- 
tère  par  le  baptême  des  petits  enfants,  et  dans  la  pre- 
mière visite  que  j'ai  faite  aux  deux  îles,  j'ai  baptisé 
tous  ceux  que  j'ai  pu  trouver.  Parmi  ces  petites  créa- 
tures on  comptait  les  enfants  du  roi  assassin  et  ceux 
des  bourreaux  du  P.  Chanel ,  c'est  une  consolation 
pour  nous  de  voir  qu'aucun  d'eux  n'est  mort  sans 
baptême.  Les  malades  ont  aussi  eu  part  à  notre  solli- 
citude ;  par  le  moyen  du  bon  F.  Marie-Nizier,  nous 
avons  pu  les  préparer  au  sacrement  delà  régénération. 
De  ce  nombre  se  trouvait  la  femme  du  roi  défunt^ 
qu'on  accuse  d'avoir  beaucoup  contribué  à  la  mort  du 
P.  Chanel,  par  la  haine  qu'elle  lui  portait  et  par  les 
mauvais  conseils  qu'elle  donnait  à  son  mari  ;  mais,  ô 
miséricorde  de  Dieu!  dans  sa  dernière  maladie  elle 
me  fit  demander  pour  l'instruire  et  la  baptiser.  Elle 
mourut  quelques  jours  après  avoir  obtenu  cette  grâce. 

(i)  Lettre  du  P.  Roulleaux,  Annales  de  la  Propagation  de  la 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  403 

«  Ce  voyage  me  procura  le  bonheur  d'abolir  le  der- 
nier reste  de  l'idolâtrie  de  Futuna,  Au  milieu  d'une 
place  publique  se  trouvait  encore  plantée  une  pierre 
sacrée,  dans  laquelle  les  habitants  supposaient  que  la 
divinité  résidait  spécialement.  Elle  a  été  abattue  et 
brisée  par  la  main  de  ses  anciens  adorateurs. 

«  Pendant  que  je  parcourais  les  divers  endroits  où 
avait  été  le  P.  Chanel,  combien  mon  cœur  était  op- 
pressé de  sentiments  douloureux!  Ici,  il  était  obligé, 
pour  vivre,  de  défricher  un  petit  champ,  dont  ses 
ennemis  lui  laissaient  à  peine  recueillir  quelques 
fruits.  Là,  dans  des  chemins  hérissés  de  pierres  aiguës, 
il  marchait  nu-pieds  par  raison  d'économie.  Là,  il  tra- 
vaillait à  confectionner  sa  maison  avec  des  bambous. 
Là,  il  se  promenait  en  priant  pour  ceux  qui  méditaient 
sa  mort.  Il  se  reposait  avec  ses  disciples  à  l'ombre  de 
ces  cocotiers.  J'ai  encore  le  bâton  dont  il  se  servait 
dans  ses  voyages,  avec  la  soutane  ensanglantée  qu'il 
portait  le  jour  même  de  son  glorieux  martyre  ;  mais 
rien  n'excite  plus  mon  émotion  que  la  vue  des  lieux  où 
il  commença  à  répandre  son  sang,  où  il  tomba  sous  la 
hache  du  bourreau,  où  son  corps  fut  enseveli.  Aujour- 
d'hui la  tombe  de  l'apôtre  de  P'utuna  est  souvent  visi- 
tée au  point  du  jour;  beaucoup  de  naturels  s'age- 
nouillent auprès  de  la  croix  que  notre  vénérable  évê- 
que  a  plantée  dans  le  lieu  où  reposent  quelques  restes 
du  Père. 

«  Quelle  est  notre  consolation  de  penser  que  le 
martyr  intercède  pour  nous  dans  le  ciel!  Nous  recueil- 


464  VIE    DU    BIENHENREUX 

Ions  maintenant  ce  qu'il  a  semé  dans  les  peines  et  les 
souffrances.  Le  17  juillet,  nous  avons  pu  baptiser 
encore  trente  adultes,  parmi  lesquels  se  trouvait  le 
ministre  du  roi  ;  Sam  fut  son  parrain.  Un  Américain, 
qui  demeure  ici,  a  eu  part  au  même  bonheur;  il  avait 
trouvé,  dans  la  lecture  des  livres  que  nous  lui  avions 
prêtés,  la  véritable  Eglise  de  Jésus-Christ. 

«  Mais  de  toutes  les  cérémonies,  celle  qui  nous  a 
le  plus  consolés  Jusqu'à  présent,  c'est  celle  du  baptême 
de  soixante  catéchumènes,  le  jour  de  l'Assomption. 
Elle  fut  précédée  d'une  instruction  analogue  à  la  cir- 
constance ;  les  naturels  écoutèrent  avec  plaisir  le  récit 
des  merveilles  de  celle  qu'ils  appellent  leur  bonne 
Mère,  Tsi  Cinana  Malie.  Cette  cérémonie  attendris- 
sante fit  verser  des  larmes  de  joie  à  plusieurs  de  nos 
bons  Pol3aiésiens.  J'espère  que  dans  quelques  mois, 
lorsque  les  habitants  de  Futuna  seront  suffisamment 
instruits,  ils  recevront  tous  la  même  grâce,  (i)  » 

Dans  une  autre  lettre,  en  date  du  22  février  1843, 
adressée  à  M.  le  curé  de  Grézieux-le-Marché  (Rhône), 
le  P.  Servant  rend  ainsi  compte  de  la  mission  de 
Futuna  : 

a  II  n'}^  a  guère  plus  de  huit  mois  que  nous  sommes 
à  Futuna,  et  déjà  nous  avons  deux  églises,  huit  cent 
quarante  insulaires  baptisés,  et,  suivant  toutes  les 
apparences,  les  catéchumènes  qui  nous  restent  encore, 
au  nombre  de  deux  ou  trois  cents,  recevront  bientôt 

(i)  Lettre  citée,  du  19  août  1S42. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  466 

le  sacrement  de  la  rége'nération,  qui  les  introduira 
dans  le  bercail  du  divin  Sauveur.  En  outre,  le  très 
grand  nombre  de  nos  ne'ophytes  pourra  être  admis 
sous  peu  à  la  Table  sainte.  Depuis  notre  arrivée,  le 
roi  et  la  reine  ont  le  bonheur  de  communier  souvent, 
ainsi  que  les  quelques  néophytes  de  Wallis  qui  sont 
venus  passer  ici  quelque  temps,  sous  la  conduite  d'un 
jeune  chef  nommé  Hiigahala  (Tiingahala). 

«  La  ferveur  de  nos  nouveaux  chrétiens  s'accroît 
de  jour  en  jour;  ils  sont  animés  d'une  sainte  émula- 
tion pour  recevoir  l'enseignement  religieux,  et  ce  dé- 
sir ne  domine  pas  seulement  dans  le  cœur  des  jeunes 
gens,  il  est  commun  aux  néophytes  de  tout  âge  et  de 
tout  sexe.  Vous  seriez  charmé  de  voir  nos  vieillards 
réunis,  silencieux  autour  du  roi,  écouter  attentivement 
les  vérités  saintes  de  la  religion  qu'il  leur  explique, 
après  nous  en  avoir  demandé  la  permission.  Déjà  les 
jeunes  gens  commencent  à  savoir  lire  les  petits  écrits 
que  nous  leur  donnons  ;  il  en  est  aussi  un  certain 
nombre  qui  savent  écrire,  et  ils  en  profitent  pour  en- 
tretenir avec  les  habitants  de  Wallis  un  touchant  et 
pieux  commerce  de  lettres. 

cf  L'affluence  au  tribunal  de  la  pénitence  est  si 
grande,  que  depuis  l'enfant  qui  commence  à  balbutier 
jusqu'au  vieilard  déjà  courbé  vers  la  tombe,  tout  le 
monde  veut  se  confesser.  Mais,  M.  le  curé,  que  vous 
auriez  été  édifié  lorsque,  dans  cette  chrétienté  nais- 
sante, le  saint  viatique  fut  porté  pour  la  première 
fois  à  un  malade  !  Pendant  que  le  prêtre  marchait  à 

29 


466  VIE    DU    BIENHEUREUX 

l'ombre  des  bananiers,  des  cocotiers  et  des  arbres  à 
pain,  de  pieux  néopiiytes  quittaient  leurs  cases,  et 
venaient,  respectueux  et  recueillis,  s'agenouiller  dans 
les  endroits  où  passait  le  Saint-Sacrement.  Le  ma- 
lade, de  son  côte',  se  montra  au  comble  de  la  joie  de 
recevoir  la  visite  de  son  Dieu,  et  son  unique  désir 
était  de  s'en  aller  au  ciel. 

«  Le  2  janvier,  je  fis  le  tour  de  l'île  avec  le  frère 
Marie-Nizier.  Dans  les  diverses  vallées  que  nous  par- 
courûmes, je  fis  choix  du  jeune  homme  qui  me  parut  le 
plus  intelligent,  pour  remplir  les  fonctions  de  caté- 
chiste, et  dans  les  principaux  endroits  je  fis  élever  des 
confessionnaux  pour  satisfaire  au  pieux  empressement 
de  nos  néoph3'tes.  Ils  ont  un  si  grand  respect  pour  le 
tribunal  de  la  pénitence,  qu'un  jour  un  père  de  fa- 
mille vint,  en  larmes,  me  demander  si  sa  fille,  qui  avait 
eu  la  curiosité  d'ouvrir  un  confessionnal  de  la  vallée, 
s'était  rendue  bien  coupable. 

«  Dans  un  de  ces  voyages  que  nous  faisons  de 
temps  en  temps  autour  de  l'île,  j'ai  eu  le  bonheur  de 
baptiser  un  petit  enfant  qu'une  mère  infidèle  et  dénatu- 
rée avait  exposé  à  la  mort.  Je  lui  donnai  le  nom  de 
Moïse.  Autrefois  cette  barbarie  était  très  fréquente  ; 
c'est  le  seul  exemple  que  nous  en  ayons  eu  depuis  no- 
tre séjour  à  Futuna.  Quelle  consolation  pour  nous  ! 
Depuis  notre  arrivée,  personne  n'est  mort  sans  la 
grâce  du  baptême. 

«  Comment  vous  peindre  l'heureuse  influence  de 
la  foi  sur  ces  pauvres  insulaires  !  Au  lieu  de  ces  cruau- 


PIERRE-I.OUIS-MARIE    CHANEL  467 

tés  inouïes  que  l'on  a  dû  vous  raconter  dans  les  Anna- 
les, et  qui  étaient  passées  en  coutume,  ils  ont  la  paix 
et  la  charité  ;  ils  sont  heureux,  surtout  du  bonheur  des 
enfants  de  Dieu,  A  mesure  qu'ils  avancent  dans  la 
connaissance  de  la  religion,  ils  deviennent  de  plus  en 
plus  reconnaissants  envers  l'Auteur  de  tous  dons  ;  si 
le  jour  ne  suffit  pas  pour  le  prier  dans  son  temple,  la 
nuit  n'interrompt  pas  leurs  pieux  cantiques,  ni  les 
saints  élans  de  leur  amour.  » 

Nous  devons  d'autant  plus  admirer  ici  l'action  de  la 
grâce,  que  l'œuvre  de  Dieu  avait  été  plus  en  butte  aux 
contradictions,  comme  nous  l'apprenons  des  deux 
missionnaires  de  Futuna.  <(  Nous  avions  été  précé- 
dés par  un  jeune  chef  des  îles  Wallis,  homme  doué 
de  véritables  talents,  mais  qu'il  emploie  au  triomphe 
des  plus  mauvais  desseins.  Il  s'était  fait  accompagner 
de  deux  cents  naturels,  qui  pendant  une  année  de 
séjour  à  Futuna,  ont  fait  un  mal  qu'il  nous  a  été  im- 
possible jusqu'ici  de  réparer  entièrement.  Profitant 
du  peu  de  connaissance  que  nous  avions  de  la  lan- 
gue pour  accréditer  leurs  calomnies,  ils  ont  prévenu 
les  Futuniens  contre  nous,  ranimé  le  feu  de  la  dis- 
corde entre  deux  uictions  rivales,  et  ressuscité  les  an- 
ciennes superstitions  que  les  insulaires  avaient  aban- 
données d'eux-mêmes  depuis  la  mort  du  R.  P.  Chanel. 
Deux  fois  nous  avons  vu  la  guerre  sur  le  point  d'écla- 
ter; on  a  tenté  d'assassiner  le  nouveau  roi,  qui  est 
catholique  fervent  ;  on  a  fait  mille  efforts  pour  empê- 
cher la   construction    de  nos    deux   églises,   de  celle 


468  VIE    DU    BIENHEUREUX 

surtout  qui  a  été  élevée  sur  le  lieu  même  où  le  pre- 
mier martyr  de  l'Océanie  a  versé  son  sang. 

«  Pour  que  nous  ne  pussions  pas  nous  méprendre 
sur  le  véritable  auteur  de  toutes  ces  tracasseries, 
c'était  aux  fêtes  de  la  sainte  Vierge  que  le  démon 
nous  suscitait  plus  d'entraves.  A  l'une  de  ces  fêtes, 
nous  allions,  comme  d'habitude,  le  F.  Marie-Nizier 
et  moi,  nous  mettre  à  la  tête  des  travaux  de  l'église. 
La  veille,  tout  était  calme  et  tranquille  dans  Futuna. 
Aussi  quelle  ne  fut  pas  notre  surprise  de  rencontrer 
les  naturels  par  bandes  qui,  la  lance  à  la  main,  cou- 
raient comme  des  furieux  vers  la  vallée  où  était  notre 
demeure.  Nous  leur  demandâmes  ce  qu'il  y  avait. 
Au  lieu  de  nous  répondre,  ils  criaient  :  «  Où  est  le 
«  roi  ?  »  Nous  leur  dîmes  qu'il  assistait  à  la  messe  du 
P.  Servant.  —  «  Non,  non  ;  on  veut  le  tuer,  nous  cou- 
ce  rons  le  défendre.  »  Et  il  nous  fut  impossible  de  les 
retenir. 

«  Plus  loin,  nous  vîmes  les  femmes  qui  se  sau- 
vaient vers  les  montagnes  pour  y  cacher  ce  qu'elles 
avaient  de  plus  précieux,  et  leurs  enfants  qui  les  sui- 
vaient en  pleurant.  Eh  bien,  cette  épouvante  n'avait 
aucun  motif  fondé,  et,  une  heure  après,  tout  notre 
monde  détrompé  se  réunissait  autour  de  nous  pour  le 
travail. 

«  Nous  eûmes  bien  d'autres  difficultés  au  sujet  de 
l'église  de  Poi.  Pendant  deux  mois,  il  nous  a  été  im- 
possible de  la  commencer  ;  chaque  jour  amenait  un 
nouvel  obstacle.   Enfin,  après  les   avoir  tous  écartés 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  469 

l'un  après  l'autre,  je  partis  avec  le  F.  Marie-Nizier 
pour  diriger  la  construction.  Toute  la  population  de 
ces  vallées  était  convoquée  autour  de  la  croix.  Je  de- 
mandai qu'on  nommât  quelqu'un  pour  présider  aux 
travaux,  et  les  voix  se  réunirent  en  faveur  du  fils  du 
roi  assassin,  actuellement  chef  d'une  partie  de  l'île. 
Dans  une  courte  exhortation,  j'invitai  les  naturels  à 
se  conduire  d'une  manière  digne  de  l'œuvre  sainte  à 
laquelle  ils  allaient  se  livrer  :  «  Ce  n'est  pas  ici,  leur 
«  dis-je,  une  habitation  ordinaire  ;  c'est  un  temple  que 
«  vous  élevez  à  Dieu,  sur  le  lieu  même  où  fume  encore 
«  le  sang  de  votre  premier  apôtre.  «  Je  donnai  ensuite 
le  signal  pour  se  mettre  à  genoux,  et  nous  récitâmes 
tous  ensemble,  à  haute  voix,  le  Pater^  VAj'C  et  le 
Credo.  Je  fis  le  signe  de  la  croix,  et  l'on  se  mit  à  l'ou- 
vrage, 

«  Les  quatre  assassins  de  notre  confrère  étaient  là. 
Je  leur  dois  ce  témoignage,  ce  sont  eux  qui  ont  mon- 
tré le  plus  d'ardeur  et  de  bonne  volonté,  surtout  celui 
qui  avait  frappé  le  premier  coup.  Tout  son  extérieur 
annonçait  un  sincère  repentir,  et  je  ne  me  rappelle  pas 
l'avoir  vu  rire  une  seule  fois  pendant  toute  la  durée 
des  travaux. 

«  L'Eglise  de  Pdi  est  assez  bien  ;  elle  a  soixante- 
quinze  pieds  sur  trente  ;  l'entrée  regarde  la  mer  ;  dans 
le  sanctuaire  se  trouve  renfermé  l'emplacement  que  le 
R.  P.  Chanel  habitait  ;  la  partie  droite  de  l'autel  cou- 
vre le  lieu  où  il  était  assis  quand  il  reçut  le  coup 
de   la  mort  ;    l'endroit  où   reposait  sa   tête  et  où   a 


470  VIE    DU     BIENHEUREUX 

coulé  son  sang  est  aussi  à  droite,  dans  le  sanctuaire, 
près  de  la  balustrade  ;  la  croix  qui  l'indique,  est  telle 
que  l'a  plantée  Mgr  Pompallier. 

«  L'église  s'achevait,  lorsque  notre  bonne  Mère 
nous  délivra  du  plus  grand  ennemi  de  notre  mission. 
Le  chef  dont  je  vous  ai  parlé  abandonna  Futuna  avec 
sa  bande.  Nous  respirâmes  alors,  le  P.  Servant  et  moi. 
Nous  commencions  à  nous  faire  comprendre  assez 
bien  des  naturels  ;  nous  nous  adonnâmes  donc  avec 
une  ardeur  toute  nouvelle  à  leur  instruction. 

«  Dès  ce  moment,  les  choses  changèrent  de  face. 
Nous  n'eûmes  pas  de  peine  à  faire  comprendre  aux 
néophytes  qu'on  les  avait  trompés,  qu'ils  s'étaient 
laissé  séduire  par  des  ennemis  de  leur  repos.  Le  jour 
ne  suffisait  plus  pour  entendre  les  confessions  ;  il  fallait 
y  donner  une  partie  des  nuits.  Peu  à  peu  les  abus 
disparurent,  et  aujourd'hui  cette  mission  est  dans  un 
état  florissant.  Tous  les  naturels  sont  baptisés;  déjà 
une  bonne  partie  d'entre  eux  a  fait  la  première  com- 
munion. Ils  se  conduisent  d'une  manière  vraiment 
édifiante,  et  avec  autant  de  régularité  que  les  plus  fer- 
vents chrétiens  d'Europe;  il  ne  leur  manque  qu'une 
instruction  plus  complète.  Encore  un  an  ou  deux,  et 
Futuna  sera,  je  pense,  la  plus  belle  mission  du  vica- 
riat apostolique  de  l'Océanie  centrale  (i).  » 

Le  jour  de  la  bénédiction  de  l'église  de  Poï,  22  no- 


(i)  Lettre  du  P.  Roulleaux,  24  juillet  1844,  Annales  de  la 
Propagation  de  la  foi,  tome  XVIII,  p.  18. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  47  I 

vembre  1843,  trente  adultes  reçurent  la  grâce  du  bap- 
tême. Les  quinze  qui,  dans  toute  l'île,  n'e'taient  pas 
encore  baptises,  ne  tardèrent  pas  à  l'être.  Aussi,  avant 
son  départ  de  Futuna,  qui  eut  lieu  le  18  juin  1844,  le 
P.  Roulleaux  écrivait  avec  bonheur  les  dernières  lignes 
que  nous  venons  de  citer.  Le  27  août  de  l'année  sui- 
vante, le  P.  Favier  disait  au  supérieur  général  de  la 
Société  de  Marie  :  «  La  divine  Providence,  en  me 
plaçant  à  Futuna,  m'a  fait  une  faveur  bien  insigne  : 
c'est  un  sol  qui  a  été  arrosé  du  sang  de  notre  glorieux 
martyr.  Vous  comprenez  ce  que  cela  doit  dire  à  mon 
cœur.  Notre  petite  chrétienté  va  bien...  Nous  sommes, 
le  R.  P.  Servant  et  moi,  comme  dans  un  paradis  au 
milieu  de  nos  pieux  néophytes,  dont  la  ferveur  nous 
remplit  de  consolation.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au 
monde  des  missionnaires  plus  heureux  que  nous...  » 

Lesprévisions  du  P.  Roulleaux  se  sont  donc  réalisées. 
Pour  mieux  le  prouver,  nous  n'aurions  qu'à  repro- 
duire les  lettres  des  missionnaires  qui  ont  exercé  le 
saint  ministère  à  Futuna  depuis  1844;  nous  n'aurions 
qu'à  invoquer  le  témoignage  de  tous  ceux  qui  ont  eu 
le  bonheur  de  visiter  cette  île  bénie  et  de  contempler 
les  merveilles  que  la  foi  y  a  opérées  ;  mais  nous  n'a- 
vons pas  à  faire  l'histoire  de  la  mission.  Nous  ne 
pouvons,  cependant,  clore  ce  chapitre  sans  raconter  la 
conversion  et  la  mort  édifiante  du  principal  meurtrier 
du  P.  Chanel. 

Musumusu,  frappé  de  tout  ce  qui  s'était  passé  après 
la  mort  du  serviteur  de  Dieu,  ne  tarda  pas  à  se  repen- 


472  VIE    DU    BIENHEUREUX 

tir  de  son  crime,  et  son  cœur  fut  accessible  à  l'action 
de  la  grâce.  Aussi,  quand  Mgr  Pompallier  parut  à 
Futuna  pour  3^  rétablir  la  mission,  Musumusu  se  trou- 
vait avec  les  cate'chumènes  et  les  insulaires  qui  vin- 
rent le  saluer.  «  Je  vous  pardonne  à  tous,  avait  dit  le 
pre'lat  d'une  voix  émue,  le  meurtre  affreux  qui  a  souillé 
votre  île  ;  Dieu,  je  l'espère,  vous  le  pardonnera  égale- 
ment; mais  il  faut,  pour  obtenir  cette  grâce,  que  vous 
deveniez  ses  enfants  par  le  sacrement  de  la  régénéra- 
tion. »  Musumusu  n'osait  lever  la  tête;  toutefois, 
vo3^ant  la  bonté  du  pontife,  qui  tendait  la  main  à  ceux 
qui  étaient  les  plus  rapprochés  de  sa  personne,  il  s'a- 
vança plein  de  confiance,  et  s'inclina  devant  lui.  «  Plus 
que  tout  autre,  lui  dit  Monseigneur,  tu  as  besoin  de 
pardon;  je  te  l'accorde,  puisque  ton  cœur  se  repent; 
je  consens  même  à  t'embrasser,  mais  je  ne  toucherai 
ta  main  que  lorsque  le  baptême  l'aura  purifiée.  » 

Le  parricide  promit  de  se  convertir  sans  délai,  et  il 
tint  parole.  Il  se  fit  instruire  par  le  P.  Roulleaux,  et 
fut  mis  au  nombre  des  catéchumènes.  Il  n'était  point 
encore  baptisé,  lorsqu'il  crut  devoir  profiter  du  retour 
de  Tiingahala  pour  se  rendre  à  Wallis  avec  plusieurs 
néophytes  et  catéchumènes.  Il  y  arriva  le  26  mai  1843. 

«  Etant  tombé  dangereusement  malade  peu  de 
temps  après  son  arrivée  dans  mon  île,  dit  Mgr  Batail- 
lon, il  se  fait  porter  à  ma  résidence  et  me  demande  le 
baptême  avec  instance,  confessant  sa  faute  et  en  de- 
mandant pardon.  Je  lui  confère  le  baptême  et  lui 
donne  le  nom  de  Mauli\io  (Maurice).  Il  revient  à  la 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  478 

vie,  et  quelque  temps  après  il  retournait  à  Futuna 
avec  tout  son  monde,  tous  dans  de  bonnes  dispo- 
sitions.  M 

Ce  fut  le  20  avril  1845  qu'il  tomba  malade.  Son 
corps,  d'un  embonpoint  extraordinaire,  tomba  en  peu 
de  jours  en  putréfaction,  comme  celui  de  Niuliki. 
Ses  souffrances  étaient  horribles,  et  elles  étaient  regar- 
dées par  les  insulaires,  et  par  son  épouse  elle-même, 
comme  la  punition  de  son  crime.  «  Nous  nous  hâ- 
tâmes, dit  le  P.  Servant,  de  préparer  de  notre  mieux 
son  âme  pour  le  voyage  de  l'éternité.  Dans  une  attaque 
extraordinaire,  où  la  maladie  le  pressait  avec  violence, 
il  dit  à  Méitala,  fils  de  Niuliki,  qu'il  avait  été  mé- 
chant, surtout  avant  son  baptême,  qu'il  ne  fallait  pas 
l'imiter,  ni  (aire  Vinsensé^  mais  qu'il  fallait  écouter  le 
prêtre. 

«  La  veille  de  la  Pentecôte,  nous  lui  administrâmes 
l'extrême-onction.  Il  voulut  passer  la  nuit  suivante 
à  écouter  avec  attention  les  instructions  d'un  caté- 
chiste, et  désira  apprendre  les  actes  avant  et  après  la 
communion,  ne  cessant  de  se  les  faire  répéter.  Le  len- 
demain, il  eut  le  bonheur  de  communier,  et  dit  à 
quelques-uns  de  ses  parents  que  ce  jour-là  était  le  plus 
beau  de  ses  jours. 

«  Depuis  lors,  sa  maladie  fut  moins  pénible;  il  ne 
fit  que  languir  pendant  plusieurs  semaines  v  puis  sa 
poitrine  fut  attaquée  rudement;  il  sentit  que  sa  fin 
approchait.  Nous  lui  administrâmes  de  nouveau  le 
saint  Viatique.  Il  nous  engagea  à  le  faire  transporter 


474  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

à  l'endroit  même  où  e'tait  mort  le  P.  Chanel  (i).  En 
arrivant,  il  dit  à  ses  parents  :  Je  ne  sortirai  pas  de 
ce  lieu-ci,  /'/  mourrai.  Nous  le  visitâmes  fréquem- 
ment, et  toujours  il  écoutait  volontiers  les  exhortations 
que  nous  pouvions  lui  faire.  Sa  maladie  s'aggravant 
de  plus  en  plus,  on  l'entendait  souvent  répéter  ces 
paroles,  surtout  dans  les  accès  de  douleur  :  Je  veux 
mourir  pour  Dieu.  Toutes  les  fois  qu'il  se  sentait 
plus  oppressé,  il  ne  manquait  pas  de  nous  faire  appe- 
ler, croyant  que  sa  dernière  heure  allait  sonner. 

«  Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  s'aperçut  que  quelques 
femmes  de  sa  parenté  avaient  réuni  des  Siapos  ou 
nattes,  pour  les  distribuer  aux  divers  villages,  suivant 
l'antique  usage  futunien,  qui  se  pratiquait  surtout  aux 
funérailles  des  grands;  il  défendit  de  faire  cette  distri- 
bution sans  nous  consulter,  ajoutant  qu'il  voulait  être 
enterré  avec  les  cérémonies  de  l'Eglise.  Il  conserva 
sa  présence  d'esprit  jusqu'au  dernier  soupir.  Quoique 
son  corps  ne  fût  qu'une  plaie,  il  ne  laissa  échapper 
aucune  plainte,  et  ne  fut  point  effrayé  aux  approches 
de  la  mort  ;  il  avait  même  un  grand  désir  de  mourir 
pour  aller,  disait-il,  dans  sa  véritable  patrie. 

«Enfin,  le  i5  janvier  1846,  à  la  tombée  de  la  nuit,  Mu- 
sumusu  nous  fit  appeler,  entra  en  agonie  et  rendit  son 
âme  à  Dieu.  Presque  toute  la  population  accourut  à  ses 
funérailles.  Nous  plantâmes  une  croix  sur  sa  tombe.» 


(i)  Dans  une  case  voisine  de  celle  du  serviteur  de  Dieu, 
comme  nous  l'apprennent  les  témoins  entendus  dans  le  procès 
apostolique. 


^  ^  -^  kt  '^i  ^  'i^  i^t  -^â  ^t  ^iâ  if  'îi  if  'd^  îrf  -^à  i?;^  -^  if  ^i  tf  'tî;^  l^f  -^^  ilî- 


CHAPITRE    XIX 


GRACES    ET    GUERISONS    OBTENUES    PAR    L  INTERCESSION 
DU    BIENHEUREUX    MARTYR. 


E  nombre  des  grâces  et  des  gue'risons  obte- 
nues par  l'intercession  du  premier  martyr 
de  rOce'anie  devient  si  considérable,  que 
nous  devons  nous  borner  aux  faits  principaux. 


§  1 .  —  Grâces  et  guérisons  obtenues  à  Futiina . 

Nous  savons  que,  même  avant  l'arrive'e  de  Mgr  Pom- 
pallier,  plusieurs  personnes  allaient  prier  sur  le  lieu 
du  martyre.  Lorsque  Sa  Grandeur  eut  placé  une  croix 
pour  marquer  la  place  de  la  tombe,  les  néophytes,  en 
plus  grand  nombre,  vinrent  s'agenouiller  dans  ce  lieu 
sanctifié  par  le  sang  de  l'apôtre  de  Futuna.  Ils  avaient 
soin  de  tresser  une  couronne  de  fleurs  qu'ils  suspen- 
daient à  la  croix,  et  chaque  dimanche  ils  la  renou- 
velaient. 

L'érection  de  l'église  de  Pdi  fit  augmenter  le  con- 
cours, et  Dieu  ne  tarda  pas  à  manifester  la  puissance 
de  l'intercession  du  glorieux  martyr. 


476  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Ecoutons  la  déposition  de  Namusigano  :  «  Il  se  fait 
un  concours  au  lieu  où  le  serviteur  de  Dieu  est  mort, 
et  on  s'y  rend  dans  l'intention  d'obtenir,  par  sa  pro- 
tection, la  santé  et  le  bonheur.  Je  m'y  suis  transporté 
souvent  moi-même.  J'ai  fait  là  mes  prières,  avant  de 
savoir  qu'il  intercédait  pour  nous;  je  l'ai  supplié 
d'avoir  pitié  de  moi  et  de  mes  enfants.  Par  lui,  mes 
deux  enfants,  Adélène  et  Avelina  ont  été  guéris. 

«  En  me  rendant  à  l'endroit  où  il  a  été  enseveli,  je 
voulais  aussi  lui  demander  cette  patience  héroïque 
que  j'ai  vue  de  mes  yeux  le  jour  de  sa  mort,  et  que  je 
désirerais  pratiquer  comme  lui  lorsqu'on  agit  mal 
avec  moi  (i).  » 

Tous  les  témoins  entendus  dans  le  procès  aposto- 
lique marquent  ce  concours,  qui  va  croissant  depuis 
que  do-s giiérisons  nombreuses  ont  montré  la  puissance 
de  son  crédit  auprès  de  Dieu.  «  A  cause  du  nombre 
considérable  des  malades  qui  ont  été  guéris  par  son 
intercession,  on  dit  partout,  nous  apprend  Sagogo, 
que  le  vénérable  serviteur  de  Dieu  en  est  le  protec- 
teur (2).  » 

Pipiséga  nous  raconte  qu'a3^ant  reçu  une  blessure, 
il  ne  trouvait  de  repos,  ni  le  jour  ni  la  nuit.  «  Me  rap- 
pelant le  serviteur  de  Dieu,  je  le  priai  en  récitant  mon 
chapelet  en  son  honneur.  Je  n'avais  pas  fini  ma  prière 
que  la  douleur  avait  cessé  et  ne  revint  pas.  La  bles- 


(i)  Procès  apostolique. 
(2)  Id, 


PIERRR-LOUIS-MARIE    CHANEL  477 

sure  se  cicatrisa,  et  depuis  je  me  suis  bien  porté  (i).  » 

Filitika  nous  cite  Cécile  Tisau,  qui  a  recouvré  la 
santé  à  la  suite  de  prières  adressées  au  P.  Chanel. 

«  Je  me  suis  rendu  plusieurs  fois,  nous  dit  Musu- 
lamu,  au  lieu  où  il  est  tombé  pour  la  religion.  J'y  suis 
allé,  l'autre  jour,  dans  l'intention  de  prier  pour  ma 
sœur  malade.  Je  crois  qu'elle  doit  sa  guérison  à  la 
prière  qui  a  été  adressée  au  serviteur  de  Dieu  (2).  » 

Nous  ne  pouvons  passer  sous  silence  la  belle  dépo- 
sition de  Méitala  :  «  Après  la  mort  du  serviteur  de 
Dieu,  son  souvenir  ne  s'effaça  point  dans  nos  cœurs. 
Nous  nous  sommes  toujours  rappelé  sa  douceur  et  sa 
charité.  Sachant  ensuite  la  confiance  que  l'on  doit 
avoir  pour  les  fidèles  qui  sont  morts  saintement,  nous 
avons  placé  nos  espérances  en  celui  qui  a  fait  à  Fu- 
tuna  une  mort  si  heureuse.  Aussi  nous  nous  trans- 
portons'au  lieu  où  il  a  rendu  le  dernier  soupir,  pour  le 
prier  d'être  auprès  de  Dieu  notre  intercesseur.  Pour 
moi,  je  sens  mon  cœur  attiré  vers  lui,  parce  qu'il  a 
apporté  la  religion  à  Futuna  et  qu'il  a  exercé  envers 
nous  une  très  grande  charité.  Je  désire  vivement 
qu'il  soit  déclaré  le  protecteur  de  notre  nation  (3).  » 

Les  indigènes  n'étaient  point  les  seuls  à  ressentir 
les  effets  de  l'intercession  du  bienheureux  martyr.  Le 
P.  Roulleaux,  en  quittant  Futuna  pour  se  rendre  à 


(i)  Procès  apostolique. 

(2)  Id. 

(3)  Id. 


478  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Fidji,  le  18  juin  1844,  avait  reçu  de  Mgr  Bataillon  la 
croix  de  missionnaire  du  P.  Chanel.  Dans  sa  nouvelle 
mission  de  Lakéba,  comme  il  nous  l'apprend  par  sa 
lettre  du  12  novembre  1846,  il  tomba  gravement 
malade.  «  Ma  santé,  dès  longtemps  épuisée  par  la  fa- 
tigue, attaquée  tout  à  la  fois  par  une  toux  violente  et 
une  irritation  d'estomac  qui  ne  me  permettait  de 
prendre  aucun  aliment,  inspira  des  inquiétudes,  qui, 
grâce  à  l'intercession  du  P.  Chanel,  dont  je  porte  la 
croix,  s'évanouirent  tout  d'un  coup.  « 

Le  P.  Poupinel,  visiteur  des  missions  de  la  Société 
de  Marie,  écrit,  le  24  septembre  i858,  à  la  supérieure 
générale  des  sœurs  du  Saint-Nom  de  Marie  :  «  Il 
était  survenu  à  sœur  Marie  de  la  Miséricorde  (i),  par 
suite  des  fatigues  d'une  longue  traversée,  une  infirmité 
douloureuse  qui  donnait  de  l'inquiétude.  On  lui  con- 
seilla de  s'adresser  au  vénérable  serviteur  de  Dieu,  et 
le  lendemain  de  la  neuvaine  qu'elle  fit  à  cette  inten- 
tion, elle  se  trouva  guérie. 

«  Le  vénérable  martyr  de  Futuna  voulait  préparer 
la  confiance  de  cette  bonne  sœur,  afin  qu'au  jour  de 
l'épreuve,  elle  s'adressât  à  lui  avec  une  foi  vive."  Dès 
le  18  juillet  elle  dut  se  mettre  au  lit,  elle  était  sérieu- 
sement malade.  Sa  maladie  était  une  complète  pros- 
tration de  forces,  un  malaise  général  dans  toutes  les 
parties  du  corps,  avec  une  douleur  plus  intense  dans 


(i)  Sœur  Marie  de  la   Mise'ricorde  (Marie  Basset)  est  née  le 
2  novembre  i83o,  à  Saint-Laurent  de  Chamousset  (Rhône). 


PIERRE-LOUIS  MARIE    CHANEL  479 


l'estomac.  Les  premiers  jours,  l'obéissance  fit  prendre 
un  peu  de  bouillon  à  la  malade,  mais  bientôt  elle  dut 
se  re'duire  à  boire  seulement  un  peu  d'eau  mêle'e  de 
quelques  gouttes  de  miel,  et  encore  fallut-il  renoncer 
à  cette  boisson.  Pendant  trois  semaines  la  sœur  n'a 
pris  aucune  nourriture.  A  tout  cela  se  joignait  une 
forte  et  douloureuse  toux,  qui  donnait  des  inquiétudes 
pour  la  poitrine.  Elle  éprouvait  encore  une  transpira- 
tion si  abondante,  que  les  assistants  n'en  ont  jamais 
vu  de  semblable  ;  il  fallait  changer  le  linge  de  son  lit 
jusqu'à  sept  et  huit  fois  dans  une  seule  nuit,  et  l'on 
aurait  pu  croire  chaque  fois  qu'il  avait  été  trempé 
dans  l'eau.  La  malade  devint  si  faible,  qu'on  avait  une 
grande  difficulté  à  l'entendre  parler,  même  en  plaçant 
l'oreille  près  de  sa  bouche. 

«  Vous  pouvez,  ma  révérende  Mère,  vous  faire  une 
idée  de  la  tristesse  dont  les  autres  sœurs  étaient  rem- 
plies. Les  fidèles  s'associèrent  à  leur  affliction.  Il  était 
touchant  de  voir  comment  les  femmes  et  les  jeunes 
filles,  qui  pouvaient  pénétrer  jusqu'au  lit  de  la  ma- 
lade, venaient  se  mettre  à  genoux  devant  la  sœur,  la 
regardaient  en  silence,  lui  baisaient  les  mains,  et  se 
retiraient  les  larmes  aux  3^eux.  J'ai  pleuré  moi-même 
lorsqu'on  m'a  raconté  ces  détails  d'une  naïve  recon- 
naissance. 

«  Pendant  toute  sa  maladie,  sœur  Marie  de  la  Mi- 
séricorde demanda  avec  confiance  sa  guéri'son,  par 
l'intercession  du  vénérable  père  Chanel.  Le  P.  Dezest 
fit  taire,  à  la  même  intention,  une  neuvaine  en  Thon- 


480  VIE    DU    BIENHEUREUX 

neur  du  martyr.  Le  jour  où  elle  se  terminait,  2  août, 
l'état  de  la  malade  donnait  plus  d'inquiétude  encore. 
Le  lendemain,  une  grande  tristesse  s'empara  du  Père 
Dezest,  pendant  qu'il  disait  la  sainte  messe,  parce 
qu'il  n'avait  pas  administré  les  derniers  sacrements  à 
la  sœur  ;  mais  vers  la  fin  du  saint  sacrifice,  il  res- 
sentit un  calme,  une  tranquillité  extraordinaire,  comme 
si  une  voix  intérieure  lui  eût  dit  que  les  prières  étaient 
exaucées,  que  la  sœur  était  guérie.  En  effet,  le  soir 
même,  elle  se  trouva  tout  à  coup  beaucoup  mieux,  et 
on  consentit  à  lui  donner  à  manger  une  croûte  de 
pain  avec  un  peu  de  lait.  Le  lendemain,  elle  se  leva; 
la  toux  avait  entièrement  disparu,  l'appétit  était 
excellent,  presque  insatiable.  Elle  aurait  voulu,  dès  ce 
jour-là  manger  des  viandes  salées.  Sauf  une  faiblesse 
dans  les  jambes,  que  la  sœur  conserva  pendant  quel- 
ques jours,  elle  était  complètement  guérie,  et  cela  sans 
convalescence.  » 

Mais  aucune  guérison  n'a  fait  plus  de  bruit  que  celle 
de  Marie-Françoise  Perroton. 

Voulant  se  consacrer  à  l'éducation  des  jeunes  filles 
de  rOcéanie  centrale,  M'^*^  Perroton  n'avait  pas  hésité 
à  dire  un  éternel  adieu  à  sa  patrie,  et  à  aller  se  fixer  à 
Wallis.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  les  travaux  aux- 
quels elle  se  livra  et  les  croix  qu'elle  rencontra  dans 
l'exercice  d'un  apostolat  d'un  nouveau  genre.  Ne 
parlons  que  de  sa  maladie  et  de  sa  guérison  miracu- 
leuse. 

«  En   1847,   nous  dit-elle,    pendant  mon  séjour  à 


PIERRE-LOUIS-MARIE  CHANEL  48  I 

Wallis,  au  milieu  de  juin,  je  m'aperçus  tout  à  coup 
que  j'avais  une  hernie,  maladie  qu'avait  eue  ma  mère. 
Le  jour  de  la  fête  de  saint  Pierre,  j'écrivis  mon  testa- 
ment, parce  que  j'attendais  la  mort  prochainement, 
quoique  j'eusse  pris  toutes  les  précautions  pour  que 
le  mal  n'eût  pas  d'issue  fatale. 

«  J'arrivais  à  Futuna,  en  1854,  et  j'avais  toujours  à 
souffrir  de  la  même  maladie. 

Le  3o  mai  i858,  le  P.  Poupine!  débarquait  à  Fu- 
tuna, et  le  lendemain,  pour  reconnaître  le  dévouement 
et  combler  les  désirs  de  M"^  Perroton,  il  lui  donnait 
l'habit  et  la  règle  du  tiers  ordre  de  Marie,  et  chan- 
geait son  nom  en  celui  de  sœur  Marie  du  Mont-Gar- 
mel.  Nous  n'essaierons  pas  de  dire  tout  le  bonheur 
qu'elle  éprouva  dans  cette  circonstance,  et  combien 
elle  se  trouva  récompensée  des  sacrifices  qu'elle  avait 
faits.  Mais  la  maladie  n'allait  pas  tarder  à  la  conduire 
aux  portes  de  la  mort. 

Ecoutons  sa  déposition  devant  les  juges  du  procès 
apostolique  : 

«  Le  4  juillet  i858,  fête  du  Précieux  Sang,  après 
avoir  préparé  ce  qui  était  nécessaire  pour  la  messe, 
j'allais  prendre  ma  place  ordinaire  dans  la  chapelle  de 
Kolopelu.  Tout  à  coup,  je  ressentis  de  telles  douleurs 
que  j'étais  sur  le  point  de  succomber.  Forcée  de  quitter 
la  chapelle,  je  prévins  le  P.  Junillon,  qui  faisait  son 
oraison.  Conduite  à  ma  chambre,  je  me  mis  au  lit, 
tant  la  douleur  était  vive. 

«  Je  remarquai  que  ma  hernie,  pendant  quelques 

3o 


482  VIE    DU    BIENHEUREUX 

jours,  augmentait  de  plus  en  plus,  et  me  causait  de 
telles  douleurs  qu'il  e'tait  impossible  de  la  faire  ren- 
trer. J'éprouvai  des  évanouissements  et  des  vomisse- 
ments très  inquiétants.  Je  cessai  de  prendre  aucune 
nourriture.  Je  ne  buvais  que  de  l'eau  vinaigrée  ou  de 
l'eau  pure.  Ces  douleurs,  je  les  ai  éprouvées  pendant 
dix  jours. 

«  Je  n'ai  employé  le  secours  d'aucun  médecin,  parce 
qu'il  n'y  en  a  point  dans  l'île.  Je  n'ai  usé  d'aucun 
remède.  A  la  fin  on  m'a  appliqué  deux  ou  trois  fois  des 
cataplasmes  émollients,  qui  ne  produisirent  aucun 
effet.  On  m'administra  de  plus  deux  lavements  pré- 
parés avec  une  décoction  de  tabac  ;  mais,  loin  d'en 
être  soulagée,  j'eus  de  tels  vomissements  que  la  mort 
devenait  imminente.  Les  sœurs  qui  étaient  autour  de 
moi  et  les  pères  qui  me  visitaient  souvent,  regardaient 
le  mal  comme  incurable  et  craignaient  que  je  ne  mou- 
russe à  chaque  instant. 

«  La  nuit  du  i3  au  14  juillet,  le  cataplasme  pré- 
paré ne  me  fut  point  appliqué.  Je  dormis  cependant 
d'un  sommeil  tranquille.  En  me  réveillant  à. trois 
heures  du  matin,  j'ai  été  tout  étonnée  de  ne  trouver 
ni  tumeur,  ni  inflammation,  ni  aucune  souffrance. 
J'ai  pressé  avec  le  poing  le  siège  de  la  maladie  et  je 
n'ai  ressenti  aucune  douleur.  Alors  j'ai  connu  que 
j'étais  guérie.  J'ai  rendu  grâces  à  Dieu,  car  c'était  un 
miracle. 

((  Tous  regardent  ma  guérison  comme  miraculeuse. 
Pendant  ma  maladie,  une  neuvaine  avait  été  faite  en 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  488 

l'honneur  du  vénérable  Chanel,  massacré  à  Futuna 
en  haine  de  la  foi,  afin  d'obtenir  ma  guérison  par  son 
intercession,  et  moi-même,  avec  une  grande  confiance, 
je  tenais,  suspendue  à  mon  cou,  une  petite  croix  que  le 
serviteur  de  Dieu  avait  longtemps  portée.  Je  me  suis 
aussi  rappelé  que  l'un  des  prêtres  était  allé  dire  la 
messe  dans  la  chapelle  élevée  sur  le  lieu  du  martyre, 
et  que  ce  jour  je  m'étais  trouvée  mieux.  On  m'a  assuré 
que  les  néophytes  se  réunissaient  pour  la  neuvaine.  » 

Nous  savons  que  le  P.  Dezest,  supérieur  de  la  mis- 
sion, voyant  la  gravité  delà  maladie,  avait  fait  com- 
mencer le  4  juillet,  une  neuvaine  à  Kolopelu,  et  avait 
invité  les  fidèles  de  la  paroisse  à  y  prendre  part.  Le  9, 
fête  de  Notre-Dame  Reine  de  la  Paix,  un  mieux 
s'était  fait  sentir  pendant  que  le  P.  Favre  offrait  le 
saint  sacrifice  dans  la  chapelle  de  Poï,  au  lieu  même 
où  mourut  le  martyr.  La  neuvaine  se  terminait  au 
moment  où  la  malade  s'endormit  pour  se  réveiller 
complètement  guérie.  Aussi  tous  attribuent  la  guéri- 
son  miraculeuse  à  l'intercession  du  vénérable  Chanel, 
et  depuis  ce  moment  la  confiance  envers  le  serviteur 
de  Dieu  a  augmenté  et  augmente  de  jour  en  jour, 
comme  l'affirment  tous  les  témoins. 

La  sœur  Marie  du  Mont-Carmel  fut  si  bien  guérie, 
qu'elle  put  marcher,  travailler,  courir,  sans  fatigue  ni 
douleur,  ce  qu'elle  ne  faisait  pas  auparavant.  Sa  con- 
fiance envers  le  serviteur  de  Dieu  devint  sans  bornes. 
Elle  fut  cependant  mise  à  de  nouvelles  épreuves. 

«  En  1859,  nous  dit-elle,  quelques  jours  avant  la 


484  VIE    DU    BIENHEUREUX 

fête  du  Saint-Sacrement,  je  ressentis  de  vives  dou- 
leurs aux  reins  et  dans  d'aufes  parties  du  corps,  au 
point  que  je  ne  pouvais  marcher.  Je  me  mis  aussitôt 
au  lit.  Cet  état  dura  six  ou  huit  jours. 

«  Le  jour  de  la  fête,  je  traînai  avec  peine  mes  mem- 
bres engourdis  jusqu'à  la  chapelle,  pour  recevoir  la 
sainte  communion.  Pendant  mon  action  de  grâces, 
étendue  sur  un  banc,  je  m'adressai  au  vénérable 
P.  Chanel,  en  lui  disant  :  Vous  m'ave^  guérie  une 
pj-emière  fois,  c'est  une  bien  grande  grâce;  mais  si 
vous  ne  me  guérisse'^  pas  de  nouveau,  votre  premier 
bienfait  ne  me  servira  de  rien,  car  je  ne  puis  travailler 
et  je  suis  inutile  à  la  mission.  Je  retournai  à  la  maison 
en  souffrant  moins,  et  je  fus  plus  en  état  de  m'occu- 
per  des  préparatifs  de  la  procession. 

«  Après  midi,  à  l'heure  de  la  procession,  comme 
tous  s'étaient  rendus  à  l'église  paroissiale,  me  trouvant 
seule,  j'eus  un  grand  désir  d'assister  à  la  procession. 
Sans  le  secours  de  personne,  je  descendis  par  le  rude 
sentier  qui  conduit  à  l'église.  Durant  la  procession,  je 
marchai  avec  les  petites  filles,  en  parcourant  leurs 
rangs,  et  je  revins  à  la  maison  sans  éprouver  aucune 
fatigue. 

«  Le  4  janvier  1860,  je  ressentis  une  très  grande 
douleur  aux  reins,  et  pendant  trois  semaines  je  fus 
forcée  de  garder  le  lit.  La  dernière  semaine,  j'essayai 
de  me  coucher  sur  le  côté,  afin  de  faire  la  classe  à  mes 
jeunes  filles.  J'éprouvai  de  très  vives  souffrances,  et 
alors  je  priai  de  nouveau  le  serviteur  de  Dieu,  en  di- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  486 

sant  :  Si  vous  in  obtenez  de  Dieu  ma  guérison^  en  recon- 
naissance de  ce  bienfait  je  me  livrerai  à  l'éducation 
des  petits  enfants^  quoique  je  n'aie  aucun  attrait  poiir 
ce  ministère.  Ma  douleur  s'adoucit,  la  santé  revint,  et 
aujourd'hui  elle  est  meilleure  qu'elle  n'a  jamais  été.  » 

Sœur  Marie  de  la  Pitié  nous  apprend  qu'elle  accom- 
plit sa  promesse. 

Ces  faits,  que  les  témoins  confirment,  avaient  pro- 
duit une  vive  impression  sur  les  néophytes  de  Futuna. 
Ils  se  passaient  au  moment  où  s'instruisait  le  procès 
apostolique.  Lorsqu'il  fut  terminé,  le  P.  Dezest,  sous- 
promoteur  de  la  foi,  écrivit  au  promoteur  de  Rome,  à 
la  date  du  i5  octobre  1861  :  «J'exposerai  sans  aucune 
hésitation  à  Votre  Excellence  quelle  est  ma  pensée  sur 
cette  cause. 

«  J'ose  assurer  que  le  vénérable  serviteur  de  Dieu  a 
été  saint  durant  sa  vie  et  qu'il  est  mort  martyr,  sui- 
vant le  témoignage  des  hommes  et  de  Dieu  lui-même. 
Tous  les  témoins  entendus  au  procès,  ceux  qui  ont 
connu  sa  vie  et  sa  mort  et  qui  m'ont  parlé  du  serviteur 
de  Dieu,  le  proclament  hautement  saint  et  martyr, 
l'intercesseur  de  Futuna  auprès  de  Dieu.  Les  néo- 
phytes le  prient  continuellement,  surtout  lorsque 
leurs  parents  sont  malades.  Ils  vénèrent  le  lieu  de  sa 
mort  et  de  sa  sépulture,  et  s'y  transportent  par  un  sen- 
timent de  piété.  Ils  assurent,  en  effet,  qu'un  grand 
nombre  de  malades  ont  obtenu  du  Seigneur  leur  gué- 
rison  par  l'intercession  du  vénérable  serviteur  de  Dieu. 
Ils  nous  demandent  souvent  de  célébrer  la  messe  dans 


486  VIE    DU    BIENHEUREUX 

la  chapelle  qui  a  été  élevée  sur  la  place  du  martyre  et 
de  la  sépulture  (les  mêmes  prières  nous  sont  venues 
plusieurs  fois  des  régions  les  plus  éloignées,  c'est-à- 
dire  de  la  France  et  de  l'Australie),  et  ils  font  leurs 
délices  de  recevoir  là  les  sacrements  de  Pénitence  et 
d'Eucharistie. 

«  Louée  et  glorifiée  soit  à  jamais  la  sainte  Trinité, 
qui  a  rendu  glorieux  le  sépulcre  du  serviteur  de  Dieu. 

«  Et  moi,  indigne  ministre  du  Seigneur,  je  confesse 
humblement  que  souvent  j'ai  dû  rendre  de  grandes 
actions  de  grâces  pour  les  nombreux  bienfaits  que  je 
crois  avoir  obtenus  par  l'intercession  du  serviteur  de 
Dieu.  Je  le  prie  tous  les  jours  de  me  préserver  du 
mal  et  de  me  faire  remplir  parfaitement  le  ministère 
que  lui-même  avait  exercé  à  Futuna.  Notre  confiance 
et  celle  des  indigènes  envers  lui  a  augmenté  de  plus 
en  plus,  depuis  le  jour  où  le  décret  le  déclarant  véné- 
i^able  nous  a  été  connu.  Nous  désirons  vivement,  et 
nous  demandons  humblement  avec  eux,  que  le  très 
saint  Père  daigne  le  mettre  au  rang  des  bienheureux 
et  le  déclarer  notre  protecteur  dans  le  ciel.   » 

Le  P.  Ducrettet,  juge  délégué,  écrit  à  la  même-  date 
aux  Em.  cardinaux  de  la  S.  G.  des  Rites  : 

«  Il  serait  difficile  d'exprimer  avec  quels  transports 
de  joie  et  quelles  manifestations  d'allégresse  les  habi- 
tants de  Futuna  reçurent  la  nouvelle  du  décret  décla- 
rant vénérable  Pierre-Louis-Marie  Chanel,  qu'ils  re- 
gardaient depuis  longtemps  comme  un  saint.  Aujour- 
d'hui ils  tendent  leurs  mains  purifiées  par  les  eaux  du 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  487 

baptême  vers  notre  sainte  mère,  l'Eglise  romaine, 
colonne  de  la  ve'rité  ;  vers  son  auguste  chef  qu'ils  ap- 
pellent avec  bonheur  leur  très  bon  Père,  parce  qu'il 
tient  sur  la  terre  la  place  de  notre  Sauveur,  et  qu'il 
leur  a  envoyé  cet  éminent  apôtre,  qu'ils  ont  eu  le  mal- 
heur de  me'connaître  et  de  mettre  à  mort;  vers  vous, 
Em.  Cardinaux  et  très  illustres  Pre'lats  des  Rites, 
pour  que  vous  ayez  la  bonté  de  poursuivre  cette  cause 
importante,  si  heureusement  commencée,  en  aidant  Sa 
Sainteté  de  vos  conseils,  et  en  faisant  connaître  au 
monde  entier  que  Dieu  a  couronné  dans  le  ciel  celui 
que  l'île  de  Futuna  déclare  avoir  versé  son  sang  pour 
la  gloire  de  son  nom.  De  plus,  ils  demandent  que  le 
vénérable  martyr  soit  proclamé  l'éternel  protecteur  de 
cette  île,  et  un  vrai  modèle  que  sa  foi  et  ses  vertus 
héroïques  désignent  à  l'imitation  de  tous  les  fidèles.  » 

Depuis  cette  époque,  la  confiance  des  néoph3^tes  n'a 
point  diminué,  et  plus  d'une  fois  Dieu  s'est  plu  à  la 
récompenser. 

Dans  une  lettre  du  20  février  1874,  le  P.  Quiblier 
raconte  les  travaux  qu'il  a  entrepris  pour  la  construc- 
tion de  l'église  de  Saint-Joseph  à  Sigavé.  «  Le  sou- 
venir de  notre  vénérable  martyr  Pierre  Chanel  m'est 
aussi  d'un  grand  encouragement.  Pour  les  Futuniens 
il  a  donné  son  sang  ;  pourrais-je  leur  refuser  mes 
sueurs?  Je  sens  qu'il  nous  aide  pour  la  continuation 
de  son  œuvre.  Dans  l'exercice  de  notre  saint  ministère, 
nous  rencontrons  des  effets  de  la  grâce  qui  nous  sur- 
prennent :  nous  aimons,  sans  être  téméraires,  je  crois. 


488  VIE    DU    BIENHEUREUX 

à  les  attribuer  à  notre  saint  confrère.  Il  avait  tant 
aimé  ce  peuple,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  s'intéresse 
à  son  salut.  J'ai  aussi  la  confiance  qu'il  m'aide  dans 
mon  entreprise,  qu'il  est  pour  beaucoup  dans  la  bonne 
volonté  de  mes  gens  : 

«Voici,  à  ce  sujet,  un  faitque  jetiensàvousraconter  : 
«  Au  mois  de  mars  de  l'année  passée,  pendant  que 
le  travail  des  fondations  était  dans  tout  son  entrain, 
je  fus  appelé  auprès  d'un  homme  qui  était  gravement 
malade.  Il  s'était  baigné  dans  l'eau  fraîche  lorsqu'il 
était  en  transpiration.  Son  imprudence  lui  procura 
une  forte  fluxion  de  poitrine  compliquée  de  dyssen- 
terie.  Tous  ses  membres  étaient  glacés;  à  peine  s'il 
pouvait  parler.  Le  temps  pressait,  je  le  confessai 
comme  je  pus,  et  je  courus  chercher  le  saint  Viatique. 
Après  l'avoir  exhorté  à  remercier  le  bon  Dieu  qui,  dans 
son  infinie  miséricorde,  était  venu  le  visiter,  la  pensée 
me  vint  tout  à  coup  de  l'engager  à  prier  dans  son 
cœur  le  Père  Chanel  de  lui  rendre  la  santé,  afin  qu'il 
pût  prendre,  lui  aussi,  sa  part  aux  travaux  de  l'église. 
Il  ne  me  répondit  rien  ;  du  reste,  je  doutais  fort  qu'il 
m'eût  comprit.  Deux  heures  plus  tard,  le  malade  vo- 
missait plus  de  trois  litres  de  sang  noir  et  figé.  Le 
sang  circulait  de  nouveau  dans  ses  veines;  mon  ma- 
lade était  sauvé  ;  sa  convalescence  n'a  pas  même  été 
longue.  Je  lui  demandai  plus  tard  ce  qu'il  pensait  de 
sa  guérison  ;  il  me  répondit  :  J'ai  prié  le  père  Pierre^ 
je  le  pi'ie  encore  tous  les  jours  ;  c'est  lui  qui  m'a  guéri. 
C'est  aussi  ma  conviction.  » 


PIERRE-LOUIS-MARIK    CHANEL  489 

Mgr  Lamaze,  évêque  d'Olympe  et  vicaire  aposto- 
lique de  rOce'anie  centrale,  dans  sa  lettre  circulaire 
du  19  mars  i883,  s'exprime  ainsi  : 

«  Le  village  de  Poï,  où  résidait  notre  martyr,  est 
à  deux  lieues  d'Alo  et  à  six  lieues  de  Sigavé.  Une 
haute  montagne  le  sépare  de  cesdeuxparoisses.  Le  sen- 
tier est  escarpé  et  bordé  de  précipices.  Nous  ne  vou- 
lions pas  donner  d'éclat  à  notre  pèlerinage;  mais  la 
foule  nous  prévint.  Au  fond  de  ces  abîmes,  sur  le  haut 
de  ces  rochers,  des  groupes  de  pèlerins  chantaient  des 
cantiques,  heureux  d'aller  prier  avec  nous  sur  la  tombe 
du  martyr.  La  chapelle  qui  l'abrite  occupe  l'emplace- 
ment de  sa  case  ;  l'autel  est  élevé  sur  le  lieu  même 
où  il  fut  massacré  ;  à  droite  de  l'entrée,  une  croix  de 
bois  indique  le  lieu  de  sa  sépulture. 

«  On  a  emporté  les  ossements  en  France,  disait  une 
Futunienne  qui  aida  à  la  translation,  mais  les  chairs 
et  le  sang  sont  ici.  La  croix,  les  chandeliers,  le 
ciboire,  le  calice,  l'aube  et  les  ornements  qui  furent 
à  l'usage  du  Vénérable,  servent  encore  à  la  célébra- 
tion des  saints  mystères.  Un  parfum  du  ciel  embaume 
ce  modeste  sanctuaire.  Aussi  nos  néophytes  aiment- 
ils  à  le  visiter;  et  quand  ils  ont  besoin  d'u7ie  grâce 
spéciale,  c'est  à  Po'i  qu'ils  vont  la  deinander.  » 

§  2.  —  Guériso?is  obtenues  en  Océanie.  . 

La  puissance  du  saint  martyr  se  manifeste  en  de- 
hors de  l'île  privilégiée  de  Futuna,  comme  le  prou- 


490 


VIE    DU    BIENHEUREUX 


vent,  en  particulier,  les  guérisons  suivantes  que  nous 
sommes  heureux  de  rapporter. 

1.  Guèrison  d'un  jeune  homme  au  collège  de  Clydesdale,  àSydney 
(Australie). 

v(  Aujourd'hui  (28  novemibre  1 863),  le  bon  Dieu  nous 
a  donné,  par  l'interme'diaire  du  vénérable  P.  Chanel, 
une  marque  signalée  de  sa  protection.  Un  des  nos  en- 
fants du  collège,  jeune  homme  de  19  ans  environ, 
était  pris  par  une  de  ces  coliques  qu'on  nomme  mise- 
rere^ gonflement  et  induration  du  ventre,  douleurs 
insupportables  dans  le  ventre,  envies  de  vomir  et 
constipation  opiniâtre.  Nous  avions  épuisé  tous  les 
moyens.  Le  malade  allait  un  peu  mieux,  quand  ce 
soir,  vers  cinq  heures,  il  fut  repris  plus  fortement  que 
jamais.  On  entendait  les  cris  du  jeune  homme  dans 
toute  la  maison.  On  aurait  dit  à  chaque  instant  que 
la  douleur  allait  l'étouffer.  C'était  le  troisième  jour  ; 
je  craignais  beaucoup  que  l'inflammation  ne  se  décla- 
rât, et  par  suite  la  gangrène.  Je  faisais  sans  cesse  des 
applications  d'eau  froide  sur  le  ventre  du  malade  ;  à 
peine  le  linge  le  touchait-il,  qu'il  le  trouvait. brûlant 
et  ne  pouvait  le  supporter.  A  bout  de  ressources,  je 
cesse  tout  à  coup  mes  compresses  -,  je  vais  prendre  un 
morceau  des  bas  du  R.  P.  Chanel.  J'avertis  le  jeune 
homme  et  nos  autres  enfants  présents  que  je  vais  faire 
l'application  du  morceau  d'étoffe  du  martyr  pour  ob- 
tenir la  guérison  désirée.  A  peine  les  cris  du  malade 
permettaient-ils  d'entendre  ma  voix,  et,  ô  bonté  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  49  I 

Dieu,  dès  que  le  morceau  d'étoffe  a  touché  le  ventre, 
le  jeune  homme  respire  un  grand  coup,  à  plein  souffle, 
comme  quelqu'un  qu'on  décharge  d'un  fardeau.  C'était 
à  7  heures  2  5  minutes  du  soir.  Peu  après,  l'enfant 
s'endormit,  et  aujourd'hui,  24,  il  a  mangé  trois  fois  ; 
il  se  promène  et  est  parfaitement  guéri.  Gloire  à  Dieu 
et  à  son  martyr  !  » 

Baino  de  Samoa  (Leatele)  (i). 


II.  Cruèrison  de  la  jeune  Maria  (île  Tutuila). 

a  Mon  Révérend  Père  (2), 

«  Voici  le  récit  d'une  guérison  miraculeuse  opérée 
sous  mes  yeux,  en  présence  d'un  grand  nombre  de 
témoins.  Elle  est  due  à  la  protection  du  vénérable 
P.  Chanel,  notre  premier  martyr  d'Occanie. 

«  Je  vais  préalablement  donner  quelques  explica- 
tions nécessaires  à  l'intelligence  de  ce  fait. 

«  Mon  catéchiste  Silverio  et  sa  femme  Symphonia 
avaient  été  désignés  pour  la  difficile  mission  de  Notre- 
Dame  du  Port.  C'était  un  poste  de  dévouement,  car 
tout  était  à  fonder,  et  les  difficultés  ne  devaient  pas  y 
manquer.  Cependant  ce  catéchiste  accepta  généreu- 
sement cette  charge. 

«  Mais  une   rude  épreuve  l'attendait  au  début.  Le 


(i)  Extrait  du  journal  de  Mgr  Elloy,  23  novembre  i863. 
(2)  Le   R.    P.    Couloigner,   procureur    des    missions   de  la 
Société  de  Marie. 


492  VIIÎ    DU    BIENHEUREUX 

plus  jeune  de  leurs  deux  enfants,  nomme'  André, 
tomba  malade  le  jour  même  de  leur  arrivée  à  Tu- 
tuila,  et,  deux  jours  après,  la  mort  le  leur  ravissait. 
Ce  fut  pour  eux  un  coup  terrible.  Cependant  ils 
firent  preuve  de  beaucoup  de  vertu  en  acceptant  cette 
croix  avec  une  grande  résignation,  et  ils  se  mirent  à 
l'œuvre  de  conversion  avec  un  zèle  admirable. 

«  Le  bon  Dieu  remplaça  bientôt  André  par  une 
petite  fille,  qui  reçut  au  baptême  le  nom  de  Maria. 

«  Au  mois  d'avril  dernier  (i  883),  la  petite  fille  fut 
prise  elle-même  par  une  maladie  assez  semblable  à 
celle  qui  avait  emporté  son  frère.  Aucun  remède  ne 
put  en  arrêter  les  progrès.  Au  bout  de  quatre  jours, 
la  petite  Maria  était  mourante.  Je  désirais  vivement 
la  guérison  de  cette  enfant,  car  j'avais  tout  lieu  de 
craindre  que,  si  elle  venait  à  mourir,  ses  parents  ne 
perdissent  courage  et  n'abandonnassent  ma  mission, 
pour  laquelle  ils  m'étaient  d'un  grand  secours.  Nous 
fîmes  des  prières  spéciales  pour  obtenir  sa  guérison  ; 
mais  la  maladie  continuait  ses  ravages  et  le  bon  Dieu 
paraissait  vouloir  demander  encore  ce  sacrifice. 

«  La  nuit  du  27  au  28  avril  semblait  devoir  être  la 
dernière  pour  la  petite  malade.  A  minuit,  on  m'an- 
nonce qu'elle  se  meurt.  Je  recommande  de  prier 
davantage,  et  on  récite  le  chapelet  jusqu'au  matin.  La 
petite  malade  était  toujours  entre  la  vie  et  la  mort. 
Enfin,  au  moment  où  je  venais  de  finir  ma  messe,  on 
m'annonce  qu'elle  est  mourante,  et  que  son  père  me 
prie  d'aller  la  voir  une  dernière  fois.  Comme  c'était  le 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  498 


jour  anniversaire  du  martyre  de  notre  vénérable 
P.  Chanel,  il  me  vint  en  pensée  d'emporter  sa  relique 
et  de  l'appliquer  à  la  mourante.  J'entre  donc  dans  la 
case,  muni  de  cette  relique,  que  je  tiens  du  frère 
Marie-Nizier,  le  compagnon  du  martyr. 

«  Déjà  les  pleurs  et  les  cris  avaient  commencé,  et, 
selon  l'usage  du  pays,  une  voisine  avait  déjà  retiré  la 
petite  fille  des  bras  de  sa  mère,  pour  que  celle-ci  ne 
la  vît  pas  mourir.  Je  m'approchai  d'elle  et  lui  fis  baiser 
le  crucifix;  mais  elle  était  immobile  et  glacée,  je  la 
crus  morte.  Cependant,  un  mouvement  convulsif  de 
la  lèvre  inférieure  nous  annonça  qu'il  y  avait  peut-être 
un  reste  de  vie.  J'annonce  au  catéchiste  que  je  vais 
appliquer  une  relique  du  P.  Chanel  à  la  malade  et 
que  de  son  côté  il  fasse  vœu  de  la  consacrer  à  Dieu,  si 
elle  revient  à  la  vie  et  à  la  santé.  Tout  est  promis. 

«  Je  dépose  la  relique  sur  la  poitrine  de  la  petite 
Maria,  et  alors,  à  genoux,  nous  récitons  ensemble  un 
Pater,  un  Ave  et  l'invocation  au  vénérable  P.  Chanel. 
En  ce  moment  un  deuxième  mouvement  de  la  lèvre 
inférieure  nous  fit  craindre  que  tout  ne  fût  perdu. 
Mais  quelle  ne  fut  pas  notre  joie  et  notre  admiration 
de  voir  la  petite  fille  ouvrir  les  yeux  et  allonger  ses 
petites  mains  comme  pour  demandera  manger  !  Nous 
lui  donnâmes  à  boire  un  peu  de  lait  mêlé  de  café,  et 
elle  le  but  jusqu'au  bout.  Puis  elle  s'endormit  tran- 
quillement. Les  symptômes  de  la  maladie  avaient 
disparu,  et,  trois  jours  après,  elle  avait  recouvré  toutes 
ses  forces. 


494  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  Tous   les    témoins   ont  vu   là  un  miracle,  et  moi 

aussi. 

«  Laus    Deo,    laiis     Mariœ,    laus    venei^abili    P, 

Cha?ieL 

«  Julien  Vidal,  S.  M.  (i)  « 


III  et  IV.  —  Guérison  de  Loiiis  "Wendt  et  de  Sosimo  Toemahi. 

Wallis,  Mua,  le  5  octobre  1886. 

«  Révérend  et  très  aimé  Père, 

«  La  joie  dans  le  cœur,  je  vous  annonce  que  je 
viens  d'être  témoin  de  deux  miracles  obtenus  par  l'in- 
tercession du  vénérable  P.  Chanel. 

«  Le  premier  miracle  est  la  guérison  du  jeune  Louis 
Wendt,  âgé  de  deux  ans  et  demi.  Son  père  est  Alle- 
mand, ancien  capitaine,  établi  à  Wallis  depuis  onze 
ans.  C'est  le  principal  commerçant  de  notre  petite  île. 
Bon  catholique,  il  s'est  toujours  montré  dévoué  envers 
la  mission,  à  laquelle  il  aime  à  rendre  tous  les  services 
possibles. 

«  Le  samedi  29  mai,  M.  Wendt  m'envoya  chercher 
en  toute  hâte,  pour  recueillir  le  dernier  soupir  de  son 
jeune  enfant.  Il  voulait  avoir  la  consolation  de  voir  le 
missionnaire  près  de  ce  petit  ange,  au  moment  où  il 
s'envolerait  au  ciel. 


(i)  Extrait  du  journal  de  la  mission,  à  la  date  du  29  avril 
1884.  L'auteur  de  cette  lettre  a  été'  nommé,  le  i3  mai  1887,. 
évêque  d'Abydos  et  premier  vicaire  apostolique  de  Fidji. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  496 

«  Louis  était  maladedepuis  dix-sept  jours.  M,  Wendt 
avait  eu  recours  à  tous  les  remèdes,  européens  et 
wallisiens,  capables  de  combattre  la  maladie.  Mais  la 
fièvre  et  les  douleurs  d'entrailles  n'avaient  fait  qu'au- 
gmenter de  jour  en  jour. 

«  Lorsque  j'arrivai  dans  la  chambre  du  moribond, 
je  compris  de  suite  qu'il  n'y  avait  plus  d'illusion  à  se 
faire,  l'enfant  touchait  à  sa  fin.  C'était  pitié  de  voir 
son  corps  devenu  comme  un  squelette.  Il  avait  les 
pieds  et  les  mains  horriblement  contournés  et  déjà 
raides  de  la  raideur  de  la  mort.  Les  yeux  étaient  vitrés 
et  fixes.  La  bouche  ne  formait  plus  qu'une  plaie,  et  les 
dents, étaient  tellement  serrées  les  unes  contre  les 
autres,  qu'il  était  impossible  d'ouvrir  la  bouche  de 
l'enfant.  Le  pouls  avait  disparu  et  la  respiration  sem- 
blait éteinte.  Je  craignais  que  le  petit  Louis  ne  mourût 
au  bout  de  quelques  minutes. 

«  Je  fus  très  touché  des  larmes  de  son  père,  de  sa 
mère  et  de  ses  petites  sœurs,  et  je  faillis  pleurer  moi- 
même.  Mais,  de  suite,  la  pensée  me  vint  de  demander 
un  miracle  par  l'intercession  du  vénérable  P.  Chanel. 
En  même  temps,  quelque  chose  me  disait  intérieure- 
ment que  le  miracle  allait  avoir  lieu. 

«  M.  Wendt,  lui  dis-je,  vous  m'avez  fait  appeler 
«  pour  assister  à  la  mort  de  votre  enfant.  Dans  quel- 
«  ques  instants,  en  effet,  il  ne  sera  plus  de  ce  monde. 
«  Mais  Dieu  peut  le  guérir  par  un  miracle.  Adressons- 
«  nous  au  vénérable  P.  Chanel,  martyr  de  Futuna, 
«  et  prions  Dieu  de  glorifier  son  serviteur  en  guéris- 


49^  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  sant  ce  moribond.  Faites  le  vœu  que  si  votre  enfant 
«  guérit,  vous  n'attribuerez  sa  guérison  qu'à  l'inter- 
«  cession  du  vénérable  P.  Chanel  ;  ce  sera  une  preuve 
«  que  le  bon  Dieu  nous  donnera  de  la  sainteté  de  son 
«  martyr.   » 

«  M.  Wendt  lit  de  suite  le  vœu  que  je  venais  de  lui 
suggérer.  Il  promit  de  plus  d'aller,  un  jour,  avec  son 
fils  en  pèlerinage  à  Futuna,  au  lieu  du  martyre,  et  de 
faire  une  offrande  convenable  à  l'église  de  Poï.  Nous 
priâmes  tous  ensemble,  et  je  revins  au  presb3'tère, 
emmenant  avec  moi  M.  Wendt.  Je  voulais  lui  lire  le 
récit  d'une  guérison  miraculeuse  obtenue  à  Lourdes, 
et  par  là  augmenter  sa  confiance.  J'avais  peur  qu'il 
n'eût  pas  cette  foi  qui  obtient  les  miracles.  Après  la 
lecture  de  la  guérison  miraculeuse,  je  le  priai  d'aller  à 
l'Eglise  renouveler  son  vœu.  Il  le  fit,  et,  à  partir  de  ce 
moment,  l'enfanta  été  guéri.  L'agonie  s'est  changée  en 
sommeil  paisible.  Quand  le  petit  Louis  s'est  réveillé, 
ses  yeux  avaient  repris  la  vie.  Les  mains  et  les  pieds 
s'étaient  assouplis.  Il  a  ouvert  la  bouche,  et  indiqué 
qu'il  voulait  boire  et  manger. 

«  Gomme  il  -avait  été  convenu,  aucun  remède  n'a 
plus  été  administré  ;  et  cependant  l'enfant  n'a  plus 
éprouvé  de  crise  et  n'a  plus  ressenti  de  douleur.  Le 
mal  avait  été  guéri  radicalement.  Pendant  neuf 
jours,  la  famille  s'est  rendue  à  l'église  pour  faire  les 
prières  que  j'avais  indiquées,  et,  au  bout  de  trois 
semaines,  la  belle  santé  d'autrefois  était  entièrement 
revenue. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


497 


«  Tout  le  monde  a  vu  là  un  miracle  évident. 
Pour  moi,  je  suis  prêt  à  affirmer  par  serment  que 
je  regarde  la  guérison  du  petit  Louis,  comme  miracu- 
leuse (i). 

«  En  juillet  dernier,  on  m'a  apporté  à  l'église  un 
autre  enfant,  âgé  de  six  ans,  et  appelé  Sosimo  Toe- 
mahi,  qui  était  également  à  l'agonie.  Depuis  cinq 
jours,  il  avait  refusé  toute  espèce  de  nourriture.  A 
cause  de  la  violence  de  ses  douleurs  d'entrailles,  il 
repoussait  tous  ceux  qui  s'approchaient  pour  le  soi- 
gner. Il  me  fut  impossible  de  le  confesser.  Je  ne  pus 
que  lui  administrer  l'extrême-onction,  et  lui  appli- 
quer l'indulgence  de  la  bonne  mort. 

«  Puis,  m'adressantà  ses  parents  éplorés  :  «  Vous 
«  savez,  leur  dis-je,  que  l'enfant  de  M.  Wendt  a  été 
«  guéri  miraculeusement  par  une  neuvaine  au  véné- 


(I)  Wallis.  Mua,  3  Août  1886. 

Je  soussigné,  Jérôme-Ernest  Wendt,  atteste  que  mon  fils 
Louis,  âgé  de  deux  ans  et  demi,  était  à  l'agonie.  Sur  la  pro- 
position du  R.  P.  Ollivaux,  missionnaire  à  Mua,  paroisse 
de  Saint  Joseph,  je  fis  le  vœu  d'aller  en  pèlerinage  à  Poï,  avec 
mon  fils,  au  lieu  où  a  été  martyrisé  le  vénérable  P.  Chanel,  s'il 
obtenait,  par  son  intercession,  la  guérison  de  mon  cher  Louis. 
Contre  tout  espoir  humain,  et  malgré  toutes  les  apparences  de 
mort,  mon  enfant  a  été  guéri.  Il  m'est  impossible  de  ne  pas  voir 
dans  cette  guérison  un  fait  miraculeux. 

En  foi  de  quoi,  j'ai  signé  cet  écrit  pour  être  porté  à  la 
connaissance  des  premiers  supérieurs  de  la  Société  de 
Marie. 

lam...  captain  E.  Wendt  at  Wallis  Island, 

Je  suis...  capitaine  E.  Wendt,  à  l'île  de  Wallis. 

3i 


4q8  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  rable  P.  Chanel.  Demandons  au  bon  Dieu  un  second 
«  miracle  par  l'intervention  de  son  serviteur.  Cessez 
«  toute  espèce  de  remède;  priez  seulement,  mais  de 
«  toute  la  force  de  votre  âme,  avec  cette  foi  dont  parle 
«  la  sainte  Ecriture,  et  qui  suffirait  pour  transporter 
«  les  montagnes.  Pendant  neuf  jours,  vous  viendrez, 
«  trois  fois  par  jour  à  l'église  solliciter  la  guérison  du 
«  petit  Sosimo,  par  l'intercession  du  ve'nérable  P.  Cha- 
«  nel,  mart}^  de  Futuna.  )) 

«  Le  père  fit  le  vœu  de  n'attribuer  la  guérison  de 
son  fils  unique,  s'il  guérissait,  qu'à  l'intercession  du 
vénérable  P.  Chanel.  Il  promit  de  faire  à  l'église  de 
Poï  un  don  d'environ  5o  dollars,  de  célébrer  avec  une 
grande  dévotion,  pendant  dix  ans,  la  fête  du  saint 
martyr,  si  l'Eglise  lui  décerne  les  honneurs  de  la  béa- 
tification. Il  promit  aussi  d'off'rir  son  enfant  au  Sei- 
gneur pour  être  prêtre,  si  Dieu,  dans  sa  bonté,  dai- 
gnait agréer  ce  vœu. 

«  Au  moment  même,  la  convalescence  commença. 
Pendant  neuf  jours,  on  apporta  l'enfant  à  l'église,  et 
toute  la  parenté  priait  avec  une  grande  ferveur.  On 
n'administra  plus  aucun  remède  à  Sosimo,  ■  qui, 
comme  l'enfant  de  Wendt,  ne  faisait  que  manger, 
boire  ou  dormir.  Au  bout  de  la  neuvaine,  toute  la 
parenté  a  proclamé  qu'elle  voyait  un  miracle  dans 
cette  guérison. 

«  Quant  à  moi,  je  n'ai  pas  l'ombre  d'un  doute  à  cet 
égard.  Notre  vénérable  martyr  a  bien  voulu  prouver, 
par  ces  deux  guérisons  miraculeuses,  qu'il  est  dans  la 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  499 


gloire  des  bienheureux.  Puisse  leur  re'cit,  mon  Réve'- 
rend  Père,  réjouir  votre  cœur, 

«  Alfred  Ollivaux,  S.  M.  jniss.  apost  (i).   » 


§'3.  —  Grâces  et  guérisons  obtenues  en  Europe. 

Le  P.  Chevron,  dès  qu'il  eut  appris,  par  le  F.  Marie 
Nizier,  la  mort  du  P.  Chanel,  s'empressa  d'écrire  au 
T.  R.  P.  Colin,  supérieur  de  la  Société  de  Marie,  en 
lui  faisant  connaître  les  principales  circonstances  du 
martyre.  Sa  lettre,  datée  de  Wallis,  le  28  mai  1841, 
commence  par  ces  mots  :  «  La  nouvelle  que  je  vous 
annonce,  si  elle  attriste  votre  cœur,  consolera  votre 
foi.  Le  P.  Chanel  a  mérité  le  bonheur  de  verser  son 
sang  pour  la  cause  de  Jésus-Christ.  »  En  recevant 
cette  lettre,  le  T.  R.  P.  Colin  adressa  de  suite  une  cir- 
culaire aux  membres  de  la  Société  de  Marie  :  «  Mes 
bien-aimés  confrères,  la  nouvelle  que  je  vous  an- 
nonce, si  elle  attriste  un  instant  la  nature,  console 
néanmoins  notre  foi.  Adorons  et  bénissons  la  miséri- 
cordieuse providence  de  notre  Père  céleste.  Chantons 
un  cantique  de  louanges  en  l'honneur  de  Marie,  notre 
Mère,  la  Reine  des  martyrs.  L'un  de  ses  enfants  et 
notre  frère  a  mérité  de  verser  son  sang  pour  la  gloire 
de  Jésus-Christ.  Rien  n'excite  plus  mon  zèle,  ne  ré- 
veille davantage  ma  confiance  que  cette  nouvelle  fa- 

(i)  Lettre  adressée  à  l'auteur  de  cette  biographie. 


500  VIE    DU    BIENHEUREUX 

veur  accordée  à  toute  la  Société  dans  la  personne  de 
notre  bien-aimé  confrère  (i).   » 

De  Rome,  le  25  juin  1842,  il  écrivait  au  P.  Lagniet  : 
«  Partout  ici,  on  félicite  la  Société  naissante  de  comp- 
ter déjà  un  martyr  dans  la  personne  du  Père  Chanel. 
On  m'a  marqué  la  marche  à  suivre  pour  introduire  la 
cause  de  sa  béatification...  » 

Cette  mort  glorieuse,  grâce  aux  journaux  catholi- 
ques et  aux  Annales  de  la  Propagation  de  la  foi,  fut 
connue  partout.  Plus  d'une  fois  le  récit  et  les  détails 
du  martyre  de  l'apôtre  de  Futuna  furent  le  sujet  de 
l'éloquence  chrétienne.  A  Paris  même,  dans  l'église 
de  Notre -Dame -des -Victoires,  le  vénérable  cure, 
M.  Desgenette,  pour  édifier  son  auditoire,  toujours  si 
nombreux  et  si  recueilli,  raconta  d'une  voix  émue  les 
principaux  traits  de  la  vie  et  de  la  mort  héroïque  du 
P.  Chanel.  Mais  nulle  part  le  récit  du  martyre  ne 
produisit  autant  d'enthousiasme  que  dans  le  diocèse 
de  Lyon  et  de  Belley,  où  tant  de  personnes  avaient  pu 
connaître  et  apprécier  les  qualités  et  les  vertus  du 
saint  confesseur  de  la  foi. 

La  nouvelle  de  sa  mort  était  encore  toute  récente, 
lorsque,  en  1 842,  eut  lieu  à  Marboz  (Ain),  la  translation 
du  corps  de  sainte  Urbaine.  Présidée  par  Mgr  Dévie, 
évêque  de  Belley,  cette  solennité  vit  accourir  plus  de 
cent  ecclésiastiques,  tout  le  grand  séminaire  de  Brou, 
et  près  de  huit  mille  personnes.  L'église  ne  pouvait 

(I)   Belley,  6  avril  1842. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  5oi 

contenir  la  foule.  M.  l'abbé  Deschamps  prêcha  en  plein 
air  sur  le  trioinphe  de  la  religion  par  ses  martjrs,  et 
le  triomphe  des  martyrs  par  la  religion.  Son  discours 
produisit  la  plus  vive  émotion.  Les  larmes  coulèrent 
quand  l'orateur  donna  le  re'cit  détaillé  de  la  mort  du 
P.  Chanel.  Puis,  s'adressant  au  martyr,  il  s'écria  : 
«  Pourrais-je  vous  oublier,  martyr  de  Jésus-Christ, 
dont  le  sang  fume  encore  devant  nous  ?  Pourrais-je 
vous  oublier,  vous,  mon  compatriote,  mon  condis- 
ciple et  mon  ami  ?  Non,  j'épanche  sur  vous  ma  dou- 
leur et  mes  larmes  ;  je  pleure  avec  les  membres  de 
de  votre  famille  ici  présents  ;  je  pleure  avec  tous  ceux 
qui  vous  connurent,  et  par  conséquent  vous  aimèrent  ; 
doleo  super  te,frater  mi  Jonatha  !  Mais  j'essuie  mes 
pleurs.  Pourquoi  pleurer  sur  votre  triomphe  qui  doit 
nous  réjouir  ?  Vous  étiez  digne  de  la  palme  ensan- 
glantée, plus  belle  et  plus  désirable  que  le  sceptre  des 
rois  ;  vous  étiez  digne  de  la  couronne  des  martyrs. 
Triomphez  donc  au  ciel,  et  priez  pour  nous  !  Oui, 
triomphez  !  Peut-être  un  jour  entourerons-nous  de 
nos  hommages  vos  restes  vénérés,  apportés  dans  notre 
pays  comme  un  trésor  qui  nous  sera  plus  précieux 
que  l'or  et  les  diamants... 

«  Société  de  Marie,  que  j'aime  à  cause  de  ta  Reine, 
que  j'aime  parce  que  j'ai  été  ton  enfant  (i),  que  j'aime 


(i)  M.  l'abbé  Deschamps  avait  passé  quelque  temps  dans  la 
Société  de  Marie,  avant  que  cette  société  eût  reçu  l'approbation 
du  Saint-Siège. 


502  VIE    DU    BIENHEUREUX 

en  considération  de  toi-même,  triomphe  avec  ton  pre- 
mier martyr  !  Puisses-tu,  semblable  au  grain  de  sé- 
nevé, devenir  un  grand  arbre,  et  étendre  de  plus  en 
plus  tes  rameaux  vigoureux  dans  les  nombreux  archi- 
pels de  rOcéanie  !  Triomphez  aussi,  vénérable  Evêque  ! 
Votre  diocèse  a  eu  la  gloire  de  donner  le  premier  mar- 
tyr à  une  Société  que  vous  avez  bénie  dès  son  berceau, 
et  qui  se  montre,  à  tous  égards,  si  digne  de  votre 
paternelle  bienveillance...  (i)  « 

Les  novices  de  la  Société  de  Marie  aimaient  à  s'en- 
tretenir des  vertus  et  de  la  mort  du  P.  Chanel.  Ils  ré- 
citaient souvent  la  prière  qu'il  avait  recommandée 
avant  son  départ  pour  les  missions  :  Que  par  j'otis, 
ô  Marie,  le  nom  du  Sauveur  des  hommes  soit  connu  et 
adoré  par  toute  la  terre.  Mais,  en  général,  ils  s'en 
tenaient  là,  ne  pensant  pas  qu'un  jour  sa  cause  de 
béatification  dût  être  introduite. 

Plusieurs  personnes,  pleines  de  confiance  en  sa 
protection,  n'hésitèrent  pas  à  lui  adresser  des  prières 
qui,  plus  d'une  fois,  furent  exaucées. 

Quatre  ans  après  sa  mort,  en  1S45,  M.  l'abbé  Ber- 
nard visitait  l'ancienne  cathédrale  de  Toulon.  Il  vit 
venir  à  lui  M.  le  curé.  Ce  vénérable  ecclésiastique 
avait  appris  qu'il  était  du  département  de  l'Ain.  Il  lui 
parla  du  P.  Chanel,  et  lui  annonça  qu'une  religieuse 
de  l'hôpital  maritime  avait   une  grande  confiance  au 


(i)  Ce  fragment  de   discours  a  e'te'  communiqué  au  P.  Bour- 
din  par  l'orateur  lui-même. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANFr.  5o3 

saint  mart3T,  parce  qu'elle  avait  icçu  par  son  inter- 
cession des  grâces  signalées.  Pour  faire  plaisir  au  bon 
cure',  qui  voulait  une  relique,  M.  Bernard  dut  céder  une 
lettre  très  courte  qu'il  avait  reçue  du  serviteur  de  Dieu. 

Une  de  ses  pénitentes  d'Ambérieux,  âgée  de  80  ans, 
nous  disait  que  le  P.  Chanel  avait  laissé  une  telle  ré- 
putation de  sainteté,  qu'en  apprenant  son  mart3Te 
elle  n'avait  cessé  de  l'invoquer,  et  qu'elle  en  avait  ob- 
tenu des  grâces.  Dans  une  circonstance,  elle  éprouvait 
un  refus,  sur  un  point  important,  de  la  part  d'une 
personne  qui  lui  était  chère.  A  peine  eut-elle  dit  : 
Père  Chanel,  venei  à  mon  aide  !  la  personne  en  ques- 
tion acquiesça  à  son  désir. 

Ce  fut  surtout  depuis  l'introduction  de  la  cause  de 
béatification,  que  les  fidèles  invoquèrent  le  saint  mar- 
t3T  avec  plus  de  confiance,  et  nous  savons  que  ce  ne 
fut  pas  inutilement. 

La  reconnaissance  fait  un  devoir  à  l'auteur  de  ce 
h'vre  de  déclarer  que,  dans  différentes  circonstances, 
il  a  invoqué  le  serviteur  de  Dieu,  soit  en  lui  adressant 
de  simples  prières,  soit  en  faisant  des  neuvaines,  et 
qu'il  s'en  est  bien  trouvé.  Les  affaires  pour  lesquelles 
il  recourait  à  lui,  ont  mieux  réussi  qu'il  ne  pensait.  Il 
se  croit  obligé  de  dire  qu'il  a  souvent  demandé  des 
neuvaines  en  son  honneur  à  des  personnes  malades 
ou  dans  la  peine,  et  que  ces  prières  n'ont  point  été 
inutiles.  Plusieurs  fidèles  nous  ont  rendu  le  même 
témoignage,  et  racontent  différentes  grâces  ou  guéri- 
sons  qu'elles  ont  obtenues. 


5  04  VIE    DU    BIENHEUREUX 


Mais  nous  devons  donner  ici  la  relation  de  quelques 


guérisons  éclatantes. 


1.  Gusnton  de  M"'«  Noellet. 

]\|i!e  Me'lanie  Noellet,  de  Clermont-Ferrand,  e'crit 
au  P.  Ducournau,  le  24  octobre  1861  : 

«  Mon  révérend  Père,  le  vénérable  P.  Chanel  vient 
de  m'obtenir  une  nouvelle  grâce.  La  reconnaissance 
que  je  lui  dois  me  fait  un  devoir  de  vous  raconter  le 
fait. 

«  C'était  le  jour  du  Saint-Nom  de  Marie.  En  ren- 
trant de  la  promenade,  maman  fut  subitement  saisie 
par  des  crampes  d'estomac  et  des  coliques  très  vio- 
lentes, qui  furent  bientôt  suivies  de  vomissements  et 
de  défaillances.  Une  sueur  froide  lui  découlait  de  tous 
les  membres.  Le  froid  commençait  à  lui  engourdir  les 
jambes  ;  ses  chevilles  sont  restées,  pendant  plusieurs 
jours,  tout  comme  si  elles  eussent  été  disloquées. 
Inutilement  j'ai  suivi  l'ordonnance  du  médecin  jus- 
qu'à trois  heures  du  matin  :  les  crises  devenaient  plus 
violentes  et  se  répétaient  plus  souvent.  La  dernière 
fut  beaucoup  plus  inquiétante,  et  provoqua  une  espèce 
de  convulsion.  Je  compris  alors  le  danger.  Jamais  je 
n'avais  été  si  peu  disposée  à  faire  le  sacrifice  de  ma 
mère...  Ne  sachant  plus  que  faire,  j'eus  recours  à  mon 
saint  protecteur,  à  qui  je  dis  en  pleurant  :  «  Père 
Chatiel,  vene^  donc  à  mon  secours  !  «  J'eus  en  même 
temps  la  pensée  de  faire  dire  une  messe  chez  les 
PP.  Maristes.  En  ce  moment,  maman  s'est  endormie 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  5o5 

comme  par  enchantement,  et  n'a  plus  senti  aucune 
douleur.  Il  ne  lui  est  resté  qu'une  grande  faiblesse, 
preuve  incontestable  de  la  gravité  de  la  maladie.  A  son 
réveil,  elle  m'a  dit  que,  pendant  ce  sommeil,  elle  avait 
éprouvé  un  certain  bien-être  (c'est  sa  propre  expres- 
sion), dont  elle  ne  pouvait  pas  se  rendre  compte. 
Ayant  entendu  dire  que  la  très  sainte  Vierge  visite  les 
Maristes  à  l'heure  de  la  mort,  elle  croyait  que  c'était 
elle  qui  était  venue  pour  l'aider  à  bien  mourir.  Lui 
ayant  dit  que  c'était  tout  juste  à  ce  moment-là  que 
j'avais  prié  le  vénérable  martyr,  elle  ne  doute  pas  un 
instant  que  sa  prompte  guérison  ne  soit  un  effet  de  sa 
protection.  Afin  de  mieux  attester  ce  fait,  elle  se  fait 
aussi  un  devoir  de  joindre  sa  signature  à  la  mienne. 

«  Mélanie  NoELLET  ;  Veuve  NoELLET.  » 

II,  —  Guérison  de  N .  Cummins. 

«  Après  mon  ordination  à  la  prêtrise,  je  me  trou- 
vais à  Dundalk,  au  mois  de  mars  1868,  lorsque  je. 
reçus  une  dépêche  m'annonçant  que  ma  sœur,  reli- 
gieuse, allait  mourir.  Je  me  transportai  immédiate- 
ment auprès  d'elle  au  couvent  de  A...  (Irlande),  et  je 
la  trouvai,  en  effet,  bien  près  de  sa  fin. 

«  Le  lendemain  de  mon  arrivée,  21  mars,  le  mé- 
decin qui  la  soignait  me  fit  appeler  pour  m'avertir 
de  son  état  et  me  dit  :  «  Si  vos  parents  désirent  la  voir 
envie  il  faut  qu'ils  viennent  de  suite,  car  votre  sœur 
ne  peut  survivre  un  autre  jour.   ))    Le  docteur  pen- 


5o6  VIE    DU    BIENHEUREUX 


sait  même  qu'elle  ne  passerait  pas  la  nuit  suivante. 

«  Je  fis  donc  pre'venir  immédiatement  mes  parents 
en  leur  annonçant  l'e'tat  très  grave  de  la  malade  et  les 
priant  d'accourir  le  plus  vite  possible. 

«  Je  passai  la  nuit  auprès  de  ma  sœur.  Quand 
l'heure  fut  venue,  j'offris  le  saint  sacrifice  de  la  messe 
pour  demander  sa  guérison,  ou,  du  moins,  pour  lui 
obtenir  une  bonne  mort.  Après  la  messe,  comme  la 
fin  paraissait  prochaine,  on  avertit  la  communauté  de 
se  rendre  auprès  de  la  malade  pour  assister  à  ses 
derniers  moments.  J'arrivai  à  mon  tour,  et  je  vis  ma 
pauvre  sœur  immobile,  les  yeux  ferme's,  sans  parole, 
et,  il  me  semble,  presque  sans  connaissance.  Les  reli- 
gieuses les  plus  expérimente'es  croyaient  que  déjà 
l'agonie  avait  commencé  :  aussi  elles  me  prièrent  de 
réciter  avec  la  communauté  les  litanies  des  agoni- 
sants. 

«  Jusqu'à  ce  moment  je  n'avais  jamais  invoqué  le 
vénérable  P.  Chanel,  premier  martyr  de  l'Océanie. 
Ma  pensée  ne  se  portait  pas  vers  lui  dans  cet  instant 
critique.  Tout  à  coup,  en  tournant  les  feuillets  de  mon 
rituel,  je  rencontrai  une  de  ses  images.  De  suite 
il  me  vint  en  pensée  de  l'appliquer  à  l'endroit  de  l'es- 
tomac où  se  trouvait  l'ulcère  ou  la  plaie  terrible  qui 
la  faisait  mourir. 

«  Je  me  lève  aussitôt  et  sans  hésiter  j'applique 
l'image  du  vénérable  martyr.  Au  même  moment,  ma 
sœur  ouvre  les  yeux  ;  elle  me  regarde  et  me  dit  : 
Votive  homme  m'a  guérie.  —  Quel  homme  ?  lui  deman- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  5oj 

dai-je.  —  Celui  dont  vous  avei  mis  l'image  sur  ma 
poitrine. 

«  La  supérieure  se  hâte  d'approcher  du  lit.  Oui, 
oui,  lui  dit-elle,  je  vais  mieux.,  je  suis  guérie.  La  ma- 
lade a  pu  prendre  imme'diatement  des  rafraîchisse- 
ments. Mes  parents  arrivent;  elle  peut  les  recevoir  et 
s'entretenir  avec  eux. 

«  Le  me'decin  vint  à  son  tour  pour  faire  sa  visite. 
Quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  en  apprenant  que  la  ma- 
lade était  encore  en  vie  et  même  hors  de  tout 
danger  ! 

«  Voyant  ma  sœur  guérie  d'une  manière  si  mira- 
culeuse, quoique  les  forces  ne  fussent  pas  complète- 
ment revenues,  je  partis,  le  24,  avec  mes  parents,  en 
bénissant  Dieu  de  la  grâce  qu'il  venait  de  nous  accor- 
der par  l'intercession  du  premier  martyr  de  l'Océanie. 

Michel  Cummins  S.  M. 

m.  —    Guérison  de  M"'  Anna  Legay. 

«  Que  la  puissance  de  Dieu  est  grande  et  qu'elle  est 
admirable  dans  ses  saints,  lorsqu'il  se  plaît  à  mani- 
fester cette  puissance  parleur  intercession  ! 

«  Une  personne  de  notre  ville  de  Riom  (i),  recom- 
mandable  par  sa  piété  et  ses  bonnes  œuvres,  connue 
de  tous,  des  pauvres  surtout,  à  cause  de  sa  charité 
inépuisable,  avait  été  frappée,  il  y  a  quelque  temps, 

(i)  Mlle  Anna  Legay. 


5o8  VIE    DU    BIENHEUREUX 

d'une  attaque  qui  avait  failli  l'enlever,  et  dont  elle 
était  revenue  très  lentement,  sans  toutefois  reprendre 
ses  habitudes  de  vie  active  et  pleine  de  zèle. 

«  La  bonne  demoiselle  avait  chez  elle  le  portrait  du 
ve'nérable  Père  Chanel,  prêtre  mariste,  mort  premier 
martyr  en  Océanie.  Il  y  a  environ  un  mois,  elle  me 
disait  ;  «  Savez-vous  que  je  demande  ma  guérison 
complète  au  P.  Chanel  ;  je  le  salue,  matin  et  soir,  et 
je  n'ai  qu'un  désir  ,  celui  d'ajouter  une  petite  gloire 
de  plus  au  nombreux  témoignages  qui  seront  portés 
dans  les  travaux  de  sa  canonisation.  » 

«  Samedi,  5  octobre  1878,  elle  fut  frappée  de  nou- 
veau par  une  autre  attaque,  si  forte  cette  fois,  et  avec 
des  symptômes  si  affreux  qu'on  la  croyait  perdue  irré- 
vocablement :  convulsions  qui  raidissaient  les  mem- 
bres, cœur  presque  sans  battement,  visage  décomposé, 
entièrement  noir,  dents  crochetées;  c'était  effrayant  et 
triste  à  voir. 

«  Un  des  meilleurs  médecins  de  la  ville,  M.  Girard, 
appelé  en  toute  hâte,  constata  que  jamais  il  n'avait  vu 
une  attaque  arrivée  à  un  tel  degré.  Après  avoir  em- 
ployé tous  les  moyens  possibles  en  pareille  circons- 
tance, il  se  retira  disant  que  tout  était  inutile,  qu'il 
n'y  avait  plus  aucun  espoir  (i).  M.  le  curé  de  la  pa- 
roisse vint  bien   vite   pour  lui  administrer  le  sacre- 


(i)  Le  cœur  ne  battait  plus,  le  pouls  était  insensible,  le 
miroir  approché  des  lèvres  ne  dénotait  aucun  souffle  [rapport 
■des  témoins). 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  ÔOQ 

ment  de  l'extrênie-onction  ;  il  ne  prit  pas  une  mi- 
nute pour  revêtir  le  surplis  ,  tant  il  craignait  de  la 
voir  mourir  dans  ces  crises  qui  se  succédaient.  Plu- 
sieurs personnes  de  sa  famille  et  autres  âmes  de'vouées 
restaient  là  près  d'elle,  attendant  le  dernier  soupir. 
On  demandait  au  bon  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge  de 
lui  venir  en  aide. 

«  Sur  minuit,  sa  jeune  bonne,  qui  ne  la  quittait 
jamais,  se  souvint  tout  à  coup  de  sa  confiance,  de  sa 
dévotion  au  père  Chanel  et  dit  tout  haut  :  Si  nous 
prions  le  père  Chanel!  A  ce  nom  du  père  Chanel, 
la  malade  eut  un  tressaillement,  comme  un  retour  à  la 
vie,  toutes  les  personnes  présentes  purent  le  consta- 
ter ;  plusieurs  ne  connaissaient  même  pas  du  tout  le 
nom  du  bienheureux  martyr,  et  furent  d'autant  plus 
frappées  de  la  puissance  de  son  invocation.  A  partir 
de  ce  moment,  on  continua  de  prier,  de  s'adresser  au 
P.  Chanel  ^vec  ferveur;  le  calme  se  fit  insensible- 
ment. 

«  Le  dimanche, la  malade  avaitreprisconnaissance, 
sans  toutefois  pouvoir  parler  ;  seulement,  devant  plu- 
sieurs personnes  et  à  diverses  reprises,  à  l'invocation 
du  père  Chanel,  elle  faisait  aussitôt,  et  toute  seule,  le 
signe  de  la  croix.  C'était  déjà  un  immense  progrès,  vu 
l'état  de  la  veille. 

«  Dans  la  nuit  du  dimanche  au  lundi,  elle  recouvra 
parfaitement  la  parole,  et  le  côté  gauche,'  qui  était 
paralysé,  se  ranima;  pour  le  prouver,  elle  nous  serrait 
la  main  et  nous  pinçait  en  souriant.  Tout  le  monde  en 


5  10  VIE    DU    BIENHEUREUX 

était  étonné  et  dans  un  profond  saisissement  ;  on  mur- 
murait tout  bas  que  cette  résurrection  était  vraiment 
miraculeuse.  Le  docteur,  en  la  revoyant  vivante  le 
lendemain,  n'en  pouvait  croire  ses  yeux.  M.  le  curé, 
venant  de  la  visiter,  disait  hautement  que  ce  rappel  à 
la  vie,  ce  retour  de  la  connaissance,  de  la  parole, 
avait  quelque  chose  de  surnaturellement  divin.  Il 
engagea  la  malade  à  recevoir  le  bon  Dieu  en  action  de 
grâces,  et  aussi  en  l'honneur  du  vénérable  P.  Chanel, 
qui  avait  eu  une  si  large  part  à  ce  mieux  si  prompt  et 
si  extraordinaire. 

ic  On  a  placé  la  chère  image  au  pied  du  lit,  afin 
qu'elle  jette  son  ombre  protectrice  sur  la  malade,  et 
que  celle-ci  puisse  aussi  la  saluer  du  regard.  Elle 
disait  à  quelqu'un  : 

«  Si  je  meurs,  on  pourra  distribuer  à  mes  amies  les 
«  cadres  ou  tableaux  qui  sont  dans  ma  chambre  ;  mais 
«  que  l'on  ne  donne  à  personne  celui  du  père  Chanel. 
«  Je  veux  qu'il  reste  dans  ma  famille  pour  en  être  dès 
«  aujourd'hui  le  protecteur.   » 

«  Nous  avons  cru  bien  faire  en  écrivant  cette  petite 
note.  Nous  avons  suivi  l'élan  qui  nous  y  a  "porté, 
comme  on  obéit  à  un  devoir.  Elle  sera  du  reste  ap- 
puyée et  signée  de  témoins  honorables.  Nous  n'avons 
cherché  qu'une  chose,  prouver  une  fois  de  plus  que  si 
(comme  nous  le  disions  en  commençant)  la  puissance 
de  Dieu  est  grande  et  sa  bonté  sans  limite,  la  foi  vive 
et  constante  de  ses  enfants  recevra  toujours  sa  récom- 
pense !  Gloire  et  merci  au  vénérable  père  Chanel,  lui 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  5ll 


si  humble,  si  ignoré  jusque-là!  que  son  nom  soit  connu 

de'sormais  et  invoqué  parmi  nous  ! 

«  Sœur  Eliade,  supérieure  du  Bon-Secours  ; 
Hélène  Verny  ;  E.  Fabre,  née  de  Fau- 
GiÈRE  ;  sœur  Gabrielle,  supérieure  de  la 
Miséricorde; Eugénie  Perdrigon; M.  Boyer 
Amblard. 

«  Je  soussigné,  curé  de  Notre-Dame,  certifie  que  la 
présente  relation  est  conforme  à  la  vérité. 

«  Dallet,  curé  (i).   » 

rV.  —  Guérison  d'un  jeune  homme  à  l'école  apostolique  de  Montluçon. 

(Institution  Saint-Joseph  de  Montluçon,  le  29  août  1884.) 

«  Mon  Révérend  Père, 

«  Je  vous  remercie  de  l'occasion  que  vous  me  four- 
nissez de  me  montrer  reconnaissant  envers  le  véné- 
rable P.  Chanel,  en  vous  racontant  la  faveur  qu'il  a 
accordée  à  l'un  de  nos  jeunes  apostoliques. 

«  Ce  petit  jeune  homme  fut  pris,  vers  la  fin  d'avril 
de  l'année  dernière,  d'une  fièvre  ardente  accompagnée 
de  délire,  d'hémorragie  nasale  et  de  douleurs  abdomi- 
nales, dans  lesquelles  le  docteur  de  la  maison  reconnut 


(ij  M'î«  Boyer  Amblard,  en  rédigeant  cette  note,  a  oublié 
d'ajouter  que  M^^*  Anna  Legay  fut  si  bien  guérie  qu'elle  n'eut 
plus  aucune  attaqne. 

Plusieurs  autres  personnes  se  sont  offertes  pour  signer  la  rela- 
tion de  la  guérison,  si  on  le  jugeait  utile. 


5  I  2  VIE    DU    BIENHEUREUX 


bientôt  les  symptômes  d'une  fièvre  typhoïde  des  plus 
violentes,  et  ordonna,  par  prudence,  l'isolemeut  du 
malade,  que  l'on  transporta  dans  une  maison  nouvel- 
lement acquise  au  haut  du  jardin.  Nous  étions  au  cin- 
quième jour  de  la  maladie  et  au  dimanche  de  Notre- 
Dame  des  G^râces  (29  avril)  ;  le  pouls  de  l'enfant 
marquait  120  pulsations  à  la  minute  et  le  délire  était 
continuel.  «  Docteur,  dis-je  à  notre  excellent  médecin 
«  en  l'accompagnant,  ne  pensez-vous  pas  qu'un  mal 
«  qui  s'annonce  si  violent  au  début,  puisse  aussi  avoir 
«  une  fin  rapide  ?  —  Une  fin  rapide,  oh  si,  mais  il  ne 
«  faut  pas  la  désirer,  car  une  fin  rapide,  en  pareil  cas, 
«  est  presque  toujours  malheureuse.  »  Sous  l'impres- 
sion de  cette  parole,  je  réunis  les  élèves  de  l'école  et 
les  engageai  à  commencer  une  neuvaine  à  la  sainte 
Vierge,  par  l'entremise  du  vénérable  P.  Chanel. 

((  Cependant  j'étais  dans  une  peine  extrême  ;  la 
difficulté  du  service  dans  un  appartement  éloigné  de 
la  maison,  l'appréhension  d'un  dénouement  fatal,  une 
telle  nouvelle  à  annoncer  à  la  famille,  tout  cela  m'en- 
levait la  force  et  l'énergie  et  je  passai  bien  tristement 
la  belle  fête  de  Notre-Dame  des  Grâces.  A  six  heures 
je  monte  chez  le  malade,  et  dis  à  la  sœur  de  garde 
qu'elle  peut  descendre  pour  assister  à  la  bénédiction 
du  Saint-Sacrement  et  au  souper,  et  prendre  un  peu 
de  distraction.  L'enfant  délirait  toujours,  et  venait 
même  de  se  fâcher,  parce  qu'on  n'avait  pas  l'air  de  se 
prêter  à  ses  demandes  extravagantes.  J'essaye  de  le 
calmer,  et,  lui  mettant  doucement  les  bras  dans  le  lit, 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  5l3 

je  lui  recommande  de  rester  bien  tranquille,  pour  me 
permettre  dédire  le  chapelet.  lime  leprometet  je  me  re- 
tire auprès  du  feu.  Là,  me  souvenant  que  nous  étions 
au  jour  anniversaire  de  l'approbation  de  notre  Société, 
je  me  sentis  vivement  pressé  de  profiter  des  dernières 
heures  de  la  fête  pour  conjurer  la  mère  des  Grâces  de 
nous  venir  en  aide,  et  pour  demander  au  vénérable  P. 
Chanel  et  à  notre  bien-aimé  fondateur  de  se  faire  nos 
intercesseurs  auprès  d'elle,  ajoutant  que  la  guérison 
du  malade  serait  pour  nous  un  grand  encouragement 
dans  nos  peines  et  difficultés,  et  une  preuve  non  équi- 
voque que  V œuvre  apostolique  était  une  œuvre  de  Dieu. 

«  Au  milieu  de  ces  pensées  j'avais  commencé  le 
chapelet,  et  en  étais  arrivé  à  la  fin  de  la  première 
dizaine.  Je  me  tourne  vers  le  lit,  le  malade  ne  bougeait 
pas.  A  la  seconde  dizaine,  même  immobilité.  Me  voilà 
à  la  fin  du  chapelet,  et  l'enfant  dort  du  sommeil  le 
plus  tranquille.  Encouragé  par  ce  premier  succès,  je 
récite  le  rosaire  en  entier,  non  sans  me  retourner 
quelquefois  ;  mais  le  calme  et  le  repos  sont  parfaits. 

«  A  huit  heures,  la  sœur  revenait  :  Ma  sœur, 
dis-je  en  ouvrant  la  porte,  le  malade  dort,  je  crois  qu'il 
est  guéri.  Elle  ne  pouvait  me  croire.  Nous  appro- 
chons du  lit  et  constatons  un  sommeil  profond  et  une 
respiration  très  régulière. 

«  Le  bon  docteur  avait  promis,  le  matin,  une 
seconde  visite  pour  dix  heures  du  soir.  Je  descends 
pour  l'attendre.  Dès  qu'il  arrive  :  «  M.  le  docteur, 
«  vous  serez  content  du  malade;  depuis  sept  heures 

32 


5 14  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  il  dort,  pas  de  délire,  pas  d'hémorragie.  »  Nous 
entrons  dans  la  chambre.  La  sœur,  triomphante,  salue 
par  ces  mots  ;  Cette  fàîs^  nous  le  tenons  ;  vofe\  plutôt^ 
M.  le  doctein\  Le  docteur  approche,  prend  le  bras  de 
l'enfant,  tâte  le  pouls  :  «  Mais^  c'est  incroyable^ 
s'écrie-t-il,  c'est  mej^veilleux,  pas  de  Jièvre.  Il  recom- 
mence l'épreuve  :  70  pulsations  à  la  minute,  le 
matin  il  y  en  avait  120.  La  peau  est  moite  et  tiède, 
quelques  heures  auparavant  elle  était  brûlante.  Quel- 
qu'un dit  alors  :  Voye^  donc  ce  sommeil  d'enfant  au 
berceau.  Et  en  effet,  malgré  le  bruit  qu'on  faisait, 
le  malade  de  tout  à  l'heure,  légèrement  penché  sur  le 
côté,  n'entendait  maintenant  rien  de  ce  qui  se  pasisait 
autour  de  lui,  profondément  occupé  qu'il  était  à  ré- 
parer les  cruelles  insomnies  des  nuits  et  des  journées 
précédentes.  Mais.,  qu' aue\-vous  donc  fait  pour  ame- 
ner ce  résultat  ?  interroge  le  docteur.  —  Rien  d'ex- 
traordinaire., M.  le  Docteur;  nous  avons  prié  et  fait 
prier  pour  le  malade^  et  c'est  à  la  prière  que  nous 
aimons  à  attribuer  le  mei^veilleux  changement  que 
vous  constate:^.  Il  ne  dit  rien  sur  le  moment;  mais  en 
se  retirant  il  me  fit  encore  la  même  question,  et,  à  la 
même  réponse,  il  ajouta  :  Contre  de  tels  moyens, 
mon  Père,  je  ne  puis  soutenir  la  concurrence ,  et  si 
demain  matin  les  choses  se  passent  comme  ce  soir,  votre 
petit  malade  sera  sur  pied  dans  quelques  jours. 

«  Le  lendemain  fit  voir  clairement  que  le  P.  Chanel 
s'était  occupé  de  nous  auprès  de  la  sainte  Vierge.  La 
nuit  fut  très  bonne,   l'enfant  ne  s'éveilla  qu'une  fois 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  5l5 

pour  demander  à  boire,  et  lorsque  le  digne  me'decin 
revint,  il  constata  encore  Tabsence  de  toute  fièvre,  et 
n'eut  à  prescrire  qu'un  re'gime  de  convalescence. 

«  Cette  convalescence  fut  pourtant  plus  longue  que 
nous  n'avions  pensé,  et,  bien  que  la  fièvre  n'ait  plus 
reparu  et  que  l'enfant  ait  pu  rester  levé  dans  sa  cham- 
bre, presque  dès  le  lendemain,  la  faiblesse  générale 
ne  disparut  qu'après  un  assez  long  repos.  Le  bon 
P.  Chanel  voulut  sans  doute  nous  montrer  par  là  de 
quel  état  grave  il  avait  tiré  son  petit  protégé  et  enlever 
à  tous  la  tentation  de  croire  que  la  maladie  n'avait  été 
qu'une  fièvre  accidentelle  et  passagère. 

«  Pour  moi,  qui  ai  pu  être  le  témoin  de  l'instanta- 
néité, pour  ainsi  dire,  avec  laquelle  ma  demande  a  été 
exaucée,  je  me  fais  un  devoir  de  conscience  d'attribuer 
cette  faveur  à  l'intercession  de  notre  vénérable  P.  Cha- 
nel que  j'ai  invoqué,  et  je  vous  remercie,  Mon  Révérend 
Père,  de  m'avoir  fourni  une  petite  occasion  de  lui  en 
témoigner  ma  reconnaissance,  en  vous  la  racontant. 
Puisse-t-elle  engager  d'autres  âmes  à  recourir  à  la  pro- 
tection du  premier  martyr  de  l'Océanie,  et  contribuer  à 
faire  glorifîerDieu  par  l'entremise  de  sonbon  serviteur! 

«  En  union  de  prières,  veuillez  me  croire,  Mon 
Révérend  Père, 

«  Votre  serviteur  et  confrère  profondément  respec- 
tueux et  dévoué.  «  M.  Roche,  S.  M.  »  (i) 


(i)  Cette  lettre,  adressée  au  P.  Nicolet,  e'tait  accompagne'e  de 
la  note  suivante  : 


5l6  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 


Depuis  la  publication  du  décret  sur  le  martyre, 
nous  avons  reçu  la  relation  de  plusieurs  guérisons 
opérées  par  l'intercession  du  serviteur  de  Dieu,  en 
Océanie,  en  Angleterre,  en  France  et  même  à  Rome. 
On  nous  annonce  aussi  d'autres  grâces  signalées.  En 
rendant  si  efficace  la  prière  adressée  au  premier  mar- 
tyr de  rOcéanie,  le  Seigneur  lui-même  semble  vouloir 
augmenter  notre  dévotion  et  notre  confiance  envers 
le  Bienheureux  Pierre- Louis-Marie  Chanel. 


«  J'ai  donné  ma  lettre  à  lire  à  notre  docteur,  le  priant  de 
vouloir  bien  m'aider  à  rectifier  ce  qu'il  croirait  inexact. 

«  Après  l'avoir  lue  tout  haut  :  //  n'y  a  rien  à  reprendre, 
m'a-t-il  dit,  votre  récit  est  parjaitement  exact. 

«  i"  septembre  1884. 

«  M.  Roche,  S.  M.  » 


Vf»  <■»  njip  <'  f^'xr»  <>  mpAy  <SlPS'^  <W*A'  *ij!S*J,lSu 


CHAPITRE   XX 


ACTES    ET    DECRETS    POUR    LA    BEATIFICATION 


'ous  avons  rapporté  ce  que  Mgr  Pompallier 
avait  fait  à  Futuna  en  1 842,  et  nous  avons 
parlé  de  la  chapelle  qui  fut  élevée  sur  le 
lieu  du  martyre. 

Dans  sa  première  visite  pastorale,  au  mois  de 
mai  1844,  Mgr  Bataillon  fit  fouiller  le  sable  de  la 
tombe,  et  y  trouva  quelques  pa?^ties  d'ossements  et  quel- 
que chose  comme  des  chairs  putréfiées  et  du  sang-  mêlés 
et  solidifiés  avec  le  sable.  «  Je  recueillis  précieusement 
le  tout,  nous  dit-il,  je  le  renfermai  dans  une  boîte  en 
bois,  que  je  scellai  et  déposai  dans  un  lieu  convenable. 
Je  replaçai  la  croix  sur  la  tombe,  et  l'on  continua  d'y 
pendre  des  fleurs  tous  les  dimanches,  (i)  » 

Gomme  le  Vicaire  Apostolique  ne  pouvait  prolon- 
ger son  séjour  à  Futuna,  il  chargea  le  P.  Servant  de 
réunir  les  principaux  habitants  de  l'île,  et  de  recueillir 
leur  témoignage  sur  les  circonstances  de  la  mort  du 
P.  Chanel.  Le  procès-verbal  qui  tut  rédigé  porte  la 
date  du  3  août  1845,  et  figure  parmi  les  documents 
déposés  à  la  S.  C.  des  Rites. 


(i)  Déposition  de  Mgr  Bataillon,  Rome,  8  avril  iSSj. 


5l8  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Au  mois  de  décembre  1847,  ^^ë^  Bataillon  voulut 
lui-même  interroger  les  néophytes  sur  le  même  sujet, 
et  trouva  leurs  dépositions  en  tout  conformes  aux 
précédentes. 

En  venant  faire  sa  visite  ad  limîna^  il  eut  la  pensée 
de  demander  l'introduction  de  la  cause  du  martyr  de 
Futuna.  Avant  de  déposer  officiellement  les  documents 
qu'il  avait  apportés,  il  voulut  en  connaître  la  valeur. 
Après  les  avoir  étudiés,  un  avocat  célèbre,  désigné  par 
le  cardinal  Barnabo,  préfet  de  la  S.  C.  de  la  Propa- 
gande, déclara  que  la  cause  était  excellente  et  qu'il  ne 
fallait  pas  hésiter  à  l'introduire. 

L'introduction  d'une  cause  de  béatification  ne  doit 
se  faire  qu'après  la  présentation  d'un  procès  fait  par 
l'Ordinaire,  sur  la  vie,  les  vertus,  la  réputation  de  sain- 
teté et  les  miracles,  et,  s'il  est  question  d'un  martyr, 
sur  le  mart3Te  et  la  cause  du  martyre  du  serviteur  de 
Dieu.  Le  Vicaire  Apostolique  de  l'Océanie  centrale  ne 
présentait  point  de  procès,  mais  des  documents  rédi- 
gés par  lui  ou  par  des  missionnaires.  Il  fallait  donc 
une  dispense  à  la  procédure  ordinaire.  Le  décret  du 
27  avril  1857,  permit  de  regarder  ces  documents 
comme  tenant  lieu  du  procès  informatif,  et  confia  la 
discussion  du  doute  sur  l'introduction  de  la  cause  à 
la  Congrégation  particulière  qui  s'occupait  des  mar- 
tyrs de  la  Corée,  de  la  Cochinchine,  du  Tonkin  et  de 
la  Chine. 

Le  cardinal  Barnabo,  au  nom  de  la  Propagande, 
adressa  une  lettre  magnifique  au  préfet  de  la  S.  C.  des 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  619 

Rites,  pour  demander,  à  son  tour,  l'introduction  de  la 
cause  de  béatification  du  P.  Chanel. 

Le  Promoteur  de  la  Foi  devait  donner  son  avis  par 
écrit.  Il  le  fit  en  ces  termes  :  «  Dans  le  cas  actuel, 
non  seulement  il  n'y  a  aucun  obstacle,  mais  les  preu- 
ves sont  si  pleines  et  si  concluantes  pour  la  cause  du 
martyre  et  le  martyre  lui-même,  que  si  elles  avaient 
été  présentées  dans  une  autre  forme  et  par  ordre  du 
Siège  Apostolique  ou  de  notre  Saint-Père  le  Pape, 
j'affirmerais  qu'elles  sont  suffisantes  pour  la  déclara- 
tion formelle  du  martyre  et  de  sa  cause.  » 

Réunie  le  17  septembre  1867,  la  S.  Congrégation 
prononça,  à  l'unanimité,  qu'il  y  avait  lieu  de  supplier 
le  Saint-Père  de  signer  l'introduction  de  la  cause  de 
béatification  de  Pierre-Louis-Marie  Chanel.  Le  Pape 
Pie  IX  la  signa  de  sa  propre  main,  le  24  septembre  de 
la  même  année,  21®  anniversaire  de  la  première  pro- 
fession des  vœux  religieux  dans  la  Société  de  Marie, 
profession  à  laquelle  avait  pris  part  le  bienheureux 
martyr.  Le  décret  qui  annonçait  cet  événement  à  la 
ville  de  Rome  et  à  l'univers,  fut  reçu  dans  la  Société 
de  Marie,  par  les  confrères  de  l'Europe  et  par  les 
missionnaires  de  l'Océanie,  avec  de  grands  transports 
de  joie,  de  bonheur  et  de  reconnaissance.  Nous  croyons 
devoir  reproduire  en  entier  ce  précieux  document. 

«  Le  Dieu  ineffable,  qui  est  riche  en  miséricorde^ 
poussé  par  l'amour  extrême  dont  il  nous  a  aimés,  et 
voulant  faire  éclater  dans.les  siècles  à  venir  les  riches- 


520  VIE    DU    BIENHEUREUX 

ses  siirabojtdantes  de  sa  grâce  par  la  bonté  qu'il  nous 
a  témoignée  en  Jésus-Christ  (Ephes.  ii,  4,  7),  a  donné 
à  notre  époque  de  voir  et  d'admirer  ce  que  nos  Pères 
avaient  depuis  si  longtemps  souhaité,  qu'il  n'y  eût  plus 
sur  la  terre  un  seul  point,  ou  une  région  si  éloignée, 
qui  n'eût  pas  entendu  l'annonce  de  la  bonne  nouvelle. 
En  effet,  les  ministres  de  la  parole  divine  se  sont  mon- 
trés les  ambassadeurs  de  Celui  qui  étend  sa  dominatioji 
d'une  mer  à  l'autre  et  du  fleuve  aux  confins  de  Vuni- 
vers  (Ps.,  Lxxi,  8),  et  ils  ont  fait  éclater  cette  ardeur 
et  ce  zèle  que  Jésus-Christ  excita  dans  ses  apôtres, 
lorsque,  au  moment  de  monter  à  son  Père,  il  déclara 
qu'ils  allaient  être  ses  témoins  à  Jétnisalem,  dans  toute 
la  Judée^  à   Samarie  et  jusqu'aux  extrémités  de  la 
terre  (Act.,  1,  8),  Perdue  aux  milieu  d'un  vaste  océan, 
séparée  des  autres  régions  par  un  espace  immense, 
ignorée  de  nos   pères,  couverte   trop   longtemps  des 
épaisses  ténèbres  de  l'erreur,  une  contrée  n'avait  pas 
été  instruite  par  les  envoyés  de   la  parole  divine    et 
n'avait  pas  été  arrosée  par   leur  sang.    Mais,   depuis 
quelques  années,  nous  avons  appris  que  Pierre-Louis- 
Marie  Chanel,  prêtre  mariste  et  provicaire  apostoli- 
que de  rOcéanie  occidentale,  après  avoir  entrepris  de 
grands  et  nombreux  travaux  pour  répandre  la  lumière 
de  l'Evangile  parmi  ces  nations  barbares,  avait  subi 
une  mort  cruelle  et  avait  été  immolé  par  ces  hommes 
farouches,  en  haine  de  la  foi  qu'il  leur  annonçait.  Les 
fruits  de  cette  mort,   supportée  avec  tant  de   force, 
furent  si  abondants  et  si  inespérés  que,  peu  de  temps 


PIERRE-LOUIS-MARIE   CHANEL  52  1 

après,  toute  l'île  de  Futunaoù  le  serviteur  de  Dieu  avait 
rendu  le  dernier  soupir,  d'elle-même,  de  plein  gré  et 
par  un  merveilleux  accord  des  esprits,  se  décida  à 
embrasser  la  foi  de  Jésus-Christ.  Ce  qu'il  y  eut  de 
vraiment  admirable,  c'est  que  les  meurtriers  eux-mê- 
mes et  les  auteurs  du  crime,  revenus  à  de  bons  senti- 
ments, expièrent  leur  faute  par  les  larmes  et  donnè- 
rent le  plus  noble  témoignage  à  la  sainteté  de  leur 
apôtre. 

«  C'est  pourquoi  le  Rme  Mgr  Bataillon,  Vicaire 
Apostolique  de  cette  contrée,  désirant  introduire  la 
cause  de  béatification  devant  la  S.  C.  des  Rites,  a  pré- 
senté d'humbles  prières  à  notre  S.  P.  le  Pape,  Pie  IX, 
pour  qu'il  daignât,  à  cause  des  circonstances  particu- 
lières où  se  trouve  cette  région,  confier  toute  l'affaire 
à  une  congrégation  spéciale  des  Rites  sacrés,  qui 
recevrait  par  écrit  l'avis  motivé  du  R.  Promoteur  de 
la  foi,  et  se  servirait  des  documents  authentiques 
apportés  par  le  même  Vicaire  Apostolique,  documents 
qui  tiendraient  lieu  du  procès  informatif.  Sa  Sainteté, 
le  27  avril  de  la  même  année,  a  bien  voulu  faire  droit 
à  cette  demande,  et  a  confié  l'examen  de  l'introduction 
de  la  cause  du  serviteur  de  Dieu,  Pierre-Louis-Ma- 
rie Chanel,  à  la  même  congrégation  particulière  qui 
avait  été  chargée  des  martyrs  de  la  Corée,  de  la  Cochin- 
chine,  du  Tonkin  et  de  la  Chine. 

«  Cette  congrégation  spéciale  s'étant  réunie  chez 
l'Eme  et  Rme  cardinal  Constantin  Patrizi,  évêque 
d'Albano  et  préfet  de  la  S.  C.  des  Rites,  le  jour  dési- 


52  2  VIE    DU    BIENHEUREUX 

gné  ci-dessous,  a  d'abord  examiné  et  pesé  les  docu- 
ments en  question  ;  puis,  sur  l'avis  favorable  du  R.  P. 
André-Marie  Frattini,  promoteur  de  la  foi,  qui  a  aussi 
exposé  de  vive  voix  son  opinion,  elle  a  proposé  le 
doute  suivant  :  Faut-il  signer  la  commission  de  l'in- 
troduction de  la  cause  du  susdit  serviteur  de  Dieu, 
dans  le  cas  en  question  et  pour  l'effet  dont  il  s'agit?  — 
0«/,  il  faut  la  signer^  si  le  Très  Saint  Père  veut  bien 
l'agréer,  a  répondu  la  S.  C.  le  17  septembre  iSôy. 

«  Le  secrétaire  soussigné  a  fait  une  relation  exacte 
de  tout  ceci  à  notre  Très  Saint  Père.  Sa  Sainteté  a 
ratifié  le  sentiment  de  la  congrégation  particulière,  et 
a  daigné  signer  de  sa  propre  main  la  dite  commission 
de  l'introduction  de  la  cause.  Le  24  du  même  mois  et 
de  la  même  année. 

C.  évêque  d'Albano^  card.  Patrizi, 
Place  du  sceau.  Préfet  de  la  S.  C.  des  Rites, 

H.  Capalti,  secret,  de  la  S.  C.  des  Rites,  » 

La  Société  de  Marie,  tout  heureuse  d'avoir  reçu  ce 
décret,  voulait  s'en  tenir  là.  Mais,  en  faisant  ses  visites 
de  remerciement,  le  P.  Nicolet,  postulateur  de  la 
cause,  désira  connaître  la  pensée  des  Em.  Cardinaux 
et  du  Promoteur  de  la  foi.  Il  reçut  l'assurance  que  la 
cause  du  P.  Chanel  était  excellente.  Mgr  Frattini,  pro- 
moteur de  la  foi,  ne  craignit  pas  de  dire  :  C'est  une 
de  nos  meilleures  causes  ;  Je  vous  en  prie.,  poursuive:{-- 
la  ;    le  Pape  le    désire.   —  Puis-je  rapporter  vos 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  023 

paroles  à  Mgî^  Bataillon  et  à  Jiotre  T.  R.  P.  supérieur 
génêi'al?  —  O///,  vous  le  pou7^e\,  et p^^esse^-les  d'aller 
plus  loin. 

Ces  appréciations  furent  transmises  fidèlement  et 
elles  produisirent  une  grande  joie;  aussi,  dès  ce  mo- 
ment, toutes  les  hésitations  étaient  vaincues  et  la  cause 
allait  suivre  son  cours. 

Le  22  avril  i858,  un  décret  accordait  les  facultés 
nécessaires  pour  faire,  au  nom  du  Souverain  Pontife, 
le  procès  sur  le  martyre  et  la  cause  du  martyre,  sur 
les  signes  ou  les  miracles,  sur  le  non-culte  et  sur  la 
recherche  des  écrits.  Les  lettres  appelées  rémissoriales, 
en  date  du  17  juillet  i858,  faisaient  connaître  tous 
les  pouvoirs  accordés  et  toutes  les  dispenses  obtenues. 

Dès  qu'il  le  put,  Mgr  Bataillon  constitua  le  tribunal 
pour  les  procès  demandés.  Les  missionnaires  désignés 
mirent  un  si  grand  zèle  à  bien  s'acquitter  de  leur 
devoir,  que  le  Promoteur  de  la  foi  a  été  obligé  d'avouer 
qu'à  la  manière  dont  le  procès  a  été  fait,  on  ne  dirait 
pas  qu'il  a  été  rédigé  dans  l'Océanie  occidentale^  mais 
dans  l'une  de  nos  contrées. 

Commencé  le  18  juillet  1869,  le  procès  apostolique 
fut  clos  et  scellé  le  i5  octobre  1861.  Le  pli  qui  le  ren- 
fermait était  accompagné  de  trois  lettres,  l'une  de 
Mgr  Bataillon  et  une  autre  lettre  du  P.  Ducrettet, 
l'un  des  juges  délégués,  au  cardinal  préfet  de  la  S.  G. 
des  Rites,  et  enfin  celle  du  P.  Dezest  au  Promo- 
teur de  la  foi. 

Le  pli  en  question,    scellé  du   sceau  de   l'évêque 


524  VIE    DU    BIENHEUREUX 

d'Enos  fut  porté  à  Rome  et  déposé  à  la  S.  C.  des 
Rites.  Il  fut  ouvert  le  8  janvier  i863,  selon  les  forma- 
lités d'usage,  et  on  en  fit  une  copie  officielle  qui  fut 
reconnue  conforme  à  l'original.  Mais,  par  suite  de 
diverses  circonstances,  on  s'en  tint  là  et  la  cause  resta 
forcément  stationnaire. 

Lorsque,  le  28  février  1878,  le  Pape  Pie  IX  eut 
approuvé  définitivement  les  constitutions  de  la  Société 
de  Marie,  le  chapitre  qui  se  tint  au  mois  d'août  de  la 
même  année,  nomma  pour  procureur  à  Rome,  le  R. 
P.  Forestier,  avec  la  mission  de  faire  les  démarches 
nécessaires  pour  poursuivre  la  cause  du  P.  Chanel. 

Le  premier  doute  à  résoudre  était  celui-ci  :  Le  pro- 
cès rédigé  par  autorité  apostolique  est-il  valide  ?  Afin 
d'aller  plus  vite,  le  postulateur  avait  obtenu,  par  le 
décret  du  28  janvier  1875  que  l'on  discuterait  en  même 
temps  et  sans  l'intervention  des  consulteurs,  le  doute 
suivant  :  A-t-on  obéi  aux  décrets  dupape  Urbain  VIII 
sur  le  non-culte  ? 

Comme  le  corps  du  vénérable  serviteur  de  Dieu 
avait  été  transporté  à  Lyon,  ainsi  que  nous  l'ayons 
raconté,  le  Promoteur  de  la  foi  jugea  à  propos  de 
demander  un  procès  additionnel  pour  en  faire  la 
reconnaissance,  constater  qu'on  ne  lui  rend  aucun 
culte  et  recueillir  les  écrits.  Le  décret  du  28  jan- 
vier 1875  fit  droit  à  sa  requête.  Une  lettre  du  cardinal 
préfet  de  la  S.  C.  des  Rites  à  l'archevêque  de  Lyon, 
en  date  du  5  avril  suivant,  indiquait  toute  la  procédure 
à  suivre. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  525 

En  vertu  des  pouvoirs  qu'il  avait  reçus,  l'arche- 
vêque, le  i8  octobre  iSyôjdéputapour  jugeM.  Gouthe- 
Soulard,  vicaire  ge'néral  ;  pour  assesseurs,  M.  Cher- 
vet,  chanoine,  et  M.  Lebas,  supérieur  du  grand 
séminaire  ;  pour  sous-promoteur,  M.  Deville,  doc- 
teur en  théologie  et  en  l'un  et  l'autre  droit  ;  et  pour 
notaire,  M.  Durieux,  chancelier  de  l'archevêché. 

La  séance,  d'abord  indiquée  pour  le  5  novembre,  ne 
put  avoir  lieu  que  le  29  du  même  mois.  Les  instruc- 
tions reçues  de  Rome  furent  suivies  à  la  lettre.  Le 
corps  du  martyr,  après  avoir  été  reconnu  par  M.  Gi- 
gnoux  et  M.  Ravinet,  médecins,  fut  renfermé  dans 
une  châsse,  fermée  et  scellée  de  manière  que  per- 
sonne ne  pût  l'ouvrir,  et  ensuite  déposé  dans  un  lieu 
convenable,  mais  sans  aucun  signe  de  culte,  comme  le 
veulent  les  décrets  d'Urbain  VIIL 

Ce  procès  fut  porté  à  Rome  et  Joint  aux  précédents. 
Dans  sa  réunion  ordinaire  du  27  mai  1876,  la  S.  G. 
prononça  que  les  différents  procès  dont  il  a  été  parlé 
avaient  été  bien  faits  et  devaient  être  admis,  qu'on 
n'avait  rendu  au  serviteur  de  Dieu  aucun  culte  dé- 
fendu. 

Le  postulateur  avait  demandé  que  les  documents 
déposés  au  moment  de  l'introduction  de  la  cause 
pussent  être  cités  et  faire  foi  comme  les  procès  aposto- 
liques. C'était  solliciter  une  grande  faveur.  Sur  l'avis 
des  Em.  Cardinaux,  le  Saint-Père  daigna  l'accorder, 
le  i®""  juin  1876,  en  confirmant  le  décret  de  la  S.  G. 
Le  même  jour,  par  un  autre  décret,   le  Souverain 


526  VIE    DU    BIENHEUREUX 

Pontife  voulut  bien  dispenser  du  procès  sur  la  re'pu- 
tation  de  sainteté,  dispense  que  l'on  a  coutume  d'ac- 
corder pour  les  causes  des  martyrs. 

Restait  le  décret  sur  les  e'crits.  Un  théologien,  suivant 
l'usage,  avait  été  chargé  de  les  reviser  et  de  faire  son 
rapport.  Nous  avons  cité  son  appréciation  si  favorable 
sur  le  journal  et  sur  les  autres  écrits.  Aussi  le  dé- 
cret déclarant  que  rien  dans  les  écrits  ne  s'oppose  à  la 
cause,  a-t-il  été  rendu  le  12  mai  1877, 

Le  9  du  même  mois,  un  rescrit  avait  permis  de  dis- 
cuter, avant  les  5o  ans  fixés  par  les  décrets  d'Urbain 
VIII,  le  martyre  et  la  cause  du  martyre. 

Ces  différentes  questions  ne  sont  pour  ainsi  dire 
que  des  préliminaires.  La  discussion  principale  sur 
le  martyre  et  la  cause  du  martyre  doit  avoir  lieu  dans 
trois  congrégations,  Vuviq  nomiTiée  anté-préparatoi7^e, 
l'autre  préparatoire  et  la  troisième  générale.  Cette 
dernière  se  tient  devant  le  Souverain  Pontife.  Il  faut 
pareillement  examiner  dans  trois  Congrégations  les 
signes  ou  les  miracles  qui  ont  suivi  la  mort  du  servi- 
teur de  Dieu.  Mais  comme  le  décret  du  22  avril  i858 
avait  autorisé  l'union  des  procès  sur  le  martyre  et  les 
signes  ou  miracles,  le  Saint-Père,  par  une  faveur  spé- 
ciale, le  12  août  1878,  a  permis  de  les  discuter  en 
même  temps. 

La  congrégation  anté-préparatoire  eut  lieu  le  2 1  juin 
1 88 1 ,  jour  où  l'Eglise  honore  saint  Louis  de  Gonzague, 
ce  patron  que  le  P.  Chanel  s'était  choisi  au  moment 
de  la  Confirmation,  hd.  préparatoire  s'est   tenue,  le 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  527 

23  février  1886,  fête  de  la  Prière  de  Notre-Seigneur 
au  jardin  des  Olives.  Le  très  Saint-Père  a  daigné  pré- 
sider la  Congrégation  géiiérale,  le  21  août  1888,  et 
le  25  novembre  de  la  même  année,  en  la  fête  de  sainte 
Catherine,  vierge  et  martyre,  il  a  publié  le  décret 
suivant  : 

«  Il  était  dans  les  desseins  de  la  sagesse  divine  que 
la  vérité  de  la  religion  chrétienne  s'affermît  et  se  déve- 
loppât dès  l'origine  par  le  sang  d'innombrables  mar- 
tyrs. Elle  devait  croître  de  même  par  l'effusion  de  leur 
sang  dans  la  suite  des  âges,  et  présenter  en  tous  lieux 
aux  disciples  du  Christ,  un  exemple  visible  et  capable 
d'enflammer  leur  amour  pour  la  foi. 

«  Au  nombre  de  ces  héros  il  faut  compter  le  véné- 
rable Pierre-Louis-Marie  Chanel.  Né  en  la  3^  année 
de  ce  siècle,  le  12®  Jour  de  juillet,  dans  le  village  de 
Cuet,  au  diocèse  de  Belley,  il  fît  pressentir  dès  l'en- 
fance, par  l'innocence  de  ses  mœurs,  par  sa  douceur 
et  son  amour  de  la  religion,  quel  défenseur  et  quel 
propagateur  aurait  en  lui  la  vérité  catholique.  Initié 
aux  saints  ordres  sur  l'appel  de  Dieu,  ses  vertus  bril- 
lèrent encore  avec  plus  d'éclat,  et  lui  méritèrent  d'être 
choisi  par  son  évêque  pour  des  charges  importantes. 

«  Mais  Dieu  avait  sur  lui  de  plus  hauts  desseins. 
Lorsqu'il  eut  pris  rang  dans  la  Société  deMarie,  à  qui 
le  Siège  Apostolique  venait  de  confier  les  missions  de 
rOcéanie  occidentale,  il  quitta  les  rivages  de  France, 
et  aborda,  en  1837,  à  l'île  de  Futuna.  Là,  les  mission- 
naires qui   l'avaient  accompagné  se  séparèrent  de  lui 


528  VIE    DU    BIENHEUREUX 

pour  se  rendre  en  divers  lieux  de  ces  régions,  et  il 
demeura  seul  avec  un  frère  laïque.  Le  roi  du  pays  l'ac- 
cueillit d'abord  avec  bienveillance,  et  le  fit  habiter 
auprès  de  lui  pendant  deux  ans.  Dès  que  l'homme  de 
Dieu  connut  suffisamment  la  langue  et  put  converser 
avec  lui,  il  s'appliqua  avec  persévérance  à  le  convertir 
à  la  foi.  Mais  le  roi  était  en  même  temps  le  prêtre  de 
son  peuple.  Lorsqu'il  vit,  à  la  prédication  de  Pierre- 
Louis,  plusieurs  de  ses  sujets  embrasser  la  religion 
chrétienne,  son  affection  se  changea  en  haine.  C'est 
pourquoi  il  s'éloigna  du  vénérable  prêtre  et  transporta 
sa  demeure  dans  une  autre  bourgade;  dès  lors  il  lui 
refusa  tout  aliment  et  tout  secours.  L'ouvrier  de 
l'Evangile  ne  se  décourage  point,  il  prépare  sa  nourri- 
ture en  cultivant  la  terre  à  la  sueur  de  son  front.  Mais 
ces  barbares,  ennemis  du  nom  chrétien,  livrent  tout 
au  pillage.  Cependant,  les  haines  s'enflammaient  de 
plus  en  plus,  à  mesure  que  la  prédication  de  la  parole 
de  Dieu  multipliait  de  jour  en  jour  le  nombre  des 
croyants,  qui  comptaient  dans  leurs  rangs  le  fils 
même  du  roi.  Un  conseil  fut  donc  tenu  dans  le  but 
d'exterminer  la  religion  avec  le  vénérable  prêtre  ;  par 
l'ordre  du  roi,  ses  satellites  furieux  cherchèrent,  de 
préférence  à  tous  les  autres,  l'homme  de  Dieu  pour  le 
massacrer.  L'ayant  trouvé  seul  dans  sa  demeure,  ils  le 
meurtrissent  affreusement  à  coups  de  casse-tête,  ren- 
versent le  blessé  d'un  coup  de  lance,  et  enfin  lui  fen- 
dent le  crâne  d'un  coup  de  hache  qui  pénètre  jusqu'au 
cerveau.  Ainsi  cette  hostie,  très  agréable  à  Dieu,  a  été 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  629 

immolée  comme  on  immolait  les  victimes  ;  ainsi  le 
bon  pasteur  a  reçu  la  mort  pour  son  troupeau  dans 
la  joie  de  son  cœur,  comme  un  bien  longtemps  désiré, 
le  28  avril  de  l'année  1841. 

Peu  après,  la  mort  horrible  du  roi,  de  son  frère  et 
de  quelques-uns  des  persécuteurs  parut  à  tous  le  châ- 
timent providentiel  de  leur  crime.  Les  autres  insu- 
laires, même  ceux  qui  en  furent  les  fauteurs  et  les 
auteurs,  embrassèrent  la  foi  et  rendirent  un  éclatant 
témoignage  du  martyr;  et  par  ce  fait  merveilleux  fut 
confirmée  une  fois  de  plus  cette  vérité,  que  le  sang 
des  martyrs  est  une  semence  de  chrétiens.  D'autres 
signes  célestes  n'ont  point  manqué  pour  prouver  la 
gloire  du  martyre.  Le  préfet  apostolique  de  Futuna 
rédigea  avec  soin  le  procès-verbal  de  tous  ces  événe- 
ments. Cette  pièce  fut  apportée  à  Rome  ;  on  y  joignit 
les  autres  documents  authentiques  envoyés  par  le 
Vicaire  Apostoliquede  l'Océanie,  lesquels  onttenulieu 
de  procès  informatif,  et  le  pape  Pie  IX,  de  très  illustre 
mémoire,  sur  l'avis  de  la  Congrégation  spéciale  des 
Rites  qu'il  avait  établie  à  ce  dessein,  signa  la  com- 
mission de  l'introduction  de  la  cause  le  24  septembre 
1857. 

«  On  fit  ensuite  les  procès  apostoliques,  et  lorsque 
les  questions  de  moindre  importance  eurent  été  réso- 
lues selon  l'ordre  établi,  notre  Très  Saint-Père,  le  pape 
Léon  XIII,  permit  que  la  question  du  martyre  et  de 
la  cause  du  martyre  fût  proposée  en  même  temps 
que  le  doute  sur  les  signes  ou  miracles.  Sur  chacun 

33 


53o  VIE    DU    BIENHEUREUX 

de  ces  points,  suivant  la  règle  d'un  tribunal  sévère, 
un  examen  eut  lieu,  d'abord  dans  une  Congrégation 
anté-préparatoire,  sous  la  présidence  du  cardinal, 
d'illustre  mémoire,  Dominique  Bartolini,  préfet  de  la 
Sacrée  Congrégation  des  Rites  et  rapporteur  de  la 
cause,  le  1 1  des  calendes  de  juillet  1881  ;  ensuite,  dans 
une  Congrégation  préparatoire,  tenue  selon  l'usage 
dans  le  palais  apostoliquedu  Vatican,  le  7  des  calendes 
de  mars  1886;  et  en  troisième  lieu,  dans  la  Congré- 
gation générale,  en  présence  de  Sa  Sainteté  le  pape 
Léon  XIII,  au  palais  du  Vatican,  le  12  des  calendes 
de  septembre  dernier.  Dans  cette  dernière  Congréga- 
tion, le  Rme  cardinal  Ange  Bianchi,  préfet  de  la 
Sacrée  Congrégation  des  Rites  et  rapporteur  de  la 
cause  après  la  mort  du  cardinal  Bartolini  d'illustre 
mémoire,  proposa  le  doute  :  S'il  conste  du  martyre, 
de  la  cause  du  martyre,  ainsi  que  des  signes  ou  mi- 
racles, dans  le  cas  et  à  l'effet  dont  il  s'agit  ? 

«  Les  révérendissimes  Cardinaux  et  les  Pères  con- 
sulteurs  donnèrent  leur  avis.  Après  l'avoir  entendu,  le 
Très  Saint-Père  ajourna  son  jugement  suprême  jus- 
qu'à ce  que,  suivant  l'usage,  il  eût,  pendant  quelque 
temps  encore,  invoqué  le  Dieu  tout-puissant. 

Or,  aujourd'hui  dimanche,  le  dernier  après  la  Pen- 
tecôte, où  l'on  honore,  en  cette  année,  la  mémoire  de 
la  glorieuse  vierge  et  martyre  Catherine,  après  la  cé- 
lébration du  saint  sacrifice,  assis  sur  son  trône,  dans  le 
palais  du  Vatican,  en  présence  du  Rme  cardinal  Ange 
Bianchi,  préfet  de  la  Sacrée  Congrégation  des  Rites  et 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  b3l 

rapporteur  de  la  cause  ;  du  R.  P.  Augustin  Caprara, 
promoteur  de  la  foi,  et  du  secrétaire  soussigné',  le  Très 
Saint-Père  a  décre'té  : 

(f  //  conste  du  martjre  et  de  la  cause  du  martyre  du 
ve'fiérable  serviteur  de  Dieu  Pierre-Louis-Marie  Cha- 
nel, martyre  que  Dieu  a  illustré  et  confirmé  par  plu- 
sieurs signes  ou  miracles. 

Et  a  ordonné  que  ce  décret  devînt  de  droit  public,  et 
fût  consigné  dans  les  actes  de  la  Sacrée  Congrégation 
des  Rites,  le  7  des  calendes  de  décembre  1888. 

A.  cardinal  Bianchi,  préfet  de  la  S.  C.  des  Rites. 
Laurent  Salvati,  secrétaire  de  la  S.  C.  des  Rites. 

Le  beau  jour  de  l'Ascension,  3o  mai  1889,  Sa  Sain- 
teté Léon  XIII  a  publié  le  dernier  décret,  dont  voici 
la  traduction  : 

«  Les  grandes  merveilles  produites  en  tout  temps 
par  ce  feu  que  Jésus-Christ  est  venu  jeter  sur  la  terre 
pour  qu  il  y  fût  embrasé,  Dieu,  dans  saprovidence  inef- 
fable, a  daigné  les  renouveler  en  ce  siècle  mauvais, 
principalement  dans  ces  athlètes  qui,  brûlant  du  ^ele 
de  sa  gloire,  se  sont  dévoués  à  répandre  par  toute  la 
terre  la  connaissance  de  la  vérité  évangélique.  Parmi 
eux  brille  d'un  éclat  particulier  le  vénérable  serviteur 
de  Dieu  Pierre-Louis-Marie  Chanel,  qui,  embrasé 
d'une  charité  séraphique,  entreprit  d'annoncer  la  voie 
nouvelle  et  vivante  que  Jésus-Christ  nous  a  ouverte., 
aux  peuples  des  régions  extrêmes  de  TOcéanie,  assis 
dans  les  ténèbres  et  à  Vombre  de  la  mort. 


552  VIE    DU    BIENHEUREUX 

«  En  l'année  iSSy,  abordant  des  rivages  de  la  France 
à  l'île  de  Futuna,  il  instruisit  d'une  manière  admirable 
les  habitants  de  ce  pays  par  la  sainteté  de  sa  vie  et  par 
ses  prédications  ;  il  supporta  jusqu'à  la  mort  les  fa- 
tigues accablantes,  la  faim,  les  mépris,  avec  un  cœur 
toujours  joyeux,  rendant  à  ses  persécuteurs  eux-mêmes 
le  bien  pour  le  mal.  C'est  pourquoi  Dieu,  qui  avait 
admis  son  serviteur  au  nombre  des  premiers  hérauts 
de  l'Evangile  chargés  de  porter  le  nom  chrétien  à  ces 
nations  les  plus  éloignées  de  tout  l'univers,  daigna  lui 
faire  l'insigne  faveur  d'arroser  de  son  sang  ces  mêmes 
plages  et  d'être  le  premier  martyr  de  l'Océanie.  De 
plus,  ce  même  Dieu  a  confirmé  par  des  miracles  et 
des  prodiges  très  nombreux,  ce  témoignage  illustre 
donné  à  la  foi.  Ces  miracles,  ainsi  que  le  martyre  et  la 
cause  du  martyre,  ayant  été  examinés  avec  grand  soin, 
selon  l'usage,  dans  trois  réunions  de  la  Sacrée  Con- 
grégation des  Rites,  Notre  Saint-Père,  le  pape 
Léon  XIII,  a  déclaré  par  son  autorité  suprême,  le 
25  novembre  de  l'année  écoulée,  que  tous  ces  faits 
étaient  juridiquement  établis.  Il  restait  encore  un  doute 
à  discuter,  savoir,  si  ce  vénérable  serviteur  de  Dieu 
pouvait  être  sûrement  compté  au  nombre  des  bien- 
heureux. 

«  Ce  doute  fut  proposé  en  présence  du  Très  Saint 
Père,  le  pape  Léon  XIII,  dans  une  assemblée  de  la 
Sacrée  Congrégation  des  Rites,  le  12  mars  de  l'année 
courante  ;  tous  les  membres  qui  la  composaient,  tant 
les  Révérendissimes   Cardinaux  que  les    Pères  con- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  533 

sulteurs,   émirent    à    Tunanimité  un  vote  favorable. 

«  Cependant  le  Très  Saint  Père  pensa  qu'il  fallait 
redoubler  de  prières,  afin  qu'il  obtînt  un  secours  plus 
grand  du  Père  des  lumières  dans  cette  si  grave  affaire. 

«  Enfin,  en  ce  jour  solennel  où  le  Roi  de  gloire  est 
monté  triompliûfit  par-dessus  tous  les  cieux^  Sa  Sain- 
teté voulant  exaucer  les  vœux  très  ardents  de  la 
Société  des  Maristes,  après  avoir  célébré  les  saints 
mystères  dans  sa  chapelle  particulière,  s'est  rendue 
dans  la  salle  du  trône,  et,  en  présence  des  révérendis- 
simes  cardinaux  Charles  Laurenzi,  Préfet  de  la  Sacrée 
Congrégation  des  Rites,  et  Ange  Blanchi,  rapporteur 
de  la  cause,  et  aussi  du  R.  P.  Augustin  Caprara,  pro- 
moteur de  la  foi,  et  de  moi  secrétaire  soussigné,  a  ô.é~ 
ciâié  (\\i  on.  pommait  sûrement  procéder  à  la  solemielle 
Béatification  du  vénérable  serpiieur  de  Dieu  Pierre- 
Marie  Chanel. 

«  Et  il  a  ordonné  que  ce  décret  fût  considéré  comme 
un  acte  du  droit  public,  et  inscrit  dans  les  archives 
de  la  Sacrée  Congrégation  des  Rites,  le  3^  des  calendes 
de  juin  1889. 

C,  Card.  Laurenzi,  Préfet  de  la  S.  C.  des  Rites, 

Vincent  Nussi,  Secret,  de  la  même  Coiigré galion. 

Enfin,  le  dimanche  17  novembre  1889,  le  Très 
Saint  Père  a  voulu  décerner  les  honneurs  de  la  béati- 
fication au  glorieux  martyr  de  Futuna. 

La  vaste  salle  au-dessus  du  portique  de  la  basilique 
de  Saint-Pierre  était  magnifiquement  décorée  pour  la 


5.34  VIE    DU    BIENHEUREUX 

circonstance;  des  milliers  de  cierges  allumés  lui  don- 
naient un  aspect  qui  saisissait  l'âme  d'un  saint  trans- 
port. Au  moment  marqué,  le  postulateur  de  la  cause 
s'avance  vers  le  Cardinal  préfet,  lui  présente  le  bref 
de  béatification,  et  en  demande  la  publication.  La 
lecture  de  ce  document  est  écoutée  dans  un  religieux 
silence.  En  voici  la  traduction  : 

LÉON    XIII,   PAPE 
Pour  le  perpétuel  Souvenir. 

La  religion  chrétienne,  dès  son  origine,  a  grandi  et  s'est  af- 
fermie par  le  sang  d'innombrables  martyrs  ;  de  même,  dans  la 
suite  des  âges,  par  une  disposition  de  la  divine  sagesse,  elle 
a  continué  de  croître  par  la  vertu  de  ce  même  sang  dont  elle  a 
été  arrosée,  et  sa  vérité  divine,  brillant  toujours  d'un  nouvel 
éclat,  a  frappé  les  yeux  de  tous  les  hommes  et  a  porté  les  disci- 
ples de  Jésus-Christ  à  l'embrasser  avec  plus  de  fermeté  et  à  la 
garder  avec  plus  d'amour. 

La  doctrine  chrétienne  a  surtout  été  confirmée  par  ceux  qui 
ont  généreusement  souffert  la  mort  pour  confesser  la  parole 
divine  qu'ils  avaient  annoncée  et  qui  ont  ainsi  arrosé  de  leur 
propre  sang  l'arbre  qu'ils  avaient  planté  au  milieu  des  prédica- 
tions et  des  sueurs  de  l'apostolat.  La  longue  histoire  des  siècles 
et  la  merveilleuse  conversion  de  presque  tout  l'univers  à  la  foi 
chrétienne  le  démontre  surabondamment. 

Pour  que  notre  siècle  n'eût  rien  à  envier  aux  âges  précédents, 
la  divine  Providence  a  réservé  à  nos  jours  de  voir,  dans  ces 
dernières  années,  la  lumière  évangélique  briller,  sur  les  plages 
les  plus  éloignées  de  l'Océanie,  aux  regards  des  hommes  sépa- 
rés du  reste  du  monde,  grâce  à  ces  messagers  qui,  marchant  sur 
les  traces  des  anciens  apôtres,  désiraient  confirmer,  même  dans 
leur  sang,   la  doctrine  de  Jésus-Christ  qu'ils  avaient  propagée. 

Ce  vœu  si  noble  fut  celui  du  Vénérable  Pierre-Louis-Marie 
Chanel,  qui  trouve  sa  place  parmi  ces  héros  les  plus  illustres. 
Sa  vie,  en  effet,  fut  un  modèle  et  sa  mort  un  honneur  pour  le 
nom  chrétien. 

11  naquit  dans  un  village  du  diocèse  de  Belley,  appelé  Guet, 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  535 

le  12  juillet  i8o3,  et,  dès  son  enfance,  par  l'innocence  de  sa  vie, 
il  se  montra  tel  qu'on  le  vit  plus  tard  à  sa  mort. 

Pour  répondre  à  l'appel  de  Dieu,  il  reçut  les  saints  ordres,  et 
par  son  zèle  de  la  foi,  son  esprit  de  pie'té,  la  modestie  de  son 
cœur,  la  suavité  de  ses  mœurs,  sa  charité  envers  les  pauvres  et 
ses  autres  belles  qualités,  il  donna  lui-même  aux  autres  minis- 
tres de  l'Eglise  l'exemple  de  toutes  les  vertus.  Aussi,  ceux  qui 
vécurent  habituellement  avec  lui  ne  trouvèrent  absolument  rien 
à  reprendre  dans  sa  personne,  et  l'évêque  de  Belley  manifesta 
par  des  signes  non  douteux  combien  il  l'estimait.  Il  lui  confia 
d'abord  le  ministère  paroissial  et  ensuite  la  direction  d'un  petit 
séminaire.  Dans  tous  ces  offices,  comme  le  Prélat  l'a  solennel- 
lement attesté,  il  se  concilia  l'affection  de  tous  et  se  montra 
constamment  le  modèle  accompli  des  vertus  dont  un  prêtre 
doit  être  orné. 

Mais  Dieu  l'appelait  à  de  plus  grandes  choses.  A  l'âge  de 
trente-trois  ans,  il  s'enrôla  dans  la  Société  des  Maristes,  qui 
venait  de  recevoir  du  Saint-Siège  les  missions  de  l'Océanie 
occidentale.  Il  dit  adieu  à  tout  et,  sans  se  laisser  retenir  par  sa 
piété  filiale  envers  sa  mère  et  son  amour  de  la  patrie,  avec  une 
ardeur  et  une  joie  extraordinaires,  il  quitta  la  France  pour  aller 
sur  ces  plages  lointaines.  11  avait  reçu  de  Mgr  Pompallier  le 
titre  et  la  dignité  de  vicaire  général. 

Après  une  navigation  de  dix  mois,  il  aborda,  en  1837,  à  l'ile 
de  Futuna,  dans  la  Polynésie.  Les  missionnaires,  ses  confrères, 
se  dispersèrent  dans  d'autres  îles  de  la  même  région,  et  lui  de- 
meura seul  avec  un  frère  laïque.  Il  se  livra  tout  entier  à  l'étude 
de  la  langue  et  se  consolait  du  repos  que  lui  donnait  ce  travail 
ingrat  en  parcourant  l'île  dans  tous  les  sens  pour  chercher  les 
enfants  en  danger  de  mort, et  les  envoyer  au  ciel  après  les  avoir 
purifiés  dans  les  eaux  du  baptême. 

Dès  qu'il  put  parler  la  langue  de  Futuna,  il  s'appliqua  con- 
stamment à  convertir  à  la  foi  de  Jésus-Christ  le  roi  du  pays 
qui  lui  donnait  depuis  deux  ans  une  bienveillante  hospitalité. 
Mais  ce  roi  était  en  même  temps  le  grand  prêtre  de  son  peuple 
et  il  tenait  son  pouvoir  suprême  de  sa  dignité  sacerdotale. 
Voyant  les  croyances  superstitieuses  ébranlées  el  menacées  de 
disparaître  par  les  prédications  de  Pierre-Louis,  désirant  gar- 
der son  autorité  sans  lavoir  s'amoindrir,  il  tourne  son  affection 
d'abord  en  soupçon,  puis  en  haine.  C'est  pourquoi  il  se  sépare 


536  VIE    DU    BIENHEUREUX 

du  serviteur  de  Dieu  en  transportant  son  domicile  dans  un  autre 
village,  et  le  prive  des  aliments  et  de  tout  secours.  L'ouvrier 
e'vangélique  ne  s'en  émeut  pas  et  prépare  sa  nourriture  en  culti- 
vant la  terre  à  la  sueur  de  son  front.  Mais  ces  barbares,  enne- 
mis du  nom  chrétien,  livrent  tout  au  pillage,  dans  l'intention 
de   le  faire  mourir  de  faim  ou   de  le  forcer  à  prendre  la  fuite. 

Ce  qu'il  eut  à  souffrir  dans  ce  temps,  la  joie  du  cœur  qu'il 
montra  et  la  force  d'âme  qu'il  sut  déployer  dans  l'exercice  d'un 
ministère  que  les  circonstances  rendaient  si  difficile,  nous  le 
savons  par  le  témoignage  des  étrangers  ou  des  indigènes  qui 
habitaient  alors  l'île  de  Futuna  ;  nous  le  savons  surtout  par 
l'unique  compagnon  de  ses  travaux,  qui  fut  toujours  auprès 
de  lui  ;  nous  l'apprenons  par  ce  journal  sur  lequel  le  servi- 
teur de  Dieu  écrivait  jour  par  jour  l'histoire  de  son  Église 
naissante.  Il  ne  s'est  laissé  abattre  par  aucun  travail,  eff'rayer 
par  aucune  adversité.  Toujours  semblable  à  lui-même,  les 
périls,  les  angoisses,  les  contradictions,  les  peines  ne  l'ont 
pas  découragé  un  seul  moment.  Il  a  déployé  tout  ce  qu'il  avait 
de  force  pour  gagner  à  Jésus-Christ,  par  la  lumière  évangéli- 
que,  les  âmes  assises  dans  les  ténèbres  et  à  l'ombre  de  la  mort. 

Ses  labeurs  ne  furent  pas  inutiles.  Un  certain  nombre  d'in- 
digènes prêtent  l'oreille  à  la  doctrine  chrétienne,  se  réunissent 
fréquemment  auprès  de  Pierre-Louis,  et  il  se  fait  un  grand 
changement  dans  les  mœurs.  Les  chefs  en  conçoivent  une  haine 
féroce  qui  les  pousse  au  meurtre  et  à  la  destruction,  lorsqu'il 
est  constaté  que  le  fils  du  roi  lui-même  est  inscrit  parmi  les 
catéchumènes.  Un  conseil  est  donc  tenu  dans  le  but  d'extermi- 
ner complètement  la  religion  en  mettant  le  prêtre  à  mort. 

Les  féroces  exécuteurs  envahissent  d'abord  la  maison  des 
catéchumènes;  ils  maltraitent  ces  innocents  et  les  dispersent; 
puis  ils  se  précipitent  vers  Pierre-Louis,  et  l'ayant  trouvé  seul 
dans  sa  maison,  ils  le  frappent  à  coups  de  casse-tête  d'une  ma- 
nière horrible,  renversent  le  blessé  avec  une  lance  et,  étendu  à 
terre,  l'achèvent  avec  une  hache.  Ainsi  cette  hostie,  très 
agréable  à  Dieu,  a  été  immolée  comme  on  égorgeait  les  victi- 
mes ;  ainsi  le  bon  pasteur  a  accepté  avec  une  grande  joie  pour 
son  troupeau  cette  mort  si  cruelle,  comme  le  plus  précieux  de 
tous  les  biens;  ainsi  l'illustre  premier  martyr  de  l'Océanie,  cou- 
vert de  son  sang  glorieux,  est  entré  au  ciel,  le  28»  jour 
d'avril  1841. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  53y 

Peu  après,  le  roi,  son  frère  et  quelques  autres  persécuteurs 
périrent  d'une  mort  si  aiTreuse  que  tous  la  regardèrent  comme 
un  châtiment  infligé  par  Dieu. 

Un  martyre  si  éclatant  ne  tarda  pas  à  produire  des  fruits 
abondants.  Cinq  mois  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis  le  mar- 
tyre de  de  Pierre-Louis,  et  déjà  toute  l'île,  convertie  à  la  vérité 
catholique,  n'avait  plus  d'autre  désir  que  de  voir  un  prêtre  qui 
pût  l'instruire  plus  à  fond  des  mystères  de  la  foi  et  faire  en- 
trer par  le  baptême  le  peuple  tout  entier  dans  la  famille  de 
Jésus-Christ. 

Un  fait  vraiment  extraordinaire  mérite  d'être  mentionné. 
L'auteur  principal  et  l'instigateur  du  meurtre,  proche  parent  du 
roi,  tomba  malade  peu  de  temps  après.  Touché  par  la  grâce 
divine,  il  implorait  avec  larmes  le  pardon  de  son  crime  et  de- 
mandait avec  instance  le  saint  baptême.  Revenu  à  la  santé  par 
une  faveur  céleste,  il  rendit  avec  les  autres  bourreaux,  lors  des 
informations  juridiques  sur  le  martyre  souffert  avec  tant  de 
courage,  lui  qui  en  avait  été  l'auteur  et  le  spectateur,  le  témoi- 
gnage le  plus  éclatant  que  l'on  pût  désirer.  Les  circonstances 
de  sa  mort  mirent  le  comble  à  ce  prodige  de  la  sagesse  et  de  la 
bonté  divines.  Lorsqu'il  se  sentit  près  de  sa  fin,  il  ordonna  de 
le  transporter  dans  la  chambre  où  Pierre-Louis  avait  con- 
sommé son  martyre,  et  afin  de  mieux  expier  le  crime  commis, 
il  voulut  mourir  dans  le  lieu  où  il  avait  donné  au  serviteur  de 
Dieu  une  mort  si  affreuse.  On  vit  alors  plus  clairement  que  le 
sang  des  martyrs  est  une  semence  de  chrétiens. 

Il  y  eut  d'autres  signes  célestes,  qui  environnèrent  d'une 
nouvelle  lumière  la  gloire  du  martyr. 

Le  Préfet  Apostolique  de  Futuna  eut  soin  d'en  rédiger  le 
procès-verbal;  de  son  côté, le  Vicaire  Apostolique  de  l'Océanie 
envoya  dans  notre  ville  de  Rome  d'autres  documents  authenti- 
ques. Après  qu'ils  eurent  été  l'objet  d'un  rapport  complet,  exigé 
par  ces  sortes  de  jugements,  le  Pape  Pie  IX,  d'heureuse  mé- 
moire, notre  prédécesseur,  sur  l'avis  de  la  Sacrée  Congrégation 
des  Rites,  signa,  le  24  septembre  iSSy,  la  commission  de  l'in- 
troduction de  la  cause. 

On  fit  donc  les  procès  apostoliques,  et,  lorsque  les  autres 
questions  eurent  été  résolues  selon  l'ordre  établi,  les  signes  ou 
les  miracles  que  Dieu  avait  opérés,  disait-on,  par  l'intercession 
du  Vénérable  serviteur  de  Dieu,  furent  examinés  avec  soin,  en 


538  VIE    DU    BIENHEUREUX 


même  temps  que  le  martyre  et  la  cause  du  martyre,  dans  les 
trois  congrégations  d'usage,  et  par  un  de'cret  de  la  Sacrée  Con- 
grégation des  Rites,  publié  le  25  novembre  de  l'année  dernière, 
Nous  avons  déclaré  que  ces  mêmes  signes,  le  martyre  et  la 
cause  du  martyre,  étaient  juridiquement  prouvés. 

Il  restait  à  demander  à  nos  Vénérables  Frères,  les  Cardinaux 
de  la  même  Congrégation,  si,  posé  le  décret  dont  on  vient  de 
parler  sur  l'approbation  du  martyre  et  la  cause  du  martyre,  de 
plusieurs  signes  et  miracles  dont  Dieu  l'a  illustré  et  confirmé, 
ils  pensaient  qu'on  pouvait  sûrement  aller  plus  loin  et  décer- 
ner au  même  serviteur  de  Dieu  les  honneurs  des  Bienheureux. 
Dans  l'assemblée  générale,  tenue  en  notre  présence,  la  veille 
des  ides  de  mars  de  la  présente  année,  tous  d'un  commun  con- 
sentement ont  répondu  qu'on  pouvait  le  faire  sûrement. 

Cependant,  en  une  affaire  aussi  grave,  nous  avons  différé  de 
manifester  notre  pensée,  jusqu'à  cfe  que,  par  de  ferventes  priè- 
res, nous  eussions  imploré  le  secours  du  Père  des  lumières. 
Après  l'avoir  fait  avec  instance  nous  avons  proclamé,  par  notre 
décret  du  3o  mai  de  cette  même  année,  que  l'on  pouvait  pro- 
céder sûrement  à  la  Béatification  solennelle  de  Pierre-Louis- 
Marie  Chanel. 

C'est  pourquoi,  touché  par  les  prières  de  plusieurs  Pontifes 
sacrés  et  de  plusieurs  Cardinaux  de  la  sainte  Église  Romaine, 
voulant  exaucer  les  vœux  de  toute  la  Congrégation  des  Ma- 
ristes,  par  notre  autorité  apostolique,  en  vertu  de  ces  Lettres, 
Nous  permettons  que  le  Vénérable  serviteur  de  Dieu,  Pierre- 
Louis-Marie  Chanel,  prêtre  de  la  Société  de  Marie,  soit,  dans 
la  suite,  appelé  du  nom  de  Bienheureux  et  que  son  corps  et  ses 
restes  sacrés  ou  reliques  soient  proposés  à  la  vénération  pu- 
blique des  fidèles,  sans  que  cependant  on  puisse  les  porter 
dans  les  supplications  solennelles,  et  que  ses  images  soient  or-, 
nées  de  rayons. 

De  plus,  en  vertu  de  cette  même  Autorité,  nous  accordons 
qu'en  son  honneur  on  récite,  en  observant  les  rubriques  du 
Missel  et  du  Bréviaire  romain,  l'Office  et  la  Messe  du  com- 
mun des  martyrs,  avec  les  oraisons  propres  que  nous  avons 
approuvées.  Cette  récitation  de  l'Office  et  cette  célébration  de 
la  Messe,  Nous  la  concédons,  le  28  du  mois  d'avril,  à  tous  les 
fidèles  de  Jésus-Christ  qui  sont  tenus  de  réciter  les  heures  ca- 
noniques, dans  l'étendue  du   diocèse  de   Belley,  du  vicariat  de 


PIHRRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  53q 

rOcéanie  occidentale  et  dans  toutes  les  e'glises  des  maisons  re- 
ligieuses de  la  Socie'te'  de  Marie.  Et  quant  aux  Messes,  Nous 
les  permettons  à  tous  les  prêtres,  séculiers  ou  réguliers,  qui  se 
rendent  aux  églises  où  l'on  célèbre  la  fête. 

Enfin,  Nous  accordons  que  les  solennités  de  la  Béatification 
du  Vénérable  serviteur  de  Dieu,  Pierre-Louis-Marie  Chanel, 
soient  célébrées  dans  toutes  les  églises  ci-dessus  désignées  avec 
l'Office  et  la  Messe  du  rite  double  majeur  :  Nous  prescrivons 
qu'elles  aient  lieu,  la  première  année,  le  jour  que  l'Ordinaire 
aura  fixé,  mais  seulement  après  que  ces  mêmes  solennités  au- 
ront été  célébrées  dans  la  salle  supérieure  du  portique  de  la 
Basilique  Vaticane. 

Tout  cela,  nonobstant  les  constitutions  et  les  ordonnances 
apostoliques,  les  décrets  de  non-culte  et  les  autres  dispositions 
contraires. 

Nous  voulons,  en  outre,  que,  dans  les  discussions  même  ju- 
diciaires, on  ajoute  la  même  foi  aux  exemplaires  de  ces  Lettres 
même  imprimés,  pourvu  qu'ils  soient  revêtus  de  la  signature 
du  Secrétaire  de  la  Sacrée  Congrégation  des  Rites  et  munis  du 
sceau  du  Préfet,  que  l'on  aurait  pour  la  signification  de  notre 
volonté,  si  on  produisait  ces  Lettres. 

Donné  à  Rome,  auprès  de  Saint-Pierre,  sous  l'anneau  du 
Pêcheur,  le  i6  novembre  18S9,  la  douzième  année  de  notre 
Pontificat. 

M.  Card.  Ledochowski. 


La  lecture  du  Bref  est  terminée,  et  l'éveque  de  Bel- 
ley,  à  qui  le  Chapitre  de  Saint-Pierre  a  de'fére'  l'hon- 
neur d'officier,  entonne  le  Te  De u m.  Au  même  instant, 
on  voit  tomber  le  voile  qui  cache  le  tableau  de  l'apo- 
théose, et  le  Bienheureux  apparaît  s'élançant  vers  le 
ciel  et  laissant  à  ses  pieds  l'île  de  Futuna.  Deuxanges, 
soutenant  les  instruments  de  son  mart3Te,  le  casse- 
tête  et  la  hache,  sont  à  ses  côte's.  Deux  autres  descen- 
dent du  ciel  et  lui  apportent  la  palme  et  la  couronne. 
Un  magnifique  reliquaire, renfermant  un  fragment  du 


540  VIE    DU    BIENHEUREUX 

crâne  du  Martyr,  brille  sur  l'autel.  Toutes  les  cloches 
de  la  Basilique  annoncent  à  la  ville  de  Rome  la  joyeuse 
nouvelle.  Dire  les  sentiments  qui  se  pressent  alors 
dans  les  cœurs  et  décrire  l'impression  de  la  foule  serait 
impossible.  L'Église  seule  peut  nous  faire  assister  à 
de  tels  spectacles,  qui  remuent  jusqu'à  la  dernière 
fibre  de  notre  cœur.  Le  TeDeum  s'achève,  et  la  Messe 
pontificale,  célébrée  avec  une  grande  solennité,  ter- 
mine la  fonction  du  matin.  C'est  avec  peine  que  l'on 
quitte  le  sanctuaire  où  l'on  a  éprouvé  de  si  douces  et 
si  vives  émotions. 

La  cérémonie  du  soir,  au  témoignage  de  tous  les 
assistants, a  offert  un  caractère  de  majesté  et  de  splen- 
deur inusitées.  Les  premières  Vêpres  de  la  Dédicace, 
célébrées  dans  la  Basilique  de  Saint-Pierre,  avaient 
fait  changer  le  cérémonial  ordinaire.  Pour  les  rempla- 
cer, le  Souverain  Pontife  avait  bien  voulu  permettre 
la  Bénédiction  du  Très  Saint  Sacrement  dans  la  salle 
de  la  Béatification,  et  il  avait  déclaré  qu'il  y  assisterait 
lui-même.  L'autel  avait  donc  été  orné  pour  recevoir  le 
divin  Maître,  et  les  nouvelles  lumières,  en  complé- 
tant l'illumination  du  matin,  donnaient  au  sanctuaire 
un  aspect  tellement  saisissant  que  plusieurs  répétaient 
à  haute  voix  ce  que  tous  pensaient  intérieurement  : 
C'est  ici  l'image  du  ciel. 

Léon  XIII  lui-même,  en  entrant,  s'arrête  émer- 
veillé et  ne  peut  détacher  ses  regards  des  rayons  lu- 
mineux au  milieu  desquels  le  tableau  du  Bienheureux 
brille  d'un  si  vif  éclat.  C'est  vraiment  le  vestibule  du 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  b4l 

ciel,  dit-il  à  ceux  qui  l'accompagnent,  et  il  s'avance 
lentement  à  travers  la  foule  en  répandant  sur  elle  ses 
bénédictions.  Le  voilà  à  genoux,  près  de  l'autel.  Oh  ! 
qu'il  prie  avec  confiance  et  avec  ferveur  !  De  temps  en 
temps,  il  lève  les  yeux  vers  l'image  du  Bienheureux 
Martyr  ;  il  semble  se  complaire  et  se  reposer  dans  cette 
vision,  surtout  pendant  le  chant  de  l'hymne  :  Deus^ 
tuorum  militum. 

Après  la  bénédiction  du  Très  Saint  Sacrement, 
Léon  XIII  reçoit  des  mains  du  T.  R.  P.  Supérieur 
Général  de  la  Société  de  Marie  et  de  ses  Assistants 
les  offrandes  accoutumées.  En  se  retirant,  il  se  re- 
tourne plusieurs  fois  pour  contempler  encore  le  ta- 
bleau de  l'apôtre  de  Futuna.  Il  est  alors  salué  par  des 
acclamations  enthousiastes  et  mille  fois  répétées. 

Quand  il  a  disparu,  une  voix  puissante  entonne  le 
Magnijîcat,  que  tous  répètent  en  chœur.  Fut-il  jamais 
inspiration  plus  heureuse?  Comme  ce  cantique  su- 
blime de  la  reconnaissance  de  Marie  convenait  bien  au 
triomphe  du  premier  Martyr  de  sa  petite  Société  ! 

La  salle  de  la  Béatification  présentait  alors  un  spec- 
tacle que  nous  renonçons  à  décrire.  La  nuit,  en  fai- 
sant disparaître  la  lumière  du  jour,  rendait  l'illumina- 
tion plus  éclatante,  et  les  vapeurs  des  cierges,  en 
voilant  un  peu  l'atmosphère,  donnaient  à  l'édifice  de 
plus  grandes  proportions  et  montraient  le  tableau  du 
Bienheureux  dans  un  lointain  mystérieux.  On  aurait 
dit  que  le  saint  Martyr,  après  s'être  manifesté  à  la 
terre,  reprenait  avec  les  anges  le  chemin  du  ciel. 


54"2  VIE    DU    BIENHEUREUX 


TESTAMENT  DU  P.    CHANEL 

Au  nom  du  Père  et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  un  seul  Dieu 
en  trois  personnes.  Je,  soussigné',  Pierre  Chanel,  prêtre,  quoi- 
que très  indigne,  natif  de  Guet,  département  de  l'Ain  (France), 
demeurant  dans  Tile  de  Futuna,  en  Océanie,  déclare  que  telles 
sont  mes  dernières  volontés  : 

Mon  unique,  mon  ardent  désir  est  de  mourir  dans  le  sein 
de  la  sainte  Eglise  catholique,  apostolique  et  romaine,  dans 
lequel  j'ai  eu  Tinappréciable  bonheur  de  naître,  parfaitement 
soumis  de  cœur  et  d'âme  à  tout  ce  qu'elle  nous  enseigne,  ainsi 
qu'aux  ordres  et  volontés  de  ceux  que  Dieu  a  établis  pour  me 
conduire  et  gouverner.  Je  conjure  le  Père  des  divines  misé- 
ricordes de  vouloir  bien,  malgré  le  nombre  et  l'énormité  de 
mes  péchés,  m'assurerla  dernière  place  dans  le  ciel,  réclamant 
avec  les  plus  vives  instances  l'assistance  de  la  Bienheureuse 
vierge  Marie,  que  j'ai  choisie  pour  mon  avocate  et  ma  tendre 
mère,  pour  m'aider  à  y  parvenir.  Je  ne  demande  rien  pour  mon 
corps;  il  est  trop  peu  de  chose  pour  que  je  me  soucie  de  lui 
après  mon  dernier  soupir. 

J'institue  pour  mon  héritier  universel  de  tous  les  biens  meu- 
bles et  immeubles  dont  je  serai  nanti  à  l'heure  de  ma  mort, 
M.  Denis  Maitrepierre,  prêtre,  natif  de  Cormoz,  département 
de  l'Ain,  à  la  charge  de  vouloir  bien  donner  par  lui-même  ou 
par  un  délégué,  une  fois  pour  toutes,  une  étrenne  de  cent 
francs  à  tous  les  enfants,  garçons  et  filles,  de  mes  frères  et 
sœurs.  Cette  étrenne  sera  de  cent-cinquante  francs  pour  les 
enfants  de  ma  sœur,  Marie-Antoinette,  parce  que  cette  famille 
me  paraît  plus  gênée  que  les  autres  ;  en  outre  deux  cent  francs 
à  la  fabrique  de  la  paroisse  de  Cuet  (Ain). 

Je  demande  deux  cents  messes  pour  le  repos  de  mon  âme. 

lie  de  Futuua,  en  Océanie,  le  Quinze  Mai  rail  huit  cent  trente  neuf. 
Fait  et  signé  de  ma  main. 
Pierre  CHANEL,  prêtre. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  548 


Decretum  Oceaniœ  beatijicationis  seu  declarationis  martyrii 
yen.  servi  Dei  Peîri  Aloisii  Mariae  Chanel,  sacerdotis  e  Socie- 
tate  Marice,  pro-vicarii  apostolici  Oceaniœ  occidentalis. 

Super  diibio  an  constet  de  Martyrio  et  Causa  Martyrii,  nec  non 
de  Signis,  seu  Miraculis,  in  casu  et  adejfectum,  de  quo  agitur? 

Divinae  Sapientice  consilio  factum  est,  ut  Christiancc  Reli- 
gionis  Veritas,  quemadmodum  a  suis  primordiis  innumerorum 
Martyrum  firmata  sanguine  mirifice  adolevit,  eodem  pariter 
sanguine  per  conséquentes  et  varins  a^tates  succresceret,  atque 
ita  Christi  asseclis  conspicuum  ubivis  prxsto  esset  exemplar, 
quo  ad  Fidei  amorem  inflammarentur,  Huic  heroum  numéro 
accensendus  Venerabilis  Petrus  Aloisius  Maria  Chanel.  Ortus 
ipse  anno  tertio  huius  sceculi,  die  duodecima  julii,  in  pago, 
cui  nomen  Cuet,  intra  fines  Diceceseos  Bellicensis,  ab  ineunte 
œtate  morum  innocentia  et  suavitate  ac  Religionis  amore 
conjicere  dabat,  qualis  deinceps  futurus  esset  catholicaï  verita- 
tis  adsertor  et  propagator.  Sacris  ordinibus,  Deo  vocante, 
initiatus,  eo  vel  magis  virtutum  fulgore  enituit,  ideoque  a  suo 
Episcopo  prcEclaris  obeundis  muneribus  eligi  meruit.  Sed  al- 
tiora  de  il!o  disponente  Deo,  quum  nomen  dedisset  Societati 
Maristarum,  cui  ab  Apostolica  Sede  Oceanise  Occidentalis 
sacrée  Missiones  erant  concreditae,  e  Gallite  littoribus  ad  insu- 
lam  Futunam  anno  mdcccxxxvii  appulit;  ubi,  abeuntibus  soda- 
libus  missionariis  per  varios  illius  regionis  partes,  solus  ipse 
cum  socio  laico  moram  fixit.  A  gentis  rege  primum  comiter 
exceptus,  apud  ipsum  biennio  féliciter  fuit  diversatus  ;  et  ut 
satis  loci  sermonis  gnarus  factus  illum  alloqui  potuit,  in  eo 
constanter  intendit  ut  ipsum  ad  Christi  fidem  converteret.  At 
quum  esset  idem  etiam  sui  populi  sacerdos,  ac  Pétri  Aloisii 
prœdicatione  multos  Christianam  religionem  amplecti  videret, 
amorem  suum  vertit  in  odium.  Quare  digressus  a  Venerabili 
Sacerdote  in  alium  pagum  domicilium  suum  transfert  ;  ali- 
mentis  omnique  ope  eum  destituit.  Nihil  inde  commotus 
Evangelicus  operarius  e  soli  cultura  et  sudore  vultus  victum 
sibi  parât;  sed  barbari  homines,  Christiani  nomlnis  hostes, 
omnia  diripiunt.  Et  acrius  irœ  exardescunt  crescente  in  dies 
ad  Verbi  Dei  prœdicationem  credentium  numéro,  in  quo  ipse 
regius  filius  computatur.  Consilio  itaque  inito  ad  religionem 
cum  Venerabili  Sacerdote  exterminandam,  régis  jussu  furentes 


544  ^^^    ^^    BIENHEUREUX 

satellites  Dei  Famulum  prae  ceteris  ad  necem  queerunt.  Quem 
domi  solum  repertum,  clavcC  ictibus  horrendum  in  modum 
contundunt,  hastaque  vulneratum  prosternunt,  ac  demum 
securi  dissecto  cranio  ad  cerebrum  usque  feriunt.  Sic  eodem 
quo  victimae  mactari  soient  ritu,  hostia  haec  Deo  acceptissima 
immolata  est  :  sic  bonus  pastor  mortem,  tamquam  a  se  jamdiu 
exoptatum  bonum,  pro  suo  ovili  cum  cordis  gaudio  sustinuit, 
die  vigesima  octava  Aprilis  anni  mdcccxli.  Paulo  post 
régis  et  ejus  fratris  aliorumque  aliquot  persecutorum  teter- 
rima  mors  subsecuta  est,  quœ  uti  pœna  criminis  divinitus 
inflicta  ab  omnibus  habita  fuit  :  ceteri  insulani,  etiam 
qui  necis  auctores  et  fautores  fuerant,  Fidem  amplexi  sunt, 
splendidumque  de  martyrio  testimonium  prasbuerunt;  ut  hoc 
mirabili  facto  denuo  confirmaretur,  Martyrum  sanguinem 
semen  esse  Ghristianorum.  Alia  non  defuerunt  de  cœlo  signa 
quœ  Martyris  gloriam  comprobarunl.  De  hisce  omnibus  Prae- 
fectus  Apostolicus  Futunensis  verbalern  processum  condere 
soUicitus  fuit.  Quo  Romam  allato,  sa.  me.  Plus  Papa  IX  ex  eo 
et  authenticis  documentis  a  Vicario  Apostolico  Oceaniae  hue 
transmissis,  Informativi  Processus  loco  habitis,  iuxta  senten- 
tiam  specialis  Sacrorum  Rituum  Congregationis  a  Se  ad  id 
constitutse,  Gommissionem  introductionis  Causas  signavit  die 
vigesima  quarta  Septembris  anni  mdccclvii. 

Confecta  deinceps  fuere  apostolica  acta,  et  rite  solutis  mino- 
ribus  qucestionibus,  a  Sanctissimo  Domino  Nostro  LEONE 
PAPA  XIII  concessum  est  ut  dubium  de  Martyrio  et  Causa 
Martyrii  proponeretur  una  cum  altero  de  Signis,  seu  Miracu- 
lis.  De  singulis  itaque  simul  ad  severioris  judicii  normas  dis- 
quisitio  habita  est  primum  in  Congregatione  Anteprœpara- 
toria,  pênes  cl.  me.  Cardinalem  Dominicum  Bartolini  Sacrorum 
Rituum  Congregationi  Prœfectum  et  Causée  Relatorem  xi  Ka- 
lendas  Julii  anni  mdccclxxxi.  Deinde  in  Congregatione  Prœ- 
paratoria  in  Palatio  Apostolico  Vaticano  vu  Kalendas  Martias 
MDCCCLxxxvi  de  more  habita.  Tertio  in  Generali  Congrega- 
tione, coram  eodem  Sanctissimo  Domino  Nostro  LEONE 
PAPA  XIII  inVaticanisAedibus  xii  Kalendas  Septembris  nuper 
elapsi.  In  qua  per  Rmum  Cardinalem  Angelum  Bianchi  Sacro- 
rum Rituum  Congregationis  Prcefectum  et  Causce  Relatorem, 
vita  functo  cl.  me.  Cardinali  Bartolini  sufTectum,  proposito 
dubio  :  An  Constet  de  Martyrio,  causa  Martyrii,  nec  non  de 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  545 

Siguis  seu  Miraculis,  in  casu  et  ad  ejffcctum  de  qiio  agitur? 
Reverendissimi  Cardinales  et  Patres  Consultores  sententias 
dixere.  Quibus  auditis,  Sanctissimus  Dominus  supremum 
suum  judicium  ferre  distulit,  donec  esset  omnipotent!  Deo 
aliquanto  diutius  de  more  supplicatum. 

Hodierna  autem  Dominica,  ultima  post  Pentecosten,  qua 
hoc  anno  incidit  memoria  gloriosœ  Virginis  et  Martyris  Catha- 
rinae,  iitato  incruento  Sacrifîcio,  in  Pontificia  Vaticani  Aede 
solio  assidens,  adsiantibus  Rmo  Cardinali  Angelo  Blanchi 
Sacrae  Rituum  Congregationi  Prœfecto  et  Causœ  Relatore, 
una  cum  R.  P.  Augustino  Caprara  Fidei  Promotore,  et  me 
infrascripto  Secretario,  decrevit  :  Constare  de  Venerabilis  Servi 
Dei  Pétri  Aloisii  Mariœ  Clumel  Martyrio  et  Cau<;a  Martyrii, 
pluribus  Signis  ac  Miraculis  a  Deo  illustrati  et  confirmati. 

Atque  hoc  Decretum  publici  juris  fieri,  et  in  Acta  Congrega- 
tionis  sacrorum  Rituum  referri  jussit,  vu  Kalendas  Decembris 
anni  mdccclxxxviii. 

A.  Gard.  BIANGHI,  S.  R.  C.  Prœf. 

L.  ®S. 

Laurentius  Salvati,  s.  r.   C.  Secretarius. 

Decretum  Oceanice  beatificationis  seu  declarationis  martyrii 
ven.  servi  Dei  Petri-Aloisii-Mariaî  Chanel,  sacerdotis  e 
Societate  Mariœ,  pro-vicarii  apostolici  Oceanice  occidentalis. 

Super  dubio  an,  stante  approbatione  martyrii  et  caitsœ  mar- 
tyrii, pluribus  signis  ac  miraculis  a  Deo  illustrati  et  confir- 
mati, tut)  procedi  possit  ad  soletnnem  Venerabilis  Servi  Dei 
Beatificationem  ? 

Magna  et  mirabilia  omni  tempore  ab  illo  igné  édita,  quem 
Christus  venit  mittere  in  terram  ut  accendatur,  Deus  ineffabili 
sua  providentia  in  hoc  quoque  sœculo  nequam  ostendere 
dignatus  est  in  iis  praecipue  athletis,  qui  ipsius  ^elum  celantes, 
EvangeHcce  vjritatis  agnitionen  ubique  terrarum  ditTundere 
studuerunt.  Inter  hos  quam  maxime  effulget  Venerabilis  Dei 
Servus  Petrus  Aloisius  Maria  Chanel,  qui,  seraphica  caritat  ^ 
flagrans,  in  extremis  Oceanice  plagis  viam  novam  et  viventem, 
quam  Christus  initiavit,  populis  in  tenebris  et  in  umbra  mortis 
sedentibus  annuntiare   aggressus  est.  Is  anno  MDCGGXXXVII 

34 


546  VIE    DU    BIENHEUREUX 

e  Galliae  litoribus  ad  insulam  Futunae  appulsus,  illius  regionis 
oppida  mirum  in  modum  vitse  sanctitate  ac  preedicatione  illu- 
stravit;  atque  aerumnas,  famem,  ludibria  hilari  semper  animo 
usque  ad  mortem  pertulit,  persecutoribus  ipsis  bonum  pro 
nialo  reddens.  Deus  itaque,  qui  inter  primos  Evangel  i  pree- 
cones  pêne  toto  orbe  remotis  illis  gentibus  Christianum 
Nomen  allaturos,  hune  suum  famulum  prœelegerat,  dignum 
eumdem  effecit,  qui  easdem  oras  proprio  sanguine,  Oceaniae 
Protomartyr,  consecr.iret,  prceclarum  hoc  fidei  testimonium 
quamplurimis  signis  et  prodigiis  confirmaturus.  Haec  vero 
signa, una  cum  marîyrio  et  causa  martyrii.triplici  disceptatione 
ad  trutinam  de  more  revocata,  per  decretum  Sacrœ  Rituum 
Congregationis  diei  25  Novembris  anno  superiori  Sanctis- 
simus  Dominus  Noster  Léo  Papa  XIII  suprema  auctoritate 
Sua  constare  declaravit.  Dubium  vero  adhuc  discutiendum 
supererat,  an  hic  Venerabilis  Dei  Servus  inter  Beatos  tuto  foret 
recensendus. 

Quod  propositum  fuit  coram  eodem  Sanctissimo  Domino 
Nostro  Leone  Papa  XIII  in  Sacrorum  Rituum  Congregationis 
conventu  pridie  idus  Martii  vertentis  anni  :  omnesque,  tum 
Rmi  Cardinales  Sacris  tuendis  Ritibus  prœposili,  tum  Patres 
Consultores,  unanimi  suffragio  affirmative  reponderunt,  San- 
ctissimus  vero  Dominus  Noster  ingeminandas  esse  censuit 
preces,  ut  in  tam  gravi  negotio  majus  a  Pâtre  luminum  auxi- 
lium  Sibi  compararet. 

Demum  solemni  hac  die,  qua  Rex  glorice  triumphator  super 
onines  cœlos  ascetidit,  Sanciitas  Sua  ferventissimis  Societatis 
Maristarum  votis  satisfacturus,  Sacro  peracto  in  Vaticani 
Palatii  Sacello,  aulam  adiens  nobiliorem  coram  Rmis  Cardi- 
nalibus  Carolo  Laurenzi  Sacrae  Rituum  Congregationi  Pr^- 
fecto,  et  Angelo  Bianchi  Causée  Relatore,  nec  non  R.  P.  Au- 
gustino  Caprara  Sanctne  Fidei  Promotore,  et  me  infrascripto 
Secretario,  decrevit  :  Tuto  procedi  posse  ad  solemnem  Venera- 
bilis Servi  Dsi  Pétri  Marice  Chanel  B-'atificatiomm. 

Atque  hoc  Decretum  publici  juris  fieri,  et  in  Acta  Sacrfe 
Rituum  Congregationis  referri  jussit  III  Kalendas  Junias, 
anno  MDCCCLXXXIX. 

Caroi.us  card.  LAURENZI,  5.  R.  C.  Prcefectus. 
L.^S. 

ViNCENTius  Nussi,  S.  R.  c.  Secretaniis. 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  647 

LEO    PP.    XIII 

AD    PERPETUAM    REI    MEMORIAM 


Quemadmodum  Ghristiana  religio  ab  ipsa  origine  innumero- 
rum  martyrum  firmata  sanguine  adolevit,  ita  ex  divinœ  sapientiee 
consilio  per  conséquentes  astates  eodem  pariter  sanguine  per- 
fusa  succrevit,  ut  divina  ejus  veritas  novo  semper  lumine,  om- 
nium hominum  oculos  percelleret,  Christi  vero  asseclce  eamdera 
et  tenacius  amplecterentur  et  longe  cariorem  haberent,  lique 
fermeantealios  morteconstanter  toIerataChristianamdoctrinam 
confirmarunt,  qui  eam  divini  verbi  prcedicatione  evulgaverant 
proprio  videlicet  sanguine  quam  verbo  et  sudore  severant  arbo- 
rera irrigantes-  Diuturna  i  J  sae julorum  historia,  et  mirifica  totius 
pana  orbis  ad  Ghristianam  fidem  conversio  luculenter  ostendit. 
Verum  ne  quid  ^^tatibus  anteactis  œvum  hoc  nostrum  invide- 
ret,  illud  diebu5  nostris  divina  providentia  servavit,  ut  novissi- 
mis  hisce  annis,  uhimas  ad  Oceanite  plagas  hominesque  toto 
orbe  sejunctos  Evangelica  lux  per  divini  verbi  nuncios  eniteret, 
qui  veterum  Apostolorum  vestigiis  hœrentes  doctrinam  Christi 
quam  propagiverant  effuso  etiam  sanguine  asserere   optarent. 

Nobilissimi  voti  compos  fuit  hos  praestantissimos  inter  heroas 
Venerabilis  Dei  famulus  Petrus  Aloisius  Maria  Chanel,  cujus 
vita  in  exemplum,  mors  vero  in  Christiani  nominis  decus  exti- 
tit.  Hic  in  Bellicensis  diœceseos  pago,cui  vulgo  «  Cuet  »  nomen, 
die  duodecima  lulii  anno  MOCCGIII  natus  est,  talemque  se  a 
puero  vitae  innocentia  exhibuit,  qualem  deinde  exitus  confir- 
mavit.  Sacris  ordinibus,  Deo  vocante,  initiatus,  fidei  zelo,  pie- 
tatis  studio,  animi  modestia,  morum  surivitate,  eflfusa  in  egenos 
charitate,  et  aliis  egregiis  laudibus  i.isignis,  ceteris  Ecclesios 
ministris  sese  omnigense  virtutis  exemplar  ostendit,  adeo  ut 
qui  plurimum  cum  eo  versabantur,  nihil  in  illo  vel  minimum 
reprehendenium  animadverterent,  et  idem  Bellicensis  Antistes 
quanti  eum  haberet  non  dabiis  indiciis  demonstraverit.  Ei  sci- 


548  VIE    DU    BIENHEUREUX 

licet  primum  quidem  parochiale  munus,  tum  minoris  seminarii 
praefecturam  con^redidit;  quibus   in   officii^,  et   omnium   sibi 
amorem  conciliasse,  et   virtutum    quibus    sacerdos   ornatus  sit 
oportet,  absolutissimum  exemplum  jugiter  exhibuisse  solemni- 
ter  est   testatus.  Sed    illum    ad   poiiora    vocabat   Deus.  Annis 
natus  tribus  et  triginta  cum  Societati    Marisiarum  nomen  de- 
disset,  oui  Socieiati   ab  bac  Sancta  Apostolica    Sede   Oceaniae 
Occidenialis  missiones  crediiiE  essent,  omnibus  valedicens,  nec 
matris  amt^re  eum   detinente.  nec  patria    charitate,  e  Gallia  in 
dissitas  illas  oras,   volons,    libens   solvit,   Anti>titi   Pompallier 
vicarii   generalis   nomine  ac   dignitate  addictus.    Decem   men- 
sium  navigatione  confecia,  anno  M  DCC(>XXXVII  insu)am  Fu- 
tunam  in   Polines  a  appulit,  et  ibi  Sodalibus   Missionariis   par 
alias  regionis  insula-.  dispertitis,  solus  cum  socio  laico  perman- 
sit,  quo  tempore  totus  in  insulas   lingua  ediscenda  ingrati  otii 
moram  solabatur  insulam  qu  iquaversus  discurrens,  ut  infantu- 
los   morti    prosimos   quercns   lustr,ilihus  undis   ablutos   cœlo 
transmitteret.  Sed   ut  primum  linguae  fuit  peritus,  in  id  con- 
stanler  intendit,  ut  ad   Chrisii  tidem  converteret  gentis  regem 
cujus  hospitio  biennio  feliciier  utebatur.  Regulus,  qui  et  populi 
sui  sacerdos  maximus  supremum  imperium  ab  ipsa  sacerdotali 
digniiate  obtinehat,    Peiri  Aloisii  verbis   superstitionem   labe- 
fieri,  atque  convelli  perspiciens,  de  auctoriiate  imminuta  sulli- 
citus,    am,)rem    in    suspi^i'^iem     pri  num,    deinde   in    odium 
convertit.  Quare  digressus  a  Dei  famulo  in  a'ium  pagum  domi- 
cilium  suum  transfert,  alimentis,   omnique  ope  eum  destituit. 
Nihil  inde  commotus  esangelicus  «-perarius,  e  solicultuia  et 
sudore  vultus  victum  sibi  parât  ;  sed  barbari  hommes,  christiani 
nominis   hostis,   omnia  dinpiunt,  eum    lame  enecare,   aut  ad 
fugam  comoellere    conniienies.    Quœ   inierea     perpessus.  sit, 
quantaque  animi  aLicritate.et  forntudine  ditïicillimum  ministe- 
rium  tanto  in  discrimine  sit  prosequuius,  docuerunt  quotquot 
sive    advenae,  sive  inJi^e.i.e  Futunam    insulam   tune    temporis 
incoluerunt;  docuit  maxime  u.iicus  iile  laborum  Socius  qui  ei 
semper  adstitit;  ducjiit   ip  £e  eph  meriJes  q  i.bus  Dci  tan  ulus 
nascentis   Eoclesi:e    historia  n    in    dies    .sin^ulos   consgnalat. 
Nullis  fractusiaboniius,  nailis  p  rcu.sus  aivc;rsis,in  p^'r.cjiis, 
in  angustiis,  in  cerumai>  sibi  se  np.^r  constant,  nunquam  ammo 
cessit,  et  totas  j agiter  vires  impiiidit,  ut  «  animas  in  tenebns, 
et  in  umbra  mortis  seisJ.ites  »  p-r  evangslicam    lacem  Chrisio 


PIFRRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  549 

lucrifaceret.  Neque  inirritum  labores  cessere.  Complures  enim 
Christianœ  doctriiice  aures  proebent,  trequens  eorum  ad  Petrum 
Aloisium  conventus,  magna   morum  conversio.  Inde  procerum 
irnmanis  ira  concepta,  quœ,  cum  ipsius  régis  filium  inter  cate- 
chumenos  adscitum  esse  consiitit,  in  cladem  et  exitium  proru- 
pit.  Gonsilio   itaque  inito  ad    religicjnem   cum   sacerdoie  ipso 
penitus   exterminandam,    furentes   satellites   primum    fidelium 
domos  pervadunt,  insontes  maie  muictant,  disperdunt,  tum  ad 
Petrum  Aloisium   properant,  et    solum   domi    repertum   clavce 
ictibus  horrendum  ia  modum  contundunt,  hasta  saucium  ster- 
num,et  humi  jacentem  securi  conticiunt.  Sic  eodem  quo  victi- 
mœ  mactari  soient  ritu,  hostia  hœc  Deo  acceptissima  immolata 
est;  sic  bonus  pastor  mortem   pro  grege  crudeliter  illatam   in 
summi  beneficii  loco  laetissimus  accepit;   sic  inclytus  Ocea- 
nias    protomartyr    die    vigesima    octava    m  nsis    Aprilis    anni 
MDCCCXLI  decoro    sanguine    perfusus,  migravit    in  cœlum. 
Paulo  post  et  régis,  et  fratris  ejus,  et  aliorum  aliquot  perse- 
cu*orum  teterrima  mors  subsecuta  est,  quœ  uti  pœna  criminis 
divinitus   inflicta,  ab  omnibus  habita  fuit.  Verum  tam  illustre 
martyrium  nec  seros   nec  exiguos   fructus  protulit  ;  vix   enim 
quinque  a  Pétri   Aloisii   martyrio   effluxerant  menses,  jamque 
tota    insula    ad    christianam  veritatem  conversa    nihil  avidius 
expectabat,  quam    ut  Sacerdos,  fidei  mysteriis  plenius  enarra- 
tis,  universum  populum  per  baptismum  Christ!  familiœ  adjice- 
ret.    Illud  vero    prorsus    singulare  existimandum   est    ipsum 
cfedis  auctorem   principem.  aique  instigatorem,  qui   et   reguli 
propinquus,   paulo     post   morbo   correptum,    et    divina   simul 
gratia   tactum,  profusis   lacrimis   cum  netarii   criminis  veniam 
tum  sacrum  baptisma  enixe  postulasse,  deinde  divinitus  morbo 
recreatum,cumacta  rite  conficerentur,  martyrii  invicte  tolerati, 
cujus  et  speciator,  et  auctor  fuerat,  testinionium    quo   nullum 
excogitari  potest  luculentius,  una  cum  ceteris  carniticibus  edi- 
disse.  Quod  divincG  sapientiae,  et  bonitatis  prodigium  ejusdem 
obitus  cumulavit,  cum  enim   se  morti  proximum  prassensit,  in 
conclave,  ubi    Pctrus  Aloisius  martyrium   fecerat,  se  transferri 
jussit,  et  sceleri   admisso  expiando,   ibi   voluit  obire,  ubi  Dei 
famulum   atroci   clade  peremerat.  Ita  illustrius  apparuit,  vere 
sanguinem  martyrum  semen  esse  Christianorum.  Nec  cœlestia 
signa   defuerunt,  quœ  martyris  gloriam  nova  luce  decorarent. 
Quapropieriumexverbaliprocessu  quem  FutunalisPrœfectus 


55o  VIE    DU    BIENHEUREUX. 

Apostolicus  condere  sollicitus  fuit,  tum  ex  aliis  authenticis  do- 
cumentis  a  Vicario  Apostolico  Oceanias  ad  Almam  hanc  Urbem 
Nostram  transmissis,  iis  omnibus  expositis  quee  in  hujusmodi 
judiciis  necessaria  sunt,  ex  Sacrorum  Rituum  Congregationis 
consulte    Pius    Papa    IK   recol.    mem.    Decessor   Noster,    die 

XXIV  Septembris  mensis  an.  MDCCCLVII  introductionis 
causas  commissionem  signavit.  Propterea  Apostolicis  actis 
confectis,  aliisque  quaestionibus  rite  solutis,  signisque,  sive 
miraculis,  quae  ad  ejusdem  Venerabilis  famuii  interccssionem 
a  Deo  patrata  ferebantur,  una  cum  martyrio,  et  caussa  mar- 
tyrii,  triplici  disceptatione  ad  trutinam  de  more  revocatis,  Nos 
per  eiusdem   Sacrorum    Rituum  Congregationis  decretum,  die 

XXV  Novembris  mensis,  superioris  anni  datum,  eadem  signa, 
necnon  martyrium  martyriique  caussam  constare  declaravi- 
mus.  Illud  superat,  ut  VV.  Fratres  Nostri  ejusdem  Congrega- 
tionis Cardinales  rogarentur,  num  stante,  ut  superius  dictum 
est,  approbatione  martyrii  et  caussae  martyrii,  pluribus  signis, 
ac  miraculis  a  Deo  illustrati  et  confirmati,  tuto  procedi 
posse  censerent,  ad  Beatorum  honores  eidem  Venerabili  Dei 
famulo  decernenJos  :  iique  in  generali  conventu  pridie  idus 
Martii  mensis,  anni  vertentis,  coram  Nobis  habito,  tuto  id  fieri 
posse  unanimi  consensione  responderunt.  Attamen  in  tanti 
momenti  re  Nostram  aperire  mentem  distulimus,  donec  fervi- 
dis  precibus  a  Pâtre  luminum  subsidium  posceremus.  Quod 
cum  impense  fecissemus,  tandem  hujus  pariter  anni  die  XXX 
Maii  sollemni  decreto  pronunciavimus  procedi  tuto  posse  ad 
soUemnem  Pétri  Aloisii  Mariae  Chanel  Beatificationem. 

QucE  cum  itasint,  Nos  precibus  permoti  plurium  tum  sacrorum 
Antistitum,  tum  etiam  S.  R.  Ecclesiœ  Cardinalium,  simul  uni- 
versas  Congregationis  Maristarum  votis  annuentes,  Auctoritate 
Nostra  Apostolica,  harum  litterarum  vi,  facultatem  facimus.ut 
idem  Venerabilis  Dei  servus  Petrus  Aloisius  Maria  Chanel, 
dictae  Societatis  Marias  sacerdos,  Beati  nomine  in  posterum 
nuncupetur,  ejusque  corpus,  et  lypsana  seu  reliquias,  non 
tamen  in  soUemnibus  supplicationibus  deferendfe,  publicae 
fidelium  venerationi  proponantur,  atque  imagines  radiis  deco- 
rentur.  Preeterea  eadem  auctoritate  Nostra  concedimus,  ut  de 
illo  recitetur  Officium  et  Missa  de  communi  martyrum,  cum 
orationibus  propriis,)uxta  rubricasMissalis  et  Breviarii  Romani 
per  Nos  approbatis.  Ejusmodi  vero  Officii  recitationem,Missae- 


PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL  55  I 

que  celebrationetn  fieri  concedimus  intra  fines  tum  diœcesis 
Bellicensis,  tum  Vicariatus  Apostolici  Oceanias  Occidentalis, 
itemque  omnibus  in  templis  religiosarum  domorum  Societatis 
Mariie  ab  omnibus  Christifidelibusqui  horas  canonicas  recitare 
teneantur  die  XXVIII  mensis  Aprilis  ;  et  quod  ad  Missns  atii- 
net  ab  omnibus  sacerdoiibus  tam  saecularibus  quam  regulari- 
bus  ad  Ecclesias  in  quibus  festum  agitur,  confluentibus.  Denique 
concedimus  ut  sollemnia  Beatificationis  Venerabilis  Dei  famuli 
Pétri  Aloisii  Mariae  Chanel  supradictis  in  templis  celebrentur 
cum  Officio  et  Missis  duplicis  majoris  ritus;  quod  quidem  fieri 
prascipimus  die  per  Ordinarium  definienda  intra  primum  an- 
num  postquam  eadem  sollemnia  in  Aula  superiori  porticus 
Basilicae  Vaticanae  celebrata  fuerint.  Non  obstantibus  constitu- 
tionibus,et  ordinationibus  Apostolicis,ac  decretis  de  non  cultu 
editis,  ceterisque  contrariis  quibuscumque.  Volumus  autem, 
ut  harum  litterarum  exemplis  eiiam  impressis,  dummodo  manu 
Secretarii  Sacro^um  Rituum  Congregationis  subscripta  sint, 
et  sigillo  Praefecti  munita,  eadem  prorsus  fides  in  disceptatio- 
nibus  etiam  juiicialibus  habeatur,  quae  nostrae  voluntatis 
significationi,  hisce  litteris  ostensis  haberetur.  Datum  Romaî, 
apud  Sanctum  Petrum  sub  Annulo  Piscatoris  die  XVI  Novem- 
bris  MDGCGLXXXIX,  Pontificatus  Nostri  Anno  decimo  se- 
cundo. 

M.  Gard.  Ledochowski. 


552  VIE    DU    B.    PIERRE-LOUIS-MARIE    CHANEL 

DIE   XXVIII   APRILIS 

IN   FESTO 

BEATI  PETRI  ALOISÎI  UAKIJE  CHANEL 

MARTYRIS 


Deus,  qui  Beatum  Petrum  Aloisium  Mariam,  Martyrem 
tuum,  ad  praedicandum  Evangelium  mira  mansuetudine,  fia- 
granti  chariiate,  et  invicta  constantia  decorasti  :  da  nobis 
quaesumus;  ut  ipsius  vestigiis  inhserentes,  fidem  quam  profite- 
mur,  usque  ad  mortem  teneamus.  Per  Dominum... 


Haec  hostia.  Domine,  quam  in  Beati  Pétri  Aloisii  Mariae 
triumpho  deferinius, corda  nostra  tui  amoris  igné  jugiter  inflam- 
met,  et  ad  promissa  perseverantibus  praemia  disponat.  Per 
Dominum... 

POSTCOMMUNIO 

Angelorum  pane  nutriti  et  superna  dulcedine  perfusi.te,  Do- 
mine, suppliciter  exoramus,  ut  Beati  Pétri  Aloisii  Marice,  Mar- 
tyris  tui,  exemplo,  discamus  terrena  cuncta  despicere  et  amare 
caelestia.  Per  Dominum... 


mùt^^'^j^<^^^:^^^M&i^^^^M^^^^^ 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LIVRE   PREMIER 

DEPUIS    LA     NAISSANCE    JUSQu'aU    DEPART   POUR   l'oCÉANIE 

Pages 
Chapitre  premier.  —  Première  enfance.  —  Le  petit  ber- 
ger          I 

Ghap.  II.  —  Pierre  Chanel  à  l'école  de  Cras.  —  Séjour  à 

Monsols.  —  Retour  à  Cras ii 

Chap.  III.    —    Pierre  Chanel  à  l'école    presbytérale  de 

Cras i8 

Chap.  IV.  —  Première  communion.  —  Continuation  des 

études 26 

Chap.  V.  —  Le  Petit  Séminaire  de  Meximieux 34 

Chap.  VI.  —  Petit  Séminaire  de  Belley 58 

Chap.  VII.  —  Grand  Séminaire.  —  Ordinations.  —  Pre- 
mière messe 62 

Chap.  VIII.  —   Le   Bienheureux   Chanel  vicaire  à  Ambé- 

rieux 84 

Chap.  IX.  —  Le  Bienheureux   Chanel  curé  de  Crozet....       gS 
Chap.  X.  —   Le   P.  Chanel  est  nommé   professeur,    puis 
directeur  du  Petit  Séminaire  de  Belley.  —  Voyage  à 

Rome .' 13/ 

Chap.  XI.  —  Le  serviteur  de  Dieu  est  nommé  supérieur 
du  Petit  Séminaire  de  Belley.  —  Il  est  désigné  pour 
les  missions  de  l'Océanie i6i 


556  TABLE    DES    MATIERES 

Chap.  XII.  —  Le  P.  Chanel  quitte   le   Petit-Séminaire  de 

Belley.  —  Profession  religieuse.  —  Divers  voyages...  ^i85 

Chap.  XIII.  —  Lettre  du  T.  R.  P.  Colin  aux  premiers 
Missionnaires  de  l'Océanie.  —  Départ  pour  Paris  et 
le  Havre.  —  Diverses  correspondances iq8 


LIVRE  SECOND 

Chapitre  PREMIER.  —  Voyage  du  Havre  à  Futuna 211 

Chap.  II. —  Arrivée  à  Futuna. —  Réception  par  le  roi  des 

Vainqueurs 240 

Chap.  III. —   Futuna. —   Les  Futuniens 246 

Chap.  IV.  —  Manière  de  vivre.  —  Case  du  Missionnaire. 
—  Première  messe.  —  Fête  de  Noël.  —  Journal  du 
Missionnaire 238 

Chap.  V.  — '■  Esprit  de  prière.  —  Etude  de  la  langue.  — 
Dieux  de  Futuna.  —  Première  guerre.  —  Départ 
pour  Wallis "^  267 

Chap.  ^'^I. —  Séjour  à  Wallis. —  Travaux  sur  la  langue  et 

traduction  des  prières.  —  Conférences  sur  la  religion     281 

Chap.  VII.  —  Retour  à  Futuna.  —  Habitation  dans  la 
maison  du  roi,  à  Poï.  —  Premiers  baptêmes.  —  Zèle 
pour  préparer  la  conversion  de  l'iie.  —  Nouvelle 
case. 290 

Chap.  VIII.  —  Fêtes  en  l'honneur  des  dieux.  —  Tempête 
du  2  février.  —  Nouveaux  baptêmes.  —  Nouvelles  es- 
pérances pour  la  mission 3o3 

Chap.  IX.  —  Arrivée  de  quelques  confrères.  —  Séjour  et 

départ  du  P.  Bataillon 814 

Chap.  X.  —  La    guerre.  —   Combat    du    10    août.  —   La 

paix 329 

Chap.  XI.  —  Précieuse  correspondance,  —  Bonnes  dis- 
positions des  indigènes.  —  Espérances 344 

Chap.  XII.  —  Premières  difficultés.  —  Le  Roi,  retiré  à 
Tamana,  envoie  des  vivres  moins  régulièrement.  — 
Progrès  de  la  mission 36o 


TABLE    DES    MATIÈRES  557 

CnAP.  XIII.  —  Commencement  de  la  persécution.  — Ar- 
rivée du  P.  Chevron  et  du  F.  Attale.  —  Lettres  con- 
statant l'état  de  la  Mission Syi 

Chap.  XIV.  —  Séjour  du  P.  Chevron  et  du  F.  Attale.  — 
Difficultés  croissantes. —  La  persécution  grandit.  — 
Départ  du  P.  Chevron  et  du  F.  Attale 38 1 

Chap.  XV.  —  Prédications  plus  nombreuses.  —  Disette 
plus  grande.  —  La  persécution  contre  le  P.  Chanel 
et  les  catéchumènes  s'accroit  de  jour  en  jour 400 

Chap.  XVI.  —  Conseil  à  Tamana.  —  Le  saint  jour  de  Pâ- 
ques. —  Conversion  de  Méitala.  —  Nouveau  conseil. 
—  Sentence  de  mort 41  5 

Chap.  XVII.  —  Le  martyre.  —   Le  coup   de  tonnerre.  — 

La  sépulture 43 1 

Chap.  XVIII.  —  Conversion  de  l'ile  de  Futuna 446 

Chap.  XIX.  —  Grâces  et  guérisons  obtenues  par  l'inter- 
cession du  Bienheureux  martyr 475 

Chap.  XX.  —  Actes  et  Décrets  pour  la  Béatification 517 

Testament  du   P.  Chanel S42 

Oraisons  de  la  Messe  du  Bienheureux 552 

Carte  de  Futuna 553 


FIN   DE    la   table 


Lyon —  Irapnmene  Vitie  et  Ferrussol,  rue  Condé,  3o 


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