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HOLYREDEEMERLIBRARY
VIE DU BIENHEUREUX
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
HOLY REDEEM^IBRARY, WINDSOR
PERMIS D IMPRIMER
Lyon, 10 janvier 1890.
P. -M. BELMONT, v. g.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/viedubienlieureuxOOnico
LK BIENHEUREUX
P l F. R R E - L O U I S - M A R I E CHANEL
PRKTRE MARISTE, PREMIER MARTYR DE I.'oCF.ANIE
VIE DU BIENHEUREUX
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
PRÊTRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE
ET PREMIER MARTYR DE l'oCÉANIE
PAR
Le % T. ^ICOLET
Prêtre de la même Société et Postulateur de la cause de Béatification.
DEUXIEME EDITION
LYON
LIBRAIRIE GÉNÉRALE CATHOLIQUE ET CLASSIQUE
Emmanuel VITTE, Directeur
Imprimeur-libraire de l'Archevêché et des Facultés catholiques
3, PLACE BELLECOUR, 3
1890
APPROBATIONS
Sainte-Foy-lès-Lyon, le 7 avril 1889.
Mon bien cher Père,
Je suis heureux d'apprendre que votre'travail pour une nou-
velle édition de la Vie du P. P.-L.-M. Chanel, prêtre de notre
Société et premier martyr de l'Océanie, est terminé. Ce n'est
pas un ouvrage nouveau, et le soin avec lequel vous en avez
revu toutes les parties, le rend plus digne encore de l'approba-
tion qui lui a été donnée par mon prédécesseur. Je l'approuve
donc très volontiers comme lui, et j'en autorise, en ce qui dé-
pend de moi, l'impression.
Bien affectueusement tout à vous en J., M., J.
A. Martin, Stip. gén. S. M.
APPROBATION DE LA PREMIÈRE ÉDITION
EVECHE
de
St-Brieuc et Tréguier
Saint-Brieuc, le 14 octobre li
Mon Révérend Père,
Monseigneur l'Evêque de Saint-Brieuc a bien voulu me
confier le soin d'examiner la Vie du Vénérable Père Chanel
que vous venez d'écrire et que vous allez publier. J'ai donc lu
VI APPROBATIONS
votre volume avec une scrupuleuse attention ; et je dois dire
tout d'abord que je n'y ai rien trouvé qui ne fût de la plus
exacte orthodoxie. Je me hâte d'ajouter que j'ai goûté un
grand charme dans la lecture de ces pages intéressantes, et,
en même temps, j'ai constaté qu'il s'en dégage un parfum de
piété qui, embaumant l'àme, ne sera pas l'un des moins vifs
attraits de votre livre. A force de patientes investigations, vous
êtes arrivé à recomposer la trame de cette existence à la fois
si courte et si remplie, et vous la faites revivre dans un style
d'une élégante simplicité et avec un accent de vérité d'un effet
saisissant. Les documents abondent entre vos mains ; les cor-
respondances, les témoignages, vous avez su les disposer habi-
lement, sans nuire à la marche du récit, et dans ce cadre appa-
raît lumineuse la douce et caractéristique physionomie du
Vénérable Père Chanel. Votre ouvrage, j'ose le prédire, ne
sera lu sans intérêt et sans profit par aucune catégorie de lec-
teurs. Les personnes du monde y verront avec une profonde
édification à quel degré d'héroïsme peut s'élever le dévoue-
ment inspiré par le Catholicisme, Notre œuvre naissante de la
Cléricature trouvera un modèle à suivre dans cette école pres-
bytérale de Cras où s'est développée la vocation du futur apô-
tre. Mais votre livre pourra surtout servir de Manuel et de
guide aux écoliers, aux séminaristes, aux prêtres, aux profes-
seurs, aux missionnaires. Le serviteur de Dieu leur a tracé la
voie : Et qiiid non potero quod isti et istce? Votre publication
est donc appelée, d'après mon humble avis, à produire un
grand bien; c'est le meilleur des succès et la seule récompense
que votre zèle ambitionne. Elle aura de plus, j'en ai la douce
confiance, pour résultat de hâter la béatification du Vénérable
Père Chanel, le premier martyr et la gloire de la Société de
Marie.
Daignez agréer, mon Révérend Père, l'expression de mon
respectueux dévouement.
A. DuBouRG, Vie, gén.
èèèàèàèàèàèèèèà
PRÉFACE
En i86j, dix ans après l'introduction de la cause
de béatification du premier martyr de VOcéanie^
Pierre-Louis-Marie Chanel^ le P. Bourdin faisait
paraître sa biographie. Comme il nous le dit lui-même,
il n'avait rien négligé pour se procurer les éléments
de son travail. « Par une insigne faveur de la Provi-
« dence, nous avons vécu, près de six ans, sous le même
« toit que notre vénérable confrère. Durant cette
« période, l'une des plus intéressaîiies de sa vie, nous
« avons pu juger., pour ainsi dire., une à une ses ac-
« tions, suiprendre quelques secrets de sa belle âme, et
« entrevoir le degré de sainteté auquel il est parvenu.
« A nos propres souvenirs se joignent ceux que tious
« avons recueillis., en suivant à la trace de ses pas le
« serviteur de Dieu, depuis son bas âge jusqu'à son
« départ pour l'Océanie: nous avons interrogé de vive
« voix et par lettre sa famille, ses camarades d'en-
« fance, ses maîtres, ses amis., en un mot., toutes les
« personnes qui, l'ayant vu de plus près., l'ont par
« conséquent mieux connu. A V égard de son apostolat
VIII PREFACE
« et de son martyre^ nous avons eu à notre disposition
» tous les documents qu'on a pris soin de recueillir sur
« le théâtre même de ses travaux et de sa mort glo-
« rieuse. »
Le fioupel auteur n^ avait pas à chercher bien loin les
matériaux de S071 livre. Il les trouvait sous sa niain; il
n'' avait souvent qu'à analyser l'ouvrage du P. Bourdin
et à lui emprunter la "plupar^t des récits. Comme il ne
se proposait qu'un but .-faire connaître et glorifier le
serviteur de Dieu, il n'a pas craint d'user largement de
la permission qui lui était accordée.
Cependant., le lecteur, s'il compare les deux ou-
vrages, j^emarquera d'asse^ grandes différences dans
la ?iarration d'un ceî^tai?i 7iombre de faits qui sont
7'apportés au livre premier de cette histoire. L'auteur
a dû introduire ces modifications , parce qu'il a eu le
bonheur de î^ecueillir de nouveaux témoigJiages et qu'il
a pu tout faire conti^ôler par des témoins oculaires.
Les écrits du bienheureux martyr, les procès aposto-
liques et d'autres documents l'ont forcé de changer
presque etitièrement le livre second. EcrivaJitla vie d'un
saint, il a voulu mettre dans son récit toute Vexacti-
tude possible. Il ne saurait exprimer les joies et les
consolations qu'il a goûtées en composant son livre.
Puissent ces modestes pages contribuer à la gloir^e de
Dieu et à l'honneur du saint martyr!
VIE DU BIENHEUREUX
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
LIVRE PREMIER
DEPUIS LA NAISSANCE JUSQU'AU DÉPART POUR
L'OCÉANIE
CHAPITRE PREMIER
PREMIÈRE ENFANCE. LE PETIT BERGER.
(12 juillet i8o3. — II novembre 1814.)
Ma^ bienheureux Martyr dont nous écrivons
S [^\^) ^^ vie naquit, le mardi 12 juillet i8o3 (i), à
la Potière, hameau de Guet, chapelle vica-
riale de Montrevel, dans le diocèse de Lyon, aujour-
(i) Les registres de la mairie de Montrevel marquent la nais-
sance au 23 messidor, an xi, date qui correspond au 12 juillet
i8o3. Sur le registre du grand séminaire de Brou est aussi
inscrite la date du 12 juillet i8o3.
VIE DU BIENHEUREUX
d'hui dans celui de Belley. Il était le cinquième des
huit enfants de Claude-François Chanel et de Marie-
Anne Sibellas. Il reçut au baptême le nom de Pierre (i).
Quand il apprit que sa mère l'avait consacré à la sainte
Vierge, même avant sa naissance, il ajouta à son nom
celui de Marie. Le jour de sa confirmation, désirant
se mettre sous la protection spéciale de saint Louis
de Gonzague, il voulut en porter le nom.
Notre jeune homme avait été prévenu de la grâce,
et, dès la plus tendre enfance, il manifesta les plus
heureuses dispositions. Les premiers mots qu'il apprit
à prononcer furent les noms de Jésus et de Marie. A
ces noms bénis, il joignait ses petites mains et les
élevait vers le ciel avec une expression qui frappait les
assistants.
Son père, qui s'occupait de la culture des champs
et des travaux qu'elle réclame, laissait à son épouse
toute liberté dans l'éducation de la petite famille, et
lui prêtait au besoin l'appui de son autorité. Celle-ci
en profitait pour élever ses enfants très chrétiemiejiieni.
Elle ne négligeait rien pour leur inspirer Va}7îOîir de
Dieu et de la sainte Vierge, la crainte de l'enfer et le
désir du ciel. Elle leur recommandait avant tout de
fuir le péché qui offeJise Dieu. Ses prières, qu'elle
n'omettait jamais, elle les terminait par ces mots :
« Courage., mon âme ; le temps passe., l'éternité s'a-
(i) Son parrain, Pierre Mercier, habitait une maison voisine
de celle de son père.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
pance. » Elle apprenait à ses enfants à prier, leur
faisait réciter leurs prières quand ils étaient jeunes,
et, lorsqu'ils avaient grandi, elle s'assurait s'ils avaient
rempli ce devoir.
Pierre correspondait admirablement à tous les
enseignements de sa mère, et se distinguait des enfants
de son âge par sa piété et son heureux caractère.
Sous le toit paternel, il trouva dans sa cousine,
Jeanne-Marie Chanel, née le 7 avril i8o3, les mêmes
goûts et les mêmes dispositions.
« Dès que nous le pûmes, disait-elle à l'auteur de
ce livre, nous allâmes à la messe, quelquefois à Saint-
Didier-d'Aussiat, le plus souvent à Montrevel. Aimant
à imiter ce que nous avions vu, nous sonnions la
messe, nous la disions ; nous mangions du pain bénit;
nous faisions des processions, etc. Mon cousin était
toujours le premier à proposer les cérémonies reli-
gieuses et il les exécutait avec une grâce merveil-
leuse. »
Quand Jeanne-Marie, à l'âge de sept ans et demi,
quitta la Potière avec ses parents pour aller habiter
un hameau de la paroisse de Gras, Pierre Chanel ren-
contra dans sa sœur, Marie-Françoise, née le i*^'" sep-
tembre 1808, des goûts semblables q,ux siens : aussi
s'aimaient-ils d'une affection particulière, affection que
la nature et la grâce semblaient justifier : même visage,
même caractère, mêmes inclinations, même attrait
pour la piété. Ils se plaisaient à partager leurs jeux et
leurs occupations ; ils aimaient à prier ensemble, à
VIE DU BIENHEUREUX
s'entretenir du bon Dieu et de la sainte Vierge, à
représenter les cérémonies de l'Eglise. Chargés de
distribuer les petites aumônes de la maison aux pau-
vres nombreux qui la fréquentaient, ils se livraient
entre eux des combats de générosité. L'exemple de l'un
devenait la règle de l'autre. Plus tard, comme nous le
verrons, ils embrassèrent tous les deux la vie religieuse
et eurent le bonheur de vivre et de mourir dans une
Société spécialement consacrée à Marie.
« L'extérieur du jeune Pierre semblait refléter la
beauté de son âme. Sa taille était mince, sa démarche
modeste, ses traits réguliers et candides, son regard
doux et intelligent. Une légère pâleur ajoutait à la
suavité de sa physionomie. Sur toute sa personne,
enfin, se peignait je ne sais quoi d'angélique, et on ne
pouvait le voir sans l'aimer (i). »
Il avait, cependant, à se défendre d'une sensibilité
qui devenait pour lui la source de quelques saillies
d'humeur. Ainsi, il ne pouvait voir réprimander son
frère ou l'une de ses sœurs sans perdre sa gaieté ordi-
naire. « Le front triste et baissé, il se tenait à l'écart
et souffrait en silence jusqu'à ce que l'orage fût dis-
sipé. C'était assez qu'on laissât échapper, en sa pré-
sence, une plainte ou quelques larmes, pour qu'il en
fût vivement affecté. Il ne tarda pas à comprendre,
grâce à des avertissements parfois sévères, qu'une
trop grande sensibilité lui serait nuisible, et qu'il
(i) Vie du P. Chanel, par le P. Bourdin, p. 4.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
devait s'efforcer de la vaincre. C'était lutter contre son
propre cœur; mais enfin, après avoir livré bien des
assauts et essuyé quelques défaites, il triompha (i). »
Dès l'âge de sept ans, il eut à garder le petit trou-
peau de son père. Devenu prêtre, il parlait un jour de
sa vie de berger. « Il fallait que je me levasse de grand
matin. Ma mère (elle était si pieuse et si bonne !) ne
manquait jamais de me demander, avant mon départ,
si J'avais fait ma prière. Je l'embrassais comme pour
recevoir sa bénédiction. Elle me passait au bras un
petit panier dans lequel elle avait eu soin de mettre
quelques provisions. Puis, elle me recommandait
d'être bien sage... Je partais gaiement suivi de mon
chien, qui faisait bonne garde autour du troupeau. Le
pauvre animal n'était pas joli ; mais il avait un instinct
admirable. Je pouvais me reposer sur lui de la sur-
veillance que j'avais à faire. Pour le payer de ses bons
services, je ne l'oubliais jamais à l'heure des repas (2).»
Tout en veillant sur son troupeau, il savait se créer
quelques occupations ou du moins quelques distrac-
tions salutaires. Le plus souvent des enfants de son âge
accouraient auprès de lui, et alors il prenait part à leurs
jeux innocents. Sa piété le ramenait à ses amusements
favoris; il construisait de petits autels, imitait les céré-
monies de l'Eglise et parfois adressait à ses camarades
uneexhortation composée des paroles du dernierprône.
(i) Vie du P. Chanel, p. 6.
(2) Vie du P. Chanel, p. i3.
VIE DU BIENHEUREUX
Dans la belle saison, presque toujours il rapportait,
en rentrant à la maison, un bouquet de fleurs qu'il
plaçait devant l'image de la Vierge au pied de laquelle,
soir et matin, il s'agenouillait pour faire sa prière.
Quand vint l'hiver de 1810, ses parents, qui ne sa-
vaient ni lire ni écrire, songèrent à l'envoyer à l'e'cole
primaire de Saint-Didier, la plus rapprochée du hameau
de la Potière. Mais comme la distance était longue, et
quelquefois même impossible à franchir, en temps de
pluie ou de neige, il n'assistait point assez régulière-
ment à l'école pour faire de vrais progrès. Au prin-
temps, il dut reprendre la garde du troupeau pa-
ternel.
Il avait à peine huit ans lorsqu'il se confessa pour la
première fois. Avant de se présenter au prêtre, il exa-
mina sa conscience avec un grand soin. Craignant
d'omettre quelques fautes, il dit à sa mère, en lui
faisant sa confession : Voilà tout ce que j'aipiitrou'
ver ; aidei-moi, je vous prie : vous save^ mieux que moi
ce que f ai fait. Au sortir du saint tribunal, il s'age-
nouilla un instant devant l'autel de Marie, et, de retour
à la maison, il ne put s'empêcher de manifester sa
joie de la manière la plus naïve.
Pendant l'hiver de 181 1, il retourna à l'école de
Saint-Didier ; mais, comme nous l'avons déjà dit, il
ne pouvait y aller tous les jours. Ces leçons interrom-
pues que personne à la Potière ne pouvait suppléer,
n'avançaient guère l'instruction de notre jeune homme.
La Providence allait y pourvoir dans son temps. Car,
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
selon la pensée de M. l'abbé Bernard (i), son ami et
son condisciple, « le jeune Chanel était une plante
précieuse, semée par le bon Dieu dans un lieu solitaire
et gardée par ses anges à l'abri de tout danger. Elle
poussait tout naturellement et se faisait remarquer
par sa belle venue ; mais pour qu'elle devînt ce que
nous savons, il lui fallait un habile jardinier, qui la
transplantât dans son parterre et lui donnât tous ses
soins. » Ce jardinier, nous le raconterons bientôt, fut
le bon curé de Cras.
Dès son arrivée dans cette paroisse, à la fin d'oc-
tobre 1811, M. Trompier songea à donner aux enfants
l'instruction chrétienne. Dans ce but, il fonda deux
écoles, l'une pour les garçons et l'autre pour les filles.
Il agrandit aussi son presbytère, afin de recevoir quel-
ques élèves et de les initier aux belles lettres. « En-
couragé par l'espoir de les voir, un jour, monter au
saint autel, il ne reculait devant aucune peine, aucun
sacrifice; et celui qui refusa une chaire de théologie
morale (2), s'estimait heureux d'enseigner de jeunes
écoliers et de les préparer de loin au sacerdoce. Qu'il
était beau de le voir au milieu d'eux ! C'était bien
moins un maître qu'un père au sein de sa famille. Les
(i) M. l'abbé Bernard Louis, que nous citerons souvent, était
né à Cras, en 1808. Il est aujourd'hui curé de Genay, dans le
canton de Trévoux.
(2) En 1823, Mgr Dévie, évêque de Belley, offrit à M. Trom-
pier la chaire de théologie morale dans son grand séminaire de
Brou.
VIE DU BIENHEUREUX
prêtres qui lui sont redevables de leur première édu-
cation ecclésiastique, ont tous conservé pour lui la
plus haute estime et la plus affectueuse reconnais-
sance (i). »
« M. Trompier était un de ces hommes en qui l'on
remarque un jugement droit, un savoir réel, une
grande bonté de cœur et une noble simplicité de ma-
nières. Il réunissait toutes les qualités qui assurent le
succès. Assidu au confessionnal, visitant fréquemment
les malades, remplissant avec perfection les devoirs de
sa charge, il était l'arbitre souverain de tous les diffé-
rends qui s'élevaient entre les paroissiens. En un mot,
il dirigeait une paroisse de 1,200 âmes, comme iinbon
supéî^ieii?" goiiveivie wie communauté. Il savait se faire
craindre, aimer et obéir (2). »
Il avait choisi pour directeur de sa conscience,
M. l'abbé Camus, confesseur de la foi pendant la
grande révolution et curé de Saint-Didier d'Aussiat.
Quand il allait trouver son confesseur, il lui arrivait
parfois de laisser le chemin ordinaire et de prendre un
sentier qui le conduisait à travers les champs et les
prairies où le jeune Chanel faisait paître le troupeau
de son père. Vers la fin de 1812, M. Trompier ren-
contra le berger. — Comment f appelles -tu ? —
Piéride Chanel . — Quel est ton âge ? — Neuf
ans et demi. — Où vas- tu à V école? — A Saint-
(i) Vie du P. Chanel, p. 19.
{2) Témoignage de M. l'abbé Bernard.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
Didiej\ — Qiie sais-tu? — Pas grand' chose. De fait,
il savait à peine lire. M. Trompier causa un mo-
ment avec le petit berger, et fut charme' de ses ma-
nières aimables et de la candeur de sa figure. Eut-il dès
lors quelque pense'e de le prendre un jour au nombre
de ses élèves ? nous l'ignorons. Ce que nous savons,
c'estqu'à son retour, rencontrant Jeanne-MarieChanel,
il lui dit : Tai vu ton cousin Pierre ; il est bien
gentil.
Le curé de Gras, en se rendant à Saint-Didier ou
en revenant, retrouva plusieurs fois le jeune berger,
et chaque fois il fut frappé des heureuses disposi-
tions qu'il manifestait.
« Je fis ma première communion, nous dit Jeanne-
Marie Chanel, le 4^ dimanche après Pâques, en 18 14.
J'avais onze ans et un mois. Vers la fin de juillet, je
me trouvais à la Portière auprès de ma tante. Un jour
je cueillais des prunes avec mon cousin. Tout à coup
il me dit : « Ma cousine, que tu es heureuse d'avoir
fait ta première communion? Et moi, je ne sais encore
rien. » — « Oh I oui, je suis bien heureuse. Mais,
Pierre, tu auras ce bonheur. Tu viendras à Cras chez
manière; tu iras à l'école; tu apprendras bien ton
catéchisme et tu feras ta première communion. y>
Pierre sourit à cette proposition. Il n'oublia jamais
ce jour et plus tard il me dit souvent : « Oh ! ma bonne
Jeanne- Marie., je crois que sans toi je n'aurais pas été
prêtre. »
« Peu de temps après, M. Trompier passait par la
10 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
prairie qui longe un magnifique ruisseau, et, rencon-
contrantmon cousin, il lui dit : Eh bien! Pierre, te
voilà grande voudrais-tu venir à Cras ? — Oh !
oui, Monsieur le Curé^ c'est tout mon désir. Et
dans son regard se peignait l'expression du bonheur.
M. Trompier, poursuivant son chemin, entra à la
Potière, mais il ne trouva que la mère Chanel, qui
accepta volontiers la proposition. Le père ne tarda
pas à rentrer et, à son tour, donna son consentemtînt.
(c Dès que l'heure de reconduire son troupeau fut
venue, mon cousin courut raconter à sa mère ce que
M. le curé lui avait dit. Celle-ci l'interrompit :
Pierre, sois tranquille : tout est arrarigé. »
^§m:^^^^^mmw2:w^M^^^^w^w^
CHAPITRE II
PIERRE CHANEL A l'ÉCOLE DE CRAS. — SÉJOUR A
MONSOLS. — RETOUR A CRAS
((I ovembre 1SI4. — octobre 18 16.)
EPRENONS le récit de Jeanne-Marie Chanel :
« A la Saint-Martin 1814, mon cousin
vint à Gras chez ma mère. Il allait à
l'école de M. Maynard. Nous l'aimions beaucoup,
parce qu'il était bien sage, avait un excellent carac-
tère et était très studieux. Un de mes frères a pris
modèle sur lui et, à son tour, a bien étudié, est de-
venu prêtre. Ma mère, qui avait une grande affection
pour son neveu, lui disait quelquefois : PierrCy
quand tu seras plus grande que veux -tu faire ? —
Je j'eux être prêtre, répondait-il sans hésiter. Ma
mère rapportait ses paroles à M. le curé, qui venait
souvent chez nous, et disait : Allons, mon ami, il
faut bien étudier^ et puis tu apprendras monere, mo-
neor, moneo. Nous ne savions pas ce que cela
signifiait ; nous pensions qu'il voulait lui parler
d'étudier le latin. C'était, en effet, son intention.
« Mon cousin faisait de sérieux progrès dans les
12 VIE DU BIENHEUREUX
études, lorsque, à Pâques 1816, il fut redemandé par
son père pour reprendre la garde de son troupeau.
M. Trompier, qui, dès lors, avait résolu de le mettre
au nombre de ses élèves, le vit s'éloigner avec peine.
Il lui recommanda de venir tous les mois se con-
fesser, et d'étudier autant qu'il le pourrait. Pierre se
conforma exactement à ces deux points. Il revenait à
Gras tous les mois, et, en gardant son troupeau, il
était si studieux que son père et sa mère disaient :
Qii'a donc notre petit Piey^re? Depuis qu'il est allé
à Cras, il veut toujours avoir ses livres.
« Quand l'hiver approcha, comme il fut heureux
de laisser son troupeau pour reprendre ses étu-
des ! Mais bientôt la nouvelle se répandit que
M. Trompier allait nous quitter. L'administration
diocésaine avait jugé qu'il méritait un poste plus
élevé et l'avait nommé à la cure de Monsols. Mon
cousin en fut désolé. Il allait perdre un directeur
qui le formait si bien à la vertu. Selon son habitude,
il recourut à la sainte Vierge, et on le vit souvent
agenouillé auprès de son autel. Aussi , lorsque
M. Trompier lui annonça qu'il l'emmènerait à Mon-
sols et que désormais il se chargerait de son éduca-
tion, il ne put s'empêcher de dire : Ah ! si la sainte
Vierge n'y avait pas jnis la main^ les choses n'' auraient
pas si bien i^éussi. »
M. Trompier, avant d'annoncer son départ, s'était
rendu à la Potière et avait prié le père et la mère
Chanel de lui confier leur fils, parce qu'il voulait
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l3
l'avoir avec lui et lui faire commencer ses études
ecclésiastiques. Il y eut quelques moments d'hésita-
tion ; mais le digne curé, en parlant le langage de la
foi, sut si bien toucher leur cœur, qu'ils donnèrent
leur plein consentement.
Ce fut vers Noël i8i5 que M. Trompier partit
pour Monsols. Pierre avait pour compagnon d'étude
Jean Vavre, qui bientôt s'ennuya et retourna dans la
maison paternelle. Ce départ fut pour lui un motif
de s'attacher davantage à son bienfaiteur et de dé-
ployer une nouvelle ardeur pour le travail. Il suivait
exactement le règlement qui lui était tracé. Il n'y
avait d'exception que lorsque M. Trompier était
obligé de s'absenter pour remplir les devoirs de sa
charge. Encore souvent l'élève, ses cahiers et ses li-
vres sous le bras, accompagnait le maître, et la classe
avait lieu, soit en allant, soit en revenant.
Dans ses moments de loisir, il faisait ses délices d'une
lecture qui pouvait l'édifier et l'instruire. « Nul livre
ne l'intéressait plus vivement que les Lettres édifian-
tes. Ces annales des Missions étrangères allumèrent
dans son cœur le désir de franchir les mers et de se
dévouer au salut des infidèles. Nous savons qu'à ces
précoces inspirations de zèle il joignait encore l'es-
poir de verser son sang pour la foi (i). »
« Dans le jardin de la cure, il avait un petit par-
terre, qui témoignait de son goût et, nous pourrions
(i) Vie du P.Chanel, p. 38.
14 VIE DU BIENHEUREUX
ajouter, de sa piété' ; car les fleurs qu'il cultivait avec
tant de soin, il ne les cueillait que pour en parer l'au-
tel de la sainte Vierge (i). »
Quelque part qu'il se montrât, son air de candeur,
de modestie et de piété frappait les regards. Aussi
tous l'admiraient. Les mères de famille enviaient le
bonheur de ses parents, et le citaient à leurs enfants
comme un modèle. Les enfants, à leur tour, étaient
attirés vers lui par le charme de ses vertus. Ses ai-
mables qualités lui conciliaient mêm^e l'estime des
jeunes gens les moins pieux.
Un jour, plusieurs d'entre eux parlaient trop légè-
rement de quelques ecclésiastiques : A^ous avons uji
curé, dirent-ils, qui ne leur ressemble pas ; et si Cha-
nel devient prêtre, il sera, lui aussi, un excellent curé.
Un de ces jeunes gens l'ayant aperçu au sortir de
l'église, dit à ses camarades : Voulez-vous que nous
lui cherchions noise ? — Oh! garde-t'en bioi. Si on le
savait dans la paroisse, tu pourrais t'en repeiitir. Du
reste, il a si bon cœur, ce petit Chanel !... Laissons-le
donc passer en paix.
« Aux heures de récréation, il se livrait avec une
douce gaieté aux délassements de son âge, et, de son
côté, l'abbé Trompier se faisait un plaisir de les par-
tager avec lui. Le jeu de boules était le plus ordinaire ;
et quand la conversation devait le remplacer, Pierre,
désireux de reprendre les boules, proposait ce qu'il
(i) Vie du P. Chanel, p. 38.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l5
appelait la petite partie. « Vous verrez, disait-il en
« riant, que je perdrai encore aujourd'hui. — Beau
« plaisir ! répondait M. Trompier. — Oui, sans
« doute, répliquait l'enfant, et j'en suis tout joyeux
« d'avance ; car j'ai remarqué que, lorsque vous ga-
« gnez, cela vous fait beaucoup rire. » M. Trompier
avait aussi remarqué que son élève, bien que fort at-
tentif au jeu, perdait le plus gaiement du monde (i). »
M. Trompier avait en peu de temps conquis l'es-
time et l'affection des habitants de Monsols. Mais le
climat des montagnes du Beaujolais éprouvait telle-
ment sa santé, qu'un*changement devenait nécessaire.
Cras avait eu successivement deux curés, et le dernier
était parti au commencement de septembre 1816.
Apprenant que M. Trompier devait quitter Monsols,
toute la population de Cras s'empressa de solliciter
le retour de celui qu'elle avait tant regretté. L'admi-
nistration diocésaine crut devoir condescendre au vif
désir qui lui était manifesté, et nomma de nouveau
M. Trompier curé de Cras.
Les adieux du vénérable curé à la paroisse de Mon-
sols firent couler bien des larmes. Lui-même ne pou-
vait retenir les siennes ; il s'arrachait à regret du mi-
lieu de la foule qui se pressait autour de lui et qui
l'accompagna jusqu'aux limites de la paroisse. Le
jeune Chanel, profondément ému, marchait à côté de
son bienfaiteur. Longtemps on conserva le souvenir
(i) Vie du P. Chanel, p. 3G.
l6 VIE DU BIENHEUREUX
de M. Trompier et du bien qu'il avait fait. Mais, ce
qui doit surprendre, c'est que l'on n'ait point oublie' le
serviteur de Dieu, qui n'avait alors que treize ans.
Une lettre de M. Bessy, curé de Monsols, en date
du 2g juin i863, adressée au P. Bourdin, nous ap-
prend que « dans plusieurs familles on avait conservé
un précieux souvenir de cet enfant de bénédiction,
qui, plus tard, a cueilli la double palme de l'apostolat
et du martyre.
« On se rappelle fort bien qu'il était pieux, charita-
ble, modeste, d'une candeur angélique. Le petit Pierre
(c'était ainsi qu'on l'appelait) servait d'enfant de chœur
à M. Trompier. Il aimait beaucoup les cérémonies de
l'Eglise et chantait à ravir.
« Un nommé Philibert Chatelet, qui assistait avec
lui au catéchisme, raconte qu'un jour, obligé de sus-
pendre sa leçon pour se rendre au presbytère, M. le
curé recommanda aux enfants d'être sages pendant sa
courte absence. Tous, malgré cet avis paternel, sorti-
rent de leurs rangs et se dissipèrent. Chanel seul
resta calme et silencieux à sa place.
vc Une femme très pieuse (Jeanne-Marie Collonge)
raconte aussi qu'elle avait conçu une telle estime de
cet enfant, qu'ayant reçu une lettre par son entremise,
elle avait encore cette lettre qu'elle conservait non seu-
lement comme un souvenir, mais comme une relique.»
M. Trompier fut accueilli par les habitants de Gras
avec un enthousiasme qu'il serait difficile d'exprimer.
Son retour avait lieu vers la fin d'octobre 1816.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I7
Le jeune Chanel, comme on le comprend facile-
ment, goûta un singulier plaisir en revoyant ses pa-
rents, ses condisciples, et cette e'glise de Cras où il
aimait tant à prier. Bien que son absence n'eût pas
été d'une année, on se plaisait à remarquer en lui,
avec le développement de sa taille, un air plus réflé-
chi, un maintien plus grave et des manières plus
cultivées.
•|'i|»^|'f'^|'f»frl''f''t##1^1^i^#^l'##'t'##'t''t
CHAPITRE III
PIERRE CHANEL A L ÉCOLE PRESBYTERALE DE CRAS.
(Octobre 1816. — 23 mars 1817.)
^E serviteur de Dieu ne retourna plus auprès
de sa tante. M. Trompier voulut le retenir
au presbytère de Gras, afin de l'avoir sous
sa main pour mieux le former. Le futur apôtre de
Futuna s'efforça de répondre aux desseins providen-
tiels de son bienfaiteur, et ne perdit jamais de vue la
vocation à laquelle il se croyait appelé. « J'ai connu
dans l'intimité le R. P. Chanel, lisons-nous dans une
lettre de M. l'abbé Louvet. Lorsqu'il n'était encore
qu'au début de ses études, sous la direction de
M. l'abbé Trompier, mainte fois je lui ai demandé
pourquoi il faisait ses classes ; et toujours il m'a ré-
pondu que c'était d'abord pour être prêtre et ensuite
missionnaire (i). »
Mais écoutons un autre de ses condisciples, M. l'abbé
Bernard : « J'aime à me rappeler cette époque où,
n'étant qu'au début de mes études, je rencontrai au
(i) Vie du P. Chanel, p. 38.
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I9
presbytère de Gras, mon cher et saint ami Chanel.
Ah ! si j'avais pu prévoir qu'il cueillerait la palme du
martyre et que l'Eglise le proposerait à notre véné-
•ration, comme j'aurais observé et noté ses moindres
actes de vertu ! Il me semble le voir encore au milieu
de ses camarades, soit en classe, soit en récréation.
Quoique d'une santé frêle et délicate, il était fort la-
borieux. On remarquait déjà en lui une belle intelli-
gence, et surtout une grande piété. Dans nos heures
de délassement, il s'associait à nos jeux, quelquefois
même il y mettait de l'entrain ; toujours il y apportait
de la franchise et de la complaisance. Nous l'aimions
tous beaucoup. Avec la douceur, la modestie et les
autres vertus que nous lui connaissions, pouvait-il
n'être pas aimé? S'il nous arrivait de le contrister,
c'est quand il nous voyait punis; alors il avait pour
nous un mot d'excuse, et s'empressait de solliciter
notre pardon... M. Trompier s'efforçait inutilement
de voiler la prédilection qu'il avait pour cet élève
accompli ; nous ne doutions pas qu'il nous portât
tous dans son cœur, mais il était facile de nommer
celui qui en occupait la première place. Cette préfé-
rence était si bien méritée qu'elle ne souleva jamais
parmi nous le plus léger sentiment de jalousie. Du
reste, Pierre était trop bon, trop humble pour nous
faire sentir les avantages qui pouvaient tourner à sa
louange. »
Le curé de Cras instruisait en même temps quatre
ou cinq enfants. « Lorsque les charges du minis-
20 VIE DU BIENHEUREUX
tère, nous disent ses élèves, l'avaient retenu aux
heures ordinaires de la classe, il nous la faisait pen-
dant ses repas. Un coup de serviette, plus ou moins
fortement applique', nous révélait la nature et la gra-'
vite de la faute que nous commettions contre la
grammaire.
« Assez souvent il nous conduisait avec lui, lorsqu'il
allait visiter ses confrères ou voir les malades. Nos
cahiers et nos livres à la main, nous récitions nos
leçons, nous lisions nos devoirs, nous expliquions nos
auteurs. Un barbarisme, un solécisme, un mot mal
lu nous était signalé par le mouvement plus ou moins
brusque de sa canne, qu'il levait en l'air ou avec la-
quelle il frappait la terre.
« Nous assistions régulièrement au catéchisme de
la paroisse, et la récitation du texte était une de nos
leçons quotidiennes. M. Trompier ne nous faisait pas
d'autre cours particulier d'instruction chrétienne;
mais, à chaque instant, à propos d'un passage d'au-
teur, d'un fait d'histoire, il savait adroitement glisser
l'enseignement religieux. Cette manière d'instruire
gravait profondément dans notre mémoire les leçons
qui nous étaient données. »
Si M. Trompier cultivait avec soin l'intelligence de
ses élèves, il s'appliquait encore plus à former leur
cœur. Il corrigeait leurs défauts, et pliait leurs volontés
sous le joug d'une sage discipline. Il les habituait sans
contrainte au fréquent usage de la prière et des sacre-
ments. Connaissant toute la force de l'exemple sur les
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 21
jeunes gens, il aimait à leur rappeler les principaux
traits de la vie de ces saints qui, dans un âge peu
avancé, se sont élevés à la sainteté la plus consom-
mée. Nous savons que le serviteur de Dieu écoutait
ces leçons avec un plaisir indicible, et qu'il s'efforçait
de reproduire dans sa conduite les vertus dont il
entendait le récit.
Ne perdant Jamais de vue les jeunes gens confiés à
ses soins, le bon curé ne laissait échapper aucune
occasion de les porter à la vertu et de leur inspirer
l'amour du devoir.
« Un voisin d'étude sollicita un jour de Chanel
l'emprunt de ses cahiers pour transcrire le travail qu'il
avait à présenter en classe. Celui-ci, n'écoutant que
son cœur, les lui prêta volontiers. Cette petite fraude
d'écolier fut aisément reconnue. L'habile professeur,
après avoir puni le plagiaire, n'épargna pas celui qui,
par une complaisance déplacée, s'était rendu complice
d'un acte de paresse (i). «
« Un autre jour, il lui refusa la permission d'aller
voir sa famille, parce qu'il avait remarqué dans l'un
de ses thèmes quelques traces de négligence. Oh!
que nous serions ingrats, disait Pierre à l'un de ses
condisciples, que nous serions aveugles, si nous ne sen-
tions pas que c'est poiir notre bien que Von fait la guerre
à nos défauts (2) / »
(i) Vie du P. Chanel, p. 21.
{2) Id.
22 VIE DU BIENHEUREUX
En l'absence, comme sous l'œil du maître, il respec-
tait les ordres qui lui étaient donnés. Un simple trait
suffit pour peindre l'estime qu'il faisait de l'obéissance.
Malgré la défense de M. Trompier, qnelques enfants
allaient se baigner dans les eaux de la Reyssouie.
Quant à Pierre, on eut beau lui faire à cet égard les
plus vives sollicitations, il répondit toujours : « M. le
Curé Va défendu. — Mais., il ne le saura pas. —
N^importe., Dieu nous voit., et cela me suffit.
« Nous avions une si haute idée de sa vertu, nous
dit M. l'abbé Bouvard, que, malgré notre étourderie et
notre dissipation, jamais, en sa présence, nous n'avons
fait aucune espièglerie. C'était déjà un saint. Nous
étions bien légers; les fidèles de Gras en faisaient la
remarque; mais ils ajoutaient : Voyei donc Chanelj
comme il est sage! »
« La prière avait lieu tous les soirs à l'église. Quand
M. Trompier était absent, Chanel la faisait à sa place,
et lisait après Y Angélus., la Vie des Saints. Les fidèles
aimaient beaucoup à l'entendre lire ou chanter. Il
avait une si bonne figure et une voix si angélique ! »
Il ne se lassait point d'être à l'église. Un attrait par-
ticulier le portait à entendre la parole de Dieu. « Son
œil suivait tous les mouvements du prédicateur, et son
oreille ne perdait aucune de ses fiaroles. La voix du
prêtre l'impressionnait comme celle de Dieu même.
Il en paraissait tout pénétré (i). »
(i) Vie du P. Chanel^ p. 24.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2 3
Sa piété était encore plus admirable pendant la cé-
lébration des saints mystères. « Son extérieur avait
quelque chose de si pieux et de si édifiant que, plus
d'une fois, nous dit l'abbé Bernard, j'ai entendu les
habitants de Gras faire le plus bel éloge du jeune
Pierre. Si quelquefois ils exprimaient des doutes au
sujet de notre vocation, dès qu'ils parlaient de Chanel,
ils ajoutaient : « Celui-là, à coup sûr, sera pi^ètre ; il
lui conviant si bien d'être autour de V autel, »
Il ne pouvait supporter la moindre irrévérence
dans le lieu saint. Un enfant du catéchisme s'amusait
un jour, en entrant, à jeter de l'eau bénite au visage de
son voisin. Pierre, qui s'en aperçut, le saisit par le
bras et le reprit de son étourderie. C'était pour
rire, répondit l'enfant. — // nest pas permis de
rire, répliqua Chanel, en manquant de respect aux
choses saintes. La leçon fut bien reçue et porta ses
fruits.
A Cras, comme dans les paroisses voisines, pen-
dant la mauvaise saison, les habitants se rendaient à
l'église avec des sabots. Pierre avait aussi les siens ;
mais, avant d'entrer dans le sanctuaire, par respect
pour le lieu saint, il quittait toujours cette chaussure.
Dans un coin de la sacristie il en tenait une en réserve,
et plus propre et plus convenable pour les cérémonies
de l'église. Cette habitude si louable et si pieuse lui
attira le blâme de quelques étourdis. Il supporta tout
sans se plaindre.
« L'esprit de foi dont il était pénétré se faisait re-
24 VIE DU BIENHEUREUX
marquer jusque dans un signe de croix, et même dans
une sirîîple génuflexion. Jamais il ne passait devant
une e'glise sans la saluer. Il se découvrait également
toutes les fois qu'il rencontrait un prêtre, une image
de la sainte Vierge ou l'auguste signe de notre ré-
demption (i). »
(c La veille des fêtes, il sacrifiait volontiers l'heure
de sa récréation pour rejoindre le sacristain à l'église
et l'aider dans son office. C'était pour lui un bon-
heur de contribuer à la propreté et à la décoration
du sanctuaire. Il s'approchait le plus près qu'il pou-
vait de l'autel... Une bonne femme lui ayant de-
mandé pourquoi, à son âge, il se mettait si près
du Saint-Sacrement : Ah ! lui répondit-il, Je l'aime
tant [2) ! ))
« Sa charité à l'égard des indigents jetait chaque
jour de plus profondes racines dans son cœur. Il
aimait à leur parler, sachant que Jésus-Christ se cache
sous le manteau de leur misère et de leurs souffrances.
La vue d'un malheureux l'attendrissait jusqu'aux
larmes. Un mendiant se présentait-il à la porte du
presbytère, il courait aussitôt en informer M. Trom-
pier. Mais qui vous presse donc si fort ? lui dit un
jour la servante de la cure. Il y a un pauvre là-bas,
répondit-il. Souvent c'était sa propre bourse qu'il
mettait à contribution ; à force d'y puiser, l'argent des-
(i) Vie du P. Chanel p. 2 S.
(2) Id.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2 5
tiné à ses menus plaisirs s'écoulait tout en aumônes.
A mesure qu'il voyait s'approcher le jour si désiré de
sa première communion, il semblait que son âme deve-
nait encore plus compatissante et plus généreuse (i) ».
(i) Vie du P. Chanel, p. 26.
CHAPITRE IV
PREMIÈRE COMMUNION. CONTINUATION DES ÉTUDES.
(23 mars 1817. — 3o octobre 1819O
ONSiEUR Trompier n'aimait point à [ad-
mettre trop tôt à la première communion.
Il voulait qu'avant cet acte solennel l'ins-
truction fût assez complète. Pierre avait treize ans et
demi, et, par ailleurs, ses dispositions ne laissaient rien
à désirer. Il fut donc admis, et le jour fut fixe' au di-
manche de la Passion. Il s'empressa d'annoncer cette
nouvelle à ses bons parents.
« Mes chers parents, quelle bonne nouvelle j'ai à
vous donner ! Dans trois semaines, le dimanche de la
Passion, j'aurai le bonheur de faire ma première com-
munion. Si jamais j'ai eu besoin de vos prières,
c'est bien maintenant. Ah ! priez pour moi, je vous en
conjure.
« Je pense tous les jours à vous; pourrai-je vous
oublier, quand je posséderai le bon Dieu dans mon
cœur ?
« Je vous demande pardon de toutes les peines que
je vous ai causées, de toutes mes désobéissances, et de
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 27
toutes les autres fautes dont je me suis rendu coupa-
ble envers vous (i)... »
Dès lors, il ne pensa plus qu'à la grande action qu'il
allait faire. Il donna tant de signes d'une foi vive et
d'une piété tendre que les fidèles étaient dans l'admi-
ration. M. l'abbé Bacheville, qui, l'année suivante, fut
nommé vicaire de Cras, en entendit parler avec enthou-
siasme. On lui disait : « Soixante enfants devaient faire
leur première communion. Tous se mirent en retraite.
Leurs dispositions répondaient aux espérances de ceux
qui les préparaient ; mais celles de Chanel étaient si
admirables qu'elles comblaient leur cœur des plus
douces consolations. Avec quelle attention ce cher
enfant écoutait les instructions et s'unissait aux prières
communes ! «
La veille du beau jour, on le vit prier longtemps
avec ferveur au pied de l'autel de la très sainte Vierge.
Le 23 mars 1817, dimanche de la Passion, peu après
le lever du soleil, le son des cloches avait réuni dans
l'église de Cras les jeunes conviés du Seigneur. Une
foule nombreuse était accourue à cette auguste et tou-
chante solennité. M. Trompier monta au saint autel
et distribua le pain des anges aux soixante enfants
qu'il avait préparés avec tant de soin.
« Je n'oublierai jamais, dit un témoin oculaire, le
touchant spectacle qu'offrit alors la piété du jeune
Chanel. Quoique les enfants qui parurent à la table
(i) Vie du P. Chanel, p, 27.
28 VIE DU BIENHEUREUX
sainte fussent nombreux et édifiants, je ne pouvais
m'empêcher d'attacher sur lui mes regards. Il me
semble encore le voir à genoux, les mains jointes et le
front rayonnant d'une joie céleste, enfin, ayant toute
l'attitude recueillie dans laquelle on représente les
anges en adoration. Son père et sa mère, qui étaient à
quelques pas de lui, participèrent aussi au banquet de
l'Agneau sans tache. Leurs yeux, sans doute, se dé-
tournèrent plus d'une fois pour contempler cet enfant
béni, devenu en ce moment plus cher encore à leur
tendresse. Pour lui, plongé dans un profond recueil-
lement, il tenait les yeux baissés, et, versant de douces
larmes, il savourait dans son cœur la joie qu'y répan-
dait la présence du Dieu de toute pureté et de tout
amour (i). »
Dix ans plus tard, dans cette même enceinte, une
autre scène encore plus belle et plus attendrissante
réjouira les coeurs des nombreux fidèles accourus pour
en être témoins. Pierre Chanel sera prêtre, et il dira
sa première messe à ce même autel au pied duquel il
a reçu son Dieu pour la première fois. Le souvenir de
ces deux grands jours le suivra partout. De sa chère
île de Futuna, le 28 novembre iSSg, il écrira à
M. Bolliat, curé de Gras : « Votre paroisse me sera
toujours chère, non seulement à cause de mes nom-
breux parents qui l'habitent, mais plus encore par le
souvenir des grâces que j'}'' ai reçues. C'est au pied de
(i) Vie du P. Chanel, p. 29.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 29
votre autel que j'ai eu le bonheur de faire ma première
communion. C'est sur votre autel que, dix ans après,
j'eus un nouveau bonheur, celui d'offrir pour la pre-
mière fois le saint sacrifice de la messe... Souvent je
fais pendant mon sommeil le voyage de la France, et
lorsque je crois me trouver auprès de vous, mon cher
confrère, je me re'veille en Polyne'sie, sur mon petit lit
en claies de bambous... Que sont devenues les per-
sonnes que j'ai connues, celles de mon âge, avec les-
quelles j'ai fait ma première communion, sous la di-
rection de M. Trompier, votre prédécesseur d'heu-
reuse mémoire, à qui je dois, après Dieu, le bonheur
d'être prêtre ! Tout me porte à croire que je n'aurai
plus la consolation de me retrouver ici-bas parmi
vos paroissiens; mais j'espère les revoir dans le ciel,
si le bon Dieu me fait miséricorde (i). »
Afin d'asseoir sur un fondement solide l'édifice de
sa persévérance, le jeune Chanel se traça par écrit un
plan de conduite que sanctionna M. Trompier.
« Maintenant je ne dois plus être un enfant dont on
excuse, en bien des choses, les fautes et la légèreté. II
faut que je sois et plus raisonnable et plus chrétien.
« Ce que j'ai le plus à craindre, c'est le péché. Je
ferai tout mon possible pour m'en préserver.
« Sans le secours de Dieu, je ne puis ni éviter le
péché ni pratiquer la vertu; je tâcherai par conséquent
de faire toutes mes prières avec attention et piété.
(i) Vie du P. Chanel, p. 3o.
3o VIE DU BIENHEUREUX
« Je me confesserai et je communierai aux e'poqués
fixées par mon confesseur.
« J'aimerai bien la sainte Vierge. Je réciterai tous
les jours le chapelet, pour l'honorer et me recomman-
der à elle. Je tâcherai de communier le jour de ses
fêtes.
(c Je ne ferai rien qui puisse déplaire à M. Trompier,
mon bienfaiteur. Je lui obéirai de bon cœur dans tout
ce qu'il me commandera. Je m'efforcerai d'être labo-
rieux en salle d'étude et attentif durant la classe.
« J'éviterai toute espèce de querelle avec mes cama
rades. Je les aimerai tous comme des frères.
« Toutes les fois que je recevrai de l'argent pour
mes menus plaisirs, je le partagerai avec les pau-
vres (i). »
Telles sont les principales résolutions que le servi-
teur de Dieu arrêta le jour de sa première communion
et qu'il exécuta avec la plus grande fidélité.
Ce fut à cette époque qu'il résolut de se consacrer aux
missions étrangères. « Pendant une conversation, nous
dit le F. Marie Nizier, le P. Chanel ms demanda en
quelle année j'étais né. — En 1817. — Eh bien, me
dit-il avec sa gaité ordinaire, c'est l'année où je for-
mai le dessein d'aller dans les missions étrangères.
Vous voyez que ce n'a pas été une résolution d'un
jour, puisque j'y ai réfléchi pendant dix-huit ans.
A partir du jour de sa première communion, on le
(i) Vie du P. Chanel, p. 32.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3l
vit redoubler d'ardeur pour le travail et de zèle pour
le service de Dieu. Mais le Seigneur lui ménageait une
épreuve.
11 lui survint, vers l'âge de quinze ans, un soudain
et si profond dégoût pour le travail, que, malgré de
généreux efforts, il ne put le surmonter. Un jour, il
partit sans rien dire. Mais, après avoir quitté la cour
du presbytère, il rencontra M"^ Benoîte Chambard,
qui dirigeait l'école des filles. — « Eh bien! Pierre,
où vas-tu? — Je m'en vais. — As-tu parlé à ta
tante?... Au moins tu as consulté la sainte Vierge ! »
Les yeux baissés, Chanel ne répondait rien. — « Crois-
moi, Pierre; va d'abord à l'église et prie la sainte
Vierge. » Le jeune homme obéit. Bientôt il sort tout
joyeux, et tenant ses livres sur sa tête : Eh bien ! je
reste, dit-il à M"'= Chambard.
Vingt ans plus tard, reportant sa pensée vers cette
époque de sa vie, qu'il appelait l'époque de sa con-
version : « Vraiment, disait-il, je ne sais ce que j'avais
dans la tête; je crois que le diable s'y était logé. Le
perfide ! peu s'en est fallu qu'il ne m'ait joué un vilain
tour. J'étais, sans pouvoir me l'expliquer, dans des
angoisses et dans une espèce d'agonie qui touchaient
presque au désespoir. Si j'ai recouvré le calme et le
courage, je le dois à la sainte Vierge. «
Il n'oublia jamais une telle faveur, ni sa bonne con-
seillère. Depuis lors, il ne passa pas un jour sans ré-
citer son chapelet. Son âme semblait s'être retrempée
dans la victoire qu'il venait de remporter. Sa piété et
32 VIE DU BIENHEUREUX
son application à l'étude n'en devinrent que plus soli-
des et plus persévérantes.
Lorsqu'il eut atteint sa seizième année, M. Trom-
pier jugea qu'il serait plus avantageux de lui faire con-
tinuer ses études dans un établissement diocésain. Le
petit séminaire de Meximieux jouissait, dès cette
époque, d'une réputation justement méritée. Il fut
décidé que le jeune Chanel irait y finir ses études.
« Le jour de son départ, il se rendit à l'église pour
recommander son vo3'age à la sainte Vierge. De retour
au presbytère, où l'attendaient sa famille, M. le curé
et quelques amis, on s'aperçut aisément qu'il avait
fortifié son cœur au pied des saints autels. Tout le
monde était triste : il allait de l'un à l'autre pour les
consoler : « Je suis comme un nouvaue soldat qui va
« rejoindre son régiment. Il faut que je fasse mon
« temps ; après quoi je reviendrai... Cela fait grandir
« de voir du pays. » Il avait un mot de gaieté pour
chacun de ses parents; mais quand vint le tour de
M. Trompier, il ne put s'empêcher de donner un libre
cours à ses larmes (i). »
Sa mère voulut l'accompagner jusqu'au petit sémi-
naire de Meximieux. Deux incidents de voyage lui
donnèrent lieu de montrer, par des reparties assez pi-
quantes, toute la vivacité de son esprit. S'apercevant
qu'il avait trop cédé à l'entraînement de son caractère,
il se mit à rougir et garda le silence le reste de la route.
(i) Vie du P. Chanel, p. 43,
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 33
Mais à peine descendu de voiture, il reprit son air
calme et riant. Il s'occupa de tout disposer avec ordre
pour son nouveau séjour. Au moment du départ de
sa mère, il sentit une vive émotion gagner son cœur,
et ses yeux se mouillèrent de larmes.
CHAPITRE V
LE PETIT SÉMINAIRE DE MEXIMIEUX.
(3o octobre 1819.-21 aoûti823.)
§ I. — Première année.
A rentrée des classes au petit séminaire de
Meximieux avait eu lieu, cette année 1819,
le 3o octobre.
Dès les premiers jours, suivant l'usage, les nom-
breux élèves de cet établissement eurent à faire leur
retraite. A la suite de ces saints exercices, le serviteur
de Dieu, que la grâce avait fortement remué, écrivit
les résolutions suivantes :
« i*' Tous les jours, pendant un mois, je réciterai
le psaume Laudate Dominum omnes g-entes et le Siib
tuurn prœsidium, pour remercier Dieu de la retraite que
je viens de faire, et obtenir, par l'intercession de la
sainte Vierge, la grâce d'en conserver les fruits.
« 2° J'observerai dans tous ses points le règlement
de la maison, le regardant comme l'expression de la
volonté divine à mon égard.
« 3° Au premier son de la cloche pour le réveil,
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 35
j'offrirai à Dieu, par les mains de la sainte Vierge, mon
cœur et toutes mes actions de la journée.
« 4° Je ferai mes prières, grandes ou petites, avec
esprit de foi et de piété. J'entendrai la sainte Messe
avec dévotion, surtout les jours où l'Eglise m'en fait
un commandement; les autres jours, je ne m'autori-
serai point à l'entendre plus ou moins bien par la
pensée qu'elle n'est pas de précepte.
« 5° Je m'acquitterai avec soin de tous mes devoirs
déclasse. S'il m'arrive d'en omettre quelques-uns, j'en
dirai franchement le motif à mon professeur.
« 6° Je serai respectueux envers tous mes maîtres,
et j'aimerai chrétiennement tous mes condisciples.
« y*' Je ne passerai pas trois semaines sans me con-
fesser ; je le ferai plus souvent si ma conscience en
a besoin.
« 8^ Je relirai tous les mois ces résolutions, et je
m'imposerai quelque pénitence afin d'expier les infi-
délités dont je me serai rendu coupable (i). »
Ces résolutions qu'il avait prises sous l'inspiration
de la grâce, et qu'il avait écrites pour ne point les
oublier, nous savons qu'il les a tenues, avec toute la
fidélité possible, pendant le cours de cette première
année. Nous savons aussi que les années suivantes
il les renouvela, et y ajouta d'autres points de perfec-
tion,
*Tout en s'efForçant de remplir ses devoirs, il n'ou-
(i) Vie du P. Chanel, p. 49.
36 VIE DU BIENHEUREUX
bliait pas ses parents. Non content de prier, chaque
jour, pour son père et sa mère, il leur écrivait assez
fréquemment, afin de les consoler de son absence.
Dans sa lettre de la fin de décembre i8ig, il leur
témoigne toute sa reconnaissance et leur souhaite la
bonne année dans les termes les plus touchants. Puis,
s'adressant à sa sœur, Marie-Françoise : « Que veux-
tu, lui dit-il, que je te souhaite pour la bonne année?
Je désire que l'enfant Jésus te bénisse et te fasse
grandir en sagesse ; qu'il t'accorde la grâce d'être tou-
jours obéissante à nos chers parents ; qu'il te conserve
longtemps sur la terre, et que tu n'aies jamais le mal-
heur de perdre l'amitié de Dieu... Ne cessons point
de prier l'un pour l'autre (i). »
Il n'eut garde d'oublier son cher bienfaiteur. Après
lui avoir exprimé ses vœux et ses souhaits de bonne
année, il ajoutait :
Je ne puis vous dire, Monsieur le Curé, combien
je suis heureux au petit Séminaire ; j'ai de si bons
maîtres ! Mes camarades, qui sont en grand nombre,
ont, pour la plupart, des qualités que je leur envie...
L'affection filiale et respectueuse que je ressens pour
vous m'excite à de nouveaux efforts dans l'accom-
plissement de mes devoirs de chrétien et d'éco-
lier (2). »
Il s'était présenté pour la classe de quatrième. Dès
(i) Vie du P. Chanel, p, 52.
(2) Vie du P. Chanel, p. 5i.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL Sy
les premières compositions, son professeur jugea qu'il
serait un de ses meilleurs élèves.
Bientôt, et par le premier bulletin trimestriel qui
leur vint de Meximieux, le père et la mère de Chanel
eurent la consolation d'apprendre que leur fils occu-
pait dans sa classe un rang distingué, que son travail
était soutenu, son caractère excellent et sa conduite
exemplaire.
M. Trompier, à qui ce bulletin fut communiqué,
écrivit, peu de jours après, à M. l'abbé Loras (i), alors
supérieur du petit séminaire de Meximieux, et devenu
plus tard évêque de Dubuque, aux Etats-Unis : « L'in-
térêt que je porte au jeune Chanel, a doublé la satis-
faction que m'a procurée son premier bulletin. Ce cher
enfant continuera, je l'espère, à faire votre consola-
tion et la mienne. Je le crois appelé au sacerdoce. C'est
une âme d'une candeur et d'une aménité admirables.
Je suis heureux de penser qu'elle est entre vos mains.
Ne lui ménagez, au besoin, ni les réprimandes ni les
(i) M. Loras avait fait ses premières études chez M. Balley,
ancien génovéfain et curé d'EcuIly. Pendant les jours de la
Terreur, M. Balley avait trouvé à Lyon, dans la famille Loras,
une sûre et généreuse hospitalité. Il avait alors un autre élève,
Jean-Marie Vianney, si connu plus tard sous le nom de Curé
d'Ars, dont la cause de béatification est déjà bien avancée.
M. Vianney disait de son maître : « Pour avoir envie d'aimer
le bon Dieu, il suffisait de lui entendre dire : Mon Dieu, je
vous aime de tout mon cœur... Aussi il mourut comme un saint
qu'il était. Sa belle âme s'envola parmi les anges, pour rendre
plus joyeux le paradis. »
38 VIE DU BIENHEUREUX
punitions ; vous avez toute liberté : Conjîdens scripsi
tibi : sciens quoniam et super ici quod dico faciès (i). »
Non seulement les notes excellentes de ce premier
bulletin furent maintenues dans les suivants, mais
les expressions ^7'è5 3/e7Z, etc., indiquèrent toute l'es-
time et tout le contentement de ses maîtres.
Ecoutons son professeur de quatrième et de troi-
sième, M. l'abbé Brouard. Il écrivait, le 2 août 1843,
au P. Chavaz :
a Mon bon Père et Ami,
« Vous devez vous étonner déjà de ne pas recevoir
réponse à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de
m'adresser de la part du vénérable supérieur. C'est
que j'aurais voulu ajouter à mon empressement à vous
les donner, des détails bien circonstanciés sur les deux
années pendant lesquelles j'ai eu le bonheur d'être le
professeur du P. Chanel, ce digne martyr. Si alors
j'avais pu prévoir sa glorieuse destinée, je n'aurais pas
perdu un seul de ses mouvements pour aider à les
transmettre à la postérité, comme les heureux antécé-
dents de son courage apostolique.
« J'ai voulu aider ma mémoire des souvenirs de
deux de ses contemporains, qui, hélas ! ont fort peu
ajouté à mes propres réminiscences. Si nous n'avons
( i) « La confiance que vous m'inspirez, m'engage à vous écrire
de la sorte, persuadé que votre zèle ira au delà de mes recom-
mandations. y> Ad Philenuv. 21. (Lettre citée par le P. Bourdin,
p. 53.)
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL Sg
pu nous rappeler rien de bien saillant ni d'extraordi-
naire, nous avons été d'accord aussi que nulle con-
duite d'écolier n'avait été plus assidûment régulière
que la sienne. Je ne crois pas qu'il ait mérité ni reçu
un seul reproche de la part de ses supérieurs ou de
ses maîtres.
« Son caractère était d'une modestie et d'une doci-
lité parfaites. Il était dominé par un air de mélan-
colie, qui le rendait posé sans être trop grave, et
doux sans froideur. Sa douceur le faisait beaucoup
aimer de ses condisciples, avec lesquels il n'eut jamais
le plus léger démêlé. Sa timidité naturelle, autant que
sa bonté d'âme, en faisait le plus docile des élèves.
Il préférait causer avec les plus raisonnables que de se
mêler aux jeux, auxquels il prenait rarement part.
« Il tenait dans sa classe un rang distingué, sans
briller par l'imagination. Son application avait plus
de constance que d'ardeur : ce que j'attribuais à la
délicatesse de son tempérament. Cependant, il devait,
je crois, plus de succès à son travail qu'à ses talents.
« Sa piété était réfléchie, solide et tendre. Il me
souvient très bien qu'il aimait à s'échapper de la
récréation pour aller épancher son bon cœur au pied
de l'autel de Marie, pour laquelle il montrait une
dévotion qui, sans doute, lui a valu la double faveur,
d'abord d'entrer dans votre sainte Congrégation, et de
l'honorer ensuite par son martyre.
<f Aussi éloigné de l'ostentation que de la légèreté,
il ne laissait remarquer sa piété que de ceux à la charge
40 VIE DU BIENHEUREUX
et à la vigilance desquels elle ne pouvait échapper.
Néanmoins, il faisait partie de la congrégation des
pieux élèves, avec lesquels il se trouvait toujours paf
une vertueuse inclination, comme il communiqui^it
sans efforts avec les autres par sa charité.
« C'était, en un mot, un élève laborieux, bon, calme,
docile et plein de piété, de ceux qui facilitent et con-
solent la pénible tâche des maîtres...
« Brouard, p. C. »
Ceux qui ont connu le serviteur de Dieu pendant
son séjour au petit séminaire de Meximieux, confir-
ment en tous points le témoignage que nous venons
de reproduire.
M. Menaide, directeur spirituel du petit Séminaire,
n'avait pas tardé à remarquer les éminentes qualités
du nouvel élève et l'avait admis, dès la première année,
à faire partie de cette congrégation qu'il avait formée
parmi les séminaristes les plus fervents, et qui a exercé
une si salutaire influence sur toute la communauté.
Oh ! quel bonheur pour notre pieux jeune homme,
lorsqu'il lui fut donné d'assister à ces réunions que
présidait le zélé directeur, et dans lesquelles il adres-
sait aux congréganistes, rassemblés autour de l'image
bénie de Marie, une courte mais vive exhortation,
leur donnait les plus utiles conseils, et après la réci-
tation de quelques prières, leur faisait chanter avec
entrain un cantique en l'honneur de la Mère de Dieu!
Quand vinrent les vacances, le serviteur de Dieu
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4I
reprit le chemin de la Potière, tout heureux de pou-
voir se jeter dans les bras de son père et de sa mère.
Sans négliger les devoirs qui lui avaient été assignés,
il se faisait un plaisir d'aider ses parents dans leurs
travaux et de leur rendre tous les services dont il était
capable. Il avait pour eux le plus grand respect, et
leur obéissait avec un empressement remarquable.
« J'en ai été le témoin oculaire, nous dit M. Bernard.
Souvent M. Trompier m'a fait remarquer les vertus
de cet admirable jeune homme ; il le citait comme
modèle de piété filiale, et trouvait dans ses relations
de famille un des plus beaux commentaires de ce pré-
cepte divin : Tes père et mère honoreras^ afin que tu
vives longuement. Je ne m'étonne pas, continuait le
vénérable curé, que Dieu le récompense dès ce monde,
en lui accordant ce charme de la vertu, cette amabi-
lité de caractère, cet ensemble de qualités et cette
abondance de grâces qui le préparent si bien au sacer-
doce. » M. Bernard ajoute ce détail touchant : « Lors-
que nous faisions notre promenade, il savait toujours
agréablement suspendre la conversation pour réciter
V Angélus, pour dire le chapelet et diverses autres
prières à la sainte Vierge. Il faisait cela habituellement
à des heures réglées, dans les voyages, pour prévenir
la lassitude du soir et sanctifier nos petites courses,
disait-il. Mais jamais il n'y mit d'ostentation, et à la
rencontre d'une personne connue, il s'arrêtait pour
lui adresser quelques paroles amicales.
« Sa dévotion la plus tendre était pour la sainte
42 VIE DU BIENHEUREUX
Vierge. Il connaissait mes nombreuses misères de
famille, et dans les avis et consolations qu'il me don-
nait, Marie était toujours son dernier mot. »
^2. — Deuxihne et t?^oisième années.
Au jour fixe' pour la rentrée, à la fin d'octobre 1820,
le serviteur de Dieu retourna à Meximieux et reprit
avec une nouvelle ardeur le cours de ses études. Nous
savons que ses progrès, grâce à un travail constant,
furent rapides, et que plus d'une fois il eut à recevoir
publiquement la croix qu'il avait méritée. On le voyait
alors rougir, tant il se cro3'ait indigne de cette marque
de distinction.
Son exactitude à remplir parfaitement ses autres
devoirs ne fut pas moins remarquable. La piété qui
l'animait dans le service de Dieu, son zèle pour le
culte divin et les cérémonies de l'Église attirèrent les
regards de ses maîtres. Le directeur de la congréga-
tion de la Sainte-Vierge le chargea du soin de la cha-
pelle où se tenaient les réunions. Oh ! que notre jeune
homme fut heureux de pouvoir contribuer, en ornant
le modeste sanctuaire, à faire aimer l'auguste Mère de
Dieu !
Le tableau de la distribution des prix nous fait voir
qu'il eut, à la fin de sa classe de troisième, plusieurs
accessits., qui indiquaient, tout à la fois, et un talent
solide et un travail soutenu. Après avoir reçu ces ré-
compenses si bien méritées, il retourna à la Potière
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 48
auprès de ses chers parents, et se conduisit à leur
égard comme nous l'avons dit précédemment.
Quand il revint à Meximieux, il entrait en seconde.
Dans le courant de l'année, il écrivit en ces termes à
l'un de ses cousins : « Enfin, après une marche longue
et pénible au milieu des grammaires, des thèmes et
des versions, je suis arrivé dans la région des belles-
lettres. Je me crois transporté dans le plus beau pays
du monde. On nous met chaque jour en relation avec
les meilleurs écrivains des temps anciens et moder-
nes. Nous cherchons à nous rendre compte de leurs
pensées, de leurs sentiments, de leur style. Cet exer-
cice d'analyse, à l'aide d'un maître habile, développe
et règle l'imagination, la sensibilité, le goût et le
jugement. Je suis encore bien novice dans ce travail;
mais, grâce à Dieu, j'ai bon courage.
« Rien de plus varié que les sujets sur lesquels on
exerce notre plume : tantôt c'est une description topo-
graphique ou le récit d'un événement ; tantôt c'est une
lettre ou une fable, une élégie, une idylle, etc. Il va
sans dire que nous étudions encore les langues grec-
que et latine dans ce qu'elles ont de plus beau et de
plus difficile à traduire... Ainsi, tu le vois, le cercle de
mes devoirs d'écolier s'est agrandi; je voudrais bien
que ma tête s'agrandît également et qu'elle ne perdît
rien de l'instruction que l'on nous donne (i). »
Le lecteur nous permettra de placer ici différents
(i) Vie du P. Chanel, p. 55.
44 VIE DU BIENHEUREUX
faits auxquels nous ne saurions assigner une date
précise et qui se rapportent aux deux années qui font
l'objet de ce paragraphe. Pour ne point revenir sur le
même sujet, nous y ajouterons ceux qui regardent
l'année de la rhétorique.
Les témoignages recueillis nous font d'abord con-
naître quel était son esprit de foi et combien la vertu
de religion avait jeté dans son coeur de profondes
racines.
Le seul nom de Dieu l'impressionnait jusqu'au fond
de l'âme. Il voulait que ce nom trois fois saint fût
toujours prononcé avec le plus grand respect, et il
n'aimait pas qu'il revînt trop souvent dans les conver-
sations ordinaires, et encore moins qu'on prît Dieu
à témoin dans les contestations d'écolier. Quant au
blasphème, il l'avait souverainement en horreur. « Je
ne conçois pas, disait-il, qu'il y ait des hommes assez
aveuglés, assez dénaturés pour blasphémer le nom
de Dieu... Le démon parle évidemment par leur
bouche. »
Tous étaient frappés de son attitude pieuse et re-
cueillie pendant les prières. Dès qu'il entrait dans une
église, son maintien, sa tenue et surtout l'expression
de sa figure attestaient la vivacité de sa foi et de sa
piété.
« Assistait-il à une prédication, il prêtait une oreille
attentive comme à la voix de Dieu même. « Que
« penses-tu du prédicateur que nous venons d'en-
« tendre? lui demandait un jour un de ses condisci-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 45
« pies. — Mon ami, répondit-il, j'en pense ce que
« Jésus-Christ veut que nous en pensions, quand il
« dit à ses apôtres : Qui pos audit, me audit (i). — Je
« sais bien cela, répliqua l'élève; mais enfin, sans
« vouloir soumettre à notre critique le caractère et la
« mission divine du prêtre, ne parlons de cet ecclé-
« siastique qu'au point de vue oratoire. — Ah! mon
« ami, reprit Chanel, quand je vais entendre un ser-
« mon, je me souviens qu'il y a en moi le chrétien et
« le rhétoricien. Le chrétien seul entre dans l'église;
« quant au rhétoricien, je le laisse à la porte (2). »
« Ce respect pour la parole de Dieu, il le portait
jusqu'à ses dernières limites. Ainsi, par exemple,
apercevait-il à terre quelques feuillets détachés d'un
Nouveau Testament, il les recueillait, afin qu'ils ne
fussent pas foulés par le pied des passants (3). »
Les congréganistes avaient été si édifiés de sa piété
et de sa vertu, qu'ils l'élurent préfet de la congréga-
tion, à l'unanimité des suffrages. Cette promotion ne
surprit que sa modestie. Je croyais, dit-il ingé-
nument, que ces sortes d'élections se faisaient en
conscience.
« Mesurant l'étendue de ses nouvelles fonctions,
il s'inspira d'un zèle généreux pour les remplir digne-
ment. Persuadé qu'on doit le bon exemple à propor-
tion du rang qu'on occupe dans une association, il
(i) Celui qui vous écoute, m'écoute moi-même. Luc, x, 16.
(2) Vie du P. Chanel, p. 76.
(3) Id., p. 77.
46 VIE DU BIENHEUREUX
résolut de veiller de plus près sur sa conduite et d'en
corriger jusqu'aux moindres défauts (i). »
Sans s'établir juge de la conduite des autres, il ne
pouvait voir d'un œil indiffèrent ce qui était de nature
à flétrir la congrégation ou l'un de ses membres.
Rencontrant un jour un de ses jeunes associés qui
faisait un pensum, il poussa un profond soupir et ne
put continuer de prendre part aux jeux et aux conver-
sations. Le lendemain, les congréganistes avaient leur
réunion. A la suite de leurs pieux exercices, le direc-
teur spirituel demanda au préfet s'il avait quelques
observations à faire dans l'intérêt de la congrégation.
« Ah ! mon Père, répondit-il d'une voix émue par le
souvenir de la veille, nous devrions nous eff"orcer d'ac-
complir encore mieux tous nos devoirs d'écolier. Nous
glorifierions ainsi la sainte Vierge; nous porterions
plus dignement notre titre de congréganiste, et nous
nous épargnerions bien des ennuis. »
La pieuse association prit bientôt un nouvel essor.
Chanel en fut comme l'âme et la vie. La communauté
tout entière devint, en quelque sorte, un champ ouvert
à son zèle.
« On eût dit qu'il s'était fait comme le petit mis-
sionnaire de la sainte Vierge. La sainte Vierge ! Ah ! il
l'aimait plus que sa vie ; il en parlait comme un enfant
parle de sa mère ; à son nom seul, il éprouvait une joie
et un attendrissement qui se peignaient dans son
(i) Vie du P. Chanel, p. 70.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 47
regard et sur ses traits. Il lui consacrait, dès son re'veil,
toutes les actions de la journe'e; il mettait sous ses
auspices tout ce qui lui appartenait et tout ce qu'il
faisait: Aiispice Dei Génitrice Maria (i). Cette devise
se trouve en tête de ses livres, de ses cahiers et de ses
devoirs de classe. Il en avait fait adopter l'usage à bon
nombre de ses compagnons d'e'tude (2). »
« Plusieurs d'entre eux lui furent aussi redevables
d'une pratique de dévotion qui, peu à peu, devint
générale dans la communauté : nous voulons parler
des visites au Saint-Sacrement et à la sainte Vierge,
immédiatement après le dîner (3). «
« Lorsque les élèves, en promenade, arrivaient à
l'emplacement où ils pouvaient prendre leurs ébats,
Chanel, avant de se mêler aux jeux, réunissait quel-
ques-uns de ses condisciples et récitait avec eux Voffice
de l'Imtnaculée Conception (4). »
« Il était rare qu'on s'entretînt longtemps avec lui
sans qu'il glissât adroitement quelques mots à la gloire
de son auguste et tendre Mère. Du reste, il en avait
pris l'engagement. Un jour, s'étant fait par mégarde
une incision à la main gauche, il trempa sa plume
dans son sang et écrivit cette résolution, que, dès le
bas âge, il avait gravée dans son cœur : Aimer la sainte
Viej^ge et la faire aimer (5). »
(i) Sous les auspices de Marie, Mère de Dieu.
(2) Vie du P. Chanel... p. 73.
(3) Id.
(4) Id.
(5) Id., p. 74.
48 VIE DU BIENHEUREUX
N'écoutant que son zèle pour le salut des âmes, le
directeur spirituel avait choisi des moniteurs parmi
les congréganistes les plus fervents. Chacun de ces
moniteurs devait voir de temps en temps les élèves
qui lui étaient désignés, pour les exciter, les encou-
rager, leur donner des avis, en un mot, leur faire la
monition. Si le tact nécessaire et la charité exquise
que réclamait cette fonction délicate ne se rencon-
traient pas dans tous ces mojiiteurs^ on les trouvait
dans plusieurs d'entre eux, qui exerçaient auprès de
leurs condisciples un véritable apostolat. Parmi ces
derniers, on comptait le serviteur de Dieu. Il était
même, au témoignage de M. Bernard, le moJiiteur le
plus apprécié, le plus goûté et le plus recherché. Il se
présentait coinme un ami charitable et dévoué, pour
causer avec des amis, prendre part à leurs peines., par-
ticiper à leur bonheur. Il allait ainsi jusqu'au cœur, et
communiquait sans peine l'ardeur et le zèle dont il
était animé lui-même.
« Il y eut, entre autres, deux circonstances où l'on
vit ce que sa parole avait d'empire sur ses condis-
ciples. « Monsieur Alphonse, aux arrêts ! » avait dit
un maître. Alphonse se montrant peu docile : « Et
« il y restera jusqu'à nouvel ordre, » ajouta le maître.
Notre jeune mutin allait se mettre en colère et crier à
l'injustice, lorsque Chanel, en passant, lui dit tout
bas : « Vas-y donc par obéissance. » Ce seul mot,
accompagné d'un regard de bonté, le rendit plus doux
qu'un agneau ; il subit la punition sans délai, et d'un
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 49
air si soumis, qu'à la prière de son sage conseiller, on
ne tarda pas à lui rendre sa liberté (i). »
Deux élèves étaient entrés depuis quelques mois à
Meximieux. « Trop choyés par leurs mères, et natu-
rellement paresseux, ils avaient pris en dégoût les
études, le règlement et la table du séminaire. Le lan-
gage de la bonté et de la persuasion devenant inutile,
on s'était vu contraint, pour les corriger, d'en venir
aux réprimandes et aux punitions. Fatigués de cette
existence, au lieu de l'améliorer, ils se concertèrent, et
résolurent d'y mettre fin par une fuite dérobée. Déjà
ils franchissaient le seuil de la porte, lorsque Chanel,
informé de leur projet, les saisit au passage. « Halte-
« là, mes amis, leur dit-il, votre passeport n'est pas en
« règle. » Puis, fixant sur eux un regard d'indignation :
« Petits malheureux! ajouta-t-il, un pas déplus et
« vous étiez chassés de la maison !...Quel déshonneur
« pour vous ! Quelle affliction pour vos familles !...
« Quand j'étais enfant, j'ai voulu comme vous m'enfuir
« de l'école ; si l'on ne m'avait retenu, j'aurais fait un
« coup de tête dont je me serais repenti toute ma vie...
« Allons, mes amis, rentrez promptement, du courage !
« tout ira bien...» Nos deux déserteurs, pâles et inter-
dits, laissèrent échapper quelques larmes et revinrent
sur leurs pas. Chanel ne les perdit point de vue ; il se
retrouva de temps en temps avec eux, les encouragea
et les affermit dans les meilleures dispositions. En
(i) Vie du P. Chanel, p. 71.
60 VIE DU BIENHEUREUX
changeant de conduite, ils furent heureux. Douze ans
plus tard, ils étaient parvenus au sacerdoce et l'hono-
raient par leurs vertus (i). »
« Persuade' que son exemple et ses conseils seraient
utiles à deux jeunes écoliers reconnus, l'un pour
paresseux, et l'autre pour étourdi, le préfet de la
maison les lui donna pour ses plus proches voisins.
La position du jeune surveillant était critique. D'un
côté, c'était un apathique qu'il fallait de temps en temps
réveiller et rappeler au travail ; de l'autre, c'était un
espiègle, un turbulent qu'il fallait également rappeler
au devoir. Ce dernier surtout exerça la patience de
Chanel, tantôt il le distrayait par ces brusques inter-
pellations : ToJi canif... ta plume... ton dictionnaire...
tantôt il le poussait, ou le tirait par son habit, que
sais-je encore ? Vaincu par la douce fermeté du zélé
moniteur, il prit enfin le parti de se taire et de tra-
vailler (2). »
« Il s'était tellement rendu maître de tous les mou-
vements de son cœur, que, dans les circonstances les
plus fortuites et les plus désagréables, il ne laissait
échapper aucune saillie d'impatience. Durant une pro-
menade, un jeune élève, plus léger que méchant, frappa
l'eau bourbeuse d'un ruisseau, la fit jaillir et en cou-
vrit les vêtements et la figure de Chanel. Celui-ci, se
tournant vers l'auteur de cette mauvaise plaisanterie,
(i) Vie du p. Chanel. .. p. 72.
(2) Id., p. 67.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5l
se contenta de lui montrer un front calme et se'rieux ,
puis se prenant à sourire : « Pour te punir, lui dit-il,
je devrais t'embrasser (i). »
Afin de rendre la surveillance plus facile, les direc-
teurs du petit séminaire chargeaient quelques-uns des
meilleurs élèves de leur faire connaître les infractions
à la règle. Ces censeurs^ comme on les nommait, ne
s'acquittaient pas toujours de leur emploi avec toute
la mesure et tout le tact désirables. Aussi étaient-ils
généralement peu aimés de leurs condisciples. Les
qualités du serviteur de Dieu le désignaient aux supé-
rieurs pour la charge de censeur. Il sut si bien conci-
lier l'accomplissement de son devoir avec les règles
de la charitç la plus exquise, qu'il mérita les éloges
de ses maîtres et l'affection de ses condisciples. Lors-
qu'il le fallait, il avertissait et reprenait, mais toujours
avec bonté, douceur et fraternité. Si parfois il était
obligé de prévenir le préfet de discipline, il le faisait
en excusant le coupable autant que possible, et pro-
mettait un prompt changement. De fait, il ne s'épar-
gnait aucune peine pour que l'amélioration promise
ne se fît pas longtemps attendre. Gagnés par ses pro-
cédés charitables, les élèves qu'il avertissait, ne pou-
vaient résister à ses remontrances.
Tous nous assurent qu'il était si bon, si affable, si
plein decharité, qu'il étaitimpossible de ne pas l'aimer.
S'il surgissait quelque querelle parmi ses condis-
(i) Vie du P. Chanel, p. 43.
52 VIE DU BIENHEUREUX
ciples, il se hâtait de remplir l'office de pacificateur.
Il craignait de faire de la peine à qui que ce fût.
« Apprenait-il qu'un de ses condisciples était retenu
à l'infirmerie par une grave maladie, il éprouvait un
sentiment de tristesse et de douleur qui se peignait
dans ses traits, il demandait fréquemment de ses
nouvelles. Il priait pour lui et allait de temps en temps
le voir pour compatira ses souffrances et l'encourager
à les supporter chrétiennement (i). »
« Un autre de ses condisciples lui paraissait-il
affligé, il l'abordait aussitôt, comme si le hasard
l'avait conduit auprès de lui et devenait son ange con-
solateur. C'est ainsi qu'un jour, ayant rencontré dans
un corridor un enfant seul et tout en pleurs à l'occa-
sion de la mort récente de sa mère, il fut lui-même si
profondément ému qu'il mêla ses larmes aux siennes,
et ne le quitta point qu'il n'eût calmé sa douleur (2). »
Personne n'ignorait (tant il se plaisait à le redire !)
qu'il n'était que le fils d'un honnête paysan ; qu'il
avait été berger dans son enfance, et que si la Provi-
dence ne s'était pas servie d'un bon curé de caitipagne
pour le mettre sur la route du sanctuaire, il serait
resté dans un petit hameau de la Bresse, condamné à
tenir la charrue et à gagner son pain à la sueur de son
front.
« Un jour, il fut demandé au parloir, en même temps
(i) Vie du P. Chanel, p. 61.
(2) /i.,rp. 61.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 53
que Tun de ses condisciples. Tous les deux s'élancèrent
avec joie dans les bras de leurs mères. Après les
adieux de part et d'autre, le serviteur de Dieu, dont le
cœur était vivement ému, ne put s'empêcher de dire :
« Oh ! qu'on est heureux de revoir sa mère ! — Ce
« bonheur, reprit son camarade, est trop rare et de trop
« courte durée... Mais quoi ? ajouta-t-il, est-ce qu'elle
« est ta mère, cette bonne femme de campagne avec qui
« tu viens de causer ? — Oui, mon ami, c'est ma mère,
« et je m'en félicite... Tu me cro3'^ais donc grand sei-
« gneur ?... Mes parents ont besoin de travailler pour
« vivre; ils habitent la Potière, petit hameau de la
« Bresse, dans les environs de Bourg (i). »
Un de ses oncles était venu le voir et le féliciter sur
l'excellent témoignage qu'on lui avait rendu de sa
conduite. « Notre supérieur, lui répondit-il, n'a qu'un
défaut : c'est d'être trop bon et trop indulgent. «
Qui le croirait? Les qualités et les vertus du servi-
teur de Dieu ne le mirent pas à l'abri des épreuves de
la vie écolière. « Parmi les nombreux élèves de Mexi-
mieux, il s'en trouva deux ou trois qu'une éducation
première avait déjà viciés, et que leur mauvais esprit
fit renvoyer de la maison. Chanel eut à supporter de
leur part bien des vexations. Ses intentions les plus
droites furent travesties, ses prévenances les plus affec-
tueuses repoussées, ses qualités les plus belles mécon-
nues, ses plus minces défauts exagérés et commentés
(i) Vie du P. Chanel, p. 78.
54 VIE DU BIENHEUREUX
avec une malice qui ne se lassait ni ne s'épuisait.
Toutes ces épreuves mirent en relief sa patience et
sa douceur. Un de ces jeunes gens, revenu plus tard
à de meilleurs sentiments, lui écrivit une lettre d'ex-
cuses si touchante qu'elle semblait avoir été trempée
de ses larmes (i). »
Est-il nécessaire de faire remarquer que, plein de
respect pour ses maîtres, il se montrait toujours atten-
tif à leurs leçons et docile à leurs avis? Désireux de
les contenter, il s'acquittait de ses devoirs de sémina-
riste avec tout le soin possible. Il ne souffrait pas
qu'en sa présence on s'égayât à leurs dépens. Plus
d'une fois, il imposa silence à des condisciples qui
s'oubliaient sur ce point.
En suivant pas à pas le serviteur de Dieu, on le
voit, selon la réflexion du premier avocat de la cause
de béatification, tout rempli de la pet^tu de religio7i,
constamment appliqué à V étude ^ montrant da?ts ses
î^apporîs la plus exquise douceur, et pratiquant toutes
les vertus.
Une épidémie éclata tout à coup, au milieu de
juillet 1822. Elle fit plusieurs victimes parmi les élèves
et enleva l'un des professeurs de l'établissement. On
se hâta de rendre à leurs familles tous ceux qui pou-
vaient supporter le voyage. Notre bienheureux fut du
nombre et reprit le chemin de la Potière.
(i) Vie du p. Chanel, p. 66.
PIERRE-LOUIS-AIARIE CHANEL 55
^3. — Quatrième année.
L'épidémie, qui avait éprouvé si cruellement le petit
séminaire de Meximieux, avait complètement disparu.
Aussi, la rentrée eut-elle lieu, à l'époque ordinaire,
avec l'affluence et l'empressement accoutumés.
Pierre Chanel, en entrant dans la classe de rhéto-
rique, voyait s'élargir le cercle de ses études littéraires.
Il fit ses premiers essais dans l'art oratoire. Nous
n'avons pas à rappeler le programme qui était alors en
usage dans les petits séminaires. Contentons-nous de
dire que notre rhétoricien se distingua, comme dans
les classes précédentes, par son application à l'étude
et par sa conduite exemplaire.
Nous avons déjà fait connaître sa piété et sa vertu.
Plus il avançait dans la science, plus il s'efforçait de
croître dans la perfection.
Deux de ses condisciples, Claude Bret, de Lyon, et
Denis-Joseph Maîtrepierre, de Marboz, qui avaient
su apprécier ses éminentes qualités, se lièrent avec
lui d'une étroite amitié. Tous les trois voulaient se
consacrer aux missions étrangères. Aspirant au même
but, ils se réunissaient de temps en temps, et s'encou-
rageaient à tendre d'un pas ferme vers la carrière
qu'ils désiraient embrasser.
De son côté, M. Loras, supérieur du petit sémi-
naire, brûlant aussi du désir de tout quitter pour aller
dans les missions, travaillait à se décharger de la di-
rection de l'établissement de Meximieux. « Juste ap-
56 VIE DU BIENHEUREUX
prédateur des qualités et des vertus de ces jeunes
gens, le futur évêque de Dubuque les avait déjà choi-
sis, dans le secret de son cœur, pour les associer un
jour aux travaux de son apostolat (i). m
Sur le point de recevoir leurs adieux, parce que le
cours de leurs études les appelait au collège de Belle}',
il les fit venir auprès de lui, leur dévoila sa pensée et
les espérances qu'il fondait sur eux. Les trois jeunes
gens tressaillirent de joie et de bonheur. « ]Mes amis,
leur dit ensuite le vénéré supérieur, ne précipitons
rien; sachons attendre le moment de la Providence.
Nous aurons des obstacles à surmonter; mais ayons
confiance et prions. »
La fin de l'année scolaire fut marquée par un grand
événement. Le concordat de 1817 avait rétabli le
siège de Belley; mais l'exécution en avait été retardée
jusqu'aux derniers mois de 1822. Mgr Dévie, nommé
le i3 janvier 1828, fut préconisé le 10 mars et sacré
le 16 juin. Il fit son entrée solennelle à Belle}', le
2 3 juillet, au milieu des plus vives démonstrations de
joie et d'allégresse.
Parti de Belley, le 19 août, pour une première
tournée pastorale, Mgr Dévie s'arrêta à Meximieux,
où il fut reçu avec enthousiasme. Le 20, il donna la
confirmation à un grand nombre de personnes, qui
n'avaient pas encore été confirmées. Il y avait dix ans
que ce sacrement n'avait pu être administré par suite
(i) Vie du P. Chanel, p. 82.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 67
de l'exil du cardinal Fesch, archevêque de Lyon. Le
serviteur de Dieu fut du nombre de ceux qui furent
confirmés, et il s'était préparé à cette grâce inappré-
ciable par un redoublement de foi et de piété. Nous
avons déjà dit qu'à cette occasion il ajouta à son nom
celui de Louis.
Le 21 août, afin d'encourager les études, Mgr Dévie
voulut bien présider lui-même la séance solennelle de
la distribution des prix. Une description de la belle
fête dont il fut l'objet n'irait point à notre but. Con-
tentons-nous de rappeler que, lorsque vint le tour de
la classe de rhétorique, Sa Grandeur eut à couronner
Pierre-Louis-Marie Chanel pour le premier prix de
diligence et de vers latins, et à lui donner le premier
accessit en discours français et le second accessit en
excellence et en discours latin.
Le même jour s'ouvrirent les vacances. Notre bien-
heureux ne quitta pas sans une profonde émotion cet
établissement de Meximieux où il avait reçu tant de
grâces et coulé des jours si heureux.
jf -^f f f^f ff f f f f IJrf^f ^%f f f f f f f f f f
CHAPITRE VI
PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY.
{1823-1824).
la rentrée des classes de 1823, le serviteur
'de Dieu se rendit à Belley avec ses deux
amis Bret et Maîtrepierre, pour y suivre le
cours de philosophie. Le collège de cette ville venait
de recevoir le titre de petit Séminaire. Depuis sa prise
de possession, Mgr Dévie n'avait cessé de réclamer ce
titre qui assurait à cet établissement, dès lors si floris-
sant, de précieux avantages. Une ordonnance du
2 I octobre avait fait droit à la demande du zélé prélat.
M. l'abbé Guigard, qui dirigeait déjà le collège
avant sa transformation, fut nommé supérieur. Il avait
toutes les qualités que demande- une charge si impor-
tante. Il sut bien vite distinguer nos jeunes élèves de
philosophie et apprécier leurs qualités. Mais il jeta
spécialement les yeux sur le serviteur de Dieu, et le
chargea du soin de la chapelle et des cérémonies.
Celui-ci, tout en se regardant indigne d'une telle dis-
tinction, se trouva heureux de pouvoir plus souvent
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL bg
s'approcher du Dieu de l'Eucharistie, et il mit tous ses
soins à bien remplir la fonction qui lui était confiée.
Il pouvait donc plus facilement satisfaire les aspira-
tions de son cœur, réaliser les tendances qu'il avait
manifestées dès son enfance, et en ornant, autant qu'il
le pouvait, selon les solennités, la chapelle et les au-
tels, porter tous ses condisciples à l'amour de Notre-
Seigneur Jésus-Christ au Saint-Sacrement.
Comme à Meximieux, il goûtait la joie et le bon-
heur. Ecoutons-le lui-même dans une lettre à l'un de
ses amis : « Tu me demandes quelques renseigne-
ments sur ma nouvelle position; je suis heureux au-
tant qu'on peut l'être sur la terre. Nous avons d'excel-
lents maîtres; notre supérieur est un saint; les élèves
sont nombreux et m'ont paru jusqu'ici fort aimables.
Quanta la maison, au point de vue matériel, il serait
difficile d'en trouver une d'un aspect plus flatteur et
d'une plus rare convenance. Des cours et des salles
d'ombrages permettent à nos jeux de se dérouler au
large. Nous respirons un air pur; la campagne qui
nous entoure, présente les tableaux d'une nature tan-
tôt gracieuse, tantôt imposante. Nous voyons d'assez
près les montagnes de la Savoie, et, dans le lointain, les
sommets nuageux de la grande Chartreuse (i). »
Un de ses condisciples, M. l'abbé Roybier, nous
disait dernièrement : « Le cours de philosophie
comptait vingt-quatre élèves. C'était une classe mo-
fi) Vie du P. Chanel, p. 85.
6o VIE DU BIENHEUREUX
dèle; mais, parmi tous ces jeunes gens, le P. Chanel
se faisait remarquer par sa conduite exemplaire et par
des manières douces et aimables. »
Plié aux habitudes d'un travail réfléchi, il s'appli-
qua sérieusement à l'étude de la philosophie. Il donna
d'abord tous ses soins à la logique, qui trace la mar-
che du raisonnement et forme l'esprit à cette exacti-
tude et à cette précision qui dégagent la vérité des
nuages et la mettent en lumière. Puis il chercha à
approfondir les autres parties du cours de philoso-
phie. Quand il posait une question soit en classe, soit
en conférence, c'était uniquement dans le but de
s'éclairer, et personne ne discutait avec plus de me-
sure et de ménagement.
Nous ne dirons rien de sa piété. Il nous faudrait
répéter ce que nous avons raconté précédemment
en parlant de ses années au petit Séminaire de Mexi-
mieux.
Quand vint l'époque de la première communion, le
supérieur le choisit pour surveiller, pendant leur
retraite préparatoire, ceux qui en devaient faire-partie,
et entretenir parmi eux le recueillement et la piété.
Cette tâche était douce et facile pour celui qui avait su
si bien goûter le bonheur de recevoir son Dieu pour
la première fois.
Depuis longtemps le jeune Chanel ne pouvait dou-
ter qu'il fût appelé à l'état ecclésiastique. Les ver-
tus dont son âme s'était enrichie sous le toit paternel,
à l'école presbytérale de Cras, à Monsols, àMeximieux
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 6l
et à Belley, ces vingt-une anne'es d'une vie si sainte et
si exemplaire, lui donnaient bien quelque droit de se
présenter dans l'assemble'e des Jeunes lévites. Néan-
moins, comme s'il eût craint de se jeter imprudem-
ment dans cette carrière, il fit à ce sujet les plus
sérieuses réflexions. Il pesa devant Dieu les disposi-
tions de son âme, redoubla ses visites au Saint-Sacre-
ment et à la sainte Vierge, s'imposa quelques morti-
fications et consulta le directeur de sa conscience.
Celui-ci était bien persuadé que Dieu voulait que son
pénitent fût prêtre. Aussi il lui affirma sans hésiter
qu'il devait se préparer à entrer au grand Séminaire.
Tout heureux de cette décision, notre bienheureux
courut se jeter aux pieds du divin Maître, et, en se
montrant encore plus fervent, s'efforça de mériter
la belle vocation qui comblait tous ses désirs.
^?^rîSrîSr4^rîSfY^fîSf'ÎS?$^rîS
CHAPITRE VII
GRAND SÉMINAIRE. — ORDINATIONS. — PREMIERE MESSF.
(Octobre 1824.. — 17 juillet 1827.)
§ I. — ' Prei7îière année.
I Es le commencement de son épiscopat,
Mgr Dévie avait sollicité et obtenu pour
son grand Séminaire les bâtiments et les
dépendances de l'ancien couvent des Augustins, au
faubourg Saint-Nicolas de Bourg. L'église monumen-
tale de Notre-Dame de Brou, si remarquable par son
architecture, son jubé, ses stalles, ses mausolées et sa
chapelle de V Assomption^ devait servir aux offices du
grand Séminaire. La première ouverture des cours de
théologie put avoir lieu le 1 1 novembre 1828, sous le
patronage de saint Martin. Il y avait près d'une année
que le grand Séminaire était installé à Brou, lorsque
le serviteur de Dieu s'y présenta à la fin d'octo-
bre 1824.
« Je ne puis vous exprimer, disait-il un jour au
P. Bourdin, combien je fus impressionné lorsque je
me revêtis de l'habit ecclésiastique pour me rendre à
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 63
Brou. Mon émotion fut autrement vive quand j'eus
franchi le seuil du grand Séminaire. Il me semblait
que Dieu avait créé pour moi de nouveaux cieux et
une terre nouvelle : Vidi cœlum noinim et terrain
nofajîi [Apoc.^ xxi, i). Je retrouvai là bon nombre de
mes anciens condisciples. Tous avaient le bréviaire
ou la tonsure. Je croyais déjà toucher à quelque ordi-
nation ; j'entrevoyais le sacerdoce de si près, que
j'éprouvais au fond de mon âme, tantôt de la joie et
de la confiance, tantôt de la crainte et de l'éloigne-
ment. Vint une retraite. Ah ! c'est pour le coup, me
dis-je en moi-même, que je vais enfin jeter les fonde-
ments de ma sanctification. Il en est temps; plus tard,
ce serait trop tard (i). »
Ce qu'il avait promis, il l'exécuta, comme nous le
voyons par la notice suivante envoyée, en 1842, au
P. Mayet, par M. Pernet, directeur au grand Sémi-
naire de Brou.
*« De tous les spectacles que la piété peut offrir à
nos regards, un des plus touchants, sans contredit,
c'est celui d'un jeune clerc se formant, à l'ombre des
autels, à la science et aux vertus du sacerdoce. Par
sa régularité et sa modestie, par son application à
l'étude et son zèle pour son avancement spirituel, il
fait, en même temps, la joie de ses maîtres, l'édifica-
tion de ses condisciples et devient pour toute l'Eglise
un sujet des plus douces et des plus belles espé-
(i) Vie du P. Chanel, p. 92.
64 VIE DU BIENHEUREUX
rances. C'est ce jeune arbre planté sur le bord d'un
ruisseau, dont parle le prophète, qui grandit, pros-
père et se prépare à porter bientôt des fruits déli-
cieux et abondants. Tel se montra M. Chanel, dès
son entrée au grand Séminaire.
« Arrivé au terme heureux qu'il saluait de loin
avec bonheur, qu'il envisageait avec consolation de-
puis sa plus tendre enfance, il est plus aisé de com-
prendre que de dépeindre la sainte joie' et les pieux
ravissements de son âme. Quoiqu'il semblât à ceux
qui l'avaient connu jusqu'alors, que sa foi ne pouvait
devenir plus vive, sa piété plus tendre ; tous admirè-
rent en lui un redoublement de ferveur et une vertu
toujours croissante. Toutes les pratiques en usage
dans la maison lui devinrent aussitôt familières. Peu
satisfait de se montrer scrupuleux observateur de la
règle, on le voyait rechercher et embrasser avec em-
pressement les moyens d'avancer dans les voies de
Dieu. Point d'exercice de piété, privé ou public, où
il ne parût des premiers. Point de pieuse association
entre condisciples, dont il ne fît partie, dont il ne fût
l'âme. Mais, surtout, il se distinguait par sa tendre
dévotion à Marie. Plusieurs fois par jour, on le voyait
agenouillé au pied de son autel, saintement recueilli,
épanchant son âme avec une confiance et un abandon
filial, qui se peignaient dans tout son extérieur. Aussi,
plus tard, lorsqu'il entra dans la Congrégation des
Maristes, aucun de ceux qui l'avaient connu, n'en
témoigna la moindre surprise.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 65
« La piété, dans M. Chanel, s'alliait à un heureux
naturel, et revêtait des formes qui la rendaient, en
quelque sorte, encore plus aimable qu'elle n'était ad-
mirable. Ses traits empreints d'une douceur inaltéra-
ble, ses manières affables et gracieuses, le laisser-aller
de ses conversations, son empressement à obliger
tous ceux qui s'adressaient à lui, faisaient rechercher
sa société et lui gagnaient tous les cœurs.
« Rempli de ce beau feu que le Fils de Dieu est
venu apporter sur la terre, il ne pouvait le concentrer
au dedans de lui-même, et c'est surtout dans ses en-
tretiens familiers qu'il en communiquait les divines
ardeurs à ceux avec qui l'amitié le mettait en rapport.
Il savait amener, sans peine et sans effort, la conver-
sation sur des sujets édifiants, et alors son visage se
colorait, sa parole s'accentuait, son âme tout entière
passait sur ses lèvres. Plus d'une fois, celui qui écrit
Côs lignes, en ressentit l'onction douce et vivifiante,
et répéta, après l'avoir quitté, les paroles des deux
disciples qui avaient conversé avec le Sauveur sur le
chemin d'Emmaiis. Que de condisciples tièdes il rap-
pela ainsi à la ferveur! Que de cœurs abattus dont il
releva le courage !
« Dès la seconde année de grand Séminaire,
comme il s'était fait remarquer par son goût et son
aptitude pour les cérémonies, non moins que par sa
vertu et sa piété, le soin de l'église et de la sacristie
lui fut confié. Il répondit avec zèle et dévouement à la
confiance dont les supérieurs l'avaient honoré et
5
66 VIE DU BIENHEUREUX
trouva dans les fonctions de sacristain, non seulement
de nouveaux devoirs à remplir, mais, surtout, un
nouvel aliment à sa piété. Il ne se considéra plus que
comme un autre Samuel dans la maison du Seigneur.
Appelé à toute heure dans le lieu saint, on le voyait
occupé tantôt à orner les autels, tantôt à faire les
préparatifs du saint Sacrifice, avec cet air modeste et
pénétré qui témoignait de sa foi vive et de son appli-
cation constante en la présence de Dieu. Il avait l'œil
et la main à tout, sans que son empressement eût
rien de précipité, sans que sa vigilance parût jamais
le distraire de son recueillement habituel; ses pieds et
ses mains étaient en mouvement, mais son cœur re-
posait dans la paix du Seigneur.
« Témoins de sa modestie et de son respect dans le
lieu saint, ses condisciples en firent bien souvent la
remarque, le sujet de leur entretien et de leur com-
mune édification. Ainsi en spectacle à tous ceux qui
l'entouraient, lui seul s'ignorait, parce que la modes-
tie fut toujours la plus chère de ses vertus et qu'il lui
avait confié la garde de toutes les autres.
(c Mais, en ornant son cœur de vertus, M. Chanel
ne négligea pas la culture de son esprit. Il savait trop
bien que, surtout dans les temps où nous vivons, la
science n'est pas moins nécessaire au prêtre que la
piété. Sans avoir des talents transcendants, il avait
assez de facilité pour réussir dans ses études. Il s'y
livra donc avec une application forte et constante,
sans se laisser décourager jamais par les aridités et
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 67
les dégoûts qui hérissent le champ de la science.
Ainsi soutenu par le motif surnaturel qui animait
toutes ses actions, il triompha de toutes les difficultés
et vit son travail couronné par des succès sinon bril-
lants, du moins solides.
« Telles furent les trois années que M. Chanel
passa au grand Séminaire, où il a laissé une mémoire
en bénédiction et des souvenirs de vertu ineffaçables.
Ainsi se prépara-t-il de longue main au sacerdoce, à
l'apostolat et au martyre. Daigne le ciel susciter sou-
vent de tels lévites, que la nature et la grâce semblent
avoir formés de concert pour aller planter la foi et
verser leur sang au delà des mers, sous la blanche
bannière de Marie conçue sans péché! »
Ce document si précieux, que nous avons tenu à
reproduire en entier, peut remplacer tous les autres
témoignages. Ecoutons, cependant, trois de ses con-
disciples.]
(c Pendant deux années, nous disait M. Roux (i),
j'ai été le condisciple du P. Chanel et son souvenir
fait le bonheur de ma vie. J'ai trouvé en lui toutes
les qualités, qui rendent la vertu aimable. Je dois
dire qu'à nos yeux, il était un modèle accompli du
bon et pieux séminariste. »
« Dès qu'il parut dans nos rangs, raconte M. Bol-
liat, il frappa mes regards par son air angélique et
m'inspira le désir de rechercher sa compagnie. De
(i) Curé de Saint-Etienne-du-Bois.
68 VIE DU BIENHEUIŒUX
tous les élèves de son cours, il est le seul que j'aie
connu dans l'intimité. J'ai passé, à Brou, deux ans
avec lui. Il a singulièrement contribué par ses exem-
ples et ses conseils à mon avancement dans le bien. »
M. l'abbé Bernard nous écrivait le 3 décembre i883 :
« Sa vie simple, unie, limpide comme le ruisseau au
sortir de la source; sa piété tendre, mais sans aucun
apparat ; sa vertu douce et aimable ; sa modestie par-
faite; son cœur si bon et si généreux exerçaient sur
tous ceux qui le voyaient, une attraction irrésistible,
et on se trouvait forcé de l'aimer. Il était comme la
violette, qui cache son manteau d'azur sous la mousse
et qui embaume la prairie de son parfum.
« J'ai gardé une impression vive de la douce et
souriante figure du bon P. Chanel, de ses traits ayant
quelque ressemblance avec ceux de saint Louis de
Gonzague,de sa piété aimable et de son adresse à insi-
nuer toujours dans ses conversations, par quelques
mots affectueux, des pensées et des sentiments de vertu
et d'amour de Dieu. Il n'y mettait aucun air de pré-
tention. Tout cela coulait naturellement de son cœur.
« La pensée des missions, qui le préoccupait déjà
à Meximieux, l'avait suivi au grand Séminaire. Elle
lui était si familière qu'il la manifestait souvent à ses
amis et qu'il cherchait à en inspirer aux autres le
désir. »
Cette perfection que ses maîtres et ses condisciples
admiraient, il la mettait dans l'accomplissement de
la règle de la maison. La règle était pour lui l'exprès-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 6g
sion de la volonté de Dieu ; il y trouvait un vrai bon-
heur et une douce jouissance.
« Quoi de plus facile, écrivait-il à l'un de ses amis,
que ce que nous avons à faire chaque jour : se lever
après sept heures de repos; consacrer les prémices de
la journée à la prière, à l'oraison et à la sainte Messe ;
nous appliquer ensuite à l'étude du dogme, de la mo-
rale et de l'Écriture sainte ; donner quelques instants
à l'examen de notre conscience, recevoir quelques
sages conseils, prendre nos repas et nos récréations à
des heures fixes, en un mot, suivre le règlement de
la maison ? Pour nous porter à l'accomplissement du
devoir, on n'emploie ni contrainte ni menace : on n'a
besoin que de nous inspirer l'amour de Jésus-Christ :
« Non teteneat catena fen^ea, sedcatena Christ i [\). »
Attachés par ces doux liens, nous sommes entraînés
conformément à nos désirs : « Catena hac vincit, sponte
ictrahimur, et polentes, et optantes (2). » La nature a
beau se récrier. « Ubi amatur, non laboratur (3). m Et
puis, quelle abondance de grâces nous vient en aide !
Dieu veuille que j'y sois fidèle (4) !... »
Ainsi que l'attestent ses règlements de vie, il don-
nait à Dieu, au moment de son réveil, sa première
(i) Soyez retenu non par une chaîne de fer, mais par la chaîne
de Jésus-Christ. (S. Grégoire.)
(2) Jésus-Christ triomphe par cette chaîne ; nous sommes en-
traînés volontiers vers lui, et en le voulant, et en le désirant.
(S. Chrysostome.)
(3) Où l'on aime, il n'y a pas de peine. (S. Augustin.)
(4) Vie du P. Chanel, p. 94.
70 VIE DU BIENHEUREUX
pensée, lui offrait toutes les actions de la journe'e et
renouvelait souvent, durant le jour, les intentions du
matin.
« A l'exercice de l'oraison, son maintien, son re-
cueillement montraient la ferveur de son âme et l'inti-
mité de ses communications avec Dieu. Le directeur
du Séminaire, un jour, selon l'usage, lui fit rendre
compte de sa méditation. Il répondit avec candeur et
docilité, expliquant la méthode qu'il suivait, dévoilant
ses moindres fautes, comme aussi ses affections, ses
colloques et ses résolutions. Il ne se doutait pas
que, dans ce compte rendu, il faisait connaître qu'il
était déjà fort avancé dans les voies de la perfection.
« Cet esprit d'oraison prenait sa source dans une
grande dévotion au Saint-Sacrement. Une piété angé-
lique l'accompagnait au saint sacrifice de la Messe et
à la Table sainte (i). »
Le serviteur de Dieu exerçait non seulement sur ses
sens, mais encore sur les moindres mouvements de
son âme, une vigilance et une mortification conti-
nuelle. « Qui peut comprendre, disait-il un jourà l'un
de ses plus intimes confidents, tout ce qu'une simple
curiosité, une petite raillerie, une légère médisance,
un sentiment d'amour-propre, causent d'opposition à
la grâce, d'affaiblissement dans la ferveur, d'égare-
ment et de dégoût dans l'oraison (2) ? »
(i) Vie du P. Chanel, p. 96.
(2) Jd., p. 96.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 7I
De là cet esprit intérieur qui l'accompagnait par-
tout. « Heureux son conchambrier ! Il put voir son
attention et sa ferveur dans la prière, ses éle'vations
de cœur à Dieu, ses regards tendres vers la croix ou
vers une image de la sainte Vierge, la composition
de son corps suivant les règles les plus sévères de la
modestie, et tous les petits secrets de la dévotion qui
se révèlent bientôt à un ami, lors même qu'on vou-
drait les cacher (i). »
Au commencement du mois consacré à Marie, il
fut appelé par ses supérieurs et par son directeur à
recevoir, à la prochaine ordination, la Tonsure et les
Ordres Mineurs. A cette nouvelle il ne put cacher la
joie qui inondait son âme. Il allait solennellement
prendre le Seigneur pour son partage et franchir les
premiers degrés du sanctuaire !... Avec quelle ferveur
il se prépara à ce jour béni qu'il appelait de tous ses
v'œux ! Il n'oublia pas que l'ordination devait avoir
lieu avant la fin de mai, et il remercia la sainte Vierge
de cette précieuse faveur. Le samedi des quatre-temps
de la Pentecôte, 28 mai 1826, il reçut dans l'église
de Brou, des mains de Mgr Dévie, la Tonsure et les
quatre Ordres Mineurs. Depuis ce moment, il se
crut obligé à une plus grande perfection.
Quand vinrent les vacances, il se dit : « Maintenant
que je suis ecclésiastique, il faut que je donne partout
le bon exemple, dans ma famille, dans la paroisse,
(i) Vie du P. Chanel, p. 96.
72 VIE DU BIENHEUREUX
auprès de tous ceux qui me verront. » Nous savons
qu'il tint parole et qu'il fut pour tous un sujet d'édi-
fication.
M. Trompier voulait que ses anciens élèves allas-
sent le voir, pendant les vacances, après son dîner,
pour jouer et converser avec lui. Chaque dimanche,
il les réunissait à sa table, et, dans une charmante
causerie, contrôlait leurs études, leurs idées, etc. Le
serviteur de Dieu n'avait garde de manquer à ces ren-
dez-vous. Il était heureux de reprendre ces rapports
intimes avec celui qui avait cultivé son âme comme
un pasteur et comme un père.
« Je ne doute pas, nous écrit M. Bernard, que ce
contact intime avec M. Trompier, énergique dans sa
foi, ardent et fort dans son zèle, enjoué et spirituel en
conversation, bon et aimable envers tout le monde,
unissant la fermeté et la bienveillance pour gagner les
pécheurs, n'ait contribué à développer les qualités
naturelles, l'aménité de caractère, les dons de l'esprit
et du cœur dont était doué le P. Chanel (i). »
§ 2. — Deuxième aimée.
Le jour fixé pour la rentrée de 1826, l'abbé Chanel
se trouva un des premiers au grand Séminaire. Bon
nombre de ses condisciples ont raconté qu'en fran-
chissant, pour lapremière fois, le seuil de cette maison
sainte, «ils trouvèrent un jeune abbé plein de douceur
(i) Lettre du 3 décembre i883.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL yS
et de modestie, qui les embrassa comme d'intimes
amis, les conduisit à l'église pour l'adoration d'usage,
et ne les quitta point qu'il ne les vît placés. Il se joi-
gnait de préférence aux plus simples et aux plus timi-
des. Il semblait arriver lui-même et se trouver là par
hasard. Mais on sait qu'il veillait à la fenêtre de sa
cellule, qu'il suivait des yeux ses nouveaux condis-
ciples, pour épier l'occasion de leur être utile (i). »
Comme nous l'a appris M. Pernet, les directeurs
du grand Séminaire avaient reconnu ses aptitudes et
l'avaient nommé sacristain. « De toutes les charges
qu'exercent nos séminaristes, dit M. Perrodin (2),
celle de grand sacristain est à mes yeux la plus hono-
rable comme aussi la plus importante. Je ne la confie
qu'à un élève intelligent et doué d'aptitude pour le
service des autels et la direction des cérémonies reli-
gieuses. Il faut en outre qu'il soit d'une conduite
exemplaire, et que, par son zèle, il soit comme l'âme
de la piété parmi ses condisciples. Or, toutes ces qua-
lités, l'abbé Chanel les réunissait au plus haut
degré (3). »
Grâce à la charge qui lui avait été donnée, le servi-
teur de Dieu s'estimait heureux de pouvoir entrer
dans l'église par une porte secrète, surtout pendant la
récréation du soir. Après s'être acquitté de son office,
il se cachait dans l'ombre plus épaisse d'un pilier, et
(1) Vie du P. Chanel, p. 98.
(3) M. Perrodin était alors supérieur du grand Séminaire.
(3) Vie du P. Chanel, p. 97.
74 ^'lE DU BIENHEUREUX
restait en adoration jusqu'à ce que la cloche l'obligeât
de quitter le saint temple.
Sa charité industrieuse lui conciliait l'estime et
l'affection de ses condisciples. Plusieurs lui furent re-
devables de leur ferveur et même de leur persévé-
rance dans la vocation à l'état ecclésiastique. M. l'abbé
Martin, Jean-Baptiste (i), se plaît à répéter que sans
lui il n'aurait pas été élevé au sacerdoce. « La pre-
mière semaine que je passai au grand Séminaire me
coûta horriblement ; j'étais si triste, si ennuyé, que je
résolus de quitter la maison, sans espoir d'y rentrer.
Déjà je me disposais à exécuter mon dessein, quand je
rencontrai sur mon passage le bon abbé Chanel. Il
comprit d'abord les noires pensées que je roulais dans
mon esprit. Nous fîmes ensemble quelques tours
sous les cloîtres du Séminaire, et il ne tarda pas à
dissiper mes ennuis. Il m'encouragea si bien, que je
n'eus, dans la suite, aucune tentation de ce genre. »
Un ecclésiastique avait été envoyé au grand Sémi-
naire, afin de s'y retremper dans l'esprit de son état.
L'abbé Chanel, qui ne soupçonnait pas le motif de
sa présence à Brou, le vit quelquefois pendant les
récréations dans le but de s'instruire et de former son
expérience. Comme toujours, il mit dans ses rapports
tant de bonté, de simplicité et de candeur, qu'il ne
(i) M. l'abbé Martin, J.-B., de Bagé-le-Châtel, a rempli succes-
sivement des charges très importantes. Il est auteur de plusieurs
ouvrages.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL yÔ
tarda pas à toucher le cœur du prêtre. Celui-ci solli-
cita auprès des Directeurs la permission de s'entrete-
nir souvent avec un séminariste qui parlait si bien
du bonheur d'aimer Dieu, et il retrouva dans ces con-
versations l'esprit de ferveur et de piété.
Vers le milieu de février de l'année 1826, le servi-
teur de Dieu reçut une nouvelle qui le fit trembler et
qui, en même temps, le comblait de joie. Il était
appelé par ses supérieurs à se consacrer au Seigneur
d'une manière irrévocable par l'ordination du sous-
diaconat. Il alla se jeter au pied du Saint-Sacrement,
pria longtemps, et demanda avec une grande simpli-
cité au directeur de sa conscience ce qu'il avait à faire.
Quand il eut connu par la réponse de son confesseur
que Dieu voulait qu'il fût prêtre et qu'il acceptât, dès
ce moment, l'ordre de sous-diacre, il ne songea plus
qu'à s'y préparer avec toute la ferveur dont il était
capable.
Le samedi avant le dimanche de la Passion, 1 1 mars
1826, les ordinands étaient réunis dans l'église de
Brou, et Mgr Dévie, revêtu des ornements pontificaux,
commençait la messe de l'ordination. Quand le mo-
ment fut venu, l'abbé Chanel répondit à l'appel de son
nom avec un accent qui trahissait les émotions de
son âme. Oh ! avec quel bonheur il s'avançait vers le
Pontife, se prosternait à terre pendant la récitation
des litanies, et recevait ensuite l'ordre sacré du sous-
diaconat. La joie qui inondait son cœur se peignait
sur tous ses traits. Qu'il était heureux de pouvoir
-76 VIE DU BIENHEUREUX
réciter l'office divin et d'être consacré au service des
autels pour toute sa vie ! Ses maîtres et ses condisci-
ciples comprirent qu'enfin ses vœux étaient satis-
faits.
Le mois de mai de la même année lui apporta une
nouvelle grâce. Il reçut, en effet, le diaconat dans
l'église de Brou, des mains de Mgr Dévie, le samedi
des quatre-temps de la Pentecôte, 20 mai 1826.
§ 3. — Troisième année.
En revenant à Brou au mois d'octobre, le serviteur
de Dieu se fit cette réflexion : « Voici ma dernière
année de Séminaire, celle où probablement je serai
prêtre ; il faut donc que je fasse de généreux efforts
pour croître en piété et en régularité, et pour donner
à tous le bon exemple. » Si Ton en juge par sa conduite,
on doit dire, avec ses condisciples, qu'il accomplit
parfaitement sa résolution.
Pour ne pas nous répéter, nous nous contenterons
de citer le passage suivant d'une lettre de M. Guérin:
« A la rentrée de ma seconde année, j'eus le bon-
heur d'être son conchambrier. Il était alors grand
sacristain, et l'on me fit l'honneur de lui être adjoint
pour second, pendant toute cette année, que je regarde
comme une de mes plus précieuses. Sa compagnie
m'a été d'un bien grand avantage sur tous les rapports.
C'est là que j'ai pu mieux qu'à point d'autres endroits
et, je puis dire, mieux que personne, apprécier son
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 77
excellent caractère, et surtout sa grande pie'té, au
point que je m'étonnais de voir en lui tant de calme,
tant de ferveur, et j'ajoute aussi, avec tout cela, une
douce gaîté qui me le faisait regarder comme un être
privilégie'. Je ne pouvais m'empêcher de croire, et j'en
ai toujours la conviction, que tant de bonnes qualités
ne pouvaient exister que dans un séminariste qui avait
su conserver l'innocence de son baptême. J'étais, je
dois le dire, jaloux de son bonheur, mais non pas à
son détriment.
« Mais ce qui m'a donné une haute idée de lui et
de sa grande foi à la Sainte Eucharistie, c'est ce qui
lui arriva un jour de dimanche ou de fête solennelle.
Voici le fait :
« Vous savez qu'au grand Séminaire la sainte com-
munion, le dimanche, étant plus nombreuse, le pre-
mier sacristain, lorsqu'il est diacre, et il l'était, va le
premier à la sainte communion, revêtu de l'étole,
et, après avoir communié, il prend la patène et suit
le célébrant, en la tenant sous le menton de celui qui
communie. Il aperçut, pendant la communion, une
parcelle tombée sur la patène ; mais, je ne sais comment,
cette parcelle disparut. Il marqua avec sa clef l'en-
droit, à peu près, où il croyait qu'elle était tombée.
« Il se trouva dans la plus grande inquiétude. Il
resta longtemps, après la Messe et l'action de grâces,
à chercher sur le tapis cette parcelle. Quand il rentra
dans sa chambre, je le vis avec un air peu ordinaire ;
car habituellement, lorsqu'il rentrait après son action
78 VIE DU BIENHEUREUX
de grâces, c'était toujours le sourire sur les lèvres et
la paix dans le cœur.
« Je ne pus m'empêcher de lui demander ce qu'il
avait et pourquoi il était demeuré si longtemps. 11 me
raconta ce qui lui était arrivé d'un air vraiment inquiet
et,après quelques instants, il retourna chercher encore.
« Enfin, après un quart d'heure , il revint avec sa
gaîté ordinaire, en me disant : « Je l'ai bien troui^ée. »
Sa foi et sa piété avaient été récompensées.
« Je vous assure que je n'ai jamais oublié ce trait,
quia produit sur moi la plus vive impression et n'a
fait qu'augmenter les sentiments de vénération que
j'avais pour lui (i). »
A la fête de saint Jean-Baptiste, patron du dio-
cèse, l'appel eut lieu pour la prochaine ordination,
fixée au G^^dimanche après la Pentecôte. L'abbé Chanel
fut admis à recevoir le sacerdoce. Son cœur tressaillit
de joie à l'annonce de cette grâce qui allait mettre le
comble à tous ses désirs. Comme il employa le temps
qui lui restait, afin de rendre sa préparation aussi par-
faite que possible !
Animé du feu de la charité et poussé par un saint
zèle, il réunit ses confrères, leur exposa ses pensées,
et après avoir obtenu leur pleine adhésion, rédigea
l'engagement suivant et le fit signer le jour de l'ordi-
nation :
(i) Extrait d'une lettre adressée au T, R. P. Colin, le 29
mars 1843, par M. Guérin, curé d'IUiat.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 79
« L'an de Jésus-Christ 1827, le i5 juillet, à l'ordi-
nation faite par Mgr Alexandre-Raymond Dévie, dans
son grand Séminaire de Saint-Martin, à Brou, ont été
faits prêtres MM... (Suivent iS noms.)
« Désirant conserver la grâce de notre ordination, et
notre union fraternelle, devenue plus étroite en ce
jour, le plus mémorable et le plus heureux de notre
vie, nous avons arrêté ce qui suit :
« 1° Dès ce moment et pour toute la vie, nous
mettons en commun tous nos biens spirituels,
toutes les bonnes œuvres que nous ferons dans
quelque situation qu'il plaise à la Providence de nous
placer.
« 2° Nous permettons et promettons de nous aver-
tir les uns les autres de tout ce qu'il pourrait y avoir
de moins édifiant dans notre conduite ; de nous exciter
mutuellement, si notre piété venait à se ralentir, afin
d'être constamment l'exemple des fidèles dans toutes
nos actions, et d'honorer par une vie irréprochable le
saint ministère qui nous a été confié.
« 3° Tous les ans, nous célébrerons l'anniversaire
de notre ordination. En ce jour, qui en rappellera un
si solennel, chacun de nous offrira le divin sacrifice
pour ses co-associés, et priera Dieu de renouveler en
eux la grâce qui leur a été conférée par l'imposition
des mains pontificales. Ce jour-là, on fera en sorte
d'être fervent, plus appliquée ses devoirs, et on pren-
dra la résolution de travailler à sa sanctification avec
plus de zèle et de constance.
8o VIE DU BIENHLUREUX
« 4° Comme notre petite association regarde non
seulement le temps pre'sent, mais encore l'e'ternité,
quand l'un de nous mourra, tous les autres offriront
pour lui le saint sacrifice, et prieront pour le repos de
son âme.
« 5° Nous prenons tous la ferme re'solution de tra-
vailler à devenir de saints prêtres, d'être de'voués au
culte de la très sainte Vierge, de faire assidûment
l'oraison, d'étudier tous les jours quelques pages de
l'Écriture sainte et de la the'ologie, de ne jamais passer
deux semaines sans nous confesser et de faire tous les
ans une retraite de huit jours (i). »
De telles dispositions devaient être bénies de Notre
Seigneur, comme la suite de cette histoire le mon-
trera. Nous n'essaierons pas de dire ce que fut cette
ordination et l'impression profonde qu'elle produisit
non seulement sur les nouveaux prêtres, mais encore
sur tous les assistants.
Si l'abbé Chanel n'eût consulté que l'attrait de sa
piété, volontiers il eût dit sa première Messe dans une
chapelle solitaire; mais M. Trompier voulait qu'elle
eût lieu dans l'église de Cras, et n'avait-il pas droit
aux prémices du sacerdoce de cet élève, qu'il avait
cultivé avec tant de soin et qu'il avait nommé la fleur
de son petit troupeau ?
Le mardi 17 juillet, le serviteur de Dieu célébra
donc sa première Messe, dans l'église de Cras, sur
(i) Vie du P. Chanel, p. loi.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 8l
cet autel au pied duquel il avait fait sa première com-
munion. Les fidèles en grand nombre accoururent
pour assister à la belle solennité, et participer aux
grâces qui allaient descendre du ciel à la prière de ce
jeune prêtre, dont ils avaient prédit que très certaine-
ment il serait un jour élevé au sacerdoce.
« J'eus le bonheur, dit M. Bolliat (i), d'assister à
cette fête religieuse et de m'édifier, en suivant des
yeux chacun des pieux mouvements de l'abbé Cha-
nel. Je croyais voir à l'autel saint Vincent de Paul
ou saint François Xavier. Toute sa famille eut le
bonheur de recevoir de sa main l'adorable Eucha-
ristie (2). ))
Ecoutons un autre témoin, M. Guérin : « En qua-
lité de conchambrier, il me pria de venir officier à la
première Messe qu'il dit dans- sa paroisse, assisté de
son vénérable curé. J'eus le bonheur de faire diacre
pour la première fois et fus témoin encore de sa ferveur,
de sa piété et de son amour pour Dieu. Ce n'était pas
un homme à l'autel, mais un ange (3). »
Qui nous dira ce qui se passait alors dans le cœur
de M. Trompier ? Il était là, tout près de son cher
élève, le dirigeant dans le cours du saint sacrifice. Il
voyait enfin ses vœux accomplis et ses espérances réa-
lisées. Quant au jeune prêtre, il n'avait garde d'oublier
(i) M. Bolliat, dont nous avons déjà rapporté le témoignage,
p. 67, était depuis une année vicaire à Gras.
(2) Vie du P. Chanel, p. io3.
(3) Lettre citée du 29 mars 1845.
b
82 VIE DU BIENHEUREUX
celui dont la tendre charité l'avait mis dans la voie
du sanctuaire, et, en offrant à Dieu la victime sainte,
il le suppliait d'acquitter, envers son bienfaiteur, la
dette de sa reconnaissance.
Sonpèrect samère, au comble du bonheur de le voir
prêtre, lui demandèrent de chanter une Messe solen-
nelle dans l'ancienne église paroissiale de Guet (i). Il
consentit volontiers au désir qui lui était manifesté et
se concerta avec M. le curé de Montrevel pour donner
à la fête la solennité convenable. N'avait-il pas à prier
pour les défunts de sa famille dont les corps repo-
saient dans le cimetière, et ne tenait-il pas à se mettre
sous la protection du patron de l'église, saint Oyand,
abbé, dont il est dit, au Martyrologe romain (i" jan-
vier) que sa jùe brilla par l'éclat de ses vertus et de ses
7niracles? Un certain nombre d'ecclésiatiques répon-
dit à l'invitation de la famille, en assistant à la Messe
solennelle et au repas qui la suivit.
L'abbé Chanel avait été nommé vicaire à Ambé-
rieux le jour même de son ordination. Mais, comme
sa santé était fortement ébranlée, il obtint de son curé
l'autorisation de demeurer, près d'un mois, dans sa
(i) L'église n'avait pas encore de curé. Elle est située sur une
colline riante et gracieuse, et de tous les côtés le regard em-
brasse un vaste horizon. Elle n'offre rien de remarquable à la
curiosité des visiteurs; mais en attendant que la générosité des
fidèles ait permis d'en élever une autre, et plus grande et plus
belle, elle nous rappelle que le saint Martyr s'est agenouillé et
a prié souvent dans son sanctuaire, et que, sur son autel, il a
offert plusieurs fois la victime du salut.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 83
famille. La plus grande partie de son temps, il la passa
auprès de M. Trompier, afin de témoignera son bien-
faiteur sa reconnaissance et de recevoir de lui les
lumières et les conseils dont il avait besoin, avant
d'entrer dans le ministère.
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CHAPITRE VIII
LE BIENHEUREUX CHANEL VICAIRE A AMBÉRIEUX
(i5 juillet 1827 — I"- septembre 1828.)
E serviteur de Dieu se rendit à Ambérieux,
le 1 3 août 1827, pour occuper le poste qui
lui avait été confié. Il eut le bonheur d'être
initié aux fonctions du saint ministère sous les yeux
d'un pasteur qui joignait à de rares vertus, le trésor
précieux d'une longue expérience (i). Aussi il se fit une
loi d'agir toujours de concert avec son curé et de régler
sa conduite sur ses exemples et ses conseils.
Trop jeune encore pour être admis au sacerdoce,
l'abbé Bret venait d'être nommé directeur de la maî-
trise d'Ambérieux, que M. CoUiex avait fondée dans
(i) M. l'abbé François Colliex, de Billiat, était vicaire à Lan-
crans, lorsque éclata la tourmente révolutionnaire. Obligé de
fuir en Suisse, il ne tarda pas à rentrer. Grâce à un déguise-
ment, il parcourait le pays de Gex pour confesser les fidèles,
bénir les mariages, administrer les derniers sacrements aux
malades. Souvent il était obligé de se cacher dans les cavernes
ou dans les bois. Deux fois il fut arrêté et il dut subir une dure
prison. Pour récompenser son zèle, l'administration diocésaine
le nomma, après le Concordat, à la cure de Ghàtillon en Mi-
chaille, puis, en 1816, à celle d'Ambérieux.
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 85
le but de préparer des vocations ecclésiastiques. Cette
circonstance permit aux deux amis de resserrer les
liens de la charité fraternelle et de se fortifier dans leur
vocation à la vie religieuse et apostolique.
« Fidèle à cet esprit de régularité qu'il avait puisé
dans les séminaires, l'abbé Chanel se levait et se cou-
chait à des heures fixes. Son oraison, son bréviaire, sa
lecture spirituelle et ses autres exercices de piété
avaient aussi leurs moments déterminés (i). »
« Sur sa personne, comme dans son habitation, pas
le moindre luxe. Dans sa chambre vous eussiez vu
près du lit un prie-Dieu, un crucifix et quelques pieu-
ses images; et, dans son cabinet d'étude, une table en
bois de sapin et une modeste bibliothèque (2). »
(( Il aimait à se rendre à lui-même tous les petits
services qu'il aurait pu recevoir d'une main étrangère.
,Nul autre que lui n'avait soin d'entretenir la propreté
de son logement, de ses habits et de sa chaussure.
Quelquefois même, au besoin, il prenait l'aiguille
pour raccommoder ses vêtements. Un de ses amis,
l'ayant surpris à l'œuvre, lui lança quelques mots de
plaisanterie. « Il est bon, répondit-il en souriant, de
« savoir faire un peu de tout; si jamais je suis mis-
« sionnaire chez les sauvages, il faudra bien me pas-
« ser des tailleurs (3). »
(i) Vie du P. Chanel, p. 11 5.
(2) Id., p. ii5.
(3) M, p. II 5.
86 VIE DU BIENHEUREUX
Quand il parut en chaire pour la première fois, il
gagna aussitôt l'estime de ses auditeurs par l'onction
touchante et la noble simplicité de sa parole. On sen-
tait que sa prédication avait été préparée et méditée
devant Dieu : aussi on aima de plus en plus à l'en-
tendre (i).
Dès les premiers jours de son vicariat, il vit son
confessionnal entouré de pénitents. Ceux qui s'adres-
sèrent à lui se félicitèrent de l'avoir choisi pour leur
directeur spirituel. Les enfants surtout et les jeunes
gens se plaisaient à redire sa bonté et sa douceur.
a Du moment qu'il savait une personne gravement
malade, il ne la perdait pas de vue. Il la visitait fré-
quemment, et n'attendait pas, pour la préparer à com-
paraître devant Dieu, qu'elle fût sur les bords de
l'éternité. Quand les approches de la mort étaient su-
bites et imprévues, vous l'eussiez vu aussitôt courir
en toute hâte, pour ne pas priver une âme des der-
niers secours de la religion (2). »
Un soir, il commençait à peine à se remettre un
peu de la fatigue d'une longue course, lorsqu'on vint
l'avertir qu'un pauvre voiturier venait de faire une
chute si grave qu'il ne lui restait plus que quelques
instants à vivre. A cette nouvelle, il oublie de prendre
(i) Nous avons encore sa première instruction, dans laquelle
il établit les principaux motifs qui nous font une obligation de
servir Dieu, parce qu'il n'est rien de plus glorieux pour nouSy
rien de plus juste, rien déplus doux et de plus agréable.
(2) Vie du P. Chanel, p. ii3.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 87
sa chaussure et vole auprès du moribond. L'abbé
Bret ne fut ni moins prompt ni moins zélé. Les voilà
tous les deux dans un galetas où ils trouvent le mou-
rant couché sur la paille, couvert d'horribles meur-
trissures et baigné dans son sang. C'est un vieux pé-
cheur qui ne s'est pas confessé depuis longtemps. Il
ne peut proférer aucune parole, mais il lui reste en-
core quelques lueurs de connaissance. Le serviteur de
Dieu l'exhorte au repentir de ses fautes et à la con-
fiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. Quelques lar-
mes s'échappent de ses yeux, et il embrasse avec
amour le crucifix. Le sacrement des mourants est à
peine administré, que le voiturier rend le dernier sou-
pir. Les deux abbés se mettent à genoux, et, après
avoir prié quelques instants pour le repos de son
âme, se retirent avec le consolant espoir de le retrou-
ver un jour dans le ciel.
M. Colliex, appréciant les qualités de son Jeune vi-
caire, crut pouvoir lui confier la direction de la Con-
grégatioji des filles de la Persévérance. La piété devint
encore plus fervente parmi les congréganistes. Plu-
sieurs d'entre elles sont parvenues à une haute per-
fection. « J'ai eu le bonheur, écrivait une personne
d'Ambérieux , d'appartenir à la Congrégation des
filles de la Persévérance. L'abbé Chanel, qui en avait
la direction, a singulièrement contribué à la dévelop-
per et à l'affermir. Souvent il nous recommandait la
prière, la fuite des occasions dangereuses, la dévo-
tion à la sainte Vierge, la fréquentation des sacre-
88 VIE DU BIENHEUREUX
ments... Il nous faisait aimer la vertu, et nous la
montrait principalement dans l'accomplissement de
nos devoirs d'état, et dans les actions les plus ordi-
naires (i). »
On se rappelle que, dès l'âge le plus tendre, le ser-
viteur de Dieu aimait à construire de petits autels
qu'il ornait de son mieux. Devenu prêtre, il lui était
enfin donné de réaliser les pieux essais de son en-
fance. C'était à l'époque des solennités qu'il s'étudiait
à déplo3^er toute la magnificence du culte divin. A la
fête du Saint-Sacrement de 1828, il s'occupa lui-même,
avec la plus grande activité et le soin le plus intelligent,
de faire disposer, dans les divers quartiers de la pa-
roisse, ces reposoirs où Jésus-Christ sous les voiles
eucharistiques bénit, comme du haut d'un trône, les
fidèles recueillis et prosternés. Il était dignement se-
condé par M. l'abbé Bret, qui préparait les enfants de
chœur au chant des hymnes et aux différentes céré-
monies.
La dévotion du jnois de Marie ^ aujourd'hui si po-
pulaire, ne se pratiquait point encore dans la paroisse
d'Ambérieux. « Elle était trop précieuse aux 3''eux du
serviteur de Dieu et trop chère à son cœur pour qu'il
(i) Vie du P. Chanel, 'ç. no. La Congrégation avait pour
présidente M"« Joséphine Bonnet, qui communiait tous les
jours et faisait beaucoup de bien. Quand le P. Chanel eut quitté
Ambérieux, il lui écrivit de temps en temps des lettres pieuses,
qui étaient communiquées aux associées et entretenaient leur
ferveur.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 89
n'essayât pas de l'y introduire. Ne pouvant atteindre
directement son but, il usa d'adresse et parvint à faire
entrer dans son dessein le vénérable M. Colliex, que
toute innovation semblait contrarier. « Je consens à ce
« que vous me demandez, lui dit le bon vieillard ; fai-
« tes tout pour le mieux, je m'en repose entièrement
« sur vous. » Fort de cette permission, le zélé vicaire
s'empressa de décorer la chapelle de la sainte Vierge
avec toute la splendeur qui lui fut possible. Les pa-
roissiens se rendirent en foule à l'ouverture des pieux
exercices. Le saint curé vint lui-même pour les prési-
der. A la vue de ce trône élevé à la Reine du ciel, en-
touré de mille fleurs et d'un éblouissant luminaire,
il fut surpris bien au delà de son attente. De retour au
presbytère, il ne put s'empêcher, dans une première
impression, d'en témoigner une sorte de méconten-
tement. « En vérité, s'écria-t-il, c'est porter les cho-
« ses trop loin... A quoi bon tant d'étalage ? Que fe-
« rons-nous donc le jour de Pâques ?...)> Hâtons-nous
d'ajouter que cette première impression ne fut qu'un
éclair auquel succédèrent bientôt les plus douces con-
solations. Le mois de Marie, en effet, produisit tout
le bien qu'on aurait pu attendre d'un jubilé ou d'une
mission (i). »
Le vicaire d'Ambérieux aimait tellement la sainte
Vierge qu'il avait toujours son chapelet à la main,
lorsqu'il faisait sa promenade ou allait voir les malades.
(i) Vie du P. Chanel, p. 112.
go VIE DU BIENHEUREUX
Il était si zélé pour la gloire de Dieu et le salut des
âmes, qu'il ne se donnait aucun repos. Aussi sa santé,
affaiblie par les études, ne pouvait se rétablir au mi-
lieu de tant de travaux. Elle allait même en dépéris-
sant de jour en jour. Partout on disait avec l'accent
d'une profonde douleur : « Que c'est dommage 1
notre cher abbé ne vivra pas longtemps. » Exténué de
fatigue et la voix presque éteinte, il continuait de prê-
cher à son tour ; il faisait le catéchisme aux enfants et
ne refusait personne au tribunal de la réconciliation.
Loin de chercher quelque repos, il désirait au con-
traire agrandir le cercle de ses travaux. « Soupirant
toujours après les missions d'outre-mer, il s'en ouvrit
à Mgr Dévie. Mais le vénérable prélat pensa que
l'heure de la Providence n'était pas encore venue. Le
jeune prêtre, au cœur d'apôtre, attendait cette heure
impatiemment. Il enviait le bonheur d'un vicaire
d'Ambérieux qui, à force de prières et de sollicita-
tions, avait enfin obtenu la permission de s'embar-
quer pour les Indes orientales (i). » Toutes les fois
que M. Bonnand (2) envoyait le récit de ses travaux
apostoliques, le serviteur de Dieu sentait croître en
lui le désir de se consacrer aux missions.
« Ah ! disait-il à la personne qui lui communiquait
les lettres du missionnaire, si je ne puis rejoindre
(i) Vie du P. Chanel, p. 118.
(2) M. Bonnand, ancien vicaire d'Ambérieux, avait quitte' la
France, au mois de février 1824, pour se rendre dans la mis-
sion de Pondichéry.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL QI
M. Loras à Dubuque, que je serais heureux d'être
auprès de notre cher M. Bonnand ! Demandez-lui
donc, quand vous lui écrirez, s'il n'a pas trouvé mon
nom écrit sur le sable du rivage ou sur l'écorce de
quelques arbres... Dites-lui bien que je me mettrai en
route, aussitôt que Dieu me fera signe (i). »
Au lieu de faire voile vers ces contrées lointaines,
l'abbé Chanel reçut, le i^"" septembre 1828, une lettre
de l'administration diocésaine qui le nommait curé de
Crozet, à l'extrémité du département de l'Ain, dans
le voisinage de Genève. Les supérieurs ecclésiasti-
ques étaient convaincus que cette paroisse, dont la
population ne dépasse guère sept cents âmes, ne ré-
pondait pas à son mérite ; ils l'y avaient nommé dans
l'intérêt de sa santé.
Cette nomination fut comme un coup de foudre
pour son vénérable curé, qui la tint cachée quelques
jours, dans l'espérance qu'il la ferait révoquer. Le
bon vieillard dut, malgré ses démarches et ses vives
instances, se résoudre à une pénible séparation. « Que
de larmes, dit un témoin oculaire, coulèrent alors au
presbytère et dans toutes les familles d'Ambérieux... »
Mais la voix de Dieu venait de se faire entendre.
L'abbé Chanel accepta de grand coeur le nouveau
poste qu'on lui offrait. Son séjour à Ambérieux n'avait
été que de treize mois. Dans ce court espace de temps,
il avait su se concilier l'estime et l'affection des pâ-
li) Vie du P. Chanel^ ]^. 118.
92 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
roissiens : aussi, sa mémoire a toujours été en véné-
ration,comme nous l'apprend une lettre de M. l'abbé
Marchand, en date du 28 novembre 1842.
Une dame pieuse, qui a eu le bonheur d'avoir le
P. Chanel pour directeur, pendant qu'il était vicaire
à Ambérieux, nous disait que dès lors il jouissait de
la réputation d'un saint. «- Son souvenir, ajouta-t-elle,
est resté si vivace, que ceux qui l'ont connu, ne l'ont
jamais oublié, et ceux qui n'ont pas eu ce bonheur,
semblent l'avoir vu, tant ils en ont entendu parler. »
aaaaaaaa^aa^aaaAjiaAaaaaaââaj!iaaAaaaa;ia/v1a
CHAPITRE IX
LE BIENHEUREUX CHANEL CURÉ DE CROZET
(i»'- septembre 1828 — !•■■ septembre i83i)
$ i. Le pasteur des âjnes.
^^^MIe serviteur de Dieu se rendit avec joie au
£^^P^ poste que son eveque venait de lui assi-
y^Q gner. M. Egraz, curé de Sergy, l'accom-
pagna jusqu'au village de Villeneuve et le présenta à
M. Martin, maire de la commune. « Voici, dit-il en
riant, un ciu^é de Cro^et : lequel de nous deux voule'{-
pous ? » — « Celui-ci, répondit bien vite une sainte
personne de la famille, en désignant l'abbé Chanel :
c'est l'ange que Dieu nous envoie. »
La famille qui accueillait si pieusement le nouveau
curé, n'était pas une famille ordinaire. Pendant les
mauvais jours, elle était toujours restée fidèle à sa foi.
M. François Martin, alors que tout le monde trem-
blait, cachait dans sa maison quelques prêtres intré-
pides qui continuaient d'exercer le ministère dans le
pays de Gex. M. Colliex avait reçu chez lui l'hospita-
lité. Il fallait d'autant plus décourage, que le curé de
Crozet avait prêté le serment constitutionnel et avait
94 VIE DU BIENHEUREUX
persévéré dans son schisme. M. Martin, armé de son
fusil de chasse, conduisait, pendant les ténèbres de la
nuit et par des chemins détournés, les prêtres fidèles
auprès des personnes qui réclamaient leur ministère.
Il les accompagnait, le plus souvent, à l'hospice de
Tougin, près de Gex, où ils allaient célébrer la messe
devant quelques catholiques dévoués, en présence des
sœurs de la Charité, qui, en prenant un habit séculier,
avaient pu demeurer auprès de leurs chers malades.
La supérieure de cet établissement était sœur de
M. Martin. Le jeune curé et le vieux maire étaient
bien faits pour s'entendre : aussi ils furent deux amis
dévoués.
Du village de Villeneuve le serviteur de Dieu se
rendit à l'église, située au sommet du bourg de Crozet,
au pied de la montagne du Jura, qui élève sa cime à
i,6gomètres au-dessus du niveau de la mer. De l'église
et du presbytère qui l'avoisine, on jouit d'une belle
vue et on a devant soi un magnifique panorama.
Ce site assez pittoresque ne pouvait déplaire au nou-
veau curé, qui, du reste, ne cherchait que la volonté
de Dieu dans celle de ses supérieurs. Il n'en fut pas
de même de son père, qui, accoutumé aux plaines de
la Bresse, ne trouva point à son goût la situation de
Crozet. Il alla trouver l'un des vicaires généraux et lui
dit : « Pensez-vous que j'aie fait étudier mon fils pour
que vous le perdiez dans les montagnes, au milieu des
ours ? Je veux le reprendre. » Ce propos fit rire le
curé de Crozet ; mais, craignant que son père ne
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 96
poursuivît son projet, il se rendit à la Potière pour
consoler ses parents et s'opposer à toute demande de
changement. Il disait, à ce sujet, à M. Bernard : Si je
me rapprochais davantage de mes parents, je m'éloi-
gnerais d'auta?it du bon Dieu.
Une seule chose l'affligeait dans son nouveau poste,
c'était le déplorable état dans lequel se trouvaient les
âmes dont il était devenu le pasteur.
Les calvinistes, au xvi^ siècle, avaient imposé leurs
erreurs aux habitants de Crozet, comme aux paroisses
voisines, la baïonnette au bout du fusil, et avaient
renversé l'antique église. Lorsque les ducs de Savoie
les eurent chassés en 1662, le temple, qui avait été
élevé au bas du village, fut détruit et l'église rebâtie
sur la place de l'ancienne. C'était celle que l'abbé
Chanel avait sous les yeux et qui était trop petite pour
la population.
Quoique les habitants de Crozet eussent rejeté les
erreurs de Calvin et fussent tous catholiques, à l'ex-
ception de cinq personnes venues d'autres paroisses,
ils avaient conservé une trop grande indifférence pour
les pratiques religieuses, indifférence favorisée, au
siècle dernier, par le jansénisme et, pendant la Révo-
lution, par un prêtre constitutionnel. Au rétablisse-
ment du culte, M. Perroud, ancien gardien des capu-
cins de Gex, avait, il est vrai, ramené beaucoup d'âmes
par son zèle et sa grande bonté. Mais son successeur,
M. Chuit, d'un caractère ardent et susceptible, n'avait
pas su se concilier le cœur des fidèles. Aussi était-on
q6 VIE DU BIENHEUREUX
revenu aux vieilles habitudes d'indifférence et d'oubli
des devoirs religieux. Quelques personnes des plus
notables, qui avaient cru se reconnaître dans deux ou
trois instructions, ne purent lui pardonner ses allu-
sions et, à force d'instances, obtinrent son change-
ment. M. Ghuit laissait une lourde charge au servi-
teur de Dieu.
« A son arrivée, disait un vénérable vieillard, en
1841, au P. Bourdin, notre paroisse était dans le plus
triste état. On ne se confessait plus. Les dimanches
et les fêtes, l'église était presque vide; quelques-uns
travaillaient comme les autres jours ; un grand nombre
passaient leur temps au cabaret. Les enfants, livrés à
eux-mêmes, n'avaient en tête que les amusements, et
n'apprenaient que le mal. Nous avions cependant un
curé instruit et plein de zèle ; mais, peut-être, n'était-
il pas assez modéré dans ses paroles. Bientôt on ne
put le supporter. Aussi on sollicita plusieurs fois son
changement. Mgr l'évêque de Belley voulut bien con-
descendre à ces instances. Dieu est si bon ! au lieu de
nous punir, il nous traita en père et nous donna
M. Chanel. En peu de temps la paroisse changea de
face. »
Voici les moyens qu'il employa :
En entrant à Crozet, il avait placé son ministère
sous les auspices de la sainte Vierge et de saint Fran-
çois de Sales. Durant neuf jours, il se rendit, matin
et soir, au pied de l'autel de Marie.
Dès qu'il le put, il fit un pèlerinage au tombeau de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 97
saint François. Il se rappelait que sa paroisse avait
fait partie du diocèse de Genève, et que le saint e'vêque
l'avait visitée.
« Il serait difficile d'exprimer tout ce que l'on res-
sent, écrit-il àM"^^ B., d'Ambérieux, lorsqu'on pénètre
dans l'admirable chapelle du couvent de la Visitation,
à Annecy. C'est là que repose la dépouille mortelle du
grand saint que je désirais vénérer. Un pieux saisis-
sement s'empara de moi, quand il me fut donné de
m'agenouiller auprès de ses reliques et de les contem-
pler à loisir. Le corps du saint, revêtu des ornements
pontificaux, est comme à l'état de sommeil dans une
châsse magnifique... J'ai été assez heureux pour m'en
revenir avec un reliquaire enrichi d'ossements de
saint François de Sales et de sainte Jeanne-Françoise
de Chantai (i). »
Pénétré du sentiment de sa faiblesse et de son im-
puissance, il ne compta pas sur ses efforts pour réussir
d'ans ses desseins, mais il attendit tout de la prière.
Aussi, il n'entrait point en oraison, il ne montait point
à l'autel, il ne se prosternait point devant le Saint-
Sacrement, sans exposer au Seigneur les besoins du
troupeau remis à sa garde. Il passait de longues heures
aux pieds de celle que l'Eglise appelle le Salut des
infirmes et le Refuge des pécheurs. Non content de
prier lui-même, il frappait à la porte des communau-
tés religieuses, et conjurait les anges de ces pieuses
(i) Vie du P. Chanel, p, i36.
gS VIE DU BIENHEUREUX
retraites de penser à son cher Grozet dans leurs offices,
dans leurs communions et dans leurs saintes auste'rités.
Il demandait encore des prières à toutes les âmes
dévotes, qui, de près ou de loin, pouvaient s'inte'res-
ser à son œuvre de réformation de la paroisse.
Dès les premiers jours de son arrivée, il s'empressa
de faire connaissance avec ses paroissiens. Il alla les
voir chez eux; il n'oublia personne. Partout il fut
accueilli avec joie et reconnaissance. Ces visites, il les
renouvela de temps en temps. Tous les jours il en fai-
sait quelques-unes. Il n'allait pas seulement là où on
l'appelait ; il se présentait même là où on ne le deman-
dait pas, mais toujours d'une façon très discrète, atten-
dant les occasions favorables ou les faisant naître. On
était gagné tout d'abord par ce regard si doux, ce sou-
rire si affectueux, ce langage et ces manières tout à la
fois simples et dignes. Sous les traits du pasteur, on
entrevoyait la figure d'un ami et d'un père. Quand il
se retirait, sa visite n'avait pas seulement charmé ; elle
avait instruit, consolé, affermi dans le bien.
Lorsque sur sa route le curé de Crozet rencontrait
un ouvrier ou un paysan, il l'abordait avec cet air de
bonté qui gagne les cœurs. Il échangeait avec lui
quelques paroles pleines de bienveillance et de charité,
et il ne le quittait pas qu'il n'eût adroitement dit un
mot de Dieu ou de notre sainte religion.
Les enfants et les petits bergers étaient pour lui
l'objet de la plus délicate attention. Bientôt il les con-
nut tous par leurs noms. Il aimait à causer avec eux.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 99
« Une chose qui e'tonnait les habitants de Crozet,
nous dit Victoire Guigrand, c'est qu'il savait si bien
attirer les enfants pour les instruire, qu'ils auraient
voulu être toujours auprès de lui(i).)) Presque chaque
fois, il leur donnait une petite image ou une médaille
delà sainte Vierge.
Pour remédier efficacement auxmauxde sa paroisse,
il crut qu'il fallait d'abord s'occuper de l'instruction
des enfants. Connaissant un jeune homme d'une piété
solide et d'une instruction suffisante, il lui confia le
soin des petits garçons.
Quant aux jeunes filles, il les mit sous la garde
d'une institutrice, nommée M"^ Clément, et, plus
tard, sous celle d'une religieuse de la Proindeiice de
Poi^tieux.
Sa sœur, Marie-Françoise, soupirait, dès l'âge le
plus tendre, après la vie religieuse. Elle avait conjuré
son frère de l'appeler auprès de lui, en attendant le
jour où Dieu lui permettrait d'atteindre le but de ses
désirs et de combler ses vœux.
Dès qu'elle fut à Crozet, elle s'attira l'estime uni-
verselle par samodestie, sapiété, ses manières simples
et affables. Elle apprenait aux petites filles le caté-
chisme, la couture et le chant des cantiques; elle les
préparait aux sacrements de Pénitence et d'Eucha-
ristie. La plupart d'entre elles quittaient l'école après
(i) Lettre au P. Bourdin, en date du i*"" octobre 1842. Vic-
toire Guigrand habitait avec son père une maison contiguë au
presbytère.
100 VIE DU BIENHEUREUX
la première communion. La pieuse sœur du curé ne
les perdait pas de vue et renouvelait souvent les re-
commandations qu'elle leur avait faites.
Entrant pleinement dans les vues de son frère, elle
visitait et secourait les pauvres et les malades. On la
voyait souvent, en compagnie de la domestique du
presbytère, un panier sous le bras, porter des comes-
tibles dans les réduits les plus nécessiteux. Le soin de
l'église et de la sacristie était aussi l'une de ses fonc-
tions. De plus, elle était la zélatrice et comme Tàme
des confréries du Saint-Rosaire et des filles de la Per^
sévéraïice.
Après avoir jeté les fondements de l'éducation chré-
tienne, le serviteur de Dieu tourna ses regards vers
les désordres les plus scandaleux de la paroisse_, et,
pour les détruire, il s'efforça de réaliser, dans l'exer-
cice de son zèle, ces paroles de l'Ecriture : La sagesse
atteint d'une extrémité à Vautre avec force ^ et dispose
tout avec douceur. {Sap.., viii, i .) Il se fît une loi ri-
goureuse de ne laisser échapper de sa bouche aucun
blâme, aucune plainte à l'endroit de ses paroissiens.
Il n'en parlait jamais qu'avec les sentiments du meil-
leur des pères, et l'on était persuadé, à Crozet, qu'il
aimait tout le monde.
« Ce fut surtout par sa bonté et sa douceur, nous
disait M. l'abbé Bramerel(i), qu'il réforma la paroisse
(i) M. Bramerel, actuellement curé à Saint-Jean-de-Gonville,
est né à Crozet en 1824, et attribue sa vocation au Bienheureux
Martyr.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 10 1
au point de vue moral et religieux... Sa vie pas-
torale est une manifestation de la mansuétude et
de la charité' du Sauveur. Il e'tait si bon, qu'il avait
la clef de tous les cœurs. Aujourd'hui encore son
nom est comme une prédication touchante dans le
pays. Il rappelle d'une manière sensible la piété,
le dévouement et surtout la douceur. Veut-on dé-
signer un prêtre digne à tous égards de l'estime et
de l'affection de ses paroissiens, on dit, et je l'ai
souvent entendu : « C'est un Chanel... » Quel bien
cette charité douce et active n'a-t-elle point opéré
dans la paroisse de Crozet! elle l'a entièrement renou-
velée. »
A ses yeux, le plus grand ennemi de la religion,
c'était l'ignorance. Il dirigea donc contre elle tous ses
efforts. Non seulement, plusieurs fois la semaine, il
faisait le catéchisme aux enfants des écoles ; mais
encore, chaque dimanche, après l'évangile de la messe,
il" annonçait la parole de Dieu. Il montait en chaire
après vêpres, adressait habituellement quelques mots
aux fidèles, faisait réciter le chapelet, disait la prière
et entonnait un cantique.
Afin de mieux instruire ses paroissiens, il suivait
un plan régulier dans l'explication de la doctrine chré-
tienne. De temps en temps, il interrompait ces sortes
de conférences pour donner à sa parole plus de vigueur
et plus de solennité. Le plus souvent, dans ses dis-
cours, il parlait de l'importance du salut, de la prière,
de la miséricorde et de la justice de Dieu, du res-
102 VIE DU BIENHEUREUX
pect humain (i), de la dévotion à la sainte Vierge.
Dans ses visites à ses paroissiens, il tâchait d'ins-
truire ceux qu'il ne voyait pas à l'église. Nous savons
que par là il opéra un grand bien. On ne pouvait ré-
sister longtemps à l'action de sa parole douce et péné-
trante .
Il n'eut garde d'oublier les bergers, qui, chaque
année, au mois de mai, conduisent leurs troupeaux
vers les sommets du Jura et y séjournent jusqu'aux
froids de l'automne. De temps en temps il gravissait
la montagne pour les visiter et leur adresser quelques
paroles d'édification.
Il accourait promptement vers celui qu'il savait re-
tenu sur un lit de souffrance. Il compatissait d'abord
à ses douleurs, conversait familièrement avec lui, s'in-
sinuait peu à peu dans son cœur, arrivait enfin à sa
conscience. « J'ai connu, dit au P. Bourdin une per-
sonne de Crozet, un vieux pécheur qui s'est parfaite-
ment converti, durant une longue maladie à laquelle
il a succombé. M. Chanel le voyait fréquemment, et
(i) Nous avons encore son sermon sur le respect humain.
Le théologien chargé de reviser les écrits, cite avec éloge le
passage suivant : « Ainsi, par un renversement affreux de toutes
les idées que nous avons communément du vrai et du faux,
du bien et du mal ; contre tous les principes de la religion,
contre toutes les lumières de la raison, contre les sentiments
de la nature elle-même, les hommes s'aveuglent et s'étour-
dissent au point de rougir, par une fausse et criminelle honte,
de ce qui ferait leur véritable gloire ; pendant qu'ils cherchent
et prétendent trouver leur gloire dans ce qui les couvre de
honte et de confusion. »
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL lo3
jamais les mains vides ; il l'instruisait, l'exhortait à la
patience; et quand il recueillit son dernier soupir,
ce brave homme, dit-il, m'a bien édijié ; f espère qu'il
prie maintenant pour moi au ciel (i). »
Les vieillards étaient aussi l'objet spécial de son
apostolat. Le serviteur de Dieu venait s'asseoir à leurs
côtés \ il compatissait à leurs peines et à leurs infir-
mités, et cherchait à les faire oublier dans une aima-
ble causerie. Quand, après quelques visites, il croyait
avoir gagné l'amitié du vieillard, il lui parlait le lan-
gage de la foi et réveillait dans son âme la vie chré-
tienne. « Comme il était heureux, ce vieillard, d'avoir
ainsi trouvé un ami, qui, ne s'ennuyant point de sa
compagnie, prêtait l'oreille à ses plamtes, ne se lassait
point de ses redites, le consolait et le disposait à fran-
chir avec une douce confiance le passage du temps à
l'éternité (2)! »
« Il lui est même arrivé, nous dit Victoire Guigrand,
d^être resté auprès de mon père l'espace de six heures
entières : il l'exhortait à la patience, lui disait de
supporter sa maladie et ses douleurs pour l'amour de
Jésus-Christ, lui faisait la lecture et le servait dans ses
besoins. »
Le curé de Crozet comprit, dès le commencement,
toute l'utilité qu'il pourrait retirer pour son ministère
du concours de M. Jean-Marie Girod, de Lespeneux,
(i) Vie du P. Chanel, p. 149.
(2) /i,, p. i5o.
104 VIE DU BIENHEUREUX
qui, en sa qualité de médecin, jouissait d'une grande
influence. Sa charité envers les malheureux était
connue de tout le monde. M. Chuit l'avait blessé pro-
fondément par une parole qu'il avait dite au sujet
de son tombeau : aussi, lui avait-il suscité beau-
coup d'ennuis et avait-il fortement contribué à son
départ. Le vieux docteur se trouva bientôt gagné par
la douceur et les bons procédés du nouveau curé. Il
l'entoura d'une vive affection. Il aimait à lui envoyer
de temps en temps quelque présent, et à secourir les
pauvres que M. Chanel lui recommandait. Il disait de
lui : C'est un apôtre, on ne peut rien lui refuser.
En retour, le curé de Grozet priait Dieu de récom-
penser sa charité, en lui inspirant la pratique de la
religion, dont il vivait éloigné. II savait même lui
adresser, sur la tenue de sa maison, des observations
que personne autre n'aurait osé faire. Il l'avait supplié,
en particulier, de ne pas mettre des livres dangereux
entre les mains de ses domestiques. S'il n'eut pas le
bonheur de le voir revenir aux pratiques chrétiennes,
il l'avait rapproché de Dieu et l'avait préparé à suivre
sa loi.
M. Girod apprécia si bien le mérite de l'abbé Clianel
que, s'adressant à Mgr l'évêque de Belley, il lui dit :
« Je vous remercie de nous avoir donné un si bon
curé; vous avez fait revivre au milieu de nous le zèle
et la douceur de saint François de Sales. »
Nulle part le serviteur de Dieu ne se montra aussi
bon, aussi charitable qu'au tribunal de la pénitence. Il
a
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I05
accueillait les pe'cheurs avec la tendresse d'un père, et
dans ses longues séances au confessionnal, il conser-
vait jusqu'à la fin une patience et une douceur inalté-
rables. Jamais il ne remettait à un autre jour la
confession d'un homme, ni même celle d'un enfant.
Il exerçait ce ministère avec tant de zèle, que chacun
de ses pénitents pouvait se croire l'objet d'une sollici-
tude toute spéciale.
« C'était un directeur parfait, nous dit Victoire
Guigrand. Aussi beaucoup de personnes profitèrent
de sa présence, la dernière fois qu'il vint de Belley à
Grozet, pour s'approcher des sacrements (i). «
Se sentant hors d'état, à lui seul, de renouveler à
fond sa paroisse, il résolut de lui procurer le bienfait
d'une mission. Quelques-uns de ses confrères cher-
chèrent à le détourner de ce projet. « Vous n'ob-
tiendrez, lui dirent-ils, qu'un ébranlement passa-
ger, des conversions sans durée. » Loin de partager
cette appréciation, il croyait que les exercices d'une
retraite, et surtout d'une mission, étaientgénéralement
le levier le plus puissant pour remuer les âmes et les
ramener dans la voie du salut. La mission de Grozet
fut bénie du ciel. La plantation d'une croix n'en mar-
qua point le souvenir, mais on renouvela la confrérie
du Saint-Rosaire et on érigea celle des Jîlles de la Per-
sévérance, Ges deux confréries firent beaucoup de bien ;
elles conservèrent et perpétuèrent les fruits de la mis-
(i) Lettre cite'e.
I06 VIE DU BIENHEUREUX
sion. Nous savons aussi qu'il établit le Rosaire Vivant,
La paroisse de Crozet n'était plus reconnaissable.
« Ceux qui les années précédentes, nous dit M. Bra-
merel, ne faisaient point de communion pascale, ne
purent, en grande partie, résister à la parole entraî-
nante de leur curé. On sanctifia le dimanche, et les
divers abus disparurent peu à peu. »
Quelques personnes, néanmoins, restèrent étran-
gères à ce mouvement religieux. Ces exceptions, si
rares qu'elles fussent, affligeaient profondément le
serviteur de Dieu. Il attribuait cet endurcissement à
ses péchés et à l'inefficacité de ses prières.
Parmi les cinq protestants que renfermait la paroisse
de Crozet, se trouvait une vieille femme pauvre et
infirme. Très souvent le bon curé lui faisait porter du
pain, du vin, de la viande, etc. Il allait fréquemment
la voir, et lui donnait, à chaque visite, de nouvelles
marques de sa bienfaisance. Il s'efforçait d'éclairer son
âme et de la mettre sur le chemin du ciel. Plus il la
voyait proche de l'éternité, plus il redoublait de solli-
citude et de dévouement. Mais il quitta Crozet avant
d'avoir pu obtenir sa conversion.
§ 2. — Charité du serviteur de Dieu envers
les pauvres.
« Aimer le prochain comme soi-même, ainsi que
nous l'ordonne Jésus-Christ, ce n'est pas seulement,
disait-il, lui vouloir du bien, c'est encore lui en faire
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IO7
selon sa position et la mesure de nos moyens. » Ce
qu'il disait, il le pratiquait lui-même.
Une personne qui l'approcha de près, Victoire
Guigrand, affirme qu'il était doué de toutes les per^tus
au suprême degré; mais, sa charité envers le prochain
a particulièrejnent frappé les fidèles de sa paroisse.
Et d'abord, que seraient devenues, sans le secours
de sa charité, les deux écoles qu'il avait fondées pour
l'éducation de la jeunesse ? La commune, par défaut
de ressources, n'avait porté à son budget aucune allo-
cation destinée à les entretenir. La très modique rétri-
bution que payaient les familles, suffisait à peine à
l'entretien de l'instituteur des petits garçons. La condi-
tion de la sœur de la Providence était plus triste encore,
dans les commencements surtout, alors que le curé,
déjà si pauvre, se voyait réduit à partager avec elle son
pain de chaque jour. Le pain vint à manquer; le pas-
teur ne craignit pas de le quêter lui-même de porte en
porte. Ce zèle sacerdotal émut les cœurs. M. Girod,
instruit de la pénible situation où se trouvait la bonne
religieuse, lui fit désormais porter un pain chaque
semaine, et les familles reconnaissantes lui envoyèrent
de temps en temps différentes provisions.
« Avoir la conduite du serviteur de Dieu, on eût
dit qu'il avait fait vœu de secourir tous les pauvres qui
lui demanderaient l'aumône. Il accueillait avec une
tendre compassion ceux qui frappaient à la porte de
son presbytère et ne les renvoyait jamais les mains
vides. Quand il n 'avait plus d'argent, il leur donnait
I08 VIE DU BIENHEUREUX
des vivres ou des vêtements. S'ils étaient transis de froid
ou mouillés par la pluie, il les faisait asseoir auprès de
son foyer, causait avec eux, et ne les quittait point sans
avoir jeté dans leurs âmes quelques pensées de foi et de
résignation chrétienne. La plupart des pauvres, surtout
ceux du village et des environs, connaissaient trop
bien sa charité pour craindre de lui devenir importuns
en implorant fréquemment son secours. «Ah ! disait-il,
qu'il est consolant de penser qu'une aumône, si légère
qu'elle soit, aura sa récompense dans le ciel ! N'est-elle
pas plus précieuse que tous les trésors de la terre (i) ?«
«Il n'attendait pas toujours que les pauvres vinssent
frapper à sa porte, il prévenait souvent leurs deman-
des en leur faisant distribuer des secours à domicile.
Lui-même aimait à les visiter en personne, à voir de
près leur misère et à la soulager. Il savait trouver la
main qui se cache, et lui glisser en secret l'aumône
qu'elle n'ose demander (2). »
Ecoutons sa domestique, si souvent témoin de ses
libéralités, « Charitable envers tous les malheureux,
sa main gauche ne savait jamais ce que sa main
droite avait donné. Il donnait et ne comptait pas.
Les besoins des pauvres étaient la mesure de sa
charité. Personne n'était excepté... Il suffisait d'être
dans le besoin pour avoir droit à ses libéralités (i). »
(i) Vie du P. Chanel, p. 154.
(2)/i., p. i56.
(3) Lettre de M. Marchand, 28 octobre 1842.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IO9
Au rapport de Victoire Guigrand, « il s'informait
auprès des pauvres de la paroisse, s'ils avaient le
strict nécessaire, s'ils pouvaient vivre. Il pourvoyait à
leurs besoins: aussi, on l'appelait le ph^e des pauvres.
« Y avait-il quelqu'un de malade? Il se transportait
auprès de lui et lui demandait ce qui lui ferait plaisir.
Il s'informait auprès des personnes de la maison si
on pouvait le lui procurer, et lorsque la réponse était
négative, il le lui procurait lui-même (i). »
« Pour les pauvres malades, nous dit à son tour
M. Bramerel, il se serait privé du nécessaire. Que de
fois n'envoya-t-il pas des draps, du linge pour faire
le lit d'un pauvre malade ! Que de fois ne fit-il pas
porter les remèdes et les vivres dont il avait besoin ! »
Dans l'intérêt des pauvres, il économisait sur tout
ce qui lui était personnel. A la vue de sa soutane,
de sa chaussure et de son chapeau, il était facile de se
convaincre qu'il ne les renouvelait pas souvent. S'ils
irtdiquaient un long usage, ils étaient cependant tou-
jours très propres. Son habitation respirait une sim-
plicité presque voisine de l'indigence. Quant à sa
table, elle était frugale ; plus d'une fois même on y
vit manquer le strict nécessaire.
Malgré ces privations, il ne pouvait secourir les
malheureux comme il le désirait. Il allait alors frap-
per à la porte de M. Girod et de quelques familles
(1) Lettre cite'e du i®"" octobre 1842.
IIO VIE DU BIENHEUREUX
riches des environs (i). Grâce aux dons qu'il rece-
vait, il assistait les pauvres selon leurs besoins et par-
vint même à constituer, un dépôt soit en argent soit
en nature, qui était toujours à la disposition des plus
nécessiteux. A son départ de Crozet, il vida entièrement
ce dépôt, en distribuant aux pauvres du pain, de l'ar-
gent, vingt-trois paires de draps délit, des vêtements,
auxquels il ajouta son petit mobilier. Ce n'est pas la
peine de le pendre^ disait-il, et puis cela leu?^ fera tant
plaisir! Des personnes conservent encore comme un
précieux souvenir, ce qu'elles ont reçu à cette occasion.
« Ce qu'il possédait, semblait être moins sa pro-
priété que celle des pauvres. Sa charité le portait jus-
qu'à se dépouiller pour eux. « Je ne sais, Monsieur,
« lui dit un jour sa servante, comment ont pu dispa-
« raître divers objets à votre usage... J'ai beau cher-
« cher votre manteau d'hiver, il m'est impossible de
« le trouver... Votre vestiaire se dégarnit chaque
« jour. — Tranquillisez-vous, lui dit le charitable
(f pasteur; Dieu ne permettra pas, je l'espère, que
« ces objets soient perdus. — En attendant, reprit la
« servante, il faudra en acheter d'autres, et je doute
« fort que vous ayez encore de l'argent. — - Allons,
« répliqua le curé, pas d'inquiétude ; c'est une affaire
« qui me regarde, je vous prie de n'y plus penser...
« Mon Dieu! il y a tant de pauvres. » Ces derniers
(i) Nous devons citer, en particulier, la famille de Bachet,
de Sergy.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I 1 I
mots, bien que prononce's à voix basse, furent entendus
de la servante, qui ne demanda pas d'autre explication
sur le sujet de ses plaintes (i). »
« Avec un cœur si généreux, sa bonne foi ne pou-
vait manquer d'être surprise dans l'exercice de sa
charité. « Vous venez, lui dit-on un jour, de secourir
« un homme qui fait le métier de mendiant, et qui,
« sous le manteau de l'indigence, cache une fortune
<{ qui lui permettrait de rouler carrosse... — J'en suis
« fâché pour les véritables pauvres, répondit-il ; mais,
« quant à moi, je n'ai rien perdu devant Dieu (2). »
Sa charité se révélait encore par son désintéresse-
ment dans l'exercice de ses fonctions pastorales.
Ainsi, il faisait volontiers l'abandon de ses hono-
raires, pour peu que les familles fussent indigentes.
« Rencontrant un jour une femme qui venait de per-
dre son mari, il lui adressa quelques paroles de con-
solation. « Cette semaine, ajouta-t-il, je célébrerai un
«• service pour votre cher défunt. — Ah I Monsieur
« le curé, répondit la pauvre veuve, c'était bien mon
« désir de faire dire une messe pour lui; mais, je ne
« puis la payer. — Soyez tranquille là-dessus, reprit
« le serviteur de Dieu, notre compte est déjà réglé ;
(f venez demain à l'église avec vos enfants... » Non
seulement le bon curé dit la messe qu'il avait promise ;
mais, il donna à la célébration des divins m3'stères
(i) Vie du P. Chanel, p. 157.
(2)/i.,p. i55.
112 VIE DU BIENHEUREUX
toute la pompe qu'il déployait aux funérailles des ri-
ches (i). »
^3. — Zèle du serviteur de Dieu pour V église et
pour le service divin.
En entrant à Crozet, le serviteur de Dieu trouva
une église mal située, trop petite, lézardée et dans
une extrême pénurie. Le presbytère aussi était dans
le plus déplorable état. Mais, pour lui, l'intérêt de la
maison de Dieu passait bien avant celui de son habi-
tation personnelle. Aussi, sa première pensée fut de
préparer la reconstruction de son église et de disposer
les esprits à accueillir favorablement sa demande.
Lorsque le moment lui parut propice, il fit un appel à
la générosité de ses paroissiens. Son projet fut ac-
cueilli avec joie, et Ton s'empressa de le seconder.
Mgr Dévie, M. Girod et quelques personnes mar-
quantes du département promirent également le con-
cours de leur charité. Quand les sommes nécessaires
furent assurées, on convint de jeter au plus tôt les
fondements du nouveau temple. Le choix de l'empla-
cement entraîna quelques difficultés. Les uns vou-
laient qu'on construisît la nouvelle église plus vaste
et plus régulière, sur la place de l'ancienne; les au-
tres prétendaient avec M. le curé qu'il fallait une
position plus centrale. Ce dernier avis prévalut. Déjà
même on était sur le point de conclure l'achat du ter-
(i) Vie du P. Chiinel, p. i5q.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I I 3
rain, quand une nouvelle administration municipale,
fruit de la révolution de i83o, suspendit l'entreprise
et s'efforça de l'anéantir.
Obligé de se contenter de sa pauvre église, le servi-
teur de Dieu la répara et l'embellit autant qu'il le
put. « Grâce à son zèle, dit l'abbé Bramerel, l'église de
Grozet changea bientôt de face; elle devint même
l'une des plus propres et des mieux ornées du pays. »
Toutes les semaines, c'était lui qui se chargeait de
balayer le sanctuaire, d'épousseter chaque objet et
d'entretenir l'éclat du marchepied de l'autel. Il aimait
tellement la beauté de la maison de Dieu, qu'il n'y
pouvait souffrir les moindres traces de désordre ou de
malpropreté.
Afin de réveiller la foi et la piété parmi les fidèles,
il s'efforçait de célébrer les saints offices avec toute la
pompe possible, selon l'ordre des fêtes de l'Eglise.
« Un nombre considérable d'enfants de chœur,
nous dit M. Bramerel, vint embellir les cérémonies.
Chaque dimanche, M. Martin, maire, aidé de ses fils
et de ses neveux, montait au lutrin et chantait les of-
fices. Ses filles et ses nièces étaient à la tête du chœur
des chanteuses, qui, les dimanches, les jours de fête,
au mois de Marie et aux processions, ravissaient par
leurs chants les bons habitants de Grozet. Sous la di-
rection du zélé pasteur, le culte de Dieu avait reçu
toute la solennité qu'il est possible de lui donner dans
une petite paroisse. »
Parmi les fêtes, celle du saint Sacrement tenait le
8
114 VIE DU BIENHEUREUX
premier rang dans son esprit. Aussi, déployait-il, pour
cette circonstance, toutes les ressources de son zèle et
de son industrie. On en jugera par ce qu'il fit en i83o.
« Nous avons fait la procession, les deux diman-
ches de la Fête-Dieu, mais sans reposoirs, à cause de
la pluie. Prévoyant que notre bannière ne nous arri-
verait pas de Lyon, je m'en suis donné tant et plus
pour en faire trois : une avec un morceau d'écarlate,
et les deux autres avec de la soie blanche que j'ai ra-
jeunie et galonnée, comme j'ai pu. Chacune des deux
petites avait une image encadrée, l'une avec du papier
bleu, et l'autre avec du papier doré.
« Voici l'ordre de la procession : en tête, la ban-
nière rouge que suivaient les petits et les grands.
Puis, la bannière du petit saint Jean, qui précédait les
enfants de chœur, au nombre de vingt-quatre. En-
suite le dais porté par quatre notables, les chantres à
mes côtés. Venait après nous la bannière du Sauveur
portée par une des petites filles de la classe, qui
étaient guidées par notre religieuse. Les grandes
soeurs du Rosaire, avec leurs habits et voiles blancs,
marchaient aussi à la suite d'une magnifique croix
dorée, dans le genre de la vôtre, mais peut-être plus
belle encore, qui nous arriva de Lyon, au moment où
nous allions commencer la sainte Messe. Les autres
filles et femmes fermaient la marche (i). «
(i) Extrait d'une lettre à M'i' Joséphine Bonnet, 2 juillet
i83o. La bannière qu'attendait le serviteur de Dieu, représente
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I I 5
§ 4. — Zèle du sermteiir de Dieu pour sa propre
sanctification.
Au milieu des labeurs et des sollicitudes du saint
ministère, le serviteur de Dieu n'oubliait pas le soin
de sa propre sanctification. « Je dois m'efforcer, di-
sait-il, de sauver les âmes qui me sont confiées; mais
à quoi me servirait-il de les conduire au ciel, si je n'y
conduis pas la mienne? Ne ressemblerais-Je pas à un
poteau, qui, en indiquant la route au voyageur, reste
immobile et pourrit en terre ? Survient un orage, qui
le renverse; on le ramasse pour le Jeter au feu. « Afin
d'éviter cette destinée, il marchait d'un pas ferme et
soutenu dans la voie du salut qu'il traçait aux autres.
Ne s'arrêtant point aux vertus qui font simplement le
bon prêtre, il s'élevait jusqu'à celles qui font le prêtre
parfait. « Sa vie, dit Mgr Dévie, évêque de Belley, a
toujours offert un modèle accompli de toutes les vertus
sacerdotales, surtout d'une piété tendre et qui ne
s'est jamais démentie, d'un zèle ardent et éclairé pour
le salut des âmes, enfin d'une douceur de caractère
inaltérable (1). »
Ecoutons Mgr Depéry, évêque de Gap (2) : « Quelle
d'un côté, saint Philippe et saint Jacques, patrons de la pa-
roisse, et, de l'autre saint Louis jde Gonzague. La croix dorée
sert encore pour les processions aux Filles du Rosaire.
(i) Certificat du 10 septembre 1843.
(2) Mgr Depéry était de la paroisse de Ghallex, à trois lieues
de Crozet.
I 1 6 VIE DU BIENHEUREUX
vie peut mieux que la sienne inspirer la vertu ? Qui
fut plus digne que lui de la sublime vocation de l'apos-
tolat et du martyre ?
« J'ai connu, presque dans l'intimité, cet homme
au cœur d'or, à la foi naïve, aux mœurs angéliques ;
je l'ai vu dans l'humble presbytère de nos montagnes,
puis, s'étant incorporé à votre Société, remplir suc-
cessivement les fonctions de professeur, de préfet spi-
rituel et de supérieur au collège de Belley. Plus tard,
je l'ai suivi, à travers l'Océan, dans ses courses apos-
toliques, avec tout l'intérêt qui s'attache à un compa-
triote et à un ami ; et partout et toujours, je l'ai trouvé
semblable à lui-même, modeste dans ses habitudes,
doux et humble de cœur, pratiquant avec la sim-
plicité d'une action ordinaire les suprêmes sacri-
fices (i).»
« Les fonctions de vicaire général que j'ai exercées
dans le diocèse de Belley, nous dit Mgr Lacroix d'Azo-
lette, m'ont mis à même de voir de près et assez sou-
vent le bon P. Chanel, et chaque fois avec admiration,
tant je trouvais dans ce jeune prêtre d'aimables ver-
tus (2). »
Sa domestique, qui est demeurée trois ans, à son
service, affirme « qu'elle ne l'a jamais vu ni se fâcher,
ni s'impatienter, ni avoir de l'humeur. Toujours gai,
même jovial, il était aimé et chéri de tout le monde. »
(i) Lettre au P. Bourdin, Gap, i5 mai i856.
(2) Lettre du i5 décembre i855.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL II7
Elle ajoute que « sa patience, ses bonnes œuvres, son
désintéressement, son zèle ardent et éclairé lui mé-
ritèrent, par anticipation, le titre âCapôtre^ titre
qu'un baptême de sang vient de lui assurer à ja-
mais (i).»
Un vénérable vieillard de Crozet nous disait, en
1886, que le P. Chanel avait toutes les qualités qui
font les saints.
Pour atteindre à la perfection, le serviteur de Dieu
se traça une ligne de conduite dont il ne s'écarta
jamais. Déjà, simple vicaire, il s'était imposé un rè-
glement particulier. Il le renouvela et n'}^ fit que les
modifications nécessitées par sa nouvelle charge. Il fut
donc très exact à l'exercice de l'oraison, de l'examen
particulier, de la lecture spirituelle, de la visite au
saint Sacrement et à la sainte Vierge. Quand l'heure
sonnait, il disait lui-même et il voulait que tous
ceux qui étaient au presbytère, récitassent un Ave
Maria.
« Tous les mois, il se ménageait un jour de récol-
lection. Durant ce jour, il ne se prêtait aux œuvres de
zèle que dans la stricte mesure des obligations de sa
charge pastorale. Retiré chez lui, il se livrait à la
prière et à la méditation; se plaçant en face de la
mort, du jugement et de l'éternité, il examinait d'un
œil sévère l'état de son âme, cherchait à déraciner jus-
qu'à ses moindres défauts et s'inspirait d'une nouvelle
(i) Lettre de M. Marchand, curé d'Arandaz, 28 octobre 1842.
Il8 VIE DU BIENHEUREUX
ardeur pour sa propre sanctification. Cette petite re-
traite mensuelle lui paraissait si avantageuse qu'il en
conseillait la pratique aux âmes désireuses de leur
perfection (i). »
Nous savons qu'il ne passait pas quinze jours sans
voir son confesseur, le vénérable M. Morel, curé de
Chevry; que chaque année il assistait aux exercices
de la retraite pastorale et célébrait avec ferveur les
principaux anniversaires de sa vie, et en particulier
celui de son sacerdoce.
De temps en temps, il priait une ou deux personnes
des plus graves entre ses paroissiens de l'informer en
toute franchise de ce qu'elles auraient remarqué de
défectueux dans sa conduite. Son conseiller le plus
habituel était M. Morel, dont nous venons de parler,
eî il était heureux de suivre les avis du bon vieillard.
Convaincu que sans la mortification il est impossible
de faire de sérieux progrès dans la vertu, il se refusait
sévèrement tout ce qui flatte la nature et amollit l'âme.
Son sommeil était court, sa couche dure et sa table
frugale. « Aux jeûnes commandés par l'Eglise, il en
ajoutait de volontaires. Il jeûnait le vendredi de
chaque semaine et la veille des principales fêtes de la
sainte Vierge. Il portait habituellement sur lui une
ceinture de fer armée de pointes aiguës (2). »
Il éprouvait de la répugnance pour tout ce qui sem-
(i) Vie du P. Chanel, p. 169.
(2) Id., p. i65.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
119
blait l'éloigner tant soit peu de l'esprit de pauvreté.
Plus d'une fois il se reprocha d'avoir accepté un petit
christ en ivoire. « Je crains fort, écrivait-il à la per-
sonne qui l'avait donné, que ce ne soit un objet de
luxe et de vanité. Je m'en serais déjà défait, s'il n'était
pas enrichi de précieuses indulgences. »
Redoutant l'oisiveté, il savait, au besoin, se créer
des occupations. On le voyait toujours à l'œuvre, au
presbytère ou à l'église, dans les écoles ou dans la
visite des pauvres et des malades. Il mettait soigneu-
sement à profit le temps dont il pouvait disposer. Se
renfermant dans son cabinet d'étude, auprès de sa
petite bibliothèque, il étudiait la théologie et prépa-
rait ses instructions. C'était lui imposer un sacrifice
que de lui dérober quelques-uns de ces moments. Il
était si avare de son temps que, lorsqu'il allait visiter
un malade éloigné du village, on lui voyait toujours,
dans le trajet, un livre ou son chapelet à la main.
A la suite de son dîner, le curé de Crozet prenait
ordinairement quelque récréation. Tantôt il faisait
une visite indispensable ou de simple convenance ;
tantôt il se rendait au milieu des petits garçons de
l'école, leur racontait une histoire édifiante ou s'asso-
ciait à leurs jeux; le plus souvent il descendait dans
son jardin et se livrait à l'horticulture. « Ce jardin
que nous avons vu, dit le P. Bourdin, et qu'il a, pour
ainsi dire, créé lui-même, joignait l'utile à V agréable:
des plantes potagères, quelques arbres à fruit, des
fleurs et un berceau de charmille. Il consacrait en-
120 VIE DU BIENHEUREUX
core ses moments de loisir à l'éducation des abeilles ( i ). »
Une de ses jouissances était de recevoir la visite des
confrères du voisinage, et cette jouissance il l'éprou-
vait assez souvent, car ses confrères aimaient à se ren-
contrer au presbytère de Crozet. Ils étaient assurés
d'y trouver toujours la plus douce fraternité et la plus
aimable hospitalité.
De temps en temps il les invitait à sa table. Une
douce gaîté régnait parmi les convives. Après le
repas, pendant la belle saison, on allait s'asseoir et
converser sous le berceau de charmilles. Le président
d'âge était le curé de Chevry. Aimant à causer du
vieux temps, il était rare qu'insensiblement il n'ame-
nât l'entretien sur la révolution de gS, et sur les beaux
exemples de vertu qui, à cette époque, ont fait la gloire
du clergé français. Bien que le curé de Crozet eût en-
tendu souvent ces récits, par condescendance il les
écoutait toujours avec plaisir comme pour la première
fois. Le bon vieillard en était si flatté que, lorsqu^il
lui échappait quelque plainte sur le jeune clergé, il se
hâtait de faire exception pour Tabbé Chanel. Il trou-
vait en lui un tel ensemble de vertus et de qualités,
qu'il lui avait accordé toute son estime et toute sa
confiance. Souvent il l'invitait à prêcher et à confesser
dans sa paroisse.
Pénétré des plus vifs sentiments de reconnaissance
pour M. Colliex, qui l'avait formé aux fonctions du
(i) Vie du P. Chanel, p. 177.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 121
saint ministère, le serviteur de Dieu se faisait un de-
voir d'entretenir avec lui une correspondance suivie.
Il fut même, un jour, agre'ablement surpris de rece-
voir sa visite à Crozet ; mais il ne put, à son grand
regret, jouir longtemps de sa présence. En l'embras-
sant à son départ, il lui promit de faire bientôt, à son
tour, le voyage d'Ambérieux. Différents obstacles, et,
en particulier, le projet de la reconstruction de son
église, retardèrent son voyage. Le bon curé en fut
attristé et fit des reproches à l'abbé Chanel, le traitant
dCi7îdifférent, d'incoin^igible^ etc. « Mais il a le cœur
si bon, qu'après avoir fait gronder l'orage sur ma tête,
lisons-nous dans une lettre du serviteur de Dieu (i), il
déclare mon pardon assuré, pourvu que j'aille le
chercher, et cela, dans le courant de la semaine pro-
chaine. Depuis longtemps je rumine ce voyage; je me
serais déjà mis en route, si le projet de la reconstruc-
.tion de mon église ne me retenait encore auprès de
mon conseil municipal. »
Enfin il eut la consolation de se rendre au presby-
tère d'Ambérieux ; mais il ne put y faire qu'un court
séjour. Il voulut profiter de cette sortie de sa paroisse
pour aller jusqu'à la Potière. Laissons-le raconter lui-
même la dernière partie de son voyage (2) :
« Grâce à Dieu, j'ai trouvé mes parents en bonne
(i) Extrait d'une lettre adresséeàM.B***, d'Ambérieux, citée
par le P. Bourdin, p. 180.
(2) Id., p. 181.
122 VIE DU BIENHEUREUX
santé. Ma visite a ramené parmi eux la joie et un ins-
tant de bonheur. En quittant le hameau de la Potière,
je ne pouvais me dispenser d'aller à Gras. Ce petit
coin de la Bresse m'est aussi cher que la maison pa-
ternelle. Du plus loin que j'aperçus le presbytère et le
clocher du village, je sentis mes yeux se mouiller de
douces larmes ; l'un et l'autre me rappelaient les grâces
les plus signalées de ma vie... Chemin faisant, je re-
connus les prairies où, dans mon enfance, je menais
paître mon troupeau. Je vis l'endroit où Dieu me prit,
comme le jeune David, pour m'établir pasteur des
âmes. A cette vue, à ce souvenir, je hâtai le pas ; il
me tardait d'arriver chez l'abbé Trompier. C'est à ce
vénérable curé que je dois, après Dieu, le bonheur
d'être prêtre ; c'est lui qui me rencontra providentiel-
lement quand je n'étais que simple berger, et qui se
chargea de ma première éducation ecclésiastique. Oh !
comme je l'ai embrassé de grand cœur, et comme les
heures que j'ai passées auprès de lui m'ont paru
courtes et rapides ! .. . J'ai eu la consolation, avant mon
départ, de m'agenouiller à l'endroit où j'ai fait ma
première communion, et de dire la sainte messe à
l'autel où, pour la première fois, j'ai célébré les divins
mystères. »
A la suite de ce récit, le serviteur de Dieu manifeste
encore sa pensée favorite, son désir toujours croissant
de partir pour les missions étrangères. « L'abbé Bret,
dit-il, est venu me rejoindre au grand Séminaire de
Brou. Nous sommes allés ensemble voir, à Marboz,
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 123
notre excellent ami Maîtrepierre. Nous nous sommes
concertés sur les mesures à prendre afin de hâter le
moment où nous serions libres de quitter tout pour
voler au salut des pauvres sauvages (i)... »
« L'administration diocésaine, écrit-il à Madame
B***, d'Ambérieux, ne veut pas me laisser plus long-
temps dans mon petit village. M. Ruivet, vicaire gé-
néral, est venu me voir lorsque j'étais en voyage. Il a
dit à l'un de mes confrères qu'il voulait m'offrir la
cure de Douvres. Humainement parlant, ce poste est
attrayant. Ne vous inquiétez point à mon sujet; faites
comme moi : je me remets entre les mains de Dieu et
lui fais le sacrifice de mon bon plaisir. Que sa volonté
s'accomplisse et non la mienne. Je doute cependant
que je puisse me séparer sans regret de mes chers
paroissiens ; je trouve au milieu d'eux de si douces
consolations. Je ne les quitterai, je l'espère, que pour
.travailler au salut des infidèles. Depuis longtemps, je
sens que Dieu me réserve cette destinée. L'abbé
Maîtrepierre, supérieur actuel du pensionnat de Mar-
boz, et l'abbé Bret doivent être mes compagnons de
route. Il est convenu que tous trois nous nous donne-
rons la main pour aller rejoindre Mgr Loras dans les
Etats-Unis (2)... »
A ce désir des missions se joignit bientôt celui de
(i) Vie du P. Chanel, p. 182.
(2) Lettre citée par le P. Bourdin, p. iZj. Nous savons par
le frère du P, Chanel qu'on lui proposa plus tard la cure de
Bagé-le-Ghâtel. Mais il la refusa ; il avait d'autres desseins.
124 VIE DU BIENHEUREUX
la vie religieuse. « Au mois de juin i83i, raconte
l'abbé Bernard, je fis visite au curé de Crozet. L'ac-
cueil fut cordial, affectueux, comme savait faire le
P. Chanel. Il y mit des délicatesses plus intimes à
raison de nos mille souvenirs d'enfance, d'école, de
la cure de Gras, etc.
« Quoique nos causeries fussent familières et que
j'eusse avec lui la plus entière ouverture de cœur,
j'avais toujours un espèce de sentiment révérentiel.
Je sentais qu'il m'était supérieur en sagesse, en raison
et en vertu; puis il avait été mon me7itor à Gras et à
Meximieux. Il me parla de ses obligations de curé,
des desseins de Dieu qui l'avait placé à la tête d'une
paroisse, qui de berger d'un modeste troupeau l'avait
fait pasteur des âmes, et à ce sujet il me rappela le mot
de David : Le Seigneur m'a pi^is^ quand je gardais les
brebis^ pour être le pasteur de son serviteur Jacob et
d'Israël son héritage (i).
« Dans la suite de la conversation, quelques mots
me firent comprendre qu'il méditait un genre de vie
mieux en rapport avec les aspirations de son âme. Je
me permis même de le plaisanter sur ses tendances
monacales. Il me répondit en souriant: Et si fêtais
moine ou religieux, ui' aimerais-tu moins? Je répliquai
que j'aimerai toujours beaucoup le condisciple Pierre
Chanel, mais que le titre de moine ou de religieux
n'ajouterait rien à mon amitié. Il me prit en pitié et
(i) Psaume lxxvii, v. 70, 71.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 125
m'engagea à me tenir toujours prêt à entrer, les yeux
fermés, dans les voies où Dieu nous appelle.
« Il me rendit, quinze jours après, sa visite à
Ferney, où j'étais professeur depuis quelques mois.
Il se trouva là en parfaite communion d'idées avec le
bon, le pieux M. Crétin, curé de Ferney et supérieur
du petit collège. Notre vénérable curé avait formé le
projet longuement médité de se consacrer aux
missions étrangères ; il s'y préparait par des priva-
tions et par un régime que nous trouvions excessif.
L'abbé Chanel et M. Crétin durent se communiquer
leurs intentions et s'y affermir : car, en partant, le
curé de Crozet me parla avec feu du bonheur d'être
tout à Dieu et aux âmes par le sacrifice et le renonce-
ment, et il m'exhorta à entrer résolument dans cette
voie, quand je serais prêtre (je n'étais alors que sous-
diacre)... Le soir, M. Crétin me témoigna combien il
s'était trouvé heureux d'apoir été en contact avec la
ielle âme d'un prêtre (i). »
§5. — Le serviteur de Dieu entre dans la Société
de Marie. — Son départ de Croiet.
Il y avait bientôt trois ans que le serviteur de Dieu
exerçait le ministère pastoral dans la paroisse de Cro-
zet, lorsqu'il crut devoir faire une nouvelle tentative
auprès de l'évêque de Belley pour obtenir la permis-
(i) M. Crétin partit plus tard pour l'Amérique et devint le
premier évêque de Saint-Paul de Minnesota.
126 VIE DU BIENHEUREUX
sion d'aller rejoindre Mgr Loras dans les États-Unis.
Cette pensée des Missions le poursuivait sans cesse.
« Un soir, raconte Victoire Guigrand, il vint s'as-
seoir tout simplement avec nous, et se mit à parler
avec mon père de l'œuvre de la Propagation de la
Foi : « Je viens, dit-il, de lire un article qui m'a bien
« impressionné. Je vois de pauvres idolâtres, qui sont
« encore plongés dans les ténèbres de l'infidélité et
« qui n'ont pas le bonheur de connaître le vrai Dieu.
« Il me semble qu'ils me tendent les bras et que, dans
« leurs cris déchirants, ils me disent : Venez, venez à
« notre secours; venez nous instruire de votre sainte
« religion, qui conduit au bonheur éternel. » Nous
restâmes tout étonnés et édifiés des paroles de notre
curé (i). ))
De son côté, la domestique du presbytère affirme
« qu'il était comme hors de lui-même, chaque fois
qu'il lisait les annales de la Propagatioji de la Foi. Il
ne se possédait plus au récit des travaux et des souf-
frances des missionnaires. Combien de fois, après ces
ferventes lectures et tout prêt au combat, ne l'a-t-on
pas entendu s'écrier : « Que fais-je ici ? Que ne suis-je
« avec eux ? Quand donc viendra le jour où je pourrai
« aussi souffrir et, s'il le faut, mourir pour Jésus-
ce Christ (2) ? »
L'évêque de Belley voulut réfléchir encore avant de
(i) Lettre citée du le"" octobre 1842.
(2) Lettre citée de M. Marchand, 28 octobre 1842.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I27
lui donner une réponse définitive. Il l'exhorta paternel-
lement à prendre patience, et à entretenir le zèle dont
il brûlait pour le salut des infidèles. Le curé de Crozet
pensa que le Seigneur demandait de lui pour la vie
apostolique une âme plus fortement trempée et un
esprit de sacrifice auquel il ne s'était point encore
assez accoutumé. Sous l'empire de ces réflexions, les
désirs de la vie religieuse devinrent de plus en plus
ardents. Peu à peu il se sentait attiré vers une Société
naissante dont le nom souriait à son cœur, parce qu'il
lui rappelait sa dévotion à la sainte Vierge.
La Société de Marie avait pris naissance, en 1816, à
Lyon, aux pieds de Notre-Dame de Fourvière. C'est
dans ce sanctuaire vénéré que ses premiers membres,
au nombre de douze, se réunirent, le lendemain de
leur ordination à la prêtrise, 23 juillet, et, après la
sainte Messe célébrée par l'un d'entre eux, prirent
l'engagement de travailler à la réalisation de la pieuse
entreprise qu'ils avaient méditée au grand Séminaire.
Placés dans différentes paroisses, trois seulement per-
sévérèrent.
Le T. R. P. Jean-Claude Colin (i), qui en avait eu
la première idée, fut nommé vicaire à Cerdon, auprès
de son frère. Là, pendant trois ans il mûrit son pro-
jet, nous dix-i\ ^aîix pieds du crucifix et ne cessait de le
(i) Né le 7 août 1790, à Saint-Bonnet-le-Troncy, diocèse de
Lyon, le T. R. P. Jean-Claude Colin, fondateur de la Socie'té
de Marie, est mort en odeur de sainteté, à Notre-Dame de la
Neylière, le i5 novembre 1875.
128 VIE DU BIENHEUREUX
recommander à Dieu et à la sainte Vierge. Secondé
par son frère, qui était entré pleinement dans ses vues,
il soumit, en 1819, les points principaux de la règle à
Mgr Bigex, évêque de Pignerol (i). Ce prélat accueillit
les deux prêtres avec une grande bonté, les encoura-
gea et voulut bien, pendant quatre ans, être leur guide
par ses conseils. « Ce fut lui qui nous conseilla d'ex-
poser notre but, d'abord, à Mgr le cardinal, président
de la Congrégation des Réguliers, à Rome, et plus
tard, en 1822, à notre Saint-Père le pape Pie VII,
d'heureuse mémoire. Sa Sainteté daigna nous répondre
par un bref du 9 mars de la même année (2). » Quelle
ne fut pas leur joie, lorsqu'ils lurent, dans la réponse,
ces paroles du souverain Pontife : « D'après ce que
vous Nous avez exposé. Nous avons pu reconnaître
que le but auquel tend cet Institut, dont vous Nous
parlez, est certainement digne d'éloges. Aussi Nous ne
pouvons pas Nous empêcher de recommander vive-
mentdevant le Seigneur, ce dessein que vous Nous pro-
posez, w En terminant sa lettre le souverain Pontife
leur conseillait de s'adresser à son Nonce, à Paris.
C'était alors Mgr Macchi, prélat d'un grand mérite.
Le P. Colin se rendit donc auprès de lui, à la, fin de
cette même année, et lui remit le manuscrit des Règles
(i) Mgr Bigex était vicaire ge'néral d'Annecy, lorsque e'clata
la grande Révolution. Il rendit de grands services pendant les
mauvais jours de la Terreur, et fut plus tard nommé évêque de
Pignerol.
(2) Lettre du T. R. P. Colin à Mgr de Pins, 11 mai i833.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 1 29
écrit en latin. L'année suivante, il fit de nouveau le
voyage de Paris. Le Nonce, en lui rendant son manus-
crit, lui conseilla de le porter à Rome.
Mgr Dcvie venait d'être nommé évêque de Belley.
Il avait été averti par le Nonce du projet des deux
frères. Aussi les accueillit-il avec une paternelle bien-
veillance et leur accorda-t-il l'abbé'Déclat, qui voulait
les rejoindre à Cerdon. Voyant que Dieu bénissait les
missions qu'ils donnaient dans les paroisses du voisi-
nage, il les fit venir à Belley, au mois de juin 1825, et
leur assigna provisoirement pour maison le petit Sé-
minaire. Des confrères se joignirent à eux, pendant
que plusieurs autres se réunissaient à Notre-Dame de
l'Hermitage, auprès du P. Champagnat. La petite
Société grandissait ainsi insensiblement et Dieu répan-
dait ses bénédictions sur ses premiers travaux.
Pour conserver l'union et avoir la même ligne de
conduite, il devenait nécessaire d'élire un supérieur.
On se réunit à Belley, comme il avait été convenu, au
mois de septembre i83o, et les suffrages se portèrent
sur le T. R. P. Colin. Qui pouvait mieux que lui faire
réussir l'œuvre qu'il avait projetée ?
Le curé de Crozet connaissait le pieux fondateur,
qui, après avoir dirigé les missions, venait d'être mis à
la tête du petit Séminaire de Belley. Il lui communi-
qua ses intentions, prit ses conseils, s'entoura des avis
de plusieurs personnes graves et en référa à Mgr Dévie,
qui se rendit à ses désirs. Tout heureux de cette déci-
sion qui était pour lui l'expression de la volonté de
9
l30 VIE DU BIENHEUREUX
Dieu, il disposa tout afin de quitter sans bruit sa chère
paroisse. Il commença par s'assurer que sa sœur,
Marie-Françoise, qui aspirait depuis si longtemps à la
vie religieuse, serait reçue chez les Sœurs du Saint-
Nom de Marie, au couvent de Bon-Repos, à Belley.
Puis, il distribua son mobilier aux familles indigentes
et se dépouilla pour elles de tout ce qui ne lui était pas
rigoureusement nécessaire.
« Le dernier dimanche qu'il passa à Crozet, raconte
M. Bramerel, il monta en chaire, après Vêpres, comme
il le faisait habituellement, adressa quelques mots
d'édification et consacra sa paroisse à la très sainte
Vierge. Puis, il entonna d'une voix émue le cantique :
Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours ;
Servez-moi de défense,
Prenez soin de mes Jours;
Et quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.
« Pendant qu'il chantait, on vit des larmes s'échap-
per de ses yeux. Contre son habitude, il n'assista pas
au chapelet, qui se disait chaque dimanche. En sor-
tant, les personnes pieuses se demandaient quelle
pouvait en être la cause. Elles ne surent que penser,
lorsqu'elles entendirent retentir quelques coups de
marteau dans le presbytère. Le curé de Crozet ache-
vait ses derniers préparatifs de départ. Il partit le
lundi matin, alla dîner à Thoiry et coucha à Saint-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l3l
Jean-de-Gonville. Il donna à M. Chavin, curé de cette
dernière paroisse, son Veni meciim ou petit Rituel.
« Sa sœur demeura encore quelques jours à la cure
pour mettre tout en ordre, et achever de distribuer ce
qui devait être donné. En arrivant, à son tour, à Bel-
ley, elle entra au couvent de Don-Repos.,
« Dès que les habitants de Crozet apprirent le dé-
part de leur curé, ils furent plongés dans le deuil et
la consternation. Partout on versait des larmes, on
racontait ses vertus, on parlait de sa charité, de son
zèle, etc. Il est certain que s'ils avaient connu son des-
sein, ils ne lui auraient pas permis de l'exécuter. Ils
s'empressèrent de lui écrire et le supplièrent de revenir
au milieu d'eux. »
Touché de ces marques d'attachement, mais iné-
branlable dans le parti qu'il venait d'embrasser:
« Ce qui me console, leur répondit-il après l'ins-
tallation de son successeur, c'est que je vous laisse
entre les mains d'un prêtre qui affermira vos âmes
dans le bien, et dont le zèle réparera mes fautes et
mes négligences. » Cette lettre se terminait par la de-
mande de quelques prières, par des adieux touchants
et par de sages conseils.
L'abbé Chanel aimait trop la paroisse de Crozet
pour qu'il pût jamais l'oublier. Dans la Société de
Marie où nous allons le suivre, en France et au delà
des mers, Crozet sera l'objet de ses ferventes prières,
de ses plus doux entretiens et de ses plus chers sou-
venirs.
l32 VIE DU BIENHEUREUX
Au moment où il allait quitter sa patrie, il reporta
ses regards vers son ancienne paroisse et e'crivit à son
successeur une lettre admirable, dont nous croyons
devoir donner la plus grande partie. Quand M. Levrat
en donna lecture, « l'église, dit M. Bramerel, devint
comme une maison où l'on apprend la mort d'un
père ; il n'y eut peut-être pas un assistant qui ne ver-
sât des larmes ».
Havre-de -Grâce, le 29 novembre i836.
« Mon bien cher confrère,
« ... Tandis que j'ai encore un pied sur le sol de la
patrie, j'en profite pour me rappeler à votre bon sou-
venir et vous prier de me rappeler à celui de tous
mes anciens confrères qui vous avoisinent, de leur
faire agréer à tous mes devoirs et de me recommander,
ainsi que tous mes compagnons de voyage et tous mes
pauvres sauvages, à leurs prières et saints sacrifices.
« Quant à mes anciens paroissiens, que le bon
Dieu a confiés à vos tendres soins, j'ai la confiance
qu'ils ne m'oublieront pas dans leurs prières. Dites-
leur, je vous prie, que je veux toujours partager, à
leur égard, votre sollicitude.
« Tant que j'étais au milieu d'eux, il ne m'eût guère
été possible de leur manifester les désirs que j'avais
de partir pour les missions étrangères sans nuire au
ministère que j'avais à remplir à leur égard. J'ai dû
attendre, pendant cinq ans, les moments du bon Dieu.
Actuellement je suis sur le point d'être au comble de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l33
mes vœux. J'entends presque continuellement le
bruit de la mer. J'ai déjà essayé bien souvent de me-
surer des yeux l'espace immense qui nous sépare des
pauvres sauvages que le Seigneur nous a donnés en
héritage ; mais, mes regards se sont perdus sur la
vaste étendue des eaux sans rien pouvoir découvrir.
A vol d'oiseau, nous serons à 4,5oo lieues de notre
patrie, lorsque nous débarquerons dans les îles de
notre mission. Pour nous y rendre, nous aurons à
faire 6,000 lieues, dit-on, sans compter les faux pas.
Tous ces petits détails ne seront peut-être pas sans
intérêt pour eux.
« Vous pourrez ajouter, mon bien cher confrère,
que je n'ai jamais oublié de prier pour eux, depuis
cinq ans que je ne suis plus à Crozet. Je continuerai
de faire la même chose, lors même que je serai aussi
éloigné d'eux qu'on puisse être éloigné les uns des
autres sur cette terre. Je sais que j'aurai, pour ma
part, à répondre devant Dieu de leur salut. Si je n'ai
pas assez fait, tandis que j'étais parmi eux, je veux
tâcher d'y suppléer, autant que possible, par mes
prières. C'est l'unique moyen qui me reste.
« J'ai nourri bien longtemps l'espérance de les voir
au moins encore une fois, ainsi que vous, mon bien
cher confrère ; mais, il ne m'a pas été possible de me
procurer cette consolation. C'est au ciel que nous nous
reverrons tous, j'espère. Si quelques-uns d'entre eux
ont eu le malheur, par mépris pour mes conseils et
les vôtres, ou par indifférence pour leur salut, de
l34 VIE DU BIENHEUREUX
s'écarter de leurs devoirs de religion, ils ne tarderont
pas de vous procurer la joie de revenir au bonheur,
en revenant à Dieu et à la vertu. Mon ardent désir est
donc que le bon Dieu puisse compter autant d'élus,
dans votre paroisse, que vous y comptez de paroissiens.
« Autrefois, ceux qui n'avaient pas une bien bonne
volonté, excusaient leur négligence sur l'église qui était
trop petite et trop incommode. Aujourd'hui, toutes
ces raisons ne seraient qu'une mauvaise défaite. Tous
ceux qui ont vu celle qui vient d'être construite, me
l'ont dite si belle, si commode, que cet avantage seul
suffirait pour ramener, dans toute la paroisse, l'esprit
de piété et de religion.
« Je crois leur avoir parlé de la dévotion à la sainte
Vierge à toutes les fêtes célébrées en son honneur.
Cependant, j'ai un bien grand regret de ne l'avoir pas
fait avec assez de zèle. J'aurais dû, surtout, chercher
à établir parmi eux l'heureuse habitude de se mettre,
tous les jours, sous sa protection par la récitation d'un
Ave Maffia. Ayez, mon bien cher confrère, la bonté
de suppléera ce manquement, ainsi qu'à tant d'autres.
« Je n'ai fait aucun adieu à tous mes parents, .amis
et autres personnes qui me sont chères et que j'es-
père revoir dans le ciel. Je ne vous dirai point adieu
non plus, mon bien cher confrère, et je ne vous prie-
rai pas de le leur dire de ma part. Si, ce qu'à Dieu ne
plaise, il s'en trouvait un seul parmi eux qui ne vou-
lût pas travailler à mériter le ciel, à celui-là, pourtant,
vous lui direz adieu. Malgré toute la charité que je
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANBL l35
dois lui porter, je ferai tous mes efforts pour tenir un
chemin opposé au sien, et qui, je l'espère, me mènera
vers untermeplusheureuxque celui vers lequel iltend.
« Dites-leur, s'il vous plaît, à tous, combien leurs
noms sont encore frais dans ma mémoire ; que leurs
maisons, leurs terres, leurs chemins semblent encore
être sous mes yeux. J'ai la douce confiance que les
âmes pieuses, et tous en général, voudront bien ne
pas m'oublierdans leurs prières, ainsi que notre digne
évêque et tous mes autres confrères missionnaires et
tous nos pauvres sauvages.
« Si je n'ai pas eu le bonheur de voir revenir à
Dieu un certain nombre de pécheurs qui laissèrent
passer, sans en profiter, les grâces de salut les plus
signalées qui vinrent alors visiter la paroisse, je n'ou-
blierai jamais que j'y ai laissé quelques âmes dont la
conduite m'édifiait beaucoup et me comblait de joie.
Puisse ce nombre s'être accru de tous ceux et celles
qui ne faisaient pas bien à cette époque. Les limites
de mon papier ne me permettent pas de vous parler
de tous. Saluez-les tous bien affectueusement de ma
part. Dites-leur que je ne me lasserai jamais d'appeler
sur toutes leurs familles les plus amples bénédictions
de Dieu (i). Allons, soyons tout à Dieu sur la terre et
dans le ciel...
« Chanel,
o Missionnaire apostolique. »
(i) A la fin de cette lettre, en parlant de ses confrères, le P.
Chanel s'exprime ainsi : « Tandis que j'ai été leur voisin, j'ai
l36 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
Cette lettre était lue, chaque annce, par le succes-
seur de l'apôtre de Futuna, et chaque fois elle était
écoutée avec un grand respect et une profonde émo-
tion. Les habitants de Crozet ne pouvaient oublier
leur ancien curé, qui les avait tant aimés. Son nom
seul était pour eux un puissant encouragement au
bien. Qu'il nous suffise de citer un trait.
Il y avait sept ans que le serviteur de Dieu avait
quitté sa paroisse. M. Levrat, son digne successeur,
entreprit de fonder l'œuvre de la Propagation de la
i^oz". Voyant qu'on ne répondait pas à son appel, comme
il l'espérait: « Ah ! mes frères, s'écria-t-il du haut de
la chaire, que Je suis trompé dans mon attente ! Pour-
tant cette œuvre est l'unique soutien des missions
étrangères; le P. Chanel y est par conséquent inté-
ressé. Du fond des îles lointaines où il exerce son zèle,
il unit sa voix à la mienne pour solliciter le secours
de vos prières et de vos aumônes. Après tout ce qu'il
a fait pour vous. Je croyais que vous l'aimiez encore.»
A ces mots, l'auditoire fondit en larmes, et s'empressa
de s'associer à l'œuvre que proposait le pieux curé.
tout trouvé en eux : fraternité, amitié, cordialité. Leur souve-
nir me sera toujours infiniment cher. Je les embrasse tous
dans la charité de Notre-Seigneur, en me recommandant, ainsi
que mes confrères, à la ferveur de leurs prières et saints sacri-
fices. »
CHAPITRE X
LE P. CHANEL EST NOMMÉ PROFESSEUR, PUIS DIRECTEUR DU
PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY. — VOYAGE A ROME.
(I" Octobre i83i. — Octobre 1834)
,§ I . — Le professeur.
l'époque où le serviteur de Dieu entra dans
'la Société de Marie, il n'y trouva que deux
voies ouvertes à son zèle : le ministère de
la prédication, surtout dans les campagnes, et un em-
ploi au petit séminaire de Belley, seule maison d'édu-
cation que dirigeaient alors les PP. Maristes. Il fut
placé dans cet établissement pour y professer la classe
de sixième.
Tous les témoignages recueillis auprès de ses an-
ciens confrères et de ses élèves s'accordent à nous
montrer le P. Chanel comme un saint et comme le
modèle des professeurs.
Le P. Rendu nous écrivait le 21 janvier i885 :
« Tout ce que je puis vous dire, c'est que le P. Chanel
était un homme tout céleste, non seulement par sa
piété et son ardent amour pour Dieu, mais dans toute
sa personne, dans son maintien, dans son regard, dans
sa voix, dans sa parole et jusque dans sa démarche.
l38 VIE DU BIENHEUREUX
On aurait dit qu'il était toujours sur le point de pren-
dre son essor vers le ciel. Il ne parlait que de Dieu
ou des choses de Dieu, et il y avait tant de candeur et
d'onction dans ses paroles qu'il gagnait bientôt tous
les cœurs. Aussi, ne pouvait-on converser avec lui
sans devenir meilleur, ou, du moins, sans éprouver le
désir de mieux faire. »
M. Louvet nous apprend que sur « la figure Au P.
Chanel on voyait rayonner la bonté et la douceur ; un
léger sourire errait gracieusement sur ses lèvres; les
yeux avaient l'assurance et la limpidité de l'innocence,
puis une espèce de contentement céleste transpirait
sur tout le visage. Lorsqu'on le rencontrait on aurait
toujours dit qu'il venait de causer avec les anges. »
Plusieurs prêtres réunis à Montrevel, le jour anni-
versaire de la mort du P. Chanel, en 1884, disaient :
« A nos yeux il était un saiîit. Nous avons été sur-
tout frappés de sa piété tendre, de son zèle ardent, de
sa douceur à laquelle on ne pouvait résister, de ses
paroles de feu qui pénétraient l'âme au saint tribu-
nal. »
Persuadé que, dans l'œuvre de l'éducation, le maî-
tre le plus habile ne peut obtenir de vrai succès s'il
n'est assisté du ciel, il adressait au Seigneur les plus
ferventes prières, et, pour qu'elles fussent exaucées, il
s'efforçait de remplir tous ses devoirs à la perfection.
Il recommandait les élèves, et surtout ceux de sa
classe, à la sainte Vierge, à saint Joseph et aux saints
anges gardiens. C'est aussi la pratique de piété qu'il
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL iSq
conseillait aux professeurs qui lui avaient confié la
direction de leur conscience.
Dès le commencement, il s'appliqua à connaître ses
élèves, afin de cultiver plus facilement leur intelli-
gence et leur cœur.
Jamais il n'allait à la classe sans l'avoir bien pré-
parée. A ceux qui s'en étonnaient, il répondait :
« Quand j'étais curé, j'avais à préparer mes instruc-
tions et mes catéchismes. Aujourd'hui que je suis pro-
fesseur, je dois étudier ce que j'enseigne. Si je ne
travaillais pas, mes élèves perdraient leur temps et
j'en serais responsable devant Dieu. »
Pour mieux se faire comprendre, il emplo3^ait un
langage simple, mais toujours digne. Au lieu d'expli-
quer longuement la leçon, il préférait faire parler les
élèves. Suivant un usage communément reçu, il avait
divisé la classe en deux camps. Chaque élève avait son
émule dans le camp opposé. La faute commise par
celui qni était appelé, devait être signalée par l'émule,
ou, à son défaut, par un élève du même côté. Cette
méthode si simple réveillait l'attention, donnait un
plus libre essor aux facultés intellectuelles et excitait
l'émulation sans nuirje à la charité.
Il ne bornait pas son zèle à enseigner les gram-
maires et les auteurs classiques. Former ses élèves
au point de vue chrétien était sa pensée dominante.
Se rappelant la méthode de M. Trompier, dont il
avait tiré un si grand profit, il savait, comme lui, à
l'occasion d'un fait historique ou d'un passage de
140 VIE DU BIENHEUREUX
l'auteur, glisser adroitement l'enseignement religieux.
Convaincu qu'il vaut mieux prévenir les fautes que
les punir, il faisait tous ses efforts pour les empêcher.
Mais, si maigre' les industries de sa charité, il n'avait
pu les faire disparaître, en infligeant la punition, il
montrait tant de douceur que le coupable se promet-
tait bien de se corriger pour ne plus contristerle cœur
d'un si bon père.
A l'heure des récréations, il aimait à se trouver au
milieu des élèves. Il prenait part à leurs jeux et s'asso-
ciait à leurs amusements. On l'environnait, on l'in-
terrogeait, on se pressait autour de lui avec cet épa-
nouissement de visage et cette liberté de mouvement
qui dénotent l'affection.
« Quoiqu'on ne cessât de lui recommander la mo-
dération dans le travail, il ne s'arrêta que lorsque les
forces l'abandonnèrent. Sa santé fut gravement
atteinte. Des maux de poitrine, des crachements de
sang, un extrême abattement l'obligèrent de s'aliter.
Quelle ne fut pas la tristesse de ses chers élèves !
Comme ils s'informaient chaque jour de son état! avec
quelle ferveur ils demandaient à Dieu son rétablisse-
ment ! Tous auraient voulu lui servir d'infirmiers. A
l'heure des récréations, ils allaient, à tour de rôle, le voir
et lui tenir compagnie. Enfin le malade se remit peu
à peu, et, avec des ménagements, il put reprendre
sa classe et la conduire jusqu'aux vacances (1). »
(i) Vie du P. Chanel, p. 212.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I4I
S 2. — Le directeur.
A la rentrée des classes (octobre i832), le serviteur
de Dieu fut chargé de la direction spirituelle du petit
séminaire de Belley. Il mesura devant le Seigneur
toute l'importance et toute l'étendue de sa charge.
« Le père spirituel d'une communauté, disait-il, ne
devrait pas être un homme, mais un ange. » Il s'efforça
d'en remplir les obligations avec toute la perfection
possible.
Un professeur de l'établissement s'exprime ainsi
en parlant du P. Chanel : « On retrouvait dans sa
personne les qualités et les vertus que Fénelon re-
commande aux éducateurs de la jeunesse : « Pour
« entrer utilement dans vos fonctions, leur dit-il, il
« faut qu'on n'ait qu'à vous voir, pour savoir com-
« ment il faut faire pour aimer Dieu ; il faut que vous
« soyez une loi vivante de la piété ; il faut être doux
« et humble, ferme sans hauteur et condescendant
« sans mollesse ; il faut que l'amour divin vous presse,
« et que, si Jésus-Christ vous demandait comme à
« saint Pierre : M'aime:{-voiis? vous puissiez lui ré-
« pondre, non des lèvres, mais du cœur : Vous save:{,
« Seigfteur^ que je vo'us aime. Alors vous mériterez
« qu'il vous dise : Paisse^ mes agneaux... Paisse:{ mes
« brebis (i). »
Ce fut surtout au tribunal de la pénitence que le
P. Chanel se concilia l'estime et l'affection des élèves.
(i) Vie du P. Chanel, p. 219.
142 VIE DU BIENHEUREUX
Bien que pleinement libres dans le choix de leur
confesseur, presque tous s'adressèrent à lui. Les
maîtres et les domestiques de la maison le prirent
également pour leur guide spirituel. Oh ! comme ses
conseils étaient sages ! Comme sa parole était douce,
lumineuse, pénétrante ! « Vous eussiez dit qu'il pre-
nait votre cœur, raconte un de ses pénitents, et qu'il
l'enlaçait dans les liens de la charité, pour le Jeter tout
enflammé dans le ciel. C'est que le sien 3'^ était déjà ;
il s'efforçait d'y conduire tous ceux qui lui confiaient
le soin de leurs âmes (i). » Il savait si bien rendre la
vertu aimable, que tous voulaient la pratiquer.
Le zélé directeur tressaillait d'allégresse quand il
voyait le bien s'opérer. « Une retraite vient d'avoir
lieu dans notre collège, écrit-il le 20 décembre i832,
elle a produit d'excellents fruits. Nous avons eu la
consolation de voir les tribunaux de la pénitence
baignés des larmes du repentir. Avec quelle piété nos
élèves se sont approchés de la table sainte ! Aussi,
avoir vu notre communauté à la rentrée des classes, et
la voir maintenant, c'est voir, pour ainsi dire, le jour
et la nuit. On ne la reconnaît pas. Nos enfants sont
laborieux, dociles et contents à ravir. Quelques-uns
même n'ont pu s'empêcher de venir en bondissant
nous exprimer leur bonheur. Je vous assure que, pour
ma part, j'en ai pleuré de joie... (2) »
(i) Vie du P. Chanel, p. 218.
(2) Lettre citée par le P. Bourdin, p. 232.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 1^3
Gomme nous l'apprenons par la même lettre, ce
fut à la suite de cette retraite qu'il établit la Congré-
gation de la Sainte-Vierge et celle des Saints- Anges.
La manière dont il en parle atteste et l'importance
qu'il y attachait, et le zèle avec lequel il s'y employait.
« Nos jeunes congréganistes ont leur petit oratoire
qui déjà commence à s'embellir. C'est là que chaque
semaine je les rassemble pour entretenir l'élan de
ferveur, ou plutôt de bonne volonté que je remarque
en eux... Veuillez, s'il vous plaît, ne pas les oublier
dans vos prières... Nous regardons ici ces deux
associations comme un grand coup de la Provi-
dence, (i) »
Le P. Chanel ne perdait point de vue ses chers
congréganistes. Il les encourageait et les réprimandait
au besoin. Si tous ne répondaient pas également à ses
désirs, tous, du moins, faisaient preuve de bonne
volonté. Aussi, par leur conduite, exerçaient-ils une
(i) « L'an mil huit cent trente-deux, et le quatre de'cembre, à la
suite de la retraite annuelle, les élèves du petit séminaire de
Belley âgés de plus de seize ans, sentirent le besoin, pour as-
surer les fruits d'une solide persévérance, de resserrer encore
les liens qui les ont attachés de tout temps au culte de l'au-
guste Reine des cieux et de la Mère protectrice des jeunes gens.
Ils ne crurent donc pouvoir mieux faire que de chercher à se
réunir en société pieuse, pour s'y consacrer plus spécialement
au service de la très sainte Mère de Dieu.
« L'élan de dévotion qui les anima fut tel, que plus de la
moitié des élèves internes s'empressa de donner ses noms pour
s'enrôler sous la bannière de l'auguste Marie. » (Procès-verbal
de l'érection de la société des Serviteurs de Marie.)
144 ^'ÏE DU BIENHEUREUX
salutaire influence. Ils firent aimer de plus en plus la
fréquentation des sacrements et la discipline du col-
lège. On les voyait se prêter au service des autels et
à la décoration du saint temple. C'étaient eux qui figu-
raient dans les cérémonies religieuses. « Nous qui en
fûmes témoin, nous nous rappellerons longtemps les
processions et les saluts magnifiques où ils déployaient
leurs bannières et leurs oriflammes. Pourrions-nous
oublier cette admirable et touchante fête où fut inau-
gurée, sur la façade intérieure de la maison, la statue
de la Vierge immaculée, qui, du haut de ce trône,
semble bénir ses enfants, et présider, tous les jours, à
leurs jeux et à leurs délassements? (i) »
Comme on s'est plu à le faire remarquer, le P.
Chanel excellait dans Tart d'apprendre le catéchisme
aux enfants. Il faisait pénétrer dans ces jeunes âmes la
doctrine chrétienne, et l'y gravait si profondément
qu'elle demeurait ineffaçable.
Afin de faire le plus de bien possible, le pieux direc-
teur avait soin d'appeler auprès de lui, à certains inter-
valles, chacun des "élèves ; et c'est alors que, s'infor-
mant de leurs dispositions à l'égard de leurs maîtres, de
leurs condisciples, du règlement et de leurs devoirs de
chrétien et d'écolier, il découvrait les plaies à guérir et
les courages à relever. S'aidant des observations du
préfet de discipline, il savait les utiliser sans provo-
quer le moindre soupçon sur cette légitime connivence.
(i) Vie du P. Chanel par le P. Bourdin, p. 234.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I45
Le P. Chanel apprit un jour qu'un élève d'une classe
supérieure avait dû recevoir un livre qui pouvait lui
être nuisible. îl se hâta de le faire venir auprès de lui.
L'accueillant avec sa bonté ordinaire, il l'amena insen-
siblement au but qu'il se proposait dans cet entretien.
« Le bon père, raconte l'élève, m'ayant fait avouer
que j'avais un livre dont les supérieurs n'avaient point
autorisé la lecture, me pria de le lui remettre, s'enga-
geant à me le rendre s'il ne renfermait rien d'impie ou
d'immoral. Voyant que je ne voulais pas m'en défaire,
et que l'esprit de vertige s'emparait de moi, il se jeta
âmes genoux et me conjura, au nom de mes plus chers
intérêts, de ne pas lui refuser plus longtemps le sacri-
fice qu'il demandait. Vivement frappé de ce mouve-
ment de zèle inattendu, je fus ébranlé, et ne tardai
pas à me rendre à ses vœux. Quand je quittai le col-
lège, je reçus ses adieux avec ses derniers conseils,
qu'il me donna les yeux baignés de larmes. Le sou-
venir d'un si bon père ne s'effacera jamais de mon
cœur (i). »
Non content de se dévouer au salut des personnes
qui l'entouraient, il en dirigeait encore beaucoup
d'autres que lui envoyait la Providence. Tantôt c'é-
taient des pécheurs qu'il remettait dans le droit che-
min ; tantôt c'étaient des prêtres, qui passaient, sous
sa direction, quelques jours de retraite ; tantôt, enfin,
il était appelé pour un malade à l'Hôtel-Dieu, situé en
(1) Vie du P. Chanel j p, 221.
146 VIE DU BIENHEUREUX
face du collège. Que de fois on est venu la nuit inter-
rompre son sommeil et réclamer le secours de son
ministère!
« Un pauvre, nommé Tranchand, fut, durant plu-
sieurs mois, l'objet de son zèle. Des accès de folie et
de fureur rendaient parfois cet homme si intraitable,
qu'on s'était vu forcé de le lier et de le renfermer dans
une cellule. On ne pouvait l'aborder que dans ses
moments lucides ; encore essuyait-on de sa part les
plus révoltantes grossièretés. Vainement avait-on
essayé de le ramener à Dieu. Touché de son déplo-
rable étal, le P. Chanel le recommanda aux prières
du couvent de Bojt-Repos. Puis, il alla trouver son
pauvre à l'Hôtel-Dieu, et lui témoigna le plus vif
intérêt. Peu à peu, il gagna son cœur. De temps en
temps, il lui apportait quelques soulagements corpo-
rels, et l'instruisait des principales vérités de notre
sainte religion. Et cet homme, si éloigné des voies du
salut, se convertit et mourut chrétiennement (i). »
Les curés des environs de Belley se disputaient, en
quelque sorte, le privilège d'avoir le P. Chanel à cer-
tains jours de fête. Ils aimaient alors à lui céder la
double fonction d'officier et de prêcher à leur place.
Mgr Dévie l'invita lui-même à occuper, dans sa cathé-
drale, la chaire sacrée. Comme on était aux jours de
la semaine sainte, le serviteur de Dieu prêcha sur la
Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le pieux et
(i) Vie du P. Chanel, p. .66.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 147
savant prélat, parlant de cette prédication, loua le
discours, la modestie et l'onction de l'orateur (i).
Le P. Chanel remplit, durant deux ans, les fonctions
de directeur spirituel au petit séminaire de Belley.
Pendant les vacances, entre la première et la seconde
année, il fit le voyage de Rome, dont il est nécessaire
de dire quelques mots.
§ 3. — Voyage à Rome, à Lo7'ette, etc. Retour à Belley.
(26 août i833. — 3i octobre i833.)
En i833, la Société de Marie comptait dix-sept
années d'existence. Son zélé fondateur pensa que le
moment était venu de soumettre au père commun
des fidèles l'esprit et la marche de cette institution
naissante, et d'appeler sur elle l'approbation du chef
infaillible de l'Eglise. Déjà, trois mois après son élec-
tion, le T. R. P. Colin avait annoncé à ses confrères
son dessein d'écrire au cardinal Macchi, ancien nonce
à Paris. Son Eminence, dans sa réponse, conseilla le
voyage de Rome; mais les circonstances ne permirent
pas au pieux fondateur de quitter la France. Le i5
avril i833, le P. Colin écrivit de nouveau au cardinal
Macchi, qui s'empressa de répondre que l'approbation
de la Société de Marie tie souffrirait aucune difficultéy
(i) Nous avons encore ce sermon, où le vénérable auteur
expose, avec une grande ferveur d'esprit et une grande force
de paroles, tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert
pour la rédemption des hommes. (Jugement du théologien
chargé de réviser les écrits.)
148 VIE DU BIENHEUREUX
pourvu qiû elle fût demandée par les ordinaires de Lyon
et de Belle/. Il n'y avait donc plus qu'à solliciter les
lettres de recommandation des deux évêques et à se
rendre dans la ville éternelle.
Les évêques de Lyon et de Belley firent dans leurs
lettres un bel éloge de la Société naissante. Celui de
Grenoble voulut aussi la recommander au souverain
Pontife. Muni de ces pièces importantes, le T. R. P.
Colin rédigea une adresse magnifique à Sa Sainteté
Grégoire XVI, et la fit signer par les dix-sept prêtres
qui formaient alors la Société de Marie. Cette adresse,
en date du 23 août i833, précédait le sommaire des
règles du nouvel institut, composé de prêtres, de
frères, de sœurs, et d'un tiers ordre. On sera peut-être
surpris de voir soumis au très saint Père un plan si
vaste. Ecoutons le pieux fondateur, k Le but de mon
voyage était uniquement de consulter sur notre entre-
prise, et d'accomplir un vœu que j'avais fait depuis
longtemps, de travailler à l'œuvre jusqu'à ce qu'elle
eût été soumise au souverain Pontife. J'ai donc, dès
le principe, déclaré positivement qu'il ne s'agissait
nullement de l'approbation de la Société ; qu'à cette
fin nous présenterions plus tard des règles plus com-
plètes; mais que, dans ce moment, nous ne cherchions
que des conseils et le consentement du Saint-Siège
pour poursuivre l'entreprise... (i)
(1) Lettre du T. R. P. Colin au P. Ghampagnat, 27 février
1834.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I4q
Le départ fut fixé au 26 août, jour où s'ouvraient
les vacances, pour le petit séminaire de Belley. Le
P. Chanel et le P. Bourdin avaient été désignés pour
accompagner leur vénéré supérieur. Rien ne saurait
exprimer la joie qu'ils éprouvèrent en apprenant la
faveur qui venait de leur être accordée.
Les trois voyageurs firent d'abord le pèlerinage de
Notre-Dame de Fourvière. Ils offrirent le saint sacri-
fice de la messe dans ce sanctuaire béni qui fut comme
le berceau de leur Société. Le 3i août, ils étaient à
Marseille ; mais ils ne purent s'embarquer que le 4
septembre sur un vaisseau marchand, au nom gracieux
et rassurant de Madone de Bon-Secours. En sortant
du port, deux bâtiments qui les précédaient s'entre-
choquèrent violemment et ne purent continuer leur
route. « N'ayons pas peur, s'écria le P. Chanel, le
navire qui nous porte est le navire de la sainte
Vierge. » Le voyage, cependant, ne fut pas sans
épreuves. Une voie d'eau força à gagner le port de la
Giotat, et un violent orage obligea à relâcher à l'île
d'Elbe. Les voyageurs n'arrivèrent à Rome que le i5
septembre.
Leur première visite fut à la basilique du prince
des Apôtres. Après avoir satisfait sa dévotion, le
P. Chanel admirant les vastes proportions du temple
et les richesses qu'il renferme : « Convenez, dit-il en
souriant, qu'on a élevé en l'honneur de mon saint
patron une église vraiment digne de lui. » Le lende-
main il offrit le saint sacrifice à la Confession de Saint-
l5o VIE DU BIENHEUREUX
Pierre. Attiré par sa piété envers son glorieux patron,
il visita la prison Ma?7iertme Qt le mont Janicule.
Il lui tardait de voir les catacombes de Saint-Sébas-
tien et de Saint-Laurent, ainsi que le Colisée. Par-
courant ces lieux que tant de vertus chrétiennes ont
sanctifiés : « Une retraite qu'on ferait ici, disait-il,
n'aurait besoin ni de livres, ni de prédicateur; chaque
pas évoque un religieux souvenir, on respire un par-
fum de foi et de piété ; l'air est comme imprégné du
sang des martyrs (i). »
Les sanctuaires où reposent quelques saints avaient
pour lui un attrait particulier. Aussi se procura-t-il
le bonheur de célébrer la messe sur les tombeaux de
saint Etienne, premier martyr, de saint Laurent,
de saint Jérôme, de saint Philippe de Néri, de saint
Ignace de Loyola, de sainte Catherine de Sienne, etc.
Il n'avait garde d'oublier saint Louis de Gonzague.
En célébrant les divins mystères sur la tombe de cet
ange mortel, le P. Chanel payait un tribut de piété
au saint qu'il avait pris pour patron secondaire. Il
aimait trop les élèves de Belley pour les oublier auprès
de leur protecteur et de leur modèle.
« L'une des principales raisons qui me font aimer
« Rome, disait-il, c'est le parfum de dévotion envers
« Marie qu'on y respire à chaque pas. » Son cœur, en
effet, éprouvait une douce émotion à la vue des ma-
dones qui sont à l'intérieur ou à l'entrée de presque
(i) Vie du P. Chanel, p. 241.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l5l
toutes les maisons (i). » Il fut encore plus vivement
impressionné, lorsqu'il visita les magnifiques églises
que la piété des Romains a élevées à la gloire de
Marie sous les titres les plus beaux et les plus conso-
lants.
Quelle douce jouissance de bonheur il éprouva,
lorsqu'il put vénérer la sainte Crèche à Sainte-Marie
Majeure, la table de l'Institution de l'Eucharistie à
Saint-Jean de Latran, la colonne de la Flagellation à
Sainte-Praxède, les reliques insignes de la Passion,
à Sainte-Croix de Jérusalem, etc. ; lorsqu'il lui fut
donné de gravir à genoux les marches de la Scaîa
sauta !
Il était heureux d'aller prier dans les églises où
notre divin Sauveur est exposé pour l'adoration des
quarante heurtes. « En France, disait-il, nous n'avons
cette adoration qu'une fois chaque année. Ah I si, à
l'exemple de Rome, elle devenait perpétuelle dans nos
grandes villes, que d'âmes viendraient y puiser des
grâces, et dédommageraient Notre-Seigneur des
outrages qu'il reçoit dans le Sacrement de son
amour ! (2) »
« Malgré ce vif intérêt qui entraînait le P. Chanel
vers tout ce qui pouvait l'édifier et nourrir sa piété,
il ne résista pas à la légitime curiosité de visiter les
monuments célèbres au point de vue de l'art et de
(i) Vie du P. Chanel, p. 243.
(2) Id., p. 244.
l52 VIE DU BIENHEUREUX
l'histoire... Entre toutes ses visites, il en est une,
celle du Vatican, à laquelle il consacra de plus longues
heures... « Le Vatican ! écrivait-il, que de trésors il
renferme dans l'intérêt de la science ! A ne parler que
des monuments antiques, soit qu'on les considère
comme très utiles aux arts, soit qu'on les envisage
comme des témoins irrécusables de l'histoire et des
mœurs, on est forcé de rendre hommage aux Souve-
rains Pontifes qui les ont recueillis et abrités contre
les ravages du temps, de l'ignorance et de la barba-
rie (i). »
Dès le lendemain de leur arrivée, nos trois voya-
geurs avaient fait une visite au cardinal Macchi, et lui
avaient remis les différentes pièces qu'ils apportaient.
Son Eminence voulut bien présenter Elle-même ce
dossier au Très Saint Père dans son audience du
17 septembre.
Chaque jour, le P. Chanel employait une partie de
son temps à rendre service au T. R. P. Colin. Rem-
plissant auprès de lui les fonctions de secrétaire, il
l'accompagnait dans ses visites ; et, afin de lui épar-
gner bien des pas et des fatigues, il le remplaçait
toutes les fois que, pour traiter une affaire, la présence
du supérieur n'était point indispensable.
Les demandes d'audience étaient si nombreuses que
le serviteur de Dieu craignit d'être obligé de quitter
Rome sans avoir pu déposer aux pieds du Souverain
(i) Vie du P. Chanel, p. 246.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l53
Pontife les hommages de sa piété filiale. Comme il en
exprimait sa douleur auprès du cardinal Macchi :
« Consolez-vous, lui dit son Eminence, je prierai moi-
même Sa Sainteté d'accorder à mes bons Pères Ma-
ristes la faveur qu'ils sollicitent. » Grâce à la prière du
cardinal, l'audience tant désirée eut lieu le lendemain,
28 septembre i833. Le P. Chanel en rendit compte
au P. Convers, dans une lettre en date du même jour.
« Notre audience, dit-il en terminant, a duré près de
trois quarts d'heure. Je ne puis vous exprimer ce qui
s'est alors passé dans mon âme. Il me semble que je
suis sous l'impression d'un songe... Au sortir du
palais pontifical, nous avons récité, dans la première
église que nous avons rencontrée, le Te Deum et le
Magnificat en reconnaissance de la haute faveur que
nous venions de recevoir, (i) »
En les bénissant, le Pape Grégoire XVI avait pro-
noncé ces paroles : Croisse'^et miiltipUe\-voiis^ et rem-
plisseï la terre. Nos trois voyageurs les avaient gra-
vies dans leur cœur, et ils demandaient à Dieu qu'il
daignât les réaliser pour sa plus grande gloire et l'hon-
neur de sa sainte Mère.
Durant son séjour à Rome, le P. Chanel n'avait
point oublié sa chère Congrégation de la Sainte-
Vierge et des Saints-Anges. Il l'avait fait affilier à celle
du Collège Romain, afin qu'elle pût participer aux
grâces et aux privilèges que les Souverains Pontifes
(i) Vie du P. Chanel, p. 2 52.
l54 VIE DU BIENHEUREUX
ont accordés. Le décret d'affiliation porte la date du
20 septembre i833.
Avant qu'il fût question du voyage de Rome, il
écrivait à une personne d'Ambérieux : « Que je serais
heureux, s'il m'était permis de faire un pèlerinage à
Notre-Dame de Lorette ! Quel parfum céleste on doit
respirer dans la sainte maison de Nazareth ! Après
avoir vu de mes jeux cette humble habitation de
Jésus, de Marie et de saint Joseph, j'aurais d'abord
pour moi un sujet inépuisable de méditations; j'en
profiterais pour les autres, surtout au collège de Belley,
et plus tard, je l'espère, dans les missions étrangères.
Ce serait un puissant moyen de réveiller dans les
âmes la foi et la piété chrétienne (i). »
Ce vœu allait se réaliser. Les vacances de la cour
romaine ne permettaient pas de poursuivre les dé-
marches pour l'approbation de la Société. Les trois
Pères Maristes se mirent donc en route pour Lorette.
Ils y arrivèrent la veille de la fête du Saint-Rosaire.
Le temps était propice pour les nombreuses caravanes
qui affluaient de toutes parts. Les voyageurs admi-
raient la foi de ces populations, qui, pour visiter la
Sa?ita Casa, aux jours de grande fête, font souvent
de longs voyages, viennent par tous les chemins et
toutes les routes, au chant des litanies.
« Lorsque le P. Chanel aperçut, raconte le P. Bour-
(i) Lettre du 27 janvier i833, citée par le P. Bourdin,
p. 255.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l55
din, non pas la Santa Casa elle-même, mais seule-
ment la basilique qui la renferme, il parut impres-
sionné jusqu'au fond de l'âme... Aussitôt que nous
fûmes entre's dans le saint temple, il se jeta au pied
du saint Sacrement et resta longtemps en adoration ;
puis, se mettant à la suite des pèlerins, il fit à genoux
le tour de la Santa Casa. Pénétrant dans sa modeste
enceinte, il resta près d'une heure prosterné devant
l'image de la sainte Vierge. Nous étions à ses côtés.
Nous entendions les soupirs qui s'échappaient de son
cœur au souvenir des mystères qui se sont accomplis
dans ce lieu saint. Nous récitâmes ensemble le cha-
pelet. Avec quelle ferveur il prononçait VAve Maria,
à l'endroit même où l'archange Gabriel salua Marie
pleine de grâces ! Plus d'une fois, avant son départ,
il revint dans ce sanctuaire béni. «
« En quittant Lorette, continue le P. Bourdin, nous
y laissâmes le R. P. Colin, qui devait bientôt re-
prendre le chemin de Rome. Pour nous, que des
emplois rappelaient au collège de Belley, nous n'avions
plus que trois semaines de vacances. Il nous fut per-
mis de les consacrer à la visite de quelques villes inté-
ressantes, et \àQ pousser même notre course jusqu'à
Venise (i).
« Quels que fussent les incidents de la route, le
P. Chanel conservait toujours une amabilité, une dou-
ceur de caractère inaltérable. L'oraison, la récitation
(i) Vie du P. Chanel, p. 257.
l56 VIE DU BIENHEUREUX
du bréviaire, l'examen de conscience, la lecture spiri-
tuelle et le chapelet avaient leurs heures réglées, dont
il ne s'écartait point (i). «
Pour célébrer la sainte messe, il choisissait, autant
que possible, l'église, et, dans l'église, l'autel où était
vénérée une madone miraculeuse, ou une relique de
Notre-Seigneur, ou de quelque saint illustre. Il ne
manque pas de le noter dans son Album^ afin de n'en
point perdre le souvenir. Chaque jour il écrivait dans
cet Album ses pensées et ses impressions de voyage.
Les monuments religieux y tiennent la plus grande
place. Dès qu'on s'arrêtait, il visitait d'abord les
églises; il voyait ensuite les palais et autres monu-
ments profanes, si le temps le permettait.
Le vénérable serviteur de Dieu arriva à Belley la
veille de la Toussaint et reprit ses fonctions de di-
recteur spirituel, qu'il continua à remplir pendant une
année, avec le zèle et le succès dont nous avons déjà
parlé.
.^4. — Le serviteur de Dieu j^eprend ses fonctions
de Directeur spirituel.
A son retour d'Italie, le P. Chanel sembla redou-
bler de zèle pour l'accomplissement de sa charge. Il
s'appliqua avec un soin particulier à faire fleurir les
deux congrégations qu'il avait établies à la fin de la
retraite de i832.
(i) Vie du P. Chanel, p. 259.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 1 67
La congrégation de la Sainte-Vierge avait pour pré-
fet un élève de rhétorique, nommé Georges Vibert,
de Seyssel. Ce jeune homme, modèle accompli de
piété, de régularité, de candeur et de modestie, était
bien digne d'être à la tête de la pieuse association. Il
avait à peine quinze ans, qu'on remarquait déjà en lui
un attrait particulier pour l'oraison, l'humilité et la
mortification dessens. Animé de plus en plus du désir
de sa propre sanctification et du salut des âmes, il sou-
pirait après le jour où il lui serait donné d'entrer dans
la Société de Marie, et de traverser les mers pour
évangéliser les infidèles. « Qui sait, mon cher enfant,
lui disait le P. Chanel, si nous ne partagerons pas
ensemble le même bonheur! » Tous deux nourris-
saient l'espoir d'unir les efforts de leur zèle et le sacri-
fice de leur vie. Mais, hélas ! cette douce espérance ne
fut pas de longue durée. Jeune encore, il était déjà
mûr pour le ciel. Vers la fin de sa première année de
théologie, il s'en allait mourant dans sa famille, et, le
14 janvier iSSy, il rendait sa belleâme àson Créateur.
Nous n'aurions point rempli notre tâche, si nous
ne signalions le soin avec lequel il préparait les ins-
tructions qu'il adressait aux élèves du petit séminaire.
Sachant mettre à profit les circonstances heureuses ou
malheureuses pour intéresser ses jeunes auditeurs, il
produisait une impression que le temps ne parvenait
pas à effacer. Qu'on nous permette de citer un fait.
On venait d'apprendre la mort d'un élève. Il parle
assez longuement sur le prix du temps, puis il s'écrie :
l58 VIE DU BIENHEUREUX
« Il est précieux, parce qu'il est court ; il est précieux,
puisque nous ignorons s'il ne sera pas abrégé pour
plusieurs d'entre nous. Nous pouvons être surpris;
la mort frappe à tout âge. Eh ! Messieurs, faut-il
aller chercher loin des exemples ? N'en avons-nous
pas au milieu de nous? A qui cette place que je vois
déserte etque je ne puis fixer sans douleurPQui de vous,
en le voyant partir, croyait lui dire un éternel adieu?
Il était jeune; il jouissait d'une santé florissante, et
cependant la mort l'a frappé ! Nous devions, après huit
jours d'absence, le revoir, et il est parti pour l'éter-
nité !
« Qui vous a dit que cette mort qui nous afflige,
n'est pas un de ces grands coups dont se sert
la Providence pour faire rentrer en eux-mêmes ceux
qui diffèrent toujours leur conversion ? Messieurs, tout
ce que Dieu fait, il le fait pour notre instruction. Nul
doute qu'il n'ait eu de grandes vues en nous donnant
cet exemple. Il l'a enlevé avant que la corruption du
siècle ait pu prendre racine dans son jeune cœur.
Peut-être il se serait perdu ; sa piété et le temps
qu'il a eu de se préparer au redoutable passage, nous
donnent une grande confiance que la miséricorde
divine l'a sauvé. Il l'a enlevé pour nous faire tenir sur
nos gardes. Nous n'avons pas plus de droit que lui de
compter sur de longs jours. Comme nous, il pouvait
espérer ; comme nous, il pouvait craindre. Il nous sert
de leçon. Qui nous répond que nous n'en servirons
pas bientôt nous-mêmes ? Qui nous assure que celui
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I 69
que nous pleurons sera le dernier qui, cette année,
paye le tribut ? Et si la mort venait, en ce moment,
frapper quelqu'un de nous, serait-il prêt? Si, dans ce
moment, il nous fallait rendre compte, sommes-nous
en règle ?
« O mort, que tu nous fais de fortes leçons ! Pour-
quoi sont-elles sitôt effacées? Que l'Esprit-Saint a
raison de dire : Souvenei-vous de vos Jîns dernières, et
vous ne péc1iere:{ plus . Ah ! quand je pense à la mort,
qui peut me surprendre, il me semble que je veux me
tenir prêt; il me semble que je veux régler ma con-
duite de telle sorte, que je ne sois pas surpris.
« Messieurs, si nous ne sommes pas touchés, si la
mort et son incertitude ne nous frappent pas, nous
n'avons plus la foi. La religion n'a rien de plus ter-
rible à nous offrir. Il ne lui reste que l'enfer à nous
montrer; mais l'enfer vient après la mort, et après la
mort il n'est plus temps d'y penser.
« O mon Dieu, pénétrez-nous donc fortement de
cette pensée salutaire. Gravez donc dans nos cœurs
pour jamais cette terrible leçon que vous venez de
nous donner. Que chaque jour soit pour nous le der-
nier; cette pensée nous encouragera à le bien em-
ployer. Si nous sommes maintenant dans ces disposi-
tions, si nous y persévérons, nul doute que nous ne
changions de conduite ; que notre vie nesoit plus régu-
lière, plus appliquée, plus laborieuse. Et quand le
temps de la mort viendra, nous ne serons pas surpris;
nous pourrons nous présenter avec confiance devant
l6o VIE DU BIENHEUREUX
le trône du souverain Juge, et recevoir de sa bonté la
récompense qu'il a promise au serviteur fidèle (i). »
Le P. Chanel continuait à rendre service à ses con-
frères, autant que ses occupations pouvaient le lui per-
mettre. Tous admiraient son zèle et son dévouement.
Un violent incendie réduisit en cendres presque
tout le village de Virieux-le-Grand. Aux premiers cris
lugubres qui l'annoncèrent à Belley, ni le mauvais
temps, ni les ténèbres de la nuit, ni la distance des
lieux, rien ne put empêcher le P. Chanel et son ami
le P. Bret, de se transporter sur le théâtre du sinistre.
Ils déplo3^èrent l'un et l'autre tout ce qu'ils avaient
de force et de zèle. Leur dévouement fut signalé dans
le Journal de l'Ain.
(i) Instruction du P. Chanel sur ce texte : Circa undecimam
(horam) vero exiit, et invenit alios stantes, et dicit illis : Quid
hic statis tota die otiosi? Matth., xx, 6.
CHAPITRE XI
LE SERVITEUR DE DIEU EST NOMMÉ SUPÉRIEUR
DU PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY. — IL EST DÉSIGNÉ
POUR LES MISSIONS DE l'oCÉANIE.
(Octobre 18^4 —Août i836)
§ I. — Première année (i 834-1 835).
A Société de Marie, grâce à la protection de
% son auguste patronne, grandissait de jour
en jour. Il devenait nécessaire de régler sa
marche et de compléter ses constitutions. Pour n'être
point distrait dans ce travail, le T. R. P. Colin voulut
se trouver seul avec Dieu. En se retirant dans la soli-
tude, il se déchargea sur le P. Chanel de la supériorité
du petit séminaire de Belley.
Obligé d'accepter une charge qu'il redoutait, le servi-
teur de Dieu résolut de la remplir avec toute la perfec-
tion possible. Il apporta d'abord le plus grand soin à
ce que tout fût prêt dans le petit séminaire pour la
rentrée des élèves. Ce jour-là il offrit le saint sacrifice,
dans le double but d'attirer sur leur voyage la protec-
tion du ciel, et d'écarter de l'établissement le trouble
l62 VIE DU BIENHEUREUX
et la confusion qu'amène quelquefois la réouverture
des classes.
« Dès le soir même de la rentrée, il annonçait aux
élèves qu'à partir de ce moment, les règlements de la
maison étaient en pleine vigueur; qu'il espérait,
connaissant déjà leur bonne volonté, qu'ils y seraient
tous fidèles, et qu'au prix de cette fidélité ils passe-
raient une année heureuse et bénie de Dieu. « Mes
« enfants, ajoutait-il, que le collège soit pour vous
« comme une seconde famille ; que votre âme s'y puisse
« épanouir à l'aise; que vous y trouviez de l'affection,
« du bonheur même : ce sont là des idées que nous
« avons plus d'une fois exprimées, c'est le caractère que
« nous avons voulu donner à notre établissement, et
« que nous nous efforcerons de lui maintenir. Mais que
« rien ne contrarie jamais vos goûts et vos désirs; que
« vous n'ayez point de violence à vous faire, point de
« peine à endurer, point de privation à subir; que le
« chemin de la vertu et de la science soit pour vous
« dégagé de toute épine : c'est ce qu'il serait aussi
« funeste de tenter qu'impossible de réaliser. La vie
« de l'écolier est un apprentissage delà vie de l'homme ;
« habituez-vous donc d'avance à savoir souffrir; don-
ce nez à votre caractère une attitude ferme, à votre
« cœur de la force, à votre volonté de l'énergie (i)... »
Le lendemain , les élèves se réunirent dans la cha-
pelle pour la messe du Saint-Esprit. Le zélé supérieur
(i) Vie du P. Chanel, p. 285.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 163
leur fit une exhortation qui les toucha fortement. Il
leur dit entre autres choses : « Notre âme, mes chers en-
fants, est une puissance active, et cette activité la dis-
tingue essentiellement de la matière, dont le propre est
l'inertie. Elle se plaît au jeu de ses facultés, et, comme
toute puissance grandit par l'exercice, elle voit ses
forces s'accroître à mesure qu'elle les emploie. Que
chacun de vous soit donc laborieux, dans la sphère de
ses études : sa mémoire deviendra plus heureuse, son
imagination plus réglée, son jugement plus sûr, son
esprit plus pénétrant et plus orné de connaissances.
« Votre tâche, mes enfants, ne se borne point là.
Vous devez avant tout mettre Dieu dans vos intérêts.
Votre travail, en effet, ne sera fructueux qu'autant que
Dieu le bénira... C'est pour cela, mes chers enfants,
que nous sommes dans ce moment au pied du saint
autel. Unissez-vous à moi pendant le divin sacrifice.
Demandez à Jésus-Christ les grâces dont vous avez
besoin pour accomplir, durant cette année, tous vos
devoirs de chrétiens et d'écoliers (i). »
Après la messe, le P. Chanel consacra tous les élèves
à la sainte Vierge, et mit sous ses auspices leurs études,
leurs récréations, leur repos.
Tous les soirs, pendant plusieurs semaines, il réunit
la communauté et remplaça la lecture spirituelle par
l'explication des règlements de la maison et par quel-
ques paroles d'encouragement. La retraite annuelle
(i) Vie du P. Chanel, p. 286.
104 '^'^E DU BIENHEUREUX
vint achever d'affermir les élèves dans la pratique de
leurs devoirs.
Ecoutons l'un des élèves de cette année, M. Fran-
çois Modelon. Trente ans plus tard, ravivant ses sou-
venirs, il écrit, le 7 septembre i865, au P. Bourdin :
« Elève au collège de Belley, j'eus le bonheur d'avoir
le P. Chanel pour supérieur. Tous ceux qui l'ont
connu, se rappellent sa bonté sans faiblesse, sa dou-
ceur sans afféterie, sa fermeté sans rudesse, son intel-
ligence sans prétention, sa charité sans bornes. Rien
n'égalait la chaleur onctueuse et pénétrante de sa
parole à la chapelle du collège, ni la grâce de son
esprit dans les allocutions familières en salle d'étude
et dans les classes privées.
« Quand il traversait nos cours de récréations ani-
mées de tant de jeux variés, simples et francs, que la
jeunesse ne connaît plus guère aujourd'hui, on s'in-
terrompait -, tous les regards, tous nos sourires d'enfants
se tournaient de son côté, et volaient au-devant de lui
pour entendre deux mots de ses lèvres, ou le voir avec
une dignité gracieuse prendre part à nos amusements.
« Il avait une grande délicatesse, quoique rien
d'affecté dans le ton et les manières, de la noblesse
dans le port et la démarche, et pourtant rien de com-
passé; c'était la nature belle de simplicité, de candeur
et de paternelle tendresse. Son front, assez élevé, était
calme et pur, son teint de cette belle pâleur mate et
légèrement transparente, qui accuse la vie ardente,
mais dirigée, disciplinée par une grande âme. Ses
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l65
yeux étaient grands-, son regard doux, pénétrant, pro-
fond, vous parlait ; son sourire avait plus de mansué-
tude et de sympathie que de finesse; l'ensemble de
tous ses traits lui conciliait de prime abord l'estime
et l'affection.
« Si je parle ainsi de celui que je crois et que j'ai
toujours cru un élu de Dieu, c'est qu'il me fut donné
de le connaître encore sous un autre point de vue :
je me confessais à lui, et j'ai vu ses saintes larmes
remplir ses yeux attachés sur un crucifix pendant le
cours de mes aveux. Quelle bienveillance après ! quelle
bonté, quelle tendresse pour cette âme d'enfant, dont
il prévoyait déjà sans doute les luttes inouïes et les
nombreuses défaillances sur la route douloureuse de
la vie (i) I... »
En qualité de supérieur, le P. Chanel se regardait
comme le dépositaire des règles et le gardien des âmes,
responsable de l'pbservation des unes et de la conser-
vation des autres. Sachant combien l'exemple est
puissant sur le cœur des jeunes gens, il ne se dispen-
sait d'aucune règle, d'aucun exercice de communauté,
et la seule prérogative qu'il tirât de son office, c'était
l'obligation d'édifier ses inférieurs et la charge de les
servir.
Chaque semaine, et plus souvent encore, s'il le
croyait nécessaire, il réunissait tous ses collaborateurs,
les interrogeait sur la marche de la communauté,
(i) Vie du P. Chanel, p. 323.
l66 VIE DU BIENHEUREUX
recueillait avec soin leurs observations, et leur faisait
part des siennes avec modestie. Quelques mots d'édifi-
cation et d'encouragement terminaient ces sortes de
réunions.
Trop souvent les jeunes professeurs se découragent
au milieu d'une classe d'enfants légers et paresseux.
Le serviteur de Dieu avait le don de raviver leur
force et leur dévouement : « Vous le savez, leur disait-
il, une semence ne lève pas aussitôt qu'elle est jetée
en terre; un arbre est planté longtemps avant qu'il
porte des fruits : il en est de même de la culture
des âmes. On travaille quelquefois beaucoup, sans
voir avancer l'ouvrage; néanmoins il se fait secrète-
ment. ))
II avait compris que dans une maison d'éducation,
l'ordre ne peut être maintenu que par une surveil-
lance intelligente et soutenue. Celle qu'il exerçait lui-
même, s'étendait à toutes les parties de l'administra-
tion. Il se tenait au courant de tout, sans faire tout par
lui-même. Il voulait que chacun remplît parfaitement
son devoir.
Dieu permit que l'établissement fût en proie à une
épidémie. Le fléau envahit d'abord une classe, puis se
propage dans tous les rangs. Le collège n'est bientôt
plus qu'un hôpital. Le P. Chanel reçoit chez lui les
plus malades. Il est sur pied jour et nuit. Attentif à
faire exécuter les prescriptions des médecins, il rem-
plit lui-même l'office d'infirmier. Durant ces jours
d'épreuves, il allait souvent se jeter aux pieds de la
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 167
sainte Vierge, laissant un cierge toujours allume' à son
autel. Le fléau régna près de quatre semaines. Quand
il eut entièrement disparu, on rendit grâces à Dieu de
ce qu'il, n'avait fait aucune victime.
La sollicitude générale de la maison ne lui faisait
point oublier la direction des domestiques. Plein de
bonté et de douceur, il savait gagner leur cœur et ren-
dre leur charge facile. De temps en temps il les réu-
nissait pour les instruire de leurs devoirs et leur ap-
prendre à sanctifier les plus petits actes de leurs jour-
nées. Devenu leur guide spirituel par le libre choix de
leur volonté, il prenait un soin spécial du salut de leur
âme, et les invitait à venir fréquemment au tribunal
de la pénitence.
c( Lorsque j'étais malade, raconte Marie, vieille do-
mestique du petit séminaire, il venait exacten^ent me
confesser, m'apporter le bon Dieu... Si le médecin
m'oubliait, il lui parlait de moi. Ah! si je ne l'avais
pas eu, que serais-je devenue pendant cette maladie ? Il
me disait que sans la charité on ne pouvait être sauvé.
Il râpait bien, lui, cette charité!
« Afin de pouvoir donner des avis plus utiles aux
domestiques, il me demandait quelquefois le sujet
le plus ordinaire de leurs conversations et savait
admirablement profiter de toutes les circonstances
pour nous instruire. Jamais îious n^apons eu un supé-
rieur comme lui. »
Son dévouement était de toutes les heures et de
tous les instants. Qui jamais a plus payé de sa per-
l68 VIE DU BIENHEUREUX
sonne dans l'exercice de ses fonctions ? Accessible à
tous, il n'avait d'autre mesure pour son temps que la
convenance de chacun. Interrompu sans cesse, il quit-
tait sa tâche pour la reprendre avec une égalité d'âme
que rien n'altérait, et sans que l'on pût découvrir sur
cette figure toujours souriante aucune trace de lassi-
tude ou d'ennui. On lui avait donné le surnom de bon
pasteur.
« Plus d'une fois, nous dit Marie, lorsqu'il était
harassé de fatigue, à la suite des travaux du saint
ministère, je l'ai trouvé assis dans sa chambre, ne
voulant aucun secours, se contentant de prier en si-
lence, les yeux fixés sur un crucifix. »
Il n'y avait qu'une trêve aux occupations multiples
de cette vie de dévouement, c'était le moment de la
prière. « Sitôt que l'heure était venue où l'Eglise
place sur les lèvres du prêtre ces prières qu'elle dis-
tribue le long du jour, comme un aliment spirituel,
nous dit le P. Bourdin, on voyait le pieux supérieur
se recueillir à l'instant même, et, cessant de traiter
avec les hommes, converser avec Dieu dans le silence
de son âme(i).
La prière lui était tellement familière qu'il y recou-
rait sans cesse, et surtout dans les circonstances plus
difficiles. Ecoutons la domestique dont nous avons
déjà emprunté les paroles : « Quand le temps était
mauvais, lorsque le tonnerre grondait et que la grêle
(i) Vie du p. Chanel, p. 276.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 169
menaçait les re'coltes; en un mot, toutes les fois que
le P. Chanel se trouvait en présence de quelque cala-
mité, il allait vite à la chapelle se prosterner devant le
saint Sacrement. La maladie d'un élève faisait-elle des
progrès, il redoublait ses visites au saint Sacrement
et à la sainte Vierge. Les finances de la maison s'épui-
saient-ellcs, il s'adressait à saint Joseph, pourvoyeur
de la sainte Famille, et faisait brûler un cierge devant
son image. »
« Le jour du congé qu'il avait donné aux élèves à
l'occasion de sa fête, nous dit M. l'abbé Humbert (i),
tout le monde était en promenade, excepté le P. Cha-
nel et deux ou trois professeurs. Vers les dix heures du
matin, le feu se déclare dans la salle d'étude; la chaire
du préfet est déjà environnée de flammes. Par un
hasard tout providentiel, le P. Chanel vient à passer
par là; il appelle, nous accourons et nous venons à
bout d'éteindre ce commencement d'incendie. Notre
pieux supérieur court aussitôt allumer deux cierges à
la chapelle et passe une demi-heure en prière au pied
de l'autel. r>
Quoiqu'il fût d'une santé délicate, il ne prenait au-
cun adoucissement particulier, suivait le régime ordi-
naire de la communauté et ne voulait rien avoir dans sa
chambre. Si quelque chose le contrariait au réfec-
toire, il levait les yeux vers le crucifix.
(i) M. Humbert était alors professeur au petit séminaire et
est aujourd'hui curé de Lhuis.
lyo VIE DU BIENHEUREUX
Il eut à signaler une faute à l'un des professeurs, et
il le fit en toute charité. Mais celui-ci reçut mal l'aver-
tissement et plusieurs fois adressa au bon supérieur
des paroles peu respectueuses. Le P. Chanel dir^igeait
aussitôt son regard vers la croix et gardait le silence.
Le fond de son caractère était bien la bonté et la
douceur-, mais, au besoin, il savait être ferme, et il
en donna des preuves dans plusieurs circonstances.
Comme il craignait de faire de la peine à qui que ce
fût et que, toujours la figure souriante, il ne perdait
jamais son calme habituel, quelques personnes se
plaignirent de sa trop grande bonté et craignirent
qu'elle ne devînt nuisible au bien du collège. Ces
plaintes arrivèrent jusqu'à la supérieure du couvent
de Bon-Repos^ qui se permit de lui faire des observa-
tions à ce sujet.
« Il les reçut, dit-elle, en toute humilité et venait
ensuite, comme un enfant, me rendre compte de ses
actes de fermeté. « Ah ! j'ai été bien ferme à l'égard
« de tel élève ! » Et il me racontait ce qu'il avait fait
et comment il avait parlé. Hélas! souvent, quand le
bon père avait cru être si ferme, il avait entouré de
tant de caresses et d'amitiés celui qu'il avait répri-
mandé, que je m'apercevais aisément, à son récit, que
le reproche d'une trop grande bonté était fondé, w Cette
appréciation de la supérieure de Bon-Repos était exagé-
rée, car nous savons par les témoignages cités plus haut
que par sa douceur il obtenait tout et gagnait tous les
cœurs.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I7I
Pendant qu'il exerçait ainsi avec tout le zèle possible
sesfonctions de supérieur, il reçut la nouvelle de la mort
de'M. Trompier. Ce véne'rable cure' que nous avons
appris à connaître et qui avait formé une douzaine de
prêtres, s'endormit dans le Seigneur, le 18 avril i835.
Le P. Chanel versa d'abondantes larmes et adressa
au ciel de ferventes prières pour le repos de l'âme de
son bienfaiteur. Sachant qu'on se proposait de lui éri-
ger un monument funèbre, il appuya ce projet, qui ne
tarda pas à se réaliser.
Son cœur était à peine remis des premières impres-
sions de cette douloureuse épreuve, qu'il reçut une
blessure encore plus profonde, et, cette fois, le trait
qui le déchire a été imprévu.
« Le hameau de la Potière, lui écrit-on, est dans
le deuil et l'affliction. Votre bon père vient de nous
quitter pour passer à une vie meilleure. » On lui ap-
prenait qu'un soir, revenant seul, il avait été frappé
d'une attaque d'apoplexie et qu'il était tombé dans un
fossé rempli d'eau, où on l'avait trouvé mort.
« A cette nouvelle accablante, le P. Chanel se jette
au pied de la croix qu'il arrose de ses larmes. S'unis-
sant à Jésus-Christ au jardin des Olives, il accepte le
calice d'amertume qu'il plaît à Dieu de lui envoyer. Il
irait bien consoler sa famille, mais la distance qui le
sépare et plus encore les devoirs de sa charge s'y oppo-
sent pour le moment. Il se contente de lui écrire (1). »
(i) Vie du P. Chanel, p. 264.
172 VIE DU BIENHEUREUX
Il lui est cependant donné de voir sa jeune sœur au
couvent de Bon-Repos. Il lui fait part de l'affligeante
nouvelle qu'il a reçue et mêle ses larmes aux siennes.
Le lendemain il revient dire la messe pour l'âme de
son père. Une communion générale a lieu à son inten-
tion. Le serviteur de Dieu est tellement ému au saint
autel, qu'il l'inonde de ses larmes.
Dès qu'il le peut, il se rend auprès de sa mère.
« Le voyage que j'ai fait, écrit-il au P. Bret (29 juin
i835), a été le plus triste que j'aie jamais entrepris.
C'est par accident que mon pauvre père est mort en
venant du moulin... O douleur!... On ne peut se con-
soler de semblable événement... Ma pauvre mère se
résigne peu à peu à la volonté de Dieu et reprend cou-
rage. J'ai craint que ce malheur ne fût pour elle un
coup mortel. »
Vers la fin de l'année scolaire, écrivant à M. Bolliat,
'successeur de M. Trompier : « Encore quelques jours,
lui disait-il, et nous serons en vacances. Si Dieu m'en
donne la force, j'irai à Gras et à la Potière . Il est deux
tombes vers lesquelles m'attirent la reconnaissance et la
piété filiale. J'ai besoin aussi de voir ma famille et de
consoler surtout ma pauvre mère... (i). »
§ 2. — Deuxième année.
(i835-i836)
Pour ne pas nous répéter, nous nous contenterons
de faire cette remarque que le P. Chanel, comme la pre-
(1) Vie du P. Chanel, p. 265.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL lyS
mière année, fut tout entier àl'accomplissement de ses
devoirs. Il n'aimait point à se répandre au dehors. Il se
contentait des visites nécessaires. De temps en temps,
il allait voir sa sœur, religieuse à Bon-Repos . Ses en-
tretiens avec elle ne roulaient que sur les devoirs et le
bonheur de la vie religieuse. Prenant à son tour la
parole, la sœur Saint-Dominique félicitait son frère
d'avoir quitté le ministère ordinaire pour s'attachera
la Société de Marie. Elle l'encourageait même à pour-
suivre la vocation qui l'appelait aux missions étran-
gères. Le plus souvent elle lui révélait ses propres
imperfections, et le priait de lui enseigner les moyens
de pratiquer les vertus du saint état de vie qu'elle avait
embrassé. « N'oublions pas, lui répondait-il, que c'est
pour nous rendre plus humbles que Dieu nous laisse
nos misères. Nous devons croire qu'il pense à nous
et qu'il nous aime. Ayons les yeux fixés sur lui plutôt
que sur nos défauts. N'examinons pas, dit saint Fran-
çois de Sales, si notre cœiu^ lui plaîl, mais bien si son
cœur nous plaît. »
Que n'aurions-nous pas à dire, si nous voulions
parler des sages conseils qu'il donnait aux personnes
qui le consultaient ? On nous permettra quelques cita-
tions extraites de sa correspondance.
Une de ses nièces, novice au monastère de la Visi-
tation de Bourg, lui écrivit qu'elle voulait rentrer
dans sa famille. « Eh ! quoi, lui répondit-il, vous
déposez le glaive du sacrifice avant d'avoir saisi la cou-
ronne ! Reprenez courage, ma fille •, affermissez- vous
174 VIE DU BIENHEUREUX
dans votre vocation ; redoublez d'exactitude et de fer-
veur dans vos prières ; jetez-vous aux pieds de la
sainte Vierge, et conjurez-la d'être votre lumière et
votre force dans la voie que vous avez à suivre pour ar-
river au ciel. La vie, songez-y bien, n'est qu'une rapide
traversée sur la planche du temps à l'éternité... (i) »
La supérieure d'une nombreuse communauté lui
avait exposé ses peines et ses embarras : « Ma révé-
rende mère, lui écrit-il, je viens de lire une lettre de
Fénelon qui est bien propre à dissiper vos ennuis et à
relever votre courage. Je vais en extraire les pensées
sur lesquelles il vous importe le plus de réfléchir... »
Le serviteur de Dieu insiste surtout sur la prière :
« C'est dans la prière seule que vous trouverez le con-
seil, le courage, la patience, la douceur, la fermeté, le
ménagement des esprits. C'est là que vous apprendrez
à gouverner sans trouble. C'est dans le silence que
Dieu vous ôtera votre esprit pour vous donner le sien.
Il faut qu'il soit lui seul tout en toutes choses. Quand
Dieu sera tout en vous, il atteindra d'un bout à l'autre
avec force et douceur. Vous ne sauriez donc trop prier.
« Si vous décidez et si vous agissez sans prière,
votre propre esprit vous agitera beaucoup, vous atti-
rera bien des contradictions, vous causera des doutes
et des incertitudes très pénibles, et vous vous épuiserez
à pure perte ; mais si vous êtes fidèle à la prière, votre
purgatoire se changera en paradis terrestre, et vous
(i) Vie du P. Chanel, p. 3o2.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 176
ferez plus de bien en un jour dans la paix, que vous
n'en faites en un mois dans le trouble. Ceux qui sont
intimement unis en Dieu, se trouvent sans cesse
ensemble, au lieu que ceux qui habitent la même mai-
son, sans habiter le cœur de Dieu, sont dans un éloi-
ment infini sous le même toit... (i) »
Un ancien e'iève de Belley lui demanda quelques
conseils pour surmonter les obstacles que la vertu ren-
contre dans le monde. « Mon cher enfant, lui répon-
dit-il, je vois avec plaisir que vous prenez toujours au
sérieux l'affaire de votre salut. Continuez à marcher
d'un pas ferme et soutenu dans cette voie : Celui-là
seul sera couronné, dit iésus-OMusl^ qui aura persévéré
jusqu'à la fin.
« Pour répondre à votre confiance, Je vous donnerai
des règles sur quelques points importants de la vie
chrétienne :
« Le matin, avant de vous livrer aux affaires,
recueillez-vous devant Dieu, priez et méditez quelques
instants. La méditation éclaire l'âme, lui rappelle ses
devoirs et la dispose à les remplir. Aidez-vous de livres
propres à cet exercice, tels que le Combat spirituel
la Guide des pécheurs et le Pense:{-y bien.
« Confessez-vous au moins tous les mois. Ne vous
endormez jamais avec un péché mortel sur la con-
science. A votre âge, on a dans le cœur de quoi faire
bien des fautes ; mais avec la foi, dont les principes
(i^l Extrait d'une lettre citée par le P. Bourdin, p. 3o3.
jyÔ VIE DU BIENHEUREUX
sont enracinés chez vous, vos retours à la vertu seront
prompts et faciles.
« Tenez-vous en garde contre les mauvaises lectures
et les fréquentations dangereuses.
« Ne vous laissez point aller à d'inutiles loisirs.
Suivant les besoins, appliquez votre corps ou votre
intelligence à un travail varié peut-être, mais soutenu.
Le travail abrite l'homme contre les traits du démon:
Semper te diabolus occupatum inveniat (i).
« Quoique vous soyez encore plein de jeunesse et de
santé, rendez-vous familière la pensée de la mort. Elle
éloigne du mal et porte à la vertu ; elle n'effraye que
le crime.
« Enfin, mon cher enfant, ayez une piété filiale
envers la sainte Vierge. On l'a dit bien souvent, et on
ne saurait trop le répéter: Devotus\Mariœ non péri-
bit (2). ))
A la fin d'avril, il écrivait à sa mère : « Voici le beau
mois de mai, qui réjouit tous les enfants de Marie.
Nous nous apprêtons à le célébrer de notre mieux.
Sans doute, bien chère mère, vous ferez comme nous.
Heureuses les familles où règne la dévotion envers la
sainte Vierge ! Je ne saurais trop vous remercier de
me l'avoir inspirée de bonne heure. Resserrons de
plus en plus les liens qui nous unissent à Marie.
Recourons à elle dans tous nos besoins. Dispensa-
(i) Que le diable vous trouve toujours occupé. (Cassien.)
(2) Le serviteur de Marie ne périra point (S. Hilairé). Lettre
citée par le P. Bourdin, p. 3 12.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I77
trice des grâces, elle nous rendra forts et invincibles
contre les ennemis de notre salut ; consolatrice des
affligés, elle adoucira nos peines et nos souffrances...
Honorons aussi et invoquons fréquemment saint
Joseph. Quel admirable modèle de la vie humble et
laborieuse ! Quel puissant patron à l'heure de la
mort ! (i) »
Au commencement de ce mois de mai qu'il faisait
célébrer avec une grande pompe, le serviteur de Dieu
reçut une nouvelle qui le combla de joie. Déjà il savait
que le 1 1 mars, fête des Cinq Plaies de Notre-Seigneur,
la S. C. des Evêques et Réguliers avait décidé qu'il
fallait supplier le Très Saint-Père de vouloir bien
approuver la Société de Marie, en ordonnant d'expé-
dier à ce sujet des lettres apostoliques, et que le i8,
fête de saint Gabriel, archange. Sa Sainteté Gré-
goire XVI avait pleinement confirmé la résolution des
éminentissimes cardinaux. Avec ses confrères, il atten-
dait le document pontifical qui devait donner à la
petite Société une approbation solennelle. Le bref si
désiré porte la date du 29 avril i836, jour à jamais
béni pour tous les membres du nouvel institut (2).
Quand le P. Colin reçut le pli qui le renfermait, avant
de l'ouvrir, il assembla les confrères qui se trouvaient
auprès de lui, et tous vinrent successivement se mettre
(i) Lettre cite'e par le P. Bourdin, p. 3i3.
(2) Afin de rendre à Dieu et à Marie de perpétuelles actions
de grâces, le Saint-Siège a fixé à ce jour la fête de N.-D. des
Grâces.
170 VIE DU BIENHEUREUX
à genoux et baiser humblement la lettre pontificale,
en signe d'adhe'sion pleine et entière à tout ce qu'elle
contenait. Ensuite ils l'ouvrirent et lurent avec une
profonde e'motion ces paroles du Vicaire de Jésus-
Christ :
« Le salut de toutes les nations, dont Nous avons
reçu la charge du prince des pasteurs et de l'évêque
des âmes, Nous pousse à veiller continuellement pour
ne laisser échapper aucun moyen de faire louer le nom
du Seigneur, du levant au couchant, et de faire régner
et resplendir la très sainte foi catholique, sans laquelle
il est impossible de plaire à Dieu.
« C'est pourquoi Nous environnons de la bienveil-
lance particulière de notre cœur paternel surtout ces
ecclésiastiques qui, réunis en société, se rappelant
leur institution et leur vocation, ne cessent d'exhorter
les peuples selon la saine doctrine par la prédication
de la parole divine et la dispensation de la grâce mul-
tiforme de Dieu, et s'efforcent, avec tout le soin et
toute l'application possibles, de produire dans la vigne
du Seigneur des fruits abondants de vertu et d'hon-
nêteté.
« Certes, nous n'avons pas éprouvé un médiocre
plaisir lorsque Nous avons appris que notre cher fils
Claude Colin et quelques prêtres du diocèse de Belley,
en France, avaient jeté, déjà depuis un certain nombre
d'années, les fondements d'une nouvelle société de
religieux, sous le titre de Société de Marie.
« Cette société a pour but principal d'accroître la
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I 79
gloire de Dieu et l'honneur de sa très sainte Mère, et
de propager l'Eglise romaine, soit par l'e'ducation
chrétienne des enfants, soit aussi par les missions
jusqu'aux extrémite's de l'univers. »
Le bref rappelait ensuite que la Sacrée Congré-
gation de la Propagande avait assigné l'Océanie occi-
dentale aux nouveaux religieux et leur accordait toutes
les facultés nécessaires pour élire un supérieur général
et émettre les vœux simples de religion. Il fut décidé
que la nomination du supérieur général et l'émission
des voeux aurait lieu, après une retraite, le samedi
24 septembre, fête de Notre-Dame de la Merci (i).
(i) Lorsque la Société de Marie fut fondée, plusieurs
personnes, pressées par le désir d'une plus grande perfection,
mais retenues dans le monde par divers obstacles, résolurent
de s'associer pour honorer Marie d'un culte spécial et de s'unir
dans ce buta la Société naissante. Le tiers ordre de Marie se
trouva ainsi fondé en i832. Grâce à l'appui que lui prêtait l'ar-
chevêque de Lyon, il vit la bénédiction du ciel se répandre sur
ses humbles commencements. Bientôt il se dilata, et il devint
nécessaire de recourir au Saint-Siège. Le 8 septembre i85ofut
le jour fortuné où le tiers ordre reçut de Pie IX sa dernière
approbation, et le 8 décembre suivant, le cardinal de Bonald
l'instituait canoniquement, par l'autorité apostolique, et en
vertu d'une délégation spéciale de N. S. P. le Pape. (Voir le
Manuel du tiers ordre de Marie.) M. Jean-Marie Vianney,
curé d'Ars, sollicita plusieurs fois, auprès de son évêque, la
faveur d'entrer dans la Société de Marie, dont il disait : « C'est
une œuvre selon le cœur de Dieu, parce qu'il y a de l'humilité,
de la simplicité et des contradictious. Ils y vont bonnement. »
0 Quel bonheur est le vôtre ! disait-il à deux prêtres Maristes
en i85o. Quoi, vous êtes les enfants du R. P. Colin, de ce saint
prêtre que j'ai tant connu au grand séminaire ! Et moi j'aurais
voulu me faire mariste, et mon évêque s'y oppose toujours...»
l80 VIE DU BIENHEUREUX
Un autre bref, qui nommait Mgr Pompallier (i)
évêque de Maronée et vicaire apostolique de l'Océanie
occidentale, ne tarda pas lui-même d'arriver. Il porte
la date du i3 mai, jour auquel le Saint-Siège a fixé la
fête de Notre-Dame, Mère du divin Pasteur. La nou-
velle mission de l'Oce'anie avait son chef ; il ne restait
plus qu'à désigner les heureux missionnaires qui
auraient la gloire de porter l'Evangile aux peuples de
ces îles, placées bien loin dans la mer, selon la prophétie
d'Isaïe (ch. 66, ^. 19).
Le P. Chanel, au comble du bonheur, voyait enfin
s'ouvrir devant lui la carrière de l'apostolat. Déjà,
plusieurs fois, il s'était offert pour le premier départ
démissionnaires. Oh ! qu'il fut heureux, lorsqu'on
lui donna l'assurance qu'il en ferait partie !
« Ah ! la bonne nouvelle que j'ai à vous donner !
écrit-il à l'un de ses amis. Notre petite Société vient
d'être approuvée par le vicaire de Jésus-Christ, qui a
daigné encore lui confier les missions de l'Océanie.
Quelles actions de grâce ne devons-nous pas rendre
à Dieu !
Ne pouvant obtenir la permission qu'il demandait, il voulut au
moins s'agre'ger à l'institut qu'il estimait et chérissait, en se
faisant recevoir du tiers ordre. Lorsque l'Eglise l'aura placé
sur les autels, il en sera le patron spécial.
(i) Mgr Jean-Baptiste-François Pompallier, né à Lyon le
II décembre 1802, avait fait un certain nombre de missions
avec les pères de la Société de Marie. Il fut proposé à la Pro-
pagande par Mgr de Pins, administrateur du diocèse de Lyon,
comme chef de la nouvelle mission de l'Océanie occidentale,
décrétée en i835 et confiée en i836 à la Société de Marie.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 151
« J'ai manifesté mes vieux désirs, et mon cœur ne
cesse de battre de joie, depuis que mon nom est ins-
crit pour le premier envoi de missionnaires. Nous
serons d'abord huit: cinq prêtres et trois frères caté-
chistes. Le P. Bret, que vous connaissez, est du
nombre. Il est au comble du bonheur. Toutefois il
paraît plus sérieux, plus recueilli qu'à l'ordinaire.
Depuis quelques Jours, je ne lui vois dans les mains
que son chapelet ou la vie de saint François Xavier.
« Nous serons prêts au premier signal de départ
que nous donnera le Souverain Pontife. Il nous tarde
de monter à bord du navire qui doit nous transporter
en Polynésie. Il est impossible que dans une si longue
traversée, nous ne courions pas de très grands dan-
gers. Je ne m'en effraie pas le moins du monde ; j'ai
déjà fait à Dieu le sacrifice de ma vie. Une seule
chose m'épouvante, c'est d'être si indigne de la voca-
tion apostolique. J'ai un si grand besoin de l'assis-
tance de Dieu et de la sainte Vierge, que je quête
partout des prières. Je compte sur les vôtres.
Mgr Dévie, qui m'a fort encouragé, m'a promis le
secours des siennes (i). »
Dans les premiers jours de juillet, il fit le voyage
de la Potière, afin de préparer sa famille et surtout
sa mère à la dernière séparation. « Je reviens du
pays natal, écrit-il à la même personne; j'ai laissé,
(i) Lettre adresse'e à M. B***, d'Ambe'rieux, cite'e par le
P. Bourdin, p. 3i6.
102 VIE DU BIENHEUREUX
grâce à Dieu, mes parents en bonne santé. Tout en
leur parlant des missions étrangères, je ne leur ai
point dévoilé mon projet ; j'aurais fait couler trop de
larmes. J'ai cependant confié mon secret à deux curés
du voisinage, les chargeant de préparer les cœurs à la
terrible nouvelle de mon départ, de consoler surtout
ma pauvre mère.
« Pardon si j'ai traversé votre village sans m'y
arrêter ; j'étais trop pressé de rentrer à Belley : le cri
de mon devoir faisait un bruit de tonnerre.
« Depuis qu'on a daigné m'admettre pour les mis-
sions de rOcéanie, mon esprit et mon cœur sont
presque toujours au delà des mers. Il me semble que
je suis déjà au milieu de mes chers sauvages. Je crois
les voir et leur parler. Oh ! qu'il me tarde que cette
douce illusion se convertisse en réalité !...
« Le T. R. P. Colin, notre supérieur général, es-
père recevoir bientôt nos feuilles de pouvoir. Il acti-
vera de tout son zèle notre départ pour ne pas avoir à
se reprocher la perte d'une seule âme. On ne peut lui
parler de cette mission sans l'attendrir jusqu'aux lar-
mes. Il nous accompagnerait volontiers, s'il pouvait
se dégager des liens qui le retiennent en France... »
Il termine sa lettre par une saillie de gaieté, à l'occa-
sion d'un gros rhume dont il était pris. » Je serais bon
maintenant pour parler à des sauvages ; ma voix est
devenue rauque, mais d'une façon extraordinaire. ..(i) »
(i) Vie du P. Chanel, p. 3 17.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 1 83
S'adressant encore à la même personne. « Voulez-
vous savoir, lui dit-il, sur quel point du globe nous
débarquerons ? Prenez votre Atlas: Doublez le cap
Horn, situé à l'extrémité de l'Amérique méridionale,
et arrivez jusqu'à nos antipodes. Notre mission em-
brasse tous les archipels compris entre le sud de la
Nouvelle-Zélande et le nord de l'océan Pacifique.
Quel vaste champ nous aurons à défricher ! Que
n'avons-nous mille vies pour une telle entreprise !
Ah ! qu'il me tarde de me confier à la mer ! Une voix
me crie au fond du cœur que ma véritable patrie est
dans les îles qui viennent de nous échoir en partage.
Je ne suis plus maintenant qu'un exilé en France...
Ne croyez pas, cependant, que j'oublie jamais ma fa-
mille, mes bienfaiteurs et mes amis. Priez, ah ! priez
pour moi... (2) »
Lui-même recourait plus fréquemment à la prière.
La domestique dont nous avons déjà plusieurs fois
invoqué le témoignage, nous apprend que, « dans les
derniers temps, il allait très souvent à l'église et se
mettait à genoux sur le marchepied de l'autel, se te-
nant immobile, sans jamais s'appuyer. C'était là son
coin et il ti'en bougeait pas. »
Le retour des vacances, fixé au 18 août i836,
permit au serviteur de Dieu de déposer enfin le
fardeau de l'administration. « Personne de ceux
qui étaient alors au collège de Belley, dit un ancien
(1) Vie du p. Chanel, p. 3iq.
184 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
élève(i), n'a oublié les adieux du saint prêtre le Jouroù,
fidèle à sa vocation, il dut nous quitter pour franchir
les mers et éclairer des rayons de sa foi les sauvages de
rOcéanie. Prévoyant qu'il ne reverrait plus son pays ni
ses chers enfants de Belley, lorsqu'il descendit du saint
autel où il venait de célébrer, une dernière fois, les
saints mystères pour nous, il prit dans ses mains une
petite statue bénite de la sainte Vierge et la plaça sur
une console en face de la communauté. Il l'entoura de
ses bras et la baigna quelques instants de ses larmes
brûlantes et silencieuses. Notre émotion était à son
comble. « O Mère s'écria-t-il, d'une voix entrecoupée
de sanglots, bonne Mère, vous savez combien je les
aime, ces enfants que votre Fils et Vous m'aviez
confiés; veillez sur eux, je vous les rends, puisque je
m'en vais ; prenez-les, gardez les toujours sur votre
sein maternel. » Il nous donna sa dernière bénédic-
tion et partit. Ceux de nous, en grand nombre, qui
avaient le plus approché de sa sainte intimité, vou-
laient le suivre et pleuraient : ils perdaient un père,
un ange tutélaire de leur adolescence. »
(i) François Modelon, lettre du 7 septembre i865.
CHAPITRE XII
LE P. CHANEL QUITTÉ LE PETIT SÉMINAIRE DE BELLEY.
PROFESSION RELIGIEUSE. — DIVERS VOYAGES.
(i8 août i836. — i6 octobre iS36.)
EVENU libre par le départ des élèves, le ser-
viteur de Dieu parut tout à coup plus
réfléchi et plus sérieux qu'à l'ordinaire.
Cette vocation de l'apostolat qu'il avait tant désirée,
et dont l'annonce lui avait procuré tant de joie, sem-
bla l'effrayer et son âme en était toute troublée. A la
vue des difficultés et des dangers que présentent les
missions lointaines, il se demandait avec anxiété s'il
n'avait point cédé trop'vite à l'enthousiasme du mo-
ment, et s'il avait assez mûri devant le Seigneur une
si belle vocation.
Tout préoccupé de ces pensées, il se présenta, un
jour, à Bon-Repos, et, en demandant à la supérieure
générale les prières de sa communauté, il ne put
s'empêcher de manifester ses craintes et ses inquié-
tudes. « Ah ! mon Père, lui dit la bonne supérieure,
quelle grâce le Seigneur vous fait en vous envoyant
en Océanie I Et vous laisseriez échapper de vos mains
la palme de l'apostolat, et peut-être celle du mar-
l86 VIE DU BIENHEUREUX
tyre ! Voudriez-vous ressembler à ces ouvriers évan-
géliques qui craignent de sacrifier leurs aises et
leurs commodités, lorsqu'il est question de la gloire
de Dieu? Allons, courage et confiance !... Nos prières
vous sont assurées ; nous comptons sur les vô-
tres... »
Ces paroles furent comme un trait de lumière
pour le P. Chanel. Tous les nuages qui obscurcis-
saient son esprit se dissipèrent à l'instant, et il se
trouva confirmé dans sa vocation, sans que rien fût
capable désormais de l'ébranler.
II parle de cette rude épreuve à une personne d'Am-
bérieux avec laquelle il avait déjà échangé quelques
lettres, et l'invite à s'unir à lui pour remercier la sainte
Vierge de la victoire qu'il a remportée. « Avant de
clore cette lettre, ajoute-t-il, je vous dirai, ma chère
fille, que nous hâtons les préparatifs de notre départ
pour rOcéanie. Notre Vicaire Apostolique a été sacré
évêque de Maronée, in partibiis injîdelium^ le 3o juin
dernier, par le cardinal préfet de la Propagande. Il
doit arriver à L3''on le 4 ou le 5 septembre prochain. Je
l'accompagnerai dans son voyage à Paris, où nous
solliciterons pour notre mission la protection du
gouvernement. Nous espérons même obtenir des pla-
ces gratuites sur un bâtiment français. Dans notre
traversée, nous doublerons le cap Horn, et nous fe-
rons une halte à Valparaiso. Ah ! qu'il me tarde de me
confier à la mer ! J'aurais mille vies de prêtre à moi
seul, que vous ne pourriez pas me désapprouver de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 1 87
les consacrer au salut des pauvres insulaires qui vien-
nent de nous e'choir en partage.
« Il est inutile de vous dire combien notre mission
est belle et difficile. Vous devriez prier pour nous, et
surtout pour moi, le jour et la nuit... (i) »
Des amis cherchèrent, plus d'une fois, à le faire
changer de re'solution. Tout en louant son zèle, ils
lui disaient que pour l'exercer, il n'était pas ne'ces-
saire d'aller aux antipodes, lorsque, si près de nous,
il y avait tant d'âmes à convertir ; que d'ailleurs sa
santé faible et délicate ne pourrait résister aux fati-
gues d'une longue traversée, etc. A toutes ces objec-
tions, il se contentait de répondre qu'il avait réfléchi,
pris conseil et tout pesé devant Dieu.
M. Bernard nous disait : « Je ne vous le cacherai
pas, j'aimais tant le bon père Chanel que j'ai fait tout
mon possible pour l'empêcher de partir. Comme
nous étions à peu près du même âge et très familiers :
« cher ami, me répondit-il en souriant, tout ce que
« vous me dites là entre par une oreille et sort par
« l'autre. » Et cependant, quand je l'embrassai pour la
dernière fois, je vis des larmes rouler dans ses yeux ;
il avait un si bon cœur I »
« Je crus devoir lui écrire au Havre pour lui de-
mander pardon de toutes les difficultés que je lui
avais suscitées au sujet de sa vocation. Il me répondit :
« Vous me rappelez un souvenir qui pèse sur votre
(i) Vie du P. Chanel, p. 327.
VIE DU BIENHEUREUX
« cœur, et qui n'a pas même effleuré le mien. Allons,
« cher ami, ne pensez plus k cqs petits coups de bec que
« vous m'avez donnés au moment de nos adieux, l'es-
« time et l'affection que je vous ai vouées n'ont rien
« souffert dans cette circonstance... » La lettre se ter-
minait par ces mots : Au revoir, au ciel ou e?i Poly-
nésie. »
Au milieu du mois de septembre, les membres de
la Société de Marie se réunirent à Belley, dans leur
maison dite des Capucins, pour faire leur retraite sous
la présidence de Mgr Dévie et de Mgr Pompallier,
évêque deMaronée. A la suite des saints exercices, le
samedi 24, fête de Notre-Dame de la Merci, les prê-
tres qui composaient la petite Société, élurent canoni-
quement, conformément au bref d'approbation, pour
supérieur général le T. R. P. Jean-Claude-Marie
Colin, et tous, à sa suite, émirent les trois vœux reli-
gieux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Dans
cette circonstance personne ne témoigna plus d'em-
pressement que le serviteur de Dieu. Le P. Bourdin
lui ayant avoué qu'il hésitait, il le prit par la main et
l'embrassa : «Ah ! cher ami, lui dit-il, n'ayez peur, je
vous connais de trop vieille date pour mettre en doute
votre vocation. » Et le P. Bourdin s'enrôla à l'instant
sous la bannière de Marie (i).
(i) Parmi les vingt prêtres qui firent les vœux religieux le
24 septembre, nous devons citer le R. P. Marcellin-Joseph-
Benoit Champagnat, né à Marlhes, diocèse de Lyon, le 20 mai
1789, fondateur de l'institut des Petits Frères de Marie, qui
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 189
Pour s'affermir de plus en plus dans sa vocation et
pour attirersur sa mission les bénédictions du ciel, le
P. Chanel priait et faisait beaucoup prier. C'était ce
qu'il appelait, avant tout, ses préparatifs de départ. Il
fit graver et distribua par centaines une image de la
Vierge immaculée, avec cette invocation : Qiie par
vous., ô Marie., le nom du Sauveur des hommes soit
connu et adoré sur toute la teyn^e (i). Il exhortait les
âmes ferventes à répandre cette invocation dans les
écoles et les familles chrétiennes. De son côté, il s'en-
gageait à prier pour les auxiliaires de son apostolat.
Il promettait aussi d'associer à sa reconnaissance
tous ses futurs néophytes.
Personne n'estimaitplus le P. Chanel que Mgrl'évê-
que de Maronée. Aussi le jeune prélat s'empressa-t-ii
de le nommer son provicaire apostolique. Déjà le
T. R. P. Colin l'avait établi supérieur des pères et
des frères qui devaient s'embarquer pour l'Océanie.
Ce double titre lui imposa l'obligation de s'occuper
d'une manière plus spéciale des intérêts de la mission
et des préparatifs du départ.
Il se présenta d'abord à Mgr Dévie pour lui faire ses
s'est développé d'une manière vraiment miraculeuse. On a
commencé les travaux préliminaires pour introduire sa cause
de béatification.
(i) Dans cette image, l'invocation suivante entourait, comme
d'une auréole, la tête de la Vierge immaculée: Regina Societatis
Marice, ora pro nobis et ora pro sainte iufidelium : Reine de la
Société de Marie, priez pour nous, et priez pour le salut des
infidèles.
igO VIE DU BIENHEUREUX
adieux. Le vénérable prélat l'accueillit avec une bonté
mêlée de tristesse : « Mon enfant, lui dit-il, vous allez
donc nous quitter ! vous allez voir se réaliser l'aspira-
tion qui remplit votre âme depuis tant d'années. Vous
dirai-je que c'est le premier chagrin qui me vient de
vous ? Et cependant je m'en réjouis, puisque vous
obéissez, je n'en puis douter, à la volonté de Dieu qui
vous appelle aux travaux apostoliques. Plus d'une
lois, j'ai dû vous contrarier en m'opposant à votre dé-
part pour le nouveau monde; mais, je n'ajournais le
commencement de votre mission que pour m'éclairer
devant Dieu sur la réalité d'une vocation qui sort de
la voie commune. Du reste, il était bon que vous y
fussiez préparé par l'exercice du saint ministère. La
divine Providence a fait mieux encore : elle vous y a
disposé par la vie religieuse. La carrière dans laquelle
vous entrez, est à la fois belle et difficile. Attendez-
vous à des privations et des fatigues sans cesse renais-
santes. Mais, courage ! la sainte Vierge, dont vous
êtes l'enfant de prédilection, vous soutiendra, vous
consolera, et vous fera triompher des obstacles.
Adieu, recevez la bénédiction de celui qui ne vous
reverra plus sur la terre (i). » Le jeune apôtre se pros-
terna aux pieds du prélat, qui, attendri jusqu'aux lar-
mes, l'embrassa pour la dernière fois.
Il se transporta ensuite au couvent de Bon-Repos,
(i) Vie du P. Chanel,^. 33 1.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IQI
et parla des missions catholiques dans des termes qui
firent une profonde impression.
« La magnifique destine'e que celle de l'Eglise,
notre mère ! dit-il aux religieuses re'unies dans leur
chapelle. Elle doit, comme l'astre du jour, faire le
tour du monde pour l'éclairer et le vivifier. Sa course
lui est tracée par son divin époux. Il faut qu'elle la
poursuive et qu'elle l'achève, sans qu'aucun obsta-
cle puisse l'arrêter. Le ciel et la terre passeront, avant
que passe cette parole de Jésus-Christ : L'Evangile du
royaume sera prêché daiis tout l'wiivers {Math, xxiv,
14). Il n'y aura point de contrée, si reculée et si bar-
bare, où ne pénètre sa divine lumière. »
Puis, après avoir montré comment l'Eglise avait
rempli sa mission, il ajouta : « Dans l'impuissance où
vous êtes d'aller prêcher la foi aux extrémités de la
terre, ah ! mes chères sœurs, soyez autant de mission-
naires dans votre solitude bénie. L'apostolat de la
prière n'est pas moins efficace que celui du sacerdoce.
Il l'avait bien compris, l'apôtre des Indes, lorsque,
du fond de l'Asie, il écrivait à ses frères bien-aimés
de Rome : Je ne suis qu'un pécheur., et je ne mérite pas
de servir d' instrument aux miséricordes de Dieu sur les
Indiens ; cependant souvenez-vous de moi dans vos
prières, et je ne désespère pas que Dieu m'emploie à
planter la foi sur ces teintes idolâtres. Il fut révélé à
sainte Thérèse que la conversion de plusieurs milliers
d'infidèles avait été le fruit de ses prières. Peut-être,
direz-vous qu'il ne vous est pas donné de prier avec
192 VIE DU BIENHEUREUX
toute la ferveur de cette âme se'raphique ; mais, vous
êtes les membres vivants de cette Eglise, qui ne prie
jamais en vain, et, à ce titre, n'avez-vous pas le droit
d'unir vos vœux à ceux de TEpouse de Je'sus-Christ ?
C'est plus qu'un droit, c'est un devoir sacré...
« Souvent je vous ai priées de me venir en aide par
vos communions ferventes. Je ne puis mettre en doute
l'efficacité du secours que vous m'avez prêté dans
l'exercice de la charge que je viens de déposer. Si jus-
que-là vos prières m'out soutenu, pourrez-vous me
refuser leur appui, alors que j'en aurai plus besoin que
jamais ?
« A quelque distance que nous soyons les uns des
autres, efforçons-nous de travailler à la gloire de Dieu,
au bien des âmes, et à notre propre sanctification. En
vivant de la sorte, nous ne serons point séparés, nous
marcherons ensemble, et tôt ou tard, nous nous re-
trouverons au ciel, (i) »
Les religieuses, que ces paroles avaient vivement
émues, s'agenouillèrent et reçurent la bénédiction du
missionnaire.
Au sortir de la chapelle, il vit sa sœur à part. Il lui
adressa quelques paroles sur le prix de sa vocation,
l'encouragea à tendre incessamment vers la perfection
et se recommanda à ses prières. La jeune religieuse,
à son tour, félicita son frère de l'insigne faveur que
Dieu lui faisait en l'appelant à l'apostolat. Elle le pria
(i) Vie du P. Chanel, p. 333 et suiv.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IqS
de ne point l'oublier au saint autel. Et ainsi il n'y eut
que des pensées de foi et d'héroïsme échangées dans
cette conversation, qui fut la dernière pour ce frère et
cette sœur, si fidèles à leur vocation de renoncement.
Mais, la nature n'avait pas perdu de ses droits, et
quand le frère se fut éloigné pour toujours de son
regard, la sœur sentit son cœur défaillir; elle se jeta
aux pieds de sa supérieure et lui demanda la permis-
sion de pleurer.
En quittant Belle}'', le P. Chanel se rendit à la
Potière pour y prendre congé de sa famille. Il s'arrêta
d'abord à Ambérieux, présida, une dernière fois, la
congrégation des Filles de la Persévérance et distribua
l'image dont nous avons parlé et d'autres images sur
lesquelles il avait écrit : Prie^ pour moi. Chanel prêtre.
11 termina son allocution par ces mots : Je ne vous dis
pas adieu, mais au revoir au ciel. Que persomie n'y
manque.
De là, il se dirigea vers le grand séminaire de Brou.
Il s'entretint longtemps des missions de l'Océanie
avec M. Perrodin. Celui-ci racontait, plus tard, que
dans cette conversation la joie débordait du cœur du
P. Chanel, qu'il était aux anges. Il me conjura de
prier et de faire prier beaucoup pour lui. « Je vais
chercher mon salut bien loin., ajouta-t-il, en souriant,
et j'ai grand espoir de Vy trouver. »
Le lendemain, samedi i" octobre, il prit le chemin
de la Potière où il arriva d'assez bonne heure. Il parla
longuement sur les missions, mais sans laisser soup-
ir
194 VIE DU BIENHEUREUX
çonnerl'éloignement de celle qui lui était confiée. Son
frère nous assure qu'il paraissait être au comble du
bonheur. « Mais, quand reviendras-tu, lui demandai-
je ? — Qui peut le savoir ? répondit-il avec un aimable
sourire. Et puis ^ si on ne se revoit pas sur la terre^ on
se reverra au ciel. »
Le dimanche matin, fête du saint Rosaire, il se ren-
dit à l'église de Guet. M. Terrier, curé de la paroisse,
voulut qu'il chantât la messe et qu'il annonçât la pa-
role de Dieu. Il l'engagea à prêcher encore à vêpres.
Le nouvel apôtre en profita pour recommander la dé-
votion à la sainte Vierge et pour solliciter les prières
de ses chers compatriotes.
Sa bonne mère avait dîné au presbytère. « Après
vêpres, lisons-nous dans une lettre du P. Chanel,
nous continuâmes encore quelques instants la con-
versation. Puis, elle s'en alla tout occupée de la ma-
nière dont elle pourrait nous donner à dîner, le lende-
main. La pauvre mère ne pensait pas ne plus me revoir.
La chose pourtant s'est passée de la sorte. J'allai
faire une petite visite à M. le curé de Montrevel et cou-
cher chez M. le curé de Malafrétaz. Le lundi matin, je
vis mes deux sœurs et leurs familles, avant d'aller
dire la sainte messe à Gras. On fît aussi descendre
notre sœur Josephte,en sorte que je vis à peu près tout
mon monde, assez lestement pour venir dîner, le
même jour, à Attignat (i). »
( I ) Lettre à sa sœur, religieuse à Bon-Repos, 2 1 novembre 1 836.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL igS
Le curé de l'endroit, M. Vuillod Vincent, son ami
et son ancien condisciple, avait réuni le clergé du can-
ton. A la suite du repas, le P. Chanel prit modeste-
ment la parole en faveur de sa mission. Il demanda
une aumône et surtout des prières. Une somme assez
forte lui fut remise avec promesse qu'on ne ll'oublie-
rait point au saint autel.
Un de ses amis, M. l'abbé Gouchon, économe au
grand séminaire de Brou et plus tard mariste, « re-
marquant l'altération dont la figure du missionnaire
était empreinte, se méprit sur le caractère de cette
émotion. Il s'approcha de lui comme pour raviver sa
force. « Ah ! cher ami, lui dit le P. Chanel, je suis
moins découragé que jamais ; je ne suis ému que par
le bonheur de ma vocation et l'espoir du martyre (i). »
M. Louvet eut le bonheur de l'accompagner d'Atti-
gnat à Bourg et il ne se lasse pas de raconter les cir-
constances de cet heureux voyage. « Pendant le che-
min, que de belles choses il nous a dites sur les
Missions, sur la vocation des missionnaires et sur le
ciel qui est leur récompense I »
A Bourg, le P. Chanel prit la voiture qui le condui-
sit à Meximieux où il demeura un jour tout entier. Il
tenait à revoir ce petit séminaire où il avait goûté
tant de bonheur pendant quatre années.
Il arriva à Lyon le 5 octobre. Comme il pouvait dis-
poser de quelques jours, il fit plusieurs voyages dans
(i Vie du P. Chanel, p. 341.
196 VIE DU BIENHEUREUX
l'intérêt de sa mission. Partout sur son passage, à
Saint-Romain-de-Couzon, à Saint-Etienne, à Saint-
Chamond, dans les différentes communautés qu'il
visita, il recueillit ce qu'il demandait, des prières et
des aumônes.
Ce fut une véritable fête pour lui, lorsque à VHermî'
tage (i), berceau et alors maison mère des Petits Frè-
res de Marie^ il put embrasser plusieurs confrères et
surtout le P. Ghampagnat, fondateur de la congréga-
tion. Il adressa quelques mots à la pieuse communauté
sur le bonheur de la vie religieuse et les précieux
avantages de l'éducation chrétienne. En terminant, il
exhorta les Petits Frères de Marie a entretenir parmi
eux le feu du zèle apostolique, puisque leurs fonctions
sont un véritable apostolat. « Mais, combien ce zèle
deviendrait plus nécessaire à ceux d'entre vous
que Dieu appellerait aux missions étrangères ! Ne
l'oubliez pas, le zèle n'est que la charité en action,
et un bon religieux l'alimente par la prière et l'accom-
plissement de tous ses devoirs. »
Mgr de Maronée partit le premier pour Paris et se
fit accompagner des PP. Servant et Bret, et du F.
Joseph Xavier.
Le P. Chanel avait été chargé de compléter le maté-
riel de la mission et de l'expédier au Havre. Chaque
matin, il gravissait avec le P. Bataillon la colline de
(i) Entre le village de Lavalla et la ville de Saint-Ghamond
(Loire).
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL IQy
Fourvière et offrait le saint sacrifice à l'autel de
Marie (i). Le dernier jour, il suspendit au cou de l'en-
fant Jésus, que la sainte Vierge tient entre ses bras,
un cœur en vermeil. Ce coeur, que les missionnaires
s'étaient procuré par ordre de leur évêque, renfermait
leurs noms et leur consécration. Cet exemple ne sera
point perdu, et leurs successeurs, avant de quitter
la patrie, viendront tous se consacrer à Marie et
mettre leur noms à côtés de ceux des premiers apô-
tres maristes.
(i) Toujours le P. Chanel se rappellera N.-D. de Fourvière.
Le 21 octobre i83g, il écrira à M. Bajard, aumônier à l'Anti-
quaille de Lyon: « Toutes les fois que vous ferez une ascension
à Notre-Dame de Fourvière, faites-lui souvenir que je lui ai
demandé de nombreuses grâces au pied de son image véné-
rée, et veuillez, s'il vous plaît, joindre vos pieuses demandes
aux miennes. Je tâche de m'y trouver tous les samedis, quoi-
que douze heures après vous, à cause de notre méridien, qui
est en retard de tout cela sur le vôtre. »
^m)>i
CHAPITRE XIII
LETTRE DU T. R. P. COLIN AUX PREMIERS MISSIONNAIRES DE
l'oCÉANIE. — DÉPART POUR PARIS ET LE HAVRE. —
DIVERSES CORRESPONDANCES.
(i3 octobre — 24 décembre 1836.)
ES préparatifs du départ s'achevaient, lors-
^^^^ que le P. Chanel reçut pour lui et pour
ses confrères la lettre suivante du T.R.P.
Colin. On nous saura gré de reproduire en entier ce
précieux document.
A. M. D. G.et D. G. H. (i).
Belley, i3 octobre i836.
« Mes bien chers frères en jésus et marie,
« Que la grâce et la paix de Notre-Seigneur Jésus-
Christ et la protection de Marie notre mère soient
avec vous et vous accompagnent partout.
« J'ose vous en faire l'aveu, c'est avec une espèce de
secrète jalousie que je vous vois rompre avec un si
saint courage tous les liens de la chair et du sang pour
(i) Pour la plus grande gloire de Dieu et l'honneur de la
mère de Dieu.
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL I QQ
suivre la voix qui vous appelle et porter le flambeau
de la foi aux peuples de l'Océanie occidentale. Que ne
puis-je participer à votre bonheur et partager vos
peines et vos travaux, pour ensuite avoir une part à la
grande récompense que le ciel vous promet. Mais,
hélas ! mes péchés me rendent indigne de la grâce de
l'apostolat et du martyre. Souffrez, du moins, que je
vous donne quelques avis, qui peut-être pourront vous
être utiles, et qui seront pour vous une nouvelle preuve
de ma tendre affection.
« 1° Ne comptez jamais sur vous, ni dans la pros-
périté, ni dans l'adversité, mais uniquement sur Jésus
et Marie. Plus vous serez pleins de cette défiance de
vous-mêmes et de cette confiance en Dieu, plus vous
attirerez les lumières et les grâces du ciel sur vous.
L'homme de foi, qui place sa confiance en Dieu seul,
est inébranlable au milieu des plus grands dangers. Il
n'est ni téméraire, ni pusillanime ; il dit sans cesse :
Omnia possum in eo qui me confortât. Souvenez-vous
continuellement que le succès de votre mission sera la
récompense de votre foi et de votre confiance en Dieu
seul.
« 2° Ne perdez jamais de vue la présence du Sau-
veur du monde. C'est en son nom que vous partez ;
c'est lui qui vous envoie : Siciit misit me Pater ^ et
ego mittovos. Il sera avec vous partout comme autre-
fois il était avec ses apôtres ; il sera avec vous dans
vos courses, dans vos voyages sur terre, sur mer, dans
le calme comme dans la tempête, en santé comme
200 VIE DU BIENHEUREUX
dans la maladie ; si vous avez faim ou soif, il aura faim
ou soif avec vous. C'est lui que l'on recevra dans vos
personnes, que l'on persécutera si l'on vous persé-
cute, que l'on rebutera si l'on vous rebute. Voyez-le
donc partout, en tout temps, dans tous les événements
heureux ou fâcheux; voyez-le partout intimement uni
à vous, partageant vos travaux, vos souffrances, vos
joies, vos consolations. Rapportez-lui la gloire de
toutes vos actions, vous oubliant vous-mêmes, ne
vous regardant que comme de vils instruments. C'est
dans la pensée continuelle à ce divin Sauveur que
vous trouverez votre force, votre paix et toutes les lu-
mières dont vous aurez besoin.
« 3° Dans les persécutions, dangers, privations,
tentations, maladies, ne raisonnez Jamais avec vous-
mêmes; ne vous concentrez point au dedans de vous,
autrement les désolations, les regrets, la tristesse
s'empareront de vous et vous sentirez votre courage
et votre vertu singulièrement s'affaiblir. Mais portez
de suite vos vues, vos pensées sur Jésus et Marie, sur
le ciel, sur les souffrances du Sauveur, etc. Je vous
recommande extrêmement cette pratique; vous en
sentirez bientôt l'importance.
« 4° Soyez hommes de prière et d'oraison. Con-
vertir une âme est plus que ressusciter un mort; or,
tout cela ne peut se faire que par la prière. Priez
donc continuellement pour la conversion de vos infi-
dèles : offrez chaque jour vos actions à cette un, et un
jour par semaine au choix de chacun de vous, offrez
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 201
pour le même but et pour vos besoins particuliers
toutes les bonnes œuvres qui se feront dans chaque
branche de la Socie'té. Cette pratique vous attirera de
grandes grâces.
« 5° Quelque occupés que vous soyez, ne passez
aucun jour sans réciter au moins quelques dizaines de
chapelet. Mettez toujours chaque île où vous abouti-
rez sous la protection de Marie.
« 6° Autant que vous le pourrez et que le permet-
tront les circonstances des lieux, soyez toujours sim-
ples, modestes, pauvres, cependant propres dans vos
habits et tout votre extérieur, demandant les uns aux
autres les diverses permissions dont vous aurez
besoin, lorsque vous ne pourrez recourir à Mgr Pom-
pallier.
« 7° Vœ soîi, a dit l'Esprit-Saint, et ce sera surtout
en Polynésie que l'isolement sera dangereux : aussi il
n'y a que des circonstances nécessaires qui puissent
vous permettre de sortir ou de rester seul; dans tous
les autres cas, vous devez porter jusqu'au scrupule le
soin d'être toujours au moins deux ensemble, ne
serait-ce que pour aller vous promener. Cette pré-
caution vous mettra à l'abri de beaucoup de dangers.
« 8° Enfin, soyez unis en Jésus et Marie. Point de
contestation, point de raisonnement entre vous, obéis-
sant à Mgr Pompallier, comme àvotreévêque et votre
supérieur. Je vous renouvelle la recommandation que
je vous ai faite, de n'adresser les lettres que vous
enverrez en Europe, qu'au supérieur de la Société.
202 VIE DU BIENHEUREUX
« Je finis cette lettre par où j'ai commencé. Je vous
souhaite la paix, l'amour de Jésus et de Marie. Soyez
courageux; ne laissez point pénétrer la crainte, la
mélancolie dans votre âme. Relisez souvent cette
lettre; prenez en chacun une copie. Je vous embrasse
tous avec la plus tendre affection, et vous promets le
concours des prières de la Société tout entière. Pro-
fitez de toutes les occasions pour nous donner de vos
nouvelles.
« Je suis et serai toujours votre très humble et tout
dévoué serviteur.
« Colin, supét^ieur. »
Le P. Chanel fit de cette lettre la règle de sa con-
duite : aussi, il écrira, le i6 mai 1889, au T. R. P.
Colin : « Agréez nos bien vifs sentiments de recon-
naissance pour les sages avis que vous daignez nous
donner. Puissent-ils fructifier dans nos cœurs!...
Nous désirerions que nos cœurs fussent aussi brû-
lants que le climat sous lequel nous vivons. Mais,
hélas! combien il s'en faut qu'il en soit ainsi. Nous
tâchons de faire tous les jours nos exercices de piété
ensemble... Nous avons chacun une copie de votre
lettre que nous regardons tous comme un monument
de votre tendresse paternelle à notre égard. Nous
suivons le règlement que Monseigneur notre évêque
nous a dicté. Nous désirons bien tous ne pas mettre
obstacle aux effets des miséricordes de Dieu sur les
insulaires commis à nos soins. Mais, hélas ! nous
savons mieux désirer que faire... »
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2o3
Le i6 octobre, le serviteur de Dieu, accompagné du
P. Bataillon et des FF. Michel et Marie Nizier, quitta
Lyon pour se diriger sur Paris. A Roanne, le P. Ba-
taillon voulut voir un ancien condisciple et revint
quelques minutes après l'heure fixée. Le conducteur
de la voiture s'emporta et blasphéma le nom de Dieu.
Le P. Chanel en fut si vivement ému qu'il dit à ses
confrères : Récitons quelques prières et faisons des
actes de contriiiofi pour demander pardon au bon
Dieu des péchés qui viejinent de se commettre. Gomme
ils étaient seuls dans leur compartiment, ils récitèrent
en commun les prières indiquées. Puis, le P. Chanel,
reprenant sa gaîté ordinaire, charma ses confrères
par ses aimables conversations et par ses chants mé-
lodieux.
Arrivés à Paris, les voyageurs rejoignirent Mgr Pom-
pallier au séminaire des Missions étrangères, et re-
çurent dans cet établissement une généreuse hospita-
lité. « Je ne puis vous exprimer, écrit le P. Chanel,
tout ce que j'ai ressenti au fond de mon âme, dans
cette pieuse retraite où tant de saints prêtres se sont
préparés à l'apostolat et au martyre. Que de fois je
me suis recueilli dans la salle où l'on a déposé quel-
ques-unes de leurs reliques (i) !... »
Le lundi, 24 octobre, Mgr de Maronée envoya le
P. Chanel, le P. Bataillon et le F. Marie Nizier, pour
faire au Havre, les derniers préparatifs. Nos mission-
(i) Extrait d'une lettre au P. Gonvers, 10 novembre i836.
204 ^'^^ ^^ BIENHEUREUX
naires s'arrêtèrent à Rouen un jour et une nuit, et
furent reçus au grand séminaire avec un empresse-
ment fraternel. Au moment du départ, comme il était
déjà nuit, l'un des voyageurs, en fermant la portière,
meurtrit assez fortement un des doigts de la main
du P. Chanel, qui se contenta d'avertir d'attendre un
instant et ne fit pas connaître qu'il avait été blessé.
Le lendemain, en voyant sa main, ses confrères admi-
rèrent sa patience; car, toute la nuit, il avait dû
souffrir une vive douleur.
Au Havre, une pieuse veuve, âgée de 83 ans,
M'"^ Dodard, reçut les trois voyageurs avec cet em-
pressement qu'elle savait montrer à tous les mission-
naires. Le jour de la Toussaint, le P. Chanel prêcha
deux fois. Son second sermon eut lieu dans l'église
paroissiale d'Ingouville et produisit une grande im-
pression. M"^^ Dodard, dont la résidence était proche,
fut si touchée, qu'elle choisit le nouvel apôtre pour son
confesseur dans sa dernière maladie.
Tout en faisant les préparatifs du départ, les deux
missionnaires ne savaient point refuser les services
qui leur étaient demandés, dans la ville ou dans les
environs.
L'arrivée de Mgr Pompallier et de ses compagnons,
vers le milieu de novembre, porta à trente-quatre le
nombre des prêtres et des religieux qui recevaient
chez M"^^ Dodard la plus généreuse hospitalité.
Par suite des vents contraires, le moment si désiré
du départ se fit longtemps attendre, « Combien sou-
PIF.RRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2o5
vent, disait l'un des missionnaires, nous avons exa-
miné si le temps devenait favorable. Hélas ! les nuages
s'enfuyaient dans un sens contraire-, les girouettes
des édifices étaient constamment mal tournées. Les
marins paraissaient tristes, et il y avait encore des
âmes assez bonnes pour prier Dieu que notre départ
n'eût pas lieu de sitôt. »
Le P. Chanel profita de ce retard pour se livrer
avec ses confrères, à l'étude de la langue anglaise,
dont la connaissance lui paraissait indispensable. Il
regrettait vivement de n'avoir pu trouver, à Paris,
aucun livre qui lui donnât la clef des idiomes polyné-
siens. 11 écrivit plusieurs lettres, qui toutes expriment
les mêmes sentiments d'humilité, de foi et de con-
fiance en Dieu. On nous permettra de donner quel-
ques extraits de cette correspondance, dont la plus
grande partie est venue jusqu'à nous.
Le 21 novembre, il écrit à sa sœur, religieuse à Bon-
Repos : « Encore un petit mot entre nous deux, ma
bonne sœur, puisque nous pouvons le faire. Voici
bientôt un mois que je suis au Havre, ou, pour par-
ler plus exactement, à Ingouville, situé à quelques
minutes du Havre. Le mauvais temps nous retient
sur le rivage, malgré toute la ferveur des prières
qui se font pour nous. Tous les jours, nous nous
mettons à consulter les nuages pour voir la direc-
tion qu'ils prennent, et, presque tous les jours, ils
nous ont apporté pluie, grêle ou neige, éclairs et
tonnerre. Cependant, samedi dernier, l'espérance
206 VIE DU BIENHEUREUX
de revoir le beau temps nous est revenue. Di-
manche a e'té meilleur encore. Aujourd'hui, fête de
la Présentation de la sainte Vierge, nous commen-
çons à craindre, de nouveau, les vents contraires
et la pluie. Dieu soit béni de tout ! . . . Que per-
sonne ne se lasse de prier, parce qu'aucun d'entre
nous ne se lassera d'être reconnaissant et de s'en bien
trouver. »
Un mois après, il dit à sa sœur : « C'est pour
aujourd'hui, 23 décembre, qu'est fixé notre départ.
Mais il est bien possible que, d'après les impé-
nétrables desseins de Dieu, nous ne partions pas
encore tout à fait aujourd'hui (je commence à dire
aujourd'hui, parce que je vois qu'il est minuit et
quart), car l'excellente M'"^ Dodard, notre bienfai-
trice, se trouve dangereusement malade. Elle ne
cesse depuis quelque temps de demander à Dieu la
grâce de mourir quand sa maison sera pleine de
missionnaires. Elle en a maintenant plus qu'elle
n'en peut loger. Elle n'en a jamais eu autant à la
fois. Il est très possible que le bon Dieu lui ac-
corde l'effet de sa demande. C'est Mgr Pompallier
qui lui a administré le saint viatique et l'extrême-
onction. Ces deux cérémonies ont été des plus tou-
chantes, tant par la foi et la ferveur de cette bonne
dame, que par le nombre des missionnaires qui y
assistaient. Ce sera une bien triste consolation
pour nous que d'aller accompagner au cimetière
celle qui nous prodigue toutes sortes de soins et
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 207
d'attentions. Que la volonté de Dieu soit faite (i)!... »
Le jour de la Présentation de la sainte Vierge, il
adresse une lettre à la supérieure générale des sœurs
de la Providence de Portieux, pour solliciter des
prières. Nous y trouvons cette phrase: « Tout indigne
que Je suis de la sublimité de ma vocation, je ne vou-
drais pas l'échanger contre un royaume. Je manque
de tout, excepté de bonne volonté. Vous m'aiderez je
l'espère, à obtenir le zèle et les vertus nécessaires au
plus pauvre des missionnaires. »
A la fin du mois de novembre, il écrit au T. R. P.
Colin, et par lui à ses chers enfants de Belley : « Après
un mois d'attente, nous touchons, enfin, au moment
de notre départ. Le navire qui doit nous conduire
jusqu'à Valparaiso, est tout prêt à sortir du port,
si le bon Dieu ne juge pas à propos de l'y retenir
encore quelques jours. La Joséphine^ qui doit con-
duire Mgr Blanc avec ses vingt-deux missionnaires
des deux sexes, jusqu'à la Nouvelle-Orléans, partira
quand notre Delphine. 11 est convenu qu'on chan-
tera VAve 7naris Stella sur les deux navires. Tout
le monde a promis de le faire de bon cœur. Nous
sommes tous contents comme des 7'ois, et brûlons
tous du désir de nous confier à tous les dangers
(i) M™^ Dodard mourut quelques jours après le départ des
missionnaires, le i" janvier 1837. Elle disait à sa dernière
heure : « J'espère que le bon Dieu voudra bien me recevoir
dans son paradis, moi qui ai reçu ici-bas tous ceux qui étaient
envoyés en son nom, pour sa gloire et le salut des âmes 1 »
208 VIE DU BIENHEUREUX
de la mer, pour plaire à Notre-Seigneur et à sa sainte
Mère...
« Je suis bien édifié de la conduite de tous mes
confrères... Je devrais donner le bon exemple, et je le
reçois: voilà comme j'ai le malheur de laisser ren-
verser les choses... »
La supérieure des sœurs de l'Antiquaille, à Lyon,
lui avait demandé, pour elles et pour ses religieuses,
des images signées de sa main et de celle d'un autre
missionnaire. Il lui répond : « Pardonnez, mes très
chères Sœurs, à deux pauvres prêtres qui voudraient
bien être moins indignes du vif intérêt que vous leur
portez, s'ils ne répondent pas aux petites demandes
que vous avez l'extrême bonté de leur adresser.
L'épreuve serait peut-être trop forte pour leur peu
d'humilité. Malgré tous les grands et nombreux motifs
que nous avons de pratiquer cette vertu, qui est la
base et la sauvegarde de toutes les autres, nous ne
savons pas encore assez le faire, pour ne pas éprouver
une satisfaction trop humaine en donnant plusieurs
fois nos noms. Si nos âmes vous sont chères, écrivez
à la place de nos noms : Mon Dieu ! Aye^ pitié de ces
pauvres pécheurs que vous daigiiei envoyer à d'autres
pécheurs pour les aider à se sauver. Ne craignez pas
de répéter la même chose des milliers de fois...
« Nous voulons conserver votre lettre. Elle ne
laissera pas que de nous accuser, si notre zèle venait à
se refroidir. Oh, que d'âmes qui sauraient mieux que
nous faire glorifier le Dieu de toutes miséricordes !
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 209
Mais, mon Dieu, nous savons que vous aimez à vous
servir de la faiblesse pour triompher de la force. Que
nous manquera-t-il, si nous sommes assez heureux
pour ne jamais sortir d'entre vos mains? »
Cette lettre se termine par ces mots : Vipe le bon
Dieu !
L'enthousiasme des missionnaires était partagé par
les frères. Le futur compagnon du P. Chanel écrit
à son supérieur général, le 23 décembre : « Que je
m'estime heureux d'avoir été choisi, quoique j'en sois
très indigne, parmi les frères de Marie, pour être des
premiers de ceux qui portent la lumière de l'Evangile
à des peuples sauvages. Oh ! que Dieu en soit béni !
C'est lui qui m'a donné la vocation et me l'a fait suivre.
Je suis très content de partir, et je puis bien dire sin-
cèrement que je ne céderais pas ma place pour un
trône. Je ne crainspoint, car Marie, notre bonne mère,
sera mon guide dans toutes mes actions et mon
refuge dans mes peines (i). »
(i) Circulaire du P. Champagnat.
14
i
LIVRE SECOND
CHAPITRE PREMIER
VOYAGE DU HAVRE A FUTUNA
(24 décembre i836. — 8 novembre 1837.)
§ I — Voyage du H âpre à Valparatso.
Départ du Havre. — Tempête. — Relâche à Santa-
Cru^. — Mort du P. Bret. — Mission à bord.
(24 décembre i836. — 28 juin 1837.)
^^ E Jour attendu avec tant d'impatience se leva
sur l'horizon. [C'était le 24 décembre i836.
^g^^ Les nouveaux apôtres de l'Océanie furent
convoqués à bord de la Delphine. De leur côté, et à la
même heure, Mgr Blanc, archevêque de la Nouvelle-
Orléans, et ses missionnaires s'embarquèrent sur la
Joséphine. Dès que les voiles furent déployées, l'air
retentit de l'hymne Ape, maris Stella., chantée sur les
deux ponts d'une voix unanime. Les navires eurent
212 VIE DU BIENHEUREUX
de la peine à sortir du port. Une fois de'gagés des
obstacles imprévus qui les retenaient, ils prirent en
peu de temps le large, et disparurent aux yeux de la
foule accourue sur le rivage.
« Nous partons tous contents, écrit le P. Bret ; nous
nous reposons en paix, entre les mains de la sainte
Vierge, du succès de la traversée. Combien qui envient
notre sort, et méritaient plus que moi d'être choisis
pour la mission que nous allons remplir !...
« Le personnel du navire est trop nombreux pour
que chacun de. nous ait une cabine à lui seul. Loin de
m'en plaindre, Je m'en réjouis. J'ai, en effet, pour
conchambrier le bon P. Chanel, notre supérieur...
« Nos matelots paraissent assez bons. Quelques-
uns d'entre eux ont trouvé des médailles échappées de
nos poches, et les ont suspendues à leur cou, après
nous les avoir montrées. Le capitaine et le lieutenant
sont fort honnêtes (i). .. »
Nous apprenons par le journal de la traversée que
le navire faisait bonne route, lorsque soudain il fut
assailli par la tempête. Plusieurs vaisseaux furent
jetés à la côte. La Delphine et la Joséphine résistèrent
à la violence des vents. La sainte Vierge protégeait les
missionnaires.
« Mais, ce qui montre encore plus la protection
dont nous avons été l'objet, c'est que notre vaisseau
avait bravé la violence des flots avec un gouvernail qui
(i) Vie du P. Chanel^ p. 379.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2l3
ne tenait presque plus. Une amarre, que le capitaine
du port avait oublié de larguer assez tôt, s'est trouvée
engagée entre notre gouvernail et l'arrière du bâtiment.
Comme on ignorait les obstacles qui s'opposaient à
notre sortie, on a usé de tous les moyens de force pour
nous tirer d'embarras; et, une fois dégagés, on ne
s'est point mis en peine s'il y avait des avaries. Cepen-
dant, des quatre tenons qui attachaient le gouvernail
au vaisseau, deux étaient brisés et le troisième fort
endommagé. On ne s'en aperçut qu'après huit jours
de navigation... On attache le gouvernail pour l'em-
pêcher d'aller à la mer et on se dirige vers les Canaries.
« Pendant huit jours nous avons calme, mauvais
temps ou vent contraire. Nous pouvons à chaque ins-
tant perdre notre gouvernail et rester exposés à tous
les dangers. A voir l'inquiétude et la tristesse qui ré-
gnaient sur le visage de nos officiers, nous avions tout
à craindre. Le 7 janvier, une goélette approche ; nous
allons à elle, hissons le pavillon et demandons avec
le porte-voix un pilote pour nous conduire. Nous
sommes encore à quatre]lieues de la pointe de l'île, et
Santa-Cî^ui, port de relâche, est à cinq lieues de cette
pointe. »
Les missionnaires, pendant les jours de dangers,
n'avaient point oublié Celle que l'Eglise salue sous le
nom d'Etoile de la mer. Ils l'avaient invoquée avec
confiance, et lorsque, le 8 janvier, on jeta l'ancre, ils
récitèrent avec ferveur, en actions de grâces, le Te
Deiim et les litanies de Lorette. Leur cœur d'apôtre
214 "^lE I^U BIENHEUREUX
désirait une autre consolation. Pour la première fois,
depuis leur départ du Havre, la messe fut dite à bord
par Monseigneur, et tous les missionnaires commu-
nièrent de sa main.
Le lendemain, ils se rendirent tous à l'église prin-
cipale. Monseigneur fut reçu solennellement par tout
le clergé, et célébra la messe, au milieu d'un grand
concours de fidèles. Les missionnaires eurent aussi le
bonheur de monter au saint autel.
Nos voyageurs ne croyaient s'arrêter à Santa Crii:{
que quelques jours, ils durent y séjourner près de
deux mois. Comme il s'agissait de couler plusieurs
pièces de cuivre et que cette opération était inconnue
dans le pays, on ne réussit qu'après un grand nombre
d'essais infructueux.
Mgr Pompallier avait refusé l'hospitalité que lui
avait offerte l'évêque de Lagiina. Il ne voulut pas se
séparer de ses compagnons de voyage, et habita avec
eux la modeste chambre d'une auberge. Nous savons
que les missionnaires, pour se préparer et s'accoutu-
mer aux fatigues et aux privations, couchaient sur des
planches et menaient une vie très mortifiée. Combien
il leur en coûtait de ne pouvoir partir. « Au lieu
d'une relâche de courte durée, écrit le P. Servant,
nous fûmes obligés de séjourner pendant cinquante
jours, ce qui était propre à mettre notre patience à
l'épreuve. »
La maladie vint s'ajouter aux autres privations.
Fatigués par les rudes épreuves de la traversée du
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2l5
Havre à Santa Cru:{, les missionnaires avaient espéré
de trouver, dans ce port, le repos et les secours que
réclamait leur santé. Ils furent trompés dans leur
attente. La saison était mauvaise, et une espèce d'épi-
démie régnait sur ce rivage. Tous en ressentirent plus
ou moins les atteintes. Quand on se remit en mer, le
28 février, ils n'étaient pas encore rétablis. Le P. Bret
surtout était en proie à un violent mal de tête, auquel
se joignit bientôt une fièvre très ardente que rien ne
put maîtriser.
« Malgré nos vœux et nos larmes, écrit le P. Chanel
à sa mère (i), le bon Dieu nous l'a ravi; il lui a plu
de le couronner avant le combat...
« Quelle perte pour notre mission, et pour mon
cœur quelle blessure ! Mais que dis-je? la destinée de
notre cher défunt est bienplus digne d'envie que pro-
pre à jeter dans le deuil et les larmes. En effet, sa con-
duite fut constamment exemplaire. Sa piété était vive et
douce. Elle prit de bonne heure le caractère d'un zèle,
d'un dévouement apostolique.
« Dans sa dernière maladie, quoiqu'il souffrît beau-
coup, il était patient et résigné. Souvent il nous disait
de prier auprès de lui, et de ne pas craindre de le fati-
guer. Lui-même, le crucifix à la main, ne cessait de
s'entretenir avec Dieu. Le dimanche des Rameaux, Je
lui donnai le saint viatique et l'extrême-onction. Le
lendemain matin, il me dit qu'il touchait à sa fin,
(i) Valparaiso, juillet 1837.
2l6 VIE DU BIENHEUREUX
qu'il me remerciait de tous les soins que je lui avais
prodigués, qu'il était heureux de mourir mariste,
qu'il lui importait peu que son corps fût dévoré par
les poissons ou par les vers. A sept heures du soir, il
s'endormit doucement dans le Seigneur... (i) » C'était
le lundi saint, 20 mars iSSy.
Le lendemain matin, Monseigneur célébra la messe
pour le repos de l'âme du jeune missionnaire. Tous
communièrent à la même intention. Vers les neuf
heures, Sa Grandeur fit la cérémonie des funérailles,
en présence de tout l'équipage. Elle adressa quelques
paroles, qui firent couler bien des larmes ; puis, le
corps fut confié à l'Océan jusqu'au jour de la résur-
rection glorieuse. Tout le jour, le pavillon de deuil
flotta sur le navire. On était sous la ligne. Aucun
matelot ne songea à se divertir par la cérémonie
d'usage, connue sous le nom de baptême de la ligne.
Dès qu'il le put, le P. Chanel écrivit au T. R. P.
Colin pour lui annoncer la perte qu'il venait de faire.
« Le brick le Hiidson^ qui vient de partir pour Bor-
deaux, vous porte une nouvelle qui va vous causer
une bien grande affliction, en vous apprenant la perte
que nous avons faite de l'un de vos enfants. Heureu-
ment, toutes les circonstances, qui peuvent consoler
dans un semblable événement, se rencontrent dans le
coup qui nous a frappés. Il nous a quittés, le bien
cher confrère, pour retourner dans le sein de son"
(i) Vie du P. Chanel, p. Sgi.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 11']
Dieu. Mais il ne saurait cesser d'être notre ami, notre
confrère. Il n'a changé qu'un nom, celui de mission-
naire, contre celui de protecteur de notre mission.
Puissent tous vos enfants, présents et futurs, ter-
miner leur carrière dans des conditions aussi rassu-
rantes. Notre nombre a diminué ; mais, notre courage
et notre confiance en Dieu semblent prendre, de jour
en jour, de nouvelles forces (i). »
« Cet événement si triste pour nous, raconte le
P. Bataillon, fut le signal de la conversion de tout
l'équipage. Déjà, depuis quelque temps, nous nous
occupions a instruire les matelots. Quelques-uns
avaient cédé à nos exhortations et s'étaient approchés
des sacrements. Après la mort du P. Bret, ce fut un
ébranlement général. Je me rappellerai toujours cette
mission à bord, ce chant des litanies et des cantiques
qui, tous les soirs, partait de notre vaisseau. Non, je
n'oublierai jamais les faveurs dont Dieu nous combla,
comme pour nous faire perdre de vue la perte d'un
confrère. »
Le F. Marie Nizier nous apprend que le P. Chanel
se distingua entre tous par son zèle à instruire les
matelots. Ses manières obligeantes et pleines d'égards
lui avaient concilié l'estime de tous ceux qui étaient
sur le navire. Ses instructions étaient mieux goûtées
que celles de ses confrères. Les matelots trouvaient
qu'zV prêchait bien. « De fait, ajoute le bon frère, il
(i) Valparaiso, 23 juillet iSSj.
2 15 VIE DU BIENHEUREUX
expliquait avec tant de simplicité' et de clarté ce qu'il
leur disait, que les plus bornés ne pouvaient manquer
de le comprendre. »
Il fit aussi, de temps en temps, le catéchisme aux
frères, pendant la traversée, et il veillait avec un soin
vraiment paternel à ce qu'ils eussent tous les secours
temporels et spirituels.
Ecoutons Mgr Bataillon : « Le P. Chanel, qui était
notre supérieur, fut aussi notre modèle en toute
chose. Toujours bon, toujours égal, toujours patient et
résigné, dans les diverses épreuves qui accompagnent
d'ordinaire de si longues traversées; plein d'affabilité,
d'égards, de prévenances pour tout le monde, il n'au-
rait pas fait de la peine à un enfant; prêt à consoler, à
encourager et à rendre tous les services qui dépen-
daient de sa charité. Nous ne l'avons jamais vu de
mauvaise humeur. En un mot, je ne me souviens pas
d'avoir rien remarqué de tant soit peu répréhensible
dans sa conduite extérieure et dans ses rapports avec
le prochain. » « Je l'ai dit bien des fois et je me plais
à le déposer ici, je n'ai jamais rencontré un homme
plus doux, plus modeste et plus candide. Il ne man-
quait point de prudence, mais ce qui le distinguait
surtout, c'était la simplicité de la colombe, et tout
dans sa personne portait à croire qu'il conservait
l'innocence de son baptême. » (i)
Le 27 avril, survint une tempête si violente qu'elle
(i) Rome, 8 avril iSS/.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 219
menaça plus d'une fois d'engloutir la Delphine dans
les flots. La sainte Vierge, à coup sûr, la préserva du
naufrage. Depuis ce jour, le voyage n'offrit rien d'ex-
traordinaire jusqu'à Valparaiso.
Comme le P. Chanel l'e'crit à sa mère :
« Il y a sur mer des jours où la navigation est fort
agréable; il y en a d'autres aussi qui sont bien propres
à dégoûter de la navigation. Si je ne m'étais embarqué
que pour le plaisir de voyager, les tempêtes qui nous ont
assaillis diminueraient bien l'envie de recommencer
cette promenade. Mais, grâce à Dieu, qu'il fasse beau
ou mauvais temps, le missionnaire est toujours con-
tent de s'être mis en route.
« Nous avons célébré, dans notre traversée, les plus
belles fêtes de l'année. Quelquefois nous avons eu le
bonheur d'offrir le divin sacrifice ; d'autres fois nous en
avons été privés à cause de la trop grande agitation du
navire. Nous nous unissions alors aux âmes pieuses,
qui pouvaient faire plus que nous... (i) »
Enfin, le 27 juin, il fut permis aux missionnaires de
saluer la terre, et le lendemain ils entraient dans le
port de Valparaiso.
« A peine avons-nous jeté l'ancre, dit le P. Batail-
lon, que trois pères de la congrégation de Picpus
montent à bord, nous embrassent comme des frères,
nous offrent leur maison et tout ce qu'ils possèdent,
avec une générosité que je n'oublierai jamais. Mgr de
(i) Vie du P. Chanel^ p. 390.
220 VIE DU BIENHEUREUX
Maronée fut, en particulier, l'objet des attentions les
plus délicates. Il se vit conduire comme en triomphe
à l'église des bons pères. Nous chantâmes un Te
Deum d'action de grâces et les litanies de la sainte
Vierge. Le lendemain, fête des SS. apôtres Pierre et
Paul, Monseigneur officia pontificalement, en pré-
sence d'une foule nombreuse.
« Un spectacle encore plus beau vint inonder notre
cœur de la joie la plus douce. Les gens de notre
équipage, qui nous avaient déjà tant consolés pendant
la traversée, s'approchèrent de la table sainte, et ceux
qui n'avaient point été confirmés, reçurent, ce même
jour, le sacrement de confirmatton. »
§. 2. — De Valparaiso à Taïti.
Séjour à Valpaî^aiso. — Les îles Gambier. — Tàiti.
(3o juin — 4 octobre iSSy.)
Le séjour des missionnaires à Valparaiso fut d'un
mois et demi. Comme la Delphine était arrivée au
terme de son voyage, il fallait trouver un autre navire
pour se rendre dans les îles de l'Océanie. Bien du
temps se passa en recherches inutiles. Pendant ce
séjour, trop prolongé au gré de leurs désirs, nos apô-
tres tournèrent leurs regards vers la patrie et écrivirent
des lettres touchantes.
Le P. Chanel adressa à sa mère une lettre dans
laquelle se montre toute sa piété filiale. Nous en avons
déjà cité quelques passages. Elle se termine par ces
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 221
mots : « Ma bonne mère, je crains d'avoir oublié de
vous demander votre béne'diction, à l'heure de nos
adieux. Je vous conjure de me la donner, non seule-
ment quand vous aurez lu cette lettre, mais encore
tous les jours de votre vie. Elle m'atteindra, soyez
en sûre, malgré la distance qui nous sépare (i). »
Le 23 juillet, il écrivit au T. R. P. supérieur géné-
ral. Dans cette lettre, dont nous avons donné un
extrait, il le prie de dire à tous ses chers ejifants du
petit séminaire de Belley combien leur soupenh^ lui
est précieux , Et leur adressant la parole, il s'exprime
ainsi :
« Mes bien chers amis, il y aura bientôt une année
que la divine Providence nous a séparés. Je puis vous
dire que j'ai tenu la parole que je vous donnai dans
ma dernière lettre, d'être toujours au milieu de vous
par mon cœur. Tandis que notre Delphine m'emportait
bien loin de vous, combien j'aimais à vous suivre
dans vos démarches les plus importantes pour votre
bonheur !
« Je ne suis pas encore, "avec Monseigneur notre
Vicaire Apostolique, et tous ses autres ouvriers, au mi-
lieu des pauvres sauvages, dont je vous parlais si sou-
vent et avec tant de plaisir. On nous raconte, à leur
sujet, les choses les plus capables d'enflammer notre
courage et notre zèle. Non seulement des mission-
naires, mais des voyageurs qui en viennent, nous disent
(i) Vie du P. Chanel, p. SgS.
222 VIE DU BIENHEUREUX
que c'est une moisson toute prête à être recueillie.
Quelle ne serait pas notre joie, si Dieu suscitait parmi
vous de nombreux ouvriers pour venir partager nos
fatigues et nos consolations ! Ne calculez point avec les
sacrifices ; plus ils seront grands, plus vous devez
vous estimer heureux de pouvoir les offrira Celui qui
a tout fait pour nous...
« Nous allons, dans quelques Jours, nous confier
de nouveau à l'élément qui nous a portés jusqu'ici.
Nous serons sur un navire américain appelé VEiirope.
Nous ne ferons que toucher aux îles Gambier etTaïti.
Notre navire nous laissera aux îles Sandwich. Puis,
une autre occasion ne manquera pas de nous être
fournie par la divine Providence pour nous diriger vers
l'archipel des îles Carolines.
« Vous consentez bien, je pense, à ce que nous
disions à nos pauvres sauvages que nous avons laissé
dans notre patrie de jeunes et nombreux mission-
naires, qui hâtent par leurs désirs le moment où ils
pourront venir nous aider à les évangéliser... Soyez
toujours missionnaires de prières, en attendant que
vous puissiez l'être d'action. J'aime bien à vous voir
sous la sauvegarde de la sainte Vierge. Adieu, adieu,
mes chers amis. »
Cette lettre nous apprend que les négociations de
Mgr Pompallier avaient fini par aboutir. Les mission-
naires Maristes et ceux de la société de Picpus mon-
tèrent sur le brick américain VEuropa^ et quittèrent
le port de Valparaiso, le lo août.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 22 3
Le nouvel e'quipage était loin de ressembler à celui
de la Delphine. Un des officiers, apprenant qu'il y
avait à bord des missionnaires papistes, comme il les
nommait, ne voulait pas y monter. Cependant, après
avoir juré contre eux, il finit par s'embarquer. Les
matelots partageaient plus ou moins ses préjugés
contre la vraie religion et ses ministres.
« Prions pour eux, dit le P. Chanel à ses confrères,
et so3'ons à leur égard pleins de bonté et de prévenance. »
Ce conseil fut suivi, et bientôt la défiance et la haine
firent place à l'estime et à l'affection. Plus les marins
virent de près les missionnaires, plus ils se félicitè-
rent de les avoir à bord de leur navire. Tout leur
plaisir fut de converser avec eux, d'entendre leurs
cantiques, de les voir prier et célébrer les saints mys-
tères. Souvent même le capitaine les pressait de chan-
ter pour avoir, disait-il, un vent favorable.
Le cœur de l'officier dont nous avons parlé fut
tellement changé, qu'il ne voulait plus se séparer des
missionnaires et qu'il leur promit de se faire instruire
dès qu'il serait à Taïti. Il racontait, en riant, que sa
haine contre les papistes lui venait de sa mère, qui se
plaisait à lui dépeindre les prêtres catholiques comme
des espèces de monstres, que l'on ne saurait toucher
et même apercevoir, sans se souiller. « Aussi, ajoutait-
il, j'avais conçu une telle aversion contre eux que j'avais
juré de ne jamaisme trouver en leur compagnie. Mais
vos bons procédés ont bien vite changé mes sentiments
et fait disparaître les préjugés de mon éducation. »
224 VIE DU BIENHEUREUX
Mgr Pompallier eut l'heureuse idée, avant d'arriver
en Océanie, de faire faire la retraite annuelle. Il prési-
dait les exercices et le P. Chanel donnait les sujets de
méditation. « Je n'oublierai jamais cette retraite au
milieu de l'Océan, nous disait Mgr Bataillon. Oh !
qu'il est facile de méditer sur la vanité des choses de
ce monde, lorsqu'on n'est séparé de l'abîme que
par quelques planches ! Quand on n'aperçoit que le
ciel et les flots courroucés de l'Océan, la grandeur de
Dieu paraît tout entière. Oui, si les soulèvements de la
mer sont admirables, le Seigneur, qui les excite^ est
encore plus admirable (ps. 92). A la vue de ces mer-
veilles, l'homme se trouve comme anéanti, et il n'a
point de peine à tourner ses regards vers Celui qui
est le maître de la vie et de la mort. » La retraite
se termina, le 24 août, par le renouvellement des
vœux.
Le 1 3 septembre, VEuropa était devant Mangaréva,
la principale des îles Gambier. C'est là qu'elle devait
déposer les pères de la société de Picpus, qui, depuis
le Havre, avaient été les compagnons des missionnaires
JNIaristes.
Grâce au zèle de Mgr Rouchouze et des mission-
naires de la congrégation de Picpus, la foi avait fait
de rapides progrès. Aussi, à peine l'ancre est-elle jetée,
qu'un grand nombre de naturels montent à bord, ne
savent comment exprimer leur joie de voir un autre
évêque et d'autres missionnaires. Ils se jettent à ge-
noux, baisent l'anneau de Mgr, serrent la main des
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 225
pères, font le signe de la croix et crient de toutes leurs
forces qu'ils sont chrétiens.
Le 14, Mgr Pompallier célébra les saints mystères
dans une pauvre église de bambous, en présence de
Mgr Rouchouze, de sept prêtres et de six catéchistes.
Pendant toute la messe, les chrétiens qui étaient
accourus en grand nombre, chantèrent des cantiques
avec un accord surprenant. Les missionnaires étaient
attendris jusqu'aux larmes.
Après le déjeuner, ils se rendirent tous dans la
grande île à la suite des deux évêques. Le roi vint à
leur rencontre. Le rivage était couvert de chrétiens,
tous à genoux, criant de toutes leurs forces salut! et
demandant la bénédiction. On eut de la peine à se
frayer un passage, parce que tous voulaient toucher
et baiser la main du nouvel évêque et des mission-
naires. On n'entendait que les cris : salut, Mission-
?iaires ! Chrétiens^ catholiques, apostoliques, romains!
Jésus-Christ ! Vierge Marie ! Arrivés à l'église ils ré-
citèrent tous ensemble la doctrine chrétienne et chan-
tèrent un cantique avec beaucoup d'entrain. Le P.
Maigret, provicaire de Mgr Rouchouze, leur adressa
quelques paroles de circonstance.
De l'église, ils allèrent dans la pauvre cabane du
missionnaire. Ils y passèrent toute la journée, au mi-
lieu de ces bons néophytes, qui les entouraient, leur
demandaient leurs noms, ceux de leurs pères et de leurs
mères. En apprenant la mort du P. Bret, ils versèrent
des larmes. « Qu'avez-vous fait d'un corps si. saint?
i5
2 26 VIE DU BIENHEUREUX
reprend le roi. Pourquoi ne m'avez-vous pas apporté
un si grand tre'sor ? Comment vous-mêmes n'êtes-
vous pas morts de chagrin? »
Le soir, les bons néoph3^tes demandent à voir Mgr
Pompallier. Les deux évêques et leur suite sont placés
sur une petite élévation. Quelle n'est pas leur surprise,
lorsqu'ils voient tomber à leurs pieds une grande quan-
tité de cocos, de bananes, etc. ! C'étaient leurs présents.
Tous poussent un cri, qui répond à notre pipat ! et
chantent un cantique. Mgr Rouchouze leur fait une
petite allocution. Ils ne se retirent que vers la nuit,
et on les entend, dans toute la vallée, réciter leur prière
en commun.
Le lendemain, les missionnaires sont témoins de
semblables manifestations de leur foi. Passant devant
un des temples que l'idolâtrie avait élevés et que la
religion venait de rendre inutiles, ils trouvent des ou-
vriers occupés à tailler des pierres. Montrant l'effigie
d'un g^ros rat sur une poutre : Voilà, disent-ils, le
Dieu que nous adorions autrefois.
Les nouveaux apôtres de l'Océanie occidentale
étaient dans l'admiration, et ne savaient comment
exprimer leurs sentiments de joie et de bonheur. Le
P. Chanel était ému jusqu'aux larmes. Elevant les
regards vers le ciel, il dit : ce O Marie, faites éclater
ce prodige dans les archipels qui nous sont échus en
partage ! Il y va de la gloire de votre divin Fils, de
votre honneur et du salut des âmes. »
Mais il était temps de se rapprocher de VEuropa,
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 227
qui devait remettre à la voile, le soir de ce même jour.
Mgr Rouchouze voulut bien les accompagner avec ses
apôtres, et leur fit les plus touchants adieux. L'ancre
fut leve'e, le i6 septembre, et un vent favorable les
poussa rapidement vers Taïti. Toutes les conversa-
tions des nouveaux apôtres roulaient sur ce qu'ils
venaient de voir et d'entendre. « Que ce bon évêque
et ses prêtres, disaient-ils, doivent être heureux au
milieu de leurs fervents néophytes ! Quand pourrons-
nous, à notre tour, jouir du même bonheur ? » Le P.
Chanel note, dans son journal^ l'anniversaire de cette
visite aux îles Gambier, comme une des belles e'poques
de sa vie.
U'Europa jetait l'ancre devant Taïti, le 22 septembre.
Le navire est immédiatement entouré d'une multitude
de pirogues. « Le consul américain, nous dit Mgr Ba-
taillon, est le premier à venir nous saluer. Notre véné-
rable évêque fait demander à la reine Pomaré^ ou
plutôt à M. Pritchard, ministre protestant, la per-
mission de descendre à ten'e. Quoique plus d'une fois
cette faveur eiàt été refusée aux pères de Picpus, on
n'osa pas suivre envers nous le même s3Astème. Nous
pûmes donc mettre le pied sur le sol de Taïti.
« Monseigneur s'empressa de rendre visite au consul
américain, catholique originaire de Hollande, qui avait
déjà bien mérité de la religion par les services qu'il
avait rendus aux missionnaires de Picpus. En traver-
sant PjpezVz, qui n'était, du reste, qu'un chétif et
misérable village, nous remarquâmes l'immense diffé-
228 VIE DU BIENHEUREUX
rence qu'il y a entre un pays catholique et une contrée
protestante. Aux Gambiei^, il avait suffi de quelques
années pour changer la face de l'île ; à Taïti, la civili-
sation n'avait presque fait aucun progrès, malgré le
séjour prolongé des ministres protestants.
« Notre Vicaire Apostolique voulut offrir ses hom-
mages à la reine Pomaré. Le P. Maigret, qui se rendait
aux Sandwich^ était notre interprète. Un hangar assez
pauvre servait de palais à Sa Majesté, que nous trou-
vâmes assise à terre, selon l'usage du pays. Aux
questions qui lui furent posées, elle ne répondit que
par quelques monosyllabes lentement articulés. Ses
réponses se résumaient toutes à insinuer qu'elle dési-
rerait nous garder dans son île, mais qu'elle craignait
M. Pritchard.
« Il fallait donc songer à aller plus loin, et, par
conséquent, trouver un navire qui pût nous conduire
dans les îles de l'Océanie occidentale. Sa Grandeur
crut n'avoir rien de mieux à faire que de louer une
goélette, qui serait ainsi complètement à notre dispo-
sition. Le marché fut conclu avec le consul américain,
propriétaire de la Raiatéa. Un officier de marine,
M. Stocks, qui avait été passager avec nous depuis
Valparaiso, s'offrit à être notre capitaine.
« Pendant qu'on s'occupait des préparatifs, nous
allâmes, un jour, visiter une partie de l'île. Nous
gravâmes sur des arbres la croix du Sauveur et les
saints noms de Jésus et de Marie, pour qu'à la vue du
signe sacré de la croix le démon prît la fuite, et que
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 229
Dieu daignât envo3'er à ces îles le flambeau de la vraie
foi. »
Taïti appartenait au vicariat de l'Océanie orientale.
Mgr Pompallier eut néanmoins à exercer son minis-
tère sur une âme soumise à sa juridiction par droit de
naissance. Voici comment il raconte le fait :
« Hier, le Pro-vicaire, m'a pre'senté à baptiser un
enfant de six ans environ, né dans la Nouvelle-Zélande.
Le père, qui est employé sur notre navire, et qui est
catholique, promet de l'élever selon la doctrine de
l'Eglise. Il l'avait confié jusque-là à des personnes de
Taïti ; maintenant il va l'emmener avec lui sur les
mers. Je l'ai donc baptisé solennellement dans ma
chambre du navire, devant une sorte d'autel où j'ai
dit la sainte messe. Ensuite, je lui ai donné la Confir-
mation. L'enfant s'est prêté avec empressement aux
cérémonies que je faisais. Tous les prêtres et les caté-
chistes étaient présents.
« Ce petit chrétien sera donc, pour l'Eglise, le
premier de ses enfants dans la Nouvelle-Zélande. Ne
semble-t-il pas être venu au-devant de la bonne nou-
velle que nous sommes heureux de portera ces peuples
lointains? (i) »
La veille du départ, 3 octobre, Mgr de Maronée et
le P. Chanel célèbrent la messe dans l'oratoire du
consul américain, qui leur avait demandé cette faveur.
(i) Annales de la Propagation de la foi, tome X, p._ 409,
23o VIE DU BIENHEUREUX
§ 3. — Voyage de Taiti à Fîitiina.
Le roi de Vavao refuse de recevoir les missionnaires.
— Fondation de la mission de Wallis.
(4 octobre - 8 novembre 1837.)
Les adieux des missionnaires à leurs derniers com-
pagnons de voyage firent couler bien des larmes ; car,
de part et d'autre, on s'estimait et on s'aimait. Au
moment où la Raiatéa mit à la voile et passa devant
VEîiropa, les deux équipages hissèrent leur pavillon
et se saluèrent de nouveau.
Le matin du 5 octobre, on découvrit plusieurs îles
de rOcéanie occidentale. Mgr Pompallier et leP. Cha-
nel voulaient qu'on s'arrêtât dans celle d'f//z7ea; m^ais
divers obstacles les obligèrent à renoncera leurprojet;
ils se dirigèrent vers Vavao, qui, par son étendue et
son importance, tient le second rang parmi les îles de
Farchipel Tonga.
« Dès que nous l'aperçûmes, écrit le P. Bataillon,
nous tressaillîmes de joie ; mais, hélas ! à peine com-
mencions-nous à la côtoyer, pour trouver un ancrage,
qu'une tempête s'éleva, comme si le démon déchaînait
sa rage, à la vue des apôtres qui s'efforcent de ren-
verser son empire. La pluie tombait par torrents ; le
vent soufflait avec violence. Tout à coup l'orage
s'apaise ; une effrayante obscurité nous environne ; la
foudre seule, qui, à chaque instant, déchire et sillonne
les nuages, éclaire cette nuit horrible. Vainement nos
matelots font des efforts inouïs pour résister à la vio-
PlERRE-LOUiS-MARIE CHANEL 20 1
lence des courants qui nous entraînent vers les récifs ;
nous n'en sommes plus séparés que de la longueur de
notre navire. Nous tombons à genoux : Mon Dieu^
saiivei-7ious, nous périssons ! 0 Mairie ! voye^ vos
enfants. Et soudain un coup de vent éloigne notre
navire des récifs.
« Toutefois, c'était encore l'heure des épreuves. Des
courants impétueux nous entraînent de nouveau vers
lesécueils. On se hâte de détacher la chaloupe, afin
de sauver au moins l'équipage. Un second coup de
vent nous repousse loin des rochers, et nous permet
de regagner la haute mer. Nous vîmes notre capitaine
à genoux s'écrier comme hors de lui-même : O Provi-
dence l O Pî^ovidence ! — Depuis que Je parcoures les
mers, nous dit-il, fai couru de grands dangers ; mais
je n'ai jamais été si près de la mor^t. Deux minutes de
plus et 710US étions écrasés contre ces rochers escarpés.
Vous devez penser si Monseigneur et ses mission-
naires remerciaient la sainte Vierge, dont l'Eglise
célébrait, ce même jour, 22 octobre, le glorieux patro-
nage. Un Te Deum et les litanies de Lorette furent
chantés en action de grâces à bord du navire.
« Dès la pointe du jour, on se rapprocha de l'île.
Monseigneur fit réciter, en faveur de ses premiers en-
fants qu'il allait visiter, le Veni Creator^ VAve maris
Stella et le Miserere, et il régla qu'on réciterait ces
mêmes prières pendant neuf jours, toutes les fois qu'on
aborderait dans une île non convertie.
« L'ancre est jetée vers mùdi. A l'instant une foule
232 VIE DU BIENHEUREUX
de naturels montent à bord. Qu'ils nous intéressent,
et que nous regrettons de les voir en proie aux ravages
de l'hérésie ! Bientôt arrive un ancien matelot de l'^^-
îrolabe, le seul français qui se trouve dans cette île,
depuis 10 à 12 ans. Il nous donne tous les renseigne-
ments que nous désirons. Il nous dit, en particulier,
que nous pouvons sans difficulté nous rendre auprès
du roi, et qu'il nous servira d'interprète.
« Quand on fut auprès de Sa Majesté, Monseigneur
lui demanda si Elle voulait recevoir dans ses États
quelqu'un de sa suite, pour y étudier la langue et en-
seigner, s'il le fallait, les connaissances des grandes
nations civilisées. Vous pouveiy répondit le roi de-
meiirer dans toute mon île. Quant an désir que vous
ma7iifeste:[ de faille part de vos connaissances à mes
sujets, je ne puis rien vous permettre avant l'arrivée
de M. Thomas. »
Avant de se retirer. Monseigneur fît au roi quelques
petits présents et l'invita à dîner pour le lendemain.
Sa Majesté, ne voulant pas se laisser vaincre en géné-
rosité, envoya à bord de la Raiatéa une corbeille de
fruits et quatre énormes poissons.
Le roi de Vavao fut fidèle au rendez-vous. Après
le dîner. Monseigneur et le P. Chanel amenèrent la
conversation sur les questions de la veille. Sa Majesté
ne voulut encore donner aucune réponse sans avoir
pris l'avis de M. Thomas, le chef des ministres pro-
testants. Au surplus, ajouta-t-Elle, /\ii embrassé la
religion qu'il nous a apportée; mon dessein est de la
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 233
garder. Que pourriei-vous m' apprendre de plus ?
Monseigneur ne se découragea pas. Tout en ména-
geant la réputation des missionnaires protestants, il
.insinua l'illégitimité de leur mission. Votre Majesté
pourra, du reste, comparer leur doctrine et la nôtre,
et voir de quel côté est la vérité. Le roi persista dans
•sa résolution et renvoya au lendemain, 25 octobre, la
conclusion de cette affaire.
Le soir de ce même jour, les missionnaires mon-
tèrent sur le pic le plus élevé de l'île. Là, ils chan-
tèrent VInviolata et Y Ave maris Stella, et placèrent
une médaille de la sainte Vierge sur le plus haut
rocher, à côté de deux arbres qui dominent tous les
environs. De ce point ils découvraient parfaitement
tout le groupe, qui se compose d'une île principale et
d'une vingtaine d'autres, plus ou moins grandes, toutes
très rapprochées et couvertes d'arbres fruitiers. Ce
pa3^s leur parut enchanteur : aussi ils prièrent la sainte
Vierge de leur permettre d'y fixer leur tente. Mais
telle n'était pas la volonté de Dieu.
Le 25, M. Thomas était de retour. Monseigneur
lui demanda par écrit une entrevue qui fut accordée
pour le 26. Dans l'intervalle, les ministres vont partout
répandre contre les missionnaires catholiques les plus
-absurdes calomnies. « Malgré cela, les naturels ne
s'éloignent pas de nous, écrit le P. Bataillon. Tout au
contraire, ils semblent nous considérer avec intérêt et
être frappés de la manière douce et affectueuse avec
laquelle nous les accueillons. Que de bien on pourrait
2 34 VIE DU BIENHEUREUX
faire parmi ce peuple, nous disions-nous, si l'on nous
permettait de fixer ici notre séjour? Le moment de la
grâce n'était pas encore venu pour l'île de Vavao. »
Le 26, à 1 1 heures, Monseigneur, les trois pères
et deux frères se rendent auprès du roi, et de là au-
près du ministre. Monseigneur commence par rendre
compte de l'entretien qu'il a eu avec le roi. Après avoir
rappelé la tolérance religieuse qui règne en Angle-
terre et en France, il montre les lettres de protection
qu'il a reçues du gouvernement français et de divers
consuls Anglais et Américains. Ah reste, ajoute-t-il,
ne demandant un pied-à-terre à Vavao qu'à titre de
citoyen français, je sollicite ce que nï'accorde le droit
des gens .
Le ministre répond : « L'île est trop petite pour
deux religions, et je sais trop bien que si l'on vous
permet de demeurer ici, vous ne tarderez pas d'attirer
tout le monde à vous. Il y a tout près d'ici des îles, les
îles Wallis, où notre religion n'a pas pénétré, et vous
pourrez vous y établir en liberté. » Or, les habitants
de Wallis venaient de massacrer 5o à 60 naturels, que
les ministres avaient envoyés pour convertir l'île au
méthodisme. Ils avaient aussi pris et massacré tout
récemment l'équipage de deux navires.
Le ministre n'eut rien de plus pressé que de courir
chez le roi pour l'indisposer contre les missionnaires.
Il sortait tout joyeux au moment où Monseigneur et
ses prêtres se présentaient. « Quand nous fûmes en
présence de Sa Majesté, raconte le P. Chanel, elle jeta
PIERRE-LOUIS-MAraE CHANEL 2 35
sur nous un regard de me'pris, et nous dit d'une voix
forte et impérieuse: Tai réfléchi et f ai pris conseil :
je 7ie veux pas qu'il y ait ici deux religions. Je vous
ordonne, par conséquent , de sortir au plus tôt de mon
royaujue. »
Monseigneur n'insista plus. Il salua le roi sans lui
témoigner le moindre mécontentement. En m'éloi-
gnant de Vavao, lui dit-il, je conserve l'espoir de revoir
Votre Majesté et de m'entretenir avec Elle.
« Nous rentrons à bord de la Raiatéa, nous dit
Mgr Bataillon. Le ministre Thomas, comme pour
nous faire croire qu'il n'était pour rien dans la déci-
sion du roi, nous envoie un certain nombre d'imprimés
tongiens, samoans et vitiens, avec une lettre pleine de
politesse. Monseigneur lui fait, à son tour, porter
quelques présents. Plusieurs Anglais viennent nous
faire visite. Ils nous avouent franchement que la con-
duite de leurs ministres les indigne, et que notre dé-
part est souverainement regrettable. Ces sentiments
leur étaient inspirés par notre capitaine, protestant
lui-même, qui avait été ravi d'admiration à la vue de
tout ce que la religion catholique avait opéré aux îles
Gambier.
« Malgré tout ce qu'on put nous dire sur l'île Wal-
lis, nous résolûmes d'aller sonder le terrain. Nous
avîons à bord un Anglais nommé Thomas Boog, qui
avait passé quelques mois à Wallis et s'était fixé à
Futuna. En nous demandant passage pour cette der-
nière île, il nous avait donné les renseignements que
236 VIE DU BIENHEUREUX
nous désirions, et il devait encore nous servir d'inter-
prète. La traverse'e fut heureuse. Le troisième jour,
nous arrivions en face d'Uj'éa, appelée Wallis par les
Anglais.
« Nous étions au i^'" novembre iSSy. Pendant la
sainte messe, qui fut célébrée à bord, nous priâmes
Notre-Seigneur, la sainte Vierge et tous les saints de
bénir la première mission que nous désirions fonder.
Déjà deux insulaires avaient lancé à toutes rames leur
pirogue pour se présenter les premiers abord de notre
goélette : ces insulaires étaient deux jeunes chefs, l'un
nommé Pélo, de la grande île, et l'autre Timgahala,
de la petite. Pélo et M. Stoks, notre capitaine, se re-
connurent et s'embrassèrent cordialement. Ils avaient
fait ensemble un voyage sur un navire baleinier. Cette
heureuse circonstance permit qu'on fût bientôt comme
en famille.
« Toutefois, notre costume ecclésiastique intriguait
les deux chefs. Ils ouvraient de grands 3'eux et ne
savaient trop que penser de nous. « Etes-vous des
« missionnaires, demandèrent-ils, et venez-vous de ce
« pays qui a vu naître Bonaparte? Oui, répondîmes-
« nous, nous venons de cette terre qui a donné le jour
« à Napoléon Bonaparte, dont le nom et les exploits
« ont retenti dans tout l'univers. Nous venons de la
« France, l'une des plus grandes nations du monde. »
En parlant ainsi de la gloire de notre patrie, nous
tâchions de leur faire oublier la première question :
Etes-vous missionnaires ? Nous savions qu'ils détes-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 287
taient les missionnaires protestants, et, dans ce mo-
ment, de'cliner nos noms et nos qualités, c'était peut-
être nous fermer à jamais l'entrée de l'île.
« Cependant le jeune Tungahala, que le bon Dieu
et la sainte Vierge disposaient en notre faveur, ne
cessait de questionner le capitaine Stoks sur nos
noms, nos intentions, etc. Celui-ci parla de nous
d'une manière si avantageuse, que le jeune chef s'at-
tacha à nous pour toujours, et nous rendit les plus
grands services.
« Notre goélette, pendant ces conversations, avan-
çait lentement vers la ceinture de récifs qui environ-
nent l'ile tout entière, et contre lesquels les vagues
écumantes viennent se briser avec un horrible fracas.
Grâce à l'habileté de Tungahala, elle pénétra facile-
ment, par la principale des trois ouvertures, dans la
grande et belle rade circulaire, constamment couverte
de pirogues des naturels.
« Nous jetons l'ancre vers dix heures. Nous deman-
dons à voir le roi de l'île ; le jeune chef iV/o s'offre à
nous y conduire. Tungahala reste à bord avec notre
capitaine pour veiller sur notre navire et empêcher
les naturels, qui arrivent à chaque instant, de nous
piller ou même de se porter à de plus grands excès. »
Mgr Pompallier, Pélo, Thomas Boog et le P. Ba-
taillon descendent à terre. A peine leurs pieds ont-ils
touché le sol à'Uvéa^ qu'ils se jettent à genoux et réci-
tent un Ave Maria^ comme pour en prendre posses-
sion au nom de la sainte Vierge. Ceux qui demeurent
238 VIE DU BIENHEUREUX
sur le navire, prient avec ferveur pour le succès delà
visite.
Ils arrivent auprès du roi, qu'ils trouvent couché
sur une natte. Sa Grandeur lui offre quelques présents
qu'il accepte avec beaucoup de plaisir, puis, à l'aide
de son interprète, lui expose l'objet de sa visite et le
dessein qu'il a formé de laisser deux hommes de sa
suite pour apprendre la langue du pays.
A cette demande, le roi éclate de rire, et, après un
instant de réflexion : Ne seriez-fous pas des mission-
naires? Monseigneur sachant qu'il voulait parler des
missionnaires protestants, les seuls connus : « Rassu-
rez-vous, lui dit-il, nous ne sommes point de ces
hommes que vous avez raison de craindre. Vous re-
connaîtrez bientôt que nous sommes vos amis les plus
dévoués. — Eh bien ! reprit le roi, puisque vous ne
venez qu'en qualité d'amis, vous pourrez demeurer
avec moi. Sous peu, je vous ferai construire une case
à côté de la mienne. Je m'engage à vous fournir des
vivres et à vous couvrir de ma protection, w
Monseigneur témoigna au roi sa vive reconnais-
sance, et quand il fut de retour à la goélette, tous les
missionnaires bénirent Dieu d'avoir exaucé leurs
désirs.
Le lendemain matin, Sa Grandeur désigna le P.
Bataillon et le F. Joseph pour fonder à Upéa la pre-
mière mission de l'Océanie occidentale.
Tout n'était pas, cependant, terminé. Les parents
du roi voulurent le faire revenir sur sa décision. Un
PiEKRE-LOUlS-MARIE CHANEL 23q
conseil fut tenu. Le vieillard qui remplissait les fonc-
tions de Kivalu^ ou premier ministre, fut d'avis de
renvoyer ces étrangers. « Je crains beaucoup, dit-il,
que le but ne soit de changer la religion de l'île, et
mes cheveux blancs me font une loi de m'opposer à
tout ce qui peut, de près ou de loin, amener le chan-
gement de la religion de mes pères. » Le discours du
Kivalu fit une vive impression. Mais Tungahala prit
si bien la défense des missionnaires, que le roi donna
l'ordre formel de les laisser dans l'île. C'était sans
doute la sainte Vierge qui l'avait inspiré. Durant tout
le temps du conseil, les missionnaires n'avaient cessé
de la prier, et des médailles de l'Immaculée Concep-
tion avaient été semées en différents endroits.
La mission de Wallis réussit d'une manière admi-
rable. En 1842, le Saint-Siège érigea le vicariat apos-
tolique de rOcéanie centrale, et le confia au P. Ba-
taillon, qui fut sacré à Wallis, évêque d'Enos, le 3 dé-
cembre 1843.
'¥^(^i
CHAPITRE II
ARRIVEE A FUTUNA. RECEPTION PAR LE ROI
DES VAINQUEURS.
("8-12 novembre 1837.)
i f^^^y E 7 novembre 1887, la Raiatéa remit à h
 ^-d^ià voile et se dirisea vers Futuna pour y dé-
'^^ poser Thomas Boog et dix à douze Fu-
tuniens que Mgr Pompallier avait trouve's à Wallis.
Il était bien convenu que la goélette ne séjournerait
que le temps nécessaire au débarquement des passa-
gers et à la réception des vivres qu'ils devaient donner
en paiement. Sa Grandeur avait hâte de fonder la.
seconde mission de la Société de Marie dans l'île de
Rotuma, et voulait la confier au P. Chanel, son pro-
vicaire. Mais Dieu avait d'autres desseins, et la petite
île de Futuna était le champ que notre apôtre devait
défricher et arroser de son sang pour le rendre
fécond.
Grâce à un vent favorable, la Raiatéa arriva devant
Futuna le 8 au soir, et mouilla dans le détroit qui
sépare les deux îles, tout près de la petite, nommée
Alojï. « Le lendemain, nous dit le P. Servant, nous
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 24 1
mîmes pied à terre. Là nous rencontrâmes l'équipage
d'un baleinier anglais, qui avait fait naufrage sur les
récifs de l'archipel Fidji. Le capitaine pria Monsei-
gneur de les recevoir à bord de sa goélette pour se
rendre, les uns à Rotuma, les autres à Sydney. Sa
Grandeur y consentit volontiers. »
Comme le mouillage où l'on se trouvait n'était pas
sûr, \a.Raiatéa dut aller jeter l'ancre dans le petit port
de Sigavé. Elle ne tarda pas à être encombrée de visi-
teurs. Les blancs qui habitaient l'île, assuraient qu'il
n'y avait aucun danger. On ne se montra donc pas
très sévère pour laisser monter sur le navire ;
L'intention qu'avait eue Monseigneur de ne pas s'ar-
rêter à Futuna n'avait pu se réaliser. Le débarquement
des passagers avait demandé plus de temps qu'on n'avait
cru, et il fallait aussi recevoir à bord les naufragés du
baleinier anglais. Sa Grandeur put à loisir converser
avec les blancs de l'île. Leurs renseignements s'accor-
daient assez pour attester que les Futuniens n'étaient
pas un peuple méchant et farouche, et que les mis-
sionnaires y seraient bien acceptés. On examinait avec
soin si, dans la conduite des naturels, on ne décou-
vrirait rien qui contredît ces premiers témoignages.
Parmi ces naturels se trouvait Kélétaona, connu aussi
sous le nom de Sam, qu'on lui avait donné sur les
navires baleiniers. Il savait un peu d'anglais, était
vêtu à l'européenne, et se présentait avec une certaine
aisance. Prévenant, affable, il ne tarissait pas sur les
qualités des blancs de l'île. Mgr de Maronée, ébranlé
16
242 VIE DU BIENHEUREUX
par les récits qu'il entendait, résolut de faire une ten-
tative à Futuna. Il prit à part le P. Chanel, et lui
demanda s'il resterait volontiers dans cette île. Mon-
seigneur, répondit-il aussitôt, je suis à votre dispo-
sition.
Le samedi 1 1 novembre, au matin, Sa Grandeur,
accompagnée du P. Chanel, du F. Marie Nizier et de
Thomas Boog, se rendit dans la vallée diAlo, auprès
de Niuliki, roi des vainqueurs. Plusieurs blancs et
quelques indigènes avaient voulu les suivre. Le roi
était parti pour une autre vallée, et il fallut l'attendre
longtemps. A son arrivée, Monseigneur fit connaître
par son interprète le motif qui l'amenait auprès de
lui, et son intention de laisser deux de ses compagnons
pour apprendre la langue et les usages de Futuna. Il
répondit de leur dévouement à Sa Majesté si, de son
côté, elle daignait les prendre sous sa protection et
pourvoir à leur subsistance.
Un nombre assez considérable d'indigènes s'était
réuni à Alo. L'admission proposée fut mise en dé-
libération. Maligi, premier ministre, sy opposa
fortement, en disant qu'il ne voulait point de religion
nouvelle. Ma'ilé, cousin du roi, et jouissant d'une
grande autorité à cause de sa bravoure, prit la parole
et dit : Je crois que nous ferons bien de ne pas chasser
ces blancs et de les laisser séjourner dans Vile; leur
présence ne poum^a que nous procurer des richesses.
Cet avis prévalut, et le kava, préparé selon le céré-
monial ordinaire, vint confirmer la décision. Pendant
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2^3
que l'assemblée délibérait, les missionnaires avaient
prié avec ferveur, et la sainte Vierge venait encore
d'exaucer les vœux et les prières de ses enfants.
Un dîner à la futunienne fut ensuite servi aux as-
sistants. Il se composait d'un petit porc rôti, d'ignames
et de taros cuits. Le tout était porté dans des paniers
tressés avec des feuilles de cocotier. Des nattes furent
étendues à terre, et les convives y prirent place. Les
présents que Monseigneur fit au roi furent reçus avec
de grandes marques de reconnaissance. Sa Majesté,
selon l'usage de Futuna, distribua les divers objets,
et se réserva peu de chose.
Après le repas, les indigènes qui s'étaient réunis à
Alo se retirèrent pour regagner leur village. « Nous
serions partis nous-mêmes, raconte le F. Marie Nizier,
si la marée ne nous avait barré le passage. Il fallait de
toute nécessité attendre qu'elle se retirât. Le roi de-
manda si nous serions contents de voir une danse
futunienne. Monseigneur fit comprendre que la pro-
position lui était agréable. Un instant après, la petite
population d'Alo se trouvait dans la maison ro3^ale.
Quelques-uns de nos compagnons se joignirent à eux,
et ils étaient, en tout, une vingtaine. La danse s'exé-
cutait au son de la voix des danseurs et des danseuses,
accompagné de frappements en cadence sur une natte
étendue au-dessus d'une auge. Nous fûmes étonnés de
l'accord parfait qui régnait dans leurs mouvements, et
surtout agréablement surpris de ne rien voir'qui pût
choquer la bienséance. D'après leurs usages, les hom-
244 ^^^ ^^ BIENHEUREUX
mes et les femmes, tout en dansant ensemble, for-
maient deux groupes séparés. «
Dès que la marée le permit, Monseigneur et sa suite
retournèrent à la goélette. Il était minuit passé quand
ils }'• arrivèrent. Ce retard inattendu avait fait naître
des craintes aux passagers de la Raiatéa. Les rassem-
blements que Ton avait aperçus sur le rivage, n'étaient
pas de nature à les dissiper. Le capitaine avait bien
fait tirer quelques coups de fusil pour montrer à l'île
qu'on était en état de se défendre; mais, toute inquié-
tude n'avait pas disparu. Aussi la joie fut vive lors-
qu'on vit apparaître le canot qui ramenait l'évêque et
ses compagnons. Le P. Chanel se mit aussitôt à ré-
citer son office. Sa Grandeur s'en aperçut et lui de-
manda ce qu'il faisait : « Monseigneur, je veux témoi-
gner au bon Dieu ma bonne î^olonté, en disant l'office
que je nai pu réciter aujourd'hui. — Je vous ordonne
de cesser et d'aller vous reposer. » Le P. Chanel obéit
à l'instant.
Le dimanche 12 novembre, le serviteur de Dieu
emmena dans l'embarcation de la Raiatéa une partie
des effets. Il était accompagné du P. Servant. Le roi
vint, avec l'un de ses parents et un certain nombre
d'insulaires, à la rencontre du missionnaire. Le kava
fut servi et on distribua une assez grande quantité de
vivres.
Sur le soir, le P. Chanel alla prendre congé de son
évêque et recevoir sa dernière bénédiction. Au moment
où la Raiatéa levait l'ancre pour se diriger vers Ro-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 246
tuma, et ensuite vers Sydne}^, il retourna auprès du
roi sur le canot que Monseigneur lui laissait. Quand
il aborda sur cette terre, désormais sa patrie, il se jeta
à genoux, la consacra à la sainte Vierge, et, en signe
de cette consécration, suspendit à un arbre la médaille
miraculeuse , Il adressa aussi une prière à saint Fran-
çois d'Assise, que Mgr Pompallier venait de désigner
comme le patron spécial de Futuna.
Le F. Marie Nizier, qui avait déposé l'autre partie
des effets dans la maison de l'un des blancs de
Sigavé^ les fît transportera Alo, et vint rejoindre le
P. Chanel dans la case ro3^ale. Il se sentait au cœur
le désir et comme le besoin du sacrifice et du dévoue-
ment. Sa nouvelle patrie allait lui en fournir, comme
au missionnaire, de nombreuses occasions.
r
CHAPITRE III
FuTUNA. — Les Futuniens
I^^J^f^TvANT de suivre le P. Chanel dans les tra-
% vaux de son apostolat, le lecteur voudra
êy'X^^)%^ connaître Futuna et les Futuniens.
Futuna est souvent nommée par les ge'ographes
Horn ou Allofatou. Elle est située à [79° de longi-
tude orientale et entre 14° et i5^ de latitude aus-
trale. Sous la dénomination de Futuna, on comprend
deux îles que sépare un petit bras de mer. La plus
grande, qui peut avoir de neuf à dix lieues de tour,
conserve le nom de Futuna^ et l'autre, qui est moins
étendue, a pris celui d'AloJi.
Les deux îles sont très accidentées; elles renfer-
ment des vallées profondes et des montagnes d'une
certaine élévation. Les Futuniens en donnaient cette
explication : Maui Alona, dieu qui ne travaillait qu'à
la faveur des ténèbres, fut un jour averti par Téài-
loïto^ son portier, qu'il y avait au fond de l'Océan des
troupes de poissons, c'est-à-dire, plusieurs groupes
d'îles. Le soir même, le dieu se mit en barque et jeta
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 247
sa ligne. A mesure qu'une île sortait des eaux, il sau-
tait dessus et gambadait tout à son aise, pour bien
l'aplatir dans tous les sens. Il pécha et aplanit de la
sorte plusieurs îles. Or, le jour, qui devait interrom-
pre son travail, commençait à poindre. Main se hâte
de jeter une dernière fois l'hameçon. L'île surnage,
le dieu s'e'lance dessus -, mais il ne peut faire que
quelques sauts, à cause du jour qui paraît. De là tou-
tes les inégalités de terrain que l'on remarque à
Futuna.
Ce qui est certain, c'est qu'elle est d'origine volca-
nique et on en trouve des preuves à chaque pas. C'est
peut-être à cette origine qu'il faut attribuer les trem-
blements de terre qui se font sentir de temps en
temps. « Une nuit, dit le P. Chanel, je fus éveillé par
une secousse si violente qu'il me sembla que toute
l'île allait s'engloutir. Dans l'espace de vingt-quatre
heures, j'en comptai dix-neuf autres moins fortes que
la première ; puis, elles devinrent plus faibles et plus
rares. Cet événement me fit conjecturer que Futuna
était assise sur un volcan et que c'était peut-être le
volcan même qui l'avait formée. Les naturels m'en
donnèrent une autre explication ; vous jugerez si elle
vaut mieux que la mienne. Selon eux, le Dieu Ma-
fuisse-Foulon est couché à une grande profondeur
sous l'île; quand il a dormi l'espace d'un an sur un
côté, il se tourne pour dormir sur l'autre, et ce sont
les efforts qu'il fa'it qui ébranlent ainsi la terre. Si le
cratère venait à se rouvrir, ils pourraient ajouter que
248 VIE DU BIENHEUREUX
c'est encore Mafuisse qui souffle ses feux, et leur fa-
ble serait aussi poétique que celle d'Encelade chez les
anciens (i). »
« Futuna, est d'une grande fertilité, et, vue de la
mer, elle semble en sortir comme un bouquet de
fleurs et de verdure. Les eaux y sont bonnes, abon-
dantes et limpides. (2) »
On y trouve les animaux, les plantes, les arbres et
les fruits des autres îles.
Les Futuniens appartiennent à la race polynésienne
et en ont tous les caractères extérieurs. Ils sont d'une
taille avantageuse, d'une constitution forte et bien
proportionnée. Leur teint est légèrement cuivré et les
traits sont développés. Ils sont intelligents et labo-
rieux.
Leurs vêtements consistaient en des feuilles, des
tapes ou des nattes, qui les recouvraient depuis la
ceinture jusqu'aux genoux. Ils étaient les mêmes
pour les deux sexes, la manière de les draper offrait
seule une différence. Ce n'était que pour la pêche ou
pour le travail qu'ils se contentaient d'une simple
ceinture.
Les hommes laissaient croître leur chevelure, l'oi-
gnaient d'une huile parfumée et la liaient ordinaire-
ment au sommet de la tête, mais ils la laissaient fîot-
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840 {Annales de la Propaga
tion de la foi, tome XIII, p. 376 et suiv.)
(2) Même lettre.
PIERRE-LOL'IS-MARIE CHANEL 249
ter à la rencontre d'un chef, d'un parent ou d'un ami.
Traverser un village étranger sans lui donner ce te'-
moignage de respect et de concorde, c'était lui faire
une injure assez grave pour motiver une déclaration
de guerre.
Les femmes portaient les cheveux courts. Mais,
elles laissaient pousser une ou deux touffes qu'elles
arrangeaient à leur manière, comme ornement, pa-
rure ou vanité. A la mort d'un proche parent, elles
se rasaient la tête, en signe de deuil. Les jeunes
filles laissaient croître leur chevelure jusqu'à leur
mariage et la coupaient après cet acte solennel.
« Il est un ornement propre aux Futuniens et dont
ils tirent la plus grande vanité. Il consiste à se di-
viser la figure en quatre carreaux symétriques, deux
noirs et deux rouges. Les premiers sont peints sim-
plement avec du charbon, les autres avec le suc d'une
racine que les naturels récoltent et préparent en
commun, avec tous les joyeux ébats qui signalent
chez vous l'époque des vendanges. Je vous laisse à ju-
ger le curieux effet de ces visages à compartiments si
tranchés, (i) »
Les insulaires des deux sexes portaient habituelle-
ment, suspendus à leurs oreilles des fleurs, des dents
de requin ou des coquillages.
(i) Lettre du P. Chevron à ses parents, 21 octobre 1841,
{Annales de la Propagation de la foi, tome XV, p. 29 et
suiv.j
2 50 VIE DU BIENHEUREUX
Les actes principaux de la vie devenaient l'objet
d'une réjouissance accompagnée de festins, de danses
et de jeux.
Les Futuniens étaient dans l'usage de circoncire
leurs enfants, dès qu'ils avaient atteint l'âge de pu-
berté. Quoique cette cérémonie n'eût à leurs yeux
aucune signification religieuse, elle constituait une
des époques les plus solennelles de la vie. Quand elle
devait avoir lieu, on réunissait les enfants d'une val-
lée dans une même maison. Pendant les cinq pre-
miers jours qui suivaient l'opération, ils ne pou-
vaient sortir et passaient leur temps à manger et à
dormir. Ce terme écoulé, les circoncis étaient peints
de noir et de rouge, et ils portaient le nom de parés
dans Viîitérieiir de la maiso?i [Fakamaafalé). On re-
nouvelait cette cérémonie, cinq jours après, et on les
nommait les parés pour aller dehors (Fakamaafofo).
Enfin, quinze jours après l'opération, les parents se
réunissaient; les circoncis se revêtaient des étoffes
du pa3^s, et on célébrait une fête où les vivres étaient
servis avec abondance. On appelait cette fête Faka-
maa, perniissioyi de sortir. C'est à l'un de ces repas de
circoncision que le P. Chanel fut invité par le roi, le
26 décembre i838, comme nous le voyons par son
journal.
Le tatouage se pratiquait à Futuna, comme dans
les autres îles. Les hommes désignés pour cette opé-
ration, se servaient d'un morceau d'écaillé de tortue,
dont la forme ressemblait à un peigne garni de cinq à
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 25 I
six dents aiguës. Ils enduisaient ces dents d'une pein-
ture noire, et les enfonçaient dans la peau à petits
coups de baguette. Par le moyen de ces piqûres, ils
formaient différents dessins depuis le haut des reins
jusqu'au-dessus des genoux. Leurs brasenétaientaussi
couverts. Les femmes n'avaient que quelques lignes
de fantaisie sur la main ou l'avant-bras. Cette opéra-
tion était l'occasion d'une fête, comme le note le
P.Chanel au 22 janvier iSSg: « Cinq jeunes gens
se font tatouer , ce qui est l'occasion d'une fête pen-
dant tout ce temps-là. Manger et chanter, telle est la
vie de ceux qui viennent chercher à charmer le pau-
vre patient. »
Le lecteur le comprendra facilement, le 7na?^iage
donnait lieu à des réjouissances encore plus solen-
nelles. Quand un jeune homme voulait se marier, il
faisait demander par ses parents la fille qu'il désirait
épouser. La proposition était toujours accompagnée
de présents. L'usage accordait trois jours aux parents
pour donner ou refuser leur consentement. S'ils re-
poussaient la demande, ils envoyaient, à leur tour,
des présents en rapport avec ceux qu'ils avaient reçus
et c'était une preuve que le mariage ne pouvait avoir
lieu. Dans le cas de l'acceptation, ils ne répondaient
rien. Dès le quatrième jour, les membres de la famille
du jeune homme préparaient des vivres en grande
quantité, et les portaient chez les parents de la fian-
cée. Les deux familles, et souvent les habitants d'une
ou plusieurs vallées, se réunissaient pour le repas des
252 VIE DU BIENHEUREUX
noces, auquel succe'daient les jeux, les chants et la-
danse.
Le lendemain de cette fête, qui souvent durait plu-
sieurs jours, les fiancés recevaient une espèce de con-
sécration nuptiale. Ils se peignaient le visage, se cou-
ronnaient de fleurs et se paraient de leurs plus belles
étoffes. Puis, ils se rendaient auprès du Toé matiia
(prêtre de la parenté), qui faisait asseoir la fiancée
contre la colotuie divine^ pendant qu'il conjurait son;
dieu de lui accorder la faveur d'avoir des enfants.
A Futuna, les funérailles étaient plus ou moins so-
lennelles suivant l'âge, le rang et le mérite du défunt.
Le corps était d'abord oint d'une huile parfumée ;
puis, on peignait son visage de rouge et de noir; on
couvrait sa poitrine d'une belle natte, et avant de
l'inhumer, on l'exposait tout un jour à l'entrée de
sa case.
Les parents et amis accouraient en foule, en versant
des larmes et en jetant des cris lamentables. Ils se
déchiraient la poitrine et le visage avec les ongles ou
avec des coquillages. Les femmes poussaient des hur-
lements en prononçant l'exclamation de douleur qui
leur était réservée.
Quand le mort était porté en terre, chacun s'appro-
chait et faisait toquer son nez contre celui du défunt.
La fosse, creusée près de la maison, était recouverte
de sable fin, et, quatre jours après, la tombe était en-
tourée de pierres plus ou moins grandes, suivant sa
dignité. Pendant dix jours au moins, elle était arrosée
• PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 253
ie matin, d'une huile parfumée, et, à l'entrée de la
nuit, on la recouvrait de plusieurs nattes et d'un beau
siapo.
Pour l'ordinaire, les funérailles étaient suivies
d'un grand festin, auquel succédaient la danse et le
pugilat (i).
Les proches parents, en signe de deuil, se coupaient
plus ou moins la chevelure. Ils se revêtaient des
étoffes les plus grossières, s'abstenaient de se baigner
et renouvelaient la scène sanglante du jour du décès.
Mais, que devenait l'âme dans la pensée des Futu-
niens ? Ils la nommaient maiili (la vie), et la croyaient
immortelle. Ils admettaient deux vies futures, l'une
heureuse, l'autre malheureuse. Pour avoir part à la
première, il fallait avoir honoré les dieux, respecté les
tapons, obéi à ses chefs, s'être marié, et surtout avoir
versé son sang sur un champ de bataille. On se repré-
sentait le lagi (ciel) comme un pays où se trouvaient en
abondance les vivres, les jeux et divers amusements.
Au milieu, s'élevait un arbre immense, le Pukatala,
dont les feuilles pouvaient subvenir à tous les besoins.
Quand elles étaient cuites au four, elles se transfor-
maient en toutes sortes de vivres délicieux. Dès que
les heureux habitants du ciel sentaient la vieillesse, ils
n'avaient qu'à se baigner dans le lac vaiola, et ils en
sortaient pleins de jeunesse et de beauté.
La place d'honneur était pour ceux qui avaient suc-
(i) Voir le Journal, 23 mars, 4 avril iSSg.
204 VIE DU BIENHEUREUX
combé dans les combats. Cependant, avant d'entrer
dans le ciel, leur âme errait, durant quatre jours, au-
tour du lieu où elle s'était sépare'e de son corps. Les
parents devaient aller à sa recherche. Se plaçant à
l'endroit même où le défunt avait reçu le coup mortel,
ils étendaient une natte, et, se retirant un peu, consi-
déraient attentivement quel serait le premier insecte,
ou reptile, qui viendrait s'y fixer, ou même l'ombre
d'un oiseau qui volait au-dessus. Aussitôt, pliant la
natte avec soin, ils allaient l'enterrer près du cadavre;
car, à coup sûr, l'âme du guerrier avait passé dans le
corps de cet animal.
Au i3 août iSSg, le quatrième jour après le com-
bat dont nous aurons à parler, nous lisons au Jour-
nal : « Nous trouvons quelques femmes à Tiiatafa,
qui sont allées pleurer et observer dans quel animal
ou insecte les âmes des défunts sont entrées. » Igno-
rant encore la croyance de l'île, le P. Chanel ne com-
prend pas la signification de cette démarche ; mais,
arrivé à Sig-apé, il entend dire que l'im vit dans deux
mouches ; un autre, dans un autre insecte.
Les morts ordinaires, qui n'étaient pas dignes du
ciel, allaient, sans distinction d'âge, de sexe et de
condition, dans leur maison des morts (falématé).
Chaque famille ou parenté avait la sienne. C'était le
creux d'un arbre, un rocher, etc. Là résidait un dieu
appelé Atua maiaîua, c'est-à-dire un dieu avec deux
yeux. Après y être demeurés un certain temps, ils
mouraient une seconde fois et se rendaient auprès
I
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 255
d'un autre dieu, nommé Atiia matalasi, un dieu qui
n'a qu^m œil. Mourant une troisième fois, ils se trou-
vaient sous l'empire du dieu Atua magugu, un dieu
sourd, muet, aveugle, sans bouche et sans nez. En
habitant avec ces dieux, ils leur devenaient sembla-
bles, conservant les deux yeux avec le premier, n'en
ayant qu'un avec le second, et perdant avec le troi-
sième les yeux, les oreilles, la bouche et le nez, et de-
meuraient ainsi vivants, sans espoir de voir la fin d'un
état si déplorable. Chez ces différents dieux, ils n'a-
vaient pour nourriture que des reptiles et des insectes,
comme lézards, fourmis, mille-pieds, vers de terre.
Les célibataires, hommes et femmes, avaient à subir
un châtiment particulier, avant de se rendre dans leur
maison des moi^ts.
« Le peuple de Futuna, nous dit le P. Chanel, est
très hospitalier. Il n'est pas enclin au vol, comme le
sont la plupart des autres naturels de l'Océanie (i). »
Aussi les mœurs sont assez douces. L'anthropopha-
gie, si commune dans d'autres îles, avait été introduite
par Vélitêki, l'un des derniers rois de Poï, à la suite
d'une épouvantable tempête qui avait amené la famine.
Elle devint à son tour, grâce aux instincts pervers, un
redoutable fléau, qui menaça de dépeupler l'île,
« La fureur de manger de la chair humaine, écrit le
P. Chevron, en vint au point que, les guerres ne suffi-
sant plus pour fournir aux hideux festins, on se mit à
(i) Lettre citée, de mai 1840.
2 56 VIE DU BIENHEUREUX
faire la chasse dans sa propre tribu : hommes, femmes,
enfants, vieillards, qu'ils fussent amis ou ennemis,
étaient tués sans distinction. On en vit même égorger
les membres de leur propre famille ; des mères ont
fait rôtir, pour s'en repaître, le fruit de leurs entrailles. ..
Que de fois j'ai touché la main à un malheureux qui a
fait cuire ses vieux parents pour les dévorer avec ses
amis! Quand l'un d'eux me présente quelque chose,
il me semble voir ses doigts encore teints de sang, du
sang de sa mère... On m'a montré, un jour, un vieil-
lard qui, seul, a échappé au four dans un village de
trois cents âmes (i). »
Aussi la population avait-elle diminué d'une manière
effrayante. Elle ne comptait pas mille âmes lorsque le
P. Chanel aborda dans l'île. Niuliki avait déjà défendu,
sous les peines les plus sévères, de se nourrir de la
chair humaine. Mais, s'il avait fait disparaître l'an-
thropophagie avec toutes ses horreurs, il n'avait pu
mettre fin à une coutume atroce, celle de tuer les en-
fants. Cet horrible usage, toléré par les mœurs païen-
nes, tenait en quelque sorte à la nature du mariage,
qui, à Futuna comme dans les îles de la Polynésie,
n'avait souvent aucun caractère religieux. C'était une
simple formalité, qui n'entraînait pas d'engagement
irrévocable. On se séparait pour le plus léger motif.
La séparation engendrait le dégoût, la haine et la
vengeance. Combien d'enfants ont dû la mort à ces
(i) Lettre citée, du 21 octobre 1841.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 2b7
unions rompues avec tant de facilité ! Le P. Chanel
en mentionne avec douleur un certain nombre.
La grande île était divisée en deux royaumes pres-
que continuellement en guerre. La victoire passait
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Alofi était toujours
obligée de subir le joug du vainqueur; autrefois très
peuplée, par suite des guerres elle n'avait plus qu'un
village.
Ces quelques notions générales étaient nécessaires
pour comprendre le récit des travaux de l'apôtre de
Futuna.
17
<è-f> <:î--l> <l"f> <l"î> <i--f> <l"f> <l"f> <1H> <H> <^•î> <î:-î> <l"f>
A^iiiAîjîîA AStiA.S.ijtîA A-iJtiAAijtii 'Vi>Gi4A.i>ii^AÎjtLiAAajtiAi,i>tL4A.ijGit
CHAPITRE IV
MANIÈRE DE VIVRE. — CASE DU MISSIONxXAIRE. — PREMIERE
MESSE. FETE DE NOËL. JOURNAL DU MISSIONNAIRE.
(i2 novembre. — 26 décembre 1837.)
:^_,^^,, ES le premier jour, le P. Chanel et son
^Çl| compagnon durent s'accoutumer aux
usages des Futuniens : demeurer assis à
terre, les jambes croisées à la manière des tailleurs ;
se coucher sur une simple natte étendue dans un coin
de la case ro3'ale ; boire le kava et manger la même
nourriture.
(c Les naturels, nous dit le F. Marie Nizier, nous
firent, les premiers jours, une petite cuisine, le matin;
mais ils se lassèrent bien vite, et nous forcèrent de
suivre leur régime, de ne manger que vers les trois ou
quatre heures du soir. Nous trouvions bien ce temps
un peu long, car nous n'avions pas, comme eux, la
chance de nous procurer des fruits, du poisson, des
coquillages, etc. Pour tromper la faim et affaiblir un
peu ses attaques, nous allions rendre visite, non loin
de notre maison, à un ou deux papayers, qui avaient
des fruits. Quoique n'étant pas très nourrissants, ces
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHAXEL 2 5g
fruits nous aidaient néanmoins à attendre avec plus
de courage le repas du soir. »
Et cet unique repas de quoi se composait-il pour
l'ordinaire? de taros, d'ignames, de bananes, du fruit
de l'arbre à pain. Loin d'entretenir une santé faible,
ils l'attaquent et la ruinent promptement. Combien il
en dut coûter au P. Chanel, dont la santé était déli-
cate, de plier son tempérament au régime alimentaire
des indigènes ! Il ne s'en plaignit jamais et se regarda
comme l'enfant gâté de la Providence.
Nous apprenons du F. Marie Nizier que les natu-
rels ne se donnent pas toujours la peine de faire cuire
les poissons qu'ils prennent. Souvent ils les avalent
crus et en offrent à ceux qui n'ont point participé à la
pêche. « Quelquefois on nous en présentait ; mais
habituellement nous les faisions cuire. Or, un jour
(janvier i838), ils nous en offrirent de crus, comme ils
avaient déjà fait. C'était de tout petits poissons. Après
un moment d'hésitation et malgré sa répugnance
naturelle, le P. Chanel dit : A la guerre comme à la
guerre, et il mangea un certain nombre de ces pois-
sons. M Le bon frère ajoute qu'après ce coup d'essai
il devint maître, et, à l'exemple des insulaires, il les
mangea vivants. Plus d'une fois, pendant qu'il leur
tenait la tête entre les dents, leur queue lui battait le
7iei et le menton.
Il existe dans L'île d'énormes vers de bois qui se
forment ordinairement dans les troncs d'arbres pour-
ris. « Les naturels, nous dit le frère, les mangent, en
26o VIE DU BIENHEUREUX
général, avec délices, surtout quand ils sont vivants.
Ils nous en présentèrent, comme ils avaient offert des
poissons crus. Le bon père succomba à la tentation.
II en goûta, puis il les mangeait avec plaisir et les
trouvait délicieux. Pour moi., je n'ai jamais pu me
résoudi^e à les avaler. « On nous pardonnera ces dé-
tails qui nous montrent toute la mortification du bien-
heureux serviteur de Dieu.
La demeure royale ne lui offrait pas toutes les faci-
lités qu'il aurait désirées pour prier, étudier, etc.
Aussi fut-il heureux, lorsque Niuliki lui proposa de
faire élever, dans le voisinage, une case environnée
d'un petit jardin. « Les habitants, écrit-il (i), nous
aidèrent à construire une petite cabane. Elle fut fort
simple : des bâtons arrangés en forme de claie et
recouverts de feuilles de cocotier en firent les murs.
Le toit fut fabriqué pareillement avec des feuilles
entrelacées. » Elle était, en effet, tellement simple,
que, deux mois après, le missionnaire et son catéchiste
ne savaient plus où s'abriter quand il pleuvait.
Située dans la belle vallée ô!Alo, à deux ou trois
cents pas de la mer, cette habitation répondait mieux
à leur but et à leurs désirs.
Il y avait bientôt un mois que l'apôtre de Futuna
était dans son île, et il avait dû se priver du bonheur
inappréciable d'offrir le saint sacrifice. Une fête chère
à son cœur de mariste approchait. Il résolut de ne pas
(i) Lettre au P. Convers, mai 1S40.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 201
laisser passer la solennité de l'Immaculée Conception
sans offrir la Victime du salut. Il se rappelait avec
bonheur que Mgr Pompallier avait consacré à Marie
Immaculée tout le vicariat apostolique de l'Océanie
occidentale, et il espérait qu'en ce jour, si glorieux
pour elle, la Vierge sans tache répandrait sur Futuna
ses premières bénédictions. Afin de n'être point sur-
pris par les naturels, il attendit qu'ils fussent partis
pour le travail. Qui nous dira les sentiments qui se
pressèrent en foule dans son cœur. La joie et le bon-
heur se peignaient sur tous ses traits.
Cette consolation de dire la messe, il se la procura
encore six fois avant la fête de Noël. L'usage, à Futuna,
permet aux indigènes d'aller s'installer, le jour ou la
nuit, dans la case des autres. Par suite de cette cou-
tume, le P. Chanel prévoyait qu'il ne pourrait pas
continuer à célébrer la messe en secret, ou qu'il devrait
trop souvent renoncer au bonheur de monter au saint
autel. Il crut qu'il ne fallait pas cacher plus longtemps
nos augustes mystères. La bienveillance dont il était
entouré lui montrait qu'il n'y avait aucun inconvénient
à redouter, et que peut-être ce serait le commencement
du salut de son peuple. Il choisit, pour cet acte si
important, la belle solennité de la nuit de Noël. Il
invita Niuliki et les plus proches voisins à la messe
de minuit, en faisant comprendre, comme il put, qu'il
s'agissait d'une grande fête.
Laissons au F. Marie Nizier, le soin de nous la
décrire. « La veille, nous fîmes tous nos petits prépa-
262 VIE DU BIENHEUREUX
ratifs. Notre pauvreté ne nous permettait pas d'étaler
des choses bien précieuses. De chaque côté de l'autel,
nous avions enfoncé un pieu au bout duquel était une
petite planchette pour y adapter des cierges. La tapis-
serie consistait en un peu de damas et de papier
marbré qui produisaient un assez bel effet. Nous
avions aussi improvisé des lampes, au moyen de cocos
coupés par le milieu et suspendus par des fils de fer
au toit de notre maison, qui ressemblait assez par sa
pauvreté à l'étable de Bethléem. Notre autel avait été
orné le mieux possible.
« Dans la première partie de la nuit, le roi Niuliki
demandait presque continuellement : Ne va-t-oii pas
bientôt faire ce que vous ave^ dit ? — Bientôt, lui répon-
dait-on.
(( Enfin l'heureux moment est arrivé. Quatre cierges
brûlent à l'autel ; les autres, fixés au-dessus des pieux,
sont allumés. Les lampes brillent à leur tour, et voilà
notre illumination à son dernier période. Le prêtre,
revêtu de sa belle aube, entonne le Te Deiim que nous
chantons en entier. La messe commence. Nous chan-
tons le Kyrie^ le Gloria in excelsis et tout ce qui peut
être chanté en dehors des cérémonies.
« Une quinzaine de naturels assistaient ainsi, pour
la première fois, au saint sacrifice de la messe. La
nouveauté du spectacle ne les porta point à faire de
démonstrations qui pussent troubler les cérémonies.
Nous n'entendions que quelques chuchotements bien
excusables et inévitables pour la circonstance.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 203
« Selon toutes les apparences, ils furent satisfaits
de ce qu'ils avaient vu. Dès le matin la nouvelle s'en
répandit, et on vint, de divers côtés, demander à voir
la maison ornée et prier le père de recommencer ce
qu'il avait fait pendant la nuit. Mais après la deuxième
et la troisième messe célébrées, le matin, sans aucun
étranger, tout avait été défait et remis à sa place. »
C'est sans doute à cette impression favorable qu'il
faut attribuer ce que nous lisons dans le Jouîvial.
Presque à toutes les messes qui suivent Noël, nous
voyons assister quelques personnes de différentes par-
ties de l'île, et même du côté des vamciis.
Nous venons de mentionner le Journal. Le T. R.
P. Colin avait recommandé à chaque missionnaire de
faire un petit journal de leur mission, soit pour l'édi-
fication de leurs confrères d'Europe, soit pour éclairer
la marche de ceux que la divine Providence destinait
à la propagation de la foi dans les îles de l'Océanie
occidentale. Le bienheureux serviteur de Dieu, pour
obéir à son supérieur, avait sans doute commencé le
sien, le plus tard, à son arrivée à Futuna ; mais le
premier cahier manque. Tel que nous l'avons, le
journal débute au milieu des notes du 26 décembre
1837. Le premier volume va jusqu'au 3i décembre
1839; le second s'arrête au 22 avril 1841.
Dans ce précieux journal, dont le second volume
est encore rougi du sang qu'il versa pour la foi,
l'apôtre de Futuha, par un secret dessein de la Pro-
vidence, nous fait entrer dans les détails de sa vie.
2(54 "^'^E ^^ BIENHEUREUX
Nous le voyons, toujours fidèle à sa règle, accomplir
tous ses exercices de piété', célébrer la sainte messe
toutes les fois qu'il le peut, et en noter exactement le
nombre (i), étudier la langue du pays avec un soin
assidu, exercer les actes de la charité la plus tendre
envers le prochain. Nous le suivons dans ses courses
à travers l'île principale et la petite île à^AloJi. Il se
transporte ici dans la cabane du pauvre, là dans la
demeure du roi, ailleurs auprès d'un mourant ou au
milieu de quelques insulaires. Autant qu'il le peut, il
annonce la parole de son divin Maître. Souvent son
corps est en fièvre, ses pieds déchirés, ses jambes en-
flées peuvent à peine le soutenir; mais son zèle l'em-
porte, et, comme il l'écrit. Dieu connaît ceux qui sont
à lui, et les fait surabonder de joie au milieu de leuî^s
tribulations (2). Oh! avec quel bonheur il inscrit dans
son journal tous les nouveaux anges qu'il envoie au
ciel par le baptême! Comme aussi, toutes les fois que,
malgré son zèle, il arrive trop tard auprès d'un ber-
ceau, quels sentiments de regret et de tristesse !
Ecoutons le théologien chargé d'examiner les écrits
du serviteur de Dieu. « Ces éphémérides, qu'il écrivit
non par un sentiment de vaine gloire, mais pour "s'ex-
citer de plus en plus, par le souvenir des travaux
passés, à achever l'œuvre commencée, montrent en
(i) L'année 1840 débute ainsi dans son journal : i^'' janvier.
Mercredi. 53 1^ messe. Sainte messe que j'ocre pour les infidèles.
(2) Lettre de mai 1840.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 205
détail les peines et les difficultés qu'il a rencontrées
dans l'œuvre de la conversion de l'île -, la foi et la cha-
rité avec lesquelles il l'a poursuivie ; les travaux qu'il
a supportés pour gagner les âmes à Jésus-Christ.
Quoique, par suite de la perversité des habitants et
surtout des chefs, pendant les trois ans et quelques
mois qu'il a évangélisé cette île, il n'ait obtenu que
peu de succès, puisqu'il a baptisé à peine quarante-
cinq personnes, presque toutes des enfants en danger
de mort, et n'a réuni que quelques catéchumènes,
cependant on remarque qu'il a pris tous les moyens,
qu'il ne s'est épargné aucun travail pour répandre la
bonne semence; mais, malheureusement, une partie est
tombée le long du chemin et a été foulée aux pieds;
une autre partie est tombée sur la pierre, et, après
avoir levé, s'est desséchée. On éprouve, certes, un vrai
plaisir en lisant de quelle manière il a supporté les
contradictions et les embarras sans nombre qu'il a dû
subir; avec quel courage invincible il a souffert, même
au péril de sa vie, les mépris, les embûches et la faim,
surtout dans les derniers mois, lorsqu'il eut perdu
la faveur du roi et que la persécution commençait à
sévir. »
Le même théologien termine ses observations par
ces mots : « Homme vraiment apostolique, qui, disant
adieu à tout ce que le monde offre de plus agréable,
n'a pu être retenu par les avantages que lui offrait sa
mère, ses proches, sa patrie, et s'est dévoué, en vue
du salut éternel, à tout ce que la religion présente de
266 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
plus sublime et de plus difficile. Il ne s'est laissé
abattre par aucun travail, effrayer par aucune adver-
sité. Toujours semblable à lui-même, les périls, les
angoisses, les contradictions, les peines ne l'ont pas
découragé un seul moment. Il a déployé tout ce qu'il
avait de force pour gagner à Jésus-Christ, par la lu-
mière évangélique, les âmes assises dans les ténèbres
et à l'ombre de la mort. Il a travaillé comme un bon
soldat, et la récompense ne lui a pas manqué de la
part du suprême rémunérateur ; il a, en effet, mérité
cette grâce de confirmer par son sang la foi qu'il
avait annoncée. »
Voici comment il juge les autres écrits : « Tous
s'accordent parfaitement non seulement avec la doc-
trine chrétienne, mais ils montrent encore dans le
serviteur de Dieu, à un degré très élevé, la piété, la
foi, l'espérance, la charité envers Dieu et envers le
prochain, et surtout un zèle très ardent pour la pro-
pagation de la religion de Jésus-Christ. On est dans
l'admiration en voyant avec quel élan de cœur cet
homme vraiment apostolique manifeste ces sentiments
dans les lettres qu'il écrivit à son supérieur ou à ses
confrères, soit pendant la traversée, soit de ces régions
barbares de la Pol3'nésie (i). »
(i) SufFragium theologicum super scripta V. S. D. Pétri
Aloysii Mariae Chanel, p. 8, 83, 84, 85.
W^&0^^^^^M^^MMÊ^^!^É
CHAPITRE V
ESPRIT DE PRIÈRE. — ETUDE DE LA LANGUE. — DIEUX
DE FUTUNA . PREMIERE GUERRE . DÉPART POUR
WALLIS.
(26 décembre 1837 — 28 mars i838.)
tef^^Jl N instituant les diacres, les apôtres s'étaient
'^'^ réservé la prière et le ministère de la pa-
role (Act., VI, 4). Le P. Chanel avait su
employer l'un et l'autre avec le plus grand succès,
comme nous l'avons vu dans le livre premier. Ne
pouvant encore se livrer à la prédication évangélique,
parce qu'il ignorait la langue, il s'appliquait à la
prière avec un soin particulier.
« Souffrant d'être presque seul à invoquer le vrai
Dieu dans cette terre livrée au culte du démon, il
ouvrait souvent son bréviaire, et, à la vue de ces belles
campagnes qui l'environnaient, et de cet immense
océan qui allait plus loin que son regard, il se plaisait
surtout à réciter ou à chanter le cantique des trois
jeunes Hébreux dans la fournaise : « Œuvres du Sei-
gneur, bénisse:{ le Seigneur; loue^-le et exalte^-le dans
tous les siècles. Le prêtre sentait un attrait puissant
pour ce sublime cantique qui anime toute la nature et
268 VIE DU BIENHEUREUX
qui convie les astres du ciel et les merveilles de la
terre à louer Dieu. Il lui semblait qu'ainsi il enlevait
au démon cette splendeur du ciel et cette beauté de la
terre profanées, et il se consolait en attendant qu'il
pût lui enlever la splendeur et la beauté des âmes (i). »
Un autre exercice qu'il avait toujours affectionné
entre tous lui tenait trop à cœur pour qu'il le négligeât
dans sa nouvelle patrie : c'était la récitation du Ro-
saire. Pour }'■ être plus fidèle, il avait presque conti-
nuellement son chapelet à la main, et il s'en allait à
travers les vallées et les collines de Futuna, disant à
chaque pas la salutation angélique. « Les vieux Fu-
tuniens qui ont vu le P. Chanel, le représentent tou-
jours le chapelet à la main, parcourant les villages, et
semant, pour ainsi dire, le sol de ses Ave Maria (2). »
Si les fatigues ou les travaux de la j ournée ne lui
avaient pas permis de satisfaire sa dévotion, il ne vou-
lait point prendre son repos sans avoir récité, au
moins, la troisième partie du Rosaire.
Un jour il revient de Sigapé, mais la marée le de-
vance : c( J'essaie de venir par la montagne. Je suis
bientôt égaré. Point de chemin. Toujours grimper et
descendre par les endroits les plus difficiles et avec
danger de la vie, une fois surtout. J'ai témoigné à la
sainte Vierge toute ma reconnaissance pour m'avoir
(i) Mgr Bataillon, par le P. Mangeret, tome 1, p. 261.
(2) Mgr Lamaze, vicaire apostolique de l'Océanie centrale, à
îa Couronne de Marie.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 269
empêché de descendre par un endroit où j'allais infail-
liblement me tuer. Je mets trois heures et demie pour
un chemin que l'on fait en une heure et demie (i). »
Le F. JVIarie Nizier ajoute : « Il arriva sur les huit
heures du soir, si brisé, si harassé de fatigue, qu'il
me dit, mais toujours avec sa gaîté ordinaire : « Je
« 7i'ai jamais eu de journée semblable. Vous récitet^ei
« le chapelet ; je ue m'en sens pas la force : je vous
« répondrai. » J'étais obligé de le réveiller à chaque
Ave Maria. »
Sa piété le portait à embrasser de grand cœur les
différentes pratiques que l'Eglise recommande. Il fai-
sait succéder les neuvaines aux neuvaines, comme
nous l'apprenons de son compagnon, et il leur assi-
gnait pour but la conversion de Futuna, si désirée par
son cœur et si retardée par les obstacles. Pour mieux
la préparer, il s'efforçait de devenir, entre les mains
du Seigneur, un instrument docile par la fidélité la
plus parfaite à ses devoirs de prêtre et de religieux.
Afin de pouvoir annoncer le plus tôt possible la
bonne nouvelle, il ne s'épargnait aucune peine pour
s'instruire dans la langue du pays. Déjà, dans la case
royale d'Alo, il s'en était occupé. Mais n'ayant aucune
grammaire, aucun dictionnaire, il était obligé de se
livrer à un travail d'observation. Nous lui donnions la
signification des mots., nous dit Méitala, fils du roi,
et il la consignait par écrit. Il est vrai, Thomas Boog,
(i) Journal, 9 mars i83S.
270 VIE DU BIENHEUREUX
qui lui était dévoué, parlait anglais et futunien; mais,
étranger à toute autre langue, il lui était fort difficile
d'enseigner l'idiome futunien par le mo3'en de l'an-
glais, que le Père ne connaissait qu'imparfaitement.
Cette étude de la langue^ il la poursuivit dans sa case
à^Alo avec une ardeur incroyable, et il la mentionne à
chaque instant dans son Journal. Nous savons par les
témoins entendus dans le procès apostolique qu'il
n'en eut la pleine connaissance que la dernière année
de son ministère.
Dès qu'il y fut un peu initié, il parcourut la vallée
qu'il habitait. Les premières familles qu'il visita ad-
mirèrent sa grande douceur et furent enchantées des
petits présents qu'il leur distribua. Avec le temps, il
étendit ses visites aux habitants des autres parties de
l'île. « Mon premier soin, écrit-il lui-même, devait
être de visiter les différentes familles, d'étudier la
langue et les mœurs du pa3^s, afin d'être bientôt à
même de l'évangéliser (i). »
Un incident lui montra la nécessité de connaître les
usages de Futuna. Il récitait, un jour, son office sur
la place qui est devant la case royale. Une pierre car-
rée y était plantée. Ne sachant pas que c'était la. pien^e
divhie, il finit par s'}'' asseoir. Le roi lui cria de sa
case que c'était défendu. Ne comprenant pas ce que
Sa Majesté voulait dire, il continua tranquillement
son office jusqu'à ce qu'un des fils du roi lui eut fait
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 27 I
signe qu'il n'était pas permis de s'asseoir sur cette
pierre. Le Père se leva aussitôt.
Préoccupé de ce qui venait d'arriver, il s'empressa
de demander à Thomas la raison de la conduite du
roi. « Pour la comprendre, répondit-il, il faut vous
rappeler qu'à Futuna, comme dans les îles voisines,
on admet des dieux de premier et de second ordre.
« Le plus grand de ces dieux porte un nom qui n'est
pas flatteur, Fakavélikélé, faisant la terre maupaise.
Au-dessous de lui s"agite un essaim de dieux subal-
ternes, nommés Atiiamuli. Tout le mal qui se fait est
nécessairement leur ouvrage. Ils ne peuvent laisser
les hommes goûter le bonheur. Les persécuter par les
fléaux, par les maladies, et surtout par la mort : telles
sont leurs occupations favorites.
« Devant chaque case royale s'élève une pierre
comme celle sur laquelle vous vous êtes assis, et que
l'on nomme la. pieî^re divine. Les insulaires se garde-
raient bien d'y toucher; en le faisant, ils encourraient
la vengeance du puissant dieu Fakavélikélé. Ces
croyances religieuses sont la source d'un grand nom-
bre de superstitions. )> Et Thomas lui en cita quel-
ques-unes.
Le P. Chanel ne tarda pas à voir par lui-même qu'on
venait de lui dire la vérité. Aussi il écrit au P. Con-
vers : « Nos insulaires sont extrêmement supersti-
tieux. Accoutumés par une longue ignorance à regarder
la divinité comme la cause unique de tous leurs maux,
ils l'honorent, non par affection, mais par crainte. Ils
272 VIE DU BIENHEUREUX
ne A'oient dans les maladies et les infirmités qu'un effet
du courroux céleste. Dès que quelqu'un est tombé
malade, ils courent à la maison du dieu qui veut le
manger ; mais il faut d'abord qu'ils aient bien reconnu
le membre qui souffre : car chaque dieu a des maisons
différentes pour la guérison des différentes parties du
corps. On porte dans ces maisons des fruits, des
étoffes, quelquefois les objets les plus précieux, afin
d'apaiser le mauvais génie par ces offrandes \ elles de-
viennent ensuite la proie de quelques individus, qui
exploitent ainsi, au profit de leur cupidité, la supers-
titieuse crédulité du peuple. Qu'il me tarde de voir
tous ces pauvres Océaniens ne plus reconnaître d'autre
Dieu que Celui qui est vérité et charité ! (i) «
Les tapons (interdictions, défenses) étaient parfois
assez nombreux à Futuna. On allait jusqu'à tapouer
le jour, c'est-à-dire défendre le travail pour tuer le
mauvais vent (2). Le roi avait le droit de les établir sur
différents objets, selon les circonstances, et personne
n'aurait osé les violer. Le plus souvent, il le faisait de
concert avec les chefs des vallées. Si, par exemple,
on voulait préparer une grande fête, on tapouait les
porcs, les cocos, etc., pour que personne ne pût les
manger jusqu'à la solennité.
La tortue de mer seule était toujours tapou. Il n'y
avait que le roi jouissant du titre de vainqueur, qui
(i) Lettre au P. Gonvers, mai 1840.
(2) Journal, 17 janvier i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 273
eût le droit de la tuer. Près de chaque case royale se
trouvait un lieu désigné à cet effet.
Nous lisons, à la date du i8 janvier i838, que
« trois jeunes gens de Singavé apportent au roi Niu-
liki une superbe tortue pour être servie sur sa table.
Son fils va le chercher à Epoé. On l'attend en vain
toute la journée. La tortue vivra un jour de plus. Ces
trois jeunes gens ont vu pour la première fois célé-
brer nos divins mystères ([).
Le 20, « le roi arrive de bonne heure. Tout est en
mouvement pour préparer le feu qui doit cuire la
tortue. Lorsque tout est prêt, le roi prend les insignes
de sa royauté, qui sont : un bout de feuille de coco-
tier passé autour du cou, un petit morceau de tape
blanche au bras droit pour lui servir de bracelet; un
petit morceau de bambou à la main droite et avec le-
quel il frappe chaque morceau de tortue qu'on lui
présente, afin d'en ôter le tapou (2). )>
Epoé ou Pdi, où Méitala était allé chercher son
père, deviendra plus tard la résidence du P. Chanel.
La première fois que l'apôtre visite ce village, bien des
personnes, nous dit-il, 7ne montrent leurs infirmités ;
mais je n'ai rien pour les soulager (3). Dans la suite,
il porta toujours avec lui quelques remèdes. Plus
d'une fois il réussit au delà de ses espérances. Aussi,
sa réputation grandissait, et il pouvait écrire sur son
(i) Journal, 18 janvier i838.
(2) id. 20 janvier.
(3) Journal, 3o de'cembre iSSj
18
274 VIE DU BIENHEUREUX
journal (22 janvier iSSg) : Je suis en bonne voie de
réputation pour guérir les plaies.
Un jour, la famille d'un malade, à qui le père avait
donné quelques secours, vint lui offrir des nattes
fines et d'autres présents. Elle suivait en cela l'usage
qui consiste à faire des cadeaux à ceux qui ont des
divinités et chez qui on porte les malades. Le servi-
teur de Dieu, tout en témoignant sa vive reconnais-
sance, refusa ce qui était présenté, et déclara qu'il
n'était pas venu dans leur île pour se procurer leurs
richesses.
Il était tranquille dans sa case d'/l/o, lorsque, le
23 janvier, vers les dix heures du matin, les cris de
guerre retentissent autour de lui. Les femmes appel-
lent les hommes, qui travaillent dans les champs. « A
mesure qu'ils arrivent, vite de courir à leurs lances ;
puis un petit conseil, dans lequel tout le monde parle
très fort, offrande d'un morceau de racine de Kava
aux dieux de Futuna et d'une lance de bambou. Ceux
qui déposent ces objets vers le but de pierre, poussent
trois grands cris de guerre. Cette cérémonie faite, les
guerriers se rendent, en toute hâte, sur le lieu où -a été
donné le signal du combat (i). »
Le P. Chanel les suit, et, arrivé dans la vallée de
Fikavi, il apprend que deux jeunes gens du côté des
vaincus se sont approchés en traîtres, et ont tué un
chef de la vallée qui travaillait dans son champ. Il
(i) Journal, 23 janvier i83S.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL l-jb
trouve parmi tous les hommes une grande animation
et un vif désir de vengeance. La nuit est loin de dimi-
nuer ces sentiments. Les discours qui se prononcent,
les exercices militaires auxquels on se livre, montrent
chez les l'ainqueiirs l'intention bien arrêtée de faire la
guerre. L'apôtre de Futuna allègue tous les motifs
possibles pour conserver la paix. On lui donne de
bonnes paroles. Mais, qu'eii sera-t-il? Il sue sang et
eau pour traverser la montagne et retourner à Alo.
Dès le matin du 25, il court avec Thomas à Sigavé
pour exercer auprès des vaincus le même ministère de
charité. Sam, en présence de Jones, lui expose très
longuement le plan qu'il veut suivre dans la guerre, et
lui déclare que, s'il est vainqueur, il y aura dans l'île
un grand changement. C'est en vain que le serviteur
de Dieu expose toutes les raisons de ne pas rompre
la paix. Sam ne goûte aucun de ces motifs, et répond
que tel est l'usage de Futuna : Une fois la guerre dé-
clarée, il faut qu'elle se fasse.
Le père revient tout désolé dans sa case ai Alo. Ce-
pendant, plusieurs jours se passent et il n'y a pas
d'engagement. Les sentinelles, placées sur les mon-
tagnes et à l'entrée des vallées, ne signalent aucun
mouvement de l'ennemi. Des deux côtés, le désir de
la paix finit par prévaloir. Le 7 février, les deux rois se
réunissent, et, au moment du repas, placent au milieu
d'eux le P. Chanel, qui plaide pour la paix. On doit,
le lendemain, poser les dernières conditions; malheu-
reusement, les hommes de Sigai'é ne se présentent pas.
276 VIE DU BIENHEUREUX
Le roi Niuliki aurait voulu que le serviteur de
Dieu se transportât à Poi, plus éloigné du territoire
des raijicus ; mais, sur les raisons qui lui sont données,
il consent à le laisser à Alo. Cependant, l'incommo-
dité de la première case se faisait de plus en plus sen-
tir. Le père résolut d'en faire construire une plus
grande. Il en parla au roi, qui donna son plein con-
sentement. Sa Majesté se rappelait que couchant un
jour dans cette case, Elle avait été réveillée par l'eau
qui passait à travers les nombreuses gouttières du
toit. On se mit donc à l'œuvre dès le 16 février; mais,
par suite des circonstances, la nouvelle case ne fut
point achevée.
Pendant qu'on la construisait, le roi de Sigavé vint
à Alo. « Un grand nombre de personnes de l'autre
côté de l'île n'avaient pas encore vu offrir le saint sa-
crifice. Je me trouve tout satisfait d'avoir répondu au
désir du roi et de ses sujets... La vue de mon crucifix en
ivoire fait sur eux la plus vive impression. Ils ont aussi
un grand plaisir à voir l'image de la sainte Vierge, (i) »
Un incident semble devoir tout compromettre. Le
26 février, Niuliki, accompagné de ses hommes armés,
arrive à Alo, Pendant qu'ils cherchent des ignames
])our préparer le repas, quatre d'entre eux parviennent
à se saisir du Fidjien Rokota, qui avait fait feu sur le
chef de jP/A'-a;-'/, et l'amènent prisonnier en poussant
des cris de joie terribles. Niuliki et les siens déclarent
(i) Journal, 17 février i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 277
qu'ils veulent imiter les blancs et qu'ils le laisseront
vivre. Ils s'empressent de le faire savoir aux hommes
de Sigai'é. Ceux-ci répondent par Thomas que, si
*Rokota n'est pas de retour à Sigavé^ le jour même,
ils partiront immédiatement pour faire la guerre.
Niuliki, pour toute réponse, leur envoie dire : si vous
voulez avoir le prisonnier, vene'ile délivrer. Les femmes
se placent de distance en distance, afin de pousser le
cri d'alarme, dès qu'elles les apercevront. Mais, c'est
en vain qu'on les attend tout le jour. (27 février).
Le lendemain, vers midi, au moment où personne
n'y pense plus « tous les hommes de Sigavé arrivent,
et déposent neuf cochons rôtis dans la cour de Niu-
liki. Ils font à la hâte un petit brancard sur lequel ils
placent un petit morceau de tape ; puis, après quel-
ques toasts de guerre, le brancard est enlevé par plu-
sieurs hommes qui poussent des cris à retentir dans
toute la vallée. Ils disent emporter le dieu de Niuliki.
Ils ont à peine disparu, que tous les hommes et
les femmes de ce côté de l'île arrivent, ne cherchant
qu'à se battre. La vue des cochons rôtis les transporte.
Ils font des démonstrations de combat des plus me-
naçantes. Toute la multitude s'assied. Le roi et les
Atua font des harangues (i). » Puis, on offre le Kava
au dieu qui a été enlevé, et on distribue les porcs rôtis
pour les manger.
Le F. Marie Nizier nous fait connaître une.circons-
(i) Journal, 28 février i838.
278 VIE DU BIENHEUREUX
tance que nous ne croyons pas devoir omettre. Un
des Atua parlait cwec tant d' animation et d'élévation
de voix, que Von aurait pu croire qu'il allait fair^e tom-
ber la foudre. « Nous étions, le P. Chanel et moi,
dans notre cabane, à quelques pas seulement de la
maison du roi où avait lieu la réunion. Nous enten-
dions bien le harangueur cnev comme un énergumène.
Mais, ne connaissant point encore assez la langue et
les usages de Tîle, nous ne savions ni ce qu'il disait,
ni pourquoi il parlait avec tant de vivacité. Nous
nous mîmes à chanter à deux voix le Salve Regina et
Vlnviolata. Nous fûmes, sans aucun doute, cause de
beaucoup de distractions parmi les auditeurs, car
quelques-uns, malgré la crainte d'encourir la colère du
dieu, se séparèrent de la réunion et vinrent nous prier
de continuer notre chant. Les curieux furenttrès nom-
breuxlorsque l'assemblée eut la libertéde se dissoudre. »
Les vainqueurs, qui ne voulaient rien devoir aux
vaincus, envoyèrent Fikirangi, une des filles du roi,
et la femme de Maïlé pour payer les porcs rôtis, en
offrant quelques pièces d'étoffes européennes. Quel
n'est pas l'étonnement des vainqueurs, lorsque la
femme de Maïlé revient seule, et annonce que Fiki-
rangi est retenue en otage : « Voilà la guerre déclarée
dans toutes les règles. Impossible qu'elle n'ait pas
lieu, si le bon Dieu ne l'empêche pas par un miracle.
Mon Dieu, ayez pitié de cette île. (i) » Heureuse-
(i) Journal, i'^' mars i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 27C)
ment, le lendemain, la fille du roi revint de Sigavé.
Après cinq jours, le P. Chanel, vo3^antque la situa-
tion ne changeait pas et que l'on ne pouvait prévoir
quand cet état finirait, ou par un combat ou par la con-
clusion de la paix, résolut de profiter du prochain dé-
part de la goélette de Jones pour Wallis, afin de visi-
ter le P. Bataillon, dont il n'avait eu aucune nouvelle
depuis leur séparation. Le roi refusa d'abord -, puis il
accorda la permission de faire ce voyage.
Par suite des vents contraires, la goélette ne leva
l'ancre que le samedi 24 mars. La traversée fut assez
mauvaise. « Le 27, nous apercevons Wallis vers midi.
On fait force voiles pour mouiller l'ancre avant la
nuit. La pluie est sur l'île et la brise nous repousse.
Le 28, la brise est bonne, un peu faible. Nous sommies
bientôt dans les récifs. La baleinière, qui nous avait
devancés, vient nous remorquer. Les naturels arri-
venten foule. Ils offrent leur racine de KavacàM. Jones.
Ils me paraissent bien meilleurs qu'ils ne l'étaient il
y a cinq mois. Je prie M. Jones de s'informer des
deux français qui habitent l'île. Il me répond qu'ii
profitera d'un moment favorable pour faire cette ques-
tion. J'apprends enfin qu'ils y sont toujours, aimés de
tout le monde et regardés comme les enfants du roi.
Pas une épingle ne leur a été volée, (i) »
« Il est midi passé lorsqu'on mouille l'ancre. Je
voudrais bien aller embrasser mes chers confrères ;
(i) Journal, 28 mars i838.
2So VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
mais, on me dit que, suivant les usages de Wallis, ce
ce sera mieux de les attendre. J'ai tout le temps de
voir la goélette se remplir plusieurs fois de naturels,
qui offrent des racines de Kava au capitaine. Le P.
Bataillon et le F. Joseph ne viennent pas encore. Le
soleil se couche, point de confrères ! Lorsque je ne les
attends plus, des voix françaises se font entendre sur
le rivage. Le P. Bataillon crie : Y a-t-il des français
abord? Je re'ponds qu'il y en a un. Je les entends
dire : Cest la voix du P. Chanel. Ils crient de nou-
veau : Est-ce vous, P. Chanel, Je leur réponds : Oui,
et par trois fois, oui. — C'est vous! Vivat! vivat!
Paul, le français, est avec eux.
« Notre canot leur est tout de suite envoyé. Un
instant après, je leur tends la main pour les aider à
monter à bord. Quel délicieux moment ! (i) »
« Nous bénissons Dieu, parmi les épanchements de
l'amitié, de nous avoir ménagé le plaisir de nous voir.
Après avoir prolongé la conversation bien avant dans
la nuit, nous dormons tous à bord de la petite goé-
lette. (2) ))
(i) Lettre du P. Chanel au F. Marie Nizier, 9 avril iS38.
(2) Journal, 28 mars i83S.
rèèààèèèééàèèéèééèéèééééà
CHAPITRE VI
SÉJOUR A WALLIS. — TRAVAUX SUR LA LANGUE ET TRADUC-
TION DES PRIÈRES. CONFÉRENCES SUR LA RELIGION.
(29 mars. — 26 avril i83S.)
'ous quittons la goélette de bon matin pour
nous rendre dans la petite solitude du
père Bataillon. Nous descendons après
déjeuner chez le roi, que nous trouvons sur notre che-
min. Il m'embrasse, en qualité de parent du P. Ba-
taillon. Une petite bouteille d'eau de-vie l'arrête un mo-
ment dans sa marche, (i) » L'apôtre de V»^allis ajoute
que ce présent dilata le cœur de Sa Majesté d'une
manière extraordinaire, et que, pendant tout le temps
du séjour du P. Chanel, ils furent, de sa part, l'objet
des attentions les plus délicates.
« L'amitié que ce prince nous témoignait, continue
Mgr Bataillon (2), le porta à nous offrir de l'accompa-
gner dans une visite qu'il désirait faire de l'autre côté
de l'île. Nous acceptâmes avec une grande reconnais-
(1) Journal, 29 mars i838.
(2) Mémoires sur les missions de l'Océanie centrale, rédigés
sous les yeux de Sa Grandeur par l'auteur de cette biographie.
2S2 VIE DU BIENHEUREUX
sance. Pour convertir ces peuples, ne fallait-il pas les
connaître ? Ne fallait-il pas nourrir l'amitié d'un
prince maître absolu de l'île ? Nous ne tardâmes pas
à nous embarquer sur une superbe pirogue. Quelques
jeunes gens, saisissant vigoureusement la rame, lui
imprimèrent un mouvement si rapide qu'elle semblait
voler sur la surface des eaux. Une voile enflée par le
vent, leur permit bientôt de se reposer et de contem-
pler, ainsi que nous, le magnifique spectacle qui se
déroulait sous nos regards. Wallis, dout nous cô-
to3^ions le rivage, nous apparut dans tous ses aspects.
La conversation du roi fut agréable et instructive; elle
nous dévoila le caractère, les mœurs et l'industrie de
ses sujets. Après une navigation de trois ou quatre
heures, nous descendîmes à terre et nous entrâmes
dans le village que Sa Majesté voulait visiter. Il va
sans dire que nous fûmes admirablement reçus. Le
soir nous étions de retour.
« L'amitié du roi nous attira celle des chefs. C'est
ce que nous éprouvâmes dans plus d'une circonstance.
Le Kivalii, ou premier ministre, nous envoya lui-
même, plus d'une fois, des vivres en abondance. Par-
tout où nous allions, on nous rendait de grands hon-
neurs, et dans la distribution du Kava et des vivres,
nous étions loin d'avoir la dernière part.
« Voilà lin peuple, me dit le P. Chanel, qui ne tar-
dera pas à être chrétien. Sa prophétie s'est très heu-
sement vérifiée.
(c Les premiers jours du séjour du P. Chanel, nous
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 283
nous occupâmes d'achever la maison que nous avions
commencée. Quand elle fut terminée, notre principal
soin fut de nous concerter sur les moyens à prendre,
pour arriver plus vite à la conversion de Wallis et de
Futuna.
« La langue des deux îles est à peu près la même ;
aussi, nous nous livrâmes à une étude comparée et
approfondie, et nous travaillâmes à la traduction des
principales prières, le Pater^ V Ave Maria, le Cî^edo,
etc. Mais, comme elle ne nous fournissait pas les
mots nécessaires pour la plupart de nos idées reli-
gieuses, nous fûmes obligés d'en créer, en conservant le
génie de l'idiome. Tiingahala nous fut d'un grand se-
cours dans ce travail important. Entin, grâce à Dieu,
nous finîmes par obtenir un heureux résultat.
« Un premier pas pour la conversion de nos îles
était fait. Il ne nous restait plus qu'à jeter la divine
semence, pour qu'elle germât et produisît du fruit.
Dieu se chargea de nous en fournir lui-même l'oc-
casion.
« Le Jeudi Saint, 12 avril i838, jour anniversaire
de ma première communion, nous nous levâmes de
grand matin, et après avoir béni notre nouvelle mai-
son, je célébrai le saint sacrifice de la messe. Un des
frères du roi, nommé Vaimotuku^ qui, en vertu de la
coutume du pays, était venu coucher dans notre mai-
son, demanda avec instance à assister à nos cérémo-
nies religieuses. Nous crûmes que le moment était
venu de montrer notre sainte religion et nous le lui
284 VIE DU BIENHEUREUX
permîmes. Vous peindre son étonnement et son admi-
ration serait chose impossible. Oh ! que votf^e manière
de parler à votre Dieu est douce et belle!... Moi, je
veux être de votre religion ! et plus tard, il tint parole.
« Le soir de ce même jour, nous allâmes ,dans la
petite île porter, de la part du roi, quelques présents
à Tungahala. Ce jeune chef, qui nous avait déjà rendu
de si grands services, ne cessa de nous questionner
sur la France, sur la religion de notre patrie, et enfin
sur nos projets en venant l'un à Uvéa, et l'autre à Fu^
tuna. Nous répondîmes sans hésiter sur les deux pre-
mières questions. Nous ne pouvions que gagner dans
son estime en montrant l'étendue, la gloire, la puis-
sance et les richesses immenses de notre patrie, et en
lui faisant un tableau pompeux de la beauté et de la
grandeur de nos églises, de la majesté et de l'éclat de
nos chants et de nos cérémonies. Nous lui apprîmes
le Dieu que les chrétiens adorent et lui fîmes con-
naître les principaux faits de l'histoire du peuple de
Dieu et de celle de l'Eglise. Rappeler ces faits, c'était
déjà donner implicitement la réponse à la troisième
question. Cependant, après avoir invoqué intérieure-
ment Jésus et Marie, nous crûmes que le moment de
parler ouvertement était venu.
« Dans la France, lui dîmes-nous, nous avions un
père et une mère, des frères et des sœurs, des amis et
des connaissances qui nous aimaient et qui se sont
opposés de toutes manières à notre départ. Dieu seul
sait combien ce sacrifice leur a coûté. Mais nous nous
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 285
étions dit : Tous les hommes ont été rachetés par le
sang de Jésus-Christ, et il y en a un grand nombre
qui ne le connaissent pas encore. Il faut que nous
allions porter son nom à des contrées qui l'ignorent.
C'est donc uniquement pour convertir l'île ô.'Uvéa et
cq\\ç. àt. Futiina k la foi en un seul Dieuet leur faire em-
brasser la religion catholique, que nous avons dit un
éternel adieu à tout ce que nous avions de plus cher.
« Ces dernières paroles touchèrent fortement 4e
cœur du jeune chef. « Oui, reprit-il, votre projet est
« aussi beau que le soleil, aussi grand que les arbres
« gigantesques qui nous entourent. Je l'approuve
« parfaitement, et dès ce moment je me déclarerais
« membre de votre religion ; mais mon influence est
« si petite, que je ne vous serais d'aucun secours ; il
« vous faut monter plus haut. Allez au roi, et s'il se
« convertit, toute l'île esta vous. » Il nous indiqua la
manière de nous y prendre pour en parler au roi ; et
il ajouta : Quant à moi, je fef^ai tout ce qui sera en
mon pouvoir, et i^ous poupe:{ toujours compter sur le
secours de mon bras.
« Il était déjà près de minuit, et le besoin de dor-
mir commençait à se faire sentir. En allant nous
étendre sur notre natte, nous bénîmes Dieu de nous
avoir donné l'occasion d'annoncer sa parole et d'avoir
touché le cœur d'un jeune chef qui, par ses talents et
son influence, pouvait nous rendre les plqs éminents
services.
« Dès le matin, Tufigahala remit la conversation
286 VIE DU BIENHEUREUX
sur le sujet de la veille, et nous protesta qu'il était
toujours dans les mêmes dispositions. Nous revînmes
vers le roi et lui adressâmes quelques paroles flat-
teuses de la part du jeune chef de Nukuatéa; mais
nous laissâmes de côté la question de religion. Une
ouverture en règle sur ce point nous parut trop pré-
cipitée. Nous priâmes et nous attendîmes que la Pro-
vidence elle-même en fit naître l'occasion. Elle se
présenta cinq jours plus tard, le mercredi de Pâques.
« Je venais de célébrer la sainte messe. Le P. Cha-
nel se préparait à dire la sienne, lorsque le roi de-
manda a nous voir. Que Votre Majesté veuille fious
excuser; dans ce moment nous sommes occupés à quel-
ques cérémonies de notre religion. — Me serait-il
permis de les voir? reprit-il sur un ton qui indiquait
tout le plaisir que nous lui procurerions en lui accor-
dant cette faveur. Oui^ répondis-je, Votre Majesté
peut assister à ?ios cérémonies. Et je l'introduisis dans
la modeste chapelle. Un homme de Tonga-Tabou
était avec lui. Le P. Chanel commença la messe, et la
continua avec cette piété qui l'accompagnait toujours
dans l'offrande du saint sacrifice. Oh ! comme il pria
Notre-Seigneur d'exaucer nos vœux ! Le roi suivit des
yeux, avec une attention scrupuleuse, les moindres
mouvements du prêtre. Il paraissait dans un étonne-
ment impossible à décrire. Que cette religion est belle,
semblait-il se dire à lui-même ! Comme elle l'emporte
sur la nôtre !
« Après la messe. Sa Majesté s'empressa de nous
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 287
témoigner sa reconnaissance pour le plaisir que nous
lui avions procuré. Toute la journée, il ne cessa de
raconter à ceux qu'il rencontrait, ce qu'il avait vu, le
matin, dans notre cabane. La langue du pays ne lui
fournissait pas assez d'expressions pour rendre son
enthousiasme. Il tâchait, par les comparaisons les plus
pittoresques et les gestes les plus expressifs de faire
entendre que ce qu'il pouvait dire étaitune faible image
de la réalité. Plusieurs indigènes, frappés de ce récit,
sollicitèrent la même faveur. Le roi lui-même venait
très souvent entendre nos messes. Depuis ce jour où
il lui fut donné de voir, sans les comprendre, une par-
tie de nos augustes cérémonies, il sembla nous témoi-
gner plus d'estime et d'affection. »
Nos deux apôtres firent plusieurs courses dans
l'île pour s'informer s'il y avait des malades. Mgr Ba-
taillon aimait à rappeler avec quelle facilité le P. Cha-
nel savait élever son cœur à Dieu à la vue des beautés
de la nature, et comment il bénissait la Providence
qui a donné si largement aux insulaires les arbres et
les plantes dont ils ont besoin.
Cependant, il fallait songer à une douloureuse sépa-
ration. La goélette qui avait amené ,1e P. Chanel de-
vait le reconduire dans son île de Futuna. M. Joncs,
harcelé tous les jours par le roi et les chefs, avait résolu
de partir le lo avril, promettant de revenir dans dix
ou quinze jours au plus tard. A cette occasion, le
P. Chanel écrivit une lettre au F. Marie Nizier, pour
lui rendre compte de son voyage et lui donner des
VIE DU BIENHEUREUX
nouvelles de Wallis. La lettre fut remise à M. Jones,
qui ne put partir le jour qu'il avait désigné. Il finit
par fixer le départ au 21 avril; mais, les vents con-
traires ne permirent de lever l'ancre que le 26.
« Grâce à cette circonstance, reprend Mgr Bataillon,
nous pûmes rester plusieurs jours dans la petite île de
Nukuatéa, conférer le baptême à une petite fille qui
se mourait, et à un adulte, nommé Fékaï, très dange-
gereusement malade. Cette même circonstance nous
permit de ramener la question de la religion, et, cette
fois, ce ne fut pas seulement devant Tungahala, mais
encore devant les habitants de Nukuatéa et plusieurs
indigènes de Vavao. Gomme ces derniers avaient
entendu les ministres de l'hérésie, nous nous appli-
quâmes, en particulier, à montrer la différence qu^il
y a entre le catholicisme et le protestantisme, et com-
bien le premier l'emporte sur le second. Dieu daigna
bénir nos paroles. Tungahala et toute l'assemblée ne
savaient comment exprimer leur indignation contre
la doctrine et la conduite des protestants, et ils nous
exprimaient dans les termes les plus énergiques leur
désir d'appartenir à la religion catholique.
« Le lendemain, le jeune chef, toujours de plus en
plus avide d'entendre la parole de Dieu, nous fit expli-
quer certains points que nous n'avions fait qu'esquis-
ser. Gomme nous avions dit que le chant faisait ordi-
nairement partie de nos cérémonies, il manifesta un
vif désir d'entendre quelques-uns de nos cantiques.
Nous n'eûmes pas de peine à ravir d'admiration
l'IERRF.-I.OUIS-MARIE CHANEL 289
Titngahala et les gens de sa maison, qui n'avaient
jamais entendu que les chants me'lodieux, mais mo-
notones des Uvcens. Ces bons insulaires se fe'licitaient
de ce que les seuls véritables missionnaires eussent
choisi leur île, de préférence à tant d'autres, et plus
grandes et plus belles.
« Le 26 avril, le vent était favorable. Il fallut faire
nos adieux. La goélette s'éloigna rapidement d'Uj'éa,
emmenant le P. Chanel à Futuna, et moi je retournai
auprès du roi. »
'9
CHAPITRE Vil
RETOUR A FÙTUNA. — HABITATION DANS LA MAISON DU
ROI A POÏ. PREMIERS BAPTEMES. ZELE POUR
PRÉPARER LA CONVERSION DE l'iLE. — NOUVELLE CASE.
(27 avril — 8 septembre i838.)
^^pE 27 avril, à midi, le P. Chanel apercevait
de nouveau sa chère Futuna. L'ancre ne
put être jetée qu'à neuf heures du soir.
Mais les naturels n'avaient pas attendu ce moment
pour aborder la goélette. « Eh bien! leur avait-il de-
mandé, avei-voiis fait la paix? » — « Oui, lui dirent-
ils, la paix est conclue depuis quelques jours. Une
seule rencontre a eu lieu le 5 avril. Ceux du côté de
Niuliki ont tué par trahison un habitant de Sigavé.
Comme un homme de chaque parti avait été tué, on a
cru que l'on pouvait faire la paix. » Cette nouvelle,
qu'il attendait avec tant d'impatience, lui fit concevoir
de grandes espérances d'arriver plus tôt au but qu'il se
proposait.
Le F. Marie Nizier était avec Thomas dans la petite
île d'Alofi. Dès qu'il apprit le retour de la goélette, il
courut à Sigavé au-devant du P. Chanel. « Quel
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 29 1
heureux moment, nous dit-il, que celui où je pus le
serrer de nouveau dans mes bras, après plus d'un
mois de séparation, dans des circonstances si criti-
ques! )) Le bon frère répondit à toutes ses questions,
et donna les nouvelles qui devaient l'intéresser. Il se
hâta d'ajouter : « Nous ne retournons plus dans notre
case d'Alo. Peu de jours avant la conclusion de la
paix, le roi Niuliki est venu dans notre vallée, et, mal-
gré mes observations et celles de Thomas, il a fait
enlever tous nos effets pour les porter à Poï^ dans sa
propre maison. Il s'est contenté de dire : Si le P. Cha-
nel, à son retour, veut demeurer dans son ancienne
vallée^ on y transportera de nouveau ce qui lui appar-
tient. » L'apôtre de Futuna ne désapprouva point
cette conduite. Il comprit de suite qu'habitant auprès
du roi, il aurait plus d'occasions de l'instruire de notre
sainte religion.
Comme on était au 3o avril, il n'eut garde d'oublier
le mois si cher à son cœur. Il en fit l'ouverture par le
Veni Creator, les litanies de Lorette, trois Ave Maria
et le Memorare. « Nous ne sommes que deux ici pour
faire le mois de Marie. Nous n'avons point de chapelle
sous nos yeux ; nous ne pouvons regarder encore que
nos médailles (i). )>
« Le roi me fait le meilleur accueil possible, et tout
le monde m'envoie des sourires et des signes de tête
pour me saluer. La fête ne discontinue pas, depuis
(i) Lettre au P. Bataillon, 2 mai i838.
292 VIE DU BIENHEUREUX
que nous sommes à Epoé... Priez le bon Dieu pour
que je prorite dans l'étude de la langue, et pour que
je puisse bientôt dire à mes insulaires pourquoi je suis
venu au milieu d'eux (i). »
Les effets du missionnaire et de son catéchiste
étaient déposés dans la maison du roi, à côté de sa
place sacrée, c'est-à-dire entre les deux colonnes prin-
cipales. Cette place est si respectée par les Futuniens,
qu'ils ne l'auraient pas traversée pour toutes les ri-
chesses de la terre. En le faisant, ils auraient craint
d'encourir la colère du grand dieu Fakavélikélé. La
plus grosse des deux colonnes, la colonne divine, était
tellement en vénération, que personne ne se serait
avisé de la toucher avec la main, sans s'exposer,
croyaient-ils, à perdre la vie. Le P. Chanel, qui n'était
pas encore au courant de tous les usages de l'île, igno-
rait en particulier ces prohibitions ridicules. Comme
il désirait dire la messe aussi souvent que possible, il
fit dresser l'autel contre cette colonne. « D'énormes
pointes, nous dit le Frère, y furent enfoncées à grands
coups de marteau pour y suspendre le bénitier, le cru-
cifix, etc., et il n'était pas permis d'y toucher du bout
du doigt ! Je crois me rappeler que, pendant l'opéra-
tion, le roi se consumait en exclamations de surprise
et peut-être d'indignation. Cependant, il n'osa point s'y
opposer. Craignait-il que nous ne nous moquassions
de lui ? Respectait-il dans ce temps le P. Chanel ? »
(i) Lettre au P. Bataillon, 2 mai i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 298
Tout était préparé, dès le 5 mai au soir, pour célé-
brer la sainte messe le lendemain, fête du Patronage
de saint Joseph. « J'ai la consolation d'offrir le saint
sacrifice de la messe, pour la première fois, dans cette
partie de l'île. La maison du roi me sert d'église. Non
seulement le roi a trouvé bon que la chose eût lieu,
mais il a fait avertir toute la vallée de s'y rendre. Je ne
suis pas mécontent du silence qui règne pendant tout
le temps de la sainte messe, à part les cris des enfants,
qui me servaient de chantres (i). »
Le 22 mai, il eut une occasion d'écrire au P. Batail-
lon. Après avoir déploré les marchés qui se faisaient
entre les capitaines des vaisseaux et les naturels, il lui
apprend qu'à l'arrivée du baleinier anglais Mathilde,
« ces pauvres gens donnaient leurs affaires plutôt
qu'ils ne les vendaient. Force cocos pour une pipe.
Trois porcs assez gros et cent ignames pour un fusil.
Ils n'en achetèrent que trois, par bonheur... Je serais
bien fâché de voir la poudre et les fusils arriver de ce
côté de l'île, parce que la paix, qui vient d'être faite,
ne serait pas de longue durée.
« Nous sommes toujours dans la maison du roi.
Les nombreuses fêtes de noces ont empêché Sa Ma-
jesté de s'occuper de notre maison. Je ne sais jusqu'à
quand durera ce provisoire. La foule abonde toujours
autour de nous, et nous ne pouvons que bien peu
travailler... Je n'ai pas le bonheur de pouvoir offrir
(i) Journal, 6 mdJi i838.
294 ^'^^- I^U BIENHEUREUX
le saint sacrifice aussi souvent que je le désirerais.
Que votre maison me fait envie pour cela ! Dieu soit
béni !...
« Je n'ai toujours pas la consolation de faire des
chrétiens. Le chef Tuloméa disait dans une harangue,
après une danse chez Niuliki, que les îles Vavau,
Haapaï, Tonga, et beaucoup d'autres qu'il nomma,
étaient religieuses; mais que Wallis et Futuna étaient
seules avec leur ancienne religion. Le roi Lavélua
l'avait chargé de dire à Niuliki qu'il était bon que ces
deux îles ne fissent pas comme les autres. Je crois que
l'on répondit Mairie (c'est bien) à cela comme à tout
le reste. Quoi qu'il en soit, je ne demande qu'à savoir
la langue. Le bon Dieu fera le reste (i). »
Deux jours plus tard, fête de l'Ascension, il com-
mence la messe, et il n'y a presque personne ; mais le
nombre des assistants augmente jusqu'à la fin. « Nous
chantons, après la sainte messe, le Laiidate Domuium
et le Regina cœli : ce qui devient le sujet de la conver-
sation le reste de la journée (2). »
Enhardi parce petit succès, la veille de la Pentecôte
il fait annoncer dans les vallées voisines que, le lende-
main, il y aurait grande fête pour lui et pour le frère.
Il se lève de bon matin, et, avec son catéchiste, dispose
tout pour le saint sacrifice. « A mesure que nous
mettons chaque objet à sa place, les cris d'admiration
(i) Lettre au P. Bataillon, 22 mai i838.
(2) Journal, 24 mai i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 295
partent de tous côte's. Le roi, qui était sorti, ne tarde
pas à revenir. Les pères, les mères, les enfants font
foule autour de nous. Tout le monde est fort tranquille.
Le chant du Ve}ii Creator fait re'gner le plus grand
silence dans toute l'assemble'e. Même attention pen-
dant la grand'messe, à l'issue de laquelle nous avons
chanté le Laudate Do7ninum et le Regina cœîi. Nous
avons laissé un bon moment notre autel avec sa parure,
afin de satisfaire les regards de ces pauvres naturels,
qui n'avaient encore rien vu de semblable. Le Crucifix
est toujours l'objet qui les frappe plus que tout le
reste (i). »
Le F. Marie Nizier nous apprend que, pendant le
chant du Veni Creator, il vint une rafale qui semblait
devoir tout emporter. « Je croyais, me dit le P. Chanel
après la messe et en souriant, que c'était le vent impé-
tueux du jour de la Pentecôte. »
Pour que le lecteur puisse mieux juger ce peuple de
Futuna, qu'il nous permette de copier cette note du
lundi de la Pentecôte :
« La curiosité de voir une lampe allumée nous
amène un bon nombre d'enfants et d'autres personnes.
Plusieurs, qui nous voient faire le signe de la croix,
essaient de nous imiter. — La deuxième femme du
roi vient me demander à porter le nom de Beata
Maria, que nous avons donné à la très sainte Vierge.
Je lui dis que le mot Beata n'est que pour cette Marie
(i) Journal, 3 juin i838.
296 VIE DU BIENHEUREUX
dont elle a vu l'image, mais qu'elle peut porter celui
de Maria. Elle s'en contente (i). »
11 ne put donner à la fête du très saint Sacrement la
solennité' qu'il aurait de'sirée. Aussi, il se voit forcé
d'écrire sur son Journal : « Si je n'ai pas la consola-
tion de pouvoir suivre, avec mon cher F. Marie Ni-
zier, notre divin Sauveur dans son triomphe, il nous
reste de pouvoir l'offrir à Dieu, son Père, et de le
recevoir au dedans de nous-mêmes (2). »
Le roi avait été enchanté de tout ce que le P. Chanel
avait fait à l'occasion de la fête de la Pentecôte. Du
reste, il était plein d'égards et d'attention pour lui
depuis le retour de Wallis. Il aurait bien voulu accéder
à sa demande d'avoir une case à part ; mais les indi-
gènes étaient alors trop occupés pour songer à en
construire une neuve. Il lui offrit, le 1 1 juin, une partie
de sa maison pour y faire une chambre, et désigna
l'espace qu'elle devait occuper. Le missionnaire ac-
cepta avec reconnaissance, et se mit à la préparer le
plus vite possible. Là, il fut plus tranquille pour ses
prières et ses études, et il eut le bonheur d'offrir pres-
que tous les jours le saint sacrifice de la messe. - .
Dans sa nouvelle chambre, il avait placé plusieurs
grandes images. Les naturels, qui venaient en foule le
voir, ne savaient que dire de la science des blattes,
et le concours allait toujours croissant. L'image de
(i) Journal, 4 juin i838.
(2) Journal, 14 juin i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 297
VEcce hofno était celle qui attirait le plus les regards.
Deux jeunes personnes, parentes de la première
femme de Thomas, eurent l'heureuse idée d'apporter
une couronne de fleurs pour l'image de la sainte
Vierge. Le P. Chanel note avec bonheur ce premier
présent offert à Marie. (i8 juillet i838.)
Ce qui le désolait, c'est qu'on ne l'avertissait pas
lorsqu'il y avait des malades. « Tandis que nous
sommes sur le point de dîner, j'ai encore la douleur
d'apprendre la mort d'un jeune homme de Laloua,
qui avait au bras gauche un mal considérable. Que le
saint nom de Dieu soit béni ! Mais mon cœur saigne
en présence de choses semblables : avoir dans mes
mains ce qui peut sauver ces pauvres âmes, et l'enfer
les ravit (i) !... «
« Vers les trois heures du matin, j'entends dire
qu'une personne est malade, que le dieu la mange. Je
pars de suite pour aller la voir. Je ne suis pas au bout
de la vallée, que des cris et des pleurs me font tres-
saillir. Je me dirige vers la maison, où je trouve un
pauvre jeune homme mort de consomption. Il était
malade depuis deux mois, sans que je le susse (2) ! »
Il eut encore bien des fois occasion d'écrire sur son
journal des notes de ce genre.
Mais, enfin, il put administrer le saint baptême. Il
relate avec bonheur les circonstances qui l'accompa-
(i) Journal, 3o mai i838.
(2) Journal, 5 juillet i838.
298 VIE DU BIENHEUREUX
gnèrent. « Le roi m'apprend qu'il y a un enfant ma-
lade à Laloua. Je m'y rends en toute hâte. Je trouve
cet enfant endormi sur les bras d'une vieille femme
aveugle. Je m'approche et lui fais quelques petites
caresses dont il ne s'aperçoit pas. Je distribue quel-
ques gouttes d'huile parfumée; après quoi je demande
de l'eau, et appelant cet enfant du nom de Marie-
Marcellien, je lui confère le saint baptême. Je lui fais
ensuite donner à boire quelques gouttes de l'eau des
Carmes mêle'es dans l'eau naturelle. Je demande quel
est son nom. On me dit qu'il s'appelle Véhé. Et afin
d'éviter tout soupçon sur ce que je viens de faire, je
prends les noms de toutes les personnes qui sont dans
la maison. Je reviens ensuite à Epoé, en récitant le
Te Deum en action de grâces (i). »
Cette consolation d'avoir pu conférer le saint bap-
tême, il en fait part au P. Bataillon, dans sa lettre du
21 juin, et il nous révèle la pratique qu'il suivra dé-
sormais : il donnera au nouveau baptisé le nom de la
Reine du ciel et celui du saint du jour.
Il a le même bonheur le 3i juillet, et l'enfant qu'il
baptise, il le nomme Marie-Ignace. Quand il apprend
sa mort, il écrit dans son journal : « La consolation
que j'éprouve d'avoir ouvert le ciel à cette âme, me
porte à rendre à Dieu de nombreuses actions de
grâces. Des raisons de prudence m'ont empêché d'aller
avec le F. Marie Nizier faire les cérémonies de sa
(i) Journal, 18 juin i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 299
sépulture ; car aucun naturel ne sait qu'il a reçu la grâce
du saint baptême, et les dieux pourraient fort bien
m'attribuer la cause de sa mort (i). »
Le 23 août, il vient de quitter les ornements sacer-
dotaux, lorsqu'il entend pleiu^er à quelque distance de
la 77îaison du roi. « Je me transporte bien vite vers
l'endroit d'où partent ces cris. Je vois une maison
pleine d'hommes et de femmes, qui se couvrent de
sang à force de se frapper. Le mari de la vieille femme
malade est tout inonde' des gouttes qui tombent sur la
malade et la rendent affreuse à voir. Je suis longtemps
à parler sans pouvoir me faire entendre. Ma voix est
couverte par les cris. A la fin, je demande à parler à la
malade, pour lui proposer de se faire chrétienne avant
de mourir. Outre le malheur de ne pas assez bien
parler la langue, j'ai celui de voir cette pauvre vieille
me répondre non aux propositions de salut que je viens
de lui faire. Je me retire en la saluant. La foule s'est
écoulée. Quelques femmes et quelques enfants sont
encore à la maison. Les hommes sont sortis,
« Je retourne la visiter un peu après midi. Je té-
moigne ma surprise de voir qu'on ne lui donne ni à
boire, ni quoi que ce soir. L'intérêt que je lui porte
paraît la toucher. Elle me regarde d'un air moins
sévère. J'en profite pour réitérer mes propositions de
salut. Elle y adhère cette fois. Je m'y prends de toutes
les manières pour lui enseigner les vérités- les plus
(i) Journal, 22 août i838.
300 VIE DU BIENHEUREUX
indispensables. Je lui suggère quelques aspirations
vers Dieu, en lui disant que je vais revenir tout à
l'heure.
« De retour, je continue encore mes exhortations, à
la suite desquelles je lui administre le saint baptême.
Ses yeux sont beaucoup meilleurs; elle me regarde
avec confiance, me tend la main. Elle me dit qu'elle a
bu et mangé pendant ma dernière absence. Son nom
est Marie-Anne (i). »
Le père la voit le lendemain, et note qu'elle parlait
toujours cofitente de ce qu'elle est devenue chrétiefuie.
Il est réveille', le 25 août, de très grand matin, par
les pleurs et les cris d'une famille qui revient de La-
loua. « Pendant longtemps, nous croyons que c'est
ma vieille Marie-Anne dont on pleure la mort. Quel
n'est pas mon regret, lorsqu'un chef vient nous an-
noncer que c'est une petite fille de nos voisins! Il eût
été si facile d'ouvrir les portes du ciel à cette enfant,
qui est morte sans la grâce du baptême (2) ! »
Marie-Anne mourut le 27, et ses funérailles eurent
lieu le lendemain. « Les cris et les pleurs des naturels
m'ont empêché de demander à faire la sépulture ec-
clésiastique. Je me suis contenté d'offrir le saint
sacrifice de la messe pour le repos de son âme (3). »
Nous avons tenu à reproduire en entier ces notes du
(i) Journal, 23 août i838.
(2) Journal, 2 5 août i838.
(3) Journal^ 28 août i838.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3oi
Jouîvial^ qui se rapportent aux premiers baptêmes. Le
lecteur suivra mieux l'apôtre de Futuna et pourra
juger sa prudence, son zèle et sa charité.
Quand l'occasion était favorable, il ne manquait
jamais de dire un mot de notre sainte religion. Ces
paroles de salut, qu'il sème partout, finissent par pro-
duire leur effet. « Plusieurs personnes nous deman-
dent des livres pour être lotu (religieuses). Je ne me
fie guère encore à toutes ces démarches. Néanmoins,
j'aperçois de jour en jour un changement notable dans
les dispositions des insulaires (i). » Aussi, quand un
jeune homme lui annonce que le roi et le plus grand
chef de l'île ne veulent ni se faire clwétiens, ni permettre
que les autres le deviennent , il écrit sur son journal :
« Dieu est le souverain des cœurs, il en a converti de
plus obstinés (2). »
Son zèle pour le salut des âmes ne pouvait lui faire
oublier les vaincus. « Furi-Vao, le père de Sam, est in-
troduit par Thomas dans notre petite maison, pendant
la sainte messe. Il s'y tient tout le temps d'une ma-
nière très tranquille. Après une courte action de grâces
je vais lui demander si ce qu'il vient de voir est bien.
Il me répond que oui. Je lui exprime le désir d'aller
faire la même chose à Singavéj mais que je voudrais
avoir une maison pour cela. Je lui demande si je
pourrai en avoir une. La réponse est encore affirma-
(i) Journal, 2S août i838.
(2) Journal, 21 août i838.
302 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
tive. Je lui donne la commission d'en parler aux autres
chefs qui sont de son côte', et lorsque Thomas aura
fini notre maison, il ira en construire une semblable
dans sa vallée. Il dit que c'est bien, et retourne quel-
ques instants dans la maison du roi (i). »
Le P. Chanel, en effet, avait obtenu la permission
de construire, à Poï, une case séparée, et de suite
Thomas s'était mis à l'œuvre. Cette case, de 24 pieds
de long sur 1 3 de large, toute simple qu'elle était, devint
la met^veille de l'île (2). Le serviteur de Dieu la bénit
le 5 septembre, et l'habita définitivement depuis ce
jour. Il put ainsi continuer plus tranquillement les
exercices de la retraite qu'il voulait faire avant l'As-
somption, selon les constitutions de la Société de
Marie, et que la construction de la nouvelle maison
l'avait forcé de renvoyer à la Nativité de la sainte
Vierge.
Les embarras résultant de cette construction ne lui
avaient pas fait oublier une sainte pour laquelle il
avait une grande dévotion. Il inscrit au 19 août la
clôture de sa neuvaine à sainte Philomène, comme il
avait noté avec soin sa neuvaine à la sainte Vierge
pour la fête du i5 août, le renouvellement de ses
vœux religieux, l'anniversaire de sa prêtrise et de sa
première messe.
(1) Journal, i3 août i838.
(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.
CHAPITRE VIII
FETES EN L HONNEUR DES DIEUX.
— NOUVEAUX BAPTEMES . -
POUR LA MISSION.
-TEMPETE DU 2 FEVRIER.
NOUVELLES ESPÉRANCES
(8 septembre i838 — 8 mai i83g )
NE grande fête en l'honneur des dieux fut
le premier événement qui suivit l'installa-
tion du P. Chanel dans sa nouvelle case.
Le 3 septembre, un conseil avait été tenu pour en
déterminer l'époque. Toutes les voix s'étaient réunies
pour la fixer au i3,afin d'avoir le temps de faire les
préparatifs nécessaires. « On bat le tambour pour
l'annoncer. On fait des toasts aux dieux sur la place
du palais. Le kava est offert par le roi à un chef de
Sifigapé pour lui donner la commission d'inviter tout
le monde de l'autre côté de l'île à se rendre à cette
fête (i). M Comme la danse entre dans le programme
de toute fête, les naturels s'y préparent avec soin et
renouvellent ces exercices la veille de la solennité.
Le jour même (i 3 septembre), une grande foule se
^i) Journal^ 3 septembre i838.
304 VIE DU BIENHEUREUX
trouve réunie. Tout se passe selon le cérémonial ordi-
naire. Les vivres, apportés par les différentes vallées,
sont d'abord placés devant le roi, qui préside. Le
premier ministre récite une prière. Puis, par ordre du
roi, les vivres sont distribués aux chefs de chaque
village, et par ceux-ci à chaque famille. Après le repas,
la danse commence. Un tronc d'arbre creux sert de
tambour. Celui qui le frappe en cadence est environné
d'un certain nombre d'insulaires qui l'accompagnent
en chantant. Les danseurs eux-mêmes, divisés en deux
groupes, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre,
mêlent leurs voix à celles des chanteurs et exécutent
les mêmes mouvements en agitant une palette, tantôt
d'une main, tantôt d'une autre.
Pendant la danse, quelques filles de i6 à 20 ans,
de la famille royale ou de celle des chefs, se tiennent
debout, près du roi, comme à une place d'honneur.
Elles sont superbement barbouillées de noir et de
ronge (i), et ne prennent point part à la danse. Elles
se remplacent successivement, selon l'ordre des vallées,
car chaque vallée principale vient à son tour.
On célébrait d'autres fêtes en l'honneur des dieux^
lorsqu'on voulait leur demander quelque grâce ou la
cessation d'un fléau. Ainsi, nous trouvons cette note
au i3 octobre: « Prières publiques pour apaiser le
vent qui brise les arbres à pain et les bananiers...
Les prières commencent ce soir au dieu du grand
(i) P. Servant, Histoire du christianisme dans Ls iles Futuna.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3o5
ministre du roi, Marigni (Maligi), et ne dureront qu'un
jour (i). )) Mais elles auront lieu pendant sept jours
au dieu du roi et se termineront par une grande fête
religieuse.
Le 14, « les premiers fruits à pain, les premières
ignames sont servis. La foule se retire après la prière
faite par Fare'ma, qui a demandé la cessation du vent,
un soleil qui ne brûlât pas, des fruits et de l'eau en
abondance, beaucoup de poissons dans la mer et la
cessation de la colère du dieu (2). » Les prières conti-
nuent les jours suivants jusqu'à la fête du 21 octobre.
Une procession faite par les hommes^ tenant chacun
une feuille de bananier en guise de palme, termine
la solennité.
Durant la période qu'embrasse ce chapitre, l'apôtre
de Futuna nous signale plusieurs autres fêtes. Il nous
parle de celle qui eut lieu le 28 octobre à FikajH^ lors
de Vérection d'un dieu à Fare'ma {c'est une borne en
pierre). Déjà Thomas Boog nous a appris qu'il y avait
une pie?v'e dirine devant chaque maison royale, dans
les vallées principales. « La plus grande que j'aie vue,
nous dit le F. Marie Nizier, pouvait avoir un peu plus
d'un mètre carré et la plus petite de 40 à 5o centi-
mètres. Une fois érigée, elle était respectée de tous.
Le roi seul avait le droit de s'asseoir auprès, et de s'en
servir comme d'un dossier lorsqu'il présidait une fête.
(i) Journal, i3 octobre i838.
(2) Journal, 14 octobre i8i8.
3o6 VIE DU BIENHEUREUX
Malgré ces solennités païennes, les bonnes disposi-
tions que le P. Chanel avait déjà constatées allaient
toujours en s'améliorant . Quelques naturels vont
jusqu'à lui manifester le Je^/r d'être chrétiens. i<. Plaise
à Dieu que la sincérité soit dans leur cœur et dans
leur bouche ! (i) »
Aussi les baptêmes deviennent plus fréquents. Un
enfant qu'il a baptisé meurt à Alofî. Tout heureux, il
écrit sur son journal : « Mes dQux petites îles comptent
des âmes dans le ciel. Mon Dieu, augmentez-en le
nombre (2). )>
La joie du F. Marie Nizier d'avoir pu conférer le
baptême, il la partage avec lui et a soin de noter cette
grâce (12 janvier iSSg).
Il se réjouit aussi lorsque, le 2 octobre, il reçoit de
bonnes nouvelles du P. Bataillon, qui lui envoie un
abrégé de grammaii^e et un autre de la doctrine chré-
tienne. Son bonheur augmente lorsque, le 24 janvier
suivant, des naturels., venant de Wallis., 7ie tarissent
pas sur l'éloge qu'ils donnent à son confrère.
Nous l'avons vu dans le chapitre précédent, notre
apôtre tenait à avoir à Sigavé une maison, afin de
pouvoir y célébrer la messe, lorsqu'il irait dans cette
partie de l'île. Son vœu fut accompli, et la case qui
lui était destinée fut achevée au commencement de
janvier iSSg.
(i) Journal, 16 septembre iS38.
(2) Journal, 28 septembre i838.
i
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL OO7
Quant à celle qu'il occupait àPoï, elle fut renversée
dans la nuit du 2 au 3 février. « Une tempête, annon-
cée depuis quelques jours par un ciel brumeux et par
un grand vent d'est, éclata tout à coup avec fureur.
Les éclairs, les tonnerres, des torrents de pluie, un
bruit effroyable delà mer, les cris des insulaires, qui
invoquaient leurs divinités, telle fut la scène que nous
offrit d'abord toute cette nuit. Un peu avant le jour,
le vent changea de direction et redoubla de violence-
A moitié vêtus, nous luttions tous trois contre l'orage,
pour essayer de soutenir notre pitùt palais. Malgré
nos efforts, nous eûmes la douleur de voir sa toiture
voler en lambeaux, et bientôt le corps même de l'édi-
'fice, agité, secoué dans tous les sens, tomber enfin tout
fracassé, et nous laisser sans abri. La plupart des mai-
sons eurent le même sort. Les cocotiers, les bananiers,
les arbres à pain, toutes les productions de l'île furent
si maltraitées, qu'après ce grand désastre, on était
encore menacé de la famine. Pour l'éviter, les insulaires
ont travaillé longtemps, avec un courage remarquable,
et sont parvenus, à peu près, à réparer leurs per-
tes (i). »
Le P, Chanel transporta ses effets dans la maison
du roi, qui avait moins souffert de la tempête, et,
quelques jours après, il fit élever une petite case de
12 pieds de long sur 6 ou 7 de large, en attendant qu'il
fût possible d'en «construire une plus vaste, sur les
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
3o8 VIE DU BIENHEUREUX
ruines de la première. « Le vol, qui est permis ici en
pareille circonstance, écrit-il au T. R. P. Colin, nous
fit perdre quelques chemises etautrespetitseffets (i). »
Mais le roi ordonna de rendre tout ce qui lui avait
appartenu, et lui-même se mit en mouvement pour les
retroupe7\
Aux maux cause's par la tempête faillit se joindre
le fléau de la guerre. La veille du désastre du 2 février,
« les imincus avaient fait présent de dix porcs rôtis à
deux imposteurs du parti opposé, qu'on regardait
généralement comme les oracles des dieux. Leur inten-
tion était d'attirer ces hommes dans leur vallée, d'ac-
croître leurs forces par un plus grand nombre de divi-
nités tutélaires et de ramener enfin la victoire de leur
côté. Mais les vainqueurs le comprirent et crièrent aus-
sitôt vengeance. On se mit à la poursuite de ceux qui
avaient apporté le présent; on les joignit, et ces mal-
heureux ne durent la vie qu'à la clémence du roi, qui
se contenta de les avoir réduits à demander grâce (2). »
Cette heureuse solution permet au P. Chanel de
recommencer ses courses à travers l'île et de multi-
plier ses visites.
Le 20 février, il est à Assoa-Vélé, auprès d'un ma-
lade qui a une plaie au gosier. Cette plaie lui paraît
incurable. Puissé-je l'instruire à temps et le disposera
la grâce du baptême!
(i) Lettre au T. R. P. Colin, 16 mai iSSq.
(2) Lettre au P. Gonvers, mai 1840.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL Sog
Il se transporte à 5/"^az^e le 25, en visitant diffe'rentes
valle'es. Arrivé au terme de son voyage, il s'empresse
de parler de notre sainte religion avec ceux qui veulent
l'e'couter, et en particulier avec Sam. Le vieux roi
Vanaé lui-même pose des questions sur ce sujet, et les
re'ponses qui lui sont données lui font plaisir.
En revenante Poi par le côté nord-ouest de l'île, il
remarque une amélioration considérable dans le carac-
tère des naturels qu'il trouve sur son passage.
Le malade qu'il a vu une première fois à Assoa-
Fe7e, Tui-Karépa, va plus mal. Aussi, il s'empresse
d'aller le visiter, et il profite d'une circonstance pour
faire à quelques naturels une conférence sur la religion,
conférence qui paraît exciter leur intérêt (ii mars).
Tui-Karépa est entre les mains de différents dieux,
qui ne savent plus à quel remède recourir. Pour der-
nière expérience de sa maladie j ils font tourner un coco.
Comme l'état du malade devient plus inquiétant, les
parents se décident à le porter chez un Atua muli.
Mais ce représentant d'un dieu ne réussit pas mieux
que ses confrères.
Pendant que Tui-Karépa est ainsi entouré, il est
impossible au P. Chanel de chercher à l'instruire. Du
reste, le péril n'est pas imminent. Il part y>'^uv Sigavé.
Sa première visite est à un jeune homme malade. « Le
danger dans lequel je le trouve me porte à lui proposer
de se faire chrétien". Il me répond quelques mots, et
finit par me dire qu'il est fatigué de parler... Par l'en-
tremise de Thomas, avec qui je parle un mauvais an-
3 10 VIE DU BIENHEUREUX
glais et qui me sert d'interprète, le jeune homme va
connaître nos principaux mystères, nécessaires au
salut. Je retourne une autre fois avec lui auprès du
malade, qui désire être chrétien. Toute sa famille
partage ses sentiments. Je le baptise en lui donnant
le nom de Pierre. Je le laisse en lui conseillant de ré-
péter souvent cette invocation : Aj^e^ pitié de moi,
Dieu Jéhova, car Je désire aller au ciel (i). »
Le lendemain il va revoir son néophyte. « Son état
n'a pas changé. Je trouve la famille contente et rési-
gnée. Je parle peu au malade de crainte de le fatiguer,
mais fort longtemps avec son père et à quelques na-
turels que je trouve sur mon chemin (2). »
Il rencontre dans la maison de Vanaé une jeune
paral3^tique, qui ne lui paraît pas dans un danger
prochain : aussi, il ne lui propose pas de se faire chré-
tienne. Quelle n'est pas sa douleur lorsque, le jour
suivant (i5 mars), il apprend par Thomas qu'elle est
morte et enterrée ! Il sait par lui qu'au moment de
mourir elle avait demandé avec instance qu'on allât
chercher le missionnaire, parce qu'e//e voulait être
chrétienne pour aller au ciel. Ce furent ses dernières pa-
roles. «Ma douleur a été bien grande à cette nouvelle.
Puissele baptême de désir avoir rendu son âme agréable
aux 3^eux du bon Dieu, et lui avoir ouvert le ciel (3j ! »
(i) Journal, i3 mars 1839.
(2) Journal, 14 mars 1839.
^3) Journal, i5 mars iS3q.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3 I I
Il quitte la vallée (i6 mars) après avoir visité une
seconde fois son néophyte, qui paraît se trouver un
peu mieux. Il laisse les naturels dans d'hem^eiises dis-
positions pour noire sainte religion. Tout le monde
veut aller au ciel.
Quand il arrive à Pdi, il entend avec bonheur le
F. Marie Nizier parler des bonnes dispositions de Ma-
ligi et de quelques autres naturels. « En pleine assem-
blée, le premier ministre n'a pas craint de dire que le
lotu (prière) que nous avions apporté était bon, qu'il
faisait vivre dans le ciel et préservait du feu de l'enfer.
Que le bon Dieu bénisse ces premiers changements
dans les esprits (i)! «
Tui-Karépa voit tous les jours sa maladie faire de
nouveaux progrès, et les différents dieux auxquels il
s'est adressé ne lui ont procuré aucun soulagement.
Le P. Chanel se rend auprès de lui, malgré une pluie
battante, et il profite du moment où les vieillards se
retirent pour lui parler du saint baptême. « Il écoute
mes paroles avec plaisir. Son père, qui est à ses côtés,
m'invite à lui faire l'histoire de la mort et des souf-
frances d'un homme qu'il a vu sur une de mes images.
Je tâche de lui faire connaître les trois personnes de la
sainte Trinité, l'Incarnation du Verbe et le mystère
de la Rédemption. Puis, lui suggérant un acte
d'amour de Dieu, je l'engage aie répéter pendant que
je le baptiserai :«ce que le pauvre garçon me parut faire
(i) Journal. i6 mars iSSg.
3l2 VIE DU BIENHEUREUX
de toutes ses forces. Il me témoigna sa joie et son
contentement en apprenant que son âme était devenue
agréable à Dieu ; qu'il n'avait plus rien à craindre de
l'enfer; que le ciel lui était assuré. Je le quitte en lui
conseillant de répéter souvent une petite invocation à
la sainte Vierge. Il me remercie et me demande quand
je retournerai le voir. Après-demain, lui dis-je (i). »
Il meurt dans la nuit du 22 au 23, avant que
l'apôtre ait le temps de tenir sa parole, et, à ses funé-
railles, on suit tout le cérémonial usité en ces circons-
tances. Quand le père du défunt revoit le serviteur de
Dieu, il lui demande ime croix pour la mettre sur la
tombe de son fils.
Le P. Chanel eut encore la consolation de conférer
le baptême, le 25 mars, à deux enfants, et il exprime
sa joie en écrivant sur son journal : Dieu soit béni de
ce que j'ai pu ouvrir le ciel à deux de ses créatuj^es!
Nous n'avons pas à mentionner les autres baptêmes
qu'il administre et les nombreuses visites qu'il fait
aux malades. Il faudrait pour cela reproduire la jour-
fiai et répéter les mêmes notes. Notre devoir, croyons-
nous, est d'extraire du précieux manuscrit et des
autres documents les faits principaux, qui éclairent
la marche de l'histoire et nous révèlent le cœur de
l'apôtre.
En terminant ce chapitre, remarquons que le père
Chanel n'avait point oublié Thomas Boog, qui lui
(i) Journal, 21 mars iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3 I 3
avait rendu tant de services, et qu'il travaillait à l'ins-
truire des vérités catholiques. Le 5 mai, il eut avec
lui une conversation sur la religion. Piiisse-t-il oiun^ir
les yeux à la lumière et entrer dans le sein de l'Eglise!
0^^^% jT,; '^V?>; s;?^ rv?>; .v»;? r^»- jT^ ^vf^ -jT;ç '«^T^; JM>; J\T/; :^''|;-?%^^^
CHAPITRE IX
ARRIVÉE DE QUELQUES CONFRERES. — SÉJOUR ET
DÉPART DU P. BATAILLON.
(8 mai — 4 juillet iSSg.)
E 8 mai i SSg, le serviteur de Dieu s'occupait
à ses travaux ordinaires lorsque, vers les
dix heures du matin, les naturels accou-
rent pour lui annonce?' Varrivée de ses pare^its . Il va
bien vite les embrasser les uns après les autres. Ce
sont les PP. Bat}^, Epalle et Petit, les FF. Augustin,
Elie et Florentin. Le P. Bataillon est avec eux. Quelle
surprise! quelle consolation! Pendant un moment,
la parole lui manque. Quand les premières émotions
sont passées, il écoute avec bonheur le récit de leur
voyage de France en Océanie.
« Ma surprise, reprend le P. Bataillon, n'a pas été
moindre à l'arrivée de ces chers confrères. Comme
vous, je suis demeuré un moment sans pouvoir dire
un mot. Après avoir entendu de leur bouche les nou-
velles qui me tenaient le plus à cœur, je m'empressai
de conduire mes confrères auprès du roi. Ce prince,
qui, depuis quelque temps, s'était un peu refroidi à
mon égard, parut d'abord embarrassé; mais il finit
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3l5
par faire bonne contenance. Sachant que la goélette la
Reine de paix allait repartir imme'diatement, il me
pria de me transporter jusqu'à Futuna, pour aller
chercher quelques-uns de ses sujets qui s'e'taient en-
fuis sur une pirogue. Je ne pouvais, dans l'intérêt de
ma mission, lui refuser un service qui ne retardait que
de huit à dix jours l'arrivée de mes confrères à la Nou-
velle-Zélande, Du reste, c'était pour eux et pour moi
une bien douce consolation de vous revoir, cher
père Chanel et cher frère Marie Nizier. »
Pendant cette conversation, « toute l'île se remue
et se presse autour des nouveaux venus. Les naturels
paraissent partager notre joie. Un petit dîner de fête
est bien vite ordonné (i). »
« Je me souviendrai toujours, écrit le P. Epalle,
sacré plus tard évêque de Sion (2), de notre entrevue
avec le premier apôtre de Futuna. Il y avait, je crois,
près de deux ans qu'il travaillait seul, avec un jeune
catéchiste à la conversion de cette île païenne ctanthro-
pophage. Je vis cet ange de paix et de charité que je
cro3'ais avoir embrassé pour la dernière fois à son
départ de France. Quelle agréable surprise pour son
cœur, et quelles délices pour le mien ! Que je fus édi-
fié de son aimable simplicité ! Son sourire, sa modestie
et sa douce gaieté, tout peignait à mes yeux la paix et
la joie de son âme.
(i) Journal, 8 mai 1839.
(2) Lettre au P. Bourdin, du 3o janvier 1845.
3l6 VIE DU BIENHEUREUX
« Lorsque nous approchions de son humble habi-
tation, averti par ceux du village qui nous avaient
aperçus les premiers, il accourut aussitôt à notre ren-
contre. Nous entrâmes dans son asile: ce n'était point
la maison de Nazareth ; bien que pauvre, cette maison
sainte offrait encore quelques meubles modestes, quel-
ques ustensiles de ménage; ce n'était pas la chambre
du prophète Elisée, car on voyait dans la chambre du
prophète un petit lit, une chaise, une table, un chan-
delier : dans celle de l'apôtre de Futuna, rien qu'un petit
autel en bois brut ; des cailloux, recueillis sur le rivage
de la mer, formaient le parquet. Un tronc d'arbre, jeté
en travers, servant d'oreiller pendant la nuit, et une
tape, c'est-à-dire uue espèce de papyrus^ dont on se
couvrait pendant le sommeil pour se défendre d'une
myriade de moustiques ; ses vêtements tombant en
lambeaux, ses ornements sacerdotaux et les autres
choses strictement requises pour la célébration des
divins mystères, ses instruments d'agriculture, la
hache qui fut l'instrument de son martyre, voilà tout
le contenu de son domicile.
« Quanta la matière et à la forme de ce pauvre réduit,
ce sont des bambous plantés à la suite les uns des
autres, formant un carré, et recouverts du chaume des
marais. Ces bambous, à cause de la multiplicité de
leurs nœuds, ne pouvant se joindre parfaitement,
rendaient toute fenêtre inutile : aussi cette humble
chaumière n'en avait pas. Que vous dirai-Je de sa
dimension ?Tout ce que je sais, c'est que, la nuit arri
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL Siy
vant, les neuf missionnaires, qui se trouvaient réunis,
s'accroupissaient, et, après avoir prolongé dans la nuit
leur entretien fraternel, laissaient tomber l'un après
l'autre leur tête sur le tronc d'arbre qui servait
d'oreiller et s'endormaient tète contre tête. L'intérieur
alors ne présentait plus aucun vide.
« L'habitation de notre saint confrère était située au
milieu d'une vallée, à quelques pas de la mer, et dans
un petit Jardin planté de quelques orangers et de quel-
ques pieds de vigne, trop jeunes encore pour donner
des fruits ; j'admirai néanmoins dans ce jardin des
bananiers qui étaient en plein rapport.
« Sans cuisine et sans provision de bouche, on pou-
vait ignorer l'heure du repas; je ne manquais cepen-
dant pas d'appétit, et je ne pus m'empêcher de mani-
fester ce besoin qui devenait impérieux. Notre hôte
bien-aimé répondit en souriant que le festin, vu le
nombre et le choix des convives, serait vraiment royal,
mais que l'heure dépendait de l'appétit même de Sa
Majesté. Ces paroles renfermaient poumons un petit
mystère, lorsque tout à coup un cri se fit entendre ;
c'était, en effet, l'appel que nous faisait le monarque
de l'île. Nous nous rendîmes donc au palais royal,
c'est-à-dire dans la hutte enfumée du souverain qui,
plus tard, fulmina l'arrêt de mort de notre saint con-
frère. La table fut servie de racines de /<.7ro>setd'/^;zame^.
La fadeur et le peiî de substance nutritive de ces aliments
ne firent que calmer ma faim sans la satisfaire : c'était
cependant la nourriture ordinaire du R. P. Chanel. »
3l8 VIE DU BIENHEUREUX
Le soir, il y eut danse en l'honneur des nouveaux
venus. Apprenant que le P. Bataillon avait déjà prêché
plusieurs fois^à Wallis, le serviteur de Dieu l'engagea
fortement à dire quelques mots à la foule qui s'était
réunie. L'apôtre de Wallis céda à ses instances et sut
captiver l'attention de ses auditeurs. Quelques-uns y
répondirent en lui adressant do. publics remerciements.
Le roi permit de chanter le lendemain une grand'messe
dans sa maison.
Le 9 mai, fête de l'Ascension, quatre messes sont
dites dans la pauvre cabane du missionnaire ; la cin-
quième est chantée par le P. Bataillon dans la maison
du roi, à la vue d'un peuple nombreux, qui ne sait
comment témoigner sa surprise et son admiration.
L'occasion est trop favorable pour que le zélé mission-
naire n'en profite pas pour annoncer de nouveau la
parole de Dieu.
Tous les missionnaires se rendent, le vendredi, à
Fikavi, où le roi les a invités et leur fait servir un
dîner de fête.
Le samedi, les PP. Baty et Petit, les trois frères
nouvellement arrivés, accompagnent le P. Chanel
jusqu'à SigLwé., afin de s'occuper des préparatifs du
départ de la goélette.
Les trois prêtres célèbrent la messe, le dimanche
12 mai, dans la maison construite pour l'apôtre de
Futuna, et ce sont les premières messes qui se disent
dans cette partie de l'île. Les naturels y assistent en
grand nombre.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SlQ
Ce concours pour entendre la messe ne cesse point
les jours suivants. La chapelle ne désemplit que pour
se remplir de nouveau.
Chaque soir, là maison est assiégée par les insulaires
qui veulent poir les missionnaires, les entendre chanter
et jouir des sens harmonieux d'un accordéon. Ils sont
tous dans l'admiration et n'ont point d'expression
pour traduire leur pensée. Le P. Bataillon ne manque
pas de leur adresser quelques mots d'édification.
La veille de la Pentecôte, les missionnaires décident
que la Reine de paix ne retournera pas à Wallis, mais
qu'elle appareillera pour la Nouvelle-Zélande. Ils sont
aussi d'avis de donner à la fête de la Pentecôte toute
la solennité possible, afin de frapper fortement les
esprits. Ils décorent donc la chapelle avec tout le soin
possible. « Le plus bel ornement, dit le P. Chanel,
celui qui fait accourir les naturels pour l'admirer, est
une robe qui a servi à orner la statue de Notre-Dame
de Fourvière. Je prie instamment la sainte Vierge de
ne point oublier cette circonstance (i). »
A la première messe de la Pentecôte, le petit orgue,
que l'on avait apporté de la goélette, enthousiasmait
les naturels, qui n'avaient jamais rien entendu d'aussi
beau. »( Mes insulaires, écrit le P. Chanel, furent
singulièrement touchés de la majesté de nos cérémo-
nies, de la grandeur et de la beauté de notre sainte
religion, du zèle et de la charité de ses ministres. Les
(i) Journal, i8 mai 1839.
320 VIE DU BIENHEUREUX
petits présents qu'on leur faisait excitaient vivement
leur reconnaissance, et l'on voyait souvent couler
leurs larmes, surtout lorsqu'ils entendaient parler de
l'intérêt qu'on leur porte en France et dans toute
l'Europe (i). »
Sur le soir du même jour, la goélette lève l'ajicre
pour se diriger vers la Nouvelle-Zélande. « Nous
nous donnons le baiser fraternel, en attendant ceux
qui reviendront partager nos travaux (2). »
« Tout le temps que nous passâmes en la compagnie
de notre vénéré confrère, dit le P. Epalle (3), nous
fûmes comme à une école de piété, de douceur, de
résignation et de bon conseil. Ni la longueur des
courses, ni les difQcultés des chemins, ni les habitudes
sauvages des insulaires, ni les guerres fréquentes qui
divisaient la population, ne pouvaient ralentir l'ardeur
de son zèle.
« Au moment de notre séparation, nous pensâmes
qu'en sa qualité de provicaire apostolique, il retien-
drait pour auxiliaire quelqu'un d'entre nous, et s'aide-
rait, du moins un peu, des ressources pécuniaires qui
ne nous chargeaient pas trop, il est vrai, mais que nous
aurions volontiers partagées avec lui. Nous nous
mîmes à sa disposition. « Le bon Dieu, nous répon-
« dit-il, m'est venu en aide jusqu'à ce jour, j'espère que
(i) Lettre au P. Gonvers, mai 1S40.
(2) Journal, 19 mai iSSg.
(3) Lettre déjà cite'e du 3o janvier 1845.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 321
« son secours ne me fera point défaut. Il saura bien,
« quand il lui plaira, me donner un compagnon dé-
« voué. Allez remplir, mes amis, la mission qu'il vous
« a donnée, et ne m'oubliez pas dans vos prières. »
« Nou.s l'engageâmes à accepter au moins quelques
secours d'argent. « Mes bons amis, reprit-il, je vous
« remercie de vos offres obligeantes. La divine Provi-
« denceestunetrésorière en qui j'ai mis ma confiance,
« et dont les bontés envers moi n'ont jamais été plus
« sensibles qu'à Futuna. » Le saint missionnaire ren-
voya au Vicaire Apostolique qu'il envisageait, à son
égard, comme l'interprète de la volonté divine, le soin
de lui procurer un prêtre et les autres secours que le
prélat jugerait convenables. »
Le P. Chanel avait reçu par ses confrères un paquet
de lettres. Il ne put faire que quelques réponses. La
plus importante est celle qu'il adresse, le i6mai iSSg,
au T. R. P. Colin, supérieur général de la Société de
Marie, pour lui rendre compte de sa mission. Elle
commence ainsi : « C'est avec un plaisir vraiment
indicible qu'après un séjour de dix-huit mois à Futuna,
avec le F. Marie Nizier, je reçois enfin la visite du
premier renfort d'ouvriers apostoliques que vous avez
eu la bonté d'envoyer à notre secours. »
Après avoir exposé, en quelques mots, les princi-
paux événements qui se sont passés, il continue :
« L'île n'est pas encore chrétienne. Outre mon peu de
zèle, il y a mille craintes et préventions à dissiper.
Les naturels savent tous la manière dont on traite les
32 2 VIE DU BIENHEUREUX
nouveaux convertis de Tonga, Hapaï, Vavao, Fidji,
Samoa, Sandwich, Taïti, etc. Nous avons beau leur
dire que la religion catholique ne fait rien de sem-
blable ; des naturels échappe's des archipels voisins
nourrissent ces appréhensions. Le roi et la plupart
des grands chefs ont la réputation d'avoir des dieux
qu'ils disent descendre en eux. Ces dieux font peur
aux autres naturels. Ceux-ci n'épargnent pas les pré-
sents pour se les rendre favorables.
« Vingt baptêmes, dont trois d'adultes, tout le
reste d'enfants, et tous en danger de mort, sont toute la
moisson recueillie pendant dix-huit mois. Nous avons
pourtant la consolation de voir les dispositions des
naturels s'améliorer de jour en jour. Monseigneur
n'étant point venu, au bout de six mois, selon qu'il
l'avait dit, nous avons passé, le F. Marie Nizier et
moi, pour des menteurs ou comme deux hommes
abandonnés. L'arrivée de nos confrères produit le
meilleur effet possible dans l'esprit de tout le monde.
On nous écoute avec plaisir. Tous veulent voir les
nouveaux venus et ne cessent de demander leurs
noms. On voit des larmes rouler dans les yeux de
quelques-uns, lorsqu'on leur parle de l'intérêt et de
l'amitié que l'on a pour eux en France. Alors, ce sont
des Ma?'ié Farani (les Frajiçais sont bous) qui n'en
finissent plus. »
En terminant sa lettre, il dit : « Je vous conjure,
mon Très Révérend Père, d'oublier devant Dieu les
nombreux sujets de peine que j'ai eu le malheur de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 323
VOUS causer et de ne pas me refuser votre be'nédiction
paternelle, que je sollicite avec toute l'ardeur dont je
suis capable. »
Comment n'être pas touche' en lisant dans une lettre
adressée à une pieuse et charitable dame de Lyon :
« Mgr de Maronée m'a placé dans l'île de Futuna, à
quarante lieues de Wallis, où le P. Bataillon vient
d'être casé avec un frère catéchiste... En déployant
une pièce d'étoffe que vous m'avez procurée pour
vêtir mes chers sauvages, j'ai trouvé une lettre qui
renferme une promesse et une demande : vous me
promettez le secours de vos prières et l'envoi de quel-
ques nouveaux dons ; je ne saurais trop vous en témoi-
gner ma reconnaissance. Vous me demandez quelques
images signées de ma main ; pour ne pas m'exposer à
des sentiments de vanité, je vous envoie des images
mais sans signature. Ecrivez, à la place de mon nom,
et ne vous lassez pas de répéter ces mots : Mon Dieu,
aye^ pitié d'un grand pécheur que vous avei efipoyé à
d'autî^es pèche uf^s ( i ) . . . »
« Après le départ de nos confrères pour la Nouvelle-
Zélande, dit Mgr Bataillon, un de nos premiers soins
tut de construire une case un peu plus commode. Le
roi donna volontiers son consentement et les naturels
nous aidèrent à l'élever. Nous l'environnâmes d'un
(i) Le P. Chanel avait déjà exprimé la même pensée en écri-
vant à sœur Lime. Nous avons reproduit un extrait de ceue
lettre à la page 208.
324 "^'^E DU BIENHEUREUX
treillis de bambous. Elle avait ses portes et ses fenê-
tres. L'intérieur fut divisé en plusieurs pièces. La
principale pouvait avoir huit pieds de long sur six de
large et servait de chapelle.
<( Nous nous occupâmes aussi de la langue futu-
nienne et nous traduisîmes tout ce que j'avais rédigé
pour Wallis, en fait de doctrine, de prières et de chants
religieux, il me pria même, avec beaucoup d'instances,
de composer un cantique en l'honneur de Marie, bien
qu'à Wallis je n'eusse encore rien fait de ce genre.
C'est une paraphrase libre de VApe Maffia avec quel-
ques pensées du Salve Regina. » Le P. Bataillon
adressa ce cantique au T. R. P. supérieur général de
la Société de Marie, comme le premier tribut de louan-
ges payéà îiotre bonne Mère dans cette partie de l'Océ-
an ie.
Par la Reine de paix^ le P. Chanel avait reçu plu-
sieurs caisses remplies de différents objets. Les deux
apôtres profitent des circonstances pour distribuer
des présents, qui font l'admiration des insulaires et
provoquent leurs nombreuxremerciements. Le 3omai,
ils habillent complètement le roi, qui est tout content
d'être comme un européen.
Le petit orgue attire toujours de nombreux visi-
teurs. Le P. Bataillon est obligé d'en jouer bien
souvent, et il doit donner des répétitions jusque dans
la maison du roi (22 mai).
Les deux missionnaires firent plusieurs courses
dans l'île pour s'informer s'il y avait des malades.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 325
visiter les habitants, et les instruire en particulier ou
en public. Toutes les fois que l'occasion se présen-
tait, le P. Bataillon ne manquait pas d'annoncer la
parole de Dieu.
« Un jour (i^"" juin iSSg), le P. Bataillon proposa
au roi de brûler une multitude de divinités du second
ordre, très redoutées à Futuna et dans les îles voisi-
nes. Le roi et tous les chefs y consentirent, persuadés
que nous ne serions jamais assez téméraires pour en
venir à l'exécution. Mais, le lendemain, ces ridicules
dieux, ou plutôt les objets consacrés à leur culte,
furent publiquement livrés aux flammes. Les naturels,
effrayés pour nous et pour eux-mêmes, se tenaient
loin de l'incendie, et lorsque, aussitôt après, ils nous
revirent au milieu d'eux, pleins de vie et de santé, ils
ne savaient comment nous témoigner leur admiration
et leur joie. Ce prodige fit tomber sensiblement le
crédit des fausses divinités. Deux villages entiers
demandèrent à être préparés au baptême ; le roi lui-
même assura qu'il n'attendait, pour se convertir, que
le moment où toute l'île se déclarerait en faveur de la
religion catholique; tous paraissaient heureux et dans
les meilleures dispositions (i). »
Le journal des deux missionnaires complète ces
derniers faits. Nous y voyons que le 5 juin, en se
rendant à Sigavé^ dans la partie de l'île occupée par
\qs vaincus, ils s'arrêtèrent au village de Fe7e, qui, le
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
3 26 VIE DU BIENHEUREUX
premier, demandait à se déclarer pour la religion.
Leur visite parut confirmer les habitants dans leurs
heureuses dispositions.
Pensant avec raison que la conversion du roi entraî-
nerait celle de l'île tout entière, ils se concertèrent
sur les moyens de l'obtenir à tout prix. Ils eurent
avec le roi plusieurs entretiens. Celui du 1 1 juin fut
plus long et plus sérieux. Mais, le prince, quoique
ébranlé, ne voulut point encore se prononcer.
Aloji ne fut point oubliée par les deux apôtres.
Nous trouvons, à la date du 14 juin, qu'ils eurent le
bonheur de baptiser dans cette île un enfant en danger
de mort.
En visitant Alojî, le P. Bataillon ne pouvait se
lasser d'admirer les sites pittoresques qu'elle offre aux
regards. On se trouve parfois devant des grottes ma-
gnifiques. L'une d'elle, Lita^ ressemble à la façade
d'une église ogivale. Mille flèches s'élancent avec une
certaine régularité. Dans la partie qui regarde Futuna,
jaillit une source d'eaux thermales qui se mêlent aux
flots de l'océan, à marée haute, mais qui peuvent à
peine être touchées avec la main, à marée basse, tant
leur chaleur est élevée. Tout en contemplant les
beautés de la nature, nos deux missionnaires ne pou-
vaient chasser de leur esprit une pensée de tristesse,
lorsque leurs regards rencontraient partout des traces
d'habitation et qu'aujourd'hui ils voyaient l'île, autre-
fois si peuplée, devenue presque un désert.
Le P. Bataillon, après deux mois de séjour à Fu-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 827
tuna, repartit pour Wallis, le 4 juillet iSSg. Il lui
tardaitde rejoindre ses chers catéchumènes, qui étaient
si peu instruits dans la religion et qu'une absence
plus prolongée pouvait décourager. Il partit tout
heureux devoir les beaux commencements de la mis-
sion de Futuna. Il emportait pour l'humble compa-
gnon de ses travaux, le F. Joseph Xavier une lettre
admirable, dont nous croyons devoir reproduire quel-
ques pensées.
« Mon bien cher Frère,
« ... J'ai la douce confiance que vous ne négligerez
rien pour persévérer dans vos bonnes dispositions.
Nous ne voulons tous qu'une même fin, qui est le ciel.
Ne perdons pas notre temps à regarder de côté; nous
nous exposerions à manquer notre but. L'éternité
sera passablement longue pour nous délasser et nous
remettre entièrement des peines de cette courte vie.
« Nous avons parfois ici des furoncles, comme vous
en avez à revendre; ce sont des gouttières qui se font
à notre prison. Quand les murailles en seront ren-
versées, nous entonnerons l'hymne de notre déli-
vrance.
« Ma sœur Saint-Dominique a voulu prendre les
devants pour aller au ciel avant moi; elle y est montée
aux environs de Pâques i838. Je ne sais si elle ne me
reprochera point un jour de ne l'avoir pas pleurée. Je
lui dirai que je n'ai pas pu, malgré la tendre affection
que j'avais pour elle.
328 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
« Ma mission ne rencontre pas les mêmes obstacles
que celle du P. Bataillon, mais elle n'en est pas plus
avance'e pour cela...
« Je remercie bien Paul, ainsi que tous les autres
blancs, des bons services qu'ils rendent au P. Batail-
lon et à vous, dans les peines et les épreuves que vous
avez à subir de la part de votre pauvre roi. Ces épreu-
ves me font bien augurer de la mission de Wallis. Ne
vous lassez pas de prier et de seconder de tout votre
pouvoir le zèle et les efforts du P. Bataillon. Vous
voyez qu'il ne s'épargne pas (i). »
(i) Extrait d'une lettre du P. Chanel au F, Joseph en date du
27 juin 1839. (Voir P. Servant, Histoire du clwistianisme à
Futuna, p. g 5.)
ryr^y^ryry^ry^ry^y^
CHAPITRE X
LA GUERRE. COMBAT DU 10 AOUT. LA PAIX
(4 juillet. — 1" septembre 1839.)
^^Ies riches espérances que le P. Bataillon et
le P. Chanel avaient conçues, devaient
bientôt faire place à de mortelles inquié-
tudes. « Le de'mon furieux de voir ces commence-
ments du règne de Jésus-Christ, vint rallumer le feu
de la guerre (i). »
Sémuu et Urui, ces deux hommes diiûns^ à qui les
vaincus avaient apporté des présents le i*^"" février,
profitèrent d'une fête pour demeurer à Sigavé et pré-
parer la chute de Niuliki.
Pendant la nuit du lo Juillet, une troupe de jeunes
gens de Sigavé va par la montagne jusqu'à Tuatafa,
afin de se venger de deux hommes de Taïti, qui les
ont trompés dans un marché. N'ayant pu réussir dans
leur dessein, il font feu au hasard sur ceux de Fikavi
qui se trouvent là, et prennent la fuite.
Le cri de guerre retentit partout et tout le monde
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
33o VIE DU BIENHEUREUX
est à l'instant sur pied. Les vieillards font leurs efforts
pour arrêter les jeunes gens qui veulent se porter au
secours ou à la rencontre des téméraires. Le village
de Nuku^ lieu du premier rassemblement, est bientôt
désert. C'est à Vàisé que les hommes de Sigavé se
sont transportés. Ils regrettent généralement que
les jeunes gens soient rentrés sans avoir pu tuer
personne.
Vanaé se croit redevenu jeune et agit comme s'il
avait retrouvé Fakavélikélé . Il agite fortement son
sein gauche et sa parole est forte et stridente. Somuu
et Urui font aussi parler leur Dieu. La tej-re., disent-il,
vient de s' ébranler; elle est dansV attente des événements
qui vont suivre. Ils recommandent, néanmoins, la
prudence dans les démarches, afin de ne compro-
mettre la vie de personne, et assurent que les trois
divinités couvriront de leurs ailes les défenseurs de la
patrie.
Le même jour, arrive de Fikavi, où le cri de guerre
a rassemblé les vainqueur^s, un morceau d'étoffe
appelée Pau véri lé Kéré., pour annoncer que l'on
accepte la déclaration de guerre.
Le P. Chanel, qui se trouve à Sigavé, se rend en
toute hâte à Vaisé., et demande à Vanaé la signification
de ce qui vient de se passer. // tie s'agit, lui répond-il,
que de la querelle des jeunes gens de Rotuma et de Ta'iti.
Non complètement rassuré par cette réponse, il
demeure encore une journée dans cette partie de l'île,
afin de mieux se rendre compte des mouvements et
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 33 I
d'apprendre quelque chose de plus à ses catéchu-
mènes. Avant de partir, il laisse à Sam une copie du
Pater et du cantique en langue de Futuna. Quand il
arrive à Pdi, il trouve les vainqueurs occupés à pré-
parer le Para^ grande couronne de plumes blanches,
pour le roi Niuliki.
« Pendant quelques jours, l'île semble avoir repris
la tranquillité. On travaille partout et fortement. Moi,
qui suis encore à ignorer que la guerre est inévitable,
je prie le roi de m'accompagner à Fikavi, afin de faire
dire à ce village querelleur de rester tranquille et de
réparer les torts, qui, à l'instigation de John, deTaïti,
auraient été commis envers les naturels de Rotuma.
A la vue du roi, le cri de guerre fait descendre tous
les naturels de la montagne où ils sont à travailler. On
sert une petite fête à Sa Majesté, qui fait connaître
mes intentions, et recommande en même temps la
plus grande vigilance, afin d'éviter toute surprise (i). »
(i8 juillet.)
Un baleinier de Sydney ne peut s'approcher, pen-
dant quelques jours, à cause de la force du vent. Les
premiers qui vont à bord, du côté des vainqueurs^
parlent d'acheter des fusils, et ils en achètent quatre.
Le marché est interrompu par l'annonce que les jeunes
gens de Sigavé sont descendus, à l'improviste, dans
le village de Pouma^ voisin de Fikavi. et ont saccagé,
sur leur passage, les taros et les bananiers, jusque dans
{i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.
332 VIE DU BIENHEUREUX
la vallée de Tuatafa. Le cri de guerre rassemble les
vainqiiein^s^ qui se mettent à leur poursuite, mais
sans pouvoir les atteindre. Le marché est repris. On
achète un cinquième fusil, de la poudre, et on mani-
feste sa joie dans une fête qui se donne à cette occa-
sion. (22 juillet.)
Les vainqueurs ne peuvent oublier l'attaque du parti
opposé. Le 26 juillet, ils s'élancent, à leur tour, à
travers la montagne et vont jusqu'à Vàisé. Ils bles-
sent d'un coup de lance un jeune homme de Rotuma
et reviennent sans avoir eu aucun mal. Ils sont tous
réunis à Fikavi depuis deux jours. Le P. Chanel, de
plus en plus inquiet, se rend au milieu d'eux et leur
fait comprendre les maux que la guerre amène avec
elle et le malheur de ceux qui meurent sans être chré-
tiens. (28 juillet.)
Avec l'agrément de Niuliki, il part pour Sigavé,
dont on n'a point de nouvelles. Thomas l'accompagne.
La sentinelle placée à l'extrémité du village de Nuku
les prie d'attendre que les vieillards soient avertis.
Vanaé lui-même vient, avec une suite nombreuse de
chefs et de blancs, pour les recevoir et connaître ce qui
se passe de l'autre côté de Tîle. Tous se dirigent vers
la maison de Vanaé, qui est déjà pleine de monde.
Sémuu et Urui sont venus faire visite au vieux roi.
Quel n'est pas l'étonnement du P. Chanel, lorsqu'il
aperçoit, à la place ordinaire de Vanaé, im morceau
d'étoffe^ et par dessus, trois feuilles de cocotier ! Il
apprend que cette cérémonie religieuse est pour inviter
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3 33
Fakavélikélé à venii^ se reposer dans cette agréable
perdure. (29 juillet.)
Le couronnement du roi des vaincus a lieu le
3o juillet. Dès le matin, les chefs et les vieillards sont
réunis dans la maison de Vanaé. Les trois gY&nàs dieux
de Futuna [Fakapélikélé., Sogia et Fitu), parlent à leur
tour, à la suite du Kava. Puis, les chants guerriers
se font entendre avant et après le déjeuner. Vers les
dix heures, la place qui est devant la maison de Vanaé
est occupée par les chefs, les guerriers et le peuple.
Ceux qui ont une fonction à remplir sont à leur poste.
Vanaé s'avance entre Sémuu et Urui, vers la pierre
divine. Un silence solennel règne dans l'assemblée.
Sémuu prend un coquillage et coupe trois morceaux
de feuille de cocotier, qu'il place sur une étoffe.
Vanaé s'assied alors contre \q. pierre divine, ht premier
ministre, accompagné de tous les chefs, s'avance gra-
vement. Il porte au cou une feuille de cocotier. Il
prend les trois morceaux déposés sur l'étoffe, et,
s'agenouillant devant Vanaé, lui passe au cou ces
insignes de sa royauté, en prononçant quelques paro-
les. Ils s'accroupit par trois fois, et pousse un grand
cri, que les chefs répètent en accomplissant la même
cérémonie.
Vanaé, ainsi couronné roi, fait distribuer un petit
morceau de tape blanche à chacun des chefs, afin de
les réintégrer dans leur ancienne dignité. Le Kava
est ensuite servi selon le cérémonial réservé 3inx vain-
queurs. On remercie Fakavélikélé d'avoir bien voulu
334 VIE DU BIENHEUREUX
quitter l'autre partie de l'île pour se fixer dans celle-ci,
en lui offrant un beau porc rôti, entoure' de quelques
corbeilles de taros. Après une abondante distribution
de vivres, on chante et on danse jusqu'au soir.
Le lendemain matin, le cri de guerre rassemble
tous les combattants. Vanaé porte à son cou \ç.s feuilles
divines et l'on s'avance du côté des vainqueurs. Mais,
après cinq minutes de marche, la voix de Urui rap-
pelle les guerriers, qui déposent les armes, préparent
un repas, chantent et dansent comme la veille. Il en
est ainsi de la Journée du premier août.
Le P. Chanel, à qui personne n'a voulu donner
l'explication des cérémonies du couronnement, parce
que le roi l'a défendu, fait entendre, au milieu de tou-
tes ces fêtes, les paroles ardentes que son cœur d'apôtre
lui suggère. « Mais j'avais beau les supplier, les con-
jurer, les menacer de la colère divine, m'épuiser d'ef-
forts pour leur faire comprendre les malheurs de la
guerre. On me répondait toujours : « Nous ne vou-
« Ions pas être appelés vaincus, quand le grand mis-
« sionnaire (Mgr l'évêque) viendra nous visiter. Aus-
« sitôt que nous serons vainqueurs, nous nous -ferons
« tous chrétiens. » Pauvres aveugles ! Tandis qu'ils
parlaient ainsi, je les voyais d'autant plus animés au
combat, qu'ils se croyaient sûrs de la victoire, à cause
des nouvelles divinités passées dans leur camp avec
les deux imposteurs, (i) »
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 335
Le vendredi, 2 août, après avoir pris congé de
Vanaé et des vieillards, il revient à Poï. Il trouve les
vainqueurs occupés à célébrer de leur côté des fêtes
guerrières, en se transportant dans les principaux
villages. Tout semble donc annoncer une guerre pro-
chaine. Quelle inquiétude pour son cœur d'apôtre i
Il espère encore que le terrible fléau ne se déchaînera
pas sur son île.
La journée du 4 est féconde en incidents. En
essayant son fusil, un jeune homme de Fikain met le
feu à un tas de poudre. L'explosion lui occasionne de
fortes brûlures, qui, sans ses habits, auraient été plus
grandes encore. Dès que cette nouvelle arrive à Po'i^
le P. Chanel, suivi de Thomas, s'empresse d'aller
offrir au blessé ses petits se?'vices. Le roi l'a palpé
pour apaiser la colère du Dieu. L'huile que Thomas
répand sur ses plaies agit plus efficacement.
A peine sont-ils de retour à Po'i^ que le cri de guerre
part du côté de Fikavi. Tout le monde court et croit
que c'est la guerre. Ils suivent la foule, et, arrivés à
Fikavi, apprennent que trois jeunes gens de Sigavé
sont venus jusqu'à Tuatafa pour épier les vainqiieui^s
et ont disparu rapidement. Chacun retourne chez soi
et les cinq jours suivants se passent sans incidents. On
a repris partont les travaux ordinaires.
Le serviteur de Dieu en profite pour se reposer
dans le travail et la prière. Il commence une neuvaine
et une retraite, qui doivent se terminer le jour de
l'Assomption.
336 VIE DU BIENHEUREUX
Cependant, un navire avait paru à Futuna et les
vaincus avaient acheté dix fusils. Comptant sur la
victoire, que leurs Dieux promettent, ils s'avancent,
le 10 août au matin, dans la vallée de Tuataja. Les
paitiqueurs sont réunis à Fikavi. Le roi Niuliki
annonce qu'après le déjeuner il va faire porter à
Sigapé les signes de la paix, lorsque au même instant
retentit le cri de guerre. On quitte tout pour courir à
Tuatafa. « Rien de si vite prêt, ni de plus leste qu'un
sauvage en pareille circonstance. Une lance d'une
main, un casse-tête ou une petite hache de l'autre,
complètent son armure. 11 met ce jour-là autour de
son corps les plus belles étoffes qu'il possède. S'il est
homme de guerre, il a le privilège de porter une cou-
ronne de plumes autour delà tête, (i) »
Bientôt les deux armées sont en présence à Vaï et
ne sont plus séparées que par un petit torrent. Un
moment elles hésitent à en venir aux mains. « Quel-
ques coups de fusil de la part des vaincus engagèrent
le combat et blessèrent plusieurs hommes de Niuliki.
Oublions ?tos blessés, dit aussitôt le roi, volons à la
défaite de nos ennemis. Il s'élance suivi de sa troupe,
mais les agresseurs soutiennent le choc avec tant de
fermeté et de courage que la victoire semble se décla-
rer pour eux. Niuliki et ses gens, sans se déconcerter,
reviennent à la charge. (2) » Se voyant encore repous-
(i) Lettre à Mgr Dévie, évêque de Belley, 3i octobre iSSq.
(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.
PIERRE-LOUIS-iMARIE CHANEL SSy
ses, ils s'avisent d'attaquer l'ennemi par trois endroits
diffe'rents. Cette manœuvre leur réussit. Lorsque les
fusils ne peuvent plus servir, commence une lutte
effroyable et une mêlée affreuse . La jeunesse de Sigavé
se débande la première et les vieillards tombent pour
la plupart, victimes de cette désertion.
« On dit que Sam est resté le dernier sur le champ de
bataille, sans s'apercevoir que ceux de son parti avaient
pris la fuite. Ne pouvant plus rien faire de son fusil, il
s'en servit quelque temps pour parer les lances qui pleu-
vaient autour de lui. De quatre lances qui allaient le
frapper, il en écarta trois; la quatrième lui blessa la
jambe gauche. Il jeta alors son fusil, arracha la lance de
sa blessure et la renvoya avec plus de force qu'elle ne
lui était arrivée. Il en arrêta quelques-unes au vol, qui
retournèrent bien vite d'où elles étaient parties. Il se
retira, lorsqu'on lui cria que Singavé est vaincu, (i) »
« Dans la mêlée périrent le vieux roi, qui s'était fait
couronner avant le combat, l'un des deux imposteurs
qui avaient été l'occasion de cette guerre, un anglais
récemment arrivé ici et partisan déclaré des vaincus^
enfin la plupart des chefs subalternes de ce parti, qui
s'étaient toujours montrés les principaux auteurs de la
discorde. Il y eut vingt-quatre morts du côté des vain-
cus, et treize dans le parti des vainqueurs, nombres bien
considérables pour la faible population de Futuna. » (2)
(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre 1839.
(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.
338 VIE DU BIENHEUREUX
« Nous étions tous les trois très tranquilles kPoï et
ne soupçonnions rien de ce qui se passait, lorsqu'un
exprès nous arriva tout essoufflé, de la part du roi,
pour nous prier d'aller donner quelques soins aux
blessés. Nous courons au plus vite. Nous ne trouvons
que morts et blessés, puis des femmes qui se couvrent
en pleurant du sang de leurs maris qui viennent
d'expirer.
« Nous sommes à panser les premiers blessés que
nous trouvons sur notre route, lorsque nous voyons
arriver le roi, soutenu par l'une de ses femmes et l'une
de ses filles. Il a été atteint d'une lance qui lui va
d'une épaule à l'autre. Cette grande mais non dan-
gereuse blessure, le laisse triste et résigné en même
temps. Nous lui présentons quelques eaux de senteur
et une petite goutte à boire de l'élixir de la grande
Chartreuse, (i) »
« D'autres blessés arrivent, Thomas arrache un
bout de lance rompu dans le dos d'un homme. Je vais
à la rencontre des blessés. Je visite les cadavres de
tous les morts. Ceux de Smgavé sont horriblement
massacrés pour la plupart. La terre est parsemée de
lances rompues et de casse-tête en bois de fer, brisés
sur la tête des vaincus. Les bouts de lances barbelées,
enfoncés dans la poitrine du plus grand nombre font
frissonner d'effroi. Je me hasarde à donner le baptême
à deux hommes, qui expirent après qu'on leur a arra-
(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 33g
ché le bout de lance qu'ils ont dans le corps. Un jeune
homme meurt pendant la nuit, sans que je puisse
rien lui faire. Les vainqueurs, qui sont à Singavé^
en rapportent tout ce qui leur est tombe' sous la
main, (i) »j
Le P. Chanel nous conserve les noms de ces deux
hommes qu'il baptise. Le premier est Maïlé, qui dans
le conseil du 1 1 novembre iSSy, avait parlé en faveur
du missionnaire. Le second, du village de Poï, se
nommait Garu Vaï.
« Parmi les blesse's se trouvait le frère du roi vaincu.
Il était déchirant de voir son épouse recueillir dans
ses mains le sang qu'il perdait par une large blessure,
et se le jeter sur la tête en poussant des cris affreux.
Tous les parents des blessés recueillaient ainsi jus-
qu'à la dernière goutte de leur sang. On les voyait
appliquer leur bouche aux feuilles des arbustes et
lécher jusqu'à l'herbe qui en était teinte.
« La nuit approchait; nous avions rempli, le frère
et moi, notre ministère de charité. Accablés de dou-
leur et de fatigue, nous allâmes nous asseoir sur le
sable, au pied d'un cocotier. De là j'entendais encore
les lamentations des parents de ceux qui avaient péri.
Je ne faisais moi-même que gémir, élevant vers le ciel
mes mains suppliantes pour ce peuple, devenu mon
peuple, et dont le salut m'est confié. Qu'elles sont lon-
gues les nuits des tropiques dans ces moments de
(i) Journal, lo août iSSg.
340 VIE DU P.IFNHEUREUX
douleur! Après avoir un peu sommeillé de lassitude,
nous fûmes éveillés par le bruit de nos insulaires qui
transportaient les cadavres dans la vallée voisine.
Tous les morts y furent enterrés, à l'exception du roi,
que son épouse fit inhumer ailleurs, et de l'homme qui
avait un Dieu; les vainqueurs l'emportèrent dans une
de leurs vallées. Nous donnâmes nous-mêmes la
sépulture à l'anglais, dans le lieu où il avait succombé.
Puisse-t-il avoir trouvé grâce devant le Seigneur, (i) »
Nous n'accompagnerons pas le zélé missionnaire
dans les visites qu'il fait aux blessés, les jours qui sui-
vent le combat. On voit qu'il ne sait pas se ménager.
Signalons seulement quelques faits.
« Le i3, avec l'agrément de Niuliki, je pars pour
Siîigapé. Thomas m'accompagne. Les pauvres r<3/HCM5
s'étaient déjà construit un certain nombre de mai-
sons... J'allai coucher sur la montagne avec les paiîi-
eus. Je crus pouvoir hasarder le saint baptême à un
blessé qui allait mourir. Je reviens coucher kPoï pour
célébrer la fête de l'Assomption. Sam, sa femme et le
jeune chef de Rotumase sont embarqués pour mettre
leur vie en sûreté : c'est d'après mon conseil ('2); »
Sam arriva à Wallis où il eut le bonheur de recevoir
l'instruction chrétienne. Il n'oublia jamais le P. Cha-
nel, et, quand il apprit sa mort, il la pleura pendant
trois jours.
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
'2) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSq.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 341
Nous voyons ^avlt journal que, le 19 août, on ap-
porte de Fikavî un blesse'. Le P. Chanel va le voir et ne
le trouve pas en danger. Il croit pouvoir courir auprès
d'un malade qu'il a le bonheur de baptiser. A son re-
tour, on lui annonce que le blessé est mort. Mon Dieu
quel regret pour moi ! Il était suffisamment instruit
pour être baptisé.
Pour la pacification de l'île, il restait à faire des-
cendre les paincus de leur forteresse. La chose n'était
pas facile. Les vainqueurs, en grand nombre, ne ca-
chaient pas leur intention de massacrer la plupart des
vaincus. Le P. Chanel, en l'apprenant, conjura le roi
de ne pas le permettre. Niuliki ne put résister à ses
instances et il assura qu'il ne leur serait fait aucun
mal. Il tint parole, comme nous allons le voir.
Dès que sa blessure lui permit d'aller à Sigavé., il
s'y transporta avec les principaux chefs. Le serviteur
de Dieu les accompagna, et, dès son arrivée, exhorta
les vaincus à faire leur soumission pour éviter de nou-
veaux et plus grands maux.
Cet acte solennel, qui doit cimenter la paix, com-
mence, le 22 août, de la manière suivante : Le roi et
les chefs se transportent à Nuku. Après un moment
de repos, ils se dirigent vers la montagne sur
laquelle les vaincus se sont retranchés. Ils en voient
descendre quatre vieillards, les mains jointes, la tête
couverte de cendres et un rameau de bois vert devant
la poitrine. Une corbeille remplie de présents et de
trois fusils les précède. On les accompagne en silence.
342 VIE DU BIENHEUREUX
En arrivant sur la place, à l'endroit où les jeunes gens
ont planté des branches d'arbres pour avoir de l'om-
bre, tout le monde s'assied. On prépare le Kava. Les
quatre vieillards y assistent, et laissent sur la place leurs
rameaux verts. La corbeille est ouverte et deux natu-
rels mettent devant le roi les morceaux d'étoffe qu'elle
renferme. Les principaux chefs des vainqueurs félici-
tent les vieillards de leur soumission et de leur amour
pour le pays. Le roi parle à son tour, et lorsqu'il a fini
son discours, leurs parents s'approchent et viennent
les embrasser. Le P. Chanel nous dit qu'il peut à
peine retenir ses larmes. Le soir, il va voir les blessés,
qui sont sur la montagne, et à son retour, exprime au
roi toute sa tristesse, en lui montrant les champs de
bananes saccagés.
Le 23, les vaiJicus descendent en plus grand nombre
et observent le même cérémonial.
Tout heureux de cette soumission, qui met fin à la
guerre, notre apôtre retourne auprès de ses chers
blessés, visite tous les coins et recoins du fort^ et,
avant de descendre, a le bonheur de baptiser un ma-
lade qui se mourait. En se rendant à Poï, il visite à
Fikavi les blessés, qu'il trouve beaucoup mieux.
L'un d'entre eux, par suite d'une blessure à la tête,
ne put jamais reprendre l'usage de sa raison. Ses pa-
rents l'abandonnèrent presque entièrement. Il n'en
fut pas ainsi du P. Chanel. Sa charité, nous dit le F.
Marie Nizier, lui faisait partager avec cet infortuné
le peu que nous avions.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 343
Urui, l'un des deux imposteurs qui avaient amené
la guerre, et trois ou quatre blessés étaient demeurés
dans la forteresse de Sig-ai^é. Ils en descendirent,
le 9 septembre, lorsque Niuliki se rendit dans cette
partie de l'île. On ne leur fit aucun mal, et un repas,
suivi de danse, réunit les vainqueurs et les vaincus.
Le P. Chanel était retourné à Sigavé pour cette
circonstance. Il manifesta de grands sentiments de
joie. Il espérait que désormais, grâce à la paix, l'œu-
vre de Dieu ne rencontrerait pas d'obstacle, et il
promit de redoubler de zèle et d'ardeur. Nous verrons
que l'ennemi du salut chercha à paralyser ses efforts
et lui suscita mille difficultés.
451-
^& ^^ ^^ ^& ^ft ^^ ^& ^^ ^^ ^^ ^^ ^?& ^^ ^^ ^fr ^^
CHAPITRE XI
PRÉCIEUSE CORRESPONDANCE. BONNES DISPOSITIONS
DES INDIGÈNES. ESPÉRANCES.
(!«'■ septembre — i6 octobre 1839.)
& |®^.^.E dimanche, premier septembre, vers les
M i^^^^ deux heures du soir, le P. Chanel conver-
^1 hm^¥^^ sait avec quelques enfants, lorsqu'il apprit
l'arrive'e du navire de Jones. Il s'empressa de courir
près du rivage pour avoir des nouvelles. Quelle ne
fut pas sa joie, quand on lui remit un paquet de
lettres ! Plus heiwenx que si f 'eusse troupe lui trésor^ je
revins au plus vite à Pdi. La nuit jue poursuivait (i).
Après avoir récité son office, il parcourut tout ce qui
lui était adressé par le P. Bataillon, le F. Joseph
Xavier et le bon Paul. Il bénit Dieu des bonnes nou-
velles qui lui étaient données sur la mission de Wallis,
et s'attrista en apprenant que le roi Lavélua et quel-
ques chefs refusaient de se convertir.
Il songea de suite à répondre à ces lettres et à quel-
ques autres qu'il avait reçues précédemment. Plu-
(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 345
sieurs sont venues jusqu'à nous, et le lecteur nous
saura gré de mettre sous ses yeux quelques extraits
de cette précieuse correspondance.
Qui n'admirerait la réponse qu'il adresse, le 5 sep-
tembre, au F. Joseph Xavier ?
« Je remercie le bon Dieu du bonheur que vous
avez eu d'ouvrir le ciel à quelques enfants. Le F. Ma-
rie Nizier, qui, par parenthèse, vous aime bien et vous
embrasse de même, n'en a encore baptisé que deux.
« Ne vous lassez pas dans vos efforts pour aimer le
bon Dieu. Tâchez de penser aussi facilement à lui qu'à
vos outils, qu'à votre jardin, qu'à vos poules, qu'à votre
chèvre et aux petits qu'elle vous donnera bientôt.
« Je vois avec le plus grand plaisir que les disposi-
tions des naturels de Wallis deviennent de jour en
jour meilleures. Il n'est aucun obstacle, qui puisse
arrêter le bras de Dieu, sinon nos propres péchés.
Que ne devons-nous pas faire pour que ce même
Dieu les ensevelisse dans un éternel oubli et qu'il
laisse enfin couler ses grâces sur ces pauvres sauvages
qui sont bien plus à plaindre qu'à gronder des sotti-
ses qu'ils font.
« Le P. Bataillon vous apprendra les résultats de
la malheureuse guerre qui vient de désoler mon pau-
vre petit Futuna.
« Aimez toujours le bon Dieu et la sainte Vierge,
et vous êtes sûr d'aller en paradis (i). »
(i) Lettre citée par le P. Servant et par le P. Roulleaux.
346 VIE DU BIENHEUREUX
Si dans la longue lettre au P. Bataillon nous trou-
vons un ton différent, nous admirons les mêmes sen-
timents de foi, de piété et de charité.
« Le diable, qui travaille votre île pour y retarder
autant que faire se pourra le triomphe de la foi, n'a
rien épargné pour porter le dernier coup au pauvre
petit Futuna. « Le P. Chanel expose en détail tout
ce qui s'est passé depuis le 4 juillet jusqu'à la conclu-
sion de la paix. Puis il continue :
« Il est bien possible que les persécutions de votre
roi aient un effet tout différent de celui qu'il se pro-
pose. Tant qu'il agira de la sorte, on parlera de la re-
ligion dans l'île ; en en parlant, on l'examinera ; l'exa-
men aura d'heureux résultats, soyez-en sûr.
« Je vous félicite de compter déjà, parmi vos caté-
chumènes, des confesseurs de la foi. Vous n'avez pas
manqué de leur dire qu'ils ne sont pas des premiers à
souff'rir pour le nom de Jésus-Christ. Vous pouvez
dire à Vaïmotuku que je voudrais bien couvrir de mes
baisers les endroits de son corps où le roi Lavélua l'a
frappé. Puisse ce jeune naturel mériter par sa persé-
vérance que ces coups soient un jour dans ie ciel au-
tant de perles qui brillent sur son corps ! Je sais que
le Seigneur est riche en miséricorde et qu'il peut bien
malgré les obstacles actuellement existants, se servir
de votre jeune chef pour le bien de la religion.
« ... Vous faites prudemment de ménager votre roi
afin qu'il ne voie en vous qu'affection et égards. Lors-
que Monseigneur aura passé, vous pourrez essayer de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL S^J
le serrer de plus près pour savoir si enfin il consentira
à se rendre à la grâce, qui doit pourtant le poursui-
vre. »
Une pirogue tongienne, poussée par les vents con-
traires, avait abordé à Wallis. Les naturels, venus sur
cette pirogue, s'étaient montrés dociles aux enseigne-
ments du P. Bataillon. L'apôtre de Futuna les avait
vus pendant son séjour auprès de son confrère: aussi
l'annonce de la conversion de leur chef le transporte
de joie.
« La nouvelle de la conversion de Tupunéiafu m'a
attendri jusqu'aux larmes. Que le bon Dieu daigne le
fortifier dans sa foi ! Que de biens vont résulter de son
exemple ! Je regarde les soins que vous donnez a ce
bon chef et à toute sa famille, comme donnés à une
mission tout entière.
« Vous rappelez-vous que nous disions, lorsque
j'étais auprès de vous, qu'il ne manquait à cet homme
que d'être chrétien. Si son âge, ou plutôt ses infirmi-
tés, et plus exactement la volonté du bon Dieu ne lui
permettait pas d'ouvrir la porte aux missionnaires
catholiques dans Tonga et tout l'archipel, j'ai la douce
confiance qu'il aura dans ses enfants des héritiers de
ses heureuses qualités, et que tôt ou tard quelques-uns
d'entre nous iront arracher à l'hérésie une terre qu'elle
ne saurait rendre parfaitement heureuse (i). »
La pensée de notre bienheureux martyr s'est réali-
(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.
348 VIE DU BIENHEUREUX
sée. Le P. Chevron, désigné pour fonder la mission
de Tonga, rapatria la petite colonie tongienne, et il
trouva en elle l'appui et la consolation, dont il avait
besoin en face de difficultés sans nombre.
Nous venons d'entendre le missionnaire écrivant à
un confrère, écoutons maintenant le père. Il a reçu
une lettre des élèves du petit séminaire de Belley. Il
leur répond :
« Futuna, septembre iSSg.
« Mes très chers amis,
« Je bénis la Providence de vous avoir choisis, pré-
férablement à tant d'autres, pour vous placer dans une
maison que la sainte Vierge s'est choisie, et qui est
pour moi une autre maison paternelle.
« Si jeunes encore pour la plupart! Ce ne fut pas
pas un jour aussi malheureux que vous pûtes le penser
au premier abord, que celui où vos chers parents vous
dirent : Cher enfant, vous grandissez et nous vieillis-
sons; nous vous quitterons un jour. Avant ce moment
si pénible pour la nature, nous devons songer à votre
avenir. Faisons donc trêve un instant avec les épan-
chements de la tendresse, afin que vous alliez, sous
des maîtres qui seront pour vous d'autres nous-mêmes,
ouvrir votre esprit aux sciences et votre cœur à la
vertu.
« Oh ! que nos petits sauvages vous porteraient en-
vie, chers amis, s'ils pouvaient connaître et apprécier
les tendres soins qui vous entourent ! Vingt-un mois
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 04^
viennent de s'écouler depuis que je suis parmi eux.
Les difficultés de leur langue ont retardé leur bonheur
et le mien. Ce n'est jamais sans une vive émotion que
je vois accourir une multitude de petits enfants, à l'en-
trée des villages que je vais visiter, et qui crient en
battant des mains : C'est Pierv^e qui arrive: Pitero ka
hau. Tous aiment la France, et désirent y aller. Tous
veulent avoir des noms français. Un jour viendra que
je leur donnerai les vôtres, qui se trouvent au bas de
votre jolie lettre.
« Gardez-vous bien, mes chers amis, de regretter
les missionnaires que vous voyez partir pour i'Océa-
nie. L'unique regret qui vous soit permis, est celui de
ne pas les voir partir en plus grand nombre. Combien
d'âmes pour le salut desquelles nous sommes arrivés
trop tard ! Combien d'adultes n'ai-je pas eu la douleur
de voir mourir sans pouvoir leur enseigner les vérités
nécessaires pour aller au ciel ! J'ai été plus heureux
auprès des enfants en danger de mort : le saint bap-
tême leur suffisait; j'ai eu la consolation d'ouvrir le
ciel à plusieurs. Un certain nombre d'adultes sont
également morts avec la grâce du saint baptême ; mais
ce n'a été que lorsque j'ai pu les instruire des princi-
paux mystères de notre sainte religion. Le nombre
total jusqu'à ce jour n'est que de (trente) ; il serait plus
grand si plusieurs n'étaient pas morts sans que je fusse
instruit de leur maladie.
« Je vous félicite, mes chers amis, d'avoir choisi la
très sainte vierge Marie pour votre mère, et d'être
350 VIE DU BIENHEUREUX
plus fiers de ce titre de noblesse que de tous les autres.
Gardez-vous donc bien de mettre cette bonne Mère,
la plus tendre, sans contredit, de toutes les mères,
dans la cruelle nécessité de vous désavouer pour ses
enfants. Vos bons maîtres vous avertissent, tous les
jours, de ce qui pourrait vous attirer ce grand malheur.
« Puissent mes indignes prières, jointes à tant
d'autres plus ferventes, préparer, dans vos personnes,
quelques années de bonheur à la société, qui a les
yeux sur vous, mais qui ignore encore si elle doit
craindre ou espérer de votre part.
« Pour preuve de ma bonne volonté et de mes
ardents désirs pour votre bonheur, j'ai laissé, pendant
tout le mois d'août, votre lettre signée de tous vos
noms, placée sur le pauvre autel où j'ai le bonheur
d'offrir le saint sacrifice de la messe, et tout près d'une
image de la très sainte Vierge.
« Nous aurons des nouvelles consolantes à vous
envoyer, si vous avez la bonté de nous continuer le
secours de vos bonnes prières. Aidez-nous donc de
cette manière, en attendant que votre âge et la volonté
de Dieu vous permettent de venir, sinon tous, du
moins en bon nombre, nous aider à recueillir une
moisson mûre, et ranimer notre courage en multi-
pliant nos forces.
« Je prie le Dieu de toute bonté de répandre sur
vous tous, mes bien chers amis, et sur tous ceux qui,
parla suite, iront grossir votre nombre, ses plus riches
bénédictions.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 35 I
« Efforcez-vous de dédommager, par votre bon es-
prit et votre constante docilité, vos excellents maîtres
de leur tendre sollicitude et des soins empressés qu'ils
vous prodiguent.
« Je vous embrasse tous bien tendrement dans les
cœurs de Jésus et de Marie.
« L'un de vos frères aînés,
« CuAi^EL, provicaire apostolique. »
Cette lettre, que nous avons cru devoir citer en en-
tier, nous montre combien le P. Chanel aimait les
enfants et combien il en était aimé. Nous le voyons
encore par ce qu'il écrit, le 29 novembre iSSg, à
M. Levrat, curé de Crozet : « C'est pour moi une bien
■douce satisfaction, lorsque je fais ma ronde dans l'île,
de voir accourir à ma rencontre une multitude d'en-
fants battant des mains et annonçant mon arrivée à
leurs parents. Les uns s'accrochent à mes bras, les
-autres à ma soutane, et m'embarrassent ainsi de leurs
témoignages d'affection...
« J'apprends avec plaisir que les enfants de votre
paroisse s'intéressent au salut de nos jeunes sauvages.
Qu'ils ne se lassent point de prier pour eux. J'espère
qu'avec le secours d'en haut ces pauvres petits insu-
laires deviendront bientôt la consolation de l'Eglise
et la mienne... (i) »
(i) Vie du P. Chnnel, p. 481.
352 VIE DU BIENHEUREUX
Nous le savions déjà, le zélé missionnaire n'a jamais
cessé de demander des prières. C'est sur elles qu'il a
toujours compté pour le succès de son apostolat. Il
écrit au P. Séon : « Il n'y a que les bonnes prières
qui puissent donner de la vie à notre ministère auprès
de nos pauvres sauvages. Sans ce secours, tous nos
efforts seront vains et stériles. Que les âmes ferventes
qui s'intéressent aux succès de nos faibles travaux
redoublent donc leurs vives instances auprès du sou-
verain Maître des cœurs. Peut-être est-ce une illusion
de ma part; mais, à voir les choses où elles en sont,
je crois le moment de la grâce arrivé pour la petite île
qui m'a été confiée. Vous voudrez donc bien m'excuser
si je ne réponds pas à votre lettre phrase par phrase.
Je voudrais courir au plus vite auprès des Jiaturels
disposés à m'écouter. Voici juste vingt-trois mois que
je suis parmi eux ; mais il y a bien peu de temps que
je puis parler leur langue d'une manière passablement
correcte (i). »
Empruntons encore à deux lettres quelques pensées
qui nous montreront le grand changement qui s'est
opéré dans les dispositions des Futuniens.
• S'adressant à M. Bajard, aumônier de l'Antiquaille,
à L3^on, il lui dit : « Vous exercez les saintes fonc-
tions du sacerdoce près de l'endroit où vous avez été
revêtu de cette auguste dignité, tandis que, par une
disposition de la divine Providence, je suis à bégayer
(i) Lettre au P. Se'on, 12 octobre iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 353
les premiers rudiments de la doctrine chrétienne avec
les naturels d'une petite île de TOcéanie occidentale.
Les difficultés de la langue m'ont effrayé longtemps.
Plus heureux à l'heure qu'il est, je puis un peu me
faire comprendre. J'en profite pour faire connaître à
nos pauvres sauvages le motif de notre départ de
France. Ils ne manquent jamais d'être attendris,
quelquefois jusqu'aux larmes, lorsque je leur dis que
nous avons laissé dans les pleurs et dans les plus vi-
ves inquiétudes de nombreux parents et amis ; que
l'un d'entre nous, qui désirait ardemment leur être
utile, est mort en route et que nous n'avons pu lui
donner comme tombeau que les profondeurs de
l'abîme sur lequel nous nous trouvions (i). »
Il écrit à M. Vuillod, curé d'Attignat : « L'île n'est
pas encore chrétienne ; mais, outre le petit nombre
de catéchumènes prononcés, j'ai eu la consolation
d'ouvrir le ciel à quelques âmes, et ce qui me porte à
bien espérer pour la suite, c'est que les naturels ont
presque tous peur de mourir sans être baptisés. Ils me
questionnent souvent sur le sort des âmes de ceux
qui viennent de mourir dans la dernière guerre. Ils
paraissent tout consternés, lorsque je leur dis que
ceux-là seulement qui sont baptisés ou désirent sincè-
rement l'être, pourront aller au ciel, et que parmi tous
ceux qui sont morts, je n'en ai pu baptiser que trois (2). »
(i) Lettre à M. Bajard, 21 octobre i83q.
(2) Lettre à M. Vuillod, 27 novembre iSSg,
354 VIE DU BIENHEUREUX
Cet heureux changement dans les esprits, le
P. Chanel Pavait annoncé à l'apôtre de Wallis : « Les
naturels me paraissent bien dispose's pour la plupart.
Logoasi, en particulier, y met du zèle. Les filles sa-
vent bien les cantiques et l'abrégé du catéchisme (i). »
Il le note avec bonheur sur son journal : « Plu-
sieurs jeunes gens m'entourent, à la tombée de la
nuit, pour parler religion » (lo septembre). « Quel-
ques vieillards, à la vue de mon crucifix, m'adressent
plusieurs questions, qu i me font entreprendre un pe-
tit abrégé de l'histoire sainte et de la rédemption des
hommes. Le soir, je suis arrêté par quelques jeunes
gens, qui me demandent une petite répétition du can-
tique que l'on chantait dans la maison de Sam. Les
désirs que l'on me manifeste, me paraissent empreints
d'heureux indices (2). »
Un de ces jeunes gens donna, un jour, un grand
exemple de son attachement à la religion. « Il y eut,
au mois d'octobre dernier (6 octobre iSSg), nous dit le
P. Chanel, une grande cérémonie païenne pour obte-
nir la pluie. On alla sur le sommet d'une montagne,
porter au dieu qui l'envoie, des bananes cuites, des
taros, des poissons, etc. Tous mes insulaires passè-
rent là une nuit à la belle étoile, persuadés que leurs
vœux seraient exaucés la nuit suivante. En effet, le
ciel se couvrait de nuages, et toutes les apparences
(i) Lettre au P. Bataillon, 7 septembre iSSg.
{2) Journal, 11 septembre i83g.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 355
étaient pour eux. Cependant un jeune homme, déjà
convaincu de la vanité des idoles, se leva tout à coup
au milieu de l'assemblée, et d'un ton prophétique leur
déclara que les supplications étaient inutiles, qu'aucun
de leurs dieux ne pouvait commander aux nuages de
donner la pluie, que cette puissance n'appartenait qu'à
Jéhovah, au vrai Dieu que j'étais venu leur annoncer.
Tout le monde se moquait d'abord de ses menaces ;
mais,commeil l'avait dit,lesnuagesamonceléssedissi-
pèrent, et il n'en tomba pas une goutte d'eau. Le lende-
main ilsrevinrent si honteux, que personne n'osait par-
ler de ce qui s'était passé la veille ; quelques-uns seule-
ment répondirent au F. Marie-Nizier, qui leur représen-
tait l'impuissance de leur Dieu : C'est un Dieu méchant^
il nous laisse dans notre malpropreté .Ç.' e.sl^ç.nt'S.tt,?>o\Ji^
ce rapport qu'ils souffraient le plus du manque d'eau,
car ils sont dans l'usage de se baigner tous les jours. »
Le jeune homme vint annoncer tout triomphant
que le diable a été vaincu ; qu'il n'y a pas eu depluie^
parce qu'on ne l'a pas demandée à qui il fallait (2).
Mais comment s'était opéré ce changement que nous
sommes heureux d'enregistrer à notre tour ? Le P. Du-
crettet nous apprend que, dans les premiers temps,
(( les jeunes gens, et surtout les enfants, étaient sans
cesse à ses trousses, examinant ses traits, riant de sa
démarche, et tournant en ridicule samanicre de prier».
(i) Lettre au P. Gonvers, mai 1840.
(2) Journal, 7 octobre 1839.
356 VIE DU BIENHEUREUX
Souvent le F. Marie Nizier et Thomas Boog en témoi-
gnaient de l'indignation ; mais le Père, toujours
calme, toujours plein de mansuétude, les exhortait à
la patience : Soufflions tout, leur disait-il, poui'
l'amour de Jésus-Christ et V établissement de son rè-
gne. Sans se rebuter de leurs mauvais procédés, il
les abordait quand il les rencontrait, échangeait
quelques paroles, et bientôt, par sa bonté et sa
douceur, il gagna leur cœur. Il en profita pour leur
apprendre à faire le signe de la croix et à réciter quel-
ques prières. Il voulut que le F. Marie Nizier agît de
même. « Il me recommanda, nous dit-il, de la manière
la plus pressante, d'instruire les enfants toutes les
fois que je les trouverais dans les chemins ou ailleurs. »
Ce qu'il pratiquait à l'égard des enfants, il le faisait
vis-à-vis des autres personnes, et on ne saurait dire
combien sa charité était ingénieuse pour lui en four-
nir les moyens. En nous révélant cette conduite de
son cher maître, le F. Marie Nizier ajoute : « Il de-
mandait que moi-même je ne perdisse aucune occa-
sion de faire connaître notre sainte religion, w
Par suite de l'affection qu'il s'était conciliée, les
baptêmes devenaientplus faciles. Les chefs eux-mêmes
faisaient baptiser leurs enfants, lorsqu'ils étaient en
danger de mort. Au 18 septembre, nous trouvons
cette note importante : « Je vais visiter les enfants ma-
lades; j'en baptise un, fils deMusumusu, à qui je donne
le nom de Joseph de Cupertin (i). » Nous verrons le
(i) Journal, 18 septembre iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 357
roi lui-même consemir au baptême de l'un de ses fils.
Tous malheureusement ne se prêtaient pas au mi-
nistère de charité' du zélé pasteur. Musulamu atteste
dans le procès apostolique « que le vénérable servi-
teur de Dieu est allé auprès de lui pour lui enseigner
la religion catholique et lui apprendre l'existence
d'un seul Dieu et l'inutilité de tout ce qu'ils faisaient.
Il m'a aussi supplié de lui laisser baptiser mon Jils.
Je le lui ai refusé^ car j'étais insensé et je Jie connais-
sais pas encore la sigfiification de ce rite. »
Le P. Chanel nous fait connaître son insuccès au-
près d'une vieille femme, qui n'avait plus que quel-
ques jours à vivre: « J'ai été à peine dans la maison
qu'elle m'a congédié. J'ai parlé religion avec la jeune
femme qui lui tient compagnie, de manière à pouvoir
être entendu de la malade. Je lui adresse aussi la pa-
role : elle se voile la figure pour se dérober à mes ins-
tances. Je ne la quitte que lorsqu'elle me dit que des
besoins naturels la pressent. Elle me poursuit par des
injures. La pauvre femme ! que le bon Dieu ne l'en
punisse point, mais qu'il daigne lui ouvrir les yeux
assez tôt pour ne pas manquer le ciel ! (i) «
Ce ne fut pas le seul cas, comme nous le vo3^ons par le
journal et comme nous l'apprenons du F. Marie Nizier.
Mais qui n'admirerait, avec le bon Frère, le zèle et la cha-
rité de l'apôtre de Jésus-Christ? « Lorsquedesmalades
l'insultaient et refusaient d'entendre ses instriictions,
(il Joiinul, ler septembre iSSg.
358 VIE DU BIENHEUREUX
presque toujours il m'envoyait leur faire visite, en me
disant : ilsaiu'ontpeut-êt7^e7noins cCapey^sion pour vous.
« Dans une vallée, voisine de la nôtre, une personne
de 20 à 25 ans, attaque'e d'une maladie mortelle, ré-
sistait obstinément à toutes les sollicitations que le
Père lui faisait pour l'amener à la grâce du baptême.
Ne pouvant vaincre sa résistance, il me dit : « Allez
lavoir; elle aura peut-être moins de répugnance à
écouter ce que vous lui direz. » J'obéis et j'obtins
d'elle ces paroles : « Si j'embrasse la religion, est-ce
« que j'irai au ciel ?))...Elle est morte sans baptême.»
« Un malade, qui s'endurcissait à toutes les exhor-
tations que le Père lui adressait, comme l'argile au
feu, avait fini par le chasser, après l'avoir insulté. Sa
sollicitude pastorale lui fait mettre en mouvement
tous les ressorts de sa charité. Il m'envoie dans son
village, sous prétexte d'acheter de l'huile pour la
lampe, afin que personne ne puisse soupçonner le but
de ma visite. J'étais obligé d'aller dans plusieurs mai-
sons. Je me rends auprès du malade ; je tâche d'entrer
en conversation, sans lui parler d'abord de religion,
afin d'avoir plus d'accès auprès de lui. Mais, un ins-
tant après, l'infortuné me chasse lui-même, après
m'avoir insulté. Il est mort sans baptême. »
Le bon Frère fut plus heureux dans d'autres cir-
constances. Les parents d'une jeune fille, malade de-
puis quelque temps, n'avaient pas permis au P. Cha-
nel de la baptiser. Comme elle n'était pas en danger,
il n'avait pas trop insisté. Pendant son absence, on
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL DTQ
vint prévenir le Frère que la maladie faisait des pro-
grès. « Je commençai, nous dit-il, par me munir d'une
fiole d'eau be'nite. En arrivant à la maison, je fus
assez stupéfait de la trouver remplie de monde, et
surtout de femmes : car je regardais ces dernières
comme capables de mettre les plus grands obstacles à
la bonne œuvre que j'avais dessein d'exécuter. Néan-
moins, pour éloigner des spectateurs tout soupçon de
l'action que je voulais faire, je ne parlai aucunement
de religion. Sans cette précaution, mes moindres mou-
vements eussent été scrupuleusement et continuelle-
ment épiés. Encore un trait de la Providence. Les
parents de cette enfant ne voulaient point la laisser
baptiser, et sa mère elle-même m'invita à aller
m'asseoir à côté de la malade. Quelle joie commença
à s'emparer de mon cœur! » Le Frère profita d'un mo-
ment favorable pour la baptiser (i).
« Il faut que je vous fasse participer à ma joie, li-
sons-nous dans une lettre du même Frère, en vous
apprenant que j'ai eu le bonheur de faire six baptê-
mes, deux d'adultes et quatre d'enfants, pendant le
temps que je suis demeuré avec le P. Chanel. Tous
sont morts. Voilà, il faut l'espérer, six intercesseurs
de plus pour moi dans le ciel (2). »
(i) C'est sans doute le baptême qui est signalé dans \e Jour-
nal, au 1 1 septembre : « Le F. M. Nizier a eu la copsolation de
baptiser hier la petite fille de Paré Too, sous le nom de Marie
Philomène. «
(2) Lettre à un bienfaiteur.
CHAPITRE XII
«
PREMIÈRES DIFFICULTÉS. — LE ROI, RETIRÉ A TAMANA,
ENVOIE DES VIVRES MOINS RÉGULIÈREMENT. TRAVAUX
MANUELS. PROGRÈS DE LA MISSION.
(i6 octobre iSSg — i" février 1840.)
|x incident qui préoccupa à juste titre le
P. Chanel et ses deux compagnons, mar-
qua la date du i6 octobre iSSg. Depuis la
fin de la guerre, Niuliki avait quitté Poï pour se fixer
sjpTamana. Cette conduite, que plusieurs chefs n'ap-
prouvaient pas, donnait lieu à divers commentaires.
Les uns prétendaient qu'il voulait se concilier l'esprit
des vaincus, en demeurant plus près d'eux, dans une
vallée où se trouvait un certain nombre de leurs pa-
rents. D'autres pensaient que ne pouvant plus sup-
porter les paroles du zélé missionnaire, il avait cru
bon de s'éloigner de lui. On avait observé que depuis
la victoire de Vài, qu'il attribuait à son dieu Fakavé-
likélé^ il saisissait toutes les occasions pour signaler
son attachement aux pratiques superstitieuses usitées
dans l'île. Mais, jusqu'à ce jour, il n'avait rien changé
dans sa manière d'agir envers le serviteur de Dieu, et
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 36 1
on aurait dit que l'ancienne amitié n'avait point di-
minué.
Contrairement à ses habitudes, Niuliki passe deux
fois par Po'/, le i6 octobre, et il n'entre point dans la
case du P. Chanel. Quel peut être le motif de cette
conduite, qui est remarquée et qui peut avoir de
graves conséquences? Notre apôtre désire le connaître,
si c'est possible. Il envoie donc, le lendemain, le frère
Marie Nizier et Thomas à Fikavi^ sous prétexte d'a-
cheter de l'huile pour la lampe ; mais, en réalité, pour
sonder les dispositions du roi, qui se trouve dans ce
village. « Sa Majesté leur fait bon accueil, malgré la
crainte que nous avions qu'elle ne fût fâchée contre
nous, à cause de la guerre que nous faisons aux divi-
nités de l'île (i). ))
Trois jours après, le roi n'oublie point de visiter le
P. Chanel; mais c'est pour lui annoncer un acte de
superstition. « Le roi vient nous voir, et emporte avec
lui une de ses chemises pour l'offrir à un Atua-muri,
afin qu'il rende la santé à l'un de ses petits enfants.
Mes observations paraissent lui faire quelque im-
pression, mais il croit encore devoir céder à la cou-
tume (2). »
Comme il n'avait pas fait connaître sa véritable
pensée, les manifestations en faveur de la religion
devenaient plus nombreuses. Maligi lui-même, son
(1) Journal, 17 octobre iSSg.
(2) Journal, 20 octobre iSSg.
362 VIE DU BIENHEUREUX
premier ministre, ne craignait pas d'exprimer publi-'
quement ses sentiments. Ainsi, le même jour (20 oc-
tobre), dans une fête, il pailla tî^ès bien en faveur de la
religion, et dit que toute l'île n'attendait plus que le
roi. Plus tard, étant tombé malade, il se trouva bien
des soins que le P. Chanel lui donna. Vaincu par sa
bonté et sa charité, il finit par déclarer que, si le roi le
permettait f toute Vile serait de suite religieuse (3 dé-
cembre 1839).
Amener Niuliki à se prononcer ouvertement en
faveur de la religion, tel était le but qu'il fallait pour-
suivre avant tout le reste. L'apôtre de Futuna l'avait
compris depuis longtemps ; mais, hélas ! le succès
devenait de plus en plus difficile. La dernière victoire
avait enflé son cœur d'orgueil. Il venait aussi d'ap-
prendre qu'à Wallis le roi Lavélua ne voulait point se
convertir, et il croyait qu'il ferait bien de l'imiter..
Ecoutons le récit du P. Chanel :
« Un vieux chef, qui ne savait pour quel parti se
déclarer, fit le voyage de Wallis pour ne pas s'exposer
dans un parti auquel la victoire pourrait être infidèle.
Il en est revenu plein d'histoires sur la religion; Il est
forcé d'avouer, il est vrai, que bientôt toute l'île de
Wallis sera chrétienne ; mais il prend un satanique
plaisir à raconter la manière dont les naturels massa-
crèrent les catéchistes de Niua, qui y étaient allés
préparer les voies aux missionnaires méthodistes, et
la conduite actuelle du roi Lavélua à l'égard des caté-
chumènes du P. Bataillon. Il a promis de faire tous
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 363
ses efforts pour empêcher que l'île de Futuna ne suive
l'exemple de celle d'Uvéa (Wallis). Je m'aperçois, en
effet, qu'il cherche à tenir parole. Mais, si le moment
des divines miséricordes est arrivé pour cette petite
mission, que pourra-t-il faire (i)? »
Ce vieux chef exerçait une grande influence sur
l'esprit de Niuliki. Ce fut, sans doute, d'après ses
conseils, que le roi cessa d'envoyer régulièrement des
vivres. « Pour garder les apparences, nous dit le
F. Marie Nizier, il chargeait de temps en temps un
membre de sa famille de nous porter quelques taros.
Aussi la faim se fît plus d'une fois sentir. Apprenant
que des jeunes gens, par commisération, nous appor-
taient quelque choseàmanger,ildéfenditàquiquecefût
de prendre soin de nous. Il alléguait pour raison que nous
étions ses blancs, et que c'était à lui de nous nourrir.
« Le P. Chanel qui, dès le principe, vit où allait
aboutir cette nouvelle conduite du roi à notre égard,
prit le parti le plus sage, celui de travailler de nos
propres mains pour pourvoir à notre subsistance. »
Ce travail, il le commence le 21 novembre. « Quel-
ques naturels viennent nous aider à faire une clôture
et à défricher un champ de bananiers. J'essaie de les
encourager en leur donnant un petit coup de main (2). »
Il le continue, ce travail, les jours suivants, et le pour-
suit jusqu'à sa mort.
(i) Lettre à Mgr Dévie, 3i octobre iSSg.
(2) Journal, 21 novembre iSSg.
364 VIE DU BIENHEUREUX
« Mais, nous dit le Frère, pour atteindre le jour où
nous devions nous nourrir des fruits cultivés à la sueur
de notre front, que d'obstacles se présentèrent ! Nous
n'avions pas la force qui nous était nécessaire pour
des travaux de ce genre. A cette faiblesse se joignait le
manque de nourriture, qui l'aggravait d'autant plus.
Que l'on ajoute à cela la chaleur brûlante du soleil des
tropiques, telle que nous l'avons à Futuna, et l'on aura
une idée de notre nouvelle position. Le P. Chanel,
quoique faible, put supporter plus courageusement
que moi ces différentes fatigues, et travaillait souvent
tout seul à cultiver le terrain qui nous avait été cédé,
pendant que j'étais occupé à des choses moins pénibles
à la maison,
« Une chose qui a toujours été pour moi un sujet
d'étonnement et d'édification dans ce bon père, c'était
de le voir harassé de fatigue, brûlé par les ardeurs du
soleil, n'a3'ant souvent presque rien à manger, revenir
de ses travaux aussi gai, aussi jo3^eux que s'il eût eu
tout à souhait, et cela non point une fois, mais tous
les jours.
« Ni ces obstacles, ni ceux qui ont suivi, n'ont
jamais ébranlé, même pour un instant, le courage du
P. Chanel. Sa confiance en Dieu était sans bornes.
Dans ces moments d'épreuve, je lui ai entendu dire :
Le moment des miséricoj^des n'est pas encore arrivé.
Pour le hâter, de fréquentes neuvaines étaient ordon-
nées par lui. Son humilité le faisait se regarder lui-
même comme un obstacle à ce moment désiré, car
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 365
un jour il m'indiqua le commencement d'une neu-
vaine : Faisons-la^ dit-il, pour que le bon Dieu veuille
ôte?^ ceux qui sont un obstacle à la conversion de Vile.
Si c'est moi, hé bien.... Il n'acheva pas, mais j'avais
compris. »
Le P. Chanel avait été' frappe' d'une parole du fon-
dateur de la Société de Marie. Quand de grandes diffi-
cultés surgissaient contre la congrégation naissante, le
T. R. P. Colin disait avec assurance : La Société va
faire un pas. L'apôtre de Futuna, au milieu des
épreuves de tout genre et des oppositions toujours
croissantes , répétait souvent au frère Marie Nizier
la parole du saint fondateur : La religion va faire un
pas en avant. Et son courage semblait grandir avec sa
confiance en Dieu. Les témoins entendus lors du pro-
cès apostolique n'ont tous qu'une voix pour nous dire
que rien ne put jamais l'ébranler ou l'affaiblir.
A l'époque où nous sommes arrivés, le serviteur de
Dieu a obtenu qu'on l'avertisse plus souvent lorsqu'il
y a des malades. Aussi, n'écoutant que son zèle pour
le salut des âmes, il multiplie ses visites auprès d'eux,
se concilie la bienveillance de ceux qui les entourent,
leur annonce quelques vérités de l'Evangile, et est assez
heureux pour voir ses efforts couronnés de succès. Il
trouve quelquefois des aides parmi ceux qui sont
auprès du malade.
Il visite un malade dont la surdité rend l'instruction
difficile. « Des naturels, dit-il, ont la complaisance de
répéter à haute voix ce que je désire lui faire sa-
366 VIE DU BIENHEUREUX
voir (i). » Par ce moyen, le malade est dispose' à
recevoir le saint baptême.
Un jeune homme, dont la maladie de poitrine est
très avancée, écoute d'abord avec plaisir ce que le P.
Chanel lui dit de la religion. Puis, dans une seconde
visite, il hésite, et, dans une troisième, refuse de se
faire chrétien. Le serviteur de Dieu ne désespère point
de son salut. Il retourne auprès de lui, lorsqu'il est
près de sa fin. « Je lui parle de se faire chrétien. Il
paraît ne pas m'entendre. Mais les femmes qui sont
dans la maison parlent d'une manière si belle de la
religion que je n'éprouve plus de difficulté pour le
baptiser. Je lui donne le nom de Marie-Joseph. Une
fois baptisé, il recueille toutes ses forces pour me
demander s'il j^ a des cocos en paradis ; s' il y a de Veau
comme à Fiituna (2). » Cette question ne doit pas trop
nous étonner. Les Futuniens se représentaient le
bonheur du ciel comme la réunion de tout ce qui fait
plaisir sur la terre. L'instruction du jeune homme
n'avait pu être assez complète.
L'un des fils du roi était malade depuis quelque
temps. Il avait été porté auprès de diff'érents dieux,
et en particulier auprès de Faréma , ce chef des
vaincus dernièrement revenu de Wallis. Mais le mal
empirait et le dénouement fatal approchait. Le P.
Chanel n'épargnait pas les visites et il finit par obtenir
(i) Journal, 11 novembre iSSg.
(2) Journal, 16 novembre iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL " 36~
la permission de le baptiser. Il résolut d'administrer
le sacrement d'une manière solennelle, afin de frapper
l'esprit de Niuliki et d'avoir l'occasion de lui expliquer
•nos saints mystères. « Je pars, aux environs de midi,
pour Tamana, avec tous les objets nécessaires au
baptême du fils du roi. Ayant obtenu l'agrément de
la mère, je demande celui du roi. Tous les deux y
consentent volontiers. Je me revêts de mon surplis,
d'une étole, et, après une petite prière faite à genoux,
la cérémonie commence. Tous les petits objets néces-
saires paraissent exciter leur curiosité. J'ai donné le
nom de Marie-Théodore à ce petit bienheureux. Le
peu de mots que je dis au roi et à toutes les personnes
assemblées ont paru leur faire plaisir (i). »
Niuliki, cependant, n'abandonnait point ses supers-
titions. Le lendemain, il va porter un doigt de son
beau-père, pour demander à quelque divinité la gué-
rison de son fils, et quand il meurt, le 14 novembre,
il se frappe, se couvre de sang, et renouvelle les jours
suivants cette coutume barbare. C'est la raison, sans
doute, qui empêche notre apôtre de songera des funé-
railles ecclésiastiques. Il craint aussi qu'en allant trop
vite, il ne compromette l'œuvre commencée et déjà
couronnée d'un certain succès.
Mais, comme le jour même de la mort du fils du roi,
il trouve de V empressement à s' instruire de la religion^
et que plusieurs paraissent décidés à manger les pois-
(i) Journal^ 9 novembre iSS^.
368 VIE DU BIENHEUREUX
so?is et les oiseaux qui leur sont tapous^ c'est-à-dire à
renoncer à leurs traditions superstitieuses, non seule-
ment il baptise l'enfant d'une des filles du roi, mais
encore, après sa mort, il demande à faire les funé-
railles selon les rites prescrits par l'Eglise. « Je
demande l'agrément du roi, qui paraît mettre un plai-
sir à me l'accorder. La cérémonie fait cesser tous les
cris et tarit toutes les larmes. Plusieurs nous disent
ensuite que c'est bien beau et qu'ils désirent être
enterrés de la même manière (i). »
La foi, qui commençait à pénétrer dans quelques
âmes, n'atteignait pas encore les chefs et la masse du
peuple. Aussi, nous les voyons suivre toutes leurs
superstitions.
La sécheresse se fait sentir de nouveau et menace
les productions de l'île. Le roi et quelques chefs
tiennent conseil à Tamana pour bâti?" une maison à
Fakavélikélé^ afin que la pluie arrive et que la i^écolte
du fruit à pain soit belle. Cette décision du 3o no-
vembre est transmise aux différentes vallées, et on
s'empresse de la mettre à exécution.
Le 2 décembre, « les ouvriers les plus habiles de
chaque village se réunissent à Poï, pour y polir de
leur mieux les bois d'une maison qu'ils doivent cons-
truire sur une montagne, à l'intention de lui demander
la pluie et une abondante récolte de fruits à pain.
Ils sont tout étonnés de voir que je ne vais point au
(i) Journal, 9 décembre iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3>6g
milieu d'eux, soit pour examiner leur travail, soit pour
leur prêter mes outils les plus propres à hâter leur
ouvrage. Je leur fais dire qu'ils ne travaillent pas pour
le vrai Dieu et que mes outils ne doivent pas travailler
pour le diable (i). »
Invité à participer à la distribution des vivres qui
a lieu quatre jours après, à l'occasion de la construc-
tion de cette maison, il refuse d'y prendre part.
La pluie demandée à Fakai^élikélé ne vient pas.
Le 19 décembre, le P. Chanel passe par Tamana et
cherche à dire quelques mots d'édification. Le roi
quitte la maison le premier. « Ceux qui restaient se
sont mis à me prier de demander la pluie à Jéhovah,
ajoutant que leurs dieux sont trompeurs ; que, s'il
pleut, ils sont prêts à me porter en triomphe sur leurs
bras. Je leur recommande de ne pas plaisanter sur le
vrai Dieu, mais de se convertir sincèrement à lui (2). »
Le jour de saint Etienne, une tempête éclate avec
une force extraordinaire. Selon leur habitude , les
insulaires invoquent leur grand dieu. « Le cri des
naturels, qui vont offrir du kava à Fahavélikélé, se
mêle au bruit de la mer et du vent. » Le P. Chanel,
après avoir pris avec ses deux compagnons les pré-
cautions nécessaires pour consolider leur maison et
mettre leurs effets à l'abri de la pluie, se rend vers la
mer, qui devient terrible... « Elle avait déjà franchi
(i) Journal, 2 décembre 1839.
(2) Journal, 19 de'cembre iSSg.
24
SjO VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
ses bornes ordinaires, nous dit le F. Marie Nizier, et
menaçait presque notre habitation. Déjà des insulaires,
nos voisins, avaient déme'nagé leurs cases. Nous allâ-
mes jusqu'à l'endroit où aboutissaient les plus fortes
vagues. Mette^, me dit-il un instant après, mettei une
médaille de la sainte Vierge à un cocotier. J'ose avouer
que je la mettais avec une espèce d'indifférence et à un
cocotier que les vagues avaient déjà outrepassé. Mettez-
la à lin cocotier oîi la mer ne soit pas encore arrivée.
Dieu exauça la foi vive du missionnaire. Dans la même
soirée, le vent changea de direction. Les vagues furent
poussées dans un sens contraire, et nous pûmes rester
en paix dans notre maison. Quoique le cocotier où
la médaille fut fixée se trouvât fort près de celui où je
la mettais en premier lieu, la mer ne fit néanmoins
qu'en baigner un peu le pied. »
.»)ji(9.i!)ji(*.ï3;(s.ftî:i«i.ï)jt'«i.
CHAPITRE XIII
COMMENCEMENT DE LA PERSÉCUTION. — ARRIVÉE DU
P. CHEVRON ET DU F. ATTALE. — LETTRES CONS-
TATANT l'État de la mission.
(jor février. — i6 mai 1840.)
'année 1840 s'ouvre par ces paroles de
l'apôtre de Futuna : Sainte Messe que
^^^ j'offre pour les infidèles. Maintenant qu'il
sait la langue de ses chers insulaires, il va joindre à
la prière le ministère de la parole. Les te'moins enten-
dus dans le procès apostolique, nous affirment qu'// se
livra avec une grande ardeur à l'œuvr^e de la prédi-
cation de V Evangile, et qu'il parcourut souvent les
divers villages de Futuna, amionçant partout la vraie
religion. Mais le de'mon ne pouvait laisser détruire
son règne sans opposer une vive résistance. Il cher-
cha d'abord à paralyser par ses suppôts les efforts de
l'homme de Dieu. Voyant que rien n'était capable de
l'arrêter, il suscita contre lui une véritable persécution,
qui alla en grandissant et ne se termina qu'avec sa
mort.
Cette persécution commence avec le mois de
février 1840. Un enfant vient se réfugier dans la case
372 VIE DU BIENHEUREUX
du missionnaire pour se soustraire à la colère de ses
parents. Ceux-ci veulent l'emmener et s'efforcent de
l'indisposer contre la religion. L'enfant déclare qu'il
est dans l'intention de demeurer, malgré tout ce qu'on
pourra lui dire. A ces mots, les parents se préparent
à l'entraîner de force. Le P. Chanel leur signifie que
leur fils est parfaitement libre, mais qu'il ne permettra
jamais qu'on en vienne à des actes de violence dans
sa propre maison.
On s'apercevait de la froideur du roi à son égard.
Quelques Futuniens en profitaient pour se donner le
plaisir malin de le molester et de l'importuner jusque
dans sa propre case. Il est vrai que, le 22 décembre,
il avait questionné Niuliki et n'en avait obtenu que de
bonnes réponses au sujet de la religion. Mais, en face
des vexations nouvelles et du peu de régularité dans
l'envoi des vivres, il était utile de connaître de nou-
veau la pensée de Sa Majesté. Il envoya doncleFrùre
porter quelques présents et exposer la situation. Le
roi répondit qu'il donnait au P. Chanel toute autoi^ité
pour chasser de sa maison ceux qui venaient l'inquiéter
et l'importuner.
Voyant qu'il peut encore compter sur Niuliki, il va
le trouver à Fikavioii l'on construit pour lui une piro-
gue. Il parle longtemps avec les indigènes et les ins-
truit des vérités de la foi, avant et après le repas, du
consentement et en présence du roi.
Peu de jours après (22 février), il engage une dis-
cussion en règle sur notre sainte religion. Vaincus par
à
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SyS
ses arguments, plusieurs s'opiniâtrent à soutenir
qu'ils mourront par la colère des dieux, s'ils se font
chrétie?îs. « D'autres me disent de leur montrer Jého-
vah, pour qu'ils croient en lui ; d'autres demandent
que nous guérissions les malades ; d'autres que nous
fassions quelque chose pour abriter l'île contre tous
les vents, etc. (i) »
Cette dernière question ne doit pas trop surprendre,
car les tempêtes étaient fréquentes, et ce jour-là même
un grand vent menaçait de désoler Futuna. On venait
de charger un insulaire de porter un morceau de
kava au dieu Fakavélikélé, et celui qui avait reçu cette
mission devait, de temps en \Q.m.^s, pousser un grand
cri, afin d'apaiser la tempête.
Les courses nombreuses, le travail continuel et une
nourriture insuffisante finissent par épuiser la faible
santé du P. Chanel. Au commencement de mars, nous
le voyons souvent indisposé, et il est obligé de se
priver, plusieurs jours, du bonheur d'offrir la sainte
victime du salut. Néanmoins, il ne s'arrête que lors-
que les forces le trahissent, et dès qu'elles sont un peu
revenues, il recommence ses courses. Il ne laisse
échapper aucune occasion d'annoncer la parole de
Dieu, en public ou en particulier.
Comme il aurait voulu convertir le roi ! Aussi, il
cherche tous les moyens pour parvenir à l'instruire.
Le 17 mars, ce prince apporte une charge de taras.
(i) Analyse du journal parle P. Roulleaux.
374 '^lE DU BIENHEUREUX
Il s'arrête pour faire aiguiser son herminette. Profitant
d'un moment où ils sont seuls, le Père lui parle de la
religion. Niuliki ne lui ouvre pas clairement son cœur.
Il se contente de répondre que c'est une bonne chose
defah'e chrétiens ceux qui désirent l'être[i).
Cette réponse, sans le contenter, lui donne une cer-
taine latitude. Mais plusieurs faits ne tardent pas à
montrer que la parole du roi n'exprimait pas ses vrais
sentiments ou que ses dispositions avaient changé.
Une nouvelle explication n'est donc pas inutile. Le
lundi de Pâques, 20 avril, il va le trouver à Tamana
et traite avec lui la question de la religion. Il nous
fait connaître que le i^oi parait l'écouter avec plaisir.
Mais, de ce sentiment à la conversion il y avait encore
loin. La prudence, cependant, ne permettait pas de
faire, pour le moment, de plus vives instances.
Apprenant que deux vieilles femmes essaient, tous
les jours, de tuer un enfant dans le sein de sa mère, il
se transporte auprès d'elles à Vélé^ et leur demande,
en grâce, la vie de l'enfant. Il les supplie de le lui
remettre de suite après sa naissance et leur promet
d'en prendre soin. (21 avril 1840.)
Malgré les intentions peu bienveillantes, qui se
manifestaient contre l'apôtre, et malgré les mauvais
procédés, dont on usait à son égard, plusieurs jeunes
gens s'attachaient à lui de plus en plus. Il écrit au
P. Convers : « J'ai un certain nombre de catéchu-
(i) Analyse dujou7-nal par le P. RouUeaux.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SyÔ
mènes; plusieurs ne peuvent encore se prononcer
ouvertement, mais ils tiennent ferme contre les obs-
tacles qu'ils rencontrent dans leurs familles (i). »
L'un d'entre eux, nommé Maïtau, dont le nom repa-
raîtra dans cette histoire, vint même demeurer avec
lui, le jour de l'Invention de la sainte Croix.
Ce courage des catéchumènes, qui bravaient la
raillerie et la colère de leiu^s parents (2), était pour lui
un grand sujet de consolation. Il éprouva bientôt une
joie d'autant plus vive qu'il ne l'attendait pas. Le
16 mai, un navire abordait à Futuna et lui amenait le
P. Chevron et le frère Attale. Avec quel empressement
il courut à Vêlé pour les embrasser et avoir des nouvel-
les de Wallis, de la Nouvelle-Zélande et de la France !
Le P. Chevron était envoyé par Mgr Pompallier,
pour demeurer alternativement avec les deux mission-
naires de Wallis et de Futuna. Il venait de Wallis,
après avoir traversé les archipels de Viti et de Tonga,
et avait couru de grands dangers. Il avait laissé le
P. Bataillon au milieu de 800 catéchumènes, aux pri-
ses avec la plus forte tempête que l'enfer lui eût encore
déchaînée et qu'il regardait comme la dernière. Avec
quel intérêt le serviteur de Dieu recevait les nouvelles
qui lui étaient données ! Comme il bénissait le Sei-
gneur du bien qui se faisait à Wallis !
Le nouveau missionnaire apportait une lettre de
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840.
(2) Lettre au T. R. P. Colin, 16 mai 1840.
376 VIE DU BIENHEUREUX
Mgr Pompallier adressée aux PP. Chanel et Bataillon
et aux FF. Marie-Nizier et Joseph-Xavier. En voici
le commencement :
« Mes bien chers Pères et Frères,
« Que je souffre dans mon cœur de n'avoir pu vous
visiter depuis que je vous ai laissés dans vos îles !
C'est une des plus sensibles croix de ma mission que
de ne pouvoir communiquer avec vous aussi souvent
que je le désirerais. Je comprends aussi que c'est une
épreuve pour vous ; et d'après les lettres que j'ai re-
çues de votre part par les Pères qui sont venus me
rejoindre dans le mois de juin dernier, je conçois que
le délai de ma visite est encore une épreuve pour vos
ouailles. Hélas ! c'est Dieu lui-même qui permet tout
cela, qui veut tout cela ! car il a vu jusqu'ici mes désirs
et mes efforts pour aller vous visiter, sans qu'il m'ait
été possible de les exécuter. Quand j'aurai l'ineffable
consolation de vous voir, vous pourrez comprendre
tout ce que je vous dis, et adorer, louer et aimer de
plus en plus la très sainte volonté de Dieu (i). »
Le Vicaire Apostolique n'avait point oublié le roi
des vainqueurs. Le P. Chanel s'empressa de le pré-
venir : « J'ai fait appeler, ce soir, le roi Niuliki pour
lui donner lecture des lettres que Mgr Pompallier lui
a adressées. Il m'a dit que son île allait se faire chré-
tienne, que maintenant on écouterait mes instructions.
(i) Nouvelle-Zélande, 14 de'cembre iSSg.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL ^77
Oh! combien je souhaite qu'il en soit ainsi pour le
bonheur de ces pauvres insulaires (i). »
La goélette qui avait amené le P. Chrevron et le
F. Attale, devait repartir de suite. Le P. Chanel passa
la nuit à préparer ses lettres. Il voulut aller à bord, le
lendemain matin, pour les remettre lui-même, et sur-
tout pour prier le capitaine de prendre Thomas, qui
désirait, pour sa santé, changer de latitude. « Le fils
du roi, qui conduisait la barque, la fit chavirer par
imprudence. Le bon Père tomba dans la mer, et il ne
savait pas nager. Il eut la douleur de voir flotter sur
l'eau son bréviaire et son paquet de lettres. Il tint
ferme à l'embarcation, et revint prendre pied sur les
récifs. Les indigènes redressèrent la pirogue, et Tho-
mas alla seul à bord. Les deux Pères revinrent à terre
pour changer de vêtements. Ils étaient mouillés des
pieds à la tête. La brise s'étant levée, le capitaine vint
à Futuna et dîna avec les deux Pères (2). »
Parmi les lettres que le P. Chanel remettait au capi-
taine de la goélette, nous avons surtout à nous occuper
de celle qu'il adresse au T. R. P. Colin et de celle qu'il
envoie au P. Convers, parce qu'elles nous font con-
naître l'état de la mission, tout en nous révélant les
dispositions admirables de leur auteur.
S'adressant au T. R. P. Colin, il lui dit : « La goé-
lette qui vient d'arriver de la Nouvelle-Zélande, ne
(i) Lettre à Mgr Dévie, 16 mai 1840.
(2) Analyse du Journal par le P. Roulleaux.
SyS VIE DU BIENHEUREUX
me procurera pas encore cette fois l'ineffable consola-
tion de voir Monseigneur, notre digne vicaire aposto-
lique. Cependant, je suis dans l'impossibilité de vous
exprimer la joie que j'éprouve de recevoir enfin un
confrère pour m'encourager par son zèle et sa présence.
C'est le R. P. Chevron qui m'est échu en partage. Le
F. Attale est avec lui (i). »
Nous savons quelles étaient ses peines. Voyons
comme il en parle au P. Convers : « Je vous suis
très reconnaissant de l'intérêt que vous voulez bien
prendre à mes peines. Il est vrai qu'en quittant la
France, pour venir presque à ses antipodes, je n'ai pas
quitté la vallée des larmes; mais ici, comme en
France, Dieu connaît ceux qui sont à lui, et les fait
surabonder de Joie au milieu de leurs tribulations. Son
œuvre n'est pas encore très avancée dans notre petite
île ; cependant, grâce aux prières des pieux associés
de la Propagation de la foi, il me semble que nos
efforts ne tarderont pas à être couronnés d'un plein
succès (2). ))
Qui les a paralysés ces efforts? Dans sa lettre à son
supérieur général, il signale surtout ses péchés Qt son
peu de lèle. Puis il mentionne le retat^d de Monsei-
gneur à les visiter, le contre-coup des luttes que le
P. Bataillon a essuyées à Wallis et qui s'est fait res-
sentir à Futana, la crainte des indigènes de se pro-
(ij Lettre au T. R. P. Colin, 16 mai 1840.
(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SyQ
noncer avant leur roi, enfin la conduite de Niuliki,
c\m paraît singulièrement redouter le qu'en dira-t-on
de ses itisulaires, s'il rejette un Dieu qu'il leur a dit si
souvent êti^e puissant et terrible.
Ce dernier point, il l'explique plus longuement au
P. Convers : « Nos insulaires sont persuadés que les
dieux descendent dans certains hommes privilégiés,
€t que le plus grand d'entre eux a fixé son séjour dans
le roi Niuliki. Ce bon prince, pour se donner de l'au-
torité, a toujours entretenu cette erreur, et représenté
son dieu comme le plus puissant et le plus redoutable.
Aussi lui en coûte-t-il beaucoup maintenant de dire à
son peuple que tout cela n'était que duperie : c'est un
obstacle très sérieux à sa conversion, car l'amour
propre et le respect humain exercent leur tyrannie
jusque sur les sauvages. »
Maintenant que nous connaissons les Futuniens,
n'admirerons-nous pas la charité de leur apôtre? « Je
n'ai qu'à me louer du bon caractère des insulaires au
milieu desquels je me trouve (i). » « Le peuple de
Futuna est très hospitalier. Il n'est pas enclin au vol,
comme le sont la plupart des naturels de l'Océanie...
Quelques Européens, que j'ai vus ici, m'ont assuré que
mes insulaires deviendraient les meilleurs chrétiens
de l'Océanie, dès qu'ils seraient convertis à la foi.
Puissent-ils avoir prophétisé vrai !...
« Priez donc toujours, mon révérend Père, afin que
(i) Lettre au P. Colin, i6 mai 1840.
38o VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
la parole de Dieu ne soit pas stérile dans nos bouches.
Priez pour tous les peuples de l'Océanie. La moisson
est abondante, mais le nombre des ouvriers est bien
petit. Des contretemps ayant forcé le P. Chevron, qui
est venu me voir, à débarquer aux îles Fidji et de
Tonga, il a montré aux sauvages la charité et le dé-
vouement du prêtre catholique. Tout son extérieur
et, en particulier, la vue de son crucifix ont paru les
frapper. Plusieurs se sont écriés : Celui-là doit être mt
vrai niissioîmaire. Que le temps me semble favorable
pour pénétrer dans ces archipels, dont nous sommes
si voisins ! Les méthodistes les parcourent et nous ont
devancés partout. Ah ! Dieu connaît mes désirs ! Que
je braverais volontiers les hasards de la mer et les dan-
gers des persécutions ! Mais nous sommes en trop
petit nombre.
« Mon révérend Père, allez frapper à la porte du
cœur de Marie, et vous en ferez sortir des essaims de
missionnaires. Quand mes sauvages me demandent
s'ils auront encore, après nous, de ces bons Farani
(Français) pour demeurer avec eux, je leur réponds :
« Pour nous, nous sommes mortels, nous irons au
« ciel recevoir notre récompense ; mais notre mission
« ne périra pas; d'autres viendront nous remplacer et
« prier sur notre tombe (i). »
(i) Lettre au P. Convers, mai 1840. Les mêmes pense'es se
trouvent dans la lettre au T. R. P. Colin.
CHAPITRE XIV
SÉJOUR DU p. CHEVRON ET DU F. ATTALE. VOLS. DIF-
FICULTÉS CROISSANTES. LA PERSÉCUTION GRANDIT.
DÉPART DU P. CHEVRON ET DU F. ATTALE.
(i6mai — 20 novembre 1840.)
,^^^ ES leur arrivée, le P. Chevron et le F. At-
taie durent aider leurs confrères dans les
travaux manuels. La disette^ nous dit le
F. Marie-Nizier, nous poursuivait asse^ souvent. Pour
la combattre, il était nécessaire de continuer les plan-
tations du P. Chanel, afin d'obtenir une bonne ré-
colte. Les efforts des missionnaires furent couronnés
de succès, et des fruits abondants assuraient leur sub-
sistance. Mais ils avaient compté sans une persécu-
tion d'un nouveau genre. Les insulaires se mirent à
voler leurs fruits.
« Nous avions, continue le frère Marie-Nizier, un
beau champ d'arbres à pain, qui, dans la saison, nous
auraient bien dédommagés des peines que nous nous
donnions pour les cultiver, par les fruits que nous en
aurions cueillis. Eh bien ! on nous en volait, je pense,
382 VIE DU BIENHEUREUX
la moitié. Les courges, les bananes, etc., subissaient
le même sort. II n'y avait pas jusqu'aux vieux cocos,
qui pullulent dans l'île, qui ne nous fussent enlevés,,
mais si exactement enlevés, que sur 80 cocotiers, au
moins, qui étaient dans nos champs, nous ne pouvions
point en trouver. »
Le P. Chevron nous dépeint la triste situation qui
résultait de ces vols : « Avec un vaste terrain dont le
roi nous avait gratifiés, écrit le P. Chevron, et sur
lequel croissaient en abondance les cocotiers et les ar-
bres à pain, avec un autre champ de bananiers, mis
en excellent rapport par le travail et les soins du père
Chanel, nous en sommes réduits à la détresse la plus
absolue. Quelques bananes cuites, voilà toute notre
nourriture. Peut-être croirez-vous qu'il nous est bien
amer de vivre ainsi dans le dénûment ; mais non^
grâce au ciel, on se fait à tout, et même à recevoir un
morceau de taro que nous présente un naturel, après
l'avoir mordu lui-même en cent endroits.
« Nous mangeons ordinairement seuls dans notre
humble cabane. A la cuisine des naturels nous avons
ajouté jusqu'à présent quelques courges cuites au four ;
mais cette nourriture use l'estomac, et puis les cour-
ges deviennent bien rares ; la voracité des porcs a
détruit même l'espérance de la récolte prochaine. La
Providence sait où nous sommes. Plus d'une fois
nous avons été réduits à une ration que peu de gens
trouveraient suffisante, et il ne nous est cependant ja-
mais arrivé de faire le déjeuner de Wallis, qui consiste
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 383
à prendre du kava et à aller se coucher pour sentir
moins la faim (i). »
« Ce fut à cette époque, nous dit le F. Marie-Nizier,
que nous fûmes obligés d'adopter définitivement pour
notre cuisine la méthode de Futuna, qui n'est pas très
facile. Nous n'avions pas, en ce temps-là, à nous te-
nir beaucoup en garde contre les excès dans la nour-
riture. Voici ce que nous dit un jour le P. Chevron,
en plaisantant : « Je cro is qu'on ne se ferait pas scru-
te pule, en France, de manger, dans une collation,
« tout ce que nous avons pris aujourd'hui. » Notre
nourriture se composait de bananes, de fruits à pain
dans leur saison, de courges et de quelques pastèques.
Quand nous eûmes de quoi acheter des porcs, nous
le fîmes, mais ce ne fut pas fréquemment. »
Ces vols, dont ils avaient tant à souffrir, avaient
lieu surtout la nuit. Ils étaient évidemment le résultat
d'une entente parmi les indigènes. Plusieurs ont avoué
que non seulement le roi les connaissait, mais encore
qu'il les avait commandés ou, du moins, encouragés.
Il voulait lasser leur patience et les obliger à quitter
l'île. Il ne connaissait pas encore la force d'âme d'un
apôtre, qui a tout quitté pour suivre Jésus-Christ et
qui est prêt à tous les sacrifices.
On éprouve un sentiment de peine et de tristesse
lorsque, en parcourant \q. journal^ on voit nos mission-
naires délaissés parles Futuniens, souffrir de la faim,
(i) Lettre du 21 octobre 1841. Annales de la Propagation de
la foi, tome XV.
384 VIE DU BIENHEUREUX
quelquefois pendant plusieurs jours de suite. Que fai-
saitleP. Chanel danscescirconstances pénibles? «Tou-
jours bon, doux et gai, comme l'atteste le F. Marie-Ni-
zierjl accueillaittout le monde avec une exquise charité,
et rendait tous les services qui étaient en son pouvoir. »
Les témoins entendus lors du procès apostolique ont
été unanimes pour déclarer « qu'il ne donna aucune
marque d'indignation contre les voleurs, et que, plein
de douceur, de patience, d'humilité et de charité, il
aima jusqu'à la mort ceux qui le persécutaient, et s'ef-
força de les amener à la vraie foi ».
Il crut, cependant, devoir envoyer, un jour, le père
Chevron à Tamana^ pour avertir le roi de la conduite
des gens de Pdi, qui semblaient s'être concertés pour
rendre insupportable leur séjour au milieu d'eux. Il
sollicitait en même temps Sa Majesté de permettre
aux nouveaux venus d'aller habiter l'autre partie de
l'île, afin de pouvoir vivre plus facilement. Niuliki ne
répondit rien. (9 septembre.)
Peu de temps après, le P. Chanel demande lui-
même la permission de construire une maison à
Sigavé, pour qu'un Père et un Frère puissent y demeu-
rer et que les malades du pays des vaincus aient ainsi
les secours de la religion. Le roi cherche à le dissua-
der en lui faisant les meilleures promesses, mais,
voyant son insistance, il finit par garder le silence.
(27 septembre.)
Les deux Pères rencontrent Niuliki et allèguent les
motifs les plus pressants pour avoir une maison à
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 385
Sigavé. Le roi donne son consentement, mais il refuse
les colonnes de la maison d'Urui. (i i octobre.) Le len-
demain, le P. Chanel va le trouver à Fe7e, et le prie
de lui accorder au moins les colonnes de sa propre
maison, qui a été brûlée à Sigavé. Vaincu par ses
raisons, Niuliki acquiesce à son désir, mais en met-
tant des conditions qu'il ne peut accepter.
Comme nous l'apprenons du P. Chevron, la situa-
tion à Poï était telle que la séparation devenait une
nécessité. Le serviteur de Dieu crut utile de faire de
nouvelles instances.
Le 24 octobre, il envoie son confrère et les deux frè-
res au village à'Assoa, pour avoir part à une distri-
bution de vivres, et aussi pour obtenir la permission
de faire construire leur maison par les gens de Sigavé.
Le F. Marie-Nizier en parle par trois fois à Sa Ma-
jesté, qui, pour se débarrasser de ces importunités,
donne son consentement.
Nous n'avons pas besoin de faire remarquer qu'au
milieu de leurs travaux et de leurs difficultés, les deux
missionnaires ne perdaient pas de vue le but princi-
pal pour lequel ils étaient à Futuna. Nous le savons
par les témoins entendus dans le procès apostolique,
l'arrivée d'un confrère et la persécution croissante
semblaient avoir donné au zèle du P. Chanel une nou-
velle vigueur.
Le P. Chevron était parti de France sans s'être lié
à la Société de Marie par les vœux religieux. Il les fit
le dimanche 3 1 mai, à la Messe du P. Chanel, qui était
386 VIE DU BIENHEUREUX
délégué pour les recevoir. Ce fut pour l'un et l'autre
un beau jour de fête.
Une seule fois, l'apôtre de Futuna avait gardé le
très saint Sacrement, jtjoz^?' /h/re son heure d'adora^
tion au S. Cœur. La présence de son confrère était
une trop bonne occasion pour ne pas se priver plus
longtemps du bonheur de posséder le divin Maître.
Une grande solennité approchait, et il fut décidé que
le dimanche de la Pentecôte, 7 juin, ils garderaient la
sainte Réserre dans leur modeste chapelle. Le soir,
après le chant des Vêpres, le P. Chanel eut la conso-
lation de donner, pour la première fois, la bénédiction
du Saint-Sacrement dans l'île de Futuna. Il fit en-
suite une petite instruction aux personnes qui assis-
taient à la cérémonie. Son cœur surabondait de joie
et éprouvait de douces émotions.
Le P. Chevron partageait ses sentiments : « Une
immense consolation rachète à nos yeux la nudité de
notre habitation : c'est que le Saint-Sacrement repose
sous le même toit que nous, avec quatre pauvres reli-
gieux volontairement exilés pour son amour. Certes,
du moment qu'un Dieu l'habite, une chaumière ne
doit-elle pas, aux regards de la foi, se transformer en
palais (i) ? »
Encouragé par ce qui s'était passé le jour de la
Pentecôte, et voulant attirer sur sa mission toutes les
grâces du ciel, le serviteur de Dieu célébra aussi solen-
(i) Lettre citée, du 21 octobre 1841.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 887
nellement que possible la fête du Saint-Sacrement. Il
y eut bénédiction le matin, après la grand'messe, et
le soir, après le salut. « Chaque jour de l'octave, nous
dit le F. Marie-Nizier, le P. Chanel chanta, avant la
bénédiction, les litanies du Sacré Cœur, mais avec
tant d'onction que l'on aurait dit un Séraphin. »
Nous l'avons appris par sa correspondance, il avait
alors plusieurs catéchumènes qui venaient assister à
la messe, le dimanche, et à qui il faisait la prière en
futunien. Il leur chantait aussi des cantiques dans la
même langue.
Les catéchumènes ne tardèrent pas à être inquiétés.
Un des jours de l'octave du Saint-Sacrement, trois
jeunes gens d'Assea, pour fuir la persécution, s'étaient
réfugiés chez le serviteur de Dieu. Ils s'y trouvaient
depuis deux jours, lorsqu'on vint lui dire de les con-
gédier au plus tôt, parce que les vainqueurs étaient
irrités. On ajoutait que les habitants de FikaviétdiiQïït
disposés à brûler les maisons âiAssoa, si ces jeunes
gens ne rentraient pas dans leur famille. A cette
annonce deux d'entre eux s'en vont en pleurant, le
troisième demeure [22 juiri).
Le P. Chanel ne pouvait laisser passer cet incident,
sans demander des explications. Il se rend donc à
Tamana^ auprès du roi, qu'il n'a pas le bonheur de
rencontrer. Il raconte alors aux vieillards, qui sont
réunis, ce qui vient de se passer, et profite de l'occa-
sion pour leur rappeler toutes les bontés dont il les a
comblés, tous les présents qu'il leur a faits, Qtc. Les
388 VIE DU BIENHEUREUX
vieillards avouent qu'ils lui ont de grandes obligations
mais ils nient la vérité des rapports qui lui ont été
adressés. Le roi arrive à ce moment. « Votre Majesté
aurait-elle des sujets de plainte contre nous ? — Non,
répond-elle » {23 Juin).
Cette réponse n'était pas sincère. En effet, le lende-
main, Niuliki assiste à Fikapt kun repas de funérailles.
Le défunt avait plusieurs fois refusé le baptême et
avait empêché le F. Marie-Nizier de baptiser un en-
fant de cette vallée. Le roi profite de cette circonstance
pour adresser la parole à son peuple et lui faire con-
naître ses intentions : « Sachez bien, leur dit-il, que
Poï m'appartient. Je ne veux pas qu'on aille y prier.
Ceux qui voudront suivre la nouvelle religion, qu'ils
se bâtissent chez eux des maisons pour faire leurs
réunions » (24 juin).
Instruits par ce qui vient de se passer, les catéchu-
mènes viendront désormais en se cachant, le samedi
dans la nuit, et après avoir entendu la messe, le di-
manche matin, retourneront chez eux. Les deux mis-
sionnaires passaient une partie de la nuit à les ins-
truire. Lorsque plus tard, plusieurs crurent pouvoir
demeurer pendant le jour, ils assistaient à la messe
chantée, au catéchisme qu'on leur faisait, et le soir,
après les vêpres, à la bénédiction du Saint-Sacrement.
La persécution, cependant, ne cesse point. Le
2 juillet, deux catéchumènes viennent trouver les
missionnaires pendant la nuit, et leur racontent com-
ment on agit à leur égard. « Personne ne veut nous
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 889
parler. Si nous sentons le besoin de dormir, durant le
jour, on prend plaisir à nous découvrir, à frapper du
pied contre le morceau de bois, qui nous sert d'oreil-
ler. Dès que nous nous retirons d'une compagnie,
tout le monde pousse des éclats de rire et se moque
de nous. » Les deux Pères les félicitent d'avoir quel-
que chose à souffrir pour Jésus-Christ, et les encou-
ragent à persévérer dans leurs sentiments, malgré
toutes les railleries.
Un mois plus tard, d'autres catéchumènes^ en ve-
nant, le samedi soir, pour entendre la messe du di-
manche, font connaître les tracasseries auxquelles ils
sont en butte. C'est donc une vraie persécution qui
commence.
Le P. Chanel comprend que, pour la voir cesser, il
faut faire auprès du roi de nouveaux efforts. Dès le
10 juillet, il va le trouver à Tamana^ mais il n'en
obtient que cette réponse : J'en paillerai à mon peuple.
Quelques jours après, il apprend qu'il est à Fikavi.
11 y court pour avoir avec lui un nouvel entretien. Sa
Majesté n'est point seule. Elle a à ses côtés le plus
grand chef du village. N'importe ; notre apôtre amène
sans hésiter, la question de la religion. Ses deux audi-
teurs se contentent de dire : Nous ne pouvons nous
faire chrétiens ; si nous le devenions, nos dieux nous
feraient mourir. Sans se déconcerter, le P. Chanel
saisit le moment où Niuliki est seul, pour revenir sur
le même sujet. Le roi lui répond : Je m'adresse?^ai à
mon peuple et j'irai parler aux chefs des autres vallées.
390 VIE DU BIENHEUREUX
Le 22 juillet, l'apôtre se transporte à Sigavé et par-
tout sur son passage il annonce la parole du salut. Arrivé
dans cette localité,il commence à instruire ceux qui sont
présents. Le soir, il se trouve avec le roi et les vieil-
lards. Un de ces derniers le questionne sur l'origine
de l'homme. La réponse est un peu longue et surtout
embarrassante pour l'interlocuteur: Cessons, d\i celui-
ci, y a? ejivie de dormir.
Les questions recommencent le jour suivant :
« Nous avons appris qu'il y a parmi les blancs de fort
mauvais sujets, des voleurs, desassassins, etc. — C'est
vrai, répond le P. Chanel : mais sachez bien que les
gens honnêtes les ont en horreur ^ ceux qui gouvernent
sévissent contre eux. On aurait dii vous parler aussi
des vertus de ceux qui suivent la voix de leur cons-
cience et qui pratiquent la religion que je viens vous
annoncer. « Faréma, si connu par sa facilité d'élocu-
tion et son antipathie contre la religion, veut discu-
ter à son tour -, mais, il n'est pas plus heureux que les
autres interlocuteurs. Le serviteur de Dieu voyant
que, pour le moment, il est inutile de prolonger, ces
discours, prend congé du roi et retourne à Pdi.
Le 5 août, Faréma lui-même vient le voir et se
montre plus modéré qu'à l'ordinaire dans ses paroles.
Il se souvient, sans doute, des observations que le
P. Chanel lui fit un jour au sujet de ses blasphèmes :
« N'as-tu pas peur que la malédiction du Seigneur ne
« tombe sur toi ou sur quelqu'un des tiens ? » L'évé-
nement n'avait pas tardé à vérifier cette parole. Le
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 3g l
fils de Faréma était atteint de la maladie de consomp-
tion.
Il était facile de voir que le roi, poussé, disait-on,
par Faréma, endurcissait son cœur et qu'il faudrait
renoncer à l'espoir de le convertir.
La conduite de Niuliki entraînait celle des chefs,
qui ne voulaient pas lui déplaire. De plus, en se fai-
sant chrétiens, ils craignaient de voir disparaître leur
autorité. D'après la croyance générale, en eux descen-
daient des dieux, qui assuraient leur pouvoir. « Ces
dieux, dit le P. Chanel, font peur aux autres natu-
rels. Ceux-ci n'épargnent pas les présents pour se les
rendre favorables (i). » L'intérêt personnel s'ajoutait
donc aux autres motifs pour les éloigner de la foi.
Le peuple lui-même, extrêmemeyit supeî^stitieux^
n'osait pas renoncer à ses traditions. « On n'a pas
beaucoup de peine à leur faire sentir le ridicule de
leurs croyances, mais par un effet de la crainte des
dieux., ils n'osent encore y renoncer. Si nous 7ious
faisions chrétiens, disent-ils, nos méchants dieux nous
mangeraient de colère (2). » A la crainte des dieux se
joignit bientôt celle du roi. Ils pensaient aussi que
les festins publics., les danses, les fêtes à l'occasion des
mariages et du culte des dieux allaient cesser avec la
nouvelle religion (3).
Aussi le nombre de ceux qui crurent à la parole de
(i) Lettre du T. R. P. Colin, 16 mai iSSg.
(2) Lettre au P. Convers, mai 1840.
(3) Déposition des témoins du procès apostolique.
3g2 VIE DU BIENHEUREUX
l'apôtre de Futuna fut d'abord peu conside'rable. « Il
y avait, dit le P. Servant, tant d'obstacles à la prédi-
cation de l'Evangile, que la semence du christianisme
n'e'tait jetée qu'insensiblement et sans bruit. C'était
la génération naissante, mieux disposée parce qu'elle
était plus pure, qui la recevait avec plus de cou-
rage (i).
Le P. Chevron, témoin oculaire, confirme cette
appréciation. « La plupart des insulaires restent
sourds aux sollicitations de la grâce, bien qu'en se-
cret ils nous témoignent le désir d'embrasser notre
foi. Il est à croire qu'en exprimant ce vœu, la jeu-
nesse est sincère : il y a, en effet, de grandes espé-
rances à fonder sur elle. Mais, les vieillards sont enta-
chés d'un crime qui semble peser sur eux comme une
réprobation, c'est l'anthropophagie poussée par eux,
sous le précédent règne, aux dernières horreurs. (2) »
Le même missionnaire ajoute un autre motif, c'est
qu'en se faisant chrétiens, ilfaiidi^ait devenir sages.
Ces obstacles n'arrêtaient pas le zèle de notre apô-
tre, qui prêchait partout les vérités du salut, laissant
à Dieu le soin de faire fructifier la semence jetée sur
cette terre infidèle.
Comme il gémissait, lorsqu'il apprenait qu'un crime
venait de se commettre ! Il aurait voulu, en particulier
voir disparaître l'infanticide. « Il est porté dans ce
(i) Histoire du christianisme à Futuna.
(2) Lettre cite'e du 21 octobre 1841.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SqS
pays, écrit le P. Chevron, à son plus haut pe'riode. Ce
n'est même plus une honte pour des mères de faire
périr leurs enfants. On en trouve qui ont tué jusqu'à
six de ces innocentes créatures : les unes les écrasent
dans leur sein en se pressant le corps avec de grosses
pierres ; d'autres les étouffent au moment de leur
naissance, ou les enterrent vivants dans le sable. Le
mois dernier, dans une seule semaine, il y a eu trois
nouveau-nés ensevelis de cette façon. Quelques heu-
res après le crime, des chiens déterrèrent le corps d'un
de ces infortunés, et le rapportèrent à sa mère. Elle,
sans s'émouvoir, alla de nouveau enfouir sa victime ;
mais bientôt les chiens viennent déposer à ses pieds la
tête et un bras du pauvre enfant, comme pour lui re-
procher sa cruauté, (i)» Le P. Chanel cite ce fait hor-
rible sous la date du lo septembre 1840.
Un heureux événement vint consoler son cœur. Il
n'avait rien négligé pour convertir Thomas Hoog,
dont nous avons eu occasion de parler si souvent. Les
exhortations des deux missionnaires finirent par
l'ébranler, et il ne résista plus. La veille de la Tous-
saint 1840, date bien heureuse pour lui, nous dit le
F. Marie-Nizier, sur le soir, il abjura le protestantisme
et reçut avec tous les rites de l'Église le baptême sous
condition. Le jour de la fête, en présence de quelques
indigènes, il entendit la sainte Messe et fit sa première
communion avec de grands sentiments de piété. Cette
(i) Lettre citée du 21 octobre 1841.
394 VIE DU BIENHEUREUX
auguste cérémonie produisit sur les assistants une
impression profonde.
La joie de cette conversion durait encore lorsque,
le 6 novembre, la goélette de Jones arrive de Wallis.
Paul s'empresse de débarquer et de porter au P. Cha-
nel une lettre du P. Bataillon. Toute l'île de Wallis
est convertie, à l'exception du roi Lavélua et de quel-
ques membres de sa famille. La bannière de la sainte
Vierge, portée par de fervents néophytes, a fait le tour
de l'île. En apprenant ces nouvelles, le P. Chanel est
si joyeux qu'il ne peut retenir ses larmes. Il est témoin
lui-même des heureuses dispositions des catéchu-
mènes de Wallis, qui ont accompagné Paul. Deux
d'entre eux viennent à Poi, le lendemain dimanche,
pour assister à la Messe. Ils récitent leurs prières, le
chapelet, et chantent des cantiques jusqu'à une heure
avancée de la nuit. Les gens de Poi ne se lassent pas
de les entendre.
Comme le F. Marie-Nizier peut le constater quel-
ques jours après, les habitants de Sigavé ne montrent
pas moins d'empressement à venir écouter les caté-
chumènes de Wallis. Aussi le bon Frère a remarqué
dlieiœeuses dispositions pour la religion.
Le roi et les vieillards ne partagent pas ces senti-
ments. Les Futuniens ne vont-ils pas s'ébranler à leur
tour et se convertir ? Une fête païenne approchait et
devait se célébrer à Fikavi. Le roi s'y rend et y trouve
les chefs, les vieillards et une grande partie de l'île.
Le P. Chanel, qui attend la visite du capitaine Jones
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SqS
et des catéchumènes de Wallis, et qui n'a rien pour
les recevoir, envoie les deux Frères assister à la dis-
tribution des vivres. Quel n'est pas leur étonnement ?
On ne fait aucune attention à eux. Le roi leur tourne
le dos pour ne pas les apercevoir. Ils sont obligés de
revenir avec un chétif morceau de foie que Méitala
leur jette par compassion. « A quoi attribuer ce chan-
gement ? dit le P. Chanel dans son journal. Avons-
nous déplu en quelque chose à Sa Majesté, ou les
progrès extraordinaires de la religion à Wallis en
seraient-ils la cause r Dieu le sait. »
Le F. Marie-Nizier retourne dans l'après-dîner,
pour parler au roi de ce qui vient de se passer le ma-
tin. Il n'en obtient d'autre réponse, sinon qu'il n'est
pas en colère et qu'ils peuvent aller chercher du taro
chez lui, quand ils en auront besoin.
Le Père se voit obligé de tuer son porc pour don-
ner à dîner au capitaine, à Paul et à toute leur suite.
Le soir, la maison est entourée par les Futuniens, qui
viennent de tous les côtés pour entendre les catéchu-
mènes de Wallis réciter leurs prières et chanter des
cantiques, et cette foule ne se retire qu'à une heure
fort avancée de la nuit.
Dans sa lettre, l'apôtre de Wallis avait demandé le
P. Chevron pour l'aider à instruire les catéchumènes
et à les préparer au baptême. Le serviteur de Dieu
n'hésita pas à faire ce nouveau sacrifice. Il s'agissait
de la gloire de Dieu. Les obstacles qu'il rencontrait
ne pouvaient encore lui faire prévoir le moment si
3g6 VIE DU BIENHEUREUX
désiré où sa chère île de Futuna se convertirait et
aurait besoin du concours d'un autre missionnaire.
L'heure de la séparation approchait. Le P. Chanel
voulut avoir avec le roi deux nouveaux entretiens.
Il aurait été si heureux de donner au P. Bataillon la
nouvelle de la conversion de Niuliki ! Il dut se con-
tenter de remettre au P. Chevron la lettre suivante,
la dernière sans doute qu'il eut occasion d'écrire. A
ce titre, le lecteur aimera à la lire en entier, et admi-
rera les dispositions de l'apôtre de Jésus-Christ.
c Futuna, 19 novembre 1840.
« Mon Révérend Père,
« Nous portons le plus vif intérêt à la position
vraiment digne d'envie, dans laquelle vous vous trou-
vez : c'est pourquoi je consens à ce que le P. Chevron
nous quitte, pour aller avec le F. Attale partager votre
sollicitude et vos consolations.
« Le bruit de la conversion de votre île a paru
remuer les esprits des insulaires de Futuna. Quelques-
uns ont semblé vouloir dire : Pourquoi sommes-nous
donc si difficiles à convei^tir? Mais, hélas ! il sem-
ble que mon pauvre roi veuille se piquer d'honneur
pour marcher sur les traces de votre Lavélua. Et
depuis qu'il est Maro (vainqueur) tout de bon, il a
l'air de vouloir se cramponner à Faka véri Kéré.
Néanmoins, les nouvelles de Wallis l'ont agité. Je dé-
sire ardemment qu'il s'opère en lui une crise salutaire.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 897
« Le petit nombre de jeunes gens qui commençaient
à se joindre à un jeune catéchumène qui nous est
venu d'Uvéa, ont été menacés d'être rôtis, ce qui les
a un peu intimidés. Plaise à Dieu que l'exemple de
vos catéchumènes les ranime !
« Le P. Chevron vous dira le bon et le mauvais de
cette île.
« Le pauvre Thomas va toujours en faiblissant. Il
ne croit pas en revenir. Il a fait son abjuration la
veille de la Toussaint, et sa première communion le
jour même de la fête. Cette démarche semble l'avoir
tranquillisé. Il est bien sage ; il vous remercie de
votre bon souvenir. Il vous présente ses humbles de-
voirs pour la dernière fois, à ce qu'il croit.
« Le F. Marie-Nizier, qui est tout édifié de la piété
du petit nombre de vos catéchumènes, vous prie
d'agréer son profond respect.
« Une petite fille que vous nous avez renvoyée, a été
la cause qu'une jeune personne a reçu le saint baptême
la veille de sa mort.
« Il était convenu que nous nous parlerions, le roi
et moi, au moment du départ de la goélette. Mais
M. Jones arrivant un peu à l'improviste, nous sommes
obligés de hâter les préparatifs du départ, et j'ignore
ce que Sa Majesté avait à vous mander. Quant à Ma-
rigi, il vous rend arofa (salut) pour arôfa ; il vous
invite à venir manger à Futuna.
« J'embrasse bien cordialement le F. Joseph et le
prie d'avoir bon courage.
398 VIE DU BIENHEUREUX
« Je me dispense de vous e'crire plus au long, parce
que le P. Chevron suppléera avantageusement à tout
ce que j'omets ici.
« Je ne tarderai pas d'avoir besoin de me confesser.
Ayez donc la charité de me renvoyer le bon P. Che-
vron pour mettre ordre aux affaires de ma conscience.
« Quand est-ce donc que Monseigneur aura pitié de
nous !
« J'ai la confiance que la ferveur de vos catéchu-
mènes finira par nous obtenir la conversion des natu-
rels de Futuna.
« J'espère que le bon Sam reviendra à Futuna,
comme un ange de paix.
« Toujours en union de vos bonnes prières et saints
sacrifices,
« Votre tout dévoué et affectionné confrère,
« Chanel, pi^ovicaire apostolique. »
Le P. Chevron, porteur de cette lettre, se séparait
avec peine d'un confrère qu'il avait appris à connaître
et à vénérer, « Au mois de novembre, je dus m'em-
barquer afin d'aller en aide au P. Bataillon, qui voyait
tous les jours s'accroître son troupeau, en même temps
que ses fatigues. C'est avec un bien vif regret que je
quittais Futuna, où je laissais le P. Chanel en pleine
persécution. Une seule pensée me consolait, c'est que
je sacrifiais la couronne du martyre à l'obéissance,
sacrifice qui est bien plus grand pour un missionnaire.
Quatre mois après mon départ, notre pieux confrère
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL SqQ
recevait dans le ciel la palme qui m'était refusée (i). »
La force du vent obligea la goélette de Jones à reve-
nir s'abriter dans la baie de Sigavé. A cette nouvelle,
le P. Chanel courut auprès de son confrère. Il fut assez
heureux pour l'embrasser de nouveau et lui faire sa
confession. En retournant à Po'i, il baptisa une jeune
fille de douze à treize ans, qu'il trouva très bien dis-
posée.
(i) Lettre au T. R. P. Colin, 28 mai 1841. Annales de la
Propagation de la foi.
tt^ttttttttfttttttftt^^tt-
CHAPITRE XV
PRÉDICATIONS PLUS NOMBREUSES. — DISETTE PLUS
GRANDE. LA PERSÉCUTION CONTRE LE P. CHANEL
ET LES CATÉCHUMÈNES s'aCCROIT DE JOUR EN JOUR.
(21 novembre 1840 — Mars 1841)
<T)/
tfc^îf^
PRÈS le départ de son confrère, le P. Cha-
\..ihê>\\'7^^ nel, qui alors connaissait parfaitement la
^^^^^ langue de Futuna, déploya un zèle vrai-
ment extraordinaire pour augmenter les bonnes dis-
positions des indigènes en faveur de la religion. On
le voyait sans cesse occupé à parcourir les divers villa-
ges, annonçant la parole de Dieu (i). Mais, dans l'exer-
cice de ce ministère, il avait besoin de toute sa cha-
rité et de son inaltérable douceur pour accueillir ses
chers sauvages, ne point s'impatienter de leurs ques-
tions souvent incohérentes et puériles, et répondre à
des objections sans cesse renaissantes.
Il enseignait, un jour, le dogme de la création et
l'existence d'un seul Dieu en trois personnes. Un
certain nombre de Futuniens, assis autour de lui,
(i) Procès apostolique.
VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 40 1
l'écoutaient en silence, lorsque l'un d'eux se leva et
dit : « Tu as vu récemment notre roi agité par des
mouvements extraordinaires, n'avait-il pas alors le
vrai Dieu dans son sein ? « A cette question, bien que le
roi suivît la conférence, tout en se tenant à l'écart, le
zélé missionnaire répondit hardiment : « Non, mes
amis, Jéhovah, le seul vrai Dieu, ne réside pas dans
le cœur de ceux qui refusent de le connaître et de l'ado-
rer. » — « Montre-nous ton Dieu, dit un autre insu-
laire ; où est-il ? « — « Partout, mes amis -, mais étant
un esprit pur et parfait, vous ne pouvez le voir des
yeux du corps -, vous le verrez après votre mort, si
vous vous en rendez dignes par une vie chrétienne. »
— Un troisième insulaire, indiquant le crucifix qui
brillait sur la poitrine du missionnaire : « N'est-ce
pas là ton Dieu ? » Alors le Père, détachant son cru-
cifix, le leur montra : « Voici l'image de mon Dieu^
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous
tous sur la croix. » Puis, il leur expliqua le mystère
de la Rédemption. Plusieurs d'entre eux ne purent
s'empêcher de répandre quelques larmes.
D'autres lui dirent : « Si nous quittons le culte de
nos dieux, ils nous feront mourir. Tu dis que Jého-
vah est tout-puissant; alors invoque-le et guéris nos
malades. Depuis ton arrivée dans notre île, les mala-
dies ont augmenté ; les ouragans et les tempêtes ne
cessent de déraciner nos arbres, et nous sommes me-
nacés de la famine. » — « Mes amis, reprit le bon Père,,
si vous vous faites chrétiens, vous ne mourrez pas;
26
402 VIE DU BIENHEUREUX
mais, échangeant cette vie d'épreuves contre un bon-
heur sans fin, vous vivrez éternellement. Les fléaux
n'ont désolé votre pays que parce que vous n'avez pas
cessé d'offenser Jéhovah par vos désordres. Je suis
venu des contrées lointaines pour vous apprendre à
l'aimer, et vous n'écoutez pas ma voix.. Soyez chré-
tiens, et vous désarmerez sa colère ; soyez sobres et
prévoyants, amassez des provisions pour la mauvaise
saison, et vous n'aurez point à redouter les horreurs
de la famine. »
Quelques-uns disaient : // a raison; d'autres; //
est habile, il veut noiisjaiî^e abandonner la religion de
nos pères, retirons-nous. Chaque jour, il fallait re-
prendre ces dialogues, répondre à leurs questions et
résoudre leurs difficultés.
Ayant rencontré, dans l'une de ses courses, plu-
sieurs indigènes qui causaient à l'ombre d'un coco-
tier, il s'approcha d'eux et leur demanda, en souriant,
le sujet de leur entretien : « Nous parlions de toi et
de Marie-Nizier ; nous disions: « Qu'elle est belle,
votre religion !» — « Oh ! oui, mes amis, notre reli-
gion est belle ; elle est seule digne d'être connue et
pratiquée. N'adorez plus vos dieux. C'est Jéhovah
qui a tout créé. Sans doute le ciel est haut, la terre
est grande, la mer immense, le soleil et les étoiles
sont magnifiques ; mais Jéhovah, qui les a faits, est
plus grand et plus beau; lui seul mérite vos ado-
rations. Ne craignez ni tapons, ni Atua-muli^ ni
Faka-véli-Kélé; ne redoutez qu'une chose, le péché
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4o3
qui offense Jéhovah et conduit au feu de l'en-
fer. »
Le serviteur de Dieu n'oubliait pas les habitants
d'AIoJî. Déjà plusieurs fois il s'était présenté au mi-
lieu d'eux et avait essayé de les convertir. Or, un
jour, comme il allait encore les évangéliser, le frêle
esquif qui le portait, se renversa à quelques pas du
rivage ; le missionnaire disparaissait dans les flots,
lorsque l'indigène qui lui servait de rameur, plongea
et lui sauva la vie.
Un autre jour, revenant d'AloJî^ il s'égara et marcha
jusqu'à la nuit tombante, sans pouvoir trouver son
chemin. Quelques habitants, l'ayant rencontré, le
conduisirent à leur village, où il fut reçu comme un
père au sein de sa famille. Quoique exténué de fati-
gue, il ne voulut prendre de repos qu'après avoir
récité le saint Rosaire.
Cependant, le nombre de ceux qui écoutaient vo-
lontiers le serviteur de Dieu augmenta peu à peu.
D'après le P. Rou\[ea.ux, pendant les derniers mois qui
précédèrent la mort du P. Chanel^ la grâce remuait
fortement Futuna ; une partie de la population était
ébranlée, et un bon nombre aurait embrassé ouverte^
ment la religion, si la crainte du roi et des vieillards,
qui partageaient son obstination, ne les avait retenus.
C'est aussi ce que confirment les témoins entendus
dans le procès apostolique. A la fin, comme nous
l'apprend le P. Servant, un certain nombre de jeunes
gens^ méprisant les objets de leur culte superstitieux.,
404 VIE DU BIENHEUREUX
s'étaient fait inscriî^e an rang des catéchumènes. Ils
allaient souvent auprès du serviteur de Dieu et se
réunissaient presque tous les dimanches pour entendre
ses instructions. Une douzaine de ces jeunes gens
étaient très assidus à ces réunions. Mais leur rénnion
le dimanche, dit Mgr Bataillon, excitait l'indigjiatioji
des enjiemis de la religion, et siu^tont celle du roi et de
sa parenté. Les choses en vinrent à ce point que les
naturels de la partie orientale de Futuna (celle qu'ha-
bitait le P. Chanel) allaient partout répétant ce cri
de haine et de mort : Ke tamate le lotu, Ke puli!
Qn'oJi détruise la religion, qu'elle disparaisse! Ils
étaient irrités contre ceux qui se rendaient auprès de
lui et ils disaient : Il faut qu'on les frappe. Plusieurs
voulaient même qu'on les fît mourir.
Méitala, fils du roi, nous assure que l'apôtre de Fu-
tuna avait connaissance des propos qui se tenaient
contre la religion. Il nous montre les insulaires enflam-
més de colère et criant : Qiie personjie n'embrasse la
religion!... Plusieurs fois même il fut question de
tuer le serviteur de Dieu. Pour lui, il gardait sa
trajiquillité d'esprit, et continuait son ministère de zèle
et de charité. Il s'efforçait d'amener à la vraie foi tous
les indigènes, sans en excepter ses persécuteurs. Tous
l'aimaient, parce qu'il avait le cœur si bon ; c'était la
religion que les païens détestaient.
Il serait trop long de raconter en détail les tracasse-
ries de tout genre, les insultes et les menaces dont il
fut l'objet.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4o5
« Niuliki, nous dit le F. Marie-Nizier (i), nous
avait, pour ainsi dire, livrés à la merci de ses sujets,
et quelques-uns s'en prévalaient pour nous insulter.
Néanmoins quelques autres, touchés de sentiments
plus humains, venaient, malgré les menaces et les
railleries, nous rendre des services quand ils le pou-
vaient. Nous profitions de ces moments pour les ins-
truire. Le nombre des catéchumènes augmentait
très lentement, car ils étaient constamment persécutés
et menacés de se voir enlever tout ce qu'ils possé-
daient, soit maisons, soit plantations, etc.. Je dois
vous faire observer. Monseigneur, que jusque-là le roi
avait été Vâme des persécutions qui avaient été faites
soit aux catéchumènes, soit à nous. Lorsqu'on nous
menaçait de piller tout ce que nous avions et d'incen-
dier notre maison, il est indubitable que ceux qui fai-
saient de telles menaces, étaient autorisés par Niu-
liki. Nous nous montrâmes toujours insensibles à
toutes ces menaces, et le P. Chanel n'en continua
pas moins à instruire ses catéchumènes. »
La position sous le rapport matériel, au lieu de
s'améliorer, ne faisait que devenir de jour en jour plus
pénible. Les vols répétés enlevaient aux missionnaires
leurs ressources, et les insulaires leur apportaient ra-
rement des provisions. Le peu de vivres qu'ils pou-
(i) Lettre du F. Marie-Nizier à Mgr Pompallier, île Futuna,
i^' mai 1841 (Annales des missions de la Société de Marie^
tome III, p. 221).
406 VIE DU BIENHEUREUX
valent recueillir, ils avaient de la peine à le garder
pour eux. Ecoutons le F. Marie-Nizier : « Que de fois
nous e'tions seuls, lorsque nous préparions notre re-
pas ! Mais, dès qu'il était prêt, un certain nombre
d'indigènes envahissaient notre maison pour le parta-
ger avec nous. Il nous fallait faire souvent d'incroya-
bles efforts pour empêcher qu'elle ne se remplît
d'insulaires, qui nous auraient ravi jusqu'au dernier
morceau. »
Citons un fait. Le i3 décembre 1840, un jeune
homme était venu prêter son concours pour la prépa-
ration du repas. Lorsqu'il voulut s'assurer si les
vivres étaient cuits à point, une foule nombreuse
l'entoura dans l'intention de prendre part au dîner.
Le P. Chanel se vit obligé de les congédier, en leur
disant qu'il n'y avait pas assez de vivres pour nourrir
tant de monde. Après le départ de ceux-ci, d'autres
plus nombreux les remplacèrent. Mon Dieu, d6mte:{-
moi lapatience, dit-il alors, et cette prière, il l'inscrit
sur son journal^ en se rappelant la lutte qu'il a dû
soutenir.
Le jour suivant, il fut réduit à n'avoir pour nour'ri-
ture que le chien de la maison. La faim lui fit vaincre
la répugnance qu'il éprouvait à la vue d'un tel mets.
Son compagnon ne put la surmonter.
Ce n'était pas seulement les fruits que les natu-
rels dérobaient. Ils enlevaient aussi le linge et d'autres
objets. Un jour, ils prirent des vêtements appartenant
à Thomas. Le P. Chanel crut devoir se plaindre des
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 407
vols continuels, dont ils étaient victimes. Les vieil-
lards qui entouraient Niuliki en parurent indignés,
et promirent de prendre des mesures pour que tout
fût rendu. Malheureusement, il fallut se contenter des
promesses, et les vols continuèrent.
Niuliki entrait encore quelquefois, quand il passait
par Po'i. On voyait qu'il affectait de conserver les
dehors de l'amitié, mais les rapports devenaient de
plus en plus froids.
Le 1 1 décembre, en entrant dans la maison du
P. Chanel, le roi dit : « Pourquoi n'avez-vous point fait
de présents aux jeunes mariés dont je viens de célé-
brer les noces? — C'est que les indigènes, répond aus-
sitôt le Frère, nous appauvrissent chaque jour par
leurs vols, et Votre Majesté ne se met pas en peine
de nous faire rendre nos effets. » Le roi, qui, sans
doute, ne s'attendait pas à cette réponse, garda le
silence.
Notre apôtre oubliait tout et visitait Niuliki aussi
souvent qu'il le pouvait, dans la pensée de l'instruire
et de le convertir. Hélas ! ce prince recevait de funestes
conseils, et la haine contre la religion commençait à
paralyser toutes les bonnes qualités de son cœur. Le
20 décembre, le P. Chanel se rend à Tamana pour
faire une visite au roi. « Il me présente sa main, mais
je m'aperçois aisément de sa froideur à mon égard. »
Le soir, il apprend que Niuliki a prédit une tempête
dans quatre jours, et la chute du soleil dans quatre
mois.
408 VIE DU BIENHEUREUX
Quelle était la signification de ce langage mysté-
rieux, assez en usage à Futuna ? On crut généralement
qu'il était question de la nouvelle religion et de celui
qui la prêchait.
On remarquera que, le quatrième jour, Niuliki
n'entre pas chez le P. Chanel, et que, rencontrant
Thomas auprès de son premier ministre, il ne lui
adresse pas même la parole. A-t-il voulu annoncer
cette manière d'agir très significative par elle-même,
ou faire connaître le dessein qu'il manifesta, ce même
îour, de renvoyer le missionnaire lorsqu'un navire
apparaîtrait?
Ses parents auraient voulu, dès cette époque, que
le P. Chanel fût mis k mort ; mais le roi s'y opposait
formellement. On remarquera, cependant, que son
dessein de le renvoyer ou de l'obliger à partir de lui-
même ne put se réaliser et qu'il se vit forcé, quatre
mois après, d'ordonner sa mort et d'amener ainsi la
chute du soleil.
Le jour de Noël, le serviteur de Dieu eut connais-
sance du projet du roi. Il ne s'en troubla point et ne
changea en rien sa ligne de conduite. Suivant la belle
remarque du premier avocat de la cause de béatifi-
cation, « il avait revêtu la cuirasse de la foi et de la
charité ; il s'était pénétré de la douceur et de la man-
suétude du divin ^Maître : aussi, rien ne put vaincre
cet homme de Dieu, que les sauvages, frappés d'un
spectacle si nouveau pour eux, avaient nommé Ta-
gâta aga malie : l'homme à l'excellent cœur. »
PIERRE- LOUIS-MARIE CHANEL ^OQ
Sa charité envers les indigènes n'avait point de
bornes. Les Futuniens nous rapportent eux-mêmes
qu'entrant dans sa maison, ils mettaient tout en dés-
ordre, et que le Père ne se fâchait pas. Ils le mal-
traitaient, et il leur parlait avec bonté; ils le rebu-
taient, et il leur rendait les services qui dépendaient
de lui. Ils sont plus à plaindre qu'à gî'onder, disait-il
à son compagnon : ils ne savent ce qu'ils font.
Sa charité de tous les instants, sa bonté inaltérable
et sa patience à toute épreuve avaient fini par faire
sur plusieurs insulaires une impression profonde,
Maligi lui-même, premier ministre et chef de Pdi, en
subit l'heureuse influence et s'attacha à lui pour tou-
jours. Il n'osa pas, cependant, se prononcer en faveur
du christianisme du vivant du P. Chanel.
Depuis la parole mystérieuse du roi, la persécution
avait redoublé. Plusieurs voulaient qu'on ne se con-
tentât pas de frapper les catéchumènes, mais que,
pour en finir avec la nouvelle religion, on les mît à
mort. Ainsi, le 24 janvier 1841, les indigènes arrêtent,
à Laloua, les catéchumènes, et les menacent de mort
s'ilsosent aller à la messe.
Le lendemain, on vient dire au P. Chanel que le roi
et les vieillards réunis ont délibéré s'il ne fallait pas
faire mourir deux personnes religieuses, et on ajoute
qu'ils paraissent très irrités. Au dire de ceux qui
apportent la nouvelle, il ne peut être question que du
missionnaire et de son catéchiste. Sur le soir, on ap-
prend qu'il s'agit de deux catéchumènes qui ont cons-
410 VIE DU BIENHEUREUX
truit leurs maisons en bambous, contrairement aux
usages de l'île. Ils ont e'te' condamne's à faire les frais
du festin qui aura lieu le jour où l'on se réunira pour
brûler leurs cases. Mais, dès que la de'cision est con-
nue, l'affaire se complique, car tous les jeunes gens
prennent la défense des persécutés. Ceux-ci, sans
attendre l'exécution de la sentence, mettent eux-
mêmes le feu à leurs maisons, et, avec l'aide de leurs
jeunes défenseurs, préparent le repas auquel ils ont
été condamnés.
Dans la journée du 26, la tête des jeunes gens se
monte. Les vieillards, ne sachant que faire, passent la
nuit à délibérer. Plusieurs prennent leur défense :
« Que deviendra la terre sans eux? disent-ils. Et que
deviendrons-nous nous-mêmes, si nous les irritons
jusqu'à les faire fuir dans d'autres vallées? w Les
vieillards d'Assoa ont aussi exaspéré leurs jeunes gens.
Dans le conseil du 25, les vieillards s'étaient occupés
du P. Chanel et de son compagnon. Ils s'étaient
montrés très irrités en apprenant que quelques jeunes
gens, contre la volonté expresse du roi, allaient les
aider à faire la cuisine et même leur apportaient des
vivres. Ils décident qu'on renouvellera la défense de
rien leur donner, et qu'on devra laisser les deux mis-
sionnaires vivre comme ils pourront. Serait-ce, dit le
P. Chanel, inie crise salutaire pour disposer les cœurs
à embrasser enfin la religion ?
Les quelques jeunes gens qui, jusque-là, avaient
bravé les railleries et les mauvais traitements de leurs
PIERRE-LOUIS-MARIE CHx\NBL 4II
confrères, ne tinrent aucun compte de la nouvelle dé-
fense et continuèrent, mais en cachette, à exercer leur
office de charité. L'histoire doit citer leurs noms •
c'étaient Logoasi, Maïtau, Malaéfatu, Tukumuli, Pipi-
séga, Sagogo et Namusigano. Ecoutons la déposition
de ce dernier : «■ Tukumuli et moi, nous faisions cuire
des vivres dans notre case et nous les apportions au
serviteur de Dieu \ mais nous cachions notre pensée,
et nous disions que nous portions ces vivres à Tho-
mas, qui avait épousé la cousine de Tukumuli. Nous
agissions ainsi, parce que nous craignions le roi. »
Au témoignage du F. Marie-Nizier, Maligi appor-
tait lui-même quelquefois des vivres.
La fête générale, qui a pour but de réunir les vaui^
quem^s et les vaincus^ commence à Fikavi^ le 27 Jan-
vier. Les vieillards s'y rendent avec empressement.
Mais les jeunes gens ne se pressent pas de partir. Il
faut que le roi vienne les supplier d'y prendre part,
en leur disant que, s'ils refusent, il va se retirer à
Sigavé.
De Fikavi la fête passe à Tama?ia, et de Tamaua
on vient la célébrer à Poi. « La veille, nous dit le
F. Marie-Nizier, un certain nombre de vieillards se
réunissent dans notre maison. Ils se mettent à parler
entre eux des desseins du roi, mais à mots couverts.
Je les comprends. Quelques-uns disent: Il faut que
ces deux-là disparaissent. — Pourquoi? reprend un
naturel qui n'est pas de Futuna. — C'est Vintention
du roi^ répondent-ils. Sont-ils donc venus d'un pays
412 VIE DU BIENHEUREUX
étrange?^ pour gouverner l'île? Il faut les faire dispa-
raître; le roi le veut.
« En entendant ces paroles prononcées avec chaleur,
j'allai trouver le P. Chanel, qui était occupé à sarcler
un champ de bananiers : « Pourquoi, mon Père,
« vous donner tant de peine à travailler, puisque nous
« allons mourir demain? Je viens d'entendre dire
« telles et telles choses. — Eh bien ! me dit-il en sus-
ce pendant son travail pendant quelques secondes, et
« avec le calme le plus profond que j'aie remarqué en
« lui, ce ne sera pas le plus ?naupais de nos jours. Ne
« save\-vous pas la réponse de saint Louis de Goniague,
« lorsqu'on lui demanda ce qu'il ferait s'il devait mou-
« rir à Vinstant?... » Sans rien ajouter, il continua
50 n travail.
« Dans la crainte de la dissolution de leur assem-
blée, le massacre n'eut pas lieu ce jour-là, ou, sans
doute, mieux encore, le moment marqué par la Pro-
vidence n'était pas arrivé, w (29 janvier 1841.)
Envoyé à Sigavé, le 1 1 février, le F. Marie-Nizier
apprend les sinistres projets des vainqueuj^s. Ils n'at-
tendent que l'arrivée de Jones pour le massacrer, et
avec lui les blancs et les cathécumènes, afin qu'il ne
reste aucune trace de religion, et que personne ne
puisse rapporter aux navires qui paraîtront ce qui s'est
passé à Futuna.
Ces bruits sinistres, que le Frère, à son retour, se
hâte de faire connaître au P. Chanel, le surprennent
fort peu. Il sait qu'il y a chez les vainqueurs une grande
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4l3
irritation contre la religion. Il en a la preuve presque
tous les jours. Il vient de baptiser à Laloua une femme
malade. Un vieux Futunien, qui ne peut pardonner au
frère de cette personne d'avoir embrasse' le nouveau
culte, la croit morte, et va criant partout que les dieux
l'ont tuée, parce qu'elle a violé ses tapons et que son
frère est catéchumène. Heureusement, la femme bap-
tisée n'était pas morte, et notre indigène fut couvert
de confusion.
En suivant les événements, le serviteur de Dieu
n'avait pas de peine à comprendre que l'enfer faisait un
dernier effort. Aussi, plein de confiance, il se jeta aux
pieds de Jésus, de Marie et de saint Joseph, et fit en
leur honneur des neuvaines de prières.
Pour préparer le triomphe du christianisme et faci-
liter l'instruction des catéchumènes, il s'occupait à
traduire en futunien un abrégé de la doctrine chré-
tienne. Il composait des cantiques dans la même lan-
gue, et les faisait chanter aux réunions du dimanche
et des autres • jours. « Malgré la défense qui leur
avait été faite de se réunir auprès de nous, raconte le
Frère, les catéchumènes, plus ou moins nombreux, et
assez souvent accompagnés d'autres Futuniens, ve-
naient presque tous les soirs, un peu avant le coucher
du soleil, se grouper autour de notre résidence, et tout
doucement finissaient par nous rejoindre. » Le bon
Père les recevait avec effusion de cœur, les instruisait
et les renvoyait consolés et fortifiés. Aussi revenaient-
ils avec un nouveau plaisir entendre la parole de Dieu.
414 "^'lE DU BIENHEUREUX
Ils étaient cependant en butte aux railleries, aux
mépris, aux mauvais traitements, et on les menaçait
de mort.
La persécution se faisait sentir jusque chez les pain-
ciis. Le 28 février, le P. Chanel, ne pouvant y aller
lui-même, envoie le Frère encourager la jeune caté-
chumène Matalupé, âgée de dix ans, contre les vexa-
tions de sa mère, qui s'acharne contre elle. « On m'a
rapporté, dit le P. Servant, que pour se soustraire à la
persécution de ses parents, elle se retirait quelquefois
dans les bois, afin de prier Dieu, et qu'elle cachait avec
grand soin la médaille que le P. Chanel lui avait don-
née. Quand elle apprit sa mort, elle s'écria : « Et moi
« aussi, je veux mourir pour l'amour de Jéhovah! je
« veux aller rejoindre le bon Père! »
CHAPITRE XVI
CONSEIL A TAMANA. — LE SAINT JOUR DE PAQUES.
CONVERSION DE MÉITALA. — NOUVEAU CONSEIL. —
SENTENCE DE MORT.
(Mars 1841 — 27 avril 1841)
ssf^Vl ANS le courant du mois de mars eut lieu le
:?4I s conseil dont il est parlé au procès-verbal
de 1845. « Quelques semaines avant la
mort du R. P. Chanel, Niuliki, voyant que le nombre
des catéchumènes augmentait, tint un conseil dans
lequel il fut décidé qu'on transporterait tous les effets
du R. P. Chanel à Tamana, lieu où résidait Sa Majesté
futunienne. En obligeant ainsi le R. Père à demeurer
près du roi, on pensait que les néophytes et les
catéchumènes, redoutant la colère de Sa Majesté,
n'oseraient continuer leurs relations avec le mission-
naire. »
(c Ce projet, dit le P. Servant, ne fut pas mis à
exécution. Mais il était bien convenu qu'on prendrait
tous les moyens d'anéantir la religion, fallût-il incen-
dier la maison des catéchumènes et les disperser de
côté et d'autre. La haine du christianisme fut portée
à un tel point, qu'il y avait ordre de frapper quicon-
41 6 VIE DU BIENHEUREUX
que ferait le signe de la croix, quiconque remuerait
les lèvres avant le repas. Deux jeunes gens du village
qu'habitait le P. Chanel, furent condamnés à l'amende
usitée dans le pays et désignée sous le nom àtsaufono,
par la seule raison qu'ils allaient trop souvent à la
maison du missionnaire.
« On rapporte encore qu'il était décidé parmi les
gens du parti vainqueur^ qu'il fallait au plus tôt en finir
avec la religion et ses adeptes, pendant que les caté-
chumènes étaient en petit nombre. Car on s'imaginait
qu'il était dangereux de proroger, parce que les caté-
chumènes, devenant plus nombreux, pourraient se
défendre par la force des armes. L'affaire était sérieuse,
suivant l'opinion des infidèles ; mais le peuple ne pou-
vait par lui-même mettre la main à l'œuvre d'exter-
mination. Le P. Chanel était censé parent du roi ; il
n'y avait que Niuliki et ses parents qui eussent le
droit de le mettre à mort, suivant les coutumes des
Futuniens. (i) »
On pouvait dès lors prévoir que Niuliki serait solli-
cité d'en venir à cette extrémité et qu'il finirait par
donner son consentement.
Le P. Chanel, qui aimait tant les cérémonies de
l'Eglise, voulut donner à la fête de Pâques, qui tombait
cette année le 1 1 avril, la plus grande solennité pos-
sible. Il disposa tout en conséquence et fit un appel
aux catéchumènes.
(i) P. Servant, Histoire du christianisme à Futuna.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 4I7
Ce même jour, dans le village de Po'i, on devait
célébrer par un repas solennel le mariage du fils de
Misa, guerrier bien connu par sa bravoure. Quelques
Futuniens malintentionnés avaient aperçu les caté-
chumènes, qui se rendaient auprès du serviteur de
Dieu. Ils s'étaient empressés de communiquer cette
nouvelle et d'aller soulever une partie de la popu-
lation de la vallée de Fakaki. Vaïtoso parcourait les
groupes en disant qM'avaiit de pr^endî'e le repas, il fal-
lait 7~eyive7^ser la maisoji du înissioiinaii^e. Katéa criait
de son côté : Qiie Von frappe le prêtre^ afin que la r^eli-
gion périsse ; que l'on emporte de là ses effets. Déjà on
prenait les armes, lorsque Misa sortit de sa maison et
déclara que si on en venait à l'exécution, il n'y aurait
point de festin. Cette parole arrêta les indigènes.
L'un d'entre eux était allé avertir secrètement les
catéchumènes du complot qui se tramait. Aussitôt,
le plus grand nombre, saisi de crainte, se retira avant
même la fin de la messe. Le P. Chanel était tout
étonné de cette prompte disparition. Il ne tarda pas
à en apprendre la cause. Du reste, Sagogo, du village
de Po'iy avait entendu les menaces de mort que se
répétaient les divers groupes, et il s'était hâté de le
prévenir du mal que ses ennemis voulaieyit lui faire. Il
lui répondit : C'est bon pour 7noi (i).
Un autre catéchumène, Namusigano, vint à son
tour rapporter les paroles de Vaïtoso et de Katéa. Ce
(i) Procès apostolique.
. 27
41 8 VIE DU BIENHEUREUX
dernier voulut s'assurer par lui-même de la présence
des cate'chumènes. « Nous étions réunis, dit Sagogo -,
Katéa vint frapper avec son casse-tête la cloison de
bambous et s'écria : Oui^ coJitimie^^ jeunes gens ; trai-
te:{ votre m'mistj^e comme vous faites, et vous sere:(
cause de sa mort! Il se retira aussitôt. Nous avons
tous entendu ces paroles. Le serviteur de Dieu les a
entendues comme nous; du reste, quand nous les
avons répétées, il nous a répondu : C'est bon pour
moi (i). »
Le même Jour de Pâques, Niuliki en sortant de la
fête, entra dans la case du missionnaire et lui fit remet-
tre par deux naturels un panier de taros cuits et une
petite jambe de porc à moitié cuite. D'après le témoi-
gnage du frère Marie-Xizier, son but était, sans doute,
de voir par lui-même le nombre des catéchumènes.
Dans le moment où il se présenta, il n'en restait que
deux. Le P. Chanel reçut le roi avec sa douceur et sa
bienveillance habituelle ; puis, se tournant vers le
Frère, il lui dit : « Salutem ex ifiiînicis fiostris : Nous
recevons le salut de nos ennemis. Nous n'avions pres-
que rien à manger aujourd'hui ; voilà que la Provi-
dence vient à notre secours. » La visite de Niuliki
fut courte et ce fut la dernière.
Les événements se précipitaient et annonçaient un
prochain dénouement. Le jeudi de Pâques, i5 avril,
un jeune catéchumène, entendant les menaces de mort
(i) Procès apostolique.
I
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 419
que l'on proférait contre ceux qui se déclaraient pour
la religion, vint dire au Père : « J'ai peur de faire une
mauvaise mort si on me tue pour ma croyance.
— Rassure-toi, lui répondit-il, dans ce cas, tu seras
baptisé dans ton sang (i).
Ce même jour, on lui cite les noms des trois plus
acharnés persécuteurs. On lui apprend aussi qu'il est
sérieusement question de transporter ses effets à
Tamana^ près de la maison du roi, afin que Sa Majesté
voie de ses yeux ce qui se passe.
L'un de ces persécuteurs était Musumusu, gendre
du roi. Filitika dépose qu'il l'a entendu, de ses oreilles,
dire à Niuliki : « Ce que fait ce blanc tend à la des-
truction du ro3^aume, de la nation, des festins publics
et des réjouissances à l'occasion des mariages. — Eh
bien ! s'il en est ainsi, reprend Niuliki, que la religion
périsse : c'est le principe du mal (2). »
On aurait dit que le P. Chanel avait un pressenti-
ment ou de sa fin prochaine ou du triomphe de la foi,
tant il multipliait les instructions aux catéchumènes
et s'efforçait d'en augmenter le nombre.
Une conversion lui tenait à cœur. Toujours il avait
trouvé dansMéitala un ami, qui l'écoutait volontiers,
mais il n'avait pas encore obtenu un consentement ex-
plicite, et, par prudence, il ne faisait pas connaître les
rapports intimes qu'il entretenait avec le fils aîné du
(i) Analyse an journal par le P. Roulleaux.
(2) Procès apostolique.
420 VIE DU BIENHEUREUX
roi. Voyant le mouvement qui s'ope'rait, et sachant que
toute l'île était à lui s'il obtenait que le prince se dé-
clarât ouvertement pour la religion catholique, il crut
que le moment était venu de faire un dernier effort.
Méitala demeurait alors à Avaui^ dans la maison
d'une parente, avec sa sœur Flore, qui venait de se
convertir. La circonstance parut très favorable. Le
serviteur de Dieu choisit deux zélés catéchumènes,
Maïtau, du même village, et Logoasi. Le samedi
17 avril au soir, il les envoya auprès du jeune prince
qui se trouvait alors avec Tafono.
Ecoutons le récit de Méitala : « Un jour, j'étais
avec Tafono *, je vis venir Maïtau et Logoasi, que le
vénérable serviteur de Dieu avait envoyés pour nous
amener à embrasser la foi. La discussion fut longue
et se prolongea jusqu'au milieu de la nuit. Enfin nous
donnâmes notre consentement. Logoasi et Maïtau se
hâtèrent d'aller annoncer notre conversion au servi-
teur de Dieu qui en témoigna une grande joie. — Le
lendemain, lui-même se rendit à Avaui pour conver-
ser avec nous. Il nous dit qu'il reviendrait pour nous
donner des médailles de la sainte Vierge ; ce qu'il ne
fit pas, parce que les indigènes hâtèrent sa mort. Le
serviteur de Dieu fit connaître çà et là ma conversion,
afin d'exciter les indigènes à suivre mon exem-
ple (i). ))
Le P. Chanel avait constaté dans Méitala et dans
(i) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 421
ceux qui l'entourent les plus excellentes dispositions :
aussi il prend le temps nécessaire pour bien les ins-
truire. « Malgré la fièvre qui lui brûle tout le corps,
il surabonde de joie de cette nouvelle et importante
conquête, et est heureux de ce qu'il souffre (i). »
Le P. Servant nous apprend que, dans cette der-
nière entrevue, qui eut lieu le lundi 19 avril, Méitala
saisit vivement la croix qui pendait au cou du Père et
la suspendit au sien, comme pour lui dire que défini-
tivement il embrassait la religion de Jésus crucifié.
Nous allons voir que 5'// ?ie la scella pas par l'effusion
de son sajig, il fut du moins blessé pour elle et de la
main de ceux qui étaient déjà en chemin pour aller
massacrer le prêtre (2).
La nouvelle de la conversion du jeune prince se ré-
pandit d'abord parmi les catéchumènes, et, par leur
entremise parmi ceux qui se montraient disposés à se
faire chrétiens. Elle produisit une grande joie. « Son
exemple, écrit le F. Marie-Nizier, fut imité d'un petit
nombre d'autres jeunes gens, qui tous avaient de
bons sentiments. Combien le P. Chanel se réjouissait
de voir germer ces jeunes plantes ! car à peu près tous
les jeunes gens n'attendaient que la conversion du
fils du roi pour opérer la leur (3). » Sagogo nous
assure qu'un nombre considérable d'indigènes mani-
(i) Analyse dn journal parle P. Roulleaux.
(2) Lettre du 19 août 1842. Annales de la Propagation de la
(3) Lettre citée, i^ mai 1841.
422 VIE DU BIENHEUREUX
festèrent leur désir de se convertir à la foi, parce que
le fils du roi l'avaient embrassée, et qu'ils devaient le
faire, le dimanche 2 mai (i).
Logoasi voyant ce mouvement dit : Je mettrai mon
ferait feu, et je frapperai avec le marteau pour qu'il
s'allonge et qu'il s'étende sur tout Futuna. Il voulait
parler de la religion. Cette parole fut répandue par-
tout. Ce fut un malheur. Il avait encore 2i]ouié qu'il
ne craignait personne à Assoa. Ces propos provoquè-
rent une grande irritation chez les ennemis de la
foi (2).
Léa Sina, épouse de Musumusu, nous assure que
les parents du roi, enflammés de colère, disaient :
« Que personne n'embrasse la religion de peur qu'en
désobéissant à la nation, il ne la livre aux mépris et
aux malheurs (3). y>
Le roi venait lui-même de formuler la même dé-
fense. Ecoutons Pipiséga, l'un des fervents catéchu-
mènes :
« Mon père m'apprit que le roi Niuliki avait dit au
peuple : Qu'ils cessent d'aller trouver le missionnai?^e
pour apprendre de lui cette chose que l'on nomme la re-
ligion ; aiitremejit le missionnaire jnourra. Quand Je
rapportai ces paroles au serviteur de Dieu, il me ré-
pondit : C'est bien. Le lendemain, lorsqu'il m'ensei-
(i) Procès apostolique.
(2) Procès apostolique.
(3) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 423
gnait les prières dans sa case, Niuliki vint lui-même
frapper la porte avec son casse-tête. Je sortis en toute
hâte par l'autre porte, et, fuyant par un autre chemin
que la voie publique, j'allai prendre un bain au
village de Fakaki. Peu de temps après, Niuliki
arriva près de l'endroit où je me baignais, sans que je
m'en fusse aperçu. Il me menaça du casse-tête qu'il
tenait à ia main, en disant : Cesse\ d'aller dans la
maison du blanc, et éloigne\-VQus de lui^ de peu?'
que dans la suite il ne soit mis à mort, et que ce qui
s'appelle la i^eligion, ne serve de rien : car elle périra
certainement et Vile sera tranquille. Je partis sur-le-
champ, et je rapportai au serviteur de Dieu les paroles
du roi. Il me dit : C'est bien (i), »
Malgré la fièvre, qui continue et qui lui cause une
grande inflammation, le P. Chanel semble se multi-
plier, afin de seconder le mouvement que produit la
conversion de Méitala.
Le 22 avril, /e me trouve un peu mieux^ nous dit-il,
sans être parfaitement guéri (2). Il en profite pour
aller voir Faréma, et Niuliki par la même occasion.
Il apprend qu'il y a eu assemblée des vieillards et
conseil. Quel en est bien l'objet ? Il ne trouve personne
qui l'en instruise.
Après le conseil, Musumusu alla dans sa famille,
chercher un enfant malade pour le présenter à Niu-
(1) Procès apostolique.
(2) Ces paroles terminent \q journal.
424 VIE nu BIENHEUREUX
IJki, afin qu'il le rendît à la santé, suivant le préjugé
du paganisme futunien. Ecoutons le récit de Léa
Sina : « Lorsque nous avons été rendus à Taî7îana,
j'ai entendu Musuniusu dire à Niuliki : Sa Majesté
est bien; mais que s'ensuil-il ? Méitala va trouver le
prêtre pour professer en secret la religion. — Niuliki
répondit : Co7^rige\-le. — Musumusu : Quelle sera
cette correction ? il n obéit à aucune parole. — Niuliki:
CorrigCy-le seulement, car il est encore inseiisé. Vous
êtes venus ici pour me demander ce qu'il y avait à
faire : faites ce que vous voudre:^ : je chéris cet homme.,
parce que j'ai vécu avec lui. Je ne vous dis pas :
frappe'{-le ; cependant je ne rejette pas cette mesin^e.
Faites ce que vous voudre^. — Musumusu répondit :
Demeure:{ tranquille; confiez-nous l'affaire et îious
agirons à notre volonté. Ils échangèrent entre eux
d'autres paroles que je n'ai point entendues. Les pro-
pos tenus à Tamana ne sont pas peut-être parvenus
aux oreilles du serviteur de Dieu, mais il connaissait
les attaques que les indigènes dirigeaient contre la re-
ligion et il gardait sa tranquillité d'esprit, (i) »
Pipiséga assure que personne ne connut les paroles
que le roi et Musumusu échangèrent en secret. Mais
dans l'enquête de 1845, Musumusu affirma que le roi
se mit à lui dire : « Réussiro7it-ils ces gens sauvages,
qui viennent à Futuna pour faire des esclaves ? —
Musumusu, ne comprenant pas suffisamment le sens
(i) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 425
de ces paroles, demanda au roi de qui il parlait . Je
parle^ répliqua celui-ci, des blancs sauvages qui
vietinefît faire des esclaves. — Alors Musumusu ajouta :
5/ tu détestes ces blancs, va prendre leurs effets, dé-
pose-les dans ta maison, et j'irai les tuer. — Niuliki
garda le silence, mais ses intentions étaient bien con-
nues. Tous deux ne savaient pas encore que Méitala
figurait parmi les catéchumènes,
« En quittant le roi, Musumusu se rendit à son
village. Chemin faisant, il apprend que Méitala, fils
du roi, est au rang des catéchumènes ; il envoie de
suite cette nouvelle à Niuliki. Celui-ci se dirige aussi-
tôt vers l'endroit où était son fils. Rencontrant sur sa
route Musumusu : Est-il bien vrai., lui dit-il, que
Méitala se soit converti ? — Oui, c'est vrai, répondit
Musumusu, — Si c'est vrai, reprit le roi, je ne veux
plus de ce fils ; tu peux le fj^apper rudement. »
Laissons parler le jeune prince : « Mon père Niuliki
apprenant que je m'étais converti, se rendit à Avant
dans la maison d'un blanc, nommé F/a/e, et m'envoya
dire d'aller le trouver. Je m'y rendis sur-le-champ.
Mon père me dit : Est-il vrai, comme le bruit en
court, que tu te sois converti à la religion chrétienne ?
— Je répondis : C'est vrai. — Et il m'interrogea en
disant : Qiie chetxhes-tu ? — Je ne fis aucune réponse.
— Me questionnant de nouveau, il me dit: Quelle
puissatice 7^oyale chetxhes-tu ? C'est moi qui tiens la
puissance royale. — Je répondis : Les défenses de
notre famille., je n'en ai pas tenu compte. Il se tut. Je
426 VIE DU BIENHEUREUX
n'ajoutai pas foi à mon père, parce que je me suis
rappelé la parole qui m'a e'té dite : La religion est une
bonne chose. Mon père SQ retira. Pour moi, je retour-
nai à Avaui. (i). »
Niuliki irrité, alla trouver quelques membres de sa
famille et leur demanda leur avis. Ils s'accordèrent à
lui répondre qu'il fallait exterminer le loin (prière) en
faisant disparaître celui qui en était l'auteur. Le roi
leur fit comprendre qu'il partageait leur manière de
voir et retourna à Tamana (2).
De son côté, Musumusu se rendit à Vélé^ et dès ce
moment se concerta avec quelques autres chefs. Il
leur recommanda le plus grand secret. Il voulut,
sans doute, attendre que le P. Chanel fiât seul dans
sa case de Pdi. L'occasion ne tarda pas à se présenter.
Un mal de pied ne permettait pas au serviteur de
Dieu de se transporter loin de sa demeure. Le lundi
26 avril, il envo3^a le F. Marie Nizier « dans les val-
lées des vaincus, pour voir un malade et pour bapti-
ser les enfants qu'il trouverait en danger de mort (3). »
Le même jour ou le lendemain, il exhortait un
jeune homme à embrasser de tout cœur la religion
catholique. Celui-ci répondit : « Tout le monde, dans
l'île, déteste la religion. Par amour pour vous, nous
(i) Procès apostolique.
(2) En combinant la fin du Journal et le récit du P. Servant,
qui fut chargé de l'enquête de 1845, nous pensons que l'entre-
vue du roi avec son fils eut lieu le 23 ou le 24 avril.
(3) Lettre du F. Marie-Nizier, \" mai 1841.
i
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 427
n'osons l'embrasser, car nous] craignons que l'on ne
vous tue, et qu'ensuite nous ne soyons dans la honte.
— N'importe, repy^it le père, que l'on me tue ou non,
la religion est plantée datis Vile^ elle ne s'y perdra
point par ma mort, car [elle n'est point l'ouvrage des
homtnes^ mais elle vient de Dieu (i). »
Sur le soir du mardi 27] avril, plusieurs indigènes
e'taient occupés à construire une pirogue dans l'île
à'AloJî. Ils virent trois hommes, originaires de Wal-
lis, se diriger vers Assoa^ dans la maison de Jean-
Baptiste pour y pratiquer la religion. Des indigènes
venant de Poï leur apprirent que des exercices reli-
gieux avaient aussi lieu au village d'Avaui. Les pro-
pos tenus par Logoasi étaient venus à leurs oreilles.
Alors Musulamu, Matavasi, Ukuloa, Filitika, Kaui,
Ninavana et Katéa, enflammés de colère, se concer-
tèrent entre eux et résolurent de]frapper ces hommes
qui avaient embrassé la religion chrétienne. Quatre
d'entre eux montèrent aussitôt sur une pirogue pour
aller trouver Musumusu, qui demeurait à Vêle', et lui
faire connaître la résolution prise.
Au commencement de|;la nuit, Musumusu réunit
un conseil, auquel assistèrent les délégués à'Alofi et
quelques autres, pour délibérer sur le parti à pren-
dre. D'abord, conformément à la décision d'/l/oy?, il
fut question de frapper les habitants de Futuna et de
" Wallis qui pratiquaient ensemble la religion. Musu-
(i) Lettre du F. Marie-Nizier au T. R. P. Colin, 26 mai 1844.
428 VIE DU BIENHEUREUX
musu répondit : Comment frapper ces habitants de
Futuna et de Wallis ? Si l'on frappe les hommes de
Fiituna, que l'on frappe aussi le prêti^e ; mais que l'on
ne fasse aucun mal aux habitants de Wallis. Les assis-
tants dirent : C'est bien. Un nommé Ului essaya de
faire rejeter cette proposition de maltraiter les caté-
chumènes. Ce fut en vain. Nous aj^ons tous été d'ac-
cord^ disent trois témoins (Musulamu, Umutaouli et
Filitika), de frapper ces gens-là. Alors Musumusu
reprit : En les frappant, la religion ne périt pas ;
mais lorsque, au village de Poi, le prêtre aura été mis à
mort, la religion sera renversée de fond en comble.
Quelques-uns lui dirent : Qji'on le laisse tranquille et
qu'on se contente de maltraiter les adhérents à la
religion. Musumusu reprit : Qu'on frappe le prêtre,
car c'est de lui que vient la religion ; s'il meurt., la re-
ligion périra à Futuna. Umutaouli lui demanda 5/ cela
serait agréable au roi. — Oui., répondit-il : cela lui
plaît. Tous approuvèrent donc la proposition de mal-
traiter d'abord les catéchumènes et ensuite de faire
mourir le serviteur de Dieu. Musumusu ajouta :// ne
faut pas les frapper pendant la nuit., pour qu'ils ne
disejit pas que nous les craignons (i).
Au sortir du conseil survinrent d'autres parents du
roi, qui avaient formé le même dessein. Nous nous
sommes unis à eux, dit Umutaouli, pour exécuter
nos projets. La nuit du 27 au 28 avril, suivant la re-
(i) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 429
commandation de Musumusu, tous demeurèrent tran-
quilles, évitant par des mouvements intempestifs de
donner l'e'veil aux néophytes.
Namusigano avait entendu les propos des construc-
teurs de la pirogue, mais il ne croyait pas que l'exé-
cution suivrait de si près la résolution.
Pipiséga n'avait rien appris du complot. Ecoutons-
le raconter lui-même la manière dont il en fut instruit :
« Dans notre maison, située en l'île d'AloJî^ nous
entendîmes quelqu'un qui se lamentait. Pourquoi
vous lamenter? lui dit un vieillard nommé Tafitaa. —
Je pleure^ répondit-il, la chute d'un hoînme qui de-
meure au village d^Avaid et qui sera tué deî?iai?i. —
Pourquoi sera-t-il tué? reprit Tafitaa. — Il répon-
dit : Demaiji une foule ira avec des armes pour tuer
les honwies d'Avaui ; puis elle se rendra au village de
Pdi pour mettre à mort le serviteur de Dieu. — Ta-
fitaa dit alors : Qiie quelques hommes viennent avec
7?ioi et nous V amènerons ici. — A l'instant je me levai ,
le premier j'arrivai à la pirogue, et je m'assis. Les
autres, qui avaient résolu de me laisser, se dirigèrent
vers une autre pirogue. Quand je vis qu'ils l'avaient
lancée à la mer, je courus de ce côté et je leur criai
de revenir au rivage pour me permettre de monter
avec eux. Ils n'y consentirent point, parce que, di-
saient-ils, ils étaient plusieurs, et ils s'éloignèrent. De
retour à la maison, je m'assis. Je passai une nuit
pleine d'inquiétude; je pensais au serviteur de Dieu
qui habitait Po'i. Lorsque je voulais monter sur la pi-
43o
VIE DU BIENHEUREUX
rogue, j'avais l'intention de fuir pendant la nuit, et
d'aller le trouver pour l'avertir de leur mauvais des-
sein (i). »
(i) Procès apostolique.
i
€§3 i;2cf3cf3C$34'43#^#^4'^^^454^ cf3cf^cf3«|3
CHAPITRE XVII
LE MARTYRE. LE COUP DE TONNERRE. — LA SEPULTURE
(28 avril 1841)
^^M'^ 28 avril, de très grand matin, nous dit
Pipiséga, je fus éveillé par les clameurs
^^^^ des hommes qui, lançant leur pirogue, se
dirigeaient vers Vélé. Je monte sur celle où Namusi-
gano était déjà assis, et nous ramons vers Avaui. Là
laissant notre pirogue, nous courons vers Poi* par un
chemin différent. Lorsque nous avons atteint le village
à'Ava, nous voyons venir à nous Galugalu. Namusi-
gano l'interroge en disant : Qiie se passe-t-il? Galugalu
répond : Les chefs de l'île sont descendus et le sei^inteur
de Dieu est mort. Nous continuons contre course jus-
qu'àla maison du serviteur de Dieu, qui vivait encore,
mais était couvert de blessures (i). »
Que s'était-il passé ? A la pointe du jour, Musumusu,
Umutaouli, Musulamu, Filitika Fuaséa, Ukuloa et
quelques autres quittent Ve'léet se dirigent vers Avaui ;
Musumusu envoie dire à Méitala, par l'un de ces
(i) Procès apostolique.
432 VIE DU BIENHEUREUX
hommes, de venir confe'rer avec lui. « Lorsque j'ap-
prochai de la maison où avaient passé la nuit ceux
qui avaient embrassé la religion, raconte le jeune
prince, on entendit un grand bruit, pendant qu'on
les maltraitait. Et voici qu'Ukuloa me frappa par
derrière avec fracas ; il frappa aussi ma sœur Flore,
qui m'avait suivi (i). »
Tous les acteurs de cette scène déposent qu'ils ont
frappé rudement les catéchumènes. En tenant l'un
d'eux pour le faire maltraiter, Musumusu reçut par
hasard, sur le haut du nez, un coup qui le blessa et
lui fit répandre du sang. Quelques-uns voulaient qu'on
frappât aussi deux blancs, qui demeuraient à Avaid
dans une autre maison. Musumusu s'y opposa. Les
trois hommes originaires de Wallis avaient fui pen-
dant la nuit dans l'île âiAloJî.
Avant de se retirer d'Apaui^ les meurtriers mettent
le feu à la maison des catéchumènes, et, faisant allu-
sion à la manière dont ils les ont traités, ils reviennent
à Vêlé en criant : Que quelques-uns se lèvent, qu'ils ap-
pointent ceux qui ont été tués et qu'ils les eiisevelis-
sent.
De Vêlé la troupe se précipite vers Po'i. Au village
de Laloua, un vieillard nommé Galugalu veut la
retenir en lui faisant remarquer toute la noirceur du
crime qui va se commettre. Personne ne fait attention
à sa parole.
(i) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 433
A Apa, Musumusu arrête la foule, pour que l'éveil
ne soit pas donné au serviteur de Dieu. Filitika reçoit
l'ordre d'aller en avant, et de demander un remède
pour guérir la blessure de Musumusu. Celui-ci le
suit à une petite distance.
Le P. Clianel, suivant son habitude, avait sans
doute, de grand matin, célébré la sainte messe, fait son
oraison et récité son office. Il était seul à ce moment.
Le F. Marie-Nizier, comme nous l'avons vu, avait été
envo3'é dans la partie occidentale de l'île, que Thomas
Booghabitaitdepuisplusieurs jours. Sansaucun doute,
Musumusu n'ignorait pas cette absence des compagnons
habituels du missionnaire, et il avait pensé qu'elle lui
rendait plus facile l'exécution de son exécrable dessein.
Quand Filitika se présenta, le serviteur de Dieu
prenait une petite récréation. Ecoutons son récit :
« J'entrai dans la maison, mais je ne le trouvai pas.
J'allai dans son jardin, et je le vis occupé à donnera
manger à des poules. Dès qu'il m'aperçut, il s'avança
vers moi et me dit : Que veux-iu eji venant ici ? Je
répondis : Je suis venu vous prier de me donner un peu
de votre eau pour guérir la blessure que Musumusu
s'est faite. Nous sommes descendus l'un et l'autre
dans la maison (i). »
A ce moment Ukuloa se présente, et prie le servi-
teur de Dieu de lui prêter le bâton qu'il tient à la
main. Il le lui prête aussitôt.
(i) Procès apostolique.
28
434 VIE DU BIENHEUREUX
Déjà Musumusu est à la porte. Le P. Chanel s'ap-
proche de lui et lui dit : « D'où inens-tu ? Musumusu
lui répond : D'Assoa. — Quel est le sujet de la visite ?
— Musumusu répondit : Je viens demander un remède
pour la contusion que j'ai reçue. — Comment as-tu
été blessé? — En abattant des cocos. — Reste ici., je
vais te chercher un remède (i). w
Il entre aussitôt dans sa maison, et va dans sa
chambre chercher le remède. Filitika et Ukuloa le sui-
vent. Quand le Père sort de sa chambre, il voit Fili-
tika tenant dans ses bras un paquet de linges : Filitika,
lui dit-il, pourquoi voler dans ma maison ? Sans rien
répondre, Filitika s'approche de la croisée et jette
dehors la brassée de linges. Le P. Chanel s'avance
sur le seuil de la porte, et voit la foule qui est accou-
rue et qui ramasse les effets avec impétuosité.
Musumusu, vivement impatienté, s'écrie '.Pourquoi
tarde-t-on de tuer l'homme? Le Père pouvait bien
entendre ses paroles. Filitika s'approche de lui, le
saisit, et le pousse avec violence en disant : Frappe^
prompt ement., qu'il jneure! Umutaouli s'élance aussitôt
en brandissant son casse-tête. Le serviteur de Dieu,
dans un premier moment de surprise, s'écrie : Aua.,
aua., ne fais pas cela., ne fais pas cela (2), et porte le
bras droit pour parer le coup ; le bras fracassé re-
(i) Procès-verbal de 1845.
(2) Ces paroles se trouvent dans le procès-verbal de 1845 ; le
procès apostolique n'en fait pas mention.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 435
tombe. En même temps il recule de deux ou trois pas.
Umutaouli décharge un autre coup de casse-tête sur
la tempe gauche ; le sang jaillit avec abondance. A ce
moment le Père dit plusieurs fois : jnalié fuai. « Ces
deux mots dans notre langue, ne peuvent être traduits
que de cette manière : très bien. Les naturels donnent
à ce maliéfuai le sens de très bien, comprenant que le
R. Père regardait ses souffrances et sa mort comme un
bien pour lui. Le voilà donc qui fait à Dieu le sacri-
fice de sa vie et boit le calice de ses souffrances avec
une généreuse résignation. Tous les témoins de son
martyre attestent qu'il ne lui est échappé aucun cri,
aucune plainte, aucune larme, aucun soupir. Il a tou-
jours conservé son égalité d'âme, et il est mort comme
un agneau, à l'exemple de son divin Maître.
« Lorsque Umutaouli eut donné son second coup
de massue (casse-tête), Fuaséa, armé d'une lance sur-
montée d'une baïonnette, s'élança avec fureur contre
le R. Père; le coup porta sur l'aisselle du bras droit ;
le bout de la baïonnette glissa sous le bras : ainsi le
patient n'est pas percé, mais le bois frappe dans toute
sa force, fait reculer le R. Père de trois ou quatre pas
et le terrasse (i). »
Ukuloa, qui était dans l'intérieur de la maison,
déclare qu'il a frappé le serviteur de Dieu avec le
bâton qu'il lui avait prêté, pendant que Umutaouli
le frappait avec son casse-tête. Il le frappa de nou-
(i) Procès-verbal de 1845.
436 VIE DU BIENHEUREUX
veau, après que Fuaséa l'eut renversé avec sa lance.
« Cependant le patient vit encore; la chute qu'il
vient de faire, le met dans une telle position qu'il se
trouve assis sur le gravier dont la maison est pavée,
et les épaules appuyées contre une haie de bambous,
baissant la tête, essuyant souvent le sang qui coule
sur son visage.
« On l'abandonna en cet état pendant quelques
instants, tous les naturels ne pensaient qu'au pillage ;
chacun emportait tout ce qu'il pouvait voler des effets
ou du mobilier du R. Père. La maison fut bientôt
vide ; il ne restait dans l'intérieur que très peu de na-
turels (i). ))
« Pendant qu'on pillait la maison, Musumusu allait
en criant : Qiie quelqu'un vienne donc tuer le prêtre !
La foule ne cherchait que le butin et fuyait à Laloua.
J'enlevai moi-même un manteau, et, fuyant au village
de Laloua^ je me cachai dans un bois. J'avais perdu
la tête et mes entrailles étaient émues (2). »
Ukuloa nous apprend que, pendant qu'il cachait son
butin, Musumusu lui cria plusieurs fois de revenir et
d'achever le serviteur de Dieu, car il vivait encore ;
mais il ne revint pas.
Après que le P. Chanel eut été renversé dans sa case,
Filitika se retira pour saisir quelque chose. « J'enle-
vai, dit-il, une petite caisse avec une hache et je
(i) Procès-verbal de 1845.
(2) Déposition de Musulamu, au procès apostolique.
PTERRE-LOUIS-MARTE CHANEL J-.^y
m'enfuis par un sentier de'tourne'. Musumusu me rap-
pela en criant : Sont-ils donc venus pour faire des ri-
chesses? Je retournai et je revins vers lui (i). »
Au même moment, Namusigano et Pipiséga arri-
vaient à Pdi et entraient dans la maison. « Le servi-
teur de Dieu, nous dit Namusigano, vivait encore ;
mais, blessé,il e'tait assis à terre, et le sang coulait de
sa tête et de son bras. Je le conside'rai, je l'appelai par
son nom, et il tourna ses yeux vers moi avec une grande
bonté. Pierre est meurtri ! lui dis-je. — Oîi est Maligi?
demande le Père. — Il est à Alofi. Et le Père dit en
même temps : Malié fuai^ loku mate, ma mort n'est
pour moi qu'un grand bien (2) — Pourquoi frapper ce
pauvre prêtre? dis-je alors avec humeur à Musumusu.
Celui-ci cria : Qu'on traîne dehors cet homme^ car il
est pris dans les liens de la religion. Je regardai de
nouveau le. serviteur de Dieu, et je le pris par le bras
pour l'aider à se lever et venir avec moi. Il me dit :
Laisse-moi., que je reste ici, car la mort est un bien
pour moi. Je le laissai et je sortis dehors, car j'étais
saisi de crainte à cause de la parole de Musumusu.
Arrivé sur le seuil, j'entendis un grand coup. Ren-
(i) Procès apostolique.
{2) Maligi, premier ministre du roi et premier chef de Poï,
avait assez d autorité pour s'opposera Musumusu, et au besoin
repousser les gens à'Assoa Vêlé avec l'aide des habitants de
Poï. En apprenant par la réponse de Namusigano 'qu'il est à
Aloji, le P. Chanel comprend qu'il n'a plus qu'à renouveler le
sacrifice de sa vie. Le jeune catéchumène, malgré sa bonne
volonté, ne pouvait le soustraire aux meurtriers.
438 VIE DU BIENHEUREUX
trant aussitôt, je vis le serviteur de Dieu e'tendu
par terre et une hache fîxe'e à sa tête, Musumusu, se
rapprochant, s'efforçait de l'arracher, mais ne pou-
vant en venir à bout, il la secoua dans tous les sens et
finit par la retirer ; elle était blanche de cervelle. Je
m'enfuis aussitôt, (i) »
Pipise'ga qui accompagnait Namusigano, confirme
tous ces détails, et ajoute qu'à l'instant où l'hermi-
nette fut retirée, le bienheureux serviteur de Dieu
rendit le dernier soupir.
La manière dont le P. Chanel a été frappé par Mu-
sumusu est racontée dans des termes identiques par
Filitika, qui rentrait à la maison au moment où le
crime se consommait, et qui, lui aussi, aperçut le ser-
viteur de Dieu étendu le visage contre terre et le vit
expirer lorsque l'herminette eut été enlevée.
Irrité de voir que personne ne voulait achever la
victime, Musumusu était entré par la fenêtre de la
chambre du F. Marie Nizier, et avait trouvé sous son
lit une herminette. « Il la saisit, dit le procès-verbal
de 1845, s'élance vers le souffrant, donne un grand
coup sur le haut de la tête, enfonce l'instrument dans
toute sa dimension. Le coup avait porté sur le haut
du crâne de manière à le diviser en ligne directe du
milieu du front. » Nous savons le reste.
Le martyr venait de rendre sa belle âme à son
Créateur. Presque au même instant, bien que le ciel
(i) Procès apostolique et procès-verbal de 1845.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 489
fût serein, on entendit dans l'air un bruit épouvan-
table, qui ne se répandit pas au loin et fut suivi d'une
violente détonation : on eût dit un fort coup de ton-
nerre. Le ciel s'était obscurci comme à l'approche de
la pluie. Mais ces ténèbres se dispersèrent ai^ec la déto-
nation (i). Ce prodige jeta les habitants dans la cons-
ternation et dans l'épouvante. D'après Namusigano,
les meurtriers qui, au moment de la mort du serviteur
de Dieu, s'enfuyaient, s'arrêtèrent tout à coup, comme
s'ilsavaientétésaisisd'unmalsubit, et, jetantleurbutin,
ils furent obligés de s'asseoir à terre. Musulamu nous
apprend que chez lui la frayeur fut si vive, qu'il avait
comme perdu l'esprit et qu'il s'était enfui dans uneforêt.
Musumusu, avant de se retirer, enleva la soutane
du serviteur de Dieu. Un naturel et une femme ache-
vèrent de le dépouiller. Quelqu'un, le voyant dans
cet état, le recouvrit d'une natte.
« Au moment où Musumusu s'en allait, raconte
Pipiséga, un homme, nommé Misa, accourut avec
une lance et un casse-tête pour l'en frapper, et en-
flammé de colère, il lui dit : C'est ainsi que tu agis?
Cette terre est-elle donc déserte ? Musumusu lui dit :
Ne te 77iets pas en colère ; prends tes richesses : voilà
les richesses de ton Dieu (2). » Et lui jetant la soutane,
il s'enfuit avec précipitation.
(i) Un grand nombre d'insulaires ont affirmé qu'avec les
ténèbres une cryzjc avait apparu dans les airs.
(2) Procès apostolique.
440 VIE DU BIENHEUREUX
Misa,surnommé le grand gaerner,encore païen, s'était
attaché au P. Chanel et lui avait voué une sincère affec-
tion. Dans la dernière guerre, il s'était acquis une répu-
tation extraordinaire par sa force et sa bravoure. Avec
sa grande lance il mettait en fuite des bandes entières
d'indigènes. S'il avait eu le moindre soupçon que le P.
Chanel dûtêtreattaqué, il auraitveillé autour de sa case.
Musumusu rencontra, au bourg de Laloiia^ Sagogo
et ses compagnons, qui se dirigeaient en toute hâte
vers Po'i. Ayant appris dans l'île âiAloJi que les caté-
chumènes avaient été frappés, ils s'étaient empressés
d'aller les voir à Avant. Là on leur annonça la mort
du serviteur de Dieu. Ils partirent aussitôt afin de
mourir avec lui. Musumusu leur cria de fuir dans un
autre lieu, s'ils ne voulaient pas qu'on leur fît du mal,
ca?% ajouta-t-il, les vainqueins approchent. Ces paroles
intimidèrent les compagnons de Sagogo, qui le lais-
sèrent s'avancer seul jusqu'à Po'i.
Déjà Méitala s'était dirigé vers le lieu du crime.
Ecoutons son récit : « Le bruit de la mort du serviteur
de Dieu arriva jusqu'à nous. Maïtau me dit : partons
pour Po'i, ajîn de nous en aller^ aj^ec le sermteui^ de Dieu.
Et nous levant aussitôt, nous sommes partis. Lorsque
nous eûmes atteint Laloua, les habitants nous arrêtè-
rent. Et j'entendis la parole qui avait été dite par Niu-
liki : Que quelqu'un se précipite sur Méitala et le tue.,
afin qu'il soit enseveli avec le serviteur de Dieu (i). »
(i) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 44 1
Léa Sina dépose qu'au bourg de Laloua elle a en-
tendu la foule qui disait à Méitala : Qiie cherches-tu ?
La puissance royale et la :nctoire sont avec Niulîki.
Cette chose que tu as cherchée^ n'existe plus.
Après le départ des meurtriers, la mère de Pipi-
séga (i) s'approcha de la maison du serviteur de
Dieu, et avec l'aide de deux autres femmes, lava son
corps ensanglanté, « L'une d'elle fit rentrer le peu de
cervelle qui s'était écoulé, et deux filles du roi Niuliki
l'oignirent d'huile de coco. On ensevelit le corps
avec trois morceaux d'étoffe du pays, qu'avaient don-
nés une fille du roi et deux autres simples femmes.
L'épouse du roi avait donné une natte.
« Il était à peine midi lorsque le roi Niuliki et
Musumusu avec quelques femmes creusèrent la fosse,
à quelques pas du lieu où le révérend Père avait
souffert le martyre et y enterrèrent son corps (2). »
Sagogo survint au moment de la sépulture, et il
y avait alors à Po'i un certain nombre d'indigènes. Un
nommé Fakamuli, en le voyant, dit : En voici un gui
(i) Encore païenne, elle rendit les derniers devoirs au saint
martyr, en souvenir des bienfaits que son fils en avait reçus-
Dieu l'a bien récompensée de cet acte d'humanité, et sa béné-
diction a été manifeste sur elle et sur sa famille. Quand
Mgr Bataillon fit sa première visite à Futuna, en 1844, i^ l'ap-
pela, et lui donna quelques étoffes pour la récompenser d'avoir
enseveli le corps du martyr : « Ahl dit-elle modestement, je ne
l'ai pas enseveli avec de si belles étoffes; je n'avais que de la
tape! » La tape est faite avec l'écorce du papyrus.
(2) Procès-verbal de 1845.
442 VIE DU BIENHEUREUX
est attaché à la religion^ qu'il inein^e ainsi que le fils du
roi, et qu'on les ensevelisse avec lepj^ètre. « Je me tins
sur la voie publique, dit Sagogo, pour voir si on
exécuterait ce que cet homme venait de dire. Comme
le peuple ne faisait rien contre moi, je me retirai (i). »
Le crime était consommé et la dépouille mortelle
du martyr venait de descendre dans la tombe. Il ne
restait plus que sa maison, qui avait été complète-
ment dévalisée. On se hâta de la détruire, afin d'ef-
facer tout souvenir du christianisme. Le roi lui-même
mit en pièces le petit orgue dont les accords l'avaient
autrefois tant ravi. Puis, il présida au kava, qui fut
distribué sur le lieu même ou le P. Chanel avait fixé
sa résidence. Il voulut qu'on fît rôtir son porc, que
Maatala s'était déjà adjugé, et qu'on le servît aux indi-
gènes présents. Le lendemain, les vainqueuî^s se réu-
nirent de nouveau en grand nombre, et emportèrent
tous les bois qui avaient servi à la construction de la
maison.
Maligi, en revenant d'Alo^, témoigna une grande
douleur de ce qui s'était passé. Il alla pleurer sur la
tombe de son ami et l'environna de tous les honneurs
usités en pareille circonstance. Il l'arrosa, pendant
quatre jours, d'huile parfumée. Les dix jours sui-
vants, il eut soin d'étendre au-dessus des nattes et
d'autres étoffes du pa3^s. A chaque visite, il pleurait
amèrement, se déchirait le visage et d'autres parties
(i) Procès apostolique.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 448
du corps avec des coquillages, comme il l'aurait fait à
la mort d'un proche parent.
Ecoutons maintenant comment le F. Marie Nizier
fut sauvé de la mort. « Le 28 avril, jour désigné
pour mon retour, écrit-il (i), j'étais en chemin. En-
core une heure de plus et j'allais mêler mon sang
avec celui de mon ange conducteur visible, de mon
père spirituel, en un mot de celui qui, après Dieu,
était mon tout à Futuna! Mais, hélas! il n'est pas
assez pur !...
« La Providence s'est servie d'une chose bien insi-
gnifiante en apparence, pour me conserver la vie ce
jour-là. Nous nourrissions un porc près de notre
case : cet animal fut pris au pillage par un homme du
parti des vainqueurs. Il voulait le garder, et, en signe
de possession, il lui avait lié les pieds ; mais, le roi
ordonna que cet animal fût tué et qu'il servît pour le
festin d'enterrement. Notre homme fort irrité eut
aussitôt la pensée de me sauver. Il vint à ma rencon-
tre pour m'avertir du danger qui m'attendait si j'arri-
vais jusqu'à la vallée de Pdi. Après m'avoir donné un
petit aperçu de ce qui venait de se passer, il me
contraignit de rebrousser chemin en s'offrant de
m'accompagner jusque dans les vallées des vaincus,
où je suis. :»
Cet homme ne fut pas le seul à remplir ce devoir
de charité. Nous savons par Mgr Bataillon que quel-
{\) [,ettre citée, écrite deux jours après le martyre.
444 VIE DU BIENHEUREUX
qiies naturels bieJiveillants allèrent prévenir le F. Ma-
rie-Nizier et M. Thomas de ce qui venait de se passer,
et les engagèrent à ne pas rentrer dans le village de
Po'i^ s' ils voulaient échapper eux-mêmes à la mort.
Le roi Niuliki se rendit, le 29 avril, à Sigavé, où
son autorité était précaire. Il fit appeler le F. Marie
Nizier, et, feignant de pleurer la mort du P. Chanel,
il l'engagea à retourner avec lui à Pdi, et l'assura
qu'on ne lui ferait aucun mal. « Vous pouvez me
faire mourir ici, répondit le bon frère, mais je ne
veux pas retourner à Poi. )) Niuliki n'insista pas et
finit par avouer que le P. Chanel avait été mis à mort
par son 'ordre.
Quatorze jours s'étaient écoulés depuis le martyre,
lorsqu'un navire américain arriva à Futuna. ïl était
déjà tard, et sur-le-champ une embarcation fut en-
voyée à terre. Sans rien faire connaître de ce qui
s'était passé dans l'île, le F. Marie-Nizier et les autres
blancs résidant à Futuna demandèrent et obtinrent
de demeurer la nuit à bord. Quand ils eurent raconté
au capitaine en quel danger ils étaient, ils les accueil-
lit avec bonté et les traita de son mieux. Il" était
temps, car Niuliki avait donné l'ordre de les empê-
cher de s'embarquer, fallût-il pour cela massacrer
tout l'équipage. Le capitaine les débarqua à Wallis,
le 18 mai 1841.
La mort du bienheureux martyr avait rempli le but
que se proposaient les ennemis de la religion. Ils
allaient partout en manifestant leur joie et en disant :
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 44.D
Le prêtre est mort^ la religion a péri avec lui. C'est
donc réellement en haine de la foi que le P. Chanel a
été tué, et il l'a été par ordre du roi Niuliki. Aussi au
moment de l'enquête de 1845, comme à l'époque du
procès apostolique de 1861, les témoins ont tous dé-
posé qu'il n'y avait jamais eu dans l'île qu'une seule
voix pour dire que ce fut uniquement en haine de la
religion qu'il fut mis à mort.
« Et quel autre motif aurait pu les porter à un
pareil crime ? dit Mgr Bataillon dans ses dépositions.
Ce ne pouvait pas être la cupidité de posséder le peu
d'effets du missionnaire, il était pauvre; et d'ailleurs
on n'aurait pas attendu si longtemps pour faire un
pillage, qui, du reste, pouvait avoir lieu sans la mort
du missionnaire. Ce ne pouvait être non plus une
haine personnelle : le P, Chanel était le meilleur des
hommes ; tout le monde en convient, tellement que
plusieurs pleurèrent sa mort, même parmi ceux qui
y coopérèrent. On aimait donc le P. Chanel, mais on
détestait la religion qu'il annonçait; on voulait en
arrêter les progrès, et on croyait qu'il n'y avait point
d'autre moyen de le faire que de se débarrasser de sa
personne (i). »
Nous allons voir qu'ils se sont trompés et qu'à
Futuna, comme dans les premiers siècles de l'Eglise,
le sang du martjr a été une semence de chrétiens,
Sanguis Mat^tyrum., semen christianorum.
(i) Rome, 8 avril iSSj.
CHAPITRE XVIII
CONVERSION DE l'ILE DE FUTUNA
^ P''. — Ce qui s'est passé Jusqu'à la reprise
de la Mission.
(2S avril 1841. — 29 mai 1842.)
ES catéchumènes qui avaient montré tant
de courage au moment de la mort du
^^^ P. Chanel, ne perdirent pas confiance et
gardèrent la foi au fond du cœur. Ils se rappelaient sa
parole, que la religion ne périrait pas et qu'ap?~ès lui
viendraient d'autres prêtres pour continuer son œm^re.
Mais, dans les premiers temps, parce qu'ils crai-
gnaient le roi, ils ne se réunissaient plus, comme ils
le faisaient auparavant. Ils disaient en particulier
leurs prières du matin et du soir, gardaient le diman-
che, et, ce jour, ne se livraient à aucune oeuvre servile.
Pour le reste, ils tâchaient de ne pas se distinguer des-
autres habitants.
Trois d'entre eux n'avaient pas craint d'aller se
mettre sous la protection de Maatala. Le roi et les
vieillards, qui habitaient le district voisin, en furent
VIE DU B. PIERRE-T.OUIS-MARIE CHANEL 447
irrités et firent les plus grandes menaces. Mais les
catéchumènes ne s'en effrayèrent pas ; ils étaient sou-
tenus par leurs parents d'une vallée voisine, qui pou-
vaient les défendre en cas d'attaque. Maatala n'était
pas catéchumène, mais, devenu ennemi du roi Niuliki,
il prenait la défense des catéchumènes, ses proches
parents.
Les meurtriers triomphaient et croyaient la reli-
gion anéantie pour jamais. Ils portaient avec osten-
tation, dans leurs réjouissances, les objets qui avaient
appartenu au martyr. Ils ne respectèrent pas même
les ornements sacrés ; l'un dansait avec l'aube, un
autre avec la chasuble, l'étole et le manipule, etc. La
plus grande partie des indigènes était consternée ;
mais, ils étaient puissants, et on se contenta de mur-
murer en secret contre eux. Les coups de la Provi-
dence parlèrent plus haut que l'indignation popu-
laire. Déjà la violente détonation qui s'était fait en-
tendre au-dessus de la case du martyr immédiatement
après sa mort, avait vivement effrayé les habitants.
Fonoti, frère du roi, l'un de ses principaux conseil-
lers, était frappé de mort. Il avait beaucoup contribué
au crime de Pdi. Le roi lui-même était atteint d'une
horrible maladie. Son corps d'un embonpoint extra-
ordinaire tomba en putréfaction et devint en peu de
temps d'une maigreur effrayante. On frappait à la
porte de tous les Dieux de Futuna pour obtenir sa
guérison; on le portait d'un lieu à un autre afin que
les divers Dieux pussent le voir et le guérir. Mais le
44^ VIE DU BIENHEUREUX
mal ne faisait qu'augmenter. Des douleurs intoléra-
bles donnèrent à son agonie tous les caractères d'une
vengeance divine. Plusieurs autres moururent misé-
rablement. C'en fut assez pour persuader aux Futu-
niens que la main de Dieu s'appesantissait sur les
meurtriers de l'apôtre de Futuna.
Les catéchumènes ne se cachèrent plus pour faire
leurs prières et ils parlèrent ouvertement de la reli-
gion avec leurs compatriotes. Méitala se distingua
entre tous par son attachement à la foi et par son zèle
à la faire connaître. Il se produisit un grand change-
ment dans les esprits, et si les Futuniens n'étaient pas
encore chrétiens, ils étaient sur le point de le de-
venir, lorsque, le i8 janvier 1842, apparut la corvette
française l'Allier, accompagnée de la goélette de la
mission. Voici à quelle occasion :
A leur arrivée à Wallis, le F. Marie-Nizier et ses
compagnons racontèrent les événements dont Futuna
avait été le théâtre. « Je profite de la première occa-
sion, dit Mgr Bataillon, pour écrire à Mgr Pompal-
lier, et lui apprendre ce qui s'était passé à Futuna, et
le 3o décembre de la même année 1841, Sa Grandeur
arrive à Wallis, sur une goélette de la mission, accom-
pagnée d'une corvette française. Elle reste à Wallis
pour faire le baptême de l'île qui était toute con-
vertie.
« J'engage Monseigneur à laisser partir sur la
goélette de la mission le chef Kélétaona, qui s'était
ofîert à servir d'interprète, et quelques autres caté-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 449
chumènes. Peut-être^ lui dis-je, le sang du martj-r
aura apaisé la colère du ciel, et ces catéchumènes
sero7it-ils les instruments delà conversion de l'île [i). »
La proposition fut acceptée. Sam Kélétaona, sa
famille et beaucoup d'autres naturels de sa tribu que
les discordes avaient forcés de s'expatrier, prirent
passage sur la goélette de la mission avec le P. Viard,
vicaire général de Mgr Pompallier et le F. Marie
Nizier. Les deux navires levèrent l'ancre le G jan-
vier 1842. « Au bout de vingt-quatre heures de navi-
gation, écrit le P. Viard (2), nous découvrîmes Fu-
tuna ; mais nous ne pûmes débarquer que quatorze
jours plus tard, à cause d'un vent contraire, qui nous
fit courir de grands dangers. Pendant cette pénible
quinzaine, nos ennuis furent charmés par les canti-
ques et les prières des naturels que nous avions à
bord ; soir et matin, ils faisaient leurs prières à haute
voix et en cadence; presque tous les jours ils chan-
taient leur chapelet avec beaucoup d'harmonie. Enfin
il nous fut donné de gagner Futuna qui semblait fuir
devant nous. «
« Quand la corvette, lisons-nous dans une note
d'un officier de marine (3), se présenta devant Singavé^
village habité par cette tribu amie du P. Chanel, à
laquelle le F. Nizier avait dû son salut, on apprit la
(i) Déposition de Mgr Bataillon, Rome, 8 avril iSSj.
(2) Lettre du 19 février 1842, Annales de la Propagation de
la foi, tome XV, p. 418.
(3) Annales de la Propagation de la foi, tome XV, p. 421.
28
450 VIE DU BIENHEUREUX
mort du roi Niuliki, et celle d'un chef puissant qui
toujours s'était montre' opposé à la prédication de
l'Évangile. Le commandant de la corvette, prévoyant
que la mort du principal coupable rendrait plus facile
la restitution des restes du Père, expédia aussitôt un
messager pour les demander aux chefs du parti de
Niuliki, en leur déclarant que son intention était de
conserver la paix à leur île, les engageant à peser les
conséquences qui auraient pu résulter pour eux d'un
crime aussi horrible. Mais ces pauvres sauvages voyant
un bâtiment aussi puissant que l'^/Z/er, couvert de
tant d'hommes et de canons, étaient incapables de
comprendre qu'une telle modération pût s'appuyer sur
tant de forces ; la terreur s'était emparée d'eux à la vue
de la corvette, et déjà on avait agité le conseil d'aban-
donner les villages et de se réfugier dans les bois,
quand arriva le messager.
« Celui-ci leur fit habilement sentir que cette con-
duite pouvait leur devenir funeste, et qu'il était dans
leur intérêt d'accéder à des propositions aussi douces
de la part d'hommes qui pouvaient tout exiger. Ils
exprimèrent alors le désir qu'ils avaient de rendre la
dépouille mortelle du P. Chanel ; mais, aucun d'eux
n'osait se charger de venir l'apportera bord, de crainte
d'encourir le châtiment du crime.
« L'un d'eux, cependant, appelé Mapigi (Maligi)^
ancien premier ministre sous le roi Niuliki , un de
ceux qui n'avaient jamais approuvé le meurtre du mis-
sionnaire, s'offrit pour remplir cette mission, et se
PIERRE-I.OL'IS-MARIE CHANEL ^bl
chargea d'aller déterrer lui-même le corps et de nous
l'apporter le lendemain. Tous ses amis cherchèrent à
le de'tourner d'une pareille de'termination en lui faisant
envisager la mort comme certaine -, mais se confiant
en la parole du messager et en celle de VA7^iki français,
il se montra inflexible, et partit aussitôt pour le village
de Gonone (Poï)^ où e'tait la tombe du Père.
« La corvette prit le large à la chute du jour. Toute
la population de Futuna passa cette nuit dans les an-
goisses, s'attendant à chaque instant à être attaquée.
Les femmes et les enfants poussaient des cris de dou-
leur ; tous ces malheureux, jugeant les Français d'après
eux-mêmes, comprenaient difficilement qu'un officier
qui pouvait tout détruire, s'associât à l'esprit de paix
et de charité qui animait les missionnaires, et qu'il
accédât à la demande faite par Mgr Pompallier, de
pardonner aux assassins et de ne tirer aucune ven-
geance de la mort d'un compatriote.
« Le 19 janvier, à quatre heures de l'après-midi, le
chef Mapigi, fidèle à sa parole, apporta la dépouille
précieuse. Elle était escortée par le c\\ç.î Matala, libé-
rateur du F. Nizier, et par une trentaine de naturels,
la plupart anciens catéchumènes du P. Chanel, et
conservant tous un grand attachement et une grande
vénération pour sa mémoire. Sam-Kélétoni et les gens
de sa tribu s'inclinèrent respectueusement devant le
corps du martyr. Il était enveloppé de tapes, aux-
quelles on avait joint une grande quantité de pièces de
la même étoffe non déployées, en signe d'honneur,
452 VIE DU BIENHEUREUX
suivant l'usage du pa3's. On Tembarqua aussitôt dans
un canot de la corvette. A son arrivée à bord, le chef
Mapigi, porteur d'une énorme racine de Kava, la
présenta au commandant pour demander la paix en
faveur de son peuple. Celui-ci l'accueillit fort bien, le
remercia de ce qu'il avait fait pour effacer les traces
d'un meurtre qui avait souillé son île et le félicita de la
confiance qu'il noub avait montrée.
« Le commandant fit examiner par le médecin de
la corvette, M. le docteur Rault, les restes du P. Cha-
nel. On reconnut au crâne une fracture anormale,
répondant à celle de l'instrument tranchant qui,
d'après le récit du F. Nizier, avait causé la mort. L'état
de putréfaction du corps, qui commençait à peine à
être consumé, ne permit pas de poursuivre l'examen
aussi loin que M. Rault l'eût désiré. Il se chargea
lui-même d'embaumer les restes précieux, de manière
à ce qu'on pût les conserver sans crainte de fatiguer
réquipage, et ils furent remis à la garde du P. Viard,
qui se trouvait à bord de la goélette, pour être emportés
à la baie des Iles.
« M. du Bouset, après avoir fait sentir au chef
Mapigi tout ce qu'il y avait d'horrible dans le meurtre
du P. Chanel, et à quels malheurs le roi Niuliki avait
exposé son île, le chargea de recueillir ce qui restait à
Futuna des effets du missionnaire, principalement les
objets sacrés du culte, et de lui envoyer le lendemain
tous les chefs, auxquels il voulait parler lui-même.
Mapigi promit de faire ce qui dépendrait de lui pour
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 453
seconder les vœux du commandant, et quitta la cor-
vette, très content des petits présents qu'il avait reçus.
« Le 20 janvier, dans la matinée, les principaux
chefs du parti de Niuliki vinrent à bord, et apportèrent
avec eux un calice, une soutane, un crucifix et diverses
images pieuses, qu'ils avaient recueillis dans l'île,
témoignant tous leurs regrets de ce que le roi eût fait
périr le P. Chanel. Ils répondirent au commandant
qui, pour savoir quel motif avait poussé Niuliki à tuer
ce prêtre, leur demandait si le roi avait eu à s'en
plaindre : Loin de là ; jamais le Père n'a fait que du
bien dans le pays; il a toujours été on ne peut plus
charitable envers les insulaires. Ils le prièrent de tout
oublier, le remercièrent de leur avoir conservé la paix,
protestèrent de leur désir de bien traiter désormais
les blancs qui viendraient s'établir parmi eux, et de
mettre un terme aux rivalités qui depuis tant d'années
ont ensanglanté leur île. Les chefs des tribus si long-
temps ennemies se trouvaient là, tous les griefs sem-
blaient oubliés, et un même esprit de concorde parais-
sait les animer tous. Ils firent un très bon accueil au
frère Nizier, et le pressèrent de rester à Futuna. Le
jeune catéchiste n'eût pas mieux demandé ; mais les
ordres de son évêque l'appelaient ailleurs. Cependant
tous les témoins de cette scène s'accordent à dire que
la mission recueillera bientôt des fruits de salut et que
le sang du prêtre, qui a été versé pour la religion, ser-
vira au triomphe de l'Evangile dans cette île et dans
les archipels voisins. »
454 VIE DU BIENHEUREUX
Laissons au P. Viard ie soin de compléter ce récit :
« Je fus témoin d'un spectacle touchant. Les Futu-
niens nous prièrent d'oublier leur crime et de ne pas
les abandonner. L'un des chefs me supplia, les mains
Jointes, de leur envoyer un prêtre, et le frère Marie
Nizier se jeta à mes genoux pour me demander en
grâce la faveur de rester avec eux pour les instruire.
La prudence ne me permit pas d'accéder à ces vifs
désirs ; mais j'ai la confiance que le sang de notre
confrère sera bientôt pour l'île une semence de chré-
tiens.
« Jamais on n'a pu déterminer l'assassin du P.
Chanel à venir à notre bord ; malgré toutes les assu-
rances de pardon qu'on lui donnait, il ne cessait de
répéter: Ce 7i' est pas ma faute ^ ce n^ est pas ma faute;
c'est le roi qui m'a commandé de massacrer le Père^
parce qu'il avait converti son fis.
K Quand au bon vieillard (Maligi) qui avait pris
soin de la tombe du martyr, et qui nous a remis son
corps, il nous disait avec l'accent de la plus vive dou-
leur : Ah ! J'étais absent, quand ils l'ont massacî~é.
Si je m'étais trouvé dans ma cabane^ ils ne l'auraient
pas fait périr, ou bien je serais mort à ses pieds. Hélas !
Je ne reverrai plus le Père., lui qui était si bon et que
j'aimais tant !
« Comme M. le commandant ne pouvait rester
plus longtemps à Futuna, nous saluâmes cette île,
désormais si chère à noire Société. La goélette fit voile
vers la Nouvelle-Zélande, où nous venons d'arriver
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 405
après la plus heureuse navigation. Je suis au comble
de la joie de posséder les restes du P. Chanel et sa
soutane teinte de son sang (i). »
« Dès qu'il eût mis pied à terre, écrit le P. Ser-
vant (2), Kélétaofia alla, avec sa femme dans la maison
que le P. Chanel avait construite de ses propres mains
pour y faire la prière du soir ; là, il rencontra deux en-
fants de dix à douze ans, auxquels il proposa de croire
en Dieu, de prier avec lui, de renoncer aux supersti-
tions de l'île et de brûler leurs tapons^ en se rési-
gnant à braver toutes les persécutions plutôt que
d'abandonner la foi. Non seulement ces deux enfants
répondirent à l'appel de la grâce, mais encore ils enga-
gèrent leurs parents à embrasser la religion ; ils les
tiraient par la main pour les conduire à la prière; ils
persuadaient aussi à leurs Jeunes compagnons de re-
connaître le vrai Dieu, en leur disant qu'une lumière
(1) Le corps du P. Chanel fut porté à Lyon en i85i et dé-
posé dans la maison mère des PP. Maristes. Il fut reconnu une
première fois au moment de son arrivée, une deuxième fois
en 1857 par Mgr Bataillon, une troisième fois en iSSg par
Mgr Viard et Mgr Elloy, et enfin, le 29 novembre 1875, par le
juge délégué en vertu d'un décret de la S. C. des Rites. Il est
maintenant renfermé dans une magnifique châsse que M. Ar-
mand Calliat a su orner avec un goût exquis. — Le calice, le
missel, deux chasubles, une aube, un rituel, la soutane ensan-
glantée, la lance, le casse-tête avaient été rendus à la mission
de Futuna. — L'herminette, qui a donné le coup de mort,
a été déposée à Lyon, au musée de la Propagation de la foi.
(2) Lettre du 19 août 1842, Annales de la Propagation de la
foi, tome XVI, p. 365.
456 VIE DU BIENHEUREUX
intérieure leur faisait voir qu'ils étaient en possession
de la vérité. »
Le même missionnaire nous apprend que Sam Kélé-
taona courait dans les divers villages du parti des
imincus^ « pour y porter l'instruction, sans se laisser
ni rebuter par les difficultés, ni intimider par les me-
naces. Les insulaires attachés à l'idolâtrie, et surtout
les prêtres et les vieillards, le menaçaient de la colère
des dieux, en lui disant que les Atua le mangeraient.
Qu'ils piétinent me dévorer cette nuit, leur répondait-
il, j'y consens ; mais demain, si je ne suis pas mangé,
reconnaisse^ leur impuissance, et croje^^ au grand
Dieu des chrétiens. »
Cette partie de l'île ne tarda pas à comprendre que
l'histoire de ses divinités n'était qu'un tissu de men-
songes, et d'un commun accord on brûla tous les
objets du culte superstitieux, et pour exprimer par
un acte public la reconnaissance du pays, on décerna
l'autorité royale au jeune catéchiste Kélétaona.
Le parti des vainqueurs., qui était sous le comman-
dement de Musumusu, ne demeurait pas en arrière.
Entraînés par un mouvement extraordinaire, les habi-
tants rivalisèrent d'empressement à se faire instruire
par les catéchumènes du P. Chanel, abolirent les ta-
pons, brûlèrent les idoles.
Pour répondre aux désirs qui leur étaient manifes-
tés, les catéchumènes avaient dû se partager les diffé-
rents villages de leur parti. Le samedi, ils faisaient
avec leurs prosélytes les préparatifs de leurs vivres
PFERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 457
pour le lendemain. Ils se réunissaient, le dimanche,
dans les maisons de'signées; ils dressaient une espèce
d'autel, à l'instar de ceux qu'ils avaient vu faire par le
P. Chanel. « Ce n'était rien autre qu'une planche re-
couverte d'une tape sur laquelle on plaçait divers
objets du culte. Dans un village, c'était le voile du ca-
lice avec une croix, et, dans un autre, une petite croix
et le calice du P. Chanel. Devant ces autels, les caté-
chumènes récitaient, assis sur leurs jambes, la prière,
le chapelet, r^7Z^e//^5 et chantaient quelques cantiques.
Ces prières et ces cantiques, les catéchumènes les
apprirent d'un Futunicn et de deux Wallisiens venus
depuis peu à Futuna. (i) »
Le jeune chef Tungahala^ en arrivant de Wallis avec
un grand nombre de ses compatriotes, trouva les Futu-
niens dans ces dispositions. ïl allait cependant tantôt
chez les vainqueurs^ tantôt chez les vaincus, et avait
l'air d'attribuer à son zèle la conversion d'une île qui
était déjà convertie. Du reste, sa conduite n'était guère
propre àopéret un tel prodige, et elle suscita des diffi-
cultés sérieuses à la mission de Futuna, comme nous
le verrons bientôt.
(i) Histoire du christianisme à Futuna, par le P. Servant.
458 V[E DU BIF.NHEUREUX
5 2. — Reprise de la mission. Baplême de tous les
Futuniens. Eglise de Saint-Joseph à Sigavé, et de
Notre-Dame des Martyrs à Pdi.
(29 mai 1842 — 22 novembre 1843)
La goélette de la mission, après avoir pris, à la Nou-
velle-Zélande, les provisions nécessaires, était de re-
tour à Wallis. Sa Grandeur Mgr Pompallier, qui
avait eu la consolation de baptiser et de confirmer la
plus grande partie des habitants, voulut faire la tour-
née des îles, en commençant par Futuna. Elle s'em-
barqua avec trois pères, deux frères, le roi de Wallis
et une cinquantaine de personnes.
La Sancta Maria se présenta devant Futuna le
2g mai 1842. « Dans la première pirogue qui accosta
le navire, raconte le P. Chevron (i), se trouvait l'un
des meurtriers du P. Chanel, et dans le seconde celui-
là même qui avait donné le dernier coup au martyr,
le trop fameux Musumusu. Ce dernier était roi d'une
partie de l'île ; il venait nous invitera descendre chez
lui, où les néophytes d'Ouvéa s'étaient réunis, pour
passer ensemble le saint jour du dimanche. Néan-
moins il ne fit son invitation qu'au roi de Wallis ; il
était trop honteux m'a-t-il dit plus tard, pour l'adres-
ser aux parents de celui qu'il avait eu le malheur d'as-
(i) Lettre du 1 1 juillet 1842, Annales de la Propagation de la
Joi, tome XV, p. 426.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 469
sassiner. Cependant il se présentait sans crainte, bien
convaincu que la main du prêtre ne sait que répandre
des bénédictions, et sa bouche des paroles de paix.
Nous débarquâmes. Grand Dieu, quel changement
nous avons trouvé dans cette île !
« ... Il me tardait d'aller visiter nos néophytes
d'Onvéa^ et de revoir notre ancienne demeure de Pdi.
A peine quelques piliers de notre case restaient en-
core debout. Je reconnus le lieu où j'étais ordinaire-
ment assis auprès du P. Chanel ; je vis l'endroit où il
avoit reçu la couronne du mart3Te -, les gens du
village, réunis autour de moi, racontèrent de nou-
veau les particularités qu'ils avaient apprises, et celles
dont ils avaient été témoins. Dans le lieu où avait re-
posé la tête du Père, nous remarquâmes comme
beaucoup de taches de sang sur le pavé de la maison.
Les naturels nous dirent qu'ils avaient toujours vu
ces taches, qu'elles avaient été longtemps d'un beau
rouge, que la pluie les avait effacées peu'^à peu, mais
que personne n'avait osé y toucher. Je n'ai rien
appris de nouveau sur les derniers instants du P. Cha-
nel, sinon qu'en voulant parer le fatal coup de casse-
tête, il avait eu un bras cassé, et qu'au moment de sa
mort, toutes les personnes présentes entendirent au-
dessus de la case un bruit semblable à un coup de
canon...
« Je passai la nuit à visiter les habitants du village
où s'était tramée la mort de notre heureux confrère,
et à les fortifier dans leurs nouvelles dispositions.
460 VIE DU BIENHEUREUX
J'allai aussi voir l'assassin; il médit de prier Monsei-
gneur d'avoir pitié de lui et de tout son peuple, et de
laisser un prêtre pour les instruire. Il me témoigna un
grand repentir de son crime, qu'il n'avait commis, di-
sait-il, qu'à regret, et pour obéir au roi.
« Pendant notre séjour à Futuna, le roi Sam-Kélé-
toni fut baptisé avec sa femme et sa petite fille. Toute
la population ayant demandé avec larmes qu'on lui
accordât la même faveur, nous nous mîmes aussitôt
en devoir d'achever leur instruction, avec l'aide des
catéchistes à.'Oui^éa, et après dix jours de préparation,
Monseigneur donna le baptême et la confirmation à
cent quatorze insulaires. »
Ce prompt changement dans l'état des esprits, cette
conversion de tous les insulaires, sans en excepter les
meurtriers eux-mêmes, ne peut être attribuée qu'à
l'intercession du Bienheureux Martyr. Tous les té-
moins entendus lors du procès apostolique se plaisent
à le proclamer. Aussi le P. Ducrettet, l'un des juges
délégués, écrivait à la S. C. des Rites : « Personne ne
doute que la conversion de toute l'île ne doive être
attribuée aux prières du Vénérable Martyr qui, dans
le ciel, a continué l'œuvre de charité qu'il avait pour-
suivie à Futuna et que la cruauté de ses habitants
n'avait pu arrêter. »
Mgr Pompallier ne voulut pas quitter l'île sans visi-
ter le lieu où le P. Chanel avait versé son sang pour
le salut de ces pauvres insulaires. « Il me choisit pour
l'accompagner, nous dit le P. Roulleaux. C'était un
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 46 I
voyage de dix lieues, aller et retour, et par une cha-
leur excessive et des chemins extrêmement difficiles.
Nous mîmes deux jours : nous couchâmes en route.
Le lendemain matin, Monseigneur dit la messe en
plein air, sur la place même où la tête du martyr
était tombe'e après le coup, et où nous retrouvâmes
encore son sang mêlé au sable, que Monseigneur
recueillit dans des étoffes du pays, et emporta avec
lui dans le navire de la mission. Nous fouillâmes aussi
dans l'endroit où le corps avait été enterré. Nous décou-
vrîmes çà et là des chairs enveloppées dans des tapes :
elles étaient encore vermeilles et presque sans mau-
vaise odeur. On les recueillit précieusement pour les
déposer dans une même fosse, sur laquelle on planta
une croix que Monseigneur avait fait préparer dans le
navire.
« Maligi, sans que nous lui eussions dit un mot et
contre notre attente, fit préparer un grand festin et
fit saluer la croix par plusieurs décharges de coups de
fusil. Il fut vraiment bien inspiré en cela, et nous en
pleurâmes de joie.
« On nous servit à manger dans l'ancienne case de
Niuliki. Pendant que nous mangions, on remit aux
pieds de Monseigneur, plusieurs objets qui avaient été
dérobés, lors du pillage qui eut lieu à la mort du Père.
Parmi ces objets se trouvait la fameuse herminette,
dontMusumusu s'était servi pour accomplir son crime.
Monseigneur frémit involontairement en la recevant
et puis son premier mouvement fut de la bénir. Nous
462 VIE DU BIENHEUREUX
visitâmes ensuite l'ancien jardin du P. Chanel, les
orangers qu'il avait plante's et qui étaient sur le point
de donner des fruits, (i) ))
Sa Grandeur, après avoir levé les prémices de la
moisson, partit le 9 juin 1842, et laissa au P. Roul-
eaux et au P. Servant le reste à recueillir. En ce même
temps, Sam fut élu roi par les suffrages unanimes des
vieillards de l'un et de l'antre parti. Ecoutons le récit
du P. Servant :
« Nous avons commencé l'exercice du saint m.inis-
tère par le baptême des petits enfants, et dans la pre-
mière visite que j'ai faite aux deux îles, j'ai baptisé
tous ceux que j'ai pu trouver. Parmi ces petites créa-
tures on comptait les enfants du roi assassin et ceux
des bourreaux du P. Chanel , c'est une consolation
pour nous de voir qu'aucun d'eux n'est mort sans
baptême. Les malades ont aussi eu part à notre solli-
citude ; par le moyen du bon F. Marie-Nizier, nous
avons pu les préparer au sacrement delà régénération.
De ce nombre se trouvait la femme du roi défunt^
qu'on accuse d'avoir beaucoup contribué à la mort du
P. Chanel, par la haine qu'elle lui portait et par les
mauvais conseils qu'elle donnait à son mari ; mais, ô
miséricorde de Dieu! dans sa dernière maladie elle
me fit demander pour l'instruire et la baptiser. Elle
mourut quelques jours après avoir obtenu cette grâce.
(i) Lettre du P. Roulleaux, Annales de la Propagation de la
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 403
« Ce voyage me procura le bonheur d'abolir le der-
nier reste de l'idolâtrie de Futuna, Au milieu d'une
place publique se trouvait encore plantée une pierre
sacrée, dans laquelle les habitants supposaient que la
divinité résidait spécialement. Elle a été abattue et
brisée par la main de ses anciens adorateurs.
« Pendant que je parcourais les divers endroits où
avait été le P. Chanel, combien mon cœur était op-
pressé de sentiments douloureux! Ici, il était obligé,
pour vivre, de défricher un petit champ, dont ses
ennemis lui laissaient à peine recueillir quelques
fruits. Là, dans des chemins hérissés de pierres aiguës,
il marchait nu-pieds par raison d'économie. Là, il tra-
vaillait à confectionner sa maison avec des bambous.
Là, il se promenait en priant pour ceux qui méditaient
sa mort. Il se reposait avec ses disciples à l'ombre de
ces cocotiers. J'ai encore le bâton dont il se servait
dans ses voyages, avec la soutane ensanglantée qu'il
portait le jour même de son glorieux martyre ; mais
rien n'excite plus mon émotion que la vue des lieux où
il commença à répandre son sang, où il tomba sous la
hache du bourreau, où son corps fut enseveli. Aujour-
d'hui la tombe de l'apôtre de P'utuna est souvent visi-
tée au point du jour; beaucoup de naturels s'age-
nouillent auprès de la croix que notre vénérable évê-
que a plantée dans le lieu où reposent quelques restes
du Père.
« Quelle est notre consolation de penser que le
martyr intercède pour nous dans le ciel! Nous recueil-
464 VIE DU BIENHENREUX
Ions maintenant ce qu'il a semé dans les peines et les
souffrances. Le 17 juillet, nous avons pu baptiser
encore trente adultes, parmi lesquels se trouvait le
ministre du roi ; Sam fut son parrain. Un Américain,
qui demeure ici, a eu part au même bonheur; il avait
trouvé, dans la lecture des livres que nous lui avions
prêtés, la véritable Eglise de Jésus-Christ.
« Mais de toutes les cérémonies, celle qui nous a
le plus consolés Jusqu'à présent, c'est celle du baptême
de soixante catéchumènes, le jour de l'Assomption.
Elle fut précédée d'une instruction analogue à la cir-
constance ; les naturels écoutèrent avec plaisir le récit
des merveilles de celle qu'ils appellent leur bonne
Mère, Tsi Cinana Malie. Cette cérémonie attendris-
sante fit verser des larmes de joie à plusieurs de nos
bons Pol3aiésiens. J'espère que dans quelques mois,
lorsque les habitants de Futuna seront suffisamment
instruits, ils recevront tous la même grâce, (i) »
Dans une autre lettre, en date du 22 février 1843,
adressée à M. le curé de Grézieux-le-Marché (Rhône),
le P. Servant rend ainsi compte de la mission de
Futuna :
a II n'}^ a guère plus de huit mois que nous sommes
à Futuna, et déjà nous avons deux églises, huit cent
quarante insulaires baptisés, et, suivant toutes les
apparences, les catéchumènes qui nous restent encore,
au nombre de deux ou trois cents, recevront bientôt
(i) Lettre citée, du 19 août 1S42.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 466
le sacrement de la rége'nération, qui les introduira
dans le bercail du divin Sauveur. En outre, le très
grand nombre de nos ne'ophytes pourra être admis
sous peu à la Table sainte. Depuis notre arrivée, le
roi et la reine ont le bonheur de communier souvent,
ainsi que les quelques néophytes de Wallis qui sont
venus passer ici quelque temps, sous la conduite d'un
jeune chef nommé Hiigahala (Tiingahala).
« La ferveur de nos nouveaux chrétiens s'accroît
de jour en jour; ils sont animés d'une sainte émula-
tion pour recevoir l'enseignement religieux, et ce dé-
sir ne domine pas seulement dans le cœur des jeunes
gens, il est commun aux néophytes de tout âge et de
tout sexe. Vous seriez charmé de voir nos vieillards
réunis, silencieux autour du roi, écouter attentivement
les vérités saintes de la religion qu'il leur explique,
après nous en avoir demandé la permission. Déjà les
jeunes gens commencent à savoir lire les petits écrits
que nous leur donnons ; il en est aussi un certain
nombre qui savent écrire, et ils en profitent pour en-
tretenir avec les habitants de Wallis un touchant et
pieux commerce de lettres.
cf L'affluence au tribunal de la pénitence est si
grande, que depuis l'enfant qui commence à balbutier
jusqu'au vieilard déjà courbé vers la tombe, tout le
monde veut se confesser. Mais, M. le curé, que vous
auriez été édifié lorsque, dans cette chrétienté nais-
sante, le saint viatique fut porté pour la première
fois à un malade ! Pendant que le prêtre marchait à
29
466 VIE DU BIENHEUREUX
l'ombre des bananiers, des cocotiers et des arbres à
pain, de pieux néopiiytes quittaient leurs cases, et
venaient, respectueux et recueillis, s'agenouiller dans
les endroits où passait le Saint-Sacrement. Le ma-
lade, de son côte', se montra au comble de la joie de
recevoir la visite de son Dieu, et son unique désir
était de s'en aller au ciel.
« Le 2 janvier, je fis le tour de l'île avec le frère
Marie-Nizier. Dans les diverses vallées que nous par-
courûmes, je fis choix du jeune homme qui me parut le
plus intelligent, pour remplir les fonctions de caté-
chiste, et dans les principaux endroits je fis élever des
confessionnaux pour satisfaire au pieux empressement
de nos néoph3'tes. Ils ont un si grand respect pour le
tribunal de la pénitence, qu'un jour un père de fa-
mille vint, en larmes, me demander si sa fille, qui avait
eu la curiosité d'ouvrir un confessionnal de la vallée,
s'était rendue bien coupable.
« Dans un de ces voyages que nous faisons de
temps en temps autour de l'île, j'ai eu le bonheur de
baptiser un petit enfant qu'une mère infidèle et dénatu-
rée avait exposé à la mort. Je lui donnai le nom de
Moïse. Autrefois cette barbarie était très fréquente ;
c'est le seul exemple que nous en ayons eu depuis no-
tre séjour à Futuna. Quelle consolation pour nous !
Depuis notre arrivée, personne n'est mort sans la
grâce du baptême.
« Comment vous peindre l'heureuse influence de
la foi sur ces pauvres insulaires ! Au lieu de ces cruau-
PIERRE-I.OUIS-MARIE CHANEL 467
tés inouïes que l'on a dû vous raconter dans les Anna-
les, et qui étaient passées en coutume, ils ont la paix
et la charité ; ils sont heureux, surtout du bonheur des
enfants de Dieu, A mesure qu'ils avancent dans la
connaissance de la religion, ils deviennent de plus en
plus reconnaissants envers l'Auteur de tous dons ; si
le jour ne suffit pas pour le prier dans son temple, la
nuit n'interrompt pas leurs pieux cantiques, ni les
saints élans de leur amour. »
Nous devons d'autant plus admirer ici l'action de la
grâce, que l'œuvre de Dieu avait été plus en butte aux
contradictions, comme nous l'apprenons des deux
missionnaires de Futuna. <( Nous avions été précé-
dés par un jeune chef des îles Wallis, homme doué
de véritables talents, mais qu'il emploie au triomphe
des plus mauvais desseins. Il s'était fait accompagner
de deux cents naturels, qui pendant une année de
séjour à Futuna, ont fait un mal qu'il nous a été im-
possible jusqu'ici de réparer entièrement. Profitant
du peu de connaissance que nous avions de la lan-
gue pour accréditer leurs calomnies, ils ont prévenu
les Futuniens contre nous, ranimé le feu de la dis-
corde entre deux uictions rivales, et ressuscité les an-
ciennes superstitions que les insulaires avaient aban-
données d'eux-mêmes depuis la mort du R. P. Chanel.
Deux fois nous avons vu la guerre sur le point d'écla-
ter; on a tenté d'assassiner le nouveau roi, qui est
catholique fervent ; on a fait mille efforts pour empê-
cher la construction de nos deux églises, de celle
468 VIE DU BIENHEUREUX
surtout qui a été élevée sur le lieu même où le pre-
mier martyr de l'Océanie a versé son sang.
« Pour que nous ne pussions pas nous méprendre
sur le véritable auteur de toutes ces tracasseries,
c'était aux fêtes de la sainte Vierge que le démon
nous suscitait plus d'entraves. A l'une de ces fêtes,
nous allions, comme d'habitude, le F. Marie-Nizier
et moi, nous mettre à la tête des travaux de l'église.
La veille, tout était calme et tranquille dans Futuna.
Aussi quelle ne fut pas notre surprise de rencontrer
les naturels par bandes qui, la lance à la main, cou-
raient comme des furieux vers la vallée où était notre
demeure. Nous leur demandâmes ce qu'il y avait.
Au lieu de nous répondre, ils criaient : « Où est le
« roi ? » Nous leur dîmes qu'il assistait à la messe du
P. Servant. — « Non, non ; on veut le tuer, nous cou-
ce rons le défendre. » Et il nous fut impossible de les
retenir.
« Plus loin, nous vîmes les femmes qui se sau-
vaient vers les montagnes pour y cacher ce qu'elles
avaient de plus précieux, et leurs enfants qui les sui-
vaient en pleurant. Eh bien, cette épouvante n'avait
aucun motif fondé, et, une heure après, tout notre
monde détrompé se réunissait autour de nous pour le
travail.
« Nous eûmes bien d'autres difficultés au sujet de
l'église de Poi. Pendant deux mois, il nous a été im-
possible de la commencer ; chaque jour amenait un
nouvel obstacle. Enfin, après les avoir tous écartés
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 469
l'un après l'autre, je partis avec le F. Marie-Nizier
pour diriger la construction. Toute la population de
ces vallées était convoquée autour de la croix. Je de-
mandai qu'on nommât quelqu'un pour présider aux
travaux, et les voix se réunirent en faveur du fils du
roi assassin, actuellement chef d'une partie de l'île.
Dans une courte exhortation, j'invitai les naturels à
se conduire d'une manière digne de l'œuvre sainte à
laquelle ils allaient se livrer : « Ce n'est pas ici, leur
« dis-je, une habitation ordinaire ; c'est un temple que
« vous élevez à Dieu, sur le lieu même où fume encore
« le sang de votre premier apôtre. « Je donnai ensuite
le signal pour se mettre à genoux, et nous récitâmes
tous ensemble, à haute voix, le Pater^ VAj'C et le
Credo. Je fis le signe de la croix, et l'on se mit à l'ou-
vrage,
« Les quatre assassins de notre confrère étaient là.
Je leur dois ce témoignage, ce sont eux qui ont mon-
tré le plus d'ardeur et de bonne volonté, surtout celui
qui avait frappé le premier coup. Tout son extérieur
annonçait un sincère repentir, et je ne me rappelle pas
l'avoir vu rire une seule fois pendant toute la durée
des travaux.
« L'Eglise de Pdi est assez bien ; elle a soixante-
quinze pieds sur trente ; l'entrée regarde la mer ; dans
le sanctuaire se trouve renfermé l'emplacement que le
R. P. Chanel habitait ; la partie droite de l'autel cou-
vre le lieu où il était assis quand il reçut le coup
de la mort ; l'endroit où reposait sa tête et où a
470 VIE DU BIENHEUREUX
coulé son sang est aussi à droite, dans le sanctuaire,
près de la balustrade ; la croix qui l'indique, est telle
que l'a plantée Mgr Pompallier.
« L'église s'achevait, lorsque notre bonne Mère
nous délivra du plus grand ennemi de notre mission.
Le chef dont je vous ai parlé abandonna Futuna avec
sa bande. Nous respirâmes alors, le P. Servant et moi.
Nous commencions à nous faire comprendre assez
bien des naturels ; nous nous adonnâmes donc avec
une ardeur toute nouvelle à leur instruction.
« Dès ce moment, les choses changèrent de face.
Nous n'eûmes pas de peine à faire comprendre aux
néophytes qu'on les avait trompés, qu'ils s'étaient
laissé séduire par des ennemis de leur repos. Le jour
ne suffisait plus pour entendre les confessions ; il fallait
y donner une partie des nuits. Peu à peu les abus
disparurent, et aujourd'hui cette mission est dans un
état florissant. Tous les naturels sont baptisés; déjà
une bonne partie d'entre eux a fait la première com-
munion. Ils se conduisent d'une manière vraiment
édifiante, et avec autant de régularité que les plus fer-
vents chrétiens d'Europe; il ne leur manque qu'une
instruction plus complète. Encore un an ou deux, et
Futuna sera, je pense, la plus belle mission du vica-
riat apostolique de l'Océanie centrale (i). »
Le jour de la bénédiction de l'église de Poï, 22 no-
(i) Lettre du P. Roulleaux, 24 juillet 1844, Annales de la
Propagation de la foi, tome XVIII, p. 18.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 47 I
vembre 1843, trente adultes reçurent la grâce du bap-
tême. Les quinze qui, dans toute l'île, n'e'taient pas
encore baptises, ne tardèrent pas à l'être. Aussi, avant
son départ de Futuna, qui eut lieu le 18 juin 1844, le
P. Roulleaux écrivait avec bonheur les dernières lignes
que nous venons de citer. Le 27 août de l'année sui-
vante, le P. Favier disait au supérieur général de la
Société de Marie : « La divine Providence, en me
plaçant à Futuna, m'a fait une faveur bien insigne :
c'est un sol qui a été arrosé du sang de notre glorieux
martyr. Vous comprenez ce que cela doit dire à mon
cœur. Notre petite chrétienté va bien... Nous sommes,
le R. P. Servant et moi, comme dans un paradis au
milieu de nos pieux néophytes, dont la ferveur nous
remplit de consolation. Je ne crois pas qu'il y ait au
monde des missionnaires plus heureux que nous... »
Lesprévisions du P. Roulleaux se sont donc réalisées.
Pour mieux le prouver, nous n'aurions qu'à repro-
duire les lettres des missionnaires qui ont exercé le
saint ministère à Futuna depuis 1844; nous n'aurions
qu'à invoquer le témoignage de tous ceux qui ont eu
le bonheur de visiter cette île bénie et de contempler
les merveilles que la foi y a opérées ; mais nous n'a-
vons pas à faire l'histoire de la mission. Nous ne
pouvons, cependant, clore ce chapitre sans raconter la
conversion et la mort édifiante du principal meurtrier
du P. Chanel.
Musumusu, frappé de tout ce qui s'était passé après
la mort du serviteur de Dieu, ne tarda pas à se repen-
472 VIE DU BIENHEUREUX
tir de son crime, et son cœur fut accessible à l'action
de la grâce. Aussi, quand Mgr Pompallier parut à
Futuna pour 3^ rétablir la mission, Musumusu se trou-
vait avec les cate'chumènes et les insulaires qui vin-
rent le saluer. « Je vous pardonne à tous, avait dit le
pre'lat d'une voix émue, le meurtre affreux qui a souillé
votre île ; Dieu, je l'espère, vous le pardonnera égale-
ment; mais il faut, pour obtenir cette grâce, que vous
deveniez ses enfants par le sacrement de la régénéra-
tion. » Musumusu n'osait lever la tête; toutefois,
vo3^ant la bonté du pontife, qui tendait la main à ceux
qui étaient les plus rapprochés de sa personne, il s'a-
vança plein de confiance, et s'inclina devant lui. « Plus
que tout autre, lui dit Monseigneur, tu as besoin de
pardon; je te l'accorde, puisque ton cœur se repent;
je consens même à t'embrasser, mais je ne toucherai
ta main que lorsque le baptême l'aura purifiée. »
Le parricide promit de se convertir sans délai, et il
tint parole. Il se fit instruire par le P. Roulleaux, et
fut mis au nombre des catéchumènes. Il n'était point
encore baptisé, lorsqu'il crut devoir profiter du retour
de Tiingahala pour se rendre à Wallis avec plusieurs
néophytes et catéchumènes. Il y arriva le 26 mai 1843.
« Etant tombé dangereusement malade peu de
temps après son arrivée dans mon île, dit Mgr Batail-
lon, il se fait porter à ma résidence et me demande le
baptême avec instance, confessant sa faute et en de-
mandant pardon. Je lui confère le baptême et lui
donne le nom de Mauli\io (Maurice). Il revient à la
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 478
vie, et quelque temps après il retournait à Futuna
avec tout son monde, tous dans de bonnes dispo-
sitions. M
Ce fut le 20 avril 1845 qu'il tomba malade. Son
corps, d'un embonpoint extraordinaire, tomba en peu
de jours en putréfaction, comme celui de Niuliki.
Ses souffrances étaient horribles, et elles étaient regar-
dées par les insulaires, et par son épouse elle-même,
comme la punition de son crime. « Nous nous hâ-
tâmes, dit le P. Servant, de préparer de notre mieux
son âme pour le voyage de l'éternité. Dans une attaque
extraordinaire, où la maladie le pressait avec violence,
il dit à Méitala, fils de Niuliki, qu'il avait été mé-
chant, surtout avant son baptême, qu'il ne fallait pas
l'imiter, ni (aire Vinsensé^ mais qu'il fallait écouter le
prêtre.
« La veille de la Pentecôte, nous lui administrâmes
l'extrême-onction. Il voulut passer la nuit suivante
à écouter avec attention les instructions d'un caté-
chiste, et désira apprendre les actes avant et après la
communion, ne cessant de se les faire répéter. Le len-
demain, il eut le bonheur de communier, et dit à
quelques-uns de ses parents que ce jour-là était le plus
beau de ses jours.
« Depuis lors, sa maladie fut moins pénible; il ne
fit que languir pendant plusieurs semaines v puis sa
poitrine fut attaquée rudement; il sentit que sa fin
approchait. Nous lui administrâmes de nouveau le
saint Viatique. Il nous engagea à le faire transporter
474 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
à l'endroit même où e'tait mort le P. Chanel (i). En
arrivant, il dit à ses parents : Je ne sortirai pas de
ce lieu-ci, /'/ mourrai. Nous le visitâmes fréquem-
ment, et toujours il écoutait volontiers les exhortations
que nous pouvions lui faire. Sa maladie s'aggravant
de plus en plus, on l'entendait souvent répéter ces
paroles, surtout dans les accès de douleur : Je veux
mourir pour Dieu. Toutes les fois qu'il se sentait
plus oppressé, il ne manquait pas de nous faire appe-
ler, croyant que sa dernière heure allait sonner.
« Vers la fin de sa vie, il s'aperçut que quelques
femmes de sa parenté avaient réuni des Siapos ou
nattes, pour les distribuer aux divers villages, suivant
l'antique usage futunien, qui se pratiquait surtout aux
funérailles des grands; il défendit de faire cette distri-
bution sans nous consulter, ajoutant qu'il voulait être
enterré avec les cérémonies de l'Eglise. Il conserva
sa présence d'esprit jusqu'au dernier soupir. Quoique
son corps ne fût qu'une plaie, il ne laissa échapper
aucune plainte, et ne fut point effrayé aux approches
de la mort ; il avait même un grand désir de mourir
pour aller, disait-il, dans sa véritable patrie.
«Enfin, le i5 janvier 1846, à la tombée de la nuit, Mu-
sumusu nous fit appeler, entra en agonie et rendit son
âme à Dieu. Presque toute la population accourut à ses
funérailles. Nous plantâmes une croix sur sa tombe.»
(i) Dans une case voisine de celle du serviteur de Dieu,
comme nous l'apprennent les témoins entendus dans le procès
apostolique.
^ ^ -^ kt '^i ^ 'i^ i^t -^â ^t ^iâ if 'îi if 'd^ îrf -^à i?;^ -^ if ^i tf 'tî;^ l^f -^^ ilî-
CHAPITRE XIX
GRACES ET GUERISONS OBTENUES PAR L INTERCESSION
DU BIENHEUREUX MARTYR.
E nombre des grâces et des gue'risons obte-
nues par l'intercession du premier martyr
de rOce'anie devient si considérable, que
nous devons nous borner aux faits principaux.
§ 1 . — Grâces et guérisons obtenues à Futiina .
Nous savons que, même avant l'arrive'e de Mgr Pom-
pallier, plusieurs personnes allaient prier sur le lieu
du martyre. Lorsque Sa Grandeur eut placé une croix
pour marquer la place de la tombe, les néophytes, en
plus grand nombre, vinrent s'agenouiller dans ce lieu
sanctifié par le sang de l'apôtre de Futuna. Ils avaient
soin de tresser une couronne de fleurs qu'ils suspen-
daient à la croix, et chaque dimanche ils la renou-
velaient.
L'érection de l'église de Pdi fit augmenter le con-
cours, et Dieu ne tarda pas à manifester la puissance
de l'intercession du glorieux martyr.
476 VIE DU BIENHEUREUX
Ecoutons la déposition de Namusigano : « Il se fait
un concours au lieu où le serviteur de Dieu est mort,
et on s'y rend dans l'intention d'obtenir, par sa pro-
tection, la santé et le bonheur. Je m'y suis transporté
souvent moi-même. J'ai fait là mes prières, avant de
savoir qu'il intercédait pour nous; je l'ai supplié
d'avoir pitié de moi et de mes enfants. Par lui, mes
deux enfants, Adélène et Avelina ont été guéris.
« En me rendant à l'endroit où il a été enseveli, je
voulais aussi lui demander cette patience héroïque
que j'ai vue de mes yeux le jour de sa mort, et que je
désirerais pratiquer comme lui lorsqu'on agit mal
avec moi (i). »
Tous les témoins entendus dans le procès aposto-
lique marquent ce concours, qui va croissant depuis
que do-s giiérisons nombreuses ont montré la puissance
de son crédit auprès de Dieu. « A cause du nombre
considérable des malades qui ont été guéris par son
intercession, on dit partout, nous apprend Sagogo,
que le vénérable serviteur de Dieu en est le protec-
teur (2). »
Pipiséga nous raconte qu'a3^ant reçu une blessure,
il ne trouvait de repos, ni le jour ni la nuit. « Me rap-
pelant le serviteur de Dieu, je le priai en récitant mon
chapelet en son honneur. Je n'avais pas fini ma prière
que la douleur avait cessé et ne revint pas. La bles-
(i) Procès apostolique.
(2) Id,
PIERRR-LOUIS-MARIE CHANEL 477
sure se cicatrisa, et depuis je me suis bien porté (i). »
Filitika nous cite Cécile Tisau, qui a recouvré la
santé à la suite de prières adressées au P. Chanel.
« Je me suis rendu plusieurs fois, nous dit Musu-
lamu, au lieu où il est tombé pour la religion. J'y suis
allé, l'autre jour, dans l'intention de prier pour ma
sœur malade. Je crois qu'elle doit sa guérison à la
prière qui a été adressée au serviteur de Dieu (2). »
Nous ne pouvons passer sous silence la belle dépo-
sition de Méitala : « Après la mort du serviteur de
Dieu, son souvenir ne s'effaça point dans nos cœurs.
Nous nous sommes toujours rappelé sa douceur et sa
charité. Sachant ensuite la confiance que l'on doit
avoir pour les fidèles qui sont morts saintement, nous
avons placé nos espérances en celui qui a fait à Fu-
tuna une mort si heureuse. Aussi nous nous trans-
portons'au lieu où il a rendu le dernier soupir, pour le
prier d'être auprès de Dieu notre intercesseur. Pour
moi, je sens mon cœur attiré vers lui, parce qu'il a
apporté la religion à Futuna et qu'il a exercé envers
nous une très grande charité. Je désire vivement
qu'il soit déclaré le protecteur de notre nation (3). »
Les indigènes n'étaient point les seuls à ressentir
les effets de l'intercession du bienheureux martyr. Le
P. Roulleaux, en quittant Futuna pour se rendre à
(i) Procès apostolique.
(2) Id.
(3) Id.
478 VIE DU BIENHEUREUX
Fidji, le 18 juin 1844, avait reçu de Mgr Bataillon la
croix de missionnaire du P. Chanel. Dans sa nouvelle
mission de Lakéba, comme il nous l'apprend par sa
lettre du 12 novembre 1846, il tomba gravement
malade. « Ma santé, dès longtemps épuisée par la fa-
tigue, attaquée tout à la fois par une toux violente et
une irritation d'estomac qui ne me permettait de
prendre aucun aliment, inspira des inquiétudes, qui,
grâce à l'intercession du P. Chanel, dont je porte la
croix, s'évanouirent tout d'un coup. «
Le P. Poupinel, visiteur des missions de la Société
de Marie, écrit, le 24 septembre i858, à la supérieure
générale des sœurs du Saint-Nom de Marie : « Il
était survenu à sœur Marie de la Miséricorde (i), par
suite des fatigues d'une longue traversée, une infirmité
douloureuse qui donnait de l'inquiétude. On lui con-
seilla de s'adresser au vénérable serviteur de Dieu, et
le lendemain de la neuvaine qu'elle fit à cette inten-
tion, elle se trouva guérie.
« Le vénérable martyr de Futuna voulait préparer
la confiance de cette bonne sœur, afin qu'au jour de
l'épreuve, elle s'adressât à lui avec une foi vive." Dès
le 18 juillet elle dut se mettre au lit, elle était sérieu-
sement malade. Sa maladie était une complète pros-
tration de forces, un malaise général dans toutes les
parties du corps, avec une douleur plus intense dans
(i) Sœur Marie de la Mise'ricorde (Marie Basset) est née le
2 novembre i83o, à Saint-Laurent de Chamousset (Rhône).
PIERRE-LOUIS MARIE CHANEL 479
l'estomac. Les premiers jours, l'obéissance fit prendre
un peu de bouillon à la malade, mais bientôt elle dut
se re'duire à boire seulement un peu d'eau mêle'e de
quelques gouttes de miel, et encore fallut-il renoncer
à cette boisson. Pendant trois semaines la sœur n'a
pris aucune nourriture. A tout cela se joignait une
forte et douloureuse toux, qui donnait des inquiétudes
pour la poitrine. Elle éprouvait encore une transpira-
tion si abondante, que les assistants n'en ont jamais
vu de semblable ; il fallait changer le linge de son lit
jusqu'à sept et huit fois dans une seule nuit, et l'on
aurait pu croire chaque fois qu'il avait été trempé
dans l'eau. La malade devint si faible, qu'on avait une
grande difficulté à l'entendre parler, même en plaçant
l'oreille près de sa bouche.
« Vous pouvez, ma révérende Mère, vous faire une
idée de la tristesse dont les autres sœurs étaient rem-
plies. Les fidèles s'associèrent à leur affliction. Il était
touchant de voir comment les femmes et les jeunes
filles, qui pouvaient pénétrer jusqu'au lit de la ma-
lade, venaient se mettre à genoux devant la sœur, la
regardaient en silence, lui baisaient les mains, et se
retiraient les larmes aux 3^eux. J'ai pleuré moi-même
lorsqu'on m'a raconté ces détails d'une naïve recon-
naissance.
« Pendant toute sa maladie, sœur Marie de la Mi-
séricorde demanda avec confiance sa guéri'son, par
l'intercession du vénérable père Chanel. Le P. Dezest
fit taire, à la même intention, une neuvaine en Thon-
480 VIE DU BIENHEUREUX
neur du martyr. Le jour où elle se terminait, 2 août,
l'état de la malade donnait plus d'inquiétude encore.
Le lendemain, une grande tristesse s'empara du Père
Dezest, pendant qu'il disait la sainte messe, parce
qu'il n'avait pas administré les derniers sacrements à
la sœur ; mais vers la fin du saint sacrifice, il res-
sentit un calme, une tranquillité extraordinaire, comme
si une voix intérieure lui eût dit que les prières étaient
exaucées, que la sœur était guérie. En effet, le soir
même, elle se trouva tout à coup beaucoup mieux, et
on consentit à lui donner à manger une croûte de
pain avec un peu de lait. Le lendemain, elle se leva;
la toux avait entièrement disparu, l'appétit était
excellent, presque insatiable. Elle aurait voulu, dès ce
jour-là manger des viandes salées. Sauf une faiblesse
dans les jambes, que la sœur conserva pendant quel-
ques jours, elle était complètement guérie, et cela sans
convalescence. »
Mais aucune guérison n'a fait plus de bruit que celle
de Marie-Françoise Perroton.
Voulant se consacrer à l'éducation des jeunes filles
de rOcéanie centrale, M'^*^ Perroton n'avait pas hésité
à dire un éternel adieu à sa patrie, et à aller se fixer à
Wallis. Nous n'avons pas à raconter les travaux aux-
quels elle se livra et les croix qu'elle rencontra dans
l'exercice d'un apostolat d'un nouveau genre. Ne
parlons que de sa maladie et de sa guérison miracu-
leuse.
« En 1847, nous dit-elle, pendant mon séjour à
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 48 I
Wallis, au milieu de juin, je m'aperçus tout à coup
que j'avais une hernie, maladie qu'avait eue ma mère.
Le jour de la fête de saint Pierre, j'écrivis mon testa-
ment, parce que j'attendais la mort prochainement,
quoique j'eusse pris toutes les précautions pour que
le mal n'eût pas d'issue fatale.
« J'arrivais à Futuna, en 1854, et j'avais toujours à
souffrir de la même maladie.
Le 3o mai i858, le P. Poupine! débarquait à Fu-
tuna, et le lendemain, pour reconnaître le dévouement
et combler les désirs de M"^ Perroton, il lui donnait
l'habit et la règle du tiers ordre de Marie, et chan-
geait son nom en celui de sœur Marie du Mont-Gar-
mel. Nous n'essaierons pas de dire tout le bonheur
qu'elle éprouva dans cette circonstance, et combien
elle se trouva récompensée des sacrifices qu'elle avait
faits. Mais la maladie n'allait pas tarder à la conduire
aux portes de la mort.
Ecoutons sa déposition devant les juges du procès
apostolique :
« Le 4 juillet i858, fête du Précieux Sang, après
avoir préparé ce qui était nécessaire pour la messe,
j'allais prendre ma place ordinaire dans la chapelle de
Kolopelu. Tout à coup, je ressentis de telles douleurs
que j'étais sur le point de succomber. Forcée de quitter
la chapelle, je prévins le P. Junillon, qui faisait son
oraison. Conduite à ma chambre, je me mis au lit,
tant la douleur était vive.
« Je remarquai que ma hernie, pendant quelques
3o
482 VIE DU BIENHEUREUX
jours, augmentait de plus en plus, et me causait de
telles douleurs qu'il e'tait impossible de la faire ren-
trer. J'éprouvai des évanouissements et des vomisse-
ments très inquiétants. Je cessai de prendre aucune
nourriture. Je ne buvais que de l'eau vinaigrée ou de
l'eau pure. Ces douleurs, je les ai éprouvées pendant
dix jours.
« Je n'ai employé le secours d'aucun médecin, parce
qu'il n'y en a point dans l'île. Je n'ai usé d'aucun
remède. A la fin on m'a appliqué deux ou trois fois des
cataplasmes émollients, qui ne produisirent aucun
effet. On m'administra de plus deux lavements pré-
parés avec une décoction de tabac ; mais, loin d'en
être soulagée, j'eus de tels vomissements que la mort
devenait imminente. Les sœurs qui étaient autour de
moi et les pères qui me visitaient souvent, regardaient
le mal comme incurable et craignaient que je ne mou-
russe à chaque instant.
« La nuit du i3 au 14 juillet, le cataplasme pré-
paré ne me fut point appliqué. Je dormis cependant
d'un sommeil tranquille. En me réveillant à. trois
heures du matin, j'ai été tout étonnée de ne trouver
ni tumeur, ni inflammation, ni aucune souffrance.
J'ai pressé avec le poing le siège de la maladie et je
n'ai ressenti aucune douleur. Alors j'ai connu que
j'étais guérie. J'ai rendu grâces à Dieu, car c'était un
miracle.
(( Tous regardent ma guérison comme miraculeuse.
Pendant ma maladie, une neuvaine avait été faite en
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 488
l'honneur du vénérable Chanel, massacré à Futuna
en haine de la foi, afin d'obtenir ma guérison par son
intercession, et moi-même, avec une grande confiance,
je tenais, suspendue à mon cou, une petite croix que le
serviteur de Dieu avait longtemps portée. Je me suis
aussi rappelé que l'un des prêtres était allé dire la
messe dans la chapelle élevée sur le lieu du martyre,
et que ce jour je m'étais trouvée mieux. On m'a assuré
que les néophytes se réunissaient pour la neuvaine. »
Nous savons que le P. Dezest, supérieur de la mis-
sion, voyant la gravité delà maladie, avait fait com-
mencer le 4 juillet, une neuvaine à Kolopelu, et avait
invité les fidèles de la paroisse à y prendre part. Le 9,
fête de Notre-Dame Reine de la Paix, un mieux
s'était fait sentir pendant que le P. Favre offrait le
saint sacrifice dans la chapelle de Poï, au lieu même
où mourut le martyr. La neuvaine se terminait au
moment où la malade s'endormit pour se réveiller
complètement guérie. Aussi tous attribuent la guéri-
son miraculeuse à l'intercession du vénérable Chanel,
et depuis ce moment la confiance envers le serviteur
de Dieu a augmenté et augmente de jour en jour,
comme l'affirment tous les témoins.
La sœur Marie du Mont-Carmel fut si bien guérie,
qu'elle put marcher, travailler, courir, sans fatigue ni
douleur, ce qu'elle ne faisait pas auparavant. Sa con-
fiance envers le serviteur de Dieu devint sans bornes.
Elle fut cependant mise à de nouvelles épreuves.
« En 1859, nous dit-elle, quelques jours avant la
484 VIE DU BIENHEUREUX
fête du Saint-Sacrement, je ressentis de vives dou-
leurs aux reins et dans d'aufes parties du corps, au
point que je ne pouvais marcher. Je me mis aussitôt
au lit. Cet état dura six ou huit jours.
« Le jour de la fête, je traînai avec peine mes mem-
bres engourdis jusqu'à la chapelle, pour recevoir la
sainte communion. Pendant mon action de grâces,
étendue sur un banc, je m'adressai au vénérable
P. Chanel, en lui disant : Vous m'ave^ guérie une
pj-emière fois, c'est une bien grande grâce; mais si
vous ne me guérisse'^ pas de nouveau, votre premier
bienfait ne me servira de rien, car je ne puis travailler
et je suis inutile à la mission. Je retournai à la maison
en souffrant moins, et je fus plus en état de m'occu-
per des préparatifs de la procession.
« Après midi, à l'heure de la procession, comme
tous s'étaient rendus à l'église paroissiale, me trouvant
seule, j'eus un grand désir d'assister à la procession.
Sans le secours de personne, je descendis par le rude
sentier qui conduit à l'église. Durant la procession, je
marchai avec les petites filles, en parcourant leurs
rangs, et je revins à la maison sans éprouver aucune
fatigue.
« Le 4 janvier 1860, je ressentis une très grande
douleur aux reins, et pendant trois semaines je fus
forcée de garder le lit. La dernière semaine, j'essayai
de me coucher sur le côté, afin de faire la classe à mes
jeunes filles. J'éprouvai de très vives souffrances, et
alors je priai de nouveau le serviteur de Dieu, en di-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 486
sant : Si vous in obtenez de Dieu ma guérison^ en recon-
naissance de ce bienfait je me livrerai à l'éducation
des petits enfants^ quoique je n'aie aucun attrait poiir
ce ministère. Ma douleur s'adoucit, la santé revint, et
aujourd'hui elle est meilleure qu'elle n'a jamais été. »
Sœur Marie de la Pitié nous apprend qu'elle accom-
plit sa promesse.
Ces faits, que les témoins confirment, avaient pro-
duit une vive impression sur les néophytes de Futuna.
Ils se passaient au moment où s'instruisait le procès
apostolique. Lorsqu'il fut terminé, le P. Dezest, sous-
promoteur de la foi, écrivit au promoteur de Rome, à
la date du i5 octobre 1861 : «J'exposerai sans aucune
hésitation à Votre Excellence quelle est ma pensée sur
cette cause.
« J'ose assurer que le vénérable serviteur de Dieu a
été saint durant sa vie et qu'il est mort martyr, sui-
vant le témoignage des hommes et de Dieu lui-même.
Tous les témoins entendus au procès, ceux qui ont
connu sa vie et sa mort et qui m'ont parlé du serviteur
de Dieu, le proclament hautement saint et martyr,
l'intercesseur de Futuna auprès de Dieu. Les néo-
phytes le prient continuellement, surtout lorsque
leurs parents sont malades. Ils vénèrent le lieu de sa
mort et de sa sépulture, et s'y transportent par un sen-
timent de piété. Ils assurent, en effet, qu'un grand
nombre de malades ont obtenu du Seigneur leur gué-
rison par l'intercession du vénérable serviteur de Dieu.
Ils nous demandent souvent de célébrer la messe dans
486 VIE DU BIENHEUREUX
la chapelle qui a été élevée sur la place du martyre et
de la sépulture (les mêmes prières nous sont venues
plusieurs fois des régions les plus éloignées, c'est-à-
dire de la France et de l'Australie), et ils font leurs
délices de recevoir là les sacrements de Pénitence et
d'Eucharistie.
« Louée et glorifiée soit à jamais la sainte Trinité,
qui a rendu glorieux le sépulcre du serviteur de Dieu.
« Et moi, indigne ministre du Seigneur, je confesse
humblement que souvent j'ai dû rendre de grandes
actions de grâces pour les nombreux bienfaits que je
crois avoir obtenus par l'intercession du serviteur de
Dieu. Je le prie tous les jours de me préserver du
mal et de me faire remplir parfaitement le ministère
que lui-même avait exercé à Futuna. Notre confiance
et celle des indigènes envers lui a augmenté de plus
en plus, depuis le jour où le décret le déclarant véné-
i^able nous a été connu. Nous désirons vivement, et
nous demandons humblement avec eux, que le très
saint Père daigne le mettre au rang des bienheureux
et le déclarer notre protecteur dans le ciel. »
Le P. Ducrettet, juge délégué, écrit à la même- date
aux Em. cardinaux de la S. G. des Rites :
« Il serait difficile d'exprimer avec quels transports
de joie et quelles manifestations d'allégresse les habi-
tants de Futuna reçurent la nouvelle du décret décla-
rant vénérable Pierre-Louis-Marie Chanel, qu'ils re-
gardaient depuis longtemps comme un saint. Aujour-
d'hui ils tendent leurs mains purifiées par les eaux du
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 487
baptême vers notre sainte mère, l'Eglise romaine,
colonne de la ve'rité ; vers son auguste chef qu'ils ap-
pellent avec bonheur leur très bon Père, parce qu'il
tient sur la terre la place de notre Sauveur, et qu'il
leur a envoyé cet éminent apôtre, qu'ils ont eu le mal-
heur de me'connaître et de mettre à mort; vers vous,
Em. Cardinaux et très illustres Pre'lats des Rites,
pour que vous ayez la bonté de poursuivre cette cause
importante, si heureusement commencée, en aidant Sa
Sainteté de vos conseils, et en faisant connaître au
monde entier que Dieu a couronné dans le ciel celui
que l'île de Futuna déclare avoir versé son sang pour
la gloire de son nom. De plus, ils demandent que le
vénérable martyr soit proclamé l'éternel protecteur de
cette île, et un vrai modèle que sa foi et ses vertus
héroïques désignent à l'imitation de tous les fidèles. »
Depuis cette époque, la confiance des néoph3^tes n'a
point diminué, et plus d'une fois Dieu s'est plu à la
récompenser.
Dans une lettre du 20 février 1874, le P. Quiblier
raconte les travaux qu'il a entrepris pour la construc-
tion de l'église de Saint-Joseph à Sigavé. « Le sou-
venir de notre vénérable martyr Pierre Chanel m'est
aussi d'un grand encouragement. Pour les Futuniens
il a donné son sang ; pourrais-je leur refuser mes
sueurs? Je sens qu'il nous aide pour la continuation
de son œuvre. Dans l'exercice de notre saint ministère,
nous rencontrons des effets de la grâce qui nous sur-
prennent : nous aimons, sans être téméraires, je crois.
488 VIE DU BIENHEUREUX
à les attribuer à notre saint confrère. Il avait tant
aimé ce peuple, il n'est pas étonnant qu'il s'intéresse
à son salut. J'ai aussi la confiance qu'il m'aide dans
mon entreprise, qu'il est pour beaucoup dans la bonne
volonté de mes gens :
«Voici, à ce sujet, un faitque jetiensàvousraconter :
« Au mois de mars de l'année passée, pendant que
le travail des fondations était dans tout son entrain,
je fus appelé auprès d'un homme qui était gravement
malade. Il s'était baigné dans l'eau fraîche lorsqu'il
était en transpiration. Son imprudence lui procura
une forte fluxion de poitrine compliquée de dyssen-
terie. Tous ses membres étaient glacés; à peine s'il
pouvait parler. Le temps pressait, je le confessai
comme je pus, et je courus chercher le saint Viatique.
Après l'avoir exhorté à remercier le bon Dieu qui, dans
son infinie miséricorde, était venu le visiter, la pensée
me vint tout à coup de l'engager à prier dans son
cœur le Père Chanel de lui rendre la santé, afin qu'il
pût prendre, lui aussi, sa part aux travaux de l'église.
Il ne me répondit rien ; du reste, je doutais fort qu'il
m'eût comprit. Deux heures plus tard, le malade vo-
missait plus de trois litres de sang noir et figé. Le
sang circulait de nouveau dans ses veines; mon ma-
lade était sauvé ; sa convalescence n'a pas même été
longue. Je lui demandai plus tard ce qu'il pensait de
sa guérison ; il me répondit : J'ai prié le père Pierre^
je le pi'ie encore tous les jours ; c'est lui qui m'a guéri.
C'est aussi ma conviction. »
PIERRE-LOUIS-MARIK CHANEL 489
Mgr Lamaze, évêque d'Olympe et vicaire aposto-
lique de rOce'anie centrale, dans sa lettre circulaire
du 19 mars i883, s'exprime ainsi :
« Le village de Poï, où résidait notre martyr, est
à deux lieues d'Alo et à six lieues de Sigavé. Une
haute montagne le sépare de cesdeuxparoisses. Le sen-
tier est escarpé et bordé de précipices. Nous ne vou-
lions pas donner d'éclat à notre pèlerinage; mais la
foule nous prévint. Au fond de ces abîmes, sur le haut
de ces rochers, des groupes de pèlerins chantaient des
cantiques, heureux d'aller prier avec nous sur la tombe
du martyr. La chapelle qui l'abrite occupe l'emplace-
ment de sa case ; l'autel est élevé sur le lieu même
où il fut massacré ; à droite de l'entrée, une croix de
bois indique le lieu de sa sépulture.
« On a emporté les ossements en France, disait une
Futunienne qui aida à la translation, mais les chairs
et le sang sont ici. La croix, les chandeliers, le
ciboire, le calice, l'aube et les ornements qui furent
à l'usage du Vénérable, servent encore à la célébra-
tion des saints mystères. Un parfum du ciel embaume
ce modeste sanctuaire. Aussi nos néophytes aiment-
ils à le visiter; et quand ils ont besoin d'u7ie grâce
spéciale, c'est à Po'i qu'ils vont la deinander. »
§ 2. — Guériso?is obtenues en Océanie. .
La puissance du saint martyr se manifeste en de-
hors de l'île privilégiée de Futuna, comme le prou-
490
VIE DU BIENHEUREUX
vent, en particulier, les guérisons suivantes que nous
sommes heureux de rapporter.
1. Guèrison d'un jeune homme au collège de Clydesdale, àSydney
(Australie).
v( Aujourd'hui (28 novemibre 1 863), le bon Dieu nous
a donné, par l'interme'diaire du vénérable P. Chanel,
une marque signalée de sa protection. Un des nos en-
fants du collège, jeune homme de 19 ans environ,
était pris par une de ces coliques qu'on nomme mise-
rere^ gonflement et induration du ventre, douleurs
insupportables dans le ventre, envies de vomir et
constipation opiniâtre. Nous avions épuisé tous les
moyens. Le malade allait un peu mieux, quand ce
soir, vers cinq heures, il fut repris plus fortement que
jamais. On entendait les cris du jeune homme dans
toute la maison. On aurait dit à chaque instant que
la douleur allait l'étouffer. C'était le troisième jour ;
je craignais beaucoup que l'inflammation ne se décla-
rât, et par suite la gangrène. Je faisais sans cesse des
applications d'eau froide sur le ventre du malade ; à
peine le linge le touchait-il, qu'il le trouvait. brûlant
et ne pouvait le supporter. A bout de ressources, je
cesse tout à coup mes compresses -, je vais prendre un
morceau des bas du R. P. Chanel. J'avertis le jeune
homme et nos autres enfants présents que je vais faire
l'application du morceau d'étoffe du martyr pour ob-
tenir la guérison désirée. A peine les cris du malade
permettaient-ils d'entendre ma voix, et, ô bonté de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 49 I
Dieu, dès que le morceau d'étoffe a touché le ventre,
le jeune homme respire un grand coup, à plein souffle,
comme quelqu'un qu'on décharge d'un fardeau. C'était
à 7 heures 2 5 minutes du soir. Peu après, l'enfant
s'endormit, et aujourd'hui, 24, il a mangé trois fois ;
il se promène et est parfaitement guéri. Gloire à Dieu
et à son martyr ! »
Baino de Samoa (Leatele) (i).
II. Cruèrison de la jeune Maria (île Tutuila).
a Mon Révérend Père (2),
« Voici le récit d'une guérison miraculeuse opérée
sous mes yeux, en présence d'un grand nombre de
témoins. Elle est due à la protection du vénérable
P. Chanel, notre premier martyr d'Occanie.
« Je vais préalablement donner quelques explica-
tions nécessaires à l'intelligence de ce fait.
« Mon catéchiste Silverio et sa femme Symphonia
avaient été désignés pour la difficile mission de Notre-
Dame du Port. C'était un poste de dévouement, car
tout était à fonder, et les difficultés ne devaient pas y
manquer. Cependant ce catéchiste accepta généreu-
sement cette charge.
« Mais une rude épreuve l'attendait au début. Le
(i) Extrait du journal de Mgr Elloy, 23 novembre i863.
(2) Le R. P. Couloigner, procureur des missions de la
Société de Marie.
492 VIIÎ DU BIENHEUREUX
plus jeune de leurs deux enfants, nomme' André,
tomba malade le jour même de leur arrivée à Tu-
tuila, et, deux jours après, la mort le leur ravissait.
Ce fut pour eux un coup terrible. Cependant ils
firent preuve de beaucoup de vertu en acceptant cette
croix avec une grande résignation, et ils se mirent à
l'œuvre de conversion avec un zèle admirable.
« Le bon Dieu remplaça bientôt André par une
petite fille, qui reçut au baptême le nom de Maria.
« Au mois d'avril dernier (i 883), la petite fille fut
prise elle-même par une maladie assez semblable à
celle qui avait emporté son frère. Aucun remède ne
put en arrêter les progrès. Au bout de quatre jours,
la petite Maria était mourante. Je désirais vivement
la guérison de cette enfant, car j'avais tout lieu de
craindre que, si elle venait à mourir, ses parents ne
perdissent courage et n'abandonnassent ma mission,
pour laquelle ils m'étaient d'un grand secours. Nous
fîmes des prières spéciales pour obtenir sa guérison ;
mais la maladie continuait ses ravages et le bon Dieu
paraissait vouloir demander encore ce sacrifice.
« La nuit du 27 au 28 avril semblait devoir être la
dernière pour la petite malade. A minuit, on m'an-
nonce qu'elle se meurt. Je recommande de prier
davantage, et on récite le chapelet jusqu'au matin. La
petite malade était toujours entre la vie et la mort.
Enfin, au moment où je venais de finir ma messe, on
m'annonce qu'elle est mourante, et que son père me
prie d'aller la voir une dernière fois. Comme c'était le
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 498
jour anniversaire du martyre de notre vénérable
P. Chanel, il me vint en pensée d'emporter sa relique
et de l'appliquer à la mourante. J'entre donc dans la
case, muni de cette relique, que je tiens du frère
Marie-Nizier, le compagnon du martyr.
« Déjà les pleurs et les cris avaient commencé, et,
selon l'usage du pays, une voisine avait déjà retiré la
petite fille des bras de sa mère, pour que celle-ci ne
la vît pas mourir. Je m'approchai d'elle et lui fis baiser
le crucifix; mais elle était immobile et glacée, je la
crus morte. Cependant, un mouvement convulsif de
la lèvre inférieure nous annonça qu'il y avait peut-être
un reste de vie. J'annonce au catéchiste que je vais
appliquer une relique du P. Chanel à la malade et
que de son côté il fasse vœu de la consacrer à Dieu, si
elle revient à la vie et à la santé. Tout est promis.
« Je dépose la relique sur la poitrine de la petite
Maria, et alors, à genoux, nous récitons ensemble un
Pater, un Ave et l'invocation au vénérable P. Chanel.
En ce moment un deuxième mouvement de la lèvre
inférieure nous fit craindre que tout ne fût perdu.
Mais quelle ne fut pas notre joie et notre admiration
de voir la petite fille ouvrir les yeux et allonger ses
petites mains comme pour demandera manger ! Nous
lui donnâmes à boire un peu de lait mêlé de café, et
elle le but jusqu'au bout. Puis elle s'endormit tran-
quillement. Les symptômes de la maladie avaient
disparu, et, trois jours après, elle avait recouvré toutes
ses forces.
494 VIE DU BIENHEUREUX
« Tous les témoins ont vu là un miracle, et moi
aussi.
« Laus Deo, laiis Mariœ, laus venei^abili P,
Cha?ieL
« Julien Vidal, S. M. (i) «
III et IV. — Guérison de Loiiis "Wendt et de Sosimo Toemahi.
Wallis, Mua, le 5 octobre 1886.
« Révérend et très aimé Père,
« La joie dans le cœur, je vous annonce que je
viens d'être témoin de deux miracles obtenus par l'in-
tercession du vénérable P. Chanel.
« Le premier miracle est la guérison du jeune Louis
Wendt, âgé de deux ans et demi. Son père est Alle-
mand, ancien capitaine, établi à Wallis depuis onze
ans. C'est le principal commerçant de notre petite île.
Bon catholique, il s'est toujours montré dévoué envers
la mission, à laquelle il aime à rendre tous les services
possibles.
« Le samedi 29 mai, M. Wendt m'envoya chercher
en toute hâte, pour recueillir le dernier soupir de son
jeune enfant. Il voulait avoir la consolation de voir le
missionnaire près de ce petit ange, au moment où il
s'envolerait au ciel.
(i) Extrait du journal de la mission, à la date du 29 avril
1884. L'auteur de cette lettre a été' nommé, le i3 mai 1887,.
évêque d'Abydos et premier vicaire apostolique de Fidji.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 496
« Louis était maladedepuis dix-sept jours. M, Wendt
avait eu recours à tous les remèdes, européens et
wallisiens, capables de combattre la maladie. Mais la
fièvre et les douleurs d'entrailles n'avaient fait qu'au-
gmenter de jour en jour.
« Lorsque j'arrivai dans la chambre du moribond,
je compris de suite qu'il n'y avait plus d'illusion à se
faire, l'enfant touchait à sa fin. C'était pitié de voir
son corps devenu comme un squelette. Il avait les
pieds et les mains horriblement contournés et déjà
raides de la raideur de la mort. Les yeux étaient vitrés
et fixes. La bouche ne formait plus qu'une plaie, et les
dents, étaient tellement serrées les unes contre les
autres, qu'il était impossible d'ouvrir la bouche de
l'enfant. Le pouls avait disparu et la respiration sem-
blait éteinte. Je craignais que le petit Louis ne mourût
au bout de quelques minutes.
« Je fus très touché des larmes de son père, de sa
mère et de ses petites sœurs, et je faillis pleurer moi-
même. Mais, de suite, la pensée me vint de demander
un miracle par l'intercession du vénérable P. Chanel.
En même temps, quelque chose me disait intérieure-
ment que le miracle allait avoir lieu.
« M. Wendt, lui dis-je, vous m'avez fait appeler
« pour assister à la mort de votre enfant. Dans quel-
« ques instants, en effet, il ne sera plus de ce monde.
« Mais Dieu peut le guérir par un miracle. Adressons-
« nous au vénérable P. Chanel, martyr de Futuna,
« et prions Dieu de glorifier son serviteur en guéris-
49^ VIE DU BIENHEUREUX
« sant ce moribond. Faites le vœu que si votre enfant
« guérit, vous n'attribuerez sa guérison qu'à l'inter-
« cession du vénérable P. Chanel ; ce sera une preuve
« que le bon Dieu nous donnera de la sainteté de son
« martyr. »
« M. Wendt lit de suite le vœu que je venais de lui
suggérer. Il promit de plus d'aller, un jour, avec son
fils en pèlerinage à Futuna, au lieu du martyre, et de
faire une offrande convenable à l'église de Poï. Nous
priâmes tous ensemble, et je revins au presb3'tère,
emmenant avec moi M. Wendt. Je voulais lui lire le
récit d'une guérison miraculeuse obtenue à Lourdes,
et par là augmenter sa confiance. J'avais peur qu'il
n'eût pas cette foi qui obtient les miracles. Après la
lecture de la guérison miraculeuse, je le priai d'aller à
l'Eglise renouveler son vœu. Il le fit, et, à partir de ce
moment, l'enfanta été guéri. L'agonie s'est changée en
sommeil paisible. Quand le petit Louis s'est réveillé,
ses yeux avaient repris la vie. Les mains et les pieds
s'étaient assouplis. Il a ouvert la bouche, et indiqué
qu'il voulait boire et manger.
« Gomme il -avait été convenu, aucun remède n'a
plus été administré ; et cependant l'enfant n'a plus
éprouvé de crise et n'a plus ressenti de douleur. Le
mal avait été guéri radicalement. Pendant neuf
jours, la famille s'est rendue à l'église pour faire les
prières que j'avais indiquées, et, au bout de trois
semaines, la belle santé d'autrefois était entièrement
revenue.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
497
« Tout le monde a vu là un miracle évident.
Pour moi, je suis prêt à affirmer par serment que
je regarde la guérison du petit Louis, comme miracu-
leuse (i).
« En juillet dernier, on m'a apporté à l'église un
autre enfant, âgé de six ans, et appelé Sosimo Toe-
mahi, qui était également à l'agonie. Depuis cinq
jours, il avait refusé toute espèce de nourriture. A
cause de la violence de ses douleurs d'entrailles, il
repoussait tous ceux qui s'approchaient pour le soi-
gner. Il me fut impossible de le confesser. Je ne pus
que lui administrer l'extrême-onction, et lui appli-
quer l'indulgence de la bonne mort.
« Puis, m'adressantà ses parents éplorés : « Vous
« savez, leur dis-je, que l'enfant de M. Wendt a été
« guéri miraculeusement par une neuvaine au véné-
(I) Wallis. Mua, 3 Août 1886.
Je soussigné, Jérôme-Ernest Wendt, atteste que mon fils
Louis, âgé de deux ans et demi, était à l'agonie. Sur la pro-
position du R. P. Ollivaux, missionnaire à Mua, paroisse
de Saint Joseph, je fis le vœu d'aller en pèlerinage à Poï, avec
mon fils, au lieu où a été martyrisé le vénérable P. Chanel, s'il
obtenait, par son intercession, la guérison de mon cher Louis.
Contre tout espoir humain, et malgré toutes les apparences de
mort, mon enfant a été guéri. Il m'est impossible de ne pas voir
dans cette guérison un fait miraculeux.
En foi de quoi, j'ai signé cet écrit pour être porté à la
connaissance des premiers supérieurs de la Société de
Marie.
lam... captain E. Wendt at Wallis Island,
Je suis... capitaine E. Wendt, à l'île de Wallis.
3i
4q8 VIE DU BIENHEUREUX
« rable P. Chanel. Demandons au bon Dieu un second
« miracle par l'intervention de son serviteur. Cessez
« toute espèce de remède; priez seulement, mais de
« toute la force de votre âme, avec cette foi dont parle
« la sainte Ecriture, et qui suffirait pour transporter
« les montagnes. Pendant neuf jours, vous viendrez,
« trois fois par jour à l'église solliciter la guérison du
« petit Sosimo, par l'intercession du ve'nérable P. Cha-
« nel, mart}^ de Futuna. ))
« Le père fit le vœu de n'attribuer la guérison de
son fils unique, s'il guérissait, qu'à l'intercession du
vénérable P. Chanel. Il promit de faire à l'église de
Poï un don d'environ 5o dollars, de célébrer avec une
grande dévotion, pendant dix ans, la fête du saint
martyr, si l'Eglise lui décerne les honneurs de la béa-
tification. Il promit aussi d'off'rir son enfant au Sei-
gneur pour être prêtre, si Dieu, dans sa bonté, dai-
gnait agréer ce vœu.
« Au moment même, la convalescence commença.
Pendant neuf jours, on apporta l'enfant à l'église, et
toute la parenté priait avec une grande ferveur. On
n'administra plus aucun remède à Sosimo, ■ qui,
comme l'enfant de Wendt, ne faisait que manger,
boire ou dormir. Au bout de la neuvaine, toute la
parenté a proclamé qu'elle voyait un miracle dans
cette guérison.
« Quant à moi, je n'ai pas l'ombre d'un doute à cet
égard. Notre vénérable martyr a bien voulu prouver,
par ces deux guérisons miraculeuses, qu'il est dans la
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 499
gloire des bienheureux. Puisse leur re'cit, mon Réve'-
rend Père, réjouir votre cœur,
« Alfred Ollivaux, S. M. jniss. apost (i). »
§'3. — Grâces et guérisons obtenues en Europe.
Le P. Chevron, dès qu'il eut appris, par le F. Marie
Nizier, la mort du P. Chanel, s'empressa d'écrire au
T. R. P. Colin, supérieur de la Société de Marie, en
lui faisant connaître les principales circonstances du
martyre. Sa lettre, datée de Wallis, le 28 mai 1841,
commence par ces mots : « La nouvelle que je vous
annonce, si elle attriste votre cœur, consolera votre
foi. Le P. Chanel a mérité le bonheur de verser son
sang pour la cause de Jésus-Christ. » En recevant
cette lettre, le T. R. P. Colin adressa de suite une cir-
culaire aux membres de la Société de Marie : « Mes
bien-aimés confrères, la nouvelle que je vous an-
nonce, si elle attriste un instant la nature, console
néanmoins notre foi. Adorons et bénissons la miséri-
cordieuse providence de notre Père céleste. Chantons
un cantique de louanges en l'honneur de Marie, notre
Mère, la Reine des martyrs. L'un de ses enfants et
notre frère a mérité de verser son sang pour la gloire
de Jésus-Christ. Rien n'excite plus mon zèle, ne ré-
veille davantage ma confiance que cette nouvelle fa-
(i) Lettre adressée à l'auteur de cette biographie.
500 VIE DU BIENHEUREUX
veur accordée à toute la Société dans la personne de
notre bien-aimé confrère (i). »
De Rome, le 25 juin 1842, il écrivait au P. Lagniet :
« Partout ici, on félicite la Société naissante de comp-
ter déjà un martyr dans la personne du Père Chanel.
On m'a marqué la marche à suivre pour introduire la
cause de sa béatification... »
Cette mort glorieuse, grâce aux journaux catholi-
ques et aux Annales de la Propagation de la foi, fut
connue partout. Plus d'une fois le récit et les détails
du martyre de l'apôtre de Futuna furent le sujet de
l'éloquence chrétienne. A Paris même, dans l'église
de Notre -Dame -des -Victoires, le vénérable cure,
M. Desgenette, pour édifier son auditoire, toujours si
nombreux et si recueilli, raconta d'une voix émue les
principaux traits de la vie et de la mort héroïque du
P. Chanel. Mais nulle part le récit du martyre ne
produisit autant d'enthousiasme que dans le diocèse
de Lyon et de Belley, où tant de personnes avaient pu
connaître et apprécier les qualités et les vertus du
saint confesseur de la foi.
La nouvelle de sa mort était encore toute récente,
lorsque, en 1 842, eut lieu à Marboz (Ain), la translation
du corps de sainte Urbaine. Présidée par Mgr Dévie,
évêque de Belley, cette solennité vit accourir plus de
cent ecclésiastiques, tout le grand séminaire de Brou,
et près de huit mille personnes. L'église ne pouvait
(I) Belley, 6 avril 1842.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5oi
contenir la foule. M. l'abbé Deschamps prêcha en plein
air sur le trioinphe de la religion par ses martjrs, et
le triomphe des martyrs par la religion. Son discours
produisit la plus vive émotion. Les larmes coulèrent
quand l'orateur donna le re'cit détaillé de la mort du
P. Chanel. Puis, s'adressant au martyr, il s'écria :
« Pourrais-je vous oublier, martyr de Jésus-Christ,
dont le sang fume encore devant nous ? Pourrais-je
vous oublier, vous, mon compatriote, mon condis-
ciple et mon ami ? Non, j'épanche sur vous ma dou-
leur et mes larmes ; je pleure avec les membres de
de votre famille ici présents ; je pleure avec tous ceux
qui vous connurent, et par conséquent vous aimèrent ;
doleo super te,frater mi Jonatha ! Mais j'essuie mes
pleurs. Pourquoi pleurer sur votre triomphe qui doit
nous réjouir ? Vous étiez digne de la palme ensan-
glantée, plus belle et plus désirable que le sceptre des
rois ; vous étiez digne de la couronne des martyrs.
Triomphez donc au ciel, et priez pour nous ! Oui,
triomphez ! Peut-être un jour entourerons-nous de
nos hommages vos restes vénérés, apportés dans notre
pays comme un trésor qui nous sera plus précieux
que l'or et les diamants...
« Société de Marie, que j'aime à cause de ta Reine,
que j'aime parce que j'ai été ton enfant (i), que j'aime
(i) M. l'abbé Deschamps avait passé quelque temps dans la
Société de Marie, avant que cette société eût reçu l'approbation
du Saint-Siège.
502 VIE DU BIENHEUREUX
en considération de toi-même, triomphe avec ton pre-
mier martyr ! Puisses-tu, semblable au grain de sé-
nevé, devenir un grand arbre, et étendre de plus en
plus tes rameaux vigoureux dans les nombreux archi-
pels de rOcéanie ! Triomphez aussi, vénérable Evêque !
Votre diocèse a eu la gloire de donner le premier mar-
tyr à une Société que vous avez bénie dès son berceau,
et qui se montre, à tous égards, si digne de votre
paternelle bienveillance... (i) «
Les novices de la Société de Marie aimaient à s'en-
tretenir des vertus et de la mort du P. Chanel. Ils ré-
citaient souvent la prière qu'il avait recommandée
avant son départ pour les missions : Que par j'otis,
ô Marie, le nom du Sauveur des hommes soit connu et
adoré par toute la terre. Mais, en général, ils s'en
tenaient là, ne pensant pas qu'un jour sa cause de
béatification dût être introduite.
Plusieurs personnes, pleines de confiance en sa
protection, n'hésitèrent pas à lui adresser des prières
qui, plus d'une fois, furent exaucées.
Quatre ans après sa mort, en 1S45, M. l'abbé Ber-
nard visitait l'ancienne cathédrale de Toulon. Il vit
venir à lui M. le curé. Ce vénérable ecclésiastique
avait appris qu'il était du département de l'Ain. Il lui
parla du P. Chanel, et lui annonça qu'une religieuse
de l'hôpital maritime avait une grande confiance au
(i) Ce fragment de discours a e'te' communiqué au P. Bour-
din par l'orateur lui-même.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANFr. 5o3
saint mart3T, parce qu'elle avait icçu par son inter-
cession des grâces signalées. Pour faire plaisir au bon
cure', qui voulait une relique, M. Bernard dut céder une
lettre très courte qu'il avait reçue du serviteur de Dieu.
Une de ses pénitentes d'Ambérieux, âgée de 80 ans,
nous disait que le P. Chanel avait laissé une telle ré-
putation de sainteté, qu'en apprenant son mart3Te
elle n'avait cessé de l'invoquer, et qu'elle en avait ob-
tenu des grâces. Dans une circonstance, elle éprouvait
un refus, sur un point important, de la part d'une
personne qui lui était chère. A peine eut-elle dit :
Père Chanel, venei à mon aide ! la personne en ques-
tion acquiesça à son désir.
Ce fut surtout depuis l'introduction de la cause de
béatification, que les fidèles invoquèrent le saint mar-
t3T avec plus de confiance, et nous savons que ce ne
fut pas inutilement.
La reconnaissance fait un devoir à l'auteur de ce
h'vre de déclarer que, dans différentes circonstances,
il a invoqué le serviteur de Dieu, soit en lui adressant
de simples prières, soit en faisant des neuvaines, et
qu'il s'en est bien trouvé. Les affaires pour lesquelles
il recourait à lui, ont mieux réussi qu'il ne pensait. Il
se croit obligé de dire qu'il a souvent demandé des
neuvaines en son honneur à des personnes malades
ou dans la peine, et que ces prières n'ont point été
inutiles. Plusieurs fidèles nous ont rendu le même
témoignage, et racontent différentes grâces ou guéri-
sons qu'elles ont obtenues.
5 04 VIE DU BIENHEUREUX
Mais nous devons donner ici la relation de quelques
guérisons éclatantes.
1. Gusnton de M"'« Noellet.
]\|i!e Me'lanie Noellet, de Clermont-Ferrand, e'crit
au P. Ducournau, le 24 octobre 1861 :
« Mon révérend Père, le vénérable P. Chanel vient
de m'obtenir une nouvelle grâce. La reconnaissance
que je lui dois me fait un devoir de vous raconter le
fait.
« C'était le jour du Saint-Nom de Marie. En ren-
trant de la promenade, maman fut subitement saisie
par des crampes d'estomac et des coliques très vio-
lentes, qui furent bientôt suivies de vomissements et
de défaillances. Une sueur froide lui découlait de tous
les membres. Le froid commençait à lui engourdir les
jambes ; ses chevilles sont restées, pendant plusieurs
jours, tout comme si elles eussent été disloquées.
Inutilement j'ai suivi l'ordonnance du médecin jus-
qu'à trois heures du matin : les crises devenaient plus
violentes et se répétaient plus souvent. La dernière
fut beaucoup plus inquiétante, et provoqua une espèce
de convulsion. Je compris alors le danger. Jamais je
n'avais été si peu disposée à faire le sacrifice de ma
mère... Ne sachant plus que faire, j'eus recours à mon
saint protecteur, à qui je dis en pleurant : « Père
Chatiel, vene^ donc à mon secours ! « J'eus en même
temps la pensée de faire dire une messe chez les
PP. Maristes. En ce moment, maman s'est endormie
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5o5
comme par enchantement, et n'a plus senti aucune
douleur. Il ne lui est resté qu'une grande faiblesse,
preuve incontestable de la gravité de la maladie. A son
réveil, elle m'a dit que, pendant ce sommeil, elle avait
éprouvé un certain bien-être (c'est sa propre expres-
sion), dont elle ne pouvait pas se rendre compte.
Ayant entendu dire que la très sainte Vierge visite les
Maristes à l'heure de la mort, elle croyait que c'était
elle qui était venue pour l'aider à bien mourir. Lui
ayant dit que c'était tout juste à ce moment-là que
j'avais prié le vénérable martyr, elle ne doute pas un
instant que sa prompte guérison ne soit un effet de sa
protection. Afin de mieux attester ce fait, elle se fait
aussi un devoir de joindre sa signature à la mienne.
« Mélanie NoELLET ; Veuve NoELLET. »
II, — Guérison de N . Cummins.
« Après mon ordination à la prêtrise, je me trou-
vais à Dundalk, au mois de mars 1868, lorsque je.
reçus une dépêche m'annonçant que ma sœur, reli-
gieuse, allait mourir. Je me transportai immédiate-
ment auprès d'elle au couvent de A... (Irlande), et je
la trouvai, en effet, bien près de sa fin.
« Le lendemain de mon arrivée, 21 mars, le mé-
decin qui la soignait me fit appeler pour m'avertir
de son état et me dit : « Si vos parents désirent la voir
envie il faut qu'ils viennent de suite, car votre sœur
ne peut survivre un autre jour. )) Le docteur pen-
5o6 VIE DU BIENHEUREUX
sait même qu'elle ne passerait pas la nuit suivante.
« Je fis donc pre'venir immédiatement mes parents
en leur annonçant l'e'tat très grave de la malade et les
priant d'accourir le plus vite possible.
« Je passai la nuit auprès de ma sœur. Quand
l'heure fut venue, j'offris le saint sacrifice de la messe
pour demander sa guérison, ou, du moins, pour lui
obtenir une bonne mort. Après la messe, comme la
fin paraissait prochaine, on avertit la communauté de
se rendre auprès de la malade pour assister à ses
derniers moments. J'arrivai à mon tour, et je vis ma
pauvre sœur immobile, les yeux ferme's, sans parole,
et, il me semble, presque sans connaissance. Les reli-
gieuses les plus expérimente'es croyaient que déjà
l'agonie avait commencé : aussi elles me prièrent de
réciter avec la communauté les litanies des agoni-
sants.
« Jusqu'à ce moment je n'avais jamais invoqué le
vénérable P. Chanel, premier martyr de l'Océanie.
Ma pensée ne se portait pas vers lui dans cet instant
critique. Tout à coup, en tournant les feuillets de mon
rituel, je rencontrai une de ses images. De suite
il me vint en pensée de l'appliquer à l'endroit de l'es-
tomac où se trouvait l'ulcère ou la plaie terrible qui
la faisait mourir.
« Je me lève aussitôt et sans hésiter j'applique
l'image du vénérable martyr. Au même moment, ma
sœur ouvre les yeux ; elle me regarde et me dit :
Votive homme m'a guérie. — Quel homme ? lui deman-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5oj
dai-je. — Celui dont vous avei mis l'image sur ma
poitrine.
« La supérieure se hâte d'approcher du lit. Oui,
oui, lui dit-elle, je vais mieux., je suis guérie. La ma-
lade a pu prendre imme'diatement des rafraîchisse-
ments. Mes parents arrivent; elle peut les recevoir et
s'entretenir avec eux.
« Le me'decin vint à son tour pour faire sa visite.
Quelle ne fut pas sa surprise en apprenant que la ma-
lade était encore en vie et même hors de tout
danger !
« Voyant ma sœur guérie d'une manière si mira-
culeuse, quoique les forces ne fussent pas complète-
ment revenues, je partis, le 24, avec mes parents, en
bénissant Dieu de la grâce qu'il venait de nous accor-
der par l'intercession du premier martyr de l'Océanie.
Michel Cummins S. M.
m. — Guérison de M"' Anna Legay.
« Que la puissance de Dieu est grande et qu'elle est
admirable dans ses saints, lorsqu'il se plaît à mani-
fester cette puissance parleur intercession !
« Une personne de notre ville de Riom (i), recom-
mandable par sa piété et ses bonnes œuvres, connue
de tous, des pauvres surtout, à cause de sa charité
inépuisable, avait été frappée, il y a quelque temps,
(i) Mlle Anna Legay.
5o8 VIE DU BIENHEUREUX
d'une attaque qui avait failli l'enlever, et dont elle
était revenue très lentement, sans toutefois reprendre
ses habitudes de vie active et pleine de zèle.
« La bonne demoiselle avait chez elle le portrait du
ve'nérable Père Chanel, prêtre mariste, mort premier
martyr en Océanie. Il y a environ un mois, elle me
disait ; « Savez-vous que je demande ma guérison
complète au P. Chanel ; je le salue, matin et soir, et
je n'ai qu'un désir , celui d'ajouter une petite gloire
de plus au nombreux témoignages qui seront portés
dans les travaux de sa canonisation. »
« Samedi, 5 octobre 1878, elle fut frappée de nou-
veau par une autre attaque, si forte cette fois, et avec
des symptômes si affreux qu'on la croyait perdue irré-
vocablement : convulsions qui raidissaient les mem-
bres, cœur presque sans battement, visage décomposé,
entièrement noir, dents crochetées; c'était effrayant et
triste à voir.
« Un des meilleurs médecins de la ville, M. Girard,
appelé en toute hâte, constata que jamais il n'avait vu
une attaque arrivée à un tel degré. Après avoir em-
ployé tous les moyens possibles en pareille circons-
tance, il se retira disant que tout était inutile, qu'il
n'y avait plus aucun espoir (i). M. le curé de la pa-
roisse vint bien vite pour lui administrer le sacre-
(i) Le cœur ne battait plus, le pouls était insensible, le
miroir approché des lèvres ne dénotait aucun souffle [rapport
■des témoins).
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL ÔOQ
ment de l'extrênie-onction ; il ne prit pas une mi-
nute pour revêtir le surplis , tant il craignait de la
voir mourir dans ces crises qui se succédaient. Plu-
sieurs personnes de sa famille et autres âmes de'vouées
restaient là près d'elle, attendant le dernier soupir.
On demandait au bon Dieu et à la sainte Vierge de
lui venir en aide.
« Sur minuit, sa jeune bonne, qui ne la quittait
jamais, se souvint tout à coup de sa confiance, de sa
dévotion au père Chanel et dit tout haut : Si nous
prions le père Chanel! A ce nom du père Chanel,
la malade eut un tressaillement, comme un retour à la
vie, toutes les personnes présentes purent le consta-
ter ; plusieurs ne connaissaient même pas du tout le
nom du bienheureux martyr, et furent d'autant plus
frappées de la puissance de son invocation. A partir
de ce moment, on continua de prier, de s'adresser au
P. Chanel ^vec ferveur; le calme se fit insensible-
ment.
« Le dimanche, la malade avaitreprisconnaissance,
sans toutefois pouvoir parler ; seulement, devant plu-
sieurs personnes et à diverses reprises, à l'invocation
du père Chanel, elle faisait aussitôt, et toute seule, le
signe de la croix. C'était déjà un immense progrès, vu
l'état de la veille.
« Dans la nuit du dimanche au lundi, elle recouvra
parfaitement la parole, et le côté gauche,' qui était
paralysé, se ranima; pour le prouver, elle nous serrait
la main et nous pinçait en souriant. Tout le monde en
5 10 VIE DU BIENHEUREUX
était étonné et dans un profond saisissement ; on mur-
murait tout bas que cette résurrection était vraiment
miraculeuse. Le docteur, en la revoyant vivante le
lendemain, n'en pouvait croire ses yeux. M. le curé,
venant de la visiter, disait hautement que ce rappel à
la vie, ce retour de la connaissance, de la parole,
avait quelque chose de surnaturellement divin. Il
engagea la malade à recevoir le bon Dieu en action de
grâces, et aussi en l'honneur du vénérable P. Chanel,
qui avait eu une si large part à ce mieux si prompt et
si extraordinaire.
ic On a placé la chère image au pied du lit, afin
qu'elle jette son ombre protectrice sur la malade, et
que celle-ci puisse aussi la saluer du regard. Elle
disait à quelqu'un :
« Si je meurs, on pourra distribuer à mes amies les
« cadres ou tableaux qui sont dans ma chambre ; mais
« que l'on ne donne à personne celui du père Chanel.
« Je veux qu'il reste dans ma famille pour en être dès
« aujourd'hui le protecteur. »
« Nous avons cru bien faire en écrivant cette petite
note. Nous avons suivi l'élan qui nous y a "porté,
comme on obéit à un devoir. Elle sera du reste ap-
puyée et signée de témoins honorables. Nous n'avons
cherché qu'une chose, prouver une fois de plus que si
(comme nous le disions en commençant) la puissance
de Dieu est grande et sa bonté sans limite, la foi vive
et constante de ses enfants recevra toujours sa récom-
pense ! Gloire et merci au vénérable père Chanel, lui
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5ll
si humble, si ignoré jusque-là! que son nom soit connu
de'sormais et invoqué parmi nous !
« Sœur Eliade, supérieure du Bon-Secours ;
Hélène Verny ; E. Fabre, née de Fau-
GiÈRE ; sœur Gabrielle, supérieure de la
Miséricorde; Eugénie Perdrigon; M. Boyer
Amblard.
« Je soussigné, curé de Notre-Dame, certifie que la
présente relation est conforme à la vérité.
« Dallet, curé (i). »
rV. — Guérison d'un jeune homme à l'école apostolique de Montluçon.
(Institution Saint-Joseph de Montluçon, le 29 août 1884.)
« Mon Révérend Père,
« Je vous remercie de l'occasion que vous me four-
nissez de me montrer reconnaissant envers le véné-
rable P. Chanel, en vous racontant la faveur qu'il a
accordée à l'un de nos jeunes apostoliques.
« Ce petit jeune homme fut pris, vers la fin d'avril
de l'année dernière, d'une fièvre ardente accompagnée
de délire, d'hémorragie nasale et de douleurs abdomi-
nales, dans lesquelles le docteur de la maison reconnut
(ij M'î« Boyer Amblard, en rédigeant cette note, a oublié
d'ajouter que M^^* Anna Legay fut si bien guérie qu'elle n'eut
plus aucune attaqne.
Plusieurs autres personnes se sont offertes pour signer la rela-
tion de la guérison, si on le jugeait utile.
5 I 2 VIE DU BIENHEUREUX
bientôt les symptômes d'une fièvre typhoïde des plus
violentes, et ordonna, par prudence, l'isolemeut du
malade, que l'on transporta dans une maison nouvel-
lement acquise au haut du jardin. Nous étions au cin-
quième jour de la maladie et au dimanche de Notre-
Dame des G^râces (29 avril) ; le pouls de l'enfant
marquait 120 pulsations à la minute et le délire était
continuel. « Docteur, dis-je à notre excellent médecin
« en l'accompagnant, ne pensez-vous pas qu'un mal
« qui s'annonce si violent au début, puisse aussi avoir
« une fin rapide ? — Une fin rapide, oh si, mais il ne
« faut pas la désirer, car une fin rapide, en pareil cas,
« est presque toujours malheureuse. » Sous l'impres-
sion de cette parole, je réunis les élèves de l'école et
les engageai à commencer une neuvaine à la sainte
Vierge, par l'entremise du vénérable P. Chanel.
(( Cependant j'étais dans une peine extrême ; la
difficulté du service dans un appartement éloigné de
la maison, l'appréhension d'un dénouement fatal, une
telle nouvelle à annoncer à la famille, tout cela m'en-
levait la force et l'énergie et je passai bien tristement
la belle fête de Notre-Dame des Grâces. A six heures
je monte chez le malade, et dis à la sœur de garde
qu'elle peut descendre pour assister à la bénédiction
du Saint-Sacrement et au souper, et prendre un peu
de distraction. L'enfant délirait toujours, et venait
même de se fâcher, parce qu'on n'avait pas l'air de se
prêter à ses demandes extravagantes. J'essaye de le
calmer, et, lui mettant doucement les bras dans le lit,
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5l3
je lui recommande de rester bien tranquille, pour me
permettre dédire le chapelet. lime leprometet je me re-
tire auprès du feu. Là, me souvenant que nous étions
au jour anniversaire de l'approbation de notre Société,
je me sentis vivement pressé de profiter des dernières
heures de la fête pour conjurer la mère des Grâces de
nous venir en aide, et pour demander au vénérable P.
Chanel et à notre bien-aimé fondateur de se faire nos
intercesseurs auprès d'elle, ajoutant que la guérison
du malade serait pour nous un grand encouragement
dans nos peines et difficultés, et une preuve non équi-
voque que V œuvre apostolique était une œuvre de Dieu.
« Au milieu de ces pensées j'avais commencé le
chapelet, et en étais arrivé à la fin de la première
dizaine. Je me tourne vers le lit, le malade ne bougeait
pas. A la seconde dizaine, même immobilité. Me voilà
à la fin du chapelet, et l'enfant dort du sommeil le
plus tranquille. Encouragé par ce premier succès, je
récite le rosaire en entier, non sans me retourner
quelquefois ; mais le calme et le repos sont parfaits.
« A huit heures, la sœur revenait : Ma sœur,
dis-je en ouvrant la porte, le malade dort, je crois qu'il
est guéri. Elle ne pouvait me croire. Nous appro-
chons du lit et constatons un sommeil profond et une
respiration très régulière.
« Le bon docteur avait promis, le matin, une
seconde visite pour dix heures du soir. Je descends
pour l'attendre. Dès qu'il arrive : « M. le docteur,
« vous serez content du malade; depuis sept heures
32
5 14 VIE DU BIENHEUREUX
« il dort, pas de délire, pas d'hémorragie. » Nous
entrons dans la chambre. La sœur, triomphante, salue
par ces mots ; Cette fàîs^ nous le tenons ; vofe\ plutôt^
M. le doctein\ Le docteur approche, prend le bras de
l'enfant, tâte le pouls : « Mais^ c'est incroyable^
s'écrie-t-il, c'est mej^veilleux, pas de Jièvre. Il recom-
mence l'épreuve : 70 pulsations à la minute, le
matin il y en avait 120. La peau est moite et tiède,
quelques heures auparavant elle était brûlante. Quel-
qu'un dit alors : Voye^ donc ce sommeil d'enfant au
berceau. Et en effet, malgré le bruit qu'on faisait,
le malade de tout à l'heure, légèrement penché sur le
côté, n'entendait maintenant rien de ce qui se pasisait
autour de lui, profondément occupé qu'il était à ré-
parer les cruelles insomnies des nuits et des journées
précédentes. Mais., qu' aue\-vous donc fait pour ame-
ner ce résultat ? interroge le docteur. — Rien d'ex-
traordinaire., M. le Docteur; nous avons prié et fait
prier pour le malade^ et c'est à la prière que nous
aimons à attribuer le mei^veilleux changement que
vous constate:^. Il ne dit rien sur le moment; mais en
se retirant il me fit encore la même question, et, à la
même réponse, il ajouta : Contre de tels moyens,
mon Père, je ne puis soutenir la concurrence , et si
demain matin les choses se passent comme ce soir, votre
petit malade sera sur pied dans quelques jours.
« Le lendemain fit voir clairement que le P. Chanel
s'était occupé de nous auprès de la sainte Vierge. La
nuit fut très bonne, l'enfant ne s'éveilla qu'une fois
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 5l5
pour demander à boire, et lorsque le digne me'decin
revint, il constata encore Tabsence de toute fièvre, et
n'eut à prescrire qu'un re'gime de convalescence.
« Cette convalescence fut pourtant plus longue que
nous n'avions pensé, et, bien que la fièvre n'ait plus
reparu et que l'enfant ait pu rester levé dans sa cham-
bre, presque dès le lendemain, la faiblesse générale
ne disparut qu'après un assez long repos. Le bon
P. Chanel voulut sans doute nous montrer par là de
quel état grave il avait tiré son petit protégé et enlever
à tous la tentation de croire que la maladie n'avait été
qu'une fièvre accidentelle et passagère.
« Pour moi, qui ai pu être le témoin de l'instanta-
néité, pour ainsi dire, avec laquelle ma demande a été
exaucée, je me fais un devoir de conscience d'attribuer
cette faveur à l'intercession de notre vénérable P. Cha-
nel que j'ai invoqué, et je vous remercie, Mon Révérend
Père, de m'avoir fourni une petite occasion de lui en
témoigner ma reconnaissance, en vous la racontant.
Puisse-t-elle engager d'autres âmes à recourir à la pro-
tection du premier martyr de l'Océanie, et contribuer à
faire glorifîerDieu par l'entremise de sonbon serviteur!
« En union de prières, veuillez me croire, Mon
Révérend Père,
« Votre serviteur et confrère profondément respec-
tueux et dévoué. « M. Roche, S. M. » (i)
(i) Cette lettre, adressée au P. Nicolet, e'tait accompagne'e de
la note suivante :
5l6 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
Depuis la publication du décret sur le martyre,
nous avons reçu la relation de plusieurs guérisons
opérées par l'intercession du serviteur de Dieu, en
Océanie, en Angleterre, en France et même à Rome.
On nous annonce aussi d'autres grâces signalées. En
rendant si efficace la prière adressée au premier mar-
tyr de rOcéanie, le Seigneur lui-même semble vouloir
augmenter notre dévotion et notre confiance envers
le Bienheureux Pierre- Louis-Marie Chanel.
« J'ai donné ma lettre à lire à notre docteur, le priant de
vouloir bien m'aider à rectifier ce qu'il croirait inexact.
« Après l'avoir lue tout haut : // n'y a rien à reprendre,
m'a-t-il dit, votre récit est parjaitement exact.
« i" septembre 1884.
« M. Roche, S. M. »
Vf» <■» njip <' f^'xr» <> mpAy <SlPS'^ <W*A' *ij!S*J,lSu
CHAPITRE XX
ACTES ET DECRETS POUR LA BEATIFICATION
'ous avons rapporté ce que Mgr Pompallier
avait fait à Futuna en 1 842, et nous avons
parlé de la chapelle qui fut élevée sur le
lieu du martyre.
Dans sa première visite pastorale, au mois de
mai 1844, Mgr Bataillon fit fouiller le sable de la
tombe, et y trouva quelques pa?^ties d'ossements et quel-
que chose comme des chairs putréfiées et du sang- mêlés
et solidifiés avec le sable. « Je recueillis précieusement
le tout, nous dit-il, je le renfermai dans une boîte en
bois, que je scellai et déposai dans un lieu convenable.
Je replaçai la croix sur la tombe, et l'on continua d'y
pendre des fleurs tous les dimanches, (i) »
Gomme le Vicaire Apostolique ne pouvait prolon-
ger son séjour à Futuna, il chargea le P. Servant de
réunir les principaux habitants de l'île, et de recueillir
leur témoignage sur les circonstances de la mort du
P. Chanel. Le procès-verbal qui tut rédigé porte la
date du 3 août 1845, et figure parmi les documents
déposés à la S. C. des Rites.
(i) Déposition de Mgr Bataillon, Rome, 8 avril iSSj.
5l8 VIE DU BIENHEUREUX
Au mois de décembre 1847, ^^ë^ Bataillon voulut
lui-même interroger les néophytes sur le même sujet,
et trouva leurs dépositions en tout conformes aux
précédentes.
En venant faire sa visite ad limîna^ il eut la pensée
de demander l'introduction de la cause du martyr de
Futuna. Avant de déposer officiellement les documents
qu'il avait apportés, il voulut en connaître la valeur.
Après les avoir étudiés, un avocat célèbre, désigné par
le cardinal Barnabo, préfet de la S. C. de la Propa-
gande, déclara que la cause était excellente et qu'il ne
fallait pas hésiter à l'introduire.
L'introduction d'une cause de béatification ne doit
se faire qu'après la présentation d'un procès fait par
l'Ordinaire, sur la vie, les vertus, la réputation de sain-
teté et les miracles, et, s'il est question d'un martyr,
sur le mart3Te et la cause du martyre du serviteur de
Dieu. Le Vicaire Apostolique de l'Océanie centrale ne
présentait point de procès, mais des documents rédi-
gés par lui ou par des missionnaires. Il fallait donc
une dispense à la procédure ordinaire. Le décret du
27 avril 1857, permit de regarder ces documents
comme tenant lieu du procès informatif, et confia la
discussion du doute sur l'introduction de la cause à
la Congrégation particulière qui s'occupait des mar-
tyrs de la Corée, de la Cochinchine, du Tonkin et de
la Chine.
Le cardinal Barnabo, au nom de la Propagande,
adressa une lettre magnifique au préfet de la S. C. des
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 619
Rites, pour demander, à son tour, l'introduction de la
cause de béatification du P. Chanel.
Le Promoteur de la Foi devait donner son avis par
écrit. Il le fit en ces termes : « Dans le cas actuel,
non seulement il n'y a aucun obstacle, mais les preu-
ves sont si pleines et si concluantes pour la cause du
martyre et le martyre lui-même, que si elles avaient
été présentées dans une autre forme et par ordre du
Siège Apostolique ou de notre Saint-Père le Pape,
j'affirmerais qu'elles sont suffisantes pour la déclara-
tion formelle du martyre et de sa cause. »
Réunie le 17 septembre 1867, la S. Congrégation
prononça, à l'unanimité, qu'il y avait lieu de supplier
le Saint-Père de signer l'introduction de la cause de
béatification de Pierre-Louis-Marie Chanel. Le Pape
Pie IX la signa de sa propre main, le 24 septembre de
la même année, 21® anniversaire de la première pro-
fession des vœux religieux dans la Société de Marie,
profession à laquelle avait pris part le bienheureux
martyr. Le décret qui annonçait cet événement à la
ville de Rome et à l'univers, fut reçu dans la Société
de Marie, par les confrères de l'Europe et par les
missionnaires de l'Océanie, avec de grands transports
de joie, de bonheur et de reconnaissance. Nous croyons
devoir reproduire en entier ce précieux document.
« Le Dieu ineffable, qui est riche en miséricorde^
poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés, et
voulant faire éclater dans.les siècles à venir les riches-
520 VIE DU BIENHEUREUX
ses siirabojtdantes de sa grâce par la bonté qu'il nous
a témoignée en Jésus-Christ (Ephes. ii, 4, 7), a donné
à notre époque de voir et d'admirer ce que nos Pères
avaient depuis si longtemps souhaité, qu'il n'y eût plus
sur la terre un seul point, ou une région si éloignée,
qui n'eût pas entendu l'annonce de la bonne nouvelle.
En effet, les ministres de la parole divine se sont mon-
trés les ambassadeurs de Celui qui étend sa dominatioji
d'une mer à l'autre et du fleuve aux confins de Vuni-
vers (Ps., Lxxi, 8), et ils ont fait éclater cette ardeur
et ce zèle que Jésus-Christ excita dans ses apôtres,
lorsque, au moment de monter à son Père, il déclara
qu'ils allaient être ses témoins à Jétnisalem, dans toute
la Judée^ à Samarie et jusqu'aux extrémités de la
terre (Act., 1, 8), Perdue aux milieu d'un vaste océan,
séparée des autres régions par un espace immense,
ignorée de nos pères, couverte trop longtemps des
épaisses ténèbres de l'erreur, une contrée n'avait pas
été instruite par les envoyés de la parole divine et
n'avait pas été arrosée par leur sang. Mais, depuis
quelques années, nous avons appris que Pierre-Louis-
Marie Chanel, prêtre mariste et provicaire apostoli-
que de rOcéanie occidentale, après avoir entrepris de
grands et nombreux travaux pour répandre la lumière
de l'Evangile parmi ces nations barbares, avait subi
une mort cruelle et avait été immolé par ces hommes
farouches, en haine de la foi qu'il leur annonçait. Les
fruits de cette mort, supportée avec tant de force,
furent si abondants et si inespérés que, peu de temps
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 52 1
après, toute l'île de Futunaoù le serviteur de Dieu avait
rendu le dernier soupir, d'elle-même, de plein gré et
par un merveilleux accord des esprits, se décida à
embrasser la foi de Jésus-Christ. Ce qu'il y eut de
vraiment admirable, c'est que les meurtriers eux-mê-
mes et les auteurs du crime, revenus à de bons senti-
ments, expièrent leur faute par les larmes et donnè-
rent le plus noble témoignage à la sainteté de leur
apôtre.
« C'est pourquoi le Rme Mgr Bataillon, Vicaire
Apostolique de cette contrée, désirant introduire la
cause de béatification devant la S. C. des Rites, a pré-
senté d'humbles prières à notre S. P. le Pape, Pie IX,
pour qu'il daignât, à cause des circonstances particu-
lières où se trouve cette région, confier toute l'affaire
à une congrégation spéciale des Rites sacrés, qui
recevrait par écrit l'avis motivé du R. Promoteur de
la foi, et se servirait des documents authentiques
apportés par le même Vicaire Apostolique, documents
qui tiendraient lieu du procès informatif. Sa Sainteté,
le 27 avril de la même année, a bien voulu faire droit
à cette demande, et a confié l'examen de l'introduction
de la cause du serviteur de Dieu, Pierre-Louis-Ma-
rie Chanel, à la même congrégation particulière qui
avait été chargée des martyrs de la Corée, de la Cochin-
chine, du Tonkin et de la Chine.
« Cette congrégation spéciale s'étant réunie chez
l'Eme et Rme cardinal Constantin Patrizi, évêque
d'Albano et préfet de la S. C. des Rites, le jour dési-
52 2 VIE DU BIENHEUREUX
gné ci-dessous, a d'abord examiné et pesé les docu-
ments en question ; puis, sur l'avis favorable du R. P.
André-Marie Frattini, promoteur de la foi, qui a aussi
exposé de vive voix son opinion, elle a proposé le
doute suivant : Faut-il signer la commission de l'in-
troduction de la cause du susdit serviteur de Dieu,
dans le cas en question et pour l'effet dont il s'agit? —
0«/, il faut la signer^ si le Très Saint Père veut bien
l'agréer, a répondu la S. C. le 17 septembre iSôy.
« Le secrétaire soussigné a fait une relation exacte
de tout ceci à notre Très Saint Père. Sa Sainteté a
ratifié le sentiment de la congrégation particulière, et
a daigné signer de sa propre main la dite commission
de l'introduction de la cause. Le 24 du même mois et
de la même année.
C. évêque d'Albano^ card. Patrizi,
Place du sceau. Préfet de la S. C. des Rites,
H. Capalti, secret, de la S. C. des Rites, »
La Société de Marie, tout heureuse d'avoir reçu ce
décret, voulait s'en tenir là. Mais, en faisant ses visites
de remerciement, le P. Nicolet, postulateur de la
cause, désira connaître la pensée des Em. Cardinaux
et du Promoteur de la foi. Il reçut l'assurance que la
cause du P. Chanel était excellente. Mgr Frattini, pro-
moteur de la foi, ne craignit pas de dire : C'est une
de nos meilleures causes ; Je vous en prie., poursuive:{--
la ; le Pape le désire. — Puis-je rapporter vos
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 023
paroles à Mgî^ Bataillon et à Jiotre T. R. P. supérieur
génêi'al? — O///, vous le pou7^e\, et p^^esse^-les d'aller
plus loin.
Ces appréciations furent transmises fidèlement et
elles produisirent une grande joie; aussi, dès ce mo-
ment, toutes les hésitations étaient vaincues et la cause
allait suivre son cours.
Le 22 avril i858, un décret accordait les facultés
nécessaires pour faire, au nom du Souverain Pontife,
le procès sur le martyre et la cause du martyre, sur
les signes ou les miracles, sur le non-culte et sur la
recherche des écrits. Les lettres appelées rémissoriales,
en date du 17 juillet i858, faisaient connaître tous
les pouvoirs accordés et toutes les dispenses obtenues.
Dès qu'il le put, Mgr Bataillon constitua le tribunal
pour les procès demandés. Les missionnaires désignés
mirent un si grand zèle à bien s'acquitter de leur
devoir, que le Promoteur de la foi a été obligé d'avouer
qu'à la manière dont le procès a été fait, on ne dirait
pas qu'il a été rédigé dans l'Océanie occidentale^ mais
dans l'une de nos contrées.
Commencé le 18 juillet 1869, le procès apostolique
fut clos et scellé le i5 octobre 1861. Le pli qui le ren-
fermait était accompagné de trois lettres, l'une de
Mgr Bataillon et une autre lettre du P. Ducrettet,
l'un des juges délégués, au cardinal préfet de la S. G.
des Rites, et enfin celle du P. Dezest au Promo-
teur de la foi.
Le pli en question, scellé du sceau de l'évêque
524 VIE DU BIENHEUREUX
d'Enos fut porté à Rome et déposé à la S. C. des
Rites. Il fut ouvert le 8 janvier i863, selon les forma-
lités d'usage, et on en fit une copie officielle qui fut
reconnue conforme à l'original. Mais, par suite de
diverses circonstances, on s'en tint là et la cause resta
forcément stationnaire.
Lorsque, le 28 février 1878, le Pape Pie IX eut
approuvé définitivement les constitutions de la Société
de Marie, le chapitre qui se tint au mois d'août de la
même année, nomma pour procureur à Rome, le R.
P. Forestier, avec la mission de faire les démarches
nécessaires pour poursuivre la cause du P. Chanel.
Le premier doute à résoudre était celui-ci : Le pro-
cès rédigé par autorité apostolique est-il valide ? Afin
d'aller plus vite, le postulateur avait obtenu, par le
décret du 28 janvier 1875 que l'on discuterait en même
temps et sans l'intervention des consulteurs, le doute
suivant : A-t-on obéi aux décrets dupape Urbain VIII
sur le non-culte ?
Comme le corps du vénérable serviteur de Dieu
avait été transporté à Lyon, ainsi que nous l'ayons
raconté, le Promoteur de la foi jugea à propos de
demander un procès additionnel pour en faire la
reconnaissance, constater qu'on ne lui rend aucun
culte et recueillir les écrits. Le décret du 28 jan-
vier 1875 fit droit à sa requête. Une lettre du cardinal
préfet de la S. C. des Rites à l'archevêque de Lyon,
en date du 5 avril suivant, indiquait toute la procédure
à suivre.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 525
En vertu des pouvoirs qu'il avait reçus, l'arche-
vêque, le i8 octobre iSyôjdéputapour jugeM. Gouthe-
Soulard, vicaire ge'néral ; pour assesseurs, M. Cher-
vet, chanoine, et M. Lebas, supérieur du grand
séminaire ; pour sous-promoteur, M. Deville, doc-
teur en théologie et en l'un et l'autre droit ; et pour
notaire, M. Durieux, chancelier de l'archevêché.
La séance, d'abord indiquée pour le 5 novembre, ne
put avoir lieu que le 29 du même mois. Les instruc-
tions reçues de Rome furent suivies à la lettre. Le
corps du martyr, après avoir été reconnu par M. Gi-
gnoux et M. Ravinet, médecins, fut renfermé dans
une châsse, fermée et scellée de manière que per-
sonne ne pût l'ouvrir, et ensuite déposé dans un lieu
convenable, mais sans aucun signe de culte, comme le
veulent les décrets d'Urbain VIIL
Ce procès fut porté à Rome et Joint aux précédents.
Dans sa réunion ordinaire du 27 mai 1876, la S. G.
prononça que les différents procès dont il a été parlé
avaient été bien faits et devaient être admis, qu'on
n'avait rendu au serviteur de Dieu aucun culte dé-
fendu.
Le postulateur avait demandé que les documents
déposés au moment de l'introduction de la cause
pussent être cités et faire foi comme les procès aposto-
liques. C'était solliciter une grande faveur. Sur l'avis
des Em. Cardinaux, le Saint-Père daigna l'accorder,
le i®"" juin 1876, en confirmant le décret de la S. G.
Le même jour, par un autre décret, le Souverain
526 VIE DU BIENHEUREUX
Pontife voulut bien dispenser du procès sur la re'pu-
tation de sainteté, dispense que l'on a coutume d'ac-
corder pour les causes des martyrs.
Restait le décret sur les e'crits. Un théologien, suivant
l'usage, avait été chargé de les reviser et de faire son
rapport. Nous avons cité son appréciation si favorable
sur le journal et sur les autres écrits. Aussi le dé-
cret déclarant que rien dans les écrits ne s'oppose à la
cause, a-t-il été rendu le 12 mai 1877,
Le 9 du même mois, un rescrit avait permis de dis-
cuter, avant les 5o ans fixés par les décrets d'Urbain
VIII, le martyre et la cause du martyre.
Ces différentes questions ne sont pour ainsi dire
que des préliminaires. La discussion principale sur
le martyre et la cause du martyre doit avoir lieu dans
trois congrégations, Vuviq nomiTiée anté-préparatoi7^e,
l'autre préparatoire et la troisième générale. Cette
dernière se tient devant le Souverain Pontife. Il faut
pareillement examiner dans trois Congrégations les
signes ou les miracles qui ont suivi la mort du servi-
teur de Dieu. Mais comme le décret du 22 avril i858
avait autorisé l'union des procès sur le martyre et les
signes ou miracles, le Saint-Père, par une faveur spé-
ciale, le 12 août 1878, a permis de les discuter en
même temps.
La congrégation anté-préparatoire eut lieu le 2 1 juin
1 88 1 , jour où l'Eglise honore saint Louis de Gonzague,
ce patron que le P. Chanel s'était choisi au moment
de la Confirmation, hd. préparatoire s'est tenue, le
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 527
23 février 1886, fête de la Prière de Notre-Seigneur
au jardin des Olives. Le très Saint-Père a daigné pré-
sider la Congrégation géiiérale, le 21 août 1888, et
le 25 novembre de la même année, en la fête de sainte
Catherine, vierge et martyre, il a publié le décret
suivant :
« Il était dans les desseins de la sagesse divine que
la vérité de la religion chrétienne s'affermît et se déve-
loppât dès l'origine par le sang d'innombrables mar-
tyrs. Elle devait croître de même par l'effusion de leur
sang dans la suite des âges, et présenter en tous lieux
aux disciples du Christ, un exemple visible et capable
d'enflammer leur amour pour la foi.
« Au nombre de ces héros il faut compter le véné-
rable Pierre-Louis-Marie Chanel. Né en la 3^ année
de ce siècle, le 12® Jour de juillet, dans le village de
Cuet, au diocèse de Belley, il fît pressentir dès l'en-
fance, par l'innocence de ses mœurs, par sa douceur
et son amour de la religion, quel défenseur et quel
propagateur aurait en lui la vérité catholique. Initié
aux saints ordres sur l'appel de Dieu, ses vertus bril-
lèrent encore avec plus d'éclat, et lui méritèrent d'être
choisi par son évêque pour des charges importantes.
« Mais Dieu avait sur lui de plus hauts desseins.
Lorsqu'il eut pris rang dans la Société deMarie, à qui
le Siège Apostolique venait de confier les missions de
rOcéanie occidentale, il quitta les rivages de France,
et aborda, en 1837, à l'île de Futuna. Là, les mission-
naires qui l'avaient accompagné se séparèrent de lui
528 VIE DU BIENHEUREUX
pour se rendre en divers lieux de ces régions, et il
demeura seul avec un frère laïque. Le roi du pays l'ac-
cueillit d'abord avec bienveillance, et le fit habiter
auprès de lui pendant deux ans. Dès que l'homme de
Dieu connut suffisamment la langue et put converser
avec lui, il s'appliqua avec persévérance à le convertir
à la foi. Mais le roi était en même temps le prêtre de
son peuple. Lorsqu'il vit, à la prédication de Pierre-
Louis, plusieurs de ses sujets embrasser la religion
chrétienne, son affection se changea en haine. C'est
pourquoi il s'éloigna du vénérable prêtre et transporta
sa demeure dans une autre bourgade; dès lors il lui
refusa tout aliment et tout secours. L'ouvrier de
l'Evangile ne se décourage point, il prépare sa nourri-
ture en cultivant la terre à la sueur de son front. Mais
ces barbares, ennemis du nom chrétien, livrent tout
au pillage. Cependant, les haines s'enflammaient de
plus en plus, à mesure que la prédication de la parole
de Dieu multipliait de jour en jour le nombre des
croyants, qui comptaient dans leurs rangs le fils
même du roi. Un conseil fut donc tenu dans le but
d'exterminer la religion avec le vénérable prêtre ; par
l'ordre du roi, ses satellites furieux cherchèrent, de
préférence à tous les autres, l'homme de Dieu pour le
massacrer. L'ayant trouvé seul dans sa demeure, ils le
meurtrissent affreusement à coups de casse-tête, ren-
versent le blessé d'un coup de lance, et enfin lui fen-
dent le crâne d'un coup de hache qui pénètre jusqu'au
cerveau. Ainsi cette hostie, très agréable à Dieu, a été
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 629
immolée comme on immolait les victimes ; ainsi le
bon pasteur a reçu la mort pour son troupeau dans
la joie de son cœur, comme un bien longtemps désiré,
le 28 avril de l'année 1841.
Peu après, la mort horrible du roi, de son frère et
de quelques-uns des persécuteurs parut à tous le châ-
timent providentiel de leur crime. Les autres insu-
laires, même ceux qui en furent les fauteurs et les
auteurs, embrassèrent la foi et rendirent un éclatant
témoignage du martyr; et par ce fait merveilleux fut
confirmée une fois de plus cette vérité, que le sang
des martyrs est une semence de chrétiens. D'autres
signes célestes n'ont point manqué pour prouver la
gloire du martyre. Le préfet apostolique de Futuna
rédigea avec soin le procès-verbal de tous ces événe-
ments. Cette pièce fut apportée à Rome ; on y joignit
les autres documents authentiques envoyés par le
Vicaire Apostoliquede l'Océanie, lesquels onttenulieu
de procès informatif, et le pape Pie IX, de très illustre
mémoire, sur l'avis de la Congrégation spéciale des
Rites qu'il avait établie à ce dessein, signa la com-
mission de l'introduction de la cause le 24 septembre
1857.
« On fit ensuite les procès apostoliques, et lorsque
les questions de moindre importance eurent été réso-
lues selon l'ordre établi, notre Très Saint-Père, le pape
Léon XIII, permit que la question du martyre et de
la cause du martyre fût proposée en même temps
que le doute sur les signes ou miracles. Sur chacun
33
53o VIE DU BIENHEUREUX
de ces points, suivant la règle d'un tribunal sévère,
un examen eut lieu, d'abord dans une Congrégation
anté-préparatoire, sous la présidence du cardinal,
d'illustre mémoire, Dominique Bartolini, préfet de la
Sacrée Congrégation des Rites et rapporteur de la
cause, le 1 1 des calendes de juillet 1881 ; ensuite, dans
une Congrégation préparatoire, tenue selon l'usage
dans le palais apostoliquedu Vatican, le 7 des calendes
de mars 1886; et en troisième lieu, dans la Congré-
gation générale, en présence de Sa Sainteté le pape
Léon XIII, au palais du Vatican, le 12 des calendes
de septembre dernier. Dans cette dernière Congréga-
tion, le Rme cardinal Ange Bianchi, préfet de la
Sacrée Congrégation des Rites et rapporteur de la
cause après la mort du cardinal Bartolini d'illustre
mémoire, proposa le doute : S'il conste du martyre,
de la cause du martyre, ainsi que des signes ou mi-
racles, dans le cas et à l'effet dont il s'agit ?
« Les révérendissimes Cardinaux et les Pères con-
sulteurs donnèrent leur avis. Après l'avoir entendu, le
Très Saint-Père ajourna son jugement suprême jus-
qu'à ce que, suivant l'usage, il eût, pendant quelque
temps encore, invoqué le Dieu tout-puissant.
Or, aujourd'hui dimanche, le dernier après la Pen-
tecôte, où l'on honore, en cette année, la mémoire de
la glorieuse vierge et martyre Catherine, après la cé-
lébration du saint sacrifice, assis sur son trône, dans le
palais du Vatican, en présence du Rme cardinal Ange
Bianchi, préfet de la Sacrée Congrégation des Rites et
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL b3l
rapporteur de la cause ; du R. P. Augustin Caprara,
promoteur de la foi, et du secrétaire soussigné', le Très
Saint-Père a décre'té :
(f // conste du martjre et de la cause du martyre du
ve'fiérable serviteur de Dieu Pierre-Louis-Marie Cha-
nel, martyre que Dieu a illustré et confirmé par plu-
sieurs signes ou miracles.
Et a ordonné que ce décret devînt de droit public, et
fût consigné dans les actes de la Sacrée Congrégation
des Rites, le 7 des calendes de décembre 1888.
A. cardinal Bianchi, préfet de la S. C. des Rites.
Laurent Salvati, secrétaire de la S. C. des Rites.
Le beau jour de l'Ascension, 3o mai 1889, Sa Sain-
teté Léon XIII a publié le dernier décret, dont voici
la traduction :
« Les grandes merveilles produites en tout temps
par ce feu que Jésus-Christ est venu jeter sur la terre
pour qu il y fût embrasé, Dieu, dans saprovidence inef-
fable, a daigné les renouveler en ce siècle mauvais,
principalement dans ces athlètes qui, brûlant du ^ele
de sa gloire, se sont dévoués à répandre par toute la
terre la connaissance de la vérité évangélique. Parmi
eux brille d'un éclat particulier le vénérable serviteur
de Dieu Pierre-Louis-Marie Chanel, qui, embrasé
d'une charité séraphique, entreprit d'annoncer la voie
nouvelle et vivante que Jésus-Christ nous a ouverte.,
aux peuples des régions extrêmes de TOcéanie, assis
dans les ténèbres et à Vombre de la mort.
552 VIE DU BIENHEUREUX
« En l'année iSSy, abordant des rivages de la France
à l'île de Futuna, il instruisit d'une manière admirable
les habitants de ce pays par la sainteté de sa vie et par
ses prédications ; il supporta jusqu'à la mort les fa-
tigues accablantes, la faim, les mépris, avec un cœur
toujours joyeux, rendant à ses persécuteurs eux-mêmes
le bien pour le mal. C'est pourquoi Dieu, qui avait
admis son serviteur au nombre des premiers hérauts
de l'Evangile chargés de porter le nom chrétien à ces
nations les plus éloignées de tout l'univers, daigna lui
faire l'insigne faveur d'arroser de son sang ces mêmes
plages et d'être le premier martyr de l'Océanie. De
plus, ce même Dieu a confirmé par des miracles et
des prodiges très nombreux, ce témoignage illustre
donné à la foi. Ces miracles, ainsi que le martyre et la
cause du martyre, ayant été examinés avec grand soin,
selon l'usage, dans trois réunions de la Sacrée Con-
grégation des Rites, Notre Saint-Père, le pape
Léon XIII, a déclaré par son autorité suprême, le
25 novembre de l'année écoulée, que tous ces faits
étaient juridiquement établis. Il restait encore un doute
à discuter, savoir, si ce vénérable serviteur de Dieu
pouvait être sûrement compté au nombre des bien-
heureux.
« Ce doute fut proposé en présence du Très Saint
Père, le pape Léon XIII, dans une assemblée de la
Sacrée Congrégation des Rites, le 12 mars de l'année
courante ; tous les membres qui la composaient, tant
les Révérendissimes Cardinaux que les Pères con-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 533
sulteurs, émirent à Tunanimité un vote favorable.
« Cependant le Très Saint Père pensa qu'il fallait
redoubler de prières, afin qu'il obtînt un secours plus
grand du Père des lumières dans cette si grave affaire.
« Enfin, en ce jour solennel où le Roi de gloire est
monté triompliûfit par-dessus tous les cieux^ Sa Sain-
teté voulant exaucer les vœux très ardents de la
Société des Maristes, après avoir célébré les saints
mystères dans sa chapelle particulière, s'est rendue
dans la salle du trône, et, en présence des révérendis-
simes cardinaux Charles Laurenzi, Préfet de la Sacrée
Congrégation des Rites, et Ange Blanchi, rapporteur
de la cause, et aussi du R. P. Augustin Caprara, pro-
moteur de la foi, et de moi secrétaire soussigné, a ô.é~
ciâié (\\i on. pommait sûrement procéder à la solemielle
Béatification du vénérable serpiieur de Dieu Pierre-
Marie Chanel.
« Et il a ordonné que ce décret fût considéré comme
un acte du droit public, et inscrit dans les archives
de la Sacrée Congrégation des Rites, le 3^ des calendes
de juin 1889.
C, Card. Laurenzi, Préfet de la S. C. des Rites,
Vincent Nussi, Secret, de la même Coiigré galion.
Enfin, le dimanche 17 novembre 1889, le Très
Saint Père a voulu décerner les honneurs de la béati-
fication au glorieux martyr de Futuna.
La vaste salle au-dessus du portique de la basilique
de Saint-Pierre était magnifiquement décorée pour la
5.34 VIE DU BIENHEUREUX
circonstance; des milliers de cierges allumés lui don-
naient un aspect qui saisissait l'âme d'un saint trans-
port. Au moment marqué, le postulateur de la cause
s'avance vers le Cardinal préfet, lui présente le bref
de béatification, et en demande la publication. La
lecture de ce document est écoutée dans un religieux
silence. En voici la traduction :
LÉON XIII, PAPE
Pour le perpétuel Souvenir.
La religion chrétienne, dès son origine, a grandi et s'est af-
fermie par le sang d'innombrables martyrs ; de même, dans la
suite des âges, par une disposition de la divine sagesse, elle
a continué de croître par la vertu de ce même sang dont elle a
été arrosée, et sa vérité divine, brillant toujours d'un nouvel
éclat, a frappé les yeux de tous les hommes et a porté les disci-
ples de Jésus-Christ à l'embrasser avec plus de fermeté et à la
garder avec plus d'amour.
La doctrine chrétienne a surtout été confirmée par ceux qui
ont généreusement souffert la mort pour confesser la parole
divine qu'ils avaient annoncée et qui ont ainsi arrosé de leur
propre sang l'arbre qu'ils avaient planté au milieu des prédica-
tions et des sueurs de l'apostolat. La longue histoire des siècles
et la merveilleuse conversion de presque tout l'univers à la foi
chrétienne le démontre surabondamment.
Pour que notre siècle n'eût rien à envier aux âges précédents,
la divine Providence a réservé à nos jours de voir, dans ces
dernières années, la lumière évangélique briller, sur les plages
les plus éloignées de l'Océanie, aux regards des hommes sépa-
rés du reste du monde, grâce à ces messagers qui, marchant sur
les traces des anciens apôtres, désiraient confirmer, même dans
leur sang, la doctrine de Jésus-Christ qu'ils avaient propagée.
Ce vœu si noble fut celui du Vénérable Pierre-Louis-Marie
Chanel, qui trouve sa place parmi ces héros les plus illustres.
Sa vie, en effet, fut un modèle et sa mort un honneur pour le
nom chrétien.
11 naquit dans un village du diocèse de Belley, appelé Guet,
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 535
le 12 juillet i8o3, et, dès son enfance, par l'innocence de sa vie,
il se montra tel qu'on le vit plus tard à sa mort.
Pour répondre à l'appel de Dieu, il reçut les saints ordres, et
par son zèle de la foi, son esprit de pie'té, la modestie de son
cœur, la suavité de ses mœurs, sa charité envers les pauvres et
ses autres belles qualités, il donna lui-même aux autres minis-
tres de l'Eglise l'exemple de toutes les vertus. Aussi, ceux qui
vécurent habituellement avec lui ne trouvèrent absolument rien
à reprendre dans sa personne, et l'évêque de Belley manifesta
par des signes non douteux combien il l'estimait. Il lui confia
d'abord le ministère paroissial et ensuite la direction d'un petit
séminaire. Dans tous ces offices, comme le Prélat l'a solennel-
lement attesté, il se concilia l'affection de tous et se montra
constamment le modèle accompli des vertus dont un prêtre
doit être orné.
Mais Dieu l'appelait à de plus grandes choses. A l'âge de
trente-trois ans, il s'enrôla dans la Société des Maristes, qui
venait de recevoir du Saint-Siège les missions de l'Océanie
occidentale. Il dit adieu à tout et, sans se laisser retenir par sa
piété filiale envers sa mère et son amour de la patrie, avec une
ardeur et une joie extraordinaires, il quitta la France pour aller
sur ces plages lointaines. 11 avait reçu de Mgr Pompallier le
titre et la dignité de vicaire général.
Après une navigation de dix mois, il aborda, en 1837, à l'ile
de Futuna, dans la Polynésie. Les missionnaires, ses confrères,
se dispersèrent dans d'autres îles de la même région, et lui de-
meura seul avec un frère laïque. Il se livra tout entier à l'étude
de la langue et se consolait du repos que lui donnait ce travail
ingrat en parcourant l'île dans tous les sens pour chercher les
enfants en danger de mort, et les envoyer au ciel après les avoir
purifiés dans les eaux du baptême.
Dès qu'il put parler la langue de Futuna, il s'appliqua con-
stamment à convertir à la foi de Jésus-Christ le roi du pays
qui lui donnait depuis deux ans une bienveillante hospitalité.
Mais ce roi était en même temps le grand prêtre de son peuple
et il tenait son pouvoir suprême de sa dignité sacerdotale.
Voyant les croyances superstitieuses ébranlées el menacées de
disparaître par les prédications de Pierre-Louis, désirant gar-
der son autorité sans lavoir s'amoindrir, il tourne son affection
d'abord en soupçon, puis en haine. C'est pourquoi il se sépare
536 VIE DU BIENHEUREUX
du serviteur de Dieu en transportant son domicile dans un autre
village, et le prive des aliments et de tout secours. L'ouvrier
e'vangélique ne s'en émeut pas et prépare sa nourriture en culti-
vant la terre à la sueur de son front. Mais ces barbares, enne-
mis du nom chrétien, livrent tout au pillage, dans l'intention
de le faire mourir de faim ou de le forcer à prendre la fuite.
Ce qu'il eut à souffrir dans ce temps, la joie du cœur qu'il
montra et la force d'âme qu'il sut déployer dans l'exercice d'un
ministère que les circonstances rendaient si difficile, nous le
savons par le témoignage des étrangers ou des indigènes qui
habitaient alors l'île de Futuna ; nous le savons surtout par
l'unique compagnon de ses travaux, qui fut toujours auprès
de lui ; nous l'apprenons par ce journal sur lequel le servi-
teur de Dieu écrivait jour par jour l'histoire de son Église
naissante. Il ne s'est laissé abattre par aucun travail, eff'rayer
par aucune adversité. Toujours semblable à lui-même, les
périls, les angoisses, les contradictions, les peines ne l'ont
pas découragé un seul moment. Il a déployé tout ce qu'il avait
de force pour gagner à Jésus-Christ, par la lumière évangéli-
que, les âmes assises dans les ténèbres et à l'ombre de la mort.
Ses labeurs ne furent pas inutiles. Un certain nombre d'in-
digènes prêtent l'oreille à la doctrine chrétienne, se réunissent
fréquemment auprès de Pierre-Louis, et il se fait un grand
changement dans les mœurs. Les chefs en conçoivent une haine
féroce qui les pousse au meurtre et à la destruction, lorsqu'il
est constaté que le fils du roi lui-même est inscrit parmi les
catéchumènes. Un conseil est donc tenu dans le but d'extermi-
ner complètement la religion en mettant le prêtre à mort.
Les féroces exécuteurs envahissent d'abord la maison des
catéchumènes; ils maltraitent ces innocents et les dispersent;
puis ils se précipitent vers Pierre-Louis, et l'ayant trouvé seul
dans sa maison, ils le frappent à coups de casse-tête d'une ma-
nière horrible, renversent le blessé avec une lance et, étendu à
terre, l'achèvent avec une hache. Ainsi cette hostie, très
agréable à Dieu, a été immolée comme on égorgeait les victi-
mes ; ainsi le bon pasteur a accepté avec une grande joie pour
son troupeau cette mort si cruelle, comme le plus précieux de
tous les biens; ainsi l'illustre premier martyr de l'Océanie, cou-
vert de son sang glorieux, est entré au ciel, le 28» jour
d'avril 1841.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 53y
Peu après, le roi, son frère et quelques autres persécuteurs
périrent d'une mort si aiTreuse que tous la regardèrent comme
un châtiment infligé par Dieu.
Un martyre si éclatant ne tarda pas à produire des fruits
abondants. Cinq mois s'étaient à peine écoulés depuis le mar-
tyre de de Pierre-Louis, et déjà toute l'île, convertie à la vérité
catholique, n'avait plus d'autre désir que de voir un prêtre qui
pût l'instruire plus à fond des mystères de la foi et faire en-
trer par le baptême le peuple tout entier dans la famille de
Jésus-Christ.
Un fait vraiment extraordinaire mérite d'être mentionné.
L'auteur principal et l'instigateur du meurtre, proche parent du
roi, tomba malade peu de temps après. Touché par la grâce
divine, il implorait avec larmes le pardon de son crime et de-
mandait avec instance le saint baptême. Revenu à la santé par
une faveur céleste, il rendit avec les autres bourreaux, lors des
informations juridiques sur le martyre souffert avec tant de
courage, lui qui en avait été l'auteur et le spectateur, le témoi-
gnage le plus éclatant que l'on pût désirer. Les circonstances
de sa mort mirent le comble à ce prodige de la sagesse et de la
bonté divines. Lorsqu'il se sentit près de sa fin, il ordonna de
le transporter dans la chambre où Pierre-Louis avait con-
sommé son martyre, et afin de mieux expier le crime commis,
il voulut mourir dans le lieu où il avait donné au serviteur de
Dieu une mort si affreuse. On vit alors plus clairement que le
sang des martyrs est une semence de chrétiens.
Il y eut d'autres signes célestes, qui environnèrent d'une
nouvelle lumière la gloire du martyr.
Le Préfet Apostolique de Futuna eut soin d'en rédiger le
procès-verbal; de son côté, le Vicaire Apostolique de l'Océanie
envoya dans notre ville de Rome d'autres documents authenti-
ques. Après qu'ils eurent été l'objet d'un rapport complet, exigé
par ces sortes de jugements, le Pape Pie IX, d'heureuse mé-
moire, notre prédécesseur, sur l'avis de la Sacrée Congrégation
des Rites, signa, le 24 septembre iSSy, la commission de l'in-
troduction de la cause.
On fit donc les procès apostoliques, et, lorsque les autres
questions eurent été résolues selon l'ordre établi, les signes ou
les miracles que Dieu avait opérés, disait-on, par l'intercession
du Vénérable serviteur de Dieu, furent examinés avec soin, en
538 VIE DU BIENHEUREUX
même temps que le martyre et la cause du martyre, dans les
trois congrégations d'usage, et par un de'cret de la Sacrée Con-
grégation des Rites, publié le 25 novembre de l'année dernière,
Nous avons déclaré que ces mêmes signes, le martyre et la
cause du martyre, étaient juridiquement prouvés.
Il restait à demander à nos Vénérables Frères, les Cardinaux
de la même Congrégation, si, posé le décret dont on vient de
parler sur l'approbation du martyre et la cause du martyre, de
plusieurs signes et miracles dont Dieu l'a illustré et confirmé,
ils pensaient qu'on pouvait sûrement aller plus loin et décer-
ner au même serviteur de Dieu les honneurs des Bienheureux.
Dans l'assemblée générale, tenue en notre présence, la veille
des ides de mars de la présente année, tous d'un commun con-
sentement ont répondu qu'on pouvait le faire sûrement.
Cependant, en une affaire aussi grave, nous avons différé de
manifester notre pensée, jusqu'à cfe que, par de ferventes priè-
res, nous eussions imploré le secours du Père des lumières.
Après l'avoir fait avec instance nous avons proclamé, par notre
décret du 3o mai de cette même année, que l'on pouvait pro-
céder sûrement à la Béatification solennelle de Pierre-Louis-
Marie Chanel.
C'est pourquoi, touché par les prières de plusieurs Pontifes
sacrés et de plusieurs Cardinaux de la sainte Église Romaine,
voulant exaucer les vœux de toute la Congrégation des Ma-
ristes, par notre autorité apostolique, en vertu de ces Lettres,
Nous permettons que le Vénérable serviteur de Dieu, Pierre-
Louis-Marie Chanel, prêtre de la Société de Marie, soit, dans
la suite, appelé du nom de Bienheureux et que son corps et ses
restes sacrés ou reliques soient proposés à la vénération pu-
blique des fidèles, sans que cependant on puisse les porter
dans les supplications solennelles, et que ses images soient or-,
nées de rayons.
De plus, en vertu de cette même Autorité, nous accordons
qu'en son honneur on récite, en observant les rubriques du
Missel et du Bréviaire romain, l'Office et la Messe du com-
mun des martyrs, avec les oraisons propres que nous avons
approuvées. Cette récitation de l'Office et cette célébration de
la Messe, Nous la concédons, le 28 du mois d'avril, à tous les
fidèles de Jésus-Christ qui sont tenus de réciter les heures ca-
noniques, dans l'étendue du diocèse de Belley, du vicariat de
PIHRRE-LOUIS-MARIE CHANEL 53q
rOcéanie occidentale et dans toutes les e'glises des maisons re-
ligieuses de la Socie'te' de Marie. Et quant aux Messes, Nous
les permettons à tous les prêtres, séculiers ou réguliers, qui se
rendent aux églises où l'on célèbre la fête.
Enfin, Nous accordons que les solennités de la Béatification
du Vénérable serviteur de Dieu, Pierre-Louis-Marie Chanel,
soient célébrées dans toutes les églises ci-dessus désignées avec
l'Office et la Messe du rite double majeur : Nous prescrivons
qu'elles aient lieu, la première année, le jour que l'Ordinaire
aura fixé, mais seulement après que ces mêmes solennités au-
ront été célébrées dans la salle supérieure du portique de la
Basilique Vaticane.
Tout cela, nonobstant les constitutions et les ordonnances
apostoliques, les décrets de non-culte et les autres dispositions
contraires.
Nous voulons, en outre, que, dans les discussions même ju-
diciaires, on ajoute la même foi aux exemplaires de ces Lettres
même imprimés, pourvu qu'ils soient revêtus de la signature
du Secrétaire de la Sacrée Congrégation des Rites et munis du
sceau du Préfet, que l'on aurait pour la signification de notre
volonté, si on produisait ces Lettres.
Donné à Rome, auprès de Saint-Pierre, sous l'anneau du
Pêcheur, le i6 novembre 18S9, la douzième année de notre
Pontificat.
M. Card. Ledochowski.
La lecture du Bref est terminée, et l'éveque de Bel-
ley, à qui le Chapitre de Saint-Pierre a de'fére' l'hon-
neur d'officier, entonne le Te De u m. Au même instant,
on voit tomber le voile qui cache le tableau de l'apo-
théose, et le Bienheureux apparaît s'élançant vers le
ciel et laissant à ses pieds l'île de Futuna. Deuxanges,
soutenant les instruments de son mart3Te, le casse-
tête et la hache, sont à ses côte's. Deux autres descen-
dent du ciel et lui apportent la palme et la couronne.
Un magnifique reliquaire, renfermant un fragment du
540 VIE DU BIENHEUREUX
crâne du Martyr, brille sur l'autel. Toutes les cloches
de la Basilique annoncent à la ville de Rome la joyeuse
nouvelle. Dire les sentiments qui se pressent alors
dans les cœurs et décrire l'impression de la foule serait
impossible. L'Église seule peut nous faire assister à
de tels spectacles, qui remuent jusqu'à la dernière
fibre de notre cœur. Le TeDeum s'achève, et la Messe
pontificale, célébrée avec une grande solennité, ter-
mine la fonction du matin. C'est avec peine que l'on
quitte le sanctuaire où l'on a éprouvé de si douces et
si vives émotions.
La cérémonie du soir, au témoignage de tous les
assistants, a offert un caractère de majesté et de splen-
deur inusitées. Les premières Vêpres de la Dédicace,
célébrées dans la Basilique de Saint-Pierre, avaient
fait changer le cérémonial ordinaire. Pour les rempla-
cer, le Souverain Pontife avait bien voulu permettre
la Bénédiction du Très Saint Sacrement dans la salle
de la Béatification, et il avait déclaré qu'il y assisterait
lui-même. L'autel avait donc été orné pour recevoir le
divin Maître, et les nouvelles lumières, en complé-
tant l'illumination du matin, donnaient au sanctuaire
un aspect tellement saisissant que plusieurs répétaient
à haute voix ce que tous pensaient intérieurement :
C'est ici l'image du ciel.
Léon XIII lui-même, en entrant, s'arrête émer-
veillé et ne peut détacher ses regards des rayons lu-
mineux au milieu desquels le tableau du Bienheureux
brille d'un si vif éclat. C'est vraiment le vestibule du
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL b4l
ciel, dit-il à ceux qui l'accompagnent, et il s'avance
lentement à travers la foule en répandant sur elle ses
bénédictions. Le voilà à genoux, près de l'autel. Oh !
qu'il prie avec confiance et avec ferveur ! De temps en
temps, il lève les yeux vers l'image du Bienheureux
Martyr ; il semble se complaire et se reposer dans cette
vision, surtout pendant le chant de l'hymne : Deus^
tuorum militum.
Après la bénédiction du Très Saint Sacrement,
Léon XIII reçoit des mains du T. R. P. Supérieur
Général de la Société de Marie et de ses Assistants
les offrandes accoutumées. En se retirant, il se re-
tourne plusieurs fois pour contempler encore le ta-
bleau de l'apôtre de Futuna. Il est alors salué par des
acclamations enthousiastes et mille fois répétées.
Quand il a disparu, une voix puissante entonne le
Magnijîcat, que tous répètent en chœur. Fut-il jamais
inspiration plus heureuse? Comme ce cantique su-
blime de la reconnaissance de Marie convenait bien au
triomphe du premier Martyr de sa petite Société !
La salle de la Béatification présentait alors un spec-
tacle que nous renonçons à décrire. La nuit, en fai-
sant disparaître la lumière du jour, rendait l'illumina-
tion plus éclatante, et les vapeurs des cierges, en
voilant un peu l'atmosphère, donnaient à l'édifice de
plus grandes proportions et montraient le tableau du
Bienheureux dans un lointain mystérieux. On aurait
dit que le saint Martyr, après s'être manifesté à la
terre, reprenait avec les anges le chemin du ciel.
54"2 VIE DU BIENHEUREUX
TESTAMENT DU P. CHANEL
Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu
en trois personnes. Je, soussigné', Pierre Chanel, prêtre, quoi-
que très indigne, natif de Guet, département de l'Ain (France),
demeurant dans Tile de Futuna, en Océanie, déclare que telles
sont mes dernières volontés :
Mon unique, mon ardent désir est de mourir dans le sein
de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, dans
lequel j'ai eu Tinappréciable bonheur de naître, parfaitement
soumis de cœur et d'âme à tout ce qu'elle nous enseigne, ainsi
qu'aux ordres et volontés de ceux que Dieu a établis pour me
conduire et gouverner. Je conjure le Père des divines misé-
ricordes de vouloir bien, malgré le nombre et l'énormité de
mes péchés, m'assurerla dernière place dans le ciel, réclamant
avec les plus vives instances l'assistance de la Bienheureuse
vierge Marie, que j'ai choisie pour mon avocate et ma tendre
mère, pour m'aider à y parvenir. Je ne demande rien pour mon
corps; il est trop peu de chose pour que je me soucie de lui
après mon dernier soupir.
J'institue pour mon héritier universel de tous les biens meu-
bles et immeubles dont je serai nanti à l'heure de ma mort,
M. Denis Maitrepierre, prêtre, natif de Cormoz, département
de l'Ain, à la charge de vouloir bien donner par lui-même ou
par un délégué, une fois pour toutes, une étrenne de cent
francs à tous les enfants, garçons et filles, de mes frères et
sœurs. Cette étrenne sera de cent-cinquante francs pour les
enfants de ma sœur, Marie-Antoinette, parce que cette famille
me paraît plus gênée que les autres ; en outre deux cent francs
à la fabrique de la paroisse de Cuet (Ain).
Je demande deux cents messes pour le repos de mon âme.
lie de Futuua, en Océanie, le Quinze Mai rail huit cent trente neuf.
Fait et signé de ma main.
Pierre CHANEL, prêtre.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 548
Decretum Oceaniœ beatijicationis seu declarationis martyrii
yen. servi Dei Peîri Aloisii Mariae Chanel, sacerdotis e Socie-
tate Marice, pro-vicarii apostolici Oceaniœ occidentalis.
Super diibio an constet de Martyrio et Causa Martyrii, nec non
de Signis, seu Miraculis, in casu et adejfectum, de quo agitur?
Divinae Sapientice consilio factum est, ut Christiancc Reli-
gionis Veritas, quemadmodum a suis primordiis innumerorum
Martyrum firmata sanguine mirifice adolevit, eodem pariter
sanguine per conséquentes et varins a^tates succresceret, atque
ita Christi asseclis conspicuum ubivis prxsto esset exemplar,
quo ad Fidei amorem inflammarentur, Huic heroum numéro
accensendus Venerabilis Petrus Aloisius Maria Chanel. Ortus
ipse anno tertio huius sceculi, die duodecima julii, in pago,
cui nomen Cuet, intra fines Diceceseos Bellicensis, ab ineunte
œtate morum innocentia et suavitate ac Religionis amore
conjicere dabat, qualis deinceps futurus esset catholicaï verita-
tis adsertor et propagator. Sacris ordinibus, Deo vocante,
initiatus, eo vel magis virtutum fulgore enituit, ideoque a suo
Episcopo prcEclaris obeundis muneribus eligi meruit. Sed al-
tiora de il!o disponente Deo, quum nomen dedisset Societati
Maristarum, cui ab Apostolica Sede Oceanise Occidentalis
sacrée Missiones erant concreditae, e Gallite littoribus ad insu-
lam Futunam anno mdcccxxxvii appulit; ubi, abeuntibus soda-
libus missionariis per varios illius regionis partes, solus ipse
cum socio laico moram fixit. A gentis rege primum comiter
exceptus, apud ipsum biennio féliciter fuit diversatus ; et ut
satis loci sermonis gnarus factus illum alloqui potuit, in eo
constanter intendit ut ipsum ad Christi fidem converteret. At
quum esset idem etiam sui populi sacerdos, ac Pétri Aloisii
prœdicatione multos Christianam religionem amplecti videret,
amorem suum vertit in odium. Quare digressus a Venerabili
Sacerdote in alium pagum domicilium suum transfert ; ali-
mentis omnique ope eum destituit. Nihil inde commotus
Evangelicus operarius e soli cultura et sudore vultus victum
sibi parât; sed barbari homines, Christiani nomlnis hostes,
omnia diripiunt. Et acrius irœ exardescunt crescente in dies
ad Verbi Dei prœdicationem credentium numéro, in quo ipse
regius filius computatur. Consilio itaque inito ad religionem
cum Venerabili Sacerdote exterminandam, régis jussu furentes
544 ^^^ ^^ BIENHEUREUX
satellites Dei Famulum prae ceteris ad necem queerunt. Quem
domi solum repertum, clavcC ictibus horrendum in modum
contundunt, hastaque vulneratum prosternunt, ac demum
securi dissecto cranio ad cerebrum usque feriunt. Sic eodem
quo victimae mactari soient ritu, hostia haec Deo acceptissima
immolata est : sic bonus pastor mortem, tamquam a se jamdiu
exoptatum bonum, pro suo ovili cum cordis gaudio sustinuit,
die vigesima octava Aprilis anni mdcccxli. Paulo post
régis et ejus fratris aliorumque aliquot persecutorum teter-
rima mors subsecuta est, quœ uti pœna criminis divinitus
inflicta ab omnibus habita fuit : ceteri insulani, etiam
qui necis auctores et fautores fuerant, Fidem amplexi sunt,
splendidumque de martyrio testimonium prasbuerunt; ut hoc
mirabili facto denuo confirmaretur, Martyrum sanguinem
semen esse Ghristianorum. Alia non defuerunt de cœlo signa
quœ Martyris gloriam comprobarunl. De hisce omnibus Prae-
fectus Apostolicus Futunensis verbalern processum condere
soUicitus fuit. Quo Romam allato, sa. me. Plus Papa IX ex eo
et authenticis documentis a Vicario Apostolico Oceaniae hue
transmissis, Informativi Processus loco habitis, iuxta senten-
tiam specialis Sacrorum Rituum Congregationis a Se ad id
constitutse, Gommissionem introductionis Causas signavit die
vigesima quarta Septembris anni mdccclvii.
Confecta deinceps fuere apostolica acta, et rite solutis mino-
ribus qucestionibus, a Sanctissimo Domino Nostro LEONE
PAPA XIII concessum est ut dubium de Martyrio et Causa
Martyrii proponeretur una cum altero de Signis, seu Miracu-
lis. De singulis itaque simul ad severioris judicii normas dis-
quisitio habita est primum in Congregatione Anteprœpara-
toria, pênes cl. me. Cardinalem Dominicum Bartolini Sacrorum
Rituum Congregationi Prœfectum et Causée Relatorem xi Ka-
lendas Julii anni mdccclxxxi. Deinde in Congregatione Prœ-
paratoria in Palatio Apostolico Vaticano vu Kalendas Martias
MDCCCLxxxvi de more habita. Tertio in Generali Congrega-
tione, coram eodem Sanctissimo Domino Nostro LEONE
PAPA XIII inVaticanisAedibus xii Kalendas Septembris nuper
elapsi. In qua per Rmum Cardinalem Angelum Bianchi Sacro-
rum Rituum Congregationis Prcefectum et Causce Relatorem,
vita functo cl. me. Cardinali Bartolini sufTectum, proposito
dubio : An Constet de Martyrio, causa Martyrii, nec non de
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 545
Siguis seu Miraculis, in casu et ad ejffcctum de qiio agitur?
Reverendissimi Cardinales et Patres Consultores sententias
dixere. Quibus auditis, Sanctissimus Dominus supremum
suum judicium ferre distulit, donec esset omnipotent! Deo
aliquanto diutius de more supplicatum.
Hodierna autem Dominica, ultima post Pentecosten, qua
hoc anno incidit memoria gloriosœ Virginis et Martyris Catha-
rinae, iitato incruento Sacrifîcio, in Pontificia Vaticani Aede
solio assidens, adsiantibus Rmo Cardinali Angelo Blanchi
Sacrae Rituum Congregationi Prœfecto et Causœ Relatore,
una cum R. P. Augustino Caprara Fidei Promotore, et me
infrascripto Secretario, decrevit : Constare de Venerabilis Servi
Dei Pétri Aloisii Mariœ Clumel Martyrio et Cau<;a Martyrii,
pluribus Signis ac Miraculis a Deo illustrati et confirmati.
Atque hoc Decretum publici juris fieri, et in Acta Congrega-
tionis sacrorum Rituum referri jussit, vu Kalendas Decembris
anni mdccclxxxviii.
A. Gard. BIANGHI, S. R. C. Prœf.
L. ®S.
Laurentius Salvati, s. r. C. Secretarius.
Decretum Oceanice beatificationis seu declarationis martyrii
ven. servi Dei Petri-Aloisii-Mariaî Chanel, sacerdotis e
Societate Mariœ, pro-vicarii apostolici Oceanice occidentalis.
Super dubio an, stante approbatione martyrii et caitsœ mar-
tyrii, pluribus signis ac miraculis a Deo illustrati et confir-
mati, tut) procedi possit ad soletnnem Venerabilis Servi Dei
Beatificationem ?
Magna et mirabilia omni tempore ab illo igné édita, quem
Christus venit mittere in terram ut accendatur, Deus ineffabili
sua providentia in hoc quoque sœculo nequam ostendere
dignatus est in iis praecipue athletis, qui ipsius ^elum celantes,
EvangeHcce vjritatis agnitionen ubique terrarum ditTundere
studuerunt. Inter hos quam maxime effulget Venerabilis Dei
Servus Petrus Aloisius Maria Chanel, qui, seraphica caritat ^
flagrans, in extremis Oceanice plagis viam novam et viventem,
quam Christus initiavit, populis in tenebris et in umbra mortis
sedentibus annuntiare aggressus est. Is anno MDCGGXXXVII
34
546 VIE DU BIENHEUREUX
e Galliae litoribus ad insulam Futunae appulsus, illius regionis
oppida mirum in modum vitse sanctitate ac preedicatione illu-
stravit; atque aerumnas, famem, ludibria hilari semper animo
usque ad mortem pertulit, persecutoribus ipsis bonum pro
nialo reddens. Deus itaque, qui inter primos Evangel i pree-
cones pêne toto orbe remotis illis gentibus Christianum
Nomen allaturos, hune suum famulum prœelegerat, dignum
eumdem effecit, qui easdem oras proprio sanguine, Oceaniae
Protomartyr, consecr.iret, prceclarum hoc fidei testimonium
quamplurimis signis et prodigiis confirmaturus. Haec vero
signa, una cum marîyrio et causa martyrii.triplici disceptatione
ad trutinam de more revocata, per decretum Sacrœ Rituum
Congregationis diei 25 Novembris anno superiori Sanctis-
simus Dominus Noster Léo Papa XIII suprema auctoritate
Sua constare declaravit. Dubium vero adhuc discutiendum
supererat, an hic Venerabilis Dei Servus inter Beatos tuto foret
recensendus.
Quod propositum fuit coram eodem Sanctissimo Domino
Nostro Leone Papa XIII in Sacrorum Rituum Congregationis
conventu pridie idus Martii vertentis anni : omnesque, tum
Rmi Cardinales Sacris tuendis Ritibus prœposili, tum Patres
Consultores, unanimi suffragio affirmative reponderunt, San-
ctissimus vero Dominus Noster ingeminandas esse censuit
preces, ut in tam gravi negotio majus a Pâtre luminum auxi-
lium Sibi compararet.
Demum solemni hac die, qua Rex glorice triumphator super
onines cœlos ascetidit, Sanciitas Sua ferventissimis Societatis
Maristarum votis satisfacturus, Sacro peracto in Vaticani
Palatii Sacello, aulam adiens nobiliorem coram Rmis Cardi-
nalibus Carolo Laurenzi Sacrae Rituum Congregationi Pr^-
fecto, et Angelo Bianchi Causée Relatore, nec non R. P. Au-
gustino Caprara Sanctne Fidei Promotore, et me infrascripto
Secretario, decrevit : Tuto procedi posse ad solemnem Venera-
bilis Servi Dsi Pétri Marice Chanel B-'atificatiomm.
Atque hoc Decretum publici juris fieri, et in Acta Sacrfe
Rituum Congregationis referri jussit III Kalendas Junias,
anno MDCCCLXXXIX.
Caroi.us card. LAURENZI, 5. R. C. Prcefectus.
L.^S.
ViNCENTius Nussi, S. R. c. Secretaniis.
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 647
LEO PP. XIII
AD PERPETUAM REI MEMORIAM
Quemadmodum Ghristiana religio ab ipsa origine innumero-
rum martyrum firmata sanguine adolevit, ita ex divinœ sapientiee
consilio per conséquentes astates eodem pariter sanguine per-
fusa succrevit, ut divina ejus veritas novo semper lumine, om-
nium hominum oculos percelleret, Christi vero asseclce eamdera
et tenacius amplecterentur et longe cariorem haberent, lique
fermeantealios morteconstanter toIerataChristianamdoctrinam
confirmarunt, qui eam divini verbi prcedicatione evulgaverant
proprio videlicet sanguine quam verbo et sudore severant arbo-
rera irrigantes- Diuturna i J sae julorum historia, et mirifica totius
pana orbis ad Ghristianam fidem conversio luculenter ostendit.
Verum ne quid ^^tatibus anteactis œvum hoc nostrum invide-
ret, illud diebu5 nostris divina providentia servavit, ut novissi-
mis hisce annis, uhimas ad Oceanite plagas hominesque toto
orbe sejunctos Evangelica lux per divini verbi nuncios eniteret,
qui veterum Apostolorum vestigiis hœrentes doctrinam Christi
quam propagiverant effuso etiam sanguine asserere optarent.
Nobilissimi voti compos fuit hos praestantissimos inter heroas
Venerabilis Dei famulus Petrus Aloisius Maria Chanel, cujus
vita in exemplum, mors vero in Christiani nominis decus exti-
tit. Hic in Bellicensis diœceseos pago,cui vulgo « Cuet » nomen,
die duodecima lulii anno MOCCGIII natus est, talemque se a
puero vitae innocentia exhibuit, qualem deinde exitus confir-
mavit. Sacris ordinibus, Deo vocante, initiatus, fidei zelo, pie-
tatis studio, animi modestia, morum surivitate, eflfusa in egenos
charitate, et aliis egregiis laudibus i.isignis, ceteris Ecclesios
ministris sese omnigense virtutis exemplar ostendit, adeo ut
qui plurimum cum eo versabantur, nihil in illo vel minimum
reprehendenium animadverterent, et idem Bellicensis Antistes
quanti eum haberet non dabiis indiciis demonstraverit. Ei sci-
548 VIE DU BIENHEUREUX
licet primum quidem parochiale munus, tum minoris seminarii
praefecturam con^redidit; quibus in officii^, et omnium sibi
amorem conciliasse, et virtutum quibus sacerdos ornatus sit
oportet, absolutissimum exemplum jugiter exhibuisse solemni-
ter est testatus. Sed illum ad poiiora vocabat Deus. Annis
natus tribus et triginta cum Societati Marisiarum nomen de-
disset, oui Socieiati ab bac Sancta Apostolica Sede Oceaniae
Occidenialis missiones crediiiE essent, omnibus valedicens, nec
matris amt^re eum detinente. nec patria charitate, e Gallia in
dissitas illas oras, volons, libens solvit, Anti>titi Pompallier
vicarii generalis nomine ac dignitate addictus. Decem men-
sium navigatione confecia, anno M DCC(>XXXVII insu)am Fu-
tunam in Polines a appulit, et ibi Sodalibus Missionariis par
alias regionis insula-. dispertitis, solus cum socio laico perman-
sit, quo tempore totus in insulas lingua ediscenda ingrati otii
moram solabatur insulam qu iquaversus discurrens, ut infantu-
los morti prosimos quercns lustr,ilihus undis ablutos cœlo
transmitteret. Sed ut primum linguae fuit peritus, in id con-
stanler intendit, ut ad Chrisii tidem converteret gentis regem
cujus hospitio biennio feliciier utebatur. Regulus, qui et populi
sui sacerdos maximus supremum imperium ab ipsa sacerdotali
digniiate obtinehat, Peiri Aloisii verbis superstitionem labe-
fieri, atque convelli perspiciens, de auctoriiate imminuta sulli-
citus, am,)rem in suspi^i'^iem pri num, deinde in odium
convertit. Quare digressus a Dei famulo in a'ium pagum domi-
cilium suum transfert, alimentis, omnique ope eum destituit.
Nihil inde commotus esangelicus «-perarius, e solicultuia et
sudore vultus victum sibi parât ; sed barbari hommes, christiani
nominis hostis, omnia dinpiunt, eum lame enecare, aut ad
fugam comoellere conniienies. Quœ inierea perpessus. sit,
quantaque animi aLicritate.et forntudine ditïicillimum ministe-
rium tanto in discrimine sit prosequuius, docuerunt quotquot
sive advenae, sive inJi^e.i.e Futunam insulam tune temporis
incoluerunt; docuit maxime u.iicus iile laborum Socius qui ei
semper adstitit; ducjiit ip £e eph meriJes q i.bus Dci tan ulus
nascentis Eoclesi:e historia n in dies .sin^ulos consgnalat.
Nullis fractusiaboniius, nailis p rcu.sus aivc;rsis,in p^'r.cjiis,
in angustiis, in cerumai> sibi se np.^r constant, nunquam ammo
cessit, et totas j agiter vires impiiidit, ut « animas in tenebns,
et in umbra mortis seisJ.ites » p-r evangslicam lacem Chrisio
PIFRRE-LOUIS-MARIE CHANEL 549
lucrifaceret. Neque inirritum labores cessere. Complures enim
Christianœ doctriiice aures proebent, trequens eorum ad Petrum
Aloisium conventus, magna morum conversio. Inde procerum
irnmanis ira concepta, quœ, cum ipsius régis filium inter cate-
chumenos adscitum esse consiitit, in cladem et exitium proru-
pit. Gonsilio itaque inito ad religicjnem cum sacerdoie ipso
penitus exterminandam, furentes satellites primum fidelium
domos pervadunt, insontes maie muictant, disperdunt, tum ad
Petrum Aloisium properant, et solum domi repertum clavce
ictibus horrendum ia modum contundunt, hasta saucium ster-
num,et humi jacentem securi conticiunt. Sic eodem quo victi-
mœ mactari soient ritu, hostia hœc Deo acceptissima immolata
est; sic bonus pastor mortem pro grege crudeliter illatam in
summi beneficii loco laetissimus accepit; sic inclytus Ocea-
nias protomartyr die vigesima octava m nsis Aprilis anni
MDCCCXLI decoro sanguine perfusus, migravit in cœlum.
Paulo post et régis, et fratris ejus, et aliorum aliquot perse-
cu*orum teterrima mors subsecuta est, quœ uti pœna criminis
divinitus inflicta, ab omnibus habita fuit. Verum tam illustre
martyrium nec seros nec exiguos fructus protulit ; vix enim
quinque a Pétri Aloisii martyrio effluxerant menses, jamque
tota insula ad christianam veritatem conversa nihil avidius
expectabat, quam ut Sacerdos, fidei mysteriis plenius enarra-
tis, universum populum per baptismum Christ! familiœ adjice-
ret. Illud vero prorsus singulare existimandum est ipsum
cfedis auctorem principem. aique instigatorem, qui et reguli
propinquus, paulo post morbo correptum, et divina simul
gratia tactum, profusis lacrimis cum netarii criminis veniam
tum sacrum baptisma enixe postulasse, deinde divinitus morbo
recreatum,cumacta rite conficerentur, martyrii invicte tolerati,
cujus et speciator, et auctor fuerat, testinionium quo nullum
excogitari potest luculentius, una cum ceteris carniticibus edi-
disse. Quod divincG sapientiae, et bonitatis prodigium ejusdem
obitus cumulavit, cum enim se morti proximum prassensit, in
conclave, ubi Pctrus Aloisius martyrium fecerat, se transferri
jussit, et sceleri admisso expiando, ibi voluit obire, ubi Dei
famulum atroci clade peremerat. Ita illustrius apparuit, vere
sanguinem martyrum semen esse Christianorum. Nec cœlestia
signa defuerunt, quœ martyris gloriam nova luce decorarent.
Quapropieriumexverbaliprocessu quem FutunalisPrœfectus
55o VIE DU BIENHEUREUX.
Apostolicus condere sollicitus fuit, tum ex aliis authenticis do-
cumentis a Vicario Apostolico Oceanias ad Almam hanc Urbem
Nostram transmissis, iis omnibus expositis quee in hujusmodi
judiciis necessaria sunt, ex Sacrorum Rituum Congregationis
consulte Pius Papa IK recol. mem. Decessor Noster, die
XXIV Septembris mensis an. MDCCCLVII introductionis
causas commissionem signavit. Propterea Apostolicis actis
confectis, aliisque quaestionibus rite solutis, signisque, sive
miraculis, quae ad ejusdem Venerabilis famuii interccssionem
a Deo patrata ferebantur, una cum martyrio, et caussa mar-
tyrii, triplici disceptatione ad trutinam de more revocatis, Nos
per eiusdem Sacrorum Rituum Congregationis decretum, die
XXV Novembris mensis, superioris anni datum, eadem signa,
necnon martyrium martyriique caussam constare declaravi-
mus. Illud superat, ut VV. Fratres Nostri ejusdem Congrega-
tionis Cardinales rogarentur, num stante, ut superius dictum
est, approbatione martyrii et caussae martyrii, pluribus signis,
ac miraculis a Deo illustrati et confirmati, tuto procedi
posse censerent, ad Beatorum honores eidem Venerabili Dei
famulo decernenJos : iique in generali conventu pridie idus
Martii mensis, anni vertentis, coram Nobis habito, tuto id fieri
posse unanimi consensione responderunt. Attamen in tanti
momenti re Nostram aperire mentem distulimus, donec fervi-
dis precibus a Pâtre luminum subsidium posceremus. Quod
cum impense fecissemus, tandem hujus pariter anni die XXX
Maii sollemni decreto pronunciavimus procedi tuto posse ad
soUemnem Pétri Aloisii Mariae Chanel Beatificationem.
QucE cum itasint, Nos precibus permoti plurium tum sacrorum
Antistitum, tum etiam S. R. Ecclesiœ Cardinalium, simul uni-
versas Congregationis Maristarum votis annuentes, Auctoritate
Nostra Apostolica, harum litterarum vi, facultatem facimus.ut
idem Venerabilis Dei servus Petrus Aloisius Maria Chanel,
dictae Societatis Marias sacerdos, Beati nomine in posterum
nuncupetur, ejusque corpus, et lypsana seu reliquias, non
tamen in soUemnibus supplicationibus deferendfe, publicae
fidelium venerationi proponantur, atque imagines radiis deco-
rentur. Preeterea eadem auctoritate Nostra concedimus, ut de
illo recitetur Officium et Missa de communi martyrum, cum
orationibus propriis,)uxta rubricasMissalis et Breviarii Romani
per Nos approbatis. Ejusmodi vero Officii recitationem,Missae-
PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL 55 I
que celebrationetn fieri concedimus intra fines tum diœcesis
Bellicensis, tum Vicariatus Apostolici Oceanias Occidentalis,
itemque omnibus in templis religiosarum domorum Societatis
Mariie ab omnibus Christifidelibusqui horas canonicas recitare
teneantur die XXVIII mensis Aprilis ; et quod ad Missns atii-
net ab omnibus sacerdoiibus tam saecularibus quam regulari-
bus ad Ecclesias in quibus festum agitur, confluentibus. Denique
concedimus ut sollemnia Beatificationis Venerabilis Dei famuli
Pétri Aloisii Mariae Chanel supradictis in templis celebrentur
cum Officio et Missis duplicis majoris ritus; quod quidem fieri
prascipimus die per Ordinarium definienda intra primum an-
num postquam eadem sollemnia in Aula superiori porticus
Basilicae Vaticanae celebrata fuerint. Non obstantibus constitu-
tionibus,et ordinationibus Apostolicis,ac decretis de non cultu
editis, ceterisque contrariis quibuscumque. Volumus autem,
ut harum litterarum exemplis eiiam impressis, dummodo manu
Secretarii Sacro^um Rituum Congregationis subscripta sint,
et sigillo Praefecti munita, eadem prorsus fides in disceptatio-
nibus etiam juiicialibus habeatur, quae nostrae voluntatis
significationi, hisce litteris ostensis haberetur. Datum Romaî,
apud Sanctum Petrum sub Annulo Piscatoris die XVI Novem-
bris MDGCGLXXXIX, Pontificatus Nostri Anno decimo se-
cundo.
M. Gard. Ledochowski.
552 VIE DU B. PIERRE-LOUIS-MARIE CHANEL
DIE XXVIII APRILIS
IN FESTO
BEATI PETRI ALOISÎI UAKIJE CHANEL
MARTYRIS
Deus, qui Beatum Petrum Aloisium Mariam, Martyrem
tuum, ad praedicandum Evangelium mira mansuetudine, fia-
granti chariiate, et invicta constantia decorasti : da nobis
quaesumus; ut ipsius vestigiis inhserentes, fidem quam profite-
mur, usque ad mortem teneamus. Per Dominum...
Haec hostia. Domine, quam in Beati Pétri Aloisii Mariae
triumpho deferinius, corda nostra tui amoris igné jugiter inflam-
met, et ad promissa perseverantibus praemia disponat. Per
Dominum...
POSTCOMMUNIO
Angelorum pane nutriti et superna dulcedine perfusi.te, Do-
mine, suppliciter exoramus, ut Beati Pétri Aloisii Marice, Mar-
tyris tui, exemplo, discamus terrena cuncta despicere et amare
caelestia. Per Dominum...
mùt^^'^j^<^^^:^^^M&i^^^^M^^^^^
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
DEPUIS LA NAISSANCE JUSQu'aU DEPART POUR l'oCÉANIE
Pages
Chapitre premier. — Première enfance. — Le petit ber-
ger I
Ghap. II. — Pierre Chanel à l'école de Cras. — Séjour à
Monsols. — Retour à Cras ii
Chap. III. — Pierre Chanel à l'école presbytérale de
Cras i8
Chap. IV. — Première communion. — Continuation des
études 26
Chap. V. — Le Petit Séminaire de Meximieux 34
Chap. VI. — Petit Séminaire de Belley 58
Chap. VII. — Grand Séminaire. — Ordinations. — Pre-
mière messe 62
Chap. VIII. — Le Bienheureux Chanel vicaire à Ambé-
rieux 84
Chap. IX. — Le Bienheureux Chanel curé de Crozet.... gS
Chap. X. — Le P. Chanel est nommé professeur, puis
directeur du Petit Séminaire de Belley. — Voyage à
Rome .' 13/
Chap. XI. — Le serviteur de Dieu est nommé supérieur
du Petit Séminaire de Belley. — Il est désigné pour
les missions de l'Océanie i6i
556 TABLE DES MATIERES
Chap. XII. — Le P. Chanel quitte le Petit-Séminaire de
Belley. — Profession religieuse. — Divers voyages... ^i85
Chap. XIII. — Lettre du T. R. P. Colin aux premiers
Missionnaires de l'Océanie. — Départ pour Paris et
le Havre. — Diverses correspondances iq8
LIVRE SECOND
Chapitre PREMIER. — Voyage du Havre à Futuna 211
Chap. II. — Arrivée à Futuna. — Réception par le roi des
Vainqueurs 240
Chap. III. — Futuna. — Les Futuniens 246
Chap. IV. — Manière de vivre. — Case du Missionnaire.
— Première messe. — Fête de Noël. — Journal du
Missionnaire 238
Chap. V. — '■ Esprit de prière. — Etude de la langue. —
Dieux de Futuna. — Première guerre. — Départ
pour Wallis "^ 267
Chap. ^'^I. — Séjour à Wallis. — Travaux sur la langue et
traduction des prières. — Conférences sur la religion 281
Chap. VII. — Retour à Futuna. — Habitation dans la
maison du roi, à Poï. — Premiers baptêmes. — Zèle
pour préparer la conversion de l'iie. — Nouvelle
case. 290
Chap. VIII. — Fêtes en l'honneur des dieux. — Tempête
du 2 février. — Nouveaux baptêmes. — Nouvelles es-
pérances pour la mission 3o3
Chap. IX. — Arrivée de quelques confrères. — Séjour et
départ du P. Bataillon 814
Chap. X. — La guerre. — Combat du 10 août. — La
paix 329
Chap. XI. — Précieuse correspondance, — Bonnes dis-
positions des indigènes. — Espérances 344
Chap. XII. — Premières difficultés. — Le Roi, retiré à
Tamana, envoie des vivres moins régulièrement. —
Progrès de la mission 36o
TABLE DES MATIÈRES 557
CnAP. XIII. — Commencement de la persécution. — Ar-
rivée du P. Chevron et du F. Attale. — Lettres con-
statant l'état de la Mission Syi
Chap. XIV. — Séjour du P. Chevron et du F. Attale. —
Difficultés croissantes. — La persécution grandit. —
Départ du P. Chevron et du F. Attale 38 1
Chap. XV. — Prédications plus nombreuses. — Disette
plus grande. — La persécution contre le P. Chanel
et les catéchumènes s'accroit de jour en jour 400
Chap. XVI. — Conseil à Tamana. — Le saint jour de Pâ-
ques. — Conversion de Méitala. — Nouveau conseil.
— Sentence de mort 41 5
Chap. XVII. — Le martyre. — Le coup de tonnerre. —
La sépulture 43 1
Chap. XVIII. — Conversion de l'ile de Futuna 446
Chap. XIX. — Grâces et guérisons obtenues par l'inter-
cession du Bienheureux martyr 475
Chap. XX. — Actes et Décrets pour la Béatification 517
Testament du P. Chanel S42
Oraisons de la Messe du Bienheureux 552
Carte de Futuna 553
FIN DE la table
Lyon — Irapnmene Vitie et Ferrussol, rue Condé, 3o
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