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Full text of "Vie du révérend père Joseph Barrelle de la Compagnie de Jésus"

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VIE 

DU  RÉVÉREND   PÈRE 


JOSEPH  BARRELLE 


L'auleur  et  rédileiir  déclarent  réserver  leurs  droits  de  reproduction  et 
de  traduction  à  l'étranger. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (  direction  de  la 
librairie),  en  décembre  1869. 


Tout  exemplaire  est  revêtu  de  lu  griffe  de  l'auteur  et  de  celle 
de  réditeur. 


Paris.  —  Typographie  de  Henri  Pion,  imprimeur  do  l'Empereur, 
rue  Garancière,  8. 


VIE 

DU  RÉVÉREND  PÈRE 

JOSEPH  BARRELLE 

DE    LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 
PAR 

LE  P.  LÉON  DE  CHAZOURNES 

DE    LA    MÊME    COMPAGNIE 
SECONDE      ÉDITION 

TOME  DEUXIÈME 


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PARIS 


HENRI    PLON,  IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

RUE  GARANCIÈRE,    10 

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T"""?  (poits  réservés. 


VIE 

DU    RÉVÉRENDPÈRE 


JOSEPH  BARRELLE. 


CHAPITRE   XXI 


RETRAITES   ECCLESIASTIQUES. 

Le  P.  Ban-elle  prêche  la  première  retraite  sacerdotale  du  diocèse 
d'Alger.  —  Il  évangélise  le  clergé  de  Marseille.  —  Retraites  à 
Viviers. —  Sa  manière  dans  les  retraites  pastorales. —  En  1849, 
retraite  ecclésiastique  à  Paris. 

Nous  avons  vu  lé  P.  Barrelle  appelé,  dès  1843,  à 
évangéliser  ses  frères  dans  le  sacerdoce,  honneur 
difficile  qu'il  s'efforça  vainement  de  décliner.  En  pré- 
sence des  responsabilités  de  ce  nouvel  apostolat,  il  se 
sentait  des  appréhensions  d'humilité  et  de  zèle  que  sa 
nature  impressionnable  ne  domina  pas  sans  combat. 
Réchauffer  les  âmes  sacerdotales,  porter  le  baume 
dans  leurs  blessures,  il  y  a  là,  sans  doute,  une  des 
meilleures  joies  de  l'apôtre;  mais  ces  blessures,  par 
contre-coup,  portaient  dans  son  cœur  épris  de  Jésus- 
Ghrist  un  profond  et  douloureux  ressentiment  de  l'in- 
jure faite  au  divin  Maître.  Sa  charité  se  trouvait  com- 
battue  par   de    mystérieuses   tristesses,    qu'il   essaya 

TOM.  II.  l 


2  CHAPITRE  VINGT-UNIÈME. 

vainement  de  surmonter  et  qu'il  ne  lui  fut  pas  permis 
de  fuir. 

Pendant  dix  années,  ce  travail  s'ajouta  donc  de 
surcroît  à  des  labeurs  déjà  sans  repos.  Il  ne  fut  pas 
sans  influence  sur  le  déclin  prématuré  des  forces  du 
saint  religieux. 

Son  début  dans  cette  carrière  nouvelle  nous  paraît 
avoir  été  une  heureuse  fortune.  Le  premier  il  fut 
appelé  à  évangéliser  le  nouveau  clergé  de  l'Algérie. 
L'Algérie,  sol  véritablement  riche  et  plein  de  sou- 
riantes promesses,  l'Algérie,  destinée  à  demeurer 
longtemps  encore,  dans  la  paix  comme  dans  la  guerre, 
une  terre  de  conquête,  en  était  alors  aux  premiers 
efforts  de  son  organisation.  A  cette  époque  de  for- 
mation ,  la  religion,  elle  aussi,  comme  l'agriculture 
naissante,  comme  le  commerce  et  l'industrie,  était 
obligée  d'acheter  au  prix  de  patientes  fatigues  sa 
place  au  soleil  d'Afrique.  Le  flot  d'Européens 
qu'avait  attirés  l'espoir  de  la  fortune  ne  se  montraient 
guère  accessibles  aux  pensées  religieuses.  Le  clergé 
de  son  côté,  emprunté  aux  divers  diocèses  de  la 
France  et  jeté  au  milieu  d'une  création  récente,  dans 
des  paroisses  immenses,  sans  églises  et  presque  sans 
fidèles,  à  peine  avait-il  pu  orienter  son  zèle  parmi  des 
populations  formées  d'incessantes  afluvions,  à  peine 
avait-il  eu  le  moyen  et  le  loisir  de  se  fondre  en  un 
tout  homogène. 

N'était-ce  pas  un  coup  de  Providence  pour  le  nou- 
veau clergé  de  trouver  dans  le  prédicateur  de  sa  pre- 
mière retraite  le  zèle  et  la  plénitude  de  la  science 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  3 

sacrée  associés  au  doux  prestige  d'une  sainteté  mani- 
feste? Quant  à  lui,  dans  ce  clergé  obligé  de  créer  à 
son  propre  zèle  une  seconde  patrie  ,  dans  ce  clergé 
habituellement  sevré  des  ressources  de  la  ferveur  sa- 
cerdotale ,  il  rencontrait  un  empressement  favorable 
et  quelque  chose  de  la  docilité  des  terres  vierges,  si 
libérales  et ,  pour  ainsi  dire  ,  si  prodigues  à  une  pre- 
mière culture. 

Sa  première  retraite  ecclésiastique  fut  pour  le 
clergé  d'Algérie  une  époque  solennelle.  Un  ahment 
solide  fut  donné  à  sa  piété,"  une  impulsion  commune 
à  SOQ  zèle,  et,  entre  tant  d'éléments  divers,  la  parti- 
cipation aux  mêmes  enseignements  et  aux  mêmes 
grâces  resserra  les  liens  de  l'amitié  fraternelle. 

Ecoutons  M.  Banvoy,  chanoine  de  la  cathédrale 
d'Alger  et  vicaire  général. 

«  Le  R.  P.  Barrelle  commença  sa  retraite  à  Alger 
le  9  juillet  1843.  Trente  prêtres  assistaient  aux  saints 
exercices  dans  le  grand  salon  de  Févêché,  où  j'avais 
moi-même  dressé  un  bel  autel. 

«  Le  Père  s'en  tenait  exactement  à  la  méthode  de 
saint  Ignace;  c'est  pourquoi,  désireux  de  ne  rien 
perdre  de  sa  parole,  je  l'ai  suivi  pas  à  pas,  et  j'ai 
voulu  recueillir  ses  pensées.  J'avais  appris  à  Rome  et 
plus  anciennement  à  Fribourg,  avec  le  P.  Philippon, 
les  avantages  de  cette  méthode;  mais  personne,  à 
mon  avis,  n'avait  jamais  rendu  avec  autant  de  cœur, 
.de  piété  et  de  talent  les  intentions  et  les  idées  du 
maître. 

»  Je  n'ai  jamais  vu  personne  entrer  plus  avant  dans 


U  CHAPITRE   VINGT-UlNIÈME. 

la  connaissance  du  cœur  humain.  Le  Père  nous  a  fait 
l'autopsie  la  plus  savante,  la  plus  complète  et  la  plus 
délicate  de  l'âme  du  prêtre.  On  ne  pouvait  nous  dire 
nos  défauts  plus  adroitement,  avec  une  urbanité  plus 
charitable  qu'il  ne  Ta  fait,  en  groupant  tous  les  traits 
caractéristiques  du  prêtre  autour  de  quelques  mots 
substantiels. 

»  Il  faisait,  à  cette  époque  de  l'année,  une  chaleur 
exceptionnelle.  Cependant  personne  ne  céda  au  som- 
meil, et  chacun  s'étonnait  de  pouvoir  suivre  ainsi 
immobile,  pendant  une  heure  chaque  fois,  la  parole 
du  prédicateur.  Le  R.  P.  Barrelle  nous  donna  ainsi 
quatre  instructions  chaque  jour.  La  retraite  dura  une 
semaine  entière,  elle  se  termina  le  dimanche  matin  à 
la  cathédrale,  par  un  discours  remarquable  sur  les 
devoirs  du  prêtre  et  sur  son  dévouement  aux  âmes. 
L'impression  que  fit  sur  les  fidèles  cette  imposante 
cérémonie  fut  merveilleuse.  Mais  elle  ne  le  céda  en 
rien  à  l'impression  que  chacun  de  nous  emportait  de 
la  sainte  et  savante  retraite  qui  venait  de  nous  être 
prêchée. 

»  Le  lendemain  de  la  retraite,  une  solennité  ras- 
semblait tous  les  prêtres  à  douze  kilomètres  d'Alger. 
Nous  allions  assister  Monseigneur  Dupuch  pour  l'inau- 
guration de  l'église  de  Drariah.  C'était  depuis  la 
conquête  d'Alger  la  seconde  église  qui  recevait  la 
consécration.  Le  soir,  le  P.  Barrelle  et  tout  le  clergé 
revinrent  dîner  à  l'orphelinat  du  Danemark,  tenu  par 
les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

»  Il  ne  m'a  pas  été  difficile  de  me  rappeler  le  sou- 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  5 

venir  du  R.  P.  Barrelleet  de  sa  retraite  ecclésiastique. 
J'ai  encore  quarante  pages  in-folio  écrites  de  ma 
main,  impression  recueillie  de  ses  discours.  Ces  pages 
m'ont  servi  merveilleusement  dans  plus  de  vingt 
retraites  que  j'ai  données  à  des  maisons  religieuses. 
J'ai  eu  entre  les  mains  bien  des  recueils  de  retraites, 
celles  de  Bourdaloue,  du  P.  Nouet,  du  P.  Judde  et 
du  P.  Saint-Jure;j'en  suis  toujours  revenu  au  P.  Bar- 
relle,  soit  pour  la  méthode,  soit  pour  les  sujets  et 
pour  la  manière  de  les  présenter.  » 

La  retraite  pastorale  de  Marseille  suivit  de  près , 
précédée  seulement  de  celle  du  diocèse  d'Alby. 

Le  P.  Barrelle  allait  évangéliser  le  clergé  de  son 
diocèse  natal,  ce  clergé  qui  l'avait  un  jour  compté 
dans  ses  rangs.  Devant  lui,  M^'  de  Mazenod,  autrefois 
le  guide  de  sa  conscience,  à  l'heure  qui  décida  la 
grande  question  de  sa  vie  et  de  son  avenir;  tout 
autour  quelques-uns  de  ses  maîtres,  bon  nombre  des 
anciens  émules  de  ses  études  et  de  sa  piété,  beaucoup 
de  ses  condisciples  dans  la  cléricature,  avides  et  fiers 
d'entendre  cet  apôtre  sorti  du  milieu  d'eux.  Certes, 
nul  ne  fut,  par  un  bonheur  exceptionnel,  plus  vérita- 
blement prophète  dans  son  pays. 

ft  II  nous  éclaira  tous,  dit  un  des  membres  du  cha- 
pitre, il  nous  éclaira  par  sa  parole  lumineuse,  nous 
édifia  par  sa  piété  profonde,  et  il  nous  charma  par 
la  solidité,  la  variété  et  l'enchaînement  de  ses  in- 
structions. » 

«  Nous  fûmes  touchés  et  ravis ,  ajoute  un  autre  ;  il 
fit  renaître  en  nous  les  sentiments  de  ferveur  de  nos 


6  CHAPITRE   VINGT-U?sIEME. 

premières  années,  alors  que  lui  et  nous,  réunis 
comme  élèves  du  séminaire,  nous  trouvions  dans  ses 
paroles  et  ses  exemples  le  doux  et  attrayant  épan- 
chement  d'une  âme  tout  à  Dieu. 

»  Le  jour  de  la  clôture  surtout  il  fut  admirable  ; 
mais  alors  que  nos  cœurs  étaient  collés  au  sien,  il 
s'échappa  sans  attendre  nos  adieux  et  sans  recevoir 
l'expression  de  notre  reconnaissance.  Il  sentait  sans 
doute  que  sa  modestie  et  son  humilité  auraient  eu 
trop  à  combattre  contre  le  cœur  de  ses  anciens  con- 
disciples et  peut-être  contre  le  sien.  » 

Oui,  il  aurait  eu  à  lutter  contre  son  cœur;  car  tout 
éloge  lui  était  un  supplice,  et  il  éprouvait  un  irrésis- 
tible besoin  de  s'y  dérober. 

Toujours  est-il  que  l'impression  de  sa  retraite  sur 
le  clergé  de  Marseille  fut  profonde  et  salutaire.  «  Il 
dépassa,  nous  a-t-on  dit,  tout  ce  qu'on  avait  éprouvé 
jusqu'alors  dans  les  retraites  ecclésiastiques.  Il  n'y  eut 
dans  le  clergé  qu'une  voix  pour  le  proclamer.  Pour- 
quoi, ajoutaient  ces  prêtres  fervents,  pourquoi  ne  pas 
entendre  la  même  retraite  plusieurs  années  de  suite? 
Elle  serait  écoutée  avec  fruit.  » 

Ceci  nous  rappelle  la  demande  que  lui  fit  monsei- 
gneur Tévêque  de  Bayonne  lorsqu'il  venait  de  clôturer 
sa  première  retraite  sacerdotale  dans  le  diocèse.  — 
«  Mon  Père,  je  voudrais  que  tous  mes  prêtres  possédas- 
sent par  cœur  tout  ce  que  vous  leur  avez  dit.  Donnez- 
moi  du  moins  votre  promesse  écrite  que  vous  viendrez 
pendant  dix  ans  leur  redire  la  même  chose.  — Monsei- 
gneur, répondit  le  Père,  je  suis  enfant  de  l'obéissance; 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  7 

c'est  une  excuse  que  Votre  Grandeur  ne  peut  manquer 
d'agréer;  je  ne  puis  prendre  de  mon  autorité  privée 
un  pareil  engagement.  » 

Toutefois,  l'année  suivante,  il  revint  donner  les 
deux  retraites  habituelles  d'Oléron  et  de  Bayonne. 

La  sainte  réussite  d'une  retraite  suscitait  naturelle- 
ment, de  proche  en  proche,  les  désirs  des  diocèses 
voisins,  et,  faisant  écho  à  de  premiers  succès,  un 
succès  nouveau  leur  répondait,  tout  semblable  en  ses 
heureux  effets;  succès  plus  profond  qu'éclatant,  peu 
retentissant,  mais  exceptionnellement  salutaire. 

Il  faut  en  lire  le  témoignage  grave  et  mesuré  que 

nous  adresse    un   des   prélats   les   plus    autorisés  de 

l'Église    de    France,    Ms'    Guibert ,    archevêque    de 

Tours. 

(.  Tours,  le  26  mai  1868. 

«  Mon  Révérend  Père  , 

»  Vous  désirez  connaître  l'impression  qui  m'est 
restée  des  deux  retraites  ecclésiastiques  préchées  par 
le  Père  Barrelle  au  clergé  de  Viviers ,  quand  j'étais 
évéque  de  ce  diocèse.  Il  m'est  bien  facile  de  vous  sa- 
tisfaire ,  car  le  souvenir  de  ces  retraites  est  resté  pro- 
fondément gravé  dans  mon  esprit. 

»  Monseigneur  de  Mazenod,  évéque  de  Marseille, 
m' ayant  témoigné  son  admiration  pour  le  grand  talent 
de  ce  Père,  qui  venait  d'évangéliser  son  clergé,  je 
priai  le  Père  Barrelle  de  vouloir  bien  nous  donner  la 
retraite  pastorale  à  Viviers.  Le  succès  fut  complet,  au 
point  que  les  prêtres  présents ,  avant  de  se  séparer, 


8  CHAPITRE   VIJNGT-UNIEME. 

m'exprimèrent  le  vœu  d'entendre  de  nouveau  le  digne 
religieux.  Je  l'appelai  en  effet  une  seconde  fois;  la 
satisfaction  et  l'édification  furent  aussi  grandes  que 
dans  la  première  retraite. 

»  Le  Père  Barrelle,  dans  ces  saints  exercices,  avait 
un  genre  à  lui.  Il  ne  se  bornait  pas  à  prêcher  les 
vérités  communes  en  les  appropriant  à  la  situation  du 
prêtre.  Il  montrait  d'abord  le  sacerdoce  conime  étant 
essentiellement  un  état  de  perfection,  il  établissait 
l'étroite  obligation  du  prêtre  de  s'appliquer  à  la  sain- 
teté, plus  encore  que  le  religieux  qui  ne  serait  pas 
revêtu  du  sacerdoce;  ensuite,  pendant  tout  le  cours 
de  ses  prédications,  il  élevait  le  prêtre  dans  les  hautes 
régions  de  la  perfection  évangélique,  il  nous  exposait 
les  plus  grands  et  les  plus  solides  principes  de  la 
théologie  mystique  et  de  la  vie  intérieure. 

M  On  sortait  de  ses  prédications  convaincu,  non- 
seulement  qu'on  devait  être  des  prêtres  réguliers , 
mais  encore  des  prêtres  pieux  et  familiarisés  avec  tous 
les  secrets  de  l'union  habituelle  avec  Jésus-Christ. 

»  L'impression  laissée  par  ces  deux  retraites  s'est 
conservée  dans  le  clergé  de  Viviers,  et  bien  des 
années  après,  les  prêtres  m'en  parlaient  encore  comme 
des  plus  édifiantes  et  des  plus  fructueuses  retraites 
auxquelles  ils  eussent  assisté. 

»  Voilà,  mon  Révérend  Père,  ce  que  je  me  rappelle 
des  prédications  du  Père  Barrelle,  à  la  distance  de 
vingt  ans  écoulés  depuis  l'époque  où  j'ai  eu  la  conso- 
lation d'entendre  ce  saint  religieux,  qui  prêchait  par 
l'exemple  autant  que  par  la  parole. 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  9 

«  C'était  un   homme   de  profonde  doctrine ,   très- 

éclairé  dans  les  voies  spirituelles,   pour  lesquelles  il 

possédait  un  coup  d'œil  sûr,  une  sorte  de  critérium. 

infaillible. 

»  Agréez,  mon  Révérend  Père,  l'assurance  de  mes 

sentiments  dévoués. 

»  t  J.  HiPPOLYTE,  archevêque  de  Tours.  » 

Tel  le  P.  Barrelle  se  montra  au  début  de  ses  re- 
traites sacerdotales,  tel  il  fut  pendant  douze  années, 
sauf  la  progression  croissante  de  la  vertu ,  sauf  le 
mérite  d'une  expérience  chaque  jour  plus  profonde 
de  cet  important  ministère.  Dans  une  carrière  de  cin- 
quante stations  pastorales,  environ  quarante  diocèses 
ont  entendu  sa  parole.  Précédé  d'une  grande  réputa- 
tion de  mérite  et  de  vertu,  dès  qu'il  apparaissait,  la 
douce  majesté  de  sa  personne,  la  sagesse  surnaturelle 
de  son  langage  lui  donnaient  l'empire  des  cœurs.  Ce 
n'est  pas  précisément  à  l'homme  de  talent  que  s'a- 
dressaient l'admiration  et  la  confiance.  Après  avoir 
reconnu  dans  sa  manière  un  talent  de  premier  ordre, 
on  pouvait  regretter  que  le  prédicateur  ne  se  donnât 
pas  l'avantage  d'en  déployer  la  richesse.  Mais  la 
scierice  sacrée,  la  connaissance  de  l'âme  humaine  et 
le  prestige  de  la  sainteté  emportaient  tous  les  suffrages 
et  imposaient  la  vénération. 

En  général,  le  P.  Barrelle  sortait  de  la  prédication 
commune,  il  élevait  la  prédication,  il  parlait  au  milieu 
des  prêtres  comme  au  milieu  des  parfaits.  Quand  il 
s'emparait  du  texte  sacré ,  il  était  sur  son  terrain ,  et 

1. 


10  CHAPITRE  VINGT-UNIÈME. 

on  le  sentait.  Il  le  commentait  en  maître  de  la  doc- 
trine, en  homme  éclairé  du  ciel,  et  il  en  faisait  le  nerf 
de  sa  parole  ;  ou  plutôt  sa  parole  se  fondait  dans  celle 
de  TEsprit-Saint,  et  celle-ci  affluait  sur  ses  lèvres 
pleine  de  force  et  d' à-propos,  avec  une  sorte  de  pro- 
digalité. De  la  source  des  Pères  et  des  saintes  Ecri- 
tures coulaient,  comme  un  fleuve  abondant,  les 
leçons  de  la  sagesse  surnaturelle,  toutes  limpides  et, 
pour  ainsi  parler,  toutes  vives  encore  de  l'inspiration 
d'en  haut. 

Aussi,  qui  mieux  que  lui  avait  le  droit  d'être  écouté 
des  prêtres  de  Jésus-Christ  quand  il  leur  disait  :  «i  Ah  ! 
»  Messieurs,  le  livre  qui  doit  être  toujours  entre  les 
»  mains  du  prêtre,  ai-je  besoin  de  vous  le  dire?  C'est 
»  la  Sainte  Ecriture,  le  Nouveau  Testament...  le  livre 
»  de  vie...  Liber  sacerdotalis.  Il  faudrait  que  le  prêtre 
»  en  fût  tellement  nourri  qu'on  pût  dire  de  lui  :  C'est 
»  un  homme  plein  de  l'Ecriture  sainte.  Les  Lettres 
»  divines  sont  la  moelle  et  la  substance  du  prêtre, 
»  suhstantia  sacerdotis  eloquia  divina...  Oui,  c'est  la 
»  nourriture  du  prêtre,  c'est  le  plus  pur  de  sa  sub- 
»  stance...  en  sorte  que,  permettez  l'expression,  Mes- 
»  sieurs,  si  on  le  mettait  à  l'alambic,  il  n'en  devrait 
»  sortir  que  l'essence  des  Ecritures  divines.  Substantia 
»  sacerdotis  eloquia  divina.  Il  faut  que  le  prêtre  se 
»  nourrisse  de  cette  parole  sortie  de  la  bouche  de 
»  Dieu,  et  qu'il  en  nourrisse  les  autres.  » 

Au  reste,  sa  parole  était  imperturbable.  Dieu  sait 
cependant  ce  que  lui  coûtait  de  travail  cette  abondance 
si  sûre  d'elle-même.  Par  respect  pour  la  dignité  de 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  11 

l'auditoire  et  par  défiance  de  soi,  il  ne  livrait  rien  au 
hasard  du  discours.  «  Je  prêche  tout  ce  que  j'ai  écrit, 
et  j'écris  tout  ce  que  je  prêche  »  ,  ainsi  répondait-il 
aux  prêtres  qui  louaient  le  naturel  et  la  facilité  de  son 
langage. 

Ceux  qui  ont  l'expérience  de  la  prédication  com- 
prendront quel  labeur  lui  imposa,  dans  la  circonstance 
que  je  vais  dire,  cette  loi  qu'il  s'était  faite.  Redemandé 
pour  une  retraite  ecclésiastique,  à  Bordeaux  si  je  ne 
me  trompe,  à  peine  il  en  eut  fait  l'ouverture  qu'on 
vint  l'avertir  de  ne  point  se  servir  de  ses  anciens 
discours;  ce  serait  en  compromettre  le  succès,  car  les 
prêtres,  ravis  de  les  entendre,  les  avaient  pris  mot 
pour  mot.  Le  bon  Père  fut  déconcerté;  mais  il  s'arma 
de  constance,  et,  se  confiant  en  Dieu,  chaque  nuit  il 
composait  les  sermons  du  lendemain.  Il  fournit  ainsi 
une  carrière  toute  nouvelle.  La  retraite  n'en  souffrit 
pas;  l'homme  de  Dieu  accueillait  les  prêtres  qui  vou- 
laient s'adresser  à  lui  pour  les  affaires  de  leur  âme, 
et  aux  veilles  de  ses  nuits  laborieuses,  il  ajouta  sans 
trêve  les  fatigues  de  ses  rudes  journées.  —  «Ah! 
disait-il  ensuite,  jamais  je  n'ai  tant  souffert,  je  devais 
en  mourir,  mais  le  bon  Dieu  m'a  guéri,  n 

Il  arrivait  quelquefois  que  l'on  disait  du  P.  Bar- 
relle  :  «  Il  a  dépassé  toutes  les  espérances.  »  Tel  fut, 
pour  ne  citer  qu'un  témoin,  le  jugement  de  M.  Vri- 
gnaud,  vicaire  général  du  diocèse  de  Nantes,  homme 
universellement  considéré.  En  général  cependant,  le 
succès  du  saint  religieux  dans  ses  retraites  au  clergé 
n'était  pas  un  succès  d't^lat  ;   son   succès  inévitable 


12  CHAPITRE   VIINGT-UJNIÈME. 

était  de  rendre  sensible  l'action  divine  et  de  laisser 
partout  un  parfum  du  paradis,  en  sorte  que  l'on  sor- 
tait des  saints  exercices  embaumé  de  sa  science  et  de 
sa  vertu. 

A  Viviers  comme  à  Nantes,  à  Tours  comme  à  Bor- 
deaux, à  Orléans  comme  à  Nîmes,  comme  à  Reims, 
comme  à  Versailles,  comme  à  Toulouse,  comme  à 
Lyon  ou  à  Poitiers,  comme  partout  enfin  \  il  eut  ce 
vrai  succès  d'estime,  qui  ne  se  borne  pas  à  la  stérile 
appréciation  du  mérite  oratoire,  mais  qui  oblige  à 
reconnaître  quelque  chose  de  plus  élevé  que  le  talent, 
de  plus  puissant  sur  l'âme  que  le  génie,  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  révèle  l'homme  de  l'éternité  et  qui,  faisant 
perdre  terre  aux  moins  spirituels,  ne  laisse  place  qu'à 
ce  sentiment  unanime  :  —  C'est  Dieu  qui  parlait  par 
sa  bouche!  Ah!  c'est  un  saint! 

La  sainteté,  voilà  bien  ici  encore  le  dernier  mot  de 
son  éloquence.  Au  fait,  qu'était  la  dignité  de  sa  per- 
sonne et  de  son  langage,  la  sagesse  et  la  solidité  de  sa 
doctrine,  la  vérité  prudente  et  délicate  des  applica- 
tions pratiques,  qu'était  tout  cela  et  d'autres  qualités 
encore,  auprès  de  cette  humble  et  ardente  vertu  si 
fort  au-dessus  de  l'opinion  et  de  l'attente? 

Et  nous  ne  parlons   pas  de    ce  touchant   respect 


1  Nous  n'avons  pas  recueilli  le  nom  de  tous  les  diocèses  qui 
entendirent  les  retraites  pastorales  de  l'homme  de  Dieu.  —  Aux 
noms  que  nous  avons  donnés  nous  pouvons  ajouter  encore  :  le 
Mans  et  Auch  (1844),  Autun,  le  Puy  et  Gahors  (1846),  Chartres 
et  Grenoble  (1847),  Montauban  (1847  et  1852),  Agen  (1849), 
Périgueux  et  Blois  (1852),  Clermont ,  Avignon,  Aix  et  Angers. 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  13 

dont  il  accueillait  ses  confrères  dans  le  sacerdoce, 
ou  de  ces  faits  exceptionnels  qui  provoquent  la  sur- 
prise. 

Un  jour,  il  arrive  d'un  lointain  voyag^e,  à  jeun,  ex- 
cédé de  ses  précédents  travaux  et  des  fatigues  de  la 
journée.  Quand  il  se  présente  au  grand  séminaire, 
déjà  l'heure  approchait  où  devait  s'ouvrir  la  retraite 
pastorale;  l'affluence  des  prêtres  était  nombreuse,  et 
l'économe,  occupé  de  distribuer  les  cellules,  après 
avoir  introduit  le  prédicateur  dans  sa  chambre,  ne 
songe  pas  qu'il  peut  avoir  besoin  de  réparer  ses  forces. 
L'heure  sonne;  le  prédicateur  fait  l'ouverture  des 
exercices  avec  cette  véhémence  que  nos  lecteurs  lui 
connaissent.  Je  ne  sais  quelles  préoccupations  inat- 
tendues détournent  l'attention  de  l'économe,  le  souper 
du  prédicateur  est  oubhé.  Il  garde  humblement  le 
silence  :  n'y  trouvait-il  pas  le  double  avantage  et  de 
se  mortifier  lui-même  et  d'épargner  à  d'autres  une 
mortification,  en  évitant  de  faire  remarquer  un  oubli? 
Le  lendemain,  le  Père  développe  longuement  le  sujet 
de  la  méditation;  or  la  matinée  s'avance,  la  bonne 
foi  de  l'économe  est  encore  surprise,  ses  ordres  sont 
oubliés  et  le  prédicateur  déjeune  comme  il  a  soupe. 
Il  faut  cependant  monter  en  chaire  pour  le  discours 
de  dix  heures;  le  Père  dissimule  son  excessive  fai- 
blesse, suppléant  si  bien  les  forces  physiques  par 
l'ardeur  de  l'âme,  qu'on  ne  put  soupçonner  sa  dé- 
faillance. A  midi,  on  s'aperçut  enfin  de  l'inexplicable 
méprise,  où  le  bon  Père  ne  voulut  voir  qu'une 
mortification  providentielle  qui  devait  profiter  à  son 


14  CHAPITRE   VINGT-UNIÈME. 

ministère.  Pour  supporter  un  pénible  voyage  et  une 
journée  de  prédications,  trente-six  heures  d'un  jeûne 
absolu!  Nous  aussi,  nous  serions  tenté  de  condamner 
ce  pieux  excès,  si  on  pouvait  blâmer  l'héroïsme 
sans  s'exposer  à  le  voir  glorifier  par  le  Dieu  des 
vertus. 

De  tels  faits  sont  des  exceptions  et  n'expliqueraient 
pas  ce  que  nous  appelons  l'éloquence  de  sa  vertu.  Sa 
présence  était  une  vivante  apparition  de  la  perfection 
sacerdotale  ;  la  candeur  angélique  et  l'humilité  com- 
posaient sur  son  front  une  auvéole  virginale,  et,  trans- 
pirant de  toute  sa  personne,  l'enveloppaient  de  mo- 
destie comme  d'un  vêtement;  il  y  avait  dans  son 
regard  une  humble  douceur,  et  ses  lèvres  ne  la  dé- 
mentaient pas.  —  «  0  mon  Père,  lui  dit  un  jour  un 
prêtre  ingénu,  il  faut  que  vous  ayez  bien  des  misères, 
puisque  vous  prêchez  si  bien  sur  celles  des  autres. — 
En  effet,  répondit-il  d'un  ton  convaincu,  vous  avez 
mille  fois  raison;  j'en  suis  une  fourmilière.  » 

Si  l'humilité  de  sa  personne  avait  un  puissant  lan- 
gage, son  amour  de  Dieu  avait  un  accent  encore  plus 
persuasif.  Quand  il  parlait  de  Jésus-Christ,  et  il  ne 
parlait  pour  ainsi  dire  que  de  lui,  l'offrant  au  prêtre 
comme  l'universel  modèle,  comme  l'incomparable 
idéal  de  sa  vie,  il  semblait  avoir  dérobé  le  feu  du  ciel. 
Il  donnait  des  lumières  neuves  sur  la  connaissance  et 
l'amour  de  Jésus-Christ.  C'était  chose  ordinaire  d'en- 
tendre les  prêtres,  au  sortir  de  ses  brûlantes  exhorta- 
tions, se  dire  entre  eux  :  —  «  Jamais  nous  n'avons 
entendu  parler  ainsi   du  divin  Maître;    enfin,   nous 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  15 

commençons  à  comprendre  ce  que  nous  avions  à 
peine  entrevu  de  Famour  du  Sauveur  des  âmes  et  de 
la  perfection  du  divin  Modèle.  »  Beaucoup  sortaient 
de  ces  retraites  comme  d'un  cénacle,  enivrés  de  la 
beauté  des  choses  de  Dieu.  On  reconnaissait  quelque- 
fois les  auditeurs  de  ses  retraites  à  une  manière  nou- 
velle et  tout  onctueuse  de  parler  de  Jésus-Christ. 

Après  la  retraite  de  Versailles,  le  clergé  vint  le 
saluer  au  départ.  Un  des  prêtres,  vénérable  vieillard 
blanchi  dans  le  soin  des  âmes,  lui  prit  les  mains,  et, 
les  serrant  avec  effusion,  les  arrosait  de  larmes.  — 
«  Ah!  mon  Père,  soyez  béni!  Que  Dieu  vous  a  bien 
inspiré  !  Vous  m'avez  enfin  appris  à  connaître  Jésus- 
Christ!  n 

Un  prêtre  du  diocèse  de  Rayonne,  la  retraite  ter- 
minée, eut  l'avantage  de  voyager  avec  lui.  11  aimait 
à  parler  du  bonheur  qu'il  eut  de  passer  trois  heures 
en  diligence  avec  ce  saint  homme  et  de  parler  avec 
lui  des  choses  de  Dieu.  Rappelant  un  des  Jésuites  les 
plus  connus  sous  la  Restauration,  le  vénérable  P.  Ron- 
sin  :  —  «  Jamais,  disait-il,  conversations  pieuses  ne 
m'ont  fait  un  bien  si  grand  que  celles  du  P.  Ronsin 
et  du  P.  Barrelle.  » 

Nousneparleronsdesa  première  retraite  d'Avignon, 
qui  se  termina  par  la  plus  touchante  effusion  de  gra- 
titude de  la  part  de  M^""  Naudot  au  nom  de  tout  son 
clergé,  que  pour  citer  un  trait  édifiant.  Le  P.  Bar- 
relle avait  commenté  ce  texte  de  saint  Grégoire,  que 
les  richesses  sont  un  lourd  fardeau  qui  retarde  la 
course   de   l'âme    dans    son    pèlerinage  à   l'éternité. 


16  CHAPITRE   VINGT-UNIÈME. 

Simple  et  vraie  comme  toujours,  la  parole  tombait  de 
son  cœur  avec  une  communication  persuasive.  Tout 
rempli  de  cette  parole  généreuse ,  un  bon  prêtre  va 
recueillir  sa  petite  épar^jne,  tout  ce  qu'il  possédait  en 
ce  monde,  puis  revenant  auprès  du  prédicateur  :  — 
«Tenez,  mon  père,  voilà  six  mille  francs,  c'est  tout  mon 
avoir.  Distribuez-le  en  bonnes  œuvres;...  désormais 
je  serai  plus  léguer  pour  m'en  aller  en  paradis.  » 

Terminons  ce  sujet  par  la  retraite  pastorale  du  dio- 
cèse de  Paris.  En  1826,  tandis  que  le  P.  Barrelle  était 
socius  du  maître  des  novices  à  Avignon,  entre  les 
ecclésiastiques  qui  venaient  se  mettre  sous  sa  direc- 
tion pour  faire  les  exercices  de  la  retraite,  se  présenta 
un  jour  un  jeune  prêtre,  né  sur  la  limite  du  Gomtat- 
Venaissin.  Le  jeune  abbé  se  livra  à  la  conduite  du 
pieux  directeur  ;  la  retraite  laissa  dans  son  âme  une 
impression  profonde;  le  souvenir  de  son  guide  éclairé 
ne  s'effaça  jamais.  Ce  jeune  prêtre  était  M.  Domi- 
nique Sibour.  Qui  pouvait  prévoir  alors  et  l'élévation 
singulière  et  la  catastrophe  lugubre  à  laquelle  il  était 
réservé? 

A  peine  élevé  sur  le  siège  de  Paris ,  récemment 
empourpré  du  sang  d'un  martyr,  il  voulut  procurer  à 
son  clergé  le  bonheur  d'être  évangélisé  par  un  saint. 
Le  P.  de  Ravignan  fut  chargé  de  demander  le  P.  Bar- 
relle pour  la  retraite  ecclésiastique.  C'était  en  1849. 
Etonné  qu'on  eût  pu  songer  à  lui,  tout  à  l'humble 
conviction  de  son  impuissance,  le  P.  Barrelle  réclama. 
Mais  la  modestie  du  saint  jésuite  inclinait  d'autant 
plus    les   supérieurs  contre  ses  désirs.    Il    fallut   ob- 


RETRAITES   ECCLÉSIASTIQUES.  17 

tempérer   à    la  demande  de    l'archevêque  de  Paris. 

Désolé,  mais  soumis,  il  écrivit  :  «  Priez  pour  moi; 
je  vais  humilier  la  Compagnie.  J'ai  fait  mes  réflexions 
à  mes  supérieurs;  maintenant  je  m'abandonne.  » 

Il  n'est  pas,  croyons-nous,  de  vertu  plus  sujette  aux 
déceptions  que  l'humilité.  Elle  se  cache  et  on  la  re- 
cherche, elle  aime  l'oubli  et  on  la  met  en  évidence, 
elle  se  défie  d'elle-même  et  Dieu  lui  donne  des  triom- 
phes. Celui  du  P.  Barrelle  auprès  du  clergé  de  Paris 
ne  renfermait  pas  d'enthousiasme  et  ne  ressembla  en 
rien  à  un  succès  oratoire.  Ce  fut  le  triomphe  de  la 
doctrine,  de  la  piété;  ce  fut  aussi  le  triomphe  du  zèle, 
moins,  hélas  !  que  le  saint  religieux  ne  l'avait  souhaité, 
et  c'est  à  quoi  s'en  prit  son  humilité.  Il  n'en  avait  pas 
moins  conquis  un  sentiment  d'admiration  univer- 
selle, et  sa  vertu  n'avait  pu  faire  oublier  ses  autres 
mérites. 

Voici  ce  qu'on  lisait  dans  VAmi  de  la  religion,  le 
11  octobre  1849  : 

«  Il  n'est  question  dans  le  clergé  de  Paris  que  de  la 
»  manière  saintement  admirable  dont  a  été  prêchée  la 
»  retraite  ecclésiastique  qui  vient  définir.  Connaissance 
M  parfaite  des  saintes  Ecritures,  merveilleuse  intelli- 
»  gence  de  leur  sens,  applications  du  texte  ingénieuses 
M  et  graves  en  même  temps,  débit  simple  et  sévère, 
»  rien  ne  manquait  à  celui  qui  remplissait  le  grand  et 
»  difficile  ministère  de  prédicateur  des  prédicateurs. 
»  C'est  le  R.  P.  Barrelle,  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
»  qui  a  prêché  cette  retraite.  » 

La  sobriété  de  cette  note  mesure  exactement  les 


18  CHAPITRE   VINGT-UNIÈME. 

qualités  du  P.  Barrelle.  Elle  prouve  surabondamment 
qu'il  ne  fallait  pas  le  juger  sur  les  appréhensions  de 
sa  modestie.  Et  comment  aurait-il  pu  humilier  son 
ordre,  celui  dont  on  disait  ce  qu'ont  répété  souvent 
à  ses  confrères  certains  dignitaires  du  clergé  :  — 
«  Si  tous  les  membres  de  votre  Compagnie  étaient 
des  hommes  aussi  intérieurs,  aussi  dévoués,  aussi 
morts  à  eux-mêmes  que  le  R.  P.  Barrelle,  elle  ne 
renfermerait  vraiment  que  des  apôtres,  elle  serait  une 
société  de  saints.  » 

Des  deux  ou  trois  retraites  pastorales  qu'il  avait 
composées  avec  soin ,  mesurant  son  application  à 
l'importance  de  l'œuvre  et  à  son  respect  pour  la 
dignité  sacerdotale,  il  ne  nous  est  rien  parvenu;  sauf 
les  notes  incomplètes  mais  remarquablement  exactes 
d'un  de  ses  confrères.  Par  quelle  industrie  d'humilité 
ou  de  charité  nous  a-t-il  dérobé  ce  trésor?  Il  a ,  nous 
le  savons,  anéanti  ce  travail,  ainsi  que  tant  d'autres 
écrits  précieux,  sans  doute  comme  pouvant  tourner 
à  son  honneur.  Ce  n'était  pas  assez  pour  lui  de  vivre 
dans  l'humilité,  il  voulait  s'y  ensevelir. 


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LE  PÈRE   BARBELLE  A   LYON.  19 


CHAPITRE  XXII. 


LE    PERE    BARRELLE    A    LYON. 

Aperçu  généraL — Le  mois  de  Marie  à  Saint-Nizier. — 1848  :  Dis- 
persion. —  Carême  à  la  Charité.  —  Le  P.  Earrelle  et  les  Dames 
du  Sacré-Cœur.  —  Mois  de  Marie  à  la  Ferrandièrc  :  Paraphrase 
du  Magnificat. 

En  1846,  le  cercle  annuel  des  retraites  pastorales 
devait  s'achever  pour  le  P.  Barrelle  par  la  retraite  du 
clergé  de  Lyon.  Cette  ville  allait  être  désormais  sa 
résidence.  Le  départ  de  Marseille  fut  ce  que  l'on  put 
conjecturer  de  la  part  d'un  homme  qui  aimait  le 
sacrifice  et  l'oubli.  Il  eut  lieu  discrètement,  sans  bruit; 
personne  ne  fut  prévenu.  Quelques  intimes  disciples 
pressentirent  une  séparation.  Ils  furent  suppliés  de 
garder  le  plus  entier  silence.  Le  cœur  navré,  ils  com- 
primèrent l'expression  de  leur  douleur;  n'était-ce  pas 
encore  un  gage  d'affection,  un  dernier  témoignage  de 
dévouement  d'épargner  à  leur  Père  une  e.iplosion  de 
regrets,  de  ménager  tout  ensemble  sa  sensibilité  et  sa 
vertu?  Par  quelles  paroles  aurait-il  répondu  aux  déso- 
lations sincères  et  universelles  de  tant  d'âmes  auprès 
desquelles  il  avait  été  l'ange  de  l'espérance  et  de  la 
paix? 

Ailleurs,   en   Portugal  par  exemple,   le  Seigneur 


20  CHAPITRE    VINGT-DEUXIEME. 

avait  donne  plus  d'éclat  à  son  ministère;  nulle  part 
autant  qu'à  Marseille,  durant  ces  quatre  années  d'apo- 
stolat, il  n'avait  répandu  sur  son  zèle  une  plus  riche 
fécondité.  Là  le  saint  homme  était  devenu,  selon  la 
grâce,  le  père  de  plusieurs  familles  spirituelles.  Le 
cercle  rehgieux  et  les  membres  qu'il  comptait  déjà  par 
centaines;  la  congrégation  de  Sainte-Anne  avec  son 
millier  d'associées;  le  noyau,  petit  encore  mais  fervent, 
de  la  conférence  de  Saint-Joseph  ;  la  florissante  con- 
grégation de  la  Sainte-Enfance  et  la  couronne  de 
parents  qu'elle  entraînait  avec  elle  ;  tant  d'âmes  pla- 
cées sous  sa  direction  dévouée  ;  les  prêtres  qui  se 
confiaient  en  sa  prudence  surnaturelle;  tous  ceux 
enfin  que  sa  parole  avait  remués  et  rendus  meilleurs, 
confirmés  et  soutenus,  voilà  ce  que  le  docile  instru- 
ment de  la  grâce  laissait  aux  mains  de  Dieu,  premier 
auteur  de  tout  bien. 

Aussi  plein  du  sentiment  de  son  insuffisance  que 
confiant  aux  soins  et  aux  prévoyances  divines ,  il  s'en 
allait,  laissant  la  succession  de  ses  œuvres  à  la  pater- 
nelle Providence.  Ce  dépôt  si  bien  placé,  depuis  vingt 
ans,  Dieu  l'a  gardé  prospère  et  toujours  béni. 

La  maison  de  Lyon  où  le  P.  Barrelle  allait  se  re- 
trouver après  quatre  ans  d'absence,  est  le  chef-lieu  de 
la  province.  Père  spirituel  de  la  communauté  pendant 
les  trois  années  de  ce  nouveau  séjour,  et  en  même 
temps,  à  partir  de  la  seconde  année,  consulteur  de  la 
province  :  telle  était  la  situation  du  religieux  vis-à-vis 
de  ses  frères. 

Restait  vis-à-vis  des  âmes  le  rôle  de  l'apôtre.   Il 


LE   PÈRE  BARRELLE    A   LYON.  21 

n'aura  guère  d'autre  variété  que  celle  des  personnes 
auxquelles  l'adressera  la  divine  miséricorde.  Donner 
des  instructions  détachées  ou  des  retraites  suivies, 
dans  les  pensionnats  ou  dans  les  communautés  reli- 
gieuses; en  été,  évangéliser  le  clergé;  tout  le  long  de 
l'année,  diriger  les  consciences,  de  près  par  le  saint 
tribunal,  de  loin  par  une  correspondance  spirituelle, 
qui  n'est  pas  la  moindre  portion  de  cet  apostglat  obscur 
et  sans  bruit;  voilà  la  vie,  active  sans  agitation  et 
remplie  sans  événements,  menée,  trois  années  durant, 
parle  P.  Barrelle,  dans  l'humble  et  silencieuse  maison 
de  la  rue  Sala. 

Là  ,  jusqu'alors,  point  d'église  qui  fût,  comme  à  la 
Mission  de  France,  le  théâtre  d'œuvres  quotidiennes 
et  de  prédications  incessantes.  Le  Père  allait  là  où 
l'appelaient  tantôt  les  demandes  du  clergé  parois- 
sial, tantôt  les  désirs  des  âmes  religieuses,  semeur 
vraiment  évangélique  de  la  bonne  parole  et  de 
l'édification. 

Les  religieuses  du  Sacré-Cœur  à  la  Ferrandière,  à 
la  rue  Boissac  et  aux  Anglais;  les  sœurs  de  Saint- 
Charles,  notamment  dans  leur  pensionnat  de  Charly 
et  de  Briguais  ;  le  couvent  des  Carmélites  de  Four- 
vières;  le  pensionnat  des  Dames  de  Nazareth;  voilà 
quelques-uns  des  théâtres  ordinaires  de  son  zèle. 

La  première  année,  à  l'époque  du  Carême,  il  fut, 
nous  l'avons  dit,  appelé  à  Marseille  pour  prêcher  le 
jubilé  à  la  Mission  de  France  \   Mais  Saint-Nizier  de 

*  C'est  le  jubilé  qui  fut  accordé  par  Sa  Sainteté  Pie  IX  à  l'occa- 
sion de  son  avènement. 


22  CHAPITRE  VINGT-DEUXIEME. 

Lyon  le  garda  pour  les  exercices  solennels  du  mois  de 

Marie. 

Plusieurs  fois  déjà  Lyon  avait  entendu  le  P.  Barrelle 
dans  les  grandes  stations,  notamment  en  1842,  pour 
la  station  du  Carême,  dans  l'église  de  Saint-Louis. 
Nous  n'avons  pas  appris  que  son  succès  y  ait  eu 
de  l'éclat. 

En  1847,  le  mois  de  Marie  de  Saint-Nizier  eut 
plus  de  retentissement.  Par  son  institution  et  sa  place 
dans  l'année  chrétienne,  la  station  de  Carême  a  un 
caractère  doctrinal  et  un  but  de  conversion.  Le  mois 
de  Marie  tient  de  son  origine,  de  sa  pensée  inspira- 
trice et  même  de  son  nom,  un  caractère  de  piété 
qu'il  ne  faut  pas  facilement  lui  ravir.  En  faisant  la 
part  des  besoins  exceptionnels,  indiqués  au  zèle  du 
prédicateur  par  la  composition  de  l'auditoire  ,  le 
mois  de  Marie,  croyons-nous,  doit  demeurer  un  se- 
cours à  la  dévotion,  un  aliment  à  la  piété  chrétienne. 
Il  nous  paraît  s'adresser  aux  cœurs  fidèles  plus  qu'aux 
âmes  égarées,  aux  dévots  enfants  de  la  Vierge  plus 
qu'aux  pécheurs  et  aux  indifférents.  Toutefois  ,  s'il  a 
pour  but  immédiat  la  sanctification  des  âmes  ver- 
tueuses, en  les  renouvelant  dans  l'amour  et  dans  la 
confiance  à  la  Mère  des  miséricordes ,  il  procure  aussi 
par  son  influence  le  retour  des  âmes  qui  sont  loin  de 
Dieu. 

Le  P.  Barrelle  conservait  toujours  à  cette  station 
son  caractère  spécial.  A  Saint-Nizier,  il  prit  pour 
sujet  unique  la  vie  de  la  très-sainte  Vierge,  modèle 
de  la  vie   chrétienne.  Avec  quelle  grâce,   avec  quel 


LE   PERE   BARRELLE   A    LYON.  23 

charme  d'expression,  chaque  soir,  il  déroulait  quelque 
trait  de  cette  céleste  et  incomparable  existence  !  avec 
quel  tact  il  décalquait  sur  ce  modèle  idéal  la  conduite 
du  vrai  fidèle  dans  le  mouvement  de  la  vie  humaine! 
Les  industrieux  artifices  de  Tamour-propre  féminin, 
les  habiles  recherches  delà  mondanité  étaient  savam- 
ment dévoilés  ;  les  ridicules  de  la  vanité  dépeints  , 
déconsidérés,  flétris.  En  regard  apparaissaient  les 
chastes  beautés  et  les  solides  douceurs  de  la  vertu , 
relevées  par  des  exemples  de  Marie ,  la  plus  parfaite 
des  créatures.  Dans  la  parole  de  son  dévot  panégy- 
riste, elle  revivait  sous  les  yeux  de  la  piété  attentive 
avec  un  luxe  de  pieux  détails,  avec  une  précision  de 
vérité  qui  la  faisait  suivre  pas  à  pas ,  aux  clartés  de 
l'Evangile  et  de  la  tradition. 

A  ces  discours  si  fervents  et  si  vrais  s'ajoutait  une 
certaine  saveur  caustique,  mêlée  comme  toujours 
d'une  sainte  onction.  On  écoutait  sans  lassitude,  au 
fond  de  la  conscience  on  se  sentait  des  désirs  meil- 
leurs, des  ferveurs  de  vraie  conversion  qui  renouve- 
laient l'âme  entière. 

Disons-le  :  ce  mois  de  Marie  eut  un  immense  succès* 
Tous  les  jours  ,  la  vaste  église  de  Saint-Nizier  vit  dé- 
border son  enceinte.  Les  âmes  avaient  de -plus  sûrs 
indices.  Telle  jeune  fille  éprise  du  monde,  aujourd'hui 
éprise  de  l'Evangile,  emporta  alors  gravées  en  sa 
pensée  les  leçons  qui  sont  devenues  la  règle  de 
sa  vie. 

Les  événements  de  1848  eurent  à  Lyon  un  carac- 
tère  exceptionnel    de    désordre    et    d'anarchie.    Des 


Û  CHAPITRE   VINGT-DEUXIÈME. 

bandes  de  femmes  en  délire  promenaient  dans  la  ville 
le  dévergfondag^e  et  la  menace.  Sous  le  nom  cynique 
de  voraces  ,  des  hordes  formidables ,  sortie  des  bas- 
fonds  de  la  démagogie  socialiste ,  et  traînant  après 
elles  des  ouvriers  trompés,  parcouraient  les  rues  en 
vociférant  des  hymnes  où  respiraient  le  sang  et  le  pil- 
lage. L'émeute  était  partout,  partout  révélant  les 
instincts  triomphants  d'une  cupidité  sanguinaire.  Il  y 
avait  de  l'effroi  dans  les  prévisions  les  plus  sages,  des 
catastrophes  dans  les  calculs  des  plus  avisés. 

Or,  c'est  le  fait  des  natures  impressionnables  de 
voir  toutes  vivantes  dans  les  principes  funestes  leurs 
conséquences  les  plus  éloignées.  Heureusement  la 
logique  des  événements  est  moins  soudaine  que  celle 
de  la  pensée,  et  mille  circonstances  éloignent  ou  font 
avorter  les  effets  qui  semblaient  éclore  du  sein  de  la 
perversité.  Facilement  donc,  avec  son  imagination  de 
feu,  au  milieu  des  sourds  craquements  de  l'ordre  so- 
cial ,  parmi  les  secousses  qui  renversaient  les  antiques 
bases  de  l'ordre  et  de  la  justice,  le  P.  Barrelle  pres- 
sentait des  abîmes.  Nous  le  disons  ici  une  fois  pour 
toutes,  car,  depuis  cette  époque,  assistant  chaque  jour 
à  de  nouveaux  triomphes  de  l'iniquité  ,  il  garda  ces 
noirs  pressentiments,  justifiés  chaque  jour  davantage, 
et  dont  son  amour  pour  la  sainte  Eglise  lui  fit  un 
incessant  martyre. 

Si  vive  cependant  qu'ait  été  l'impression  produite 
en  son  esprit,  il  conserva  toujours  une  noble  con- 
stance. Ses  confrères  dispersés  lurent  obligés  de  se 
déguiser,   seul  il  n'y  voulut  ])oint  consentir.    11  alla 


LE    PÈRE    BARRELLE    A   LYON.  25 

simplement  établir  sa  demeure  dans  l'hospice  de  la 
Charité,  tout  auprès  de  l'habitation  religieuse  qu'il  lui 
fallait  abandonner.  Là,  vivant  avec  les  aumôniers  de 
l'hospice,  il  établit  son  confessionnal  dans  l'éghse  de 
la  Charité,  et  il  y  ouvrit  tranquillement  les  prédica- 
tions du  Carême. 

Au  confessionnal,  c'était  toujours  la  même  paix,  et 
il  savait  transporter  à  sa  suite  dans  les  régions  se- 
reines de  l'ordre  surhumain  des  âmes  qui  recouraient 
à  lui.  Souvent  l'émeute  grondait  si  fort  que  le  bruit 
s'en  élevait  jusqu'à  la  tribune  où  il  confessait;  les 
chants,  le  tumulte  couvraient  sa  parole,  mais  ne 
changeaient  en  rien  la  paisible  sécurité  de  ses  exhor- 
tations. Il  arrivait  à  son  heure  au  confessionnal  et  ne 
le  quittait  qu'au  son  de  Y  Angélus,  pour  y  revenir 
deux  heures  après.  Ses  avis  devaient-ils  porter  sur 
quelques  points  relatifs  aux  tristes  circonstances  du 
moment ,  sans  dissimuler  les  périls  qui  lui  semblaient 
imminents  ,  il  relevait  les  courages  par  les  considéra- 
tions de  la  foi,  et  ses  conseils  étaient  toujours  em- 
preints de  la  sagesse  d'en  haut,  d'une  prudence 
pleine  de  fermeté;  on  y  sentait  l'homme  de  Dieu  qui 

domine  tout  sentiment  humain. 

Il  prêchait  trois  fois  la  semaine.  La  vie  de  Notre- 

Seigneur  Jésus -Christ  fut  le  thème  de  ses  discours. 

«  Notre-Seigneur  n'est  pas  connu,  disait-il;  qui  donc 
»  parle  à  présent  de  Jésus-Christ,  même  dans  les 
«  chaires  chrétiennes?  On  traite  tous  les  sujets,  et 
»  l'on  ne  dit  rien  ou  presque  rien  du  divin  Maître! 
»  Eh  !  comment  serait-il   aimé  puisqu'on  ne   le  con- 


26  CHAPITRE   VINGT-DEUXIEME. 

»  naît  pas?  Ah!  je  veux  le  faire  connaître,  afin  de  le 
»  faire  aimer.  » 

Le  vendredi  saint,  au  moment  où  il  prêchait  la 
Passion ,  une  double  émeute  éclatait  dans  les  chan- 
tiers des  travailleurs  de  Saint-Irénée  et  dans  ceux  des 
Brotteaux.  L'émeute  roulait  en  g^rondant  à  travers  la 
ville.  Tout  s'agitait  au  dehors.  Le  Père,  tout  absorbé 
par  les  souffrances  du  Sauveur  et  par  son  amour, 
parut  ne  pas  s'apercevoir  du  tumulte  extérieur  qui 
dominait  par  moments  sa  parole.  Il  ne  voyait,  il  n'en- 
tendait autre  chose  que  l'excessif  et  incomparable 
amour  de  Jésus  crucifié. 

Le  Carême  achevé,  le  P.  Barrelle  se  rendit  à  la 
Ferrandiére,  chez  les  Dames  du  Sacré-Cœur.  C'est 
dans  une  occasion  semblable,  cette  même  année, 
mais  un  peu  plus  tard,  qu'il  courut  danger  de  la  vie. 
On  l'attendait  pour  une  conférence  à  la  Ferrandiére. 
Lui,  si  ponctuel  d'habitude  que  le  timbre  des  heures 
n'était  pas  plus  exact,  ce  jour-là  arriva  trop  tard.  Il 
entre,  récite,  absorbé  dans  son  recueillement  ordi- 
naire, le  Veni,  Sancte  Spiritus;  puis  il  dit  d'un  air 
serein  :  —  «  J'ai  failli  prendre  un  bain  dans  le  Rhône. 
Une  troupe  de  misérables  m'ont  sans  doute  reconnu 
pour  un  jésuite  ;  ils  parlaient  de  me  faire  un  mauvais 
parti,  et  s'acharnaient  après  moi  en  m'appelant  vo- 
leur. Ils  disaient  trop  vrai  :  Je  suis  un  grand  voleur 
de  la  gloire  de  mon  Dieu  !  » 

Cette  fois-ci,  le  P.  Barrelle  ne  venait  pas  pour  une 
simple  apparition  de  quelques  instants  et  pour  un 
service  passager;  il  venait,   à  la    grande  joie  de   la 


LE   PERE  BARRELLE   A   LYON.  27 

communauté,  pour  lui  consacrer  ses  soins,  en  atten- 
dant que  l^apaisement  du  dehors  lui  permît  de  re- 
prendre sa  tranquille  cellule  de  la  rue  Sala. 

Pâques,  cette  annëe-là,  tombale  23  avril.  Il  n'y 
avait  donc  que  huit  jours  entre  le  Carême  et  le  mois 
de  mai.  Les  exercices  du  mois  de  Marie  furent  inau- 
gurés sans  retard  et  saintement  célébrés  par  des 
prédications  quotidiennes. 

Avec  quel  bonheur  il  entrait  dans  cette  retraite 
cliarmante!  Un  dévouement  généreux  l'y  attendait 
pour  l'entourer  de  gratitude.  Il  retrouvait  là,  pour 
ainsi  dire,  sa  famille.  Parmi  les  Dames  du  Sacré-Cœur, 
il  pouvait  déjà  compter  en  grand  nombre  celles  que 
l'Esprit-Saint  lui  avait  donné  de  diriger  dans  la  su- 
prême résolution  de  leur  vie,  dans  le  choix  qui  les  avait 
marquées  pour  être  les  épouses  du  Cœur  de  Jésus. 
Plusieurs  étaient  là  retrouvant  leur  perte  selon  la  vie 
parfaite;  un  plus  grand  nombre  le  guide  qui  si  sou- 
vent, de  la  vigueur  assurée  de  sa  doctrine  et  des  con- 
descendances de  son  cœur,  avait  tantôt  affermi  leur 
élan,  tantôt  éclairé  leurs  doutes,  tantôt  soulagé  leurs 
épreuves. 

Là,  pour  gouverner  l'importante  communauté  avec 
son  nombreux  noviciat  et  son  pensionnat  florissant, 
la  même  supérieure  d'Amiens  qui,  il  y  avait  un  quart 
de  siècle ,  lui  avait  été  confiée  de  Dieu ,  comme  les 
prémices  de  son  ministère  dans  la  conduite  des  âmes. 
Depuis  lors ,  partout  où  il  passait  la  congrégation  du 
Sacré-Cœur  avait  profité  de  ses  lumières.  Souvent 
déjà  la  Ferrandière  avait  eu  ses  soins.   Cette  maison 


28  CHAPITRE   VINGT-DEUXIÈME. 

était  devenue  comme  la  halte  ordinaire  de  son  zèle, 
surtout  depuis  que,  fixé  à  Lyon  par  la  Providence, 
il  se  donnait  à  loisir  au  ministère  évangélique.  dans 
les  communautés.  Sept  ou  huit  fois,  sans  parler 
des  prédications  isolées,  il  avait  donné  des  triduum 
et  des  retraites  spirituelles,  soit  à  la  communauté,  soit 
au  pensionnat  de  la  Ferrandière.  Aussi  les  élèves  mêmes 
étaient  loin  de  lui  être  étrangères.  Mais  si  en  le  rappro- 
chant de  cette  maison  sainte  la  bonne  Providence  ser- 
vait ses  inclinations,  elle  se  montrait  bienveillante 
surtout  pour  la  maison  qui  lui  donnait  asile. 

Sa  joie  à  lui,  en  y  rentrant,  c'était  la  ferveur  sin- 
gulière qui  y  régnait,  grâce  en  grande  partie  à  son 
zèle;  sa  joie  était  de  se  trouver  dans  la  maison  du 
Sacré-Cœur.  A  l'ombre,  pour  ainsi  dire,  du  Cœur  de 
Jésus,  sa  dévotion  prenait  ses  délices.  Un  instant  il 
se  croyait  échappé  à  la  terre,  au  spectacle  de  ses  va- 
nités, à  la  captivité  de  ses  misères;  c'était  comme  le 
creux  du  rocher,  comme  l'enfoncement  caché  dans 
les  ruines  solitaires  ',  où  l'amour  de  Dieu  se  fait  un 
refuge  inviolable.  A  cause  de  la  sainte  ardeur  de  per- 
fection qu'il  y  avait  admirée  et  spécialement  de  la 
soumission  religieuse ,  il  avait  surnommé  cette  mai- 
son :  Béthanie,  ou  demeure  de  l'obéissance.  C'est 
sous  ce  nom  qu'il  la  désigna  toujours  dans  ses  lettres 
et  dans  ses  écrits. 

Le  P.  Barrelle  prêcha  donc  à  Béthanie  pendant  le 
mois  de  Marie  de  cette  année  1848.  Tous  les  jours, 

*  In  foraminibus  petra?,  iti  caverna  maceriae. 


LE   PÈRE    RARRELLE   A    LYON.  29 

le  matin,  il  parlait  à  la  communauté  sur  Notre-Sei- 
^neur  Jésus-Christ  ;  le  soir,  à  toute  la  maison  réunie, 
sur  la  vie  de  la  très-sainte  Vierge. 

Il  préluda  aux  prédications  du  soir  par  un  discours 
d'ensemble  sur  l'incomparable  grandeur  de  Marie.  Il 
entra  ensuite  dans  le  développement  détaillé  des  mys- 
tères de  la  Vierge,  à  partir  de  sa  naissance.  Il  expli- 
qua la  gloire  de  son  nom;  il  dépeignit  son  enfance. 
Sa  vie  dans  le  temple  de  Jérusalem  lui  fournit  six  dis- 
cours pleins  et  abondants.  Le  mystère  de  l'Incarnation 
ne  fut  pas  moins  fécond.  Arrivé  à  celui  de  la  Visita- 
tion,  sa  piété  s'étendit  avec  complaisance  et  s'oublia 
pour  ainsi  dire  dans  la  paraphrase  du  Magnificat.  Les 
quatre  discours  où  il  s'abandonne  aux  saintes  harmo- 
nies de  ce  cantique  le  plus  divin  de  tous,  devant  cet 
auditoire  de  jeunes  filles,  présentent  des  considérations 
profondes  sur  l'humilité,  sa  vertu  de  prédilection, 
mais  différentes  des  élévations  que  nous  retrouvons 
dans  un  de  ses  manuscrits,  sous  ce  titre  :  Paraphrase 
du  Magnificat. 

Composée  pour  l'édification  d'une  âme  confiée  à  sa 
conduite,  cette  paraphrase  date  de  1825.  Le  jour  de 
Pâques  de  cette  année-là,  la  supérieure  des  Dames  du 
Sacré-Cœur  à  Amiens  se  sentit  intérieurement  pressée 
de  demander  au  P.  Barrelle,  qui  avait  la  direction  de 
son  âme,  l'explication  au  Magnificat. —  «Moi-même, 
répondit  le  Père,  à  la  même  heure  j'entendais  chanter 
le  Magnificat,  et  je  songeais  à  en  écrire  le  commen- 
taire et  à  vous  l'envoyer.  » 

Il  fit  dès  lors,  tel  que  nous  l'avons  aujourd'hui  de 

2. 


30  CHAPITRE  VINGT-DEUXI  M  E. 

sa  main,  le  travail  qu'il  avait  conçu.  C'est  la  grande 
doctrine  de  l'humilité  et  de  la  confiance,  ces  deux 
vertus  jumelles,  comme  il  les  nomme,  exprimée  de  ce 
que  l'auteur  appelle  le  sublime  cantique  de  l'abjec- 
tion, et  développée  avec  ampleur  pour  dissiper  les 
pusillanimités  trop  communes  où  de  nobles  âmes  ris- 
quent souvent  d'ensevelir  de  grands  dons  et  un  grand 
courage. 

L'été  de  1848  eut  son  labeur  accoutumé.  Le  pré- 
dicateur des  Saints  Exercices  reprit  sa  course  évan- 
gélique  à  travers  nos  diocèses  de  France ,  partageant 
ses  fatigues  entre  le  clergé  et  les  communautés  reli- 
gieuses. Ici,  jusqu'en  novembre  1849,  nous  perdons 
la  trace  exacte  de  son  itinéraire  apostolique;  le  jour- 
nal de  la  résidence  de  Lyon,  par  suite  des  mesures 
vexatoires  du  commissaire  de  la  république  et  de  la 
dispersion  plus  ou  moins  complète  qui  en  fut  le  résul- 
tat, ayant  été  interrompu. 

Au  surplus,  nous  n'avions  point  la  pensée  de  suivre 
le  saint  homme  pas  à  pas.  Si  rapide  que  fût  notre 
coup  d'œil  sur  cette  suite  continue  de  voyages  et  de 
retraites,  notre  marche  en  serait  encore  ralentie. 
Nous  aimons  mieux  étudier  sommairement  les  pro- 
cédés du  prédicateur  de  retraites  lorsque  nous  aurons 
à  expliquer  ce  qui  caractérisait  sa  direction  spirituelle. 
Mais  nous  ne  quitterons  pas  Lyon  sans  avoir  rap- 
pelé une  touchante  et  gracieuse  institution  de  son 
zèle  et  de  ses  prédilections  pour  l'enfance.  Ce  sera 
le  sujet  du  chapitre  suivant. 

^ — — c«c»eoôO@00©' 


LE  PÈRE   BARRELLE  ET  L'ENFANCE.         31 


CHAPITRE  XXIII. 

LE   PÈRE   BARRELLE  ET   L'ENFANCE. 

Congrégation    de    la    Sainte-Enfance.   —   Congrégation    de    la 
Sainte- Adolescence .  —  Gracieuse  correspondance. 

Il  semblait  que  Notre-Seigneur  eût  communiqué 
au  P.  Ban  elle  sa  tendresse  pour  les  petits  enfants. 
C'est  au  milieu  d'eux  surtout  qu'il  était  admirable  de 
bonté ,  se  diminuant  pour  ainsi  dire  à  leur  mesure  et 
se  mettant  aisément  au  niveau*de  ces  naïves  intelli- 
gences, parce  qu'il  sentait  vivre  Jésus-Christ  en  ces 
jeunes  âmes,  et  qu'il  lui  était  doux  d'en  dilater  la 
connaissance  et  l'amour  dans  des  cœurs  neufs  et  fa- 
ciles à  la  divine  grâce. 

Il  dirigeait,  à  Charly  et  à  Briguais,  dans  le  pen- 
sionnat des  Dames  de  Saint-Charles ,  une  congréga- 
tion de  la  Sainte -Enfance.  Puis,  pour  compléter 
l'œuvre,  il  avait  commencé  des  réunions  pour  les 
anciennes  élèves  de  ces  deux  communautés.  Chaque 
mois  il  leur  faisait  une  instruction  chez  les  rehgieuses 
de  Saint-Joseph,  de  la  rue  de  Bourbon.  Les  événe- 
ments de  1848  le  surprirent  même  au  miheu  de  la  re- 
traite qu'il  donnait  à  cette  chère  association. 

Mais  nous  devons  j^ai'ler  surtout  des  deux  petites 
congrégations  des  enfants  et  des  adolescents  qu'il  éta- 


32  CHAPITRE   VINGT-TROISIÈME. 

blit  en  novembre  1848,  à  la  rue  Boissac ,  chez  les 
Dames  du  Sacré-Cœur. 

Il  n'est  pas  possible  de  rendre  compte  de  ces  déli- 
cieuses réunions.  Le  catéchisme  des  petits  enfants 
avait  lieu  tous  les  jeudis.  L'âge  de  cinq  ans  à  dix  ans 
avait  été  fixé  pour  les  admissions.  Mais  les  instances 
des  mères,  trop  heureuses  de  voir  leurs  jeunes  en- 
fants formés  à  une  telle  école,  avaient  obtenu  des 
concessions;  et  des  personnages  de  trois  ans  vinrent 
prendre  place  dans  ce  charmant  auditoire. 

La  chapelle  était  partagée,  de  droit,  entre  les  pe- 
tites filles  d'un  côté  et  les  petits  garçons  de  l'autre; 
mais  derrière  eux  les  mères  trouvaient  une  place  ré- 
servée, et  elles  rivalisaient  d'empressement  avec  eux, 
comme  si  l'ingénuité  de  la  sainte  parole  lui  donnait 
un  charme  plus  puissant. 

Une  gracieuse  statue  de  l'Enfant  Jésus,  placée  sur 
un  fauteuil ,  faisait  face  à  l'auditoire  et  semblait  pré- 
sider l'assemblée,  tandis  que  le  Père,  se  promenant 
au  milieu  du  double  rang  de  petites  filles  et  de  petits 
garçons,  adressait  un  mot  à  chacun  et  ne  manquait 
pas  de  les  interroger  tous  les  uns  après  les  autres ,  de 
peur  de  susciter  par  l'oubli  quelque  gros  chagrin. 

Une  corbeille  était  placée  devant  le  petit  Jésus.  En 
arrivant,  chaque  enfant  y  déposait  une  note  où  était 
inscrit  par  sa  mère  ce  qu'il  avait  fait  de  mieux  pen- 
dant la  semaine  en  l'honneur  du  divin  Enfant.  Le 
Père  dépouillait  ces  précieux  bulletins,  et  l'émulation 
stimulait  la  générosité  précoce  de  ces  imitateurs  du 
bon  Jésus.  Pour  plaire  au  petit  Jésus,  l'un  a  fait  le 


LE    PÈRE    RARRELLE   ET   L'ENFANCE.  33 

sacrifice  d'un  joujou  afin  d'en  donner  le  prix  aux  pau- 
vres, l'autre  s'est  privé  d'un  bonbon,  celui-ci  a  appris 
sa  leçon  avec  ardeur,  celui-là  s'est  laisse  habiller  sans 
pleurer,  celui-ci  pour  se  mortifier  n'a  point  voulu  de 
sucre  dans  son  café  au  lait...  Alors,  s'approchant  de 
ces  petits  anges ,  le  bon  Père  les  félicitait  l'un  après 
l'autre,  les  encourageait  et  leur  donnait  de  tendres 
conseils  pour  contenter  toujours  davantage  le  petit 
Jésus. 

Le  règlement,  tracé  de  la  main  du  Père,  portait 
qu'on  écrirait  ces  actes  de  vertu  sur  le  Livre  d'or  de 
la  congrégation,  afin  qu'on  pût  s'en  souvenir  plus 
tard  ,  en  remercier  le  bon  Dieu  et  distribuer  de  temps 
en  temps  des  récompenses  aux  plus  sages. 

L'aveu  des  petites  fautes  avait  aussi  son  lour  :  une 
tape  échappée  à  l'impatience,  un  moment  de  paresse, 
une  désobéissance,  une  gourmandise,  avoir  frappé  du 
pied  avec  colère,  avoir  refusé  de  se  lever,  avoir  dit 
un  mensonge...  tout  cela,  candidement  avoué  avec 
regret  dans  le  bulletin  hebdomadaire,  fournissait  ma- 
tière à  réflexions.  Le  Père  montrait  la  gravité  de  ces 
petits  méfaits,  comment  l'enfant  Jésus  avait  fait  pour 
n'en  jamais  commettre,  comment  il  fallait  lui  en  de- 
mander pardon  et  s'efforcer  d'être  toujours  sage 
comme  lui. 

Qu'il  était  touchant  de  voir  ce  prêtre  majestueux 
et  vénérable  inclinant  sa  tête  blanchie  par  les  années 
et  couronnée  de  l'auréole  des  saints,  au  milieu  de  ces 
petites  têtes  de  chérubins,  et,  avec  la  même  gravité 
qu'il  portait  dans  les  retraites  pastorales  aux  plus  su- 


34  CHAPITRE  VINGT-TROISIEME. 

blimes  enseignements  du  zèle,  parmi  ses  frères  dans 
le  sacerdoce,  s'appliquer- à  façonner  les  vertus  nais- 
santes de  ces  enfants  et  hâter  en  leur  cœur  la  matu- 
rité du  divin  amour  ! 

Racontons  naïvement,  si  on  nous  le  permet,  dans 
un  sujet  si  naïf.  Un  jour  le  bulletin  d'une  petite  fille 
de  trois  ans  portait  qu'elle  n'avait  pas  été  sage  à 
table.  Le  bon  Père,  pour  se  faire  tout  petit  et  moins 
effaroucher  ses  aveux,  se  met  à  genoux  près  d'elle; 
puis  il  demande  comment  Laurette  a  fait  pour  n'être 
point  sage.  —  «  J'ai  fait  la  moue,  répond  l'enfant 
toute  confuse.  —  Je  ne  sais  point  ce  que  c'est,  dit  le 
Père  ;  que  Laurette  me  le  fasse  voir.  —  Alors  Lau- 
rette ayant  fait  une  petite  grimace  enfantine  :  —  C'est 
bien  laid ,  reprit  le  Père  ;  le  petit  Jésus  était  toujours 
gracieux,  jamais  il  ne  pleurait,  jamais  il  ne  faisait  la 
grimace...  Si  Laurette  ne  lui  ressemblait  pas,  Jésus 
ne  pourrait  point  l'aimer.  Mais  elle  lui  demandera 
pardon,  et  demain  et  toujours  elle  sera  sage  pour 
l'amour  du  petit  Jésus.  » 

De  quelle  admiration  on  était  saisi  en  voyant  l'ac- 
complissement littéral  de  ces  paroles  de  l'Apôtre  : 
Omnibus  omnia  factus  sum,  je  me  suis  fait  tout  à 
tous  afin  d'opérer  le  salut  de  tous.  Cet  homme  si  sé- 
rieux, si  grave,  dont  nul  n'approchait  qu'avec  véné- 
ration, se  faisant  enfant  avec  l'enfance,  retrouvant  la 
langue  naïve  et  au  besoin  les  diminutifs  dont  on  use 
avec  le  premier  âge...  c'était  un  spectacle  charmant , 
qui  causait  une  profonde  édification.  Mais  le  Verbe  de 
Dieu  ramené  ainsi,  comme  au  jour  de  la  crèche,  à  la 


LE   PÈRE  BARRELLE   ET   L'ENFANCE.         35 

forme  enfantine,  entrait  facilement  dans  ces  âmes 
candides  et  y  naturalisait  sa  doctrine  et  ses  vertus. 

Quant  au  jeune  auditoire,  aisément  captivé,  il  ne 
sentait  point  s'écouler  les  heures,  et  son  attention 
n'était  jamais  lassée.  Les  jeux  n'avaient  plus  de  sé- 
duction quand  approchait  l'heure  du  catéchisme, 
nulle  récompense  ne  valait  le  bonheur  d'y  assister. 

Que  de  paternelles  industries  venaient ,  toujours 
nouvelles,  donner  l'assaisonnement  à  ces  réunions! 
Chaque  année  devaient  se  faire  trois  petites  neu- 
vaines ,  composées  de  trois  réunions  pendant  trois 
jours,  la  première  en  l'honneur  de  Jésus,  la  seconde 
en  l'honneur  de  Marie,  la  troisième  en  l'honneur  de 
Joseph.  Elles  se  terminaient  par  une  procession  et 
une  consécration.  Il  y  avait  aussi  une  petite  retraite  , 
dont  le  cadre  est  sous  nos  yeux. 

Aux  environs  de  Noël ,  il  y  eut  donc  neuvaine  so- 
lennelle à  la  bonne  Maman  du  ciel.  —  La  pureté  de 
Marie,  sa  sagesse,  son  amour  pour  Jésus ,  la  perfec- 
tion de  sa  conduite  à  l'âge  de  trois  ans,  ses  mérites , 
son  trésor  qui  fut  Jésus,  enfin  sa  bonté,  firent  le  fond 
des  entretiens.  Le  neuvième  jour,  on  s'occupa  de  la 
consécration  de  tous  les  cœurs  à  Marie.  Ensuite,  à 
l'occasion  du  premier  jour  de  l'an,  une  séance  de 
clôture  offrit  un  intérêt  particulier. 

Une  charmante  procession  à  la  crèche  commença 
la  séance;  on  lut  selon  l'habitude  et  on  commenta 
quelques-uns  des  bulletins  de  la  semaine.  Vint  ensuite 
la  distribution  des  dons  offerts  au  petit  Jésus.  —  A 
son  tour ,  le  petit  Jésus  distribua  ses  étrennes  à  tous 


36  CHAPITRE    VIIN  GT-TROIS  lEME. 

ses  petits  frères  et  ses  petites  sœurs.  C'étaient  des 
bonbons  qui  contenaient  des  devises  composées  par 
le  Père.  On  y  lisait  les  vertus  de  l'Enfant  Jésus,  avec 
des  pratiques  pieuses  proportionnées  au  jeune  âge. 

Enfin  les  souhaits  de  bonne  année  au  petit  Jésus 
eurent  lieu,  en  forme  de  prière,  de  la  manière  sui- 
vante : 

«  Nous  vous  remercions,  aimable  petit  Jésus,  des 
))  étrennes  que  vous  nous  avez  données,  et  surtout  de 
»  la  bonne  volonté  que  vous  avez  mise  eu  notre  cœur, 
»  pour  vous  offrir  pendant  cette  neuvaine  beaucoup 
»  d'actes  de  sagesse  et  de  vertu. 

M  Daignez  maintenant  recevoir  nos  souhaits  de 
»  bonne  année  avec  les  cadeaux  que  nous  allons  vous 
»  offrir. 

»  Nous  vous  souhaitons,  bon  petit  Jésus,  beaucoup 
»  de  joie,  beaucoup  de  consolations  sur  la  terre.  Nous 
»  voudrions  bien  que  personne  ne  vous  enfonçât  plus 
»  d'épines  dans  le  cœur.  Nous  voudrions  bien  que 
»  tous,  petits  et  grands,  vous  obéissent,  vous  servis- 
»  sent ,  vous  aimassent  beaucoup.  Nous  voudrions 
»  bien  que  les  mauvaises  gens  se  convertissent  et  que 
»  tout  le  monde  vous  fît  plaisir.  Nous  voudrions  aussi 
»  que  la  très-sainte  Vierge,  votre  mère,  fût  aimée  et 
»  servie  encore  plus  qu'elle  ne  l'est.  —  Voilà  les  sou- 
»  haits  de  vos  petits  frères  et  de  vos  petites  sœurs, 
»  qui  vous  aiment  de  toute  leur  âme. 

»  Mais  ils  veulent  aussi  vous  donner  leurs  étrennes. 
»  Daignez  les  agréer,  aimable  petit  Jésus. 

M  Recevez  notre   cœur  tout   entier ,  nous  vous  le 


LE    PERE   BAURELLE   ET   L'EiNFAINGE.  37 

)5  donnons.  Recevez  notre  langue,  pour  qu'elle  ne  dise 
»  plus  rien  de  vilain.  Recevez  notre  tête,  pour  qu'elle 
«  ne  soit  plus  mauvaise.  Recevez  notre  bouche,  pour 
»  qu'elle  ne  soit  plus  (gourmande.  Recevez  nos  mains, 
»  pour  qu'elles  ne  battent  plus  personne  et  qu'elles 
»  travaillent  bien.  Recevez  nos  pieds,  pour  qu'ils  ne 
»  tapent.plus  de  colère.  Recevez  notre  volonté,  pour 
»  c|u'elle  ne  soit  plus  désobéissante  ou  paresseuse. 
«  Recevez  notre  visage ,  pour  qu'il  ne  soit  plus  ni 
))  boudeur  ni  grognon. 

»  Nous  faisons  la  résolution  d'être  toujours  bien 
»  sages,  et  nous  vous  demandons  votre  bénédic- 
»  tion.  » 

C'est  dans  ces  fêtes  de  la  Nativité  que,  exhortant 
son  petit  monde  à  aimer  Notre-Seigneur,  il  leur  mon- 
trait ainsi  sa  tendresse  : 

—  «  Ghers  enfants,  disait-il,  le  bon  Jésus  vous 
»  aime  tant,  qu'il  a  voulu,  lui  qui  est  si  grand,  se  faire 
»  petit  comme  vous,  plus  petit  que  le  plus  petit  d'entre 
»  vous.  Votre  papa  vous  aime  bien,  n'est-ce  pas?  Eh 
»  bien ,  dites-lui  :  —  Papa ,  vous  êtes  trop  grand 
»  comme  ça,  faites-vous  petit  pour  me  faire  plaisir, 
»  afin  que  je  sois  comme  vous.  Voyez  s'il  le  fera.  Il 
»  vous  aime  tant,  le  bon  Jésus,  que  pour  se  faire  sem- 
»  blable  à  vous  il  s'est  fait  muet;  oui,  muet  pour  être 
«comme  vous,  ma  toute  petite,  qui  ne  parlez  pas 
«encore.  Certes,  vos  mamans  vous  aiment  bien  ;  mais 
»  quelle  est  celle  qui,  par  amour  pour  vous,  consen- 
»  tirait  à  devenir  muette?  « 

La  fête  de  la  Présentation  de  Jésus  au  temple  eut 

TOM.   II.  3 


38  CHAPITRE  VINGT-TROTSIEME. 

sa  procession  solennelle.  Une  salle  pompeusement 
ornée  représentait  le  temple  de  Jérusalem.  Le  divin 
Enfant  y  fut  transporté  sur  un  trône  qu'environnaient 
de  plus  près  ceux  qui  avaient  brillé  par  la  sagesse, 
ayant  en  leurs  mains  des  oriflammes.  On  s'offrit  au 
bon  Dieu  avec  le  divin  Enfant;  consécration  toucbante, 
dont  le  bon  Père  leur  fit  sentir  l'importance  et  que 
plusieurs  de  cette  troupe  innocente  ratifièrent  plus 
tard  par  les  engagements  de  la  vie  religieuse. 

Le  jeudi  saint,  la  Passion  fut  racontée  au  charmant 
auditoire.  Pas  un  mot  qui  ne  fût  compris  des  plus 
jeunes ,  et  de  leurs  cœurs  émus  s'échappaient  les 
larmes.  La  chapelle  aussi  redisait  la  douleur  et  le 
deuil;  le  trône  de  Jésus,  c'était  la  croix,  et  la  Mère 
de  Jésus  était  voilée  de  noir. 

L'instruction  de  l'Ascension  fut  le  commentaire  des 
quatre  derniers  versets  du  psaume  xxiii  :  «Ouvrez-vous, 
portes  éternelles!  »  Notre-Seigneur  se  présentait  à  la 
porte  du  paradis,  fermée  par  nos  péchés.  De  sa  croix 
il  la  frappait  à  coups  redoublés  pour  la  faire  ouvrir. 
Puis  le  Père  leur  montrait  ce  Roi  invincible  couronné 
de  gloire  et  faisant,  à  la  tête  de  l'innombrable  armée 
des  élus,  son  entrée  dans  le  ciel,  dont  il  déroulait  à 
leurs  regards  les  beautés  et  les  joies  qui  n'auront 
point  de  fin. 

Prenons  au  hasard  dans  les  cinquante  petits  cadres 
que  le  Père  nous  a  laissés  de  ces  entretiens  ingénus 
avec  l'innocence.  Avec  elle,  écoulons  un  instant  le 
prêtre  vénérable  devenu  petit  avec  les  petits,  à  Taise 
dans   la  simplicité  du   langage  enfantin,    noblement 


LE    PERE   BARRELLE    ET   L'EM'ANGE.  39 

descendu  au  niveau  du  jeune  âge  pour  lui  enseigner 
Jésus-Christ. 

Vingtième  entretien  :  Jésus  à  Nazareth. 

«  Je  poursuis  toujours,  chers  entants,  l'histoire  du 
»  petit  Jésus,  parce  que  je  trouve  qu'il  nous  fait  très- 
»  bien  la  leçon. 

»  Quand  donc  ses  parents  l'eurent  trouvé  dans  le 
»  temple,  comme  nous  l'avons  vu  la  dernière  fois,  ils 
»  lui  dirent  de  venir  avec  eux  dans  la  petite  ville  où 
»  ils  demeuraient...  et  quoique  Jésus  aimât  beaucoup 
»  à  se  trouver  à  l'église,  qui  est  la  maison  du  bon  Dieu, 

»  il  ne  dit  pas  :  Laissez-moi  ici,  je  suis  bien Il  ne  Ht 

5>  pas  le  maussade,  et  sortit  au  mén)e  instant  avec  la 
»  sainte  Vierge  et  saint  Joseph,  qui  partirent  pour  leur 
»  pays. 

»  Je  vais  vous  raconter  comment  ils  firent  cette 
»  longue  promenade. 

»  Il  y  avait  bien  loin  de  la  ville  de  Jérusalem  à  celle 
»  de  Nazareth.  Il  fallait  plusieurs  jours  pour  arriver  * 
»  Or,    Joseph    et   Marie   n'étaient   pas    riches....    Ils 

»  n'avaient  point  de  voiture,  point  de  cheval Ils 

»  s'en  allaient  donc  à  pied. 

n  Et  le  petit  Jésus,  comment  fit-il?  —  Il  marchait 
5)  comme  saint  Joseph  et  la  sainte  Vierge. 

)  Tout  ce  qu'ils  faisaient,  lui  aussi  le  faisait.... 
»  Quand  ses  parents  s'arrêtaient,  il  s'arrêtait...;  quand 
»  ils  entraient  quelque  part,  il  y  entrait...;  quand  ils 
»  sortaient,  il  sortait  avec  eux....  Jamais  il  ne  leur 
"disait  :  Vous^  voulez  maintenant  ceci...    et  moi  je 


AO  CHAPITRE   VI^s'GT-TROISlÈME. 

»  veux  une  autre  cliose;  il  était  enfin  tiès-oljéissant  et 
'.'  très-soumis. 

»  Jamais  donc  ni  saint  Joseph  ni  la  sainte  Viorfje 
»  n'avaient  à  lui  faire  de  reproches...  Jamais  iîs 
w  n'étaient  obligés  de  courir  après  lui  ou  de  lui  crier 
»  de  venir;  ils  étaient  sûrs,  après  lui  avoir  dit  une 
»  chose,  qu'il  n'en  ferait  pas  une  autre.  p]t  c'était 
«  toujours  comme  cela. 

»  Je  suis  sur  que  bien  des  papas  et  bien  des  mamans 
»  voudraient  que  leurs  enfants  fussent  comme  le  petit 
»  Jésus.  Mais  il  y  en  a  peu  qui  aient  ce  plaisir,  puisque 
»  beaucoup  d'enfants  aiment  mieux  faire  à  leur  tête. 

»  Est-ce  donc  qu'ils  Font  meilleure,  que  le  petit  Jé- 
»  sus?...  Lui  qui  avait  plus  d'esprit  non-seulemer.t  que 
»  tous  les  enfants,  mais  encore  que  tous  les  papas, 
»  toutes  les  mamans,  et  que  tous  les  homuics  qui  sont 
»  au  monde. 

»  C'est  égal,  ils  feront  les  têtus  et  ils  ne  comprcn- 
»  dront  pas  qu'alors  ils  sont  comme  ceux  qui.  pouvant 
M  avoir  un  beau  visage...  aiment  mieux  l'avoir  laid; 
»  qui,  pouvant  être  riches...  aiment  mieux  n'avoir  pas 
>'  un  sou;  qui  pouvaut  se  faire  les  amis  d'un  grand 
»  prince,  d'une  grande  reine,  aiment  mieux  rester  avec 
«  des  vilains. 

»  Vous  ne  comprenez  peut-être  pas  ça.  Mais  qui  est 
)>  beau?  —  Jésus  et  tous  ceux  qui  lui  ressemblent... 
»  Qui  est  grand?  — Jésus  et  tous  ceux  qui  lui  ressem- 
»  blent —  Qui  est  roi?  —  Jésus  et  tous  ceux  qui  sont 
w  connue  lui. 

»  Et  tous  ceux  qui  ne  lui  sont  pas  semblables,  que 


LE    PERE    r.AllIlELLE    ET   L'ENEA.NGE.  41 

»  sont-ils?  —  Ils  sont  laids...,  petits...,  pauvres..., 
»  vilains... 

»  Si  l'on  restait  sans  lumière  la  nuit...  il  ferait  noir... 
»  et  l'on  aurait  peur...  Si  le  soleil  ne  se  levait  pas...  le 
»  jour  serait  la  nuit...  et  l'on  aurait  peur.  Or  Jésus 
»  est  la  lumière  et  nous  sommes  la  nuit.  Ouand  nous 
»  ne  ressemblons  pas  à  Jésus,  nous  sonmies  noirs 
»  comme  elle.  Mais  quand  nous  lui  ressemblons,  nous 
yj  sommes  beaux  comme  le  jour. 

»  Jésus  ne  faisait  point  à  sa  tète Si  nous  faisons  à 

"la  nôtre,  nous  ne  lui  ressemblons  pas,  et  au  lieu 
»  d'être  beaux  comme  lui,  nous  sommes  laids  à  faire 
»  peur. 

»  Eh  bien,  mes  enfants,  voulez-vous  encore  faire  à 
»  votre  tète?  Non,  vous  voulez  faire  comme  Jésus. 

»  Alors,  quand  vos  parents  ou  vos  bonnes  vous  di- 
»  ront  de  partir  d'un  endroit  où  vous  vous  trouvez 
»  l)ien...;  de  laisser  une  chose  qui  vous  amuse  beau- 
»  coup...;  d'aller  là  où  vous  ne  voudriez  pas  aller,  vous 
»  ne  direz  plus  :  Je  veux  rester  ici...;  je  ne  veux  pas 
5'  aller  là;  laissez-moi  encore  un  peu  m'amuser  avec  ce 
"joujou...,  avec  cette  poupée... 

»  Alors,  quand  on  vous  mènera  à  la  promenade,  à 
»  la  campagne,  chez  quelqu'un...,  vous  ferez  non  point 
»  comme  vous  le  voudrez,  mais  comme  voudront  ceux 
»  qui  vous  conduisent.  Vous  regarderez  papa  ,  ma- 
»  man...,  et  vous  ferez  comme  eux,  et  vous  leur  obéi- 
»  rez  en  toute  chose. 

»  Tant  qu'ils  voudront  rester vous  resterez  ;  quand 

M  ils  voudront  partir...,  vous  partirez. 


42  CHAPITRE   VINGT-TROISIEME. 

»  S'ils  vous  disent  :  Ne  va  pas  en  tel  endroit. ..,  vous 
»  n'irez  pas;  ne  monte  pas  sur  cette  chaise...,  sur  ce 
Msofa...,  vous  n'y  monterez  pas;  ne  touche  pas  à 
»  ceci,  à  cela...,  vous  n'y  toucherez  pas.  Vous  serez 
»  soumis,  dociles,  comme  l'était  Jésus;  gentils  et  beaux 
»  comme  Jésus. 

M  Vous  n'aimez  pas  les  reproches,  les  grondes,  les 
»  pénitences...,  on  ne  vous  en  donnera  pas. 

M  Vous  aimez  au  contraire  à  être  caressés,  chéris...; 
»  on  vous  caressera,  on  vous  aimera  beaucoup. 

»  Et  vous  serez  heureux,  bénis  de  Jésus  et  de  Ma- 
»  rie...,  qui  vous  donneront  ensuite  le  paradis.  » 

Cette  trame,  nue  et  dépouillée,  se  remplissait  de  vie 
et  de  beauté  quand  l'imagination  du  Provençal  et  la 
pieuse  sensibilité  de  l'homme  de  Dieu  la  déroulaient 
devant  son  innocent  auditoire.  Telle  quelle,  elle  a  du 
charme  encore;  combien  plus  alors  pour  ce  petit 
peuple  ouvrant  son  âme  fraîche  et  pure  aux  sympa- 
thiques épanchements  de  la  foi  et  du  saint  amour! 
Alors  chacun  pouvait  reconnaître  la  puissance  de 
ces  affinités  mystérieuses  qui  rapprochent  la  can- 
deur de  l'enfance  et  la  sublime  ingénuité  des 
saints. 

Si  les  mères  prenaient  leurs  délices  à  écouter  ces 
naïfs  développements  de  TEvangile,  toujours  bon  et 
profitable,  même  sous  une  forme  enfantine,  toujours 
onctueux  dans  la  bouche  d'un  saint,  et  quelquefois 
émailléde  profondes  pensées  ;  combien  plus  ces  tendres 
enfants  qui,  de  leur  cœur  et  de  leur  esprit,  suivaient 
le  divin  Jésus  sous  la  conduite  du  religieux  vénérable! 


LE  PÈRE  BAP.RELLE  ET  L'ENFANCE.         i3 

Une  Jiiéme  affection  réunissait  en  leur  âme  le  petit 
Jésus  et  son  dévot  prédicateur. 

Comme  autrefois  à  Marseille,  quand  il  arrivait  pour 
le  catéchisme,  quelques-uns,  tendant  leurs  bras,  lui 
disaient  :  «  Père,  je  veux  vous  faire  une  caresse...  » 
Et  souvent,  sans  attendre  la  réponse,  ils  enlaçaient 
de  leurs  petites  mains  le  cou  du  bon  Père.  Il  était  oblig^é 
de  s'en  défendre,  de  peur  d'attrister  les  petites  fdles, 
qui  se  seraient  crues  moins  aimées. 

D'ordinaire,  le  P.  Barrelle  se  plaçait  sur  un  prie- 
Dieu  retourné  vers  l'auditoire  enfantin.  Un  jour,  il 
venait  de  parler  avec  son  ardeur  accoutumée  sur 
l'amour  que  nous  devons  au  petit  Jésus.  Pour  s'assurer 
qu'il  avait  porté  juste  et  que  ces  cœurs  innocents 
l'avaient  compris,  il  s'adresse  à  un  de  ses  petits  audi- 
teurs, enfant  de  quatre  ans,  devenu  depuis  défenseur 
de  l'Eglise  parmi  les  zouaves  pontificaux  :  —  «  Voyons, 
cher  enfant,  qui  est-ce  que  tu  aimes  bien?  Qui  est-ce 
que  tu  aimeras  toujours?  »  L'enfant  se  lève  gracieuse- 
ment et  répond  :  —  u  Toi,  toi!  Je  t'aime,  toi!  »  Et 
comme  il  était  près  du  prie-Dieu,  il  se  jette  dans  les 
bras  du  bon  Père.  Celui-ci  se  mit  à  sourire  et  reprit 
d'un  ton  paternel  :  —  «  Allons,  allons,  il  faut  aimer 
le  petit  Jésus.  » 

Depuis  plusieurs  mois  florissait  la  congrégation  de 
la  Sainte-Enfance,  quand,  frappé  des  périls  qui  me- 
naçaient leur  jeunesse,  le  P.  Barrelle  se  décida  à 
créer  pour  les  jeunes  personnes  une  organisation  ana- 
logue. Dans  ce  but  il  forma  la  congrégation  de  la 
Sainte- Adolescence  de  Jésus  et  de  Marie.   Elle   fut 


44.  CHAPITRE    VINGT-TROISIÈME. 

inaugurée  le  25  janvier  Î849.  Jusqu'à  leur  quinzième 
année  et  à  partir  de  leur  première  conmiunion,  les 
jeunes  filles  pouvaient  y  être  admises.  Elle  avait  pour 
objet  de  former  leur  esprit,  leur  cœur  et  leur  conduite 
dans  râ(je  périlleux  de  l'adolescence.  Une  direction 
adaptée  à  leurs  besoins  et  des  instructions  appropriées 
à  cet  âge  de  transition  et  d'inexpérience  n'avaient- 
elles  pas  une  souveraine  importance?  En  rendant  un 
bonneur  particulier  aux  jeunes  années  de  Jésus  et  de 
Marie,  les  membres  de  l'association  devaient  aussi 
concourir  de  leurs  prières  et  de  leurs  mérites  à  la 
sanctification  de  toutes  les  personnes  de  leur  âge. 

Ce  nouveau  cbamp  offrait  plus  d'obstacles  à  la  cul- 
ture. Parmi  ces  jeunes  fdles,  les  unes  étaient  encore 
des  enfants,  les  autres  entraient  dans  le  travail  de  la 
première  maturité,  et,  déjà  raisonnables,  demandaient 
d'autres  soins. 

Se  mettre  par  une  même  parole  à  la  portée  de 
toutes,  et  du  même  coup  faire  du  bien  aux  mères  et 
aux  institutrices  qui  étaient  présentes,  fut  au  tact  ex- 
périmenté du  Père  une  tàclie  facile. 

«  Il  détaillait  avec  la  précision  de  l'observateur  at- 
tentif, nous  dit  une  de  ces  enfants,  et  avec  la  délica- 
tesse du  cœur,  les  petites  luttes  de  notre  âge.  Il  nous 
donnait,  sous  des  comparaisons  cbarmantes,  des  leçons 
de  générosité  qu'il  était  impossible  d'oublier.  Pour 
encourager  notre  ardeur,  il  consentait  à  revoir  nos 
résumés  d'instruction,  les  récompensait  par  des  gra- 
vures cboisies,  et  nous  formait  enfin  à  la  guerre  contre 
nous-mêmes  en  nous  faisant  rendre  compte  de   nos 


LE   PÊ1{E   BATIRELLE    ET   L'ENFANCE.  45 

premières  victoires.  Il  fallait  les  écrire,  bien  entendu 
sans  sigjnature.  Il  les  commentait  en  public  et  nous 
initiait  à  l'esprit  de  sacrifice.  Il  avait  composé  une 
prière  pour  nos  réunions.  Par  elle,  il  demandait  sur 
toute  chose  à  Jésus  et  à  Marie  de  nous  délivrer  des 
illusions  de  notre  imagination ,  de  notre  cœur  et  de 
nos  sens.  » 

Les  congréganistes  étaient  autorisées  à  lui  deman- 
der par  écrit  des  éclaircissements  sur  les  points  de 
doctrine,  ou  des  avis  conformes  à  leurs  besoins  per- 
sonnels pour  éviter  les  écueils  de  leur  âge  ou  pour 
avancer  dans  la  vertu.  Le  Père  répondait  en  public 
avec  une  prudence  et  une  adresse  qui,  sans  laisser 
soupçonner  à  qui  s'adressait  la  réponse ,  éclairaient 
exactement  ses  doutes,  en  instruisant  cependant  tous 
les  auditeurs. 

Ces  précieuses  réunions  s'interrompirent  au  mois 
de  juin  1849,  par  le  cours  accoutumé  des  retraites. 
Quand  le  bon  Père  revint  de  sa  tournée  évangélique, 
une  nouvelle  destination  l'attendait.  Il  partit  le 
10  novembre  1849  pour  le  noviciat  d'Avignon,  où  il 
allait  exercer  la  charge  de  recteur. 

Mais  nous  ne  quitterons  pas  ces  gracieuses  et  si 
utiles  relations  du  saint  religieux  avec  l'enfance  sans 
en  compléter  le  tableau.  Dans'un  grand  nombre  de 
maisons  d'éducation  qu'a  évangélisées  son  zèle,  il 
s'occupa  avec  un  pieux  intérêt  de  la  congrégation  du 
Saint  Enfant  Jésus.  Gomme  s'il  avait  pu  accomplir  à 
la  lettre  l'enseignement  du  Sauveur  et  redevenir  en- 
fant,   il  ambitionnait  d'être  comme  l'un  d'eux,   et, 

3. 


46  CHAPITRE   VINGT-TROISIEME, 

par  amour  pour  l'innocence,  il  voulait  s'unir  à  leurs 
mérites  et  se  présenter,  ce  semble,  au  divin  Maître 
escorté  des  candides  hommages  de  cet  âge  ingénu. 

C'est  pourquoi  à  Lyon,  à  la  Ferrandière,  à  Avi- 
gnon, à  Toulouse  et  ailleurs,  il  s'était  fait  admettre 
parmi  les  membres  de  cette  angélique  congrégation. 
Il  n'entendait  pas  être  des  moins  fervents.  On  le 
tenait  au  courant  des  pratiques  saintes,  et  dans  les 
occasions  importantes,  la  neuvaine  de  Noël,  le  mois 
de  Marie,  la  neuvaine  à  saint  Joseph,  etc.,  il  était 
convenu  qu'il  mériterait  par  sa  fidélité  les  privilèges 
qui  en  étaient  la  récompense.  C'était,  par  exemple, 
un  agneau  qui  s'approchait  chaque  jour  de  la  crèche 
selon  la  sagesse  de  celui  dont  il  portait  le  nom,  une 
colombe  qui  montait  d'un  échelon  vers  le  trône  de 
Marie,  une  fleur  offerte  à  la  Vierge  et  placée  dans  sa 
main  par  la  sagesse  la  plus  exemplaire ,  un  cierge 
qu'elle  donnait  le  droit  de  faire  brûler  devant  le  petit 
oratoire.  La  fidélité  du  Père  était  toujours  supposée; 
que  si,  par  circonstance,  il  n'avait  pu  remplir  la 
pratique  commune,  il  avait  promis  d'en  avertir.  Mais 
nul  n'était  aussi  ponctuel,  et  la  colombe  du  bon  Père 
ne  manquait  pas  d'être  la  plus  rapprochée  de  la 
Vierge  ou  du  divin  Enfant. 

Présidait-il  une  réunion,  il  portait,  lui  aussi, 
l'insigne  du  congréganiste,  et  l'on  voyait  sur  sa  poi- 
trine, suspendue  au  ruban  rose,  la  médaille  de  l'Enfant 
Jésus. 

Par  honneur,  on  lui  avait  partout  décerné  la  pré- 
sidence de  la  congrégation.  Un  jour,  au  renouvelle- 


LE  PÈRE  BARRELLE  ET  L'EiNFANGE.  kl 
ment  des  charges,  la  petite  congrégation  de  la  Fer- 
randiére,  ne  voyant  rien  au-dessus  du  saint  religieux, 
avait  eu  cette  naïve  pensée.  Ces  jeunes  enfants  lui 
écrivirent  donc  qu'après  avoir  bien  examiné,  elles 
n'avaient  trouvé  parmi  elles  personne  qui  fût  plus 
digne  de  la  présidence,  que  la  plus  sage  tiendrait  sa 
place  comme  assistante.  Sa  condescendance  fut  une 
grande  joie.  Mais  l'exemple  donné  ne  fut  point  perdu, 
et  d'autres  scrutins  le  nommèrent  président.  A  ce 
titre,  il  adressait  à  ses  chères  associées  de  \Me  voix 
et  par  écrit  des  exhortations  délicieuses.  Ces  petites 
lettres  ne  seront  pas,  entre  ses  pieux  écrits,  le  joyau 
le  moins  précieux.  Qu'on  en  juge  par  quelques  échan- 
tillons. 

«  Aux  enfants  de  la  congrégation  de  la  Sainte- 
Enfance,   à  Béthanie^. 

»  Merci  de  votre  souvenir  filial  et  de  la  présidence 
dont  vous  m'honorez,  mes  bonnes  petites  sœurs, 

»  Je  suis  heureux  de  vos  joies,  et  j'assiste  de  cœur 
à  vos  fêtes.  Si  j'étais  ange,  oh!  que  je  me  transporte- 
rais souvent  au  milieu  de  vous  et  dans  notre  petite 
chapelle  !  Et  savez-vous  de  quoi  nous  causerions  ?  De 
Jésus,  de  notre  frère  Jésus,  de  notre  ami  Jésus.  Puis 
je  vous  montrerais  encore  ce  bon  saint  Stanislas,  ce 
novice  de  l'amour  de  Jésus,  dès  l'âge  de  quatre  ans, 
et  je  vous  dirais  :  «  Gomment  ne  pourrions-nous  pas, 

1  On  se  souvient  que  Béthanie  désigne  le  pensionnat  de  la  Fer- 
randière. 


48  CHAPITRE   VINGT-TROISIEME. 

»  plus  âgés  que  lui  pourtant,  aimer  Jésus  au  moins 
»  autant  qu'il  l'aimait  à  ses  quatre  ans?» 

»  Jésus,  il  n'était  pas  alors  plus  aimable  ni  plus 
aimant  qu'aujourd'hui,  et  les  cœurs  ne  sont  pas  au- 
jourd'hui plus  insensibles  à  l'amour  de  Jésus  qu'ils  ne 
l'étaient  alors.  Aimons-le  donc  comme  l'aimait  Sta- 
nislas. 

M  Et  le  moyen,  mes  bonnes  petites  soeurs,  c'est,  si 
vous  travaillez,  de  travailler  pour  plaire  à  Jésus;  si 
vous  vous  récréez,  de  vous  récréer  sans  déplaire  à 
Jésus;  si  vous  souffrez  quelque  chose,  de  le  souffrir 
par  amour  pour  Jésus.  Si  vous  avez  quelque  joie,  de 
la  faire  partager  à  Jésus.  Et  quoi  que  vous  fassiez,  de 
le  faire  de  manière  à  contenter  Jésus. 

»  Exercez-vous  ainsi,  mes  petites  sœurs,  dans  le 
noviciat  de  l'amour  de  cet  aimable  enfant,  que  nous 
allons  bientôt  retrouver  sur  la  paille  de  sa  crèche. 
Oh  !  qu'il  s'y  plaira  si  vous  lui  faites  d'avance  un 
duvet  délicat  de  vos  mille  actes  d'amour  ! 

»  Je  vous  bénis  déjà  pour  ces  beaux  jours.  Je  me 
rangerai  avec  vous  auprès  de  la  pauvre  mais  délicieuse 
crèche  de  Bethléhem,  à  Béthanie. 

»  Joseph  S,  J.  » 
Et  deux  mois  plus  tard  : 

«  A  la  sous-présidente  de  la  congrécjation  de  la  Sainte- 
Enfance  et  à  toutes  mes  petites  sœurs. 

»  Ainsi  tout  s'écoule,  mes  enfants,  et  ce  qu'il  y  a 
de   plus  consolant,    et   ce  qu'il  y   a  de  plus  triste. 


LE  PERE  BARRELLE  ET  L'ENFANCE.  49 
Une  seule  chose  reste  à  jamais  :  c'est  ce  que  l'on  a 
fait  et  que  l'on  ne  cesse  de  faire  pour  plaire  à  Jésus, 

»  Où  sont  les  beaux  jours  que  vous  venez  de  fêter? 
où  sont  ces  douces  et  touchantes  cérémonies?  Il  vous 
reste  bien  encore  quelque  chose  à  recueillir  de  leurs 

débris  et  un  peu  de  miel  à  tirer  de  la  crèche Puis, 

adieu,  charmant  petit  enfant!  Adieu,  délicieuse 
étable!  Adieu,  saint  Jean,  le  bien-aimé  de  Jésus!... 
Adieu,  saints  Innocents,  dont  je  dois  être  l'imitatrice 
et  la  copie  !  Il  me  faut  passer  de  Bethléhem,  où  j'étais 
si  bien,  là  où  je  ne  trouverai  plus  mes  délicieuses 
jouissances. 

»  Voilà  comment  les  objets  mêmes  qui  nous  font 
goûter  une  joie  plus  pure  disparaissent  enfin ,  et  lais- 
sent à  peine  quelque  lointain  souvenir.  Mais  il  n'en 
est  jamais  ainsi  des  actes  de  vertu  que  l'on  fait  pour 
plaire  à  Jésus.  Aucun  d'eux  ne  passe;  tous  sans  ex- 
ception restent  et  vivent  dans  la  mémoire  du  cœur 
du  bon  Sauveur. 

»  Oui,  ce  feu  que  j'ai  allumé  pour  le  réchauffer, 
ce  duvet  que  je  lui  ai  donné  pour  couche,  ces  efforts, 
cette  obéissance,  cette  douceur,  ce  travail,  cette  ap- 
plication à  la  prière,  Jésus  a  tout  cela  toujours  devant 
les  yeux  de  son  Cœur,  et  il  le  contemple  afin  de  m'en 
conserver  l'éternelle  récompense. 

»  Qu'il  fait  bon  par  conséc[uent,  mes  bonnes  petites 
sœurs,  à  mesure  que  les  fêtes  s'envolent  loin  de  nous, 
d'en  retenir  les  fruits  les  plus  précieux,  ceux  qui  nous 
rendent  plus  sages,  plus  obéissantes,  plus  amies  du 
silence,  plus  ferventes  à  bien  prier  Jésus  ! 


50  CHAPITRE   VINGT-TROISIEME. 

»  C'est  à  cela  que  je  vous  exhorte  aujourd'hui. 
Soyez  fidèles  à  le  faire,  et  vous  serez  la  joie  et  la  cou- 
ronne non-seulement  de  votre  président,  mais  encore 
de  Jésus  et  de  Marie. 

»  Je  vous  remercie  beaucoup  des  étrennes  que  vous 
m'avez  envoyées.  Pour  les  miennes,  je  célébrerai  la 
sainte  messe  à  votre  intention  le  jour  de  sainte  Agnès, 
cette  jeune  vierge  et  martyre  qui  aimait  si  ardemment 
notre  bon  Jésus.  Elle  tombe  un  lundi,  21  de  ce  mois, 
le  lendemain  du  Saint  Nom  de  Jésus.  Demandez  ce 
jour-là  à  notre  petit  Ami  tout  ce  que  vous  jugerez  le 
plus  utile  à  votre  âme.  C'est  ce  que  je  mettrai  sur 
l'autel;  puis,  assistez  à  la  sainte  messe  avec  beaucoup 
de  ferveur. 

»  Je  recommande  toutes  mes  petites  sœurs  à  la 
sous-présidente;  qu'elle  en  ait  bien  soin.  Son  ruban 
et  son  médaillon  '  m'ont  fait  beaucoup  d'honneur  et 
un  grand  plaisir.  Elle  m'en  fera  encore  davantage  si 
elle  est  toujours  humble,  et,  en  même  temps,  bien, 
bien  aimante  envers  notre  tout  aimable  Jésus,  devant 
lequel  toutes  les  créatures  ne  sont  qu'une  vile  pous- 
sière. 

»  Je  vous  bénis  toutes  du  fond  de  mon  cœur. 

))  Joseph  S.  J.  » 

On  nous  permettra  une  dernière  citation.  Quand  le 
bon  Père  eut  quitté  Lyon ,  une  petite  fille  de  quatre 


*   Le  ruban   et   le   médaillon  sont   des  récompenses   de  sagesse 
dans  les  pensionnats  du  Sacré-Cœur. 


LE   PÈRE  BARRELLE  ET  L'ENFANCE.        51 

ans  et  demi,  toute  pleine  de  l'amour  qu'il  avait 
allumé  pour  le  Dieu  enfant  dans  son  âme  candide , 
lui  écrivit  pour  lui  dire  que  depuis  son  départ  elle 
cherchait  toujours  le  petit  Jésus ,  qu'elle  l'appelait  la 
nuit  quand  elle  se  réveillait,  et  qu'elle  espérait  bien 
le  trouver  un  jour,  comme  la  petite  sainte  dont  il  leur 
avait  raconté  l'histoire. 

Voici  la  réponse  du  Père  : 

«  Ma  petite  sœur,  j'ai  été  fort  content  de  la  jolie 
lettre  que  vous  m'avez  écrite,  et  je  vous  en  remercie 
de  bien  bon  cœur.  Cherchez  toujours  le  bon  Jésus, 
priez-le  bien,  obéissez  vite,  vite  à  tout  ce  que  de- 
mandent vos  bonnes  maîtresses,  et  demandçz-leur  ce 
qu'il  faut  que  vous  fassiez  pour  que  Jésus  soit  con- 
tent de  vous,  et  que  vous  l'aimiez  tous  les  jours  da- 
vantage. 

»  Quand  vous  verrez  les  poissons  du  bassin,  et  que 
vous  entendrez  chanter  les  oiseaux ,  vous  leur  direz 
de  ma  part  :  Petits  poissons,  petits  oiseaux,  bénissez 
Jésus  qui  vous  a  faits!  Vous  le  direz  aussi  aux  fleurs 
et  aux  bonnes  choses  que  vous  mangez,  parce  que 
c'est  Jésus  qui  a  fait  tout  cela  pour  vous. 

»  Adieu,  ma  petite  sœur;  ne  faites  jamais  de  péché, 
et  aimez  toujours  Jésus  de  tout  votre  cœur. 

»  Je  vous  donne  une  grande  bénédiction. 

»  Joseph  S.  J.  » 


■ 9000©OOOC8» 


UECTORAT   A    AVIGNON 


CHAPITRE   XXIV, 


TiECTORAT   A    AVIGNON. 

Le  P.  Rarrelle  recteur  du  noviciat  d'Avignon. —  Ce  que  c'est  qu'un 
supérieur  dans  la  Compagnie.  —  Le  collège  Saint-Joseph  pré- 
curseur de  la  liberté  d'enseignement;  sa  fondation.  —  Double 
rectorat.—  La  crypte  de  la  rue  Saint-Marc. 

Le  3  novembre  1849,  au  moment  d'entrer  en 
chargée  comme  recteur  du  noviciat,  dans  cette  maison 
d'Avignon  où  s'écoula  le  temps  fortune  de  sa  troi- 
sième probation  ,  le  P.  Barrelle  écrivait  les  paroles 
suivantes  : 

«  La  volonté  divine  me  retire  de  Lyon  pour  me 
placer  dans  une  position  nouvelle.  La  chose  est  main- 
tenant définitivement  arrêtée,  et  je  pars  samedi.  Vous 
m'aiderez,  je  l'espère,  de  vos  bonnes  prières,  pour 
que  dans  cette  position,  si  justement  appelée  par 
saint  Grégoire  le  lieu  de  l'humilité,  je  sois,  comme 
mon  maître,  le  serviteur  de  tous,  et  rien  autre.  » 

A  qui,  mieux  qu'à  notre  humble  religieux,  pouvait 
convenir  celte  position  du  conmiandement,  ce  lieu  de 
l'humilité,  ainsi  excellemment  défini  par  saint  Gré- 
goire, parce  que  l'humilité ,  qui  seule  peut  en  rendre 
digne,  doit  en  être  le  principal  exercice  et  en  assai- 
sonner tous  les  mérites?  Si  nous  l'appelons   le  lieu 


ÔV  CHAPITRE    VT^aT-Ol'ATRTEME. 

des  Immbles,  sous  une  expression  à  peine  differenle, 
nous  n'aurons  fait  que  traduire  la  pensée  du  saint 
docteur. 

Oui,  que  les  humbles  seuls  puissent  dignement 
occuper  la  première  place  et  représenter  l'autorité 
de  Jésus-Christ,  c'est  une  de  ces  évidences  de  la  foi 
qui  s'offrent  toutes  vives  aux  esprits  attentifs.  Aussi 
la  règle  de  saint  Ignace,  parmi  les  qualités  indispen- 
sables que  suppose  la  délégation  de  l'autorité,  marque 
l'humilité  entre  les  plus  nécessaires. 

Cette  vertu  désignait  donc  le  P.  Barrelle  au  choix 
de  la  Compagnie  ;  et  les  répulsions  mêmes  qu'elle 
nourrissait  en  son  cœur  pour  tout  ce  qui  sentait  le 
premier  rang,  bien  loin  de  l'affaiblir,  confirmaient 
davantage  le  choix  de  ses  supérieurs.  C'est  pourquoi, 
si  nous  exceptons  quelques  mois,  qui  furent  moins 
une  interruption  que  l'attente  d'une  destination  pré- 
vue, une  fois  le  fardeau  de  la  supériorité  imposé  au 
saint  homme,  il  devra  le  subir  désormais  jusqu'à 
l'heure  où  il  déposera  en  même  temps  le  fardeau  de 
la  vie  terrestre. 

Le  noviciat  et  le  collège  d'Avignon,  tantôt  isolé- 
ment ,  tantôt  ensemble ,  la  résidence  de  Lyon ,  en 
dernier  lieu  le  noviciat  de  Clermont,  occupèrent  les 
quatorze  dernières  années  d'une  vie  toute  sainte,  et 
cette  période  admirable  fit  briller ,  dans  ce  supérieur 
selon  l'esprit  de  saint  Ignace,  les  mérites  requis  par 
son  institut  de  tous  ceux  qui  doivent  y  exercer  le  dif- 
ficile devoir  de  la  supériorité. 

Pour  faire  le  portrait  du  P.  Barrelle  sous  ce  nouvel 


RECTORAT    A    AVIGNON.  55 

aspect  de  sa  vie,  il  nous  sufiirait  d'emprunter  quel- 
ques traits  à  l'idëal  d'évan/J^élique  sa(jesse  offert  par 
la  Compagnie  de  Jésus  aux  religieux  qui,  à  divers 
titres,  exercent  dans  son  sein  une  portion  du  com- 
mandement, 

Quel  noble  représentant  de  l'autorité  ne  serait  pas 
cet  homme  «  dont  la  première  sollicitude  est  de  sou- 
tenir de  sa  prière ,  de  porter  pour  ainsi  dire  ,  par  la 
puissance  de  ses  célestes  désirs,  la  communauté  re- 
mise en  sa  garde  '  »  ;  cet  homme  «  qui  fait  consister 
sa  prééminence  dans  une  plus  grande  ardeur  pour  la 
vie  spirituelle^;  dans  une  obéissance  exemplaire  à 
ceux  qui  lui  représentent  Jésus-Christ^  »  ;  cet  homme 
«  qui  copie  en  son  gouvernement  la  charité  et  la  man- 
suétude du  Sauveur,  se  dépouillant  de  tout  esprit  de 
domination,  afin  d'être  par  la  vertu  le  modèle  de  ses 
frères,  et  qui  les  anime  à  la  perfection  plus  encore  de 
son  exemple  que  de  sa  parole  ^'  »  ;  qui,  «  non  content 
d'abonder  avec  ses  inférieurs  en  paroles  et  en  témoi- 
gnages de  profonde  affectiotî,  pourvoit  avec  sollici- 
tude à  tous  leurs  besoins  corporels  et  spirituels  ^  »  ; 
cet  homme  enfin  «  qui  tempère  à  propos  l'une  par 
l'autre  la  douceur  et  la  sévérité  ,  qui  corrobore  son 
autorité  par  les  vertus  solides ,  les  tendres  soins ,  la 
modestie  et  la  circonspection  du  commandement,  en 

1  Reg.  rectoris  1. 

2  Reg.  provincialis  1, 

3  Reg.  rect.  20. 
*  Reg.  prov.  3. 
^  Reg.  rect.  25, 


56  CHAPITRE   VINGT-QUATRIEME. 

sorte  que,  aimnl)]e  à  chacun,  il  provoque  la  confiance 
de  tous  \  » 

Ce  supérieur  prédestiné  par  saint  Ignace  à  ses  en- 
fants,  cet  idéal  fut,  dans  le  P.  Barrelle,  une  réalité 
vivante  pendant  les  quatorze  années  qu'il  exerça  le 
commandement. 

La  ferveur  de  l'esprit,  Imperfection  de  l'obéissance, 
l'amour  pratique  de  ses  inférieurs,  Thumilité  dans  le 
commandement,  on  trouva  tout  en  lui,  et  en  tel  dé- 
féré qu'il  sembla  souvent  trop  parfait  pour  être  imi- 
taljle;  sa  vertu  allait  toujours  au  delà  de  ses  exhorta- 
tions; si  quelquefois  ,  prenant  par  devoir  la  forme  de 
la  sévérité,  elle  paraissait  austère,  elle  était  notoire- 
ment à  ral)ri  de  tout  motif  humain,  si  subtil  qu'il  pût 
être,  et  l'on  reconnaissait  qu'elle  s'inspirait  exclusi- 
vement des  convictions  surnaturelles. 

Outre  les  ouvriers  apostoliques  qui  composaient  la 
résidence,  la  communauté  d'Avignon  comprenait 
alors  un  noviciat  nombreux  et  déjeunes  religieux  qui 
se  perfectionnaient  dans  les  connaissances  littéraires. 
Le  P.  Barrelle  réunit  tous  les  religieux  dans  la  salle 
commune ,  et  sa  première  parole  de  bienvenue  fut  cette 
profession  de  foi  :  qu'il  venait,  non  pour  commander, 
mais  pour  servir;  pour  être,  à  l'imitation  du  Sauveur, 
le  serviteur  de  tous.  Le  développement  de  cette  pen- 
sée gagna  naturellement  les  cœurs  à  la  confiance. 

Une  entreprise  délicate  et  d'une  haute  gravité  ré- 
clama la  première  attention  du  nouveau  supérieur. 
.  Nous  voulons  parler  de  la  création  du  collège  catho- 

*   Reg.  prov.  4. 


REGTOUAT   A    AVIG.NON.  57 

liqiie  d'AvJpnon,  œuvre  de  zèle  déjà  bien  avancée 
sous  riieureuse  influence  du  R.  P.  Ribeaux,  prédé- 
cesseur du  P.  Barrelle. 

Vers  les  dernières  années  du  rè(5ne  de  Louis-Phi- 
lippe, une  lutte  ardente  s'était  élevée  contre  l'omni- 
potence universitaire;  l'apparition  du  Monopole^ 
avait  amené,  de  la  part  de  Fépiscopat,  des  réclama- 
tions unanimes  en  faveur  de  la  liberté  d'enseignement. 
La  France  entière  s'émut  à  leur  voix,  s'étonnant  d'a- 
voir pu  porter  si  longtemps  un  joug  repoussé  aussi 
clairement  par  la  constitution  de  Juillet  que  par  la 
religion  et  le  bon  sens.  Survint  la  révolution  de  1848. 
De  cette  révolution  et  de  ses  propres  luttes,  la  liberté 
d'enseignement  sortit  enfin  victorieuse,  sinon  sans 
blessure. 

Avignon  s'était  distingué  par  son  initiative.  Les 
pères  de  famiUe  s'y  coalisant  pour  la  cause  de  l'édu- 
cation chrétienne,  osent  prendre,  ainsi  s'expriment- 
ils,  la  liberté  qu'on  leur  refuse.  En  janvier  1850, 
plusieurs  mois  avant  que  l'Assemblée  nationale  rou- 
vrît par  une  loi  les  collèges  catholiques,  ils  inaugu- 
rent le  premier  collège  libre  que  la  France  ait  vu 
naître  depuis  1828. 

1  Le  monopole  universitaire  deslructeur  de  la  religion  et  dea  lois. 
Cet  ouvra{;e  puisait  ses  preuves  dans  les  livres  mômrs  de  l'ensei- 
ffnement  olliciel.  Il  y  montrait,  avec  une  authenticité  ijrécusalde, 
l'assemblage  compacte  de  toutes  les  hérésies,  de  toutes  les  erreurs. 
Ne  pouvant  répondre  à  son  écrasante  logique,  on  put  se  plaindre 
que  le  rude  lutteur  se  fût  servi  dans  le  comliat  d'un  gantelet  de  fer  ; 
mais  il  avait  préparé  une  grande  victoire  à  la  religion  et  à  la 
liberté. 


58  CHAPITRE    VKNGT-OU ATRIÈME. 

C'est  à  la  Compagnie  de  Jésus  que  les  pères  de 
famille  voulurent  en  confier  le  soin. 

Homme  de  cœur  et  de  zèle,  le  R.  P.  Louis  Ribeaux 
avait  chaleureusement  embrassé  le  généreux  projet 
de  nos  amis.  Le  P.  Barrelle,  en  entrant  en  charge, 
apportait  d'autres  idées  et  naturellement  moins  d'ar- 
deur à  un  dessein  qu'il  recevait  en  héritage  et  qui 
avait  ses  périls.  Il  n'était  pas  homme  à  s'aventurer 
dans  l'inconnu.  Tout  d'abord  il  mesura  froidement 
l'entreprise;  il  confronta  les  résultats  probables  avec 
les  ressources  et  les  difficultés  du  moment.  Certes,  il 
n'en  était  pas  à  faire  ses  preuves  de  dévouement  per- 
sonnel. N'eùt-il  fallu  que  se  commettre  lui-même,  il 
n'aurait  pas  hésilé;  mais  il  n'aurait  eu  garde,  par 
une  démarche  précipitée,  de  compromettre  la  Com- 
pagnie et  peut-être  même  la  cause  qu'il  fallait  servir. 
Quel  était  donc  l'état  des  choses  et  des  esprits? 

Il  y  avait  quelques  mois  à  peine,  dans  cette  même 
ville,  ces  mêmes  Jésuites  qui  devaient  aujourd'hui  se 
mettre  en  avant,  on  les  avait  brutalement  et  sans 
cause  arrachés  de  leur  demeure  et  expulsés  sans  res- 
sources hors  des  limites  du  département.  Les  orages 
qui  avaient  rendu  possible  une  telle  violation  du  droit 
et, de  l'humanité  n'étaient  pas  encore  bien  éloignés; 
ils  grondaient  encore,  à  peine  assoupis,  dans  les  agi- 
tations de  l'Assemblée  nationale.  Au  reste,  pourquoi 
se  hâter?  La  loi  était  annoncée,  promise;  elle  allait 
être  discutée;  l'essai  qu'on  voulait'  tenter  en  la  pré- 
venant ne  lui  deviendrait-il  pas  fatal?  En  se  mettant 
en  évidence,   les  Jésuites  n'allaient-ils   pas  réveiller 


RECTORAT  A   AVIGKON.  59 

des  animosités  mal  endormies?  ne  provoqueraient-ils 
pas  une  exclusion  directe  qui  mettrait  une  fois  de  plus 
la  Compagnie  de  Jésus  en  dehors  du  bénéfice  de  la 
liberté  commune?  La  plus  légitime  impatience  ne 
pouvait-elle  attendre  quelques  mois  encore?  Et  ces 
quelques  mois  disputés  à  un  monopole  expirant,  était- 
ce  bien  là  un  intérêt  assez  grave  pour  justifier  une 
entreprise  hasardeuse  ? 

Ces  pensées  ne  manquaient  pas  de  sagesse.  Mais  le 
comité  des  pères  de  famille  avait  une  confiance  iné- 
branlable dans  le  bon  droit.  Las  de  le  voir  méconnu, 
il  leur  tardait  de  le  sauver  en  l'affirmant  avec  éclat  à 
la  face  de  la  France.  Ils  pressentaient  l'influence 
décisive  que  devait  exercer  leur  salutaire  impatience 
sur  les  délibérations  de  l'Assemblée.  Quant  aux  Pères 
de  la  Compagnie,  le  comité  couvrait  leur  responsa- 
bilité. En  cédant  au  vœu  des  familles,  ils  ne  faisaient 
que  reconnaître  et  mériter  de  plus  en  plus,  par  ce 
nouveau  service,  l'affection  traditionnelle  que  leur 
gardent  depuis  des  siècles  les  habitants  d'Avignon. 

La  joie  du  peuple  à  l'ouverture  du  nouveau  col- 
lège fut  le  premier  triomphe  de  ces  généreuses 
prévisions. 

M"'  Debelay,  archevêque  d'Avignon,  fit  l'inaugura- 
tion solennelle  des  classes  dans  l'église  de  Saint-Didier, 
par  la  messe  du  Saint-Esprit  et  par  un  discours  qu'a- 
nimaient d'éloquentes  espérances.  Il  posait  un  acte 
d'une  portée  incalculable  pour  l'avenir  de  la  liberté 
religieuse;  et,  tout  rempli  de  glorieux  pressentiments, 
son  cœur  revendiquait  avec  joie  la  paternité  de  l'œu- 


60  CHAPITRE   VI^GT-OU  ATR  lEME. 

vre  nouvelle.  Nous  l'avons  entendu  souvent  rappeler 
ce  souvenir  et  se  plaire  à  dater  de  ce  jour  mémorable 
la  tendresse  protectrice  dont  il  couvrit  toujours,  de- 
puis, le  collège  Saint-Joseph. 

Peu  après,  les  députés  de  Yaucluse  obtenaient  du 
Président  de  la  république  l'abolition  du  certificat 
d'études;  et  enfin  l'un  d'eux,  répondant  à  cette  ob- 
jection que  la  France  n'était  pas  en  mesure  de  se 
servir  de  la  liberté  d'enseignement,  put  dire  à  l'As- 
semblée nationale  :  —  «^îessieurs,  ce  que  vous  dis- 
cutez ici  se  pratique  à  Avignon.  Nous  avons  là  un 
externat  lil)re  et  gratuit  d'enseignement  secondaire, 
sous  la  protection  des  pères  de  famille.  » 

Ainsi  avait  pris  naissance  le  collège  Saint-Joseph, 
au  milieu  même  des  résistances  de  celui  qui  devait 
en  être  le  premier  supérieur.  Le  R.  P.  Louis  Ribeaux, 
qui  avait  eu  l'avantage  de  prêter  à  la  commission  son 
concours  ardent  et  efficace,  eut  aussi  la  consolation 
de  désigner  saint  Joseph  comme  patron  du  nouvel 
étidjlissement.  Ce  patronage  fut  une  des  délicatesses 
de  la  Providence  pour  attacher  le  cœur  du  P.  Barrelle 
à  cette  seconde  famille  qui  venait  s'abriter  à  l'ombre 
de  la  première. 

Les  jours  de  classe,  les  jeunes  professeurs  partaient 
de  la  maison  du  noviciat,  portant  sous  le  bras  le  petit 
bagage  des  livres  classiques,  et  se  rendaient  à  Saint- 
Pierre  de  Luxembourg,  où  des  salles  bien  modestes 
recevaient  les  maîtres  et  les  élèves.  Ilien  de  touchant 
comme  ce  rendez-vous  quotidien,  où  chacun  aj^portait 
fidèlement  sa  part,  les  maîlres  un  dévouement  afièc- 


HECTOR  AT   A    AVI  GIN  ON.  61 

tueux,  les  élèves  une  filiale  confiance.  Rien  de  simple 
et  de  (gracieux  comme  ce  iiaïf  abandon  des  enfants  à 
ces  instituteurs  qu'ils  nommaient  leurs  pères.  Cette 
première  année  scolaire  eut  un  charme  particulier. 
Elle  a  laissé  dans  le  cœur  de  ceux  qui  ont  eu  leur 
part  de  ses  travaux  ou  de  ses  avantages,  quelque 
chose  de  ce  souvenir  embaumé  qui  tient  de  la  fraîcheur 
du  jeune  âge. 

Pas  d'or(}anisation  plus  simple,  pas  de  mouvement 
plus  facile  que  celui  de  cet  externat  naissant.  Le 
supérieur  pouvait  se  contenter  de  présider  de  loin 
aux  intérêts  des  études  et  accorder  une  partie  de  son 
temps  aux  travaux  accoutumés  du  saint  ministère.  Il 
visitait  quelquefois  cette  chère  jeunesse,  et  venait  aux 
occasions  solennelles  prendre  part  à  ses  succès  nais- 
sants. Le  27  mai  1850,  il  écrit  : 

"  Nous  avons  eu  tout  à  Fhcure  séance  académique 
à  l'externat.  M^'  Tarchevêque  et  la  fleur  de  la  ville 
nous  ont  honorés  de  leur  présence.  Et  que  pensez- 
vous  (]ue  nous  ayons  fait?  Toute  la  séance  a  été  con- 
sacrée à  fêter  notre  bonne  Mère.  Puisse-t-elîe  nous 
bénir  du  haut  des  cieux!  » 

Cependant  la  loi  du  15  mars  1850,  en  rendant  aux 
familles  la  liberté  de  l'éducation,  vint  chaup^er  nota- 
blement la  face  des  choses.  Il  fallut  donner  du  déve- 
loppement à  des  commencements  timides,  satisfaire 
le  vœu  (général  en  acceptant  des  pensionnaires,  créer 
une  maison  nouvelle,  improviser,  en  un  mot,  tout  le 
matériel  d'un  grand  collège,  dans  un  local  disposé 
jusqu'alors  pour  un  petit  nombre  de  pauvres  orphelins. 

TOM.    II.  4 


62  CHAPITRE   VK\GT-0  U  ATRIÈME. 

La  loi  sur  l'enseignement  n'avait  que  huit  jours 
de  date,  et  déjà  le  P.  Barrelle  écrivait,  le  22  mars 
1850  : 

«  Je  vous  remercie  du  vif  intérêt  que  vous  voulez 
bien  porter  en  Notre-Seigneur  à  l'œuvre  commencée 
ici.  Elle  va  bien;  nos  enfants  contentent  leurs  maî- 
tres; leur  front  s'éclaire  et  leur  cœur  s'ouvre  à  l'esprit 
de  famille.  Point  de  tracasseries  de  la  part  du  serpent 
jusqu'à  ce  jour,  sinon  en  menaces  lointaines  qui  ne 
nous  font  pas  grand'peur.  Saint  Joseph,  dont  nous 
avons  donné  le  nom  à  l'externat,  nous  défendra,  je 
l'espère,  et  même  nous  fera  grandir  pour  la  gloire 
de  Jésus  et  pour  le  bien  des  pauvres  âmes.  C'est  une 
œuvre  toute  de  providence,  pour  laquelle  il  nous 
faut  d'abord  chercher  le  rovaume  de  Dieu  et  sa  jus- 
tice, afin  que  tout  le  reste  nous  soit  ajouté.  Elle  ne 
nous  a  point  fait  défaut  jusqu'ici  ;  c'est  ce  qui  redouble 
notre  confiance.  Puissions-nous  la  conserver  intacte 
dans  les  jours  d'épreuve  qui,  sans  doute,  ne  manque- 
ront pas  d'arriver  ! 

»  Nous  pensons  joindre  un  pensionnat  à  l'externat, 
afin  de  donner  aux  villes  voisines  le  moyen  de  profiter 
des  cours,  sans  exposer  leurs  enfants  à  la  corruption 
qui  circule  ici  comme  partout  ailleurs.  Je  recommande 
tout  ceci  à  vos  prières.  » 

Bientôt  affluèrent  de  toutes  parts  les  demandes 
d'admission.  L'activité  des  Jésuites  fut  au  niveau  des 
besoins,  et  l'ouverture  des  classes  réunit  dans  le  col- 
lège Saint-Joseph  une  jeunesse  nombreuse  accourue 
de  tous  les  départements  environnants. 


RECTORAT   A    AVIG^sO;.  63 

A  ce  moinent-là  même,  le  1**'  novembre  1850,  le 
Très-Révérend  Père  Général  nomma  le  R.  P.  Barrelle 
recteur  des  deux  maisons  d'Avignon. 

Des  devoirs  nouveaux,  nés  de  la  situation  nouvelle, 
attachèrent  plus  spécialement  le  P.  Barrelle  aux 
besoins  du  collège  naissant.  Il  dut  sevrer  en  partie 
son  zèle  des  fatigues  du  ministère  extérieur,  sacrifier 
ses  goûts  et  ses  habitudes,  et,  après  dix  années  d'apo- 
stolique activité,  enchaîner  toute  cette  ardeur  dans  les 
étroites  limites  d'un  pensionnat,  au  service  des  enfants 
qu'on  lui  confiait. 

Le  saint  religieux  n'hésita  pas.  Il  prit  au  sérieux  sa 
charge  et  se  dévoua  à  son  œuvre.  En  sa  personne,  la 
Compagnie  prenait  en  main  la  direction  des  hommes 
et  des  choses;  il  en  revendiqua  la  responsabilité  tout 
entière.  Jusqu'alors  un  conseil  d'administration  laïque 
avait  pu  s'immiscer  dans  la  direction  de  l'externat. 
Mais  les  circonstances  avaient  régularisé  la  situation  ; 
le  conseil  pouvait  et  devait  se  retirer.  Il  avait  eu  son 
heure  providentielle  et  bien  mérité  de  la  religion  et  de 
la  Compagnie  de  Jésus.  Mais  sa  mission  protectrice 
était  terminée  dès  que  la  Compagnie  pouvait  se  pré- 
senter en  son  propre  nom.  Pénétré  de  l'esprit  et  des 
traditions  de  l'Institut,  le  P.  Barrelle  tint  ferme  pour 
dégagerl'autorité  dont  il  était  dépositaire.  Les  membres 
du  conseil  d'administration  comprirent  qu'il  n'était 
pas  dans  l'ordre  que  des  laïques,  même  dévoués,  se 
mêlassent  de  l'administration  intérieure  d'un  établis- 
sement religieux.  Ils  donnèrent,  en  se  retirant  sans 
bruit,  une  preuve  de  dévouement  et  de  sagesse  non 


()4  CHAPITRE   YJ.NGT-OUATRIEME. 

moins  appréciable  que  lorsqu'ils  avaient  couraoeu.se- 
ment  pationé  la  naissance  du  collège. 

Nous  aurions  à  rappeler  ici  la  vénération  et  la  con- 
fiance sans  égale  qui  amenait  les  parents  auprès  du 
R.  P.  Barrelle.  Il  faudrait  prendre  sur  le  fait  une  de 
ces  scènes  charmantes  où,  placé  entre  l'enfant  et  la 
mère,  il  fascinait  l'un  et  l'autre  par  cet  air  de  gravité 
si  affable  qui  caractérisait  son  accueil,  par  ce  regard 
doux  et  profond  qui  enveloppait  l'àme  du  petit  enFant 
et  l'attirait  irrésistiblement.  11  j^ossédait  à  merveille 
la  langue  enfantine  des  mères.,  ramenait  à  des  formes 
naïves  et  imagées  les  conseils  destinés  à  ces  intel- 
ligences toutes  neuves;  et  se  faisait  si  bien  h  leur 
mesure,  que,  malgré  sa  majesté  toute  patriarcale, 
leurs  cœurs  allaient  à  lui  comme  à  un  ami.  C'est  qu'en 
effet  cbacun  semblait  l'occuper  tout  entier;  nulle 
occasion  n'était  oubliée.  Un  regard  expressif,  un  mot 
venait  à  propos  stimuler,  encourager,  relever  ces 
petites  âmes  et  surtout  inculquer  les  souvenirs  de  foi 
et  les  sentiments  de  la  piété. 

Aussi  quel  délicieux  esprit  de  famille  il  sut  inspirer 
à  ces  enfants!  La  simplicité,  la  piété,  la  docilité  sem- 
blaient en  eux  être  la  nature.  Un  Père  avait-il  parlé? 
il  ne  venait  pas  en  pensée  au  plus  étourdi  qu'on  pût 
hésiter  à  obéir;  un  autre  se  montrait-il?  on  courait  à 
lui  avec  abandon;  le  collège,  en  un  mot,  c'était  encore 
la  famille. 

Ces  jeunes  enfants  de  dix  à  douze  ans,  dans  ces 
petits  récits  naïfs  que  renfermait  leur  correspondance, 
parlaient  de    leur   collège  comme    d'un   autre   fover 


RECTORAT   A    AVIGNOX:  05 

domestique,  d'une  seconde  maison  paternelle  dont  ils 
épousaient  les  joies  et  les  intérêts.  Là  se  reflétait  le 
bonheur  de  leur  âme  s' épanouissant  à  la  charité  du 
saint  Recteur,  au  sein  de  cette  vie  de  famille  dont  le 
souvenir  déjà  lointain  les  touche  encore  jusqu'aux 
larmes.  Que  de  fois  depuis  ils  ont  redit  ce  candide  éloge 
d'un  temps  qui  leur  sera  toujours  cher  :  —  «  Que  nous 
étions  heureux  alors  !  » 

Le  P.  Barrelle  en  parlait  avec  simplicité  et  réserve 
dans  les  épanchements  de  la  conOdence.  A  la  date  du 
19  mars  1851,  il  s'exprimait  ainsi  : 

«Vous  me  demandez  des  nouvelles  de  notre  collège. 
Il  va ,  béni  de  Dieu ,  grandissant  peu  à  peu  et  nous 
amenant  plus  d'une  espérance.  Nous  sommes  mainte- 
nant en  bâtisse  pour  l'an  prochain,  avec  une  confiance 
qui  n'a  à  peu  près  rien  à  attendre  que  de  la  bonté  de 
notre  Père  tout-puissant.  Mais  cela  ne  vaut-il  pas  mieux 
que  toute  autre  chose?  La  piété,  du  reste,  la  simpli- 
cité, le  travail,  le  bon  esprit,  animent  nos  enfants,  et 
notre  cœur  en  est  tout  consolé.  » 

Lorsque  le  R.  P.  Maillard,  juge  expérimenté  s'il  en 
fut,  vint,  en  qualité  de  Provincial  faire  la  première 
visite  du  collège  Saint-Joseph,  il  vit  s'empresser  autour 
de  soi  cette  jeunesse  pure  et  joyeuse,  et  il  dit  avec 
admiration  :  —  «Le  collège  Saint-Joseph  possède  dès 
le  début  cet  excellent  esprit  qui  est  la  perfection  des 
autres.  » 

Présider  à  d'aussi  heureux  commencements,  c'était 
avoir  beaucoup  fait  pour  l'avenir.  Le  P.  Barrelle  com- 
prit que  là  devait,  pour  le  moment,  se  borner  son 


C6  CHAPITRE    VINGT-0  tJATRIÈME. 

action.  L'impulsion  était  donnée.  Pour  la  suivre  et  la 
développer,  il  fallait  un  homme  tout  entier.  Pour  lui, 
partagé  qu'il  était  par  devoir  entre  la  résidence  et  le 
collège,  il  ne  pouvait  se  donner  qu'à  demi.  Souvent 
des  œuvres  importantes  l'arrachaient  à  ses  enfants.  Il 
sentait  que  leur  bien  devait  en  souffrir  autant  que  son 
cœur;  il  supplia  qu'on  voulût  bien  le  décharger  d'une 
partie  de  son  fardeau.  On  finit  par  se  rendre  à  ses 
désirs,  et  le  11  mai  1851,  huit  mois  après  l'ouverture 
des  classes,  il  remit  ce  collège  aux  mains  d'un 
Père  que,  depuis  longues  années,  la  ville  d'Avignon 
aimait  et  estimait  pour  le  charme  de  son  éloquence  et 
pour  la  prudence  de  ses  conseils.  Cinq  ans  plus  tard, 
nul  n'eût  su  prévoir  ce  retour,  cinq  ans  plus  tard  le 
P.  Barrelle  reprendra  de  ces  mêmes  mains  le  précieux 
trésor  qu'il  vient  de  leur  confier. 

A  la  résidence,  son  rôle  est  tout  différent.  Le  supé- 
rieur religieux  et  l'ouvrier  apostolique  retrouvent  en 
sa  personne  leur  modèle  et  leur  perfection.  Placé  sur 
le  chandelier  pour  être  la  lumière  de  ses  inférieurs,  il 
éclairait  encore  plus  par  son  exemple  que  par  sa 
parole.  Souvent  en  course  pour  des  retraites  spiri- 
tuelles ,  il  ne  passait  que  fort  peu  de  mois  au  milieu 
des  siens  ;  mais  quand  il  revenait  des  extrémités  de  la 
France  où  sa  réputation  l'avait  appelé ,  il  rappor- 
tait toujours  plus  admirable  la  vivante  personnification 
du  recueillement  et  de  la  ferveur,  de  la  douceur  et 
de  la  gravité,  de  la  régularité  et  du  zèle. 

Au  dehors,  il  partageait  ses  soins  entre  les  commu- 
nautés religieuses,  les  pensionnats  et  le  clergé,  auquel 


RECTORAT    A    AVIGNON.  s  C)7 

il  continuait  à  donner  régulièrement  chaque  année 
cinq  ou  six  retraites  pastorales.  Dans  la  ville,  à  part 
les  exercices  de  communauté  et  les  confessions  dans 
la  chapelle,  il  consacrait  son  temps  aux  divers  couvents 
qui  réclamaient  son  secours ,  spécialement  au  Sacré- 
Cœur,  à  la  Bienfaisance  et  à  l'Aumône,  asile  de  vieil- 
lards  et  d'orphelins,  où  il  aimait  à  catéchiser  les 
pauvres  et  les  enfants. 

Il  était  réservé  à  sa  piété  d'ouvrir  enfin  dans  notre 
résidence  un  petit  sanctuaire  public,  que  depuis  trente 
années  les  circonstances  nous  avaient  réduits  à  désirer 
toujours.  Dieu!  quel  sanctuaire  ou  quel  Bethléhem! 
Une  sorte  de  cave  voûtée,  emprisonnée  dans  de  vieux 
piliers  massifs  qui  lui  mesuraient  quelques  mètres 
d'espace,  et  dont  le  goût  le  plus  habile  ne  pouvait 
faire  qu'une  crypte  presque  funèbre.  Aussi  l'élégance 
et  le  bon  goût  n'eurent  point  là  leur  triomphe.  La 
pauvreté  décora  ce  sanctuaire  souterrain  dédié  au 
Sacré-Cœur  de  Jésus. 

Tout  heureux  d'avoir  pu  offrir  à  ce  divin  Cœur, 
sous  son  toit,  un  lieu  où  venait  le  chercher  la  dévotion 
populaire,  la  tendre  piété  du  bon  Père  l'orna  de  ces 
mille  riens,  devises,  fleurs  et  symboles,  qui,  réunis 
et  groupés ,  finirent  par  attacher  les  regards  et  par 
gagner  les  cœurs.  Au  fond  de  la  crypte  une  grande 
et  belle  peinture  surmontait  l'autel.  C'était  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  présentant  son  cœur.  Ce  cœur 
paraissait  faire  entendre  ses  invitations  et  ses  plaintes 
,  divines  par  les  inscriptions  pieuses  empruntées  à  la 
sainte  Ecriture  qui  parsemaient  les   murailles.   Tout 


68  CHAPITRE   Virs'GT-vl  UATRIÉME. 

cet  ensemjjle,  flans  la  demi-clarté  du  lieu,  portait 
tbrcémeut  au  recueillement  et  à  la  prière.  Le  con- 
fessionnal du  saint  homme  se  trouvait  dans  un  enfon- 
cement. Tout  auprès,  et  pour  exciter  les  pénitents  à 
la  contrition  de  leurs  péchés,  il  plaça  une  ima^^e  dou- 
loureuse et  sanglante  de  Jésus  crucifié,  selonle  modèle 
attrihué  à  la  Solitaire  des  rochers. 

L'humble  sanctuaire  du  Cœur  de  Jésus  ne  s'honorait 
pas  en  vain  de  ce  doux  patronage.  Que  de  grâces 
semblaient  attachées  à  ces  pauvres  murs ,  à  ces  em- 
blèmes naïfs ,  à  cette  obscurité  recueiUie  !  quels  pieux 
empressements  venaient  y  goûter  les  purs  attraits  du 
saint  amour,  y  recueillir  les  divines  miséricordes!  Le 
P.  Recteur  convoqua  les  fidèles  à  une  instruction 
régulière  le  premier  vendredi  de  chaque  mois.  Il  s'en 
acquitta  lui-même  la  première  année  avec  autant  de 
bonheur  que  de  zèle.  L'année  suivante,  il  céda  la 
parole  au  Père  maître  àes  novices.  Or,  il  arrivait 
quelquefois  à  celui-ci,  tout  en  parlant  à  la  gloire  du 
Sacré-Cœur,  d'insister  sur  certains  mystères  qui  coïn- 
cidaient avec  le  premier  vendredi.  Le  bon  Recteur 
faisait  alors  de  gracieuses  doléances  au  prédicateur  et 
lui  reprochait  en  souriant  d'avoir  laissé  dans  Tombre 
soîi  pauvre  Sacré-Cœur.  Un  jour  que,  mieux  inspiré 
et  plus  fidèle  à  son  pieux  désir,  l'orateur  s'était  appli- 
qué à  bien  faire  connaître  le  Cœur  divin,  le  P.  Bar- 
relle  s'empressa  de  le  remercier  avec  un  sentiment  de 
joie  touchante. 

La  crypte  bien-aimée  entendit  souvent  les  saintes 
exhortations  de  l'homme  de  Dieu.  Il  y  prêchait  les 


RECTORAT    A    AVIGNON.  C9 

fêtes  et  les  mystères ,  il  y  donnait  des  retraites  et 
même  des  stations,  laissant  sortir  des  profondeurs  de 
sa  foi  le  trop-plein  du  zèle  qui  le  dévorait.  En  1854, 
—  le  Père  avait  alors  soixante  ans,  — -  il  y  donna  la 
station  de  Carême.  Les  préoccupations  de  la  sainte 
Eglise  à  cette  e'poque  de  l'année  lui  désignèrent  sou 
sujet.  Le  Cénacle,  Gethsémani ,  les  tribunaux,  Judas 
et  le  Sanhédrin  ,  Pilate  et  la  flagellation ,  se  parta- 
gèrent les  cinq  premières  semaines;  et  ce  cours  de 
dévotes  élévations  s'acheva  par  les  douleurs  de  Marie, 
la  dévotion  à  la  Passion  et  la  dévotion  à  la  Croix, 
Nous  exprimerions  mal  ce  soufile  de  dévotion  brû- 
lante qui  emportait  sans  fatigue  le  pieux  auditoire 
aux  pieds  de  Jésus  crucifié. 

La  morte-saison  se  passait  ainsi  en  j)rédications  et 
en  retraites,  soit  dans  la  chapelle  de  la  rue  Saint- 
Marc,  soit  dans  les  divers  couvents  de  la  ville,  ou 
bien  dans  l'ombre  laboiieuse  du  confessionnal.  L'été 
et  l'automne  ramenaient  les  retraites  lointaines  au 
clergé,  aux  pensionnats  et  aux  communautés  reli- 
gieuses. 

Avant  de  parler  de  ce  dernier  ministère,  un  instant 
considérons  le  supérieiu^  dans  sa  maison ,  le  Père  au 
milieu  de  ses  enfants. 


««oooo^oeoce 


IIECTORAT   A   AVIGNON.  71 


CHAPITRE  XXV. 

RECTORAT    A    AVIGNON. 

Le  père  dans  la  famille  reli{ïieuse. —  Habitudes  contemplatives. — 
La  vertu  en  action.  —  Supériorité  à  la  rue  Sala.  —  Retour. 

Les  novices  étaient  comme  les  Benjamins  de  la  fa- 
mille. Mais  le  prudent  Recteur  n'avait  garde,  malgré 
sa  prédilection  pour  eux  à  cause  de  leur  ferveur  et 
des  espérances  qui  reposaient  en  leur  vertu  naissante, 
de  dépasser  les  limites  d'un  haut  patronage  et  de 
mêler  trop  directement  son  action  à  celle  du  Maître 
des  novices. 

«  Je  n'ai  jamais  pu  le  déterminer,  nous  dit  le  Père 
maître,  à  faire  une  conférence  à  nos  novices.  Cepen- 
dant il  ne  négligeait  aucune  occasion  de  les  porter  à 
Dieu  par  quelque  bonne  parole.  Cette  parole,  dite  aux 
novices  ou  à  d'autres ,  était  presque  toujours  pour  les 
porter  à  une  plus  grande  humilité,  à  une  parfaite 
obéissance,  ou  au  complet  détachement  du  cœur. 
Tel  était  également  F  objet  ordinaire  de  ses  paternelles 
allocutions  à  la  communauté,  la  veille  de  sa  fête  ou 
le  1'' janvier.  » 

Mais  il  voulait  la  joie  dans  l'humilité  et  la  dilatation 
dans  le  sacrifice.  —  «Bien!  bien!  mes  bons  frères, 
disait-il  un  jour,  à  la  maison    de   campagne,   aujour- 


72  CIIAPITUE    VINGT-CIAOUIEME. 

d'iiui  les  visages  sont  épanouis,  tout  le  monde  a  l'air 
joyeux...  Il  ("aut  être  modeste,  sans  doute,  mais  aussi 
aimable  et  ouvert. 

»  Ah!  le  novice  se  tient  dans  son  petit  coin,  comme 
la  colomhette  qui  bat  un  peu  des  ailes  pour  se  tenir 
au  frais,  et  cpii  montre  le  bec  si  on  la  de'ranjje.  Il  faut, 
mes  chers  frères  novices,  acquérir  une  vertu  robuste, 
avoir  une  modestie  pleine  de  vigilance,  sans  doute, 
mais  large  en  même  temps.  Par-dessus  tout,  il  ne 
faut  rien  faire  par  contrainte;  tout  par  amour.  Sans 
ce  principe  suave  et  fort,  plus  tard  on  n'y  tient 
pas.  Que  d'occasions,  en  effet,  dans  les  collèges, 
par  exemple!  Formez-vous  donc  à  cet  esprit.  » 

«  Je  me  souviens,  ajoute  le  témoin,  d'un  autre  en- 
tretien qu'il  eut  avec  nous  à  la  maison  de  campagne; 
car  c'était  là  surtout  que  nous  avions  occasion  de  le 
voir.  — «  Oh!  le  bon  Maître!  oh!  le  bon  Maître  que 
»  nous  servons!  quand  le  servirons-nous  comme  il  le 
»  mérite!  —  Et  il  répétait  :  Oh  !  le  bon  Maître!  ah! 
»  cju'il  me  tarde  d'aller  le  rejoindre  !  quand  me  sera-t-il 
»  donné  de  mourir?  Nous  sommes  d'âge,  nous  deux, 
»  pourtant,  ajoutait-il  en  s'adressant  au  P.  Rigaud. — 
»  Ah!  mon  Piévérend  Pérc,  lui  dit  celui-ci,  c'est  qu'il 
»  faut  auparavant  mourir  à  soi-même.  — Pour  ceci, 
55  reprit  vivement  le  P.  Barrelle,  désormais  c'est  plus 
55  l'affaire  du  bon  Dieu  que  la  nôtre.  55 

«  Quelque  temps  après  soniîa  l'examen;  le  P.  Bar- 
relle se  retira  dans  la  rotonde  dédiée  à  saint  Joseph. 
Je  l'entendis  plein  er  et  sangloter  jusqu'au  moment  où, 
peu  avant  le  dîner,  pour  calmer  ses  émotions,   sans 


RECTORAT  A    AVIGNON.  73 

doute,   il   quitta    la    rotonde,    et    alla    achever   sou 
examen  dans  le  jardin.  » 

Cette  jeunesse,  à  son  seul  aspect,  était  frappée  de 
respect  et  attirée  par  un  charme  secret.  Avant  de  le 
voir  elle  n'avait  pas  l'idée  d'une  figure  aussi  calme  et 
aussi  souriante,  aussi  bienveillante  et  aussi  élevée, 
d'une  modestie  aussi  grave  et  aussi  douce  tout 
ensemble. 

A  leur  tour,  nos  jeunes  étudiants,  quand  il  les  vi- 
sitait à  l'heure  des  récréations,  étaient  vivement 
intéressés  par  sa  gaieté,  sa  diction  piquante  et  ima- 
gée, mais  surtout  ils  se  sentaient  gagnés  progressive- 
ment par  une  chaleur  de  piété  qui  émanait  de  son 
ton ,  de  ses  réflexions ,  de  ses  maximes  et  des  traits 
édifiants  dont  il  émaillait  le  discours.  A  peine  les 
avait-il  quittés,  une  même  exclamation  sortait  de 
toutes  les  bouches  :  «  Le  Père  Recteur  est  un  saint!» 

Aux  époques  où  ces  jeunes  religieux  devaient  ou- 
vrir leur  conscience  au  Supérieur  pour  recevoir  ses 
avis  et  sa  direction,  en  peu  de  minutes,  il  compre- 
nait toute  leur  âme  ,  et  il  devinait  si  juste  leur  besoin 
qu'ils  croyaient  sans  hésiter  à  une  lumière  sur- 
naturelle. 

Il  se  plaisait  à  parler  avec  nos  frères  coadjuteurs. 
Lorsqu'il  passait  devant  eux,  après  la  première  ré- 
création, il  ne  manquait  pas  de  leur  faire  un  char- 
mant sourire  et  de  la  main  un  grand  et  paternel 
salut.  Souvent  il  se  mêlait  à  eux,  se  montrant  gra- 
cieux et  répandant  la  gaieté.  Les  choses  du  ciel 
venaient  naturellement  sur  ses  lèvres ,  et  il  ne  man- 

TOM.  II.  5 


74  CHAPITRE  VINGT-CINQUIÈME. 

quait  guère  de  dire* aux  bons  Frères  un  mot  de  saint 
Joseph,  à  cause  de  l'analogie  de  son  existence  avec 
leur  vie  de  travail  et  d'obscurité. 

Nul  ne  fut  jamais  j)lus  ponctuel  aux  exercices  de  la 
vie  commune.  Il  était,  entre  autres ,  d'une  assiduité 
merveilleuse  aux  récréations.  Y  entretenir  la  joie  lui 
paraissait  un  des  plus  heureux  moyens  de  dilater  la 
charité  fraternelle.  Toujours  présent  aux  souvenirs  du 
ciel ,  il  avait  de  la  peine  à  descendre  des  hauteurs 
surnaturelles  où  vivaient  ses  pensées  et  son  cœur; 
«  aussi  était-il  sobre  de  paroles,  dit  le  Père  maître 
des  novices,  excepté  lorsque  la  conversation  prétait 
davantage  à  insinuer  quelque  réflexion  pieuse.  Mais, 
alors  même  qu'il  gardait  le  silence,  il  suivait  les 
entretiens,  il  aimait  à  nous  voir  joyeux  et  gais,  il 
prenait  sincèrement  part  à  la  joie  commune,  riant 
lui-même  de  tout  son  cœur,  avec  une  naïveté 
presque  enfantine.  » 

Mais,  comme  cet  élément  éthéré  qui  s'élève  par 
sa  pente  naturelle  vers  les  sphères  supérieures,  l'àme 
du  saint  religieux  remontait  par  une  inclination  in- 
stinctive dans  les  régions  de  l'esprit.  Alors  son  regard 
et  ses  soupirs  cherchaient  le  ciel,  et  sa  pensée  suivait 
avec  peine  le  courant  capricieux  et  plus  terre  à  terre 
de  la  conversation  commune.  Tel  de  nos  Pères , 
homme  de  charmant  esprit  et  de  saillies  joviales, 
s'était  donné  la  mission  de  ramener  le  bon  PiCcteur  à 
la  réalité  vulgaire.  Il  interrompait  à  dessein  ses  éléva- 
tions de  cœur  et  ses  soupirs ,  le  forçant ,  par  un  trait 
spirituel,    à    redescendre    au    niveau    terrestre.    Or, 


RECTORAT    A    AVIGNON.  Yo 

c'était  toujours  avec  un  franc  sourire  que  le  saint 
homme  répondait  à  ces  saillies  joyeuses;  il  accueillait 
avec  une  grâce  charmante  ces  interruptions  pré- 
méditées. 

Rendu  à  sa  chère  cellule,  il  s'y  perdait  en  Dieu. 
On  peut  dire  que  son  corps  seul  habitait  la  terre, 
encore  s'efforçait-il  de  lui  créer  comme  un  milieu  sur- 
naturel dans  l'ordre  sensible ,  afin  qu'au  lieu  de 
l'appesantir  vers  le  monde  terrestre,  il  aidât  son  être 
spirituel  à  prendre  son  essor  dans  le  sein  de  Dieu. 
Gomme  il  avait  semé  dans  la  crypte  de  pieux  em- 
blèmes ,  comme  il  avait  multiplié  dans  la  maison  les 
symboles  de  la  piété ,  dans  sa  chambre  il  avait  rendu 
visible  le  dépouillement  religieux,  la  solitude  et  la 
croix.  Isolé  sur  sa  table  toute  pauvre  ,  mais  splendide 
de  propreté  ,  un  crucifix  où  s'attachaient  son  regard 
et  son  cœur,  une  Bible,  à  certaines  époques  son  re- 
liquaire, et  de  loin  en  loin,  selon  l'occasion,  c'est- 
à-dire  suivant  l'exigence  de  sa  dévotion,  une  dévote 
gravure.  Nous  nous  souvenons  d'y  avoir  vu  la  ressem- 
blance de  ce  Christ  sanglant  et  déchiré  attribué  à  la 
Solitaire  des  rochers.  Son  âme  habitait  pour  ainsi  dire 
dans  ces  plaies  et  s'y  enivrait  d'émotions  puissantes, 
où  s'exaltait  le  saint  amour.  Toutes  les  vertus  vivaient 
dans  sa  cellule  dépouillée,  silencieuse  et  recueillie 
comme  un  sanctuaire;  la  pauvreté  parfaite  en  faisait 
toute  l'opulence ,  l'oraison  vraiment  ininterrompue 
du  saint  Recteur  y  répandait  une  plénitude  de 
paix  qui  rendait  Dieu  sensible  comme  dans  un  lieu 
sanctifié. 


76  CHAPITRE   VINGT-CIINOUIEME. 

«  Quand  il  n'était  pas  occupé  par  quelque  mi- 
nistère, dit  encore  le  Père  maîhe,  on  le  trouvait  à 
coup  sur  ou  devant  le  saint  Sacrement,  ou  mo- 
destement assis  devant  sa  table,  en  face  de  son  cru- 
cifix. Il  a  toujours  produit  en  moi  l'impression  d'un 
homme  qui  voit  tout  en  Dieu,  d'un  homme  qui  inva- 
riablement apprécie  toute  chose  au  point  de  vue  sur- 
naturel. Son  état  de  santé  exigeant  des  ména/jements, 
il  en  profitait  pour  se  tenir  uni  à  Dieu  dans  le  silence 
et  la  prière.  » 

Rien  ne  chang^ea  jamais  à  ses  habitudes  contem- 
])latives.  Trois  heures  du  matin  le  trouvaient  toujours 
sur  pied;  l'oraison  le  préparait  au  saint  sacrifice, 
qu'il  célébrait  à  quatre  heures  et  demie ,  l'oraison  le 
recevait  au  sortir  de  Fautel  et  le  renfermait  jusqu'à 
huit  heures  dans  l'intimité  avec  l'hôte  divin  de  son 
cœur.  Sa  journée ,  nous  l'avons  vu ,  n'était  qu'une 
prière,  et  souvent  ses  soupirs  et  ses  gémissements 
éclataient  hors  de  sa  cellule  ,  trahissant  les  secrets 
tourments  de  l'amour  divin.  Avant  le  repas  du  soir, 
qui  n'était  d'ordinaire  qu'un  simple  potage ,  il  allait 
prendre  longuement,  dans  un  coin  retiré  près  du 
saint  Tabernacle,  sa  réfection  spirituelle.  Chaque 
vendredi  il  faisait  ce  qu'on  appelle  l'heure  sainte, 
heure  passée  en  esprit  avec  Jésus  au  jardin  de  l'ago- 
nie, en  présence  du  saint  autel  où  se  continuent  ses 
délaissements. 

Il  croyait  devoir  accorder  deux  retraites  chaque 
aunée  aux  besoins  de  son  âme,  et  chaque  mois  im 
jour  de  solitude  pour  se  préparer  à  la  mort.  Ce  jour-là 


RECTO  Ux\T    A    AVIGNON.  77 

le  Frère  portier  avait  le  mot  d'ordre  :  le  P.  Recteur 
n'était  visible  pour  personne. 

Une  de  ses  coutumes  était  d'envoyer  le  jeudi  saint 
tout  le  monde  prendre  le  repos  ordinaire;  pour  lui, 
il  se  réservait  de  représenter  la  communauté  auprès 
de  Jésus  souffrant.  Cette  nuit  passée  entière  devant  le 
saint  Sacrement  lui  était  le  plus  doux  des  repos. 

Mais  sa  suprême  joie  était  la  célébration  du  saint 
sacrifice.  Nous  voyons  encore  cette  tenue  si  humble 
et  si  pénétrée,  lorsqu'il  récitait  au  bas  des  de(}rés  le 
psaume  Judica  me,  ces  re^jards  brillants  jetés  sur 
l'bostie  et  qui  semblaient  s'adresser  à  Jésus-Christ 
même  sensiblement  visible,  ce  front  chauve  appuyé 
sur  l'autel ,  pour  ainsi  dire  sur  la  divine  hostie  au 
moment  où  il  allait  s'en  communier,  cette  tendre 
adoration  lorsque ,  allant  distribuer  son  Jésus  aux 
fidèles,  il  pressait  le  ciboire  dans  ses  mains  et  presque 
sur  sa  poitrine.  Ce  qui  sortait  de  tout  cela,  c'était  la 
pensée  que,  pour  lui,  la  foi  c'était  déjà  la  vision; 
l'amour,  c'était  déjà  la  possession  et  la  jouissance. 

Un  jour,  c'était  pour  la  Fête-Dieu ,  la  procession 
descendait  la  rue  Saint-Marc,  s' avançant  vers  notre 
maison,  où  toute  la  communauté  réunie  autour  du 
reposoir  attendait  l'arrivée  du  saint  Sacrement.  Le 
P.  Barrelle,  tourné  vers  le  sommet  de  la  rue,  con- 
templait avec  bonheur  la  foule  pieuse  qui  accompa- 
gnait le  Sauveur  ou  qui  s'agenouillait  sur  son  passage. 
Après  quelques  instants ,  les  yeux  baissés  et  le  visage 
rayonnant  de  joie,  son  cœur  fondit  en  pieuses  larmes 
qui   coulèrent  lentement  sur  ses  joues  tout  le  temps 


78  CHAPITRE   VINGT-CINQUIÈME, 

que  dura  la  cérémonie.  Pour  lui,  il  demeura  ainsi 
immobile,  absorbé  en  Dieu  et  comme  en  extase.  Mais 
les  spectateurs,  mal>;ré  leur  recueillement,  ne  pou- 
vaient s'empêcher  de  remarquer,  cette  dévotion  si 
tendre  et  si  pénétrée.  Plusieurs  de  nos  jeunes  reli- 
gieux en  furent  les  témoins  émerveillés  et  s'en  entre- 
tinrent ensuite  avec  admiration. 

Nous  nous  oublions  à  parler  des  vertus  person- 
nelles du  saint  religieux;  nous  aurons  à  y  revenir. 
Ici  il  convient  de  prendre  sur  le  fait  la  vertu  du 
supérieur. 

L'humilité,  croyons-nous,  en  caractérisait  les  actes, 
et  il  avait  pris  au  sérieux  et  à  la  lettre  l'enseignement 
de  saint  Grégoire.  Pour  lui,  la  supériorité  était  prati- 
quement le  lieu  de  l'humilité. 

Un  novice,  admis  de  la  veille,  balayait  pour  la 
première  fois  les  corridors  de  la  maison.  Assez  embar- 
rassé dans  son  apprentissage,  il  ne  savait  comment 
ramasser  les  derniers  restes  de  la  poussière.  Le 
P.  Recteur  vient  à  passer,  il  devine  l'embarras  du 
jeune  Frère,  prend  en  main  le  balai,  achève  en  sou- 
riant la  besogne  du  novice  et  se  retire.  Quelqu'un 
plaisantait  plus  tard  le  bon  Frère  sur  son  embarras  ; 
le  P.  Barrelle  en  prit  occasion  de  faire  ressortir  le 
mérite  caché  dans  les  petites  choses  et  la  divine 
excellence  que  leur  communique  l'intention  de  plaire 
à  Dieu  et  de  faire  en  perfection  ce  que  l'on  fait 
pour  lui. 

Une  autre  fois,  Vordo  qui  indique  l'office  du  jour 
désignait  à  tort  la  couleur  de  l'ornement.  Le  Frère 


RECTORAT   A   AVIGNON.  79 

sacristain  place  sur  la  crëdence  la  couleur  indiquée. 
Le  P.  Barrelle  reconnaît  une  erreur,  l'attribue  au  bon 
Frère  et  le  gronde  d'un  ton  paternel.  Mais  comme 
il  s'agissait  de  FEglise  et  des  régies  de  la  liturgie, 
pour  laquelle  il  professait  un  souverain  respect,  il 
mêle  à  son  avertissement  une  parole  sévère.  Le  len- 
demain, à  la  maison  de  campagne,  il  prend  à  part  le 
bon  Frère  :  «Mon  cher  Frère,  lui  dit-il,  je  vous  ai 
grondé  hier;  vous  n'étiez  pas  en  faute,  je  vous  de- 
mande pardon.  —  A  moi!  mon  Révérend  Père?  dit 
le  sacristain  confus.  —  Oui,  bon  Frère,  c'est  moi  qui 
avais  tort;  car  vous  avez  suivi  Yordo  et  c'était  votre 
devoir.  » 

Mal  renseigné  sur  le  compte  d'un  Frère  coadjuteur, 
le  P.  Barrelle  lui  avait  imposé  de  faire,  selon  l'usage, 
une  accusation  publique.  Plus  tard,  mieux  informé, 
il  saisit  une  occasion  solennelle  pour  disculper  publi- 
quement le  religieux.  Devant  toute  la  communauté, 
il  s'accusa  de  s'être  laissé  prévenir  sur  un  de  ses  infé- 
rieurs. —  a  J'aurais  dû,  ajouta-t-il ,  m'éclairer  davan- 
tage. »  Puis  il  engagea  celui  qui  l'avait  induit  en  erreur 
à  faire  réparation. 

Plus  d'une  année  après,  ce  souvenir  pénible  le 
poursuivait  encore.  Gomme  il  rencontra  le  même 
Frère  dans  une  autre  maison,  il  le  serra  affectueuse- 
ment dans  ses  bras  et  lui  dit  :  «  Mon  cher  Frère, 
vous  me  pardonnez,  n'est-ce  pas?  —  Eh!  que  puis-je 
vous  pardonner,  mon  Père,  moi  qui  aurais  bien 
plutôt  à  vous  demander  mille  fois  pardon!  —  Non, 
cher  Frère,  non;  vous  savez  bien?  Oh!  vous  me  par- 


80  CHAPITRE   VIIN  GT-CINQUIÈME. 

donnez,  n'est-ce  pas?  Oui,  je  vois  votre  cœur  et  cela 
me  suffît.  » 

Quelle  délicatesse  de  charité  ! 

Alors  que,  pour  la  seconde  fois,  le  P.  Barrelle 
était  recteur  du  collège  Saint-Joseph,  un  Père  de  la 
résidence  vint  le  visiter  en  compagnie  d'un  novice 
qui,  ce  jour-là,  avait  prononcé  ses  premiers  vœux.  Le 
P.  Barrelle  l'ignorait,  et  les  deux  visiteurs  se  reti- 
rèrent sans  qu'il  eût  adressé  un  mot  de  félicitation  au 
nouveau  religieux.  11  apprend  bientôt  que  ce  Frère 
qu'il  a  laissé  passer  ainsi  inaperçu  a  fait  ses  vœux  le 
matin  même.  Aussitôt ,  confus  et  vivement  peiné  de 
son  oubli  involontaire ,  il  députe  à  Ja  maison  du  no- 
viciat un  Père  du  collège ,  chargé  de  faire  en  son 
nom  ses  excuses  au  religieux  oublié. 

Deux  frères  se  trouvaient  ensemble  au  noviciat  de 
la  rue  Saint-Marc.  Une  de  leurs  sœurs  arrive  de  loin, 
se  rendant  à  Aix  pour  y  rejoindre  une  autre  de  ses 
sœurs,  déjà  admise  dans  une  communauté  religieuse. 
Il  était  tard;  le  bon  Père  s'occupe  de  la  faire  accom- 
pagner dans  une  maison  du  même  ordre,  où  elle 
passe  la  nuit.  Au  départ,  le  matin,  quand  elle  prend 
congé  de  ses  frères ,  le  Père  Recteur  découvre  que 
cette  bonne  fille  est  à  jeun ,  et  elle  a  devant  elle  une 
journée  de  voyage.  L'oubli  de  la  bonne  communauté 
est  à  l'instant  réparé  ;  une  table  est  dressée  au  parloir, 
et  la  pauvre  fille  déjeune  en  compagnie  d'un  de  ses 
frères.  Ce  n'est  pas  tout.  Ce  jour-là  ,  une  heure  excep- 
tionnelle de  récréation  est  accordée  à  tout  le  novi- 
ciat, en  l'honneur  de  cette  famille  bénie  qui  donnait 


RECTORAT   A'  AVIGNON.  81 

à  Notre-Seigiieur  deux  religieuses  et  deux  Jésuites.  Le 
bon  Frère,  après  seize  années,  est  encore  tout  ému 
de  ce  trait  de  bonté. 

Quoi  d'étonnant  que  les  fautes  contre  la  cbarité 
fraternelle  ne  trouvassent  point  grâce  devant  les  yeux 
du  saint  Recteur? 

Un  Frère  coadjuteur  avait  traité  un  autre  Frère 
avec  trop  de  rigueur.  Sa  faute  fut  proclamée  publi- 
quement au  réfectoire  devant  toute  la  communauté. 

Exact  défenseur  de  la  règle,  le  P.  Barrelle  avait  en 
même  temps  de  douces  condescendances. 

Par  un  oubli  du  Frère  sacristain ,  les  hosties 
consacrées  vinrent  un  jour  à  manquer  pour  la  com- 
munion. —  «  Mon  cher  Frère,  dit  l'équitable  Rec- 
teur, plusieurs,  par  votre  faute,  n'ont  pas  eu  le 
bonheur  de  communier;  vous  serez  privé  demain  du 
même  bonheur.  »  Le  bon  Frère,  fort  affligé  de  cette 
privation ,  eut  la  pieuse  industrie  de  demander  par- 
don. C'était  prendre  le  Supérieur  par  son  faible  que 
de  s'humilier  franchement  d'une  faute.  Le  P.  Barrelle 
oublie  son  sérieux  et  sa  rigueur,  il  sourit  et  rend  au 
sacristain  la  permission  de  communier;  puis,  en  signe 
de  parfait  oubli,  il  lui  présente  familièrement  à  baiser 
sa  petite  statue  de  saint  Joseph. 

Le  héros  de  l'anecdote  suivante  nous  en  fait  lui- 
même  le  récit. 

Au  fort  de  l'été,  par  suite  d'une  accumulation  de 
fumier  et  d'autres  immondices  autour  de  la  porcherie, 
elle  était  devenue  tellement  dégoûtante  qu'un  novice 
coadjuteur,  plusieurs  fois  averti  d'y  rétablir  la  pro- 


82  CHAPITRE   VI^GT-GIWQUIÈME. 

prêté ,  ne  pouvait  se  résoudre  à  entreprendre  ce  tra- 
vail répugnant.  Le  P.  Barrelle  informé  prend  un 
tablier  de  travail,  s'arme  des  instruments  nécessaires, 
et,  accompagné  du  novice,  se  dirige  vers  la  porche- 
rie. Là,  les  manches  retroussées  et  suant  à  grosses 
gouttes,  il  achève  la  difficile  tâche.  —  «  Je  n'avais 
jamais  fait  cela,  mon  cher  Frère,  vous  voyez  cepen- 
dant comment  il  faut  s'y  prendre  ;  une  autre  fois  vous 
ne  serez  pas  embarrassé.  »  Ainsi  avait-il  donné  une 
leçon  plus  salutaire  que  s'il  eût  imposé  sa  volonté  par 
un  ordre  formel. 

Le  nom  de  Jésus  fut  toujours  pour  le  P.  Barrelle 
l'objet  d'une  vénération  profonde.  Le  lecteur  se  sou- 
vient de  l'accent  d'amour  que  ce  nom  adorable  don- 
nait à  la  prédication  de  l'homme  de  Dieu.  Nous  avons 
entre  les  mains  plus  de  quinze  mille  pages  de  son 
écriture ,  et  dans  chacune  de  ces  pages  ce  nom  divin 
revient  souvent,  car  pas  une  qui  ne  s'occupe  de  Jésus 
et  des  âmes.  Or  ce  nom  ,  plus  de  cent  mille  fois  tracé 
de  la  main  du  fervent  religieux,  il  est  toujours  en 
relief  dans  ses  écrits,  marqué  en  lettres  majuscules, 
et  pas  une  exception  ne  se  rencontre  à  cette  loi  de 
vénération.  Il  souffrait  donc  si  le  nom  divin  n'était 
pas  environné  du  plus  profond  respect.  Un  jour  il 
s'approche  tout  aflligé  d'un  de  nos  bons  Frères  :  — 
«  Mon  cher  Frère ,  lui  dit-il ,  je  suis  vivement  peiné. 
Eh  quoi!  vous  n'inclinez  pas  la  tète  quand  nous  réci- 
tons les  grâces ,  au  Su  nonien  Domini  henedictum!  » 
Il  y  a  quinze  ans  de  cela,  le  bon  Frère  n'a  plus  oublié 
la  dévote  inclination. 


RECTORAT   A    AVIGNON.  83 

Encore  deux  traits  qui,  chacun  en  son  genre, 
montreront  les  lumières  et  la  sainteté  du  Recteur 
d'Avignon. 

Avant  d'entrer  au  noviciat,  un  jeune  homme  avait 
eu  l'occasion  d'apprendre  à  fond  la  langue  italienne. 
Grâce  à  cette  connaissance  et  à  l'ardent  dësir  qu'il 
avait  des  missions,  on  l'adjoignit  à  deux  missionnaires 
qu'on  destinait  à  la  Syrie.  Un  soir  que  les  novices 
allaient  en  promenade,  le  P.  Barrelle,  qui  était  au 
parloir,  arrête  la  bande  où  se  trouvait  le  jeune  no- 
vice ,  et  s' adressant  à  lui  :  —  «  Il  est  donc  décidé  que 
vous  allez  en  Syrie,  cher  Frère?  Tout  n'est  pas  rose 
en  mission...  vous  aurez  de  grandes  tentations,  vous 
passerez  par  de  rudes  épreuves.  Armez-vous  donc 
puissamment...  Et  puis,  ajouta-t-il  en  portant  le  doigt 
sur  le  cœur  du  novice,  ici,  dans  votre  cœur,  ayez  tou- 
ours  votre  lampe  allumée  devant  le  bon  Dieu.  Si  elle 
venait  à  s'éteindre,  vous  quitteriez  la  Syrie...  et  la 
Compagnie  de  Jésus.  »  De  ce  moment,  les  novices 
comprirent  que  le  Frère  ne  persisterait  pas  dans  sa 
vocation.  Il  quitta  la  Compagnie  six  mois  après. 

Celui  à  qui  est  arrivé  le  second  fait,  aujourd'hui 
missionnaire  intrépide  à  Beyrouth,  va  nous  le  raconter 
lui-même. 

«  Après  avoir,  pendant  dix-huit  années,  cherché  la 
véritable  religion,  je  reçus  tout  à  coup  le  don  de  la 
foi,  et  ce  fut  comme  par  une  infusion  miraculeuse. 
En  cet  état  je  fus  inspiré  d'entrer  en  religion;  je 
choisis  la  Compagnie  et  j'entrai  au  noviciat  d'Avignon, 
où  le  P.  Barrelle  exerçait  la  charge  de  recteur.  Il 


84  CHAPITRE  VINGT-CINQUIÈME. 

y  avait  trois  jours  à  peine  que  j'étais  revêtu  de  l'habit 
religieux,  quand  je  fus  attaqué  de  la  manière  la  plus 
violente  de  tentations  contre  la  foi.  La  souffrance  que 
j'éprouvais  ne  saurait  se  décrire;  les  personnes  qui 
l'ont  expérimentée  peuvent  seules  la  comprendre, 
encore  faut-il  que  leur  épreuve  ait  atteint  le  même 
degré  d'intensité.  Or,  telle  était  chez  moi  sa  violence, 
que  j'en  avais  une  fièvre  brûlante  et  que  je  ne  pouvais 
prendre  aucune  nourriture. 

»  Nous  étions  alors  à  la  campagne  du  noviciat. 
Deux  fois  je  descendis  à  la  ville  pour  aller  déposer 
mes  peines  dans  le  sein  du  P.  Barrelle.  Mais  elles 
étaient  si  extrêmes  que  je  demeurai  sans  consolation. 
Une  troisième  fois  je  revins  de  la  maison  de  cam- 
pagne, bien  résolu  à  quitter  la  vie  religieuse  et  à  me 
retirer  dans  un  heu  solitaire  pour  m'y  laisser  mourir 
de  faim ,  en  protestation  de  ma  foi. 

»  Arrivé  chez  le  bon  Père,  je  lui  exposai  mon  état. 
Après  quelques  paroles  encourageantes ,  il  me  dit  : 
—  «  J'espère  que  le  bon  Dieu  aura  pitié  de  vous  et 
)'  vous  fera  miséricorde.  »  Je  me  retirai  dans  ma 
chambre ,  convaincu  que  je  ne  pourrais  vivre  encore 
vingt-quatre  heures,  tant  ma  j^eine  était  excessive.  Ma 
seule  consolation  était  de  me  dire  :  Au  moins  je  mour- 
rai au  milieu  de  ces  braves  gens  !  car  j'étais  tout  à 
fait  un  homme  du  monde. 

»  Après  quelques  instants,  la  pensée  me  vint  de 
réciter  encore  un  dernier  chapelet;  je  ne  sais  com- 
ment ni  pourquoi  f  car  mon  intelligence  était  comme 
égarée  et  tout  sentiment  de  foi  était  éteint  dans  mon 


RECTORAT   A    AVIGNON.  85 

cœur.  Cette  suprême  prière  était  à  peine  commencée 
qu'un  mieux  se  fit  sentir,  et  plus  le  chapelet  avançait 
plus  le  calme  se  faisait  en  moi;  si  bien  que,  le  cha- 
pelet fini,  la  tentation  avait  disparu,  et  je  me  trouvai 
rempli  d'un  sentiment  de  foi  si  vif  que  si  Notre- 
Seigneur  était  alors  visiblement  apparu  quelque  part 
et  qu'on  m'eût  invité  à  aller  le  contempler,  j'aurais 
refusé  de  m'en  convaincre  par  moi-même,  tellement 
ma  foi  se  trouvait  tout  à  coup  ferme  et  assurée. 

»  Je  dis  confidemment  ces  choses  à  deux  jeunes 
scolastiques ,  qui  me  répondirent  :  —  «  Certainement 
»  le  P.  Barrelle  a  prié  pour  vous.  »  Le  lendemain, 
étant  en  leur  compagnie ,  je  rencontrai  ce  bon  Père 
dans  le  jardin.  Il  s'informa  de  mon  état.  —  «  Tout 
est  passé,  lui  répondis-je,  et  je  suis  entièrement 
guéri.  »  J'ajoutai  :  —  «Ah!  mon  Père,  vous  avez 
prié  pour  moi.  »  A  ces  jnots,  il  se  détourna  un 
peu  pour  n'être  pas  vu  de  mes  compagnons,  et 
d'un  air  sévère  et  plein  d'autorité,  il^  me  fit  signe  de 
me  taire. 

M  Quelque  temps  après,  la  tentation  revint  plus  vio- 
lente que  jamais.  J'eus  recours  à  mon  consolateur.  Ce 
bon  Père  m'annonça  alors  que  cette  épreuve  durerait 
un  an.  La  prophétie  s'accomplit  à  la  lettre.  Je  subis, 
durant  l'année  entière,  les  assauts  du  tentateur; 
mais  l'année  une  fois  écoulée ,  je  fus  délivré  pour 
toujours.  » 

Ija  maladie  semblait  obéir  comme  la  tentation  à  ce 
pouvoir  mystérieux  exercé  [)ar  le  saint  Recteur.  Le  ré- 
cit d' un  Frère  coadjuteur  va  nous  en  fournir  la  preuve  : 


86  CHAPITRE   VINGT-CINQUIEME. 

«  Le  souvenir  de  la  guérison  miraculeuse  que  je 
dois  à  l'intercession  du  P.  Barrelle  s'étant  réveillé  en 
moi  d'une  manière  toute  particulière  au  moment  de 
quitter  la  ville  de  Clermont  où  reposent  les  restes 
vénérés  de  ce  bon  Père,  j'ai  senti  un  vif  désir  de  faire 
connaître  celte  grande  grâce  qu'il  m'a  obtenue  du 
Sacré  Cœur  de  Jésus.  Je  ne  ferai  jamais  assez  pour  lui 
en  témoigner  ma  reconnaissance. 

»  En  1855,  j'étais  à  Avignon,  novice  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  depuis  dix  mois  environ.  Je  fus  attaqué 
d'une  fièvre  typhoïde  qui,  au  bout  de  quarante  jours, 
me  réduisit  à  la  dernière  extrémité.  Dans  cet  état,  je 
manifestai  le  désir  de  recevoir  une  dernière  fois  le 
sacrement  de  pénitence  pour  achever  de  me  purifier; 
mais  avant  d'avoir  pu  satisfaire  ce  désir  je  tombai  dans 
un  assoupissement  avant-coureur  de  la  dernière  ago- 
nie. Deux  médecins  qui  avaient  suivi  le  cours  de  la 
maladie  déclarèrent  que  j'allais  bientôt  rendre  le  der- 
nier soupir.  L'extréme-onction  me  fut  administrée, 
et  l'on  récita  sur  moi  les  prières  des  agonisants. 

»  Alors  le  P.  Barrelle  s'approcha  de  moi,  jeta  sur 
moi  un  dernier  regard  et  sortit;  mais  il  ne  m'aban- 
donnait pas;  car,  prenant  pitié  de  mon  état,  il  adres- 
sait au  Sacré  Cœur  une  fervente  prière.  Dans  ce  même 
moment  je  sentais  que  j'allais  mourir  et  j'en  éprouvais 
une  grande  peine,  jugeant  que  je  n'étais  point  assez 
préparé;  lorsque,  par  une  grâce  particulière,  j'ai  pu 
adresser  intérieurement  à  Dieu  cette  dernière  prière  : 
Moji  Dieu,  encore  un  peu...;  laissez-moi  jusqu'à  de- 
main! Au  même   instant  je   sentis  s'opérer   en  moi 


RECTORAT   A    AVIGNON.  87 

comme  une  résurrection,  je  me  sentis  revivre  ;  bientôt 
après  je  repris  connaissance ,  et  au  bout  de  quelques 
jours  mes  forces  étaient  entièrement  revenues. 

»  J'étais  sauvé;  mais  ce  n'était  point  tout  :  il  me 
resta  de  ma  maladie  une  douleur  de  tête  qui,  par  sa 
continuité ,  m'empêchait  de  vaquer  aux  travaux  et 
aux  exercices  de  la  maison.  Aussi  fut-il  bientôt  ques- 
tion de  me  renvoyer  dans  ma  famille,  comme  impropre 
à  remplir  aucun  emploi  dans  la  Compagnie.  Les  Pères 
de  la  maison  furent  consultés  ,  et  la  plupart  furent 
d'avis  que  l'on  ne  pouvait  pas  me  garder.  Mais  le  bon 
Père  Barrelle  demanda  un  délai,  disant  qu'il  ne  fallait 
rien  précipiter,  qu'il  lui  semblait  que  j'étais  appelé  de 
Dieu  à  la  Compagnie ,  et  que,  dans  ce  cas,  Dieu  sau- 
rait bien  me  guérir.  Ainsi  fut  fait;  et  ce  fut  encore  à 
lui  que  je  fus  redevable  du  bienfait  d'être  reçu  dans  la 
Compagnie  de  Jésus. 

»  Depuis  lors  il  me  témoigna  une  tendresse  toute 
particulière,  et  quelque  temps  après,  comme  j'allais 
partir  pour  l'Afrique,  il  me  fit  venir  seul  dans  sa 
chambre.  Là,  il  me  déclara  et  me  répéta  à  plusieurs 
reprises  avec  une  entière  assurance  que  c'était  au 
Sacré  Cœur  de  Jésus  que  j'étais  redevable  de  ma  gué- 
rison  ,  que  je  devais  en  retour  l'aimer  et  le  faire  aimer 
autant  qu'il  me  serait  possible.  Il  me  dit  aussi  que  je 
ne  serais  jamais  renvoyé  de  la  Compagnie;  que, 
quoique  je  ne  fusse  point  savant ,  je  m'y  rendrais 
utile;  enfin  que,  malgré  la  faiblesse,  la  migraine  et 
les  douleurs  que  m'avait  laissées  la  maladie ,  le  Sacré 
Cœur  me  voulait  dans  la  Compagnie,  et  qu'il  me  guéri- 


88  CHAPITRE  VINGT-CINQUIÈME. 

rait.  Enfin  il  me  recommanda  le  plus  grand  secret  sur 
tout  ce  qu'il  venait  de  me  dire. 

»  Tout  ce  qu'il  m'a  dit  s'est  parfaitement  réalisé. 
Sur  ses  instances  j'en  ai  toujours  gardé  le  secret, 
jusqu'à  aujourd'hui,  où  la  sainte  obéissance  m'oblige 
à  le  dévoiler. 

»  Clcnnont,  14  octobre  18G6.  » 

On  peut  commencer  à  se  faire  une  idée  du  gou- 
vernement d'un  tel  supérieur  :  le  Ciel  était  de  com- 
plicité avec  lui  et  lui  prétait  sa  puissance  ;  d'en  haut 
il  recevait  les  inspirations  de  son  cœur,  d'en  haut 
descendait  sa  sagesse,  d'en  haut  même  venaient  à 
propos  les  secours  réclamés  par  les  nécessités  tempo- 
relles. 

La  sainte  Vierge  et  saint  Joseph  étaient  établis  par 
sa  naïve  confiance  comme  ses  pourvoyeurs  d'office.  On 
ne  sait  quelles  conventions  existaient  entre  eux  et  lui, 
mais  on  prenait  quelquefois  sur  le  fait  ces  touchants 
rapports  de  confiance  et  de  bienfaits. 

Pendant  qu'il  s'occupait  des  premières  constructions 
du  collège,  un  soir  il  était  en  prière  devant  la  statue 
de  IMarie,  dans  cette  chapelle  souterraine  que  nous 
avons  décrite,  et  se  croyant  seul  il  disait  à  la  sainte 
A^ierge  :  —  «  Vous  ne  m'avez  encore  rien  envoyé 
d'aujourd'hui.  »  C'est  que,  depuis  le  commencement 
des  travaux  ,  chaque  jour  la  Vierge  fidèle  lui  avait  en- 
voyé une  aumône.  Mais  Marie  n'avait  pas  oublié  son 
serviteur.  L'heure  du  sommeil  n'était  pas  venue  que 
le  secours  espéré  récompensait  sa  confiance. 


RECTORAT  A    AVIGINON.  89 

Quant  à  saint  Joseph  ,  tous  les  mercredis  une  messe 
e'tait  célébrée  en  son  honneur,  pour  qu'il  fut  le  pre- 
mier économe  de  la  maison.  —  «  Ah!  disait  un  soir 
le  P.  Barrelle,  ce  bon  saint  se  fait  encore  bien  tirer 
le  manteau;  aujourd'hui  il  est  en  retard.  »  Mais  à 
peine  avait-il  porté  sa  candide  accusation  contre  son 
bien-aimé  protecteur,  que  le  procureur  de  la  maison 
reçoit  une  aumône  de  cinq  cents  francs.  —  «  Ah! 
reprit  le  bon  Père  en  racontant  cette  générosité  nou- 
velle, je  suis  bien  obligé  de  m'en  dédire ,  et  de  toute 
mon  âme  je  fais  bien  à  saint  Joseph  réparation  d'hon- 
neur. » 

Au  fait,  saint  Joseph  se  devait  à  lui-même  de  mon- 
trer sa  protection.  N'avait-il  pas  été  établi  le  patron 
de  la  maison ,  n'était-il  pas  le  modèle  officiellement 
accepté  par  le  saint  Recteur,  le  refuge  par  lui  proposé 
à  toute  sa  famille  religieuse? 

Répondant  aux  souhaits  de  la  nouvelle  année  que 
la  comnmnauté  venait  de  lui  offrir,  selon  l'usage,  il 
dit  :  —  «  Entre  autres  considérations  qui  encouragent 
ma  faiblesse  dans  la  charge  de  supérieur,  je  place  au 
premier  rang  le  souvenir  du  bon  saint  Joseph,  le 
dernier,  sans  doute,  par  le  mérite  dans  la  sainte 
Famille,  et  qui  pourtant,  par  le  choix  de  la  volonté 
divine,  était  le  premier  dans  la  maison  de  Dieu.  » 

Dans  une  autre  occasion ,  c'était  précisément  le 
jour  de  sa  fête,  la  communauté  étant  réunie  autour 
de  lui  dans  la  salle  commune,  il  commença  par  quel- 
ques épanchements  de  foi  et  de  tendresse  sur  saint 
Joseph,  son  patron.  Puis,  se  tournant  vers  une  sta- 


90  CHAPITRE   \  INGT-CKN  OUIÈME. 

tuette  du  saint,  qui  tenait  en  ses  bras  caressants  l'En- 
fant Jésus  endormi  sur  son  cœur  :  —  «  Quel  plus  excel- 
lent modèle,  dit-il,  vous  pourrais-je  donner  en  ce 
moment,  que  le  Dieu  enfant  reposant  avec  abandon 
sur  la  poitrine  de  Joseph?  Il  lui  confie  son  corps,  ses 
intérêts,  sa  vie...  et  il  semble  nous  dire  :  Ah!  qne  je 
suis  bien  dans  ses  bras!  Reposez-vous  ainsi  sur  le 
cœur  de  mon  père.  » 

Le  séjour  du  P.  Barrelle  à  Avignon  subit  une  inter- 
ruption d'une  année.  La  division  de  la  province  de 
Lyon  en  deux  provinces  amena  des  changements  dans 
l'administration  intérieure,  et  le  P.  Barrelle  fut  dési- 
gné comme  supérieur  de  la  maison  de  Lyon.  .Yoici 
comment  il  parle  de  ce  renoncement,  imposé  à  la  fois 
à  son  cœur  et  à  son  humilité;  à  son  cœur,  par  la 
séparation  de  la  famille  aimée,  à  son  humilité,  par 
une  nouvelle  responsabilité.  Il  écrit  le  1*"^  novem- 
bre 1852  : 

«  Me  voici  à  Lyon,  Incertain  depuis  deux  mois 
environ  sur  ma  destination  future,  je  fus  enfin  appelé, 
du  fond  d'une  retraite  à  peine  commencée,  pour  venir 
me  baisser  ici  sous  le  faix  d'une  supériorité  nouvelle; 
et  voilà  quinze  jours  qu'elle  m'a  saisi  et  qu'elle 
m'étreint.  Oh  !  la  bonne  et  douce  chose  que  de  ne 
tenir  à  rien,  en  aimant  cependant  ce  que  la  charité 
de  Jésus  veut  que  nous  aimions  comme  il  aime  !  » 

Installé  le  16  octobre  comme  Supérieur  au  chef- 
lieu,  il  entrait  en  même  temps  et  de  nouveau  dans  les 
conseils  de  la  province.  A  l'âge  de  cinquante-neuf 
ans,    il   ne    pouvait   guère   être,    comme    autrefois, 


KECÏOKAT   A    AVIGNOlN.  91 

l'homme  de  l'initiative;  et  nous  serions  tenté  de  le 
regretter,  en  conside'rant  la  mission  dévolue  naturel- 
lement au  Supérieur  d'être  l'àme  des  œuvres  et  l'in- 
spirateur de  l'action,  comme  il  doit  être  au  dedans 
l'organe  vital  de  la  régularité  religieuse  et  de  la  cha- 
rité fraternelle.  Mais  Dieu  avait  choisi  l'homme  de 
l'heure  présente.  La  fm  de  1852  et  Tannée  1853  ren- 
fermaient les  incertitudes  de  toute  transition  de  gou- 
vernement dans  un  grand  pays;  l'esprit  de  conser- 
vation et  d'expectative  prudente  qui  animait  alors  le 
P.  Barrelle  convenait  donc  mieux  à  la  situation  que 
l'ardeur  des  saintes  entreprises.  Ses  ministères  habi- 
tuels auprès  des  âmes,  plusieurs  crises  de  santé,  et  enfin 
sa  députation  à  Rome,  au  nom  de  la  province  de  Lyon, 
pour  l'élection  d'un  nouveau  Général,  voilà  le  simple 
résumé  de  l'année. 

Cet  ouvrier  diligent  avait  sur  son  travail  et  sur  sa 
vie  de  bien  humbles  pensées.  Il  parle  ainsi  le  14  fé- 
vrier 1853  : 

«  Etes-vous  au  courant  de  mes  petites  œuvres?  Je 
les  recommande  à  vos  charités,  pour  que  le  Maître 
de  la  vigne  ne  perde  rien  en  se  servant  d'un  ouvrier 
comme  moi,  et  quejelui  donne,  vers  la  onzième  heure 
de  ma  vie,  ce  que  les  heures  précédentes  n'ont  cessé 
de  lui  enlever  ou  de  lui  disputer.  » 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que,  dans  sa  corres- 
pondance comme  dans  sa  conversation,  le  P.  Bar- 
relle pressent  le  déclin.  L'humilité  lui  révélait  une 
vérité  que  peu  d'hommes  savent  comprendre  à  temps, 
c'est  que,  par  deux  mouvements  simultanés,  en  mon- 


«2  CHAPITRE  YI^GT-GI^'QUIEME. 

tant  vers  sa  plénitude  l'homme  descend  déjà  vers  son 
déclin.  Ce  qui  est  force,  sagesse,  vertu,  s'achève  et 
se  complète  longtemps  encore,  que  déjà  nous  con- 
tractons une  sorte  de  vieillesse.  Elle  tient  moins  à 
nous  qu'au  milieu  renouvelé  qui  nous  entoure  et  qui, 
nous  faisant  de  sa  nouveauté  un  contraste  saisissant, 
nous  classe,  à  notre  insu  ,  dans  un  monde  ancien,  et 
ne  se  laisse  bien  atteindre  que  par  ce  qui  se  rapproche 
davantage  de  sa  propre  jeunesse.  Il  nous  donne  sa 
confiance  dans  toute  la  mesure  que  comporte  l'es- 
time, mais  il  aime  à  trouver  une  ardeur  plus  vive 
pour  en  recevoir  l'impulsion. 

Cette  situation  créée  par  la  nature  n'échappa  point 
au  P.  Barrelle.  Quand,  après  la  mort  du  11.  P.  Bon',  il 
fut  désigné  pour  diriger  la  congrégation  des  Enfants 
de  Marie,  il  comprit  bientôt  f[ue  sa  maturité  même  et 
une  sorte  d'austérité  dans  la  vertu  le  rendaient  moins 
puissant  pour  le  bien  au  sein  d'une  réunion  où  des 
formes  vives   et  une   certaine    fraîcheur   de  pensées 

1  Dans  la  Heur  de  son  âge  et  de  ses  espérances,  trois  mois  seule- 
ment après  son  installation ,  venait  de  nous  être  enlevé  le  premier 
supérieur  provincial  de  notre  nouvelle  province  de  Lyon  :  le 
Pi.  P.  Joseph  Bon,  l'homme  au  cœur  noble  et  séduisant,  aux  vastes 
pensées  de  zèle,  l'ardent  ami,  le  directeur  puissant  par  le  dévoue- 
ment et  les  lumières,  qui  savait  le  cœur  humain  et  qui  connaissait 
son  siècle,  en  un  mot  l'homme  qui  semblait  né,  tout  à  la  fois,  pour 
faire  éclore  sous  sa  main  les  œuvres  saintes  et  pour  épanouir  à  ces 
œuvres  les  âmes  {généreuses. 

Mais  il  dévorait  en  peu  de  jours  trop  remplis  les  lonjjues  années, 
et  un  héroïque  sacrifice,  sanctionné  de  Dieu  sur  la  tombe  encore 
ouverte  de  huit  de  nos  Frèies,  nous  a  dérobé  ce  grand  avenir. 

Le  typhus  sévissait  dans  le  midi  de  la  France.  Le  noviciat 
d'Avignon  semblait  désigné  tout  entier  au  fléau  destructeur.  Déjà 


RECTORAT   A    AVIGNON.  93 

donnent  naturellement  plus  d'empire.  Il  annonça 
humblement  qu'il  se  retirait. 

Parmi  les  œuvres  qu'il  aida,  à  Lyon,  de  ses  encou- 
ragements, nous  nommerons  une  association  qui  se 
fondait  pour  fournir  le  luminaire  du  saint  Sacrement 
dans  la  chapelle  des  Dames  de  la  Réparation.  Il 
exhorta  plusieurs  personnes  à  s'occuper  de  cette 
œuvre,  et  à  sa  parole  on  eut  bientôt  recueilli  plus  de 
mille  francs  d'annuités.  Cependant  jamais  rien  au 
dehors  ne  put  faire  présumer  que  le  vénéré  Père  se 
fût  occupé  de  cette  œuvre,  tant  il  savait  disparaître 
en  faisant  le  bien. 

Le  T.  R.  P.  Roothaan  étant  mort,  la  congrégation 
provinciale  de  la  province  de  Lyon  députa  le  P.  Bar- 
relle  à  Rome  pour  l'élection  du  Général  de  la  Com- 
pagnie. Ce  vote  avait  eu  lieu  le  4  mai  1853.  Le 
6  juin,  le  P.  Barrelle  prit  sa  route  vers  Rome. 

Ce  fut  un  vovage  pénible,  et  le  séjour  à  Rome  au 
fort  de  l'été  éprouva  beaucoup  la  santé  du  Père.  Les 

huit  novices  de  la  Compagnie  avaient  succombé  avec  une  rapidité 
qui  ajoutait  à  la  désolation.  Le  P.  Provincial  accourt,  il  rassemble 
la  communauté,  mêle  ses  pleurs  aux  pleurs  des  enfants,  et  dans 
l'élan  de  sa  douleur  paternelle,  il  termine  par  ces  mots  la  prière 
tout  émue  qui  sortait  de  son  cœur  :  —  «  Et  s'il  faut  encore,  Sei- 
gneur, une  dernière  victime,  fi'appez-moi ;  mais  épai^gnez  mes 
enfants!  w 

Ce  fut,  dans  une  même  parole,  une  sentence  de  vie  et  de  mort. 
Dès  cet  instant  tous  les  malades  entrèrent  en  convalescence.  Le 
P.  Bon  partit  pour  l'Afrique;  un  choc  reçu  à  la  tête  détermina 
une  congestion  séreuse,  et,  le  4  décembre  1852,  le  bon  Père  allait 
chercher  sa  couronne.  Il  n'avait  que  quarante-cinq  ans. 

C'est  lui  qui,  pénétré  de  vénération  pour  le  P.  Barrelle,  l'avait 
appelé  à  Lyon  ,  à  ses  côtés,  comme  Supérieur  de  la  Résidence. 


94  CHAPITRE  VINGT-GIINQUIEME. 

joies  de  l'âme  heureusement  apportaient  leur  com- 
pensation aux  fatigues  corporelles.  Parmi  ces  joies  il 
faut  compter  la  douceur  de  se  retrouver  auprès  du 
tombeau  de  notre  bienheureux  Père  Ignace.  Une 
lettre  du  25  juillet  exprime  bien  ce  sentiment  : 

«  Au  moins  vous  enverrai-je  une  salutation  qui  se 
ressente  de  la  proximité  du  tombeau  de  mon  saint 
Père  Ignace.  Vous  ne  sauriez  croire  tout  ce  que  ce 
tombeau  dit  au  cœur,  quoique  toujours  silencieux.  Il 
s'en  exhale  quelque  chose  qui  remplit  Tàme,  qui  l'attire 
vers  ces  restes  sacrés,  et  qui  lui  fait  désirer  l'esprit 
par  lequel  ils  furent  vivifiés  pendant  tant  d'années.  Je 
le  sollicite  cet  esprit  pour  moi  si  pauvre  et  pour 
tant  d'âmes  que  m'a  confiées  Notre-Seigneur.  Si  ma 
prière  est  exaucée,  savez-vous  quel  en  sera  le  résultat? 
—  Ce  qu'exprimait  ce  bon  saint  dans  l'offrande  de  tout 
lui-même  à  son  Dieu  :  «  Votre  amour  seul  avec  votre 
»  grâce,  ô  mon  Dieu  !  et  je  suis  assez  riche  ,  et  je  n'ai 
»  plus  rien  autre  à  vous  demander.  » 

Selon  sa  coutume,  le  P.  Barrelle  sacrifia  aux  dou- 
ceurs du  recueillement  toutes  les  satisfactions,  môme 
les  plus  saintes,  auxquelles  la  curiosité  pouvait  avoir 
quelque  part.  Etant  allé  rendre  visite  aux  religieuses 
du  Sacré-Cœur  à  la  villa  Lante,  d'où  l'on  jouit  d'un 
coup  d'œil  splendide,  tandis  que  d'autres  religieux 
contemplaient  avec  admiration  le  spectacle  qui  s'éten^ 
dait  sous  leurs  regards,  il  s'échappa  furtivement,  et 
on  le  retrouva  disant  son  bréviaire  dans  un  coin  retiré 
d'où  l'on  ne  pouvait  rien  voir. 

Une  petite  aventure   qui   peint  bien   son   humble 


^'  RECTORAT   A    AVIGNON.  95 

vertu  mérite  d'être  rapportée.  Nous  transcrivons  le 
récit  d'un  témoin  : 

«  Le  R.  P.  Barrelle  se  trouvait  à  Rome  à  l'époque 
de  la  congrégation  générale,  en  1853.  Voyant  que 
notre  maison  de  la  Trinité  du  Mont  était  fréquentée 
par  les  RR.  PP.  Provinciaux,  il  s'abstint  modeste- 
ment d'y  paraître.  Nos  Mères  lui  en  firent  des  plaintes 
qu'il  accueillit  par  une  douce  plaisanterie,  afin  de 
couvrir  le  sentiment  d'humilité  qui  l'avait  retenu. 
Pressé  plus  vivement,  il  consentit  à  venir  le  premier 
vendredi  du  mois,  et,  dans  l'espérance  de  passer  plus 
inaperçu,  il  dit  qu'il  partirait  du  Gesù  à  cinq  heures 
du  matin.  Or,  nous  avions  alors  au  pensionnat  les 
filles  de  l'ambassadeur  de  Portugal  ;  il  nous  était  fort 
dévoué  et  mettait  volontiers  sa  voiture  à  notre  dispo- 
sition. Gomme  l'heure  désignée  par  le  P.  Barrelle  ne 
pouvait  le  déranger,  il  envoya  son  équipage  pour 
épargner  au  Père  la  fatigue  du  trajet.  Mais  l'humble 
religieux,  à  la  vue  de  ce  beau  carrosse  et  des  domes- 
tiques en  livrée,  ne  put  se  résigner  à  y  monter;  il 
partit  donc  à  pied,  persuadé  qu'il  échappait  ainsi  à 
tous  les  regards.  Il  comptait  sans  la  ponctualité  des 
domestiques;  ils  voulurent  exécuter  les  ordres  de  leur 
maître  et  suivirent  au  pas  le  P.  Barrelle  jusqu'à  la 
Trinité  du  Mont,  ce  qui  excita  la  curiosité  publique^ 
On  se  demandait  quel  pouvait  être  ce  grand  prélat 
que  l'ambassade  de  Portugal  honorait  ainsi  à  une 
heure  si  matinale.  « 

La  Congrégation  générale,  par  la  nomination  d'un 
nouvel  assistant  d'Italie,  permit  à  la  province  de  Lyon 


96  CHAPITRE   VINGT-CINQUIÈME.  X 

de  faire  une  acquisition  pre'cieuse.  Le  R.  P.  Fran- 
cesco  Pellico,  le  frère  du  célèbre  Silvio  Pellico,  nous 
fut  donné  parle  T.  R.  P.  Général.  La  place  de  cet 
éminent  religieux  se  trouvait  naturellement  indiquée 
au  chef-lieu  de  la  province.  Il  fut  nommé  supérieur  à 
la  rue  Sala,  et  le  P.  Barrelle  fut  rendu  en  qualité  de 
Recteur  au  noviciat  d'Avig^non. 

A  cette  occasion,  il  explique  ses  sentiments  dans  la 
lettre  suivante  : 

a  On  m'a  renvoyé  votre  lettre  à  Avi(}non,  où  il  a  plu 
à  Notre-Seigneur  de  me  replanter  encore,  à  mon 
grand  contentement,  malgré  les  épines  qui  n'ont  cessé 
de  croître  pour  moi  aussi  longtemps  que  je  l'ai  habité, 
pendant  mon  premier  Rectorat.  Le  second  est  com- 
mencé depuis  le  jour  de  l'Exaltation  de  la  sainte 
Croix.  Que  me  présage  cela?  Je  l'ignore.  Mais  il  est 
doux  et  consolant  toujours  de  se  plier  à  la  volonté 
d'un  ami;  et  quand  cet  ami  est  Jésus,  vraiment  les 
épines  deviennent  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicat  entre 
les  fleurs.  Je  le  bénis  de  ma  position,  où  du  reste  le 
travail  ne  manque  pas.  » 

C'est  le  moment  d'étudier  de  plus  près  ce  travail 
sur  les  âmes,  accompli  par  les  retraites  spirituelles, 
la  correspondance  et  le  saint  Tribunal;  travail  auquel 
l'homme  de  Dieu ,  avant  d'être  repris  une  dernière  fois 
par  les  sollicitudes  de  l'éducation,  peut  encore  se  livrer 
en  toute  liberté.  Cette  étude  sera  l'objet  des  chapitres 
suivants. 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  97 


CHAPITRE   XXVI 


LES    RETRAITES    SPIRITUELLES. 


Le  P.  Rairello  prédicateur  des  pensionnats  et  des  comniunaïuéa 
relijjieuses.  —  Il  puise  ses  inspirations  près  des  saints  taberna- 
cles. —  Son  prestige  surnaturel  sur  l'enfance.  —  Sa  manière  et 
son  succès.  —  Le  prédicateur  de  la  vie  parfaite.  —  Méthode  du 
P.  Rarrelle  dans  les  retraites  spirituelles. 


En  avançant  dans  l'esquisse  biographique  du  R.  P. 
Barrelle,  peu  à  peu  nous  nous  replions  avec  lui  du 
mouvement  des  choses  extérieures  à  l'action  de  plus 
en  plus  intime  de  l'instrument  de  la  grâce  sur  les 
âmes;  jusqu'à  ce  que  nous  le  retrouvions  placé  pres- 
que exclusivement  en  face  de  Dieu  et  de  soi-même, 
achevant,  du  fond  de  sa  cellule,  son  fécond  aposto- 
lat, par  l'influence  de  ses  conseils  et  de  son  oraison. 

En  ce  moment,  il  faut  le  voir  à  l'œuvre  auprès  de 
cette  portion  choisie  du  troupeau  de  Jésus-Christ  qui 
abrite  sa  ferveur  au  sanctuaire  du  cloître,  ou  des 
jeunes  âmes  confiées  à  leurs  exemples  et  à  leur  soli- 
tude recueillie.  Nous  avons  nommé  les  communautés 
religieuses  et  les  pensionnats.  Nous  allons  étudier 
l'homme  de  Dieu  dans  l'œuvre  des  retraites  spiri- 
tuelles, plus  excellente,  croyons-nous,  à  mesure 
qu'elle  s'adresse  à  des  âmes  plus  rapprochées  de  Dieu, 

TOAr.    II.  0 


98  CHAPITRE    VIIN  GT-SIXIEME. 

soit  par  la  générosité  de  la  vertu,  soit  par  la  délica- 
tesse de  l'innocence. 

Ensuite  nous  essayerons  d'entrevoir  discrètement 
les  rapports  étroits  et  immédiats  de  la  direction  des 
consciences,  par  le  saint  tribunal  et  par  les  conseils 
qui  en  continuent  l'action  toute  surnaturelle. 

Le  P.  Barrelle  a  été  un  des  hommes  les  plus  re- 
cherchés de  notre  temps  pour  ces  deux  ministères  des 
retraites  et  de  la  direction.  En  vingt  ans,  on  compte 
par  centaines  les  retraites  qu'il  a  préchées.  Nul  ne 
nous  demandera  de  le  suivre  dans  le  détail  de  cette 
apostolique  activité.  Nous  présenterons  un  précis  de 
sa  manière  et  une  appréciation  historique  des  utiles 
résultats  qu'il  obtint. 

C'était  quelque  chose  assurément  chez  un  homme 
si  dégagé  de  tout  intérêt  personnel,  que  de  ressentir 
une  prédilection  singulière  pour  les  âmes  consacrées 
à  Dieu.  Il  y  avait  là  un  indice  de  la  grâce  reçue  pour 
leur  bien.  Ce  don  se  révélait  à  l'œuvre  et  s'expliquait 
suffisamment  par  la  vertu  de  l'instrument,  éminem- 
ment propre  à  répandre  la  grâce  dans  les  âmes  ([ui 
n'aspirent  elles-mêmes  qu'à  la  perfection.  On  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  remarquer  le  don  éminent  du  saint 
religieux  pour  inspirer  l\amour  de  Dieu  et  pour  porter 
les  âmes  à  l'imitation  du  modèle  divin,  qui  est  Jésus- 
Christ.  Son  cœur  n'était-il  pas  la  ferveur  même?  ne 
le  tenait-il  pas  constamment  appliqué  et  pour  ainsi 
dire  collé  aux  sources  du  saint  atnour? 

Entre  ses  instructions,  en  dehors  du  confessionnal, 
on  ne  Fa  jamais  vu  qu'aupre.^  du  saint  tabernacle  si 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  99 

fort  eiichainé  par  l'amour  aux  pieds  de  son  divin 
Ami,  que  ni  sollicitations  charitables,  ni  gracieux 
reproches  ne  pouvaient  l'en  arracher  un  instant.  Il 
allait  de  Je'sus-Christ  à  Jésus-Christ,  de  J'autel  où  il 
réside  aux  âmes  dont  il  fait  sa  demeure.  Il  alléguait 
que  la  prière  était  sa  mission  principale,  et  si,  pour 
s'être  moins  répandu,  il  devait  encourir  le  blâme, 
«  Il  est  des  circonstances,  disait-il,  où  il  faut  s'élever 
au-dessus  des  jugements  humains.  » 

La  journée  ne  mesurait  pas  les  heures  de  ses  entre- 
tiens avec  Dieu.  Tantôt  après  un  court  repos,  tantôt 
sans  avoir  pris  un  instant  de  sommeil,  il  revenait  au 
tabernacle.  Là,  à  genoux,  la  tète  appuyée  sur  l'autel, 
ou  quelquefois  prosterné,  il  priait  avec  une  telle 
véhémence  qu'à  son  insu  ses  gémissements  d'amour 
retentissaient  au  loin.  Bien  souvent  aussi  on  l'enten- 
dait se  flageller  longuement  dans  le  silence  de  la  nuit. 

Nous  avons  sur  ces  choses  de  nombreux  témoi- 
gnages. Nous  en  citerons  un  seul.  C'est  une  religieuse 
qui  parle  : 

«  Un  soir,  retenue  par  mes  occupations  jusqu'après 
le  coucher  de  la  communauté,  j'allai  faire  ma  prière 
et  mon  examen  dans  une  chapelle  assez  voisine  de  la 
chambre  du  Père,  qui  donnait  à  cette  époque  une 
retraite  à  nos  enfants.  Au  bout  de  quelques  instants 
j'entendis,  dans  la  direction  de  cette  chambre,  des 
gémissements,  des  sanglots,  des  paroles  entrecoupées. 
Mon  premier  mouvement  fut  d'appeler  le  domestique 
pour  porter  secours  au  Père,  que  je  supposais  souf- 
frant. 


iOO  CHAPITRE   VI^'GT-SIX1ÈME. 

M  Je  me  souvins  à  propos  de  sa  confusion  et  de  son 
chagrin  lorsque,  dans  une  autre  de  nos  maisons,  il 
fut  surpris  dans  ses  oraisons  et  dans  ses  monolog"ues 
nocturnes  par  une  personne  qui  l'avait  cru  malade. 
Je  tenais  aussi  d'un  domestique  qui  avait  couché  non 
loin  de  lui,  que  pendant  ses  retraites  il  en  était  de 
même  à  peu  près  chaque  nuit.  Retenue  par  ce  motif, 
je  respectai  ce  qui  se  passait  entre  son  âme  et  Dieu, 
et  craignant  presque  quelque  apparition  surnaturelle, 
je  me  retirai. 

»  Mais  le  lendemain  j'examinai  le  Père  avec  une 
curieuse  attention.  Il  n'y  paraissait  plus.  Sa  sérénité 
habituelle  se  montrait  sur  son  visage;  j'avais  seule- 
ment surpris  un  des  secrets  de  sa  parole.  » 

Que  de  précautions  délicates  n'employait-il  pas 
cependant  pour  n'être  pas  surpris!  que  de  saintes 
ruses  pour  s'assurer  qu'il  ne  serait  ni  vu  ni  entendu! 
Il  s'informait  avec  soin  si  personne  ne  demeurait  au- 
près de  la  chapelle,  il  demandait  si  on  avait  soin  de 
se  conformer  à  la  règle  liturgique  de  ne  placer 
aucune  chambre  à  coucher  au-dessus  du  sanctuaire 
où  repose  Notre-Seigneur;  il  ne  voulait  pas  qu'aucun 
domestique  fût  mis  à  proximité  de  sa  chambre  pour 
lui  rendre  service  au  besoin,  prétextant  ou  sa  pré- 
dilection pour  un  parfait  silence  ou  sa  peine  d'être 
un  dérangement  pour  personne.  Bien  sûr  alors  de  sa 
complète  solitude,  il  allait  en  liberté  adorer  son  bon 
Maître  et  laissait  aller  son  cœur  en  sa  présence,  l'in- 
terpellant de  ses  protestations  d'amour  ou  de  ses 
supplications,    comme   s'il  l'eût  vu   des   regards  du 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  101 

corps.  Puis,  le  matin  venu,  il  prévenait  l'heure  du 
réveil  et  rentrait  dans  sa  cellule. 

Rempli  des  inspirations  recueillies  à  la  source  de 
toute  lumière,  il  allait  vers  ses  chères  âmes;  c'était 
son  vocatif  habituel  dans  les  instructions  aux  reli- 
gieuses. «  Je  ne  connais  personne,  disait-il,  je  ne  vois 
que  des  âmes.  »  Il  leur  parlait  tout  possédé  de  la 
charité  divine.  L'amour  éclatait  dans  ses  discours.  Il 
y  avait  comme  des  éclairs  qui  en  trahissaient  l'ardeur, 
et  telles  exclamations  échappant  tout  à  coup  en  don- 
naient la  mesure  :  «  Pour  vous,  bon  Maître,  que  ne 
ferais-je  pas  !  Je  m'ensevelirais  dans  un  cloaque,  dans 
un  égout  !  » 

L'oraison  était  encore  son  refuge  contre  l'impuis- 
sance. Dieu  permettait,  en  effet,  pour  donner,  par 
le  sacrifice,  plus  de  mérite  à  ses  discours  et  plus  d'ef- 
ficacité, qu'il  se  trouvât  souvent  comme  un  désert 
sans  eau.  Alors  il  s'humiliait  dans  la  prière,  et  sou- 
dain, à  une  heure  inattendue,  arrivait  la  lumière  de 
Dieu. 

«  Il  souffrait  beaucoup  durant  les  retraites  qu'il 
nous  donnait,  dit  un  de  ses  auditeurs,  et  tandis  que 
nos  cœurs  d'enfants  s'ouvraient  avec  bonheur  à  l'a- 
mour de  ce  Jésus  qu'il  nous  montrait  sous  de  ravis- 
santes couleurs,  notre  bon  Père  était  en  proie  à  une 
pression  d'âme  fort  pénible.  Quelquefois  même  l'en- 
nemi se  portait  contre  lui  à  des  voies  de  fait  assez 
visibles.  Il  disait  une  fois  à  l'une  de  nos  Mères  :  — 
«Il  m'en  fait  bien,  mais  que  m'importe!  »  Jésus 
connu  et  aimé  le  consolait  de  tout.  Au  retour  d'une 

6. 


102  CHAPITRE  VINGT-SIXIÈME. 

de  ces  retraites ,  il  disait  :  —  «  Je  reviens  le  cœur 
content;  voilà  de  petits  cœurs  qui  ne  connaissaient 
pas  encore  Jésus-Christ;  ils  ont  été  tout  étonnés... 
Ce  ne  sont  pas  encore  des  fournaises  d'amour,  mais 
de  petits  foyers  en  attendant  mieux.  » 

«  Le  bon  Père  était  réputé  pour  sa  haine  contre  le 
monde.  Ceci  lui  attirait  beaucoup  de  critiques  et  bien 
des  contradicteurs.  Il  le  savait,  et  comme  il  s'appli- 
quait à  nous  inculquer  sur  le  monde  les  sentiments 
de  Jésus-Christ,  un  jour  il  nous  dit  à  ce  sujet  le 
secret  de  son  cœur.  C'était  précisément  dans  une 
instruction  contre  l'esprit  mondain.  —  «  On  se  plaint 
beaucoup,  dit-il,  de  ce  P.  Barrelle,  qui  tonne  tou- 
jours contre  le  monde,  et  l'on  dit:  Le  monde!  le 
monde!  que  lui  a-t-il  donc  fait?  Ah!  mes  enfants, 
reprit-il  avec  l'accent  de  l'amour  blessé,  ce  qu'il  m'a 
fait,  ce  monde,  pour  que  je  le  déteste!  ce  qu'il  m'a 
fait,  ce  monde!  Il  a  tué  mon  Jésus!  » 

Sur  tous  les  enfants  il  exerçait  un  empire  extraor- 
dinaire. Sa  personne  était  saisissante  comme  sa 
parole  ;  or  il  disait  des  choses  comme  nul  ne  pourrait 
les  redire,  le  ton,  le  regard,  le  geste,  tout  en  lui 
parlait  une  langue  incisive,  ardente  et  colorée;  les 
enfants  étaient  électrisés. 

«  Je  me  souviens,  ainsi  parle  une  religieuse,  d'avoir 
vu,  dans  une  de  nos  maisons,  le  petit  pensionnat 
assister  aux  instructions  d'une  retraite  donnée  pour 
nos  grandes  jeunes  filles.  Se  laissant  aller  à  parler  de 
Notre-Seigneur,  le  Père  avait  dit  des  choses  ravis- 
santes, mais,  ce  semble,  fort  élevées  pour  l'auditoire. 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  103 

Nos  petites  filles  écoutaient  dans  un  profond  silence. 

Il  s'arrêta Toutes  alors,  levant  spontane'ment  les 

mains,  s'écrièrent  :  —  «Que  c'est  joli  !  »    On  eût  dit 
qu'elles  avaient  entrevu  le  ciel.  » 

Gela  nous  rappelle  ce  que  nous  ont  écrit  les 
religieuses  du  Saint-Nom  de  Jésus,  du  couvent  de  la 
Giotat  : 

«Au  mois  de  janvier  1846,  le  bon  Père  fit  une 
retraite  à  nos  élèves.  Il  leur  parla  avec  tant  d'onction, 
et  se  mit  si  merveilleusement  à  la  portée  de  tous  les 
âges,  que  les  plus  jeunes  enfants,  retenant  leur  res- 
piration, se  hissaient  sur  la  pointe  des  pieds  pour 
mieux  le  voir  et  pour  ne  pas  perdre  une  seule  de  ses 
paroles.  » 

Partout  c'était  le  même  empressement  sous  l'action 
du  même  zèle. 

«  Quand  il  commençait  à  parler  de  Notre-Seigneur, 
il  ne  dépendait  pas  de  lui  de  se  modérer.  Nous  crai- 
gnions alors  pour  sa  poitrine,  nous  craignions  que  1^ 
chaire  péltative  d'où  il  parlait  ne  vînt  à  perdll^&on 
équilibre.  La  manière  dont  il  disait  les  choses  ^^ait 
passer  dans  les  âmes  une  partie  du  feu  qui  le  possé- 
dait. Aussi  nos  élèves  aimaient-elles  Notre-Seigneur 
comme  un  frère,  comme  un  ami.  L'une  d'elles  étant 
allée  pour  quelques  jours  dans  sa  famille,  écrivait: 
—  «  Voilà  quatre  jours  que  je  n'ai  entendu  parler  de 
Jésus!  Que  c'est  long!  » 

»  Le  bon  Père  interrompait  la  gravité  de  son  dis- 
cours pour  adresser  la  parole  aux  plus  jeunes  enfants  ; 
leur  attention  se  tenait  alors  si  bien  éveillée  qu'elles 


104  CHAPITRE  VINGT-SIXIÈME. 

faisaient  de  ses  instructions  des  résumés  pleins  de 
justesse  et  d'une  ravissante  simplicité.  » 

Il  fallait  à  tout  prix  qu'il  répandît  le  feu  de  la 
charité  dans  ces  jeunes  âmes. 

Un  triduum,  dans  un  nombreux  pensionnat,  ne 
donnait  pas  les  fruits  attendus.  On  écoutait,  mais  je 
ne  sais  quoi  de  frivole  disputait  la  victoire  à  la  grâce; 
les  cœurs  n'étaient  pas  pénétrés.  Le  P.  Barrelle  en 
tomba  malade  de  chagrin  la  veille  de  la  clôture,  et  ne 
put  venir  la  présider.  Les  enfants  en  furent  informées, 
profondément  émues,  et  l'effet  de  la  retraite  fut  pro- 
duit. 

Dans  un  pensionnat  important,  par  suite  de  cir- 
constances malheureuses,  un  esprit  de  mondanité 
s'était  emparé  de  la  masse.  Ces  jeunes  fdies,  préoc- 
cupées de  rêves  frivoles,  étaient  pour  ainsi  dire 
inaccessibles  aux  influences  de  la  piété.  Notre-Sei- 
gneur  et  ses  divins  mystères  n'avaient  point  d'attrait 
pour  ces  jeunes  cœurs.  Le  P.  Barrelle  commença 
la  retraite.  Il  fit  entendre  les  grandes  vérités  de  la 
foi.  Or,  autant  il  était  onctueux  quand  il  parlait  de 
l'amour  de  Dieu,  autant  il  terrifiait  quand  il  traitait 
des  divines  justices.  Ces  enfants  furent  écrasées 
sous  ces  vérités  foudroyantes.  Elles  cédèrent  à  la 
grâce  et  firent  de  fervents  retours  sur  le  passé. 

Le  quatrième  jour  au  soir,  le  Père  parlait  encore 
des  jugements  de  Dieu,  quand  s'interrompant  tout 
à  coup,  et  le  visage  rayonnant  d'une  joie  céleste  : 
—  «  Mais  le  vide  est  fait,  la  place  est  nettoyée,  le 
temple  est  prêt!  Paraissez,  Seigneur  Jésus!  venez,  il 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  105 

est  temps,  faites-vous  sentir,  et  on  vous  aimera.  Vous 
êtes  si  ravissant  de  beauté!  »  On  eût  dit  que  le  Sei- 
gneur Jésus  se  rendait  visible  à  son  serviteur  et  qu'il 
lui  découvrait  les  dispositions  de  ceux  qui  l'entou- 
raient. Quoi  qu'il  en  soit,  la  grâce  se  rendit  telle- 
ment sensible,  que  les  sanglots  obligèrent  le  prédi- 
cateur à  s'interrompre,  et  tout  le  monde  tombant 
à  genoux  ouvrit  son  cœur  à  Jésus-Glnist. 

Les  suites  ont  prouvé  que  ce  n'était  point  là  une 
ferveur  d'imagination.  Ce  pensionnat  est  devenu  une 
maison  modèle.  Plusieurs  enfants,  connaissant  leur 
faiblesse  et  redoutant  les  dangers  du  dehors,  de- 
mandèrent à  passer  leurs  vacances  dans  la  maison. 
Le  bon  Père  trouva  le  temps  de  leur  écrire  de  pré- 
cieux encouragements. 

Sa  manière  nous  parait  exactement  tracée  dans  le 
témoignage  suivant  :  «  Une  grande  jeune  fdle  disait 
un  jour  :  «  Ce  Père  commence  par  nous  ôter  tout, 
»  puis  quand  on  n'a  plus  rien,  il  montre  Notre- 
»  Seigneur  et  tout  avec  lui.»  C'est  là  un  résumé  fidèle 
de  sa  méthode  dans  ces  pieux  exercices.  Qu'ils  fussent 
de  huit  jours,  de  sept  ou  même  de  trois  jours,  jamais 
d'autre  marche. 

«  11  éveillait  dans  ces  jeunes  âmes  les  idées  de  bon- 
heur, de  gloire,  de  grandeur,  de  possession.  Puis, 
lorsqu'il  avait  dit  :  «  Toutes  ces  choses  sont  pour  vous, 
»  vous  y  aspirez  légitimement  » ,  les  grandes  vérités  de 
la  foi  lui  servaient  à  foudroyer  ces  convoitises  arrêtées 
aux  proportions  de  ce  bas  monde;  il  détruisait  ce  que 
l'on  croyait  avoir,  il   rtn'nait  les  espérances,  c'est  là 


106  CHAPITRE   VIINGT-SIXIEME. 

qu'il  ôtait  tout  :  la  mort,  l'éternité,  ne  laissaient  rien. 
Après  avoir  tout  anéanti  devant  elles,  il  relevait  ces 
âmes,  il  les  mettait  en  présence  de  i^otre-Sei^neur, 
en  qui  il  montiait  la  réalisation  de  tous  leurs  désirs, 
dévoyés  dans  les  choses  liumaines.  Ouel  effet  il  pro- 
duisait alors,  lai  qui  avait  à  un  point  surhumain  le 
don  de  parler  de  notre  Maître  adoré!  ,)'ai  vu  après 
ces  exhortations  embrasées,  les  entants  haleter  et 
comme  éperdues,  n'avoir  plu^  en  quelque  sorte  sen- 
timent des  choses  de  la  vie  matérielle.  Le  P.  Barreile 
montrait  d'une  manière  si  sensible  les  beautés  de 
Notre-Seigneur,  que  tout  ce  que  l'imagination  peut 
accumuler  de  plus  brillant  palissait  à  ce  Thabor. 

»  J'ai  entendu  beaucoup  de  prédicateurs  éloquents; 
non ,  jamais  un  seul  qui  ait  approché  de  la  chaleur  de 
ce  séraphin.  Il  allait  prendre  le  ieu  sacré  au  foyer 
divin;  on  eut  dit  qu'il  venait  du  ciel  pour  parler  aux 
hommes. 

M  Je  dois  mentionner  dans  une  retraite,  c'était  en 
1854,  un  caractère  qui  n'avait  pas  encore  paru  d'une 
manière  aussi  saillante  et  qui  finissait  par  tout  absor- 
ber en  notre  bon  Père  :  le  désir  du  ciel.  Il  eut  à  plu- 
sieurs reprises  des  élans  vers  cette  terre  des  bien- 
heureux, élans  qui  bcmblaient  devoir  le  briser,  et  qui 
l'épuisaient.  Son  àme  ne  tenait  plus  dans  son  corps, 
on  eût  dit  un  lion  bondissant  contre  les  barrières  de 
sa  prison.  A  la  lettre,  j'ai  eu,  nous  avons  eu  plusieurs 
lois  la  crainte  qu'il  ne  parvînt  à  rompre  ses  liens,  et 
que  son  àme  dégagée  ne  s'échappât  pour  tendre 
l'espace  jusqu'au  paradis.  Alors  il  parlait  de  Notre- 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  107 

Sei(jneur  comme  s'il  en  avait  eu  dans  le  moment  la 
ciaire  vision,  et  sa  voix  était  comme  perdue. 

»  Aussi,  outre  les  élèves  actuelles,  bon  nomlDre 
d'anciennes  étaient-elles  accourues  à  cette  retraite.  .îe 
me  rappelle  les  émotions  de  l'une  d'elles.  Elle  était 
venue  en  dispositions  bien  éloignées  de  s'attacber  à 
Jésus  seul ,  car  son  cœur  était  bien  empâté  dans  des 
amitiés  bumaines  ;  mais  après  avoir  lutté  les  premiers 
jours,  renversée  par  la  force  de  la  vérité  en  même 
temps  que  gagnée  par  une  grâce  victorieuse,  elle 
avait  cédé  à  Dieu;  et  quand  je  la  voyais  seule  dans  sa 
cbaml)re,  elle  était  comme  ravie,  sous  un  charme  qui 
lui  ôtait  la  parole. 

»  Cette  retraite  coïncidait  avec  la  proclamation  du 
dogme  de  l'Immaculée  Conception.  Plusieur%fois  il 
revint  sur  cette  pensée  qui  le  transportait  de  joie  ;  le 
jour  de  la  fête,  on  voyait  qu'il  ne  quittait  pas  Rome 
et  le  triomphe  de  la  sainte  Vierge. 

»  Admirable  de  confiance  en  Dieu  ,  il  recevait  avec 
une  paix  inaltérable,  quelquefois  joyeuse,  les  contra- 
dictions et  les  erreurs  qui  le  lésaient.  Il  ne  souffrait 
que  d'une  chose  :  c'était  de  ne  pouvoir  déployer  plus 
de  puissance  pour  faire  aimer  Dieu.  Ainsi  pendant  le 
mois  de  mars,  il  venait  tous  les  mercredis  faire  une 
méditation  au  pensionnat  sur  saint  Jose[)h.  Je  me 
rappelle  comment  il  nous  parla  de  la  douleur  qu'eut 
ce  bon  saint,  dont  Famour  était  si  ardent,  de  se  voir 
confiné  dans  son  atelier,  sans  pouvoir  faire  connaître 
à  l'univers  le  Dieu  caché  dans  son  réduit.  On  voyait 
qu'il  exprin>ait  ce  qu'il  éprouvait  lui-même. 


108  CHAPITRE   VINGT-SIXIEME. 

»  Il  n'en  était  pas  pour  cela  plus  disposé  à  se  faire 
bienvenir  du  monde  par  des  concessions  sur  les  prin- 
cipes. Il  était  toujours  davantage  ce  juste  en  qui  le 
prince  de  ce  monde  ne  pouvait  rien  trouver  qui  lui 
appartînt,  et  sa  doctrine  n'en  devenait  que  plus  haute. 
Il  avait  à  ce  sujet  des  saillies  qui  faisaient  mémoire. 
Ainsi,  un  jour,  il  avait  établi  certaines  vérités  évan- 
(jéliques  à  propos  des  droits  de  Dieu  sur  les  âmes  : 
—  »  Oui,  mes  enfants,  dit-il  vivement,  il  en  est 
»  ainsi,  et  si  dans  le  monde,  dans  vos  familles  on  vous 
»  demande  qui  vous  a  enseigné  de  tels  do(}mes, 
»  envoyez-les-moi,  je  leur  répondrai,  rue  Saint-Marc, 
»   numéro  14.  » 

»  J'ai  retrouvé  à  Paris  une  de  nos  religieuses, 
morte^idepuis  connue  une  sainte.  Elle  avait  suivi  une 
retraite  du  bon  Père.  Il  n'en  avait  pas  fallu  davantage 
pour  tourner  son  âme  à  l'amour  passionné  de  Nôtre- 
Seigneur.  Lorsque  je  la  rencontrai  plusieurs  années 
après,  déjà  la  flamme  sacrée  commençait  à  prendre 
une  intensité  qui  devait  la  consumer  en  peu  de  temps. 
Dans  nos  causeries  intimes  sur  les  choses  de  l'âme, 
elle  me  demandait  ce  que  le  P.  Barrelle  disait  de 
Notre-Seigneur,  comment  il  entendait  ce  que  c'est 
que  l'aimer.  Je  lui  communiquais  tout  ce  que  je  sa- 
vais ,  et  elle  en  profitait  mieux  que  moi  ;  car,  trois  ans 
après,  elle  était  mûre  pour  le  ciel.  En  la  revoyant, 
après  une  séparation,  je  fus  frappée  des  progrès 
qu'elle  avait  faits.  Elle  semblait  consommée  dans 
toutes  les  vertus  et  parlait  du  ciel  et  du  bonheur  de 
voir  Notre-Seigneur  avec  des  transports  séraphiques. 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  109 

Elle  a  ainsi  quitté  la  terre  neuf  mois  avant  le  l)on 
Père  ,  qui,  sans  doute,  aura  été  bien  surpris  en  para- 
dis du  bien  qu'il  avait  fait  à  cette  âme.  » 

Plaçons  maintenant  ce  prédicateur  de  la  vie  par- 
faite au  fort  de  l'action,  lorsqu'il  paraît  au  milieu  des 
âmes  consacrées  à  Dieu,  comme  Tenvové  du  ciel.  Ici 
le  mot  est  exact,  non-seulement  pour  la  foi  et  par  la 
mystérieuse  vérité  des  choses,  mais  encore  pour  les 
sens,  pour  l'oreille  et  pour  le  reg^ard,  qui  allaient 
jusqu'à  l'illusion.  On  croyait  entendre,  on  croyait 
voir  un  personnage  céleste,  Jésus  lui-même;  comme 
il  arriva  au  premier  monastère  de  la  Visitation  de 
Marseille,  quand,  après  l'avoir  entendu  quelques 
instants  au  parloir,  devisant  de  la  vertu,  les  religieuses 
se  disaient  l'une  à  l'autre,  sous  une  même  impression 
d'admiration  :  «  Ce  n'est  pas  un  homme,  c'est  Jésus 
lui-même.  » 

Elles  ajoutent  ces  paroles  :  «Au  mois  de  décembre 
1845,  pour  l'Immaculée  Conception,  le  P.  Barrelle 
voulut  bien  donner  une  retraite  à  nos  élèves.  Il  nous 
retraçait  d'une  manièie  touchante  la  sainte  humanité 
du  Sauveur;  tout  en  lui  nous  la  rappelait  de  même, 
lorsqu'il  vint  pour  d'autres  instructions  à  la  commu- 
nauté ;  si  bien  que  nous  croyions  entendre  Jésus  en 
personne.  » 

Citons  encore  en  témoignage  une  religieuse  d'une 
éminente  vertu;  une  âme,  comme  on  disait  dans  sa 
communauté,  de  l'école  du  P.  Barrelle,  ayant  l'esprit, 
le  style  et  les  vertus  du  maître. 

a  J'ai  commencé  à  connaître  le  saint  P.  Barrelle 

TOM.    II.  '  7 


110  CHAPITRE  VINGT-SIXIÈME. 

par  une  de  ses  instructions  sur  l'amour  du  divin 
Cœur,  que  j'entendis  au  noviciat.  Nouvelle  novice  de 
deux  mois ,  je  reçus  de  cette  lecture  une  telle  impres- 
sion que,  ne  pouvant  soupçonner  que  celui  qui 
l'avait  faite  pût  vivre  encore,  je  croyais  avoir  entendu 
les  dernières  paroles  d'un  cœur  trop  embrasé  d'amour 
pour  battre  encore  dans  une  poitrine.  J'allai  inconti- 
nent trouver  la  Maîtresse  des  novices,  pour  lui  de- 
mander le  nom  du  saint  qui  avait  si  bien  parlé. 

»  Mon  intention  était  de  m'adresser  à  lui  dans  une 
neuvaine ,  pour  obtenir  un  peu  de  cet  amour  qui 
l'avait  consumé.  Je  le  croyais  si  bien  au  ciel!  Ab  !  que 
c'eût  été  trop  tôt,  et  pour  nous  et  pour  tout  le  bien 
qu'il  devait  faire  encore!  Quelle  fut  ma  surprise  et 
mon  cri  de  joie  quand  la  Mère  maîtresse  me  répon- 
dit :  —  «  Mais  il  vit,  ce  saint,  g^râce  à  Dieu,  et  vous 
M  pourrez  le  voir  un  jour;  c'est  même  une  faveur  que 
»  je  vous  soubaite  vivement!  » 

M  II  y  eut  pour  moi  dans  cette  réponse  comme 
une  assurance  de  salut  et  un  gage  de  persévérance 
dans  ma  vocation,  qui  avait  été  un  peu  ébranlée. 
Je  sentis  à  ce  moment  que  le  Seigneur,  dans  son  infi- 
nie miséricorde,  m'avait  ménagé  de  toute  éternité  ce 
bien  si  grand  de  parler  de  mon  âme  à  un  saint  que  je 
croyais  au  ciel  et  qui,  à  vrai  dire,  devait  pour  tou- 
jours m'en  laisser  le  parfum  salutaire.  Oui,  je  puis  le 
dire ,  c'était  comme  du  ciel  que  tout  me  venait  de  lui 
et  par  lui.  Notre-Seigneur  en  soit  mille  fois  béni  et 
remercié! 

»  Jamais  je   n'ai   rencontré  tant    de    force  unie  à 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  111 

une  si  parfaite  mansuétude.  On  peut  dire  qu'il  insi- 
nuait dans  les  âmes  les  vérités  qu'il  prêchait,  non- 
seulement  par  sa  parole  forte,  animée  et  brûlante, 
mais  encore  par  toute  sa  personne  ;  son  regard ,  ses 
gestes,  tout  en  lui  était  une  prédication  persuasive, 
entraînante.  » 

Sa  méthode  dans  les  retraites  était  de  s'emparer 
d'une  idée  unique,  d'une  formule  qui  la  présentait 
en  relief.  Alors  portant  obstinément  tout  l'effort  de 
Fâme  sur  un  même  point,  il  burinait  plus  profon- 
dément en  elle  la  vérité,  et  inoculait,  pour  ainsi 
dire  à  coup  sûr,  la  vertu  comme  dans  la  moelle  de  la 
volonté. 

Si  dans  la  prédication  ordinaire,  s'adressant  à  un 
auditoire  intermittent,  à  une  assemblée  multiple  par 
la  variété  et  le  contraste,  soit  des  dispositions  mo- 
rales, soit  de  la  science  chrétienne,  une  doctrine 
substantielle,  une  éloquence  insoucieuse  des  prestiges 
humains  pouvait  avoir  une  réussite  inégale  ;  il  n'en 
était  plus  de  même  devant  un  auditoire  plein  de  foi, 
placé  sans  interruption  pendant  plusieurs  jours  sous 
le  flot  d'une  parole  qui  jaillissait  imperturbablement 
sur  un  même  point,  toute  débordante  de  surnaturel  et 
d'amour  divin.  Parmi  les  innombrables  retraites  qu'a 
données  le  P.  Barrelle  dans  les  communautés,  à  peine 
s'en  pourrait-il  rencontrer  une  ou  deux  dont  le  succès 
ait  été  médiocre. 

Dans  ces  conférences  religieuses,  sa  parole  n'était 
plus  la  même  que  lorsqu'elle  s'adressait  à  des  sécu- 
liers. Plus  sobre,  plus  austère  de  formes,  elle  donnait 


112  CHAPITRE    VI.NGT-SIXIÈME. 

la  vérité  sans  façon,  sans  ménagements.  Tous  les 
esprits  n'étaient  pas  également  capables  de  ce  hardi 
regard  sur  la  lumière.  Tandis  qu'à  leurs  yeux  s'étalait 
sans  adoucissement  l'austère  clarté  de  l'abnégation, 
quelques-uns,  un  moment  éblouis,  perdaient  ensuite 
peu  à  peu  cet  enivrement  passager  de  la  vérité.  Son 
souvenir  allait  s'affaiblissant ,  et  l'élan  de  l'admiration 
s'évanouissait.  Communément  au  contraire,  n'eût-on 
entendu  qu'un  discours,  on  en  gardait  l'immortelle 
empreinte,  on  revenait  vingt  ans,  trente  ans  plus 
tard  à  cet  impérissable  souvenir;  comme  certains 
privilégiés  de  la  grâce  reviennent  aux  réminiscences 
toujours  fraîches  d'une  apparition  surnaturelle. 

Le  P.  Barrelle  se  répétait  rarement.  Il  lui  était  plus 
facile  de  puiser  une  suite  nouvelle  de  pensées  dans  le 
trésor  de  son  cœur,  que  de  ranimer  sous  son  regard 
l'étincelle  endormie  dans  la  trame  écrite  d'une  retraite. 

D'un  jet  sa  plume  répandait  sans  efforts  le  projet 
développé  d'une  retraite  entière,  abondant  de  pen- 
sées, ordonné  comme  un  plan  de  bataille,  plein  de 
l'inspiration  des  Ecritures;  son  cœur  s'emparait  de  ce 
thème,  et  lui  donnait  cette  vie  qu'il  fallait  recueillir 
sur  l'heure  descendant  des  hauteurs  du  saint  amour; 
semblable  à  la  manne  que  nul  ne  pouvait  goûter  s'il 
ne  la  recueillait  descendant  des  cieux  avant  le  pre- 
mier soleil. 

Pour  ne  parler  que  des  communautés  religieuses, 
il  nous  reste  une  quarantaine  de  ces  projets  de  re- 
traites, développés  de  la  main  du  P.  Barrelle.  Ils  se 
présentent  presque  tous  avec  leur  idée  mère  carac- 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  113 

tërisée  dans  le  titre.  Parmi  les  triduum ,  c'est  le  grain 
de  sénevé,  petite  semence  qui  doit  mourir  en  terre 
afin  de  fructifier.  C'est  Lazare,  ou  connaissance  et 
mépris  de  soi.  C'est  Zacliée,  modèle  de  l'âme  reli- 
gieuse ainsi  que  des  prévenances  gratuites  dont  elle 
est  l'objet.  C'est  le  commentaire  de  ces  paroles  :  Il 
faut  que  Jésus  croisse  et  que  je  diminue.  D'autres  sur 
l'esprit  de  sacrifice,  sur  la  sainteté  religieuse,  sur  la 
ferveur,  sur  la  fidélité;  enfin  sur  ces  paroles  :  Renou- 
velez-vous dans  l'esprit  de  votre  esprit. 

Le  triduum  intitulé  Des  dettes,  a  pour  texte  ces 
mots  :  Reddite  omnibus  debitiun. 

L'âme  religieuse  est  établie  en  face  du  divin  Créan- 
cier, qui  revendique  ses  droits.  Jésus  apparaît  d'abord, 
comme  modèle,  acquittant  ses  dettes  en  toute  rigueur, 
d'une  manière  digne  d'admiration.  En  parallèle, 
l'âme,  appelée  à  rendre  compte,  pèse  la  multitude 
de  ses  obligations.  A  son  tour  elle  est  requise  d'ac- 
quitter envers  Jésus-Christ  ses  dettes  nombreuses  avec 
simplicité  de  vue,  véhémence  de  désir,  plénitude 
d'amour,  constanbe  de  volonté  et  délicatesse  d'action. 

Le  P.  Barrelle  s'adresse-t-il  aux  filles  de  sainte 
•Thérèse,  c'est  l'esprit  du  Carmel  qui  fournit  le  sujet 
de  son  triduum. 

Parle-t-il  aux  religieuses  de  la  Visitation,  il  s'em- 
pare d'une  parole  de  leur  mère,  sainte  Chantai  : 

«  Toute  votre  nécessité  est  de  vous  aftermir  dans  le 
train  d'une  entière  et  totale  dépendance  de  Dieu,  et 
ceci  sans  exception,  et  d'élever  votre  cœur  au-dessus 
de  tout  par  cette  unique  pratique  de  regarder  Dieu, 


114  CHAPITRE    VINGT-SIXIEME. 

vous  contentant  de  ce  qu'il  vous  donne;  car  enfin  une 
seule  chose  est  nécessaire,  qui  est  d'avoir  Dieu.  » 

Ce  dernier  mot  l'arrête  :  Avoir  Dieu!  La  dépen- 
dance de  Dieu,  voilà  le  but.  Elever  son  cœur  à  Dieu, 
regarder  Dieu,  se  contenter  de  ce  que  Dieu  donne, 
voilà  les  trois  moyens. 

'  En  passant,  notons  une  particularité.  Cette  re- 
traite, comme  beaucoup  d'autres,  est  tracée  en  en- 
tier sur  le  revers  d'enveloppes  de  lettres  qui  [)ortent 
le  timbre  des  jours  précédents.  Il  faut  que  le  pauvre 
de  Jésus-Christ  se  retrouve  dans  les  plus  menus  détails. 

S'agit-il  des  retraites  de  huit  jours?  L'une  a  pour 
tftre  :  Dieu  seul  est  bon.  L'autre  :  Jésus  victime. 
Une  troisième  :  Vouloir  faire  et  souffrir  tout  ce  que 
Dieu  veut.  Celle-ci  est  intitulée  :  La  recherche  de 
Dieu.  Celle-là  développe  la  maxime  évangélique  porro 
unum  est  necessarium,  sous  ce  titre  :  Jésus-Christ  ou 
l'unique  nécessaire.  Celle  qui  a  pour  formule  :  Tout 
doit  être  à  Jésus-Christ,  commence  par  établir  le  droit 
fondamental  du  Sauveur;  puis  elle  dénonce  plusieurs 
esprits  hostiles  à  l'esprit  de  Jésus-Christ.  Première- 
ment l'esprit  mauvais,  secondement  l'esprit  mondain, 
troisièmement  l'esprit  charnel,  en  dernier  lieu  l'es- 
prit propre.  La  nature  de  celui-ci,  son  origine,  ses  ré- 
sultats, savoir  le  ravage  et  le  trouble  intérieur,  tout 
est  analysé  avec  une  fine  ironie. 

Ecoutons  un  instant  : 

«  L'esprit  propre  habite  dans  le  fin  fond  de  notre 
être  ;  une  très-petite  place  suffit  pour  le  loger,  lui  et 
tout  son  cortège;  car,  d'une  taille  svelte  et  souple,  il 


LES  RETRAITES    SPIRITUELLES.  115 

possède  une  des  qualités  des  corps  glorieux  ,  la  sub- 
tilité. Oui,  il  se  glisse,  il  s'insinue  partout  avec  une 
admirable  aisance.  On  le  croit  à  cent  lieues,  mais  il 
est  là ,  alors  qu'il  est  le  moins  attendu  ;  il  est  là  avec 
la  plénitude  de  son  mérite,  toujours  frais  et  dispos, 
vermeil  à  faire  plaisir. 

M  Ne  vous  effrayez  pas,  pauvres  âmes!  mais,  en 
vous  épargnant  vous-mêmes,  je  voudrais  massacrer 
cet  infernal  composé  d'astuce  et  d'amour  de  soi  qu'on 
appelle  l'esprit  propre. 

»  Il  porte  l'homme  à  se  considérer,  à  se  consulter, 
à  s'écouter  en  tout,  à  détruire  par  une  lutte  acharnée 
tout  ce  qui  lui  est  contraire ,  ou  du  moins  à  s'y  déro- 
ber. L'orgueil  fait  son  fond  et  son  caractère  distinctif; 
le  mot  latin  l'indique  :  superbia,  qui  se  place  au- 
dessus  de  ce  qui  lui  est  dû.  En  effet ,  ramenant  tout 
à  soi,  n'envisageant  les  choses  que  par  rapport  à  soi, 
l'esprit  propre  se  met  au-dessus  de  tout. 

»  Mon  prochain  parle,  je  n'estime  ses  pensées 
qu'autant  qu'elles  sont  conformes  aux  miennes  ;  pour 
peu  qu'elles  ne  s'y  ajustent  pas ,  je  les  rejette  sans 
plus  d'examen.  Mon  prochain  agit,  je  méprise  ou 
j'aime  son  action,  selon  qu'elle  est  en  plus  ou  moins 
parfaite  harmonie  avec  mes  idées.  Je  veux  bien  avoir 
des  supérieurs  ;  oh!  oui ,  j'ai  le  respect  et  l'amour  des 
supériorités,  à  une  condition  pourtant,  c'est  qu'elles 
ne  me  heurteront  pas,  moi. 

w  Vous  le  voyez,  l'esprit  propre  monte,  monte 
toujours,  il  escalade  toutes  les  hauteurs,  même  les 
hauteurs  divines.  Au  fond,  le  péché  n'est  que  cela  : 


116  CHAPITRE  VINGT-SIXIÈME. 

Dieu  commande  telle  chose,  elle  me  déplaît,  à  moi; 
je  n'obéirai  pas  !  C'est  un  tribunal  intérieur  où  tout  est 
pesé,  mesuré,  rogné  à  la  mesure  du  moi  humain. 
Que  les  intérêts  personnels  ne  soient  point  compromis, 
on  accepte  tout  ;  sont-ils  tant  soit  peu  froissés ,  on  se 
cabre  ou  on  se  retire. 

»  Telle  est  la  tendance  humaine  :  la  pleine  et  pre- 
mière supériorité ,  c'est  moi  ;  en  moi ,  ce  qui  est  beau 
et  bien;  rien  de  bon  en  ce  monde  que  selon  moi;  le 
moi  en  un  mot  est  la  règle,  la  raison  dernière,  et 
tout  ce  qui  dépasse  sera  éliminé  sans  miséricorde.  » 
Ces  lignes  suffisent  à  faire  apprécier  la  finesse  inci- 
sive du  moraliste.  Il  faut  de  plus  pour  connaitre  ce 
prédicateur  des  saints  exercices,  lire  attentivement 
quelqu'une  de  ses  retraites  spirituelles;  elles  sont 
pleines  de  substance,  de  nerf  et  de  simplicité. 

Pareil  à  ces  terres  fertiles  en  froment ,  auxquelles 
on  ne  demande  pas  volontiers  une  récolte  moins  no- 
ble, l'esprit  du  P.  Barrelle  gardait  une  riche  unifor- 
mité dans  ses  productions.  Il  nourrissait  les  âmes  d'un 
petit  nombre  de  vérités  substantielles,  toujours  les 
mêmes  sous  la  variété  constante  de  la  forme. 

Se  servait-il  par  exception  de  cadres  déjà  déve- 
loppés dans  quelque  autre  enceinte,  alors  même  sa 
parole  se  modifiait  selon  les  âmes.  Sa  marche  était 
libre.  Il  lui  arrivait  de  la  changer  soudain  d'une  in- 
struction à  l'autre,  comme  un  pilote  qui  modifie  la 
manœuvre  selon  le  vent.  Quelque  thème  qu'il  choisit, 
quelque  forme   qu'il   employât,  c'était  toujours  une 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  117 

même  doctrine;  il  en  maniait  le  fond  avec  une  sou- 
plesse étonnante. 

A  envisager  superficiellement  les  choses,  on  pou- 
vait ne  pas  retrouver  du  premier  coup  d'œil  la  méthode 
de  saint  Ignace;  mais  le  P.  Barrelle  a  anticipé  de 
trente  ans  sa  réponse  à  une  objection  peu  réfléchie; 
il  suffit  de  consulter  le  septième  chapitre  de  cette  his- 
toire pour  comprendre  combien  cette  méthode  lui 
était  chère. 

Quiconque  a  l'intelligence  des  Saints  Exercices  re- 
connaît bientôt  que  le  P.  Barrelle  y  ajuste  sa  pensée; 
mais  avec  l'ampleur  et  la  souplesse  que  donne  une 
connaissance  approfondie  de  leur  esprit.  Toujours, 
avec  l'allure  appropriée  aux  âmes  qui  l'écoutent,  on 
retrouve  la  vérité  fondamentale,  et  c'est  sa  forme  et 
sa  physionomie  qui  donnent  un  caractère  distinct  à 
chaque  retraite  :  toujours  les  grandes  vérités  de  la 
première  semaine;  toujours  le  Règne  de  Notre-Sei- 
gneur  et  les  mystères  de  sa  vie  ,  toujours  de  ces  mys- 
tères il  fait  jaillir,  par  la  contemplation  ou  par  l'analyse 
surnaturelle,  les  vertus  du  divin  Modèle,  moule  cé- 
leste sur  lequel  doivent  se  façonner  nos  vertus. 

Nous  laisserons  les  yeux  inexpérimentés  ne  recon- 
naître les  personnes  qu'au  vêtement  qui  les  couvre. 
Pour  nous,  sous  la  variété  des  costumes,  nous  retrou- 
verons toujours  la  pensée  mère  des  Saints  Exercices. 
Heureuse  liberté  d'allure  qui  écarte  le  danger  de  la 
routine,  et  qui  épargne  aux  esprits  peu  profonds  une 
fastidieuse  monotonie. 

«  Il  faut  que  vous  ayez  patience  avec  moi ,  chères 

7. 


118  CHAPITRE   VINGT-SIXrÈME. 

âmes,  disait-il  dans  une  retraite/ car  je  reviens  tou- 
jours sur  les  mêmes  choses,  ou  plutôt  sur  un  seul 
objet,  Jésus-Christ!  Jésus-Christ!  Mais  le  Saint-Esprit 
le  veut  ainsi.  Il  veut  que  je  bâtisse  en  vous  par  la 
base  sur  ce  fondement  solide.  Ainsi,  supportez-moi 
encore  un  peu,  ou  plutôt  supportez  Dieu  qui  vous 
parle  par  la  bouche  de  son  pauvre  serviteur.  » 

Oui,  Jésus-Christ,  c'était  son  fond ,  c'était  comme 
la  substance  de  son  cœur,  c'était  la  plénitude  de  ses 
discours,  c'était  la  passion  de  son  zèle,  c'était  son  don 
et  sa  grâce  ;  et  nous  ne  sachons  pas  qu'une  autre 
bouche  ait  jamais  eu  la  sainte  fortune  de  parler  plus 
souvent  de  Jésus-Christ. 

Jésus-Christ  était  son  unique  discours  aux  hommes, 
c'était  tout  son  discours  quand  il  parlait  à  Dieu,  toute 
sa  prière.  Le  soir  d'un  jour  de  fête,  comme  il  avait 
paru  tout  plein  d'une  même  pensée  tout  le  long  du 
jour,  il  ne  put  contenir  son  cœur  et  il  dit  :  —  «  Ce 
matin  j'avais  beaucoup  à  dire  à  mon  Dieu  :  j'avais  à 
remercier,  j'avais  à  demander  pardon,  j'avais  à  obte- 
nir des  grâces;  alors  je  n'ai  dit  qu'un  mot  :  Jésus- 
Christ!    et  j'ai  senti  que  ma  prière  était  terminée.  » 


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LES  RETRAITES   SPIRITUELLES.  119 


CHAPITRE  XXVII. 

LES  RETRAITES   SPIRITUELLES. 

Mission  spéciale  pour  la  congrégation  du  Sacré-Cœur. — Admirable 
esprit  d'obéissance.  —  Tendresses  paternelles.  —  Les  influences 
du  Saint-Esprit.  —  Vertus  du  prédicateur.  —  Efficacité  de  sa 
parole. 

Laissant  de  côté  tant  d'autres  horizons  de  la  vie 
parfaite,  savamment  explorés  par  le  P.  Barrelle  dans 
un  long  apostolat  près  des  âmes  religieuses ,  nous 
mentionnerons  seulement  la  retraite  sur  la  vie  inté- 
rieure. Elle  fut  donnée  en  1842  aux  Mères  conseil- 
lères des  Dames  du  Sacré-Cœur,  réunies  aux  Anglais^ . 
On  sent  que  l'homme  de  Dieu  parlait  à  des  âmes 
fortes.  Jamais  cœurs  g^énéreux  ne  furent  placés  d'une 
main  plus  virile  sous  l'inexorable  logique  de  la  grâce 
et  de  la  vocation  ;  jamais  plus  impitoyable  lumière  ne 
fut  portée  dans  les  détours  du  cœur ,  ni  plus  avide- 
ment reçue. 

Le  bon  Père  savait  à  qui  s'adressaient  ses  vigou- 
reux enseignements.  Depuis  tantôt  trente  ans,  à  cette 
époque,  qu'il  s'occupait  des  Dames  du  Sacré-Cœur,  il 
exerçait  sur  elles ,  dans  une  assez  large  mesure ,  une 
espèce  de  paternité.  En  bien  des  maisons,  comme  à 

*  Ce  nom  désigne  une  ancienne  maison  de  campagne  située  der- 
rière la  colline  de  Fourvières,  où  se  trouve  aujourd'hui  un  pen- 
sionnat du  Sacré-Cœur. 


120  CHAPITRE    VINGT-SEPTIEME. 

Avi(}non,  par  exemple,  ou  comme  à  la  Ferranclière, 
on  rappelait  tout  simplement  le  Père,  par  antono- 
mase; à  Gonflans,  qui  est  le  noviciat  principal  de  la 
Congrégation,  on  l'avait  surnommé  V Apôtre  du  Sacré- 
Cœur. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  rendît  au  zèle  dévoué  de  tant 
d'autres  religieux  éminents  l'hommage  d'estime  et  de 
reconnaissance  qu'ils  savaient  si  bien  mériter;  mais 
une  sorte  de  désignation  providentielle  avait  mêlé  de 
plus  près  l'action  du  P.  Barrelle  aux  progrès  et  pres- 
que aux  origines  de  la  Société. 

Un  don  d'en  haut  lui  avait  été  accordé,  soit  pour 
discerner  les  âmes  réservées  parla  grâce  à  la  Congré- 
gation du  Sacré-Cœur,  soit  pour  répandre  et  déve- 
lopper dans  ses  membres  l'esprit  de  la  Société  ;  un 
don  et  un  prestige  surnaturels  pour  appeler  à  soi  leur 
plus  entière  confiance,  mêlée  d'une  vénération  crain- 
tive pour  la  sublimité  de  sa  direction. 

Le  P.  Barrelle  n'ignorait  pas  ce  don  du  ciel.  Après 
une  retraite  ecclésiastique  suivie  d'un  éclatant  succès, 
la  supérieure  d'un  pensionnat  s'étonnait  qu'au  lieu  de 
se  livrer  exclusivement  à  ce  genre  de  ministère,  plus 
universel  et  plus  digne  de  son  talent,  il  condescendît 
à  évangéliser  des  communautés  religieuses  et  des  en- 
fants. —  «  Mère!  Mère!  répliqua-t-il,  on  me  blâmera 
peut-être,  on  me  condamnera,  mais  je  le  sais,  je  le 
sais  :  j'ai  reçu  de  Dieu  une  mission  pour  le  Sacré- 
Cœur.  Il  faut  que  je  l'accomplisse  fidèlement  pour  la 
gloire  de  Jésus-Christ.  » 

De  fait,  la  supérieure  générale,  la  Très-Révérende 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  121 

Mère  Barrât,  fondatrice  "de  la  Congrégation,  ayant 
apprécié  personnellement,  soit  par  les  retraites  où 
elle  assista,  soit  par  ses  autres  rapports  de  direction 
avec  le  saint  homme,  le  don  qu'il  avait  reçu  pour  sa 
société,  sollicita,  à  son  insu,  et  obtint  du  Très-Révé- 
rend Père  Général  de  la  Compagnie  l'autorisation 
écrite  d'employer  le  P.  Barrelle,  partout  où  cela  se 
pourrait,  au  bien  de  sa  Congrégatiou. 

Jamais  le  bon  religieux  ne  se  prévalut,  même  une 
fois,  auprès  de  ses  supérieurs  immédiats  de  cet  assen- 
timent de  son  Général.  Alors  même  qu'il  se  sentait 
au  cœur  l'inclination  de  la  grâce  pour  le  bien  de  telle 
ou  telle  communauté,  il  n'aurait  eu  garde  d'influen- 
cer par  une  parole  les  déterminations  de  l'obéissance. 
Un  mot  lui  aurait  suffi  ;  ce  mot  ne  sortit  jamais  de  sa 
bouche.  Il  faisait  taire  aussi  bien  les  inclinations  du 
zèle  que  toute  autre  tendance  du  cœur,  pour  écouter 
le  pur  instinct  de  l'obéissance.  II  exposait  ingénument 
les  demandes  dont  il  était  l'objet,  se  tenant  en  esprit 
de  foi  dans  les  limites  de  la  plus  scrupuleuse  réserve 
sur  des  motifs  quelquefois  décisifs.  Il  interrogeait  la 
volonté  de  son  Provincial,  il  ne  faisait  pas  de  demande  ; 
jamais  de  préférence  exprimée,  bien  moins  une  in- 
stance. Dieu  ne  saurait-il  pas  inspirer,  à  ceux  qui 
devaient  décider  en  son  nom,  ce  qui  serait  selon  ses 
divins  conseils? 

Ainsi  abandonna-t-il  souvent  des  œuvres  vivement 
désirées.  Ainsi  le  vit-on  demeurer  des  années,  à  deux 
pas  de  telle  communauté  où  le  poussait  l'Esprit  de 
Dieu,  où   l'appelaient   d'ardents   désirs,   quelquefois 


122  CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME. 

des  besoins  spirituels  impérieux,  attendant,  sans  la 
provoquer,  l'impulsion  de  l'obéissance.  La  sagesse  sur- 
naturelle n'était-elle  pas  le  lot  assuré  de  ses  supé- 
rieurs? Ce  qu'ils  faisaient  était  bien  fait.  Sa  prudence 
à  lui  c'était  la  simplicité  des  enfants.  Politique  à 
rebours  ,  ayant  pour  toute  finesse  la  candeur ,  pour 
ressorts  cachés  l'humble  foi  et  l'aveugle  amour  de  la 
divine  volonté. 

En  1853,  les  supérieurs  provinciaux  de  la  Com- 
pagnie en  France  convinrent  de  certaines  mesures 
d'administration  intérieure  propres  à  maintenir  la 
mutuelle  harmonie  des  rapports  dans  leur  juridiction 
religieuse.  Alors  recteur  du  noviciat  d'Avignon ,  le 
vertueux  Jésuite,  écrivant  à  une  communauté  située 
dans  le  nord  de  la  France ,  se  fait  ainsi  l'application 
de  la  mesure  adoptée. 

«  Vous  me  parlez  de  la  retraite  de  vos  chères  en- 
fants. Mon  cœur  n'a  point  tardé  de  se  mettre  en 
rapport  avec  vous.  Mais  d'après  des  conventions  faites 
entre  Provinciaux,  il  faut  aujourd'hui  quelque  chose 
de  plus  ;  le  consentement,  je  veux  dire  et  du  Supérieur 
local  et,  par  son  entremise  s'il  a  la  bonté  de  s'en 
charger,  du  R.  P.  Provincial.  Je  présenterai  ensuite 
votre  demande,  ainsi  autorisée,  à  notre  R.  P.  Pro- 
vincial, et  nous  connaîtrons  par  là  le  bon  plaisir  divin , 
pour  lequel  seul  il  nous  faut  vivre,  parler,  confesser 
et  aussi  souffrir,  ma  Mère!  Ah!  quel  bonheur  de 
n'avoir  point  d'autre  but  à  envisager,  et  de  se  voir 
dans  la  douce  nécessité  de  ne  jamais  s'écarter  de  cette 
ligne  toute  sainte  !  » 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  123 

Cependant  les  supérieurs  ont  témoigné  leur  désir 
que  la  retraite  en  question  soit  donnée  ;  avec  quelle 
délicate  réserve  il  en  exprime  sa  satisfaction  : 

«  J'ai  reçu  hier  la  nouvelle  que  j'attendais  pour 
vous  et  aussi  pour  mon  cœur,  qui ,  croyez-le  bien ,  ne 
s'est  pas  détaché  de  Kientzheim ,  par  la  raison  qu'il 
doit  aimer  toujours  Jésus  et  tout  ce  qui  est  étroite- 
ment uni  à  Jésus.  Or,  c'est  sous  cet  aspect  seulement 
que  j'envisage  cette  maison,  qui  m'a  été,  qui  m'est, 
qui  me  sera  toujours  bien  chère.  Jugez  si  je  puis  re- 
garder comme  une  faute  ou  une  imperfection  cette 
attache  que  j'ai  et  que  je  me  plais  à  avoir.  Nous  nous 
retrouverons  donc  encore,  si  rien  n'y  met  plus  obstacle, 
ni  de  la  part  de  Notre-Seigneur,  ni  de  la  part  des 
créatures. 

»  Le  bon  P.  Provincial  suppose  que  le  P.  supérieur 

de  N voit  sans  peine  mon  excursion  chez  vous;  et 

il  me  semble  que  vous  me  l'avez  écrit.  Oh  !  la  sainte 
charité  avant  tout,  et  jamais  de  bien  cherché  ou  ac- 
quis avec  lésion  d'autrui.  » 

Et  toutefois  c'était  cette  maison  si  chère  à  son 
cœur  d'apôtre  au  sujet  de  laquelle,  quatre  ans  plus 
tôt,  il  écrivait  ces  lignes  : 

u  Je  sens,  ma  bonne  Mère,  toutes  les  fois  que  je 
parle  de  votre  maison  et  que  j'en  reçois  des  nou- 
velles ,  ce  je  ne  sais  quoi  de  paternel  qui  remue  le 
cœur.  C'est  vous  dire  que  j'ai  emporté  de  là  des  im- 
pressions bien  profondes,  et  qu'il  sera  bien  difficile  au 
temps,  qui  cependant  efface  tout,  de  mordre  assez 
avant  dans  mon  cœur  pour  y  détruire  ce  qu'y  a  incrusté 
notre  bon  Sauveur. 


124  CHAPITRE  VINGT-SEPTIÈME. 

»  Goninient  cela  s'est-il  fait?  Par  le  bien  que  j'ai  vu 
opérer  là  par  l'esprit  de  Notre-Seigneur  d'une  ma- 
nière plus  sensible  qu'ailleurs.  C'est  ainsi  du  moins 
que  je  me  l'explique,  ne  voyant  pas  d'autre  raison  de 
ce  que  j'ai  et  porte  au  fond  du  cœur.  " 

S'il  y  a  des  bénédictions  célestes  pour  la  vertu ,  il 
est  aisé  de  deviner  celles  qui  tombaient  sur  un  zèle  si 
humble  et  si  pur.  Tantôt  c'est  le  bon  religieux  lui- 
même  qui  le  confesse  à  demi-mot,  tantôt  c'est  la 
grâce  qui  éclate  et  qui  le  trahit  : 

«  Mon  cœur  ne  se  tourne  jamais  vers  votre  bonne 
maison  sans  ressentir  de  la  joie  d'y  avoir  laissé  tomber 
quelques  grâces  et  moissonné  de  bien  douces  consola- 
tions. Notre-Seigneur  a  daigné  être  bien  bon  là  pour 
son  pauvre  serviteur,  w 

L'allusion  va  s'expliquer  en  partie  par  le  témoignage 
de  la  supérieure  actuelle  : 

«  C'était  le  jour  de  clôture  de  la  retraite  pour  le 
pensionnat.  On  conduisit  au  Père  une  de  nos  enfants 
qui,  précisément  ce  jour-là,  avait  abjuré  le  protes- 
tantisme et  reçu  le  baptême.  Elle  trouva  le  bon  Père 
prosterné  et  anéanti  dans  son  antichambre,  qui  avait 
une  petite  fenêtre  sur  le  sanctuaire  :  il  n'entendit  pas 
même  ouvrir  la  porte,  et  ce  ne  fut  qu'après  qu'on  lui 
eut  adressé  la  parole  à  plusieurs  reprises,  que  le 
Père  se  leva;  mais  il  ne  put  proférer  un  seul  mot;  il 
se  contenta  de  montrer  le  tabernacle,  la  statue  de  la 
sainte  Vierge,  et  de  donner  sa  bénédiction  à  l'heu- 
reuse enfant  de  l'Eglise.  Cette  statue  de  Marie  que  le 
Père  montra,  la  représentait  à  l'âge  de  trois  ou  quatre 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  125 

ans,  priant,  à  genoux,  dans  le  temple,  les  mains 
croisées  sur  la  poitrine;  elle  faisait  les  délices  du  bon 
Père,  et  nous  l'avons  vu  plusieurs  fois,  à  son  arrivée 
dans  la  maison,  témoigner  une  grande  joie  de  re- 
trouver sa  petite  Marie,  lui  baiser  les  mains,  avec 
cette  douce  et  tendre  piété  qui  lui  était  particulière. 

«  C'était  auprès  du  tabernacle  que  le  bon  Père 
passait  tout  le  temps  que  lui  laissaient  les  instructions 
et  les  confessions;  le  calme  de  notre  solitude  favorisait 
singulièrement  son  attrait  pour  le  silence  et  l'oraison.  » 

Ainsi  le  pieux  apôtre  conservait  son  âme  sous  l'ac- 
tion directe  du  Saint-Esprit.  Il  en  subissait  si  fortement 
la  direction  et  l'influence,  que  de  mystérieuses  impuis- 
sances l'arrachant  aux  pensées  qu'il  avait  préparées , 
la  grâce  l'emportait  irrésistiblement  et  soudain  à  des 
considérations  tout  autres,  nous  allions  dire  tout 
opposées.  La  Ferrandière,  la  maison  des  Anglais, 
Marmoutier,  Conflans,  Saint-Joseph  de  Marseifle, 
ont  vu  ces  revirements  subits.  Le  Père  avait  quelque- 
fois sous  les  yeux  les  notes  de  l'instruction  préméditée. 
Le  discours  fini,  il  disait  avec  surprise  :  —  «  Je  n'ai 
pas  pu  m'en  servir;  le  Saint-Esprit  n'a  pas  voulu. 
Notre-Seigneur  me  change  en  cinq  minutes  tout  ce 
que  j'ai  préparé.  » 

Souvent  aussi,  dominé  par  le  même  Esprit,  il  chan- 
geait de  genre  d'un  discours  à  l'autre,  tournant  sa 
voile  au  souffle  de  la  grâce.  Le  matin  on  eût  dit  ce 
vent  doux  et  léger  qui  se  lève  avec  l'aube;  le  soir 
c'était  l'esprit  des  tempêtes  faisant  entendre  les  éclats 
de  la  redoutable  justice.  Le  résultat  prouvait  la  sûreté 


126  CHAPITRE    V  INGT-^SEPTIEME. 

de  ce  divin  instinct.  —  «  Mon  Père,  lui  disait-on, 
vous  avez  été  terrible.  —  Que  voulez-vous,  dans  ces 
moments-là  ce  n'est  plus  moi  qui  suis  maître.  Dieu 
fait  ce  qu'il  veut.  »  Et  quand  il  arrivait  au  saint  tri- 
bunal, il  voyait  à  ne  s'y  point  méprendre  que  le  Sei- 
gneur avait  adapté  sa  parole  au  besoin  des  âmes.  Il 
sentait  même  sortir  de  ses  lèvres  comme  une  vertu 
surnaturelle  qui  pénétrait  les  cœurs. 

«  Telle  pensée  que  vous  avez  exprimée  est  allée 
droit  à  mon  âme,  mon  Père.  —  Oui,  j'ai  senti  qu'elle 
sortait  de  moi  et  entrait  en  vous  profondément.  » 

Quelquefois  sans  dessein  préconçu  il  allait  à  une 
communauté  religieuse,  poussé  par  un  mouvement 
intérieur.  Et  il  se  rencontrait  que  le  pensionnat  s'était 
mis  en  prière  pour  obtenir  sa  visite  ;  que  la  commu- 
nauté avait  importuné  le  bon  Dieu  pour  avoir  le  bon- 
heur de  Fentendre.  Il  était  donc  là,  il  faisait  son  oeuvre 
dans  les  âmes,  sa  mission  finie,  il  reprenait  sa  route. 

Empruntons  quelques  lignes  au  journal  deConflans  : 

«  8  juin  1854.  —  Nous  recevons  aujourd'hui,  par 
un  heureux  malentendu  ou  plutôt  par  une  secrète 
disposition  de  la  Providence,  la  visite  du  R.  P.  Bar- 
relle  :  au  lieu  de  se  rendre  de  Strasbourg  à  Lyon, 
ainsi  que  le  voulait  son  itinéraire,  le  bon  Père  se 
trompe  de  convoi  et  se  voit  avec  étonnement  trans- 
porté à  toute  vitesse  vers  Paris.  Nous  devons  à  cette 
méprise  le  bonheur  de  le  posséder  presque  toute  la 
journée.  Une  autre  circonstance  se  rattache  à  cette 
visite  inattendue  :  une  de  nos  novices  après  avoir  fait 
une  confession  générale  au  R.  P.  Barrelle  lors  de  son 


LES   RETRAITES    SPIRITUELLES.  127 

dernier  passage  à  Gonflans,,  conservait  un  vif  désir  de 
le  revoir  pour  lui  communiquer  encore  certaines  choses 
de  son  intérieur,  sans  pouvoir  néanmoins  conserver 
aucun  espoir  fondé  à  cet  égard ,  puisque  rien  ne  fai- 
sait présumer  la  prochaine  visite  du  bon  Père ,  elle 
priait  toutefois  avec  une  ferme  confiance,  et  c'est 
précisément  alors  que  le  Révérend  Père,  poussé  sans 
doute  par  son  bon  ange,  vint  nous  surprendre  et 
exaucer  les  vœux  de  notre  sœur.  » 

Voici  maintenant  le  prédicateur  de  retraite  dans  la 
simplicité  des  actions  quotidiennes.  Une  sœur  coadju- 
trice  nous  dicte  ses  observations,  nous  les  reprodui- 
sons fidèlement  : 

K  Tout,  dans  le  P.  Barrelle,  avait  quelque  chose 
de  si  digne  et  de  si  modeste,  qu'en  le  voyant  on  se 
sentait  porté  vers  Dieu;  sa  bonté  cependant  imposait 
le  respect,  tant  son  maintien  était  grave  et  religieux. 
Chargée  de  faire  ses  commissions  et  de  veiller  à  son 
service ,  je  le  trouvais  toujours  dans  le  même  recueil- 
lement. Mais  c'est  surtout  en  le  vovant  dire  la  messe 
que  j'étais  frappée  de  sa  dévotion  au  moment  de  la 
consécration.  Un  jour,  il  arriva  à  la  chapelle  des 
étrangers  lorsque  le  salut  venait  de  commencer  ;  je 
lui  proposai  d'entrer  dans  le  sanctuaire,  mais  il  me 
répondit  :  —  a  Je  suis  bien  ici,  »  et  se  mit  à  genoux  dans 
un  endroit  écarté,  où  il  se  tint  tout  le  temps  immobile 
et  sans  appui. 

»  Le  R.  P.  Barrelle  avait  un  ordre  parfait  et  don- 
nait peu  à  faire  aux  personnes  chargées  de  son  ser- 
vice. Les  moindres  attentions  étaient  reçues  par  lui 


128  CHAPITRE   VINGT-SEPTIEME. 

avec  une  reconnaissance  qui  confondait.  Il  prenait  un 
soin  remarquable  des  objets  à  son  usa(je,  et  prouvait 
ainsi  Testime  qu'il  faisait  de  la  pauvreté.  Ses  effets 
les  plus  usés  avaient  un  air  de  propreté  qui  cbarmait. 
Un  jour  on  lui  mit  des  mouchoirs  de  poche  en  bon 
état  à  la  place  des  siens  ;  mais  il  en  eut  une  véritable 
peine,  et  l'obéissance  seule  put  les  lui  faire  accepter. 
Il  me  fallut  aussi  lui  donner  du  papier  très-commun 
pour  prendre  ses  notes  ;  il  trouva  contraire  à  la  pau- 
vreté de  se  servir  de  celui  qu'on  lui  avait  préparé. 

»  Jamais  il  ne  touchait,  même  dans  les  plus  grandes 
chaleurs,  aux  petits  rafraîchissements  qu'on  lui  offrait 
ou  qu'on  déposait  dans  sa  chambre,  et  plus  d'une 
fois  il  me  fit  dire  à  la  sœur  cuisinière  que  deux  plats 
lui  suffisaient  et  qu'il  voulait  en  tout  être  servi  comme 
la  communauté.  Cependant  lorsque  sa  santé  exigeait 
quelques  soins,  il  se  laissait  faire  comme  un  enfant, 
et  sa  réponse  était  toujours  :  —  «  Eh  bien  ,  bonne 
»  sœur,  puisqu'on  le  désire,  je  le  veux  bien  aussi.  » 

»  Un  soir,  en  sortant  d'une  de  ses  instructions  de 
retraite,  il  fut  arrêté  dans  la  cour  par  une  de  nos 
sœurs  coadjutrices  qui  le  retint  assez  longtemps;  le 
bon  Père  avait  très-chaud,  et  le  serein  tombait.  Je 
pris  sur  moi  de  m' approcher  de  lui  et  de  lui  en  faire 
l'observation.  Aussitôt  il  congédia  la  sœur,  mais  il  le 
fit  avec  un  air  de  bonté  que  je  n'oublierai  jamais. 

w  Lorsque  je  lui  faisais  une  commission,  j'avais 
l'habitude  de  lui  demander  sa  bénédiction ,  et  le  bon 
Père  se  levait  aussitôt  pour  me  la  donner.  Je  craignais 
bien ,  d'une  part,  de  le  déranger  et  d'être  importune; 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  129 

mais  de  l'autre,  je  sentais  que  je  me  priverais  d'une 
grande  (;ràce  en  ne  la  lui  demandant  pas.  Enfin,  je 
lui  dis  un  jour  ma  pensée  là-dessus,  et  depuis  lors, 
le  bon  Père,  dès  que  je  me  présentais  devant  lui,  me 
bénissait  de  lui-même.  » 

Ces  dehors  simples  et  bons  ont  un  charme  qui  sied 
bien  aux  instruments  de  la  vertu  divine.  Ils  en  relèvent 
le  mérite ,  quand  on  les  rapproche  des  grands  effets 
surnaturels  qu'elle  sait  produire. 

Bien  souvent  un  progrès  important  se  décidait  au 
contact  de  cette  parole  qui  ne  proposait  rien  de  mé- 
diocre, qui,  à  force  d'être  généreuse,  semblait  dilater 
les  courages.  Un  état  nouveau  s'établissait  dans  les 
âmes,  et  l'effet  produit  n'avait  rien  de  fugitif;  il  avait 
quelquefois  une  portée  lointaine  et  décidait  d'une 
vie;  car  si  toute  parole  n'est  pas  excellente  à  tout 
besoin,  celle-ci  avait  communément  un  retentissement 
efficace. 

Elle  laissait  si  bien  la  place  à  Dieu  seul  !  Quelque- 
fois même  Dieu  éclatait  sensiblement  et  laissait  les 
esprits  sous  le  saisissement. 

En  1851,  le  P.  Barrelle  était  allé  donner  à  la  Fer- 
randière  le  triduum  de  fin  d'année  sur  Jésus  premier 
et  Jésus  dernier.  Au  milieu  d'une  instruction,  en- 
flammé peu  à  peu  par  l'ardeur  du  discours,  hors  de 
lui  de  saint  amour  et  de  besoin  de  le  répandre,  il  se 
leva  tout  à  coup  de  son  fauteuil,  comme  saisi  par 
l'inspiration ,  et  daus  son  transport  il  s'écria  :  — 
«Mes  enfants,  Alphonse  Ratisbonne  a  vu  la  sainte 
Yierge  et  il  a  tout  compris!  Eh  bien,   moi  je  vous 


130  CHAPITRE  VINGT-SEPTIEME. 

dis  :  J'ai  vu  Notre-Seigneur  et  j'ai  tout  compris  !  » 
Et  il  retomba  sur  son  fauteuil,  se  cacha  le  visage  dans 
les  mains ,  comme  anéanti  par  cette  explosion  pas- 
sionnée du  divin  amour.  Il  resta  sous  cette  impression 
plusieurs  minutes. 

Voici  une  conversion.  C'est  le  retour  d'une  âme  à 
la  ferveur  : 

«  J'étais  religieuse  depuis  bien  des  années ,  mais 
bien  loin  de  ma  première  ferveur.  Diverses  circon- 
stances et  plus  encore  le  manque  de  fidélité  à  la 
grâce  m'avaient  tellement  dé^;OLitée  de  ma  vocation, 
que  je  n'y  persévérais  que  par  un  reste  de  foi,  et  j'en 
trouvais  le  joug  insupportable  !  Connaissant  ces  dis- 
positions, mes  supérieures  jugèrent  devoir  me  faire 
suivre  une  retraite  donnée  par  le  R.  P.  Barrelle.  Je 
n'en  avais  nullement  envie;  lîien  persuadée  que  cette 
nouvelle  grâce  n'aurait,  comme  tant  d'autres  déjà 
reçues,  que  le  triste  résultat  de  me  rendre  plus  cou- 
pable devant  Dieu.  D'ailleurs  j'étais  peu  désireuse  des 
exercices  spirituels,  et  j'aimais  mieux  m'étourdir  que 
d'examiner  mon  triste  état. 

»  Il  fallut  obéir  néanmoins,  car  on  ne  me  laissa 
pas  le  choix.  Je  ne  connaissais  pas  le  P.  Barrelle, 
et  dés  que  je  le  vis,  je  fus  singulièrement  frappée;  son 
air  de  bonté  et  en  même  temps  la  gravité  religieuse  qui 
se  peignait  sur  tout  son  extérieur,  me  fireiit  une  grande 
impression.  En  l'entendant  parler,  la  finesse  de  ses 
pensées,  la  profondeur  de  son  regard,  un  mélange  de 
grande  douceur  et  de  mordant  dans  ses  expressions, 
tout  m'intéressa;  et  je  me  dis  en  sortant  de  la  pre- 


LES    RETRAITES    SPIRITUELLES.  131 

mière  instruction  :  Au  moins  cette  retraite  ne  m'en- 
nuiera pas. 

M  Mais  bientôt  ces  dispositions  si  imparfaites  durent 
céder  à  la  grâce  puissante  attachée  aux  paroles  de 
cet  apôtre  du  cœur  de  Jésus!  La  vérité  se  montrait 
à  mon  esprit  comme  jamais  je  ne  l'avais  comprise. 
Jamais  je  n'avais  rien  entendu  de  si  persuasif,  jamais 
rien  de  si  entraînant  n'avait  saisi  mon  cœur! 

»  De  plus,  je  demeurais  parfois  stupéfaite  en  enten- 
dant le  Père  répondre  à  mes  pensées  intimes.  Je  me 
rappelle  qu'une  fois,  entre  autres,  j'avais  le  cœur 
serré  de  crainte  à  l'exposé  terrible  qu'il  faisait  du  juge- 
ment de  l'âme  religieuse  infidèle;  mais  aucun  signe 
extérieur  ne  pouvait  me  trahir.  —  «  Pourquoi  ce 
trouble?  »  dit  le  Révérend  Père  en  fixant  les  yeux  sur 
moi;  et  parlant  alors  de  la  bonté  extrême  du  juge, 
jusqu'à  ce  que  cette  crainte  eût  fait  place  à  la  con- 
fiance,  il  ajouta  :  —  «  A  la  bonne  heure!  »  Je  me 
souciais  fort  peu  qu'on  s'aperçût  de  ces  apostrophes; 
aussi  je  me  composai  comme  si  je  n'avais  nullement 
compris  qu'elle  me  fussent  adressées;  mais  au  fond 
j'étais  bouleversée,  car  je  ne  pouvais  douter  que  Dieu 
ne  donnât  au  Père  la  connaissance  intime  de  ce  qui 
se  passait  dans  mon  âmCi  Chacune  de  ses  instructions 
y  faisait  entrer  l'humiliation  à  pleins  bords,  tandis 
que  dans  les  entretiens  particuliers  il  savait  rendre  la 
confiance,  la  paix,  la  joie  même  non  moins  sura- 
bondantes. 

»  Le  souvenir  de  ces  impressions  me  les  rend  aussi 
vives  qu'elles  l'étaient  alors,  malgré  les  longues  années 


132  CHAPITRE   VINGT-SEPTIÈME. 

qui  se  sont  écoulées  depuis.  Et  plus  tard,  qaand  je 
rendais  compte  de  ma  conscience  à  ce  Père  vénéré, 
j'étais  si  convaincue  que  Dieu  l'éclairait  lui-même, 
que  cette  conviction  m'aurait  empêchée  de  prendre 
aucun  détour  et  de  faire  la  moindre  restriction,  sup- 
posé que  ma  confiance  n'eût  pas  été  sans  bornes. 

«  Dans  cette  retraite  il  m'eût  été  comme  impossible 
de  ne  pas  me  rendre.  Les  sacrifices  que  je  devais 
m'imposer  ne  pouvaient  m'arrêter,  car  les  décisions 
du  Père  donnaient  à  ma  volonté  une  force  incroyable  ! 
Klle  ne  savait  plus  rien  mesurer!  Et  cependant, 
jamais  de  violence;  mais,  au  contraire,  une  douceur 
qui  surpassait  tout  ce  que  j'avais  trouvé  dans  les  per- 
sonnes les  plus  remplies  de  charité.  Les  réponses  du 
Père  étaient  si  suaves,  qu'il  me  semblait  entendre  la 
voix  de  Notre-Seigneur  lui-même;»  et  elles  étaient  si 
claires  et  si  positives  ,  qu'elles  m'ouvraient  une  route 
où  je  ne  voyais  pas  la  moindre  obscurité  ni  le  plus 
léger  doute. 

»  Ces  saints  exercices  furent  donc  pour  mon  âme  le 
début  de  grâces  sans  nombre,  dont  ce  Père  vénéré  a 
été  constamment  le  canal.  Aussi  est-ce  avec  les  senti- 
ments du  respect  le  plus  profond  et  de  la  reconnais- 
sance la  plus  filiale  que  j'aime  à  redire  qu'après  Dieu 
je  lui  dois  la  persévérance  dans  ma  vocation  et  l'espé- 
rance de  mon  bonheur  éternel.  » 

Que  pouvait-il  manquer  au  crédit  de  l'ouvrier  évan- 
gélique,  alors  que  d'aussi  puissantes  opérations  de  la 
grâce  étaient  encore  soutenues  par  le  soulagement 
des  infirmités  corporelles?  Or,  pour  nous  borner  à  un 


LES  RETRAITES   SPIRITUELLES.  133 

ou  deux  exemples,  la  Giotat,  son  pays  natal,  va  nous 
les  fournir. 

En  1845,  le  P.  Barrelle  prêchait  la  retraite  aux 
religieuses  du  Saint-Nom  de  Jésus.  «  Ses  paroles 
tombaient  en  nos  cœurs,  nous  dit  l'une  d'elles,  comme 
des  perles  précieuses  que  l'on  conserve  en  un  trésor 
séparé  et  qui  demeurent  inaltérables  à  l'action  du 
temps.  Il  avait  l'art  d'humilier  sans  froisser  ni  décou- 
rager. En  nous  détachant  de  nous-mêmes,  il  s'effor- 
çait de  nous  unir  étroitement  à  Jésus-Christ ,  et  nous 
sentions  son  action  d'une  manière  irrésistible  et  inex- 
plicable. 

»  Parlait-il  de  la  sainte  humanité  du  Sauveur,  alors 
surtout  s'enflammait  son  visage;  sa  parole  s'animait 
de  plus  en  plus,  et  c'est  avec  de  vrais  transports  qu'il 
nous  disait  :  «  Allons,  chères  âmes!  nourrissez-vous 
»  de  Jésus,  mangez  de  ce  pain  délicieux;  le  jour,  dans 
»  vos  travaux,  pour  vous  soutenir;  la  nuit,  dans  vos 
«insomnies,  pour  les  charmer;  mangez,  mangez, 
»  nourrissez-vous  de  Jésus!  »  Il  nous  dit  des  choses 
sublimes  dans  une  méditation  sur  la  flagellation  du 
divin  Maître.  Il  nous  montrait  l'adorable  Victime, 
couverte  seulement  de  ses  plaies  et  de  son  sang;  dé- 
barrassée des  liens  qui  l'avaient  attachée  à  la  colonne, 
et  ne  pouvant  se  tenir  debout  à  cause  de  son  épuise- 
ment, elle  se  traînait  à  genoux  dans  son  propre  sang 
pour  reprendre  ses  vêtements  et  en  couvrir  son  corps 
virginal...  Là,  comme  au  spectacle  de  la  croix,  quand 
il  nous  montra  Jésus-Christ  abîmé  dans  la  souffrance, 
auprès  de  lui  sa  très-sainte  Mère  et  Marie-Madeleine 

TOM.  II.  8 


134  CHAPITRE   VINGT-SEPTIEME. 

représentant  les  pauvres  pécheurs,  ce  fut  avec  tant 
d'onction  que  nos  cœurs  en  furent  brisés  ;  il  y  en  eut 
même  qui  ne  purent  tarir  leurs  larmes  de  plusieurs 
heures,  quelque  effort  qu'elles  fissent  pour  les  retenir. 

»  La  croix,  les  souffrances,  les  humiliations,  toutes 
ces  choses  si  contraires  à  la  nature ,  en  passant  par  sa 
bouche  prenaient  un  attrait  irrésistible  et  captivaient 
nos  cœurs. 

M  Mais  sa  parole  opérait  d'autres  merveilles  :  Une 
sœur  conseillère  était  malade  depuis  plusieurs  mois. 
Le  bon  Père ,  après  avoir  traité  les  affaires  de  son 
âme,  lui  demanda  des  nouvelles  de  sa  santé.  — 
«J'éprouve,  répondit  la  sœur,  un  dégoût  insurmon- 
»  table  pour  toute  espèce  de  nourriture.  —  Allez, 
»  reprit  le  Père,  et  dites  à  votre  bon  ange,  de  ma 
»  part,  qu'il  vous  ouvre  l'estomac.  »  En  toute  simpli- 
cité, la  bonne  sœur  obéit.  De  ce  jour-là  l'appétit  lui 
revint,  et  la  santé  se  rétablit  insensiblement  d'une 
manière  inespérée. 

»  Une  bonne  sœur,  malade  depuis  plusieurs  mois, 
touchait  au  terme  de  sa  vie.  Souvent  elle  était  tra- 
vaillée par  la  crainte  de  la  mort.  Le  Père  lui  apporta 
des  paroles  de  confiance  si  persuasives  qu'elles  l'éta- 
blirent dans  une  paix  délicieuse,  qui  ne  l'abandonna 
pas  jusqu'à  son  dernier  soupir.  —  «  Ah  !  depuis  que  le 
»  P.  Barrelle  est  venu  me  voir,  disait-elle,  je  n'ai  plus 
»  peur.  Je  n'ai  qu'un  désir  :  la  sainte  volonté  de  Dieu.  » 

»  Une  postulante  éprouvée  par  des  tourments  inté- 
rieurs lui  confia  ses  peines.  Après  quelques  paroles  de 
consolation,  le  Père  lui  dit  :  —   «  Ma  fille,  allez  au 


LES  RETRAITES   SPIRITUELLES.  135 

»  chœur;  vous  chanterez  les  litanies  de  la  sainte  Vierge, 
»  et  votre  peine  sera  dissipée.  »  C'était  précisément 
l'heure  de  l'exercice.  La  voyant  entrer  au  chœur,  la 
Su[)érieure  lui  fait  signe  d'approcher  et  lui  dit  :  — 
«  Ma  sœur,  chantez  les  litanies.  »  Or,  jusqu'alors  on 
ne  lui  avait  jamais  confié  ce  soin.  Etonnée,  la  postu- 
lante obéit;  mais  les  litanies  n'étaient  pas  achevées 
que  sa  peine  s'était  évanouie. 

»  La  même  sœur  fut  interrogée  sur  les  origines  de 
sa  vocation.  Elle  indiqua,  sans  sonder  le  passé,  quel- 
ques indices  récents  de  la  grâce  divine.  Mais  le  Père 
ramenant  ses  souvenirs  aux  jours  de  son  enfance , 
elle  rappelait  seulement  les  pieux  désirs  de  sa  première 
communion.  Alors  il  la  reconduisit  comme  par  la 
main  à  une  époque  un  peu  plus  rapprochée  :  — 
«Oui,  mon  Père,  dit-elle  enfin,  vers  quatorze  ans 
»  j'ai  eu  un  songe  mystérieux  qui  m'impressionna 
M  vivement.  »  Le  P.  Barrelle  lui  en  fit  remarquer  les 
circonstances  frappantes;  puis  il  ajouta  d'un  ton  per- 
suasif :  —  i(  Ma  fille,  souvent  Dieu  s'est  manifesté 
»  aux  âmes  durant  le  sommeil.  Si  votre  directeur  eût 
»  arrêté  son  attention  sur  le  songe  que  vous  venez  de 
»  me  raconter,  nul  doute  que  cette  époque  n'eût  été 
»  celle  de  votre  donation  à  Dieu.  Heureusement  le 
V  Seigneur  ne  vous  a  jamais  perdue  de  vue.  Mais,  dé- 
»  sormais,  n'approchez  jamais  de  la  sainte  table  sans 
»  faire  au  bon  Maître  la  prière  que  vous  lui  adressâtes 
»  dans  votre  songe  :  Jésus,  fils  de  David,  ayez  pitié 
»  de  moi!  »  Depuis  plus  de  vingt  ans  cette  pratique 
n'a  jamais  été  oubliée.» 


136  CHAPITRE   VINGT-SEPTIÈME. 

Le  P.  Bairelle  parlant  de  cette  postulante  à  la  su- 
périeure de  la  maison,  lui  dit  :  —  «Ma Mère,  prenez 
de  cette  sœur  un  soin  tout  particulier,  je  vous  la  re- 
commande. Soignez-la,  soignez-la,  »  répéta-t-il  à 
plusieurs  reprises.  Etait-ce  intuition  des  desseins  de 
Dieu,  connaissance  surnaturelle  de  l'avenir?  Le  fait 
est  que  quinze  ans  plus  tard  la  postulante  de  1845 
devint  supérieure  générale  de  sa  Congrégation. 

On  aurait  dit  que  la  grâce  et  la  puissance  divines  ai- 
maient à  passer  par  les  mains  du  P.  Barrelle.  Pour 
lui,  il  ne  savait  que  s'en  étonner,  et  plus  il  opérait  le 
bien,  plus  il  se  déplaisait  à  lui-même.  Après  les  plus 
heureux  succès,  il  osait  bien  écrire,  avec  une  entière 
bonne  foi,  des  paroles  comme  celles-ci  :  «  Nous  venons 
de  terminer  notre  retraite  à  Gonflans.  Tout  le  monde 
y  a  fort  contenté  Notre-Seigneur,  excepté  moi ,  qui  ai 
été  ennuyeux  au  possible.  »  Ou  bien  encore  :  «  Je 
suis  une  croix  toujours  à  qui  me  fait  la  charité  de  ne 
pas  dédaigner  mon  humble  ministère.  » 

Ainsi  c'est  une  charité  d'accepter  ses  services;  il  ne 
veut  pas  qu'on  se  gène  pour  les  laisser  de  côté  : 
«Dites-moi  en  simplicité,  car  je  suis  votre  frère  et 
servileur,  si  l'arrangement  proposé  pour  votre  retraite 
ne  vous  dérange  pas.  Avec  un  misérable  tel  que  moi, 
il  ne  faut  pas  craindre;  car  il  n'y  a  pas  plus  à  perdre 
qu'à  gagner.  » 

Cependant  la  vérité  lui  arracbe  des  aveux  sur  les 
consolants  résultats  de  ses  efforts  :  «  Que  de  consola- 
tions Notre-Seigneur  m'a  données  cette  année,  dans 
les  diverses  maisons  religieuses  que  j'ai  parcourues  ! 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  137 

Que  de  grâces  je  l'y  ai  vu  répandre!  Qu'il  en  soit  mille 
fois  béni!  » 

Il  écrivait  le  1"  avril  1852  :  «  Ce  que  j'ai  dit  de 
nos  chères  enfants  de  Kientzheim  à  mes  autres  enfants 
de  la  Ferrandière  a  contribué  au  succès  parfait  de 
leur  retraite,  qui  s'est  terminée  le  jour  de  saint  Joseph. 
Il  fallait  voir  l'entrain  de  ces  petites  à  s'humilier.  Elles 
fouillaient  toutes  dans  leur  vie  pour  acquérir  la  vraie 
connaissance  d'elles-mêmes  et  le  mépris  de  soi  qui  en 
est  le  fruit.  C'a  été  comme  le  cachet  de  ces  saints 
exercices,  qui  m'ont  beaucoup  consolé,  quoique  un 
peu  fatigué.  » 

Sous  cette  atténuation,  nous  retrouvons  ici  l'indice 
des  fatigues  excessives  qu'il  amoncelait  dans  ses  courses 
apostoliques.  Peu  d'années,  depuis  1849,  où  sa  santé 
n'éprouvât  des  secousses  violentes.  11  luttait  contre  la 
faiblesse;  si  le  mal  prenait  le  dessus,  il  subissait  la 
croix  et  reprenait  de  plus  belle  son  labeur  apostolique. 
C'est  donc  en  toute  vérité,  au  physique  comme  au 
moral,  que  le  Seigneur  lui  faisait  «  gagner  son  pain 
apostolique  à  la  sueur  de  son  front  »  . 

«Dans  sa  conduite  envers  mon  âme,  Notre-Sei- 
gneur  se  contente  de  laisser  tomber  sur  le  sol  de  mon 
intérieur  quelques  petits  grains  de  sénevé  qui  me 
semblent  attendre  là  le  jour  et  l'heure  de  leur  dé- 
veloppement. C'est  ce  qui  me  force  de  gagner  mon 
pain  apostolique  à  la  sueur  de  mon  front,  et  dans  la 
peine  d'un  travail  continuel  et  dans  l'état  d'une 
indigente  pauvreté  habituelle.  On  ne  peut  et  on  ne 
veut  pas  le  croire;  c'est  la  vérité  pourtant;  Dieu  le 

8. 


138  CHAPITRE   VINGT-SEPTIÈME. 

sait.  Je  dois  y  ajouter  cependant  que  la  charité  de  ce 
bon  Père  ne  m'a  jamais  fait  défaut,  sauf  quand  mon 
peu  de  foi  et  ma  trop  grande  pusillanimité  m'en  ont 
rendu  indigne,  ce  qui  a  été  rare  et  bien  rare  de  la 
part  de  cet  admirable  Père,  à  qui  actions  de  grâces 
en  soient  rendues.  » 

Quelle  rapidité  dans  ses  courses,  quelle  activité 
dans  son  apostolat!  On  lui  demande  son  itinéraire, 
afin  de  savoir  où  le  prendre;  il  répond  : 

«Mon  itinéraire!  Eh!  pauvre  enfant,  je  traverse 
tant  de  pays  que  le  tracé  en  serait  un  peu  long.  Je 
suis  tantôt  au  Nord  et  tantôt  au  Midi.  De  Lyon,  je 
courus  à  Ghâlons-sur-Marne;  de  là  je  poussai  une 
pointe  sur  Conflans,  pour  me  reposer  dans  deux  con- 
fessionnaux, là  et  rue  de  Varennes.  Je  revins  dans  la 
même  direction,  quarante-huit  heures  après,  pour 
me  rendre  à  Reims,  qui  me  retint  une  quinzaine  de 
jours.  Les  deux  retraites  que  j'y  donnai  me  causèrent 
des  sueurs  abondantes,  vrai  remède  contre  les  mau- 
vaises humeurs  ;  mais  ma  gorge  !  Dieu  sait  en  quel 
état  elle  se  trouva.  Je  vins  alors  à  Tours,  où  je  passai 
trois  jours  auprès  de  la  très-digne  Mère  Générale, 
donnant  l'oreille  à  qui  me  fut  adressé,  et  distribuant 
quelques  paroles  d'édification.  Ainsi  reposé,  je  courus 
vers  Périgueux,  d'où  j'eus  de  la  peine  à  me  tirer  sain 
et  sauf.  Dieu  cependant  est  venu  à  mon  secours,  et  je 
suis  une  seconde  fois  à  Tours,  sur  le  point  de  partir 
pour  Blois,  qui  me  jettera  comme  une  balle  jusqu'à 
Montauban,  et  par  contre-coup  jusqu'à  Niort,  et  par 
ricochet  jusqu'à  Gap,  qui,  ne  voulant  pas  plus  de 


LES  RETRAITES    SPIRITUELLES.  139 

moi  que  les  autres  endroits,  me  fera  sauter  à  Kientz- 
heim,  lequel,  plus  charitable,  me  rendra  à  Bétlianie, 
pour  aller  de  là  je  ne  sais  où,  mais  bien  sûr  où 
Notre-Seigneur  voudra. 

»  Suis-je  un  être  singulier  au  monde,  mon  enfant? 
On  m'appelle  çà  et  là;  j'y  vais,  et  puis,  quelques 
jours  écoulés,  on  me  fait,  nous  nous  faisons  la  révé- 
rence ;  heureux  quand  le  cœur  peut  se  dire  :  Nous 
nous  quittons  bons  amis!...  Car  la  doctrine  que  je 
prêche  n'est  et  ne  saurait  être  nulle  part  du  goût  de 
la  sainte  nature;  d'où  il  suit  que  les  âmes  qui  lui  ont 
dévotion  n'aiment  guère  l'ennuyeux  et  martelant  pré- 
dicateur. Cependant,  grâce  à  Notre-Seigneur,  je  n'ai 
point  encore  trouvé  de  grands  rebelles  sur  ma  route. 
C'est  de  la  bonne  pâte  que  celle  qu'on  m'a  mise 
jusqu'à  présent  entre  les  mains.  Les  impressions  ont 
été  reçues  avec  docilité.  Plaise  au  Seigneur  du  ciel 
de  donner  l'accroissement  à  mon  labourage  et  arro- 
sage tel  quel  !  » 

Quelques  jours  après,  le  13  août  1852,  s' adressant 
à  une  autre  personne  : 

«  Je  pars  de  suite  pour  Montauban,  pour  remonter 
à  Niort  et  redescendre  à  Gap.  Ce  sont  comme  les  zig- 
zags de  la  foudre;  seulement  je  vais  avec  un  peu  plus 
de  lenteur,  surtout  quand  il  faut  passer  des  rapides 
chemins  de  fer  sur  les  lourdes  diligences  en  pays 
montagneux.  Si  j'étais  fait  à  la  façon  des  touristes 
anglais,  je  me  distrairais  en  admirant  tout  ce  qui 
borde  ma  route  à  droite  et  à  gauche,  de  près  et  de 
loin.  Mais  le  temps  de  l'admiration  semble  passé  pour 


140  GriAPITRE  VINGT-SEPTIÈME. 

moi,  et  je  suis  Ijaljilué  à  ne  trouver  partout  que  les 
mêmes  choses.  0  terre  insipide!  et  d'autant  plus 
insipide  que  l'art  veut  rivaliser  davantage  avec  la 
simple  nature,  pur  ouvrage  de  mon  Dieu.  Mon  enfant, 
un  jour  viendra  où  tout  cela  entrera  pour  nous  dans 
le  domaine  du  néant,  lorsque  nous  entrerons  nous- 
mêmes  dans  le  royaume  de  la  vérité  et  de  la  lumière 
éternelle.  Les  saints  en  avaient  quelque  écoulement, 
quand  ils  s'écriaient  avec  saint  Ignace,  mon  Père  : 
Que  la  terre  me  parait  vile  et  dégoûtante  à  l'aspect 
du  ciel!  Oh!  je  voudrais  que  nous  nous  étudiassions 
pendant  notre  vie  fugitive  à  juger  de  tout  ce  qui  est 
ici-bas  comme  ils  en  jugeaient  eux-mêmes  à  la  clarté 
de  leur  vive  foi.  Croyez-vous  que  nous  en  serions 
moins  heureux,  pour  en  être  plus  pauvres  de  ces 
misérables  fascinations,  qui  ne  font  qu'ensorceler  le 
cœur  et  jeter  le  désordre  dans  ses  affections?... 

»  Encore  un  peu,  encore  un  peu,  mon  enfant,  et 
nous  aurons  passé...  0  vérité!  ô  vérité!  saisis-nous 
déjà,  et  que  tout  devant  toi  nous  paraisse  folie  et 
vanité  des  vanités,  hormis  la  connaissance,  l'amour 
et  la  fervente  imitation  de  Jésus,  le  modèle,  le  sau- 
veur, l'ami  passionné  et  l'époux  de  ijos  âmes.  » 

Ainsi,  durant  ses  voyages  il  se  plongeait  en  Dieu, 
des  spectacles  fugitifs  du  dehors  élevant  son  âme  aux 
saintes  contemplations  de  l'amour  divin;  et  ses  courses 
«étaient  sans  ennui,  parce  que  Notre-Seigneur  dai- 
gnait l'attirer  à  lui  pendant  ce  temps-là.  »  11  s'unissait 
d'intention  aux  courses  évangéliques  de  son  adorable 
modèle,  et  se  félicitait  de  cette  douce  ressemblance  : 


LES   RETRAITES   SPIRITUELLES.  141 

«  Me  voici ,  faisant  en  ce  moment  ce  que  faisait 
notre  bon  Maître,  allant,  venant,  s'arrétant  un  peu, 
puis  reprenant  ses  courses.  Je  le  remercie  de  ce 
petit  trait  de  ressemblance  exte'rieure  qu'il  daigne 
me  donner  avec  lui,  et  je  le  prie  de  me  donner  les 
autres,  qui  sont  autrement  essentiels;  car  que  sert 
de  courir  le  monde,  même  en  évangélisant,  si  l'esprit 
et  le  cœur  ne  sont  unis  à  Celui  qui  envoie,  et  si  la  vie 
ne  correspond  fidèlement  à  la  sienne?  Demandez-lui 
qu'à  tant  de  charités  qu'il  a  eu  la  grande  miséricorde 
de  me  faire,  il  joigne  encore  celle-ci,  et  que  je  me 
rattache  d'autant  plus  à  lui  que  je  vagabonde  davan- 
tage au  milieu  des  créatures.  » 

Cependant  la  pente  du  désir  ramenait  le  P.  Barrelle 
aux  heureuses  thébaïdes  qu'habite  le  recueillement 
et  qu'anime  la  sainte  prière.  S'il  en  rencontrait 
quelqu'une  en  sa  route,  de  célestes  envies  renaissaient 
eu  son  cœur,  et  lui  offraient  l'occasion  d'un  sacrifice 
pour  les  âmes. 

Il  s'exprimait  ainsi  le  10  juillet  1855  : 

«  Il  y  a  quelques  jours  que  j'étais  sur  de  saintes 
montagnes.  Dans  mon  excursion  j'assistai  à  la  consé- 
cration d'une  église  du  Sacré-Cœur.  Annonay  et  la 
Louvesc  ont  partagé  mon  temps. 

»  Trouvant  sur  mon  chemin,  dans  les  montagnes 
que  j'avais  à  gravir,  la  plus  petite  et  la  plus  isolée 
de  nos  résidences,  située  à  environ  deux  lieues  de 
celle  de  Saint-Régis,  dans  une  assez  riante  soli- 
tude, au  milieu  de  quelques  rares  maisonnettes, 
auprès  d'un  modeste  pèlerinage  de  notre  bonne  Mère, 


142  CHAPITRE  VINGT-SEPTIEME. 

Notre-Dame  d'Ay,  je  me  suis  comme  senti  pris  au 
cœur,  et  il  m'est  échappé  de  dire  :  Oh!  que  je  serais 
bien  ici!...  Mais  c'était  trop  penser  à  moi,  et  il  m'a 
bien  vite  fallu  ajouter  :  Seigneur,  non  point  ma  vo- 
lonté, mais  la  vôtre.  En  elle  seule,  en  effet,  est  la 
vraie  et  parfaite  solitude...  En  elle  le  vrai  et  parfait 
repos.  Qu'elle  soit  donc  à  vous ,  votre  Amérique  avec 
ses  profondeurs,  et  à  moi  Notre-Dame  d'Ay  avec  son 
silence,  ses  vallées  étroites,  son  torrent  et  sa  pieuse 
solitude.  Que  si,  plus  tard,  ce  doux  sort  nous  était 
fait  par  cette  unique  volonté,  oh!  alors  nous  en  se- 
rions doublement  heureux,  et  parce  que  nous  n'au- 
rions voulu  que  ce  que  Notre-Seigneur  voulait,  et 
parce  qu'il  ferait,  en  nous  isolant,  sa  volonté  infini- 
ment aimable  en  toute  chose.  Attendons  patieniment, 
et,  en  attendant,  agissons  généreusement.  « 

L'heure  n'était  pas  encore  venue.  Au  lieu  de  la 
douce  solitude  de  Notre-Dame  d'Ay,  la  bruyante  de- 
meure d'un  pensionnat  nombreux  allait  ramener  une 
dernière  fois  le  P.  Barrelle  à  l'apostolat  de  sa  jeunesse 
et  de  sa  maturité.  Pour  la  septième  fois,  l'éducation 
lui  sera  redevable.  Il  lui  aura  consacré  pendant  un 
quart  de  siècle  sa  sagesse  et  son  dévouement. 

Mais,  avant  de  traverser  cette  nouvelle  période, 
arrêtons-nous  un  instant  à  étudier  dans  le  P.  Barrelle 
l'éminent  directeur  des  âmes. 


900O®OO0»»«»— — 


LE  DIRECTEUR   DES  AMES.  143 


CHAPITRE   XXVIII 


LE  DIRECTEUR  DES    AMES. 

Ce  que  c'est  que  la  direction. —  Un  idéal  :  Amour  de  Dieu  jusqu'à 
l'abjection  de  soi. — Dieu  veut  bâtir  sur  des  ruines.  —  Se  laisser 
faire  et  se  laisser  défaire.  —  Que  l'Esprit-Saint  va  petitement 
avec  les  petites  âmes.  —  Comment  l'âme  qui  sait  mourir  reçoit 
la  divine  empreinte  de  Jésus-Gbrist.  —  Rien  ne  peut  retarder 
l'âme  de  bonne  volonté.  —  Exploiter  les  infidélités  passées  au 
profit  des  vertus.  —  La  crainte  corrigée  par  la  confiance.  —  La 
tentation  nous  jette  au  sein  de  Dieu. — Les  jouissances  de  la 
maladie. 

Dans  les  retraites  spirituelles,  si  la  prédication  com- 
mence puissamment  l'œuvre  de  la  grâce,  il  appartient 
à  la  direction  des  consciences  de  poursuivre  cette  œuvre 
jusqu'au  terme.  La  direction  a  une  action  plus  in- 
time; elle  possède  de  Dieu  une  lumière  spéciale  pour 
connaître  Tâme,  pour  lui  parler;  elle  proportionne 
la  vérité  aux  dispositions  personnelles,  et  elle  porte 
jusqu'au  sein  de  la  volonté,  selon  les  besoins  du  mo- 
ment, les  impulsions  immédiates  du  Saint-Esprit.  Le 
prêtre  n'a  pas  reçu  de  pouvoir  plus  efficace  et  plus 
salutaire. 

Le  P.  Barrelle  fut  un  directeur  éminent.  Une  ou 
deux  fois  dans  la  suite  de  cette  histoire,  nos  lecteurs 
ont  pu  entrevoir  son  mérite  ;  nous  avons  à  dire  ici 
quelles  qualités  il  déploya  dans  la  conduite  des  âmes. 


144  CHAPITRE  VINGT-HUITIÈME. 

La  direction  a  pour  objet  de  conduire  les  âmes 
dans  les  voies  de  Dieu.  On  pourrait  la  définir  la  science 
des  âmes  et  de  la  perfection  ;  puisque  les  voies  de  Dieu 
ne  sont  autre  chose  que  la  marche  du  Saint-Esprit 
pour  perfectionner  les  âmes. 

La  plupart  des  chrétiens  n'ont  besoin  de  direction 
que  par  intervalles.  Les  enseignements  communs  de 
la  religion  leur  apprennent  tout  ce  qui  est  habituelle- 
ment nécessaire  pour  éviter  le  mal  et  faire  le  bien;  ils 
ne  vont  chercher  d'ordinaire,  au  saint  tribunal,  Que 
Ja  guérison  de  leurs  infirmités  spirituelles  ou  la  récon- 
ciliation avec  Dieu,  et,  pour  les  douleurs  inséparables 
de  la  vie  humaine,  les  consolations  de  la  foi. 

Que  si  l'on  passe  par  certains  états  d'âme  plus  pé- 
nibles,  ou  si  l'on  aspire  à  la  vie  spirituelle,  on  sent 
alors  le  besoin  d'un  protecteur  et  d'un  guide.  Les 
tentations,  le  scrupule,  l'appel  de  la  grâce  à  un  état 
de  vie  plus  parfait  que  la  vie  des  chrétiens  ordinaires, 
sont  des  circonstances  difficiles  qui  ne  sauraient  man- 
quer sans  péril  de  conseils  éclairés.  Que  sera-ce  s'il 
s'agit  de  s'adonner  à  la  vie  intérieure  ou  de  suivre  les 
voies  difficiles  de  l'oraison  et  de  la  contemplation! 

Heureuse  l'âme  alors  si  elle  trouve  un  homme  spi- 
rituel, un  homme  versé  dans  la  théologie  mystique, 
celte  partie  la  plus  haute  de  la  théologie  morale,  qui 
enseigne  les  sentiers  de  la  perfection  et  conduit  l'âme 
jusqu'aux  plus  liants  sommets  de  l'union  divine. 

Le  P.  Barrelle  possédait  excellemment  les  trois 
conditions  qui  font  le  directeur  habile  :  des  principes 
solides  qui  assuraient  sa  conduite;  un  ardent  amour 


LE  DlREGTEaH   DES  AMES.  145 

des  âmes,  où  sa  direclion  puisait  de  la  suite  et  de  la 
constance  ;  enfin  un  discernement  éclairé  des  con- 
sciences. 

Avant  toute  chose,  il  faut  des  principes  sûrs  pour 
donner  de  la  sagesse  à  la  direction. 

Il  en  est  de  la  direction  comme  de  la  sainteté;  le 
Saint-Esprit  les  inspire  l'une  et  l'autre,  et  il  répand 
dans  ses  mystérieuses  opérations  une  variété  merveil- 
leuse. Le  soleil  ne  donne  pas  aux  fleurs  la  même 
nuance,  les  astres  n'ont  pas  tous  le  même  éclat,  et 
l'étoile,  dit  l'Ecriture,  diffère  de  l'étoile  en  clarté. 
Ainsi  la  grâce  de  Dieu  se  diversifie  en  mille  manières, 
selon  les  âmes  qu'elle  doit  remplir  et  selon  les  divins 
desseins. 

Toute  sage  direction  participe  de  la  grâce  qui  l'in- 
spire cette  ampleur,  cette  flexibilité,  d'où  procède 
dans  la  société  des  saints  la  splendide  variété  de  leur 
vertu  et  de  leur  gloire.  Plus  parfaitement  elle  s'éclaire 
au  flambeau  de  la  Sagesse  infinie,  plus  aisément  aussi 
elle  s'harmonise  aux  multiples  impressions  de  la 
grâce.  Le  fidèle  organe  de  l'Esprit  sanctificateur  doit 
s'appliquer  à  discerner  son  action  au  secret  des  con- 
sciences, et  son  plus  grand  mérite  est  d'y  seconder 
l'impulsion  divine. 

Gela  n'empêche  pas  les  maîtres  de  la  vie  spirituelle 
d'être  caractérisés  par  un  esprit  distinctif.  Si  nous 
nommons  l'esprit  de  pénitence  ou  l'esprit  de  zèle, 
l'humilité,  la  contemplation,  la  suavité  du  saint  amour, 
quel  lecteur  ne  trouvera  aussitôt  dans  sa  pensée  le 
nom  de  saint  Jérôme  et  de  saint  Ignace,  de  saint  Jean 

TÛM.  II.  9 


Î46  CHAPITRE  VINGT-HUlïIÈME, 

de  la  Croix  et  de  sainte  Thérèse,  et  celui  de  saint 
Bernard  ou  de  saint  François  de  Sales!  Mais  tous 
n'ont  qu'un  seul  emploi  :  seconder  le  Saint-Esprit. 
C'est  qu'au  fond,  sous  des  noms  divers,  l'esprit  qui 
les  anime,  c'est  toujours  l'Esprit  de  Dieu,  inl-aillible- 
ment  d'accord  avec  lui-même  dans  la  variété  de  ses 
manifestations. 

Oui,  sous  la  bannière  d'une  vertu,  toute  vertu  garde 
son  allure  ;  de  même  toute  vertu  se  retrouve  en  toute 
vie  parfaite,  car  les  vertus  sont  inséparables.  Parmi 
elles  cependant,  il  en  est  toujours  une  qui  éclate  da- 
vantage, quia  la  prédilection  du  cœur,  et  qui  tient, 
pour  ainsi  dire,  le  sceptre  de  la  perfection.  Or,  l'esprit 
d'un  directeur  des  âmes  tient  d'ordinaire  aux  ten- 
dances de  sa  vertu.  Il  possède  un  idéal  conforme  à 
ses  inclinations  surnatureiles  ;  cet  idéal  est  la  boussole 
qui  marque  sa  route,  le  phare  lointain  qui  dirige  le 
pilote  vers  les  rivages  de  la  perfection,  alors  qu'il 
écoute  fidèlement  dans  chaque  àme  quel  est  le  souffle 
de  l'Esprit  de  Dieu. 

S'il  fallait  caractériser  d'un  mot  la  direction  du 
P.  Barrelle ,  nous  dirions  que  l'amour  de  Dieu  en  fut 
le  ressort,  mais  que  l'abjection  de  soi  en  résuma  le 
secret.  On  peut  la  définir  d'un  mot  à  la  fois  doux  et 
austère  :  s'anéantir  devant  Dieu  par  amour. 

La  formule  de  la  vraie  vie  et  de  la  perfection  véri^ 
table  nous  est  donnée  par  saint  Paul  quand  il  dit  :  «  Je 
ne  vis  plus,  mais  c'est  Jésus  qui  vit  en  moi  »  ;  mourir 
pour  vivre;  mourir  à  soi  pour  vivre  à  Jésus-Christ, 
voilà  en  deux  mots  la  perfection.  Comment,  en  effets 


LE  DIRECTEUR   DE8  AMES.  J47 

la  vie  divine  pourra-t-elle  s'emparer  de  tout  Tétre 
humain?  Comment  le  chrétien  pourra-t-il  dire  en  toute 
vérité  :  Ma  vie  à  moi,  c'est  Jésus-Christ,  mihi  vivere 
Christus  est?  Pour  cela,  toute  vie  qui  ne  serait  point 
assujettie  à  la  vie  divine  devra  disparaître  et  mourir. 

Mourir  à  soi  pour  vivre  à  Jésus-Christ,  oui,  c'est 
bien  là  le  double  travail  de  la  perfection. 

Telle  est  la  doctrine  du  P.  Barrelle.  Détruire  les 
obstacles  à  la  vie  divine,  afin  de  préparer  la  place 
au  Maître  des  cœurs  ;  à  son  avis ,  c'est  le  vrai  point 
de  départ  de  la  perfection,  c'est  la  grande  loi  de  la 
sainteté. 

«  Se  vider  de  soi-même  pour  se  remplir  de  Jésus- 
»  Christ,  se  quitter  pour  courir  à  la  suite  du  Sauveur; 
»  se  perdre  pour  trouver  le  Seigneur  Jésus;  mourir  à 
»  soi  pour  vivre  à  Dieu  seul;  descendre  dans  son 
»  néant,  s'y  construire  une  demeure  fixe,  et  là  atten- 
M  dre  les  visites,  les  lumières,  les  impulsions  du  divin 
»  Régulateur,  vivre  alors  de  fidélité  »  ;  voilà  la  doc- 
trine répandue  partout  dans  les  écrits  spirituels  du 
P.  Barrelle. 

Ecoutons-le,  sans  oublier  qu'il  s'adresse  à  des  âmes 
désireuses  de  la  perfection. 

«  Vous  avez  jusqu'à  présent  trop  vécu  vous-même; 
et  il  était  temps,  oui,  qu'arrivât  le  moment  de  mourir. 
Mort  mille  fois  plus  précieuse  que  votre  première 
vie  !  mort  renfermant  mille  fois  plus  de  vrai  amour 
que  tout  ce  que  vous  aviez  auparavant  témoigné  à 
Jésus  et  à  son  cœui:!  Ne  savez-vous  donc  pas,  chère 
enfant,  qu'il  a  plu  à  son  Père  et  à  Lui  de  tout  bâtir 


148  Cllx^PITRE    VIiNGT-IiUITIEME. 

sur  les  ruines  et  la  mort?...  Aussi  j'aime  déjà  ren- 
contrer en  vous  les  premières,  qui  sont  les  préludes 
de  la  seconde.  Vous  voyez  dans  votre  intérieur  comme 
dans  votre  conduite  extérieure,  dans  l'esprit,  dans  la 
volonté,  dans  le  sentiment,  dans  l'action,  dans  le 
langage,  dans  la  position,  dans  l'isolement,  comme 
des  débris  d'un  bel  édifice  qui  n'est  plus,  et  vous 
ressemblez  à  ce  cher  Fils  de  l'homme  qui  n'a  plus 
même  où  reposer  sa  tête  ni  son  cœur. 

»  Mais  à  force  d'en  souFfrir,  n'allez-vous  pas  à  en 
mourir?  —  Tout  juste.  Et  de  ces  ruines  ainsi  que  de 
cette  mort  surgiront  la  résurrection  et  la  vie...  et 
voilà  encoie  Jésus-Christ,  mais  .Tésus-Christ  seul,  sans 
vous  et  sans  rien  de  vous,  sans  votre  propre  vie. 
Meure,  meure  tout  cela,  pour  n'avoir  plus  que  Jésus 
et  son  Cœur,  ma  véritable  et  unique  vie  !  Amen  mille 
fois.  » 

Une  autre  fois  : 

«  Chère  enfant,  mourez,  mourez  chaque  jour  da- 
vantage, mais  par  le  seul  motif  de  vivre  enfin,  par 
celte  mort  incessante,  à  l'amour  vrai  de  Jésus-Christ. 
Oh!  quel  terme!  Si  nous  pouvions  seulement  avoir 
l'avant-goût  de  ce  qu'il  y  a  de  délicieux,  nous  nous 
donnerions  mille  morts  à  toute  heure.  Mourez  donc 
autant  que  vous  pourrez,  et  allez  de  sacrifice  de 
vous-même  en  sacrifice,  et  d'actes  d'humilité,  de 
douceur  et  de  patience  eu  actes  semblables.  C'est  un 
chapelet  qui  nous  fait  gagner  plus  d'indulgences  que 
tous  les  autres.  ^) 

11  parle  ainsi  à  une  autre  âme  : 


LE   DIRECTEUR   DES  AMES.  ih9 

u  On  ne  peut  arriver  au  règne  de  Jésus-Christ  sur 
l'àme  sans  aimer  et  sans  détruire.  Aimez  donc  et  dé- 
truisez. Mais  l'amour  est  moins  dans  ce  qui  se  sent 
délicieusement  que  dans  ce  qui  se  fait  avec  énergie 
dans  la  vue  de  contenter  l'Epoux.  Détruisez  et  tenez- 
vous  sans  cesse  armée  pour  détruire.  Des  milliers  de 
coups  portés  sur  nos  ennemis  chaque  jour  ne  suffi- 
raient pas  à  leur  arracher  la  vie,  si  nous  leur  donnions 
par  notre  relâchement  le  temps  de  ressusciter.  » 

Au  surplus,  selon  le  P.  Barrelle,  faire  mourir  la 
nature  et  vivre  par  la  charité  ne  sont  pas  deux  opé- 
rations successives.  «  La  mort  intérieure  elle-même 
fournit  un  aliment  à  la  vie  de  Jésus-Christ  en  nous.  » 

«  Mon  enfant,  démolissez  d'une  main  et  hàtissez  de 
l'autre,  haïssez  et  aimez  tout  à  la  fois.  Unissez  la 
guerre  à  la  paix,  l'activité  et  le  repos  de  l'âme,  une 
constante  défiance  de  vous-même  en  tout,  et  une 
espérance  au  Seigneur  qui  ne  s'impose  jamais  de 
limite.  » 

Le  grand  ohstacle  à  la  vie  de  Jésus-Christ  c'est 
l'esprit  propre,  la  propre  volonté,  ce  mof  humain  qui 
centralise  toutes  les  forces  de  la  nature,  qui  veut 
paraître  et  s'étendre,  et  tout  ramener  à  soi.  Le  ré- 
duire devant  Dieu  à  ce  qu'il  est  de  son  fond,  ramener 
l'homme  à  son  néant;  voilà  la  grande  destruction 
que  doit  opérer  l'âme  sous  l'effort  de  la  grâce.  Le 
P.  Barrelle  prenait  donc  à  partie  le  moi  humain,  il 
faisait  descendre  l'âme  dans  la  vérité  de  son  impuis- 
sance, de  son  néant;  il  la  ramenait  sans  cesse  au 
même  point,  il  y  revenait  sans  relâche,  afin  que,  vide 


150  CHAPITRE   VINGT-HUITIEME. 

enfin  d'elle-même,  elle  pût  être  remplie  de  Jésus- 
Christ. 

«  C'est  un  grand  pas  que  d'entrer  dans  sa  propre 
vérité,  un  plus  grand  que  d'agir  d'après  la  conviction 
de  sa  propre  vérité;  et  le  plus  grand  de  tous  que  de 
vouloir  de  plein  cœur  que  tous,  au-dessus  et  autour 
de  nous,  jugent,  parlent  de  nous,  et  nous  traitent 
selon  cette  même  vérité.  » 

Cette  vérité,  c'est  notre  néant,  dont  la  connais- 
sance et  l'amour  pratique  constituent  l'humilité.  Le 
P.  Barrelle  a  sur  cette  vertu  une  suite  de  conférences. 
Nous  en  tirons  quelques  pensées.  En  commençant,  le 
P.  Barrelle  compare  l'œuvre  de  la  grâce  dans  les 
âmes  à  l'œuvre  de  la  Toute-puissance  dans  la  créa- 
tion. 

«  Qui  est  comme  notre  Dieu?  Il  habite  des  hau- 
teurs inaccessibles,  et  il  voit  en  bas  toute  chose». 
Quand  donc  il  s'agit  de  créer,  voyez-le  regardant  en 
bas.  Il  ne  peut  rien  voir  au-dessus  de  soi;  il  ne  peut 
regarder  à  son  propre  niveau  puisqu'il  est  sans  égal, 
«  et  il  n'y  a  pas  d'autre  Dieu  que  lui.  »  Son  regard 
plonge  donc  en  bas  jusque  dans  le  néant.  De  même 
toutes  les  fois  que  le  Seigneur  veut  commencer  un 
ouvrage,  il  s'établit  dans  le  néant  comme  dans 
l'atelier  le  plus  convenable  à  son  œuvre;  il  choisit  là 
son  laboratoire,  et,  parce  qu'il  a  toujours  à  faire, 
usque  modo  operatur,  il  s'y  établit  pour  ainsi  dire  à 
demeure. 

"  De  là,  comprenez  l'admirable  conduite  de  Dieu 
sur  ses  saints  :  il  les  pousse,  il  les  pousse  sans  cesse  à 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  151 

devenir  rien,  rien,  à  se  traiter  et  à  se  laisser  traiter 
comme  rien...,  il  leur  enlève  tout  ce  qu'ils  ont...,  il 
les  dépouille,  il  les  réduit  à  néant.  S'il  nous  appelle 
à  faire  quelque  bien  dans  les  âmes,  c'est  toujours  par 
le  même  moyen.  Il  vous  faut  pour  cela  descendre 
jusqu'aux  dernières  limites  du  rien,  vous  établir  dans 
votre  néant.  Oh  !  le  bon  laboratoire,  où  vous  devien- 
drez dignes  de  Dieu! 

»  L'humilité  nous  présente  ce  fonds  où  nous  de- 
vons semer,  planter,  arroser  pour  avoir  des  fleurs  et 
plus  tard  des  fruits  qui  demeurent.  Si  après  vous 
être  mis  dans  la  disposition  de  vouloir,  de  faire  et  de 
souffrir  tout  ce  que  Dieu  veut,  et  dans  l'acte  effectif 
et  total  d'un  vrai  et  éternel  dégagement  de  tout,  vous 
vous  appliquez  à  ensemencer  vos  diverses  plantes, 
c'est-à-dire  les  vertus  que  vous  devez  pratiquer,  dans 
le  terrain  de  l'humilité,  et  à  les  y  cultiver  avec  soin, 
tout  est  gagné  pour  vous;  car,  vous  ne  l'ignorez  pas, 
ce  sont  les  vallées  qui  sont  le  plus  richement  fertiles. 
Pourquoi  cela?  C'est  qu'elles  reçoivent  à  elles  seules 
tout  ce  que  ne  peuvent  contenir  les  hauteurs.  Celles- 
ci,  en  effet,  ne  gardent  jamais  rien  :  la  pluie,  les 
rosées,  toutes  les  eaux  du  ciel  ne  font  que  les  ef- 
fleurer; aussi,  voyez  comme  leur  sommet  est  aride! 
et  c'est  à  juste  raison  qu'on  les  compare  à  l'orgueil. 

»  Quand  on  a  compris  l'excellence  de  l'humilité  on 
fait  hardiment  les  actes  qui  découlent  de  cette  vertu, 
et  on  les  porte  comme  des  joyaux  sur  son  front... 
C'est  là  le  signe  de  la  noblesse  chrétienne,  de  la 
noblesse  évangélique ,  qui  va  toujours  à  l'inverse  du 


152  CHAPITRE   VINGT-HUITIÈME. 

monde.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  petit,  de  plus  abject,  de 
plus  bas,  c'est  ce  qui  fait  la  noblesse  de  Jésus-Christ. 
Lorsque  les  nobles  mondains  veulent  une  noblesse 
au-dessus  de  la  leur,  ils  humilient  leur  noblesse  ex- 
térieure afin  de  conquérir  la  noblesse  évangélique. 
Combien  n'en  voit-on  pas  qui,  dépouillant  les  rayons 
de  leur  gloire  mondaine,  ne  veulent  pour  échange 
que  la  petitesse  et  l'humilité  de  Jésus!... 

»  L'humilité  vous*  laisse  à  l'influence  de  toutes  les 
vertus.  Le  plus  souvent  elles  ne  sont  paralysées  que 
par  ce  moi  qui  leur  est  opposé  et  souverainement 
rebelle. 

»  Ainsi  l'obéissance  vient  et  dit  :  Fais  telle  chose; 
l'âme  qui  est  humble  répond  :  Je  le  veux  bien.  La 
charité  vient  et  dit  :  Rends-moi  ce  service;  l'âme  qui 
est  humble  lui  répond  :  De  tout  mon  cœur.  La  pa- 
tience vient  et  dit  :  Il  faut  souffrir  et  se  résigner; 
l'âme  qui  est  humble  répond  :  Bien  volontiers,  j'y 
consens.  La  mortification  arrive  avec  ses  rigueurs  : 
Il  faut  frapper  un  peu  ferme,  dit-elle;  et  l'âme 
humble  de  répondre  :  Très-bien  ;  je  ne  demande  pas 
mieux. 

»  Aussi  Dieu  a-t-il  rencontré  une  âme  vraiment 
humble,  il  abaisse  ses  yeux  sur  elle  et  envoie  toutes 
les  vertus  frapper  à  sa  porte,  sûr  qu'elle  leur  sera 
promptement  ouverte  et  qu'elle  leur  fera  un  gracieux 
accueil.  Il  n'en  est  pas  de  même  quand  le  moi  habite 
les  appartements  intérieurs.  Une  vertu,  l'obéissance 
par  exemple,  vient-elle  lui  demander  le  sacrifice  du 
jugement  et  de  la  volonté  propre,  aussitôt  la  porte  lui 


LE  DIRECTEUR    DES  AMES.  153 

est  fermée.  Mais  enlevez  ce  moi  qui  cause  toutes  ces 
révoltes,  brisez-lui  la  tète  sous  le  marteau  de  la  sainte 
humilité,  et  aussitôt  toutes  les  vertus  trouveront  cette 
âme  accueillante,  prévenante;  l'humilité  façonne  et 
prépare  tout;  c'est  délicieux,  c'est  divin  ! 

»  Grand  travail,  chères  aines,  que  celui  de  la 
destruction  de  soi;  c'est  le  préliminaire  obligée  de  la 
reconstruction.  N'est-il  pas  clair  qu'il  faut  vider 
pour  remplir,  qu'il  faut  renverser  pour  recon- 
struire !  » 

C'est  la  doctrine  catholique  que,  dans  l'ordre  du 
salut ,  l'homme  de  soi-même  est  impuissant.  Si  mi- 
nime que  paraisse  une  œuvre  surnaturelle ,  il  ne  peut 
tirer  de  son  fond  ni  la  force  pour  l'accomplir,  ni  la 
volonté  qui  l'embrasse,  ni  même  la  pensée  qui  la  con- 
çoit. Ainsi,  dans  les  œuvres  de  la  grâce,  aussi  bien 
l'initiative  que  l'impulsion  appartiennent  à  l'Esprit- 
Saint.  A  quelque  degré  de  lumière  et  de  perfection 
que  l'élève  jamais  la  grâce,  la  part  de  l'âme  c'est  la 
docilité.  Elle  doit  céder  à  l'action  divine  et  coopérer 
ainsi  sans  jamais  mêler  à  l'impulsion  surnaturelle 
l'empressement  de  sa  propre  activité.  Sa  coopération 
consiste  toujours  à  suivre  les  prévenances  delà  grâce, 
à  écarter  les  obstacles  volontaires  au  règne  souverain 
de  la  divine  charité.  A  mesure  que  l'âme  s'épure  et 
avance  dans  la  vertu ,  se  laisser  faire  aux  divines  opé- 
rations et  ne  les  contrarier  en  rien  est  d'autant  plus 
indispensable  que  ces  opérations  sont  plus  parfaites  et 
que,  sous  peine  de  déchoir,  il  ne  faut  pas  laisser  à 
l'esprit  propre  l'occasion  de  reprendre  vie.  Volon- 

9. 


154  CHAPITRE  VINGT-HUITIÈME. 

tiers,  auprès  des  âmes  qui  aspirent  à  la  perfection, 
le  P.  Carrelle  insiste  sur  ce  principe. 

«  Toute  la  science  de  l'amour,  dit-il,  est  renfermée 
dans  ce  grain  de  sénevé  :  se  laisser  faire  par  Jésus 
et  aussi  s'en  laisser  défaire.  Y  a-t-il  rien  de  plus  déli- 
cieux que  de  l'introduire  et  de  le  maintenir  envers  et 
contre  tous ,  en  qualité  de  dominateur  unique  et  sou- 
verain, dans  l'infiniment  petit  domaine  de  notre  être, 
auquel  sa  miséricorde  veut  donner  une  telle  extension? 
Ah!  liberté  et  puissance  à  Jésus-Cbrist!  Qu'il  anéan- 
tisse autant  qu'il  lui  plaira!  L'acte  de  Celui  qui  est 
vie  et  éternelle  vie  ne  saurait  prodmre  autre  chose 
que  ce  qu'il  est.  « 

«  Oui ,  mon  enfant ,  dit-il  à  une  autre ,  laissez-vous 
faire...  Laissez-vous  dépouiller  quand  on  vous  dé- 
pouille ,  obscurcir  quand  on  éteint  autour  de  vous 
toute  lumière ,  enrichir  quand  on  vous  donne ,  illumi- 
ner quand  on  vous  éclaire ,  élever  quand  on  vous 
élève,  et  jeter,  abîmer  dans  toutes  les  profondeurs, 
quand  on  vous  y  jette  et  l'on  vous  y  abîme.  Que 
voulez -vous?  C'est  la  part  de  la  créature,  et  son 
unique  part.  Tout  le  reste  est  à  Dieu  et  aux  instru- 
ments dont  il  se  sert  pour  opérer  à  son  gré  dans 
nos  âmes. 

»  Oh!  nous  réfléchissons  trop,  nous  considérons 
par  trop  de  faces  et  de  côtés  la  conduite  de  Notre- 
Seigneur  sur  nous,  ^ous  tendons  trop  par  le  fond  de 
notre  esprit  à  nous  rendre  compte  de  ce  qui  se  fait  en 
nous  et  ce  qui  ne  s'y  fait  pas  ;  de  la  manière  dont 
Notre-Seigneur  opère,  des  moyens  qu'il  emploie,  des 


LE  DIRECTEUR  DES   AME^  155 

résultats  qu'ils  obtiennent,  des  lumières  qu'ils  nous 
apportent,  des  consolations  qu'ils  amènent,  et  de 
mille  autres  circonstances  qui  s'y  rattachent  ou  qui 
en  découlent. 

»  Ah!  qu'il  faut  plus  de  simplicité  sur  la  voie  où 
vous  êtes!  Recevez,  et  c'est  tout.  Vous  avez  besoin 
de  préparation?  c'est  Dieu  qui  prépare.  De  fidélité? 
c'est  de  Dieu  que  vous  devez  l'attendre.  De  lumière? 
elle  vous  viendra  de  lui.  Ce  bon  Maître  ne  vous  lais- 
sera manquer  de  rien,  et  plus  vous  serez  pauvre, 
plus  il  vous  donnera  de  ses  richesses.  Laissez-vous 
donc  là,  vous,  et  laissez-le  faire,  lui.  De  grâce, 
consentez  enfin  à  ne  présenter  que  votre  pauvreté 
infinie  à  l'infini  de  la  miséricorde  de  Notre-Seigneur.» 

De  tous  les  écrits  spirituels  du  pieux  directeur,  on 
peut  dire  que  le  résumé  substantiel  est  dans  cette  for- 
mule :  Amour  de  Dieu  jusqu'à  l'entière  abjection 
de  soi. 

Lors  donc  que  le  P.  Barrelle  entreprenait  la  con- 
duite d'une  âme,  tout  d'abord  il  la  jugeait.  D'un  œil 
sûr  il  marquait  le  point  décisif,  c'est-à-dire  la  forme 
particulière  sous  laquelle  se  déguisait  et  tout  ensemble 
se  trahissait  en  elle  l'esprit  propre.  Quand  il  l'avait 
saisi,  il  s'appliquait  à  le  détruire,  et,  sous  les  trans- 
formations successives  que  venait  à  subir  cette  âme 
dans  le  progrès  de  sa  vertu ,  il  poursuivait  avec  con- 
stance cet  unique  ennemi.  L'âme  pouvait  passer  par 
divers  états  intérieurs;  cette  variété  ne  déconcertait 
pas  le  persévérant  directeur.  A  dessein  il  négligeait 
certains  défauts  secondaires,   des   imperfections   qui 


J56  CHAPITRE  VINGT-HUITIÈME, 

semblaient  provoquer  Fattention ,  appeler  un  avis 
ou  un  reproche,  et,  revenant  droit  au  point  ca- 
pital, sous  le  regard  de  l'âme  surprise,  il  replaçait  le 
but  oublié. 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  que  cette  unité  de  vue, 
cet  idéal  fixe,  dont  le  P.  Barrelle  projetait  toujours 
la  lumière  sur  la  route  réservée  aux  volontés  géné- 
reuses, pût  gêner  les  libres  allures  de  la  grâce;  à 
moins  que  la  boussole  en  indiquant  le  pôle  au  naviga- 
teur n'enchaîne  tous  les  navires  sur  un  même  sillage. 

La  plus  parfaite  abnégation  de  soi  par  amour 
pour  Jésus-Christ,  celte  formule  pouvait  convenir  à 
toutes  les  âmes,  se  plier  à  tous  les  besoins.  8e  laisser 
faire  et  défaire  à  la  grâce,  cette  maxime  si  fréquente 
sous  la  plume  du  saint  homme,  de  quel  mérite  n'est- 
elle  pas  pour  établir  le  cœur  dans  la  liberté  des 
enfants  de  Dieu!  Dans  cette  unité  de  vue,  que  d'am- 
pleur! et  dans  un  principe  unique,  quelle  largeur, 
quelle  fécondité! 

On  comprend  l'importance  de  ce  principe,  surtout 
pour  les  âmes  entièrement  adonnées  au  travail  de  la 
perfection.  Leur  ardeur  à  la  vertu  peut  facilement 
dégénérer  en  empressement,  devancer  la  grâce  di- 
vine ,  usurper  même  sur  son  action  par  l'initiative 
personnelle,  au  détriment  de  la  paix  intérieure  et  du 
vrai  progrès.  Or,  c'était  un  des  principes  du  prudent 
directeur  :  «Il  ne  faut  jamais  devancer  la  grâce,  mais  la 
suivre;  jamais  hâter  le  pas  de  la  grâce,  mais  se  tenir 
à  ses  côtés  et  se  contenter  d  aller  le  pas  dont  elle  va; 
jamais  dépasser  la  grâce,  mais  se  borner  à  la  seconder.  " 


LE  DIRECTEUR   DES  AMES.  15T 

Le  P.  Barrelle  apprenait  donc  aux  âmes  l'oubli 
d'elles-mêmes  et  la  docilité  à  la  direction  extérieure  et 
à  l'esprit  de  Dieu  : 

«  Oh!  je  le  vois  bien,  mon  enfant,  nous  n'aimons 
point  naturellement  nous  perdre,  ne  plus  nous  voir 
et  mourir.  11  nous  semble  par  moments  que  la  main 
et  la  sagesse  du  céleste  Epoux  seront  insuffisantes  à 
nous  mener  au  terme,  si  nous  ne  distinguons  claire- 
ment la  part  d'activité  que  nous  mettons  à  nous 
sanctifier.  Gela,  nous  le  touchons  au  moins;  nous  en 
recevons  une  sorte  de  certitude  et  nous  nous  complai- 
sons à  nous  y  reposer.  Or,  qu'y  a-t-il  là,  sinon  de  la 
confiance  cherchée,  non  en  Dieu,  mais  en  nous- 
mêmes?  Oui ,  ainsi  je  suis  sûre  et  sûre  par  moi-même, 
par  des  preuves  palpables  pour  moi,  que  je  suis  dans 
le  vrai ,  etc.  Hélas  !  si  nous  ne  sommes  jamais  et  en 
tout  que  néant,  toute  preuve  reposant  sur  nous  que 
peut-elle  être?  Faisons  donc,  mon  enfant,  ce  que 
nous  avons  à  faire,  ensuivant  l'obéissance  et  la  direc- 
tion ,  seule  lumière  vraie,  seule  source  de  cette  cer- 
titude morale  qui  repose  sur  la  foi  et  sur  les  attributs 
divins;  puis,  sans  examiner  autre  chose,  sinon  si 
nous  avons  manqué  à  cette  obéissance  et  à  cette 
direction,  allons  à  l'aventure  de  l'Esprit  de  Dieu, 
nous  confiant  en  lui  et  en  lui  seul,  et  puisant  dans  le 
fonds  de  notre  éternelle  misère  des  motifs  incessants 
de  nous  humilier  toujours  et  toujours  plus.  Voilà 
l'état  par  excellence,  la  voie  des  sages  ou  des  insen- 
sés selon  la  foi.  Faisons-nous  un  plaisir  d'y  vivre  et  un 
bonheur  d'y  mourir.  » 


158  CHAPITRE  VINGT- HUITIEME. 

Pareille  leçon  se  retrouve  souvent  sous  la  plume 
du  P.  Barrelle  : 

»  Patience!  restons  livrée,  abandonnée  et  parfai- 
tement dépendante.  Que  tout  en  nous  fasse  pâte  argi- 
leuse entre  les  mains  du  Père  divin.  Il  a  son  temps  et 
ses  heures.  Il  les  attend  pour  agir.  Attendons -les 
aussi  nous-mêmes.  En  cela  consiste  une  partie  de 
notre  fidélité.  L'autre  partie,  vous  savez  en  quoi 
elle  consiste.  Toute  girouette  vous  la  dit,  de  la  hau- 
teur où  elle  est  placée...  Oh!  qu'elle  est  éloquente 
par  sa  mobilité  au  moindre  souffle  de  tous  les  vents 
célestes!  Il  n'v  a  nulle  autre  chose  à  faire  avec  vous, 
ô  Esprit  de  mon  Jésus  !  Gela  est  tout.  » 

Et  ailleurs  : 

«  L'abandon,  l'abandon,  le  plus  complet  abandon 
entre  les  mains  de  Notre-Seigneur ,  pour  tout  ce  qui 
regarde  nos  progrés  sensibles  sur  la  route  de  la  per- 
fection. Dieu!  quand  comprendrons-nous  cela,  et 
jusques  à  quand,  par  nos  subtiles  réflexions  et  notre 
esprit  tenace,  voudrons-nous  ajouter,  je  ne  dis  pas 
une  coudée,  mais  une  ligne  seulement  à  la  stature  de 
nôtre  âme?  C'est  pitié  vraiment  que  cette  obstination 
de  quelques  âmes,  qui  s'appliquent  sans,  cesse  à  elles- 
mêmes,  comme  les  mondains  et  les  mondaines  s'ap- 
pliquent à  leur  miroir,  pour  voir  où  en  est  leur 
toilette.  «  J'ai  élevé  ,  dit  David,  mes  yeux  vers  la 
M  montagne  d'où  me  viendra  mon  secours.  Mes  yeux 
»  sont  toujours  fixés  vers  le  Seigneur.. .  C'est  qu'il  me 
»  délivrera  »  ,  lui,  et  non  pas  moi,  des  pièges  qui  me 
sont  tendus,  soit  par  mes  ennemis  du  dehors,    soit 


LE   DIRECTEUR   DES  AMES.  159 

par  mes  ennemis  domestiques.  Oh!  imitons-le,  mon 
enfant,  et  nous  serons  plus  fidèles,  plus  rapides  sur  la 
voie  de  la  perfection,  parce  que  nous  obtiendrons 
plus  de  grâces;  et  nous  tiendrons  Notre-Seigneur 
plus  appliqué,  à  nous,  qu'il  ne  l'est  quand  il  nous 
trouve  appliqués  à  nous-mêmes.  » 

Une  autre  s'enchaîne  trop  à  des  sacrifices  de  suré- 
rogation,  qui  préoccupent  son  cœur  : 

«  Je  vous  engage,  mon  enfant,  à  ne  pas  sacrifier  la 
liberté  intérieure  à  toutes  ces  minutieuses  exigences 
qui  vous  fatiguent  par  leurs  continuelles  importu- 
nités.  Quand  vous  ferez  librement,  avec  joie,  par 
amour,  faites;  sinon  liberté.  Mieux  vaut  faire  moins 
et  avoir  le  cœur  à  l'aise,  que  d'embrasser  plus  et  se 
tenir  le  cœur  à  l'étroit.  » 

Si  l'on  s'étonne  d'avancer  lentement,  le  P.  Bar- 
relle  répond  : 

«  Il  faut  un  temps  ou  du  temps  pour  tout,  et  ce 
n'est  jamais,  sans  de  rares  exceptions,  d'un  trait  et 
tout  d'un  coup  que  s'achèvent  en  nous  les  œuvres  de 
la  grâce.  L'Esprit-Saint  va  petitement  avec  les  petites 
âmes  ;  il  se  proportionne  à  leur  faiblesse  ;  il  ménage 
leur  tendreté  ;  mais  ensuite ,  les  trouvant  grandies ,  il 
leur  donne  plus  et  il  les  rend  capables  de  rendre  et 
plus  et  mieux.  Patience  donc,  vous  dirai-je  avec  l'a- 
pôtre saint  Jacques,  mais  activité.  Fomentez  d'abord 
dans  votre  cœur  les  saints  désirs  qui  s'y  trouvent... 
Demandez  ensuite  à  Notre-Seigneur  une  grâce  tou- 
jours croissante  pour  vous  aider  à  rendre  vos  œuvres 
conformes  à  vos  désirs.  Tenez-vous,  en  même  temps, 


160  CHAPITRE  VINGT-HUITIEME. 

vigilante,  pour  n'être  pas  surprise  et  renversée  dans 
les  occasions.  Mais  si  vous  l'êtes  encore,  hâtez-vous 
de  réparer  vos  torts  et  de  vous  encourager  à  une  vigi- 
lance et  à  une  fidélité  plus  grandes.  Je  vous  pro- 
mets qu'en  suivant  cette  marche  avec  persévérance, 
le  succès  ne  vous  manquera  pas.  Notre-Seigneur, 
touché  de  votre  constance,  exaucera  tous  vos  vœux.  » 

Le  P.  Barrelle  instruit  l'âme  à  patienter  avec  Dieu  et 
avec  soi-même  ;  il  veut  de  l'ardeur  sans  empressement  : 

«Jusqu'à  ce  qu'il  plaise  au  Seigneur  de  nous  renou- 
veler pleinement,  humilions-nous,  prenons  patience 
avec  Dieu  et  avec  nous-mêmes,  espérons  et  ne  ces- 
sons d'espérer.  Jamais  de  dépit,  pas  même  contre 
soi...  Il  faut  savoir  mâcher  son  absinthe  sans  sour- 
ciller, et  trouver  bon  selon  Dieu  ce  qui  ne  l'est  pas  à 
notre  amour-propre  et  à  ses  désirs  impatients.  Pauvre 
enfant,  trop  de  faim  vous  épuise,  et  trop  d'ardeur  à 
avancer  sensiblement  vous  fait  reculer.  » 

»  Ame  ardente  !  dit-il  à  une  autre,  vous  vous  ima- 
ginez un  peu  que  dans  le  perfectionnement  de  votre 
âme  peut  se  réaliser  cette  parole  :  Aussitôt  dit,  aus- 
sitôt fait.  Il  n'en  va  pas  ainsi,  mais  piano!  piano! 
doucement,    doucement,    pour  aller    solidement!  » 

«Il  faut  un  perfectionnement  successif,  mais  sans 
aucune  impatience  ni  empressement.  Il  faut  des  désirs 
ardents  d'être  pleinement  à  Jésus,  mais  en  se  conten- 
tant de  la  part  qu'il  nous  fait,  et  en  confessant  hum- 
blement qu'il  nous  la  fait  plus  abondante  mille  fois 
que  nous  ne  le  méritons.  C'est  ainsi  que  nous  maîtri- 
sons notre  imagination  et  notre  cœur  trop  avide,  et 


LE  DIRECTEUR   DES  AMES.  161 

que  nous  établissons  notre  demeure  intérieure  dans  la 
paix.  » 

Le  P.  Barrelle  n'aimait  pas  ces  retours  intérieurs 
par  lesquels  l'âme  veut  se  faire  des  certitudes  sur  son 
passé,  des  assurances  sur  la  satisfaction  qu'elle  a 
donnée  à  Dieu  dans  ses  repentirs  ou  dans  sa  fidélité; 
le  besoin  de  retrouver  en  sa  propre  conduite  des 
points  d'appui,  au  lieu  de  laisser  le  cœur  plus  à 
l'abandon  aux  divines  miséricordes ,  après  avoir 
accompli  avec  droiture  ce  qu'elle  sait  que  Dieu  lui 
demande. 

C'est  pourquoi  il  rappelait  volontiers  à  l'esprit 
d'enfance  et  enseignait  la  simplicité  intérieure,  qui 
fait  à  l'âme  une  incomparable  paix. 

«  Je  me  contente  de  vous  dire  de  rester  enfant,  de 
vous  perfectionner  dans  cet  esprit  d'enfance,  et  ne 
plus  vous  faire  de  système,  chose  que  les  vrais  enfants 
ne  connaissent  pas  et  ne  connurent  jamais,  et  oubliant, 
comme  dit  l'Apôtre,  tout  ce  qui  est  derrière  vous, 
mais  tout,  sans  en  rien  excepter,  d'aller  devant  vous, 
à  la  suite  de  la  divine  miséricorde,  n'espérant,  n'atten- 
dant rien  que  d'elle,  c'est-à-dire  tout!  «  Elle  me  con- 
duit, »  elle  me  porte,  devez-vous  incessamment  dire 
avec  David,   «  et  rien  ne  me  manquera.  « 

Dans  l'âme  qui  sait  mourir,  qui  se  quitte  elle-même 
pour  se  livrer  en  tout  abandon  à  l'Esprit  du  Seigneur, 
une  œuvre  de  vie  et  de  plénitude  s'accomplit  chaque 
jour,  une  incessante  transformation  la  fait  d'heure  en 
heure  plus  semblable  à  Celui  qui  est  la  vraie  vie,  la 
parfaite  plénitude.  Tout  appliquée  à  Jésus-Christ,  le 


162  CHAPITRE  VINGT-HUITIEME. 

type  éternel,  la  vraie  beauté  des  prédestinés,  elle  en 
prend  la  divine  empreinte  sous  l'action  du  saint  amour, 
«  Jésus ,  notre  Père  du  ciel ,  doit  recevoir  ses  créa- 
tures dans  le  moule  de  son  cœur.  Il  faut  donc  que  la 
fonte  se  fasse,  et  elle  ne  peut  avoir  lieu  que  dans  le 
creuset  et  sous  le  feu  de  l'amour...  puis,  la  fusion 
dans  le  moule,  et  une  fusion  qui  s'étende  à  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plis  et  de  replis  dans  le  moule  divin.  On 
laisse  ensuite  le  tout  se  refroidir  pour  qu'il  y  ait  pleine 
consistance...  et  le  moule  s' ouvrant  alors,  la  nouvelle 
créature  paraît.  Oh!  qu'elle  est  belle  et  gracieuse 
quand  elle  porte  avec  une  exacte  fidélité  tous  les 
traits  de  ce  moule  divin  !  « 

C'est  là  une  charmante  image  des  effets  que  doit 
produire  l'étude  et  l'imitation  de  Jésus-Christ.  La 
lettre  suivante,  datée  du  4  novembre  1858,  contient 
un  ensemble  de  doctrine  sur  cette  indispensable  imi- 
tation du  divin  Modèle  : 

«  La  sainteté,  l'héroïsme  de  la  perfection,  c'est- 
à-dire  la  perfection  poussée  et  conduite  à  son  plus 
haut  degré,  mais  toujours  selon  la  capacité  de  la  per- 
sonne; car  il  y  a  des  âmes  qui  sont  plus  capables 
d'une  perfection  héroïque  que  ne  le  sont  bien  d'autres. 
C'est  ainsi  que  dans  le  ciel ,  où  chacun  est  parfait,  il 
y  a  cependant  des  anges  et  des  saints  dont  la  perfec- 
tion est  plus  grande,  plus  excellente  que  celle  de  plu- 
sieurs autres,  soit  anges,  soit  saints.  Et  l'exemplaire 
de  cette  perfection,  dont  l'héroïsme,  c'est-à-dire  la 
plus  grande  hauteur,  est  la  sainteté,  est  Dieu  le  Père 
et  Jésus-Christ  son  Fils  unique,  qui  avec  leur  Esprit 


LE   DIRECTEUR   DES   AMES.  163 

sont  la  sainteté  infinie,  ou  l'immense  plénitude  el  l'in- 
fini de  toutes  les  perfections. 

»  Voilà  pourquoi,  appelés  que  sont  tous  les  hommes 
à  être  saints,  comme  leur  Père  céleste  est  saint,  à  être 
parfaits  comme  il  est  parfait,  ils  doivent  contempler, 
en  l'étudiant,  Dieu  le  Père,  et  l'étudier  pour  imprimer 
sur  eux-mêmes  la  sainteté  qui  est  en  lui. 

»  Mais  comme  l'immense  majorité  n'en  était  point 
capable,  Dieu  a  envoyé  dans  la  chair  son  Fils  unique, 
pour  présenter  à  tous  sa  sainteté  et  ses  perfections  en 
relief  et  en  bosse  dans  la  personne  admirable  de  son 
Verbe,  en  nous  ordonnant  de  l'écouter,  c'est-à-dire  de 
nous  former  sur  ce  que  nous  entendrions  de  sa  bouche 
et  ce  que  nous  verrions  en  lui. 

»  Notre  sainteté  et  notre  perfection  se  trouvent  donc 
non  pas  seulement  dans  la  connaissance  et  dans  l'a- 
mour de  ce  cher  Maître,  mais  dans  l'imitation  de  sa 
personne  en  tout,  imitation  qui  produit  la  ressem- 
blance et  qui  nous  amène  naturellement  à  être  comme 
lui.  C'est  ainsi  que  nous  commençons  à  entrer,  quoi- 
que vivant  encore  sur  la  terre,  dans  le  paradis,  dont  il 
est  écrit  :  Nous  serons  semblal^les  à  lui,  parce  que 
nous  le  verrons  comme  il  est.  A  l'œuvre  donc,  à 
l'œuvre  sans  interruption ,  sans  lâcheté ,  sans  négli- 
gence ;  advienne  que  pourra,  ne  nous  dessaisissons 
pas  de  ce  divin  objet,  et  poursuivons  sur  nous-mêmes 
la  copie  intérieure  et  extérieure  de  ce  divin  et  unique 
modèle. 

»  Les  diverses  positions  dans  lesquelles  nous  nous 
trouvons    par  la   conduite   de  la   divine  Providence 


164  CMAPÎTRE   VINGT-HUITIÈME. 

nous  indiquent  en  rpoi  surtout  nous  devons  nous 
appliquer  à  cette  ressemblance  aussi  parfaite  que 
possible  avec  notre  aimable  Seigneur.  Mais  il  faut  que 
nous  nous  revêtions  des  mêmes  pensées,  des  mêmes 
sentiments,  des  mêmes  mouvements  d'âme  et  de 
volonté  que  notre  divin  Ami  ;  il  faut,  si  nous  parlons, 
que  nous  parlions  comme  il  parlait;  si  nous  jugeons, 
que  nous  jugions  comme  il  jugeait,  etc.  ;  et  aussi  que 
nous  ne  manifestions  pas  sur  notre  extérieur  d'autres 
traits  que  les  siens  propres.  Nous  serons  alors  sur  les 
voies  de  la  perfection  et  de  la  sainteté.  » 

Au  fur  et  à  mesure  des  difficultés  renaissantes  sur 
la  route  de  la  perfection,  le  directeur  habile  éclaire 
l'âme  et  rassure  sa  marche.  Le  passé  et  ses  fautes,  le 
présent  et  ses  défaillances,  les  craintes  et  les  tristesses, 
les  souffrances,  les  combats,  les  contradictions  du 
dehors,  les  désolations  intérieures,  il  faut  qu'il  ait  à 
tout  la  réponse  de  la  grâce,  une  réponse  persuasive. 
Le  P.  Earrelle  avait  à  souhait  cette  réponse  oppor- 
tune et  insinuante. 

Avant  toute  chose,  est-il  un  état  intérieur  qui  puisse 
retarder  une  âme  de  bonne  volonté?  Le  P.  Barrelle 
répond  : 

«  Ce  n'est  pas  la  nature  quelconque  d'un  état  inté- 
rieur qui  peut  nous  être  un  obstacle  en  fait  de  perfec- 
tion, mais  seulement  le  peu  de  conformité  que,  dans 
nos  divers  états,  nous  avons  avec  la  main  qui  nous  y 
introduit  et  nous  y  fait  passer.  Nulle  route  plus  isolée, 
plus  abondante  en  fatigues,  en  privations,  en  amer- 
tumes, en  difficultés  de  toute  sorte  que  celle  du  dé- 


LE  DIREGTEUll  DES   AMES.  165 

sert.  Et  cependant  les  Hébreux  arrivèrent  par  elle  à 
la  terre  promise  et  aux  biens  qui  les  y  attendaient. 
Ainsi  arrive- t-il  à  nos  âmes  dans  le  désert  de  la  vie.  » 

Nos  imperfections,  nos  défaillances  passées,  ont- 
elles  le  pouvoir  de  retenir  notre  course?  —  Non,  re- 
prend le  P.  Barrelle.  «  Rien  ne  nuit  à  une  âme  qui, 
en  dépit  de  tout  ce  qu'elle  rencontre  de  déficit  en  soi, 
sur  soi ,  autour  de  soi ,  va  son  chemin  en  avant ,  sans 
regarder  jamais  derrière,  et  porte  en  sa  volonté  la  dé- 
termination immortelle  de  ne  s'arrêter  que  quand  elle 
aura  trouvé  son  Sauveur.  » 

Une  autre  fois  il  dit  : 

«  Ce  n'est  point  l'absence  de  nos  misères  qui  nous 
rend  parfaits  et  qui  glorifie  davantage  Notre-Seigneur, 
mais  la  manière  dont  nous  les  traitons,  dont  nous  les 
portons,  dont  nous  en  faisons  usage  en  présence  de 
notre  Créateur  et  Seigneur.  Exploitez-les  au  profit  des 
vertus  solides;  forcez-les  à  vous  rapprocher  davantage 
de  cet  aima])le  médecin,  et  à  vous  éloigner  toujours 
plus  de  vous-même;  servez-vous-en  comme  le  postillon 
se  sert  de  son  fouet,  pour  vous  faire  avancer  sur  votre 
chemin;  et  elles  seront,  ne  leur  en  déplaise,  une 
source  abondante  de  biens  et  de  joies.  » 

Nos  misères?  Elles  sont  «  l'huile  qui  entretient  la 
lampe  de  l'humilité  dans  le  sanctuaire  intérieur;  « 
elles  sont  aux  mains  du  Sauveur  une  industrie  pour 
nous  attirer  à  soi. 

"  Vous  êtes  faible,  dites-vous,  lâche  et  infidèle! 
Vous  n'êtes  rien,  vous  n'avez  rien,  vous  ne  faites  rien, 
vous  ne  vous  sentez  capable  de  rien  !  Hé  !  tant  mieux; 


166  CHAPITRE  Vl^  GT-HUITIEME. 

allez  vers  Celui  qui  peut  tout,  qui  vous  aime,  qui 
A'ous  attend,  qui  tient  sans  cesse  son  cœur  largement 
ouvert,  afin  de  remplir  tout  vase  vide  qui  se  présente 
pour  avoir  de  sa  plénitude;  et  il  se  plaira  à  vous  em- 
plir l'àme  et  à  la  combler.  Ah!  pourquoi,  cher 
amour,  mon  Dieu!  les  âmes  oublient-elles  et  ce  que 
vous  voulez  leur  être,  et  ce  qu'elles  vous  sont?  — 
Tout,  tout,  est  la  réponse  à  ces  deux  choses  ;  et  voilà 
pourquoi  il  tient  tant  à  ce  que  nous  ne  soyons  i^i'en, 
et  n'ayons  rien  en  nous-mêmes.  Force  leur  sera, 
dit-il,  de  venir  à  moi,  et  moi  je  ferai  mes  délices  de 
partager  avec  elles  ce  que  je  possède. 

M  Voyez  la  ruse  aimable  de  notre  amour!  Les  âmes 
qui  l'ont  devinée  ne  sont  plus  en  peine  de  quoi  que 
ce  5»oit.  Dans  leur  immense  pauvreté,  elles  vont  et 
viennent  sans  cesse  des  créatures  à  Jésus  et  de  Jésus 
aux  créatures,  comme  l'abeille  de  sa  ruche  aux  fleurs 
et  des  fleurs  à  sa  ruche.  Ce  qu'elle  ne  trouve  pas 
dans  sa  demeure,  elle  le  cherche  et  le  trouve  ailleurs, 
et  puis  le  porte  à  son  gîte.  Imitons-la;  Jésus  est  notre 
fleur  issue  de  la  virginale  Marie.  Là,  pompons,  sus- 
tentons-nous, rassasions-nous,  enivrons-nous;  Jésus 
est  tout  nôtre.  Si  nous  le  savions  !  si  nous  le  savions  !..  4 
Dieu!  quels  torrents  de  grâce  et  de  bonheur  débou- 
cheraient dans  notre  pauvre  âme  !  » 

Au  reste,  ajoute-t-il,  que  sont  nos  misères  dès  que 
nous  les  détestons?  Un  stimulant  à  la  générosité  di- 
vine. 

Toutes  les  misères  quelles  qu'elles  soient,  pourvu 
qu'on  les  déteste  et  qu'on  prenne  les  moyens  de  les 


LE  DIRECTEUR  DES   AMES.  167 

affaiblir,  au  lieu  d'éteindre  l'amour  d'un  Dieu  ne  font 
que  le  rendre  plus  généreux.  Il  vient,  il  s'y  applique 
comme  un  remède  au  mal,  et  quand  la  confiance  s'y 
joint,  ou  ces  misères  disparaissent,  ou,  en  restant  en- 
core, s'il  plaît  à  Notre-Seigneur  qu'il  en  soit  ainsi, 
elles  ne  font  que  contribuer  à  notre  plus  grande 
sanctification. 

Il  est  donc  juste  de  corriger  l'excès  de  la  crainte  par 
une  plus  abondante  confiance  :  le  P.  Barrelle  lui-même 
va  tirer  cette  conclusion. 

«Oui,  il  nous  faut  craindre  pendant  la  vie...; 
craindre  pour  vivre  en  dehors  de  tout  péché;  craindre 
pour  ne  point  s'endormir  dans  la  tiédeur  et  dans  la 
négligence;  craindre  pour  tenir  l'orgueil  en  échec,  et 
empêcher  la  présomption  de  s'asseoir  dans  nos  âmes. 
Mais  cette  crainte,  qui  est  de  Dieu,  ne  saurait  nuire 
à  la  confiance,  qui  vient  aussi  de  Dieu  ,  et  à  laquelle 
cette  crainte  prépare,  en  quelque  sorte,  la  place, 
selon  ce  qui  est  écrit  :  «  Ceux  qui  craignent  le  Sei- 
»  gneur  ont  espéré  en  lui,  et  il  se  fait  leur  aide  et 
»  leur  protecteur.  »  Si  donc  nous  devons  craindre  de 
nos  misères,  nous  devons  aussi  et  infiniment  plus  en- 
core nouSi  confier  dans  l'immense  miséricorde  de 
notre  bon  Sauveur,  qui,  par  sa  plénitude  infinie, 
submerge  et  engloutit  en  un  clin  d'œil  ce  très-court 
et  très-petit  passé,  qu'elle  rencontre  en  ses  déborde- 
ments sur  l'extrémité  des  plages  de  notre  vie. 

Bien  moins  faut-il  écouter  les  terreurs  imaginaires^ 
Avec  quelle  paternelle  ironie  le  P.  Barrelle  en  dissipe 
le  fantôme  ! 


168  CHAPITRE   VKNGT-HUITIEME. 

«  J'en  viens  donc  à  votre  lettre,  dans  laquelle  un 
sentiment  de  terrible  mais  de  fausse  crainte  me  sem- 
ble dominer...  Et  de  quoi  s'agit-il,  pauvre  enfant?  De 
damnation,  de  réprobation!  Gomme  vous  y  allez!  En 
vérité,  s'il  est  une  route  où  le  pas  de  tortue  soit  à 
désirer,  c'est  bien  dans  celle-ci.  Or,  vous  m'avez  tout 
l'air  de  ne  pas  v  entendre,  et  vous  voulez  être  damnée 
et  réprouvée,  même,  qui  le  croirait?  avant  le  terme  ! 
Si  vous  l'étiez  déjà  et  qu'il  vous  fût  possible  de  ne  pas 
l'être,  à  l'instant  même  vous  sortiriez  de  l'enfer.  Et 
maintenant  que  vous  avez  le  bonbeur,  non-seulement 
de  n'y  point  être,  mais  de  vous  trouver,  au  contraire, 
et  sur  la  route  du  ciel  et  bien  près  du  ciel,  vous  vous 
damnez  et  vous  vous  réprouvez  vous-même  ! 

»  Mon  enfant,  vous  n'y  pensez  donc  pas?  Oli  ! 
laissez-moi  jeter  à  côté  de  vous  toutes  ces  noires 
imaginations,  et  s'évanouir  dés  leur  naissance  ces 
épouvantails  de  moineaux...  Jamais  vous  n'aurez  rien 
à  voir  avec  ces  damnations  et  ces  réprobations,  si 
vous  savez  d'abord  en  secouer  la  vaine  et  imaginaire 
terreur,  et  ensuite  porter  pour  l'amour  de  Jésus  en 
vous  renonçant  vous-même,  toutes  les  croix,  grandes 
ou  petites,  lourdes  ou  légères,  qu'il  lui  plaira  de  dé- 
poser sur  vos  épaules.  » 

Le  P.  Barrelie  veut  qu'on  envisage  la  tentation 
sans  effroi,  et  la  peine  qu'on  en  ressent  comme  une 
assurance  de  fidélité. 

«  Nous  sommes  pendant  la  vie  sur  un  champ  de 
bataille;  quoi  d'étonnant  que  le  canon  gronde  et  que 
les  balles  sifflent?  Quoi  de  merveilleux  qu'alors  des 


LE   DIRECTEUR   DES    AMES.  169 

tourbillons  de  fumée  nous  empêchent  de  voir  clair  et 
de  bien  di'scerner  les  objets  qui  vont  et  viennent  dans 
notre  esprit?  C'est  l'effet,  comme  vous  le  voyez,  de 
votre  position,  heureusement  transitoire,  dans  cette 
triste  vallée  de  larmes.  Il  ne  faut  donc  pas  tant  s'a- 
larmer, s'effrayer,  mais  en  recourant  à  Jésus  et  à 
Marie,  en  s'humiliant  profondément,  rejeter  sur  les 
vils  tentateurs  la  boue  de  leurs  misérables  suggestions. 

»  La  vive  peine  que  vous  éprouvez  dans  ces  com- 
bats me  rassure  et  doit  vous  tranquilliser  vous-même. 
On  ne  souffre  point  tant,  mon  enfant,  lorsqu'on  se 
plaît  dans  les  misères  que  le  démon  présente  à  notre 
imagination,  pour  en  blesser  notre  cœur.  Courage 
donc  !  et  plus  de  ces  noirs  désespérants  qui  vous  met- 
tent aux  champs,  cœur  et  tête.  » 

Le  P.  Barrelle  prémunit  aussi  contre  les  jouissances 
de  la  paix,  aussi  fatales  que  les  vains  effrois  du  com- 
bat : 

«Vous  voilà  donc  transportée,  mon  enfant,  d'un 
lit  d'épines  sur  un  lit  de  roses...  et  cela  par  la  grâce 
et  par  la  volonté  de  Notre-Seigneur.  Tout  ce  qu'il 
fait  est  bon.  Usez  donc  de  la  paix  qu'il  vous  donne 
après  la  guerre.  Usez-en,  dis-je,  mais  gardez-vous 
d'en  jouir.  Il  y  aurait  à  craindre  de  la  jouissance  ; 
l'usage  suffira  pour  rendre  votre  cœur  reconnaissant 
et  pour  vous  aiguillonner  à  rendre  fructueuse  pour 
Dieu  votre  position  actuelle.  » 

La  tourmente  vient-elle  des  créatures,  le  sage  direc- 
teur veut  que,  le  regard  au  ciel,  on  laisse  couler  le 
torrent  : 

TO.M.   II.  10 


170  CHAPITRE   VIAGT- HUITIEME.    . 

«  Je  voudrais  qu'une  fois  pour  toutes  vous  ressem- 
blassiez à  ces  rochers  le  lonp  desquels  coulent  les 
eaux  d'un  torrent,  et  qui  ne  bougent  jamais,  eux,  de 
place,  ne  cessant  de  recevoir  sur  leurs  sommets  les 
rayons  du  soleil.  Votre  position  leur  est  semblable. 
Que  de  choses,  de  paroles,  de  jugements  et  de  mou- 
vements autour  de  vous!  Ce  sont  les  eaux  du  torrent; 
laissez  aller.  Vous,  affermie  dans  l'humilité,  dans  la 
patience,  dans  la  sainte  charité,  restez  inébranlable, 
ne  cessez  de  faire  et  de  bien  faire  ce  que  Notre- 
Seigneur  demande  de  vous.  Limitez-vous  là,  sans 
vouloir  ni  désirer  autre  chose,  et  tenez  sans  cesse  vos 
yeux  en  haut  pour  voir,  au  soleil  de  la  divine  Provi- 
dence, tout  ce  qui  se  pense,  se  dit  et  se  fait  pour  ou 
contre  vous,  comme  autant  de  dispositions  du  Sei- 
gneur pour  amener  votre  âme  au  point  où  il  la  veut 
et  que  vous  ignorez,  que  vous  ne  devez  pas  même 
chercher  à  savoir;  car  c'est  là  son  secret  et  votre 
mystère.  » 

Si  la  tempête  semble  surgir  du  cœur,  le  P.  Barrelle 
remet  en  mémoire  que  les  orages  intérieurs  sont  de 
permission  divine.  Il  instruit  l'âme  à  reconnaître 
Satan  aux  impressions  de  la  défiance  et  du  désespoir  : 

«  Oui ,  c'est  Notre-Seigneur  qui ,  en  conservant 
dans  votre  âme  la  conformité  avec  son  bon  plaisir, 
permet  le  soulèvement  de  tant  de  répugnances  dans 
la  partie  sensible.  Et  ce  qu'il  permet,  ne  le  permet-il 
point  par  amour?  C'est  lui  qui  laisse  souffler  sur 
vous  cette  bise  noire  de  la  réprobation ,  pour  vous 
faire  faire  des  actes  plus  véhéments  et  plus  méritoires 


LE   DIRECTEUR    DES    AMES.  171 

d'une  confiance  sans  bornes  en  sa  miséricordieuse 
charité.  Le  démon  voit  les  desseins  amoureux  de 
Jésus  sur  votre  âme;  il  en  enrage;  il  accumule  les 
mensonges  pour  vous  empêcher  de  les  distinguer, 
comme  ces  idées  que  vous  êtes  une  âme  trompeuse 
et  trompée.  Il  en  a  menti  ;  c'est  Notre-Seigneur  qui 
me  charge  de  vous  le  dire.  Je  dis  de  même  de  la 
disgrâce  divine ,  dans  laquelle  il  voudrait  vous  per- 
suader que  vous  êtes.  Mensonge  encore  dont  vous 
ne  devez  faire  nul  cas. 

»  En  général,  mon  enfant,  et  une  fois  pour  toutes, 
ne  croyez  rien  de  ce  qui  se  présente  à  vous  en  noir- 
cissant votre  âme  et  en  vous  poussant  vers  la  défiance 
et  le  désespoir.  A  ces  signes  reconnaissez  Satan  et 
méprisez-le.  » 

Généreux  pour  sa  part,  et  même  ht5roïque  en  face 
de  la  souffrance,  comme  on  le  verra  surabondamment 
dans  les  derniers  chapitres  de  cette  histoire  ;  persuadé 
que  «  au  jugement  de  la  foi  il  n'y  a  de  vrai  Thabor 
que  sur  le  Calvaire  et  entre  les  bras  de  la  croix;  >>  le 
P.  Barrelle  se  montre  compatissant  aux  appréhen- 
sions inspirées  par  l'approche  de  la  souffrance. 

«  Sans  doute  il  serait  beaucoup  plus  parfait  d'abon- 
der tellement  en  confiance  et  en  mort  à  soi-même 
qu'aucun  mal  physique  ne  pût  jamais  nous  imprimer 
une  frayeur  quelconque.  Mais  nous  savons  pourtant 
que  les  plus  parfaits  eux-mêmes  ont  été  soumis,  par 
une  disposition- spéciale  de  Notre-Seigneur,  à  ces 
craintes  et  à  ces  vives  frayeurs.  C'est  que  toute  humi- 
liation est  bonne,  excellente  même,  et  qu'elle  amène 


172  CHAPITRE  VINGT- H  UITIÊME. 

de  si  heureux  résultats  que  Notre-Seigneur  n'hésite 
point  à  préférer  l'imperfection  de  nature  qui  humilie, 
à  la  perfection  qui  nous  priverait  du  gain  solide  et 
parfait  de  l'humiliation. 

»  Et  puis,  qu'a  éprouvé  notre  divin  Époux  au  jar- 
din des  Olives?  La  frayeur  n'a-t-elle  pas  été  une  des 
sources  de  l'agonie  de  son  âme  très-parfaite?  Ne  vous 
alarmez  donc  point;  et,  acceptant  le  calice  de  Dieu 
tel  qu'il  est  présenté,  unissez-vous  par  tout  votre  être 
avec  ce  qu'il  a  de  bon  et  de  mauvais,  à  tout  ce  qui 
fut  et  est  dans  le  Cœur  de  Jésus,  afin  qu'il  perfec- 
tionne ce  qui  lui  plaît  et  qu'il  vous  délivre  de  ce  qui 
peut  lui  déplaire.  » 

Quelles  bonnes  paroles  coulent  de  la  plume  du 
P.  Barrelle  pour  montrer  que  la  maladie  «  ne  manque 
pas  de  jouissances!  » 

«  Je  compatis,  chère  enfant,  à  ce  que  vous  souf- 
frez. Mais  la  foi  nous  montrant  dans  la  souffrance  un 
bien  du  plus  haut  prix,  je  me  réjouis  en  même  temps 
avec  vous  de  l'occasion  que  votre  divin  Epoux  vous 
donne  d'acquérir  pendant  ce  saint  temps  un  peu  plus 
de  ressemblance  avec  lui,  par  la  participation  de  sa 
croix.  Cette  position  ne  manque  pas,  ce  me  semble, 
de  jouissance.  Elle  tient  les  créatures  à  certaine  dis- 
tance de  nous  ;  elle  nous  entoure  de  silence  ;  elle  nous 
•  facilite  un  doux  commerce  avec  Dieu ,  et  nous  est  un 
gage  certain  de  cette  opération  secrète  par  laquelle 
Notre-Seigneur,  à  l'aide  de  plusieurs  souffrances  com- 
binées, épure  notre  intérieur,  affaiblit  le  vieil  homme, 
ouvre  les  voies  à  des  grâces  plus  abondantes,  et  nous 


LE   DIRECTEUR   DES   AMES.  173 

'fait,  par  là  même,  thésauriser  davantage  pour  notre 
bienheureuse  éternité. 

»  Profitez  donc  de  ce  temps  aussi  largement  que 
vous  le  pourrez.  Qu'il  soit  pour  nous  un  temps  de 
repos  et  de  doux  entretien  avec  le  bien-aimé  de  notre 
âme.  Ce  n'est  pas  en  lui  parlant  beaucoup,  mais  en 
le  regardant,  en  l'appelant,  en  vous  ramassant  hum- 
blement et  amoureusement  à  ses  pieds,  dans  ses  plaies, 
dans  son  cœur,  et  en  vous  y  tenant  silencieuse, 
aimante,  abandonnée,  que  vous  devez  vous  mettre  et 
vous  tenir  en  rapport  avec  lui.  Cette  manière  de  pro- 
céder dans  le  secret  de  l'âme  ne  fatigue  pas,  ne  tend 
ni  l'esprit  ni  le  corps,  mais  les  délasse  au  contraire, 
les  nourrit  et  les  fortifie.  Elle  est  en  vérité  la  santé 
des  malades.  Par  elle,  les  malades,  sans  même  guérir, 
arrivent  à  se  porter  fort  bien.  » 

S'il  veut  que  l'on  accepte  généreusement  les  déso- 
lations spirituelles,  le  bon  Père  ne  laisse  pas  que  de 
montrer  les  péripéties  providentielles  ménagées  pour 
leur  bien  aux  vrais  fils  de  la  grâce.  Mais  il  faut  aussi 
que  le  cœur  s'élève  au-dessus  des  flots  amers,  atten- 
dant dans  l'avenir  le  retour  prochain  de  la  paix.  La 
paix  est-elle  revenue,  il  faut  goûter  alors  la  bénignité 
du  Seigneur  : 

«  Que  Notre-Seigneur  est  bon  et  admirable  dans 
ses  voies,  ma  fille!  D'abord  les  bouleversements,  les 
humiliations,  les  contrariétés  affligeantes,  les  pertes 
même,  et  un  commencement  en  quelque  sorte  de 
désespoir  de  cause...  Et  puis,  et  soudain,  tout  change 
de  face,  les  fronts  humiliés  se  relèvent,  l'ordre  repa- 

10. 


174  CHAPITRÉ  VINGT-HUITIÈME, 

raît,  les  ennemis  sont  vaincus,  ce  qui  était  perdu  se 
retrouve,  et  la  joie  éclate  dans  les  cœurs.  Nul  autre 
que  Jésus  ne  peut  opérer  d'aussi  consolantes  mer- 
veilles. » 

Enfin  le  P.  Barrelle  instruit  Tâme  à  profiter  de 
tous  les  états  intérieurs  sans  abattement  comme  sans 
présomption;  tel  est,  à  son  avis,  le  secret  de  la  paix 
parmi  les  variations  les  plus  contraires  : 

«  Il  ne  faut  point  vous  tant  tourmenter,  mon  en- 
fant, pour  les  mille  variations  auxquelles  votre  inté- 
rieur se  voit  assujetti.  Vous  pensez  peut-être  que  vous 
êtes  l'unique  en  votre  genre.  Pas  du  tout  :  votre  his- 
toire est  celle  de  tous  les  cœurs  qui  se  sont  trouvés  et 
se  trouveront  jamais  sous  le  soleil  physique  et  moral. 
Rien  de  constant,  ma  fille,  dans  la  terre  de  l'incon- 
stance. La  mer  reste  dans  son  bassin,  et  cependant 
quoi  de  plus  inégal  dans  son  assiette?  Les  arbres  res- 
tent dans  le  sol  où  on  les  a  plantés  ;  et  cependant 
quoi  de  plus  variable  que  l'état  de  leurs  rameaux!  Il 
en  est  ainsi  de  nos  âmes.  Elles  sont  et  restent  dans  le 
délicieux  domaine  de  Notre-Seigneur,  et  cependant 
rien  de  plus  inconstant  que  les  sentiments  qu'elles 
éprouvent.  Elles  passent  de  la  joie  à  la  tristesse,  et 
de  celle-ci  à  la  joie.  Elles  ont  leur  été,  leur  hiver, 
leur  printemps  et  leur  automne.  Elles  paraissent  tan- 
tôt calmes  et  tantôt  agitées  ;  tantôt  ardentes  et  tantôt 
froides;  tantôt  fructueuses  et  tantôt  stériles;  tantôt 
portant  comme  sur  leurs  branches  des  oiseaux  du 
ciel,  et  tantôt  sillonnées  par  des  chenilles  qui  les 
souillent,    par  des  insectes  qui  les  rongent,  et  par 


LE   DIRECTEUR   DES   AMES.  175 

des  crevasses  qui  les  rendent  plus  ou  moins  dif- 
formes. 

»  Il  faut  profiter  de  tous  les  états  où  il  plaît  à 
Notre-Seigneur  Jésus  de  les  faire  passer,  mais  non 
permettre  que  le  cœur  s'en  resserre  ou  en  conçoive  de 
la  présomption;  nous  demandant  toujours  quelle  est 
la  vertu  que  tel  ou  tel  état  d'âme  demande  que  nous 
pratiquions,  et  nous  y  exerçant  autant  que  dure  cet 
état,  pour  que  pure  et  entière  gloire  revienne  à  Notre- 
Seigneur,  de  tous  les  états  par  lesquels  sa  divine  sa- 
gesse veut  que  nous  passions.  Si  vous  vous  en  tenez 
à  cette  règle  de  conduite,  vous  aurez  enfin  la  paix, 
et  les  mille  variations  de  l'âme  ne  serviront  qu'à  la 
rendre  de  jour  en  jour  moins  imparfaite  et  plus  unie 
par  là  même  à  l'aimable  Epoux  de  son  cœur.  » 

Il  n'appartient  pas  à  la  biographie  d'un  saint  per- 
sonnage de  présenter  tout  l'ensemble  de  sa  doctrine 
spirituelle.  Le  recueil  choisi  de  ses  œuvres  mystiques 
peut  répondre  en  ce  point  au  désir  du  lecteur  ' .  Mais 
nous  aurions  cru  frustrer  une  légitime  attente  que  de 
ne  pas  faire  connaître  l'esprit  de  ce  directeur  des 
consciences.  A  le  laisser  parler  lui-même,  nous  de- 
vions gagner  non-seulement  de  mieux  atteindre  ce 
but,  mais  encore,  si  nous  ne  nous  trompons,  de 
procurer  au  lecteur  un  charme  de  plus. 

Maintenant  qu'il  nous  faut  exposer  la  méthode  et 
décrire  la  manière  de  l'homme  de  Dieu  dans  la  direc- 


*  Nous  mettons  en  ce  moment  sous  presse  la  correspondance 
spirituelle  du  P.  Barrelle. 


176  CHAPITRE   VI^GT-HUITIEME. 

tion,  nous  conduirons  de  nouveau  le  fil  du  discours  ; 
mais  nous  rendrons  volontiers  la  parole  au  saint 
religieux,  spécialement  lorsque  nous  aurons  à  dévoiler 
le  secret  de  ses  rapports  avec  Dieu. 


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LE   DIRECTEUR   DES    AMES.  177 


CHAPITRE  XXIX 


LE  DIRECTEUR   DES    AMES. 

De  la  manière  du  P.  Barrelle  dans  le  gouvernement  des  consciences. 
—  Autorité  et  tendresse. —  La  paternité  de  la  vertu. —  Comment 
le  P.  Barrelle  exigeait  la  docilité.  —  Que  son  cœur  était  prompt 
à  la  compassion,  inaccessible  à  la  lassitude. — L'homme  du  monde 
supérieur. —  Comment  ses  lèvres  ne  s'ouvraient  qu'à  l'amour  de 
Dieu.  — Un  écho  du  saint  tribunal.  —  Le  P.  Barrelle  ravi  en 
Dieu. 

Celui  à  qui  est  confié  de  Dieu  le  soin  et  la  conduite 
d'une  âme,  celui-là  est,  par  excellence,  l'ami  fidèle 
loué  par  les  saints  Livres,  auquel  rien  ne  peut  être 
comparé.  Le  vrai  directeur  reçoit  d'en  haut  le  dévoue- 
ment surnaturel  pour  les  âmes;  il  s'éprend  pour  elles 
d'un  zèle  ardent  et  désintéressé;  il  poursuit  l'œuvre 
de  leur  sanctification,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  rempli  sa 
tâche,  dans  la  mesure  providentielle  réservée  à  son 
action.  En  dehors  de  ce  zèle  pur  et  dévoué,  pas  de 
paternité  spirituelle. 

Le  P.  Barrelle  prenait  les  âmes  au  sérieux.  Il  ne 
considérait  pas  s'il  s'agissait  d'une  grande  personne  ou 
d'un  enfant,  d'une  conscience  novice  à  la  grâce  ou 
d'une  âme  versée  dans  les  voies  surnaturelles.  Une 
âme  avait  besoin  de  lui;  c'est  tout  ce  qu'il  voulait 
savoir.   Et  s'il  plaisait  au  Saint-Esprit  de    parler    à 


178  CHAPITRE  VINGT-NEUVIEME. 

cette  âme,  pourquoi  le  serviteur  ne  viendrait-il  pas  en 
aide  au  Maître  divin  et  négligerait-il  la  noble  créature 
à  qui  Dieu  ne  dédaignait  pas  de  se  faire  entendre? 

On  l'a  vu  pour  une  enfant  de  dix  ans ,  qui  avait 
demandé  ses  conseils,  laisser  des  occupations  graves, 
écouter  ses  confidences,  démêler  les  germes  surna- 
turels déposés  dans  cette  terre  neuve  encore,  et  y 
préparer  la  moisson  de  l'avenir  et  de  la  sainteté, 
comme  il  eût  fait  pour  des  cœurs  déjà  mûrs  à  la  per- 
fection. C'était  une  âme,  une  âme  à  qui  Dieu  par- 
lait; une  âme  valait  son  temps,  ses  soins  et  son 
dévouement. 

Le  dévouement  signifie  le  don  de  soi  au  bien  et  au 
service  d'autrui.  Il  ne  signale  pas  assez  le  sentiment 
de  douceur  paternelle  qui  marquait  dans  le  P.  Bar- 
relle  le  dévouement  lui-même.  Passionné  pour  Jésus- 
Christ,  il  en  découvrait,  transparente  aux  clartés  de 
la  foi,  la  ressemblance  dans  les  âmes;  et  il  s'éprenait 
pour  leur  salut,  pour  leur  vertu,  pour  leur  progrès, 
d'une  sainte  et  infatigable  ardeur.  Il  donnait  aux 
âmes  quelque  chose  de  la  tendresse  qu'il  portait  à 
Jésus-Christ.  Mais  que  de  fermeté  dans  sa  charmante 
solHcitude!  On  nous  permettra  un  mot  d'une  exacti- 
tude rigoureuse  :  le  P.  Barrelle  dirigeait  les  con- 
sciences avec  une  tendresse  impitoyable. 

Tout  d'abord  on  sentait  en  lui  l'autorité  d'en  haut. 
Les  consciences  n'ont  de  directeur  qu'à  cette  condi- 
tion, qu'une  volonté  autorisée  de  la  grâce  s'impose  à 
leur  conduite.  Elles  ne  doivent  pas  aller  au  hasard, 
ni  tenir  le  gouvernail.   Elles  viennent  à  l'homme  de 


LE   DIRECTEUR  DES  AMES.  179 

la  grâce  demander  la  règle  surnaturelle  de  leur  vie; 
elles  ne  progressent  qu'en  se  laissant  conduire  au 
pilote,  et  elles  ne  se  livrent  point  qu'on  ne  les  gou- 
verne. Heureuses  si  le  règne  de  Dieu  en  elles  a  trouvé 
ce  ferme  et  vigilant  interprète  ;  plus  heureuses  lors- 
qu'à cet  empire  salutaire  s'unit ,  comme  dans  le 
P.  Barrelle,  la  tendresse  envers  les  âmes. 

Le  P.  Barrelle  marquait  le  but,  le  devoir,  la 
marche  sûre,  avec  une  volonté  irréprochable.  Gela 
fait,  il  ne  déviait  plus,  il  ne  cédait  jamais.  Avec  les 
faibles,  il  ne  montrait  ni  dureté  ni  hâtive  impatience, 
il  attendait^  l'heure;  mais  sa  longanimité  n'oubliait 
pas  le  but.  Si  l'on  pouvait  porter  plus  de  lumière, 
subir  généreusement  l'aiguillon,  il  se  montrait,  à 
dessein,  plus  exigeant,  et  volontiers  exerçait  les  âmes 
fortes  par  une  austérité  sans  ménagement.  Parfois  il 
terrassait  autant  sous  l'éclat  des  vérités  sévères  à  la 
nature  que  sous  l'énergie  de  ses  décisions;  puis  d'un 
mot  il  relevait,  il  dilatait  l'espérance,  il  ouvrait  l'âme 
à  la  grâce ,  au  sacrifice ,  et  il  la  laissait  humiliée  et 
joyeuse,  immolée  et  reconnaissante. 

«  Je  n'entre  jamais  dans  le  confessionnal  du  P.  Bar- 
relle ,  disait  une  de  ses  pénitentes ,  sans  être  prise 
d'une  sueur  froide;  je  le  crains  beaucoup.  Mais  si 
pour  me  confesser  à  lui  il  me  fallait  faire  quatre  lieues 
à  pied,  je  n'hésiterais  pas  un  instant.  » 

A  cette  tactique  vigoureuse  avec  les  âmes  fortes 
s'applique  ce  que  le  P.  Barrelle  disait  un  jour  de  lui- 
même  :  —  «  A  chacun  sa  mission;  d'autres  sont 
médecins,  moi  je  suis  chirurgien.  »   Cette  parole  était 


180  CHAPITRE   TIIS  Gl -NEUVIEME. 

vraie  encore  lorsque  la  conscience  demandait  qu'on 
s'exécutât.  Il  tranchait  alors  sans  hésitation  :  — 
«  Mon  enfant,  vous  voulez  le  monde?  Eh  Lien!  lais- 
sez-moi; je  suis  pour  l'Evangile!  » 

En  dehors  de  ces  circonstances,  on  ne  saurait  ima- 
giner plus  de  douceur  et  de  patiente  honte.  Vigou- 
reuse avec  les  âmes  avancées,  sa  direction  était  douce 
et  patiente  pour  celles  qui  commençaient  à  s'appro- 
cher de  Dieu.  Une  jeune  religieuse  allant  à  lui  pour 
la  première  fois,  éprouvait  une  telle  appréhension 
que  le  frisson  parcourait  tousses  memhres.  Le  P.  Bar- 
relle  lui  dit  d'un  ton  hien veillant  :  —  «  Mon  enfant, 
qu'avez-vous?  —  !Mon  Père,  j'ai  peur  de  vous...  — 
Peur  de  moi?  mais  avez-vous  peur  de  Notre-Seigneur? 
—  Oui,  mon  Père.  —  Quoi  d'étonnant  alors  que  son 
petit  serviteur  vous  fasse  peur?  »  Puis  il  l'interrogea 
avec  une  telle  bonté,  l'écouta  avec  un  intérêt  si 
tendre,  la  calma  si  hien,  qu'elle  sortit  toute  ravie  de 
sa  sainte  charité. 

Lorsqu'il  voyait  de  la  honne  volonté  dans  une  âme, 
cette  charité  ne  connaissait  plus  de  harnes;  inépui- 
sable pour  en  soutenir  les  efforts,  elle  les  demandait 
au  nom  du  Seigneur  avec  tant  de  douceur  que  la  vic- 
toire de  la  grâce  était  assurée. 

On  voit  conmient  le  pieux  directeur  exerçait  sur 
les  âmes  que  lui  avait  données  la  grâce  la  paternité 
de  la  vertu.  Cette  paternité,  la  plus  noble  de  toutes, 
puise  directement  dans  le  Saint-Esprit  le  juste  tempé- 
rament de  sa  force  et  de  sa  mansuétude.  On  ne  peut 
dire  de  ces  deux  qualités  laquelle  caractérisait  davan- 


LE  DIRECTEUR  DES    AMES.  181 

tage  la  direction  du  P.  Barrelle.  Si  le  propre  de  la 
vigueur  est  d'être  plus  en  relief,  la  mansuétude  faisait 
le  fond  de  sa  vertu  et  se  retrouvait  toujours  sous  les 
démonstrations  volontaires  de  la  fermeté  paternelle. 
La  fermeté  exigeait  l'entière  obéissance,  mais  elle  la 
devait  surtout  à  la  suavité  de  son  cœur. 

La  première  condition  imposée  à  ses  enfants  spiri- 
tuels par  l'homme  de  Dieu,  nous  pouvons  dire  Tunique 
condition,  c'était  la  docilité.  Au  fait,  quel  besoin  d'un 
guide  à  celui  qui  ne  veut  point  se  laisser  conduire? — 
«  Ma  fille,  disait-il  un  jour  à  une  personne  qui  ne  sa- 
vait pas  se  soumettre,  vous  ne  trouverez  personne 
pour  vous  diriger.  Tant  que  vous  aurez  deux  direc- 
teurs, le  jugement  propre  et  la  volonté  propre,  le  troi- 
sième directeur  n'y  fera  rien.  » 

Au  reste,  la  fermeté  n'avait  pas  pour  toutes  les 
âmes  un  même  langage. 

«  Maintenant,  mon  enfant,  que  vous  dire?  Ce  n'est 
pas  que  je  ne  voie  clairement,  d'après  la  connaissance 
que  j'ai  de  votre  âme,  ce  qui  vous  convient.  Mais  me 
croirez-vous?  ou,  si  vous  me  croyez,  aurez-vous  bien 
le  courage  de  faire  ce  que  je  vous  dirai?  ou  si  vous  le 
faites  pour  un  temps  par  un  effort  comme  héroïque, 
le  ferez-vous  toujours?  Et  cependant  je  tiens,  et  forte- 
ment, à  ce  qu'on  m' obéisse,  quand  je  puis  m'assurer, 
et  assurer  les  âmes  qui  s'adressent  à  moi ,  que  ce  que 
je  leur  dis  est  l'expression  de  la  volonté  divine  par 
rapport  à  elles.  Affermissez  donc  bien  votre  âme  dans 
votre  obéissance;  puis  écoutez,  non  par  l'esprit,  mais 
par  le  cœur.  » 

TOM.  II.  11 


182  CHAPITRE  VINGT-NEUVIEME. 

Ce  début  fait  pressentir  d'importants  avis  à  une  âme 
réfléchie  et  qui  veut  se  vaincre.  Mais  voici  la  mobile 
et  ardente  nature  d'une  jeune  fille  : 

«Vous  m'écrivez,  mon  enfant,  et  c'est  pour  me 
tracer  le  tableau  d'une  tète  tellement  vive,  d'un  cœur 
tellement  impressionnable,  que  c'est  à  me  faire  douter 
plus  que  jamais  du  succès  de  mes  paroles. 

»  En  vérité,  je  ne  sais  comment  m'y  prendre  pour 
me  rendre  utile  à  votre  âme,  parce  que,  j'en  suis  sûr, 
au  premier  moment  venu,  votre  âme  m'échappera.  Je 
la  vois  comme  un  oiseau  léger  qui,  vivant  de  mouve- 
ment et  d'inquiétude,  est  partout  sans  être  nulle  part, 
becqueté  ici  et  là,  au  gré  de  sa  fantaisie,  n'aime  que 
sa  petite  liberté,  s'agace  quand  on  la  lui  dispute,  et 
s'envole  à  tire-d'aile  pour  en  jouir  autant  et  si  long- 
temps qu'il  le  pourra.  Songeriez-vous  à  convertir  cet 
oisillon?...  Vous  souririez  à  cette  pensée  et  vous  vous 
diriez  :  A  quoi  penses-tu  ? 

M  Et  vous  voulez  que  je  le  prenne  au  sérieux,  moi! 
Allons,  mon  enfant,  modérez  vos  ardeurs,  ne  vous 
tourmentez  pas  de  votre  irréflexion  naturelle ,  prenez 
patience  avec  vous  et  aussi  avec  les  quelques  misères 
d'autrui;  cultivez  l'amitié  de  Jésus,  Marie  et  Joseph, 
par  votre  fidélité  journalière  aux  exercices  de  la  piété. 
Ne  vous  livrez  point  aux  petites  joies  que  l'on  vous 
procure  et  n'y  mettez  point  votre  cœur.  Qu'il  vous 
suffise  de  vous  délasser  innocemment  ;  revenez  ensuite 
à  votre  simple  ordinaire  et  à  ce  que,  dans  la  famille, 
Notre-Seigneur  demande  de  vous.  Tout  ira  bien ,  si 
vous  vous  étudiez  à  suivre  cette  marche.  » 


LE  DIRECTEUR  DES   AMES.  183 

Qu'il  s'agisse  maintenant  d'une  âme  forte,  adonnée 
aux  vertus  généreuses  ;  la  leçon  prend  un  caractère 
bien  autrement  imposant. 

«  Savez-vous,  mon  enfant,  que  je  n'ai  guère  trouvé 
que  vous  dans  votre  lettre  de  ce  jour  ! . . .  Prenez  garde, 
je  vous  en  prie...  Conformez-vous  avec  plus  de  soin 
et,  en  me  lisant,  appliquez-vous  d'une  manière  plus 
sérieuse  et  plus  intime  à  la  pratique  doctrinale  de  mes 
lettres.  Mon  Père  m'a  chargé  de  travailler  à  votre 
toilette.  Si,  poussée  par  le  désir  de  recevoir  de  nou- 
velles assurances  sur  le  point  que  vous  avez  le  plus  à 
cœur,  vous  glissez  sur  ce  que  je  vous  recommande  le 
plus,  la  toilette  intérieure  n'avancera  guère  et  nous 
retarderons  la  marche  de  l'Esprit  de  Dieu.  Je  veux 
donc  que  vous  entriez  à  plein  dans  ce  que  je  vous  dis, 
que  vous  vous  étudiiez  davantage  à  le  faire  pénétrer 
dans  la  moelle  de  votre  cœur.  » 

Quiconque  n'acceptait  pas  les  décisions  du  P.  Bar- 
relle  trouvait  toujours  en  lui  le  ministre  du  sacrement  ; 
il  ne  recueillait  plus  du  guide  spirituel  des  conseils 
désormais  superflus.  Une  personne  avait  demandé  un 
conseil  et  ne  voulait  pas  le  suivre  exactement.  Elle 
reçut  cette  réponse  :  —  «Voulez-vous  vous  diriger  ou 
être  dirigée?  Si  les  rôles  sont  intervertis,  je  me  retire 
et  vous  laisse  agir  seule;  si,  au  contraire,  vous  désirez 
savoir  mon  avis,  acceptez-le  sans  restriction,  j) 

Lors  donc  que  le  P.  Barrelle  rencontrait  sur  sa 
route  l'indocilité  de  l'orgueil,  sa  condescendance  or- 
dinaire l'abandonnait.  Il  entrait  dans  de  saintes  colères 
contre  les  âmes  qui  ne  voulaient  pas  se  laisser  humi- 


184  CHAPITRE  VINGT-NEUVIEME. 

lier;  il  ne  pouvait  que  les  laisser  à  elles-mêmes 
et  prier. 

À  la  réserve  de  ces  roideurs  indociles,  l'orgueil  lui- 
même  n'était  plus  qu'une  infirmité  guérissable  à  la 
grâce  et  digne  de  toute  charité.  Or,  le  cœur  du  bon 
Père  était  souverainement  compatissant  à  toutes  les 
faiblesses.  Il  se  sentait  une  grâce  pour  les  âmes  géné- 
reuses, néanmoins  il  ne  se  refusait  à  personne.  Pa- 
tiemment il  portait  des  âmes  imparfaites  pendant  de 
longues  années ,  et  sans  se  lasser  les  soutenait  dans 
leurs  continuelles  alternatives  de  faiblesse  et  de  bon 
vouloir.  11  en  est  que,  douze  et  quinze  années  durant, 
il  a  secourues  de  ses  patients  conseils  avec  une  dou- 
ceur proportionnée  à  leur  indigence.  Il  ne  se  rebutait 
point;  sous  d'innombrables  formes  il  rendait  aux  fai- 
bles courages  d'invariables  encouragements,  répétant 
à  ces  âmes  languissantes  la  même  doctrine  élémen- 
taire, assez  payé  de  sa  longanimité  paternelle  pour 
avoir  maintenu  ces  bonnes  volontés  défaillantes;  et 
dans  ces  âmes  couvertes  du  sang  divin ,  servi  son  cher 
maître,  Jésus-Christ. 

Hélas!  les  infirmités  spirituelles  abondent  plus  que 
les  grands  courages;  aussi  Dieu  pétrit  le  cœur  du 
prêtre  de  plus  de  mansuétude  que  de  rigueur.  Celui 
du  P.  Barrelle  était  prompt  à  la  compassion. 

«Vous,  mon  enfant,  craindre  de  paraître  devant 
moi!  Vous,  vous  sentir  humiliée  de  m'écrire  comme 
une  enfant  à  son  père  !  Hé  !  vous  n'y  songez  pas.  Je 
suis  bien  misérable  sans  doute ,  et  plus  que  vous  ne 
sauriez  le  croire;   mais  moi,  me  laisser  resserrer  le 


LE  DIRECTEUR   DES   AMES.  185 

cœur  par  les  misères  de  mon  enfant  !  Il  me  semble  trop 
connaître  la  volonté  du  Cœur  de  Jésus,  pour  ne  pas 
abonder  en  pitié  en  proportion  d'un  surcroît  quel- 
conque de  misères  dans  les  âmes  qu'il  aime. 

Comme  il  était  bon,  ce  vrai  Père,  quand  l'âme  était 
aux  abois,  de  luttes  pénibles,  d'effrois  de  tout  genre 
ou  même  d'infidélités  et  de  fautes  !  Il  n'avait  alors  ni 
sévérités  ni  réprimandes  ;  avec  lui  il  y  avait  toujours 
une  ressource,  rien  n'était  jamais  perdu,  et  Jésus 
était  toujours  l'étoile  vers  laquelle  il  reportait  l'espé- 
rance. 

Son  dévouement  n'avait  pas  de  lassitude;  il  redou- 
blait dans  les  moments  de  détresse  : 

«  Très-bien ,  mon  enfant  ;  il  faut  toujours  en  user 
avec  moi  comme  vous  l'avez  fait  jusqu'ici.  Dites-moi, 
si  vous  voulez,  de  cesser  de  vous  écrire,  pour  ne  pas 
perdre  mon  temps.  Je  comprends  trop  bien  ,  lorsque 
vous  me  parlez  ainsi ,  le  fond  de  votre  cœur  pour 
vous  accorder  jamais  ce  qu'il  coûterait  trop  à  mon 
cœur  paternel  de  faire.  Eh  quoi  !  serait-ce  donc  dans 
les  moments  de  crise  où  vous  pouvez  passer  que  je 
cesserais  de  venir  à  votre  aide?  Mais  pourquoi  vous 
ai-je  aidé  de  mon  mieux  jusqu'à  présent?  N'est-ce  pas 
pour  que  Notre-Seigneur  règne  pleinement  sur  votre 
âme?  Travaillons  à  cela  ensemble,  sans  jamais  nous 
décourager.  Le  temps  passe  rapide;  mais  l'éternité 
est  là,  fixe  devant  nous,  avec  ses  deux  abîmes.  Que 
sa  présence  nous  donne  la  force  de  combattre  et  de 
vaincre  nos  ennemis  et  les  difficultés  que  notre  posi- 
tion nous  suscite.   La  bataille  finie,   nous  entrerons 


186  CHAPITRE  VINGT-NEUVIÈME. 

dans   le   repos   et  nous  jouirons   des  fruits  de   nos 

victoires.  » 

Il  voulait  avec  les  âmes  de  la  longanimité  : 

«  Patientez  toujours  avec  les  âmes,  tout  en  les  ex- 
citant doucement  et  constamment.  Recourez  à  leurs 
bons  anges,  suppliez  Notre-Seigneur  de  les  stimuler 
intérieurement.  Et  s'il  ne  réalise  pas  aussitôt  que  vous 
le  voudriez  vos  bons  désirs,  confiez-vous  en  lui  plus 
encore.  Il  a  d'autres  moyens,  qu'à  votre  insu  il  peut 
et  sait  emplover  pour  vous  faire  atteindre  le  but  que 
vous  cherchez,  dans  les  âmes  pour  lui.  » 

Il  sentait  de  jour  en  jour  son  âme  croître  en  man- 
suétude :  «  Ah!  disait-il,  plus  j'approche  du  Cœur  de 
Jésus,  plus  je  suis  porté  à  la  bonté  envers  les  pauvres 
âmes  que  ce  doux  Maître  a  tant  aimées.  » 

En  1854  il  écrivait  :  «  Je  ne  sais  comment,  à  me- 
sure que  j'avance  dans  ma  triste  carrière  et  que  je 
m'approche  de  mon  éternité,  je  me  sens  porté  à  une 
plus  grande  compassion  envers  les  âmes.  C'est  aussi 
que  Notre -Seigneur  est  si  bon,  si  patient,  si  indul- 
gent, qu'il  entraîne  comme  de  vive  force  après  soi, 
et  il  est  doux  vraiment  de  se  laisser  aller  à  cette 
pente,  pourvu  toutefois  que  nous  ne  manquions  pas 
au  devoir;  car  la  volonté  du  Père  céleste  avant 
tout.  » 

Le  P.  Barrelle  laissait  discrètement  l'âme  venir  à 
soi,  et  ne  faisait  pas  invasion  dans  sa  confiance,  at- 
tendant l'heure  où  librement  elle  livrerait  ses  pensées 
intimes. 

Depuis  plusieurs  mois  une  personne  s'adressait  à 


LE  DIRECTEUR  DES   AMES.  187 

lui,  sans  que  le  bon  Père  eût  fait  aucune  question 
pour  provoquer  une  plus  grande  ouverture  de  con- 
science. Un  jour  qu'elle  se  trouvait  dans  de  pénibles 
perplexités ,  ses  aveux  furent  plus  communicatifs ,  et 
le  Père  dit  aussitôt  :  —  «  Enfin,  vous  parlez,  mon 
enfant  !  —  Mais  pourquoi ,  mon  Père ,  vous  teniez- 
vous  avec  moi  dans  une  telle  réserve?  — Ah!  mon 
enfant,  j'ai  trop  de  respect  envers  les  âmes  pour 
forcer  leur  confiance.  » 

Rarement  ce  respect  délicat  avait  à  attendre  long- 
temps la  clef  des  cœurs;  le  Seigneur  lui  en  livrait 
toutes  les  issues. 

La  première  influence  du  pieux  directeur  était  son 
aspect  paisible  et  sanctifié.  Dès  qu'il  se  présentait,  sa 
vue  inspirait  le  recueillement  et  la  componction.  Il 
répandait  autour  de  soi  le  surnaturel.  Venait  ensuite 
sa  parole  claire,  précise,  allant  droit  au  besoin  du 
cœur,  montrant  simplement  la  volonté  divine,  ren- 
fermant l'âme  entière  dans  un  conseil,  dans  un  mot, 
ce  mot  unique  attendu  et  redouté  tout  ensemble,  qui 
répond  à  ses  dispositions  ou  qui  dénoue  son  mystère. 
—  «  Ah  !  disait  une  de  ses  pénitentes ,  ce  Père ,  Dieu 
lui  a  donné  des  paroles  toutes  faites  pour  le  pauvre 
cœur  humain  !  » 

Dans  le  temps  qu'il  confessait  à  Lyon,  dans  le 
sanctuaire  de  Fourvières,  une  bonne  femme  engageant 
une  de  ses  amies  à  s'adresser  à  lui,  le  dépeignait 
ainsi  :  —  «  Va,  lui  dit-elle,  à  celui-là,  »  et  elle  dési- 
gnait du  doigt  le  confessionnal  d'où  elle  sortait,  «  va, 
c'est  le  bon  Dieu  tout  pur  !  » 


188  CHAPITRE  VINGT->s  EU  VIÉME. 

En  approchant  de  lui  on  sentait  que  la  nature  était 
absente.  C'était  l'homme  du  monde  supérieur,  par- 
lant sous  le  regard  de  Dieu.  Il  n'y  avait  pour  lui 
que  le  service  du  Maître  divin  et  l'avantage  des 
âmes. 

Il  n'exagérait  pas  les  torts,  il  ne  les  diminuait  pas; 
il  restait  dans  la  simple  vérité;  cependant  il  savait 
mieux  que  personne  reprendre  avec  force  ;  mais  il  ne 
faisait  pas  de  plaie  sans  y  répandre  le  baume.  Il  pré- 
férait l'indulgence  au  reproche;  son  humble  douceur 
se  retrouvait  toujours,  même  quand  il  avait  humilié, 
à  quoi  pourtant  il  excellait.  Il  savait  faire  de  l'âme 
orgueilleuse,  avec  des  couleurs  à  lui,  une  peinture 
écrasante.  Il  ramenait  l'âme  à  ses  vrais  mérites,  à  son 
néant,  jusqu'à  ce  qu'elle  consentît  à  le  goûter;  il  lui 
apprenait  à  être  avare  des  humiliations  providentielles 
comme  d'un  trésor  convoité;  il  montrait  l'humiliation 
comme  une  source  précieuse  dont  il  ne  faut  pas  per- 
dre le  moindre  filet,  et  voulait  qu'on  eût  des  lèvres 
altérées  pour  en  épuiser  la  dernière  goutte.  Chose 
étonnante  !  il  savait  rendre  aimable  l'humiliation  et 
le  sacrifice. 

Jésus  était  toujours  sur  ses  lèvres;  elles  semblaient 
n'avoir  de  mouvement  que  pour  parler  de  son  amour. 
Elles  ne  s'ouvraient  que  pour  en  exhaler  la  flamme, 
et  s'il  ne  rencontrait  pas  des  cœurs  disposés  à  s'en 
laisser  consumer,  il  souffrait  étrangement. 

«Je  ne  sais  vraiment  pas,  disait-il  un  jour,  de 
quelle  nature  le  bon  Dieu  a  fait  mon  pauvre  cœur, 
mais  il  est  tout  à  la  fois  d'une  sensibilité  et  d'une 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  189 

dureté  extrêmes,  ce  qui  me  fait  singulièrement  souf- 
frir. D'un  côté,  tout  ce  qui  touche  à  mon  Jésus  m'oc^ 
cupant  uniquement,  je  ne  trouve  de  paix  et  de  repos 
que  dans  cet  élément.  Je  m'y  sens  constamment  en- 
traîné. Oh!  c'est  ma  respiration  que  cela!  De  l'autre 
côté,  me  trouvant  comme  étouffé  par  l'incessant  con- 
tact des  créatures  d'une  nature  tout  à  fait  en  opposi- 
tion avec  la  mienne,  et  très-souvent  revêtues  des 
instincts  des  ennemis  de  mon  Jésus,  cette  rencontre 
me  fait  éprouver  de  terribles  commotions.  Comprenez- 
vous  comment  ce  misérable  cœur  ne  voulant  et  ne 
pouvant  recevoir  en  aucune  sorte  ce  qui  n'est  pas  de 
Jésus,  ou  propre  à  y  conduire,  se  ferme,  et  c'est  fini! 
Malgré  que  je  m'étudie  sans  cesse  à  le  comprimer,  il 
reste  toujours  aussi  douloureusement  affecté  tant  que 
cette  disposition  existe  dans  les  âmes.  Gela  me  fait 
cruellement  souffrir  parce  que  je  les  aime,  ces  chères 
âmes  !  je  voudrais  les  enfermer  toutes  dans  mon  cœur 
pour  les  rendre  toutes  à  Notre-Seigneur.  Otez,  leur 
dis-je  alors,  ôtez  ce  buisson  qui  nous  tient  séparés. 
Mais  elles  ne  le  veulent  pas,  et  mon  cœur  à  son  tour 
ne  voulant  pas  accepter  ce  bagage  qui  n'est  pas  de 
Jésus,  mais  de  la  nature  et  de  Satan,  se  durcit;  et 
cette  disposition  me  met  sur  une  rude  croix,  et  y  met 
les  âmes,  sans  qu'il  me  soit  possible  de  faire  autre- 
ment. 

»  Je  ne  sais  pourquoi  il  arrive  que  je  ne  suis  pas 
compris  d'un  grand  nombre  d'âmes  à  qui  je  veux  ce- 
pendant beaucoup  de  bien ,  mais  qui  ne  veulent ,  ni 
pour  un  motif  ni  pour  un  autre,  se  déprendre  de  ce 

11. 


190  CHAPITRE   VINGT-NEUVIEME, 

malheureux  moi  qui  les  tue.  Il  y  a  quelque  chose  en 
moi  qui  est  tellement  incompatible  avec  ce  rival  de 
mon  Jésus,  que  je  voudrais  l'anéantir  à  tout  jamais, 
à  cause  du  ravage  que  ce  misérable  fait  dans  la  vigne 
du  Seigneur,  car  il  paralyse  et  détruit  tout.  Malheu- 
reusement les  âmes  ne  veulent  pas  voir.  Pauvres 
âmes  !  je  voudrais  me  consumer  pour  elles  et  les 
gagner  toutes  au  pur  amour  de  Jésus!  Mais  le  moyen 
de  les  gagner  tant  qu'elles  ne  voudront  pas  se  quitter 
elles-mêmes  !  Prions  donc  que  le  règne  de  Dieu  arrive 
et  que  celui  du  moi  prenne  fin.  » 

Le  P.  Barrelle  trouvait-il  des  cœurs  ouverts  au 
saint  amour,  et  tel  était  le  motif  de  sa  prédilection 
pour  les  communautés  religieuses  et  pour  l'âge  de 
l'innocence,  alors  sa  parole  était  de  flamme;  le  mot 
n'est  que  juste,  car  on  se  sentait  brûler.  On  se 
prenait  à  dire,  comme  telle  pénitente  surprise  par 
cette  parole  de  feu  :  —  «  Mais  le  confessionnal  va 
s'allumer  !  » 

Entendons  l'écho  de  ces  entretiens  avec  une  âme 
candide,  qui  en  recueillait  soigneusement  le  doux 
souvenir  : 

«  ^lon  bon  Père  avait  une  dilatation  toute  céleste 
qu'il  s'efforçait  de  me  communiquer.  Tantôt  il  s'a- 
dressait à  mon  âme,  tantôt  il  se  substituait  à  ma 
place,  et  répandait  devant  Dieu  les  sentiments  qu'il 
voulait  voir  dans  mon  cœur,  ou  s'adressait  en  mon 
nom  au  divin  Jésus.  Il  excusait  mes  fautes  et  per- 
dait toutes  mes  misères  dans  l'amour  de  Jésus. 
«  Cette  pauvre  enfant  est  comme  un  oiseau  habitué 


LE  DIRECTEUR  DES   AMES.  191 

»  à  sa  cage  ;  lorsque  la  porte  est  ouverte  il  met  la 
M  tête  au  dehors,  puis  je  ne  sais  ce  qu'il  a  vu,  ce 
»  qui  l'a  effarouché,  il  la  retire  tout  effrayé.  — Vos 
»  misères?  Oh!  tout  cela  n'est  rien;  le  bon  Jésus 
»  n'a  besoin  que  d'un   souffle,    et  tout  s'évanouira. 

»  Ce  bon  Jésus  !  Il  faut  lui  gagner  le  cœur.  Mais 
»  déjà  il  m'aime,  Jésus;  Jésus  m'aimera  toujours. 
»  Et  moi  aussi,  j'aime  Jésus.  Que  personne  ne  vienne 
»  me  dire  que  je  n'aime  pas  Jésus.  Oh!  sans  doute 
»  pas  encore  assez,  et  c'est  là  ce  qui  me  désole.  Il 
»  me  cherche,  je  le  cherche  moi  aussi;  nous  fîni- 
»  rons  bien  par  nous  rencontrer.  Ah  !  si  nous  le 
»)  laissions  faire,  il  viendrait,  il  ferait  l'invasion  com- 
»  plète.  Maintenant  je  le  chercherai  si  bien,  je  l'ap- 
»  pellerai  si  souvent,  qu'enfin  je  l'atteindrai. 

»  Je  n'irai  pas  chercher  auprès  des  créatures  ce 
»  qu'elles  ne  peuvent  pas  me  donner.  Où  est-il,  Jésus? 
))  Où  est-il,  le  cœur  de  mon  Epoux?  Après  tout,  je 
»  n'aime  que  Jésus.  Je  n'ai  que  lui!  Il  est  mon  père, 
»  il  est  ma  mère,  il  est  mon  frère,  il  m'est  toute 
»  chose.  Quand  sera-ce,  ô  mon  Jésus,  quand  sera-ce 
»  que  vous  satisferez  le  besoin  que  vous  m'avez  mis 
»  au  cœur?  Jésus  répond  :  —  Mon  enfant,  ce  sera 
»  quand  tu  ne  feras  plus  de  retour  sur  toi-même. 

»  Jésus  aime  son  enfant  parce  qu'elle  est  misérable. 
»  — Oh!  voyez  comme  il  est  bon!...  J'irai  à  lui  après 
»  mes  fautes,  et  il  me  fera  une  douce  croix  au  cœur. 
5)  0  médecin  de  mon  cœur!  ô  cœur  de  mon  médecin! 
»  voudriez-vous  donc  me  laisser  ainsi? 

w  Confiance  !  car,  s'il  est  le  Tout-Puissant,  le  Tout- 


192  CHAPITRE  VINGT-NEUVIÈME. 

»  Aimant,  il  est  aussi  le  Tout-Faisant.  0  Jésus!  à  qui 
M  irais-je  si  ce  n'est  à  vous?  vous  qui  avez  non-seule- 
»  ment  les  paroles  de  la  vie  éternelle,  mais  encore 
M  les  opérations  qui  la  produisent? 

»  Je  me  plaignais  de  ne  pouvoir  réfléchir  pendant 
la  méditation  :  —  «  Oh  !  nous  avons  assez  réfléchi 
»  pour  être  convaincue.  Lisez  le  sujet  la  veille.  Lors- 
»  que  le  moment  est  venu,  si  vous  n'avez  pas  d'ailes, 
»  vous  attendrez  que  le  bon  Jésus  vous  apporte  la 
»  nourriture  du  cœur.  Vous  serez  mendiante,  comme 
M  l'était  Lazare  à  la  porte  du  riche;  mais  nous,  nous 
M  sommes  à  la  porte  du  bon  Jésus.  Lazare  ne  quittait 
»  pas  ses  plaies  ;  portons  les  nôtres  avec  humilité  et 
»  confiance  à  notre  compatissant  Jésus.  Le  père  du 
»  prodigue  n'attendit  pas  que  son  cher  fils  eût 
»  quitté  ses  vils  haillons  pour  l'embrasser  avec  ten- 
»  dresse. 

»  Les  petits  agneaux  bondissent  dans  la  prairie  ;  ils 
M  sont  tout  joyeux.  Voilà  la  joie  de  nos  âmes  :  elles 
»  ont  trouvé  Jésus  pour  pâture  et  pour  vie.  Cette 
M  petite  brebis,  attachée  au  milieu  de  ce  carré  de 
»  verdure,  n'en  dévorera-t-elle  pas  jusqu'au  dernier 
»  brin  d'herbe?  Et  c'est  Jésus  qui  est  à  la  disposition 
»  de  mon  cœur  !  Sans  doute  il  faut  avoir  du  respect 
»  pour  Jésus;  mais  l'amour,  famour  surtout!  et  l'a- 
»  mour  met  dehors  la  crainte. 

»  Mon  Dieu!  quelle  illusion!  On  n'aime  pas  Jésus 
M  parce  que  l'on  est  mauvais.  Eh!  quand  bien  même 
»  votre  âme  serait  plus  noire  que  le  jais,  cela  n'em- 
»  pécherait  pas  le  bon  Jésus  d'être  infiniment  beau. 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  193 

M  II  est  blanc  et  vermeil;  blanc  par  sa  sainteté,  ver- 
»  meil  par  le  sang  qu'il  a  répandu  pour  nous. 

»  La  petite  colombe  de  l'arche  était  la  figure  de 
M  notre  bon  Jésus.  Son  divin  Père  Fa  envoyé  en  ce 
»  monde.  Et  qu'y  fait-il?  Il  cherche  partout  où  re- 
»  poser  son  cœur,  et  partout  il  ne  trouve  que  la 
»  triste  vase  du  péché.  Voilà  qu'il  vient  à  votre  cœur. 
«  —  Oh  !  venez,  divine  Colombe,  venez,  étendez  vos 
»  ailes,  prenez  vos  ébats;  reposez-vous  en  moi. 

»  Voici  le  lit  et  son  dur  oreiller  :  le  Cœur  de  Jésus 
M  et  la  croix  qui  le  transperce.  Cette  croix  est  encore 
»  humide  de  son  sang,  appliquez-y  votre  cœur.  —  0 
»  sang  de  Jésus,  lave  mon  âme,  purifie  mon  cœur, 
»  rends-moi  petite  colombe,  afin  que  je  puisse  voler 
»  jusqu'au  Cœur  de  celui  qui  est  mon  bien,  mon  doux 
M  trésor  du  temps  et  de  l'éternité.  » 

»  Voici  de  ses  petits  mots  :  «  Je  ne  suis  qu'une 
j)  maison  de  boue;  mais  Jésus  sera  le  ciment  romain. 
„  —  Oubliez,  mon  bon  Jésus,  ce  que  je  viens  de  faire, 
M  et  je  l'oublierai  aussi.  —  Que  Jésus  soit  content,  et 
»  je  serai  contente.  Oh!  si  je  pouvais  devenir  belle  à 
»  ses  yeux  !  —  Avant  la  communion  pas  d'inquiétude  ; 
»  mais  je  prendrai  la  main  de  Jésus,  je  la  porterai  sur 
»  mon  cœur  et  je  dirai  :  Mon  Jésus,  ôtez,  ôtez,  effa- 
»  cez  ce  qui  vous  déplaît  avant  que  vous  entriez  en 
»  moi.  —  Il  faut  voir  Jésus  partout,  Jésus  en  tout. 
»  Si  nous  regardions  bien ,  nous  verrions  le  nom  de 
»  Jésus  sur  chaque  petite  fleur.  » 

»  Mon  saint  Père  ramenait  tout  à  l'amour  le  plus 
ardent  et  le  plus  simple ,  et  il  le  mettait  à  notre  por- 


194  CHAPITRE   VINGT-NEUVIÈME. 

tée.  Il  répétait  :  «  Simplifiez-vous!  O  simplicité!  sim- 
»  plicité  !  si  on  te  connaissait,  on  reviendrait  par  l'état 
»  de  grâce  à  la  familiarité  d'Adam  avec  Dieu.  La 
»  simplicité  est  une  vertu  qui  s'acquiert  comme  les 
»  autres,  par  l'acquiescement  à  l'action  de  Notre- 
»  Seigneur  en  nous.  >) 

»  Le  bon  Père  paraissait  toujours  sortir  d'une  in- 
time communication  avec  Notre-Seigneur;  son  amour 
ne  pouvait  se  contenir,  il  s'épanchait...  Puis  il  se  fai- 
sait violence  pour  arrêter  ces  doux  entraînements  et 
pour  terminer  enfin  en  me  bénissant.  » 

Un  autre  de  ses  enfants  spirituels  parle  ainsi  : 

«  Ce  qui  m'a  constamment  frappée  dans  la  direc- 
tion du  P.  Barrelle,  c'est  l'amour  ardent  de  Notre- 
Seigneur  qui  animait  ses  paroles.  Cet  amour  leur 
donnait  une  onction  pénétrante.  On  éprouvait  sensi- 
blement que  son  cœur  vivait  devant  Jésus-Christ, 
qu'il  le  contemplait  sans  cesse ,  qu'il  avait  besoin  de 
lui  parler  directement,  en  sorte  que  bien  des  fois,  au 
lieu  de  parler  à  l'âme ,  il  préférait  parler  d'elle  à 
Notre-Seigneur,  et  les  conseils  du  bon  Père  étaient 
entremêlés  de  prières.  » 

Un  autre  ajoute  : 

«  Tandis  qu'il  m'entretenait  de  mon  âme  ou  de 
Dieu  au  confessionnal  ou  au  parloir,  il  m'est  souvent 
arrivé  de  ressentir  une  impression  que  je  ne  puis 
rendre,  mais  qui  me  portait  soudain  à  le  regarder 
pour  m'assurer  que  c'était  bien  lui  que  j'entendais. 
C'est  que,  envahie  par  un  sentiment  tout  divin,  je 
me  croyais  en  rapport  direct  avec  Dieu.  » 


LE  DIRECTEUR  DES   AMES.  195 

Semblables  surprises  n'étaient  pas  rares.  Quelque 
chose  de  si  ému,  de  si  brûlant,  passait  dans  sa  voix, 
dans  son  accent ,  qu'on  se  retournait  d'instinct  pour 
voir  si  on  était  avec  Un  personnage  terrestre  ou  si  l'on 
entendait  un  séraphin. 

Nous  négligeons  d'autres  témoignages  pour  laisser 
place  aux  deux  traits  suivants.  Le  premier  est  arrivé 
à  la  supérieure  d'une  communauté  religieuse,  le  se- 
cond à  une  personne  du  monde. 

«  Un  jour,  pendant  ma  confession,  je  fus  très- 
étonnée  de  ce  que  le  P.  Barrelle  ne  me  répondait 
pas.  Après  un  moment  d'attente,  comme  j'entendais 
les  pulsations  de  son  cœur  se  précipiter,  craignant 
qu'il  ne  fût  fatigué,  je  me  tournai  de  son  côté  et  je 
regardai  à  travers  la  grille.  Quelle  fut  ma  surprise 
de  voir  le  Père  le  visage  rayonnant,  les  yeux  fixés 
vers  le  ciel,  et  comme  transfiguré!  Pénétrée  d'un 
sentiment  de  profond  respect,  je  ne  savais  si  je  de- 
vais demeurer  ou  me  retirer.  Je  priai  Notre-Seigneur 
de  m'inspirer  ce  que  je  devais  faire,  et  je  restai.  Un 
peu  après,  poussant  un  soupir  prolongé,  il  diî  : —  «Ah! 
»  la  croix!  la  croix!...  Oui,  mon  bon  Jésus,  jusqu'à 
»  la  mort,  sans  appui,  sans  consolation.  Oh!  oui! 
»  cher  Maître,  je  vous  suivrai  partout,  partout  à 
»  jamais  !...  » 

»  Puis  reprenant  sa  morale  comme  si  rien  ne  se  fût 
passé  :  —  «Eh  bien,  mon  enfant,  dit-il,  voulez-vous 
»  venir  aussi  à  la  suite  de  Jésus  jusqu'à  la  mort  sur  la 
M  croix?  —  Oui,  mon  Père,  »  lui  répondis-je.  Il  se 
mit  alors  à  me  parler  des  souffrances  qu'il  faut  embras- 


196  CHAPITRE  VINGT-NEUVIÈME. 

ser  pour  suivre  Jésus-Christ;  mais  d'une  manière  si 
merveilleuse  que  je  ne  cloutai  pas  qu'il  n'eût  reçu 
connaissance  de  celles  qu'il  devait  endurer  lui-même 
le  reste  de  sa  vie.  » 

Voici  le  second  fait. 

«  Un  jour,  je  remarquai  dans  les  paroles  d'exhor- 
tation que  m'adressait  le  P.  Barrelle  quelque  chose 
de  tout  à  fait  surnaturel.  Ma  confession  finie,  il  conti- 
nua de  parler;  j'entendis  des  paroles  sublimes,  pleines 
de  feu...  Je  compris  que  le  Père  s'entretenait  avec 
Dieu.  Je  me  retournai  vers  lui.  Je  le  vis  dans  l'atti- 
tude d'une  personne  qui  n'est  plus  à  soi,  et  ravi  en  Dieu. 
Je  connaissais  l'humilité  de  ce  saint  Père,  et  je  ne 
savais  comment  m'y  prendre  pour  m'éloigner,  car 
j'étais  persuadée  qu'il  aurait  été  couvert  de  confusion 
s'il  m'avait  trouvée  le  témoin  de  ce  qui  avait  lieu.  Je 
me  glissai  donc  doucement  hors  du  confessionnal,  et 
j'allai  me  mettre  dans  un  endroit  retiré  de  la  chapelle, 
où  je  ne  pouvais  être  vue.  Au  reste,  l'église  était  dé- 
serte en  ce  moment.  Quelque  temps  après,  le  Père 
sortit  du  confessionnal.  Se  croyant  seul,  il  se  jeta  au 
pied  de  l'autel,  et,  la  face  contre  terre,  il  donna  un 
libre  cours  à  ses  larmes,  demandant  pardon  à  Dieu  de 
l'ingratitude  des  hommes.  Ses  sanglots  étaient  entre- 
coupés par  les  paroles  les  plus  tendres  qu'il  adressait 
à  Jésus.  Je  me  retirai  le  cœur  plein  de  suavité  de  ce 
que  je  venais  de  voir  et  d'entendre.  » 

Le  saint  amour  ne  transpire  pas  vainement  dans  la 
parole  des  amis  de  Dieu  et  jusque  dans  les  traits  de 
leur  visage.  Quelle  confiance  en  sa  conduite  lorsque 


LE  DIRECTEUR   DES   AMES.  197 

ses  enfants  spirituels  voyaient  au  front  de  leur  Père 
une  auréole  de  sainteté!  Quels  élans  de  vertu  lors- 
qu'ils recevaient  de  ses  lèvres  ardentes  le  mouvement 
de  la  charité  divine  !  Je  le  veux,  pour  faire  des  saints, 
il  n'est  pas  rigoureusement  nécessaire  d'être  soi-même 
un  saint,  parce  que  Notre-Seigneur  est  la  vraie  source 
d'où,  par  l'intermédiaire  de  ses  ministres,  la  sainteté 
coule  et  se  répand  dans  les  âmes.  Toutefois,  l'ardeur 
du  céleste  amour  ne  rayonne  pas  en  vain  plus  près 
d'elles.  Après  tout ,  le  baptême  a  fait  nos  cœurs  émi- 
nemment inflammables  à  l'amour  divin,  et  c'est,  de 
proche  en  proche ,  du  cœur  des  vrais  amis  de  Dieu 
que  l'incendie  se  propage. 

Pour  eux,  comme  le  P.  Barrelle,  ils  vont  puisant 
sans  cesse  au  foyer  principal  cette  contagieuse  ardeur. 
Les  lignes  suivantes  renferment  son  secret  : 

«  Serrez-vous  davantage,  mon  enfant,  contre  le 
Cœur  du  divin  Epoux,  et  augmentez  ainsi  la  chaleur 
de  votre  âme.  Tant  de  biens  sont  attachés  pour  vous 
et  pour  tout  ce  qui  vous  entoure  à  cette  proximité  par 
le  cœur  du  Cœur  de  notre  Jésus!  On  s'y  remplit,  et 
puis  l'on  verse,  et  de  là  vient  la  fertilité  du  sol.  C'est 
dans  ce  sens  qu'il  nous  faut  entendre  cette  parole  de 
notre  Dieu  :  Venez,  mangez,  buvez,  enivrez-vous , 
mes  bien-aimés  !  Elles  semblent  surtout  adressées  aux 
âmes  apostoliques,  qui,  sans  cette  plénitude,  ne  sau- 
raient jamais  donner  aux  autres  ce  dont  elles  ont  be- 
soin pour  fructifier  à  la  gloire  du  divin  Cœur.  La 
méthode  à  suivre  pour  cela  est  bien  simple ,  comme 
vous  voyez  :  T ai ouver^t  la  bouche  du  cœur,  dit  David, 


198  CHAPITRE   VINGT-NEUVIÈME. 

et  j'ai  attiré  à  moi  l'Esprit  de  vie  qui  s'exhale  de 
toutes  les  plaies  de  mon  Sauveur.  Ah!  quand  on  se 
tient  toujours  auprès  de  lui ,  rien  n'est  plus  facile.  » 

Or,  le  fervent  directeur  ne  quittait  pas  cette  place 
privilégiée,  et  c'est  ainsi  qu'il  donnait  sans  s'épuiser 
de  la  plénitude  du  saint  Amour. 


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LE  DIRECTEUR   DES  AMES.  199 


CHAPITRE    XXX 


LÉ   DIRECTEUR    DES    AMES. 


Le  discernement  des  esprits. —  Le  P.  Rarrelle  lit  dans  les  replis  de 
la  conscience.  —  Il  répond  à  des  lettres  qu'il  n'a  pas  reçues. — 
Il  apparaît  en  songe  et  résout  les  doutes.  —  Dieu  lui  amène  les 
âmes.  —  Le  P.  Barrelle  s'attache  de  préférence  aux  voies  ordi- 
naires et  communes.  —  Il  veut  de  la  refile  dans  la  ferveur  et  de 
la  mesure  dans  la  vertu. — Admirables  conseils  pour  la  conduite 
des  âmes. —  Inaltéi^able  bonté. —  Le  P.  Barrelle  se  crée  par  la 
correspondance  un  second  apostolat. 


Avides  que  sont  instinctivement  les  cœurs  droits  de 
rencontrer  Dieu ,  s'ils  viennent  à  trouver  en  leur  che- 
min un  homme  qui  le  rende  sensible,  qui  visiblement  le 
porte  en  sa  personne  et  dans  ses  mains  pour  le  donner 
aux  âmes  ;  en  dépit  de  quelques  appréhensions  facile- 
ment suscitées  en  l'âme  humaine  par  l'approche  du 
surnaturel ,  ils  sont  attirés  et  ils  se  confient.  Et  quand 
ils  ont  senti  ce  ferme  regard  jeté  sur  leurs  misères, 
cette  main  puissante  qui  n'est  point  de  l'homme,  et 
qui,  tout  investie  de  la  vertu  de  Dieu,  va  droit  à 
leurs  plaies  portant  le  remède ,  au  besoin  le  fer  et  le 
feu;  à  ce  contact,  sous  cette  vertu  d'en  haut,  ils  se 
laissent  faire,  car  celui-là  c'est  l'homme  de  Dieu. 

Le  P.  Barrelle  était  éminemment  cet  homme  qui 
porte  en  tout  son  être  le  surnaturel  ;  il  personnifiait  à 


200  CHAPITRE  TREîsTlÈME. 

merveille  en  sa  direction  la  domination  persuasive  de 
la  grâce. 

Tout  guide  spirituel,  c'est-à-dire  tout  ministiie  de 
la  grâce  établi  de  Dieu  pour  conduire  les  âmes  dans 
les  voies  intérieures,  reçoit  du  Seigneur  en  un  certain 
degré  le  discernement  des  esprits ,  que  saint  Paul 
place  au  même  rang  que  le  don  des  miracles,  l'esprit 
prophétique  et  la  science  infuse  des  langues,  parmi 
les  opérations  de  l'Esprit-Saint '.  Sans  ce  don  de  pé- 
nétrer les  âmes,  quand  il  serait  d'ailleurs  un  homme 
de  doctrine ,  comment  pourrait-il  les  éclairer  sur 
elles-mêmes,  démêler  les  mouvements  de  la  grâce,  et 
leur  appliquer,  suivant  leurs  dispositions  présentes, 
les  divers  principes  de  la  vie  spirituelle?  Or  ce  don  de 
lire  dans  les  cœurs,  le  P.  Barrelle  le  possédait  à  un 
degré  exceptionnel. 

Laissons  parler  une  personne  qui  en  a  fait  une 
longue  expérience;  c'est  une  religieuse  d'une  congré- 
gation importante  : 

«  Pour  l'ordinaire,  lorsqu'une  âme  se  plaçait  sous 
sa  conduite,  ou  plutôt  quand  Jésus  lui-même  lui  do7i- 
naît  une  âme,  il  la  lui  dévoilait  de  suite  jusqu'au  fond. 
On  sentait  dés  les  premières  paroles  du  P.  Barrelle 
que  son  re{jard  avait  plongé  dans  le  plus  intime. 
Toutefois,  comme  il  savait  que  la  lumière  de  la  vérité, 
brillant  en  tout  son  jour ,  effraye  certaines  âmes , 
dans  les  commencements  surtout,  il  faisait  darder 
quelques  rayons  seulement  de  cette  divine  Vérité  sur 
des  misères  jusqu'alors  inconnues.   La  manière  dont 

1  Cor.,  xn,10,  11. 


LE   DIRECTEUR   DES  AMES.  201 

ces  lumières  étaient  reçues  lui  donnait  en  quelque 
sorte  la  mesure  des  forces  de  l'âme.  Si  le  résultat  était 
un  courage  nouveau  et  un  accroissement  de  bonne 
volonté,  le  Père  allait  en  avant  et  recommençait  l'ex- 
périence. Si  au  contraire  l'abattement,  la  tristesse, 
s'emparaient  de  cette  âme ,  il  s'arrêtait.  Ce  n'étaient 
point  les  misères,  même  les  grandes  misères,  qu'il 
redoutait,  mais  le  manque  d'énergie  et  de  générosité. 
Il  fallait  se  résoudre  avec  lui  à  voir  anéantir  tous  les 
subterfuges  de  l'amour-propre,  toutes  les  réclamations 
de  la  nature  ;  il  forçait  l'un  et  l'autre  dans  leurs 
derniers  retranchements. 

»  Sa  manière  était  si  claire  et  si  précise  qu'elle  ne 
laissait  jamais  Tàme  dans  le  doute,  et  Notre-Seigneur 
donnait  une  telle  autorité  à  ses  paroles  qu'on  sentait 
que  lui  résister  c'était  résister  à  Jésus-Christ  lui-même. 
L'homme  disparaissait  entièrement,  si  complètement, 
que  l'on  ne  voyait  plus,  que  l'on  n'entendait  plus  que 
Jésus.  Aussi  cette  direction,  quoique  forte  et  vigou- 
reuse, était  pleine  de  suavité. 

M  Mais  sa  compassion,  loin  de  vous  amollir,  rele- 
vait vos  forces,  ravivait  votre  confiance,  parce  qu'il 
semblait  que  Notre-Seigneur,  personnifié  en  lui,  s'était 
attendri  sur  nos  misères  et  nous  tendait  la  main.  Gom- 
ment en  effet  ne  pas  compter  sur  sa  bonté  quand  il 
nous  envoyait  un  pareil  secours!  Il  était  impossible 
de  ne  pas  recouvrer  la  plus  profonde  paix.  Cet  effet 
n'était  pas  seulement  produit  par  sa  présence,  ses 
lettres  l'opéraient  aussi.  On  était  saisi  en  les  lisant 
d'un  sentiment  de  foi  si  vive,  chaque  parole  entrait  si 


202  CHAPITRE  TRENTIÈME. 

profondément  dans  l'âme,  qu'on  sentait  que  Jésus 
avait  pris  la  main  et  la  plume  du  Père  pour  être  l'in- 
prète  de  son  divin  Cœur. 

»  J'ai  dit  que  le  Père  lisait  jusque  dans  les  replis  les 
plus  intimes  de  l'âme;  mais  cette  grâce,  si  précieuse 
pour  la  direction,  lui  était  accordée  même  à  une 
grande  distance  de  la  personne  dirigée.  Je  me  rappelle 
lui  avoir  écrit  une  fois  dans  une  disposition  d'esprit 
et  de  cœur  fort  pénible;  mais  en  relisant  ma  lettre,  je 
la  trouvai  trop  intime  pour  la  confier  à  la  poste.  Je 
la  déchirai  donc  et  la  jetai  dans  le  panier  destiné  à 
cet  usage.  Trois  jours,  après,  je  reçus  à  cette  lettre 
non  envoyée  une  réponse  si  claire  et  si  précise  que  je 
tombai  à  genoux,  et  ne  pus  lire  qu'ainsi  des  paroles 
visiblement  dictées  par  Celui  seul  qui  pénètre  les 
pensées.  En  supputant  les  jours  et  les  heures,  j'ac- 
quis l'évidence  qu'au  moment  même  où  j'écrivais  les 
agitations  de  mon  âme ,  leurs  causes  et  leurs  circon- 
stances, le  Père  écrivait  lui-même  pour  répondre  à 
tout,  et  cela  comme  il  l'eût  fait  dans  une  conversation 
de  vive  voix  :  même  lucidité,  même  précision,  même 
exactitude.  Après  de  telles  preuves  de  l'intervention 
immédiate  de  Jésus  dans  la  direction  du  Père,  com- 
ment ne  pas  avoir  en  elle,  pour  soi  au  moins,  une  foi 
et  une  confiance  sans  limites?...  » 

Une  supérieure  de  communauté  appartenant  à  une 
autre  congrégation  apporte  aussi  son  témoignage  : 

«  Un  fait  que  je  puis  attester  révèle  dans  le  vénéré 
P.  Barrelle  une  très-particulière  assistance  de  l'Esprit 
de  Dieu  pour  la  direction  des  âmes. 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  203 

»  Depuis  que  Notre-Seigneur  m'avait  mise  sous  la 
direction  de  ce  saint  homme ,  grâce  que  j'ai  toujours 
estimée  l'une  des  plus  grandes  que  j'aie  reçues  en  ma 
vie ,  chaque  fois  que  je  lui  écrivais  pour  lui  parler  de 
mon  intérieur,  avant  que  ma  lettre  lui  arrivât,  une 
réponse  à  ce  que  je  lui  exposais  se  croisait  avec  la 
mienne.  En  même  temps  que  je  lui  parlais  de  mes 
difficultés,  l'Esprit  de  Dieu  lui  en  donnait  connais- 
sance, et,  quelque  nouvelles  qu'elles  fussent,  lui 
inspirait  ce  qu'il  devait  me  dire.  Ce  fut  pour  moi  un 
sujet  de  grand  étonnement  dans  les  commencements , 
à  quoi  il  répondait  lorsque  j'en  faisais  l'observation  : 
—  «  Si  Notre-Seigneur  use  envers  vous  d'une  si  pro- 
»  digieuse  charité,  c'est  à  cause  de  mon  ignorance  et 
»  de  mon  inénarrable  misère.  Ne  manquez  pas  d'en 
»  témoigner  une  vive  reconnaissance  à  ce  cher  Maître, 
»  qui  veut  s'abaisser  jusqu'à  tracer  lui-même  sur  le 
»  papier,  à  cause  de  mon  incapacité ,  le  remède  à  vos 
»  maux.»  Or,  ceci  a  duré  jusqu'à  la  mort  du  bon  Père. 

»  Je  dois  ajouter,  pour  la  plénitude  de  la  vérité  et 
pour  l'honneur  de  ce  vrai  serviteur  de  Dieu,  que  très- 
souvent,  alors  que  j'étais  auprès  de  lui,  en  m'abor- 
dant,  il  me  disait  tout  ce  qui  m'était  arrivé  et  s'était 
passé  en  mon  intérieur  plusieurs  jours  auparavant,  et 
me  reprochait  des  infidélités  que  j'avais  commises, 
m' exposant  d'un  seul  trait  toutes  leurs  conséquences 
en  mon  âme,  ce  qui,  tout  en  me  couvrant  de  confusion, 
me  pénétrait  de  la  plus  grande  vénération  pour  mon 
saint  directeur;  car  il  n'y  avait  que  le  Saint-Esprit 
qui  pût  lui  découvrir  des  choses  aussi  intimes.  » 


204  CHAPITRE  TRENTIÈME. 

Une  religieuse  lui  écrivit  un  jour  pour  lui  rendre 
compte  de  son  âme  et  lui  demander  quelques  avis.  La 
Providence  permit  que  la  lettre  fût  oubliée.  Trois 
jours  après,  la  supérieure  la  retrouve,  et,  fort  con- 
trariée de  ce  retard  involontaire,  elle  se  bâte  de  l'ex- 
pédier. Il  n'y  avait  de  cela  que  peu  d'beures  encore , 
lorsque,  recevant  elle-nîéme  la  réponse  du  P.  Barrelle 
à  quelqu'une  de  ses  lettres ,  elle  y  trouve  avec  sur- 
prise un  pli  pour  la  bonne  religieuse.  La  supérieure  le 
remet  sans  explications.  —  «  Cette  fois,  dit  la  bonne 
sœur  après  avoir  lu,  le  P.  Barrelle  satisfait  à  toutes 
mes  questions,  et  me  répond  exactement  sur  tous  les 
points.  »  Alors  la  supérieure  lui  découvrit  ce  qui  était 
arrivé. 

Nous  tenons  de  plusieurs  personnes  graves  un  fait 
non  moins  remarquable,  c'est  le  secours  que  leur  a 
donné  le  P.  Barrelle  lorsque,  ne  pouvant  leur  être  utile 
en  personne,  il  leur  apparaissait  durant  le  sommeil 
pour  les  aider  dans  leurs  difficultés. 

A  quelques  lieues  de  la  ville  où  résidait  le  P.  Bar- 
relle était  une  communauté  nombreuse  qui  lui  dut  un 
important  service.  Voici  ce  que  raconte  la  supérieure 
de  la  maison  : 

«  Depuis  longtemps,  j'étais  extrêmement  embar- 
rassée pour  certaines  difficultés  de  conscience  que  je 
ne  pouvais  éclaircir.  De  plus,  une  de  nos  sœurs  me 
paraissait  le  jouet  d'une  illusion  qui  pouvait  avoir  pour 
la  communauté  de  graves  conséquences,  et  ma  peine 
était  d'autant  plus  grande  que  le  confesseur  semblait 
partager  les  mêmes  idées.  Je  ne  savais  de  qui  prendre 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  205 

conseil.  La  réputation  de  sainteté  du  P.  Barrelle  me 
revint  alors  en  mémoire.  J'invoquai  donc  son  bon 
ange,  afin  qu'il  lui  inspirât  de  prier  pour  moi.  La 
nuit  suivante,  le  Père  m' apparut  en  son(je.  —  «  Me 
»  voici,  ma  fille,  me  dit-il  avec  bonté,  que  désirez- 
»  vous  de  moi?  Je  viens  éclaircir  vos  doutes.  »  Sur- 
prise et  joyeuse,  j'expose  au  Père  toutes  mes  inquié- 
tudes. Il  me  calme,  m'indique  les  moyens  à  prendre 
pour  sortir  d'embarras,  et  me  trace  des  règles  de 
conduite  :  —  «  Suivez  fidèlement  ces  conseils,  ma 
«fille,  toutes  les  difficultés  s'aplaniront,  et  vous 
»  maintiendrez  dans  votre  communauté  la  régularité 
»  et  la  ferveur.  »  Il  me  bénit  ensuite  et  disparut.  Je 
me  réveillai  toute  pleine  de  ce  que  je  venais  d'en- 
tendre et  inondée  d'une  douce  paix.  J'ai  suivi  les 
conseils  que  le  Père  venait  de  me  donner,  et  tout  est 
arrivé  comme  il  l'avait  annoncé.  » 

Une  autre  religieuse  nous  écrit  ce  qui  suit  : 
«  Le  P.  Barrelle  venait  de  quitter  notre  ville  pour 
habiter  une  autre  résidence.  Une  de  nos  sçeurs  éprouva 
une  peine  très-sensible  d'être  privée  de  certaines 
règles  de  perfection  que  le  Père  lui  avait  promises. 
Elle  s'en  plaignit  à  Notre-Seigneur  avec  amertume. 
La  nuit  même ,  dans  son  sommeil ,  elle  crut  voir  le 
Père.  Il  lui  adressa  des  reproches  sur  son  défaut  d'a- 
bandon à  la  volonté  divine,  et  lui  en  fit  faire  à  Notre- 
Seigneur  un  acte  de  réparation.  Après  quoi  il  lui  traça 
les  règles  qu'elle  désirait;  mais  il  lui  fit  voir  en  même 
temps  ses  misères  intérieures  avec  une  telle  clarté 
que  depuis  lors  elle  n'en  a  jamais  perdu  le  souvenir.  » 

TOM.  II.  12 


206  CHAPITRE  TRENTIEME. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  caractère  plus  ou  moins  mer- 
veilleux de  ces  faits,  sa  pénétration  des  consciences 
est,  dans  la  vie  du  P.  Barrelle,  un  fait  général  dont 
les  témoignages  ne  pourraient  se  compter.  Le  Sei- 
gneur, qui  lui  découvrait  le  fond  des  âmes,  les  mettait 
souvent  entre  ses  mains  par  une  visible  providence. 

En  1845,  le  P.  Barrelle  prêchait  la  retraite  pasto- 
rale au  clergé  de  Tours.  Le  pensionnat  des  Dames  du 
Sacré-Cœur  était  encore  dans  la  ville.  Une  religieuse 
fort  âgée  témoigna  le  désir  de  voir  le  Père,  qui,  sur 
la  demande  de  la  Mère  supérieure,  consentit  à  se 
déranger.  Au  milieu  des  occupations  de  la  retraite,  il 
arrive  un  jour  fort  pressé  au  Sacré-Cœur,  et  demande 
à  la  portière  la  personne  pour  qui  on  l'appelait.  Il  se 
rend  sans  retard  à  la  chapelle.  Madame  Nolam,  novice 
encore,  s'y  trouvait  en  ce  moment.  Protestante  con- 
vertie, âme  généreuse  et  éprouvée  par  mille  traverses, 
elle  avait  besoin  d'un  guide  pour  la  soutenir  dans  des 
luttes  encore  ardentes,  et  pour  avancer  dans  cette 
voie  de  zèle  et  d'amour  où  l'entraînait  le  penchant  de 
la  grâce.  Elle  aurait  désiré  s'adresser  au  P.  Barrelle. 
La  discrétion  avait  dicté  à  la  supérieure  un  premier 
refus;  mais  le  Père  était  dans  la  chapelle,  et  personne 
ne  se  présentait.  Cette  fois ,  la  permission  fut  accor- 
dée. La  bonne  sœur  en  profita  en  toute  liberté.  Le 
Père  lui  donna  tout  le  temps  nécessaire,  et  quand  il 
la  quitta,  la  religieuse  appelée  arrivait  enfin.  Il  était 
trop  tard;  on  attendait  le  prédicateur  au  séminaire, 
il  dut  s'éloigner  à  l'instant.  Mais  le  Seigneur  avait 
fait  son  œuvre  providentielle. 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  207 

La  Mère  Nolam  a  souvent  assuré  que  de  ce  jour 
avait  commencé  sa  parfaite  donation  à  Dieu  ;  de  ce 
jour  date  cet  immense  besoin  de  l'aimer  dont  toute 
sa  vie  ne  fut  qu'une  preuve  constante,  et  dont  le 
Père  Barrelle  soutint  d'un  cœur  dévoué  l'infatigable 
ardeur. 

Inutile  de  multiplier  ces  exemples,  assez  ordinaires 
dans  une  telle  vie. 

Le  Père  Barrelle  était  un  de  ces  hommes  que 
Notre-Seigneur  ôte  à  eux-mêmes  pour  les  prendre  à 
soi  et  les  donner  aux  autres.  Tantôt  donc  il  devenait, 
par  une  série  de  circonstances  qu'on  ne  pouvait 
éluder,  le  confesseur  inévitable  d'une  âme  effarouchée 
de  sa  vertu,  et,  d'un  mot,  tournait  toutes  ses  appré- 
hensions en  confiance  et  en  gratitude.  Tantôt  ayant 
en  ses  mains  une  conscience  craintive,  il  laissait  à  sa 
timidité  ce  cher  asile  du  silence,  et  sans  lui  laisser  la 
peine  d'une  première  parole ,  déroulait  devant  elle 
les  pages  les  plus  secrètes  de  son  intérieur. 

«  Vous  étiez  à  telle  place  hier,  mon  enfant,  pen- 
dant que  je  parlais?  —  Oui,  mon  Père.  —  Eh  bien, 
je  veux  vous  donner  quelques  avis  profitables,  » 
Alors  il  entrait  dans  les  replis  du  cœur,  faisait  l'exposé 
de  ses  maladies,  montrait  l'âme  à  elle-même  mieux 
qu'elle  n'eût  su  faire  dans  un  examen  attentif,  lui 
dépeignait  son  état,  ses  souffrances,  en  expliquait  les 
causes;  lui  enseignait  à  s'ouvrir,  lui  faisait  accepter 
quelques  règles  de  conduite  et  prenait  pour  soi  la 
responsabilité  de  l'avenir.  C'était  une  âme  guérie 
pour  toujours  de  ses  anxiétés. 


208  CHAPITRE  TRENTIÈME. 

Combien  nous  ont  raconté  ces  choses!  Combien 
nous  ont  parlé  de  leur  étonnement  lorsque,  soit  au 
saint  tribunal,  soit  au  parloir,  elles  étaient  abordées 
par  une  de  ces  paroles  que  Dieu  seul  peut  dire.  Ce 
qui  se  passait  au  sanctuaire  de  leur  âme,  ce  qu'elles 
ne  voulaient  pas  découvrir  :  une  inspiration  secrète, 
un  travail  de  la  grâce,  des  lumières  ou  des  fautes,  le 
Père  leur  en  parlait  avec  une  assurance  qui  prouvait 
à  l'évidence  une  lumière  supérieure. 

Ce  directeur  si  réservé,  si  plein  de  son  incapacité, 
si  respectueux  pour  la  liberté  des  consciences,  s'il 
vient  à  être  éclairé  d'en  haut  sur  un  dessein  de  la 
grâce  dont  il  doit  être  l'instrument,  il  triomphera  de 
ses  habitudes,  et  il  ira,  s'il  le  faut,  au-devant  d'une 
âme  pour  la  gagner  à  Jésus-Christ.  Il  faut  citer  cette 
rare  exception. 

Une  jeune  personne  n'avait  accompli  qu'avec  tris- 
tesse un  acte  de  dégagement  que  Dieu  demandait. 
Elle  reçut  du  P.  Barrelle,  qu'elle  connaissait  à  peine, 
la  lettre  suivante  : 

«  Me  voilà  bien  osé,  mademoiselle ,  de  vous  écrire 
quelques  lignes  sans  que  vous  les  ayez  provoquées  en 
aucune  manière;  mais  je  puise  la  raison  de  cette 
liberté  dans  mon  dévouement  pour  votre  âme  ;  mon 
Dieu  a  donné  son  sang  pour  elle ,  ne  lui  dois-je  pas 
mes  pauvres  mais  consolantes  paroles?  Je  sais  que 
vous  êtes  sous  le  poids  d'un  sacrifice  causé  par  le 
départ  d'une  personne  chère;  elle  vous  avait  fait  du 
bien!...  Mais  permettez-moi  de  vous  dire  que,  vous 
attachant  trop  au  canal ,  vous  avez  oublié  la  source  ; 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  209 

c'est  Jésus  qui  vous  faisait  tout  ce  bien,  et  Jésus  ne 
vous  a  point  quittée.  Que  votre  cœur  si  ardent  dans 
ses  affections  s'attache  donc  à  lui!  Là  seulement  il 
trouvera  son  centre  et  par  conséquent  le  vrai 
bonheur. 

»  Je  vous  bénis  au  nom  de  mon  Maître. 

»  Joseph  S.  J.  »)  ' 

Cette  lettre  ouvrit  une  correspondance  et  une  direc- 
tion où  le  ministre  de  la  grâce  acheva  son  oeuvre. 
Cette  jeune  personne  lui  doit,  après  Dieu,  d'avoir 
embrassé  la  vie  parfaite,  et  dans  le  creuset  laborieux 
des  épreuves,  le  souvenir  de  cette  direction  solide  l'a 
tenue  puissamment  attachée  à  sa  sainte  vocation. 

On  croira  peut-être  que  ce  directeur  si  rempli  de 
lumières  surnaturelles,  si  profond  dans  l'amour  de 
Dieu,  cet  homme  favorisé  quelquefois  et  comme 
investi  de  la  joie  divine,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  am- 
plement vers  la  fin  de  cette  histoire,  devait  aime  les 
voies  extraordinaires.  Bien  au  contraire,  il  les  redou- 
tait, comme  le  guide  expérimenté  redoute  pour  le 
voyageur  les  cimes  périlleuses  des  monts  élevés  ;  car 
rien  n'est  plus  voisin  des  abîmes.  Lui-même,  s'il  fut 
ravi  parfois  sur  la  montagne  de  Dieu ,  s'il  put  com- 
mencer ainsi  dans  la  lumière  «  le  noviciat  de  ses  siè- 
cles éternels  »  ,  c'est  toujours  cependant  à  la  sueur  de 
son  front  qu'il  gravit  les  pentes  difficiles  de  la  vie  par- 
faite. Son  oraison  suivait  les  sentiers  battus ,  quelque- 
fois Dieu  l'attirait  doucement  à  soi,  mais  le  plus  sou- 
vent il  se  plaignait  au  suprême  conducteur  de  marcher 

12. 


210  CHAPITRE   TRENTIÈME. 

dans  la  sécheresse  du  désert.  Habituellement,  «  la 
tribulation  et  l'angoisse  le  trouvaient  sur  leur  che- 
min »,  comme  le  roi-prophète;  et  pour  lui,  «il  ne 
savait  chercher  le  Thabor  que  sur  le  mont  du  Cal- 
vaire. » 

Peu  d'hommes  ont  reçu  aussi  libéralement  l'instinct 
du  divin  et  la  soif  du  surnaturel;  cependant  sa  pente 
volontaire  était  à  l'obscurité  de  la  foi  nue,  sa  préfé- 
rence à  l'amour  dépouillé  et  souffrant.  Le  Cœur  de 
Jésus  fut  son  centre,  son  trésor,  son  ardente  passion; 
mais  il  le  voulait  avec  sa  blessure,  surmonté  d'une 
croix  où  sa  place  était  faite,  et  qu'embrassaient  de 
toutes  parts  les  flammes  symboliques  de  l'amour. 

La  voie  commune  plaisait  à  sa  prudence  ;  elle  avait 
les  sympathies  de  son  humilité. 

«  La  voie  commune ,  toute  commune ,  ma  chère 
fdle.  Gela  toujours ,  cela  en  tout  jusqu'à  la  fin.  Voilà 
le  cri  qui  retentit  pour  vous  dans  mon  cœur  de  père, 
et  c'est  après  la  lecture  de  votre  lettre,  qui  vient  de 
m'être  remise,  que  je  l'ai  entendu,  ce  cri. 

M  Considérez  votre  Epoux  tel  que  l'Apôtre  nous  le 
dépeint  au  moment  où  il  s'incarne.  Prenant  la  forme 
de  serviteur,  il  se  fait  à  la  ressemblance  des  hommes, 
c'est-à-dire  de  l'universalité  des  hommes,  et  on  le 
trouve  *agissant  en  tout  comme  un  homme,  c'est-à-dire 
comme  le  commun  des  hommes.  C'est  la  forme  qu'à 
sa  suite  doit  prendre  l'épouse  de  son  Cœur,  non-seu- 
lement vis-à-vis  de  toutes  les  personnes  qui  l'entou- 
rent, mais  encore  en  traitant  avec  les  supérieures. 
Ainsi,  ma  fille,  dans  vos  tentations,  peines  et  diffî- 


LE   DIRECTEUR   DES  AMES.  211 

cultes ,  etc. ,  demandez-vous  ce  que  ferait  la  généralité 
des  bonnes  âmes  qui  se  trouveraient  dans  la  même 
position  que  vous ,  et  sans  vous  mettre  à  part  comme 
une  exception,  rangez-vous  à  la  file  de  ces  âmes,  par 
révérence  et  par  amour  pour  Celui  qui  vous  a  donné 
l'exemple  de  ce  divin  train  commun,  » 

Les  faits  venaient  à  l'appui  de  la  doctrine.  Une  âme 
qui  était  depuis  plusieurs  années  sous  la  conduite  du 
P.  Barrelle  se  trouva  prise  tout  à  coup  par  une  pré- 
sence continuelle  et  sensible  de  Notre-Seigneur.  Elle 
s'en  ouvrit  au  Père,  qui  en  parut  fort  contrarté. 
—  Vous  vouliez  que  j'aimasse  Notre-Seigneur,  mon 
Père,  et  maintenant  que  cela  m'est  facile  vous  parais- 
sez peu  satisfait;  suis-je  donc  dans  l'illusion?  —  Non  , 
ma  fille;  mais  prenez  garde,  ne  me  cacbez  rien.  »  Il 
devint  dès  lors,  contre  ses  habitudes,  bref,  roide, 
grondeur  envers  cette  âme  ;  et  le  jour  où  elle  lui  an- 
nonça que  tout  sentiment  avait  disparu,  il  lui  en 
exprima  toute  sa  joie.  —  «  Que  je  suis  heureux,  mon 
enfant  !  Vous  m'enlevez  un  grand  poids;  les  illusions 
sont  si  faciles  sur  cette  route  !  Il  ne  faut  à  votre  âme 
que  la  pure  foi,  bien  sèche,  bien  aride,  et  j'ai  de- 
mandé à  Notre-Seigneur  que  ce  soit  désormais  le  pain 
solide  et  sûr  de  votre  vie  entière.  »  La  prophétie  s'est 
réalisée. 

Non  moins  vigilante  était  la  prudence  de  cet  habile 
maître  à  régler  les  premiers  élans  d'une  ferveur  nou- 
velle. 

Récemment  conquise  par  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  sur  les  brillantes  fascinations  du  monde ,  une 


212  CHAPITRE  TREISTIÉME. 

âme,  d'ailleurs  généreuse,  éprouvait  le  noble  besoin 
de  réparer  par  le  sacrifice  les  illusions  de  son  passé. 
Elle  fit  part  au  P.  Barrelle  ,  devenu  son  directeur,  de 
l'entraînement  nouveau  qui  la  poussait  aux  exercices 
multipliés  de  la  dévotion  et  à  des  mortifications  exagé- 
rées.—  «  Pauvre  enfant,  répondit  le  saint  homme, 
vous  me  faites  l'effet  d'un  architecte  inexpérimenté. 
Que  diriez-vous  si ,  pour  construire  un  bel  édifice ,  il 
commençait  par  jeter  dans  les  fondations  des  objets 
de  grand  prix,  des  marbres  rares ,  des  jaspes,  des 
perles  fines  et  des  pierres  précieuses?  Dites-moi,  serait- 
ce  bien  là  le  moyen  d'achever  son  ouvrage  et  d'obte- 
nir la  solidité  désirable?  Il  en  est  de  même  pour  vous  ; 
commencez  donc  à  construire,  vous  ornerez  ensuite.  » 

Il  voulait  à  tout,  même  à  la  vertu,  de  la  mesure 
et  du  loisir. —  «  Il  n'y  a  jamais  de  perfection  soudaine, 
disait-il.  C'est  par  degrés  que  l'on  s'éloigne  des  bas- 
fonds  et  que  l'on  monte  vers  les  hauteurs  de  la  sain- 
teté religieuse.  De  plus,  il  est  écrit  que  «  tout  bien 
vite  amassé  se  dissipe  bientôt.  » 

Consulté  sur  la  manière  de  conduire  les  âmes  qui 
commencent,  voici  ce  qu'il  répondit  à  une  Maîtresse 
des  novices  : 

«  Le  moyen ,  me  demandez-vous  ,  de  conduire  les 
âmes?  —  Ce  serait  une  immense  dissertation  à  faire, 
si  je  voulais  et  pouvais  aborder  le  sujet.  Mais  c'est 
une  Maîtresse  des  novices  qui  me  porte  cette  question, 
et  dès  lors  elle  me  paraît  plus  courte  et  plus  facile  à 
résoudre. 

M  La  première  chose  est  d'acquérir  la  vraie  con- 


LE  DIRECTEUR   DES  AMES.  213 

naissance  de  ces  âmes.  Ceci  ne  se  fait  ni  à  première 
vue,  ni  dans  un  petit  nombre  de  jours.  On  serait 
exposé  à  se  tromper  grandement.  Il  faut  d'abord  les 
laisser  aller  leur  petit  pas,  en  les  tenant  à  l'aise  pour 
que  leur  naturel  se  révèle...  Puis  leur  recommander 
l'obéissance  aux  règles  et  aux  usages,  pourvoir  de 
quel  cœur  elles  s'y  mettront.  Les  faire  causer  ensuite 
sur  leurs  impressions ,  à  propos  de  ce  qu'elles  voient 
et  de  ce  qu'elles  entendent.  Ceci  fera  ressortir  ce  qui 
est  dans  leur  fond ,  soit  en  fait  de  principes ,  soit  en 
fait  de  vertus  acquises ,  soit  en  fait  d'inclinations  ou 
de  répugnances. 

»  On  acquiert  ainsi  une  première  connaissance  gé- 
nérale de  ce  qu'elles  sont,  et  cette  connaissance  se 
complète  par  les  ouvertures  successives  de  leur  inté- 
rieur. Là-dessus  l'on  base  la  conduite  à  tenir  avec 
elles,  et  comme  le  temps  du  noviciat  est  moins  destiné 
à  l'implantation  directe  des  vertus  qu'à  l'extirpation 
de  leurs  contraires ,  c'est  surtout  à  l'exercice  de  l'ab- 
négation qu'il  faut  les  appliquer. 

»  Mais  ne  la  présentez  point  dans  toute  son  éten- 
due, ou  plutôt  dans  tous  ses  détails.  Que  l'on  sache 
en  quoi  elle  consiste  et  le  grand  avantage  que  l'on  en 
retire  pour  la  paix  et  le  bonheur  de  l'âme  pendant 
tout  le  cours  de  la  vie  religieuse  :  or  elle  est  présentée 
par  le  bon  Maître  comme  le  moyen  d'arriver  jusqu'à 
lui  et  à  la  douceur  de  l'union  avec  lui. 

»  Vous  proportionnant  ensuite  aux  forces  de  cha- 
cune et  aux  motions  diverses  du  Saint-Esprit,  portez- 
les  maternellement  à  s'appliquer  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 


214  CHAPITRE  TRENTIEME. 

saillant  dans  leurs  misères,  les  encourageant  pour 
leurs  moindres  efforts ,  et  leur  insinuant  la  douce  con- 
fiance que  si  elles  marchent  de  la  sorte,  Notre-Seigneur 
en  leur  demandant  plus  leur  donnera  aussi  facilité  de 
lui  donner  ce  qu'il  demande.  Elles  iront  ainsi  grandis- 
sant et  se  fortifiant  par  la  volonté  et  par  l'exercice, 
et  l'œuvre  de  Dieu  se  fera  solidement  quoique  douce- 
ment. Il  est  écrit  :  Suhstantia  festinata  minuitur  :  ce 
qui  vient  trop  vite  ne  dure  pas  longtemps. 

»  En  attendant  que  la  vigueur  se  développe  dans 
ces  âmes,  il  faut  user  d'une  grande  prudence,  et  ne 
pas  les  soumettre  à  des  épreuves  trop  violentes,  où 
elles  succomberaient;  car  alors  le  découragement 
survient.  Supportez  leurs  imperfections  ;  ne  craignez 
pas  trop  leurs  petits  écarts.  Ne  prenez  point  ombrage 
de  leurs  quelques  attaches  ;  ayez  l'air  de  ne  point  vous 
en  apercevoir;  mais  n'y  donnez  de  vous-même  aucune 
sorte  d'aliment,  et  qu'elles  vous  trouvent  sans  autre 
correspondance  que  celle  d'une  charité  prudemment 
et  religieusement  maternelle.  Il  va  sans  dire  que  la 
crainte  de  ces  attaches  ne  doit  jamais  vous  porter  à 
leur  retrancher  ce  que  réclament  leurs  vrais  besoins 
spirituels. 

M  Voilà  les  quelques  idées  qui  se  sont  mises  sous 
ma  plume,  en  réponse  à  vos  premières  questions. 
Veuillez  vous  en  contenter.  » 

Aux  enfants  spirituels  du  P.  Barrelle  il  appartien- 
drait de  nous  parler  de  la  richesse  de  son  cœur.  Il  n'y 
a  pas  de  paternité  sans  amour,  et ,  pour  être  virile  et 
céleste  tout  ensemble,  la  paternelle  tendresse  qui  se 


LE  DIRECTEUR  DES  AMES.  215 

donne  aux  âmes  ne  manque  ni  d'ardeur  ni  de  suavité. 
C'est  Dieu  lui-même,  c'est  son  cœur  qui  inocule  les 
nobles  affections,  filles  de  la  grâce,  desquelles  à  son 
tour  la  grâce  reçoit  au  sein  des  âmes  d'admirables 
accroissements;  or  le  cœur  divin,  source  de  tout 
amour  pur,  s'entend  aux  généreuses  tendresses.  Le 
P.  Barrelle  s'était  fait  sur  leur  modèle,  et,  par  ce  côté 
encore,  il  reproduisait  bien  le  Maître  des  vertus. 

A  peine  une  âme  était  en  sa  garde,  il  lui  dévouait 
tout  son  zèle,  il  la  suivait  avec  une  bonté  persévé- 
rante inaccessible  à  la  lassitude  ;  il  avait  des  entrailles 
émues  pour  ses  moindres  douleurs;  de  près,  de  loin, 
son  temps,  sa  parole,  ses  sueurs,  ses  veilles,  il  lui 
donnait  tout,  comme  s'il  n'eût  eu  sur  la  terre  que 
cette  enfant  de  la  grâce  divine.  Dix  années,  que  dis-je? 
vingt  et  trente  ans  passaient  sur  sa  généreuse  affection 
sans  la  vieillir  d'un  jour;  elle  gardait  l'inaltérable 
fraîcheur  de  sa  source  immortelle,  la  charité. 

On  en  lira  avec  attendrissement  la  preuve  journa- 
lière dans  le  recueil  de  sa  correspondance  spirituelle, 
intarissable  épanchement  de  ses  sollicitudes  pour  l'in- 
visible beauté  des  âmes. 

«  Je  suis  heureux  quand  j'ai  pu  tirer  quelque  épine, 
adoucir  quelque  plaie,  raviver  la  foi,  ranimer  la  con- 
fiance et  montrer  en  Notre-Seigneur  le  remède  efficace 
à  tous  les  maux.  »  Dans  une  phrase  de  ses  lettres  voilà 
tout  entier  ce  directeur,  ce  consolateur,  qu'on  nous 
permette  le  mot,  cet  amant  passionné  du  Dieu  des 
miséricordes. 

Nous  avons  entendu  des  étonnements  et  presque 


216  CHAPITRE  TRENTIEME. 

des  blâmes  pour  cette  candide  persévérance  à  donner 
aux  moindres  âmes  la  parole  secourable  avidement 
attendue.  Mais  négliger  une  seule  âme  «  de  celles  qui 
voulaient  bien  recourir  à  son  immense  pauvreté,  » 
eût  paru  au  P.  Barrelle  un  déni  de  justice,  une  injure 
à  la  charité. 

Ecoutez-le  : 

«  Que  de  feuilles  de  papier  noirci  partent  aujour- 
d'hui du  pauvre  laboratoire  de  mes  mains  fatiguées  !.. 
Mais  enfin,  dès  qu'on  le  peut,  il  faut  bien  donner  à 
la  belle ,  à  la  suave  charité ,  en  laquelle  Notre-Sei- 
gneur  trouve  ses  délices.  » 

Ou  bien  : 

«  A  force  d'écrire  je  me  suis  épuisé  ;  mais  je  me 
souviens  de  Celui  qui  pour  nous  faire  un  bien  dont, 
hélas!  nous  profitons  si  peu,  s'épuisa  de  sang  et  de 
vie.  » 

«  Je  suis  comme  un  de  ces  corps  morts  dont  les 
oiseaux  de  proie  se  font  à  qui  mieux  mieux  une 
pâture.  Heureux  encore  si  mes  misérables  lambeaux 
peuvent  être  de  quelque  utilité.  Ils  ne  le  seront  qu'au- 
tant que  la  grâce  voudra  bien  les  vivifier,  et  je  ne 
vois  rien  en  moi  qui  plaide  auprès  de  Dieu  pour  qu'il 
le  veuille.  Je  m'en  remets  à  la  foi  de  qui  veut  bien 
recourir  à  mon  immense  pauvreté.  » 

Le  P.  Barrelle  est  donc  une  humble  proie  livrée 
aux  âmes.  Il  lui  plaît  d'appartenir  au  salut  de  tous, 
et  s'il  tombe  en  défaillance,  il  retrouvera  sa  force 
auprès  de  Celui  qui  s'est  fait  la  première  hostie  du 
salut. 


LE   DIRECTEUR   DES    AMES.  217 

«  Vous  ine  demandez  un  mot  de  réponse.  Hélas! 
ma  fille,  combien  d'autres  m'en  demandent  autant 
que  vous,  tandis  que  beaucoup  d'embarras  et  de  sol- 
licitudes me  réclament!  Par  moments  j'ai  besoin  de 
me  distraire  de  ce  qui  pleut  de  tous  côtés  sur  moi, 
afin  de  ne  pas  tomber  en  défaillance.  Je  laisse  alors 
toutes  choses,  et  je  vais  à  Notre-Seigneur,  pour  le 
supplier  de  venir  en  aide  à  ma  faiblesse  et  de  me 
donner  l'énergie  nécessaire  pour  suffire  à  tout  ce  qui 
m'est  demandé.  Priez  pour  moi.  » 

Nul  ne  reçoit  à  son  profit  personnel  le  don  d'éclai- 
rer les  cœurs,  le  secret  de  les  mieux  donner  à  Dieu. 
Responsable  de  cette  grâce  aux  âmes  et  à  Dieu  même, 
le  P.  Barrelle  n'aurait  eu  garde  de  l'enfouir.  Il  cède 
par  devoir  aux  sollicitations  de  la  confiance.  Ses 
relations  épistolaires  élargissent  son  action,  répan- 
dent la  connaissance  et  l'amour  de  Jésus-Christ , 
excitent,  soutiennent  et  augmentent  les  vertus  par- 
faites. Sans  l'avoir  prémédité,  c'était  créer  à  côté  de  la 
prédication  par  la  parole  un  second  apostolat.  Sans 
rien  ravir  à  l'activité  extérieure,  tout  entier  aux 
âmes  placées  à  sa  portée,  l'homme  de  Dieu  se  fit  une 
seconde  vie  de  zèle  parallèle  à  la  première ,  une  vie 
dont  l'influence  silencieuse  étendit  la  sphère  de  son 
action  sur  tout  un  autre  peuple  affamé  de  Dieu  ;  et, 
si  loin  que  fût  cette  tribu  sainte ,  disséminée  en  mille 
endroits  divers,  il  lui  servait  fidèlement  la  céleste 
nourriture. 

Bientôt  les  fragments  qui  restent  de  ce  pain  de  la 
consolation  ou  delà  ferveur,  réunis  pour  l'avantage 

TOM.    II.  13 


218  CHAPITRE  TRENTIEME. 

d'un  grand  nombre,  nourriront  encore  bien  des 
vertus.  La  parole  confidentielle  du  P.  Barrelle,  ravi- 
vée pour  ceux  même  qui  n'ont  pas  entendu  sa  voix, 
et  la  semence  mystique  portant  des  moissons  nou- 
velles, justifieront  tout  à  la  fois  son  zèle  et  ses  hum- 
bles désirs  ^. 

Ces  milliers  de  lettres,  où  tout  se  rapporte  unique- 
ment à  Jésus  et  à  son  amour,  méritaient  mieux  la 
gratitude  des  âmes  que  les  appréhensions  de  sa  mo- 
destie. 

On  lui  exprimait  un  jour  cette  légitime  reconnais- 
sance, il  répondit  : 

«  Que  tout  retourne  à  Celui  de  qui  toute  miette  de 
bien  et  de  vie  arrive  à  notre  pauvreté.  Vous  savez  ce 
que  dit  la  sainte  Eglise  à  l'Esprit-Saint  :  Sans  votre 
action,  il  nest  rien  dans  l'homme  qui  puisse  être 
salutaire  soit  à  son  âme,  soit  à  son  prochain.  Oh!  que 
je  voudrais  donc  n'avoir  jamais  rien  dit,  rien  écrit 
sans  sa  pure  et  simple  influence!  Mes  grains  alors 
tombant  çà  et  là  sur  tant  de  sortes  de  terrains  seraient 
immanquablement  fructueux.  Mais,  hélas!  qu'en  est- 
il?  Voici  que  bientôt  le  jour  de  la  manifestation  arrive 
pour  moi.  Je  verrai;  c'est  le  Seigneur  qui  juge. 
Veuillez  crier  un  peu  pitié  pour  moi.  » 

En  terminant  ce  chapitre,  il  nous  semble  que  nous 
ne  sommes  pas  seuls  à  former  un  souhait.  Plût  à  Dieu 
que  les  âmes  avides  de  la  vie  intérieure  rencontrassent 

1  Nous  mettons  en  ce  moment  sous  presse  la  correspondatice 
spirituelle  du  P.  Barrelle. 


LE  DIRECTEUR  DES   AMES.  219 

plus  facilement  sur  leur  chemin  une  direction  dévouée 
à  leur  progrès  spirituel  !  Ni  la  vertu  ne  manque  au 
sacerdoce ,  ni  la  lumière  d'en  haut.  Or,  sans  doute , 
dans  l'intérêt  des  consciences ,  la  sainteté  de  celui  qui 
les  dirige  est  souverainement  désirable ,  car  sans  elle 
les  meilleurs  enseignements  n'auront  point  de  saveur 
pour  l'âme  pure  qui  aime  Dieu.  Sans  doute ,  c'est 
une  condition  nécessaire  pour  la  direction  que  cette 
sagesse  plus  élevée  qui  donne  le  pouvoir  de  mani- 
fester aux  âmes  les  mystères  de  Dieu,  dans  la  conduite 
de  la  perfection  ou  dans  les  voies  de  la  contemplation. 
Mais  ce  qui  empêche  de  se  livrer  à  la  direction  des 
âmes,  ce  n'est  ni  la  rareté  de  la  vertu  ni  l'absence 
des  aptitudes  surnaturelles,  aussi  largement  départies 
du  Seigneur  aujourd'hui  qu'autrefois;  c'est  tantôt 
qu'on  redoute  de  s'engager  dans  les  difficultés  de  ce 
ministère ,  tantôt  qu'on  se  laisse  absorber  par  les 
œuvres  extérieures  du  zèle  et  de  la  dévotion. 

On  ne  sait  point  assez  ce  que  peut  procurer  de 
gloire  à  Notre-Seigneur  une  âme  conduite  dans  les 
voies  de  la  perfection.  Et  cependant  celles  que  Dieu 
y  destine  n'y  marcheront  point  d'ordinaire  qu'elles 
ne  soient  éclairées  et  soutenues  en  ces  sentiers  diffi- 
ciles par  un  guide  expérimenté.  On  voit  cela  dans  la 
vie  des  saints.  La  conduite  des  Thérèse,  des  Chan- 
tai, des  Marguerite-Marie,  a  été  confiée  de  Dieu  à  des 
ministres  de  la  sainteté  selon  son  esprit  et  selon  son 
cœur.  La  direction  paraissait  à  ceux-ci  une  œuvre  de 
zèle  non  moins  appréciable  que  certaines  pratiques 
vraiment  pieuses,  certaines    dévotions  salutaires  ou 


220  CHAPITRE  TRENTIÈME. 

même  excellentes ,  lesquelles  sont  justement  à  la 
vertu  ce  que  les  moyens  sont  au  but. 

Les  œuvres  extérieures  prêtent  davantage  à  Tacti- 
vitê  naturelle.  Les  loisirs  qu'exige  leur  développe- 
ment absorbent  la  vie,  et  leur  multiplicité,  de  nos 
jours,  influe  peut-être   sur  la  rareté  des  directeurs. 

Pour  produire  un  bien  moins  apparent,  un  bien 
caché  dans  l'obscurité  mystérieuse  qui  enveloppe  les 
rapports  intimes  de  Dieu  avec  les  âmes,  la  direction 
en  sera-t-elle  estimée  moins  fructueuse?  Sera-t-elle 
moins  utile  à  la  gloire  du  Seigneur,  soit  présentement 
par  l'influence  de  la  sainteté  sur  l'économie  générale 
du  monde  spirituel,  soit  à  l'heure  des  manifestations 
dernières  qui  produiront  au  grand  jour  les  fruits  de 
la  Rédemption? 


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LES  VOCATIONS.  221 


CHAPITRE   XXXI 


LES    VOCATIONS. 

Ce  que  c'est  que  la  vocation. — Rôle  du  directeur  dans  la  vocation. 

—  Que  le  P.  Barrelle  portait  avec  soi  des  persuasions  divines. — 
Son  respect  pour  les  desseins  de  Dieu. —  Les  péripéties  de  la  vo- 
cation religieuse  déroulées  dans  une  correspondance  :  c'est  l'âme 
qui  dit  à  la  grâce  la  parole  décisive, —  Quels  sont  les  juges  légi- 
times de  la  vocation. — Différence  entre  les  incertitudes  du  cœur 
et  celles  de  la  vocation.  —  Que  la  vocation  doit  subir  la  loi  de 
l'épreuve. —  Les  tentations  ne  prouvent  rien  contre  l'appel  divin. 

—  La  vocation  et  les  sopliismes  de  la  sagesse  humaine. 

Un  aspect  important  se  perd  et  s'efface  dans  le 
tableau  général  que  nous  avons  présenté  de  la  direc- 
tion du  P.  Barrelle  :  celui  de  ses  lumières  et  de  son 
influence  sur  les  vocations  religieuses.  Détacher  main- 
tenant de  l'ensemble  ce  point  de  vue  particulier,  ce 
sera  tout  à  la  fois  tenir  compte  de  son  importance 
pratique  et  du  don  exceptionnel  accordé  au  prudent 
directeur. 

Dieu  reconnaîtra  un  jour  ses  enfants  à  l'empreinte 
de  sa  divine  perfection.  La  perfection  est  comme  le 
signe  de  sa  race.  C'est  pourquoi  il  est  fait  à  tous  un 
commandement  :  «  Soyez  parfaits  à  l'image  de  votre 
Père  céleste  qui  est  parfait.  »  De  là  la  grande  loi 
de  l'amour  de  Dieu,  imposée  à  tous,  car  l'amour  est 


222  CHAPITRE  TRENTE   ET  UNIÈME. 

tout  ensemble  le  principe  de  toute  perfection  et  le 
plus  haut  sommet  de  toute  vertu.  «  Vous  aimerez  le 
Seigneur  votre  Dieu  de  tout  votre  cœur.  »  Toute  la 
vie  chrétienne  trouve  dans  cette  loi  de  la  charité  et 
son  commencement  et  sa  plénitude  ^  La  charité  est 
la  fin  de  toute  la  loi  ;  c'est  elle  qui  est  le  lien  de  la 
perfection  surnaturelle^. 

Or,  il  y  a,  dit  saint  Thomas,  trois  voies  plus  sûres, 
plus  promptes  et  plus  excellentes  pour  arriver  à  la 
perfection  du  divin  amour.  C'est  la  triple  voie  des 
conseils  divins.  En  la  suivant,  nous  obtenons  avec  la 
parfaite  charité  de  ceux  qui  sont  au  ciel  une  certaine 
simihtude^ 

Que  ces  conseils  soient  proposés  à  tous  les  chré- 
tiens comme  si  Notre-Seigneur  les  avait  adressés  à 
chacun  en  particulier,  c'est  l'enseignement  du  même 
saint  Docteur  dans  son  opuscule  contre  la  doctrine 
empoisonnée  de  ceux  qui  détournent  de  la  vie  reli- 
gieuse *. 

Mais  cette  bienfaisante  clarté  des  divins  conseils, 
qui  pourrait  profiter  à  tous,  n'arrive  pas  au  cœur  de 
tous.  C'est  une  lumière  privilégiée  qui  brille  seule- 
ment aux  yeux  du  petit  nombre,  et  que,  selon  les 
mystérieux  desseins  de  ses  prédilections,  FEsprit-Saint 
distribue  selon  son  bon  plaisir. 

1  Matth.  XXII,  38.  — Rom.  xiii,  10. 

2  I  Tnr.  i.  5.  —  CoLoss.  in,  14. 

3  De  perfect.  vitœ  spiritualis,  Opusc.  18,  cap.  7  et  seq. 

^   Contra  pestiferain   doctrinam   retrahentium   homines  a   reli- 
gionis  ingressu.  Opusc.  17,  cap.  9. 


LES  VOCATIONS.  223 

Cette  lumière  qui  révèle  aux  esprits  les  plus  droits 
sentiers  de  la  vie  parfaite ,  qui  les  propose  à  leur 
ambition,  cet  attrait  qui  les  sollicite  de  suivre  de  près 
le  modèle  des  parfaits  dans  la  pauvreté  volontaire, 
dans  la  pureté  d'un  cœur  dégagé  des  sens,  dans  le 
dépouillement  de  sa  propre  volonté;  cette  lumière, 
cet  attrait  divin,  ils  ont  un  nom,  on  les  appelle  la 
vocation.  C'est  là  l'appel  de  Dieu,  le  langage  de  sa 
grâce  pour  tirer  une  âme  de  l'ordre  commun,  pour 
l'introduire  dans  une  plus  étroite  alliance  avec  Jésus^ 
Christ. 

On  le  comprend  :  pour  s'en  tenir  aux  préceptes, 
pour  demeurer  dans  le  rang  des  chrétiens  ordinaires, 
il  n'est  pas  besoin  d'un  appel  particulier  de  la  grâce  ; 
c'est  l'ordre  commun  de  tous  ceux  qui  ont  reçu  la 
vocation  au  christianisme  et  qui  n'entendent  pas 
l'appel  supérieur  du  sacerdoce  ou  de  la  perfection 
religieuse. 

A  côté  de  cet  appel  exceptionnel  de  la  grâce,  in- 
troduisant l'âme  dans  une  voie  privilégiée  de  sancti- 
fication, le  Saint-Esprit  a  d'autres  voies  pour  conduire 
à  la  vertu  parfaite,  des  desseins  particuliers  de  sagesse 
et  des  secrets  de  prédilection.  Combien  d'âmes  d'élite, 
demeurées  dans  l'ordre  commun  des  obligations  chré- 
tiennes, sont  parvenues  par  ces  sentiers  mystérieux  à 
la  plus  excellente  vertu!  Dieu  sait  ménager  aussi  à 
leur  fidélité  l'appui  dune  direction  éclairée.  En  ce 
moment,  nous  avons  plus  spécialement  à  montrer  le 
rôle  du  directeur  dans  la  vocation  religieuse. 

Le  Saint-Esprit  s'en  va  donc  semant  dans  les  âmes 


f- 


11 


2^4  CHAPITRE  TRENTE   ET   UNIEME. 

la  parole  de  la  perfection  :  «  Si  vous  voulez  être  parfaits, 
allez,  dépouillez-vous  de  ce  que  vous  possédez,  et 
suivez  Jésus-Christ.  »  Quel  respect  du  Créateur  pour 
la  liberté  de  ses  créatures  intelligentes,  dans  cette 
parole  intérieure  :  Si  vous  voulez!  C'est  que,  du 
côté  de  Dieu  qui  la  présente,  la  vocation  est  un  pri- 
vilège, et  le  privilège  ne  s'impose  pas;  c'est  que  la 
vocation,  du  côté  de  ceux  qui  Tembrassent,  est  un 
acte  généreux,  héroïque,  et  qu'il  n'y  a  ni  héroïsme  ni 
générosité  sans  la  spontanéité  du  cœur. 

Il  importe  de  le  remarquer  pour  comprendre  le  lot 
véritable  du  directeur  des  âmes  dans  la  vocation  :  il 
en  est  de  la  vocation  comme  de  toute  grâce,  la  lumière 
divine  prévient  l'âme,  et  va  jusqu'au  cœur  solliciter 
son  consentement;  mais  cette  illumination  de  l'intel- 
ligence, cette  impulsion  secrète  du  cœur  attendent 
l'assentiment  intérieur.  Si  l'âme  écoute,  si  l'âme  ac- 
cueille, surtout  si  elle  commence  à  dire  :  Je  veux! 
c'est  alors  que  la  vocation  a  pris  possession  ;  elle 
n'est  plus  seulement  une  sollicitation  de  FEsprit-Saint, 
une  grâce,  fugitive  peut-être,  par  le  défaut  de  cor- 
respondance et  de  générosité;  elle  est  entrée,  elle 
tient  du  consentement  de  l'âme  quelque  chose  de 
persistant,  de  ferme,  et  pour  ainsi  dire  d'achevé. 

Le  rôle  du  P.  Barrelle,  celui  de  tout  directeur  des 
consciences,  fut  toujours  d'écouter  la  parole  de  l'Es- 
prit-Saint  à  travers  la  parole  de  l'âme,  de  démêler  ce 
souffle  léger  comme  le  zéphyr  à  l'aurore,  sihilus  aurœ 
tenuis,  que  l'âme  par  eUe-même  peut  difficilement 
saisir  avec  certitude ,  mais  que  rien  ne  décèle   et  ne 


LES  VOCATIONS.  225 

démontre  comme  la  pre'paration  même  de  la  volonté. 

Le  rôle  du  P.  Barrelle  fut  de  démêler  la  volonté 
souvent  ignorée  d'elle-même,  au  milieu  «des  luttes 
intérieures  de  la  générosité  et  de  la  faiblesse,  de  la 
grâce  et  de  la  nature,  parmi  les  émotions  venues  du 
dehors  et  les  approches  du  sacrifice. 

Son  rôle,  quand  il  avait  entendu  la  voix  de  Dieu  et 
la  réponse  de  l'âme,  ce  fut  d'affermir  la  générosité  au 
milieu  des  difficultés  pratiques  qui  encombrent  d'ordi- 
naire les  avenues  de  la  vie  parfaite. 

C'est  le  P.  Barrelle  qui  a  écrit  les  paroles  suivantes 
dans  une  suite  de  conférences  sur  la  vocation  : 

«  Quels  principes  doit  suivre  un  directeur  éclairé 
dans  une  affaire  aussi  déhcate? —  Il  ne  peut  y  entrer 
que  par  voie  de  lumière  et  de  conseil,  et  seulement 
pour  préserver  de  toute  erreur  celui  qui  la  traite  face 
à  face  et,  pour  ainsi  dire,  cœur  à  cœur  avec  Dieu.  Il 
doit  laisser  agir  la  grâce  seule  et  l'Esprit ,  qui  la 
donne,  sur  la  volonté  et  l'intelligence  de  la  personne 
confiée  à  sa  direction;  écarter  l'influence  dangereuse 
de  tout  autre  esprit;  aplanir  les  difficultés;  éclaircir 
les  doutes,  animer  la  faiblesse,  en  un  mot  déblayer  le 
chemin  par  lequel  l'âme  doit  aller  à  Dieu  et  Dieu 
venir  au-devant  de  l'âme  qui  l'appelle.  Il  se  tient 
donc  toujours,  pour  ainsi  dire,  au  pied  de  la  mon- 
tagne et  autour  du  Sinaï,  tandis  que,  vis-à-vis  de  son 
Dieu  et  des  vérités  éternelles ,  celui  qui  cherche  à 
connaître  son  état  futur  fait  son  choix  de  lui-même, 
et  vient  ensuite  s'assurer  auprès  de  son  directeur  si, 
comme  il   en  est  persuadé,  ce  choix  n'est  fait  que 

13. 


226  CHAPITRE   TRENTE  ET  UNIÈME. 

d'après  les  pures  lumières  de  la  raison  et  de  la  foi. 

»  C'est  là  le  résumé  de  ce  que  recommandent  les    , 
maîtres  de  la  vie  spirituelle,  et  en  particulier  saint 
Ignace,  dans  le  livre  qu'il  a  composé  sur  ce  sujet,  et 
que  l'Eglise  a  sanctionné  de  son  approbation.  » 

La  pénétration  surnaturelle  que  nous  avons  recon- 
nue dans  le  P.  Barrelle  pour  lire  au  secret  des  âmes, 
se  manifestait  avec  évidence  quand  il  était  question 
de  vocation  religieuse.  Les  témoignages  en  sont 
variés.  Tantôt  d'une  parole  il  fait  tomber  le  bandeau, 
et  le  cœur  reconnaît  sa  route;  tantôt,  contrairement 
au  jugement  de  tous,  à  travers  les  apparences  de  la 
légèreté,  les  mondaines  allures,  les  entraînements 
frivoles ,  il  reconnaît  les  poursuites  de  la  grâce , 
indique  à  l'avance  les  voies  de  Dieu,  et  l'événement 
le  justifie.  Un  jour  il  passe  soudainement  des  conseils 
de  la  temporisation,  avec  toute  l'assurance  de  la  cer- 
titude, à  une  décision  nette  et  pleine  de  clarté.  Une 
autre  fois  il  accueille  avec  un  sourire  plein  de  bonté 
une  âme  craintive  qui,  après  bien  des  combats,  se 
décidait  enfin  à  s'adresser  à  lui  :  —  «  Mon  enfant, 
ne  craignez  point,  je  ne  vous  donnerai  pas  la  voca- 
tion   vous  l'avez  déjà;  mais  vous  êtes  jeune,  vous 

avez  du  temps  devant  vous.  »  Et  cette  parole  si  re- 
doutée remplit  de  calme  l'âme  qu'elle  devait  déses- 
pérer. Souvent  la  prière  lui  ouvre  une  âme,  ou 
bien  il  marque  à  jour  fixe  l'heure  de  la  lumière,  ou 
bien  encore,  au  jour  indiqué  d'avance,  les  obstacles 
s'évanouissent  devant  une  vocation  jusque-là  sans 
issue,  et  les  cœurs  sont  changés. 


LES  VOCATIONS.  '      227 

Mais  ce  qu'on  redoutait  dans  un  certain  monde, 
c'était  que  le  saint  homme  portait  avec  soi  des  per- 
suasions divines  ;  et,  sans  autre  prestige  que  l'Evangile, 
et  je  ne  sais  quel  parfum  de  vertu  répandu  dans  toute 
sa  personne,  il  suscitait  des  épouses  à  l'Esprit-Saint. 

«  Que  puis-je  à  cela?  disait-il.  Les  vocations  bour- 
geonnent sous  mes  pas;  mais  en  vérité  je  n'y  suis 
pour  rien  ;  c'est  purement  l'œuvre  de  Dieu.  Seule- 
ment quand  j'ai  jeté  la  ligne  évangélique,  si  quelque 
proie  vient  mordre  à  l'hameçon,  je  tire  vigoureuse- 
ment, c'est  mon  devoir.  Notre-Seigneur  a  fait  de  nous 
des  pécheurs  d'hommes.  » 

Le  P.  Barrelle  ne  parlait  presque  jaanais  directe- 
ment de  la  vocation  religieuse;  mais  le  souffle  sorti 
de  son  cœur  allumait  si  puissamment  l'amour  de 
Jésus-Christ,  que,  soulevées  par  cette  flamme  du 
paradis ,  facilement  les  âmes  généreuses  perdaient 
terre,  et  de  médiocres  vertus  ne  suffisaient  plus  à 
leurs  ambitions.  Le  P.  Barrelle  ne  commentait  guère 
dans  ses  prédications  cette  féconde  parole  :  «  Si  vous 
voulez  être  parfait,»  cette  parole  qui  a  peuplé  les 
déserts  et  dilaté  les  cloîtres;  mais  la  substance  de  tous 
ses  discours  pouvait  être  ramenée  à  cette  formule  : 
—  «  Ah  !  si  vous  vouliez  avoir  les  prédilections  de 
Jésus-Christ!  Heureuse  Fâme  qui  a  mérité  d'être 
choisie  entre  mille  par  le  Cœur  de  Jésus-Christ!  »  Il 
était  unique  pour  persuader  à  l'âme  qu'elle  était  sou- 
verainement aimée  du  Sauveur  Jésus.  Que  faire  alors? 
Et  comment  refuser  en  retour  le  don  de  son  pauvre 
cœur? 


22B  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIÈME. 

Quel  saisissement  quand  on  entendait  au  «profond 
de  la  conscience,  portée  avec  toute  la  persuasion 
d'une  parole  surnaturelle,  cette  révélation  si  éton- 
nante quand  elle  est  comprise  :  11  m'a  aimé  et  il  s'est 
livré  pour  moi.  Dilexit  me  et  tradidit  semetipsum  pro 
me  !  Lorsque  cette  invitation  semblait  interrompre  le 
silence  du  tabernacle  :  Venez,  ma  fille,  et  voyez; 
oubliez  la  maison  de  votre  père  ;  et  le  Roi  du  ciel 
s'éprendra  de  votre  beauté.  Veni,  filia,  et  vide,  et 
ohliviscere...  domum  patris  tui,  et  concupiscet  Rex 
décor em  tuum  ! 

Eh  bien,  le  P.  Barrelle  était  le  révélateur  de 
l'amour  divin;  le  Saint-Esprit  mettait  sur  ses  lèvres 
les  confidences  de  la  divine  cbarité,  rassemblait  de- 
vant lui  les  âmes  qu'il  prédestinait  aux  grandes  vertus, 
et  la  grâce  multipliait  ses  triomphes. 

Il  nous  souvient  d'une  retraite  sur  le  règne  de  Jésus 
par  l'amour,  dans  un  pensionnat  de  jeunes  filles. 
Douze  des  anciennes  allaient  quitter  le  couvent,  le 
monde  s'offrait  à  elles  souriant  et  plein  de  promesses, 
comme  il  arrive  à  cet  âge.  Telle  fut  la  puissance  de 
la  sainte  doctrine  que  sur  ce  tout  petit  nombre  sept 
firent  leur  choix  pour  l'abnégation  religieuse. 

Dans  un  autre  pensionnat,  durant  un  triduum  de 
fin  d'année,  il  se  sentit  un  jour  pressé,  à  la  considé- 
ration de  l'après-midi,  d'abandonner  le  sujet  préparé. 
—  «  Je  n'aime  pas,  dit-il,  parler  de  la  vocation,  mais 
cette  fois  je  ne  puis  résister  au  mouvement  intérieur 
qui  me  presse.  »  En  effet,  il  parla  de  la  vocation,  de 
la  fidélité  qu'elle  exige,  des  droits  souverains  de  Dieu 


LES  VOCATIONS.  229 

qui  dispose  des  âmes,  du  bonheur  de  n'aimer  que  lui 
seul...  et  cela  en  termes  si  forts,  si  puissants,  que 
l'intervention  du  Saint-Esprit  était  visible.  Elle  eut 
des  résultats  exceptionnels  :  plus  de  la  moitié  de  cet 
auditoire  choisi  a  embrassé  la  vie  parfaite. 

Faut-il  ajouter  que  la  prudence  du  P.  Barrelle, 
son  respect  pour  les  desseins  de  Dieu,  et  le  sincère 
désintéressement  de  la  vérité,  ne  manquaient  pas  de 
laisser  à  la  vie  du  monde  ceux  qui  ne  montraient  pas 
à  ses  yeux  les  signes  assurés  de  la  vocation ,  quels  que 
fussent  d'ailleurs  leurs  mérites  et  leurs  pressantes 
instances?  Une  personne  de  noble  famille  insistait 
beaucoup  pour  être  admise  au  couvent.  Le  Père, 
après  mûr  examen,  se  prononça  nettement.  «  Elle  est 
pour  le  monde»,  disait-il;  et  il  tint  ferme.  Aujour- 
d'hui c'est  une  excellente  mère  de  famille,  une  forte 
chrétienne  dont  l'exemple  est  un  apostolat. 

Une  jeune  personne  ardente  au  bien,  mais  que  le 
bon  Père  ne  jugeait  pas  faite  pour  la  vie  du  cloître, 
fit  auprès  de  lui  de  vaines  instances.  Enfin  son  avenir 
étant  sur  le  point  de  se  fixer  par  une  alliance  hono- 
rable, elle  reçut  cette  paternelle  approbation  : 

«  Avec  votre  caractère  et  votre  cœur,  il  vous  fallait 
une  autre  vie  que  la  vie  religieuse,  et  voilà  pourquoi 
je  n'ai  jamais  donné  dans  les  pensées  qui  s'en  of- 
fraient à  votre  esprit.  La  Providence  nous  donne  en 
ce  moment  une  preuve  de  la  vérité  de  mon  jugement, 
et  de  plus  elle  vous  donne  à  vous-même  une  preuve 
de  l'intérêt  paternel  qu'elle  vous  porte.  » 

Une  autre  vocation  était  au  contraire  indubitable. 


230  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIEME. 

Le  père,  admirable  chrétien,  faisait  généreusement 
le  sacrifice  de  sa  fille.  Mais  c'était  un  bon  vieillard  de 
soixante-treize  ans,  il  n'avait  de  consolation  que  les 
soins,  d'autre  charme  à  son  isolement  que  la  présence 
de  son  enfant  tendrement  aimé.  Le  P.  Barrelle  n'hé- 
sita pas  :  —  «Vous  resterez  près  de  votre  père,  dit-il, 
vous  servirez  Jésus-Christ  en  sa  personne  ;  pour  le 
moment  votre  devoir  est  auprès  de  lui.  »  Une  année 
s'était  écoulée;  la  jeune  personne  accourt  pour  re- 
tremper son  cœur,  durant  trois  jours,  dans  le  recueil- 
lement et  les  saintes  pensées.  A  peine  le  Père  l'a-t-il 
aperçue  :  —  u  Quoi  !  vous  ici ,  mon  enfant  !  »  et  dans 
son  accent  il  y  avait  du  reproche.  Mais  il  se  rassure 
et  se  radoucit  en  apprenant  avec  quelle  fidélité  la 
jeune  fille  remplissait  le  devoir  de  la  piété  filiale.  Elle 
venait  seulement  reprendre  haleine  près  de  Jésus- 
Christ,  afin  de  remplir  joyeusement  sa  tâche,  en 
attendant  l'heure  de  la  grâce.  L'heure  est  venue;  la 
généreuse  enfant  est  aujourd'hui  parmi  les  épouses 
du  Sauveur. 

Qu'on  n'oublie  pas  de  quelle  prudence  s'environ- 
nent les  interprètes  de  la  grâce  lorsqu'il  s'agit  de  la 
vie  religieuse.  La  circonspection  préside  à  leurs  dé- 
cisions ;  elle  s'applique  à  démêler  au  fond  de  l'âme 
les  signes  propres  de  la  vocation;  elle  sonde  les  qua- 
lités personnelles  ;  elle  pèse  les  circonstances  ;  dans 
la  correspondance  pratique  de  l'âme  au  Saint-Esprit, 
elle  étudie  les  conditions  de  persévérance  indispen- 
sables pour  d'irrévocables  engagements.  Que  de  vel- 
léités de  vie  religieuse  le  sage  directeur  laisse  dans  le 


LES  VOCATIONS.  231 

monde!  Nobles  aspirations  d'un  cœur  qui  pressent, 
au-dessus  de  la  région  commune,  une  sphère  à  part 
de  dégagement  et  de  pureté,  une  existence  réservée 
de  ferveur  et  de  sacrifice.  Ces  lueurs  ne  sont  pas 
encore  la  claire  révélation  des  desseins  de  Dieu.  Le 
crépuscule  aux  régions  polaires  n'annonce  pas  tou- 
jours que  le  soleil  va  paraître  ;  mais  il  en  signale  le 
voisinage,  et  le  regard  charmé  de  ses  approches  en 
salue  de  loin  la  lumière.  Ainsi  les  instincts  de  la  vie 
parfaite  sont  en  certaines  âmes  un  hommage  lointain 
à  des  vertus  plus  hautes,  un  élan  favorable  au  déve- 
loppement d'une  piété  généreuse,  et  ne  sont  pas 
toujours  destinés  à  d'effectifs  renoncements. 

Le  P.  Barrelle  donc  exerçait  ^vec  soin  le  discerne- 
ment surnaturel.  Mais  avait-il  une  fois  reconnu  les 
touches  divines,  alors  il  parlait  nettement  et  il  sou- 
tenait avec  vigueur  la  coopération  de  l'âme. 

Un  précis  de  la  doctrine  du  P.  Barrelle  en  un  point 
si  délicat  et  toujours  si  pratique,  aura  de  l'intérêt 
pour  beaucoup  de  lecteurs.  Les  extraits  suivants  nous 
présenteront  le  prudent  directeur  aux  prises  avec  les 
péripéties  les  plus  ordinaires  d'unq  vocation  reli- 
gieuse. 

Voici  d'abord  comment  il  appartient  à  l'âme  elle- 
même  de  décider  en  présence  de  la  grâce  qui  l'ap- 
pelle. 

«  Je  ne  vous  donne  pas  encore  d'espoir,  me  dites- 
vous,  mon  enfant;  mais  comment  voulez-vous  que  je 
vous  donne  ce  que,  seule,  vous  pouvez  mettre  dans 
votre  cœur  et  tenir  dans  vos  mains  ? 


»  Toute  la  vocation  est  dans  deux  choses  :  1°  dans 
la  lumière  surnaturelle,  qui  nous  éclaire  sur  ce  meil- 
leur parti  à  prendre  sans  contredit,  à  cause  de  sa 
connexion  évidente  avec  la  pratique  des  conseils 
évangéliques,  pont  le  plus  sûr  et  le  plus  direct  pour 
nous  transmettre  au  ciel...;  :2''  dans  un  je  veux, 
ferme,  résolu,  inébranlable,  qui  ne  recule  et  ne  fai- 
blit dans  aucun  des  combats  à  livrer  pour  s'assurer  et 
tenir  cette  même  vocation,  grâce  insigne  entre  toutes 
les  grâces.  La  lumière,  vous  l'avez;  ^e  je  veux  avec 
ses  qualités,  il  dépend  uniquement  de  vous  de  l'avoir, 
si  vous  ne  l'avez  pas;  de  vous,  dis-je,  fidèle  à  la 
grâce  qui  suit  toujours  la  lumière  surnaturelle. 

»  L'espoir  donc  vous  ne  pouvez  le  moissonner  que 
chez  vous  et  non  dans  le  champ  d'autrui.  C'est  pour- 
quoi, voyez  ce  que  vous  voulez,  comment  et  jusqu'à 
quel  point  vous  le  voulez,  et  ensuite  espérez  autant 
que  vous  trouverez  en  vous  de  grammes  de  cette 
volonté.  » 

Dans  l'extrait  suivant  le  Père  détermine  les  condi- 
tions de  la  vocation. 

«  Quoi!  Notre-Seigneur  n'appellerait  à  soi  que  des 
parfaits,  et  l'on  n'aurait  plus  rien  à  laisser  faire,  dé- 
faire, corriger,  perfectionner  à  la  grâce,  dans  la  vie 
religieuse  !  O  Dieu  !  combien  ceci  ressemble  au  monde 
et  à  son  esprit!  A  ce  prix-là,  aucune  mondaine,  au- 
cune pécheresse  n'aurait  jamais  été  capable  de  porter 
le  joug  de  la  vie  religieuse ,  ce  qui  est  complètement 
faux.  Qu'est  donc  la  vocation? —  Une  volonté  que 
Dieu  nous  donne  de  nous  séparer  de  tout  pour  être 


LES  VOCATIONS.  ?:î3 

uniquement  et  à  toujours  à  son  Fils  unique,  et  qui 
porte  avec  elle  certains  caractères  surnaturels  aux- 
quels on  reconnaît  sa  divine  inspiration.  Or,  ceci  se 
trouvant  en  vous ,  la  conclusion  est  facile  à  tirer. 

»  Reste  maintenant,  de  la  part  de  la  congrégation 
religieuse  à  laquelle  on  veut  se  donner,  une  de'clara- 
tion  d'aptitude  à  son  institut.  Voilà  pourquoi  il  faut 
et  se  présenter  à  elle,  et,  si  elle  l'agrée,  faire  un  essai 
du  genre  de  vie  de  cette  vocation.  » 

Le  P.  Barrelle  enseigne  quels  sont  les  juges  légi- 
times de  la  vocation  religieuse. 

«  On  vous  a  dit  que  les  âmes  appelées  à  la  vie  reli- 
gieuse ont  un  cachet  visible  de  prédestination  à  cet 
état.  C'est  une  assertion  gratuite  et  qui  ne  se  trouve 
nulle  part,  à  moins  qu'on  n'entende  par  ce  cachet  la 
vocation  elle-même.  Elle  a  ses  signes,  oui,  et  c'est 
parce  qu'on  les  trouve  dans  une  âme  et  non  point  au 
dehors,  qu'on  juge  qu'elle  est  appelée.  Mais  quels 
sont  ces  juges?  Les  personnes  du  monde?  Les  parents? 
—  Nullement.  Ni  les  premiers  ni  les  seconds  n'ont 
reçu  mission  pour  cela;  mais  les  ministres  de  l'Eglise 
qui  ont  reçu  l'Esprit-Saint  à  cette  fin ,  comme  pour 
tout  ce  qui  a  trait  à  la  direction  des  âmes.  Voilà  les 
juges  et  les  seuls  compétents.  Quand  leur  décision 
est  donnée,  il  n'y  en  a  point  d'autre  à  chercher  ou  à 
attendre. 

»  A  une  autre  objection,  celle  qui  regarde  votre 
famille,  vous  avez  hien  répondu.  La  vie  religieuse 
perfectionne  le  respect  et  l'amour  que  l'on  doit  avoir 
et  que  l'on  a  pour  ses  parents,  mais  n'en  dépouille 


234  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIEME. 

pas.  Si  votre  excellent  père  tremble  en  pensant  à 
votre  fixité  dans  un  couvent,  qui  est  pourtant  au  dire 
de  tous  les  saints  une  arche  de  salut,  quel  ne  devrait 
pas  être  son  tremblement  en  pensant  à  votre  perma- 
nence dans  ce  monde ,  qui  est  la  grande  route  de  la 
perdition,  parce  qu'avec  infiniment  moins  de  moyens 
de  salut,  on  y  rencontre  tous  les  écueils  et  tous  les 
dangers  possibles.  » 

Des  oppositions  surgissent-elles  dans  les  familles,  le 
directeur  répond  sans  exagération  mais  sans  faiblesse  : 
«  Des  difficulés  s'élèvent,  comme  il  fallait  s'y  at- 
tendre, dans  le  sein  même  de  votre  famille.  On  s'é- 
tonne, on  ne  vous  trouve  point  apte  à  cette  vie 
religieuse;  on  vous  déclare  que  vous  n'aurez  point  le 
consentement  voulu,  avant  dix  ans;  et  là-dessus  vous 
me  demandez  de  fixer  l'époque  de  votre  entrée.  En 
suis-je  donc  le  maître,  pauvre  enfant?  Il  en  est  pour 
le  temps  de  l'entrée,  comme  pour  la  vocation.  Tout 
ceci  est  entre  les  mains  de  Dieu  seul,  et  je  ne  puis  que 
vous  dire  avec  un  saint  docteur  de  l'Eglise  :  «  Pour 
»  ce  qui  est  de  vous ,  le  plus  tôt  sera  le  mieux  ;  de 
»  telles  grâces  ne  souffrent  point  de  délais  dans  les 
»  personnes  qui  sont  libres.  » 

»  Mais  vos  parents  s'opposent!...  c'est-à-dire  qu'ils 
usent  du  droit  que  Dieu  leur  a  donné  d'éprouver 
votre  vocation  raisonnablement.  Remarquez  bien  ce 
dernier  mot,  car,  ajourner  à  dix  ans  n'est  nullement 
raisonnable,  et  je  pense  qu'ils  ne  parlent  ainsi  que 
pour  vous  faire  peur.  Ne  vous  alarmez  donc  point. 
Prouvez-leur    la  vérité  de    votre  détermination  par 


LES  VOCATIONS.  235 

votre  constance,  et  insistez  avec  respect  pour  qu'ils 
accèdent  à  ce  que  vous  êtes  en  droit  de  leur  demander 
par  la  ferme  conviction  où  vous  êtes  que  Dieu  vous 
veut,  et  le  plus  tôt  possible,  dans  le  port  de  la  vie 
religieuse.  Joignez  à  votre  insistance  toujours  ferme 
l'humble  recours  à  Marie  et  à  Jésus ,  et  je  pense  que 
dans  un  an  à  peu  près  vous  accomplirez  la  volonté 
divine.  » 

A  une  autre  personne  qui  avait  perdu  la  santé  dans 
des  délais  cruels ,  il  fait  la  réflexion  suivante  : 

«  A  vrai  dire  je  ne  conçois  pas  qu'il  faille,  pour  vous 
éprouver,  vous  faire  dépenser  plusieurs  années  de 
votre  vie  dans  des  luttes  qui  altéreront  votre  santé,  et 
vous  rendront  incapable ,  peut-être ,  de  satisfaire  aux 
exigences  d'une  vocation  qui  est  laborieuse.  Dieu  ne 
saurait  approuver  une  telle  manière  de  procéder,  et 
vous  devez  vous-même,  ce  me  semble,  en  faire  à  vos 
parents  l'observation  respectueuse.  H  y  a  une  mesure 
en  tout,  et  quiconque  la  dépasse  se  rend  coupable  et 
justiciable  du  sévère  tribunal  de  Dieu,  w 

Lorsque  l'indécision  de  caractère  se  combine  avec 
les  invitations  de  la  grâce,  si  la  vocation  est  moins  as- 
surée elle  est  aussi  un  secours  plus  nécessaire. 

«  Il  s'agit  donc  toujours  de  vocation  trop  variable, 
et  vous  m'exposez  le  motif  principal  de  votre  insis- 
tance à  revenir  là-dessus.  Ce  motif,  puisé  dans  votre 
indécision  elle-même,  a  fait  sur  moi  plus  d'impression 
que  je  ne  pouvais  m'y  attendre  d'abord.  Je  vous  en 
dirai  la  raison,  si  je  ne  vous  l'ai  déjà  donnée  à  entendre. 
C'est  que  la  vocation  religieuse ,  ou  la  vie  qui  en  est 


23G  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIEME. 

le  terme,  ne  manquant  ni  de  tribulations,  ni  de  luttes, 
ni  de  difficultés,  il  faut  nécessairement  une  volonté 
ferme  et  résolue  pour  en  supporter  les  charges  jus- 
qu'à la  mort. 

»  La  faiblesse ,  par  conséquent ,  et  l'irrésolution  ne 
sauraient  convenir  à  cette  vocation ,  et  il  faut  qu'une 
âme  qui  y  aspire  travaille  à  se  dégag^er  de  l'une  et  de 
l'autre...  Voilà  ce  qui  devait  me  porter  à  vous  dire  : 
Vous  êtes  faible  et  indécise  par  caractère,  ne  songez 
donc  point  à  l'état  religieux,  il  n'est  pas  fait  pour  vous. 

»  Mais  la  pauvre  enfant  semble  avoir  prévu  ma 
pensée,  et  me  dit  qu'avec  un  tel  caractère  il  lui  sera 
bien  difficile  de  se  sauver  dans  le  monde,  qu'elle  y 
courra  bien  des  dangers  ;  tandis  que  dans  la  vie  reli- 
gieuse, l'obéissance  la  fixera,  et  les  moyens  de  salut 
qui  s'y  trouvent  lui  donneront  force  et  courage. 

»  Ces  pensées  me  paraissent  justes,  et  je  n'ai  vrai- 
ment rien  à  leur  opposer,  pas  même  ce  qu'on  vous  a 
dit  que  la  vocation  religieuse  est  une  récompense  du 
bon  Dieu.  Oh!  cette  parole  est  bien  loin  d'être 
exacte.  La  vocation  est  une  grâce  et  une  bien  grande 
grâce,  qui  ne  suppose  point  par  conséquent  le  mérite, 
mais  seulement  le  grand  amour  que  Jésus-Christ 
Notre-Seigneur  a  pour  un  certain  nombre  de  ses 
enfants,  qu'il  veut  s'unir  plus  intimement.  Pour  ma 
part,  je  connais  quantité  de  ces  âmes  vraiment  d'élite 
qui,  si  elles  avaient  connu  et  suivi  ce  faux  principe, 
ne  seraient  pas  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui,  c'est-à- 
dire  de  très-bonnes,  de  très-ferventes,  de  très-dignes 
religieuses. 


LES  VOCATIONS,  237 

»  Laissons  donc  cela  de  côté ,  et  disons  : 

M  1°  Que  si  vous  avez  la  conviction  de  trouver 
dans  la  vie  religieuse  des  moyens  de  salut  que  la  vie 
du  monde  ne  vous  donnerait  pas  ; 

»  2°  Que  si  vous  sentez  fortement  la  nécessité  de 
prendre  ces  moyens  pour  assurer  votre  salut  éternel  ; 

»  3°  Que  si  vous  pouvez  vous  promettre,  et  vous 
vous  promettez  en  effet  de  suivre  dans  la  vie  religieuse 
l'étroit  sentier  de  l'humilité ,  de  l'obéissance  et  de 
l'abnégation  de  vous-même,  malgré  ces  misères  hu- 
maines qui  ne  nous  quittent  jamais. . .  ; 

»  4°  Que  si,  après  avoir  réfléchi  et  prié,  vous  croyez 
que  cette  vie  religieuse  sera  vraiment  pour  vous  la 
porte  du  bonheur  éternel,  et  si  vous  vous  y  sentez 
déterminée,  je  pense  que  vous  y  êtes  appelée  de  Dieu. 
Vous  pouvez  vous  ouvrir  comme  telle  à  ces  Dames, 
et  leur  demander  si  elles  vous  jugent  propre  à  leur 
Institut. 

»  C'est  là  ce  qui  met  le  sceau  à  une  vocation  :  le 
jugement  des  supérieures  appelées  à  examiner  l'apti- 
tude des  postulantes. 

»  J'ai  satisfait,  ce  me  semble,  à  votre  désir,  mon 
enfant;  mais  gardez  votre  cœur  soigneusement.  Il 
appartient  et  il  doit  être  tout,  tout,  tout  à  Jésus,  à 
tout  jamais. 

»  Adieu,  mon  enfant,  c'est  de  tout  cœur  que  je 
vous  bénis  avec  les  petites  mains  de  l'Enfant  de  la 
crèche. 

»  Joseph  S.  J.  » 


238  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIEME. 

Ailleurs  le  P.  Barrelle  distingue  les  incertitudes  du 
cœur  de  celles  de  la  vocation,  et  il  les  combat. 

«  Vous  éprouvez  encore,  me  dites-vous,  des  incer- 
titudes. La  chose  n'est  pas  possible.  Incertaine,  non, 
vous  ne  l'êtes  point.  Ma  déclaration  et  votre  élection 
ont  été  trop  positives.  Mais  je  vous  dirai  en  quoi  con- 
sistent ces  incertitudes  apparentes.  Vous  êtes  reprise 
par  le  cœur,  vous  qui  me  disiez  un  jour  que,  grâce  à 
Notre-Seigneur,  vous  vous  étiez  toujours  affranchie 
de  ces  sortes  de  chaînes.  Et  le  cœur  étant  pris  plus 
ou  moins,  vous  êtes  devenue  lâche,  tramante,  appe- 
santie. Il  vous  semble  dés  lors  que  vous  entreprenez 
une  tâche  au-dessus  de  vos  forces,  que  vous  n'y  tien- 
drez pas,  et  que  vous  allez  faire  un  sacrifice  dont  vous 
aurez  à  vous  repentir  bientôt.  De  là  ce  vague  et  cette 
fluctuation  que  vous  appelez  incertitude,  et  qui  ne 
sont  que  la  lâcheté  en  face  d'une  claire  certitude. 
Tel  est,  mon  enfant,  le  fond  de  votre  âme. 

»  Quelle  garantie!  m'ajoutez-vous,  de  mon  bonheur 
à  venir? 

')   —  Eh!  en  quoi  donc  faites-vous  consister  le 

bonheur?  Oh!  que  vous  êtes  charnelle  encore!  Jus- 
ques  à  quand  le  verrez-vous  dans  les  grossières  jouis- 
sances du  cœur?  —  Elles  me  plaisent  ces  créatures, 
et  je  leur  plais;  elles  me  portent  un  intérêt  délicieux 
qui  me  pénètre  et  qui  m'enchante!  Avec  elles  les  ris, 
les  amusements ,  les  douceurs  de  la  vie  !  —  Oh  !  voilà 
en  effet  le  bonheur.  Pauvrette  !  cœur  perdu  dans 
quelques  gouttes  d'eau  sucrée,  délayez- vous-y... 
Combien  de  temps  durera  cela?  Et  ensuite  ces  créa- 


LES  VOCATIONS.  239 

tures  cesseront  de  vous  plaire,  et  vous  à  elles.  L'in- 
térêt n'est  plus;  l'habitude  l'a  diminué  et  fait  dis- 
paraître. Cette  gaieté,  ces  ris,  ces  passe-temps,  ne 
sont  bientôt  plus  de  saison.  Les  épines  se  font  sentir 
après  les  fleurs;  celles-ci  sont  fanées  et  tombent; 
celles-là  restent  et  engendrent  mille  cuisantes  dou- 
leurs. Venez  donc,  créatures,  et  dédommagez  cette 
enfant  qui  a  fait  pour  vous  tant  de  sacrifices,  même 
celui  de  la  main  du  plus  aimable,  du  plus  aimant,  du 
plus  fidèle  et  du  plus  opulent  des  époux...  Ces  créa- 
tures? elles  ont  vieilli,  elles  se  sont  usées;  elles  cou- 
rent avec  vous  vers  le  froid  tombeau!  C'est  le  sauve- 
qui-peut  qui  se  fait  entendre...  Qu'en  est-il  de  ce 
délicieux  passé?  La  mort  arrive  enfin...  Le  juge  est 
là.  C'est  l'Epoux-Dieu  dédaigné  pour  une  créature, 
pour  un  néant!  Quelles  seront  et  peuvent  être  les 
suites  d'une  pareille  position? 

M  Je  vous  envoie  matière  à  réfléchir,  mon  enfant. 
C'en  est  assez,  peut-être  même  trop.  Alors  par- 
donnez-moi. Mais  croyez  bien  que  je  ne  veux  vous 
influencer  en  aucune  manière,  et  qu'une  fois  encore 
je  vous  livre  à  Dieu  et  à  votre  liberté.  » 

Une  âme  appelée  de  Dieu  temporisait  avec  la  grâce  ; 
elle  reçut  du  P.  Barrelle  les  réflexions  suivantes  : 

«  Hélas  !  pauvre  enfant ,  de  délais  en  délais  où  arri- 
verons-nous? Souvenez-vous  des  dix  vierges.  Il  n'y  en 
eut  que  cinq  qui  furent  jugées  dignes  d'entrer  dans  la 
salle  des  noces.  Pourquoi?  Et  les  autres,  d'où  leur 
vint  l'exclusion?  Notre-Seigneur  ne  parle  pas  seule- 
ment dans  cette  parabole  du  royaume  des  cieux  et  de 


240  CHAPITRE  TRENTE  ET   UNIÈME. 

sa  gloire  éternelle,  mais  encore  de  son  introduction 
dans  la  vocation  religieuse  et  dans  la  perfection. 
Heureuses  les  âmes  qui  se  trouvent  prêtes  et  qui,  à 
l'instant  où  elles  sont  appelées»  se  lèvent  et  s'avancent 
au-devant  de  l'Epoux!  Il  n'en  est  point  ainsi  des  re- 
tardataires, surtout  quand  leurs  motifs  ne  sont  pas  de 
telle  valeur  que  Notre-Seigneur  lui-même  doive  les 
approuver. 

»  Oh!  réfléchissez,  ma  pauvre  enfant,  et  ne  vous 
contentez  plus  de  ces  désirs  qui  restent  sans  fruit. 
Que  Notre-Seigneur  vous  corrobore  la  volonté  et  vous 
dégage  le  cœur!  » 

Le  P.  Barrelle  inculque  volontiers  cette  doctrine, 
que  la  vocation  doit  subir  la  loi  de  l'épreuve. 

«  Ne  faites  consister,  mon  enfant,  ni  la  vérité  de 
votre  vocation  ni  votre  paix  intérieure  dans  l'absence 
de  toute  pensée,  de  tout  sentiment  et  de  toute  tenta- 
tion qui  se  contrarient  et  se  combattent,  mais  plutôt 
dans  la  bonne  guerre  que  vous  ferez  à  ces  obstacles 
tant  intérieurs  qu'extérieurs. 

»  Tout  ce  qui  vient  de  Dieu ,  tout  ce  qui  nous  rat- 
tache à  Dieu,  tout  ce  qui  doit  le  plus  efficacement 
concourir  à  notre  sanctification  présente  et  à  notre 
salut  éternel,  est  d'ordinaire  combattu  et  parla  nature 
mauvaise,  au  dedans,  et  par  l'esprit  de  Satan  et  du 
monde,  au  dehors.  Tantôt  ce  sont  des  craintes  et  des 
terreurs ,  tantôt  ce  sont  des  doutes  et  des  perplexités , 
tantôt  ce  sont  des  perspectives  agréables  et  sédui- 
santes, des  positions  où  l'on  nous  dit  et  où  il  nous 
semble   que  nous   trouverons   le  bonheur   (bonheur 


LES  VOGATIOINS.  241 

selon  les  sens  ou  l'orgueil,  bien  entendu).  Ce  sont  là 
comme  des  leviers  dont  le  démon  se  sert  pour  mettre 
notre  âme  en  dehors  des  lumières  reçues  et  de  l'ac- 
complissement des  volonte's  de  Dieu  connues.  Il  n'y  a 
rien  d'étonnant  en  cela;  nous  avons  à  passer  par  ces 
épreuves;  les  subir  en  vainquant  nos  agresseurs,  voilà 
ce  que  Notre-Seigneur  attend  et  ce  que  l'intérêt  de 
notre  âme  exige. 

M  Ne  vous  occupez  donc  point  d'autre  chose.  Ne 
cherchez  point  à  vous  affranchir  de  ces  contrariétés, 
à  faire  que  tout,  sur  votre  route,  s'aplanisse;  mais  en 
vous  recommandant  à  Notre-Seigneur  et  à  sa  sainte 
Mère,  combattez  et  efforcez-vous  de  vaincre.  C'est 
ce  qui  confirme  et  finit  par  rendre  invincible  une 
vocation.  » 

Les  dangers  viennent-ils  des  artifices  du  monde? 
Avec  quelle  pénétration  le  P.  Barrelle  éclaire  ses 
trames  perfides  : 

«  Votre  réponse  à  ma  lettre  m'a  consolé;  per- 
mettez-moi d'espérer  que  vous  serez  plus  ferme  dé- 
sormais, et  que  le  monde,  cet  ennemi  déclaré  de 
Jésus-Christ  Notre-Seigneur  et  de  toute  âme  de  bonne 
volonté,  ne  trouvera  plus  rien  en  vous  s'il  vient  y 
chercher  encore.  Vous  devez,  ce  me  semble,  avoir 
bien  saisi  sa  marche  dans  les  combats  qu'il  vous  a 
livrés  dernièrement.  C'est  au  cœur  qu'il  s'adresse 
d'abord  par  des  manières  affectueuses,  des  préve- 
nances délicates ,  par  des  signes  d'intérêt.  Il  passe  de 
là  à  l'imagination,  et,  par  des  tableaux  attendrissants, 
tantôt  du  propre  bonheur,  tantôt  du  bonheur  des  au- 

TOM.   lî.  14 


242  CHAPITRE  TRENTE   ET   UNIÈME. 

très,  il  lui  fait  comme  parler  au  cœur,  déjà  préparé, 
par  tout  ce  qui  a  précédé ,  à  croire  ce  qui  lui  est  mon- 
tré. Il  y  joint  en  même  temps  la  peinture  de  la  peine 
que  l'on  causera,  des  sacrifices  que  l'on  devra  faire 
soi-même  et  des  secousses  que  l'on  subira.  Le  cœur 
est  peu  à  peu  ébranlé. 

»  C'est  alors  que  le  démon  se  met  de  la  partie.  Il 
fait  jeter  sur  la  vie  un  regard  rétrograde,  afin  de 
convaincre  peu  à  peu  la  volonté  qu'elle  tente  une 
chose  très-difficile,  si  elle  n'est  impossible.  Il  repré- 
sente le  caractère,  le  besoin  qu'a  le  cœur  d'aimer,  les 
défauts  dont  on  a  été  plus  ou  moins  l'esclave  ;  il  rap- 
pelle ce  qui  nous  a  été  dit  là-dessus ,  en  nous  inspirant 
une  vive  crainte  des  conséquences  qui  pourraient  en 
résulter.  Il  applique  l'esprit  aux  anciennes  répugnances 
que  l'on  a  eues ,  en  le  détournant  de  la  considération 
de  ce  que  Dieu  a  fait  pour  amener  l'âme  à  se  déter- 
miner au  choix  d'un  état  de  vie.  Il  la  remplit  d'ennui, 
de  dégoût,  de  tristesse,  et  dans  ces  moments  pénibles 
on  écrit  comme  vous  savez  que  mademoiselle  N...  l'a 
fait  au  P.  Barrelle.  Et  encore  c'est  une  grâce  bien 
grande  quand  on  ouvre  les  yeux  comme  vous  l'avez 
fait.  Dieu  l'accorde  à  qui  se  découvre  en  toute  sim- 
plicité avec  la  volonté  de  se  soumettre.  » 

Les  tentations  ne  prouvent  rien  contre  l'appel  de 
la  grâce.  C'est  toujours  le  P.  Barrelle  qui  parle. 

«Non  certes,  mon  enfant,  ces  tentations  ne  sont 
point  un  signe  de  non-vocation  à  la  vie  religieuse, 
Notre-Seigneur  envoie  souvent  de  ces  sortes  de  tribu- 
lations pour  faire  acquérir  une  certaine  expérience, 


LES  VOCATIONS.  243 

qui  nous  rend  ensuite  plus  utiles  aux  âmes  dont  nous 
devons  procurer  le  salut.  Ne  vous  effrayez  donc  pas 
de  toutes  ces  sottises,  qui  vont  et  viennent  par  l'es- 
prit malgré  la  peine  que  nous  en  ressentons.  Vous  ne 
perdez  point  la  grâce  à  cause  de  ces  tentations  et  des 
craintes  qui  vous  surviennent,  et  que  vous  appelez 
tourments  quand  le  combat  a  cessé.  Vous  devez,  ma 
fille,  dans  les  craintes  ou  dans  les  doutes  de  cette 
nature,  espérer  que  Notre-Seigneur  vous  a  rendue 
victorieuse ,  quoique  vous  ne  le  voyiez  pas  clairement 
et  que  vous  ne  puissiez  vous  en  rendre  compte. 
C'est  la  réponse  à  vos  deux  questions.  » 

L'âme  est  préparée  aux  obstacles  du  dehors  par 
ces  luttes  intérieures. 

«  Oui,  ma  chère  enfant,  je  crois  toujours,  d'après 
l'exposé  que  vous  m'avez  fait,  à  la  vérité  de  votre 
vocation,  et  je  ne  suis  pas  surpris  que  vous  ayez  des 
luttes  à  subir  intérieurement  avant  que  les  obstacles 
extérieurs  se  révèlent.  Prenez  courage.  Il  n'y  a  de 
couronne  que  pour  ceux  qui  combattent  selon  la  loi; 
mais  en  même  temps  priez  et  priez  avec  ferveur  pour 
que  Notre-Seigneur  achève  ce  qu'il  a  commencé.  Les 
Hébreux,  vous  le  savez,  avant  de  prendre  possession 
de  la  terre  promise ,  eurent  à  traverser ,  et  non  sans 
peine,  l'interminable  longueur  d'un  pénible  désert. 
Vous  n'y  mettrez  pas  quarante  ans,  comme  eux; 
mais  si  Notre-Seigneur  daigne  se  proportionner  à 
notre  faiblesse  ,  il  ne  nous  accorde  pas  toujours 
promptement  et  à  notre  gré  la  réalisation  de  nos 
vœux,  même  les  plus  ardents.  Ne  défaillez  pas  dans 


244  CHxVPITRE  TRENTE  ET  UNIÈME. 

cette  pensée  ;  mais  plus  le  terme  auquel  vous  aspirez 
est  heureux,  plus  vous  devez  vous  armer  de  force 
pour  n'en  être  point  détournée.  » 

L'épreuve  a,  de  plus,  l'avantage  de  faire  apprécier 
la  grâce. 

«  Il  est  écrit  :  Un  bien  que  l'on  acquiert  en  peu  de 
temps  se  dissipe  aisément.  C'est  qu'on  estime  moins 
ce  qui  coûte  peu;  on  y  tient  moins,  et  il  est  par  là 
même  plus  facile  de  le  perdre.  Or,  la  grâce  réelle  qui 
vous  a  été  faite  dans  l'appel  de  Notre-Seigneur  à  votre 
âme,  pour  qu'elle  fut  l'épouse  de  son  Cœur,  est  venue 
tout  d'un  coup  et  sans  être  attendue.  Aussi,  consul- 
tez vos  souvenirs  :  plus  d'une  fois  vous  vous  êtes  vue 
sur  le  point  de  la  perdre,  non  qu'elle  se  retirât,  mais 
parce  que  vous  ne  l'estimiez  pas  encore  à  sa  juste 
valeur.  Car  le  bonheur  du  monde  ou  de  la  famille 
vous  paraissait  préférable,  ce  qui  vraiment,  permettez- 
moi  de  vous  le  dire,  le  dépréciait  infiniment...  et  à  la 
suite  de  cela  étaient  le  doute ,  le  regret ,  et  tous  ces 
autres  sentiments  qui  faisaient  de  votre  âme  un  vrai 
champ  de  bataille. 

»  Sans  les  renforts  que  Notre-Seigneur  vous  a 
donnés  alors,  où  en  seriez-vous  aujourd'hui?  Vous 
auriez  été  une  preuve  de  plus  de  la  vérité  de  la 
maxime  susdite  qui  est  du  Saint-Esprit.  Il  faut  donc 
que  vous  passiez  par  l'épreuve,  que  l'épreuve  vous 
fasse  apprécier  davantage  cette  grâce ,  que  les  efforts 
que  vous  aurez  faits  pour  l'acquisition  de  cette  pierre 
précieuse  avec  laquelle  on  achète  le  royaume  des 
cieux  vous  la   rendent   plus   chère;   ensuite  vous  la 


LES  VOCATIONS.  245 

conserverez  avec  soin  et  vous  ne  vous  en  laisserez 
pas  dépouiller  si  facilement.  Voilà  l'explication  du 
mvstère. 

»  Mais ,  m'ajoutez-vous ,  Notre-Seigneur  connaît 
mon  cœur.  —  Plus  que  vous  ne  pouvez  le  croire. 
C'est  pour  cela  même  qu'il  vous  laisse  encore  un 
peu  de  temps,  tout  jeune  et  tout  faible  arbuste,  dar.s 
la  pépinière  où  vous  êtes  sortie  de  terre  et  avez  pi  is 
vos  premiers  accroissements.  Vous  devrez,  au  milieu 
des  saisons  diverses  qui  se  succéderont,  y  continuer 
votre  travail  intérieur  pour  grandir  et  vous  fortifier 
encore.  Puis  viendra  le  jour  de  la  transplantation. 

»  Non,  rien  de  funeste  ne  vous  arrivera  si  vous  ne 
vous  abandonnez  pas  vous-même,  si  vous  ne  vous 
détachez  pas  de  votre  divin  cep,  Jésus,  si  vous  tenez 
bon  envers  et  contre  les  vents  et  les  orages,  si  vous 
vous  remplissez  de  vérité  pour  l'opposer  à  l'illusion 
et  aux  vanités,  si  vous  mettez  bonne  garde  à  la  porle 
de  votre  cœur,  afin  de  n'y  laisser  rien  entrer  d'hostile 
à  l'amour  souverain  que  vous  devez  à  votre  Père  et 
à  votre  Dieu. 

»  Vous  êtes  faible,  ajoutez- vous.  —  Tenez-vous 
appuyée  sur  le  Dieu  fort  et  puissant,  et  rien  ne  vous 
renversera,  rien  ne  pourra  même  vous  ébranler.  — 
J'aime  la  liberté,  dites-vous  encore.  —  Vous  ne  sei  ez 
donc  pas  si  facile  à  vous*  laisser  donner  des  chaînes 
parle  monde,  par  les  créatures,  par  vous-même,  par 
cette  même  liberté  enfin  qui  alors  ne  ferait  plus  de 
vous  qu'une  esclave.  Vous  aimez  la  liberté,  conservez 
donc  celle  de  vouloir  et  d'accomplir,  dès  que  vous  le 

14. 


246  CHAPITRE  TRENTE   ET   UNIÈME. 

pourrez,  ce  que  Dieu  demande  si  positivement  de  vous. 

»  Mais  ces  objets  qui  sont  toujours  en  face  de  mon 
cœur!  —  Dieu  y  est  avec  eux.  A  qui  est  due  la  pré- 
férence? » 

Nous  plaçons  ici  la  réponse  par  laquelle  le  P.  Bar- 
relle  combat  auprès  d'un  cœur  travaillé  de  la  grâce 
les  sopliismes  d'une  sagesse  tout  buniaine. 

«  Oh!  que  votre  lettre  m'a  causé  à  la  fois  de  peine 
et  de  plaisir!  De  peine,  pour  la  malheureuse  guerre 
que  l'on  vous  fait  en  vous  présentant  des  sophismes 
pour  des  vérités,  et  de  plaisir,  en  considérant  la  fer- 
meté d'âme  et  l'assurance  que  vous  montrez  malgré 
vos  luttes  intérieures. 

«  Un  mot  maintenant  sur  les  armes  dont  on  se  sert 
contre  vous. 

»  1°  Vos  parents  ne  sont  point  juges  compétents  en 
fait  de  vocation  religieuse,  mais  les  seuls  ministres  de 
Dieu.  Ils  apprennent  de  vous  la  décision  donnée  par 
qui  en  a  le  droit.  A  eux  sans  doute  de  vous  éprouver 
raisonnablement.  Si  vous  résistez  à  leurs  épreuves  et 
que  rien  ne  change  en  votre  volonté  la  détermination 
prise,  la  conscience  et  l'Eglise  leur  font  un  devoir  de 
vous  donner  leur  consentement  et  votre  liberté. 

»  2°  Votre  caractère  n'est  et  ne  saurait  être  une 
raison  de  non-vocation.  Plus  d'une  fois  Dieu  appelle 
des  loups  pour  en  faire  des  agneaux.  Il  suffit  qu'il  ait 
appelé  pour  en  conclure  qu'il  veut  modifier  et  changer 
même  les  caractères ,  s'il  en  est  besoin ,  et  pour  qu'il 
le  fasse  par  sa  grâce.  Le  vôtre  a  besoin  plutôt  d'être 
modifié  que  changé.  Il  devra  être  tourné  vers  la  vertu 


LES  VOCATIOÏSS.  247 

seule,  vers  la  gloire  de  Notre-Seigneur  et  le  salut  des 
âmes;  et  dès  lors  il  sera  excellent  et  excellemment 
propre  à  votre  vocation. 

»  3°  Votre  amour-propre  n'est  pas  plus  à  opposer  à 
cette  vocation  que  tout  autre  défaut  de  nature.  Eh! 
où  en  serions-nous  s'il  fallait  d'abord  être  parfait 
avant  d'entrer  sur  un  chemin  ouvert  et  tracé  par  Notre- 
Seigneur  pour  s'acheminer  par  degrés  à  la  perfection, 
en  combattant  d'abord  ces  mêmes  défauts  et  en  s'ap- 
pliquant  ensuite  à  l'acquisition  des  vertus? 

»  4°  Non,  vous  n'avez  pas  une  fausse  idée  de  la  grâce, 
car  elle  n'est  telle  que  parce  que  «  Notre-Seigneur  la 
w  donne  gratuitement;  autrement,  dit  saint  Paul,  si 
»  elle  était  l'effet  de  nos  mérites  précédents ,  elle  ne 
»  serait  plus  grâce  y  rnais  une  dette  de  justice.  "  Vous 
l'aurez  donc,  parce  que  Dieu  vous  appelant,  se  doit 
à  lui-même  de  vous  la  donner  pour  vous  rendre  apte 
à  votre  vocation;  et  il  vous  la  donnera  abondante, 
pleine ,  et  telle  que  l'indique  le  centuple  ou  cent  pour 
un  promis  à  qui  laisse  tout  pour  le  suivre. 

»  5°  Quiconque  entre  dans  la  vie  religieuse  avec  le 
désir  vrai  de  se  réformer  n'y  trouve  point  un  enfer, 
mais  un  paradis;  ne  s'expose  point  à  la  damnation, 
mais  prend  le  moyen  le  plus  efficace  d'assurer  sa  pré- 
destination. La  règle  ne  lui  est  pas  un  joug  intolé- 
rable, mais  bien  un  joug  doux  et  léger  qui  lui  rend  sa 
course  plus  facile  sur  le  chemin  de  toutes  les  vertus. 

»  6°  L'assertion  que  la  vocation  religieuse  a  des 
signes  sensibles  et  certains  aux  yeux  de  tous  est  dé- 
mentie par  l'expérience  depuis  le  temps  des  apôtres. 


248  CHAPITRE  TRENTE  ET   UNIÈME. 

Elle  a  ses  signes  seulement  pour  la  personne  appele'e 
et  pour  ceux  qui  doivent  l'éclairer.  Il  les  faut  pour 
tous  ceux-ci  sans  exception;  mais  les  autres  n'ont 
jamais  été  et  ne  seront  jamais  nécessaires. 

»  7°  Les  parents,  généralement  parlant,  n'ont 
guère  grâce  d'état,  permettez  que  j'use  de  ces  mots, 
quoique  fort  improprement,  que  pour  mettre  de  Vop- 
position,  par  forme  de  raisonnable  épreuve,  à  la  voca- 
tion de  leurs  enfants.  Hélas  !  il  y  en  a  tant  aujourd'hui 
qui  dissipent  en  eux  la  grâce  de  la  vocation!  Aussi, 
en  exposant  leurs  enfants  à  se  perdre  pour  l'éternité, 
ils  se  préparent  pour  eux-mêmes  la  condamnation  la 
plus  terrible'. 

»  G  est  assez,  ma  fille.  Tenez  bon  :  vous  vaincrez. 
Priez  et  priez  avec  instance.  Appliquez-vous  à  la  pra- 
tique de  l'humilité,  de  la  douceur,  de  la  patience  et 
de  la  charité.  Soyez  pleine  de  confiance  en  Notre- 
Seigneur,  Sollicitez  par  votre  bon  ange  les  anges  gar- 
diens de  vos  excellents  parents  de  vous  venir  en  aide 
auprès  d'eux. 

»  Adieu.  Je  vous  bénis  de  tout  cœur. 

M  Joseph  S.  J.  » 

1  A  ce  propos  un  trait  nous  revient  en  mémoire.  Une  jeune  per- 
sonne se  disposait  à  entrer  au  couvent.  Sa  mère  écrivit  au  P.Bar- 
relle  pour  savoir  s'il  n'était  pas  de  son  devoir  de  produire  sa  fille 
dans  le  monde.  Il  faut  bien,  disait-elle,  éprouver  sa  vocation,  et  ne 
point  laisser  place  à  de  tardifs  regrets. — Madame,  répondit  le  pieux 
Jésuite,  si  vous  aviez  une  parure  de  prix,  l'approcheriez-vous  de  la 
flamme  pour  savoir  si  elle  brûlerait?  Je  ne  le  pense  pas.  Sachez 
donc  que  le  cœur  de  votre  enfant  est  plus  inflammable  aux  ardeurs 
mondaines  que  vos  délicates  parures  à  l'action  du  feu  naturel. 
Voyez,  entre  les  deux,  à  quoi  vous  tenez  davantage. 


LES  VOCATIONS.  249 

Le  P.  Barrelle  explique  à  une  autre  âme  que  le 
malheur  ne  saurait  habiter  les  maisons  religieuses. 

«  On  n'est  malheureuse,  mon  enfant,  en  pareil  étal, 
que  quand  on  se  crée  des  épines  à  soi-même  pour 
s'en  blesser  volontairement  et  gratuitement;  car  avec 
Jésus,  comment  voulez-vous  que  le  malheur  habite 
dans  un  cœur  qui  l'a  librement  choisi  pour  époux? 
Impossible,  à  jamais  impossible!...  ou  il  faut  dire  que 
l'on  sera  malheureux  au  ciel,  puisqu'on  n'y  trouvera 
que  Jésus  et  ce  qui  est  de  Jésus,  et  rien  du  tout  de 
tout  ce  fatras  de  douceurs  prétendues  et  de  plaisirs 
grossiers  que  présente  le  monde. 

»  Vous  comprenez  le  ridicule  de  ce  grand  malheur 
dont  on  assure  que  les  religieuses  sont  les  victimes. 
Ne  craignez  point  ces  menteries,  mon  enfant,  et  allez 
votre  chemin,  pleine  de  confiance  en  Dieu  et  d'énergie 
contre  ceux  qui  en  contrarient  pour  un  temps  la  vo- 
lonté ;  point  de  timidité  en  pensant  que  vous  serez 
peut-être  infidèle.  Tous  ces  peut-être,  jetez-les  dehors, 
et  dites  :  Vous  êtes  ma  force,  Jésus  vérité  et  puis- 
sance ;  je  ne  crains  rien  ,  vous  serez  avec  moi.  » 

Enfin,  l'âme  est-elle  au  port  !  Ecoutons  le  conseil 
du  prudent  directeur  : 

«  Je  ne  puis  m'empécher  de  vous  témoigner  la  satis- 
faction que  j'éprouve  en  vous  voyant  enfin  arrivée  au 
port.  Que  Notre-Seigneur  en  soit  mille  fois  béni  ! 

»  Mais,  comme  vous  me  le  dites  fort  bien,  ce  n'est 
là  que  le  commencement,  et  il  faut  que  le  progrès 
s'ensuive.  Mon  enfant,  cela  est  vrai.  Retenez  et  médi- 
tez pourtant  avec  consolation  cette  parole  de  l'Apôtre  : 


250  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIÈME. 

«  Celui  qui  nous  a  donné  de  vouloir,  nous  donnera 
»  aussi  de  faire  et  de  mener  à  terme  ce  qu'il  nous  a 
n  fait  la  grâce  de  commencer.  » 

»  De  notre  part  il  ne  réclame  qu'une  chose,  la  fidé- 
lité, et  celle-ci  renferme  deux  points  :  premièrement, 
une  volonté  qui  persiste  dans  son  choix  et  dans  sa  dé- 
termination, quelles  que  soient  les  luttes  à  soutenir  : 
secondement,  l'accomplissement  de  la  volonté  divine 
dans  la  nouvelle  position  qui  nous  est  faite,  et  dont 
les  règles  sont  l'expression,  ainsi  que  la  direction  don- 
née par  la  sainte  obéissance.  Or,  la  chose  n'est-elle 
pas  faite?  Courage  donc,  ma  fille;  confiez-vous  en 
Notre-Seigneur,  prenez  patience  avec  vous-même, 
livrez-vous  de  cœur  à  vos  exercices  de  piété,  obéissez 
avec  simplicité,  ouvrez-vous  sans  nulle  crainte,  et 
tout  ira  bien  pour  vous.  » 

Il  faut  citer  encore  les  félicitations  de  ce  vrai  père 
des  âmes,  lorsqu'une  des  épouses  de  Jésus-Christ, 
qu'il  a  fidèlement  accompagnée  dans  les  luttes  préli- 
minaires de  la  vie  parfaite,  revêt  enfin  pour  la  pre- 
mière fois  le  vêtement  religieux. 

«  Je  regrette,  ma  chère  enfant,  de  ne  vous  avoir 
point  tracé  ces  lignes  avant  votre  prise  d'habit,  dont 
je  viens  vous  féliciter  aujourd'hui  comme  de  votre 
prise  de  possession  du  vrai  paradis  terrestre.  C'est  là 
le  mot.  La  vie  religieuse  est  en  effet  cela,  et  pas  autre 
chose  que  cela.  Laissons  penser  le  monde  comme  son 
esprit  l'inspire.  Cet  esprit  n'est  pas,  certes,  l'esprit  de 
Jésus-Christ.  Pournous,  la  religion  est  le  jardin  planté 
de  Dieu,  où  tous  les  fruits  de  la  grâce  nous  sont  pré- 


LES  VOCATIONS.  251 

sentes  pour  que  nous  en  fassions  notre  aliment.  Bien- 
heureux qui  en  éprouve  la  faim  !  il  en  sera  rassasié. 
Ne  pensons  point  à  autre  chose. 

»  Vous  l'avez  tant  désiré  ce  paradis  dont  je  ne  sais 
quel  chérubin  vous  défendit  si  longtemps  Feutrée!  Le 
glaive  est  enfin  tombé  de  ses  mains.  Vous  êtes  dans 
cette  précieuse  enceinte.  Le  Cœur  de  Jésus  est  devant 
vous.  Regardez  maintenant,  écoutez  et  prenez.  C'est 
là  le  modèle  qu'il  vous  faut  copier,  la  douce  voix  à  la- 
quelle il  vous  faut  constamment  prêter  l'oreille,  l'ali- 
ment délicieux  dont  vous  ne  devez  jamais  être  rassa- 
siée, quoique  vous  le  deviez  prendre  toujours.  Vous 
êtes  ardente,  ma  fille,  appliquez-vous  avec  ardeur  à 
la  poursuite  de  ce  cher  objet.  Vous  êtes  aimante,  re- 
tirez votre  cœur  de  l'amour  des  créatures  et  de  vous- 
même,  pour  le  livrer  en  pleine  pâture  à  l'amour  de  ce 
Cœur  d'ami,  de  ce  futur  Epoux.  Vous  avez  été  lente 
précédemment;  aujourd'hui  hâtez-vous.  Vous  avez 
varié  par  moments,  plongez  maintenant  vos  racines 
si  avant  dans  le  Cœur  de  Jésus  que  vous  en  deveniez 
à  jamais  inébranlable,  fallût-il  rentrer  dans  l'arène  et 
lutter  de  nouveau  contre  vos  anciens  ennemis.  Voilà, 
ma  chère  fille,  ce  que  je  me  sens  porté  à  vous  dire  : 
Faites-le,  et  vous  vivrez. 

»  Je  vous  recommande  une  grande  simplicité ,  une 
étude  particulière  de  Fenfance  de  Notre-Seigneur,  et 
une  obéissance  toute  de  foi  qui  procède  en  tout  d'une 
manière  amoureuse.  C'est  Jésus  et  Jésus  seul  qui  doit 
en  être  le  modèle  et  le  but. 

y.  Je  vous  bénis  de  tout  mon  cœur. 

»  Joseph  S.  J.  » 


252  CHAPITRE  TRENTE  ET  UNIÈME. 

Nous  nous  arrêtons.  On  a  entendu  l'infatigable 
auxiliaire  de  la  grâce  ;  on  l'a  vu  laisser  au  Saint-Esprit 
Finidative,  à  l'âme  la  délibération,  et,  gardant  pour 
soi  le  rôle  de  la  lumière,  dissiper  sur  la  route  des 
parfaits  les  nuages  accumulés  tantôt  par  les  artifices 
du  monde,  tantôt  par  l'esprit  de  ténèbres  ;  à  côté  du 
respect  le  plus  délicat  pour  la  volonté  humaine,  un 
discernement  attentif  à  démêler  l'impulsion  divine  ou 
le  choix  de  la  liberté;  puis,  lorsque  la  lumière  est 
faite,  un  dévouement  non  moins  imperturbable  à  ras- 
surer les  timidités  qu'à  aiguillonner  les  défaillances. 
Un  directeur  ordinaire  aurait  hésité  quelquefois  là  où 
le  P.  Barrelle  affirmait  avec  assurance;  mais  les 
hommes  de  Dieu  parlent  avec  une  vigueur  peu  com- 
nuHie,  parce  qu'une  lumière  supérieure  affermit  le 
zèle  dans  le  cœur  et  leur  conseil  dans  leurs  décisions. 


— ••«««gOOGOOOe»***'^ — 


DERNIER   SEJOUR   A   AVIGNON.  233 

CHAPITRE   XXXII. 

DERNIER    SÉJOUR    A    AVIGNON. 


Nouveau  rectorat  au  collège  Saint-Joseph.  —  Le  dévot  oratoire  du 
Sacré-Cœur  de  Jésus.  —  Pieuses  pratiques.  —  Progrès  du  saint 
amour.  ^-  Compassion  pour  les  indigents.  —  Nihil  snrn!  —  Les 
frères  minimes  et  les  frères  maximes. — Vivre  et  souffrir  en  pau- 
vre.—  Persécution  du  démon. —  Le  P.  Rarrelle  et  les  âmes  du 
purgatoire. —  Esprit  prophétique.  —  Dernier  séjour  à  Lyon. 


Le  p.  Bairelle  allait  ainsi,  fidèle  dépositaire  de  la 
grâce,  faisant  lever  sous  ses  pas  la  sainte  moisson  des 
vertus  parfaites,  quand  le  Seigneur  interrompit  ce 
travail  si  cher  à  son  cœur.  De  nouveau ,  au  mois  de 
mai  1856,  il  le  transplanta  dans  ce  collège  d'Avignon 
dont,  sept  années  auparavant,  nous  l'avons  vu  protéger 
le  berceau.  La  préparation  immédiate  à  sa  profession 
solennelle  enlevait  momentanément  le  supérieur  du 
collège  Saint-Joseph  à  des  enfants  qui  l'aimaient. 
Pour  un  temps,  il  les  remettait  aux  mains  qui  les  lui 
avaient  confiées;  car  le  supérieur  était  encore  le 
même  Père  qui,  en  1851,  avait  succédé  au  P.  Barrelle. 

Tout  désignait  celui-ci  au  choix  du  Père  Provin- 
cial; et  ses  relations  anciennes  avec  le  collège,  et  son 
expérience  de  l'éducation,  et  sa  présence  dans  la  ville, 
enfin  le  caractère  transitoire  de  la  mesure  :  on  évitait 
TOM.  u.  15 


254  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME. 

ainsi  les  secousses  qu'amènent  naturellement  des 
mutations  si  graves  au  milieu  de  l'année  scolaire. 

Nous  suivrons  le  bon  religieux  dans  sa  nouvelle 
demeure.  Mais  ce  ne  sera  pas  pour  le  voir  encore 
une  fois  à  l'œuvre  au  milieu  de  l'enfance,  pour  mon- 
trer sôus  un  jour  nouveau  l'instituteur  renommé  de 
Billom  et  de  Fribourg.  Le  lecteur  l'a  vu  agir  pendant 
plus  de  vingt  années  au  service  de  la  jeunesse.  Nous 
ne  voulons  point  refaire  dans  la  nouvelle  histoire  de 
son  dévouement  présent  le  fidèle  tableau  de  son 
mérite  passé.  Au  surplus,  le  P.  Barrelle  avance  dans 
sa  soixante-deuxième  année.  Or,  l'élan  des  grandes 
choses  appartient  à  la  vigueur  de  l'âge  ;  et  l'expé- 
rience consommée ,  qui  marche  sur  ses  pas ,  ne  livre 
plus  carrière  à  d'aussi  efficaces  entraînements.  Non, 
on  ne  renoue  pas  avec  des  mains  appesanties  par 
l'âge  l'œuvre  longtemps  interrompue  d'une  jeunesse 
glorieuse. 

Le  P.  Barrelle  apportait  au  collège  Saint-Joseph  la 
plénitude  de  l'expérience  et  de  la  vertu.  On  se  sentait 
abrité  derrière  cette  double  majesté.  Pour  lui,  comme 
si  le  zèle  avait  une  jeunesse  immortelle ,  il  se  livra 
tout  entier  aux  sollicitudes  de  sa  nouvelle  position. 
Entouré  du  nombreux  cortège  des  auteurs  classiques, 
il  semblait  évoquer  du  passé  ses  années  lointaines  et 
rallumer  l'ardeur  littéraire  qui  si  longtemps  avait 
rempli  sa  vie.  S'il  ne  pouvait  comme  autrefois  se 
multiplier  à  tous  les  besoins  et  partout  animer  de  sa 
présence  le  bon  ordre  général,  du  fond  de  sa  cellule 
il  gouvernait  toute  chose,  entrait  dans  tous  les  détails, 


DERNIER   SEJOUR    A    AVIGNON.  255 

étudiait  Je  progrès  de  tous  dans  les  notes  de  conduite 
ou  dans  le  résultat  des  compositions  hebdomadaires, 
en  un  mot,  suivait  pas  à  pas  chacun  de  ses  enfants. 
Puis ,  dans  les  grandes  occasions  on  le  voyait  appa- 
raître, et  sa  présence  vénérable  ou  sa  parole  toujours 
vive,  toujours  imposante,  qui  semblait  toujours  des- 
cendre des  régions  du  monde  supérieur,  produisait 
encore  de  magiques  effets. 

Pour  une  seule  chose  il  n'avait  point  diminué  son 
activité  des  temps  anciens  :  nous  voulons  dire  pour  ce 
qui  touchait  directement  au  développement  de  la  foi 
et  de  la  piété.  Il  ne  manquait  point,  lorsque  ses  forces 
ne  le  trahissaient  pas,  d'aller  présider  dans  quelqu'une 
des  classes  le  cours  d'instruction  religieuse.  Il  voulait 
aussi  de  sa  présence  et  de  son  exemple,  le  plus  sou- 
vent qu'il  pouvait,  inspirer  ce  grand  recueillement 
que  demande  le  lieu  saint.  Son  principe  était  que  si 
les  obligations  envers  Dieu  sont  exactement  remplies, 
tous  les  autres  devoirs  s'accomplissent,  pour  ainsi 
dire,  d'eux-mêmes. 

C'est  tout  ce  que  nous  voulons  dire  de  ce  gouver- 
nement dont  la  fermeté  et  la  vigilance  surnaturelles 
ont  préparé  d'heureux  jours  au  collège  Saint-Joseph. 
Car  la  durée  en  fut  plus  longue  qu'on  ne  l'avait  prévu 
d'abord;  par  l'effet  des  circonstances,  cette  supério- 
rité ,  qui  devait  être  de  peu  de  mois  seulement ,  se 
prolongea  trois  ans  et  demi. 

Pour  un  homme  tel  que  le  P.  Barrelle,  on  com- 
prendra que  nous  regardions  plus  que  jamais  ce  côté 
extérieur  de  son   existence  comme  les  dehors  de  la 


256  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIEME. 

vie.  Ce  qui  devrait  être  véritable  pour  tous,  est 
éminemment  vrai  pour  les  saints,  que  leur  vie  est  au 
dedans,  et  ce  for  intime  de  leur  être  a,  par-dessus  le 
spectacle  des  succès  humains,  de  mystérieuses  séduc- 
tions. 

Ici  s'arrête  ce  qu'on  peut  appeler  la  vie  extérieure 
du  P.  Barrelle.  L'iiomme  d'action  a,  pour  ainsi  dire, 
achevé  sa  course;  mais  devant  nous  demeure  encore 
l'homme  du  monde  intérieur,  celui-là  même  qui,  par 
son  intimité  avec  Dieu,  vivifia  durant  cette  noble 
carrière  les  utiles  influences  du  zèle,  et  qui  ne  perdra 
pas,  même  quand  sera  venue  la  mort,  l'immortelle 
influence  de  la  vertu. 

La  vertu  du  P.  Barrelle;  jusqu'ici  avons-nous 
donc  parlé  d'autre  chose?  Cependant  quelques  traits 
restent  encore,  qui  doivent  en  compléter  le  tableau. 

Le  saint  religieux  a  marqué  son  passage  dans  la  vie 
par  deux  vertus  caractéristiques,  l'amour  de  Dieu  et 
le  mépris  de  soi.  Il  a  vécu  d'humilité  et  de  charité. 
Ce  sont  ces  deux  mêmes  vertus  qui  ont  marqué  sa 
trace  au  collège  Saint-Joseph. 

On  voit  encore  au  haut  du  petit  pavillon  délabré 
qui  est  en  face  de  l'entrée,  au  collège  Saint-Joseph, 
une  chambre  transformée  en  chapelle.  Quand  le  bon 
Père  reprit  le  gouvernement  du  collège,  cet  oratoire 
n'était  qu'un  supplément  de  la  chapelle  principale, 
insuffisante  pour  les  messes  nombreuses  qui  se  disaient 
chaque  jour.  Après  l'avoir  orné  de  cette  façon  pieuse 
et  naïve  que  nous  rappelle  la  crypte  de  la  rue  Saint- 
Marc,  il  y  fit  mettre  à  demeure  le  saint  Sacrement. 


DERNIER   SÉJOUR    A    AVIGNON.  257 

En  peu  de  jours  fut  transformé  le  petit  sanctuaire. 
Quelques  offrandes  suggérées  par  Notre-Seigneur  à 
des  âmes  pieuses  firent  tous  les  frais  de  l'ornementa- 
tion. Sur  un  fond  décoré  avec  plus  de  libéralité  que 
d'élégance,  des  statuettes  dévotes  avec  leurs  fleurs  et 
leurs  girandoles,  des  sentences  de  l'Ecriture  faisant 
entendre  les  plaintes  du  Sauveur  délaissé,  dont  l'image 
se  voyait  au  centre,  dominant  l'autel;  en  avant,  près 
de  la  table  de  communion,  de  petites  colonnes  sup- 
portant des  veilleuses  toujours  allumées,  tout  cela 
dans  le  demi-jour  silencieux  d'épais  rideaux  rouges, 
derrière  lesquels  se  dissimulaient  des  fenêtres  irrégu- 
lières, formait  un  ensemble  recueilli,  que  le  goût 
n'avait  pas  le  loisir  de  désapprouver  tant  la  dévotion 
était  satisfaite. 

Le  vertueux  Recteur  cédait  sans  doute  au  désir 
d'honorer  d'un  culte  particulier  le  Cœur  de  Jésus,  au 
besoin  d'attirer  sur  sa  nouvelle  famille  les  bienveil- 
lances divines.  Il  ne  cédait  pas  moins  aux  impérieux 
instincts  du  saint  amour.  Vivre  cœur  à  cœur  avec 
Jésus-Christ,  tout  près  de  lui,  à  quelques  pas  de  son 
amoureuse  présence,  et  comme  dans  une  même  en- 
ceinte avec  lui!  couler  ainsi  familièrement  sa  vie  avec 
le  divin  Ami  des  cœurs,  dans  une  douce  et  constante 
cohabitation  !  il  tromperait  ainsi  son  triste  et  lan- 
guissant exil. 

Sa  chambre  fut  donc  établie  au  second  étage,  au 
niveau  du  petit  oratoire,  dont  elle  n'était  séparée  que 
par  un  étroit  espace  d'un  mètre  environ  de  largeur. 
Une  petite  lucarne  vitrée  fut  pratiquée  dans  la  cloison 


258  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME, 

de  la  chapelle.  Tantôt  à  genoux  dans  l'étroit  réduit, 
tantôt  de  sa  table,  il  contemplait  le  saint  tabernacle 
et  ne  perdait  pas  un  instant  la  douceur  de  ce  face  à 
face  avec  Jésus-Christ.  D'ordinaire,  même  à  sa  table, 
il  se  tenait  à  geiioux;  mais  venait-on  à  frapper  à  sa 
porte,  il  s'asseyait  tout  aussitôt,  pour  ne  point  trahir 
ses  pratiques  saintes  aux  regards  des  visiteurs. 

Il  était  le  premier  sacristain  de  sa  chapelle  du 
Sacré-Cœur;  il  aimait  à  disposer  de  ses  mains  les 
objets  à  son  usage,  et  quand  il  arrangeait  l'autel,  il 
avait  vis-à-vis  du  tabernacle  de  ces  regards  parlants 
et  radieux  que  la  foi  toute  seule  semble  ne  pouvoir 
donner. 

Le  jour,  par  discrétion  pour  la  piété  de  ses  frères, 
il  s'imposait  d'adorer  à  distance  son  cher  Maître. 
Ses  soupirs  seuls,  ses  gémissements,  transpiraient 
jusqu'à  l'autel  et  trahissaient  la  blessure  de  son 
cœur.  Mais  la  nuit  il  pouvait  écouter  ses  secrets 
empressements;  il  s'approchait  du  tabernacle  et 
parlait  de  plus  près  à  Tadorable  Captif  qu'y  retient 
l'amour. 

«  Une  nuit,  dit  un  de  nos  missionnaires  de  Syrie, 
je  crus  entendre  la  cloche  du  réveil.  Je  me  levai 
et  j'allai  faire  une  visite  au  saint  Sacrement.  Je 
ne  manquai  pas  de  trouver  le  P.  Barrelle  en  adora- 
tion. » 

A  certains  jours,  pendant  la  messe,  il  faisait  allu- 
mer trois  cierges  devant  le  tableau  du  Sacré-Cœur, 
Tun  pour  la  sainte  Eglise,  l'autre  au  nom  de  la  Com- 
pagnie, et  le  troisième  pour  la  maison.  Tous  les  ven- 


DERNIER   SÉJOUR    A    AVIGNON.  .259 

dredis,  accompagné  d'un  Scolastique  et  d'un  Frère 
coadjuteur  qui  nous  ont  raconté  cette  pieuse  prati- 
que, il  allait  faire  dans  le  petit  oratoire  une  amende 
honorable  au  Sacré-Cœur,  et  répandait  l'encens 
devant  lui ,  en  réparation  des  outrages  et  des  ingra- 
titudes de  tant  de  chrétiens  égarés.  Une  nuit  de 
vendredi,  un  de  nos  Pères  le  surprit  devant  le  saint 
Sacrement  offrant  au  divin  Sauveur  un  culte  d'ex- 
piation. Des  cierges  brûlaient  sur  l'autel;  auprès  du 
Père  était  un  petit  réchaud  allumé,  une  cassolette  de 
parfum  exhalait  son  encens,  tandis  que  l'homme  de 
Dieu  épanchait  son  cœur  en  pieux  colloques. 

A  bon  droit  il  préférait  pour  ses  communications 
avec  Jésus-Christ  l'ombre  et  le  secret;  cependant, 
par  un  sentiment  de  zèle  et  d'édification,  chaque  soir 
invariablement,  un  quart  d'heure  avant  le  souper  de 
la  communauté,  il  laissait  là  son  cher  petit  oratoire 
et  il  allait  faire  son  adoration  dans  la  chapelle  du 
collège. 

C'était  la  pratique  quotidienne  du  P.  Barrelle  de 
réciter  le  rosaire  en  entier.  Environ  quinze  ans  avant 
sa  mort,  il  faisait  précéder  chaque  Patei^  de  ces 
paroles  du  saint  précurseur  :  «Il  faut  que  Jésus  croisse 
et  que  je  diminue.  » 

Chaque  matm,  après  son  oraison,  sa  messe  et  les 
petites  heures,  il  commençait  sa  journée  par  la  réci- 
tation du  chapelet  à  l'intention  de  sa  communauté.  Il 
récitait  en  outre,  tous  les  jours,  depuis  une  trentaine 
d'années,  le  chapelet  de  Notre-Dame  des  Sept  dou- 
leurs, celui  des  Cinq  plaies  ou  de  la  Passion,  le  cha- 


260  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIEME. 

pelet  des  saints  Anges,  la  couronne  de  saint  Joseph 
et  la  couronne  de  l'Enfant  Jésus. 

Dès  le  temps  qu'il  était  à  Fribourg,  le  P.  Barrelle 
avait  fait  sept  neuvaines  consécutives  pour  obtenir, 
par  l'intercession  de  saint  Joseph,  d'être  rempli  de 
l'esprit  d'oraison.  Nul  doute  que  le  saint  palriarcbe 
ne  lui  ait  obtenu  celte  grâce.  Si  dés  lors  il  avait  tou- 
jours affirmé  que  la  prière  était  sa  principale  mission, 
si  sa  pensée  et  ses  désirs  avaient  toujours  vécu  en 
Dieu,  maintenant  que  l'affaiblissement  de  ses  forces 
et  la  soustraction  presque  absolue  des  ministères  ex- 
térieurs lui  faisaient  des  loisirs  forcés,  il  entrait  plus 
que  jamais  en  familiarité  avec  le  monde  spirituel,  et, 
dans  la  stricte  vérité,  sans  effort,  par  la  pente  et 
l'habitude  du  cœur,  il  pratiquait  la  leçon  de  saint 
Paul,  il  priait  sans  interruption. 

Entrait-on  dans  sa  chambre,  il  commençait  par  un 
sourire  affable,  écoutait  ensuite  attentivement  ce  dont 
il  s'agissait,  et  répondait  en  peu  de  mots.  Nous  com- 
prenons qu'on  pût  regretter  cette  brièveté,  qu'on 
désirât  quelquefois  plus  d'expansion;  nous  serons 
même  des  premiers  à  admirer  l'empressement  d'une 
charité  qui  se  livre  et  qui  fait  profiter  l'amitié  fra- 
ternelle de  quelques  loisirs  dérobés  à  la  dévotion. 
Mais  en  admirant  dans  quelques-uns  cette  surabon- 
dance de  charité,  en  retour,  qui  n'admirerait  aussi 
en  d'autres  élus  la  surabondance  du  saint  amour, 
qui,  par  la  plénitude  du  sentiment  intérieur,  les 
enlève  habituellement  à  eux-mêmes  et  aux  choses  de 
la  terre? 


DERNIER   SÉJOUR   A    AVIGNON.  261 

Tel  était  le  P.  Bai  relie  :  inviolablement  fidèle  aux 
inspirations  de  la  charité,  bon  dans  ses  procédés, 
ayant  pour  tous  un  re(i,ard  bienveillant,  n'ayant  jamais 
laissé  surprendre  sur  ses  lèvres  ni  le  blâme  d'un  ab- 
sent ni  la  moindre  parole  capable  de  contrister  un 
cœur;  mais  si  puissamment  attiré  vers  le  Ciel  que 
tout  ce  qui  le  ramenait  à  ce  monde  semblait  violenter 
sa  nature. 

En  lui,  l'amour  de  Dieu  croissait  avec  l'âge.  Ren- 
contrant un  jour  une  personne  de  sa  confiance,  il 
laissa  échapper  cette  exclamation  qui  révélait  son 
âme  :  —  «  Il  semble  qu'en  devenant  vieux  le  cœur  se 
refroidisse.  Pour  moi,  à  mesure  que  je  vieillis,  mon 
cœur  s'enflamme  de  plus  en  plus.  Plus  je  suis  vieux, 
plus  je  suis  fou  d'amour  de  Dieu.  Oui,  je  suis  fou,  je 
suis  fou  de  Jésus-Christ  !  » 

Partout  où  il  rencontrait  en  un  degré  excellent  ce 
divin  amour,  son  cœur  s'éprenait  pour  de  telles  âmes 
d'une  sympathie  surnaturelle  qui  ne  se  cachait  pas. 
Par  contre-coup,  les  blasphèmes  le  faisaient  pâlir,  lui 
arrachaient  des  larmes  et  des  plaintes.  C'est  ainsi 
qu'il  écrit  et  son  action  de  grâces  et  sa  douleur  à  une 
communauté  fervente  : 

«  Merci,  merci!  c'est  mon  cœur  qui  vous  le  dit,  et 
qui  est  mille  fois  plus  sensible  qu'il  ne  paraît  l'être. 
Croyez-le  bien  toutes,  mères,  filles  et  enfants,  et 
pardonnez-le-moi  en  considération  du  motif  qui  lie 
mon  cœur  à  toutes  ces  chères  âmes.  C'est  pour  les 
dons  du  Seigneur  que  je  vois  là,  c'est  pour  l'amour 
que  mon  unique  Maître  vous   porte,    et  auquel  le 

15. 


262  CHAPITRE   TRENTE    DEUXIÈME. 

vôtre,  à  toutes,  me  semble  correspondre  selon  la 
mesure  de  sa  lumière  et  de  ses  forces  ;  c'est  pour  la 
foi  et  la  simplicité  de  ces  chères  enfants  que  mon 
cœur  aime  tant  votre  paisible  et  riante  demeure. 
Ah  !  que  JésuS-Ghrist ,  mon  Dieu ,  y  soit  de  plus  en 
plus  connu,  de  plus  en  plus  aimé,  de  plus  en  plus 
servi  et  retracé  en  ses  admirables  mais  très-imitables 
vertus  ! 

»  En  vous  disant  ceci,  mon  cœur  est  triste  à  cause 
d'une  lettre  horriblement  impie  que  je  viens  dé  trouver 
dans  V  Univers,  et  qui  nie  la  divinité  de  notre  aimable 
Maître.  Dieu  !  où  en  sommes-nous  donc,  et  qu'avons- 
nous  à  vivre  encore  au  milieu  de  si  révoltantes  hor- 
reurs? J'éprouve  je  ne  sais  quel  déchirement  qui  me 
remue  l'âme  jusqu'au  fond.  Pauvre  Mère,  tâchons  de 
réparer  la  brèche  qu'on  fait  à  la  gloire  de  notre  Dieu 
Jésus.  » 

Pour  Jésus,  il  aimait  les  pauvres  qui  sont  ses  pro- 
tégés et  qui  le  cachent  sous  leur  indigence  ;  durant 
tout  le  temps  qu'il  fut  supérieur,  il  préleva  pour  eux 
la  dîme  sur  les  aumônes  envoyées  par  la  Providence 
pour  l'entretien  de  la  communauté.  A  Glermont, 
comme  s'il  eût  voulu  en  ses  derniers  jours  capter 
l'amour  du  souverain  Juge,  il  y  allait  plus  largement 
encore.  Un  de  ceux  qui  eurent  le  soin  de  la  procure 
dans  les  premiers  temps  de  la  fondation  raconte  qu'au 
début  la  communauté  sentait  souvent  la  gène.  Or,  si 
quelque  indigent  venait  réclamer  sa  pitié,  le  bon 
Recteur  n'agissait  pas  moins  libéralement  pour  cela, 
sans  s'inquiéter  du  lendemain.  Mais,  chose  remar- 


DERNIER    SEJOUR    A    AVIGNON.  263 

quable,  le  jour  suivant  une  aumône  arrivait  trois  fois 
plus  forte  que  celle  qu'on  avait  versée  dans  la  main 
du  pauvre.  Le  procureur  de  la  maison  finit  par  écar- 
ter toute  sollicitude,  convaincu  par  l'expérience  que 
donner  était  le  vrai  moyen  de  recevoir.  Au  fait,  l'ar- 
gent ne  manqua  point  au  noviciat  naissant  et  dé- 
pourvu; le  P.  Barrelle  disait  qu'il  lui  était  envoyé  par 
les  âmes  du  purgatoire. 

Ainsi,  sa  foi  profitait  aux  intérêts  de  sa  charité.  Il 
ne  sayait  pas  compter  avec  les  membres  souffrants  de 
Jésus-Gbrist.  Un  soir,  il  apprend  qu'un  pauvre  se 
présentant  à  la  porte  a  reçu  seulement  le  morceau  de 
pain  qu'il  demandait.  —  «  Ah  !  dit-il,  que  ne  m'a-t-on 
averti!  Pour  en  venir  à  demander  du  pain,  il  fallait 
que  cet  homme  fût  à  l'extrémité  de  la  misère.  Peut- 
être  n'a-t-il  pas  où  loger!»  Et  en  disant  cela,  il 
versait  des  larmes. 

Ce  grand  amour  pour  le  Sauveur  lui  inspirait  une 
particulière  affection  pour  les  Juifs  et  d'ardentes 
prières  pour  leur  conversion  ;  c'est  qu'il  voyait  en  eux 
les  compatriotes  de  son  bien-aimé  Jésus.  Nous  trou- 
vons dans  une  lettre  cette  exclamation  de  tendresse  : 
«  Et  mon  peuple  !  Et  mes  enfants  de  Juda  !  Que  j'aime 
la  lecture  des  prophètes,  de  Jérémie  surtout!  C'est 
là  qu'on  voit  tout  l'amour  du  Verbe  pour  ces  infor- 
tunés. Ah!  qu'ils  reviennent  ces  temps  anciens,  et 
que  Dieu  se  ressouvienne  de  ses  miséricordes  passées 
et  du  cri  de  son  Fils  mourant  sur  la  croix  !  » 

Il  ne  concevait  pas  que  tous  les  cœurs  n'eussent  pas 
pour  son  divin  Maître  les  mêmes  ardeurs.  «  L'amour, 


264  CHAPITRE   TRENTE-DEUXIÈME. 

disait-il,  est  une  monnaie  facile  à  trouver,  puisque 
nous  en  avons  plein  notre  cœur,  et  qu'à  mesure  qu'on 
semble  l'épuiser  en  le  prodiguant,  il  s'en  remplit  avec 
plus  d'abondance.  » 

Il  allait  donc  semant  cet  amour  de  côté  et  d'autre; 
il  en  jetait  les  étincelles  à  toute  occasion  par  de  petits 
mots  dardés  çà  et  là  sur  les  âmes  avec  grâce  et  sim- 
plicité. Il  ne  voulait  pas  que  le  cœur  fût  avare  de 
bonnes  paroles,  quand  elles  devaient  être  comme  le 
grain  qui  tombe  sur  un  amas  de  fumier.  Même  là ,  ne 
peuvent-elles  pas  germer  tôt  ou  tard?  Et  en  effet, 
plusieurs  de  ces  petits  mots,  adressés  quelquefois  à 
des  bommes  éloignés  de  Dieu  par  les  passions,  sont 
restés  attachés  comme  un  trait  au  fond  de  leur  âmq, 
tantôt  les  retenant  quand  ils  allaient  faire  le  mal, 
et  tantôt  devenant  le  motif  efficace  de  leur  conversion. 

On  peut  dire  que  son  ombre  seule  jetait  des  germes 
de  grâce. 

Un  jour,  le  bon  Père  marchait  dans  une  des  rues 
d'Avignon,  à  son  ordinaire,  d'un  pas  grave  et  disant 
son  chapelet.  Quand  il  eut  passé  devant  eux,  un 
groupe  de  forp^erons  le  regardèrent  d'un  air  pensif,  et 
l'un  d'eux  dit  à  ses  camarades  :  —  «  Tu  vois  ce  grand 
Père,  ah!  pour  celui-là,  je  vous  dis  que  c'est  un  saint 
réel;  oui,  oui,  c'en  est  un,  il  n'y  a  qu'à  le  voir.  Je 
n'aime  pas  les  prêtres,  mais  pour  celui-ci,  je  ne  sais 
pourquoi  toutes  les  fois  qu'il  passe  ici  devant  je  me 
sens  ému,  et  pour  peu  de  chose  je  l'embrasserais.  Je 
ne  vous  le  cache  pas,  poursuivit-il,  si  je  viens  à  être 
malade,  moi  qui  ne  me  suis  jamais  confessé,  je  ne 


DERNIER   SEJOUR    A  AVIGNON.  265 

veux  pas  aller  dans  l'autre  monde  sans  que  ce  saint-là 
ait  signé  mon  passe-port.  » 

Quiconque  a  vu  rayonner  Dieu  sur  un  visage  humain 
comprendra  la  puissante  fascination  qu'exerce  la  sain- 
teté sur  des  cœurs  terrestres,  quand  tout  à  coup  elle 
apporte  son  contraste  et  sa  sérénité  au  milieu  de  leur 
désordre  et  de  leur  malaise.  Or,  le  P.  Barrelle,  cet 
homme  si  modeste  qu'il  disait  n'avoir  jamais  su  ce  que 
c'est  que  laideur  et  beauté,  cet  homme  au  cœur  sim- 
ple qui  aspirait  tout  haut  à  la  candeur  primitive  du 
paradis  terrestre,  cet  homme  si  recueilli  qu'il  parais- 
sait en  tout  lieu  comme  devant  le  saint  Sacrement, 
portait  sur  son  visage  ce  mélange  qui  n'est  pas  de 
l'homme,  doux  composé  d'amour  céleste  et  de  sainte 
humilité. 

On  aurait  pu  lire ,  ce  semble ,  transparente  sur  son 
front,  cette  parole  qu'il  se  répétait  souvent  à  haute 
voix  en  se  promenant  dans  sa  cellule  :  Nihil  sutnî 
nihil  sum!  Je  ne  suis  rien  ! 

C'était  chez  lui  comme  le  cri  naturel  du  cœur,  et  il 
s'efforçait  de  se  faire  juger  comme  il  se  jugeait  lui- 
même. 

«  Quoi!  répondait-il  à  quelqu'un  qui  témoignait  de 
l'estime  pour  ses  services,  quoi  !  on  peut  encore  avoir 
souvenance  d'un  être  qui  ne  s'est  fait  remarquer  sur 
son  passage  que  par  son  impuissance  à  opérer  le  moin- 
dre bien  solide!  S'il  a  beaucoup  parlé,  qu'a-t-il  fait? 
S'il  a  fait  quelque  chose,  combien  cela  a-t-il  duré? 
Et  pour  que  le  bien  eût  lieu,  n'a-t-il  pas  fallu  qu'il 
s'éloignât  et  que  d'autres  vinssent  jeter  dans  un  sol 


266  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIEME. 

si  fécond   une   semence  plus  heureuse   et  plus  pro- 
ductive? » 

Si  on  lui  propose  de  donner  du  repos  à  sa  santé 
ruinée,  dans  un  air  plus  favorable  que  l'ardente 
atmosphère  qu'il  respire,  voici  sa  réponse  : 

«  Pensez-vous  donc  que  je  sois  homme  d'assez 
grande  importance  pour  aller,  en  courant  le  monde, 
chercher  une  santé  qui  me  fuit  par  les  ordres  exprès 
de  la  sagesse  admirable  de  notre  bon  Dieu?...  Oh! 
non,  là  où  il  me  frappe,  là  je  reste  et  j'attends,  me 
livrant  du  mieux  que  je  sais  et  que  je  peux  à  sa  volonté 
tout  aimable.  L'action  pour  lui  est  bonne,  et  l'inac- 
tion meilleure  encore,  quand  il  lai  plaît,  pour  sa 
gloire  et  pour  notre  bien,  de  la  substituer  à  Faction. 
Tels  sont  les  sentiments  dans  lesquels  sa  grâce  tra- 
vaille à  me  faire  entrer.  Désirez  et  demandez  moins 
pour  moi  le  bien-être  corporel  que  celui  de  ma  pauvre 
âme.  Ce  corps,  vous  savez  ce  qui  Fattend  :  oh!  qu'il 
est  méprisable!  Mais  l'âme!  ah!  tout  Famour  que  son 
Dieu  lui  porte  toujours,  doit  nous  la  rendre  bien  au- 
trement chère  et  précieuse.  Veuillez  donc  vous  en 
souvenir  un  peu  dans  vos  rapports  avec  ce  divin  Roi.  ') 

Et  quelques  jours  après  : 

«  On  est  bien  bon  de  penser  à  ma  chétive  santé 
Elle  me  vaut  :  c'est  tout  dire.  Aussi  F  ayant  mise  avec 
tous  ses  minces  revenus  entre  les  mains  de  notre  divin 
banquier,  je  lui  en  laisse  la  sollicitude,  me  contentant 
de  faire  ou  de  dire  ce  que  je  peux  et  me  retirant  en- 
suite des  créatures,  pour  apprendre  devant  Notre-Sei- 
gneur  à  me  retirer  enfin  de  moi-même  et  à  mourir 


DERNIER   SEJOUR    A   AVIGNON.  267 

peu  à  peu  successivement  à  tout  ce  que  je  pouvais 
aimer,  vouloir  et  désirer,  même  selon  Dieu.  » 

Est-il  quelque  chose  de  plus  gracieux  que  ce  char- 
mant souhait  de  voir  arriver  le  règne  de  l'humilité? 

«  Puissions-nous  être  en  vérité  de  l'Ordre  établi 
par  l'humble  saint  François  de  Paule ,  qui ,  se  répu- 
tant  et  se  traitant  comme  le  dernier  de  tous,  voulut 
que  tous  les  siens  se  remplissent  de  cet  esprit  et  leur 
donna  pour  dénomination  celle  de  Frères  Minimes!... 
Oh!  qu'il  y  en  a  peu  de  cet  ordre-là  aujourd'hui!  On 
ne  rencontrera  bientôt  plus  que  l'opposé,  c'est-à-dire 
des  Frères  Maximes,  qui,  au  lieu  de  viser  au  plus 
bas,  au  plus  petit  et  au  rien,  élèveront  haut  leurs 
yeux ,  leurs  pensées  et  leurs  sentiments ,  et  se  persua- 
dant, comme  le  dit  l'Apôtre,  qu'ils  sont  quelque 
chose,  arriveront  en  fin  de  compte  à  n'être  absolument 
rien  devant  Dieu. 

»  Travaillons  donc ,  et  travaillons  fortement  à  être 
du  petit  nombre  de  ces  Minimes.  Nous  le  devons 
d'autant  plus  que,  placés  à  la  queue  et  au  bout  de 
toute  la  création  et  confinant  par  la  réalité  de  notre 
position,  sans  aucun  intermédiaire  entre  nous  et  lui, 
avec  Celui  qui,  étant  le  premier,  s'est  fait  tout  le  der- 
nier, c'est-à-dire  le  plus  minime  des  Minimes,  il  nous 
faut  nécessairement  et  par  la  force  des  choses ,  pour 
notre  parfaite  union  avec  lui,  entrer  à  plein  dans  la 
plus  grande  petitesse  possible,  et  le  disputer  à  qui- 
conque voudrait  occuper  Tavant-dernière  place ,  celle 
qui  est  la  plus  voisine  du  dernier  de  tous ,  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ,  comme  nous  appartenant  en  pro- 


268  CHAPITRE   TRENTE-DEUXIEME. 

pre,  à  cause  du  choix  que  Notre-Sei^neur  a  daigné 

faire  de  nous.  » 

Combien  de  fois,  au  milieu  de  ses  frères,  songeant 
à  la  vertu  et  au  mérite  éminent  des  anciens  Jésuites , 
n'a-t-il  pas  dit  en  abaissant  la  main  presque  jusqu'à 
terre  pour  mieux  imager  sa  pensée  :  —  «  Oh!  que 
nous  sommes  petits  en  comparaison  de  nos  premiers 
pères!  Quand  je  pense  à  saint  Ignace!  Nous  sommes 
comme  de  petits  rejetons,  surcidi,  siu'culi,  auprès  de 
ce  chêne  majestueux ,  et  c'est  seulement  de  cette 
racine,  de  cette  sève  de  la  Compagnie,  de  la  grâce  et 
de  l'esprit  de  la  Compagnie,  que  ces  petits  rejetons 
peuvent  vivre.  » 

Par  prédilection  pour  sa  chère  vertu  d'humilité,  ce 
bon  Père  avait  un  goût  particulier  pour  les  violettes , 
qui  en  sont  l'emblème.  On  le  savait.  Un  jour  qu'il 
faisait  ses  adieux  à  un  pensionnat  après  une  retraite, 
on  lui  fit  présenter  par  la  plus  jeune  des  élèves  un 
beau  bouquet  de  violettes,  qu'il  accepta  avec  bon- 
heur et  qui  lui  fournit  encore  quelques  paroles  d'édi- 
fication sur  le  suave  parfum  de  la  vertu  qui  se  cache. 
Ces  enfants  n'oublièrent  plus  sa  prédilection  pour 
l'humble  fleur,  et  la  dernière  année  de  sa  vie,  trois 
jolis  bouquets  de  la  petite  fleur  des  champs  allèrent 
encore  de  leur  part  lui  souhaiter  sa  fête. 

Etait-il  malade  ou  seulement  indisposé ,  l'humble 
supérieur  envoyait  demander  permission  à  l'infirmier 
pour  le  remède  le  plus  simple,  le  plus  ordinaire, 
quand  ce  n'eût  été  qu'un  verre  d'eau.  Alors  il  ne  sor- 
tait de  la  maison  que  sur  l'autorisation  du  bon  Frère 


DERNIER   SEJOUR    A    AVIGNON.  269 

et  pour  le  temps  qu'il  lui  fixait;  il  allait  jusqu'à  de- 
mander son  aprément  pour  dire  la  sainte  messe. 

L'infirmier  avait  remarqué  une  touchante  dévotion 
du  bon  Recteur.  S'il  avait  à  prendre  un  remède,  il 
aimait  à  honorer  la  Trinité  des  divines  personnes,  et 
lorsque  le  Frère ,  bien  au  fait  de  cette  préférence ,  lui 
apportait  quelque  chose,  le  Père  disait  en  souriant  : 
—  «  Je  veux  bien  ;  mais  il  ne  faut  pas  dépasser  les 
bornes.  Trois  jours  seulement,  n'est-ce  pas?  Vous 
savez  pourquoi.  » 

En  esprit  de  mortification  et  de  pauvreté,  le  P.  Bar- 
relle  prenait  son  sommeil  sur  une  simple  paillasse. 

S'il  arrivait  qu'on  lui  envoyât  de  petits  présents 
pieux  ou  de  petits  objets  utiles,  ou  il  les  distribuait  de 
suite,  ou  il  s'en  défaisait  à  sa  retraite  prochaine.  Il  se 
réduisait  au  pur  indispensable,  si  bien  que,  au  pied 
de  la  lettre,  il  n'eut  jamais  à  son  usagée  personnel  que 
son  bréviaire  et  son  crucifix. 

Dans  un  certain  couvent  où  il  venait  donner  la  re- 
traite, en  disposant  la  chambre  du  prédicateur,  comme 
on  le  savait  très-fatigué ,  on  crut  bien  faire  de  mettre 
sur  la  cheminée  un  petit  flacon  d'eau  de  Cologne.  A 
peine  le  P.  Barrelle  s'en  fut  aperçu,  il  dit  gaiement 
à  la  supérieure  :  —  «  Vite,  ma  bonne  Mère,  emportez 
ce  flacon  de  ma  chambre,  le  démon  y  serait  attiré 
par  son  parfum.  » 

Dans  ses  repas,  au  premier  abord  il  n'offrait  rien  de 
remarquable  que  sa  modestie  singulière  et  une  fruga- 
lité si  habituelle  qu'on  n'y  prenait  pas  garde.  Bientôt 
on  s'apercevait  qu'il  ignorait  absolument  ce  qui  pou- 


270  CHAPITRE   TRE?s  TE-DEUXIÉME. 

vait  convenir  à  ses  goûts  ou  à  sa  santé;  il  prenait  tout 
avec  une  égale  indifférence  ;  ses  pensées  étaient  bien 
ailleurs.  —  «  Je  uai  jamais  su,  disait-il,  ce  qui  me 
fait  bien  ou  mal.  »  Aussi,  au  grand  désappointement 
de  leur  charité,  les  sœurs  chargées  du  service  dans 
ses  retraites  ne  pouvaient-elles  deviner  quelles  étaient 
ses  préférences. 

On  dit  que  saint  Gilbert  avait  toujours  à  table  un 
plat  qu'il  nommait  le  plat  du  Seigneur  Jésus.  Il  y 
mettait  ce  qu'on  lui  servait  de  meilleur,  puis  le  faisait 
passer  aux  pauvres.  Le  P.  Barrelle,  sur  le  repas  servi 
à  la  communauté,  laissait  toujours  le  plat  du  Sauveur, 
mais  de  peur  qu'on  ne  s'en  aperçût  le  cuisinier  avait 
le  mot  :  il  avait  ordre  de  ne  pas  lui  faire  présenter 
sa  portion. 

Vivre  et  se  nourrir  en  pauvre  ce  n'était  pas  assez, 
il  voulait  souffrir  en  pauvre.  En  1858,  il  éprouva  des 
pertes  de  sang  considérables  occasionnées  par  une 
plaie  qui  lui  était  survenue.  Redoutant  qu'on  ne  s'en 
aperçût,  il  demanda,  en  aumône  et  dans  le  secret,  un 
peu  de  linge  et  de  charpie  afin  de  se  soigner  lui- 
même,  sans  donner  nulle  peine  à  qui  que  ce  fût.  La 
personne  charitable  qu'il  avait  priée  de  ce  service, 
dans  un  sentiment  de  foi  et  pleine  de  la  pensée  qu'elle 
secourait  Notre-Seigneur,  s'empressa  de  lui  envoyer 
les  compresses  les  plus  délicates  qu'elle  put  trouver. 
Mais  le  bon  Père  les  renvoya  en  disant  :  —  «  Ces 
linges  sont  trop  fins;  ils  sont  bons  pour  un  roi,  non 
pour  un  pauvre  comme  moi.  Est-ce  bien  là  ce  que 
vous  donneriez  à  des  pauvres?  Et  alors  même,  gardez 


DERNIER   SEJOUR   A    AVIGNON.  271 

ces  linges  pour  eux,  et  envoyez-moi  ce  qui  convient 
à  la  pauvreté  religieuse.  » 

Il  soignait  son  mal  par  prudence  chrétienne,  mais 
il  aimait  ses  douleurs,  et  il  parlait  de  ses  plaies  comme 
un  amant  de  la  croix.  —  «  Nul  bien  n'arrive  et  ne 
peut  arriver,  disait-il,  que  par  la  porte  du  Calvaire. 
Chaque  épine  qui  blesse  notre  cœur  doit  être  regardée 
par  nous  comme  une  rose  du  paradis.  »  La  vie  lui 
aurait  paru  insipide  sans  la  souffrance.  —  «  Nous 
voulons  du  sel  dans  nos  aliments.  Notre-Seigneur  a 
le  sien  :  le  sel  des  contrariétés.  Il  en  met  à  peu  prés 
partout!  » 

Quant  à  lui,  sa  vie  en  fut  assaisonnée  de  mille 
manières.  La  persécution  même  du  démon  ne  lui 
manqua  pas.  Que  de  fois,  molesté  par  Satan  durant 
la  nuit,  il  passait  les  heures  en  prières  afin  d'en  mieux 
triompher. 

Une  religieuse  se  plaignait  à  lui  d'apercevoir  le 
démon  dans  ses  rêves  sous  des  formes  hideuses  et  si 
effrayantes  qu'elle  était  réveillée  par  la  terreur.  — 
«  Vous  êtes  bien  heureuse,  répondit  le  Père,  de  ne  le 
voir  qu'en  rêve.  Je  cormais  une  personne  qui  le  voit 
en  réalité  et  qui  éprouve  en  son  corps  les  effets  de  sa 
méchanceté.  »  Or  il  avouait  que,  durant  les  retraites 
surtout,  il  en  était  fortement  tourmenté.  Quelquefois 
on  accourait  au  bruit  des  combats  qu'il  livrait  durant 
la  nuit.  On  retrouvera  plus  loin ,  dans  les  comptes 
rendus  de  son  âme,  l'écho  de  ces  luttes  pénibles. 

Satan  s'était  pour  ainsi  dire  attaché  à  ses  pas  pour 
fatiguer  son  zèle.  Par  mépris,  le  saint  homme  le  nom- 


272  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME. 

mait  le  chien,  et  il  disait  :  —  «  Ce  chien  d'enfer  s'est 
tellement  acharné  à  ma  poursuite  que  je  ne  puis  plus 
rien  faire  qu'il  ne  s'en  mêle  pour  me  harceler.  Si  ma 
honne  Mère  ne  l'enchaînait  ,  il  y  a  longtemps  que 
je  ne  serais  plus  de  ce  monde.  De  combien  de  périls 
elle  m'a  délivré!  » 

Après  un  voyage  qu'il  fît  à  Lyon,  tandis  qu'il  était 
recteur  du  collège  Saint-Joseph,  il  écrivit  à  une  de  ses 
filles  spirituelles  : 

«  Vous  aurez  encore  des  actions  de  grâces  à  offrir 
pour  votre  pauvre  Père;  peu  s'en  est  fallu  que  vous 
me  ne  revoyiez  plus.  C'était  encore  un  coup  du  Cer- 
bère, qui  pensait,  en  me  faisant  périr,  enlever  une 
pierre  de  son  chemin.  Je  vous  avoue  que  pour  ce 
qui  est  de  moi  il  m'aurait  rendu  un  service  signalé, 
en  me  mettant  en  possession  de  mon  souverain  bien. 
Mais  les  saints  anges  ont  déjoué  son  dessein.  Voici 
comment  la  chose  est  arrivée. 

»  Tout  plein  de  la  pensée  de  mon  bon  Maître, 
j'étais  tranquillement  dans  un  coin  du  wagon.  Le 
train  avait  déjà  fait  plusieurs  heures  de  route,  quand 
je  pris  mon  bréviaire  pour  réciter  le  saint  office.  Tout 
à  coup  je  m'aperçus  que  j'étais  escorté  par  un  démon, 
qui  se  tenait  contre  la  portière.  Je  n'en  lins  pas 
compte  et  continuai  de  prier,  me  demandant  néan- 
moins ce  qu'il  se  proposait  dans  cette  attitude.  — 
Rien  de  bien  sans  doute,  me  disais-je  ;  et  je  me  remis 
aux  soins  de  mon  bon  ange  et  de  saint  Michel,  les 
priant  de  nous  protéger  contre  tout  accident.  Soudain 
un  bruit  se  fait  entendre,  et  nous  éprouvons  une  vio- 


DERNIER   SEJOUR   A    AVIGNON.  273 

lente  secousse.  Une  barre  de  fer  arrachée  je  ne  sais 
d'où  passe  à  travers  la  portière;  et  au  lieu  d'aller 
frapper  vis-à-vis,  elle  se  dirige  de  mon  côté  et  me 
frappe  si  rudement  à  la  tempe  droite  que  les  voya- 
geurs me  crurent  assommé.  Je  devais  avoir  la  tête 
fracassée;  mais,  bien  que  le  coup  m'eût  renversé,  je 
ne  ressentis  aucune  douleur.  Ah  !  si  je  fusse  mort, 
vous  seriez- vous  imaginé  que  le  chien  en  était  la 
cause?  JMais  je  dois  mon  salut  à  l'intervention  de  mes 
chers  protecteurs.  Donnez -leur  mille  actions  de 
grâces.  » 

Ceci  nous  rappelle  les  tendres  attentions  de  la 
bonne  Providence  pour  son  confiant  serviteur.  Il 
portait  en  son  cœur  une  reconnaissance  tout  émue  des 
tendres  soins  dont  il  avait  été  l'objet  de  la  part  du 
ciel. 

«  Avec  quelle  attention,  quelle  délicatesse,  disait- 
il,  le  bon  Maître  pourvoit  à  tous  mes  besoins,  va  au- 
devant  de  mes  pauvres  désirs  !  Que  de  fois  dans  le 
cours  de  ma  vie,  et  dès  mon  enfance,  l'ombre  protec- 
trice de  mon  doux  Maître  m'a  visiblement  couvert  ! 
Dans  mes  peines ,  dans  les  embarras  de  la  vie ,  ce 
souvenir  m'encourage  et  m'affermit.  J'aime  à  répéter 
avec  le  Prophète  :  «  Seigneur,  dès  le  sein  de  ma  mère 
»  votre  protection  m'a  environné.  »  Je  suis  obligé 
même  de  veiller  sur  mon  cœur  et  de  contrôler  ses 
désirs,  dans  la  crainte  de  mettre  trop  en  dépense  la 
souveraine  bonté.  S'il  m'arrive  de  désirer  complai- 
samment  quelque  chose,  elle  s'empresse  aussitôt  de 
me  le  procurer.  Ce  qui  peut  satisfaire  ma  dévotion, 


274  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME. 

elle  me  l'envoie  dès  que  j'en  ai  conçu  la  pensée.  Que 
dis-je?  dans  mes  voyages  elle  allait  jusqu'à  me  pro- 
curer des  rafraîchissements;  oui,  pour  ceux  qui  le 
cherchent,  le  Seigneur  va  jusqu'aux  délices.  » 

Tous  ceux  qui  aiment  vraiment  Dieu  savent  ces 
choses  et  les  ont  éprouvées  quelquefois  ;  mais  il  faut 
Fœil  du  cœur  pour  lire,  comme  le  P.  Barrelle,  tout 
le  long  de  sa  vie ,  la  vivante  histoire  des  paternelles 
hontes  de  Dieu. 

Tandis  que  Notre-Seigneur  veillait  si  doucement 
aux  intérêts  de  son  serviteur,  il  lui  donnait  en  retour 
le  soin  de  ses  affaires,  il  lui  confiait  les  intérêts  de  sa 
miséricorde.  On  recommandait  un  jour  aux  prières 
du  P.  Barrelle  une  affaire  importante.  Il  répondit  : 
—  «  Oui ,  je  prierai  pour  cela  si  Notre-Seigneur  le 
veut  et  s'il  ne  me  charge  pas  d'autre  chose.  —  Mais 
sans  doute,  répliqua  l'interlocuteur,  sans  doute  Notre- 
Seigneur  le  veut,  puisque  c'est  une  œuvre  sainte.  — 
Ah!  reprit-il  en  riant,  c'est  que  le  Maître  en  a  tant 
et  tant  d'affaires  pour  le  hien  des  âmes,  que  souvent 
il  lui  arrive  de  m'en  remettre  une  charge.  Bon  et 
charitable  Maître  !  je  suis  comme  sa  bête  de  somme  !  » 

Entre  autres  choses,  le  divin  Maître  l'intéressait 
aux  âmes  qui  souffrent  dans  le  purgatoire.  Entrées 
dans  le  règne  des  rétributions  et  ne  pouvant  plus 
payer  leur  dette  par  elles-mêmes ,  puisque  l'heure 
est  venue  pour  elles  «  où  l'on  ne  peut  plus  opérer» 
d' œuvres  méritoires ,  il  faut  que  les  élus  du  ciel  par 
leurs  prières,  ou  les  justes  de  la  terre  par  leurs 
expiations,  prêtent  secours  à  leur  détresse. 


DERNIER    SÉJOUR    A    AVIGNON.  275. 

Le  P.  Barrelle  s'était  livré  à  cette  œuvre  de  suprême 
charité.  Nous  avons  trouvé  dans  son  bréviaire,  écrite 
de  sa  main  en  1832,  une  liste  d'indulgences,  où  il 
déclare  son  intention  de  les  gagner  et  de  partager 
avec  les  âmes  du  purgatoire. 

C'est  dans  ce  temps  que  lui  arriva  le  trait  suivant. 
Il  l'a  souvent  raconté  depuis,  voilant  son  nom  sous  le 
simple  titre  de  Père  spirituel  ;  mais  chacun  savait  que 
lui-même  était  alors  Père  spirituel  au  collège  romain. 

Il  arriva  donc  que  le  Père  spirituel  avertit  plusieurs 
fois  un  scolastique  du  collège  romain  pour  quelques 
infidélités  à  la  discipline  religieuse.  Il  lui  prédit  que 
s'il  n'y  mettait  plus  de  zèle,  il  n'échapperait  pas  au 
purgatoire.  Le  scolastique  vint  à  mourir.  Une  nuit  il 
apparut  au  Père  spirituel  et  lui  dit  :  —  «  Dieu  m'a 
condamné  à  plusieurs  années  de  purgatoire  pour  mes 
infractions  à  la  règle,  que  j'avais  toujours  jugées  fort 
légères.  Mais  si  vous,  mon  Père,  qui  m'avertissiez  si 
charitablement,  vous  dites  encore  deux  messes  pour 
moi,  Notre-Seigneur  me  fera  grâce.  »  Quand  les  deux 
messes  eurent  été  acquittées,  cette  âme  apparut  une 
seconde  fois  pendant  la  nuit  au  bon  Père ,  le  remer- 
cia de  sa  charité,  lui  annonça  qu'elle  allait  en  paradis 
et  promit  de  prier  pour  lui. 

Une  religieuse  dit  un  jour  au  P.  Barrelle  :  «  Mon 
Père,  je  voudrais  bien  mourir!  — Ah!  de  grâce,  ma 
fdle,  au  moins  pas  dans  ce  moment.  J'ai  trop  à  faire 
pour  tirer  du  purgatoire  une  bonne  Carmélite  que 
j'ai  beaucoup  connue.  J'y  travaille  depuis  plusieurs 
jours,  et  si  j'avais  encore  à  m'occuper  de  vous,  ma 
messe  ne  se  terminerait  plus.» 


276  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME. 

Il  y  a  une  dizaine  d'années  le  P.  Barrelle  aida  puis- 
samment la  vocation  religieuse  d'une  jeune  personne 
d'une  rare  candeur,  mais  d'un  caractère  si  ardent  et 
si  léger  que  le  monde  semblait  préparer  à  son  âme 
d'inévitables  naufrages.  II  la  soutint  dans  ses  irréso- 
lutions, sut  vaincre  les  hésitations  que  ce  caractère 
inspirait  aux  supérieures  charj;ées  de  l'admettre,  puis 
il  pria  le  Seigneur  de  la  prendre  promptement  parmi 
ses  élus.  Dieu  l'exauça;  la  jeune  religieuse  s'endormit 
radieuse  après  avoir  reçu  les  derniers  encouragements 
de  son  saint  directeur.  Or,  le  29  du  mois  d'août, 
cinq  semaines  après  ce  pieux  trépas,  il  revit  dans  ce 
même  couvent  la  cousine  de  la  jeune  défunte.  Celle- 
ci,  enhardie  par  sa  bonté,  lui  dit  inopinément  :  — 
«  Quoi  !  mon  Père ,  ne  me  direz-vous  rien  du  sort 
éternel  de  ma  bien-aimée  cousine?  »  Il  rougit,  et 
baissant  les  yeux  :  —  «  Il  ne  faut  jamais,  mon  enfant, 
me  faire  de  semblables  questions.  —  Mais  enfin,  mon 
Père,  je  vous  le  demande  en  grâce,  dites-moi  ce  que 
vous  savez,  je  vous  garderai  le  secret.  »  Alors  se  re- 
cueillant il  se  leva  et  dit  presque  à  voix  basse  :  — 
«  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  qu'elle  était  au 
ciel  le  jour  de  l'Assomption.  »  Or,  la  jeune  religieuse 
était  morte  le  13  juillet. 

Ici  se  présente  naturellement  un  trait  que  nous  te- 
nons, comme  le  précédent,  de  plusieurs  témoins  im- 
médiats, et  que  nos  lecteurs  ont  pu  pressentir  en  lisant 
le  dix-huitième  chapitre  de  cette  histoire. 

Au  mois  de  mai  1855,  le  P.  Barrelle  passa  quelques 
jours  à  Montpelher  chez  les  Dames  du  Sacré-Cœur, 


DERNIER   SEJOUR   A    AVIGNON.  277 

dans  une  maison  de  campagne  distante  de  quelques 
minutes  de  la  maison  que  ces  dames  habitaient  alors. 
Il  y  avait  encore  deux  jours  avant  son  départ,  et  une 
conférence  à  la  communauté  était  promise  pour  le 
lendemain.  Or,  le  matin  du  jour  convenu,  il  fit  dire 
qu'il  ne  pouvait  tenir  sa  promesse.  L'émoi  fut  grand; 
car,  à  moins  d'impossibilité  physique,  jamais  le  bon 
Père  ne  refusait  une  instruction. 

A  toutes  les  objections  il  ne  répondit  que  par  mo- 
nosyllabes, allégua  qu'il  avait  besoin  d'être  seul  et  se 
montra  inflexible.  La  sévérité  habituelle  de  ses  traits 
était  altérée  ;  il  portait  sur  son  visage  la  préoccupation 
et  une  profonde  tristesse.  Evidemment  il  s'était  passé 
quelque  chose  d'insolite.  On  crut  à  une  grave  indis- 
position, et  pour  se  délivrer  des  importunités  chari- 
tables dont  on  l'entourait,  le  Père  dut  se  décider  à  un 
aveu. 

Il  avoua  donc  confidemment  à  l'une  des  religieuses 
que  son  âme  souffrait,  en  effet,  beaucoup;  il  avait 
passé  une  nuit  des  plus  douloureuses.  Le  P.  Maillard, 
son  ami,  lui  était  apparu  portant  sur  sa  figure  l'ex- 
pression d'une  extrême  souffrance.  —  «Quoi!  mon 
Père,  vous  ici!  on  m'avait  annoncé  votre  mort  M  — 
Oui,  c'est  moi.  Je  viens  vous  demander  des  prières.  » 
Le  P.  Maillard  ajouta  qu'il  avait  à  expier  de  légères 
imperfections  qu'il  indiqua,  mais  que  les  témoins  ont 
oubliées.  Il  demanda  neuf  messes,  et  neuf  jours  plus 
tard  vint  annoncer  sa  délivrance. 

^  L.  P.  Maillard  est  mort  le  13  mai  1855. 

TOM.  II.  16 


278  CHAPITRE   TRENTE-DEUXIÈME. 

Le  P.  Barrelle  passa  cette  journée  dans  sa  chambre 
à  prier  et  à  gémir.  Longtemps  il  demeura  sous  une 
impression  douloureuse  ;  elle  dura  plusieurs  mois  et  se 
faisait  sentir  plus  vivement  lorsqu'il  offrait  le  saint 
sacrifice. 

Plaçons  ici  un  ou  deux  traits  encore,  qui  montrent 
dans  le  saint  religieux  des  lumières  de  Tordre  pro- 
phétique. 

En  1842,  le  P.  Barrelle  étant  de  passage  dans  une 
ville  importante,  une  religieuse  qui  ne  l'avait  pas  revu 
depuis  quatorze  ans  vint  se  confesser  à  lui.  Sa  santé 
s'était  affaiblie;  elle  ne  pouvait  plus  se  lever  à  l'heure 
de  la  communauté,  et  une  infirmité  grave  lui  causait 
souvent  des  défaillances.  C'était  pour  elJe  une  grande 
affliction  de  ne  pouvoir  suivre  la  règle.  —  «  Mon  en- 
fant, lui  dit  le  Père,  désormais  vous  vous  lèverez 
comme  vos  sœurs;  je  vous  l'ordonne,  et  je  vous  pro- 
mets que  votre  santé  n'en  souffrira  plus.  »  Dès  le  len- 
demain la  religieuse  obéit  ponctuellement;  elle  fut 
instantanément  guérie  de  son  infirmité  et  des  défail- 
lances qui  en  étaient  la  suite.  Le  mal  n'a  plus  reparu. 
Nous  tenons  le  fait  de  la  propre  bouche  de  cette  reli- 
gieuse, aujourd'hui  supérieure  d'une  importante  com- 
munauté. 

Une  sœurcoadjutrice  de  la  maison  de  Saint-Joseph, 
près  de  Marseille,  était  sujette  depuis  son  enfance  à 
des  attaques  d'épilepsie.  Fort  jeune  encore,  la  sœur 
Depardon,  cartel  était  son  nom,  avait  été  admise  chez 
les  Dames  du  Sacré-Cœur,  quoique  l'on  connût  son 
infirmité.  Dieu  avait  ses  desseins  sur  cette  àme  inno- 


DERNIER    SÉJOUR    A    AVIGNON.  279 

cente  et  fidèle;  sans  lui  accorder  sa  guérison,  il  lui 
donna  assez  d'énergie  pour  suivre  exactement  la  règle, 
et  pour  rendre  par  son  travail  d'utiles  services;  on  lui 
permit  de  prononcer  ses  premiers  vœux. 

Durant  de  longues  années  la  sœur  Depardon  rem- 
plit avec  autant  d'intelligence  que  d'activité  le  difficile 
et  fatigant  emploi  de  sous-lingère  du  pensionnat.  Ses 
crises  étaient  fréquentes  ;  mais,  par  une  douce  atten- 
tion de  la  Providence,  elles  n'avaient  guère  lieu  que 
pendant  la  nuit.  Peu  de  personnes  dans  la  maison 
connaissaient  son  infirmité  et  ses  souffrances.  A  cet 
état  si  pénible  vint  s'ajouter  une  épreuve  plus  rude 
encore.  Le  temps  de  sa  profession  étant  arrivé,  à  rai- 
son de  sa  santé,  on  ne  crut  pas  pouvoir  lui  accorder 
la  joie  de  faire  ses  derniers  vœux.  La  bonne  sœur  ac- 
cepta cette  croix  avec  humilité. 

Elle  eut  occasion  de  confier  sa  peine  au  P.  Barrelle; 
elle  exprimait  surtout  la  crainte  que  son  infirmité  ne 
la  fît  enfin  renvoyer  du  Sacré-Cœur.  Le  Père  la  con- 
sola, puis  d'un  ton  affirmatif  il  ajouta  :  —  «  Tranquil- 
lisez-vous, ma  fille,  vous  ne  quitterez  jamais  le  Sacré- 
Cœur,  et  vous  y  ferez  votre  profession  sur  votre  lit 
de  mort.  » 

Dix  ans  plus  tard  la  parole  du  P.  Barrelle  se  réalisa 
de  point  en  point.  La  sœur  Depardon  mourut  à  Saint- 
Joseph  en  prédestinée,  après  avoir  reçu  toutes  les 
consolations  de  la  religion  et  prononcé  dans  la  joie  de 
son  àme  ses  derniers  engagements. 

Un  jeune  homme  de  bonne  famille,  encore  à  la  fleur 
de  l'âge,  se  trouvait  atteint  d'une  maladie  de  langueur 


280  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIEME. 

qui  le  conduisait  infailliblement  au  tombeau.  Il  voyait 
venir  sa  dernière  heure,  et  loin  de  se  résigner  à  mou- 
rir, il  entrait  dans  des  accès  de  désespoir  à  la  seule 
pensée  de  la  mort.  On  avait  épuisé  près  de  lui  toute 
consolation,  il  s'irritait  de  tout  ce  qu'on  pouvait  dire 
de  plus  capable  d'adoucir  son  esprit;  enfin  il  était  à 
craindre  qu'il  n'expirât  daiis  un  accès  de  son  déses- 
poir. 

Une  cause  inopinée  amène  le  P.  Barrelle  dans 
cette  maison.  On  lui  parle  de  l'état  effrayant  du  ma- 
lade. Il  veut  le  voir,  et  dès  qu'il  l'aperçoit  il  s'émeut 
de  compassion,  adresse  au  pauvre  mourant  des  paroles 
de  tendresse  et  lui  donne  toutes  les  marques  d'une 
vive  amitié.  Ce  cœur  ulcéré  se  dilate  et  s'épanche,  il 
explique  au  bon  Père  sa  douleur  et  ses  craintes.  — 
u  Eh  quoi!  mon  fils,  vous  craignez  la  mort?  Ah!  vous 
ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  mourir;  mais  je  vous 
l'enseignerai,  alors  vous  n'aurez  plus  de  terreurs.  » 
Le  jeune  homme  à  ces  mots,  percé  comme  d'un  trait 
de  lumière,  ouvre  son  cœur  aux  pensées  de  la  foi  et 
se  trouve  subitement  changé.  —  «  Ah!  mon  Père, 
que  j'étais  insensé!  maintenant  j'ai  tout  compris,  je 
mourrai  sans  crainte!  »  Le  Père  en  se  retirant  le 
bénit  et  lui  promit  de  revenir.  —  «  Mais  quel  est 
donc  ce  prêtre?  disait  le  jeune  homme;  à  coup  sûr 
c'est  un  grand  saint.  » 

Le  P.  Barrelle  revint  quelquefois  auprès  du  malade. 
Les  paroles  pleines  d'onction  qu'il  lui  adressa  en 
firent  un  fervent  pénitent.  Autant  il  avait  redouté  la 
mort,    autant  il   la   désirait    ensuite    ardemment.    Il 


DERNIER   SÉJOUR   A    AVIGNON.  281 

mourut  dans  de  grands  sentiments  de  joie  et  de  re- 
connaissance envers  Notre-Seigneur,  de  ce  qu'il  avait 
envoyé  son  ange  pour  lui  enseigner  le  chemin  du  ciel. 

Quelquefois  le  charitable  Père  avertissait  de  leur 
dernière  heure  ses  enfants  spirituels. 

Une  ancienne  supérieure  de  communauté  à  qui  il 
avait  donné  des  soins  assidus  reçut  un  jour  un  billet 
ainsi  conçu  :  «  Le  temps  est  venu  de  ne  plus  songer 
qu'à  l'éternité.  Le  monde  dira  :  Pauvre  Mère!  moi  je 
dis  :  Heureuse  Mère ,  qui  va  enfin  jouir  du  repos 
éternel!  »  La  mère  L***  relut  cette  lettre  tout  le  long 
du  jour.  Elle  se  coucha  de  bonne  heure  et  voulut, 
avant  de  s'endormir,  qu'on  lui  relût  encore  les  paroles 
du  Père.  —  «  C'est  singulier,  disait-elle,  il  écrivait 
la  même  chose  à  la  Mère  Joséphine  la  veille  de  sa 
mort.  »  Le  lendemain  matin,  à  trois  heures,  la 
Mère  L***  fut  frappée  d'une  attaque  de  paralysie  qui 
lui  enleva  toute  connaissance  pendant  les  vingt-quatre 
heures  qu'elle  vécut  encore. 

Un  dernier  fait,  oii  se  montre  l'intervention  provi- 
dentielle dans  les  démarches  du  saint  homme. 

En  1843,  le  P.  Barrelle  sortait,  un  matin  ,  de  notre 
résidence  de  Marseille,  lorsque  dans  la  rue  Longue- 
des-Gapucins  il  est  accosté  par  une  dame  inconnue.  — 
«  Mon  Révérend  Père,  allez  pr-omptement  rue  Petit- 
Saint-Jean  ,  tel  numéro ,  il  y  a  là  une  personne  en 
grand  danger  de  mort.  »  Le  P.  Barrelle  se  rend  en 
toute  hâte  à  la  maison  désignée.  Il  s'informe  s'il  n'y  a 
pas  de  malade.  Au  rez-de-chaussée,  au  premier,  au 
second  étage,  il  ne  se  trouve  aucun  malade.  U  y  a 

16. 


282  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIEME. 

bien,  lui  dit-on,  un  jeune  étranger  au  troisième 
étage  ;  il  était  bien  portant  hier,  mais  nous  ne  l'avons 
pas  vu  de  la  matinée;  or,  il  était  dix  heures  du  matin. 
Le  P.  Barrelle  monte,  il  pousse  la  porte...  le  mal- 
heureux jeune  homme  était  là ,  le  rasoir  en  main , 
s' apprêtant  à  se  couper  la  gorge.  La  surprise,  l'appa- 
rition presque  surnaturelle  de  ce  prêtre  vénérable 
paralysent  sa  résolution.  Il  écoute,  il  se  rend,  il  se 
convertit.  Peu  après  il  fut  admis  dans  le  cercle  reli- 
gieux, et,  après  plusieurs  années  d'une  vie  édifiante, 
il  mourut  saintement.  Ce  jeune  homme  a  souvent 
affirmé  qu'il  n'avait  laissé  soupçonner  à  personne  son 
funeste  projet.  Quant  à  la  dame  inconnue,  le  P.  Bar- 
relle ne  Ta  jamais  revue  nulle  part. 

Les  dernières  années  du  P.  Barrelle  au  collège 
d'Avignon  furent  mélangées  de  beaucoup  d'amer- 
tumes et  de  beaucoup  d'angoisses  intérieures,  dont 
nous  verrons  le  secret  dans  les  chapitres  suivants. 
C'est  alors  qu'il  écrivait  ces  paroles  :  «  Tout  ce  que 
j'ai  désiré  se  change  en  amertume,  tout  ce  qui  me 
plaisait  se  tourne  en  épines.  Je  ne  désire  plus  rien,  si 
ce  n'est  d'être,  s'il  se  pouvait,  flagellé  sur  la  place 
publique  pour  l'amour  de  Jésus-Christ.  » 

Ce  fut  un  nouveau  sacrifice  pour  son  cœur,  quand 
l'obéissance  religieuse,  cédant  cependant  à  ses  de- 
mandes réitérées,  de  nouveau  le  transplanta  du  collège 
Saint-Joseph  à  la  résidence  de  Lyon.  Il  avait  beau- 
coup travaillé  et  beaucoup  souffert  dans  cette  ville 
d'Avignon,  dans  ce  collège  fondé  de  ses  mains;  or, 
c'est  la  souffrance  qui  a  le  privilège  de  préparer  au 


DERNIER   SEJOUR    A    AVIGNON.  283 

cœur  les  plus  fortes  chaînes.  Quand  il  quitta  ses  en- 
fants, ses  frères,  ces  lieux  otjl  il  avait  vécu  dix  années  ; 
quand,  averti  intérieurement  que  c'était  un  suprême 
adieu,  il  s'éloigna  de  ce  dernier  théâtre  de  son  zèle  et 
de  tant  d'âmes  qu'il  avait  aimées ,  il  y  eut  un  brise- 
ment dont  la  douleur  ne  put  être  mesurée  que  de 
Dieu  seul,  mais  dont  ce  cri  d'adieu  donne  quelque 
idée  :  «  Pour  aimer  comme  on  doit  aimer,  ah  !  com- 
bien il  faut  mourir!  » 

Mais  un  écrit  confidentiel  nous  fera  mieux  com- 
prendre encore  cette  grande  résignation.  On  voit  que 
le  bon  religieux  y  console  deux  douleurs  en  une  seule. 
Ces  lignes  sont  datées  du  15  août  1859,  huit  jours 
avant  le  départ  pour  la  résidence  de  Lyon. 

«  La  tribulation  et  l'angoisse  m'ont  trouvé  sur  leur 
»  chemin  et  se  sont  jetées  sur  moi.  Vos  ordres,  Sei- 
»  gneur,  sont  le  sujet  de  ma  méditation.  »  Ainsi  s'ex- 
primait un  jour  David.  Quel  est  le  juste  ou  celui  que 
Dieu  veut  rendre  tel  par  l'application  de  sa  croix  qui 
ne  puisse  et  ne  doive  tenir  ce  langage?  Les  tribulations 
ne  manquent  à  personne  :  le  cœur  est  en  tous  plus  ou 
moins  angoissé ,  mais  qu'il  en  est  peu  qui  s'excitent 
en  pareille  rencontre  à  considérer  la  pure  volonté  de 
Dieu,  et  qui  cherchent  en  elle  seule  et  dans  leur  par- 
faite conformité  à  ce  qu'elle  envoie  de  pénible  et  de 
mortifiant,  la  consolation  que  leur  état  réclame!... 
C'est  de  ce  petit  nombre  d'élus  qu'il  nous  faut  être, 
et  pour  cela  il  nous  faut  nous  oublier  avec  tout  ce 
que  soulève  en  nous  de  pensées,  de  souvenirs  et  de 
sentiments  un  cœur  par  trop  sensible ,  et  considérer 


284  CHAPITRE   TRENTE-DEUXIEME. 

uniquement  les  dispositions  toujours  bonnes,  toujours 
sages,  toujours  admirables  du  divin  et  éternel  vouloir. 

»  Dieu!  si  mille  ans,  au  dire  du  Saint-Esprit,  ne 
sont  que  comme  le  jour  d'bier,  déjà  passé,  que  peut 
donc  nous  paraître  ce  Fort  petit  nombre  d'années  qui 
nous  restent  à  parcourir  sur  la  terre  de  l'exil,  et  cer- 
taines petites  portions  de  ce  fort  petit  nombre  d'an- 
nées, qui  renferment  quelque  chose  de  plus  amer  que 
les  autres?  11  ne  vaut  pas  même  la  peine  d'y  penser; 
comment  nous  en  affliger  si  fort?  Je  veux  par  consé- 
quent de  nos  âmes  une  mesure  de  courage  et  d'éner- 
gie,  qui  s'élève  par  la  grâce  au  niveau  de  la  mesure 
d'épreuve  à  laquelle  nous  sommes  soumis.  Nous  de- 
vons la  trouver  en  nous,  parce  qu'il  est  écrit  que 
Dieu  nous  donne  en  proportion  de  ce  qu'il  nous  de- 
mande, pour  que  nous  ne  faiblissions  pas  sous  le  joug 
que  nous  avons  à  porter.  Si  pour  cela  il  nous  faut 
n'avoir  pas  plus  d'égard  à  nous-mêmes  et  à  nos  peines 
que  si  nous  n'existions  pas,  pourquoi  liésiterions-nous 
à  prendre  ce  moyen?  Je  l'attends  de  vous  comme  de 
moi-même,  avec  la  conviction  que  Notre-Seigneur  ne 
nous  fera  jamaiset  nulle  part  ni  faux  bond,  ni  défaut. 

»  Nous  ne  saurions  nous  le  dissimuler.  Mille  fois 
Notre-Seigneur  a  parlé  de  passion ,  de  croix  et  de 
mort.  Si  nous  eussions  eu  une  vraie  faim  et  une  vraie 
soif  de  ces  aliments  exquis  et  divins,  en  les  voyant 
actuellement  couvrir  notre  table,  nous  en  tressailli- 
rions de  joie,  nous  en  donnerions  à  notre  Tout  hon- 
neur, bénédiction  et  louanges,  et  nous  ne  souffririons 
pas  que  notre  sensibilité  vînt  couvrir  d'un  crêpe  noir 


DERNIER    SÉJOUR    A    AVIGNON.  2S5 

cette  plus  belle  portion  de  notre  vie  qui  est  en  vérité, 
au  jugement  de  Dieu,  de  ses  anges  et  de  ses  saints, 
l'aurore  d'un  délicieux  et  bien  glorieux  jour.  Con- 
cevons bien  ceci  et  rions  du  tentateur,  qui  fonde  l'es- 
pérance de  sa  victoire  sur  ce  qui  doit  infailliblement 
amener  la  plus  honteuse  et  la  pins  irréparable  de  ses 
défaites,  par  la  vertu  du  sang,  des  mérites  et  de  la 
grâce  du  divin  Agneau.  Cessons  d'avoir  })eur  de  lui, 
et  faisons-le  plutôt  pâlir  et  trembler  par  la  fermeté  de 
notre  confiance  intérieure,  et  par  la  plénitude  de 
notre  patience,  de  notre  foi  et  de  notre  abandon 
total  à  la  main  détruisante  mais  salutaire  de  notre 
meilleur  et  unique  Ami.  » 

Le  P.  Barrelle  arriva  à  Lyon  le  29  du  mois 
d'août  1859.  11  y  demeura  jusqu'au  4  juin  1860, 
époque  de  son  départ  pour  la  fondation  de  Glermont. 
A  la  fin  de  septembre  1859,  il  fit  faire  aux  jeunes 
professeurs  de  Mongré  les  exercices  de  la  retraiîc 
annuelle. 

Au  mois  de  novembre,  il  donna  la  retraite  aux 
élèves  du  collège  Saint-Michel,  à  Saint-Etienne.  Il 
était  épuisé,  et  pourtant  il  parlait  avec  un  ton  de  vé- 
hémence et  de  conviction  qui  émerveillait  tout  le 
monde.  —  «  Je  n'y  comprends  rien,  disait-il,  je  n'en 
puis  plus,  et  cependant  j'accomplis  ma  tâche  sans 
peine.  »  Cette  retraite  marque  dans  les  souvenirs  du 
collège. 

Quoique  le  bon  Père  se  livrât  sans  répit  au  travail 
du  zèle,  deux  triduum  aux  Anglais  à  la  fin  de  no- 
vembre et  à  la  Ferrandière  au  milieu  de  décembre, 


286  CHAPITRE   TRENTE-DEUXIÉIME. 

un  autre  à  nos  théologiens  de  Fourvières,  sont  pres- 
que les  seules  œuvres  que  nous  ayons  à  signaler 
durant  son  séjour  passager  à  notre  résidence  de  Lyon. 
Mais  sa  correspondance  nous  laisse  voir  et  l'infati- 
gable courage  de  l'apôtre  et  les  langueurs  résignées 
de  l'exilé. 

»  Mercredi  16  novembre  1859. 

»  Demain  matin  je  me  rendrai  à  la  Ferrandière 
avec  une  gorge  grandement  enrouée,  pour  faire  deux 
instructions  par  jour,  et  confesser  la  nombreuse  com- 
munauté. Que  Notre-Seigneur  me  soit  en  aide!  Jus- 
qu'à présent  sa  douce  et  maternelle  charité  ne  m'a 
pas  fait  défaut,  et  j'en  ai  ressenti  la  protection  d'une 
manière  visible.  Il  m'a  livré  et  abandonné  à  la  sainte 
obéissance;  je  suis  la  marche  qui  m'est  tracée  par 
elle;  si  je  succombe,  cela  me  sera  bon.  Au  travail 
succédera  alors  le  repos,  et  ce  repos  ne  sera  pas  sans 
souffrance  :  tout  ira  donc  alors  en  perfection,  selon  la 
sainte  volonté  de  mon  Père  et  divin  Ami. 

»  Priez  pour  ma  faiblesse,  et  aussi  pour  qu'il  plaise 
à  ce  bon  Maître  de  hâter  le  moment  où  l'iniquité  sera 
ôtée  et  le  vêtement  changé.  Ah!  que  ce  moment  se 
fait  attendre!  Ici-bas  tout  est  court,  fort  court;  c'est 
la  vérité,  mais  s'il  l'est,  il  ne  nous  paraît  pas  l'être; 
et  de  là  nos  langueurs  dans  l'attente.  Ces  langueurs 
augmentent  en.  proportion  du  désir.  Heureusement 
les  distractions  de  notre  vie  aident  le  cœur  à  ne  point 
sentir  autant  l'ennui  et  l'amertume  des  retards.  C'est 
ce  que  j'éprouve  par  la  succession  des  œuvres  qui  me 


DERNIER   SÉJOUR    A    AVIGNON.  287 

sont  confiées,  et  qui  me  laissent  peu  de  jours  de 
répit,  à  cause  de  la  préparation  qu'il  faut  que  j'y 
apporte  et  qui  exige  que  j'aie  à  peu  près  constam- 
ment la  plume  dans  les  mains.  La  tête  en  est  parfois 
fatiguée.  Mais  il  faut  toujours  aller,  aller  jusqu'à  la 
mort  et  la  mort  de  la  croix,  selon  que  le  veut  notre 
Amour. 

»  Dieu!  Dieu!  arrivera-t-elle  donc  bientôt,  cette 
heure  fortunée?  Il  me  semble  que  plus  elle  tardera, 
moins  je  serai  préparé.  Mais,  d'autre  part,  je  crois  que 
ce  ne  sera  point  à  nos  mérites,  mais  uniquement  à 
ceux  de  notre  Amour,  que  tout  sera  accordé  :  c'est 
ce  qui  me  console  et  m'encourage. 

»  Par  moments  je  me  jette,  comme  un  plongeur  qui 
s'abîme,  dans  l'océan  sans  fond  des  humiliations  eu- 
charistiques de  ce  ravissant  Ami ,  et  de  là ,  je  crie  au 
Père,  au  Verbe  et  à  leur  Esprit  pour  qu'ils  veuillent 
bien  m'en  faire  l'application.  D'autres  fois  je  crie  avec 
David  notre  père  :  «  Souvenez-vous  de  ma  substance, 
»  Seigneur,  et  de'  ce  qu'elle  est.»  Ah!  sainte,  sainte  et 
suradorable  humanité  de  notre  Jésus,  que  ne  vous  de- 
vons-nous pas  !  il  a  plu  au  Père  de  tout  mettre  en  elle  et 
en  elle  seule,  puisque  Marie,  les  anges  et  les  saints  ont 
une  participation  seulement  de  l'immensité  qui  est 
dans  cette  délicieuse  humanité.  Dieu!  devons-nous 
l'aimer  et  nous  jeter  sur  elle,  comme  sur  notre  pâ- 
ture, car  elle  est  à  la  fois  notre  pain,  notre  viande, 
notre  breuvage,  notre  résurrection,  notre  vie,  notre 
douceur,  notre  substance,  notre  couche,  notre  repos, 
tout,  tout,  tout,  dans  les  ténèbres  de  la  nuit  profonde 


288  CHAPITRE    TRENTE-DEUXIEME. 

comme  dans  les  splendeurs  du  jour  le  plus  riant,  dans 
le  temps  et  dans  l'éternité. 

»   Joseph  S.  J.  » 

Une  touchante  lettre,  datée  dujourde  Pâques  1860, 
nous  montre  la  souffrance  et  Famour  perfectionnant 
à  l'envi  le  cœur  du  saint  Jésuite. 

«  Ce  pauvre  de  Lyon,  que  vous  demandera-t-il  au- 
jourd'hui dans  l'état  de  pénurie  et  de  presque  aveu- 
glement où  il  se  trouve  vis-à-vis  de  lui-même?  Arrivé 
au  jeudi  saint,  il  paraît  que  le  corps  se  trouvait  un 
peu  épuisé,  car  le  samedi  saint ,  j'ai  dû  interrompre 
les  cérémonies  que  je  faisais  chez  nos  bonnes  Sœurs, 
pour  reprendre  haleine^;  la  respiration  et  les  forces 
jiic  manquaient.  J'ai  pu  terminer  l'office,  et  parler  ce 
matin  environ  trois  quarts  d'heure.  Notre-Seigneur 
en  soit  béni  ! 

»  Pendant  ces  trois  derniers  jours,  mon  âme  a  suivi 
notre  bon  Maître  sur  le  chemin  de  sa  Passion,  mais  de 
quelle  manière?  Je  l'ignore.  J'allais  comme  je  pou- 
vais et  je  savais,  c'est-à-dire  pauvrement,  selon  mon 
ordinaire,  ne  distinguant  en  moi  que  le  désir  de  m'u- 
nir  à  mon  Sauveur  et  l'impuissance  de  vouloir  ou  de 
faire  autre  chose.  J'ai  ainsi  passé  à  peu  prés  tout 
mon  temps  entre  la  paix  et  la  souffrance,  entre  l'ac- 
tion intérieure,  toute  pénétrée  d'imperfection,  et  la 
stupidité  provenant  en  grande  partie,  ce  me  semble, 
d'une  certaine  dose   de  fatigue  physique,  jointe  aux 

*   Les  Sœurs  de  Sainî-Clinrles,  rue  des  Quatre-Cliapeaux. 


DERNIER   SÉJOUR    A    AVIGNON.  280 

ténèbres  ordinaires.  Oh!  que  voilà  un  triste  serviteur 
de  Dieu,  n'est-ce  pas?  Je  n'en  ai  pas  eu  néanmoins  le 
cœur  resserré,  et  j'ai  poursuivi  simplement  ma  route, 
adorant  la  sainte  volonté  de  mon  Dieu  et  me  traî- 
nant à  quatre  pattes,  puisque  je  n'avais  ni  pieds  pour 
marcher,  ni  ailes,  à  plus  forte  raison,  pour  voler. 

»  Ainsi  en  est-il.  Pourquoi  n'aimerais-je  pas  ce  qui 
est  conforme  à  la  justice  et  en  même  temps  le  fruit  de 
la  sagesse  et  du  bon  plaisir  divin?  Mieux  vaut  mar- 
cher par  ce  chemin  que  par  le  nôtre.  Si  nous  nous 
obstinions  à  voir  mieux  ailleurs  que  là,  nous  nous 
séparerions  de  notre  Amour.  Pas  d'autre  route  quand 
on  veut  le  suivre  en  vérité.  Je  le  disais  ce  matin  à 
nos  Sœurs,  c'est  par  la  passion  et  par  la  mort  que 
l'on  arrive  à  la  gloire  de  la  résurrection.  Tout  cela 
se  touche  comme  les  ponts  jetés  sur  les  rivières  tien- 
nent à  leurs  deux  bords.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  à  se 
plaindre  quand  on  souffre  de  quelque  manière  que 
ce  soit  :  c'est  là  le  gage  infiniment  précieux  de  la 
gloire  et  du  bonheur  qui  s'approchent.  Puissions- 
nous  le  comprendre,  le  goûter,  et  diriger  d'après  cela 
notre  conduite  intérieure  et  extérieure  jusques  à  la 
fin  de  notre  vie  sur  la  terre  de  l'exil  ! 

»  Ah!  la  terre  d'exil!...  vous  devez  comprend] e 
tout  ce  que  ce  mot  réveille  dans  mon  âme...  et 
cependant  le  désir  en  moi  est  tellement  macéré,  qu'en 
désirant  autant  que  par  le  passé,  je  ne  désire  pourtant 
plus  et  je  me  livre  sans  réserve  à  cette  foi,  à  cette 
confiance,  à  cette  patience  dans  l'enceinte  desquelles 
il  veut  que  nous  nous  renfermions.  Tout  cela  ne  peut 

TOM.  ÎI.  17 


290  CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME. 

se  faire  et  ne  se  fait  pas  sans  souffrance  et  sans  lan- 
gueur; mais  le  bon  plaisir  divin  absorbe  tout,  et 
l'âme,  grandement  sensible  toujours ,  est  néanmoins 
comme  insensible.  Voilà  bien  Dieu!  car  ici  rien  ne 
ressemble  à  la  nature. 

»  Ab  !  le  bon  ami  que  nous  avons  en  notre  Jésus  1 
et  comme  il  se  révèle  au  naturel  dans  la  tendresse  de 
son  Cœur!  Rien  n'arrête  plus  le  cœur,  quelque  nîisé- 
rable  qu'il  soit  et  qu'il  se  sente.  Il  se  livre,  il  se  fond, 
il  s'écoule  en  plénitude  dans  ce  très-pur  océan  où  il 
veut  en  se  lavant  se  perdre ,  et  en  se  perdant  s'unir 
comme  substantiellement,  pour  en  être  à  jamais,  à 
jamais  inséparable.  Quel  bien  donc,  quel  tout  petit 
atome  de  bien  peut  se  trouver  ailleurs  qu'en  cette 
délicieuse,  unique  et  uniquement  unique  plénitude? 
Ah  !  Jésus,  Jésus  nous  est  tout,  tout  dans  le  temps  et 
dans  l'éternité  où,  abîmés  en  lui,  nous  entrerons  par 
lui  et  avec  lui  dans  ce  sein  du  Père,  auquel  nous 
sommes  unis,  et  soumis  en  unité  avec  lui,  pour  la 
gloire  très-pure  de  la  Trinité  bienheureuse!  Atten- 
dons, et  attendons  encore.  Ce  jour  viendra  pour 
nous.  Il  est  bon  et  bien  bon  de  souffrir  de  cette  at- 
tente et  de  ces  langueurs  quand  on  est  sûr  d'arriver 
à  cette  immense  plénitude... 

»  Je  veux  tout  et  je  ne  veux  plus  rien  que  la  volonté 
de  mon  Ami  et  de  ma  Substance.  Je  crois,  j'espère, 
et  il  me  semble  aimer  de  tout  mon  cœur.  Enfin,  je 
suis  à  la  fois  triste  et  content,  languissant  et  plein  de 
vie,  faible  et  fort,  plein  de  désirs  et  mort  à  tout 
désir,  affamé  de  lumières  et  résigné  à    ne  plus  rien 


DERNIER    SÉJOUR    A    AVIGNON.  291 

voir,  consentant  à  mourir  et  à  vivre,  et  en  repos  sur 
le  sein  et  dans  le  cœur  de  Dieu. 

»  Mais  je  veux  qu'au  milieu  de  tout  cela,  car  c'est 
la  vérité  et  c'est  ce  que  Notre-Seigneur  y  voit,  vous 
vous  souveniez  qu'il  y  a  une  foule  d'imperfections  et 
de  misères  qui,  sans  la  charité  infinie  de  mon  Père, 
gâteraient  tout  et  lui  feraient  rebuter  tout...  Ah!  que 
cette  divine  charité  est  donc  miséricordieuse!  Atten- 
dons dans  la  paix  et  dans  le  plus   intime  abandon. 

»  Toutes  mes  bénédictions. 

»  Joseph  S.  J.  » 


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292  CHAPITRE  TRElN  TE-TROISIEME. 


CHAPITRE  XXXIII. 

RECTORAT  A    CLERMONT. 

Le  P.  Rarrelle  fonde  le  noviciat  de  Glermont. —  Installation. — 
Derniers  ministères  :  Retraite  aux  Ursulines  et  à  Rellecroix. 
—  Divin  voisinage.  —  Langueurs  de  l'exil. 

Depuis  longtemps  la  pensée  des  Jésuites  se  repor- 
tait avec  espérance  vers  ces  contrées  d'Auvergne 
autrefois  témoins  de  leur  premier  dévouement  à  la 
France. 

Quel  charme  ne  doit  pas  cette  province  à  sa  con- 
formation ,  à  la  fertilité  de  son  sol ,  aux  fécondes  ar- 
deurs de  son  soleil  et  à  l'austérité  de  ses  frimas!  Ses 
montagnes,  tantôt  ardues,  tantôt  solennelles,  cachent 
dans  leurs  replis  de  frais  et  capricieux  vallons;  et,  de 
leurs  crêtes  élevées,  on  peut  voir,  s'étendant  au  loin 
sous  une  opulente  végétation,  les  plaines  de  la  Lima- 
gne  chargées  des  produits  les  plus  riches  et  les  plus 
variés. 

On  aime  dans  ses  habitants,  pour  peu  qu'on  ait 
pris  le  temps  de  les  connaître,  sous  l'apparente  in- 
souciance de  la  forme,  une  bonhomie  pleine  de 
finesse,  une  nature  pleine  de  cœur,  et  dans  ce  cœur 
une  ardente  foi. 

Sensibles  sans  doute  à  ces  mérites,  les  enfants  de 


RECTORAT   A  GLERMONT.  293 

saint  Ignace  se  sentaient  d'ailleurs  attirés  par  des  sou- 
venirs et  des  espérances.  Si  Paris  avait  été  le  premier 
berceau  de  l'ordre ,  Billom  avait  été  le  premier 
théâtre  de  ses  travaux  scientifiques  dans  le  royaume 
de  France;  et  ces  traditions,  noblement  renouées 
en  1826,  il  lui  tardait  de  les  reprendre  avant  que  la 
mémoire  s'en  fût  affaiblie. 

Lorsque,  en  1859,  après  un  intervalle  de  trente 
années,  M^'  Féron  eut  accueilli  ce  désir,  conformé- 
ment à  la  requête  unanime,  présentée  dix  ans  aupa- 
ravant par  les  curés  titulaires  du  diocèse,  ce  fut  avec 
un  profond  espoir  que  les  Jésuites  vinrent  poser  les 
bases  d'un  noviciat  de  la  Compagnie ,  dans  ce  pays 
non  moins  fécond  à  Dieu  et  à  son  Evangile  qu'aux 
hommes  et  à  leurs  désirs  terrestres.  Car  si  la  sève 
chrétienne  y  fait  germer  pour  l'Église  de  belles  mois- 
sons et  y  garde  toujours  vigoureuse  l'antique  foi  de 
nos  pères,  on  peut  dire  aussi  que  les  sueurs  de  ses 
prêtres  y  font  germer  des  apôtres.  L'Auvergne  est 
demeurée  pour  le  sanctuaire  un  terrain  fertile,  comme 
si  ses  premiers  évéques  y  avaient  répandu  avec  leur 
sang  l'onction  de  leur  sacerdoce. 

Une  pépinière  apostolique  avait  donc  bien  là  sa 
place,  et  devant  soi  un  avenir  plein  de  promesses. 
Le  P.  Barrelle,  en  1827  et  en  1828,  y  avait  conquis 
dans  tous  les  cœurs  ses  titres  de  naturalisation.  C'est 
à  lui  que  la  Compagnie  confia  la  nouvelle  fondation. 
La  reconnaissance,  la  vénération,  la  joie  lui  firent  un 
charmant  accueil,  a  Nous  reviendrons,  et  moi  je  re- 
viendrai »  ,   avait-il    dit  dans   un  adieu  prophétique. 


294  CHAPITRE    TRENTE-TROISIÈME. 

Enfin  l'heure  du  retour  venait  de  sonner;  et  le  P.  Bar- 
relie  revenait  donner  plus  que  sa  jeunesse,  son  talent 
et  son  activité ,  il  venait  donner  son  dernier  soupir. 
Glerniont  seia  le  lieu  du  repos  à  celui  qui  ne  savait 
qu'un  repos  légitime,  le  repos  éternel.  Il  y  laissera  sa 
dépouille,  son  cœur;  et,  scellée  sur  sa  tombe  véné- 
rée, la  chère  alliance  des  fils  d'Ignace  et  des  enfants 
de  saint  A.vit  ne  sera  point  brisée. 

Oui  nous  racontera  mieux  que  le  P.  Barrelle  son 
installation  dans  la  nouvelle  demeure?  Voici  com- 
ment il  en  parle  à  une  supérieure  de  communauté, 
le  6  juin  1860  : 

«Je  vous  avais  promis,  ma  chère  fille,  de  vous 
donner  de  mes  nouvelles.  Me  voici. 

»  Bénissons  d'abord  Notre-Seigneur  ensemble  de 
ses  mille  charités  envers  ses  plus  pauvres  enfants.  Oui 
pourra  jamais  lui  rendre  de  dignes  actions  de  grâces 
de  cette  miséricorde,  dont  il  daigne  garder  le  sou- 
venir en  son  cœur?  Heureusement  toute  la  reconnais- 
sance de  l'homme  est  dans  l'amour,  et  comme  il 
n'est  rien  de  plus  facile  que  d'aimer  le  délicieusement 
Aimable,  nous  pouvons  très-facilement  reconnaître 
l'immense  charité  de  Jésus  pour  nous.  Aimons-le,  et 
il  sera  pleinement  satisfait. 

»  Lundi  soir,  à  cinq  heures,  nous  débarquions  à 
Glermont,  et  huit  minutes  après  nous  entrions  dans  la 
nouvelle  demeure  que  nous  avait  préparée  la  divine 
Providence.  La  maison,  dont  l'aspect  n'est  pas  dis- 
gracieux au  dehors ,  et  présente  même  quelque  peu 
d'élégance,  a  trois  étages  et  un  modeste  grenier.  Elle 


RECTORAT   A    GLERMONT.  295 

n'était  point  faite  pour  une  communauté,  et,  quoi 
qu'on  fasse,  on  ne  pourra  lui  en  faire  prendre  les 
formes.  Néanmoins,  on  ne  s'y  trouve  point  mal,  quoi- 
que le  bâtiment  y  ait  peu  de  largeur.  Il  y  aura  pour 
dix-huit  à  vingt  novices,  quelques  Frères  et  cinq  ou 
six  Pères,  sans  compter  un  petit  corps  de  bâtiment 
pour  des  retraitants,  mais  il  aura  besoin  d'être  achevé. 
Ce  qui  me  plaît  le  plus  ici,  c'est  le  silence  et  la  soli- 
tude. Nous  sommes  loin  du  bruit,  touchant  à  la  ville 
d'un  côté,  et  ayant  vue  de  l'autre  sur  la  campagne. 
Cette  vue  est  agréable,  et  élève  le  cœur  à  Dieu.  De 
plus,  nous  avons  trois  jardins  contigus  l'ua  à  l'autre, 
avec  assez  d'ombrage  pour  favoriser  un  saint  recueil- 
lement. 

»  Tout  cela ,  avec  le  repos  du  cœur ,  semblait  pour 
le  moment  ne  pas  laisser  grand'chose  à  désirer  ;  et 
cependant  j'y  désirais  le  meilleur...  notre  Jésus,  je 
veux  dire.  Point  de  chapelle  encore  ;  mais  aujourd'hui 
tout  se  prépare  pour  que  le  Maître  soit  chez  nous 
demain.  Nous  sommes  quatre,  deux  Pères  et  deux 
Frères.  Le  Verbe  fait  chair  sera  le  cinquième  et  le 
premier  en  même  temps.  Je  l'y  mettrai  moi-même 
après  l'avoir  enfanté  dans  cette  nouvelle  Bethléhem, 
de  la  parole  de  ma  bouche  et  de  mon  cœur.  Puis, 
nous  serons  à  côté  l'un  de  l'autre,  le  serviteur  avec 
le  Maître,  l'enfant  entre  les  bras  de  son  Père,  et  l'ami 
datis  le  cœur  du  plus  tendre  et  du  plus  familier  des 
Amis.  Demandez-lui  pour  moi  la  grâce  de  l'amour 
simple,  caressant  et  livré  à  toutes  ses  tendresses. 
Ainsi  j'attendrai  les  fêtes  de  son  Cœur. 


29f)  CHAPITRE   TRENTE-TROISIEME. 

"   Aimons,  aimons,  aimons  J'infiniment  Aimable. 
»   De  loin  connne  de  prés,  tout  et  toujours  à  vous. 

»  Joseph  S.  J.  » 

La  fête  du  Sacré-Cœur  écoulée,  le  P.  Barrelle  re- 
prend son  compte  rendu  aux  bienfaitrices  de  la  rue 
Bansac  : 

«  Clermont,  le  15  juin  1860. 

u  Nous  voilà ,  mes  bien  chères  filles ,  vers  la  fin  de 
la  grande  fête.  Plusieurs  fois  je  me  suis  vu  et  trouvé 
avec  vous  et  avec  vos  premières  communiantes,  mais 
sans  prendre  part  à  ce  tracas  qui  d'ordinaire  accom- 
pagne les  grandes  réunions  et  les  grandes  solennités. 
J'avais  donc  la  douceur  de  la  fête,  sans  en  avoir 
l'agitation  :  vous  aviez  le  plus,  et  j'avais  le  mieux;  je 
ne  le  devais  point  à  mon  mérite;  il  était  pour  moi  le 
fruit  de  la  caducité  plus  que  de  toute  autre  chose. 
Tout  à  côté  pourtant,  je  sentais  bien  qu'à  mon  repos 
et  à  ce  qui  l'avoisine  il  manquait  une  sorte  d'assaison- 
nement. Les  fêtes  purement  fêtes,  sans  rien  de  sen- 
sible, ont  pour  l'homme,  tel  que  Notre-Seigneur  l'a 
fait,  un  je  ne  sais  quoi  d'imparfait,  qui  les  prive 
d'une  partie  de  leur  saveur.  J'y  ai  trouvé  matière  à 
un  petit  sacrifice,  et,  vous  le  savez,  tout  sacrifice  est 
bon.  A?nen. 

»  Qu'avons-nous  donc  fait  ici,  petit  troupeau  que 
nous  sommes?  Nous  avons  imité  Marie  et  Joseph  dans 
leur  sollicitude  autour  de  l'Enfant  nouveau-né,  et 
nous  avons  suppléé  à  notre  médiocrité  par  notre  pro- 
preté,  et  encore   il   a  bien    fallu    le  concours  d'une 


RECTORAT   A    GLERMOINT.  297 

grande  charité.  Béllianie,  vous  devez  en  savoir  quel- 
que chose,  est  venue  à  notre  aide  avec  sa  hbéralité 
accoutumée;  c^est  de  ses  langes  que  nous  avons  en- 
touré le  pauvre  Enfant  ;  c'est  de  sa  cire  que  nous 
l'avons  éclairé,  et  son  Cœur  en  était  content.  Puis 
Mv  l'abbé  de  Meydat  nous  a  prêté  un  ornement  con- 
venable, ou  plutôt  nous  l'a  lui-même  gracieusement 
apporté,  Sctns  que  nous  lui  en  eussions  manifesté  le 
désir;  et  j'ai  célébré  la  sainte  messe  au  milieu  des 
,  flambeaux  de  Béthanie,  entre  deux  de  nos  F'rères 
seulement;  pas  d'autre  assistance. 

»  Seulement  je  m'étais  permis  de  demander  à 
Notre-Seigneur  qu'il  voulût  bien,  pour  la  gloire  de 
son  Cœur,  nous  envoyer  de  son  ciel  quelques-uns  de 
nos  amis  d'entre  ses  saints  et  ses  anges.  J'ai  la  con- 
fiance que  sa  tendre  charité  m'aura  exaucé.  Telle  a 
été  notre  fête.  Il  est  cinq  heures,  vous  êtes  au  salut. 
Nous  n'en  aurons  point.  C'est  le  désert;  et  il  m'est 
bon,  parce  qu'il  n'est  pas  solitude.  Jésus  est  à  deux 
pas  de  moi,  et  vous  y  êtes  aussi,  mes  bien  chères 
filles,  personnifiées  dans  la  lumière  qui  brille  à  côté 
de  son  tabernacle.  Oh!  priez  bien,  pour  que  je  me 
prépare  dans  mon  désert  à  l'accomplissement  parfait 
de  toutes  les  pensées  de  Dieu  sur  ma  pauvre  et  vieille 
âme.  • 

»  En  vérité,  mes  filles,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  fais 
sur  la  terre.  Oh!  qu'il  me  serait  bon  de  la  quitter 
pour  aller  là  où  la  céleste  charité  ne  dédaigne  pas  de 
m' attendre!  Mais  encore,  ah!  prends  patience,  mou 
cœur,  ce  jour  viendra.  Meurs  avant  de  mourir,  etbien- 

17. 


298  CHAPITRE  TRENTE-TROISIEME. 

tôt  viendra  la  vie,  et  la  pleine  jouissance  de  la  vie. 
Plus  le  vide  s'opère,  plus  la  plénitude  s'approche,  et 
alors ,  ô  quel  immense  bonheur! 

»  Je  vous  bénis  du  fond  de  mon  cœur,  vous  et 
toutes  mes  bonnes  fdles  de  Béthanie. 

»  J.  Joseph  S.  J.  » 

«  Prends  patience,  mon  cœur,  meurs  avant  de 
mourir,  et  bientôt  viendra  la  vie  et  la  pleine  jouis- 
sance de  la  vie.  »  Le  P.  Barrelle  désormais  est  tout 
entier  dans  cette  parole.  Il  sent  que  ses  liens  se  dé- 
nouent et  qu'en  lui  retirant  la  vigueur  corporelle  le 
Seigneur  l'avertit  de  son  prochaih  passage.  «  Je  ne 
tarderai  pas  à  mourir,  disait-il,  je  sens  que  rien  ne 
m'attache  désormais  aux  choses  terrestres.  » 

Impuissant  à  l'action,  il  se  compare  à  l'enfant  de 
Bethléhem  qui,  emmaillotté  dans  ses  langes,  n'opère 
pas  moins  efficacement  l'œuvre  de  la  Rédemption. 
C'est  pourquoi,  tant  que  lui  reste  la  prière,  c'est-à- 
dire  jusqu'au  dernier  jour,  il  se  dépensera  devant  Dieu 
pour  le  bien  des  âmes  ;  il  puisera  à  la  source  des  grâces, 
et  ses  frères  en  distribueront  pour  lui  les  eaux  vives, 
chèrement  achetées  par  les  gémissements  de  l'exil. 

C'est  une  vie  toute  nouvelle,  une  existence  tout  in- 
térieure qui  est  son  nouveau  partage,  et  le  prestige 
qui  environne  son  nom  depuis  1828,  dans  ce  pays  où 
le  cœur  ne  connaît  pas  l'o^li,  il  n'en  pourra  pas 
profiter  pour  lui-même  ;  ce  prestige  s'étendra  sur  sa 
communauté  comme  un  héritage  anticipé  qui  couvrira 
d'honneur  ses  modestes  commencements. 


RECTORAT    A    GLERMONT.  299 

TjC  p.  Barrelle  essaya  cependant  quelques  minis- 
tères. Cinq  retraites  aux  enfants  et  trois  retraites  de 
communautés  furent  les  derniers  efforts  de  sa  parole. 

Nous  ne  passerons  pas  sous  silence  sa  retraite  aux 
Ursulines  de  Glermont. 

Ce  couvent ,  qui  est  au  premier  rang  à  Glermont 
pour  l'éducation  secondaire  des  jeunes  filles,  avait  eu 
le  bonheur,  on  s'en  souvient,  de  recevoir  les  derniers 
soins  du  P.  Barrelle  s'éloignant  de  l'Auvergne  et  de 
la  France.  Son  zèle  y  avait  marqué  une  empreinte 
profonde,  et  la  tradition  de  son  éloquence  et  de  sa 
sainteté,  perpétuée  dans  le  souvenir  des  plus  anciennes 
religieuses,  avait  communiqué  aux  plus  jeunes  un  pieux 
désir  de  l'entendre.  Ce  désir  ne  fut  pas  trompé,  et 
l'attente  de  leur  piété  fut  de  beaucoup  dépassée. 

«  Je  le  vois  encore,  dit  l'une  d'elles,  je  le  vois  à 
cette  grille  recueilli,  exténué,  ardent  cependant  et 
saintement  enthousiaste,  les  deux  mains  croisées  sur 
sa  poitrine  haletante  et  nous  redisant  sous  mille  for- 
mes ,  jusqu'à  l'épuisement  :  —  «  Mes  filles,  mes  filles, 
«aimez  Dieu!  aimez  Dieu!  aimez-le  uniquement, 
»  éperdument!  » 

»  Sa  retraite  peut  se  résumer  dans  cette  parole  : 
«  Tout  au  profit  de  mon  amour  unique.  » 

M  Combien  nous  fûmes  touchées  de  son  amour  pour 
la  solitude,  de  son  indifférence  à  toute  chose  créée! 
Pendant  toute  la  retraité,  il  passa  tous  ses  moments 
libres  avec  Dieu  dans  la  sacristie ,  sans  sortir  une  seule 
fois;  et  quand  M.  l'aumônier  l'invitait  à  faire  une  pe- 
tite promenade  pour  se  distraire  :  —  «Merci,  disait-il, 


300  CHAPITRE   ÏRE.NTE-TROISIÉME. 

»  le  bon  Dieu  me  distrait  assez.  »  En  effet,  son  entre- 
tien avec  Dieu  était  continuel;  il  se  promenait  lente- 
ment dans  la  sacristie,  laissant  ouverte  la  porte  du 
sanctuaire  afin  de  saluer  souvent  d'une  (jënuflexion  le 
ravissant  Ami  de  son  cœur,  et,  se  croyant  seul,  il 
s'épuisait  en  élans  de  tendresse,  en  soupirs  enflammés. 

»  Sa  patiente  charité  le  mettait  à  la  disposition  de 
chacune ,  et  il  ne  refusa  jamais  un  conseil ,  un  encou- 
ragement,  une  consolation.   » 

On  trouvera  volontiers  ici  quelques  pensées  recueil- 
lies de  cette  fervente  retraite  : 

Sur  l'amour.  —  «  Dieu  est  charité.  Or  Dieu,  dit 
l'Ecriture,  nous  créa  à  son  image.  Voilà  pourquoi  il 
nous  fit  aimants,  essentiellement  aimants.  Désormais 
je  ne  cherche  plus  comment  je  reconnaîtrai  les  bien- 
faits de  mon  Dieu;  j'ai  un  cœur,  cela  suffit.  O  Dieu! 
soyez  l'objet  unique,  l'objet  envahisseur,  l'objet  maî- 
tre de  mon  cœur;  son  objet  épuisant  !... 

»  Restez  dans  l'amour,  dit  l'Apôtre.  Marchez, 
allez,  venez,  mais  restez  dans  cet  heureux  cercle 
tracé  autour  de  vous  par  votre  Dieu  :  l'ainour. 

»  Dieu  a  aimé  le  monde  qu'il  a  fait,  l'homme  qu'il  a 
créé  par  son  Verbe ,  et  après  l'avoir  tiré  des  profon- 
deurs du  néant  et  façonné  à  sa  propre  image,  il  le 
comble  d'un  déluge  de  biens.  Le  premier  flot  c'est 
son  Verbe,  c'est  l'océan  de  la  Divinité.  Le  second 
c'est  son  Saint-Esprit.  0  cœur  de  l'homme,  que  tu  es 
un  sanctuaire  auguste  ! 

»  L'amour  est  unique;  c'est  son  essence.  Voici  la 
règle,  le  principe  de  sainteté  invariable  :  Ceci,  cela 


RECTORAT   A   CLERMOINT.  301 

tourneia-t-il  au  profit  ou  au  détriment  de  mon  amour 
unique?  J'ai  des  yeux,  des  oreilles,  un  goût,  pour 
voir,  pour  entendre,  pour  savourer;  mais,  mais  la 
règle  :  cela  tournera-t-il  au  profit  de  mon  amour  uni- 
que? —  Oui?  —  C'est  bien!  —  A  son  détriment?  — 
Exclu!  mille  fois  exclu!  J'ai  un  esprit  pour  juger, 
une  mémoire  pour  me  souvenir,  une  volonté  pour  me 
prononcer,  j'en  puis  user;  mais  la  règle,  la  règle!... 
Jugements,  souvenirs,  ne  blessez-vous  point  Famour 
unique?  Volonté  propre!  Ah!  toile,  toile,  crucifige  : 
elle  tue  l'amour. 

»  Un  autre  caractère  de  l'amour,  c'est  qu'il  tâche 
de  faire  toujours  davantage.  Encore  plus,  encore 
mieux;  voilà  sa  tendance,  c'est  dans  la  nature  de 
l'amour.  Dieu  le  Père  a  répandu  avec  profusion  ses 
biens  sur  la  terre,  il  a  inondé  les  déserts  de  sa  gloire. 
S'est-il  restreint  au  juste,  au  convenable?  N'a-t-il  pas 
fait  le  plus  ,  le  mieux?... 

»  Le  Fils  n'a-t-il  point  dit  :  J'ai  soif,  soif  du  plus, 
soif  du  mieux  pour  l'homme  !  Il  pouvait  nous  sauver 
par  un  seul  acte  intérieur,  par  une  goutte  de  sang, 
et  il  est  resté  trente-trois  ans  ici-bas,  et  il  n'a  dit  : 
«  Tout  est  consommé  5»  ,  que  lorsqu'il  ne  lui  restait 
plus  de  sang  dans  les  veines. 

»  Le  Saint-Esprit  ne  nous  donne  pas  une  flamme, 
mais  la  fournaise;  pas  un  don,  mais  tous  les  dons. 
Ah!  pauvres  âmes,  pourquoi  le  faites-vous  gémir? 
Pourquoi  le  tenez-vous  captif?  Ne  voyez-vous  pas  qu'il 
ne  demande  qu'à  s'épancher?  Livrez-vous  à  lui,  et, 
fussiez-vous  des  vers  de  terre,  il  vous  donnera  des  ailes 


302  CHAPITRE -TRENTE-TROISIÈME. 

pour  voler,  voler  toujours.  Madeleine,  Pélagie,  Thaïs, 
rUarie  Egyptienne,  vous  êtes  les  ouvrages  de  FEsprit- 
Saint.  Marie-Madeleine  a  causé  d'inconcevables  peines 
à  Marthe,  à  Lazare,  à  Jésus,  par  ses  retards  et  ses 
recherches.  Mais  cette  femme  est  devenue  par  l'amour 
un  vaisseau  de  pureté ,  et  elle  conduit  au  ciel  la  pha- 
lange des  vierges  sous  la  bannière  de  l'amour.  Cou- 
rage donc  !  courage  !  espérance  !  » 

Reconnaissance.  —  «  Tout  en  nous,  tout  hors  de 
nous,  est  un  moyen  de  parvenir  à  Dieu,  de  le  bénir, 
de  nous  unir  à  lui.  Chaque  objet,  chaque  créature  est 
un  échelon  de  cette  échelle  mystérieuse  qui  porte  à 
son  sommet  le  Très-Haut.  Chaque  bienfait  est  un  flot 
qui  vient  baigner  nos  pieds  et  sur  lequel  nous  devons 
nous  élever  pour  arriver  jusqu'à  Dieu. 

»  Chaque  saison ,  chaque  jour,  chaque  heure  vient 
nous  jeter  des  flots  de  grâce.  Ah!  si  jusqu'ici  nous 
n'avons  pas  su  remercier  l'Amour,  reprenons  notre 
cantique  de  bénédiction  :  Agimus  tibi  grattas.  Sachons 
découvrir  la  bonté  de  notre  Dieu  :  cette  nature  qui 
nous  réjouit,  c'est  sa  main  qui  l'a  revêtue  de  sa  parure  ; 
cet  air  que  nous  respirons,  c'est  le  souffle  de  son 
anjour  qui  nous  fait  vivre;  ce  vêteijient  que  nous  por- 
tons, c'est  un  tissu  de  ses  bienfaits;  cette  cellule  que 
nous  habitons  est  pleine  des  témoignages  de  sa  pater- 
nité miséricordieuse. 

»  N'ouvrons  pas  tant  de  livres,  seulement  celui  de 
la  nature  et  celui  de  la  grâce.  Chaque  créature  en 
forme  un  chapitre.  Et  toutes  ces  créatures,  mises  sur 
notre  chemin ,  sont  autant  de  voix  qui  nous  crient  : 


RECTORAT   A    GLERMONT.  303 

Je  suis  un  messager  d'amour.  Chaque  Jjienlait  de  Dieu 
est  un  tison  d'amour  qu'il  nous  jette.  D'où  vient  donc 
que  nous  n'en  sommes  pas  consumés?  Notre  volonté 
doit  être  comme  un  bois  desséché  que  nous  jetons 
dans  les  flammes  de  l'amour.  » 

Imitation  de  Jésus-Christ.  —  «  Nous  sommes  des 
tailleuses;  un  patron  nous  est  donné.  Il  faut  faire  à 
l'étoffe  toutes  les  échancrures  que  le  patron  demande. 
Et  ce  divin  patron,  c'est  Jésus-Christ. 

»  Jésus  est  notre  sacristie.  Le  prêtre ,  suivant  les 
jours,  se  revêt  d'ornements  de  diverses  couleurs  pour 
monter  à  l'autel.  Nous,  nous  devons  aller  prendre  en 
Jésus-Christ,  suivant  les  diverses  circonstances,  les 
saints  ornements  des  vertus,  pour  aller  ensuite  offrir 
notre  sacrifice.  L'humilité  a  une  couleur  bien  foncée, 
mais  la  pureté  est  blanche  et  la  pauvreté  est  or. 

»  Jésus  est  la  voie,  la  porte  de  la  justice.  Admirer 
les  exemples  de  Notre-Seigneur,  c'est  bien;  mais  sou- 
venons-nous qu'il  est  notre  porte  et  qu'après  avoir 
contemplé  les  magnifiques  ornements  de  cette  porte 
auguste,  nous  devons  entrer  par  elle  dans  nos  propres 
appartements  pour  les  parer  des  mêmes  vertus.  » 

Humilité.  —  «  Deux  vertus  sont  essentiellement  la 
base  des  autres  :  l'humilité  et  la  pauvreté.  L'humilité 
creuse  un  abîme  en  nous;  la  pauvreté  élève  un  mur 
autour  de  ce  vide  pour  que  rien  au  monde  ne  puisse  y 
tomber  et  le  remplir.  Alors  Dieu  voyant  cet  abîme 
qui  rappelle,  se  précipite  dans  l'âme. 

»  Jésus,  Marie,  Joseph,  ces  géants  du  paradis,  fai- 
saient  de    toutes    petites   choses  ;    et    vous ,    grande 


;îi)4  chapitre  treinte-troisjeme. 

épouse  de  mon  très-petit  Dieu,  vous,  vous  ne  voulez 
accomplir  que  de  l'extraordinaire! 

»  C'est  une  fleur  d'agréable  odeur  que  la  petitesse. 
Respirez-en  la  suavité.  Le  jardin  où  elle  brille  avec  le 
plus  d'éclat  est  le  Cœur  de  Jésus.  Ob  !  quelle  humilité 
que  la  sienne  ! 

»  Il  n'y  a  rien  de  plus  vil  qu'une  âme  qui  s'estime, 
ou  qui  ne  sait  pas  se  mépriser.  » 

Obéissance.  —  «  Nous  sommes  des  blocs  de  pierre 
enfoncés  dans  la  montagne  et  cimentés  par  le  péché. 
Pour  être  mis  dans  le  céleste  édifice  il  faut  rouler  en 
bas,  ras  de  terre,  et  ce  n'est  que  dans  le  vallon  que 
Jésus  nous  travaille  et  nous  polit. 

»  Et  erat  siibdùus  illis.  Jésus  rassemble  tous  les 
trésors  de  sa  divinité ,  toutes  les  perfections  de  son 
humanité,  sa  sagesse,  sa  lumière,  sa  sainteté;  il  en 
fait  un  immense  faisceau,  et  il  le  lie  et  le  relie  par  la 
corde  sacrée  de  l'obéissance  :  et  erat  subditus  illis;  il 
se  met  dessous.  » 

Zèle.  —  «  La  charité  couvre  la  multitude  des  pé- 
chés. J'ai  un  passé  affreux  qui,  semblable  à  une  mer 
houleuse ,  porte  jusqu'à  moi  les  débris  de  mes  nau- 
frages. Mais  je  vais  sauver  les  âmes  et  je  serai  sauvé. 
Un  ange  descendra  du  ciel,  il  portera  une  épaisse 
couverture  tissue  de  mes  actes  apostoliques,  et  Dieu 
ne  verra  plus  mes  crimes. 

»  Les  âmes  apostoliques  sont  semblables  à  des  ai- 
gles qui  fondent  sur  leur  proie,  qui  l'eidèvent  avec 
eux  jusqu'à  leur  hauteur.  Ils  prennent,  ces  aigles 
divins,  une  âme,  la  ravissent,  la  déposent  aux  pieds 


RECTORAT   A   GLERMONT.  305 

du  Bien-Aimé,  et  reprennent  aussitôt  leur  vol  pour 
courir  après  une  autre  conquête. 

5)  Il  viendra  un  temps ,  dit  Zacharie ,  où  une  fon- 
taine sera  dans  Jérusalem,  et  tous  seront  altérés. 
Jésus  est  la  fontaine  d'eau  vive  puisant  dans  la  source 
de  la  divinité  et  déversant  sa  plénitude  sur  les  âmes. 
L'âme  apostolique  est  aussi  cette  fontaine ,  et  Jésus- 
Christ  doit  en  être  la  source.  Or,  de  même  que  le 
tuyau  d'une  fontaine  s'enfonce  dans  la  source,  de 
même  il  faut  que  cette  âme  soit  unie  à  Jésus-Christ 
au  dedans,  soit  plongée,  immergée  dans  Jésus-Christ 
et  entretenue  par  Jésus-Christ.  —  Il  faut  pour  que 
l'eau  s'écoule  pure  et  abondante,  qu'il  n'y  ait  aucune 
obstruction  dans  le  canal;  voilà  ce  que  fait  l'examen. 
Il  faut  que  cet  écoulement  soit  facilité,  hâté;  voilà  ce 
que  fait  Toraison.  L'examen,  semblable  à  une  sonde, 
nettoie  le  canal  et  donne  passage  libre  à  l'eau  ; 
l'oraison,  comme  une  pompe  foulante,  presse  l'eau, 
la  pousse,  la  fait  jaillir  avec  abondance.  Et  alors  la 
fontaine  arrose  tout  le  jardin  adjacent  et  répand  la 
fertilité.  —  Mais  sans  examen,  sans  oraison,  point 
d'apôtre,  point  d'âmes  sauvées  !  » 

La  retraite  au  couvent  de  Notre-Dame  ,  à  Issoire, 
eut  lieu  au  mois  d'octobre  1860. 

Celle  des  Dames  du  Sacré-Cœur,  à  Bellecroix,  sur 
la  paroisse  d'Iseure,  près  de  Moulins,  avait  commencé 
le  10  août  1860.  La  maison  de  Bellecroix  eut  le  bon- 
heur d'entendre  la  dernière  retraite  que  l'Apôtre  du 
Sacré-Cœur  ait  donnée  à  cette  congrégation  dont  il 
lut  comme  le  second  père. 


;30G  CHAPITRE  TREiN  TE-TROISIEME. 

Le  fruit  fat  ce  qu'il  était  toujours  quand  cette  âme 
sacerdotale,  livrant  la  carrière  à  la  divine  charité, 
s'épanchait  au  milieu  de  cœurs  avides  de  Dieu  et 
capables  de  comprendre  Jésus-Christ.  Non  moins 
grande  fut  l'édification.  La  chapelle  du  pensionnat 
était  alors  dans  une  vaste  salle,  qu'avoisinait  la 
chambre  du  Père.  La  nuit  donc,  s'étant  bien  assuré 
d'abord  que  nul  domestique  ne  couchait  dans  son 
voisinage,  et  qu'il  était  dans  une  solitude  muette,  il 
sortait  de  sa  chambre  et  passait  la  nuit  devant  le  saint 
Tabernacle.  Cependant  son  cœur  allait  s'enflammant 
peu  à  peu,  éclatait  en  soupirs  et  en  gémissements... 
et,  réveillées  dans  les  étages  supérieurs,  les  reli- 
gieuses, accourues  discrètement  à  ses  plaintes  pour 
lui  porter  secours,  le  trouvaient  sur  le  marchepied  de 
l'autel,  où,  comme  saint  François  Xavier,  il  cherchait 
son  unique  repos  dans  le  bonheur  d'être  aux  pieds  de 
Jésus-Christ. 

Il  advint  qu'à  son  exemple  une  partie  de  la  com- 
munauté obtint  de  passer  en  prière  les  heures  du 
sommeil,  se  reprochant  de  dormir  pendant  que  le 
samt  homme  veillait  et  priait  pour  elle.  Celui-ci, 
quand  sonnait  le  réveil,  rentrait  discrètement  chez 
lui;  on  l'en  voyait  ressortir  un  quart  d'heure  après, 
afin  qu'on  ne  pût  soupçonner  ses  saintes  pratiques. 
Mais  quel  moyen  de  surprendre  ces  regards  vigilants, 
avides  de  bons  exemples ,  et  dès  longtemps  instruits 
sur  les  mérites  du  fervent  religieux? 

De  retour  à  sa  solitude  de  Clennont,  qui  ne  renfer- 
mait encore   qu'un  Père   et  un    Frère  coadjuteur,  il 


RECTORAT    A    GLERMOIST.  307 

reçut  de  Bellecroix  des  témoi(}nages  effectifs  de  gra- 
titude. On  venait  délicatement  en  aide  à  sa  pauvreté. 
Voici  sa  réponse  : 

«  29  août  1860. 

»  Ma  bonne  et  digne  Mère  , 

»  La  paix  de  Notre-Seigneur . 

»  Vous  me  parlez  de  reconnaissance.  Eh  !  Seigneur, 
qu'ai-je  donc  fait?  Pauvre  canal,  je  vous  ai  transmis 
ce  qui  se  trouvait  sur  mes  lèvres.  La  grâce  a  fait  le 
reste,  tout  le  reste;  au  Cœur  de  Jésus  l'action  de 
grâces  ;  à  nous  rien,  le  rien.  Et  cependant  que  n'ai- 
je  point  déjà  reçu,  sans  compter  ce  que  j'ignorais  et 
ce  que  je  n'ai  appris  qu'à  mon  retour  ici,  lorsque  j'ai 
décacheté  votre  riche  enveloppe  ! 

»  De  plus ,  voilà  que  vous  réitérez  vos  charitables 
instances  pour  le  tableau  de  notre  divin  Cœur.  N'est- 
ce  pas  vouloir  ajouter  de  nouvelles  dettes  de  ma  part 
aux  anciennes?  Et  comment  voulez-vous  que  je  me 
libère  après  cela?  Vous  me  forcez  donc  à  être  insol- 
vable! Mais  enfin,  puisque  votre  charité  veut  vaincre, 
je  ne  saurais  lui  résister.  » 

Or  le  tableau  vint  bientôt,  peint  par  l'une  des  reli- 
gieuses de  Bellecroix.  Il  devait  être  Tunique  orne- 
ment du  petit  salon  transformé  en  chapelle  provisoire, 
et  dédiée  au  Sacré-Cœur  de  Jésus.  Notre-Seigneur, 
montrant  son  Cœur  embrasé,  y  avait  pour  auréole 
les  neuf  chœurs  des  anges. 


308  CHAPITRE  TRENTE-TROISIÈME. 

Voici  le  remercîment  du  P.  Barrelle  : 

«  Clerinont,  9  décembre  1860. 

»   Ma  digne  et  bonne  Mère  , 

H  La  paix  de  Notre-Seigneur . 

»  Je  ne  me  doutais  pas,  malgré  la  connaissance  que 
j'ai  de  votre  charité,  qu'elle  en  viendrait  à  me  visiter 
ici  pendant  mon  absence. 

»  J'étais  dans  une  petite  ville  peu  éloignée  d'ici, 
Saint-Amand  de  Tallende,  où  je  donnais  quatre  jours 
de  retraite  à  un  pensionnat  des  Dames  de  la  Miséri- 
corde, et  c'est  alors  que  votre  charité  me  cherchait 
à  Glermont. 

»  La  retraite  finie,  je  rentrais  dans  mon  gîte,  et 
l'on  me  donne  la  bonne  nouvelle.  Je  n'avais  point  à 
tonner  ni  à  éprouver  des  regrets,  puisque  le  visiteur 
m'attendait.  Nous  avons  pu  nous  voir  et  nous  donner  un 
regard  réciproque.  Quiconque  nous  eût  vus  en  ce 
moment-là  n'aurait  pas' manqué  de  dire  :  Ils  s'aiment 
bien!  Assurément  c'était  pure  vérité, 

»  Veuillez  donc  recevoir  mes  humbles  remercî- 
ments  du  sensible  plaisir  que  vous  m'avez  causé, 
vous,  ma  bonne  Mère,  et  la  main  habile  et  amie  qui 
vous  a  si  bien  secondée  par  sa  piété  et  son  pinceau. 

»  Nous  tenons  tant  l'un  à  l'autre,  que  nous  n'avons 
pu  encore  nous  séparer,  et  nous  voilà,  en  ce  moment- 
ci  même,  en  présence.  Délicieuse  compagnie!  Vous  le 
savez  :  les  neuf  choeurs  des  anges  sont  avec  nous; 
seulement  ce  bel  Amour,  on  le  voit,  est  triste  et 
demande  consolation.  Je  vais,  ou  plutôt  nous  allons 


RECTORAT   A   GLERMOINT.  309 

faire  de  notre  possible  et  de  notre  mieux  pour  alléger 
le  poids  mortel  de  ses  peines. 

»  II  ne  vous  en  bénira  toutes  que  plus  abondam- 
ment, et  je  l'en  supplie. 

»  Votre  reconnaissant  serviteur. 

»   J.  Joseph  S.  J.  » 

Une  retraite  fut  demandée  au  P.  Barrelle  pour  les 
pauvres  d'une  maison  de  charité,  tenue  par  les  Sœurs 
de  Nevers.  —  «  Oui,  dit-il,  je  la  donnerai  moi-même, 
et  j'y  tiens,  car  ce  sont  des  pauvres  de  Jésus-Christ.  » 

A  Aigueperse,  le  mardi  8  janvier  1861,  il  com- 
mença une  retraite  aux  petites  fdles  qui  sont  élevées 
par  les  Sœurs  de  la  Miséricorde.  Quelques  jeunes 
personnes,  faute  de  'place,  n'avaient  pu  y  assister.  Il 
les  réunit  et  leur  dit  :  —  «  Allez  dans  la  ville,  mes 
enfants,  et  invitez  encore  les  jeunes  fdles  de  vos 
amies  qui  voudront  profiter  avec  vous  des  saints 
exercices.  »  Il  en  fit  ainsi  de  petits  apôtres.  Un  bel 
auditoire  se  trouva  réuni,  captivé  et  gagné  par  la 
sainte  parole. 

Cet  auditoire  enfantin  lui  coûtait  la  même  prépara- 
tion que  les  plus  graves  assemblées.  Le  bon  Père  se 
préparait  avec  autant  de  zèle,  et  parlait  avec  le  même 
feu,  se  consumant  d'efforts,  livrant  son  temps  et  ses 
forces.  —  «  C'est  bien  de  la  peine  pour  de  petits  en* 
fants,  lui  dit  le  bon  curé.  Ménagez-vous,  mon  Révé- 
rend Père,  je  vous  en  prie.  — iSon,  non.  Dieu  le 
veut!  Dieu  le  veut!  »  Ce  fut  comme  un  suprême 
effort;  le  Père  revint  épuisé. 

Intérieurement,  le  travail  de  l'âme  sous  l'opération 


310  GliAPlTRE   TREINTE-TROISIÈME. 

divine  était  bien  autrement  douloureux.  Notre-Sei- 
gneur  lui  faisait  acheter  par  la  souflrance  intérieure 
tous  les  succès  de  la  grâce.  Ecoutons-le  : 

«  Je  viens  de  terminer  ma  petite  retraite;  le  tra~ 
vail  n'a  pas  été  petit.  Ma  marche  a  été  pénible,  Notre- 
Seigneur  le  permettant  ainsi,  comme  vous  le  savez, 
pour  les  raisons  que  vous  connaissez.  Cette  tâche  m'a 
été  singulièrement  laborieuse  à  cause  de  mon  immense 
vide  et  de  mon  écrasante  pauvreté.  Dieu!  comme 
tout  mon  intérieur  a  été  sous  la  meule!  J'allais  cepen- 
dant, et  la  grâce  m'a  paru  opérer  dans  mon  petit  et 
modeste  auditoire,  selon  la  capacité  de  l'âge  et  de 
l'intelligence.  Tous  semblaient  être  contents,  et  me 
montraient  une  filiale  affection.  Je  dis  tous  au  lieu  de 
dire  toutes;  car  à  part  M.  le  curé  et  son  vicaire,  je  n'a- 
vais que  les  religieuses  et  les  enfants  au  nombre  de  qua- 
tre-vingts, et  les  personnes  pieuses  à  mes  instructions. 
»  Le  Saint-Esprit  m' avait  pris  et  attiré  pour  ainsi  dire 
à  lui  dès  le  moment  de  mon  départ,  et  je  l'invoquais 
dans  le  cœur  comme  une  belle  colombe.  Je  le  sentais 
alors  me  nourrissant,  me  remplissant  et  me  consolant. 
Son  action  intérieure  a  continué  à  se  faire  sentir  pen- 
dant toute  la  retraite,  plus  ou  moins,  sans  m' enlever 
cependant  à  la  pression  broyante  de  ma  totale  impuis- 
sance; mais  alors  il  me  suggérait  cette  parole  de  saint 
Paul  :  «  Que  la  charité  du  Père ,  la  grâce  du  Fils  et 
la  communion  du  Saint-Esprit  soient  avec  moi.  »  J'ai 
fait,  dans  ma  misère,  ce  que  j'ai  pu,  et  dit  ce  que 
j'ai  su  pour  faire  connaître  et  aimer  mon  bon  Père. 
Puissé-je  avoir  laissé  là  des  grains    qui  restent  pour 


RECTORAT   A    GLERMOi>JT.  311 

se  développer  au  jour  de  la  moisson!  Priez  afin  qu'il 
en  soit  ainsi  pour  la  joie  de  notre  bien-aimé  Jésus.  » 

Le  P.  Barrelle  ne  donna  plus  qu'une  courte  retraite 
aux  Enfants  de  la  Providence ,  et  un  triduum  aux 
pensionnaires  de  la  Visitation  de  Glermont.  Encore, 
ce  dernier  écho  d'une  éloquente  parole  qui  avait  si 
efficacement  semé  l'Evangile  en  tant  de  contrées 
diverses,  semblait-il  expirer  sur  ses  lèvres.  «L'amour 
divin  était  l'unique  ressort  de  sa  voix  et  pouvait  seul 
suppléer  les  forces  physiques  qui,  le  discours  achevé, 
lui  faisaient  complètement  défaut.  » 

La  direction  spirituelle  d'une  petite  communauté 
religieuse,  les  confessions  extraordinaires  des  sœurs 
de  la  Miséricorde  à  Saint-Amand  de  Tallende ,  enfin 
le  soin  d'un  certain  nombre  de  consciences  qui  s'é- 
taient mises  sous  sa  conduite,  voilà  le  résumé  de  ses 
derniers  travaux.  De  rares  instructions  familières  dans 
quelque  communauté  dépassèrent  bientôt  la  mesure 
de  ses  forces,  et  à  partir  du  19  janvier  1862,  il  ne  fit 
plus  à  nos  religieux  les  exhortations  domestiques  dont 
jusqu'alors  il  avait  pris  la  charge.  Ce  jour-là  était  le 
second  dimanche  après  l'Epiphanie ,  solennité  du 
Saint  Nom  de  Jésus  et  fête  patronale  de  la  Compa- 
gnie. Ce  nom  adorable  a  eu  les  derniers  accents 
de  cette  voix  qui  savait  lui  donner  une  si  douce 
harmonie. 

Une  prédication  restait  encore  au  P.  Barrelle,  celle 
de  sa  présence;  une  éloquence  incomparable,  celle  de 
sa  grande  vertu. 

On  remarquait  que  son  grand  âge,  son  air  angéli- 


âl2  CHAPITRE   TRENTE-TROISIÈME, 

que,  une  pieuse  et  touchante  sérénité  répandue  sur 
ses  traits,  et,  quand  il  priait,  je  ne  sais  quel  doux 
rayonnement  émanant  de  son  cœur  vers  le  tabernacle 
ou  vers  la  croix,  lui  donnait  avec  saint  Jean  l'Evan- 
géliste,  un  de  ses  patrons,  une  heureuse  ressemblance. 
En  le  voyant  passer  dans  les  rues  on  se  demandait 
avec  surprise  :  —  «  Quel  est  donc  ce  prêtre  qui  semble 
toujours  porter  le  bon  Dieu?»  Un  saint  prêtre  de 
Clermont  l'appelait  le  paratonnerre  de  la  ville.  Un 
autre  disait  :  —  «  C'est  une  perle  précieuse  dans 
l'Eglise  de  Jésus-Christ.  » 

Mais  le  Seigneur  s'apprêtait  à  lui  donner  place  dans 
les  trésors  de  son  éternité.  Il  le  retirait  du  monde 
extérieur  et  le  purifiait  au  dedans. 

Au  mois  de  juin  1861,  il  écrivait  déjà  : 

«  La  suppression  de  l'ouvrage  extérieur  facilite 
l'intérieur,  et  n'est-ce  pas  une  vraie  jouissance  que  de 
pouvoir  s'appliquer  à  son  unique  Amour  sans  l'em- 
barras et  les  distractions  des  créatures?  » 

Et  quelques  mois  plus  tard,  faisant  allusion  à  la 
construction  d'une  église  :  «  A  Bellecroix,  Jésus 
construit  et  reconstruit.  A  Clermont,  rue  Bansac,  il 
se  plaît  à  saper  certains  édifices  par  la  base.  Ah!  que 
n'achève-t-il  bientôt,  et  tout  sera  enfin  consommé. 
Serait-ce  donc  un  malheur?  Oh!  pas  du  tout,  mais 
bien  le  comble  du  bonheur.  Est-elle  donc,  par  le 
temps  qui  court,  si  douce  la  vie?...  Ne  marchons- 
nous  pas  dans  la  boue,  et  ne  respirons-nous  pas  les 
miasmes  de  toutes  les  iniquités?  L'amour  non-seule- 
ment n'est  pas  aimé,  mais  tout  conspire  et  concourt 


RECTORAT    A   GLERMO.NT.  3ia 

efficacement  à  l'éteindre.  Où  se  trouve  encore  ce 
beau  feu?  On  le  prostitue  à  soi  et  aux  créatures;  il 
n'en  reste  plus  pour  la  Beauté  et  pour  la  Bonté  infi- 
nies. La  chose  est-elle  supportable?  Oh!  bienheureux 
ceux  qui  meurent  dans  le  Seigneur  !  » 

Maintenant  donc ,  dans  cette  thébaïde  de  ses  der- 
niers jours,  au  milieu  de  quelques  novices  fervents  et 
de  trois  ou  quatre  religieux  rompus  à  la  régularité  et 
au  zèle,  la  charge  du  saint  Recteur  se  bornait  pres- 
que, et  sans  inconvénient,  à  la  responsabilité  de  la 
prière  et  à  la  présidence  de  la  vertu. 

Gomme  il  portait  bien  ce  double  fardeau  ! 

Dès  les  premiers  jours,  il  avait  établi  sa  chambre 
auprès  de  la  chapelle,  dont,  plusieurs  mois  durant, 
il  se  constitua  l'unique  sacristain.  Lui-même  prépa- 
rait l'autel ,  balayait  le  sanctuaire  et  le  corridor  qui 
y  conduisait,  époussetait  le  pauvre  mobilier,  purifiait 
les  burettes,  et  son  cœur  se  reposait  complaisamment 
dans  ces  soins  donnés  au  cultp  du  divin  Maître.  Tout 
était  tenu  avec  un  cachet  de  propreté,  seul  luxe  de 
ce  commencement,  qui  trahissait  dans  sa  minutieuse 
attention  une  œuvre  de  tendresse. 

«  Mon  Père,  lui  disait  une  pieuse  bienfaitiice,  tout 
doit  manquer  à  votre  chapelle.  »  11  répondit  joyeuse- 
ment :  —  «  Ma  fille,  le  bon  Jésus  n'est  pas  difficile. 
A  Nazareth  tout  était  pauvre.  La  bonne  Mère  tenait 
seulement  tout  bien  propre...  »  Et  il  ajoutait  de  gra- 
cieux détails  sur  la  sainte  Famille. 

Quelle  joie  presque  enfantine  lorsqu'il  reçut  d'Avi- 
gnon une  crèche  selon  l'usage  méridional,  offrant  aux 
TOM.  u.  18  . 


314  CHAPITRE  TREINTE-TROISIÈME. 

regards  les  diverses  scènes  de  la  Nativité.  Il  décrivait 
chaque  personnage  avec  la  candeur  d'un  enfant  qui 
vient  de  recevoir  ses  étrennes.  Tout  ce  qui  lui  rap- 
pelait son  Jésus  et  se  rapportait  à  lui  lui  donnait 
de  douces  allégresses.  Il  aimait  affaire  par  la  pensée 
de  fréquents  pèlerinages  aux  Saints-Lieux.  Pour  s'ai- 
der à  cette  pieuse  pratique,  il  avait  dans  sa  chambre, 
en  face  de  sa  table,  une  forte  carte  murale,  offrant 
le  plan  détaillé  de  la  Terre-Sainte  et  de  Jérusalem. 
C'est  sur  ce  plan  que  pendant  plus  d'une  année  il 
suivit  pas  à  pas  Notre-Seigneur  dans  sa  carrière  mor- 
telle. Le  jour  où  l'Eglise  célébrait  quelque  trait  spé- 
cial de  la  vie  du  Sauveur,  si  quelque  novice  avait  la 
bonne  fortune  d'entrer  dans  la  cellule  du  P.  Recteur 
et  de  jeter  sur  la  grande  carte  un  regard  furtif ,  ce 
regard  n'échappait  pas  au  P.  Barrelle.  Il  en  prenait 
occasion  d'un  entretien  spirituel.  S'il  pensait  être 
écouté  avec  plaisir,  il  se  levait,  s'approchait  de  la 
carte,  et  montrant  le  lieu  de  la  scène,  il  commentait 
en  quelques  paroles  pleines  de  feu  et  de  piété  le  récit 
du  Nouveau-Testament.  On  le  sentait  :  son  cœur 
était  là  tout  entier  dans  ces  lieux  sanctifiés  par  la 
présence  et  par  les  actions  du  Dieu  fait  homme.  Son 
ardeur  se  montrait  tout  entière  dans  l'entraînement 
inséparable  de  pareils  entretiens. 

Elle  était  telle  qu'un  novice  ne  crut  pas  pouvoir 
mieux  témoigner  sa  reconnaissance  au  P.  Recteur, 
qu'en  faisant,  à  son  insu,  une  neuvaine  pour  obtenir 
la  faveur  signalée  accordée  à  quelques  saints  d'un 
pèlerinage  surnaturel  en  Terre-Sainte. 


RECTORAT    A    CLERMONT.  315 

«  Connaissant  les  sentiments  cle  notre  vénéré  Père, 
dit  un  novice  de  Glermont,  j'allai  le  trouver  un  jour 
pour  réchauffer  mon  âme  en  l'entendant  parler  de  ce 
qu'il  aimait.  Mon  attente  ne  fut  pas  trompée.  Mal- 
heureusement ma  mémoire  n'a  conservé  fidèlement 
que  les  dernières  paroles  de  cet  entretien.  Elles 
avaient  trait  au  saint  abandon  entre  les  mains  de 
Dieu.  —  «  Il  faut  se  laisser  conduire  comme  un  petit 
»  enfant  par  Notre-Seigneur.  Groiriez-vous  qu'il  m'a 
»  été  offert  d'aller  en  Terre-Sainte,  et  pourtant  je  n'y 
»  suis  pas  allé.  Je  découvrais  un  jour,  comme  nous 
»  devons  le  faire,  mes  désirs  au  R.  P.  Provincial,  il 
))  me  dit  :  —  Mon  Père,  si  vous  voulez  aller  à  Jéru- 
»  salem,  vous  n'avez  qu'à  dire  un  mot,  je  puis  vous 
»  y  envoyer  maintenant.  Mon  cœur  tressaillait,  j'hé- 
»  sitai,  cependant  je  n'ai  pas  dit  le  oui  décisif;  il  faut 
»  en  tout  se  laisser  conduire  par  le  bon  Maître.  » 

Quel  transport  n'excitait  pas  en  lui  le  tabernacle, 
où  ce  n'était  plus  la  froide  représentation  du  Sau- 
veur Jésus,  mais  son  Jésus  en  personne,  vivant  si 
près  de  lui  qu'ils  semblaient  n'avoir  qu'une  même 
demeure. 

Sa  chambre,  en  effet,  c'était  encore  le  sanctuaire. 
De  plain-pied  avec  la  chapelle,  car  ces  deux  pièces 
étaient  deux  petits  salons  attenant  l'un  à  l'autre,  elle 
communiquait  avec  celle-ci  par  une  porte  qui  s'ou- 
vrait souvent  et  qui,  même  fermée,  ne  les  séparait 
guère.  Un  même  recueillement  semblait  régner  de 
l'une  à  l'autre,  et  le  bon  Père  se  sentait  vivre  in- 
cessamment sous  Tinfluence  immédiate  du  saint  ta- 
bernacle. 


316  CHAPITRE  TRENTE-TROISIEME. 

«  Que  je  suis  heureux!  disait-il;  c'est  peut-être  ici 
la  seule  maison  de  la  Compagnie  où  la  chambre  du 
supérieur  communique  ainsi  avec  la  chapelle.  Quand 
l'église  sera  construite,  il  n'y  aura  plus  le  même 
avantage;  mais  alors  je  serai  parti.  » 

Excité  par  ce  délicieux  voisinage,  plus  que  jamais 
il  remplissait  sa  chambre  de  soupirs  ardents,  et  lui 
confiait  d'amoureux  colloques.  On  peut  le  dire  :  l'o- 
raison était  sa  nourriture,  son  élément,  son  repos. 
Plus  encore  :  elle  était  comme  la  respiration  de  sa 
vie,  qui  s'exhalait  en  élans  vers  le  tabernacle  et  vers 
le  paradis.  Un  mélange  d'amour  et  d'humilité  don- 
nait à  ces  aspirations  habituelles  un  caractère  par- 
ticulier. C'était  comme  un  gémissement,  un  com- 
posé indéfinissable  d'humihation  et  de  joie ,  de 
supplication  et  de  reconnaissance.  De  sa  chambre 
l'explosion  s'en  faisait  entendre  dans  les  appartements 
voisins  et  dans  la  chapelle,  et  les  murs  indiscrets  la 
laissaient  échapper  au  dehors;  sans  le  savoir,  il  ren- 
dait ses  frères  témoins  invisibles  des  secrets  de  son 
âme.  Pour  amortir  l'écho  de  ses  gémissements  et  leur 
laisser  une  liberté  plus  entière,  on  fut  obligé  de  dou- 
bler la  porte  qui  séparait  sa  chambre  de  la  chapelle 
domestique. 

Entendons-le  confesser  ses  langueurs  dans  une  lettre 
confidentielle  : 

«Je  suis  toujours  à  la  recherche  de  mon  Jésus,  et 
mon  pauvre  cœur  en  est  toujours  plus  affamé;  et, 
comme  vous  le  savez,  c'est  dans  les  endroits  des 
saintes  Ecritures  où  il  en  est  traité  plus  directement 


KEGïORAT   A   GLERMONT.  317 

que  j'aime  à  aller  puiser  cette  bonne  et  consolante 
nourriture,  mais  que  goûte  seul  le  palais  de  la  foi. 
Quand  on  Fa  une  fois  goûte'e ,  Dieu  !  Dieu  !  combien 
le  reste  paraît  insipide  !  quel  vide  î  quelle  pénurie  ! 
quel  rien  affreux!  en  tout  ce  qui  n'est  pas  notre 
Jésus!  Ah!  Jésus!  aimable  et  si  aimant  Jésus!...  Et 
voilà  cependant  que  l'immense  multitude,  en  son  dé- 
lire, se  persuade  que  dans  ces  fanges  qui  les  envelop- 
pent se  trouvent  la  vérité  et  le  bonheur,  tandis  que 
vous,  Jésus,  lait  et  miel  du  paradis,  vous  n'excitez  en 
eux  que  des  nausées  !  Y  a-t-il  illusion,  abrutissement 
comparable  à  celui-ci?...  Et  les  hommes,  si  ce  n'est 
un  bien  petit  nombre,  ne  voudront  jamais  en  sortir! 
Cette  vue  m'a  déchiré  le  cœur,  et  j'ai  prié  avec  in- 
stance pour  ces  pauvres  aveugles.  » 

Et  encore  : 

«  Ce  matin  à  l'oraison  une  très-vive  lumière  m'est 
venue,  comme  un  trait  qui  me  donnait  l'espérance  de 
voir  bientôt  mon  exil  finir.  Ah!  Jésus!  Jésus!...  voilà 
encore  une  illusion  aimable  de  mon  cœur  et  de  mon 
amour.  Veuillez  en  agréer  le  sacrifice.  Oh!  que  vous 
m'êtes  chère.  Unité  ^  !  0  amour,  que  tu  m'es  un  amer 
faisceau  de  myrrhe  !  N'importe ,  j'aime ,  oh  !  oui , 
j'aime  son  amour,  et  je  crois  de  toute  l'étendue  de 
mon  cœur  à  l'excès  de  son  amour  pour  moi.  Le  Bien- 
Aimé  dont  je  jouis  sera  toujours,  toujours  mon  bien- 
aimé,  et  moi,   oui,  moi  abject,  je  suis  et  serai  tou- 


^  C'est  ainsi  qu'il  nommait  toujours  la  sainte  humanité  de  Notre- 
Seigneur  dans  l'Eucharistie,  en  vue  de  la  communion. 

18. 


318  CHAPITRE  TREINTE-TROISIÉME. 

jours  son  fils,  le  fils  de  sa  substance,  qui  se  cache  ici, 
dans  son  cœur;  et  je  le  tiendrai,  le  baisant  sans  cesse, 
entre  mes  bras,  sur  mon  sein,  dans  mon  cœur;  car 
il  est  le  seul  bien;  il  m'est  d'autant  plus  aimable,  qu'il 
fait  davantage  souffrir  et  languir  ce  cœur  qui  l'aime 
si  passionnément.  Je  délire,  peut-être,  mais  vous  le 
savez ,  ce  consolant  et  rassasiant  délire  en  soulageant 
mon  pauvre  cœur,  l'aide  à  soutenir  son  mvstérieux 
martyre...  Ah!  qu'est  doncFamour!  comme  il  m'est 
cruel  !  Mon  Dieu ,  laissez-moi  vous  le  dire  :  toujours, 
toujours  attendre  !  Attendre,  me  répond  mon  cœur, 
attendre  sans  se  lasser  jamais,  au  milieu  des  ennuis 
qui  naturellement  sont  provoqués  par  la  plénitude  du 
bien  qui  est  l'objet  de  cette  attente.  C'est,  je  le  com- 
prends bien,  une  participation  qui  m'est  faite  à  l'état 
dans  lequel  a  vécu  Jésus-Christ  notre  amour,  et  dans 
lequel  il  vit  encore  en  son  tabernacle  eucharistique. 

Ainsi  nuit  et  jour  le  consumait  la  flamme  de  la 
divine  charité.  Elle  allumait  en  son  cœur  une  soif  de 
Dieu  qui  ne  pouvait  s'étancher  que  dans  de  conti- 
nuelles communications  avec  le  Dieu  du  tabernacle. 
Puisqu'il  ne  pouvait  s'échapper  corporellement  de 
son  exil  terrestre,  du  moins  son  àme  s'élevait-elle 
vers  la  sainte  patrie  et  trompait  par  d'incessants  en- 
tretiens avec  le  Ciel  les  tristes  langueurs  de  l'attente. 
Il  ne  s'arrachait  plus  que  par  une  nécessité  de  cha- 
rité ou  de  zèle  à  son  profond  recueillement;  encore 
ne  pouvait-il  entièrement  cacher  la  violence  qu'il 
devait  se  faire  ;  et  sitôt  qu'il  avait  accordé  au  pro- 
chain ce  que  demandait  la  vertu,  par  la  pente  désor- 


RECTORAT    A    GLERMONT.  319 

mais  naturelle  de  tout  son  être,  il  revenait  à  sa  chère 
cellule  et  à  ses  colloques  embrasés. 

Ce  n'est  pas  qu'une  marque  la  plus  légère  d'im- 
patience ou  d'ennui  vînt  désobliger  le  visiteur  qui 
interrompait  sa  prière  ou  sa  contemplation.  Mais, 
après  avoir  accueilli  d'un  regard  doux  et  profondé- 
ment bon,  d'une  parole  bienveillante,  mais  grave  et 
mesurée,  celui  qui  avait  à  lui  parler,  la  sobriété  de 
ses  réponses,  l'ensemble  recueilli  et  significatif  de  sa 
personne  et  de  sa  cellule  insinuait  assez  de  soi-même 
qu'il  n'y  avait  place  que  pour  les  pourparlers  néces- 
saires ;  et  quand  on  se  retirait ,  le  sourire  reconnais- 
sant dont  il  accompagnait  son  adieu  semblait  im 
merci  donné  à  la  discrétion. 

Se  rendait-il  au  parloir ,  refoulant  promptement  en 
lui-même  le  désappointement  de  ses  inclinations  à  la 
solitude,  à  peine  il  se  trouvait  en  présence  des 
étrangers  que  son  front  revêtait  une  bénignité  parti- 
culière. A  son  regard  affable,  à  son  grand  geste  ac- 
cueillant et  satisfait,  on  pouvait  se  persuader  qu'on  lui 
causait,  en  le  visitant,  une  joie  proionde.  Il  écoutait,  il 
s'informait  avec  intérêt,  il  rappelait  agréablement  les 
plus  lointains  et  les  plus  minutieux  souvenirs  ;  mais 
rarement  il  s'asseyait,  et  quand  il  n'avait  à  remplir 
qu'un  devoir  de  civilité ,  bientôt  on  comprenait  que 
le  bon  Dieu  l'appelait  ailleurs.  Il  laissait  en  s'éloi- 
gnant  l'impression  que  produit  un  être  surnaturel  ; 
on  ne  regrettait  que  plus  vivement  qu'un  homme 
dont  la  présence  était  si  profitable  eût  tant  de  répu- 
gnance à  se  laisser  voir. 


320  CHAPITRE   TRENTE-TROISIÈME. 

Mais  son  secret  était  à  lui.  Il  le  cachait  humble- 
ment à  tous  les  regards ,  il  eu  augmentait  le  trésor 
dans  les  mystérieuses  communications  de  sa  sainte 
solitude.  Avare  de  loisirs  si  fructueux,  il  en  disputait 
au  temps  les  moindres  parcelles. 

Or,  cette  secrète  richesse  qu'il  a  voulu  d'une  main 
trop  modeste  ensevelir  dans  l'oubli,  dont  il  a  détruit 
les  moindres  indices,  la  Providence  nous  en  gardait 
la  révélation.  Malgré  les  précautions  de  son  humilité  , 
quelques  épanchements  sont  demeurés  comme  un 
débris  précieux  échappé  à  sa  prévoyance.  En  abor- 
dant au  port  de  son  éternité  ,  il  a  laissé  ce  débris  sur 
nos  rivages.  Nous  en  offrirons  quelque  chose  au  lec- 
teur dans  les  chapitres  suivants. 


.  — »»Meoo@ogc 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  321 


CHAPITRE    XXXIV. 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES. 


Exil  loin  de  Jésus.  —  Dieu  inconnu.  —  Amour  pour  la  Croix. — 
Détresses  intérieures  et  repos  dans  l'amour.  —  Compte  rendu  de 
deux  retraites. 


Pendant  que  le  P.  Barrelle  était  dans  l'une  de  nos 
résidences  à  titre  de  supérieur,  mourut  un  religieux 
remarquable  et  qui  laissait  autour  de  soi  de  g^rands 
regrets.  On  vint  du  dehors  lui  demander  de  faire  in- 
sérer dans  les  journaux  un  article  nécrologique. 
L'humilité,  sa  conseillère  habituelle,  lui  suggéra  de 
décliner  la  proposition.  Hors  les  cas  exceptionnels, 
croyait-il,  mieux  vaut  laisser  à  l'ombre  mystérieuse 
qui  eut  ses  préférences  la  mémoire  d'un  religieux, 
que  d'en  occuper  l'opinion  publique.  N'ayant  qu'une 
ambition  parmi  les  hommes,  celle  d'être  en  oubli  à 
toute  la  terre,  il  aurait  cru  faire  injure  à  ses 
frères  que  de  ne  les  point  estimer  épris  comme  lui 
de  ce  vertueux  désir.  Oh  !  ce  n'est  point  lui  qui 
aurait  songé  à  écrire  ses  mémoires  sur  son  lit  de 
mort,  pour  édifier  la  postérité.  Persuadé  qu'il  oc- 
cupait en  ce  monde  une  place  usurpée ,  il  ne 
pensait  qu'à  disparaître,  à  s'effacer,  s'il   était    pos- 


322  CHAPITRE  TRENTE-Q  QATRIÈME. 

sible ,  du  souvenir  des  hommes ,  satisfait  s'il  pouvait 
vivre  dans  le  souvenir  de  Dieu. 

C'est  pourquoi  dans  les  dernières  semaines  de  sa  vie 
il  fit  la  revue  de  tous  ses  papiers ,  et  chaque  jour  il 
hvrait  à  son  garde-malade,  pour  les  jeter  au  feu, 
tout  ce  qui  pouvait,  en  quelque  façon,  rappeler 
honorablement  sa  personne  et  ses  écrits.  Le  bon  Frère, 
novice  encore,  et  candide  par  nature,  était  un  exécu- 
teur bien  choisi  de  ses  hautes-œuvres.  Aveugle  en 
son  obéissance,  il  nous  l'a  raconté  lui-même  avant 
de  rejoindre  au  ciel  son  saint  Recteur,  il  ne  lui  vint 
pas  en  pensée  que  peut-être  il  brûlait  des  trésors. 

Ainsi  l'édification  a  perdu  des  richesses  regretta- 
bles. L'humble  rehgieux  poussa  plus  loin  la  pré- 
voyance. Il  lui  est  arrivé,  avec  une  personne  qui  eut 
souvent  les  confidences  de  son  âme ,  de  se  faire  re- 
mettre en  dépôt  la  correspondance  abondante  de 
plusieurs  années ,  et ,  sans  doute  ,  comme  il  disait , 
pour  l'exercer  au  sacrifice  et  désapproprier  son  cœur, 
mais  plus  encore  pour  détruire  un  monument  de  sa 
propre  sagesse,  de  livrer  aux  flammes  ce  recueil 
chèrement  conservé.  Nous  avons  perdu  par  là,  nous 
dit  le  correspondant  du  bon  Père ,  un  code  complet 
et  remarquable  de  direction  spirituelle. 
.  Le  lecteur  en  pourra  juger  dans  ce  chapitre  même 
par  les  lettres  que  nous  citerons  à  la  fin.  Elles  sont 
presque  toutes  adressées  à  la  même  personne  à  une 
époque  plus  récente  ;  et,  par  une  permission  divine , 
ces  débris  de  confidences  surnaturelles  ne  se  sont 
pas    trouvés,    eux    aussi,    à    la    portée  du  religieux 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  323 

mourant.  Dieu  voulait  nous  conserver  ce  ténioignage 
authentique  d'une  parfaite  vertu. 

A  côté  de  cette  source  inattendue,  le  Seigneu 
nous  en  a  ouvert  une  autre  également  précieuse  :  le 
souvenir  de  pieux  entretiens  écrits  à  l'heure  même 
des  confidences ,  ou  gravés  dans  la  mémoire  comme 
sur  l'acier,  par  une  personne  qui  eut  une  part  pres- 
que unique  dans  ses  intimes  épanchements. 

Nous  commencerons  par  les  confidences  orales ,  où 
se  mêlent  çà  et  là,  sans  désignation ,  quelques  extraits 
conservés  des  lettres  anéanties;  puis,  selon  Tordre 
chronologique, les  épanchements  de  la  correspondance. 
Afin  de  ne  pas  excéder  la  juste  mesure,  nous  ren- 
voyons au  recueil  des  lettres  spirituelles  la  plus  no- 
table partie  de  ces  documents  précieux. 

Le  P.  Barrelle  allait  volontiers  prêcher,  dans  une 
maison  religieuse,  les  membres  de  la  communauté 
ou  de  pauvres  enfants.  Avant  ou  après,  se  sentant 
dans  un  milieu  qui  dilatait  son  âme,  il  la  laissait  quel- 
quefois s'échapper  en  communications. 

«  Un  jour  donc,  c'est  la  supérieure  qui  parle,  je  le 
trouvai  fort  oppressé.  Je  lui  demandai  ce  qu'il  avait  : 
«  Rien  autre ,  me  dit-il  avec  sa  simplicité  ordinaire , 
»  qu'un  surcroît  de  langueur.  Ah!  l'exil!  l'exil!  comme 
»  il  pèse  sur  mon  cœur!  Gomme  cet  éloignement  de 
»  Jésus  me  brise  le  cœur!  Ah  !  bon  Jésus!  cher  Jésus  ! 
»  divin  Ami,  murmurait-il  en  montant  l'escalier,  où 
w  êtes-vous  donc?...  je  vous  cherche  et  me  lasse  à 
»  courir  après  vous,  et  toujours  vous  m'échappez!  » 
»  Arrivé  au  salon  de  la  communauté  :  «  Enfin,  mon 


324  CHAPITRE  TRENTE-QUATRIEME. 

»  enfant,  dit-il,  j'ai  besoin  de  parler  de  Jésus,  et  je 
»  viens  vous  trouver,  parce  que  vous  comprenez  ma 
«  peine  et  que  vous  avez  pitié  de  ma  faiblesse.  Je  suis 
5)  si  misérable!  Parlons  donc  un  peu  de  notre  Jésus. 
»  Ah!  il  est  si  aimable,  Jésus!  Jésus,  c'est  la  vie! 
«  Jésus,  c'est  la  vérité!  Jésus,  c'est  la  voie!  Jésus, 
»  c'est...  c'est  le  ciel!...  Mais  que  dirai-je?  Non,  je 
»  ne  puis  dire  ce  que  je  comprends.  Jésus,  c'est  Jésus! 

V  je  ne  puis  rien  dire  de  plus.  Hé!  qui  comprendra 
»  jamais  ce  que  renferme  ce  nom  Jésus,  et  ce  que 
>'  c'est  que  mon  Jésus?  Mon  Jésus,  c'est  l'ineffable, 
»  c'est  l'infinie  beauté  du  Père ,  l'image  de  ses  divines 
»  perfections;  c'est  son  Paradis  éternel!...  » 

»  Et  après  être  demeuré  comme  anéanti  dans  un 
silence  de  profonde  admiration  pendant  lequel  il  sem- 
blait que  son  cœur  voulait  s'échapper  de  sa  poitrine 
par  la  force  de  ses  soupirs ,  il  ajouta  :  «  Cependant  ce 
»  Jésus  si  admirable,  qui  fait  toutes  les  délices  du 
')  cœur  de  Dieu  lui-même,  n'est  point  aimé  des  hom- 

V  mes,  et  n'en  est  pas  connu.  O  mon  Jésus  si  aimant 
»  et  si  peu  aimé  !  que  ne  m'est-il  donné  de  gagner  le 
»  cœur  de  tous  les  hommes  à  votre  amour!  Ah! 
»  que  ne  me  faites-vous  un  incendiaire  du  feu  de  votre 
»  charité!  Ah!  Jésus!  Je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis;  ce 
')  que  j'éprouve  me  met  hors  de  moi.  Mais  pourquoi, 
»  Jésus,  êtes-vous  si  aimable?  Mon  cœur  est  trop  petit, 
»  il  déborde.  » 

»  Et  toujours  plus  suffoqué,  il  poursuivait  ses  élans 
avec  plus  de  véhémence.  Tout  à  coup  son  visage  se 
trouva  resplendissant.  «  O  Jésus  !  ô  Amour  !  s'écriait-il, 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  325 

»  à  transformation  de  l'homme  en  Dieu  par  Jésus  en 
»  son  Eucharistie!...  »  Et  en  disant  ces  mots,  ses 
regards  demeuraient  fixés  vers  le  ciel.  Que  se  passa- 
t-il  dans  son  âme?  je  Fignore;  ce  que  je  puis  assurer, 
c'est  qu'il  s'opéra  en  lui  une  sorte  de  transfiguration 
pendant  que,  transporté  et  ravi  par  l'ardeur  de  son 
amour,  il  s'écriait  :  «  Non,  non,  ce  n'est  plus  moi 
»  qui  vis,  c'est  mon  Jésus  qui  vit  en  moi!...  »  Puis, 
un  peu  après ,  revenant  à  lui ,  étonné  de  me  voir,  car 
il  avait  oublié,  paraît-il,  qu'il  n'était  point  seul  :  — 
K  Gomment  se  fait-il  que  je  sois  ici?  »  Et,  tout  confus, 
sans  donner  le  temps  de  répondre,  il  s'enfuit  avec 
précipitation. 

»  Dans  un  autre  de  ces  entretiens  intimes,  il  dit  : 
«  Je  suis  hors  de  moi  depuis  ce  matin,  ayant  au  cœur, 
»  comme  un  glaive  à  deux  tranchants,  ces  paroles  de 
»  saint  Paul  :  Au  Dieu  inconnu!  Ah!  pleurons,  pleu- 
»  rons  avec  des  larmes  de  sang,  l'oubli  où  le  laissent 
»  ses  créatures!  Dieu!...  mais  qui  le  connaît!  qui  le 
»  connaît  !  »  Et  en  même  temps  qu'il  répétait  ces 
mots,  comme  si  un  éclair  de  lumière  se  fût  échappé 
de  son  cœur,  je  croyais  voir  tout  ce  que  renfermait  ce 
mot  Dieu  dans  le  sens  que  le  prononçait  le  Père  d'un 
ton  inspiré;  et  comprenant  le  besoin  de  son  cœur,  je 
lui  répondis  :  «  J'ai  tout  compris!  Dieu,  c'est  Dieu! 
»  —  Aînen,  amen,  amen,  reprit-il  avec  véhémence; 
»  c'est  le  chant  du  ciel  :  répétons-le  avec  lui.  »  Et  il 
s'abîma  dans  un  profond  silence  d'adoration.  Puis  , 
après  un  peu  de  temps,  il  se  leva  et  s'en  alla  sans 
dire  autre  chose. 

TOM.  H.  19 


326  CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME. 

»  Un  jour,  pendant  l'octave  du  très-saint  Sacre- 
ment, il  se  surpassa  en  expressions  de  tendresse  en 
parlant  de  son  Jésus,  au  point  que  je  suis  dans  l'im- 
puissance de  les  retracer  ici.  A  la  fin  de  son  entre- 
tien ,  il  me  disait  avec  sa  digne  simplicité  :  «  Mais  ne 
»  pensez-vous  pas  que  votre  Père  est  fou?  Ah!  Jésus, 
»  pardonnez-moi  si  je  déparle  en  parlant  de  vous  ; 
»  vous  le  savez,  cher  mien,  si  j'en  agis  ainsi,  c'est 
»  que  vous  avez  été  fou  de  moi,  et,  en  retour,  c'est 
M  bien  juste,  vous  le  voyez,  je  suis  fou  de  vous.  « 

Que  de  fois  semblables  expressions  sont  tombées 
de  ses  lèvres  et  de  sa  plume  ! 

Le  divin  amour  se  manifestait  dans  ce  bon  Père 
par  son  ardeur  pour  la  croix. 

On  s'étonnait  un  jour  de  le  voir  dans  un  état  de 
jubilation  extraordinaire.  «  Vous  ne  savez  pas,  dit-il, 
que  je  commence  tellement  à  prendre  goût  à  la  souf- 
france que  j'en  suis  affamé.  En  vérité,  la  Sagesse  in- 
carnée s'entendait  parfaitement  aux  bons  morceaux 
quand,  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  il  se  reput 
sans  cesse  de  croix,  de  mépris  et  d'humiliations.  Je 
comprends  pourquoi.  Ah!  qu'il  avait  donc  bon  goût, 
ce  cher  Maître ,  et  qu'il  est  admirable  dans  ses  voies  ! 
j'en  suis  ravi.  Je  ne  sais  pourquoi  il  a  plu  à  ce  cher 
de  mon  cœur  de  saturer  mon  àme  de  ce  pain  délicieux 
pendant  cette  semaine  d'une  manière  ineffable.  Voyez- 
vous,  ce  tendre  ami  avait,  je  crois,  donné  carte  blan- 
che à  toutes  les  créatures  de  me  servir  à  souhait  ce 
mets  de  son  divin  Cœur.  C'était  à  la  façon  des  flocons 
de  neige,  quand  les  vents  se  croisent,  que  cela  m'ar- 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  327 

rivait;  je  n'avais  qu'à  recevoir  et  à  ouvrir  la  l)ouche 
de  mon  cœur;  et  ce  rien  de  cœur  s'en  nourrissait 
avec  un  appétit  et  un  goût  insatiables  qui  lui  en  fai- 
saient désirer  l'augmentation.  » 

«  De  son  côté ,  mon  bon  Père  semblait  prendre  un 
singulier  plaisir  à  me  voir  aux  prises  avec  tant  de 
sortes  de  contradictions  à  la  fois,  et  j'étais  heureux  de 
lui  procurer  cette  satisfaisante  récréation ,  pensant  en 
moi-même  à  ce  que  faisaient  autrefois  les  athlètes  pour 
réjouir  les  curieux  qui  allaient  jouir  du  spectacle  de 
leurs  luttes.  Oh!  ne  faut-il  pas  que  je  récrée  un  peu , 
moi,  le  cœur  si  pressuré  de  mon  bon  Père?  Cette 
pensée  me  remplissait  de  joie,  et  j'aurais  voulu  me 
voir,  si  cela  avait  pu  lui  être  un  peu  agréable,  jeté 
dans  un  amphithéâtre,  comme  saint  Ignace.  Mais  je 
n'en  suis  pas  digne!  »  Et  des  larmes  coulèrent  de  ses 
yeux ,  et  il  murmurait  en  soupirant  :  «'  Non ,  non  , 
Jésus,  mon  amour,  je  n'en  suis  pas  digne,  je  n'en 
suis  pas  digne;  c'est  encore  trop  que,  dans  votre 
bonté,  vous  vouliez  bien  me  gratifier  de  ces  quelques 
parcelles  de  votre  précieuse  croix  !  » 

Se  tournant  ensuite  vers  son  interlocuteur  :  — 
.  «  Promettez-moi  donc  d'offrir  pour  moi  tout  ce  que 
vous  ferez  cette  semaine,  pour  remercier  mon  bon 
Père  de  la  large  part  qu'il  m'a  faite  de  ses  souffrances.  » 

Quelque  temps  après,  l'ayant  revu,  il  lui  dit  avec 
une  agréable  gaieté  :  —  «  Vous  êtes,  à  ce  que  je"  vois, 
un  fort  bon  commissionnaire,  mon  enfant,  et  je  ne 
manquerai  pas  de  vous  députer  souvent  auprès  de 
Notre-Seigneur  pour  lui  offrir  mes  remercîments;  sûr 


a28  CHAPITRE   TRENTE-QUATRIÈME. 

qu'il  ajoutera  toujours  de  nouveaux  dons  à  ceux  qu'il 
nous  a  déjà  faits.  C'est  à  en  être  ravi  d'admiration. 
Depuis  que  je  vous  ai  constitué  mon  intermédiaire 
d'actions  de  grâces,  je  me  suis  aperçu  que  mon  bon 
jMaître  a  pris  goût  à  me  voir  ballotté  par  les  mille 
caprices  des  créatures ,  et ,  de  plus ,  il  a  trouvé  bon 
d'y  ajouter  l'action  sensible  des  démons.  J'étais  sous 
leur  action  comme  une  sorte  de  chiffon  entre  les  dents 
et  les  griffes  d'un  petit  chien;  et  vous  savez  comment 
ces  petits  animaux  amusent  quelquefois  leur  maître 
en  secouant  les  guenilles  qu'on  leur  jette.  Eh  bien, 
ceci  vous  donne  l'idée  la  plus  vraie  de  l'état  où  je  me 
trouve,  par  l'effet  de  l'incommensurable  charité  de 
mon  Jésus.  Et  j'aime  à  me  voir  ainsi  à  la  merci  de 
toutes  créatures ,  hommes  et  démons,  pour  la  joie  de 
mon  unique  amour. 

»  Puis  enfin,  ne  faut-il  pas  accomplir  toute  justice, 
ayant  mérité  par  mes  péchés  d'être  à  la  merci  des 
chiens  de  l'enfer  pour  une  éternité?  Puisque  mon  très- 
miséricordieux  Seigneur  veut  bien,  par  un  effet  de 
son  incompréhensible  amour,  changer  cette  expiation 
éternelle  en  une  passagère,  n'est-il  pas  juste  que  je 
lui  donne  cette  satisfaction  avec  toute  la  joie  de  mon . 
cœur?  » 

«  Comme  je  le  voyais  en  proie  à  de  très-grandes 
souffrances,  ajoute  le  narrateur,  j'avais  un  peu  de 
peine  à  entrer  dans  ses  vues,  et  je  lui  objectais  bien 
des  raisonnements.  —  «  Laissez,  laissez-moi  de  côté 
«  toutes  ces  raisons  humaines;  dit-il;  ne  voyons  en 
»  toutes  ces  choses  que  la  joie  que  nous  donnons  à 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  329 

^  notre  cher  et  bien-aimé  Jésus.  Ah!  je  suis  si  heu- 
»  reux,  moi,  de  boire  à  la  coupe  de  ses  abjections! 
»  Pauvre  Maître ,  personne  ne  veut  de  cette  boisson , 
»  on  la  laisse  toute  pour  vous;  et  moi,  votre  enfant, 
»  je  ne  voudrais  pas  la  partager  avec  vous!  Oh!  que 
»  je  serais  ingrat  si  j'agissais  ainsi,  bon  et  tendre 
«Maître!  Vous  en  avez  assez  bu  pour  votre  pari; 
»  ô  bon  Ami,  laissez-nous  la  nôtre,  je  vous  en  supplie!  » 

»  Puis  me  regardant  avec  vivacité  comme  pour  me 
demander  mon  adhésion  :  —  «  Par  hasard ,  est-ce 
»j  que,  vous  aussi,  vous  n'en  voudriez  pas?...  Ah!  s'il 
»  en  était  ainsi,  je  vous  renierais  pour  mon  enfant,  et 
»  vous  n'auriez  plus  de  part  avec  moi.  0  précieuse 
»  humiliation!  je  te  chéris  et  t'embrasse  pour  le  reste 
»  de  ma  vie.  Oui,  ce  doit  être  là  l'objet  de  notre  uni- 
»  que  ambition  et  de  nos  désirs.  Et  puisque  Notre - 
»  Seigneur  Jésus-Christ  s'est  rendu  abject  pour  notre 
»  amour,  aimons,  aimons  à  notre  tour  cette  chère 
»  abjection  pour  son  amour.  » 

Que  si  l'on  venait  à  trouver  trop  rigoureuse  la 
conduite  de  Notre- Seigneur  à  son  égard  :  «  Sommes- 
nous  sots  et  inconséquents!  répondait-il.  Nous  disons 
et  nous  savons  par  la  foi  que  depuis  que  notre  bon 
Maître  est  mort  sur  la  croix,  elle  est  devenue  le  plus 
précieux  héritage  qu'il  puisse  léguer  à  ses  enfants 
chéris,  parce  que  par  elle  seule  peut  se  faire  en  nous 
l'application  des  mérites  de  la  Rédemption  ;  et  cepen- 
dant, chose  inconcevable,  nous  avons  peine  à  l'accep- 
ter! Si  on  disait  dans  le  monde  qu'un  négociant  a 
laissé  un  gain   de  cent  pour  prendre  le  cinq,  on  en 


330  CHAPITRE    TRENTE-QUATRIÈME, 

rirait  et  on  regarderait  comme  un  insensé  celui  qui 
agirait  ainsi;  et  cependant  c'est  ce  que  nous  faisons 
tous  les  jours,  en  fuyant  la  croix,  les  humiliations  et 
les  sacrifices.  Mais  c'est  le  cent  que  cela.  Et  nous 
nous  plaignons  quand  il  nous  arrive! 

»  Notre-Seigneur  avait  bien  raison  quand  il  disait 
que  les  enfants  de  ténèbres  sont  plus  habiles  dans  leurs 
affaires  que  les  enfants  de  lumière!  Ah!  pauvres 
aveugles  que  nous  sommes,  au  lieu  de  nous  réjouir  et 
de  faire  un  gracieux  accueil  aux  choses  et  aux  per- 
sonnes qui  nous  présentent  une  perle  pour  acquérir 
les  richesses  du  ciel ,  nous  sommes  tristes  et  nous 
nous  inquiétons.  Quelle  pitié  !  Pour  nous  ,  je  ne  veux 
pas  qu'il  en  soit  ainsi.  Je  veux  qu'à  l'aspect  de  tout 
ce  qui  crucifie  nous  soyons  joyeux;  souvenez-vous 
bien  de  cela,  mon  enfant,  et  ne  paraissez  jamais 
devant  moi  avec  un  visage  triste  quand  vous  aurez 
des  afflictions;  sinon  vous  serez  sévèrement  reprise; 
car  nous  lisons  dans  les  saints  Livres  que  le  Seigneur 
aime  qu'on  lui  donne  en  riant  et  avec  joie  '.  » 

«Eu  effet,  ajoute  le  témoin,  toutes  les  fois  qu'il 
m'arrivait  d'être  un  peu  triste  :  —  «Allons,  allons, 
»  me  disait-il  en  m'abordant,  enlevez-moi  ce  crêpe; 
»  c  est  la  joie  que  je  veux  voir  briller  sur  votre  front. 
»  iN'est-ce  pas  là  la  plus  belle  auréole  de  la  Croix? 
»  Qu'est-ce  donc  que  vous  faites,  pauvre  enfant?  vous 
»  gâtez  tout  en  agissant  ainsi.  » 

Une  autre  fois,  il  discourait  sur  ce  que  nous  devons 

1   Hilarem  datorem  dilifut  Deus. 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  331 

à  Dieu  pour  les  divers  bienfaits  que  nous  recevons 
sans  cesse  de  sa  libéralité  :  —  «  Chose  singulière, 
s'écria-t-il  avec  transport,  ô  mon  bon  Maître,  on 
oublie  toujours  de  mettre  au  nombre  de  vos  plus 
grands  bienfaits  les  croix  dont  votre  bonne  providence 
nous  gratifie.  Cependant,  ma  fille,  je  ne  vois  pas, 
après  la  grâce  du  baptême  et  de  notre  sainte  vocation, 
de  faveur  plus  précieuse  que  celle  de  la  Croix.  Ah  ! 
la  Croix,  là  Croix!  qui  pourra  jamais  en  comprendre 
le  prix? 

«  O  trésor!  perle  sans  prix!  Croix  chérie,  pour  la- 
quelle on  n'a  cependant  que  des  dédains  !  0  bonne  et 
bénite  Croix,  vous  m'avez  ravi.  En  vous  considérant 
toute  ruisselante  du  sang  de  mon  Jésus,  mon  cœur 
s'est  épris  du  plus  ardent  amour  pour  vous.  A  votre 
aspect,  tout  en  moi  tressaille.  Venez  donc,  ma  toute 
belle;  venez,  venez  vous  abriter  sous  mon  toit.  En 
vérité  ,  vous  me  captivez ,  et  je  trouve  entre  vos  bras 
des  charmes  indicibles.  » 

«  Je  ne  sais  pourquoi,  disait-il  encore,  je  n'ai  jamais 
pu  vivre  un  seul  jour  sans  croix.  Quand  j'en  suis 
privé,  tout  me  manque;  c'est  elle  qui  adoucit  à  mon 
cœur  les  langueurs  de  l'exil.  Sans  elle,  j'aurais  de  la 
peine  à  les  soutenir,  et  bien  que  je  sente,  à  certains 
moments  surtout,  d'une  manière  très-vive  la  pointe 
de  la  douleur,  j'y  trouve  une  force  qui  m'aide  à  sup- 
porter les  retards  de  l'Epoux.  La  Croix  est  pour  mon 
âme  ce  que  fut  pour  Samson  le  rayon  de  miel  qu'il 
trouva  dans  la  gueule  du  lion  qu'il  avait  terrassé.  Ah! 
que  je  suis  reconnaissant  envers  Notre-Seigneur  de 
m' avoir  mis  au  cœur,  et  surtout  de  m'y  conserver, 


332  CHAPITRE    THENTE-Q  U  ATR  FÉME. 

malgré  tant  d'infidélités  et  d'ingratitudes,  ces  senti- 
ments pour  la  Croix  !  » 

»  Oui,  je  vous  l'assure,  la  souffrance  est  à  mon 
àme  ce  qu'est  une  source  d'eau  pour  le  voyageur  altéré 
et  épuisé  de  fatigue.  A  certains  jours  surtout,  où  je 
sens  peser  davantage  le  poids  de  la  séparation  de 
mon  unique  Ami,  je  languis,  j'agonise.  Alors,  je  ne 
sais  plus  où  j'en  suis,  et,  ne  pouvant  partager  avec 
personne  ce  poids  si  accablant,  je  me  meurs  de  ne 
pouvoir  mourir.  Je  suis  sans  vigueur  et  comme  sans 
vie.  Je  vais  en  me  traînant.  Oh!  triste  vie!  Mais 
voilà  que  mon  bon  Père,  en  me  voyant  ainsi,  m'envoie 
tout  aussitôt,  pour  me  raviver,  ou  une  épine  de  sa 
couronne ,  ou  une  goutte  de  son  fiel ,  enfin  n'importe 
quoi,  et  je  respire.  Alors,  à  la  vue  de  cette  par- 
celle de  sa  chère  Croix,  je  suis  tout  réjoui.  Ah  !  quel 
mystère  que  ma  vie!  Priez,  priez  toujours  pour  ce 
pauvre  misérable,  et  conjurez  Notre-Seigneur  de  ne 
jamais  me  priver  de  sa  chère  Croix ,  qui  fut  toujours 
sa  compagne  fidèle  jusqu'à  la  mort.  Oh!  qu'elle  soit 
aussi  toujours,  toujours  la  mienne!  » 

L'amour  de  la  Croix  lui  paraissait  le  corollaire 
obligé  de  sa  vocation  au  sacerdoce  et  à  la  vie  reli- 
gieuse. 

«  Quelle  reconnaissance  je  dois  à  Dieu  de  l'insigne 
faveur  qu'il  m'a  faite  en  m' appelant  au  sacerdoce  et 
à  la  Compagnie!  Cet  état  m'a  toujours  apparu  comme 
devant  être  la  continuation  pour  moi  de  la  vie  de 
Jésus -Christ  sur  la  terre.  Et  Jésus-Christ,  qu'a-t-il 
été?...    Prêtre  et  victime  :   telle   doit  donc  être  ma 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  333 

vie  ;  et ,  de  toute  nécessité,  je  dois  achever  en  moi  ce 
qui  manque  à  la  Passion  de  Jésus-Christ.  Voyez-vous 
notre  Jésus?  Sur  l'autel  il  offre  à  son  Père  les  mérites 
de  ses  souffrances  passées,  car  étant  impassible,  il  ne 
saurait  souffrir  maintenant.  Cependant,  pour  que  le 
sacrifice  soit  complet,  il  faut  une  immolation  passive 
unie  à  la  mystique  immolation  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ;  et  c'est  le  prêtre  qui  doit  accomplir  cet 
acte,  s'il  veut  que  son  holocauste  soit  d'une  agréable 
odeur  à  l'adorable  Trinité,  et  fructueux  pour  les 
âmes;  mais  s'il  n'entre  pas  en  part  des  souffrances  de 
Notre-Seigneur  par  quelque  endroit,  son  ministère 
sera  stérile ,  car  ce  ne  sera  que  par  l'application  qui 
lui  sera  faite  des  douleurs  de  son  Maître  qu'il  entrera 
en  participation  de  l'œuvre  de  la  rédemption  des 
âmes. 

»  J'ai  toujours  entendu  lés  choses  ainsi ,  et  voilà 
pourquoi  toujours  j'ai  éprouvé  une  sorte  de  faim  de  la 
Croix.  Ah!  que  j'aime  à  me  pénétrer  de  cette  pensée 
quand  je  vais  offrir  le  saint  sacrifice  :  Jésus,  sur  la 
Croix,  était  prêtre  et  victime,  et  toi,  tu  dois  l'être  à 
ton  tour.  Alors  je  sens  mon  cœur  s'élancer  vers  la 
Croix,  et  la  demander  avec  instance,  afin  que,  dans 
l'excès  de  ma  nullité,  par  ce  moyen,  mon  ministère 
soit  profitable  à  mes  frères. 

»  Quel  tort  n'est-ce  donc  pas  que  d'inviter  Notre- 
Seigneur  à  m'épargner  les  quelques  minimes  tribula- 
tions que  sa  charité  m'envoie!  Et  de  quel  bien  cette 
fausse  pitié  priverait  les  âmes,  si  mon  bon  Père  dans 
sa  sagesse  ne  poursuivait   sa  marche  providentielle! 

19. 


334  CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME. 

Laissons,  laissons-nous  donc  à  la  merci  de  son  action 
détruisante ,  et  conjurons  ce  cher  de  nos  âmes  de 
n'en  cesser  l'opération  que  quand  nous  cesserons  de 
respirer,  alors  que  nous  consommerons  notre  grand 
sacrifice. 

Cet  amour  de  la  Croix  le  portait  à  faire  faire  des 
neuvaines  dans  l'intention  d'en  obtenir.  Ecrivant  aux 
personnes  placées  sous  sa  direction,  il  leur  disait  : 
«  J'ai  été  exaucé  ;  la  croix  ou  l'humiliation  m'est  arri- 
vée :  redoublez  vos  actions  de  grâces.  L'ingratitude 
tarit  la  source  des  bienfaits.  Je  serais  désolé  si,  faute 
de  reconnaissance,  j'étais  privé  de  la  moindre  par- 
celle de  la  Croix  de  mon  Jésus.  » 

Nous  empruntons  ce  qui  suit  à  une  de  ses  lettres  : 
«J'ai  faim!  j'ai  soif!  sitio!  Encore  plus,  encore 
plus!  Je  me  sens  pressé  et  comme  suffoqué  par  la 
violence  du  désir  qui  m'est  au  cœur  de  voir  s'accom- 
plir en  moi  le  grand  consummatum  est  de  tout  mon 
être  sur  la  Croix.  Père,  Père,  Abha  ,  Pater,  que  tout 
me  soit  aussi,  comme  à  votre  Fils,  amertume  et  an- 
goisses ,  croix  et  mépris  !  Combien  je  serais  heureux , 
un  jour,  si  ce  bien-aimé  de  mon  cœur  me  faisait  boire 
à  plein  bord  au  calice  de  ses  humiliations  et  de  ses 
opprobres!  Quelle  joie  pour  moi  si  ce  cher  mien 
me  faisait  la  grâce  de  passer  par  le  jugement  des  créa- 
tures, s'il  me  fallait  subir,  pour  son  amour,  des  sen- 
tences de  condamnation,  et  recevoir  en  même  temps 
comme  des  soufflet^  sur  mes  deux  joues  et  des  cra- 
chats sur  mon  visage;  s'il  m' arrivait  de  passer  pour 
un  visionnaire ,  un  fanatique ,  et  bien  d'autres  choses 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  335 

encore;  de  porter  une  croix  et  de  m'y  voir  cloué  sur 
un  calvaire,  sans  que  ceux  qui  m'aiment  pussent  faire 
autre  chose  que  prier  pour  moi,  et  compatir  à  mes 
angoisses,  et  à  tout  ce  que  mon  Père  voudra  me 
faire  la  grâce  de  souffrir  pour  les  âmes  et  pour  la 
sainte  Eglise  :  oui,  je  serais  heureux  ! 

M  Puis  enfin,  alors  seulement  que  je  serai  effacé  du 
cœur  et  de  l'esprit  des  hommes,  mon  Père  se  sou- 
viendra de  moi;  et  du  grain  mort  et  enterré  sortiront 
des  fruits  ahondants.  Mais,  mais  combien,  pour  arri- 
ver là,  il  me  faudra  subir  de  passes  amères  et  détrui- 
santes !    L'enfer  doit  agir;  mais    souvenez-vous  que 
Notre-Seigneur  n'a  vaincu  que  parce  que  ses  ennemis 
et  Satan  l'ont  fait  souffrir;  et  il  a  vaincu,  non  par  sa 
résistance,  mais  en  cédant  au  mal,  par  sa  patience, 
par  son  humilité,  par  sa  douceur,  par  une  totale  ab- 
négation de  soi.  On  l'a  jeté,  ce  cher  Maître,  dans  une 
fournaise  de  tribulations.   Il  s'y  est  laissé  consumer  : 
ainsi,  le  cas  échéant,  voudrais-je  faire  pour  lui,  afin 
de  vaincre  comme  il  a  vaincu;  mais,  rien  et  nul  que 
je  suis,  combien  j'ai  besoin  jusqu'alors  de  me  confor- 
ter dans  la  citadelle  des  plaies  et  du  Cœur  de  mon 
Jésus  ! 

»  Quoique  toutes  ces  choses  semblent  bien  amères  à 
la  nature,  mon  cœur  les  appelle  par  d'ardents  désirs, 
quand,  à  la  lumière  de  Dieu,  elles  se  présentent  à 
mon  esprit ,  en  voyant  que  c'est  par  ses  humiliations  , 
par  ses  plaies  et  ses  tortures  que  Jésus  nous  a  sauvés. 
C'est  par  ce  moyen  que  nous  avons  tout  re<^.u,  et  que 
nous  recevrons  sans   cesse  :    donc,   si  nous   voulons 


336  CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME, 

arriver  au  même  résultat ,  il  nous  faudra  passer  par 
le  même  chemin.  » 

Bien  qu'il  désirât  extrêmement  d'être  réuni  à  son 
bon  Maître,  le  P.  Barrelle  était  néanmoins  tellement 
désireux,  disait-il,  de  se  rendre  conforme  à  Jésus 
crucifié ,  que  «  s'il  arrivait  à  ce  cher  Unique  de  son 
cœur  de  lui  donner  à  choisir  entre  ces  deux  choses, 
il  serait  étrangement  partagé.  Car,  d'un  côté  il  lan- 
guissait tant  d'être  avec  son  Jésus,  et  de  l'autre  il 
sentait  un  si  véhément  désir  de  souffrir  pour  lui  qu'il 
ne  savait  auquel  des  deux  céder;  cependant,  ajou- 
tait-il, la  Croix  l'emporterait,  je  pense  ,  en  vue  de  la 
gloire  qui  en  reviendrait  à  mon  Dieu.  » 

11  s'agissait  une  autre  fois  de  ce  qui  peut  procurer 
un  peu  de  vraie  joie  en  cette  vie  :  «  Oh  !  dit-il  avec 
véhémence,  rien,  rien!  non,  rien  autre  chose  que  de 
voir  arriver  le  règne  de  Dieu  et  de  souffrir.  » 

Arrêtons  notre  plume.  C'en  est  assez  pour  mettre 
à  découvert  les  sentiments  de  cet  amant  sincère  de 
la  Croix.  Quand  on  l'a  vu,  comme  nous,  durant  les 
derniers  mois  de  son  passage  sur  la  terre,  doux  et, 
pour  ainsi  dire ,  docile  à  la  souffrance ,  la  contempler 
toujours  comme  un  messager  du  Calvaire,  et  d'un 
regard  calme  qui  puisait  toute  sa  lumière  dans  les 
plaies  mêmes  de  Jésus-Christ,  sourire  à  sa  propre 
démolition,  dans  le  désir  d'être  avec  Jésus  sur  la  croix 
avant  de  lui  être  uni  dans  le  Paradis,  on  sait  alors 
que  sa  vie,  aussi  parfaitement  que  ses  lèvres,  parlait 
la  langue  sublime  du  Calvaire. 

Estimera-t-on  peut-être  que  ce  langage  deux  fois 


COINFIDENGES    SPIRITUELLES.  337 

admirable  de  ses  œuvres  et  de  son  cœur  est  aisé  à  un 
saint  comblé ,  dit-on  ,  de  faveurs  exceptionnelles  et 
soutenu  par  l'abondance  des  célestes  consolations? 
Erreur  vulgaire  des  imparfaits,  propre  à  couvrir 
d'une  facile  excuse  la  médiocrité  du  courage.  Il  faut 
toujours,  si  Ton  veut  suivre  de  près  le  Roi  des  pré- 
destinés ,  consentir  à  boire  son  calice  et ,  sur  ses 
vestiges,  marcher  par  le  chemin  royal  de  la  Croix. 

Volontiers  nous  compterons  pour  rien  les  contra- 
dictions sans  nombre  qui,  dans  les  vingt  dernières 
années  de  la  vie  du  P.  Barrelle ,  ont  marqué  ce  que 
nous  pouvons  appeler  la  période  apostolique  de  sa 
carrière.  Quelle  vie  en  est  exempte?  Il  est  vrai  :  le 
Seigneur  les  faisait  germer  sous  ses  pas  ;  il  vit  ses  in- 
tentions travesties,  ses  œuvres  traversées,  souvent 
l'opposition  lui  arriva  d'où  le  soutien  devait  être  at- 
tendu, et,  à  une  époque  où  les  plus  irréfléchis  se 
croient  les  plus  sages,  on  osa  bien  le  juger  insensé, 
de  si  loin  les  vues  de  la  foi  dépassent  le  niveau  du 
vulgaire  ;  enfin  le  retentissement  de  ces  peines  multi- 
pliées fut  mille  fois  douloureux  dans  cette  organi- 
sation si  vive.  Mais  il  en  concentrait  les  tortures  dans 
la  sérénité  d'un  humble  silence;  pas  une  plainte  ne 
les  révélait  à  son  entourage ,  à  peine  éveillé  sur  ce 
secret  martyre  par  quelques  interjections  résignées. 
Comme  sa  patience  était  muette,  sa  conduite  était 
imperturbable;  rien  de  tout  cela  ne  se  mêlait  à  la 
trame  de  ses  actions  et  n'en  dérangeait  l'harmonie; 
si  bien  qu'il  nous  a  paru  superflu  de  le  signaler  au 
passage. 


338  CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME. 

Quelqu'un  venait-il  à  lui  parler  des  contradictions 
dont  il  était  l'objet  :  —  «  Jésus  et  Marie,  répondait-il, 
sont  les  deux  parfaits  modèles  des  prédestinés. 
Nous  devons  les  contempler  et  faire  selon  qu'il  nous 
est  montré.  Ne  voyez-vous  pas  avec  quel  respect  le 
Sauveur,  en  vue  de  la  volonté  de  son  Père,  a  laissé 
faire  les  démons  et  les  hommes  pour  tout  ce  qui 
devait  concourir  à  sa  Passion?  Ne  saurons-nous  pas 
imiter  notre  modèle?  Laissons  agir  les  créatures,  elles 
ne  sont  que  les  instruments  de  Dieu.  » 

Et  si  l'on  insistait  pour  qu'il  se  défendît  dans  l'in- 
térêt du  moins  de  la  vérité  :  —  «  Taisez-vous ,  taisez- 
vous,  vous  m'êtes  un  Satan.  Non,  vous  aurez  beau 
dire,  a^ous  ne  me  ferez  jamais  dévier  de  la  ligne  de 
conduite  que  Jésus  nous  a  tracée.  Ah!  je  me  garderai 
bien  de  perdre  sur  la  fin  de  ma  vie  une  belle  occa- 
sion d'imiter  le  bon  Maître.  Fallût-il  le  suivre  sur 
la  croix,  eh  bien,  avec  sa  grâce,  je  m'y  laisserais 
clouer  à  quatre  clous!  » 

Ce  n'est  donc  point  à  ces  mécomptes  venus  des 
créatures ,  ce  n'est  pas  même  aux  persécutions  sensi- 
bles du  démon,  dont  nous  avons  touché  quelque 
chose  ,  qu'il  faut  mesurer  les  angoisses  de  ce  cœur 
généreux  et  son  mérite  dans  l'amour  pratique  de  la 
Croix. 

Mais  ce  dont  il  faut  tenir  compte ,  ce  sont  les  dé- 
tresses intérieures  par  où  le  fit  passer  la  grâce,  inef- 
fables désolations  qui  «  sans  un  secours  spécial  de  la 
charité  de  son  Jésus,  l'auraient  souvent  réduit  à 
mourir.  »  Tel  est  son  aveu  réitéré. 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  339 

«  Qu'il  est  donc  cruel  cet  amour  !  comme  il  me  tor- 
iure  de  ses  mortelles  langueurs  !  Il  m'attire,  ce  cher 
mien,  et  excite  en  moi  une  faim  et  une  soif  insatiables 
de  le  voir,  de  m'unir  à  lui,  et  cependant  alors  que 
je  m'élance  vers  lui  pour  m'en  saturer  selon  toute  la 
véhémence  de  mon  besoin,  qui  est  infini,  je  m'en 
sens  rejeté.  Je  le  mérite,  je  l'avoue,  mais  ce  senti- 
ment de  mon  indignité,  bien  loin  de  me  consoler,  ne 
fait  qu'accroître  la  faim  et  la  soif  qui  me  consument; 
j'en  suis  réduit  à  l'extrémité,  mon  cœur  s'agite  alors  , 
et  il  est  défaillant  et  me  cause  d'atroces  douleurs 
physiques  et  morales. 

»  Je  soupire  et  je  cherche  Celui  que  je  sens  aimer 
uniquement  et  dont  j'ai  tant  besoin;  je  l'appelle, 
mais  plus  je  le  cherche,  plus  il  feint  de  s'éloigner  de 
moi.  Mon  âme  déborde  d'angoisses  alors,  contrainte 
qu'elle  est  de  comprimer  sa  peine,  afin  de  la  dérober 
à  la  connaissance  des  créatures  qui  m'entourent,  et 
qui  sont  loin  de  soupçonner  mon  martyre,  je  leur 
semble  même  fort  singulier,  mais  qu'y  faire?  Mon 
cœur  est  épris  et  si  fort  passionné  pour  cet  Unique, 
que,  loin  de  lui,  je  me  trouve  comme  le  poisson  hors 
du  sein  de  l'onde;  j'éprouve  incessamment  toutes  les 
angoisses  du  trépas.  Ah!  souffrez  que  je  vous  le  dise, 
ô  mon  Jésus ,  vous  êtes  bien  cruel  de  tant  me  faire 
languir!  Hé!  cher  Maître,  laissez-moi  vous  rencon- 
trer; par  pitié,  commandez  que  j'aille  à  vous,  ô 
Jésus  !  » 

Une  autre  fois,  il  s'épanche  ainsi  : 

«  Je  ne  sais  ce  que  mon  bon  Maître  veut  faire  de  ce 


340  CHAPITRE    TRENTE-QUATRIÈME, 

mauvais  serviteur;  mais  il  me  semble  qu'il  prend  un 
singulier  plaisir  à  répandre  l'amertume  sur  tout  ce  qui 
entre  en  contact  avec  moi.  Par  un  endroit  ou  par  un 
autre ,  tout  ce  qui  récrée  les  autres  et  leur  fait  plaisir 
est  un  supplice  pour  moi.  Ah!  c'est  que  tout  ce  qui 
est  créé  me  paraît  si  indigne  et  si  vil  depuis  que,  par 
une  grâce  singulière  de  la  charité  de  mon  Père,  j'ai 
compris  et  connu  mon  Jésus,  que  je  ne  puis  plus  rien 
voir,  ni  plus  rien  entendre  hors  de  lui.  Les  entretiens 
des  créatures  me  sont  à  charge.  Elles  s'intéressent  à 
mille  choses  inutiles,  et  cependant  une  seule  est  né- 
cessaire; et  cet  un  nécessaire  c'est  Jésus.  Mais  on  n'y 
pense  pas,  on  ne  s'en  occupe  pas. 

«  0  adorable  Jésus!  vous  qui  faites  l'objet  éternel 
des  joies  éternelles  du  paradis ,  que  vous  êtes  donc 
peu  goûté  de  la  presque  totalité  de  vos  créatures  !  On 
cherche  des  récréations,  des  distractions,  on  en  prend 
partout,  excepté  en  vous!  0  délicieux  délassement 
des  anges  et  des  saints  !  combien  cela  me  fait  souffrir!  » 


COINFIDENGES   SPIRITUELLES.  341 


•CHAPITRE   XXXV. 

CONFIDENCES   SPIRITUELLES. 

Ce  qu'il  faut  entendre  par  Vaction  des  divins  attributs  sur  les  âmes. 
—  Le  P.  Barrelle  obtient  du  Sauveur  de  participer  aux  états 
crucifiants  de  sa  vie  mortelle.  —  Il  consacre  à  Dieu  son  libi^e 
arbitre. —  Gracieuse  humilité. —  Ardeur  guerrière.  —  Compte 
rendu  de  la  retraite  de  février  1860. — Retraite  de  décembre  1860. 

Pour  achever  de  connaître  l'âme  généreuse  qui  vient 
de  se  révéler  au  lecteur,  nous  citerons  quelques  ex- 
traits de  lettres  confidentielles  où  le  P.  Barrelle  rend 
compte  au  dévouement  filial  de  ses  dispositions  inté- 
rieures et  des  mystères  de  l'action  divine  au  temps  où 
Dieu  achevait  son^cœur,  avant  de  l'appeler  au  repos. 
Mais  nous  touchons  tout  d'abord  à  l'un  des  secrets  de 
la  théologie  mystique  :  l'action  des  attributs  divins  sur 
les  âmes. 

S'il  est  vrai  que  le  bonheur  appartient  à  Dieu  par 
essence,  si  la  félicité  est  une  des  prérogatives  de  sa 
nature,  en  un  mot,  si  par  son  fonds  la  béatitude  est 
essentiellement  divine,  l'indispensable  condition  de 
la  félicité  est  de  ressembler  à  Dieu,' et  le  bonheur  dé- 
coule de  cette  auguste  ressemblance  comme  un  effet 
de  sa  cause  naturelle.  De  là  vient  que  la  loi  de  la 
ressemblance  avec  la  Divinité  a  été  gravée  dans  la 
racine  de  notre  être,  et  que  nous  en  avons  reçu  dans 


342  CHAPITRE   TRENTE-CINQUIÈME, 

notre  substance  même,  marquée  à  V image  du  Père 
céleste,  tout  à  la  fois  les  premiers  linéaments  et  le 
germe  originel.  Cette  ressemblance  est  tout  le  dessein 
de  Dieu,  tout  l'objet  de  notre  prédestination.  Nous 
avons  à  devenir  «  parfaits  comme  notre  Père  céleste 
est  parfait  »  ;  les  divines  prévoyances,  en  reconnais- 
sant à  l'avance  les  élus,  les  voyaient  prédestinés  à 
devenir  le  portrait  ressemblant  du  Fils  éternel  de 
Dieu  '  ;  et  la  vision  du  paradis  aura  pour  résultat 
suprême  d'achever  dans  le  bonheur  cette  divine  simi- 
litude*. Car,  dans  ce  face  à  face  éternel,  pur  et  lim- 
pide miroir  de  ses  infinies  perfections,  nous  renverrons 
à  la  souveraine  Beauté  la  fidèle  et  resplendissante 
image  de  son  essentielle  béatitude. 

Or,  comme  c'est  la  lumière  elle-même  qui  remplit 
le  cristal  de  l'image  qu'il  reflète,  ainsi  c'est  le  modèle 
divin  qui  opère  lui-même  dans  nos  âmes  sa  chaste 
ressemblance.  Par  la  foi,  nos  pensées  sont  l'écho  de 
ses  pensées;  par  la  charité,  nos  affections  sont  l'écho 
de  son  amour;  et  puisque  tout  mouvement  de  vertu 
consiste  à  céder  aux  prévenances  de  sa  grâce,  l'unique 
obstacle  à  cette  auguste  similitude  est  l'indocilité  de 
la  liberté  humaine. 

Lors  donc  que,  par  une  docilité  constante,  l'âme 
se  dégage  des  fautes,  des  défauts,  des  imperfections 
volontaires;  souifiise  sans  obstacle  à  l'action  du  Soleil 
de  justice,  elle  commence  à  entrer  pleinement  sous 

1  Quos  prœscivit,  et  praedestinavit  conformes  fieri  imagini  Filii 
siii. 

2  Similes  ei  erimus  quoniam  videbimns  eum  sicuti  est. 


GOJNFIDENGES  SPIRITUELLES.  343 

l'influence  efficace  des  attributs  divins,  comme  une 
toile  obéissante  s'imbibe  des  couleurs  dont  la  couvre 
l'artiste  habile,  comme  un  métal  purifié  est  pénétré 
de  la  flamme;  et,  par  la  plus  merveilleuse  des  opéra- 
tions, ce  qui  est  de  l'âme,  sans  s'anéantir,  disparaît 
dans  ce  qui  est  de  Dieu. 

Alors  les  divins  attributs ,  qui  sont  comme  les  traits 
de  la  Divinité ,  enveloppant  la  créature  de  leur  sub- 
stantielle beauté,  elle  arrive,  selon  la  mesure  du  don 
céleste,  à  la  pleine  vérité  de  cet  oracle  :  que  Jésus- 
Christ  sera  le  vêtement  royal  des  enfants  de  Dieu  ;  que, 
transformés  par  cette  union  et  véritablement  déi- 
formes ,  'ils  entreront  en  com,m,unication  de  la  divine 
nature  * . 

Pour  arriver  à  subir  la  domination  souveraine  des 
attributs  divins,  jusque-là  que  toute  vie  dans  l'âme 
soit  la  vie  même  du  Fils  de  Dieu^,  il  faut  qu'elle  soit 
livrée  sans  réserve  à  leur  secrète  opération.  Ce  n'est 
pas  assez  de  céder  au  Saint-Esprit  par  des  actes  in- 
termittents et  réitérés ,  il  faut  lui  avoir  remis  la  direc- 
tion totale  de  la  volonté.  De  là  vient  que  les  saints  se 
sentent  pressés  d'abdiquer,  pour  ainsi  dire,  leur  libre 
arbitre  en  faveur  de  la  grâce,  afin  de  conquérir  à 
l'avance  quelque  chose  de  cette  liberté  parfaite  du 
paradis  qui  délivre  les  élus  de  la  servitude  du  péché. 

Alors  ils  éprouvent  de  violents  attraits  pour  le  dé- 
pouillement de  soi;  ils  donnent  à  Dieu  non-seulement 

1  Gal.  III.  —  II  Petr.  I. 

^  Vivo,  jain  non  ego,  vivit  vero  in  me  Gliristus.  (Gal.  ii.) 


344  CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME. 

les  actes  de  leur  volonté,  mais  la  source  même,  et, 
renonçant  autant  qu'il  se  peut  à  se  diriger  et  à  se  re- 
prendre, ils  résignent  leur  volonté  tout  entière  dans 
les  mains  divines.  Dès  lors  aussi,  constamment  atten- 
tifs au  gouvernement  intérieur,  dont  le  Seigneur  tient 
le  sceptre  au  secret  de  leur  âme,  ils  se  maintiennent 
pratiquement  dans  la  sublime  oblation  de  saint  Ignace 
de  Loyola  :    «  Recevez,  Seigneur,  etc..  " 

Heureux  ceux  qui  ont  fait,  en  la  perdant  de  la 
sorte ,  la  vraie  conquête  de  la  liberté  !  Cette  noble 
servitude  à  l'action  divine  est  l'incomparable  déli- 
vrance des  enfants  de  Dieu.  Quand  le  Seigneur  la 
leur  accorde  en  agréant  leur  holocauste,  alors  ses 
divins  attributs  travaillent  cette  âme  bienheureuse  : 
sa  sainteté  s'applique  à  en  purifier  toutes  les  puis- 
sances, sa  simplicité  à  en  ramener  toutes  les  inten- 
tions à  l'unité  du  divin  vouloir;  sa  justice  s'exerce  à 
en  tirer,  comme  d'une  hostie  dévouée  à  tous  ses  excès, 
des  satisfactions  pour  les  péchés  qui  couvrent  la  terre, 
en  union  de  la  divine  Victime  qui  est  la  propitiation 
du  monde.  En  un  mot,  les  divins  attributs  ne  laissent 
rien  subsister  dans  le  cœur  qui  leur  est  livré,  de  ce 
qui  procède  de  l'homme  terrestre.  Ils  en  poursuivent 
la  destruction  avec  une  impitoyable  bonté,  afin  d'éta- 
blir sur  ses  ruines  l'homme  céleste,  l'homme  nouveau. 

Tel  est  le  caractère  de  son  action  :  c'est  qu'elle 
paraît  toujours  détruire.  Elle  réduit  l'âme  en  agonie, 
elle  lui  fait  jeter  des  cris  de  détresse  :  au  dedans , 
Dieu  ,  armé  de  sa  rigueur,  semble  irrité  contre  l'âme , 
elle   croit  souvent  que   Dieu  la   rejette;   au  dehors, 


CONFIDENCES    SPIRIT  CELLES.  345 

tout  se  tourne  en  amertume ,  et  la  contradiction  l'en- 
vironne ;  sa  vertu  même  n'est  pas  comprise  des  plus 
vertueux;  elle  préconise,  elle  aime,  elle  pratique 
héroïquement  l'abnégation,  le  renoncement,  Thumi- 
lité;  et  ces  fortes  vertus,  vraiment  trop  austères  pour 
la  foule  des  imparfaits ,  lui  sont  reprochées  à  l'égal 
d'un  crime.  Elle  souffre  ainsi  de  mystérieuses  et  inex- 
primables tortures.  Mais  qui  donc  mit  jamais  dans  le 
creuset  la  pierre  ou  de  vils  métaux?  Sortie  de  ce 
creuset,  l'âme  est  digne  des  regards,  digne  de  l'amour 
et  de  l'admiration  de  Dieu  même. 

11  fallait  rappeler  ces  pensées  pour  faire  comprendre 
au  lecteur  certains  passages  de  ce  qu'il  va  lire. 

Environ  huit  ans  avant  sa  mort,  en  1856,  le  P.  Bar- 
relle  ,  à  la  suite  de  communications  surnaturelles,  fît 
l'acte  solennel  d'une  pleine  donation  de  lui-même  au 
Cœur  de  Jésus.  Il  entra  en  ce  temps-là  dans  une  voie 
d'immolation  et  de  consomption  de  tout  son  être, 
sous  l'action  immédiate  des  opérations  divines.  Elle 
résuma  tous  les  états  souffrants  de  la  vie  mortelle  et 
eucharistique  de  Notre- Seigneur  Jésus-Christ;  ce 
divin  Sauveur  voulant  faire  de  ce  saint  homme  une 
reproduction  parfaite  de  lui-même,  selon  cette  parole 
qui  lui  fut  souvent  adressée  d'en  haut  de  la  part  de 
son  divin  Maître  :  Je  veux  qu'il  soit  semblable  à  moi. 
Conformément  à  ses  ardents  désirs,  Dieu  le  fit  passer 
par  une  série  ininterrompue  de  douleurs  intérieures 
et  extérieures,  qui  ne  furent  guère  connues  que  du 
ciel  et  qui  l'ont  vraiment  consumé. 

Un  jour,  dans  un  entretien  spirituel,  il  lui  échappa 


346  CHAPITRE   TRENTE-CIINQUIÈME. 

de  faire  cet  aveu  :  «  J'ai  demandé  avec  de  vives  in- 
stances une  grâce  à  Notre-Seigneur,  et  j'ai  tout  lieu 
de  penser  que  j'ai  été  exaucé  :  c'est  qu'il  me  fasse  en- 
trer en  participation  de  tous  les  états  crucifiants  où 
il  a  passé  durant  sa  vie  mortelle  et  qu'il  continue 
encore  dans  les  anéantissements  eucharistiques.  Je 
me  suis  offert  en  union  avec  lui ,  aux  attributs  divins 
de  son  Père  céleste,  comme  une  victime  de  répara- 
tion ,  afin  qu'il  se  contente  en  plénitude  en  moi  et  sur 
moi,  et  qu'il  étende  son  souverain  domaine  sur  tout 
mon  être,  selon  toute  la  mesure  des  ingratitudes  des 
hommes.  » 

Et  dans  une  autre  circonstance  : 

«  Oui,  oui,  depuis  que  je  me  suis  tout  donné  à 
mon  Jésus  et  que,  par  l'effet  d'une  charité  toute  gra- 
tuite de  son  Cœur,  il  lui  a  plu  de  me  découvrir  ce 
qu'est  Dieu  et  tout  le  néant  de  la  créature,  je  n'ai 
plus  rien  prisé  que  le  règne  plein  en  moi  de  ses  divins 
attributs.  Ce  domaine  a  été  violé  par  le  péché;  il  faut 
que  mon  doux  Maître  rentre  dans  ses  droits  par  la 
Croix.  Par  elle  seule  peut  s'opérer  la  défaite  de  la 
nature  viciée,  et,  en  proportion  de  son  action,  s'éta- 
blira en  nous  le  souverain  domaine  de  la  justice,  de 
la  sainteté  et  de  l'amour.  Or  donc,  mon  âme,  de 
Favant  vers  la  Croix  !  et  que  tout  pour  moi  se  change 
en  amertume ,  en  souffrance ,  en  mépris  ! . . .  » 

Une  autre  fois  : 

«  Que  nous  serions  heureux  si  chacune  des  actions 
de  notre  vie  était  comme  un  coup  de  pinceau  qui  re- 
trace en  nous  l'image  de  notre  Jésus  !  Voyez-vous ,  il 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  347 

faut  absolument  que  tout  en  nous  s'encadre  comme 
un  beau  portrait  dans  toutes  les  œuvres  du  bon  Maî- 
tre. Oui,  son  Cœur  est  le  moule  où  doit  s'écouler  et 
se  former  le  nôtre;  puis  sa  Croix  est  le  ciseau  qui 
doit  achever  et  perfectionner  son  image  en  tout  notre 
être.  C'est  surtout  par  la  Croix  qu'il  complétera  cette 
œuvre  en  nous;  car  il  en  est  de  notre  ressemblance 
avec  lui  comme  d'un  bloc  de  pierre  ou  de  bois  dont 
on  voudrait  faire  une  belle  statue.  Pour  atteindre  son 
but ,  le  sculpteur  se  sert  d'instruments  tranchants  ;  il 
coupe ,  il  enlève ,  puis  il  trace  des  ciselures ,  des 
traits,  enfonçant  toujours  plus  avant  son  instrument. 
Le  bon  Jésus  en  fait  autant  avec  sa  Croix.  O  bonne 
et  précieuse  Croix  !  viens ,  viens  avec  toutes  tes 
rigueurs  ;  hâte-toi  de  tracer  sur  ces  troncs  informes 
de  nos  âmes  cette  divine  ressemblance;  apporte  avec 
toi,  s'il  le  faut,  le  fer  et  le  feu  :  j'y  consens,  pourvu 
que  tu  fasses  de  moi  un  autre  Jésus.  » 

Il  écrivit  encore  le  30  avril  1860  : 

«  Depuis  que  notre  Jésus  m'a  fixé,  pour  la  joie  et 
pour  la  gloire  de  son  Cœur,  sous  l'action  de  ses  divins 
attributs,  ses  opérations  en  moi  sont  toujours  de  plus 
en  plus  crucifiantes,  consumantes,  et,  par  moments, 
singulièrement  détruisantes.  C'est  une  conséquence 
naturelle  de  l'abandon  que  je  lui  ai  fait  de  tout  mon 
être.  Il  n'y  a  donc  à  y  trouver  à  dire ,  mais  bien  à 
acquiescer  à  tout  par  un  joyeux  Alléluia.  Ce  matin  à 
l'oraison,  je  me  suis  trouvé  fixé  sous  l'action  de  sa 
divine  justice ,  qui  m'a  tenu  et  me  tient  encore  sur  la 
Croix.  »    . 


348  CHAPITRE   TRENTE-GIJNQUIÈME. 

Enfin,  à  une  autre  époque,  nous  trouvons  dans  ses 
lettres  ce  qui  suit  : 

«  Dans  les  temps  passés,  Notre-Seigneur  m'avait 
parlé  sur  le  libre  arbitre,  et  cela  à  plusieurs  reprises. 
Il  y  revient  encore  aujourd'hui  :  il  veut  donc  que 
nous  y  réfléchissions  de  nouveau.  Faisons-le,  et  nous 
en  conclurons  que  le  sacrifice  de  ce  libre  arbitre  lui 
étant  si  agréable,  nous  n'avons  plus  à  hésiter  de  le 
lui  livrer  tout  entier,  et  nous  deviendrons  par  là 
même  sa  joie  et  ses  délices.  Il  me  semble  que  l'acte 
de  ce  sacrifice  est  exactement  formulé  par  notre  saint 
Père  saint  Ignace  dans  la  prière  intitulée  :  Recevez,  Sei- 
gneur, toute  ma  volonté,  etc.  Proférons-le  et  profé- 
rons-le encore  en  unissant  notre  cœur  au  cœur  en- 
flammé de  ce  grand  sainte  Réalisons-le  ensuite  dans 
notre  conduite  intérieure  et  extérieure,  donnant,  don- 
nant toujours ,  ne  nous  lassant  jamais  de  sacrifier, 
après  l'avoir  fait  mille  fois,  el  alors  même  que  son 
Esprit  nous  pousserait  jusqu'aux  dernières  limites , 
comme  il  y  poussa  Abraham ,  Moïse  et  un  grand 
nombre  de  ses  saints;  ne  reculons  point  et  immolons 


*  Nous  citons  l'acte  de  donation  tel  que  le  fit  le  P.  Barrelle  et 
tel  qu'il  l'avait  lui-même  donne  à  des  âmes  généreuses  : 

i<  Nous  voici  devant  vous,  Seigneur  Jésus,  votre  Cœur  nous  veut 
pour  sa  joie  et  pour  sa  gloire.  Le  nôtre  se  plaît  à  se  donner  à 
vous.  Oh  !  pienez  et  recevez  tout  absolinnent  en  nous,  selon  votre 
désir  et  vos  desseins,  en  plénitude  et  à  toujours  pour  le  temps  et 
pour  l'éternité.  Amen,  amen,  amen. 

»  Joseph  Barrelle. 

»  Ex  toto,  in  œternum  et  ultra  Jesu  Domino  suo  per  Mariam  et 
Joseph.  » 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  349 

jusqu'à  la  dernière  brebis,  au  dernier  agneau  de  notre 
troupeau.  Voilà  la  pratique  dont  il  est  facile  de  voir 
la  pleine  et  juste  application.  C'est  ce  que  l'auteur  de 
V Imitation  appelle  suivre,  nu,  Jésus-Christ  nu.  Vous 
le  comprenez;  c'est  la  nudité  du  Calvaire,  c'est  la 
perfection  du  dénûment  intérieur  et  extérieur,  dont 
Jésus-Christ,  ainsi  que  nous  le  voyons  en  saint  Fran- 
çois d'Assise,  est  la  récompense,  au  delà  de  tout  ce 
qui  peut  s'imaginer.  Que  la  grâce  nous  anime  donc  à 
ce  point-là,  qui  nous  est  nécessaire  pour  être  Jésus- 
Christ  ,  et  Jésus-Christ  nous  !  » 

Il  est  temps  d'arriver  à  la  pieuse  correspondance 
que  nous  avons  annoncée,  et  d'y  entendre  les  vertus, 
à  l'envi,  s'épancher  d'un  cœur  fervent. 

Trouvera-t-on ,  par  exemple,  plus  gracieux  épan- 
chement  d'humilité  que  la  lettre  suivante  : 

«  Le  19  octobre  1858. 

«  Je  vous  obéis,  mon  enfant,  et  je  prends  la 
plume,  comme  Abraham  prenait  son  bâton  de  voyage, 
sans  savoir  où  je  vais.  Car,  tandis  que  vous  avez,  vous, 
quelque  chose  toujours  à  me  dire,  je  me  trouve,  moi, 
sans  rien  du  tout.  Or,  est-il  facile,  en  pareil  état, 
d'entretenir  personne  au  monde?  On  n'a  guère  alors 
que  le  silence  et  l'anéantissement  pour  refuge;  et  c'est 
ce  à  quoi  je  me  trouve  forcément  réduit.  Ne  vous  en 
étonnez  donc  point,  et  pensez  que  c'est  une  souffrance 
de  plus  à  joindre  aux  autres;  toutes  souffrances  ce- 
pendant fort  minimes  en  elles-mêmes,  et  qui  pren- 
nent leur  amertume  et  leur  pesanteur  moins  dans  leur 
TOM.  n.  20 


350  CHAPITRE   TRENÏE-GIi^  QUIÈME. 

propre  nature  que  dans  l'extrême  faiblesse  du  sujet 
sur  lequel  Notre-Seigneur  les  fait  tomber. 

"  Ces  pauvres  petits  grains  de  poussière  deviennent , 
à  cause  du  néant,  que  je  suis  et  que  je  reste,  et  à 
cause  de  lui  seul,  des  rocs  et  des  montagnes  qui  me 
broient.  Joignez-y,  pour  vous  mettre  mieux  dans  la 
vérité  par  rapport  à  moi,  une  autre  appréciation  de 
votre  Père,  tout  autre  que  celle  que  vous  auriez  pu 
vous  former  jusqu'à  présent,  et  dites  :  Il  n'est  que 
cela!  en  vérité,  ce  n'est  pas  grand' chose,  puisque  en 
cherchant  à  en  exprimer  quelque  suc,  je  n'y  trouve 
absolument  rien  ni  pour  moi ,  ni  devant  son  Sauveur 
et  son  Dieu.  Et  ces  paroles  seraient  la  justice  et  la 
vérité;  je  n'aurais  nullement  à  y  redire;  elles  ren- 
draient ce  qui  est,  ce  que  je  sens,  ce  que  je  devrais 
sentir  encore  plus  intimement  et  plus  vivement. 

»  Aussi  n'ai-je  nulle  raison  de  me  plaindre  de  la 
position  qui  est  faite  à  ma  misère.  Je  vois  trop  claire- 
ment que  Notre-Seigneur  ne  recevant  rien  de  moi  que 
des  crudités  et  des  amertumes,  je  ne  saurais  prétendre 
à  recevoir  de  lui  qu'un  semblable  retour.  Il  fait  bien, 
très-bien;  mieux  encore,  car  il  me  supporte;  mieux 
encore ,  car  il  ne  cesse  de  me  conserver  ses  dons  les 
plus  précieux.  Ah!  que  sa  charité  est  grande!  Et  voilà 
pourquoi  je  me  contente  de  me  recommander  le 
plus  humblement  que  je  puis  à  sa  miséricorde,  par  ce 
cri  si  souvent  répété  :  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi! 
Faites-lui  pour  moi  la  même  prière,  et  ce  sera  assez. 

»  Ces  quelques  paroles  vous  rendront  palpable  ma 
situation  intérieure,  qui  se  compose  de  deux  sortes 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  351 

de  peines,  la  première  est  ma  nullité  devant  Notre-Sei- 
gneur,  et  la  seconde  est  cette  haie  d'épines  que  fait 
surgir  autour  de  moi  ma  situation  présente,  telle  que 
vous  la  connaissez  avec  ses  soucis,  ses  prévisions,  etc. 

M  J'abandonne  assurément  tout  à  Notre-Seigneur  ; 
mais,  comme  je  vous  l'ai  dit  plus  d'une  fois,  je  souffre, 
et  l'amertume  remplit  mon  coeur.  Oh  !  il  en  sera, 
après  tout,  comme  le  voudra  ce  bon  Maître,  ni  plus 
ni  moins,  j'accepte  et  je  veux  tout;  seulement,  qu'il 
me  prenne  en  pitié,  et  que  je  n'aie  pas  le  malheur  de 
lui  déplaire. 

»  Je  vous  ai  obéi ,  ma  fille ,  et  je  termine  en  vous 
bénissant. 

j»  Joseph  S.  J.  » 

Le  P.  Barrelle  s'anime  d'une  ardeur  guerrière 
contre  Satan,  en  esprit  d'amour  : 

«  28  octobre  1858. 

«  L'aiguillon  qui  me  pique  et  me  presse  maintenant, 
est  l'audace  et  la  rage  de  Satan  ,  auquel  vraiment  je 
voudrais  tenir  tête  et  arracher  les  proies  qu'il  a  entre 
les  dents.  Au  moins,  je  désire  vivement  opposer 
dépit  à  dépit,  ennuis  à  ennuis,  amertumes  à  amer- 
tumes, et,  pour  notre  divin  Ami,  devenir  d'autant 
l'ennemi  de  ce  sot  et  stupide  ennemi,  qu'il  cherche 
avec  plus  de  rage  à  diminuer  la  gloire  de  ce  cher 
Maître.  Mais  vous  sentez  et  je  sens  que,  sans  la  force 
d'en  haut,  notre  néant  n'y  tiendrait  pas.  Voilà  pour- 
quoi nous  avons  besoin,  dans  notre  action,  comme 


352  CHAPITRE   TRENTE-CINQUIÈME. 

dans  notre  repos  aux  pieds  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ ,  d'appeler  sa  vertu,  pour  qu'elle  devienne 
notre  vêtement,  et  que  par  elle,  et  pour  Jésus,  elle 
nous  procure  une  victoire  qui  lui  soit  douce  et  glo- 
rieuse. Oui,  j'ai  faim  et  soif  de  cela,  comme  de  la 
plus  grande  confusion  de  ce  superbe  qui,  après  tout, 
ne  travaille  qu'à  ramasser  et  ne  ramassera,  au  der- 
nier jour,- comme  son  magnifique  gain,  que  la  boue 
et  l'ordure  des  pécheurs  et  des  péchés  de  la  terre.  Il 
aura  lieu  de  s'en  glorifier!  Nous  le  verrons  là,  quand 
il  n'aura  que  la  honte  éternelle  et  le  désespoir  le 
plus  affreux  pour  partage.  Et  cela  n'aura  point  de 
fin. 

»  Il  n'y  en  aura  pas  plus  pour  nous,  mon  enfant, 
si  nous  avons  le  bonheur  et  si  notre  Ami  nous  fait  la 
grande  grâce  de  lui  être  fidèles  dans  le  combat  et 
dans  les  mille  avanies  qui  déboucheront  sur  nous  des 
entrailles  de  l'enfer.  Toujours  aimer  et  toujours  être 
aimés,  sans  que  rien  nous  tire  pour  un  instant  de 
l'immensité  de  ces  amoureuses  délices!  0  Jésus!  quel 
bien  vous  nous  avez  acquis  par  votre  sang  ,  vos  op- 
probres et  votre  mort!...  Par  votre  amour,  J'aime 
mieux  dire;  car  c'est  à  lui  que  nous  devons  tout  cela. 

»  A  l'amour,  l'amour,  mon  enfant;  rien  autre;  et 
l'amour  d'une  volonté  généreuse  et  forte,  plus  encore 
que  celui  du  cœur,  de  ses  douceurs  et  de  ses  senti- 
ments. Je  ne  sais,  mais  ce  matin  et  depuis  un  jour  ou 
deux,  je  sens  naître  en  moi  comme  l'esprit  des  batailles 
et  une  sorte  d'élan  contre  les  légions  de  l'enfer. 
Combien  de  temps  notre  Ami  me  fera-til  cette  grâce? 


CONFIDEINGES    SPIRITUELLES.  353 

Je  ne  laisse  pourtant  pas  de  ne  voir  rien  en  moi,  mais 
tout  en  lui. 

)j  Mon  cœur  s'offre  souvent  à  lui ,  comme  désirant 
lui  servir  de  lit  et  de  repos.  Pauvre  Maître!  le  con- 
soler devrait  être  le  pain  et  le  miel  de  notre  vie.  Qu'il 
nous  l'accorde,  et  cela  nous  suffît.  Je  lui  baise  ses 
cinq  plaies  et  je  m'arrête  à  son  Cœur,  en  lui  criant  : 
Amour,  amour!  Oh!  vienne  d'ici  l'amour,  avec  la 
véhémence  d'un  feu  qui  consume  en  nous  tous  les  ob- 
stacles jusques  aux  plus  petits!  Âyneriy  mille  fois  «me/i. 

M  Je  vous  bénis  de  toute  mon  âme.  Périsse  Satan 
et  toutes  ses  machinations. 

»  Joseph  S.  J.  » 

Un  autre  jour,  le  cœur  du  P.  Barrelle  se  repose 
dans  l'amour. 

«  Le  11  novembre  1858. 

«...  Les  tendresses  de  notre  Jésus  font  s'écouler 
mon  pauvre  cœur  dans  l'amour  infini  du  sien.  Je  ne 
sais  ce  qui,  depuis  ce  matin,  l'attire  vers  moi  et  me 
pousse  doucement  vers  lui.  L'amour  en  moi  prend 
quelque  chose  de  tendre,  et,  dans  ce  sentiment,  je  le 
tiens  comme  embrassé  et  présent,  sans  que  rien  me 
gêne  et  m'en  sépare;  avec  un  désir  fort  calme  en 
moi,  celui  de  le  voir  et  de  recevoir  de  lui  une  bles- 
sure d'amour,  qui  me  fasse  languir  dans  sa  recherche 
et  dans  son  attente. 

»  Mais  que  j'en  suis  donc  loin  et  que  je  sens  en 
moi  d'empêchements  à  cette  délicieuse  rencontre! 
Oh!  si  j'étais  pauvre  en  vérité  !  je  serais  pur  en  vérité 

20. 


354  CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME. 

par  là  même.  Car,  comme  je  le  lisais  ces  jours  passés 
dans  récrit  d'une  de  mes  filles,  à  laquelle  bien  des 
paroles  sont  adressées  par  l'Esprit-Saint:  La  pureté  est, 
dans  une  âme,  la  vérité  du  rien,  c'est-à-dire  la  parfaite 
pauvreté  ou  humilité.  Alors  cette  béatitude  recevrait 
en  moi  son  parfait  accomplissement,  non-seulement 
dans  le  ciel  mais  encore  sur  la  terre  :  «  Bienheureux 
»  les  purs  de  cœur,  parce  qu'ils  verront  Dieu.  »  Mais 
que  le  ver  se  contente  de  ramper,  et  qu'il  suffise  à  la 
taupe  de  se  traîner  en  ses  souterrains  et  ses  ténèbres. 
Je  suis  l'un  et  l'autre,  ma  part  est  faite.  Je  l.a  veux. 
Seulement  si  mes  désirs  viennent  de  Notre-Seigneur, 
je  le  prie  de  les  entretenir ,  de  les  faire  fructifier  à  sa 
gloire  et  à  mon  bien.  » 

Dans  la  lettre  suivante  il  rend  compte  de  sa  retraite, 
commencée  le  30  février  1860. 

«  Je  me  suis  trouvé,  à  l'ouverture  du  livre,  en  face 
du  premier  chapitre  de  l'Évangile  de  saint  Jean,  et  la 
lumière  s'étant  faite  en  moi,  j'ai  pu  goûter  ces  mots  : 
«  Tout  a  été  fait  par  lui...  rien  sans  lui...  En  lui 
»  était  la  vie...  et  cette  vie  était  la  lumière  des 
»  hommes.  Et  cette  lumière  luit  dans  les  ténèbres,  et 
»  les  ténèbres  ne  l'ont  pas  comprise...  etc.  n  Je  ne 
puis  vous  rendre  ce  qui  s'opérait  en  moi,  si  ce  n'est 
par  un  triple  cri  de  mon  cœur  que  vous  comprenez, 
qui  le  nourrissait  et  le  soulageait  :  0  Verbe ,  vie  ! 
O  Verbe,  lumière!  O  Verbe  fait  c hair, /o rce  e/  sagesse 
de  Dieu,  mais  dans  votre  chair  crucifiée!  Je  voyais 
tout  dans  ce  Verbe,  tout,  tout,  absolument  tout; 
tout  dans  Tordre  de  la  grâce ,  de  la  nature  et  de  la 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  355 

gloire,  et  par  conséquent  tout  poiu^  nous  et  en  nous. 
Oh!  dès  lors,  con}ment  ne  pas  se  livrer  à  lui  sans 
réserve?  Et  je  ne  cessais  de  redire  :  O  Verbe  vie!  ô 
Verbe  lumière!  regardant  simplement  et  amoureu- 
sement mon  crucifix,  et  sentant  que  mon  âme  trouvait 
là  abondante  pâture. 

M  J'ai  passé  ainsi  ma  première  journée  de  retraite. 
Puis  voulant ,  ce  matin ,  dans  la  méditation ,  me  tenir 
dans  la  grotte  de  Gethsémani  avec  mon  Sauveur  en 
agonie  (car  nous  en  faisons  l'office  aujourd'hui),  j'en 
ai  été  soudain  retiré  pour  en  revenir  à  mon  Verbe 
vie  et  lumière;  et  j'ai  célébré  la  sainte  messe  en 
l'honneur  du  Verbe  vie,  me  réservant  pour  les  jours 
suivants  les  deux  autres  attributs  qui  restent. 

«  Je  suis  venu,  moi,  la  vie,  disait  Jésus,  pour  que 
»  vous  ayez  la  vie,  et  toute  l'abondance  de  la  vie.  » 
Et  je  lui  ai  répondu  soudain  :  Et  nous  sommes  venus, 
nous,  ô  notre  unique  Amour,  vers  vous  pour  recevoir 
tout  cela  de  vous.  Oh!  nourrissez-nous,  Vie,  Pain  de 
vie,  et  notre  vie,  et  qu'il  n'y  ait  plus  rien  en  nous 
que  vous,  ô  Vie  de  notre  vie!  C'est  où  j'en  suis,  avec 
une  sorte  de  plénitude  qui  inonde  mon  âme,  et  dont 
je  ne  puis  plus  sortir.  J'en  suis  abîmé  et  comme 
perdu...  Cependant  une  langueur  intérieure  continue 
avec  cela.  Que  voulez -vous?  l'âme  est  tellement 
blessée  par  la  flèche  que  vous  savez ,  que  je  continue 
de  cheminer  en  langueur  dans  l'attente,  bien  que, 
par  moments,  mon  Père  me  serve  une  bien  délicieuse 
pâture! 

»  J'ai  continué  ma   marche  toujours  sur  la  même 


356  CHAPITRE  TRENTE-GIiXOUIÈME. 

route;  et  j'ai  dit  ma  messe  à  Jésus  lumière,  et  je  lui  ai 
demandé  communication  abondante  de  cette  vraie 
lumière  qui  est  lui  et  lui  seul.  Je  continue  d'alimenter 
ma  pauvre  âme  du  Verbe  lumière,  qui  est  non-seule- 
ment Pain  de  vie  pour  le  cœur,  mais  encore  Pain 
d'intelligence  pour  l'esprit;  mais  cette  lumière  n'est 
pas  comprise,  comme  cette  vie  n'est  pas  goûtée,  ou 
du  moins  elle  l'est  de  si  peu  de  personnes,  que  c'est  à 
en  tomber  de  stupeur,  et  à  en  éprouver  la  plus  amère 
indignation.  Mais,  ô  miséricorde,  sortant  à  gros  bouil- 
lons des  plaies  et  du  côté  ouvert  de  Jésus-Christ  cru- 
cifié ,  grâce  à  toi  tout  est  réparable ,  et  tout ,  en  un 
clin  d'œil ,  est  réparé  pour  qui  veut  se  livrer  à  toi ,  et 
^mesurer  sa  confiance  sur  toi.  Voilà  pourquoi  il  est 
écrit  :  «  Au  jour  où  s'allumera  le  feu  de  sa  colère, 
»  bienheureux  seront  tous  ceux  qui  se  confieront  en 
»  lui!  » 

»  J'ai  commencé  et  poursuivi  mes  oraisons  sur 
cette  troisième  parole  :  Verbe  en  sa  chair  crucifié, 
force  de  Dieu.  Il  nous  l'a  communiquée  cette  force  , 
comme  sa  vie  et  sa  lumière.  Mais  est-ce  avec  des  résul- 
tats plus  heureux  pour  Lui  et  plus  fructueux  pour 
nous?  De  la  part  des  hommes  toujours  même  exclu- 
sion ,  toujours  Bethléhem  qui  n'a  pas  de  logement 
pour  Lui;  toujours  Nazareth  qui  ne  veut  rien  voir 
que  de  commun  et  d'insipide  en  Lui;  toujours  Jéru- 
salem qui  le  chasse  de  son  enceinte  et  le  mène  à  la 
mort  des  infâmes.  Et  Jésus,  victime,  toujours  aussi 
recevant  le  mal  pour  le.  bien,  et  la  haine  pour 
l'amour. 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  357 

»  Ah!  Jésus!  Jésus!  La  part  reste  donc  abondante 
pour  les  âmes  de  foi,  qui  reconnaissent  sa  force  dans 
son  abjection,  dans  sa  nudité,  dans  ses  tourments  et 
dans  sa  mort,  et  qui  veulent  puiser  là,  dans  leur 
immense  faiblesse,  la  puissance  dont  elles  ont  besoin 
pour  se  vaincre  généreusement  elles-mêmes,  et  pour 
triompher  du  tentateur.  0  Jésus  crucifié.  Force  de 
Dieu,  animez-nous  des  sentiments  qu'avait  de  vous  le 
grand  Apôtre,  et  que  nous  arrivions  à  dire,  en  vérité, 
avec  lui  :  Je  mettrai  mon  plaisir  dans  mes  faiblesses, 
et  elles  seront  ma  gloire,  pour  que  la  force  de  Jésus- 
Christ  habite  en  moi;  car  il  se  fait  tout  pour  et  dans 
les  vrais  humbles. 

»  Reste  un  quatrième  mot  :  Jésus  crucifié ,  la 
sagesse  de  Dieu.  C'est  pour  demain;  et  ce  sera  l'ob- 
jet de  ma  quatrième  messe,  qui  sera  suivie  samedi 
d'une  cinquième  tout  à  la  gloire  de  l'adorable  Trinité. 
Et  déjà  ma  triste  barque  se  verra  de  nouveau  atta- 
chée à  cette  terre  de  l'exil,  loin  de  ce  lieu  qui  nous 
attend,  nous  désire  et  nous  appelle,  ce  me  semble,  et 
par  ses  habitants  et  par  notre  unique  Ami!  Mon  cœur 
se  resserre  à  cette  perspective  ;  mais  telle  est  encore 
la  volonté,  tel  est  le  bon  plaisir  de  ce  Jésus  crucifié, 
qui  nous  veut  encore  sur  la  Croix  avec  Lui,  répandant 
encore  goutte  à  goutte,  sinon  le  sang  du  corps,  du 
moins  le  sang  du  cœur,  et  tendant  ainsi,  par  l'épui- 
sement de  tous  nos  désirs,  de  toutes  nos  affections 
les  plus  véhémentes  et  les  plus  passionnées,  à  la  mort 
de  notre  propre  amour,  de  notre  propre  volonté  et 
de  nos  intérêts  personnels.   Elle  est  belle,  oh!  bien 


358  CHAPITRE  TRENTE-CINQUIEME, 

belle,  bien  précieuse,  cette  mort,  puisqu'elle  porte 
en  ses  entrailles  la  plénitude  de  notre  vie,  de  notre 
lumière,  de  notre  force  et  de  notre  sagesse  qui  est 
Jésus. 

))  Oh!  qu'elle  nous  vienne  au  plus  tôt.  Père,  Père 
et  amour  de  nos  âmes.  Ah!  Notre-Seigneur  sait 
combien  je  le  désire.  Abandonne -toi ,  mon  triste 
cœur,  à  son  amoureuse  Providence,  et  mange,  en 
attendant  dans  le  calme,  le  pain  amer  qui  t'est  servi. 
Il  t' arrive  de  la  table  même  de  Nazareth,  de  Gethsé- 
mani  et  du  Calvaire,  jusqu'à  ce  qu'un  autre  plus 
doux  vienne  le  remplacer.  Je  voudrais  pleurer... 
Mais  non,  non!  mieux  vaut  que  je  m'ensevelisse  sous 
la  croix  du  Golgotha ,  et  que ,  mort  à  tout  ce  qui  est 
de  la  terre,  mourant  à  moi-même  et  à  ma  volonté, 
j'attende  au  sein  de  l'espérance  la  venue  de  l'Epoux  ! 
Patience!  patience!  c'est  par  beaucoup  de  tribulations 
qu'on  entre  dans  le  royaume  des  cieux.  Il  faut  que 
le  grain  meure  afin  qu'il  fructifie  avec  abondance. 
Amen,  alléluia!... 

«  C'était  hier  samedi;  et  j'ai  passé  ma  journée  avec 
Marie  et  Joseph,  que  j'ai  priés,  sollicités,  fatigués 
peut-être,  quoique  enfin  mon  pauvre  cœur  fût  d'ac- 
cord avec  eux  et  le  divin  Enfant.  Oh!  combien  cette 
journée  a  été  laborieuse  pour  moi!  Elle  s'est  toute 
passée  en  souffrances,  en  clameurs,  en  actes  d'adhé- 
sion et  d'abandon ,  en  attente  et  pleine  déception  de 
tout  ce  que  désirait  mon  âme.  Et  seul,  tout  seul,  ne 
recevant  rien  d'en  haut,  ne  pouvant  recourir  à  nulle 
âme  qui  vive  sur  la  terre,  je  suis  resté  ainsi ,  non  pas 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  359 

à  fouler  le  pressoir,  mais  sous  la  pression  de  la  justice 
de  Dieu  qui  me  foulait,  sans  savoir  si  j'ai  satisfait  ou 
mécontenté  mon  unique  Maître,  sa  Mère,  saint  Joseph 
et  tous  nos  amis  du  Ciel. 

»  Mon  âme,  le  comprends-tu  enfin  ce  mot  :  «  Il 
M  faut  mourir  pour  ressusciter ,  il  faut  tout  perdre  pour 
»  tout  gagner?  »  Elle  a  de  la  peine  à  se  faire  à  ce  lan- 
gage pratique ,  et  elle  est  fort  amére  à  son  goût  cette 
mort  qui  réduit  au  plus  complet  dénûment  et  vous 
laisse  là  isolé ,  nul ,  en  face  de  sa  propre  décomposi- 
tion,  vivant  cependant  encore  de  désirs,  que  tout 
se  plaît  à  broyer;  aimant  malgré  cela  l'Unique  ,  mais 
pour  sentir  davantage  et  plus  vivement  la  nécessité 
où  on  le  met ,  par  le  fond  de  sa  propre  misère ,  de  re  - 
trancher  le  pain  dont  on  a  faim.  C'est  cela,  unique- 
ment cela;  et  bien  qu'il  y  ait  de  la  part  de  ce  cher 
Dieu  sagesse ,  justice  et  charité ,  et  rien  que  de  par- 
faitement bon,  la  nature,  l'amour  de  soi,  la  propre 
volonté,  comme  je  le  disais  plus  haut,  ne  peuvent  ni 
ne  veulent  le  goûter.  Eh  bien  !  tant  pis  pour  elle!  elle 
sera  bien  forcée  de  se  résigner. 

»  A  la  suite  de  cela,  je  montais  à  l'autel.  Arrivé  au 
premier  Mémento,  voulant  offrir  mes  intentions,  je 
sentis  surgir  du  plus  intime  de  mon  âme  comme  un 
vent  violent  qui,  balayant  tout,  ne  m'a  laissé  que  la 
possibilité  de  crier  à  Notre-Seigneur,  avec  une  sorte 
de  véhémence  :  Mort  à  ma  propre  volonté!  mort  à 
mon  propre  amour!  mort  à  tout  ce  qui  peut  mettre 
obstacle  à  l'écoulement  parfait  en  moi  de  vos  divins 
attributs!  C'a  été  ma  seule  intention  possible. 


360  CHAPITRE    T  [lElNTE-CINQUIÈME. 

»  D'après  cela,  j'ai  compris  de  quoi  j'avais  le  plus 
de  besoin,  ce  à  quoi  je  devais  le  plus  m' exercer  et 
me  laisser  exercer  par  Notre-Seigneur  et  par  toutes 
les  créatures  ;  et  ce  qu'il  me  reste  par  conséquent  à 
faire  pour  arriver  à  l'union  divine...  Hélas!  et  voilà 
donc  ce  qui  va  me  faire  encore  languir!...  Voilà  une 
nouvelle  masse  d'eau  froide  jetée  dans  une  chaudière 
dont  je  ne  sais  point  attiser  le  feu ,  et  dont  il  me  fau- 
dra attendre  la  pleine  évapOration  !  Que  je  suis  donc 
malheureux  si  Notre-Seigneur  ne  me  vient  point  en 
aide  !  Ah  !  criez  vers  Dieu  pour  moi  ;  criez  vers 
Marie  et  Joseph,  et  redoublez  vos  clameurs  afin  de 
m' obtenir  la  prompte  évacuation  de  tout  ce  qui  met 
en  moi  obstacle  à  mon  union  parfaite  avec  ce  Tout 
de  mon  cœur,  dont  j'ai  faim,  et  qui  me  rejette  encore 
pour  un  peu  de  temps  loin  de  son  Cœur.  Ah!  quel 
besoin  j'éprouve  de  demeurer  à  toujours  avec  ce  cher 
et  bien-aimé  Seigneur;  mais  le  temps  n'en  est  pas 
encore  venu.  Priez!  priez!  » 

Naturellement  se  rapproche,  par  la  nature  du  sujet, 
le  compte  rendu  de  la  retraite  de  décembre ,  la  même 
année,  terminée  le  jour  de  Noël.  Il  est  daté  du  23  jan- 
vier 1861. 

«  J'ai  beau  faire  effort  pour  occuper  mon  esprit  de 
certaines  vérités  dont  on  se  sert  dans  une  retraite,  je 
ne  puis  m'y  fixer;  et  toujours  je  retombe  dans  mes 
deux  cercles  ordinaires,  qui  sont  la  Trinité  du  Ciel  ou 
celle  de  la  terre.  Oh!  ce  Père!  ce  Verbe,  cet  Esprit 
tout  amour!  Puis  ce  Jésus  enfant,  cette  douce  Mère 
et  saint  Joseph!  ils  me  rà\issent  tellement,  que  je  ne 


COJNFIDENCÉS   SPIRITUELLES.  361 

puis  un  instant  m'en  distraire.  Je  trouve  tout  là,  tout; 
c'est  une  plénitude  et  une  dilatation  dans  laquelle 
mon  âme  trouve  une  pâture  qui  la  rassasie.  Je  trouve 
dans  mon  Père  un  repos  qui  ne  me  laisse  rien  à  désirer. 
«  Le  Seigneur  me  conduit,  pourrais-je  dire  avec  David , 
»  rien  ne  pourra  me  manquer;  il  m'a  placé  dans  un 
M  lieu  de  vrai  pâturage.  »  0  plénitude!  adorable  Tri- 
nité, Père,  Fils  et  Saint-Esprit,  soyez-moi  vie  tou- 
jours! 0  Jésus,  Marie,  Joseph,  soyez-moi  voie  tou- 
jours, afiii  que  j'arrive  à  la  vérité  qui  est  Vous  toujours. 
Amen! 

»  Oui,  ce  cœur  en  revient  toujours  à  sa  pente, 
comme  le  petit  ruisseau  vers  l'océan  qui  doit  l'en- 
gloutir. Pauvre  cœur!  tu  es  passionné  pour  le  beau, 
pour  le  bien ,  et  c'est  pour  cela  que  tu  y  tends  de 
tout  ton  être;  et  comme  ce  bien  ne  se  trouve  qu'en 
Jésus,  cela  explique  cette  pente  qui  l'y  entraîne  in- 
cessamment et  avec  une  véhémence  toujours  plus 
forte,  surtout  après  le  saint  Sacrifice,  au  point  que  si 
mon  bon  Maître  n'en  tempérait  l'ardeur,  je  tomberais 
de  défaillance.  Heureusement  sa  charité  suspend  les 
effets  sensibles  de  ses  opérations  intérieures  sur  le 
cœur,  pour  donner  quelque  repos  à  cette  nature  finie, 
autrement  j'en  mourrais. 

»  Mon  impression  en  entrant  en  retraite  a  été  un 
entraînement  et  un  écoulement  de  tout  mon  être  dans 
la  simplicité  de  Jésus  enfant;  j'en  ai  une  image  sur 
ma  cheminée,  aux  pieds  d'une  autre  fort  grande,  qui 
représente  Notre-Seigneur  montrant  d'une  main  son 
Cœur,  et  de  l'autre,  qui  est  la  droite,  ce  petit  Enfant 

TOAI.  II.  21 


362  CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME. 

placé  pour  ainsi  dire  au  bout  de  son  doigt;  il  semble 
me  dire  :  Voilà  ton  berceau ,  voilà  ton  moule  !  0  ber- 
ceau de  la  divine  enfance!  ô  moule  de  la  divine  sim- 
plicité! Je  me  couche  dans  ce  berceau-  je  me  délecte 
à  me  fondre  dans  ce  moule;  et  c'est  tout  pour  ce 
pauvre  cœur.  Il  ap[)elait  le  Saint-Esprit  qui  est  l'Es- 
prit de  son  Père,  tout  amour,  pour  qu'il  vînt,  de  son 
bec,  décharner  et  décharner  encore,  afin  de  réduire 
tout  mon  être  à  sa  plus  simple»  expression  pendant 
cette  retraite;  car  les  urnes  doivent  être  vides  d'abord 
pour  être  remplies  d'une  eau  très-pure,  et  pour  que 
ces  eaux  soient  changées  en  vin,  par  un  acte  de  la 
volonté  de  Jésus  Notre-Seigneur. 

»  C'est  singulier,  je  n'ai  pu  retirer  mes  regards  de 
ce  cher  petit  Enfant.  Ah!  c'est  que,  vous  le  savez, 
il  a  charmé  et  ravi  mon  cœur,  et  l'amour  que  ce 
cœur  a  conçu  pour  lui  est  s'  grand,  que  j'en  suis  con- 
sumé. Puis,  de  Jésus  enfant  passant  à  ce  grand  tableau 
de  Jésus-Christ,  déposé  sur  ma  cheminée  en  atten- 
dant qu'il  soit  placé,  je  pensais  en  moi-même  que 
cette  couronne  épineuse  était  notre  époque.  Mais  je 
fus  surtout  saisi  soudain,  à  la  vue  de  la  Croix  qui 
s'élevait  nue  au  milieu  des  flammes  qui  sortaient  de 
son  Cœur;  ce  qui  m'a  donné  la  certitude  que  ce  mou- 
vement subit  venait  de  Dieu.  Il  me  semblait  l'entendre 
me  dire  :  Voici  ta  part;  c'est  cette  Croix  qui  s'élève 
du  Cœur  de  Jésus  sans  crucifix;  il  faut  que  tu  sois  en 
tout  semblable  à  moi.  Je  me  rappelais  alors  que  j'étais 
fils...  Si  je  suis  Jils,  je  suis  héritier.  Elle  est  donc  à 
moi,  cette  Croix  qui  termine  et  consume  ce  Cœur, 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  363 

cette  Croix  qui  s'élève  du  milieu  des  flammes  de 
l'amour,  et  qui  en  est  tout  entourée.  Oui,  oui,  elle 
est  mienne,  et  j'ai  dit  positivement  et  avec  une  très- 
grande  ardeur  à  mon  Père  :  Père,  Père,  je  la  veux 
isolée,  nue,  sans  son  crucifix;  il  lui  en  faut  un  cepen- 
dant :  Eh  bien!  j'épouse  son  isolement,  et  ce  sera 
comme  fils  et  comme  héritier  que  je  prendrai  la  place 
de  mon  Père,  J'y  achèterai  ainsi,  par  lui  et  avec  lui, 
par  mes  souffrances  et  mes  tortures  intérieures,  et 
toutes  les  peines  dont  il  vous  plaira  de  m' abreuver, 
les  âmes  que  vous  voudrez  sauver...  Mais  je  n'y  serai 
pas  seul.  Et,  au  même  instant,  toute  cette  série  de 
douleurs  qui  m'a  été  montrée  fut  déroulée  à  mes 
veux.  Oh!  que  de  choses!  Et  après  avoir  renouvelé 
mon  acte  de  donation  ,  je  me  livrai  à  toute  l'action 
des  divins  attributs  par  la  Croix.  Amen. 

»  Et  n'allez  pas  dire  :  Mais  quoi,  n'est-ce  donc  pas 
assez  de  privations,  d'ang^oisses  et  de  sacrifices?  Non, 
non.  Dans  les  desseins  de  Dieu,  nous  devons  en  épuiser 
la  coupe  jusqu'à  la  lie,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  mort, 
sans  nous  lasser  jamais  d'ajouter  douleur  à  douleur, 
sacrifice  à  sacrifice,  en  disant  toujours,  pour  la  joie 
du  Cœur  de  notre  tendre  Ami  :  Encore  [)lus ,  Sei- 
gneur, encore  plus  !  Toujours  souffrir  etjamais  mourir  ! 

»  J'ai  donc  été  occupé  toute  la  journée  à  contem- 
pler ce  petit  Enfant  que  je  voyais  devoir  être  notre 
moule,  dans  lerpiel  Jious  devions  nous  écouler,  pour 
y  prendre  cette  foi  soumise,  cette  simplicité,  cet 
abandon  et  celte  humilité  que  Notre  Père  attend  de 
nous,  pour  l'accomplissement  de  ses  desseins.  J'en- 


364  CHAPITRE  ÏRE.N  TE-GIINQUIÈME. 

trais,  comme  je  le  pouvais,  en  lui;  de  là  sortait  une 
bien  ardente  prière.  Oh!  que  n'a-t-elle  été  exaucée  en 
plein!   car  il  nous  la  faut,   cette  transformation  qui 
doit  en  être  le  résultat.  Vous  le  voyez.  Seigneur  Jésus! 
M  De  Jésus  je  passais  à  la  Croix,  à  la  petite  croix 
noire  qui  s'élève  au-dessus  du  Sacré-Cœur  dans  un 
tourbillon  de  flammes.  Les  impressions  qui  me  saisis- 
saient à  la  vue  de  cette  croix  étaient  vives  et  pleines 
de  tendresse:  je  m'y  voulais,  je  m'y  unissais,  me  sou- 
venant que  pareille  croix  m'avait  été  montrée,  et  que 
mon   Père,    me  saisissant' par  le  bras,  avait  dit  ces 
paroles  :  Au  Calvaire!  au  Calvaire!  Et  cette  parole 
du  Cantique  des  cantiques  retentissait  à  mon  cœur  : 
«  Je  suis  noire,  mais  je  suis  belle  »  ,  fille  de  Jésus... 
«  aussi  le  Roi  m'a-t-il   aimée  et  introduite  dans  sa 
«  chambre.  »  Quelle   est  cette  chambre?  son  Cœur, 
d'où,  à  la  fin  des  temps,  la  croix  est  sortie,  sans  per- 
sonne entre  ses  bras,  comme  pour  s'offrir  en  épouse 
à  qui  voudra  s'unir  à  elle  dans  l'incendie  de  l'amour. 
N'est-ce  pas  une  offre  bien  capable  de  tenter?  Ah! 
ma  fille,  ma  fille,  c'est  à  qui  aura  plus  d'amour  que 
Jésus   donnera  la  préférence.    0  amour!    ô    amour! 
ô  amour!  0  Esprit-Saint,  venez,  venez  et  mettez  tout 
en  feu  dans  nos  âmes!...  Et,  avec  la  Croix  et  l'amour, 
que   nous  faudrait-il  de  plus  pour  la  perfection  de 
notre  béatitude?  Sur  la  Croix,  que  n'a  pas  laissé  notre 
si  aimant  Jésus  !  Dans  l'amour,  n'est-ce  pas  tout,  tout, 


ue  mon  àme  y  trouve 


»  C'était  à  mon  tour  aujourd'hui  d'entrer  en  lutte 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  365 

avec  le  chien;  et,  me  trouvant  si  mal  et  si  fatigué,  je 
me  suis  tourné  vers  mon  Père,  et  je  lui  ai  dit  que  je 
ne  savais  plus  comment  faire.  Peu  après,  il  m'a  attiré 
dans  son  adorable  Sacrement,  m'a  comme  entouré 
de  son  Eucharistie,  ainsi  que  d'un  nuage,  et  dès  ce 
moment  je  me  suis  trouvé  dans  une  paix  parfaite  qui 
m'a  refait  totalement.  Oh!  c'est  là  mon  air  natal,  ma 
famille,  ma  nourriture,  mon  breuvage,  mon  paradis 
terrestre...  C'est  tout,  tout,  tout  pour  moi.  «  C'est 
»  mon  repos  ;  j'y  habiterai^  parce  que  je  l'ai  choisi 
M  pour  mon  partage.  » 

»  0  Sacretnent  et  sacrifice!  Sacrement  par  sa  pro- 
fonde obscurité,  par  ses  mystères  en  nous,  par  ce  qu'il 
représente  de  la  conduite  du  Verbe  fait  chair  en  nos 
âmes;  pain  et  vin  séparés  et  unis.  Sacrifice,  car,  tou- 
jours vivant,  toujours  il  est  immolé  le  Verbe  eucharis- 
tique. Voyez-vous  encore  où  nous  conduit  la  lumière 
de  Jésus?  n'en  est-il  pas  ainsi  de  nous?,..  Sacrifice! 
sacrifice!  Quelle  pensée,  mon  Dieu!...  Oui,  oui, 
mais  non  sanglant,  quoique  tout  y  porte  le  sceau  de 
la  destruction,  de  la  mort,  de  l'anéantissement  et  de 
la  sépulture. 

»  Et  cependant,  vous  le  savez,  cher  Nôtre ,  nous 
voudrions  bien  réellement  mourir  pour  vous  et  avec 
vous.  Votre  Isaac  est  là;  il  est  décidé  à  mourir.  Que 
Notre-Seigneur  et  Ami  nous  introduise  dans  sa  lumière, 
nous  submerge  dans  son  amour,  et  ne  permette  pas 
que  nous  fassions  jamais  divorce  avec  sa  Passion,  sa 
chère  et  belle  Croix  et  sa  Mort. 

»  Voilà  donc  où  je  suis  venu  aboutir,  conduit  par 


366  CHAPITRE   TRENTE- CINQUIÈME. 

la  lumière  de  Dieu,  devant  Vaiitel  du  grand  sacrifice 
demeurez-y  avec  moi  jusqu'au  moment  de  sa  con 
sommation.  Je  me  fixe  là  ;  faites-en  de  niéme  et  livrons 
nous.  Àîne7i,  ainen.  » 


*«0000®000« 


CONFIDENGES   SPIRITUELLES.  367 


CHAPITRE    XXXVI 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES. 


L'exil  terrestre. —  Alternatives  de  mystérieuses  agonies  et  de  saintes 
délices.  —  Parfait  abandon.  —  La  foi  pure.  —  Confiance  dans  les 
divines  miséricordes. 


En  reprenant  le  cours  de  notre  admirable  corres- 
pondance, nous  retrouvons  tout  d'abord  le  bon  Père 
dans  les  langueurs  de  l'exil  terrestre  : 

«  15  avril  1860. 

»  Il  faut,  je  le  vois  bien,  que  toute  mon  ardeur 
naturelle  soit  purifiée  en  moi  par  cette  longue  attente 
de  mon  Jésus  qui  me  fait  languir.  C'est  une  mort 
lente  qui  achève  ma  sanctification  ;  mais  je  me  suis 
livré  à  Notre-Seigneur  pour  faire,  en  tout  et  toujours, 
toutes  ses  volontés.  C'est  un  cercle  que  je  me  suis 
tracé,  et  dans  lequel  je  me  suis  enfermé  pour  n'en 
plus  sortir  jusqu'au  bout;  et  c'est  pour  moi  en  même 
temps  une  véritable  mort;  car,  puis-je  vous  le  laisser 
ignorer?  la  vie  m'est  à  charge,  elle  est  pour  moi  un 
vide  et  un  ennui  accablant.  Je  ne  suis  allégé  que  dans 
les  moments  d'oraison,  où  la  paix  s'assied  sensible- 
ment dans  mon  âme,  l'attirant  à  soi  comme  pour  la 
sustenter,  en  la  tenant  unie  par  le  fond  à  la  sainte 


368  CHAPITRE    TRENTE-SIXIEME. 

Eucharistie  et  à  la  divine  substance  qui  s'y  trouve. 
Mon  âme  alors  se  repose  et  se  nourrit  en  même 
temps,  mais  sans  rien  de  distinct.  Elle  s'écoule  vers 
son  amour,  dont  elle  reçoit  l'écoulement;  et  c'est 
tout. 

»  Cette  impression  me  prend  souvent  ailleurs, 
n'importent  le  temps  et  le  lieu;  c'est  comme  un 
rafraîchissement  qui  me  soutient  et  m'aide  à  pour- 
suivre ma  route.  Hors  de  là,  je  ne  sens  que  moi,  c'est- 
à-dire  le  poids  de  mes  imperfections  et  des  misères 
sans  nombre  dont  je  suis  la  vivante  fourmilière;  ce 
qui  m'humilie  et  me  serre  même  parfois  le  cœur,  en 
vue  de  la  peine  que  je  cause  à  mon  Père. 

»  Dans  ce  temps-là,  je  crierais  volontiers  avec  Job  : 

«Je  m'ennuie  de  vivre!  »  Mais  la  conformité  au 
divin  Vouloir  reste  toujours  au  milieu  de  mon  pauvre 
cœur  languissant  dans  l'attente  de  son  Jésus.  Qu'y 
faire  en  effet?  «  Le  Seigneur  me  conduit  et  rien  ne  me 
»  manquera  »  ,  dois-je  dire  avec  David.  Il  a  été  bien 
plus  long  le  temps  de  l'attente  de  tous  ces  saints,  et 
ils  ne  perdirent  jamais  courage;  et  ils  ne  s'affaiblirent 
jamais  dans  leur  foi  ni  dans  leur  admirable  confiance. 
Mon  Dieu,  rendez-nous  participants  de  leur  esprit, 
comme  nous  en  avons  besoin;  moi  surtout  à  certains 
moments  où  je  me  trouve,  ce  me  semble,  dans  l'état 
d'âme  dont  le  chapitre  troisième  des  Lamentations  de 
Jérémie  vous  donnera  une  vraie  description. 

»  Cependant  croyez  bien  que  côte  à  côte  de  tout 
cela  marche,  avec  mes  désirs,  mes  langueurs  et  mes 
peines,  une  conformité  entière  aux  décrets  de  la  Pro- 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  369 

vidence,  de  la  stabilité  et  de  la  justice,  infiniment 
aimable  en  tout,  de  mon  Dieu  et  de  mon  Père;  et  je 
ne  voudrais  pas  pour  tout  au  monde  qu'il  chanjjeât 
en  quoi  que  ce  soit  le  moindre  iota  de  ce  que  récla- 
ment ses  adorables  attributs.  Ab!  qu'il  satisfasse  en 
plein  sa  divine  justice  ! 

»  Me  sentant  donc  un  grand  désir  de  voir  enfin  se 
terminer  mon  exil,  je  le  seconde  et  le  nourris;  mais, 
d'autre  part,  aimant  mieux  la  volonté  de  ce  bon  Père 
que  toutes  mes  ardeurs,  je  les  lui  sacrifie  à  plein  et  je 
m'avance  ainsi  entre  ces  deux  contraires  en  appa- 
rence, mais  formant  cependant  une  véritable  unité. 
Ah!  Jésus!  Jésus!  votre  sainte  et  adorable  volonté  et 
non  pas  la  mienne.  » 

Viennent  ensuite  les  consolantes  intermittences  des 
saintes  délices.  Le  P.  Barrelle  venait  de  lire  les  com- 
munications spirituelles  d'un  cœur  fervent.  A  son 
tour,  il  épanche  sa  propre  ferveur  :  *  ^ 

«  Votre  journal,  ma  fdle,  m'a  rassasié,  m'a  rempli, 
fait  comme  déborder  dans  le  cœur  de  mon  Père,  de 
ma  Substance,  de  mon  Unique,  de  mon  Tout.  Je  ne 
saurais  vous  rendre  ce  qu'il  peut  voir  lui  seul,  parce 
que  tout  en  moi  est  son  ouvrage,  et  que  c'est  de  sa 
plénitude  qu'arrivent  à  moi  ces  filets  qui,  je  le  pres- 
sens bien,  se  changeront  en  ruisseaux  et  en  torrents, 
jusqu'à  ce  que  mon  pauvre  et  riche  cœur  entre  dans 
un  océan  immense. 

»  Oui,  ce  temps  viendra;  car  mon  Père  ne  com- 
mence rien  sans  la  volonté  et  la  puissance  de  le  mener 
à  sa  fin.  Or,  concevez-vous  ce  qu'éprouve  une  âme 

21. 


370  CHAPITRE   TRENTE-SIXIEME. 

qui,  sans  aucun  mérite  précédent,  et  n'ayant  d'autre 
droit  qu'à  un  rebut  éternel,  se  voit,  par  une  mer- 
veille à  jamais  inouïe,  introduite  dans  une  sphère 
comme  celle  où  je  me  vois?  Ah!  ^rand  Dieu!  Il  n'y 
a  ici  qu'un  mot  à  dire  :  Taisons-nous  î  et  qu'il  nous 
suffise  d'admirer,  en  nous  fondant  de  reconnaissance 
et  d'amour  dans  le  cœur  qui  nous  attire  avec  tant  de 
douceur  et  de  force,  pour  nous  transformer  en  soi. 
Tel  est  l'état  où  je  me  trouve.  C'est  un  doux  et  bien 
doux  accablement,  qui  favorise  cependant  l'action 
intérieure,  provoquée  par  cette  pensée  que  notre 
Père  du  Ciel  doit  recevoir  ses  créatures  dans  le 
moule  de  son  cœur. 

"  Il  faut  donc  que  la  fonte  se  fasse,  et  elle  ne  peut 
avoir  lieu  que  dans  le  creuset  et  sous  le  feu  de  l'a- 
mour... puis,  la  fusion  dans  le  moule,  et  une  fusion 
qui  s'étende  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  formes ,  de  plis  et 
de  replis  dans  le  moule  divin.  On  laisse  ensuite  le  tout 
se  refroidir,  pour  qu'il  y  ait  pleine  consistance...  et 
le  moule  s'ouvrant  alors,  la  nouvelle  créature  paraît. 
Oh!  qu'elle  est  belle  et  gracieuse  quand  elle  porte 
avec  une  exacte  fidélité  tous  les  traits  de  ce  moule 
divin  ! 

»  Telles  sont  les  opérations  par  lesquelles  nous 
avons  à  passer.  Elles  sont  toujours  lentes  quand  les 
ouvriers  sont  de  purs  hommes,  et  le  métal  pur  métal , 
mais  quand  c'est  le  Saint-Esprit  qui  est  le  fondeur, 
et  un  cœur  qui  se  livre  à  lui  avec  amour  et  pleine- 
ment, qui  est  le  métal,  oh!  que  tout  est  plus  facile, 
plus  rapide  et  plus  prompt  !  Notre  unique  affaire  doit 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  371 

donc  être  maintenant  de  nous  fondre  et  de  nous  écouler 
à  plein  dans  notre  moule,  et  c'est  ce  qui  s'opère  en 
moi  comme  naturellement,  avec  une  paix  et  une  faci- 
lité qui  m'étonnent.  Naturellement  encore,  mon  cœur 
est  porté  tantôt  à  se  verser  tout  d'abord  dans  le  sein 
et  dans  le  cœur  si  pur  de  notre  sainte  Mère,  pour  en 
devenir  plus  pur  et  plus  propre  à  prendre  toutes  les 
formes  de  son  moule,  et  tantôt  à  se  mettre  entre  les 
mains  de  Marie  et  de  Joseph,  ou  à  s'appliquer  à  leurs 
cœurs,  pour  qu'une  première  transformation  en  eux 
rende  la  seconde  plus  parfaite  encore. 

»  Dieu!  que  n'inspire  et  que  ne  fait  l'amour,  quand 
il  entre  dans  une  âme!  Il  la  remplit  d'une  telle  sim- 
plicité, il  lui  inspire  une  si  lar^je  confiance,  il  lui 
donne  une  si  ^^rande  liberté,  qu'elle  va  droit  sans 
crainte  aucune  à  son  ravissant  objet,  par  la  certitude 
qu'elle  sent  et  qu'elle  a  d'être  aimée  et  d'aimer.  Or, 
je  vous  le  dis  en  toute  simplicité,  voilà  où  je  me 
trouve,  et  ce  que  je  fais  délicieusement,  malgré  des 
moments  d'ennui  de  vivre  qu'amènent  nécessairement 
les  combats  extérieurs  avec  l'état  intérieur.  Mais 
abandonnons  le  tout  aux  tendresses  et  à  la  savou- 
reuse sagesse  de  notre  éternel  Ami ,  et  faisons  en 
toute  humilité,  simplicité,  patience  et  charité,  la 
part  de  travail  qui  nous  est  assignée.  C'est  là  pour 
nous  l'unique  nécessaire. 

.,  9  mai  1860.    .. 

Bientôt  l'agonie  intérieure  recommence  sa  mysté- 
rieuse immolation.   Puis,  de  nouveau  Dieu  montrera 


372  CHAPITRE   TRE^■  TE-SIXIÈME. 

son  visage,  pour  le  voiler  encore  et  ]e  manifester  de 
nouveau  : 

«<  24  novembre  1860. 

»  Ma  dernière  lettre  et  la  décharge  de  cœur  qu'elle 
contenait  a  commencé  à  m'alléger  du  poids  qui  me 
broyait.  Dieu  a  bientôt  dissipé  le  reste  des  nuages  qui 
m'environnaient  encore,  et  fait  succéder  en  mon  âme 
la  joie  à  la  tristesse,  par  le  témoignage  si  sensible  et 
si  touchant  de  l'incompréhensible  charité  du  Père, 
du  Fils  et  du  Saint-Esprit  envers  une  aussi  misérable 
créature. 

»  En  effet,  de  bien  longues  niais  bien  douces  heures 
se  sont  passées  ce  jour-là  pour  elle  dans  de  délicieux 
rapports  avec  son  Dieu.  C'est  à  la  personne  du  Père 
plus  spécialement  que  j'ai  été  intérieurement  appliqué 
dans  ces  moments-là.  Gela  venait  de  ce  que  pour  la 
première  fois,  d'une  façon  du  moins  très-sensible  et 
très-distincte,  cette  adorable  Personne  daignait  fixer 
les  regards  de  son  cœur  sur  ma  pauvreté  et  mon  indi- 
gnité, et  qu'elle  m'apparaissait  ne  faisant  qu'un  avec 
le  Verbe,  mon  Père,  dans  sa  sollicitude  amoureuse 
pour  moi.  Non  pas  que  je  ne  le  crusse  par  la  foi;  car, 
ainsi  que  le  dit  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  «  Mon 
»  Père  et  moi  ne  faisons  qu'Un»,  mais  j'avoue  que 
jusqu'à  ce  jour  la  foi  me  laissait  une  certaine  crainte 
de  la  majesté  et  de  la  sainteté  du  Père,  crainte  que 
je  n'avais  pas  en  traitant  avec  le  Verbe  incarné.  Or, 
en  voyant  le  Père  s'occupant  avec  son  Verbe  de  ce 
rien  qui  est  moi,  et  unissant  son  intérêt  à  celui  de  son 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  373 

Fils  pour  mon  âme,  j'ai  été  sensiblement  attendri  et 
dilaté. 

»  Mon  Dieu,  être  aimé  de  vous!  quel  bonheur!  et 
d'où  peut-il  me  venir?  J'en  ai  vraiment  joui,  et  ma 
paix  en  est  devenue  plus  sensible,  quoique  je  crusse 
voir  dans  le  Saint-Esprit  qui  allait  et  venait,  descen- 
dait à  moi  et  montait,  se  rapprochait  et  puis  s'éloi- 
gnait encore,  quelque  chose  qui  semblait  me  dire  : 
Son  infinie  délicatesse  trouve  encore  à  désirer  en 
loi.  Eh!  Seigneur,  pouvais-je  m'en  étonner,  et  ne 
pas  tomber  pleinement,  et  sur-le-champ ,  d'accord 
avec  vous?  Ce  point,  cette  nuance  qui  me  peinait  au 
fond,  n'enlevait  rien  pourtant  au  bonheur  de  mon 
âme,  que  j'*ai  goûté  pendant  ces  jours.  Cependant  il 
y  a  eu  des  intervalles  où  les  brouillards  de  l'ennui 
reparaissaient,  et  où  je  devais,  par  conséquent,  pos- 
séder mon  âme  par  la  patience  et  supporter  avec  mon 
propre  poids  celui  de  la  vie. 

»  Je  n'ai  rien  à  dire  à  cette  marche  de  la  divine 
Providence  qui  tantôt  m'élève  et  tantôt  m'abaisse 
par  le  sentiment  de  ces  grandes  misères,  pour  mon 
plus  grand  bien;  mais  j'ai  beaucoup  à  m'humilier  et 
à  me  confondre  en  moi-même  de  moi-même,  en 
même  temps  qu'à  m'anéantir  devant  mon  Dieu,  et  à 
crier  à  ses  pieds  miséricorde,  parce  que  les  choses 
n'en  seraient  point  là  en  moi,  si  je  n'étais,  par  ma 
faute,  en  dessous  et  bien  en  dessous  de  ce  que  je 
devrais  être.  Cependant  le  malaise  est  fort  grand 
alors,  le  cœur  est  dans  l'exil.  Ni  le  ciel  ni  la  terre, 
rien  plus  qui  l'élargisse.  Il  lui  faut  la  patience  et  la 


374  CHAPITRE   TRENTE-SIXIEME. 

prière.  Ma  plus  grande  souffrance  alors  me  semlile 
être  la  pensée  du  déplaisir  que  je  cause  à  mon  Jésus 
et  les  entraves  que  je  mets  ou  que  je  suis  fort  exposé 
à  mettre  aux  parfaites  opérations  de  son  bel  et  tendre 
amour. 

»  Et  voilà,  Seigneur,  ce  qu'est  l'homme  depuis 
que  le  péché  l'a  dénaturé!  Non,  vous  n'êtes  pas 
étonné  de  l'entendre  alors  vous  crier  du  fond  de  son 
amertume  et  de  ses  an^joîsses  :  «  Otez,  ôtez  de  dessus 
moi  ces  vêtements  souillés,  et  donnez-moi  la  nouvelle 
tunique!  »  et  de  le  voir  partout  où  il  est,  partout  où 
il  va,  traîner  à  sa  suite  ses  gémissements.  Mais  ce  que 
vous  demandez,  ce  que  vous  voulez,  cher  Maître, 
c'est  la  douceur  intérieure,  c'est  l'humilité  confiante, 
c'est  l'exercice  fidèle  de  la  poursuite  et  de  l'amour; 
c'est  la  retenue  au  dedans,  sans  qu'il  en  paraisse  rien 
au  dehors,  de  cette  espèce  demartvre;  c'est  la  mesure 
d'activité  extérieure  possible  au  milieu  de  ce  delà- 
brement  complet  de  toutes  les  forces  de  l'àme.  Hélas! 
en  ceci  il  me  semble  que  j'ai  bien  des  reproches  à  me 
faire;  car,  dans  cet  état,  je  ne  voudrais  pas  avoir 
autre  chose  à  faire  que  de  rester  aux  pieds  de  mon 
divin  Sauveur;  et  cependant  les  âmes!... 

»  0  Jésus,  mon  Père,  c'est  vous,  c'est  vous  seul 
qui  puissiez  me  consoler  quand  je  m'afflige,  me  réjouir 
quand  je  suis  triste,  me  raviver  quand  je  suis  pris  de 
langueur.  Ah!  qu'alors  votre  douce  voix  se  fasse 
entendre  !  qu'alors  mon  âme  se  dégage  de  ses  entraves 
et  de  ses  ténèbres,  pour  s'élancer  vers  vous,  et  que 
vous   saisissant  des  bras  de  sa  tendresse,   plongeant 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  375 

son  cœur  dans  votre  Cœur,  elle  se  livre  à  vous,    se 
fonde  en  vous. 

»  Ah!  qu'il  est  bon  ce  Père!  qu'il  est  suave  et  beau 
cet  Esprit!  Ce  nom  de  Beau  que  je  lui  donne,  sans 
doute  est  remarqué  par  vous,  mon  enfant.  C'est  que 
l'Esprit-Saint  est  amour;  et,  en  vérité,  il  n'est  rien 
au  ciel  ni  sur  la  terre  de  plus  beau.  Je  vois  cela  d'une 
manière  confuse  que  je  ne  saurais  rendre;  mais  j'en 
touche  par  le  cœur  toute  la  vérité.  Oui,  Esprit  du 
Père  et  du  Fils,  rien,  rien  n'est  beau  comme  vous; 
vous  êtes  avec  ce  Père  et  ce  Fils  la  beauté  éternelle 
infinie,  dont  les  Chérubins  et  les  Séraphins  désirent 
sans  cesse,  là-haut,  de  pénétrer  toujours  plus  les 
charmes  ravissants.  Oh!  quand  ne  serons-nous  plus 
bloqués  par  la  misérable  humanité  et  contemplerons- 
nous  à  notre  tour,  non-seulement  votre  si  beau  visage, 
mais  vos  enivrantes  opérations!  Secrets  de  Dieu! 
secrets  de  Dieu!  Ah!  mon  enfant,  je  vous  en  conjure, 
appliquons-nous  à  mériter  qu'il  arrive  bientôt,  ce 
moment,  par  l'acceptation  cordiale  de  tous  les  sacri- 
fices qu'il  nous  reste  à  faire,  sur  la  portion  de  route 
que  nous  avons  à  traverser  encore. 

»  Joseph.  S.  J.  » 

«  9  décembre  1860. 

»  Je  crois  comme  vous,  mon  enfiint,  que  nous 
n'avons  pas  fini  nos  croisières.  En  attendant,  regar- 
dons en  haut,  là  où  réside  le  Père  tout-puissant,  et 
en  bas  aussi,  là  où  dans  ses  immenses  profondeurs, 
vit  d'anéantissement  et  d'inqualifiables  rebuts  le  Verbe. 


:\7ù  CHAPITRE   TREINTE-SIXIEME. 

Je  me  souviens  que  vous  m'avez  dit  en  commençant 
cette  année  que  je  me  flattais  en  vain  d'aller  enfin 
près  de  mon  Jésus,  que  je  me  verrais  déçu  dans  mon 
attente.  Ah!  bon  Maître,  si  c'est  là  ce  que  vous  jugez 
dans  votre  sagesse  devoir  faire  à  mon  égard,  je  le 
veux  bien,  et  je  vous  dis  fiât.  Mais  puis-je  vous  le 
cacher!  Oh!  il  m'en  coûte  et  beaucoup.  Amen,  pour- 
tant. Je  veux  bien  mourir  de  cette  première  mort 
afin  de  trouver  enfin  notre  vie.  Mais  que  je  voudrais 
donc,  s'il  plaisait  ainsi  à  Dieu,  voir,  entendre  et 
serrer  dans  mes  bras  ce  Jésus  qui  seul  m'est  tout,  et 
sans  lequel  tout  ne  saurait  m' être  rien!...  Allons, 
confiance  et  courage.  Tout  a  son  cours,  et  tout  aura 
son  terme.  Patience,  mon  âme,  attends  encore  un 
peu  et  il  viendra...  Oh!  venez,  venez,  tendre  Ami! 
et  soyez-nous,  ô  adorable  Eucharistie,  feu  promp- 
tement  consumant. 

»  Je  pensais  aujourd'hui  à  cette  belle  fête  de  Noël 
et  à  ce  qui  s'y  rattachait  par  le  souvenir  du  passé,  et 
cela  excitait  et  irritait  mes  désirs  pour  me  faire  mul- 
tiplier mes  sacrifices.  Ah!  souvenons-nous  que  souf- 
frir, c'est  aimer,  et  que  plus  on  souffre  humblement, 
patiemment,  plus  on  aime.  Du  reste,  ne  faisons-nous 
pas  sur  notre  route  de  bien  délicieuses  stations  sur 
le  Cœur  de  notre  doux  Sauveur?  Nous  serions  bien 
ingrats  si  nous  n'en  tenions  compte  à  votre  extrême 
amour  pour  nous;  nous  mangeons  de  bon  cœur  le 
pain  que  nous  donne  le  vôtre,  et  qui  est  un  fragment 
de  celui  que  vous  avez  de  tout  votre  appétit  divin 
dévoré  continuellement  pour  nous.  Laissons-nous  faire 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  377 

et  aimons  à  nous  laisser  mener  les  yeux  fermés,  le 
cœur  aimant  et  les  deux  bras  attachés  aux  mains 
toutes  bonnes  de  notre  unique  Amour...  Ah!  Jésus, 
montrez-moi  votre  divine  face  et  je  serai  sauvé  ! 
Jésus,  dégapjCz  ce  noyau,  mon  âme,  veux-je  dire,  qui 
est  en  moi  unie  à  votre  substance  eucharistique, 
dégagez-la  de  ce  vêtement  sordide  de  nature  gâtée 
qui  l'enveloppe  et  l'humilie,  pour  qu'elle  puisse  s'en- 
voler vers  vous,  mon  Père!  Voilà  l'unique  bien  que 
désire  mon  cœur!... 

»  Enfin  me  voilà  donc  toujours  placé  entre  deux 
opérations  qui  se  succèdent  en  moi  l'une  à  l'autre. 
La  première,  débordement  de  pauvreté,  qui  me 
broie  et  m'anéantit  en  totalité,  en  me  faisant  pousser 
intérieurement  des  cris  douloureux,  qui  aboutissent 
à  l'abandon  aveugle  entre  les  mains  de  mon  Dieu.  Et 
la  deuxième,  cette  plénitude  de  rassasiement  et  de 
repos  qui  m'accable  en  me  béatifiant  par  le  cœur 
dans  toutes  mes  puissances  intérieures.  Alors,  je  ne 
vois  rien,  je  ne  sens  rien  de  distinct;  c'est  une 
lumière  :  toute  lumière  sans  lumière,  c'est  comme 
une  vapeur  lumineuse  et  légère  qui  m* enveloppe, 
c'est  une  gaze  sans  consistance  entre  cette  lumière  et 
mon  intelligence  qui  n'empêche  cependant  pas  la 
plus  douce  et  la  plus  enivrante  des  impressions,  fruit 
de  cette  même  lumière,  de  venir  et  d'inonder  l'intime 
de  mon  âme,  mais  qui  m'ôte  tout  autre  sentiment  et 
efface  toute  pensée.  Je  suis  alors  dans  un  océan  de 
paix,  plein  et  saturé.  Mais  rien  autre  ni  rien  plus.  Je 
suis  envahi  et  je  m'écouje  en  l'essence  divine.   II  me 


378  CHAPITRE   TREINTE-SIXIEME. 

fait  bon,  bien  bon  d'être  ainsi,  et  j'y  resterais  tou- 
jours si  mon  Unique  le  voulait.  Gela  me  donne  une 
idée  légère  de  la  satiété  où  sont  au  ciel  les  âmes 
bienheureuses.  Voyez-vous  comment  il  se  fait  que  je 
ne  puis  et  ne  saurais  plus  rien  goûter  ici-bas?  Ah! 
ma  fdle,  si  une  seule  gouttelette  de  cet  océan  infini 
nous  comble  de  tant  de  délices,  que  sera-ce  donc  de 
le  posséder  et  de  le  goûter  en  plénitude! 

»  Je  vous  bénis. 

»  Joseph  S.  J.  » 

«  Le  3  avril  1861. 

»  Votre  lettre  m'a  trouvé  fort  triste.  Je  languissais. 
Mon  cœurvoulaitse  plaindre,  mais  je  l'en  aiempéché, 
m'abandonnant  à  Notre-Seigneur,  qui  semblait  pren- 
dre plaisir  à  déverser  en  moi  le  calice  de  son  amer- 
tume de  Gethsémani;  et  il  v  avait  en  tout  mon  être 
resserrement  et  comme  larmes.  Expliquez-moi  cela. 
Je  n'ai  rien  qui  m'agite  et  m'inquiète,  et  cependant 
je  sens  mon  âme  dans  l'état  où  se  trouvait  celle  de 
Notre-Seigneur  en  allant  au  jardin  des  Olives.  Elle 
est  triste,  et  je  pourrais  vous  dire  ce  que  ce  cher 
Sauveur  disait  à  ses  apôtres  :  Mon  âme  est  triste  jus- 
qu'à la  mort. 

»  Est-ce  un  effet  de  la  malice  du  chien,  ou  une 
opération  des  divins  attributs  en  moi,  je  ne  m'en 
rends  pas  compte;  seulement  j'éprouve  comme  une 
sorte  de  rupture  incessante  de  mon  âme  avec  mon 
corps,  causée  par  une  opération  douloureuse  et  dont 
je  n'ai    rien    de    distinct,    qui  me   fait    ressentir   les 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  379 

ang^oisses  de  mille  trépas.  Cependant  je  puis  assurer, 
qu'au  lieu  de  me  détourner  de  notre  Amour,  ces 
douloureuses  impressions  me  mettent  comme  sur  une 
pente  par  laquelle  tout  en  moi,  mis  en  fusion  par 
l'effet  de  cette  tristesse  sensibilisante,  s'écoule  vers 
mon  Sauveur  et  mon  Père.  Je  ne  sais  que  lui  dire  : 
Pitié!  pitié  de  vos  pauvres  enfants!  C'est  ma  seule 
prière. 

5j  Ce  que  vous  avez  reçu  de  moi  l'autre  jour  était 
comme  une  inondation  en  moi  de  toutes  sortes  de 
douleurs;  c'était  comme  un  débordement  de  toutes 
les  rigueurs  de  la  justice  divine  sur  moi,  et  j'en  étais 
si  accablé  que  j'ai  dû  crier  vers  vous,  afin  que,  m'ai- 
dant  de  vos  instantes  prières ,  il  me  fût  donné  de 
pouvoir  soutenir  ces  opérations  décbirantes. 

»  Mais  je  ne  suis  pas  encore  au  bout,  et  même  je 
neveux  pas  y  être.  Il  est  bien  juste  qne  je  souffre, 
moi  qui  vous  ai  tant  fait  souffrir,  ô  Jésus  !  il  est  bien 
juste  que  j'aie  le  cœur  percé ,  moi  qui  ai  transpercé 
le  vôtre;  il  est  juste  que  je  pleure,  moi  qui  vous  ai 
tant  fait  pleurer.  Puissé-je])ar  cette  voie  arriver  enfin 
à  vous  aimer  comme  vos  Chérubins  et  vos  Séraphins 
vous  aiment,  comme  vous  aimèrent  Joseph  et  Marie, 
vous  qui  m'avez  tant  aimé,  ô  Jésus! 

»  Non,  non,  ne  cherchez  [)as  à  me  consoler,  ni  à 
tirer  mon  cœur  de  cet  abîme  d'amertume  où  je  me 
vois  plongé,  bien  que  la  paix  ne  quitte  pas  mon  âme. 
Je  veux,  oui,  je  veux  boire  au  calice  de  mon  Père,  et 
mêler  mes  angoisses  et  ma  douleur  aux  angoisses  et 
à  la  douleur  de  mon  Ami.   Père,  Père,  si  bon  Père, 


380  CHAPITRE  TRENTE-SIXIEME. 

restons  ensemble ,  et  que  rien  en  moi  ne  sente  antre 
chose  que  ce  que  vous  sentez.  C'est  la  volonté  de 
votre  Esprit-Saint,  parlant  par  la  bouche  de  saint 
Paul  :  Pas  d'autre  sentiment  en  vous  que  les  senti- 
ments de  Jésus-Christ.  C'est  l'un  nécessaire,  pour 
nous,  mon  enfant.  Aspirons-y. 
»  Toutes  mes  bénédictions. 

»  Joseph.  S.  J.  » 

Tantôt  le  bon  Père  se  présente  avec  le  désir  du 
pauvre,  altéré  de  besoin,  tantôt  il  nous  montre  son 
âme  en  dehors  de  l'enceinte  lumineuse  où  ses  entants 
goûtent  la  divine  joie,  réduite  sans  se  plaindre  à  la 
nudité  de  la  foi  pure  : 

«  19  mai  1861. 

»  Je  commence,  mon  enfant,  par  une  prière  que  je 
faisais  ce  matin  de  tout  cœur  : 

«  Bienheureux  Saint-Esprit,  amour  infini  du  Père 
w  et  du  Fils,  je  ne  vous  demande  aucun  effet  sensible 
»  de  votre  divine  descente  aujourd'hui  dans  nos 
»  âmes.  Non,  Amour  immense,  ce  n'est  pas  ce  que 
»  nous  cherchons,  mais  que  vous  nous  possédiez 
»  d'une  possession  pleine,  totale  et  durable  à  jamais. 
»  C'est  pourquoi  nous  vous  donnons  nos  cœurs  sans 
M  réserve  :  opérez-y  une  puissante  résolution  d'être  à 
»  vous  totalement.  Quidittout,  divin  Amour,  n'excepte 
»  rien  ;  c'est  ce  que  je  vous  demande.  Etre  tout  à 
»  vous  et  être  en  paradis,  c'est  tout  une  même  chose.  » 

»  Allons,  ma  sœur,  allons,  allons  donc  en  paradis. 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  381 

Qu'il  est  désirable,  qu'il  est  aimable,  ce  divin  paradis 
de  la  terre!... 

»  Nous  nous  plaignons,  nous  soupirons,  nous  gémis- 
sons. Que  faisons-nous,  hélas!...  Pardonnez-nous, 
Seigneur,  nous  ne  savons  ce  que  nous  faisons,  imitant 
les  enfants  au  berceau,  qui  pleurent  et  crient  sans 
qu'on  sache  pourquoi.  Vous  seul  nous  devinez,  Sei- 
gneur, et  vous  pourriez  nous  dire  :  »  Ce  que  vous 
M  faites,  enfants!  Vous  êtes  plus  dans  votre  volonté 
»  que  dans  la  mienne;  car  si  vous  étiez  plus  en  moi 
M  qu'en  vous,  toutes  les  dispositions  de  mon  aimable 
»  et  sage  Providence  vous  donneraient  plus  de  paix 
»  que  de  troubles ,  plus  de  joie  que  de  tristesse,  plus 
»  de  confiance  que  de  crainte,  et  beaucoup  moins 
»  d'amertume  que  de  douceur.  »  N'est-ce  pas,  mon 
bien-aimé  Père  saint  Joseph,  et  vous  ma  douce  Mère 
Marie?  Ah!  vous  ne  faisiez  pas  comme  nous,  quand 
vous  étiez  sur  la  terre  ;  aussi  quelle  délicieuse  paix 
vous  inondait  ! 

»  Aujourd'hui  le  chien  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour 
m' enlever  la  paix  en  me  suscitant  de  loin  et  de  près 
des  contrariétés  bien  capables  de  me  fatiguer;  mais, 
par  une  grâce  spéciale,  j'ai  fait  paisiblement  ma 
route.  Je  me  suis  tenu  aux  pieds  de  mon  bon  Maître 
et  de  sa  sainte  Mère,  et  avec  le  désir  du  pauvre  altéré, 
j'ai  ouvert  ma  bouche,  comme  David,  et  attiré  ce 
divin  Esprit,  si  désireux  de  se  communiquer  aux 
âmes.  Je  n'ai  point  senti,  comme  en  d'autres  occa- 
sions, cet  écoulement  délicieux  de  Jésus  en  moi,  et 
de  moi  en  Jésus,    mais    un    repos   intime,   mélangé 


382  CHAPITRE   TRENTE-SIXIEME. 

d'amertume  et  nourrissant  en  même  temps.  Je  suis 
content,  sans  l'être  de  tout  point.  Pourquoi?  Je  ne 
sais  m'en  rendre  compte.  C'est  comme  une  nappe 
tendue  sur  la  surface  de  mon  cœur,  mais  qui  ne 
m'empêche  [)as  de  me  tendre  moi-même  sur  tout  mon 
Jésus  et  sur  toute  ma  sainte  Mère,  et  sur  tous  nos 
amis  du  paradis.  Oh!  je  les  aime  hien  et  je  sens  qu'ils 
nous  aiment.  C'est  assez,  et  c'est  tout.  Merci,  Jésus. 

»  Après  ces  dix  jours  de  cénacle,  voici  d'autres 
jours  qui  ne  parleront  pas  avec  moins  de  douceur  à 
nos  cœurs.  Oh!  cette  Trinité  sainte!  oh!  cette  bien- 
aimée  Eucharistie!  oh!  cette  substance,  nôtre,  nôtre! 
oh!  ce  corps  sacré!  oh!  ce  sang  notre  vie!  oh! 
cette  plénitude  de  communion!  Je  ne  sais  ce  que  je 
dis;  bon  Maître,  bon  Maître!  quand  je  réfléchis  à  ces 
choses,  je  suis  hors  de  moi. 

M  Préparons-nous  donc  de  notre  mieux  et  selon  la 
mesure  de  grâce  qui  nous  sera  donnée,  mais  sur- 
tout par  la  souffrance  ;  car  je  ne  veux  rien  que  par  la 
Croix.  Souffrir,  souffrir,  et  par  là  entrer  en  tous  les 
desseins  que  notre  divin  Ami  s'est  proposés  et  se  pro- 
pose en  se  donnant  à  nous.  Ah  !  la  Croix!  la  Croix! 
et  avec  elle  le  dernier  soupir  sur  le  sein  de  Jésus 
pour  entrer  dans  sa  vie  glorieuse.  Car  vous  savez 
qu'il  est  écrit  :  «  Elles  nont  pas  aimé  leurs  âmes 
seulement  jusqu'à  la  mort  »  ,  c'est-à-dire  elles  ne  se 
sont  Doint  arrêtées,  elles  n'ont  point  reculé  devant  la 
mort  elle-même.  Voyez-vous  où  toujours  il  faut  abou- 
tir? Mais  ne  perdons  pas  de  vue  «cette  consolante 
parole  de  mon  Père  :   «  Je  tirerai  la  vie  de  la  mort.  » 


CONFIDENCES    SPIRITUELLES.  383 

Méditez  ces  dernières  paroles  devant  Notre-Seigneur. 
»  Je  vous  bénis  de  tout  mon  cœur. 

»  Joseph  S.  J.  » 

«  Le  29  juillet  J861. 

»  Bénie  soit  sainte  Anne  avec  son  époux  saint  Joa- 
chim  !  Bénis  soient  tous  nos  Amis  entre  les  an^es  et 
les  saints,  et  bénis  toujours  et  par-dessus  tout  en  tous, 
au  ciel  et  sur  la  terre,  les  Trois  qui  ne  font  qu'Un,  en 
nous  comme  partout,  le  Père,  et  le  Fils,  et  le  Saint- 
Esprit  ! 

»  Jamais  ils  ne  font  plus  et  ils  ne  font  mieux  que 
quand  ils  semblent  ne  faire  rien  du  tout.  Leur  silence 
profond  est  une  parole  très-sonore,  et  leur  totale 
inaction  le  couronnement  de  leur  action.  J'aime  à  le 
penser,  j'aime  à  le  dire,  j'aime  à  le  croire,  à  l'es- 
pérer et  à  m'y  complaire,  parce  que  dans  leur  volonté, 
qui  s'accomplit  ainsi,  tout  se  trouve,  et  la  promesse 
et  l'exécution,  et  la  perfection  de  tout.  Ne  détachons 
donc  pas  notre  barque  du  rivage  où  cette  volonté 
divine  la  tient  encore  attachée ,  et  restons  fermes  en 
cette  agitation  et  joyeux  parmi  tous  nos  sujets  de  tris- 
tesse ;  car  la  volonté  divine  se  fait  et  se  fera,  et  rien  ne 
pourra  y  mettre  obstacle. 

»  Raisonnons  avec  le  grand  apôtre  :  si  le  tout  nous 
est  donné ,  comment  serions-nous  frustrés  du  reste? 
Couchés  sur  notre  poussière  et  sur  notre  ordure,  res- 
tons-y donc,  languissant  sans  languir,  souffrant  sans 
souffrir,  nous  consumant  sans  consomption  et  mourant 
sans  mourir.  Tel  est  le  bon  plaisir  divin. 


384  CHAPITRE  TRENTE-SIXIEME. 

»  A  ce  langage  qui  coule,  que  pensez-vous?  Sans 
doute  que  me  voilà  tout  en  feu,  tout  en  fusion,  tout 
en  écoulement  dans  le  sein  du  Verbe,  mon  Dieu  et 
mon  Père.  —  Doucement.  Je  suis  juste  comme  vous. 
C'est  donc  vous  dire  que  sentant  je  ne  sens  pas,  que 
voyant  je  suis  comme  une  créature  aveugle,  et  qu'en- 
tendant et  comprenant  des  paroles  aussi  claires  que 
divines,  je  n'en  suis  pas  plus  impressionné  dans  la 
partie  sensible  de  mon  âme  que  si  je  n'entendais  et 
ne  comprenais  pas.  C'est  la  mort  avec  la  vie;  c'est 
le  supplice  avec  le  paradis;  c'est...  que  dirai-je 
encore?  le  Tout  avec  le  néant. 

«  La  foi,  et  la  foi  pure,  voilà  à  quoi  se  réduit  mon 
intérieur.  Mais  j'en  suis  content,  parce  (jue  saintPaul 
nous  dit  :  «  La  foi  est  la  substance  des  choses  que 
nous  devons  espérer  et  la  preuve  évidente  de  ce  qui 
ne  parait  pas  encore.  »  Je  pense  que  c'est  là  une  part 
de  notre  liéritage  paternel.  Ils  cbeminèrent  par  cette 
voie  tous  nos  Pères,  les  patriarches  depuis  Abel  jus- 
qu'à Zacharie,  et  c'est  par  cette  foi  qu'ils  arrivèrent 
au  but.  Ainsi  en  soit-il  pour  nous.  Il  est  dit  de  Moïse 
que,  «  ne  voyant  j)as  Dieu,  il  le  supporta  en  toutes 
ses  épreuves  »  ,  sans  doute  comme  s'il  le  vovait. 
Vous,  en  ce  moment,  vous  ne  le  voyez  pas  et  vous 
ne  l'entendez  pas  :  présentez-lui  le  même  support  que 
Moïse,  et  demandez  pour  moi  à  Notre-Seigneur  la 
même  grâce,  pour  moi  qui,  voyant  autour  de  moi 
presque  toutes  mes  brebis  en  rapport  avec  l'Invisible, 
les  unes  d'une  façon  et  les  autres  de  l'autre,  reste 
seul,  tout  seul,  dans  cette  pure  foi,  sans  rien  voir  ni 


GOISFIDEiNGES   SPIRITUELLES.  385 

rien  entendre  en  dehors  de  l'enceinte  lumineuse  où 
mes  chères  brebis  voient,  à  ma  grande  joie,  la  lumière, 
qui  me  reste  cachée  et  qui  ne  m' arrive  que  par  ré- 
fraction ou  reflet.  Heureuse  ressemblance  avec  mon 
Père,  qui  dit  de  lui-même  :  «  Je  suis  le  dernier  »  ; 
c'est  que  je  suis  tout  petit  encore,  et  mon  émanci- 
pation n'a  pas  eu  lieu.  Sujétion  donc  et  dépendance 
comme  celle  dii  serviteur,  dit  l'Apôtre!...  Oui,  Sei- 
gneur. Amen  en  plénitude. 

»j  Joseph  S.  J.  » 

A  la  date  du  14  mars  1862,  il  écrit  encore  : 
«  Si  ma  peine  pouvait  alléger  la  vôtre,  je  vous 
dirais  que  si,  d'une  part,  ÎSotre-Seigneur  me  Iciid  une 
main  toujours  et  toute  secourable,  m'attirant  et  me 
tenant  avec  soi,  tantôt  au  désert,  tantôt  aux  lieux  où 
sa  passion  s'est  opérée,  et  habituellement  dans  son 
tabernacle  eucharistique;  de  l'autre,  oh!  par  combien 
d'humiliations  intérieures  et  d'amertumes  il  me  Faut 
passer,  par  une  bonté  et  une  charité  vraiment  inef- 
fables! Mérité-je  de  telles  grâces  et  une  telle  ressem- 
blance avec  son  divin  Cœur.  Mille  et  mille  fois  non. 
11  me  les  fait  pourtant  et  avec  abondance,  permettant 
que  tout  cela  me  vienne  et  de  mon  ennemi  et  de 
diverses  facultés  de  mon  âme,  et  de  presque  tous  les 
points  où  mon  saint  ministère  me  fait  poser  le  pied. 
»  Voilà  ce  que  pousse  la  triste  terre  où  nous  sonmies 
encore,  d'après  la  loi  proclamée  depuis  le  commence- 
ment :  Pour  les  pécheurs,  des  épines  et  des  ronces. 
Les  herbes  de  la  terre,  et  non  les  fruits  délicieux  du 
paradis,    seront   ton  aliment,  ô  homme,  qui  que  tu 

TOM.  II.  22 


386  CHAPITRE  TRENTE-SIXIÈME. 

sois,  et  pour  que  nulle  créature,  même  les  plus  aimées 
et  les  plus  favorisées,  ne  s'attendît  à  en  être  exempte, 
ne  voyons-nous  pas  que  le  Verbe,  qui  proclama  cette 
loi  de  si  juste  vengeance,  ne  voulait  pas  faire  excep- 
tion pour  lui-même,  lorsqu'il  prit  notre  chair,  mais 
s'enfonça  au  contraire  plus  avant  dans  les  taillis  les 
plus  épineux  et  les  plus  déchirants?  Et  puis,  ce  doux 
Agneau  nous  criait  :  Venez  après  moi,  suivez-moi;  je 
vous  conduis  par  mon  sentier  au  royaume  que  je 
vous  ai  préparé  dès  l'origine.  » 

Au  miheu  du  flux  et  reflux  de  ses  impressions ,  le 
P.  Barrelle  se  livre  à  la  Providence  : 

«  J'ai  de  nouveau  fait  l'expérience  de  ce  que  je 
vous  disais  l'un  de  ces  jours  passés,  que  rien  n'entre 
en  moi  pour  y  rester  à  demeure.  Quand  une  forte 
impression  a  été  faite  sur  mon  pauvre  cœur,  qu'elle 
soit  douce  ou  qu'elle  soit  amère,  elle  fait  son  chemin 
pour  céder  la  place  à  d'autres  impressions,  qui  sont 
aussi  mobiles  que  les  précédentes.  C'est  une  suite  de 
vagues  qui  tantôt  vous  élèvent  et  tantôt  vous  abais- 
sent; le  bateau  en  sent  la  différence,  mais  de  même 
qu'il  ne  saïu^ait  arrêter  les  unes,  qui  le  consolent,  il 
ne  peut  pas  non  plus  éviter  celles  qui  produisent  en 
lui  un  effet  opposé.  Gela  a  lieu  ainsi,  pour  que  l'àme 
s'établisse  dans  la  parfaite  volonté  de  son  Créateur  et 
de  son  Dieu,  sans  jamais  rien  choisir,  rien  préférer 
par  égard  pour  elle-même.  Notre-Seigneur  est  alors 
le  maître  unique  en  elle;  c'est  sa  gloire  en  même 
temps  que  notre  vraie  félicité.  Un  saint  Père  dit  de 
la   Irès-sainte  Vierge  qu'elle  était  une  roue  mobile  à 


CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  387 

toutes  les  impressions  du  Saint-Esprit;  c'était  nous 
faite  connaître  la  disposition  parfaite  du  Cœur  de 
cette  admira])le  Mère,  toujours  au-dessus  d'elle- 
même  et  de  tous  les  objets  créés,  et  toujours  par  là 
même  uniquement  impressionnable  au  souffle  divin 
du  Saint-Esprit.  » 

Le  P.  Barrelle  ne  compte  que  sur  la  gratuité  des 
divines  miséricordes  : 

«  20  avril,  saint  jour  de  Pâques  1862. 

»  Il  a  plu  à  mon  doux  Maître  de  me  conduire  d'une 
manière  extrêmement  simple  pendant  la  sainte  se- 
maine. Je  l'ai  suivi  autant  qu'à  mon  âge  il  était  pos- 
sible de  le  suivre.  Un  enfant,  que  peut-il?  Je  lui 
donnais  ce  qu'il  me  mettait  dans  les  mains  du  cœur; 
et  je  souffrais  de  langueur  et  d'ennui,  avec  humilité 
et  patience,  quand  il  me  voulait  souffrir... 

»  Chose  singulière!  j'aurais  pu  lire;  j'aurais  même 
voulu  lire,  en  un  certain  sens,  mais  quelque  chose 
mç  liait  et  me  faisait  trouver  meilleure  l'humble  et 
toute  simple  contemplation  de  mon  bon  Maître.  J'en 
restais  donc  là  à  peu  près  tout  le  long  du  jour,  et 
bien  que  par  moments  le  temps  me  parût  long,  il  ne 
laissait  pas  que  de  passer  assez  vite.  C'est  ainsi  que 
nous  sommes  arrivés  à  la  fin;  et  alors  Notre-Seigneur 
m'a  rappelé  les  temps  anciens  où,  conmie  tant  d'au- 
tres âmes,  je  me  disais  :  A  Pâques,  Notre-Seigneur  se 
fera  bien  un  peu  sentir  à  moi.  Je  vis  l'imperfection  de 
cette  perspective,  si  souvent  féconde  en  déceptions. 
On  compte  plus  sur  ce   que   l'on  a   fait  pour  Jésus, 


388  CHAPITRE  TRENTE-SIXIEME. 

coniiDe  si  ce  qui  vient  de  créatures  pauvres  comme 
nous  valait  ou  était  quelque  chose,  que  sur  la  gra- 
tuité de  sa  miséricorde.  Le  moi  est  dans  cette  dispo- 
sition, et  non  pas  Jésus  seul  et  sa  divine  charité. 
Madeleine  et  les  saintes  femmes  ne  cherchaient  que 
Jésus.  L'ange  qui  leur  apparaît  leur  rend  ce  précieux 
témoignage  :  Je  sais  qui  vous  cherchez  :  Jésus-Christ 
de  Nazareth,  crucifié.  Elles  ne  songeaient  donc  point 
à  elles-mêmes.  C'est  pour  cela  qu'il  se  montre  à  elles 
et  qu'il  leur  remplit  le  cœur  de  joie.  Les  autres  en 
restent  à  leurs  prétentions,  et  au  lieu  de  cette  joie,  la 
tristesse.  La  leçon  de  Notre-Seigneur  était  bonne 
pour  moi.  J'ai  tâché  d'en  profiter,  et  je  me  suis  mis 
entre  ses  mains  pour  toute  chose. 

»  J'ai  bien  fait.  Car  ce  matin  j'ai  eu  un  peu  plus  à 
souffrir  de  ma  faiblesse  et  de  ma  respiration;  et  le 
corps,  vous  le  savez,  appesantit  l'âme.  Ensuite,  quel- 
ques mots  de  Noire-Seigneur  à  la  Cène  sont  venus 
me  rendre  un  peu  plus  de  cœur  :  «  Quand  je  m'en 
»  serai  allé,  et  que  je  vous  aurai  préparé  une  place, 
»  je  reviendrai  à  vous ,  je  vous  prendrai  à  moi ,  afin 
«  que  là  où  je  suis,  moi, vous  y  soyez  vous  aussi.  »  Oh  ! 
prise  de  nous  par  Jésus  à  soi!  qu'il  y  a  de  miel  dans 
celte  parole!  Et  puis,  là  où  il  est,  lui,  y  être,  nous! 
Le  cœur  en  a  l'intelligence;  ni  la  langue  ni  la  plume 
ne  sauraient  jamais  le  dire.  » 

Enfin  le  bon  Père  repose  son  cœur  dans  l'espoir 
de  la  consommation  dernière,  où  l'immensité  de  la 
joie  dépassera  l'abondante  amertume  des  agonies 
présentes  : 


, CONFIDENCES   SPIRITUELLES.  38!) 

«  Fiat!  et  toujours  y?a^'  Que  ce  soit  là  notre  can- 
tique perpétuel ,  et  qu'il  résonne  dans  toutes  les 
parties  de  notre  être  intérieur,  comme  dans  sa  gros- 
sière enveloppe  qui  est  notre  corps  ! 

»  La  sagesse  divine,  qui  daigne  prendre  notre  con- 
duite, et  qui  depuis  ce  moment  bienheureux  n'a 
cessé  de  tenir  le  gouvernail  de  notre  pauvre  bateau, 
même  dans  les  plus  terribles  tempêtes,  voit  bien  le 
jour  où  tant  de  tribulations  et  d'angoisses  prendront 
fin.  Elle  ne  trouve  pas  bon  de  nous  le  faire  connaître 
encore.  Mais  souvenons-nous  de  cette  parole  de  notre 
bon  Père  sur  la  Croix,  vers  la  fin  de  son  agonie  : 
Seigneur,  je  vous  remets  avec  une  pleine  confiance 
mon  âme  désolée  et  comme  abandonnée  par  vous. 
C'est  en  vos  mains  que  je  la  dépose  tout  entière.  Et 
en  signe  de  sa  totale  et  éternelle  adhésion,  il  baissa 
sa  tête  adorable,  exhalant  alors  son  dernier  soupir,  et 
avec  lui  son  âme  sainte. 

»  Or,  ce  que  le  Père  fait,  les  enfants  doivent  le 
faire  d'une  manière,  sinon  la  même,  du  moins  sem- 
blable. Voilà  notre  part,  notre  excellente  part.  Ne  la 
laissons  pas  prendre  à  d'autres,  et  soyons  jaloux  de 
n'en  laisser  tomber  pas  même  un  imperceptible  frag- 
ment. Désolation  et  abandonnement  dans  la  partie 
sensible  de  notre  esprit  et  de  notre  cœur  :  c'est  la 
moitié  de  cette  part;  l'autre  moitié  est  l'acceptation 
cordiale  du  calice  qui  nous  est  donné  à  boire,  quelle 
qu'en  soit  ou  qu'en  puisse  être  plus  tard  l'amertume. 
En  subissant  bumblement  toutes  les  souffrances  qui 
découlent  de  la    première,    présentons  à    l'adorable 


390  CHAPITRE  TRENTE-SIXIEME. 

Trinité  tous  les  sentiments  dont  se  compose  dans  le 
Cœur  de  notre  Jésus  la  seconde  ;  et  ainsi  tout  se  con- 
sommera en  nous  comme  dans  lui,  et  au  moment 
voulu  et  décrété,  tout  sera  à  jamais  consommé.  Alors, 
alors,  ô  bienheureux  alo?^s !  tous  nos  désirs  ne  seront- 
ils  pas  satisfaits  en  plénitude,  et  l'immensité  de  notre 
joie  ne  dépassera-t-elle  pas  infiniment  l'abondance 
plus  apparente  que  réelle  des  tortures  et  des  agonies 
de  notre  pauvre  petit  cœur?  » 


>oo®c 


DERNIERE   MALADIE.  :î01 


CHAPITRE  XXXVIl. 


DERiNTERE   MALADIE. 

Les  désirs  de  la  consommation.  —  Dévotion  au  Verbe  eucKaris- 
tique.  —  Comment  la  patience  achève  les  saints.  —  La  maladie 
du  P.  Rarrelle  et  ses  symptômes  surnaturels. —  Première  impuis- 
sance à  dire  la  sainte  messe.  —  Le  P.  Barrelle  remonte  au  saint 
autel. —  Dernièxe  messe  du  P.  Barrelle. — Visites  célestes. 


«  Je  suis  venu  sur  ces  montagnes  pour  y  prendre 
mon  vol  vers  le  paradis.  Oh!  laissez-moi  aller  à  la 
sainte  Sion  !  »  Si  l'amitié  dévouée  qui  reçut  cette  ré- 
ponse suppliante,  au  mois  de  janvier  1861,  en  échange 
des  souhaits  formés  pour  de  longs  jours  encore  sur  la 
terre;  si  elle  avait  entendu  les  épanchements  du  saint 
religieux,  et  ses  ardents  soupirs  pour  la  dernière  con- 
sommation de  son  âme  en  Jésus-Christ,  elle  aurait, 
croyons-nous,  perdu  toute  illusion. 

Débordée  parle  besoin  de  Dieu,  l'âme  du  P.  Bar- 
relle, quand  on  l'écoute  gémir  dans  ces  pages,  paraît 
ne  plus  tenir  à  la  terre.  Chaque  jour  affaiblis  par  l'in- 
cessante action  de  l'amour  céleste,  les  liens  du  corps 
s'apprêtent  à  se  briser  pour  la  laisser  échapper  de  sa 
prison  terrestre. 

Depuis  combien  de  temps  se  poursuivait  le  travail 
de   la  transfiguration  !    Depuis  combien  d'années  les 


392  CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME. 

soupirs  du  bon  Père  appelaient  «  le  bienheureux 
alors  »  où  il  désaltérerait  enfin  ses  désirs  dans  la  plé- 
nitude de  Jésus-Christ!  Bien  longtemps  auparavant  il 
écrivait  déjà  : 

«  1856  va  commencer,  finira-t-il  sans  que  la  mort 
m'atteigne  et  me  place,  comme  je  l'espère  de  la  misé- 
ricorde de  mon  Dieu  et  des  mérites  de  mon  Sauveur, 
au  lieu  de  mon  éternel  repos?  Je  l'ignore  et  je  l'aban- 
donne à  mon  Jésus;  trop  heureux  des  signes  qu'il  me 
donne  que  cela  pourrait  bien  être,  et  de  la  nécessité 
où  il  me  met  par  là  même  de  me  dégager  de  tout  de 
plus  en  plus  et  de  me  rapprocher  davantage  de  lui.  » 

Et  en  1858  : 

«  Priez  un  peu  pour  moi  dont  les  forces  s'usent, 
dont  la  tète  s'appesantit,  dont  les  petites  et  bonnes 
croix  se  multiplient.  Que  je  meure  totalement  avant 
de  mourir  une  fois  pour  toutes!  et  que  je  passe  en 
mourant  ainsi  de  l'amour  à  l'amour! 

»  Ma  santé  est  maintenant  sujette  à  bien  des  incon- 
stances. Plus  rien  de  stable.  Les  jours  ne  se  ressem- 
blent pas,  et  mon  triste  corps  est  devenu  comme  un 
boulevard  où  les  misères  physiques  se  promènent.  Je 
vous  dis  ces  choses  non  point  pour  que  vous  vous 
apitoyiez  sur  moi,  cela  n'en  vaut  pas  la  peine,  mais 
pour  que  vous  demandiez  à  Notre-Seigneur  pour  moi 
deux  grâces,  la  patience  et  l'amour.  Avec  la  première 
tout  se  porte  et  se  supporte;  avec  la  seconde  tout 
procède  gaiement ,  et  la  parole  de  l'Apôtre  peut  se 
réaliser  en  nous  :  Dieu  aime  les  joyeux  donneurs.  » 

Le  P.  Barrelle  fut  toujours  un  joyeux  donneur.  Dix 


DERNIÈRE   MALADIE.  393 

ans  déjà  avant  sa  mort  il  était  usé  de  travaux  et  de 
zèle.  Nous  avons  négli^oé  de  sig^naler  les  nond^reuses 
défaillances  de  ses  forces  physiques,  ramenées  con- 
stamment au  labeur  de  l'apostolat  par  l'amour  des 
âmes,  par  une  indomptable  ardeur  à  servir  Jésus-Christ. 
Au  mois  de  décembre  1853,  au  moment  où  le  déla- 
brement de  sa  santé  rendait  déjà  toute  g^rande  sta- 
tion impossible,  à  l'issue  d'une  petite  retraite,  il 
dit  : 

«  Par  le  secours  de  Notre-Seigneur,  tout  est  fini 
pour  recommencer  demain  ;  et  ainsi  nous  sommes  sur 
une  route  dont  on  peut  dire  ce  que  le  Symbole  dit 
du  règne  de  Jésus-Christ  :  Non  erit  finis!  C'est  heu- 
reux vraiment.  Eh!  que  faire  donc  sur  la  terre,  si,  pou- 
vant agir,  nous  fatiguer,  nous  épuiser,  souffrir,  mourir 
en  vivant  pour  notre  Jésus,  nous  étions  là  comme  les 
ouvriers  de  l'Evangile,  oisifs  sur  les  places  publiques, 
à  attendre  je  ne  sais  quel  réveille-matin?  L'ennui  me 
prendrait,  je  l'avoue,  à  moins  que  Dieu  ne  me  dît  : 
Je  veux  désormais  que  tu  sois  un  homme  d'oraison  et 
non  d'action.  Il  ne  me  l'a  pas  dit  encore,  et  semble 
au  contraire,  à  mesure  que  j'avance  dans  la  carrière, 
me  donner  un  surcroît  d'occupations  qui  se  croisent 
dans  tous  les  sens.  Que  son  saint  nom  soit  béni  et  sa 
sainte  volonté  accomplie!  » 

Cependant,  il  fallait  bien  en  faire  l'aveu  :  «  Ma 
chair,  pas  plus  que  celle  de  Job,  n'est  d'airain,  et  elle 
s'use.  Peu  à  peu,  si  Notre-Seigneur  n'y  met  la  main, 
ce  dont  certes  il  n'a  nul  besoin,  peu  à  peu  je  devrai 
passer  aux  invalides  et  vivre  de  vis-à-vis  avec  mon 


394  CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME, 

crucifix  et  le  saint  tabernacle.  Voilà  ce  que  plus  d'une 
croix  semble  m'annoncer,  et  ce  que,  avec  le  secours 
de  la  grâce,  j'accepte  de  toute  mon  âme,  en  me 
livrant  à  tous  les  desseins  de  crucifiement  de  Notre- 
Seigneur  sur  moi.  » 

L'heure  vint,  et  l'on  vit  alors  dans  la  pratique  la 
sincérité  de  ces  généreuses  protestations.  Le  bon  Père, 
depuis  1861  surtout,  isolé  dans  une  impuissance  pleine 
de  contrastes  douloureux  avec  l'activité  toujours  dévo- 
rante de  sa  nature  et  de  son  zèle,  entre  courageuse- 
ment dans  son  martvre. 

«  Me  voilà  au  bout  de  ma  carrière  apostolique.  Les 
forces  corporelles  sont  épuisées,  sans  que  la  vivacité 
le  soit  encore,  et  le  reste  d'ardeur,  d'une  part,  met- 
trait ,  de  l'autre ,  bientôt  fin  à  ce  que  Notre-Seigneur, 
par  pure  charité,  me  laisse  de  vie.  Que  dois-je  faire 
en  pareil  état  ?  Me  fixer  sur  la  voie  du  sacrifice,  monter 
sur  le  bûcher  de  l'immolation  et  faire  de  mon  mieux 
pour  attiser  le  feu  de  l'amour  qui  doit  achever  la 
victime.  » 

Dès  ce  moment,  le  ])on  Père  s'applique  à  démolir 
toute  confiance  qu'on  pourrait  mettre  encore  en  ses 
services,  et  à  servir  du  moins  de  leçon. 

«  Non ,  mon  enfant ,  il  ne  faut  plus  compter  sur  un 
roseau  brisé  qui  ne  doit  se  redresser  que  dans  la  vie 
éternelle,  s'il  plaît  à  Notre-Seigneur  de  l'y  transplanter 
et  d'user  envers  lui  de  sa  grande  miséricorde.  Mon 
temps  est  fait,  et  désormais  tout  est  consommé  pour 
moi.  La  vie  obscure  et  une  première  sépulture,  voilà 
maintenant  tout  pour  moi  -,  et  si  l'on  veut  me  trouver. 


DERNIERE  MALADIE.  395 

c'est  dans  le  saint  tabernacle  seul  qu'il  faudra  me 
chercher.  Car  c'est  là  seulement  que  je  dois  faire  ma 
résidence,  pour  m'y  nourrir,  dans  sa  source  même, 
du  pain  de  l'abnég^ation  et  de  la  mort  à  tout.  Plus  de 
rêve  donc ,  plus  d'espérance  :  ce  serait  fonder  sur  le 
pur  néant  un  édifice  en  tous  points  chimérique. 

»  Et  voilà  où  l'on  arrive  enfin  après  une  vie  plus 
ou  moins  laborieuse,  plus  ou  moins  vide  en  dépit  des 
apparences,  plus  ou  moins  utile  ou  inutile  à  la  gloire 
de  Notre-Seigneur  et  au  salut  des  âmes.  Ah!  quelle 
leçon  !  Profitez-en  pour  aller  de  plénitude  en  plénitude 
en  tout ,  vous  vidant  toujours  plus  de  vous-même  et 
de  tous  les  objets  créés,  pour  faire  toujours  plus  large 
place  à  l'Unique  de  notre  vie,  de  notre  mort  et  de 
notre  éternité  qui  est  Jésus  seul,  seul,  tout  seul  dans 
son  adorable  Père  ,  et  avec  son  Esprit,  immense  four- 
naise d'amour.  » 

L'impuissance  physique  s'imposait  donc  chaque 
jour  davantage  à  la  vive  et  toujours  ardente  nature  du 
P.  Barrelle.  Quel  renoncement  de  se  sentir  empri- 
sonné dans  l'inaction!  De  grand  cœur,  mais  d'un 
cœur  brisé  par  le  sacrifice,  il  répétait  alors  une  de  ses 
paroles  favorites  :  «  Il  faut  que  Jésus  croisse  et  que  je 
diminue.  »  Il  se  connaissait  bien,  et  il  disait  :  «  Je 
suis  très-impressionnable,  et  c'est  par  là  que  le  bon 
Dieu  aime  à  me  prendre.  Il  se  plaît  à  me  broyer  par 
l'inaction,  moi  qui  ai  tant  aimé  le  travail!  » 

«Ma  plus  grande  maladie,  disait-il  encore,  est 
cefte  espèce  de  nullité  à  laquelle  Notre-Seigneur  me 
fait  la  grâce  de  m'habituer  peu  à  peu.  »   Alors    «  il 


:596  CHAPITRE   TRENTE-SEPTIEME. 

s'unissait  à  son  cher  Crucifié,  si  beau  sous  son  pres- 
soir, et  se  réjouissait  de  donner  au  divin  Cœur  la  con- 
solation de  rencontrer  un  fidèle  amant  de  ses  lassitudes 
intérieures  »  . 

Ce  qu'il  pouvait  du  moins  ou  croyait  pouvoir, 
n'écoutant  que  son  courage  et  fermant  l'oreille  aux 
souffrances  du  corps,  il  ne  manqua  pas  de  l'accomplir 
jusqu'au  dernier  instant. 

Sa  chambre,  qui  touchait  par  un  de  ses  côtés  à  la 
chapelle  de  communauté,  où  résidait  le  saint  Sacre- 
ment, par  l'extrémité  opposée  aboutissait  à  la  sacristie 
d'un  modeste  oratoire  réservé  aux  étrang^ers.  Là  était 
son  confessionnal.  Quatre  ou  cinq  pas  au  plus  en  sé- 
paraient. Bientôt  ce  fut  beaucoup  encore  pour  son 
épuisement.  Et  cependant  il  se  traînait  jusque-là , 
excédé  de  souffrance,  tombant  de  faiblesse.  Il  repre- 
nait alors  son  vieux  refrain  :  «  Un  vrai  Jésuite  ne  doit 
se  reposer  qu'au  ciel.  » 

Parmi  les  rares  fidèles  qu'il  crut  devoir  conserver 
par  gratitude,  au  nom  de  sa  communauté  qui  leur  était 
redevable,  si,  ému  de  compassion,  quelqu'un  pro- 
posait de  lui  épargner  ces  dernières  fatigues  et  de 
s'adresser  à  un  autre  :  —  a  Ah!  mon  enfant,  répon- 
dait-il, pour  remplir  toute  justice,  ne  faut-il  pas  que 
je  travaille  jusqu'au  bout?  » 

De  son  humble  guérite,  il  revenait  à  sa  cellule,  et, 
sauf  les  exercices  de  communauté,  où  il  essayait  encore 
d'apparaître  pour  l'édification  commune,  bien  des 
mois  avant  sa  mort  il  n'en  dépassait  jamais  le  seuil 
que  pour  se  traîner  vers  le  tabernacle.   Là  il  venait 


DERNIERE   MALADIE.  397 

pour  s'épancher  et  pour  recevoir,   double  nécessité 
des  cœurs  souffrants. 

«  A  défaut  d'un  ou  de  plusieurs  nous  avons  le  divin 
Consolateur,  l'unique  espérance  de  tous,  Jésus  au 
très-saint  Sacrement,  où  son  cœur,  plein  de  tendresse 
et  de  miséricorde,  ne  cesse  de  battre  jour  et  nuit 
pour  nous,  et  attend  que  nous  nous  épanchions  en 
lui,  pour  déverser  en  nous  la  plénitude  qu'il  possède. 
Vraiment,  il  est  bien  certain  que,  tout  en  connaissant 
parla  foi  l'immense  valeur  du  don  qui  nous  a  été  fait 
en  lui,  nous  n'en  déduisons  pas,  dans  toute  l'étendue 
que  nous  devrions,  les  conséquences  pratiques  qui  en 
résultent.  C'est  dans  les  uns  manque  de  simplicité; 
en  d'autres,  excès  de  crainte;  dans  quelques  autres, 
déficit  d'amour;  dans  presque  tous,  pas  assez  d'atten- 
tion à  ce  que  Jésus  a  eu  en  vue  en  se  fixant  dans  ce 
divin  tabernacle,  sa  perpétuelle  demeure  parmi  les 
enfants  des  hommes.  «  En  se  donnant  ainsi  à  nous, 
»  comment  ne  nous  a-t-il  pas  donné  toutes  choses?  » 
dit  saint  Paul.  Oui;  cela  est  vrai,  mais  pour  nous 
donner  il  attend  que  le  sentiment  du  besoin ,  de  la 
confiance  et  de  l'amour  nous  pousse  vers  lui  et  nous 
réduise  à  un  état  de  mendicité  par  le  cœur-  qui  fasse 
violence  au  sien  et  le  mette  en  fusion,  pour  ainsi  dire, 
et  en  écoulement  sur  nous  et  en  nous.  )) 

Voilà  comment,  si  j'ose  dire  ainsi,  le  bon  Père 
consolait  dans  le  cœur  d'autrui  ses  propres  douleurs. 
Tout  se  résumait  pour  lui  désormais  dans  le  Verbe 
eucharistique. 

Au  mois  de  mars  1863,  la  reconnaissance  lui  avait 

TOM.  II.  23 


398  CHAPITRE   TREJNTE-SEPTIÈME. 

envoyé  un  encensoir  pour  sa  pauvre  chapelle;  voici 

sa  réponse  : 

«  Vous  ne  pouviez  me  causer  un  plaisir  plus  grand 
que  de  me  faire  passer  votre  charité  sous  l'enveloppe 
de  votre  dévotion  au  Verhe  eucharistique.  Oh!  que 
j'aimerais  voir  ainsi  tout  aboutir  à  lui  !  Si  ce  n'est  point 
là  la  passion  de  tous  ,  elle  devrait  l'être.  Dieu  !  Dieu  ! 
vous  là!  vous  au  milieu  de  nous,  vous  avec  nous, 
pour  nous  !  Et  cela  toujours,  sans  interruption  aucune  ! 
Ah  !  c'est  ici  qu'il  faudrait  entonner  un  quid  rétribuant 
sans  fin.  Mais  ce  ([ue  nous  ne  pouvons  de  la  voix, 
faisons-le  du  cœur,  et  que  notre  amour  ne  quitte 
jamais  cet  Amant  passionné  dont  le  Cœur  s'est  rendu 
inséparable  du  nôtre.  Il  nous  faut  lui  rendre  ainsi  et 
assiduité  pour  assiduité  et  chaînes  pour  chaînes. 
Jamais  prison  sera-t-elle  plus  aimable  que  celle  où 
nous  aurons  le  Verbe  fait  chair  pour  compagnon 
et,  si  je  puis  m' exprimer  ainsi,  pour  concaptif  ou 
captif  avec  nous?  » 

Il  ne  fallait  rien  moins  au  P.  Barrelle  pour  charmer 
les  langueurs  croissantes  de  son  exil  terrestre.  De  la 
sorte,  ramenant  incessamment  son  cœur  du  délaisse- 
ment à  la  confiance,  il  pouvait  dire  :  «  Dans  ma 
chère  solitude  je  moissonne  une  racine  que  j'appelle- 
rais volontiers  douce-amére ,  à  cause  du  mélange  de 
sentiments  et  d'impressions  qui  se  succèdent  dans 
mon  cœur.  » 

Ce  cœ^ur  et  toutes  ses  affections  habitaient  en  Jésus- 
Ghrist,  et  par  Jésus  dans  le  sein  du  Père  céleste  : 

«  Il  est  un  conseil,  dit-il  le  24  juillet  1862,  il  est 


DERNIÈRE    MALADIE.  390 

un  conseil  dont  je  fais  depuis  quelque  temps  la  douce 
expérience,  je  veux  parler  de  la  demeure  en  Jésus, 
en  regardant  le  Père  et  en  s'adressant  au  Père.  Rien 
de  plus  efficace  et  en  même  temps  de  plus  doux.  C'est 
qu'en  cetle  position  intérieure,  on  est,  pour  ainsi 
dire,  entre  deux  feux  immenses  qui  s'attirent  l'un 
l'autre  et  qui  se  confondent  en  une  parfaite  unité 
d'amour.  0  les  bienheureuses  âmes  qui  se  trouvent 
dans  cet  impétueux  et  irrésistible  courant!  » 

L'année  1863  était  marquée  du  ciel  pour  le  grand 
et  éternel  repos  du  bon  serviteur  de  Dieu;  elle  était 
aussi  prédestinée  à  ce  mystérieux  travail  d'acbèvement 
où  la  perfection  des  saints  reçoit  dans  la  douleur  sa 
dernière  beauté.  La  patience  est  la  plus  habile  ou- 
vrière de  la  sainteté.  En  la  faisant  briller  d'une  incom- 
parable splendeur  au  sein  des  douleurs  divines  qui 
ont  sauvé  le  monde,  Jésus-Christ  lui  a  donné,  entre 
les  autres  vertus  qu'enfante  l'amour  de  Dieu,  un  in- 
comparable mérite  et  une  mission  suprême.  Selon  la 
parole  de  l'Apôtre,  à  elle  d'achever  les  saints,  patientia 
opus  perjectum  hahet. 

Son  action  dans  le  P.  Barrelle  ne  laissa  rien  d'in- 
tact. Le  corps  fut  lentement  miné  et  progressivement 
exténué,  sans  maladie  définie,  sans  aucune  lésion 
apparente.  11  s'en  allait,  chaque  jour  moins  propre 
aux  fortctions  de  la  vie  et  chaque  jour  davantage  bon 
et  mieux  disposé  pour  la  douleur.  L'âme  de  son  côté 
ne  pouvait  plus  courir  après  les  âmes,  et  ne  pouvant 
pas  encore  atteindre  ce  Jé.^us  qu'elle  aimait  unique- 
ment, se  consumait  dans  l'inaction  du  zèle  et  dans 


400  CHAPITRE   TRENTE-SEPTIEME. 

une  lon(;ue   attente  qui  la  faisait   lentement  mourir. 

Le  P.  Barrelle  le  savait  et  le  disait  :  «  Il  fallait  que 
son  ardeur  naturelle  fût  purifiée  en  lui  par  cette  lon- 
gue attente  du  ciel,  qu'il  croyait  toujours  saisir.  » 
Cette  sentence  ëciite  de  la  main  du  malade  ,  à  la  date 
du  29  février  1863,  est  là  sous  nos  yeux,  éclairant  le 
mystère  de  ses  souffrances  et  de  son  agonie. 

Voilà  ce  que  nous  avons  de  plus  exact  à  dire  de 
cette  consomption  d'un  nouveau  genre,  que  la  méde- 
cine elle-même  n'a  pu  caractériser  que  par  un 
diagnostic  inusité  emprunté  au  surnaturel.  Des  dou- 
leurs de  tète,  des  palpitations,  des  langueurs,  de 
vraies  tortures ,  une  telle  irascibilité  des  organes  que 
le  vêtement  le  plus  léger  était  un  insupportable  far- 
deau; mais  sous  de  tels  symptômes,  pas  de  maladie 
saisissable,  et  certaines  périodicités  surnaturelles, 
contraires  aux  retours  usités  des  crises  morbides. 
Nous  donnerons  plus  tard  l'attestation  du  docteur  qui, 
jour  par  jour,  a  suivi  le  vénérable  malade. 

Le  vendredi,  consacré  à  la  Passion  du  Sauveur, 
avait  des  douleurs  privilégiées,  aussi  le  Père  l'avait 
surnommé  le  Vendredi  saint;  le  mercredi,  en  l'hon- 
neur de  saint  Joseph,  son  patron,  donnait  aussi 
matière  plus  ample  à  la  patience,  et  le  samedi  ajoutait 
son  petit  surcroît.  —  «  Ce  jour-là,  disait  le  bon  Père, 
la  sainte  Vierge  se  met  de  la  partie,  et  je  ne  m'en 
fâche  pas.  »  Certaines  fêtes  avaient  aussi  leur  part 
plus  abondante,  et  le  bon  relij;ieux  les  voyait  venir. 
Les  intervalles  de  ces  temps  réservés  étaient  habi- 
tuellement meilleurs. 


DERNfÉRE  MALADIE.  401 

Le  30  mars  1862,  il  s'excuse  en  ces  termes  : 
«  Vous  avez  déjà  su,  mon  enfant,  la  cause  démon 
silence.  Elle  est  toute  dans  une  petite  et  précieuse 
croix  qu'il  a  plu  à  Notre-Seigneur  de  faire  planter  sur 
ma  tête  surtout ,  par  les  mains  de  notre  bien-aimé 
père  saint  Joseph,  le  jour  de  sa  fête.  Pour  ce  qui 
m'en  revenait,  je  lui  en  ai  été  fort  reconnaissant,  et 
ma  gratitude,  je  le  comprends  et  je  le  sens,  doit  se 
prolonger  et  croître  à  mesure  que  cette  grâce  se  main- 
tient et  semble  s'asseoir  sur  ce  pauvre  corps.  » 

Le  20  juillet  1863,  le  malade,  qui  conserva  jusqu'à 
la  dernière  quinzaine  de  sa  vie  quelques  correspon- 
dances spirituelles,  écrit  ces  mots  : 

«  Le  docteur  a  de  la  peine  à  s'expliquer  certaines 
circonstances  de  mon  état,  que  je  sais  bien  ,  mais  que 
je  ne  saurais  pas  expliquer  mieux  que  lui.  11  est  des  cho- 
ses dont  la  divine  Providence  se  réserve  le  secret.  » 
Le  20  juin  il  s'exprimait  ainsi  : 
«  Il  y  a  pour  moi  des  jours  de  distinction  dans  les 
semaines.  Ces  jours-là  Notre-Seigneur  et  bon  Père  les 
cachette  de  son  sceau.  C'est  d'ordinaire  le  mercredi 
et  le  vendredi...  Je  dis  d'ordinaire,  car  depuis  ces 
dernières  fêles  surtout,  dont  la  quinzaine  se  termine 
aujourd'hui,  par  le  jour  de  Foctave  du  Sacré-Cœur, 
il  n'y  a  eu  guère  de  jours  libres  ou  de  repos  tant  soit 
peu  long.  Tout  me  semble  avoir  soudain  passé  sous 
le  domaine  souverain  de  la  Croix,  et  partant  de  notre 
aimable  Crucifié,  auquel  soit  obéissance,  joie  et  gloire, 
aujourd'hui  et  toujours  dans  les  siècles  des  siècles  ! 
Amen. 


402  CHAPITRE   TRENTE-SEPTIEME. 

»  Et  c'est  aujourd'imi  que,  faisant  l'office  de  saiiile 
Madeleine  de  Pazzi,  renvoyée  de  la  fin  de  mai  au 
20  juin,  j'entends  cette  parole  de  la  Bienheureuse  à  son 
divin  Epoux  :  Souffrir,  ne  pas  mourir  !  Non  pas  qu'elle 
répugnât  à  mourir;  mais  qu'il  lui  paraissait,  dans  sa 
foi  vive  et  dans  son  amour  ardent  pour  Notre-Sei- 
gneur,  bien  préférable  de  souffrir. 

»  Ainsi,  me  dis-je,  il  n'y  a  pas  de  plainte  à  formuler 
lorsqu'on  gravit  le  Calvaire;  il  n'y  en  a  pas  lorsqu'on 
porte  même  les  plus  pesantes  croix;  il  n'y  en  a  pas 
davantage  lorsqu'on  se  voit  poussé  vers  une  espèce 
d'agonie,  et  que  là  tout  semMe  vous  abandonner  pour 
que  la  souffrance  s'en  donne  à  l'aise  et  sur  le  corps  et 
sur  l'âme!  Mais  non,  dans  cet  état  nulle  plainte  à 
formuler;  une  seule  parole  doit  jaillir  du  fond  du 
cœur  vers  Dieu  :  Amen,  Jésus  ! 

»  Plus  rien  pour  nous  que  la  volonté  divine  de  notre 
Pilote,  volonté  toute  et  seule  sage,  toute  et  seule 
bonne,  toute  et  seule  parfaite.  Qu'avons-nous  besoin 
d'autre  chose?  Quand  il  aura  fait  tout  ce  qu'il  a  voulu 
de  nous  et  par  nous ,  n'en  sera-ce  point  assez  pour 
nous  connue  pour  lui,  et  que  nous  resterait-il  encore 
à  prétendre?  Seulement,  et  c'est  pour  nous  ici  l'es- 
sentiel et  comme  Vim  nécessaire,  seulement,  pour 
l'amour  de  ce  cher  et  si  tendre  Ami,  soyons-lui  plei- 
nement fidèles. 

"  Hélas  !  nous  ne  le  savons  que  trop ,  cette  pleine 
et  constante  fidélité  n'est  pas  légume  de  notre  jardin, 
ni  fruit  de  notre  cru.  Mais  nous  savons  où  en  est  la 
graine,   où    nous   en  trouverons    les  plants:   dans   la 


DERNIERE   MALADIE.  403 

piscine  aux  cinq  portiques,  toujours  ouverte  aux  brebis 
du  Crucifie  pour  qu'elles  viennent  y  puiser  avec  joie 
tout  ce  qui  leur  manque...  Ce  Corps  sacré  avec  ses 
plaies,  ce  Cœur  avec  le  jaillissement  continuel  de  son 
sanp  et  de  son  eau...  voilà  où  il  nous  faut  chercber 
par  une  humble  et  persévérante  prière  la  plénitude  et 
la  constance  de  notre  fidélité.  Notre-Seigneur  ne  nous 
manquera  jamais,  lui.  Le  ciel  et  la  terre  passeraient 
plutôt.  Nous  seuls  pouvons  lui  manquer;  mais  si  nous 
ne  sortons  jamais  de  ces  portiques,  si  nous  ne  cessons 
de  nous  plonger  dans  l'abîme  de  son  Cœur,  Jésus 
nous  la  donnera,  cette  fidélité,  et  il  se  procurera  en 
nous  cette  seconde  gloire,  complément  nécessaire  de 
la  première  grâce.  Il  aura  demandé,  attendu  notre 
fidélité,  et  il  nous  la  donnera  ensuite  lui-même.  Car, 
en  vérité,  par  nous-mêmes  et  de  notre  fonds,  que 
pouvons-nous  lui  donner?  Pauvres  de  tout,  mendions 
tout,  et  nous  recevrons  tout.  Mais  qu'elle  soit  bien 
humble  et  bien  amoureuse  notre  mendicité  !  » 

Le  8  juillet  ses  paroles  étaient  encore  plus  expli- 
cites sur  le  mystère  de  ses  douleurs. 

K  Le  docteur  Imbert,  notre  vrai  ami,  m'assure  n'être 
nullement  inquiet  sur  le  mal  présent,  mais  il  ne  se 
rend  pas  compte  plus  que  moi  de  cette  espèce  de 
mystère  qu'il  renferme.  Le  chien  est  là,  mais  sous  les 
yeux  de  mon  Père,  qui  lui  permet  une  mesure  d'atta- 
que, et  pas  plus.  La  plupart  des  infirmités  que 
j'éprouve  portent  un  tel  caractère,  qu'à  en  juger 
d'après  les  règles  du  discernement  des  esprits  que 
nous  a  laissées  saint  Ignace,  c'est  tout  luiy  c'est-à- 


404  CHAPITRE   TRENTE-SEPTIEME. 

dire  Satan.  Ceci  me  frappait  ces  jours-ci.  Aussi  me 
recommandé-je  beaucoup  à  ce  saint  Père  et  à  saint 
Joseph,  pour  que  tous  les  deux  me  prêtent  main- 
forte  contre  l'ennemi.  » 

L'intervention  diabolique  ne  se  manifestait  ici  que 
par  un  ensemble  d'effets  et  de  coïncidences  où  la  foi 
du  pieux  malade  croyait  découvrir  l'auteur  de  tout 
mal.  Tout  se  montrait  à  elle  dans  ses  rapports  avec  le 
monde  invisible,  mêlé  incontestaldement  à  toute  la 
trame  des  choses  humaines,  mais  que  l'œil  du  vulgaire 
ne  discerne  pas.  Au  milieu  des  mystères  de  la  nature, 
le  savant  perçoit  des  phénomènes  qui  échappent  à  la 
foule.  Les  saints  sont  les  savants  du  monde  supérieur, 
et,  mêlés  au  mouvement  des  choses  humaines ,  ils 
savent  reconnaître  l'action  mystérieuse  des  esprits 
invisibles,  favorables  ou  contraires  à  ses  intérêts. 

Le  P.  Barrelle  remarquait  un  redoublement  singu- 
lier de  souffrances  à  l'heure  précise  du  saint  Sacrifice. 
Levé,  même  à  cette  époque,  comme  aux  jours  de  la 
santé,  dés  trois  heures  du  matin,  tranquille  tout  le 
temps  qu'il  donnait  à  la  méditation,  il  pouvait  se  tenir 
debout  et  marcher  dans  sa  cellule;  mais  à  peine  il 
quittait  son  fauteuil  pour  aller  au  saint  autel,  de  vio- 
lentes palpitations  le  prenaient  soudain,  le  moindre 
mouvement  de  tête  lui  causait  alors  de  telles  dou- 
leurs que  souvent  il  pensa  tomber  à  la  renverse.  Ce 
martyre  allait  croissant;  il  redoublait  surtout  au  mo- 
ment de  la  communion;  le  Père  pouvait  à  peine  con- 
sommer les  saintes  espèces.  Le  sacrifice  achevé, 
ramené  quelquefois  à  son  fauteuil  comme  en  défail- 


DERNIERE  MALADIE.  405 

lance,  il  n'éprouvait  plus  de  douleur,  mais  uniquement 
la  lassitude  du  terrible  assaut  qu'il  venait  de  soutenir 
contre  la  souffrance.  Il  sentait  le  calme  se  faire  insen- 
siblement, et  ses  repas  étaient  pris  sans  efforts.  Lors- 
qu'il ne  célébrait  pas  la  messe,  il  n'éprouvait  rien  de 
semblable,  mais  seulement  les  langueurs  habituelles 
d'un  corps  affaibli. 

Si  le  malade  conjecturait  juste,  si  l'esprit  mauvais 
contribuait  à  cet  excès  périodique  de  souffrances,  il 
n'eut  pas  lieu  de  s'en  applaudir;  jamais  une  seule  fois 
le  bon  Père  ne  céda  à  la  douleur;  il  ne  s'arrêta  que 
devant  l'impuissance  absolue. 

Le  5  juillet  cette  impuissance  fut  totale.  Voici  com- 
ment le  P.  Barrelle  annonce  la  privation  qui  lui  est 
imposée. 

«  C'est  dimanche  aujourd'hui,  5  juillet,  jour  du 
très-précieux  Sang  du  Dieu  crucifié,  notre  Père.  Il 
ne  m'a  pas  permis  de  monter  au  saint  autel.  Mon 
cœur  en  a  tant  soit  peu  saigné,  mais  il  a  accepté  son 
sacrifice,  dont,  à  vrai  dire,  je  ne  prévois  pas  la  fin. 
»  Mes  nuits  continuent  à  être  bonnes.  L  appétit 
est  aux  arrêts  toujours.  L'emuii  me  tient  assez  fidèle 
compagnie.  Mille  bontés  m'environnent,  mais  Notre- 
Seigneur  me  fait  la  charité  de  n'y  pas  trouver  ou  du 
moins  bien  peu  de  douceurs.  L'amertume,  grâce  à 
lui,  domine  tout,  et  le  jour  succédant  au  jour  me 
rencontre  à  peu  près  sur  les  mêmes  sables  ou  sur  les 
mêmes  eaux,  selon  que  le  gouvernail  de  mon  divin 
Pilote  mène  le  bateau  et  ce  qu'il  porte.  «  Le  Sei- 
gneur me  conduit  et  rien  ne  me  manquera.  » 


400  CHAPITr.E   TRENTE-SEPTIEME. 

»  Vous  vous  inquiétez  de  ma  santé.  Laissez  tom- 
ber vos  inquiétudes ,  et  regardez  le  Pilote  qui  nous 
mène.  Ce  n'est  pas  au  naufra^je  qu'il  vise,  mais  au 
port. 

»  Le  Tu  solus  *Dominiis  du  Gloria  in  excelsis , 
vous  seul  Maître  absolu,  unique,  c'est  la  disposition 
où  je  désire  que  Notre-Seigneur  me  trouve  toujours 
jusqu'à  la  mort,  et  je  le  supplie  de  m'en  faire  la 
grâce.  En  cet  état,  je  ne  crains  rien,  parce  que  je  ne 
veux  rien  d'une  part,  et  que  de  l'autre  je  veux  toute 
la  volonté  de  Dieu.  » 

L'épreuve  se  prolongea.  Le  9  juillet  le  malade  en 
exprimait  ainsi  sa  plainte  résignée,  mêlée  d'espé- 
rance : 

«  Mon  Père,  qui,  lorsqu'il  ferme,  personne  ne  peut 
ouvrir,  ainsi  que  le  disent  les  saints  Livres,  tient 
toujours  sa  main  fermée  pour  moi ,  et  ne  m'admet 
point  encore  au  saint  autel.  Je  lui  dis  chaque  jour  : 
Si  ce  calice  ne  peut  passer  sans  que  je  le  boive,  que 
votre  volonté  soit  faite.  Adani ,  après  sa  chute,  fut 
éloigné  de  l'arbre  de  vie.  Ne  faut-il  pas  que  je  re- 
monte par  où  il  est  descendu?  C'est  par  la  privatipn 
du  véritable  Arbre  de  vie,  quoique  avec  un  insigne 
privilège  pour  moi,  celui  d'en  manger  encore  chaque 
jour  le  fruit,  bien  que  je  ne  puisse  monter  dessus. 
Je  dis  seulement  avec  l'Epouse  des  cantiques,  dans 
l'espérance  qui  reste  toujours  au  fond  de  mon 
cœur  :  "J'y  monterai  encore  sur  ce  palmier,  et  je 
»  n'en  recevrai  plus,  mais  j'en  cueillerai  moi-même  les 
»  fruits.  » 


DERNIERE   iMALADIE.  407 

La  veille  sa  résignation  s'exprimait  sous  forme  de 
désir  : 

«  Ce  bon  Père  qui  mortifie  et  qui  vivifie,  qui  con- 
duit jusqu'aux  portes  du  tombeau  et  qui  en  retire,  je 
l'ai  attendu  et  je  l'attends  encore.  Oh!  qu'il  me  soit 
donné,  par  l'intercession  des  saints  qui  sont  au  Ciel 
et  des  justes  qui  sont  sur  la  terre,  de  correspondre 
par  ma  foi,  par  ma  patience,  par  ma  confiance, 
par  mon  abandon  et  par  mon  amour,  à  tout  ce  que 
notre  bon  Père  et  Seigneur  cherche  à  obtenir  de 
sa  chétive  créature  par  les  misères  auxquelles  il  la 
soumet. 

»  Nos  novices  terminent  demain,  jeudi  9,  une  neu- 
vaine  commencée  pour  moi  le  1"'  juillet.  C'est  une 
fête  de  la  très-sainte  Vierge ,  sous  le  titre  de  Notre- 
Dame  des  Miracles  ou  de  Reine  de  la  Paix.  » 

D'autres  neuvaines  se  faisaient  en  même  temps  sur 
divers  points  de  la  France.  Elles  ne  cessèrent  que 
lorsque  le  divin  Maître  les  eut  exaucées.  Vers  la  fin 
de  juillet  le  malade  put  de  nouveau  monter  à  l'autel. 
Le  31,  il  rend  compte  ainsi  de  ses  sentiments  : 

«Je  respire  un  peu,  après  une  journée  bien  labo- 
rieuse. Telles  étaient  les  fêtes  des  saints  et  les  jours 
de  leur  plus  solide  gloire.  Ils  étaient  conformes  à  leur 
divin  Roi.  Ils  ne  désiraient  rien  de  plus ,  et  ils  le  bé- 
nissaient de  les  avoir  jugés  dignes  de  boire  quel- 
ques gouttes  du  calice  si  amer  de  son  inconcevable 
Passion. 

»  C'est  depuis  quatre  heures  et  demie  du  matin, 
moment  où  commence  ma  messe,  que  ce  petit  et  pé- 


408  GIIAPIÏRE   TREiNTE-SEPTIEME. 

nible  travail  a  été  imposé  à  ce  pauvre  serviteur  de 
Notre-Seigneur.  Le  saint  sacrifice  m'a  mis  sur  le  Cal- 
vaire et  attaché  à  l'un  des  bras  du  divin  Crucifié.  J'ai 
pu  néanmoins,  par  un  secours  spécial  de  mes  céles- 
tes assistants,  poursuivre  jusqu'au  bout;  et  depuis  ce 
moment  jusque  vers  trois  heures  de  l'après-midi,  la 
bienheureuse  Croix ,  toute  petite  parcelle  de  celle  de 
mon  Père  et  de  mon  Sauveur,  a  été  avec  moi,  et  moi 
sur  Elle  avec  mon  Dieu  crucifié.  Bénissons-le  ensem- 
ble de  ce  don  solide,  qui  m'est  assurément  venu  des 
mains  levées  et  du  cœur  de  notre  saint  Père  Ignace. 
Il  a  préféré  et  choisi  ce  bien  pour  moi.  C'est  le  fruit 
de  sa  rare  sagesse  et  de  l'amour  tout  paternel,  quoi- 
que fort  immérité,  qu'il  ne  dédaigne  pas  de  porter  au 
plus  misérable,  au  plus  ingrat,  au  plus  inutile  de  ses 
enfants. 

»  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  est  bien  possi- 
ble que,  jusqu'au  7  ou  à  peu  près,  je  ne  sorte  pas  de 
cette  voie  tant  soit  peu  épineuse...  Ce  jour  du  7  .est 
celui  de  la  renaissance  de  la  Compagnie.  Je  dois,  ce 
me  semble,  payer  mon  lot  d'expiation  pour  toutes  les 
misères  présentes  et  passées.  Je  demande  seulement 
à  notre  bon  Seigneur  et  Père,  s'il  plaît  ainsi  à  sa  di- 
vine majesté,  de  me  conserver  la  sainte  messe,  et  de 
me  donner  une  mesure  de  patience  et  de  fidélité  qui 
l'honore,  le  réjouisse  et  satisfasse  pleinement  aux 
vues  qu'il  a  sur  le  pauvre  vermisseau  qui  se  tient  au 
pied  de  sa  Croix  et  dans  les  trous  de  ses  divines 
plaies.  » 

Le    16   août,   le  malade   écrit   encore  son    bulle- 


DERNIÈRE    MALADIE.  409 

tin  douloLireLix ,  sans  savoir  s'il  pourra  Taoliever  : 
«  Je  commence  par  prendre  une  feuille  entière, 
mais  Notre-Seigneur  me  donnera-t-il  la  force  d'en 
remplir  au  moins  la  moitié?...  L'ouvrage  de  sépara- 
tion et  de  destruction  qu'il  a  commencé  et  poursuivi 
jusqu'à  ce  jour  continue,  et  si  je  n'ose  pas  dire  qu'il 
se  fait  aujourd'hui  avec  une  plus  mortifiante  activité, 
c'est  que  je  crains  toujours  que  ma  pauvre  et  triste 
imagination  ne  s'en  mêle,  et  que  je  ne  grossisse  par  ma 
pusillanimité  ce  qui  pourtant  n'est  que  trop  vérité. 

»  Au  fond ,  je  deviens  toujours  moins  capable  de 
tout;  les  riens  me  sont  comme  des  montagnes  à  fran- 
chir, et  cela  depuis  le  matin  jusqu'au  soir.  Cloué  in- 
cessamment sur  ma  croix  de  presque  immobilité, 
dans  ma  chambre  ou  dans  les  lieux  réguliers,  fort 
rares,  où  il  m'est  permis  encore  de  me  transporter, 
je  passe  seulement  d'un  fauteuil  à  un  autre;  par  rares 
moments  au  confessionnal  pour  une  ou  deux  person- 
nes, de  là  sur  mon  lit;  debout  seulement  pendant  ma 
demi-heure  au  saint  autel ,  où  je  suis  dans  le  mar- 
tyre. Souffrir  est  comme  toute  ma  prière,  tout  mon 
amour,  tout  moi,  pour  résumer  ma  position  en  un 
mot.  Voilà  ma  vie,  qui  est  une  mort  de  tous  les  jours, 
de  toutes  les  heures  et  comme  de  tous  les  instants. 
Me  faut-il  la  patience ,  l'abandon  et  la  constance? 
Toutes  ces  vertus  sont  en  dehors  de  moi  ;  il  me  les 
faut  puiser  aux  plaies  de  mon  Sauveur.  Aidez-moi 
dans  ce  travail,  et  que  Notre-Seigneur  me  donne 
amplement,  je  l'en  conjure,  la  grâce  de  me  suppor- 
ter, de  le  porter,  Lui,  et  de  vaincre!  » 


410  CHAPITRE   TREiNTE-SEPTIEME. 

Mais  le  17  août  fut  le  dernier  jour  où  le  saint  prê- 
tre put  offrir  de  ses  mains  la  divine  liostie,  deux 
mois  jour  pour  jour  avant  de  consommer  son  propre 
sacrifice. 

Ecoutons  le  gémissement  de  son  amour.  Un  céleste 
consolateur  vient  adoucir  sa  douleur  : 

«  Il  a  plu  à  mon  Jésus  d'ajouter  à  mes  sacrifices 
journaliers  ce  qui  me  tenait  le  plus  au  cœur.  Par  dé- 
licatesse, ce  n'est  que  peu  à  peu  et  comme  par  mor- 
ceaux qu'il  me  dépouille,  ce  cher  Maître,  et  aujour- 
d'hui c'est  sans  contredit  la  plus  belle  brebis  de  mon 
troupeau  qu'il  tn'a  enlevée,  mais  je  veux  que  vous 
l'en  bénissiez  avec  moi,  puisque  tel  est  son  bon  vou- 
loir et  qu'il  lui  a  plu,  k  cause  de  mon  ingratitude,  de 
me  priver  d'olfrir  le  saint  sacrifice.  .l'ai  dû  accepter; 
je  l'ai  fait;  mais  que  mon  cœur  a  souft-ert!  J'ai  cru 
en  mourir  de  douleur. 

»  Cependant  mes  amis  du  Ciel  ne  m'ont  point  dé- 
laissé dans  l'extrémité  où  cette  privation  m'avait 
réduit,  et  je  vous  le  dis,  afin  qu'étant  si  faible  et  si 
impuissant  maintenant,  vous  soyez  ma  suppliante 
pour  les  remercier.  Or,  voici  que  ce  matin,  pendant 
que  mon  cœur  versait  des  larmes  de  sang  devant 
Notre-Seigneur  à  cause  de  la  privation  où  je  me 
voyais  de  ne  pouvoir  dire  la  sainte  messe,  voilà  que 
saint  Joseph  s'est  présenté  devant  moi.  Je  l'ai  re- 
connu très-bien ,  et  tout  aussitôt  je  lui  ai  tendu  les 
bras,  et  Lui,  s'avançant  avec  bonté  vers  moi,  m'a 
pris  dans  les  siens  et  m'a  pressé  sur  son  cœur  avec 
effusion.  En  même  temps  j'ai  senti  sur  mon  front  ses 


.   DERNIÈRE   MALADIE.  411 

lèvres  bénies  et  je  me  suis  senti  tout  pénétré  d'une 
douceur  divine  qui  s'est  répandue  sur  mon  âme  et 
dans  mon  cœur,  et  qui  m'a  rempli  d'une  telle  suavité 
que  je  me  croyais  puéri.  Après  cela,  à  l'instant,  il  a 
disparu,  mais  la  joie,  la  paix  et  le  calme  le  plus  par- 
fait sont  demeurés  en  moi.  Que  pensez-vous  que 
cette  visite  m'annonce?  Ne  serait-ce  pas  le  si^jnal  du 
départ?  » 

Un  mois  plus  tard  le  consolateur  revint  encore 
visiter  le  saint  malade;  c'est  ce  que  l'on  peut  conjec- 
turer de  ce  que  nous  allons  dire  : 

Entre  deux  et  trois  heures  du  matin,  le  17  septem- 
bre, le  P.  Barrelle  vit  entrer  dans  sa  chambre,  intro- 
duit par  un  Frère  coadjuteur  qui  lui  était  inconnu,  un 
personna.ofe  respectable  d'environ  quarante-cinq  ans, 
d'un  aspect  doux  et  céleste.  Il  regardait  avec  intérêt 
du  côté  du  fauteuil  où  se  tenait  habituellement  le 
malade.  Celui-ci  pensait  en  lui-même  que  peut-être 
on  lui  amenait  un  médecin;  et  tandis  qu'il  s'étonnait 
d'une  visite  à  cette  heure  matinale,  il. le  vit  se  retirer 
sans  rien  dire.  Mais  le  Père  sentit  son  âme  fortifiée  et 
remplie  de  consolation.  Alors  seulement  il  pensa  que 
c'était  sans  doute  saint  Joseph  qui  venait  l'inviter 
à  le  suivre.  Le  matin  venu,  il  en  parla  à  l'infirmier, 
au  docteur  et  à  plusieurs  autres  personnes.  Il  ajouta  : 
—  «  J'aurais  bien  voulu  entendre  sa  voix,  mais  il  ne 
m'a  rien  dit.  Au  reste,  il  ne  faut  pas  attacher  à  cela 
de  l'importance,  de  crainte  de  quelque  illusion.  » 

Qu'avait  à  craindre  le  saint  malade?  l'humilité,  la 
patience,    l'amour  de  la   Croix,  le  désir  du   Ciel,  la 


412  CHAPITRE   TRENTE-SEPTIEME. 

résignation  amoureuse  aux  volontés  du  Père  cé- 
leste, l'ardent  amour  de  Jésus-Christ,  formaient  au- 
tour de  son  cœur  une  défense  contre  tous  les  périls, 
comme  ils  étaient  un  baume  à  toutes  ses  douleurs. 


DERiNIERS   JOURS.  413 


CHAPITRE  XXXVIII. 


DERNIERS  JOURS. 

Patience  et  ferveur.  —  Le  P.  Rarrelle  est  décharf|é  de  la  supério- 
rité. —  Rulletins  de  résignation  et  de  loi.  — Le  vis-à-vis  avec  le 
tabernacle  et  avec  le  crucifix.  —  Jubilation  extraordinaire  au 
moment  de  l'extrême-onction. —  Dernières  paroles.  —  Le  P.Bar- 
relle  s'endort  du  sommeil  de  l'amour  divin  en  recevant  l'Eucha- 
ristie. —  Ses  obsèques.  —  Son  cœur  conservé  dans  l'église  du 
noviciat.  —  Faits  merveilleux.  —  Douce  espérance. 


Ferveur  et  patience,  ce  résumé  de  l'humble  vie  du 
serviteur  de  Dieu  prend  une  vérité  nouvelle  pour 
exprimer  ses  derniers  jours.  Aimer  Dieu,  souffrir  pour 
Dieu,  ces  deux  paroles  renferment  sa  longue  exis- 
tence, tout  le  secret  de  sa  sanctification.  Seulement 
l'amour  de  Dieu,  qui  s'en  allait  autrefois  en  quête 
des  âmes,  ne  peut  plus  les  atteindre  aujourd'hui  que 
par  la  souffrance. 

La  pensée  de  se  ménager  tant  qu'il  lui  resta  un 
souffle  de  vie  n'entra  jamais  dans  le  cœur  du  P.  Bar- 
relle.  En  décembre  1853,  à  une  époque  d'épuisement, 
il  la  repoussait  en  ces  termes  :  «  Gourant  comme  je 
le  fais  vers  mon  heure  dernière,  je  ne  pourrais  me 
décider  à  économiser  sur  mes  occupations  pour  me 
procurer  quelque  délassement.  Mon  cœur,  tout  misé- 
rable qu'il   est,  s'en  ferait  un  grand  scrupule.    Il   me 


414  GHAPITBE   TREiS  TE-HUITIÈME. 

faut  donc,  à  l'exemple  du  feu  attaché  à  la  mèche  des 
lampes,  m'activer  tant  que  je  peux ,  jusqu'à  ce  que 
l'huile  de  mes  forces  soit  totalement  épuisée...  et 
alors,  ô  mon  Dieu!  je  l'espère  de  votre  infinie  charité, 
je  verrai  le  repos.  » 

Maintenant  l'huile  était  épuisée  jusqu'à  la  dernière 
{ïoutte  ;  mais  n'ayant  plus  de  force,  l'homme  de  zèle 
donnait  ses  douleurs.  C'est  ainsi  qu'il  achetait  les 
âmes  avec  la  bonne  monnaie  que  Dieu  accepte 
toujours.  Car,  disait-il,  «  tout  ce  qui  ne  porte  pas 
l'effigie  de  la  Croix  est  une  pauvre  monnaie  qui  n'a 
pas  cours  dans  le  royaume  de  Dieu.  » 

Le  bon  Père  ignorait  ce  que  c'est  que  la  plainte  ; 
quelquefois  la  souffrance  lui  arrachait  un  soupir  vers 
le  ciel,  plein  de  résignation  et  de  paix,  rien  de  plus. 
Jusqu'aux  dernières  semaines  de  sa  vie  il  continua 
ses  habitudes  matinales,  se  levant  à  trois  heures, 
méditant,  puis  célébrant  la  messe,  ou,  quand  il  en 
fut  empêché,  communiant  chaque  jour.  Mais  il  était 
réglé  qu'il  se  reposerait  sur  son  lit  dans  la  matinée, 
environ  deux  heures.  Or  la  charité  lui  avait  procuré 
une  sorte  de  lit  de  camp,  plus  mobile  que  son  lit 
ordinaire,  et  qu'on  supposait  plus  commode.  On 
n'avait  oublié  qu'un  point  :  le  lit  n'était  point  fait  à 
la  mesure  du  malade,  et  ses  jambes  en  auraient 
dépassé  la  longueur  si  l'infirmier  n'avait  eu  soin  de 
relever  suffisamment  le  haut  du  corps. 

Un  jour  le  bon  Frère  crut  s'être  acquitté  de  ce  soin 
selon  sa  coutume.  Les  deux  heures  écoulées,  il  revient 
ponctuellement  à  la  chambre  du  Recteur  :  —  «C'est 


DERiNIERS   JOURS.  415 

vendredi  aujourd'hui,  lui  dit  celui-ci  eu  souriant.  — 
Oui,  mon  Père.  —  Eh  bien,  jugez  si  je  m'en  suis 
aperçu  ;  reg^ardez  comme  je  suis  arrange.  »  Alors 
l'infirmier  reconnut  avec  stupeur  (|ue  les  jambes  du 
malade,  demeurées  pendantes  pendant  les  deux 
heures  destinées  au  repos,  lui  avaient  infligé  un  rude 
supplice.  Le  bon  Père  ne  laissait  pas  après  cela  que 
de  se  traiter  de  lâche,  de  pusillanime,  et  il  s'infligeait 
volontiers  les  termes  les  plus  méprisants. 

Or,  bien  autre  était  la  pensée  de  l'infirmier. 

«Le  P.  Barrelle  s'étudiait,  dit-il,  à  se  mortifier 
sans  cesse  dans  sa  nourriture  et  dans  l'usage  des 
remèdes  qu'on  lui  présentait.  Ce  qui  convenait  le 
moins  au  goût  était  toujours  de  son  choix.  Dans  sa 
chambre  son  repas  était  très-court.  Gomme  je  l'invi- 
tais un  jour  à  se  nourrir  davantage,  il  répondit  :  — 
«  Quand  Notre-Seigneur  mangeait  chez  Marthe  et 
M  Marie  avec  ses  apôtres,  il  goûtait  à  peine  aux  mets 
»  qu'on  lui  servait,  et  se  levant  bientôt,  il  envoyait  ses 
»  apôtres  distribuer  aux  pauvres  les  restes  de  la  table.  » 

De  là  le  bon  religieux  prenait  exemple.  Si  la  pré- 
voyance d'amis  dévoués  lui  procurait  quelque  mets 
plus  délicat,  il  avait  hâte  de  l'envoyer  aux  pauvres 
malades  dans  les  maisons  de  charité;  il  n'en  faisait 
même  pas  profiter  ses  Irères,  de  peur  de  faire  injure 
à  la  pauvreté  évangélique. 

Tel  était  à  la  fin  son  état  de  faiblesse  qu'il  pouvait 
à  peine  supporter  un  drap.  Le  froid  cependant  le 
pénétrant  bientôt,  ajoutait  à  ses  souffrances.  Une 
personne  charitable  lui  envoya  rm  édredon,  qui,  sans 


416  CHAPITRE   TRENTE-HUITIÈME. 

l'accabler,  aurait  réchauffé  ses  membres.  Il  ne  le 
renvoya  pas,  de  peur  de  contrister  l'amitié  compa- 
tissante, mais  il  refusa  absolument  de  s'en  servir  :  — 
«  Un  pauvre  de  Jésus-Christ  ne  doit  avoir  à  son  usage 
que  des  objets  communs  et  ordinaires.  Ceci  est  pour 
les  riches;  les  pauvres  comme  nous  ne  s'en  servent 
pas.  »   Il  s'en  tint  là  et  continua  de  souffrir. 

Du  moins  il  crut  pouvoir  accepter  un  bouillon  qui 
lui  était  envoyé  journellement.  Plusieurs  personnes 
se  partageaient  la  joie  de  le  soulager  ainsi.  Sans 
oublier  ces  charitables  mandataires  de  la  bonne  Pro- 
vidence, sa  foi  renvoyait  à  Dieu  de  tendres  actions 
de  grâces  :  —  «  Eh  quoi!  le  ciel  daigne  s'occuper  de 
moi;  le  bon  Dieu,  Marie,  Joseph,  les  saints  Anges, 
ont  la  bonté  d'entrer  dans  le  menu  détail  de  mes 
nécessités  corporelles!  Et  moi,  je  n'ai  à  leur  rendre 
que  ma  grande  reconnaissance  !  » 

Tandis  qu'il  semblait  n'éprouver .  de  répugnance 
que  pour  les  petites  délicatesses  dont  on  tâchait  de 
corriger  son  régime,  le  P.  Barrelle  prenait  avec  une 
ponctualité  rigoureuse  les  remèdes  indiqués. 

Il  devait  prendre  un  jour  certaine  potion  de  demi- 
heure  en  demi-heure.  Il  avait  compris  que  ce  serait 
trois  fois  seulement.  La  quatrième  fois  il  fit  donc  de 
la  main  un  geste  négatif;  mais  au  retour  du  médecin  il 
reconnut  sa  méprise.  Se  tournant  alors  vers  l'infirmier, 
il  lui  demanda  humblement  pardon.  —  «  Eh!  de 
quoi,  mon  Révérend  Père?  répondit  le  garde-malade. 
—  Ah!  vous  savez  bien!  J'avais  mal  compris,  et  j'ai 
refusé.  Il  fallait  insister.  » 


DERNIERS   JOORS.  417 

Les  saints,  pas  plus  que  les  chrétiens  ordinaires,  ne 
trouvent  en  eux-mêmes  les  eaux  vives  de  la  patience  ; 
ils  les  vont  puiser  au  Calvaire  et  aux  sources  toujours 
ouvertes  du  tabernacle. 

On  se  rappelle  les  héroïques  tendresses  du  P.  Bar- 
relle  pour  la  Croix  de  Jésus-Christ.  Il  les  alimentait 
tous  les  jours  dans  une  oraison  qui  semblait  ne  pas 
s'interrompre.  Ses  regards  ne  quittaient  pas  son 
crucifix,  ou  l'image  du  Sacré-Cœur  placée  sur  l'au- 
tel, ou  le  tabernacle,  selon  qu'il  était  devant  sa  table, 
ou  que,  derrière  sa  porte  entrouverte,  il  attachait 
ses  yeux  et  son  cœur  sur  le  saint  autel. 

Il  disait  à  l'infirmier  :  —  «  Je  fais  mes  méditations 
sur  la  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Ah! 
que  nous  sommes  de  petits  enfants  quand  il  faut 
souffrir!  Nous  nous  plaignons  toujours,  malgré  les 
exemples  de  Jésus  sur  la  Croix  et  au  saint  Sacrifice.  » 

Ce  qui  va  suivre,  nous  l'avons  recueilli  nous-méme 
de  la  bouche  du  Frère  infirmier,  nous  ne  faisons  que 
prêter  notre  plume  à  son  témoignage. 

Il  répétait  souvent  :  —  «  Mon  doux  Jésus,  ayez 
pitié  de  nous  !  »  Au  milieu  de  ses  souffrances  il  disait  : 
—  «  Oh  !  Dieu  est  bon  !  Tout  ce  qu'il  fait  est  bien  fait  ! 
»  Faites,  faites,  mon  Dieu;  ne  vous  gênez  pas  avec 
»  votre  petit  serviteur;  faites  tout  ce  que  vous  vou- 
»  drez.  Donnez-moi  la  patience  et  une  grande  sou- 
))  mission  à  votre  sainte  volonté.  Je  m'abandonne 
»  doucement  à  votre  infinie  miséricorde.  Oh!  quand 
»  vous  verrai-je,  mon  doux  Jésus?  Sera-ce  aujour- 
»  d'hui?  Oh!  venez,  venez  !^  qu'il  me  tarde  d'aller  à 


418  CHAPITHE  TRE.NTE-H  U  ITIÈME. 

»  vous,  Seigneur  !  »  Et  il  reprenait  à  voix  basse  de 
ferventes  prières  et  des  paroles  latines  des  psaumes, 
ou  bien  quelque  strophe  des  hymnes  de  l'Eglise.  Il 
aimait  par  exemple  à  redire  :  0  salutaris  hostia,  qiiœ 
cœli  pancUs  ostiiwi,  il  appuyait  avec  onction  sur  ces 
dernières  paroles. 

«  Le  jour  de  sainte  Anne,  26  juillet,  il  avait  lu 
l'histoire  de  l'entrée  de  Jésus  à  Jérusalem,  et  il  me 
dit  :  —  «  Notre-Seigneur  me  laisse  mes  infirmités 
»  pour  me  tenir  toujours  à  l'attache  à  Tanneau  île 
»  sa  croix,  comme  l'ânon  de  Betiiphagé  l'était  au 
»  sien.  L'ànesse  et  lui  attendaient,  pour  être  mis 
»  en  liberté,  un  mot  de  notre  cher  et  puissant  Sau- 
»  veur.  Allez,  détachez-les  et  amenez-les-moi.  J'en 
»  suis  là.  Le  mot  n'a  pas  encore  été  dit.  Se  fera- 
»  t-il  encore  longtemps  attendre?  Il  est  bon,  dit  Jéré- 
»  mie,  d'attendre  dans  le  silence  le  salut  de  Dieu! 
»  Ah!  si  Notre-Seigneur  voulait  envoyer  suint  Joseph 
M  pour  me  délier!  Voyez,  je  n'ai  plus  rien,  rien;  ce 
»  serait  Ijientùt  lait  !  » 

))  Il  implorait  sans  cesse  Jésus  au  saint  Sacrement 
par  des  invocations,  et  taisait  avec  lui  de  touchants 
colloques. 

»  Dés  qu'il  ne  tut  plus  supérieur,  c'est-à-dire  un 
mois  avant  sa  mort,  débarrassé  de  tout  souci,  il  de- 
meurait tout  le  jour  absorbé  dans  une  protonde  médi- 
tation. Je  pouvais  entrer  dans  sa  chambre  et  en  sortir 
sans  qu'il  s'en  aperçût,  et  lorsque  j'avais  à  lui  parler, 
il  semblait  se  réveiller  comme  en  sursaut  sur  sou  fau- 
teuil, comme  un  honnne  qui  revient  de  loin.  Que  de 


DERAIERS   JOURS.  411) 

fois  en  entrant  dans  sa  chambre  je  le  vis  baisant 
amoureusement  son  crucifix  et  versant  sur  lui  des 
larmes!  Dans  les  derniers  jours  de  sa  vie,  je  le  croyais 
quelquefois  bien  endormi;  mais  il  me  disait  :  —  «  Je 
»  prie  jour  et  nuit,  je  suis  toujours  avec  mon  bon 
Maître.  » 

Un  jour,  durant  la  dernière  période  de  la  maladie, 
il  dit  au  Père  Maître  des  novices  :  —  «  Je  ne  sais 
comment  cela  se  fait;  mais  je  prie,  pour  ainsi  dire, 
sans  le  vouloir,  comme  si  quelqu'un  m'appliquait  à  la 
prière.  »  Le  Père  Maître  répondit  par  les  paroles  de 
saint  Paul  :  Ipse  spiritus  jjoslulat  pro  nobis  gemiti- 
hus  inenarrabilibus. 

Le  Frère  infirmier  reprend  ainsi  :  «  Le  P.  Barrelle 
me  parlait  sans  cesse  du  Sacré-Cœur;  souvent  c'était 
les  larmes  aux  yeux,  sa  voix  s'éteignait  dans  son  émo- 
tion. Si  je  voyais  un  nuag^e  de  tristesse,  car  son  àme 
paraissait  souffrir  beaucoup,  pour  le  dissiper  et  rame- 
ner un  doux  sourire  il  me  suffisait  de  parler  du  Cœur 
de  Jésus. 

n  Jamais  un  seul  jour  il  ne  manqua  de  communier, 
quand  il  ne  pouvait  célébrer  la  messe.  Or,  la  seule 
pensée  de  la  communion  lui  donnait  des  forces.  Une 
seule  crainte  le  préoccupait,  c'était  que  l'on  oubliât 
de  lui  porter  à  temps  Notre-Seigneur.  —  «  Si  le  Père 
»  vient  à  oublier,  me  dit-il  un  jour,  je  monterai  à 
»  l'autel,  vous  direz  le  Confiieor ^  et  je  me  commu- 
»  nierai  moi-même.  » 

»  Il  allait  pour  recevoir  Notre-Seigneur  jusqu'au 
pied  de  l'autel;  on  le  soutenait  ainsi  agenouillé,  car 


420  CHAPITRE    TRENTE-HUITIEME. 

il  seraittombé  de  faiblesse.  —  «  Mon  Père,  luidisais-je, 
»  il  serait  bien  plus  simple  de  vous  porter  la  sainte 
»  communion  dans  votre  chambre,  il  n'y  a  que  cinq 
»  ou  six  pas  à  faire.  —  Y  pensez-vous?  C'est  Notre- 
»  Seigneur  !  Oh  !  je  n'ose  pas!  je  n'ose  pas! — Du  moins 
M  nous  vous  mettrons  un  prie-Dieu.  »  Mais  quand  on 
l'eut  fait  une  première  fois  :  —  «  Ah!  Frère,  me  dit- 
»  il,  je  souffre  davanta[;e  en  communiant  sur  le  prie- 
»  Dieu  que  quand  je  suis  agenouillé  à  terre.  « 

«Mais,  mon  Père,  lui  dis-je  une  autre  fois,  vous 
»  lever  si  matin  (  en  ce  temps-là  c'était  vers  quatre 
»  heures)  pour  aller  recevoir  la  communion,  c'est 
»  vraiment  une  fatigue  excessive.  Souffrez  qu'on 
»  vous  apporte  le  bon  Dieu  dans  votre  lit.  »  Le  bon 
Père  se  révolta  à  cette  pensée.  —  «  Quoi  !  dit-il,  je 
»  puis  encore  me  lever,  et  je  me  ferais  apporter  à  mon 
»  lit  Notre-Seigneur!  Oh!  jamais  cela  ne  se  serait 
»  vu  !  w  Or,  il  était  si  faible  alors  que  la  petite  nappe 
de  communion  était  trop  lourde  pour  ses  forces  et 
qu'il  ne  pouvait  même  supporter  un  simple  purifi- 
catoire. " 

Si  léger  que  fût  le  fardeau  de  la  supériorité  dans 
notre  noviciat  de  Clermont,  il  imposait  encore  au 
vénérable  malade  le  souci  de  quelques  affaires  cou- 
rantes, et  les  rapports  indispensables  pour  régler  ou 
distribuer  les  ministères  de  zèle.  La  charité  compa- 
tissante de  la  Compagnie  songea  donc  à  décharger 
le  P.  Barrelle  de  toute  responsabilité.  Comme  tou- 
jours, plus  haut  que  la  terre,  son  cœur  s'éleva  jus- 
qu'au bon  plaisir  de  Dieu  et  lui  abandonna  ses  désirs. 


DER.^IERS   JOURS.  421 

—  «  Je  ne  sais,  dit-il,  ce  que  mes  supérieurs  se 
proposent  de  faire  à  mon  endroit.  Mais  je  sais  que  si 
je  m'abandonne  entre  les  mains  de  mon  Père  céleste 
qui  est  dans  le  saint  tabernacle,  ils  seront  purement 
et  simplement  les  exécuteurs  de  sa  sainte  volonté.  Je 
sais  que  c'est  lui  qui  les  a  poussés  à  me  mettre  ici, 
dans  un  temps  où  les  bommes  n'y  pensaient  guère  ni 
moi  non  plus  ;  et  que  ce  sera  par  sa  volonté  seule  que 
l'on  m'en  retirera,  ou  qu'il  m'en  retirera  lui-même. 
Non,  non,  je  ne  veux  plus  voir  les  créatures  en  rien. 
Que  m'ont-elles  été  jusqu'à  cette  heure?...  Et  en  ce 
moment  même  ,  celles  qui  me  portent  le  plus  d'in- 
térêt ici,  qu'ont-elles  obtenu  par  leurs  soins  multi- 
pliés pour  moi?  Ah!  ce  sont  leurs  prières  seules  qui 
me  vaudront  toujours  quelque  chose  et  beaucou[).  Il 
n'en  tombera  pas  une  seule  parole  par  terre,  et  le 
jour  viendra  où  j'en  récolterai  les  fruits.  » 

Ces  paroles  sont  du  commencement  de  juillet.  Deux 
mois  se  passèrent  encore,  et  dans  les  premiers  jours 
de  septembre  seulement  le  bon  Recteur  pouvait  re- 
mettre la  charge  de  la  maison  aux  mains  d'un  de  ses 
anciens  élèves  deFribourg,  le  R.  P.  de  Foresta.  Nou- 
velle attention  de  la  Providence  au  moment  où,  rom- 
pant pour  ainsi  dire  avec  le  dernier  exercice  de  sa  vie 
active,  il  s'enfonçait  plus  avant  dans  une  solitude 
inusitée.  Or  cette  sorte  d'isolement,  que  lui  faisaient 
plus  complet  chaque  jour  ses  infirmités,  ne  fut  pas  à 
cette  âme  ardente  le  moins  douloureux  des  sacrifices. 
Quant  à  la  supériorité,  il  l'avait  acceptée  avec  une 
humble  résignation,  il  la  déposa  avec  une  humble  joie. 

TOM.  II.  24- 


422  CHAPITRE    TRENTE-HUITIEME.      ' 

Le  jour  où  arriva  son  successeur,  lorsque  le  Frère 
infirmier  lui  apporta  son  déjeuner  :  —  «  Cher  Frère, 
»  lui  dit  le  P.  Barrelle,  j'ai  une  nouvelle  à  vous  an- 
»  noncer.  A  partir  de  demain,  à  midi,  je  ne  serai  plus 
»  supérieur.  Ah!  j'étais  un  potentat!  ajouta-t-il  en 
»  riaut,  avec  un  de  ses  gestes  expressifs  d'une  imita- 
»  tion  si  vive,  je  serai  petit,  tout  petit  !  J'ai  été  long- 
»  temps  supérieur;  je  ne  serai  plus  rien;  je  serai  pour 
»  toujours  le  dernier  de  tous,  inutile,  hélas  !  et  à 
n  charge  à  la  Compagnie.  »  Ensuite  il  s'étendit  sur 
l'esprit  d'ohéissance,  d'humilité,  de  parfaite  indiffé- 
rence à  tous  les  emplois...  Le  bon  infirmier,  tout 
ému,  n'y  pouvant  plus  tenir,  fondait  en  larmes. 

Revenons  un  peu  en  arrière,  aux  derniers  jours  du 
mois  d'août.  Nous  retrouvons  quelques  pages  confi- 
dentielles, bulletins  de  ses  souffrances,  nous  voulons 
dire  de  sa  résignation  et  de  sa  foi.  Ils  se  passent  de 
commentaires;  les  voici;  ils  portent  comme  toujours, 
en  tête  et  en  majuscules,  le  nom  de  JESUS  : 

«  Comment  être  consolé  quand  on  est  dans  le  désir 
et  dans  l'attente,  et  que  le  jour  n'arrive  pas?  Je  suis 
dans  la  tristesse  et  dans  la  nuit.  La  vie  est  difficile  à 
porter  ;  et  je  demandais  tout  à  l'heure  avec  Elie  à  mon 
Père,  pour  moi,  de  mourir.  Car  que  vois-je  partout 
en  ce  monde?  Le  faux  et  la  déperdition. 

»  Eli,  Eli,  pourquoi  m'avez-vous  abandonné?  C'a 
été  mon  cri  le  long  du  jour.  Patience  dans  la  souf- 
france totale. 

»  C'est  le  25.  Il  m'apporte  quelque  fatigue  de  plus. 
Notre-Seigneur  brise  tous  mes  chemins,  et  il  me  faut 


DERNIERS   JOURS.  453 

adhérer  pleinement  à  son  adorable  et  crucifiante  con- 
duite. C'est  ce  que  je  tâche  de  faire.  Mais  comme  j'ai 
besoin  d'être  assiste  d'une  force  particulière  d'en  haut  ! 
Vous  ne  sauriez  croire  la  décomposition  qui  peu  à 
peu  s'opère  et  dans  mon  corps  et  dans  mon  âme...  Et 
notre  bon  Père  se  contente  de  me  regarder  en  cette 
pénible  lutte.  Fiat!  mais  Deus,  ad  adjuvanduni  me 
festina!... 

»  La  consolation  !  mon  état  de  souffrance  m'empêche 
de  la  sentir.  Ainsi  Dieu,  en  donnant  d'un  côté,  sous- 
trait de  l'autre.  Nous  devenons  ainsi  en  vérité  les  jouets 
de  son  amour.  Amen. 

»  Je  commence  à  voir  comme  une  première  solitude 
se  former  autour  de  moi.  Les  novices  sont  à  la  cam- 
pagne, quelques  Pères  en  course;  la  maison,  c'est  le 
désert,  heureusement  habité  parle  meilleur  et  le  plus 
fidèle  des  amis  et  des  maîtres.  » 

«  Le  29  août. 

»  Vous  connaissez  trop  bien  mon  état  actuel  et  les 
tribulations  et  les  angoisses  par  lesquelles  Notre-Sei- 
gneur,  mon  Père,  me  fait  passer  dans  ces  temps-ci, 
pour  croire  que  les  choses  même  les  plus  consolantes 
consolent  le  moins  du  monde,  lorsque  la  grâce  et  une 
grâce  spéciale  n'est  pas  là  pour  faire  goûter  ce  (|u'il  y 
a  de  plus  consolant.  Or,  par  la  disposition  de  la 
bonne  Providence,  que  je  m'efforce  de  bénir  et  à  la- 
quelle je  veux  cordialement  m'abandonner,  cette  grâce 
dont  je  vous  parle,  et  qui  donne  le  goût  des  lumières 
et  des  douceurs  de  Dieu,   n'est  pas  avec  moi.    Mon 


424  CHAPITRE   TRENTE-HUITIÈME. 

cœur  est  sens  dessus  dessous;  ma  vigueur  ma  aban- 
donné; et  la  lumière  même  de  mes  yeux  n'est  pas  avec 
moi.  C'est,  ce  que  disait  notre  père  David,  et  c'est  ce 
que  tout  me  met  dans  le  cas  de  répéter  avec  lui, 
soit  pour  ce  qui  est  du  corps,  soit  pour  .ce  qui  est  de 
l'âme. 

»  D'une  part,  rien  ne  s'améliore  plus  sensiblement; 
et  une  mesure  de  mieux  restant,  le  reste  du  corps  est 
toujours  sous  le  pressoir.  On  s'y  habitue  peu  à  peu 
autour  de  moi.  Je  voudrais  pouvoir  m'y  habituer 
autant  et  plus  encore  moi-même.  Oh!  que  je  suis  loin 
d'en  être  venu  là!  C'est  que,  pour  le  mérite  et  le 
prix  de  la  souffrance,  il  faut  qu'elle  soit  sentie.  Amen. 

M  D'autre  part,  c'est-à-dire  pour  l'âme,  nuit,  dé- 
sert, isolement.  Je  me  trouve  comme  un  homme 
perdu  dans  des  profondeurs  qui  crie  et  ne  cesse  de 
crier,  et  à  qui  nulle  voix  ne  répond  ni  du  ciel  ni  de 
la  terre.  Voilà  deux  états  qui  marchent  de  pair,  et 
auxquels  il  n'y  a  pour  moi  d'autre  remède  à  apporter 
que  le  regard  à  la  Croix  et  au  Tabernacle. 

»  J'ai  néanmoins  une  immense  consolation  devant 
moi.  Elle  me  vient  de  Notre-Seigneur  et  de  vous, 
mon  enfant.  Notre-Seigneur  vous  inspire  et  vous 
presse  de  prier  et  de  faire  prier  pour  moi.  Toutes  ces 
messes,  tous  ces  vœux,  toutes  ces  neuvaines,  tant  de 
saints  à  la  porte  desquels  votre  charité  frappe,  obtien- 
dront de  Dieu  le  Père  ce  qu'il  veut  nous  donner  depuis 
l'éternité.  Non,  rien  n'est  perdu.  Laissez  venir  la  sai- 
son opportune.  Que  de  fruits! 

»  Joseph  S.  J.  » 


DERNIERS   JOURS.  425 

Une  lacune  de  trois  semaines  nous  conduit  à  la  fin 
de  septembre  : 

«Jésus  seul.  «^  '^ 

»  Vous  donner  un  léger  signe  de  vie,  c'est  tout  ce 
que  je  puis,  c'est  tout  ce  que  je  sais;  au  delà,  rien; 
Notre-Seigneur  a  tout  ramassé  dans  la  chambre  de  son 
enfant,  n'a  rien  laissé  à  sa  disposition,  que  des  souf- 
frances parfaitement  échelonnées  qui,  en  se  succé- 
dant, semblent  se  donner  le  mot  d'arrêter  ce  qui  ne 
fait  pas  commune  cause  avec  elles. 

»  En  tout,  Benedicamus  Domino.  C'est  le  chant 
tout  naturel  de  la  reconnaissance. 

»  Qu'en  est-il  de  mon  état?  Je  n'en  sais  pas  plus  au- 
jourd'hui que  je  n'en  ai  su  dans  les  temps  passés,  et  le 
médecin  pas  pins  que  moi.  Notre-Seigneur  seul  a  ce 
secret,  et  il  nous  faut  bien  le  lui  laisser  avec  un  total 
abandon.  Alléluia. 

»  En  avant!  au  Calvaire!  Il  ne  s'agit  plus  que  de 
mourir  sur  la  Croix  qui  nous  a  été  préparée...  On  me 
soigne  bien  toujours,  à  me  faire  honte. 

»  Le  jour  des  Sept  Douleurs,  20. 

»  Joseph  S.  J.  » 

Quatre  jours  après,  il  commence  ainsi  : 
«  Jésus  seul  et  moi,  son  pauvre  enfant,  passant  par 
les  fenêtres  de  ses  quatre  plaies,  pour  me  présenter 
de  là  aux  regards  de  son  Cœur  qui  m'attend  au  jfond 
de  la  cinquième.  Je  suis  là  avec  sa  miséricorde,  son 
attribut  spécial  à  Lui,  comme  il  me  l'a  si  longuement 
et  si  délicieusement  expliqué  autrefois.  » 

24. 


426  CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME. 

«  Le  24  septembre  63. 

.  ..»  Je  ne  sais  ce  qui  peut  se  passer  ces  jours-ci,  à 
*^0ause  de  ma  faiblesse.  Il  n'y  a  pourtant  rien  de  plus 
extraordinaire  que  les  jours  précédents.  C'est  la  con- 
tinuité seule  du  mal,  malgré  les  soins  et  les  remèdes, 
qui  alarme  davantage.  Je  ne  m'alarme  avec  personne; 
mais  je  dois,  pour  l'édification,  me  ranger  du  côté  de 
la  pensée  générale.  Nous  attendons  le  retour  du  P.  de 
Foresta  pour  une  décision  sur  l'extréme-onction.  Je 
choisirais  volontiers  ou  le  27  septembre  ou  le  jour  de 
saint  Michel. 

»  Que  la  main  de  Jésus  nous  conduise  sans  naufrage 
jusqu'au  terme!  Mais  nous  ne  reculerons  pas,  j'es- 
père, devant  la  mort...  livrant  tout,  tout  à  notre  bon 
et  tout-puissant  Maître,  sans  nous  réserver  autre 
chose  que  son  pur  amour.  » 

Cinq  jours  se  sont  écoulés;  le  Père  trace  ces  pa- 
roles : 

«  Jésus  toujours  plus  seul, 

et  Joseph  le  cherchant  toujours  plus  sans  pouvoir 
l'atteindre.  Voilà  son  martyre,  sa  croix,  sa  langueur 
et  sa  mort  à  petit  feu.  Oh!  que  n'est-ce  le  feu,  le  vrai 
feu  du  pur  amour!  Voilà  tout  le  résumé  de  mon  état 
actuel  aujourd'hui,  jour  de  saint  Michel  et  des  saints 
Anges,  29  septembre  1863. 

M  Un  seul  nom  retentit  dans  mon  intérieur.  Il  dé- 
bouche par  les  cinq  plaies  toujours.  Il  sera  exaucé. 
Ah  !  que  je  demande  peu   ce  qu'on  demande   pour 


DEHlMERS   J0UU8.  427 

moi!...  Etre  vraiment  victime,  voilà  ma  fin!  Eh  bien, 
Père  saint,  faites,  poursuivez,  hâtez-vous.  » 
Voici  r avant-dernier  bulletin  : 

«  Jésus. 

»  Il  continue  son  œuvre  d'épuisement,  d'anéan- 
tissement, et  je  ne  sais  ce  qui  me  reste,  ou  de  cou- 
rage intérieur  ou  de  force  physique.  Mais  ce  n'est 
point  là  ce  qui  me  regarde. 

«  Je  vais  du  jour  au  jour  et  de  la  nuit  à  la  nuit,  me 
laissant  faire,  usant  de  ce  que  me  laisse  mon  Père, 
me  tenant  à  sa  disposition  pour  ce  qu'il  continue  et  il 
continuera  encore  à  m'enlever,  sans  désir,  sans  de- 
mande, sans  autre  sentiment  au  fond  que  celui  de 
l'abandon. 

))  C'est  le  2  octobre  aujourd'hui,  jour  des  saints 
Anges.  » 

Enfin,  une  dernière  fois,  la  main  vénérée  du  saint 
religieux  donne  à  un  cœur  bienfaisant  et  dévoué  un 
signe  de  gratitude. 

«  Saint  Rosaire,  4  octobre. 

»  Encore  un  peu  de  temps,  il  me  le  semble  du 
moins,  et  il  ne  me  restera  plus  guère  de  forces  que 
pour  regarder  ma  Croix,  le  Tabernacle  et  le  Cœur 
qui  bat  sous  ces  adorables  espèces.  C'est  étonnant, 
comme  la  vie  s'en  va!...  Une  seule  chose  m'est  à 
cœur,  de  plaire  en  mon  état  présent  et  par  toutes  les 
circonstances  de  jour,  de  nuit,  de  mon  état  présent,  à 
Jésus  mon  Seigneur,  mon  Père  et  mon  Ami.  Cela  me 
suffit. 


428  CHAPITRE   TRENTE-HUITIEME. 

>j  Ne  vous  préoccupez  pas  des  choses  matérielles 
et  sensibles.  Laissez  donc  crucifix  et  autres  saints 
objets,  que  vous  n'aurez  pas  le  temps  seulement  peut- 
être  de  posséder  un  instant  après  ma  mort...  Ah!  il 
nous  faut  laisser  bien  plus  pour  avoir  le  royaume 
des  cieux.  «  Quiconque  ne  renonce  à  son  père,  à  sa 
M  mère,  etc.,  ne  peut  être  mon  disciple.»  Qu'allons-nous 
donc  attacher  tant  d'importance  à  mon  crucifix?... 

»  On  ne  veut  pas  encore  de  l'onction  dernière,  dont 
j'ai  encore  reparlé  aujourd'hui. 

»  Je  m'arrête,  à  cause  d'une  fatigue  plus  sentie, 
mais  en  vous  donnant  toutes  mes  bénédictions. 

»  Fions-nous  à  Dieu ,  et  au  lieu  de  perdre  quoi  que 
ce  soit,  même  un  fragment,  nous  recouvrerons  tout 
avec  usure. 

»  Plus  rien,  plus  rien  que  Jésus.  » 

Jésus  devait  être  la  pensée  de  la  dernière  phrase 
que  tracerait  cette  plume  si  souvent  sanctifiée  par  ce 
Nom  béni,  et  comme  le  dernier  trait  qui  scellerait 
pour  l'éternité  les  écrits  d'un  de  ses  disciples  les  plus 
séraphiques.  Jésus  lui-même,  Jésus  en  personne  ne 
va-t-ilpas  se  poser  au  moment  même  du  dernier  soupir 
comme  le  sceau  de  l'immortalité  sur  ces  lèvres  qui 
tant  de  fois  l'ont  appelé  et  béni,  sur  ce  cœur  qui  n'a 
palpité  que  de  son  amour? 

Lorsque,  douze  jours  avant  sa  mort,  le  P.  Barrelle 
fut  contraint  de  garder  le  lit ,  il  le  fit  placer  dans  la 
direction  du  sanctuaire,  tout  près  de  1^  porte  qui 
communiquait  avec  la  chapelle,  en  sorte  qu'en  l'ou- 
vrant son  regard  tombait  sur  le  tabernacle.  Cette  porte 


DERNIERS  JOURS.  429 

s'ouvrait  souvent,  ou  plutôt  dans  ces  derniers  jours 
ne  se  ferma  guère.  Une  fois  cependant,  l'immilité  l'em- 
portant un  instant  sur  l'amour,  le  malade  dit  au  Frère 
infirmier  qui,  le  matin,  à  l'ordinaire,  en tr' ouvrait  cette 
porte  :  —  «  Il  ne  convient  pas  de  l'ouvrir  toujours;  il 
ne  faut  pas  être  trop  familier  avec  Notre-Seigneur. 
Pour  moi,  je  suis  toujours  avec  lui  avec  la  sainte 
Famille,  et  je  m'entretiens  avec  eux.  » 

A  cause  de  son  divin  voisinage,  le  P.  Barrelle  avait 
pris  riiabitude  en  entrant  et  en  sortant  de  sa  chambre 
de  faire  la  génuflexion  au  saint  Sacrement.  Les  der- 
niers jours  de  sa  vie,  comme  il  ne  pouvait  plus  fléchir 
le  genou,  il  faisait  avec  la  tète  une  profonde  révé- 
rence. Il  aimait  à  baiser  avec  un  tendre  respect  les 
vases  sacrés,  et  lorsqu'il  ne  lui  fut  plus  possible  de  se 
traîner  à  la  chambre 'voisine  qui  servait  de  sacristie, 
il  priait  le  sacristain  de  les  lui  apporter  afin  qu'il  pût 
leur  donner  cette  marque  de  vénération  et  d'amour. 

Nous  construisions  alors  notre  chapelle  extérieure , 
œuvre  simple  mais  d'un  goût  pur,  où  la  piété  respire 
à  Taise.  Dés  le  premier  jour  que  l'on  commença  à 
bàlir,  le  Père  s'approcha  de  la  fenêtre  de  sa  chambre 
qui  donnait  sur  les  travaux,  et  il  leur  donna  sa  béné- 
diction ,  suppliant  le  bon  Dieu  de  les  préserver  des 
accidents  trop  ordinaires  en  de  telles  constructions, 
parce  que  celle-ci  était  toute  à  la  gloire  du  Cœur  de 
Jésus.  L'un  des  derniers  jours  de  sa  vie,  il  dit  au  Père 
Recteur  :  —  «  Je  meurs  consolé  en  voyant  qu'une 
église  s'élève  en  l'honneur  du  Sacré  Cœur  de  Jésus. 
Oh!  gardez  bien  à  cette  dévotion  sa  forme  populaire 


430  CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME. 

de  dévotion  au  très-saint  Sacrement.  Le  saint  Sacre- 
ment! Ah!  je  lui  dois  tout,  toutes  les  g^ràces  me  sont 
venues  de  lui!  »  Il  développa  cette  pensée  en  quel- 
ques mots,  avec  une  ardeur  angélique;  et  sa  voix 
s'éteignit  dans  son  émotion. 

Le  fervent  malade  passait  donc  ainsi  les  jours  et 
les  nuits  dans  la  contemplation  et  dans  l'amour,  ne 
disant  que  peu  de  mots  aux  visiteurs,  accueillis,  du 
reste,  avec  aménité;  mais  ne  cessant  de  converser 
avec  Dieu,  le  plus  souvent  à  voix  basse,  quelquefois 
de  manière  à  être  entendu  de  ceux  qui  le  gardaient. 
C'est  donc  face  à  face  avec  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  caché  mais  présent,  qu'il  a  passé  les  trois  der- 
nières années  de  sa  vie;  c'est  à  Fombre  du  tabernacle 
qu'il  a  attendu  Theure  de  la  délivrance  et  exhalé  son 
dernier  soupir. 

Nous  avons  vu  réaliser  en  sa  personne  ce  que  nous 
trouvons  dans  une  de  ses  lettres  datée  de  1852  : 

«  Songeons  que  si  le  terme  est  le  même  pour  tous, 
les  voies  sont  différentes.  Ces  vies  des  saints  nous  pré- 
sentent mille  tableaux  divers ,  au  moment  de  leur 
passage  dans  l'éternité.  Dans  les  uns  c'est  l'amour, 
dans  les  autres  c'est  la  crainte  qui  domine.  Ici,  c'est 
l'humilité  qui  s'enfonce  dans  le  néant;  là,  c'estlajoie 
qui  donne  en  haut  des  élans  incroyables.  Adorons 
cette  conduite  de  l'Esprit-Saint,  sanctifiant  et  égale- 
ment admirable  dans  les  âmes  qu'il  prépare  pour 
l'éternité  glorieuse.  Généralement,  cependant,  le 
cœur  à  la  fin  de  la  vie  est  tel  qu'il  a  été  dans  son 
progrès,  et  quand  Jésus  a  été  sa  nourriture  spéciale, 


DERNIERS   JOURS.  431 

il  devient  aussi  sa  douce  préoccupation  à  la  mort.  » 

C'est  à  la  lettre  la  prophétie  de  ses  derniers  moments. 
Que  de  fois  le  saint  Jésuite  avait  désiré  mourir  en  re- 
cevant la  sainte  communion  !  Il  enviait  la  mort  de 
M^""  Naudo,  archevêque  d'Avignon,  expirant  au  saint 
autel,  après  avoir  communié.  Le  Seigneur  a  montré 
dans  son  serviteur  qu'il  fait  la  volonté  de  ceux  qui  le 
craignent,  voluntatem  timentiurn  sefaciet  :  le  P.  Bar- 
relle ,  administré  au  pied  de  l'autel ,  a  rendu  son  der- 
nier soupir  en  recevant  la  sainte  Eucharistie. 

Avec  le  tabernacle  la  Croix  fixait  les  regards  du 
pieux  malade.  Levé,  il  l'avait  seule  devant  soi,  sur 
sa  table  dépouillée  de  tout  autre  objet  et  propre  comme 
un  autel.  Il  demeurait  des  heures  à  la  regarder,  et  il 
lui  adressait  de  fréquents  colloques.  Lorsqu'il  dut 
garder  le  lit,  il  la  fit  placer  de  manière  à  l'avoir  tou- 
jours sous  les  yeux;  son  regard  alors,  tout  le  long  du 
jour,  allait  du  tabernacle  au  crucifix  et  du  crucifix  au 
tabernacle.  Point  de  livres  :  ils  étaient  son  livre,  sa 
science ,  tout  son  délassement. 

Le  27  ou  le  28  septembre ,  quelqu'un  lui  présageait 
la  prolongation  de  sa  vie  dans  le  martyre  où  il  était 
réduit;  il  se  sentit  comme  écrasé  sous  le  poids  de 
cette  croix.  Mais  tournant  aussitôt  d'ardents  regards 
vers  son  crucifix,  il  dit  d'une  voix  très-émue,  et  avec 
un  accent  où  perçaient  une  familiarité  et  une  intimité, 
singulières  :  —  «  Non,  non,  mon  bon  Maître,  je  le 
sais  bien,  vous  ne  me  frapperez  pas  trop  fort,  vous 
m'épargnerez,  parce  que  vous  êtes  bon  et  que  j'ai 
confiance  en  vos  mérites.  » 


432  CHAPITRE  TREINTE-HUITIEME. 

Plusieurs  fois  le  P.  Barrelle  avait  suggéré  la  pensée 
de  r extrême-onction.  Mais  le  mal  n'avait  aucun  carac- 
tère précis  ;  il  pouvait  traîner  en  longueur,  on  l'espé- 
rait du  moins  :  —  «  Mieux  vaut  plus  tôt  que  plus 
tard,  répondait-il,  le  moment  approche;  »  puis  d'un 
ton  véhément  :  —  «  Il  faut  être  prêt!  » 

Lorsque  enfin  la  faiblesse  ne  permit  plus  au  malade 
de  quitter  son  lit,  on  craignit  une  surprise  de  la  der- 
nière heure;  on  consentit  à  son  désir. 

Le  matin  du  mardi  6  octobre,  quelques  instants 
avant  l'heure  fixée  pour  l'administration  des  derniers 
sacrements,  le  R.  P.  Recteur  étant  entré  dans  sa 
chambre,  le  malade  étendit  ses  deux  bras  vers  le  ciel, 
et  dit  avec  beaucoup  de  vivacité  et  d'énergie  :  — 
«  Je  suis  tranquille,  je  suis  content,  je  jubile!  C'est 
un  beau  jour  pour  moi!  »  Et  il  répétait,  ne  contenant 
plus  son  bonheur  :  —  «  Je  suis  content!  »  La  com- 
mimauté  arriva  peu  après  ;  il  l'invita  à  se  ranger  au- 
tour de  sa  chambre,  et  il  reprit  d'une  voix  très-forte  : 
—  «  Entrez,  mes  chers  Frères,  entrez.  J'ai  été  un  bien 
pauvre  Jésuite;  mais  j'ai  pleine  confiance  aux  divines 
miséricordes.  Ah!  je  suis  content,  je  jubile!  »  On  eût 
dit  un  chant  de  joie.  11  était  tout  transporté  de  bon- 
heur, tout  rayonnant.  Les  Pères,  les  novices,  toute 
la  communauté  était  attendrie. 

Le  Père  Recteur  renouvela  en  son  nom  la  profes- 
sion religieuse.  Puis  lui-même  à  haute  voix,  demanda 
pardon  à  Dieu,  à  saint  Ignace,  à  la  Compagnie,  de 
toutes  ses  fautes  ;  ensuite  il  insista  sur  la  confiance  en 
Dieu,   sur  sa   reconnaissance  pour  les  bienfaits  sans 


DERNIERS   JOURS.  4;J3 

nombre  qu'il  en  avait  reçus,  et  sur  son  bonheur  de 
mourir. 

Cette  allégresse  devant  la  mort  avait  pour  cause 
non-seulement  son  bonheur  de  mourir  dans  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  et  d'y  mourir  après  une  vie  dépensée 
uniquement  à  faire  connaître  et  aimer  le  divin  Maître, 
Jésus-Christ;  mais  encore  l'assurance  qu'il  avait  reçue 
de  ce  cher  Maître  que  toutes  ses  fautes  étaient  par- 
données.  Le  Père  Maître  des  novices,  le  confident 
de  son  âme,  peu  de  jours  auparavant,  était  entré  dans 
sa  chambre  et  l'avait  trouvé  inondé  d'une  joie  céleste. 
«  Je  lui  demandai,  nous  dit-il,  d'où  lui  venait  cette 
joie  extraordinaire.  Il  me  répondit  :  —  «  Comment 
»  ne  serais-je  pas  dans  l'allégresse  et  la  jubilation?  Il 
»  me  l'a  dit,  le  bon  Maître,  que  tout  est  effacé,  tout 
w  est  oublié  !  » 

A  partir  du  jour  où  le  P.  Barrelle  eut  reçu  Pextréme- 
onction  et  le  saint  viatique,  il  demeura  plus  que  jamais 
étranger  à  tout  ce  qui  était  de  ce  monde,  absorbé 
dans  la  contemplation,  l'abandon  et  le  divin  Amour. 
Il  disait  :  —  «  Je  ne  désire  plus  qu'une  chose  : 
l'Amour!  l'Amour!  Uhi  est  quem  diligit  anima 
mea  ?  » 

Dans  une  consulte  de  médecins,  l'un  d'eux  crut 
devoir  lui  dire  quelques  paroles  sincères  mais  flatteuses 
sur  une  existence  si  bien  remplie.  Alors  il  ramassa  ses 
forces  et  il  dit  d'un  ton  vif  et  accentué  : —  «Messieurs,  je 
ne  suis  rien!  je  n'ai  rien  été!  »  Il  ajouta  un  instant 
après  :  —  «  Je  veux  être  saint!  »  —  Quand  on  se  fut 
retiré,  le  malade  dit  au  Frère  infirmier  :  —  «  C'est 

TOM.  II.  25 


434  CHAPITRE    TRENTE-HUITIÈME. 

en  vain  qu'on  songe  à  me  guérir.  Il  n'y  a  que  celui- 
là  (et  il  montrait  Notre-Seigneur  en  croix)  qui  con- 
naisse mon  mal  et  qui  puisse  le  guérir.  Mais  c'est  là- 
haut  que  je  désire  aller  ;  car  je  n'ai  plus  rien  à  faire 
sur  la  terre  que  de  souffrir  pour  expier  mes  péchés.  » 

Il  y  avait  toujours  de  l'affabilité  dans  son  accueil. 
Il  disait  volontiers  au  médecin  quelque  bonne  parole. 
Le  15  juin,  il  lui  dit  :  —  «  Quel  bonheur  de  quitter 
ce  misérable  exil!  qui  peut  l'aimer?  Hélas!  on  l'aime 
pourtant,  on  s'y  attache  comme  à  la  patrie.  Pour 
moi  je  n'y  ai  vu  que  misères  et  incalculables  dou- 
leurs. » 

Trois  jours  avant  sa  mort,  un  Père  qu'il  avait  aimé, 
obligé  de  s'absenter  pour  une  œuvre  de  zèle,  vint  lui 
demander  un  dernier  conseil  et  une  dernière  béné- 
diction. Il  répondit  simplement  :  —  «  Le  crucifix,  le 
crucifix,  le  crucifix!  »  Puis  étendant  les  bras  :  «Oh! 
bien  volontiers,  je  vous  bénis;  »  il  prononça  ensuite  la 
formule  de  la  bénédiction ,  et  se*  laissa  baiser  les 
mains. 

Après  la  réception  des  sacrements,  un  certain  mieux 
relatif  s' était  manifesté.  Mais  le  vendredi  16  octobre, 
une  toux  opiniâtre  et  sèche  fatigua  le  malade  toute  la 
matinée.  Après  avoir  entendu  la  messe,  à  son  ordinaire, 
il  dit  à  l'infirmier  :  —  «  Frère ,  quand  sera-ce  que 
nous  irons  là-haut?  Oh!  que  je  voudrais  m'en  aller, 
non  de  cette  maison,  mais  .au  ciel  avec  le  bon  Maître! 
Mon  Dieu!  je  m'abandonne  tout  à  vous!  Je  me  jette  à 
corps  perdu  dans  le  sein  de  voire  immense,  éternelle 
et  infinie  miséricorde  !  » 


DERNIERS   JOURS.  /<35 

Un  de  nos  Pères  entra  dans  sa  chambre,  le  malade 
lui  dit  :  —  «  Mon  Père ,  faites  le  bien ,  car  le  temps 
est  court.  » 

Cependant  dans  la  soirée,  le  docteur  Imbert,  son 
pénitent  et  son  ami,  qui  le  soignait  avec  un  dévoue- 
ment filial,  est  averti  que  le  saint  malade  paraît  aller 
plus  mal.  Il  accourt.  La  poitrine  s'embarrassait;  mais 
on  se  trouvait  au  vendredi,  le  docteur  avait  constaté 
qu'il  y  avait  périodiquement  ce  jour-là  un  notable 
accroissement  de  souffrances.  On  pensa  que  la  nou- 
velle crise  pouvait  être  une  plus  abondante  partici- 
pation aux  soutfrances  du  Calvaire  et  que  le  samedi 
amènerait  quelque  repos.  Il  devait  amener  le  repos 
éternel. 

Dans  cette  prévision  le  P.  Recteur  ne  quitta  plus 
le  malade.  Il  fut  donc  le  témoin  de  sa  résignation 
parfaite  et  de  son  union  très-intime  à  Noire-Seigneur 
Jésus-Christ. 

Cette  fois  le  saint  religieux  pressentait  sa  déli- 
vrance. A  cinq  heures  il  demanda  à  son  confesseur 
une  dernière  absolution,  et  il  dit  tout  haut  ces  paroles  : 
—  «  Je  demande  bien  pardon  au  bon  Dieu  de  toutes 
mes  fautes.  » 

Il  avait  coutume  chaque  jour  de  demander  au  Frère 
infirmier  pardon  de  toutes  les  peines  qu'il  lui  donnait, 
croyait-il.  «  Cette  fois,  raconte  le  bon  Frère,  le  P.  Bar- 
relle  m'appela  auprès  de  son  lit,  et,  d'une  voix  mou- 
rante, il  me  dit  :  «  Frère,  je  vous  demande  bien 
»  pardon  de  toutes  les  peines  que  je  vous  ai  causées. 
»  Je  prierai  bien  pour  vous  lorsque  je  serai  au  Ciel.  » 


436  CHAPITRE    TRE?JTE-HUITIÈME. 

Il  me  regarda  en  même  temps  avec  urne  bonté  si  tou- 
chante que  je  ne  l'oublierai  jamais  \  » 

Le  docteur,  revenu  trois  fois  dans  la  soirée,  crai- 
gnit que  la  nuit  suivante  ne  fût  la  dernière.  En  se 
retirant  il  baisa  respectueusement  les  mains  de  son 
vénéré  Père,  qui,  contre  son  ordinaire,  ne  fit  aucune 
réflexion  sur  ce  témoignage  de  filiale  tendresse. 

Il  arriva  une  fois  au  bon  Père  de  demander  à  Notre- 
Seigneur  un  moment  de  répit.  Mais  l'abandon  domi- 
nait tout  :  —  «  Tihi  derelictus  est pauper,  »  disait-il; 
et  de  nouveau  :  —  «  Je  me  jette  à  corps  perdu  dans 
le  sein  de  l'infinie  miséricorde;  mon  Jésus,  tout  ce  que 
vous  faites  est  bien  fait. 


'  Ce  Frère  infirmier,  qui  prit  soin  du  P.  Barrelle,  était  un  jeune 
novice  d'une  grande  candeur  et  d'une  angélique  piété,  nommé  Jean 
Félix.  Il  était  né  à  Lausanne  de  parents  protestants,  mais  que 
d'heureuses  sympathies,  puisées  dans  d'excellents  ouvrages,  rap- 
prochaient du  catholicisme.  L'instinct  de  la  vérité,  la  droiture  de 
son  âme  et  les  aveux  significatifs  du  premier  pasteur  de  Lausanne 
en  faveur  de  nos  croyances,  amenèrent  la  conversion  du  jeune 
Félix. 

Sa  généreuse  abjuration  reçut  pour  récompense  la  grâce  de  la 
vocation  religieuse.  Le  F.  Félix  entra  au  noviciat  au  commence- 
ment de  1862,  à  l'âge  de  vingt-deux  ans.  Il  y  fut  un  modèle  de 
foi,  de  modestie  et  de  ferveur. 

Il  donnait  ses  soins  au  P.  Barrelle  avec  un  filial  amour.  Après 
l'avoir  servi  durant  le  jour,  la  nuit  il  se  couchait  à  sa  porte,  afin 
d'être  prompt  au  premier  désir  du  malade. 

Le  F.  Félix  demandait  à  Dieu  avec  larmes  la  conversion  de  sa 
famille. —  «  Le  P.  Barrelle,  disait-il,  a  promis  de  prier  pour  elle, 
et  moi  je  me  suis  offert  au  bon  Maître;  le  P.  Barrelle  saura  bien 
faire  agréer  mon  sacrifice.  >>  L'événement  a  justifié  cette  espé- 
rance. Le  F.  Félix,  atteint  d'une  maladie  de  langueur,  a  fait  une 
mort  précieuse  devant  Dieu  le  27  novembre  1864. 


DERNIERS    JOURS.  437 

«  Il  paraissait  attacher  un  sens  profond  à  ces 
paroles  du  psaume  cinquante- quatrième  :  Expec- 
tabarn  eiun  qui  salvinn  me  fecit  a  pusillanirni- 
tate  spiritus  et  tempestate.  —  «  La  tempête,  redi- 
sait-il à  de  longes  intervalles,  la  tempête!  mais  du 
calme,  du  calme.  »  Le  P.  Recteur  lui  présenta  de 
l'eau  bénite;  il  dit  :  —  «Je  ne  suis  point  tenté.  » 
On  l'entendit  répéter  plusieurs  fois  :  Père!  Père! 
Son  garde-malade,  qui  se  tenait  un  peu  en  arrière 
pour  ne  pas  le  fatiguer,  arriva  à  ce  qu'il  croyait  un 
appel.  Le  malade  reprit  en  souriant  :  —  «  Abba, 
abba,  Pater!  0  notre  Père  du  Ciel!  nous  plions  bagage 
{)0ur  aller  au  Père  éternel.  » 

Dès  que  la  nuit  fut  venue,  le  P.  Barrelle  sentit  que 
son  heure  était  proche.  Il  commença  à  soupirer  après 
la  sainte  communion,  qu'il  avait  reçue  le  matin,  mais 
qu'il  désirait  recevoir  une  fois  encore.  On  aurait  pu 
la  lui  donner  en  viatique;  mais  on  jugea  qu'on  pou- 
vait attendre  minuit.  Pour  lui,  il  soupirait  ardem- 
ment et  il  disait  :  —  «  J'attends!  Oh  !  qu'il  y  a  encore 
du  temps  avant  minuit!  »  Et  d'un  accent  suppliant  : 

—  «  Père,    Père!   vite,  Notre-Seigneur!   J'attends! 
j'attends!  »  Vers  onze  heures  et  demie,  il  dit  encore  : 

—  «  Vite,  vite!  le  temps  presse!  »  Puis  ce  ne  fut  plus 
qu'une  plainte  qui  s'en  allait  en  mourant. 

Au  coup  de  minuit  le  Père  Recteur  lui  apporta  la 
divine  Eucharistie.  Quand  le  P.  Barrelle  la  vit  appro- 
cher il  fit  un  effort  suprême  pour  se  découvrir;  il  ôta 
sa  calotte,  reçut  le  Corps  de  son  divin  Maître;  ses 
bras  retombèrent  le  long  de  sa  couche ,  et  dans  ce 


438  CHAPITRE   TRENTE-HUITIEME. 

dernier  acte  de  respect  et  d'amour,  sans  soupir,  sans 
aucun  mouvement  des  lèvres,  il  s'endormit  au  sein  de 
Jésus-Christ. 

Quand  le  Père  Recteur  accourut  de  la  sacristie 
pour  lui  appliquer  l'indulgence  plénière  in  articula 
mortis,  au  témoignage  du  Frère  infirmier,  qui  veillait 
sur  ses  moindres  mouvements,  déjà  son  corps  était 
immobile  et  son  âme  était  allée  dans  un  monde 
meilleur. 

Depuis  deux  mois  à  peine  le  P.  Barrelle  était  entré 
dans  sa  soixante  et  dixième  année.  Sa  noble  taille 
n'était  point  courbée;  son  œil  renfermait  encore  ce 
vif  et  pénétrant  rayon  qui  descendait  droit  au  fond  de 
l'âme;  son  visage  toujours  calme  portait  moins  la 
trace  des  années  que  des  longues  douleurs.  La  can- 
deur vénérable  répandue  sur  ses  traits  leur  conservait 
une  fraîcheur  venue  de  l'âme.  11  penchait  au  déclin 
de  l'âge  et  n'était  pas  encore  un  vieillard. 

Il  avait  désiré  mourir  un  vendredi,  et  il  mourait 
au  moment  où  s'achevait  cette  journée  toujours  si 
chère  à  sa  dévotion.  Il  se  plaisait  à  invoquer  Marie 
comme  Porte  du  ciel,  Janua  cœli ;  il  avait  popularisé 
la  pratique  du  saint  scapulaire,  et  il  mourait  lorsque 
le  samedi,  commençant  à  paraître,  lui  donnait  droit 
au  privilège  promis  par  la  Reine  du  ciel  à  ceux  qui 
portent  sa  livrée.  Cet  amant  du  Cœur  de  Jésus  mou- 
rait le  17  octobre,  le  même  jour  que  la  bienheureuse 
Marguerite  Marie  Alacoque,  l'apôtre  du  divin  Cœur.  Ce 
prêtre,  à  qui  la  divine  Eucharistie  avait  été  toute 
chose,  expirait  devant  le  saint  tabernacle,  en  rece- 


DERNIERS   JOURS.  439 

vant  le  pain  du  ciel,  dans  un  transport  d'amour,  et  il 
emportait  dans  sa  poitrine,  substantiellement  présent 
au  sanctuaire  de  son  cœur,  Celui  qui  est  la  résurrec- 
tion et  la  vie. 

Deux  mois  avant  sa  mort,  il  avait  dit  à  un  des  no- 
vices de  Clermont  :  —  «  Mourir  à  l'autel,  ce  serait 
trop  beau!  »  Et  avec  beaucoup  d'émotion  il  avait 
ajouté  :  —  «  Mourir  dans  l'action  de  grâces  !  Ah  ! 
mon  cher  Frère,  quel  bonheur!...  Mais  non,  cette 
grâce  n'est  pas  pour  un  misérable  comme  moi!  »  Or, 
voici  que  l'humilité  avait  eu  tort  devant  l'amour.  Le 
désir  de  l'amour  avait  été  rempli,  car  cette  fois 
Tamour  lui-même  avait  frappé  le  coup  mortel. 

C'est  le  témoignage  du  docteur  qui  a  pris  soin  du 
vénérable  religieux  pendant  ses  trois  dernières  années. 
Il  atteste  que  la  maladie  du  P.  Barrelle  n'a  jamais 
offert  aucun  symptôme  qui  permit  d'en  qualifier  la 
nature,  que  les  souffrances  éprouvées  par  le  malade 
ne  provenaient  d'aucune  lésion  organique,  et  que  la 
science  déconcertée  devait  y  reconnaître  un  phéno- 
mène surnaturel.  L'autopsie  est  venue  confirmer  ce 
diagnostic  et  démontrer  que  les  palpitations  extraor- 
dinaires éprouvées  par  le  saint  homme  étaient  un  effet 
du  divin  amour'. 

1  Voici  l'attestation  du  docteur  Imbcrt  au  sujet  des  palpitations 
du  P.  Barrelle  : 

«  Le  P.  Barrelle,  à  son  arrivée  à  Clermont,  me  disait  qu'il  avait 
une  affection  au  cœur,  reconnue  par  la  Faculté. 

>i  J'ai  examiné  souvent  son  cœur,  sa  vie  durant,  et  j'ai  toujours 
soutenu  le  contraire. 

»  Il  avait  d'ailleurs  très-souvent  des  palpitations.  Comme  l'aus- 


440  CHAPITRE    TRENTE-HUITIEME. 

La  même  cellule,  placée  entre  deux  chapelles,  qui 
avait  eu  pendant  trois  ans  et  plus  les  confidences  cé- 
lestes du  saint  religieux,  garda  encore  jusqu'au  dernier 
moment  ses  restes  mortels.  La  chapelle  du  dehors, 
mise  en  communication  avec  la  chambre  mortuaire 
par  le  petit  corridor  qui  les  séparait,  laissa  affluer  une 
foule  pieuse  et  recueillie. 

Rien  n'arrête  le  parfum  de  la  sainteté.  Quoiqu'il  se 
fût  renfermé  dans  une  solitude  presque  absolue,  le 
P.  Barrelle  était  connu  dans  la  ville.  De  loin  en  loin 
le  peuple  l'avait  vu  passer,  et  cette  présence  qui  rap- 
pelait Dieu  et  le  ciel  ne  laissait  pas  inattentif;  elle 
marquait  son  souvenir  dans  les  âmes  chrétiennes.  Ce 
bon  peuple  fit  au  modeste  convoi  un  touchant  cortège; 
le  clergé  fut  dignement  représenté,  les  communautés 
religieuses  prirent  aussi  part  aux  obsèques  avec  un 
sympathique  empressement.  Cependant  l'humilité  du 
saint  homme  semblait  encore  présider  à  ses  funé- 
railles; la  piété  et  une  vénération  silencieuse  en  furent 
l'unique  splendeur. 

Le  caveau  des  Dames  de  la  Miséricorde  a  reçu  les 
dépouilles  mortelles  du  R.  P.  Barrelle.  Par  cette 
pieuse  hospitalité ,  la  supérieure  de  la  Providence  a 
voulu  payer  un  tribut  de  gratitude  à  celui  qui,  trente- 

cultation  ne  m'avait  révélé  aucune  trace  d'affection  organique,  je 
lui  ai  dit  plusieurs  fois,  lorsqu'il  nie  parlait  de  ses  battements  de 
cœur  :  «  Mon  Père,  vous  n'avez  que  les  palpitations  de  sainte 
»  Térèse.  » 

»  J'ai  fait  l'autopsie  du  cœur,  à  sa  mort,  et  n'y  ai  pas  trouvé 
trace  d'affection  organique. 

»>    A.   I.MBERT-GOURBEYRE.  » 


DERNIERS   JOURS.  441 

cinq  ans  auparavant,  avait  décidé  de  sa  vocation  reli- 
gieuse. Cette  piété  filiale  ne  perdra  passa  récompense. 
Déjà,  en  attendant  l'heure  du  suprême  réveil,  ces 
restes  vénérés  appellent  sur  ce  qui  les  entoure  les 
bénédictions  du  ciel. 

Sur  le  caveau  existe  un  oratoire,  où  se  célèbre  une 
messe  commémorative  le  17  de  chaque  mois.  Tout 
d'abord  la  vénération  et  la  confiance,  et  presque 
aussitôt  la  gratitude,  en  ont  apj)ris  le  chemin.  Car 
Celui  qui  glorifie  les  humbles  aime  à  écouter  les 
prières  qui  s'élèvent  de  cette  tombe,  où  repose  un  des 
plus  fidèles  disciples  de  son  humilité.  Tout  à  l'heure 
nous  en  donnerons  quelques  preuves  authentiques. 

La  chapelle  du  noviciat  de  Clermont,  si  elle  n'a  pu' 
garder  son  corps,  conserve  du  moins  précieusement 
le  cœur  de  son  fondateur.  A  droite,  près  de  l'autel 
de  saint  Joseph,  un  modeste  monument  renferme  ce 
cœur,  qui  a  toujours  battu  pour  le  Cœur  divin  rési- 
dant au  saint  tabernacle;  et  c'est  là,  près  de  ce  taber- 
nacle bien- aimé,  qu'il  attend  la  résurrection. 

En  dessous  de  la  grille  qui  forme  le  petit  monument, 
un  marbre  porte  cette  inscription  : 

Nonne  cor  nostrum  ardens  erat  dum  loqueretur  in 
via?  (Luc.  XXIV,  32.) 

A  ce  cœur  plein  d'amour  Dieu  révéla  son  Cœur; 
Etre  humble  fut  sa  yloire  et  souffrir  son  bonheur. 

Ce  distique  a  été  composé  pour  la  bienheureuse 
Marguerite-Marie. 

9. 


442  CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME. 

Si  nous  ajoutons  à  ce  récit  quelques-uns  des  faits 
extraordinaires  qui  ont  suivi  la  mort  du  P.  Barreile, 
ce  n'est  pas  que  rien  nous  paraisse  aussi  merveilleux 
que  sa  vertu  même.  Auprès  des  miracles  opérés  par 
la  grâce  dans  le  cœur  de  ses  élus,  que  sont,  pour  qui 
voit  les  choses  dans  la  lumière  de  Dieu,  ces  déroga- 
tions aux  lois  qui  régissent  le  monde  corporel? 

Mais  ces  faits  ne  nous  appartiennent  pas,  et  nous 
ne  sommes  pas  libres  de  les  vouer  au  silence.  Nous  en 
devons  compte  à  la  sagesse  de  Dieu  et  à  la  piété  des 
fidèles.  Notre  rôle  n'est  ni  de  les  repousser  dans  l'om- 
bre, ni  de  les  qualifier,  mais  uniquement  d'en  certi- 
fier l'authenticité,  laissant  au  lecteur  chrétien  l'appré- 
ciation, à  la  sainte  Eglise  le  jugement. 

Madame  B*"***,  dont  le  mari  était  employé  chez  le 
doyen  de  la  faculté  des  lettres  de  Glermont,  souffrait 
depuis  trois  semaines  d'un  panaris  à  la  main  droite. 
La  main  entière  était  enflée,  tout  le  bras  était  doulou- 
reux, le  sommeil  était  impossible,  et  la  malade  com- 
prenait, disait-elle,  qu'on  puisse  devenir  fou  de  dou- 
leur. Après  quelques  adoucissements  passagers,  la 
souffrance  devint  plus  forte.  Elle  était  plus  violente 
que  jamais  le  17  octobre,  jour  de  la  mort  du  P.  Bar- 
reile; elle  ne  cessa  même  d'augmenter  tout  le  jour. 

Vers  le  soir,  madame  B'*'**  alla  se  faire  panser  chez 
les  Sœurs  de  la  Miséricorde.  La  sœur  qui  prenait  soin 
d'elle  lui  dit: —  a  Recourez  donc  au  P.  Barreile, 
qui  vient  de  mourir.  Ce  saint  homme  faisait  des  mira- 
cles pendant  sa  vie;   il  peut  bien  en  faire  après  sa 


DERNIERS  JOURS.  443 

mort.  Allez  dans  la  chambre  où  il  est  exposé,  vous 
toucherez  sa  main  et  vous  serez  guérie.  » 

La  malade  se  laisse  persuader  à  cette  candide  con- 
fiance. Elle  pénétre  au  milieu  de  la  foule  dans  la 
chambre  mortuaire,  et,  avant  même  de  s'agenouiller, 
elle  pose  un  instant  sa  main  sur  celle  du  P.  Barrelle. 
Puis  elle  prie  auprès  du  lit  funèbre,  se  relève,  place 
une  seconde  fois  sa  main  sur  celle  du  Père  et  se 
retire.  Rentrée  chez  elle,  elle  ne  sent  plus  de  douleur; 
après  quinze  jours  d'insomnie  elle  s'endort  douce- 
ment, couchée  sur  ce  même  bras  qui  ne  pouvait  tout 
à  l'heure  supporter  le  moindre  contact. 

Le  lendemain  elle  put  s'habiller  sans  secours,  ba- 
layer elle-même  sa  maison  et  vaquer  aux  autres  soins 
du  ménage.  La  douleur  n'est  pas  revenue,  et  la  plaie 
s'est  fermée  d'elle-même  sans  pansement  ni  remède. 

Quatre  jours  s'étaient  écoulés,  et,  le  21  octobre, 
madame  B***,  revenue  à  la  Providence,  s'entretenait 
avec  une  sœur  de  la  Miséricorde  de  ce  qui  lui  était 
arrivé.  Survint  inopinément  un  ouvrier  typographe 
qui,  forcé  par  un  mal  violent  d'interrompre  son  tra- 
vail, s'en  allait  au  hasard  promener  sa  douleur. 

Il  s'avance  vers  la  sœur.  Sa  main  était  brûlante 
comme  un  tison  ardent.  Il  avait  à  la  jointure  des  doigts 
et  de  la  paume  de  la  main  un  panaris  très-dangereux. 
Les  remèdes  n'avaient  fait  qu'empirer  le  mal  et  ajou- 
ter à  ses  souffrances.  De  l'avis  du  médecin,  il  fallait 
renoncer  à  reprendre  son  travail  avant  trois  ou  quatre 
mois. 

La   bonne  soeur   s'apprête  à  le  panser;   mais    en 


444  CHAPITRE  TRENTE-HUITIEME. 

même  temps  elle  lui  dit  :  —  «  Mon  ami,  nous  avons 
un  saint,  nous  autres;  il  fait  des  miracles.  Venez  donc 
vous  faire  guérir.  »  Cependant  elle  l'entraîne  douce- 
ment vers  la  chapelle  mortuaire.  Invité  à  faire  une 
neuvaine  sur  le  tombeau  du  P.  Barrelle,  il  commence 
sans  plus  de  retard,  et  récite  un  Pater  et  un  Ave 
Maria.  Pendant  ce  temps  son  infirmière  disait  avec 
ferveur:  — «  Saint  Père  Barrelle,  saint  Père  Barrelle, 
guérissez  son  corps  et  son  âme  !  » 

Ces  deux  faveurs  furent  obtenues.  A  l'instant  même 
le  brave  homme  fut  soulagé.  Une  nuit  de  sommeil 
bienfaisant  succéda  à  huit  jours  de  cruelle  insomnie. 
Le  lendemain  plus  de  douleur.  Le  bon  ouvrier  con- 
tinua sa  neuvaine;  le  quatrième  jour  il  reprenait  son 
travail.  Comme  il  demandait  ensuite  de  quelle  façon 
il  pouvait  témoigner  sa  reconnaissance,  sur  le  conseil 
de  la  sœur  il  mit  ordre  aux  affaires  de  sa  conscience, 
et  le  lundi  2G  octobre  il  communiait  sur  le  tombeau 
du  P.  Barrelle,  en  compagnie  de  madame  B***,  occa- 
sion première  de  cette  double  merveille. 

Le  fait  suivant  s'est  passé  dans  un  couvent  d'Ursu- 
lines.  Nous  citons  : 

«  Depuis  près  de  huit  ans  j'avais  une  aphonie  péni- 
ble, bizarre,  et  qui  échappait  aux  appréciations  de  la 
médecine  aussi  bien  qu'à  ses  remèdes.  On  avait  tenté 
divers  traitements,  mais  sans  succès  ou  avec  des  ré- 
sultats passagers.  J'en  étais  même  venue,  ces  derniè- 
res années,  au  point  de  perdre  complètement  la  voix 
durant  des  périodes  de  trois,  quatre,  six  et  même 
de   neuf  mois  consécutifs.  Il  me   fallait  recourir   au 


DERNIERS   JOURS.  kUÔ 

crayon  pour  toute  chose,  même  pour  la   confession. 
Enfin  j'étais  vraiment  muette. 

»  Pendant  l'été  de  1863  ma  voix  éprouva  une 
légère  amélioration;  elle  sembla  reparaître  un  peu, 
mais  l'automne  l'avait  ensevelie  de  nouveau,  et  je 
voyais  s'ouvrir  un  quatrième  hiver  de  grand  silence. 
»  Le  P.  Barrelle  venait  de  mourir.  Avec  une  de 
nos  sœurs  qui  avait  eu  avec  lui  des  rapports  particu- 
liers de  direction ,  nous  lui  faisons  une  neuvaine  pour 
ma  guérison.  Elle  n'était  point  finie  que  je  possédais 
une  voix  magnifique;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  merveil- 
leux ,  c'est  que  ma  voix  n'a  plus  disparu.  Elle  a  triom- 
phé des  rhumes,  des  brouillards,  de  mille  circonstances 
où  elle  échouait  inévitablement.  Je  puis  remplir  mon 
nouvel  emploi  sans  trop  de  fatigue;  or  ce  nouvel 
emploi  c'est  l'enseignement. 

»  Mon  Révérend  Père,  je  n'ose  crier  au  miracle; 
mais  dans  mon  for  intérieur  j'appelle  ainsi  cette  gué- 
rison. Toutes  mes  sœurs  la  trouvent  merveilleuse,  m 
Nous  pourrions  citer  d'autres  faits.  Mais  notre  in- 
tention est  uniquement  d'éveiller  la  confiance  aux 
mérites  du  saint  religieux;  or  les  citations  qui  pré- 
cèdent suffisent  à  ce  but.  Quant  aux  faveurs  spirituelles 
dues  à  sa  protection ,  nous  en  avons  des  preuves  nom- 
breuses. 

La  confiance  et  la  résignation  faisant  place,  dans 
les  âmes  dont  il  était  le  père,  aux  longues  épreuves 
de  la  désolation  intérieure  ou  du  découragement;  des 
grâces  spirituelles  inopinément  obtenues  au  moment 
de  son  passage  à  un  monde  meilleur;  au  lieu  de  briser 


UG  CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME. 

les  cœurs  qui  l'aimaient,  sa  mort  dissipant  leur  deuil 
et  y  répandant,  avec  une  joie  soudaine,  le  sentiment 
le  plus  vif  de  son  parfait  bonheur,  voilà  certes  de  légi- 
times présomptions  de  sa  félicité  et  de  son  pouvoir. 

Entre  les  témoignages  qui  sont  sous  nos  yeux,  nous 
en  produirons  un  seul,  comme  un  encouragement 
domestique  et  fraternel  pour  le  noviciat  de  Gler- 
mont,  dont  le  saint  Jésuite  fut  le  premier  père. 

«  C'était  le  21  novembre  1864-.  Le  soir  devait  s'ou- 
vrir la  grande  retraite  d'un  mois.  Je  m'inquiétais  et  je 
m'alarmais ,  car  je  sentais  ma  poitrine  bien  faible  et 
presque  incapable  de  soutenir  le  moindre  effort.  Une 
autre  faiblesse  plus  redoutable  s'ajoutait  à  la  pre- 
mière, c'était  une  certaine  défiance,  une  tristesse  dé- 
couragée qui  me  faisait  envisager  ce  mois  de  recueil- 
lement absolu  comme  un  siècle  interminable.  Grâce 
à  Dieu,  ce  sentiment  de  ma  double  incapacité  n'avait 
point  détruit  en  mon  cœur  un  ardent  désir  de  bien 
faire;  je  compris  que  j'avais  besoin  d'un  puissant  se- 
cours surnaturel. 

»  Le  matin,  le  Père  Maître  des  novices  avait  recom- 
mandé à  tous  les  retraitants  d'aller  prier  sur  le  tom- 
beau du  P.  Barrelle.  Gomme  si  cette  parole  eût  été 
pour  moi  une  voix  et  une  promesse  du  ciel,  et  que 
pour  obtenir  la  force  du  corps  et  de  l'âme  je  n'avais 
eu  qu'à  la  demander  avec  ferveur,  j'allai  plein  de 
confiance  m'agenouiller  et  prier  sur  le  tombeau  du 
P.  Barrelle.  Je  promis,  s'il  m'exauçait,  de  faire  la 
communion  et  de  réciter  le  Rosaire  en  son  honneur 


DERNIERS   JOURS.  447 

Je  jour  de  clôture  de  la  retraite,  et  de  ne  laisser  ensuite 
passer  aucun  jour  de  ma  vie  sans  l'invoquer. 

»  La  retraite  commença.  A  chaque  méditation 
j'avais  soin  de  demander  le  secours  de  mon  protec- 
teur; c'est  ainsi  que  j'ai  passe  un  mois  entier  dans  la 
prière  et  la  méditation  sans  ressentir  aucune  fatigue 
de  poitrine,  sans  éprouver  nulle  tentation  d'ennui, 
de  tristesse  ou  de  décourajjement  ;  favorisé  enfin 
durant  tout  ce  temps  des  lumières  et  des  consolations 
divines.  Aussi  est-ce  avec  joie  et  amour  que  je  me 
suis  acquitté  de  ma  dette.  J'ai  rempli  mes  deux  pre- 
mières promesses;  je  continue  et  je  continuerai  tou- 
jours à  m'acquitter  de  la  troisième,  assuré  que  ce 
véritable  amant  du  Cœur  de  Jésus  est  auprès  du  divin 
Cœur  mon  protecteur  et  mon  avocat.  » 

Le  P.  Barrelle  savait  que  la  carrière  des  justes  ne 
finit  pas  avec  leur  vie  terrestre.  Nul  ne  s'est  plus  heu- 
reusement et  plus  largement  servi,  au  profit  de  sa 
propre  vertu,  du  dogme  pratique  de  la  communion 
des  saints.  La  confiance  et  la  prière  aux  habitants  du 
Paradis  tiennent  une  large  part  dans  l'histoire  de  son 
existence  spirituelle.  Or,  en  approchant  de  son  éter- 
nité, il  pressentait  le  rôle  nouveau  qu'il  allait  remplir 
en  faveur  des  âmes.  Il  ne  les  abandonnait  pas,  il  leur 
devenait  du  haut  du  ciel  un  plus  utile  secours. 

En  effet,  nous  l'avons  vu,  il  savait  que  ses  fautes 
avaient  été  effacées  par  le  sang  de  Jésus-Christ,  et, 
comme  saint  Paul,  en  consommant  sa  course  il  se 
confiait  à  la  fidélité  du  Seigneur  pour  recevoir  de  sa 
main  la  couronne  de  justice.  Lors  donc  que,  peu  de 


448  CHAPITRE  TRENTE-HUFTIÈME. 

mois  avant  sa  mort,  l'amitié  s'efforçait  un  jour  de  lui 
montrer  les  perspectives  d'une  plus  longue  vie,  il 
répondit  :  —  «  Détrompez-vous;  je  m'éteins  comme 
un  flambeau  qui  donne  sa  dernière  lueur.  —  Ali! 
mon  Père,  le  bon  Dien  ne  vous  laissera-t-il  pas  encore 
un  peu  pour  le  bien  des  âmes?  —  Non,  mon  enfant, 
il  faut  partir.  Mais  je  ferai  plus  de  bien  aux  âmes  après 
ma  mort  que  durant  ma  vie.  » 

En  terminant  la  biograpbie  du  vénéré  P.  Barrelle, 
cette  conviction  du  saint  bomme  nous  remplit  d'une 
pieuse  espérance.  Ses  exemples  et  sa  doctrine,  perpé- 
tuant son  apostolat,  créeront  au  bon  Père  de  nouveaux 
enfants,  et  sa  paternelle  protection,  mesurée  sur  leur 
confiance  et  sur  leurs  bons  désirs,  les  suivra  jusqu'au 
dernier  jour. 

Quant  aux  âmes  qu'il  cultiva  sur  la  terre  avec  un 
dévouement  si  paternel,  non-seulement  rien  ne  pourra 
leur  ravir  le  bien  que  sa  direction  a  déposé  dans  leur 
cœur,  mais  cet  héritage  spirituel  verra  ses  fruits  grandir 
et  se  perpétuer.  L'action  de  sa  charité  pour  ses  enfants 
n'est  pas  interrompue  par  la  mort  de  leur  vénéré  Père  ; 
au  sein  de  Dieu,  où  la  charité  se  perfectionne,  il  leur 
continuera  sa  protection  et  son  secours. 


FIN    DU    TOME    SECOND. 


TABLE   DES  MATIÈRES. 


Chapitre  XXI.  Retraites  ecclésiastiques.  —  Le  P.  Barrelle 
prêche  la  première  retraite  sacerdotale  du  diocèse  d'Alger. 

—  Il  évangélise  le  clergé  de  Marseille.  —  Retraites  à  Vi- 
viers.—  Sa  manière  dans  les  retraites  pastorales. —  En  1849, 
retraite   ecclésiastique  à  Paris 1 

Chapitre  XXII.  Le  Père  Barrelle  a  Lyon. —  Aperçu  général. 

—  Le  mois  de  Marie  à  Saint-Nizier.  —  1848  :  Dispersion. 

—  Carême  à  la  Cliarité.  —  Le  P.  Barrelle  et  les  Dames  du 
Sacré-Cœur. — Mois  de  Marie  à  la  Ferrandière  :  Paraphrase 

du  Magnificat 19 

Chapitre  XXIII.  Le  Père  Barrelle  et  l'enfaxce. —  Congré- 
gation de  la  Sainte-Enfance.  —  Congrégation  de  la  Sainte- 
Adolescence.  —  Gracieuse  correspondance 31 

Chapitre  XXIV.  Rectorat  a  Avignon.  —  Le  P.  Barrelle  rec- 
teur du  noviciat  d'Avignon. —  Ce  que  c'est  qu'un  supérieur 
dans  la  Compagnie.  —  Le  collège  Saint-Joseph  précurseur 
de  la  liberté  d'enseignement;  sa  fondation.  —  Double  rec- 
torat. —  La  crypte  de  la  rue  Saint-Marc 53 

Chapitre  XXV.  Rectorat  a  Avignon.  —  Le  père  dans  la  fa- 
mille religieuse.  —  Habitudes  contemplatives.  — La  vertu 
en  action.  —  Supériorité  à  la  rue  Sala. —  Retour 71 

Chapitre  XXVI.  Les  Retraites  spirituelles.  —  Le  P.  Bar- 
relle prédicateur  des  pensionnats  et  des  communautés  re- 
ligieuses. —  Il  puise  ses  inspirations  près  des  saints  taber- 
nacles.—  Son  prestige  surnaturel  sur  l'enfance. —  Sa  manière 
et  son  succès. — Le  prédicateur  de  la  vie  parfaite, — Méthode 
du  P.  Barrelle  dans  les  retraites  spirituelles.  .......     97 


450  TABLE  DES   MATIERES. 

Chapitre  XXVII.  Les  Retraites  spirituelles.  —  Mission 
spéciale  pour  la  congrégation  du  Sacré-Cœur.  —  Admirable 
esprit  d'obéissance.  —  Tendresses  paternelles.  —  Les  in- 
fluences du  Saint-Espiit.  —  Vertus  du  prédicateur.  — Effi- 
cacité de  sa  parole 119 

Chapitre  XXVIII.  Le  Directeur  des  âmes.  —  Ce  que  c'est 
que  la  diiection.  —  Un  idéal  :  Amour  de  Dieu  jusqu'à  l'ab- 
jection de  soi. —  Dieu  veut  bâtir  sur  des  ruines.  —  Se  laisser 
faire  et  se  laisser  défaire.  —  Que  l'Esprit-Saint  va  petite- 
ment avec  les  petites  âmes.  —  Comment  l'âme  qui  sait 
mourir  reçoit  la  divine  empreinte  de  Jésus-Cbrist.  —  Rien 
ne  peut  retarder  l'âme  de  bonne  volonté.  —  Exploiter  les 
infidélités  passées  au  profit  des  vertus. —  La  crainte  corrigée 
par  la  confiance. —  La  tentation  nous  jette  au  sein  de  Dieu. 
—  Les  jouissances  de  la  maladie 143 

Chapitre  XXIX.  Le  Directeur  des  ames.  —  De  la  manière 
du  P.  Barrelle  dans  le  gouvernement  des  consciences. — 
Autorité  et  tendresse.  —  La  paternité  de  la  vertu.  —  Com- 
ment le  P.  Barrelle  exigeait  la  docilité. —  Que  son  cœur 
était  prompt  à  la  compassion,  inaccessible  à  la  lassitude. — 
L'homme  du  monde  supérieur.  —  Comment  ses  lèvres  ne 
s'ouviaient  qu'à  l'amour  de  Dieu.  —  Un  écbo  du  saint  tri- 
bunal. —  Le  P.  Barrelle  ravi  en  Dieu 177 

Chapitre  XXX.  Le  Directeur  des  ames.  —  Le  discernement 
des  esprits.  —  Le  P.  Barrelle  lit  dans  les  replis  de  la  con- 
science.—  Il  répond  à  des  lettres  qu'il  n'a  pas  reçues. — 
Il  apparaît  en  songe  et  résout  les  doutes. —  Dieu  lui  amène 
les  âmes.  — Le  P.  Barrelle  s'attache  de  préférence  aux  voies 
ordinaires  et  communes.  —  Il  veut  de  la  règle  dans  la  fer- 
veur et  de  la  mesure  dans  la  vertu.  —  Admirables  conseils 
pour  la  conduite  des  âmes. — Inaltérable  bonté. — Le  P.  Bar- 
relle se  crée  par  la  correspondance  un  second  apostolat.   .  199 

Chapitre  XXXI.  Les  Vocations.  —  Ce  que  c'est  que  la  voca- 
tion.—  Rôle  du  directeur  dans  la  vocation. —  Que  le  P.  Bar- 
relle portait  avec  soi  des  persuasions  divines. —  Son  respect 
pour  les  desseins  de  Dieu. — Les  péripéties  de  la  vocation 


TABLE   DES   MATIÈRES.  451 

religieuse  déroulées  dans  une  correspondance  :  c'est  l'àme 
qui  dit  à  la  grâce  la  parole  décisive.  —  Quels  sont  les  juges 
légitimes  de  la  vocation. — Différence  entre  les  incertitudes 
du  cœur  et  celles  de  la  vocation.  —  Que  la  vocation  doit 
subir  la  loi  de  l'épreuve.  —  Les  tentations  ne  prouvent  rien 
contre  Tappel  divin.  —  La  vocation  et  les  sophismes  de  la 

sagesse  humaine 221 

Chapitre  XXXIL  Der>'ier  séjour  a  Avig^os. —  Nouveau  rec- 
torat au  collège  Saint-Joseph.  —  Le  dévot  oratoire  du  Sacré- 
Cœur  de  Jésus.  —  Pieuses  pratiques.  —  Progrès  du  saint 


amour.  —  Compassion  pour  les  indigents.  —  Nihil 


siun 


Les  frères  minimes  et  les  frères  maximes. — Vivre  et  souffrir 
en  pauvre.  —  Persécution  du  démon.  —  Le  P.  Barrelle  et 
les  âmes  du  purgatoire.  —  Esprit  prophétique.  —  Dernier 
séjour  à  Lyon 253 

Chapitre  XXXIIL  Rectorat  a  Clermont. —  Le  P.  Barrelle 
fonde  le  noviciat  de  Clermont.  —  Installation.  —  Derniers 
ministères:  Retraite  aux  Ursulines  et  à  Bellecroix.  —  Divin 
voisinage.  —  Langueurs  de  l'exil 292 

Chapitre  XXXIV.  Co>fidences  spirituelles. —  Exil  loin  de 
Jésus. —  Dieu  inconnu. — Amour  pour  la  Croix. — Détresses 
intérieures  et  repos  dans  l'amour. —  Compte  rendu  de  deux 
retraites 321 

Chapitre  XXXV.  Confidences  spirituelles. —  Ce  qu'il  faut 
entendre  par  V action  des  divins  attributs  sur  les  âmes.  — 
Le  P.  Barrelle  obtient  du  Sauveur  de  participer  aux  états 
crucifiants  de  sa  vie  mortelle. —  Il  consacre  à  Dieu  son  libre 
arbitre. —  Gracieuse  humilité. — Ardeur  guerrière. — Compte 
rendu  de  la  retraite  de  février  18C0. —  Retraite  de  décem- 
bre 1860 341 

Chapitre  XXXVI.  Confidences  spirituelles.  —  L'exil  ter- 
restre.— Alternatives  de  mystérieuses  agonies  et  de  saintes 
délices. —  Parfait  abandon. — La  foi  pure. —  Confiance  dans 
les  divines  miséricordes 367 

Chapitre  XXXVIL  Dernière  maladie.  —  Les  désirs  de  la 
consommation. —  Dévotion  au  Verbe  eucharistique. — Com- 


452  TABLE   DES   MATIERES. 

ment  la  patience  achève  les  saints. —  La  maladie  du  P.  Bar- 
relle  et  ses  symptômes  surnaturels. —  Première  impuissance 
à  dire  la  sainte  messe.  —  Le  P.  Barrelle  remonte  au  saint 
autel. —  Dernière  messe  du  P.  Barrelle. — Visites  célestes.  391 
Chapitre  XXXVIII.  Dermers  jours. —  Patience  et  ferveur. 
—  Le  P.  Barrelle  est  déchai'gé  de  la  supériorité. — Bulletins 
de  résignation  et  de  foi. —  Le  vis-à-vis  avec  le  tabernacle  et 
avec  le  crucifix.  —  Jubilation  extraordinaire  au  moment  de 
l'extrême-onction.  —  Dernières  paroles.  —  Le  P.  Barrelle 
s'endort  du  sommeil  de  l'amour  divin  en  recevant  l'Eucba- 
ristie.  —  Ses  obsèques.  —  Son  cœur  conservé  daiis  l'église 
du  noviciat. —  Faits  merveilleux.  —  Douce  espérance.   .   .  413 


FIN    DE    L\    TABLE    DU    TOME    SECOND. 


Mary  D.  Reiss  Library 

Loyola  Seminary 

Shrub  Oak,  New  York 


EX1798.B3C5   1870   v.2 
Chazournes,  Léon  de,  S.J. 


Vie  du  révérend  père  Joseph 
Barrelle 


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