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Full text of "Vie et mort du génie grec: inédit"

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VIE ET MORT DU GÉNIE GREC 



OUVRAGES DE EDGAR QUINET 

Le Livre de l'Exilé. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50. — Dcntu, éditeur, 1875. 

L'Esprit nouveau. 1 vol. in-18, 3 e édition, 3fr. 50. — Dentu, éditeur. 1875, 

La République. Conditions de la régénération de la France. 1 vol. in-18. 
3 fr. 50. 2 e édit. Dentu, éditeur, 1872, 

Le Siège de Paris et la Défense nationale, 1 vol. in-18, 1 fr. 

Œuvres complètes. 11 vol. grand in-8°, 06 fr. Format in-18, 88 fr. 50. — 
(Edition Pagnerre), Germer-Baillère, libraire, place de l'Odéon. 

Tome I. — Génie des Religions, 5 e édit.; Origine des Dieux, 3« édit. 

Tome II. — Les Jésuites, 10 e édit.; l'Ultramontanisme, 5 e édit.; Philo- 
sophie de l'histoire de l'Humanité, 4« édit.; Essais sur les Œuvres 
de Herder, 4« édit. 

Tome III. — Le Christianisme et la Révolution française, 4 e édit.; 
Examen de la vie de Jésus, i° édit.; Philosophie de l'Histoire de 
France, 4 e édit. 

Tome IV. — Les Révolutions d'Italie, 5« édit. 

Tome V. t- Marnix de Sainte- Aldegonde. Fondation de la République 
des Provinces-Unies, 4 e édit.; La Grèce moderne, 3 e édit. 

Tome VI. — Des Roumains, 3* édit.; Allemagne et Italie, 3« édit. ; Mé- 
langes, 3" édit. 

Tome VII. — Ahasvérus, 4 e édit. 

Tome VIII.,— Prométhée 3* éd., Napoléon, 3 e éd.; les Esclaves, 3 e éd. 

Tome IX. — Mes Vacances en Espagne, 3« édit. Histoire de la Poésie, 
3 e édit.; Épopées françaises inédites du douzième siècle, 3« édit. 

Tome X. — Histoire de mes Idées, 2 e édit.; 1815 et 1840; Avertisse- 
ment au pays; la France et la Sainte-Alliance; Œuvres diverses, 
3* édit. 

Tome XI. — Enseignement du Peuple, 5 e édit.; la Révolution religieuse 
au dix-neuvième siècle, 3 e édit.; la Croisade romaine, 6 e édit. : 
l'Etat de siège, 4 e édit.; la Mort de la Conscience humaine; le Ré- 
veil d'un grand Peuple; le Panthéon; Rome et Pologne. 

Merlin l'Enchanteur, 2 vol. in-8°, 15 fr. — Michel Lévy frères, éditeurs. 

Histoire de la Campagne de 1815, 3 e édit. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50. 

La Révolution, 2 forts vol. in-8\ 6« édit., 15 fr.; î forts vol. in-18, e édit., 
7 fr., précédé de la Critique de la Révolution. 

Idées sur la Philosophie de l'Histoire de l'Humanité, par Herder, trad. 
E. Quinet, 3 vol. in-8<>, 2 e édit. — Levrault, éditeur. 

La Création, 2 vol. in-8°. 10 fr. 2 e édit ; Librairie internationale. 



OUVRAGES DE M m0 EDGAR QUINET 

Mémoires d'Exil (Bruxelles, Oberland), 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 2 e édit.; Librairie 
inte r nale. 

Mén dS d'ilxil (L'amnistie, Suisse orientale, Bords du Léman), 1 fort vol. 
in-18, 3 fr. 50, 2« édit. Arcades de l'Odéon. 

Paris, Journal du Siège, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 2 e édit. — Dentu, éditeur. 

Sentiers de France, 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur. 



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EDGAR QJJINET 



VIE ET MORT 

GÉNIE GREC 

(INÉDIT) 
PORTRAIT PHOTOGRAPHIÉ PAR BRAUN 

NOTES 

M"" EDQAE QTjmSTET 




PARIS 

E, UENTU, ÉDITE H 11. 

|i E LA SOCilKTB DES GG.NS DE I. KTTI1E S 

1878 
Tous droits réscrvi". 



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Où me réfugier pour ne pas voir ce que je 
vois, pour ne pas entendre ce que j'entends ? 

Je me réfugierai sur un roc inaccessible, le 
monde Grec. J'en montrerai la formation dans 
l'âge classique. 



Mars 1875. 



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VIE ET MORT DU GÉNIE GREC 



I 



COMMENT S'EST FORMÉ LE GENIE GREC. 



Ce n'est pas seulement l'oligarchie de Thôbes 
qui s'est alliée à Xerxès contre la Grèce , c'est 
aussi celle d'Athènes. Les oligarques d'Athènes, 
les Pisistratides émigrés, étaient dans le camp 
de l'Invasion. Ils ont fait tout au monde pour 
y entraîner Athènes. 

S'il eût dépendu de la noblesse, on tremble de 
penser qu'elle eût fait de la ville de Minerve une 



G VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

Athènes mède et barbare, plutôt que d'accepter 
le progrès de la Démocratie. 

Cette observation profonde est de Pausanias. 

Une Athènes médo-perse, qui peut y songer? 
La démocratie seule en a préservé le monde. 

Je ne sais s'il est vrai qu'Hérodote ait lu ses 
histoires dans les jeux olympiques et dans les 
Panathénées. Mais cette légende me dit assez que 
les muses d'Hérodote s'associaient, dans l'esprit 
des Grecs, aux fêtes nationales, aux athlètes, aux 
hymnes, aux courses des chars. Ces récits de la 
gloire de l'Hellade étaient eux-mêmes une fête 
pour tous. Ils s'encadraient naturellement dans 
les processions des Panathénées ; ils étaient le 
lien d'or qui rattachait les uns aux autres les 
villes victorieuses, les trophées, les statues, les 
chœurs des flûtes et des lyres sous le ciel ouvert, 
au milieu de l'acclamation de la Grèce entière. 

Voilà pourquoi on supposait qu'Hérodote avait 
lu ses livres dans l'Assemblée des lutteurs d'O- 
lympie. 

Et quel silence mêlé d'acclamations! C'est 
l'Hellade qui avait parlé par sa bouche. 

Je suis surpris, en avançant, de voir que tout 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 7 

est à dire encore dans cette antiquité lointaine 
qu'on croirait épuisée. 

Comment a-t-on pu, jusqu'ici, séparer des 
guerres médiques l'Art grec qui en est sorti , et 
qui en est la couronne? Je vois les lettres, les 
arts , les marbres , s'épanouir au souffle de ces 
victoires. L'Hellade, qui a failli périr, a triomphé 
du Barbare. Quel écrivain, quel poète, quel sta- 
tuaire ne répondra à un pareil moment ? Gela ex- 
plique l'intarissable fécondité de ces premiers 
jours. Quel sommet de montagne ne s'ornera d'un 
temple pour porter au ciel la reconnaissance de la 
terre hellénique? Et quel pourra être le caractère 
de ces œuvres? Celui que donne le sentiment 
d'avoir vaincu. C'est-à-dire la paix, l'équilibre, 
la sérénité des Immortels. 

La Grèce s'est sentie invulnérable ; elle le pro- 
clame dans toutes ses œuvres. 

L'art grec est ainsi né de la Victoire. Son 
plus grand caractère est là. 



II 



ESCHYLE. 



Eschyle a suivi dans le début de son drame des 
Perses (1) une inspiration semblable à celle d'Hé- 
rodote. Car lui aussi commence par remplir les 
esprits de la puissance de l'Asie; il fait passer 
aussi devant le spectateur l'armée innombrable 
de Xerxôs. Après que l'imagination a été saisie 
de cette terreur, arrive le messager qui raconte 
la destruction des Perses à Salamine. Le poète 
semble reproduire dans le drame le même con- 



(1) Les Perses d'Eschyle ont été composés sept ans après la 
bataille de Salamine (473 av. J.-C). 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 9 

traste que l'historien, et sans doute l'un et l'autre 
n'ont fait qu'obéir lidèlement au sentiment entier 
de la Grèce. 

Tout ce qui regarde l'Hellade est semblable 
par le fond, dans Eschyle et dans Hérodote. On 
s'attend à voir écraser la race grecque. 

Beaucoup de traits sont pareils dans la des- 
cription de la bataille , comme s'ils avaient puisé 
à une source commune. 

Mais Eschyle va plus loin qu'Hérodote. Dans 
Eschyle, la terreur passe de la Grèce à l'Asie. 
La lamentation de la Perse finit par remplir la 

scène. Le spectre de Darius prophétise la défaite 
de Platée sous la lance dorique. 

Le poète achève ainsi l'historien; il poursuit les 
Barbares à Suze, à Ecbatane, jusque chez les 
dieux souterrains. 

Il marque ainsi une ère nouvelle, la fin d'un 
monde, le commencement d'un autre. 

Quand les vieillards de Suze déchirent leurs 
habits , s'arrachent leur barbe blanche , Eschyle 
montre les conséquences de la victoire jusque 
dans les temps futurs. 



10 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

Heureux les peuples dont le génie s'éveille 
dans la victoire. Tout leur est facile. Les pensées 
et les formes heureuses, harmonieuses, naissent 
d'elles-mêmes dans leurs esprits. Une sérénité 
féconde les accompagne à chaque pas. Ils s'avan- 
cent au chant des hymnes. Mais ceux qui se 
réveillent dans la défaite , quelles difficultés ne 
trouvent-ils pas en chaque chose! Ils sont con- 
tredits, quoi qu'ils fassent. 

Jupiter Libérateur! donne-nous, à nous aussi, 
une journée de Salamine , ou de Platée , ou de 
Mycale, contre les Barbares ; et nous aussi, nous 
enfanterons, sans douleur, dans la joie et dans la 
paix, des œuvres sereines, immortelles. 



111 



LE DRAME GREC. 



La première action des Grecs dans la guerre 
médique fut d'appeler à eux toute la race grec- 
que. Cet appel fut porté à Corcyre, en Sicile, en 
Italie, partout où se parlait la langue hellénique. 

Il s'ensuivit que le sentiment de la race se 
révéla à tous les peuples grecs. Les poètes dra- 
matiques se firent les interprètes de l'Unité de 
l'Hellade. Aucune des traditions populaires des 
tribus éparses de la Thessalie à la Sicile ne fut 
plus étrangère au poète d'Athènes ou d'Éléusis. 
Chacun d'eux se trouva au centre d'une multitude 



12 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

innombrable de traditions, où il n'eut qu'à puiser. 
Les sujets s'offraient d'eux-mêmes. De là, le 
nombre étonnant de tragédies que chaque écri- 
vain produisait sans efforts. Il régnait sur un 
monde entier de traditions fécondes. Le poète 
était sorti des limites de sa ville et de son peuple. 
Depuis les guerres médiques, il était le chantre 
de toute la race. Le drame était inépuisable. 
Chaque tribu portait en elle sa tragédie. Toutes 
ces tragédies locales viennent retentir sur le 
théâtre d'Athènes. De là sa fécondité. 

Ce n'est pas par hasard que les trois poètes 
tragiques se trouvent rattachés au nom de Sala- 
mine. Eschyle y combattait; Sophocle était du 
chœur de danse qui célébrait la victoire, 

Euripide naissait, dit la légende, le jour même 
de la bataille. 

Pourquoi cette rencontre, si ce n'est parce que 
les Grecs sentaient que la bataille de Salamine 
avait éveillé le génie tragique chez les trois grands 
poètes ? 

Supprimez en pensée l'accord de toute la race 
hellénique sur les champs de bataille, vous tarissez 
la source où ont puisé les poètes. Chacun ne voit 



VIE ET MOR.T DU GENIE GREC. 13 

plus que sa ville, sa tribu. L'horizon se resserre 
pour tous. Athènes ne s'intéresse plus aux fables 
cT Argos , ni Sparte à celles de Corinthe , ni la 
terre ferme à celle des îles. Que viendrait faire le 
vieil Œdipe à Athènes? Il appartient à Thèbes. 
C'est aux Thébains de le chanter. 

On a vu que les Athéniens , dans les guerres 
médiques, ont eu plus que tous les autres le sen- 
timent de la communauté de race entre tous les 
Hellènes. Ce même esprit qu'ils ont montré dans 
la guerre , ils l'ont montré dans l'art. Ils ont fait 
appel aux légendes de toutes les tribus ; ils leur 
ont accordé droit de cité sur leur théâtre. Ils ont 
donné leur âme à tout ce qui dans le passé avait 
intéressé les Hellènes. 

« Rien de ce qui est Hellène ne m'est étran- 
ger », pouvait dire tout poète d'Athènes. 



IV 



HÉRODOTE. 



Dans ses premiers livres, Hérodote raconte à la 
manière du peuple. Il répète les derniers mots de 
sa phrase, ou du moins le sens. C'est ainsi qu'il 
passe d'une phrase à l'autre, en revenant sur ce 
qui précède immédiatement. 

C'est là le premier style ou la première ma- 
nière d'Hérodote. Un retour de la pensée qui se 
replie sur elle-même. Il avance, il recule comme 
la marée. Flux et reflux continu. 

Mais à cette première manière en succède une 
seconde. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 15 

Vers la fin, le style d'Hérodote est tout autre. 

Hérodote s'éclaire, se mûrit, s^embellit, se for- 
tifie de livre en livre. Comparez le neuvième livre 
au premier. Quelle différence ! Les discours sont 
des échos de conversations vivantes. 

Le récit se traînait en commençant. Il court, à 
Salamine, à Platée. Les harangues languissaient, 
elles se précipitent. 

On a comparé Hérodote à Froissard. 

Oui, il y a, en effet, du chroniqueur dans les 
débuts d'Hérodote ; à la fin , il y a déjà du Thu- 
cydide. 

Hérodote est de ceux qui se sont développés 
par leurs ouvrages. Sa raison grandit de livre en 
livre. 

Au commencement, il n'est que légendaire 
(XoywTOiiç); à la fin, c'est un homme d'État, un 
stratège. 

D'abord, il est tout Ionien, d'esprit et de lan- 
gage ; à mesure qu'il avance, il devient presque 
attique. Brièveté, précision, atticisme, le dialecte 
même. 

Ses deux derniers livres sont une mine de pa- 
triotisme, d'héroïsme. 



16 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

Les Athéniens y sont incomparables. Ils réali- 
sent l'idéal de la patrie ; et cette patrie est non 
pas une ville, un peuple, un État, mais une race 
entière, la race grecque Wv 'EXAdtèct). 

Les Athéniens voient toujours la race grecque; 
les Lacédémoniens voient surtout le Péloponèse. 

Les Lacédémoniens ont de l'habileté; ils ajour- 
nent ; ils sont quelquefois bien près de livrer ceux 
qui ont tout perdu pour eux. Ils voudraient les 
jouer. 

« Je n'en puis donner d'autre raison, dit Héro- 
dote , si ce n'est qu'ils n'avaient plus besoin des 
Athéniens. » 

Machiavel ou Montesquieu dirait-il mieux? 

Je crois que la grandeur montrée par les Grecs 
dans les guerres médiques a été une des princi- 
pales sources de l'inspiration des siècles qui ont 
suivi. 

C'est une mine où n'ont cessé de puiser les 
générations. 

Les tragiques surtout ont vécu de ces souvenirs 
de Salamine et de Platée. 

L'enthousiasme de ces journées s'est perpétué 
dans la poésie grecque et même dans Aristophane. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 17 

La sagesse ordinaire disait qu'il fallait se sou- 
mettre aux Perses. Si elle l'eût emporté , c'était 
fait du Génie grec. 

On peut voir que ceux des Hellènes, et ils sont 
nombreux, qui ont déserté l'Hellade pour les 
Perses, ont été à peu près perdus pour l'his- 
toire; ils n'ont plus rien fait dans le monde. J'en 
excepte les Thébains, grâce à un grand homme, 
Épaminondas, qui, sa vie durant, les a ressusci- 
tes; après quoi, ils sont promptement retombés 
dans l'inertie. Leur alliance avec les Barbares 
leur a ôté l'âme et l'esprit, ils n'ont pu s'en 
relever. 

Rien de plus étrange que la tactique des Grecs 
à Salamine et à Platée. On ne voit pas de chef 
véritable. Chaque peuple est là à son rang de 
bataille. 

Il n'y a qu'un mot d'ordre, l'Hellade, qui plane 
sur tous. Cependant , on peut trouver aussi les 
traces des conseils de guerre comme dans ï Iliade; 
et les conseils sont obéis. 

Les trois à quatre cent mille irréguliers de 
Macédoniens se ruent à Platée contre cent mille 
Hellènes. Ils couraient à la proie, ils se brisent 



18 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

contre les Lacédémoniens. Qu'était-ce que cette 
ordonnance par laquelle chaque Spartiate était 
entouré de sept ilotes ? Cela ressemble encore â 
la tactique dans Y Iliade. 

Pourtant , dans les récits de batailles, Hérodote 
n'imite en rien le langage homérique. 

Il a déjà quelques-unes des formes précises 
des hommes de guerre. « En ce moment , dira- 
t— il, les affaires changèrent. » On voit qu'il a con- 
versé avec les soldats et les chefs. Il a le ton, 
l'accent de l'événement. 

Le génie naissant de l'histoire est tout entier 
dans Hérodote. 

C'est le contraire dans Plutarque, en qui ce 
génie s'efface pour se perdre en anecdotes. Plu- 
tarque ne sait pas raconter. Sa phrase s'embar- 
rasse, se complique d'accessoires étrangers ; elle 
se perd dans cette complexité ; elle se grossit dé- 
mesurément; elle fait boule de neige, si bien 
qu'elle ne peut plus avancer. L'histoire se dérobe 
sous la phraséologie dans Plutarque. Elle vit, 
elle marche, elle se fait sentir en tout dans Héro- 
dote, môme lorsqu'il s'égare dans les légendes et 
les contes de fées des Thraces et des Thessaliens. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 19 

On suit un grand fleuve, qui, parti des régions 
de l'Asie les plus lointaines, cache ses origines, 
roule tout ce qu'il rencontre, s'égare, se perd en 
détours innombrables, et, tout chargé de souve- 
nirs qu'il entraîne, vient paisiblement se préci- 
piter sur l'imperceptible Hellade, qu'il ne peut 
manquer d'engloutir et d'effacer du nombre des 
choses humaines. 

Ce spectacle, qui n'était d'abord qu'extraordi- 
naire, devient sublime quand le faible se redresse 
contre le fort, le petit contre l'immense, l'Hellade 
contre l'Orient. 

L'impartialité d'Hérodote touchait à l'indiffé- 
rence; elle cède enfin à ce moment suprême. 
Cette main de marbre, qui, comme la destinée, 
acceptait également tout ce qui se rencontrait, 
palpite et se réchauffe d'un sentiment humain. 

Je crois voir une grande statue, aux yeux im- 
passibles, au front inexorable, qui, sur les con- 
fins de deux mondes, se lasse enfin de son im- 
mobilité; elle s'anime, et elle prend un regard 
humain, ouvre ses lèvres de marbre, et d'un geste 
souverain , fait la différence du Grec et du Bar- 
bare. (Oî (xev &) *EXXi)veç fcotl ot Bapêapoi.) 

2 



t6 VIE ET MORT DU GENIE QREC. 

A oe moment, je comprends oe qui a soutenu 
le père des historiens dans son œuvre ; comment 
il a pu s'enquérir sur les lieux de tout oe qui a 
laissé un vestige dans le souvenir des hommes ; 
comment il a fait, lui aussi, son œuvre de Rhap- 
sode ; car il ne s'agissait pas pour lui de trouver 
ses documenta rassemblés dans une bibliothèque ; 
c'est dans la conversation des hommes qu'il a dû 
recueillir l'écho des choses passées. Voilà aussi 
pourquoi sa langue a gardé la forme du récit po- 
pulaire; pourquoi il se met si fréquemment en 
scène, en répétant qu'il s'est informé de oe qu'il 
raconte. Ce long voyage de découvertes eût été 
impossible, si Hérodote n'avait été soutenu par le 
but qu'il entrevoyait ot vers lequel il marchait à 
travers mille détours , le choc de l'Asie et de la 
Grèce, et à la fin la victoire, Salamine et Platée. 

Il part, au commencement de son récit, sans 
plan réfléchi; mais ces mots de Salamine, de 
Platée, ces trophées, qui remplissaient alors les 
esprits et qui devaient inspirer tant de généra- 
tions, vivent dans sa pensée, Son premier mot 
atteste la volonté de ne pas laisser tomber dans 
l'oubli les grandes actions , les œuvres merveil- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC 2i 

leusea accomplie» dan» lea guerres des Hellènes 
et des Barbares. ( y EpY« wf«&a ti wA Smviachxt*.) 

Voilà la première parole; et aussitôt, il semble 
l'oublier. Il s'arrête à tous les objets qu'il ren- 
contre ; temples, légendes, merveilles naturelles : 
il prend plaisir à allonger œ récit, £ gravir ces 
propylées de l'hiiteire universelle. 

Il sait qu'elles conduisent à la victoire de la 
race hellénique; et la joie de toute une race 
d'hommes rayonne sur son histoire. 

On vante la sérénité d'Hérodote ! Comment lui 
auraiWelle manqué, à lui qui savait que tout le 
paumé venait aboutir au triomphe du génie grée f 

ïl n'était pas un homme de race hellénique, 
qui, à œ moment, n'eAt le sentiment de la gloire 
immortelle de* guerre» médiques. C'était là I'oJk 

jet des conversations de tous. Comment ce senti- 
ment aurait-il manqué au seul Hérodote? Cela 
était impossible. 

Qe sentiment vivait en lui , et l'accompagnait 
partout t même dana les sujets qui y étaient le 
plus étrangers. \# joie du monde grec victo- 
rieux rayonne, par Hérodote, jusque dans le 
fond des temples d'Egypte et de Perse. 



22 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

Quelle douleur pouvait atteindre un Grec, en 
racontant les siècles passés, lorsqu'il savait que 
ces siècles aboutissaient au triomphe de la race 
grecque ? 

Hérodote s'est trouvé à ce moment même où 
tout était plein de cette félicité de la victoire. Il 
a pu donner à l'histoire une sérénité qui ne s'est 
jamais retrouvée dans le monde. J'imagine qu'il 
est facile d'être impartial envers des vaincus: 
quel motif d'irritation ou de colère un historien 
grec pouvait-il ressentir contre Darius ou Xerxès, 
ou Mardonius, qui avaient donné à sa race une 
si belle occasion de naître et de se produire dans 
le monde ? On ne sent aucune haine dans Héro- 
dote, ni politique, ni religieuse. C'est une âme 
heureuse d'avoir à raconter des choses heureuses. 

Je crois qu'une âme qui, en des temps agités, 
a besoin de retrouver l'équilibre, ne peut rien 
faire de mieux que de se replacer dans le rhythme 
des histoires d'Hérodote. Si cette âme est capable 
de s'y conformer un moment, elle y trouvera sa 
guérison. Nulle philosophie ne peut produire la 
paix que donne le spectacle des choses héroïques, 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 23 

impartialement réfléchi dans un esprit immortel. 

Chez les hommes de nos jours le sentiment de 
la race produit la haine, ou au moins l'antipathie. 

Dans Hérodote, rien de semblable. 

Il n'y a pas un mot véhément contre les étran- 
gers. Il se contente de les nommer Barbares. 

Cette absence d'antipathies, ce grand, impartial 
regard jeté sur toutes les races humaines com- 
mence par étonner. 

Mais dans cette impartialité, il y a une si 
grande curiosité d'esprit, un désir si persévé- 
rant de voir et de savoir le vrai, qu'on se sent le 
besoin de le partager. 

Je veux bien qu'il y ait aussi le sentiment de 
l'enfant qui regarde avec le même sérieux le 
brin d'herbe et le chêne, le nain et le géant. 
Mais cette innocence de l'esprit qui s'éveille 
sur toutes choses , ne s'est vue qu'une fois. Hé- 
rodote regarde avec la même surprise le grand 
et le petit, un dieu et un lézard. Tout est grand 
pour lui, et il donne la grandeur à tout. 

Quand on compare Froissard à Hérodote, il ne 
faut pas oublier que le premier n'a eu à raconter 
que des guerres affreuses, les défaites des hom- 



24 VIE ET MORT DU GÉNIES GREC. 

mes de sa race, les pilleries des routiers. Gréey 
et Azineourt, qu'y a-t-il là de commun avec Sala- 
mine, Platée et Mycale ! 

Au milieu dé ces désastres, le chroniqueur de 
Valenciennes reste impassible ; il n'est que pein- 
tre ; il jouit des tueries ; il cherche la couleur, elle 
le console de tout. 

Gela est le contraire d'Hérodote* qui projette 
sur son tableau la lumière des Thermopyles, 



HEROÏSME ET SAGESSE. 



De notre temps, on établit une opposition abso- 
lue entre l'héroïsme et la sagesse. Le premier est 
folie, la seconde seule est raisonnable. 

La supériorité des Grecs est d'avoir compris 
qu'il y a de la sagesse dans l'héroïsme, et de 
l'héroïsme dans la véritable sagesse. 

Il était sage, il était raisonnable, il était sensé 
de combattre l'armée innombrable, invincible, des 
Mèdes et des Perses, quoique cela ait paru folie 
à Xerxês, maître de presque tout le genre hu- 
main ! Ouand Hérodote a fait défiler devant vous 



26 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

toutes les races humaines sur le pont qui relie 
l'Asie et l'Europe, il paraît déraisonnable d'opposer 
à ce déluge d'hommes quelques milliers de Grecs. 

Avec les idées que Ton fait prédominer aujour- 
d'hui, il faudrait rire de cet entêtement. 

Et pourtant cette folie s'est trouvée sagesse. 

Les Grecs, tant qu'ils ont été quelque chose, 
ne s'en sont jamais guéris, et cette folie de Sala- 
mine, de Platée, de Mycale, a passé des hommes 
d'action dans les hommes de pensée. Elle est 
comme la substance et le fond de tous les esprits. 
Elle est devenue l'âme de la Grèce aussi long- 
temps qu'elle a vécu. 

Ce sage héroïsme, je le retrouve non pas seu- 
lement dans Léônidas aux Thermopyles, dans 
Aristide et Thémistocle à Salamine, dans Pausa- 
nias à Platée , mais aussi dans les poètes , les 
sculpteurs, les philosophes. Il revit dans Eschyle et 
Sophocle, dans Pindare comme dans Phidias, dans 
Platon comme dans Hérodote et Démosthènes. 

Je retrouve l'âme des jours des Thermopyles 
dans le Prométhée d'Eschyle (1). 

(1) Voyez Notes. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 27 

Démosthènes est encore plein des guerres mo- 
diques. Le ton d'héroïsme auquel était monté 
l'âme des combattants dans les guerres médi- 
ques, à la veille des grandes journées, est resté 
le ton dominant, et comme la région morale des 
écrivains des grands siècles. 

Tous ont bu à la coupe des Hoplites de Sparte 
et d'Athènes. 

Voilà ce qui forme l'unité du génie grec dans 
toutes ses œuvres. Le calme sourire de Léonidas 
ou d'Aristide, au matin de la bataille, je le re- 
trouve dans les dialogues de Platon, comme dans 
les figures du Parthénon. Une littérature entière, 
qui vit de l'héroïsme des ancêtres, une action im- 
mortelle, qui se renouvelle et se perpétue dans 
chaque œuvre ; une philosophie qui, pour vaincre 
un problème, remonte à la région d'esprit qu'ha- 
bitait le général au jour de la victoire, un artiste 
qui contemple les dieux avec le regard de Pau- 
sanias en invoquant Héra, au matin de Platée ; 
telle est dans son essence la littérature grecque. 

Née des guerres médiques, fille de la victoire, 
elle a des ailes comme la Victoire. Chaque peu- 
ple qui a pris part au bon combat de l'Hellade, 



18 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

en a été récompensé par un surcroît de génie. 

La petite île de Milo a envoyé deux cents com- 
battants à Salamine, deux trirèmes, ou plutôt 
deux pentécontores , chacune à cinquante ra- 
meurs; elle en a été récompensée dans l'avenir 
par sa Vénus victorieuse. Elle a certainement 
gardé quelques-uns des rayons de la Grèce à 
Marathon ou à Salamine. 

Je ne puis voir la Vénus de Milo sans recon- 
naître la fierté d'une race qui émerge triomphante 
de l'abîme. 

Peut-être le sculpteur n'a-t-il pas pensé à cela; 
mais, à coup sûr, sa Vénus a pensé et pense en- 
core pour lui. 

C'est pour cela que les hommes ne se lasseront 
jamais des œuvres de l'Hellade, car, nulle part, 
en aucun temps, ils ne reverront un génie natio- 
nal émané tout entier de l'héroïsme, qui, partout 
ailleurs, n'a formé qu'un moment, un accident, 
une lueur dans la vie humaine. 

Les Grecs ont cessé d'être eux-mêmes lors- 
qu'ils ont séparé, comme inconciliables, l'héroïsme 
et la sagesse. Ce jour-là, de Grecs ils sont deve- 
nus Byzantins. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 29 

Dans toute la philosophie de Platon revit l'âme 
généreuse, enthousiaste > des guerres médiques. 

Si Ton avait pu converser avec les chefs de 
l'armée Spartiate ou athénienne, sous leur tente, 
à la veille des grands jours, on aurait trouvé la 
tranquillité d'âme , l'équilibre d'esprit > la bonne 
humeur, la joie secrète des grands artistes grecs, 
au moment d'entreprendre leurs œuvres. 

Car une grande œuvre d'art à accomplir est 
aussi une bataille à livrer. Les plus belles sont 
celles où Fhomme a été le plus maître de lui. 

4e me suis demandé ce qui nous subjugue 
dans la littérature des beaux temps de la langue 
grecque. Est-ce seulement la curiosité, le plaisir 
de la difficulté vaincue dans la restitution d'une 
langue morte? 

Non, rien de cela ne suffit pour expliquer cette 
merveille. 

Ce qui nous subjugue, c'est l'accent d'une âme 
héroïque, écho des grands jours de Salamine et 
de Platée. 

On respire le souffle de ces journées dans 
toutes les grandes œuvres des Grecs, poètes, pro- 
sateurs ou sculpteurs des temps classiques. 



£0 VIE ET MORT DU GENIE GREC. 

On pourrait marquer la puissance du génie 
grec, suivant que cet écho a été ou plus fort ou 
plus faible. Il a encore toute son énergie dans 
Aristophane. 

Il languit déjà dans Xénophon. Malgré des ta- 
bleaux militaires admirables dans la retraite des 
Dix Mille, l'âme commence à baisser dans les 
Helléniques. 

L'écho des guerres médiques existe à peine 
dans Plutarque. 

Il achève de disparaître chez les Alexandrins, 

Enfin, avec la Décadence, l'âme se brise. Elle 
ne songe plus qu'à s'amuser, ou à se bercer dans 
le mysticisme. 



VI 



UNITÉ DE LA RAGE. 



Il sera toujours extraordinaire que tant de peu- 
ples différents, sous des gouvernements étrangers 
les uns aux autres, sans autre lien que la' langue, 
la parenté d'origine et à peine les dieux, se soient 
trouvés à point nommé en ligne, à leur rang de 
bataille, pour couvrir non un État, non un prince, 
mais la race , l'Hellade. Car il n'y avait pas de 
confédération établie, pas de traité. Rien qui pût 
ressembler à un gouvernement central. 

Au contraire , des villes divisées, rivales ; des 
dialectes séparés, et au moment du danger, à 



32 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

l'appel du héraut, toute désunion cesse, on se con- 
centre. 

De ces peuples se forme une seule armée, de 
plus de cent mille hommes effectifs, qui n'a qu'un 
esprit. Jamais la puissance de la race ne s'est 
montrée à ce degré dans l'espèce humaine. 

Malgré cela, il restait plus de cinquante mille 
Grecs dans l'armée de Xsrxès. 

Beaucoup l'avaient suivi par force, tels que les 
habitants des îles, les Thessaliens. 

Mais les Béotiens, ceux de Thèbes, ceux d'Ar- 
gos, qui les a poussés à déserter si vite la cause 
de leur race ? 

La plupart se crurent habiles ; ils se rangèrent 
d'avance du côté du plus fort, des plus gros ba<* 
taillons. ' 

D'autres furent poussés par l'envie contre* 
Athènes ; tous furent punis de leur fausse sagesse 
par la décadence précoce. Branches mortes tom- 
bées de l'arbre avant le temps. 

Peut-être la sottise des Béotiens nVt-elle été 
que le nom de cette fausse sagesse. 



vu 



DES ORACLES. 



On ne peut pas môme dire que la religion offi- 
cielle ait soutenu la Grèoe. 

Les dieux, au moins, ont-ils ouvertement oom- 
battu pour les Greos? Dans l'imagination popu- 
laire, ils ont soutenu l'Hellade. Mais , dans la 
religion officielle, dans les oracles , ils sont restés 
neutres et équivoques. 

Il a fallu toute la subtilité de Thémistoole pour 
interpréter dans le sens héroïque une réponse 
ambiguë de la Pythie. 

Ceux qui l'ont prise à la lettre sont restés dans 
l'Acropole, à la merci des Perses. 



34 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

Jamais un mot d'ordre intrépide, éclatant, une 
parole de salut, ne sont sortis de Delphes. Évi- 
demment l'oracle se ménageait pour le dénoue- 
ment quel qu'il fût. C'est l'imagination populaire 
qui a forcé le dieu de parler dans le sens na- 
tional. 

Xerxès sacrifiait, au besoin, selon le rite grec. 
Le dieu, par l'oracle, avait un pied dans chaque 
camp. Ce sont les héros, en Grèce, qui sont sor- 
tis de l'équivoque. Le dieu de Delphes et sa prê- 
tresse y sont restés jusqu'au bout. 

Jamais l'appel pressant de la nationalité n'a 
arraché à la Pythie un mot décisif. 

Ne pas se compromettre avec le vainqueur, tel 

est le dernier mot de la sagesse sacerdotale. 

» 

La terre a beau trembler autour d'elle, sous les 
pas des Mèdes et des Perses , elle ne sortira pas 
du langage rusé de l'énigme. 

A ce point de vue, c'est l'homme seul qui s'est 
affranchi en Grèce , par sa main. Le dieu rituel 
du prêtre n'y a été pour rien. Voilà, en un mot, 
tout l'héroïsme. 



VIII 



HÉROÏSME DANS LA VIE ET DANS L'ART. 



Pouvez-vous croire que si les Grecs eussent été 
vaincus par les Perses et les Mèdes, leurs œuvres 
auraient malgré tout cette noblesse , cette fierté, 
cette grandeur souveraine qui accompagne la vic- 
toire? Je crois, au contraire, que le joug aurait 
laissé ses traces sur les fronts magnanimes mômes 
des dieux. 

Je crois que le Jupiter de Phidias eût été moins 
olympien, s'il avait dû courber la tête devant les 
dieux de Darius et de Xerxès. 

11 aurait eu peine à se relever jusqu'aux nues. 

3 



86 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

Peut-on se figurer que si Athènes avait capi- 
tulé, comme le voulaient ses oligarques, si elle 
avait accepté les conditions de Mardonius, si elle 
avait trahi l'Hellade, peut-on se figurer que la 
Pallas-Athéné de Phidias aurait eu la même 
majesté , qu'elle aurait couvert de son égide , 
avec la même assurance , la terre étendue à ses 
pieds ? 

Non, tout le génie de Phidias n'aurait pu don- 
ner la fierté de la toute-puissance , la virginité 
sacrée à une Pallas vaincue, esclave d'Ormuzd ou 
d'Ahriman. Je ne crois pas même que les chevaux 
du Parthénon auraient eu la tête si droite et 
qu'ils se fussent élancés avec tant d'orgueil et de 
vie sur les frises , s'ils avaient senti le fouet des 
Mèdes. 

Dans ce lutteur qui se précipite , il n'y a pas 
seulement l'ardeur d'un homme qui dispute le 
prix du pugilat. Ce n'est pas un jeu. Il y a encore 
le combattant qui prend au sérieux le combat. 

Tel il devait être au premier rang à Marathon 
ou aux Thermopyles ou à Platée. 

J'ai passé autrefois de longs jours à lire Héro- 
dote et Sophocle dans les eaux de Salamine. La 



VfÉ ET ftÔftT ttJ GÉNIE GRB& 37 

mer itiê jeta dans un caïque, sur la petite île de 
Psyttaliè, qui occupait le centre de la bataille. 
C'est là qu'Aristide enveloppa et détruisit les 
Perse» qui y étaient réunis. 

Un regret qui m'a poursuivi depuis ce temps- 
là, c'est de n'avoir pu visiter aussi le champ de 
bataille de Platée , qui a si grandement achevé 
Salamine. 

S'il m'était donné ùe réaliser mn fève, ce serait 
de voir les pentes du Cithéron, les bords de* 
l'Àsope, la fontaine de Gargaphie, la petite île 
d'Œroë, puisqu'il n'est pas de lieux plus sacrés, 
dans la mémoire des hommes , pour quiconque 
s'intéresse' à la victoire de la civilisation sur la 
barbarie. 

Je voudrais faire un dessin graphique du défilé 
de fat Tête-dn^Chêne. Je reconnaîtrais surtout le 
pied du Cithéron , le ruisseau de Moloéis , s'il 
existe encore. Je ne laisserais pas un point de 
l'horizon sans l'orienter et le comparer avec ce 
qu'il était autrefois. Je tenterais même de faire la 
géologie de Platée. 

Voilà ce que je ferais, si j'étais le maître de 
mon sort. Ne pouvant y songer, je veux au moins 



38 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

rassembler ici les vues, les idées que je porterais 
dans ces lieux , dont j'ai été si près , et que j'ai 
si peu d'espérance de visiter jamais. 

La principale de ces idées, celle qui comprend 
toutes les autres, c'est que personne n'a montré 
à mon gré l'action des guerres médiques sur l'é- 
ducation, le tempérament, le caractère continu du 
génie grec. 

On a raconté ces histoires , mais on n'a pas 

montré comment, dans cette lutte première, ont 

été trempées la civilisation et l'âme de l'Hellade. 

Nul, que je sache, n'a dit à quel point l'esprit 

des écrivains et des artistes s'est formé de ce pur 

rayon de gloire, de cette inspiration première, qui 

a jailli du front des combattants à Salamine et à 

Platée. C'est là une flamme qui s'est répandue 

sur les générations à venir et s'est prolongée dans 

les esprits , dans les pensées , dans les œuvres , 

tant qu'il y a eu une Grèce. 

Voilà ce que je voudrais rendre évident en écri- 
vant les pages qui suivent. 

Car n'espérez pas avoir jamais le secret du 
génie grec, si vous n'y faites pas entrer ce que 
je vais dire : 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 39 

L'héroïsme dans la vie et dans l'art, voilà la 
Grèce. 

Mais cet héroïsme, non fabuleux, tout réel, où 
en est la source? D'où vient-il? Qui Ta montré 
aux yeux ? Qui l'a raconté et constaté en traits 
formels et positifs? Qui en a écrit non le poème, 
mais l'histoire? C'est Hérodote. 

Je vais le suivre. 



IX 



PINDAR 



Il y a un grand poëte , un des plus extraordi- 
naires, qui échappe à cette loi, c'est Pindare. 
Par là aussi s'explique une des obscurités de 
Pindare . 

Il était déjà à la moitié de sa vie au temps des 
guerres médiques ; il a vu l'invasion des Barbares, 
et pourtant il n'y fait aucune allusion. Il ne les 
célèbre nulle part ; il semble dire aussi : 

Ton nom jamais n'attristera mes vers. 

Gomment cela se peut-il ? Est-ce qu'il n'a gardé 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 41 

aucune impression de cette époque qui devait tout 
renouveler autour de lui ? 

Je ne puis m'arrêter à cette idée. Je crois voir 
que le silence de Pindare tient à une autre cause. 
Sa ville chérie, Thèbes, avait déserté l'Hellade, 
elle avait fait cause commune avec les Barbares . 
Le poète thébain s'est imposé de ne rappeler par 
aucun mot les victoires qui attestent la trahison 
de Thèbes. Et qui n'aime mieux ce silence volon- 
taire que les subtilités dont un homme de dé- 
cadence n'eût pas manqué de se couvrir? Pin- 
dare se tait sur les choses immortelles dont il a 
été le témoin. Il n'en parlera pas, et ce silence 
aura sa grandeur. 

Il s'est interdit cette source sacrée, ne pronon- 
çant pas même le nom de Salamine ou de Platée. 
Par là, il a dû se renfermer dans le monde my- 
thologique des demi-dieux. Il a fermé volontaire- 
ment les yeux au spectacle des guerres de son 
temps. Il s'est fait un monde archaïque où il 
semble vivre et respirer seul avec les Hercule et 
les Thésée , sans vouloir connaître les Léonidas 
et les Aristide. Cela lui donne un caractère 
étrange, unique entre tous les poètes de son épor 



42 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

que. Cet éloignement volontaire fait de lui le 
chantre des .siècles primitifs, anté -homériques. 
Au milieu de l'âge classique, historique, il sem- 
ble rentrer seul dans l'âge des héros fabuleux , 
centaures et minotaures. 

Cependant, si je l'examine de plus près, je vois 
que , malgré lui , Pindare est l'homme de son 
temps. Par respect pour Thèbes , il ne parle 
pas des guerres médiques, mais il en a le souf- 
fle, je veux dire l'esprit de race. On voit qu'en 
se refusant à rappeler ces guerres, il en a reçu 
pourtant quelque chose ; c'est le sentiment géné- 
ral de la nationalité, c'est l'Hellade (1). 

Voilà le mot sacré qui a surgi des guerres mé- 
diques et qui a passé dans les odes de Pindare. 
Sans prononcer le nom des batailles ou des stra- 
tèges de la guerre de l'indépendance, il a recueilli 
ce qui en était l'âme. L'idée de la communauté 
du monde grec, qui s'est révélé dans ces batailles, 
a passé dans les vers de Pindare, alors même qu'il 
se refuse d'en prononcer le nom. Il en porte le 

drapeau : 'Eiuicpav&Tepov 'EXXaSi ™eé<rôai. 



(1) Ce mot ne s'appliquait d'abord qu'à la Thessalie , dans 
Homère. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 43 

Entre Homère et Pindare il y a l'Hellade. 

Pour Homère l'Hellade n'était qu'un coin de la 
Thessalie. Vers les guerres modiques l'Hellade 
est formée. C'est la race entière des Grecs ; et ce 
sens est celui que Pindare donne à ce mot, con- 
trairement aux temps primitifs. 

Quoique Pindare ne prononce pas le nom de 
Salamine et de Platée, je sens l'enthousiasme de 
ces jours dans chacune de ses odes. Un enthou- 
siasme qui n'ose se montrer pour le présent et 
qui va chercher la haute antiquité pour éclater et 
déborder à l'aise, voilà Pindare. 

Il est impossible de comprendre Pindare si l'on 
ne se représente pas la musique, les accords qui 
faisaient la liaison, la transition des paroles. 
Sous les vastes épithètes , j'entends malgré moi 
les cordes vibrantes qui y plaquaient leurs ac- 
cords et en prolongeaient l'écho. 

Le mode Ionien ou Lydien devait marquer aussi 
beaucoup de choses que les paroles ne pouvaient 
démontrer. 

Le ravissement d'une symphonie peut seule 
donner l'idée de l'effet de Pindare dans sa lan- 



44 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

gue. Il nous jette hors de nous, comme une sym- 
phonie de Beethoven. 

Si Pindare nomme Marathon, ce n'est pas pour 
la bataille de Miltiade, c'est pour une coupe 
d'argent, prix de la course, ou du disque, dans 
les jeux d'athlètes, à la fête d'Hercule. 

Pour avoir loué l'Athènes du temps de Thésée, 
Pindare excita la jalousie de Thèbes, qui lui ôta 
le droit de cité. Que serait- il donc arrivé, s'il eût 
vanté l'Athènes du temps de Thémistocle et rap- 
pelé la trahison de l'oligarchie de Thèbes ? 

Pindare fait allusion à la bataille de Salamine 
pour louer Égine, mais soudain il s'interrompt; 
il en a déjà trop dit. t Car, dit-il, les victoires des 

athlètes et leurs combats, ma lyre peut les célé- 
brer sans crainte. » 

Quel aveu ! et quelle clarté sur tout le reste (1) ! 
Comment ne l'a-t-on pas vu ? 

En lisant Pindare, je ne puis m'empêcher de 
penser qu'il a vécu dans le temps même où toute 
la terre grecque retentissait de longs cris d'en- 
thousiasme sur ses victoires. Je soutiens que ce 

{4) Isthmiques, V. 



VUE ET MORT DU GÉNIE GREC. 45 

cri de la terre a passé dans les Odes de Pindare, 
et que c'est là la vraie cause de ce délire sacré 
qui le possède. Il n'était pas seul sur le trépied ; 
toute la Grèce y était avec lui. De chaque lieu, 
de chaque bouche, sortait le cri : Victoire ! 

Gommant <ce même mot, Victoire, n'aurait-il 
pas courons chaque strophe de Pindare ? Il as- 
sistait à cet enthousiasme $1 il ne pouvait en 
parler. S'il lui arrive d# faire uœ allusion à la 
bataille de Salamioe , il «'arrête aussitôt. Il se 
rappelle la jalousie de Thèhes au bouclier d'or. 
Mais ce sitaftce n'en est que plus frappant. L'âme 
dm victoires de Salamine, de Platée f a passé 
daoe ses vers, iop* même qu'il .s'absti^at de les 
nommer. 

Ecoutez attentivement ; vous mtendeez la voix 
4e tout le pwpje Hetfénique, pleirç de ses triom- 
phas 4ans l'ode à m vainqueur du disque ou <tu 
pancrace. C'est cet accompagnement coatou de 
la voix de la terre Hellénique triomphante qui 
fait un des eachanteraentg de Pûadare. 

Sans cet accord , »' espérez pas comprendre le 
poëte. Tout reste mystère, obscurité chez lui. 

Rien ne peut éteindre Pindare ; il survit dans 



46 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

la traduction la plus imparfaite, comme à travers 
le texte le plus altéré. L'âme du poète perce 
tout, éclaire tout. 

C'est une flamme qu'aucune obscurité de pa- 
roles n'étouffe. 

Qui le croirait? c'est après la victoire de Sa- 
lamine qu'il se montre un moment [accablé de 

douleur : Kat Ifà xafaep tfyvufxevoç (1). 

C'est la première impression ; puis il pense au 
rocher de Tantale qui avait pesé sur la Grèce 
( c EXX<xSt), et il se prend à espérer; mais aussitôt, 
comme s'il en avait trop dit, il efface ses traces 
et remonte d'un bond aux guerres mythologi- 
ques. Thèbes ne pourra l'accuser, et l'Hellade 
aura été glorifiée du moins par ses vers : 'AtoX- 

Il fait honneur au dieu de la délivrance de la 
Grèce. Il ne nomme personne; par piété pour 
Thèbes, il oubliera le nom de Salamine. 

Il y avait beaucoup de choses et des plus gra- 
ves, que Pindare avait dans le cœur et qu'il ne 
pouvait dire. Il le déclare lui-môme. 

(1) Isthmiques, VIII. 

(2) Ibid. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 47 

Comment n'a-t-on pas vu que ce sentiment 
caché, refoulé, concentré des victoires de son 
temps, est au fond de toute son œuvre, et ne se 
trahit que par hasard, par intervalles. L'âme de 
son époque vit tout entière dans ses Odes, et elle 
y est transportée dans un autre âge. Elle n'en 
résonne qu'avec plus de puissance. 

Je crois entendre l'écho des guerres contem- 
poraines médiques , qui va remplir les cavernes 
des lions et des centaures de l'âge d'airain. 

Quels effets prodigieux naissent de ce renver- 
sement d'accords ! Ce sont les demi-dieux et les 
Titans du monde naissant qui prennent l'âme des 
combattants de Salamine et de Platée. 

Aussi la joie des forts, des invincibles, cir- 
cule-t-elle à pleins bords dans chaque strophe de 
Pindare. 

Si l'âme d'un peuple en fête a jamais été ren- 
fermée dans un monument , c'est dans chacune 
des Odes Olympiques, Néméennes ou Isthmiques. 
Elles font de vous un héros pendant que vous les 
lisez. C'est une fête, qu'aucune tristesse, aucune 
défaillance du monde ne vaincra jamais. Goûtez à 



*a vrc: et mobt du génie grec. 

ce breavage des forts, vous en vivrez. (Test Famé 
de FHellade eft tin jour (Fkéroïsme. 

Tout l'art gf ee classique est né dans ce jour de 
triomphe. Il porte au front le même rayon de Sa- 
lamine. Il repose sur les mêmes assises inébran- 
lables d'or et de diamant que les Dithyrambes 
de Pindare et les Histoires d'Hérodote. Ces assi- 
ses sont le sentiment des victoires de la race 
grecque contre les Barbares. 



X 



ALCIBIADE. 



Les louanges n'ont pas manqué de nos jours à 
Alcibiade. Pourquoi? Il a été un des premiers 
en qui a péri le sentiment de la nationalité de 
l'Hellade, précurseur, initiateur des hommes de 
décadence, type idéal de ceux qui n'ont plus de 
patrie. La grâce, dans Alcibiade, tient lieu de 
toute vertu. Il est aimable; nous lui passons 
d'être odieux.. 

C'est le don Juan politique de l'antiquité. 
L'endurcissement de don Juan dans la dernière 



50 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

scène, c'est l'histoire d' Alcibiade, nature dé- 
moniaque s'il en fut, couronné de roses et de 
serpents. Ne soyons pas dupes des grâces de 
l'enfer. 

Il épouse Athènes et la trahit pour Sparte, 
qu'il trahit pour le grand roi. Il conseille à Tisa- 
pherne de briser les Lacédémoniens par les Athé- 
niens, et ceux-ci par ceux-là, de manière à extir- 
per la société grecque. 

Au fond de ces grâces, de ces talents, de cette 
puissance, que reste-t-il?Le séducteur de tout un 
peuple. Que lui manque-t-il pour séduire aussi 
notre temps ? 

Il est le prédécesseur de ceux qui ont livré la 
Grèce aux Macédoniens, les Macédoniens aux Ro- 
mains. Il a la beauté des esprits infernaux. 

On Fa comparé à Machiavel ; quelle différence ! 
Machiavel a gardé la nationalité, il veut faire une 
Italie. 

Alcibiade ne tient à rien qu'à Alcibiade. Il [ne 
veut faire ni une Hellade, ni un Orient. C'est le 
vide souriant où s'abîmera le monde antique. 

Dans ce vide, point de vertige. La froide rai- 
son, le calcul. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 51 

Il fait décider l'expédition de Sicile, qui devait 
perdre Athènes. 

Dès qu'Athènes baisse , il la livre. Il a l'esprit 
pratique. 

Regardons bien. Au fond de cette politique, la 
trahison est restée. Où est la grâce? 

La vérité échappe à Plutarque dans un dernier 
mot qu'il n'a pu retenir : c Alcibiade, dit-il, est 
l'homme qui a le plus méprisé le bien et le 

beau : 'OXtYtoporoiTto tou xaXou. » 



XI 



DÉMOSTHÊNES. 



Démosthènes est encore tout plein des guerres 
médiques. Il a gardé l'accent, le ton de comman- 
dement d'un stratège naval ; il jette encore le cri 
de Salami ne ou de Mycalè. 

Chose plus importante, c'est l'esprit même des 
générations contemporaines de Thémistocle qu'il 
porte en lui. Pendant que ses adversaires poli- 
tiques ont fait un pas dans la décadence et que 
Tes petits calculs les envahissent, Démosthènes se 
retranche dans la sagesse héroïque des temps 
des Thermopyles et de Platée. Il parle avec Tau- 



VÎË Et MORT DU GÉNIE GREC. 53 

toritê de la grande époque qui a fait l'Hellade. Il 
ne sait ce que c'est que capituler. Il ne mesure 
les forces de l'ennemi que pour le mieux com- 
battre, non pour lui céder. La résolution que les 
ancêtres ont montrée contre Darius , il veut que 
ses contemporains la montrent contre Philippe. 
Pourquoi non? 

Les armées innombrables des premiers n'ont 
pas fait tomber les armes des mains des Grecs à 
Marathon. Pourquoi celles de Philippe pourraient- 
elles ce que n'ont pu celles de Darius ou de 
Xèrxès ? 

Anachronisme ! dites-vous. Il ne s'agit plus des 
Grées de Marathon ou de Platée. Oui, sans doute. 
Mais c'est cet anachronisme qui fera vivre à 
jamais Démosthènes. Car il dominé ses contem- 
porains, îl leur parle du haut d'un autre âge ; il 
les retient sur la pente de la décadence. 

îl veut donner à une génération défaillante 
l'âme des générations passées, encore dans toute 
leur grandeur. 

Quand je compare Eschiiie et Démosthènes, je 
vois dans le premier un homme de plain-pied avec 
tous les petits calculs de son temps, et dans le 



54 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

second un homme qui les domine et se rattache 
aux héros. 

Voilà la vraie grandeur de Démosthènes. Il n'a 
pu changer le tempérament de son époque, ni 
ranger en bataille de nouveau l'Hellade dans une 
autre Platée. 

Mais il a fait pour cela tout ce qui était à faire. 
En vain dira-t-on qu'il eût été plus pratique de 
se courber en silence. Cette sagesse ne prévaudra 
jamais dans les grandes affaires humaines, et 
encore aujourd'hui, il est bon qu'Athènes n'ait 
pas mis tant de hâte à se donner au roi de Macé- 
doine. 

Démosthènes est le dernier qui ait fait appel à 
l'Hellade. Après lui , ce nom ne sera plus pro- 
noncé. C'est le dernier écho des grands jours. Il 
s'est obstiné à espérer, à vouloir; il a évoqué 
l'esprit de l'Hellade. Cet esprit n'a répondu que 
dans Athènes, et comme au sortir d'un long som- 
meil. 



XII 



PLUTÀRQUE, 



Aussi, après Démosthènes, quel silence! quelle 
stérilité ! . . - L'histoire même nous échappe en 
partie. 

Quinze ans après ce grand effort, Démétrius, 
le fils d'Antigonus, l'un des généraux d'Alexandre, 
arrive avec une flotte à Athènes. 

Que reste-t-il de l'Athènes réveillée un mo- 
ment par Démosthènes ? Athènes, à la vue d'un 
général macédonien, se donne à lui. Et c'est ce 
que Plutarque appelle : recevoir la liberté. 

Cela ne suffit pas. Athènes pense qu'il est 



56 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

habile de faire de Démétrius* son roi ; elle lui 
donne la royauté. 

C'est trop peu encore ; il serait plus habile de 
le faire dieu ; elle le fait dieu. Mais ce mot est 
encore trop modeste ; il faut dire dieu-sauveur. 

Démétrius est déclaré , ainsi que son père, 
dieu-sauveur, et les images de ces divinités sont 
placées à côté de celles de Pallas-Athéné. 

Mais, dans ce chemin il ne faut pas s'arrêter. 
Un sage, un habile d'Athènes propose de déclarer 
que Démétrius est l'oracle, qu'il faut s'adresser 
en toute matière à lui comme à Apollon Pythien ! 
* Et tout cela, accepté, proclamé, dans l'Agora , 
quinze ans après les Pbittppiques 1 
. Mesurez l'intervalle de pensée de Démostbèoes 
à Plutarque ! La distance entre eux est incalcu-r 
table. Dans Plutarque, le sentiment de la race 
grecque a disparu ; ce n'est plus l'histoire d'une 
nation ; ce sont quelques individus détachés, 
cojnme des rameaux de la souche commune. Ils 
sont là épars, sans aucun lien qui les rassemble; 
et pour mieux marquer que l'esprit de race a 
disparu, chacun des grands hommes grecs se 
trouve associé capricieusement à un Romain; et 



VIE JET MORT DU QÉNIE GREC. 57 

ces groupes, formés presque au hasard, disent 
assez que le monde grec n'est plus que pous- 
sière. 

De cette poussière, Plutarque se fait une argile 
pour en pétrir quelques statues auxquelles il ôte 
leur caractère, leur nationalité, en les unissant à 
des hommes d'une autre race, souvent d'un autre 
temps. (]Euvre de fantaisie qui trouble les souve- 
nirs, et met à la place de l'histoire vivante, le 
caprice. 

Remarquez une chose bien plus étrange. Toutes 
les fois que Plutarque voit la Grèce changer de 
maître, il appelle cela retrouver la liberté. 

Les Romains viennent les premiers après les 
Macédoniens ; ils font la conquête de la Grèce 
entière. 

Plutarque acclame ces sauveurs. Il suffît à 
Titus Flaminius de dire, par une politique raffi- 
née, qu'il vient donner à la Grèce la liberté. La 
Grèce le croit, et, dans ses fêtes, elle acclame ces 
sauveurs, qui veulent bien substituer leur joug à 
l'ancien joug macédonien. 

Je consens bien à comprendre cette illusion, 
ces espérances de la part de la foule. Ces hommes 



58 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

ont tant souffert ! Ils ont été si longtemps écrasés 
par les successeurs d'Alexandre. Ils ne savent pas 
ce qu'il y a d'artifice dans le langage des Ro- 
mains; ils veulent espérer à tout prix. Je le con- 
çois. Mais deux siècles plus tard , que dire de 
Plutarque? Il n'a aucune des excuses des adula- 
teurs de Titus Flaminius. Il a vu ce qu'est de- 
venue la conquête de la Grèce par les Romains. Il 
sait qu'Athènes a été mise à feu et à sang par 
Sylla , Gorinthe par Mummius , la Béotie , sa pa- 
trie, par ce même Sylla ; il sait qu'une heure a 
suffi pour faire en Epire cent cinquante mille es- 
claves de race grecque ; il sait surtout que, sous 
l'invasion romaine, la nationalité grecque a été 
extirpée; que les poètes, les orateurs, ont dis- 
paru; qu'un silence de mort s'est fait dans cette 
Grèce, qui avait été si longtemps l'orgueil et la 
joie de l'espèce humaine. 

Il sait tout cela, et il n'en répète qu'avec plus 
d'assurance que les Romains de Titus Flaminius 
sont venus généreusement donner la liberté à la 
Grèce. Il l'avait déjà dit de Paul-Émile; il le ré- 
pétera pour tous les Romains qui se donneront la 
peine de fouler la race grecque. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 59 

N'est-ce pas là un singulier vertige? ou n'est-ce 
qu'une habitude de flatterie pour les vainqueurs? 

Comme cette liberté ainsi accordée en paroles, 
et écrasée en réalité, a toujours besoin d'être 
sauvée, il se trouve à la fin que, pour Plutarque, 
le sauveur des sauveurs est Néron. Car son con- 
temporain Néron a paru dans les Jeux isthmi- 
ques ; il y a disputé le prix du chant, comme un 
simple rival de Pindare ; et par reconnaissance 
pour ceux qui l'ont couronné, il a encore une 
fois, lui aussi, donné la liberté à la Grèce ! 

C'est Plutarque qui l'assure, comme témoin 
contemporain ! 

Et quelle nation, en effet, peut être plus libre 
que celle à qui les Néron, les maîtres et les rava- 
geurs , promettent , foi du serment > la liberté. 

Je cherche comment des gens si avisés que 
les Grecs ont si vite roulé dans le gouffre ; com- 
ment l'esclavage, sous une autre race, s'est ap- 
pelé si facilement l'indépendance. Et voici ce que 
je trouve : 

Nous n'avons pas l'histoire de ce changement 
d'esprit; les éléments nous manquent pour la re- 



60 VIE ET MORT DU GÉNIE GSPC. 

trouver en des documents certains. C'est un de 
ces cas où nous devons reconstruire l'histoire 
morale d'yne r$ce d^ownes ; £t où la retrouve- 
rons-nous, cette histoire? Dans la nôtre. 

De Dénjosthènes à Plutarque, il s'est fait un 
grand silence dans le monde grec. Pourtant, 
dans l'Attique et le Péloponèse, les hommes con- 
tinuaient de parler, sinon à la tribune, au moins 
dans les marchés et les écoles. Que disaient-ils? 
Chaque ville avait son sophiste. On Técoutait. 
C'est cç lojig travail du sophisme que je voudrais 
retrouver, car c'est lui qui entamait jour par jour 
l'esprit grec, et qui l'a mis en poussière (1). 

Jç pense que l'on a dû s'acharner dans les 
premiers temps contre Démos.thèijies, et il a fallu 
commencer par le déshonorer. 

r 

C'est ce que l'on a fait, en lui reprochant 
d'avoir fui à Chéronée ; comme s'il pouvait rester 
seul à soji rang de bataille quand l'armée était 
dispersée. 

Cette première invective a dû remplir les CQn- 
versations des Athéniens convertis à la défaite, 

(1) Où sont les cent mille hommes de Platée ! 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 61 

et Plutarque n'a pas manqué do ramasser ces 
médisances, si bien qu'elles ont traversé les siè- 
cles jusqu'à nos jours. 



Après ce premier pas, 



FN. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC 



NOTES 



DE 



% M«« EDGAR QUINET 



» : i .ta- 



VtE BT MORT DU GÉNIE GREC 



NOTES 



4*— fa 



PLAN DE L'OUVRÀGÊ 



« Où rfie réfugier pour ne pas voir ce que je vois, 
pour ne pas entendre ce que j'entends ? Je me réfu- 
gierai sur un roc inaccessible, le monde Grec. J'en 
montrerai là formation dans l'âge classique. » 

Premières lignes de l'œuvre où s'est concentrée la 
dernière pensée d'Edgar Quinet, le dernier battement 
de son cœur. Elles expliquent pourquoi il a choisi ce 
grand sujet, de préférence à d'autres plus intimes et 
plus doux. 

En janvier 1875 , trois ouvrages l'attiraient avec 
une force égale : ses Mémoires, suite de VHistoire 
de mes Idées, qîiô tôîis ses amis réclamaient, Vie et 
More du Génie Grec, dont nous publions ici lô frag- 
ment inédit et VHistoire de h Proscription. 



66 NOTES. 

Il a choisi c le roc inaccessible au découragement, 
le refuge assuré à toute âme qui, en des temps agités, 
a besoin de retrouver l'équilibre. » 

Écrites d'une haleine le 19 et le 20 mars, ces pages 
sont interrompues, le lendemain, par la maladie. 
Samedi, 20 mars, il trace les derniers mots qui 
nous restent de sa main. A une heure, il dépose cette 
plume qui, pendant cinquante ans , n'a jamais servi 
que la vérité, la patrie, la liberté. Six jours après, 
ce grand cœur, ce grand esprit était enlevé à la 
France, qu'il a si passionnément aimée. 

Quelle douleur pour lui d'interrompre sa tâche ! 
Avec quel amour il y travaillait ! Ce devait être un 
livre de paix, un monument élevé à l'esprit humain, 
la plus haute ambition du penseur, de l'artiste. Oui, il 
avait l'ambition sacrée de dépasser, comme œuvre 
d'art, Y Esprit nouveau, et de c mériter tout le bien 
qu'on en a dit. » 

Peu de jours avant, il écrivait à un ami (1) : 

c Savez-vous quel sentiment je trouve en moi ? Le 
désir de mériter de telles paroles, le serment inté- 
rieur de tout faire pour les réaliser, le devoir de ne 
pas rester où j'en suis, de marcher, d'avancer, de ne 
pas m'arrêter. 

« Oui je me reprocherais désormais tout ce qui 
n'est pas un progrès vers la lumière. Il ne m'est pas 
permis de perdre un seul instant. » 



Son dernier travail s'inspire de deux pensées : le 
Génie hellénique et la France. 



(1) Après le compte rendu de la Revue politique et littéraire 
*ur V Esprit nouveau. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 67 

Que ne puis-je esquisser au moins le plan de l'ou- 
vrage , tel que je l'ai aperçu dans des entretiens trop 
courts, trop rapides ! L'Assemblée dévorait son temps; 
les plus graves soucis agitaient son esprit. 

Par moments, quand ses appréhensions patriotiques 
devenaient trop vives , il s'écriait en souriant : Par- 
lons d'Hérodote ! 

C'était devenu un mot d'ordre. 

Pour maintenir dans son âme la sérénité et l'es- 
pérance, il s'absorbait dans l'historien immortel qui 
avait eu le bonheur de raconter Salamine et Platée. 
Ces deux grandes journées rayonnaient encore pour 
lui au-dessus de nos défaites et illuminaient le plus 
lointain avenir. La victoire du Génie hellénique sou- 
tenait son cœur très-haut et devait être éternelle- 
ment féconde, car il inéditait une œuvre qui ratta- 
chait harmonieusement les destinées futures de notre 
France au triomphe de la civilisation d'Athènes. 

Lorsqu'il m'en parla pour la dernière fois, ce fut 
avec un accent extraordinaire. Lui, toujours maître 
de sa physionomie et de ses sentiments, il ne pouvait 
les dominer à la pensée de la patrie sauvée, délivrée. 
L'éloquence, l'enthousiasme de cet entretien m'an- 
nonçaient une œuvre bénie, mais aussi tout un monde 
de préoccupations. 

Hélas ! je me rappelle moins ses paroles textuelles 
que l'émotion avec laquelle il abordait ce grand sujet. 

Les agitations politiques, la fièvre qui le minait 
déjà, à son insu, ébranlèrent chez lui, dans les der- 
niers temps , cet imperturbable calme de la force. Car 
jamais âme ne sut mieux se maîtriser en toute cir- 
constance et conserver cette paix intérieure qui don- 
nait à sa physionomie, à sa parole, tant de sérénité. 

En parlant d'héroïsme antique, les larmes voilaient 
ses yeux, sa voix. Il lui était impossible de pro- 



68 NOTES. 

noncer de sang-froid les noms de Salamine et de Platée. 
Certains discours vraiment sublimes d'Hérodote lo 
remuaient si profondément qu'il s'écria d'une voix 
étouffée en se couvrant le visage de ses mains : « Non, 
je ne puis achever. » 

Surprise, inquiète, je l'écoutais, tantôt heureuse de 
ses projets, tantôt alarmée en voyant une telle dé- 
pense de forces dans les rares moments consacrés 
au repos. 

Cette sourde appréhension m'ôtait le recueillement, 
la concentration d'esprit avec lesquels j'écoutais ha- 
bituellement les pensées qu'il m'a confiées pendant 
vingt-quatre ans. 

Il ne Usait presque plus que des textes grecs. Ce 
fut sa principale lecture tout le mois de janvier. On 
lui avait prêté de la bibliothèque du palais Bourbon 
les deux volumes édités par Kreutzer. Un jour il me 
dit : « Je suis désolé d'avoir terminé mon Hérodote. 
Quel livre le remplacera? » Et il en avait tant de re- 
grets, que ne pouvant se résoudre à s'en séparer, il 
se réduisit à lire jusqu'aux commentaires des gram- 
mairiens d'Alexandrie, qui n'aimaient pas Hérodote, 
disait-il. 

Ce môme joui» il commença à prendre des notes. 

Je croyais son travail plus avancé, tant ses conver- 
sations étaient riches, abondantes de faits et de ré- 
flexions. Malheureusement il en fut détourné toute la 
semaine par les discussions des lois constitution- 
nelles et par le pronunciamiento d'Espagne. Et maintes 
pages sur la politique versaillaise remplirent le cahier 
destiné au Génie grec. 

Il avait une hâte extrême d'achever ce nouveau 
livre. Débordé par le temps , par les occupations , 
même le soir , en rentrant de l'Assemblée , il ébau- 
chait au crayon les pensées tumultueuses qui jail- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 

lissaient de son ooerur ; ces notes» il les développait 
le lendemain. Lui, dont la sagesse savait refréner 
jusqu'à l'ardeur du travail, cette fois la passion l'em- 
porta ; le 80 mars il écrivit toute la matinée e't d'un 
trait les quatre chapitres sur Pindare, Alcibiade, Dé- 
mosthènes et Plutarque. 

Il y mit une telle fougue» qu'en entrant dans sa 
chambre, je lui trouvai la voix complètement éteinte. 
Il me répondit en souriant t « Oui, je crois avoir 
trop travaillé aujourd'hui. » 

Et il s'arrêta à la ligne commencée : Après ce pre- 
mier pas 



Son prôôédé de trâvâtl était celui-ci ! Il couvait très- 
longtemps sa pensée ; elle se développait et mûrissait 
pendant ses méditations silencieuses, surtout dans ses 
promenades. 

S'il rompait le silence , s'il racontait ce qui l'avait 
absorbé, c'était le signe qu'un chapitre allait éclore 
dans là journée, 

Il n'écrivait pas toujours lé plan de l'ouvrage à l'a- 
Vànce, et ee contentait de l'ébaucher en esprit. Mais 
une fois arrêté , il l'observait scrupuleusement, avec 
f ordre logique et l'harmonie , condition de sa nature. 

Lorsque la conception du tableau était bien dis- 
tincte et que l'exécution matérielle allait commencer, 
il se donnait le plaisir de suivre un peu sa fantaisie 
et d'écrire les divers chapitres selon l'inspiration de 
l'heure. Tel ohapitre qui devait figurer en tête du 
livre était quelquefois terminé le dernier. 

Il faisait comme certains peintres qui se réservent 
les figures du premier plan et achèvent d'abord celles 
que leur imagination a évoquées capricieusement avant 
toutes les autres. 



70 NOTES. 

Ainsi de ce fragment. Il y a peint Hérodote, Pin- 
dare , Eschyle , Alcibiade , Démosthènes , Plutarque. 
Mais que d'autres figures ne verront pas ici le jour! 

Les' amis d'Edgar Quinet reconstruiront en esprit 
Pœuvre dont il ne reste , hélas, qu'un fragment. 

Ces douze chapitres publiés textuellement, tels 
qu'il les a laissés, quelques notes inédites, ses con- 
versations sur Pindare et sur Plutarque, ses récits 
d'Hérodote que je résume, m'aideront à faire entre- 
voir le plan. 



Le 4 mars, il me raconta la bataille de Platée, 
l'invocation du général Pausanias à la déesse Héra, 
la prise d'Athènes par les Perses. Il me décrivit 
Salamine. Il en avait approché en 1829, dans son 
expédition de Morée. 

Que d'idées belles et fécondes j'entendis ce jour- 
là ! Que n'ai-je pu les recueillir comme jadis dans la 
solitude de l'exil ! 

Le 12 mars, en se réveillant, il parla de Pindare 
avec un élan extraordinaire. Il venait d'apercevoir, au 
rayon naissant du matin, pourquoi le divin poète n'a 
jamais prononcé le nom des victoires helléniques, 
lui, le chantre de la victoire. Quel en est le motif? 
Personne ne l'a démontré, personne n'a même re- 
marqué ce silence. 

Pindare est Thébain. Il ne pouvait, sans déshono- 
rer sa patrie, rappeler les guerres médiques dans 
lesquelles Thèbes se rangea du côté des Perses. Ce 
rôle odieux de Thèbes force Pindare à taire les vic- 
toires de Marathon, des Thermopyles, de Salamine, de 
Platée et de Mycale. Il se réfugie dans la poésie de 
l'époque fabuleuse qui lui donne l'air d'un contempo- 
rain d'Hésiode, lui, qui vivait du temps de Léonidas, 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 71 

d'Aristide, de Thémistocle. Pindare était âgé de qua- 
rante ans lors de la bataille de Salamine. 

Le 14 mars, de grand matin, nouvel entretien sur 
Pindare. Cette puissance d'abstraction, cette faculté 
de se concentrer dans une pensée tout à fait étran- 
gère aux préoccupations passionnées de la politique, 
m'a toujours étonnée. 

Il était transporté à l'idée de la prodigieuse har- 
monie de Pindare. Et comme je fis cette réflexion ; 
une traduction même ne peut voiler cette harmonie, 
il s'écria : « Ne peut éteindre cette harmonie, car c'est 
une flamme. Rien ne résiste à une ode de Pindare, 
aucune tristesse, aucun chagrin. » 

Et il répéta avec enthousiasme, en souriant, un 
vers souvent cité pendant le siège de Paris : « Il 
s'élance, il franchit l'espace... On le couvre de couron- 
nes; sous ses pas la terre est jonchée de fleurs ... 
Mais déjà, combien de fois, avant ce triomphe, n'a- 
vait-il pas été porté sur les ailes de la Victoire ! * 

Le lendemain, il revint* encore à ce que nous ap- 
pelions notre statue antique ; nous lui cherchâmes un 
nom. En examinant divers titres, il s'arrêta à ce- 
lui-ci : Vie et Mort du Génie Grec. 

Son étude sur Hérodote devait former la trame de 
l'ouvrage. 

L'idée fondamentale, la voici : De la victoire de 
Salamine et de Platée sont nés tous les chefs-d'œuvre 
de la Grèce. 

Il voyait cette auréole de la victoire, non-seule- 
ment dans les tragédies, les hymnes, mais dans les 
histoires, les harangues et jusque dans les sculptures 
de la Grèce victorieuse, sur le front du Jupiter pan- 
hellien, sur la Pallas-Athéné, dans le sourire triom- 
phant de la Vénus de Milo, et même dans l'élan du 



78 NOTES. 

Gladiateur» « oe combattant de Marathon », qui a pour 
mot d'ordre : l'Hellade. 

Tout le génie national de la Grèce émane de l'hé- 
roïsme. Il n'a pas élé comme ailleurs l'éblouisse- 
ment d'un moment. Le rayonnement est continu. « La 
Grèce n'a point renié l'image qui lui a été révélée. Au 
contraire, elle a fait du poëme une vérité, de la fie- 
tion une réalité, du pressentiment une histoire (1) , * 



Hérodote écrit en plein triomphe ; autour de lui, 
tout un peuple en fête célèbre la victoire de l'Hel- 
lade aur l'Asie. L'historien de nos jours, au contraire, 
décrivait en pleine défaite un passé glorieux. 

Pour garder l'espérance, il la plaçait très-haut, dans 
la vitalité indestructible du peuple. 

Hérodote est impartial envers les vaincus, sans 
haine contre l'envahisseur, puisque toute lutte aboutit 
à la victoire de la Grèce, Il est le premier qui s'ins- 
pire de Salamine et de Platée, mais l'enthousiasme 
de ces journées illumine la vie nationale et fonde l'u- 
nité grecque. 

Dans les temps modernes, un fait semblable se re- 
nouvelle. Nous avons eu aussi nos Thermopyies dans 
les détilés de l'Argonne ; nous avons eu nos I-iéonklas, 
nos Aristides , nos Miltiatles , qui, par les victoires 
matérielles, en conservant nos frontières intactes, 
ont préparé les victoires de l'esprit nouveau. 

Nos Pisistratides^ réfugiés dans le camp des Bar- 
bares, n'ont pu ramener l'ancien régime, grâce aux 
volontaires de 92. 



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{i\ Génie des religions. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 78 

Les vrais fondateurs de la civilisation moderne, 
ce sont les héros ; ils ont facilité la tâche des législa- 
teurs, ils ont inspiré les artistes, ils ont préparé le 
berceau d'une société nouvelle. 

Les immortelles créations de la Convention portent 
aussi au front la flamme jailiie des combats de Sam- 
bre et Meuse et des lignes de Wissembourg. Elle 
rayonne dans le Code civil, dans nos musées, dans 
toutes les institutions émanées du génie civilisateur 
de la Convention, et cette lueur s'est projetée sur la 
démocratie de nos jours et dans toute œuvre belle de 
nos grands écrivains. 

L'héroïsme dans la vie et dans l'art, tel est aussi 
l'avenir de la France républicaine. 

C'est l'unité de race et de langue, mais plus encore 
le patriotisme, qui met les Grecs en ligne à leur rang 
de bataille pour couvrir l'Hellade. Là s'est formée 
l'unité grecque ; la véritable unité française a aussi 
pour origine la défense des frontières, la défense des 
droits de l'homme, les victoires du Code civil. 

L'indissoluble unité est tout entière dans l'esprit 
de liberté. « Mes compatriotes, disait Edgar Quinet, 
sont ceux qui s'iuspirent de la grande Révolution, 
ceux qui lui restent fidèles dans les actes, dans les 
règles de la vie. » 

L'accord de l'héroïsme et de la sagesse est une des 
vérités sur lesquelles il insiste le plus dans Vie et 
Mort du Génie Grec, 

Les hommes de la Révolution ont compris comme 
l'antiquité la sagesse de l'héroïsme. 

L'argument glorieux, c'est la folie des Thermopyles, 
la folie du défilé de l'Argonne. N'y renonçons pas , 
disait Edgar Quinet. Ne nous bornons pas à invoquer 
les dates de 89 et de 92, mais gardons l'âme de cette 
époque, qui enfanta le droit moderne et des œuvres 



74 NOTES. 

impérissables. Tâchons de les égaler et même de les 
surpasser. 

Il faut, s'écriait-il, perpétuer, renouveler les gran- 
des actions du passé en toutes choses, non par une 
stérile imitation de formules, mais en s'inspirant au 
foyer des hautes pensées. Que le sculpteur, le pein- 
tre, le poëte, le penseur invoquent la vérité, comme 
le général lacédémonien invoquait la déesse au matin 
de la bataille de Platée. . . 

Gomme je t'invoque, ô mon maître! moi, si dé- 
pouillée de toute inspiration autre que ma piété et ma 
douleur ! 



Je crois que l'ouvrage devait être divisé en deux 
parties. La première : Vie du Génie Grec. La se- 
conde : Mort du Génie Grec. 

Dans la première partie, il eût groupé ensemble, 
comme dans un bas-relief antique, comme sculptures 
du bouclier sacré de la Grèce, ces divines figures qui 
la protègent à travers les siècles après l'effondre- 
ment de la patrie : Hérodote, Eschyle, Sophocle, Eu- 
ripide, Pindare, Phidias, Périclès, Socrate, Platon, 
Xénophon, Thucydide, Démosthènes, génies émergés 
dans la lumière des victoires helléniques ou qui en 
gardent le lointain rayonnement. 

Puis, dans la pénombre, il eût réuni Plutarque, Po- 
lybe, Pausanias, Strabon, Lucien, Théocrite et le glo- 
rieux esclave Epictète. 

Il eût montré l'inspiration si différente des uns et 
des autres ; comment la gloire ou l'humiliation d'une 
patrie asservie ou triomphante influe sur le génie de 
ses poètes, de ses historiens, de ses philosophes. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 75 

11 eût montré le déclin rapide d'une nation qui re- 
nonce aux principes où s'alimente la vie morale. 

Entre ces deux époques, sur les confins du monde 

lumineux, il place une figure charmante et terrible, 

' véritable génie de transition entre la vie et la mort, 

et qui le préoccupait avec un intérêt passionné. Je 

veux dire Alcibiade. 

Il eût montré l'obscurcissement des consciences du 
temps de Démosthènes. 

Démosthènes arrête un moment la chute de son 
pays ; il se retranche dans la sagesse héroïque des 
ancêtres. Comme eux, il a horreur des capitulations, 
des petits calculs, il pratique l'héroïsme dans l'ac- 
tion et dans la parole. Malheureusement, il ne réussit 
pas à donner à ses contemporains l'âme des généra- 
tions de Salamine et de Platée ; lui seul fut aussi 
grand que ses héros. 

Il succombe, et après lui le Byzantinisme com- 
mence dans sa forme première : l'esprit alexandrin. 

Les subtilités des hommes de décadence rempla- 
cent les victoires de l'esprit de vie. Plus de conquêtes 
en pleine lumière ; les habiles tournent les difficultés, 
escamotent la lutte et le triomphe. L'intrépidité des 
caractères est remplacée par le savoir-faire. 

t Qu'est-ce que Démosthènes? Le suprême effort 
de l'esprit grec, athénien, contre le cosmopolitisme 
macédonien, oriental, asiatique. Alexandre a vaincu 
l'Orient. Mais après? L'esprit oriental a tué l'esprit 
grec (1). » 

Après Alexandre et la lignée des généraux macé- 
doniens, on voit apparaître une Grèce asiatique, cette 
monstruosité tant redoutée qui s'était toujours brisée 
contre 7a lance dorienne. 

(1) Note inédite. 



76 NOTES. 

L'Asie vaincue une première fois à Troie, la Grèce 
reçoit pour trophées V Iliade, les héros d'Homère, qui 
transfigurent le monde. 

L'Asie vaincue une seconde fois A Marathon, à Sa- 
lamine, à Platée, à Mycale, l'épanouissement du génie 
grec couvre la terre de sa floraison immortelle. Il 
atteint son apogée dans le siècle de Périclès. 

Philippe triomphe de la Grèce à Ghéronée, et de 
cette défaite à jamais lamentable est née la civilisa* 
tion macédonienne, mère du byzantinisme. 



En étudiant les temps de Démosthènes à Plutarque, 
Edgar Quinet analysait le travail des écoles, des so- 
phistes, qui mit en poussière l'esprit grec. 

Après l'acharnement contre Démosthènes, les mé- 
disances d'Eschine, l'accusation d'avoir fui à Ghéro- 
née, après ce premier pas (1), on parvient à entamer 
jusqu'aux principes. On tourne en raillerie le de- 
voir, l'héroïsme, la patrie, la nationalité; les mots 
changent leur acception naturelle ; on en arrive à prê- 
cher la divinité d'Alexandre et on finit par appeler 
liberté l'horrible état de la Grèce livrée à la férocité 
de Sylla et de Néron. 

C'est avec un procédé scientifique nouveau, Pana- 
tomie comparée de l'histoire, qu'Edgar Quinet veut 
reconstruire un passé mort : 

« On a pu restituer sur un débris d'ossements 
tout un monde antédiluvien. Sur quel débris con- 
struirons-nous le monde antique? Sur nous-mêmes. » 

« Les invasions de 1814 et de 1815 ont fait connaî- 
tre les migrations des races. Les événements nou- 



(1) Derniers mots du fragment, voyez page 01. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 77 

veaux ont expliqué les révolutions de l'antiquité (1). » 

Cette anatomie comparée historique peut nous aider 
aussi à rétablir la vérité des faits dénaturés par 
Plutarque. 

Vingt ans d'Empire nous ont appris qu'il est aisé 
de frauder l'histoire, d'égarer le jugement de la pos- 
térité. On fait croire à la volonté de tout un peuple, 
quand c'est une faction seule qui impose sa volonté 
par la violence. 

On a vu cette méthode à l'œuvre. Le despotisme 
crée une opinion factioe que le pays subit, la croyant 
émanée de lui-môme. 

Il en était ainsi du temps de Plutarque. Lorsqu'il 
nous montre la Grèce élevant des temples à ses 
bourreaux, à César, c'est absolument le procédé du 
2 décembre. Son élu du peuple est sacré par la ter- 
reur, les prétoriens, le plébiscite. 

« Après la défaite des Athéniens par Antipater, un 
des généraux d'Alexandre, vingt-deux mille Athéniens 
sont envoyés en Thrace comme colons. Athènes reçoit 
une garnison macédonienne. Depuis ce temps, qui- 
conque veut asservir les Grecs leur promet 1* liberté. 
Déinétrius, fils d'Antigonus, l'impose de deux cent cin- 
quante talents, une nuit, pour la courtisane Lamia (â). » 

L'asservissement de la patrie consommé, l'invasion 
acceptée, il ne reste plus d'histoire nationale, mais 
une exhibition d'art, un musée historique, une corn* 
position de littérateur. Plutarque enchaîne ses héros 
deux à deux à travers les temps et les races les plus 
opposées. Ses choix ne sont pas déterminés par l'af- 
finité des caractères, par l'identité de situation ; l'es- 

(1) Note ioédilo d'Edgar Quinet, 1852. 

(2) Ibid. 



78 NOTES. 

prit politique en est absent, la moralité surtout. La 
dernière étincelle de patriotisme semble éteinte. Les 
mots remplacent les actes. 

Les faits les plus sanglants, l'humiliation la plus 
honteuse, les déchirements les plus cruels désolent 
la Grèce : guerres intestines, trahisons, capitulations, 
exterminations, violences de la tyrannie, Plutarque se 
refuse à les voir, à les sentir. Il se contente des for- 
mules. 

A ses yeux, «l'envahisseur romain vient donner la 
liberté à la Grèce. Flatterie pour les vainqueurs, du- 
perie pour les vaincus. Et la conséquence extrême 
de ce byzantinisme naissant est de couronner aux 
jeux isthmiques l'opprobre du genre humain. Néron 
remporte le prix du chant. « Il a bien du talent. » Cela 
suffit. 

La Grèce du temps de Plutarque est symbolisée 
par cette couronne , prix du vainqueur, décernée au 
monstrueux César dans l'arène immortalisée par les 
hymnes et les héros de Pindare. 

Cette transformation du tempérament grec, ce divin 
génie complètement dénaturé, n'est-ce pas là un en- 
seignement éloquent? 

« Alexandre acheva la victoire de l'Occident sur 
rOrient. L'esprit grec triompha, mais il n'y eut plus 
de Grèce. On vit errer solitairement de grands 
hommes à la place des peuples. Thèbes fut tout en- 
tière dans Épaminondas. 

« C'est le temps de Plutarque. Dans son récit, 
surgissent Tune après l'autre de grandes figures 
isolées, sans nulle relation les unes avec les autres, 
comme si le fond même qui les unissait d'abord s'était 
évanoui. Plus d'Etats, de peuples, d'institutions; plus 
de continuité dans le récit. Vous sentez à chaque 
ligne que la société qui liait ces vies éparses a cessé 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 79 

d'être : nobles statues qui toutes ont pour piédestal 
commun le tombeau de la Grèce (1). » 

Les hardis rénovateurs de l'histoire ont dévoilé 
dans Plutarque des côtés encore inaperçus. C'était 
Thistorien idéal pendant la grande Révolution. Giron- 
dins, Jacobins, Montagnards, se modèlent sur un type 
des grands hommes ou s'en inspirent; chacun cherche 
son ancêtre. 

Dans la tourmente révolutionnaire, l'heure n'était 
pas aux méditations, à la philosophie de l'histoire. Le 
parallèle des grands hommes suffisait à ces âmes 
éprises de grandes actions. 

Le progrès de l'esprit critique, une morale his- 
torique plus austère et plus pure, montrent sous un 
jour nouveau l'historien qui voyait dans Néron le libé- 
rateur de la Grèce. Et c'est encore une de ces véri- 
tés que l'on doit revendiquer pour l'enseignement du 
Collège de France. 

Mais , dira-t-on , ce jugement est trop sévère. 
N'est-ce pas surtout par Plutarque que le sentiment 
de la valeur individuelle, principe de l'héroïsme, a été 
transmis à la Renaissance et aux temps modernes ? 

Il est vrai, Plutarque a eu cette bonne fortune : ses 
héros ont fait sa gloire. Le choix des sujets, la forme 
accessible, Pont popularisé plus que Tacite. Le rap- 
prochement de ces deux noms rend plus évidente 
l'équité du jugement. Tous deux ont vécu sous Né- 
ron. L'un a écrit la vie des plus grands hommes, 
de ceux qui, par leurs vertus et leur génie, honorent 
la nature humaine. L'autre s'est occupé des plus hi- 
deux, des plus monstrueux caractères, de ceux qu 
ont déshonoré la nature et la langue humaine. 



(1) Génie des religions. 



80 NOTES. 

Ches Plularque , conteur de talent , la fibre du pa- 
triotisme et de la liberté semble morte. 

Tacite, au contraire, reste à jamais le bréviaire des 
grandes âmes. 



Sur le seuil de l'antiquité expirante , Edgar Quinet 
voyait le précurseur d'un monde nouveau, le révé- 
lateur du vrai. Oui , il y a dans ce fait un symbole 
sublime. Epictète, l'esclave affranchi y c'est l'avéne- 
ment du peuple, d'une religion de justice. Une pensée 
régénérée succède à l'immoralité des vieux tyrans 
célestes et à l'aristocratie corrompue de l'Olympe. 

La pensée dTSpictète devait être le final de cette 
symphonie héroïque du génie grec. Elle commence 
à Marathon par le clairon de la victoire , et finit par 
un accord d'une paix divine. 



^* 



GUERRES MÉOIQUES 



I 



HERODOTE. 



Immense difficulté d'aborder ces redoutables oues- 
tions qui semblent épuisées par l'érudition des siè- 
cles et par toutes les littératures ! Elles étaient réser- 
vées à celui qui avait le don de tout rajeunir en 
découvrant les aspects ignorés, les sources nouvelles 
des choses. 

Dominée par le souvenir des moments solennels, 
où il me parla de la Vie et de la Mort du Génie 
Grec, ce sujet m'est devenu trop sacré, trop dou- 
loureux pour pouvoir l'étudier avec quelque liberté 
d'esprit. 

C'est dans les œuvres antérieures du maître que je 
chercherai sa pensée sur Hérodote et Thucydide. 

Il ne s'est point occupé des guerres médiques et de 
leur historien dans la Grèce moderne. Ecrit en 1829- 
1830, au milieu des barbaries de la guerre turque et 
de la plus affreuse détresse, cet ouvrage ne pouvait 



82 NOTES. 

refléter le souvenir des époques brillantes de la so- 
ciété grecque. « Dans un monde redevenu primitif par 
l'effet du carnage et de la déprédation, je n'aurais pu, 
dit-il, parler de Périciès, de Sophocle, de Socrate. » 

Il y revient quarante-cinq ans plus tard. Mais déjà, 
en 1839, Edgar Quinet écrivait sur Hérodote une page 
dont l'esprit s'harmonise parfaitement avec celles qu'il 
a tracées dans les derniers jours de sa vie : 

« Comment a-t-on pu un instant ne voir dans Hé- 
rodote qu'un Froissart d'Ionie? C'est enfermer une sta- 
tue du Parthénon dans une châsse féodale. Il ne raconte 
pas seulement les actions des hommes, mais aussi les 
œuvres de la nature, ce qui fait que son histoire tient 
plus encore de la Genèse orientale que de la chro- 
nique du moyen âge. Sa curiosité s'éveillant à la fois 
sur tout ce qui l'entoure, il trace le cours des fleuves 
en même temps qu'il suit les migrations des peuples. 
Avec un étonnement candide, il sort de son pays, il 
va toucher de ses mains les peuples, les objets étran- 
gers qu'il mêle dans son récit , où se mirent les peu- 
ples naissants dans un monde naissant. Et ce qui 
donne à son œuvre le caractère de l'épopée, ce n'est 
pas tant cet accord de la nature et de l'humanité que 
la marche et le plan qu'il suit à son insu. Quand les 
modernes se vantent d'avoir inventé la philosophie de 
l'histoire, ils oublient de dire que le désordre d'Hé- 
rodote cache un enchaînement d'autant plus profond 
qu'il se dérobe en partie à l'écrivain. D'abord il n'est 
rien qu'un voyageur, un pèlerin païen qui va errer 
de temple en temple. Il pénètre au sein des sociétés 
orientales, où il reconnaît les traditions de son pays. 
Quoique très-pieux, il y a déjà autant de curiosité que 
de religion dans le fond de son esprit ; quoique Dorien 
par l'origine, il s'orne des fleurs du dialecte et de 
Tordre ionique. Partout il visite les prêtres, mais il 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 88 

ne se contente pas comme eux de prier et d'adorer. 
Il les interroge ; partagé entre la crédulité et une sorte 
de scepticisme inné, souvent il n'admet qu'une partie 
de leurs récits. Il les pèse, les juge. C'est le génie de 
la critique qui , avec toutes les apparences de la can- 
deur, s'introduit pour la première fois dans les sanc- 
tuaires orientaux. Les vers des oracles qu'il mêle çà 
et là à sa prose proclament eux-mêmes une religion 
politique toute pareille à la réforme de Pindare et 
d'Eschyle. D'ailleurs aucun plan ne semble encore 
régler sa marche. Longtemps il vous promène dans 
la Perse et dans Babylone , dont il décrit la splendeur 
fabuleuse. Il vous fait monter avec lui sur les vastes 
murailles de briques et jusqu'au sommet du temple de 
Bel. 

« De là il vous ramène dans la vallée d'Egypte. Vous 
entrez dans le labyrinthe, vous touchez les pyramides, 
vous mesurez cette civilisation qui était déjà à son dé- 
clin. Jusqu'à ce moment vous n'avez suivi qu'un voya- 
geur capricieux. Voilà que l'historien va se révéler. 
Après qu'il vous a fait peser, en quelque manière, 
l'énorme fardeau de ces empires, après que votre 
imagination est accablée de leur puisssance, que vous 
en avez compté les richesses, les provinces, les villes, 
vous voyez peu à peu ces provinces , ces Etats , ces 
royaumes se réunir sous la main de Darius, de Xerxès, 
en une force unique, qui se déchaîne à l'improviste 
sur le berceau de la société grecque. Plus vous avez 
été retenu longtemps en Asie, errant sans dessein 
dans ces vastes contrées , plus aussi cette conclusion 
est frappante lorsqu'elle se découvre. Vous avez com- 
mencé par reconnaître les limites extrêmes de l'ho- 
rizon de l'antiquité, Suse, Babylone, Persépolis, 
Memphis, Thèbes, la Scythie; puis le cercle se res- 
serre : vous entendez comme un écho lointain de la 

6 



84 NOTES. 

Grèce résonner les rivages de l'Asie -Mineure, et ces 
petites révolutions des villes doriennes qui donnent 
le signal. Puis l'enceinte se rétrécit encore. Cet Orient 
dont vous venez de compter les peuples dans un dé- 
nombrement homérique, se précipite tout entier par 
THellespont , sur cette Grèce naissante que l'écrivain 
vous a nommée à peine, tant elle est faible et obscure. 
Gomment résistera-t-eiie au choc de l'Asie ? Voilà la 
première pensée qui s'élève, et c'est ainsi qu'en res- 
serrant toujours son horizon, Hérodote vous conduit 
au défilé des Thermopyles. Quand il vous l'a fait fran- 
chir, entraînant toujours après lui ces peuples qui 
tarissent les fleuves sous leurs pas, il vous amène à 
Salamine. Tout vous semble perdu. La veille même 
de la bataille , les généraux sont près de se disperser 
devant cette apparition de l'Asie dont votre esprit est 
obsédé; car, par ce long détour, vous sentez bien 
qu'il ne s'agit pas seulement du destin d'un empire, 
mais d'une bataille où l'humanité est en jeu. Enfin, 
lorsque les statues des demi-dieux ont été couronnées 
au soleil levant , que la bataille est gagnée , que cet 
immense péril, si lentement accumulé par l'historien, 
est pour jamais dissipé, que les noms de Platée, de 
Mycale, s'ajoutent à celui de Salamine, et que l'Orient 
s'est brisé contre la lance dorienne, quel est le senti- 
ment qui subsiste après tous les autres ? Celui d'un 
miracle accompli par l'héroïsme de l'homme. C'est le 
faible qui l'emporte sur le fort, c'est le droit qui triom- 
phe de la violence. L'art a surpassé le nombre, la 
pensée la matière. La première victoire de l'esprit sur 
le destin oriental, voilà le dénouement (1). » 

(1) Génie des religions. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 85 

Dans son immense enquête à travers les siècles, à 
travers les contrées les plus éloignées, ce qui sou- 
tient le père des historiens, c'est la volonté de « pré- 
server de l'oubli » les actions merveilleuses accom- 
plies dans les guerres des Hellènes et des Barbares. 

Lies motifs de cette guerre, quels sont-ils? Bien 
ayant le siège de Troie, la beauté d'une Hélène a mis 
aux prises deux peuples. C'est une jeune iille ar- 
gienne, Io, enlevée par les Phéniciens; c'est une phé- 
nicienne, Europe, enlevée par les Grecs ; troisième 
rapt, celui de Médée. 

Ainsi le grave Hérodote place au berceau de l'his- 
toire, comme origine lointaine des guerres médiques, 
les enlèvements de femmes. Cette explication natu- 
relle, Edgar Quinet la trouvait confirmés par une cou- 
tume asiatique qui a persisté de nos jours, l'enlève- 
ment des Circassiennes par les Turcs. 

Ce ne sont plus des inductions philosophiques, 
mais des vues puisées dans les faits. 

« Hérodote n'est pas seulement un Froissard. Déjà 
perce l'esprit de critique ; il est ingénu et observateur. 
11 admire et il doute. Puis, il sait penser ; il est au 
besoin précis, bref, serré. Dans sa comparaison de 
la Démocratie, de l'Oligarchie et de la Monarchie, il y 
a déjà la langue d'Aristote et de Montesquieu. 

« Que d'expérience et de savoir politique ! 

« Tout cela mis en scène, non pas seulement par une 
théorie, mais un débat public dans une assemblée 
délibérante, une agora orientale (1). » 

(1) Note inédite d'Edgar Quinet (1875). 



86 NOTES. 

« Une traduction d'Hérodote, dans une langue acadé- 
mique comme celle de Larcher, lui ôte sa grâce, sa 
fleur. Il faudrait une langue mêlée à la fois de moyen 
âge et de renaissance (1). » 

Que de fois cette réflexion me reviendra! Quelle 
différence entre le texte d'Hérodote tel qu'Edgar 
Quinet me le traduisait, et les citations auxquelles je 
suis réduite ! 

• 

Entrons maintenant dans l'arène des luttes helléni- 
ques. « Le faible contre le fort, le petit contre l'im- 
mense. » Spectacle sublime, qui répandait ses forti- 
fiantes consolations sur les derniers jours d'un sage. 

(1) Note inédite d'Edgar Quinet (1875). 



II 



DISCOURS DE DEMARATE. 



Voyez ces villes divisées, révoltées, de dialectes 
différents ; au moment du péril, à la voix des hérauts 
d'Athènes, elles courent à la défense commune. La 
loi superstitieuse qui défend aux Lacédémoniens de se 
mettre en marche avant la pleine lune diffère, il est 
vrai, leur départ, mais ils répareront ce retard avec 
une célérité qui étonne Hérodote ; ils franchiront en 
trois jours la distance qui les sépare de Marathon, ils 
se transporteront sur le champ de bataille pour con- 
templer les monceaux de cadavres des Mèdes. Les 
habitants des îles et les Thessaliens, que les Perses 
entraînèrent avec eux de force, se vengent en les 
massacrant dans la fuite. Thèbes, seule, n'échappe à 
aucune excuse. Nous verrons plus loin comment elle 
fut châtiée. 

De ce mélange d'héroïsme, de superstition et d'es- 
prit politique, ce qui se dégage, ce qui l'emporte sur 



88 NOTES. 

le reste, c'est l'héroïsme ; il sauve la liberté et fonde 
la cité. Quand Miltiade gagne la voix de l'archonte 
qui préside aux sacrifices, c'est pour hâter la bataille 
de Marathon, assurer la victoire. Quand les Alcmaeo- 
nides engagent la Pythie, à force d'argent, à proposer 
aux Spartiates, qui venaient la consulter, de rendre 
la liberté aux Athéniens, ils renversaient la tyrannie 
et délivraient la patrie. 

Hérodote montre plus d'admiration pour ce procédé 
que pour l'action libératrice d'Harmodius et d'Aris- 
togiton, mais il n'exclut jamais l'héroïsme, l'enthou- 
siasme; ses conclusions sont toujours : la liberté : 

« Athènes, déjà très-puissante, le devint encore plus 
lorsqu'elle fut délivrée de ses tyrans. » 

« Les forces des Athéniens allaient toujours en 
croissant. On pourrait prouver de mille manières que 
l'égalité entre citoyens est le gouvernement le plus 
avantageux. » 

Hérodote affecte une grande impartialité à l'égard 
des Barbares. Mais scrutez le fond de sa pertséë; la 
fierté, un enthousiasme contenu pour la patrie hellé- 
nique 6e cachent dans les replis de son récit. Voyez 
le discours de Xerxès lorsqu'il annonce à ses con- 
seillers son intention d'envahir la Grèce. Ces plaintes 
du maître de l'Asie contre Athènes, combien elles 
rehaussent la gloire de l'Hellade! Chaque mot est 
calculé pour mettre en relief la puissance inorale 
d'Athènes qui précède sa puissance matérielle. D'où 
lui vient-elle? Des ruses, des calculs politiques? De 
son âme de héros. 

La scène du Songe de Xerxès est une de celles où 
Edgar Quinet admirait le génie dramatique d'Héro- 
dote. 

Ce fantôme qui apparaît au roi et lé menace en 
voyant sa résolution chancelante) cette intervention 



VIE KT MORT DU GENIE GREC. 89 

du surnaturel pour le déterminer à subjuguer la 
Grèce, c'est le oombl'e du pathétique. 



Dans la première guerre médique, la famille royale, 
chassée d'Athènes, marche à la tête des envahisseurs. 
Dans la seconde invasion, sous Xerxès, l'armée des 
Mèdes renferme dans ses rangs l'oligarchie de Thè- 
bes et différents petits tyrans chassés de leurs villes, 
entre autres Démarate de Lacédémone. 

Une des conceptions vraiment superbes d'Hérodote, 
une de celles qu'Edgar Quinet appelle une mine de 
patriotisme, c'est d'avoir placé dans la bouche de ce 
Démarate la plus fière, la plus pure glorification de 
Sparte et d'Athènes. 

Cette réponse du transfuge grec qui suit le conqué- 
rant barbare et assiste à la ruine de sa propre patrie 
caractérise d'une façon sublime le patriotisme et l'a- 
mour de la liberté. Si un fils dénaturé de la Grèce 
tient ce langage, quels doivent être les sentiments 
des vrais citoyens ? 

Ces paroles de Démarate sont pour ainsi dire l'âme 
de ce livre; en les prononçant, Edgar Quinet ne 
pouvait maîtriser son émotion. 

Il faut rappeler ce passage. Après quatre ans de 
préparatifs, Xerxès se met en marche, traînant après 
lui près de cinq millions d'hommes. Quelle nation ne 
mène-t-il pas contre la Grèce? Quelles rivières ne 
furent point épuisées ? On perce le mont Athos, on 
construit un pont sur l'Hellespont. Une tempête le 
brise, Xerxès châtie la mer, la marque d'un fer ar- 
dent, la frappe à coups de fouet. Le lendemain, sa- 
crifice expiatoire au soleil ; la cérémonie achevée, l'ar- 
mée défile, le roi passe la revue, puis envoie chercher 



90 NOTES. 

Démarate : « Dites-moi donc maintenant si les Grecs 
oseront me résister ? 

« — Seigneur, vous dirai-je la vérité ou des choses 
flatteuses? » 

Xerxès lui ordonne de dire hardiment la vérité. 

« Seigneur, répliqua Démarate, puisque vous le 
voulez absolument, je vous dirai la vérité, et jamais 
vous ne pourrez, dans la suite, convaincre de faus- 
seté quiconque vous tiendra le même langage. 

« La Grèce a toujours été élevée à l'école de la 
pauvreté. La vertu n'est point née avec elle ; elle est 
l'ouvrage de la tempérance et de la sévérité de nos 
lois, et c'est elle qui nous donne [des armes contre la 
pauvreté et la tyrannie. Les Grecs qui habitent aux 
environs des Doriens méritent tous des louanges. Je 
ne parlerai pas cependant de tous ces peuples, mais 
seulement des Lacédémoniens. 

« J'ose, Seigneur, vous assurer premièrement 
qu'ils n'écouteront jamais vos propositions, parce 
qu'elles tendent à asservir la Grèce; secondement, 
qu'ils iront à votre rencontre et qu'ils vous présente- 
ront la bataille quand même tout le reste des Grecs 
prendrait votre parti. Quant à leur nombre, Seigneur, 
ne me demandez pas combien ils sont pour pouvoir 
exécuter ces choses. Leur armée ne fût-elle que de 
mille hommes, fût-elle de plus, ou même de moins, 
ils vous combattront. » 

Xerxès se met à rire. Si les Grecs, dit-il, avaient, 
selon nos usages, un maître, la crainte leur inspire- 
rait le courage. Contraints par les coups de fouet, ils 
marcheraient quoique en petit nombre ; mais étant 
libres, ne dépendant que d'eux-mêmes, ils n'attaque- 
ront pas des forces plus considérables que les leurs. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 91 

Et il accable de moqueries Démarate pour les sottises 
qu'il débite. 

« Seigneur, réplique Démarate, je savais bien, en 
commençant ce discours, que la vérité ne vous plairait 
pas, mais forcé de vous la dire, je vous ai représenté 
les Spartiates tels qu'ils sont. Vous n'ignorez pas, 
Seigneur, à quel point je les aime actuellement, eux, 
qui, non contents de m'enlever les honneurs, les pré- 
rogatives que je tenais de mes pères, m'ont encore 
banni. Votre père m'accueillit, me donna une maison 
et une fortune considérable. Il n'est pas croyable 
qu'un homme sage repousse la main bienfaisante de 
son protecteur au lieu de la chérir. Je ne me flatte 
point de pouvoir combattre contre dix hommes, ni 
même contre deux, et jamais, du moins de mon plein 
gré, je ne me battrai contre un homme seul. Mais si 
c'était une nécessité, ou que j'y fusse forcé par quel- 
que grand danger, je combattrais avec grand plaisir 
un de ces hommes qui prétendent pouvoir résister 
chacun à trois Grecs. Il en est de même des Lacédé- 
moniens. Dans un combat d'homme à homme, ils ne 
sont inférieurs à personne, mais réunis en corps, ils 
sont les plus braves de tous les hommes. En effet, 
quoique libres, ils ne le sont pas en tout. La loi est 
pour eux un maître absolu. Ils le redoutent beaucoup 
plus que vos sujets ne vous craignent. Ils obéissent à 
ses ordres, et ses ordres, toujours les mêmes, leur 
défendent la fuite, quelque nombreuse que soit l'ar- 
mée ennemie, et leur ordonnent de tenir toujours 
fermes dans leur poste, et de vaincre ou de mourir. » 

Ces mots : La loi est pour eux un maître absolu, 
résument, dans leur brève éloquence, toute la religion 
du devoir. C'est ce culte du devoir qu'Edgar Quinet a 
en vue à chaque ligne de son œuvre. 



92 NOTES. 

Il y a un enseignement salutaire dans les paroles ar- 
rachées à Démarate par la force de la vérité et l'édu- 
cation traditionnelle de la liberté. L'origine première 
du courage héroïque des Lacédémoniens, quelle est* 
elle? Démarate oppose l'égide de la pauvreté au tout- 
puissant maître de l'Asie, au possesseur de richesses 
fabuleuses. 

La Grèce a été élevée à l'école de la pauvreté, et 
c'est à cette puissance qu'il attribue ses vertus. 

Grande leçon pour les peuples de notre siècle in- 
dustriel où la question du bien-être devient exclusive. 

La vertu n'est pas née avec la Grèce ; elle est l'œu- 
vre de la tempérance t de la sévérité des lois. 

Les faits suivent de près ces paroles et les confir- 
ment; car cette Grèce nue, indigente, nourrie du 
brouet Spartiate, triomphe des Mèdes gorgés de ri- 
chesses, couverts d'habits de pourpre et de cuirasses 
d'or. 

Et après la victoire, quand elle recueille dans le 
camp ennemi l'immense butin, à quoi serviront ces 
innombrables trésors? Ces magnificences transforme- 
ront-elles la vie privée, la sobriété, la simplicité des 
Grecs ? Us s'en serviront pour élever ces trophées du 
génie, ces monuments glorieux, ces chefs-d'œuvre de 
l'art, ornement de la patrie, patrimoine éternel de l'es- 
prit humain. 

Oui, cette glorification du patriotisme lacédémonien 
dans la bouche de Démarate, devant son nouveau 
maître qui le comble de bienfaits, est d'une rare élo- 
quence. Il voit défiler devant lui la terre entière, il 
aperçoit le peuple de Lacédémone comme un groupe 
perdu, un point imperceptible au milieu du déborde- 
ment de l'Asie; mais ce point imperceptible, c'est le 
roc où 6e briseront les vagues. Ce roc, c'est l'hé- 
roïsme. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 93 

Et d'où leur vient cette force invincible, surnatu- 
relle, capable d'affronter les périls? Qui les fait mar- 
cher au-devant de la mort sous le coup de l'invisible 
fouet? Ce despote qui règne sur les peuples libres, 
sur les âmes libres, auquel on obéit avec un respect 
et une terreur religieuse, comment se nomme-t-il? La 
loi ! La loi est pour eux un maître absolu. Ils le re- 
doutent plus que les esclaves ne craignent le tyran. 



Citons encore les paroles magnanimes de deux 
Spartiates qui vont se livrer à la mort pour expier le 
meurtre des hérauts perses. Le gouverneur de Suze 
les interroge : « Lacédémoniens, pourquoi avez-vous 
tant d'éloignement pour l'amitié du roi? il vous don- 
nerait à chacun un gouvernement, si vous vouliez le 
reconnaître pour souverain. 

« Hydarnès , répondirent - ils , les raisons de ce 
conseil ne sont pas les mêmes pour vous et pour 
nous. Vous nous conseillez cet état parce que vous 
en avez l'expérience et que vous ne connaissez pas 
l'autre. Vous savez être esclave, mais vous n'avez 
jamais goûté la liberté et vous en ignorez la dou- 
ceur. » 

Je ne puis dire de quel ton Edgar Quinet prononça 
ces mots : « Vous n'avez jamais goûté la liberté, 
vous en ignorez la douceur! » Sa voix prit une in- 
flexion si attendrie, qu'on sentait combien l'antiquité 
était loin de sa pensée, combien l'avenir de la France, 
de la République, régnait seul dans son esprit. 



III 



LES THERMOPYLES. 



Léonidas et les Trois cents défendent l'entrée de 
la Grèce à cinq millions d'hommes; ils s'apprêtent 
à la mort avec sérénité, insouciance, se livrant aux 
exercices gymniques ; d'autres prennent soin de leur 
chevelure. 

Xerxès trouve à cette conduite le comble du ridi- 
cule. Il fait chercher Démarate, l'interroge, et voici 
l'explication : c Ces hommes sont venus pour disputer 
le passage ; ils ont coutume de prendre soin de leur 
chevelure quand ils sont à la veille d'exposer leur 
vie. » 

Dans ce second discours de Démarate, Hérodote 
place encore un éloge magnifique de la race Hellé- 
nique. 

Et dans le récit du combat, que de mots superbes 
en relief! Le groupe des Trois cents continue à résis- 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 95 

ter au choc de l'Asie : « Le roi vit alors qu'il avait 
beaucoup d'hommes, mais peu de soldats. » 

Hérodote raconte avec une émotion poignante la 
trahison d'Ephialtès, qui indique aux Perses le sentier 
de la montagne et cause la perte totale des Grecs 
gardiens du passage. « Ce fut Ephialtès qui leur dé- 
couvrit ce sentier, et c'est lui que j'accuse de ce 
crime. » 

On les entend, on les voit marcher ; on perçoit le 
bruit que font sous leurs pas les feuilles des arbres. 
L'aurore va paraître. . . les voilà sur le sommet de la 
montagne... De là ils se précipitent sur les Trois cents, 
postés dans le défilé. 

« Passant, va dire à Sparte que nous sommes 
morts pour obéir à ses saintes lois. » 

Rien n'affaiblira jamais l'austère grandeur de ces 
paroles. Elles rayonnent à travers les âges, rien ne 
les fait pâlir ; ni souvenirs du collège, ni livres de 
classe lus par l'enfance insouciante, ni théories toutes 
récentes inventées par l'esprit césarien. Cette inscrip- 
tion des Trois cents se grave dans toute âme bien née 
à l'aube de la vie. Une lignée d'actions glorieuses ou 
de pensées fécondes naîtra éternellement de l'hé- 
roïsme des Thermopyles. 



Hérodote n'oublie pas un trait qui puisse mettre en 
relief la suprématie des Grecs. Ils célébraient les 
jeux olympiques; un Perse demande quel était le 
prix des combats. Une couronne d'olivier, lui dit-on. 
« dieux ! Mardonius, quels sont donc ces hommes 
que tu nous mènes attaquer ? Insensibles à l'intérêt, 
ils ne combattent que pour la gloire. » 



96 NOTES. 

Et cette prise d'Athènes ! Avec quel intérêt vivifié 
par ses souvenirs personnels Edgar Quinet analysait 
les moindres détails de ce récit dramatique ! Il n'avait 
pu pénétrer dans l'Acropole, en 1829; la citadelle 
était encore aux mains des Turcs. Mais il avait étudié 
les lieux et en avait rapporté un dessin à la sépia 
fait sous les balles des nouveaux Barbares (ce petit 
tableau est depuis quarante-Mx ans sur sa table de 
travail). Il avait présents à la mémoire le paysage, la 
colline de Philoppapus, vis-à-vis de la citadelle, où 
les Perses assirent leur camp, et cet endroit mémo- 
rable, le chemin escarpé, non gardé, qu'ils gravirent 
à la dérobée. 

La ville est déserte, quelques malheureux vieillards, 
des infirmes qui n'ont pu suivre les Athéniens à 
Salamine, à Egine, àTrézènes, se défendent jusqu'à 
la dernière extrémité derrière leurs barricades de 
bois, ils repoussent toutes les propositions du grand 
roi et des Pisistratides ; ils roulent des pierres sur 
les assaillants. Mais quand ils les voient tout à coup, 
par surprise, daos l'enceinte sacrée, ils se tuent ; les 
m& se précipitent du haut des murailles, les autres 
sont égorgés dans le temple même. Après le mas* 
sacre des suppliants de la déesse, les Barbares pillent 
le temple, mettent le feu à la citadelle et la réduisent 
en cendres. 

Hérodote se hâte d'ajouter comme un heureux pré- 
sage : t Dans le temple, on voyait un olivier et une 
mer. Neptune et Minerve les y avaient placés comme 
témoignage de la contestation qui s'était élevée entre 
eux au sujet du pays (1). Le feu qui brûla ce temple 
consuma l'olivier; mais, le second jour, la souche de 

(1) Voyez, sur la lutte de Minerve et de Neptune, l'explication 
géologique dans La Création et dans L'Esprit Nouveau. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 97 

l'olivier avait poussé un rejeton d'une coudée de 
haut. » 

En effet, bientôt la victoire de Salamine fait refleurir 
plus puissant que jamais l'arbre sacré, l'emblème de 
la ville de Minerve. 



IV 



SALAMINE. 



La terre et le ciel combattent pour THellade. Une 
terreur divine saisit les Barbares à mesure qu'ils pé- 
nètrent dans l'Àttique. Ils ont incendié les villes, les 
bois sacrés; en approchant du temple de Delphes, 
ils sont frappés par la foudre, des quartiers de ro- 
cher se détachent des sommets du Parnasse et les 
écrasent. « En même temps, Ton entendit sortir du 
temple des voix, des cris de guerre. » 

Chez Hérodote, le merveilleux et le naturel, le pa- 
triotisme et le sens politique se mêlent dans une 
même trame. 

Si ce n'est Minerve qui intervient, comme dans 
['Iliade, c'est une tempête du mont Pélion qui se- 
conde, à Artémisium, l'effort héroïque des Grecs et 
fait périr les Barbares sur les écueils de la mer 
Eubée. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 99 

Quel opprobre ! s'écrie-t-il ; être mis en fuite par 
un petit nombre ! 

Le surnaturel, chez Hérodote, s'explique aisément 
par Timagination, la poésie, le patriotisme exalté, qui 
donnent un sens prophétique aux phénomènes les 
plus simples. 

L'Attique est dévastée, les Athéniens l'ont aban- 
donnée ; ils sont tous à Salamine. Un peu avant la 
bataille, un banni d'Athènes se trouve avec Démarate 
dans la plaine de Thria : ils voient s'élever d'Eleusis 
une grande poussière ; elle semble excitée par la 
marche d'un corps d'armée. Tout à coup on entend 
une voix, des chants... Démarate étonné, ignorant 
les mystères d'Eleusis, interroge le banni : 

« Un grand malheur menace l'armée de Xerxès ; 
TAttique étant déserte, c'est une divinité qui vient de 
parler; elle marche au secours des Athéniens. » 
Après cette poussière , après cette voix , un nuage 
s'élève, se porte vers Salamine, présage que la flotte 
des Perses doit périr. 

Le matin de la bataille, on adresse des prières non- 
seulement aux dieux, mais aux héros. On les appelle 
au secours de la Grèce, on invoque Ajax et Téla- 
mon, on envoie un vaisseau à Egine, pour en faire 
venir les restes des yEacides. 

11 arrive au lever de l'aurore et le combat com- 
mence aussitôt ; il est le premier à l'attaque. 

Comment ce souvenir constant donné aux anciens 
défenseurs de la patrie, à l'heure du péril, leur mé- 
moire toujours présente, toujours gloritiée, n'auraient- 
ils pas rendu les Grecs invincibles ? 

Ce n'est plus ici de la superstition, c'est le culte 
de l'héroïsme. Il contribua à la victoire autant que la 
sagesse et l'habileté de Thémistocle, autant que la 
magnanimité d'Aristide, dont une grande parole de- 

1 



100 NOTES. 

vrait être présente à l'esprit en toute rivalité poli- 
tique. Thémistocle le haïssait mortellement : « Re- 
mettons à un autre temps nos querelles, lui dit 
Aristide , et disputons , dans les circonstances pré- 
sentes, à qui rendra les plus grands services à la 
patrie. » 

Tous deux étaient d'avis qu'il fallait livrer la ba- 
taille à Salamine, non dans l'isthme. 

Thémistocle, ne reculant devant aucun moyen pour 
empêcher les alliés de cingler vers le Péloponèse, 
fait prévenir secrètement Xerxès de presser l'attaque, 
et décide ainsi le sort de la journée. 



Dans son ouvrage la Grèce moderne, Edgar Quinet 
a consacré une page à Salamine. C'est un témoin ocu- 
laire des lieux, c'est le voyageur qui parle : 

c Les matelots proposèrent de se laisser dériver 
sur les côtes de Salamine. Mais au lieu de les at- 
teindre, la lame nous poussa sur le petit îlot de 
Psyttalie. 

« Il est désert, sans traces de végétation, et sa 
forme est celle d'une écaille de tortue. A dix heures 
du soir, nous trouvâmes justement sur ses bords un 
creux de rocher pour nous y échouer et passer la 
nuit. Nous étions alors précisément au centre de ba- 
taille de la flotte do Xerxès. Le front de ses lignes 
s'étendait un peu en avant. C'est dans cette île 
qu'avaient été placés , avant l'action , quatre cents 
Barbares qui furent égorgés par Aristide. 

« Dans cette journée, la Grèce accomplit l'œuvre de 
sa destinée. Pour la première fois, la lutte était en- 
gagée corps à corps entre le génie immobile et jus- 
que-là tout-puissant de l'Asie et l'esprit novateur des 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 101 

races helléniques. La victoire fut incertaine jusqu'au 
soir. Mais quand les galères du grand roi, ébranlées 
par l'orage, commencèrent à gémir et à se heurter 
sur cet îlot de Psyttalie, il parut bien que la conduite 
de l'univers allait passer à d'autres mains. 

« Pendant que le colosse de l'Orient, mutilé et 
ruiné, rentrait pour toujours dans le fond de ses tem- 
ples, Sophocle, encore enfant, couronné de feuillages, 
célébrait par ses danses, sur le promontoire opposé, 
l'émancipation de l'adolescence du genre humain. » 



En racontant Hérodote, Edgar Quinet s'amusait 
parfois à établir de malicieuses analogies entre tel 
fait antique et les incidents dont il était témoin chaque 
jour dans les luttes parlementaires. Ainsi, après je 
ne sais quelles concessions excessives arrachées par 
le centre droit au centre gauche, il citait en riant cetle 
anecdote : 

« Après la défaite de Salamine, Xerxès monta sur, 
un vaisseau phénicien qui le transporta en Asie. Pen- 
dant qu'il voguait, il s'éleva du Strymon un vent im- 
pétueux qui , soulevant les flots , rendit la tempête 
d'autant plus dangereuse qu'il y avait jusque sur les 
ponts un très-grand nombre de Perses qui s'étaient 
embarqués avec Xerxès et qui surchargeaient le vais- 
seau. Le roi, effrayé, demanda au pilote s'il y avait 
quelque espérance de salut. « — Aucune, Seigneur, 
si Ton n'allège le vaisseau d'une grande partie de 
ses défenseurs. » Sur cette réponse, Xerxès s'a- 
dressa aux Perses: « C'est à vous, maintenant, à 
montrer l'intérêt que vous prenez à votre roi ; ma 
vie dépend de vous. » 

« Il dit, et les Perses s'étant prosternés , se je- 



102 NOTES. 

tèrent dans la mer. Le vaisseau allégé, le roi arriva 
sain et sauf en Asie. 

« Aussitôt qu'il eut débarqué, il donna une couronne 
d'or au pilote pour avoir sauvé la vie au roi, mais il 
lui fit couper la tête pour avoir causé la perte d'un 
grand nombre de Perses. » 

Edgar Quinet racontait cela à merveille, prenant 
le ton majestueux du monarque absolu, après quoi il 
accentuait finement la moralité de l'anecdote : 

L'enthousiasme de la servitude volontaire. 



Il faut relire cette fuite de Xerxès à travers les pays 
ravagés, l'armée nourrie d'écorces d'arbre et d'herbe, 
la peste et la famine achevant le désastre, le pont de 
bateaux sur THellespont brisé par la tempête. Un 
très-petit nombre d'hommes regagne Sardes, la plus 
grande partie périt dans la traversée. 

Forcée d'abréger, de me restreindre, je ne puis 
suivre Hérodote dans les développements des faits 
ni des discours. Combien mériteraient des citations 
entières ! Entre autres, les trois discours à la fin du 
livre VIII. Les Spartiates supplient les Athéniens de 
ne pas se laisser séduire par les douces paroles du 
messager macédonien qui leur offre, au nom de Mar- 
donius, l'alliance flétrissante du roi. Athènes est pri- 
vée depuis deux ans de ses récoltes, Sparte s'engage 
à la nourrir pendant la guerre. Ces offres sont re- 
poussées par de sublimes paroles (1), les unes aux 
messagers macédoniens, les autres aux envoyés de 
Sparte : 

(1) Malheureusement le texte français en affaiblit la beauté; 
on répète ces mots : « Une traduction d'Hérodote, dans une 
langue académique comme celle de Larcher, lui ôte sa grâce, sa 
fleur. » 



k 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 103 

Il est inutile de grossir avec emphase les forces 
des Perses, nous savons que les nôtres sont infé- 
rieures. Allez rapporter à Mardonius la réponse des 
Athéniens : Tant que le soleil fournira sa carrière, 
nous repousserons son alliance; confiants dans la 
protection des dieux et des Réros dont il a brûlé les 
statues et les temples , nous irons à sa rencontre. 
Quant à vous, ne tenez jamais aux Athéniens de sem- 
blables discours, ne nous exhortez pas à faire des 
choses horribles, sous prétexte de vouloir nous ren- 
dre des services importants. 

Et s'adressant à ceux de Sparte : « La crainte des 
Lacédérnoniens que nous ne traitions avec les Bar- 
bares est dans la nature. Mais elle aurait dû vous 
paraître honteuse, à vous, qui connaissez la magna- 
nimité des Athéniens • 

« Non î il n'est pas assez d'or sur la terre, il n'est 
point de pays assez beau, assez riche, il n'est rien 
qui puisse nous faire prendre le parti des Mèdes pour 
réduire la Grèce en esclavage. . 

« Et quand même nous le voudrions, nous en serions 
détournés par plusieurs grandes raisons : les statues 
et les temples de nos dieux brûlés, renversés, ense- 
velis sous les ruines. .. 

« Le corps hellénique est d'un même sang, parlant 
la même langue, ayant les mêmes dieux, les mêmes 
temples, les mêmes sacrifices, les mêmes usages, les 
mêmes mœurs ; ne serait-ce pas une chose honteuse 
aux Athéniens de les trahir ? 

« Apprenez donc , si vous l'avez ignoré jusqu'à 
présent, apprenez-le : tant qu'il restera un Athénien 
au monde , nous ne ferons jamais alliance avec 
Xerxès. Nous admirons l'offre que vous nous faites 
de nourrir nos familles et de pourvoir aux besoins 
d'un peuple dont les maisons et la fortune sont écrou- 



lOi NOTES. 

lées; mais nous subsisterons comme nous le pour- 
rons, sans vous être à charge. » 

En citant ces nobles paroles, je vois encore le re- 
gard lumineux et profond, j'entends la voix émue de 
celui qui me les traduisait. 



Seconde prise d'Athènes, Mardonius rentre dans la 
ville déserte dix mois après Xerxès. Les Athéniens 
réclament les secours des Lacédémoniens, occupés à 
la muraille de l'isthme ; déjà on élevait les créneaux. 
Les éphores remirent la réponse au jour suivant, ainsi 
de suite pendant dix jours.. .. «Je n'en puis donner 
d'autre raison que celle-ci : l'isthme étant fermé, ils 
croyaient n'avoir plus besoin des Athéniens. > 

C'est ici qu'Edgar Quinet, admirant l'esprit poli- 
tique d'Hérodote, s'écriait : « Machiavel ou Montes- 
quieu diraient-ils mieux ? » 



PLATEE. — MYGALE. 



Ce n'est pas une simple curiosité archéologique qui 
faisait désirer à l'auteur de Vie et Mort du Génie 
Grec l'enquête topographique sur Platée, les bords de 
l'Asope, les pentes du Cithéron, le défilé de la Tête 
du Chêne. 

Ces lieux lui étaient chers, parce qu'ils consacrent 
le triomphe de la liberté sur le despotisme. 

Le 15 mars 1875, il écrit à M. Emile Burnouf : 

c Je vous envie d'avoir sous vos yeux le ciel d'Athè- 
nes et le Parthénon. Combien de fois je tourne mes 
regards vers ces merveilles ! j'y cherche la paix de 
l'esprit que je ne puis trouver nulle part ici, ni dans 
les choses, ni dans les hommes. L'idée est-elle venue 
à un des élèves de l'école d'Athènes de faire un relevé 



106 NOTKS. 

» 

descriptif et graphique très-détaillé de l'état actuel 
du champ de bataille de Platée ? 
« J'en suis en ce moment très-occupé. » 

Un contemporain dePausanias, du vainqueur de Pla- 
tée, Hérodote lui-même, n'auraient pas étudié avec 
plus de piété qu'Edgar Quinet cette topographie de 
Platée. 

Courbé sur les cartes géographiques les plus dé- 
taillées qu'il possédait, il y marquait la position des 
combattants ; la fontaine Gargaphie qui fournissait 
aux Grecs de l'eau, les bords de TAsope où ils pui- 
saient difficilement sous les flèches des Mèdes, les 
défilés du Githéron gardés par l'ennemi, l'île d'Oeroô 
formée par les deux bras de la rivière qui descend du 
Mont Cithéron dans la plaine, et où la moitié de l'ar- 
mée grecque se posta ; le temple de Junon du côté de 
Platée où l'autre moitié de l'armée alla camper quand 
la nuit fut venue, au lieu d'ouvrir les passages du Ci- 
théron, ainsi qu'on était convenu ; le temple de Cérès 
Eleusine aux bords du Moioéis où Pausanias s'arrêta. 
C'est là que pressé par la cavalerie ennemie, il invo- 
que d'abord le secours des Athéniens ; mais ils sont 
aux prises avec les alliés des Perses. C'est là que ré- 
duit aux seules forces lacédémoniennes, dans un 
combat où il s'agissait de « la liberté ou de la servi- 
tude de la Grèce », Pausanias tourne ses regards vers 
le temple de Héra, implore la déesse, la supplie de ne 
pas permettre que les siens soient vaincus. 

« Il l'invoquait encore, lorsque les Tégéates mar- 
chèrent aux Barbares, les Lacédémoniens marchèrent 
aussi. . . . A-cette journée les Spartiates vengèrent sur 
Mardonius la mort de Léonidas, et Pausanias, fils de 
Cléombrote, y remporta la plus belle victoire dont 
nous ayons connaissance. » 



VIE ET MORT DU GENIE GHEC. 107 

« Le même jour que les Barbares furent battus à 
Platée, ils le furent aussi à Mycale en Ionie... Le com- 
bat de Platée se donna le matin et celui de Mycale 
l'après-midi. » 
Et Hérodote ne manque pas d'ajouter : 
« Les Grecs qui étaient à Mycale, moins inquiets pour 
eux-mêmes que pour la Grèce, craignaient qu'elle n'é- 
chouât contre Mardonius. Mais dès qu'ils apprirent la 
victoire de Platée, ils marchèrent au combat avec en- 
core plus d'ardeur. » 

Et puis, le héraut avait prononcé le mot magique 
qui donne la victoire : « Que chacun de vous, dans 
Faction, se souvienne premièrement de la liberté ! » 



Le complément naturel du récit d'Hérodote, ce sont 
les Perses d'Eschyle. Si l'art manque à Hérodote, en 
revanche Eschyle possède la science de l'historien et 
du stratège. Quel rapport de général d'année égale en 
lucidité la description de la bataille de Salamine ? 

L'épilogue éloquent des guerres médiques est dans 
la bouche des vieillards de Suse, dans le dialogue de 
la mère de Xerxès et du Chœur. 

Atossa l'interroge sur les Grecs : 

« Quel monarque les conduit et gouverne leur ar- 
mée ? 

Le Chœur : « Nul mortel ne les a pour esclaves, ni 
pour sujets. » 

A ce moment le courrier annonce la défaite : 

« villes qui couvrez toute la terre d'Asie! ô 
Perse!.,. L'armée des Barbares a péri tout entière... 
ô Salamine, nom fatal et détesté ! Athènes ! Athènes ! 
que ton souvenir me coûte de pleurs ! » 



108 NOTES. 

Atossa : « Combien les Grecs avaient-ils de vais- 
seaux, dis-moi, pour oser engager le combat avec la 
flotte des Perses?.. . 

— Les Barbares l'emportaient de beaucoup. Les 
Grecs avaient au plus trois cents navires. . . . Xerxès, 
j'en suis garant, conduisait mille vaisseaux... Athènes 
est une ville inexpugnable, Athènes contient des hom- 
mes ; c'est là le rempart invincible. » 

Une idée superbe c'est l'évocation de l'ombre de 
Darius et les menaces qu'il profère contre les Perses 
s'ils ont l'insolence de renouveler leurs attaques con- 
tre la Grèce. 

Le Chœur lui demande : « Comment, après un tel 
désastre, le peuple perse retrouvera- t-il des jours 
heureux? j> 

L'ombre de Darius : « Si vous ne portez jamais 
la guerre dans le pays des Grecs, votre armée, fût- 
elle encore plus nombreuse que l'armée de Xerxès ; 
car la terre elle-même combat pour eux. » 

Enfin Xerxès entre en scène, les vêtements en lam- 
beaux : « Hélas î hélas ! ma noble armée ! 

Le Chœur : Quel coup, quel coup terrible ! L'Asie, 
ô mon roi, est abattue sur ses genoux. •. Infortune 
inouïe, infortune inouïe ! . . . 

Xerxès: Quoi! je vis encore, et cette armée im- 
mense a péri ! . . . 

Le Chœur : Le peuple d'Ionie ne fuit donc pas dans 
le combat? 

Xerxès : Un peuple de braves.. • . 

— Hélas ! hélas ! hélas ! hélas ! 

— C'est plus qu'hélas ! qu'il faut dire. 

— Oui, nos malheurs dépassent tous les mal- 
heurs ! . . . Grands dieux ! grands dieux ! Infortune, 
infortune ! 

— Réponds à mes cris par tes cris ! 



• • ? 



VIE ET MORT DU GENIE UKKC. 109 

A mon chant lugubre, joins tes funèbres accents ! 

— Hélas ! hélas ! hélas ! 

— Accablant revers ! 

— Revers qui brise mon cœur. 

— Frappe, frappe ton sein, gémis sur ma souf- 
france. 

— Je pleure, je sanglote. 

— Réponds à mes cris par tes cris. 

— J'obéis, tu le vois, ô mon maître ! 

— Fais éclater tes sanglots. 

— Hélas ! hélas! hélas! oui, je veux gémir encore, 
je veux meurtrir encore mon sein. 

— Frappe ta poitrine. Chante l'hymne mysien ! 

— douleur ! ô douleur ! 

— Dévaste, dévaste cette barbe blanche et touffue. 

— A pleine main, à pleine main ! ô lamentable, la- 
mentable revers ! 

— Pousse des cris aigus ! 

— Je t'obéis encore. 

— Déchire d'une main violente les vêtements qui 
t'enveloppent de leurs plis. 

— douleur ! ô douleur ! 

— Arrache tes cheveux en gémissant, car notre 
armée n'est plus ! 

— A pleine main, à pleine main ! O lamentable, la- 
mentable revers ! 

— Fonds en larmes ! 

— Mes yeux en sont baignés. 

— Réponds à mes cris par tes cris. 

— Hélas ! hélas ' hélas ! 

— Retourne en pleurant à ton foyer. 

— O Perse ! Perse, pousse un cri de douleur. 

— Oui, que le cri de douleur remplisse la ville ! 

— Poussons des sanglots, des sanglots, des san- 
glots encore ! 



110 NOTES. 

— Avancez lentement; poussez vos cris de dou- 
leur! 

— Perse ! Perse, pousse un cri de douleur ! 

— Hélas ! hélas ! notre flotte, hélas ! hélas ! nos 
vaisseaux ont péri. 

— Je t'accompagnerai avec de tristes lamentations ! 



TROPHEES DE LA VICTOIRE 



I 



ESCHYLE. 



L'idée fondamentale de Vie et Mort du Génie 
Grec est de montrer l'influence des guerres médiques 
sur l'éducation, le tempérament, le caractère du génie 
hellénique. 

Depuis la victoire de la Grèce, ce Génie représente 
l'identité de la raison humaine et de la raison divine. 
C'est sa propre statue qu'il dresse fièrement jusqu'aux 
nues; fierté justifiée par la vraie grandeur. Invin- 
cible force d'esprit qu'Edgar Quinet admirait dans 
l'antiquité et qu'il voulait retrouver dans le présent 
comme une armure naturelle de l'âme humaine. 

En 1839, dans son cours de Lyon, lorsqu'il étudiait 
Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Phidias, Péri- 
clès, Démosthènes, il évoquait seulement les figures 
idéales de la poésie, do la sculpture, de l'éloquence. 

C'était encore à une heure matinale de la vie, avant 



112 NOTES. 

les luttes, avant l'adversité qui ajoute son enseigne- 
ment et ouvre des perspectives nouvelles au penseur, 
à l'artiste. Nos désastres ont éclairé une face ignorée 
des chefs-d'œuvre antiques et ont révélé un sens 
caché. 

Après le siège de Paris, il examinait les conditions 
de rénovation pour la France : 

« Se ressaisir, reprendre son équilibre, ce doit être 
l'effort de chacun. D'où, la nécessité non-seulement des 
travaux industriels, agricoles, mais aussi des grands 
travaux de l'intelligence. A cela doivent servir les 
forces amassées dans les œuvres des grands hommes. 
Elles réparent l'esprit des vaincus, elles rendent l'hé- 
ritage du genre humain à ceux qui ont tout perdu. 

« Essayez ce que peuvent les arts, les œuvres de 
l'antiquité, vous vous sentirez renaître dans ces sour- 
ces sacrées ; tout prendra pour vous un sens nouveau. 

« Les marbres des anciens, leurs statues, leurs tem- 
ples, leurs poèmes, leurs histoires, ont des secrets à 
vous dire, que vous ne pouviez comprendre aupara- 
vant. Leur sérénité vous pénétrera. Demandez-leur la 
paix, la raison, l'équilibre, ils en ont fait provision pour 
vous. 

« Sublime Vénus, échappée comme nous, avec nous, 
de la ruine, reviens à la lumière. Donne-nous ce que 
tu possèdes, enseigne-nous la grandeur et la force de 
l'âme. Apprends-nous à surgir comme toi des flots 
amers, le front serein, les yeux fixés sur l'immense 
avenir. 

« Après nos calamités, quand j'ai rencontré pour la 
première fois une statue grecque, un poëme grec, il 
m'a semblé que je ne les avais jamais vus auparavant 
m'accueillir de ce sourire divin. Que n'avaient-ils pas 
à me dire? Pendant le siège de Paris, au fracas noc- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 113 

turne des obus qui pleuvaient sur mon toit, Homère 
m'a soutenu ; il m'a sauvé de la famine. Essayez de 
ce divin remède. 

« Les créations des temps passés revivent devant 
nous plus belles, plus jeunes. Elles semblent nous dire : 

c Vois ! nous n'avons pas changé. Mais toi, France, 
pourquoi es-tu si dépouillée ? De quelle nuit sors- tu? 

« Les Barbares ont-ils voulu te renverser et disper- 
ser tes membres ? Reviens parmi nous sur ton ancien 
piédestal, France, sœur, amie, fille comme nous de 
l'éternelle beauté. 

« Oui, pour panser tant de plaies de la France, je 
. voudrais appeler ici tous les dieux et les déesses et 
toutes les œuvres où l'esprit humain amis sa puissance, 
sa grandeur, sa raison, sa bonté, son espérance. 

« Quand les anciens auront apporté leurs baumes 
à ce blessé, je veux encore que les modernes y ajou- 
tent leur plus pur breuvage et que la coupe se rem- 
plisse jusqu'aux bords des pleurs de la terre et du 
ciel. 

« Dans l'abîme où nous sommes tombés, combien 
Homère me semble rajeuni ! que Platon me semble 
plus splendide, Aristote plus puissant ! je sens la main 
de ces grands hommes, ils me tirent du gouffre, ils me 
ramènent à l'éternelle lumière. Salut, aurore divine, 
jour nouveau, ciel que je croyais ne pas revoir ! 

«Je m'étais souvent demandé comment les guerres 
de l'antiquité grecque, à la belle époque de Périclès, 
avaient laissé si peu de traces de douleur dans les 
œuvres des contemporains. Je n'entendais aucun écho 
des cités envahies et saccagées. Si j'interrogeais les 
commentateurs ils me répondaient par l'éloge accou- 
tumé du calme antique. 

« La première fois que je relus une page de l'anti- 
quité grecque, depuis la capitulation de Paris, ce que 



114 NOTES. 

je cherchais m'apparut sur-le-champ. Nos désastres 
m'éclairèrent. J'entendis les cris de désolation auxquels 
j'avais été sourd jusque-là. Je discernai les gémisse- 
ments des prisonniers, les clameurs des populations 
asservies, je reconnus les angoisses de notre Alsace, 
de notre Lorraine, dans les paroles entrecoupées qui 
s'échappaient du monde grec. 

t Je retrouve, j'entends les lamentations de la Grèce 
vaincue non pas dans les historiens qui se faisaient 
une loi de rester impassibles, mais chez les hommes 
qui parlaient au nom du peuple : je veux dire dans 
les chœurs tragiques (1). » 



Reprenons quelques-unes des tragédies relues si 
souvent ensemble, celles qu'Edgar Quinet aimait le 
plus. Certains passages caractérisent mieux que de 
longues citations le génie des chefs-d'œuvre antiques. 

Quoi de plus héroïque, de plus fier, que la procla- 
mation d'Étéocle dans les Sept devant Thèbes ? 

t Le devoir commande. Nous avons à défendre, à 
sauver la cité, les autels des dieux de la patrie et leur 
honneur menacé, et nos enfants, et cette terre, notre 
mère, notre tendre nourrice, celle qui porta tout le 
fardeau de notre enfance, depuis que, naissant à peine, 
nous rampions sur son sol favorable ; celle qui nous 
éleva pour être des citoyens fidèles, de belliqueux dé- 
fenseurs au jour de la nécessité. » 

Entre tous, c'est Eschyle qui sait faire revivre les 
émotions terribles d'une cité en péril : angoisses, 



(1) La République. 1872. Un volume, Dentu. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 115 

terreurs, invocations, espérances et désespoirs, tous 
les sentiments, toutes les pensées d'une ville assié- 
gée éclatent à la fois dans ces tableaux; nous les 
avons eus nous aussi sous les yeux. 

Les traits obscurcissent l'air « pressés comme les 
flocons de la neige qui tombe ». On entend jusqu'aux 
bruits de roues des chars de guerre. Quelle vigueur ! 
C'est bien un style aux assises d'airain. 

« Déjà mugissent au pied de nos murailles les va- 
gues de l'armée assaillante... Qu'ils ne s'écroulent 
pas sous les coups de l'ennemi vainqueur, ébranlés 
jusque dans leurs fondements, dispersés jusqu'à la 
dernière pierre ces foyers domestiques qui vous sont 
consacrés! » 

Et ce, chœur de captives qui guettent avec angoisse 
du haut des murailles les progrès de l'ennemi ! C'est 
aussi beau que dans V Iliade. Ah ! que l'antiquité a 
connu la douleur et l'a exhalée dans toute sa vérité ! 
qu'elle a fouillé l'âme humaine ! 

« La terreur ne s'endort pas dans mon âme. L'anxiété 
habite mon sein et rend ma frayeur plus vive... Com- 
mencer l'odieux voyage de l'exil... mon cœur sanglote 
dans ma poitrine. » 

Le doute a envahi Eschyle : « Vous priez les dieux 
de protéger ces murs contre la lance des ennemis ! . . . 
Mais on dit aussi qu'une ville prise, ses dieux l'aban- 
donnent. » 

Les femmes seules espèrent encore dans la puis- 
sance céleste : « Souvent elle guérit des maux sans 
ressources. Souvent elle dissipe le nuage de larmes 
amères qui charge les yeux de l'infortuné. » 

Le héros aime mieux se fier à son bras. Aux me- 
naces, au vain épou vantail, il répond : « Les emblè- 
mes ne font point de blessures. » 

t Que le ciel y consente, que le ciel s'y oppose, il 

8 



m* NOTES. 

renversera Thèbes, dit-il. — A cet homme, dont la bou- 
che est pleine d'insolents discours, j'oppose un brave 
guerrier, un cœur brûlant de courage. » 

« Celui-là ne connaît pas la jactance, mais son bras 
sait agir. 
* Il veut, non point paraître brave, mais l'être. » 
Toute la bataille est peinte dans ce vers ; c Furie 
impitoyable, à l'œil toujours sec, elle est à mes cô- 
tés, elle me crie : c La victoire d'abord , la mort 
« après ! » 

Quel enseignement puiserons-nous dans les Bkoé- 
phores ? Cette violence de sentiments tragiques n'ap- 
partient presque plus à l'humanité, surtout à natra 
temps. Ce ne sont pas même les passions des hom- 
mes de l'âge de pierre ; tout au plus celles des dieux. 

Et pourtant cette haine antique, cette douleur anti- 
que arrivée à sa plus sombre expression révèle des 
puissances de l'âme aujourd'hui affaiblies ou disparues^ 
sentiments profonds, inflexibles, immuables, religion 
de la justice, piété filiale, fraternelle, égale à cette 
religion; c'est là, si je ne me trompe, l'idéal que nous 
offre l'antiquité ; Eschyle surtout l'exprime avec ma 
éloquence suprême. 

Ce même poète des Euménides, inspiré pap la pâle 
Erynnis, enseigne le culte fidèle, l'impérissable ten- 
dresse qui unit les vivants aux morts. Ces dialogues 
d'Electre et d'Oreste devant le tombeau d'Agamemnon 
sont bien dans la nature humaine. Changez les pas- 
sions atroces de l'âge de bronze, mettez dans la 
bouche des survivants les invocations pieuses de deux 
âmes éplorées, énergiques, pleines de foi, entourées 
de périls, avec la volonté de les vaincre et de dé-, 
fendre une mémoire sacrée, et dites si la réalité, si 
le cœur humain, à trois mille ans de dvMance ^'aurait 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 117 

pas les mêmes accents : « Mon père. . . je t'invoque! 

— Et moi aussi, mon père, j*ai besoin de toi. .. — Si 
tu nous abandonnes, tes mânes resteront sans gloire... 

— Toujours, cette tombe sera le premier objet de" 
mon culte. — Permets, ô terre, que mon père vienne 
être témoin du combat. . . — Au souvenir de ces ou- 
trages, te réveilles-tu, mon père? — Relèves-tu ta 
tète chérie? Eh bien ! envoie donc la Justice com- 
battre à côté de tes enfants, ou plutôt rends toi- 
même les coups qu'on te porte, si, vaincu jadis, tu 
veux vaincre à ton tour. — Entends ce dernier cri 
que je ^adresse, mon père. Vois tes deux enfants de- 
bout, près de ta tombe, prends pitié de ta fille, de ton 
fils. C'est ainsi que tu vivras encore malgré le tré- 
pas... Entends nos vœux, c'est pour toi que nous 
gémissons ainsi ; et nous exaucer, c'est te sauver toi- 
même. » 

De toutes les conceptions d'Eschyle, ce sont peut- 
être les Buménides qui renferment la plus haute 
moralité, d'une portée philosophique admirable. La 
conscience réveille les remords parfois assoupis 
dans uu eœur droit qui a failli par la faute des dieux; 
car Eschyle accuse hardiment les dieux d'attirer les 
hommes dans un guet-apens, de les enlacer par les 
liens de la fatalité. D'autant plus terribles, implacables, 
haletantes, oes furies, ces remords se redressent, 
harcèlent, poursuivent cette âme en détresse. Quand 
l'expiation par la douleur Ta épurée, alors la jus- 
tice se transforme en clémence. La sagesse, une 
lumière supérieure (Minerve et Apollon), pacifie les 
voix inexorables de la conscience et transforme les 
furies, vengeresses en vénérables déesses protec- 
tnces. 
Il y a quelque chose de profondément humain, 



H8 NOTES. 

dans cette pensée, que les regrets cuisants, pareils à 
un feu, consument l'âme et préparent ce calme si 
doux après Forage de la douleur. La comparaison 
des maux soufferts s'ajoute à cette paix divine et 
change réellement les Euménides en Bonnes Déesses. 

Dans une note inédite, Edgar Quinet dit, au sujet 
des Euménides : « Combien de fois nous faisons 
comme les Grecs, appelant bonnes déesses nos Eu- 
ménides ! Il nous arrive bien souvent de cacher par 
un sourire le fantôme qui nous terrifie au fond du 
cœur. » 

Toujours on retrouve dans Escbyle le grand citoyen, 
le combattant de Salamine, qui fait tout converger vers 
la gloire de sa patrie. Rien de plus touchant que ses 
souhaits pour Athènes ! Disons Paris, et ce sont les 
mêmes que nous formons pour la France : 

« Des vœux de victoire, et d'une victoire toujours 
loyale ! Qu'avec eux conspirent et la terre et les flots 
des mers, et le ciel et le souffle des vents ! Que le 
soleil lance sur cette terre de propices rayons ! Que 
la terre soit féconde en fruits et en troupeaux ! Que 
les citoyens vivent dans une prospérité que jamais 
n'affaiblisse le temps ! . . . Que ta haine pour les im- 
pies grandisse encore. . . C'est la race seule de justes 
qui doit vivre exempte de maux. . . Que les citoyens 
soient pleins les uns pour les autres d'un mutuel 
amour ; pour l'ennemi d'une haine unanime ! . . . Ecar- 
tez loin de ce pays le malheur et la tristesse ! N'en- 
voyez que le bonheur et la victoire ! » 

Les Suppliantes. C'est la tragédie des exilés. Ils 
n'ont pas trouvé en 1852 un hôte bienveillant (quoique 
indécis) comme Pélasgus. Les rois de toutes les con- 
trées n'ont pas eu un instant d'irrésolution ; énergi- 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 119 

quement ils ont expulsé les proscrits et les ont en- 
traînés sur des vaisseaux rapides loin de ces rivages 
peu hospitaliers. 

Quelle alternative de craintes, de regrets, de dé- 
sirs dans l'invocation des malheureuses femmes : 

« terre aux nombreuses collines, qu'aurons-nous 
à souffrir? Où fuir?... Que ne puis-je devenir une 
noire fumée, monter vers les nuages et m'évanouir 
soudain ! Que ne puis-je comme la poussière m'éle- 
ver sans ailes et me perdre dans les airs ! . . . Ranime- 
toi mon âme ! ... » 

Et ces retours de la pensée vers le pays qu'on a 
quitté : « Ma patrie sainte et antique, oui, ma patrie est 
en ces lieux. 

— « Crie ! et que tes clameurs passent en amertume 
toutes les plaintes, toutes les lamentations de la mi- 
sère... 

— « Hélas ! hélas ! j'ai demandé aux dieux leur se- 
cours; ils m'ont accordé ma ruine. » 

« Les vents qui poussent dans l'exil, les fatales 
douleurs, les guerres sanglantes, voilà l'objet de 
mon effroi. » 

A la fin, éclate l'âme indépendante du citoyen 
d'Athènes. Le peuple intervient ; il a rendu un décret 
qui protège les Suppliantes et les défend contre les 
injustes agresseurs : 

« Ce décret, c'est un clou solide qui l'a fixé, il est 
inébranlable. Nous ne l'avons point écrit sur des ta- 
bles, nous ne l'avons pas scellé dans les feuilles d'un 
livre, mais la bouche d'un homme libre l'exprime de- 
vant toi sans détour. » 



120 NOTES. 

c Eschyle évoque le dieu personnel par les formules 
de la philosophie : quel qu'il soit il est la cause su- 
prême... Non-seulement les poètes tragiques dé- 
composent les croyances de l'antiquité, mais ils ont 
des pressentiments tout divins. Ce sont les prophètes 
païens du christianisme (i). » 

L'audace d'Eschyle se donne pleine carrière dans 
Prométhée. D'un mot, il caractérise le châtiment ré- 
servé aux bienfaiteurs de l'humanité : « Quel fut son 
crime? Il aima trop les hommes. » 

Défis intrépides aux puissances tyranniques qui 
oppriment le juste. En même temps quelle exquise 
poésie ! 

t Trop tard à ton gré la nuit viendra cacher le jour 
sous sa robe émaillée d'étoiles. Trop tard le soleil 
viendra dissiper le froid du matin. Tu vivras sans 
cesse accablé par la douleur du mal présent, car celui 
qui doit te délivrer n*est pas né encore . . . Sentinelle 
inquiète, sans sommeil, sans nul repos, poussant 
mille plaintes, mille gémissements inutiles, car le 
cœur de Jupiter est inexorable. Toujours c'est ufl 
maître dur, celui qui commande depuis peu . . • 

< Seul, il conserve un éternel courroux, lui, le tyran 
impitoyable de la génération céleste. . . 

«— Il aura besoin de moi, ce maître des immortels ! 

c — Toujours de l'audace ! Malgré cette amère infor- 
tune, ne vouloir rien céder? 

«— Jupiter est cruel, je le sais. Le juste pour lui, 
c'est son caprice.. . 

« Car c'est là le vice éternel des tyrans de soupçon- 
ner la foi de leurs amis. 

t — Rentre en toi-même, forme-toi un nouveau ca* 
ractère. Un maître nouveau commande aux dieux. 



(1) Génie des religions. 



. VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 121 

t — Et qui donc lui arrachera le sceptre de la toute- 
puissance ? 

« — Lui-même ; son imprévoyance, sa folie. . . 

« Jupiter est moins que rien à mes yeux. » 

« ... Eh ! maîtres nouveaux, votre empire est d'hier, 
et vous vous imaginez que vos palais ne peuvent pas 
connaître la douleur? N'en ai-je donc pas vu chasser 
deux rois? Et le troisième, celui qui commande au- 
jourd'hui, je verrai, oui je verrai bientôt sa chute 
honteuse. Moi, sentir la crainte ! Moi, trembler de- 
vant les dieux nouveaux ! N'en crois rien. Il s'en faut 
de beaucoup, il s'en faut tout encore. » 

«... En vain, tes discours m'importunent; c'est par- 
ler aux flots de la mer. Ne va pas te mettre jamais 
dans l'esprit que moi, effrayé par l'arrêt de Jupiter, 
je deviendrai faible d'esprit comme une femme ; que 
j'irai comme une femme lever des bras suppliants vers 
celui que j'abhorre de toute ma haine, et le conjurer 
de briser mes fers. Loin de moi cette lâche pensée... 

« Qu'il dure donc ce délire! si c'en est tin de haïr 
866 ennemis! » 



II 



SOPHOCLE. 



« Quant à Sophocle, la spiritualité croissante de la 
poésie a déjà passé tout entière dans sa langue. On 
peut la comparer au dessin le plus pur d'un vase an- 
tique. Ce n'est souvent qu'un trait, mais ce trait est 
la ligne même de la beauté. . 

« Rien n'a surpassé jamais l'originalité, la vie, la 
grâce de cet art souverain ; plus les imaginations de 
nos jours sont impatientes, haletantes, plus il leur' 
conviendrait de se reposer par intervalles dans la 
méditation de cette beauté qui doit sa supériorité sur 
toutes les autres à sa sérénité même. » 

Trente-cinq ans après ces lignes, Edgar Quinet re- 
venait à Sophocle. Il avait montré jadis le bel adoles- 
cent, la lyre en main, conduisant le chœur des danses 
autour des trophées, célébrant Salamine. 

Maintenant il le suivait jusqu'au bois de Colone, 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 123 

â l'ombre des oliviers, où le vieillard écrivit au chant 
des rossignols sa dernière œuvre de génie. 

Il voulait montrer l'universalité et la plénitude des 
facultés chez les anciens. Vainqueur d'Eschyle dans 
une tragédie, Sophocle joint à ce triomphe une gloire 
toute différente. Athènes Ta nommé général dans la 
guerre contre Samos, stratège, collègue de Périclès. 

C'est un poète ! Sans doute ; mais c'est le grand 
citoyen, le grand politique, le grand penseur. 

Dans son extrême douceur le génie d'un Sophocle, 
d'un Pindare, réunit à la fois l'âme de Léonidas, de 
Périclès et d'Epictète; le héros, l'homme d'État, le 
moraliste. 

Dur sacrifice que celui du poète, qui replie ses 
ailes pour gravir les arides sentiers politiques. Lui 
qui vivait de lumière, de beauté, le voilà aux prises 
avec les laideurs et les noirceurs humaines. 

La splendeur du vrai l'illumine encore dans son de- 
voir de citoyen, comme dans ses inspirations les plus 
idéales ; mais avec quelle joie il reviendra à cette 
chaude et éblouissante région de la fantaisie ! 
I 1 Le poète de l'antiquité exigeait des hommes un ef- 
fort, une vertu. Lui-même, il mettait en pratique les 
préceptes éternels du beau et du bien. Il ne se bornait 
pas à proclafner des règles d'harmonie, il en était 
l'exemple vivant, et sa vie devenait ainsi plus belle 
que la plus parfaite de ses œuvres. 



« Les créations du temps passés revivent devant 
nous plus belles et plus jeunes. » 

Cherchons un écho à ces paroles. Pures et suaves 
filles du ciel de la poésie, répondez à celui qui vou- 
lait encore une fois vous rappeler à la vie ! 



424 NOTES. 

Piété, fidélité au delà de la mort, tendresse ineffable) 
attente invincible du jour de la justice pour châtier le 
crime, douleur inguérissable suivie d'une joie radieuse 
en retrouvant celui quelle croyait avoir perdu à 
jamais, tous les contrastes à la fois, les sentiments les 
plus doux et les sentiments les plus farouches, voilà 
Electre. 

D'abord elle éclate en larmes : « Jamais je ne ces- 
serai de faire entendre mes gémissements et mes cris, 
tant que je verrai les astres brillartts de la nuit, tant 
que je verrai la lumière du jour. 

« Mes lamentations n'auront point de terme, jamais 
je ne cesserai de pleurer, x» 

Puis, ces mâles accents: « Ai-je cessé de vivre? 
Je vis mal sans doute, mais assez pour moi. Je les 
importune ». 

Le Chœur : « Si mon esprit aveuglé ne s'abuse et 
n'a perdu le sens, la justice clairvoyante s'avance, 
portant en ses mains le châtiment du crime. » 

Ce qu'il y a de plus tragique dans Ajax, c'est de 
voir le héros, le grand homme en butte aux moqueries 
de tout un peuple» Véritablement sa mort devient un 
soulagement pour l'âme oppressée par tant d'ou- 
trages ; il reprend enfin toute 6a grandeur. 

Le beau rôle est donné au fourbe/ à l'astucieux 
Ulysse qui a causé les malheurs du héros. Chose plus 
étrange, la conscience publique représentée par le 
chœur le proclame comme le sage des sages . 

Teucer c'est le devoir intrépide, cœur fier et libre, 
supérieur à sa mauvaise fortune, supérieur aux puis- 
sants qui le menacent : 

« Ta langue nourrit un terrible courage ! — La 
fierté est permise quand on a pour soi la justice. » 

Une figure touchante, c'est la femme d'Ajax, fille 



VIE ET MORT DU GENIE GREC 185 

de roi, captive du héros» Elle s'efforce vainement de 
consoler la douleur sublime d'Ajax : « Ténèbres qui 
êtes ma lumière !» A ce cri, la tendresse répond : 
« Ai-je une autre patrie, une autre fortune que toi ! 
Je ne vis qu'en toi ! » 

Que de pensées fortes, élevées, délicates ! « Le trait 
lancé contre les grandes âmes atteint son but. .. C'est 
cotitre l'homme puissant que l'envie ëé glisse . . . » 

* La haine même ne saurait sans crime poursuivre 
un grand homme au delà du tombeau. » 

Et ce mot fier et superbe d'Ajax : « Avec les dieux, 
un lâche même peut obtenir la Victoire ; moi je me 
flatte, sans leur aide, d'acquérir celte gloire. » 

Et ses adieux à là vie i « Brillante clarté du jour, 
soleil radieux, je té parle pour la dernière fois. 
lumière, sol sacré de Salamine, ma patrie* foyer de 
mes ancêtres, glorieuse Athènes, amis élevés avec 
moi, fontaines, fleuves, campagnes de Troie, je vous 
salue. Adieu, ô vous qui m'avez nourri. Ce sont les 
dernières paroles qu'Ajax vous adresse ; je dirai le 
reste aux enfers. » 

Un des plus beaux passages de Sophocle se trouve 
dans Œdipe-roi, cette création pathétique, où ré- 
sonne toute la gamme des douleurs humaines, les 
plus terribles, les plus invraisemblables et pourtant 
les plus naturelles. Oui, les malheureux se sentent 
un peu calmés par tant d'infortunes en se voyant 
dépassés. En même temps, quel haut idéal dans ces 
vers : 

< Puisse-t-il m'être donné de conserver la sainte 
pureté dans toutes mes actions et mes paroles, et de 
régler ma vie sur ces lois sublimes, émanées des 
cieux. . . dont l'origine n'a rien d'humain ni de mortel, 
et que jamais l'oubli ne peut abolir! En elle6 vit la 



12G NOTES. 

puissance divine et la vieillesse ne peut les at- 
teindre. » 



Antigone. 



femme ! fragilité est ton nom , s'écrie le grand 
tragique anglais. 

Sacrifice et noblesse, voilà ton vrai nom, dit So- 
phocle. Et il crée le type d'Antigone. 

La douleur, l'immolation sont tellement dans la des- 
tinée de la femme, que les situations les plus infor- 
tunées semblent son cadre naturel. Tout au contraire 
pour Thomme , le roi de la création , l'être fort ; on ne 
peut supporter le spectacle de sa misère. Voir cet 
invincible déchu, désarmé , réduit à un tel état de fai- 
blesse et d'indigence que la main d'un enfant guide 
ses pas chancelants, comment affronter cette émo- 
tion? Vienne la mort, cet équilibre suprême, elle 
remettra l'ordre et la justice dans l'anomalie de la vie ! 

Antigone, unique appui du vieillard aveugle, banni, 
affaissé sous le poids de l'âge et de la persécution, 
est encore plus grande dans son rôle filial, que dans 
son rôle fraternel. Plus tard, l'action, la lutte engagée 
contre le tyran transforment l'intrépide jeune fille en 
héros ; seule contre un univers conjuré. 

Mais dans Œdipe à Colone, une frêle enfant, pro- 
tectrice de l'exilé, du vieillard expirant, c'est l'épreuve 
sans pareille. Quels sentiments agitaient ce cœur! 
Respect sacré du malheur et de la vieillesse ; tendresse 
filiale immense; craintes et sollicitude d'une mère 
chargée d'un être sans défense ; vénération et amour 
pour celui qu'elle aurait voulu entourer de gloire et 
de bonheur. Et maintenant le voilà errant, mis au 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 127 

ban de l'espèce humaine, chargé d'injustes malé- 
dictions , car il n'est pas coupable de ses crimes in- 
conscients. 

Elle le sait; et ce sentiment devait à lui seul main- 
tenir son cœur très-haut. Mais cette fille sublime est 
trop absorbée par son père, trop attentive à lui 
aplanir la route terrible qui ensanglante ses pieds. Il 
faut un trésor inépuisable de bonté, de piété, de cou- 
rage pour suffire à tout dans cette existence dépouillée 
d'espérance, de justice, de repos et d'abri. 

Les rôles sont renversés. Le malheur a brisé le 
vieillard; ce n'est plus un homme, mais un faible en- 
fant désarmé ; le jouet, la risée du passant, s'il n'était 
sous la garde de cette âme vaillante, archange qui 
l'abrite de ses blanches ailes. 

Ah ! qu'elle honore la nature humaine ; cette sainte 
Antigone ! 

Ici, le miracle n'entre pour rien dans la légende. La 
piété filiale répand le baume sur les blessures, nourrit 
et désaltère la pauvre vie confiée à sa garde. Vie si 
amoindrie, si ébranlée par les ténèbres et l'adversité ! 
On a peine à entendre cette voix affaiblie qui interroge 
le guide, sur les moindres mouvements : 

Où sommes-nous? — Où poserai -je le pied? Où 
es-tu ? 

Image déchirante qui arrache des larmes à la simple 
lecture. 

Un seul point soutient la figure morale d'Œdipe et 
lui conserve un caractère auguste ; c'est le sentiment 
très- vif de son innocence qui éclate chez lui avec 
fierté, et le respect de soi-même qu'il puise dans l'in- 
justice des dieux. 

De là aussi, une solennité superbe à l'heure de sa 
mort. Dans le bois mystérieux de Colone, où les 
rossignols chantent l'hymne éternel de la nature, sous 



110 NOTES. 

les ombrages sacrés, sillonnés par la foudre, au milieu 
des fracas du tonnerre, l'infortuné disparaît dans le 
gouffre aux fondements d'airain. Il trouve enfin le 
repos dans cette terre sainte, consacrée aux vénéra- 
bles déesses, aux furies apaisées ; apaisées sans doute 
par la piété d'Antigône, par sa vie si pure, offerte en 
holooaustc. 

Gomment ne pas citer les principales beautés de 
cette œuvre admirable, surtout le cbœur où Sophocle 
célèbre le bourg qui Fa vu naître : 

« Etranger, te voici dans le séjour le plus délicieux 
de TAttique, à Colone, riche en coursiers; là de 
nombreux rossignols, à la voix mélodieuse, gazouil- 
lent dans de fraîches vallées, cachés sous le lierre 
touffu et sous le feuillage de mille arbres chargés de ' 
fruits, dont le soleil ne perce jamais l'ombre épaisse 
et que n'insulte jamais le souffle des vents glacés. . . 
Là fleurit chaque jour, sous la rosée céleste, le nar- 
cisse au cahee gracieux, antique couronne des grandes 
déesses, et le safran doré ; les eaux du Géphise, qui 
ne s'arrêtent jamais, serpentent à travers la plaine, 
et , dans leur coups intarissable , fécondent de leurs 
eaux limpides, le sein de la terre 

« Sur cette terre croît un arbre . . . devant lequel re- 
cu)eat les lances ennemies... C'est l'olivier au pâle 

feuillage Jamais une main étrangère ne pourra 

l'extirper du sol , car l'œil toujours ouvert de Jupiter, 
protecteur des oliviers sacrés, et Minerve, aux yeux 
bleus, veillent sur lui (1), » 

Tel est le lieu de la scène. Arrive Œdipe,. <Jé~ 



(1) Sophocle lut ce passage devant les juges dans le procès 
coatre son fils, 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 129 

faillant, soutenu par Antigone : « Ma fille, si tu aper- 
çois quelque siège dans un lieu profane ou dans quel- 
que bois sacré, arrête ici mes pas. * 

Antigone le fait reposer sur une roche : « Tu as 
fait un long chemin pour un vieillard ! » 

Il est assis, elle garde son père aveugle; mais 
l'approche d'un étranger les trouble : « Vient il de notre 
côté? Presse-t-il le pas? — Il est déjà devant nous; 
demande-lui ce que tu veux. Le voici. » 

Malheur! il apprend que ce bois sacré lui est in-. 
ter dit, on veut le chasser. A sa prière, l'étranger va 
chercher le chef de la contrée, Thésée. 

« Ma fille, l'étranger est-il parti? — Il est parti, 
mon père, tu peux donc parler en paix. Je suis seule 
auprès de toi. » 

Alors commence cette invocation aux déesses véné- 
rables et terribles : « Acoordez-moi, enfin, de ter- 
miner ma vie, si les maux excessifs qui m'accablent ne 
vous paraissent pas trop peu pour Œdipe ! » 

Antigone : « Garde le silence, voici des vieillards 
qui s'avancent. 

Œdipe: « Retire-moi d'ici, cache-moi dans oeboia. » 

Le chœur oourrouoé commande au téméraire de 
sortir de ce bois consacré aux déesses inexorables. 
L'infortuné interroge Antigone, sa lumière, sa con- 
science : 

« Ma fille, quel parti prendre? — Mon père, il feul 

obéir. — Soutiens-moi étrangers, ne me faites 

point de mal, quand, pour vous obéir, j'aurai quitté 
cet asile. » 

Et toujours consultant sa fille, le malheureux aveu- 
gle demande : 

« Avancerai-je encore? Est-ce assez? — Suis-moi, 
.mon père, suis-moi où je te conduis^ — (lène-iwi, ma 
fille, en un lieu où je puisse répondre à ceux qui me 



190 NOTES. 

parient. — Arrête ici. — Est-ce ici? — Oui, c'est 
assez. — Resterai-je debout? — Tu peux t'asseoir sur 
cette pierre. — C'est à moi, mon père, de diriger dou- 
cement tes pas. Appuie sur ce bras, ton corps lan- 
guissant. — Hélas ! ô triste destinée ! » 

Le chœur l'interroge : Parle ! 

Et lui, s'adressant toujours à Antigone : i 0! ma 
fille, que répondrai-je? Hélas! que faire, ma fille? 

Antigone : t Parle, puisque tu en es venu à cette 
extrémité. » 

Le chœur, épouvanté en apprenant qu'il est le fils 
de Laïus : « Sortez, fuyez loin de cette contrée ! » 

Alors Œdipe retrouve sa fierté d'homme et repro- 
che au peuple sa lâcheté : 

< Et tes promesses, comment les tiens-tu?. ., On 
dit qu'Athènes respecte singulièrement les dieux, que 
seule elle sauve l'étranger malheureux et lui porte 
secours. Qu'est-ce que tout cela est devenu pour moi? 
Après m'avoir attiré hors de l'asile que j'ai choisi, 
vous me chassez encore par la seule crainte de mon 
nom! » 

La touchante prière d' Antigone se joint aux fières 
paroles du proscrit : « Je t'implore par ce que tu as 
de plus cher! ton enfant, ta promesse! » 

Ici un intermède ; l'arrivée de la seconde fille amène 
l'éloge d' Antigone ; Œdipe compare sa conduite à celle 
de ses frères : « Depuis qu'elle est sortie de l'enfance 
et qu'elle a pris quelque force, toujours errante avec 
moi, elle a soutenu ma vieillesse, supporté la faim, 
marché nu-pieds à travers les ronces des forêts, bra- 
vant les pluies ou les feux du soleil, méprisant les 
jouissances de Thèbes, pour soutenir l'existence d'un 
père... » 

* Des fils qui auraient pu secourir un père, refu- 
sent de lui prêter assistance; faute d'une parole de 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 181 

leur part, j'ai été abandonné à l'exil, à l'indigence. » 

Le chœur, ému de pitié, lui enjoint de faire des 
expiations aux déesses. Gomme un débile enfant, il 
s'informe des mouvements les plus simples ; ils sont 
encore trop difficiles, trop au-dessus de sa force; il 
prie une de ses filles de se charger des libations : 
« Hâtez-vous donc, mais ne me laissez pas seul, mon 
faible corps ne pourrait marcher sans guide. » 

Voici Créon, son persécuteur : pour attirer Œdipe 
sur la terre de Gadmus, il emploie un langage plein 
de douceur, mais ses exhortations hypocrites res- 
tant vaines, il ordonne à ses gardes de saisir Anti- 
gone et lsmène, de les arracher à leur père. Alors 
éclatent les accents pathétiques de désespoir filial : 

Antigone : « Hélas I où fuir ? Quels secours des 
dieux ou des hommes implorer? On m'entraîne ! Mal- 
heureuse! » 

Œdipe : a Où es-tu, mon enfant? — On m'emmène 
de force ! 

— Tends-moi le bras, ma fille ! — Hélas ! je ne 
puis ! 

— Œdipe : Hélas ! malheur à moi. » 

Après ce coup, l'honnête Créon raille le vieillard : 
< Désormais tu n'auras plus d'appui pour tes pas 
chancelants, . . JoW de ton triomphe ! » 

Il veut même s'emparer d'Œdipe. Mais Thésée ar- 
rive à point pour empêcher l'attentat, et « s'épar- 
gner la honte d'avoir laissé un hôte sans défense ». 

A ses ordres, des cavaliers s'élancent pour arracher 
les jeunes filles aux mains des ravisseurs. 

Elles reviennent, le chœur l'annonce. Les voilà. 
Œdipe n'ose y croire : 

« Où sont-elles? Quoi? Qu'as-tu dit? » 

Mais la voix d' Antigone frappe son oreille : t Vous 

• y 



132 NOTES. 

voilà donc, mes filles L . . Approchez. . . que je vous 
presse entre mes bras ! Bonheur que je n'espérais 
plus ! » 

Il en doute encore : « Où êtes- vous? où êtes- 
vous! Appui de ma vieillesse?. . » Je possède ce que 
je chéris le plus. Je ne mourrai pas le plus infortuné 
des mortels, si vous êtes près de moi. Serrez-vous 
contre mon sein ; pressez votre père, sauvé du triste 
abandon où le réduisait votre absence! » 

Ces transports d'une joie inattendue dans une des- 
tinée tragique sont si vrais ! Que de degrés dans Tin- 
fortune ! Œdipe éprouve maintenant un profond bon- 
heur, puisqu'on lui a rendu ses filles. C'est bien dans 
la nature humaine ; l'âme, plongée dans l'adversité, 
s'attache tout à coup à la plus frêle consolation, du 
moment qu'elle était menacée de perdre même le der- 
nier chaînon de son existence. 

Une autre scène pathétique, l'entrevue du fils cou- 
pable et les imprécations d'Œdipe mettent encore en 
relief le rôle admirable que Sophocle réserve aux 
femmes : 

Maudissant le parricide, Œdipe s'écrie : « C'est à 
toi que je dois de mendier chaque jour le soutien 
d'une vie infortunée; si je n'avais mis au mondq ces 
jeunes filles, grâce à toi, je n'existerais plus. Au- 
jourd'hui, elles me guident, elles me nourrissent; 
elles ont, pour partager ma misère, le Gourage de 
l'homme, » 

Quoi de plus solennel que la fin d'Œdipe ; dirai-je 
la mort? Non, la renaissance; l'enthousiasme de la 
mort lui rend la vigueur de la jeunesse et la 
clarté. Le tonnerre gronde, la foudre ailée le conduira 
chez Pluton : « Mes tilles, voici l'heure ... Je ne puis 
m'y soustraire... Marchons au lieu inarqué, ne 
tardons pas davantage. Suivez- moi, mes filles, je 



VIE ET MORT RU QÉNIE GREC. 133 

vous servirai de guide, comme vous avez été le 
mien jusque ce jour. Venez ; ne me touchez point. 
Laissez-moi trouver seul le tombeau pacré où le 
destin a marqué ma sépulture. De ce côté... venez 
de ce côté... lumière invisible p mes yeux, mais 
que j'ai pu contempler autrefois, mon corps ne sen- 
tira plus l'effet de tes rayons ! » 

Son dernier mot à ses filles , agenouillées et eq 
larmes, pst admirable de simplicité et de profon- 
deur : 

« Mes enfants, de pe jour vous n'avez plus de père, 
tout est fini ppuj* moi ; désormais vous q'qurez plus à 
me donner dfls soins « . . Un seijl mol vous récom- 
pensera de vos peines : 

« Personne ne vous aimait plus que moi. » 

Petto mort, après une vie si informée, a un ca- 
ractère de sérénité et de triomphe. Il y a là une cer- 
titude tranquille que la mort est un bienfait, le repos 
dans la paix éternelle. Rien n'égale }a beauté mysté- 
rieuse de ces détails, rien, si ce n'est le cri d'Anti- 
gone ; « On peut donc regretter même le malheur 1 
Cp qui faisait paa joie jetait bien peu de chpsç! Et 
cependant c'était nw joie quand je Je tenais entre 
mes bras ! * 

C'est la figure d'Antigone que j'étudie, non la tra- 
gédie ; aussi tien Œdipe à Colone est la première 
partie d'Antigonç. 

Cette grande âme s'élève toujours plus haut. Son 
nqm ftst resté synpnym.e de vertu. L'antiquité laisse 
peu à ajouter aux modernes. Si le christianisme a créé 
un type de pureté, de sainteté dans la madone, tenant 
l'enfant divin dans ses bras, la poésie grecque nous 
olfrjQ un idéal non moins divin dans cette vierge, mo- 
dèle de i£ndr££se filiale et fraternelle. L'héroïque 



134 NOTEE*. 

jeune fille brave la loi des tyrans et préfère la mort, 
pour remplir sa promesse. 

C'est un honneur éternel pour l'antiquité d'avoir 
conçu une idée aussi élevée, aussi accomplie dé la 
femme. Antigone réunit toutes les qualités de l'âme 
humaine : la force intrépide, l'action héroïque, l'au- 
dace de l'athlète qui lutte contre des bêtes fauves, la 
piété d'une âme sainte et fidèle ; en même temps la 
fermeté d'une âme altérée de justice et qui puise sa 
foi dans l'idée du droit éternel, droit antérieur à toute 
législation. C'est là ce qui soutient une volonté que 
rien ne lasse, un courage que rien n'intimide, une 
hautaine et sereine indifférence de la douleur, de la 
torture, de la mort. 

Que dis-je? elle a l'enthousiasme du martyre; mais 
cet enthousiasme est réfléchi. Ce n'est pas un senti- 
ment surnaturel qui se fie aux récompenses céles- 
tes, sentiment qui inspira tant de nobles héroïnes 
chrétiennes. Non; Antigone s'immole stoïquement à 
l'idée du devoir. Pour elle, nulle espérance, la pensée 
austère de ce qu'elle doit à son frère la soutient contre 
les menaces de l'affreux châtiment. Cette douce jeune 
fille sait qu'elle va encourir mille fois plus que la 
mort; on l'ensevelira vivante dans un tombeau. Sa- 
crifice de la vie d'autant plus amer, que cette jeune 
vierge aimante est aimée ; la vie lui sourit ; la jeu- 
nesse, l'amour, lui font chérir le soleil des vivants. 
Elle descendra avec fermeté dans le froid sépulcre; 
elle bravera les traitements barbares et la lâche indif- 
férence du peuple pour accomplir un devoir. Cette op- 
position des sentiments les plus énergiques, les plus 
virils et la plainte touchante de la jeunesse, de la 
beauté, inspirent au poëte des accents divins. 

Il n'ajoute aucune compensation au sacrifice d' Anti- 
gone. Elle meurt; son fiancé se donne la mort, comme 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 135 

Roméo, dans le même sépulcre, et il ne reste de cette 
tragique aventure que l'idée d'une loi de justice éter- 
nelle supérieure à la justice humaine. Telle est la 
maxime puisée dans cette action. Malgré la jurispru- 
dence et les constitutions, cette maxime restera tou- 
jours vraie et continuera, dans les crises suprêmes, à 
inspirer les individus et les peuples. L'âme humaine 
n'hésitera pas quand elle aura à choisir entre la loi 
écrite et la loi supérieure, identifiée à l'idée même 
de la justice. 

C'est à ces lois qu'obéit Antigone. Elle dit hardi- 
ment au roi : 

« Je ne pensais pas que les décrets d'un mortel tel 
que toi pussent prévaloir sur les lois non écrites, 
œuvre immuable des dieux . 

« — De tous les Thébains tu es la seule qui pen- 
ses ainsi de moi. 

* — Ils ont les mêmes pensées, mais la peur étouffe 
leur voix. 

« — Mais on ne doit pas traiter également l'homme 
de bien et le méchant. 

« — Qui sait si ces maximes règlent la justice des 
enfers.» 

Et elle ajoute ce mot suave, féminin : 

« Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr. » 



III 



EURIPIDE. 



c Euripide avait assisté aux horreurs d'une guerre 
de vingt-deux ans ; il avait vu passer devant lui les 
blessés, les veuves, les mères, les orphelins* les cap- 
tifs, et il a répété leurs sanglots, il a écrit avec leurs 
larmes. Cela est pris sur la nature. Seulement il a re- 
jeté ces échos de la guerre du Péloponèse dans les 
ruines et l'incendie de Troie. Les cris se sont éloi- 
gnés, mais ils sont si perçants qu'ils arrivent à notre 
oreille. C'est la vie et non pas l'imitation de la vie. 
Lisez à ce point de vue les Troyennes, Hécube, les 
Suppliantes; vous reconnaîtrez avec moi le cri d'une 
douleur toute vive. Vous sentirez saigner vos bles- 
sures. Ainsi nos misères actuelles rajeunissent pour 
nous ce vieux monde immortel, elles donnent un sens 
plus profond à ce que nous savions ; elles nous font 
découvrir ce que nous n'avions jamais aperçu. Elles 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 137 

nous profiteront à nous-mêmes et à nos descendants, 
si nous savons en user (1). 

Si la tragédie d'Hécube garde encore l'écho des 
guerres du Péloponèse et représente le génie de l'his- 
torien, on retrouve dans les Suppliantes l'homme poli- 
tique ; dans les Phéniciennes, le chant de l'exilé. Al- 
ceste est une création d'autant plus glorieuse pour les 
femmes, qu'Euripide a été accusé d'être leur ennemi. 
Dans Oreste, c'est la nature humaine prise sur le vif, 
avec toutes ses défaillances , ses misères. Enfin , 
comme fraîcheur de poésie, Edgar Quinet ne mettait 
rien au-dessus de Ion. 

Peu de passages suffisent pour signaler les as- 
pects divers du génie d'Euripide : 

Parfois il y a en lui plus du drame que de la tragédie. 
Beaucoup d'effets violents, de surprises et d'émotions 
scéniques, plutôt que la grande et austère simplicité. 
Avec cela une délicatesse de pinceau que nul poète 
n'a surpassée. 

Quelle suave figure que celle de Polyxène ! Elle 
est digne de son frère Hector, cette fière jeune fille, 
qui veut mourir depuis qu'elle est captive. 

... t Esclave!... Ce nom seul me fait aimer la 
mort, ce nom auquel je ne suis point faite. » 

Hécube : « Même avant la mort, le malheur m'a 
tuée ». 

« Ayez des amis, et non seulement des proches, 
dit Euripide. Un ami dont le cœur sympathise avec le 
nôtre, fût-il étranger, vaut mieux que mille parents. » 
Pourtant son Electre est le type de l'amitié frater- 
nelle. Voyez cette tendre sœur au chevet de son 

f i) La République. 1872. Un volume. Dentu. 



128 NOTES. 

frère malade, écartant par des soins ingénieux les 
moindres bruits ; elle recommande au chœur des jeu- 
nes Argiennes des « accents adoucis comme les sou- 
pirs de la flûte. . . Elles baissent la voix, avancent dou- 
cement, doucement. » 

Elles sont pleines de grâce, ces jeunes filles qui 
jettent leurs regards à travers les tresses flottantes 
de leurs cheveux : 

« Quel sera, dis-nous, le terme de ses maux? 

— La mort. » 

Les agitations qui succèdent au calme, les fureurs 
qui éclatent et s'apaisent, qui montent jusqu'au dé- 
lire, suivies de nouveau par rabattement de la ma- 
ladie, tout cela est gradué avec tant de naturel. 

Les pleurs d'Electre apaisent ces fureurs. 

Oreste : « C'est toi qui soutiens et consoles mon 
âme désespérée, et lorsque tu gémis, c'est à mon ami- 
tié à calmer tes douleurs , » 

« Je ne vis plus, parmi tant de maux, quoique je 
voie encore la lumière. 

— Qu'éprouves-tu ? Quel mal te consume ? 

— La conscience la conscience qui me re- 
proche mes forfaits. ...» 

Electre réunit tous les contrastes du cœur humain : 
le sentiment le plus délicat et l'âpre vengeance ; 
rien n'arrête son bras pour châtier le crime, et son 
frère l'admire : 

« toi qui portes un cœur viril avec toutes les 
grâces d'une femme, que tu es digne de vivre, non 
de mourir. » 

Edgar Quinet faisait cette remarque : Rien ne peint 
mieux le culte de la beauté chez les anciens que la 
fin d'Oreste, Euripide, l'ennemi des femmes, n'ose 
châtier Hélène; la vraie coupable est seule épargnée 
dans le massacre général. Au moment d'être frappée, 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 139 

elle est enlevée par Tordre des dieux. Hélène devient 
une brillante étoile du ciel. 

La tragédie des Phéniciennes, qui exprime avec 
tant de force les douleurs de l'exil, a des harmonies 
éblouissantes comme les offrandes d'or du temple de 
Delphes. Relisez ce chœur de femmes, leur [invoca- 
tion au soleil, le tableau du Parnasse : « montagne 
dont la flamme illumine le double sommet ! » 

Après ce chant mélodieux, des accents d'airain : 

« Perdre la patrie, est-ce un si grand mal? — Très- 
grand, et plus grand à l'épreuve qu'on ne peut l'ex- 
primer. — En quoi consiste- t-il? Que souffrent les exi- 
lés? — Une souffrance horrible. Ils n'ont plus la liberté 
de parler. — Ne pouvoir dire ce que l'on pense, c'est 
la condition d'un esclave. » 

L'audace d'esprit d'Eschyle et de Sophocle est éga- 
lée par ce vers d'Euripide, ce défi aux dieux : 

« Est-il donc juste que vous, qui avez écrit les lois 
qui nous gouvernent, vous soyiez vous-mêmes les 
violateurs des lois? S'il arrivait qu'un jour les hommes 
vous fissent porter la peine de vos violences et de vos 
criminelles amours? » 

Et ce mot superbe de la justice satisfaite : « Main- 
tenant que j'ai vu ce jour inespéré, je crois qu'il est 
des dieux, et mes infortunes me semblent allégées de- 
puis que ceux-ci ont subi leur châtiment. » 

Toute la science politique est dans cet axiome : 
« La multitude est redoutable lorsqu'elle a des chefs 
pervers. Mais lorsqu'elle en a de bons, elle veut tou- 
jours le bien. » 

Il y a des pensées qu'il faudrait graver en exer- 
gue ; « Courage ! En marchant à la lumière de la jus- 
tice, tu peux braver les vains discours des hommes. » 



140 NOTES. 

Tout a été dit, je crois, sur Aleeste, ce type de ten- 
dresse conjugale, heureuse, heureuse de pouvoir mou- 
rir pour sauver celui qu'elle aime ! Admète la peint 
d'un trait dans les reproches désespérés qu'il adresse 
à ses parents : « Cette femme que seule aujourd'hui 
j'ai droit de regarder comme ma mère et comme mon 
père. » 

Qui peut lire sans larmes cette scène où Hercule 
épie la mort près du tombeau d'Alceste : « Si je puis 
la saisir, l'envelopper du cercle de mes bras, il ne 
sera au pouvoir de personne de- me l'arracher les 
flancs tout meurtris avant qu'elle m'ait rendu Al- 
eeste. » 

Et le final : Hercule rentre avec la femme voilée ; 
c'est Aleeste qu'il ramène à la lumière. Quel moment 
que celui où il soulève le voile et la montre à son 
mari! Elle ne parle pas, l'effet est d'autant plus so- 
lennel. Cette conception de génie suffirait pour mettre 
Euripide au premier rang des poètes. 

Terminons ces citations par le monologue d'Ion, 
chef-d'œuvre de grâce, d'innocence, qu'Edgar Quinet 
relisait avec ravissement dans une de ses dernières 
soirées du mois de mars. Le jeune gardien du temple 
d'Apollon semble avoir servi de type à Eliacin : 

« Allez , ministres de Phébus que Delphes adore, 
allez vers la source argentée de Castalie, et après 
vous être lavés dans ses eaux pures, entrez dans le 
temple... Pour moi, fidèle aux soins que je remplis 
depuis mon enfance, je vais purifier l'entrée du tem- 
ple avec des branches de laurier et des couronnes sa- 
crées, en répandant sur la terre une fraîche rosée . . . 

« Viens, rameau ver îoyant du laurier touffu,, destiné 
à purifier le sol que couvre la voûte du temple 
d'Apollon, toi qui crois dans les jardins des immortels, 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 141 

où de saintes rosées font jaillir une source intaris- 
sable pour arroser là chevelure sacrée du myrte, 
dont le feuillage me sert fehaque jour, dès que le so- 
leil prend son vol rapide, à balayer le temple du dieu 
auquel je rends un culte assidu. . . Mais laisôotis re- 
poser ce rameau de laurier; de ces vases d'or je 
répatiflrai l'eau limpide des sources de Gastalie, Je la 
verserai d'une main pure de souillures. Puisse ma 
Vie s'écouler aihsi au service d'Apollon, ou puissé-je 
ne la quitter que sous d'heureux auspices ! Ah ! que 
Vôis-je? Les oiseaux du Parnasse ont quitté leurs 
nids. N'approchez pas des voûtes du temple* n'entrez 
pas sôus ces lambris dorés; Je te percerai de mes 
flèches, héraut de Jupiter^ toi dont les serres recour- 
bées triomphent des autres oiseaux. 

* Voici Sinaintênant un cygne qui vogue à travers 
les airs^ jusque dans le sanctuaire. Que ne porteô-tu 
ailleurs tes pieds éclatants comme te pourpre? Ta 
voix, dont les accents rivalisent avec te lyre d'Apol- 
lon, ne te dérobera pas à mes traits. Eloigne-toi à 
tire d'aile et va dans le lac de Délos faire entendre tes 
chants harmonieux ; ton sang; si tu ne m'ûbéïs, me 
vengera de ton audace. . . 

* Ah ! quel est ce nouvel oiseau qui arrive ? Oêe- 
t-il construire sous cette voûte sacrée son nid de 
chaume pour ses petits ! Le frémissement de cet arc 
le fera fuir. Quoi ! tû restes encore ? Va sur les bords 
de FAlphée ou dans les bosquets de Gorinthe donner 
le jour à ta jeune famille et ne viens pas souiller les 
offrandes et le temple de Phébus. 

t Je ne voudrais pas vous donner la mort, oiseaux 
qui annoncez aux mortels la volonté des dieux ; mars 
je ne puis trahir les devoirs de mon ministère. . . » 



142 NOTES. 

Quel doit être le fondement moral du drame? 

Je retrouve une note inédite de 1852, dans laquelle 
Edgar Quinet examine cette question : 

« Toutes les littératures commencent par le tra- 
gique, par cette même raison suprême que les peuples 
comme les enfants débutent dans la vie en prenant 
tout au sérieux. C'est comme si Ton recherchait pour- 
quoi ils commencent par les larmes plutôt que par le 
rire. 

Dilater, agrandir les cœurs, c'était la fonction du 
théâtre grec. Verra-t-on quelque chose de semblable 
dans les temps à venir? Les grandes légendes de 
l'humanité ne pourraient-elles pas reparaître sur notre 
scène ? 

C'est beaucoup assurément de s'être délivré des 
entraves factices de la forme classique, mais ne peut- 
on pas concevoir, sous le règne d'une démocratie, des 
développements nouveaux du théâtre? Les repré- 
sentants du droit opprimé ne devraient-ils pas les 
premiers paraître sur cette scène agrandie? En un 
mot, il faudrait retrouver quelque chose de la mission 
du théâtre dans l'antiquité. 

Tenir les âmes en haleine ; replacer le spectateur 
au foyer non pas seulement de la cité grecque, mais 
de la cité éternelle, de la justice ; lui faire sentir qu'il 
est exilé du beau, du grand, du juste; l'empêcher de 
s'accoutumer à un monde mesquin; lui poser par 
moments la couronne immortelle sur la tête; lui 
laisser après cela le dégoût des jours rampants, le 
contraindre d'aspirer à faire une vérité de ce monde 
de fantômes, le remplir de la noble et majestueuse 
tristesse qui suit une déchéance ; donner à l'âme une 
certaine trempe, voilà quelle devrait être l'éducation 
par le théâtre. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 1*8 

L'un des plus grands plaisirs du poëte dramatique 
sera toujours de nous faire vivre dans la familiarité 
d'un héros, de telle sorte que nous subissons la 
contagion de son esprit, que nous nous sentons en- 
traînés dans sa sphère et que pour un moment toutes 
nos forces sont doublées. 

Ni la curiosité éveillée, ni la pitié, ni la terreur 
ne me rendent compte de ce que j'éprouve devant un 
des chefs-d'œuvre de l'art tragique, tel que les an- 
ciens l'ont conçu. Il me semble qu'il se mêle à cela 
quelque chose de plus grand, dont les critiques ne me 
disent rien. 

Quel doit être le fondement du drame? L'héroïsme. 
Élever l'esprit à la région héroïque, tel est le lien 
moral que le drame peut se proposer. 

Est-il vrai que les temps héroïques soient finis? 
Montrez~moi donc que l'homme est sorti du combat. 

Le principal effet que Corneille produit sur moi 
est celui dont il ne s'aperçoit pas et dont il ne dit 
rien dans ses Discours sur la tragédie. 

J'ai peine à le retrouver dans cette foule de petites 
règles et de formalités, par lesquelles il croit m'en- 
seigner son secret. C'est précisément ce qu'il semble 
ignorer. Ses préceptes s'appliquent à toutes les mé- 
diocrités. 

Il ressemble à un héros qui écrirait un ouvrage sur 
la tactique, sur le maniement des armes. J'aurais 
peine à y reconnaître le vainqueur de Leuctres et de 
Mantinée. » 



IV 



PINDARE. 



Bons génies, qui planez sur les combats de la vie ? 
nul d'entre vous n'a su mieux que Pjpdare riépandrp 
le baume salutairp aux blessure^. Il a consola plus 
d'un de ses frères en harmonie. 

Enthousiasme, voilà son nom; sa vertu, sa candeur 
égalaient son génie. Le rayon de miçl sur ses lèvpg$ 
est le symbole de sa douceur d'esprit. 

Et quelle vie heureusp ! Idole de sa patrie, hpijpré 
de tous. De son vivant sa statue eporgueillit ja yillg 
qui lui donna Je jour, car, chez les anciens, la gloire 
crun grand poëfe c'est le patrimoine sacré dç la cité 
entière. 

Il meurt à quatre-vingt-six ans sur les genoux du 
disciple qu'il aimait. Et il se sentait vivre dans l'a- 
venir. 

Aussi dans un transport divin s'écriait-il : « Thè- 
bes, dont je bois l'eau aujourd'hui, et dont j'im- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 145 

mortalise par mes hymnes les enfants valeureux. • 

Les dons surnaturels de cette figure idéale, cette 
splendeur du vêtement qui enveloppe la pensée la plus 
haute, la plus pure, ont été définis dans la page sui- 
vante : 

c En apparence, le plus païen de tous est Pindare, 
puisque adorateur du chant, de la parole mesurée, 
son idole est la lyre ; c'est même là ce qui explique sa 
popularité chez un peuple qui comptait ses années 
par ses jeux. Partout divisée, la Grèce ne se sentait 
unie que dans l'éclat des jeux olympiques, pythiens, 
néméens, et le poète qui chantait ces journées était 
véritablement le prêtre de l'alliance. En célébrant la 
fête de l'art, il célébrait la fête patronale de la Grèce. 

Aussi lorsque ce nom est prononcé, oubliez tout ce 
que Ton a pu dire de la simplicité nue et rapide de 
l'antiquité. Dans ce style spiendide l'or se mêle à 
l'ivoire, comme dans la statue de Jupiter Olympien. 
Au milieu de la pompe d'une cérémonie religieuse et 
civile, figurez-vous la Grèce vêtue de la pourpre de 
Tyr, c'est l'image de Pindare, A l'égard de ses 
croyances, ce David hellénique annonce l'avènement 
d'un maître plus puissant que Jupiter; des anciens 
dieux de chair, il fait des dieux esprits ; il peuple le 
vieil Olympe de vérités morales, de sentiments, 
d'idées qu'il personnifie au même titre que les an- 
ciennes puissances de la nature. Les hymnes couron- 
nées de myrte sont les rois de la lyre ; ils ébranlent 
sur les gonds leurs portes sonores ; l'enthousiasme, la 
sagesse, la loi, ces divinités nouvelles, sacrées par le 
poëte, vont s'asseoir au fond du sanctuaire. * 

A ce portrait de Pindare (dans le Génie des reli- 
gions), Edgar Quinet eût ajouté encore bien des 
traits : sa fierté olympienne, les élans inmétueux 
d'une grande âme, semblable à la flèche qity vpla dfoit 



140 NOTES. 

au but, l'invincible héroïsme, et par-dessus tout cette 
prodigieuse harmonie, que « rien ne peut éteindre », 
pas même une traduction. 

Comment citer tous les passages qu'il se plaisait à 
me traduire : 

« Je ne suis pas statuaire ; ma main ne sait point 
façonner des simulacres inanimés, pour les fixer sur 
une base immobile. Non, mes chants pénètrent en tous 
lieux. Vole donc, ô ma muse (1) ! » 

« J'ai trouvé dans le sanctuaire un trésor où j'ai 
puisé mes chants, trésor indestructible qui n'a à re- 
douter ni les pluies de l'hiver, ni les orages qui s'en- 
trechoquent comme des bataillons armés, ni les vents 
qui roulent en tourbillons sur les gouffres des mers. 
Il brille de l'éclat le plus pur. . . et devient pour moi 
une source de chants harmonieux,.. (2). » 

« Ne ceins point ta tête de couronnes périssables ; 
pour t'en tresser une à son gré, vois, ma muse ras- 
semble l'or, Pairain, l'ivoire et cette fleur éclatante 
que produit la rosée des mers (3). » 

« Gomme le souffle des vents est nécessaire au 
pilote ; comme les douces rosées du ciel, filles des 
nues, réjouissent le laboureur, ainsi les hymnes par 
leur harmonie récompensent l'athlète victorieux. . . » 

Cette poésie semble éclose parmi « les bosquets 
touffus, que les violettes purpurines avaient parfumé 
de leurs suaves odeurs. » 

En même temps elle s'allie à une grande hauteur 
d'esprit : 



(1) Némêennes. 

(2) Pythiques. 

(3) Némêennes. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 147 

« Des hommes, ainsi que des dieux, l'origine est 
la même; une mère commune nous anima tous du 
souffle de la vie. Le pouvoir entre nous fait seul la 
différence. Faible mortel l'homme n'est rien, et les 
dieux habitent à jamais un ciel d'airain, demeure 
inébranlable de leur toute-puissance. Cependant une 
grande âme, une intelligence sublime nous donnent 
quelques traits de ressemblance avec la divinité (1)... » 

Les croyances religieuses de Pindare s'affirment 
dans ces vers : «Et vous, dont les âmes habitèrent suc- 
cessivement trois fois le séjour de la lumière et trois 
fois celui des enfers sans jamais connaître l'injus- 
tice. » 

Pindare ne croit pas aux fables de son temps ; plus 
d'une fois il trahit son scepticisme; aussitôt il se le 
reproche : « Silence ma bouche ! loin de toi de sem- 
blables récits. Cesse de proférer d'imprudentes pa- 
roles... chante plutôt la Cité... c'est là que la har- 
diesse sera donnée à mes pensées et la force à mes 
paroles ». 

Voici les réflexions sur la vie humaine soulignées 
de la main d'Edgar Quinet dans la seconde quinzaine 
de mars : « Les âmes timides ne sont point faites pour 
affronter de grands dangers, et puisque la mort est iné- 
vitable, pourquoi attendre dans un indigne repos une 
vieillesse honteuse, sans avoir rien fait pour la 
gloire (2) ». 

Et cette célèbre strophe : « Homme d'un jour ! 
Qu'est-ce que l'être? Qu'est-ce que le néant? Tu n'es 
que le rêve d'une ombre et ta vie n'a de jouissance 
et de gloire qu'autant que Jupiter répand sur elle un 
rayon de sa bienfaisante lumière ». 



(1) Néméenncs. 
^2) Olympiques. 



10 



iAH NOTES. 

Toutes les modulations alternent dans cette poésie, 
dans celte pensée ; après i'acceilt de la mélancolie* 
une note céleste, puis un accord vigoureux : 

t Et toi, fille de Jupiter, céleste Vérité, que tes 
mains pures éloignent de moi le soupçon odieu* d'a- 
voir voulu tromper un hôte, un ami. % 

€ ... Jamais les mensonges du fourbe ne trouvèrent 
crédit auprès de l'homme vertueufc. C'est en vain que 
ce reptile se replie de mille manières pour l'enlacer 
dans ses piégés... Loin de moi d'aussi viles attaques ! 
J'aime mon ami, je hais mon ennettii et comme \ïA 
loup infatigable, je le poursuis dans les sentfars 
obliques et tortueux (1). » 

Et toujours ce glorieux lyrisme marche de front 
avec le bon sens, avec une rare lucidité d'esprit. 

11 y à des passages où l'homme se révèle tout 
entier : 

« Etre enfant avec les enfants, homme avec les 
hommes, vieillard avec les vieillards, se proportion- 
ner à tous lés âges de la vie, c'est le talent du 
sage (2) ». 

Cet art achevé s'efface devant lé ttaturel, îe don 
inné : a Celui-là seul est vraiment sage, que la nature 
a instruit par ses leçons ; ceiix qii'ufte éttttde ptëtàWê 
à formés se perdent en vaines paroles . . . C'est de fà 
nature que nous vient tout ce qui est parfait. Cepen- 
dant combien de mortels s'efforcent d'acquérir de la 
gloire par des vertus empruntées à l'art et aux pré- 
ceptes. )» 

Aux heures de découragement, notas relisions cette 
réflexion consolante : « Les antiques Vertus s'altèrent 



(1) Pythiqucs. 

(2) Xûmceuncs 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 149 

à travers les générations, mais souvent elles repren- 
nent leur éclat primitif. Les champs ne se couvrent 
pas tous les ans de fertiles moissons; chaque prin- 
temps, les arbres ne se chargent pas de fleurs odo- 
rantes, ni chaque automne de fruits abondants. Ils ont 
tantôt plus, tantôt moins de fécondité. Ainsi par 
Tordre du destin s'efface et se renouvelle la gloire des 
mortels (1) ». 

L'auteur de la Création avait aussi remarqué cette 
ingénieuse Genèse de l'île de Rhodes et ce qu'on 
pourrait appeler les vues géologiques de Pindare : 
c Quand les dieux se partagèrent l'univers, Rhodes 
n'apparaissait point encore au milieu des flots; elle 
était cachée dans les profonds abîmes de la mer. Le 
soleil fut exclu du partage, il était absent. . . Le dieu du 
jour le rappelle à Jupiter, qui consent à diviser de 
nouveau le monde. » Mais Apollon s'y oppose : « Je 
vois, dit-il, sortir du sein des ondes écumantes une 
île féconde en moissons et en excellents pâtu- 
rages (2) ». 

Ailleurs, le centaure Chiron dit au soleil : 
« Toi qui connais l'impérieuse destinée de tous les 
êtres, toi qui comptes les feuilles que la terre au prin- 
temps fait éclore et les grains de sable que les flots et 
les vents roulent dans les fleuves et dans les mers, 
toi dont l'œil perçant découvre tout ce qui est, tout ce 
ce qui sera ! (3) » 

Edgar Quinet souligne aussi ce passage où Pindare 
attribue l'introduction de l'olivier en Grèce à Hercule. 
Selon la géographie fantastique du temps , Pindare 



(1) Némçcnncs. 

(2) Olympiques. 

(3) Pythiques. 



150 NOTES. 

croit cet arbre originaire des sources de Pister (dans 
la forêt Noire). 

Pindare dit expressément ceci : « Hercule était pe- 
tit de taille ». Comment les artistes n'ont-ils pas tenu 
compte de cette remarque ? elle suggère un monde 
de pensées. 

Voici les deux vers uniques où Pindare mentionne 
les événements contemporains. Le premier est dans 
les Pythiques : « A Athènes, je chanterai les Athéniens, 
vainqueurs devant Saiamine; à Sparte, je célébrerai 
ce combat où le Cithéron vit tomber les Mèdes aux 
arcs recourbés; sur les bords riants de l'Himère, je 
redirai la gloire que les fils de Dinomène ont acquise 
par la défaite de leurs fiers ennemis (1) ». 

11 ne prononce pas le nom de Platée. Le silence 
douloureux qu'il s'impose est expliqué dans ce pas- 
sage des Isthmiques : « Saiamine, berceau d'Ajax, 
sauvée par ses flottes, ne fut-elle pas témoin de la 
bravoure de ses peuples, dans ce terrible combat où 
une multitude aussi serrée qu'une pluie orageuse 
tomba sous leurs coups, comme les feuilles sous les 
coups de la grêle. Toutefois, ô ma muse, que tes 
louanges soient réservées et circonspectes... Mais 
les victoires des athlètes et leurs combats, ma lyre 
peut les célébrer sans crainte (2) ». 

Ce dernier vers confirme le motif du silence de 
Pindare. 



(1) Pythiques, I. 

(2) Isthmiques, V. 



PHIDIAS. 



Les noms entrelacés de Phidias et de Périclès res- 
plendissent dans un même rayonnement de gloire et 
de beauté. On peut dire que l'un fut l'inspirateur de 
l'autre dans les œuvres de génie qui illustrèrent leur 
siècle. 

N'est-ce pas Phidias qui a tracé à l'éloquence de 
Périclès ces grandes lignes austères et pures? Est-ce 
Homère seul qui offrit à Phidias le type de l'Olym- 
pien? Le caractère de sérénité, de clémence, de sa- 
gesse du Jupiter d'Olympie, immortalisaient peut-être 
l'expression et même les traits de Périclès. 

Sur le socle de cette statue et sur la Minerve d'or, 
Phidias a gravé son nom ; celui de son ami est atta- 
ché à toutes les merveilles de l'art : temples, colonnes, 
statues qui s'élevèrent dans TAttique, et qui ont réa- 
lisé l'idéal par la pureté des formes et l'harmonie des 
proportions. 



152 NOTES. 

C'est à la déesse protectrice de la cité que Phidias 
consacre son génie. Il crée le type de Minerve -Athéné, 
mais en le répétant sous diverses modifications ingé- 
nieuses. Pour Platée, il la représente dans l'attitude 
guerrière. Pour les Athéniens de Lemnos , avec un 
caractère adouci de grâce. La plus colossale de ses 
Minerves, la déesse qui combat au premier rang (Pro- 
machos), dépassait tellement les Propylées et le Par- 
thénon, que les nautoniers apercevaient de loin la 
pointe de sa lance et l'aigrette de son casque. 

On voit encore sur un rocher de l'Acropole, entre 
les Propylées et le Parlhénon, la place où s'élevait la 
grande figure de bronze qui veilla pendant tant de siè- 
cles sur la citadelle et le sanctuaire de l'Attique. 

On a parlé de la première manière de Phidias, le 
colossal; et de sa seconde manière , les proportions 
moins grandes, mais plus belles encore. Tout était 
prémédité, combiné savamment, chez l'artiste de génie 
qui devina les lois de la perspective et de l'optique, en 
architecture et en sculpture ; ses colosses étaient pro- 
portionnés à la hauteur des colonnes ou des rochers 
qui les supportaient. 11 en était ainsi de la Minerve 
Promachos, debout sur le roc de l'Acropole, et desti- 
née à être vue dans le lointain. Les médailles des mu- 
sées de Londres et de Paris la représentent vêtue de 
la longue tunique et du péplum ; elle s'appuie du bras 
droit sur la lance ; du bras gauche, elle semble couvrir 
la cité de son bouclier sacré. 

Le chef-d'œuvre de Phidias, la statue d'or et d'ivoire 
de Pallas (i), trônait dans le Parthénon. La divinité, 
armée, victorieuse, exprime le calme et la majesté. 
Figure unique , d'une simplicité pleine de grandeur, 
et pourtant rehaussée par des ornements d'or d'une 

1) Plutarque. Vie de Périclès. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 153 

extrême richesse , répandus à profusion jusque sur 
les armes et même aux bords des sandales de la 
dépsse. Ses vêtements d'or pouvaient s'enlever à vo- 
lonté; ils pesaient quarante-quatre talents d'or. Les 
ypux de la Minerve étaient en pierres fines. 

On a dit que , pour les modernes , il sera toujours 
difficile de reconnaître dans cette richesse d'ornemen- 
tation un élément de beauté. Nous pouvons nous eu 
rapporter au goût attique. Le génie de Phidias aufa 
trouvé le secret de concilier la splendeur et la simpli- 
cité ; il aur$ converti l'or en rayons éclatants pour en- 
velopper la déesse d'un vêtement de lumière. 

Une gravité tranquille, une force conspiente qui se 
possède, la clarté de l'esprit, tel est le caractère do- 
minant de Minerve depuis que Phidias a fixé ce type 
idéal. La vierge d'Athènes a une âme trop virile, trop 
au-dessus des faiblesses et des passions humaines, 
pour qu'un mortel ou un dieu ose aspirer à elle. 

Son front pur, le nez droit et fin, la ligne un peu 
sévère de la bouche et des joues, le menton assez fort, 
presque carré , les yeux pas trop ouverts, le regard 
abaissé vers la terre, la chevelure relevée sans art au- 
dessus du frojit et rejetée derrière ty nuque, tout 
cela lui compose un ensemble parfait. Les traits sont 
modifiés ; la rudesse première des anciens types est 
transformée en majesté. Tout est harmonie dans cette 
création merveilleuse. 

Après Phidias, les tentatives essayées poijr chan- 
ger le sérieux de la déesse en grâce lui ôt.ent son ca- 
ractère. 

Le Jupiter d'Olympie excitait encore plus l'étonné - 
ment des Hellènes. Phidias prit pour type et inspira- 
tion de son œuvre le vers 530, Chanjt I de Y Iliade : 

« Le fils de Saturne, au-dessus de ses noirs sour- 
cils, agite $oji front majestueux. Sa chevelure divine 



154 NOTES. 

frémit sur sa tête immortelle, et le vaste Olympe en 
est ébranlé. » 

Une science profonde dans l'ordonnance des parties, 
un élan sublime de l'intelligence dans la conception du 
maître suprême de l'Olympe, firent de cette statue la 
merveille de l'univers. 

Image de la raison souveraine, toute-puissante, 
dominatrice du ciel et de la terre; divinité victorieuse, 
clémente, à l'âme magnanime, pleine de mansuétude, 
ouverte aux invocations des humains, les Grecs sem- 
blaient l'adorer comme le Zeus présent, réel. 

Ne pas l'avoir vu avant de mourir, c'était un mal- 
heur aussi grand que de ne pas être initié aux mys- 
tères. La simplicité auguste de cette figure devait 
offrir un contraste singulier avec ses accessoires 
somptueux. Jupiter est assis ; dans sa main gauche, 
il tient une Victoire ; dans la droite, le sceptre avec 
l'aigle. Le torse est nu, on ivoire ; le manteau, tout 
en or, retombe sur ses genoux. Le trône, en bois de 
cèdre, aux reliefs d'or, d'ivoire et d'ébène, était dé- 
coré de peintures ; l'escabeau, à ses pieds, couvert 
de joyaux. Une seule des boucles du Jupiter d'Olym- 
pie pesait six mines (trois cents louis d'or). 



Phidias, comme après lui Michel-Ange, est à la 
fois peintre, architecte et sculpteur. Le seul de ses 
tableaux que l'on considérait comme authentique était 
un portrait de Périclès, son ami, son frère de génie. 

Quant aux merveilles d'architecture, elles procèdent 
la plupart de Phidias ; c'est lui qui créa la légion d'ar- 
chitectes, peintres, sculpteurs, qui couvrirent la ville 
de Minerve et la Grèce entière de tant de magnifi- 
cences. C'est lui qui inspira, dirigea Ictinus et Galli- 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 155 

crates, architectes du Parthénon. C'est à Phidias que 
Périclès confia tous les travaux. De leurs génies unis 
naquirent ces chefs-d'œuvre : « Édifices déployant une 
grandeur étonnante, une beauté, une grâce inimita- 
bles; les artistes s'appliquaient à surpasser, par la 
perfection de l'œuvre , la perfection du plan même. 
A peine achevé, chacun de ces monuments, par sa 
beauté, sentait déjà l'antique; leur fraîcheur, leur 
solidité, feraient croire qu'ils viennent d'être achevés. 
Tout y brille comme une fleur de jeunesse que la 
main du temps ne peut ternir. Œuvres animées d'un 
esprit toujours plein de vie, d'une âme qui ne vieillit 
jamais (1) ». 

Ce cri d'admiration, plusieurs siècles après Phidias, 
retentit encore au milieu des augustes ruines du 
Parthénon et des Propylées, en face des moindres 
débris de cette statuaire sacrée. 

Tout parlait de victoire dans ces monuments. 

L'Odéon , où Périclès établit les concours de mu- 
sique, aux fêtes Panathénées, exercices de flûte, de 
chant et de lyre ; l'Odéon, avec son toit recourbé sur 
lui-même, terminé en pointe, était bâti sur le modèle 
d'une tente de Xerxès. Les poutres de sa toiture sont 
fournies par les mâts des vaisseaux perses. 

Le Parthénon, sur sa façade orientale, est consa- 
cré à la lutte de Minerve et de Poséidon; Phidias 
place derrière la déesse les dieux et les héros pro- 
tecteurs de la patrie ; derrière Neptune, les divinités 
de la mer. Sur un char, la Victoire aux ailes d'or 
préside aux Courses des Panathénées. 

Sur le fronton du couchant, Phidias a représenté 
les combats contre les Perses. Enfin, la frise du sanc- 
tuaire immortalise les fêtes mêmes des Panathénées : 

(1) Plutarque. 



156 NOTES. 

procession de vierges dans la cérémonie sacrée en 
l'honneur de la déesse. 

Même une simple gravure du bas «relief vous émeut 
par la pureté, la sévérité du style ; par l'attitude re- 
cueillie des jeunes filiefe, recevant de la main des prê- 
tres les vases saints et les instructions pour la marche 
religieuse. Ge calme, cette solennité, offre un grand 
contraste avec le mouvement rapide des cavaliers, 
l'élan, l'animation des courses. 

Ce seul fragment peut donner une idée des trésors 
de beauté que Phidias avait accumulés dans le Par* 
thénon. Partout il a sculpté ces divines figures éma- 
nées de l'héroïsme, de la victoire. Partout il a mis 
l'empreinte de son génie, sur les frontons et sur les 
métopes du temple, sur les majestueuses Propylées, 
souvenir immortel de tous ceux qui ont gravi la col r 
line de l'Acropole. 

La citadelle sacrée était encore debout en 1676!... 
Un an après, la bombe vénitienne, dirigée par JCô- 
nigsmarck, commandant 4e l'artillerie, transforme en 
ruines le sanctuaire que Minerve avait protégé plus de 
deux mille ans. Voilà des désastres dont l'esprit hu- 
main ne se consolera jamais. 

Où trouver la nomenclature des œuvres dp Phidias? 
Statues 4©s dieux, des héros, en bronze, çg marjx*e, 
destinées aux cultes ou aux monuments pommémp*- 
ratife? 

Les braves indications de Pausanias, une page de 
Plutarque, quelques lignes de l'puvrgge allemand 
Archéologie der Kunsf, d'O. Muller, font mention dp 
tpentôrQinq statuts, dont sept en or et iyoire, trois en 
marbre, les autres en bronze. 

Parmi les plus célébrées : la Miaery^ Pronjachos, 
la Minerve de Pellène, la Minerve d'or et d'ivoire > la 
Pallas de Platée, celle de Delphes, tous types diffé- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 157 

rents ; l'Amazone blessée (?), l'Apollon de bronze de 
l'Acropole, la statue de Cybèle, la Vénus céleste du 
Céramique; Minerve tenant les clefs de sa ville; le 
Mercure en marbre , de Thèbes ; l'Esoulape d'or ut 
d'ivoire, à Epidaure ; treize statues de Phidias, pour 
Delphes, en souvenir de Marathon. Et parmi ces dieux 
protecteurs de la patrie, Miltiade. Enfla , le plus cé- 
lèbre de tous ses chefs-d'œuvre, le Jupiter d'Olympie. 

Une Vénus et une Minerve trouvées à Rome, et un 
Jupiter en marbre blanc, découvert à Constantinople 
au XI e siècle, semblent fuire partie des statues décrites 
par Pausanias dans son Voyage en Grèce. 

La Pallas du Parthénon fut terminée dans la 85* olym- 
piade ; le Jupiter Olympien, dans la 86*. 

Au bout de cinq ans, lorsque la cité de Phidias fut 
devenue un Olympe visible. Périciès, fidèle à sa cou- 
tume, interroge le juge suprême de ses actions, et 
lui rend ses comptes : « Ai-je trop dépensé? — Beau- 
coup trop, répond le peuple. 

(Le Parthénon, en marbre de Pentéiique, à lui seul 
coûtait cinq millions.) 

« — Eh bien , je supporterai toutes les dépenses, 
mais seul aussi j'inscrirai mon nom sur les monu- 
ments. » 

Les Athéniens ne voulurent pas lui laisser le mono- 
pole de cette immortalité, et participèrent A la gloire 
des arts, comme ils avaient participé à la délivrance 
du sol. 

D'ailleurs, le trésor de Délos n'était pas le fruit des 
économies de la nation, l'épargne du pauvre; c'était 
la dépouille de l'ennemi, le butin de la guerre, trophée 
de la victoire. 

Après l'achèvement de la statue de Minerve, Phidias 
essuya de grandes amertumes ; iniquités suscitées par 
le parti oligarchique et par le parti prêtre. On voulait 



158 NOTES. 

essayer sur lui ce que le peuple ferait de Périclès, si 
jamais il était mis en jugement. 

Les deux amis triomphèrent de cette première cons- 
piration de l'envie et de la haine politique. Les parties 
d'or de la statue, assemblées de manière à pouvoir 
être enlevées et pesées, répondirent par leur poids et 
leur pureté et confondirent les calomniateurs. 

Mais la seconde accusation contre Phidias eut des 
conséquences plus graves. 

Dans le combat des Amazones , sur le bouclier de 
Minerve, il s'était sculpté lui-même sous la figure 
d'un vieillard chauve qui soulève une pierre des deux 
mains. Il y avait mis aussi le portrait de Périclès 
combattant une Amazone. Sa main, levée pour lancer 
le javelot, lui cache en partie le visage ; mais cette main 
est disposée avec un art si merveillenx, qu'elle semble 
vouloir dissimuler la ressemblance, et la ressemblance 
éclate des deux côtés (1). 

Phidias fut accusé d'impiété, de sacrilège, condamné 
à la prison, puis absous. Est-il vrai qu'il mourut en 
prison, de maladie, ou par le poison? D'autres écri- 
vains assurent qu'il subit la peine de l'ostracisme, et 
que c'est même pendant son exil qu'il fit le Jupiter 
d'Olympie. 

Toujours est-il, que le même parti prêtre qui fit mou- 
rir Socrate causa la perte de Phidias, l'accusant aussi 
d'être un corrupteur de la religion. 

La date de la mort et de la naissance de Phidias 
sont également incertaines. La légende qui fait naître 
Euripide le jour de la bataille de Salamine assigne à 
Phidias comme dale de naissance la journée de Ma- 
rathon. Ce qui est sûr, c'est que la victoire de l'Hel- 
lade fut le berceau commun de ces grands hommes 

(1) Plutarque. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 159 

qui formèrent une société immortelle dans le siècle 
auquel Périclès a donné son nom ; unis d'amitié, unis 
surtout par la passion de cette patrie, inspiratrice de 
leurs œuvres, et identifiée dans leur âme au culte 
même de la beauté. 

Voici encore une anecdote sur Phidias : Lorsqu'il 
fit sa Pallas-Àthéné, Alcamène fut aussi chargé d'une 
statue de la déesse» 

Les deux œuvres terminées, on assembla le peuple 
pour les juger. Celle d'Alcamène, vue de près, fut 
proclamée la plus belle et réunit les suffrages una- 
nimes. 

Quant à la Minerve de Phidias, on la trouva colos- 
sale, hors de proportions. 

« Mettez les deux statues là où elles doivent être », 
dit Phidias. 

Elles étaient destinées à surmonter une colonne 
très-élevée. 

On les plaça à la hauteur voulue ; alors celle d' Al- 
camène ne signifia plus rien, tandis que l'œuvre de 
Phidias frappa tout le monde par cet air de majesté, 
de vérité, que les siècles ne se lassèrent pas d'ad- 
mirer. 



Pour le caractère général de l'œuvre de Phidias, 
nous citerons une page du Génie des Religions : 

« Ce qu'Homère est aux poètes, Phidias l'est aux 
sculpteurs. C'est lui qui fait passer dans le marbre 
et dans l'airain la révolution religieuse dont Homère a 
été le législateur. Il fait toucher au doigt les visions 
du poète. Avec la même liberté dont avait usé le 
vieux rapsode à l'égard des dogmes et des croyances, 
il recompose les anciens types de la statuaire. Réfor- 
mateur en môme temps qu'artiste, il crée un Olympe 



160 NOTES. 

palpable. Si, de nos jours, on a reproché à Raphaël 
d'avoir altéré la tradition religieuse du moyen âge v 
combien une accusation semblable aurait pu être éle- 
vée avec plus de raison, au point de vue grec, contre 
les innovations de Phidias ! Il fut, dans la mesure des 
choses humaines, un véritable révélateur; d'autant 
plus que les sentiments de grandeur, de majesté sou- 
veraine que son peuple avait éprouvés sur le seuil 
des temples, il les incarna dans la pierre, en ne pre- 
nant conseil que de sa propre pensée. Dans l'œuvre 
de ses mains, les peuples grecs apprirent à con- 
naître la figure, les traits de leurs divinités, comme 
s'ils les eussent vues de leurs yeux. L'intervalle mys- 
térieux qui les en séparait encore acheva de dispa- 
raître; c'est là ce qui confirma pour toujours la sé- 
rénité naturelle de leur génie. Aujourd'hui, que 
reste - t-il de cette vision de l'Eternel dans le buisson 
ardent de l'Olympe? Les bas-reliefs des temples de 
Thésée, du Parthénon, peut-être aussi la Vénus de 
Milo; et si Ton demande quel est le caractère de ces 
oeuvres qui, de notre temps, ont été remises en lu- 
mière, je dirai que c'est un mélange de l'ingénuité 
d'Homère, de la correction de Sophocle, de la majesté 
de Platon ; la beauté physique portée au comble, et 
telle, qu'elle a cessé d'être sensuelle ; le naturel dans 
la sublimité; un idéal qui, répandu non-seulement sur 
les visages, mais sur les moindres détails du corps, 
enveloppe les divinités d'une sainte vapeur d'encens. 
Je dirai encore que c'est la grandeur sans effort, la 
liberté de la nature même relevée par l'intelligence ; 
beaucoup d'effet avec très-peu de moyens; le calme, 
la gravité des cieux olympiens; non pas l'immobilité, 
mais la vie mêlée de nectar et d'ambroisie ; la paix^ 
l'harmonie entre la matière et l'esprit* c'est à -dire le 
rqpos de l'ordre souverain. Après tout cela, j'ajouterai 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 161 

que la parole ne rend pas la perfection, et qu'il faut 
contempler de ses yeux, toucher de ses mains, le 
marbre de ces images, qui peuvent encore être sa- 
crées pour nous, si nous savons y voir une expres- 
sion du beau , immuable comme une vérité mathé- 
matique. On ne demande pas si elle est païenne ou 
chrétienne; elle est belle, elle est vraie, elle appar- 
tient à l'Éternel. 

* Les dieux de Phidias concilient tout ensemble 
les traits de l'homme et la face inaltérable de la na- 
ture ; la sérénité des cieux d'azur, qui n'ont encore été 
troublés par aucune tempête, le calme des océans au 
premier jour du monde, habitent dans leur poitrine. 
On dirait que l'âme de l'univers rayonne sur leurs 
fronts impassibles, et que, sans désirs, ils se repais- 
sent intérieurement de la méditation des lois immua- 
bles des êtres. 

€ Au contraire, depuis cette époque de l'art, ils 
subissent de plus en plus le joug des passions, des 
idées sociales, jusqu'à ce qu'enfin, dans les derniers 
temps, l'homme ait tout envahi, et qu'il ne reste plus 
rien du dieu. Scopas et Praxitèle succèdent à Phi- 
dias ; ce changement est marqué par les groupes de 
Niobé ; le calme antique des Olympiens fait place à xme 
douleur inguérissable. Les lèvres, qui ne connaissaient 
que l'ambroisie et le doux breuvage de la voie lactée, 
apprennent à goûter les poisons de la terre. Praxitèle 
est suivi par Lysippe et l'école de Rhodes ; la Niobé, 
par PHercule Farnèse et le Laocoon. Qui oserait mé- 
dire de cette statuaire? Elle semblerait parfaite, si l'on 
ne connaissait pas celle qui l'a précédée ; mais qu'il y 
a loin déjà de cette beauté un peu théâtrale dans sa 
magnificence, qui d'ailleurs se connaît et s'admire, à 
cet art souverain qui n'exprimait que des pensées éter- 
nelles ! C'est la différence d'Euripide à Sophocle. Peu 



\[)& NOTES. 

à peu la Vénus austère des premiers temps se change 
en la Vénus de Médicis. Autrefois, elle régnait dans 
son sévère empire par sa seule beauté; maintenant, 
elle a besoin de sourire pour enchanter le monde. Si 
les formes sont encore parfaites, qui ne voit que l'em- 
preinte de la divinité s'efface? C'est à peine si vous 
sentez encore le souffle des choses sacrées. Au lieu 
de l'amour incorruptible qui surgissait de la première 
écume des flots, c'est une vierge occupée des désirs 
des femmes de Cos ou de Gnide. La Grèce pieuse 
de Miltiade est devenue une Grèce voluptueuse, qui 
met, au lieu des hymnes du sanctuaire, les chan- 
sons d'Alcibiade sur les lèvres de sa déesse. Enfin, 
Alexandre, en se faisant le dieu, le Jupiter foudroyant 
des sculpteurs, imprime à l'art un dernier caractère. 
Descendue pour toujours de la région des anciennes 
croyances, la sculpture sert à l'apothéose des rois, des 
empereurs. Prenant à la lettre la doctrine d'Evhémère, 
elle se fait la courtisane des dieux politiques; elle 
avait commencé dans le ciel par les figures de Phi- 
dias, unissant la gravité des religions orientales au 
sentiment de personnalité qui éclate dans celles de 
l'Occident; elle finit par l'apothéose du favori d'A- 
drien. » 



VI 



PÉRIGLÈS. 



Périclès est fils de la Victoire. Plus que tout autre, 
ce nom appartient à la c Vie du Génie Grec. » Il en 
est le symbole et le couronnement. 

Fils du vainqueur de Mycale, petit-fils du libéra- 
teur d'Athènes, qui chassa les tyrans, élève d'Ana- 
xagore, il applique à la politique les préceptes de 
justice, de vérité enseignés par la philosophie, et les 
lois éternelles de l'univers, révélées par la science. 

Dans Thucydide, on cherche l'écho de son éloquence 
olympienne. Dans Plutarque, on démêle, à travers 
les médisances de l'époque, la beauté, la grandeur de 
cette figure accomplie. 

Dévoué au parti du peuple, à la multitude pauvre, 
investi pendant quarante ans du pouvoir suprême, 
sous ce beau titre, Premier Citoyen de la Patrie, il 
tient tout dans ses mains : gouvernement, finances, 
armée, flottes, empire des îles et des mers, puissance 

11 



164 % NOTES. 

absolue sur les Grecs, sans autres forces et moyens 
que la raison et la persuasion. 

Inaccessible à toutes les tentatives de corruption, 
insensible aux richesses, il élève la patrie au comble 
de l'opulence et de la grandeur, sans augmenter d'une 
obole la fortune reçue de ses pères. 

Ces témoignages de Piutarque ont une haute va- 
leur, et ses reproches encore plus. De quoi l'ac- 
cuse-t-il ? • 

Du temps de Périciès, « ce qu'on appelle les gens 
de bien, les nobles, dispersés çà et là, ne formaient 
pas un corps à part; ils étaient mêlés, confondus 
avec le peuple. Le parti aristocratique fit cesser ce 
mélange et sépara l'Etat en deux membres, nommés 
depuis Peuple et Grands». 

C'est contre cette, puissance que Périciès lutta toute 
sa vie, et, de même que son père eut la gloire d'a- 
chever la victoire contre les Barbares, il triompha des 
ennemis intérieurs. 

Que lui reproche le parti oligarchique? Toutes ces 
accusations tournent à sa gloire. Périciès voulait,* 
comme la démocratie de nos jours, des fonctions ré- 
tribuées ; il repoussait la gratuité des magistratures 
nationales pour les empêcher de tomber entre les 
mains des riches. 

Voilà son crime. 

Recueillir dans la bouche de ses détracteurs Fé- 
loge de ses vertus, c'est en rehausser l'éclat : général 
redoutable et à la fois prudent, inaccessible à l'envie, 
plein d'humanité, ferme, ne cédant jamais au caprice 
de la fouie, il gouverne les hommes et ne fait appel 
qu'à des sentiments immortels, sans autre appui que 
la sagesse, fidèle jusqu'à son dernier souffle à la li- 
berté, au service du peuple. 

Quel idéal d'homme d'Etat ! 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. m 

Le grand orateur n'a rien laissé d'écrit ; ses dis- 
cours, dans Thucydide, sont arrangés, faite après 
coup. 

Ce qu'on entrevoit tout d'abord; c'est que chez 
Périctès la parole n'est pas l'art pour l'art. Il ne lui 
suffit pas de charmer* d'éblouir par son éloquence, il 
lui importe de faire triompher la cause qu'elle dé- 
fend. 

Maintenir l'âme de ses concitoyens à tfne grande 
hauteur, élever sans cesse le itfVeau des intelligences, 
ce fut une des principales inspirations de l'Olym- 
pien. 

En même temps qu'il entretenait chez le peuple te 
goût inné du beau, il cultivait en lui le sentiment de 
la beauté morale. Nui discours n'en garde mieux 
l'empreinte que celui qu'il prononça aux funérailles 
dès guerriers morts pour la patrie. 

Les anciens, surtout, ont fait de la mort l'enseigne- 
ment de la vie. Les funérailles étaient comme la 
synthèse de l'existence et le jugement dernier ter- 
restre. 

A travers FaWangement artificiel de Thucydide* on 
peut pressentir le fond de ce discours. 

Voici d'abord l'éloge de l'esprit public d'Athènes : 
magnifique et fier tableau, calme et sobre comme du 
Phidias, juste, exact comme le rapport d'un adminis- 
trateur intègre qui rend compte de la fortune de l'Etat. 
En effet, il énumère ces biens immortels, c'est-à-dire 
les vertus de cette patrie pour laquelle ces citoyens 
ont donné leur vie. En face de leurs ôercueils couron- 
nés de fleurs, en présence des Invisibles, il montre 
avec orgueil, comme une consolation due à leuts mâ- 
nes, et tout à la fois consolation des survivants, il 
montre que leur sacrifice n'a pas été inutile ; que de 
ces immolations individuelles est faite la grandeur, la 



166 NOTES. 

force, la gloire de la patrie; que ses enfants tombés 
pour elle, vieillards, jeunes gens, citoyens de tout 
âge, tous ceux qui Font servie de leurs bras, de leur 
fortune, ou de leur génie, revivent en elle. Morts 
pour la patrie, mais recueillis avec piété, avec respect 
dans son souvenir; immortalisés, identifiés à la pa- 
trie elle-même. 

Que d'enseignements sublimes dans ces paroles! 
Qu'on se figure les lieux, la scène, le ciel bleu de 
l'Attique, la langue d'Homère dans la bouche de Pé- 
riclès, cette langue, la plus belle que les hommes aient 
jamais parlée, le frémissement d'un peuple de héros, 
et le rayonnement de la liberté, plus éblouissant que 
le soleil d'Athènes au-dessus de ces temples et de ces 
statues. 

Les sentences brèves, les grandes lignes de l'idée, 
semblent caractériser l'éloquence de Périclès, au mi- 
lieu de cette splendeur du beau et du bien, inhérente 
à la perfection de l'art. 

Il trace au peuple le plus haut idéal de la démocra- 
tie, en ayant l'air de constater la simple réalité. 

Tableau magnifique de la prospérité d'Athènes, 
préceptes de sagesse, tout y est réuni , comme l'or 
et l'ivoire dans les statues de Phidias. 

« On ne tolère la louange d'autrui qu'autant qu'on 
se croit capable de faire soi-même ce qu'on entend 
louer; passé cette limite, l'envie provoque l'incré- 
dulité. » 

Après avoir énuméré les vertus de la constitution 
républicaine : * Elle a reçu le nom de démocratie parce 
que son but est l'utilité du plus grand nombre et non 
celle d'une minorité ». 

Rappelant la valeur des Athéniens à la guerre et 
leur habileté dans les alliances : « Ce ne sont pas là 
nos seuls titres de gloire, dit-il. Nous excellons à 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 167 

concilier le goût de l'élégance avec la simplicité, la 
culture d'esprit avec l'énergie. Nous nous servons de 
nos richesses, non pour briller, mais pour agir. 

« Nous regardons le citoyen étranger aux affaires 
publiques comme un être inutile. 

oc Nous ne croyons pas que la parole nuise à 
l'action. Ce qui est nuisible, c'est de ne pas s'éclairer 
par la discussion ». 

Enfin il veut que le libre citoyen d'Athènes joigne 
au calme de la réflexion l'audace de Faction. 

t II proclame Athènes l'école de la Grèce. Athè- 
nes, mise à l'épreuve, est supérieure à sa renom- 
mée ». 

Après quoi, cette magnifique péroraison : « Telle est 
cette patrie pour laquelle ces guerriers sont morts 
héroïquement, plutôt que de se la laisser ravir. Tout 
ce que j'ai exalté de notre république est dû à leurs 
vertus. 

« Contemplez chaque jour dans toute sa splendeur 
la puissance de notre république, nourrissez-en votre 
enthousiasme, et songez que c'est à force d'intrépi- 
dité, de prudence, de dévouement, que ces héros l'ont 
élevée si haut. En s'immolant pour la patrie, ils ont 
acquis une gloire immortelle et trouvé un superbe 
mausolée, moins dans la tombe où ils reposent que 
dans le souvenir toujours vivant de leurs exploits. 

a Les prenant pour modèle, et plaçant le bonheur 
dans la liberté, la liberté dans le courage, ne reculez 
pas devant les hasards des combats ». 

Cette fin superbe révèle la vraie manière de Péri- 
clès : ce n'est qu'un dessin au trait ; « mais c'est la 
ligne même de la beauté »• 

Cette noble harangue devrait servir de modèle à 
ceux qui, dans l'avenir, voudront honorer le citoyen 
qui a bien mérité de la patrie. 



J{38 NOTES. 

Gp n'ppt pas tant à l'assemblée, à la fpule que s'a- 
dressent véritablement ces parole, mais h l'ombra 
auguste, à l'âme disparue, au citoyen n^prt pour pop 
pays. On lui rend compte de la sjtuatjpn du pays qui 
lui doit d'exister. 

Appès quoi l'éloge du défunt revient comme le pa- 
trimoine 4e la pairie elle-même. Glorification des 
morts, encouragements aux survivais, le tout da#§» 
un but de haute morale p} dans l'intérêt de la gloire 
du peuple. 

JV antiquité n'a pas ponnu ce fléau , cptto honte des 
temps modernes , ces vampires nocturnes qui Rabat- 
tent sur les glorieux morts le jour même des fun£r 
railles, pareils aux hideu* traînards d'une flrjuép qui 
détroussent les soldats tombés sur le champ de ba- 
taille et leur enlèvent avec leurs armes leurs objets 
les plus prpcieux. Vautours et corbeaux planant sur 
leur tête coassent en leur langage : Honte ! tu, vples 
un mort ! 

Non, l'antfquité recueillait, honorait les pln$ hum- 
bles, les plus obscurs, à l'pgal des héros, s'i[$ avaient 
servi la patrie, et prononçait leur élogp avec une égale 
piété, un égal amour ! 

Par la bouche autorisée, éloquente de Torpeur 
investi d'un sacerdoce public, rayonna^ d'une dqiMple 
gloire, incarnation vivante c(es gloires c|e la patrie, 
la patrie prodiguait ses récompenses , prononçait Va- 
dieu suprême et la reconnaissance de toijs. 

Pourtant c'étaient des hommes , non des anges, La 
haine e\ l'envie ont (dévasté, rongé les âmes de tout 

temps. 

Mais au jour sacré des funérailles, la haine et l'envip 
faisaient silence, s'inclinaient dans cette fête fynèbre 
devant la conscience nationale. 

L'ennemi lui-même désarmait, abaissait ses fais- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 



169 



ceaux devant le soldat intrépide mort pour le Devoir. 
Quelle école de vertu ! 

Si Périclès n'a poipj, laissé de discours authenti- 
ques, pn rapporte de lui beaucoup de propos. \\ 
convient de citer le mot qui termine pette grande vie. 
Quel homme d'Etat a pq. le répéter d'une conscipi^ 
aussi tranquille? 

La peste qui ravageait Athènes et qui avait emporté 
les parents et les fils de Périclès, l'atteint à son toijp . 

Peu d'instants avant d'expirer, pendant que ses 
amis assis autour de son lit s'entretenaient de ses, 
grandes actions , des victoires que les Athéniens 
avaient remportées sous ses ordres et dont neuf tro- 
phées consacraient le souvenir, Périclès lps inter-r 
rompt tout à coup, et leur demande pourquoi ils 
rappelaient des succès où la fortune pouvait revendi- 
quer sa part, tandis qu'ils omettaient ce qu'il y avait 
de plus grand et de plus beau dans sa vie : 

« Je n'ai fait prendre de vêtements npirs à auqin 
Athénien». 

Dans son dernier ouvrage Y Esprit nouveau, Edgap 
Quinet caractérisa en quelques lignes Périclès et 
Socrate : 

« La victoire de l'esprit de mort serait assurée , si 
l'on pouvait faire du plus sage des Grecs, de Socrate, 
le chef des réactionnaires. On n'a pas manqué de 
l'essayer. Dans de longues histoires savantes, patien- 
tes, Socrate a été présenté comme le chef de la 
réaction universelle. Il a suffi de quelques plaisante- 
ries du sage des sages pour le transformer en ennemi 
du peuple, en partisan de l'esprit de coterie rétro- 
grade. Lui qui a apporté au monde la méthode nou- 
velle, démocratisé la philosophie, déplacé les dieux, 



170 NOTES. 

jeté le monde moral et politique dans un autre moule , 
lui, un réacteur! Il est mort pour attester l'esprit 
nouveau. 

c A cet effort pour tout brouiller, une figure a ré- 
sisté , Périclès. L'occasion était belle pourtant de le 
changer lui aussi en agent des classes dirigeantes, 
instrument et modèle de toute oligarchie. 

c Personne jusqu'ici ne s'est donné cette tâche. 

c Périclès est encore à cette heure l'homme de la 
Démocratie. Cette figure transparente, comme le 
marbre du Pentélique, n'a donné aucune prise aux 
historiens sophistes. Gela vient de ce qu'il a su se 
transformer tout entier, devenir un homme nouveau 
sans aucun lien avec les opinions mortes de son temps. 
Jamais homme ne fut moins homme de coterie et ne 
tint moins du parvenu. Il comprit où était le siècle 
nouveau, il se mit à sa tête. Il ne chercha pas des 
compromis impossibles entre l'oligarchie et la démo- 
cratie. 

« Comme Socrate avait rejeté la vieille philosophie, 
Phidias la vieille statuaire, de même Périclès rejeta 
la vieille politique. Pour corriger le peuple il s'ap- 
puya sur le peuple. Pas un moment d'incertitude : la 
voie droite vers l'avenir. Aussi sa politique est belle 
comme la sculpture de Phidias , lumineuse comme la 
philosophie de Socrate. Voilà pourquoi le siècle où il 
vivait a pris son nom et l'a appelé l'Olympien. 

« Périclès faisait distribuer au peuple les terres 
conquises, ce qui fut le but des Gracques. Il a ouvert 
à tous les fonctions publiques en les rendant lucra- 
tives. C'était le radicalisme antique. 

« Périclès était radical (1) ». 



(1) Esprit nouveau. 



VII 



THUCYDIDE. 



Je n'entreprendrai pas d'analyser l'historien de la 
guerre du Péloponèse; cet immense sujet m'entraîne- 
rait trop loin, il me faudrait des années d'étude. Deux 
pages d'Edgar Quinet, écrites à trente-cinq ans d'in- 
tervalle , résument sa pensée sur Thucydide et ex- 
pliquent le point de vue nouveau auquel il jugeait 
l'adversaire de l'oligarchie et du faux ordre moral. 

En même temps , elles montrent les diverses trans- 
formations d'esprit chez les historiens et chez les 
orateurs de l'époque classique. 

« Ces discours, mêlés à leurs récits, ne sont pas 
un simple ornement de l'art ou le résumé d'un sys- 
tème politique, ils sont l'expression de cette liberté 
des grandes âmes, qui, planant au-dessus de la né- 
cessité, commandent aux événements eux-mêmes. 
Ils sont dans l'art des historiens ce que les chœurs 
sont dans les drames. Au milieu du tumulte du monde, 



172 NOTES. 

ils proclament l'indépendance de la pensée ; ils main- 
tiennent, ils relèvent les droits de la justice, de la 
raison, de la conscience ; ils tiennent à la nature même 
des choses , puisque toute histoire est en soi une tra- 
gédie où luttent ensemble la liberté et le destin. 

Quand les âmes sont fortes, c'est la nécessité qui 
plie, et c'est ce que l'on a vu dans l'antiquité grecque, 
alors que la voix de ces grands cœurs protestait, se 
roidissait contre le joug même des événements. . . . 

Autant l'histoire d'Hérodote tient de l'épopée, au- 
tant celle de Thucydide tient du drame; l'un racon- 
tant comment l'unité de la société grecque s'est for- 
mée à Salamine, l'autre comment cette unité s'est 
brisée dans la guerre du Péloponèse. A l'expérience 
des affaires, à la précision savante du génie moderne, 
se mêle un dernier rayon des croyances héroïques. 
C'est un plan de campagne gravé sur le bouclier d'Her- 
cule. On est encore occupé des souvenirs de l'invasion 
des Perses, comme pendant l'invasion on l'était des 
légendes de la guerre de Troie. Au milieu fies chances 
variées de la lutte, ce que l'prç trouve toujours dans 
l'esprit de l'historien, c'est le sentiment vif de deu* 
races aux prisps, le dialogue impartial dp deux sys? 
tèmes religieux et politiques ; p'est le duel sacrp d'A? 
pollofy et de Neptune qui, au lieu de se cpcher d&RS te 
nuage d'Homère, continue chez leurs peuples par la 
guerre des Porieijs et deg louiens, de l'aristopratie & 
de la démocratie, de la tradition et de l'innovation ; $[ 
ces systèmes sont personnifiés de la manière la plus 
éclatante , l'un par Sparte , l'autre par Athènes, eu 
sorte que ce sujet a tout ensemble un intérêt universel et 
une forme précise, ce qui en fait la vie au pûiflt 4^ V W 
de l'art- Dans cette guerre civile, qui de l'Qlympe est 
descendue sur la terre, tout ce qui est peuple se joir 
gnant aux athéniens, tout ce qui e§t oljgarpftte ^x 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 178 

Spartiates, chacun des deux personnages conserva jus- 
qu'au bout l'unité de son caractère. Du côté des Do- 
riens, la tradition religieuse, le culte rigide, la vieille 
royauté des temps héroïques, souvent la froide 
cruauté de la raison d'État ; chez les lonieng le scepr 
ticisme philosophique, 1* profanation des temples, 
des caprices sanglants et de sublimes contradictions 
qui n'appartiennent qu'à eux. Rappelez-vous (c'est 
peut-être le plus beau jour de l'antiquité), ce peuple 
de Mytilène (1) qui vient 4e trahir les Athéniens. A 
la première nouvelle, ceux-ci condamnent le peuple 
parjure à périr jusqu'au dernier homme; la ville a été 
prise , le décret de mort est rendu , une barque l'emr 
porte; il est conforme au droit antique, Cependant, la 
nuit se passe ; Athènes n'a pu dormir. Elle es); tour* 
inentée, non par le sentiment de l'injustice, mais par 
celui de sa sévérité. Elle se ripent... }^e jour naît; 
l'assemblée se reforme. Le peuple revient sur la dé- 
cision de la veille ; il pardonne ; il pardonne à la ville 
qui Ta trahi, il rend un second décret. Rappelez-yons 
cette barque rapide qui emporte à çon tour pefte Jqj 
de grâce , et le répit dp l'écrivain % Pn pe moment 
aussi rapide que cette barque remplie de r&meur$; 
enfin le pardon qui arrive plus tôt que le chàtônjpnt , 
et tout 06 peuple condamné, déjà rassemblé les niams 
liées sur la plape publique, ef $auyé au niompnj oif 
il croit périr. Ce jour-là appartienHl à larpjigjop de 
la force? 

Cette lutte dos croyaucés, des r$cps, des coutumes 
est surtout marquée dans Thucydide par les procla- 
mations, }es harangues de trih.uflP ? tes messages des 
ambassadeurs, les plaidoyers dps peuples suppliant^. 
Uuelquefpjs, elle s'apnonce $une panière plus 

(1) Thucydide, JH, 36, *9. 



74 NOTES. 

énergique encore par un dialogue entre deux villes. 
C'est dans Thucydide, plus que dans Hérodote, que 
le destin oriental est vaincu pour toujours, puisqu'au 
milieu de la confusion des partis, du bruit des com- 
bats de terre et de mer, de jour et de nuit, du chant 
guerrier du pœan et du grand chœur des affaires 
civiles, ce que Ton entend plus haut que tout le reste, 
ce qui demeure fixé dans votre esprit, ce sont ces 
nobles discours, ces grandes paroles qui ne cessent 
de régir la tempête. Les oracles mêlés d'encens qu'Hé- 
rodote recueillait à l'entrée des temples ne sortent plus 
désormais que de la bouche des hommes d'État. Cha- 
cun devient à lui-même sa providence. La tribune rem- 
place le trépied ; c'est elle qui donne le ton à l'écrivain. 
On a remarqué que les discours de tous les hommes 
politiques de ce temps ont dans Thucydide le même 
caractère, repos, modération, sang-froid impassible, 
quand on ne pénètre pas au delà des apparences. 
C'est un sentiment de virilité orgueilleuse tout sem- 
blable à celui qui vit dans les Odes de Pindare ; et si 
les figures équestres de Phidias pouvaient s'animer et 
parler, ce serait encore la même majesté, la même sé- 
rénité, la même concision splendide dans une langue 
de marbre. 

Pourquoi la parole politique avait-elle alors un ca- 
ractère tout différent de celui qu'elle reçut à l'époque 
de Démosthènes , alors que la passion en fut le trait 
dominant? Après y avoir bien réfléchi, je crois en 
avoir trouvé la raison. Le lendemain des guerres mé- 
diques, au sein- de l'orgueil que la Grèce puisa dans 
sa victoire, ces peuples encore neufs avaient un excès 
de vie. Leurs orateurs, investis d'une royauté tem- 
poraire, étaient contraints de modérer cette impatience. 
Pour dominer ces sociétés ardentes, ils avaient be- 
soin surtout de la sérénité que l'on puise dans les plus 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 17 

hautes régions de l'âme. Leur principal effort était de 
se posséder eux-mêmes. De là cette parole mesurée, 
impassible de Périclès, ce front serein, cette absence 
d'émotion apparente, cette froideur de la pierre de 
Paros, cette poitrine assurée au milieu des orages ci- 
vils. Quant le cheval de guerre se précipite de lui- 
même dans la mêlée, ne faut-il pas que le frein le 
retienne ? C'est le secret de cette éloquence propre à 
tous les orateurs dans les premiers temps de la vie 
politique des Grecs, et que Thucydide a consacrée 
au milieu des trophées de la guerre du Péloponèse. 

Plus tard, au temps de Démosthènes, tout était 
changé. Les peuples étaient las , ils doutaient d'eux- 
mêmes. Leurs forces s'étaient détruites les unes par 
les autres. Ils étaient impatients, non plus d'activité, 
mais de repos. Sparte et Athènes, épuisées par la 
lutte, ne demandaient, n'invoquaient que la paix. Com- 
ment une si grande révolution ne serait-elle pas entrée 
dans le discours politique? 

Exciter, réveiller, éperonner le peuple haletant, ce 
fut la mission de l'orateur. Alors Démosthènes lâcha 
les rênes. La parole eut des aiguillons, des morsures, 
des flagellations; elle devint transport, colère, me- 
nace. Tout ce qu'elle peut contenir de passion, il fallut 
le répandre pour enflammer des esprits attiédis. 

L'orateur dut se précipiter lui-même au loin dans 
l'arène pour entraîner après lui les démocraties pa- 
resseuses ; la parole ardente de Démosthènes fut à 
celle de Périclès ce que, dans la statuaire, le groupe 
pathétique de Laocoon est aux marbres harmonieux 
de Phidias. 

En quoi diffère cette éloquence politique de celle 
des modernes? Je n'examinerai pas si, de nos jours, 
les peuples ont besoin d'être excités ou retenus. Je 
dirai seulement que les orateurs modernes semblent 



*76 NOTES. 

ft+ofc* fMotiëê k cette lutte de l'abatte avec les événe- 
ments de la société. 

On veut être r expression de son temps ; on n'aspire 
plus à le dominer; on craindrait d'être seul. Si l'opi- 
nion fermente, l'orateur est violent ; si le peuple s'in- 
cftne, Forateur s'agenouille. 

Au contraire, la parole du Jupiter d'Athènes descen- 
dait de la tribune comme la raison pure descend des 
mes de l'intelligence. Dan9 cette éloquence solitaire, 
on reconnaissait comme un héritage de la royauté hé- 
roïque des premiers temps ; et c'est dans Thucydide 
le plus grand spectacle que l'on puisse se donner que 
celui d'un peuple (1) qui, toujours grondant, toujours 
retenu par le frein de ht parole sévère de Périclès, 
inaugure chez lui la tyrannie de la raison*. 

Quoique Thucydide ait écrit son histoire dans l'exil, 
vous ne trouveriez pas dans les huit livres de sont 
récit une parole de plainte ou d'apologie. Ge cœur 
était trop fier pour laisser voir sa blessure. Dans sa 
langue, faite des débris de la lance de Minerve, tout 
respire une âme d'airain. Cependant, malgré cette 
aspérité, je crois reconnaître l'exil dans chaque ligne, 
et je ne doute pas que la nécessité où il fut de se 
contenir toujours n'ait ajouté au naturel austère de son 
génie (2). 

Pa* quel aveuglement a-t-on voulu ranger Thu- 
cydide parmi les partisans de l'oligarchie de la ri- 
chesse? C'est lui, au contraire, qui en a dorme la for- 
mule. Cest lui qui en a dévoilé l'esprit et l'iniquité, si 
bien qu'il n'a presque rien laissé à dire à ceurt qui vien 
nent après lui. 

(\) Thucydide, I, Q0-G5. 

(2) Génie des religions, 345-349. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 177 

C'est lui qui a dénoncé le premier (et avec quelle 
ironie ! ) le faux ordre moral (1) dont se couvre toute 
plutocratie. 

Il a décrit la Terreur blanche d'Athènes. Et ce ta- 
bleau, comparable à sa description de la peste, est 
le tableau de toutes les Terreurs blanches de la France 
et du monde. 

C'est Thucydide qui a démasqué la conjuration de 
tous les réactionnaires anciens et modernes, leur 
acharnement à en finir avec la vieille liberté nationale, 
leur haine insensée du peuple d'où ils sortent, les as- 
semblées publiques placées par eux sous les poi- 
gnards, leur entente avec les armées étrangères ; déjà 
Coblentz dans le Pirée et la jeunesse dorée du Direc- 
toire dans les Quatre cents d'Athènes . . . 

C'est Thucydide qui a montré que les fortifications 
qu'ils élevaient au Pirée, en apparence contre l'étran- 
ger, étaient en fé.'ilité tournées contre leur pays. 11 a 
fait voir lés petites portes, les faussés poternes, les 
issues secrètes qu'ils préparaient à l'ennemi pour l'in- 
troduire dans la place contre leurs concitoyens. 

Conjuration éternelle des oligarchies, toujours la 
même, quel que soit le nom des ôhefe, Pisandre ou 
Pichegru, Grèce ou France, Athènes ou Paris. Il fal- 
lait la langue de Thucydide pour resserrer en si peu 
de pages ce mélange de perfidies et de fureurs, de 
prétendu ordre moral et d'assassinats, de ligues des 
honnêtes gens et de coups de couteau dans l'Agora. 

Ce tableau, qui s'applique à tous les temps, eât fait 
depuis plus de deux mille ans. Relisez-le (2). 

(1) Thucydide, VII, 64. 

(2) Esprit nouveau, 134-135. 



VIII 



DÉMOSTHÈNES. 



Cette simple note d'Edgar Quinet en marge de son 
manuscrit : Les Olynthiennes , Discours sur la cou- 
ronne, me fait revenir à Démosthènes, à ces deux 
harangues . 

« L'histoire est une résurrection, a dit l'historien 
de génie, qu'Edgar Quinet appelait frère plus qu'un 
frère. » Oui, la magie du talent ressuscite les per 
sonnages historiques et leur prête une seconde vie. 
Mais l'histoire est aussi une résurrection en ce sens 
que les mêmes faits, les mêmes situations, les mêmes 
périls se reproduisent à des époques diverses de la 
vie d'un peuple. Au lieu de les subir une seconde 
fois avec l'inertie du fatalisme, les hommes peuvent 
conjurer ces périls. Éclairés par l'histoire, il dépend 
d'eux de ne plus tourner dans le même cercle de dé- 
sastres et d'échapper au cycle des événements, à 
cette rotation fatale qui ramène, à certains points de 
l'espace et du temps, la même saison des tempêtes. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 179 

De nos jours, toute science reçoit une application; 
elle ne se contente plus de la théorie, de la spécula- 
tion pure. C'est la plus noble interprétation que 
puisse recevoir ce mot : esprit pratique. Les décou- 
vertes en physique, en chimie, en mathématiques, 
s'utilisent immédiatement et produisent des œuvres 
nouvelles dans l'industrie et dans l'art. 

Il est temps que la science historique s'utilise à 
son tour et devienne une application à la vie natio- 
nale. Il s'agit de sauvegarder des intérêts humains, 
de fonder la sécurité de la société, la force de l'État; 
d'armer le pays contre l'agression étrangère et l'usur- 
pation intérieure. C'est l'histoire qui fournit l'arme, la 
méthode. 

Les faits resteront-ils à jamais un enseignement 
infructueux? Ici, il n'est plus question de doctrines, 
de maximes philosophiques , mais de réalités , de 
choses vivantes qui se sont passées il y a des 
siècles, qui reviennent périodiquement, sous des 
formes presque identiques, qui se répéteront toujours 
jusqu'à ce que l'homme veuille enfin tenir compte de 
l'enseignement des faits. 

Ces réflexions naissent tout naturellement en reli- 
sant les Olynthiennes. Que de leçons elles renferment 
pour les nations menacées de coups d'État et des 
invasions qui les suivent ! Démosthènes a signalé aux 
âges futurs et à ses contemporains les pièges, les 
ruses du despotisme déguisé en libéralisme , pour 
mieux asservir et détruire un peuple. Ses avis n'ont 
pas été écoutés. Athènes a succombé. 

Les peuples se laisseront-ils éternellement jouer 
par la feinte amitié, les fausses promesses de qui 
veut les séduire pour les réduire en servitude ? Dé- 
mosthènes le dit : 

« Faute de le connaître , ils ont été pris au piège 

12 



180 NOTES. 

une première fois par celui qui leur persuadait qu'il 
ne travaillait que pour eux. Mais les hommes une fois 
trompés voudront-ils l'être toujours? » 

Il ne se lassait pas de rappeler à ses concitoyens 
une ancienne faute, pour les empêcher d'y retomber 
de nouveau. 

Je vois en lui l'homme d'Etat, l'orateur du caractère 
le plus ferme, de l'éloquence la plus haute, résistant 
seul à un monde ennemi. Chose plus difficile encore, 
il réussit à réveiller la nation tombée en léthargie. 
Il secoue, harcèle, applique le moxa à ce corps ^na- 
ïade ; mais aussi il a le bonheur de le voir tressaillir, 
il le rend à la vie et le pousse à* une dernière résis- 
tance. Rudesse, dureté, mépris, quels remèdes éner- 
giques, quel traitement terrible n'emploie-t-il pas afin 
de redresser ce peuple toujours prêt à retomber dans 
les filets macédoniens? 

Quels coups d'œil prophétiques ! Déjà, dans sa pre- 
mière Olynthienne, il déroule le plan de campagne 
qui eût sauvé la Grèce, si on l'eût écouté. 

L'éloquence de Démosthènes est faite de sévérité 
et de justice, de sagesse et de passion, de droiture 
et d'habileté, de témérité et de prudence, d'impétuo- 
sité et de patience, d'héroïsme et de tactique. Sauver 
la patrie , reconquérir l'indépendance et la gloire du 
peuple, voilà Tunique mobile de cette grande âme, 
de ce grand homme d'État. 

En réduisant ses maximes à une seule, on trouve 
ceci : il demande à ses compatriotes des actes. 

« Car, dit-il, si toute parole sans effet n'est qu'un 
vain son, elle doit paraître suspecte, surtout dans la 
bouche de nos citoyens ; ils courent d'autant plus le 
risque de ne pas être crus, qu'ils passent pour avoir 
le talent de bien parler, » 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 181 

Les événements contemporains (1) éclairent une des 
faces jusque-là inaperçues du génie de Démosthènes. 
Il est le représentant de la patrie, le défenseur du 
droit, le rempart vivant de la Grèce contre l'étranger ; 
grâce à lui, Athènes résiste jusqu'au dernier moment 
à l'envahisseur. Démosthènes a pour adversaire Es- 
chine, l'ami ou plutôt le mercenaire du despote macé- 
donien ; pour perdre l'homme du droit , Eschine 
l'attaque, par des voies détournées, sur un point se- 
condaire. 

On sait que, dans le grand débat auquel assista la 
Grèce entière, il s'agissait de la couronne d'or que 
Ton proposait de décerner à Démosthènes ; il venait 
de réparer les murs d'Athènes, et pour suppléer aux 
dépenses insuffisantes, il y avait consacré cent mines 
de sa propre bourse. Eschine saisit ce prétexte pour 
se porter accusateur. Suivant lui, on a violé la loi, 
qui défend de couronner un comptable. Il emploie 
tous les procédés et même les termes à l'usage des 
réactions modernes. Les hommes du droit sont à ses 
yeux des factieux, des audacieux qui ont le dessein 
d'abolir les règles, les usages établis. Sa tactique 
consiste déjà à violer le droit en l'accablant des vaines 
formules du droit, et à assassiner la justice avec les 
armes de la jurisprudence. Il cherche à étourdir le 
peuple en invoquant le texte des lois, mais en les 
tronquant, les altérant ; surtout il invoque sans cesse 
l'intérêt populaire, la volonté, l'autorité du peuple. 

Il recourt à un autre prétexte familier aux hypo- 
crites défenseurs de la famille, de la religion, de la 
propriété : Démosthènes est un impie, pour avoir usé 
d'humanité envers les malheureux Locriens d'Am- 
phisse, qui osèrent ensemencer un champ interdit par 

(1) Voyez Mémoires d'exil. 



182 NOTfcS. 

la Pythie, et qu'Eschine, uil des premiers, avait ravagé 
et brûlé. L'homme pieux * rhoflune d'ordre dénonce 
les crimes envers les dieux comnril|mr Démosthènes : 
profanation d'un terrain sacré, profanation des choses 
saintes. 

Les injures ne lui sont pas ménagées ; l'homme 
du droit est une bête féroce, un scélérat, un brigand, 
un criminel d'État, l'assassin des guerriers ; ses dis- 
cours 6ont des monstres. 

L'éloquence d'Eschine est un modèle du style inju- 
rieux des réactions modernes ; l'hypocrisie et l'impu- 
dence le caractérisent. 

Il finit par accuser Démosthènes, de quoi? d'avoir 
été vaincu ; il lui attribue tous les fléaux qui accablent 
la patrie, même les malheurs des orphelins que la 
guerre a faits. On voit se reproduire les mêmes ar- 
guments qu'on entend aux époques néfastes (18 bru- 
maire, 2 décembre, etc.). 

On accuse un homme d'avoir défendu son pays, 
d'avoir défendu le droit et d'être resté fidèle à ses 
serments. 

Et ceux qu'il a sauvés mettent le plus d'acharne- 
ment à le persécuter. L'histoire nous montre ainsi 
plus d'une fois ces sortes de gens qui reprochent aux 
exilés d'oser se souvenir. On dirait que le mot d'ordre 
est pendant quelque temps : « Exilez, exilons ». Puis 
le lendemain : « Oubliez, oublions». 

Démosthènes avait déjà contre lui ces âmes vé- 
nales, ces esclaves dociles prêts à se vendre aux 
ennemis de l'État et à ramper devant les tyrans. 

Il ne se lassait pas de rectifier l'esprit de ses con- 
citoyens, de faire taire leurs ressentiments, leurs 
divisions, quand il s'agissait du salut de la liberté ; 
il ralliait les peuples en face de l'ennemi commun que 
les traîtres appelaient « un libérateur » ; il montrait 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 183 

ce libérateur détruisant partout la liberté et marchant 
à l'empire, « trompant ceux-ci, corrompant ceux-là. » 
Enfin, il leur rappelait sans cesse « la douceur de ne 
pas avoir un maître et la liberté qui fit la félicité des 
aïeux ». 

Toutes les forces, les ruses des réactions sont in- 
carnées dans Eschine. Il est du parti de Philippe, 
d'Alexandre; armé de sophismes brillants, il frappe 
le patriote et lui fait un crime de défendre la patrie, 
l'indépendance. Jamais le prestige de l'éloquence ne 
servit cause plus inique , mais combien habilement 
voilée! Les subtilités les plus ingénieuses font la 
trame apparente de l'accusation. Au fond , le débat 
était tout autre. 

Démosthènes est la personnification de la con- 
science humaine et de la nationalité grecque. Eschine 
représente la force qui écrase le droit. 

Oui, la question du droit vaincu et de la force vic- 
torieuse a été débattue à Athènes dans ce procès 
mémorable; la grandeur de Démosthènes est de re- 
présenter une situation qui s'est répétée plusieurs 
fois dans le monde. Il défendait la Grèce bien mieux 
qu'avec les murs élevés par ses soins et en partie à 
ses frais ; il la couvrait du bouclier de son caractère, 
de son indomptable patriotisme, de sa constance 
dans les revers, enfin de l'éloquence la plus surhu- 
maine qui fut jamais. 

Ajoutons que le peuple d'Athènes fut à la hauteur 
du grand homme. 

A l'extérieur, d'innombrables armées ennemies; à 
l'intérieur, l'ennemi déguisé s'insinuait avec perfidie 
sous toutes les formes qui minent et énervent la ré- 
sistance, prêchant l'unité grecque, le grand Empire, 
la gloire militaire, toutes les subtilités dont se couvre 
la trahison. 



184 NOTES. 

L'or de Philippe était moins corrupteur que les so- 
phismes d'Eschine, qui allègue toujours l'intérêt de 
la démocratie. 

Le peuple Athénien ne s'y laissa pas tromper; ce 
sera son honneur éternel. Il sut démêler la vérité; il 
condamna à un exil perpétuel le calomniateur, l'agent 
de l'étranger, et proclama bien haut l'innocence, la 
gloire de Démosthènes. Du même coup il sauva ainsi 
la justice et l'indépendance. 

Non, le peuple d'Athènes ne s'inclina pas devant la 
force victorieuse, devant l'iniquité couronnée, il ne 
céda pas au succès impie, par lassitude cm par peur. 
Il prit l'âme de son sublime orateur. Ou plutôt c'est 
le grand citoyen qui nous apparaît couronné des vertus 
civiques dont la Grèce est le symbole. 



IX 



THEOCRITE. 



En classant Théocrite dans les temps de décadence, 
Edgar Quinet songeait à l'anéantissement de la pa- 
trie grecque, non pas au déclin du talent. 

Jamais plus de grâce, de fraîcheur, de sève printa- 
nière que dans cette poésie née sur les ruines de la 
liberté. Théocrite et Virgile attestent qu'à certaines 
époques de mort, quand l'univers semble expirer de 
lassitude, de vieillesse, l'esprit humain cherche un 
refuge dans la nature. 

La Grèce ravagée est à la veille de subir le joug 
romain; ses écrivains les plus illustres ne vivent plus 
sur le sol sacré, autrefois si cher à ses enfants ; ils 
vont puiser leur inspiration en Sicile et en Egypte, 
chez les tyrans de Syracuse, à la cour des Ptolémées. 
Les muses pures et fières qui aspiraient à la 
gloire de chanter l'héroïsme et la beauté de la terre 
hellénique, aux applaudissements d'un peuple libre 



180 NOTES. 

mendient aujourd'hui les récompenses royales. Elles 
se plaignent de l'avarice des princes. « Indignées, 
elles regagnent les pieds nus leur triste demeure, 
parce qu'elles ont fait une démarche inutile ; acca- 
blées d'ennui, elles restent assises sans honneur, 
au fond d'un coffre vide, la tête appuyée sur leurs 
genoux glacés. » 

La mort du génie héroïque est tout entière dans 
cet aveu. 

Patrie, liberté, indépendance nationale n'existent 
plus, ne hantent plus jamais l'esprit du poëte. Mais 
son âme reste ouverte à deux puissances immortelles : 
la nature et l'amour. Théocrite sous les Ptolémées, 
Virgile sous Auguste, concentrent dans leur poésie la 
jeunesse de l'univers. Autour d'eux tout est défloré 
par la tyrannie, l'esclavage, la corruption. Et au milieu 
de cette mort civile le printemps éternel chante dans 
leur cœur. Ames douces, aimantes, éprises de beauté, 
ils ne l'aperçoivent que dans le monde visible. Elle 
devient la source unique de l'inspiration. Ils cher- 
chent aussi la vérité, mais à leur manière. Plus 
d'idéal, la réalité; et cet amour du naturel, du vrai, 
est récompensé par un chant mélodieux, immortel. 
La nature radieuse se réfléchit dans l'âme de Théo- 
crite et de Virgile. Spiritualisée dans leurs idylles, 
elle brave l'action des siècles. La barbarie des con- 
quérants a beau dévaster les riantes prairies, les frais 
vallons, les collines boisées de Sicile ou d'Arcadie, 
l'esprit humain s'abreuvera toujours à cette onde 
limpide, sous l'olivier sacré et sous l'ombrage des 
pins. Il écoutera toujours avec délices ces chants 
* plu6 doux que le murmure de la source qui coule du 
haut des rochers ». 

La poésie de Théocrite fait songer à la transfor- 
mation des dieux en nains; les puissantes déesses 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 187 

sont devenues des fées, immortelles toujours, mais 
la taille, l'allure ont changé. L'infiniment petit est leur 
domaine ; elles pénètrent partout comme l'essence 
même des choses, elles embellissent et transfigurent 
de leur baguette magique « le buisson de genévrier 
où vient percher la colombe, le laurier que respecte 
la dent des chèvres ». 

Théocrite a noté les voix confuses ou distinctes de 
la nature, celle des bois, des sources, les pulsations 
de la vie universelle, les battements du cœur humain, 
le frisson, l'ardeur, le délire de la fièvre, le pétille- 
ment de la flamme, le tumulte des flots et celui de la 
foule, la cohue des fêtes publiques, les pas cadencés, 
les paroles ailées des femmes syracusaines qui se 
pressent aux portes du palais. On est pour un mo- 
ment contemporain de ce monde qu'il fait parler, 
chanter, aimer, pleurer. Tout se meut, tout est vivant, 
excepté la patrie et la liberté. 

Variété inouïe de tons et de formes. Telle de ses 
idylles est dialoguée, mouvementée comme une co- 
médie d'Aristophane, les Syracusaines pourraient être 
jouées. 

D'autres rappellent le type pur, la perfection de 
l'art grec; ainsi H y las, le Cyclope et sa Galatée à la 
course légère : < Telle vole au gré des vents l'aigrette 
d'acanthe quand les feux du soleil ont brûlé sa prison 
desséchée ». 

La première idylle est une révélation du génie mu- 
sical et sculptural de la Grèce. 

Ecoutons le chant du Ghevrier. Ici tout respire la 
paix : la source coule du haut des rochers à l'ombre 
des chênes et des ormeaux ; il a trois bonheurs : un 
paysage divin, une musique enchanteresse et une 
œuvre d'art qui deviendra le prix de son chant. C'est 
une coupe où la sculpture a entassé merveille sur 



188 NOTES. 

merveille. Il nous la décrit ; elle est peut-être de 
Praxitèle : une molle acanthe l'enlace, une guirlande 
de fleurs couronne le bord supérieur, le fruit d'or 
s'épanouit sur le pied. Au fond de la coupe, que ne 
voit-on pas ? D'abord « une femme d'une rare beauté, 
parée d'un voile et d'un réseau qui retient ses che- 
veux, elle sourit à deux jeunes hommes qui, les yeux 
humides d'amour, se disputent ses regards enivrants ». 

De violentes passions, préludes du chant de la 
Magicienne, bouillonnent au fond de cette coupe. Et ce 
n'est pas tout, il y a encore la vue de la mer ; un vieux 
pêcheur dont l'âge a blanchi les cheveux sans affaiblir 
le corps ; une vigne plie sous le poids de ses raisins 
pourpres, sous la garde d'un enfant. Deux renards 
rôdent autour de lui. Une fable s'ajoute à l'idylle. 
Elle déborde la coupe. « Je te la donnerai, si tu 
répètes ce chant admirable », dit le joueur de flûte. 
Ailleurs Théocrite nomme l'artiste : « Je réserve pour 
ma bergère un vase de cyprès et une belle coupe, 
ouvrage du divin Praxitèle ». 

La question si obscure de la musique chez les an- 
ciens ne s'illumine-t-elle pas ici de quelques lueurs? 
La flûte des bergers de Théocrite, la flûte à neuf tons, 
enduite de cire blanche , et, bien avant, la lyre de 
Pindare, ont fait peut-être résonner des mélodies 
que Mozart et Beethoven n'eussent pas désavouées. 
Ils auraient aussi ambitionné cette coupe ciselée du 
berger de Théocrite. 

Triple richesse du génie que de pouvoir concentrer 
un poëme dans un bas-relief, comme prix du chant. 

Fraîcheur matinale, aube renaissante, gazouillement 
d'oiseaux, abeilles aux ailes d'or, quel contraste avec 
les sombres flammes de la Magicienne qui concentre 
la puissance de ses enchantements infernaux pour se 



VIE KT MOHÏ DU GENIE GHEC. lttJ 

venger de l'infidèle ! Non, ce n'est pas la Grèce, c'est 
l'ardente et sauvage patrie de Médée qui inspire ces 
chants fiévreux, vénéneux : 

« La mer se tait , les vents s'apaisent , tout dort , 
excepté le chagrin seul qui veille au fond du cœur». 

Hécate, reine des nuits, frémit elle-même; on a 
hâte d'échapper à ces noirs maléfices, et à retrouver 
la sereine lumière qui éclaire les scènes rustiques. 

Incomparable de vie et de vérité quand il chante les 
sources au fond des bois, Daphnis, Ménalque, les ber- 
gères, Théocrite n'est plus qu'un pâle imitateur de 
Pindare s'il aborde l'idylle héroïque. Dans Hercule 
vainqueur du lion, quel est le vrai héros? Est-ce le 
vainqueur de Némée? Non, celui qui l'emporte sur 
tous les autres en taille, en force, en audace, blanc 
comme un cygne, surpassant ses compagnons par sa 
haute stature, distingué entre tous par sa démarche 
altière et sa merveilleuse beauté, celui que les pas- 
teurs comparent à une étoile ardente, c'est... un 
bœuf de l'é table d'Augias. 

Théocrite devient le peintre des troupeaux; c'est 
un Paul Potter de l'antiquité ; mais en môme temps 
c'est Ruysdaël. 

11 rentre dans la vie des champs, au milieu des 
gerbes dorées; les moissonneurs sont à l'ouvrage 
quand l'alouette s'éveille. Ils se reposent à la chaleur 
du jour. Ils ont soif, ils ont faim , l'intendant est avare. 
« Amis ! heureux le sort de la grenouille ! un échanson 
ne lui verse pas à boire; elle boit à son aise. Allons, 
un peu moins d'avarice ! fais cuire des lentilles ; ou 
veux-tu te blesser les doigts en coupant en quatre 
un grain de cumin » ? 

Ce sentiment si vif de la vie rustique, ces goûts 
champêtres, comment les concilier avec l'artifice et le 
vernis doré des cours, avec les flatteries que Théo- 



490 NOTES. 

crite et Virgile adressaient à Hiéron et à Auguste? 
Gomment expliquer leur profonde paix, leur bonheur 
personnel, quand la patrie était morte, le peuple 
disparu ? 

La nature reste l'éternelle consolatrice des âmes en 
deuil. A d'autres époques néfastes on a vu de grands 
écrivains, après la chute de leur pays, se réfugier dans 
Tétude , dans l'amour de la nature. Mais comme on 
sent toujours leur grande âme meurtrie ! les vibra- 
tions du patriotisme se mêlent à tous leurs chants. 
Le printemps, les beautés de la création ne leur font 
rien oublier. Elle adoucit, mais ne guérit pas la douleur 
sacrée de la liberté perdue. Sur les rochers, sur les 
écorces des arbres , ils voient gravés non pas le nom 
des bergères de Théocrite, mais le serment de la 
justice. 

Théocrite et Virgile n'ont rien à oublier. Pour eux 
la patrie c'est le sol, les bois, les champs, la récolte, 
les moissons. Il n'y manque qu'un peuple libre, pour 
les féconder et jouir de ces biens sous le soleil de la 
liberté! Heureusement Théocrite ne profane pas ce 
mot de liberté , il ne le prononce jamais , il chante 
Ptolémée. « Ce prince sait payer le courage (1) ». 

Chez Virgile on rencontre le mot de patrie comme 
un écho égaré de la langue de Brutus et de Caton ; 
mais cet anachronisme devient risible, et souvent le 
proscrit de 1851 s'amusait à répéter ce vers : 

Et quee tanta fuit Romani tibi causa videndi? 
— Libertas. 

(1) Idylle, XIV. 



X 



EPIGTETE. 



Le livre Vie et mort du Génie Grec devait-il pour- 
suivre l'étude de la Philosophie antique ? 

Certainement il eût dédié une statue §i Platon, à 
Aristote, à Epictète. Continuant ses aperçus de 
1840 (1) sur les stoïciens, sur le scepticisme héroï- 
que, doute prophétique, enthousiaste, qui affranchit 
le monde et prépare l'avènement de Tordre futur, 
Edgar Quinet eût non-seulement analysé le travail 
des sophistes qui mit en poussière l'esprit grec, 
mais il eût cherché et montré ce que doit être le 
stoïcisme moderne. 

Il voulait couronner la Vie et la Mort du Génie 
Grec par l'esclave philosophe, l'affranchi, l'émancipa- 
teur des âmes, sans doute comme une promesse de 
rénovation, dans l'extrême défaillance d'un monde. 

(1) Génie des Religions. 



192 NOTES. 

Rénovation par le peuple. Epictète n'est-il pas le 
Spartacus de la philosophie antique? 

Les croyances d'Épictète peuvent s'agrandir, se 
transformer en une doctrine plus vivante encore, plus 
héroïque, celle qui convient à un peuple libre et heu- 
reux. Elle enseignerait aux hommes mieux que le 
mépris de la mort, la négation de la mort. 

Malheureusement, il ne me reste pas une ligne, pas 
une note sur Epictète, pas môme le souvenir d'une 
conversation. 

Que de motifs lui faisaient aimer Epictète ; il haïs- 
sait ce stérile pyrrhonisme, vaine ergoterie du néant ; 
il cachait ses vertus, ses bonnes actions; il mettait 
naturellement en pratique ses sublimes préceptes de 
patience et de fierté et cette résignation héroïque à 
toute loi supérieure émanée de la nature et de la rai- 
son, si dure que fût la loi. 

Il me semble que la force et l'originalité d'Épictète, 
c'est d'avoir puisé la vérité à la source la plus humble 
des choses, dans l'univers visible, dans les actes 
journaliers.de la vie humaine. L'expérience, l'inexo- 
rable réalité, lui ont révélé le vrai, bien plus que la 
méditation des phénomènes de l'esprit. Il n'a pas 
évoqué la sagesse du haut des nues, il Ta cherchée 
sur la terre; il a fait jaillir l'étincelle de la pierre de 
son chemin; il a demandé au brin d'herbe son se- 
cret; il a cherché la vérité dans les larmes et jusque 
dans les fers. Il a mêlé, comme Socrate, plus que 
Socrate, l'existence de ses disciples aux spéculations 
de la pensée pure ; sa forme est plus claire que 
celle des Dialogues de Platon. 

On peut répéter de lui ce qu'il a dit de la vérité : 

« Si quelqu'un résiste à l'évidence complète, il 
n'est pas facile de trouver des raisons capables de le 
faire changer d'avis. Et ceci ne tient ni à la force ni 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 193 

a la faiblesse' du démonstrateur; mais quand, mis au 
pied du mur, il reste là comme une pierre, comment 
discuter avec lui? Cette pétrification est de deux 
sortes : il y a celle de l'intelligence, il y a celle du 
sens moral ». 

Epictète apprend sa méthode à toute âme neuve 
qui cherche le vrai et qui se défie de ses propres 
forces. 

Tirer parti de son ignorance. Cette nudité de l'esprit, 
cette table rase des connaissances, peut conduire à la 
même fin que la méthode de Descartes. L'ignorance 
absolue au point de départ, le doute sur toute chose, 
niais avec Tardent désir de trouver la certitude. 

Il faut chercher soi-même, tout seul, écouter la voix 
intérieure, obéir à l'instinct qui vous mène vers le 
vrai, réserver les connaissances acquises, à titre de 
contrôle; suivre ce guide mystérieux, l'intuition, 
comme certains bergers qui ont le don de découvrir 
la source cachée et seuls l'entendent sourdre au fond 
de la terre. 

Sans doute, il arrive parfois qu'on fait des décou- 
vertes depuis longtemps établies dans le monde. Eh 
bien, cette éclosion spontanée n'est pas inutile; elle 
ajoute peut-être une feuille nouvelle au rameau des 
connaissances. 

Voici une question qu'on peut se poser : 

Est-ce le précepte sublime du sage qui a enfanté 
l'action sublime? Ou bien, est-ce cette action qui a 
fait naître le précepte ? 

Le mouvement de la vie, l'instinct, qui déterminent 
un acte, ont dû précéder la réflexion, le jugement 
porté par l'esprit. 

L'expérience, la dure nécessité, révèlent à une âme 
sincère les vérités qu'elle formulera en axiomes, mais 



194 NOTES. 

qui ont d'abord vécu en elle, qui ont souffert, pleuré, 
qui ont saigné avec sa blessure. 

Une des conquêtes pratiques de la philosophie, c'est 
la paix de l'âme. Ce mot de la sagesse antique est 
invoqué par tous les grands esprits. 

Que cherchait le Dante? 

La paix. 

A tous les âges, c'est le bien suprême. Une âme 
en paix, c'est le limpide miroir où se réfléchit toute 
beauté du ciel et de la terre ; elle double la lumière 
interne et extérieure. Quand tout fait silence en nous, 
on entend vraiment parler les dieux , c'est-à-dire la 
voix distincte des choses ; elles disent le secret qu'on 
n'écoutait pas dans le tumulte, dans l'orage. 

Au soir de la vie, il est trop tard pour chercher 
les règles qui conservent cette paix. On la recueille 
comme le prix d'une existence bien remplie. C'est 
une des paroles que répétait le plus souvent celui qui 
possédait ce calme béni : « Tenir son âme en paix » ! 
Je l'entendais murmurer ce mot, avant et après les 
orageuses séances de l'Assemblée, et le matin, sous 
les mélèzes de Trianon. 

D'où vient que la philosophie pénètre si peu les 
actions humaines? Qui la pratique? Quelques sages 
d'élite. La poésie a peut-être plus contribué à adoucir, 
à épurer les mœurs modernes, que le trésor de sa- 
gesse amassé depuis l'antiquité. On disserte sur les 
maximes des stoïciens, on cite celles qui réunissent 
la concision et la pureté de la forme ; elles font partie 
de la littérature. Et tout est dit. Est-ce que la philo- 
sophie demande un trop grand effort à la nature hu- 
maine? En concentrant l'essence de la vertu dans 
une sorte de sublimé, la philosophie nous fait-elle 
respirer un éther trop subtil? 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC; 19& 

La jloésië couronne de roses la coupe et mêle aux 
préceptes divins le hectar et lés déliceè de la terre. 

La poésie est amour; la philosophie, sagesse. Ah! 
Epiclète n'aimait pas. Chacun, en le lisant, est tenté 
de s'écrier : Oui, je suis prêt au sacrifice, à l'immo- 
lation de moi-même ; j'aurai pour moi Penthou6iasme 
du martyr. Mais s'il s'agit d'une autre aine, non pas 
identique à la mienne, mais mille fois plus chère, 
supporterai- je stoïquement les iniquités qu'elle subit, 
les souffrances qui la torturent? Assister impassible 
à son martyre ! . . . L'âme antique a-t-elle connu cette 
douleur? A-t-elle su aimer ainsi? Est-ce sur soi 
qu'on pleure, pour soi qu'on espère? La pitié, les 
larmes pour autrui doivent-elles tarir? Est-ce là une 
si noble victoire ? 

Révélez-nous un stoïcisme qui concilie l'endurcis- 
sement pour nous-mêmes, l'indifférence de nos pro- 
pres maux, le mépris de la mort, avec l'immense 
tendresse pour les êtres qu'on veut heureux, glorifiés, 
triomphants ! Donnez-nous la puissance de les pro- 
téger contre! leur propre douleur, armez notre âme 
contre leurs maux. Trouvez le secret d'être heureux 
tout en les voyant souffrir ! . . . Non, non, cela n'est 
pas dans la nature humaine. 

Les vérités enseignées par Epictète sont éternelles 
sans doute, mais avant de s'adresser au genre hu- 
main de tous les temps, il avait en vue la société qui 
l'entourait j où le lot de misère et de douleur était échu 
à un si grand nombre, que sortir de la vie semblait lo 
dénouement naturel à toute difficulté. 

Il a dû réagir contre celte coutume du suicide et 
roidir les âmes. Douleur, tu n'es pas un mal. 

Il y a des cordes auxquelles il n'a pu toucher; la 
éensibilité, les mœurs modernes appellent d'autres 

13 



IW NOTES. 

harmonies. On souffre encore et toujours, mais moins 
pour soi. Dès lors, à quoi sert le stoïcisme? 

Stoïciens modernes, suivez les traces des anciens, 
mais faites un pas en avant ! Cherchez, découvrez un 
secours, un cordial, pour ceux qui ont mis leur vie 
dans une autre âme ; qui ne peuvent so résigner à 
la voir disparaître avant le triomphe de la justice, de 
cetto justice vainement implorée ! 

De ces manuels de sagesse, on ne peut certes reti- 
rer un secours direct, immédiat, mais une influence 
vivifiante pour tout l'organisme moral : retremper son 
courage, reprendre haleine dans l'air salubrc des 
hautes cîmes. Au moment de lutter contre les dures 
nécessités, on aspire une pensée fortifiante : 

* Ce sont les circonstances difficiles qui montrent 
les hommes. A l'avenir, quand il s'en présentera une, 
dis-toi que Dieu, comme un maître de gymnase, t'a 
mis aux prises avec un adversaire redoutable. Pour- 
quoi? me dis-lu. Pour faire de toi un vainqueur aux 
jeux Olympiques, et tu ne peux l'être sans sueurs ». 

Voilà un de ces passages, un de ces cris de l'urne, 
écho des grands jours du génie grec. Voilà par où 
Epictète se rattache à l'héroïsme des plus beaux temps 
de l'antiquité. 

Le penseur qui énonce* des vérités générales nous 
semble toujours notre contemporain. On les dirait 
pleinement réalisées, ces paroles d'Epictète : « Un 
temps viendra bientôt où les acteurs croiront que 
leurs masques, leurs brodequins et leurs robes sont 
eux-mêmes. Homme ! ce sont là tes instruments et 
les éléments de ton rôle. Parle un peu, afin que nous 
sachions si tu es un véritable acteur, ou si tu n'es 
qu'un histrion ». 

Faut-il absolument deux mille ans pour que le sage 
fasse pénétrer ses conseils dans les esprits et soit 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 197 

accepté comme le guide des consciences, l'inspirateur 
de la vie ? Ces influences bénies n'étaient pàà aussi 
lentes dans l'antiquité. Des provinces éloignées de 
l'empire , les jeunes gens altérés de vérité accou- 
raient, se pressaient autour du « petit boiteux », 
comme il se désigne lui-même. Où est le progrès, 
si nous pouvons répéter aujourd'hui ces paroles : 
« Eh bien, les hommes ont élevé des temples et des 
autels à Triptolème parce qu'il leur a donné une nour- 
riture plus douce ; et celui qui a trouvé, mis en lu- 
mière et produit devant tous les hommes la vérité, 
non pas sur les moyens de vivre, mais sur les moyens 
de vivre heureux, est-il quelqu'un de vous qui lui ait 
construit un autel ou un temple, qui lui ait élevé une 
statue ou qui remercie Dieu à cause de lui » ! 

Il y a vraiment une sève nouvelle, une sève du 
peuple dans Epictète. 

Une des plus belles images sur la mort est de lui : 
« Pourquoi naissent les épis? N'est-ce pas pour dur- 
cir? Et pourquoi durcissent-ils, si ce n'est pour être 
coupés? car ils ne sont pas isolés dans la nature. 
S'ils avaient la pensée, devraient-ils souhaiter de 
n'être jamais coupés? Ce serait, chez les épis, un 
désir impie. Nous sommes de nature tout à la fois 
à être coupés et à comprendre qu'on nous coupe ». 

Et ce beau passage : « Je ne suis pas l'éternité, je 
suis un homme, une partie du grand tout, commo 
l'heure est une partie du jour. Il faut que je vienno 
comme vient l'heure et que je passe comme elle 
passe. » 

Epictète est simple, naturel, vrai, toujours, en tout. 
Ah! certes, ce philosophe ne marchait pas aussi roide 
« que s'il eût avalé une broche », il ne cherchait ni 
à se faire admirer par sa démarche, ni à faire crier 
derrière lui : « Quel grand philosophe » ! 



198 NOTE?*. 

» 

Il disait déjà ce que nous pourrions, à plus furie 
raison, répéter aujourd'hui : « Les livres des stoïciens 
sont pleins de beaux raisonnements. Qu'est-ce qui 
nous manque donc? Quelqu'un qui pratique et con- 
firme les paroles par les actes. Viens prendre ce rôle, 
pour que nous n'employions plus dans l'école des 
exemples tirés de l'antiquité, mais que nous en ayons 
aussi un de notre époque ». 

Pourquoi la philosophie est-elle moins répandue 
aujourd'hui? Elle imprègne peu les esprits et encore 
moins les mœurs. Est-ce la religion officielle qui l'a 
reléguée dans le domaine de l'abstraction? Peut-être. 
La poésie et l'éloquence politique ont plus de pouvoir 
sur les âmes. 

Popularise]* la philosophie, ce doit être l'ambition 
des poètes, des orateurs. C'est à eux à empêcher que 
la science de la sagesse ne reste enfouie dans la pous- 
sière des bibliothèques. Aujourd'hui, l'étincelle de vie 
jaillit de la poésie et surtout de la parole éloquente 
d'un ami du peuple. C'est par l'orateur politique que 
les hautes vérités peuvent se répandre dans les 
masses. 

Un courant magnétique s'établit entre celui qui sa*'* 
et qui apporte à la foule l'écho de la sagesse antique 
et l'âme neuve vibrante qui écoute, qui ignore, mais 
où se renouvelle la vie. 

La politique n'étant que la mise en pratique des 
Vérités essentielles appliquées à tout un peuple, l'ora- 
teur inaugure la plus féconde des philosophies. 

L'enseignement des stoïciens semble naturel dans 
une démocratie; enseignement populaire fait pour la 
place publique, le marché; philosophie nécessairement 
renouvelée, agrandie, comme la société moderne elle- 
même. .... . 

Epictète, c'est l'avènement du peuple ; mais Paf- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 199 

franchi d'hier a fait un pas, il est devenu le souverain. 
Ce n'est plus ce « diminutif d'homme qui grogne sur 
la place publique, attendant son salaire, ou gémissant 1 
s'il ne l'a reçu ». : ■•» 

Il faut une philosophie nouvelle retrempée dans la 
science 'de la nature à ce nouveau maître, maître de la 
terre, maître de la matière, qu'il façonne et transforme 
à son gré. 

Savants modernes, en étudiant l'homme, de grâce , 
ne le dépouillez pas de son impérissable trésor, ne le 
faites pas plus indigent que ses devanciers, qui son- . 
taient en eux le dieu intérieur. Ne lui ôtez pas sa cou- 
ronne souveraine, au moment oî* jl vient do s'éman- 
ciper de la tyrannie du plus lort. Ne le faites pas 
décheoir au niveau des pierres ou des animaux. S'il a 
de commun avec eux la chaux et le phosphore, no le 
réduirez pas à n'être qu'un composé des substances 
que vous tenez dans votre creuset. 

Vous n'y avez pas trouvé autre chose. Etes-vous 
arrivés à la borne de la science, à celle de l'esprit? 
D'autres viendront à leur tour et planteront cette borne 
plus loin, vos investigations seront portées en avant. 
Toutes les négations des siècles derniers, transfor- 
mées aujourd'hui en vérités évidentes, disent haute- 
ment que les découvertes d'hier ne sont que des 
jalons pour atteindre les "découvertes de demain. 
Progression continue vers la vérité. 

Et ce moteur intérieur qui permet à l'intelligence 
humaine une ascension infinie dans les cieux dont il 
mesure l'espace, dans les gouffres de la terre dont il 
raconte l'histoire passée, ce moteur sublime, cet être 
immortel, vous ne le saisirez pas avec le scalpel. Il 
est, il sera toujours par lui-même sa démonstration 
glorieuse. Tout le proclame : son génie, la hardiesse 
dp son exploration, sa fière et superbe persévérance 



200 NOTES. 



à poursuivre le secret qui se dérobe , sa certitude 
instinctive d'atteindre, de saisir sous ses voiles la 
connaissance suprême... Non, l'éphémère d'un jour 
ne sa propose pas une tâche aussi immortelle. 



XI 



LA MANIERE DE PLATON 



Aristole, Platon, sommets de l'esprit humain in- 
terdits à mes humbles notes ! L'œuvre consacrée au 
Génie Grec eût fait resplendir les cimes sacrées dans 
une lumière nouvelle.» 

Pour moi, je ne tenterai pas même l'analyse d'un 
seul Dialogue de Platon. 

Pendant vingt ans il fut le bon génie de notre foyer. 
Les Dialogues me faisaient l'effet de symphonies dont 
le motif parcourt toutes les modulations de la pensée. 

Beethoven et Platon s'harmonisent, s'éclairent l'un 
par l'autre, disions-nous. La musique de Beethoven 
qui renferme les grandes voix de la nature et les 
orages de l'âme humaine, s'est aussi inspirée du Phé- 
don et du Banquet. Oui, elle rend visibles les ondu- 
lations de la lumière de Platon. 

Malgré la nature éthérée des sujets, la forme des 
Dialogues est si familière, l'allure si légère et si ra~ 



m NOTES, 

pide, que j'égayais parfois les soirées de l'exil en 
imitant la manière de Platon, pour effleurer quelques 
idées de justice, de liberté. Ces réminiscences arri- 
vent ici comme un écho de Vie et Mort du Génie 
Grec. 



Euphron ou De l'Enthousiasme. 



SOCRATE, APOLLODORE, EUPHRON. 

Apollodore : Sortons de la ville, Euphron; sui- 
vons ce chemin au bas de la palestre nouvellement 
bâtie ; il conduit droit à l'Ilissus. 

Euphron : Ici, tout nous parle de Socrate; il 
me semble encore entendre le merveilleux entretien 
que nous eûmes hier. Mais, dis-moi, n'est-ce pas lui 
que j'aperçois là-bas, immobile près du ruisseau ? 

Apollodore : Par Jupiter, c'est lui-même ; il nous 
regarde en souriant et nous invite du geste à le re- 
joindre... Socrate, si tu m'en crois, tu sortiras de ton 
immobilité et tu feras quelques pas avec nous jus- 
qu'aux oliviers de Thémacus. 

Euphron : Surtout hâtons-nous! Déjà le soleil 
incline du côté du temple de Thésée ; mais ma jour- 
née n'a pas encore commencé, tant que je n'ai joui 
de ta présence, ô divin Socrate ! 

Socrate: Ton conseil me plaît, excellent Apollodore. 
Aussi bien, je ne .me sens pas d'humeur à remonter 
aujourd'hui le cours du Céphise, car il faudrait y re- 
prendre l'entretien que j'eus tant de peine à rompre 
hier et que cet impatient Euphron voudrait repoue^ 
Allons, je vous suis. 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 208 

Apollodore : Montons plus haut sur les pentes du 
Lycabète. Nous verrons le rocher de l'Acropole s'a- 
baisser par degrés aux pieds du sage ; la mer nous 
apparaîtra dans le lointain, et même en suivant la 
direction de la lance de Minerve, nous verrons surgir 
au fond du golfe la glorieuse Salamine. 

Euphron : Tu t'arrêtes, Socrate?... Voici un pla- • 
tane qui te prêtera un peu d'ombre. Couche-toi dans 
Therbe. Bien. Maintenant que voilà tes bras entrela- "' 
ces dans les rameaux de ce laurier-rose, tu ressembles 
à la nymphe éprise d'Apollon et qui cherche à se 
soustraire aux étreintes de ce dieu. Ne te semble-t-il 
pas sentir la sève de l'arbre pénétrer dans tes vei- 
nes? Mais, dis-moi, resteras-tu aussi insensible à 
l'amour de notre mère commune que tu es insensible 
à l'amour d'Euphron? 

Vois, j'embrasse la terre d'un filial amour î Et tu 
pourrais en être jaloux, ô Socratè, si tu avais le 
moindre sentiment pour moi ; car je l'adore autant 
que ta divine sagesse. Oui, les dieux ont répandu uno 
beauté sans pareille sur cette terre fortunée, plus 
belle que la vallée de Tempe et que les bords de 
l'Alphée. Ce lieu ne te semble-t-il pas destiné à deve- 
nir le berceau de quelque divinité nouvelle?. .. Mais 
je suis le plus malheureux des hommes !. Socrate a 
l'air de ne pas m'écouter, et Apollodore me raille. Ce 
ne sont que les beaux discours et la philosophie qui 
aient la puissance de vous charmer. 

Socrate : Voilà bien le langage habituel d'Eu- 
phron ! Que te disais-je, Apollodore, sur son compte? 
Toujours prêt à diviniser, à chanter des hymnes ou 
à lancer des imprécations contre toi et moi, parce que 
notre parole semble trop mesurée à cet enfant impé- 
tueux. 

Et qui te dit, Euphron, que le goût de la philogg- 



204 NOTES. 

phie défende l'adoration des belles choses ? Seule- 
ment, il ne faut pas les aimer en soi. M'entends-tu ? 
Et faut-il que je poursuive ? 

Euphron : Et même je t'en conjure, Socratc, 
quoique, à vrai dire, je sois troublé ; car Apollodore 
me regarde d'un œil menaçant, parce que je t'arrache 
à tes rêveries et te force à discourir. 

Apollodore : Sans doute, Euphron, je t'en Veux 
de le distraire de ses méditations, et je t'apprendrai 
même une chose que tu ignores. Sache donc, ô Eu- 
phron, qu'avec Socrate, le silence est aussi profitable 
que les plus beaux entretiens. 

Euphron : Comment cela pourrait-il être ? Si 
j'étais logé dans le cerveau de Socrate comme le fut 
Minerve dans celui de Jupiter, je jouirais de sa 
pensée silencieuse ; mais ainsi, couché à ses côtés, 
touchant à peine ses vêtements, cela suffît-il pour 
être pénétré de sa sagesse ? 

Apollodore : Sans nul doute, cela suffit. Autrefois, 
j'étais comme toi, impatient et avide de sa parole ; 
mais un long commerce avec cet homme divin m'a 
enseigné une science qui te reste encore à apprendre. 
Oui, il est toute une science, toute une félicité connue 
du sage seul. 

Euphron : Quelle est cette science, quelle est 
cette félicité, je te conjure, Apollodore, de me l'ap- 
prendre ! 

Apollodore : C'est plutôt à toi, Socrate, de lui ré- 
pondre ; car c'est toi qui m'as enseigné le silence des 
dieux. Oui, j'estime aujourd'hui le silence à l'égal des 
plus beaux discours. Vois, Euphron, ces abeilles 
qui viennent de quitter le mont Hymette pour voltiger 
autour de la tête de Socrate ! Ecoute leurs bourdon- 
nements, elles te révèlent aussi la pensée de Socrate. 
Ecoute aussi la respiration dç nos poitrines libres, 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 205 

rentre en toi-même, réfléchis, et tu auras bientôt le 
secret des méditations les plus sublimes. 

Euphron.: Vous parlez à mots couverts. Quant 
à moi, je ne me pique nullement de m'cntendre 
comme Apollodore aux énigmes. Je ne possède ni la 
divination, ni l'intuition ; allez droit au but. Ou plutôt, 
je t'en prie, Socrate, reprends le discours qu'Apol- 
lodore vient d'interrompre ; tu parlais tout à l'heure 
des belles choses qu'il ne faut pas aimer en soi. Que 
voulais-tu dire par là ? 

Socrate : Je disais que tous les objets, toutes les 
belles choses visibles que nous avons coutume d'aimer 
et d'admirer, faut-il oui ou non les aimer en soi, ou 
uniquement pour en extraire l'essence, l'âme de ces 
choses? 

Euphron : Mais qu'entends- tu, je te prie, par 
extraire l'essence, l'âme des choses? Mon esprit a 
peine à te suivre, surtout en présence de cet Apollo- 
dore qui se vante de le mieux comprendre que moi. 

Socrate : Voyons Euphron, dis-moi si tu as l'œil 
bon? 

Euphron : Sans nul doute. 

Socrate : Pourrais -tu me dire si tu distingues d'ici 
les carrières du Pentélique? 

Euphron : Je les entrevois. 

Socrate : Me diras-tu ce que tu admires dans ce 
marbre? est-co uniquement son éclatante blancheur, 
sa dureté ? Ou bien, ton esprit est-il amoureux par 
avance des merveilleuses beautés que les Phidias, 
les Callicrates futurs sauront extraire de ces blocs 
informe* ? 

Euphron : Par Jupiter! j'admire d'avance les 
beautés que nos sculpteurs sauront extraire de ce 
marbre. 

Socrate ; Et de même, dans la figure humaine, est- 



908 NOTES. 

cq la courbe du front, du menton, les lignes du nez, 
de la bouche, la couleur des yeux qui constituent ce 
qu'on nomme la beauté ? Ou bien est-ce le sourire de 
Tâme, le souffle divin, une certaine lumière répandue 
sur les traits qui leur donne je ne sais quoi d'immor- 
tel? 

Euphron : C'est comme tu dis. 

Socrate : Tu vois donc ce que j'entends par : aimer 
l'essence des choses. Voyons, Apollodore, parle à ton 
tour. Aussi bien, ne pouvons-nous mieux employer 
notre temps qu'à forcer ce jeune homme à discourir. 
Son ingénuité me plaît. On voit bien qu'il n'a pas 
encore fréquenté l'école d'aucun de nos habiles 
sophistes. 

Euphron : Avant tout, Socrate, je te prie de me 
parler toujours comme tu viens tfe faire, par images, 
et non par idées nues et abstraites. Rappelle-toi ce 
que je t'avouai, hier, de mon incapacité en fait d'abs- 
traclions. Mon esprit ne conçoit absolument que les 
choses que mon œil peut embrasser du regard. Toute 
autre création me demeure interdite, si on ne m'en 
rend l'idée saisissable par une comparaison avec 
quelque image réelle. L'idée de la divinité elle-même 
ne devient compréhensible à mon esprit, que si je me 
la représente à travers les perfections de Socrate. 
Oui, les attributs de la divinité me sont révélés par la 
bonté, la sagesse, la prévoyance de ce merveilleux 
personnage ; tandis que toi et Apollodore, vous com- 
prenez TÊtre infini en dehors de l'amour pour un être 
humain. Et il en est de même de toutes les vertus : 
piété, fidélité, héroïsme, je les comprends, parce que 
je les trouve incarnés (Jans celui qui me semble le 
modèle de tous les humains... Aussi, puisque j'en ai 
tant dit, ô lils de Sophronisque, souffre que je répète 
en ta présence un rçot que d'autres ont trouvé avant 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 207 

moi, mais qui rend si bien mon sentiment : Socrate 
m'inspire l'enthousiasme que la vertu seule est ca- 
pable de faire éprouver à Socrate. 

Socrate : J'aurais dû t'arrêter, il y a longtemps, 
Euphron. Et pour te punir d'avoir parlé avant de 
savoir s'il me convient d'entendre ce que tu as à dire 
à ma louange, je laisserai de côté (mais pour y revenir 
une autre fois) ce que tu oses dire de la divinité. 
Aussi bien, est-ce un sujet trop sacré pour en parler 
si légèrement, ô Euphron ! Et la vie du sage est un 
sacrifice à peine digne de lui être offert. Oui, la fin la 
plus glorieuse serait de mourir en portant témoignage 
de la Vérité... Et je le sens, une voix me le dit, ce ne 
sont pas les discours, mais la fin de Socrate qui té- 
moignera de la divinité... Mais revenons à ce que tu 
disais. Te rappelles-tu, Apollodore, ce que nous ré- 
pondîmes dernièrement a une question semblable? Et 
voudras-tu nous dire si la piété, la justice, l'amour de 
la liberté, sont des essences distinctes, immortelles, 
des forces divines, ou simplement, comme quelques - 
uns le croient, des harmonies résultant de l'accord des 
facultés humaines? 

Apollodore : J'interrogerai Euphron; c'est à lui à 
nous éclairer sur ce sujet. 

Euphron : Je suis prêt à répondre, si tu parles 
de choses à ma connaissance. 

Apollodore : Certes, tu ne les ignores pas. Dis-moi 
donc, Euphron, parmi ceux qu'on nomme commu- 
nément nos grands citoyens, et qu'il serait peut-être 
plus juste d'appeler los divinités de la patrie , quels 
sont ceux qui se présentent les premiers à ta mé- 
moire? 

Euphron : Attends, je vais te le dire, Apollodore, 
et je sens battre mon cœur rien qu'en prononçant 
leurs noms... Oui, c'est Harmodius et Aristogiton 



208 NOTES. 

qui excitent le plus mon admiration ; c'est à eux que 
je pense le plus volontiers. 

Apollodore : Il est naturel qu'à ton âge on s'éprenne 
des belles actions des jeunes gens. 

Euphron : Apollodore ! ce n'est pas leur jeu- 
nesse qui m'attire. 

Apollodore : Qu'est-ce donc? 

Euphron : C'est qu'en frappant Hipparque, ils dé- 
livrèrent les Athéniens de la domination des Pisistra- 
tides. 

Apojlodore : Prends garde à ce que tu vas dire ! 
Que répondrais- tu aux sophistes qui te demanderaient 
si ces deux jeunes gens rendirent vraiment service à 
leurs concitoyens en les délivrant des Pisistrates? car, 
selon eux, c'est sous ce règne que s'accomplirent des 
travaux utiles au peuple, et qu'eurent lieu les einbcllis- 
semenls d'Athènes. C'est alors que furent jetés les 
fondements du temple de Jupiter Olympien, d'Apollon 
Pythien, et que les Hermès, couverts de maximes, fu- 
rent élevés. Les sophistes prétendent qu'il faut, savoir 
gré aux Pisistrates d'avoir recueilli les chants d'Ho- 
mère, d'avoir ramené Anacréon sur un vaisseau à cin- 
quante rames; en un mot, ils disent que ce règne 
était populaire ; ou, lui aurais-tu trouvé un autre 
nom? 

Euphron : Par Hercule! c'était le règne de la 
tyrannie. 

Apollodore : Mais en frappant le tyran, que vou- 
laient ces jeunes gens, et que manquait-il au peuple? 

Euphron : Il manquait une seule chose :1a liberté! 
La liberté, plus sainte, plus immortelle que les tem- 
ples et les colonnes dont nos arrière-petits-flls ne 
verront que les ruines écroulées. Aussi le peuple com- 
prit-il comme nous l'action d'Harmodius et d'Aristo- 
giton, puisqu'avec un enthousiasme non moins divin, 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 209 

il leur éleva des statues et les plaça au rang des 
dieux. 

Apollodore : Mais dis-moi, ce même peuple qui ho- 
norait ainsi les vengeurs de la liberté, n'est-ce pas 
lui qui, peu de temps auparavant, n'avait pu s'empê- 
cher d'enfreindre la promesse sacrée faite àSolon? 
Solon lui avait fait jurer de maintenir ses lois pendant 
tout le temps de son absence. En s'exilant volontaire- 
ment, en se condamnant à vivre loin de sa patrie, pour 
obliger ses concitoyens à tenir son serment, que vou- 
lait leur enseigner le divin législateur? 

Euphvon : Le respect des lois, si je ne me 
trompe. 

Apollodore : Il te semble donc que c'était là aussi 
une aclion divine? Y aurait-il, selon toi, différentes 
manières de servir la patrie ? ou n'est-ce que les armes 
à la main qu'on peut se montrer bon citoyen? 

Euphvon : Par Hercule! pour des jeunes gens 
comme nous, il me semble difficile de la servir au- 
trement; mais je reconnais qu'il existe aussi d'autres 
manières et d'autres sacrifices. 

Apollodore : Lesquels? 

Euphron : L'exil , comme fit Solon. La mort vo- 
lontaire, comme celle de Thémistocle. 

Apollodore : Par quoi cette mort te semble-t-elle 
inspirée? 

Euphron : Par la fidélité envers là patrie. 

Apollodore : Et diras-tu de même pour Aristide et 
Cimon, bannis par un décret de l'Agora? Que repré- 
sentaient, à Ion avis, ces deux hommes? 

Euphron : Ils représentaient la justice, l'intégrité, 
le désintéressement ; et c'étaient toutes ces vertus que 
le peuj.lc bannissait en leur personne. Et si j'admire 
ces vertueux citoyens, je blâme sévèrement l'ingrati- 



ilO NÔTfe^. 

tude et l'ignorance du peuple. Aussi j'aime mieux riië 
le rappeler dans ses généreux élans que dans ses mo- 
ments de défaillance. Oui, j'admire le degré de force 
et de lumière où il était arrivé lorsqu'il se rendit digne 
du seul gouvernement de la raison, représentée par 
Périclès. Car, pour appuyer son autorité, l'Olympien 
n'employait ni armes ni argent, mais uniquement l'élo- 
quence de la raison. Et c'est là une gloire qui rejaillit 
moins sur le génie de Périclès, que sur le peuple ca- 
pable de se soumettre à une telle puissance. 

Apollodore : En effet, la gloire de notre patrie s'é- 
leva en ce moment à son point culminant. Mais, ou- 
blieras-tu l'événement qui exalta les facultés des 
Athéniens, et leur permit le légitime orgueil de se 
croire au-dessus de toutes les républiques de la 
Grèce? N'est-ce pas alors qu'ils venaient de con- 
quérir l'indépendance de la patrie, en exterminant les 
innombrables Barbares? 

Euphron : En effet, c'est vers cette époque. 

Apollodoro : N est-ce pas alors que, repoussant l'or 
et l'alliance des Barbares qui avaient corrompu l'Ionie 
elle-même, les iils d'Athènes détruisirent Jes forces 
de l'Asie entière et affrontèrent seuls les plus terri- 
bles périls? Sur quoi comptaient nos pères pour dé- 
truire les phalanges de Mardonius? Etait-ce sur le 
nombre prodigieux des galères de Thémistocle? Sur 
les richesses des mines du Laurium, sur l'alliance de 
tous les peuples du Péloponèse, ou sur la défense 
vigoureuse d'Athènes? 

Euphron : Evidemment sur rien de tout ce que 
tu viens de nommer, puisque les Athéniens n'étaient 
qu'une poignée d'hommes ; que, de tous les fils de la 
race des Hellènes, les Lacédémoniens seuls vinrent 
à leur secours. Quant à la population d'Athnèes, n'é- 
tait-elle pas entièrement réfugiée sur nos gcflères? 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. fcll 

Et la citadelle n'était-elle pas devenue la proie des 
flammes ? 

. Apollodore : Quelles furent donc les forces qui 
soutinrent nos pères contre les Barbares? 

Et comment Léonidas et les Trois-Cents fortifièrent- 
ils si bien le passage des Thermopyles, que toute 
la puissance de l'Asie vint y échouer ? Comment nom- 
merais-tu les moyens de défense qu'ils élevèrent à la 
hâte? 

Euphron : Mais je ne sache pas, Apollodore, 
qu'ils aient rien construit aux Thermopyles. 

Apollodore : Tu te trompes, Euphron, je te dis 
que les Trois-Cents y construisirent une citadelle. 
Elle a un nom... 

Euphron : Lequel? 

Apollodore : La citadelle de l'héroïsme. Et puissent 
nos petits-fils rester habiles dans l'art de bâtir des 
forteresses aussi imprenables. Mais, dis-moi encore, 
excellent Euphron, quelle fut, selon toi, l'époque, 
depuis Marathon, Salamine, Platée, Mycale, où la 
patrie, semblant perdue, recouvrit une gloire nou* 
velle? 

Euphron : Je n'irai pas chercher bien loin cette 
époque. L'événement que j'admire le plus, se passa 
de nos jours. Je n'avais pas encore commencé à fré- 
quenter l'école; mais tout en jouant aux osselets, j'en- 
tendais fort bien mes parents gémir du joug honteux 
que les trente tyrans faisaient peser sur Athènes. On 
disait autour de moi que l'Attique était remplie de 
plus de meurtres en huit mois qu'il n'y en avait eu 
dans tout le Péloponèse depuis dix ans. 

Apollodore : Ce n'est pas précisément cette époque 
que tu admires, j'imagine. 

Euphron : Par Hercule ! non. Je frémis encore 
en songeant que les trente tyrans s'étaient emparés de 

14 



212 NOTES. 

la cité de Minerve, que toutes les têtes étaient cour- 
bées. 

Apollodore : Ajoute que le peuple même devint 
complice de la tyrannie en lui donnant son assenti- 
ment. Car enfin ne s'était-il pas trouvé trois mille 
citoyens qui s'étaient associés librement à la violence 
des tyrans? A tel point qu'il ne resta qu'un seul 
homme, Théramène, qui refusa de partager un pou- 
voir fondé par le crime. Et lui-même, ne fut-il pas 
dénoncé, effacé de la liste des trois mille et condamné 
à boire la cigùe ? Enfin n'arriva-t-il pas un moment 
où tous les hommes libres qui refusaient de se 
soumettre à la tyrannie furent exilés hors d'Athènes 
et du Pirée, leurs maisons rasées, leurs biens dé- 
truits ? 

Euphvon : Je t'arrête, Apollodore ; tu dis que le 
peuple d'Athènes avait donné son assentiment à la 
tyrannie des trente. Qu'est-ce qui empêcha donc Thé- 
ramène d'accepter le pouvoir qu'on lui offrait ? A 
quelle loi supérieure à la volonté du peuple pouvait- 
il obéir? 

Apollodore : A la loi de sa conscience, Euphron. 

Euphron : Et sa conscience ne se trouvant pas 
d'accord avec la volonté du peuple, qu'est-ce qui 
l'inspirait donc? 

Apollodore : La sainteté de la justice. Et cet 
exemple ne fut pas perdu, car le sauveur de la liberté 
apparut bientôt. Et c'est là sans doute l'événement 
dont le souvenir fait battre ton cœur. Oui, moi aussi, 
je ne vois rien de plus grand que l'action de Thrasy- 
bule, qui osa rentrer avec soixante-dix hommes à 
Phyle, et qui affronta l'armée des tyrans et le peuple 
lui-même. Quelle plus merveilleuse action que celle 
du glorieux banni de Thèbes et de Mégare ? Il s'em- 
pare de Munychium et de Phalère, détruit l'armée de 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 213 

Lysandre et de Critias, et fait rentrer dans la cité de 
Minerve, en même temps que les sept cents bannis, la 
glorieuse liberté elle-même. 

Socrate : Mais dis-moi, Apollodore, tu nommais 
tout à l'heure Thrasybule le sauveur de la liberté. La 
liberté de quoi, je te prie? La liberté de qui? Car 
enfin, ne le disais-tu pas, et Euphron en a fait la re- 
marque, le peuple athénien semblait avoir donné son 
assentiment à la tyrannie. Tu ne prétends pas que ce 
même peuple qui avait repoussé l'invasion des Mèdes 
et détruit les forces cent fois supérieures des ennemis, 
n'aurait pu chasser ignominieusement une poignée 
de tyrans. Pourquoi donc Thrasybule et les bannis 
s'arrogèrent-ils le droit de restituer à leurs conci- 
toyens la forme démocratique que ceux-ci avaient 
consenti à rejeter? Le peuple associé aux tyrans par 
les trois mille citoyens qui prenaient part au gouver- 
nement, le peuple rassemblé à l'Agora, n'était-il pas 
en plein exercice de la liberté ? 

Apollodore : Evidemment non, Socrate. 

Socrate : Comment ? Existerait-il des puissances 
que tu places au-dessus de la liberté, telle que l'en- 
tend le peuple, par l'exercice imaginaire de sa vo- 
lonté ? Si tu connais ces puissances, ces forces divines, 
nomme-les. 

Apollodore : Je les connais. Elles s'appellent : le 
Droit, la Justice, la Vérité. 

Socrate : Et selon toi, de quelle liberté Thrasybule 
était-il le sauveur? 

Apollodore : De la liberté née de la justice, du droit 
et de la vérité. 

Socrate : Bien, Apollore, je reconnais en toi mon 
plus ancien disciple ; mais Euphron aussi répond à 
merveille et je l'engagerai à se présenter aux pro- 
chaines fêtes Panathénées, pour y remporter le prix 



214 NOTES. 

de l'éloquence. Et sois sûr, Euphron, que le panier 
de figues et l'amphore de vin promis au vainqueur te 
seront accordés. 

Tu le vois, Euphron, tu viens d'énumérer toi- 
même une foule de vertus, de forces distinctes de 
l'individualité humaine. 

Euphron : A mon tour, je ne ferai plus qu'une 
question: pourquoi n'élevons-nous pas à ces divinités 
que tu viens de nommer autant de temples, de 
colonnes, qu'on en dédie à Gérés, à Hercule, à 
Thésée et même à l'inventeur de l'harmonie phry- 
gienne ? 

Socrate : La réponse est bien facile à deviner, 
Euphron ; c'est dans l'âme des hommes que ces 
divinités veulent choisir leur temple. 

Euphron : Elles n'exigent donc pas des offrandes, 
des lustrations, des jeux pythiens? qu'exigent-elles? 

Socrate : Des actes vertueux, des cœurs purifiés. 

Euphron, tu l'avoues maintenant, la beauté que 
tu adores dans les actions de nos pères n'est pas 
chose visible, trouvée par les hommes. Ou crois-tu 
encore que ces forces divines ont été découvertes 
comme la statue de la mère des dieux sur le mont 
Cybèle? Ou bien comme le fer, que les Dactyles trou- 
vèrent sur le mont Ida, au temps de Pandion ? 

Euphron : Divin Socrate, tu as beau railler, je 
commence à entrevoir que ces forces émanent de 
plus haut. 

Socrate! le Géphise qui coule là-bas, dans la 
plaine, au milieu de son bois d'oliviers, n'a jamais 
rafraîchi tes pieds poudreux; comme ta parole rafraî- 
chit et purifie mon esprit. Gomme l'onde du Géphise 
et de l'Ilissus, ainsi ta sagesse et la gloire de nos 
pères me semblent intarissables. 

Socrate: Prends garde à ce que tu dis et à tes 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 215* 

Comparaisons avec les choses périssables. Oui, 
Euphron, qui te garantit que cet Ilissus, dont l'eau 
court si légèrement sur les ronds cailloux, ne tarira 
pas un jour jusqu'à la dernière goutte, sous le pas 
des Barbares, à tel point que la cigale même ne 
pourrait plus se désaltérer? Ce jour de malheur arri- 
verait si nos petits-fils oubliaient l'art dont parle Apol- 
lodore, Fart de bâtir l'imprenable cité de l'héroïsme ! 
Et alors, cette terre d'Apollon ne sefait plus qu'un 
sillon stérile desséché par la malédiction des dieux 
et digne de la raillerie des lâches. Invoquons la pro- 
tectrice de cette cité pour que ce jour de malheur 
n'arrive pas de sitôt ! C'est alors, Euphron, que les 
belles choses pourraient encore subsister, mais l'âme, 
l'essence serait absente. 

Euphron : Ton souvenir, Socrjate, restera éter- 
nellement attaché à ce cours d'eau. Nul mortel ne 
franchira l'Ilissus sans sentir son âme vivifiée par celte 
source de sagesse ; les générations futures viendront 
s'y abreuver. Celle-là du moins ne tarira jamais. 

Socrate : Non, Euphron, le culte de la sagesse 
demande des hommes libres. Mais dis-moi, Apollo- 
dore, te souviens-tu du vers fameux de Tyrtée ? 

Apollodore : Il représentait les trois époques de la 
vie humaine ; les vieillards disaient : « Nous fûmes 
jadis des jeunes hommes pleins de vaillance ». Les 
jeunes gens reprenaient : « Ce que vous avez été 
nous le sommes aujourd'hui. Qui voudra, peut l'é- 
prouver ». 

Et le chœur des enfants : « Et nous, un jour, nous 
serons plus vaillants que vous ». 

Socrate : Eh bien, puissent nos petits-fils ne pas 
chanter ce vers au rebours et répondre : « Nous 
sommes moins vaillants que nos pères et nos enfants 
seront plus lâches que nous », 



2iÇ NOTES. 

Euphron : Plût aux dieux, Socrate, que personne 
n'estropiât ainsi ce beau vers de Tyrtée. Non non, 
plus vivace que l'olivier sacré, dont le tronc ne peut 
être incendié, dont la sève immortelle fit pousser 
de nouveaux rameaux, ainsi l'esprit héroïque de 
notre race refleurira. Car ta sagesse, Socrate, est une 
égide aussi puissante que celle de la protectrice de 
cette cité. 

Vois, Apollocjore, si j'ai raison d'aimer cet homme, 
bien plus que mon père et ma mère de qui je tiens 
l'existence. Ils m'ont donné cette plante qui végète et 
meurt; mais la vie divine, celle qui s'allume dans l'âme 
du sage et dans l'œil de l'amant, je te la dois, ô 
Socrate, tu m'as tout donné. Apollodore, dis-moi, 
connais-tu la fable de Pygmalion? 

Apollodore : Sans nul doute, je la connais. 

Euphron : C'est mon histoire ; Socrate est le 
divin Pygmalion qui, en jouant et tout occupé à 
d'autres pensées, façonna mon âme; il s'amusa à 
pétrir une statue, il y prit plaisir, l'orna peu à peu et 
même il finit, dit-on par en devenir amoureux. Et 
c'est là mon ambition, Socrate ; puisses-tu finir comme 
Pygmalion, tu sais ce que j'entends !.. . Mais tu as 
raison de me traiter en enfant, quoique mon corps 
soit achevé ( car je ne grandirai plus d'une coudée) et 
que mon œil bleu comme la mer Egée ne doive plus 
changer de couleur, je sens que j'ai besoin de grandir. 
Oui, mon esprit veut sentir des ailes, des ailes pour 
s'élancer plus haut, voler tout seul, au lieu de ramper 
à ta suite et à la suite d'Apollodore, vous, chez qui la 
création est achevée. 

Socrate : Tu te trompes, Euphron, la création n'est 
terminée chez personne. Celui qui féconde les âmes 
ne se borne pas à distribuer à la plante divine lumière, 
chaleur, rosée, pour la faire mûrir. Sache que le 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 917 

germe céleste contient une force de croissance infinie, 
elle dure encore après la grande moisson et revit 
sous des soleils nouveaux. 

Apollodore : Qu'elle vienne donc, la divine Cércs, 
armée de sa faucille! Qu'elle vienne recueillir les 
blés déjà mûris! Que tardons-nous, Socrate? N'es-tu 
pas tenté d'entreprendre le grand voyage? Viens! 
quant à moi, je l'avoue, nulle félicité ne me semble 
comparable à celle de repousser ce dur sillon, et de 
nous élancer plus haut que tous les Olympes connus. 

Socrate : Non, Apollodore, et je te blâmerais si tu 
n'aimais pas la vie. Quoi ! partir avant d'accomplir les 
Douze Travaux? Ou crois-tu que ce soit la seule af- 
faire d'Hercule ? Nous tous, nous avons des monstres 
à terrasser, des captifs à délivrer. Tous, même Eu- 
phron. Et puis, ce que tu n'aurais pas achevé ici, il 
faudrait le iecommencer ailleurs. Avec plus de peine, 
■qui sait? Car tu serais peut-être séparé, un moment, 
des bons compagnons qui t'aident dans ta rude beso- 
gne de bûcheron. Ainsi, crois-moi, reste avec nous 
jusqu'à ton heure. 

Euphron : M'esJ-il permis de t'interrompre, So- 
crate ? Dis-moi, s'il te plaît, n'as-tu jamais éprouvé 
dans la veille, en plein jour, la torpeur du sommeil? 
D'autres fois tes songes n'étaient-ils pas vivants, aussi 
vivants qu'une matinée de printemps ? Après un violent 
chagrin, ne te semblait-il pas que tu venais d'exhaler 
ton dernier soupir? Ne regardais-tu pas la lumière 
matinale avec l'œil caverneux d'un fantôme qui se 
plaît douloureusement à errer parmi les vivants? 
Pour t'assurer que tu n'étais pas une ombre, pour 
discerner la vie et le rêve, quel moyen employais- 
tu? 

Socrate : Je n'ai jamais rien éprouvé de pareil. 
Mais évidemment, quel autre moyen, sinon reprendre 



218 NOTES. 

le travail accoutumé, l'activité, pour se sentir en pos- 
session de la vie. D'ailleurs, sache-le, enfant, l'âme du 
juste connaît à peine la distinction entre la vie et la 
mort, le temps et l'infini. 

Euphron : Ne diras-tu pas la même chose de 
ceux qui ont beaucoup souffert? S'ils ont traversé les 
grandes transfigurations morales, ne peut-on pas af- 
firmer qu'ils ont vécu plusieurs vies en une seule 
vie ? N'est-ce pas là aussi mourir et renaître ? 

Socrate ; Sans doute ; et ils en conviendraient, si on 
les interrogeait. 

Mais toi, Apollodore, tu ne diras plus qu'il suffît do 
repousser ce dur sillon. Ce n'est pas la mort qui divi- 
nise le lutteur d'Olympie. Aime la vie, c'est le com- 
bat, et, si tu le veux, la couronne du vainqueur. 

Euphron : Socrate, l'amour de la vie suppose 
une autre âme qui vous attire comme la lumière et 
qu'on adore. 

Apollodore : Qu'entends-tu par adorer? 

Euphron : Mais. . . adorer, c'est plus qu'aimer. 
C'est posséder en amour l'idéal, le type divin, le mé- 
diateur qui nous rapproche de la divinité... 

Ne penses-tu pas que ces médiateurs existent ? 

Socrate : Sans doute, et ils existeront dans tous les 
temps, et souvent méconnus. 

Euphron : Socrate! tu es aussi un médiateur, et 
voilà pourquoi je t'adore! Mais je t'aime aussi. Et ce 
mot rétablit entre nous l'égalité que ta seule bonté me 
permet d'invoquer. 

Apollodore : Adorer la vertu dans autrui, ce n'est 
pas assez. Élance-toi dans l'arène, et saisis le prix du 
combat. 

Euphron : divinité, donne-moi donc la vie-' 
toire ! 

Mais, explique toi.,, est-ce le corps ou est-ce l'es- 



i. 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 219 

prit qui nous entrave? Je crois plutôt que c'est l'es- 
prit... Tantôt je désespère de moi, me trouvant à 
peine digne de te contempler, toi et Apollodore, tan- 
tôt je m'élance au plus haut des cieux. Là, je vis 
dans une égalité parfaite avec lefc sages, les héros, 
ignorant les douleurs et les misères de l'humaine na- 
ture. 

Socrate : Et si c'était vrai, généreux Euphron ! 
Oui ton âme hait le mal d'une haine douloureuse. La 
vertu seule a pour toi de célestes attraits. Le laid te 
fait horreur. Va, il y a longtemps que je t'observe. 
Tu es l'Enthousiasme même. 

Euphron : C'est la flamme qui alimente ma vie ; 
éteignez-la, et mon cœur cesse de battre, mon âme 
replie ses ailes. divinité, je te bénis de m'avoir 
fait le don de l'enthousiasme, cette mesure de l'Infini 
dans les sentiments. 

Et toi, Socrate, je te bénis aussi, toi qui. vis de jus- 
tice et de vérité, comme d'autres vivent de pain et 
de miel. Toi, dont l'esprit sublime et le cœur si bon, 
n'accueillent jamais que de saintes pensées. Oh! ën- 
traîne-moi avec toi à l'heure où tu aborderas la cité 
éternelle. Je ne puis te perdre de vue, moi qui t'ai 
donné ma vie comme une offrande. 

Socrate : Que faut-il répondre à Euphron?... Vois, 
le soleil disparaît vers Eleusis... la nuit approche; 
Mais demain, et toujours, il reparaîtra sur la cîme de 
PHymette; et nous reprendrons ici ou ailleurs nos 
entretiens sur les aurores éternelles. 

Et maintenant, en passant sur l'Agora, allons, pour 
complaire à Euphron, saluer les statues de ses héros. 



XII 



CONCLUSION. 



L'étude du génie hellénique, depuis son berceau 
jusqu'à ses ruines, ramenait sans cesse Edgar Quinet 
sur le renouvellement de l'esprit national par l'in- 
struction supérieure. Il méditait plusieurs chapitres 
sur Y Art nouveau, la Mélodie, Y Harmonie, la Sym- 
phonie. 

J'aurais voulu écrire un Essai sur la Vie et la Mort 
du Génie Grec, continuer pour les historiens ce que 
j'ai tenté pour Périclès, Démosthènes, Théocrite, 
Épictète ; je ne me suis pas senti la force nécessaire. 

Il aurait fallu scruter plus profondément la pensée 
du maître, l'idée de son livre, et il ne me Ta fait en- 
trevoir que dans les derniers jours de sa vie. 

Ces recherches, dans les secrets d'une pensée au- 
jourd'hui muette, sont très-délicates; d'ailleurs, un 
pareil travail ne s'improvise pas. 

Et que de scrupules arrêtent un disciple ! Comment 
o&er interpréter l'oeuvrç d\\ maître? Comment rçtra- 



VIE ET MORT DU GENIE GREC. 221 

cer avec assurance la méthode, le plan qu'il eût suivi? 
Gomment, d'une main novice, toucher à un dessin à 
peine indiqué, sans craindre de l'effacer? 

Se tromper soi-même? dérouter le lecteur qu'un 
instinct juste porterait peut-être à entrevoir la vérité, 
cette vérité si pieusement invoquée? 

J'ai dû me borner à ces notes rapides, rappeler ses 
entretiens, rassembler un petit nombre de citations 
tirées de ses ouvrages antérieurs, pensées de même 
nature, de la même famille. 

L'unité admirable de cette pensée et de cette vie a 
permis ces rapprochements. 

L'unité dans la variété tient au fond immuable d'une 
nature toujours en accord avec elle-même , et si ri- 
chement douée, qu'elle peut parcourir les formes mul- 
tiples de la pensée, se manifester dans diverses créa- 
tions, sans perdre l'individualité qui la caractérise 
dès son point de départ. 

Rarement esprit a embrassé des sujets plus variés, 
en conservant l'unité qui constitue son principe et sa 
force. Dans l'espace de cinquante-trois ans, où cette 
intelligence n'a cessé de produire, la note fondamen- 
tale se retrouve la même, dans la première œuvre 
comme dans la dernière, sans que l'on puisse sur- 
prendre une répétition dans aucun de ses travaux. 

En 1822, Edgar Quinet écrivait un traité sur la Per- 
sonnalité humaine (encore inédit) ; on y retrouverait 
sûrement le germe des pensées épanouies dans Vie 
et Mort du Génie Grec. 

Ceux qui étudient les symphonies des maîtres sont 
familiarisés avec ce phénomène musical : voici, dans 
la première partie, des notes ravissantes; elles ex- 
pirent tout à coup ; elles renaissent avec plus d'ac- 
cent; elles se taisent encore; elles reviennent une 
troisième foiç avçc éclat, avec 4e§ combmaisons dqu- 



tofr NOTES. 

velles. Enfin, le maître reprend cette idée musicale, 
lui fait suivre ses développements naturels; elle par- 
court des tons divers et devient le motif dominant. 

Et ce premier motif fera naître ainsi une lignée 
d'accords harmonieux, féconds en autres accords ; ils 
revêtent toutes les figures musicales, et formeront la 
symphonie. 

Quelquefois, le musicien, emporté par la fougue, la 
richesse dé l'inspiration, néglige cette note mélodi- 
que, fleur charmante oubliée sur sa route, mais non 
perdue. Fleur? Moins que cela, graine ressemée par 
le vent. Un jour, il la retrouve par hasard. Tant 
d'autres voix s'étaient éveillées en lui ! Pendant qu'il 
obéissait à son génie créateur dans des œuvres diffé- 
rentes, la note féconde, le germe sonore, devient, à 
son insu, le point de départ d'une autre sonate, d'une 
autre symphonie. 

Ceux qui possèdent Beethoven et Mozart ont re- 
marqué ces pensées-mères éparses au commencement 
ou à la fin des plus merveilleuses compositions. Ces 
maîtres, si riches en harmonie, en faculté créatrice, et 
qui se sont le moins répétés, on peut les caractériser 
précisément par ce mot : l'unité dans la variété. 

Ainsi du penseur. Telle vérité , belle et féconde , 
jetée en passant, ou tombée de sa riche corbeille, 
s'épanouira bien des années après dans une autre 
œuvre, où elle semble venir sur un terrain plus pro- 
pice. 

Jamais écrivain ne se répéta moins qu'Edgar Quinet, 
et jamais identité de vues plus frappante. Seulement 
ces vues s'étendent, s'élargissent, s'enchaînent, se 
développent , comme les sons , les notes premières, 
éparses au commencement d'une symphonie, et qui 
forment plus loin des gerbes de mélodies. 

* Vers la fin d'un ouvrage, par exemple dans la CréQ- 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 223 

lion, écoutez cette note fraîche et pure, on aime» 
rait l'entendre encore. Elle n'a retenti qu'une fois, 
elle semble oubliée. Les années passent. Que de tra- 
vaux, différents de fond et de forme, ont suivi!. Et 
voici que, dans Y Esprit nouveau, le son final de la 
Création devient le point de départ d'une harmonie 
nouvelle, qui parcourt tous les tons, toutes les modu- 
lations de la pensée et crée l'œuvre qu'amis et adver- 
saires ont placée si haut. 

Dans la République, condition de régénération de la 
France, voici encore une note isolée : € L'antiquité 
entrevue à travers nos désastres ». Cette pensée ne 
va pas plus loin. Vie et Mort du Génie Grec la 
reprend. Ce son fugitif devient le point fondamental 

d'un accord nouveau Hélas! cette dernière note 

harmonieuse a parcouru peu de tons ; elle expire, et 
cette fois se tait pour toujours. 



€ Nulle philosophie ne peut produire la paix que 
donne le spectacle des choses héroïques. Une âme 
capable de s'y conformer un moment y trouvera sa 
guérison. » 

Ce vœu sera exaucé, si les idées de ce livre portent 
dans l'âme du lecteur la paix fortifiante qu'elles ont 
répandue fur les moments suprêmes d'Edgar Quinet. 

Il s'est endormi du sommeil éternel dans le sou- 
venir des victoires du Génie hellénique. Elles rayon- 
naient jusque sur les lointaines destinées de la France 
et se confondaient pour lui avec l'avenir de la patrie. 

L'héroïsme, la vertu antique, veillant près de la 
couche funèbre d'un sage, d'un héros de la pensée, 
quelle Un plus grande ? 

Dans la dernière page de Y Esprit nouveau il convie 



324 NOTES. 

autour de lui pour l'heure suprême les pensées les 
plus hautes et les meilleures où il a pu s'élever, les 
vérités qu'il a rencontrées et servies, les idées immor- 
telles qui lui sont apparu depuis sa jeunesse jusqu'à 
son dernier jour. 

Elles sont venues et lui ont préparé t ce magnifique 
cortège qu'aucune puissance humaine n'empêche do 
passer et de resplendir dans la nuit ». 

Elles sont venues, elles ont entouré comme un chœur 
invisible l'historien, le penseur, le poëte. Elles l'ont 
accompagné au delà des portes du tombeau jusque 
dans les sphères sereines, d'où un esprit arrivé sur 
les sommets terrestres s'élance plus haut encore et 
poursuit l'ascension infinie de l'éternelle Vérité. 

Mais l'œuvre brisée, inachevée, qu'elle eût été belle, 
si quelques jours de plus lui avaient été accordés! 

On entrevoit sa pensée; puisse-t-elle un jour inspi- 
rer un esprit de la même famille, un disciple de Qui- 
net, un cœur vivifié par l'allégresse de la victoire ! 



TABLE 



VIE ET MORT DU GÉNIE GREC 



1. GOMMENT S'EST FORMÉ LE GÉNIE GREC. 5 

II. ESCHYLE 8 

III. LE DRAME GREC 11 

IV. HÉRODOTE 14 

V. HÉROÏSME ET SAGESSE. . 25 

VI. UNITÉ DE LA RAGE 31 

VIL DES ORACLES 33 

VIII. HÉROÏSME DANS LA VIE ET DANS L'ART. 35 

IX. PINDARE ". . 40 

X. ALCIBIADE 49 

XI. DÉMOSTHÈNES ~ 52 

XII. PLUTARQUE 55 



I. 



NOTES 



PLAN DE L'OUVRAGE 



65 



GUERRES MÉDIQUES 

I. HÉRODOTE 81 

II. DISCOURS DE DÉMARATE 67 

III. LES THERMOPYLES 94 

IV. SALAMINE 98 

V. PLATÉE - M YCALE 105 

TROPHÉES DE LA VICTOIRE 

I. ESCHYLE 111 

II. SOPHOCLE 122 

III.' EURIPIDE 136 

IV. PINDARE. 144 

V. PHIDIAS 151 

VI- PÉRICLÈS * . , . 168 

VIL THUCYDIDE , ........... 171 

VIII. DÉMOSTHÈNES 178 

IX. THÉOCRITE 185 

X. ÉPICTÊTÈ \ ' 191 

XI. LA MANIÈRE DE PLATON 201 

XII. CONCLUSION 220 



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