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VIE ET MORT DU GÉNIE GREC
OUVRAGES DE EDGAR QUINET
Le Livre de l'Exilé. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50. — Dcntu, éditeur, 1875.
L'Esprit nouveau. 1 vol. in-18, 3 e édition, 3fr. 50. — Dentu, éditeur. 1875,
La République. Conditions de la régénération de la France. 1 vol. in-18.
3 fr. 50. 2 e édit. Dentu, éditeur, 1872,
Le Siège de Paris et la Défense nationale, 1 vol. in-18, 1 fr.
Œuvres complètes. 11 vol. grand in-8°, 06 fr. Format in-18, 88 fr. 50. —
(Edition Pagnerre), Germer-Baillère, libraire, place de l'Odéon.
Tome I. — Génie des Religions, 5 e édit.; Origine des Dieux, 3« édit.
Tome II. — Les Jésuites, 10 e édit.; l'Ultramontanisme, 5 e édit.; Philo-
sophie de l'histoire de l'Humanité, 4« édit.; Essais sur les Œuvres
de Herder, 4« édit.
Tome III. — Le Christianisme et la Révolution française, 4 e édit.;
Examen de la vie de Jésus, i° édit.; Philosophie de l'Histoire de
France, 4 e édit.
Tome IV. — Les Révolutions d'Italie, 5« édit.
Tome V. t- Marnix de Sainte- Aldegonde. Fondation de la République
des Provinces-Unies, 4 e édit.; La Grèce moderne, 3 e édit.
Tome VI. — Des Roumains, 3* édit.; Allemagne et Italie, 3« édit. ; Mé-
langes, 3" édit.
Tome VII. — Ahasvérus, 4 e édit.
Tome VIII.,— Prométhée 3* éd., Napoléon, 3 e éd.; les Esclaves, 3 e éd.
Tome IX. — Mes Vacances en Espagne, 3« édit. Histoire de la Poésie,
3 e édit.; Épopées françaises inédites du douzième siècle, 3« édit.
Tome X. — Histoire de mes Idées, 2 e édit.; 1815 et 1840; Avertisse-
ment au pays; la France et la Sainte-Alliance; Œuvres diverses,
3* édit.
Tome XI. — Enseignement du Peuple, 5 e édit.; la Révolution religieuse
au dix-neuvième siècle, 3 e édit.; la Croisade romaine, 6 e édit. :
l'Etat de siège, 4 e édit.; la Mort de la Conscience humaine; le Ré-
veil d'un grand Peuple; le Panthéon; Rome et Pologne.
Merlin l'Enchanteur, 2 vol. in-8°, 15 fr. — Michel Lévy frères, éditeurs.
Histoire de la Campagne de 1815, 3 e édit. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50.
La Révolution, 2 forts vol. in-8\ 6« édit., 15 fr.; î forts vol. in-18, e édit.,
7 fr., précédé de la Critique de la Révolution.
Idées sur la Philosophie de l'Histoire de l'Humanité, par Herder, trad.
E. Quinet, 3 vol. in-8<>, 2 e édit. — Levrault, éditeur.
La Création, 2 vol. in-8°. 10 fr. 2 e édit ; Librairie internationale.
OUVRAGES DE M m0 EDGAR QUINET
Mémoires d'Exil (Bruxelles, Oberland), 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 2 e édit.; Librairie
inte r nale.
Mén dS d'ilxil (L'amnistie, Suisse orientale, Bords du Léman), 1 fort vol.
in-18, 3 fr. 50, 2« édit. Arcades de l'Odéon.
Paris, Journal du Siège, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 2 e édit. — Dentu, éditeur.
Sentiers de France, 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur.
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EDGAR QJJINET
VIE ET MORT
GÉNIE GREC
(INÉDIT)
PORTRAIT PHOTOGRAPHIÉ PAR BRAUN
NOTES
M"" EDQAE QTjmSTET
PARIS
E, UENTU, ÉDITE H 11.
|i E LA SOCilKTB DES GG.NS DE I. KTTI1E S
1878
Tous droits réscrvi".
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V
Ois
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Où me réfugier pour ne pas voir ce que je
vois, pour ne pas entendre ce que j'entends ?
Je me réfugierai sur un roc inaccessible, le
monde Grec. J'en montrerai la formation dans
l'âge classique.
Mars 1875.
'a
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC
I
COMMENT S'EST FORMÉ LE GENIE GREC.
Ce n'est pas seulement l'oligarchie de Thôbes
qui s'est alliée à Xerxès contre la Grèce , c'est
aussi celle d'Athènes. Les oligarques d'Athènes,
les Pisistratides émigrés, étaient dans le camp
de l'Invasion. Ils ont fait tout au monde pour
y entraîner Athènes.
S'il eût dépendu de la noblesse, on tremble de
penser qu'elle eût fait de la ville de Minerve une
G VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
Athènes mède et barbare, plutôt que d'accepter
le progrès de la Démocratie.
Cette observation profonde est de Pausanias.
Une Athènes médo-perse, qui peut y songer?
La démocratie seule en a préservé le monde.
Je ne sais s'il est vrai qu'Hérodote ait lu ses
histoires dans les jeux olympiques et dans les
Panathénées. Mais cette légende me dit assez que
les muses d'Hérodote s'associaient, dans l'esprit
des Grecs, aux fêtes nationales, aux athlètes, aux
hymnes, aux courses des chars. Ces récits de la
gloire de l'Hellade étaient eux-mêmes une fête
pour tous. Ils s'encadraient naturellement dans
les processions des Panathénées ; ils étaient le
lien d'or qui rattachait les uns aux autres les
villes victorieuses, les trophées, les statues, les
chœurs des flûtes et des lyres sous le ciel ouvert,
au milieu de l'acclamation de la Grèce entière.
Voilà pourquoi on supposait qu'Hérodote avait
lu ses livres dans l'Assemblée des lutteurs d'O-
lympie.
Et quel silence mêlé d'acclamations! C'est
l'Hellade qui avait parlé par sa bouche.
Je suis surpris, en avançant, de voir que tout
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 7
est à dire encore dans cette antiquité lointaine
qu'on croirait épuisée.
Comment a-t-on pu, jusqu'ici, séparer des
guerres médiques l'Art grec qui en est sorti , et
qui en est la couronne? Je vois les lettres, les
arts , les marbres , s'épanouir au souffle de ces
victoires. L'Hellade, qui a failli périr, a triomphé
du Barbare. Quel écrivain, quel poète, quel sta-
tuaire ne répondra à un pareil moment ? Gela ex-
plique l'intarissable fécondité de ces premiers
jours. Quel sommet de montagne ne s'ornera d'un
temple pour porter au ciel la reconnaissance de la
terre hellénique? Et quel pourra être le caractère
de ces œuvres? Celui que donne le sentiment
d'avoir vaincu. C'est-à-dire la paix, l'équilibre,
la sérénité des Immortels.
La Grèce s'est sentie invulnérable ; elle le pro-
clame dans toutes ses œuvres.
L'art grec est ainsi né de la Victoire. Son
plus grand caractère est là.
II
ESCHYLE.
Eschyle a suivi dans le début de son drame des
Perses (1) une inspiration semblable à celle d'Hé-
rodote. Car lui aussi commence par remplir les
esprits de la puissance de l'Asie; il fait passer
aussi devant le spectateur l'armée innombrable
de Xerxôs. Après que l'imagination a été saisie
de cette terreur, arrive le messager qui raconte
la destruction des Perses à Salamine. Le poète
semble reproduire dans le drame le même con-
(1) Les Perses d'Eschyle ont été composés sept ans après la
bataille de Salamine (473 av. J.-C).
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 9
traste que l'historien, et sans doute l'un et l'autre
n'ont fait qu'obéir lidèlement au sentiment entier
de la Grèce.
Tout ce qui regarde l'Hellade est semblable
par le fond, dans Eschyle et dans Hérodote. On
s'attend à voir écraser la race grecque.
Beaucoup de traits sont pareils dans la des-
cription de la bataille , comme s'ils avaient puisé
à une source commune.
Mais Eschyle va plus loin qu'Hérodote. Dans
Eschyle, la terreur passe de la Grèce à l'Asie.
La lamentation de la Perse finit par remplir la
scène. Le spectre de Darius prophétise la défaite
de Platée sous la lance dorique.
Le poète achève ainsi l'historien; il poursuit les
Barbares à Suze, à Ecbatane, jusque chez les
dieux souterrains.
Il marque ainsi une ère nouvelle, la fin d'un
monde, le commencement d'un autre.
Quand les vieillards de Suze déchirent leurs
habits , s'arrachent leur barbe blanche , Eschyle
montre les conséquences de la victoire jusque
dans les temps futurs.
10 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
Heureux les peuples dont le génie s'éveille
dans la victoire. Tout leur est facile. Les pensées
et les formes heureuses, harmonieuses, naissent
d'elles-mêmes dans leurs esprits. Une sérénité
féconde les accompagne à chaque pas. Ils s'avan-
cent au chant des hymnes. Mais ceux qui se
réveillent dans la défaite , quelles difficultés ne
trouvent-ils pas en chaque chose! Ils sont con-
tredits, quoi qu'ils fassent.
Jupiter Libérateur! donne-nous, à nous aussi,
une journée de Salamine , ou de Platée , ou de
Mycale, contre les Barbares ; et nous aussi, nous
enfanterons, sans douleur, dans la joie et dans la
paix, des œuvres sereines, immortelles.
111
LE DRAME GREC.
La première action des Grecs dans la guerre
médique fut d'appeler à eux toute la race grec-
que. Cet appel fut porté à Corcyre, en Sicile, en
Italie, partout où se parlait la langue hellénique.
Il s'ensuivit que le sentiment de la race se
révéla à tous les peuples grecs. Les poètes dra-
matiques se firent les interprètes de l'Unité de
l'Hellade. Aucune des traditions populaires des
tribus éparses de la Thessalie à la Sicile ne fut
plus étrangère au poète d'Athènes ou d'Éléusis.
Chacun d'eux se trouva au centre d'une multitude
12 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
innombrable de traditions, où il n'eut qu'à puiser.
Les sujets s'offraient d'eux-mêmes. De là, le
nombre étonnant de tragédies que chaque écri-
vain produisait sans efforts. Il régnait sur un
monde entier de traditions fécondes. Le poète
était sorti des limites de sa ville et de son peuple.
Depuis les guerres médiques, il était le chantre
de toute la race. Le drame était inépuisable.
Chaque tribu portait en elle sa tragédie. Toutes
ces tragédies locales viennent retentir sur le
théâtre d'Athènes. De là sa fécondité.
Ce n'est pas par hasard que les trois poètes
tragiques se trouvent rattachés au nom de Sala-
mine. Eschyle y combattait; Sophocle était du
chœur de danse qui célébrait la victoire,
Euripide naissait, dit la légende, le jour même
de la bataille.
Pourquoi cette rencontre, si ce n'est parce que
les Grecs sentaient que la bataille de Salamine
avait éveillé le génie tragique chez les trois grands
poètes ?
Supprimez en pensée l'accord de toute la race
hellénique sur les champs de bataille, vous tarissez
la source où ont puisé les poètes. Chacun ne voit
VIE ET MOR.T DU GENIE GREC. 13
plus que sa ville, sa tribu. L'horizon se resserre
pour tous. Athènes ne s'intéresse plus aux fables
cT Argos , ni Sparte à celles de Corinthe , ni la
terre ferme à celle des îles. Que viendrait faire le
vieil Œdipe à Athènes? Il appartient à Thèbes.
C'est aux Thébains de le chanter.
On a vu que les Athéniens , dans les guerres
médiques, ont eu plus que tous les autres le sen-
timent de la communauté de race entre tous les
Hellènes. Ce même esprit qu'ils ont montré dans
la guerre , ils l'ont montré dans l'art. Ils ont fait
appel aux légendes de toutes les tribus ; ils leur
ont accordé droit de cité sur leur théâtre. Ils ont
donné leur âme à tout ce qui dans le passé avait
intéressé les Hellènes.
« Rien de ce qui est Hellène ne m'est étran-
ger », pouvait dire tout poète d'Athènes.
IV
HÉRODOTE.
Dans ses premiers livres, Hérodote raconte à la
manière du peuple. Il répète les derniers mots de
sa phrase, ou du moins le sens. C'est ainsi qu'il
passe d'une phrase à l'autre, en revenant sur ce
qui précède immédiatement.
C'est là le premier style ou la première ma-
nière d'Hérodote. Un retour de la pensée qui se
replie sur elle-même. Il avance, il recule comme
la marée. Flux et reflux continu.
Mais à cette première manière en succède une
seconde.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 15
Vers la fin, le style d'Hérodote est tout autre.
Hérodote s'éclaire, se mûrit, s^embellit, se for-
tifie de livre en livre. Comparez le neuvième livre
au premier. Quelle différence ! Les discours sont
des échos de conversations vivantes.
Le récit se traînait en commençant. Il court, à
Salamine, à Platée. Les harangues languissaient,
elles se précipitent.
On a comparé Hérodote à Froissard.
Oui, il y a, en effet, du chroniqueur dans les
débuts d'Hérodote ; à la fin , il y a déjà du Thu-
cydide.
Hérodote est de ceux qui se sont développés
par leurs ouvrages. Sa raison grandit de livre en
livre.
Au commencement, il n'est que légendaire
(XoywTOiiç); à la fin, c'est un homme d'État, un
stratège.
D'abord, il est tout Ionien, d'esprit et de lan-
gage ; à mesure qu'il avance, il devient presque
attique. Brièveté, précision, atticisme, le dialecte
même.
Ses deux derniers livres sont une mine de pa-
triotisme, d'héroïsme.
16 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
Les Athéniens y sont incomparables. Ils réali-
sent l'idéal de la patrie ; et cette patrie est non
pas une ville, un peuple, un État, mais une race
entière, la race grecque Wv 'EXAdtèct).
Les Athéniens voient toujours la race grecque;
les Lacédémoniens voient surtout le Péloponèse.
Les Lacédémoniens ont de l'habileté; ils ajour-
nent ; ils sont quelquefois bien près de livrer ceux
qui ont tout perdu pour eux. Ils voudraient les
jouer.
« Je n'en puis donner d'autre raison, dit Héro-
dote , si ce n'est qu'ils n'avaient plus besoin des
Athéniens. »
Machiavel ou Montesquieu dirait-il mieux?
Je crois que la grandeur montrée par les Grecs
dans les guerres médiques a été une des princi-
pales sources de l'inspiration des siècles qui ont
suivi.
C'est une mine où n'ont cessé de puiser les
générations.
Les tragiques surtout ont vécu de ces souvenirs
de Salamine et de Platée.
L'enthousiasme de ces journées s'est perpétué
dans la poésie grecque et même dans Aristophane.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 17
La sagesse ordinaire disait qu'il fallait se sou-
mettre aux Perses. Si elle l'eût emporté , c'était
fait du Génie grec.
On peut voir que ceux des Hellènes, et ils sont
nombreux, qui ont déserté l'Hellade pour les
Perses, ont été à peu près perdus pour l'his-
toire; ils n'ont plus rien fait dans le monde. J'en
excepte les Thébains, grâce à un grand homme,
Épaminondas, qui, sa vie durant, les a ressusci-
tes; après quoi, ils sont promptement retombés
dans l'inertie. Leur alliance avec les Barbares
leur a ôté l'âme et l'esprit, ils n'ont pu s'en
relever.
Rien de plus étrange que la tactique des Grecs
à Salamine et à Platée. On ne voit pas de chef
véritable. Chaque peuple est là à son rang de
bataille.
Il n'y a qu'un mot d'ordre, l'Hellade, qui plane
sur tous. Cependant , on peut trouver aussi les
traces des conseils de guerre comme dans ï Iliade;
et les conseils sont obéis.
Les trois à quatre cent mille irréguliers de
Macédoniens se ruent à Platée contre cent mille
Hellènes. Ils couraient à la proie, ils se brisent
18 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
contre les Lacédémoniens. Qu'était-ce que cette
ordonnance par laquelle chaque Spartiate était
entouré de sept ilotes ? Cela ressemble encore â
la tactique dans Y Iliade.
Pourtant , dans les récits de batailles, Hérodote
n'imite en rien le langage homérique.
Il a déjà quelques-unes des formes précises
des hommes de guerre. « En ce moment , dira-
t— il, les affaires changèrent. » On voit qu'il a con-
versé avec les soldats et les chefs. Il a le ton,
l'accent de l'événement.
Le génie naissant de l'histoire est tout entier
dans Hérodote.
C'est le contraire dans Plutarque, en qui ce
génie s'efface pour se perdre en anecdotes. Plu-
tarque ne sait pas raconter. Sa phrase s'embar-
rasse, se complique d'accessoires étrangers ; elle
se perd dans cette complexité ; elle se grossit dé-
mesurément; elle fait boule de neige, si bien
qu'elle ne peut plus avancer. L'histoire se dérobe
sous la phraséologie dans Plutarque. Elle vit,
elle marche, elle se fait sentir en tout dans Héro-
dote, môme lorsqu'il s'égare dans les légendes et
les contes de fées des Thraces et des Thessaliens.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 19
On suit un grand fleuve, qui, parti des régions
de l'Asie les plus lointaines, cache ses origines,
roule tout ce qu'il rencontre, s'égare, se perd en
détours innombrables, et, tout chargé de souve-
nirs qu'il entraîne, vient paisiblement se préci-
piter sur l'imperceptible Hellade, qu'il ne peut
manquer d'engloutir et d'effacer du nombre des
choses humaines.
Ce spectacle, qui n'était d'abord qu'extraordi-
naire, devient sublime quand le faible se redresse
contre le fort, le petit contre l'immense, l'Hellade
contre l'Orient.
L'impartialité d'Hérodote touchait à l'indiffé-
rence; elle cède enfin à ce moment suprême.
Cette main de marbre, qui, comme la destinée,
acceptait également tout ce qui se rencontrait,
palpite et se réchauffe d'un sentiment humain.
Je crois voir une grande statue, aux yeux im-
passibles, au front inexorable, qui, sur les con-
fins de deux mondes, se lasse enfin de son im-
mobilité; elle s'anime, et elle prend un regard
humain, ouvre ses lèvres de marbre, et d'un geste
souverain , fait la différence du Grec et du Bar-
bare. (Oî (xev &) *EXXi)veç fcotl ot Bapêapoi.)
2
t6 VIE ET MORT DU GENIE QREC.
A oe moment, je comprends oe qui a soutenu
le père des historiens dans son œuvre ; comment
il a pu s'enquérir sur les lieux de tout oe qui a
laissé un vestige dans le souvenir des hommes ;
comment il a fait, lui aussi, son œuvre de Rhap-
sode ; car il ne s'agissait pas pour lui de trouver
ses documenta rassemblés dans une bibliothèque ;
c'est dans la conversation des hommes qu'il a dû
recueillir l'écho des choses passées. Voilà aussi
pourquoi sa langue a gardé la forme du récit po-
pulaire; pourquoi il se met si fréquemment en
scène, en répétant qu'il s'est informé de oe qu'il
raconte. Ce long voyage de découvertes eût été
impossible, si Hérodote n'avait été soutenu par le
but qu'il entrevoyait ot vers lequel il marchait à
travers mille détours , le choc de l'Asie et de la
Grèce, et à la fin la victoire, Salamine et Platée.
Il part, au commencement de son récit, sans
plan réfléchi; mais ces mots de Salamine, de
Platée, ces trophées, qui remplissaient alors les
esprits et qui devaient inspirer tant de généra-
tions, vivent dans sa pensée, Son premier mot
atteste la volonté de ne pas laisser tomber dans
l'oubli les grandes actions , les œuvres merveil-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC 2i
leusea accomplie» dan» lea guerres des Hellènes
et des Barbares. ( y EpY« wf«&a ti wA Smviachxt*.)
Voilà la première parole; et aussitôt, il semble
l'oublier. Il s'arrête à tous les objets qu'il ren-
contre ; temples, légendes, merveilles naturelles :
il prend plaisir à allonger œ récit, £ gravir ces
propylées de l'hiiteire universelle.
Il sait qu'elles conduisent à la victoire de la
race hellénique; et la joie de toute une race
d'hommes rayonne sur son histoire.
On vante la sérénité d'Hérodote ! Comment lui
auraiWelle manqué, à lui qui savait que tout le
paumé venait aboutir au triomphe du génie grée f
ïl n'était pas un homme de race hellénique,
qui, à œ moment, n'eAt le sentiment de la gloire
immortelle de* guerre» médiques. C'était là I'oJk
jet des conversations de tous. Comment ce senti-
ment aurait-il manqué au seul Hérodote? Cela
était impossible.
Qe sentiment vivait en lui , et l'accompagnait
partout t même dana les sujets qui y étaient le
plus étrangers. \# joie du monde grec victo-
rieux rayonne, par Hérodote, jusque dans le
fond des temples d'Egypte et de Perse.
22 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
Quelle douleur pouvait atteindre un Grec, en
racontant les siècles passés, lorsqu'il savait que
ces siècles aboutissaient au triomphe de la race
grecque ?
Hérodote s'est trouvé à ce moment même où
tout était plein de cette félicité de la victoire. Il
a pu donner à l'histoire une sérénité qui ne s'est
jamais retrouvée dans le monde. J'imagine qu'il
est facile d'être impartial envers des vaincus:
quel motif d'irritation ou de colère un historien
grec pouvait-il ressentir contre Darius ou Xerxès,
ou Mardonius, qui avaient donné à sa race une
si belle occasion de naître et de se produire dans
le monde ? On ne sent aucune haine dans Héro-
dote, ni politique, ni religieuse. C'est une âme
heureuse d'avoir à raconter des choses heureuses.
Je crois qu'une âme qui, en des temps agités,
a besoin de retrouver l'équilibre, ne peut rien
faire de mieux que de se replacer dans le rhythme
des histoires d'Hérodote. Si cette âme est capable
de s'y conformer un moment, elle y trouvera sa
guérison. Nulle philosophie ne peut produire la
paix que donne le spectacle des choses héroïques,
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 23
impartialement réfléchi dans un esprit immortel.
Chez les hommes de nos jours le sentiment de
la race produit la haine, ou au moins l'antipathie.
Dans Hérodote, rien de semblable.
Il n'y a pas un mot véhément contre les étran-
gers. Il se contente de les nommer Barbares.
Cette absence d'antipathies, ce grand, impartial
regard jeté sur toutes les races humaines com-
mence par étonner.
Mais dans cette impartialité, il y a une si
grande curiosité d'esprit, un désir si persévé-
rant de voir et de savoir le vrai, qu'on se sent le
besoin de le partager.
Je veux bien qu'il y ait aussi le sentiment de
l'enfant qui regarde avec le même sérieux le
brin d'herbe et le chêne, le nain et le géant.
Mais cette innocence de l'esprit qui s'éveille
sur toutes choses , ne s'est vue qu'une fois. Hé-
rodote regarde avec la même surprise le grand
et le petit, un dieu et un lézard. Tout est grand
pour lui, et il donne la grandeur à tout.
Quand on compare Froissard à Hérodote, il ne
faut pas oublier que le premier n'a eu à raconter
que des guerres affreuses, les défaites des hom-
24 VIE ET MORT DU GÉNIES GREC.
mes de sa race, les pilleries des routiers. Gréey
et Azineourt, qu'y a-t-il là de commun avec Sala-
mine, Platée et Mycale !
Au milieu dé ces désastres, le chroniqueur de
Valenciennes reste impassible ; il n'est que pein-
tre ; il jouit des tueries ; il cherche la couleur, elle
le console de tout.
Gela est le contraire d'Hérodote* qui projette
sur son tableau la lumière des Thermopyles,
HEROÏSME ET SAGESSE.
De notre temps, on établit une opposition abso-
lue entre l'héroïsme et la sagesse. Le premier est
folie, la seconde seule est raisonnable.
La supériorité des Grecs est d'avoir compris
qu'il y a de la sagesse dans l'héroïsme, et de
l'héroïsme dans la véritable sagesse.
Il était sage, il était raisonnable, il était sensé
de combattre l'armée innombrable, invincible, des
Mèdes et des Perses, quoique cela ait paru folie
à Xerxês, maître de presque tout le genre hu-
main ! Ouand Hérodote a fait défiler devant vous
26 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
toutes les races humaines sur le pont qui relie
l'Asie et l'Europe, il paraît déraisonnable d'opposer
à ce déluge d'hommes quelques milliers de Grecs.
Avec les idées que Ton fait prédominer aujour-
d'hui, il faudrait rire de cet entêtement.
Et pourtant cette folie s'est trouvée sagesse.
Les Grecs, tant qu'ils ont été quelque chose,
ne s'en sont jamais guéris, et cette folie de Sala-
mine, de Platée, de Mycale, a passé des hommes
d'action dans les hommes de pensée. Elle est
comme la substance et le fond de tous les esprits.
Elle est devenue l'âme de la Grèce aussi long-
temps qu'elle a vécu.
Ce sage héroïsme, je le retrouve non pas seu-
lement dans Léônidas aux Thermopyles, dans
Aristide et Thémistocle à Salamine, dans Pausa-
nias à Platée , mais aussi dans les poètes , les
sculpteurs, les philosophes. Il revit dans Eschyle et
Sophocle, dans Pindare comme dans Phidias, dans
Platon comme dans Hérodote et Démosthènes.
Je retrouve l'âme des jours des Thermopyles
dans le Prométhée d'Eschyle (1).
(1) Voyez Notes.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 27
Démosthènes est encore plein des guerres mo-
diques. Le ton d'héroïsme auquel était monté
l'âme des combattants dans les guerres médi-
ques, à la veille des grandes journées, est resté
le ton dominant, et comme la région morale des
écrivains des grands siècles.
Tous ont bu à la coupe des Hoplites de Sparte
et d'Athènes.
Voilà ce qui forme l'unité du génie grec dans
toutes ses œuvres. Le calme sourire de Léonidas
ou d'Aristide, au matin de la bataille, je le re-
trouve dans les dialogues de Platon, comme dans
les figures du Parthénon. Une littérature entière,
qui vit de l'héroïsme des ancêtres, une action im-
mortelle, qui se renouvelle et se perpétue dans
chaque œuvre ; une philosophie qui, pour vaincre
un problème, remonte à la région d'esprit qu'ha-
bitait le général au jour de la victoire, un artiste
qui contemple les dieux avec le regard de Pau-
sanias en invoquant Héra, au matin de Platée ;
telle est dans son essence la littérature grecque.
Née des guerres médiques, fille de la victoire,
elle a des ailes comme la Victoire. Chaque peu-
ple qui a pris part au bon combat de l'Hellade,
18 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
en a été récompensé par un surcroît de génie.
La petite île de Milo a envoyé deux cents com-
battants à Salamine, deux trirèmes, ou plutôt
deux pentécontores , chacune à cinquante ra-
meurs; elle en a été récompensée dans l'avenir
par sa Vénus victorieuse. Elle a certainement
gardé quelques-uns des rayons de la Grèce à
Marathon ou à Salamine.
Je ne puis voir la Vénus de Milo sans recon-
naître la fierté d'une race qui émerge triomphante
de l'abîme.
Peut-être le sculpteur n'a-t-il pas pensé à cela;
mais, à coup sûr, sa Vénus a pensé et pense en-
core pour lui.
C'est pour cela que les hommes ne se lasseront
jamais des œuvres de l'Hellade, car, nulle part,
en aucun temps, ils ne reverront un génie natio-
nal émané tout entier de l'héroïsme, qui, partout
ailleurs, n'a formé qu'un moment, un accident,
une lueur dans la vie humaine.
Les Grecs ont cessé d'être eux-mêmes lors-
qu'ils ont séparé, comme inconciliables, l'héroïsme
et la sagesse. Ce jour-là, de Grecs ils sont deve-
nus Byzantins.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 29
Dans toute la philosophie de Platon revit l'âme
généreuse, enthousiaste > des guerres médiques.
Si Ton avait pu converser avec les chefs de
l'armée Spartiate ou athénienne, sous leur tente,
à la veille des grands jours, on aurait trouvé la
tranquillité d'âme , l'équilibre d'esprit > la bonne
humeur, la joie secrète des grands artistes grecs,
au moment d'entreprendre leurs œuvres.
Car une grande œuvre d'art à accomplir est
aussi une bataille à livrer. Les plus belles sont
celles où Fhomme a été le plus maître de lui.
4e me suis demandé ce qui nous subjugue
dans la littérature des beaux temps de la langue
grecque. Est-ce seulement la curiosité, le plaisir
de la difficulté vaincue dans la restitution d'une
langue morte?
Non, rien de cela ne suffit pour expliquer cette
merveille.
Ce qui nous subjugue, c'est l'accent d'une âme
héroïque, écho des grands jours de Salamine et
de Platée.
On respire le souffle de ces journées dans
toutes les grandes œuvres des Grecs, poètes, pro-
sateurs ou sculpteurs des temps classiques.
£0 VIE ET MORT DU GENIE GREC.
On pourrait marquer la puissance du génie
grec, suivant que cet écho a été ou plus fort ou
plus faible. Il a encore toute son énergie dans
Aristophane.
Il languit déjà dans Xénophon. Malgré des ta-
bleaux militaires admirables dans la retraite des
Dix Mille, l'âme commence à baisser dans les
Helléniques.
L'écho des guerres médiques existe à peine
dans Plutarque.
Il achève de disparaître chez les Alexandrins,
Enfin, avec la Décadence, l'âme se brise. Elle
ne songe plus qu'à s'amuser, ou à se bercer dans
le mysticisme.
VI
UNITÉ DE LA RAGE.
Il sera toujours extraordinaire que tant de peu-
ples différents, sous des gouvernements étrangers
les uns aux autres, sans autre lien que la' langue,
la parenté d'origine et à peine les dieux, se soient
trouvés à point nommé en ligne, à leur rang de
bataille, pour couvrir non un État, non un prince,
mais la race , l'Hellade. Car il n'y avait pas de
confédération établie, pas de traité. Rien qui pût
ressembler à un gouvernement central.
Au contraire , des villes divisées, rivales ; des
dialectes séparés, et au moment du danger, à
32 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
l'appel du héraut, toute désunion cesse, on se con-
centre.
De ces peuples se forme une seule armée, de
plus de cent mille hommes effectifs, qui n'a qu'un
esprit. Jamais la puissance de la race ne s'est
montrée à ce degré dans l'espèce humaine.
Malgré cela, il restait plus de cinquante mille
Grecs dans l'armée de Xsrxès.
Beaucoup l'avaient suivi par force, tels que les
habitants des îles, les Thessaliens.
Mais les Béotiens, ceux de Thèbes, ceux d'Ar-
gos, qui les a poussés à déserter si vite la cause
de leur race ?
La plupart se crurent habiles ; ils se rangèrent
d'avance du côté du plus fort, des plus gros ba<*
taillons. '
D'autres furent poussés par l'envie contre*
Athènes ; tous furent punis de leur fausse sagesse
par la décadence précoce. Branches mortes tom-
bées de l'arbre avant le temps.
Peut-être la sottise des Béotiens nVt-elle été
que le nom de cette fausse sagesse.
vu
DES ORACLES.
On ne peut pas môme dire que la religion offi-
cielle ait soutenu la Grèoe.
Les dieux, au moins, ont-ils ouvertement oom-
battu pour les Greos? Dans l'imagination popu-
laire, ils ont soutenu l'Hellade. Mais , dans la
religion officielle, dans les oracles , ils sont restés
neutres et équivoques.
Il a fallu toute la subtilité de Thémistoole pour
interpréter dans le sens héroïque une réponse
ambiguë de la Pythie.
Ceux qui l'ont prise à la lettre sont restés dans
l'Acropole, à la merci des Perses.
34 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
Jamais un mot d'ordre intrépide, éclatant, une
parole de salut, ne sont sortis de Delphes. Évi-
demment l'oracle se ménageait pour le dénoue-
ment quel qu'il fût. C'est l'imagination populaire
qui a forcé le dieu de parler dans le sens na-
tional.
Xerxès sacrifiait, au besoin, selon le rite grec.
Le dieu, par l'oracle, avait un pied dans chaque
camp. Ce sont les héros, en Grèce, qui sont sor-
tis de l'équivoque. Le dieu de Delphes et sa prê-
tresse y sont restés jusqu'au bout.
Jamais l'appel pressant de la nationalité n'a
arraché à la Pythie un mot décisif.
Ne pas se compromettre avec le vainqueur, tel
est le dernier mot de la sagesse sacerdotale.
»
La terre a beau trembler autour d'elle, sous les
pas des Mèdes et des Perses , elle ne sortira pas
du langage rusé de l'énigme.
A ce point de vue, c'est l'homme seul qui s'est
affranchi en Grèce , par sa main. Le dieu rituel
du prêtre n'y a été pour rien. Voilà, en un mot,
tout l'héroïsme.
VIII
HÉROÏSME DANS LA VIE ET DANS L'ART.
Pouvez-vous croire que si les Grecs eussent été
vaincus par les Perses et les Mèdes, leurs œuvres
auraient malgré tout cette noblesse , cette fierté,
cette grandeur souveraine qui accompagne la vic-
toire? Je crois, au contraire, que le joug aurait
laissé ses traces sur les fronts magnanimes mômes
des dieux.
Je crois que le Jupiter de Phidias eût été moins
olympien, s'il avait dû courber la tête devant les
dieux de Darius et de Xerxès.
11 aurait eu peine à se relever jusqu'aux nues.
3
86 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
Peut-on se figurer que si Athènes avait capi-
tulé, comme le voulaient ses oligarques, si elle
avait accepté les conditions de Mardonius, si elle
avait trahi l'Hellade, peut-on se figurer que la
Pallas-Athéné de Phidias aurait eu la même
majesté , qu'elle aurait couvert de son égide ,
avec la même assurance , la terre étendue à ses
pieds ?
Non, tout le génie de Phidias n'aurait pu don-
ner la fierté de la toute-puissance , la virginité
sacrée à une Pallas vaincue, esclave d'Ormuzd ou
d'Ahriman. Je ne crois pas même que les chevaux
du Parthénon auraient eu la tête si droite et
qu'ils se fussent élancés avec tant d'orgueil et de
vie sur les frises , s'ils avaient senti le fouet des
Mèdes.
Dans ce lutteur qui se précipite , il n'y a pas
seulement l'ardeur d'un homme qui dispute le
prix du pugilat. Ce n'est pas un jeu. Il y a encore
le combattant qui prend au sérieux le combat.
Tel il devait être au premier rang à Marathon
ou aux Thermopyles ou à Platée.
J'ai passé autrefois de longs jours à lire Héro-
dote et Sophocle dans les eaux de Salamine. La
VfÉ ET ftÔftT ttJ GÉNIE GRB& 37
mer itiê jeta dans un caïque, sur la petite île de
Psyttaliè, qui occupait le centre de la bataille.
C'est là qu'Aristide enveloppa et détruisit les
Perse» qui y étaient réunis.
Un regret qui m'a poursuivi depuis ce temps-
là, c'est de n'avoir pu visiter aussi le champ de
bataille de Platée , qui a si grandement achevé
Salamine.
S'il m'était donné ùe réaliser mn fève, ce serait
de voir les pentes du Cithéron, les bords de*
l'Àsope, la fontaine de Gargaphie, la petite île
d'Œroë, puisqu'il n'est pas de lieux plus sacrés,
dans la mémoire des hommes , pour quiconque
s'intéresse' à la victoire de la civilisation sur la
barbarie.
Je voudrais faire un dessin graphique du défilé
de fat Tête-dn^Chêne. Je reconnaîtrais surtout le
pied du Cithéron , le ruisseau de Moloéis , s'il
existe encore. Je ne laisserais pas un point de
l'horizon sans l'orienter et le comparer avec ce
qu'il était autrefois. Je tenterais même de faire la
géologie de Platée.
Voilà ce que je ferais, si j'étais le maître de
mon sort. Ne pouvant y songer, je veux au moins
38 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
rassembler ici les vues, les idées que je porterais
dans ces lieux , dont j'ai été si près , et que j'ai
si peu d'espérance de visiter jamais.
La principale de ces idées, celle qui comprend
toutes les autres, c'est que personne n'a montré
à mon gré l'action des guerres médiques sur l'é-
ducation, le tempérament, le caractère continu du
génie grec.
On a raconté ces histoires , mais on n'a pas
montré comment, dans cette lutte première, ont
été trempées la civilisation et l'âme de l'Hellade.
Nul, que je sache, n'a dit à quel point l'esprit
des écrivains et des artistes s'est formé de ce pur
rayon de gloire, de cette inspiration première, qui
a jailli du front des combattants à Salamine et à
Platée. C'est là une flamme qui s'est répandue
sur les générations à venir et s'est prolongée dans
les esprits , dans les pensées , dans les œuvres ,
tant qu'il y a eu une Grèce.
Voilà ce que je voudrais rendre évident en écri-
vant les pages qui suivent.
Car n'espérez pas avoir jamais le secret du
génie grec, si vous n'y faites pas entrer ce que
je vais dire :
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 39
L'héroïsme dans la vie et dans l'art, voilà la
Grèce.
Mais cet héroïsme, non fabuleux, tout réel, où
en est la source? D'où vient-il? Qui Ta montré
aux yeux ? Qui l'a raconté et constaté en traits
formels et positifs? Qui en a écrit non le poème,
mais l'histoire? C'est Hérodote.
Je vais le suivre.
IX
PINDAR
Il y a un grand poëte , un des plus extraordi-
naires, qui échappe à cette loi, c'est Pindare.
Par là aussi s'explique une des obscurités de
Pindare .
Il était déjà à la moitié de sa vie au temps des
guerres médiques ; il a vu l'invasion des Barbares,
et pourtant il n'y fait aucune allusion. Il ne les
célèbre nulle part ; il semble dire aussi :
Ton nom jamais n'attristera mes vers.
Gomment cela se peut-il ? Est-ce qu'il n'a gardé
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 41
aucune impression de cette époque qui devait tout
renouveler autour de lui ?
Je ne puis m'arrêter à cette idée. Je crois voir
que le silence de Pindare tient à une autre cause.
Sa ville chérie, Thèbes, avait déserté l'Hellade,
elle avait fait cause commune avec les Barbares .
Le poète thébain s'est imposé de ne rappeler par
aucun mot les victoires qui attestent la trahison
de Thèbes. Et qui n'aime mieux ce silence volon-
taire que les subtilités dont un homme de dé-
cadence n'eût pas manqué de se couvrir? Pin-
dare se tait sur les choses immortelles dont il a
été le témoin. Il n'en parlera pas, et ce silence
aura sa grandeur.
Il s'est interdit cette source sacrée, ne pronon-
çant pas même le nom de Salamine ou de Platée.
Par là, il a dû se renfermer dans le monde my-
thologique des demi-dieux. Il a fermé volontaire-
ment les yeux au spectacle des guerres de son
temps. Il s'est fait un monde archaïque où il
semble vivre et respirer seul avec les Hercule et
les Thésée , sans vouloir connaître les Léonidas
et les Aristide. Cela lui donne un caractère
étrange, unique entre tous les poètes de son épor
42 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
que. Cet éloignement volontaire fait de lui le
chantre des .siècles primitifs, anté -homériques.
Au milieu de l'âge classique, historique, il sem-
ble rentrer seul dans l'âge des héros fabuleux ,
centaures et minotaures.
Cependant, si je l'examine de plus près, je vois
que , malgré lui , Pindare est l'homme de son
temps. Par respect pour Thèbes , il ne parle
pas des guerres médiques, mais il en a le souf-
fle, je veux dire l'esprit de race. On voit qu'en
se refusant à rappeler ces guerres, il en a reçu
pourtant quelque chose ; c'est le sentiment géné-
ral de la nationalité, c'est l'Hellade (1).
Voilà le mot sacré qui a surgi des guerres mé-
diques et qui a passé dans les odes de Pindare.
Sans prononcer le nom des batailles ou des stra-
tèges de la guerre de l'indépendance, il a recueilli
ce qui en était l'âme. L'idée de la communauté
du monde grec, qui s'est révélé dans ces batailles,
a passé dans les vers de Pindare, alors même qu'il
se refuse d'en prononcer le nom. Il en porte le
drapeau : 'Eiuicpav&Tepov 'EXXaSi ™eé<rôai.
(1) Ce mot ne s'appliquait d'abord qu'à la Thessalie , dans
Homère.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 43
Entre Homère et Pindare il y a l'Hellade.
Pour Homère l'Hellade n'était qu'un coin de la
Thessalie. Vers les guerres modiques l'Hellade
est formée. C'est la race entière des Grecs ; et ce
sens est celui que Pindare donne à ce mot, con-
trairement aux temps primitifs.
Quoique Pindare ne prononce pas le nom de
Salamine et de Platée, je sens l'enthousiasme de
ces jours dans chacune de ses odes. Un enthou-
siasme qui n'ose se montrer pour le présent et
qui va chercher la haute antiquité pour éclater et
déborder à l'aise, voilà Pindare.
Il est impossible de comprendre Pindare si l'on
ne se représente pas la musique, les accords qui
faisaient la liaison, la transition des paroles.
Sous les vastes épithètes , j'entends malgré moi
les cordes vibrantes qui y plaquaient leurs ac-
cords et en prolongeaient l'écho.
Le mode Ionien ou Lydien devait marquer aussi
beaucoup de choses que les paroles ne pouvaient
démontrer.
Le ravissement d'une symphonie peut seule
donner l'idée de l'effet de Pindare dans sa lan-
44 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
gue. Il nous jette hors de nous, comme une sym-
phonie de Beethoven.
Si Pindare nomme Marathon, ce n'est pas pour
la bataille de Miltiade, c'est pour une coupe
d'argent, prix de la course, ou du disque, dans
les jeux d'athlètes, à la fête d'Hercule.
Pour avoir loué l'Athènes du temps de Thésée,
Pindare excita la jalousie de Thèbes, qui lui ôta
le droit de cité. Que serait- il donc arrivé, s'il eût
vanté l'Athènes du temps de Thémistocle et rap-
pelé la trahison de l'oligarchie de Thèbes ?
Pindare fait allusion à la bataille de Salamine
pour louer Égine, mais soudain il s'interrompt;
il en a déjà trop dit. t Car, dit-il, les victoires des
athlètes et leurs combats, ma lyre peut les célé-
brer sans crainte. »
Quel aveu ! et quelle clarté sur tout le reste (1) !
Comment ne l'a-t-on pas vu ?
En lisant Pindare, je ne puis m'empêcher de
penser qu'il a vécu dans le temps même où toute
la terre grecque retentissait de longs cris d'en-
thousiasme sur ses victoires. Je soutiens que ce
{4) Isthmiques, V.
VUE ET MORT DU GÉNIE GREC. 45
cri de la terre a passé dans les Odes de Pindare,
et que c'est là la vraie cause de ce délire sacré
qui le possède. Il n'était pas seul sur le trépied ;
toute la Grèce y était avec lui. De chaque lieu,
de chaque bouche, sortait le cri : Victoire !
Gommant <ce même mot, Victoire, n'aurait-il
pas courons chaque strophe de Pindare ? Il as-
sistait à cet enthousiasme $1 il ne pouvait en
parler. S'il lui arrive d# faire uœ allusion à la
bataille de Salamioe , il «'arrête aussitôt. Il se
rappelle la jalousie de Thèhes au bouclier d'or.
Mais ce sitaftce n'en est que plus frappant. L'âme
dm victoires de Salamine, de Platée f a passé
daoe ses vers, iop* même qu'il .s'absti^at de les
nommer.
Ecoutez attentivement ; vous mtendeez la voix
4e tout le pwpje Hetfénique, pleirç de ses triom-
phas 4ans l'ode à m vainqueur du disque ou <tu
pancrace. C'est cet accompagnement coatou de
la voix de la terre Hellénique triomphante qui
fait un des eachanteraentg de Pûadare.
Sans cet accord , »' espérez pas comprendre le
poëte. Tout reste mystère, obscurité chez lui.
Rien ne peut éteindre Pindare ; il survit dans
46 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
la traduction la plus imparfaite, comme à travers
le texte le plus altéré. L'âme du poète perce
tout, éclaire tout.
C'est une flamme qu'aucune obscurité de pa-
roles n'étouffe.
Qui le croirait? c'est après la victoire de Sa-
lamine qu'il se montre un moment [accablé de
douleur : Kat Ifà xafaep tfyvufxevoç (1).
C'est la première impression ; puis il pense au
rocher de Tantale qui avait pesé sur la Grèce
( c EXX<xSt), et il se prend à espérer; mais aussitôt,
comme s'il en avait trop dit, il efface ses traces
et remonte d'un bond aux guerres mythologi-
ques. Thèbes ne pourra l'accuser, et l'Hellade
aura été glorifiée du moins par ses vers : 'AtoX-
Il fait honneur au dieu de la délivrance de la
Grèce. Il ne nomme personne; par piété pour
Thèbes, il oubliera le nom de Salamine.
Il y avait beaucoup de choses et des plus gra-
ves, que Pindare avait dans le cœur et qu'il ne
pouvait dire. Il le déclare lui-môme.
(1) Isthmiques, VIII.
(2) Ibid.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 47
Comment n'a-t-on pas vu que ce sentiment
caché, refoulé, concentré des victoires de son
temps, est au fond de toute son œuvre, et ne se
trahit que par hasard, par intervalles. L'âme de
son époque vit tout entière dans ses Odes, et elle
y est transportée dans un autre âge. Elle n'en
résonne qu'avec plus de puissance.
Je crois entendre l'écho des guerres contem-
poraines médiques , qui va remplir les cavernes
des lions et des centaures de l'âge d'airain.
Quels effets prodigieux naissent de ce renver-
sement d'accords ! Ce sont les demi-dieux et les
Titans du monde naissant qui prennent l'âme des
combattants de Salamine et de Platée.
Aussi la joie des forts, des invincibles, cir-
cule-t-elle à pleins bords dans chaque strophe de
Pindare.
Si l'âme d'un peuple en fête a jamais été ren-
fermée dans un monument , c'est dans chacune
des Odes Olympiques, Néméennes ou Isthmiques.
Elles font de vous un héros pendant que vous les
lisez. C'est une fête, qu'aucune tristesse, aucune
défaillance du monde ne vaincra jamais. Goûtez à
*a vrc: et mobt du génie grec.
ce breavage des forts, vous en vivrez. (Test Famé
de FHellade eft tin jour (Fkéroïsme.
Tout l'art gf ee classique est né dans ce jour de
triomphe. Il porte au front le même rayon de Sa-
lamine. Il repose sur les mêmes assises inébran-
lables d'or et de diamant que les Dithyrambes
de Pindare et les Histoires d'Hérodote. Ces assi-
ses sont le sentiment des victoires de la race
grecque contre les Barbares.
X
ALCIBIADE.
Les louanges n'ont pas manqué de nos jours à
Alcibiade. Pourquoi? Il a été un des premiers
en qui a péri le sentiment de la nationalité de
l'Hellade, précurseur, initiateur des hommes de
décadence, type idéal de ceux qui n'ont plus de
patrie. La grâce, dans Alcibiade, tient lieu de
toute vertu. Il est aimable; nous lui passons
d'être odieux..
C'est le don Juan politique de l'antiquité.
L'endurcissement de don Juan dans la dernière
50 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
scène, c'est l'histoire d' Alcibiade, nature dé-
moniaque s'il en fut, couronné de roses et de
serpents. Ne soyons pas dupes des grâces de
l'enfer.
Il épouse Athènes et la trahit pour Sparte,
qu'il trahit pour le grand roi. Il conseille à Tisa-
pherne de briser les Lacédémoniens par les Athé-
niens, et ceux-ci par ceux-là, de manière à extir-
per la société grecque.
Au fond de ces grâces, de ces talents, de cette
puissance, que reste-t-il?Le séducteur de tout un
peuple. Que lui manque-t-il pour séduire aussi
notre temps ?
Il est le prédécesseur de ceux qui ont livré la
Grèce aux Macédoniens, les Macédoniens aux Ro-
mains. Il a la beauté des esprits infernaux.
On Fa comparé à Machiavel ; quelle différence !
Machiavel a gardé la nationalité, il veut faire une
Italie.
Alcibiade ne tient à rien qu'à Alcibiade. Il [ne
veut faire ni une Hellade, ni un Orient. C'est le
vide souriant où s'abîmera le monde antique.
Dans ce vide, point de vertige. La froide rai-
son, le calcul.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 51
Il fait décider l'expédition de Sicile, qui devait
perdre Athènes.
Dès qu'Athènes baisse , il la livre. Il a l'esprit
pratique.
Regardons bien. Au fond de cette politique, la
trahison est restée. Où est la grâce?
La vérité échappe à Plutarque dans un dernier
mot qu'il n'a pu retenir : c Alcibiade, dit-il, est
l'homme qui a le plus méprisé le bien et le
beau : 'OXtYtoporoiTto tou xaXou. »
XI
DÉMOSTHÊNES.
Démosthènes est encore tout plein des guerres
médiques. Il a gardé l'accent, le ton de comman-
dement d'un stratège naval ; il jette encore le cri
de Salami ne ou de Mycalè.
Chose plus importante, c'est l'esprit même des
générations contemporaines de Thémistocle qu'il
porte en lui. Pendant que ses adversaires poli-
tiques ont fait un pas dans la décadence et que
Tes petits calculs les envahissent, Démosthènes se
retranche dans la sagesse héroïque des temps
des Thermopyles et de Platée. Il parle avec Tau-
VÎË Et MORT DU GÉNIE GREC. 53
toritê de la grande époque qui a fait l'Hellade. Il
ne sait ce que c'est que capituler. Il ne mesure
les forces de l'ennemi que pour le mieux com-
battre, non pour lui céder. La résolution que les
ancêtres ont montrée contre Darius , il veut que
ses contemporains la montrent contre Philippe.
Pourquoi non?
Les armées innombrables des premiers n'ont
pas fait tomber les armes des mains des Grecs à
Marathon. Pourquoi celles de Philippe pourraient-
elles ce que n'ont pu celles de Darius ou de
Xèrxès ?
Anachronisme ! dites-vous. Il ne s'agit plus des
Grées de Marathon ou de Platée. Oui, sans doute.
Mais c'est cet anachronisme qui fera vivre à
jamais Démosthènes. Car il dominé ses contem-
porains, îl leur parle du haut d'un autre âge ; il
les retient sur la pente de la décadence.
îl veut donner à une génération défaillante
l'âme des générations passées, encore dans toute
leur grandeur.
Quand je compare Eschiiie et Démosthènes, je
vois dans le premier un homme de plain-pied avec
tous les petits calculs de son temps, et dans le
54 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
second un homme qui les domine et se rattache
aux héros.
Voilà la vraie grandeur de Démosthènes. Il n'a
pu changer le tempérament de son époque, ni
ranger en bataille de nouveau l'Hellade dans une
autre Platée.
Mais il a fait pour cela tout ce qui était à faire.
En vain dira-t-on qu'il eût été plus pratique de
se courber en silence. Cette sagesse ne prévaudra
jamais dans les grandes affaires humaines, et
encore aujourd'hui, il est bon qu'Athènes n'ait
pas mis tant de hâte à se donner au roi de Macé-
doine.
Démosthènes est le dernier qui ait fait appel à
l'Hellade. Après lui , ce nom ne sera plus pro-
noncé. C'est le dernier écho des grands jours. Il
s'est obstiné à espérer, à vouloir; il a évoqué
l'esprit de l'Hellade. Cet esprit n'a répondu que
dans Athènes, et comme au sortir d'un long som-
meil.
XII
PLUTÀRQUE,
Aussi, après Démosthènes, quel silence! quelle
stérilité ! . . - L'histoire même nous échappe en
partie.
Quinze ans après ce grand effort, Démétrius,
le fils d'Antigonus, l'un des généraux d'Alexandre,
arrive avec une flotte à Athènes.
Que reste-t-il de l'Athènes réveillée un mo-
ment par Démosthènes ? Athènes, à la vue d'un
général macédonien, se donne à lui. Et c'est ce
que Plutarque appelle : recevoir la liberté.
Cela ne suffit pas. Athènes pense qu'il est
56 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
habile de faire de Démétrius* son roi ; elle lui
donne la royauté.
C'est trop peu encore ; il serait plus habile de
le faire dieu ; elle le fait dieu. Mais ce mot est
encore trop modeste ; il faut dire dieu-sauveur.
Démétrius est déclaré , ainsi que son père,
dieu-sauveur, et les images de ces divinités sont
placées à côté de celles de Pallas-Athéné.
Mais, dans ce chemin il ne faut pas s'arrêter.
Un sage, un habile d'Athènes propose de déclarer
que Démétrius est l'oracle, qu'il faut s'adresser
en toute matière à lui comme à Apollon Pythien !
* Et tout cela, accepté, proclamé, dans l'Agora ,
quinze ans après les Pbittppiques 1
. Mesurez l'intervalle de pensée de Démostbèoes
à Plutarque ! La distance entre eux est incalcu-r
table. Dans Plutarque, le sentiment de la race
grecque a disparu ; ce n'est plus l'histoire d'une
nation ; ce sont quelques individus détachés,
cojnme des rameaux de la souche commune. Ils
sont là épars, sans aucun lien qui les rassemble;
et pour mieux marquer que l'esprit de race a
disparu, chacun des grands hommes grecs se
trouve associé capricieusement à un Romain; et
VIE JET MORT DU QÉNIE GREC. 57
ces groupes, formés presque au hasard, disent
assez que le monde grec n'est plus que pous-
sière.
De cette poussière, Plutarque se fait une argile
pour en pétrir quelques statues auxquelles il ôte
leur caractère, leur nationalité, en les unissant à
des hommes d'une autre race, souvent d'un autre
temps. (]Euvre de fantaisie qui trouble les souve-
nirs, et met à la place de l'histoire vivante, le
caprice.
Remarquez une chose bien plus étrange. Toutes
les fois que Plutarque voit la Grèce changer de
maître, il appelle cela retrouver la liberté.
Les Romains viennent les premiers après les
Macédoniens ; ils font la conquête de la Grèce
entière.
Plutarque acclame ces sauveurs. Il suffît à
Titus Flaminius de dire, par une politique raffi-
née, qu'il vient donner à la Grèce la liberté. La
Grèce le croit, et, dans ses fêtes, elle acclame ces
sauveurs, qui veulent bien substituer leur joug à
l'ancien joug macédonien.
Je consens bien à comprendre cette illusion,
ces espérances de la part de la foule. Ces hommes
58 VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
ont tant souffert ! Ils ont été si longtemps écrasés
par les successeurs d'Alexandre. Ils ne savent pas
ce qu'il y a d'artifice dans le langage des Ro-
mains; ils veulent espérer à tout prix. Je le con-
çois. Mais deux siècles plus tard , que dire de
Plutarque? Il n'a aucune des excuses des adula-
teurs de Titus Flaminius. Il a vu ce qu'est de-
venue la conquête de la Grèce par les Romains. Il
sait qu'Athènes a été mise à feu et à sang par
Sylla , Gorinthe par Mummius , la Béotie , sa pa-
trie, par ce même Sylla ; il sait qu'une heure a
suffi pour faire en Epire cent cinquante mille es-
claves de race grecque ; il sait surtout que, sous
l'invasion romaine, la nationalité grecque a été
extirpée; que les poètes, les orateurs, ont dis-
paru; qu'un silence de mort s'est fait dans cette
Grèce, qui avait été si longtemps l'orgueil et la
joie de l'espèce humaine.
Il sait tout cela, et il n'en répète qu'avec plus
d'assurance que les Romains de Titus Flaminius
sont venus généreusement donner la liberté à la
Grèce. Il l'avait déjà dit de Paul-Émile; il le ré-
pétera pour tous les Romains qui se donneront la
peine de fouler la race grecque.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 59
N'est-ce pas là un singulier vertige? ou n'est-ce
qu'une habitude de flatterie pour les vainqueurs?
Comme cette liberté ainsi accordée en paroles,
et écrasée en réalité, a toujours besoin d'être
sauvée, il se trouve à la fin que, pour Plutarque,
le sauveur des sauveurs est Néron. Car son con-
temporain Néron a paru dans les Jeux isthmi-
ques ; il y a disputé le prix du chant, comme un
simple rival de Pindare ; et par reconnaissance
pour ceux qui l'ont couronné, il a encore une
fois, lui aussi, donné la liberté à la Grèce !
C'est Plutarque qui l'assure, comme témoin
contemporain !
Et quelle nation, en effet, peut être plus libre
que celle à qui les Néron, les maîtres et les rava-
geurs , promettent , foi du serment > la liberté.
Je cherche comment des gens si avisés que
les Grecs ont si vite roulé dans le gouffre ; com-
ment l'esclavage, sous une autre race, s'est ap-
pelé si facilement l'indépendance. Et voici ce que
je trouve :
Nous n'avons pas l'histoire de ce changement
d'esprit; les éléments nous manquent pour la re-
60 VIE ET MORT DU GÉNIE GSPC.
trouver en des documents certains. C'est un de
ces cas où nous devons reconstruire l'histoire
morale d'yne r$ce d^ownes ; £t où la retrouve-
rons-nous, cette histoire? Dans la nôtre.
De Dénjosthènes à Plutarque, il s'est fait un
grand silence dans le monde grec. Pourtant,
dans l'Attique et le Péloponèse, les hommes con-
tinuaient de parler, sinon à la tribune, au moins
dans les marchés et les écoles. Que disaient-ils?
Chaque ville avait son sophiste. On Técoutait.
C'est cç lojig travail du sophisme que je voudrais
retrouver, car c'est lui qui entamait jour par jour
l'esprit grec, et qui l'a mis en poussière (1).
Jç pense que l'on a dû s'acharner dans les
premiers temps contre Démos.thèijies, et il a fallu
commencer par le déshonorer.
r
C'est ce que l'on a fait, en lui reprochant
d'avoir fui à Chéronée ; comme s'il pouvait rester
seul à soji rang de bataille quand l'armée était
dispersée.
Cette première invective a dû remplir les CQn-
versations des Athéniens convertis à la défaite,
(1) Où sont les cent mille hommes de Platée !
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 61
et Plutarque n'a pas manqué do ramasser ces
médisances, si bien qu'elles ont traversé les siè-
cles jusqu'à nos jours.
Après ce premier pas,
FN.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC
NOTES
DE
% M«« EDGAR QUINET
» : i .ta-
VtE BT MORT DU GÉNIE GREC
NOTES
4*— fa
PLAN DE L'OUVRÀGÊ
« Où rfie réfugier pour ne pas voir ce que je vois,
pour ne pas entendre ce que j'entends ? Je me réfu-
gierai sur un roc inaccessible, le monde Grec. J'en
montrerai là formation dans l'âge classique. »
Premières lignes de l'œuvre où s'est concentrée la
dernière pensée d'Edgar Quinet, le dernier battement
de son cœur. Elles expliquent pourquoi il a choisi ce
grand sujet, de préférence à d'autres plus intimes et
plus doux.
En janvier 1875 , trois ouvrages l'attiraient avec
une force égale : ses Mémoires, suite de VHistoire
de mes Idées, qîiô tôîis ses amis réclamaient, Vie et
More du Génie Grec, dont nous publions ici lô frag-
ment inédit et VHistoire de h Proscription.
66 NOTES.
Il a choisi c le roc inaccessible au découragement,
le refuge assuré à toute âme qui, en des temps agités,
a besoin de retrouver l'équilibre. »
Écrites d'une haleine le 19 et le 20 mars, ces pages
sont interrompues, le lendemain, par la maladie.
Samedi, 20 mars, il trace les derniers mots qui
nous restent de sa main. A une heure, il dépose cette
plume qui, pendant cinquante ans , n'a jamais servi
que la vérité, la patrie, la liberté. Six jours après,
ce grand cœur, ce grand esprit était enlevé à la
France, qu'il a si passionnément aimée.
Quelle douleur pour lui d'interrompre sa tâche !
Avec quel amour il y travaillait ! Ce devait être un
livre de paix, un monument élevé à l'esprit humain,
la plus haute ambition du penseur, de l'artiste. Oui, il
avait l'ambition sacrée de dépasser, comme œuvre
d'art, Y Esprit nouveau, et de c mériter tout le bien
qu'on en a dit. »
Peu de jours avant, il écrivait à un ami (1) :
c Savez-vous quel sentiment je trouve en moi ? Le
désir de mériter de telles paroles, le serment inté-
rieur de tout faire pour les réaliser, le devoir de ne
pas rester où j'en suis, de marcher, d'avancer, de ne
pas m'arrêter.
« Oui je me reprocherais désormais tout ce qui
n'est pas un progrès vers la lumière. Il ne m'est pas
permis de perdre un seul instant. »
Son dernier travail s'inspire de deux pensées : le
Génie hellénique et la France.
(1) Après le compte rendu de la Revue politique et littéraire
*ur V Esprit nouveau.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 67
Que ne puis-je esquisser au moins le plan de l'ou-
vrage , tel que je l'ai aperçu dans des entretiens trop
courts, trop rapides ! L'Assemblée dévorait son temps;
les plus graves soucis agitaient son esprit.
Par moments, quand ses appréhensions patriotiques
devenaient trop vives , il s'écriait en souriant : Par-
lons d'Hérodote !
C'était devenu un mot d'ordre.
Pour maintenir dans son âme la sérénité et l'es-
pérance, il s'absorbait dans l'historien immortel qui
avait eu le bonheur de raconter Salamine et Platée.
Ces deux grandes journées rayonnaient encore pour
lui au-dessus de nos défaites et illuminaient le plus
lointain avenir. La victoire du Génie hellénique sou-
tenait son cœur très-haut et devait être éternelle-
ment féconde, car il inéditait une œuvre qui ratta-
chait harmonieusement les destinées futures de notre
France au triomphe de la civilisation d'Athènes.
Lorsqu'il m'en parla pour la dernière fois, ce fut
avec un accent extraordinaire. Lui, toujours maître
de sa physionomie et de ses sentiments, il ne pouvait
les dominer à la pensée de la patrie sauvée, délivrée.
L'éloquence, l'enthousiasme de cet entretien m'an-
nonçaient une œuvre bénie, mais aussi tout un monde
de préoccupations.
Hélas ! je me rappelle moins ses paroles textuelles
que l'émotion avec laquelle il abordait ce grand sujet.
Les agitations politiques, la fièvre qui le minait
déjà, à son insu, ébranlèrent chez lui, dans les der-
niers temps , cet imperturbable calme de la force. Car
jamais âme ne sut mieux se maîtriser en toute cir-
constance et conserver cette paix intérieure qui don-
nait à sa physionomie, à sa parole, tant de sérénité.
En parlant d'héroïsme antique, les larmes voilaient
ses yeux, sa voix. Il lui était impossible de pro-
68 NOTES.
noncer de sang-froid les noms de Salamine et de Platée.
Certains discours vraiment sublimes d'Hérodote lo
remuaient si profondément qu'il s'écria d'une voix
étouffée en se couvrant le visage de ses mains : « Non,
je ne puis achever. »
Surprise, inquiète, je l'écoutais, tantôt heureuse de
ses projets, tantôt alarmée en voyant une telle dé-
pense de forces dans les rares moments consacrés
au repos.
Cette sourde appréhension m'ôtait le recueillement,
la concentration d'esprit avec lesquels j'écoutais ha-
bituellement les pensées qu'il m'a confiées pendant
vingt-quatre ans.
Il ne Usait presque plus que des textes grecs. Ce
fut sa principale lecture tout le mois de janvier. On
lui avait prêté de la bibliothèque du palais Bourbon
les deux volumes édités par Kreutzer. Un jour il me
dit : « Je suis désolé d'avoir terminé mon Hérodote.
Quel livre le remplacera? » Et il en avait tant de re-
grets, que ne pouvant se résoudre à s'en séparer, il
se réduisit à lire jusqu'aux commentaires des gram-
mairiens d'Alexandrie, qui n'aimaient pas Hérodote,
disait-il.
Ce môme joui» il commença à prendre des notes.
Je croyais son travail plus avancé, tant ses conver-
sations étaient riches, abondantes de faits et de ré-
flexions. Malheureusement il en fut détourné toute la
semaine par les discussions des lois constitution-
nelles et par le pronunciamiento d'Espagne. Et maintes
pages sur la politique versaillaise remplirent le cahier
destiné au Génie grec.
Il avait une hâte extrême d'achever ce nouveau
livre. Débordé par le temps , par les occupations ,
même le soir , en rentrant de l'Assemblée , il ébau-
chait au crayon les pensées tumultueuses qui jail-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
lissaient de son ooerur ; ces notes» il les développait
le lendemain. Lui, dont la sagesse savait refréner
jusqu'à l'ardeur du travail, cette fois la passion l'em-
porta ; le 80 mars il écrivit toute la matinée e't d'un
trait les quatre chapitres sur Pindare, Alcibiade, Dé-
mosthènes et Plutarque.
Il y mit une telle fougue» qu'en entrant dans sa
chambre, je lui trouvai la voix complètement éteinte.
Il me répondit en souriant t « Oui, je crois avoir
trop travaillé aujourd'hui. »
Et il s'arrêta à la ligne commencée : Après ce pre-
mier pas
Son prôôédé de trâvâtl était celui-ci ! Il couvait très-
longtemps sa pensée ; elle se développait et mûrissait
pendant ses méditations silencieuses, surtout dans ses
promenades.
S'il rompait le silence , s'il racontait ce qui l'avait
absorbé, c'était le signe qu'un chapitre allait éclore
dans là journée,
Il n'écrivait pas toujours lé plan de l'ouvrage à l'a-
Vànce, et ee contentait de l'ébaucher en esprit. Mais
une fois arrêté , il l'observait scrupuleusement, avec
f ordre logique et l'harmonie , condition de sa nature.
Lorsque la conception du tableau était bien dis-
tincte et que l'exécution matérielle allait commencer,
il se donnait le plaisir de suivre un peu sa fantaisie
et d'écrire les divers chapitres selon l'inspiration de
l'heure. Tel ohapitre qui devait figurer en tête du
livre était quelquefois terminé le dernier.
Il faisait comme certains peintres qui se réservent
les figures du premier plan et achèvent d'abord celles
que leur imagination a évoquées capricieusement avant
toutes les autres.
70 NOTES.
Ainsi de ce fragment. Il y a peint Hérodote, Pin-
dare , Eschyle , Alcibiade , Démosthènes , Plutarque.
Mais que d'autres figures ne verront pas ici le jour!
Les' amis d'Edgar Quinet reconstruiront en esprit
Pœuvre dont il ne reste , hélas, qu'un fragment.
Ces douze chapitres publiés textuellement, tels
qu'il les a laissés, quelques notes inédites, ses con-
versations sur Pindare et sur Plutarque, ses récits
d'Hérodote que je résume, m'aideront à faire entre-
voir le plan.
Le 4 mars, il me raconta la bataille de Platée,
l'invocation du général Pausanias à la déesse Héra,
la prise d'Athènes par les Perses. Il me décrivit
Salamine. Il en avait approché en 1829, dans son
expédition de Morée.
Que d'idées belles et fécondes j'entendis ce jour-
là ! Que n'ai-je pu les recueillir comme jadis dans la
solitude de l'exil !
Le 12 mars, en se réveillant, il parla de Pindare
avec un élan extraordinaire. Il venait d'apercevoir, au
rayon naissant du matin, pourquoi le divin poète n'a
jamais prononcé le nom des victoires helléniques,
lui, le chantre de la victoire. Quel en est le motif?
Personne ne l'a démontré, personne n'a même re-
marqué ce silence.
Pindare est Thébain. Il ne pouvait, sans déshono-
rer sa patrie, rappeler les guerres médiques dans
lesquelles Thèbes se rangea du côté des Perses. Ce
rôle odieux de Thèbes force Pindare à taire les vic-
toires de Marathon, des Thermopyles, de Salamine, de
Platée et de Mycale. Il se réfugie dans la poésie de
l'époque fabuleuse qui lui donne l'air d'un contempo-
rain d'Hésiode, lui, qui vivait du temps de Léonidas,
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 71
d'Aristide, de Thémistocle. Pindare était âgé de qua-
rante ans lors de la bataille de Salamine.
Le 14 mars, de grand matin, nouvel entretien sur
Pindare. Cette puissance d'abstraction, cette faculté
de se concentrer dans une pensée tout à fait étran-
gère aux préoccupations passionnées de la politique,
m'a toujours étonnée.
Il était transporté à l'idée de la prodigieuse har-
monie de Pindare. Et comme je fis cette réflexion ;
une traduction même ne peut voiler cette harmonie,
il s'écria : « Ne peut éteindre cette harmonie, car c'est
une flamme. Rien ne résiste à une ode de Pindare,
aucune tristesse, aucun chagrin. »
Et il répéta avec enthousiasme, en souriant, un
vers souvent cité pendant le siège de Paris : « Il
s'élance, il franchit l'espace... On le couvre de couron-
nes; sous ses pas la terre est jonchée de fleurs ...
Mais déjà, combien de fois, avant ce triomphe, n'a-
vait-il pas été porté sur les ailes de la Victoire ! *
Le lendemain, il revint* encore à ce que nous ap-
pelions notre statue antique ; nous lui cherchâmes un
nom. En examinant divers titres, il s'arrêta à ce-
lui-ci : Vie et Mort du Génie Grec.
Son étude sur Hérodote devait former la trame de
l'ouvrage.
L'idée fondamentale, la voici : De la victoire de
Salamine et de Platée sont nés tous les chefs-d'œuvre
de la Grèce.
Il voyait cette auréole de la victoire, non-seule-
ment dans les tragédies, les hymnes, mais dans les
histoires, les harangues et jusque dans les sculptures
de la Grèce victorieuse, sur le front du Jupiter pan-
hellien, sur la Pallas-Athéné, dans le sourire triom-
phant de la Vénus de Milo, et même dans l'élan du
78 NOTES.
Gladiateur» « oe combattant de Marathon », qui a pour
mot d'ordre : l'Hellade.
Tout le génie national de la Grèce émane de l'hé-
roïsme. Il n'a pas élé comme ailleurs l'éblouisse-
ment d'un moment. Le rayonnement est continu. « La
Grèce n'a point renié l'image qui lui a été révélée. Au
contraire, elle a fait du poëme une vérité, de la fie-
tion une réalité, du pressentiment une histoire (1) , *
Hérodote écrit en plein triomphe ; autour de lui,
tout un peuple en fête célèbre la victoire de l'Hel-
lade aur l'Asie. L'historien de nos jours, au contraire,
décrivait en pleine défaite un passé glorieux.
Pour garder l'espérance, il la plaçait très-haut, dans
la vitalité indestructible du peuple.
Hérodote est impartial envers les vaincus, sans
haine contre l'envahisseur, puisque toute lutte aboutit
à la victoire de la Grèce, Il est le premier qui s'ins-
pire de Salamine et de Platée, mais l'enthousiasme
de ces journées illumine la vie nationale et fonde l'u-
nité grecque.
Dans les temps modernes, un fait semblable se re-
nouvelle. Nous avons eu aussi nos Thermopyies dans
les détilés de l'Argonne ; nous avons eu nos I-iéonklas,
nos Aristides , nos Miltiatles , qui, par les victoires
matérielles, en conservant nos frontières intactes,
ont préparé les victoires de l'esprit nouveau.
Nos Pisistratides^ réfugiés dans le camp des Bar-
bares, n'ont pu ramener l'ancien régime, grâce aux
volontaires de 92.
-r^f^^m^m—^ ... i » . .i iii — ^^ m*^*^*^^^
{i\ Génie des religions.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 78
Les vrais fondateurs de la civilisation moderne,
ce sont les héros ; ils ont facilité la tâche des législa-
teurs, ils ont inspiré les artistes, ils ont préparé le
berceau d'une société nouvelle.
Les immortelles créations de la Convention portent
aussi au front la flamme jailiie des combats de Sam-
bre et Meuse et des lignes de Wissembourg. Elle
rayonne dans le Code civil, dans nos musées, dans
toutes les institutions émanées du génie civilisateur
de la Convention, et cette lueur s'est projetée sur la
démocratie de nos jours et dans toute œuvre belle de
nos grands écrivains.
L'héroïsme dans la vie et dans l'art, tel est aussi
l'avenir de la France républicaine.
C'est l'unité de race et de langue, mais plus encore
le patriotisme, qui met les Grecs en ligne à leur rang
de bataille pour couvrir l'Hellade. Là s'est formée
l'unité grecque ; la véritable unité française a aussi
pour origine la défense des frontières, la défense des
droits de l'homme, les victoires du Code civil.
L'indissoluble unité est tout entière dans l'esprit
de liberté. « Mes compatriotes, disait Edgar Quinet,
sont ceux qui s'iuspirent de la grande Révolution,
ceux qui lui restent fidèles dans les actes, dans les
règles de la vie. »
L'accord de l'héroïsme et de la sagesse est une des
vérités sur lesquelles il insiste le plus dans Vie et
Mort du Génie Grec,
Les hommes de la Révolution ont compris comme
l'antiquité la sagesse de l'héroïsme.
L'argument glorieux, c'est la folie des Thermopyles,
la folie du défilé de l'Argonne. N'y renonçons pas ,
disait Edgar Quinet. Ne nous bornons pas à invoquer
les dates de 89 et de 92, mais gardons l'âme de cette
époque, qui enfanta le droit moderne et des œuvres
74 NOTES.
impérissables. Tâchons de les égaler et même de les
surpasser.
Il faut, s'écriait-il, perpétuer, renouveler les gran-
des actions du passé en toutes choses, non par une
stérile imitation de formules, mais en s'inspirant au
foyer des hautes pensées. Que le sculpteur, le pein-
tre, le poëte, le penseur invoquent la vérité, comme
le général lacédémonien invoquait la déesse au matin
de la bataille de Platée. . .
Gomme je t'invoque, ô mon maître! moi, si dé-
pouillée de toute inspiration autre que ma piété et ma
douleur !
Je crois que l'ouvrage devait être divisé en deux
parties. La première : Vie du Génie Grec. La se-
conde : Mort du Génie Grec.
Dans la première partie, il eût groupé ensemble,
comme dans un bas-relief antique, comme sculptures
du bouclier sacré de la Grèce, ces divines figures qui
la protègent à travers les siècles après l'effondre-
ment de la patrie : Hérodote, Eschyle, Sophocle, Eu-
ripide, Pindare, Phidias, Périclès, Socrate, Platon,
Xénophon, Thucydide, Démosthènes, génies émergés
dans la lumière des victoires helléniques ou qui en
gardent le lointain rayonnement.
Puis, dans la pénombre, il eût réuni Plutarque, Po-
lybe, Pausanias, Strabon, Lucien, Théocrite et le glo-
rieux esclave Epictète.
Il eût montré l'inspiration si différente des uns et
des autres ; comment la gloire ou l'humiliation d'une
patrie asservie ou triomphante influe sur le génie de
ses poètes, de ses historiens, de ses philosophes.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 75
11 eût montré le déclin rapide d'une nation qui re-
nonce aux principes où s'alimente la vie morale.
Entre ces deux époques, sur les confins du monde
lumineux, il place une figure charmante et terrible,
' véritable génie de transition entre la vie et la mort,
et qui le préoccupait avec un intérêt passionné. Je
veux dire Alcibiade.
Il eût montré l'obscurcissement des consciences du
temps de Démosthènes.
Démosthènes arrête un moment la chute de son
pays ; il se retranche dans la sagesse héroïque des
ancêtres. Comme eux, il a horreur des capitulations,
des petits calculs, il pratique l'héroïsme dans l'ac-
tion et dans la parole. Malheureusement, il ne réussit
pas à donner à ses contemporains l'âme des généra-
tions de Salamine et de Platée ; lui seul fut aussi
grand que ses héros.
Il succombe, et après lui le Byzantinisme com-
mence dans sa forme première : l'esprit alexandrin.
Les subtilités des hommes de décadence rempla-
cent les victoires de l'esprit de vie. Plus de conquêtes
en pleine lumière ; les habiles tournent les difficultés,
escamotent la lutte et le triomphe. L'intrépidité des
caractères est remplacée par le savoir-faire.
t Qu'est-ce que Démosthènes? Le suprême effort
de l'esprit grec, athénien, contre le cosmopolitisme
macédonien, oriental, asiatique. Alexandre a vaincu
l'Orient. Mais après? L'esprit oriental a tué l'esprit
grec (1). »
Après Alexandre et la lignée des généraux macé-
doniens, on voit apparaître une Grèce asiatique, cette
monstruosité tant redoutée qui s'était toujours brisée
contre 7a lance dorienne.
(1) Note inédite.
76 NOTES.
L'Asie vaincue une première fois à Troie, la Grèce
reçoit pour trophées V Iliade, les héros d'Homère, qui
transfigurent le monde.
L'Asie vaincue une seconde fois A Marathon, à Sa-
lamine, à Platée, à Mycale, l'épanouissement du génie
grec couvre la terre de sa floraison immortelle. Il
atteint son apogée dans le siècle de Périclès.
Philippe triomphe de la Grèce à Ghéronée, et de
cette défaite à jamais lamentable est née la civilisa*
tion macédonienne, mère du byzantinisme.
En étudiant les temps de Démosthènes à Plutarque,
Edgar Quinet analysait le travail des écoles, des so-
phistes, qui mit en poussière l'esprit grec.
Après l'acharnement contre Démosthènes, les mé-
disances d'Eschine, l'accusation d'avoir fui à Ghéro-
née, après ce premier pas (1), on parvient à entamer
jusqu'aux principes. On tourne en raillerie le de-
voir, l'héroïsme, la patrie, la nationalité; les mots
changent leur acception naturelle ; on en arrive à prê-
cher la divinité d'Alexandre et on finit par appeler
liberté l'horrible état de la Grèce livrée à la férocité
de Sylla et de Néron.
C'est avec un procédé scientifique nouveau, Pana-
tomie comparée de l'histoire, qu'Edgar Quinet veut
reconstruire un passé mort :
« On a pu restituer sur un débris d'ossements
tout un monde antédiluvien. Sur quel débris con-
struirons-nous le monde antique? Sur nous-mêmes. »
« Les invasions de 1814 et de 1815 ont fait connaî-
tre les migrations des races. Les événements nou-
(1) Derniers mots du fragment, voyez page 01.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 77
veaux ont expliqué les révolutions de l'antiquité (1). »
Cette anatomie comparée historique peut nous aider
aussi à rétablir la vérité des faits dénaturés par
Plutarque.
Vingt ans d'Empire nous ont appris qu'il est aisé
de frauder l'histoire, d'égarer le jugement de la pos-
térité. On fait croire à la volonté de tout un peuple,
quand c'est une faction seule qui impose sa volonté
par la violence.
On a vu cette méthode à l'œuvre. Le despotisme
crée une opinion factioe que le pays subit, la croyant
émanée de lui-môme.
Il en était ainsi du temps de Plutarque. Lorsqu'il
nous montre la Grèce élevant des temples à ses
bourreaux, à César, c'est absolument le procédé du
2 décembre. Son élu du peuple est sacré par la ter-
reur, les prétoriens, le plébiscite.
« Après la défaite des Athéniens par Antipater, un
des généraux d'Alexandre, vingt-deux mille Athéniens
sont envoyés en Thrace comme colons. Athènes reçoit
une garnison macédonienne. Depuis ce temps, qui-
conque veut asservir les Grecs leur promet 1* liberté.
Déinétrius, fils d'Antigonus, l'impose de deux cent cin-
quante talents, une nuit, pour la courtisane Lamia (â). »
L'asservissement de la patrie consommé, l'invasion
acceptée, il ne reste plus d'histoire nationale, mais
une exhibition d'art, un musée historique, une corn*
position de littérateur. Plutarque enchaîne ses héros
deux à deux à travers les temps et les races les plus
opposées. Ses choix ne sont pas déterminés par l'af-
finité des caractères, par l'identité de situation ; l'es-
(1) Note ioédilo d'Edgar Quinet, 1852.
(2) Ibid.
78 NOTES.
prit politique en est absent, la moralité surtout. La
dernière étincelle de patriotisme semble éteinte. Les
mots remplacent les actes.
Les faits les plus sanglants, l'humiliation la plus
honteuse, les déchirements les plus cruels désolent
la Grèce : guerres intestines, trahisons, capitulations,
exterminations, violences de la tyrannie, Plutarque se
refuse à les voir, à les sentir. Il se contente des for-
mules.
A ses yeux, «l'envahisseur romain vient donner la
liberté à la Grèce. Flatterie pour les vainqueurs, du-
perie pour les vaincus. Et la conséquence extrême
de ce byzantinisme naissant est de couronner aux
jeux isthmiques l'opprobre du genre humain. Néron
remporte le prix du chant. « Il a bien du talent. » Cela
suffit.
La Grèce du temps de Plutarque est symbolisée
par cette couronne , prix du vainqueur, décernée au
monstrueux César dans l'arène immortalisée par les
hymnes et les héros de Pindare.
Cette transformation du tempérament grec, ce divin
génie complètement dénaturé, n'est-ce pas là un en-
seignement éloquent?
« Alexandre acheva la victoire de l'Occident sur
rOrient. L'esprit grec triompha, mais il n'y eut plus
de Grèce. On vit errer solitairement de grands
hommes à la place des peuples. Thèbes fut tout en-
tière dans Épaminondas.
« C'est le temps de Plutarque. Dans son récit,
surgissent Tune après l'autre de grandes figures
isolées, sans nulle relation les unes avec les autres,
comme si le fond même qui les unissait d'abord s'était
évanoui. Plus d'Etats, de peuples, d'institutions; plus
de continuité dans le récit. Vous sentez à chaque
ligne que la société qui liait ces vies éparses a cessé
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 79
d'être : nobles statues qui toutes ont pour piédestal
commun le tombeau de la Grèce (1). »
Les hardis rénovateurs de l'histoire ont dévoilé
dans Plutarque des côtés encore inaperçus. C'était
Thistorien idéal pendant la grande Révolution. Giron-
dins, Jacobins, Montagnards, se modèlent sur un type
des grands hommes ou s'en inspirent; chacun cherche
son ancêtre.
Dans la tourmente révolutionnaire, l'heure n'était
pas aux méditations, à la philosophie de l'histoire. Le
parallèle des grands hommes suffisait à ces âmes
éprises de grandes actions.
Le progrès de l'esprit critique, une morale his-
torique plus austère et plus pure, montrent sous un
jour nouveau l'historien qui voyait dans Néron le libé-
rateur de la Grèce. Et c'est encore une de ces véri-
tés que l'on doit revendiquer pour l'enseignement du
Collège de France.
Mais , dira-t-on , ce jugement est trop sévère.
N'est-ce pas surtout par Plutarque que le sentiment
de la valeur individuelle, principe de l'héroïsme, a été
transmis à la Renaissance et aux temps modernes ?
Il est vrai, Plutarque a eu cette bonne fortune : ses
héros ont fait sa gloire. Le choix des sujets, la forme
accessible, Pont popularisé plus que Tacite. Le rap-
prochement de ces deux noms rend plus évidente
l'équité du jugement. Tous deux ont vécu sous Né-
ron. L'un a écrit la vie des plus grands hommes,
de ceux qui, par leurs vertus et leur génie, honorent
la nature humaine. L'autre s'est occupé des plus hi-
deux, des plus monstrueux caractères, de ceux qu
ont déshonoré la nature et la langue humaine.
(1) Génie des religions.
80 NOTES.
Ches Plularque , conteur de talent , la fibre du pa-
triotisme et de la liberté semble morte.
Tacite, au contraire, reste à jamais le bréviaire des
grandes âmes.
Sur le seuil de l'antiquité expirante , Edgar Quinet
voyait le précurseur d'un monde nouveau, le révé-
lateur du vrai. Oui , il y a dans ce fait un symbole
sublime. Epictète, l'esclave affranchi y c'est l'avéne-
ment du peuple, d'une religion de justice. Une pensée
régénérée succède à l'immoralité des vieux tyrans
célestes et à l'aristocratie corrompue de l'Olympe.
La pensée dTSpictète devait être le final de cette
symphonie héroïque du génie grec. Elle commence
à Marathon par le clairon de la victoire , et finit par
un accord d'une paix divine.
^*
GUERRES MÉOIQUES
I
HERODOTE.
Immense difficulté d'aborder ces redoutables oues-
tions qui semblent épuisées par l'érudition des siè-
cles et par toutes les littératures ! Elles étaient réser-
vées à celui qui avait le don de tout rajeunir en
découvrant les aspects ignorés, les sources nouvelles
des choses.
Dominée par le souvenir des moments solennels,
où il me parla de la Vie et de la Mort du Génie
Grec, ce sujet m'est devenu trop sacré, trop dou-
loureux pour pouvoir l'étudier avec quelque liberté
d'esprit.
C'est dans les œuvres antérieures du maître que je
chercherai sa pensée sur Hérodote et Thucydide.
Il ne s'est point occupé des guerres médiques et de
leur historien dans la Grèce moderne. Ecrit en 1829-
1830, au milieu des barbaries de la guerre turque et
de la plus affreuse détresse, cet ouvrage ne pouvait
82 NOTES.
refléter le souvenir des époques brillantes de la so-
ciété grecque. « Dans un monde redevenu primitif par
l'effet du carnage et de la déprédation, je n'aurais pu,
dit-il, parler de Périciès, de Sophocle, de Socrate. »
Il y revient quarante-cinq ans plus tard. Mais déjà,
en 1839, Edgar Quinet écrivait sur Hérodote une page
dont l'esprit s'harmonise parfaitement avec celles qu'il
a tracées dans les derniers jours de sa vie :
« Comment a-t-on pu un instant ne voir dans Hé-
rodote qu'un Froissart d'Ionie? C'est enfermer une sta-
tue du Parthénon dans une châsse féodale. Il ne raconte
pas seulement les actions des hommes, mais aussi les
œuvres de la nature, ce qui fait que son histoire tient
plus encore de la Genèse orientale que de la chro-
nique du moyen âge. Sa curiosité s'éveillant à la fois
sur tout ce qui l'entoure, il trace le cours des fleuves
en même temps qu'il suit les migrations des peuples.
Avec un étonnement candide, il sort de son pays, il
va toucher de ses mains les peuples, les objets étran-
gers qu'il mêle dans son récit , où se mirent les peu-
ples naissants dans un monde naissant. Et ce qui
donne à son œuvre le caractère de l'épopée, ce n'est
pas tant cet accord de la nature et de l'humanité que
la marche et le plan qu'il suit à son insu. Quand les
modernes se vantent d'avoir inventé la philosophie de
l'histoire, ils oublient de dire que le désordre d'Hé-
rodote cache un enchaînement d'autant plus profond
qu'il se dérobe en partie à l'écrivain. D'abord il n'est
rien qu'un voyageur, un pèlerin païen qui va errer
de temple en temple. Il pénètre au sein des sociétés
orientales, où il reconnaît les traditions de son pays.
Quoique très-pieux, il y a déjà autant de curiosité que
de religion dans le fond de son esprit ; quoique Dorien
par l'origine, il s'orne des fleurs du dialecte et de
Tordre ionique. Partout il visite les prêtres, mais il
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 88
ne se contente pas comme eux de prier et d'adorer.
Il les interroge ; partagé entre la crédulité et une sorte
de scepticisme inné, souvent il n'admet qu'une partie
de leurs récits. Il les pèse, les juge. C'est le génie de
la critique qui , avec toutes les apparences de la can-
deur, s'introduit pour la première fois dans les sanc-
tuaires orientaux. Les vers des oracles qu'il mêle çà
et là à sa prose proclament eux-mêmes une religion
politique toute pareille à la réforme de Pindare et
d'Eschyle. D'ailleurs aucun plan ne semble encore
régler sa marche. Longtemps il vous promène dans
la Perse et dans Babylone , dont il décrit la splendeur
fabuleuse. Il vous fait monter avec lui sur les vastes
murailles de briques et jusqu'au sommet du temple de
Bel.
« De là il vous ramène dans la vallée d'Egypte. Vous
entrez dans le labyrinthe, vous touchez les pyramides,
vous mesurez cette civilisation qui était déjà à son dé-
clin. Jusqu'à ce moment vous n'avez suivi qu'un voya-
geur capricieux. Voilà que l'historien va se révéler.
Après qu'il vous a fait peser, en quelque manière,
l'énorme fardeau de ces empires, après que votre
imagination est accablée de leur puisssance, que vous
en avez compté les richesses, les provinces, les villes,
vous voyez peu à peu ces provinces , ces Etats , ces
royaumes se réunir sous la main de Darius, de Xerxès,
en une force unique, qui se déchaîne à l'improviste
sur le berceau de la société grecque. Plus vous avez
été retenu longtemps en Asie, errant sans dessein
dans ces vastes contrées , plus aussi cette conclusion
est frappante lorsqu'elle se découvre. Vous avez com-
mencé par reconnaître les limites extrêmes de l'ho-
rizon de l'antiquité, Suse, Babylone, Persépolis,
Memphis, Thèbes, la Scythie; puis le cercle se res-
serre : vous entendez comme un écho lointain de la
6
84 NOTES.
Grèce résonner les rivages de l'Asie -Mineure, et ces
petites révolutions des villes doriennes qui donnent
le signal. Puis l'enceinte se rétrécit encore. Cet Orient
dont vous venez de compter les peuples dans un dé-
nombrement homérique, se précipite tout entier par
THellespont , sur cette Grèce naissante que l'écrivain
vous a nommée à peine, tant elle est faible et obscure.
Gomment résistera-t-eiie au choc de l'Asie ? Voilà la
première pensée qui s'élève, et c'est ainsi qu'en res-
serrant toujours son horizon, Hérodote vous conduit
au défilé des Thermopyles. Quand il vous l'a fait fran-
chir, entraînant toujours après lui ces peuples qui
tarissent les fleuves sous leurs pas, il vous amène à
Salamine. Tout vous semble perdu. La veille même
de la bataille , les généraux sont près de se disperser
devant cette apparition de l'Asie dont votre esprit est
obsédé; car, par ce long détour, vous sentez bien
qu'il ne s'agit pas seulement du destin d'un empire,
mais d'une bataille où l'humanité est en jeu. Enfin,
lorsque les statues des demi-dieux ont été couronnées
au soleil levant , que la bataille est gagnée , que cet
immense péril, si lentement accumulé par l'historien,
est pour jamais dissipé, que les noms de Platée, de
Mycale, s'ajoutent à celui de Salamine, et que l'Orient
s'est brisé contre la lance dorienne, quel est le senti-
ment qui subsiste après tous les autres ? Celui d'un
miracle accompli par l'héroïsme de l'homme. C'est le
faible qui l'emporte sur le fort, c'est le droit qui triom-
phe de la violence. L'art a surpassé le nombre, la
pensée la matière. La première victoire de l'esprit sur
le destin oriental, voilà le dénouement (1). »
(1) Génie des religions.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 85
Dans son immense enquête à travers les siècles, à
travers les contrées les plus éloignées, ce qui sou-
tient le père des historiens, c'est la volonté de « pré-
server de l'oubli » les actions merveilleuses accom-
plies dans les guerres des Hellènes et des Barbares.
Lies motifs de cette guerre, quels sont-ils? Bien
ayant le siège de Troie, la beauté d'une Hélène a mis
aux prises deux peuples. C'est une jeune iille ar-
gienne, Io, enlevée par les Phéniciens; c'est une phé-
nicienne, Europe, enlevée par les Grecs ; troisième
rapt, celui de Médée.
Ainsi le grave Hérodote place au berceau de l'his-
toire, comme origine lointaine des guerres médiques,
les enlèvements de femmes. Cette explication natu-
relle, Edgar Quinet la trouvait confirmés par une cou-
tume asiatique qui a persisté de nos jours, l'enlève-
ment des Circassiennes par les Turcs.
Ce ne sont plus des inductions philosophiques,
mais des vues puisées dans les faits.
« Hérodote n'est pas seulement un Froissard. Déjà
perce l'esprit de critique ; il est ingénu et observateur.
11 admire et il doute. Puis, il sait penser ; il est au
besoin précis, bref, serré. Dans sa comparaison de
la Démocratie, de l'Oligarchie et de la Monarchie, il y
a déjà la langue d'Aristote et de Montesquieu.
« Que d'expérience et de savoir politique !
« Tout cela mis en scène, non pas seulement par une
théorie, mais un débat public dans une assemblée
délibérante, une agora orientale (1). »
(1) Note inédite d'Edgar Quinet (1875).
86 NOTES.
« Une traduction d'Hérodote, dans une langue acadé-
mique comme celle de Larcher, lui ôte sa grâce, sa
fleur. Il faudrait une langue mêlée à la fois de moyen
âge et de renaissance (1). »
Que de fois cette réflexion me reviendra! Quelle
différence entre le texte d'Hérodote tel qu'Edgar
Quinet me le traduisait, et les citations auxquelles je
suis réduite !
•
Entrons maintenant dans l'arène des luttes helléni-
ques. « Le faible contre le fort, le petit contre l'im-
mense. » Spectacle sublime, qui répandait ses forti-
fiantes consolations sur les derniers jours d'un sage.
(1) Note inédite d'Edgar Quinet (1875).
II
DISCOURS DE DEMARATE.
Voyez ces villes divisées, révoltées, de dialectes
différents ; au moment du péril, à la voix des hérauts
d'Athènes, elles courent à la défense commune. La
loi superstitieuse qui défend aux Lacédémoniens de se
mettre en marche avant la pleine lune diffère, il est
vrai, leur départ, mais ils répareront ce retard avec
une célérité qui étonne Hérodote ; ils franchiront en
trois jours la distance qui les sépare de Marathon, ils
se transporteront sur le champ de bataille pour con-
templer les monceaux de cadavres des Mèdes. Les
habitants des îles et les Thessaliens, que les Perses
entraînèrent avec eux de force, se vengent en les
massacrant dans la fuite. Thèbes, seule, n'échappe à
aucune excuse. Nous verrons plus loin comment elle
fut châtiée.
De ce mélange d'héroïsme, de superstition et d'es-
prit politique, ce qui se dégage, ce qui l'emporte sur
88 NOTES.
le reste, c'est l'héroïsme ; il sauve la liberté et fonde
la cité. Quand Miltiade gagne la voix de l'archonte
qui préside aux sacrifices, c'est pour hâter la bataille
de Marathon, assurer la victoire. Quand les Alcmaeo-
nides engagent la Pythie, à force d'argent, à proposer
aux Spartiates, qui venaient la consulter, de rendre
la liberté aux Athéniens, ils renversaient la tyrannie
et délivraient la patrie.
Hérodote montre plus d'admiration pour ce procédé
que pour l'action libératrice d'Harmodius et d'Aris-
togiton, mais il n'exclut jamais l'héroïsme, l'enthou-
siasme; ses conclusions sont toujours : la liberté :
« Athènes, déjà très-puissante, le devint encore plus
lorsqu'elle fut délivrée de ses tyrans. »
« Les forces des Athéniens allaient toujours en
croissant. On pourrait prouver de mille manières que
l'égalité entre citoyens est le gouvernement le plus
avantageux. »
Hérodote affecte une grande impartialité à l'égard
des Barbares. Mais scrutez le fond de sa pertséë; la
fierté, un enthousiasme contenu pour la patrie hellé-
nique 6e cachent dans les replis de son récit. Voyez
le discours de Xerxès lorsqu'il annonce à ses con-
seillers son intention d'envahir la Grèce. Ces plaintes
du maître de l'Asie contre Athènes, combien elles
rehaussent la gloire de l'Hellade! Chaque mot est
calculé pour mettre en relief la puissance inorale
d'Athènes qui précède sa puissance matérielle. D'où
lui vient-elle? Des ruses, des calculs politiques? De
son âme de héros.
La scène du Songe de Xerxès est une de celles où
Edgar Quinet admirait le génie dramatique d'Héro-
dote.
Ce fantôme qui apparaît au roi et lé menace en
voyant sa résolution chancelante) cette intervention
VIE KT MORT DU GENIE GREC. 89
du surnaturel pour le déterminer à subjuguer la
Grèce, c'est le oombl'e du pathétique.
Dans la première guerre médique, la famille royale,
chassée d'Athènes, marche à la tête des envahisseurs.
Dans la seconde invasion, sous Xerxès, l'armée des
Mèdes renferme dans ses rangs l'oligarchie de Thè-
bes et différents petits tyrans chassés de leurs villes,
entre autres Démarate de Lacédémone.
Une des conceptions vraiment superbes d'Hérodote,
une de celles qu'Edgar Quinet appelle une mine de
patriotisme, c'est d'avoir placé dans la bouche de ce
Démarate la plus fière, la plus pure glorification de
Sparte et d'Athènes.
Cette réponse du transfuge grec qui suit le conqué-
rant barbare et assiste à la ruine de sa propre patrie
caractérise d'une façon sublime le patriotisme et l'a-
mour de la liberté. Si un fils dénaturé de la Grèce
tient ce langage, quels doivent être les sentiments
des vrais citoyens ?
Ces paroles de Démarate sont pour ainsi dire l'âme
de ce livre; en les prononçant, Edgar Quinet ne
pouvait maîtriser son émotion.
Il faut rappeler ce passage. Après quatre ans de
préparatifs, Xerxès se met en marche, traînant après
lui près de cinq millions d'hommes. Quelle nation ne
mène-t-il pas contre la Grèce? Quelles rivières ne
furent point épuisées ? On perce le mont Athos, on
construit un pont sur l'Hellespont. Une tempête le
brise, Xerxès châtie la mer, la marque d'un fer ar-
dent, la frappe à coups de fouet. Le lendemain, sa-
crifice expiatoire au soleil ; la cérémonie achevée, l'ar-
mée défile, le roi passe la revue, puis envoie chercher
90 NOTES.
Démarate : « Dites-moi donc maintenant si les Grecs
oseront me résister ?
« — Seigneur, vous dirai-je la vérité ou des choses
flatteuses? »
Xerxès lui ordonne de dire hardiment la vérité.
« Seigneur, répliqua Démarate, puisque vous le
voulez absolument, je vous dirai la vérité, et jamais
vous ne pourrez, dans la suite, convaincre de faus-
seté quiconque vous tiendra le même langage.
« La Grèce a toujours été élevée à l'école de la
pauvreté. La vertu n'est point née avec elle ; elle est
l'ouvrage de la tempérance et de la sévérité de nos
lois, et c'est elle qui nous donne [des armes contre la
pauvreté et la tyrannie. Les Grecs qui habitent aux
environs des Doriens méritent tous des louanges. Je
ne parlerai pas cependant de tous ces peuples, mais
seulement des Lacédémoniens.
« J'ose, Seigneur, vous assurer premièrement
qu'ils n'écouteront jamais vos propositions, parce
qu'elles tendent à asservir la Grèce; secondement,
qu'ils iront à votre rencontre et qu'ils vous présente-
ront la bataille quand même tout le reste des Grecs
prendrait votre parti. Quant à leur nombre, Seigneur,
ne me demandez pas combien ils sont pour pouvoir
exécuter ces choses. Leur armée ne fût-elle que de
mille hommes, fût-elle de plus, ou même de moins,
ils vous combattront. »
Xerxès se met à rire. Si les Grecs, dit-il, avaient,
selon nos usages, un maître, la crainte leur inspire-
rait le courage. Contraints par les coups de fouet, ils
marcheraient quoique en petit nombre ; mais étant
libres, ne dépendant que d'eux-mêmes, ils n'attaque-
ront pas des forces plus considérables que les leurs.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 91
Et il accable de moqueries Démarate pour les sottises
qu'il débite.
« Seigneur, réplique Démarate, je savais bien, en
commençant ce discours, que la vérité ne vous plairait
pas, mais forcé de vous la dire, je vous ai représenté
les Spartiates tels qu'ils sont. Vous n'ignorez pas,
Seigneur, à quel point je les aime actuellement, eux,
qui, non contents de m'enlever les honneurs, les pré-
rogatives que je tenais de mes pères, m'ont encore
banni. Votre père m'accueillit, me donna une maison
et une fortune considérable. Il n'est pas croyable
qu'un homme sage repousse la main bienfaisante de
son protecteur au lieu de la chérir. Je ne me flatte
point de pouvoir combattre contre dix hommes, ni
même contre deux, et jamais, du moins de mon plein
gré, je ne me battrai contre un homme seul. Mais si
c'était une nécessité, ou que j'y fusse forcé par quel-
que grand danger, je combattrais avec grand plaisir
un de ces hommes qui prétendent pouvoir résister
chacun à trois Grecs. Il en est de même des Lacédé-
moniens. Dans un combat d'homme à homme, ils ne
sont inférieurs à personne, mais réunis en corps, ils
sont les plus braves de tous les hommes. En effet,
quoique libres, ils ne le sont pas en tout. La loi est
pour eux un maître absolu. Ils le redoutent beaucoup
plus que vos sujets ne vous craignent. Ils obéissent à
ses ordres, et ses ordres, toujours les mêmes, leur
défendent la fuite, quelque nombreuse que soit l'ar-
mée ennemie, et leur ordonnent de tenir toujours
fermes dans leur poste, et de vaincre ou de mourir. »
Ces mots : La loi est pour eux un maître absolu,
résument, dans leur brève éloquence, toute la religion
du devoir. C'est ce culte du devoir qu'Edgar Quinet a
en vue à chaque ligne de son œuvre.
92 NOTES.
Il y a un enseignement salutaire dans les paroles ar-
rachées à Démarate par la force de la vérité et l'édu-
cation traditionnelle de la liberté. L'origine première
du courage héroïque des Lacédémoniens, quelle est*
elle? Démarate oppose l'égide de la pauvreté au tout-
puissant maître de l'Asie, au possesseur de richesses
fabuleuses.
La Grèce a été élevée à l'école de la pauvreté, et
c'est à cette puissance qu'il attribue ses vertus.
Grande leçon pour les peuples de notre siècle in-
dustriel où la question du bien-être devient exclusive.
La vertu n'est pas née avec la Grèce ; elle est l'œu-
vre de la tempérance t de la sévérité des lois.
Les faits suivent de près ces paroles et les confir-
ment; car cette Grèce nue, indigente, nourrie du
brouet Spartiate, triomphe des Mèdes gorgés de ri-
chesses, couverts d'habits de pourpre et de cuirasses
d'or.
Et après la victoire, quand elle recueille dans le
camp ennemi l'immense butin, à quoi serviront ces
innombrables trésors? Ces magnificences transforme-
ront-elles la vie privée, la sobriété, la simplicité des
Grecs ? Us s'en serviront pour élever ces trophées du
génie, ces monuments glorieux, ces chefs-d'œuvre de
l'art, ornement de la patrie, patrimoine éternel de l'es-
prit humain.
Oui, cette glorification du patriotisme lacédémonien
dans la bouche de Démarate, devant son nouveau
maître qui le comble de bienfaits, est d'une rare élo-
quence. Il voit défiler devant lui la terre entière, il
aperçoit le peuple de Lacédémone comme un groupe
perdu, un point imperceptible au milieu du déborde-
ment de l'Asie; mais ce point imperceptible, c'est le
roc où 6e briseront les vagues. Ce roc, c'est l'hé-
roïsme.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 93
Et d'où leur vient cette force invincible, surnatu-
relle, capable d'affronter les périls? Qui les fait mar-
cher au-devant de la mort sous le coup de l'invisible
fouet? Ce despote qui règne sur les peuples libres,
sur les âmes libres, auquel on obéit avec un respect
et une terreur religieuse, comment se nomme-t-il? La
loi ! La loi est pour eux un maître absolu. Ils le re-
doutent plus que les esclaves ne craignent le tyran.
Citons encore les paroles magnanimes de deux
Spartiates qui vont se livrer à la mort pour expier le
meurtre des hérauts perses. Le gouverneur de Suze
les interroge : « Lacédémoniens, pourquoi avez-vous
tant d'éloignement pour l'amitié du roi? il vous don-
nerait à chacun un gouvernement, si vous vouliez le
reconnaître pour souverain.
« Hydarnès , répondirent - ils , les raisons de ce
conseil ne sont pas les mêmes pour vous et pour
nous. Vous nous conseillez cet état parce que vous
en avez l'expérience et que vous ne connaissez pas
l'autre. Vous savez être esclave, mais vous n'avez
jamais goûté la liberté et vous en ignorez la dou-
ceur. »
Je ne puis dire de quel ton Edgar Quinet prononça
ces mots : « Vous n'avez jamais goûté la liberté,
vous en ignorez la douceur! » Sa voix prit une in-
flexion si attendrie, qu'on sentait combien l'antiquité
était loin de sa pensée, combien l'avenir de la France,
de la République, régnait seul dans son esprit.
III
LES THERMOPYLES.
Léonidas et les Trois cents défendent l'entrée de
la Grèce à cinq millions d'hommes; ils s'apprêtent
à la mort avec sérénité, insouciance, se livrant aux
exercices gymniques ; d'autres prennent soin de leur
chevelure.
Xerxès trouve à cette conduite le comble du ridi-
cule. Il fait chercher Démarate, l'interroge, et voici
l'explication : c Ces hommes sont venus pour disputer
le passage ; ils ont coutume de prendre soin de leur
chevelure quand ils sont à la veille d'exposer leur
vie. »
Dans ce second discours de Démarate, Hérodote
place encore un éloge magnifique de la race Hellé-
nique.
Et dans le récit du combat, que de mots superbes
en relief! Le groupe des Trois cents continue à résis-
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 95
ter au choc de l'Asie : « Le roi vit alors qu'il avait
beaucoup d'hommes, mais peu de soldats. »
Hérodote raconte avec une émotion poignante la
trahison d'Ephialtès, qui indique aux Perses le sentier
de la montagne et cause la perte totale des Grecs
gardiens du passage. « Ce fut Ephialtès qui leur dé-
couvrit ce sentier, et c'est lui que j'accuse de ce
crime. »
On les entend, on les voit marcher ; on perçoit le
bruit que font sous leurs pas les feuilles des arbres.
L'aurore va paraître. . . les voilà sur le sommet de la
montagne... De là ils se précipitent sur les Trois cents,
postés dans le défilé.
« Passant, va dire à Sparte que nous sommes
morts pour obéir à ses saintes lois. »
Rien n'affaiblira jamais l'austère grandeur de ces
paroles. Elles rayonnent à travers les âges, rien ne
les fait pâlir ; ni souvenirs du collège, ni livres de
classe lus par l'enfance insouciante, ni théories toutes
récentes inventées par l'esprit césarien. Cette inscrip-
tion des Trois cents se grave dans toute âme bien née
à l'aube de la vie. Une lignée d'actions glorieuses ou
de pensées fécondes naîtra éternellement de l'hé-
roïsme des Thermopyles.
Hérodote n'oublie pas un trait qui puisse mettre en
relief la suprématie des Grecs. Ils célébraient les
jeux olympiques; un Perse demande quel était le
prix des combats. Une couronne d'olivier, lui dit-on.
« dieux ! Mardonius, quels sont donc ces hommes
que tu nous mènes attaquer ? Insensibles à l'intérêt,
ils ne combattent que pour la gloire. »
96 NOTES.
Et cette prise d'Athènes ! Avec quel intérêt vivifié
par ses souvenirs personnels Edgar Quinet analysait
les moindres détails de ce récit dramatique ! Il n'avait
pu pénétrer dans l'Acropole, en 1829; la citadelle
était encore aux mains des Turcs. Mais il avait étudié
les lieux et en avait rapporté un dessin à la sépia
fait sous les balles des nouveaux Barbares (ce petit
tableau est depuis quarante-Mx ans sur sa table de
travail). Il avait présents à la mémoire le paysage, la
colline de Philoppapus, vis-à-vis de la citadelle, où
les Perses assirent leur camp, et cet endroit mémo-
rable, le chemin escarpé, non gardé, qu'ils gravirent
à la dérobée.
La ville est déserte, quelques malheureux vieillards,
des infirmes qui n'ont pu suivre les Athéniens à
Salamine, à Egine, àTrézènes, se défendent jusqu'à
la dernière extrémité derrière leurs barricades de
bois, ils repoussent toutes les propositions du grand
roi et des Pisistratides ; ils roulent des pierres sur
les assaillants. Mais quand ils les voient tout à coup,
par surprise, daos l'enceinte sacrée, ils se tuent ; les
m& se précipitent du haut des murailles, les autres
sont égorgés dans le temple même. Après le mas*
sacre des suppliants de la déesse, les Barbares pillent
le temple, mettent le feu à la citadelle et la réduisent
en cendres.
Hérodote se hâte d'ajouter comme un heureux pré-
sage : t Dans le temple, on voyait un olivier et une
mer. Neptune et Minerve les y avaient placés comme
témoignage de la contestation qui s'était élevée entre
eux au sujet du pays (1). Le feu qui brûla ce temple
consuma l'olivier; mais, le second jour, la souche de
(1) Voyez, sur la lutte de Minerve et de Neptune, l'explication
géologique dans La Création et dans L'Esprit Nouveau.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 97
l'olivier avait poussé un rejeton d'une coudée de
haut. »
En effet, bientôt la victoire de Salamine fait refleurir
plus puissant que jamais l'arbre sacré, l'emblème de
la ville de Minerve.
IV
SALAMINE.
La terre et le ciel combattent pour THellade. Une
terreur divine saisit les Barbares à mesure qu'ils pé-
nètrent dans l'Àttique. Ils ont incendié les villes, les
bois sacrés; en approchant du temple de Delphes,
ils sont frappés par la foudre, des quartiers de ro-
cher se détachent des sommets du Parnasse et les
écrasent. « En même temps, Ton entendit sortir du
temple des voix, des cris de guerre. »
Chez Hérodote, le merveilleux et le naturel, le pa-
triotisme et le sens politique se mêlent dans une
même trame.
Si ce n'est Minerve qui intervient, comme dans
['Iliade, c'est une tempête du mont Pélion qui se-
conde, à Artémisium, l'effort héroïque des Grecs et
fait périr les Barbares sur les écueils de la mer
Eubée.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 99
Quel opprobre ! s'écrie-t-il ; être mis en fuite par
un petit nombre !
Le surnaturel, chez Hérodote, s'explique aisément
par Timagination, la poésie, le patriotisme exalté, qui
donnent un sens prophétique aux phénomènes les
plus simples.
L'Attique est dévastée, les Athéniens l'ont aban-
donnée ; ils sont tous à Salamine. Un peu avant la
bataille, un banni d'Athènes se trouve avec Démarate
dans la plaine de Thria : ils voient s'élever d'Eleusis
une grande poussière ; elle semble excitée par la
marche d'un corps d'armée. Tout à coup on entend
une voix, des chants... Démarate étonné, ignorant
les mystères d'Eleusis, interroge le banni :
« Un grand malheur menace l'armée de Xerxès ;
TAttique étant déserte, c'est une divinité qui vient de
parler; elle marche au secours des Athéniens. »
Après cette poussière , après cette voix , un nuage
s'élève, se porte vers Salamine, présage que la flotte
des Perses doit périr.
Le matin de la bataille, on adresse des prières non-
seulement aux dieux, mais aux héros. On les appelle
au secours de la Grèce, on invoque Ajax et Téla-
mon, on envoie un vaisseau à Egine, pour en faire
venir les restes des yEacides.
11 arrive au lever de l'aurore et le combat com-
mence aussitôt ; il est le premier à l'attaque.
Comment ce souvenir constant donné aux anciens
défenseurs de la patrie, à l'heure du péril, leur mé-
moire toujours présente, toujours gloritiée, n'auraient-
ils pas rendu les Grecs invincibles ?
Ce n'est plus ici de la superstition, c'est le culte
de l'héroïsme. Il contribua à la victoire autant que la
sagesse et l'habileté de Thémistocle, autant que la
magnanimité d'Aristide, dont une grande parole de-
1
100 NOTES.
vrait être présente à l'esprit en toute rivalité poli-
tique. Thémistocle le haïssait mortellement : « Re-
mettons à un autre temps nos querelles, lui dit
Aristide , et disputons , dans les circonstances pré-
sentes, à qui rendra les plus grands services à la
patrie. »
Tous deux étaient d'avis qu'il fallait livrer la ba-
taille à Salamine, non dans l'isthme.
Thémistocle, ne reculant devant aucun moyen pour
empêcher les alliés de cingler vers le Péloponèse,
fait prévenir secrètement Xerxès de presser l'attaque,
et décide ainsi le sort de la journée.
Dans son ouvrage la Grèce moderne, Edgar Quinet
a consacré une page à Salamine. C'est un témoin ocu-
laire des lieux, c'est le voyageur qui parle :
c Les matelots proposèrent de se laisser dériver
sur les côtes de Salamine. Mais au lieu de les at-
teindre, la lame nous poussa sur le petit îlot de
Psyttalie.
« Il est désert, sans traces de végétation, et sa
forme est celle d'une écaille de tortue. A dix heures
du soir, nous trouvâmes justement sur ses bords un
creux de rocher pour nous y échouer et passer la
nuit. Nous étions alors précisément au centre de ba-
taille de la flotte do Xerxès. Le front de ses lignes
s'étendait un peu en avant. C'est dans cette île
qu'avaient été placés , avant l'action , quatre cents
Barbares qui furent égorgés par Aristide.
« Dans cette journée, la Grèce accomplit l'œuvre de
sa destinée. Pour la première fois, la lutte était en-
gagée corps à corps entre le génie immobile et jus-
que-là tout-puissant de l'Asie et l'esprit novateur des
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 101
races helléniques. La victoire fut incertaine jusqu'au
soir. Mais quand les galères du grand roi, ébranlées
par l'orage, commencèrent à gémir et à se heurter
sur cet îlot de Psyttalie, il parut bien que la conduite
de l'univers allait passer à d'autres mains.
« Pendant que le colosse de l'Orient, mutilé et
ruiné, rentrait pour toujours dans le fond de ses tem-
ples, Sophocle, encore enfant, couronné de feuillages,
célébrait par ses danses, sur le promontoire opposé,
l'émancipation de l'adolescence du genre humain. »
En racontant Hérodote, Edgar Quinet s'amusait
parfois à établir de malicieuses analogies entre tel
fait antique et les incidents dont il était témoin chaque
jour dans les luttes parlementaires. Ainsi, après je
ne sais quelles concessions excessives arrachées par
le centre droit au centre gauche, il citait en riant cetle
anecdote :
« Après la défaite de Salamine, Xerxès monta sur,
un vaisseau phénicien qui le transporta en Asie. Pen-
dant qu'il voguait, il s'éleva du Strymon un vent im-
pétueux qui , soulevant les flots , rendit la tempête
d'autant plus dangereuse qu'il y avait jusque sur les
ponts un très-grand nombre de Perses qui s'étaient
embarqués avec Xerxès et qui surchargeaient le vais-
seau. Le roi, effrayé, demanda au pilote s'il y avait
quelque espérance de salut. « — Aucune, Seigneur,
si Ton n'allège le vaisseau d'une grande partie de
ses défenseurs. » Sur cette réponse, Xerxès s'a-
dressa aux Perses: « C'est à vous, maintenant, à
montrer l'intérêt que vous prenez à votre roi ; ma
vie dépend de vous. »
« Il dit, et les Perses s'étant prosternés , se je-
102 NOTES.
tèrent dans la mer. Le vaisseau allégé, le roi arriva
sain et sauf en Asie.
« Aussitôt qu'il eut débarqué, il donna une couronne
d'or au pilote pour avoir sauvé la vie au roi, mais il
lui fit couper la tête pour avoir causé la perte d'un
grand nombre de Perses. »
Edgar Quinet racontait cela à merveille, prenant
le ton majestueux du monarque absolu, après quoi il
accentuait finement la moralité de l'anecdote :
L'enthousiasme de la servitude volontaire.
Il faut relire cette fuite de Xerxès à travers les pays
ravagés, l'armée nourrie d'écorces d'arbre et d'herbe,
la peste et la famine achevant le désastre, le pont de
bateaux sur THellespont brisé par la tempête. Un
très-petit nombre d'hommes regagne Sardes, la plus
grande partie périt dans la traversée.
Forcée d'abréger, de me restreindre, je ne puis
suivre Hérodote dans les développements des faits
ni des discours. Combien mériteraient des citations
entières ! Entre autres, les trois discours à la fin du
livre VIII. Les Spartiates supplient les Athéniens de
ne pas se laisser séduire par les douces paroles du
messager macédonien qui leur offre, au nom de Mar-
donius, l'alliance flétrissante du roi. Athènes est pri-
vée depuis deux ans de ses récoltes, Sparte s'engage
à la nourrir pendant la guerre. Ces offres sont re-
poussées par de sublimes paroles (1), les unes aux
messagers macédoniens, les autres aux envoyés de
Sparte :
(1) Malheureusement le texte français en affaiblit la beauté;
on répète ces mots : « Une traduction d'Hérodote, dans une
langue académique comme celle de Larcher, lui ôte sa grâce, sa
fleur. »
k
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 103
Il est inutile de grossir avec emphase les forces
des Perses, nous savons que les nôtres sont infé-
rieures. Allez rapporter à Mardonius la réponse des
Athéniens : Tant que le soleil fournira sa carrière,
nous repousserons son alliance; confiants dans la
protection des dieux et des Réros dont il a brûlé les
statues et les temples , nous irons à sa rencontre.
Quant à vous, ne tenez jamais aux Athéniens de sem-
blables discours, ne nous exhortez pas à faire des
choses horribles, sous prétexte de vouloir nous ren-
dre des services importants.
Et s'adressant à ceux de Sparte : « La crainte des
Lacédérnoniens que nous ne traitions avec les Bar-
bares est dans la nature. Mais elle aurait dû vous
paraître honteuse, à vous, qui connaissez la magna-
nimité des Athéniens •
« Non î il n'est pas assez d'or sur la terre, il n'est
point de pays assez beau, assez riche, il n'est rien
qui puisse nous faire prendre le parti des Mèdes pour
réduire la Grèce en esclavage. .
« Et quand même nous le voudrions, nous en serions
détournés par plusieurs grandes raisons : les statues
et les temples de nos dieux brûlés, renversés, ense-
velis sous les ruines. ..
« Le corps hellénique est d'un même sang, parlant
la même langue, ayant les mêmes dieux, les mêmes
temples, les mêmes sacrifices, les mêmes usages, les
mêmes mœurs ; ne serait-ce pas une chose honteuse
aux Athéniens de les trahir ?
« Apprenez donc , si vous l'avez ignoré jusqu'à
présent, apprenez-le : tant qu'il restera un Athénien
au monde , nous ne ferons jamais alliance avec
Xerxès. Nous admirons l'offre que vous nous faites
de nourrir nos familles et de pourvoir aux besoins
d'un peuple dont les maisons et la fortune sont écrou-
lOi NOTES.
lées; mais nous subsisterons comme nous le pour-
rons, sans vous être à charge. »
En citant ces nobles paroles, je vois encore le re-
gard lumineux et profond, j'entends la voix émue de
celui qui me les traduisait.
Seconde prise d'Athènes, Mardonius rentre dans la
ville déserte dix mois après Xerxès. Les Athéniens
réclament les secours des Lacédémoniens, occupés à
la muraille de l'isthme ; déjà on élevait les créneaux.
Les éphores remirent la réponse au jour suivant, ainsi
de suite pendant dix jours.. .. «Je n'en puis donner
d'autre raison que celle-ci : l'isthme étant fermé, ils
croyaient n'avoir plus besoin des Athéniens. >
C'est ici qu'Edgar Quinet, admirant l'esprit poli-
tique d'Hérodote, s'écriait : « Machiavel ou Montes-
quieu diraient-ils mieux ? »
PLATEE. — MYGALE.
Ce n'est pas une simple curiosité archéologique qui
faisait désirer à l'auteur de Vie et Mort du Génie
Grec l'enquête topographique sur Platée, les bords de
l'Asope, les pentes du Cithéron, le défilé de la Tête
du Chêne.
Ces lieux lui étaient chers, parce qu'ils consacrent
le triomphe de la liberté sur le despotisme.
Le 15 mars 1875, il écrit à M. Emile Burnouf :
c Je vous envie d'avoir sous vos yeux le ciel d'Athè-
nes et le Parthénon. Combien de fois je tourne mes
regards vers ces merveilles ! j'y cherche la paix de
l'esprit que je ne puis trouver nulle part ici, ni dans
les choses, ni dans les hommes. L'idée est-elle venue
à un des élèves de l'école d'Athènes de faire un relevé
106 NOTKS.
»
descriptif et graphique très-détaillé de l'état actuel
du champ de bataille de Platée ?
« J'en suis en ce moment très-occupé. »
Un contemporain dePausanias, du vainqueur de Pla-
tée, Hérodote lui-même, n'auraient pas étudié avec
plus de piété qu'Edgar Quinet cette topographie de
Platée.
Courbé sur les cartes géographiques les plus dé-
taillées qu'il possédait, il y marquait la position des
combattants ; la fontaine Gargaphie qui fournissait
aux Grecs de l'eau, les bords de TAsope où ils pui-
saient difficilement sous les flèches des Mèdes, les
défilés du Githéron gardés par l'ennemi, l'île d'Oeroô
formée par les deux bras de la rivière qui descend du
Mont Cithéron dans la plaine, et où la moitié de l'ar-
mée grecque se posta ; le temple de Junon du côté de
Platée où l'autre moitié de l'armée alla camper quand
la nuit fut venue, au lieu d'ouvrir les passages du Ci-
théron, ainsi qu'on était convenu ; le temple de Cérès
Eleusine aux bords du Moioéis où Pausanias s'arrêta.
C'est là que pressé par la cavalerie ennemie, il invo-
que d'abord le secours des Athéniens ; mais ils sont
aux prises avec les alliés des Perses. C'est là que ré-
duit aux seules forces lacédémoniennes, dans un
combat où il s'agissait de « la liberté ou de la servi-
tude de la Grèce », Pausanias tourne ses regards vers
le temple de Héra, implore la déesse, la supplie de ne
pas permettre que les siens soient vaincus.
« Il l'invoquait encore, lorsque les Tégéates mar-
chèrent aux Barbares, les Lacédémoniens marchèrent
aussi. . . . A-cette journée les Spartiates vengèrent sur
Mardonius la mort de Léonidas, et Pausanias, fils de
Cléombrote, y remporta la plus belle victoire dont
nous ayons connaissance. »
VIE ET MORT DU GENIE GHEC. 107
« Le même jour que les Barbares furent battus à
Platée, ils le furent aussi à Mycale en Ionie... Le com-
bat de Platée se donna le matin et celui de Mycale
l'après-midi. »
Et Hérodote ne manque pas d'ajouter :
« Les Grecs qui étaient à Mycale, moins inquiets pour
eux-mêmes que pour la Grèce, craignaient qu'elle n'é-
chouât contre Mardonius. Mais dès qu'ils apprirent la
victoire de Platée, ils marchèrent au combat avec en-
core plus d'ardeur. »
Et puis, le héraut avait prononcé le mot magique
qui donne la victoire : « Que chacun de vous, dans
Faction, se souvienne premièrement de la liberté ! »
Le complément naturel du récit d'Hérodote, ce sont
les Perses d'Eschyle. Si l'art manque à Hérodote, en
revanche Eschyle possède la science de l'historien et
du stratège. Quel rapport de général d'année égale en
lucidité la description de la bataille de Salamine ?
L'épilogue éloquent des guerres médiques est dans
la bouche des vieillards de Suse, dans le dialogue de
la mère de Xerxès et du Chœur.
Atossa l'interroge sur les Grecs :
« Quel monarque les conduit et gouverne leur ar-
mée ?
Le Chœur : « Nul mortel ne les a pour esclaves, ni
pour sujets. »
A ce moment le courrier annonce la défaite :
« villes qui couvrez toute la terre d'Asie! ô
Perse!.,. L'armée des Barbares a péri tout entière...
ô Salamine, nom fatal et détesté ! Athènes ! Athènes !
que ton souvenir me coûte de pleurs ! »
108 NOTES.
Atossa : « Combien les Grecs avaient-ils de vais-
seaux, dis-moi, pour oser engager le combat avec la
flotte des Perses?.. .
— Les Barbares l'emportaient de beaucoup. Les
Grecs avaient au plus trois cents navires. . . . Xerxès,
j'en suis garant, conduisait mille vaisseaux... Athènes
est une ville inexpugnable, Athènes contient des hom-
mes ; c'est là le rempart invincible. »
Une idée superbe c'est l'évocation de l'ombre de
Darius et les menaces qu'il profère contre les Perses
s'ils ont l'insolence de renouveler leurs attaques con-
tre la Grèce.
Le Chœur lui demande : « Comment, après un tel
désastre, le peuple perse retrouvera- t-il des jours
heureux? j>
L'ombre de Darius : « Si vous ne portez jamais
la guerre dans le pays des Grecs, votre armée, fût-
elle encore plus nombreuse que l'armée de Xerxès ;
car la terre elle-même combat pour eux. »
Enfin Xerxès entre en scène, les vêtements en lam-
beaux : « Hélas î hélas ! ma noble armée !
Le Chœur : Quel coup, quel coup terrible ! L'Asie,
ô mon roi, est abattue sur ses genoux. •. Infortune
inouïe, infortune inouïe ! . . .
Xerxès: Quoi! je vis encore, et cette armée im-
mense a péri ! . . .
Le Chœur : Le peuple d'Ionie ne fuit donc pas dans
le combat?
Xerxès : Un peuple de braves.. • .
— Hélas ! hélas ! hélas ! hélas !
— C'est plus qu'hélas ! qu'il faut dire.
— Oui, nos malheurs dépassent tous les mal-
heurs ! . . . Grands dieux ! grands dieux ! Infortune,
infortune !
— Réponds à mes cris par tes cris !
• • ?
VIE ET MORT DU GENIE UKKC. 109
A mon chant lugubre, joins tes funèbres accents !
— Hélas ! hélas ! hélas !
— Accablant revers !
— Revers qui brise mon cœur.
— Frappe, frappe ton sein, gémis sur ma souf-
france.
— Je pleure, je sanglote.
— Réponds à mes cris par tes cris.
— J'obéis, tu le vois, ô mon maître !
— Fais éclater tes sanglots.
— Hélas ! hélas! hélas! oui, je veux gémir encore,
je veux meurtrir encore mon sein.
— Frappe ta poitrine. Chante l'hymne mysien !
— douleur ! ô douleur !
— Dévaste, dévaste cette barbe blanche et touffue.
— A pleine main, à pleine main ! ô lamentable, la-
mentable revers !
— Pousse des cris aigus !
— Je t'obéis encore.
— Déchire d'une main violente les vêtements qui
t'enveloppent de leurs plis.
— douleur ! ô douleur !
— Arrache tes cheveux en gémissant, car notre
armée n'est plus !
— A pleine main, à pleine main ! O lamentable, la-
mentable revers !
— Fonds en larmes !
— Mes yeux en sont baignés.
— Réponds à mes cris par tes cris.
— Hélas ! hélas ' hélas !
— Retourne en pleurant à ton foyer.
— O Perse ! Perse, pousse un cri de douleur.
— Oui, que le cri de douleur remplisse la ville !
— Poussons des sanglots, des sanglots, des san-
glots encore !
110 NOTES.
— Avancez lentement; poussez vos cris de dou-
leur!
— Perse ! Perse, pousse un cri de douleur !
— Hélas ! hélas ! notre flotte, hélas ! hélas ! nos
vaisseaux ont péri.
— Je t'accompagnerai avec de tristes lamentations !
TROPHEES DE LA VICTOIRE
I
ESCHYLE.
L'idée fondamentale de Vie et Mort du Génie
Grec est de montrer l'influence des guerres médiques
sur l'éducation, le tempérament, le caractère du génie
hellénique.
Depuis la victoire de la Grèce, ce Génie représente
l'identité de la raison humaine et de la raison divine.
C'est sa propre statue qu'il dresse fièrement jusqu'aux
nues; fierté justifiée par la vraie grandeur. Invin-
cible force d'esprit qu'Edgar Quinet admirait dans
l'antiquité et qu'il voulait retrouver dans le présent
comme une armure naturelle de l'âme humaine.
En 1839, dans son cours de Lyon, lorsqu'il étudiait
Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Phidias, Péri-
clès, Démosthènes, il évoquait seulement les figures
idéales de la poésie, do la sculpture, de l'éloquence.
C'était encore à une heure matinale de la vie, avant
112 NOTES.
les luttes, avant l'adversité qui ajoute son enseigne-
ment et ouvre des perspectives nouvelles au penseur,
à l'artiste. Nos désastres ont éclairé une face ignorée
des chefs-d'œuvre antiques et ont révélé un sens
caché.
Après le siège de Paris, il examinait les conditions
de rénovation pour la France :
« Se ressaisir, reprendre son équilibre, ce doit être
l'effort de chacun. D'où, la nécessité non-seulement des
travaux industriels, agricoles, mais aussi des grands
travaux de l'intelligence. A cela doivent servir les
forces amassées dans les œuvres des grands hommes.
Elles réparent l'esprit des vaincus, elles rendent l'hé-
ritage du genre humain à ceux qui ont tout perdu.
« Essayez ce que peuvent les arts, les œuvres de
l'antiquité, vous vous sentirez renaître dans ces sour-
ces sacrées ; tout prendra pour vous un sens nouveau.
« Les marbres des anciens, leurs statues, leurs tem-
ples, leurs poèmes, leurs histoires, ont des secrets à
vous dire, que vous ne pouviez comprendre aupara-
vant. Leur sérénité vous pénétrera. Demandez-leur la
paix, la raison, l'équilibre, ils en ont fait provision pour
vous.
« Sublime Vénus, échappée comme nous, avec nous,
de la ruine, reviens à la lumière. Donne-nous ce que
tu possèdes, enseigne-nous la grandeur et la force de
l'âme. Apprends-nous à surgir comme toi des flots
amers, le front serein, les yeux fixés sur l'immense
avenir.
« Après nos calamités, quand j'ai rencontré pour la
première fois une statue grecque, un poëme grec, il
m'a semblé que je ne les avais jamais vus auparavant
m'accueillir de ce sourire divin. Que n'avaient-ils pas
à me dire? Pendant le siège de Paris, au fracas noc-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 113
turne des obus qui pleuvaient sur mon toit, Homère
m'a soutenu ; il m'a sauvé de la famine. Essayez de
ce divin remède.
« Les créations des temps passés revivent devant
nous plus belles, plus jeunes. Elles semblent nous dire :
c Vois ! nous n'avons pas changé. Mais toi, France,
pourquoi es-tu si dépouillée ? De quelle nuit sors- tu?
« Les Barbares ont-ils voulu te renverser et disper-
ser tes membres ? Reviens parmi nous sur ton ancien
piédestal, France, sœur, amie, fille comme nous de
l'éternelle beauté.
« Oui, pour panser tant de plaies de la France, je
. voudrais appeler ici tous les dieux et les déesses et
toutes les œuvres où l'esprit humain amis sa puissance,
sa grandeur, sa raison, sa bonté, son espérance.
« Quand les anciens auront apporté leurs baumes
à ce blessé, je veux encore que les modernes y ajou-
tent leur plus pur breuvage et que la coupe se rem-
plisse jusqu'aux bords des pleurs de la terre et du
ciel.
« Dans l'abîme où nous sommes tombés, combien
Homère me semble rajeuni ! que Platon me semble
plus splendide, Aristote plus puissant ! je sens la main
de ces grands hommes, ils me tirent du gouffre, ils me
ramènent à l'éternelle lumière. Salut, aurore divine,
jour nouveau, ciel que je croyais ne pas revoir !
«Je m'étais souvent demandé comment les guerres
de l'antiquité grecque, à la belle époque de Périclès,
avaient laissé si peu de traces de douleur dans les
œuvres des contemporains. Je n'entendais aucun écho
des cités envahies et saccagées. Si j'interrogeais les
commentateurs ils me répondaient par l'éloge accou-
tumé du calme antique.
« La première fois que je relus une page de l'anti-
quité grecque, depuis la capitulation de Paris, ce que
114 NOTES.
je cherchais m'apparut sur-le-champ. Nos désastres
m'éclairèrent. J'entendis les cris de désolation auxquels
j'avais été sourd jusque-là. Je discernai les gémisse-
ments des prisonniers, les clameurs des populations
asservies, je reconnus les angoisses de notre Alsace,
de notre Lorraine, dans les paroles entrecoupées qui
s'échappaient du monde grec.
t Je retrouve, j'entends les lamentations de la Grèce
vaincue non pas dans les historiens qui se faisaient
une loi de rester impassibles, mais chez les hommes
qui parlaient au nom du peuple : je veux dire dans
les chœurs tragiques (1). »
Reprenons quelques-unes des tragédies relues si
souvent ensemble, celles qu'Edgar Quinet aimait le
plus. Certains passages caractérisent mieux que de
longues citations le génie des chefs-d'œuvre antiques.
Quoi de plus héroïque, de plus fier, que la procla-
mation d'Étéocle dans les Sept devant Thèbes ?
t Le devoir commande. Nous avons à défendre, à
sauver la cité, les autels des dieux de la patrie et leur
honneur menacé, et nos enfants, et cette terre, notre
mère, notre tendre nourrice, celle qui porta tout le
fardeau de notre enfance, depuis que, naissant à peine,
nous rampions sur son sol favorable ; celle qui nous
éleva pour être des citoyens fidèles, de belliqueux dé-
fenseurs au jour de la nécessité. »
Entre tous, c'est Eschyle qui sait faire revivre les
émotions terribles d'une cité en péril : angoisses,
(1) La République. 1872. Un volume, Dentu.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 115
terreurs, invocations, espérances et désespoirs, tous
les sentiments, toutes les pensées d'une ville assié-
gée éclatent à la fois dans ces tableaux; nous les
avons eus nous aussi sous les yeux.
Les traits obscurcissent l'air « pressés comme les
flocons de la neige qui tombe ». On entend jusqu'aux
bruits de roues des chars de guerre. Quelle vigueur !
C'est bien un style aux assises d'airain.
« Déjà mugissent au pied de nos murailles les va-
gues de l'armée assaillante... Qu'ils ne s'écroulent
pas sous les coups de l'ennemi vainqueur, ébranlés
jusque dans leurs fondements, dispersés jusqu'à la
dernière pierre ces foyers domestiques qui vous sont
consacrés! »
Et ce, chœur de captives qui guettent avec angoisse
du haut des murailles les progrès de l'ennemi ! C'est
aussi beau que dans V Iliade. Ah ! que l'antiquité a
connu la douleur et l'a exhalée dans toute sa vérité !
qu'elle a fouillé l'âme humaine !
« La terreur ne s'endort pas dans mon âme. L'anxiété
habite mon sein et rend ma frayeur plus vive... Com-
mencer l'odieux voyage de l'exil... mon cœur sanglote
dans ma poitrine. »
Le doute a envahi Eschyle : « Vous priez les dieux
de protéger ces murs contre la lance des ennemis ! . . .
Mais on dit aussi qu'une ville prise, ses dieux l'aban-
donnent. »
Les femmes seules espèrent encore dans la puis-
sance céleste : « Souvent elle guérit des maux sans
ressources. Souvent elle dissipe le nuage de larmes
amères qui charge les yeux de l'infortuné. »
Le héros aime mieux se fier à son bras. Aux me-
naces, au vain épou vantail, il répond : « Les emblè-
mes ne font point de blessures. »
t Que le ciel y consente, que le ciel s'y oppose, il
8
m* NOTES.
renversera Thèbes, dit-il. — A cet homme, dont la bou-
che est pleine d'insolents discours, j'oppose un brave
guerrier, un cœur brûlant de courage. »
« Celui-là ne connaît pas la jactance, mais son bras
sait agir.
* Il veut, non point paraître brave, mais l'être. »
Toute la bataille est peinte dans ce vers ; c Furie
impitoyable, à l'œil toujours sec, elle est à mes cô-
tés, elle me crie : c La victoire d'abord , la mort
« après ! »
Quel enseignement puiserons-nous dans les Bkoé-
phores ? Cette violence de sentiments tragiques n'ap-
partient presque plus à l'humanité, surtout à natra
temps. Ce ne sont pas même les passions des hom-
mes de l'âge de pierre ; tout au plus celles des dieux.
Et pourtant cette haine antique, cette douleur anti-
que arrivée à sa plus sombre expression révèle des
puissances de l'âme aujourd'hui affaiblies ou disparues^
sentiments profonds, inflexibles, immuables, religion
de la justice, piété filiale, fraternelle, égale à cette
religion; c'est là, si je ne me trompe, l'idéal que nous
offre l'antiquité ; Eschyle surtout l'exprime avec ma
éloquence suprême.
Ce même poète des Euménides, inspiré pap la pâle
Erynnis, enseigne le culte fidèle, l'impérissable ten-
dresse qui unit les vivants aux morts. Ces dialogues
d'Electre et d'Oreste devant le tombeau d'Agamemnon
sont bien dans la nature humaine. Changez les pas-
sions atroces de l'âge de bronze, mettez dans la
bouche des survivants les invocations pieuses de deux
âmes éplorées, énergiques, pleines de foi, entourées
de périls, avec la volonté de les vaincre et de dé-,
fendre une mémoire sacrée, et dites si la réalité, si
le cœur humain, à trois mille ans de dvMance ^'aurait
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 117
pas les mêmes accents : « Mon père. . . je t'invoque!
— Et moi aussi, mon père, j*ai besoin de toi. .. — Si
tu nous abandonnes, tes mânes resteront sans gloire...
— Toujours, cette tombe sera le premier objet de"
mon culte. — Permets, ô terre, que mon père vienne
être témoin du combat. . . — Au souvenir de ces ou-
trages, te réveilles-tu, mon père? — Relèves-tu ta
tète chérie? Eh bien ! envoie donc la Justice com-
battre à côté de tes enfants, ou plutôt rends toi-
même les coups qu'on te porte, si, vaincu jadis, tu
veux vaincre à ton tour. — Entends ce dernier cri
que je ^adresse, mon père. Vois tes deux enfants de-
bout, près de ta tombe, prends pitié de ta fille, de ton
fils. C'est ainsi que tu vivras encore malgré le tré-
pas... Entends nos vœux, c'est pour toi que nous
gémissons ainsi ; et nous exaucer, c'est te sauver toi-
même. »
De toutes les conceptions d'Eschyle, ce sont peut-
être les Buménides qui renferment la plus haute
moralité, d'une portée philosophique admirable. La
conscience réveille les remords parfois assoupis
dans uu eœur droit qui a failli par la faute des dieux;
car Eschyle accuse hardiment les dieux d'attirer les
hommes dans un guet-apens, de les enlacer par les
liens de la fatalité. D'autant plus terribles, implacables,
haletantes, oes furies, ces remords se redressent,
harcèlent, poursuivent cette âme en détresse. Quand
l'expiation par la douleur Ta épurée, alors la jus-
tice se transforme en clémence. La sagesse, une
lumière supérieure (Minerve et Apollon), pacifie les
voix inexorables de la conscience et transforme les
furies, vengeresses en vénérables déesses protec-
tnces.
Il y a quelque chose de profondément humain,
H8 NOTES.
dans cette pensée, que les regrets cuisants, pareils à
un feu, consument l'âme et préparent ce calme si
doux après Forage de la douleur. La comparaison
des maux soufferts s'ajoute à cette paix divine et
change réellement les Euménides en Bonnes Déesses.
Dans une note inédite, Edgar Quinet dit, au sujet
des Euménides : « Combien de fois nous faisons
comme les Grecs, appelant bonnes déesses nos Eu-
ménides ! Il nous arrive bien souvent de cacher par
un sourire le fantôme qui nous terrifie au fond du
cœur. »
Toujours on retrouve dans Escbyle le grand citoyen,
le combattant de Salamine, qui fait tout converger vers
la gloire de sa patrie. Rien de plus touchant que ses
souhaits pour Athènes ! Disons Paris, et ce sont les
mêmes que nous formons pour la France :
« Des vœux de victoire, et d'une victoire toujours
loyale ! Qu'avec eux conspirent et la terre et les flots
des mers, et le ciel et le souffle des vents ! Que le
soleil lance sur cette terre de propices rayons ! Que
la terre soit féconde en fruits et en troupeaux ! Que
les citoyens vivent dans une prospérité que jamais
n'affaiblisse le temps ! . . . Que ta haine pour les im-
pies grandisse encore. . . C'est la race seule de justes
qui doit vivre exempte de maux. . . Que les citoyens
soient pleins les uns pour les autres d'un mutuel
amour ; pour l'ennemi d'une haine unanime ! . . . Ecar-
tez loin de ce pays le malheur et la tristesse ! N'en-
voyez que le bonheur et la victoire ! »
Les Suppliantes. C'est la tragédie des exilés. Ils
n'ont pas trouvé en 1852 un hôte bienveillant (quoique
indécis) comme Pélasgus. Les rois de toutes les con-
trées n'ont pas eu un instant d'irrésolution ; énergi-
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 119
quement ils ont expulsé les proscrits et les ont en-
traînés sur des vaisseaux rapides loin de ces rivages
peu hospitaliers.
Quelle alternative de craintes, de regrets, de dé-
sirs dans l'invocation des malheureuses femmes :
« terre aux nombreuses collines, qu'aurons-nous
à souffrir? Où fuir?... Que ne puis-je devenir une
noire fumée, monter vers les nuages et m'évanouir
soudain ! Que ne puis-je comme la poussière m'éle-
ver sans ailes et me perdre dans les airs ! . . . Ranime-
toi mon âme ! ... »
Et ces retours de la pensée vers le pays qu'on a
quitté : « Ma patrie sainte et antique, oui, ma patrie est
en ces lieux.
— « Crie ! et que tes clameurs passent en amertume
toutes les plaintes, toutes les lamentations de la mi-
sère...
— « Hélas ! hélas ! j'ai demandé aux dieux leur se-
cours; ils m'ont accordé ma ruine. »
« Les vents qui poussent dans l'exil, les fatales
douleurs, les guerres sanglantes, voilà l'objet de
mon effroi. »
A la fin, éclate l'âme indépendante du citoyen
d'Athènes. Le peuple intervient ; il a rendu un décret
qui protège les Suppliantes et les défend contre les
injustes agresseurs :
« Ce décret, c'est un clou solide qui l'a fixé, il est
inébranlable. Nous ne l'avons point écrit sur des ta-
bles, nous ne l'avons pas scellé dans les feuilles d'un
livre, mais la bouche d'un homme libre l'exprime de-
vant toi sans détour. »
120 NOTES.
c Eschyle évoque le dieu personnel par les formules
de la philosophie : quel qu'il soit il est la cause su-
prême... Non-seulement les poètes tragiques dé-
composent les croyances de l'antiquité, mais ils ont
des pressentiments tout divins. Ce sont les prophètes
païens du christianisme (i). »
L'audace d'Eschyle se donne pleine carrière dans
Prométhée. D'un mot, il caractérise le châtiment ré-
servé aux bienfaiteurs de l'humanité : « Quel fut son
crime? Il aima trop les hommes. »
Défis intrépides aux puissances tyranniques qui
oppriment le juste. En même temps quelle exquise
poésie !
t Trop tard à ton gré la nuit viendra cacher le jour
sous sa robe émaillée d'étoiles. Trop tard le soleil
viendra dissiper le froid du matin. Tu vivras sans
cesse accablé par la douleur du mal présent, car celui
qui doit te délivrer n*est pas né encore . . . Sentinelle
inquiète, sans sommeil, sans nul repos, poussant
mille plaintes, mille gémissements inutiles, car le
cœur de Jupiter est inexorable. Toujours c'est ufl
maître dur, celui qui commande depuis peu . . •
< Seul, il conserve un éternel courroux, lui, le tyran
impitoyable de la génération céleste. . .
«— Il aura besoin de moi, ce maître des immortels !
c — Toujours de l'audace ! Malgré cette amère infor-
tune, ne vouloir rien céder?
«— Jupiter est cruel, je le sais. Le juste pour lui,
c'est son caprice.. .
« Car c'est là le vice éternel des tyrans de soupçon-
ner la foi de leurs amis.
t — Rentre en toi-même, forme-toi un nouveau ca*
ractère. Un maître nouveau commande aux dieux.
(1) Génie des religions.
. VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 121
t — Et qui donc lui arrachera le sceptre de la toute-
puissance ?
« — Lui-même ; son imprévoyance, sa folie. . .
« Jupiter est moins que rien à mes yeux. »
« ... Eh ! maîtres nouveaux, votre empire est d'hier,
et vous vous imaginez que vos palais ne peuvent pas
connaître la douleur? N'en ai-je donc pas vu chasser
deux rois? Et le troisième, celui qui commande au-
jourd'hui, je verrai, oui je verrai bientôt sa chute
honteuse. Moi, sentir la crainte ! Moi, trembler de-
vant les dieux nouveaux ! N'en crois rien. Il s'en faut
de beaucoup, il s'en faut tout encore. »
«... En vain, tes discours m'importunent; c'est par-
ler aux flots de la mer. Ne va pas te mettre jamais
dans l'esprit que moi, effrayé par l'arrêt de Jupiter,
je deviendrai faible d'esprit comme une femme ; que
j'irai comme une femme lever des bras suppliants vers
celui que j'abhorre de toute ma haine, et le conjurer
de briser mes fers. Loin de moi cette lâche pensée...
« Qu'il dure donc ce délire! si c'en est tin de haïr
866 ennemis! »
II
SOPHOCLE.
« Quant à Sophocle, la spiritualité croissante de la
poésie a déjà passé tout entière dans sa langue. On
peut la comparer au dessin le plus pur d'un vase an-
tique. Ce n'est souvent qu'un trait, mais ce trait est
la ligne même de la beauté. .
« Rien n'a surpassé jamais l'originalité, la vie, la
grâce de cet art souverain ; plus les imaginations de
nos jours sont impatientes, haletantes, plus il leur'
conviendrait de se reposer par intervalles dans la
méditation de cette beauté qui doit sa supériorité sur
toutes les autres à sa sérénité même. »
Trente-cinq ans après ces lignes, Edgar Quinet re-
venait à Sophocle. Il avait montré jadis le bel adoles-
cent, la lyre en main, conduisant le chœur des danses
autour des trophées, célébrant Salamine.
Maintenant il le suivait jusqu'au bois de Colone,
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 123
â l'ombre des oliviers, où le vieillard écrivit au chant
des rossignols sa dernière œuvre de génie.
Il voulait montrer l'universalité et la plénitude des
facultés chez les anciens. Vainqueur d'Eschyle dans
une tragédie, Sophocle joint à ce triomphe une gloire
toute différente. Athènes Ta nommé général dans la
guerre contre Samos, stratège, collègue de Périclès.
C'est un poète ! Sans doute ; mais c'est le grand
citoyen, le grand politique, le grand penseur.
Dans son extrême douceur le génie d'un Sophocle,
d'un Pindare, réunit à la fois l'âme de Léonidas, de
Périclès et d'Epictète; le héros, l'homme d'État, le
moraliste.
Dur sacrifice que celui du poète, qui replie ses
ailes pour gravir les arides sentiers politiques. Lui
qui vivait de lumière, de beauté, le voilà aux prises
avec les laideurs et les noirceurs humaines.
La splendeur du vrai l'illumine encore dans son de-
voir de citoyen, comme dans ses inspirations les plus
idéales ; mais avec quelle joie il reviendra à cette
chaude et éblouissante région de la fantaisie !
I 1 Le poète de l'antiquité exigeait des hommes un ef-
fort, une vertu. Lui-même, il mettait en pratique les
préceptes éternels du beau et du bien. Il ne se bornait
pas à proclafner des règles d'harmonie, il en était
l'exemple vivant, et sa vie devenait ainsi plus belle
que la plus parfaite de ses œuvres.
« Les créations du temps passés revivent devant
nous plus belles et plus jeunes. »
Cherchons un écho à ces paroles. Pures et suaves
filles du ciel de la poésie, répondez à celui qui vou-
lait encore une fois vous rappeler à la vie !
424 NOTES.
Piété, fidélité au delà de la mort, tendresse ineffable)
attente invincible du jour de la justice pour châtier le
crime, douleur inguérissable suivie d'une joie radieuse
en retrouvant celui quelle croyait avoir perdu à
jamais, tous les contrastes à la fois, les sentiments les
plus doux et les sentiments les plus farouches, voilà
Electre.
D'abord elle éclate en larmes : « Jamais je ne ces-
serai de faire entendre mes gémissements et mes cris,
tant que je verrai les astres brillartts de la nuit, tant
que je verrai la lumière du jour.
« Mes lamentations n'auront point de terme, jamais
je ne cesserai de pleurer, x»
Puis, ces mâles accents: « Ai-je cessé de vivre?
Je vis mal sans doute, mais assez pour moi. Je les
importune ».
Le Chœur : « Si mon esprit aveuglé ne s'abuse et
n'a perdu le sens, la justice clairvoyante s'avance,
portant en ses mains le châtiment du crime. »
Ce qu'il y a de plus tragique dans Ajax, c'est de
voir le héros, le grand homme en butte aux moqueries
de tout un peuple» Véritablement sa mort devient un
soulagement pour l'âme oppressée par tant d'ou-
trages ; il reprend enfin toute 6a grandeur.
Le beau rôle est donné au fourbe/ à l'astucieux
Ulysse qui a causé les malheurs du héros. Chose plus
étrange, la conscience publique représentée par le
chœur le proclame comme le sage des sages .
Teucer c'est le devoir intrépide, cœur fier et libre,
supérieur à sa mauvaise fortune, supérieur aux puis-
sants qui le menacent :
« Ta langue nourrit un terrible courage ! — La
fierté est permise quand on a pour soi la justice. »
Une figure touchante, c'est la femme d'Ajax, fille
VIE ET MORT DU GENIE GREC 185
de roi, captive du héros» Elle s'efforce vainement de
consoler la douleur sublime d'Ajax : « Ténèbres qui
êtes ma lumière !» A ce cri, la tendresse répond :
« Ai-je une autre patrie, une autre fortune que toi !
Je ne vis qu'en toi ! »
Que de pensées fortes, élevées, délicates ! « Le trait
lancé contre les grandes âmes atteint son but. .. C'est
cotitre l'homme puissant que l'envie ëé glisse . . . »
* La haine même ne saurait sans crime poursuivre
un grand homme au delà du tombeau. »
Et ce mot fier et superbe d'Ajax : « Avec les dieux,
un lâche même peut obtenir la Victoire ; moi je me
flatte, sans leur aide, d'acquérir celte gloire. »
Et ses adieux à là vie i « Brillante clarté du jour,
soleil radieux, je té parle pour la dernière fois.
lumière, sol sacré de Salamine, ma patrie* foyer de
mes ancêtres, glorieuse Athènes, amis élevés avec
moi, fontaines, fleuves, campagnes de Troie, je vous
salue. Adieu, ô vous qui m'avez nourri. Ce sont les
dernières paroles qu'Ajax vous adresse ; je dirai le
reste aux enfers. »
Un des plus beaux passages de Sophocle se trouve
dans Œdipe-roi, cette création pathétique, où ré-
sonne toute la gamme des douleurs humaines, les
plus terribles, les plus invraisemblables et pourtant
les plus naturelles. Oui, les malheureux se sentent
un peu calmés par tant d'infortunes en se voyant
dépassés. En même temps, quel haut idéal dans ces
vers :
< Puisse-t-il m'être donné de conserver la sainte
pureté dans toutes mes actions et mes paroles, et de
régler ma vie sur ces lois sublimes, émanées des
cieux. . . dont l'origine n'a rien d'humain ni de mortel,
et que jamais l'oubli ne peut abolir! En elle6 vit la
12G NOTES.
puissance divine et la vieillesse ne peut les at-
teindre. »
Antigone.
femme ! fragilité est ton nom , s'écrie le grand
tragique anglais.
Sacrifice et noblesse, voilà ton vrai nom, dit So-
phocle. Et il crée le type d'Antigone.
La douleur, l'immolation sont tellement dans la des-
tinée de la femme, que les situations les plus infor-
tunées semblent son cadre naturel. Tout au contraire
pour Thomme , le roi de la création , l'être fort ; on ne
peut supporter le spectacle de sa misère. Voir cet
invincible déchu, désarmé , réduit à un tel état de fai-
blesse et d'indigence que la main d'un enfant guide
ses pas chancelants, comment affronter cette émo-
tion? Vienne la mort, cet équilibre suprême, elle
remettra l'ordre et la justice dans l'anomalie de la vie !
Antigone, unique appui du vieillard aveugle, banni,
affaissé sous le poids de l'âge et de la persécution,
est encore plus grande dans son rôle filial, que dans
son rôle fraternel. Plus tard, l'action, la lutte engagée
contre le tyran transforment l'intrépide jeune fille en
héros ; seule contre un univers conjuré.
Mais dans Œdipe à Colone, une frêle enfant, pro-
tectrice de l'exilé, du vieillard expirant, c'est l'épreuve
sans pareille. Quels sentiments agitaient ce cœur!
Respect sacré du malheur et de la vieillesse ; tendresse
filiale immense; craintes et sollicitude d'une mère
chargée d'un être sans défense ; vénération et amour
pour celui qu'elle aurait voulu entourer de gloire et
de bonheur. Et maintenant le voilà errant, mis au
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 127
ban de l'espèce humaine, chargé d'injustes malé-
dictions , car il n'est pas coupable de ses crimes in-
conscients.
Elle le sait; et ce sentiment devait à lui seul main-
tenir son cœur très-haut. Mais cette fille sublime est
trop absorbée par son père, trop attentive à lui
aplanir la route terrible qui ensanglante ses pieds. Il
faut un trésor inépuisable de bonté, de piété, de cou-
rage pour suffire à tout dans cette existence dépouillée
d'espérance, de justice, de repos et d'abri.
Les rôles sont renversés. Le malheur a brisé le
vieillard; ce n'est plus un homme, mais un faible en-
fant désarmé ; le jouet, la risée du passant, s'il n'était
sous la garde de cette âme vaillante, archange qui
l'abrite de ses blanches ailes.
Ah ! qu'elle honore la nature humaine ; cette sainte
Antigone !
Ici, le miracle n'entre pour rien dans la légende. La
piété filiale répand le baume sur les blessures, nourrit
et désaltère la pauvre vie confiée à sa garde. Vie si
amoindrie, si ébranlée par les ténèbres et l'adversité !
On a peine à entendre cette voix affaiblie qui interroge
le guide, sur les moindres mouvements :
Où sommes-nous? — Où poserai -je le pied? Où
es-tu ?
Image déchirante qui arrache des larmes à la simple
lecture.
Un seul point soutient la figure morale d'Œdipe et
lui conserve un caractère auguste ; c'est le sentiment
très- vif de son innocence qui éclate chez lui avec
fierté, et le respect de soi-même qu'il puise dans l'in-
justice des dieux.
De là aussi, une solennité superbe à l'heure de sa
mort. Dans le bois mystérieux de Colone, où les
rossignols chantent l'hymne éternel de la nature, sous
110 NOTES.
les ombrages sacrés, sillonnés par la foudre, au milieu
des fracas du tonnerre, l'infortuné disparaît dans le
gouffre aux fondements d'airain. Il trouve enfin le
repos dans cette terre sainte, consacrée aux vénéra-
bles déesses, aux furies apaisées ; apaisées sans doute
par la piété d'Antigône, par sa vie si pure, offerte en
holooaustc.
Gomment ne pas citer les principales beautés de
cette œuvre admirable, surtout le cbœur où Sophocle
célèbre le bourg qui Fa vu naître :
« Etranger, te voici dans le séjour le plus délicieux
de TAttique, à Colone, riche en coursiers; là de
nombreux rossignols, à la voix mélodieuse, gazouil-
lent dans de fraîches vallées, cachés sous le lierre
touffu et sous le feuillage de mille arbres chargés de '
fruits, dont le soleil ne perce jamais l'ombre épaisse
et que n'insulte jamais le souffle des vents glacés. . .
Là fleurit chaque jour, sous la rosée céleste, le nar-
cisse au cahee gracieux, antique couronne des grandes
déesses, et le safran doré ; les eaux du Géphise, qui
ne s'arrêtent jamais, serpentent à travers la plaine,
et , dans leur coups intarissable , fécondent de leurs
eaux limpides, le sein de la terre
« Sur cette terre croît un arbre . . . devant lequel re-
cu)eat les lances ennemies... C'est l'olivier au pâle
feuillage Jamais une main étrangère ne pourra
l'extirper du sol , car l'œil toujours ouvert de Jupiter,
protecteur des oliviers sacrés, et Minerve, aux yeux
bleus, veillent sur lui (1), »
Tel est le lieu de la scène. Arrive Œdipe,. <Jé~
(1) Sophocle lut ce passage devant les juges dans le procès
coatre son fils,
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 129
faillant, soutenu par Antigone : « Ma fille, si tu aper-
çois quelque siège dans un lieu profane ou dans quel-
que bois sacré, arrête ici mes pas. *
Antigone le fait reposer sur une roche : « Tu as
fait un long chemin pour un vieillard ! »
Il est assis, elle garde son père aveugle; mais
l'approche d'un étranger les trouble : « Vient il de notre
côté? Presse-t-il le pas? — Il est déjà devant nous;
demande-lui ce que tu veux. Le voici. »
Malheur! il apprend que ce bois sacré lui est in-.
ter dit, on veut le chasser. A sa prière, l'étranger va
chercher le chef de la contrée, Thésée.
« Ma fille, l'étranger est-il parti? — Il est parti,
mon père, tu peux donc parler en paix. Je suis seule
auprès de toi. »
Alors commence cette invocation aux déesses véné-
rables et terribles : « Acoordez-moi, enfin, de ter-
miner ma vie, si les maux excessifs qui m'accablent ne
vous paraissent pas trop peu pour Œdipe ! »
Antigone : « Garde le silence, voici des vieillards
qui s'avancent.
Œdipe: « Retire-moi d'ici, cache-moi dans oeboia. »
Le chœur oourrouoé commande au téméraire de
sortir de ce bois consacré aux déesses inexorables.
L'infortuné interroge Antigone, sa lumière, sa con-
science :
« Ma fille, quel parti prendre? — Mon père, il feul
obéir. — Soutiens-moi étrangers, ne me faites
point de mal, quand, pour vous obéir, j'aurai quitté
cet asile. »
Et toujours consultant sa fille, le malheureux aveu-
gle demande :
« Avancerai-je encore? Est-ce assez? — Suis-moi,
.mon père, suis-moi où je te conduis^ — (lène-iwi, ma
fille, en un lieu où je puisse répondre à ceux qui me
190 NOTES.
parient. — Arrête ici. — Est-ce ici? — Oui, c'est
assez. — Resterai-je debout? — Tu peux t'asseoir sur
cette pierre. — C'est à moi, mon père, de diriger dou-
cement tes pas. Appuie sur ce bras, ton corps lan-
guissant. — Hélas ! ô triste destinée ! »
Le chœur l'interroge : Parle !
Et lui, s'adressant toujours à Antigone : i 0! ma
fille, que répondrai-je? Hélas! que faire, ma fille?
Antigone : t Parle, puisque tu en es venu à cette
extrémité. »
Le chœur, épouvanté en apprenant qu'il est le fils
de Laïus : « Sortez, fuyez loin de cette contrée ! »
Alors Œdipe retrouve sa fierté d'homme et repro-
che au peuple sa lâcheté :
< Et tes promesses, comment les tiens-tu?. ., On
dit qu'Athènes respecte singulièrement les dieux, que
seule elle sauve l'étranger malheureux et lui porte
secours. Qu'est-ce que tout cela est devenu pour moi?
Après m'avoir attiré hors de l'asile que j'ai choisi,
vous me chassez encore par la seule crainte de mon
nom! »
La touchante prière d' Antigone se joint aux fières
paroles du proscrit : « Je t'implore par ce que tu as
de plus cher! ton enfant, ta promesse! »
Ici un intermède ; l'arrivée de la seconde fille amène
l'éloge d' Antigone ; Œdipe compare sa conduite à celle
de ses frères : « Depuis qu'elle est sortie de l'enfance
et qu'elle a pris quelque force, toujours errante avec
moi, elle a soutenu ma vieillesse, supporté la faim,
marché nu-pieds à travers les ronces des forêts, bra-
vant les pluies ou les feux du soleil, méprisant les
jouissances de Thèbes, pour soutenir l'existence d'un
père... »
* Des fils qui auraient pu secourir un père, refu-
sent de lui prêter assistance; faute d'une parole de
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 181
leur part, j'ai été abandonné à l'exil, à l'indigence. »
Le chœur, ému de pitié, lui enjoint de faire des
expiations aux déesses. Gomme un débile enfant, il
s'informe des mouvements les plus simples ; ils sont
encore trop difficiles, trop au-dessus de sa force; il
prie une de ses filles de se charger des libations :
« Hâtez-vous donc, mais ne me laissez pas seul, mon
faible corps ne pourrait marcher sans guide. »
Voici Créon, son persécuteur : pour attirer Œdipe
sur la terre de Gadmus, il emploie un langage plein
de douceur, mais ses exhortations hypocrites res-
tant vaines, il ordonne à ses gardes de saisir Anti-
gone et lsmène, de les arracher à leur père. Alors
éclatent les accents pathétiques de désespoir filial :
Antigone : « Hélas I où fuir ? Quels secours des
dieux ou des hommes implorer? On m'entraîne ! Mal-
heureuse! »
Œdipe : a Où es-tu, mon enfant? — On m'emmène
de force !
— Tends-moi le bras, ma fille ! — Hélas ! je ne
puis !
— Œdipe : Hélas ! malheur à moi. »
Après ce coup, l'honnête Créon raille le vieillard :
< Désormais tu n'auras plus d'appui pour tes pas
chancelants, . . JoW de ton triomphe ! »
Il veut même s'emparer d'Œdipe. Mais Thésée ar-
rive à point pour empêcher l'attentat, et « s'épar-
gner la honte d'avoir laissé un hôte sans défense ».
A ses ordres, des cavaliers s'élancent pour arracher
les jeunes filles aux mains des ravisseurs.
Elles reviennent, le chœur l'annonce. Les voilà.
Œdipe n'ose y croire :
« Où sont-elles? Quoi? Qu'as-tu dit? »
Mais la voix d' Antigone frappe son oreille : t Vous
• y
132 NOTES.
voilà donc, mes filles L . . Approchez. . . que je vous
presse entre mes bras ! Bonheur que je n'espérais
plus ! »
Il en doute encore : « Où êtes- vous? où êtes-
vous! Appui de ma vieillesse?. . » Je possède ce que
je chéris le plus. Je ne mourrai pas le plus infortuné
des mortels, si vous êtes près de moi. Serrez-vous
contre mon sein ; pressez votre père, sauvé du triste
abandon où le réduisait votre absence! »
Ces transports d'une joie inattendue dans une des-
tinée tragique sont si vrais ! Que de degrés dans Tin-
fortune ! Œdipe éprouve maintenant un profond bon-
heur, puisqu'on lui a rendu ses filles. C'est bien dans
la nature humaine ; l'âme, plongée dans l'adversité,
s'attache tout à coup à la plus frêle consolation, du
moment qu'elle était menacée de perdre même le der-
nier chaînon de son existence.
Une autre scène pathétique, l'entrevue du fils cou-
pable et les imprécations d'Œdipe mettent encore en
relief le rôle admirable que Sophocle réserve aux
femmes :
Maudissant le parricide, Œdipe s'écrie : « C'est à
toi que je dois de mendier chaque jour le soutien
d'une vie infortunée; si je n'avais mis au mondq ces
jeunes filles, grâce à toi, je n'existerais plus. Au-
jourd'hui, elles me guident, elles me nourrissent;
elles ont, pour partager ma misère, le Gourage de
l'homme, »
Quoi de plus solennel que la fin d'Œdipe ; dirai-je
la mort? Non, la renaissance; l'enthousiasme de la
mort lui rend la vigueur de la jeunesse et la
clarté. Le tonnerre gronde, la foudre ailée le conduira
chez Pluton : « Mes tilles, voici l'heure ... Je ne puis
m'y soustraire... Marchons au lieu inarqué, ne
tardons pas davantage. Suivez- moi, mes filles, je
VIE ET MORT RU QÉNIE GREC. 133
vous servirai de guide, comme vous avez été le
mien jusque ce jour. Venez ; ne me touchez point.
Laissez-moi trouver seul le tombeau pacré où le
destin a marqué ma sépulture. De ce côté... venez
de ce côté... lumière invisible p mes yeux, mais
que j'ai pu contempler autrefois, mon corps ne sen-
tira plus l'effet de tes rayons ! »
Son dernier mot à ses filles , agenouillées et eq
larmes, pst admirable de simplicité et de profon-
deur :
« Mes enfants, de pe jour vous n'avez plus de père,
tout est fini ppuj* moi ; désormais vous q'qurez plus à
me donner dfls soins « . . Un seijl mol vous récom-
pensera de vos peines :
« Personne ne vous aimait plus que moi. »
Petto mort, après une vie si informée, a un ca-
ractère de sérénité et de triomphe. Il y a là une cer-
titude tranquille que la mort est un bienfait, le repos
dans la paix éternelle. Rien n'égale }a beauté mysté-
rieuse de ces détails, rien, si ce n'est le cri d'Anti-
gone ; « On peut donc regretter même le malheur 1
Cp qui faisait paa joie jetait bien peu de chpsç! Et
cependant c'était nw joie quand je Je tenais entre
mes bras ! *
C'est la figure d'Antigone que j'étudie, non la tra-
gédie ; aussi tien Œdipe à Colone est la première
partie d'Antigonç.
Cette grande âme s'élève toujours plus haut. Son
nqm ftst resté synpnym.e de vertu. L'antiquité laisse
peu à ajouter aux modernes. Si le christianisme a créé
un type de pureté, de sainteté dans la madone, tenant
l'enfant divin dans ses bras, la poésie grecque nous
olfrjQ un idéal non moins divin dans cette vierge, mo-
dèle de i£ndr££se filiale et fraternelle. L'héroïque
134 NOTEE*.
jeune fille brave la loi des tyrans et préfère la mort,
pour remplir sa promesse.
C'est un honneur éternel pour l'antiquité d'avoir
conçu une idée aussi élevée, aussi accomplie dé la
femme. Antigone réunit toutes les qualités de l'âme
humaine : la force intrépide, l'action héroïque, l'au-
dace de l'athlète qui lutte contre des bêtes fauves, la
piété d'une âme sainte et fidèle ; en même temps la
fermeté d'une âme altérée de justice et qui puise sa
foi dans l'idée du droit éternel, droit antérieur à toute
législation. C'est là ce qui soutient une volonté que
rien ne lasse, un courage que rien n'intimide, une
hautaine et sereine indifférence de la douleur, de la
torture, de la mort.
Que dis-je? elle a l'enthousiasme du martyre; mais
cet enthousiasme est réfléchi. Ce n'est pas un senti-
ment surnaturel qui se fie aux récompenses céles-
tes, sentiment qui inspira tant de nobles héroïnes
chrétiennes. Non; Antigone s'immole stoïquement à
l'idée du devoir. Pour elle, nulle espérance, la pensée
austère de ce qu'elle doit à son frère la soutient contre
les menaces de l'affreux châtiment. Cette douce jeune
fille sait qu'elle va encourir mille fois plus que la
mort; on l'ensevelira vivante dans un tombeau. Sa-
crifice de la vie d'autant plus amer, que cette jeune
vierge aimante est aimée ; la vie lui sourit ; la jeu-
nesse, l'amour, lui font chérir le soleil des vivants.
Elle descendra avec fermeté dans le froid sépulcre;
elle bravera les traitements barbares et la lâche indif-
férence du peuple pour accomplir un devoir. Cette op-
position des sentiments les plus énergiques, les plus
virils et la plainte touchante de la jeunesse, de la
beauté, inspirent au poëte des accents divins.
Il n'ajoute aucune compensation au sacrifice d' Anti-
gone. Elle meurt; son fiancé se donne la mort, comme
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 135
Roméo, dans le même sépulcre, et il ne reste de cette
tragique aventure que l'idée d'une loi de justice éter-
nelle supérieure à la justice humaine. Telle est la
maxime puisée dans cette action. Malgré la jurispru-
dence et les constitutions, cette maxime restera tou-
jours vraie et continuera, dans les crises suprêmes, à
inspirer les individus et les peuples. L'âme humaine
n'hésitera pas quand elle aura à choisir entre la loi
écrite et la loi supérieure, identifiée à l'idée même
de la justice.
C'est à ces lois qu'obéit Antigone. Elle dit hardi-
ment au roi :
« Je ne pensais pas que les décrets d'un mortel tel
que toi pussent prévaloir sur les lois non écrites,
œuvre immuable des dieux .
« — De tous les Thébains tu es la seule qui pen-
ses ainsi de moi.
* — Ils ont les mêmes pensées, mais la peur étouffe
leur voix.
« — Mais on ne doit pas traiter également l'homme
de bien et le méchant.
« — Qui sait si ces maximes règlent la justice des
enfers.»
Et elle ajoute ce mot suave, féminin :
« Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr. »
III
EURIPIDE.
c Euripide avait assisté aux horreurs d'une guerre
de vingt-deux ans ; il avait vu passer devant lui les
blessés, les veuves, les mères, les orphelins* les cap-
tifs, et il a répété leurs sanglots, il a écrit avec leurs
larmes. Cela est pris sur la nature. Seulement il a re-
jeté ces échos de la guerre du Péloponèse dans les
ruines et l'incendie de Troie. Les cris se sont éloi-
gnés, mais ils sont si perçants qu'ils arrivent à notre
oreille. C'est la vie et non pas l'imitation de la vie.
Lisez à ce point de vue les Troyennes, Hécube, les
Suppliantes; vous reconnaîtrez avec moi le cri d'une
douleur toute vive. Vous sentirez saigner vos bles-
sures. Ainsi nos misères actuelles rajeunissent pour
nous ce vieux monde immortel, elles donnent un sens
plus profond à ce que nous savions ; elles nous font
découvrir ce que nous n'avions jamais aperçu. Elles
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 137
nous profiteront à nous-mêmes et à nos descendants,
si nous savons en user (1).
Si la tragédie d'Hécube garde encore l'écho des
guerres du Péloponèse et représente le génie de l'his-
torien, on retrouve dans les Suppliantes l'homme poli-
tique ; dans les Phéniciennes, le chant de l'exilé. Al-
ceste est une création d'autant plus glorieuse pour les
femmes, qu'Euripide a été accusé d'être leur ennemi.
Dans Oreste, c'est la nature humaine prise sur le vif,
avec toutes ses défaillances , ses misères. Enfin ,
comme fraîcheur de poésie, Edgar Quinet ne mettait
rien au-dessus de Ion.
Peu de passages suffisent pour signaler les as-
pects divers du génie d'Euripide :
Parfois il y a en lui plus du drame que de la tragédie.
Beaucoup d'effets violents, de surprises et d'émotions
scéniques, plutôt que la grande et austère simplicité.
Avec cela une délicatesse de pinceau que nul poète
n'a surpassée.
Quelle suave figure que celle de Polyxène ! Elle
est digne de son frère Hector, cette fière jeune fille,
qui veut mourir depuis qu'elle est captive.
... t Esclave!... Ce nom seul me fait aimer la
mort, ce nom auquel je ne suis point faite. »
Hécube : « Même avant la mort, le malheur m'a
tuée ».
« Ayez des amis, et non seulement des proches,
dit Euripide. Un ami dont le cœur sympathise avec le
nôtre, fût-il étranger, vaut mieux que mille parents. »
Pourtant son Electre est le type de l'amitié frater-
nelle. Voyez cette tendre sœur au chevet de son
f i) La République. 1872. Un volume. Dentu.
128 NOTES.
frère malade, écartant par des soins ingénieux les
moindres bruits ; elle recommande au chœur des jeu-
nes Argiennes des « accents adoucis comme les sou-
pirs de la flûte. . . Elles baissent la voix, avancent dou-
cement, doucement. »
Elles sont pleines de grâce, ces jeunes filles qui
jettent leurs regards à travers les tresses flottantes
de leurs cheveux :
« Quel sera, dis-nous, le terme de ses maux?
— La mort. »
Les agitations qui succèdent au calme, les fureurs
qui éclatent et s'apaisent, qui montent jusqu'au dé-
lire, suivies de nouveau par rabattement de la ma-
ladie, tout cela est gradué avec tant de naturel.
Les pleurs d'Electre apaisent ces fureurs.
Oreste : « C'est toi qui soutiens et consoles mon
âme désespérée, et lorsque tu gémis, c'est à mon ami-
tié à calmer tes douleurs , »
« Je ne vis plus, parmi tant de maux, quoique je
voie encore la lumière.
— Qu'éprouves-tu ? Quel mal te consume ?
— La conscience la conscience qui me re-
proche mes forfaits. ...»
Electre réunit tous les contrastes du cœur humain :
le sentiment le plus délicat et l'âpre vengeance ;
rien n'arrête son bras pour châtier le crime, et son
frère l'admire :
« toi qui portes un cœur viril avec toutes les
grâces d'une femme, que tu es digne de vivre, non
de mourir. »
Edgar Quinet faisait cette remarque : Rien ne peint
mieux le culte de la beauté chez les anciens que la
fin d'Oreste, Euripide, l'ennemi des femmes, n'ose
châtier Hélène; la vraie coupable est seule épargnée
dans le massacre général. Au moment d'être frappée,
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 139
elle est enlevée par Tordre des dieux. Hélène devient
une brillante étoile du ciel.
La tragédie des Phéniciennes, qui exprime avec
tant de force les douleurs de l'exil, a des harmonies
éblouissantes comme les offrandes d'or du temple de
Delphes. Relisez ce chœur de femmes, leur [invoca-
tion au soleil, le tableau du Parnasse : « montagne
dont la flamme illumine le double sommet ! »
Après ce chant mélodieux, des accents d'airain :
« Perdre la patrie, est-ce un si grand mal? — Très-
grand, et plus grand à l'épreuve qu'on ne peut l'ex-
primer. — En quoi consiste- t-il? Que souffrent les exi-
lés? — Une souffrance horrible. Ils n'ont plus la liberté
de parler. — Ne pouvoir dire ce que l'on pense, c'est
la condition d'un esclave. »
L'audace d'esprit d'Eschyle et de Sophocle est éga-
lée par ce vers d'Euripide, ce défi aux dieux :
« Est-il donc juste que vous, qui avez écrit les lois
qui nous gouvernent, vous soyiez vous-mêmes les
violateurs des lois? S'il arrivait qu'un jour les hommes
vous fissent porter la peine de vos violences et de vos
criminelles amours? »
Et ce mot superbe de la justice satisfaite : « Main-
tenant que j'ai vu ce jour inespéré, je crois qu'il est
des dieux, et mes infortunes me semblent allégées de-
puis que ceux-ci ont subi leur châtiment. »
Toute la science politique est dans cet axiome :
« La multitude est redoutable lorsqu'elle a des chefs
pervers. Mais lorsqu'elle en a de bons, elle veut tou-
jours le bien. »
Il y a des pensées qu'il faudrait graver en exer-
gue ; « Courage ! En marchant à la lumière de la jus-
tice, tu peux braver les vains discours des hommes. »
140 NOTES.
Tout a été dit, je crois, sur Aleeste, ce type de ten-
dresse conjugale, heureuse, heureuse de pouvoir mou-
rir pour sauver celui qu'elle aime ! Admète la peint
d'un trait dans les reproches désespérés qu'il adresse
à ses parents : « Cette femme que seule aujourd'hui
j'ai droit de regarder comme ma mère et comme mon
père. »
Qui peut lire sans larmes cette scène où Hercule
épie la mort près du tombeau d'Alceste : « Si je puis
la saisir, l'envelopper du cercle de mes bras, il ne
sera au pouvoir de personne de- me l'arracher les
flancs tout meurtris avant qu'elle m'ait rendu Al-
eeste. »
Et le final : Hercule rentre avec la femme voilée ;
c'est Aleeste qu'il ramène à la lumière. Quel moment
que celui où il soulève le voile et la montre à son
mari! Elle ne parle pas, l'effet est d'autant plus so-
lennel. Cette conception de génie suffirait pour mettre
Euripide au premier rang des poètes.
Terminons ces citations par le monologue d'Ion,
chef-d'œuvre de grâce, d'innocence, qu'Edgar Quinet
relisait avec ravissement dans une de ses dernières
soirées du mois de mars. Le jeune gardien du temple
d'Apollon semble avoir servi de type à Eliacin :
« Allez , ministres de Phébus que Delphes adore,
allez vers la source argentée de Castalie, et après
vous être lavés dans ses eaux pures, entrez dans le
temple... Pour moi, fidèle aux soins que je remplis
depuis mon enfance, je vais purifier l'entrée du tem-
ple avec des branches de laurier et des couronnes sa-
crées, en répandant sur la terre une fraîche rosée . . .
« Viens, rameau ver îoyant du laurier touffu,, destiné
à purifier le sol que couvre la voûte du temple
d'Apollon, toi qui crois dans les jardins des immortels,
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 141
où de saintes rosées font jaillir une source intaris-
sable pour arroser là chevelure sacrée du myrte,
dont le feuillage me sert fehaque jour, dès que le so-
leil prend son vol rapide, à balayer le temple du dieu
auquel je rends un culte assidu. . . Mais laisôotis re-
poser ce rameau de laurier; de ces vases d'or je
répatiflrai l'eau limpide des sources de Gastalie, Je la
verserai d'une main pure de souillures. Puisse ma
Vie s'écouler aihsi au service d'Apollon, ou puissé-je
ne la quitter que sous d'heureux auspices ! Ah ! que
Vôis-je? Les oiseaux du Parnasse ont quitté leurs
nids. N'approchez pas des voûtes du temple* n'entrez
pas sôus ces lambris dorés; Je te percerai de mes
flèches, héraut de Jupiter^ toi dont les serres recour-
bées triomphent des autres oiseaux.
* Voici Sinaintênant un cygne qui vogue à travers
les airs^ jusque dans le sanctuaire. Que ne porteô-tu
ailleurs tes pieds éclatants comme te pourpre? Ta
voix, dont les accents rivalisent avec te lyre d'Apol-
lon, ne te dérobera pas à mes traits. Eloigne-toi à
tire d'aile et va dans le lac de Délos faire entendre tes
chants harmonieux ; ton sang; si tu ne m'ûbéïs, me
vengera de ton audace. . .
* Ah ! quel est ce nouvel oiseau qui arrive ? Oêe-
t-il construire sous cette voûte sacrée son nid de
chaume pour ses petits ! Le frémissement de cet arc
le fera fuir. Quoi ! tû restes encore ? Va sur les bords
de FAlphée ou dans les bosquets de Gorinthe donner
le jour à ta jeune famille et ne viens pas souiller les
offrandes et le temple de Phébus.
t Je ne voudrais pas vous donner la mort, oiseaux
qui annoncez aux mortels la volonté des dieux ; mars
je ne puis trahir les devoirs de mon ministère. . . »
142 NOTES.
Quel doit être le fondement moral du drame?
Je retrouve une note inédite de 1852, dans laquelle
Edgar Quinet examine cette question :
« Toutes les littératures commencent par le tra-
gique, par cette même raison suprême que les peuples
comme les enfants débutent dans la vie en prenant
tout au sérieux. C'est comme si Ton recherchait pour-
quoi ils commencent par les larmes plutôt que par le
rire.
Dilater, agrandir les cœurs, c'était la fonction du
théâtre grec. Verra-t-on quelque chose de semblable
dans les temps à venir? Les grandes légendes de
l'humanité ne pourraient-elles pas reparaître sur notre
scène ?
C'est beaucoup assurément de s'être délivré des
entraves factices de la forme classique, mais ne peut-
on pas concevoir, sous le règne d'une démocratie, des
développements nouveaux du théâtre? Les repré-
sentants du droit opprimé ne devraient-ils pas les
premiers paraître sur cette scène agrandie? En un
mot, il faudrait retrouver quelque chose de la mission
du théâtre dans l'antiquité.
Tenir les âmes en haleine ; replacer le spectateur
au foyer non pas seulement de la cité grecque, mais
de la cité éternelle, de la justice ; lui faire sentir qu'il
est exilé du beau, du grand, du juste; l'empêcher de
s'accoutumer à un monde mesquin; lui poser par
moments la couronne immortelle sur la tête; lui
laisser après cela le dégoût des jours rampants, le
contraindre d'aspirer à faire une vérité de ce monde
de fantômes, le remplir de la noble et majestueuse
tristesse qui suit une déchéance ; donner à l'âme une
certaine trempe, voilà quelle devrait être l'éducation
par le théâtre.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 1*8
L'un des plus grands plaisirs du poëte dramatique
sera toujours de nous faire vivre dans la familiarité
d'un héros, de telle sorte que nous subissons la
contagion de son esprit, que nous nous sentons en-
traînés dans sa sphère et que pour un moment toutes
nos forces sont doublées.
Ni la curiosité éveillée, ni la pitié, ni la terreur
ne me rendent compte de ce que j'éprouve devant un
des chefs-d'œuvre de l'art tragique, tel que les an-
ciens l'ont conçu. Il me semble qu'il se mêle à cela
quelque chose de plus grand, dont les critiques ne me
disent rien.
Quel doit être le fondement du drame? L'héroïsme.
Élever l'esprit à la région héroïque, tel est le lien
moral que le drame peut se proposer.
Est-il vrai que les temps héroïques soient finis?
Montrez~moi donc que l'homme est sorti du combat.
Le principal effet que Corneille produit sur moi
est celui dont il ne s'aperçoit pas et dont il ne dit
rien dans ses Discours sur la tragédie.
J'ai peine à le retrouver dans cette foule de petites
règles et de formalités, par lesquelles il croit m'en-
seigner son secret. C'est précisément ce qu'il semble
ignorer. Ses préceptes s'appliquent à toutes les mé-
diocrités.
Il ressemble à un héros qui écrirait un ouvrage sur
la tactique, sur le maniement des armes. J'aurais
peine à y reconnaître le vainqueur de Leuctres et de
Mantinée. »
IV
PINDARE.
Bons génies, qui planez sur les combats de la vie ?
nul d'entre vous n'a su mieux que Pjpdare riépandrp
le baume salutairp aux blessure^. Il a consola plus
d'un de ses frères en harmonie.
Enthousiasme, voilà son nom; sa vertu, sa candeur
égalaient son génie. Le rayon de miçl sur ses lèvpg$
est le symbole de sa douceur d'esprit.
Et quelle vie heureusp ! Idole de sa patrie, hpijpré
de tous. De son vivant sa statue eporgueillit ja yillg
qui lui donna Je jour, car, chez les anciens, la gloire
crun grand poëfe c'est le patrimoine sacré dç la cité
entière.
Il meurt à quatre-vingt-six ans sur les genoux du
disciple qu'il aimait. Et il se sentait vivre dans l'a-
venir.
Aussi dans un transport divin s'écriait-il : « Thè-
bes, dont je bois l'eau aujourd'hui, et dont j'im-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 145
mortalise par mes hymnes les enfants valeureux. •
Les dons surnaturels de cette figure idéale, cette
splendeur du vêtement qui enveloppe la pensée la plus
haute, la plus pure, ont été définis dans la page sui-
vante :
c En apparence, le plus païen de tous est Pindare,
puisque adorateur du chant, de la parole mesurée,
son idole est la lyre ; c'est même là ce qui explique sa
popularité chez un peuple qui comptait ses années
par ses jeux. Partout divisée, la Grèce ne se sentait
unie que dans l'éclat des jeux olympiques, pythiens,
néméens, et le poète qui chantait ces journées était
véritablement le prêtre de l'alliance. En célébrant la
fête de l'art, il célébrait la fête patronale de la Grèce.
Aussi lorsque ce nom est prononcé, oubliez tout ce
que Ton a pu dire de la simplicité nue et rapide de
l'antiquité. Dans ce style spiendide l'or se mêle à
l'ivoire, comme dans la statue de Jupiter Olympien.
Au milieu de la pompe d'une cérémonie religieuse et
civile, figurez-vous la Grèce vêtue de la pourpre de
Tyr, c'est l'image de Pindare, A l'égard de ses
croyances, ce David hellénique annonce l'avènement
d'un maître plus puissant que Jupiter; des anciens
dieux de chair, il fait des dieux esprits ; il peuple le
vieil Olympe de vérités morales, de sentiments,
d'idées qu'il personnifie au même titre que les an-
ciennes puissances de la nature. Les hymnes couron-
nées de myrte sont les rois de la lyre ; ils ébranlent
sur les gonds leurs portes sonores ; l'enthousiasme, la
sagesse, la loi, ces divinités nouvelles, sacrées par le
poëte, vont s'asseoir au fond du sanctuaire. *
A ce portrait de Pindare (dans le Génie des reli-
gions), Edgar Quinet eût ajouté encore bien des
traits : sa fierté olympienne, les élans inmétueux
d'une grande âme, semblable à la flèche qity vpla dfoit
140 NOTES.
au but, l'invincible héroïsme, et par-dessus tout cette
prodigieuse harmonie, que « rien ne peut éteindre »,
pas même une traduction.
Comment citer tous les passages qu'il se plaisait à
me traduire :
« Je ne suis pas statuaire ; ma main ne sait point
façonner des simulacres inanimés, pour les fixer sur
une base immobile. Non, mes chants pénètrent en tous
lieux. Vole donc, ô ma muse (1) ! »
« J'ai trouvé dans le sanctuaire un trésor où j'ai
puisé mes chants, trésor indestructible qui n'a à re-
douter ni les pluies de l'hiver, ni les orages qui s'en-
trechoquent comme des bataillons armés, ni les vents
qui roulent en tourbillons sur les gouffres des mers.
Il brille de l'éclat le plus pur. . . et devient pour moi
une source de chants harmonieux,.. (2). »
« Ne ceins point ta tête de couronnes périssables ;
pour t'en tresser une à son gré, vois, ma muse ras-
semble l'or, Pairain, l'ivoire et cette fleur éclatante
que produit la rosée des mers (3). »
« Gomme le souffle des vents est nécessaire au
pilote ; comme les douces rosées du ciel, filles des
nues, réjouissent le laboureur, ainsi les hymnes par
leur harmonie récompensent l'athlète victorieux. . . »
Cette poésie semble éclose parmi « les bosquets
touffus, que les violettes purpurines avaient parfumé
de leurs suaves odeurs. »
En même temps elle s'allie à une grande hauteur
d'esprit :
(1) Némêennes.
(2) Pythiques.
(3) Némêennes.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 147
« Des hommes, ainsi que des dieux, l'origine est
la même; une mère commune nous anima tous du
souffle de la vie. Le pouvoir entre nous fait seul la
différence. Faible mortel l'homme n'est rien, et les
dieux habitent à jamais un ciel d'airain, demeure
inébranlable de leur toute-puissance. Cependant une
grande âme, une intelligence sublime nous donnent
quelques traits de ressemblance avec la divinité (1)... »
Les croyances religieuses de Pindare s'affirment
dans ces vers : «Et vous, dont les âmes habitèrent suc-
cessivement trois fois le séjour de la lumière et trois
fois celui des enfers sans jamais connaître l'injus-
tice. »
Pindare ne croit pas aux fables de son temps ; plus
d'une fois il trahit son scepticisme; aussitôt il se le
reproche : « Silence ma bouche ! loin de toi de sem-
blables récits. Cesse de proférer d'imprudentes pa-
roles... chante plutôt la Cité... c'est là que la har-
diesse sera donnée à mes pensées et la force à mes
paroles ».
Voici les réflexions sur la vie humaine soulignées
de la main d'Edgar Quinet dans la seconde quinzaine
de mars : « Les âmes timides ne sont point faites pour
affronter de grands dangers, et puisque la mort est iné-
vitable, pourquoi attendre dans un indigne repos une
vieillesse honteuse, sans avoir rien fait pour la
gloire (2) ».
Et cette célèbre strophe : « Homme d'un jour !
Qu'est-ce que l'être? Qu'est-ce que le néant? Tu n'es
que le rêve d'une ombre et ta vie n'a de jouissance
et de gloire qu'autant que Jupiter répand sur elle un
rayon de sa bienfaisante lumière ».
(1) Néméenncs.
^2) Olympiques.
10
iAH NOTES.
Toutes les modulations alternent dans cette poésie,
dans celte pensée ; après i'acceilt de la mélancolie*
une note céleste, puis un accord vigoureux :
t Et toi, fille de Jupiter, céleste Vérité, que tes
mains pures éloignent de moi le soupçon odieu* d'a-
voir voulu tromper un hôte, un ami. %
€ ... Jamais les mensonges du fourbe ne trouvèrent
crédit auprès de l'homme vertueufc. C'est en vain que
ce reptile se replie de mille manières pour l'enlacer
dans ses piégés... Loin de moi d'aussi viles attaques !
J'aime mon ami, je hais mon ennettii et comme \ïA
loup infatigable, je le poursuis dans les sentfars
obliques et tortueux (1). »
Et toujours ce glorieux lyrisme marche de front
avec le bon sens, avec une rare lucidité d'esprit.
11 y à des passages où l'homme se révèle tout
entier :
« Etre enfant avec les enfants, homme avec les
hommes, vieillard avec les vieillards, se proportion-
ner à tous lés âges de la vie, c'est le talent du
sage (2) ».
Cet art achevé s'efface devant lé ttaturel, îe don
inné : a Celui-là seul est vraiment sage, que la nature
a instruit par ses leçons ; ceiix qii'ufte éttttde ptëtàWê
à formés se perdent en vaines paroles . . . C'est de fà
nature que nous vient tout ce qui est parfait. Cepen-
dant combien de mortels s'efforcent d'acquérir de la
gloire par des vertus empruntées à l'art et aux pré-
ceptes. )»
Aux heures de découragement, notas relisions cette
réflexion consolante : « Les antiques Vertus s'altèrent
(1) Pythiqucs.
(2) Xûmceuncs
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 149
à travers les générations, mais souvent elles repren-
nent leur éclat primitif. Les champs ne se couvrent
pas tous les ans de fertiles moissons; chaque prin-
temps, les arbres ne se chargent pas de fleurs odo-
rantes, ni chaque automne de fruits abondants. Ils ont
tantôt plus, tantôt moins de fécondité. Ainsi par
Tordre du destin s'efface et se renouvelle la gloire des
mortels (1) ».
L'auteur de la Création avait aussi remarqué cette
ingénieuse Genèse de l'île de Rhodes et ce qu'on
pourrait appeler les vues géologiques de Pindare :
c Quand les dieux se partagèrent l'univers, Rhodes
n'apparaissait point encore au milieu des flots; elle
était cachée dans les profonds abîmes de la mer. Le
soleil fut exclu du partage, il était absent. . . Le dieu du
jour le rappelle à Jupiter, qui consent à diviser de
nouveau le monde. » Mais Apollon s'y oppose : « Je
vois, dit-il, sortir du sein des ondes écumantes une
île féconde en moissons et en excellents pâtu-
rages (2) ».
Ailleurs, le centaure Chiron dit au soleil :
« Toi qui connais l'impérieuse destinée de tous les
êtres, toi qui comptes les feuilles que la terre au prin-
temps fait éclore et les grains de sable que les flots et
les vents roulent dans les fleuves et dans les mers,
toi dont l'œil perçant découvre tout ce qui est, tout ce
ce qui sera ! (3) »
Edgar Quinet souligne aussi ce passage où Pindare
attribue l'introduction de l'olivier en Grèce à Hercule.
Selon la géographie fantastique du temps , Pindare
(1) Némçcnncs.
(2) Olympiques.
(3) Pythiques.
150 NOTES.
croit cet arbre originaire des sources de Pister (dans
la forêt Noire).
Pindare dit expressément ceci : « Hercule était pe-
tit de taille ». Comment les artistes n'ont-ils pas tenu
compte de cette remarque ? elle suggère un monde
de pensées.
Voici les deux vers uniques où Pindare mentionne
les événements contemporains. Le premier est dans
les Pythiques : « A Athènes, je chanterai les Athéniens,
vainqueurs devant Saiamine; à Sparte, je célébrerai
ce combat où le Cithéron vit tomber les Mèdes aux
arcs recourbés; sur les bords riants de l'Himère, je
redirai la gloire que les fils de Dinomène ont acquise
par la défaite de leurs fiers ennemis (1) ».
11 ne prononce pas le nom de Platée. Le silence
douloureux qu'il s'impose est expliqué dans ce pas-
sage des Isthmiques : « Saiamine, berceau d'Ajax,
sauvée par ses flottes, ne fut-elle pas témoin de la
bravoure de ses peuples, dans ce terrible combat où
une multitude aussi serrée qu'une pluie orageuse
tomba sous leurs coups, comme les feuilles sous les
coups de la grêle. Toutefois, ô ma muse, que tes
louanges soient réservées et circonspectes... Mais
les victoires des athlètes et leurs combats, ma lyre
peut les célébrer sans crainte (2) ».
Ce dernier vers confirme le motif du silence de
Pindare.
(1) Pythiques, I.
(2) Isthmiques, V.
PHIDIAS.
Les noms entrelacés de Phidias et de Périclès res-
plendissent dans un même rayonnement de gloire et
de beauté. On peut dire que l'un fut l'inspirateur de
l'autre dans les œuvres de génie qui illustrèrent leur
siècle.
N'est-ce pas Phidias qui a tracé à l'éloquence de
Périclès ces grandes lignes austères et pures? Est-ce
Homère seul qui offrit à Phidias le type de l'Olym-
pien? Le caractère de sérénité, de clémence, de sa-
gesse du Jupiter d'Olympie, immortalisaient peut-être
l'expression et même les traits de Périclès.
Sur le socle de cette statue et sur la Minerve d'or,
Phidias a gravé son nom ; celui de son ami est atta-
ché à toutes les merveilles de l'art : temples, colonnes,
statues qui s'élevèrent dans TAttique, et qui ont réa-
lisé l'idéal par la pureté des formes et l'harmonie des
proportions.
152 NOTES.
C'est à la déesse protectrice de la cité que Phidias
consacre son génie. Il crée le type de Minerve -Athéné,
mais en le répétant sous diverses modifications ingé-
nieuses. Pour Platée, il la représente dans l'attitude
guerrière. Pour les Athéniens de Lemnos , avec un
caractère adouci de grâce. La plus colossale de ses
Minerves, la déesse qui combat au premier rang (Pro-
machos), dépassait tellement les Propylées et le Par-
thénon, que les nautoniers apercevaient de loin la
pointe de sa lance et l'aigrette de son casque.
On voit encore sur un rocher de l'Acropole, entre
les Propylées et le Parlhénon, la place où s'élevait la
grande figure de bronze qui veilla pendant tant de siè-
cles sur la citadelle et le sanctuaire de l'Attique.
On a parlé de la première manière de Phidias, le
colossal; et de sa seconde manière , les proportions
moins grandes, mais plus belles encore. Tout était
prémédité, combiné savamment, chez l'artiste de génie
qui devina les lois de la perspective et de l'optique, en
architecture et en sculpture ; ses colosses étaient pro-
portionnés à la hauteur des colonnes ou des rochers
qui les supportaient. 11 en était ainsi de la Minerve
Promachos, debout sur le roc de l'Acropole, et desti-
née à être vue dans le lointain. Les médailles des mu-
sées de Londres et de Paris la représentent vêtue de
la longue tunique et du péplum ; elle s'appuie du bras
droit sur la lance ; du bras gauche, elle semble couvrir
la cité de son bouclier sacré.
Le chef-d'œuvre de Phidias, la statue d'or et d'ivoire
de Pallas (i), trônait dans le Parthénon. La divinité,
armée, victorieuse, exprime le calme et la majesté.
Figure unique , d'une simplicité pleine de grandeur,
et pourtant rehaussée par des ornements d'or d'une
1) Plutarque. Vie de Périclès.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 153
extrême richesse , répandus à profusion jusque sur
les armes et même aux bords des sandales de la
dépsse. Ses vêtements d'or pouvaient s'enlever à vo-
lonté; ils pesaient quarante-quatre talents d'or. Les
ypux de la Minerve étaient en pierres fines.
On a dit que , pour les modernes , il sera toujours
difficile de reconnaître dans cette richesse d'ornemen-
tation un élément de beauté. Nous pouvons nous eu
rapporter au goût attique. Le génie de Phidias aufa
trouvé le secret de concilier la splendeur et la simpli-
cité ; il aur$ converti l'or en rayons éclatants pour en-
velopper la déesse d'un vêtement de lumière.
Une gravité tranquille, une force conspiente qui se
possède, la clarté de l'esprit, tel est le caractère do-
minant de Minerve depuis que Phidias a fixé ce type
idéal. La vierge d'Athènes a une âme trop virile, trop
au-dessus des faiblesses et des passions humaines,
pour qu'un mortel ou un dieu ose aspirer à elle.
Son front pur, le nez droit et fin, la ligne un peu
sévère de la bouche et des joues, le menton assez fort,
presque carré , les yeux pas trop ouverts, le regard
abaissé vers la terre, la chevelure relevée sans art au-
dessus du frojit et rejetée derrière ty nuque, tout
cela lui compose un ensemble parfait. Les traits sont
modifiés ; la rudesse première des anciens types est
transformée en majesté. Tout est harmonie dans cette
création merveilleuse.
Après Phidias, les tentatives essayées poijr chan-
ger le sérieux de la déesse en grâce lui ôt.ent son ca-
ractère.
Le Jupiter d'Olympie excitait encore plus l'étonné -
ment des Hellènes. Phidias prit pour type et inspira-
tion de son œuvre le vers 530, Chanjt I de Y Iliade :
« Le fils de Saturne, au-dessus de ses noirs sour-
cils, agite $oji front majestueux. Sa chevelure divine
154 NOTES.
frémit sur sa tête immortelle, et le vaste Olympe en
est ébranlé. »
Une science profonde dans l'ordonnance des parties,
un élan sublime de l'intelligence dans la conception du
maître suprême de l'Olympe, firent de cette statue la
merveille de l'univers.
Image de la raison souveraine, toute-puissante,
dominatrice du ciel et de la terre; divinité victorieuse,
clémente, à l'âme magnanime, pleine de mansuétude,
ouverte aux invocations des humains, les Grecs sem-
blaient l'adorer comme le Zeus présent, réel.
Ne pas l'avoir vu avant de mourir, c'était un mal-
heur aussi grand que de ne pas être initié aux mys-
tères. La simplicité auguste de cette figure devait
offrir un contraste singulier avec ses accessoires
somptueux. Jupiter est assis ; dans sa main gauche,
il tient une Victoire ; dans la droite, le sceptre avec
l'aigle. Le torse est nu, on ivoire ; le manteau, tout
en or, retombe sur ses genoux. Le trône, en bois de
cèdre, aux reliefs d'or, d'ivoire et d'ébène, était dé-
coré de peintures ; l'escabeau, à ses pieds, couvert
de joyaux. Une seule des boucles du Jupiter d'Olym-
pie pesait six mines (trois cents louis d'or).
Phidias, comme après lui Michel-Ange, est à la
fois peintre, architecte et sculpteur. Le seul de ses
tableaux que l'on considérait comme authentique était
un portrait de Périclès, son ami, son frère de génie.
Quant aux merveilles d'architecture, elles procèdent
la plupart de Phidias ; c'est lui qui créa la légion d'ar-
chitectes, peintres, sculpteurs, qui couvrirent la ville
de Minerve et la Grèce entière de tant de magnifi-
cences. C'est lui qui inspira, dirigea Ictinus et Galli-
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 155
crates, architectes du Parthénon. C'est à Phidias que
Périclès confia tous les travaux. De leurs génies unis
naquirent ces chefs-d'œuvre : « Édifices déployant une
grandeur étonnante, une beauté, une grâce inimita-
bles; les artistes s'appliquaient à surpasser, par la
perfection de l'œuvre , la perfection du plan même.
A peine achevé, chacun de ces monuments, par sa
beauté, sentait déjà l'antique; leur fraîcheur, leur
solidité, feraient croire qu'ils viennent d'être achevés.
Tout y brille comme une fleur de jeunesse que la
main du temps ne peut ternir. Œuvres animées d'un
esprit toujours plein de vie, d'une âme qui ne vieillit
jamais (1) ».
Ce cri d'admiration, plusieurs siècles après Phidias,
retentit encore au milieu des augustes ruines du
Parthénon et des Propylées, en face des moindres
débris de cette statuaire sacrée.
Tout parlait de victoire dans ces monuments.
L'Odéon , où Périclès établit les concours de mu-
sique, aux fêtes Panathénées, exercices de flûte, de
chant et de lyre ; l'Odéon, avec son toit recourbé sur
lui-même, terminé en pointe, était bâti sur le modèle
d'une tente de Xerxès. Les poutres de sa toiture sont
fournies par les mâts des vaisseaux perses.
Le Parthénon, sur sa façade orientale, est consa-
cré à la lutte de Minerve et de Poséidon; Phidias
place derrière la déesse les dieux et les héros pro-
tecteurs de la patrie ; derrière Neptune, les divinités
de la mer. Sur un char, la Victoire aux ailes d'or
préside aux Courses des Panathénées.
Sur le fronton du couchant, Phidias a représenté
les combats contre les Perses. Enfin, la frise du sanc-
tuaire immortalise les fêtes mêmes des Panathénées :
(1) Plutarque.
156 NOTES.
procession de vierges dans la cérémonie sacrée en
l'honneur de la déesse.
Même une simple gravure du bas «relief vous émeut
par la pureté, la sévérité du style ; par l'attitude re-
cueillie des jeunes filiefe, recevant de la main des prê-
tres les vases saints et les instructions pour la marche
religieuse. Ge calme, cette solennité, offre un grand
contraste avec le mouvement rapide des cavaliers,
l'élan, l'animation des courses.
Ce seul fragment peut donner une idée des trésors
de beauté que Phidias avait accumulés dans le Par*
thénon. Partout il a sculpté ces divines figures éma-
nées de l'héroïsme, de la victoire. Partout il a mis
l'empreinte de son génie, sur les frontons et sur les
métopes du temple, sur les majestueuses Propylées,
souvenir immortel de tous ceux qui ont gravi la col r
line de l'Acropole.
La citadelle sacrée était encore debout en 1676!...
Un an après, la bombe vénitienne, dirigée par JCô-
nigsmarck, commandant 4e l'artillerie, transforme en
ruines le sanctuaire que Minerve avait protégé plus de
deux mille ans. Voilà des désastres dont l'esprit hu-
main ne se consolera jamais.
Où trouver la nomenclature des œuvres dp Phidias?
Statues 4©s dieux, des héros, en bronze, çg marjx*e,
destinées aux cultes ou aux monuments pommémp*-
ratife?
Les braves indications de Pausanias, une page de
Plutarque, quelques lignes de l'puvrgge allemand
Archéologie der Kunsf, d'O. Muller, font mention dp
tpentôrQinq statuts, dont sept en or et iyoire, trois en
marbre, les autres en bronze.
Parmi les plus célébrées : la Miaery^ Pronjachos,
la Minerve de Pellène, la Minerve d'or et d'ivoire > la
Pallas de Platée, celle de Delphes, tous types diffé-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 157
rents ; l'Amazone blessée (?), l'Apollon de bronze de
l'Acropole, la statue de Cybèle, la Vénus céleste du
Céramique; Minerve tenant les clefs de sa ville; le
Mercure en marbre , de Thèbes ; l'Esoulape d'or ut
d'ivoire, à Epidaure ; treize statues de Phidias, pour
Delphes, en souvenir de Marathon. Et parmi ces dieux
protecteurs de la patrie, Miltiade. Enfla , le plus cé-
lèbre de tous ses chefs-d'œuvre, le Jupiter d'Olympie.
Une Vénus et une Minerve trouvées à Rome, et un
Jupiter en marbre blanc, découvert à Constantinople
au XI e siècle, semblent fuire partie des statues décrites
par Pausanias dans son Voyage en Grèce.
La Pallas du Parthénon fut terminée dans la 85* olym-
piade ; le Jupiter Olympien, dans la 86*.
Au bout de cinq ans, lorsque la cité de Phidias fut
devenue un Olympe visible. Périciès, fidèle à sa cou-
tume, interroge le juge suprême de ses actions, et
lui rend ses comptes : « Ai-je trop dépensé? — Beau-
coup trop, répond le peuple.
(Le Parthénon, en marbre de Pentéiique, à lui seul
coûtait cinq millions.)
« — Eh bien , je supporterai toutes les dépenses,
mais seul aussi j'inscrirai mon nom sur les monu-
ments. »
Les Athéniens ne voulurent pas lui laisser le mono-
pole de cette immortalité, et participèrent A la gloire
des arts, comme ils avaient participé à la délivrance
du sol.
D'ailleurs, le trésor de Délos n'était pas le fruit des
économies de la nation, l'épargne du pauvre; c'était
la dépouille de l'ennemi, le butin de la guerre, trophée
de la victoire.
Après l'achèvement de la statue de Minerve, Phidias
essuya de grandes amertumes ; iniquités suscitées par
le parti oligarchique et par le parti prêtre. On voulait
158 NOTES.
essayer sur lui ce que le peuple ferait de Périclès, si
jamais il était mis en jugement.
Les deux amis triomphèrent de cette première cons-
piration de l'envie et de la haine politique. Les parties
d'or de la statue, assemblées de manière à pouvoir
être enlevées et pesées, répondirent par leur poids et
leur pureté et confondirent les calomniateurs.
Mais la seconde accusation contre Phidias eut des
conséquences plus graves.
Dans le combat des Amazones , sur le bouclier de
Minerve, il s'était sculpté lui-même sous la figure
d'un vieillard chauve qui soulève une pierre des deux
mains. Il y avait mis aussi le portrait de Périclès
combattant une Amazone. Sa main, levée pour lancer
le javelot, lui cache en partie le visage ; mais cette main
est disposée avec un art si merveillenx, qu'elle semble
vouloir dissimuler la ressemblance, et la ressemblance
éclate des deux côtés (1).
Phidias fut accusé d'impiété, de sacrilège, condamné
à la prison, puis absous. Est-il vrai qu'il mourut en
prison, de maladie, ou par le poison? D'autres écri-
vains assurent qu'il subit la peine de l'ostracisme, et
que c'est même pendant son exil qu'il fit le Jupiter
d'Olympie.
Toujours est-il, que le même parti prêtre qui fit mou-
rir Socrate causa la perte de Phidias, l'accusant aussi
d'être un corrupteur de la religion.
La date de la mort et de la naissance de Phidias
sont également incertaines. La légende qui fait naître
Euripide le jour de la bataille de Salamine assigne à
Phidias comme dale de naissance la journée de Ma-
rathon. Ce qui est sûr, c'est que la victoire de l'Hel-
lade fut le berceau commun de ces grands hommes
(1) Plutarque.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 159
qui formèrent une société immortelle dans le siècle
auquel Périclès a donné son nom ; unis d'amitié, unis
surtout par la passion de cette patrie, inspiratrice de
leurs œuvres, et identifiée dans leur âme au culte
même de la beauté.
Voici encore une anecdote sur Phidias : Lorsqu'il
fit sa Pallas-Àthéné, Alcamène fut aussi chargé d'une
statue de la déesse»
Les deux œuvres terminées, on assembla le peuple
pour les juger. Celle d'Alcamène, vue de près, fut
proclamée la plus belle et réunit les suffrages una-
nimes.
Quant à la Minerve de Phidias, on la trouva colos-
sale, hors de proportions.
« Mettez les deux statues là où elles doivent être »,
dit Phidias.
Elles étaient destinées à surmonter une colonne
très-élevée.
On les plaça à la hauteur voulue ; alors celle d' Al-
camène ne signifia plus rien, tandis que l'œuvre de
Phidias frappa tout le monde par cet air de majesté,
de vérité, que les siècles ne se lassèrent pas d'ad-
mirer.
Pour le caractère général de l'œuvre de Phidias,
nous citerons une page du Génie des Religions :
« Ce qu'Homère est aux poètes, Phidias l'est aux
sculpteurs. C'est lui qui fait passer dans le marbre
et dans l'airain la révolution religieuse dont Homère a
été le législateur. Il fait toucher au doigt les visions
du poète. Avec la même liberté dont avait usé le
vieux rapsode à l'égard des dogmes et des croyances,
il recompose les anciens types de la statuaire. Réfor-
mateur en môme temps qu'artiste, il crée un Olympe
160 NOTES.
palpable. Si, de nos jours, on a reproché à Raphaël
d'avoir altéré la tradition religieuse du moyen âge v
combien une accusation semblable aurait pu être éle-
vée avec plus de raison, au point de vue grec, contre
les innovations de Phidias ! Il fut, dans la mesure des
choses humaines, un véritable révélateur; d'autant
plus que les sentiments de grandeur, de majesté sou-
veraine que son peuple avait éprouvés sur le seuil
des temples, il les incarna dans la pierre, en ne pre-
nant conseil que de sa propre pensée. Dans l'œuvre
de ses mains, les peuples grecs apprirent à con-
naître la figure, les traits de leurs divinités, comme
s'ils les eussent vues de leurs yeux. L'intervalle mys-
térieux qui les en séparait encore acheva de dispa-
raître; c'est là ce qui confirma pour toujours la sé-
rénité naturelle de leur génie. Aujourd'hui, que
reste - t-il de cette vision de l'Eternel dans le buisson
ardent de l'Olympe? Les bas-reliefs des temples de
Thésée, du Parthénon, peut-être aussi la Vénus de
Milo; et si Ton demande quel est le caractère de ces
oeuvres qui, de notre temps, ont été remises en lu-
mière, je dirai que c'est un mélange de l'ingénuité
d'Homère, de la correction de Sophocle, de la majesté
de Platon ; la beauté physique portée au comble, et
telle, qu'elle a cessé d'être sensuelle ; le naturel dans
la sublimité; un idéal qui, répandu non-seulement sur
les visages, mais sur les moindres détails du corps,
enveloppe les divinités d'une sainte vapeur d'encens.
Je dirai encore que c'est la grandeur sans effort, la
liberté de la nature même relevée par l'intelligence ;
beaucoup d'effet avec très-peu de moyens; le calme,
la gravité des cieux olympiens; non pas l'immobilité,
mais la vie mêlée de nectar et d'ambroisie ; la paix^
l'harmonie entre la matière et l'esprit* c'est à -dire le
rqpos de l'ordre souverain. Après tout cela, j'ajouterai
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 161
que la parole ne rend pas la perfection, et qu'il faut
contempler de ses yeux, toucher de ses mains, le
marbre de ces images, qui peuvent encore être sa-
crées pour nous, si nous savons y voir une expres-
sion du beau , immuable comme une vérité mathé-
matique. On ne demande pas si elle est païenne ou
chrétienne; elle est belle, elle est vraie, elle appar-
tient à l'Éternel.
* Les dieux de Phidias concilient tout ensemble
les traits de l'homme et la face inaltérable de la na-
ture ; la sérénité des cieux d'azur, qui n'ont encore été
troublés par aucune tempête, le calme des océans au
premier jour du monde, habitent dans leur poitrine.
On dirait que l'âme de l'univers rayonne sur leurs
fronts impassibles, et que, sans désirs, ils se repais-
sent intérieurement de la méditation des lois immua-
bles des êtres.
€ Au contraire, depuis cette époque de l'art, ils
subissent de plus en plus le joug des passions, des
idées sociales, jusqu'à ce qu'enfin, dans les derniers
temps, l'homme ait tout envahi, et qu'il ne reste plus
rien du dieu. Scopas et Praxitèle succèdent à Phi-
dias ; ce changement est marqué par les groupes de
Niobé ; le calme antique des Olympiens fait place à xme
douleur inguérissable. Les lèvres, qui ne connaissaient
que l'ambroisie et le doux breuvage de la voie lactée,
apprennent à goûter les poisons de la terre. Praxitèle
est suivi par Lysippe et l'école de Rhodes ; la Niobé,
par PHercule Farnèse et le Laocoon. Qui oserait mé-
dire de cette statuaire? Elle semblerait parfaite, si l'on
ne connaissait pas celle qui l'a précédée ; mais qu'il y
a loin déjà de cette beauté un peu théâtrale dans sa
magnificence, qui d'ailleurs se connaît et s'admire, à
cet art souverain qui n'exprimait que des pensées éter-
nelles ! C'est la différence d'Euripide à Sophocle. Peu
\[)& NOTES.
à peu la Vénus austère des premiers temps se change
en la Vénus de Médicis. Autrefois, elle régnait dans
son sévère empire par sa seule beauté; maintenant,
elle a besoin de sourire pour enchanter le monde. Si
les formes sont encore parfaites, qui ne voit que l'em-
preinte de la divinité s'efface? C'est à peine si vous
sentez encore le souffle des choses sacrées. Au lieu
de l'amour incorruptible qui surgissait de la première
écume des flots, c'est une vierge occupée des désirs
des femmes de Cos ou de Gnide. La Grèce pieuse
de Miltiade est devenue une Grèce voluptueuse, qui
met, au lieu des hymnes du sanctuaire, les chan-
sons d'Alcibiade sur les lèvres de sa déesse. Enfin,
Alexandre, en se faisant le dieu, le Jupiter foudroyant
des sculpteurs, imprime à l'art un dernier caractère.
Descendue pour toujours de la région des anciennes
croyances, la sculpture sert à l'apothéose des rois, des
empereurs. Prenant à la lettre la doctrine d'Evhémère,
elle se fait la courtisane des dieux politiques; elle
avait commencé dans le ciel par les figures de Phi-
dias, unissant la gravité des religions orientales au
sentiment de personnalité qui éclate dans celles de
l'Occident; elle finit par l'apothéose du favori d'A-
drien. »
VI
PÉRIGLÈS.
Périclès est fils de la Victoire. Plus que tout autre,
ce nom appartient à la c Vie du Génie Grec. » Il en
est le symbole et le couronnement.
Fils du vainqueur de Mycale, petit-fils du libéra-
teur d'Athènes, qui chassa les tyrans, élève d'Ana-
xagore, il applique à la politique les préceptes de
justice, de vérité enseignés par la philosophie, et les
lois éternelles de l'univers, révélées par la science.
Dans Thucydide, on cherche l'écho de son éloquence
olympienne. Dans Plutarque, on démêle, à travers
les médisances de l'époque, la beauté, la grandeur de
cette figure accomplie.
Dévoué au parti du peuple, à la multitude pauvre,
investi pendant quarante ans du pouvoir suprême,
sous ce beau titre, Premier Citoyen de la Patrie, il
tient tout dans ses mains : gouvernement, finances,
armée, flottes, empire des îles et des mers, puissance
11
164 % NOTES.
absolue sur les Grecs, sans autres forces et moyens
que la raison et la persuasion.
Inaccessible à toutes les tentatives de corruption,
insensible aux richesses, il élève la patrie au comble
de l'opulence et de la grandeur, sans augmenter d'une
obole la fortune reçue de ses pères.
Ces témoignages de Piutarque ont une haute va-
leur, et ses reproches encore plus. De quoi l'ac-
cuse-t-il ? •
Du temps de Périciès, « ce qu'on appelle les gens
de bien, les nobles, dispersés çà et là, ne formaient
pas un corps à part; ils étaient mêlés, confondus
avec le peuple. Le parti aristocratique fit cesser ce
mélange et sépara l'Etat en deux membres, nommés
depuis Peuple et Grands».
C'est contre cette, puissance que Périciès lutta toute
sa vie, et, de même que son père eut la gloire d'a-
chever la victoire contre les Barbares, il triompha des
ennemis intérieurs.
Que lui reproche le parti oligarchique? Toutes ces
accusations tournent à sa gloire. Périciès voulait,*
comme la démocratie de nos jours, des fonctions ré-
tribuées ; il repoussait la gratuité des magistratures
nationales pour les empêcher de tomber entre les
mains des riches.
Voilà son crime.
Recueillir dans la bouche de ses détracteurs Fé-
loge de ses vertus, c'est en rehausser l'éclat : général
redoutable et à la fois prudent, inaccessible à l'envie,
plein d'humanité, ferme, ne cédant jamais au caprice
de la fouie, il gouverne les hommes et ne fait appel
qu'à des sentiments immortels, sans autre appui que
la sagesse, fidèle jusqu'à son dernier souffle à la li-
berté, au service du peuple.
Quel idéal d'homme d'Etat !
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. m
Le grand orateur n'a rien laissé d'écrit ; ses dis-
cours, dans Thucydide, sont arrangés, faite après
coup.
Ce qu'on entrevoit tout d'abord; c'est que chez
Périctès la parole n'est pas l'art pour l'art. Il ne lui
suffit pas de charmer* d'éblouir par son éloquence, il
lui importe de faire triompher la cause qu'elle dé-
fend.
Maintenir l'âme de ses concitoyens à tfne grande
hauteur, élever sans cesse le itfVeau des intelligences,
ce fut une des principales inspirations de l'Olym-
pien.
En même temps qu'il entretenait chez le peuple te
goût inné du beau, il cultivait en lui le sentiment de
la beauté morale. Nui discours n'en garde mieux
l'empreinte que celui qu'il prononça aux funérailles
dès guerriers morts pour la patrie.
Les anciens, surtout, ont fait de la mort l'enseigne-
ment de la vie. Les funérailles étaient comme la
synthèse de l'existence et le jugement dernier ter-
restre.
A travers FaWangement artificiel de Thucydide* on
peut pressentir le fond de ce discours.
Voici d'abord l'éloge de l'esprit public d'Athènes :
magnifique et fier tableau, calme et sobre comme du
Phidias, juste, exact comme le rapport d'un adminis-
trateur intègre qui rend compte de la fortune de l'Etat.
En effet, il énumère ces biens immortels, c'est-à-dire
les vertus de cette patrie pour laquelle ces citoyens
ont donné leur vie. En face de leurs ôercueils couron-
nés de fleurs, en présence des Invisibles, il montre
avec orgueil, comme une consolation due à leuts mâ-
nes, et tout à la fois consolation des survivants, il
montre que leur sacrifice n'a pas été inutile ; que de
ces immolations individuelles est faite la grandeur, la
166 NOTES.
force, la gloire de la patrie; que ses enfants tombés
pour elle, vieillards, jeunes gens, citoyens de tout
âge, tous ceux qui Font servie de leurs bras, de leur
fortune, ou de leur génie, revivent en elle. Morts
pour la patrie, mais recueillis avec piété, avec respect
dans son souvenir; immortalisés, identifiés à la pa-
trie elle-même.
Que d'enseignements sublimes dans ces paroles!
Qu'on se figure les lieux, la scène, le ciel bleu de
l'Attique, la langue d'Homère dans la bouche de Pé-
riclès, cette langue, la plus belle que les hommes aient
jamais parlée, le frémissement d'un peuple de héros,
et le rayonnement de la liberté, plus éblouissant que
le soleil d'Athènes au-dessus de ces temples et de ces
statues.
Les sentences brèves, les grandes lignes de l'idée,
semblent caractériser l'éloquence de Périclès, au mi-
lieu de cette splendeur du beau et du bien, inhérente
à la perfection de l'art.
Il trace au peuple le plus haut idéal de la démocra-
tie, en ayant l'air de constater la simple réalité.
Tableau magnifique de la prospérité d'Athènes,
préceptes de sagesse, tout y est réuni , comme l'or
et l'ivoire dans les statues de Phidias.
« On ne tolère la louange d'autrui qu'autant qu'on
se croit capable de faire soi-même ce qu'on entend
louer; passé cette limite, l'envie provoque l'incré-
dulité. »
Après avoir énuméré les vertus de la constitution
républicaine : * Elle a reçu le nom de démocratie parce
que son but est l'utilité du plus grand nombre et non
celle d'une minorité ».
Rappelant la valeur des Athéniens à la guerre et
leur habileté dans les alliances : « Ce ne sont pas là
nos seuls titres de gloire, dit-il. Nous excellons à
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 167
concilier le goût de l'élégance avec la simplicité, la
culture d'esprit avec l'énergie. Nous nous servons de
nos richesses, non pour briller, mais pour agir.
« Nous regardons le citoyen étranger aux affaires
publiques comme un être inutile.
oc Nous ne croyons pas que la parole nuise à
l'action. Ce qui est nuisible, c'est de ne pas s'éclairer
par la discussion ».
Enfin il veut que le libre citoyen d'Athènes joigne
au calme de la réflexion l'audace de Faction.
t II proclame Athènes l'école de la Grèce. Athè-
nes, mise à l'épreuve, est supérieure à sa renom-
mée ».
Après quoi, cette magnifique péroraison : « Telle est
cette patrie pour laquelle ces guerriers sont morts
héroïquement, plutôt que de se la laisser ravir. Tout
ce que j'ai exalté de notre république est dû à leurs
vertus.
« Contemplez chaque jour dans toute sa splendeur
la puissance de notre république, nourrissez-en votre
enthousiasme, et songez que c'est à force d'intrépi-
dité, de prudence, de dévouement, que ces héros l'ont
élevée si haut. En s'immolant pour la patrie, ils ont
acquis une gloire immortelle et trouvé un superbe
mausolée, moins dans la tombe où ils reposent que
dans le souvenir toujours vivant de leurs exploits.
a Les prenant pour modèle, et plaçant le bonheur
dans la liberté, la liberté dans le courage, ne reculez
pas devant les hasards des combats ».
Cette fin superbe révèle la vraie manière de Péri-
clès : ce n'est qu'un dessin au trait ; « mais c'est la
ligne même de la beauté »•
Cette noble harangue devrait servir de modèle à
ceux qui, dans l'avenir, voudront honorer le citoyen
qui a bien mérité de la patrie.
J{38 NOTES.
Gp n'ppt pas tant à l'assemblée, à la fpule que s'a-
dressent véritablement ces parole, mais h l'ombra
auguste, à l'âme disparue, au citoyen n^prt pour pop
pays. On lui rend compte de la sjtuatjpn du pays qui
lui doit d'exister.
Appès quoi l'éloge du défunt revient comme le pa-
trimoine 4e la pairie elle-même. Glorification des
morts, encouragements aux survivais, le tout da#§»
un but de haute morale p} dans l'intérêt de la gloire
du peuple.
JV antiquité n'a pas ponnu ce fléau , cptto honte des
temps modernes , ces vampires nocturnes qui Rabat-
tent sur les glorieux morts le jour même des fun£r
railles, pareils aux hideu* traînards d'une flrjuép qui
détroussent les soldats tombés sur le champ de ba-
taille et leur enlèvent avec leurs armes leurs objets
les plus prpcieux. Vautours et corbeaux planant sur
leur tête coassent en leur langage : Honte ! tu, vples
un mort !
Non, l'antfquité recueillait, honorait les pln$ hum-
bles, les plus obscurs, à l'pgal des héros, s'i[$ avaient
servi la patrie, et prononçait leur élogp avec une égale
piété, un égal amour !
Par la bouche autorisée, éloquente de Torpeur
investi d'un sacerdoce public, rayonna^ d'une dqiMple
gloire, incarnation vivante c(es gloires c|e la patrie,
la patrie prodiguait ses récompenses , prononçait Va-
dieu suprême et la reconnaissance de toijs.
Pourtant c'étaient des hommes , non des anges, La
haine e\ l'envie ont (dévasté, rongé les âmes de tout
temps.
Mais au jour sacré des funérailles, la haine et l'envip
faisaient silence, s'inclinaient dans cette fête fynèbre
devant la conscience nationale.
L'ennemi lui-même désarmait, abaissait ses fais-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC.
169
ceaux devant le soldat intrépide mort pour le Devoir.
Quelle école de vertu !
Si Périclès n'a poipj, laissé de discours authenti-
ques, pn rapporte de lui beaucoup de propos. \\
convient de citer le mot qui termine pette grande vie.
Quel homme d'Etat a pq. le répéter d'une conscipi^
aussi tranquille?
La peste qui ravageait Athènes et qui avait emporté
les parents et les fils de Périclès, l'atteint à son toijp .
Peu d'instants avant d'expirer, pendant que ses
amis assis autour de son lit s'entretenaient de ses,
grandes actions , des victoires que les Athéniens
avaient remportées sous ses ordres et dont neuf tro-
phées consacraient le souvenir, Périclès lps inter-r
rompt tout à coup, et leur demande pourquoi ils
rappelaient des succès où la fortune pouvait revendi-
quer sa part, tandis qu'ils omettaient ce qu'il y avait
de plus grand et de plus beau dans sa vie :
« Je n'ai fait prendre de vêtements npirs à auqin
Athénien».
Dans son dernier ouvrage Y Esprit nouveau, Edgap
Quinet caractérisa en quelques lignes Périclès et
Socrate :
« La victoire de l'esprit de mort serait assurée , si
l'on pouvait faire du plus sage des Grecs, de Socrate,
le chef des réactionnaires. On n'a pas manqué de
l'essayer. Dans de longues histoires savantes, patien-
tes, Socrate a été présenté comme le chef de la
réaction universelle. Il a suffi de quelques plaisante-
ries du sage des sages pour le transformer en ennemi
du peuple, en partisan de l'esprit de coterie rétro-
grade. Lui qui a apporté au monde la méthode nou-
velle, démocratisé la philosophie, déplacé les dieux,
170 NOTES.
jeté le monde moral et politique dans un autre moule ,
lui, un réacteur! Il est mort pour attester l'esprit
nouveau.
c A cet effort pour tout brouiller, une figure a ré-
sisté , Périclès. L'occasion était belle pourtant de le
changer lui aussi en agent des classes dirigeantes,
instrument et modèle de toute oligarchie.
c Personne jusqu'ici ne s'est donné cette tâche.
c Périclès est encore à cette heure l'homme de la
Démocratie. Cette figure transparente, comme le
marbre du Pentélique, n'a donné aucune prise aux
historiens sophistes. Gela vient de ce qu'il a su se
transformer tout entier, devenir un homme nouveau
sans aucun lien avec les opinions mortes de son temps.
Jamais homme ne fut moins homme de coterie et ne
tint moins du parvenu. Il comprit où était le siècle
nouveau, il se mit à sa tête. Il ne chercha pas des
compromis impossibles entre l'oligarchie et la démo-
cratie.
« Comme Socrate avait rejeté la vieille philosophie,
Phidias la vieille statuaire, de même Périclès rejeta
la vieille politique. Pour corriger le peuple il s'ap-
puya sur le peuple. Pas un moment d'incertitude : la
voie droite vers l'avenir. Aussi sa politique est belle
comme la sculpture de Phidias , lumineuse comme la
philosophie de Socrate. Voilà pourquoi le siècle où il
vivait a pris son nom et l'a appelé l'Olympien.
« Périclès faisait distribuer au peuple les terres
conquises, ce qui fut le but des Gracques. Il a ouvert
à tous les fonctions publiques en les rendant lucra-
tives. C'était le radicalisme antique.
« Périclès était radical (1) ».
(1) Esprit nouveau.
VII
THUCYDIDE.
Je n'entreprendrai pas d'analyser l'historien de la
guerre du Péloponèse; cet immense sujet m'entraîne-
rait trop loin, il me faudrait des années d'étude. Deux
pages d'Edgar Quinet, écrites à trente-cinq ans d'in-
tervalle , résument sa pensée sur Thucydide et ex-
pliquent le point de vue nouveau auquel il jugeait
l'adversaire de l'oligarchie et du faux ordre moral.
En même temps , elles montrent les diverses trans-
formations d'esprit chez les historiens et chez les
orateurs de l'époque classique.
« Ces discours, mêlés à leurs récits, ne sont pas
un simple ornement de l'art ou le résumé d'un sys-
tème politique, ils sont l'expression de cette liberté
des grandes âmes, qui, planant au-dessus de la né-
cessité, commandent aux événements eux-mêmes.
Ils sont dans l'art des historiens ce que les chœurs
sont dans les drames. Au milieu du tumulte du monde,
172 NOTES.
ils proclament l'indépendance de la pensée ; ils main-
tiennent, ils relèvent les droits de la justice, de la
raison, de la conscience ; ils tiennent à la nature même
des choses , puisque toute histoire est en soi une tra-
gédie où luttent ensemble la liberté et le destin.
Quand les âmes sont fortes, c'est la nécessité qui
plie, et c'est ce que l'on a vu dans l'antiquité grecque,
alors que la voix de ces grands cœurs protestait, se
roidissait contre le joug même des événements. . . .
Autant l'histoire d'Hérodote tient de l'épopée, au-
tant celle de Thucydide tient du drame; l'un racon-
tant comment l'unité de la société grecque s'est for-
mée à Salamine, l'autre comment cette unité s'est
brisée dans la guerre du Péloponèse. A l'expérience
des affaires, à la précision savante du génie moderne,
se mêle un dernier rayon des croyances héroïques.
C'est un plan de campagne gravé sur le bouclier d'Her-
cule. On est encore occupé des souvenirs de l'invasion
des Perses, comme pendant l'invasion on l'était des
légendes de la guerre de Troie. Au milieu fies chances
variées de la lutte, ce que l'prç trouve toujours dans
l'esprit de l'historien, c'est le sentiment vif de deu*
races aux prisps, le dialogue impartial dp deux sys?
tèmes religieux et politiques ; p'est le duel sacrp d'A?
pollofy et de Neptune qui, au lieu de se cpcher d&RS te
nuage d'Homère, continue chez leurs peuples par la
guerre des Porieijs et deg louiens, de l'aristopratie &
de la démocratie, de la tradition et de l'innovation ; $[
ces systèmes sont personnifiés de la manière la plus
éclatante , l'un par Sparte , l'autre par Athènes, eu
sorte que ce sujet a tout ensemble un intérêt universel et
une forme précise, ce qui en fait la vie au pûiflt 4^ V W
de l'art- Dans cette guerre civile, qui de l'Qlympe est
descendue sur la terre, tout ce qui est peuple se joir
gnant aux athéniens, tout ce qui e§t oljgarpftte ^x
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 178
Spartiates, chacun des deux personnages conserva jus-
qu'au bout l'unité de son caractère. Du côté des Do-
riens, la tradition religieuse, le culte rigide, la vieille
royauté des temps héroïques, souvent la froide
cruauté de la raison d'État ; chez les lonieng le scepr
ticisme philosophique, 1* profanation des temples,
des caprices sanglants et de sublimes contradictions
qui n'appartiennent qu'à eux. Rappelez-vous (c'est
peut-être le plus beau jour de l'antiquité), ce peuple
de Mytilène (1) qui vient 4e trahir les Athéniens. A
la première nouvelle, ceux-ci condamnent le peuple
parjure à périr jusqu'au dernier homme; la ville a été
prise , le décret de mort est rendu , une barque l'emr
porte; il est conforme au droit antique, Cependant, la
nuit se passe ; Athènes n'a pu dormir. Elle es); tour*
inentée, non par le sentiment de l'injustice, mais par
celui de sa sévérité. Elle se ripent... }^e jour naît;
l'assemblée se reforme. Le peuple revient sur la dé-
cision de la veille ; il pardonne ; il pardonne à la ville
qui Ta trahi, il rend un second décret. Rappelez-yons
cette barque rapide qui emporte à çon tour pefte Jqj
de grâce , et le répit dp l'écrivain % Pn pe moment
aussi rapide que cette barque remplie de r&meur$;
enfin le pardon qui arrive plus tôt que le chàtônjpnt ,
et tout 06 peuple condamné, déjà rassemblé les niams
liées sur la plape publique, ef $auyé au niompnj oif
il croit périr. Ce jour-là appartienHl à larpjigjop de
la force?
Cette lutte dos croyaucés, des r$cps, des coutumes
est surtout marquée dans Thucydide par les procla-
mations, }es harangues de trih.uflP ? tes messages des
ambassadeurs, les plaidoyers dps peuples suppliant^.
Uuelquefpjs, elle s'apnonce $une panière plus
(1) Thucydide, JH, 36, *9.
74 NOTES.
énergique encore par un dialogue entre deux villes.
C'est dans Thucydide, plus que dans Hérodote, que
le destin oriental est vaincu pour toujours, puisqu'au
milieu de la confusion des partis, du bruit des com-
bats de terre et de mer, de jour et de nuit, du chant
guerrier du pœan et du grand chœur des affaires
civiles, ce que Ton entend plus haut que tout le reste,
ce qui demeure fixé dans votre esprit, ce sont ces
nobles discours, ces grandes paroles qui ne cessent
de régir la tempête. Les oracles mêlés d'encens qu'Hé-
rodote recueillait à l'entrée des temples ne sortent plus
désormais que de la bouche des hommes d'État. Cha-
cun devient à lui-même sa providence. La tribune rem-
place le trépied ; c'est elle qui donne le ton à l'écrivain.
On a remarqué que les discours de tous les hommes
politiques de ce temps ont dans Thucydide le même
caractère, repos, modération, sang-froid impassible,
quand on ne pénètre pas au delà des apparences.
C'est un sentiment de virilité orgueilleuse tout sem-
blable à celui qui vit dans les Odes de Pindare ; et si
les figures équestres de Phidias pouvaient s'animer et
parler, ce serait encore la même majesté, la même sé-
rénité, la même concision splendide dans une langue
de marbre.
Pourquoi la parole politique avait-elle alors un ca-
ractère tout différent de celui qu'elle reçut à l'époque
de Démosthènes , alors que la passion en fut le trait
dominant? Après y avoir bien réfléchi, je crois en
avoir trouvé la raison. Le lendemain des guerres mé-
diques, au sein- de l'orgueil que la Grèce puisa dans
sa victoire, ces peuples encore neufs avaient un excès
de vie. Leurs orateurs, investis d'une royauté tem-
poraire, étaient contraints de modérer cette impatience.
Pour dominer ces sociétés ardentes, ils avaient be-
soin surtout de la sérénité que l'on puise dans les plus
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 17
hautes régions de l'âme. Leur principal effort était de
se posséder eux-mêmes. De là cette parole mesurée,
impassible de Périclès, ce front serein, cette absence
d'émotion apparente, cette froideur de la pierre de
Paros, cette poitrine assurée au milieu des orages ci-
vils. Quant le cheval de guerre se précipite de lui-
même dans la mêlée, ne faut-il pas que le frein le
retienne ? C'est le secret de cette éloquence propre à
tous les orateurs dans les premiers temps de la vie
politique des Grecs, et que Thucydide a consacrée
au milieu des trophées de la guerre du Péloponèse.
Plus tard, au temps de Démosthènes, tout était
changé. Les peuples étaient las , ils doutaient d'eux-
mêmes. Leurs forces s'étaient détruites les unes par
les autres. Ils étaient impatients, non plus d'activité,
mais de repos. Sparte et Athènes, épuisées par la
lutte, ne demandaient, n'invoquaient que la paix. Com-
ment une si grande révolution ne serait-elle pas entrée
dans le discours politique?
Exciter, réveiller, éperonner le peuple haletant, ce
fut la mission de l'orateur. Alors Démosthènes lâcha
les rênes. La parole eut des aiguillons, des morsures,
des flagellations; elle devint transport, colère, me-
nace. Tout ce qu'elle peut contenir de passion, il fallut
le répandre pour enflammer des esprits attiédis.
L'orateur dut se précipiter lui-même au loin dans
l'arène pour entraîner après lui les démocraties pa-
resseuses ; la parole ardente de Démosthènes fut à
celle de Périclès ce que, dans la statuaire, le groupe
pathétique de Laocoon est aux marbres harmonieux
de Phidias.
En quoi diffère cette éloquence politique de celle
des modernes? Je n'examinerai pas si, de nos jours,
les peuples ont besoin d'être excités ou retenus. Je
dirai seulement que les orateurs modernes semblent
*76 NOTES.
ft+ofc* fMotiëê k cette lutte de l'abatte avec les événe-
ments de la société.
On veut être r expression de son temps ; on n'aspire
plus à le dominer; on craindrait d'être seul. Si l'opi-
nion fermente, l'orateur est violent ; si le peuple s'in-
cftne, Forateur s'agenouille.
Au contraire, la parole du Jupiter d'Athènes descen-
dait de la tribune comme la raison pure descend des
mes de l'intelligence. Dan9 cette éloquence solitaire,
on reconnaissait comme un héritage de la royauté hé-
roïque des premiers temps ; et c'est dans Thucydide
le plus grand spectacle que l'on puisse se donner que
celui d'un peuple (1) qui, toujours grondant, toujours
retenu par le frein de ht parole sévère de Périclès,
inaugure chez lui la tyrannie de la raison*.
Quoique Thucydide ait écrit son histoire dans l'exil,
vous ne trouveriez pas dans les huit livres de sont
récit une parole de plainte ou d'apologie. Ge cœur
était trop fier pour laisser voir sa blessure. Dans sa
langue, faite des débris de la lance de Minerve, tout
respire une âme d'airain. Cependant, malgré cette
aspérité, je crois reconnaître l'exil dans chaque ligne,
et je ne doute pas que la nécessité où il fut de se
contenir toujours n'ait ajouté au naturel austère de son
génie (2).
Pa* quel aveuglement a-t-on voulu ranger Thu-
cydide parmi les partisans de l'oligarchie de la ri-
chesse? C'est lui, au contraire, qui en a dorme la for-
mule. Cest lui qui en a dévoilé l'esprit et l'iniquité, si
bien qu'il n'a presque rien laissé à dire à ceurt qui vien
nent après lui.
(\) Thucydide, I, Q0-G5.
(2) Génie des religions, 345-349.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 177
C'est lui qui a dénoncé le premier (et avec quelle
ironie ! ) le faux ordre moral (1) dont se couvre toute
plutocratie.
Il a décrit la Terreur blanche d'Athènes. Et ce ta-
bleau, comparable à sa description de la peste, est
le tableau de toutes les Terreurs blanches de la France
et du monde.
C'est Thucydide qui a démasqué la conjuration de
tous les réactionnaires anciens et modernes, leur
acharnement à en finir avec la vieille liberté nationale,
leur haine insensée du peuple d'où ils sortent, les as-
semblées publiques placées par eux sous les poi-
gnards, leur entente avec les armées étrangères ; déjà
Coblentz dans le Pirée et la jeunesse dorée du Direc-
toire dans les Quatre cents d'Athènes . . .
C'est Thucydide qui a montré que les fortifications
qu'ils élevaient au Pirée, en apparence contre l'étran-
ger, étaient en fé.'ilité tournées contre leur pays. 11 a
fait voir lés petites portes, les faussés poternes, les
issues secrètes qu'ils préparaient à l'ennemi pour l'in-
troduire dans la place contre leurs concitoyens.
Conjuration éternelle des oligarchies, toujours la
même, quel que soit le nom des ôhefe, Pisandre ou
Pichegru, Grèce ou France, Athènes ou Paris. Il fal-
lait la langue de Thucydide pour resserrer en si peu
de pages ce mélange de perfidies et de fureurs, de
prétendu ordre moral et d'assassinats, de ligues des
honnêtes gens et de coups de couteau dans l'Agora.
Ce tableau, qui s'applique à tous les temps, eât fait
depuis plus de deux mille ans. Relisez-le (2).
(1) Thucydide, VII, 64.
(2) Esprit nouveau, 134-135.
VIII
DÉMOSTHÈNES.
Cette simple note d'Edgar Quinet en marge de son
manuscrit : Les Olynthiennes , Discours sur la cou-
ronne, me fait revenir à Démosthènes, à ces deux
harangues .
« L'histoire est une résurrection, a dit l'historien
de génie, qu'Edgar Quinet appelait frère plus qu'un
frère. » Oui, la magie du talent ressuscite les per
sonnages historiques et leur prête une seconde vie.
Mais l'histoire est aussi une résurrection en ce sens
que les mêmes faits, les mêmes situations, les mêmes
périls se reproduisent à des époques diverses de la
vie d'un peuple. Au lieu de les subir une seconde
fois avec l'inertie du fatalisme, les hommes peuvent
conjurer ces périls. Éclairés par l'histoire, il dépend
d'eux de ne plus tourner dans le même cercle de dé-
sastres et d'échapper au cycle des événements, à
cette rotation fatale qui ramène, à certains points de
l'espace et du temps, la même saison des tempêtes.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 179
De nos jours, toute science reçoit une application;
elle ne se contente plus de la théorie, de la spécula-
tion pure. C'est la plus noble interprétation que
puisse recevoir ce mot : esprit pratique. Les décou-
vertes en physique, en chimie, en mathématiques,
s'utilisent immédiatement et produisent des œuvres
nouvelles dans l'industrie et dans l'art.
Il est temps que la science historique s'utilise à
son tour et devienne une application à la vie natio-
nale. Il s'agit de sauvegarder des intérêts humains,
de fonder la sécurité de la société, la force de l'État;
d'armer le pays contre l'agression étrangère et l'usur-
pation intérieure. C'est l'histoire qui fournit l'arme, la
méthode.
Les faits resteront-ils à jamais un enseignement
infructueux? Ici, il n'est plus question de doctrines,
de maximes philosophiques , mais de réalités , de
choses vivantes qui se sont passées il y a des
siècles, qui reviennent périodiquement, sous des
formes presque identiques, qui se répéteront toujours
jusqu'à ce que l'homme veuille enfin tenir compte de
l'enseignement des faits.
Ces réflexions naissent tout naturellement en reli-
sant les Olynthiennes. Que de leçons elles renferment
pour les nations menacées de coups d'État et des
invasions qui les suivent ! Démosthènes a signalé aux
âges futurs et à ses contemporains les pièges, les
ruses du despotisme déguisé en libéralisme , pour
mieux asservir et détruire un peuple. Ses avis n'ont
pas été écoutés. Athènes a succombé.
Les peuples se laisseront-ils éternellement jouer
par la feinte amitié, les fausses promesses de qui
veut les séduire pour les réduire en servitude ? Dé-
mosthènes le dit :
« Faute de le connaître , ils ont été pris au piège
12
180 NOTES.
une première fois par celui qui leur persuadait qu'il
ne travaillait que pour eux. Mais les hommes une fois
trompés voudront-ils l'être toujours? »
Il ne se lassait pas de rappeler à ses concitoyens
une ancienne faute, pour les empêcher d'y retomber
de nouveau.
Je vois en lui l'homme d'Etat, l'orateur du caractère
le plus ferme, de l'éloquence la plus haute, résistant
seul à un monde ennemi. Chose plus difficile encore,
il réussit à réveiller la nation tombée en léthargie.
Il secoue, harcèle, applique le moxa à ce corps ^na-
ïade ; mais aussi il a le bonheur de le voir tressaillir,
il le rend à la vie et le pousse à* une dernière résis-
tance. Rudesse, dureté, mépris, quels remèdes éner-
giques, quel traitement terrible n'emploie-t-il pas afin
de redresser ce peuple toujours prêt à retomber dans
les filets macédoniens?
Quels coups d'œil prophétiques ! Déjà, dans sa pre-
mière Olynthienne, il déroule le plan de campagne
qui eût sauvé la Grèce, si on l'eût écouté.
L'éloquence de Démosthènes est faite de sévérité
et de justice, de sagesse et de passion, de droiture
et d'habileté, de témérité et de prudence, d'impétuo-
sité et de patience, d'héroïsme et de tactique. Sauver
la patrie , reconquérir l'indépendance et la gloire du
peuple, voilà Tunique mobile de cette grande âme,
de ce grand homme d'État.
En réduisant ses maximes à une seule, on trouve
ceci : il demande à ses compatriotes des actes.
« Car, dit-il, si toute parole sans effet n'est qu'un
vain son, elle doit paraître suspecte, surtout dans la
bouche de nos citoyens ; ils courent d'autant plus le
risque de ne pas être crus, qu'ils passent pour avoir
le talent de bien parler, »
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 181
Les événements contemporains (1) éclairent une des
faces jusque-là inaperçues du génie de Démosthènes.
Il est le représentant de la patrie, le défenseur du
droit, le rempart vivant de la Grèce contre l'étranger ;
grâce à lui, Athènes résiste jusqu'au dernier moment
à l'envahisseur. Démosthènes a pour adversaire Es-
chine, l'ami ou plutôt le mercenaire du despote macé-
donien ; pour perdre l'homme du droit , Eschine
l'attaque, par des voies détournées, sur un point se-
condaire.
On sait que, dans le grand débat auquel assista la
Grèce entière, il s'agissait de la couronne d'or que
Ton proposait de décerner à Démosthènes ; il venait
de réparer les murs d'Athènes, et pour suppléer aux
dépenses insuffisantes, il y avait consacré cent mines
de sa propre bourse. Eschine saisit ce prétexte pour
se porter accusateur. Suivant lui, on a violé la loi,
qui défend de couronner un comptable. Il emploie
tous les procédés et même les termes à l'usage des
réactions modernes. Les hommes du droit sont à ses
yeux des factieux, des audacieux qui ont le dessein
d'abolir les règles, les usages établis. Sa tactique
consiste déjà à violer le droit en l'accablant des vaines
formules du droit, et à assassiner la justice avec les
armes de la jurisprudence. Il cherche à étourdir le
peuple en invoquant le texte des lois, mais en les
tronquant, les altérant ; surtout il invoque sans cesse
l'intérêt populaire, la volonté, l'autorité du peuple.
Il recourt à un autre prétexte familier aux hypo-
crites défenseurs de la famille, de la religion, de la
propriété : Démosthènes est un impie, pour avoir usé
d'humanité envers les malheureux Locriens d'Am-
phisse, qui osèrent ensemencer un champ interdit par
(1) Voyez Mémoires d'exil.
182 NOTfcS.
la Pythie, et qu'Eschine, uil des premiers, avait ravagé
et brûlé. L'homme pieux * rhoflune d'ordre dénonce
les crimes envers les dieux comnril|mr Démosthènes :
profanation d'un terrain sacré, profanation des choses
saintes.
Les injures ne lui sont pas ménagées ; l'homme
du droit est une bête féroce, un scélérat, un brigand,
un criminel d'État, l'assassin des guerriers ; ses dis-
cours 6ont des monstres.
L'éloquence d'Eschine est un modèle du style inju-
rieux des réactions modernes ; l'hypocrisie et l'impu-
dence le caractérisent.
Il finit par accuser Démosthènes, de quoi? d'avoir
été vaincu ; il lui attribue tous les fléaux qui accablent
la patrie, même les malheurs des orphelins que la
guerre a faits. On voit se reproduire les mêmes ar-
guments qu'on entend aux époques néfastes (18 bru-
maire, 2 décembre, etc.).
On accuse un homme d'avoir défendu son pays,
d'avoir défendu le droit et d'être resté fidèle à ses
serments.
Et ceux qu'il a sauvés mettent le plus d'acharne-
ment à le persécuter. L'histoire nous montre ainsi
plus d'une fois ces sortes de gens qui reprochent aux
exilés d'oser se souvenir. On dirait que le mot d'ordre
est pendant quelque temps : « Exilez, exilons ». Puis
le lendemain : « Oubliez, oublions».
Démosthènes avait déjà contre lui ces âmes vé-
nales, ces esclaves dociles prêts à se vendre aux
ennemis de l'État et à ramper devant les tyrans.
Il ne se lassait pas de rectifier l'esprit de ses con-
citoyens, de faire taire leurs ressentiments, leurs
divisions, quand il s'agissait du salut de la liberté ;
il ralliait les peuples en face de l'ennemi commun que
les traîtres appelaient « un libérateur » ; il montrait
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 183
ce libérateur détruisant partout la liberté et marchant
à l'empire, « trompant ceux-ci, corrompant ceux-là. »
Enfin, il leur rappelait sans cesse « la douceur de ne
pas avoir un maître et la liberté qui fit la félicité des
aïeux ».
Toutes les forces, les ruses des réactions sont in-
carnées dans Eschine. Il est du parti de Philippe,
d'Alexandre; armé de sophismes brillants, il frappe
le patriote et lui fait un crime de défendre la patrie,
l'indépendance. Jamais le prestige de l'éloquence ne
servit cause plus inique , mais combien habilement
voilée! Les subtilités les plus ingénieuses font la
trame apparente de l'accusation. Au fond , le débat
était tout autre.
Démosthènes est la personnification de la con-
science humaine et de la nationalité grecque. Eschine
représente la force qui écrase le droit.
Oui, la question du droit vaincu et de la force vic-
torieuse a été débattue à Athènes dans ce procès
mémorable; la grandeur de Démosthènes est de re-
présenter une situation qui s'est répétée plusieurs
fois dans le monde. Il défendait la Grèce bien mieux
qu'avec les murs élevés par ses soins et en partie à
ses frais ; il la couvrait du bouclier de son caractère,
de son indomptable patriotisme, de sa constance
dans les revers, enfin de l'éloquence la plus surhu-
maine qui fut jamais.
Ajoutons que le peuple d'Athènes fut à la hauteur
du grand homme.
A l'extérieur, d'innombrables armées ennemies; à
l'intérieur, l'ennemi déguisé s'insinuait avec perfidie
sous toutes les formes qui minent et énervent la ré-
sistance, prêchant l'unité grecque, le grand Empire,
la gloire militaire, toutes les subtilités dont se couvre
la trahison.
184 NOTES.
L'or de Philippe était moins corrupteur que les so-
phismes d'Eschine, qui allègue toujours l'intérêt de
la démocratie.
Le peuple Athénien ne s'y laissa pas tromper; ce
sera son honneur éternel. Il sut démêler la vérité; il
condamna à un exil perpétuel le calomniateur, l'agent
de l'étranger, et proclama bien haut l'innocence, la
gloire de Démosthènes. Du même coup il sauva ainsi
la justice et l'indépendance.
Non, le peuple d'Athènes ne s'inclina pas devant la
force victorieuse, devant l'iniquité couronnée, il ne
céda pas au succès impie, par lassitude cm par peur.
Il prit l'âme de son sublime orateur. Ou plutôt c'est
le grand citoyen qui nous apparaît couronné des vertus
civiques dont la Grèce est le symbole.
IX
THEOCRITE.
En classant Théocrite dans les temps de décadence,
Edgar Quinet songeait à l'anéantissement de la pa-
trie grecque, non pas au déclin du talent.
Jamais plus de grâce, de fraîcheur, de sève printa-
nière que dans cette poésie née sur les ruines de la
liberté. Théocrite et Virgile attestent qu'à certaines
époques de mort, quand l'univers semble expirer de
lassitude, de vieillesse, l'esprit humain cherche un
refuge dans la nature.
La Grèce ravagée est à la veille de subir le joug
romain; ses écrivains les plus illustres ne vivent plus
sur le sol sacré, autrefois si cher à ses enfants ; ils
vont puiser leur inspiration en Sicile et en Egypte,
chez les tyrans de Syracuse, à la cour des Ptolémées.
Les muses pures et fières qui aspiraient à la
gloire de chanter l'héroïsme et la beauté de la terre
hellénique, aux applaudissements d'un peuple libre
180 NOTES.
mendient aujourd'hui les récompenses royales. Elles
se plaignent de l'avarice des princes. « Indignées,
elles regagnent les pieds nus leur triste demeure,
parce qu'elles ont fait une démarche inutile ; acca-
blées d'ennui, elles restent assises sans honneur,
au fond d'un coffre vide, la tête appuyée sur leurs
genoux glacés. »
La mort du génie héroïque est tout entière dans
cet aveu.
Patrie, liberté, indépendance nationale n'existent
plus, ne hantent plus jamais l'esprit du poëte. Mais
son âme reste ouverte à deux puissances immortelles :
la nature et l'amour. Théocrite sous les Ptolémées,
Virgile sous Auguste, concentrent dans leur poésie la
jeunesse de l'univers. Autour d'eux tout est défloré
par la tyrannie, l'esclavage, la corruption. Et au milieu
de cette mort civile le printemps éternel chante dans
leur cœur. Ames douces, aimantes, éprises de beauté,
ils ne l'aperçoivent que dans le monde visible. Elle
devient la source unique de l'inspiration. Ils cher-
chent aussi la vérité, mais à leur manière. Plus
d'idéal, la réalité; et cet amour du naturel, du vrai,
est récompensé par un chant mélodieux, immortel.
La nature radieuse se réfléchit dans l'âme de Théo-
crite et de Virgile. Spiritualisée dans leurs idylles,
elle brave l'action des siècles. La barbarie des con-
quérants a beau dévaster les riantes prairies, les frais
vallons, les collines boisées de Sicile ou d'Arcadie,
l'esprit humain s'abreuvera toujours à cette onde
limpide, sous l'olivier sacré et sous l'ombrage des
pins. Il écoutera toujours avec délices ces chants
* plu6 doux que le murmure de la source qui coule du
haut des rochers ».
La poésie de Théocrite fait songer à la transfor-
mation des dieux en nains; les puissantes déesses
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 187
sont devenues des fées, immortelles toujours, mais
la taille, l'allure ont changé. L'infiniment petit est leur
domaine ; elles pénètrent partout comme l'essence
même des choses, elles embellissent et transfigurent
de leur baguette magique « le buisson de genévrier
où vient percher la colombe, le laurier que respecte
la dent des chèvres ».
Théocrite a noté les voix confuses ou distinctes de
la nature, celle des bois, des sources, les pulsations
de la vie universelle, les battements du cœur humain,
le frisson, l'ardeur, le délire de la fièvre, le pétille-
ment de la flamme, le tumulte des flots et celui de la
foule, la cohue des fêtes publiques, les pas cadencés,
les paroles ailées des femmes syracusaines qui se
pressent aux portes du palais. On est pour un mo-
ment contemporain de ce monde qu'il fait parler,
chanter, aimer, pleurer. Tout se meut, tout est vivant,
excepté la patrie et la liberté.
Variété inouïe de tons et de formes. Telle de ses
idylles est dialoguée, mouvementée comme une co-
médie d'Aristophane, les Syracusaines pourraient être
jouées.
D'autres rappellent le type pur, la perfection de
l'art grec; ainsi H y las, le Cyclope et sa Galatée à la
course légère : < Telle vole au gré des vents l'aigrette
d'acanthe quand les feux du soleil ont brûlé sa prison
desséchée ».
La première idylle est une révélation du génie mu-
sical et sculptural de la Grèce.
Ecoutons le chant du Ghevrier. Ici tout respire la
paix : la source coule du haut des rochers à l'ombre
des chênes et des ormeaux ; il a trois bonheurs : un
paysage divin, une musique enchanteresse et une
œuvre d'art qui deviendra le prix de son chant. C'est
une coupe où la sculpture a entassé merveille sur
188 NOTES.
merveille. Il nous la décrit ; elle est peut-être de
Praxitèle : une molle acanthe l'enlace, une guirlande
de fleurs couronne le bord supérieur, le fruit d'or
s'épanouit sur le pied. Au fond de la coupe, que ne
voit-on pas ? D'abord « une femme d'une rare beauté,
parée d'un voile et d'un réseau qui retient ses che-
veux, elle sourit à deux jeunes hommes qui, les yeux
humides d'amour, se disputent ses regards enivrants ».
De violentes passions, préludes du chant de la
Magicienne, bouillonnent au fond de cette coupe. Et ce
n'est pas tout, il y a encore la vue de la mer ; un vieux
pêcheur dont l'âge a blanchi les cheveux sans affaiblir
le corps ; une vigne plie sous le poids de ses raisins
pourpres, sous la garde d'un enfant. Deux renards
rôdent autour de lui. Une fable s'ajoute à l'idylle.
Elle déborde la coupe. « Je te la donnerai, si tu
répètes ce chant admirable », dit le joueur de flûte.
Ailleurs Théocrite nomme l'artiste : « Je réserve pour
ma bergère un vase de cyprès et une belle coupe,
ouvrage du divin Praxitèle ».
La question si obscure de la musique chez les an-
ciens ne s'illumine-t-elle pas ici de quelques lueurs?
La flûte des bergers de Théocrite, la flûte à neuf tons,
enduite de cire blanche , et, bien avant, la lyre de
Pindare, ont fait peut-être résonner des mélodies
que Mozart et Beethoven n'eussent pas désavouées.
Ils auraient aussi ambitionné cette coupe ciselée du
berger de Théocrite.
Triple richesse du génie que de pouvoir concentrer
un poëme dans un bas-relief, comme prix du chant.
Fraîcheur matinale, aube renaissante, gazouillement
d'oiseaux, abeilles aux ailes d'or, quel contraste avec
les sombres flammes de la Magicienne qui concentre
la puissance de ses enchantements infernaux pour se
VIE KT MOHÏ DU GENIE GHEC. lttJ
venger de l'infidèle ! Non, ce n'est pas la Grèce, c'est
l'ardente et sauvage patrie de Médée qui inspire ces
chants fiévreux, vénéneux :
« La mer se tait , les vents s'apaisent , tout dort ,
excepté le chagrin seul qui veille au fond du cœur».
Hécate, reine des nuits, frémit elle-même; on a
hâte d'échapper à ces noirs maléfices, et à retrouver
la sereine lumière qui éclaire les scènes rustiques.
Incomparable de vie et de vérité quand il chante les
sources au fond des bois, Daphnis, Ménalque, les ber-
gères, Théocrite n'est plus qu'un pâle imitateur de
Pindare s'il aborde l'idylle héroïque. Dans Hercule
vainqueur du lion, quel est le vrai héros? Est-ce le
vainqueur de Némée? Non, celui qui l'emporte sur
tous les autres en taille, en force, en audace, blanc
comme un cygne, surpassant ses compagnons par sa
haute stature, distingué entre tous par sa démarche
altière et sa merveilleuse beauté, celui que les pas-
teurs comparent à une étoile ardente, c'est... un
bœuf de l'é table d'Augias.
Théocrite devient le peintre des troupeaux; c'est
un Paul Potter de l'antiquité ; mais en môme temps
c'est Ruysdaël.
11 rentre dans la vie des champs, au milieu des
gerbes dorées; les moissonneurs sont à l'ouvrage
quand l'alouette s'éveille. Ils se reposent à la chaleur
du jour. Ils ont soif, ils ont faim , l'intendant est avare.
« Amis ! heureux le sort de la grenouille ! un échanson
ne lui verse pas à boire; elle boit à son aise. Allons,
un peu moins d'avarice ! fais cuire des lentilles ; ou
veux-tu te blesser les doigts en coupant en quatre
un grain de cumin » ?
Ce sentiment si vif de la vie rustique, ces goûts
champêtres, comment les concilier avec l'artifice et le
vernis doré des cours, avec les flatteries que Théo-
490 NOTES.
crite et Virgile adressaient à Hiéron et à Auguste?
Gomment expliquer leur profonde paix, leur bonheur
personnel, quand la patrie était morte, le peuple
disparu ?
La nature reste l'éternelle consolatrice des âmes en
deuil. A d'autres époques néfastes on a vu de grands
écrivains, après la chute de leur pays, se réfugier dans
Tétude , dans l'amour de la nature. Mais comme on
sent toujours leur grande âme meurtrie ! les vibra-
tions du patriotisme se mêlent à tous leurs chants.
Le printemps, les beautés de la création ne leur font
rien oublier. Elle adoucit, mais ne guérit pas la douleur
sacrée de la liberté perdue. Sur les rochers, sur les
écorces des arbres , ils voient gravés non pas le nom
des bergères de Théocrite, mais le serment de la
justice.
Théocrite et Virgile n'ont rien à oublier. Pour eux
la patrie c'est le sol, les bois, les champs, la récolte,
les moissons. Il n'y manque qu'un peuple libre, pour
les féconder et jouir de ces biens sous le soleil de la
liberté! Heureusement Théocrite ne profane pas ce
mot de liberté , il ne le prononce jamais , il chante
Ptolémée. « Ce prince sait payer le courage (1) ».
Chez Virgile on rencontre le mot de patrie comme
un écho égaré de la langue de Brutus et de Caton ;
mais cet anachronisme devient risible, et souvent le
proscrit de 1851 s'amusait à répéter ce vers :
Et quee tanta fuit Romani tibi causa videndi?
— Libertas.
(1) Idylle, XIV.
X
EPIGTETE.
Le livre Vie et mort du Génie Grec devait-il pour-
suivre l'étude de la Philosophie antique ?
Certainement il eût dédié une statue §i Platon, à
Aristote, à Epictète. Continuant ses aperçus de
1840 (1) sur les stoïciens, sur le scepticisme héroï-
que, doute prophétique, enthousiaste, qui affranchit
le monde et prépare l'avènement de Tordre futur,
Edgar Quinet eût non-seulement analysé le travail
des sophistes qui mit en poussière l'esprit grec,
mais il eût cherché et montré ce que doit être le
stoïcisme moderne.
Il voulait couronner la Vie et la Mort du Génie
Grec par l'esclave philosophe, l'affranchi, l'émancipa-
teur des âmes, sans doute comme une promesse de
rénovation, dans l'extrême défaillance d'un monde.
(1) Génie des Religions.
192 NOTES.
Rénovation par le peuple. Epictète n'est-il pas le
Spartacus de la philosophie antique?
Les croyances d'Épictète peuvent s'agrandir, se
transformer en une doctrine plus vivante encore, plus
héroïque, celle qui convient à un peuple libre et heu-
reux. Elle enseignerait aux hommes mieux que le
mépris de la mort, la négation de la mort.
Malheureusement, il ne me reste pas une ligne, pas
une note sur Epictète, pas môme le souvenir d'une
conversation.
Que de motifs lui faisaient aimer Epictète ; il haïs-
sait ce stérile pyrrhonisme, vaine ergoterie du néant ;
il cachait ses vertus, ses bonnes actions; il mettait
naturellement en pratique ses sublimes préceptes de
patience et de fierté et cette résignation héroïque à
toute loi supérieure émanée de la nature et de la rai-
son, si dure que fût la loi.
Il me semble que la force et l'originalité d'Épictète,
c'est d'avoir puisé la vérité à la source la plus humble
des choses, dans l'univers visible, dans les actes
journaliers.de la vie humaine. L'expérience, l'inexo-
rable réalité, lui ont révélé le vrai, bien plus que la
méditation des phénomènes de l'esprit. Il n'a pas
évoqué la sagesse du haut des nues, il Ta cherchée
sur la terre; il a fait jaillir l'étincelle de la pierre de
son chemin; il a demandé au brin d'herbe son se-
cret; il a cherché la vérité dans les larmes et jusque
dans les fers. Il a mêlé, comme Socrate, plus que
Socrate, l'existence de ses disciples aux spéculations
de la pensée pure ; sa forme est plus claire que
celle des Dialogues de Platon.
On peut répéter de lui ce qu'il a dit de la vérité :
« Si quelqu'un résiste à l'évidence complète, il
n'est pas facile de trouver des raisons capables de le
faire changer d'avis. Et ceci ne tient ni à la force ni
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 193
a la faiblesse' du démonstrateur; mais quand, mis au
pied du mur, il reste là comme une pierre, comment
discuter avec lui? Cette pétrification est de deux
sortes : il y a celle de l'intelligence, il y a celle du
sens moral ».
Epictète apprend sa méthode à toute âme neuve
qui cherche le vrai et qui se défie de ses propres
forces.
Tirer parti de son ignorance. Cette nudité de l'esprit,
cette table rase des connaissances, peut conduire à la
même fin que la méthode de Descartes. L'ignorance
absolue au point de départ, le doute sur toute chose,
niais avec Tardent désir de trouver la certitude.
Il faut chercher soi-même, tout seul, écouter la voix
intérieure, obéir à l'instinct qui vous mène vers le
vrai, réserver les connaissances acquises, à titre de
contrôle; suivre ce guide mystérieux, l'intuition,
comme certains bergers qui ont le don de découvrir
la source cachée et seuls l'entendent sourdre au fond
de la terre.
Sans doute, il arrive parfois qu'on fait des décou-
vertes depuis longtemps établies dans le monde. Eh
bien, cette éclosion spontanée n'est pas inutile; elle
ajoute peut-être une feuille nouvelle au rameau des
connaissances.
Voici une question qu'on peut se poser :
Est-ce le précepte sublime du sage qui a enfanté
l'action sublime? Ou bien, est-ce cette action qui a
fait naître le précepte ?
Le mouvement de la vie, l'instinct, qui déterminent
un acte, ont dû précéder la réflexion, le jugement
porté par l'esprit.
L'expérience, la dure nécessité, révèlent à une âme
sincère les vérités qu'elle formulera en axiomes, mais
194 NOTES.
qui ont d'abord vécu en elle, qui ont souffert, pleuré,
qui ont saigné avec sa blessure.
Une des conquêtes pratiques de la philosophie, c'est
la paix de l'âme. Ce mot de la sagesse antique est
invoqué par tous les grands esprits.
Que cherchait le Dante?
La paix.
A tous les âges, c'est le bien suprême. Une âme
en paix, c'est le limpide miroir où se réfléchit toute
beauté du ciel et de la terre ; elle double la lumière
interne et extérieure. Quand tout fait silence en nous,
on entend vraiment parler les dieux , c'est-à-dire la
voix distincte des choses ; elles disent le secret qu'on
n'écoutait pas dans le tumulte, dans l'orage.
Au soir de la vie, il est trop tard pour chercher
les règles qui conservent cette paix. On la recueille
comme le prix d'une existence bien remplie. C'est
une des paroles que répétait le plus souvent celui qui
possédait ce calme béni : « Tenir son âme en paix » !
Je l'entendais murmurer ce mot, avant et après les
orageuses séances de l'Assemblée, et le matin, sous
les mélèzes de Trianon.
D'où vient que la philosophie pénètre si peu les
actions humaines? Qui la pratique? Quelques sages
d'élite. La poésie a peut-être plus contribué à adoucir,
à épurer les mœurs modernes, que le trésor de sa-
gesse amassé depuis l'antiquité. On disserte sur les
maximes des stoïciens, on cite celles qui réunissent
la concision et la pureté de la forme ; elles font partie
de la littérature. Et tout est dit. Est-ce que la philo-
sophie demande un trop grand effort à la nature hu-
maine? En concentrant l'essence de la vertu dans
une sorte de sublimé, la philosophie nous fait-elle
respirer un éther trop subtil?
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC; 19&
La jloésië couronne de roses la coupe et mêle aux
préceptes divins le hectar et lés déliceè de la terre.
La poésie est amour; la philosophie, sagesse. Ah!
Epiclète n'aimait pas. Chacun, en le lisant, est tenté
de s'écrier : Oui, je suis prêt au sacrifice, à l'immo-
lation de moi-même ; j'aurai pour moi Penthou6iasme
du martyr. Mais s'il s'agit d'une autre aine, non pas
identique à la mienne, mais mille fois plus chère,
supporterai- je stoïquement les iniquités qu'elle subit,
les souffrances qui la torturent? Assister impassible
à son martyre ! . . . L'âme antique a-t-elle connu cette
douleur? A-t-elle su aimer ainsi? Est-ce sur soi
qu'on pleure, pour soi qu'on espère? La pitié, les
larmes pour autrui doivent-elles tarir? Est-ce là une
si noble victoire ?
Révélez-nous un stoïcisme qui concilie l'endurcis-
sement pour nous-mêmes, l'indifférence de nos pro-
pres maux, le mépris de la mort, avec l'immense
tendresse pour les êtres qu'on veut heureux, glorifiés,
triomphants ! Donnez-nous la puissance de les pro-
téger contre! leur propre douleur, armez notre âme
contre leurs maux. Trouvez le secret d'être heureux
tout en les voyant souffrir ! . . . Non, non, cela n'est
pas dans la nature humaine.
Les vérités enseignées par Epictète sont éternelles
sans doute, mais avant de s'adresser au genre hu-
main de tous les temps, il avait en vue la société qui
l'entourait j où le lot de misère et de douleur était échu
à un si grand nombre, que sortir de la vie semblait lo
dénouement naturel à toute difficulté.
Il a dû réagir contre celte coutume du suicide et
roidir les âmes. Douleur, tu n'es pas un mal.
Il y a des cordes auxquelles il n'a pu toucher; la
éensibilité, les mœurs modernes appellent d'autres
13
IW NOTES.
harmonies. On souffre encore et toujours, mais moins
pour soi. Dès lors, à quoi sert le stoïcisme?
Stoïciens modernes, suivez les traces des anciens,
mais faites un pas en avant ! Cherchez, découvrez un
secours, un cordial, pour ceux qui ont mis leur vie
dans une autre âme ; qui ne peuvent so résigner à
la voir disparaître avant le triomphe de la justice, de
cetto justice vainement implorée !
De ces manuels de sagesse, on ne peut certes reti-
rer un secours direct, immédiat, mais une influence
vivifiante pour tout l'organisme moral : retremper son
courage, reprendre haleine dans l'air salubrc des
hautes cîmes. Au moment de lutter contre les dures
nécessités, on aspire une pensée fortifiante :
* Ce sont les circonstances difficiles qui montrent
les hommes. A l'avenir, quand il s'en présentera une,
dis-toi que Dieu, comme un maître de gymnase, t'a
mis aux prises avec un adversaire redoutable. Pour-
quoi? me dis-lu. Pour faire de toi un vainqueur aux
jeux Olympiques, et tu ne peux l'être sans sueurs ».
Voilà un de ces passages, un de ces cris de l'urne,
écho des grands jours du génie grec. Voilà par où
Epictète se rattache à l'héroïsme des plus beaux temps
de l'antiquité.
Le penseur qui énonce* des vérités générales nous
semble toujours notre contemporain. On les dirait
pleinement réalisées, ces paroles d'Epictète : « Un
temps viendra bientôt où les acteurs croiront que
leurs masques, leurs brodequins et leurs robes sont
eux-mêmes. Homme ! ce sont là tes instruments et
les éléments de ton rôle. Parle un peu, afin que nous
sachions si tu es un véritable acteur, ou si tu n'es
qu'un histrion ».
Faut-il absolument deux mille ans pour que le sage
fasse pénétrer ses conseils dans les esprits et soit
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 197
accepté comme le guide des consciences, l'inspirateur
de la vie ? Ces influences bénies n'étaient pàà aussi
lentes dans l'antiquité. Des provinces éloignées de
l'empire , les jeunes gens altérés de vérité accou-
raient, se pressaient autour du « petit boiteux »,
comme il se désigne lui-même. Où est le progrès,
si nous pouvons répéter aujourd'hui ces paroles :
« Eh bien, les hommes ont élevé des temples et des
autels à Triptolème parce qu'il leur a donné une nour-
riture plus douce ; et celui qui a trouvé, mis en lu-
mière et produit devant tous les hommes la vérité,
non pas sur les moyens de vivre, mais sur les moyens
de vivre heureux, est-il quelqu'un de vous qui lui ait
construit un autel ou un temple, qui lui ait élevé une
statue ou qui remercie Dieu à cause de lui » !
Il y a vraiment une sève nouvelle, une sève du
peuple dans Epictète.
Une des plus belles images sur la mort est de lui :
« Pourquoi naissent les épis? N'est-ce pas pour dur-
cir? Et pourquoi durcissent-ils, si ce n'est pour être
coupés? car ils ne sont pas isolés dans la nature.
S'ils avaient la pensée, devraient-ils souhaiter de
n'être jamais coupés? Ce serait, chez les épis, un
désir impie. Nous sommes de nature tout à la fois
à être coupés et à comprendre qu'on nous coupe ».
Et ce beau passage : « Je ne suis pas l'éternité, je
suis un homme, une partie du grand tout, commo
l'heure est une partie du jour. Il faut que je vienno
comme vient l'heure et que je passe comme elle
passe. »
Epictète est simple, naturel, vrai, toujours, en tout.
Ah! certes, ce philosophe ne marchait pas aussi roide
« que s'il eût avalé une broche », il ne cherchait ni
à se faire admirer par sa démarche, ni à faire crier
derrière lui : « Quel grand philosophe » !
198 NOTE?*.
»
Il disait déjà ce que nous pourrions, à plus furie
raison, répéter aujourd'hui : « Les livres des stoïciens
sont pleins de beaux raisonnements. Qu'est-ce qui
nous manque donc? Quelqu'un qui pratique et con-
firme les paroles par les actes. Viens prendre ce rôle,
pour que nous n'employions plus dans l'école des
exemples tirés de l'antiquité, mais que nous en ayons
aussi un de notre époque ».
Pourquoi la philosophie est-elle moins répandue
aujourd'hui? Elle imprègne peu les esprits et encore
moins les mœurs. Est-ce la religion officielle qui l'a
reléguée dans le domaine de l'abstraction? Peut-être.
La poésie et l'éloquence politique ont plus de pouvoir
sur les âmes.
Popularise]* la philosophie, ce doit être l'ambition
des poètes, des orateurs. C'est à eux à empêcher que
la science de la sagesse ne reste enfouie dans la pous-
sière des bibliothèques. Aujourd'hui, l'étincelle de vie
jaillit de la poésie et surtout de la parole éloquente
d'un ami du peuple. C'est par l'orateur politique que
les hautes vérités peuvent se répandre dans les
masses.
Un courant magnétique s'établit entre celui qui sa*'*
et qui apporte à la foule l'écho de la sagesse antique
et l'âme neuve vibrante qui écoute, qui ignore, mais
où se renouvelle la vie.
La politique n'étant que la mise en pratique des
Vérités essentielles appliquées à tout un peuple, l'ora-
teur inaugure la plus féconde des philosophies.
L'enseignement des stoïciens semble naturel dans
une démocratie; enseignement populaire fait pour la
place publique, le marché; philosophie nécessairement
renouvelée, agrandie, comme la société moderne elle-
même. .... .
Epictète, c'est l'avènement du peuple ; mais Paf-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 199
franchi d'hier a fait un pas, il est devenu le souverain.
Ce n'est plus ce « diminutif d'homme qui grogne sur
la place publique, attendant son salaire, ou gémissant 1
s'il ne l'a reçu ». : ■•»
Il faut une philosophie nouvelle retrempée dans la
science 'de la nature à ce nouveau maître, maître de la
terre, maître de la matière, qu'il façonne et transforme
à son gré.
Savants modernes, en étudiant l'homme, de grâce ,
ne le dépouillez pas de son impérissable trésor, ne le
faites pas plus indigent que ses devanciers, qui son- .
taient en eux le dieu intérieur. Ne lui ôtez pas sa cou-
ronne souveraine, au moment oî* jl vient do s'éman-
ciper de la tyrannie du plus lort. Ne le faites pas
décheoir au niveau des pierres ou des animaux. S'il a
de commun avec eux la chaux et le phosphore, no le
réduirez pas à n'être qu'un composé des substances
que vous tenez dans votre creuset.
Vous n'y avez pas trouvé autre chose. Etes-vous
arrivés à la borne de la science, à celle de l'esprit?
D'autres viendront à leur tour et planteront cette borne
plus loin, vos investigations seront portées en avant.
Toutes les négations des siècles derniers, transfor-
mées aujourd'hui en vérités évidentes, disent haute-
ment que les découvertes d'hier ne sont que des
jalons pour atteindre les "découvertes de demain.
Progression continue vers la vérité.
Et ce moteur intérieur qui permet à l'intelligence
humaine une ascension infinie dans les cieux dont il
mesure l'espace, dans les gouffres de la terre dont il
raconte l'histoire passée, ce moteur sublime, cet être
immortel, vous ne le saisirez pas avec le scalpel. Il
est, il sera toujours par lui-même sa démonstration
glorieuse. Tout le proclame : son génie, la hardiesse
dp son exploration, sa fière et superbe persévérance
200 NOTES.
à poursuivre le secret qui se dérobe , sa certitude
instinctive d'atteindre, de saisir sous ses voiles la
connaissance suprême... Non, l'éphémère d'un jour
ne sa propose pas une tâche aussi immortelle.
XI
LA MANIERE DE PLATON
Aristole, Platon, sommets de l'esprit humain in-
terdits à mes humbles notes ! L'œuvre consacrée au
Génie Grec eût fait resplendir les cimes sacrées dans
une lumière nouvelle.»
Pour moi, je ne tenterai pas même l'analyse d'un
seul Dialogue de Platon.
Pendant vingt ans il fut le bon génie de notre foyer.
Les Dialogues me faisaient l'effet de symphonies dont
le motif parcourt toutes les modulations de la pensée.
Beethoven et Platon s'harmonisent, s'éclairent l'un
par l'autre, disions-nous. La musique de Beethoven
qui renferme les grandes voix de la nature et les
orages de l'âme humaine, s'est aussi inspirée du Phé-
don et du Banquet. Oui, elle rend visibles les ondu-
lations de la lumière de Platon.
Malgré la nature éthérée des sujets, la forme des
Dialogues est si familière, l'allure si légère et si ra~
m NOTES,
pide, que j'égayais parfois les soirées de l'exil en
imitant la manière de Platon, pour effleurer quelques
idées de justice, de liberté. Ces réminiscences arri-
vent ici comme un écho de Vie et Mort du Génie
Grec.
Euphron ou De l'Enthousiasme.
SOCRATE, APOLLODORE, EUPHRON.
Apollodore : Sortons de la ville, Euphron; sui-
vons ce chemin au bas de la palestre nouvellement
bâtie ; il conduit droit à l'Ilissus.
Euphron : Ici, tout nous parle de Socrate; il
me semble encore entendre le merveilleux entretien
que nous eûmes hier. Mais, dis-moi, n'est-ce pas lui
que j'aperçois là-bas, immobile près du ruisseau ?
Apollodore : Par Jupiter, c'est lui-même ; il nous
regarde en souriant et nous invite du geste à le re-
joindre... Socrate, si tu m'en crois, tu sortiras de ton
immobilité et tu feras quelques pas avec nous jus-
qu'aux oliviers de Thémacus.
Euphron : Surtout hâtons-nous! Déjà le soleil
incline du côté du temple de Thésée ; mais ma jour-
née n'a pas encore commencé, tant que je n'ai joui
de ta présence, ô divin Socrate !
Socrate: Ton conseil me plaît, excellent Apollodore.
Aussi bien, je ne .me sens pas d'humeur à remonter
aujourd'hui le cours du Céphise, car il faudrait y re-
prendre l'entretien que j'eus tant de peine à rompre
hier et que cet impatient Euphron voudrait repoue^
Allons, je vous suis.
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 208
Apollodore : Montons plus haut sur les pentes du
Lycabète. Nous verrons le rocher de l'Acropole s'a-
baisser par degrés aux pieds du sage ; la mer nous
apparaîtra dans le lointain, et même en suivant la
direction de la lance de Minerve, nous verrons surgir
au fond du golfe la glorieuse Salamine.
Euphron : Tu t'arrêtes, Socrate?... Voici un pla- •
tane qui te prêtera un peu d'ombre. Couche-toi dans
Therbe. Bien. Maintenant que voilà tes bras entrela- "'
ces dans les rameaux de ce laurier-rose, tu ressembles
à la nymphe éprise d'Apollon et qui cherche à se
soustraire aux étreintes de ce dieu. Ne te semble-t-il
pas sentir la sève de l'arbre pénétrer dans tes vei-
nes? Mais, dis-moi, resteras-tu aussi insensible à
l'amour de notre mère commune que tu es insensible
à l'amour d'Euphron?
Vois, j'embrasse la terre d'un filial amour î Et tu
pourrais en être jaloux, ô Socratè, si tu avais le
moindre sentiment pour moi ; car je l'adore autant
que ta divine sagesse. Oui, les dieux ont répandu uno
beauté sans pareille sur cette terre fortunée, plus
belle que la vallée de Tempe et que les bords de
l'Alphée. Ce lieu ne te semble-t-il pas destiné à deve-
nir le berceau de quelque divinité nouvelle?. .. Mais
je suis le plus malheureux des hommes !. Socrate a
l'air de ne pas m'écouter, et Apollodore me raille. Ce
ne sont que les beaux discours et la philosophie qui
aient la puissance de vous charmer.
Socrate : Voilà bien le langage habituel d'Eu-
phron ! Que te disais-je, Apollodore, sur son compte?
Toujours prêt à diviniser, à chanter des hymnes ou
à lancer des imprécations contre toi et moi, parce que
notre parole semble trop mesurée à cet enfant impé-
tueux.
Et qui te dit, Euphron, que le goût de la philogg-
204 NOTES.
phie défende l'adoration des belles choses ? Seule-
ment, il ne faut pas les aimer en soi. M'entends-tu ?
Et faut-il que je poursuive ?
Euphron : Et même je t'en conjure, Socratc,
quoique, à vrai dire, je sois troublé ; car Apollodore
me regarde d'un œil menaçant, parce que je t'arrache
à tes rêveries et te force à discourir.
Apollodore : Sans doute, Euphron, je t'en Veux
de le distraire de ses méditations, et je t'apprendrai
même une chose que tu ignores. Sache donc, ô Eu-
phron, qu'avec Socrate, le silence est aussi profitable
que les plus beaux entretiens.
Euphron : Comment cela pourrait-il être ? Si
j'étais logé dans le cerveau de Socrate comme le fut
Minerve dans celui de Jupiter, je jouirais de sa
pensée silencieuse ; mais ainsi, couché à ses côtés,
touchant à peine ses vêtements, cela suffît-il pour
être pénétré de sa sagesse ?
Apollodore : Sans nul doute, cela suffit. Autrefois,
j'étais comme toi, impatient et avide de sa parole ;
mais un long commerce avec cet homme divin m'a
enseigné une science qui te reste encore à apprendre.
Oui, il est toute une science, toute une félicité connue
du sage seul.
Euphron : Quelle est cette science, quelle est
cette félicité, je te conjure, Apollodore, de me l'ap-
prendre !
Apollodore : C'est plutôt à toi, Socrate, de lui ré-
pondre ; car c'est toi qui m'as enseigné le silence des
dieux. Oui, j'estime aujourd'hui le silence à l'égal des
plus beaux discours. Vois, Euphron, ces abeilles
qui viennent de quitter le mont Hymette pour voltiger
autour de la tête de Socrate ! Ecoute leurs bourdon-
nements, elles te révèlent aussi la pensée de Socrate.
Ecoute aussi la respiration dç nos poitrines libres,
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 205
rentre en toi-même, réfléchis, et tu auras bientôt le
secret des méditations les plus sublimes.
Euphron.: Vous parlez à mots couverts. Quant
à moi, je ne me pique nullement de m'cntendre
comme Apollodore aux énigmes. Je ne possède ni la
divination, ni l'intuition ; allez droit au but. Ou plutôt,
je t'en prie, Socrate, reprends le discours qu'Apol-
lodore vient d'interrompre ; tu parlais tout à l'heure
des belles choses qu'il ne faut pas aimer en soi. Que
voulais-tu dire par là ?
Socrate : Je disais que tous les objets, toutes les
belles choses visibles que nous avons coutume d'aimer
et d'admirer, faut-il oui ou non les aimer en soi, ou
uniquement pour en extraire l'essence, l'âme de ces
choses?
Euphron : Mais qu'entends- tu, je te prie, par
extraire l'essence, l'âme des choses? Mon esprit a
peine à te suivre, surtout en présence de cet Apollo-
dore qui se vante de le mieux comprendre que moi.
Socrate : Voyons Euphron, dis-moi si tu as l'œil
bon?
Euphron : Sans nul doute.
Socrate : Pourrais -tu me dire si tu distingues d'ici
les carrières du Pentélique?
Euphron : Je les entrevois.
Socrate : Me diras-tu ce que tu admires dans ce
marbre? est-co uniquement son éclatante blancheur,
sa dureté ? Ou bien, ton esprit est-il amoureux par
avance des merveilleuses beautés que les Phidias,
les Callicrates futurs sauront extraire de ces blocs
informe* ?
Euphron : Par Jupiter! j'admire d'avance les
beautés que nos sculpteurs sauront extraire de ce
marbre.
Socrate ; Et de même, dans la figure humaine, est-
908 NOTES.
cq la courbe du front, du menton, les lignes du nez,
de la bouche, la couleur des yeux qui constituent ce
qu'on nomme la beauté ? Ou bien est-ce le sourire de
Tâme, le souffle divin, une certaine lumière répandue
sur les traits qui leur donne je ne sais quoi d'immor-
tel?
Euphron : C'est comme tu dis.
Socrate : Tu vois donc ce que j'entends par : aimer
l'essence des choses. Voyons, Apollodore, parle à ton
tour. Aussi bien, ne pouvons-nous mieux employer
notre temps qu'à forcer ce jeune homme à discourir.
Son ingénuité me plaît. On voit bien qu'il n'a pas
encore fréquenté l'école d'aucun de nos habiles
sophistes.
Euphron : Avant tout, Socrate, je te prie de me
parler toujours comme tu viens tfe faire, par images,
et non par idées nues et abstraites. Rappelle-toi ce
que je t'avouai, hier, de mon incapacité en fait d'abs-
traclions. Mon esprit ne conçoit absolument que les
choses que mon œil peut embrasser du regard. Toute
autre création me demeure interdite, si on ne m'en
rend l'idée saisissable par une comparaison avec
quelque image réelle. L'idée de la divinité elle-même
ne devient compréhensible à mon esprit, que si je me
la représente à travers les perfections de Socrate.
Oui, les attributs de la divinité me sont révélés par la
bonté, la sagesse, la prévoyance de ce merveilleux
personnage ; tandis que toi et Apollodore, vous com-
prenez TÊtre infini en dehors de l'amour pour un être
humain. Et il en est de même de toutes les vertus :
piété, fidélité, héroïsme, je les comprends, parce que
je les trouve incarnés (Jans celui qui me semble le
modèle de tous les humains... Aussi, puisque j'en ai
tant dit, ô lils de Sophronisque, souffre que je répète
en ta présence un rçot que d'autres ont trouvé avant
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 207
moi, mais qui rend si bien mon sentiment : Socrate
m'inspire l'enthousiasme que la vertu seule est ca-
pable de faire éprouver à Socrate.
Socrate : J'aurais dû t'arrêter, il y a longtemps,
Euphron. Et pour te punir d'avoir parlé avant de
savoir s'il me convient d'entendre ce que tu as à dire
à ma louange, je laisserai de côté (mais pour y revenir
une autre fois) ce que tu oses dire de la divinité.
Aussi bien, est-ce un sujet trop sacré pour en parler
si légèrement, ô Euphron ! Et la vie du sage est un
sacrifice à peine digne de lui être offert. Oui, la fin la
plus glorieuse serait de mourir en portant témoignage
de la Vérité... Et je le sens, une voix me le dit, ce ne
sont pas les discours, mais la fin de Socrate qui té-
moignera de la divinité... Mais revenons à ce que tu
disais. Te rappelles-tu, Apollodore, ce que nous ré-
pondîmes dernièrement a une question semblable? Et
voudras-tu nous dire si la piété, la justice, l'amour de
la liberté, sont des essences distinctes, immortelles,
des forces divines, ou simplement, comme quelques -
uns le croient, des harmonies résultant de l'accord des
facultés humaines?
Apollodore : J'interrogerai Euphron; c'est à lui à
nous éclairer sur ce sujet.
Euphron : Je suis prêt à répondre, si tu parles
de choses à ma connaissance.
Apollodore : Certes, tu ne les ignores pas. Dis-moi
donc, Euphron, parmi ceux qu'on nomme commu-
nément nos grands citoyens, et qu'il serait peut-être
plus juste d'appeler los divinités de la patrie , quels
sont ceux qui se présentent les premiers à ta mé-
moire?
Euphron : Attends, je vais te le dire, Apollodore,
et je sens battre mon cœur rien qu'en prononçant
leurs noms... Oui, c'est Harmodius et Aristogiton
208 NOTES.
qui excitent le plus mon admiration ; c'est à eux que
je pense le plus volontiers.
Apollodore : Il est naturel qu'à ton âge on s'éprenne
des belles actions des jeunes gens.
Euphron : Apollodore ! ce n'est pas leur jeu-
nesse qui m'attire.
Apollodore : Qu'est-ce donc?
Euphron : C'est qu'en frappant Hipparque, ils dé-
livrèrent les Athéniens de la domination des Pisistra-
tides.
Apojlodore : Prends garde à ce que tu vas dire !
Que répondrais- tu aux sophistes qui te demanderaient
si ces deux jeunes gens rendirent vraiment service à
leurs concitoyens en les délivrant des Pisistrates? car,
selon eux, c'est sous ce règne que s'accomplirent des
travaux utiles au peuple, et qu'eurent lieu les einbcllis-
semenls d'Athènes. C'est alors que furent jetés les
fondements du temple de Jupiter Olympien, d'Apollon
Pythien, et que les Hermès, couverts de maximes, fu-
rent élevés. Les sophistes prétendent qu'il faut, savoir
gré aux Pisistrates d'avoir recueilli les chants d'Ho-
mère, d'avoir ramené Anacréon sur un vaisseau à cin-
quante rames; en un mot, ils disent que ce règne
était populaire ; ou, lui aurais-tu trouvé un autre
nom?
Euphron : Par Hercule! c'était le règne de la
tyrannie.
Apollodore : Mais en frappant le tyran, que vou-
laient ces jeunes gens, et que manquait-il au peuple?
Euphron : Il manquait une seule chose :1a liberté!
La liberté, plus sainte, plus immortelle que les tem-
ples et les colonnes dont nos arrière-petits-flls ne
verront que les ruines écroulées. Aussi le peuple com-
prit-il comme nous l'action d'Harmodius et d'Aristo-
giton, puisqu'avec un enthousiasme non moins divin,
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 209
il leur éleva des statues et les plaça au rang des
dieux.
Apollodore : Mais dis-moi, ce même peuple qui ho-
norait ainsi les vengeurs de la liberté, n'est-ce pas
lui qui, peu de temps auparavant, n'avait pu s'empê-
cher d'enfreindre la promesse sacrée faite àSolon?
Solon lui avait fait jurer de maintenir ses lois pendant
tout le temps de son absence. En s'exilant volontaire-
ment, en se condamnant à vivre loin de sa patrie, pour
obliger ses concitoyens à tenir son serment, que vou-
lait leur enseigner le divin législateur?
Euphvon : Le respect des lois, si je ne me
trompe.
Apollodore : Il te semble donc que c'était là aussi
une aclion divine? Y aurait-il, selon toi, différentes
manières de servir la patrie ? ou n'est-ce que les armes
à la main qu'on peut se montrer bon citoyen?
Euphvon : Par Hercule! pour des jeunes gens
comme nous, il me semble difficile de la servir au-
trement; mais je reconnais qu'il existe aussi d'autres
manières et d'autres sacrifices.
Apollodore : Lesquels?
Euphron : L'exil , comme fit Solon. La mort vo-
lontaire, comme celle de Thémistocle.
Apollodore : Par quoi cette mort te semble-t-elle
inspirée?
Euphron : Par la fidélité envers là patrie.
Apollodore : Et diras-tu de même pour Aristide et
Cimon, bannis par un décret de l'Agora? Que repré-
sentaient, à Ion avis, ces deux hommes?
Euphron : Ils représentaient la justice, l'intégrité,
le désintéressement ; et c'étaient toutes ces vertus que
le peuj.lc bannissait en leur personne. Et si j'admire
ces vertueux citoyens, je blâme sévèrement l'ingrati-
ilO NÔTfe^.
tude et l'ignorance du peuple. Aussi j'aime mieux riië
le rappeler dans ses généreux élans que dans ses mo-
ments de défaillance. Oui, j'admire le degré de force
et de lumière où il était arrivé lorsqu'il se rendit digne
du seul gouvernement de la raison, représentée par
Périclès. Car, pour appuyer son autorité, l'Olympien
n'employait ni armes ni argent, mais uniquement l'élo-
quence de la raison. Et c'est là une gloire qui rejaillit
moins sur le génie de Périclès, que sur le peuple ca-
pable de se soumettre à une telle puissance.
Apollodore : En effet, la gloire de notre patrie s'é-
leva en ce moment à son point culminant. Mais, ou-
blieras-tu l'événement qui exalta les facultés des
Athéniens, et leur permit le légitime orgueil de se
croire au-dessus de toutes les républiques de la
Grèce? N'est-ce pas alors qu'ils venaient de con-
quérir l'indépendance de la patrie, en exterminant les
innombrables Barbares?
Euphron : En effet, c'est vers cette époque.
Apollodoro : N est-ce pas alors que, repoussant l'or
et l'alliance des Barbares qui avaient corrompu l'Ionie
elle-même, les iils d'Athènes détruisirent Jes forces
de l'Asie entière et affrontèrent seuls les plus terri-
bles périls? Sur quoi comptaient nos pères pour dé-
truire les phalanges de Mardonius? Etait-ce sur le
nombre prodigieux des galères de Thémistocle? Sur
les richesses des mines du Laurium, sur l'alliance de
tous les peuples du Péloponèse, ou sur la défense
vigoureuse d'Athènes?
Euphron : Evidemment sur rien de tout ce que
tu viens de nommer, puisque les Athéniens n'étaient
qu'une poignée d'hommes ; que, de tous les fils de la
race des Hellènes, les Lacédémoniens seuls vinrent
à leur secours. Quant à la population d'Athnèes, n'é-
tait-elle pas entièrement réfugiée sur nos gcflères?
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. fcll
Et la citadelle n'était-elle pas devenue la proie des
flammes ?
. Apollodore : Quelles furent donc les forces qui
soutinrent nos pères contre les Barbares?
Et comment Léonidas et les Trois-Cents fortifièrent-
ils si bien le passage des Thermopyles, que toute
la puissance de l'Asie vint y échouer ? Comment nom-
merais-tu les moyens de défense qu'ils élevèrent à la
hâte?
Euphron : Mais je ne sache pas, Apollodore,
qu'ils aient rien construit aux Thermopyles.
Apollodore : Tu te trompes, Euphron, je te dis
que les Trois-Cents y construisirent une citadelle.
Elle a un nom...
Euphron : Lequel?
Apollodore : La citadelle de l'héroïsme. Et puissent
nos petits-fils rester habiles dans l'art de bâtir des
forteresses aussi imprenables. Mais, dis-moi encore,
excellent Euphron, quelle fut, selon toi, l'époque,
depuis Marathon, Salamine, Platée, Mycale, où la
patrie, semblant perdue, recouvrit une gloire nou*
velle?
Euphron : Je n'irai pas chercher bien loin cette
époque. L'événement que j'admire le plus, se passa
de nos jours. Je n'avais pas encore commencé à fré-
quenter l'école; mais tout en jouant aux osselets, j'en-
tendais fort bien mes parents gémir du joug honteux
que les trente tyrans faisaient peser sur Athènes. On
disait autour de moi que l'Attique était remplie de
plus de meurtres en huit mois qu'il n'y en avait eu
dans tout le Péloponèse depuis dix ans.
Apollodore : Ce n'est pas précisément cette époque
que tu admires, j'imagine.
Euphron : Par Hercule ! non. Je frémis encore
en songeant que les trente tyrans s'étaient emparés de
14
212 NOTES.
la cité de Minerve, que toutes les têtes étaient cour-
bées.
Apollodore : Ajoute que le peuple même devint
complice de la tyrannie en lui donnant son assenti-
ment. Car enfin ne s'était-il pas trouvé trois mille
citoyens qui s'étaient associés librement à la violence
des tyrans? A tel point qu'il ne resta qu'un seul
homme, Théramène, qui refusa de partager un pou-
voir fondé par le crime. Et lui-même, ne fut-il pas
dénoncé, effacé de la liste des trois mille et condamné
à boire la cigùe ? Enfin n'arriva-t-il pas un moment
où tous les hommes libres qui refusaient de se
soumettre à la tyrannie furent exilés hors d'Athènes
et du Pirée, leurs maisons rasées, leurs biens dé-
truits ?
Euphvon : Je t'arrête, Apollodore ; tu dis que le
peuple d'Athènes avait donné son assentiment à la
tyrannie des trente. Qu'est-ce qui empêcha donc Thé-
ramène d'accepter le pouvoir qu'on lui offrait ? A
quelle loi supérieure à la volonté du peuple pouvait-
il obéir?
Apollodore : A la loi de sa conscience, Euphron.
Euphron : Et sa conscience ne se trouvant pas
d'accord avec la volonté du peuple, qu'est-ce qui
l'inspirait donc?
Apollodore : La sainteté de la justice. Et cet
exemple ne fut pas perdu, car le sauveur de la liberté
apparut bientôt. Et c'est là sans doute l'événement
dont le souvenir fait battre ton cœur. Oui, moi aussi,
je ne vois rien de plus grand que l'action de Thrasy-
bule, qui osa rentrer avec soixante-dix hommes à
Phyle, et qui affronta l'armée des tyrans et le peuple
lui-même. Quelle plus merveilleuse action que celle
du glorieux banni de Thèbes et de Mégare ? Il s'em-
pare de Munychium et de Phalère, détruit l'armée de
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 213
Lysandre et de Critias, et fait rentrer dans la cité de
Minerve, en même temps que les sept cents bannis, la
glorieuse liberté elle-même.
Socrate : Mais dis-moi, Apollodore, tu nommais
tout à l'heure Thrasybule le sauveur de la liberté. La
liberté de quoi, je te prie? La liberté de qui? Car
enfin, ne le disais-tu pas, et Euphron en a fait la re-
marque, le peuple athénien semblait avoir donné son
assentiment à la tyrannie. Tu ne prétends pas que ce
même peuple qui avait repoussé l'invasion des Mèdes
et détruit les forces cent fois supérieures des ennemis,
n'aurait pu chasser ignominieusement une poignée
de tyrans. Pourquoi donc Thrasybule et les bannis
s'arrogèrent-ils le droit de restituer à leurs conci-
toyens la forme démocratique que ceux-ci avaient
consenti à rejeter? Le peuple associé aux tyrans par
les trois mille citoyens qui prenaient part au gouver-
nement, le peuple rassemblé à l'Agora, n'était-il pas
en plein exercice de la liberté ?
Apollodore : Evidemment non, Socrate.
Socrate : Comment ? Existerait-il des puissances
que tu places au-dessus de la liberté, telle que l'en-
tend le peuple, par l'exercice imaginaire de sa vo-
lonté ? Si tu connais ces puissances, ces forces divines,
nomme-les.
Apollodore : Je les connais. Elles s'appellent : le
Droit, la Justice, la Vérité.
Socrate : Et selon toi, de quelle liberté Thrasybule
était-il le sauveur?
Apollodore : De la liberté née de la justice, du droit
et de la vérité.
Socrate : Bien, Apollore, je reconnais en toi mon
plus ancien disciple ; mais Euphron aussi répond à
merveille et je l'engagerai à se présenter aux pro-
chaines fêtes Panathénées, pour y remporter le prix
214 NOTES.
de l'éloquence. Et sois sûr, Euphron, que le panier
de figues et l'amphore de vin promis au vainqueur te
seront accordés.
Tu le vois, Euphron, tu viens d'énumérer toi-
même une foule de vertus, de forces distinctes de
l'individualité humaine.
Euphron : A mon tour, je ne ferai plus qu'une
question: pourquoi n'élevons-nous pas à ces divinités
que tu viens de nommer autant de temples, de
colonnes, qu'on en dédie à Gérés, à Hercule, à
Thésée et même à l'inventeur de l'harmonie phry-
gienne ?
Socrate : La réponse est bien facile à deviner,
Euphron ; c'est dans l'âme des hommes que ces
divinités veulent choisir leur temple.
Euphron : Elles n'exigent donc pas des offrandes,
des lustrations, des jeux pythiens? qu'exigent-elles?
Socrate : Des actes vertueux, des cœurs purifiés.
Euphron, tu l'avoues maintenant, la beauté que
tu adores dans les actions de nos pères n'est pas
chose visible, trouvée par les hommes. Ou crois-tu
encore que ces forces divines ont été découvertes
comme la statue de la mère des dieux sur le mont
Cybèle? Ou bien comme le fer, que les Dactyles trou-
vèrent sur le mont Ida, au temps de Pandion ?
Euphron : Divin Socrate, tu as beau railler, je
commence à entrevoir que ces forces émanent de
plus haut.
Socrate! le Géphise qui coule là-bas, dans la
plaine, au milieu de son bois d'oliviers, n'a jamais
rafraîchi tes pieds poudreux; comme ta parole rafraî-
chit et purifie mon esprit. Gomme l'onde du Géphise
et de l'Ilissus, ainsi ta sagesse et la gloire de nos
pères me semblent intarissables.
Socrate: Prends garde à ce que tu dis et à tes
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 215*
Comparaisons avec les choses périssables. Oui,
Euphron, qui te garantit que cet Ilissus, dont l'eau
court si légèrement sur les ronds cailloux, ne tarira
pas un jour jusqu'à la dernière goutte, sous le pas
des Barbares, à tel point que la cigale même ne
pourrait plus se désaltérer? Ce jour de malheur arri-
verait si nos petits-fils oubliaient l'art dont parle Apol-
lodore, Fart de bâtir l'imprenable cité de l'héroïsme !
Et alors, cette terre d'Apollon ne sefait plus qu'un
sillon stérile desséché par la malédiction des dieux
et digne de la raillerie des lâches. Invoquons la pro-
tectrice de cette cité pour que ce jour de malheur
n'arrive pas de sitôt ! C'est alors, Euphron, que les
belles choses pourraient encore subsister, mais l'âme,
l'essence serait absente.
Euphron : Ton souvenir, Socrjate, restera éter-
nellement attaché à ce cours d'eau. Nul mortel ne
franchira l'Ilissus sans sentir son âme vivifiée par celte
source de sagesse ; les générations futures viendront
s'y abreuver. Celle-là du moins ne tarira jamais.
Socrate : Non, Euphron, le culte de la sagesse
demande des hommes libres. Mais dis-moi, Apollo-
dore, te souviens-tu du vers fameux de Tyrtée ?
Apollodore : Il représentait les trois époques de la
vie humaine ; les vieillards disaient : « Nous fûmes
jadis des jeunes hommes pleins de vaillance ». Les
jeunes gens reprenaient : « Ce que vous avez été
nous le sommes aujourd'hui. Qui voudra, peut l'é-
prouver ».
Et le chœur des enfants : « Et nous, un jour, nous
serons plus vaillants que vous ».
Socrate : Eh bien, puissent nos petits-fils ne pas
chanter ce vers au rebours et répondre : « Nous
sommes moins vaillants que nos pères et nos enfants
seront plus lâches que nous »,
2iÇ NOTES.
Euphron : Plût aux dieux, Socrate, que personne
n'estropiât ainsi ce beau vers de Tyrtée. Non non,
plus vivace que l'olivier sacré, dont le tronc ne peut
être incendié, dont la sève immortelle fit pousser
de nouveaux rameaux, ainsi l'esprit héroïque de
notre race refleurira. Car ta sagesse, Socrate, est une
égide aussi puissante que celle de la protectrice de
cette cité.
Vois, Apollocjore, si j'ai raison d'aimer cet homme,
bien plus que mon père et ma mère de qui je tiens
l'existence. Ils m'ont donné cette plante qui végète et
meurt; mais la vie divine, celle qui s'allume dans l'âme
du sage et dans l'œil de l'amant, je te la dois, ô
Socrate, tu m'as tout donné. Apollodore, dis-moi,
connais-tu la fable de Pygmalion?
Apollodore : Sans nul doute, je la connais.
Euphron : C'est mon histoire ; Socrate est le
divin Pygmalion qui, en jouant et tout occupé à
d'autres pensées, façonna mon âme; il s'amusa à
pétrir une statue, il y prit plaisir, l'orna peu à peu et
même il finit, dit-on par en devenir amoureux. Et
c'est là mon ambition, Socrate ; puisses-tu finir comme
Pygmalion, tu sais ce que j'entends !.. . Mais tu as
raison de me traiter en enfant, quoique mon corps
soit achevé ( car je ne grandirai plus d'une coudée) et
que mon œil bleu comme la mer Egée ne doive plus
changer de couleur, je sens que j'ai besoin de grandir.
Oui, mon esprit veut sentir des ailes, des ailes pour
s'élancer plus haut, voler tout seul, au lieu de ramper
à ta suite et à la suite d'Apollodore, vous, chez qui la
création est achevée.
Socrate : Tu te trompes, Euphron, la création n'est
terminée chez personne. Celui qui féconde les âmes
ne se borne pas à distribuer à la plante divine lumière,
chaleur, rosée, pour la faire mûrir. Sache que le
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 917
germe céleste contient une force de croissance infinie,
elle dure encore après la grande moisson et revit
sous des soleils nouveaux.
Apollodore : Qu'elle vienne donc, la divine Cércs,
armée de sa faucille! Qu'elle vienne recueillir les
blés déjà mûris! Que tardons-nous, Socrate? N'es-tu
pas tenté d'entreprendre le grand voyage? Viens!
quant à moi, je l'avoue, nulle félicité ne me semble
comparable à celle de repousser ce dur sillon, et de
nous élancer plus haut que tous les Olympes connus.
Socrate : Non, Apollodore, et je te blâmerais si tu
n'aimais pas la vie. Quoi ! partir avant d'accomplir les
Douze Travaux? Ou crois-tu que ce soit la seule af-
faire d'Hercule ? Nous tous, nous avons des monstres
à terrasser, des captifs à délivrer. Tous, même Eu-
phron. Et puis, ce que tu n'aurais pas achevé ici, il
faudrait le iecommencer ailleurs. Avec plus de peine,
■qui sait? Car tu serais peut-être séparé, un moment,
des bons compagnons qui t'aident dans ta rude beso-
gne de bûcheron. Ainsi, crois-moi, reste avec nous
jusqu'à ton heure.
Euphron : M'esJ-il permis de t'interrompre, So-
crate ? Dis-moi, s'il te plaît, n'as-tu jamais éprouvé
dans la veille, en plein jour, la torpeur du sommeil?
D'autres fois tes songes n'étaient-ils pas vivants, aussi
vivants qu'une matinée de printemps ? Après un violent
chagrin, ne te semblait-il pas que tu venais d'exhaler
ton dernier soupir? Ne regardais-tu pas la lumière
matinale avec l'œil caverneux d'un fantôme qui se
plaît douloureusement à errer parmi les vivants?
Pour t'assurer que tu n'étais pas une ombre, pour
discerner la vie et le rêve, quel moyen employais-
tu?
Socrate : Je n'ai jamais rien éprouvé de pareil.
Mais évidemment, quel autre moyen, sinon reprendre
218 NOTES.
le travail accoutumé, l'activité, pour se sentir en pos-
session de la vie. D'ailleurs, sache-le, enfant, l'âme du
juste connaît à peine la distinction entre la vie et la
mort, le temps et l'infini.
Euphron : Ne diras-tu pas la même chose de
ceux qui ont beaucoup souffert? S'ils ont traversé les
grandes transfigurations morales, ne peut-on pas af-
firmer qu'ils ont vécu plusieurs vies en une seule
vie ? N'est-ce pas là aussi mourir et renaître ?
Socrate ; Sans doute ; et ils en conviendraient, si on
les interrogeait.
Mais toi, Apollodore, tu ne diras plus qu'il suffît do
repousser ce dur sillon. Ce n'est pas la mort qui divi-
nise le lutteur d'Olympie. Aime la vie, c'est le com-
bat, et, si tu le veux, la couronne du vainqueur.
Euphron : Socrate, l'amour de la vie suppose
une autre âme qui vous attire comme la lumière et
qu'on adore.
Apollodore : Qu'entends-tu par adorer?
Euphron : Mais. . . adorer, c'est plus qu'aimer.
C'est posséder en amour l'idéal, le type divin, le mé-
diateur qui nous rapproche de la divinité...
Ne penses-tu pas que ces médiateurs existent ?
Socrate : Sans doute, et ils existeront dans tous les
temps, et souvent méconnus.
Euphron : Socrate! tu es aussi un médiateur, et
voilà pourquoi je t'adore! Mais je t'aime aussi. Et ce
mot rétablit entre nous l'égalité que ta seule bonté me
permet d'invoquer.
Apollodore : Adorer la vertu dans autrui, ce n'est
pas assez. Élance-toi dans l'arène, et saisis le prix du
combat.
Euphron : divinité, donne-moi donc la vie-'
toire !
Mais, explique toi.,, est-ce le corps ou est-ce l'es-
i.
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 219
prit qui nous entrave? Je crois plutôt que c'est l'es-
prit... Tantôt je désespère de moi, me trouvant à
peine digne de te contempler, toi et Apollodore, tan-
tôt je m'élance au plus haut des cieux. Là, je vis
dans une égalité parfaite avec lefc sages, les héros,
ignorant les douleurs et les misères de l'humaine na-
ture.
Socrate : Et si c'était vrai, généreux Euphron !
Oui ton âme hait le mal d'une haine douloureuse. La
vertu seule a pour toi de célestes attraits. Le laid te
fait horreur. Va, il y a longtemps que je t'observe.
Tu es l'Enthousiasme même.
Euphron : C'est la flamme qui alimente ma vie ;
éteignez-la, et mon cœur cesse de battre, mon âme
replie ses ailes. divinité, je te bénis de m'avoir
fait le don de l'enthousiasme, cette mesure de l'Infini
dans les sentiments.
Et toi, Socrate, je te bénis aussi, toi qui. vis de jus-
tice et de vérité, comme d'autres vivent de pain et
de miel. Toi, dont l'esprit sublime et le cœur si bon,
n'accueillent jamais que de saintes pensées. Oh! ën-
traîne-moi avec toi à l'heure où tu aborderas la cité
éternelle. Je ne puis te perdre de vue, moi qui t'ai
donné ma vie comme une offrande.
Socrate : Que faut-il répondre à Euphron?... Vois,
le soleil disparaît vers Eleusis... la nuit approche;
Mais demain, et toujours, il reparaîtra sur la cîme de
PHymette; et nous reprendrons ici ou ailleurs nos
entretiens sur les aurores éternelles.
Et maintenant, en passant sur l'Agora, allons, pour
complaire à Euphron, saluer les statues de ses héros.
XII
CONCLUSION.
L'étude du génie hellénique, depuis son berceau
jusqu'à ses ruines, ramenait sans cesse Edgar Quinet
sur le renouvellement de l'esprit national par l'in-
struction supérieure. Il méditait plusieurs chapitres
sur Y Art nouveau, la Mélodie, Y Harmonie, la Sym-
phonie.
J'aurais voulu écrire un Essai sur la Vie et la Mort
du Génie Grec, continuer pour les historiens ce que
j'ai tenté pour Périclès, Démosthènes, Théocrite,
Épictète ; je ne me suis pas senti la force nécessaire.
Il aurait fallu scruter plus profondément la pensée
du maître, l'idée de son livre, et il ne me Ta fait en-
trevoir que dans les derniers jours de sa vie.
Ces recherches, dans les secrets d'une pensée au-
jourd'hui muette, sont très-délicates; d'ailleurs, un
pareil travail ne s'improvise pas.
Et que de scrupules arrêtent un disciple ! Comment
o&er interpréter l'oeuvrç d\\ maître? Comment rçtra-
VIE ET MORT DU GENIE GREC. 221
cer avec assurance la méthode, le plan qu'il eût suivi?
Gomment, d'une main novice, toucher à un dessin à
peine indiqué, sans craindre de l'effacer?
Se tromper soi-même? dérouter le lecteur qu'un
instinct juste porterait peut-être à entrevoir la vérité,
cette vérité si pieusement invoquée?
J'ai dû me borner à ces notes rapides, rappeler ses
entretiens, rassembler un petit nombre de citations
tirées de ses ouvrages antérieurs, pensées de même
nature, de la même famille.
L'unité admirable de cette pensée et de cette vie a
permis ces rapprochements.
L'unité dans la variété tient au fond immuable d'une
nature toujours en accord avec elle-même , et si ri-
chement douée, qu'elle peut parcourir les formes mul-
tiples de la pensée, se manifester dans diverses créa-
tions, sans perdre l'individualité qui la caractérise
dès son point de départ.
Rarement esprit a embrassé des sujets plus variés,
en conservant l'unité qui constitue son principe et sa
force. Dans l'espace de cinquante-trois ans, où cette
intelligence n'a cessé de produire, la note fondamen-
tale se retrouve la même, dans la première œuvre
comme dans la dernière, sans que l'on puisse sur-
prendre une répétition dans aucun de ses travaux.
En 1822, Edgar Quinet écrivait un traité sur la Per-
sonnalité humaine (encore inédit) ; on y retrouverait
sûrement le germe des pensées épanouies dans Vie
et Mort du Génie Grec.
Ceux qui étudient les symphonies des maîtres sont
familiarisés avec ce phénomène musical : voici, dans
la première partie, des notes ravissantes; elles ex-
pirent tout à coup ; elles renaissent avec plus d'ac-
cent; elles se taisent encore; elles reviennent une
troisième foiç avçc éclat, avec 4e§ combmaisons dqu-
tofr NOTES.
velles. Enfin, le maître reprend cette idée musicale,
lui fait suivre ses développements naturels; elle par-
court des tons divers et devient le motif dominant.
Et ce premier motif fera naître ainsi une lignée
d'accords harmonieux, féconds en autres accords ; ils
revêtent toutes les figures musicales, et formeront la
symphonie.
Quelquefois, le musicien, emporté par la fougue, la
richesse dé l'inspiration, néglige cette note mélodi-
que, fleur charmante oubliée sur sa route, mais non
perdue. Fleur? Moins que cela, graine ressemée par
le vent. Un jour, il la retrouve par hasard. Tant
d'autres voix s'étaient éveillées en lui ! Pendant qu'il
obéissait à son génie créateur dans des œuvres diffé-
rentes, la note féconde, le germe sonore, devient, à
son insu, le point de départ d'une autre sonate, d'une
autre symphonie.
Ceux qui possèdent Beethoven et Mozart ont re-
marqué ces pensées-mères éparses au commencement
ou à la fin des plus merveilleuses compositions. Ces
maîtres, si riches en harmonie, en faculté créatrice, et
qui se sont le moins répétés, on peut les caractériser
précisément par ce mot : l'unité dans la variété.
Ainsi du penseur. Telle vérité , belle et féconde ,
jetée en passant, ou tombée de sa riche corbeille,
s'épanouira bien des années après dans une autre
œuvre, où elle semble venir sur un terrain plus pro-
pice.
Jamais écrivain ne se répéta moins qu'Edgar Quinet,
et jamais identité de vues plus frappante. Seulement
ces vues s'étendent, s'élargissent, s'enchaînent, se
développent , comme les sons , les notes premières,
éparses au commencement d'une symphonie, et qui
forment plus loin des gerbes de mélodies.
* Vers la fin d'un ouvrage, par exemple dans la CréQ-
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC. 223
lion, écoutez cette note fraîche et pure, on aime»
rait l'entendre encore. Elle n'a retenti qu'une fois,
elle semble oubliée. Les années passent. Que de tra-
vaux, différents de fond et de forme, ont suivi!. Et
voici que, dans Y Esprit nouveau, le son final de la
Création devient le point de départ d'une harmonie
nouvelle, qui parcourt tous les tons, toutes les modu-
lations de la pensée et crée l'œuvre qu'amis et adver-
saires ont placée si haut.
Dans la République, condition de régénération de la
France, voici encore une note isolée : € L'antiquité
entrevue à travers nos désastres ». Cette pensée ne
va pas plus loin. Vie et Mort du Génie Grec la
reprend. Ce son fugitif devient le point fondamental
d'un accord nouveau Hélas! cette dernière note
harmonieuse a parcouru peu de tons ; elle expire, et
cette fois se tait pour toujours.
€ Nulle philosophie ne peut produire la paix que
donne le spectacle des choses héroïques. Une âme
capable de s'y conformer un moment y trouvera sa
guérison. »
Ce vœu sera exaucé, si les idées de ce livre portent
dans l'âme du lecteur la paix fortifiante qu'elles ont
répandue fur les moments suprêmes d'Edgar Quinet.
Il s'est endormi du sommeil éternel dans le sou-
venir des victoires du Génie hellénique. Elles rayon-
naient jusque sur les lointaines destinées de la France
et se confondaient pour lui avec l'avenir de la patrie.
L'héroïsme, la vertu antique, veillant près de la
couche funèbre d'un sage, d'un héros de la pensée,
quelle Un plus grande ?
Dans la dernière page de Y Esprit nouveau il convie
324 NOTES.
autour de lui pour l'heure suprême les pensées les
plus hautes et les meilleures où il a pu s'élever, les
vérités qu'il a rencontrées et servies, les idées immor-
telles qui lui sont apparu depuis sa jeunesse jusqu'à
son dernier jour.
Elles sont venues et lui ont préparé t ce magnifique
cortège qu'aucune puissance humaine n'empêche do
passer et de resplendir dans la nuit ».
Elles sont venues, elles ont entouré comme un chœur
invisible l'historien, le penseur, le poëte. Elles l'ont
accompagné au delà des portes du tombeau jusque
dans les sphères sereines, d'où un esprit arrivé sur
les sommets terrestres s'élance plus haut encore et
poursuit l'ascension infinie de l'éternelle Vérité.
Mais l'œuvre brisée, inachevée, qu'elle eût été belle,
si quelques jours de plus lui avaient été accordés!
On entrevoit sa pensée; puisse-t-elle un jour inspi-
rer un esprit de la même famille, un disciple de Qui-
net, un cœur vivifié par l'allégresse de la victoire !
TABLE
VIE ET MORT DU GÉNIE GREC
1. GOMMENT S'EST FORMÉ LE GÉNIE GREC. 5
II. ESCHYLE 8
III. LE DRAME GREC 11
IV. HÉRODOTE 14
V. HÉROÏSME ET SAGESSE. . 25
VI. UNITÉ DE LA RAGE 31
VIL DES ORACLES 33
VIII. HÉROÏSME DANS LA VIE ET DANS L'ART. 35
IX. PINDARE ". . 40
X. ALCIBIADE 49
XI. DÉMOSTHÈNES ~ 52
XII. PLUTARQUE 55
I.
NOTES
PLAN DE L'OUVRAGE
65
GUERRES MÉDIQUES
I. HÉRODOTE 81
II. DISCOURS DE DÉMARATE 67
III. LES THERMOPYLES 94
IV. SALAMINE 98
V. PLATÉE - M YCALE 105
TROPHÉES DE LA VICTOIRE
I. ESCHYLE 111
II. SOPHOCLE 122
III.' EURIPIDE 136
IV. PINDARE. 144
V. PHIDIAS 151
VI- PÉRICLÈS * . , . 168
VIL THUCYDIDE , ........... 171
VIII. DÉMOSTHÈNES 178
IX. THÉOCRITE 185
X. ÉPICTÊTÈ \ ' 191
XI. LA MANIÈRE DE PLATON 201
XII. CONCLUSION 220
ftri»Jby. PACL DUPOWXéline^Mi-Jtcqim R wM M WL 3818.19.76
/ ■