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ST. BASIKS SEMINARY
TORC^O, CANADA
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GIFT OF
The Monastery of the Precious
Blood, -Toronto
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in 2010 witli funding from
Univers ity of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/vieetoeuvresspir02jolin
VIK ET ŒUVRES SPIRITUELLES
DE l'admirable DOCTEUK MYSTIQUE LE BIENHEUREUX PKRB
SAINT JEAN DE LA CROIX
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•OITIERS. — TYPOGRAPHIE OUDIN ET C'«.
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VIE ET OEUVRES
De rAdinirablc Docteur Mysliquc le Bieiibeureax Pèro
SAINT JEAN DE LA CROIX
l'ItEMIF.» r, \UMR DÉCHAUSSÉ
ET COOPÉHATEIR DE LA SÉnAl'HI'JIE MÈRE SAINTE THÉRÈSE DE JÉsL'S
DANS LA FONDATION DE LA RÉFORME
DE l'ordre DE NuTRE-DAME DL" MONT-CARMEL
TI'.ADUCTION NOUVELLE
FAITE SUK L'ÉDITION DE SÉVILLE DE 1702
I' r II I. I y. i:
Par les soins des CARMÉLITES DE PARIS
PREFACE
Par le T. R. Père C II O C A R IV E
l'RoMNCIAL DE L'OIU'UE liES KRtRF.S-l'IltClIEUR.S
ÉDITION ORXÉE DE TROIS GRAVURES SUR ACIEK
TOME II
MONTÉE DU GARMEL
0 —
V / TROISIÈME ÉDITION
lÎbrairie\eligieuse h. oudix
PARIS I POITIERS
10, BUE DE MÉZIÈBE8, 10 | 4, RUE DE L'ÉPEBOX, 4
isys
DEC - 9 1953
Il nous a été donné de faire déposer aux pieds du
Souverain Pontife Léon XIII le !•■■ volume de cette
/louvelle publication. Sa Sainteté a daigné nous envoyer
immédiatement cette précieuse Bénédiction. Elle est
pour nos cœurs, profondément touchés etreconnaissants,
la récompense du travail accompli.
^^ r/?/'.rAV«
Sa.mQdi^ 24 mai 1879, iélQ de N.-D. Auxilialrice.
PRÉFACE
Mes Très Révérendes Mères,
Vous publiez une traduction nouvelle
des Œuvres complètes de saint Jean de la
Croix, et vous m'avez demandé de la faire
précéder d'une Préface. On s'étonnera
peut-être de voir ces pages signées par un
fils de saint Dominique, au lieu de tant
d'autres noms, amis du Carmel, sinon plus
chauds, au moins plus compétents, plus
versés dans les traditions mystiques delà
grande École tliérésienne. J'éprouve le be-
soin de faire retomber sur vous seules,
mes Très Révérendes Mères, la responsabi-
lité de mon audace : ce sera mon excuse
et ma justification. Vous avez fait appel
VllI PRÉFACE.
auxrelations religieuses nëes du voisinage
de nos deux maisons de Paris : voisinage
bëni qui, grâce à vos prières, à votre iné-
puisable dévouement, a fait rejaillir sur
notre maison de fondation récente les plus
riches bénédictions du ciel, et Pa si for-
tement aidée dans ses premiers développe-
ments j voisinage précieux, faveur inespé-
rée, une des plus douces entre toutes celles
dont Dieu nous a comblés, et qui restera
attachée à nos origines comme ces parfums
des premières fondations qu'on respire
dans les Fioretti des xuf et xvi^ siècles, si
tant est qu'il y ait dans le nôtre quelque
chose de comparable à ces temps héroïques.
Si cette dette de notre gratitude n'était
pas un titre pour réussir, c'en était au
moins un pour essayer ; et, sachant les
miracles que Dieu sait faire encore aux
prières de ses fidèles épouses, je n'avais
pas le droit de refuser.
De plus, je me sens encouragé par le
PRÉFACE. IX
souvenir des liens extraordinaires que
Dieu avait établis entre sainte Thérèse et
plusieurs Dominicains espagnols. Je me
rappelle cet illustre Dominique Banez qui
fut pendant huit ans le confesseur de
sainte Thérèse, qui lui fit composer le
Chemin de la Perfection, et qui pouvait
écrire au Vicaire General des Carmes, en
parlant de la Reforme de sainte Thérèse :
« Votre Révérence ne peut ignorer que
(( cette Religion qui s'est si fort accrue et
a multipliée, a pris naissance entre mes
« bras, et que je n'ai rien omis de ce qui
a dépendait de moi pour l'assister dans
c( ses commencements et ses progrès. »
Je me rappelle cet autre fils de saint
Dominique, Pierre Ybanez, à qui le monde
religieux doit l'admirable Vie de sainte
Thérèse écrite par elle-même. C'est sur
son ordre, en effet, qu'elle se décida à ra-
conter les grâces dont Dieu l'avait com-
blée, et la déférence extraordinaire dont
X PRÉFACE.
elle fît preuve en cette occasion, s'explique
par sa vénération pour ce saint religieux.
Lorsqu'il mourut^ elle vit son âme monter
droit au ciel sans passer par le purgatoire.
Je me rappelle enûn. que sainte Thérèse
elle-même s'honorait d'être Dominicaine
dans Vânie^ Dominicana in passione^ et
m'abritant à l'ombre de ces grands noms
et de ces pieux souvenirs, je vais essayer
de dire, mes Sœurs, comment le dernier
des fils de saint Dominique comprend les
œuvres du glorieux compagnon de sainte
Thérèse, un des plus grands théologiens
mystiques de tous les siècles.
Je ne dirai rien de sa vie que vous don-
nez en entier dans le premier volume de
votre traduction. Cette histoire, eneffet, est
le rayon de lumière le plus indispensable
pour entendre le livre. S'il y a connexion
intime entre la vie d'un homme et ses
enseignements, cela est vrai surtout des
écrits d'un saint où la doctrine emprunte
PRÉFACE. XI
une grande part creiïicacitë de cette pen-
se'e qui suit partout le lecteur : il faisait ce
qu'il dit ; il a vu ce qu'il raconte.
L'autorité' de saint Jean de la Croix
comme maître dans les voies surnaturelles
n'a jamais e'të contestée. A peine ses écrits,
publies une vingtaine d'anne'es après sa
mort, furent-ils connus, qu'ils se répan-
dirent en Espagne, en France, en Italie, et
devinrent la nourriture recliercliëe des
âmes avides de sainteté, un guide sûr pour
les directeurs de ces âmes d'ëlite. Bossuet
le cite souvent et avec éloges dans son
Instruction sur les Etats d'Oraison (1).
La célèbre Université d'Alcala assure
que ses écrits contiennent les maximes les
plus utiles pour diriger les personnes spi-
rituelles, et pour les dégager des illusions
dont elles sont victimes lorsqu'elles font
trop d'e'tatdes grâces extraordinaires. « La
(1) Livre VII, ch. 9, 20, 24.
XII PRÉFACE.
« doctrine que renferment ces livres,
« ajoute-t-elle, nous paraît un souverain
(( remède contre ce mal. Il est impossible
« que ceux qui les lisent attentivement
(( ne reconnaissent pas tout d'abord que
« l'auteur les a écrits avec une assistance
« particulière de TEsprit divin, et avec
c( une ardente ferveur (1). »
Enfin l'Église catholique met le sceau
de son infaillible autorité à tous ces témoi-
gnages en faveur de la doctrine très pure
et très orthodoxe du grand mystique, dé-
claré saint après Texamen le plus minu-
tieux et le plus sévère de ses écrits. Elle
ajoute, dans FOfFice composé en son hon-
neur : c( Il est l'auteur des livres de théolo-
(( gie mystique qui, au jugement de tous,
« sont vraiment admirables (2j. »
Il nous paraît indispensable, avant d'en
(1) Approbation donnée aux Œuvres de saint Jean
de la Croix par l'Université d'Alcala.
(2) Bréviaire romain, Office de saint Jean de la Croix.
PRÉFACE. XUl
venir à l'analyse de la doctrine de saint
Jean de la Croix, dédire ce que Ton entend
par théologie mystique, et de jeter un
coup d'œil d'ensemble sur la vie mystique
dans l'Eglise depuis les origines jusqu'à
saint Jean de la Croix, au xvi^ siècle.
I
Connaître Dieu, c'est toute la fin de
l'homme, dit saint Thomas d'Aquin (1).
Dieu, dit-il encore, est Tétre intelli-
gible par excellence. D'où il suit que toute
nature intellectuelle, pour être parfaite,
doit s'unir à cet objet dernier de toute con-
naissance (2).
L'homme a plusieurs modes de vision
pour connaître Dieu, et la connaissance
est plus ou moins parfaite selon la perfec-
(1) Contemplatio veritalis, divinse est finis totius
humanœ vitœ. 2^ 2® qusest. cl. — xxx, art. 4.
(2) Summa contra Gent., cap. 25.
XIV PRÉFACE.
tion du rayon de la lumière. 11 a la raison
et la foi.
La raison, participation de la raison
même de Dieu, donne à l'homme de
connaître son être, les perfections du
monde, et, par renchaînement logique
des effets aux causes, de remonter à la
cause première, à Dieu, foyer suprême
de toute vérité, de tout Lien, de toute
perfection.
Ce mode de connaissance de Dieu est la
théologie naturelle, cette sagesse tant van-
tée par les anciens philosophes et par leur
maître à tous, par Aristote (1). Les scolas-
tiques l'appellent Métaphysique, et les
modernes lui donnent le nom de Théodi-
cée. Science déjà belle et élevée, puisqu'elle
fait parvenir à notre intelligence un rayon
lointain de ce Soleil qui illumine tout
homme venant en ce monde.
(1) Ethic. lib. X, cap. 10.
PRÉFACE. XV
La foi, second mode de connaissance
divine, ajoute de nouveiles lumières à la
raison, et donne naissance à la théologie
proprement dite. Cette science, appuyée
sur des principes d'un ordre supérieur à
Tordre naturel, donne de Dieu une notion
plus élevée, plus sublime, plus complète.
Elle se divise elle-même en spéculative et
expérimentale. « Il y a deux manières de
c( connaîtie la vérité, dit saint Thomas :
(d'une parla grâce, l'autre par la nature.
« Celle de la grâce est double : Tune sim-
« plement spéculative, l'autre affective et
(c qui produit l'amour de Dieu (1). » La
théologie spéculative se renferme dans les
limites d'une contemplationabstraite ^ elle
étudie Dieu comme suprême intelligible.
La théologie expérimentale ou mystique
contemple, elle aussi, la Vérité infinie,
mais elle va plus loin, elle s'unit par la vo-
(1) Impars, qusest. lxiv, art. 1.
XVI PRÉFACE.
lontë à ce Bien increë. Elle contemple,
car la connaissance précède toujours l'u-
nion ; mais elle s'e'prend d'amour pour la
suprême Beauté, achevant ainsi Thumaine
destinée qui est de connaître Dieu pour
s'attacKer à lui. Dieu est vérité, c'est la
devise de la théologie spéculative : Dieu
est charité, c'est la devise de la théologie
mystique. Connaître, c'est le hut de la
première ; connaître et goûter, gustate et
DÎdete^ c'est la fin de la seconde. Si nous
interrogeons les principales définitions
de la théologie mystique, nous y retrou-
vons cette double idée delà contemplation
et de Tamour. Saint Denys la définit :
« une contemplation très sublime de
« Dieu, produite par l'amour qui conduit
« lui-même à la connaissance (1). »
(1) Dignissima Dei cognitio per unionem, quse est
suprà mentem, qu9e est verge cognilionis effectiva. De
divinis Nom., cap. 7.
PRÉFACE. XVII
Deux religieux Carmes, le Père Phi-
lippe de laSainte-Trinitë etlePère Antoine
du Saint-Esprit, auteurs de théologies mys-
tiques très estimées, la dëGnissent : « une
cf connaissance de Dieu s'ëlevantde l'âme
« unie àDieu par lacharitë ou produite par
« une illumination surnaturelle (1). » Le
Père Vallgornera, de l'Ordre de saint Do-
minique, dans sa théologie mystique de
saint Thomas, s'exprime ainsi ; « La thëo-
« lojjie mystique est une contemplation
« de Dieu très profonde et très ëlevëe,
« unie à un amour très doux et très
a fëcond (2). »
(1) Quaedam Deinotitia per unionem voluntatis Deo
adhwrentis elicita vel lumine cœlitus emisso producta.
Directorium mysticum, auctore R. P. Fr. Antonio a
Spiritu Sancto. Disputatione i, sectio i.
(2) Theologia mysticaestcontemplatio perfectissima
et altissima Dei et fruitivus ac suavissimus amor ipsius
intimé possessi. Mystica theologia D. Th. Aquinatis
a R. Pâtre Fr. Thoma a Vallgornera, Magist. Ord.
Prœd. Barcinonse, anno 1G62.
XVIll PKÉFACE.
On le volt, les deux facultés maîtresses
de rhomme, l'intelligence et la volonté,
sont mises en mouvement dans la théolo-
gie mystique, et mises en mouvement par
Dieu même dans l'acte de contemplation
et d'amour. Acte double et très simple, oii
l'amour produit la lumière^ où la lumière
augmente l'amour. N'oublions pas cepen-
dant que si la lumière de la contempla-
tion forme ce que les théologiens appellent
l'essence de la science mystique, attendu
que toute science consiste formellement
dans la contemplation de son objet, cepen-
dant la lumière n'est pas le principe et la
cause de l'union , mais bien la volonté suré-
levée par la charité. En d'autres termes,
si la Foi suffit à la science théologique spé-
culative, elle ne suffit pas à la science
mystique, il lui faut encore la charité,
principe de lumière et d'amour.
Et qui ne voit ici combien grande et
sublime est cette science mystique qui
PRÉFACE. XIX
prend l'homme tout entier et le jette entre
les bras de Dieu ! Ce n'est plus Thomme
qui enseigne l'homme, Dieu se fait son
maître ; il l'ëlèveavec lui au sommet de ce
Sinaï mystérieux, etlui découvre des mys-
tères qu'il n'est pas permis aux profanes
de connaître. Il parle, et son Verbe produit
dans l'esprit une lumière si vive, une cer-
titude si absolue, que l'un de ces illumi-
nes d'en haut pouvait dire qu'à défaut des
saintesÉcritures, illui suffisait pour croire
de se rappeler ce qu'il avait appris dans la
solitude de Manrèse. Il parle, et l'àme ravie
ne cherche plus, ne désire plus : elle se
nourrit, pleinement satisfaite, de cette
Vérité toujours ancienne et toujours nou-
velle. Il se donne, et le cœur enivré de
cet océan d'amour ne veut plus rien voir
des beautés créées, mais voudrait posséder
mille mondes et mille vies pour les immo-
ler à cet irrésistible Maître.
Oui, sciencesublime entre toutes. Savoir
XX PRÉFACE.
ce qui est sous nos pieds et sur nos têtes,
savoir la terre et ses forces cachées, les
astres et leurs mystérieuses harmonies ;
savoir l'homme et les lois qui le régissent,
savoir la guerre, cultiver la sagesse, et s'é-
lever par la recherche des causes à la con-
naissance des lois qui conduisent l'homme
et le monde, ce sont là sans doute de nobles
travaux pour l'esprit de l'homme ; mais
([ue sont-ils auprès de savoir Dieu et de
l'aimer ! D'un côté, que d'angoisses et de
fatigues d'esprit! Quelles hésitations, quels
doutes, quels terribles points d'interroga-
tion après d'opiniâtres labeurs, quels min-
ces résultats pour de si grands travaux ! De
l'autre côté, quelle paix dans la vérité
trouvée, quelle sécurité, quelles joies,
quelles délices ! Du côté des ouvriers
de la pensée, de la science humaine,
l'égoïsme, l'orgueil, l'enflure, les espé-
rances trompées, les ambitions déçues,
les intrigues, les conflits, les vies brisées,
PRÉFACE. XXI
partout le malaise, la souffrance, le mur-
mure ou le blasphème. Du côté des disci-
ples de la science mystique, la rayonnante
arme'e des saints, c'est-à-dire des plus
grands hommes de l'humanité, de ceux
qui, les yeux toujours fixes sur l'immortel
idéal de la perfection créée au Calvaire,
n'ont d'autre ambition que de s'oublier,
se dévouer, vivre et mourir pour Dieu et
les hommes.
Comment se fait-il donc qu'une science
incontestablement la plus belle, la plus
noble, la plus capable d'enflammer les
sublimes aspirations de l'homme, la plus
profitables ses adeptes et à la société^
comment se fait-il qu'une telle science
soit si rare, si négligée, rencontre un si
petit nombre de vrais disciples ?Ah î c'est
qu'il faut bien l'avouer, c'est aussi la
science la plus difficile, et qui exige la
. plus complète abnégation de soi-même.
Elle repose sur un de ces apparents para-
XXII PRÉFACE.
doxes dont l'Évangile est rempli : Qui
perdiderit animain suam inveniet eam: Qui
veut sauver sa vie doit la perdre. La théo-
logie mystique donne Dieu à l'esprit et au
cœur ; mais pour arriver à cette lumière
surnaturelle, il faut passer par la IShiit
obscure^ c'est-à-dire par le renoncement à
tout ce qui vient du sensible et du créé ;
pour arriver à ces noces mystérieuses entre
le cœur et Dieu, à ce Thabor que tous les
saints connaissent, il faut gravir les pentes
sanglantes du Calvaire, affronter la Montée
du Cartneij y laisser par lambeaux sa chair,
son cœur et sa vie^ être enfin de ces vail-
lants qui, l'épée des combats à la main,
en lutte ouverte, incessante avec le monde,
le démon, l'orgueil et le sang, avancent
quand même, arrivent meurtris, nus et
dépouillés, au cœur delà place, et méritent
seuls d'être couronnés en vainqueurs.
O vous, âmes généreuses, qui avez en-
tendu la voix du Maître et de l'Epoux, qui
PRÉFACE. XXllI
voulez apprendre la science des saints,
déjà admises dans ces écoles de vie mysti-
que, appelées les cloîtres, ou retenues dans
le monde par la main de Dieu même, ar-
mez-vous décourage, et apprenez de saint
Jean de la Croix le grand remède contre
lesdéfaillances, le grandsecretde la science
mystique : donner toujours, se dévouer,
se perdre, mourir !
II
La vie mystique est de tous les temps
dans l'Eglise, car elle est liée à sa sainteté,
c'est-à-dire àlaprésencedel'esprit de Jésus
qui l'anime, qui est avec elle tous les jours
jusqu'à la fin des temps. Mais la théologie
mystique, la sainteté mise en préceptes,
peut avoir, sans disparaître jamais entiè-
rement, ses périodes de prospérité et
d'amoindrissement. L'Église a ses jours
d'épreuve et de combat oii elle se préoc-
XXIV PKÉFACE.
cupe plus de faire des martyrs que des
docteurs, plus des hommes d'action que
de contemplation. Nous ne serons donc
pas surpris de rencontrer, dans l'évolution
de la théologie mystique, des lacunes et
des vides, spécialement pendant la phase
des persécutions de TEmpire romain et
celle des invasions barbares. Au premier
rang des écrivains mystiques, il faut pla-
cer les deux grands apôtres, saint Jean et
saint Paul, le chantre de Pathmos, et le
converti de Damas, ravi au troisième ciel,
qui tous deux ont parlé de l'amour divin,
dans un langage auquel aucun autre écri-
vain même inspiré n'atteignit jamais.
Saint Paul mérita de laisser un disciple
digne de lui, saint Denys FAréopagite,
le grand Docteur dé la science mystique,
qui fut lui-même, dans les siècles suivants
et pendant tout le moyen âge, le maître
autorisé de toutes les écoles de haute spi-
ritualité. A la période apostolique succède
PRÉl'ACE. XXV
celle des solitaires, de ces grandes âmes
qui, touchées de la grâce de rÉvangile,
toutes voisines des flammes de la Pen-
tecôte et dégoûtées de cette vieille lèpre
romaine qui s'étendait partout, allaient
par bandes innombrables demander aux
Thébaïdes de leur parler de Dieu et
de son incorruptible amour. Ames très
saintes assurément, mais se préoccupant
plus de se cacher que d'écrire, plus de
leur sanctification personnelle que decelle
des autres. Nous les voyons cependant se
rapprocher volontiers de celles qui ont
plus d'expérience et d'autorité dans les
voies mystiques, se placer sous leur di-
rection et leur demander de les instruire
dans la science de la perfection. L'écho
de ces saintes conversations nous a été
conservé, surtout dans \qs> Conférences de
Cassien, l'Echelle de saint Jean Climaque
et la Règle de saint Pacdnie. Des Traités
de saint Basile à l'usage des solitaires re-
XXVI PRÉFACE.
sument aussi la doctrine spirituelle cle ces
déserts où s'était réfugiée la vie mystique.
C'est, à la base, la mortification d'esprit
et de corps, la méditation des saintes Ecri-
tures, et surtout la solitude comme grand
moyen de contemplation. « C'est dans la
K solitude, dit saint Basile, que s'opère
c( Fallianceétroitedu Saint-Esprit avec nos
« àmes,et qu'elle reçoit les visites du cé-
« îesteEpoux O solitude bienheureuse,
« quichangesentièrement rhomme et en
« fais une créature nouvelle ! Tu rends
« humbles les superbes, sobres les intem-
« pérants, doux les violents ! Par toi la
« cruauté devient compassion, la haine se
« change en amour. Ce qui était de glace,
(( tu le fais brûlant (i). »
Après les solitaires viennent les Pères de
l'Eglise : saint Jérôme, saint Ambroise,
saint Jean Chrysoslôme, saint Augustin,
(1) Saint Basile, — Les louanges de la solitude.
PRÉFACE. XXVll
saint Grégoire le Grand, etc. Trop préoc-
cupes de défendre la doctrine contre ceux
qui l'attaquent, ils n'ont pas de traite's
mystiques proprement dits ; mais leurs
livres en contiennent les principes disse'-
minës çà et là. D'autres viendront plus
tard qui recueilleront ce miel et en for-
meront le rayon complet et coordonne.
A la fin du v^ siècle apparaît le grand
maître de la vie monastique eu Occident,
saint Benoît. Ici encore la vie mystique
prie, contemple, défriche les terres, copie
les manuscrits, mais écrit peu. Cependant
le tableau delà vie monastique, trace par
M. de Montalembert dans son admirable
ouvrage des Moines ci' Occident , nous mon-
tre de quelle sève e'vangëlique et puissante
ces âmes fortes étaient vivifiées, et avec
quel soin elles se transmettaient de mo-
nastère à monastère les livres, les règles,
les maximes de la vie ascétique.
Toujours est-il que jusqu'à saint Bernard
XXVIII PRÉFACE.
les auteurs mystiques sont rares et laissent
peu de traces. Nous avons dit l'influence
des écrits de saint Denys l'Arëopagite sur
les esprits avides de vie surnaturelle et
divine. Ces écrits étaient à peine connus
en Occident pendant les premiers siècles.
Vers 824-, l'Empereur de Constantinople,
Michel le Bègue, ayant fait présent à Louis
le Débonnaire des œuvres du grand théo-
logien, discipledesaint Paul, il se produisit
bientôt un mouvement dans les doctrines
ascétiques d'où date, à proprement parler,
l'ère des grands docteurs mystiques.
C'est d'abord et au premier rang saint
Bernard, Hugues de Saint-Victor etRichard
de Saint- Victor, qui l'un des premiers
réduit en synthèse les doctrines delà vi.e
mystique et les moyens pour l'àme d'ar-
river à l'union divine.
Plus tard, c'est saint Bonaveuture, le
docteur séraphique que Gerson proclamait
le plus grand maître de la vie intérieure.
PRÉFACE. XXiX
Comment ne pas nommera côté de saint
Bon aventure, son contemporain le docteur
angëlique saint Thomas d'Aquin et son
illustre maître le hlenheureux Albert le
Grand ? Celui-ci dansson traite admirable
De adhœrcndo Deo, celui-là dans ses con-
clusions magistrales sur la viecontempla-
tiveetdanssesprincipes ascétiques si sûrs,
si profonds, si ëlevës, dissémines dans ses
ouvrages tliéologiques, doivent certaine-
ment compter parmi les plus éminents
écrivains ([ui aient traité des arcanes de
la vie contemplative.
a Les hommes les plus remarquables
duxiv^ siècle, dit M. Cousin dans sonHis-
toirede la philosophie, furentpresque tous
des mystiques (1). » Le xiv* siècle est en effet
éminemment mystique. On sortait de
cette ère merveilleuse où l'esprit humain,
sous l'action de la foi, avait reçu l'une des
(1) Histoire de la philosophie, ix« leçon.
XXX PRÉFACE.
plus puissantes impulsions, où les arts,
faisant cortège à la vëritë triomphante, lui
de'cernaientlaplus éclatante des apothéo-
ses : on sortait de l'ère des cathédrales
gothiques et de saint Thomas d'Aquin.
Or, si l'amour du bien et du beau suit
logiquement la connaissance du vrai, quoi
de plus naturel qu'un culte ardent, pas-
sionne pour la Beauté incréée ait suivi de
près le siècle qui l'avait élevée si haut dans
l'admiration des hommes !
Et puis, à la suite du vigoureux essor
de la pensée philosophique et de l'ardeur
théologique sous l'influence des grands
maîtres, on avait vu s'introduire l'abus
des formules scolastiques, un lapgage
barbare, les raisonnements subtils et
creux. C'était une maladie. A la langue
sobre, claire et profonde de saint Thomas
avait succédé un jargon inintelligible, oii
les mots prétentieux tenaient lieu des idées
absentes. Les esprits droits et les cœurs
PRÉFACE. XXXI
élevés s'eloignaieat d'instinct de cette
science de mauvais aloi et de mau-
vais gOLit, et se réfugiaient dans les
régions pures et fortifiantes de la
piété.
Le livre de Y Imitation reflète en plu-
sieurs endroits cette nostalgie des âmes
au xiv*^ siècle. « Vraiment^ s'écrie-t-il, les
« grands mots ne font pas l'homme juste
(X et droit ; mais seule une vie vertueuse
« nous rend chers à Dieu. — Quelle folie
« de négliger les choses utiles et nécessai-
« res, et de nous appliquer aux choses
« curieuses et condamnables ! Que nous
a importent les genres et les espèces ?
« Celui qui entend la parole éternelle est
« délivré du fracas de bien des opinions
« humaines. — O vérité! je sui§ dégoûté
« de beaucoup lire et de beaucoup enten-
« dre. En toi réside tout ce que je puis
« vouloir ou désirer. Qu'ils se taisent tous
« les docteurs \ que toutes les créatures
XXXII PRÉFACE.
« fassent silence ; Seigneur, soyez seul à
« me parler (1) ! j>
C'est surtout en Allemagne que l'e'cole
mystique duxiv® siècle produisit les hom-
mes les plus remarquables : Jean de Rus-
brock, le maître du mouvement mystique
du Brabant et de la haute Allemagne ;
Echard, Dominicain, que Tanière appelle
son maître ; ce Tanière lui-même, que
ses solides et sublimes leçons firent appeler
le théologien illuminé ; enfin le bienheu-
reux Henri Suzo, cette âme douce et forte,
l'amant passionné delà Sagesse Éternelle.
Le même souffle dévie mystique se main-
tient pendant le xv*' siècle, toujours dé
préférence en Allemagne. C'est Denys
le Chartreux, le docteur extatique ; c'est
Tauteur de l'/m/to^/o/z qui appartient cer-
tainement à cette époque et à cette école
Brabançonne j c'est Gerson, le chancelier
(1) Imitation, liv. I, ch. 1 et 3.
PRÉFACE. XXXIII
de l'Université de Paris ; c'est enfin le Cha-
noine Régulier l'honias à Kempis.
Mais voici la reforme et ses désastreuses
conséquences dans le monde des âmes
comme dans l'ordre social et politique.
C'en est fait de la vie mystique en Alle-
magne. Fuyant le bruit de l'erreur et des
disputes thëologiques, elle se réfugie dans
la catholique Espagne, et pendant que
l'Allemagne et le Nord de l'Europe sont
déchires par les discordes religieuses et
politiques, nous assistons en Espagne à ce
magnifique et paisible épanouissement de
la vie ascétique dont sainte Thérèse est à
la fois la gloire et le foyer.
Plusieurs causes contribuaient h. accli-
mater la mystique au chaud soleil de
l'Ibérie. Le caractère espagnol austère et
trempé d'acier ; une lutte de plusieurs siè-
cles contre les Maures pour la défense
simultanée de la foi et du sol de la patrie,
lutte héroïque dont le résultat était un
XXXIV PRÉFACE.
attachement plus invincible, plus ardent
à la religion des ancêtres; l'ëpe'e de l'in-
quisition qui veillait à l'intégrité de ce pré-
cieux patrimoine de la foi, soit contre les
envahissements de l'hérësie au dehors,
soit contre les extravagances d'un mysti-
cisme dangereux dont d'autres pays n'ont
pas toujours su se préserver ; enfin les for-
tes études théologiques toujours en faveur
en Espagne, et dont les célèbres Universi-
tés de Salamanque et d'Alcala étaient alors
les principaux foyers, tout s'unissait pour
préparer à l'école mystique espagnole au
xvi^ siècle les meilleurs éléments dans
Tordre de la nature et de la grâce. Ajou-
tons encore les lienspolitiques qui avaient
soumis les Pays-Bas au sceptre de Charles-
Quint, et avaient facilité la connaissance
en Espagne du mouvement ascétique du
Brabant et de l'Allemagne. Nul doute que
les auteurs mystiques allemands des xiv®
et XV® siècles, qui jouissaient alors d'une si
PRÉFACE. XXXV
grande renommée, n'eussent ëtë introduits
en Espagne, et n'y fussent familiers aux
fervents disciples de la haute spiritualité.
C'est dans ce sol vigoureux, dans cette
chaude atmosphère qu'apparaît, à côte de
la grande rëforjnatrice du Carmel, le Père
de cette Reforme, saint Jean de la Croix.
Vrai type espagnol, volonté indomptable
dans un corps épuisé par les macérations,
cœur ardentjdur à lui-même et compatis-
sant aux autres, ouvert du seul côté du
ciel, esprit cultivé, nourri des plus fortes
études théologiques, écrivain distingué,
mais à la manière de sainte Thérèse, sans
recherche, sans souci d'imitation des mo-
dèles, homme de race enfin, il va nous
dire quels chemins il a suivis et nous de-
vons suivre pour arriver au sommet du
Carmel ou de l'union divine dans la
sainteté.
XXXVI PRÉFACE,
III
La doctrine de saint Jean de la Croix est
contenue dans quatre ouvrages, ses princi-
paux écrits : la Montée du Carmel^ la Nuit
obscure de r âme y le Cantique spirituel et la
Vive Flamme d'amour. Les deux premiers
furent composés par saint Jean de la
Croix à la prière de ses religieux, alors
qu'il était prieur du couvent du Mont-
Calvaire, dans les montagnes qui domi-
nent l'embouchure du Guadalquivir.
Le Cantique spirituel.^ composé dans sa
prison de Tolède, est une sorte d'invoca-
tion lyrique au Bien-Aimé pour qui il souf-
frait, une réponse de cet Amour Infini qui
console son généreux serviteur et trans-
forme son horrible cachot en un paradis
délicieux. Ce ne fut que cinq ans plus
tard, en 1583, qu'il ajouta les commen-
taires à ce cantique, à la prière de la véné-
PRÉFACE. XXXVll
rable Mère Anuecle Jésus et de ses filles du
monastère de Grenade. Vers la même épo-
que aussi, il expliqua un autre de ses Can-
tiques qui commence par ces mots : O
vive flamme d'amour ! Ce dernier travail
fut entrepris à la demande de sa fille spi-
rituelle Doiîa Ana de Penalosa.
Outre ces quatre grands et principaux
ouvrages, nous avons encore de saint Jean
de la Croix un opuscfule intitule : Les
Précautions spirituelles ^^oxxx les Pieligieux
contre les trois ennemis de l'àme, quelques
lettres spirituelles, des maximes, enfin des
poésies pieuses.
Les quatre grands ouvrages de saint
Jean de la Croix forment un traite complet,
gradué et méthodique de spiritualité. Ils
répondent aux trois grandes phases de l'u-
nion ascétique : la voie purgative ordi-
naire dont traite la Montée du Carmel ;
l'illumination surnaturelle de Tâme par
la contemplation, exposée dans la ISuh
XXXVIII PRÉFACE.
obscure • enfin la transformation cramour
dans l'union divine, sujet du Cantique
spirituel et de la Five Flamme d'amour.
Ces deux derniers ouvrages, en effet, se
complètent et s'éclairent Tun Tautre. Tous
deux racontent les mystères de l'union de
l'àme avec son Epoux divin, tous deux
décrivent le bonheur immense, la paix
ineffable, les prérogatives glorieuses d'une
âme fiancée à sofi Seigneur, tous deux
chantent les incroyables tendresses d'un
Dieu pour sa créature.
Connaître etaimer Dieu, avons-nous dit
avec saint Thomas, c'est la fin de l'homme
sur la terre comme dans le ciel. Il s'ensuit
que toutes nos pensées, tous nos actes,
toute notre vie doivent être orientés vers
ce but.
Or, entre le but et le point de départ, la
distance est grande. D'un côté l'Infini, le
fini de l'autre. D'un côté l'Être souveraine-
ment parfait, de l'autre une créature viciée
PRÉFACE. XXXIX
par le mal, spoliée des dons surnaturels et
blessée dans toutes ses facultés naturelles ;
un être qui fait le mal qu'il ne veut pas,
et n'a pas le courage du bien qu'il vou-
drait, un être rempli d'ignorance dans son
esprit, de faiblesse dans sa volonté, de cor-
ruption dans son cœur, d'attache à lui-
même et aux choses créées, et si paresseux
pour les biens de l'ordre invisible ! Qui
comblera cet abîme ? Comment Thomme
s'acheminera-t-il vers riniiuie Perfection,
par quelles ressources, par quels procè-
des ? Par un travail d'élimination et de
purification, la première et essentielle con-
dition que Dieu attend de lui. Rien de
souillé ne saurait avoir de contact avec la
sainteté essentielle. Premiertravail.-s'éloi-
gnerde tout ce qui est mal et purifier l'ins-
trument qui doit servir à s^unir à Dieu,
c'est-à-dire l'àme. Mais encore ces facul-
tés, même purifiées, sont-elles aptes par
elles-mêmes à atteindre une fin si sublime ?
XL PRÉFACE,
Très suffisantes pour donner à Thomme
la connaissance d'une vëritë ou l'amour
d'un bien de l'ordre naturel, elles sont
Impuissantes à l'élever à l'ordre surna-
turel. Comment les sens, en effet, pour-
raient-ils avoir prise sur TEsprit pur,
5ur l'Etre absolument rëfraclaire à toute
condition sensible ? Comment Tintelli-
^ence pourrait-elle nous révéler ce qull
est, elle qui ne perçoit les idées que par
les images sensibles, selon cet axiome de
l'École : JSihil est in intellecta qiiin priiis
fuerit in sensu : l'intelligence ne voit qu'à
travers le corps ? Elle arrive à dire au plus
ce qu'il n'est pas ; mais ce qu'il est en lui-
même, dans sa vie propre^ elle n'en sait
rien et n'en peut rien savoir, parce que
cette lumière incréée, inaccessible,écbappe
forcément à toute nature créée ou créable.
Par la même raison, comment notre
volonté, avec sa puissance limitée, arrive.
l'ait-elle à saisir, à embrasser, à posséder
PRÉFACE. XLl
la Beauté infinie ? Puis donc que toutes
nos facultés, isolées ou reunies, ne peuvent
nous donner Celui que nous cherchons^
il faut que Dieu intervienne par un acte
direct et personnel. Mais Dieu n'intervient
qu'à une condition, c'est que nous abdi-
quions, c'est que nous fassions le vide en
nous pour le laisser seul purifier, illumi-
ner, parler, agir. C'est cette abdication
de nous-mêmes que saint Jean de la
Croix de'crit et prescrit par les trois
Nuits à traverser pour arriver à l'union
divine.
La première Nuit, qui fait tout le sujet
du premier livre de la Montée du Carmel^
consiste dans l'abdication de la vie sensi-
ble. Tout ce qui peut tomber sous les sens,
soit inte'rieurs, soit extérieurs, doit dispa-
raître et ne plus avoir droit de cite dans
l'âme. Les passions qui sont les actes de
la vie sensible et sont mises en mouve-
ment par les objets extérieurs, par l'ima-
XLII PRÉFACE.
ginatioii, par tout ce qui séduit et attire,
doivent être constamment mortifiées. Il
est important de commencer par là,
car l'âme en renonçant à ses inclina-
tions dans les plaisirs qui flattent le
sens de Fouie, établit ce sens dans l'obs-
curité' et le dënùment. En privant la
vue de tout ce qui pouvait la contenter,
elle la place dans les ténèbres et dans le
vide ; et ainsi des autres sens. Par con-
se'quent l'âme qui aurait repoussé et
éloigné d'elle toutes les satisfactions
créées^ en crucifiant à leur égard tous
ses appétits, serait pour ainsi dire plon-
gée dans une nuit obscure, c'est-à-dire
dans un vide universel par rapport à
tout ce qui est créé (1). » C'est prendre
l'âme par la famine. S'il est vrai, en effet,
que l'âme se nourrit par le corps, et que
rien n'arrive à l'être intellectuel si ce n'est
(ij Montée du Carmel, liv. i, cli. 3,
PRÉFACE. XLIII
par rétre sensible, en supprimant la vie
des passions, on aura supprime l'un des
principaux obstacles à la vie divine, « Les
« affections qui tendent à la créature,
« continue saint Jean de la Croix, sont
« devant Dieu comme de pures ténèbres,
<( et tant que l'âme y est plongée, elle se
« rend incapable d'être illuminée et re-
<( vêtue des pures et simples clartés de la
<( Divinité. La lumière est incompatible
« avec les ténèbres, comme saint Jean
« nous l'aifirme en disant que les ténèbres
« ne purent recevoir la lumière, La raison
<( en est que deux contraires, selon l'en-
« seignement de la philosophie, ne peu-
<( vent subsister à la fois dans un même
« sujet. Or, les ténèbres, qui sont l'at-
« tacbement aux créatures, et la lu-
<( mière, qui est Dieu, sont contraires
<( et dissemblables. Ainsi l'âme n'est pas
« apte à recevoir la lumière de l'u-
<( nion divine, si elle ne commence
XLIV PRÉFACE.
« par rejeter loin d'elle toutes ses affec-
« tions(l). »
Il importe de faire ici une observation
qui s'applique, dans la théorie de saint
Jean de la Croix, non seulement à la nuit
des sens, mais à celle de l'intelligence et
de la volonté : à savoir qu'il ne s'agit pas
de supprimer ni la vie des sens, ni celle
de l'esprit ou du cœur, mais simplement
de les modifier. Saint Jean de la Croix dit :
c( I^'âme ne saurait s'empêclier d'entendre^
a de voir, de sentir, de goûter et de tou-
« cher ^ néanmoins, si elle refuse de faire
« usage de ces secours, elle ne fait pas
« plus d'estime de ses sens et n'en est pas
« plus entravée que si elle ne les possë-
« daitpas; comme celui qui veut fermer
« les yeux se plonge dans l'obscurité el
« ressemble à un aveugle (2j. » De même
(1) Montée du Carmel, liv. i, ch. 4.
(2) Jdemy liv. i, ch. 3.
PUÉFACE. XLV
en traitant du renoncement à la vie de
l'esprit et de la volonté', saint Jean de la
Croix n'entend jamais une suppression
réelle, d'ailleurs impossible, mais simple-
ment une modification. Se rappeler cette
remarque lorsque le saint recommande
l'anéantissement de nos facultés ou qu'il
se sert d'expressions analogues.
La première étape dans l'ascension du
Carmel sera donc la mortification dessens,
ou la nuit des sens, qui affranchit l'âme
de l'envahissement du monde sensible et
extérieur.
La seconde étape sera la purification de
l'intelligence, le dépouillement de toute
attache aux choses de l'esprit. C est la Foi
qui fait lanuitdans l'intelligence, comme
l'Espérance la fait dans la mémoire et
la Charité dans la volonté, a Celui qui
a aspire à s'unir à Dieu ne doit pas tenir
« compte de ses connaissances, de ses sen-
« timents ou de son imagination ; mais il
XLVI PRÉFACE.
<( doit adhérer simplement par la foi à
« l'Essence divine, les conceptions les plus
« sublimes de Tintelligence humaine res-
« tant à une distance incommensurable
« des perfections de Dieu, et de ce que
« sa pure possession nous révélera un
« jour (1). »
Cette nuit de l'intelligence fait le sujet
du second livre de la Montée du Carinel.
Notre esprit n'est peuplé que de lumiè-
res venues par les sens, et qui, pour être
spiritualisées, n'en participent pas moins
de l'imperfection de leur origine. Ces no-
tions naturelles, toujours accompagnées
et revêtues de certaines images, sont inca-
pables de nous donner une connaissance
même très lointaine de Dieu en lui-même.
Le moyen est trop disproportionné avec
l'objet. Comment, en effet, une faculté qui
ne s'alimente que dans le monde sensible,
{[) Montée du Carmel, liv. ii, ch. 4.
PRÉFACE, XLVII
visible et palpable, pourra-t-elle ëtreinclre
un objet iuseiisible, invisible, impalpable ?
Qui ne voit combien l'instrument est trop
imparfait pour porter jusqu'à Dieu ? La
tliëologie nous enseigne que par nos con-
naissances naturelles nous arrivons à
savoir de Dieu plutôt ce qu'il n'est pas
que ce qu'il est. C'est une notion pure-
ment négative et plus qu'ipcomplète. Pour
atteindre Dieu, il faut à l'homme une lu-
mière venue du ciel ^ et cette lumière,
pour descendre, exige le renoncement à
celle qui nous vient par les sens. «Si l'dme
a prétend, dit encore saint Jean de la
<( Croix, s'unir parfaitement ici-bas, par
« la grâce, à Celui à qui elle doit être
« unie par la gloire, dans cette autre vie
« dont le grand Apôtre nous dit que l'œil
(« de l'homme n'a rien vu, son oreille rien
« entendu, ni son cceur rien compris ;
(( si, dis-je, l'âme veut arriver à cette
« union par la grâce et par l'amour par-
XLVIIl PRÉFACE.
« fait, il estclair qu'elle doit se tenir dans
(( l'obscurité relativement aux oLjels que
« les yeux perçoivent, que l'oreille en-
ce tend, que l'imagination invente et
« dont le cœur s'éprend (1). » La foi n'est
point une vue qui nous vienne de l'exté-
rieur, elle est un don intérieur de Dieu.
Elle n'est pas non plus une connaissance
évidente, mais . voilée, qui met l'âme
dans une sorte de nuit. Si donc nous vou-
lons nous unir à Dieu et lui parler os ad
os^ il faut que la foi vienne surnaturaliser
en nous l'intelligence en la dépouillant de
tout ce qu'il y a en elle d'imparfait et de
sensible, et en lui communiquant une
force supérieure et divine. Nous entrons
alors dans la nuée comme ^loïse : nuée
lumineuse et obscure à la fois : lumineuse
du côté de Dieu, obscure du côté de notre
espri t.
(I) Montée du Cnrmel, liv. ii, chap. 4.
PRÉFACE. XLIK
Ainsi, renoncemenlà la vie des passions
d'abord, renoncement à l'exercice pure-
ment naturel de l'entendement, soit parce
que Tesprit est incapable de nous parler de
Dieu dans ses rapports surnaturels avec
nos âmes, soit parce qu'il est une source
d'enflure et d'attache personnelle, tel est
le second progrès dans la voie de l'union.
Une grande partie du second livre de la
Montée du Carmel est consacrée à prému-
nir l'âme contre le dësir ou la recherche
des grâces sensibles, visions, paroles inte'-
rieures, représentations imaginaires. Si le
Saint s'est appliqué à dëprendre Tâme de
tout ce qui est naturel et humain, comme
impuissant à saisir Dieu, à le posséder, il
n'est pas moins jaloux de la prémunir con-
tre l'attache excessive à tout ce qui vient
d'en haut sous forme de grâces sensibles,
de visions ou d'apparitions. Outre qu'il
n'est pas toujours aisé de discerner entre
ces impressions sensibles les bonnes des
L PRÉFACE.
mauvaises, les vraies des fausses, celles
qui viennent de l'Esprit-Saint, et celles
qui viennent de Tesprit des te'nèbres, il
insiste sur ce principe fondamental que
l'union divine étant un rapport intime^
étroit, essentiel entre l'àme et Dieu, pur
esprit, rien de ce qui est impression sen-
sible, même dans les modifications de
l'âme sous Tinfluence de la grâce, ne sau-
rait être condition principale de Tunion
poursuivie. Il reconnaît l'utilité de ces
faveurs pour réveiller l'âme et la stimu-
ler • mais, docteur expérimenté dans la
conduite des âmes, il signale surtout les
abus, les écarts, les périls auxquels elles
sont exposées par la recherche de ces dons
extraordinaires trop souvent confondus
avec la sainteté. Rare esprit de sagesse et
de mesure dans un Saint dont la vie est
remplie d'extases, de ravissements, des
plus merveilleuses tendresses divines. Les
âmes religieuses ainsi que les directeurs
PRÉFACE. Ll
ne sauraient trop lire et méditer des ensei-
gnements comme ceux-ci :
(( Quant aux visions ou autres con-
« naissances surnaturelles qui se présen-
te tent aux sens, en dehors du concours
« actif de l'homme, j'affirme qu'en tout
« temps, dans Tëtat de perfection, comme
« dans un ëtat moins parfait, alors même
« que ces connaissances et ces visions sont
« de Dieu, l'âme ne doit pas y aspirer, ni
« s'y arrêter longtemps, pour deux motifs.
« Premier motif : ces grâces produisent
« leur effet passivement en l'âme, sans
« que celle-ci puisse y mettre obstacle,
« bien qu'elle soit libre d'en repousser le
« mode. Par conséquent l'effet accessoire
« est compensé éminemment, quoique
(c d'une toute autre manière, par une com-
te munication plus abondante de l'effet
« essentiel qui s'opère dans l'âme. Il n'y
<( a aucune trace d'imperfection ni d'é-
c( goïsme à renoncer à ces faveurs avec
LU PRÉFACE.
(( respect et liumililë ; c'est plutôt la preuve
« d'un véritable de'sintëressement et d'une
« abnégation parfaite : deux excellentes
« dispositions pour arriver à Tunion di-
« vine. Second motif: en agissant ainsi,
« on se délivre du travail nécessaire pour
« discerner les visions vraies des fausses,
(f pour s'assurer si l'Ange de lumière ou
« celui des ténèbres en est l'agent : travail
(( qui ne va jamais sans péril, examen
« superflu où il n'y a d'autre profit pour
« l'âme que perte de temps et inquiétude.
« Cet examen expose encore Tàme à de
« nombreuses imperfections, entrave sa
a marche progressive, en ne raffranchis-
<( sant pas des minuties de ces connaissan-
« ces et de ces intelligences particulières.
« Si Notre-Seigneur n'était pas obligé de
« se mettre au niveau de l'âme, jamais il
« ne lui communiquerait l'abondance de
« son Esprit par ces canaux si étroits des
« formes, des figures et des connaissances
PRÉFACE. LUI
« distinctes, à Taide desquelles il sustente
« râmecommeavecdepetitesmiettes(l). »•
Le troisième livre delà Montée du Car-
mel est consacre à la purification de la
mémoire et de la volonté qui sont, dans la
psychologie de saint Jean de la Croix, avec
l'intelligence, les trois facultés maîtresses
de l'àme. Par la mémoire, il entend sur-
tout celte faculté qui conserve l'image
ayant servi primitivement à former l'idée^
et que Fesprit se représente et fait revivre
à son gré pour faire du passé le présent, et
mettre dans ses jours éphémères et rapides
l'unité et la stabilité. Faculté précieuse, au
sujet de laquelle il faut rappeler ce que
nousavons dit de l'intelligence. Il s'agit non
d'anéantissement, mais de purification.
Lorsque saint Jean de la Croix parle de la
nécessité de faire la nuit dans la mémoire
et de renoncer à ses opérations, il n'a garde
(1) Montée du Carmel, liv. ii,ch 17.
LIV PRÉFACE.
de comprendre dans cette mort le souve-
nir des bienfaits de Dieu, de son Etre et
de ses œuvres, et en particulier la mémoire
de la bienheureuse humanité de Notre-
Seigneur Jésus-Christ.
(t Cette étude, qui consiste à oublier et
« à rejeter toutes les connaissances et les
« images, dit-il, nedoit jamais s'appliquer
à la sainte humanité du Christ. Sans
doute, il peut arriver dans une profonde
contemplation, et un très pur regard de
la Divinité,que l'âme n'ait pas un souve-
nir actuel de cette adorable Humanité;
car Dieu lui-même tient alors dans sa
main Kesprit captivé par cette connais-
sance confuse et toute surnaturelle. Mais
sous aucun rapport il ne convient de s'é-
tudier spécialement à l'oublier, la vue et
la considération pleine d'amour de cette
sainte Humanité porlant l'âme au bien,
et lui servant de moyen pour s'élever
d'un vol rapide jusqu'aux plus hauts
PRÉFACE. LV
ce sommets de l'union. Il y a clés choses
« visibles et corporelles qui font obstacle
« à Dieu, il faut les mettre en oubli ; mais
« comment pourrait-on leur assimiler le
« Verbefaitcliair pour notre Rédemption,
« lui qui est la voie, la vérité, la vie et le
« guide dans tous les sentiers du bien (1)? »
Saint Jean ne demande pas non plus de
rejeter le souvenir des devoirs de la vie.
Il veut seulement que ce souvenir ne nous
séduise pas au point de nous y attacher
d'une manière immodérée. Et s'il arrive
parfois que l'ame absorbée en Dieu perde
la mémoire des obligations pratiques de la
vie, il se chargera lui-même de l'avertir
et de l'éveiller au moment opportun. Pour
tout le reste, le Saint, après avoir rappelé
qu'il s'adresse ici non aux commençants,
mais aux âmes contemplatives et déjà
avancées, demande un oubli complet de
toutes les impressions qui nous viennent
(1) Montée du Carmel, liv. m, ch. 1.
LVI PRÉFACE.
des sens, de l'imagination et de l'esprit.
Dieu ne tombe sous aucune forme et ne se
laisse embrasser par aucune connaissance
naturelle ;d'oii résulte la nécessité de reje-
ter toutes ces réminiscences de la mémoire
et de l'imagination pour s'élever à l'union.
Celte doctrine est très sublime, il faut
en convenir, et l'on seraittenté de lui faire
les objections que saint Jean de la Croix
se fait à lui-même : que c'est vouloir dé-
truire la natuie, arrêter le cours ordinaire
des puissances, faire de l'homme un être
privé de mémoire, sans réflexion et im-
propre aux exigences et aux devoirs de la
vie \ que Dieu ne détruit pas la nature^
mais la perfectionne. Rien de tout cela n'é-
tonne le Saint, ni ne l'arrête. Sur de sa
doctrine et de la parole de saint Paul qui
affirme que l'âme unie à Dieu ne forme
avec lui qu'un esprit: qui adhœret DcOj
uiius spiritus <?^?(1), il répond Que s'il veut
(i; I ad Cor., vi, 17.
PRÉFACE. LVII
faire le vide daas l'homme, c'est pour y
mettre Dieu, non le néant; qu'il remplace
le sensible par le surnaturel, la faculté de
voir et de se souvenir par les opérations
de la foi et de l'espérance, où Dieu pense,
agit et se souvient dans l'homme. « Dans
<( rhabitude de l'union qui est un état
« surnaturel, ajoute-t-il, la mémoire et
« les autres puissances cessent leurs opé-
« rations propres, et passent de leur fin
« naturelle à la fin de Dieu, qui est sur-
« naturelle. La mémoire ainsi transformée
<( en Dieu ne garde plus l'empreinte des
« formes et des connaissances naturelles ;
« ses opérations et celles des autres facul-
<x tés sont alors comme divinisées. Par
« suite de leur transformation en lui,
« Dieu exerce sur elles un empire souve-
« rain, c'est lui-même qui les meut et
« les gouverne, au gré de son esprit et de
« son adorable volonté (1). »
(1) Montée du Carmel, liv. m, ch. 1.
LVllI PRÉFACE.
L'homme spirituel, ambitieuxde parve-
nir àcette ineffable union avec Dieu, devra
donc, s'armant de courage contre lui-
même, dégager sa mémoire des souvenirs
qui l'occupent et la retiennent dans le
créé, la dégager même d'anciennes rémi-
niscences de grâces surnaturelles, telles
que visions, paroles intérieures, car au-
cune de ces images n'est Dieu, et se laisser
perdre par la sainte espérance dans le
bienheureux oubli de tout ce qui n'est
pas Dieu.
Après avoir traité du dépouillement de
l'esprit et de la mémoire, le grand mys-
tique arrive à la volonté qu'il creuse, pu-
rifie et transforme pour la rendre apte à
l'acte d'amour ou d'union. Comme la foi
surélève l'intelligence, et Fespérance la
mémoire, la charité enveloppe la volonté,
la pénètre et se l'unit très intimement.
Cette grande thèse remplit la seconde
partie du troisième livre à partir du cha-
PRÉFACE. LIX
pitre xv^. Malheureusement l'auteur s'est
arrête en chemin, et la démonstration
n'est pas terminée. Après avoir indiqué
les principales affections de la volonté, qui
sont la joie, l'espérance, la douleur et la
crainte, saint Jean de la Croix étudie la
manière de purifier le sentiment de la
joie, et ne va pas au delà. On ignore le
motif qui n'a pas permis au profond psy-
chologue d'achever son travail. Mais, tout
en regrettant cette lacune, les principes et
la méthode exposés par Tauteur pour le
dégagement de la volonté à l'endroit du
sentiment de la joie, donnent aisément la
clef des procédés à suivre pour le redres-
sement des autres sentiments d'espérance^
de d-Ouleuret de crainte. Au reste, en mor-
tifiant l'une de ces affections, on mortifie
par le fait toutes les autres. « Ces quatre
a passions sont sœurs, nous dit le Saint, et
« unies entre elles par des liens étroits.
4 Là où l'une se porte actuellement, les
1.x PRÉFACE.
<( autres lentlent virtuellement; réprimer
<( Tune, c'est affaiblir les autres (1). »
Lorsqu'on voit avec quelle implacable
fermeté saint Jean de la Croix secoue
l'intelligence et la mémoire pour en faire
tomber les fleurs, les feuilles et les fruits,
végétation d'automne et d'hiver destinée à
périr, et y greffer une bouture divine et
immortelle, on se demande ce qu'il va
faire de la volonté ou du cœur. Dans les
principes d'une telle mystique, on s'attend
bien que le cœur ne sera pas plus épargné.
Si c'est lui qui estappeléàjouir de Tunion
divine, comment lui serait-il permis de
s'attarder à aucune affection terrestre, de
s'embarrasser dans aucune des émotions
de crainte ou d'espérance, de joie ou de
douleur, qui naissent de ces attaches hu-
maines ?
La loi de charité, exprimée dans ces
(1) Montée du Carmel, liv. m, ch. 15.
PRÉFACE. LXl
grandes paroles : « Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton
âme, de toutes tes forces (1) », sert de base
à la doctrine du Saint. Dieu est le tout de
l'homme : le tout de son cœur, comme
de son intelligence et de sa mémoire.
Que sont les biens finis auprès de ce
Bien suprême et infini ? des ombres
ou des obstacles ; trop souvent des
obstacles. Plus près des yeux et du cœur,
(leur parlant un langage qui enchantait
l'homme à son premier jour, qui Ten-
chante encore à toute heure, ils l'em-
L prisonnent dans ce merveilleux palais de
l'univers et lui font oublier la patrie.
Pour des esprits mieux avises, ils sont au
moins des ombres derrière lesquelles se
€ache Dieu. Oui, les cieux racontent la
gloire de Celui qui a fait les mondes, et le
plus petit brin d'herbe sur sa tige chante
(1) Deut., ch. 6, f. 0.
LXU PRÉFACE.
à sa manière la sagesse inénarrable de Celui
qui se joue dans l'infini ment grand comme
dans l'infiniment petit. Mais tandis que
l'homme terrestre s'arrête à l'ombre visible
et palpable, l'homme spirituel soulève le
voile et regarde derrière ; tandis que le
premier laisse son cœur s'e'prendre de ce
qu'il voit^ de ce qu'il touche, de ce qu'il
entend, et s'ëmouvoir pour ces biens
divers de dësir, d'espérance, de crainte
et d'amour ; le second, d'un coup d'aile
monte au Soleil invisible, et, le regard de
l'esprit fixe sur cette Beauté immuable
qui a faim et soif de nos âmes, son cœur
se repose dans l'immobile^ dans le parfait,
dans l'incommensurable amour. L'un voit
le contingentdes êtres ety rétrécitson cœur
avec tout ce qui est contingent. L'autre en
voit l'absolu et dilate son âme à la mesure
de l'absolu. Qu'est-ce que la terre vue des
hauteurs où s'élève notre sublime contem-
platif? Comme il prend en pitié l'homme
PRÉFACE. LXllI
qui sMmagine voir et posséder les choses,
parce qu'il les touche un instant par le
dehors, oubliant qu'à l'heure où il voudra
les saisir, les etreindre et en jouir, elles
auront fui, et qu'il n'aura plus entre les
mains qu'un peu de poussière, et dans le
ccêur des larmes, des regrets, des remords
peut-être! Comme il est fort et puissant
lorsque de cette cime sublime où il s'est
élevé, il montre que, pour connaître les
biens qui nous entourent, il faut les voir
non dans leurs accidents mais dans leur
substance, non dans le particulier mais
dans le général, les abstraire des circons-
tances de temps, de lieux, de propriété
personnelle qui les rapetissent en nous ré-
trécissant le cœur *, mais que le cœurvrai-
ment large, libre et riche est celui qui
voit Dieu dans tous les êtres, qui aime
comme Dieu, non dans un coin déterre,
mais d'un pôle à l'autre, et ne distingue
dans son étreinte ni étrangers, ni ennemis?
LXIV PRÉFACE.
ni parias, mais des frères^ qui, n'ayant
rien, possède re'ellement le monde dans
ce qu'il a de meilleur et de divin, puis-
qu'il est pour lui ce qu'il est pour Dieu
même.
Il faut citer une page de cette magis-
trale démonstration, page d'une simplicité
profonde et sublime, qui nous prend dans
nos obscurités, et nous emporte, sur l'aile
d'un séraphin, dans les régions lumineuses
et paisibles où notre Saint réside.
« Se détacher des créatures, c'est trou-
« ver en elles plus de jouissances et de.
« satisfactions que si on y attachait son
« cœur, avec un sentiment de propriété.
« Une pareille sollicitude est une lourde
(( chaîne qui tient Fesprit captif, et ne
« permet pas à l'âme de prendre libre-
« ment son essor. Au double point
(f de vue naturel et surnaturel, Thomme
« se forme, par le renoncement, une con-
« naissance plus précise de la vérité des
PRÉFACE. LXV
" choses et de leur valeur intrinsèque.
u Voilà pourquoi il en jouit bien davantage
a que l'homme engage dans la satisfaction
« d'ici-bas ; celui-ci les apprécie selon leur
« apparence trompeuse, celui-là selon
a la vérité ; l'un les envisage de leur
ft meilleur côte et en considère le fond et
« la substance, l'autre les juge d'après ce
a qu'elles ont de moindre et d'inférieur,
a selon leur côté accessoire et accidentel.
« On le sait, les sens ne peuvent pénétrer
a au delà de l'apparence; mais l'esprit,
« purifié du nuage des formes acciden-
« telles, perce jusqu'à la vérité, car c'est
c( là son objet. Aussi la passion de la joie
« répand-elle comme des ombres sur le
(( jugement, parce qu'il ne peut exister
« de jouissance volontaire dans les créa-
a tures, sans un acte de propriété volon-
« taire aussi. Au contraire, la privation
« des vaines jouissances dégage l'âme, et
ce rend au jugement toute sa lucidité,
LXVI PRÉFACE.
(( ainsi que Tair redevenu pur et trans-
« parent, quand les vapeurs qui Tobscur-
« cissaient se sont dissipées. Donc l'ab-
« négation jouit de tout ; comme si elle
« possédait tout ; mais la propriété, par
« là même qu'elle se porte sur un objet
« particulier, se prive de la satisfaction
« générale de tous les autres. Dans le
c( premier cas, le cœur ayant brisé tous
« les liens des créatures, les possède toutes
« dans une merveilleuse liberté, au dire
a de saint Paul. Dans le second cas, la
« volonté attachée à un objet créé n'en
« possède réellement aucun ; de plus, elle
a est possédée par eux et endure les souf-
ft frances d'un rude esclavage (1). »
On voit par cet extrait quelle vigueur
de pensée il y avait dans celte âme con-
templative. Lorsqu'on la croit perdue dans
des hauteurs inaccessibles, où notre esprit
(1) Montée du CarmeL liv. m, ch. 19.
PRÉFACE. LXVII
a peine à la suivre, tout d'un coup elle
nous ramène à nous-mêmes, et d'un regard
profond nous fait pe'nëlrer dans les mys-
tères de notre nature, les met en pleine
lumière et les dégage des obscurités plus
ou moins volontaires qui les enveloppent.
Saint Jean de la Croix, comme presque
tous les théologiens mystiques, est bien
moins métaphysicien que psychologue. Il
recherche plutôt les vérités de l'ordre mo-
ral et pratique que celles de l'ordre spe'cu-
latif, et c'est surtout dans son ouvrage de
la Montée du Carmel que se montrent ces
qualités de son esprit. On y rencontre
presque à chaque page des observations
fines, des analyses très fermes et très lu-
cides de nos sentiments les plus voiles, les
plus intimes.
Cet ouvrage contient e'galement les prin-
cipes essenliels de la the'ologie mysticjue
du Saint. Les autres écrits n'en sont guère
que le développement. De plus, cet ou-
LXVIU PRÉFACE.
vrage est aussi celui qui s'adresse au plus
grand nombre. Toute âme avide de per-
fection y trouve une nourriture solide et
à sa portée. Les autres traités supposent de
tels progrès dans l'union divine qu'ils ne
s'adressent qu'à un nombre bien plus res-
treint de lecteurs. Pour ces raisons, nous
nous sommes arrêté plus longuement à
l'étude de la Montée du Carmel^ et nous
ne ferons guère que donner une idée ra-
pide et sommaire des autres traités.
Tous ces ouvrages, avons-nous dit, ré-
pondent aux trois phases delà vie mysti-
que : la vie purgative, illuminative et
unitive. Comme la Montée du Carmel con-
tient tous les procédés du dépouillement
de l'âme dans ses facultés principales,
toutes les conditions de la vie purgative,
la Nuit obscure renferme les moyens d'il-
lumination surnaturelle de Tâme en pro-
grès vers le Soleil de vérité et d'amour. On
s'étonne moins d'un pareil titre pour un
PRÉFACE. LXIX
pareil sujet, lorsqu'on sait, avec saint Jean
de la Croix, que cette illumination surna-
turelle de l'esprit est précédée de tel les té-
nèbres, de telles souffrances, qu'il y a au-
tant de nuit que de lumière, que la nuit
précède la lumière, en est la condition in-
dispensable, et surpasse en désolations in-
térieures les plus douloureux crucifie-
ments des sens. Aussi saint Jean de la
Croix la compare-t-il avec raison à la nuée
lumineuse et obscure qui conduisait
Israël à travers les sentiers du désert à la
terre promise, figure de la grande patrie.
Lorsqu'une âme s'est montrée fidèle au
dépouillement intérieur de ses facultés
d'intelligence, de mémoire et de volonté
par une énergie active, généreuse et cons-
tante. Dieu rélève à un degré supérieur
dans l'union. Ce degré, qui est celui de la
contemplation, n'est pas encore immédia-
tement la lumière. Il y a une nouvelle pu-
rification. C'est Dieu qui s'en charge, si
LXX PRÉFACE.
rame le laisse libre. L'homme avait agi
jusque-là sous l'influence divine ; Dieu
agira désormais avec l'assentiment de
l'homme. Dans cet ëtat passif, Tâme est
purifie'e par un envahissement de ténè-
bres, de sécheresses, de souffrances et d'an-
goisses qui va porter le fer et le feu de
l'amour très saint jusque dans les derniers
replis de cette pauvre victime. Là où
Thomme ne voyait plus rien d'incompa-
tible et se croyait prêt à recevoir la visite
tant désirée, Tœil de Dieu a découvert de
vieilles racines très cachées, très profon-
des, et pendant des mois et des années,
profitant de la liberté que l'âme lui laisse
dans son domaine, il la soumet à une épu-
ration crucifiante et terrible. Saint Jean
de la Croix compare ces souffrances à
celles du feu le plus vif, à celles même
du purgatoire. Aussi ajoute-t-il, lorsqu'une
âme, usant de ce don merveilleux de sa
liberté, est assez généreuse pour rendre
PRÉFACE. LXXl
Dieu absolument le maître chez elle, l'Es-
prit-Saint lui donne une telle pureté et lu-
cidité qu'elle jouit d'une lumière plus
parfaite que certains anges même.
Mais au prix de quels crucifiements in-
térieurs, de quelles angoisses, de quelles
tortures, la fiancée de Dieu arrive-t-elle à
cet éclat? ceux-là seuls le savent qui ont
subi le martyre de cette épreuve. Saint
Jean de la Croix, qui en avait l'expérience,
s'émeut au seul souvenir de ces souffran-
ces, et, aussi compatissant que ferme,
il trouve une note presque attendrie
pour fortifier les âmes soumises à ces
flammes de la justice précédant Tamour :
« Qu'elles se consolent, leur dit-il,
« qu'elles persévèrent avec patience dans
« l'oraison sans efforts tourmentés, et se
« confient en Dieu. Jamais il n'abandonne
« ceux qui le cherchent avec un cœur
(f simple et droit ^ il ne leur refusera pas
« le viatique nécessaire, qui doit les con-
LXXII PRÉFACE.
« duire par cette voie jusqu'à la claire et
et pure lumière de Tamour, où elles en-
tt treront après avoir traversé les obscuri-
u tes de la seconde nuit, c'est-à-dire celles
« de l'esprit, si toutefois elles ont mérité
« d'y être introduites (1).»
Nuit terrible en efFet, qui consiste dans
le contraste entre l'impuissance humaine
et la force divine. L'homme spirituel a
tout abandonné ; il a mortifié ses sens, ses
passions, ses facultés, il ressemble à un
navire désemparé ; il n'attend plus le se-
cours que de Dieu, le secours promis, la
visite attendvie, Tunion désirée. Rien.
Dieu est sourd, il se cache, il ne répond
pas. La foi ni Tintelligence n'arrivent
qu'aux ténèbres j l'espérance ni la mé-
moire ne trouvent que le vide; la charité
ni le cœur n'habitent qu'une solitude
aride et désolée : rien du côté de la terre
{l)Nuît obscure^ liv. i, ch. 10.
PRÉFACE. LXXTII
dont l'âme ne veut plus ; rien du cote du
ciel qui semble ferme. Et puis, lorsque le
soleil de la contemplation se lève enfin
sur ce sol dessèche, enveloppe de ténèbres,
lorsqu'il y produit la lumière et un com-
mencement de chaleur, cette lumière en
tombant dans les impuissances, les infir-
mités, les misères de l'âme ainsi préparée,
lui révèle une telle disproportion entre
son néant et l'Infini de Dieu, qu'elle en
reçoit je ne sais quelle immense douleur
qui achève delà purifier et de la préparer
à ces étonnantes fiançailles.
Courage, ô âme prédestinée ; vous tou-
chez au terme. Ne vous étonnez ni de la
longueur du voyage, la distance à franchir
était celle du fini à l'infini, de la terre au
ciel j ni des cruelles blessures reçues dans
le combat, Dieu était d'un côté, et vous
de l'autre, le Dieu très saint, jaloux et fort,
vous, péché, poussière et néant. Mais
voici Tastre divin qui monte à l'horizon,
c
I.SXIV PRÉFACE.
voici sa lumière inondant voire âme dans
ses derniers replis, voici sa chaleur la pé-
nétrant jusque dans ses fibres les plus in-
times : voici le repos après la lutte, voici
\csiience diviii^ comme parle saint Denys,
voici lajoie et la félicite après les larmes
et les tortures, voici la vie après la mort.
Dans cet ëtat, l'àrae est en pleine sécu-
rité et à peu près invincible ; l'ennemi ne
peut plus rien contre elle, et saint Jean de
la Croix estime qu'on n'y arrive pas sans
une grâce extraordinaire et spéciale.
Telle est en résumé la doctrine de la
Nuit obscure qui confine de très près, on
le voit, à celle des deux derniers ouvrages
du Saint: Le Cantique spirituel et la Vive
Flamme d'amour. Ces écrits traitent d'une
manière sublimede la transformation d'a-
mour et de l'union de l'âme avec Dieu.
Entièrement purifiée, l'épouse des Can-
tiques n'a plus qu'unacle, une recherche,
une ambition : voir son Bien-Aimé, l'ai-
PRÉFACE. LXXV
mer, le posséder. Rien de ce qui est cre'é
ne pouvant lui en parler, elle désire être
délivrée par la mort de cette prison des
sens qui la retient captive. Elle languit
d'amour et se meurt de ne pas mourir.
C'estriieure où Jésus, touche deces ardents
désirs et séduit lui-même par la beauté de
cette âme, s'unit à elle dans de mystérieu-
ses fiançailles. Il faut lire dans le Canti-
que spirituel les admirables commentai-
res de cette union merveilleuse. Le Saint
en résume les effets dans ces quelques
lignes :
(( L'âme voit etpossèdedans cette divine
« union une abondance de richesses ines-
« timables : elle y trouve le repos et le
« plaisir qu'elle désirait ; elle y reçoit sur
« la Divinité des lumières merveilleuses
« qui lui révèlent d'admirables secrets, et
« c'est l'un des mets qu'elle savoure le
« plus délicieusement. Elle sent en Dieu
a une puissance et une force terribles, en
LXXVI PRÉFACE.
« présence desquelles disparaissent toute
« autre force et toute autre puissance. Elle
« goûte en lui une ineffable douceur et
« des délices spirituelles incomparables ^
« elle y trouve la lumière divine et une
« parfaite quiétude. Elle jouit d'une ma-
« nière très relevée de la sagesse de Dieu,
« qui resplendit dans l'harmonie des crëa-
« tures et dans les œuvres du Créateur ;
« elle se sent remplie de Liens, et à Tabri
« de tout mal. Mais par-dessus tout elle
« comprendqu'ellejouitd'un amour inap-
(i prëciable, qui fait toute sa nourriture,
«' et dans lequel elle est confirmée (1). »
Dieu prend plaisir à orner sa fiancée
des dons les plus éclatants à ses yeux.
Parce qu'elle lui a donné toute liberté de
creuser, tailler, retrancher, polir en elle,
il la récompense par des présents dignes
de lui. Il semblerait qu'arrivée à ce som-
(1) Cantique, Str. xiv.
PRÉFACE. LXXVII
met l'âme ne pût monter davantage. Il y
a cependant, selon notre Saint, un degré
plus sublime encore. Aux fiançailles suc-
cède le mariage spirituel. Ce sont alors
deux natures réunies et comme fondues
dans un seul esprit, dansun mémeamour.
L'àme est divinisée ; elle est Dieu par par-
ticipation. Ce ne sont plus alors entre
rÉpoux et l'épouse qu'échange continuel
de témoignages d'amour, étreintes inex-
primables d'où jaillissent pour l'àme les
plus éclatantes lumières, les plus ravissan-
tes délices. Elle est inondée du rayon de
la Sagesse divine, et commence à goûter
dès ici-bas quelque chose de la béatitude
céleste. Elle n'a plus qu'un pas à faire
pour voir Dieu face à face, et aller con-
sommer dans le ciel le mariage ineffable
commencé sur la terre.
Telle est, très en résumé, l'idée mère de
la doctrine de saint Jean de la Croix sur
la théologie mystique= Doctrine sublime,
LXXVriI PRÉFACE.
cl'uQe puissance incomparable, qui saisit
l'ànie attentive et afFaniee de Dieu, l'arra-
clie à la fascination de tout bien créé et la
ravit par sa beauté austère, élevée et toute
divine.
Toute àme n'est pas propre à l'entendre
et à la goûter. Il y faut un cœur fort, grand,
généreux, qui ne s'attarde pas aux fleurs
du cliemin, ambitieux d'arriver au som-
met du Carmel, c'est-à-dire de la perfec-
tion. Une àme babituée à cette nourriture
légère, fade et débilitante, délayée dans les
mille petits opuscules qui inondent les
bibliothèques pieuses de nos jours, sera
vite rebutée parce qu'il y a d'aride, d'aus-
tère et de sec dans ce pain du plus pur
froment. Rien ne donne une idée plus
nette et plus frappante de la différence des
deux époques de saint Jean de la Croix et
de la notre au point de vue de la piété,
que la comparaison entre les ouvrages
mystiques du xvi^ siècle, et en particulier
PRÉFACE. LXXIX
les enseignements que sainte Thérèse et
saint Jean de la Croix adressaient aux âmes
dévotes de leur temj)s, et les bleuetles spi-
rituelles les plus en vogue aujourd'hui.
Mais, grâce à Dieu, grâce aussi aux cou-
vents du Carmel et à la sève religieuse,
réapparaissant de toutes parts, il y a, au
milieu de cette multitude superlicielle
dans sa dévotion, des âmes en assez grand
nombre, qui n'ont aucun goût pour cette
piété à facettes, à émotions sensibles, à
coups de miracles et de révélations, et qui
demandent, non à être amusées, mais éclai-
rées, non émues dans l'imagination, mais
nourries du plus pur enseignement de
l'Evangile, des Saints et des Docteurs mys-
tiques.
Ces âmes-là goûteront saint Jean de la
Croix. Elles le liront avec pro(it,avec bon-
heur, non pas peut-être la première fois j
mais elles y reviendront à plusieurs repri-
ses, comme on le fait avec tout auteur
LXXX PRÉFACE.
favori. Cette lecture est de celles en effet
qui demandent à être faites avec attention,
et renouvelées plus d'une fois, afin d'y
trouver des lumières nouvelles, d'y mieux
voir la pensée d'ensemble, d'y mieux sen-
tir le souffle qui anime les parties de ce
grand et divin concert. L'intérêt grandit
avec la lumière ^ ce n'est pas assez : l'àme,
se dégageant d'elle-même sous l'influence
de cette forte doctrine, prend des ailes,
s'ëlève avec le Saint à des hauteurs qu'elle
ne connaissait pas, et, arrivée là, s'éprend
d'une véritable passion pour cette cruci-
fiante et sublime mystique.
Il se produit alors une transformation
lumineuse, analogue à ce qui arrive pour
la connaissance du Saint lui-même. Pour
ceux qui le connaissent peu ou mal, c'est
une vie d'un aspect plutôt effrayant et
presque terrible ; c'est un Saint qui ne se
plaît qu'au milieu des croix et des têtes de
mort, et qui parle un langage de nature à
PRÉFACE, LXXXI
repousser plutôt qu'à attirer. Si on deman-
dait ce qu'elles pensent de cette légende
sur saint Jean de la Croix à celles de ses
filles qui Tout étudie de plus près, et qui
vivent de ses exemples et de sa doctrine,
elles répondraient en souriant que ce Saint
d'aspect si austère et si impitoyable était
au fond une âme très tendre, très compa-
tissante, et que toute l'histoire de la vie de
leur Père rend témoignage à ses vertus de
douceur et d'invincible bonté. Ainsi en
est-il de ses écrits. D'une lecture tout
d'abord difficile et ingrate, peu à peu le
jour se fait, la chaleur vient^ la vie pénè-
tre partout, on ne peut plus se passer de
saint Jean de la Croix, et on en parle à
tout venant, comme La Fontaine parlait
du prophète Baruch. C'estune vraie jouis-
sance en effet dedécouvrir la personnalité
dans le plus impersonnel de tous les écri-
vains mystiques. Voyez sainte Thérèse,
comme sa physionomie se reflète dans tout
LXXXII PRÉFACE.
ce qu^elle écrit ! Sans la clierclier on la
trouve, on la voit, on l'entend^ c'est cette
âme si belle, si pure, si humble, si dévo-
rée d'amour, qui vit et palpite sous toute
parole tombée de la plume de la Sëraphi-
que Mère. Chez saint Jean delà Croix, il
faut chercher longtemps avant de trouver.
En apparence, pas un mot, pas un trait
qui trahisse Tàme qui a pense, exprime',
grave cette doctrine si sublime, tant elle a
pris soin de mettre en pratique elle-même
cette mort absolue qu'elle recommande aux
autres. Cependant cherchez bien : l'âme y
est. A travers cet enseignement si profond,
si implacable, s'il faut poursuivre le moi
jusque dans ses derniers retranchements,
si suave, si plein d'altraits, s'il raconte
l'ineffable commerce de Dieu avec l'âme
arrivée au sommet de la contemplation, à
travers cette voix qui semble venir du ciel
plutôt que de la terre, on reconnaît bien-
tôt, pour ne plus Toublier, l'âme forte et
PREFACE. LXXXUl
tendre, qui, après avoir compris la Croix
à la suite de saint Paul et de tant d'autres,
ivre de souffrance et d'amour, a poussé ce
cri héroïque qui résume sa vie et ses œu-
vres : « Seigneur, être méprisé pour vous ! »
Et maintenant, mes très Révérendes
Mères, au nonides âmes qui, grâce à vous
vont lire, comprendre et goûter saint Jean
de la Croix, laissez-moi vous remercier de
cette traduction nouvelle de ses OEuvres
complètes. C'est un service éminent rendu
aux esprits pieusement avides des perles
tombées ducceuret delà plume des Saints,
Si étrange que cela paraisse, nous ne con-
naissons en France que la moitié des
ouvrages de saint Jean de la Croix, et ce
qui en était traduit ne pouvait donner
qu'une idée très imparfaite du texte ori-
ginal.
La première édition complète des OEu-
vres du Saint parut à Sévi lie en 110^2. Jus-
que-là, c'est-à-dire depuis un siècle, il n'a-
LXXXIV PREFACE.
vait été publié que des fragments détachés
et incomplets. Les traductions françaises,
celle du P. Cyprien de la Nativité, Reli-
gieux Carmefl 641), et celle duP. Maillard,
Jésuite (d695), avaient été faites sur ces
fragments et ne pouvaient donner qu'une
connaissance plus qu'insuffisante de cette
grande œuvre mystique. Plus près de nous,
il est vrai, en 1865, M. Tabbé Gilly a
publié une traduction des deux premiers
ouvrages de saint Jean de la Croix : la
Montée du Carmel et la Nuit obscure. C'é-
tait un progrès, sans doute ; mais, outre
que ce n'était que la moitié des Œuvres
du Saint, cette traduction offre des diver-
gences si notables avec l'édition deSéville,
qu'il est permis de se demander si l'auteur
avait sous les yeux un exemplaire fidèle
du texte original. Justement jalouses de
combler ces lacunes et de faire revivre
votre Bienheureux Père dans sa forme
authentique et primilive, vous avez voulu
PRÉFACE. LXXXV
puiser à la seule source pure et intègre
pour reproduire, la première fois en
France, les manuscrits complets de saint
Jean de la Croix, conserves jusqu'à nos
jours en Espagne et gardés comme de pré-
cieuses reliques par les Carmélites de
Jaen.
Commencé il y a plus de dix ans, pour
déférer au vœu du vénéré Supérieur des
Carmélites de Paris, votre travail a été
béni de Dieu. Revu à plusieurs reprises et
approuvé avec honneur par des théolo-
giens que leur science approfondie des
deux langues rendait juges compétents et
autorisés, il a reçu enfln la très haute
approbation que vous avez placée en tète
du premier volume de votre publication.
Je ne puis mieux clore moi-même ces
pages qu'en rappelant les paroles élogieu-
ses par lesquelles Monseigneur Richard,
archevêque deLarisse (1), recommande aux
(li Actuellement Cardinal Archevêque de Paris,
LXXXVI PUÉFACE.
fidèles votre pieux ouvrage : « La traduc-
« tion nouvelle, fidèle au texte et au génie
« de la langue espagnole, conserve la pen-
« séeet l'expression même du Saint au-
« leur, par la scrupuleuse conformité avec
« l'original. Elle sera non seulement sans
« (langer pour les âmes pieuses auxquelles
« elle s'adresse, mais encore leur sera, par
« son style ëlègant et correct, d'une lec-
« ture agréable, fortifiante et très propre à
« lesembiaser du feu de l'amour divin.»
Fr. Bernard Chocarne,
des Fr. -Prêcheurs.
Paris, \^ octobre iS19,
Fête de sainte Thérèse.
L\
MONTÉE DU GARMEL
EXPOSITION DU SUJET
Les strophes suivantes renferment toute la
doctrine que je veux approfondir dans la Montée
du Carmel, comme aussi le secret de gravir jus-
qu'au plus haut sommet de cette montagne, qui
n'est autre chose que l'état de perfection ; état
sublime que nous définissons dans ce traité par
l'union de l'âme avec Dieu. Et comme tout ce
que j'ai à dire repose sur ces strophes, j'ai voulu
les réunir ici pour présenter au lecteur dans une
vue d'ensemble la substance de ce que je dois
écrire ; ce qui ne m'empêchera pas de répéter
d'abord chacune d'elles séparément, et ensuite
chacun des vers qui les composent, selon que le
demanderont le sujet et les exigences de l'expo-
sition.
LA MONTÉE DU CARMEL.
STROPHES
DANS LESQUELLES L AME CHANTE L HEUREUSE FORTUNE
qu'elle A EUE DE TRAVERSER LA NUIT OBSCURE DE LA FOI
POUR ARRIVER, PAR UN DÉPOUILLEMENT COMPLET ET UNE
TOTALE PURIFICATION, A l'uNION AVEC SON BIEN-AIMÉ.
I.
Pendant une nuit obscure
Embrasée d'un amour plein d'anxiéle',
Oh ! l'heureuse fortune !
Je sortis sans être aperçue
Alors que ma demeure était pacificc.
■ II.
Pleine d'assurance dans les ténèbres,
Je sortis déguisée, par un escalier secret,
Oh ! l'heureuse fortune !
Dans l'obscurité et en cachette,
Alors que ma demeure était pacifiée.
III.
A la faveur de cette heureuse nuit,
Personne ne me voyait,
Et moi je ne regardais rien ;
Je n'avais ni guide ni lumière,
Excepté celle qui brillait dans mon cœur.
IV.
Cette lumière me guidait,
Plus sûrement que celle du midi,
Au terme où m'attendait
Celui qui me connaît parfaitement ;
Personne ne paraissait en ce lieu.
STIIOPIIE.
0 nuit qui m'as conduite !
0 nuit plus aimable que l'aurore !
0 nuit qui as si étroitement uni
Le Bien-Aimé avec sabien-aimée,
Qui as livré à son amant Tamanle transformée
[en lui.
VI.
Sur mon sein couvert de fleurs,
Dont nul autre n'a le droit d'approcher,
Il demeurait endormi ;
Et moi, je lui faisais fête.
Et le rafraîchissais avec un éventail de cèdre
VII.
Le souffle de l'aurore
Faisait voltiger ses cheveux ;
De sa douce main posée sur mon cou
Je me sentis blessée,
Et tous mes sens furent suspendus !
vni.
Le visage incliné sur le Bien-Aimé,
Je restai là et m'oubliai ;
Tout disparut pour moi, et je m'abandonnai.
Laissant toutes mes sollicitudes
Perdues au milieu des lis.
PROLOGUE
Atin d'expliquer et de bien faire comprendre la
nuit obscure c|ue doittraverser l'âme, avant d'ar-
river à la divine lumière de la parfaite union
d'amour, dans la mesure où cela est possible en
ce monde, il faudrait une plus grande expérience
et une science plus éclairée que la mienne. Les
âmes bienheureuses, appelées à parvenir à cet
état de perfection, doivent ordinairement affronter
des ténèbres si profondes, subir de si doulou-
reuses souffrances physiques et morales, que
l'intelligence humaine est impuissante à les com-
prendre et la parole à les exprimera Celui-là seul
qui a expérimenté ces voies en aura le sentiment,
sans pouvoir toutefois le définir. En essayant de
révéler quelque chose de cette nuit obscure , je
ne m'en rapporterai ni à la science ni à l'expé-
rience, qui l'une et l'autre peuvent errer et faillir.
6 LA MONTÉE DU CARMEL.
Mais, sans négliger d'emprunter les lumières
qu'elles pourront me fournir, je m'appuierai tout
particulièrement sur les divines Ecritures, dont
l'Esprit- Saint, maître infaillible, est l'inspirateur.
Si je venais à me tromper sur certains points,
n'ayant pas une parfaite intelligence de ces ma-
tières, je déclare que mon intention n'est nulle-
ment de m'écarter de la sainte doctrine, et des
enseignements de notre sainte Mère l'Eglise catho-
lique. Je me soumets sans réserve, s'il en arrivait
ainsi, non seulement à sa lumière et à son juge-
ment, mais encore à l'appréciation de tous ceux
qui auraient à donner sur ce point des raisons
meilleures que les miennes.
Si je me suis décidé à ce travail, ce n'est pas
que je me crois capable de traiter par moi-même
des questions si sublimes et si ardues ; mais j'ai
confiance que le Seigneur m'aidera à en dire
quelque chose, dans l'intérêt d'une foule d'âmes
qui en ont le plus grand besoin. Combien y en a-
t-il, en effet, qui commencent à marcher dans le
chemin de la vertu, et qui, au moment où Notre-
Seigncur veut les faire entrer dans la nuit obs-
cure pour les élever jusqu'à l'union divine, s'ar-
rêtent court, soit qu'elles redoutent de se laisser
introduire dans cette voie, soit qu'elles man-
quent d'un guide assez éclairé et assez habile
PROLOGUE. 7
pour les faire arriver au sommet de la perfec-
tion ! Quels regrets de voir un si grand nombre
d'âmes, douées par le Seigneur des talents et des
grâces nécessaires pour avancer dans sa lumière,
et qui, si elles voulaient ranimer leur courage,
parviendraient à cet état sublime, de les voir,
dis-je, se traîner, dans leurs rapports avec Dieu,
par des sentiers vulgaires ! La volonté ou la
science leur manque, ou elles n'ont personne
pour les diriger et leur apprendre à sortir de
ces premiers pas de l'enfance. Si néanmoins Dieu
leur accorde l'insigne faveur de les faire progres-
ser sans aucun de ces moyens, iln'en est pas
moins vrai que ces âmes dépensent infiniment plus
de temps et de travail pour arriver, et qu'elles
acquièrent moins de mérites, parce qu'elles
n'ont pas répondu au plan de Dieu, en se lais-
sant introduire par lui dans la voie pure et
infaillible de l'union divine. Dieu, il est vrai, qui
s'est constitué leur guide, n'a besoin d'aucun
secours étranger ; cependant, si ces âmes ne
lui laissent pas sa liberté d'action, elles font
moins de chemin, par suite de leur résistance.
Elles ont aussi moins de mérite, parce qu'elles
ne soumettent pas leur volonté : ce qui est pour
elles une source de cruelles souffrances.
II y a des âmes qui, au lieu de se livrer à Dieu
8 LA MONTÉE DU CARMEL.
et de seconder son opération, l'entravent sans
cesse par leur action indiscrète ou par leur ré-
sistance. Elles ressemblent aux petits enfants
qui, s'obstinant à marcher eux-mêmes, trépi-
gnent et pleurent lorsque leur mère veut les
porter entre ses. bras; d'où il résulte qu'ils ne
peuvent marcher, ou s'ils marchent, ils ne font
jamais que des pas d'enfant. Nous enseignerons
cette science, qui consiste à se laisser conduire
par l'Esprit de Dieu, lorsque sa divine Majesté
veut faireparvenir une âme à une haute perfec-
tion. Puis, avec le secours de sa grâce, nous don-
nerons à ceux qui commencent et à ceux qui
sont en voie de progrès des règles de conduite
pour discerner l'action divine, ou du moins se
laisser guider par elle.
Il se rencontre des confesseurs et des pères spi-
rituels qui, par défaut de lumière et d'expérience
dans ces voies, loin devenir en aide à ces âmes,
leur causent le plus grand préjudice. Ils sont sem-
blables aux ouvriers de la tour de Babel, qui, au
lieu d'apporter les matériaux qu'on leur deman-
dait, en présentaient d'autres, la confusion des
langues les empêchant de se comprendre. Aussi
l'édifice ne s'élevait-il pas : Venez ^ se disait à lui-
même le Seigneur, descendons et confondons leur
langage, afin que l'un n'entende ^^as celui de
PROLOGUE. 9
Vautre... Et ainsi le Seigneur les dispersa (1).
N'est-ce pas une épreuve pénible et douloureuse
pour une âme de ne pas se comprendre elle-même,
et de ne trouver personne qui la comprenne ? Il
peut arriver que Dieu la conduise par la voie
très élevée d'une contemplation pleine d'obscu-
rité et de sécheresse, dans laquelle il lui sem-
blera courir à sa perte. Ainsi condamnée à l'obs-
curité, à la souffrance, à des tentations et à des
angoisses de tout genre, peut-être rencontrera-
t-elle quelqu'un qui lui tiendra le langage des pré-
tendus consolateurs du saint homme Job [2). On
lui dira : votre état est l'etfet de la mélancolie,
de la désolation ou du tempérament, à mouis que
ce ne soit une faute secrète en punition de laquelle
Dieu vous a abandonnée. Dès lors ces hommes se
croient le droit déjuger que cette âme est oa a
été gravement coupable, puisqu'elle éprouve des
peines si cruelles. Enfin, elle en pourra trouver
qui lui diront : vous reculez dans le chemin de la
vertu,' si vous ne connaissez plus comme autre-
fois les goûts spirituels et les consolations sensi-
(1) Venite igitur, descendamus, et confundamus ibi linguam
eorum ut non audiat unusque vocem proximisui. Atque
ita divisiteos Dominus. Gen. xi,7.
(2) Recordare, obsecro te, quis umquam innocens periLt ? aut
quando recti deleti sunt ? Job. iv, 7.
10 LA MONTÉE DU C ARMEL.
bles. Ils doublent de cette sorte le martyre delà
pauvre âme, dont la souffrance la plus cuisante
est précisément la connaissance de sa propre mi-
sère : connaissance qui semble lui découvrir la
multitude de ses péchés et de ses défauts dans
une lumière plus évidente que celle du grand
jour. Dieu le lui révèle ainsi dans cette nuit
de contemplation, comme nous le dirons plus tard.
Si elle traite alors avec des hommes dont le ju-
gement est conforme à ses impressions, et qui lui
affirment que son état est le châtiment de ses
fautes, ladétresse et les angoisses del'âme aug-
menteront sans mesure, et seront comparables à
une agonie pire que la mort. Ce n'est point encore
assez pour de tels confesseurs ; comme, à leur
point de vue, ces peines intérieures sont la pu-
nition des péchés commis, ils obHgent les âmes
à revenir sur leur vie passée, et ne cessent de
les crucifier de nouveau, en leur faisant réitérer
d'interminables confessions générales. Ils ne com-
prennent pas que ce n'est plus le temps de suivre
une pareille ligne de conduite, mais que leur rôle
doit être, tout en les laissant dans l'état de pu-
rification où Dieu les a mises, de les consoler et
de les encourager à supporter l'épreuve aussi
longtemps qu'il plaira au Seigneur. Jusque-là
d'ailleurs, tout ce qu'ils pourront dire ou faire
PROLOGUE. H
pour les en retirer ne servira de rien, et n'y ap-
portera aucun remède.
Avec la grâce de Dieu nous traiterons cette
question plus loin, en indiquant comment l'âme
doit se comporter, quelle conduite le confesseur
doit tenir à son égards et à quels indices on peut
reconnaître si cette âme est vraiment dans la
voie purgative des sens ou de l'esprit. Telle est
la nuit obscure dont nous voulons parler. Nous
expliquerons encore comment discerner si cet
état procède de la mélancolie, ou d'une autre im-
perfection dans les sens ou dans l'esprit. En effet,
il peut très bien se faire que certaines âmes, ou
leurs confesseurs, s'imaginent que Dieu les con-
duit par cette voie de la nuit obscure de la puri-
fication spirituelle^ tandis que cela provient* sim-
plement de quelque imperfection de leur part.
De même un grand nombre de personnes pieuses
croient être dépourvues de l'esprit d'oraison,
quand au contraire elles le possèdent réellement;
et d'autres se figurent en être admirablement
douées, qui ne le connaissent nullement.
N'est-ce pas une chose digne de compassion de
voir des âmes travailler et se fatiguer en vain
pour retourner sur leurs pas, parce qu'elles font
consister leur avancement en ce qui, loin de leur
être un profit, ne leur est qu'une entrave .? D'au-
T. II. c*\
12 LA MONTÉE DU CARMEL.
ires plus prudentes font de rapides progrès en
restant calmes et tranquilles. On en voit encore
beaucoup qui s'embarrassent et s'inquiètent, à
l'occasion même des faveurs et des grâces dont
Dieu les favorise pour leur avancement. Ceux qui
suivent la voie de la perfection éprouvent des
impressions différentes de joie, de peine, d'espé-
rance et de douleur, provenant tantôt du bon
esprit, tantôt de l'esprit imparfait. Nous essaie-
rons, avec lagrâce de Dieu, de traiter de ces diver-
ses phases, atin que le lecteur puisse se rendre
compte du chemin où il se trouve, et de la
conduite qu'il doit tenir, s'il a la prétention de
gravir jusqu'au sommet de la montagne de la
perfection.
Cette doctrine étant celle de la nuit obscure
par laquelle l'âme doit aller à Dieu, il nefiuit pas
être surpris tout d'abord de son obscurité. C'est
seulement au début de cette lecture qu'il en sera
ainsi, j'aime à le croire ; en avançant, le lecteur
comprendra mieux ce qu'il aura déjà lu, parce
que dans ces matières une chose explique
l'autre. S'il vient à relire cet ouvrage, je suis per-
suadé que cette doctrine lui paraîtra encore plus
sûre et plus intelligible. Néanmoins quelques
personnes ne la goûteront peut-être pas ; il fau-
drait alors l'attribuer à mon peu de savoir et à
PROLOGUE. i 3
l'imperfection de mon style, car le sujet est
excellent en lui-même et ne laisse pas que d'être
grandement utile. Du reste, quand même il serait
traité d'un style plus soigné et plus pur que le
mien, il me semble qu'il ne serait pas encore
apprécié d'un grand nombre. Je n'ai pas l'inten-
tion de tlatter, par l'agrément ou la saveur du
sujet, les personnes spirituelles qui recherchent
en Dieu les consolations sensibles; mais au con-
traire je veux enseigner une doctrine substantielle
et solide à ceux qui consentent à passer par la
nudité d'esprit, dont il s'agit dans cet ouvrage.
D'ailleurs mon but principal n'est pas de m'adres-
ser à tous, mais en particulier à quelques per-
sonnes de notre saint Ordre, aux religieux et
religieuses du Mont-Carmel, qui m'ont prié d'en-
treprendre ce travail. Ayant le bonheur d'être
déjà dépouillés des biens temporels, ils com-
prendront mieux cette doctrine de la nudité
d'esprit. Daigne le Seigneur leur faire la grcâce
de les introduire au plus tôt dans le sentier de
cette montagne !
LIVRE PREMIER
QU APPELLE-T-ONLA.NUITOBSCURE : — NECESSITE
RIGOUREUSE DE LA TRAVERSERPOUR PARVENIR A
l'union DIVINE. — IL EST PARTICULIÈREMENT
QUESTION DE LA NUIT OBSCURE DES SENS ET DES
PASSIONS, ET DES DOMMAGES QUI EN RÉSULTENT.
CHAPITRE PREMIER
Exposition de la première strophe. — On applique à la partie
supérieure et àla partie inférieure les deux difïérentes nuits,
auxquelles les personnes spirituelles sont généralement assu-
jetties.
STROPHE I.
Pendant une nuit obscure
Embrasée d'un amour plein d'anxiété,
Oh ! l'heureuse fortune 1
Je sortis sans être aperçue,
Alors que ma demeure était pacifiée.
L'âme chante dans cette strophe son heureuse
fortune et son bonheur d'être sortie de tout le créé,
et de s'être délivrée des appétits désordonnés et
16 LA MONTÉE DU CARMEL.
des imperfections qui résident dans la partie sensi-
livede l'homme, par suite du dérèglement delà
raison. Pour avoir l'intelligence de cette doctrine,
il est bon de savoir qu'une âme ne peut parve-
nir ordinairement à l'état de perfection sans
passer par deux sortes de nuits principales, que
les maîtres de la vie spirituelle nomment voies
purgatives ou purifications de lame. Nous les
appelons ici nuits, parce que, dans l'une et dans
l'autre, l'âme marche poiu^ ainsi dire au milieu
d'une nuit obcure.
La première nuit ou purification se fait sentir
dans la région sensitive de l'âme ; on l'expliquera
dans cette strophe et dans la première partie de
cet ouvrage. La seconde nuit affecte les facultés
spirituelles ; il en sera question dans la seconde
strophe et dans la deuxième partie, du moins
quant à ce qui touche l'opération active de l'âme.
Pour ce qui regarde son état passif, nous en
ferons le sujet du livre intitulé : la Kuil obscure,
EXPLICATION DE LA STROPHE.
L'âme témoigne sommairement, dans cette
strophe, de sa joie d'avoir vu tous ses liens bri-
sés par le Seigneur ; elle dit qu'embrasée de son
amour, elle est sortie pour ne chercher que lui
LIVRE I. CHAPITRE I. 17
pendant une nuit obscure. Cette nuit est la pri-
vation et la purification de tous ses goûts sen-
sibles à l'égard des choses extérieures du monde,
au double point de vue des jouissances de la
chair et de tout ce qui flattait sa volonté. Ce tra-
vail s'opère par la purification des sens ; aussi
l'âme a raison de dire qu'elle est sortie au mo-
ment où sa demeure, c'est-à-dire la partie sen-
sible^ était pacifiée ; à l'heure où tous ses appétits
étaient calmés et comme engourdis en elle, et
qu'elle-même se trouvait en repos à leur endroit.
En elfét, il lui est impossible d'échapper aux
peines et aux angoisses occasionnées par les pas-
sions, avant que celles-ci ne soient mortes, ou
pour mieux dire endormies.
Ce fat pour l'âme une heureuse fortune de
sortir « sans être aperçue », en d'autres termes
sans qu'aucun instinct de la chair ou nul autre
appétit pût l'entraver. Elle se félicite égale-
ment d'être sortie la nuit, c'est-à-dire lorsque
Dieu la privait de tout ce qui tient aux sens ; car
cette privation était une nuit pour elle. N'est-ce
pas, je vous le demande, un vrai bonheur pour
l'âme d'avoir été plongée par la main du Sei-
gneur dans cette nuit, d'où résultent tant de
biens et où ses efforts eussent été incapables de
l'introduire? Les seules forces de l'homme reste-
i8 r^A MONTÉE DU CARMEL.
ront toujours impuissantes à enlever les obsta-
cles qui entravent l'union de son cœur avec Dieu.
Telle est en résumé l'explication de la strophe.
Maintenant nous allons donner, sur chaque vers,
le développement qui appartient à notre sujet.
CHAPITRE II.
Explication de ce qu'est la nuit obscure par où l'âme dit avoir
passé pour arriver à l'union divine. — Quelles en sont les
causes ?
Pendant une nuit obscure
La purification qui conduit l'âme à l'union
divine peut recevoir la dénomination de nuit
pour trois raisons. La première se rapporte au
point de départ ; car, en renonçant à toutes les
choses créées, l'âme a dû tout d'abord priver ses
appétits du goût qu'ils y trouvaient. Or ceci est
indubitablement une nuit pour tous les sens et
tous les instincts de l'homme.
La seconde raison est la voie même qu'il faut
prendre pour atteindre Tétat bienheureux de
l'union. Cette voie n'est autre que la foi, nuit
vraiment obscure pour l'entendement.
Enfin la troisième raison est le terme où l'âme
tend. Terme qui est Dieu, Etre incompréhen-
sible et infiniment au-dessus de nos facultés, et
qu'on peut appeler par là même une nuit o js-
20 LA MONTÉE DU CARMEL.
cure pour Tâme durant son pèlerinage ici-bas.
Ces trois nuits à traverser par l'âme sont figu-
rées au Livre de Tobie par les trois nuits que, sur
l'ordre de l'Ange, le jeune Tobie laissa écouler
avant de s'unir à son épouse (1). L'Ange Raphaël
lui commanda de brûler pendant la première nuit
le foie du poisson, symbole d'un cœur affec-
tionné et a,ttaehé aux choses créées. Quiconque
désire s'élever à Dieu doit, dès le début, purifier
son cœur dans le feu de l'amour divin et y con-
sumer tout ce qui appartient au créé. Cette puri-
fication met en fuite le démon, qui auparavant
avait puissance sur l'âme pour la faire adhérer
aux plaisirs temporels et sensibles.
L'Ange dit à Tobie que dans la seconde nuit il
serait admis en la compagnie des saints Patriar-
ches, qui sont les Pères de la foi. De même l'âme,
après avoir traversé la première nuit, figurée par
la privation de tout ce qui fiatte les sens, pénè-
tre sans obstacle dans la seconde. Là, étrangère
à tous les objets sensibles, elle demeure dans la
solitude et la nudilé de la foi, l'ayant choisie pour
son unique guide.
Enfin^ pendant la troisième nuit il fut promis à
(1) Tu autem, cum acceperis eam, ingressus cubiculum, per
très dies continens esto ab ea. Tob., vi, 18.
LIVRE I. CHAPITRE II. 21
Tobie une abondante bénédiction. Dans le sens
qui nous occupe, cette bénédiction est Dieu lui-
même qui, à la faveur de la seconde nuit, c'est-à-
dire de la foi, se communique à lame d'une manière
si secrète et si intime, que c'est un autre genre
de nuit pour elle. Et même cette dernière com-
munication a lieu dans une obscurité plus pro-
fonde que les précédentes, comme nous le dirons
dans la suite. L'union avec l'Épouse, c'est-à-dire
avec la Sagesse de Dieu, se consomme quand la
troisième nuit est écoulée, nous voulons dire,
lorsque cette communication de Dieu à l'esprit
est achevée. Aussi longtemps qu'elle s'opère,
l'âme est ordinairement plongée dans les plus
épaisses ténèbres. C'est pourquoi l'Ange enjoignit
à Tobie de s'unir à son épouse dans la crainte du
Seigneur, après la troisième nuit. Quand lacrainte
est parfaite, l'amour divin l'est aussi, et la trans-
formation de l'âme avec Dieu dans l'amour s'ef-
fectue sans retard.
Pour avoir une plus claire intelligence de ceci,
nous allons expliquer séparément chacune des
trois causes énoncées plus haut ; mais remarquons
d'abord que ces trois nuits n'en forment qu'une,
divisée en trois parties. La première nuit, celle
des sens, est comparée au crépuscule ; ce mo -
ment où l'on commence à ne plus distinguer les
22 LA MONTÉE DU CARMEL.
objets entre eux. La seconde nuit, celle de lafoi^
est semblable à la pleine nuit, où l'obscurité est
complète. Enfin la troisième, comparée à la fin
de la nuit, que nous avons dit être Dieu lui-même,
précède immédiatement la lumière du jour.
CHAPITRE III.
La mortification des passions sous toutes leurs formes est la
première cause de cette nuit. — Commencement de rex[ili-
cation.
Nous appelons nuit la privation du goût que
l'on peut trouver dans toutes les choses sensibles.
En effet, comme la nuit est la privation de la lu-
mière, et par conséquent de tous les objets qu'elle
nous fait apercevoir ; comme par cette privation
la puissance visuelle demeure dans l'obscurité,
dénuée de tout objet : ainsi, on peut appeler nuit
pour l'âme la mortification des appétits, car le
retranchement de toutes les satisfactions créées
les met dans le vide et dans l'obscurité. La puis-
sance visuelle s'exerce au moyen de la lumière,
et se nourrit des objets qui tombent sous sa vue ;
mais la lumière une fois éteinte, son action cesse.
De même l'âme se nourrit et s'entretient par l'at-
trait qui la pousse vers les choses propres à
faire jouir ses puissances. En mortifiant cet at-
trait, elle cesse de prendre son aliment dans les
X. II. 2
24 LA MONTÉE DU CARMEL.
satisfactions sensibles, et elle demeure, relative-
ment à ses appétits, dans l'obscurité et dans le
vide.
Donnons un exemple en rapport avec chacun
des sens. L'âme, en renonçant à ses inclinations
dans les plaisirs qui flattent le sens de l'ouïe,
établit ce sens dans l'obscurité et le dénûment.
En privant la vue de tout ce qui pouvait la con-
tenter, elle la place dans les ténèbres et dans le
vide ; et ainsi des autres sens. Par conséquent
l'âme qui aurait repoussé et éloigné d'elle toutes
les satisfactions créées, en crucifiant à leur égard
tous ses appétits, serait, pour ainsi dire, plongée
dans une nuit obscure, c'est-à-dire dans un vide
universel par rapport à tout ce qui est créé.
La raison de ceci, selon les philosophes, est que
l'âme, au moment où Dieu l'unit au corps, est
semblable à une table rase sur laquelle il n'y a
rien de gravé. Elle n'a aucun moyen naturel d'ac-
quérir une connaissance quelconque, si ce n'est
par les sens. L'âme est donc semblable à un pri-
sonnier retenu dans ua cachot obscur, d'où il
ne distingue rien, excepté ce qu'il peut entrevoir
par les soupiraux de sa prison. Otez-luice moyen,
il ne verra absolument rien par ailleurs. De même,
si l'âme ne percevait aucune connaissance par
les sens, qui sont les fenêtres de sa prison, elle
LIVRE I. CHAPITRE 111. 25
ne pourrait en acquérir naturellement par aucune
autre voie. Renoncer aux notions qui viennent
des sens et les rejeter, c'est évidemment se placer
dans l'obscurité et dans le vide ; car, nous le
répétons, la lumière ne peut, selon les lois dé la
nature, lui arriver par un autre moyen. A la
vérité, l'âme ne saurait s'empêcher d'entendre,
de voir, de sentir, de goûter et de toucher ; néan-
moins, siel]e refuse de faire usage de ces secours,
elle ne fait pas plus d'estime de ses sens et n'en
est pas plus entravée que si elle ne les possédait
pas : comme celai qui veut fermer les yeux se
plonge dans l'obscurité et ressemble à un aveugle.
David dit dans le même sens : Je suis pauvre et
dans les travaux dès ma jeunesse (1). Cependant,
on le sait, le Roi-Prophète était riche ; mais il se
nomme pauvre, parce que sa volonté était dégagée
des richesses, et son détachement aussi absolu
que s'il eût été réellement indigent. Bien au con-
traire, pauvre en réalité sans l'être par la volonté,
il n'eût pas étévéritablementpauvre, puisque son
âme aurait été riche en désirs.
Nous avions donc raison de le dire, le dénû-
ment est une nuit pour l'âme. Or, nous n'enten-
(t) Pauper snm ego et in laboribus a juveniute rnca. Ps.
LXXXVII, 16.
26 LA MONTÉE DU CARMEL.
dons pas parler ici de la pauvreté matérielle qui
ne dépouille pas le cœur avide des biens de ce
monde ; mais nous nous occupons du dégagement ,
intérieur qui le laisse libre et vide de tout, au
sein même de l'opulence. En effet, les richesses
et les possessions terrestres ne sauraient nuire
par elles-mêmes, car elles ne font pas partie de
l'âme. Ce qui lui est nuisible, c'est la volonté et
l'affection qui la portent vers ces mêmes biens.
Cette première sorte de nuit concerne la partie
sensitive de l'homme. Nous allons expliquer
maintenant comment il convient que l'âme sorte
de sa demeure pendant la nuit obscure des sens,
afin d'arriver à l'union divine.
CHAPITRE IV.
Nécessité rigoureuse de passer par la nuit obscure des sens, qui
est la mortification des passions, avant de parvenir à l'union
divine.
Pour atteindre cet état sublime de l'union, il
est indispensable de traverser la nuit obscure de
la mortification des appétits et du renoncement
à toutes les jouissances de ce monde. Les affec-
tions qui tendent à la créature sont devant Dieu
comme de pures ténèbres, et tant que l'âme y
est plongée, elle se rend incapable d'être illumi-
née et revêtue des pures et simples clartés de la
Divinité. La lumière est incompatible avec les
ténèbres, comme saint Jean nous l'affirme en
disant que les ténèbres ne purent recevoir la
lumière (I). La raison en est que deux contrai-
res, selon l'enseignement de la philosophie, ne
peuvent subsister à la fois dans un même sujet.
Or les ténèbres, qui sont l'attachement aux créa-
(1) Lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehende-
runt. s. Joan., I, 5.
28 LA MONTÉE DU CAIiMEL.
tures, et la lumière, qui est Dieu, sont contrai-
res et dissemblables. C'est la pensée de saint
Paul écrivant aux Corinthiens: Que peut-il y avoir
de commun entre la lumière et les ténèbres {ly
Aussi l'âme n'est pas apte à recevoir la lumière
de l'union divine, si elle ne commence par reje-
ter loin d'elle toutes ses affections. Et pour don-
ner plus d'évidence à cette doctrine, il est bon
de faire remarquer que l'aflfection de l'âme pour
la créature l'assimile à cette même créature.
Plus cette affection est grande, plus la ressem-
blance grandit aussi. Le propre de l'amour, est
de faire celui qui aime, semblable à celui qui est
aimé.
David, parlant de ceux qui plaçaient leur amour
dans leurs idoles, dit à cette occasion : Que ceux
qui les font leur deviennent semblables, avec tous
ceux qui mettent en ellesleur confiance (2). Celui-
là. donc qui aime une créature s'abaisse au niveau
de cette créature, et descend pour ainsi dire
plus bas. Non seulement l'amour égalise les
rangs, mais encore il assujettit l'amant à l'objet
de son amour. Quand l'âme aime quelque chose
(1) Quai societas luci ad tenebras ? II ad Cor. VI, M.
(2) Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt io
ei3. Ps. cxill, 8.
LIVRE 1. CHAPITRE IV. 29
en dehors de Dieu, elle se rend par là même in-
capable d'être transformée en Dieu, et purement
unie à lui. La bassesse de la créature est iniîni-
noent plus éloignée de la souveraineté du Créa-
teur que les ténèbres ne le sont de la lumière.
Toutes les choses de la terre ou du ciel compa-
rées à Dieu ne sont rien, comme le dit Jérémie :
J'airega^^dé la terre, c'était un videetun néant;
j'ai considéré les deux, et ils étaient sans lu-
mière (l). En disant: J'ai trouvé la terre vide, il
donne à entendre que toutes les créatures et la
terre elle-même ne sont rien. En ajoutant : J'ai
contemplé le ciel et je n'y ai vu aucune lumière,
il veut dire que toutes les splendeurs célestes
comparées à Dieu sont de pures ténèbres.
Dès lors que toutes les créatures ne sont rien,
les inclinations qui nous portent vers elles sont
moins que rien, nous pouvons l'aftirmer, puisque
elles sont une entrave pour l'âme, et la privent du
bienfait de la transformation en Dieu. De même,
les ténèbres ne sont rien et moins que rien, car
elles sont la privation de la lumière. L'aveugle,
plongé dans l'obscurité, ne comprend rien à la
lumière : ainsi l'âme qui met son affection dans
} (1) Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil ; et cœlos, et
Qon erat lux in eis. Jer., iv, 23.
30 LA MONTÉE DU CARMEL.
la créature n'aura pas l'iatelligence des choses
divines et demeurera ensevelie dans cette igno-
rance. Jusqu'à son entière purification, elle ne
pourra posséder Dieu ici-bas par la pure trans-
formation de l'amour, ni là-haut dans la claire
vision.
Pour donner plus de jour à cette doctrine, en-
trons dans quelques détails. Tout l'être des créa-
tures comparé à l'Etre infini de Dieu n'est rien.
D'où il résulte que l'âme dont les affections se
dirigent vers le créé est un pur néant devant lui,
et, j'ose le dire, moins que le néant, puisque
l'amour assimile, rend égal à l'objet aimé et
fait même descendre plus bas celui qui aime.
Cette âme si affectionnée aux créatures ne pourra
donc en aucune manière s'unir à l'Être infini de
Dieu, parce qu'il ne peut y avoir de convenance
entre ce qui n'est pas et ce qui est.
Toute la beauté des créatures comparée à
l'infinie beauté de Dieu n'est qu'une souveraine
laideur, selon le sentiment de Salomon dans les
Proverbes : La grâce est trom'peuse et la beau tè est
vaine (1). C'est ainsi que l'âme captivée parles
charmes d'une créature quelconque participe
devant Dieu à la laideur de celle-ci, et ne peut
(1) Fallax gratia et vana est pulchritudo. Prov., xxxi, 30.
LIVRE I. — CHAPITRE IV. 31
aucunement se transformer en la vraie beauté,
qui est Dieu. La laideur est de tout point incom-
patible avec la beauté.
Comparés aux perfections de Dieu, toutes les
grâces et tous les attraits enchanteurs des créa-
tures sont ditFormes et insipides. L'âme subjuguée
par leurs charmes et leurs agréments devient
elle-même disgracieuse et désagréable aux yeux
de Dieu ; elle est donc incapable de s'unir à sa
ravissante beauté. La difformité n'est-elle pas
séparée par une immense distance de Celui qui
est l'éternelle beauté !
Toute l'excellence des créatures mise en paral-
lèle de la bonté infinie de Dieu paraît plutôt
malice que bonté. Personne n'est bon si ce nest
Dieu (1). L'âme, en attachant son cœur aux biens
de ce monde, devient vicieuse aux regards du
souverain Juge, et comme la malice ne peut pas
entrer en communion avec la bonté, ainsi cette
âme ne pourra s'unir parfaitement au Seigneur,
qui est la bonté par essence.
Toute la sagesse du monde, toute l'habileté
humaine comparées à la sagesse infinie de Dieu
sont une suprême et pure ignorance. Saint Paul
l'enseigne aux Corinthiens : La sagesse du monde
(1) Hemo bonus, nisi eolus Deus. S. Luc, xviii, 19.
32 LA MONTÉE DU CARMEL.
est une folie devant Dieu (1). L'âme qui s appuie
sur sa science et sur ses propres forces pour par-
venir à l'union avec la sagesse divine, est complè-
tement ignorante en sa présence. Elle sera tou-
jours fort éloignée de la véritable- sagesse, dont
l'ignoranceestrextrêmeopposé. Quelle n'est donc
pas aux jeux de Dieu la folie de ceux qui s'esti-
ment savants! L'Apôtre, en parlantde ces hommes,
a eu raison dédire aux Romains : Ils sont devenus
fous en s'atlribuant lenomdesages {2). Ceux-là
seuls possèdent la sagesse divine qui, semblables
aux enfants et aux ignorants, renoncent à leur
science pour avancer avec amour dans le service
divin. Saint Paul nous apprend encore cette sorte
de sagesse en disant : Que nul ne se trompe soi-
même. Si quelqu'un d'entre vous pense être sage
selon le monde^ qu'il devienne fou pour êlre
sage; car la sagesse du monde est folie devant
Dieu (3). Par conséquent l'âme s'unira à la sa-
gesse divine bien plutôt par le non-savoir que
par la science.
Toute la puissance et toute la liberté du monde,
(1) Sapientia enim hnjug mundi stultitia est apud Deum.
I ad Cor., m, 19.
(2) Dicentesenim ee esse sapientes, stultifacti sunt. Rom., I, 22.
(3) Nemo se seducat. Si quii videtur int^r vos sapiens esse ia
hoc sasculo, 8tultu8 fiât ut sit lapiens. Sapientia enim hujus
mundi stultitia est apud Deum. I ad Cor., m, 18, 19.
LIVRE T. CHAPITRE IV. 33
comparées avec la souveraineté et l'indépendance
de l'esprit de Dieu, sont une complète servitude,
une véritable angoisse et une réelle captivité.
L'âme éprise des grandeurs et des dignités, ou
trop jalouse de la liberté de ses convoitises, est
comme liée devant Dieu, qui la traite non plus
en enfant libre, mais en esclave captive de ses
passions. Elle n'a pas voulu se conformer au pré-
cepte de l'Evangile : Celui qui veut être le plus
grand doit se faire le plus petit. La véritable li-
berté de l'esprit, fruit de l'union divine, ne sera
doncjamais le partage de cette âme esclave de ses
désirs. La servitude est incompatible avec la
liberté dont jouit le cœur libre, qui est celui de
l'enfant légitime. C'est en ce sens que Sara dit à
Abraham, son époux, de chasser hors de la mai-
son l'esclave et son enfant : Chasse celle servante
et son fils, car le fils de la servante ne peut pas
partager Vhèritage avec mon fils Isaac (1).
Que sont les délices et les douceurs que- la
volonté savoure dans les choses de la terre, si on
les compare aux joies et aux délices de l'union
divine ? Rien que peines, tourments et amertu-
mes. Ainsi, celui qui attache son cœur aux plai-
(l)Ejice ancillamhancetfilium e3as;non enim erit hseres filins
ancillpe cum filio meo Isaac. Gen., xxi, 10,
34 LA MONTÉE DU CARMEL.
sirs d'ici-bas est justement condamné par le
Seigneur aux remords et à la souffrance ; jamais
il ne pourra goûter les suavités d'une intime con-
formité avec Dieu.
Toute la gloire et toutes les richesses des créa-
tures, comparées aux trésors inépuisables du
Tout-Puissant, ne sont que profonde misère et
extrême pauvreté. L'âme affectionnée à la posses-
sion des choses terrestres est souverainement
pauvre et misérable devant Dieu. Elle ne par-
viendra jamais au bienheureux état de la gloire,
c'est-à-dire à la transformation en Dieu; car une
distance infinie sépare la misère et l'indigence
de Celui qui est la richesse et la puissance même.
La Sagesse divine se plaignant des âmes qui sont
tombées dans la laideur, la vilenie, la misère et
la pauvreté, par suite de l'affection qu'elles por-
taient à ce qui est élevé, grand et beau selon l'ap-
préciation du monde, leur parle ainsi dans les
Proverbes : OJiommes^jecrieversvousetmavoix
s^ adresse aux fils des hommes, apprenez, petits
enfants^ ce quest la sagesse, et vous., insensés,
faites attention. Ecoutez parce que c'est de
grandes choses que je vais parler Ar^ec moi
sont les richesses et la gloire, la magnificence
et la justice. Le fruit que je porte vaut mieux
que Vor et les pierres précieuses^ et ce que
LIVRE I. CHAPITRE IV. 3j
f engendre est meilleur que l' argent le plus pio\
Je marche dans les voies de la justice, au milieu
des sentiers de la prudence, pour enrichir ceux
qui m'aiment et pour remplir leurs trésors [\).
La divine Sagesse s'adresse ici à tous ceux qui
mettent leur cœur et leur affection dans les créa-
tures. Elle les appelle de petits enfants parce qu'ils
se rendent semblables à l'objet de leur amour, qui
est petit. Elle les invite à approfondir ses secrets
et à considérer que son action s'applique aux
grandes choses, mais non pas aux petites comme
la leur. C'est avec elle et en elle que se trouvent
la gloire et les vraies richesses qu'ils souhaitent,
et non pas là où ils les supposent. La magniti-
cence et la justice lui sont inhérentes, et elle
exhorte les hommes à réfléchir sur la supériorité
de ses biens en regard de ceux du monde, qui leur
paraissaient grands et équitables. Elle leur dit,
d'estimer le fruit qu'ils en recueilleront préfé-
rable à l'or et aux pierres précieuses ; enfin, d'ap-
précier ses effets au-dessus de l'argent le plus pur,
(1). 0 viri, ad vos clamito, et vox mea ad filios hominum.
Intelligite, parvuli, astutiam, et insipientes, animadvertite.
Audite quoniam de rébus magnis locutura sum... Mecum sunt
divitiîe et gloria, opes superbse et justitia. Melior est enim
fructus meus auro et lapide pretioso et genimina mea argento
electo. In viis justitiae arabulo, in medio semitarum judicii, ut
ditem diligentes me et thesauros eorum repleam. Pror., Vlli, 4,
5, 6, 18, 19, 20, 21.
36 LA MONTÉE DU CARMEL.
objet de leur convoitise; on entend par l'argent
le plus pur tous les genres d'affection possible
en cette vie.
CHAPITRE V.
Suite du m?me sujet. — Preuves tirées de l'autorité et des figu-
res delà suinte Ecriture pour démoutrer combien il est néces-
saire d'aller à Dieu par le moyen de cette nuit obscure de la
mortilicatiou des sens.
On connaît maintenant quel est l'abîme qui
sépare les créatures du Créateur, et comment les
âmes qui veulent mettre en celles-ci leur affec-
tion se trouvent d'autant éloignées de Dieu.
Saint Augustin avait bien compris cette vérité
lorsqu'il disait au Seigneur dans ses Soliloques :
« Misérable que je suis ! Quand donc ma peti-
« tesse et mon imperfection pourront-elles s'ac-
« corder avec votre droiture ? Seigneur, vous ché-
« rissez la solitude, et moi je me plais au milieu
« du tumulte; vous aimez le silence, et moi le
« bruit; vous êtes la pureté même, jene suis que
« corruption. Que vous dirai-je de plus, Seigneur?
« Vous êtes véritablement bon, et moi je suis tnau-
« vais; vous êtes miséricordieux, et moi impie;
« vous êtes saint, moi misérable ; vous êtes juste,
a moi injuste; vous êtes la lumière, et je suis
SS LA MONTÉE DU CAEMEL.
« aveugle ; vous êtes la vie, et moi la mort ; vous
« êtes le remède, moi le malade ; vous êtes la
« souveraine vérité , et je ne suis que va-
« nité (1). » Le saint Docteur tenait ce langage
au souvenir des attraits qui l'avaientincliné vers la
créature.
C'est donc une grande ignorance de la part de
l'âme d'oser aspirer à ce degré si élevé de l'u-
nion avec Dieu, avant d'avoir dégagé sa volonté
des biens naturels et surnaturels auxquels l'a-
mour-propre pouvait l'attacher. La distance n'est-
elle pas incommensurable entre ces choses et le
don que l'on reçoit dans l'état de pure transfor-
mation en Dieu ? Notre-Seigneur Jésus-Christ
nous l'enseigne par saint Luc : Quiconque ne re-
nonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être
mon disciple (2). Vérité évidente, puisque la doc-
trine que le Fils de Dieu est venu apprendre au
monde est précisément celle du mépris de tout
(1) Miser ego 1 quando poterit obliquitas mea tuse rec-
titudini adEequari î Tu, Domine, diligis solitudinem, ego
multitudinera ; tu silentium, ego clamorem ; tu veritatem,
ego vanitatem; tu munditiam, ego immuuditiam sequor. Quid
plura, Domine ? Tu vers bonus, ego malus ; tu pius, ego im-
pius ; tu sanctus, ego miser; tu justus, ego injustus ; tu lux,
ego csecus; tu vita, ego mortuus ; tu medicina, ego œger ;
tu gaudium, ego tristitia ; tu summa veritas, ego universa va-
nitas. Migne, Patr. Lat., tom. XL, pag. 866, cap. Il,
^2^ Qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus
esse discipulus. S. Luc.,xiv, 33.
LivnE 1. — cnAPiTUE V. 39
ce qui est créé, afin de nous rendre capables de
recevoir le don de l'Esprit de Dieu, par une en-
tière transformation, dont l'âme encore captivée
parées faux biens se rend indigne.
Nous trouvons une figure de cette vérité au
livre de l'Exode, où nous lisons que la farine ap-
portée d'Egypte par les enfants d'Israël venant
à leur faire défaut, la divine Majesté leur envoya
la manne du ciel (1). Le Seigneur nous apprend
ainsi à renoncer en premier lieu à toutes les
choses créées^ parce que l'aliment des Anges ne se
donne pas à l'âme qui veut chercher une cer-
taine satisfaction dans la nourriture qui lui vient
des hommes. Non seulement l'âme, dontl'atfec-
tionse nourrit ainsi des biens qui lui sont étran-
gers, se rend incapable de goûter la suavité de
l'Esprit de Dieu, mais elle le contriste encore sou-
verainement. Tout en prétendant se rassasier de
la nourriture spirituelle, elle ne se contente
pas de Dieu seul, mais veut en outre conserver
le goût et l'affection des choses de la terre.
La sainte Écriture nous en fournit la preuve dans
ces paroles : Qui nous donnera de lachairàman-
ger (2) ? Les Israélites, peu satisfaitsde la manne.
(4) Ecce ego pluam vobis panem de cœlo. Exod.,xvi 4.
(2"i Quis dabit nobis ad TCBcendum carnes? Num., xi, 4.
40 LA MONTÉE DU CARMEL.
cette nourriture si simple, se mirent à désirer
et à demander de la chair. Or, le Seigneur s'ir-
rita profondément contre ceux qui voulaient
ainsi allier un aliment vil et grossier avec une
nourriture toute céleste, dont la simplicité même
renfermait la saveur de tous les aliments. Aussi
David nous dit-il que ces viandes étaient encore
dans leur bouche, lorsquela colère de Dieu éclata
sureux^et le feu du ciel en consumaplusieur s mil-
liers {\). Si violente fut l'indignation du Seigneur
en les voyant désirer^ une grossière nourriture,
alors qu'il leur en distribuait une qui venait du
cielmême! Ah! siles âmesadonnéesàlaspiritua-
lité considéraient l'abondance des faveurs et des
biens spirituels dont elles se privent, en refu-
santdedégager entièrementleur volonté des baga-
telles de ce monde ! comme elles trouveraient
dans cette simple nourriture de l'esprit le
goût de toutes les meilleures choses, si elles
ne cherchaient pas à en savourer d'autres !
Hélas ! par leur persistance à ne pas vouloir
s'en contenter, elles se rendent indignes d'en
apprécier la délicatesse ! Les Israélites ne
découvrirent pas /^^Ulî^^i^rs variées que ren-
(1) Adhuc escse erant in ore ipsorura, et ira Dei ascendit
super eos et occidit p^agues eorum, e^-L^ectos Israël impedivit.
Ps. LXXVII, 30. V'\^ .^X/
■f
LIVRE 1. CHAPITRE V. 41
fermait la manne. Toutefois, s'ils ne trouvèrent
pas en elle la force et le goût conformes à leurs
désirs, ce n'est pas à dire qu'elle en fût dé-
pourvue, mais le vrai motif, c'est qu'ils ne
concentrèrent pas leurs désirs en cette seule
nourriture.
Celui dont l'amour se partage entre la créature
et le Créateur témoigne son peu d'estime pour
Celui-ci ; il ose mettre dans la même balance
Dieu et un objet qui en est infiniment éloigné.
On sait par expérience que la volonté, lorsqu'elle
s'affeciionne à un objet, le préfère à tout autre
qui serait meilleur en soi, mais satisferait
moins son goût. Si elle veut jouir de l'un
et de l'autre à la fois, elle fera nécessairement
. injure à celui des deux qui est supérieur, par
l'inique égalité qu'elle établit entre eux. Or,
comme rien sur la terre ne peut se comparera
Dieu, l'âme lui fait injure quand, avec lui, elle
aime autre chose et s'y attache. Que sera-ce donc
si elle vient à aimer cet objet plus que Dieu ?
Nous voyons au livre de l'Exode un exemple
qui vient à l'appui de notre sujet. Lorsque Dieu
commanda à Moïse de monter sur la montagne
de Sinaïpour converser avec lui, non seulement
il lui ordonna d'y venir seul et de laisser au bas
les enfants d'Israël, mais il lui défendit de faire
42 LA MONTÉE DU CARMEL.
paître les troupeaux en vue de la montagne (1).
Apprenons par là que l'âme désireuse de
gravir la montag-ne de la perfection pour entrer
en communication avec le Seigneur doit renoncer
premièrement à tous les biens de la terre, puis
ensuite à toutes ses inclinations, que l'on com-
pare ici aux animaux. Elle ne doit pas leur per-
mettre devenir paître en vue de la montagne,
c'est-à-dire parmi les choses qui ne sont pas ex-
clusivement celles de Dieu, en qui seul les désirs
trouvent leur rassasiement, alors que l'état de
perfection est consommé.
Pendant l'ascension de cette montagne, il est
d'une nécessité rigoureuse de réprimer par un
soin incessant toutes les mauvaises tendances de
la nature. Plus l'âme sera courageuse à s'en dé-
faire, plus tôt elle arrivera à son but, et tant qu'elle
les laissera subsister, en vain prétendra-t-elle
atteindre au sommet. Elle aura beau d'ailleurs
se livrer à l'exercice des vertus, il lui sera impos-
sible de les acquérir dans leur perfection, qui
consiste exclusivement dans le vide, le dépouille-
ment et la purification complète de tous les désirs
imparfaits.
(1) Stabisque mecum super verticem montis, nullus ascendat te-
cuin,nec videatur quispiam per lotura montem ; boves quoque et
oves non pascanturé contra. Exod., xxxiv, 2.
LIVRE T. CHAPITRE V. 43
On lit dans la Genèse que le patriarche Jacob,
voulant monter sur le mont Béthel, pour y élever
un autel au Tout-Puissant et lui offrir des sacri-
fices, recommanda trois choses à tous les gens de
sa maison. La première, de rejeter loin d'eux tous
les dieux étrangers ; la seconde, de se purifier;
et la troisième, de changer leurs vêtements (1).
Ces trois dispositions nous indiquent les devoirs
de l'âme qui prétend gravir la montagne de per-
fection, et y faire d'elle-même un autel pourotfrir
à Dieu le triple sacrifice d'une louange respec-
tueuse, d'une profonde adoration et d'un amour
très pur. Pour parvenir sûrement à la cime de
cette montagne, elle doit avoir accompli préala-
blement et dans leur entier les trois commande-
ments que nous venons de rapporter : d'abord,
rejeter tous les dieux étrangers, qui sont les at-
taches et les affections du cœur ; ensuite, se puri-
fier, par la nuit obscure des sens, du levain que
ces affections ont déposé en .elle, et par son re-
pentir y renoncer complètement ; enfin, changer
de vêtement. C'est après avoir accotnpU les deux
premières conditions, que Dieu lui-même rem-
placera ses anciens vêtements par de nou-
1. Jacob vero convocata omni domo sua ait ; abjicite deos
aliènes, qui in medio yestri sunt, et mundamini, et mutate
vestimenta vestra. Gen., xxxv, 2,
44 LA MONTÉE DU CARMEL.
veaux. En lui ôtant l'intellect du vieil homme,
il lui donnera, sur la notion de son Etre, une nou-
velle connaissance puisée en lui-môme. La vo-
lonté, dépouillée de toutes ses anciennes affec-
tions et des inclinations naturelles, recevra un
amour nouveau, et c'est alors qu'elle saura aimer
Dieu en Dieu. Dans cet heureux état, une nou-
velle connaissance et des délices incompréhen-
sibles seront communiquées à l'âme. Toutes ses
anciennes conceptions ayant été rejetées, tout ce
qui tenait en elle du vieil homme sera détruit. Ses
aptitudes naturelles seront remplacées par une
force surnaturelle, qui revêtira toutes ses facultés,
de manière que l'opération de l'âme se transfor-
mera et s'élèvera de l'ordre humain àl'ordre divin.
Tel est le résultat de cet état d'union dans lequel
le cœur devient un autel où Dieu seul habite, et
reçoit un sacrifice d'adoration, de louange et
d'amour.
Le Seigneur avait prescrit que V autel où les
sacrifices lui se^" aient offerts fût creux et vide à
riîUérieur (1 ), afin de nous faire comprendre com-
bien notre cœur doit être dénué et vide de tout,
pour devenir un autel digne de servir de demeure
(!) Non solidum, sed inane et ca-vum intrinsecus faciès illud.
Exoi., XXVII, 8.
LIVRE I. CHAPITRE V. 45
à la Majesté divine. Sur cet autel dont le feu ne
devra jamais s'éteindre, il était interdit de brûler
un feu étranger et profane. Et parce que Nadab
etAbiud, fils du Grand-Prêtre Aaron, transgres-
sèrent cette défense, le Seigneur irrité les frappa
subitement de mort devant l'autel même (1). Toute
âme qui aspire sincèrement à être un autel digne
de Dieu comprendra que les vives llammes de la
charité ne doivent jamais s'éteindre en elle, ni
souffrir le mélange d'aucun amour profane. Le
Seigneur est un Dieu trop jaloux pour permet-
tre à un autre de résider avec lui sur le même
autel.
Au premier livre des Rois, il est rapporté que
les Philistins avaient placé l'arche du Testament
dans le temple avec leur idole ; chaque matin,
cette dernière était renversée par terre. Enfin,
un jour, ils la trouvèrent brisée en mille piè-
ces. Le seul désir que le Seigneur admette avec
lui dans une âme, c'est de garder parfaite-
ment la loi divine, et de porter la croix de Jésus-
Christ. Dans l'Ancien Testament, Dieu avait
défendu de conserver dans l'arche où était la
(1) Arreptisque Nadab et Abiud filii Aaron tliuribulis, impo-
f-iierunt ignem et incensum desuper, ofïerentes coram Domino
i^nem alienum, quod eis prseceptum non erat. Egressusque ignis
a Domino devoravit eos, et mortui sunt coram Domino. Levit. X, 1 .
46 LA MONTÉE DU CABMEL.
manne d'autre objet que le livre de la loi (1) et
la verge d'Aaron (2), image de la croix. Ainsi
l'âme dont l'unique prétention est de garder
parfaitement la loi du Seigneur et de porter la
croix du Christ, deviendra l'arche vivante, qui
renfermera la vraie manne, le Seigneur lui-
même.
(1) ToUite librum istum et ponite eum in latere arcîe fœderis
Domini Dei vestri. Deut., xxxi, 26.
(2) Refer virgam Aaron in tabernaculum testimonii. Num.
ivii, 10.
CHAPITRE VI.
Des deux principaux dommages que les passions font à l'âme i
l'un privatif et l'autre positif. — Textes tirés de la sainte
Écriture qui ont rapport au sujet.
Il sera bon, pour l'éclaircissement de ce qui a
été dit, d'expliquer ici le double préjudice causé à
1 ame par ses appétits. Le premier la prive de
l'Esprit de Dieu. Le second a pour effet de fati-
guer, de tourmenter, d'obscurcir, de souiller et
d'affaiblir l'âme, tant que ses passions subsistent
en elle, selon la parole de Jérémie : Mon peuple a
fait deux maux: ilrna abandonné , moi qui sui&
une source d'eau vive, et il s^est creusé des citer-
nes crevassées, qui ne peuvent retenir les
eaux (1). Ces deux maux sont causés par un seul
acte de l'appétit. Évidemment, plus l'âme s'iden-
tifie par l'affection à un objet créé, moins elle a
de capacité pour posséder Dieu. Nous l'avons ex-
(1) Duo enim mala fecit populus meus. Me dereliquerunfc
fontem aquœ vivae et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipa-
tas, quae continere non valent aquas. Jer., ii, 13.
T. II 2**
48 LA MONl ÉE DU CARMEL.
pliqué dans le chapitre iv, deux contraires ne
sauraient exister à la fois dans un même sujet.
Or, rattachement à Dieu et à la créature sont
deux contraires : aussi ne peuvent-ils se ren-
contrer dans un même cœur. Quel rapport y a-
t-il entre la créature et le Créateur, entre ce qui
est matériel et ce qui est spirituel, entre le visible
et l'invisible, entre le temporel et l'éternel, entre
l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourri-
ture grossière des sens; en un mot, entre le dé-
pouillement du Christ et l'affection à quelque
chose de terrestre ?
Dans l'ordre naturel, une forme ne peut s'ap-
pliquer à un sujet sans en avoir auparavant
expulsé la forme contraire, et tant que celle-ci
demeure, elle est un obstacle à l'autre, précisé-
ment à cause de leur mutuelle incompatibilité.
Ainsi, l'âme captivée par l'esprit sensible et char-
nel ne pourra jamais recevoir en elle l'esprit
purement spirituel. Notre-Seigneur dit en saint
Matthieu : Un estimas juste deprend7''e le pain des
enfants et de le donner aux chiens (1) ; et dans un
autre endroit il aj oute : Gardez-vous bien de don-
ner les choses saintes aux chiens (2). Par ces pa-
(1) Non est bonum Bîimere panem làliorum et mitfere canibiia.
8. Matth., XV, 26,
(2) Nolite sanctum dare canibus. S. Matth., vu, 6.
LIVRE 1. CHAPITRE VI. 19
rolesle divin Maître compare aux enfants de Dieu
ceux qui, renonçant à tous les appétits de la
créature, se disposent à recevoir purement 1 Es-
prit de Dieu ; et il compare aux chiens ceux qui
veulent trouver dans les créatures un aliment
à leurs passions. Les enfants ne sont-ils pas
admis à manger à la table de leur père des mets
qui lui sont servis, c'est-à-dire à se nourrir de
son esprit, tandis que les chiens se contentent
des miettes tombées de la table ? Or, toutes les
créatures sont en réalité des miettes tombées
de la table du Père de famille ; et ceux qui
cherchent leur nourriture dans les choses créées
sont, à juste titre, appelés chiens. C'est à bon
droit qu'on leur retire le pain des enfants,
puisqu'ils ne veulent pas s'élever au-dessus des
miettes des créatures, jusqu'à la table de l'Es-
prit incréé de leur Père. Aussi marchent-ils
toujours affamés, et les miettes qu'ils ramas-
sent servent plutôt à exciter leur appétit qu'à
rassasier leur faim. David dit en parlant d'eux :
Ils souffriront la faim comme des chiens, et ils
tourneront autour de la ville ; mais s'ils ne sont
point rassassiés, ils s abandonneront alors aux
murmures {\). Tel estl'état déplorable de celui qui
(1) Famera patientur ut canes : et circuibunt civitatem...
Si vero nonfuerint saturati, et murmurabunt. Va. lviii, 15, 16.
^0 LA MONTÉE DU CARMEL.
s'abandonne à ses désirs déréglés : il vit toujours
inquiet et mécontent comme un famélique. Quelle
comparaison peut-on établir entre la faim qu'en-
tretiennent toutes les créatures et le rassasie-
ment que procure le divin Esprit ? L'âme ne re-
cevra pas en elle la plénitude de Dieu, avant
d'avoir étouffé d'abord la faim de ses mauvaises
inclinations : deux choses aussi opposées que la
faim et le rassasiement ne pouvant se rencontrer
ensemble dans le même individu. D'où il est
permis de conjecturer que Dieu opère en quelque
sorte une plus grande œuvre, en purifiant une
ûme de ses imperfections qu'en la tirant du
néant. Ledérèglement des appétits et des affections
oppose plus d'obstacles à l'action divine que le
néant, puisque celui-ci ne résiste pas à Dieu,
comme le fait la volonté de la créature. Tel
est le premier dommage causé à l'âme par ses
désirs désordonnés : l'opposition à l'Esprit de
Dieu.
Parlons maintenant du second dommage appelé
positif, et des cinq principaux effets que les pas-
sions produisent en l'âme, à savoir: la fatigue,
le tourment, l'obscurcissement, la souillure, et
enfin l'affaiblissement. Entrons dans le détail.
11 est manifeste que les appétits importunent et
fatiguent l'âme ; ils sont semblables à ces petits en-
LIVRE I. CHAPITRE VI. 51
fants inquiets et mécontents, qui demandent sans
cesse à leur mère tantôt une chose et tantôt une
autre, sans être jamais satisfaits. Comme les cher-
cheurs de trésors se fatiguent et se lassent pour
découvrir l'objet de leur convoitise , ainsi l'âme
éprouve une égale lassitude dans la poursuite
de ses satisfactions. En vain elle croit les rencon-
trer à souhait, elle s'épuise, et ses désirs ne sont
jamais rassasiés. Elle creuse des citernes crevas-
sées, incapables de contenir l'eau qui étancherait
sa soif. Fatigué, il a encore soif, et son âme est
vide (1), dit Isaïe. L'âme en proie à ses passions
se fatigue en eifet, se donne beaucoup de peine :
semblable en cela à un malade atteint delà fièvre,
dont la soif augmente à chaque instant, et qui no
se trouve bien nulle part jusqu'à ce que son mal
l'ait quitté.
Nous lisons au livre de 5oh,Q\}xaprè8 s'être bien
rassasié, il se trouver a déchiré^ étouffé, et toutes
les douleurs s'abattront sur lui (2). Ne peut-on
pas comparer cette âme ainsi tourmentée et livrée
aux désirs qui la blessent et la troublent, aux
dots agités parle vent ? Elle est soulevée comme
eux sans pouvoir trouver nulle part un moment
(1) Lassus adhuc sitit, et anima cjus vacua est. Is., xxix, 8.
(2) Cum sati itu3 f aerit, arc;tabitur, sestuabit, et oimiis dolor
irruet super cum. Job., xx, 22.
02 LA MONTÉE DU GABMEL.
de repos. Isaïe disait de telles âmes : Les mé-
chants sont comme une mer agitée qui ne
peut se calmer (1). Or, celui-là est méchant
qui ne sait pas vaincre ses inclinations désor-
données.
Un homme aifamé ouvre en vain la bouche
pour se nourrir d'air. Bien loin de se rassasier, il
se dessèche davantage, parce que l'air n'est pas
son aliment ; de même encore l'âme ne trouve
que fatigue et tourment dans la satisfaction
de ses convoitises. Dans l'ardeur de ses
désirs^ dit Jérémie, elle a aspiré le vent de
ses amours (2). Et pour expliquer la séche-
resse à laquelle s'expose cette âme, le Pro-
phète ajoute plus loin : Garde tonpied^ c'est-à-
dire ta pensée, de la nudité, et ton gosier
de la soif (3). En d'autres termes : la cause
de nos sécheresses, c'est l'acte de notre volonté
qui se porte à l'accomplissement de ses dé-
sirs.
L'homme vain s'épuise et se leurre par ses
propres espérances ; ainsi en est-il de l'âme en
(1) Impii autetn, quasi mare fervens quod quiescere non
potest. Is., LVil, 20.
(2) In desiderio animae suœ attraxit ventuin amoris sui. Jer,
II, 2-t.
(3 Piohibe pedem tunm a nuditate et guttur tuum a siti,
Ibid.,25.
LIVRE I. CHAPITRE VI, 53
quête d'assouvir ses appétits, elle ne fait qu'aug-
menter sa faim et sa convoitise. Comme on le dit
vulgairement, l'appétit est semblable au feu ;
jetez-y du bois, il croît en proportion et diminue
aussitôt qu'il l'a consumé. Et, croyez-moi, les
passions sont encore d'une condition plus triste,
en ce sens que le bois se consume à mesure que
le feu diminue ; mais les passions, une fois éveil-
lées, ne s'affaiblissent pas avec l'aliment propre
à leur activité. Loin de s'éteindre comme le feu
qui ne trouve plus de matière combustible, leur
ardeur s'épuise et se fatigue en désirs d'autant
plus inutiles que d'un côté leur faim augmente,
et que de l'autre leur nournuire a diminué. Isaïe
dit à ce propos : Ilira à droite et il aura faim, il
iracigauche et ilneserapasrassasié[\).Ceu.xq\ii
ne mortifient pas leurs passions sont à bon droit
torturés par la faim, quand ils se détournent du
chemin de Dieu qui est la droite ; car ils ne méri-
tent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité.
Et quand ils vont chercher à gauche leur aliment,
c'est-à-dire quand ils contentent leurs appétits
dans la créature, il est juste qu'ils ne soient pas
rassasiés, parce que, rejetant ce qui pouvait seul
(I) Declinabit ad dexteram et esuriet ; et comedet ad sini»-
tram et uon saturabitur. Is, , IX, 20
54 LA MONTÉE DU CARMEL.
les satisfaire, ils se nourrissent de ce qui aug-
mente leur faim.
Ce chapitre nous démontre clairement, il me
semble, que les passions sont pour l'âme une
cause de fatigue et de lassitude.
CHAPITRE VII.
Comment les appétits tourmentent l'âme . — On le prouve à la
fois par des comparaisons et par des textes tirés de la sainte
Ecriture.
Les appétits de l'âme lui causent un second
tort positif, qui consiste à la tourmenter, à l'af-
fliger et à la rendre semblable à une personne
chargée de chaînes, et privée de tout repos jus-
qu'à son entière délivrance. Nous lisons dans
les Psaumes : Leslicnsde mes j^éc/iés, c'est-à- dire
des appétits déréglés, m'ont enlacé de toutes
'parts (1). Qui ne serait blessé et ne souffrirait si,
dépouillé de ses vêtements, il s'étendait sur des
épines et des pointes aiguës ? Or l'àme livrée à
ses passions éprouve les mêmes tourments, parce
que ses appétits la piquent, la blessent et la
torturent comme des épines. David dit à ce pro-
pos: Elles m' ont enveloppé comme des abeilles^ et
se sont embrasées comme le feu qu'on met aux
(1) Funes peccatorum circumplexi sunt me. Ps. cxviii, Cl.
56 LA MONTÉE DU CARMEL.
épines (1). En effet, le feu de l'angoisse et de la
douleur se ravive au milieu des épines des
passions.
De même que le laboureur, en vue de sa ré-
colte, excite et tourmente le bœuf qui est sous
le joug, ainsi la concupiscence afflige l'âme as-
sujettie aujougde ses appétits mauvais, pour en
obtenir ce qu'elle convoite. Le désir qu'avait
Dalila de connaître le secret de la force de
Samson est une preuve de cette vérité. La sainte
Écriture nous dit qu'elle en était préoccupée et
tourmentée jusqu'à la défaillance: Son âme dé-
faillit et tomba clans une lassitude mortelle (2).
Plus le désir est intense, plus il devient une torture
pour l'âme, en sorte qu'elle a autant de tyrans
que de passions. On voit alors dès cette vie s'ac-
complir cette sentence de l'Apocalypse : La me-
sure de sa vaine gloire et de ses délices est celle de
son tourment et de sa peine (3).
L'âme captivée par ses appétits endure encore
une douleur et un supplice comparables à ceu>
d'une personne tombée entre les mains de se.
(1) Circumdederunt me sicut apes : et exarserunt sicut ignis
in spinis. Ps. cxvii, 12.
(2) Defecit anima ejus et usque ad mortem lassata est. Jud.
XVI, 16.
(3) Quantum glorificavit se et in deliciis fuit, tantum date
illi tormentum et luctum. Apoc, xviii, 7.
LIVRE 1. CHAPITRE VII. 57
ennemis. Le fort Samson nous en offre un frap-
pant exemple: il était juge d'Israël, célèbre par
sa valeur, et jouissait d'une grande liberté. Ses
ennemis l'ayant fait tomber en leur pouvoir, lui
enlevèrent sa force, lui crevèrent les yeux, le
contraignirent à tourner la meule d'un moulin, et
lui infligèrent les plus cruelles tortures. Telle est
la condition de l'âme chez qui ses ennemis, c'est-
à-dire ses passions, demeurent vivants et victo-
rieux. Ils lui causent un premier mal qui est
de l'affaiblir et de l'aveugler, comme nous l'expli-
querons plus loin. Puis ils la tourmentent et
l'affligent, en l'attachant à la meule de la concu-
piscence, et les liens dont ils l'étreignent ne sont
autres que ses passions elles-mêmes.
Dieu, touché de compassion pour les âmes
qui cherchent si péniblement à satisfaire dans
les créatures la faim et la soif de leurs appétits,
leur dit par Isaïe : Vous tous qui avez soif, venez
aux sources ; vous qui n avez pasd' argent, c'est-
à-dire de volonté propre, hàtez-vous, achetez et
mangez. Venez, et sans argent^ ni aucun échan-
ge, comme vous êtes obligé de le faire pour vos
passions, ac/^e^e:? le vin et le lail,k savoir la paix et
la douceur spirituelles. Pourquoi dépenser votre
argent aux choses qui ne sont pas du pain, o'Qsi-k-
dire qui ne sont pas l'Esprit àWm^pourquoi pren-
58 LA MONTÉE DU CARMEL.
dre peine à ce qui ne peut vous rassasier 9
Prêtez V oreille^ écoutez-moi et mangez ce qui
est bon, et votre âme engraissée sera dans la
joie{\). Pour parvenir à cette plénitude, il faut
s'affranchir du goût de toutes les choses créées,
puisque le créé engendre le tourment, et que
l'Esprit de Dieu produit la joie. Le Seigneur nous
y invite dans ce passage de saint Matthieu : Ve-
nez à moi, vous tous qui êtes fatigués, affligés
et chargés du poids de vos sollicitudes et de vos
désirs. Sortez-en pour venir à moi, etje vousré-
jouirai(2)^ei votre âme trouvera un repos que vos
passions, dont le fardeau est lourd à porter, lui en-
lèvent. Files se sont appesanties sur moi comme
un poids écrasant, a dit le Roi-Prophète (3).
(1) Omnes sitientes renitead aquas, et qui non habetis argen-
tum, properate, emite et comedite ; venite, emite absque
argento et absque ulla commutatione vinum et lac. Quare
appenditis argentum non in panibus et laborem vestrum non
iii saturitflte ? Audite audientes me et comedite bonum, et
delectabitur in crassitudine anima vestra. Is. LV, 1, 2.
(2) Venite ad me omnes, qui laboratis et onerati estis, et ego
reficiam vos. S. Matth., Xl, 28.
(3) Sicut onus grave gravatas sunt super me. Ps. xxxvil, 5.
CHAPITRE VIII.
Comment les appétits obscurcissent l'âme. — Témoignages et
comparaisons de la sainte Ésriture à l'appui de cette doc-
trine.
L'âme est aveuglée et plongée dans les ténè-
bres par suite d'un troisième dommage que lui
causent ses passions. De même que les vapeurs
obscurcissent l'air et interceptent les rayons du
soleil, ou qu'un miroir terni ne peut réfléchir
nettement l'image qui lui est présentée; de
même que l'eau troublée par la vase ne saurait
reproduire distinctement les traits du visage qui
s'y regarde: ainsi l'âme dont l'entendement est
captivé par les passions se trouve obscurcie, et
ne laisse pas au soleil de la raison naturelle, ni
au soleil surnaturel, qui est la Sagesse divine, la
liberté de la pénétrer et de l'illuminer de ses
splendeurs. Le Prophète royal dit en ce sens :
Mes iniquités ra ont enveloiijpè^ ^O^ suis devenu
incapable de voit" (1).
(1) Comprehenderunt me iniauitates mcœ, et non potui ut
viderem. Fa. xxxix, 13.
T. II. 3
60 LA MONTÉE DU CARMEL .
Lorsque l'entendement est enseveli dans les
ténèbres, la volonté languit, et la mémoire s'en-
gourdit. Or, comme toutes les puissances dépen-
dent dans leurs opérations de cette faculté pre-
mière, celle-ci étant une fois aveuglée, les autres
tombent nécessairement dans le trouble et dans le
désordre. David ajoute : Mon âme est grandement
troublée (1). En d'autres termes : ses puissances
sont désordonnées. Dans cet état, l'entendement,
comme nous le disions, n'est plus apte à recevoir
l'illumination de la Sagesse divine, de même que
l'air chargé de vapeurs ténébreuses est incapable
de recevoir la lumière du soleil. La volonté est
impuissante à étreindre Dieu d'un amour pur, de
même que le miroir terni ne peut refléter clai-
rement l'image qui lui est offerte. Enfin la mé-
moire, obscurcie par les ténèbres de l'appétit
déréglé, ne peut se pénétrer paisiblement du
souvenir de Dieu, pas plus que l'eau vaseuse
ne saurait reproduire avec netteté le visage de
celui qui s'y regarde.
La passion aveugle et obscurcit encore l'âme,
puisque, en tant que passion, elle est aveugle et
ne reconnaît pas la raison, qui est le guide tou-
jours assuré de l'âme dans ses opérations. Aussi,
(1) Anima mea turbata est valde. Ps. vr, 4.
LIVRE 1. — CHAPITRE VIII. 61
toutes les fois que celle-ci cède aux tendances de
la nature, elle ressemble à celui qui, jouissant de
la vue, se laisse conduire par celui qui en est privé.
Ce sont alors deux aveugles; et la parole de Notre-
Seigneur en saint Matthieu trouve ici une exacte
application : Si un aveugle conduit un autre
aveugle, ils tombenttous deux dans la fosse (1).
Dites-moi, je vous prie, à quoi servent au pa-
pillon ses yeux, lorsqu'ébloui par l'éclat de
la lumière, il se précipite vers la llamme ? Le
poisson fasciné, lui aussi, parla torche qu'on lui
présente, et d'où résultent pour lui des ténèbres
qui cachent les filets tendus par le pêcheur, est
également une image fidèle de l'homme livré à
ses passions. C'est ce qu'explique fort bien le
Prophète dans un de ses psaumes, quand il dit :
Le feu est tombé d'en haut sur eux, et ils n''ont'plus
vu le soleil (2) .La passion est vraiment un feu dont
la chaleur échauffe et dont la lumière fascine ;
c'est l'effet qu'elle produit dans l'âme, elle allume
la concupiscence et éblouit l'entendement, de ma-
nière à lui cacher la lumière qui lui est propre-
L'éblouissement est le résultat d'une lumière
étrangère placée devant les yeux. La puissance
(1) C.ecus autem si cœco ducatum prtestet, ambo in fovcara
cadent. Mattli., xv, 14.
(2) Sjupercecidit iguis, et non viderunt solem. Ps. LVii, 9.
62 LA MONTÉE DU CARMEL.
visuelle reçoit alors la lumière interposée et ne
voit plus celle qui lui est dérobée. Ainsi la passion
serre l'âme de si près et s'impose à ses regards
si impérieusement, que l'âme infortunée s'arrête
à cette première lumière, s'en nourrit, et par là
se prive de la véritable lumière de l'entendement
dont elle ne pourra plus jouir, jusqu'à ce que
l'éblouissement de la passion ait disparu.
L'ignorance de certaines personnes sur ce point
est un sujet de larmes amères. On les voit se
charger de pénitences excessives, et d'une foule
de pratiques extraordinaires, que j'appelle arbi-
traires. Elles mettent là toute leur confiance, et
s'imaginent que cela seul leur suffira pour parve-
nir à l'union de la Sagesse divine, sans la morti-
fication de leurs appétits désordonnés. Leur
erreur est manifeste; jamais elles n'atteindront
leur but de la sorte, et sans faire des effortscons-
tants pour triompher de leurs inclinations. Ah !
si elles voulaient employer à se renoncer la moi-
tié seulement du soin qu'elles apportent à ce
travail, en un mois elles profiteraient bien plus
qu'après de nombreuses années passées dans la
pratique de tous les autres exercices !
De même qu'il est indispensable de labourer la
terre, si on veut la faire fructifier et l'empêcher
de produire de mauvaises herbes, ainsi la morti-
LIVRE I. CHAPITRE VIII. 63
fication des appétits est nécessaire à lame, si elle
veut progresser dans la vertu. De tout ce qu'elle
entreprendrait hors de là pour avancer dans la
connaissance de Dieu et de soi-même, rien, j'ose
le dire, ne lui profiterait; pas plus que ne
germerait la semence jetée sur une terre sans
culture. Par conséquent, les ténèbres et l'im-
puissance serontson partage jusqu'à l'anéantisse-
ment de ses désirs déréglés. Ainsi l'œil atteint de
la cataracte, ou que gêne un grain de poussière,
ne pourra voir jusqu'à ce qu'on lui ait retiré cet
obstacle.
David, considérant d'une part quel est l'aveu-
glement de ces personnes, quel empêchement
leurs passions immortiâées apportent à la lu-
mière de la vérité, et de l'autre combien Dieu
est irrité contre elles, leur adresse ces paroles :
Avant que vos épines, qui sont vos appétits, ne
soient devenues un buisson épais^ qui vous dérobe
la vue de Dieu, le Seigneur agissant avec vous
comme il fait avec les vivants, auxquels il coupe
bien souvent le fil de l'existence au milieu de son
cours, le Seigneur vous engloutira dans sa co-
lère (1). Dieudétruiraainsi dans sa colère les pas-
(1) Priusquam intelligcrent spinae vestrae rhamaum : siciit
vlveates, sic in ira absorbet eos. Ps. LVli, 10.
64 LA MONTÉE DU CARMEL.
sions que les âmes conservent vivantes en elles et
qui sont un obstacle à sa propre connaissance. Il
les détruira, soit en cette vie par les souffrances
et les tribulations qu'il envoie aux hommes pour
les détacher de leurs attraits sensibles, soit encore
au moyen des exercices de la mortification, soit
enfin dans l'autre monde par les peines expia-
trices du purgatoire.
Grâce à ces secours, l'obstacle qui s'interpo-
sait entre Dieu et nous disparaît, c'est-à-dire, que
la fausse lumière de la concupiscence qui nous
éblouissait et nous empêchait de le connaître est
éteinte. En même temps, la vue de l'intelligence
s'éclaircit, et nous pouvons constater alors les
ruines et les dégâts que les appétits ont laissés
derrière eux. Au contraire, tant que l'on conserve
en soi une affection ou une passion quelconque,
on doit craindre de tomber peu à peu dans
l'aveuglement, ou dans un état plus déplorable
encore; car on ne peut se prévaloir ni de l'excel-
lence de son entendement, ni des autres dons
qu'on a reçus d'en haut. Oh ! si les hommes
savaient de quelle divine lumière les privent ces
ténèbres causées par leurs mauvais penchants et
leurs affections déréglées ! A combien de périls
et de maux s'exposent- ils chaque jour en ne
les mortifiant point !
LIVRE I. CHAPITRE VIU. 65
Aurait-on jamais pu croire qu'un personnage
aussi accompli, aussi sage et aussi comblé des
faveurs du Ciel que l'était Saloraon, dût dans
sa vieillesse tomber dans un tel égarement, et
une perversité de volonté si grande, qu'il élèverait
des autels à un nombre prodigieux d'idoles et les
adorerait (1) ! Que lui a-t-il fallu pour faire une
chute si grave? Il lui a suffi d'une affection mal
réglée, et de sa négligence à réprimer ses inclina-
tions vicieuses. En parlant de lui-même, Salomon
avoue, dans l'Ecclésiaste, n'avoir rien refusé à son
cœur de ce qu'il désirait (2). Et si, à la vérité,
dans le principe, il se conduisit avec prudence,
plus tard, pour n'avoir pas renoncé à ses pas-
sions, mais s'y être livré sans retenue, il arriva
peu à peu à être aveuglé et obscurci dans son
entendement ; au point qu'on vit s'éteindre en lui
cette grande lumière de sagesse dont Dieu l'avait
favorisé ; et ainsi, il abandonna le Seigneur dans
sa vieillesse. Si les passions immortiflées eurent
un tel empire sur ce grand monarque, si versé
dans la science du bien et du mal, qiie ne pour-
(1) Cumque jam eeset senex, depravatum est cor ejus par
mulieres ut sequeretur deos alieaos. III Reg., xr, 4.
(2) Omnia quae desideraverunt oculi mei, non negavi eis,
nec prohibui cor meum quin omni voluptate frueretur. Eccl,
11,10.
66 LA MONTÉE DU CARMEL.
ront-elles pas sur nous, pauvres ignorants que
nous sommes, si nous négligeons de les réprimer ?
Ne pouvons-nous pas, dans ce sens, être compa-
rés aux Ninivites, dont le Seigneur disait au
prophète Jonas : Ils ne savent 'pas discei-mr leur
main droite d'avec leur main gauche ( 1 ) ? A cha-
que pas ne prenons-nous pas le mal pour le bien,
et réciproquement ? ce qui est le fruit de notre
propre fonds rempli d'imperfections. Que sera-ce
donc si la passion ajoute ses ténèbres à notre
ignorance naturelle ? Ne serons-nous pas de ceux
dont Isaïe se plaint en s'ad ressaut aux hommes
qui se plaisent à satisfaire leurs appétits : Nous
allons comme des aveugles le long des murailles^
nous marchons à tâtons comme si nous n'avions
■point d'yeux ? et notre aveuglement est arrivé à
ce point que nous nous heurtons en plein midi
comme si nous étions dans les ténèbres (2) . Tel est,
en effet, l'état de celui qui est aveuglé par ses
passions. Placé en face de la vérité et du devoir,
il est aussi incapable de discerner l'une ou de se
soumettre à l'autre, que s'il était plongé dans
l'obscurité la plus profonde.
(1) Nesciunt quid sit inter dextcram et sinistram snam. Jo-
nas, IV, 11.
(2; Palpavimus sicut rseci parietem et quasi absque oculis
attractavimus ; impegimus meridie quasi tenebris. Is., Lix, 10.
CHAPITRE IX.
Comment les passions souillent l'âme. — On le prouve par des
témoignages et des comparaisons de la sainte Ecriture.
11 est un quatrième dommage que les passions
apportent à l'âme : elles la ternissent et la souillent,
selon l'enseignement de l'Ecclésiastique : Celui
qui touche la -poix en sera souillé (1). Or, toucher
de la poix, c'est laisser aller sa volonté au désir
de la créature. Observons-le bien, si le texte du
Sage compare les créatures à la poix, c'est qu'en
effet il y a plus de différence entre la perfection
qu'une âme peut atteindre, et toutes les créa-
tures, si excellentes qu'elles puissent être, qu'il
n'en existe entre la poix et un diamant de la
plus belle eau, ou un lingot de l'or le plus fin.
Jetez un diamant ou de l'or dans la poix bouil-
lante, ils en seront aussitôt enduits et souillés
en proportion du degré de sa chaleur. C'est ainsi
que l'âme, dans l'ardeur de la passion qui la porte
(1) Qui tetigerit picem , inquinabitur ab ea. Ecoles.
XIII, 1.
3*
68 LA MONTÉE DU CARMEL.
vers quelque créature, se couvre de taches et de
souillures.
Il existe encore entre l'âme et les créatures une
plus grande différence qu'entre la liqueur la plus
limpide et'l'eau la plus fangeuse ; cette liqueur
se troublerait à coup sûr, si on la mélangeait
avec cette eau ; de même l'âme qui met son af-
fection dans la créature contracte une souillure
en s'assimilant à elle. Les traits d'un visage d'une
beauté pure et régulière s'effacent sous une noire
poussi^'•re ; ainsi l'âme, qui est une image très
parfaite et très achevée de Dieu, est défigurée par
lesappétitsdésordonnésquelleconserve. Jérémie,
traçant d'abord une peinture de sa beauté pre-
mière, déplore ensuite la dégradation et la laideur
que les affections déréglées ont causées en elle :
Sescheveux,dïi-i\^étaientplusblancsquelaneige,
plus resplendissants que le lait^ plus dorés que
V ancien ivoire^ etplus beaux que le saphir ; main-
tenant son visage est devenuplus noir que le char-
bon, et on ne la reconnaît plus sur la place publi-
que (1). Parles cheveux, on entend les affections et
les pensées de l'âme qui sont plus blanches que la
(1) Candidiores Nazaraei ejus nive, nitidiores lacté, rubicun-
diores ebore antiquo, saphiro pulchriores. Denigrata est super
carbones faciès eorum et non Bunt cogniti in plateis. Thren. IV,
7,8.
LIVRE I. CHAPITRE IX. 69
neige, plus pures que le lait, plus dorées que l'an-
cien ivoire et plus belles que le saphir, lorsqu'elles
sont conformes à la volonté divine. Ces quatre
qualités représentent la beauté et l'excellence de
toutes les créatures corporelles ; mai.s l'àme et
ses opérations leur sont de beaucoup supérieures ;
c'est pourquoi elle est comparée ici aux Naza-
réens, ou aux cheveux qui sont l'ornement de la
tête. Quand ses actes sont déréglés et tournés
vers une fin contraire à la loi de Dieu, c'est-à-dire
lorsqu'elle est absorbée dans les créatures, Jé-
rémie assure que son visage devient plus noir
que le charbon. Les appétits font ces ravages,
et de bien plus considérables encore, sur la
beauté intérieure de l'âme. A tel point, que si
nous avions à traiter expressément de la laideur
et de la souillure qu'ils lui font contracter, nous
ne saurions pas trouver de termes assez forts, et
il n'y aurait dans la nature rien d'assez abomi-
nable, point de reptiles assez repoussants, à qui
nous puissions les comparer. L'âme déréglée reste,
il est vrai, quant à sa substance et à sa nature,
aussi parfaite qu'au moment où Dieu l'a tirée du
néant; néanmoins, dans la portion raisonnable
de son être, elle devient laide, obscure, souillée,
en proie à tous les maux que nous venons d'énu-
înérer, et à un grand nombre dautres encore.
70 LA MONTÉE DU CARMEL.
Remarquez qu'une seule de ces inclinations dé-
sordonnées, bien qu'il n'y ait pas matière à péché
mortel, suffit pour souiller l'âme, l'enlaidir, et la
rendre incapable de parvenir à l'union parfaite
avec Dieu. Quelle ne sera donc pas la laideur
d'une âme envahie tout entière par ses passions
déréglées, et livrée à tous ses appétits mauvais,
et combien ne sera-t-elle pas éloignée de la pureté
de Dieu ! La langue ne peut dire ni l'intelligence
concevoir la multiplicité des impuretés que les
divers appétits accumulent dans l'âme. S'il était
possible de le faire comprendre, ce serait un spec-
tacle étrange et digne de compassion que de voir
chaque inclination apposer sur l'âme l'empreinte
de son cachet, et y imprimer sa souillure et sa
laideur propre, chacune selon son espèce et selon
son degré d'intensité.
L'âme du juste possède en une seule perfec-
tion, qui est la justice, un grand nombre de su-
blimes vertus et de dons précieux, qui ont chacun
leur charme particulier, selon le nombre et la
diversité des élans d'amour qui la portent vers
Dieu. Au contraire, Tâme déréglée possède en
elle une lamentable variété de souillures et de
bassesses, en rapport avec la multiplicité des
inclinations qui la poussent vers les créatures.
Ezéchiel nous en offre une image quand il dit
LIVRE 1. CHAPITRE IX. 71
que Dieu lui montra, peintes sur les murs inté-
rieurs du temple, toutes les figures des reptiles
qui rampent sur la terre, ainsi que toutes les
abominations des animaux impurs (1). Dieu dit
au Prophète '.Fils deV homme^ n^ as-tu pas vu les
abominalions qu'ils coynrae lient, chacun dans le
s^cre^t/esac/^mewreFEtleSeigneurluicommanda
ensuite de pénétrer plus loin, afin d'être le
témoin de crimes plus grands encore. Ézéchiel
aperçut alors : des femmes assises pleut^ant le dieu
de leurs amours^ Adonis (2). Enfînle Seigneur lui
ordonnant d'avancer toujours, le Prophète vit:
vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au
temple [3). Ces différents reptiles et ces animaux
immondes, peints dans la première partie du tem-
ple, ce sont les idées que l'esprit se fait des cho-
ses les plus basses de ce monde, et en général de
toutes les créatures. Or, comme ces choses sont
l'opposé des biens éternels, elles souillent le
sanctuaire de l'âme et encombrent son entende-
ment, quiestle portique du temple. Ces femmes
(1; Et ingressus vidi, et ecce omnis similitudo reptilium et
animalium ,'ibominatio et universa idola domus Israël dt-picta
erant in parieteia circuitupertotum.Ezech., viii, 10.
(2)Et ecceibimulieressedebant, plangentes Adonidem. Ibid.,14.
(3) Et introduxit me in atrium domus Domini interius, et
eoce in ostio templi Domini inter vestibulum et altare quasi
Yiginti quinque viri, dorso habentes contra templum Domini.
Ibid., 16.
72 LA MONTÉE DU CARMEL.
assises plus loin et plus avant dans l'intérieur,
pleurant le dieu Adonis, représentent les pas-
sions qui ont leur siège dans la seconde puis-
sance de l'âme, la volonté. Leurs larmes expri-
ment ces désirs auxquels la volonté demeure
attachée, c'est-à-dire ces reptiles dont l'enten-
dement porte déjà l'image. Enfin, les vieillards
sont le symbole des imaginations et des fantômes
des créatures que la mémoire, cette troisième
puissance de l'âme, garde en soi et repasse sans
cesse dans son souvenir. 11 est dit qu'ils avaient
les épaules tournées contre le temple, parce que
l'âme, dont les puissances sont volontairement et
résolument dirigées vers quelque chose de créé,
tourne pour ainsi dire le dos au temple de Dieu,
c'est-à-dire à la droite raison, qui n'admet, vis-à-
vis de Dieu la rivalité d'aucune créature.
Ce que nous venons de dire suffit, pour le mo-
ment, à donner une faible idée de l'affreux dé-
sordre que les passions produisent dans l'âme.
Ce sujet serait interminable s'il fallait expliquer
en détail tous les divers empêchements qui s'op-
posent à l'union divine, et qui jaillissent de la
source de nos imperfections ; s'il fallait parler du
tort beaucoup plus considérable que causent les
péchés véniels, et enfin de l'horrible difformité
qu'amènent les excès du péché mortel, qui met le
LIVRE 1. CHAPITRE IX. 73
comble à la dégradation de l'âme. Je me contente
de dire, et cela vient à propos dans notre sujet,
qu'une attache quelconque, lors même qu'elle
porterait sur la plus petite imperfection, obscur-
cit l'âme et fait obstacle à sa parfaite union avec
Dieu.
CHAPITRE X.
Les passions attiédissent l'âme et l'affaiblissent dans la vertu.
— Comparaisons puisées dans les divines Ecritures.
Les passions rendent l'âme tiède et languis-
sante ; elles paralysent en elle la force d'avancer
dans la vertu et d'y persévérer : tel est le cin-
quième dommage qu'elles lui causent. En effet,
l'activité du désir est-elle partagée, sa vigueur
devient moindre que si elle se concentrait tout
entière sur un seul point ; plus elle embrasse
d'objets, moins elle a d'intensité pour cha-
cun d'eux. Ainsi se vérifie cet axiome de phi-
losophie : la force qui est une a plus de puissance
que la force qui est divisée. Par conséquent, si la
volonté dépense son énergie sur quelque chose en
dehors de la vertu, nécessairement elle se por-
tera plus faiblement à cette dernière. L'âme dont
la volonté s'égare sur des riens, ressemble à un
jet d'eau qui, trouvant une issue pour s'écouler
en bas, ne remonte pas vers les hauteurs, et
perd ainsi en partie son utilité. Le patriarche
LIVRE I. CHAPITRE X. 75
Jacob compare son fils Ruben à une eau répan-
due, parce qu'il avait donné cours à ses passions
en commettant un péché secret : Tu l'es répandu
comme l'eau^ tu ne croîtras pas (1 ). Cela signifie :
parce que tu as suivi tes désirs comme l'eau qui
s'écoule, tu ne croîtras pas en vertus. Si l'on dé-
couvre un vase d'eau chaude, celle-ci perd facile-
ment sa chaleur ; les essences aromatiques qu'on
expose à l'air évaporent peu à peu leur bonne
odeur et la force de leur parfum : ainsi l'âme qui
ne concentre pas ses affections uniquement en
Dieu, perd l'ardeur et la vigueur de sa vertu.
David avait une parfaite intelligence de cette
vérité lorsqu'il s'adressait au Seigneur en ces ter-
mes :Je conserverai toute ma force pour vous (2),
c'est-à-dire, je rassemblerai pour vous seul la
force de mes affections.
Les passions affaiblissent la vertu dans l'âme,,
comme les rejetons qui croissent autour de l'ar-
bre lui enlèvent sa sève, et l'empêchent par là de
porter des fruits abondants. Le Seigneur dit dans
le saintEvangile : Malheur aux femmes qui seront
enceintes ou nourrices en ce temps-là (3). Telle
(1) EfEuRus es sicut aqua, non crescas. Gen., xlix, 4.
(2) Fortitudinem meam ad te custodiam. Ps. LViii, 1
(3) Vse autem prasgnantibus et natrientibus in illis diebus. S.
Matth., XXIV, 19.
76 LA MONTÉB DU CARMEL.
est la figure des passions immortifiées qui épui-
sent peu à peu la vertu de l'âme, et se dévelop-
pent à son détriment, comme font les rejetons au
grand dommage de l'arbre. Aussi Notre-Seigneur
nous donne-t-il ce conseil salutaire : que vos reins
soient ceints (1). Les reins signifient les passions,
véritables sangsues, qui sucent le sangdes veines.
C'est le nom que leur donne le Sage lorsqu'il dit :
La sangsue a deux filles qui s'écrient toujours :
apporte^apporte[2). Dans ce sens les passions sont
les filles des sangsues, puisqu'elles disent tou-
jours : donne, donne. Evidemment elles ne sau-
raient procurer à l'âme aucun bien ; mais, au
contraire, elles lui enlèvent celui qu'elle possé-
dait. Si on ne les mortifiepas, elles ne s'arrêteront
pas qu'elles n'aient fait à l'âme ce que font à
leur mère les vipereaux qui la rongent et la
tuent, à mesure qu'ils grandissent en son sein,
conservant ainsi leur propre vie aux dépens de
la sienne. Les appétits qu'on ne mortifie point
arrivent donc à cette dernière extrémité de tuer
en l'âme la vie divine, en sorte que la seule chose
qui vive en elle, ce sont précisément ces appétits
qu'elle aurait dû détruire. L'Ecclésiastique dit
(1) Sint lumbi vestri prsecincti. S. Luc, Xll, 35.
(2) Sanguisugœ duse sant filiae, diceates : affer, affer. Pror.,
XXX, 15.
LIVRE I. CHAPITRE X. 77
avec raison : Eloignez de moi la concupiscence de
la chair (1). Lors même que les appétits n'arrive-
raient pas à cet excès, il est déplorable néan-
moins de voir la servitude de cette pauvre âme,
et combien elle est malheureuse en elle-même,
désagréable au prochain, tiède et languissante
dans le service divin ! L'affection des créatures
rend l'âme triste et pesante dans le sentier de la
vertu, et produit en elle des effets plus funestes
que ceux de cette humeur maligne, qui accom-
pagne certaines maladies, et affaiblit le malade
au point de l'empêcher de faire un pas, et de lui
mspirer un profond dégoût de toute nourriture.
Ce qui entrave le plus ordinairement, chez un
grand nombre d'âmes, le zèle et le désir de pra-
tiquer la vertu, c'est qu'elles veulent conserver
des affections et des inclinations qui n'ont pas
Dieu seul pour objet.
(t) Aufer a me Tentrisconcupiscentias. Eccles., xxiil, 6.
CHAPITRE XI.
Nécessité absolue de réprimer jusqu'à la moindre de ses passions
pour parvenir à l'union divine.
Il me semble que le lecteur est impatient de
me demander si, pour atteindre à ce haut état de
perfection, il faut avoir réprimé totalement ses
passions, grandes et petites, ou s'il ne suffirait
pas d'en mortifier quelques-unes, sans s'occuper
des moins importantes? Car on n'ignore pas com-
bien c'est chose pénible et difficile pour l'âme
que d'atteindre à un degré de dépouillement si
complet, à une pureté si grande, qu'elle n'ait
plus ni volonté ni affection pour quoi que ce soit ?
Je réponds premièrement qu'à la vérité toutes
les passions ne sont pas aussi préjudiciables les
unes que les autres, et n'entravent pas l'âme à un
même degré ; je veux parler du moins de celles
auxquelles la volonté prend part. Quant aux appé-
tits irréfléchis de la nature, l'empêchement qu'ils
apportent à l'union de l'âme est faible, et parfois
nul, pourvu cependant qu'elle ne donne pas son
LIVRE I. CHAPITRE XI. 79
adhésion à ces premiers mouvements. J'entends
ici par appétits irréfléchis de la nature et premiers
mouvements, tous ceux où la volonté raisonnable
ne prend aucune part, ni avant, ni après l'acte.
Il est impossible de les mortifier entièrement et
de les faire disparaître en cette vie ; d'ailleurs, ils
ne forment pas un obstacle invincible à l'union
divine. Il peut très bien se faire qu ils subsistent
dans la partie inférieure de l'âme, et qu'elle en
soit très dégagée dans sa partie supérieure. Ne
voit-on pas souvent des âmes qui, parla volonté,
sont élevées à une très haute union de quiétude,
tandis que leurs instincts s'agitent dans la partie
sensitive, sans troubler la partie supérieure qui
n'y prend aucune part? Quant aux autres
appétits volontaires, l'âme doit s'en purifier et
s'en dégager complètement ; non seulement des
plus graves qui la portent au péché mortel, mais
encore des moindres qui l'induisent au péché
véniel, et même des plus légers qui la font tomber
dans mille imperfections. En vain, sans cela, pré-
tendrait-elle arrivera son entière transformation
en Dieu.
En effet, cette union consiste précisément
dans la perte totale de la volonté humame en la
volonté divine, de manière que celle-ci soit tou-
jours et partout son unique mobile. 11 n'y a plus
80 LA MONTÉE DU CARMEL.
alors dans l'âme qu'une seule volonté, qui est
celle de Dieu. Or, supposez que les désirs de celte
âme se portent sur une imperfection, évidem-
ment Dieu ne pouvant l'admettre, de là naîtra
une divergence profonde, puisque l'âme met sa
volonté là où Dieu ne place pas la sienne. Pour
s'unir par la volonté et par l'amour à son souve-
rain Bien, l'âme doit donc renoncer d'abord à
tout appétit volontaire, si minime qu'il soit, c'est-
à-dire que, sciemment et avec pleine connais-
sance de cause, elle ne doit consentira aucune
imperfection. Il lui faut même arriver à un état
de liberté et de possession d'elle-même assez
complet, pourréprimer les premiers mouvements
dès qu'ils se présentent. Je dis sciemment, car
elle tombera bien souvent, par surprise, dans des
imperfections et des fautes vénielles, sans qu'il
soit entièrement en son pouvoir d'échapper aux
déplorables tendances des appétits naturels dont
nous avons parlé. Il est écrit de ces péchés, où la
volonté a une si faible part : Que le juste tombera
sept fois par jour et se relèvera (1).
Quant aux appétits délibérés et entièrement
réfléchis, lors même qu'ils se porteraient sur un
objet de peu d'importance, ils deviennent indu-
(1) Septies enim cadet justus et resurget. Prov,, xxiv, 16
LIVRE I. CHAPITRE XI. 81
bitablement un obstacle à l'union de l'âme avec
Dieu. J'entends parler ici d'une habitude et non
de quelques actes passagers, qui ne sauraient
causer des ravages aussi considérables. Néan-
moins il faut travailler énergiquement à les ex-
terminer, puisqu'ils procèdent d'une imperfec-
tion bien déterminée. Mais certains défauts dont
on n'achève jamais de se corriger, voilà ce qui
arrête les progrès spirituels et forme une bar-
rière invincible à l'union divine. Ces défauts
seront, par exemple : la coutume de trop parler ;
une petite attache dont on ne veut pas se défaire
entièrement, soit pour une personne, un vête-
ment, un livre, une cellule, soit pour tel genre de
nourriture ; ou encore de petites industries pour
satisfaire sa sensualité en cherchant à savoir des
nouvelles, à écouter curieusement les conversa-
tions, etc., etc. Les chutes réitérées dans une de
ces imperfections, ou dans toute autre sembla-
ble, s'opposent davantage à l'avancement dans
la vertu, qu'une foule de faiblesses, même plus
graves, fussent-elles journalières, mais qui n'au-
raient pas leur principe dans une attache persis-
tante ,
Croyez-vous que cette âme ainsi liée par quel-
que affection pourra atteindre le sommet de la
perfection? Non jamais, bien que l'obstacle soit
82 LA MONTÉE DU CARMEL.
très faible en lui-même ! Qu'importe à l'oiseau
d'être attaché par un léger fil ou par un lien plus
fort ? A la vérité, plus le fil est léger, plus il est
facile à rompre ; mais si fragile qu'il soit, l'oi-
seau sera néanmoins toujours retenu par lui,
tant qu'il ne le brisera pas pour prendre son es-
sor. Tel est le sort malheureux de l'âme captivée
par une affection quelconque ; jamais elle ne
parviendra à la liberté de l'union divine, si écla-
tantes que soient d'ailleurs ses vertus.
Les passions ont encore, relativement à l'âme,
la même propriété qu'a, par rapport au vaisseau
auquel il s'attache, le poisson appelé rémore ;
malgré sa petitesse, il l'arrête, dit-on, dans sa
marche. Oh ! qu'il est regrettable de voir certai-
nes âmes, semblables à des navires richement
chargés de bonnes œuvres, d'exercices spirituels,
de vertus et de faveurs célestes, de les voir, dis-
je, manquer décourage pour se vaincre complè-
tement en de petites satisfactions, en des baga-
telles, et pour cette raison, échouer au port de
l'union parfaite ; tandis qu'un effort courageux
eût suffi pour rompre tout à fait le fil de cet at-
tachement, et enlever cette 7^émore de l'appétit
déréglé ! Après que Dieu leur a fait la grâce de
briser d'autres liens beaucoup plus forts, c'est-à-
dire ceux des affections au péché et aux vanités
LIVRE I. CHAPITRE XI. 83
du monde, n'est-il pas en vérité bien déplorable
qu'elles n'aient pas la générosité de sacrifier une
chose de néant, un simple fil que le Seigneur
leur laisse à rompre pour son amour, et qui ar-
rête cependant leur ascension sur la sainte mon-
tagne, et les prive du don ineffable de lui-même ?
Non seulement cette légère attache s'oppose à
leurs progrès, mais, ce qui est plus malheureux
encore, elle leur fait perdre le peu qu'elles avaient
acquis avec tant de travail. Car on n'ignore pas
que, dans le chemin de la perfection, ne pas avan-
cer par une continuelle victoire sur soi-même,
c'est reculer ; et ne pas gagner, c'est perdre.
Notre-Seigneur a voulu nous donner l'intelli-
gence de cette doctrine parces paroles : Celuiqui
n amasse point avec moi dissipe (1) . Il suflStde né-
gliger la moindre fente d'un vase, pour que toute
la liqueur qu'il renferme s'échappe et se perde.
Celui qui méprisera les plus petites choses tom-
bera peu à peu dans les grandes (2), dit l'Ecclé-
siastique. Le même livre nous apprend que c'est
assez d'une étincelle pour allumer un incendie ;
ainsiil suffit d'une imperfection pour en attirer une
autre, et celle-ci d'autres encore. Rarement une
(1) Qui non congregat mecum, spargit. S. Matth,, xir, 30.
(2) Qui spernit modica, pau'.atim decidet. Ecoles., xix. 1.
T. II. 3**
84 LA MONTÉE DU CARMEL.
passion subsistera seule dans un cœur néi^ligent
à la surmonter ; elle sera toujours accompagnée
de plusieurs autres qui dérivent de la première.
J'ai rencontré maintes fois des personnes à qui
Dieu avait fait la grâce d'avancer rapidement
dans la voie du détachement et de la vraie liberté
d'esprit, et qui, sous le spécieux prétexte d'ami-
tié, de convenance ou de quelque autre bien, con-
servaient leur volonté assujettie à une faible atta-
che, et perdaient ainsi peu àpeul'espritdela sainte
solitude, le goût des choses de Dieu, la joie et la
constance dans les exercices spirituels. Enûn
elles se précipitaient dans une ruine totale, faute
de s'être abstenues, dès le principe, de cette atta-
che ou de ce goût sensible, et de n'avoir pas su
garder leur cœur pour Dieu seul.
Dans ce chemin il faut absolument marcher
sans s'arrêter, si l'on veutparvenir aubut; c'est-
à-dire, qu'il faut détruire toutes ces attaches,
sans exception aucune, ou renoncer à l'espérance
d'arriver au terme. Le bois ne se transformera
pas en feu, s'il manque à sa disposition un seul
degré de chaleur ; de même une seule imperfec-
tion empêchera la parfaite transformation de l'âme
en Dieu, comme nous l'expliquerons plus tard
dans la nuit de la foi. L'âme n'a qu'une volonté;
or, en inclinant vers le créé, elle lui fait perdre
LIVRE I. CHAPITRE XI. 85
la liberté, la force et la pureté indispensables à
sa transformation divine. Au livre des Juges, il
est écrit que l'Ange vint reprocher aux enfants
d'Israël de n'avoir pas exterminé entièrement
leurs ennemis, mais d'avoir fait alliance avec
plusieurs d'entre eux : C'est pourquoi, dit le Sei-
gneur ,;"<? ne les détruirai pas de devant votre face,
afin qu'ils demeurent vos ennemis et que leurs
dieux vous soient une occasion de ruine (1 ). Dieu
tient avec justice la même conduite envers cer-
taines âmes. Il les a tirées de l'Egypte du monde,
il a tué les géants de leurs péchés, exterminé la
multitude de leurs ennemis, qui sont les occasions
dangereuses qu'elles rencontraient dans le siècle,
afin de leur faciliter l'accès de cette terre pro-
mise de l'union divine. Mais, loin de répondre à
tant de prévenances du Seigneur, elles vivent
avec négligence et lâcheté, elles s'engagent dans
des amitiés humaines, et font alliance avec le
menu peuple des imperfections, au lieu de l'ex-
terminer sans pitié ; à la vue d'une telle ingrati-
tude, la souveraine Majesté s'irrite et les laisse
tomber dans des fautes dont la gravité augmente
à proportion de leur nombre.
(1) Quamobrem nolui delere eos a facie vestra ut habeatia
hûstes, et dii eorum eint vobis in ruinam. Jud,, II, 3.
86 LA MONTÉE DU CARMEL.
Le livre de Josué nous en offre également un
exemple. Au moment de prendre possession de
la terre promise, le Seigneur ordonna aux Israé-
lites de détruire tous les êtres vivants de la ville
deJéricho, les hommes, les femmes, les vieillards,
les enfants, et aussi tous les animaux. Il leur en-
joignit encore de n'emporter aucune dépouille et
même de ne pas les convoiter (1). Cet ordre nous
apprend que, pour parvenir à la consommation
de l'union divine, tout ce qui est vie de nature
dans l'âme, doit être immolé sans aucune réserve.
Il faut enfin que le cœur, libre de toute convoi-
tise à l'égard des créatures, s'en tienne aussi
dégagé que si elles lui étaient complètement
étrangères.
Saint Paul écrivant aux Corinthiens nous donne
la même leçon : Voici donc, mes frères, ce quejc
vous dis: le temjps est court ; la seule chose quir este
àfaire^ c est que ceux qui ont des femmes soient
comme nen ayant point, et ceux qui pleurent,
sur la perte des choses de ce monde, comme ne
"pleurant pas, et ceux qui se réjouissent, comme
ne se réjouissant point, et ceux qui achètent,
comme ne possédant point, et enfin ceux qui
(t) Et interfecerant omnia qùse erant in ea, a viro usque ad
mulierem, ab infante usque ad senem. Boves quoque et oTea
et asinos ia ore gladii percusserunt. Jos., VI 21.
LIVRE I. CHAPITRE XI. 87
usent de ce monde, comme n'en usant point (1).
Ces paroles de l'Apôtre nous démontrent la néces-
sité de g-arder notre âme pure de toute attache,
si nous voulons qu'elle s'élève librement à Dieu.
(1) Hoc itaque dico, fratres, tempus brève est : reliqnum est,
ut et qui habent uxores, tanquam non habentes sint ; et qui
fient, tanquam non fientes ; et qui gaudent, tanquam non
gaudentes ; et qui emunt, tanquam non possid. ntes ; et qui
utuntur hoc mundo, tanquam non utantur. I ad Cor., vu,
29,30, 31.
CHAPITRE XII.
Réponse à la seconde demande : quelles passions suffisent pour
causer à l'âme les dommages dont nous avons parlé.
Nous pourrions nous étendre longuement sur
cette matière de la nuit des sens, car il y aurait
beaucoup à dire sur les préjudices que les pas-
sions portent à l'âme, non seulement des diffé-
rentes manières expliquées plus haut, mais en-
core sous bien d'autres points de vue. Toutefois,
par rapport au but que nous nous sommes pro-
posé, nous avons sufiSsamment développé ce
sujet. Le lecteur doit avoir. compris, il me semble,
pourquoi la dénomination de nuit est donnée à
la mortification des passions, puis aussi combien
il importe de traverser cette nuit pour acquérir
la perfection. Cependant un doute pourrait s'éle-
ver sur ce qui a été dit; nous allons donc y ré-
pondre, avant d'expliquer le moyen de pénétrer
dans la nuit des sens. On peut se demander, en
premier lieu, si une seule passion suffit pour pro-
duire en l'âme les deux sortes de dommages po-
LIVRE I. — CHAPITRE XII. 89
sitifs et privatifs déjà mentionnés ? En second
lieu, si une passion quelconque, si minime qu'elle
soit, est suffisante pour apporter à l'âme tous
les cinq dommages à la fois, ou bien si chacune
d'ellesproduitsonravageparticulier;parexemple,
Tune engendre-t-elle le tourment, une autre la
fatigue, une troisième l'aveuglement, etc.?
Je réponds à la première question : les appé-
tits volontaires en matière de péché mortel peu-
vent seuls opérer, et opèrent en effet, ce mal
extrême du dommage négatif, puisqu'ils ravis-
sent à l'âme la grâce en cette vie et en l'autre
la gloire, c'est-à-dire la possession même de
Dieu. A la seconde question je réponds : chaque
passion qui a pour objet le péché mortel, ou le
péché véniel volontaire, ou encore les fautes con-
sidérées comme simples imperfections, suffit pour
causer à la fois tous ces dommages positifs qui,
à un certain point de vue, sont également priva-
tifs. Nous les appelons ici positifs, parce qu'ils
répondent à la pente de l'âme vers la créature,
de même que le négatif répond à son éloigne-
ment de Dieu. Mais remarquez la différence : les
appétits qui arrivent au péché mortel produisent
un aveuglement complet, un tourment véritable,
une souillure et une faiblesse absolues, etc. Leur
existence implique nécessairement la mort de la
90 LA MONTÉE DU CARMEL.
grâce ; et, par conséquent, la privation de cette
même grâce augmente en nous, à mesure que
leur domaine s'établit et s'agrandit. Ceux, au
contraire, qui ne dépassent point le péché véniel,
ou les imperfections volontaires, ne produisent
pas cet excès de mal. Ils engendrent ces maux
en partie seulement, et dans un degré moindre,
proportionné à la tiédeur et au relâchement
qu'ils introduisent dans l'âme. Donc, plus grande
sera sa tiédeur, plus elle verra augmenter
ses tourments, son aveuglement et ses souil-
lures.
Mais si chaque passion amène avec elle tous
les préjudices que nous nommons positifs, toute-
fois tel ou tel ravage est occasionné spécialement
par tel ou tel appétit, d'où résultent tous les
autres dommages, quoique d'une manière indi-
recte. Ainsi un appétit sensuel enfante à la vérité
tous ces maux réunis, mais néanmoins son effet
propre et principal est de souiller l'âme et le
corps; un appétit d'avarice les produit égale-
ment tou*), mais il engendre directement et spé-
cialement l'affliction ; de même l'appétit de vaine
gloire les fait naître tous, mais il cause principa-
lement et immédiatement les ténèbres et laveu-
glement; enfin, si la passion de la gourmandise
engendre tous les maux, son principal résultat
LIVRE 1. CHAPITRE XII. 91
est de rendre languissant dans la vertu, et ainsi
des autres.
Si tous ces effets réunis sont, dans l'âme, le ré-
sultat d'un acte quelconque d'une passion volon-
taire, cela tient évidemment àTopposition directe
entre cet acte et ceux de la vertu contraire.
Comme la vertu produit la suavité, la paix et la
consolation, la clarté, la pureté et la force; de
même, la passion déréglée engendre le tourment,
la fatigue et la lassitude, l'aveuglement, la souil-
lure et la faiblesse. La pratique d'une seule vertu
fait grandir et fortifie toutes les autres ; ainsi, sous
l'action d'un seul jice, tous les vices croissent,
et multiplient dans l'âme leurs funestes eiTets.
Sans doute, tous ces tristes résultats ne se mani-
festent pas à l'heure même où l'on satisfait la
passion, parce que l'attrait séducteur ne permet
pas de les apercevoir; mais leur mauvaise in-
lluance se fait sentir par la suite. Celui qui s'a-
bandonne malheureusement à ses passions, sait
par expérience que, dans le principe, la passion
nous flatté par une apparence douce et agréable,
et que c'est plus tard seulement que se font res-
sentir ses effets pleins d'amertume. Néanmoins,
je n'ignore pas qu'il y a des personnes assez aveu-
gles et assez endurcies pour ne pas éprouver ces
effets; peu soucieuses de tendre vers Dieu, elles
92 LA MONTÉE DU CARMEL.
ne se rendent pas compte des obstacles qui les
en éloignent.
Je n'entends point parler ici des appétits ir-
réfléchis de la nature, ni des pensées qui ne
dépassent pas le premier mouvement, ou des
tentations non consenties ; toutes ces choses ne
causent à lame aucun des torts déjà énumérés.
Troublée et obsédée par ces tentations, la pauvre
âme croit en être souillée et aveuglée, mais il
n'en est rien ; loin delà, ces suggestions lui pro-
curent occasionnellement les avantages contrai-
res. En leur résistant, elle acquiert force, pureté,
lumière, consolation et d'autres biens innombra-
blés, selon cette parole de Notre-Seigneur à saint
Paul : La vertu se perfectionne dans la fai-
blesse (1). Quant aux passions volontaires, elles
causent à l'âme tous les maux dont nous avons
parlé, et déplus considérables encore. C'estpour-
quoi le principal soin des maîtres dans la vie spi-
rituelle doit être, dès le principe, de mortifier
rigoureusement leurs disciples, en les privant de
satisfaire aucun de leurs désirs. Us les affran-
chissent ainsi d'une servitude déplorable.
(i) Virtusin infirmitate perficitur. II ad Cor., xii, 9.
CHAPITRE XIII.
Conduite à tenir pour entrer par la foi dans la nuit des sens.
Il reste maintenant à donner quelques avis sur
le moyen de pénétrer dans cette nuit sensitive.
Notons bien d'abord que l'âme y entre ordinaire-
ment de deux manières, l'une active et l'autre
passive. Aidée du secours de la grâce, elle peut
faire de son côté, et fait en réalité, des efforts
pour entrer dans cette nuit : c'est ce que nous
appelons la voie active, dont les avis suivants sont
l'expression. Quant à la voie passive, l'industrie
personnelle n'y est pour rien : dans ce cas, lame
se borne à consentir librement à l'opération de
Dieu, qui agit en elle par des grâces plus spécia-
les ; sa disposition doit être celle d'un patient
entre les mains de son médecin. Nous en traite-
rons dans la Nuit obscm^e, quand nous parlerons
des commençants. Dieu aidant, nous aurons beau-
coup de conseils à leur donner, vu la multitude
des imperfections qu'ils ont coutume de commet-
94 LA MONTÉE DU CARMEL.
tre en ce chemin ; je ne m'étendrai donc pas
davantage en ce moment sur ce sujet. Nous expli-
querons présentement pourquoi on appelle nuit
le trajet de l'âme vers l'union, en quoi consiste
cette nuit, et quelles sont sesdivisions. Toutefois,
dans la crainte d'être trop bref et de nuire au
progrès des âmes, en ne leur donnant pas immé-
diatement quelques avis, je leur indiquerai ici
un moyen abrégé, qui les initiera à la pratique
de cette nuit des passions. Je suivrai la même
méthode à la fin de chacune des deux parties de
cette nuit, dont je traiterai plus tard avec le se-
cours du Seigneur.
Les avis qui suivent, sur le moyen de vaincre
les passions, sont concis et peu nombreux ; je ne
les en crois cependant pas moins utiles ni moins
efficaces. Celui qui voudra véritablement les met-
tre en pratique n'aura pas besoin d'autre ensei-
gnement, car toute la substance de la perfection
s'y trouve résumée.
Premièrement : Ayez le soin habituel d'exciter
en vous un affectueux désir d'imiter Jésus-Christ
en toutes choses ; vous conformant à sa vie que
vous devez méditer pour pouvoir la reproduire,
et vous comporter en toutes circonstances comme
lui-même se serait comporté.
Secondement: Pour accomplir parfaitement ce
LIVRE I. CHAPITRE XIII. 95
précepte, s'il s'offre à vos sens quelque chose
d'agréable qui ne tende pas purement à l'hon-
neur et à la gloire de Dieu, renoncez-y et soyez-
en détaché pour l'amour de Jésus-Christ qui,
durant sa vie, n'eut jamais d'autre goût, ni d'autre
désir que de faire la volonté de son Père, qu'il
appelait sa nourriture et son aliment. Par exem-
ple : vous trouvez de la satisfaction à entendre
des choses où la gloire de Dieu n'est pas intéres-
sée ; rejetez cette satisfaction et mortifiez votre
désir d'écouter. Vous avez du plaisir à voir des
objets qui ne vous élèvent pas directement vers
Dieu ; refusez-vous ce plaisir et détournez-en vos
regards. Agissez de même pour les conversations,
ou tout autre objet ; en un mot, usez-en pareille-
ment, autant qu'il est en vous, à l'égard de toutes
les opérations des sens, vous efforçant de vous
en affranchir : que si vous ne le pouvez pas, il
suffit que votre volonté ne prenne aucune part à
ces actes, et désavoue les impressions qu'elle en
ressent.
Le remède radical à tous les maux spirituels,
la source des vrais mérites et des plus sublimes
vertus, se trouvent dans la mortification et la pa-
cification des quatre principales passions natu-
relles : la joie, l'espérance, la crainte et la dou-
leur. De leur concorde comme de leur apaisement
T. II ' *
96 LA MONTÉE DU CARMEL.
découlent d^s biens infinis : c'est pourquoi on
doit s'efforcer de priver les sens de toute satis -
faction, et de les laisser comme dans le vide et
les ténèbres. Grâce à cette précaution, on fera
certainement de rapides progrès dans le bien.
Que l'âme se porte donc toujours: non au plus
facile, mais au plus diâScile.
Non au plus savoureux, mais au plus insipide.
Non à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît.
Non à ce qui est un sujet de consolation, mais
plutôt de désolation.
Non au repos, mais au travail.
Non à désirer le plus, mais le moins.
Non pas à ambitionner ce qu'il y a de plus élevé
et de plus précieux, mais ce qu'il y a de plus bas
et de plus méprisable.
Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien
vouloir.
Non à rechercher le meilleur en toutes choses,
mais le pire, désirant d'entrer pour l'amour de
Jésus-Christ dans un total dénûment, une par-
faite pauvreté d'esprit, et un renoncement absolu
par rapport à tout ce qu'il y a dans le monde. II
faut embrasser ces pratiques avec toute l'énergie
de son âme, et essayer d'y assujettir sa volonté.
En s'y livrant avec affection, par une application
intelligente et discrète, on y trouvera en très
LIVUE 1. — CHAPITRE Xlll. 97
peu de temps de grandes délices et des consola-
tions ineOàbles.
Il suffit d'observer fidèlement ces maximes pour
entrer dans la nuit des sens; néanmoins, afin de
donner à cette doctrine un plus grand dévelop-
pement, nous proposerons un autregenre d'exer-
cice, ayant pour but de mortifier sévèrement la
passion de l'honneur, source intarissable d'une
foule d'autres passions :
1° On visera à se mépriser soi-même, et à dé-
sirer que les autres vous méprisent.
2° On parlera à sol désavantage, et on souhai-
tera que les autres fassent de même.
3" On s'efforcera de concevoir de bas senti-
ments de soi-même, et on trouvera bon que les
autres pensent de la même manière.
En terminant ces avis et règles de conduite, il
importe de résumer en plusieurs sentences la
doctrine à suivre pour parvenir à la consomma-
tion de l'union divine, ou le secret de gravir la
■montagne symbolique de la perfection, dont l'i-
mage est au commencement de ce livre. Ces
maximes .atteignent, il est vrai, la partie sjiiri-
tuelle et intérieure de l'âme; néanmoins elles
s'appliquent aussi très justement à la partie
sensible et extérieure, où naissent des imperfec-
tions multiples. Ce double point de vue est in-
98 LA MONTÉE DU CARMEL.
diqué parles deux sentiers placés sur les pentes
de la montagne de perfection. Actuellement, on
doit les entendre en ce qui regarde les sens ;
plus tard, dans la deuxième partie où nous trai-
terons de la nuit de l'esprit, nous les développe-
rons dans le sens spirituel.
1. Pour goûter tout,
Ne prenez goût à rien.
2. Pour arriver à savoir tout,
Ne désirez rien savoir.
3. Pour parvenir à posséder tout,
Veuillez ne posséder rien.
4. Pour arriver à être tout,
Veuillez n'être rien. 1,
o. Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, ''
Allez par ce qui vous déplaît.
G. Pour acquérir ce que vous ignorez,
Allez par où vous ne savez pas.
7, Pour atteindre ce que vous ne possédez pas,
Traversez ce que vous ne possédez pas.
8. Pour être ce que vous n'êtes pas,
Passez par ce que vous n'êtes pas.
MOYEN DE NE PAS ENTRAVER LE TOUT.
1. Quand vous vous arrêtez en quelque chose,
Vous cessez de vous livrer au tout ;
2. Car pour venir du tout au tout.
Vous devez vous renoncer du tout au tout.
3. Et quand vous parviendrez à posséder le tout,
Vous devez le posséder sans rien vouloir ;
LIVRE 1, CHAPITRE XIII. 99
4, Car si vous voulez avoir quelque chose en tout,
Vous n'avez pas purement votre trésor en Dieu.
Dans ce dépouillement, l'esprit trouve sa tran-
quillité et son repos. Profondément établi dans
le centre de son néant, il ne saurait être opprimé
par ce qui vient d'en bas, et ne désirant plus rien,
ce qui vient d'en haut ne le fatigue pas ; car ses
désirs sont la seule cause de ses souffrances.
CHAPITRE XIV.
Explication du second vers de la pi-emière strophe.
Embrasée d'un amour plein d'anxiété.
En commentant le premier vers de ce canti-
que, qui traite de la nuit des sens, nous avons fait
comprendre la nature de cette nuit et pourquoi
on lui donne ce nom ; nous avons également indi-
qué le moyen et l'ordre à garder pour y entrer
activement. Il est donc à propos maintenant de
traiter de ses propriétés et de ses effets admira-
bles, exprimés dans les vers suivants dont je
parlerai brièvement, ainsi que je l'ai promis dans
le Prologue. Je passerai ensuite au second livre,
qui traite de la deuxième pai tie de cette nuit,
c'est-à-dire de la nuit spirituelle.
L'âme dit: « qu'embrasée d'un amour plein
d'anxiété » elle a traversé cette nuit obscure des
sens pour arriver à la lumière du Bien-Aimé. En
effet, pour vaincre toutes les passions et renoncer
à toutes les satisfactions des choses créées, tra-
LIVRE I. CHAPITRE XIV. 101
vail auquel l'amour excite la volonté et la porte
à se complaire, l'àme avait besoin d'être animée
d'une llamme plus ardente et pressée par un
amour plus parfait, l'amour de son Époux.
Puisant alors en lui sa joie et sa force, elle a eu
le courage de retrancher tout autre amour, et d'y
renoncer généreusement. Cependant, pour sur-
monter la violence des appétits sensitifs, il ne
lui aurait pas suffi d'être captivée par l'amour
de son Époux, il lui fallait encore toute l'ardeur
d'un amour plein de véhémence. La sensualité
étant attirée et poussée vers les choses sensibles
par les fortes convoitises de l'appétit, si la partie
spirituelle n'est pas enflammée, de son côté, par
des désirs beaucoup plus vifs des biens spirituels,
elle sera impuissante à secouer le joug dé la
nature et des sens. Elle n'aura pas non plus le
courage de demeurer dans la privation de toutes
choses, et de mortifier ses passions en toutes
rencontres ; en résumé, elle ne pourra pas être
introduite dans la nuit sensitive.
Expliquer la variété et dire le nombre de ces
anxiétés de l'amour, que les âmes éprouvent à
l'entrée de cette voie de l'union, leurs efforts et
leurs inventions pour sortir de leur demeure,
qui est la volonté propre, et pour pénétrer dans
la nuit de la mortification de leurs sens ; dire
102 LA MONTÉE DU CARMEL.
combien ces désirs véhéments de l'Époux leur
font paraître faciles, et même doux, les travaux
et les périls qu'elles rencontrent en cette nuit : ce
n'est ici ni le lieu, ni le moment ; et, d'ailleurs,
c'est chose impossible à exprimer. Mieux vaut
l'expérimenter que l'écrire. Nous passerons
donc immédiatement à l'expUcation des vers qui
suivent.
CHAPITRE XV.
Explication des autres vers de la strophe.
Oh ! l'heureuse fortune !
Je sortis sans être aperçue
Alors que ma demeure était pacifiée.
L'âme emploie une métaphore pour faire con-
naître le misérable état de son esclavage, et elle
proclame que c'est une « heureuse fortune » d'en
être sortie sans être aperçue, ni empêchée par
aucun des compagnons de sa captivité. Depuis le
péché originel, l'âme, sujette aux passions et aux
appétits naturels, est vraiment captive dans ce
corps mortel ; c'est pourquoi elle tient pour une
heureuse fortune d'être sortie inaperçue de l'en-
ceinte de sa prison, et d'avoir échappé à la tyran-
nie de ceux qui l'y retenaient. Elle s'est donc
évadée, « pendantune nuit obscure, » figurée par
la privation de tous les plaisirs et la mortification
•de toutes les passions. Cette sortie s'effectua
« alors que sa demeure était pacifiée », c'est-à-
KJi LA MONTIÎE DU r.ARÎlDr..
dire lorsque la partie sensidve, qui est le foyer
des appétits, jouissaitdu repos, grâce à leur assou-
pissement et à. la victoire qu'elle avait remportée
sur eux. Avant d'avoir réduit au silence toutes
ses passions, par la mortification de la partie sen-
sitive, au point que rien en elle ne fasse plus
opposition à la vie de l'esprit, l'âme ne saurait,
en effet, acquérir jamais la vraie liberté, ni se re-
poser dans l'union de son Bien- Aimé.
FIN DU LIVRE PREMIER.
LIVRE II.
De la foi, comme préparation immédiate a
l'union DIVINE. — Application de la seconde
partie de la nuit a la nuit spirituelle dont
il est parlé dans la deuxième strophe.
STROPHE II.
Pleine d'assurance dans les ténèbres,
Je sortis déguisée, par un escalier secret,
Oh ! l'heureuse fortune !
Dans l'obscurité et en cachette,
Alors que ma demeure était pacifiée.
CHAPITRE PREMIER.
Explication de cette strophe.
L'âme chante, dans cette seconde strophe, l'heu-
reuse fortune qu'elle a eue de dépouiller son esprit
de toute imperfection et de tout désir de propriété
ayant pour objet les choses spirituelles. Son bon-
406 LA MONTÉE DU CARMEL.
heur est d'autant plus grand , qu'elle a éprouvé plus
de difiSculté à établir la paix dans la partie supé-
rieure, et à pénétrer dans l'obscurité intérieure ;
obscurité qui consiste dans le dénûment de l'es-
prit relativement à toutes choses sensuelles et
spirituelles. Dans cet état, l'âme appuyée unique-
ment sur la foi vive s'élève jusqu'à Dieu. En par-
lant de cette vertu théologale, mon intention est
de traiter spécialement de la nudité de la foi,
ayant surtout en vue de m adresser aux person-
nes qui tendent à la perfection.
La foi est comparée ici à un « escalier secret »
parce que les différents degrés, ou les articles de
la foi, sont cachés aux sens et à l'intelligence.
Privée de la lumière naturelle et intellectuelle,
l'âme sort ainsi de ses limites propres pour gra-
vir cet escalier divin de la foi, qui s'élève et pé-
nètre jusque dans les profondeurs de l'adorable
Trinité. L'âme ajoute qu'elle est sortie « dégui-
sée », car, pendant cette ascension que la foi lui
a fait faire, elle a déposé sa forme et sa manière
d'être naturelle, pour se revêtir d'une forme
toute divine. Grâce à ce déguisement, elle a ]gu se
soustraire aux regards du démon, aux séductions
terrestres, etéchapper aux conceptions erronées
de la raison humaine ; abandonnée à elle-même,
aucun de ces obstacles n'a été capable de lui
LIVRE II. CHAPITRE 1. 107
nuire, tandis qu'elle marchait à la lueur du
flambeau de la foi vive. Cachée et dérobée à tous
les regards, étrangère à tous les pièges du démon,
elle s'avance véritablement, comme elle le dit ici,
« dans l'obscurité et en cachette », c'est-à-dire,
mystérieusement par rapport au démon, pour
lequel les splendeurs de la foi sont plus obscures
que les plus épaisses ténèbres. Voilà pourquoi
l'âme enveloppée du voile de la foi vit en assu-
rance, à l'abri des traits de son ennemi. Nous
développerons cette doctrine plus clairement
dans la suite. Le même motif lui fait dire qu'elle
est sortie « pleine d'assurance dans les ténèbres »;
car celui-là s'avance très sûrement dans les voies
de Dieu, qui impose silence aux conceptions na-
turelles et aux raisonnements de l'esprit, et aie
bonheur de marcher sous les ombres de la foi,
l'ayant choisie pour son unique guide.
L'âme a traversé cette nuit spirituelle « alors
que sa demeure était pacifiée », c'est-à-dire
quand toutes ses facultés étaient en repos. En
effet, parvenu à cet état si désirable de l'union
divine, l'esprit jouit d'un grand calme par l'apai-
sement de ses puissances naturelles et de ses
ardeurs sensibles. Pourquoi donc ne dit-on plus
ici comme dans la première nuit des sens : que
l'âme est sortie pleine d'anxiété ? En voici la
108 LA MONTÉE DU C ARMEL»
raison : pour se dégager des sens et se délivrer
del'esclavage des passions, elle avait dû éprouver
les désirs véhéments d'un amour sensible; mais,
pour pacifier la partie spirituelle, il lui a suffi de
concentrer et de fixer ses facultés dans la foi
pure. Ce travail accompli , l'âme se livre au Bien-
Aimé par une union pleine de simplicité, de pureté
et d'amour, qui la rend en quelque sorte sembla-
ble à lui.
Remarquons en outre que dans la première
strophe, au sujet de la partie sensitive, l'âme dit
qu'elle est sortie à la faveur d'une « nuit obscure»;
ici, relativement à la partie spirituelle, elle ajoute
que sa sortie s'effectua « dans les ténèbres »>
parce que dans cette seconde partie de la nuit les
ténèbres sont plus épaisses. La complète obscu-
rité est, en effet, plus sombre que la nuit pro-
prement dite, puisque, si profonde que soit cette
dernière, on y distingue encore quelque chose ;
tandis que dans l'obscurité on ne voit absolu-
ment rien. De même, l'âme jouit encore d'une
certaine clarté dans la nuit des sens, où l'enten-
dement et la raison ne sont point frappés de
cécité ; au contraire, dans la nuit spirituelle de
la foi, elle est privée de toute lumière inlellectuelle
ou sensible. Aussi est-ce à bon droit qu'elle
chante dans cette strophe sa marche progressive
1
LIVRE II. CHAPITRE I. 103
« pleine d'assurance dans les ténèbres » ; assu-
rance qu'il lui était impossible de goûter dans
l'autre nuit. En effet, moins l'âme agit en vertu de
son opération propre, plus elle se trouve en sû-
reté, puisqu'elle grandit davantage dans la foi.
Je demande au pieux lecteur sa bienveillante
attention, pour la doctrine si importante que je
dois traiter dans ce livre, en vue du plus grand
bien des âmes. Le sujet lui paraîtra peut-être un
peu abstrait ; mais les matières s'enchaînent de
telle sorte que la connaissance des unes ouvre la
voie aux autres. Ainsi, j'en ai la confiance, on
aura du tout une parfaite intelligence.
CHAPITRE II.
Explication de la seconde partie de la nuit, ou de la cause
qui la produit. — Cette cause est la foi. ~-Deux raisons nous
prouvent que cette seconde partie de la nuit est plus obscure
que la première et la troisième.
La foi, nous l'avons dit, est un moyen mer-
veilleux pour nous conduire au terme, c'est-à-
dire à Dieu ; mais Dieu étant lui-même la troi-
sième cause, ou troisième partie de la nuit, la
foi, qui tient le milieu entre le point de départ et
le terme, est justement figurée par la pleine
nuit. Elle plonge l'âme dans de plus profondes
ténèbres que la première partie de la nuit, et
même sous un certain rapport que la troisième.
En effet, n'avons-nous pas comparé la première
partie, ou la nuit des sens, au crépuscule, c'est-
à-dire à cette heure où les objets commencent
à se dérober aux regards, et ce moment n'est-il
pas moins éloigné de la clarté du jour que le
milieu de la nuit ? Enfin la seconde partie est
aussi plus obscure que la troisième, ou l'aurore
ante lucem, c'est-à-dire l'instant le plus proche
LIVRE 11. — CHAPITRE II. lll
du jour. Comme l'aube précède immédiate-
ment l'éclat du jour et lui sert de précurseur,
c'est avec raison qu'on la compare à ce jour divin
qui va se lever sur l'âme, c'est-à-dire à Dieu lui-
même. Il est hors de doute que, naturellement
parlant, Dieu est à l'âme une nuit aussi obscure
que la foi ; cependant, lorsque ces trois différentes
phases de ténèbres sont écoulées, alors Dieu
commence à projeter surnaturellement sur l'âme
un rayon de son éternelle lumière, qui l'éclairé
d'une manière expérimentale et toute divine.
C'est le principe de l'union parfaite dont la con-
sommation s'accomplira après la troisième nuit.
La première nuit, celle des sens, a rapport à la
partie inférieure de l'homme : elle est en quel-
que sorte extérieure. La seconde nuit, celle de
la foi, s'appliquant à la partie supérieure ou rai-
sonnable de l'homme, doit, par une suite néces-
saire, être plus obscure et plus intérieure, puis-
qu'elle dépouille l'âme de sa lumière propre. 11
est donc fort à propos de la comparer au milieu
de la nuit, qui en est la partie la plus ténébreuse.
Il nous reste à prouver comment cette seconde
partie de la nuit, celle de la foi, est véritable-
ment une nuit pour l'entendement, comme la
première en est une pour les sens. Nous parlerons
ensuite des obstacles qui s'y rencontrent, et enfin
H2 LA MONTÉE DU CARMEL.
du travail actif de l'âme pour y entrer. Quant à
son état passif, c'est-à-dire à ce que Dieu opère
en elle pour l'y introduire, nous l'expliquerons
en temps opportun; et ce sera, je l'ebpère, dans
le livre de la Nuit obscure.
CHAPITRE III.
Comment la foi est une nuit pour l'âme. — Preuves de raison
et autorité de la sainte Écriture.
La foi, disent les théologiens, est une habitude
surnaturelle de l'âme, tout ensemble certaine et
obscure. La raison de son obscurité, c'est qu'elle
nous incline à croire des vérités révélées par
Dieu lui-même_, vérités qui dépassent la lumière
naturelle et excèdent Isc portée de tout enten-
dement humain. La splendeur du soleil éclipse la
lumière môme. Il en est ainsi de la foi, dont on
peut dire en ce sens qu'elle est obscure, parce que
son éclatante lumière ne laisse plus subsister
dans 1 "âme aucune autre lumière. L'éclat du soleil
non seulement nous éblouit, mais souvent même
nous aveugle, en raison de sa disproportion avec
notre puissance visuelle. Ainsi en est-il de la lu-
mière de la foi qui, par son intensité et par le
mode dont Dieu se sert pour nous la communi-
quer, surpasse infiniment celle de notre enten-
dement. Celui-ci, en effet, ayant une aptitude qui
114 LA MONTÉE DU CARMEL.
le rend capable d'un acte surnaturel, quand il
plaît à Notre-Seigneur de l'élever jusque-là, de
lui-même né peut rien connaître que par la voie
naturelle des sens. Il a besoin d'images pour
avoir la connaissance des objets soit en eux-
mêmes, soit en leurs représentations. Ab objecta
et potentia paritur notiiia, de l'objet présent et
de la puissance naît en l'âme la connaissance,
disent les philosophes.
Si quelqu'un entendait parler de choses dont il
n'aurait jamais eu connaissance, même par une
image ou une similitude, évidemment il ne
saurait en avoir aucune notion précise. Par exem-
ple : dites à une personne que dans une île loin-
taine se trouve un animal qu'elle n'a jamais vu ;
si vous ne lui dépeignez pas certains traits de
ressemblance que cet animal pourrait avoir avec
d'autres, elle n'en concevra aucune idée, malgré
toutes vos descriptions. Voici un autre exemple
encore plus facile à saisir, à mon avis : essayez
de faire à un aveugle-né la définition de la cou-
leur blanche oujaune ; après tout ce que vous
pourrez lui en dire, il n'en saura ni plus ni moins,
n'ayant jamais vu ces couleurs, ni rien qui le
mette à même de former un jugement sur ce
point. Il pourra seulement entendre leur nom par
l'ouïe et le retenir dans sa mémoire ; mais quant
LIVRE II. — CHAPITRE 111. 115
à leur forme et à leur figure, il lui sera impos-
sible de les concevoir, à cause de sa cécité.
C'est ainsi, dansune certaine proportion, que
la foi est à l'égard de l'âme. Elle nous propose des
vérités que nous n'avonsjamais entendues, jamais
vues, ni en elles-mêmes, ni dans les objets qui
nous en retracent l'image, et dont nous n'aurions
pu avoir connaissance sans le secours de la révé-
lation. La science naturelle ne nous fournit ici
aucune lumière, puisque les vérités de la foi sont
indépendantes des sens ; nous les apprenons par
l'ouïe en soumettant aveuglément notre raison.
La foi vient de ce que nous entendons, et nous
entendonsjpar laparole de Jésus- Christ [\), nous
dit l'Apôtre des Gentils. La foi est donc une
science impossible à acquérir par les sens, elle
naît de l'acquiescement de l'âme à ce que Dieu
lui a révélé.
Sans nul doute la foi surpasse de beaucoup les
comparaisons précédentes ; car non seulement
cette vertu ne produit pas une connaissance évi-
dente, mais elle excède tellement toutes les no-
tions et toutes les sciences que la contemplation
la plus parfaite peut à peine pénétrer dans ses
(1) Ergo fides ex audifcn, auditas autem psr verbum Christi,
Eom., X, 17.
Ii6 LA MONTÉE DU CAP.MEL.
profondeurs. Nous parvenons aux autres sciences
par la lumière de l'entendement ; celle de la foi
s'obtient plutôt en y renonçant par des motifs
surnaturels, que la lumière de notre raison
nous fait perdre. Si vous ne croyez pas, vous ne
comprendrez pas (\), nous dit Isaïe. C'est donc
précisément parce que la foi produit une nuit
obscure dans l'âme, qu'elle éclaire ; plus elle la
plonge dans les ténèbres, plus elle lui communi-
que de lumières. Ses splendeurs sont en raison
directe de l'aveuglement qu'elle produit; car
pour reprendre la pensée du Prophète : si vous
ne croyez pas, c'est-à-dire si vous ne vous aveu-
glez pas, vous ne comprenez pas, ou, en d'au-
tres termes, vous n'obtiendrez pas la lumière, ni
la connaissance élevée et surnaturelle de la
vérité.
La nuée qui séparait les enfants d'Israël des
Égyptiens, au passage de la mer Rouge, est une
belle figure de la foi. La sainte Écriture nous dit :
La nuée était ténébreuse et elle éclairait la
nuit (2). Chose merveilleuse, elle était ténébreuse
et elle éclairait la nuit ! Il en est vraiment ainsi
(1) Si non credideritis, non intelligetis. Is., vu, 9.
(2) Erat nubes tenebrosa et illuminans noctem, Exod.,
XIV, 20.
LlVr.E II. CHAPITRE 1I[. 117
de la foi; c'est une nuée obscure qui éclaire et illu-
mine les ténèbres de l'àme. Celle-ci est elle-même
une nuit, puisqu'en présence de la foi elle demeure
aveuglée et privée de salumière naturelle.
L'homme, vivant dans les ténèbres, ne peut
être illuminé d'une manière convenable que par
d'autres ténèbres, selon l'enseignement du Psal-
miste : Le jour annonce au jour cette vérité, et la
nuit en donne connaissance à la nuit (l).Le jour,
c'est Dieu dans la béatitude, où il est un jour
radieux pour les Anges et pour les âmes bienheu-
reuses, devenues elles-mêmes comme des jours,
dans le reflet de son ineffable lumière. Au sein
de la gloire, il leur manifeste à découvert le
Verbe, son Fils bien-aimé, principe de toute con-
naissance et de toute joie. La nuit, dans l'EgUse
militante encore enveloppée de ténèbres, c'est la
foi qui enseigne la véritable science à toute âme,
"qui est elle-même une nuic mystérieuse, privée
d'un côté de sa lumière naturelle en face de la
foi, et de l'autre ne jouissant pas de la vision
béatifîque de Téternelle Sagesse.
Concluons par cette vérité que l'âme doit
s'enfermer dans les ténèbres pour obtenir la
(1) ries diei éructât verbum, et nox nooti indicat scientiam.
Fe. XVIII, 3.
118 LA MONTÉE DU CARMEL.
lumière, et s'avancer sans relâche dans la voie
de la perfection. Ainsi se vérifie cette parole de
David dans un Psaume : La nuit sera mon illu-
mination dans mes (ié/2ces(l). C'est-à-dire la nuit
de la foi sera mon guide, dans les délices de ma
pure contemplation et de mon union avec Dieu.
(1) Et nox illuréinatio mea In deliciis meis. Pb. cxxxviii,
11.
CHAPITRE IV.
Attitude que l'âme doit conserver au milieu des ténèbres pour
être sûrement guidée par la foi, jusqu'à une éminente con-
templation. — Cette matière est traitée d'une manière géné-
rale dans ce chapitre.
J'espère avoir fait comprendre, du moins en
partie, que la foi est une nuit obscure pour
l'âme, et qu'il y a absolue nécessité pour cette
dernière de rester dans l'obscurité, privée de sa
lumière naturelle, afin d'être conduite par la foi
jusqu'au sommet sublime de l'union. Néanmoins,
pour atteindre cet heureux terme, il est à propos
de particulariser la nature de cette obscurité qui
doit la plonger dans les profondeurs de la foi.
J'en parlerai donc dans ce chapitre d'une manière
générale, et plus tard, avecle secours d'en haut,
j'indiquerai en détail le moyen de se maintenir
dans cette voie, sans crainte de s'égarer et d'en-
traver l'action d'un guide si sûr.
Pour marcher avec sécurité à la lueur du flam-
beau de la foi, l'âme doit fermer absolument les
yeux dans la partie sensitive et inférieure qui
120 LA MONTÉE DU CARMEL.
l'incline vers les créatures, aussi bien que dans
la partie raisonnable et supérieure, dont nous
traitons actuellement, et qui a pour objet Dieu et
toutes les choses spirituelles. Avant d'être trans-
formée surnaturellement, il est certain que l'âme
a besoin de s'anéantir dans les ténèbres, et de
sortir des bornes de sa vie naturelle, sensitive
et raisonnable. Surnaturel ne signifie-t-il pas
précisément une chose élevée au-dessus du natu-
rel? Comme la transformation et l'union divine
ne peuvent s'abaisser jusqu'aux sens, l'âme ne
les obtiendra donc qu'à la seule condition d'un
dénûment volontaire et total, du moins quant à
l'affection et àla volonté . Alors, j e vous le demande,
qui pourra entraver l'action de Dieu dans une
âme ainsi dépouillée, abandonnée et anéantie ?
Même en jouissantdes dqns surnaturels, il faut
s'en tenir vide, dégagé, et prendre uniquement
la foi pour lumière, pour guide et pour appui. Son
action étant bien supérieure aux opérations des
sens, il ne faut s'attacher à rien de ce que l'on
peut entendre, goûter, sentir ou imaginer, tout
cela n'étant que des ténèbres propres à nous
égarer ou à retarder notre marche.
Jamais l'âme ne parviendra à la science si
sublime que nous enseigne la foi, à moins de se
rendre comme tout à fait aveugle et de perse-
LIVRE 11. — CHAPITRE IV. \2[
vérer courageusement dans cette voie ténébreuse.
Celui qui n'est pas entièrement aveugle s'aban-
donne à regret à la conduite de son guide, et
dans son incapacité déjuger les choses, tout che-
min lui paraît bon. Agissant comme s'il y voyait
clair, il court risque de s'égarer lui-même et
d'égarer le guide sur lequel il a autorité. De
même l'âme qui se fonde sur sa science, ses
goûts ou ses sentiments, s'arrête dans le sentier
de la montagne, ou s'en détourne ; car tous ces
moyens, infiniment éloignés de l'Eire de Dieu,
n'ont aucune force pour l'entraîner dans la voie de
la perfection . Elle s'égare faute d 'un abandon total
à la foi, son divin conducteur. Telle est la pensée
de saint Paul : Pour s approcher de Dieu^ il faut
croire premièrement qu'il y a un Dieu (1). En
d'autres termes : celui qui aspire à s'unir à Dieu ne
doit pas tenir compte de ses connaissances, de ses
sentiments, ou de son imagination ; mais il doit
adhérer simplement par la foi à l'Essence divine,
les conceptions les plus sublimes de l'intelligence
humaine restant à une distance incommensurable
des perfections de Dieu, et de ce que sa pure
possession nous révélera un jour.
(1) Credere enim oportet accedeatem ad Deum, quia est
Hebr., xr, 6.
'122 LA MONTÉE DU CARMEL.
L'œil n'a point vu, ditlsaïe, hors vous seul^ô
mon Dieu, ce que vous avez 'préparé à ceux qui
vous aimeïit{\).Y,i saint Paul ajoute : quel'œilna
pointvu, V oreille n a point entendu et lecœur de
V hommen aj ornais conçuce que Dieua préparé à
ceux quiV aiment [1),'Y)oïiC^siV kmQ^véienàs' wmT
parfaitement ici-bas, par la grâce, à Celui à qui
elle doit être unie par la gloire, dans cette autre
vie, dont le grand Apôtre nous dit que l'œil de
l'homme n'a rien vu, son oreille rien entendu,
ni son cœur rien compris ; si donc, dis-je, l'âme
veut arriver à cette union, par la grâce et par
l'amour parfait, il est clair qu'elle doit se tenir
dans l'obscurité relativement aux objets que les
yeux perçoivent, que l'oreille entend, que l'i-
magination invente et dont le cœur s'éprend.
Hélas ! au lieu d'aspirer à cette union élevée,
combien l'âme s'en détourne, quand elle s'attache
à quelque connaissance, à un sentiment, à une
imagination, à un jugement, ou enfin à un acte
de sa volonté propre, au lieu de tendre unique-
ment vers le dépouillement absolu d'elle-même.
(1) Goulus non vidit, Deus, absque te, quae preeparasti cx-
pectantibus te. Is. LXiv, 4.
(2) Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominia
EBcendit quEe praeparaTit Deus ils qui diligunt illum. I ad Cor.
II, 9.
LIVRE II. CHAPITRE IV. 123
Nous l'avons vu, le but auquel l'âme aspire
surpasse tout ce qu'elle peut connaître et goûter
de plus élevé : aussi, pour y atteindre plus sûre-
ment, doit-elle s'appliquer à ne rien savoir. Si
Ton veut progresser dans ce chemin, il faut quit-
ter sa voie, autrement dit aller droit au terme
et laisser de côté le moyen pour entrer en Dieu
qui n'a ni borne, ni mesure. Parvenue à ce
degré, l'âme n'a plus ni mode particulier, ni
manière d'agir propre ; je veux dire qu'elle ne
s'attache plus à sa manière d'entendre, de goûter,
de sentir, et ne peut même pas s'y attacher.
Comme celui qui n'ayant rien, possède tout ex-
cellemment; ayant eu le courage de franchir,
soit pour l'intérieur, soit pour l'extérieur, les
bornes étroites de sa nature, elle entre à pleines
voiles dans le surnaturel, dont les limites et les
fornaes sont infinies, et renferment surabon-
damment toute espèce démode.
Sachez-le, pour arriver à cet état si désirable, il
faut sortir complètement de soi, c'est-à-dire aban-
donner le rien, pour posséder le tout sublime^
qui est Dieu. L'âme, se soustrayant ainsi à toute
influence spirituelle et temporelle, doit désirer
d'un immense désir ce bien qu'elle est impuis-
sante à connaître en cette vie, ou à concevoir
dans son cœur. Qu'elle laisse donc en arrière
124 LA 3I0NTÉE DU CARMRL,
tous les goûts sensibles, dans l'ordre spirituel
comme dans Tordre matériel, pour aspirer avec
ardeur vers le souverain Bien au-dessus de tout
sentiment. C'est précisément afin de recevoir
plus librement cette divine plénitude, que le
cœur doit rejeter toutes les satisfactions de la
partie inférieure ou supérieure, satisfactions
plus méprisables à ses jeux que le néant môme.
Nous aurons plus loin l'occasion de développer
cette matière.
Plus l'ame prête son attention à ce qu'elle
peut entendre, goûter et imaginer, plus elle
l'apprécie, et apporte conséquemment de retards
à sa marche progressive vers le Bien suprême.
Au contraire, moins elle se préoccupe de ce qu'elle
peut posséder, plus elle se rapproche du souve-
rain Bien, l'estime et par conséquent y adhère.
Au milieu des ténèbres d'une foi obscure et tout
à la fois lumineuse, l'âme s'avance ainsi à grands
pas vers l'union. Indubitablement, si elle se ser-
vait de ses propres lumières, elle serait plus vite
éblouie en présence de Dieu, que ne l'est celui
dont le regard cherche à contempler en face l'é-
clatante splendeur du soleil. Notre divin Sau-
veur ne nous dit-il pas dans son Evangile : Je
suis venu en ce monde iiour exercer un jugement^
afin que ceux qui ne voient point voient^ et que
LlVr.E 11. ■ — CHAPITRE IV. 125
ceiixciiii voient demeurent aveugles (1). Paroles
qui s'appliquent à la lettre à ce chemin spirituel,
où rame doit se faire aveugle, relativement aux
lumières de la nature et du jugement propre^
pour être éclairée surnaturellement. Cslle qui
voudra s'arrêter à ses lumières particulières, se-
jettera dans des ténèbres d'autant plus pro-
fondes, et se détournera de la voie droite de
l'union.
Pour éviter toute équivoque, il me semble
utile de définir dans le chapitre suivant ce que
nous appelons : union de l'âme avec Dieu ; le
point une fois bien éclairci donnera beaucoup
de jour à ce que nous dirons ensuite. Bien que
nous interrompions la suite de notre discours,
le moment nous semble venu de traiter ce sujet.
Le chapitre suivant sera donc comme une paren-
thèse, et nous recommencerons ensuite à traiter
en particulier du rôle des trois puissances de
Tâme, par rapport aux trois vertus théologales,
dans cette seconde nuit spirituelle.
(1) In judicium ego in hune mundum veni, ut qui non vident
videant, et qui vident cseci fiant. Joan., ix, 39,
CHAPITRE V.
On explique au moyen d'une comparaison ce qu'est l'union de
l'âme avec Dieu.
La matière de ce chapitre sera d'autant plus
intelligible au lecteur que nous avons déjà abordé
cette question. Au reste, je n'ai pas l'intention
d'expliquer actuellement en détail en quoi con-
siste l'union de l'entendement, celle de la vo-
lonté ou de la mémoire ; ni d'établir une distinc-
tion entre l'union transitoire, l'union permanente
des puissances ou enfin l'union consommée. Lors-
que le moment sera venu de traiter de ces diffé-
rents degrés d'union, l'explication viendra plus
naturellement se joindre aux faits exposés. Je me
bornerai simplement ici à parler de l'union totale
et permanente, qui affecte la substance de l'âme
et ses puissances. Dans la suite, s'il plaît à Dieu,
nous parlerons de l'acte proprement dit, et nous
expliquerons comment la vie humaine, si éphé-
mère et si imparfaite, ne comporte pas l'union
LIVRE II. CHAPITRE V. 127
permanente dans les puissances, mais seulement
une union transitoire.
Il faut savoir tout d'abord que Dieu demeure
€t réside substantiellement dans chaque âme,
fût-ce même dans celle du plus grand pécheur.
Cette sorte d'union ou de présence essentielle,
que nous pouvons appeler de l'ordre naturel,
existe toujours entre Dieu et les créatures ; c'est
par elle qu'il leur conserve l'être, et sans cette
présence, elles seraient annihilées et cesseraient
d'exister. Ici, par l'union de l'âme avec Dieu il ne
faut pas entendre cette union substantielle, par
laquelle Dieu est toujours présent dans toutes les
créatures, mais bien l'union et la transformation
de l'âme en Dieu par l'amour. Cette dernière
s'opère quand il y a ressemblance d'amour entre
le Créateur et la créature; nous la nommerons,
pour ce motif, union de ressemblance, comme
l'autre s'appelle union essentielle ou substan-
tielle. Celle-ci est naturelle, l'autre est surnatu-
relle, et elle se consomme quand les deux volon-
tés, celle de l'âme et celle de Dieu, deviennent
uniformes, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a -dans l'une
rien qui déplaise à l'autre. Tout ce qui faisait op-
position à la volonté divine ayant été expulsé de
l'âme, elle demeure transformée en Dieu par
l'amour.Or, il ne s'agit pas uniquement de ce qui
128 LA MONTÉE DU CARMEL.
répugne à Dieu clans les actes, mais aussi dnns
les impulsions de l'âme. Il faut donc retrancher
non seulement les actes d'imperfections volon-
taires, mais encore se défaire des tendances mau-
vaises. Tous les actes et toutes les perfections des
créatures ne pouvant s'élever jusqu'à Dieu, c'est
en renonçant à toute affection pour le créé, à
toute attache à ses actions et à sa capacité natu-
relle, c'est-à-dire à sa manière d'entendre, de
goûter et de sentir, en un mot, c'est en rejetant
tout ce qui est opposé à Dieu, que l'âme devient
apte à recevoir sa ressemblance. Tout en elle
étant devenu conforme à la volonté de Dieu, il
ne reste donc plus d'obstacles à sa complète
transformation.
A la vérité, Dieu, toujours présent dans l'âme,.
lui donne et lui conserve l'être naturel ; néan-
-moins il ne lui communique pas toujours l'être
surnaturel, qui n'est accordé qu'à l'amour et par
une grâce toute particulière. Or toutes les âmes
ne jouissent pas de la grâce divine, et celles
mêmes qui ont ce bonheur ne l'ont pas dans un
degré égal; le feu de l'amour embrase les unes
plus que les autres. Suivant cette mesure. Dieu
se communique davantage à celle qui est plus
avancée dans l'amour, et dont la volonté est plus
conforme à la sienne. La conformité est-elle par-
LlVr.E II. — CHAPITRE V. ^29
faite, l'union et la transformation surnaturelle
sont consommées. D'après cette doctrine, il est
certain que plus une âme se penche vers la créa-
ture, et se confie en ses capacités naturelles,
moins elle a d'aptitudes pour réaliser une telle
union, puisque son action propre entrave celle
de iJieu.
Qu'elle se hâte donc de rejeter au loin les op-
positions naturelles qui existent entre elle et
Dieu ; alors Celui dont la charité communique la
vie naturelle à l'âme par son Essence, lui com-
muniquera la vie surnaturelle par sa grâce. Saint
Jean nous dit: lia donné le pouvoir d'être faits
enfants de Dieu à ceux qui ne sont pas nés du
sang, ni de la volonté de la chair, ni de la
volonté de Vhomme, mais de Dieu [l). C'est
comme s'il disait : le pouvoir de devenir enfants
de Dieu et de se transformer en lui est donné
seulement à ceux qui ne sont pas nés du sang,
c'est-à-dire des dispositions naturelles, ni de la
volonté de la chair, c'est-à-dire du caprice de la
nature, ni même de la volonté de l'homme. Et
ici, par la volonté de l'homme on entend parler
de toute manière humaine de juger et de com-
prendre selon la raison seule ; à aucun de ceux-ci
(1) Qui non ex sanguinibus, ncqus ex voluntate carnis, ne-
que ex voluntate viri, sed ex Dco nati sunt. S. Joan., i, 13.
130 LA MONTÉE DU CARMEL.
il n'est donné de devenir de vrais enfants de
Dieu. Ce bonheur est réservé à ceux qui sont nés
de Dieu; en d'autres termes à ceux qui, morts vo-
lontairement au vieil homme, sont régénérés par
la grâce, élevés jusqu'à la vie surnaturelle, et
rendus participants de cette filiation divine, qui
est le don suprême. Si un homme ne venait de
Veauet du Sainte-Esprit^ Une peut entrer dansle
royaume de Dieu (I), ajoute le disciple bien-aimé
dans un autre passage. Autrement dit : quiconque
ne renaîtra pas du Saint-Esprit ne possédera
jamais le royaume de Dieu, ou l'état de perfec-
tion. Or,renaître parfaitement du Saint-Esprit en
cette vie, c'est se rendre semblable à Dieu par
une pureté qui n'admet aucun mélange d 'imper-
fection. Ainsi s'opère la pure transformation,
non par l'union d'essence, mais par l'union de
participation.
Prenons une comparaison pour éclairer notre
sujet. Si un rayon de soleil vient frapper une
vitre pleine de défauts ou couverte de vapeurs,
il ne pourra ni la faire briller ni la pénétrer de
sa lumière, comme il le ferait si le verre était
pur et exempt de toutes ces taches ; le rayon la
pénétrera d'autant moins qu'elle sera plus im-
(i) Nisi quia renatus fuerit ex aqua et Spiiitu Sancto, non
^otcst introire in regnum Dei. S. Joan., m, 5,
LIVRE II. CHAPITRE V. 131
parfaite. La faute n'en est pas au rayon, mais
bien à la vitre ; car si ^lle était d'une entière lim-
pidité, le rayon lui transmettrait sa lumière au
point de la rendre elle-même semblable à un
rayon, et capable de projeter la même clarté. Et
cependant la vitre^ tout en se transformant ainsi,
n'en conserve pas moins sa qualité distincte, et
nous pouvons l'appeler un rayon ou une lumière
par participation.
L'âme ressemble à ce cristal sur lequel rejaillit
sans cesse la splendide lumière de l'Essence di-
vine. Ainsi que nous l'avons expliqué, elle en a
déjà reçu l'être naturel; mais, afin de se disposer
à recevoir par amour la communication de l'être
surnaturel, il faut qu'elle enlève toutes les taches
et tous les voiles formés par les créatures, c'est-
à-dire qu'elle tienne sa volonté parfaitement
unie à celle de Dieu. Alors elle deviendra toute
lumineuse et transformée en lui. En effet, l'amour
implique le dépouillement complet et la sépara-
tion absolue de tout ce qui n'est pas Dieu.
Lorsque l'âme est admise à la souveraine faveur
de cette union, tout ce qui est à Dieu, devient un
avec ce qui est à l'âme, par l'effet d'une merveil-
leuse transformation. En réalité, elleestDieu par
participation, bien qu'elle conserve son être na-
turelaussi distinct qu'auparavant, comme lecristal
5
132 LA. MONTÉE DU CARMEL.
demeure distinctdurayonquiréclaireetle pénètre.
La disposition requise pour une telle union
n'est donc pas de comprendre, de goûter, de sen-
tir, ou de se former à l'aide des puissances natu-
relles une idée exacte de Dieu ; mais l'unique
voie pour y arriver c'est la pureté et l'amour,
c'est-à-dire l'entière soumission de la volonté et
le dépouillement total en vue de Dieu seul. Il ne
peut y avoir une entière transformation s'il n'y a
une pureté parfaite. La lumière intérieure sera
proportionnée à la pureté de l'âme ; mais, je le
répète, l'union ne deviendra pas totale si l'âme
n'est pas entièrement purifiée et dépouillée.
Une comparaison fera bien comprendre ce que
je dis : figurez- vous un tableau excellent, achevé,
merveilleux , rehaussé d'émaux d'un travail
exquis, dont quelques-uns sont d'une perfection
telle qu'on ne peut parvenir à en distinguer toute
la finesse. Supposez quelqu'un dont la vue soit
imparfaite ; il ne découvrira qu'en partie la délica-
tesse du travail. Une autre personne qui aura une
vue excellente y trouvera encore plus de perfec-
tion, et enfin celle dont la puissance visuelle sera
le plus développée y apercevra plus de beautés.
Il y a tant de merveilles à admirer dans ce tableau
qu'il en reste toujours de nouvelles à découvrir.
Ainsi en est-il, pouvons-nous dire, des âmes par
LIVRE II. CHAPITRE V. 133
rapport à Dieu dans cet admirable état d'illumi-
nation ou de transformation. L'union d'amour
renferme de nombreux degrés, qui varient selon
la capacité plus ou moins grande de l'âme, et la
mesure des grâces accordées par le Seigneur à
chacune. La même différence existe parmi les
bienheureux dans le ciel ; les uns jouissent de
Dieu plus parfaitement que les autres ; cependant
tous le voient, tous sont heureux et satisfaits,
parce que leur capacité se mesure à la somme
plus ou moins grande de leurs mérites. Nous
rencontrons parfois, durant le pèlerinage de cette
vie, des âmes jouissant d'une égale paix et d'une
égale tranquillité dans leur état de perfection;
toutefois l'une pourra avoir atteint un degré
d'union plus élevé que l'autre et chacune pourtant
sera également satisfaite selon ses dispositions
et la connaissance qu'elle a de Dieu. Mais l'âme
dont la pureté ne répond pas aux lumières et
aux miséricordieux desseins du Seigneur sur elle,
ne parviendra jamais à jouir de la véritable paix
et d'une entière satisfaction, car elle n'a pas fait
dans ses puissances le travail de dépouillement
et de vide requis pour cette pure et simple union.
CHAPITRE VI.
Comment les trois vertus théologales doivent perfectionner les
trois puissances de l'âme. — Comment elles doivent les
établir dans le vide et les ténèbres. — Citation à ce sujet
de deux autorités, l'une de saint Luc et l'autre d'Isaïe.
Ayant à parler du. moyen d'introduire les trois
puissances de l'âme : l'entendement, la mémoire
et la volonté, dans la nuit spirituelle qui les con-
duira à l'union divine, il est à propos de consa-
crer tout d'abord ce chapitre aux trois vertus
théologales : la foi, l'espérance et la charité. La
foi produit le vide et l'obscurité dans l'entende-
ment, l'espérance dans la mémoire, et la charité
dans la volonté. Nous exposerons successivement
comment l'entendement doit se perfectionner
dans l'obscurité de la foi; comment l'espérance
dispose la mémoire à faire le vide en elle ; enfin
comment la volonté doit entrer dans la privation
et le dépouillement de toute affection pour s'unir
à Dieu.
Cela fait, on verra clairement combien il im-
porte à toute âme qui veut avancer avec sécurité
LIVRE II. CHAPITRE VI. 135
dans le chemin spirituel, de s'appuyer sur ces
trois vertus qui la dégagent si parfaitement de
toutes les choses créées. Nous le répétons encore,
l'âme eu cette vie ne s'unit à Dieu par rien de
ce que les sens peuvent lui donner à entendre, à
goûter ou à imaginer ; mais elle s'y unit dans
l'entendement par la foi, dans la mémoire par
l'espérance. Cette vertu produisant l'oubli et le
vide de toutes les choses caduques et temporelles,
donne à l'âme la facilité de se conserver tout
entière pour le souverain Bien qu'elle espère ;
elle peut donc se rapporter à la mémoire, quoi-
qu'elle réside dans la volonté. Enfin l'âme s'y
unit par l'amour qui touche directement à la
volonté.
Ces trois vertus opèrent ainsi le vide dans les
puissances ; la foi prive l'entendement de ses
connaissances, en lui révélant des vérités qu'il
est impuissant à saisir par sa raison et sa lumière
naturelle. Saint Paul ne nous dit-il pas à cette
occasion : La foi est le fondement des choses que
Von esjiëre (1)? L'entendement acquiesce à ces vé-
rités avec fermeté et certitude, sans, en avoir une
connaissance claire et évidente, parce que, si elles
étaient manifestes, il n'y aurait plus de foi. En
(1) Est autem fides speraudarum substantia rerum. Hebr.,
XI, I.
136 LA MONTÉE DU CARMEL.
effet, les vérités que cette vertu nous propose
sont certaines, mais toujours enveloppées dune
mystérieuse obscurité. De même, l'espérance place
la mémoire dans le vide et les ténèbres par rap-
port aux choses de la terre et du ciel ; ceci n'est
pas douteux, car l'espérance se porte toujours
sur ce qui n'est pas en notre possession ; nous
n'espérons plus ce dont nous jouissons. L'espé-
rance d'un bien qui se voit n'est plus esjjérance,
dit saint Paul ; ce que Von voit, c'est-à-dire ce
que l'on ])ossèd.e^ comment V espère-t-on[\)? Cette
vertu opère donc aussi le vide, en s'exerçant non
sur le bien dont nous jouissons, mais sur celui
que nous n'avons point. La charité produit éga-
lement le vide et ledépouillement dans la volonté ;
l'obligation qu'elle nous impose d'aimer Dieu
par-dessus toutes choses ne peut s'accomplir
sans dégager nos affections de tous les biens spi-
rituels et temporels, pour les concentrer en Dieu
seul. Notre- Seigneur Jésus-Christ nous dit par
saint Luc : Quiconque ne renonce pas à tout ce
qu il possède, par la volonté, ne peut être mon
disciple (2) . Donc, en résumé, les trois vertus théo-
(1) Spes autem quae videtur non est spes, nam quod videt
quis, quid sperat ? Rom., viil, 24.
(2) Qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest
meus es«e discipulus. S. Luc, xiv, 33.
LIVl\E II. CHAPITRE VI. 137
logales établissent l'âme dans les ténèbres et le
vide absolu.
Il est bon d'appliquer à ce sujet la parabole,
rapportée par le même Evangéliste, de cet homme
qui vint au milieu de la nuit demander trois
pains à son ami (1). Ces pains sont le symbole des
trois vertus théologales ; c'est, en effet, au milieu
de la nuit que nous les sollicitons, c'est-à-dire
que la perfection de ces trois vertus s'acquiert
lorsque les puissances de l'âme sont dans l'obs-
curité.
Au chapitre vi d'Isaïe, nous lisons que les
deux Séraphins entrevus par le Prophète de cha-
que côté du trône de Dieu avaient chacun six
ailes. Deux de ces ailes servaient à voiler leurs
pieds, ce qui signifie l'abnégation et le dénûment
de la volonté à l'égard de toutes choses. Ils se
voilaient la face avec deux autres ailes, ce qui
figure l'obscurité de l'entendement en présence
de Dieu. Enfin, ils se servaientdesdeux dernières
pour voler (2) : c'est l'image de l'espérance qui
doit s'élever vers les choses que l'on ne possède
(1) Quis vestrum habebit amicum, et ibit ad illum média
nocte, et dicet illi : Amice, commoda mihi très panes. S. Luc,
XI, 5.
(2) Seraphim stabant super illud, sex aise uni et sex alte al-
teri. Duabus velabant faciem ejus, et duabus velabant pedes
ejus, et duabus volabant. Is., vi, 2.
138 LA MONTÉE DU CARMEL.
pas, en planant au-dessus de tout cedontonpeut
jouir en dehors de Dieu. Efforçons-nous donc de
disposer les trois puissances de notre âme, parle
dépouillement et le vide absolu, à recevoir la
plénitude de ces trois vertus ; vivifions l'entende-
ment parla foi, dépouillons la mémoire de toutes
ses possessions par l'espérance, et affermissons
la volonté par la charité.
Telle est la nuit spirituelle que nous avons
appelée active, à cause des efforts réitérés que
l'âme fait pour y entrer. Aprèsavoir indiqué, dans
la nuit des sens, le moyen de dégager les puis-
sances sensitives de l'affection aux objets sensi-
bles, pour faciliter à l'âme le passage de l'état
naturel à l'état surnaturel, c'est-à-dire à la vie de
la foi, nous expliquerons maintenant, avec l'aide
de Dieu, la manière de dépouiller et de purifier
les puissances spirituelles dans la nuit de l'esprit.
Nous dirons ensuite comment elles doivent se
maintenir dans les ténèbres produites par ces
trois vertus, dont l'exercice prédispose infailli-
blement l'âme à s'unir à Dieu. Les ombres de
cette nuit nous mettent à l'abri des ruses du
démon, de l'illusion de l'amour-propre et de
toutes ses ramifications. Ces tromperies subtiles
sont la cause malheureusement trop fréquente
des retardements de l'âme dans la voie de l'union.
LIVRE II. — CHAPITRE VI. d 39
Faute de n'avoir pas pris pour y arriver le chemin
le plus court et le plus direct ; en d'autres termes,
de n'avoir pas su se dégager d'elle-même, ni
rester sous la dépendance de ces trois vertus,
jamais elle ne parviendra à posséder l'excellence
de ce bien spirituel dans toute sa pureté.
Je prie le lecteur de remarquer que je m'adresse
ici spécialement à ceux qui sont déjà entrés dans
la voie contemplative. Plus tard, je donnerai aux
commençants des instructions plus détaillées con-
formes à leurs besoins.
6*
CHAPITRE VIL
Combien est étroit le sentier qui conduit à la vie. — Combien
il faut être libre et dégagé de tout pour y marcher. — Du
dépouillement de l'entendement.
Le sujet que j'aborde exigerait une science plus
profonde et un esprit plus élevé que le mien. II
s'agit de faire comprendre aux âmes spirituelles
combien est étroit le chemin que notre divin
Sauveur affirme conduire à la vie. Une fois bien
convaincues de cette vérité, elles ne s'étonneront
pas du vide et du dépouillement dans lesquels
toutes leurs facultés doivent demeurer pendant
cette nuit.
Prêtons une sérieuse attention aux paroles que
Notre -Seigneur nous adresse par saint Matthieu :
paroles dont nous allons faire l'application à
cette nuit obscure, et à cette voie sublime de la
perfection : Combien la 'porte de la vie est étroite^
combien la voie qui y mène est resser^^ée^ et qu'il
y en a peu qui la trouvent (1) ! Le poids et la force
(1) Quara angnsta porta et arcta via est, quse ducit ad vitam,
et pauci sunt qui inveniunt eam I S. Matlh., vil, 14,
LIVRE II. CllAPlTriE Vil. 141
de cette expression : combien, est très digne de
remarque ; c'est comme si le Seigneur eût voulu
dire : en vérité, la voie est bien étroite, et plus
que vous ne le pensez. Notons encore que le Sau-
veur dit premièrement : la porte est étroite, pour
nous insinuer que l'âme désireuse d'entrer par
cette porte du Christ, qui est le commencement
de la voie, doit d'abord réduire et dépouiller sa
volonté, par rapport à toutes les choses sensibles
et temporelles, les dominant toutes par son amour
pour Dieu. Ce travail est le fruit de la nuit des
sens, dont nous avons déjà parlé. Le divin Maître
ajoute : la voie qui y mène, c'est-à-dire la voie
de la perfection, est resserrée, pour nous appren-
dre qu'il ne suffit pas à l'âme d'entrer par la porte
étroite en abandonnant tout le sensible, mais en
outre que, pour faire de rapides progrès, elle doit
s'affranchir et se désapproprier de tous les biens
où la partie spirituelle pourrait se complaire.
Les mots de porte étroite peuvent s'appliquer à
la partie sensitive de l'homme, comme ceux de
voie resserrée s'entendent de la partie raisonna-
ble et spirituelle. Pourquoi si peu d'âmes trou-
vent-elles l'accès de la porte étroite? C'est qu'il
y en a fort peu aussi qui veulent entrer dans le
vide et le dénûment complets de l'esprit.
Le sentier de la perfection est étroit et escarpé,
142 LA MONTÉE DU CARMEL.
parce qu'il tend vers le sommet de cette sublime
montagne. II exige donc des voyageurs qui
ne portent aucune charge dont le poids les
entraîne vers le bas, et ne souffrent aucun obsta-
cle qui les entrave dans leur ascension. Dieu seul
étant l'objet de leurs recherches et de leurs aspi-
rations, doit être aussi le seul terme de leurs
désirs. Il ne suffit pas d'être dégagé de tout ce
qui vient de la part des créatures ; mais il faut
s'affranchir et se dépouiller totalement au point
de vue des facultés spirituelles. Notre-Seigneur
nous introduit lui-même dans cette voie, en nous
donnant par saint Marc une doctrine admira-
ble, mais, si j'ose le dire, d'autant moins pratiquée
qu'elle est plus nécessaire. Elle est si utile et vient
si bien à propos ici, que je vais la rapporter et
l'expliquer dans le sens littéral et spirituel : Si
quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à
coi-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me
suive^ car celui qui voudra sauver son âme la
perdra, et celui qui la perdra pour V amour de
moi .., la sauvera (1).
Ah! qui pourrait faire comprendre, aimer et
(1) Si quis vult me sequi, deneget semetipsum et tollat cru-
cem suam, et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam
salvam facere, perdet eam ; qui autem perdiderit animam
suam prop:er me... ealvam faciet eam. S. Marc. ,vili
34.35.
LIVRE II. CHAPITRE Vil. 143
pratiquer tout ce que renferme cette leçon si
sublime de renoncement à soi-même ! Combien
il est désirable que les hommes spirituels ap-
prennent la conduite qu'ils doivent tenir en ce
chemin ; conduite toute différente de celle qu'un
grand nombre d'entre eux s'imaginent être la
bonne ! D'après l'opinion des uns, il sufBt de ré-
former ses habitudes et d'embrasser une retraite
quelconque ; d'autres se contentent de pratiquer
jusqu'à un certain point les vertus, de faire
oraison et de se mortifier. Mais ni les uns ni les
autres ne s'adonnent au véritable détachement et
à la pauvreté d'esprit, au renoncement et à la
pureté intérieure, dont le Seigneur nous montre
ici la nécessité absolue. Bien loin de là, ils cher-
chent encore à nourrir et à flatter la nature par
des consolations sensibles, au lieu de lui retran-
cher toute satisfaction pour l'amour de Dieu. Pour
eux, c'est assez de la mortifier dans les choses
du monde, ils ne veulent pas l'anéantir complè-
tement, ni lui refuser toute recherche spirituelle.
Aussi fuient-ils comme la mort la pratique de
cette vertu solide, qui est le renoncement aux
douceurs célestes. Ils repoussent la sécheresse, le
dégoût, le travail, autrement dit la croix purement
intérieure et la pauvreté d'esprit, qui rendraient
leur vie conforme à celle de Jésus-Christ. Voulez-
144 LA MONTÉE DU CARMEL.
VOUS savoir où vont leurs aspirations ? Vers les
jouissances, les siiaves communications et le ra-
vissement eu Dieu; or ce n'est point là pratiquer
l'abnégation de soi-même, ni la nudité d'esprit,
mais entretenir l'avidité spirituelle. Ces personnes
se déclarent ainsi les ennemis de la croix de Jé-
sus-Christ. Au contraire, l'homme vraiment spiri-
tuel recherche en Dieu l'amertume et non les dé-
lices ; il préfère la souffrance à la consolation, l.i
privation de tout bien à la jouissance, les séche-
resses et les afflictions aux douces communica-
tions du Ciel, bien persuadé que c'est là suivre
le Christ et se renoncer soi-même. Agir différem-
ment, c'est se rechercher soi-même en Dieu, c'est
s'attacher aux présents et aux faveurs de Dieu,
ce qui est diamétralement opposé à l'amour vrai.
Chercher Dieu purement, c'est non seulement se
priver de tout plaisir, mais c'est encore se porter
à choisir pour l'amour du Christ tout ce qu'il y a.
de moins attrayant soit dans le service de Dieu,
soit dans les communications avec le monde. Tel
est vraiment l'amour divin.
Oh ! qui pourra faire comprendre jusqu'où
Dieu veut que nous portions ce renoncement !
Ne doit-il pas être semblable à une mort, à un
anéantissement de la volonté qui regarde le temps,
la nature et même les biens de l'ordre spirituel "?•'
LIVRE II. — CÎIAPlTr.E VU.
145
Voilà en quoi consiste le véritable avancement.
Notre- Seigneur nous le prouve par cetenseigne-
ment : celui qui voudra sauver son âme la per-
dra, c'est-à-dire, celui qui recherchera avec atta-
che la possession d'un bien quelconque, en sera
privé. Au contraire, celui qui perdra son ame
pour moi, la gagnera, ou pour mieux dire : celui
qui renoncera pour le Christ à tous les désirs de
sa volonté, et donnera la préférence aux amertu-
mes de la croix, celui-là accomplira le précepte
du Sauveur dans l'Évangile de saint Jean : Il faut
haïr son âme (\) ^ et la gagnera infailliblement.
La même doctrine fut donnée aux deux fils de
Zébédée, qui demandaient d'être assis à la droite
et à la gauche de leur divin Maître. Au lieu de
condescendre à leur ambitieuse sollicitation, il
leur offrit, comme une faveur plus certaine
et plus précieuse que la Jouissance de tous les
biens, de partager le calice qu'il devait boire lui-
même (2).
Or ce calice, c'est la mort delà nature, la des-
truction de ses goûts, de ses sentiments, de ses
attraits au point de vue de la partie sensitive et
(1) Qui odit animam suara. S. Joan., xii, 25.
(2) Die ut gedeant hi duo filii mei, unus ad dexteram tnam
et unus ad sinistram in regno tuo, Kespondens autem Jésus
dicit : nescitis quid petatis, potestis bibere calicetn quem
ego bibiturus suin ? S. Matth., xx, 21, 22.
l 46 LA MONTÉE DU CARMEL.
de la partie spirituelle. De la sorte, non seule-
ment l'âme se désappropriera d'elle-même dans
chacune de ses parties^ mais encore elle ne ren-
contrera pas d'obstacles du côté de l'esprit pour
entrer dans la voie étroite, et gravir le sentier
abrupt de la perfection, où il n'y a place que pour
l'abnégation prescrite par Jésus-Christ. Appuyée
sur la croix comme sur un bâton de voyage,
l'âme monte aisément, et trouve de merveilleuses
douceurs à l'ombre même delà croix. Mon joug ,
est-il rapporté en saint Matthieu, est doux et mon
fardeau est léger{\). En effet, si l'homme s'assu-
jettit généreusement à porter cette croix, et si sa
volonté se détermine à choisir en toute rencon-
tre, et à supporter avec une virile énergie tous
les travaux pour Dieu, il y trouvera un véritable
allégement et une suavité ineffable. Ainsi, libre
de tout désir frivole, il gravira rapidement les
pentes escarpées de la montagne. Mais s'il pré-
tend posséder et s'approprier les biens spirituels
ou temporels, il n'atteindra jamais ses bienheu-
reuses cimes.
Quel n'est pas mon désir de persuader aux
âmes spirituelles que cette voie divine ne con-
siste pas dans la multiplicité des considérations,
(1) Jugum enim meutn suave est et onus meum leva. S.
Matth,, XI, 30.
LIVRE II. — CHAPITRE Vil. 141
des moyens, ou des consolations, utiles cepen-
dant aux commençants. L'unique nécessaire est
de savoir se renoncer sincèrement, tant à 1 inté-
rieur qu'à l'extérieur, et de se vouer pour le
Christ à la souffrance et à l'anéantissement le
plus complet. C'est là l'exercice par excellence,
où tous les autres sont éminemment compris, et
dont on retire d'incalculables profits. Comme c'est
la racine et le résumé des vertus, si on le néglige
pour s'appliquer à d'autres pratiques, on prend
l'accessoire pour le principal, et l'âme reste sta-
tionnaire, eût-elle d'ailleurs de très sublimes
considérations et des communications fréquentes
avec Dieu. Il n'y a de progrès réel que dans l'i-
mitation du Christ qui nous dit : Je suis la voie, la
vérité et la vie, personne ne vient au Père'que
par moi (1). Il ajoute encore : Je suis la porte, si
quelqu'un entre par moi il sera sauvé [2). Donc si
une âme voulait suivre une voie douce et facile,
en s'éloignant des exemples de Jésus-Christ,
quelle qu'elle fût d'ailleurs, je ne tiendrais pas
son esprit pour bon.
Je le répète, le Christ est la voie; entrer dans
(1) Ego sum via, veritas et vita : nemo venit ad Patrem nisi
per me. S. Joan., xrv, 6.
(2) Ego sum ostium, per me si quis introierit, ealvabitur.
S, Joan., XII, IX.
148 LA MONTÉE DU CARMEL.
cette voie, c'est mourir à notre nature au double
point de vue des sens et de l'esprit. Je vais
maintenant expliquer comment ce résultat peut
s'obtenir à l'imitation du Christ, notre modèle et
notre lumière. Quant au premier genre d'immo-
lation, il est certain que Notre-Seignear durant
le cours de sa vie mourut spirituellement aux
choses sensibles ; il y mourut naturellement sur
le Calvaire dans le plus absolu dénûment :
îe Fils de V homme na jpas eu où reposer
sa iêle{\). En second lieu, il est manifeste qua ses
derniers instants son âme, comme anéantie et
délaissée de son Père, fut abandonnée sans con-
solation à toutes les amertumes d'une profonde
sécheresse. Aussi s'écria-t-il sur la croix : Mon
Dieu^ mon Dieu^ 'pourquoi m'avez-vous aban-
donné {2)"! Ce fut là le plus grand délaissement
sensible de sa vie, et à ce moment s'accomplit
une œuvre plus grande que toutes les merveilles
et tous les miracles qu'il avait déjà opérés : la
réconciliation du genre humain avec Dieu par la
grâce, et l'union de la créature avec son Créateur
par l'amour.
(1) Filius autem hominis non habet ubi caput reclinet. S.
Matth., VIII, 20.
(2) Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? S.
Matth., XXVII, 46.
LIVRP: 11. CHAPITRE VIT. Ii9
Or, remarquez-le, c'est précisément à Iheure
des plus grands anéantissements du Sauveur qu il
acquitta entièrement la dette de l'homme per-
verti, et effectua notre rédemption. Sa réputation
était réduite à rien aux yeux des hommes, qui
le voyant mourir sur le bois de la croix, loin de
l'estimer lui prodiguaient l'outrage et l'insulte ;
son esprit était également en proie au délaisse-
ment par la privation des joies et des témoigna-
ges de tendresse qu'il recevait de son Père. Da-
vid prophétisant cette scène lugubre dit en son
nom : Tai été réduit au néant et dans la dernière
ignorance (l).
Le disciple fidèle aura ainsi l'intelligence du
sens mystérieux de cette porte, de cette voie qui
ne sont autres que le Christ, médiateur entre lui
et Dieu. Qu'il le sache bien, plus il anéantira
pour Dieu ses facultés sensitives et ses facultés
spirituelles, plus il s'unira à lui et opérera de
grandes œuvres. Enân,parvenu à cet anéantisse-
ment, qui est le suprême degré de l'humilité,
l'union sera consommée. C'est l'état le plus élevé
auquel l'âme puisse prétendre en cette vie ; il ne
consiste pas en jouissances, en satisfactions,
ni en sentiments spirituels, mais dans une mort
(1) Ad nihilum redactus sum et nescivi. Ps. Lxx: i, 22.
150 LA. MONTl^E DU CARMEL.
crucifiante pour les sens et pour l'esprit, à l'inté-
rieur et l'extérieur.
Je ne veux pas m'étendre plus longuement sur
ce point, et cependant je ne voudrais jamais ces-
ser d'en parler, sachant bien que Jésus-Christ est
trop peu aimé de ceux-là même qui se disent ses
amis. En effet, ne les voit-on pas chercher en lui
leurs goûts et leurs consolations, s'aimer beau-
coup eux-mêmes, et fuir les amertumes et les
anéantissements de la croix qu'ils devraient em-
brasser pour son amour ? Quant à ceux qui se
vantent de n'être pas du nombre de ses amis,
ces grands docteurs, ces puissants seigneurs
absorbés dans les prétentions et les honneurs du
siècle, ceux-là, nous pouvons le dire, au sein de
leur opulence ne connaissent pas le Christ, et
leur mort, si bonne qu'elle puisse paraître, sera
pleine d'angoisse. Il n'est pas question d'eux dans
cet ouvrage, mais il en sera fait mention au jour
du jugement ;car c'était à eux tout d'abord que
s'adressaient ces enseignements divins, puisque
parleur science et par leurs dignités, ils auraient
dû donner l'exemple aux autres.
Occupons-nous maintenant des âmes spiri-
tuelles, et spécialement de celles qui sont plus
favorisées de Dieu, dans cet état de contempla-
tion. Hâtons-nous de dire comment la foi doit les
LIVRE II, CHAPITRE VII. 151
conduire vers Dieu et les purifier, pour les
disposer par une sévère mortification à entrer
dans cet étroit sentier de la contemplation
obscure.
CHAPITRE VIII.
Aucune créature, aucune connaissance intellectuelle ne peut
servir de moyen prochain à l'entendement pour parvenir à la
divine union. — Aperçu général sur cette matière.
Avant de parler de la foi, qui est le moyen par
excellence pour s'unir à Dieu^ il faut prouver
comment nulle chose créée, nulle conception
naturelle, ne peut servir à l'entendement de
moyen immédiat pour l'union ; comment toutes
les connaissances qu'il peut acquérir, lui sont
plutôt une entrave qu'un secours, s'il veut s'y
attacher.
Dans ce chapitre, nous établirons cette vérité
en thèse générale, nous réservant d'entrer plus
tard dans le détail des notions que l'entendement
peut acquérir, par tous les sens intérieurs ou ex-
térieurs. Nous signalerons également les domma-
ges que causent toutes ces connaissances, et les
obstacles qu'elles apportent à l'unique moyen»
qui est la foi.
Selon les règles de la philosophie, tous les
moyens doivent être proportionnés à la fin, et
LIVRE II. — CHAPITRE VIII. 453
avoir avec elle quelque analogie. Par exemple :
une personne veut se rendre dans une ville, elle
doit nécessairement suivre la route, qui est le
moyen pour y arriver. Ou bien encore, pour faire
prendre feu à du bois, il est indispensable de le
préparer à la combustion par la chaleur. En em-
ployant un moyen contraire à celui qui lui est
propre, tel par exemple que l'air, l'eau ou la terre,
on n'obtiendra jamais la transformation du bois
en feu. De même, pour consommer l'union de l'en-
tendement avec Dieu, autant que cela est possible
ici-bas, il faut absolument employer le moyen
direct et le seul qui soit en rapport avec Dieu.
Or, parmi toutes les créatures supérieures ou
inférieures, il n'en est aucune qui se rapproche
de Dieu, ni qui soit d'une essence semblable à
la sienne. Les théologiens disent, il est vrai, que
loutes ont une certaine relation avec Dieu et
■ portent quelques vestiges de son Etre, les unes
plus, les autres moins, selon leur degré d'excel-
lence; néanmoins entre Dieu et elles, il n'y a
aucun rapport, ni aucune similitude d'essence.
Bien plus, une distance infinie sépare son Etre
divin de leur être borné. Voilà pourquoi les créa-
tures de l'ordre céleste, ou terrestre, ne sauraient
aider l'entendement à s'unir parfaitement avec
Dieu, puisqu'elles n'ont pas une analogie suffi-
154 LA MONTÉE DU CAR5IEL.
santé avec le Créateur. David parlant de la cour
céleste dit : Entre tous les dieux^ c'est-à-dire
parmi les saints Anges et les âmes bienheu-
reuses, il ny en a -points Seigneur^ qui vous
soit semblable [\) . 0 Dieu! s'écrie-t-il ailleurs,
vos voies sont toutes dans la sainteté ! Quel est le
Dieu aussi grand que notre Dieu {2)? C'est commQ
si le Psalmiste disait : la voie qui conduit à vous,
Seigneur, est sainte, et cette voie c'est la pureté
de la foi. Demander s'il est un Dieu aussi grand
que le nôtre, c'est dire : ou trouver un saint
tellement exalté en gloire, ou un Ange d'une
hiérarchie tellement élevée, qu'il puisse être com-
parable à votre grandeur, et nous servir de degré
pour parvenir jusqu'à vous, ô Seigneur ? Le même
Prophète ajoute : Parce que le Seigneur est très
èlevè, il voit de haut les choses d'en bas, et c'est
de loin encore qu'il regarde les choses élevées (3) .
Le Très-Haut dans son élévation suprême con-
sidère en effet les choses de la terre comme très
viles, comparées à son Etre infini ; et les choses
plus hautes, à savoir les créatures célestes, il
les voit encore infinimentéloignéesde son Etre.
(1) Non est Bimilis tui in diis, Domine. Ps. Lxxxv, 8.
(2) Deus in sancto via tua ; quis Deus magnus sicut Deus
noster ? Ps. Lxxvi, 14.
(3) Quoniam excelsus Dirainus, et humilia respicit, et alta a
longe cognoscit. Ps, cxxxvii, G.
LIVRE II. -— CHAPITRE VUl. loO
En un mot, toutes les créatures sont impuissantes
à préparer immédiatement l'âme à l'union
divine.
Rien, absolument rien de ce que l'imagination
peutse représenter, l'entendement concevoir et la
volonté goûter en ce monde, n'est un moyen pro-
pre à conduire l'âme à cette sublime union. Au
point de vue naturel, l'intelligence ne perçoit les
objets que sous des formes et des espèces sensi-
bles, lesquelles, nous- le répétons, ne contribuent
pas efficacement à l'union qui est spirituelle et
divine. Si nous parlons au point de vue surnatu-
rel, tel qu'il peut exister en cette vie, l'entende-
ment enfermé dans la prison du corps, manque de
la capacité et des dispositions voulues pour con-
cevoir une idée nette et précise de Dieu. Cette
connaissance lumineuse est incompatible avec
la région ténébreuse d'ici-bas ; il faut nécessai-
rement ou mourir, ou renoncer à sa possession.
Aussi Dieu dit à Moïse : L'homme ne sau-
rait me voir et vivre (1). Nul n'a jainais vu
Dieu (2), affirme saint Jean. Saint Paul ajoute
après Isaïe : L'œil ne Va point vu, Voreille
ne Va point entendu, et le cœur de Vhomme
(1) Non enim videbit me homo et vivet. Exod,, xxxitî, 20.
(2) Deum nemo vidit unquam. S. Joan. , l, 18,
lî)6 LA MONTÉE DU CAIIMEL.
ne Va "pas compris (1). Moïse n'osa pas fixer
le buisson ardent où Dieu manifestait sa pré-
sence (2), persuadé que son entendement n'é-
tait pas capable de se former une idée digne
de la Divinité^ et cependant cette crainte même
révélait le sentiment profond qu'il en avait conçu.
Enfin notre Père saint Elie ne se couvrit-il pas le
visage devant la face du Seigneur, sur la monta-
gne d'Horeb (3), symbole de l'aveuglement de l'in-
tellect, qui n'osait pas considérer un objet si
sublime, convaincu qu'il était jusqu'à l'évidence,
que toutes ses conceptions particulières étaient
très éloignées de Dieu, et tout à fait hors de pro-
portion avec lui. Par conséquent, nulle connais-
sance, nulle appréciation, ne sauraient en cette
vie mortelle servir à l'âme de moyen assez
prochain pour parvenir à l'admirable union de
l'amour.
Le prophète Isaïe nous le fait merveilleuse-
ment comprendre : A qui donc ferez -vous
ressembler Dieu ? Et quelle image en tra-
cerez-vous ? Celui qui travaille le fer en a-t^
il coulé l'image ? Ou bien celui qui travaille
(1) Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis
ascendit. I ad Cor., ii, 9.
(2) Tremefactus autem Moyses, non audebat conKÏderaie.
Act., VII, 32.
(3) Quod cum audisset Elias, opérait vultum suum pallie. III
Eeg., XIX, 13.
LIVRE II. CHAPITRE VIll. 157
Vor en a-i'il fait une statue d'or y et celui
qui travaille Vargentl'a-t-ilrejprésentè avec des
lames d'argent (1) ? Par l'ouvrier qui travaille
le fer, on veut dire l'entendement, dont l'office
particulier est de former les connaissances, et de
les dépouiller du fer des espèces représentatives
et des formes matérielles. L'orfèvre signifie la
volonté, qui a la faculté de recevoir l'impression
et le sentiment des délices, procurées par l'or de
l'amour. L'argentier, impuissant à représenter
Dieu avec des lames d'argent, désigne la mémoire
et l'imagination, dont on peut assurément com-
parer les idées et les représentations aux lames
d'argent. Et le tout se résume ainsi: l'entende-
ment avec ses connaissances ne pourra se faire
une idée tant soit peu rapprochée de Dieu ; la
volonté ne saura goûter de délices, ni de suavités
comparables à la vraie douceur qui est Dieu ;
enfin la mémoire ne fournira à l'imagination
aucune figure qui le reproduise dignement. Pour
recevoir avec plus de plénitude l'illumination du
rayon divin, l'intellect doit renoncera ses propres
lumières, et préférer une profonde obscurité à
l'acquisition de toute espèce de connaissances.
1) Gui ergo similem fecisti Deum ? aut qoem imaginera po-
netis ei ? Numquid sculptile conflavit faber, aut aurifex auro
figuravit illud, et laminis argenteis argentarius ? Is., XL, 18, 19.
158 LA MONTÉE DU CARMEL.
C'est pourquoi la contemplation par laquelle
Dieu éclaire l'esprit se nomme théologie mysti-
que, ou sagesse secrète de Dieu ; elle est cachée
même à 1 esprit qui la reçoit. Saint Denis l'ap-
pelle un rayon de ténèbres, et le prophète Baruch
dit : Ils n'ont joas connu la voie de la sagesse et
n'ont pu en découvri)" les sentiers [\). Four mar-
cher dans ses sentiers et s'unir à Dieu, il est donc
rigoureusement nécessaire de devenir volontai-
rement aveugle par rapport à toutes les autres
voies.
D'après Aristote notre entendement est aveu-
glé en présence de la lumière divine, qui est
pour nous une complète obscurité, comme les
chauves-souris le sont en face du soleil. Ce philo-
sophe ajoute que plus les choses de Dieu sont
élevées et manifestes en elles-mêmes, plus elles
nous sont incompréhensibles et obscures. Au
témoignage de l'Apôtre, la grandeur de Dieu est
ce qu'il y a de plus inaccessible à l'homme.
Nous n'achèverions pas ce sujet, s'il fallait
énumérer toutes les autorités et les raisons qui
prouvent à l'envi l'insuffisance des créatures et
des conceptions de l'intelligence humaine, pour
(1) Viam autem sapientiie nescierunt, neque commemorati
suât semitas ejus. Bar., m, 23.
LIVRE II. CHAPITRE Vlll. 159
s' élever jusqu'à l'Etre infini de ce Seigneur tout-
puissant. Loin de là, si l'entendement voulait
user de tous ces secours, ou de quelqu'un d'en-
tre eux, comme d'un moyen prochain à l'union,
il y rencontrerait de nombreux obstacles et
s'exposerait à une foule d'erreurs et d'illusions,
dans l'ascension de cette montagne mystique.
5 "*
CHAPITRE IX.
Comment la foi est à l'entendement le moyen prochain et le
mieux proportionné pour acquérir l'union de l'amour divin.
Preuves tirées de l'autorité et des exemples de la saiute
Écriture.
Le lecteur est convaincu maintenant, je Fes-
père, de la nécessité pour l'entendement d'être
purifié et dégagé de tout ce qui peut frapper les
sens, vide de toute connaissance distincte, dans
le silence et le repos de son activité naturelle
pour s'établir solidement dans la foi, seule pré-
paration prochaine et efficace pour l'union. En
effet, l'objet de la vision béatifique ou l'objet de
la foi est le même ; toute la différence consiste
à voir Dieu obscurément dans l'une et à le con-
templer sans nuages dans l'autre. Dieu est infini,
la foi nous le propose infini ; il est Trinité en
personne et unité en nature, et c'est dans l'unité
Je ses trois personnes qu'elle l'offre à nos adora-
tions. Ainsi sa souveraineté se découvre dans une
lumière divine au-dessus de toute intelligence,
et l'union de l'âme est en raison directe de la
grandeur de sa foi.
i
LIVRE II. CHAPITRE IX. 161
Saint Paul exprimait la même vérité dans le
texte cité plus haut : pour s^ approcher de Dieu,
il faut croire premièrement qu'il y a un Dieu(\) .
Autrement dit, l'entendement se dirige versDieu
et s'unit à lui au milieu des ténèbres d'une foi
nue. Le Très-Haut est caché sous cette mysté-
rieuse obscurité, selon les paroles du roi David:
Unnuage obscur est sous ses 'pieds et il est monté
sur les Chérubins, et il s est envolé ; il a volé sur
les ailes des vents. Il a choisi sa retraite dans les
ténèbres^ il a établi autour de lui comme une
tente V eau ténébreuse des nuées du ciel (2). Ce
nuage obscur sous les pieds, sa retraite placée au
sein des ténèbres, sa tente formée par des nuées
ténébreuses, dénotent l'obscurité de la foi dans
laquelle le Seigneur se dérobe aux regards de
l'âme. Le Psalmiste en ajoutant : il est monté
sur les Chérubins, et il a volé sur les ailes des
vents, nous insinue qu'il plane au-dessus de
toute intelligence, car les Chérubins signifient
des esprits auxquels il est donné de voir et de
contempler, et les ailes des vents désignent les
(1) Cerdere enim oportet acccdentem ad Dium qnia est.
Hebr., xi, 6.
(2. Et caligo snb pedibus ejus. Et ascendit super Cberubim,
et volavit ; volavit super pennas ventorum. Et posuit ten^ bra^
latibulum suum ; in circuitu ejus tabernaculum ejus, tenebrosa
aqua in nubibus aeris. Ps. xvii, 10.
162 LA MONTÉE DU CARMEL.
connaissances, les conceptions subtiles et élevées
de l'intellect. Comme l'Essence divine les domine
tous sans exception, elle est inaccessible à toute
créature.
La sainte Écriture nous en offre une figure.
Lorsque Salomon eut achevé la construction du
Temple, Dieu j descendit dans une nuée et rem-
plit le lieu saint d'une telle obscurité, que les
enfants d'Israël ne pouvaient plus rien distin-
guer; Salomon s'écria alors : Le Seigneur a pro-
mis de demeurer dans une nuée (1). Ilapparut éga-
lement à Moïse sur la montagne enveloppé d'un
nuage (2). Enfin toutes les fois que Dieu daigna
se communiquer sensiblement aux hommes, ce
fut sous le voile des ténèbres, ainsi qu'on peut le
constater encore au livre de Job, où il est écrit
que le Seigneur parla à Johdu milieu d*un tour-
billon (3). Ces différents genres de ténèbres repré-
sentent l'obscurité de la foi dont la Divinité
s'environne pour se manifester à l'âme. Un jour
ces voiles se déchireront ; alors, dit saint Paul,
tout ce qui est imparfait, c'est-à-dire l'obscurité de
(1) Dominus dixit ut habitaret in nebula. III Eeg., vili
12,
(2) Ait ei Dominus : Jam nunc veniam ad te in caligine nubia
Exod., XIX, 9.
(3) Respundens autem Dominus Job de turbine dixit. Job,
2XXVIII, 1, Id., XL.,L
LIVRE II. — CHAPITRE IX. 163
la foi, sera aholi, et nous serons dansVétat par-
fait (1), en d'autres termes, nous serons rendus
participants des splendeurs divines. En se dis-
posant à l'attaque de Jéricho, tous les soldats
de l'armée de Gédéon portaient dans des vases
d'argile des torches allumées, dont la lumière ne
se répandit que lorsque ces vases furent brisés (2).
La foi, dont ils sont ici la figure, renferme en
elle la clarté divine, c'est-à-dire la vérité essen-
tielle qui est Dieu même ; au terme de cette vie
mortelle, le vase de la foi sera brisé, et c'est
alors seulement qu'apparaîtront la lumière et la
gloire de la Divinité.
En résumé, l'âme saintement avide de s'unir à
Dieu et de s'entretenir directement avec lui, doit
pénétrer dans la. nuée où le Seigneur, au rap-
port de Salomon, a promis de demeurer. Il lui
faut se tenir auprès du tourbillon ténébreux où il
daigna révéler ses secrets à Job, et prendre entre
les mains les urnes mystérieuses de Gédéon,
c'est-à-dire que les œuvres procédant de sa
volonté et opérées parmi les ténèbres de la foi,
doivent renfermer la lumière, qui est l'union d'à-
(1) Cum autem venerit quod perfectum est, evacuabitur
quod ex parte est. I ad Cor., xiil, 10.
(2) Dédit tubas in manibus eorum, lagenasque vacuas ac
lampades ia medio lagenarum. Judic, VII, 16.
164 LA MONTÉE DU CARMEL.
mour ; jusqu'à ce que, le vase fragile de cette
vie étant brisé, elle voie Dieu face à face dans la
gloire.
Il nous reste maintenant à examiner en détail
toutes les connaissances que l'entendement peut
acquérir, et à énumérerles obstacles et les torts
dont elles sont le principe. Nous dirons ensuite
comment l'âme engagée dans le chemin de la foi
doit se conduire à leur égard, afin que les notions
venues des sens ou de l'esprit, loin de lui nuire,
tournent toutes à son avantage.
CHAPITRE X.
Émiraération des connaissances et des différentes conceptions
de l'entendement.
Ayant à traiter de l'utilité et du dommage que
causent à l'âme, à l'égard de la foi, les différentes
fonctions de l'entendement, il est bon d'établir
ici la distinction des connaissances naturelles ou
surnaturelles, dont cette faculté est susceptible.
Nous pourrons ensuite, avec le plus d'ordre et
de brièveté possible, la diriger à travers les om-
bres de cette nuit de la foi.
Or, il faut savoir qu'il y a deux voies par oCi
l'entendement arrive à la connaissance et à l'in-
telligence des choses : l'une naturelle, l'autre
surnaturelle. La voie naturelle embrasse tout ce
que l'entendement peut atteindre, soit au moyen
des sens corporels, soit par sa propre perspica-
cité. La voie surnaturelle renferme tout ce qui
est engendré dans l'entendement, au-dessus de sa
capacité et de son aptitude naturelles. Parmi ces
connaissances les unes sont corporelles, les autres
spirituelles. Les premières s'acquièrent de deux
166 LA MONTÉE DU CARMEL.
manières : elles sont produites dans l'entende-
ment, les unes à l'aide des sens corporels exté-
rieurs, les autres parle moyen des sens corporels
intérieurs; on range parmi celles-ci tout ce que
l'imagination peut connaître, créer et représenter.
Il y a aussi deux espèces de connaissances spi-
rituelles : les unes sont distinctes et particu-
lières, les autres confuses, obscures et générales.
La connaissance distincte et particulière com-
porte quatre diiférentes manières de se commu-
niquer à l'esprit, sans le secours d'aucun sens
corporel ; ce sont les visions, les révélations, les
paroles intérieures et les sentiments spirituels.
La connaissance obscure et générale est unique,
c'est la contemplation obtenue par la foi. C'est
vers cet heureux terme qu'il nous faut conduire
l'âme, à l'aide de toutes les autres connaissances;
nous lui tracerons d'abord sa voie dans les pre-
mières, puis nous l'habituerons à s'en dépouiller
successivement.
CHAPITRE XI.
Quels préjudices peuvent causer à l'entendement les connaissari-
ces présentées surnaturcllement aux sens corporels et exté-
rieurs. — Comment l'âme doit se comporter à leur égard.
Les premières connaissances, dont nous avons
parlé au chapitre précédent, appartiennent à ce
que l'entendement acquiert par voie naturelle.
En faisant pénétrer l'âme dans la nuit des sens,
nous avons suffisamment exposé cette matière;
il serait donc superflu d'y revenir ici. Nous nous
bornerons, dans le présent chapitre, à parler des
connaissancss et.des conceptions que l'entende-
ment se forme surnaturellement, au moyen des
sens corporels extérieurs : la vue, l'ouïe, le goût,
l'odorat et le tact. Chez les personnes pieuses, ces
sens sont frappés par les objets qui leur sont
parfois présentés surnaturellement : parexemple,
les yeux aperçoivent des formes et-des person-
nages de l'autre vie, tel ou tel saint, des bons ou
des mauvais Anges, des lumières et des splendeurs
merveilleuses. L'ouïe perçoit des paroles mysté-
rieuses, tantôt elles sont proférées par ces appa-
6
dG8 LA MONTÉE DU CARMEL.
ritions, tantôt on ignore d'où elles viennent.
L'odorat est frappé par des parfums exquis, dont
la provenance est inconnue. De même, ces per-
sonnes ressentent dans le goût une saveur extra-
ordinaire, et leur tact éprouve aussi un genre de
suavité tel, qu'il leur semble être plongées jus-
qu'à la moelle des os dans les jouissances, et
nager dans un torrent de délices. Cette douceur,
c'est l'onction de l'esprit, qui rejaillit jusque sur
les sens des âmes pures et simples. Celles qui
embrassent la vie spirituelle goûtent ordinaire-
ment cette jouissance ; du reste, l'affection et la
dévotion sensible de l'esprit se répandent à des
degrés divers dans chaque âme, suivant ses dis-
positions.
Or, il importe de le savoir, quoique les effets
extraordinaires, qui peuvent.se produire dans les
sens corporels, soient l'œuvre de Dieu, il ne faut
jamais s'y complaire, ni s'y confier avec assu-
rance ; bien plus, il faut les fuir absolument,
sans examiner s'ils dérivent d'un bon ou d'un
mauvais principe. Plus ils sont extérieurs et
corporels, moins il est certain qu'ils aient Dieu
pour auteur ; car c'est le propre de son Être de se
communiquer à l'esprit. Il y a en effet, pour l'âme,
plus de sécurité et un profit plus réel dans les
grâces intérieures que dans les consolations sen-
LIVRE 11. CHAPITRE XI. 169
sibles d'où peuvent naître de fréquentes erreurs
et de nombreux dangers. Le sens corporel se fait
lui-même dans ces circonstances le juge et l'ap-
préciateur des grâces spirituelles, et les estime
telles qu'il les sent. Cependant, il y a autant de
différence entre la sensation et la raison qu'entre
le corps et l'àme, et en réalité le sens corporel
est aussi ignorant des choses spirituelles qu'une
bête de somme est incapable de raisonnement.
L'attache à ces opérations extraordinaires en-
traîne dans le piège de l'illusion, ou du moins
apporte un obstacle considérable au progrès de
la perfection. Nous l'avons dit, les objets corpo-
rels n'ont aucune proportion avec les spirituels,
et on doit toujours craindre de rencontrer dans
les premiers l'action du malin esprit, au lieu de'
celle de Dieu. Le démon, ayant plus de prise sur
les choses corporelles et extérieures que sur les
opérations intérieures, peut aussi plus facilement
nous y tromper. Lors même que ces formes et
ces objets corporels communiquent un effet spi-
rituel, comme il arrive toujours lorsqu'ils nous
viennent de Dieu, néanmoins le profit sera tou-
jours moindre, que si les mêmes manifestations
avaient été plus spirituelles et plus intérieures ;
vu la distance et la disproprotion qui existent
entre le corporel et le spirituel. Elles sont de
170 LA MONTÉE DU CARMEL.
nature à engendrer l'erreur, la présomption et la
vanité ; par leur côté sensible et matériel elles
émeuvent beaucoup les sens, et l'âme qui les
juge d'autant plus grandes qu'elles affectent da-
vantage sa sensibilité, abandonne, pour les suivre,
son conducteur assuré, la foi. Cette fausse lu-
mière est à ses yeux le moyen et le guide qui la
conduiront au but de ses aspirations, c'est-à-dire
à l'union divine; mais loin de là, plus elle s'ar-
rête à ces obstacles, plus elle s'écarte du chemin
et se prive du moyen par excellence qui est la
foi.
En outre, l'âme se voyant favorisée de grâces
extraordinaires en conçoit secrètement une cer-
taine bonne opinion d'elle-même; elle s'imagine
être quelque chose devant Dieu; or, cette pensée
est tout à fait contraire à l'humilité. D'autro
part, l'ennemi du genre humain lui suggère de
semblables sentiments, qui parfois se traduisent
par des signes non équivoques. Dans ce but, il
propose souvent des objets surnaturels aux sens,
il fait apparaître aux yeux des figures de saints,
des splendeurs merveilleuses; retentir aux oreil-
les des paroles astucieuses. Pour charmer l'odo-
rat il répand des parfums très suaves; il flatte le
goût par d'exquises douceurs et le toucher par
d'ineffables délices, afin d'attirer les sens par
LIVRE II. CHAPITRE XI. 171
tous ces appâts séducteurs, et de les entraîner
dans une foule de maux.
Règle générale : il faut toujours rejeter ces
représentations et ces sentiments ; supposé même
qu'ils viennent de Dieu, l'âme ne l'offensera pas
en agissant de la sorte, et ne laissera pas de re-
cevoir l'effet et les fruits dont Dieu veut la gra-
tifier par ces secours. En voici la raison : dans
les visions corporelles et dans les impressions
sensibles, ou même dans des communications
plus intérieures, si elles sont l'œuvre du Très-
Haut, elles produisent instantanément leur effet
dans l'esprit, sans donner à l'âme le temps de
délibérer pour savoir si elle doit les accepter ou
les'rejeter. Comme Dieu opère ces choses sur-
naturellement sans le concours et les efforts de
Pâme, ainsi, sans sa coopération, il produit l'effet
qu'il veut dans Tesprit ; il n'est pas loisible à la
volonté d'accepter ou de refuser cette opération,
ni même de l'entraver. En vain un homme dé-
pouillé de ses vêtements voudrait-il se sous-
traire à la douleur d'une brûlure, si on jetait du
feu sur son corps, cet élément produirait forcé-
ment soji action. Ainsi en est-il des visions et
des représentations véritables ; avant d'agir sur
* le corps, elles produisent de prime abord leur
effet spécial dans l'âme indépendamment de sa
172 LA MONTÉE DU CARMEL.
volonté. Au contraire, celles dont Satan est l'au-
teur causent en elle, sans son adhésion, le trouble
ou la sécheresse, la vanité ou la présomption
d'esprit. A la vérité, ces dernières n'ont pas au-
tant d'efficacité pour le mal que les premières en
ont pour le bien, parce que les impressions venant
de l'ennemi ne dépassent pas les premiers mou-
vements, et ne peuvent émouvoir la volonté au
delà de son consentement. Aussi l'inquiétude dont
elles sont la source ne dure guère, à moins que
le peu de recueillement de l'âme et son défaut
de courage ne la prolongent. Les communica-
tions divines pénètrent intimement l'âme, et dé-
posent en elle comme vestiges de leur passage
une ardeur et une joie victorieuse, qui la pressent
de donner un libre et amoureux consentement au
bien et lui facilitent les actes de vertu. Cepen-
dant si l'âme adhère volontiers à ces visions
extérieures et à ces faveurs divines, il en résulte
six principaux inconvénients.
Premièrement. La perfection de la foi, qui doit
régir l'âme, diminue infailliblement. En ne fer-
mant pas les yeux à tout le créé, elle se détourne
de la voie qui conduit à l'union divine ; car les
choses expérimentées par les sens portent une
grave atteinte à la foi, vertu supérieure à touç les
sens.
LIVRE n. — CHAPITRE XI. 173
Secondement. Si l'on ne renonce pas à ces fe-
veurs, elles font obstacle k la vie de l'esprit ;
l'âme s'y arrête et cesse de prendre son essor vers
l'invisible. C'est là une des raisons alléguées par
Notre-Seigneur à ses disciples pour leur insinuer
la nécessité de son éloignement, afin que le
Saint-Esprit descendît sur eux. Le même motif
lui fit interdire à Marie Madeleine de toucher ses
pieds sacrés après la Résurrection, les affermis-
sant ainsi les uns et les autres dans la foi.
Troisièmement. L'âme qui s'attache avec un
sentiment de propriété à ces visions, ne progresse
pas dans la nudité d'esprit et le parfait abandon.
Quatrièmement. Le fruit et la vertu intérieure
de ces communications se perdent, si l'âme con-
centre son attention sur ce qu'elles ont de sensi-
ble, c'est-à-dire sur l'accessoire. Elle reçoit alors
avec moins d'abondance l'effet spirituel, qui s'im-
prime et se conserve dans le coeur en raison de
son détachement de toutes les choses sensibles,
qui sont diamétralement opposées au pur es-
prit.
Cinquièmement. Les faveurs divines reçues
avec un sentiment de propriété et dont on ne
fait pas un bon usage deviennent inutiles. Or les
accepter volontairement et s'y arrêter, ou bien
les conserver avec esprit de propriété et n'en
174 LA MONTÉE DU CARMEL.
tirer aucun profit réel, c'est tout un. Ce n'est
jamais à cet effet que le Seigneur les accorde ,
aussi dans ce cas ne doit-on pas facilement se
persuader qu'elles aient Dieu pour auteur.
Sixièmement. Par l'adhésion de sa volonté»
l'âme ouvre une porte au démon pour la tromper
sur d'autres points semblables, car, ainsi que le dit
l'Apôtre, il peut se transformer en ange de lu-
mière (1) et sait fort bien dissimuler et travestir
ses suggestions sous une bonne apparence. Avec
le secours d'en haut, nous reviendrons sur ce
thème dans le chapitre de la gourmandise spiri-
tuelle, livre III.
11 y a tout avantage à repousser, les yeux fer-
més, ces représentations, de quelque part qu'elles
viennent ; une conduite différente donnerait au
démon force et liberté pour tromper l'âme, et
tout au moins l'exposerait à prendre des visions
diaboliques pour des visions divines. Il pourrait
encore se faire que celles-ci venant à cesser, les
premières se multiplient ; alors l'action du dé-
mon subsisterait seule dans l'âme au détriment
de celle de Dieu. Tel est le sort de beaucoup da-
mes ignorantes. Victimes de leur imprudence,
(1) Ipse enim Satanas transfiguret se in angelum lucis. II ad
Cor., XI, 14.
LIVRE II. CHAPITRE XI. 175
elles reçoivent ces communications avec trop de
sécurité, et leur retour à Dieu dans la pureté de
la foi leur coûte alors de pénibles efforts. Un
grand nombre même n'y reviennent jamais, tant
les illusions du démon ont jeté en elles de pro-
fondes racines.
C'est pourquoi il est sage de fermer l'entrée
de notre âme à toutes ces visions par une crainte
salutaire. En repoussant les mauvaises on évite
les tromperies infernales, et à l'égard des bonnes
on surmonte l'obstacle à la vie de la foi, dont
l'esprit recueille alors tous les fruits. Dieu enlève
ses grâces aux âmes qui s'y attachent avec un
sentiment de propriété et n'en tirent pas de pro-
fit; en même temps le démon exploite cette dis-
position et multiplie les siennes, l'âme lui en
donnant l'occasion et la facilité. Au contraire,
l'âme pratique-t-elle sous ce rapport l'abnégation
et le véritable dépouillement, le démon cesse
d'agir à la vue de l'inutilité do ses efforts, et
Dieu augmente ses faveurs dans ce cœur humble
et dégagé ; il l'élève et l'initie à de grandes cho-
ses, comme le serviteur, qui fut trouvé fidèle
dans les petites (1). Si la fidélité de l'âme est sou-
tenue, le Seigneur ne laissera pas tarir la source
(l) Quia super pauca fuisti fidelis, super multa te consti-
tuam. S. Matth., XXV, 21.
nô LA MONTÉE DU CARMEL.
de ses grâces, il la conduira ainsi peu à peu jus-
qu'à iunion et à la transformation divine.
Le Seigneur tient le plus souvent cette ligne
de conduite envers l'âme, il la met d'abord dans
le creuset de lepreuve pour l'élever ensuite. 11
commence par la visiter plus sensiblement, d'une
manière conforme à sa petite capacité, et si elle
prend comme elle le doit ce premier aliment
avec sobriété, à dessein de se nourrir et de se
fortifier, il lui donne ensuite une nourriture plus
forte et plus substantielle. En sorte que si l'âme
est victorieuse du démon dans ce premier degré
de la vie spirituelle, elle passera au second, et
si elle triomphe en celui-ci, elle gravira le troi-
sième. Ainsi elle parcourra successivement les
sept demeures, qui sont les sept degrés d'amour,
jusqu'à ce que le céleste Époux llntroduise dans
le cellier mystique où il tient en réserve le vin
de sa parfaite charité (1).
Heureuse, mille fois heureuse l'âme qui a su
combattre contre la bête de l'Apocalypse, dont
les sept têtes (2) sont opposées à ces sept degrés
d'amour ! Chacune de ces têtes correspond à un
(l) Intro'iuxit nie in cellam vinariam ; ordinavit in me chan-
tatem. Cant., Il, 4.
(2; Et vidi de mari bestiam asceadentem, habentem capita
septem. Apoc., XIII, 1.
LIVRE II. CHAPITRE XI. 177
de ces degrés, et lutte contre l'âme qui s'exerce à
gravir le sentier de l'amour divin. Si l'âme re-
pousse avec énergie ces attaques, elle remportera
indubitablement la victoire et méritera de passer
de demeure en demeure jusqu'à la dernière, après
avoir abattu les sept têtes de la bête qui lui li-
vrait une guerre si acharnée. Il lui a été permis,
nous dit saint Jean, de faire la guerre aux saints
et de les vaincre (1).
Ah ! combien il est lamentable de voir la mul-
titude de ceux qui, après être entrés dans cette
lice de la vie spirituelle, n'ont pas le courage de
couper la première tête de la bête, en renonçant
aux plaisirs sensuels du monde. Plusieurs même
de ceux qui remportent cette première victoire,
ne tranchent pas la seconde tête, c'est-à-dire, les
visions extérieures dont nous parlons ici. Enfin,
un spectacle encore plus digne de compassion,
c'est celui de ces âmes qui, ayant abattu non
seulement la première et la deuxième tête, mais
encore la troisième qui représente les sens inté-
rieurs, sont vaincues par la bête elle-même.
Après avoir franchi les limites de ,1a méditation
et celles d'une oraison plus élevée, au moment
(1) Et est illi datum ad bellum facere cumsanctis et vincete
eo3. Apoc, XIII., 7.
J78 LA MONTÉE DU CARMEL.
d'entrer dans la pureté d'esprit, ce monstre se
dresse de nouveau contre eux et les terrasse. Sa
première tête retrouve une nouvelle vigueur, et
avec sept autres esprits plus méchants que lui,
il reprend possession de ces âmes dont l'état de-
vient pire que le premier (1).
0 homme spirituel, voulez-vous vaincre cette
bête furieuse, et pénétrer par une foi vive dans
la première et dans la deuxième demeure du
saint amour ? Renoncez àtoutes les connaissances,
à toutes les délectations qui affectent les sens
extérieurs ; ces attaches, croyez-moi, sont le
plus grand obstacle à la nuit spirituelle de la foi .
Ces visions et ces connaissances n'ont aucune
proportion avec Dieu, et sont incapables, vous ne
l'ignorez plus, de servir de moyens immédiats à
l'union. Tel fut assurément le motif de la défense
que le Christ fit à Marie Madeleine de le toucher,
et il eût trouvé plus parfait de voir l'apôtre saint
Thomas s'abstenir également de mettre la main
dans ses sacrées plaies.
Le démon tressaille de joie en voyant une âme
accepter volontiers les révélations, et même aller
au-devant , il trouve dans cette disposition de
(1) Et fiunt novissima hominis illius pejora prioribus . S. Luc.
XI, 26.
LIVRE 11. CHAPITRE XI. 179
fréquentes occasions de lui glisser le poison de
l'erreur, et de la détourner autant que possible de
la vie de la foi. Celui qui les souhaite tombera
dans de graves illusions, et sera inévitablement
assailli de nombreuses tentations aussi vaines
que dangereuses.
Je me suis un peu étendu sur ces connaissan-
ces extérieures, afin de jeter plus de lumière sur
celles que nous devons traiter ensuite. Cepen-
dant cette matière est si intarissable que je crains
encore d'avoir été trop bref, en me bornant à
donner ce conseil de ne jamais accepter les vi-
sions, révélations et autres choses extérieures et
sensibles, si ce n'est dans de certaines circons-
tances très rares, et après mûr examen de per-
sonnes doctes, spirituelles et expérimentées.
Dans cette conjoncture même, il ne faut jamais
les désirer.
CHAPITRE XI 1.
Des représentations imaginaires et naturelles. — Ce qu'elles
sont. — Elles ne peuvent servir de moyens convenables
pour arriver à l'union divine. — Combien elles nuisent à
l'âme qui ne sait pas s'en détacher à propos.
Avant de traiter des visions imaginaires pré-
sentées surnaturellement aux sens intérieurs, qui
sont l'imagination et la fantaisie, il importe,
pour procéder avec ordre, déparier ici des re-
présentations naturelles de ces mêmes sens inté-
rieurs. Nous passerons de la sorte de ce qui est
moins important à ce qui l'est plus, de l'extérieur
à l'intérieur, jusqu'à ce que nous pénétrions dans
cette retraite intime où l'âme s'unit à Dieu. C'est,
au reste, la méthode que nous avons suivie jus-
qu'à présent. Dans le traité de la Nuit des sens,
nous avons engagé l'âme à se dépouiller des con-
naissances naturelles des objets extérieurs, et
dès lors de la vie naturelle des passions. Ensuite,
au chapitre précédent, nous l'avons initiée au
dépouillement des connaissances extérieures sur-
naturelles, qui tombent sous le domaine des sens.
LIVRE II. — CHAPITRE XII. 181
afin de l'introduire dans la nuit de l'esprit, qui
forme la matière de ce second livre.
L'objet qui se présente à nous tout d'abord,
c'est le sens corporel intérieur qui est l'imagina-
tion et la faculté représentative. Nous devons
également le dégager de toutes les formes et de
toutes les connaissances imaginaires dont ce sens
intérieur est le foyer. Il nous importe de prou-
ver comment il est impossible à l'âme de parve-
nir à l'union divine, sans cesser d'agir d'après
ces notions, attendu qu'elles ne peuvent pas lui
être un moyen proportionné et immédiat pour
arriver à cette union.
Les sens dont nous parlons sont au nombre de
deux : corporels et intérieurs, ils se nomment
imagination et faculté représentative; ils sont
corrélatifs et se prêtent un mutuel concours. Le
dernier produit une espèce de raisonnement con-
fus et imparfait dont le premier, qui est l'ima-
gination, s'empare pour former l'image maté-
rielle. Au point de vue qui nous occupe, ce que
nous dirons de l'un pourra s'appliquer à l'autre.
On nomme imaginations et fantaisies les impres-
sions et les opérations de ces sens, c'est-à-dire ce
qui représente au sens intérieur l'image et la
figure des objets corporels. Or, cette représenta-,
tien peut avoir lieu de deux manières : l'une sur-
182 LA MONTÉE DU CAKMEL.
naturelle, qui s'effectue sans la coopération des
sens, passivement ; telles sont les visions imagi-
naires de l'ordre surnaHirel, dont nous parlerons
plus loin. L'autre est naturelle, et se produit
activement, sous des formes, des figures et des
images représentées par les sens. C'estainsi qu'il
appartient à ces deux puissances de servir utile-
ment à la méditation, acte discursif produit au
moyen d'images, déformes et de figures, offertes
par les sens. Par exemple : elles nous aident à
contempler Jésus-Christ sur la croix, ou attaché à
la colonne, à considérer Dieu assis sur un trône et
environné d'une grande majesté; ou bien à nous
représenter la gloire comme une lumière éblouis-
sante, enfin à former toute autre conception ima-
ginaire se rattachant à l'ordre divin ou à l'ordre
humain.
Aucune de ces représentations et de ces ima-
ginations ne pouvant servir de moyen immédiat
et proportionné pour s'approcher de Dieu, l'âme
doit s'en dépouiller et rester dans l'obscurité par
rapport à ce sens intérieur. Les représentations
corporelles, produites par les cinq sens extérieurs,
sont également impuissantes à l'y conduire. En
voici la raison : l'imagination n'a de force que
pour retracer les objets dont la connaissance lui
vient par les sens extérieurs : la vue, l'ouïe, etc.
LIVRE II. CHAPITRE XII. 183
Tout au plus parviendra-t-elle à composer une
ressemblance des choses qu'elle a vues, enten-
dues, ou senties ; néanmoins cette idée ne s'élè-
vera pas au delà de la notion reçue par les sens
extérieurs. Ainsi on peut s'imaginer des palais de
pierres précieuses et des montagnes d'or, parce
que l'on a vu de l'or et des diamants ; mais en
réalité tout cela se résume, quant à la substance,,
à un peu d'or ou à quelques pierres précieuses,
bien que l'imagination en ait fait et ordonné une
composition à elle. Or, nous l'avons dit, les cho-
ses créées n'ont nulle proportion avec l'Essence
divine ; d'où il résulte que toutes les inventions
imaginaires, reproduisant la créature, ne sau-
raient être un moyen d'unir l'âme au Créateur.
Oh ! combien s'éloignent de Dieu ceux qui se
le représentent sous une forme idéale, comme un
feu consumant, une lumière splendide, etc., etc^
et s'imaginent de la sorte saisir quelques traits
de son Etre ! A la vérité, ces considérations, ces
formes, ces méthodes de méditation sont néces-
saires aux commençants, pour faire jaillir dans
leur c< eur une étincelle d'amour par une ferveur
sensible. Ils y trouvent une préparation éloignée
à l'union, par laquelle d'ordinaire les âmes doi-
vent passer avant d'arriver au terme, c'est-à-dire,
au délicieux séjour du repos spirituel. Toutefois,
184 LA MONTÉE DU CARMEL.
il faut traverser cette voie sans s'y arrêter, ou
renoncer à atteindre jamais le but qui u'a aucun
rapport avec ces moyens éloignés. Il en est de ces
moyens comme des degrés d'un escalier, qui n'ont
rien de commun avec le terme ou l'appartement
supérieur vers lequel ils conduisent. Si, au lieu de
laisser derrière soi tous les degrés jusqu'au der-
nier, on restait stationnaire sur l'un d'entre eux,
jamais on n'arriverait à cette demeure tran-
quille et paisible qui est le terme de nos aspira-
tions. Ainsi, l'âme désireuse de jouir dès cette vie
du repos dans l'union du souverain Bien, doit
francliir tous les degrés des considérations, des
formes et des connaissances, qui n'ont ni rapport
ni ressemblance avec le but où elle tend, qui est
Dieului-même. A^owswe devons pas croire quela
Divinité soitsemblableà deVor^àdeV argent, ou
àdelapierre, dont V art etV industrie des hommes
a fait des figures (1), est-il rapporté aux Actes
des Apôtres.
Bon nombre d'hommes spirituels se trompent
étrangement sur ce point. Après s'être exercés
au moyen d'images, de formes et de méditations,
convenables aux commençants, le Seigneur
(1) Non debemus œstimare auro aut argento, aut lapidi
sculpturae artis et cogitationis hominis, divinum esse simile.
Act., XVII, 29,
LIVRE II. CHAPITRE XII. 483
veut-il les attirer à des biens plus élevés, plus inté-
rieurs et moins palpables, par la privation du
goût et de la consolation qu'ils trouvaient dans la
méditation discursive, ils n'osent ni ne savent se
détacher entièrement de ces moyens sensibles
auxquels ils sont accoutumés. Au contraire, ils
s'efforcent de les conserver et de se servir encore
de considérations et de représentations, persua-
dés que ce mode d'oraison est le seul véritable.
Ils se tourmentent étrangement, et ne trouvent
que fort peu ou point de goût dans leurs exerci-
ces spirituels. En même temps la sécheresse, la
fatigue, l'inquiétude ne font qu'augmenter, et
croissent à mesure qu'ils s'agitent davantage
pour retrouver les premières douceurs de leur
ancienne méthode, devenue inutile. L'âme,
en effet, ne sera plus désormais en état de
goûter ce lait des consolations sensibles. Elle
devra savourer un aliment plus délicat, plus
intérieur et par conséquent plus sublime ; elle
en jouira à loisir dans un repos spirituel que
toute l'activité de l'imagination serait impuissante
à lui procurer. Plus l'âme aura fait de progrès
dans cette voie de l'esprit, plus aussi l'opération
de ses puissances à l'égard des objets particu-
liers s'amoindrira. Un seul acte, simple et géné-
ral, remplacera alors le travail des puissances,
186 LA MONTÉE DU CARMEL.
parce que l'âme est enfin arrivée au terme où
elle tendait autrefois. Les pieds du voyageur s'ar-
rêtent à la fin de sa course ; si tout consistait
dans la marche, on n'arriverait jamais à sa desti-
nation ; si tout n'était que moyens, quand donc
parviendrait-on à la fin et jouirait-on d'être ar-
rivé au terme ?
N'est-ce pas une chose digne de pitié de voir
des personnes dont l'âme aspire à cette paix et
à ce repos de la quiétude intérieure, où Dieu leur
distribue une réfection céleste, de voir ces per-
sonnes, dis-je, contraindre leur âme à revenir aux
objets extérieurs, et la forcer à parcourir de
nouveau le chemin déjà franchi ? Elles l'obligent
à quitter le repos du terme, pour reprendre les
considérations qui ne sont que les moyens con-
ducteurs. Or, cela ne se fait pas sans une grande
répugnance et un extrême dégoût de la part de
l'âme, avide de s'établir dans cette paix comme
dans son propre centre. Ainsi, celui qui après des
efforts laborieux est parvenu au lieu de son
repos, ressent une vive peine si on l'oblige à
retourner au travail. Ces personnes soi-disant
spirituelles ignorent le mystère de ces nouvelles
voies ; leur esprit appréhendant d'y rester oisif,
s'agite et se trouble. Il essaie en vain de former
des considérations et des raisonnements, mais.
LIVRE II. CHAPITRE XII. 187
loin d'exciter la dévotion sensible il n'y trouve
que sécheresses et angoisses. Nous pouvons leur
appliquer ce proverbe : plus il gèle, plus il fait
dur ; en effet, en s'obstinant à employer ces
moyens, devenus inutiles pour le moment, l'àme
augmente ses souffrances et bannit de son cœur
la paix spirituelle. Agir de la sorte, c'est aban-
donner le plus pour le moins, c'est revenir sur
ses pas et recommencer le travail déjà accom-
rii-
Les directeurs spirituels doivent apprendre à
ces personnes à se tenir en présence du Seigneur,
dans le repos et le recueillement, sans employer
l'activité de l'imagination, puisque les puissances
n'agissent plus dans cet état, et que toute leur
opération consiste daus une simple, douce et
amoureuse attention à Dieu. Si toutefois d'autres
actes viennent s'y joindre, ils se produisent sans
efîbrt ni préméditation, mais avec suavité et
amour, plutôt par le mouvement de l'Esprit de
Dieu que par suite de la spontanéité même de
l'âme, comme on l'expliquera plus clairement
dans le cours de cet ouvrage.
Ces explications me paraissent suffisantes pour
inculquer, à ceux qui désirent faire des progrès, la
nécessité du complet dégagement de tous les
moyens et de tout le jeu de l'imagination, alors
i 88 LA MONTÉE DU CARMEL.
que l'état d'avancement qu'ils ont atteint, le
réclame. Dans le chapitre suivant, on trouvera
plusieurs signes auxquels l'homme d'oraison
reconnaîtra s'il est arrivé au moment précis où
il lui faut abandonner la voie discursive de l'en-
tendement et les opérations de l'imagination,
peur se conformer à la règle indiquée plus
haut.
CHAPITRE XIII.
Quaud l'homme spirituel peut-il commencer à dépouiller l'in-
tellect des formes imaginaires, et mettre de côté le raison-
nement dans la méditation ?
Pour éviter toute confusion et toute obscurité,
il est utile de développer cette doctrine, et de
déterminer le moment favorable où il faut sus-
pendre l'opération discursive, à l'aide des images,
des formes et des figures. De même qu'il est
expédient de laisser le travail de la méditation
en temps opportun, au risque d'entraver la voie
de l'union : ainsi il est également indispensable
de ne pas le quitter avant le temps voulu par
l'Esprit de Dieu, de crainte de revenir sur ses
pas. Si les objets sur lesquels s'exercent les puis-
sances inférieures, ne servent pas aux âmes
avancées de moyens prochains pour l'union,
néanmoins ils servent de moyens éloignés aux
commençants, pour disposer et habituer leur
esprit à s'élever, par les sens, aux choses spiri-
tuelles. En avançant dans la perfection, ils écar-
190 LA MONTÉE DU CAP.MEL.
lent de leur chemin l'obstacle des formes et des
images grossières du temps, du monde et de la
nature.
Les signes que nous avons annoncés sont au
nombre de trois.
Le premier, c'est l'impuissance à méditer, à se
servir de l'imagination, et le dégoût que l'on
éprouve à s'y livrer comme autrefois ; l'aliment
agréable qui captivait les sens étant remplacé
par un état de sécheresse et d'aridité. Tant que
l'on trouvera de la facilité à méditer et à discou-
rir, il faut bien se garder d'abandonner cet exer-
cice, à moins de se voir établi dans la paix pro-
fonde dont il sera question dans le troisième signe.
Le second, c'est de ne reconnaître en soi aucun
désir d'appliquer son imagination , ni ses sens à
des objets particuliers, extérieurs ou intérieurs.
Je ne prétends pas parler ici des écarts de l'ima-
gination, car, même au milieu du plus grand re-
cueillement, elle est souvent volage ;maisjedis
que l'âme ne doit pas prendre plaisir à la fixer
volontairement sur d'autres objets.
Le troisième signe et le plus certain, consiste
dans lajoie intime que l'âme trouve en pleine
solitude, dans une attention pleine d'amour à
Dieu. Dans ce bienheureux état sa mémoire, son
entendement ou sa volonté ne produisent aucun
LIVRE II. CHAPITRE XIII. 191
acte, du moins aucun acte raisonné ; ses puissan-
ces savourent en repos la paix intérieure d'une
connaissance générale, dégagée de toute intelli-
gence distincte.
L'homme d'oraison doit constater en lui ces
trois signes à la fois, avant de se hasarder sûre-
ment à abandonner la méditation proprement
dite, et à entrer dans la voie contemplative en
se livrant à l'Esprit de Dieu. Ce n'est pas assez
d'avoir le premier signe sans le second. L'impuis-
sance d'exercer l'imagination et de méditer les
choses divines comme auparavant, pourrait fort
bien provenir de la négligence et de la dissipation
d'esprit; c'est pourquoi il faut reconnaître en soi
le second signe, c'est-à-dire n'éprouver nul
attrait, nul désir de sedistrairepar d'autres pen-
sées étrangères à Dieu. En effet, si les égarements
de l'esprit et des sens procèdent de la tiédeur et
des distractions, l'âme sent immédiatement revi-
vre le besoin et l'envie d'appliquer ses facultés à
différents objets, et de trouver un prétexte plau-
sible pour quitter la méditation. Cependant le
premier et le second signe seraient encore insuffi-
sants, si on ne leur adjoignait le troisième. On
peut se trouver dans une incapacité totale de dis-
courir et de fixer sa pensée en Dieu, sans néan-
moins se sentir attiré à d'autres objets ; cette
192 LA MONTÉE DU CARMEL.
disposition peut être le résultat de la mélancolie,
ou de quelque humeur envahissant la région du
cerveau ou du cœur; ce qui est ordinairement ia
cause d'un certain engourdissement et d'une sus-
pension des sens. Alors l'âme ne pense à rien, et
n'a ni le désir, ni la volonté d'agir, et ne songe
qu'à savourer les douceurs de cet assoupisse-
ment. A cet état, l'âme doit donc ajouter le troi-
sième signe, c'est-à-dire cette connaissance de
Dieu attentive et amoureuse, accompagnée d'une
paix profonde.
A la vérité, cette connaissance intime reste
presque inaperçue dans le principe, et cela pour
une double raison. D'abord, à cause de sa subti-
lité et de son extrême délicatesse. Ensuite, parce
que l'âme ayant été habituée à la méditation,
dont l'exercice est plus sensible, perçoit à peine
cette nouvelle notion insensible et déjà purement
spirituelle. Cela arrive spécialement lorsque,
faute de comprendre son état, l'âme s'agite, et
s'efforce de revenir à sa première méthode. Tout
en jouissant d'une paix intérieure et savoureuse,
plus abondante qu'autrefois, son trouble l'empê-
che de la sentir et de l'apprécier. Mais à propor-
tion de sa fidélité et de son abandon dans ce re-
pos, elle sentira mieux cette connaissance géné-
rale et ineffable de Dieu, source inépuisable de
LIVRE 11, CHAPITRE Xm. 193
joies enivrantes et d'une paix délicieuse exempte
de tout travail. Pour éclairer cette matière si
importante de la direction spirituelle, nous con-
sacrerons le chapitre suivant au développement
des causes et des raisons, qui prouvent la néces-
sité de ces trois signes.
CHAPITRE XIV.
Convenance et raison de ce qui a été dit sur la nécessité do
ces signes.
Pour entrer dans la voie contemplative ou
dans la vie de l'esprit, on doit renoncer à l'exer-
cice de l'imagination et de la méditation discur-
sive, dès que l'âme n'y trouve plus de goût et ne
peut plus suivre le cours ordinaire du raisonne-
ment. Or ce premier signe a deux raisons d'être,
renfermées en quelque sorte dans une seule.
Premièrement. L'âme a déjà reçu en partie
tout le bien spirituel qu'elle devait puiser dans les
choses divines, parla voie du discours et de la médi-
tation ; son impuissance à raisonner et à méditer
comme autrefois en est précisément la preuve.
Elle n'y trouve plus aucune satisfaction nouvelle,
parce qu'elle n'a pas encore atteint ce degré de
la vie intérieure, où l'esprit expérimente le goût
des choses de Dieu. Ordinairement chaque faveur
céleste apporte à l'âme une jouissance spirituelle,
qui correspond à la manière dont elle lui a été
accordée; à cette seule condition l'âme en retire
LIVRE II. CHAPITRE XIV. i95
un fruit réel, et il ne saurait en être autrement.
Ce qui a de la saveur, disent les philosophes,
profite et nourrit, c[uod sapit nutrit. Le saint
homme Job se pose cette question : Peut-on
manger d'une viande fade qui n est point assai'
sonnée avec le sel (1) ? Ainsi le peu de goût et
d'avantage que l'esprit trouve à approfondir et
à analyser par la pensée les vérités proposées,
telle est la raison de son impuissance actuelle à
méditer.
Secondement. L'âme arrivée à ce degré possède
déjà, quant à la substance et à l'habitude, l'esprit
de la méditation. La fin de ces actes discursifs
n'est-elle pas précisément d'en retirer une con-
naissance de Dieu plus élevée, et un amour plus
ardent ? Or, toutes les fois que l'àme obtient ce ré •
sultat, elle produit un acte ; et comme des actes
réitérés engendrent une habitude, ainsi les actes
multipliés de ces connaissances lui en font con-
tracter, par leur fréquence même, l'heureuse ha-
bitude.
Parfois, il est vrai, le Seigneur élève immédia-
tement les âmes à l'état de contemplation , sans
l'intermédiaire des actes de la méditation, du
(1) Numquid... poterit comeJi insulsum quod non est sale
conditum ] Job, vi, 6.
6*"
196 LA MONTÉE DU CARMEL.
moins sans leur en faire préalablement produire
un grand nombre.
Le résultat que l'âme aurait acquis par l'ap-
plication laborieuse de ses facultés, et par les
connaissances distinctes, elle l'obtient mainte-
nant par l'usage qui a mis en elle l'habitude et
la substance d'une connaissance générale et affec-
tive, qui remplace toutes les vues particulières.
Dès que l'âme se met en présence de Dieu, elle
entre en possession de cette paix profonde, où
elle boit à longs traits les eaux vives de la sagesse
et de l'amour, sans qu'il soit nécessaire d'amener
cette eau par les aqueducs des considérations,
des figures et des formes. Ainsi un homme pressé
par une soif ardente se désaltère sans effort au
bord d'une source limpide.
Lorsqu' étant dans ce repos, on veut contrain-
dre l'âme à revenir*au travail des connaissances
particulières, elle éprouve une extrême répu-
gnance et une souffrance réelle à méditer. 11 lui
arrive comme au petit enfant à qui on retirerait
le sein maternel où il puise un lait abondant, et
qu'on obligerait de nouveau à chercher avec
effort sa nourriture accoutumée. De même
celui qui, après avoir ôté l'écorce d'un fruit en
savoure la substance, éprouve de l'ennui, si on
lui enlève le fruit qu'il avait déjà entre les mains
LIVRE II. — CHAPITRE XIV. 197
pour l'obliger à revenir àl'écorce. Tel est encore
le chasseur forcé d'abandonner la proie dont il
s'était rendu maître.
La plupart de ceux qui commencent à entrer
dans cette voie d'oraison tombent dans la même
erreur ; ils croient que toute leur occupation doit
consister à discourir et à raisonner sur des con-
naissances distinctes, au moj'en d'images et de
formes, qui sont pour ainsi dire l'écorce de la vie
de l'esprit. Ne découvrant pas ces lumières par-
ticulières dans le repos substantiel et affectueux
où leur âme aspire à demeurer, ils les recher-
chent en vain puisque le moment en est passé.
Ainsi ils perdent à la fois la substance de la con-
templation et le bienfait de la méditation, en
d'autres termes le fruit et l'écorce. Ils se trou-
blent eux-mêmes,, s 'imaginant revenir sur leurs
pas et courir à leur perte. A la vérité, ils le font,
mais non pas selon leur pensée : ils se perdent,
en effet, relativement à leur propre sens et à leur
première manière de sentir; mais c'est là, en
réalité, se gagner au point de vue spirituel. Moins
on comprend, plus on pénètre dans la nuit obs-
cure de l'esprit, dont les âmes doivent affron-
ter courageusement les ténèbres, avant de parve-
nir à l'ineffable union divine qui surpasse toute
intelligence.
lyS LA MONTÉE DU CARMEL.
Il y a peu à dire au sujet du second signe.
Évidemment l'âme ne doit prendre aucun plaisir
aux diverses choses du monde dont le souvenir
se présente à son imagination, puisque, pour les
raisons données plus haut, elle ne goûte môme
pas les pensées de Dieu, qui sont assurément plus
en rapport avec son état actuel. Toutefois, ne l'ou-
blions pas, même au milieu de ce recueillement,
la légèreté de l'imagination a coutume de fatiguer
l'âme en dépit de sa volonté qui, loin d'adhérer aux
divagations de cette puissance, ressent une vive
peine de voir sa paix et sa consolation altérées.
Une connaissance générale et un amour atten-
tif de l'âme pour son Dieu ; voilà le troisième
signe qu'il est convenable et nécessaire de trou-
ver en soi, avant de quitter la voie de la médita-
tion. A propos du premier signe nous avons déjà
indiqué celui-ci ; d'ailleurs nous y reviendrons en
parlant de la notion générale et confuse, après
nous être entretenus de toutes les connaissances
particulières de l'entendement. Nous nous borne-
rons donc actuellement à exposer une seule raison
qui montre avec évidence pourquoi cette attention
générale, ou connaissance amoureuse de Dieu est
nécessaire, lorsquelemomentest venu pour le con-
templatif de renoncer à l'exercice delà méditation.
En effet, si l'âme ne jouissait pas alors de cette
LIVRE II. CHAPITRE XIV. 199
connaissance ou de cette sorte de présence divine,
il s'en suivrait qu'elle ne produirait aucun acte
envers Dieu, et ne recevrait rien de lui. D'une
part, elle quitterait la méditation, acte pendant
lequel les puissances sensitives opèrent à l'aide
du raisonnement, et, de l'autre, elle n'aurait pas
l'avantage de la contemplation, qui est cette con-
naissance générale, en vertu de laquelle les puis-
sances intellectuelles sont appliquées et unies à
Dieu. La contemplation cessant, tout acte avant
Dieu pour objet lui serait nécessairement impos-
sible, car l'âme est incapable d'acquérir, de rece-
voir, ou de conserver ce qu'elle a acquis, si ce
n est par l'une de ces deux voies : celle des sens,
ou de l'esprit.
Par la première l'âme, nous le savons, arrive
à la connaissance des objets, à l'aide de ses
recherches et de ses raisonnements. Mais par
la seconde elle se réjouit dans l'objet des
connaissances acquises, sans le travail laborieux
du discours. La même diiférence existe entre ces
deux états de l'âme qu'entre le travail d'une œu-
vre à faire et la jouissance d'une oeuvre faite ;
entre la fatigue d'une longue marche et le repos
que l'on goûte au terme ; entre recevoir un bien
et en jouir. Donc si l'âme n'exerçait pas ses puis-
sances sensitives dans la méditation, et si ses
200 LA MONTÉE DU CARMEL.
puissances intellectuelles n'étaient pas captivées
par la connaissance simple et générale delà con-
templation, ne pourrait-on pas taxer l'âme d'oi-
siveté ? Dès lors cette connaissance divine doit
nécessairement précéder l'abandon de la première
voie, ou de celle de laméditation raisonnée.
L'extrême délicatesse de cette connaissance
intérieure et générale est en proportion de sa
perfection, de sa pureté et de sa simplicité, au
point que l'âme, tout en y étant absorbée, ne la
sent pas et n'en est pas émue. Et précisément
cette notion est en soi plus lumineuse et plus
simple, lorsqu'elle rencontre une âme mieux
disposée à la recevoir par sa pureté, par son
déo^ao^ement des autres connaissances et del'in-
telligence des choses particulières, où l'enten-
dement et les sens pouvaient s'arrêter. Dépour-
vue des secours ordinaires et sensibles, sur
lesquels l'entendement et les sens ont l'habitude
de s'appuyer, comment lame pourrait-elle aper-
cevoir les connaissances spirituelles? En effet,
plus la connaissance est pure, simple et parfaite,
plus elle échappe à l'entendement et lui paraît
obscure. Au contraire, sa pureté et sa simplicité
diminuent en revêtant des formes intelligibles ;
c'est alors que l'entendement la juge d'autant
plus claire qu'elle est plus à sa portée.
LIVRE II. CHAPITRE XIV. 201
Voici une comparaison qui rendra notre pensée
plus saisissable. Si nous considérons le rayon de
soleil qui se projette dans un appartement, nous
remarquerons que plus l'air est chargé d'atomes
et de grains de poussière, plus le rayon est ap-
préciable à la vue, et cependant ces atomes et
cette poussière le rendent évidemment moins net
et moins pur en lui-même. Par opposition, plus
l'air est dégagé d'atomes, moins le rayon semble
visible à l'œil. Enfin si le rayon était parfaite-
ment pur et simple, dégagé de poussière, il serait
tout à fait imperceptible, parce que la vue ne
rencontrerait pas de formes capables de la fixer.
La lumière n'est pas à proprement parler l'objet
direct de la vue, mais plutôt un moyen qui rend
les objets visibles; s'il n'y avait aucun corps sur
lequel la lumière vînt à se refléter, on ne l'aper-
cevrait pas. Par exemple, si un rayon entrait par
une fenêtre et sortait par l'autre sans rencontrer
d'obstacle, il serait imperceptible, tout en étant
beaucoup plus pur et plus net en soi que si,
rempli d'atomes visibles, il paraissait palpable
et clairement distinct.
Appliquons ceci à la lumière spirituelle dans
ses rapports avec l'intellect, qui est la vue de
l'âme. La connaissance et la lumière surnaturelles,
dont nous nous entretenons, le revêtent dïmc
202 LA MONTÉE DU CARMEL.
manière si pure, si simple et si éloignée de tou-
tes les formes intelligibles, que l'entendement est
incapable de s'en rendre compte. A raison même
de sa pureté, la contemplation sépare cette faculté
de ses lumières ordinaires, des formes et des fan-
taisies naturelles, et ne lui laisse voir et sentir
que les ténèbres qui l'environnent.
D'autres fois cette divine lumière investit l'âme
avec tant de force, que celle-ci ne fait attention ni
aux ténèbres ni à la lumière ; elle demeure ainsi
dans un profond oubli de toutes choses, ne sachant
pas où elle est, ni ce qui s'est passé dans cette
opération. De longues heures s'écoulent en cet
état, et ne paraissent qu'un instant à l'âme lors-
qu'elle revient à elle-même. Le temps suit son
cours, sans que l'âme captivée dans l'oraison s'en
aperçoive. La cause de cet oubli du temps est la
pureté et la simplicité de cette connaissance qui
envahit l'âme, et la simplifie en la dégageant de
loutes les conceptions sensibles, et des formes
imaginaires dont elle se servait autrefois pour
agir.
11 est dit de cette courte oraison, qu'elle pénè-
tre les cieux. Elle est courte, parce que la notion
du temps y échappe ; elle pénètre les cieux
parce qu'elle unit à Dieu par une connaissance
sublime, dont.les effets intérieurs restent gravés
LIVRE II. CHAPITRE XIV. 203
dans l'âme à son insu. Ces effets sont une éléva-
tion d'esprit, qui l'illumine à l'égard des choses
célestes, et un admirable dégagement, une abs-
traction totale des formes ou images terrestres.
Le Prophète Roi revenant à lui-même après ce
doux transport s'écriait : J'ai veillé, et fêtais
comme le passereau solitaire sur un toit{\).
David, dont le cœur était complètement étranger
à tous les biens d'ici- bas, se compare au passe-
reau solitaire; et cette expression : sur un toit, si-
gnifie l'esprit élevé en haut. Ainsi l'âme sainte-
ment ignorante à l'égard du créé, ne sait plus que
Dieu seul. L'Epouse des Cantiques considère celte
ignorance comme un des effets de ce sommeil
mystérieux, quand elle dit : Je n'ai pas su (2),
c'est-à-dire j'ignore d'où me vient cette science
infuse de la connaissance de Dieu.
Dans cet état l'âme s'imagine être oisive, toute
opération des sens étant interrompue ; cependant
elle doit se garder de croire qu'elle est inactive et
en voie de se perdre, car si le concours et l'har-
monie des puissances sont suspendus, l'entende-
ment s'occupe néanmoins de la manière indiquée
plus haut. Voilà pourquoi l'Épouse sage et vigi-
(1) Vigilavi et factus sum sicut passer solitarius in tc'to
Ps. CI, 8.
(2) Nescivi. Caat ; vi, 11.
I. II. 7
204 LA MONTÉE DU CAP.MEL.
lante répond elle-même à cette objection: /g c7o?^s,
sous le rapport de mes facultés naturelles qui ont
cessé d'agir, mais mon cœur veille (1), élevé
surnaturellement à une connaissance ineffable.
La sécurité de l'âme dans cette conjoncture,
c'est de constater que rien n'est capable de fixer
sa pensée, ni de lui plaire parmi les objets supé-
rieurs ou inférieurs. La connaissance dont nous
parlons n'absorbe pas toujours l'âme complète-
ment; cette abstraction totale est rare, et se pro-
duit seulement lorsque Dieu l'attire d'une manière
exceptionnelle. Or, pour la contemplation ordi-
naire, il suffit à l'entendement de se tenir éloigné
de toutes les connaissances particulières, tem-
porelles ou spiriiuelles ; et à la volonté, d'être
dépourvue de toute inclination vers les unes ou
vers les autres. La marque à laquelle on peut
juger si l'âme est oui ou non dans cet état de
transport, c'est lorsque l'entendement participe
seul à cette connaissance générale. Si la commu-
nication se fait simultanément à la volonté, comme
il arrive presque toujours, l'âme ne laisse pas,
avec un peu de réflexion, de comprendre plus ou
moins distinctement qu'elle est captivée et absor
bée par cette connaissance. Elle le reconnaît aux
(1; Ego dormio et cor meum vigilat. Cant., v, 2.
LlVnE II. — ClIAPITUE XIV. 205
délices et aux sentiments d'amour dont son cœur
est rempli, sans distinguer avec précision l'objet
de son amour. La dénomination de connaissance
générale et amoureuse indique donc le mode de
communication plein d'obscurité pour l'entende-
ment, et auquel la volonté participe sous la
forme d'un amour tout à la fois vague et savou-
reux.
Le lecteur me semble actuellement assez éclairé
sur la disposition requise pour autoriser l'aban-
don de la voie discursive, et doit être parfaite-
ment rassuré sur la crainte de son apparente oisi-
veté, s'il constate en lui les signes que nous
venons d'énumérer. La comparaison du ravou a
dû également le convaincre que plus la lumière
est accessible à l'entendement, moins elle est
pure et élevée ; comme le rajon de soleil est
plus sensible à l'oeil lorsqu'il est plus cliar^-é
d'atomes. D'après l'enseignement d'Aristotc et de
l'École, la lumière divine devient obscure et con-
fuse pour l'entendement, à proportion de son
élévation et de sa sublimité.
Je ne me serais pas arrêté si longtemps sur
cette doctrine très abondante, soit en elle-même
soit dans les effets qu'elle opère dans les contem-
platifs, si je n'avais craint de la laisser trop con-
fuse, car il faut certainement l'avouer, elle lest
206 LA MONTÉE DU CARMEL.
encore beaucoup. Ce sujet est rarement traité
par écrit ou de vive voix, à raison de son obs-
curité même et de son application peu commune ;
au surplus, l'insuffisance de mon style et mon
peu de savoir contribuent encore à le rendre
moins clair. Dans mon désir d'être plus explicite
je m étends parfois trop longuement, et je sors
des bornes que comporte le point que j'explique.
Cependant j'agis souvent de la sorte avec inten-
tion, dans l'espoir que si certaines raisons n'ont
pu faire comprendre le sujet en question, en mul-
tipliant les raisons on parviendra peut-être à le
saisir. Puis j'espère, par cette conduite, jeter à
l'avance quelque lumière sur la suite de l'ou-
vrage. Afin de compléter cette partie, il me semble
utile de répondre à un doute qui peut s'élever à
l'occasion de la continuité de cette connaissance
surnaturelle; je le ferai brièvement dans le cha-
pitre suivant.
CHAPITRE XV.
Il est avantageux à ceux qui commencent à entrer dans la con-
naissance générale de la contemplation, de revenir de temps
en temps au raisonnement et aux opérations d« leurs puissan-
ces naturelles.
Après ce qui vient d'être dit, on peut se de-
mander si les âmes en voie de progrès, c'est-à-
dire celles que le Seigneur commence à gratifier
du don de la contemplation surnaturelle, sont,
par le fait même, dans l'impossibilité de trouver
encore des moyens d'avancement dans la mé-
thode de la méditation raisonnée et dans l'emploi
des images naturelles ? Je réponds à cette objec-
tion : il ne s'agit pas ici de ne jamais recourir
à la méditation, ni de n'en plus tenter l'essai. Car,
au commencement, l'habitude de cette connais-
sance simple et pleine d'amour n'est pas assez
parfaite pour permettre aux âmes de s'établir à
leur gré dans l'acte de la contemplation ; et leur
impuissance à faire usage de la méditation n'est
pas non plus si absolue, que leur esprit ne puisse
parfois y découvrir un aliment nouveau. En outre
208 LA MONTÉli DU CABMEL.
si, pendant la période du progrès, on s'aperçoit,
aux signes que nous avons déjà énumérés, que les
âmes ne sont pas absorbées dans le recueillement,
il sera nécessaire de revenir à l'oraison de dis-
cours, jusqu'au moment où elles auront acquis
l'habitude en quelque sorte parfaite de la con-
templation. Or, il en sera ainsi lorsque, dans la
méditation, elles se sentiront aussitôt captivées
par cette attention douce et paisible, sans pou-
voir raisonner, ni même en éprouver le désir.
Mais avant d'être arrivées au degré des parfaits,
elles devront tantôt s'aider du raisonnement,
sans effort et avec modération ; tantôt se livrer
au repos amoureux de la contemplation, en de-
hors de la coopération des puissances. 11 est vrai
de dire qu'alors que l'exercice des puissances cesse,
la lumière et la suavité d'amour se répandent
passivement dans l'âme, dont l'unique soin doit
être de se tenir attentive à Dieu, sans prétendre
sentir ou voir quoi que ce soit. Toute son action
sa borne à s'abandonner à la conduite de son
adorable guide.
Dans cette disposition. Dieu se communique à
l'âme absolument comme la lumière matérielle à
celui qui tient les yeux ouverts. Pour recevoir
avec plus d'abondance et de pureté la lumière
céleste, il faut écarter les autres lumières plus
LIVRE II. — CHAPITRE XV. 209
sensibles des connaissance produites par le rai-
sonnement, les formes et les images, puisque
rien de tout cela n'approche de la limpidité et de
la sérénité du divin rayon. Vouloir encore com-
prendre et considérer des objets particuliers,
même dans l'ordre spirituel, ce serait interposer
un nuage entre notre esprit et les splendides
clartés de cette simple lumière. Ainsi en est-il, dans
l'ordre matériel, pour celui dont la vue serait
circonscrite par un obstacle qui l'empêcherait
de voir la lumière et les objets placés au delà.
Cette doctrinenous prouve évidemment qu'aus-
sitôt l'œuvre de purification et de dépouillement
achevée, l'âme se verra investie de la pure et
délicate lumière d'en haut qui, par une merveil-
leuse transformation, l'élèvera jusqu'à l'état de
perfection. Le propre de cette vive lumière est
de répandre ses clartés dans l'âme ; mais le voile*
ténébreux des images et des créatures dont celle-
ci est enveloppée s'oppose à sa libre diffusion.
Faites disparaître ces obstacles, enlevez tous ces
voiles, aussitôt votre âme, simplifiée et purifiée
parle dénûment spirituel, s'unira à,la pureté et
à la simplicité de la Sagesse divine, qui est le
Verbe de Dieu. A mesure que l'âme éprise de
l'amour divin se dépouille de l'élément naturel,
l'élément divin se répand en elle surnaturellement,
210 LA MONTÉE DU CARMEL.
car Dieu ne laisse jamais de vide sans le combler.
Que rhomme spirituel apprenne donc à se tenir
dans un paisible recueillement et un amour atten-
tif en présence de son Créateur, même quand son
impuissance à méditer lui ferait craindre d'y être
oisif. Peu à peu, ou plutôt très promptement, il
sentira une paix ineffable envahir son âme, et il
se verra comblé d'admirables et sublimes con-
naissances, au milieu des délices du repos divin.
Que son entendement ne se préoccupe plus alors
des formes, des imaginations ou du raisonnement.
A cette heure tous ces moyens ne procurent à
l'âme que dégoût et fatigue, en troublant son
bonheur et sa paix. Et pour bannir tous ses
scrupules au sujet de l'oisiveté, qu'il sache bien
que ce n'est pas une œuvre de peu d'importance
d'arrêter l'activité des désirs et des opérations
naturelles de son âme, et de l'établir dans un
repos absolu. N'est-ce pas là d'ailleurs l'invita-
tion que nous fait le Seigneur par David : Appre-
nez à demeurer vide et dégagé de toutes choses,
intérieurement, et vous expérimenterez, par les
douceurs de mon amour, que c'est moi qui suis
Dieu (1).
(1) Vacate et ridete quoniam ego sum Deus. Ps. XLV, 11,
CHAPITRE XVI.
Des représentations imaginaires produites surnaturellement dans
l'esprit. — Pourquoi ne peuvent-elles pas servir de moyen
prochain pour arrivera l'union divine ?
Après avoir traité des représentations natu-
relles sur lesquelles s'exercent l'imagination et
la faculté représentative, il convient de parler
maintenant de celles que l'âme peut recevoir
surnaturellement. Ce sont les visions imaginaires.
Comme les conceptions naturelles, elles s'enve-
loppent de symboles sensibles appartenant au
sens intérieur. Sous cette dénomination de visions
imaginaires, nous comprenons toutes les espèces,
les images, les formes et les figures dont l'imagi-
nation est surnaturellement frappée. Ces repré-
sentations étant plus admirables et plus parfaites,
l'âme en est plus vivement affectée que sous
l'action naturelle des sens. L'empreinte que les
cinq sens corporels peuvent graver naturelle-
ment en l'âme, parles images et les espèces des
objets qu'ils proposent aux sens intérieurs, peut
7»
212 ]>A MONTÉE DU CAIIMEL.
aussi être reproduite et se présenter à elle sur-
naturellement, sans le concours d'aucun sens
intérieur. Ce sens de l'imagination et de la mé-
moire est comme le réservoir de l'entendement,
où se conservent toutes les images qui doivent
servir ensuite de matière au travail intellectuel,
en s'offrant à l'analyse et au discernement de
cette puissance.
Sous la forme d'images, Dieu découvre souvent
à l'âme un sens caché, et lui révèle les secrets
de sa profonde sagesse, comme nous le voyons
presque à chaque page des divines Ecritures.
Ainsi le Seigneur manifesta sa gloire sous la fi-
gure de la nuée qui remplissait le temple (1), ou
par les Séraphins qui de leurs ailes se voilaient
la face et les pieds (2) ; il instruisit Jérémie par le
symbole d'une verge qui veillait (3) ; Daniel, par
de nombreuses visions, etc (4). De son côté, le dé-
mon essaie de séduire l'âme par des visions qui ont
une apparence de vérité. On peut s'en convaincre
en lisant au troisième livre des Rois comment il
(1) Operuit nubes tabernaculum tcstimonii, et gloria Dotnini
implevit illiul. Exod., XL, 32.
(2) S>iraphim stabant super illud : sex alîE uni et sex alœ alteri :
duabiis velabant faciem ejus, et duabus velabant pedes ejus.
Is., V[, 2.
(3) Quid tu vides Jeremia ? Et dixi : virgam vigilantem ego
video. JtT., I, 11.
(4) Lege capita vil, Vlll, ix, x Dan.
LIVRE II. — CHAPITRE XVI. 213
trompa les prophètes d'Achab, en représentant à
leur imagination les cornes de fer avec lesquelles
ils devaient remporter la victoire sur les Sy-
riens ; l'événement prouva la fausseté de cette
prédiction (1). Tel fut encore le songe qu'eut la
femme de Pilate pour empêcher la condamnation
du Christ (2), et bien d'autres faits de ce genre
rapportés dans les livres saints.
Les âmes avancées sont plus souvent favorisées
de visions imaginaires que de visions extérieures
et corporelles. Les unes et les autresne diffèrent
pas quanta la forme sensible ; mais il existe, quant
à leur perfection et à leur effet, une immense dif-
férence. Les premières, qui sont tout à la fois sur-
naturelles et intérieures, s'insinuent plus profon-
dément dans l'âme et y produisent plus de fruit.
Ce n'est pas à dire cependant que certaines vi-
sions corporelles et extérieures ne puissent opé-
rer de plus grands etTets que les imaginaires,
car après tout, leur action est subordonnée au
bon plaisir divin ; nous nous basons ici simple-
ment sur leur propriété intrinsèque qui est
(1) Fecit quoque sibi Sedecias, filius Chanaana, cornuaferrea,
et ait : Haic dicit Dominus : his ventilabis Syriam, donec deleas
eam.lll Ueg., xxii, 11.
(2) Sedente autem illo pro tribunali, misit ad eurn iixor ejus
(licens : Nihil tibi et justo illi ; multa enira passa suiii hodie per
visum propter eum. S. Matth., xxvir, 19.
214 LA MONTÉE DU C ARMEL,
d'être plus intérieures et par conséquent plus
efficaces.
Le sens de l'imagination est celui dont le démon
s empare le plus aisément, c'est la porte par où il
pénètre dans l'âme avec tous ses artifices. C'est
là aussi, comme dans une place publique ou comme
dans un port, que l'entendement vient prendre
et mettre en réserve ses provisions. Dieu s'y
présente pour offrir à l'intelligence des images
et des pensées salutaires, et le malin esprit, de
son côté, s'empresse d'accourir avec l'appât de ses
représentations trompeuses. Au reste, le Seigneur
n'est paslimité à ce seul moyen d'instruction pour
l'âme ; lui, qui habite substantiellement en elle,
peut l'instruire directement, ou par des intermé-
diaires, selon ses desseins impénétrables.
Mon but n'est pas d'indiquer les preuves aux-
quelles on connaîtra si les visions procèdent du bon
ou du mauvais esprit. J'ai voulu seulement tracer
la ligne de conduite à suivre, afin que les visions
véritables ne deviennent pas un obstacle et une
entrave à l'union de la divine Sagesse, et que
les fausses ne soient pas une source d'illusions.
Règle générale : l'entendement ne doit pas se
préoccuper des connaissances et des visions ima-
ginaires, ni se nourrir de ce qui s'offre à lui sous
la forme d'images et d'idées particulières, s'agit-il
LIVRE II. — CHAPITRE XVI. 215
même de celles dont Dieu est l'auteur, et à plus
forte raison de celles qui sont produites par le
prince des ténèbres. Si l'âme veut acquérir la pu-
reté, la simplicité et le dépouillement indispensa-
bles à l'union divine, elle ne doit tenir compte ni
des unes ni des autres. En voici la raison : les
accepter, c'est donner par là même accès à des for-
mes sensibles et à des moyens fort limités, tandis
que la sagesse de Dieu infiniment pure et simple,
à laquelle l'entendement doit s'unir, n'admet ni
mode, ni forme aucune, et n'est point renfermée
dans les bornes étroites d'une connaissance dis-
tincte. Or pour unir ces deux extrêmes, l'âme hu-
maine et la divine Sagesse, il est nécessaire d'é-
tablir entre elles une sorte de proportion et de
ressemblance ; par conséquent, il faut que l'âme
se revête de pureté et de simplicité, et cesse
de se restreindre aux conceptions particulières.
De fait, le Saint-Esprit nous donne à compren-
dre dans le Deutéronome que Dieu n'a ni figure^
ni ressemblance, lorsqu'il dit : Vous avez entendu
le hruit de ses paroles, mais vous n'avez point
vu la forme de son Etre (1). Les ténèbres, le
nuage et l'obscurité, dont il est fait mention au
même endroit, signifient la connaissance obscure
(I) Vocem verborum ejus audistis, et formam penitus noa
Yidistia. Deut., iv, 12.
216 LA MONTlili liU CARMEL.
et confuse clans laquelle l'âme s'unit avec son
Dieu. Plus loin l'éciivain sacré ajoute : Vous
navez vu aucune rejrrésentation le jour où le
Seigneur vous 'parla à Horeh au milieu du
feu[\).
Le même Esprit de Dieu nous révèle, dans les
Nombres, qu'il est impossible à l'âme de parvenir
en cette vie à la sublimité de l'union d'amour,
par le seul moyen des espèces sensibles. Dieu re-
prenant Aaron et Marie d'avoir murmuré contre
Moïse leur frère, semble leur manifester le degré
d'union et d'intimité qu'il avait daigné contrac-
ter avec le libérateur de son peuple : Si quel-
qu'un yurmi vous est prophète du Seigneur,
dit-il, je lui apparaîtrai dans la vision^ ou je
lui parlerai en songe ; mais tel n est p)as mon
serviteur Moïse qui est le plus fidèle de ma mai-
son, car G est bouche à bouche que je lui parle ;
c'est clairement et non en énigmes et en figures
qu'il voit le Seigneur (2). Ces paroles vraiment
divines nous enseignent que Dieu ne se commu-
nique plus à l'âme, parvenue à l'union d'amour,
(1) Non vidistis aliquam similitudinem in die qua locutus est
vobis Di minus in Horeb de medio ignis. Deut., IV, 15.
(2) Si quis fuerit iuter vos propheta Domini, in visione appa-
rebo ei, vel per somnium loquor ad illum. At non talis seivus
meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est : ore
enim ad os loquor ei, et palam et non per senigmata et fiî^'uras
Domini videt. Num., XII, 6,7,8.
LIVUE II. CIIAPITHK XVI 217
SOUS le voile des visions imaginaires, des simili-
tudes ou des figures. Il lui parle bouche à bouche,
c'est-à-dire que son Essence pure et simple,
devenue dans l'effusion de son amour comme la
bouche même de Dieu, s'unit à l'essence pure et
simple de l'âme, au moyen de la volonté, qui est
la bouche de l'âme, avide d'attirer en elle l'es-
prit d'amour.
On le comprend, pour réaliser ce dessein
merveilleux, il faut renoncer avec constance
et générosité aux grâces extraordinaires et aux
connaissances particulières, qui seraient plus
nuisibles qu'utiles au progrès réel dans la per-
fection. S'il y avait un motif plausible de les esti-
mer ou de les admettre, ce serait en vue des fruits
salutaires que les véritables visions produisent en
l'âme ; mais cet heureux résultat ne dépend nul-
lement de son adhésion; en toute hypohèse, il
lui sera donc plus utile de les refuser toujours.
Aussitôt que les représentations imaginaires et
les visions corporelles s'offrent à l'esprit, elles le
remplissent tout d'abord d'intelligence, de sua-
vité et d'amour ; telle est la fin que le Seigneur
se propose en les accordant. Lame reçoit leur
effet vivifiant d'une manière passive, sans pou-
voir entraver l'action de Dieu par son action
propre, pas plus qu'elle n'a contribué à s en pro-
218 LA MONTÉE DU CAR5IEL.
curer les heureux fruits, malgré tous ses efforts
pour se disposer aies recevoir.
A ce propos ne peut-on pas établir encore un
rapprochement avec la vitre de cristal, qui se
laisse passivement illuminer par les rayons du
soleil, à proportion de sa limpidité. Ainsi en est-
il de l'âme pure; les influences de ces connais-
sances la pénétreront infailliblement, parce que
l'humble abandon de sa volonté l'empêche de
résister à l'infusion surnaturelle de la grâce. Les
souillures et les imperfections de l'âme sont les
seuls obstacles à ces faveurs, comme les taches de
la vitre s'opposent à la transmission de la lumière.
Tirons-en cette conclusion évidente : plus l'âme
aura soin de sevrer sa volonté des conceptions,
des images et des figures qui enveloppent les
communications spirituelles, mieux elle se dis-
posera à recevoir l'abondance des dons célestes
avec liberté d'esprit et simplicité \ toutes ces
impressions sensibles n'étant en réalité que des
voiles qui dérobent à sa vue le fruit essentiel.
En permettant à l'esprit de se complaire dans
ces impressions sensibles, il est manifeste que
l'entendement, distrait par les apparences, n'a
plus la liberté de recevoir la substance de ces
grâces. L'estime que l'âme fait de toutes ces cho-
ses lui crée mille inquiétudes. Elle met de côté le
LIVRE II. CIIAPITl'.E XVI. 2I&
principal, c'est-à-dire le bien purement spiri«
tuel, dont elle ignore la nature, et se contente
de l'accessoire, c'est-à-dire des formes saisies par
les sens, qui sont les seules à sa portée. C'est
pourquoi j'affirme que le fruit principal de ces
visions lui est communiqué passivement, sans
qu'elle ait besoin d'y joindre l'activité de son
intelligence. Les regards de l'esprit doivent donc
se détourner de toutes les connaissances dis-
tinctes, parce que, lui étant offertes par les sens,
elles n'établissent pas le fondement inébranlable
de la foi. L'âme tout à fait indépendante des
sens s'appuie sur l'invisible et sur le spirituel,
et arrivera ainsi à l'union par la foi, La substance
de ces visions lui sera donnée, dès qu'elle saura
rejeter tout ce qu'il y a de sensible et d'intelligi-
ble, se conformant ainsi au dessein du Seigneur,
qui n'accorde pas ses dons pour que le cœur s'y
complaise, et en fasse l'objet de son attachement.
Mais un doute s'élève, et le voici : s'il est vrai
que Dieu n'envoie pas à l'âme les visions surna-
turelles pour qu'elle les estime, les accepte
et s'y appuie, pourquoi donc les lui envoie-t-il ?
Ne sont-elles pas une occasion de périls et une
source d'erreurs, ou pour le moins un obstacle à
son avancement, en l'exposant aux graves incon-
vénients déjà s'gnalés ? Le Seigneur ne peut-il
220 LA MONTÉE DU CARMEL.
pas communiquer spirituellement et en subs-
tance à l'âme ce qu'elle reçoit par les sens, à
l'aide des visions et des formes sensibles dont
nous avons déjà parlé ?
Nous répondrons à cette difficulté dans le cha-
pitre suivant. A mon avis, c'est une doctrine aussi
importante et aussi nécessaire pour les hommes
spirituels que pour leurs directeurs. Nous dirons
alors la conduite que Dieu tient dans ces visions,
et la fin qu'il se propose en les envoyant. Beau-
coup sont ignorants sur ce point, et ne savent ni
se gouverner eux-mêmes, ni guider sûrement les
autres dans la voie de l'union. Ils reconnaissent
Dieu comme le véritable auteur de ces faveurs;
dès lors ils croient utile d'en tenir compte et de
s'y appuyer, sans prendre garde que l'a me s'y
attache avec un sentiment de propriété. Cepen-
dant si elle n'a pas le courage d'y renoncer, ces
grâces sensibles lui seront aussi préjudiciables
que l'attache aux vanités du siècle. Ainsi ces
directeurs, jugeant à propos d'admettre les unes
et de repousser les autres, s'exposent, eux et les
âmes qu'ils dirigent, aux dangers et aux sollici-
tudes sans nombre qu'entraîne le discernement
de la vérité ou de la fausseté de ces visions. Mais
bien loin de leur prescrire ce travail et cette
peine. Dieu ne veut même pas qu'ils l'imposent
LIVREll. CHAPITRE x■^^. 22é
aux âmes simples. Elles possèdent, en effet, dans
la foi une doctrine à l'abri de toute erreur et de
toute incertitude, qui les guidera sûrement dans
le sentier delà perfection, à la condition de fer-
mer les yeux aux objets sensibles et aux connais-
sances distinctes et particulières.
Saint Pierre ne douta pas assurément de la
glorieuse transfiguration du Christ sur le Thabor,
néanmoins voulant porter les fidèles à s'attacher
à la foi, il les exhorte en ces termes dans sa
seconde épître : Nous avons un appui plus sm'
dans les oracles des prophètes^ auxquels vous
faites bien de vous arrêter^ comme à une lampe
qui luit dans un lieu ténéhreuxil). Ce texte, si
on veut bien y réfléchir, exprime à merveille la
doctrine que nous avons pris à tâche de dévelop-
per. En nous donnant le conseil de regarderies
prophéties comme une lampe qui luit dans les
ténèbres, l'Apôtre nous engage à fermer les yeux
à toute autre lumière, afin que la foi soit notre
unique appui. S'attacher aux lumières des con-
naissances claires et distinctes, c'est renoncer à
l'obscurité de la foi qui cesse alors d'illuminer de
ses splendeurs l'entendement, c'est-à-dire le lieu
(1) Et habemua firmiorein propheticum sermonem, cui b?ne-
f:icitis attenleutes, qaasi lucarnae lucenti ia cali"'inoso loco
II Pctr., I, 19.
222 1>A MONTÉE DU CAPSIEL.
ténébreux dont parle saint Pierre. Tant que le
jour de la claire vision n'aura pas lui pour nous
dans la gloire, ou tant que la transformation et l'u-
nion de notre âme en Dieu ne seront pas accom-
plies en cette vie, notre entendement, qui est le
flambeau sur lequel la foi repose, ne devra pas
prétendre à d'autres lumières.
CHAPITRE XVII.
Do la fin que Dieu 60 propose en communîquapt à l'âme les
biens spirituels, et du mode qu'il emploie. — Réponse au
doute qui a été soulevé.
II y aurait beaucoup à dire sur les motifs et sur
la fin que Dieu se propose en envoyant ces vi-
sions. Cette fin, c'est de faire sortir l'âme de sa
tiédeur et de l'élever graduellement à l'union
divine. Tous les auteurs spirituels ont écrit sur
cette matière; aussi me bornerai-je dans ce cha-
pitre à résoudre l'objection déjà proposée. Com-
ment Dieu, dont l'infinie sagesse et la provi-
dence si miséricordieuse voudraient afifrancliir
les âmes de toute occasion de péril et de chute,
leur envoie-t-il ces visions surnaturelles qui les
exposent à tant d'écueils et de dang-ers ?
Avant de répondre à cette difficulté, il est bon
d'établir trois principes. Le premier est de saint
Paul : Les choses qui existent ont été étahliesjpar
Dieu[V). Le second nous est enseigné par l'Esprit-
(1) Quse autem sunt a Dec ordinata sunt, Eom., xiii, 1.
22 i LA MONTÉE DU CARMEL.
Saint au livre de la Sagesse où il est écrit .*
La sagesse de Dieu, bien qu'elle atteigne (Vuné
fin à Vautre, c'est-à-dire d'une extrémité à
l'autre, dispose tout avec douceur (1). Enfin le
troisième nous est fourni par l'École : « Dieu
meut tous les êtres, chacun selon le mode de leur
nature (2), »
C'est une conséquence évidente de ces prin-
cipes que, pour mouvoir l'âme et l'élever de
l'extrême abîme de sa bassesse à la hauteur
souveraine de l'union, Dieu doit nécessairement
procéder avec ordre et suavité, et d'une manière
qui soit en rapport avec la condition de l'âme
elle-même. Or, dans l'ordre des connaissances de
l'âme, ce qui se présente tout d'abord à elle, ce
sont les formes et les images des choses créées ;
sa manière ordinaire de connaître et d'entendre
dépend des sens. Donc pour la condLiire avec
suavité à la science suréminente de l'amour, le
Seigneur doit commencer par toucher l'âme à
l'extrémité infime des sens, afin de l'élever
progressivement selon sa nature jusqu'à l'autre
extrémité qui est sa divine sagesse, infiniment
(1) Attingit ergo a fine usque ad finem fortiter, et disponit
omnia suaviter. Sap., VTII, 1.
(2) Deus oaiaia movet secundum modum eorum. S. Thomas
in 1° lib. Sent. 8, q. 3., 1, 4 m.
Livr.E 11. — cuapithe xvii. 225
éloignée des sens. C'est pourquoi Dieu, se pro-
portionnant ainsi au mode d'intelligence naturel
ou surnaturel de sa faible créature, l'instruit
premièrement à l'aide de la voie discursive et
des moyens sensibles, comme les visions, les
représentations imaginaires et les autres con-
naissances intelligibles, pour la rendre ensuite
participante de son Esprit.
11 ne faut pas croire cependant que Dieu se refu-
serait à lui communiquer dès le commencement la
pureté de l'esprit, si ces deux extrêmes, les sens et
l'esprit, l'humain et le divin pouvaient immédiate-
ment s'adapter et s'unir par un seul acte, sans l'in-
tervention première d'actes multipliés qui servent
de préparation à l'âme. Mais ces actes s'enchaî-
nent avec une douce et parfaite harmonie ; les
uns deviennent le fondement des autres, de
même que, parmi les agents naturels, les pre-
miers servent de base aux seconds, les seconds
aux troisièmes, et ainsi de suite. Dieu peruc
tienne l'homme en se conformant à la mesure
de l'homme, c'est-à-dire en le conduisant par
gradation des choses les plus basses- aux plus
élevées, à savoir des impressions extérieures
aux sentiments intérieurs. D'abord il réforme
les sens corporels en leur offrant des objets
extérieurs naturellement bous et parfaits, par
•226 LA MONTÉE DU CARMEL.
exemple il inspire d'assister à la Messe, d'en-
tendre les sermons, de fixer les regards sur des
images saintes, de mortifier le goût dans les
aliments, de macérer le corps et de crucifier la
chair par les austérités de la pénitence.
Après ces opérations préliminaires, le Seigneur
s'applique à rendre les sens plus parfaits en leur
accordant, pour les confirmer dans le bien, des
consolations et des faveurs surnaturelles, telles
sont les visions sensibles des saints, les paroles
pleines de suavité et de charme, ou les senteurs
parfumées dont il les enivre. En même temps,
Dieu perfectionne les sens corporels intérieurs,
tels que l'imagination. Il les incline au bien par
des considérations touchantes, des méditations
pieuses, de saints colloques, et les forme ainsi à
la vie de l'esprit.
Après les avoir préparés par des exercices na-
turels, Dieu lesfavorise de visions surnaturelles,
que nous nommons ici imaginaires^ afin de les
illuminer et de lesspiritualiser encore davantage.
Toutes ces grâces afi'ermissent beaucoup les sens
dans la vertu, et les détournent des appétits
mauvais ; elles servent également à faire avancer
rapidement l'esprit dans la vie intérieure. C'est
ainsi que Dieu l'élève de degré en degré jusqu'au
sanctuaire le plus secret de son amour. Cencii-
LIVRE II. CUAPITRE XVII. 227
dant Dieu ne s'astreint pas invariablement à
garder de point en point cet ordre progressif;
parfois il transporte l'âme à un de ces degrés sans
la faire passer par les autres ; sa conduite se base
sur le besoin de sa créature et sur la mesure des
faveurs qu'il désire lui accorder. Toutefois la
règle que nous venons de donner est la voie la
plus ordinaire.
Le Seigneur traite l'âme selon l'infirmité de sa
nature. 11 lui communique d'abord la vie spiri-
tuelle par le moyen d'objets extérieurs, bons en
eux-mêmes, qui élèvent l'esprit en lui faisant pro-
duire des actes particuliers de vertu. Par ces
communications spirituelles plus multipliées,
Tâme contracte peu à peu l'habitude du bien, et
se rend ainsi capable de recevoir la substance
même de l'esprit, incompatible avec une vie
purement extérieure.
Si l'âme a dû traverser la voie des sens pour
atteindre ce terme si désirable, à mesure qu'elle
.s'en approche, elle s'éloigne des mojens sen-
sibles du raisonnement de la méditation et des
représentations imaginaires. Mais elle devra de
plus s'affranchir de tout ce qui pourrait être à la
portée des sens, même relativement aux faveurs
célestes, avant d'espérer jouir d'un commerce
plus intime avec Dieu. Cela se conçoit, plus on
230 I.A MONTÉE DU CARMEL.
]e moment favorable où elle pourra quitter cette
méthode, c'est-à-dire, l'heure où Dieu l'élèvera
au commerce plus intime de la contemplation^
dont nous avons exposé la doctrine au chapitre xi
de ce livre. Quant aux visions imaginaires, ou
aux autres connaissances surnaturelles qui se
présentent aux sens, en dehors du concours actif
de l'homme, j'affirme qu'en tout temps, dans
l'état de perfection comme dans un état moins
parfait, alors même que ces connaissances et ces
visions sont de Dieu, l'âme ne doit pas y aspirer,
ni s'y arrêter longtemps, pour deux motifs.
Premier motif: ces grâces, ainsi que nous l'a-
vons dit, produisent leur effet passivement en
l'âme, sans que celle-ci puisse y mettre obsta-
cle, bien qu elle soit libre d'en repousser le mode.
Par conséquent l'effet accessoire est compensé
éminemment, quoique d'une tout autre manière,
par une communication plus abondante de l'effet
essentiel qui s'opère dans l'âme. Il n'y a aucune
trace d'imperfection ni d'égoïsme à renoncer à
ces faveurs avec respect et humilité, c'est plutôt
la preuve d'un véritable désintéressement et
d'une abnégation parfaite : deux excellentes dis-
positions pour arriver à l'union divine.
Second motif: En agissant ainsi on se délivre
du travail nécessaire pour discerner les visions
LIVRE II. CHAPITRE XVII. 231
vraies des fausses, pour s'assurer si l'Ange de
lumière ou celui de ténèbres en est l'agent: tra-
vail qui ne va jamais sans péril, examen superflu
où il n'y a d'autre profit pour l'âme que perte de
temps et inquiétude. Cet examen expose encore
l'âme à de nombreuses imperfections, entrave sa
marche progressive, en nel'afFranchissantpas des
minuties de ces connaissances et de ces intelli-
gences particulières, comme nous l'avons dit au
sujet des visions corporelles et imaginaires ; au
reste, nous aurons occasion de le répéter plus
tard.
Si Notre- Seigneur n'était pasobligé de se met-
tre au niveau de l'âme, jamais il ne lui commu-
niquerait l'abondance de son Espritpar ces canaux
si étroits des formes, des figures et des connais-
sances distinctes, à l'aide desquelles il sustente
l'âme comme avec des petites miettes. Le Pro-
phète royal exprimait de la sorte cette conduite
divine : // envoie sa glace comme de petits 77îor-
ceauxdepain(\). C'est-èi-dire, il envoie sa sagesse
aux âmes comme en parcelles. N'est-ce point une
douleur bien légitime de voir l'âme, dont la capa-
cité est presque infinie, réduite à cause de sa
faiblesse et de son infirmité naturelle, à n'accep-
(1) Mittit crystallum suam sicnt buccellas. Ps. CXLV'I, 17.
232 LA MONTÉE DU CARMEL.
ter pour aliment que les miettes des sens? Ce
.manque de dispositions et cette inaptitude à
recevoir l'Esprit de Dieu faisaient gémir saint
Paul lorsqu'il écrivait aux Corinthiens : Mes
frères^ je n'ai pu vous parler comme à des
hommes spirituels, mais seulement comyne à des
'personnes encore charnelles, comme à de petits
enfants en Jésus-Christ! je ne vous ai nourris
que de lait et non de viandes solides, parce que
cous n'en étiez pas encore capables, et à présent
même vous ne V êtes pas devenus^ parce que vous
êtes encore charnels (1).
1 1 est donc bien avéré maintenant, que 1 ame ne
doit pas arrêter les jeux de son intelligence à
cette enveloppe sensible des figures et des objets,
qui lui sont offerts surnaturellement par les sens
extérieurs, c'est-à-dire aux paroles et aux dis-
cours qui frappent l'ouïe, aux apparitions des
saints, aux splendeurs magnifiques qui frappent
la vue, aux parfums qui charment Todorat, aux
suavités qui flattent le goût, aux jouissances du
tact, enfin à toutes ces impressions qui se rencon-
trent ordinairement dans les voies spirituelles. 11
. (1) Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualihus,
sed quasi carnalibus. Tunquam pamilis in Chnsto lac vobis
potum dedi, non escam, nondiim eniin poteratis ; scd nec nuac
quidem pjtcstis, adiiuc euim carnales estis. I ad Cor., m, 1.
LIVRE II. CHAPITRE XVII. 233
ne faut pas davantage s'attacher aux visions ima-
ginaires des sens intérieurs, mais la première
obligation de l'âme, est d'estimer avant tout le
fruit précieux que ces ûxveurs opèrent, de s'ef-
Ibrcer de faire passer ce fruit dans ses œuvres,
en s'exerçant avec un zèle désintéressé au service
du Seigneur, sans chercher à savourer aucun
goût sensible. Alors elle recueillera infaillible-
ment de ces grâces le fruit dont le Seigneur avait
dessein de la gratifier, c'est-à-dire l'esprit de
ferveur, fin principale de tous ces dons. L'âme
laissera ainsi de côté le moyen sensible, que Dieu
lui-même ne lui donnerait pas, si elle était capa-
ble de recevoir ces fiiveurs spirituellement, par
une voie tout étrangère aux sens.
CHAPITRE XVIIT.
Du tort que font aux âmes certains maîtres epirituels, fauie
d'une bonne méthode pour les diriger dans ces visions. —
Comment les âmes peuvent être dans l'erreur lors même que
ces visions viennent de Dieu.
L'abondance des matières sur ce sujet des vi-
sions ne nous permet pas d'être aussi succinct
que nous le désirerions. Après avoir donné en
substance une doctrine assez développée, pour
faire comprendre à l'homme spirituel l'attitude
qu'il doit garder à l'égard de ces visions, et à
son directeur, la conduite qu'il doit tenir avec
son disciple, il ne sera pas superflu d'entrer, sur
cet enseignement, dans quelques détails plus
particuliers. Aussi bien pour les âmes spirituelles
que pour le maître qui les instruit, il sera utile
de jeter une plus grande lumière sur les maux
qui peuvent résulter de ces visions, si les uns et
les autres les acceptent avec trop de crédulité,
même quand leur principe est divin. La raison
qui me détermine en ce moment à m'étendre sur
ce point, c'est le peu de discrétion que j'ai cru
LIVRE II. CHAPITRE XVIII. 235
reconnaître dans la manière d'agir de plusieurs
directeurs spirituels. En effet, pour avoir donné
une créance trop facile à l'apparence bonne et
véritable de ces connaissances surnaturelles, ils
en sont venus à se jeter et à jeter les autres
dans l'erreur et la confusion. C'est à eux que s'ap-
plique parfaitement la sentence du Christ : Si un
aveugle conduit un auU^e aveugle, ils tombent
tous deux dans la fosse (1). Le texte sacré ne dit
pas : ils tomberont, mais ils tombent, parce que, en
pareille matière, s'exposer à l'erreur, c'est déjà
errer -, le seul fait de se conduire l'un l'autre
avec assurance est un véritable égarement, et
on peut dire qu'ils tombent pour le moins en
cela.
La méthode de ces directeurs à l'égard des
âmes favorisées de visions, a pour résultat de les
jeter dans l'illusion et le trouble, de les détour-
ner du chemin de l'humilité en les engageant à
se complaire dans les voies extraordinaires, enfin
de les écarter de la pureté parfaite de l'esprit
de foi. Ils ne leur font que trop connaître par
cette manière d'agir le cas qu'ils en font eux-
mêmes. A leur exemple, ces âmes ignorantes
(1) Cificus autem ai cœco ducatum prasstet, ambo in fovcam
cadunt. S. Matth., xv, 14.
236 LA MONTÉli DU CAP.MF.L.
apprécient ces connaissances et s'y attachent, au
lieu de s'établir dans l'abnégation et dans le dé-
pouillement absolu, qui seuls peuvent leur faire
prendre l'essor vers les hauteurs de la foi obs-
cure. Tous ces inconvénients naissent de l'atti-
tude et du langage de ces directeurs imprudents;
puis, par suite de je ne sais quel prestige, une cor-
respondance mystérieuse inspire à l'câme l'estime
et l'aflection de ces choses, et détourne ainsi ses
regards des abîmes de la foi. Son penchant natu-
rel l'incline vers les sens d'où lui viennent ces
visions; étant donc déjà captivée par l'attrait de
ces communications sensibles, il lui suffit de voir
son confesseur, ou toute autre personne, les
apprécier et les estimer pour suivre leur exem-
ple. Alors son désir fortement excité s'en nour-
rit insensiblement, avec une plus grande avidité
et une affection toujours croissante.
De là résultent une foule d'imperfections pour
ne pas dire davantage; l'âme devient moins
humble, elle croit posséder un bien d'une cer-
taine valeur; elle s'imagine être la préférée de
Dieu, et la voilà contente et toute satisfaite
d'elle-même, sentiment diamétralement contraire
à l'humilité. A son insu le démon fortifie aussitôt
cette disposition, et commence secrètement à lui
suggérer une pensée de curiosité. Elle se de-
LIVRE II. CHAPITRE XVIII. 237
mande : d'autres âmes sont-elles parvenues à ce
degré, oui ou non ? Ont-elles reçu ces mêmes
grâces ? N'en sont-elles pas favorisées ? Quel lan-
gage opposé à la sainte simplicité de l'esprit et à
la solitude intérieure ! . . . Loin de grandir dans
la foi, l'âme tombe dans une multitude de fautes,
peut-être moins grossières que celles-ci, mais
d'un genre plus subtil et plus répréhensible aux
yeux du Seigneur, parce qu'elles l'empêchent de
marcher dans la nudité de la foi.
Mais laissons ce sujet pour le reprendre lors-
que nous traiterons du vice de la gourmandise
spirituelle et des autres péchés capitaux. S'il
plaît à Dieu, nous décrirons alors en détail ces
taches secrètes qui s'attachent à l'esprit, quand
on ne sait pas le guider dans la voie du parfait
dénuement. Nous allons caractériser ici la mé-
thode défectueuse de certains confesseurs dans
la direction des âmes. Et certes, je voudrais bien
savoir m'expliquer convenablement, car à mon
avis c'est chose difficile de faire comprendre à
quel point l'esprit du maître influe en secret sur
celui du disciple, tellement qu'on ne peut parler
de l'un sans faire connaître l'autre. "Il n'y a rien
d'extraordinaire en cela, les choses de l'esprit
ayant entre elles tant de relation et d affinité.
Il me semble, et ce n'est pas sans raison, que
238 LA MONTÉE DU CARMEL.
si le père spirituel a du faible pour les révéla-
tions, s'y complaît et y attache une grande impor-
tance, il ne manquera pas d'imprimer involon-
tairement ce même attrait dans l'esprit de son
fils spirituel, si toutefois celui-ci n'est pas plus
avancé que son maître. Dans ce cas même, la
persévérance sous une semblable direction ap-
porterait de graves préjudices à son avancement.
En effet, de cette forte inclination du père spiri-
tuel pour les visions, résultera une certaine com-
plaisance dont il donnera des signes manifestes,
s'il n'a pas assez de circonspection pour dissi-
muler ses sentiments. Admettant toujours que
le disciple éprouve le même penchant; de part et
d'autre il y aura, n'en doutez pas, de fréquents
entretiens sur l'appréciation et l'estime mutuelle
que l'on fait de ces faveurs.
Mais, sans entrer à présent dans ces détails
subtils, supposons que le confesseur, incliné oui
ou non vers ces choses, n'a pas la prudence néces-
saire pour en dégager l'esprit et la volonté de son
pénitent, qu'arrive-t-il ? Il entre donc en confé-
rence sur ce point avec son disciple, et le prin-
cipal sujet de leurs discours porte sur ces vi-
sions ; il lui trace des règles pour discerner en
elles le vrai du faux. A la vérité, il est imj)ortant
au directeur de posséder cette science, mais il
LIVRE II. CHAPITRE XVIII. 239
n'est pas à propos d'imposer au disciple cette
recherche et ce soin, ni de l'exposer au péril qui en
résulte, si ce n'est en quelque nécessité urgente.
En les laissant passer sans affecter d'y prendre
garde, tout danger cesse et le devoir est accompli.
Signalons un autre abus. Lorsque ces direc-
teurs voient une âme enrichie des faveurs divi-
nes, ils font instance auprès d'elle, pour obtenir
par son entremise la révélation de telle ou telle
chose, qui les concerne, eux ou d'autres ; et ces
bonnes âmes leur obéissent, pensant qu'il est
permis de chercher ainsi à connaître ces choses.
Parce que Dieu daigne parfois, quand bon lui
semble, et pour des motifs qui lui sont con-
nus, révéler des connaissances surnaturelles,
ils se croient autorisés à désirer cette révélation
et même à la solliciter. Si Dieu, acquiesçant à
leur supplique, répond à leur question, ils devien-
nent plus audacieux à l'avenir ; ils s'illusionnent
et jugent que Dieu a pour agréable ce mode de
communication, mais en vérité, cette manière
d'agir déplaît souverainement à la divine Majesté.
Les directeurs, si affectionnés à ces entretiens cé-
lestes, y attachent la volonté des âmes qui sont
sous leur conduite, avec d'autant plus de facilité
que celles-ci y trouvent la satisfaction de leurs at-
traits, et sont naturellement portées à voir comme
T. II. 8
2i0 LA MONTÉE DU C ARMEL.
leurs directeurs. Or les âmes se trompent fort
souvent en matière de révélations, et lorsque les
événements ne se réalisent pas comme les con-
fesseurs l'avaient prévu, ils s'étonnent et con-
çoivent aussitôt des doutes sur la réalité des vi-
sions. Us se figuraient d'abord deux choses : la
première, que cette révélation venait de Dieu,
puisqu'elle cadrait si bien avec leur esprit; et
cette impression pouvait n'être tout simplement
que le résultat de leur naturel porté vers ces
dons extraordinaires. La seconde, que cette révé-
lation étant divine, elle devait se vérifier dans le
sens qu'ils avaient supposé. Illusion complète;
car les paroles de Dieu n'ont pas toujours l'effet
que les hommes leur attribuent, et ne s'accom-
plissent pas à la lettre suivant le propre de l'ex-
pression. En conséquence, fût-on convaincu que
ces révélations, ces paroles, ces réponses sont
de Dieu, on ne doit pas les admettre avec trop
d'assurance,ni leur accorder une foiaveugle. Elles
sont certaines et véritables en elles-mêmes, mais
il n'est pas nécessaire qu'elles le soient toujours
dans le sens de notre appréciation personnelle.
C'est ce que nous prouverons dans le chapitre
suivant. Nous dirons ensuite que de telles ques-
tions déplaisent toujours à Dieu, et^comment il
s'en irrite tout en daignant y répondre.
(
CHAPITRE XIX.
Comment les visions et les paroles de Dieu, qui sont vraies en
elles-mêmes, peuvent-elles nous jeter dans l'illusion? — Pas-
sages des divines Ecritures allégués à ce sujet.
Les paroles et les visions divines sont toujours
vraies et certaines en elles-mêmes, mais non pas
toujours selon notre interprétation personnelle,
et cela pour deux raisons. La première de ces
raisons tient à notre manière imparfaite de les
concevoir.. La seconde vient de leurs causes, ou
de leurs motifs, qui peuvent être comminatoires
et comme conditionnels. Par exemple, il faut
sous-entendre : si l'on ne s'amende pas, ou si
telle chose a lieu ; bien qu'à la lettre les paroles
soient absolues. Apportons à l'appui de cette
doctrine l'autorité de la sainte Écriture.
Dieu, qui est un abîme d'immensité et de pro-
fondeur, renferme ordinairement dans ses pro-
phéties et dans ses révélations des pensées, et des
conceptions très différentes du sens que nous
pouvons communément leur attribuer ; et même
elles sont d'autant plus vraies et plus certaines
242 LA MONTÉE DU CAU:\rEL.
qu'elles nous le paraissent moins. Les prophéties
et les paroles de Dieu, adressées à certains per-
sonnages de l'antiquité, ne se réalisaient pas selon
leurs prévisions, parce qu'ils les prenaient trop
à la lettre. Chaque page du texte sacré nous en
offre une figure.
Dans la Genèse, après avoir conduit Abraham
dans la terre des Chananéen's, Dieu lui dit : Je te
donnerai celle terre afin que tu la possèdes (1). Mais
Abraham déjà vieux ne voyait pas l'accomplisse-
ment de cette promesse si souvent renouvelée.
Un jour que le Seigneur la lui réitérait encore, ce
Père des croyants l'interrogea : Seigneur, com-
ment et d'après quel signe puis-je savoir que je dois
la posséder (2) ? Alors Dieu lui révéla que cette
promesse ne se réaliserait pas de son vivant, mais
dans la personne de ses enfants, qui posséderaient
la terre de Chanaan 400 ans plus tard (3). En réa-
lité. Dieu donnant cette terre aux descendants
d'Abraham, en considération de son amour et de
sa foi, la lui donnait pour ainsi dire à lui-même.
Ce Patriarche était dans l'illusion ; et s'il avait agi
d'après ce qu'il avait compris d'abord, il aurait
(1) Ego Dominas qui eduxi te de Ur Chaldaeorum ut darem
libi terram istam, et possideres eam. Gen., xv, 7.
(2) Domine Deus, unde scire possum quod possessurus sim
eam ? Ibid., 8.
('à) Semini tuo dr.bo terram hanc. Ibid., 18.
LIVRE II. CHAPITRE XIX. 2î3
pu s'égarer, et ne pas reconnaître la vérité de
cette promesse dont l'effet ne regardait pas le
présent. Et ceux qui avaient entendu cette pro-
phétie, le voyant mourir avant qu'elle ne fût ac-
complie, auraient été sans nul doute troublés
dans leurs croyances par la pensée que tout cela
était faux.
Un trait analogue se présente dans l'histoire
de Jacob son petit-âls. Au temps delà désolante
famine qui afiligeait le pays de Chanaan, Joseph
le rit venir en Egypte ; tandis qu'il était en route,
Dieu lui apparut et lui dit: Jacob, ne crains points
descends en Egypte j moi-même je descendrai là
avec toi, et moi-même je t'en ramènerai lorsque
tu reviendras (1). L'événement nejustifîa pas le
sens propre de ces paroles, car, nous le savons,
le saint vieillard Jacob mourut en Egypte, et n'en
sortit que pour être déposé dans la sépulture de ses
pères (2). Cette prophétie s'appliquait à sa posté-
rité, lorsque le Seigneur, après un long séjour en
Egypte, la fit sortir de ce pays et daigna se faire
lui-même son guide dans le chemin. Quiconque
aurait eu connaissance de la promesse de Dieu
(1) Noli timere, descende in ^gyptum.. Et ego inde adducam
te reveitentem. Gen.. XLVi, 3, 4.
(2) Collegit pedes suos super lectnlum, et obiit : appositusque
est ad populum suum. Ibid. xux, 32.
2i2 LA MONTÉE DU CAR3IEL.
qu'elles nous le paraissent moins. Les prophéties
et les paroles de Dieu, adressées à certains per-
sonnages de l'antiquité, ne se réalisaient pas selon
leurs prévisions, parce qu'ils les prenaient trop
à la lettre. Chaque page du texte sacré nous en
offre une ligure.
Dans la Genèse, après avoir conduit Abraham
dans la terre des Chananéens, Dieu lui dit : Je ip
ionneiai cette terre afin que lu la possèdes [l]. Mais
Abraham déjà vieux ne voyait pas l'accomplisse-
ment de cette promesse si souvent renouvelée.
Un jour que le Seigneur la lui réitérait encore, ce
Père des croyants l'interrogea : Seigneur, com-
ment et d'après quel signe puis-je savoir que je dois
la posséder (2) ? Alors Dieu lui révéla que cette
promesse ne se réaliserait pas de son vivant, mais
dans la personne de ses enfants, qui posséderaient
la terre de Chanaan 400 ans plus tard (3). En réa-
lité, Dieu donnant cette terre aux descendants
d'Abraham, eu considération de son amour et de
sa foi, la lui donnait pour ainsi dire à lui-même.
Ce Patriarche était dans l'illusion ; et s'il avait agi
d'après ce qu'il avait compris d'abord, il aurait
(1) E20 Dominus qui eduxi te de Ur Chaldœorum ut darem
Ubi terram istam, et possideres eam. Gen., xv, 7.
(2) Domine Deus, unde scire possum quod possessuru3 sim
eam 1 Ibid., 8.
(b; Semini tno dcbo terram hanc. Ibid., 13.
LIVRE II. (IIAPITIIE XIX. 2i^
pu s'égarer, et ne pas reconnaître la vérité de
cette promesse dont l'efTet ne regardait pas le
présent. Et ceux qui avaient entendu cette pro-
phétie, le voyant mourir avant qu'elle ne fût ac-
complie, auraient été sans nul doute troublés
dans leurs croyances par la pensée que tout cela
était faux.
Un trait analogue se présente dans l'histoire
de Jacob son petit-fils. Au temps delà désolante
famine qui aflligeait le pays de Chanaan, Joseph
le lit venir en Egypte ; tandis qu'il étaiten route,
Dieu lui apparut et lui dit: Jacob, ne crains j^oint^
descends en Etjyplc; moi-même je descendrai là
avec toi, et moi-même je Ven ramènerai lorsque
iu reviendras (1). L'événement nejustifia pas le
sens propre de ces paroles, car, nous le savons,
le saint vieillard Jacob mourut en Egypte, et n'en
sortit que pour être déposé dans la sépulture de ses
pères (2). Cette prophétie s'appliquait à sa posté-
rité, lorsque le Seigneur, après un long séjour en
Egypte, la fit sortir de ce pays et daigna sefi\iro
lui-même son guide dans le chemin. Quiconque
aurait eu connaissance de la promesse de Dieu
(1) Noli timere, descenfle in ^gyptum.. Et ego inde adducam
te reyeitentem. Gen.. xlvi. 3, 4.
[2) Collegit podes siios super lectnlum, et obiit : appositusque
est ad populum Buum. Ibid. xlix, 32.
244 LA MONTÉE DU CARMEL.
à Jacob aurait tenu pour certain, qu'étant entré
sain et sauf en Egypte par Tordre et la protec-
tion du Seigneur, il devait de même en sortir
plein de vie. Dieu n'avait-il pas employé les
mêmes expressions pour lui promettre son assis-
tance à sa sortie ? Grandes eussent donc été la
surprise et la déception de le voir mourir dans
ce pays, avant la réalisation de sps espérances.
Ainsi les paroles divines, très véritables en elles-
mêmes, peuvent être pour nous sujettes à l'illu-
sion.
Voici un troisième exemple tiré du livre desJu-
ges (1 ) . Toutes les tribus d'Israël s'étaient réunies
pour punir un crime infâme commis dans la tribu
de Benjamin. Dieu lui-même leur avait désigné
un chef de guerre ; aussi les Israélites se tinrent-
ils très assurés de remporter la victoire. Malgré
cela, vaincus dès le premier combat, et vingt-
deux mille des leurs étant restés sur place, ils
en furent consternés et passèrent tout le jour
à pleurer en présence du Seigneur, pour savoir
s'ils devaient, oui ou non, retourner au combat.
Dieu leur répondit de livrer de nouveau la ba-
taille. La victoire alors ne leur parut pas douteuse,
(1) Convenitque universus Israël ad civitatem, quasi horao
unus, eadem mente, unoque cousilio. Jud., xx, 11 tt dein-
ceps.
Livaiî II. — ciiAPiTr.E XIX. 243
et ils s'élaïu-èrv'nt avec une nouvelle ardour sur
leurs ad vprsi ires; mais, vaincus cette fois encore,
ils perdirr'iit dix-huit mille hommes. Frappés de
stupeur de voir que le Seigneur leur commandait
toujours de combattre, et qu'ils étaient sans cesse
vaincus, ils ne savaient comment expliij[uer ce
mystère Leur surprise était d'autant plus grande
que leur armée, bien supérieure en forces à celle
de l'ennemi, se composait de quatre cent mille
hommes, et que la tribu de Benjamin ne comptait
que vingt-cinq mille sept cents hommes. Cepen-
dant la parole de Dieu ne les avait pas trompés,
mais ils l'avaient faussement interprétée. Dieu
leur avait commandé de combattre, sans toute-
fois les assurer du triomphe ; son intention par
ces déf lites réitérées était de les humilier, et de
les punir de leur négligence et de leur présomp-
tion précédentes. La dernière fois que le peuple
d'Israël marcha au combat. Dieu lui promit la
victoire, et après de pénibles et courageux efforts,
ses ennemis furent complètement défaits.
Les âmes s'illusionnent de cette manière et de
bien d'autres, par rapport aux révélations et aux
paroles qui leur viennent de Dieu. Elles s'atta-
chent trop à l'intelligence littérale, sans réflé-
chir au dessein principal de Dieu dans ces choses ;
qui est de leur communiquer la substance cachée
246 LA MONTÉE DU CARMEL.
SOUS cette écorce, et le véritable esprit, difficile
sans doute à concevoir, mais dont les différents
sens, abondants et merveilleux, dépassent de
beaucoup les limites étroites de la lettre. Celui-
là donc qui prend la parole à la lettre, ou s'atta-
che à la figure et à la forme apparente de la
vision, se trompe grossièrement, et s'expose à
cette confusion d'avoir suivi la lumière des sens,
au lieu de s'être disposé par l'abnégation à rece-
voir les illuminations de l'Esprit de Dieu. La
lettre tue et l'esprit vivifie (1), dit saint Paul.
Ces diverses citations de l'Ancien et du Nouveau
Testament prouvent combien il importe de ne
pas s'arrêter au sens littéral, mais de s'attacher
à l'obscurité de la foi, qui est l'esprit viviâcateur
insaisissable aux sens. C'est pourquoi la plupart
des enfants d'Israël; déçus dans leurs espérances,
finissaient par mépriser les prophéties et n'y
plus ajouter foi. Parmi eux courait un dicton
populaire, passé presque en proverbe, pour
tourner en moquerie les expressions des pro-
phètes. Isaïe s'en plaint de la sorte : A qui
le Seigneur enseigner a-t-il sa loi ? A qui don-
nera-t-il V intelligence de sa parole ? Ce sont des
enfants qu^on ne fait que de sevrer, qu'on vient
(1) Litterfi enim occidit, spiritus autem vivificat. II ad Cor.»
in,6.
LIVRE 11. CHAPITRE XIX. 247
(l'arrachera la mamelle. Ils disent tous en tour-
nant les prophètes en dérision : promettez et pro-
mettez encore, attendez, attendez encore, un peu ici,
un peu ici : Dieu parlera de ses lèvres à ce peuple et
lui tiendra wi langage inconnu (1). Lepeuple trop
attaché à la lettre et à son propre sens se nour-
rissait du lait des petits enfants, rejetait l'ali-
ment substantiel caché dans les profondeurs de
la science spirituelle, et se moquant des pro-
phéties, disait par forme de raillerie : attendez,
attendez encore , comme si les prédictions d'Isaïe
ne devaient jamais s'accomplir. A qui le Seigneur
enseignera-t-il la sagesse de ses voies, s'écriait
le Prophète, à qui donnera-t-il l'intelligence de
sa doctrine, sinon à ceux qui sont sevrés du lait
de la lettre et des mamelles de leur propre sens ?
An lieu de comprendre le langage prophétique,
ils s'arrêtent au sens littéral, et disent : Promettez.,
promettez encore, attendez, attendez encore, etc.,
sans reconnaître que Dieu leur parle dans un
sens dont le m3'stère échappe à leurs grossières
interprétations.
(1) Quem docebit scientiam? et quem intelligere faciet audi-
tum ? Ablactatus a lacté, avulsos ab uberibus : quia manda
lemanda, expecta reexpecta... modicum ibi, modicum ibi.
In loquela enim labii, et lingua altéra loquetur ad populum
istum. Is. XXVIII, 9, 10, 11.
8*
248 LA MONTÉE DU CARMEL.
Ne nous en rapportons donc pas à notre pro-
pre jugement, ni à la signification bornée des
paroles, et confessons que le sens caché sous les
oracles divins est impénétrable à nos concep-
tions, si dilTérentes de celles de Dieu. Écoutons
le prophète Jérémie, qui lui-même semble se
méprendre sur l'intelligence des paroles du Tout-
Puissant, et se ranger du côté du peuple en s'é-
criant : Hélas ! hélas ! Seigneur Dieu ! avez-vous
donc trompé ce peuple et la ville de Jérusalem
en leur disant : Vous aurez la paix ; et voici ce-
pendant que la pointe de Vépée va leur percer
le cœur (1) / Or, la paix que le Seigneur devait
contracter avec son peuple, c'était l'alliance
entrelui et le genre humain, par l'entremise du
Messie promis, tandis qu'Israël l'entendait dans
le sens d'une .paix temporelle. Aussi lorsque,
contrairement à son attente, la guerre avec tous
ses maux vint fondre sur ce peuple, se crut-il
trompé par le Seigneur. Alors, empruntant le
langage de Jérémie, il disait : ]\ous attendions
la paix^ et il n'est rien venu de bon (2). Il leur eût
été vraiment impossible de ne pas tomber dans
(1) Heu, heu, Domine Deus, ergone decepisti populum istum,
et Jerusiilt-m di<ens : Pax erit vobis ; et ecce perveuit gladius
usqui- inl animam / Jer., IV, 10.
[2) Expectaviraus pacera, et non erat bonum. Ibid., Vlll., 15.
LIVRE II. — CHAPITRE XIX. 240
l'erreur en se guidant uniquement d'après le
sens rigoureusement littéral.
Qui aurait pu, en etfet, n'être pas confondu dans
son espérance, par la lettre de cette prophétie
que David fait du Christ, dans tout le psaume
Lxxi, et en particulier par ces mots : // régnera
depuis une mer jusqu'à une autre 7ner, cl depuis le
fleuve jusqu'aux extrémités delà terre (1); et plus
loin : Il délivrera le pauvre des mains du puissant,
le pauvre qui n'avait personne pour l'assister (2).
Quelle contradiction ! Voyez Notre-Seigneur,
naître dans l'obscurité, vivre dans la misère, et
non seulement ne pas régner en dominateur sur
la terre, mais se soumettre aux caprices de la
plus vile populace; enfin être mis à mort sous le
gouvernement de Ponce- Pilate ! Au lieu de déli-
vrer ses disciples de l'oppression des puissants de
la terre, il les laissera persécuter et mettre à
mort pour son nom.
Ces prophéties devaient s'entendre spirituel-
lement du Christ, et en ce sens, elles étaient abso-
lument vraies. Le Christ n'est pas seulement le
Roi de la terre, mais par sa divinité il est le
(1) Dominabitur a mari usque ad mare, et a flumiae usque
ad terminos urbis tcrrarum. Ps. LXXI, 8.
(2) Libeiabic pauperem a poteate, et pauperem cui non erat
adjutor. Ibui., 12.
250 LA MONTÉE DU C ARMEL.
Souverain du ciel; il ne s'est pas contenté de
racheter les pauvres qui marchaient à sa suite,
et de les arracher au pouvoir du démon, le
plus cruel des tyrans ; il a fait davantage en les
établissant héritiers du royaume céleste. Dans
ces versets du Psalmiste, Dieu avait en vue le
résultat principal ; en d'autres termes, le règne
éternel de son Fils et l'éternelle liberté des
hommes. Les Juifs orgueilleux les interprétaient
dans le sens secondaire, dont Dieu fait fort peu
de cas, c'est-à-dire, ils les entendaient d'un
royaume temporel, et d'une liberté passagère;
or, ces grandeurs de la terre ne méritent pas
aux yeux de Dieu le nom de royaume, ni de
liberté. Aveuglés par la grossièreté du senslitté-
ral et ne comprenant ni l'esprit, ni la vérité
qu'il contenait, les Juifs crucifièrent leur Sei-
gneur et leur Dieu, comme le rapporte saint
Paul: Les habilants de Jérusalem el leurs princes
ne rayant point connu pour ce qu'il étaitj et
jî' ayant point compris les paroles des prophètes qui
se lisent chaque jour de sabbat, ils les ont accomplies
en le condamnant (1).
Cette difficulté d'interpréter convenablement
(1) Qui enim habitabant Jérusalem et principes ejus, hune
ignorantes et voces propbetarum, qure per omne sabLatum
leguntur, jaiicantes impleverunt. Act., xiii, 27.
LIVRE II. CHAPITRE XIX. 251
les paroles de Dieu était si grande, que les pro-
pres disciples de Jésus, après avoir vécu avec lui,
s'y trompaient encore eux-mêmes. Les deux dis-
ciples d'Emmaus étaient de ce nombre lorsque,
tristes et découragés, il se disaient dans le che-
min : ISous espérions que ce serait lui qui rachète-
rait Israël [Y). Ils entendaient par là leur affranchis-
sement et la domination temporelle de leur di-
vin Maître. Le Christ, leur apparaissant alors,
leur adressa ces reproches : 0 insensés ! dont le
cœur est tardif à croire tout ce que les prophètes
ont annoncé {'2) !
Plus tard, au moment même où le Seigneur
allait monter au ciel, quelques disciples, plon-
gés encore dans cette ambitieuse ignorance,
lui demandèrent : Faites-nous savoir^ Seigneur, si
cest en ce temps que vous rétablirez le royaume
d'Israël (3) ? Le Saint-Esprit inspire souvent aux
hommes des paroles qu'ils sont loin de compren-
dre dans le sens réel de la prédiction ; ainsi il
fit dire à Caïphe, au sujet du Christ : Il vous
est bon qu'un seul homme meure pour le peu-
(1) Nos autem sperabamus quia ipse esset redemptuius
Israël. S. Luc, XXI v, 21.
(2) 0 stulti, et tardi corde ad credeadum, in omnibus qu£e
locuti sunt prophétie 1 Ibid. 25.
(3) Domine, si in tempore hoc restitues regnum Jsrael? Act.,
1.6.
252 LA MONTÉE DU CARMEL,
pie, et non pas que toute la nation périsse. Or il ne
disait pas celade lui-même[l), 3iio\iieYEva.ïigé\isie.
Le Grand-Prêtre donnait à ces paroles un sens
tout différent de celui que l'Esprit-Saint avait
en vue.
Tous ces exemples nous prouvent avec évi-
dence que nous ne devons pas prendre légère-
ment pour base de notre conduite les paroles
et les révélations, lors même qu'elles sont de
Dieu, car notre manière de les comprendre nous
entraînerait très aisément dans le piège de l'illu-
sion. En elles-mêmes ce sont des abîmes de pro-
fondeur pour l'esprit, et les restreindre à notre
sens borné, c'est vouloir palper l'air et les ato-
mes dont il est chargé ; l'air s'échappe de la main
et Ion n'étreint que le vide.
Le directeur spirituel doit donc s'appliquer à
détourner l'esprit de son disciple de l'estime de
toutes ces manifestations surnaturelles, vrais
atomes de l'esprit. Que gagnerait-il à s'y arrêter,
sinon de perdre l'esprit intérieur? Au contraire,
le confesseur fortifiera la volonté de son fils spi-
rituel par le détachement, en lui apprenant à
s'établir dans la liberté et dans l'obscurité de la
(1) Expedit vobis ut unus moriatur homo pro populo et non
tota gens pereat ; hoc autem a semetipso non disit. S. Joan.
XI, 50,
I
I
L(VRE II. CHAPITRE XIX. 233
foi, OÙ se communique abondamment la vie de
l'esprit, c'est-à-dire la sagesse et l'intelligence
véritable des paroles divines. Il est impossible
à Thomme qui n'est pas vraiment intérieur, de
juger des choses de Dieu, ni même de les inter-
préter selon la droite raison ; les juger d'après
les sens, c'est prouver la médiocrité de son sa-
voir en ftiit de spiritualité, et se mettre hors
d'état de les comprendre, au dire de saint Paul :
Or, Vhomme animal ne conçoit point les choses qui
sont de l'esprit de Dieu ; elles lui paraisserit une folie
et il ne peut les comprendre^ parce que c'est par
une lumière spirituelle qu'on en doit juger j mais
l'homme spirituel juge de tout (1). L'homme ani-
mal est celui qui s'appuie sur le témoignage des
sens, et l'homme spirituel, celui qui en est dégagé
et ne les prend jamais pour guide. Il est donc
bien téméraire celui-là qui ose s'en servir pour
traiter avec Dieu par la voie des connaissances
surnaturelles.
Mettons cette doctrine dans un plus grand jour
par de nouveaux exemples. Supposez qu'un
saint, en butte à la persécution de ses ennemis,
(1) Animalis autem horao non percipit ea qnas sunt spiritua
Dei. Stultitia enim est illi, et non potest intelligere, quia spiri-
tualiter examinatur ; spiritaaUs autem judicat omnia. I ad Cor.,
II, 14, lo.
2o4 LA MONTP]E DU CARMliL.
entende une voix divine lui promettre sa com-
plète délivrance ; néanmoins ses adversaires
prévalent contre lui, et il meurt entre leurs
mains. 11 ne s'ensuit pas que la prédiction soit
fausse ; mais celui qui en aurait fait une applica-
tion temporelle se serait trompé, Dieu ayant pu
avoir en vue le salut éternel, où l'âme jouit de
la véritable liberté et du vrai triomphe sur tous
ses ennemis, bien plus excellemment que si
elle en avait été délivrée ici-bas. Le sens de
ces paroles était donc beaucoup plus réel et
plus élevé que l'homme n'aurait pu le concevoir,
en le rapportant à la vie présente. Dieu a tou-
jours l'intention de donner à ses paroles le sens
le plus fécond en bienfaits, mais l'homme s'a-
veugle, s'il les interprète à sa manière dans le
sens le moins profond.
11 est dit au sujet du Christ : Vous les gouverne-
rez avec ime verge de fer, et vous les briserez
comme le vaisseau du potier {l). Dieu, par la bou-
che de son Prophète, parle ici dans le sens de
l'éternelle et principale domination de son Fils,
qui s'étend de siècles en siècles ; et non dans le
sens de sa royauté temporelle, dont lasouverai-
(1) Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confrin-
ges eos. Ps. ii, '.).
LIVRE II. CHAPITRE XIX. 2o5
neté ne s'est pas manifestée durant le cours de sa
vie mortelle. Citons un autre exemple : une âme
embrasée d'un vif désir de souffrir le martyre
entendra peut-être la voix de Dieu répondre à
ses aspirations : Oui, tu seras martyre. Cette pro-
messe la remplit intérieurement d'une immense
consolation, et d'une confiance invincible qu'il en
sera ainsi. Malgré cela, cette personne ne subira
pas le martyre, et cependant la parole de Dieu
était véritable. Comment expliquer ce mystère ?
Parla doctrine même que nous développons : La
partie essentielle et principale de la prophétie
s'effectuera, c'est-à-dire, Dieu donnera à l'âme
l'amour et la récompense du martyre^ en la ren-
dant martyre par un état prolongé de souffrances,
dont la continuité est plus cruelle que la mort
même. Le Seigneur accomplit ainsi sa promesse,
et exauce réellement la prière de l'âme ; son
principal désir n'était pas, en effet, d'endurer ce
genre de mort en particulier, mais de prouver à
Dieu un amour aussi intense que celui du mar-
tyre. En dehors de l'amitié de Dieu, cette mort
n'a aucune valeur par elle-même; or l'amour,
l'acte et le mérite du martyre, sont pleinement
donnés à l'âme par d'autres moyens, et si par le
fait elle ne meurt pas martyre, cependant elle se
félicite d'avoir obtenu ce qu'elle souhaitait.
2o6 LA MONTÉE DU CAR.AIEL.
Ces désirs et d'autres semblables, dont le mo-
bile est un amour très ardent^ ne s'accomplissent
pas toujours, comme on l'avait supposé \ mais ils
se réalisent dans un sens meilleur, et plus glorieux
à Dieu, selon la parole de David : Le Seigneur a
exaucé les désirs des pauvres (1). Dans les Pro-
verbes, la divine Sagesse nous dit également : Les
justes obtiendront ce qu'ils désirent (2). Une multi-
tude de saints, nous le savons, aspirèrent à faire
de grandes choses pour le service de Dieu ; si leur
désir, qui était juste et droit, n'a point été réa-
lisé ici-bas, il a eu, nous n'en pouvons douter,
son parfait accomplissement au delà de cette
terre , et les promesses que Dieu eût pu
leur faire à ce sujet se sont trouvées véri-
tables.
Les paroles et les visions célestes peuvent donc,
de cette manière et de beaucoup d'autres encore,
être vraies et certaines, et néanmoins nous de-
venir une occasion d'illusion, faute de ne pas
savoir pénétrer les vues élevées et les intentions
sublimes que Dieu y tient cachées. Le plus sûr
et le meilleur, c'est donc d'exhorter les âmes à
fuir avec prudence les grâces surnaturelles,
(1) Dasiderium pauperum exaudivit Dominus. Ps. ix, 17.
(2) Desiderium suum justis dabitur. Prov., X, 2i.
LIVRE II. — CHAPITRE XIX. 257
et de les habituer, ainsi que nous l'avons dit,
à persévérer dans la pureté et l'obscurité de
la foi, qui est le seul moj^en pour arriver à
l'union.
CHAPITRE XX.
Comment les prophéties et les paroles de Dieu, toujours vérita-
bles en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines, vu les cir-
constances qui les ont motivées. — Preuves tirées de la sainte
Ecriture.
Le moment est venu d'expliquer le second
motif pour lequel les visions et les paroles di-
vines, vraies en elles-mêmes, n'ont pas toujours
par rapport à nous une égale certitude. Ce
second motif tient aux raisons qui les ont
motivées. Par exemple, le Seigneur dit : Dans
un an j'enverrai tel châtiment à ce royaume; la
cause de cette sentence est une offense commise
dans ce paj^s contre sa Majesté ; si l'on ne s'a-
mende pas, la punition s'ensuivra forcément.
Mais si les circonstances viennent à modifier cette
offense, la peine pourra cesser ou se modifier
également. La menace était néanmoins véritable,
parce qu'elle portait sur la faute actuelle, et si
celle-ci avait continué, celle-là se fût exécutée.
Ce sont des menaces ou des révélations com-
minatoires et conditionnelles. La conversion de la
LIVRE II. — CHAPITRE XX. 2.j9
ville de Ninive nous en fournit une preuve sen-
sible. Dieu avait ordonné au prophète Jonas de
dire de sa part aux Ninivites : Dans quarante jours
Ninrvesera détruite (1). Toutefois cette prédiction
ne se réalisa pas, parce que la cause disparut. La
sévère pénitence qu'ils firent aussitôt de leurs
crimes prévint l'eifet de la menace divine, qui eût
infailliblement reçu son accomplissement, si ce
peuple n'eût pas imploré son pardon.
Le roi Acbab ayant commis un crime énorjnx\
comme il est rapporté au troisièmelivredesRois,
Dieu lui envoya son prophète, notre Père saint
Élie, pour le menacer de sa colère, qui s'étendrait
non seulement à sa personne, mais encore à sa
maison et à tout son royaume. En apprenant
cette nouvelle, Achab déchira ses vêtements de
douleur, couvrit sa chair d'un cilice, jeûna et dormit
sur le sac, et marcha la tête baissée (2) . Touché de
son repentir, Dieu lui envoya dire par le même
Prophète : Puisque Achab s'est humilié pour l'amour
de moi, je ne ferai point tomber sur lui, pendant
qu'il vivra^ les maux dont je l'ai menacé, mais sous
(1) Adhuc quadraginta dies, et Xiaive subvertetur. Joq.
III, 4.
(2) Cum audisset Achab sïrmoaes iatos, scidit vestimenta
fua et operuit cilicio carnem suam, jejunavitque et dormivit
in saccos et ambulavit demigso capite. III Reg., xxi, 27
260 lA MONTÉE DU CARMEL.
le règne de son fils (1). Achab s' étant converti, la
menace et la sentence de Dieu furent commuées.
D'où nous pouvons conclure que si Dieu avait
révélé affirmativement à une âme telle chose
agréable ou fâcheuse, la concernant elle ou au-
trui, cette promesse pourrait éprouver des chan-
gements plus ou moins considérables, peut-être
même cesser entièrement d'exister, suivant les
modifications survenues dans les dispositions de
l'âme, ou dans la cause que le Seigneur avait en
vue. Bien souvent l'âme ignore le motif de ce
changement, Dieu seulenpossède le secret. D'ail-
leurs toutes les communications divines ne sont
pas faites pour être acceptées ou comprises ac-
tuellement, beaucoup sont cachées dans l'avenir,
et leur lumière se manifestera au moment op-
portun, ou lorsque l'âme en ressentira leffet.
Telle fut la conduite de Notre- Seigneur à l'é-
gard de ses disciples, en leur adressant de nom-
breuses paraboles et de mystérieuses maximes dont
ils ne pénétrèrent la divine sagesse qu'au jour où
ils durent annoncer cette céleste doctrine, c'est-
à-dire après la descente du Saint-Esprit, ce
Paraclet dont Jésus- Christ leur avait dit : Il vous
(!) Quia igitur hutniliatus est mei causa, non indu cam mal um
in diebus ejus, sed in diebus filii sui. III Reg., xxi, 29.
LIVRE 11. CHAPITRE XX. 261
enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de
tout ce que je vous ai dit (1). C'est pourquoi dans le
récit de l'entrée triomphale du Christ à Jérusa-
lem, saint Jean a écrit : Les disciples 7i^ entendirent
poiîit cela d'abord ; mais quand Jésus fut entré dans
sa gloire, ils se souvinrent alors que ces choses
avaient été annoncées de lui (2). Ainsi l'âme peut
recevoir bien des impressions divines, sans
qu'elle-même ni son directeur en aient l'intel-
ligence avant le temps.
Dans le livre des Rois nous voyons que Dieu
s'irrita contre Héli, grand-prêtre en Israël, à
cause des péchés de ses enfants, qu'il avait la
lâcheté de tolérer. Il lui envoya donc dire par
Samuel les paroles suivantes : /a/ dit et j'ai as-
suré que votre maison et la maison de voti'e jiére
serviraient à jamais devant ma face; mais main-
tenant je suis bien éloigné de celte pensée, dit le
Seigneur, aussi ne la réaliserai- je pas (3) . Le minis-
tère du grand-prêtre consistait à rendre gloire et
honneur à Dieu, et le Seigneur avait promis que
(1) nie vos docebit omnia et suggeret vobis omniaquœcum-
que dixero vobis. S. Joan., XIV, 26.
(2) Hsec non crguoverunt discipuli ejus primuin, sed quando
glorificatus est Jésus, tune recordati sunt, quia hœc erant
sciipta de eo. Ibid., Xll, 16.
(3) Loquens locutus sum, ut domus tua et domus patris tui
niinistraret in conspectu meo usque in sempiternum. !Nunc
autem dicit Dominas : Absit hoc a me. I Reg., Il, 30.
262 LA MONTÉE DU CARMEL.
le sacerdoce se perpétuerait d'âge en âge dans la
famille d'Héli , s'il persévérait dans son zèle
pour la gloire de Dieu, et la fidélité à son ser-
vice. Mais la négligence qu'il apporta à remplir
ses devoirs , et la préférence qu'il donna à
l'honneur de ses enfants sur celui du Très-
Haut, en dissimulant leurs péchés, excitèrent
les plaintes du Seigneur et le contraignirent à
retirer sa promesse.
Il n'y a donc pas lieu de croire que les paro-
les et les révélations divines soient toujours in-
faillibles, selon la signification rigoureuse des
expressions ; principalement quand, d'après les
desseins du Seigneur, ces prédictions sont liées
aux causes secondes, sujettes par leur nature à
se modifier et à s'altérer. A la vérité, Dieu seul
a le secret de cette dépendance, et il n'est pas
toujours explicite. Au contraire, il prophétise
parfois en taisant les circonstances conditionnel-
les; comme il le fit pour les Ninivites, lorsqu'il
leur annonça la destruction de leur ville en termes
absolus par la bouche de Jonas. Dans d'autres
occurrences, il déclare nettement sa pensée ; ainsi
en agit-il à l'égard de Roboam : Si vous marchez
dans mes voies en gardant mes ordonnances et mes
préceptes, comme a fait David, mon serviteur, je
serai avec vous, je vous ferai une maison, qui sera
à
LlVr.E II. CUAPITUE XX. 2G3
stable et fidèle, comme f en ai fait uup à mon aervi-
teurDavid (1).
Après tout, que le Seigneur laisse ou non dans
le vague le motif de ses révélations, nous ne
devons jamais nous appuyer sur notre interpré-
tation personnelle, la faiblesse de notre intel-
ligence ne nous permettant pas de découvrir la
multiplicité des vérités cachées sousles paroles
c!u Tout-Puissant. 11 réside au-dessus des cieui
et il parle le langage de l'Eternité, tandis que
nouS; pauvres mortels, nous sommes des aveu-
gles dans cette vallée de larmes, et absolument
incapables de pénétrer dans la profondeur de ses
secrets. C'est pour cette raison sans doute, que le
Sage s'écrie : Dieu est dans le ciel, et vous sur la
terre; c'est pourquoi gardez-vous de parler beau-
coup (2).
Peut-être me direz-vous : Puisque nous ne
pouvons pas comprendre ces choses, ni en faire
l'objet de notre application, pourquoi le Sei-
gneur nous en favorise-t-il ? J'ai déjà répondu
à ce sujet qu'il ne faut pas vouloir devancer le
(1) Si ambulaveris in viis meis... custodiens mandata mea et
prœcepta mea, sicut fecit David, servus meus, ero tecum, et
œdificabo tibi domum fidelem, quomodo Eedificavi David 'do-
raum. III Reg., XI, 38.
1,2) Deus enim in cœlo et tu super terram, idcirco sint pauci
sermones tui. Eccl., V, 1.
g**
2G4 LA MONTÉE DU CARMEL.
temps prescrit par la volonté de celui qui a parlé.
Dieu donnera l'intelligence à qui il voudra au
moment opportun, et on reconnaîtra alors que
tous les événements arrivent conformément à sa
divine sagesse et à la suprême vérité.
Sachez bien qu'on ne peut concevoir le sens
complet des paroles et des œuvres de Dieu, ni le
déterminer d'après les apparences, sans s'expo-
ser à beaucoup d'erreurs et à d'étranges mé-
comptes. Cette vérité était bien connue des
prophètes, qui avaient entre les mains la parole
de Dieu ; beaucoup d'entre eux ne voyaient pas
leurs prédictions s'accomplir à la lettre; aussi
était-ce pour eux une très grande souffrance
d'avoir la mission de les annoncer aux Juifs.
En butte à la raillerie et à la risée du peuple,
Jérémie disait en leur nom: Je suis devenu l'objet
de leurs moqueries pendant tout le jour, et tous me
raillent avec insulte, parce qu'il y a déjà longtemps
que je parle ^ que je crie contre leurs iniquités et
que je leur prédis une désolation générale. Et la
parole du Seigneur est devenue pour moi un sujet
d'opprobre et de railleries pendant tout le jour.
Alors j'ai dit : Je ne nommerai plus le Seigneur et
je ne parlerai plus en son nom (1).
(1) Factus sum in derisum tota die ; omnes subsannant me.
LIVUE 11. CHAPITRE XX. 265
Ces plaintes du Prophète nous dépeignent l'ac-
cablement d'un homme qui se résigne sans doute,
mais qui ne peut supporter le poids des secrets
de Dieu ; elles nous font également comprendre
combien les paroles divines diffèrent du sens
vulgaire qu'on leur attribue, et nous prouvent
que souvent les prophètes de Dieu passaient
pour des séducteurs. Aussi Jérémie ajoute-
t-il dans l'amertume de son cœur : La prophétie
est devenue notre frayeur, noire filet et notre
ruine (1).
Le même motif engagea Jonas à s'enfuir lors-
que Dieu lui enjoignit de prédire la destruction
deNinive. Ne pouvant saisir la vérité dés paroles
divines, ni en pénétrer le sens mystérieux , il fuyait
pour n'être pas contraint de prophétiser, redou-
tant la moquerie de ceux qui verraient la nul-
lité de ses menaces. La même crainte le retint
pendant quarante jours en dehors de la ville,
pour attendre l'issue de la prophétie ; et comme
l'événement ne répondit pas à son attente, en
proie à une extrême affliction, il s'écria : Seigneur^
Qaia jam olini loquor vociferans iniquitatem et vastitatem
clatnito ; et factus est mihi sermo Doraini in opprobrium et in
(lerisum tota die, et dixi : Non recordabor ejus, neque loquar
ultra in uomine illius. Jer., XX, 7.
(1) Formido et laqueus facta est nobis ratrocinatio et con-
trilio. Thien., m, 47.
2G6 LA. MONTÉE DU CARMEL.
n est-ce pas là ce que je disais lorsque f étais encore
dans mon pays ? C'est ce que f ai prévu d'abord^ et
c'est pour cela que f ai fui à Tharsis (1 ) . Et le saint
homme s'attrista au point de prier Dieu de lui
^ter la vie.
En résumé, faut-il s étonner que les paroles et
les révélations de Dieu ne s'accomplissent pas
toujours selon le sens qu'exprime la lettre, puis-
que ces prophéties^ nous l'avons dit, sont subor-
données aux dispositions de ceux qui en sont
l'objet. Il ne faut donc, sous aucun prétexte, s'ap-
puyer, dans ces matières, sur son intelligence
personnelle, mais prendre uniquement la foipour
fondement et pour guide de ses actes.
(1) Obsecro Domine , numquid non hoc est verbum
meura, cura adhuc essem in terra mea ? Propter hoc prœoccu-
pavi ut fugcrem Tharsis. Jon., iv, 2.
CHAPITRE XXI.
rien n'agrée pas les demandes indiscrètes qu'on liiiadresse. —
Comment il s'en irrite tout en y condescendant quelquefois.
Certains ho:Dmes spirituels, présomptueux et
peu vigilants pour mortifier leur curiosité na-
turelle, s'autorisent des réponses mêmes du
Seigneur pour chercher à connaître l'avenir par
voie surnaturelle. J'admets que Dieu daigne leur
répondre en effet; mais, malgré tout, cette manière
d'agir, loin de lui plaire, lui est fort désagréable ;
bien souvent il s'en irrite et s'en tient pour gran-
dement otfensé. Voici pourquoi : il est dans l'or-
dre qu'une créature ne sorte point des bornes
naturelles que Dieu lui a prescrites. Or, Dieu a
placé l'homme sous l'empire des lois raisonna-
bles ; prétendre les enfreindre en voulant arriver
à la connaissance des choses, par voie surnatu-
relle, c'est sortir de ces limites; conduite à la
fois injuste et imprudente, que Dieu ne saurait
agréer.
Mais, me dira-t-on, pourquoi le Seigneur ré-
268 LA MONTÉE DU CARMEL.
pond-il quelquefois aux demandes qui lui sont
adressées, si elles lui déplaisent? Eli bien, moi je
vous affirme que c'est parfois le démon qui ré-
pond à sa place; ou si la réponse vient réellement
de Dieu, c'est incontestablement en considéra-
tion de la faiblesse de l'âme, obstinée à suivre
cette voie. S'il juge convenable de condes-
cendre encore à ses désirs, c'est pour l'euipêclier
de se décourager, de retourner en arrière, de
croire qu'il est mécontent d'elle ; ou pour la
mettre à l'abri de trop violentes tentations,
enfin pour d'autres motifs connus de lui seul,
La même condescendance le porte à faire goûter
aux âmes délicates et tendres des joies et des
consolations sensibles, non pas qu'il lui plaise
de voir une âme savourer ces douceurs, mais parce
qu'il se proportionne aux besoins et aux dispo-
sitions de chacune. Dieu est une source intaris-
sable où chacun va puiser selon la capacité du
vaisseau qu'il porte, et si parfois Dieu distribue
l'eau de sa grâce par des canaux exceptionnels,
ce n'est pas une raison suffisante pour que l'âme
se serve de ce moyen pour recueillir l'eau vive.
A Dieu seul il appartient de la répandre comme
il veut, quand et sur qui il lui plaît, sans que
la créature y ait aucun droit.
Nous l'avons déjà dit, si le Seigneur se montre
LIVRE II. CHAPITRE XXT. 2C9
favorable au désir et à la prière de certaines
âmes simples et bonnes, c'est afin de ne pas les
contrister par un refus. On comprendra mieux
ceci par une comparaison familière. Un père de
famille fait charger sa table d'aliments nombreux
et variés, meilleurs les uns que les autres ; un de
ses petits enfants lui demande avec instances
d'un de ces mets ; ce n'est pas le meilleur, mais
le plus à son goût et le plus à sa portée. Le père
connaît la faiblesse de son enfant, il sait qu'il
repoussera tout autre aliment, fût-il meilleur,
car il n'aime que celui-là. 111e lui accorde donc,
mais à regret, de peur de lui causer du chagrin,
et de le priver entièrement de nourriture.
N'est-ce pas ainsi que Dieu en usa à l'égard
des enfants d'Israël, qui lui demandaient un roi?
il accéda avec peine à une supplique qui devait
tourner à leur désavantage. Ecoutez la voix de ce
peuple, disait-il à Samuel, concédez-lui le roi
qu'il demande, ce n'est point vous ^ mais c'est moi
cjuils ont rejeté afin que je ne règne pas sur eu oc (] ).
De même les âmes qui ne savent pas ou ne veu-
lent point, renoncer aux tendresses et aux dou-
ceurs spirituelles ou sensibles, contraignent
(1) Audi vocera populi... non enim te abjecerunt, sed me
ne regneiia super eos. I Reg., viii, 7.
270 LA MONTÉE DU CARMEL.
Dieu, en quelque sorte, à leur octroyer des biens
d'un ordre inférieur, en vue de leur faiblesse et
de leur répugnance pour la nourriture forte et
substantielle des souffrances et de la croix de
son Fils, dont il aurait voulu les voir avides, pré-
férablement à tout le reste. Je tiens cependant
pour beaucoup plus préjudiciable de recher-
cher les connaissances surnaturelles, que de
désirer simplement les goûts sensibles ; et je ne
sais pas comment l'âme qui convoite les pre-
mières, peut s'exempter de pécher au moins
véniellement, malgré ses bonnes intentions ou
le degré sublime de ses vertus.
Je fais la même application au directeur qui lui
laisserait suivre cette voie, soit par ses ordres,
soit simplement par son assentiment. Quelle
nécessité y a-t-il de rechercher ces moyens extra-
ordinaires ? La raison naturelle, la loi et la doc-
trine évangélique ne nous offrent-elles pas des
règles pleinement suffisantes pour notre con-
duite ? Il n'y a point de difficultés impossibles à
résoudre, ni aucun besoin auquel on ne puisse
satisfaire par ces secours, qui sont à la fois agréa-
bles à Dieu et très avantageux pour 1 ame.
Appuyons-nous donc fermement sur la raison
et sur les enseignements de FÉvangile, et si
on venait à nous proposer une communication
LIVRE 11. CHAPITRE XXI. 271
surnaturelle, qu'elle soit ou non en rapport avec
notre inclination, acceptons-en uniquement ce
qui est conforme à la raison et à laloi évangélique.
Même alors, il convient de considérer et d'exa-
miner la chose de plus près encore, que s'il n'y
avait point eu de révélation, parce que l'esprit
de mensonge manifeste souvent une foule de
choses véritables et futures, afin de séduire
plus facilement les âmes.
Les fondements sur lesquels nous pouvons
le mieux et le plus solidement nous appuyer
dans toutes nos peines, nos tribulations et nos
nécessités sont l'oraison, et l'espérance que le
Seigneur pourvoira à tous nos besoins, par les
moyens qu'il jugera bon d'employer. Au surplus,
ce conseil nous est donné dans les Livres saints
par la bouche du. roi Josaphat. Entouré d'une
multitude d'ennemis et plongé dans l'affliction,
il se mit en prière et s'écria : 0 Dieu, quand nous
ne savons plus que faire^ noire dernière ressource
c'est de tourner vers vous nos regards (1), afin que
vous pourvoyiez à nos nécessités, comme vous le
jugerez plus convenable. Pour ce qui est des
demandes de communications et de révélations
(1) Cum ignoremus quid agere deberau«, hnc Folum Labc-
mus rcsidui ut oculos nostros dirigaïuus ad te. II Par.,
iX, 12.
272 LA MONTÉE DU CARMEL.
surnaturelles, il me semble avoir fait assez com-
prendre que, si Dieu répond parfois à de sembla-
bles prétentions, il ne s'en offense pas moins ;
mais il sera bon cependant de le prouver encore
par d'autres témoignages de la sainte Ecriture.
Lorsque Saûl évoqua l'âme du prophète Sa-
muel, Dieu en fut irrité, comme Samuel le té-
moigna lui-même en adressant au roi ce re-
proche : Pourquoi avez-vous troublé mon repos cl
m'avez-vous contraint à sortir de ma tombe (1) ?
Dieu accorda également aux enfants d'Israël la
nourriture qu'ils demandaient, en faisant tomber
dans leur camp une grande quantité de cailles ;
néanmoins il s'en offensa, et fit descendre sur eux
le feu du ciel pour châtier leur désir déréglé,
comme nous le lisons au livre des Nombres, et
dans celui des Psaumes : Ces viandes étaient encore
dans leur bouche lorsque la colère de Dieu s^ éleva
contre eux (2). Lorsque sur l'ordre de Balac,roides
Moabites, le prophète Balaam se rendit auprès
de ce peuple, il attira sur lui le courroux du Sei-
gneur, malgré la permission qu'il en avait ob-
tenue (3). Sur le chemin un Ange lui apparut tout
(i) Quare inquietasti me ut suscitarer? I Reg., xxvill, 15.
(2) Adhuc escîE eiant in ore ipsorum et ira Dei ascendit su-
per eos. Ps. Lxxvii, 30, 31.
(3) Suige et vade cum eis : ita dumtaxat ut quod tibi prsece-
perofacias. Num,, xxii, 20.
LIVRE II. CHAPITRE XXI. ^73
à coup, l'épée àla main, elle menaça de mort,
en lui disant de la part de Dieu : Je. suis venu pour
vi opposer à toi, parce que ta voie est percerse et
qu'elle m'est contraire (1).
Nous le voyons parées différents traits, la con-
descendance de Dieu à satisfaire nos désirs im-
prudents, n'exclut pas son indignation ; il serait
donc superilu de rapporter tous les exemples et
toutes les autorités des Livres saints, qui viennent
à l'appui d'une yérité aussi évidente. Cependant
je me sens pressé de signaler de nouveau les
périls qui existent dans ce genre de rapports
avec Dieu, périls plus nombreux que je ne saurais
le dire. Quiconque s'attachera à une telle mé-
thode s'exposera à une extrême confusion ; et sa
propre expérience le contraindra à confesser la
vérité de ce que j'avance. A la difficulté de ne pas
s'égarer par rapport aux visions et aux paroles
de Dieu, vient s'en joindre encore une autre.
C'est qu'une foule de ces faveurs ont ordinaire-
ment le démon pour auteur; comment alors les
discerner ? Car il copie la manière de Dieu et il
propose à l'âme des choses analogues aux com-
munications divines, espérant s'introduire ainsi
(1). Ego veni ut adversarer tibi, quia perversa est ria tua
mihique contraria, Num,,xxn, 32.
274 LA MONTÉE DU CARMEL.
au milieu du troupeau, comme un loup revêtu de
la peau d'une brebis ; aussi à peine est-il recon-
naissable. Par conséquent, il est aisé de prendre
le change et d'attribuer à Dieu des paroles et des
visions dont les faits ont démontré la vérité. Ne
vous étonnez donc pas si l'esprit de mensonge an-
nonce des choses vraies et conformes à la raison.
Celui qui est éminemment doué de la lumière
naturelle peut connaître, par la science des
causes, les événements passés, ou deviner l'a-
venir. Or le démon possède cette lumière na-
turelle à un degré très élevé ; il lui est donc
facile, étant donnée une cause, de conjecturer
Teffet. A la vérité, ses prévisions ne se réalisent
pas toujours, parce que tout dépend de la volonté
de Dieu.
Citons un exemple à l'appui de cette assertion :
le démon connaît la disposition de l'atmosphère
et les influences du soleil, il prévoit qu'inévitable-
ment à telle époque la combinaison des éléments
engendrera la peste dans tel pays, et que ce fléau
fera plus ou moins de ravages dans certaines
contrées. Est-il alors surprenant, je vous le de-
mande, que le malin esprit dise à une âme : d'ici
à six mois ou à un an la peste se déclarera ; en effet
il en sera ainsi, mais si vrai que soit le fait, la pro-
phétie n'en aura pas moins été une prophétie dia-
LIVRE ir. — CHAPITRE XXI. 27 O
l)olique. De même, le prince du mensonge, en
voyant les cavités terrestres se remplir d'air,
peut prévoiries tremblements de terre, et annon-
cer ensuite qu'à telle époque ils se feront sentir;
mais cette prédiction résultera uniquement d'une
connaissance purement naturelle.
Certains faits extraordinaires et providentiels
peuvent être également prévus d'après leurs
causes; c'est-à-dire d'après les justes motifs qui
portent le Seigneur à départir les biens et les
maux aux enfants des hommes. Par exemple, ne
peut-on pas savoir, par une très simple déduction,
que de toute nécessité, en raison de l'état de telle
ou telle personne, de telle ou telle ville. Dieu
fera intervenir sa providence ou sa justice; soit
en infligeant un châtiment, soit en décernant une
récompense ? Dans ce cas, on peut dire avec cer-
titude : à telle époque Dieu fera ceci ou cela, ou
sans aucun doute, tels événements arriveront.
C'est de la sorte que Judith parla à Holopherne
quand, pour le convaincre de la réalité de la
ruine qui menaçait les enfants d'Israël, elle lui
dévoila leurs crimes etleurs méchancetés et ajouta
aussitôt: Puisqu'ils se conduisent de cette sorte^ ils
périront infailliblement (1). Donc la punition peut
(1) Ergo quoniam haec faciunt, certum est quod in perditio-
r\em dabuntur. Judith, xi, 12.
S. JEAJJ DE LA CROIX. — T. II. 9
276 LA MONTÉE DU C ARMEL.
être prévue dans sa cause ; autrement dit : tels
péchés attireront tels châtiments de Dieu qui est
la justice même. La Sagesse divine l'assure ;
Chacun est puni par où il pèche (1).
Le démon connaît ces choses non seulement
par son intelligence naturelle, mais aussi par
l'expérience qu'il a de la conduite du Seigneur
en pareille circonstance ; il peut donc les prédire
avec certitude. Le saint homme Tobie prévit le
châtiment de Ninive dans sa cause, et en avertit
son fils en ces termes : Ecoutez, mon fils, aussitôt
que vous aurez enseveli votre mère auprès de moi,
hâtez-vous de sortir de cette ville, car elle n'exis-
tera plus. Je vois clairement Cjue son iniquité sera
la cause de son châtiment ou de sa ruine com-
plète (2). L'Esprit de Dieu révéla à Tobie
la destruction de Ninive, toutefois le démon
aurait pu l'augurer comme lui : d'une part à
cause de la dépravation de cette ville, et de
l'autre par l'expérience qu'il avait de la justice
divine, châtiant les iniquités du genre humain
par le déluge, et les crimes des Sodomites par le
(1) Per quae peccat quis, psr hgsc et torquetur. Sap., xi, 17.
(2) Nunc ergo, filii, audite me, et nolite manere hic ; sed qna-
cumque die sepelieritis matrem vestram circa me in uno sepul-
chro, ex eo dirigite gressus vestros ut exeatis hinc : video enim
quia iniquitas ejus finem dabit ei. Tob. , XTV, 12, 13.
LIVRE II. CHAPITRE XXI. 277
feu. Satan peut encore connaître la faiblesse et
les dispositions corporelles d'un individu, et an-
noncer ainsi d'avance la durée ou la brièveté
de sa vie.
Les faits de ce genre sont nombreux, et en
même temps si compliqués et tellement pleins de
subtilités, qu'on ne s'y dérobe qu'à la condition
de fuir généralement les révélations, les visions
et les paroles surnaturelles. Aussi Dieu s'irrite-
t-il à bon droit contre ceux qui les admettent; car
c'est témérité, présomption, curiosité que de
s'exposer au péril qui en résulte; c'est laisser
croître un rejeton de l'orgueil, qui est la racine e1
le fondement de la vaine gloire et du mépris des
choses divines ; c'est enfin ouvrir la porte à des
maux incalculables, dont un grand nombre
d'âmes ont été les. victimes. Ces âmes excitent à
un tel point l'indignation du Seigneur, qu'il les
laisse à dessein s'égarer et tomber dans l'aveu-
glement de l'esprit ; on les voit abandonner les
règles élémentaires de la vie spirituelle pour satis-
faire leur vanité et leur caprice.
Alors se justifiele texte d'Isaïe : Dieu- a répandu
au milieu d'elles un esprit de vertige (1 ) et de confu-
(1) Dominas miscuit ia nïedio ejus spiritam vertigiais. Is,,
XIX, li.
278 LA MONTÉE DU CARMEL.
sion ; c'est-à-dire un esprit qui entend tout à con-
tre-sens. Or, Isaïe applique cette parole à ceux qui
cherchent à connaître par une voie surnaturelle
les mystères de l'avenir. Dieu, dit-il, leur envoie
un esprit de vertige ; non pas que le Seigneur
veuille effectivement les jeter dans l'erreur, mais
il permet qu'ils y tombent. Pour les punir de
leur témérité à sonder des secrets impénétra-
bles, le Seigneur irrité leur refuse sa lumière,
pour se coaduire dans les voies où ils se sont
engagés contre sa volonté. On peut dire ainsi
qu'indirectement Dieu est cause de ce mal, qui
consiste dans la privation de sa lumière et de
sa grâce. Dieu donne de même au démon
la permission de tromper et d'aveugler bon
nombre d'âmes, qui se sont attiré ce malheur
par leurs péchés et par leur audace. Fort de
ce pouvoir, Satan se transfigure en ange de
lumière ; ces âmes le prennent pour tel, et don -
nent créance à ses suggestions, de telle sorte
que, parvînt-on même plus tard à leur faire voir
la vérité, il n'est plus possible de les désillusion-
ner, tant l'esprit de vertige s'est emparé d'elles.
Ce fut le triste sort des prophètes du roi
Achab ; Dieu les abandonna à l'esprit de men-
songe, et donna l'avantage au démon sur eux, par
ces paroles : Tu les tromperas et tu seras le plus
LIVRE II. CIIAPITHE XXI. 27i>
fort : va et ac/is dans ce sens(\). En eflfet, l'actioa
du prince des ténèbres fut si puissante sur le roi et
sur les prophètes, qu'ils refusèrent d'ajouter foi
à la prédiction de Michée, qui était en contradic-
tion avec celle des faux prophètes. Dieu les avait
frappés d'aveuglement à cause de leur présomp-
tion, et de l'ardeur avec laquelle ils désiraient
recevoir une réponse conforme à leurs incKna-
tions ; disposition de nature à les précipiter in-
failliblement dans l'illusion la plus profonde.
Ezéchiel prédit au nom de Dieu la même infor-
tune à celui qui ose prétendre pénétrer, par voie
surnaturelle, les choses proprés à satisfaire la
vanité et la curiosité de son esprit : S'il vient
trouver le prophète pour m'' interroger par son inter-
médiaire, c'est moi, qui suis le Seigneur, qui lui
répondrai de moi-même, et je le regarderai dans
ma colère, et lorsque le prophète tombera dans l'erreur
et répondra faussement, c'est moi^ qui suis le Sei-
gneur, qui aurai trompé ce prophète (2). Ce pas-
sage doit se prendre en ce sens, qu'il ne soutien-
dra pas le prophète de sa faveur; c'est-à-dire:
(1) Decipies et prEbvalebis : egredere et fac ita. III Reg.
XXII, 22,
(2) Si... et venerit ad prophetam, ut interroget par eum me ;
ego Dominus respondebo ei per me, et ponam faciem meam
super hominem illum. Et propheta cura erraverit et locutus
fueiit verbum, ego Dominus decepi prophetam illum. Ezech.,
XIV, 7, 8, 9.
280 LA MONTÉE DU CABMEL.
moi le Seigneur, je répondrai de moi-même, mais
je répondrai dans ma colère. Or, du refus de sa
grâce et de sa protection, résulte indubitablement
l'abandon et l'illusion. L'esprit de mensonge
s'empresse alors de répondre selon l'attrait et
les goûts de cet homme trop crédule, celui-ci se
complaît dans ces réponses et ces communica-
tions conformes à sa volonté, et se laisse engager
dans les filets de l'ennemi.
Peut-être paraîtrons -nous être sorti du sujet
annoncé dans le titre de ce chapitre, mais si on
j réfléchit attentivement, on verra que tout
ce que nous avons dit vient appuyer notre
dessein. En effet, tout y démontre comment
le Seigneur s'indigne contre ces âmes curieuses
et combien il condamne le désir de semblables
visions, puisque, tout en daignant le satisfaire,
il permet que les âmes y soient trompées de
mille manières.
CHAPITRE XXII.
Pourquoi eat-il interdit, sous la loi nouvelle, d'interroger Dieu
par une voie surnaturelle, comme il était permis de le faire
dans l'ancienne loi? — Réponse à cette question. — Elle nous
donne l'intelligence des mystères de notre foi. — Passage dca
épîtres de saint Paul appliqué à ce sujet.
Les doutes qui se multiplient sous nos pas,
ne permettent point d'avancer aussi vite que
nous l'aurions voulu. A mesure que nous les sou-
levons, nous sommes obligés d'y répondre,
afin de donner à l'enseignement de la vérité toute
son intégrité, et de lui conserver toute sa force.
Du reste, il ressort un avantage de ces doutes,
c'est que s'ils retardent un peu notre marche, ils
servent d'autre part à mettre notre doctrine
plus en lumière, ainsi que le prouve l'objection
suivante.
La volonté de Dieu n'est pas que les âmes as-
pirent à recevoir par voie surnaturelle les dons
extraordinaires, comme les visions, les paroles
intérieures, etc., nous l'avons vu dans le dernier
chapitre. D'un autre côté, nous savons que dans
282 LA MONTÉE DU CARMEL.
l'ancienne loi, cette manière de traiter avec Dieu
était habituelle, et que non seulement elle était
autorisée, mais encore que Dieu la recommandait,
et reprenait les Israélites, lorsqu'ils y man-
quaient. On peut le voir dans Isaïe, où Dieu
reproche à son peuple de songer à descendre en
Egypte sans l'avoir interrogé : Pourquoi avez-
vom pris la résolution cValler en Egypte sans me
consulter (1) ? Nous lisons aussi dans Josué que les
enfants d'Israël ayant été trompés par les Gabao-
nites, le Saint-Esprit les blâma en ces termes : Ils
prirent donc de leurs vivres cl ils ne consultèrent
point le Seigneur (2). Moïse, les anciens prophètes
et les pontifes consultaient le Seigneur en tou-
tes circonstances ; le roi David et tous les rois
d'Israël le faisaient également avant d'entre-
prendre aucune guerre. Dieu leur parlait, leur
répondait sans incriminer cette conduite, et
leur abstention eût même été pour eux une faute ;
telle est la vérité que nous transmet l'histoire.
Pourquoi donc maintenant, sous l'ère de grâce^
les choses ne se passent-elles plus comme au-
trefois ?
(1) Qui ambulatis ut descendatis in Egyptum, et os meum
non interrogatis. Is., xxx, 2.
(2) Susceperunt igitur de cibariis eorum et os Domini non
interrogaverunt. Jos., ix, 14.
LIVRE II. CHAPITRE XXll. 283
A ceci je réponds : si ces sortes de questions
étaient acceptées dans l'ancienne loi, s'il y avait
même des raisons de convenance pour que les
prophètes et les prêtres désirassent des visions
et des révélations divines, la raison principale
c'est que les fondements de la foi n'étaient pas
alors aussi bien assis, ni laloiévangélique aussi
bien établie qu'actuellement. Il était donc néces-
saire d'interroger le Seigneur, et de recevoir ^es
réponses : soit verbalement, par des visions ou
des révélations, soit en figures et en symboles,
soit enfin par des signes de toute autre espèce.
Toutes ces paroles et ces révélations divines con-
tenaient les mystères de notre foi, ou s'y rappor-
taient. Or, ces mystères n'étant pas l'œuvre de
l'homme, mais celle de Dieu qui les a proférés
par son Verbe, oupar la bouche de ses prophètes,
il était indispensable aux hommes d'aller puiser
à cette source céleste. Voilà pourquoi le Sei-
gneur leur adressait de vifs reproches quand ils
néghgeaient de le consulter, attendu que ses
réponses devaient les guider vers cette foi qu'ils
ne connaissaient pas encore.
Maintenant la foi du Christ a des fonde-
ments solides, la loi évangélique est promul-
guée, nous sommes dans l'ère de la grâce; il n'y ,
a donc plus de raison pour employer ce mode
9'
28 i LA MOISTÉE DU CARMEL.
interrogatif, et pour attendre les réponses et
les oracles de Dieu comme on le faisait autrefois.
En nous donnant son Fils, qui est sa Parole uni-
que et éternelle, il nous a tout expliqué, et il
n'a plus besoin de parler. Tel est le sens de
ce texte, par lequel saint Paul engage les Hé-
breux à fixer uniquement leurs regards sur le
Christ Sauveur, et à mettre de coté cette pre-
mière méthode de communication avec Dieu
tolérée par la loi mosaïque : Dieu ayant parlé
uutrefois à nos pères, en divers temps et en di-
verses manières par les prophètes, 7wus a enfin
parlé tout nouvellement dans ces derniers jours
par '<on propre Fils (1). Ces lignes du grand Apô-
tre signifient que Dieu a si bien parlé par son
Verbe, qu'il n'a plus rien à nous dire. En ce
Verbe, qui est sa parole substantielle, est contenu
tout entier l'enseignement partiel des pro-
phètes.
L'âme assez téméraire pour prétendre de
nos jours interroger Dieu, et en obtenir des
visions ou des révélations, lui ferait, ce me sem-
ble, une grave injure; parce qu'en le faisant,
elle montrerait qu'elle ne se contente pas exclu-
(1) Multifariam mnltisque modis olim Deus loquens patribus
in prophetis ; uovissime diebus istis locutus est nobis in Filio.
Hcbr., I, 1.
LIVRE II. CHAPITRE XXll. 2^85
sivement du Christ. Dieu pourrait lui répoudre :
Celui-ci est mon Fils hien-aimé dans lequel fai
mis toute mon affection, écoutez-le (1); c'est-à-dire :
je vous ai envoyé tous les biens par le Verbe,
mon fils ; fixez les yeux sur lui seul, en lui je
vous ai révélé toutes choses, vous trouverez en
lui plus que vous ne sauriez désirer ni demander.
Vous souhaitez des paroles, des révélations, ou
des visions, qui ne sont que des fragments do
la vérité ; vous en trouverez la manifestation
totale en Jésus. Il est toute ma parole, toute ma
réponse ; il est toute ma vision, toute ma révéla-
tion. En vous le donnant pour frère, pour maî-
tre;, pour compagnon, pour rançon et pour ré-
compense, j'ai répondu à vos demandes et je vous
ai tout révélé. Au Thabor mon Esprit s'est reposé
sur lui et j'ai dit.: Celui-ci est mon Fils bien-aimê
en qui j'ai mis toutes mes complaisances, écoutez-
le. Gardez- vous donc de chercher de nouvelles
doctrines, ou de solliciter d'autres réponses. Si
je parlais autrefois, c'était pour promettre le
Christ ; si mes serviteurs m'interrogeaient, leurs
demandes se rattachaient à l'attente et à l'es-
pérance du Christ. C'est ce que démontre l'en-
(l) Hic est FiUus meus dilectus, in quo rnihi bene coinpla-
cui: ipsum audite. S. Matth.,xvii, 5,
286 LA MONTÉE DU CARMEL.
seignercent des Evangélistes et des Apôtres.
Vouloir m'interroger actuellement et recevoir
mes réponses, ce serait se déclarer peu satisfait
du Christ, et offenser grièvement mon Fils bien-
aimé. Cette source féconde de tous les biens
comblera tous vos désirs; venez vous y désalté-
rer, en elle vous puiserez toutes les grâces des
révélations, et de plus nombreuses encore. En
etfet, désirez-vous une parole de consolation?
regardez mon Fils obéissant et triste jusqu'à
la mort, par amour pour moi, et vous verrez
combien de réponses consolantes il vous adres-
sera. Voulez-vous connaître l'explication des
choses cachées et les mystères des événements
futurs ? jetez les yeux sur lui, vous y découvri-
rez les secrets mystérieux et les trésors de la
sagesse divine, selon le témoignage de l'Apôtre :
En lui sont renfermés tous les trésors de la sagesse
et de la science de Dieu (J). Ces trésors de
sagesse seront pour vous beaucoup plus admi-
rables, savoureux et profitables, que tous les
objets de vos propres désirs. Le même Apôtre
se glorifie de posséder cette unique science : Je
nai point [ait profession de savoir j)armi vous autre
(1) In quo sant omnes thesauri sapientise et scientise abscon-
diti. Colosa., ii, 3.
LIVRE II. CHAPITRE XXII. 287
chose que Jésus-Christ^ et Jésus-Christ crucifié (1).
Enfin, si vous voulez avoir des visions ou des ré-
vélations divines et même corporelles, contem-
plez son Humanité sainte, et vous serez ravis des
merveilles qui vous seront manifestées. Saint
Paul n'a-t-ilpas dit : Cest en lui que la plénitude
de la divinité habite corporellement (2) ?
Puisque Dieu nous a parlé par Notre-Seigneur
Jésus- Christ, qu'avons-noiis besoin de l'interroger
encore et d'attendre ses réponses ? Aspirer à rece-
voir des connaissances par des moyens extraor-
dinaires, c'est signaler en Dieu une lacune,
comme nous l'avons dit plus haut. Les souhai-
ter, c'est encore une curiosité des plus blâma-
bles, qui dénote Timperfection de la foi; or cette
disposition, loin d'attirer sur nous d'autres faveurs
surnaturelles, est plutôt faite pourles en éloigner.
Au moment où le Christ expirait sur la croix, il s'é-
cria: Tout est consommé {^) ! Alors les cérémonies
et les rites de la loi ancienne furent abrogés.
Sachons donc prendre toujours pour guide la
doctrine du Sauveur, de son Église et de ses prê-
tres ; seuls ses enseignements sont dignes de foi;
(1) Non enini judicavi me scire aliquid inter tos nisi Jesum
\'hristum, et hune crucifixum. I ad Cor., Il, 2.
(2) la ipso inhabitat omnis plénitude divinitatis corporaliter,
Coloss., II, 9.
(,3) Consummatutn est. S. Joan., xix, 30.
288 LA MONTÉE DU CARMEL.
en eux nous trouverons le remède à nos igno-
rances et à nos faiblesses spirituelles, et nous y
puiserons d'abondants secours pour toutes nos
nécessités. Quelle ne serait donc pas la présomp-
tion de celui qui oserait s'en détourner, si peu que
ce soit ! Saint Paul écrit aux Galates : Quand
même un Ange du ciel vous annoncerait un Evan-
gile différent de celui que nous vous avons annoncé,
qu'il soit anatheme (1). En dehors de la voie tra-
cée par le Christ, Dieu et homme, toutes les
autres voies sont mensongères et ne mènent à
rien.
Celui-là fait de vains efforts, qui a la prétention
de traiter avec Dieu comme dans l'ancienne loi.
Au surplus, croyez-le bien, même à cette époque
il n'était pas permis à tous d'interroger le Sei-
gneur, et Dieu ne répondait pas sans distinction
de personnes. Il rendait ses oracles aux seuls
pontifes et aux prophètes, dont la mission était
de transmettre au peuple la loi et la doctrine.
Quelqu'un désirait-il consulter Dieu, il le faisait
par l'intermédiaire du prophète ou du prêtre, et
jamais il n'aurait eu l'audace de s'adresser direc-
tement à lui. Et si David interrogea plusieurs
fn Sed licetnos, aut Angélus decœlo evangclizet vobis proster-
quam quod evangelizavimus vobis, anathema sit. Gai., I, 8.
LIVKE II. CHAPITRE XXII. 289
fois le Seigneur, c'est en qualité de prophète;
encore ne le faisait-il pas sans être revêtu des
habits sacerdotaux, comme on le voit au premier
livre des Rois, quand il dit au prêtre Abiathar :
Appliquez-moi Véphod (1) ; c'était un des princi-
paux vêtements des prêtres. D'autres fois il s'a-
dressait à Nathan, ou à d'autres prophètes, pour
consulter le Très-Haut.
La parole des prophètes inspirait alors une
entière créance , comme étant celle de Dieu
même. 11 n'était pas permis de s'en rapporter à
une appréciation personnelle quelconque ; et
ceci à tel point que les oracles divins n'avaient
aucune force, ni aucune autorité, s'ils n'étaient
sanctionnés par les prophètes et par les pon-
tifes. Dieu aime tant voir l'homme gouverné
et dirigé par son semblable, qu'il nous ordonne
d'une manière absolue de ne donner un entier
crédit à ses communications surnaturelles, qu'à la
seule condition de les faire passer par le canal des
lèvres humaines ; alors, et seulement alors, nous
pouvons nous y appuyer avec confiance. Lorsque
Dieu révèle quelque chose à une âme, il l'incline
en même temps à la découvrir à son représentant,
etavantd'avoirobéi àcette inspiration intérieure,
(1) Applica ephod. I Eeg., xxiii, 9.
290 LA MONTÉE DU CÂR.MEL.
elle n'est pas pleinement satisfaite. Le Seigneur
veut que l'homme trouve la sanction de la vérité
danslaparoled'unautre homme, qui estson minis-
tre. Il est écrit au livre des Juges que, malgré
l'assurance réitérée de la victoire que lui avait
donnée le Seigneur, Gédéon doutait encore de
vaincre les Madianites. Dieu lui laissa cette pusil-
lanimité, jusqu'au moment où il reçut de la bou-
che des hommes la confirmation de la promesse
divine. Le voyantdoncsi abattu, le Seigneur lui
dit : Levez-vousel descendez dans le camp. ..et, lors-
que vous aurez entendu ce qu'ils diront^ vos bras
deviendront plus forts, et vous descendrez ensuite
avec plus de sécurité pour attaquer vos ennemis (1).
Il en fut ainsi, car ce vaillant soldat ayantentendu
un Madianite raconter à son compagnon un songe
qu'il avait eu pendantlanuit, et qui annonçait leur
défaite, sentit son courage se ranimer, et livra la
bataille avec une entière confiance.
L'exemple de Moïse est bien plus admirable
encore. Dieu lui avait commandé d'aller délivrer
les enfants d'Israël; il avait motivé ses ordres
et les avait, de plus, confirmés par des prodiges
tels que la verge changée en serpent, et la gué-
(1) Surge et descende in castra... et cum audieris quiâ
loquantur, tuar) confortabuntur maaus tuse, et securior ad
bostium castra descendes. Jud,, 7, D.
LIVRE II. CHAPITRE XXII. 291
rison instantanée de la main de Moïse, qui avait
été soudainement couverte de lèpre. Néanmoins
le libérateur du peuple de Dieu restait faible,
timide et irrésolu, malgré le mécontentement du
Seigneur, irrité de ses hésitations. 11 ne prit cou-
rage qu'après avoir entendu ces paroles : Je sais
qu'Aaron, ton frère le lévite^ parle avec facilité ;
voilà qu^il sort lui-même au-devant de toi, et à la
vue il se réjouira en son cœur. Parle-lui et fais-lui
part de ce que je Vai dit^ et moi je sei'ai en ta
bouche et en la sienne (1). Moïse se sentit alors,
fortifié, à la pensée d'être consolé et soutenu par
les conseils de son frère.
Tel est l'état de l'âme humble qui n'ose pas
traiter seule à seule avec Dieu, et dont la sécu-
rité n'est pas complète sans une intervention
humaine. Dieu le veut ainsi ; lorsque plusieurs
s'assemblent pour délibérer sur une vérité, il
vient au milieu d'eux pour la leur manifester et
la confirmer dans leur esprit, ainsi qu'il promit à
^Moïse et à Aaron de parler par la bouche de l'un
et de l'autre, quand ils agiraient de concert. Là
où deux ou trois personnes se trouvent asseinblées
(1) Aaron frater tuus lévites, scio quod sit eloqucus ; ecce
ipse egreditur in occursum tuum, vidensque te lœtabitur corde.
Loquere ad aura et pone verba mea in ore ejus, et ego ero la.
ore tuo et in ore illius. Exod., iv, 14, 15.
292 LA MONTÉE DU CARMEL.
en mon nom, pour examiner ce qui concerne
davantage ma gloire et mon honneur, je me
trouve au milieu cVelles (1), pour faire luire clans
leur cœur la splendeur des vérités divines.
Notez bien que le Seigneur ne dit pas, là où il
y en aura un seul je serai avec lui, mais, là où ils
seront au moins deux ; pour nous apprendre
qu'il est interdit à l'homme seul de juger les
choses divines, de s'y appuyer, de s'y attacher
sans le conseil et la direction de l'Église et de
ses prêtres. Dieu ne se tient pas auprès de celui
qui s'isole, pour lui manifester ses vérités et les
affermir dans son cœur ; aussi la vérité demeure-
t-elle en lui sans force et sans ardeur.
L'Ecclésiaste s'écrie : Malheur à Vhomme
seul! car lorsqu'il sera tomhé,iln aura personne
pour le relever ; si deux dorment ensemble, ils se
réchauffent Vun Vautre^ c'est-à-dire, par le feu
de la charité qui est au milieu d'eux ; mais com-
ment un seul se rèchauffera-t-il ? Comment ne
sera- t-il pas froid à l'égard de Dieu ? Quelqu'un
peut avoir r avantage sur un homrae seul^ et
c'est le démon qui prévaut ainsi contre ceux qui
veulent se conduire seuls ; rrtais deux lui résis-
(1) Ubi enim sunt duo vel très congregati ia nomine meo,
ibi sum in medio eorum. S. Matth., xviii, 20.
LIVRE 11, — C[IAP1TRE XXII. 293
tent (1), à savoir le maître et le disciple, qui sont
réunis pour connaître la vérité et la mettre en
pratique. L'homme isolé se sent ordinairement
faible, tiède dans l'interprétation de la vérité,
lors même qu'il l'aurait reçue de la bouche de
Dieu. Saint Paul après avoir beaucoup prêché
l'Évangile, qu'il disait tenir de Dieu et non des
hommes, n'eut pas de repos avant d'avoir été
conférer avec saint Pierre et les autres Apôtres,
de peur, disait-il : Que je ne fournisse ou que Je ne
vienne à fournir une carrière inutile (2).
II est donc fort téméraire de donner son assen-
timent aux révélations divines, à moins d'obser-
ver l'ordre que nous venons d'établir. Eussiez-
vous la même certitude que saint Paul sur la
vérité de l'Evangile, dont il avait commencé la
prédication ; fût-il avéré que la révélation vînt
de Dieu, vous pourriez, malgré tout, tomber
dans l'illusion, par rapport à son exécution et aux
circonstances qui s'y rattachent. Dieu n'est-il
pas libre de révéler une chose sans découvrir
l'autre, et sans indiquer le moyen de leffectuer ?
Les rapports fréquents et familiers qu'il a avec
(l)V8esoli, quia cum ceciderit non habet sublevantem se.
Et si dormicrint duo, fovebuntur mutuo, unus quomodo caîe-
fiet ? Et si quispiain prœvaluerit contra unum duo résistant
ei. Eccl.,iv, 10, 11, J2.
(2) Ne forte in vacuum currerera aut cucurrissem. Gai., ii, 2.
294 LA MONTÉE DU CARMEL
une âme, ne l'obligent pas à lui communiquer
habituellement ce qu'elle peut apprendre par
l'entremise et le conseil des hommes. Saint Paul
le savait bien, puisqu'assuré de la vérité de la doc-
trine évangélique, qu'il avait reçue de Dieu, il ne
laissa pas que d'aller consulter le collège apos-
tolique.
En voici encore une preuve saisissante tirée
de l'Exode. Dieu, qui avait des entretiens si
intimes avec Moïse, ne lui donna cependant
jamais par lui-même le conseil salutaire de Jéthro
son beau-père. Celui-ci l'engagea à choisir d'au-
tres juges pour l'aider dans son ministère, afin
de ne pas tenir le peuple dans l'attente depuis le
matin jusqu'au soir : Choisis d'entre tout le peuple
des hommes valeureux et craignant Dieu, en qui
soit la vérité .. .qui jugent le peuple en tout temps (1).
Dieu approuva cette sage mesure, qu'il n'avait
pas cru devoir suggérer lui-même à Moïse, parce
qu'elle ne dépassait pas la portée du jugement
et du conseil de l'homme. Il agit de même dans
l'ordre des visions et des paroles intérieures ; son
intention est que les hommes aient recours aux
moyens humains, excepté pour les choses de la
(1) Frovide autem de omni plèbe viros potentes et timentea
Deum, in quibus est veritas... qui judicant populum omni
tempore. Exod., xviii, 21, 22.
LIVRE II. CHAPITRE XXll. 295
foi, qui surpassent tout jugement et toute in-
telligence créée, sans toutefois leur être con-
traires.
Si vous avez l'ineffable bonheur de converser
familièrement avec Dieu et avec ses Saints, ne
vous imaginez pas qu'ils s'engagent par là même
à vous dévoiler tous vos défauts, si vous pouvez
les connaître par un autre organe. Au lieu de
vous appuyer sur cette fausse espérance, rappe-
lez-vous ce qui est rapporté dans les Actes des
Apôtres. Saint Pierre chef de l'Église, instruit
directement par le Seigneur, se trompa en main-
tenant parmi les Gentils l'usage d'une certaine
cérémonie judaïque. Néanmoins Dieu gardait le
silence, au point que saint Paul fut obligé de
reprendre Pierre, comme il l'affirme lui-même :
Mais quand je vis que les disciples ne marchaient
"pas droit selon la véi^ité de FÉvangile, je dis à
Pierre, devant tout le monde : Si vous qui êtes
Juif, vous vivez à la manière des Gentils^ et non
pas à celle des Juifs, pourquoi contraignez-vous les
Gentils à juda'iser (1) ?
Au jour du jugement, on verra le Seigneur
(I) Sed cum vidissem quod ri on recte ambularent ad veri-
tatcm Evangelii, dixi Cephas coram omnibus : Si tu Ju Iseus sis,
gentiliter vivis, et non judaice, quomodo gentescogis judaizare î
Gai., II, 14.
296 LA MONTÉE DU CARMEL.
punir des âmes qu'il avait honorées ici-ba?
de ses entretiens familiers, et favorisées de
ses dons et de ses lumières. Trop confiantes dans
leurs rapports habituels avec Dieu, elles ont
négligé les devoirs de leur état, et encourront
ainsi ses justes reproches. Dans leur étonnement,
elles s'écrieront alors : Seigneur, Seigneur, n^a^
vons-nous pas prophétisé en votre nom ? Ji^avons-
nous pas chassé les démons en votre nom ? et
n'avons-nous pas fait plusieurs miracles en votre
nom ? Et le Seigneur leur répondra : Je ne vous ai
jamais connues, retirez-vous de moi, vous qui faites
des œuvres d'iniquité (1). De ce nombre seront le
prophète Balaam et ses semblables, à qui Dieu
daignait faire entendre sa parole, quoiqu'ils fus-
sent pécheurs. Les élus de Dieu, ses amis privilé-
giés, attireront ses réprimandes pour les fautes
et les imperfections qu'ils auront commises, et
dont il n'était pas nécessaire queDieu les avertît
lui-même, puisque la loi et la raison naturelle
suffisaient pour les instruire.
En terminant ce sujet, tirons-en cette conclu-
sion : l'âme doit confier à son directeur spirituel,
(1) Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus, et in
Domine tuo dsemonia ejecimus, et in nomine tuo virtutes mul-
tas feciinus ? Et tune confitebor illis : quia niinquam novi vos :
discedite a me qui operamini iniquitatem. S. Matth., VII, 22, 23.
LIVRE 11. CHAPITRE XXII. 297
en toute vérité, simplicité et ouverture de cœur,
les faveurs surnaturelles qu'elle reçoit. Il lui
semblera peut-être inutile d'en rendre compte,
surtout si, d'après nos enseignements, l'âme a
soin de les rejeter sans en faire cas, ce qui la
met à l'abri de toute illusion. Toutefois il est
de la dernière importance qu'elle manifeste les
opérations de la grâce, visions, révélations, com-
munications spirituelles, distinctes ou non, peu
importe, et cela pour trois raisons.
l°Nous l'avons fait voir, la force, la lumière,
la certitude et l'effet principal des dons divins, ne
se font pleinement sentir à l'âme qu'après ouver-
ture faite au directeur, établi par Dieu juge spi-
rituel de cette âme. A lui appartient de lier ou
de délier les consciences, d'approuver ou de blâ-
mer leurs dispositions ; les autorités alléguées
plus haut l'ont assez démontré. Tous les jours
encore nous expérimentons comment les âmes
humbles favorisées de ces dons ressentent, après
en avoir parlé à qui de droit, une augmentation
de force, de lumière et de sécurité ; tandis qu'a-
vant d'avoir fait cette ouverture, elles ne goûtent
aucun repos, et ces grâces semblent ne pas leur
appartenir.
2° D'ordinaire l'âme a besoin d'être éclairée
sur les choses qui se passent en elle, pour avan-
298 LA MONTÉE DU CARMEL.
cer dans la nuit obscure, c'est-à-dire pour pro-
gresser dans la nudité d'esprit et la pauvreté
intérieure. Tout en ne désirant pas les grâces
exceptionnelles, si l'âme est privée de cet ensei-
gnement, elle tombera sans s'en douter dans
l'ignorance des voies spirituelles, et se verra
bientôt assujettie à la vie des sens.
3" Enfin il est bon de faire part de toutes ses
impressions surnaturelles, lors même qu'on les
regarde comme non avenues ; afin d'entretenir
l'humble soumission et la mortification. Il n'est
pas rare de rencontrer des âmes qui ressentent
une extrême répugnance à s'entretenir de ces
faveurs. D'abord elles leur semblent peu impor-
tantes ; puis elles se demandent comment les
personnes à qui elles doivent en parler, accueil-
leront leurs communications. C'est là une mar-
que de bien peu d'humilité, et pour ce motif
même il faut précisément se contraindre à le
faire. D'autres éprouvent beaucoup de confusion
à les exposer, dans la crainte de faire croire
qu'elles reçoivent des faveurs semblables à celles
des Saints. La pensée d'aborder ce sujet avec
leur directeur est une vraie torture. Toutes ces
craintes ne sont pas des raisons acceptables ; au
contraire, il faut absolument que les âmes se
mortifient sur ce point, jusqu'à ce qu'elles soient
LIVRE II. CHAPITRE XXII. 299
devenues humbles, douces et promptes à se faire
connaître, et qu'elles en arrivent même à le faire
avec facilité.
Si nous avons tant appuyé sur la nécessité de
rejeter ces visions et ces révélations ; si nous
avons insisté pour recommander aux confesseurs
de ne pas encourager les âmes à ces sortes d'en-
tretiens; ce n'est cependant pas que les maîtres
spirituels soient obligés de leur en témoigner du
dégoût et du mépris, au point de leur donner
occasion de se tenir trop sur la réserve, et de
leur enlever le courage de les manifester. En
fermant ainsi la porte à leurs libres aveux, ils
les exposent à une foule de dangers. D'ailleurs,
ces grâces sont un moyen ; or, puisque c'est un
moyen et une voie par où Dieu conduit ces âmes,
il ne convient pas de les mépriser, et il n'y a
pas lieu de s'en effrayer, encore moins de s'en
scandaliser. Mais il faut procéder avec beaucoup
de douceur, de bonté, de paix, et encourager les
âmes en leur donnant la facilité de s'exprimer
ouvertement ; au besoin même on devra le leur
enjoindre. En effet, les âmes éprouvent parfois
une difficulté si grande à faire ces déclarations,
que pour les y amener, il ne faut rien négliger.
On doit ensuite les diriger dans la voie sûre de
la foi, leur enseigner à détourner les yeux de
a. JEAN DE LA CROIX. — T. II: Q**
300 LA MONTÉE DU CAUMFL.
tous ces dons surnaturels, et les exhorter à s'en
dégager d'esprit et de cœur, afin de prendre un
libre essor vers les sommets de la perfection.
On devra enfin les convaincre qu'une seule
action, ou un seul acte de volonté fait par amour,
a plus de valeur devant Dieu que toutes les vi-
sions ou les révélations célestes, et que beau-
coup d'âmes, sans être enrichies de semblables
faveurs, sont, sans contredit, infiniment plus
avancées que d'autres, qui les ont reçues à pro-
fusion.
CHAPITRE XXIII.
Des connaissances intellectuelles qui sont purement spirituelles.
— Entrée eu matière. — Explication de leur nature.
Les développements dans lesquels nous sommes
entrés par rapport aux connaissances de l'enten-
dement, qui s'acquièrent au moyen des sens, sont
à la vérité trop laconiques pour une pareille
matière ; néanmoins je n'ai pas voulu m'expli-
quer davantage, car pour arrivera mon but, à
savoir, de dégager l'entendement de ces con-
naissances, et de l'introduire dans la nuit de la
foi, j'en ai dit assez, et je crains plutôt d'avoir été
trop diffus. J'aborde donc maintenant l'explica-
tion des quatre connaissances de l'intellect pure-
ment spirituelles, dont nous avons fait mention
au chapitre viii. Ce sont les visions, les révéla-
tions, les paroles intérieures et les sentiments
spirituels. Nous appelons ces grâces purement
spirituelles, parce qu'elles ne sont pas commu-
niquées à l'entendement au moyen des sens
extérieurs^ comme les visions corporelles et ima-
302 LA 3I0NTÉE DU CARMEL.
ginaires. Au contraire, elles s'offrent à lui d'une
manière passive, claire et distincte, sans l'inter-
médiaire d'aucun sens extérieur ou intérieur ;
et par voie surnaturelle, c'est-à-dire sans que
l'âme intervienne activement par aucun acte
propre de ses facultés.
A parler dans un sens large et général, ces
quatre connaissances peuvent se nommer visions
de l'âme, puisque dans le langage usuel, quand
il s'agit de l'âme, comprendre et voir est iden-
tique. Les connaissances intelligibles pour l'en-
tendement sont appelées visibles pour l'esprit, et
par suite les notions qui s'en forment dans cette
puissance, se nomment vues intellectuelles. Tou-
tes les espèces saisies par les cinq sens : la vue,
l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, servent
d'objets à l'entendement, qui en discerne la
vérité ou la fausseté. Ce qui est visible aux yeux
corporels produit une vision corporelle ; de
même, toute connaissance intelligible procure une
vision spirituelle à l'entendement, qui est la vue
de l'âme. Donc, ainsi que nous l'avons dit : com-
prendre et voir est une seule et même chose par
rapport à l'intellect. Parlant en général, on peut
appeler vues ces quatre sortes de connaissances ;
mais cette dénomination ne saurait s'appliquer
aux autres sens, l'objet de l'un n'étant pas l'ob-
i
LIVRE II. CHAPITRE XXllI, 303
jet de l'autre. Néanmoins^, comme ces connais-
sances sont présentées à l'âme sous une forme
analogue à celle qui frappe les sens, pour préciser
davantage, nous appellerons visions les concep-
tions que l'entendement perçoit par une sorte de
vue ou d'intuition. Nous nommerons révélations,
l'intelligence d'objets nouveaux, inconnus à cette
faculté; paroles intérieures, celles que l'esprit
reçoit sous la forme des choses qu'on entend par
l'ouïe ; enfin, sentiments spirituels, toutes les
impressions qui ont de l'analogie avec celles des
autres sens. Par exemple, la sensation d'une
suave odeur spirituelle, ou encore les goûts et
les délices dont l'âme peut jouir d'une manière
surnaturelle. De ces différentes notions, l'enten-
dement retire une connaissance ou une vision
spirituelle, indépendante des formes, des images,
ou des figures imaginaires puisées dans le sens
intérieur ; ces communications ont lieu directe-
ment au moyen d'une opération surnaturelle.
Or, il est à propos de dégager l'esprit de ces
conceptions, comme nousl'avons fait à l'égard des
visions corporelles et imaginaires, pour le diri-
ger toujours, à travers la nuit spirituelle de la
foi, vers la divine et substantielle union d'amour.
Un dépouillement absolu lui est indispensable
pour n'être pas retardé et entravé dans la voie
304 LA MONTÉE DU CARMEL.
de la solitude et de l'abnégation. Je l'avoue, ces
connaissances intellectuelles sont à la fois plus
nobles, plus utiles et beaucoup plus sûres, que
les connaissances corporelles et imaginaires. Les
premières sont intérieures, purement spiri-
tuelles, et par là même moins accessibles au dé-
mon ; d'autant que Dieu se communique à l'âme
dans cet état avec plus de délicatesse, et en
dehors de sa coopération et de celle de l'ima-
gination, du moins active. Cependant, par son
peu de vigilance à s'en détacher^ l'entendement
pourrait encore y trouver non seulement un
obstacle, mais une source de graves erreurs.
Peut-être aurions-nous pu réunir ces quatre
espèces de connaissances, en leur appliquant
succinctement le conseil général que nous don-
nons pour toutes, c'est-à-dire de ne pas les
demander, ni les désirer ; toutefois nous aurons
plus de lumière, pour la pratique, en entrant dans
le détail. Au reste, il y a des choses spéciales à
dire sur chacune d'elles; il sera donc préférable
de les traiter en particulier. Commençons par
les premières, qui sont les visions spirituelles ou
intellectuelles.
CHAPITRE XXIV.
Explication des deux sortes de visions spirituelles que l'âme
peut avoir surnaturellement.
Les visions spirituelles que l'entendement per-
çoit sans l'intermédiaire d'aucun sens corporel,
sont de deux sortes : les visions des substances
corporelles, et les visions des substances simples
ou immatérielles. Les premières concernent tous
les objets visibles du ciel et de la terre; l'âme
peut les découvrir à l'aide d'une certaine lu-
mière émanée de Dieu, qui les fait apercevoir
malgré leur éloignement. Les secondes exigent
une lumière plus pénétrante et plus sublime.
Aussi ces visions, comme celles des Anges et des
Esprits, sont-elles rares, et pour ainsi dire étran-
gères à la condition de cette vie mortelle; à plus
forte raison la vision de l'Essence divine, qui est
le partage des âmes bienheureuses. Cette der-
nière peut être accordée à quelques âmes, mais
d'une manière transitoire. Dieu les soutient alors,
et leur conserve la vie naturelle, tout en opérant
306 LA MONTÉE DU CA.RMEL
une sorte d'abstraction qui sépare momentané-
ment l'esprit du corps. L'Apôtre saint Paul en fit
l'expérience quand, ravi au troisième ciel, il ap-
prit des secrets ineffables : Si ce fut avec mon
corps ou saîismon corps, je ne sais, Dieu le sait (1).
Ces paroles prouvent évidemment que, par une
opération divine, l'Apôtre fut transporté au-
dessus de la sphère de la vie naturelle.
Lorsque le Seigneur voulut, comme on le sup-
pose, découvrir son Essence à Moïse, il lui promit
de le placer à Ventrée de la caverne, de le couvrir de
sa droite et de le protéger, de peur qu'il ne vînt à
mourir, quand sa gloire passerait (2) . Ce passage de
la gloire du Très-Haut était une manifestation
transitoire de son Etre, pendant qu'il protégeait
de sa droite la vie naturelle de Moïse. Mais ces
visions si exceptionnelles, de Paul, de Moïse et
d'Eiie, notre Père, quand il se couvrit le visage
au bruit d'un doux zéphyr (3) symbole de Dieu,
ne sont que passagères ; Dieu ne les donne que
très rarement, ou pour mieux dire presque ja-
mais,, et à un nombre d'âmes fort restreint ; il en
(1) Sive in corpore, sive extra corpus nescio, Deus scit. II
ad Cor., xii, 2.
^ (2) Cumque transibit gloria mea, ponam te in foraminepetrae,
et protegara dextera mea, donec transeam. Exod., xxxiii, 22.
(3) Quod cum audisset Elias operuit vuitum suum pallio.
111 Ileg., XIX, 13.
i
LIVRE II. CHAPITRE XXIV. 307
favorise les zélateurs ardents de sa loi et de
son Église, comme le furent ces trois grands
Saints.
D'après les lois ordinaires, ces visions ne peu-
vent pas être perçues ici-bas avec une évidente
clarté ; on peut en ressentir cependant quelques
effets au fond intime de l'âme, par un certain
amour lumineux, accompagné de touches très
délicates ; ce qui rentre dans le domaine des sen-
timents spirituels, dont nous traiterons ensuite
avec le secours d'en haut. Tout le but de ce
traité n'est-il pas de conduire l'âme à cette mer-
veilleuse union avec l'Essence divine ? Du reste,
nous en parlerons encore à propos de la connais-
sance mystique, secrète et obscure, qu'il nous
reste à expliquer. Nous dirons alors comment,
par l'entremise de cette notion amoureuse et
confuse, Dieu s'unit à l'âme dans un degré su-
blime et ineffable. Cette notion est celle de la
foi ; elle sert en la vie présente de moyen à l'u-
nion divine^ comme, dans l'autre vie, la lumière de
la gloire donne aux élus la claire vision de Dieu.
Abordons maintenant le sujet des visions de
substances corporelles, que l'âme perçoit spiri-
tuellement. Ces visions ont beaucoup d'ana-
logie avec les visions corporelles. Comme les
yeux voient les objets corporels à l'aide de la
308 LA MONTÉE DU CARMEL:
lumière naturelle, ainsi l'âme voit intérieurement
ces mêmes objets ou d'autres encore, selon le
bon plaisir de Dieu, au moyen d'une lumière
surnaturelle. Toutefois le mode de vision est dif-
férent, car l'œil de l'âme, ou l'entendement, re-
çoit les visions spirituelles, ou intellectuelles,
avec plus de clarté et de délicatesse que les jeux
du corps n'aperçoivent les visions corporelles.
Lorsque le Seigneur veut favoriser une âme
d'une grâce semblable, il répand en elle la lu-
mière surnaturelle dont nous parlions, dans la-
quelle elle distingue avec une facilité extrême, et
dans une splendeur incomparable, ce que Dieu
veut lui montrer du ciel ou de la terre ; l'absence
ou la présence de ces objets ne change rien à
cette communication.
Figurez-vous une porte qui s'ouvre devant
vous, et laisse passer de temps en temps un bril-
lant éclair qui, au sein d'une nuit sombre,
illumine soudain les objets, et les fait apparaître
comme en plein jour ; puis , disparaissant
aussitôt, les fait rentrer dans l'obscurité, lais-
sant leurs formes et leurs images gravées
dans l'imagination. Les visions intellectuelles
opèrent dans l'âme un effet bien plus excellent
encore ; les choses qu'elle aperçoit à la lueur
de cette divine lumière s'impriment parfois si pro-
LIVRE 11. — CHAPITRE XXIV. 309
fondement dans son esprit, qu'il lui suffit d'un
simple souvenir pour les voir comme la pre-
mière fois, à chaque nouvelle lumière de Dieu qui
vient briller à ses regards. Quand on jette les
yeux sur un miroir, on y retrouve les images des
objets qui s'y reflètent; ainsi l'âme ne saurait ou-
blier complètement la forme des objets qu'elle a
vus, bien que par intervalle cette forme semble
s'effacer un peu de sa mémoire.
Les effets que ces visions produisent en l'âme
sont la paix, la lumière, une joie presque compa-
rable à celle de la gloire, la pureté et les suavités
de l'amour, l'humilité et une élévation de l'esprit
vers Dieu, plus ou moins intense, selon le bon
plaisir du Distributeur de toutes grâces, et la
capacité de l'âme qui les reçoit.
Le démon peut aussi produire ou contrefaire
ces visions dans l'âme, par une certaine lumière
naturelle qu'il présente à l'imagination, en revê-
tant d'une clarté spirituelle les objets présents
ou éloignés. Plusieurs docteurs, commentant ce
passage de saint Matthieu, affirment que le démon
montra au Christ tous fes royaumes du monde et
leur gloire (1) par une suggestion spirituelle. Il
(1) Ostendit ei omnia régna mundi. S. Matth., iv, 8 quos
refert D. Thom., 3, p. 41, art. 2, d. 3, et Abul., in 4 S. Matth.
9. 49.
310 LA MONTÉE DU CARMEL.
eût été impossible aux yeux du corps d'avoir
une vue assez puissante, pour embrasser à la fois
tous les royaumes du monde avec leur magnifi-
cence. Mais il y a une immense différence entre
les visions venues du démon et celles dont Dieu
est l'auteur, comme les effets des unes n'ont au-
cune comparaison avec les effets des autres. Les
premières inclinent les âmes à la présomption et
à l'estime d'elles-mêmes, qui leur fait admettre
avec complaisance ces visions. A l'encontre
des visions célestes, loin d'être accompagnées
d'une humilité douce et paisible, et d'un vérita-
ble amour divin, elles engendrent la sécheresse
de l'esprit dans les rapports avec Dieu. Leur
empreinte ne s'imprime pas dans l'âme avec la
suave netteté des autres visions; elle s'efface
promptement au contraire, excepté si l'âme ac'
cueille volontiers ces sortes de communications,
car l'estime en rappelle naturellement le sou-
venir, mais un souvenir sec et aride, incapable
de produire les fruits d'humilité et de charité
qui résultent des véritables visions, toutes les fois
qu'on s'en souvient.
Ces visions ayant pour objet les créatures, qui
n'ont aucune ressemblance, aucune proportion
essentielle avec Dieu, elles ne peuvent donc pas
servir de moyen immédiat à l'union divine. C'est
LIVRE H. CHAPITRE XXIV. 311
pourquoi, si l'âme veut faire des progrès réels,
j^MÛce au moyen uni(|ue et véritable de la foi,
son attitude à leur égard doit ôtre entièrement
négative, comme nous l'avons expliqué pour les
autres visions. Par conséquent, que l'âme se garde
de faire comme une réserve et un trésor des for-
mes et des images, qui demeurent gravées dans
son imagination ; si elle ne s'en détache par un
dépouillement absolu, les obstacles se soulève-
ront sous ses pas, et entraveront sa marche as-
cendante vers Dieu. Qu'elle ait le courage de les
mépriser, et ces impressions, lors même qu'elles
ne cesseraient de se reproduire, ne lui causeront
plus grand préjudice. Cependant nous ne devons
pas le nier, le souvenir de ces visions peut porter
l'âme à la contemplation, etl'exciter à un certain
amour de Dieu ; mais vous le savez, la pureté de
la foi et l'abnégation complète relèvent infiniment
plus, à son insu. L'âme se sentira peut-être
tout à coup embrasée d'un véhément et très pur
amour de Dieu, sans distinguer la source d'où
émane ce bien, ni ce qui aura servi de motif à ces
désirs brûlants. En voici toute la raison: à mesure
que le vide s'est fait dans l'âme par les ténèbres,
le dépouillement, en un mot, par la pauvreté spi-
rituelle, la foi a jeté de profondes racines, et a
pénétré plus intimement dans ce cœur dégagé de
s. J^AX DE LA CKOIX. — T. II. 10
312 LA MONTÉE DU CARMEL.
tout, la cliarité de Dieu s'y est à proportion éta-
blie et répandue. Plus 1 ame consent à se faire
aveugle, à s'anéantir par rapport à toutes les
choses extérieures ou intérieures, qui peuvent lui
être communiquées, plus la foi, l'espérance et la
charité se fortiôeiit en elle.
Cet amour n'a pas son siège dans la partie sen-
sible et n'y produit pas de douces émotions, c'est
pourquoi l'âme ne le remarque pas toujours. Il
réside dans l'intime de 1 ame, et la revêt de force,
de courage et d'une ardeur nouvelle; d'autres fois
cependant, il rejaillit jusque sur les sens par des
effets pleins de tendresse et de douceur. Pour
posséder l'amour, la joie et la dilatation in-
térieure qu'apportent ces visions, il faut avoir
la générosité et la mortification de rester dans
le vide et dans l'obscurité, à l'égard de tout le
créé, et de fonder son amour et sa joie en ce
qu'on ne peut ni voir ni sentir ici-bas, c'est-à-dire
en Dieu seul. l'Etre incompréhensible et supé-
rieur à tout. Admettons même qu'une âme ait
assez de prudence, d'humilité et d'énergie pour ne
pas se laisser séduire parle démon, et pour échap -
per à la présomption d'esprit ; néanmoins, par
ces visions, le malin esprit entravera son avance-
ment et mettra un obstacle au dépouillement spiri-
tuel, à la pauvreté d'esprit et au vide de la foi nue ;
LIVRE II. — CHAPITRE XXIV. 313
dispositions indispensables, nous l'avons maintes
fois répété, pour l'union de l'âme avec Dieu. La
doctrine renfermée dans les chapitres xix etxx,
sur les visions et les connaissances surnaturelles
des sens, est la même pour les visions intellec-
tuelles ; aussi ne perdrons-nous pas notre temps à
déplus longs développements
CHAPITRE XXV.
Des révélations. — De leur nature. — De la distinction qu'on
établit entre elles.
D'après l'ordre suivi jusqu'ici, il nous reste à
traiter de la seconde sorte de connaissances spi-
rituelles, nommées plus haut révélations, et dont
quelques-unes se rattachent spécialement à l'es-
prit de prophétie.
Observons tout d'abord qu'une révélation n'est
autre chose que la découverte d'une vérité cachée,
ou la manifestation des secrets ou des mystères.
Par exemple, Dieu illumine l'entendement d'une
âme, en lui découvrant la vérité sur tel ou tel
point, ou bien il lui fait part de ses desseins, des
oeuvres de sa puissance, passées, présentes ou
futures. D'après cet aperçu, on peut distinguer
deux sortes de révélations : les unes dévoilent les
vérités à l'entendement, et se nomment à pro-
prement parler connaissances intellectuelles ou
intelligences ; les autres sont la manifestation de
certains secrets, et le nom de révélations leur con-
LIVRE II. CHAPITRE XXV. 315
vient avec plus de justesse. A la rigueur même,
cette dénomination ne doit pas s'appliquer aux
premières, puisqu'elles consistentdans une intel-
ligence claire et évidente que Dieu donne à 1 ame,
des vérités simples et dépouillées de tout acci-
dent, non seulement par rapport aux choses
temporelles, mais encore relativement aux spiri-
tuelles. Cependantj'ai voulu en traiter ici sous le
nom générique de révélations, d'abord à raison
du rapprochement et de l'étroite alliance qu'elles
ont avec ces faveurs, et ensuite pour ne pas
multiplier les divisions. Ceci posé, nous pourrons
maintenant établir dans les révélations deux clas-
ses de connaissances : nous appellerons les unes,
notions intellectuelles, etles autres, manifestations
des mystères et des secrets cachés de Dieu. Nous
allons tirer nos conclusions sur cette matière en
deux chapitres, le plus brièvement possible, et
nous traiterons en premier lieu des notions intel-
lectuelles.
CHAPITRE XXVI.
Des connaissances delà vérité communiquées à l'entendemeat.
— Elles sont de deux sortes , — Conduite de l'âme à leur
ésrard .
Pour écrire convenablement sur ce sujet des
vérités absolues et dépouillées de tout accident,
dont la connaissance est donnée à l'entendement,
il serait nécessaire que le Seigneur lui-même
daignât prendre ma main et conduire ma plume.
Sachez-le, bien-aimé lecteur, toute parole est
impuissante à exprimer ce que ces vérités sont en
elles-mêmes, par rapport à l'âme. D'ailleurs je
n'ai pas l'intention d'en faire la matière d'un traité
spécial ; on me permettra seulement de dire ici
ce qui est strictement nécessaire, pour instruire
l'âme et la guider par ce moyen, vers l'union
divine.
Ce genre de visions, ou pour mieux dire, de
connaissance des vérités en elles-mêmes et dans
la simplicité de leur essence, est très différent
des visions dont nous avons parlé au chapi-
LIVRE II. — CHAPITRE XXVI. ?17
tre xxiii. Eii effet, il ne s'agit plus de voiries
choses corporelles avec l'entendement, mais de
saisir et de voir, au moyen de la faculté intellec-
tive, les vérités divines, tant celles des choses
passées ou présentes que des futures. Ce genre
de connaissances a beaucoup d'analogie avec l'es-
prit de prophétie, dont nous parlerons peut-être
plus tard ; il se divise, ne l'oubliez pas, en deux
classes : les unes ont pour objet le Créateur, et
les autres concernent les créatures. Toutes deux
sont une source de jouissances pour l'âme, néan-
moins rien n'est comparable aux joies que lui
procurent les connaissances de Dieu en lui-
même, et les expressions manquent pour défi-
nir les délices enivrantes puisées en lui. 0 Dieu !
s'écrie David, il n'y a per^sonne qui vous soit sem-
blable {\) ! Ces notions nous donnent une très
sublime idée des attributs divins, comme de la
toute-puissance de Dieu, de sa force, de sa bonté
et de sa douceur; toutes les fois que ce sentiment
se produit, il grave dans l'âme son divin objet.
C'est là une pure contemplation ; l'âme qui en
est favorisée se voit réduite à l'impossibilité d'en
rien exprimer, si ce n'est d'une manière incom-
plète et dans des termes généraux, que lui ins-
(1, Non est qui similis sit tibi. Ps. xxxix, CL
318 LA MONTÉE DU CARMEL.
pire l'abondance des délices et des joies de cet
état bienheureux.
Le Prophète royal en avait ressenti les effets,
lorsque, pour décrire l'excès de son bonheur, il
se servait d'expressions vagues et indéterminées.
Les sentiments que nous 720us formons de Dieu,
c'est-à-dire, les vertus et les attributs que nous
concevons de ses grandeurs, sont véritables et
pleins de justice en eux-mêmes; ils sont plus dési-
râbles que Vahondance de Vor et des pierres pré-
cieuses, etplus doux que n^est le miel tiré du rayon
/pp/w5;jur(l). Un jour Dieu passa devant Moïse, et
lui donna une très sublime connaissance de lui-
même. Au passage du Très-Haut, Moïse se pros-
terna contre terre en toute hâte, s'écriant: Domi-
nateur, Seigneur Dieu, miséricordieux et clément ^
patient et plein de miséricorde et très véritable,
qui gardez la miséricorde avec des milliers de
créatures (2). C'est par ces élans répétés que
Moïse, sans pouvoir s'expliquer, s'efforça de faire
comprendre en termes généraux ce qu'il avait
entrevu des perfections divines, dans une seule de
(1) Judicia Domini vera, justificata in semetipsa ; desidera.
bilia super aurum et lapidem pretiosum multum, etdulciora
super mel et favum. Ps. xviii, 10,11.
(2) Dominator, Domine Deus, niisericors et clemensrpatiens
et multaî misericordise ac verax, qui custodis miscricorJiam
iu millia. Exod., xxxiv, 6, 7.
LIVIïE II. CHAPITRE XXVI. 319
ces connaissances. Si l'àine douée de ces grâces
vient à balbutier parfois quelques paroles, elle
reconnaît son impuissance à exprimer ce qu elle
a ressenti, convaincue qu'il n'existe pas de lan-
gage assez sublime pour en parler dignement.
Saint Paul ravi au troisième ciel confesse, après
Moïse et David, son impuissance à décrire cette
merveilleuse connaissance de Dieu, et se con-
tente de dire qu'il n'est pas permis à un homme
de le rapporter ( 1 ) .
Ces vues intellectuelles ne peuvent être res-
treintes dans les limites des choses particulières,
et comme elles sont relatives au principe souve-
rain, on n'en peut rien dire de distinct. Si elles
venaient à s'étendre en même temps à ime vérité,
ou à un objet au-dessous de Dieu, on pourrait à
la rigueur en donner une entière idée; mais quant
à ces notions générales, on ne peut jamais les ex-
pliquer entièrement. Ces connaissances sublimes
et amoureuses sont propres àl'état d'union; elles
sont l'union même, et consistent dans une mysté-
rieuse touche de la Divinité au fond intime de
l'âme. C'est Dieu lui-même que l'âme ressent et
qu'elle goûte, mais non sans doute avec la pléni-
tude et l'évidence de la claire vision béatiâque.
^1) Qu£e non licet homiui loqui. II ad Cor., xii, 4.
10*
320 LA MONTÉE DU C4RMEL.
Le démon ne saurait s'immiscer dans une faveur
tout à la fois si élevée et si profonde; il n'est pas
en son pouvoir d'opérer rien de comparable, ni
de répandre dans l'âme des douceurs et des dé-
lices pareilles, parce que ces lumières procurent
la joie d'un faible et rapide coup d'oeil sur l'Es-
sence Divine, et sur la vie éternelle. Or, l'ennemi
du genre humain ne peut pas arriver à feindre, ni
à donner une jouissance aussi délectable. Cepen-
dant il pourrait, par de fausses apparences, cher-
cher à imiter Dieu, et représenter à l'âme des
choses sublimes ; ou lui procurer une sorte de
rassasiement sensible, et lui persuader en même
temps que c'est là véritablement la vision de
Dieu. Son astuce peut aller jusque-là ; mais il
demeure toujours impuissant à pénétrer dans
le for intérieur de l'âme, pour la transformer et
l'enflammer subitement d'amour, comme le font
les visites du Bien-Aimé.
Quelques-unes de ces connaissances et de ces
touches, par lesquelles Dieu atteint la substance
de l'âme, l'enrichissent merveilleusement. Il suffit
d'une seule d'entre elleç pour enlever tout d'un
coup à l'âme certaines imperfections, dont elle
n'avait pas su se défaire durant le cours de sa
vie, et de plus pour la laisser ornée de vertus
et comblée de dons surnaturels. Une de ces con-
Livi'.E 11. — ciiAPiTUE xxvr. 321
solations si enivrantes pourra à elle seule, récom-
penser surabondamment l'âme de tous les tra-
vaux soufferts pendant sa vie, fussent-ils sans
nombre. Alors, investie d'un courage invincible,
et d'un désir passionné de pâtirpour son Dieu,
l'ame est en proie à un tourment étrange : celui
de ne pas souffrir davantage. Aucune comparai-
son, aucune conception naturelle ne sauraient
atteindre à ces notions lumineuses, supérieures à
tout, et que Dieu seul produit en l'âme en dehors
de sa coopération. Au moment où celle-ci est
fort éloignée d'y prétendre et y pense le moins,
Dieu se plaît à lui faire sentir ces touches mys-
térieuses, qui réveillent certains souvenirs de lui
suscités soudainement par la simple pensée de
choses souvent très minimes en elles-mêmes.
Ces souvenirs de Dieu sont si suaves et si effi-
caces, que non seulement l'âme, mais le corps
lui-même tressaillent d'allégresse. D'autres fois
c'est dans le calme que l'esprit y participe, avec
un sentiment exquis de délices et de rafraîchis-
sement spirituel, mais sans éprouver aucun
tressaillement sensible.
Une parole de la sainte Écriture, un mot que
l'âme aura entendu, ou toute autre chose, peuvent
lui être l'occasion de semblables faveurs. Elles
n'ont pas toutes cependant la même efdcacité, et
322 LA. MONTÉE DU CARMEL.
n'engendrent pas les mêmes sentiments, car
bien souvent ces touches sont très faibles. Mais,
si faibles qu'elles soient, une seule est plus pré-
cieuse que la multiplicité des considérations sur
les créatures, et sur les œuvres du Tout-Puissant.
Ces connaissances sont données à l'âme à l'im-
proviste et sans sa délibération, elle n'a que faire
d'y aspirer ; qu'elle se borne à se tenir humble
et résignée à leur égard, et Dieu fera son œuvre
quand et comme il le voudra.
Je ne veux pas dire toutefois qu'il faille se con-
duire négativement par rapport à ces connaissan-
ces, comme pour les autres, puisqu'elles forment
déjà une partie de l'union bienheureuse, vers
laquelle nous essayons de diriger l'âme. Tel est au
moins notre unique désir, en lui apprenant à se
dépouiller et à se détacher de toutes les autres
faveurs ; or le moyen de hâter cette opération
divine, c'est l'humilité jointe au désir de souffrir
par amour pour Dieu, avec patience et un complet
désintéressement. En effet, ces grâces ne sont
point accordées àlame qui cherche à se les appro-
prier, mais elles sont le résultat d'un amour spé-
cial et gratuit de Dieu envers l'âme dégagée de
tout, même de ses dons. Le Fils de Dieu a voulu
nous convaincre de cette vérité, quand il dit par
saint Jean : Celui qui m^aime seraaiméde monPère,
LIVRE II. CHAPITIiE XXVI. 323
et je Vaimerai aussi ^ et je me découvrirai moi-même
à lui (1 ). Ces paroles signifient les connaissances
et les touches délicates dont nous nous entrete-
nons, par lesquelles Dieu se manifeste à 1 ame
qui l'aime sincèrement.
La seconde espèce de notions, ou de visions des
vérités abstraites, est très différente de celle que
nous venons d'expliquer ; elle regarde des objets
qui sont au-dessous de Dieu, et se rapporte à la
connaissance de la vérité essentielle des choses
créées, des faits et des événements qui se passent
parmi les hommes. A l'instant où il est donné à
l'âme de découvrir ces vérités, elles se gravent
fortement dans le sanctuaire intime de son être,
sans le secours d'aucune parole étrangère ; en
sorte que si on venait à lui affirmer le contraire,
il lui serait impossible, malgré tous ses efforts,
d'y donner un assentiment intérieur. Son esprit
a été frappé d'une vue trop manifeste pour lais-
ser place au doute ; cette lumière peut se ratta-
cher à l'esprit de prophétie, et au don que saint
Paul appelle le discernement des esprits. Malgré
la certitude de ses convictions, l'âme est obligée
d'incliner son jugement dans celui de son direc-
(1) Qui antem diliget me, diligetur a Pâtre meo, et ego dili-
gam eum, et manifestabo ei nieipsum. S. Joau., xiv, 21.
32 i LA MONTÉE DU CARMEL.
teur spirituel, et de se conformer à ses avis, alors
même qu'ils seraient fort opposés à ses idées
personnelles. C'est en suivant cette conduite,
qu'on acheminera Tâme par la foi vers l'union
divine, qui s'acquiert plutôt par voie de croyance
que par voie de connaissance.
Les divines Ecritures nous fournissent des té-
moignages frappants de cette double sorte de
connaissances. A propos de la science parti u-
lière des choses créées, le Sage dit ces paroles :
C'est Dieu lui-même qui m'a donné la vraie con-
naissance de ce qui est ; il m'a fait voir la disposi^
tion du monde, les vertus des éléments, le commen-
cement, la fin et le milieu des temps, les change-
ments que causent Véloignement et le retour du
soleil, la vicissitude des saisons^ les révolutions des
années^ les dispositions des étoiles, la nature des
animaux, les instincts des bêtes, la force des vents,
les pensées des hommes, la variété des plantes et les
vertus des racines; et tout ce quil y a de caché et
d'inconnu, je l^ai appris parce que la Sagesse même
qui a tout créé me Va enseigné (1). A la vérité, la
science que le Sage dit avoir reçue de toutes
choses, était infuse et générale; cependant cette
(1) Ipse enim dédit mihi horum, quas sunt, scientiam veram,
ut sciam dispositionem orbis terrarum et rirtutes elemento-
rum, anni cursus, et stellarum dispositiones, naturas anima-
LlVr.E 11. CtlAFlTllL XXVf. 32o
citation prouve suffisamment l'existence des au-
tres connaissances particulières, dont Dieu rem-
plit surnaturellement les âmes selon ses impéné-
trables desseins. Il ne leur accorde pas, il est
vrai, une science universelle et infuse, comme
celle de Salomon, mais il leur découvre parfois
sur plusieurs points quelques-unes des vérités
énumérées par le Sage. Ces habitudes infuses
varient d'après la diversité des dons, répartis par
le divin Dispensateur. Saint Paul signale parmi
ces derniers la sagesse, la science, la foi, la pro-
phétie, le discernement des esprits, le don des lan-
gues et T interprétation des paroles {l). Le Souverain
Maître accorde gratuitement ces dons infus à qui
il lui plaît, aux saints Prophètes, aux Apôtres et
à d'autres Saints.
Mais outre ces grâces gratuites, les âmes par-
faites, ou du moins celles qui avancent dans la
perfection, reçoivent très fréquemment des illu-
minations sur les choses présentes ou éloignées,
dont elles sont instruites par une lumière qui se
lium, et iras bestiarum, vim ventorum et cogitationes hominum
differentias virgultorum et virtutes radicum, et qurecumque
sunt absconsa et improvisa didici ; omnium enim artifex
docuit me sapientia. Sap. vil, 17, 18, 19, 20, 21.
(1) Alii quidem per Spiritum datur sermo sapieQtia2, alii
autem sermo scientise... alteri fides... alii prophetia, alii dis-
cretio spirituum, alii gênera linguarum, alii interpretatio
sermouum. I ad Cor., xii, 8,
326 LA MONTÉE DU CARMEL.
communique à leur esprit déjà purifié et éclairé.
Nous pouvons appliquer à ce sujet le passage
des Proverbes où il est dit : comme on voit se
refléter dans l'eau le visage de ceux qui s'y regar-
dent, ainsi les cœurs des hommes sont ouverts aux
prMc?e/?f5(l), c'est-à-dire à ceux qui possèdent la
sagesse des saints, que la sainte Ecriture assimile
à la prudence. Cependant ce n'est pas toujours
au gré de leurs désirs, que telle ou telle vérité
leur est manifestée ; cette spontanéité de con-
naissances est réservée en partage à ceux qui en
possèdent l'habitude infuse. Encore ces derniers
eux-mêmes n'en jouissent-ils pas toujours et en
toutes choses, parce que ces grâces sont basées
sur le bon plaisir divin.
Au reste, il est utile de faire observer que
ceux dont l'esprit est assez purifié, découvrent,
avec plus ou moins de facilité, les pensées
intimes du cœur ou de l'esprit, devinent les
inclinations et les qualités des autres ; et cela
à des indices extérieurs, même presque insen-
sibles, comme une parole, un mouvement
ou autres choses semblables. Si, en qualité
d'esprit, le démon se rend compte par ces.
(1) Quomodo in aquis resplendent vultu3 prospicientiura,.
sic corda homiaummauifesta sunt pruientibas. Prov.,xxvii, 19,
LIVRE II. CHAPITRE XXVI. 327
signes de ce qui se passe à l'intérieur, de même
l'homme spirituel le peut-il faire ; d'après la pa-
rolede l'Apôtre : Vhomme spirituel juge de tout (1).
Et ailleurs : // pénètre tout, jusqu'aux secrets les
plus profonds de Dieu (2), non pas à la vérité d'une
manière naturelle, mais à la laveur d'une lumière
surnaturelle. Sans doute on peut souvent se
tromper, en fondant son jugement sur des indices
extérieurs, mais le plus ordinairement on voit
juste. Toutefois il ne serait pas prudent de se
fier à ce mode de connaissances, par la raison
que le démon a coutume de s'insinuer dans ces
matières avec beaucoup de subtilité, comme nous
le dirons plus loin. Donc, règle générale, il faut
renoncer à ces sortes de lumières et d'appré-
ciations.
L'histoire de Giézi, serviteur de notre Père
saint Elisée, nous prouvequeleshommes spirituels
peuvent connaître les faits éloignés et les événe-
ments humains. Voici le fait : Giézi, séduit par l'ap-
pât du gain, voulut cacher à son maître l'argent
qu'il avait reçu deNaaman le Syrien. Elisée le re-
prit en ces termes : Mon cœur néiait-il pas présent
lorsque Naaman est descendu de so?i chariot, pour
(1) Spiritualis autem jadicat omnia. I ad Cor., Il, 15,
(2) Omnia scrutatur, etiam profunda Dei. Ibid., Il, 10.
328 LA. MONTÉE L'U CARMEL.
aller au-devant de 1-ous (\)1 Le Prophète avait va
en esprit la fraude de son serviteur, comme s'il
€ûtété présent. Le même livre des Rois confirme
de nouveau cette assertion. Elisée dévoilait au
roi d'Israël tous les projets que le roi de Syrie
traitait dans le secret avec les princes de son
royaume ; aussi les conseils du roi de Syrie de-
meuraient-ils sans résultats. Voyant tous ses se-
crets divulgués, il dit à ses courtisans : Pourquoi
ne me découvrez-vous point qui est celui qui
me trahit auprès du roi d'Israël ? Vun de
ses serviteurs lui répondit : Ce nest point qu'on
vous trahisse, ô mon Seigneur, mais c'est le prophète
Elisée qui est en Israël ^ qui découvre au roi tout ce
que vous dites dans votre conseil (2).
Ce double don de connaissances est encore com-
muniqué à l'âme, sans le concours de sa coopéra-
tion. Soudain, au moment où l'esprit est le plus
distrait, il est frappé par une vive intelligence de
ce qu'il lit ou de ce qu'il entend ; intelligence
souvent plus nette que le son de la parole . D'autres
fois une personne qui ignore la langue latine, re-
(1) Nonne cor meuin in praesenti erat quando reversus est
homo decurru suo in occursum tui ?1V Reg., v, 2i3.
(2j Quare non indicatis mihi quis proditor mihi sit apud
regem Israël? Dixitque unus servorum ejus : Nequaqv.am
Domine mi rex, sed Eliseus propheta, qui est in Israël, indicat
régi Israël omnia veiba quœcumque locutus f ueris in conclavi
tuo. Ibid., VI, 11, 12. **
LIVr.E 11. CHAPITRE XXVI. 329
cevra une intelligence très claire du sens, bien
qu'elle ne saisisse pas la signification des mots
prononcés dans cette langue.
Il y aurait une ample matière, si l'on voulait
énumérer tous les artifices dont le démon peut
se servir, et se sert en effet, dans cette sorte de
communication, car ses tromperies sont nom-
breuses et très subtiles. Il lui est facile de repré-
senter à l'âme, par suggestion, beaucoup de con-
naissances intellectuelles au moyen des sens
corporels, et il semble les graver avec tant de
force dans sa pensée, que le doute ne lui est pas
possible. L'âme manque-t-elle d'humilité et de
défiance d'elle-même, il lui fera accroire mille
mensonges, et ses insinuations auront d'autant
plus d'empire, que l'âme participera davantage à
la faiblesse des sens ; dans ce cas, elle aura besoin
de beaucoup d'énergie et de persévérance dans
la prière, pour les rejeter loin d'elle.
Un des pièges de l'esprit malin est encore
de divulguer les péchés d'autrui, la perversité
des coeurs, et la conscience des âmes coupa-
bles, avec autant de fausseté que d'apparente
lumière. Sa tactique est de diffamer, et do
faire dévoiler ces fautes^ pour augmenter le
nombre des péchés en excitant l'âme, sous lo
prétexte d'un faux zèle, à les découvrir à d'autres
330 LA MONTÉE DU CARMEL.
en recommandant à Dieu ces pécheurs. Dieu, il
est vrai, montre aussi quelquefois aux saintes
âmes les nécessités du prochain, pour les engager
à y remédier et à fléchir le Ciel en sa faveur.
C'est ainsi que le Seigneur découvrit un jour à
Jérémiela faiblesse du prophète Baruch, afin qu'il
l'aidât de ses conseils. Mais souvent, nous le sa-
vons par expérience, c'est le démon qui s'efforce
avec hypocrisie d'imprimer dans l'esprit divers
jugements faux, et le porte ày ajouter pleinement
foi, afin de ternir la réputation d'autrui et de l'ac-
cabler d'afilictions.
Toutes ces lumières, qu'elles aient ou non Dieu
pour auteur, servent fort peu à l'âme pour s'ap-
procher de son unique bien ; et même, si elle n'est
pas soigneuse à y renoncer, non seulement ces
connaissances la troubleront, mais lui feront tort
et l'induiront en mille erreurs. Tous les périls et
les inconvénients, signalés à propos des notions
surnaturelles, peuvent se retrouver ici plus nom-
breux encore. C'est pourquoi je m'abstiens de dé-
velopper ce sujet, puisque nous en avons sufîîsain-
ment exposé la doctrine dans ce qui précède. Je
me contente de réitérer le conseil de renoncer à
ces connaissances, avec un soin extrême, et de
leur préférer le non-savoir, qui est un chemin
plus direct pour aller à Dieu.
LIVRE II. CHAPITRE XXVI. 331
Que l'âme soit donc vigilante à rendre un
compte fidèle de ses impressions, à son confes-
seur, ou à son directeur spirituel, et qu'elle s'en
tienne toujours à ses avis. Celui-ci devra s'appli-
quer à lui faire franchir rapidement cette voie
hérissée d'écueils, car ces connaissances ne ser-
vent pas à son progrès réel ; et d'ailleurs, nous
l'avons dit, l'effet que Dieu a en vue s'opère pas-
sivement dans l'âme, et demeure toujours gravé
en elle en dehors de sa coopération. Aussi me
parait-il superflu d'énumérer ici les différents
résultats produits par les communications de ce
genre, vraies ou fausses ; leurs effets sont aussi
variés que nombreux, et on ne saurait les déve-
lopper dans un exposé aussi succinct ; les bonnes
tendent au bien et produisent de bons fruits, et
les mauvaises ont des effets déplorables. Ce su-
jet interminable fatiguerait en vain le lecteur, et
il a été précédemment assez prouvé quelle était
l'abnégation qu'on devait pratiquer à leur égard.
CHAPITRE XXVII.
Seconde espèce de révélatioas, ou manifestation des secrets et
des mystères cachés. — Comment elles peuvent servir à
l'union divine. — Comment elles en peuvent détourner. —
Comment le démon peut grandement induire en erreur sur
ce point.
La seconde sorte de révélations est une mani-
festation des secrets et des mystères impénétra-
bles ; elle peutavoir un double objet. PPar rap-
port à Dieu en lui-même ; ce qui renferme la
révélation de l'unité de Dieu et du mystère de la
très sainte Trinité. 2° Par rapport à Dieu consi-
déré dans ses œuvres ; cette seconde manière
comprend tous les autres articles de notre sainte
foi catholique, et toutes les propositions vraies,
qui y sont explicitement contenues.
A ce genre de révélations se rattachent les pro-
messes et les menaces de Dieu, et la plupart des
révélations des prophètes, ainsi que la connais-
sance des événements passés ou futurs. On peut
encore y ramener les faits particuliers qu'il plaît à
Dieu de manifester, soit sur le gouvernement de
LIVRE 11. — CHAPITRE XXVIl . 333
l'univers en généraljSoitsiir les royaumes, lespro-
vinces, les États, soit sur les familles et les indivi-
dus. La sainte Écriture nous fournit en grand
nombre des exemples de cette double sorte de
révélation, notamment dans les prophètes. Je ne
veux pas m'arrêter à les citer ici, tant ils sont
connus et évidents. Je dis seulement que Dieu
multiplie les moyens pour transmettre ces révé-
lations ; tantôt il emploie les paroles, tantôt il se
sert des signes, desfigures^des images et des simi-
litudes ; quelquefois il use des paroles et des sym-
boles tout ensemble. On peut s'en rendre compte
dans les écrits des prophètes, spécialement dans
l'Apocalypse, où se rencontrent toutes les espè-
ces de révélations dont nous avons parlé, et de
plus, les divers modes que nous énumérons ici.
Quant aux révélations de la seconde catégorie,
Dieu les accorde encore de nos jours à qui il lui
plaît. Ainsi il révèle à certaines personnes le
terme de leur vie, les souffrances qu'elles subi-
ront, les événements qui doivent arriver à telle
ou telle personne, à tel ou tel royaume, etc. Il
découvre à l'esprit les vérités doctrinales renfer-
mées dans les mystères de notre foi, et lui en
donne l'intelligence avec une clarté et une force
singuUères. Cependant, à vrai dire, il n'y a pas ici
révélation, d'autant qu'il s'agit d'une vérité con-
334 LA MONTÉE DU CAHMEL.
nue ; c'est plutôt la manifestation et l'éclaircisse-
ment de dogmes déjà révélés.
Mettant à part les révélations faites dans les
temps primitifs, par exemple les mystères de
notre foi, j'entends parler ici des autres révéla-
tions où il est facile au démon d'insinuer ses il-
lusions. Comme ce genre de révélations se pré-
sente d'ordinaire sous la forme de paroles, de
figures, de symboles, etc., l'esprit de mensonge
sait le contrefaire à merveille. Du reste un Ange
du ciel vînt-il lui-même nous enseigner sur
notre foi une doctrine nouvelle, ou ditférente de
celle qui existe, qu'elle s'appliquât à la première
ou à la seconde catégorie de ces révélations,
nous ne devrions jamais y donner notre consen-
tement. Telle est la pensée de saint Paul : Quand
nous vous annoncerions nous-même, ou quand un
Ange du ciel vous annoncerait un Evangile diffé-
rent de celui que nous vous avons annoncé ^ qu'il sait
anathhne(\).
L'âme doit donc s'appliquer à n'accueillir au-
cune nouveauté en matière de foi; c'est d'ailleurs
un principe de conduite fort important, pour qui-
conque veut se précautionner contre les varia-
(1) Sed licet nos, aut Angélus de oœlo evangelizet vobis
praeterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit. Gai.»
1,8.
LIVRE 11 CHAPITRE XXVir. 335
tions qui pourraient altérer les croyances et en-
tacher la pureté de la foi. Il faut bien plutôt
aveugler son entendement, et s'attacher avec sim-
plicité à la doctrine de l'Eglise et à la foi, qui
nous vient de ce que nousavons entendu (1), dit l'A-
pôtre des Gentils. En effet le démon, pourséduire
l'âme, essaie de gagner sa confiance en l'attirant
d'abord par des vérités, et par des choses vrai-
semblables. Ainsi fait l'ouvrier qui perce le cuir
avec l'alêne, afin d'introduire sans peine le fil
qui n'aurait pu pénétrer, s'il n'avait été guidé par
cet instrument.
Fussiez- vous assuré de ne pas courir le danger
de tomber dans l'illusion, il est toujours préfé-
rable de ne pas désirer la claire intelligence des
choses, afin de conserver dans sa pureté et dans
son intégrité le mérite de la foi, et de parvenir à
travers les ombres de cette nuit de l'intellect, à
la lumière splendide de l'union divine. 11 est de
la plus haute importance de s'attacher, les yeux
fermés, aux prophéties antiques, sans tenir
compte des révélations nouvelles. L'Apôtre saint
Pierre n'avait aucun doute sur la certitude de la
vision du Thabor, où la gloire du Fils de Dieu
s'était manifestée à lui ; il ajoute néanmoins, dans
(l) Ergo fides es auditu. Kom., X, 17.
£ JEAN DK LA CROIX. — T. II. 10**
336 LA MONTÉE DU CAIIMEL.
sa seconde épître, ces paroles remarquables :
]Sous avons les oracles des prophètes donl le témoin
gnage est plus certain, vous faites bien de vous y
arrêter (\), S'il est vrai, pour les raisons déjàénu-
mérées, qu'on ne doit pas prêter une attention
curieuse aux nouvelles révélations, dont la foi
serait l'objet, combien plus sera-t-il nécessaire de
ne pas donner notre adhésion à celles qui s'en
écarteraient ! Le démon y prend une large part, et
couvre ses révélations d'une apparence de vérité
pour leur obtenir créance ; il les grave si profon-
dément dans les sens et dans l'imagination, que
la personne qui les reçoit ne doute pas de leur
accomplissement. Si elle n'a pas une véritable
humilité, loin de les repousser, elie s'y attachera
tellement que je regarde comme impossible
qu'elle échappe aux pièges de l'illusion. A grand'-
peine pourra-t-on ensuite la faire changer d'opi-
nion, et redresser son erreur. En conséquence,
l'âme pure et simple, prudente et défiante d'elle-
même, doit s'éloigner absolument des révélations
et des visions, d'autant que, pour tendre à la di-
vine union, il n'est pas utile de les vouloir, mais
bien au contraire de ne pas les vouloir. Salomon
(1) Habemus firmiorem propheticum sermonem cui benefacitis
attendentes, II S. Pétr., l, 19.
LIVRE II. CHAPITRE XXVll. 337
nous avait déjà donné cette leçon pratique :
Qu' est-il nécessaire à l'homme de recherche?' ce qui
est au-dessus de lui (1") ? c'est-à-dire: pour être
parfait l'homme n'a nul besoin d'aspirer aux
choses extraordinaires, par des voies surnatu-
relles qui sont supérieures à sa capacité.
Ayant déjà répondu aux objections qui pour-
raient être faites sur ce sujet, dans les chapitres
XIX et XX de ce livre, j'y renvoie le lecteur. Je
termine donc cet aperçu sur les révélations, en
répétant qu'il faut s'en tenir à l'écart avec pru-
dence, si l'âme veut avancer, pure et exempte
d'erreur, au travers de la nuit de la foi jusqu'à
l'union divine.
(1) Quid necessa est homiai majora se tiu^eriire ' Eccl., vu, I,
CHAPITRE XXVIII.
Des paroles intérieures qui peuvent se faire entendre surnatu-
rellement à l'esprit. — Combien il y en a de sortes.
Le lecteur sage devra se rappeler constam-
ment l'intention et la fin que je me propose en
écrivant ce livre : c'est de mettre l'âme à l'abri
de toutes les illusions et de toutes les inquiétudes
qui traversent la voie des connaissances natu-
relles et surnaturelles, et de la conduire par la
pureté de la foi jusqu'à l'union divine. Alors il
comprendra pourquoi je ne me suis pas étendu
davantage sur le sujet des connaissances de l'âme,
et la raison pour laquelle je ne suis pas descendu
dans tous les détails que semblait demander l'in -
telligence de cette doctrine. 11 y aurait eu matière
abondante à développer les genres et les diffé-
rences de chacune des connaissances prophéti-
ques, comme de toutes les autres ; mais c'eût été
entreprendre une tâche interminable. Il me sem-
ble, d'ailleurs, avoir exposé en substance la doc-
trine à suivre, et les précautions nécessaires à
LIVRE II. CHAPITRE XXVllI. 339
prendre pour que, dans toutes les circonstances
extérieures ou intérieures, l'âme sache se gou-
verner avec prudence, et de manière à ne pas en-
traver sa marche ascendante vers les sommets de
la montagne.
Je suivrai la même ligne de conduite à l'égard
de la troisième sorte de connaissances, que nous
avons nommées paroles intérieures surnaturelles,
et qui ont coutume de se produire sans l'aide
d'aucun sens corporel. Elles sont nombreuses et
variées; je crois cependant qu'on peut les réduire
à trois catégories : celle des paroles successives,
celle des paroles formelles et celle des paroles
substantielles.
J'appelle paroles successives certains raisonne-
ments, certaines propositions que l'esprit forme
en lui-même dans le recueillement. Je nomme
formelles des paroles distinctes et précises que
l'esprit ne produit pas de lui-même, mais qu'il
entend comme d'une tierce personne, quand il est
recueilli ou non. Enfin les paroles substantielles
sont celles qui s'impriment formellement dans
l'esprit, recueilli ou non, et qui produisent dans
l'intime de l'âme la substance et la -vertu de ce
qu'elles signifient.
Nous allons traiter successivement chacune de
ces paroles.
10***
CHAPITRE XXiTv.
De la première sorte de paroles que l'esprit forme en lui-même
dans le recueillement. — Quelle est leur cause ? — Leurs
avantages et leurs inconvénients.
Les paroles successives ne se présentent jamais
à l'esprit, sans qu'il soit recueilli et profondément
absorbé dans quelques considérations. Alors, sur
cette matière qui le captive, il établit des princi-
pes, tire des conséquences très appropriées à son
sujet, et raisonne avec tant de facilité et de pré-
cision sur des choses qu'il ignorait auparavant,
qu'il croit n'être pas l'auteur de ces conceptions.
Se reconnaissant incapable de les produire, il lui
semble qu'une autre personne lui parle intérieu-
rement, lui répond , ou l'instruit. Cela peut,
à la vérité, n'être pas sans motifs bien fondés
qu'il pense ainsi, puisqu'il raisonne et se répond
à lui-même, comme le feraient deux personnes
qui s'entretiendraient ensemble. En effet, l'esprit
humain semble s'adresser un dialogue à lui-même ,
et c'est le Saint-Esprit qui l'aide très souvent à
former, à produire ces conceptions, ces paroles
LIVRE 11. CHAPITRE XXIX. 341
Bt ces raisonnements. L'entendement concentré
dans la vérité qui l'occupe, est uni à l'Esprit-Saint;
cette vérité est donc comme le trait d'union entre
l'Esprit de Dieu et la première faculté de l'âme.
Alors, avec l'assistance de ce Docteur infaillible,
qui lui distribue à mesure sa lumière, elle
déduit successivement d'autres vérités qui dé-
coulent de la première. C'est là un des modes
d'enseignement dont se sert l'Esprit-Saint pour
instruire les âmes. Ainsi éclairée par ce Maître
divin, l'intelligence s'empare de ces vérités, et les
formule simultanément au moyen des paroles in-
térieures.
Le passage suivant de la Genèse trouve ici
une juste application : La voix est certainement de
Jac oh y mais les mains sontcfEsail (1). Danser cas,
l'âme pourra difficilement se persuader que les
paroles qui lui sont adressées, ne vienne a t pas
d'une source étrangère, car elle ignore avec
quelle facilité l'entendement peut formuler de
lui-même des paroles, sur les conceptions et les
vérités dont une autre personne est le principe.
Il est vrai que dans cette lumière de l'Esprit-
Saint communiquée à l'entendement, il n'y a en
soi matière à aucune illusion ; mais il peut y en
(1) Vox quidem, vox Jacob est,sed manus, manus sunt Esaii
Gen., XXYII, 22.
342 LA MONTÈK DU CARMEL.
avoir, et il s'en rencontre très souvent, dansles
paroles et dans les conclusions que l'entendement
forme sur ces données. Cette lumière d'en haut
est tellement spirituelle et dégagée des ombres
d'ici-bas que, par le fait même, l'entendement
a de la peine à la bien saisir, et en consé-
quence, si les déductions qu'il en tire ont par-
fois l'apparence du vrai, d'autres fois elles sont
fausses et défectueuses. Au début il suivait
uniquement la vérité ; mais bientôt il y a mis du
sien et y a mêlé l'habileté, ou pour mieux dire la
grossièreté de ses petites conceptions ; alors il
lui est devenu facile de modifier les choses, selon
les dispositions de sa propre inclination ; et
tout cela se passe comme si c'était une autre per-
sonne qui parlât.
J'ai connu une personne qui était sujette à for-
mer ces paroles successives ; dans le nombre il y
en avait de très véritables et de très substan-
tielles sur l'adorable Sacrement de l'autel, mais
elle y mêlait d'autres fort erronées. Ce qui se
passe de notre temps est vraiment bien étrange.
Une âme possède-t-elle pour quatre deniers de
considération, vient-elle à être favorisée dans le
recueillement de quelques-unes de ces paroles
int(ÎTieures, elle baptise aussitôt le tout comme
venant de Dieu, et convaincue qu'il en est ainsi,
LIVRE II. CHAPITRE XXIX 343
elle affirme que Dieu lui a dit ceci, que Dieu lui
a répondu cela. Or moi, je vous assure qu'il n'en
est rien ; c'est elle-même qui le plus souvent
s'adresse ces paroles.
L'estime et l'atFection de ces faveurs aveu-
g-lent ces personnes, au point qu'en se répon-
dant à elles-mêmes, elles croient entendre Dieu
leur répondre et leur parler. Si elles ne mettent
un frein solide à leurs désirs, et si celui qui
les gouverne ne leur interdit ces discours in-
térieurs, elles s'exposent à tomber en mille
extravagances. . C'est chez elles une sorte de
babil, où leur âme contracte plutôt l'impureté de
l'esprit, qu'elle n'en retire l'humilité et la mor-
tification. Une de leurs idées les plus fausses est de
se croire alors du nombre des âmes pri\ilégiées,
auxquelles Dieu a parlé, tandis que toutes ces
belles conceptions ne signifient presque rien, ou
même rien du tout. Ce qui ne produit pas l'hu-
milité, la charité, la mortification, la sainte sim-
plicité et le silence intérieur, je vous demande ce
que cela peut être.
J'ajoute que toutes ces connaissances peu-
vent devenir un obstacle considérable dans la
voie de l'union divine. Si l'âme a la faiblesse de
les estimer, elle s'éloigne de l'abîme obscur de
la foi, par où l'entendement doit se diriger vers
344 LA MONTÉE Dt CARMEL.
son terme, appuyé sur un amour vrai, et non
sur la multiplicité des raisonnements.
Ici vous me poserez peut-être une question : si
c'est l'Esprit de Dieu qui révèle ces vérités, elles
ne sauraient être nuisibles : pourquoi donc alors
l'entendement est-il obligé de s'en priver ? Voici
ma réponse : L'Esprit- Saint éclaire l'intelligence
dans la proportion même de son recueillement.
Or, cette faculté n'est jamais mieux recueillie que
dans les profondeurs de la foi, et sous les divines
influences de l'esprit d'amour. Donc plus une
âme sera pure, et fidèle à s'avancer dans la per-
fection d'une foi vive, plus elle possédera la
charité infuse de Dieu ; et plus cette vertu sera
ardente en elle, plus aussi le Seigneur l'élèvera
de clartés en clartés. Sans doute l'intelligence de
ces vérités répand dans l'âme une certaine lu-
mière, néanmoins l'illumination de la foi lui est
aussi supérieure que l'or pur l'est au plus vil
métal, et quant à l'abondance, c'est la mer com-
parée à une goutte d'eau.
Dans le premier cas, par ces intelligences
surnaturelles, l'âme reçoit la science d'une, de
deux ou trois vérités; et dans le second, la
foi lui communique d'une manière générale
et secrète la Sagesse de Dieu, qui est son
propre Fils, par une connaissance simple et
LlVP.Ii II. CHAPITRE XXIX. o^O
universelle. Vous me direz encore : toutes ces
communications sont bonnes^ et l'une n'empêche
pas l'autre. Je vous réponds que l'une entrave
beaucoup l'autre, si vous en faites état. Agir ainsi
c'est se laisser captiver par des choses partielles
et de peu de prix : préoccupation suffisante pour
empêcher les communications qui doivent se
faire dans l'abîme de la foi. Là, dans l'obscurité
et dans le secret, Dieu se plaît à instruire l'âme
surnaturellement, et à son insuil la fait grandir
en grâces et en vertus.
L'avantage de ces lumières successives ne con-
siste pas dans l'attention expresse que l'enten-
dement leur donne ; ce serait plutôt la manière
d'en perdre le fruit, selon la parole du Sage au
livre du Cantique des Cantiques : Détournez vos
yeux de moi, car ce sont eux qui m' ont fait m'envo-
ler{l), c'est-à-dire, m'éloigner devons, et m'éle-
ver sur des cimes où vous ne pouvez atteindre.
C'est par l'amour qu'on participe aux dons sur-
naturels; aussi l'application principale de l'âme
doit-elle être de concentrer la force de son amour
et de sa volonté en Dieu, simplement et pure-
ment, sans compter sur les efforts de l'entende^-
fl) Averte oculos taos a me, quiîi ipsi me avolare fecerunt.
Cant., VI, 4,
346 LA MONTÉE DU CARMEL
ment. Cette conduite lui attirera en plus grande
abondance les faveurs célestes. Au contraire, si
dans ces communications passives et surnatu-
relles, l'intelligence ou les autres puissances
veulent faire intervenir activement leur capacité,
leur action grossière et imparfaite, qui ne peut
atteindre à ces hauteurs, ne pourra manquer
d'altérer ces connaissances. Dès lors l'âme s'ex-
posera au danger de s'égarer, en suivant les con-
ceptions de son sens propre, où il n'y aura rien de
surnaturel, mais où tout sera grossier et abject.
Il est des esprits si vifs, si pénétrants, qu'à
peine recueillis dans la considération d'une vérité,
ils discourent avec une extrême facilité, expri-
ment leurs pensées en paroles intérieures, et
dans des raisonnements très animés qu'ils attri-
buent à Dieu. Ces discours sont tout simplement
l'ouvrage de l'entendement qui, dégagé de l'opé-
ration des sens et à la faveur de la lumière natu-
relle, peut produire ce résultat et de plus grands
encore, sans aucun secours surnaturel. Bon nom-
bre de personnes se persuadent ainsi à tort avoir
atteint un degré d'oraison très sublime, et jouir
d'admirables communications divines ; elles s'em-
pressent d'écrire leurs impressions ou les font
écrire. Mais, en résumé, il n'y a là aucune sub-<
stance de vertu solide, tout cela ne signifie abso-
LIVRE IT. CHAPITRE XXIX. 347
lument rien, et n'aboutit qu'à entretenir leur
orgueil. Que ces âmes présomptueuses s'appli-
quent exclusivement à affermir leur volonté dans
un amour humble et généreux, dans la pratique
solide des bonnes œuvres et de la mortification,
par l'imitation de la vie souffrante et crucifiée du
Fils de Dieu. C'est par là, et non par la multi-
plicité des discours intérieurs, que l'on acquiert
tous les biens spirituels.
Le démon prend souvent une large part aux
paroles intérieures successives, surtout chez les
âmes qui y sont affectionnées. Au moment où
elles commencent à se recueillir, il leur fournit
habituellement de nombreux sujets de digres-
sions, et leur suggère des pensées et des paroles
qui ont l'apparence du vrai. Il les précipite ainsi
dans l'illusion avec une déplorable facilité. D'or-
dinaire il se communique à ceux qui ont fait
avec lui un pacte tacite ou formel ; il agit de
même à l'égard des hérétiques et surtout des
hérésiarques, dont il remplit l'esprit de concep-
tions et de raisonnements très subtils, pleins
de faussetés et d'erreurs.
D'après la doctrine de ce chapitre, il reste bien
prouvé que les paroles successives procèdent de
trois causes : ou du divin Esprit qui meut l'en-
tendement et l'éclairé ; ou de la lumière natu-
S. JEAN DE LA CROIX. — T, U, li
348 LA MOMÉE DU CARMIX.
relie dont cette puissance est douée ; ou enfin des
insinuations du démon. Dire maintenant à quels
signes on reconnaîtra l'origine de ces paroles
serait assez difficile, et surtout s'il fallait en don-
ner des preuves certaines. On peut toutefois
signaler quelques indices généraux que voici : les
paroles et les conceptions produisent-elles simul-
tanément dans l'âme une augmentation d'amour,
d'humilité et de respect envers Dieu, c'est la mar-
que infaillible de la présence de l'Esprit-Saint,
car ses faveurs sont toujours revêtues de ce ca-
ractère.
Lorsque la vivacité et la lumière de l'entende-
ment sont seules en jeu, les paroles intérieures
ne produisent point cet effet surnaturel de vertu.
Cependant par la connaissance et par la lumière
de ces vérités, la volonté peut se porter à un
certain amour naturel ; mais aussitôt la médi-
tation achevée, elle reste sèche et aride, sans
pour cela être encline au mal ou à la vanité, à
moins que le démon ne survienne de nouveau
pour la tenter. Or, les paroles dictées par le bon
Esprit n'engendrent point la sécheresse ; au con-
traire, après ces faveurs, la volonté demeure
habituellement afiectionnée à Dieu et portée au
bien. Néanmoins, par une secrète permission
divine, en vue des besoins particuliers de l'âme,
LIVRE II. CHAPITRE XXIX. 349
il peut arriver que la volonté se trouve dans
l'aridité, même au milieu des communications
célestes. D'autres fois l'âme ne sentira que fai-
blement ces opérations, ces élans vers la vertu,
malgré la source divine d'où émane le don qu'elle
a reçu. C'est pourquoi j'afBrme qu'il est souvent
difficile d'établir une différence entre les unes et
les autres, à raison de la diversité de leurs effets ;
nous avons simplement énuméré les plus ordi-
naires.
Les paroles dont le démon est l'auteur, sont
encore plus difficiles à discerner. Si d'ordinaire
elles laissent la volonté dans la sécheresse à
l'égard de l'amour divin, et portent l'esprit à la
vanité, à l'estime et à la complaisance de soi-
même, plus d'une fois aussi le démon inspire à
ces facultés une fausse humilité et une ferveur
affective. Mais le tout est basé sur l'amour-propre,
et l'âme a besoin d'être fort éclairée dans les
voies spirituelles, pour savoir démasquer les
ruses de l'ennemi. Satan se déguise ainsi afin de
suggérer à l'âme des affections conformes à ses
desseins pervers. Il réussit parfaitement à faire
répandre des larmes par les sentiments qu'il
excite, et en même temps il porte toujours la
volonté à faire cas de ces communications inté-
rieures, et à se laisser captiver, non par l'exer-
350 LA MONTÉE DU CARMEL.
cice des vertus, mais plutôt par ce qui est
l'occasion de perdre celles qu'elle avait déjà
acquises.
A l'égard de toutes ces paroles, tenons- nous-en
à cette défiance, qui est indispensable pour ne
pas s'exposer à l'illusion et à mille inquiétudes.
N'attachons nulle importance à ces communica-
tions, et aspirons uniquement à diriger vers
Dieu toute l'énergie de notre volonté par le par-
fait accomplissement de sa loi et de ses saints
conseils, qui est la sagesse des Saints. Conten-
tons-nous d'accepter, avec foi et simplicité, les
mystères et les dogmes proposés par la sainte
Église; ces vérités ne suffisent-elles pas pour
embraser notre cœur, sans chercher à pénétrer
d'autres profondeurs, et à nous livrer à des
recherches curieuses, où il serait prodigieux que
de nombreux dangers ne se rencontrassent pas ?
// n'est pas convenable de chercher à savoir au
delà de ce qu'on doit connaître {\), dit saint Paul.
L'explication que nous venons de donner sur
cette matière des paroles successives, me paraît
devoir suffire.
(1) Non plus sapere quam oportet sapere. Rom., xii, 3.
CHAPITRE XXX,
Paroles intérieures qui se produisent formellement dans l'esprit
par voie surnaturelle. — Danger qui peut s'y rencontrer. —
Précaution nécessaire à prendre pour n'y être pas trompé.
Les paroles formelles constituent le second
f^enre de paroles intérieures; elles se produisent
surnaturellement dans l'esprit, recueilli ou non,
sans l'intervention d'aucun sens. L'esprit ne con-
tribue en rien à leur production, et reconnaît avec
évidence qu'elles lui sont adressées par une
autre personne ; de là leur vient la dénomination
de paroles formelles. Elles différent beaucoup de
celles dont nous avons parlé, car, d'un côté,
elles se forment sans la coopération de l'esprit,
comme il arrive dans les premières ; et de l'autre,
contrairement à ce qui est des paroles succes-
sives, qui ont toujours pour thème la vérité que
l'on considère, elles peuvent arriver en dehors
du recueillement, même lorsque la pensée est
très éloignée de leur objet.
Les* paroles dont il est question dans ce cha-
352 LA MONTÉE DU CARMEL.
pitre, sont plus ou moins distinctes et formelles ;
souvent elles consistent en de simples concep-
tions suggérées à l'esprit, sous forme de réponse,
ou autrement. Tantôt elles se bornent à un seul
mot, tantôt elles se succèdent comme les précé-
dentes, et transmettent à l'âme une instruction
prolongée. L'esprit n'y participe absolument eu
rien, et tout se passe en lui comme si une per-
sonne parlait à une autre. Le langage de l'Ange à
Daniel nous en offre un exemple frappant. Le
messager céleste l'iustruisait intérieurement,
d'une manière formelle et par des raisonnements
successifs, comme le confirme ce passage -.Je suis
venu pour vous découvrir toutes choses (1).
Lorsque ces paroles restent à l'état de paroles
formelles, elles produisent j)eu d'impression
dans l'âme. Elles ne lui sont données que
pour l'instruire, ou lui donner une lumière sur
tel ou tel point ; or, pour atteindre ce résultat,
il n'est pas nécessaire qu'elles aient un effet
supérieur à ce but. Dieu en est-il l'auteur, elles
ne manquent jamais d'éclairer l'âme sur les
enseignements donnés, et de la porter à effec-
tuer promptement ce qui lui est prescrit. Cepen-
dant ces paroles n'enlèvent pas toujours la répu-
(1) Ego autem veni ut indicarem tibi, etc. Dan., ix, 23, etc.
LIVIIE 11. CHAPl'IRE AXX. 353
gnance et la difficulté que l'âme éprouve à
exécuter ces ordres ; au contraire, par une per-
mission divine, elles l'augmentent parfois afin
que l'âme devienne meilleure, plus instruite et
en même temps plus humble. Si le Seigneur
commande à cette âme des choses propres à lui
attirer des honneurs et des dignités, cette répul-
sion s'accentue davantage ; mais s'agit-il de
choses basses et abjectes, le divin Maître lui ins-
pire plus d'empressement et lui donne plus do
facilité pour s'y livrer.
A ce sujet, nous lisons dans l'Exode que Moïse,
après avoir reçu de Dieu l'ordre de se rendre près
de Pharaon, pour délivrer le peuple d'Israël (1 ),
ressentit une telle répugnance à obéir, que le
Seigneur se vit contraint de renouveler par trois
fois le même commandement, et de lui donner
des signes évidents de sa volonté. Encore tout
cela fut-il insuffisant, jusqu'à ce que le Très-Haut
se déterminât à lui donner Aaron pour être son
compagnon, et pour partager avec lui l'honneur
de cette entreprise.
Le contraire arrive, quand les paroles et les
communications viennent de la part du démon.
La tactique de l'ennemi du genre humain est de
(1) 8ed veni et mittam te ad Pharaonem ut eiucas populum
meum filios Israël de Egypto. Exod., m, 10.
354 LA MONTÉE DU CARMEL.
porter aux choses élevées avec promptitude et
facilité, et avec dégoût à celles qui sont humbles.
Et certes, Dieu a en horreur de voir les âmes
aspirer aux dignités ; lors même qu'il leur com-
mande de les accepter, ou les y élève lui-même,
il leur défend de s'y porter avec promptitude et
avec un désir de prééminence.
Les paroles formelles diffèrent encore des suc-
cessives, en ce qu'elles sont accompagnées habi-
tuellement d'une ardeur dont celles-ci sont dé-
pourvues. Les premières sont plus explicites, et
l'entendement y mêle moins de son fonds ; les se-
condes n'ont pas une influence aussi forte sur
l'esprit, et ne lui donnent pas autant d'élan pour
obéir. Cependant les paroles successives produi-
sent parfois plus d'effet dans l'âme, à cause de
l'intime communication qui existe alors entre l'Es-
prit de Dieu et l'esprit de l'homme, mais le
mode en est très différent. Dans les paroles for-
melles, l'âme ne met pas en doute si c'est elle-
même qui les profère, tant elle a la certitude du
contraire, surtout si sa pensée était éloignée du
sujet dont on l'entretient. Et même, eût-elle quel-
que pensée de ce genre, elle comprend avec
clarté et évidence que ces paroles ont une autre
origine.
Or il en est des paroles formelles comme des
LIVRE II. CHAPITRE XXX. 35o
successives, l'âme ne doit nullement les estimer ;
ce serait d'abord détourner l'esprit du moyen
légitime et immédiat de l'union divine, c'est-à-
dire de la foi ; puis ensuite l'exposer à être très
facilement séduit par le démon. Souvent c'est à
peine si l'on pourra distinguer les paroles dictées
par le bon esprit, de celles qui viennent du mau-
vais. Je l'ai dit, les paroles formelles ont peu
d'efficacité , et il est difficile de les reconnaî-
tre à leurs fruits ; tandis que celles du démon
produisent sur les âmes imparfaites un résultat
plus sensible que celles du bon esprit sur les
personnes spirituelles. Dans l'une et dans l'autre
conjoncture, il faut donc se garder de rien exé-
cuter, avant d'en rendre compte à un confesseur
consommé en prudence, ou à une personne docte
et discrète. Une fois éclairé sur la ligne de con-
duite à tenir, on doit se conformer aux conseils
que l'on a reçus, avec un abandon et un renon-
cement absolus.
Si l'on ne rencontrait pas un directeur assez
expérimenté dans ces voies, mieux vaudrait n'en
faire part à personne, et se contenter alors de
prendre ce qu'il y a de substantielet de réel dans
ces paroles, avec dégagement et pureté d'inten-
tion. On risquerait de tomber entre les mains
d'un guide qui, au lieu d'élever l'édifice de la
u*
SoO LA MONTÉE DU CARMEL.
perfection, le détruirait. Les âmes ne doivent pas
conférer de ces faveurs avec le premier venu ;
car, dans une question majeure comme celle-ci,
la vérité ou la fausseté d'une direction est de la
dernière importance.
Au reste, le point capital est de ne jamais faire,
ni accepter de son propre mouvement, ce que ces
paroles expriment, sans de mûres réflexions et
de sûrs conseils. Il survient en cette matière
trop d'étranges et de subtiles tromperies ; et
quant à moi, je crois que l'âme disposée à
admettre ce genre de communications ne saurait
éviter d'y être souvent trompée.
Les chapitres xvii, xviii, xix et xx traitent
des illusions et des périls qui se rencontrent en
ces choses, et des précautions dont on doit se
munir pour les éviter ; je ne m'étendrai donc pas
davantage sur ce sujet. Je rappellerai seulement
que la doctrine, la meilleure et la plus saine, est
de ne tenir aucun compte de ces paroles, malgré
leurs excellentes apparences ; mais de se gouver-
ner en tout par les lumières de la droite raison,
et par les enseignements quotidiens de la sainte
Eglise.
CHAPITRE XXXI.
Paroles substantielles qui se forment intérieurement dans l'es-
prit. — Différence entre celles-ci et les paroles formelles. —
Profit qui s'y trouve. — Respect et soumission où l'âme doit
se tenir à leur égard.
La troisième sorte de paroles intérieures est,
avons-nous dit, celle des paroles substantielles.
Comme ces paroles s'impriment très distincte-
ment dans l'âme, elles sont en même temps for-
melles bien que ces dernières diffèrent, par leurs
effets moins vifs et moins profonds, des paroles
substantielles. Toute parole substantielle est
formelle, mais il ne faut pas en conclure que
toute parole formelle soit substantielle. Celles-là
seules méritent ce nom, qui impriment vérita-
blement dans l'âme ce qu'elles signifient. Comme
si, par exemple, Notre-Seigneur disait expressé-
ment à une âme : sois bonne, et qu'aussitôt elle
le devînt ; aime-moi, et qu'à l'instant elle possé-
dât et sentît en elle un amour substantiel, c'est-
à-dire un véritable amour de Dieu. Ou encore, si
le divin Maître, la voyant en proie à une crainte
358 LA MONTÉE DU CARMEL.
excessive, lui adressait cette parole : ne crains
pas, et que tout à coup elle se trouvât animée
d'un courage magnanime, et d'une paix inef-
fable.
Laparolede Dieu est pleine de j9wmance(l),nous
dit le Sage ; elle opère substantiellement dans
l'âme ce qu'elle signifie. Le texte suivant de
David confirme cette vérité : Sachez quHl rendra
sa voix, une VOIX forte et puissante (2). Le Seigneur
lui-même dit un jour à Abraham : Marche devant
moi, etsoisparfait (3). A l'heure même, le Père des
croyants fut élevé à une haute perfection, et de-
meura attentif en la présence de son Créateur.
Cette puissance éclate encore dans les paroles
de Jésus-Christ , dont les Évangéiistes nous
disent qu'une seule sufiîsait pour guérir les ma-
lades, et ressusciter les morts.
Les paroles substantielles dont le Seigneur favo-
rise certaines âmes, sont d'une si grande valeur
et d'une si haute importance qu'elles leur com-
muniquent la vie, la vertu et les dons incompa-
rables de la grâce. Il arrive même qu'une seule de
ces paroles apporte à l'âme un bien plus consi-
dérable que toutes les œuvres méritoires de sa
(1) Sermo illius potestate plenus est. Eccl., viii, 4.
(2) Ecce dabit voci suas vocem virtutis. Ps. LXVii, 34.
(3) Ambulacuram me et esto perfectus. Gcn., x\u, 1.
LIVRE 11. CHAPITRE XXXI. 3o9
vie. La coopération de l'âme et sa volonté propre
n'ont rien à faire ici; qu'elle se tienne humble
et résignée, et se borne à donner une libre adhé-
sion à l'action divine. Dans ces faveurs, elle n'a
rien à appréhender, rien à repousser, aucun effort
à faire pour exécuter ce qu'expriment ces pa-
roles ; car Dieu l'opère en elle et avec elle, tout
autrement que par les paroles, formelles et les
paroles successives.
Nous venons de le dire, l'état de l'âme est pas-
sif et son action personnelle presque nulle ; elle
n'a donc pas besoin de les rejeter, puisque leur
effet se grave substantiellement en elle, et la
comble de richesses surnaturelles. L'illusion n'est
pas davantage à craindre, parce que ni l'enten-
dement, ni le démon ne peuvent intervenir ici.
Ce malin esprit ne parviendra jamais à produire
quoi que ce soit de substantiel dans l'âme, sans
son concours, de manière à graver en elle l'effet
permanent de sa parole. Cependant, lorsque
certaines âmes se donnent à lui, par un pacte
volontaire, il réside en maître dans ces cœurs, et
peut alors, par des suggestions diaboliques, les
porter à des œuvres de la plus noire malice. De
semblables âmes lui sont unies par une iniquité
volontaire, et deviennent entre ses mains des
instruments propres à tous les actes mauvais. Si
360 LA jMOntée du carmel.
l'expérience nous démontre qu'il obsède même
les âmes droites, par de puissantes et fréquen-
tes instigations, avec combien plus de force ne
pourra-t-il pas porter au mal les âmes perverses ?
Toutefois son action ne saurait jamais être assi-
milée à celle de l'Esprit-Saint, car il n'y a pas de
paroles semblables à celles de Dieu. Toute parole
créée est comme un pur néant devant la sienne,
et son effet est illusoire en comparaison de celui
que produit la voix du Tout-Puissant. C'est pour-
quoi le Seigneur s'écrie par son prophète Jêrémie :
Quelle comparaison y a-t-il entre la paille et le
blé ?. . . mes paroles ne sont-elles pas comme du
feu... et comme un marteau qui brise la pierre (1) ?
Ces paroles substantielles concourent très
efficacement à l'union de l'âme avec Dieu ; plus
elles sont intérieures, plus elles sont substan-
tielles et profitables à ceux qui les reçoivent.
Heureuse l'âme à qui Dieu les adresse ! Parlez,
Seigneur, parce que votre serviteur écoute (2).
(1) Quid paleis ad triticum î... Numquid non vcrba mea sunt
quasi ignis... et quasi maliens conterens petrara ? Jer,, xxiil^
28, 29.
(2) Loquere, Domine, quia audit servus tuus. I Reg., Ill, 10.
CHAPITRE XXXII.
Connaissances que l'entendement acquiert par voie surnatnrell?
au moyen des sentiments intérieurs. — Quelle est leur cause.
— Comment l'âme doit se comporter à leur égard, pour ne
pas 8'en faire un obstacle dans le sentier de la perfection.
Il nous reste à traiter maintenant du quatrième
et dernier genre de connaissances intellectuelles.
L'entendement peut les acquérir au moyen des
sentiments spirituels, qui se manifestent très
souvent d'une manière surnaturelle dans les âmes
intérieures; nous les classons parmi les con-
naissances distinctes de l'entendement.
Ces sentiments spéciaux peuvent être de
deux sortes. La première comprend les senti-
ments qui résident dans la volonté ; la se-
conde renferme ceux qui, tout en ayant leur
siège dans la volonté, sont si intenses, si éle-
vés, si profonds et si secrets, qu'ils ne sem-
blent pas la toucher, mais se produire dans la
substance même de lame. Les uns et les autres
ont une grande variété dans leurs formes. Les
premiers, lorsqu'ils viennent de Dieu, sont très
362 L\ MONTÉE DU CARMEL.
élevés ; cependant les seconds les surpassent en
sublimité, et apportent à l'âme des biens et des
avantages signalés. Ni l'âme, ni son directeur,
ne peuvent connaître la cause d'où ils procèdent,
ouïes œuvres qui ont pu mériter de telles faveurs.
En réalité, ces touches divines ne dépendent nul-
lement des actes de l'âme, ni de se# considéra-
tions, bien que ces actes constituent d'excellen-
tes dispositions pour les recevoir. Dieu en gra-
tifie qui il veut, et pour des motifs connus de
lui seul.
Une personne aura pratiqué une multitude
d'œuvres pies, et Dieu ne lui accordera pas néan-
moins ces touches secrètes ; une autre, moins
zélée dans les exercices de charité, se verra com-
blée de dons d'un ordre très élevé. Parmi ces
attouchements divins, source des sentiments in-
térieurs, les uns sont bien caractérisés et passent
rapidement, d'autres le sont moins et se prolon-
gent davantage. Il importe peu à l'âme d'être
appliquée aux choses spirituelles pour mériter
de les recevoir; sans doute, on ne peut disconve-
nir que le recueillement ne soit une meilleure
condition pour s'y disposer, toutefois le plus
souvent Dieu les donne quand l'âme y pense le
moins.
Ces sentiments spirituels, pris dans la signifi-
LIVRE II, — CHAPITRE XXXII. 363
cation que nous leur donnons ici, ne font pas
partie du domaine de l'entendement, mais de la
volonté. Aussi n'ai-je pas l'intention de m'y ar-
rêter en ce moment; je me réserve de le faire
lorsque j'aborderai, dans le troisième livre, le su-
jet de la nuit de la volonté et de la purification
de ses affections. Néanmoins, comme d'ordinaire,
et je dirai même le plus souvent, ces impressions
font rejaillir dans l'entendement une connais-
sance, une intelligence et une lumière plus sai-
sissante et plus vive, il convient d'en faire men-
tion au moins sous ce rapport.
Or ces sentiments spirituels, qu'ils soient
provoqués subitement par une divine touche, ou
qu'ils soient durables et successifs, produisent
une lumière qui est une science expérimentale
de Dieu d'une rare sublimité, et d'une saveur in-
comparable ; aussi ne saurait-on lui donner au-
cune dénomination, non plus qu'à la source
d'où elle émane. Ces conceptions sont d'une
grande variété ; tantôt elles sont plus élevées et
plus lumineuses, tantôt elles le sont moins, en
proportion précisément delà qualité des touches,
et de la force des sentiments d'où elles pro-
cèdent.
Il serait superflu de multiplier ici les dévelop- ,
pements, pour indiquer à l'entendement la direc-
364 LA MONTÉE DU CARMEL.
tion qu'il doit suivre au milieu de ces différentes
connaissances, s'il veut avancer par le sentier de
la foi jusqu'au terme de l'union. Si les senti-
ments dont nous parlons sont produits dans
l'âme, sans un travail effectif de sa part, il en
résulte que les connaissances acquises par leur
moyen sont également reçues passivement, c'est-
à-dire, en dehors de la coopération de cette partie
de l'intellect que les philosophes appellent pas-
sible. Aussi, pour ne point faire fausse route, et
ne pas mettre obstacle aux avantages dont ces
sentiments enrichissent l'âme, le rôle de l'enten-
dement, à leur égard, doit être passif et non
actif. Sans prétendre interposer ses forces natu-
relles, qu'il lui suffise d'incliner la volonté à
donner un consentement libre et plein de recon-
naissance.
L'inconvénient déjà signalé à propos des pa-
roles successives se retrouve ici. En effet, l'acti-
vité propre peut très facilement troubler et dé-
truire ces lumières délicates, cette savoureuse et
surnaturelle intelligence, à laquelle l'élément
humain ne saurait atteindre, et qu'il ne compren-
dra pas en agissant, mais en restant passif. En
conséquence, il faut se garder de les désirer, de
peur d'exciter l'entendement à en produire
d'autres, de son propre fonds. Ainsi on fermera la
LIVP.E II. CHAPITRE XXXII. 365
porte à une multitude de connaissances fausses
que, par l'influence des sens corporels, le démon
insinue fort habilement dans l'esprit affectionné
aux notions produites par les sentiments dont
nous venons déparier. Quand le souverainMaî-
tre verra l'âme humble, résignée, anéantie et
dépouillée d'elle-même, il lui communiquera ces
touches secrètes, passivement et à l'heure de son
choix. Son abnégation lui méritera de jouir des
avantages que ces connaissances prociirent, avan-
tages incalculables, car ce sont des touches inté-
rieures, préparatoires à l'union divine.
Toute la doctrine de ce livre porte : sur le re-
noncement absolu deresprit,surla contemplation
passive, sur l'oubli de tout le créé, le détache-
ment des formes et des images, et l'abandon
aveugle à la conduite de Dieu, par un simple
regard dirigé vers la suprême vérité. Or, celle
doctrme substantielle ne s'entend pas seulement
de l'acte de parfaite contemplation, dont la quié-
tude sublime et toute surnaturelle serait trou-
blée par les filles de Jérusalem, c'est-à-dire par
les bons discours et par les méditations. Cette
doctrine, dis-je, s'étend encore aux nàoments for-
tunés où Notre-Seigneur appelle l'âme à goûter
une attention générale, sainte et pleine d'amour:
attention, recueillement, dans lesquels l'âme ai-
366 LA MONTÉE DU CARMEL.
dée de la grâce peut s'établir elle-même. Qu'elle
s'efforce alors de maintenir toujours son esprit
dans le calme, sans le fatiguer par le mélange
des formes, des conceptions ou des images parti-
culières. Elle pourrait cependant s'en servir
d'une manière transitoire, avec douceur et sua-
vité d'amour, dans le dessein de s'embraser de
plus en plus du feu de la charité. Mais, hors de
ce temps, elle devra s'aider, dans tous ses exer-
cices, du secours des bonnes pensées, et de la
méditation, selon la méthode dont elle recueillera
plus de dévotion et de profit spirituel. Elle s'ap-
pliquera en particulier aux mystères de la vie, de
la passion et de la mort de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, pour conformer ses actions, ses pratiques
et toute sa vie à la sienne.
Arrêtons ici ce traité des connaissances surna-
turelles de l'entendement, considérées dans leur
rapport avec la foi, et comme moyen efficace
d'arriver au terme de l'union. Il me semble en
avoir dit assez à cet égard, pour qu'en toute cir-
constance, l'âme puisse trouver dans les dévelop-
pements que nous avons donnés, les règles et les
avis nécessaires pour savoir se gouverner avec
prudence. Peut-être dira-t-on que tel ou tel état
intérieur ne peut entrer en comparaison avec
ceux que nous avons décrits. Je crois impossible
LIVRE II. CHAPITRE XXXII. 307
qu'on ne puisse le rattacher à quelqu'une des
quatre subdivisions de connaissances sp(','ciales,
énumérées dans ce livre. Néanmoins, dans un cas
particulier, on trouvera, à mon avis, la solution
de toutes les difficultés dans ce qui a été dit pour
des circonstances analogues.
Hâtons-nous donc maintenant de passer au
troisième livre, où nous traiterons, avec la grâce
de Dieu, de la purification spirituelle de la vo-
lonté, par rapport à ses affections intérieures :
c'est ce que nous appelons ici nuit active. Je prie
le sage lecteur de me prêter une attention bien-
veillante et soutenue. Sans cette condition, toute
espèce de doctrine, si élevée et si parfaite soit-
elle, n'apporte aucun profit et n'obtient pas l'es-
time qu'elle mérite ; à combien plus forte raison
cette disposition de bienveillance est-elle indis-
pensable avec mon style, si défectueux en beau-
coup de points.
FIN DU SECOND LIVRE.
TABLE DES MATIERES
Pages.
Préface i
Exposition du sujet 1
Cantique 2
Prologue 5
LIVKE PREMIER.
Chapitre iremier. — Exposition de la première stro-
phe. — On applique à la partie supérieure et à la
partie inférieure, les deux différentes nuits aux-
quelles les personnes spirituelles sont généralement
assujetties 15
Cuap. II. — Explication de ce qu'est la nuit obscure par
où l'âme doit avoir passé pour arriver à l'union di-
vine. — Quelles en sont les causes ? . . . . 19
Chap. III. — La mortification des passions, sous toutes
leurs formes, est la première cause de cette nuit. —
Commencement de l'explication 23
Chap. IV. — Nécessité rigoureuse de passer par la
nuit obscure des sens, qui est la mortification des
passions, avant de parvenir à l'union divine. . . 27
Chap. V. — Suite du même sujet. — Preuves tirées de
l'autorité et des figures de la sainte Écriture, pour
370 TABLE DES MATIÈRES.
Pages,
démontrer combien il est nécessaire d'aller à Dieu
par le moyen de cette nuit obscure de la mortifica-
tion des sens 37
CuAP. VI. — Des deux principaux dommages que les
passions font à l'âme : l'un privatif et l'autre positif.
— Textes tirés de la sainte Écriture qui ont rap-
port au sujet 47
Chap. VII. — Comment les appétits tourmentent l'âme.
— On le prouve à la fois par des comparaisons et
par des testes tirés de la sainte Écriture. ... Ô5
Chap. VIII. — Comment les appétits obscurcissent l'âme.
— Témoignages et comparaisons de la sainte
Écriture à l'appui de cette doctrine Ô9
Chap. IX. — Comment les passions souillent l'âme.
— On le prouve par des témoignages et des compa-
raisons de la sainte Écriture 67
Chap. X. — Les passions attiédissent l'âme et l'affaiblis-
sent dans la vertu. — Comparaisons puisées dans
les divines Écritures 74
Chap. XI. — Nécessité absolue de réprimer jusqu'à la
moindre de ses passions pour parvenir à l'union
divine 78
Chap. XII. — Réponse à la seconde demande : quelles
passions suffisent pour causer à l'âme les dommages
dont nous avons parlé 88
Chap. XIII. — Conduite à tenir pour entrer par la foi
dans la nuit des sens 93
Chap. XIV. — Explication du second vers de la pre-
mière strophe 100
Chap. XV. — Explication des autres vers de la strophe. 103
LIVRE SECOND.
Chap. I^. — Explication de cette strophe 105
Chap. II. — Explication de la seconde partie de la nuit,
ou de la cause qui la produit. — Cette cause est la
TABLE DES MATIÈRES. 371
Pages,
foi. — Deux raisons nous prouvent que cette se-
conde partie de la nuit est plus obscure que la pre-
mière et la troisième. ^ 110
Chap. III. — Comment la foi est une nuit pour l'âme,
— Preuves de raison et autorité de la sainte Écri-
ture 113
Chap. IV. — Attitude que l'âme doit conserver au
milieu des ténèbres pour être sûrement guidée par
la foi, jusqu'à une éminente contemplation. — Cette
matière est traitée d'une manière générale dans ce
chapitre 119
CiiAP. V. — On explique au moyen d'une comparaison
ce qu'est l'union de l'âme avec Dieu 12Ç
Chap. VI. — Comment les trois vertus théologales doi-
vent perfectionner les trois puissances de l'âme. —
Comment elles doivent les établir dans le vide et les
ténèbres. — Citation à ce sujet de deux autorités,
l'une de saint Luc et l'autre d'Isa'ie 134
Chap. VII. — Combien est étroit le sentier qui conduit
à la vie. — Combien il faut être libre et dégagé de
tout pour y marcher. — Du dépouillement de l'en-
tendement 14Q
Chap. VIII. — Aucune créature, aucune connaissance
intellectuelle ne peut servir de moyen prochain à
l'entendement pour parvenir à la divine union. —
Aperçu général sur cette matière 152
Chap. IX. — Comment la foi est à l'entendement le
moyen prochain et le mieux proportionné pour
acquérir l'union de l'amour divin. — Preuves tirées
de l'autorité et des exemples de la sainte Ecriture. 160
Chap. X. — Enumération des connaissances et des diffé-
rentes conceptions de l'entendement 165
Chap. XI. — Quels préjudices peuvent causer à l'enten-
dement les connaissances présentées surnaturelle-
ment ans sens corporels et extérieurs. — Comment
l'âme doit se comporter à leur égard 167
11**
372 TABLE DES MATIÈRES.
l'agc».
Chap. XII. — Des représentations imaginaires et natu-
relles. — Ce qu'elles sont. — Elles ne peuvent
servir de moyens convenables pour arriver à l'union \
divine. — Combien elles nuisent à l'âme qui ne
sait pas s'en détacher à propos 180
Chap. XIII. — Quand l'homme spirituel peut-il commen-
cer à dépouiller l'intellect des formes imaginaires,
et mettre de côté le raisonnement dans la médita-
tion ? 189
Chap. XIV, — Convenance et raison de ce qui a été
dit sur la nécessité de ces signes 194
Chap. XV. — Il est avantageux à ceux qui commen-
cent à entrer dans la connaissance générale de la
contemplation, de revenir de temps en temps au rai-
sonnement et aux opérations de leurs puissances
naturelles 207
Chap. XVI. — Des représentations imaginaires produi-
tes surnaturellement dans l'esprit. — Pourquoi ne
peuvent-elles pas servir de moyen prochain pour
arriver à l'union divine ? 211
Chap. XVII. — De la fin que Dieu se propose en com-
muniquant à l'âme les biens spirituels, et du mode
qu'il emploie. — Réponse au doute qui a été sou-
levé 223
Chap. XVIII. — Du tort que fout aux âmes certains
maîtres spirituels, faute d'une bonne méthode pour
les diriger dans ces visions. — Comment les âmes
peuvent être dans l'erreur lors même que ces visions
viennent de Dieu 23-i
Chap. XIX. — Comment les visions et les paroles de
Dieu, qui sont vraies en elles-mêmes, peuvent-elles
nous jeter dans l'illusion ? — Passages des divines
Écritures allégués à ce sujet 2-11
Chap. XX. — Comment les prophéties et les paroles de
Dieu, toujours véritables en elles-mêmes, ne sont
pas toujours certaines, vu les circonstances qui les
TABLE DES MATIÈRES. 373
Pages.
ont motivées. — Preuves tirées de la sainte Écri-
ture 258
CiiAP. XXI. — Dieu n'agrée pas les demandes indiscrè-
tes qu'on lui adresse. — Comment il s'en irrite, tout
en y condescendant quelquefois 267
Chap. XXII. — Pourquoi est-il interdit, sous la loi nou-
velle, d'interroger Dieu par une voie surnaturelle,
comme il était permis de le faire dans l'ancienne
loi ? — Réponse à cette question. — Elle nous
donne l'intelligence des mystères de notre foi. —
Passage des épîtres de saint Paul appliqué à ce
sujet 281
Chap. XXIII. — Des connaissances intellectuelles qui
sont purement spirituelles. — Entrée en matière. —
Explication de leur nature 301
Chap. XXIV. — Explication des deux sortes de visions
spirituelles que l'âme peut avoir surnaturellement. . 305
Chap. XXV. — Des révélations. — De leur nature. —
De la distinction qu'on établit entre elles. . . . 314
Chap. XXVI. — Des connaissances de la vérité commu-
niquées à l'entendement. — Elles sont de deux
sortes. — Conduite de l'âme à leur égard. . . 316
Chap. XXVII. — Seconde espèce de révélations, ou
manifestation des secrets et des mystères cachés. —
Comment elles peuvent servir à l'union divine. —
Comment elles en peuvent détourner, — Comment
le démon peut grandement induire en erreur sur ce
point 332
Cuap. XXVIII. — Des paroles intérieures qui peuvent
se faire entendre surnaturellement à l'esprit. — Com-
bien il y en a de sortes 338
Chap. XXIX. — De la première sorte de paroles que
l'esprit forme en lui-même dans le recueillement. —
Quelle est leur cause ? — Leurs avantages et leurs
inconvénients 340
Chap. XXX. — Paroles intérieures qui se produisent
574 TABLE DES MATIERES.
Pafci.
formellement dans l'esprit par voie surnaturelle. —
Danger qui peut s'y rencontrer. — Précaution néces-
saire à prendre pour n'y pas être trompé 351
Chap. XXXI. — Paroles substantielles qui se forment
intérieurement dans l'esprit. — Différence entre
celles-ci -et les paroles formelles. — Profit qui s'y
trouve. — Respect et soumission où l'âme doit se
tenir à leur égard 357
•Chap. XXXII. — Connaissances que l'entendement
acquiert par voie surnaturelle, au moyen des sen-
timents intérieurs. — Quelle est leur cause ? — Com-
ment l'âme doit se comporter à leur égard, pour ne
pas s'en faire un obstacle dans le sentier de la per-
fection .361
TABLE DES TEXTES
DE LA SAINTE ÉCRITURE ET DES SAL\TS PÈRES
CONTENUS DANS CE VOLUME
Cap.
^
XL
7.
XV.
7.
XV.
8.
XV.
18.
XVII.
1.
XXI.
10.
XXVII.
22.
XXXV.
2.
XLVI.
3.
XLIX.
4.
XLIX.
32.
GENESIS.
Venite, igitur, descendamus.
Ego Dominus qni eduxi te. .
Domine Deus unde scire possura.
Setnini tuo dabo terram hanc. .
Ambula coram me
Ejice ancillam hanc et filiurn ejus
Vox quideni vox Jacob est.
Jacob yero convocata omni domo sua
Kolite timere, descenae in ^-Egyptum
Effiusus es sicut aqua
Collegit pedes suos super lectulum.
Pag.
9
242
242
242
358
33
341
43
243
75
243
III.
10.
IV.
14.
XIV .
20.
XVI.
4.
XVIII.
21.
XIX.
9.
XXVII.
8.
Sed veni, et mitlam te 351
Aaron frater tuus lévites 293
Erat nubes tenebrosa. . . ." . . . 116
Ecce ego pluam vobis 39
Provide autem de omni plèbe. . . . 294
Ait ei Dominus 162
Kon solidum. sed inane 44
11***
376
Cnp.
■f
XXXIII.
20.
XXXIII.
22.
XXXIV.
2.
XXXIV.
6.
XL.
32.
X.
XI.
4.
XII.
6.
XVIT.
10.
XXII.
20.
XXII.
32.
TABLE DES TEXTES.
Non enim videbit me homo 155
Cumque transibit gloria mea. . . . 306
Stabisque niecum super verticem raontia. 42
Dominator, Deus meus 318
Operuit nubes tabernaculura .... 212
LEVITICUS.
1. Arreptisque Nadabet Abiu thuribulis. . 45
NUMERI.
Quis dabit nobis 39
Si quis fuerit inter vos propheta Domini. 216
Kefer virgam Aaron 46
Surge et vade cumeis 272
EsTO veni ut adversarer tibi 273
DEUTERONOMIUM.
IV. 12. Vocem verborum ejus audistis. . . . 215
IV. 15. Non vidistis aliquam similitudinem. . . 216
XXXI. 26. Tollite librura istum 46
JOSUE.
VI.
21.
IX.
14.
II.
3.
VII.
9.
YII.
16.
XVI.
16.
XX.
11.
II.
30.
III.
10.
VIII
7.
Et interfecerunt omnia 86
Susceperunt igitur de cibariis eorum. . 282
JUD1CE.='.
Quamobrem noiui deiere eos 85
Surge et descende in castra 290
Dédit tubas in manibus eorum. . . . 163
Defecit anima ejus 56
Convenitque universus Israël. . . . 244
LIBER PRIMUS REGDSI.
Loquens locutus sum 261
Loquero, Domine, quia audit servustuus. 360
Audi vocem populi in omnibus. . . . 269
Cap.
XXIII.
XXVIII.
VIII.
XI.
XI.
XIX.
XXI.
XXI.
XXII.
XXII.
TABLE DES TEXTES. 377
f. Pag.
9. Applica ephod 289
15. Quare inquietasti me 272
LIBER TERTIUS REGUM.
12. Dorainus dixit 162
4. Cumque jam esset senex 65
38. Si ambulaveris in viis meis. . . . 263
13. Quod cura audisset Elias. . , . 156,306
27. Cum audisset Achab sermones istos. . 259
29. Quia igitur humiliatus est. . . . 260
11. Fecit quoque sibi Sedecias 213
22. Decipies et prœvalebis 278
LIBER QUARTUS REGDJI.
V. 26. Nonne cor meum in prsesenti. . . . 328
VI. 11. Quare non indicatis mihi 328
XX.
LIBER SECUNDCS PARALIPOSIENOX.
12. Cum ignoremus quid agere debeamus. 27Î
TOBIAS.
VI. 18. Tu autem, cum acceperis eam. ... 20
XIV. 12. Nuno ergo filii audite me 276
XI.
JUDITH
12. Ergo quoniam li?ec faciunt. . .
275
JOB.
IV.
7.
VI.
6.
XX.
22.
XXXVIII.
1.
Eecordare obsecro te 9
Numquid... poterit comedi 195
Cum satiatus fuerit arctabitur. ... 51
Respondens autem Dominus Job. . . 162
378
TABLE DES TEXTES.
rSALMI.
Cap. f. ^=>e-
II. 9, lîeges eo8 in virga ferrea 254
VI. 4. Anima mea turbata est valdo. . . . 160
IX. 17. Desiderium paupcrum exaudivit. . . 256
XVII. 10. Et caligo sub pedibus ejus 161
XVIII. 3. Dies diei éructât verbum 117
XVIII. 10. Judicia Domini vera 318
XXXVII. 5. Sicut onus grave gravats sunt. . . 58
XXXIX. 6. Non est qui similis sit tibi 317
XXXIX. 13. Comprelienderunt me iniquitates meœ. 59
XLV. 11. Vacate et videte 210
LVII. 9. Super cecidit ignis 61
LVII. 10. Priusquara intelligerent spinpe. ... 63
LVIII. 10. Fortitudinem meam ad te custodiam. . 75
LVIII. 15. Famem patientur ut canes 49
LXVII. 34. Ecce dabit voci suœ 358
LXXI. 8. Dominabitur a mari usque ad mare. . 249
LXXI. 12. Liberabit pauperem a potente. . . 249
LXXII. 22. Ad nihilum redactus sum 149
LXXVI. 14. Deus, in sancto via tua 154
LXXVIT. 30. Adhuc escîB erant in ore ipsorum. . . 40
LXXXV. 8. Non est similis tui in diis 154
LXXXVII. 16. Pauper sum ego 25
CI. 8. Vigilavi et factus sum 203
CXIir. 8. Similes illis fiant qui faciunt ea. . . 28
CXVII. 12. Circumdederunt me sicut apes. ... 56
CXVIII. 61. Funes peccatorum ciroumplexi sunt me. 55
CXXXVII. 6. Quoniam excelsus Dominus 154
CXXXVIII.ll. Et nox illuminatio mea. . . 118
CXLVII 17. Mittit crystallum suam 231
PROVERBIA.
VIII. 4. 0 viri, ad vos clamito 35
X. 24. Desiderium suum justis dabilur. . . 256
TABLE DES TEXTES.
379
Cap. f. Pasr.
XXIV. 16. Septies enim cadet justus 80
XXVII. 19. Ouomodo in aquis resplendent. . . . 32G
XXX. 15. Sangiiisiigœ du£e sunt fil ire 76
XXXI. 30. Fallax gratia et vana est pulcliritudo. . 30
ECCLEEIASTES.
II. 10. Omniaquœdesideraverunt oculi mei. . 65
IV. 10. Vse soli : quia cum ceciderit. . . . 293
V. 1. Deus enim in cœlo 263
VII. 1. Quid necesse est homini majora. . . 337
VIII. 4. Sermo illius potestate plenus est. . . 358
II.
V.
VI.
VI,
VII.
VIII.
XI.
XIII.
XIX.
XXIII.
CANTICUM.
4. Introduxit me in cellam vinariam. . . 176
2. Ego dormio et coi* meum vigilat. . . 204
4. Averte oculos tuos a me 345
11. Kescivi 203
SAPIENTIA.
17. Ipse enim dédit mihi 325
1. Attingit ergo a fine usqiie ad finem. . 224
17. Per quas peccat quis 276
ECCLESIASTICUS.
1. Qui tetigevit picem 67
1. Qui spernit modica 83
6. Auferame ventris concupiscentias. . 77
VI.
2.
VIL
9.
IX.
20.
XIX.
14.
XXVIII.
9.
ISAIAS.
Seraphim stabant super illud. . . 137,212
Si non credideritis 116
Declinabit ad dexteram et esuriet. . . 53
Dominus miscuit in medio ejus. . . . 277
Quem docebit scientiam 247
380
TABLE DES TEXTES.
Ca;).
XXIX.
8.
XXX.
XL.
2.
18.
LV.
1.
LYII.
20.
LIX.
10.
LXIV.
4.
Lassus adhuc sitit
Qui ambulatis ut descendatis.
Oui ergo similem fecistis Deum
Omnes sitientes venite ad aquas
Impii autem, quasi mare fervens
Palpavimus sicut cœci parietem
Oculu3 non vidit
51
282
157
58
52
66
122
I.
11.
II.
13.
II.
24.
II.
25.
IV.
10.
IV.
2.3.
VIII.
15.
XX.
i .
XXIII.
28.
JEBEMIAS.
Quid tu vides, Jeremia. . .
Duo enim mala fecit popuhis mens
In desiderio animse suse.
Prohibe pedem tuum a nuditate
Heu, heu, heu, Domine Deus.
Aspexi terram et ecce vacua erat
Expectaviraus pacem. ...
Factus sum in derisum. . .
Quid paleis ad triticum. . .
212
47
52
52
248
29
248
264
3G0
III.
IV.
m.
TIIRENI JEREJIIiE.
47. Formido et laqueus facta est nobis.
7. Candidiores Nazarsei ejua nive. , .
BAEUCH.
23, Viam autem sapientife nescierunt. .
264
63
158
EZECHIEL.
VIII.
10.
VIII.
11.
VIII,
16.
XIV.
7.
IX.
Et ingressus vidi
Et ecce ibi mulieres sedebant.
Et introduxit me in atrium .
Si... et venerit ad Prophetam.
DANIEL.
23. Ego autem veni.
71
71
71
279
352
TABLE DES TEXTES.
331
Cap.
lil.
IV.
IV.
JONAS.
p.
4. Adhuc quadraginra dies. . .
2. Obsecro, Domine
11. Nesciunt quid sit inter dexteram.
2GG
06
IV.
8.
VIL
6.
VII.
14.
VII.
Vllt
22.
20.
XI.
28.
XI.
30.
XII.
30.
XV.
14.
XV.
26.
XVII.
5.
XVIII.
20.
XX.
21.
XXIV.
19.
XXV.
21.
XXVII.
19.
XXVII.
46.
s. MATTH^EirS.
Ostendit ei omnia régna mundi.
Nolite dare sanctum canibus .
Quam angusta porta
Domine, nonne in nomine tuo .
Filius autem hominis. . .
Venite ad me omnes, qui laboratis
Jugum enim meura suave est.
Qui non congregat mecura. .
Caecus autem si cœco ducatum.
Non est bonum sumere. . .
Hic est filius meus dilectus.
Ubi enim sunt duo
Die ut sedeant hi duo filii raei.
Vse autem praegnantibus. . .
Quia super pauca fuisti fidelis.
Sedeùte autem illo pro tribunali
Deus meus, Deus meus.
309
48
140
206
148
146
83
61,235
48
285
292
145
75
175
213
38,148
VIII.
s. MARCUS.
34. Si quis vult me sequi.
142
XL
5.
XL
26.
XII.
35.
XIV.
33.
XVIII.
19.
Quis vestrum habebit amicura. .
Et fiunt novissima hominis illius
Sint lumbi vestri praecincti.
Qui non renuntiat omnibus.
Nemo bonus nisi solus Deus. ,
137
178
76
38,136
. 31
382 TABLE DES TEXTES.
Cap. ^. Paff.
XXIV. 21. Nos autem sperabamus 251
XXIV. 25. 0 stulti et tardi corde 251
s. JOANNES.
I. 5. Lux in tenebris lucet 27
I. 13. Qui non ex sanguinibus 129
I. 18. Deum nemo vidit unquam 155
III. 6. Xisi quis renatus fuerit 130
IX. 39. In judiciura ego 125
X. 7. Ego Bum ostium 147
XI. 60. Expedit vobis ut unus luoriatur. . . 252
XII. 16. Hsec non cognoverunt 261
XII. 25. Qui odit animam suam 145
XIV. 6. Ego 8um via. . . - 147
XIV. 21. Qui autem diliget me 323
XIV. 26. Ille vos docebit omnia 261
XIX. 30. Consummatum est 287
ACTUS APOSTOLORUM
J. 6. Domine, si in tempore hoc 251
VII. 32. Tremefactus autem Moyses 156
XIII.. 27. Qui enim habitabant Jérusalem. . . . 250
XVII. 29. Non debemus œstimare auro 184
EPISTOLA AD ROMANOS.
I. 22. Dicentes enim se esse sapientes. ... 32
VIII. 24, Spes autem quae videtur non est spes. . 136
X. 17. Ergo fides ex auditu 115,335
XII. 3. Non plus sapere quam oportet sapere. . 350
XIII. 1. Quae autem sunt, a Deo 223
I. AD CORIXTHIOS.
IT. 2. Non enim judicavi me scire 28^
TAbLE DES TEXTES.
383
Cap f. Pag.
II. 9. Oculus non vidit 122,150
II. 10. Orania scrutatur 327
II. 14. Animalis antem homo 253
II. 15. Spiritualis anteni judicat omnia. . . 327
III. 1. Et ego, fratrc^, non potui vobis loqui. 232
III. 18. Nemo S(i Feducat 32
III. 19. Sapienlia enim hujus iMindi ... 32
V^II. 29. Hoc itaque dico, fratres 87
XII. 8. Alii quidem per Spiritum 325
XIII. 10. Cum autem venerit. 1C3
XIII. 11. Cum essem parvuliis. 228
II. AD CORINTUIOS.
III. 6. Littera enim occidit 246
VI. 14. Qufe societas luci ad leiiebras. . . 28
XI. 14. Ipse enim satauas 174
XII. 2. Sive in corpore, sive extra corpu-. . 306
Xn. 4. Quse non licet homini loqui. . . . 319
XII. 9. Virtus in iutirmitate perlicitur. . , 92
I.
II.
II.
AD GALATAS.
8. Sed licet nos aut Angeliis. . . . 288,334
2 Ne forte in vacuura cunerem. . . 293
14. Sed cura vi lissera 295
AI- COLOSSENSE.S.
II.
II.
3. In quo sunt omnes thesauri. . . 286
9. In ipso inhabitat omnis plenitudo. . 287
AD HEBRJiOS.
2 Multifariaramultisque modis.
1 . Est autem fides speraudarum.
6. Credere enim opurtet. .
T. II.
. 284
. 135
121,161
12
38i TABLE DES TEXTES.
II. S. PETRI.
Cap. f. Pag.
I. 19. Habemus firmiorem propheticum. . 221,336
AP0CALYPS18
XIII. 1. Et vidi de maii bestiam 176
XIII. 7. Et est datiim illi bellum facere. ... 177
XVIII. 7. Quantum glorificavit se 56
s. AUGUSTIN us.
So!il. Migne, Patr. Lat., tom. xr„ pag. 866, cap. ii.
Miser ego 38
.s. THOMAS AQUIMATIS,
la 1" lib., Sent. 8. Q. 3, I, -i'". Deus omnia movet secun-
dum 224
POITIERS. — TTPOGBAPniE OUDIN ET C".
i JOHN cf the Cross, St.
Vie et oeuvres ppirituelles,
.J87
A4F6
V.2 .
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