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Full text of "Vie et oeuvres spirituelles de Saint Jean de la Croix"

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ST.  BASIKS  SEMINARY 

TORC^O,  CANADA 

^<^   LIBRARY 


GIFT  OF 


The  Monastery  of  the  Precious 
Blood,    -Toronto 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/vieetoeuvresspir02jolin 


VIK  ET  ŒUVRES  SPIRITUELLES 

DE  l'admirable   DOCTEUK   MYSTIQUE   LE   BIENHEUREUX    PKRB 

SAINT   JEAN    DE    LA  CROIX 


^ 


•OITIERS.    —   TYPOGRAPHIE  OUDIN   ET   C'«. 


[•.\E     M().\TAG.\K      KKKTrr.p:      or     IL     A     PLL' 


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/mp  Ch .  Châzrd£>n , 


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VIE   ET   OEUVRES 

De   rAdinirablc  Docteur   Mysliquc   le  Bieiibeureax  Pèro 

SAINT  JEAN  DE  LA  CROIX 

l'ItEMIF.»    r,  \UMR   DÉCHAUSSÉ 

ET    COOPÉHATEIR    DE    LA    SÉnAl'HI'JIE    MÈRE   SAINTE    THÉRÈSE    DE    JÉsL'S 

DANS    LA    FONDATION    DE    LA    RÉFORME 

DE     l'ordre     DE     NuTRE-DAME     DL"    MONT-CARMEL 


TI'.ADUCTION  NOUVELLE 

FAITE   SUK   L'ÉDITION   DE   SÉVILLE   DE    1702 

I'  r  II  I.  I  y.  i: 

Par  les  soins   des   CARMÉLITES  DE  PARIS 


PREFACE 
Par      le     T.    R.      Père      C  II  O  C  A  R  IV  E 

l'RoMNCIAL   DE   L'OIU'UE   liES   KRtRF.S-l'IltClIEUR.S 
ÉDITION   ORXÉE   DE   TROIS   GRAVURES  SUR  ACIEK 


TOME    II 


MONTÉE    DU    GARMEL 


0  — 

V  /       TROISIÈME  ÉDITION 

lÎbrairie\eligieuse  h.  oudix 


PARIS  I  POITIERS 

10,  BUE   DE   MÉZIÈBE8,   10  |  4,   RUE  DE   L'ÉPEBOX,   4 

isys 


DEC  -  9  1953 


Il  nous  a  été  donné  de  faire  déposer  aux  pieds  du 
Souverain  Pontife  Léon  XIII  le  !•■■  volume  de  cette 
/louvelle  publication.  Sa  Sainteté  a  daigné  nous  envoyer 
immédiatement  cette  précieuse  Bénédiction.  Elle  est 
pour  nos  cœurs,  profondément  touchés  etreconnaissants, 
la  récompense  du  travail  accompli. 


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Sa.mQdi^  24  mai  1879,  iélQ  de  N.-D.  Auxilialrice. 


PRÉFACE 


Mes  Très  Révérendes  Mères, 

Vous  publiez  une  traduction  nouvelle 
des  Œuvres  complètes  de  saint  Jean  de  la 
Croix,  et  vous  m'avez  demandé  de  la  faire 
précéder  d'une  Préface.  On  s'étonnera 
peut-être  de  voir  ces  pages  signées  par  un 
fils  de  saint  Dominique,  au  lieu  de  tant 
d'autres  noms,  amis  du  Carmel,  sinon  plus 
chauds,  au  moins  plus  compétents,  plus 
versés  dans  les  traditions  mystiques  delà 
grande  École  tliérésienne.  J'éprouve  le  be- 
soin de  faire  retomber  sur  vous  seules, 
mes  Très  Révérendes  Mères,  la  responsabi- 
lité de  mon  audace  :  ce  sera  mon  excuse 
et  ma  justification.  Vous  avez   fait  appel 


VllI  PRÉFACE. 

auxrelations  religieuses  nëes  du  voisinage 
de  nos  deux  maisons  de  Paris  :  voisinage 
bëni  qui,  grâce  à  vos  prières,  à  votre  iné- 
puisable dévouement,  a  fait  rejaillir  sur 
notre  maison  de  fondation  récente  les  plus 
riches  bénédictions  du  ciel,  et  Pa  si  for- 
tement aidée  dans  ses  premiers  développe- 
ments j  voisinage  précieux,  faveur  inespé- 
rée, une  des  plus  douces  entre  toutes  celles 
dont  Dieu  nous  a  comblés,  et  qui  restera 
attachée  à  nos  origines  comme  ces  parfums 
des  premières  fondations  qu'on  respire 
dans  les  Fioretti  des  xuf  et  xvi^  siècles,  si 
tant  est  qu'il  y  ait  dans  le  nôtre  quelque 
chose  de  comparable  à  ces  temps  héroïques. 

Si  cette  dette  de  notre  gratitude  n'était 
pas  un  titre  pour  réussir,  c'en  était  au 
moins  un  pour  essayer  ;  et,  sachant  les 
miracles  que  Dieu  sait  faire  encore  aux 
prières  de  ses  fidèles  épouses,  je  n'avais 
pas  le  droit  de  refuser. 

De  plus,  je   me  sens  encouragé  par  le 


PRÉFACE.  IX 

souvenir  des  liens  extraordinaires  que 
Dieu  avait  établis  entre  sainte  Thérèse  et 
plusieurs  Dominicains  espagnols.  Je  me 
rappelle  cet  illustre  Dominique  Banez  qui 
fut  pendant  huit  ans  le  confesseur  de 
sainte  Thérèse,  qui  lui  fit  composer  le 
Chemin  de  la  Perfection,  et  qui  pouvait 
écrire  au  Vicaire  General  des  Carmes,  en 
parlant  de  la  Reforme  de  sainte  Thérèse  : 
«  Votre  Révérence  ne  peut  ignorer  que 
((  cette  Religion  qui  s'est  si  fort  accrue  et 
a  multipliée,  a  pris  naissance  entre  mes 
«  bras,  et  que  je  n'ai  rien  omis  de  ce  qui 
a  dépendait  de  moi  pour  l'assister  dans 
c(  ses  commencements  et  ses  progrès.  » 

Je  me  rappelle  cet  autre  fils  de  saint 
Dominique,  Pierre  Ybanez,  à  qui  le  monde 
religieux  doit  l'admirable  Vie  de  sainte 
Thérèse  écrite  par  elle-même.  C'est  sur 
son  ordre,  en  effet,  qu'elle  se  décida  à  ra- 
conter les  grâces  dont  Dieu  l'avait  com- 
blée, et  la  déférence  extraordinaire  dont 


X  PRÉFACE. 

elle  fît  preuve  en  cette  occasion, s'explique 
par  sa  vénération  pour  ce  saint  religieux. 
Lorsqu'il  mourut^  elle  vit  son  âme  monter 
droit  au  ciel  sans  passer  par  le  purgatoire. 
Je  me  rappelle  enûn.  que  sainte  Thérèse 
elle-même  s'honorait  d'être  Dominicaine 
dans  Vânie^  Dominicana  in  passione^  et 
m'abritant  à  l'ombre  de  ces  grands  noms 
et  de  ces  pieux  souvenirs,  je  vais  essayer 
de  dire,  mes  Sœurs,  comment  le  dernier 
des  fils  de  saint  Dominique  comprend  les 
œuvres  du  glorieux  compagnon  de  sainte 
Thérèse,  un  des  plus  grands  théologiens 
mystiques  de   tous  les  siècles. 

Je  ne  dirai  rien  de  sa  vie  que  vous  don- 
nez en  entier  dans  le  premier  volume  de 
votre  traduction.  Cette  histoire,  eneffet,  est 
le  rayon  de  lumière  le  plus  indispensable 
pour  entendre  le  livre.  S'il  y  a  connexion 
intime  entre  la  vie  d'un  homme  et  ses 
enseignements,  cela  est  vrai  surtout  des 
écrits  d'un  saint  où  la  doctrine  emprunte 


PRÉFACE.  XI 

une  grande  part  creiïicacitë  de  cette  pen- 
se'e  qui  suit  partout  le  lecteur  :  il  faisait  ce 
qu'il  dit  ;  il  a  vu  ce  qu'il  raconte. 

L'autorité'  de  saint  Jean  de  la  Croix 
comme  maître  dans  les  voies  surnaturelles 
n'a  jamais  e'të  contestée.  A  peine  ses  écrits, 
publies  une  vingtaine  d'anne'es  après  sa 
mort,  furent-ils  connus,  qu'ils  se  répan- 
dirent en  Espagne,  en  France,  en  Italie,  et 
devinrent  la  nourriture  recliercliëe  des 
âmes  avides  de  sainteté,  un  guide  sûr  pour 
les  directeurs  de  ces  âmes  d'ëlite.  Bossuet 
le  cite  souvent  et  avec  éloges  dans  son 
Instruction  sur  les  Etats  d'Oraison  (1). 

La  célèbre  Université  d'Alcala  assure 
que  ses  écrits  contiennent  les  maximes  les 
plus  utiles  pour  diriger  les  personnes  spi- 
rituelles, et  pour  les  dégager  des  illusions 
dont  elles  sont  victimes  lorsqu'elles  font 
trop  d'e'tatdes  grâces  extraordinaires.  «  La 

(1)  Livre  VII,  ch.  9,  20,  24. 


XII  PRÉFACE. 

«  doctrine  que  renferment  ces  livres, 
«  ajoute-t-elle,  nous  paraît  un  souverain 
((  remède  contre  ce  mal.  Il  est  impossible 
«  que  ceux  qui  les  lisent  attentivement 
((  ne  reconnaissent  pas  tout  d'abord  que 
«  l'auteur  les  a  écrits  avec  une  assistance 
«  particulière  de  TEsprit  divin,  et  avec 
c(  une  ardente  ferveur  (1).  » 

Enfin  l'Église  catholique  met  le  sceau 
de  son  infaillible  autorité  à  tous  ces  témoi- 
gnages en  faveur  de  la  doctrine  très  pure 
et  très  orthodoxe  du  grand  mystique,  dé- 
claré saint  après  Texamen  le  plus  minu- 
tieux et  le  plus  sévère  de  ses  écrits.  Elle 
ajoute,  dans  FOfFice  composé  en  son  hon- 
neur :  c(  Il  est  l'auteur  des  livres  de  théolo- 
((  gie  mystique  qui,  au  jugement  de  tous, 
«  sont  vraiment  admirables  (2j.  » 

Il  nous  paraît  indispensable,  avant  d'en 

(1)  Approbation  donnée  aux  Œuvres  de  saint  Jean 
de  la  Croix  par  l'Université  d'Alcala. 

(2)  Bréviaire  romain,  Office  de  saint  Jean  de  la  Croix. 


PRÉFACE.  XUl 

venir  à  l'analyse  de  la  doctrine  de  saint 
Jean  de  la  Croix,  dédire  ce  que  Ton  entend 
par  théologie  mystique,  et  de  jeter  un 
coup  d'œil  d'ensemble  sur  la  vie  mystique 
dans  l'Eglise  depuis  les  origines  jusqu'à 
saint  Jean  de  la  Croix,  au  xvi^  siècle. 


I 


Connaître  Dieu,  c'est  toute  la  fin  de 
l'homme,  dit  saint  Thomas  d'Aquin  (1). 

Dieu,  dit-il  encore,  est  Tétre  intelli- 
gible par  excellence.  D'où  il  suit  que  toute 
nature  intellectuelle,  pour  être  parfaite, 
doit  s'unir  à  cet  objet  dernier  de  toute  con- 
naissance (2). 

L'homme  a  plusieurs  modes  de  vision 
pour  connaître  Dieu,  et  la  connaissance 
est  plus  ou  moins  parfaite  selon  la  perfec- 

(1)  Contemplatio  veritalis,  divinse  est  finis  totius 
humanœ  vitœ.  2^  2®  qusest.  cl.  —  xxx,  art.  4. 

(2)  Summa  contra  Gent.,  cap.  25. 


XIV  PRÉFACE. 

tion  du  rayon  de  la  lumière.  11  a  la  raison 
et  la  foi. 

La  raison,  participation  de  la  raison 
même  de  Dieu,  donne  à  l'homme  de 
connaître  son  être,  les  perfections  du 
monde,  et,  par  renchaînement  logique 
des  effets  aux  causes,  de  remonter  à  la 
cause  première,  à  Dieu,  foyer  suprême 
de  toute  vérité,  de  tout  Lien,  de  toute 
perfection. 

Ce  mode  de  connaissance  de  Dieu  est  la 
théologie  naturelle,  cette  sagesse  tant  van- 
tée par  les  anciens  philosophes  et  par  leur 
maître  à  tous,  par  Aristote  (1).  Les  scolas- 
tiques  l'appellent  Métaphysique,  et  les 
modernes  lui  donnent  le  nom  de  Théodi- 
cée.  Science  déjà  belle  et  élevée,  puisqu'elle 
fait  parvenir  à  notre  intelligence  un  rayon 
lointain  de  ce  Soleil  qui  illumine  tout 
homme  venant  en  ce  monde. 

(1)  Ethic.  lib.  X,  cap.  10. 


PRÉFACE.  XV 

La  foi,  second  mode  de  connaissance 
divine,  ajoute  de  nouveiles  lumières  à  la 
raison,  et  donne  naissance  à  la  théologie 
proprement  dite.  Cette  science,  appuyée 
sur  des  principes  d'un  ordre  supérieur  à 
Tordre  naturel,  donne  de  Dieu  une  notion 
plus  élevée,  plus  sublime,  plus  complète. 
Elle  se  divise  elle-même  en  spéculative  et 
expérimentale.  «  Il  y  a  deux  manières  de 
c(  connaîtie  la  vérité,  dit  saint  Thomas  : 
(d'une  parla  grâce,  l'autre  par  la  nature. 
«  Celle  de  la  grâce  est  double  :  Tune  sim- 
«  plement  spéculative,  l'autre  affective  et 
(c  qui  produit  l'amour  de  Dieu  (1).  »  La 
théologie  spéculative  se  renferme  dans  les 
limites  d'une  contemplationabstraite  ^  elle 
étudie  Dieu  comme  suprême  intelligible. 
La  théologie  expérimentale  ou  mystique 
contemple,  elle  aussi,  la  Vérité  infinie, 
mais  elle  va  plus  loin,  elle  s'unit  par  la  vo- 

(1)  Impars,  qusest.   lxiv,  art.  1. 


XVI  PRÉFACE. 

lontë  à  ce  Bien  increë.  Elle  contemple, 
car  la  connaissance  précède  toujours  l'u- 
nion ;  mais  elle  s'e'prend  d'amour  pour  la 
suprême  Beauté,  achevant  ainsi  Thumaine 
destinée  qui  est  de  connaître  Dieu  pour 
s'attacKer  à  lui.  Dieu  est  vérité,  c'est  la 
devise  de  la  théologie  spéculative  :  Dieu 
est  charité,  c'est  la  devise  de  la  théologie 
mystique.  Connaître,  c'est  le  hut  de  la 
première  ;  connaître  et  goûter,  gustate  et 
DÎdete^  c'est  la  fin  de  la  seconde.  Si  nous 
interrogeons  les  principales  définitions 
de  la  théologie  mystique,  nous  y  retrou- 
vons cette  double  idée  delà  contemplation 
et  de  Tamour.  Saint  Denys  la  définit  : 
«  une  contemplation  très  sublime  de 
«  Dieu,  produite  par  l'amour  qui  conduit 
«  lui-même  à  la  connaissance  (1).    » 


(1)  Dignissima  Dei  cognitio  per  unionem,  quse  est 
suprà  mentem,  qu9e  est  verge  cognilionis  effectiva.  De 
divinis  Nom.,  cap.  7. 


PRÉFACE.  XVII 

Deux  religieux  Carmes,  le  Père  Phi- 
lippe de  laSainte-Trinitë  etlePère  Antoine 
du  Saint-Esprit,  auteurs  de  théologies  mys- 
tiques très  estimées,  la  dëGnissent  :  «  une 
cf  connaissance  de  Dieu  s'ëlevantde  l'âme 
«  unie àDieu  par lacharitë ou  produite  par 
«  une  illumination  surnaturelle  (1).  »  Le 
Père  Vallgornera,  de  l'Ordre  de  saint  Do- 
minique, dans  sa  théologie  mystique  de 
saint  Thomas,  s'exprime  ainsi  ;  «  La  thëo- 
«  lojjie  mystique  est  une  contemplation 
«  de  Dieu  très  profonde  et  très  ëlevëe, 
«  unie  à  un  amour  très  doux  et  très 
a  fëcond  (2).  » 


(1)  Quaedam  Deinotitia  per  unionem  voluntatis  Deo 
adhwrentis  elicita  vel  lumine  cœlitus  emisso  producta. 
Directorium  mysticum,  auctore  R.  P.  Fr.  Antonio  a 
Spiritu  Sancto.  Disputatione  i,  sectio  i. 

(2)  Theologia  mysticaestcontemplatio  perfectissima 
et  altissima  Dei  et  fruitivus  ac  suavissimus  amor  ipsius 
intimé  possessi.  Mystica  theologia  D.  Th.  Aquinatis 
a  R.  Pâtre  Fr.  Thoma  a  Vallgornera,  Magist.  Ord. 
Prœd.  Barcinonse,  anno  1G62. 


XVIll  PKÉFACE. 

On  le  volt,  les  deux  facultés  maîtresses 
de  rhomme,    l'intelligence  et  la  volonté, 
sont  mises  en  mouvement  dans  la  théolo- 
gie mystique,  et  mises  en  mouvement  par 
Dieu  même  dans  l'acte  de  contemplation 
et  d'amour.  Acte  double  et  très  simple,  oii 
l'amour  produit  la  lumière^  où  la  lumière 
augmente  l'amour.  N'oublions  pas  cepen- 
dant que  si  la  lumière  de  la  contempla- 
tion forme  ce  que  les  théologiens  appellent 
l'essence  de  la  science  mystique,  attendu 
que  toute  science  consiste  formellement 
dans  la  contemplation  de  son  objet,  cepen- 
dant la  lumière  n'est  pas  le  principe  et  la 
cause  de  l'union ,  mais  bien  la  volonté  suré- 
levée par  la  charité.   En  d'autres  termes, 
si  la  Foi  suffit  à  la  science  théologique  spé- 
culative, elle  ne   suffit  pas   à   la   science 
mystique,  il  lui    faut  encore  la  charité, 
principe  de  lumière  et  d'amour. 

Et  qui  ne  voit  ici  combien  grande   et 
sublime  est   cette   science    mystique  qui 


PRÉFACE.  XIX 

prend  l'homme  tout  entier  et  le  jette  entre 
les  bras  de  Dieu  !  Ce  n'est  plus  Thomme 
qui  enseigne  l'homme,  Dieu  se    fait    son 
maître  ;  il  l'ëlèveavec  lui  au  sommet  de  ce 
Sinaï  mystérieux,  etlui  découvre  des  mys- 
tères  qu'il  n'est  pas  permis  aux  profanes 
de  connaître.  Il  parle,  et  son  Verbe  produit 
dans  l'esprit  une  lumière  si  vive,  une  cer- 
titude si  absolue,  que  l'un  de  ces  illumi- 
nes d'en  haut  pouvait  dire  qu'à  défaut  des 
saintesÉcritures,  illui  suffisait  pour  croire 
de  se  rappeler  ce  qu'il  avait  appris  dans  la 
solitude  de  Manrèse.  Il  parle,  et l'àme  ravie 
ne  cherche  plus,  ne  désire    plus  :  elle  se 
nourrit,    pleinement    satisfaite,    de   cette 
Vérité  toujours  ancienne  et  toujours  nou- 
velle. Il  se  donne,    et    le  cœur  enivré  de 
cet  océan  d'amour  ne  veut  plus  rien  voir 
des  beautés  créées,  mais  voudrait  posséder 
mille  mondes  et  mille  vies  pour  les  immo- 
ler à  cet  irrésistible  Maître. 

Oui,  sciencesublime  entre  toutes.  Savoir 


XX  PRÉFACE. 

ce  qui  est  sous  nos  pieds  et  sur  nos  têtes, 
savoir  la  terre  et  ses  forces  cachées,  les 
astres  et  leurs  mystérieuses  harmonies  ; 
savoir  l'homme  et  les  lois  qui  le  régissent, 
savoir  la  guerre,  cultiver  la  sagesse,  et  s'é- 
lever par  la  recherche  des  causes  à  la  con- 
naissance des  lois  qui  conduisent  l'homme 
et  le  monde,  ce  sont  là  sans  doute  de  nobles 
travaux  pour  l'esprit  de  l'homme  ;  mais 
([ue  sont-ils  auprès  de  savoir  Dieu  et  de 
l'aimer  !  D'un  côté,  que  d'angoisses  et  de 
fatigues  d'esprit!  Quelles  hésitations,  quels 
doutes,  quels  terribles  points  d'interroga- 
tion après  d'opiniâtres  labeurs,  quels  min- 
ces résultats  pour  de  si  grands  travaux  !  De 
l'autre  côté,  quelle  paix  dans  la  vérité 
trouvée,  quelle  sécurité,  quelles  joies, 
quelles  délices  !  Du  côté  des  ouvriers 
de  la  pensée,  de  la  science  humaine, 
l'égoïsme,  l'orgueil,  l'enflure,  les  espé- 
rances trompées,  les  ambitions  déçues, 
les  intrigues,  les  conflits,  les  vies  brisées, 


PRÉFACE.  XXI 

partout  le  malaise,  la  souffrance,  le  mur- 
mure ou  le  blasphème.  Du  côté  des  disci- 
ples de  la  science  mystique,  la  rayonnante 
arme'e  des  saints,  c'est-à-dire  des  plus 
grands  hommes  de  l'humanité,  de  ceux 
qui,  les  yeux  toujours  fixes  sur  l'immortel 
idéal  de  la  perfection  créée  au  Calvaire, 
n'ont  d'autre  ambition  que  de  s'oublier, 
se  dévouer,  vivre  et  mourir  pour  Dieu  et 
les   hommes. 

Comment  se  fait-il  donc  qu'une  science 
incontestablement  la  plus  belle,  la  plus 
noble,  la  plus  capable  d'enflammer  les 
sublimes  aspirations  de  l'homme,  la  plus 
profitables  ses  adeptes  et  à  la  société^ 
comment  se  fait-il  qu'une  telle  science 
soit  si  rare,  si  négligée,  rencontre  un  si 
petit  nombre  de  vrais  disciples  ?Ah  î  c'est 
qu'il  faut  bien  l'avouer,  c'est  aussi  la 
science  la  plus  difficile,  et  qui  exige  la 
.  plus  complète  abnégation  de  soi-même. 
Elle  repose  sur  un  de  ces  apparents  para- 


XXII  PRÉFACE. 

doxes  dont  l'Évangile  est  rempli  :  Qui 
perdiderit  animain  suam  inveniet  eam:  Qui 
veut  sauver  sa  vie  doit  la  perdre.  La  théo- 
logie mystique  donne  Dieu  à  l'esprit  et  au 
cœur  ;  mais  pour  arriver  à  cette  lumière 
surnaturelle,  il  faut  passer  par  la  IShiit 
obscure^  c'est-à-dire  par  le  renoncement  à 
tout  ce  qui  vient  du  sensible  et  du  créé  ; 
pour  arriver  à  ces  noces  mystérieuses  entre 
le  cœur  et  Dieu,  à  ce  Thabor  que  tous  les 
saints  connaissent,  il  faut  gravir  les  pentes 
sanglantes  du  Calvaire,  affronter  la  Montée 
du  Cartneij  y  laisser  par  lambeaux  sa  chair, 
son  cœur  et  sa  vie^  être  enfin  de  ces  vail- 
lants qui,  l'épée  des  combats  à  la  main, 
en  lutte  ouverte,  incessante  avec  le  monde, 
le  démon,  l'orgueil  et  le  sang,  avancent 
quand  même,  arrivent  meurtris,  nus  et 
dépouillés,  au  cœur  delà  place,  et  méritent 
seuls  d'être  couronnés  en  vainqueurs. 

O  vous,  âmes  généreuses,  qui  avez  en- 
tendu la  voix  du  Maître  et  de  l'Epoux,  qui 


PRÉFACE.  XXllI 

voulez  apprendre  la  science  des  saints, 
déjà  admises  dans  ces  écoles  de  vie  mysti- 
que, appelées  les  cloîtres,  ou  retenues  dans 
le  monde  par  la  main  de  Dieu  même,  ar- 
mez-vous décourage,  et  apprenez  de  saint 
Jean  de  la  Croix  le  grand  remède  contre 
lesdéfaillances,  le  grandsecretde  la  science 
mystique  :  donner  toujours,  se  dévouer, 
se  perdre,  mourir  ! 


II 


La  vie  mystique  est  de  tous  les  temps 
dans  l'Eglise,  car  elle  est  liée  à  sa  sainteté, 
c'est-à-dire  àlaprésencedel'esprit  de  Jésus 
qui  l'anime,  qui  est  avec  elle  tous  les  jours 
jusqu'à  la  fin  des  temps.  Mais  la  théologie 
mystique,  la  sainteté  mise  en  préceptes, 
peut  avoir,  sans  disparaître  jamais  entiè- 
rement, ses  périodes  de  prospérité  et 
d'amoindrissement.  L'Église  a  ses  jours 
d'épreuve  et  de  combat  oii  elle  se   préoc- 


XXIV  PKÉFACE. 

cupe  plus  de  faire  des  martyrs  que  des 
docteurs,  plus  des  hommes  d'action  que 
de  contemplation.  Nous  ne  serons  donc 
pas  surpris  de  rencontrer,  dans  l'évolution 
de  la  théologie  mystique,  des  lacunes  et 
des  vides,  spécialement  pendant  la  phase 
des  persécutions  de  TEmpire  romain  et 
celle  des  invasions  barbares.  Au  premier 
rang  des  écrivains  mystiques,  il  faut  pla- 
cer les  deux  grands  apôtres,  saint  Jean  et 
saint  Paul,  le  chantre  de  Pathmos,  et  le 
converti  de  Damas,  ravi  au  troisième  ciel, 
qui  tous  deux  ont  parlé  de  l'amour  divin, 
dans  un  langage  auquel  aucun  autre  écri- 
vain même  inspiré  n'atteignit  jamais. 
Saint  Paul  mérita  de  laisser  un  disciple 
digne  de  lui,  saint  Denys  FAréopagite, 
le  grand  Docteur  dé  la  science  mystique, 
qui  fut  lui-même,  dans  les  siècles  suivants 
et  pendant  tout  le  moyen  âge,  le  maître 
autorisé  de  toutes  les  écoles  de  haute  spi- 
ritualité. A  la  période  apostolique  succède 


PRÉl'ACE.  XXV 

celle  des  solitaires,  de  ces  grandes  âmes 
qui,  touchées  de  la  grâce  de  rÉvangile, 
toutes  voisines  des  flammes  de  la  Pen- 
tecôte et  dégoûtées  de  cette  vieille  lèpre 
romaine  qui  s'étendait  partout,  allaient 
par  bandes  innombrables  demander  aux 
Thébaïdes  de  leur  parler  de  Dieu  et 
de  son  incorruptible  amour.  Ames  très 
saintes  assurément,  mais  se  préoccupant 
plus  de  se  cacher  que  d'écrire,  plus  de 
leur  sanctification  personnelle  que  decelle 
des  autres.  Nous  les  voyons  cependant  se 
rapprocher  volontiers  de  celles  qui  ont 
plus  d'expérience  et  d'autorité  dans  les 
voies  mystiques,  se  placer  sous  leur  di- 
rection et  leur  demander  de  les  instruire 
dans  la  science  de  la  perfection.  L'écho 
de  ces  saintes  conversations  nous  a  été 
conservé,  surtout  dans  \qs>  Conférences  de 
Cassien,  l'Echelle  de  saint  Jean  Climaque 
et  la  Règle  de  saint  Pacdnie.  Des  Traités 
de  saint  Basile  à  l'usage  des  solitaires  re- 


XXVI  PRÉFACE. 

sument  aussi  la  doctrine  spirituelle  cle  ces 
déserts  où  s'était  réfugiée  la  vie  mystique. 
C'est,  à  la  base,  la  mortification  d'esprit 
et  de  corps,  la  méditation  des  saintes  Ecri- 
tures, et  surtout  la  solitude  comme  grand 
moyen  de  contemplation.  «  C'est  dans  la 
K  solitude,  dit  saint  Basile,  que  s'opère 
c(  Fallianceétroitedu  Saint-Esprit  avec  nos 
«  àmes,et  qu'elle  reçoit  les  visites  du  cé- 

«  îesteEpoux O solitude  bienheureuse, 

«  quichangesentièrement  rhomme  et  en 
«  fais  une  créature  nouvelle  !  Tu  rends 
«  humbles  les  superbes,  sobres  les  intem- 
«  pérants,  doux  les  violents  !  Par  toi  la 
«  cruauté  devient  compassion,  la  haine  se 
«  change  en  amour.  Ce  qui  était  de  glace, 
((  tu  le  fais  brûlant  (i).  » 

Après  les  solitaires  viennent  les  Pères  de 
l'Eglise  :  saint  Jérôme,  saint  Ambroise, 
saint  Jean  Chrysoslôme,  saint  Augustin, 

(1)  Saint  Basile,   —  Les  louanges  de  la  solitude. 


PRÉFACE.  XXVll 

saint  Grégoire  le  Grand,  etc.  Trop  préoc- 
cupes de  défendre  la  doctrine  contre  ceux 
qui  l'attaquent,  ils  n'ont  pas  de  traite's 
mystiques  proprement  dits  ;  mais  leurs 
livres  en  contiennent  les  principes  disse'- 
minës  çà  et  là.  D'autres  viendront  plus 
tard  qui  recueilleront  ce  miel  et  en  for- 
meront le  rayon  complet  et  coordonne. 

A  la  fin  du  v^  siècle  apparaît  le  grand 
maître  de  la  vie  monastique  eu  Occident, 
saint  Benoît.  Ici  encore  la  vie  mystique 
prie,  contemple,  défriche  les  terres,  copie 
les  manuscrits,  mais  écrit  peu.  Cependant 
le  tableau  delà  vie  monastique,  trace  par 
M.  de  Montalembert  dans  son  admirable 
ouvrage  des  Moines  ci' Occident ,  nous  mon- 
tre de  quelle  sève  e'vangëlique  et  puissante 
ces  âmes  fortes  étaient  vivifiées,  et  avec 
quel  soin  elles  se  transmettaient  de  mo- 
nastère à  monastère  les  livres,  les  règles, 
les  maximes  de  la  vie  ascétique. 

Toujours  est-il  que  jusqu'à  saint  Bernard 


XXVIII  PRÉFACE. 

les  auteurs  mystiques  sont  rares  et  laissent 
peu  de  traces.  Nous  avons  dit  l'influence 
des  écrits  de  saint  Denys  l'Arëopagite  sur 
les  esprits  avides  de  vie  surnaturelle  et 
divine.  Ces  écrits  étaient  à  peine  connus 
en  Occident  pendant  les  premiers  siècles. 
Vers  824-,  l'Empereur  de  Constantinople, 
Michel  le  Bègue,  ayant  fait  présent  à  Louis 
le  Débonnaire  des  œuvres  du  grand  théo- 
logien, discipledesaint  Paul,  il  se  produisit 
bientôt  un  mouvement  dans  les  doctrines 
ascétiques  d'où  date,  à  proprement  parler, 
l'ère  des  grands  docteurs  mystiques. 

C'est  d'abord  et  au  premier  rang  saint 
Bernard,  Hugues  de  Saint-Victor  etRichard 
de  Saint- Victor,  qui  l'un  des  premiers 
réduit  en  synthèse  les  doctrines  delà  vi.e 
mystique  et  les  moyens  pour  l'àme  d'ar- 
river à  l'union  divine. 

Plus  tard,  c'est  saint  Bonaveuture,  le 
docteur  séraphique  que  Gerson  proclamait 
le  plus  grand  maître  de  la  vie  intérieure. 


PRÉFACE.  XXiX 

Comment  ne  pas  nommera  côté  de  saint 
Bon  aventure,  son  contemporain  le  docteur 
angëlique  saint  Thomas  d'Aquin  et  son 
illustre  maître  le  hlenheureux  Albert  le 
Grand  ?  Celui-ci  dansson  traite  admirable 
De  adhœrcndo  Deo,  celui-là  dans  ses  con- 
clusions magistrales  sur  la  viecontempla- 
tiveetdanssesprincipes  ascétiques  si  sûrs, 
si  profonds,  si  ëlevës,  dissémines  dans  ses 
ouvrages  tliéologiques,  doivent  certaine- 
ment compter  parmi  les  plus  éminents 
écrivains  ([ui  aient  traité  des  arcanes  de 
la  vie  contemplative. 

a  Les  hommes  les  plus  remarquables 
duxiv^  siècle,  dit  M.  Cousin  dans  sonHis- 
toirede  la  philosophie,  furentpresque  tous 
des  mystiques  (1).  »  Le  xiv*  siècle  est  en  effet 
éminemment  mystique.  On  sortait  de 
cette  ère  merveilleuse  où  l'esprit  humain, 
sous  l'action  de  la  foi,  avait  reçu  l'une  des 

(1)  Histoire  de  la  philosophie,  ix«  leçon. 


XXX  PRÉFACE. 

plus  puissantes  impulsions,  où  les  arts, 
faisant  cortège  à  la  vëritë  triomphante,  lui 
de'cernaientlaplus  éclatante  des  apothéo- 
ses :  on  sortait  de  l'ère  des  cathédrales 
gothiques  et  de  saint  Thomas  d'Aquin. 
Or,  si  l'amour  du  bien  et  du  beau  suit 
logiquement  la  connaissance  du  vrai,  quoi 
de  plus  naturel  qu'un  culte  ardent,  pas- 
sionne pour  la  Beauté  incréée  ait  suivi  de 
près  le  siècle  qui  l'avait  élevée  si  haut  dans 
l'admiration  des  hommes  ! 

Et  puis,  à  la  suite  du  vigoureux  essor 
de  la  pensée  philosophique  et  de  l'ardeur 
théologique  sous  l'influence  des  grands 
maîtres,  on  avait  vu  s'introduire  l'abus 
des  formules  scolastiques,  un  lapgage 
barbare,  les  raisonnements  subtils  et 
creux.  C'était  une  maladie.  A  la  langue 
sobre,  claire  et  profonde  de  saint  Thomas 
avait  succédé  un  jargon  inintelligible,  oii 
les  mots  prétentieux  tenaient  lieu  des  idées 
absentes.  Les  esprits  droits  et  les  cœurs 


PRÉFACE.  XXXI 

élevés  s'eloignaieat  d'instinct  de  cette 
science  de  mauvais  aloi  et  de  mau- 
vais gOLit,  et  se  réfugiaient  dans  les 
régions  pures  et  fortifiantes  de  la 
piété. 

Le  livre  de  Y  Imitation  reflète  en  plu- 
sieurs endroits  cette  nostalgie  des  âmes 
au  xiv*^  siècle.  «  Vraiment^  s'écrie-t-il,  les 
«  grands  mots  ne  font  pas  l'homme  juste 
(X  et  droit  ;  mais  seule  une  vie  vertueuse 
«  nous  rend  chers  à  Dieu. — Quelle  folie 
«  de  négliger  les  choses  utiles  et  nécessai- 
«  res,  et  de  nous  appliquer  aux  choses 
«  curieuses  et  condamnables  !  Que  nous 
a  importent  les  genres  et  les  espèces  ? 
«  Celui  qui  entend  la  parole  éternelle  est 
«  délivré  du  fracas  de  bien  des  opinions 
«  humaines.  —  O  vérité!  je  sui§  dégoûté 
«  de  beaucoup  lire  et  de  beaucoup  enten- 
«  dre.  En  toi  réside  tout  ce  que  je  puis 
«  vouloir  ou  désirer.  Qu'ils  se  taisent  tous 
«  les  docteurs  \  que  toutes  les  créatures 


XXXII  PRÉFACE. 

«  fassent  silence  ;  Seigneur,  soyez  seul  à 
«   me  parler  (1)  !  j> 

C'est  surtout  en  Allemagne  que  l'e'cole 
mystique  duxiv®  siècle  produisit  les  hom- 
mes les  plus  remarquables  :  Jean  de  Rus- 
brock,  le  maître  du  mouvement  mystique 
du  Brabant  et  de  la  haute  Allemagne  ; 
Echard,  Dominicain,  que  Tanière  appelle 
son  maître  ;  ce  Tanière  lui-même,  que 
ses  solides  et  sublimes  leçons  firent  appeler 
le  théologien  illuminé  ;  enfin  le  bienheu- 
reux Henri  Suzo,  cette  âme  douce  et  forte, 
l'amant  passionné  delà  Sagesse  Éternelle. 

Le  même  souffle  dévie  mystique  se  main- 
tient pendant  le  xv*'  siècle,  toujours  dé 
préférence  en  Allemagne.  C'est  Denys 
le  Chartreux,  le  docteur  extatique  ;  c'est 
Tauteur  de  l'/m/to^/o/z  qui  appartient  cer- 
tainement à  cette  époque  et  à  cette  école 
Brabançonne  j  c'est  Gerson,  le  chancelier 

(1)  Imitation,  liv.  I,  ch.  1  et  3. 


PRÉFACE.  XXXIII 

de  l'Université  de  Paris  ;  c'est  enfin  le  Cha- 
noine Régulier  l'honias  à  Kempis. 

Mais  voici  la  reforme  et  ses  désastreuses 
conséquences  dans  le  monde  des  âmes 
comme  dans  l'ordre  social  et  politique. 
C'en  est  fait  de  la  vie  mystique  en  Alle- 
magne. Fuyant  le  bruit  de  l'erreur  et  des 
disputes  thëologiques,  elle  se  réfugie  dans 
la  catholique  Espagne,  et  pendant  que 
l'Allemagne  et  le  Nord  de  l'Europe  sont 
déchires  par  les  discordes  religieuses  et 
politiques,  nous  assistons  en  Espagne  à  ce 
magnifique  et  paisible  épanouissement  de 
la  vie  ascétique  dont  sainte  Thérèse  est  à 
la  fois  la  gloire  et  le  foyer. 

Plusieurs  causes  contribuaient  h.  accli- 
mater la  mystique  au  chaud  soleil  de 
l'Ibérie.  Le  caractère  espagnol  austère  et 
trempé  d'acier  ;  une  lutte  de  plusieurs  siè- 
cles contre  les  Maures  pour  la  défense 
simultanée  de  la  foi  et  du  sol  de  la  patrie, 
lutte  héroïque    dont   le   résultat  était  un 


XXXIV  PRÉFACE. 

attachement  plus   invincible,  plus  ardent 
à  la  religion  des  ancêtres;  l'ëpe'e  de  l'in- 
quisition qui  veillait  à  l'intégrité  de  ce  pré- 
cieux patrimoine  de  la  foi,  soit  contre  les 
envahissements    de  l'hérësie  au  dehors, 
soit  contre  les  extravagances  d'un  mysti- 
cisme dangereux  dont  d'autres  pays  n'ont 
pas  toujours  su  se  préserver  ;  enfin  les  for- 
tes études  théologiques  toujours  en  faveur 
en  Espagne,  et  dont  les  célèbres  Universi- 
tés de  Salamanque  et  d'Alcala étaient  alors 
les  principaux  foyers,  tout  s'unissait  pour 
préparer  à  l'école  mystique  espagnole  au 
xvi^   siècle  les  meilleurs   éléments   dans 
Tordre  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Ajou- 
tons encore  les  lienspolitiques  qui  avaient 
soumis  les  Pays-Bas  au  sceptre  de  Charles- 
Quint,  et  avaient  facilité  la  connaissance 
en  Espagne  du   mouvement  ascétique  du 
Brabant  et  de  l'Allemagne.  Nul  doute  que 
les  auteurs  mystiques  allemands  des  xiv® 
et  XV®  siècles,  qui  jouissaient  alors  d'une  si 


PRÉFACE.  XXXV 

grande  renommée,  n'eussent  ëtë  introduits 
en  Espagne,  et  n'y  fussent  familiers  aux 
fervents  disciples  de  la  haute  spiritualité. 
C'est  dans  ce  sol  vigoureux,  dans  cette 
chaude  atmosphère  qu'apparaît,  à  côte  de 
la  grande  rëforjnatrice  du  Carmel,  le  Père 
de  cette  Reforme,  saint  Jean  de  la  Croix. 
Vrai  type  espagnol,  volonté  indomptable 
dans  un  corps  épuisé  par  les  macérations, 
cœur  ardentjdur  à  lui-même  et  compatis- 
sant aux  autres,  ouvert  du  seul  côté  du 
ciel,  esprit  cultivé,  nourri  des  plus  fortes 
études  théologiques,  écrivain  distingué, 
mais  à  la  manière  de  sainte  Thérèse,  sans 
recherche,  sans  souci  d'imitation  des  mo- 
dèles, homme  de  race  enfin,  il  va  nous 
dire  quels  chemins  il  a  suivis  et  nous  de- 
vons suivre  pour  arriver  au  sommet  du 
Carmel  ou  de  l'union  divine  dans  la 
sainteté. 


XXXVI  PRÉFACE, 


III 


La  doctrine  de  saint  Jean  de  la  Croix  est 
contenue  dans  quatre  ouvrages,  ses  princi- 
paux écrits  :  la  Montée  du  Carmel^  la  Nuit 
obscure  de  r  âme  y  le  Cantique  spirituel  et  la 
Vive  Flamme  d'amour.  Les  deux  premiers 
furent  composés  par  saint  Jean  de  la 
Croix  à  la  prière  de  ses  religieux,  alors 
qu'il  était  prieur  du  couvent  du  Mont- 
Calvaire,  dans  les  montagnes  qui  domi- 
nent l'embouchure  du  Guadalquivir. 

Le  Cantique  spirituel.^  composé  dans  sa 
prison  de  Tolède,  est  une  sorte  d'invoca- 
tion lyrique  au  Bien-Aimé  pour  qui  il  souf- 
frait, une  réponse  de  cet  Amour  Infini  qui 
console  son  généreux  serviteur  et  trans- 
forme son  horrible  cachot  en  un  paradis 
délicieux.  Ce  ne  fut  que  cinq  ans  plus 
tard,  en  1583,  qu'il  ajouta  les  commen- 
taires à  ce  cantique,  à  la  prière  de  la  véné- 


PRÉFACE.  XXXVll 

rable  Mère  Anuecle  Jésus  et  de  ses  filles  du 
monastère  de  Grenade.  Vers  la  même  épo- 
que aussi,  il  expliqua  un  autre  de  ses  Can- 
tiques qui  commence  par  ces  mots  :  O 
vive  flamme  d'amour  !  Ce  dernier  travail 
fut  entrepris  à  la  demande  de  sa  fille  spi- 
rituelle Doiîa  Ana  de  Penalosa. 

Outre  ces  quatre  grands  et  principaux 
ouvrages,  nous  avons  encore  de  saint  Jean 
de  la  Croix  un  opuscfule  intitule  :  Les 
Précautions  spirituelles  ^^oxxx  les  Pieligieux 
contre  les  trois  ennemis  de  l'àme,  quelques 
lettres  spirituelles,  des  maximes,  enfin  des 
poésies  pieuses. 

Les  quatre  grands  ouvrages  de  saint 
Jean  de  la  Croix  forment  un  traite  complet, 
gradué  et  méthodique  de  spiritualité.  Ils 
répondent  aux  trois  grandes  phases  de  l'u- 
nion ascétique  :  la  voie  purgative  ordi- 
naire dont  traite  la  Montée  du  Carmel  ; 
l'illumination  surnaturelle  de  Tâme  par 
la   contemplation,  exposée   dans  la  ISuh 


XXXVIII  PRÉFACE. 

obscure  •  enfin  la  transformation  cramour 
dans  l'union  divine,  sujet  du  Cantique 
spirituel  et  de  la  Five  Flamme  d'amour. 
Ces  deux  derniers  ouvrages,  en  effet,  se 
complètent  et  s'éclairent  Tun  Tautre.  Tous 
deux  racontent  les  mystères  de  l'union  de 
l'àme  avec  son  Epoux  divin,  tous  deux 
décrivent  le  bonheur  immense,  la  paix 
ineffable,  les  prérogatives  glorieuses  d'une 
âme  fiancée  à  sofi  Seigneur,  tous  deux 
chantent  les  incroyables  tendresses  d'un 
Dieu   pour  sa  créature. 

Connaître  etaimer  Dieu,  avons-nous  dit 
avec  saint  Thomas,  c'est  la  fin  de  l'homme 
sur  la  terre  comme  dans  le  ciel.  Il  s'ensuit 
que  toutes  nos  pensées,  tous  nos  actes, 
toute  notre  vie  doivent  être  orientés  vers 
ce  but. 

Or,  entre  le  but  et  le  point  de  départ,  la 
distance  est  grande.  D'un  côté  l'Infini,  le 
fini  de  l'autre.  D'un  côté  l'Être  souveraine- 
ment parfait,  de  l'autre  une  créature  viciée 


PRÉFACE.  XXXIX 

par  le  mal,  spoliée  des  dons  surnaturels  et 
blessée  dans  toutes  ses  facultés  naturelles  ; 
un  être  qui  fait  le  mal  qu'il  ne  veut  pas, 
et  n'a  pas  le  courage  du  bien  qu'il  vou- 
drait, un  être  rempli  d'ignorance  dans  son 
esprit,  de  faiblesse  dans  sa  volonté,  de  cor- 
ruption dans  son  cœur,  d'attache  à  lui- 
même  et  aux  choses  créées,  et  si  paresseux 
pour  les  biens  de  l'ordre  invisible  !  Qui 
comblera  cet  abîme  ?  Comment  Thomme 
s'acheminera-t-il  vers  riniiuie  Perfection, 
par  quelles  ressources,  par  quels  procè- 
des ?  Par  un  travail  d'élimination  et  de 
purification,  la  première  et  essentielle  con- 
dition que  Dieu  attend  de  lui.  Rien  de 
souillé  ne  saurait  avoir  de  contact  avec  la 
sainteté  essentielle.  Premiertravail.-s'éloi- 
gnerde  tout  ce  qui  est  mal  et  purifier  l'ins- 
trument qui  doit  servir  à  s^unir  à  Dieu, 
c'est-à-dire  l'àme.  Mais  encore  ces  facul- 
tés, même  purifiées,  sont-elles  aptes  par 
elles-mêmes  à  atteindre  une  fin  si  sublime  ? 


XL  PRÉFACE, 

Très  suffisantes  pour  donner  à  Thomme 
la  connaissance  d'une  vëritë  ou  l'amour 
d'un  bien  de  l'ordre  naturel,  elles  sont 
Impuissantes  à  l'élever  à  l'ordre  surna- 
turel. Comment  les  sens,  en  effet,  pour- 
raient-ils avoir  prise  sur  TEsprit  pur, 
5ur  l'Etre  absolument  rëfraclaire  à  toute 
condition  sensible  ?  Comment  Tintelli- 
^ence  pourrait-elle  nous  révéler  ce  qull 
est,  elle  qui  ne  perçoit  les  idées  que  par 
les  images  sensibles,  selon  cet  axiome  de 
l'École  :  JSihil  est  in  intellecta  qiiin  priiis 
fuerit  in  sensu  :  l'intelligence  ne  voit  qu'à 
travers  le  corps  ?  Elle  arrive  à  dire  au  plus 
ce  qu'il  n'est  pas  ;  mais  ce  qu'il  est  en  lui- 
même,  dans  sa  vie  propre^  elle  n'en  sait 
rien  et  n'en  peut  rien  savoir,  parce  que 
cette  lumière  incréée,  inaccessible,écbappe 
forcément  à  toute  nature  créée  ou  créable. 
Par  la  même  raison,  comment  notre 
volonté,  avec  sa  puissance  limitée,  arrive. 
l'ait-elle  à  saisir,  à  embrasser,  à   posséder 


PRÉFACE.  XLl 

la  Beauté  infinie  ?  Puis  donc  que  toutes 
nos  facultés,  isolées  ou  reunies,  ne  peuvent 
nous  donner  Celui  que  nous  cherchons^ 
il  faut  que  Dieu  intervienne  par  un  acte 
direct  et  personnel.  Mais  Dieu  n'intervient 
qu'à  une  condition,  c'est  que  nous  abdi- 
quions, c'est  que  nous  fassions  le  vide  en 
nous  pour  le  laisser  seul  purifier,  illumi- 
ner, parler,  agir.  C'est  cette  abdication 
de  nous-mêmes  que  saint  Jean  de  la 
Croix  de'crit  et  prescrit  par  les  trois 
Nuits  à  traverser  pour  arriver  à  l'union 
divine. 

La  première  Nuit,  qui  fait  tout  le  sujet 
du  premier  livre  de  la  Montée  du  Carmel^ 
consiste  dans  l'abdication  de  la  vie  sensi- 
ble. Tout  ce  qui  peut  tomber  sous  les  sens, 
soit  inte'rieurs,  soit  extérieurs,  doit  dispa- 
raître et  ne  plus  avoir  droit  de  cite  dans 
l'âme.  Les  passions  qui  sont  les  actes  de 
la  vie  sensible  et  sont  mises  en  mouve- 
ment par  les  objets  extérieurs,  par  l'ima- 


XLII  PRÉFACE. 

ginatioii,  par  tout  ce  qui  séduit  et  attire, 
doivent  être  constamment  mortifiées.  Il 
est  important  de  commencer  par  là, 
car  l'âme  en  renonçant  à  ses  inclina- 
tions dans  les  plaisirs  qui  flattent  le 
sens  de  Fouie,  établit  ce  sens  dans  l'obs- 
curité' et  le  dënùment.  En  privant  la 
vue  de  tout  ce  qui  pouvait  la  contenter, 
elle  la  place  dans  les  ténèbres  et  dans  le 
vide  ;  et  ainsi  des  autres  sens.  Par  con- 
se'quent  l'âme  qui  aurait  repoussé  et 
éloigné  d'elle  toutes  les  satisfactions 
créées^  en  crucifiant  à  leur  égard  tous 
ses  appétits,  serait  pour  ainsi  dire  plon- 
gée dans  une  nuit  obscure,  c'est-à-dire 
dans  un  vide  universel  par  rapport  à 
tout  ce  qui  est  créé  (1).  »  C'est  prendre 
l'âme  par  la  famine.  S'il  est  vrai,  en  effet, 
que  l'âme  se  nourrit  par  le  corps,  et  que 
rien  n'arrive  à  l'être  intellectuel  si  ce  n'est 

(ij  Montée  du  Carmel,  liv.  i,  cli.  3, 


PRÉFACE.  XLIII 

par  rétre  sensible,  en  supprimant  la  vie 
des  passions,  on  aura  supprime  l'un  des 
principaux  obstacles  à  la  vie  divine,  «  Les 
«  affections  qui  tendent  à  la  créature, 
«  continue  saint  Jean  de  la  Croix,  sont 
«  devant  Dieu  comme  de  pures  ténèbres, 
<(  et  tant  que  l'âme  y  est  plongée,  elle  se 
«  rend  incapable  d'être  illuminée  et  re- 
<(  vêtue  des  pures  et  simples  clartés  de  la 
<(  Divinité.  La  lumière  est  incompatible 
«  avec  les  ténèbres,  comme  saint  Jean 
«  nous  l'aifirme  en  disant  que  les  ténèbres 
«  ne  purent  recevoir  la  lumière,  La  raison 
<(  en  est  que  deux  contraires,  selon  l'en- 
«  seignement  de  la  philosophie,  ne  peu- 
<(  vent  subsister  à  la  fois  dans  un  même 
«  sujet.  Or,  les  ténèbres,  qui  sont  l'at- 
«  tacbement  aux  créatures,  et  la  lu- 
<(  mière,  qui  est  Dieu,  sont  contraires 
<(  et  dissemblables.  Ainsi  l'âme  n'est  pas 
«  apte  à  recevoir  la  lumière  de  l'u- 
<(  nion     divine,    si    elle     ne    commence 


XLIV  PRÉFACE. 

«  par  rejeter   loin  d'elle  toutes  ses  affec- 
«  tions(l).   » 

Il  importe  de  faire  ici  une  observation 
qui  s'applique,  dans  la  théorie  de  saint 
Jean  de  la  Croix,  non  seulement  à  la  nuit 
des  sens,  mais  à  celle  de  l'intelligence  et 
de  la  volonté  :  à  savoir  qu'il  ne  s'agit  pas 
de  supprimer  ni  la  vie  des  sens,  ni  celle 
de  l'esprit  ou  du  cœur,  mais  simplement 
de  les  modifier.  Saint  Jean  de  la  Croix  dit  : 
c(  I^'âme  ne  saurait  s'empêclier  d'entendre^ 
a  de  voir,  de  sentir,  de  goûter  et  de  tou- 
«  cher  ^  néanmoins,  si  elle  refuse  de  faire 
«  usage  de  ces  secours,  elle  ne  fait  pas 
«  plus  d'estime  de  ses  sens  et  n'en  est  pas 
«  plus  entravée  que  si  elle  ne  les  possë- 
«  daitpas;  comme  celui  qui  veut  fermer 
«  les  yeux  se  plonge  dans  l'obscurité  el 
«   ressemble  à  un  aveugle  (2j.   »  De  même 


(1)  Montée  du  Carmel,  liv.  i,  ch.  4. 

(2)  Jdemy  liv.  i,  ch.  3. 


PUÉFACE.  XLV 

en  traitant  du  renoncement  à  la  vie  de 
l'esprit  et  de  la  volonté',  saint  Jean  de  la 
Croix  n'entend  jamais  une  suppression 
réelle,  d'ailleurs  impossible,  mais  simple- 
ment une  modification.  Se  rappeler  cette 
remarque  lorsque  le  saint  recommande 
l'anéantissement  de  nos  facultés  ou  qu'il 
se  sert  d'expressions  analogues. 

La  première  étape  dans  l'ascension  du 
Carmel  sera  donc  la  mortification  dessens, 
ou  la  nuit  des  sens,  qui  affranchit  l'âme 
de  l'envahissement  du  monde  sensible  et 
extérieur. 

La  seconde  étape  sera  la  purification  de 
l'intelligence,  le  dépouillement  de  toute 
attache  aux  choses  de  l'esprit.  C  est  la  Foi 
qui  fait  lanuitdans  l'intelligence,  comme 
l'Espérance  la  fait  dans  la  mémoire  et 
la  Charité  dans  la  volonté,  a  Celui  qui 
a  aspire  à  s'unir  à  Dieu  ne  doit  pas  tenir 
«  compte  de  ses  connaissances,  de  ses  sen- 
«  timents  ou  de  son  imagination  ;  mais  il 


XLVI  PRÉFACE. 

<(  doit  adhérer  simplement  par  la  foi  à 
«  l'Essence  divine,  les  conceptions  les  plus 
«  sublimes  de  Tintelligence  humaine  res- 
«  tant  à  une  distance  incommensurable 
«  des  perfections  de  Dieu,  et  de  ce  que 
«  sa  pure  possession  nous  révélera  un 
«  jour  (1).  » 

Cette  nuit  de  l'intelligence  fait  le  sujet 
du  second  livre  de  la  Montée  du  Carinel. 

Notre  esprit  n'est  peuplé  que  de  lumiè- 
res venues  par  les  sens,  et  qui,  pour  être 
spiritualisées,  n'en  participent  pas  moins 
de  l'imperfection  de  leur  origine.  Ces  no- 
tions naturelles,  toujours  accompagnées 
et  revêtues  de  certaines  images,  sont  inca- 
pables de  nous  donner  une  connaissance 
même  très  lointaine  de  Dieu  en  lui-même. 
Le  moyen  est  trop  disproportionné  avec 
l'objet.  Comment,  en  effet,  une  faculté  qui 
ne  s'alimente  que  dans  le  monde  sensible, 

{[)  Montée  du  Carmel,  liv.  ii,  ch.  4. 


PRÉFACE,  XLVII 

visible  et  palpable,  pourra-t-elle  ëtreinclre 
un  objet  iuseiisible,  invisible,  impalpable  ? 
Qui  ne  voit  combien  l'instrument  est  trop 
imparfait  pour  porter  jusqu'à  Dieu  ?  La 
tliëologie  nous  enseigne  que  par  nos  con- 
naissances naturelles  nous  arrivons  à 
savoir  de  Dieu  plutôt  ce  qu'il  n'est  pas 
que  ce  qu'il  est.  C'est  une  notion  pure- 
ment négative  et  plus  qu'ipcomplète.  Pour 
atteindre  Dieu,  il  faut  à  l'homme  une  lu- 
mière venue  du  ciel  ^  et  cette  lumière, 
pour  descendre,  exige  le  renoncement  à 
celle  qui  nous  vient  par  les  sens.  «Si  l'dme 
a  prétend,  dit  encore  saint  Jean  de  la 
<(  Croix,  s'unir  parfaitement  ici-bas,  par 
«  la  grâce,  à  Celui  à  qui  elle  doit  être 
«  unie  par  la  gloire,  dans  cette  autre  vie 
«  dont  le  grand  Apôtre  nous  dit  que  l'œil 
(«  de  l'homme  n'a  rien  vu,  son  oreille  rien 
«  entendu,  ni  son  cceur  rien  compris  ; 
((  si,  dis-je,  l'âme  veut  arriver  à  cette 
«   union  par  la  grâce  et  par  l'amour  par- 


XLVIIl  PRÉFACE. 

«  fait,  il  estclair  qu'elle  doit  se  tenir  dans 
((  l'obscurité  relativement  aux  oLjels  que 
«  les  yeux  perçoivent,  que  l'oreille  en- 
ce  tend,  que  l'imagination  invente  et 
«  dont  le  cœur  s'éprend  (1).  »  La  foi  n'est 
point  une  vue  qui  nous  vienne  de  l'exté- 
rieur, elle  est  un  don  intérieur  de  Dieu. 
Elle  n'est  pas  non  plus  une  connaissance 
évidente,  mais .  voilée,  qui  met  l'âme 
dans  une  sorte  de  nuit.  Si  donc  nous  vou- 
lons nous  unir  à  Dieu  et  lui  parler  os  ad 
os^  il  faut  que  la  foi  vienne  surnaturaliser 
en  nous  l'intelligence  en  la  dépouillant  de 
tout  ce  qu'il  y  a  en  elle  d'imparfait  et  de 
sensible,  et  en  lui  communiquant  une 
force  supérieure  et  divine.  Nous  entrons 
alors  dans  la  nuée  comme  ^loïse  :  nuée 
lumineuse  et  obscure  à  la  fois  :  lumineuse 
du  côté  de  Dieu,  obscure  du  côté  de  notre 
espri  t. 

(I)  Montée  du  Cnrmel,  liv.  ii,  chap.  4. 


PRÉFACE.  XLIK 

Ainsi,  renoncemenlà  la  vie  des  passions 
d'abord,  renoncement   à  l'exercice  pure- 
ment naturel  de  l'entendement,  soit  parce 
que  Tesprit  est  incapable  de  nous  parler  de 
Dieu  dans   ses   rapports  surnaturels  avec 
nos  âmes,  soit  parce  qu'il  est  une  source 
d'enflure  et  d'attache  personnelle,  tel  est 
le  second  progrès  dans  la  voie  de  l'union. 
Une  grande  partie  du  second  livre  de  la 
Montée  du  Carmel  est  consacrée  à  prému- 
nir l'âme  contre   le  dësir  ou  la  recherche 
des  grâces  sensibles,  visions,  paroles  inte'- 
rieures,  représentations  imaginaires.  Si  le 
Saint  s'est  appliqué  à  dëprendre  Tâme  de 
tout  ce  qui  est  naturel  et  humain,  comme 
impuissant  à  saisir  Dieu,  à  le  posséder,  il 
n'est  pas  moins  jaloux  de  la  prémunir  con- 
tre l'attache  excessive  à  tout  ce  qui  vient 
d'en  haut  sous  forme  de  grâces  sensibles, 
de  visions  ou  d'apparitions.  Outre    qu'il 
n'est  pas  toujours  aisé  de  discerner  entre 
ces   impressions  sensibles  les  bonnes  des 


L  PRÉFACE. 

mauvaises,  les  vraies  des  fausses,  celles 
qui  viennent  de  l'Esprit-Saint,  et  celles 
qui  viennent  de  Tesprit  des  te'nèbres,  il 
insiste  sur  ce  principe  fondamental  que 
l'union  divine  étant  un  rapport  intime^ 
étroit,  essentiel  entre  l'àme  et  Dieu,  pur 
esprit,  rien  de  ce  qui  est  impression  sen- 
sible, même  dans  les  modifications  de 
l'âme  sous  Tinfluence  de  la  grâce,  ne  sau- 
rait être  condition  principale  de  Tunion 
poursuivie.  Il  reconnaît  l'utilité  de  ces 
faveurs  pour  réveiller  l'âme  et  la  stimu- 
ler •  mais,  docteur  expérimenté  dans  la 
conduite  des  âmes,  il  signale  surtout  les 
abus,  les  écarts,  les  périls  auxquels  elles 
sont  exposées  par  la  recherche  de  ces  dons 
extraordinaires  trop  souvent  confondus 
avec  la  sainteté.  Rare  esprit  de  sagesse  et 
de  mesure  dans  un  Saint  dont  la  vie  est 
remplie  d'extases,  de  ravissements,  des 
plus  merveilleuses  tendresses  divines.  Les 
âmes  religieuses  ainsi  que  les  directeurs 


PRÉFACE.  Ll 

ne  sauraient  trop  lire  et  méditer  des  ensei- 
gnements comme  ceux-ci  : 

((  Quant  aux  visions  ou  autres  con- 
«  naissances  surnaturelles  qui  se  présen- 
te tent  aux  sens,  en  dehors  du  concours 
«  actif  de  l'homme,  j'affirme  qu'en  tout 
«  temps,  dans  Tëtat  de  perfection,  comme 
«  dans  un  ëtat  moins  parfait,  alors  même 
«  que  ces  connaissances  et  ces  visions  sont 
«  de  Dieu,  l'âme  ne  doit  pas  y  aspirer,  ni 
«  s'y  arrêter  longtemps,  pour  deux  motifs. 
«  Premier  motif  :  ces  grâces  produisent 
«  leur  effet  passivement  en  l'âme,  sans 
«  que  celle-ci  puisse  y  mettre  obstacle, 
«  bien  qu'elle  soit  libre  d'en  repousser  le 
«  mode.  Par  conséquent  l'effet  accessoire 
«  est  compensé  éminemment,  quoique 
(c  d'une  toute  autre  manière,  par  une  com- 
te munication  plus  abondante  de  l'effet 
«  essentiel  qui  s'opère  dans  l'âme.  Il  n'y 
<(  a  aucune  trace  d'imperfection  ni  d'é- 
c(  goïsme  à  renoncer  à  ces   faveurs  avec 


LU  PRÉFACE. 

((  respect  et  liumililë  ;  c'est  plutôt  la  preuve 
«  d'un  véritable  de'sintëressement  et  d'une 
«  abnégation  parfaite  :  deux  excellentes 
«  dispositions  pour  arriver  à  Tunion  di- 
«  vine.  Second  motif:  en  agissant  ainsi, 
«  on  se  délivre  du  travail  nécessaire  pour 
«  discerner  les  visions  vraies  des  fausses, 
(f  pour  s'assurer  si  l'Ange  de  lumière  ou 
«  celui  des  ténèbres  en  est  l'agent  :  travail 
((  qui  ne  va  jamais  sans  péril,  examen 
«  superflu  où  il  n'y  a  d'autre  profit  pour 
«  l'âme  que  perte  de  temps  et  inquiétude. 
«  Cet  examen  expose  encore  Tàme  à  de 
«  nombreuses  imperfections,  entrave  sa 
a  marche  progressive,  en  ne  raffranchis- 
<(  sant  pas  des  minuties  de  ces  connaissan- 
«  ces  et  de  ces  intelligences  particulières. 
«  Si  Notre-Seigneur  n'était  pas  obligé  de 
«  se  mettre  au  niveau  de  l'âme,  jamais  il 
«  ne  lui  communiquerait  l'abondance  de 
«  son  Esprit  par  ces  canaux  si  étroits  des 
«  formes,  des  figures  et  des  connaissances 


PRÉFACE.  LUI 

«  distinctes,  à  Taide  desquelles  il  sustente 
«  râmecommeavecdepetitesmiettes(l).  »• 
Le  troisième  livre  delà  Montée  du  Car- 
mel  est  consacre  à  la  purification  de  la 
mémoire  et  de  la  volonté  qui  sont,  dans  la 
psychologie  de  saint  Jean  de  la  Croix,  avec 
l'intelligence,  les  trois  facultés  maîtresses 
de  l'àme.  Par  la  mémoire,  il  entend  sur- 
tout celte  faculté  qui  conserve  l'image 
ayant  servi  primitivement  à  former  l'idée^ 
et  que  Fesprit  se  représente  et  fait  revivre 
à  son  gré  pour  faire  du  passé  le  présent,  et 
mettre  dans  ses  jours  éphémères  et  rapides 
l'unité  et  la  stabilité.  Faculté  précieuse,  au 
sujet  de  laquelle  il  faut  rappeler  ce  que 
nousavons  dit  de  l'intelligence.  Il  s'agit  non 
d'anéantissement,  mais  de  purification. 
Lorsque  saint  Jean  de  la  Croix  parle  de  la 
nécessité  de  faire  la  nuit  dans  la  mémoire 
et  de  renoncer  à  ses  opérations,  il  n'a  garde 

(1)  Montée  du  Carmel,  liv.  ii,ch  17. 


LIV  PRÉFACE. 

de  comprendre  dans  cette  mort  le  souve- 
nir des  bienfaits  de  Dieu,  de  son  Etre  et 
de  ses  œuvres,  et  en  particulier  la  mémoire 
de  la  bienheureuse  humanité  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ. 

(t  Cette  étude,  qui  consiste  à  oublier  et 
«  à  rejeter  toutes  les  connaissances  et  les 
«  images,  dit-il,  nedoit  jamais  s'appliquer 
à  la  sainte  humanité  du  Christ.  Sans 
doute,  il  peut  arriver  dans  une  profonde 
contemplation,  et  un  très  pur  regard  de 
la  Divinité,que  l'âme  n'ait  pas  un  souve- 
nir actuel  de  cette  adorable  Humanité; 
car  Dieu  lui-même  tient  alors  dans  sa 
main  Kesprit  captivé  par  cette  connais- 
sance confuse  et  toute  surnaturelle.  Mais 
sous  aucun  rapport  il  ne  convient  de  s'é- 
tudier spécialement  à  l'oublier,  la  vue  et 
la  considération  pleine  d'amour  de  cette 
sainte  Humanité  porlant  l'âme  au  bien, 
et  lui  servant  de  moyen  pour  s'élever 
d'un  vol  rapide  jusqu'aux  plus   hauts 


PRÉFACE.  LV 

ce  sommets  de  l'union.  Il  y  a  clés  choses 
«  visibles  et  corporelles  qui  font  obstacle 
«  à  Dieu,  il  faut  les  mettre  en  oubli  ;  mais 
«  comment  pourrait-on  leur  assimiler  le 
«  Verbefaitcliair  pour  notre  Rédemption, 
«  lui  qui  est  la  voie,  la  vérité,  la  vie  et  le 
«  guide  dans  tous  les  sentiers  du  bien  (1)?  » 
Saint  Jean  ne  demande  pas  non  plus  de 
rejeter  le  souvenir  des  devoirs  de  la  vie. 
Il  veut  seulement  que  ce  souvenir  ne  nous 
séduise  pas  au  point  de  nous  y  attacher 
d'une  manière  immodérée.  Et  s'il  arrive 
parfois  que  l'ame  absorbée  en  Dieu  perde 
la  mémoire  des  obligations  pratiques  de  la 
vie,  il  se  chargera  lui-même  de  l'avertir 
et  de  l'éveiller  au  moment  opportun.  Pour 
tout  le  reste,  le  Saint,  après  avoir  rappelé 
qu'il  s'adresse  ici  non  aux  commençants, 
mais  aux  âmes  contemplatives  et  déjà 
avancées,  demande  un  oubli  complet  de 
toutes  les  impressions  qui  nous  viennent 

(1)  Montée  du  Carmel,  liv.  m,  ch.  1. 


LVI  PRÉFACE. 

des  sens,  de  l'imagination   et  de  l'esprit. 
Dieu  ne  tombe  sous  aucune  forme  et  ne  se 
laisse  embrasser  par  aucune  connaissance 
naturelle  ;d'oii  résulte  la  nécessité  de  reje- 
ter toutes  ces  réminiscences  de  la  mémoire 
et  de  l'imagination  pour  s'élever  à  l'union. 
Celte  doctrine  est  très  sublime,  il  faut 
en  convenir,  et  l'on  seraittenté  de  lui  faire 
les  objections  que  saint  Jean  de  la  Croix 
se  fait  à  lui-même  :  que  c'est  vouloir  dé- 
truire la  natuie,  arrêter  le  cours  ordinaire 
des  puissances,  faire  de  l'homme  un   être 
privé  de   mémoire,  sans  réflexion  et  im- 
propre aux  exigences  et  aux  devoirs  de  la 
vie  \  que  Dieu  ne  détruit  pas  la  nature^ 
mais  la  perfectionne.  Rien  de  tout  cela  n'é- 
tonne le  Saint,  ni  ne  l'arrête.   Sur  de  sa 
doctrine  et  de  la  parole  de  saint  Paul   qui 
affirme  que  l'âme  unie  à  Dieu  ne  forme 
avec  lui  qu'un  esprit:  qui  adhœret  DcOj 
uiius  spiritus  <?^?(1),  il  répond  Que  s'il  veut 

(i;  I  ad  Cor.,  vi,  17. 


PRÉFACE.  LVII 

faire  le  vide  daas  l'homme,  c'est  pour  y 
mettre  Dieu,  non  le  néant;  qu'il  remplace 
le  sensible  par  le  surnaturel,  la  faculté  de 
voir   et  de  se  souvenir  par  les  opérations 
de  la  foi  et  de  l'espérance,  où  Dieu  pense, 
agit  et  se  souvient  dans  l'homme.  «  Dans 
<(  rhabitude   de  l'union   qui   est  un  état 
«    surnaturel,    ajoute-t-il,  la  mémoire  et 
«  les  autres  puissances  cessent  leurs  opé- 
«  rations  propres,  et  passent  de  leur  fin 
«  naturelle  à  la  fin  de  Dieu,  qui  est  sur- 
«  naturelle.  La  mémoire  ainsi  transformée 
<(   en  Dieu  ne  garde  plus  l'empreinte  des 
«   formes  et  des  connaissances  naturelles  ; 
«  ses  opérations  et  celles  des  autres  facul- 
<x  tés   sont  alors   comme   divinisées.   Par 
«    suite    de   leur  transformation  en   lui, 
«   Dieu  exerce  sur  elles  un  empire  souve- 
«   rain,   c'est   lui-même  qui  les  meut  et 
«   les  gouverne,  au  gré  de  son  esprit  et  de 
«  son  adorable  volonté  (1).  » 

(1)  Montée  du  Carmel,  liv.  m,  ch.  1. 


LVllI  PRÉFACE. 

L'homme  spirituel, ambitieuxde  parve- 
nir àcette  ineffable  union  avec  Dieu,  devra 
donc,  s'armant  de  courage  contre  lui- 
même,  dégager  sa  mémoire  des  souvenirs 
qui  l'occupent  et  la  retiennent  dans  le 
créé,  la  dégager  même  d'anciennes  rémi- 
niscences de  grâces  surnaturelles,  telles 
que  visions,  paroles  intérieures,  car  au- 
cune de  ces  images  n'est  Dieu,  et  se  laisser 
perdre  par  la  sainte  espérance  dans  le 
bienheureux  oubli  de  tout  ce  qui  n'est 
pas  Dieu. 

Après  avoir  traité  du  dépouillement  de 
l'esprit  et  de  la  mémoire,  le  grand  mys- 
tique arrive  à  la  volonté  qu'il  creuse,  pu- 
rifie et  transforme  pour  la  rendre  apte  à 
l'acte  d'amour  ou  d'union.  Comme  la  foi 
surélève  l'intelligence,  et  Fespérance  la 
mémoire,  la  charité  enveloppe  la  volonté, 
la  pénètre  et  se  l'unit  très  intimement. 
Cette  grande  thèse  remplit  la  seconde 
partie  du  troisième  livre  à  partir  du  cha- 


PRÉFACE.  LIX 

pitre  xv^.  Malheureusement  l'auteur  s'est 
arrête  en  chemin,  et  la  démonstration 
n'est  pas  terminée.  Après  avoir  indiqué 
les  principales  affections  de  la  volonté,  qui 
sont  la  joie,  l'espérance,  la  douleur  et  la 
crainte,  saint  Jean  de  la  Croix  étudie  la 
manière  de  purifier  le  sentiment  de  la 
joie,  et  ne  va  pas  au  delà.  On  ignore  le 
motif  qui  n'a  pas  permis  au  profond  psy- 
chologue d'achever  son  travail.  Mais,  tout 
en  regrettant  cette  lacune,  les  principes  et 
la  méthode  exposés  par  Tauteur  pour  le 
dégagement  de  la  volonté  à  l'endroit  du 
sentiment  de  la  joie,  donnent  aisément  la 
clef  des  procédés  à  suivre  pour  le  redres- 
sement des  autres  sentiments  d'espérance^ 
de  d-Ouleuret  de  crainte.  Au  reste,  en  mor- 
tifiant l'une  de  ces  affections,  on  mortifie 
par  le  fait  toutes  les  autres.  «  Ces  quatre 
a  passions  sont  sœurs,  nous  dit  le  Saint,  et 
«  unies  entre  elles  par  des  liens  étroits. 
4   Là  où  l'une  se  porte  actuellement,  les 


1.x  PRÉFACE. 

<(  autres  lentlent  virtuellement;  réprimer 
<(  Tune,  c'est  affaiblir  les  autres  (1).  » 

Lorsqu'on  voit  avec  quelle  implacable 
fermeté  saint  Jean  de  la  Croix  secoue 
l'intelligence  et  la  mémoire  pour  en  faire 
tomber  les  fleurs,  les  feuilles  et  les  fruits, 
végétation  d'automne  et  d'hiver  destinée  à 
périr,  et  y  greffer  une  bouture  divine  et 
immortelle,  on  se  demande  ce  qu'il  va 
faire  de  la  volonté  ou  du  cœur.  Dans  les 
principes  d'une  telle  mystique,  on  s'attend 
bien  que  le  cœur  ne  sera  pas  plus  épargné. 
Si  c'est  lui  qui  estappeléàjouir  de  Tunion 
divine,  comment  lui  serait-il  permis  de 
s'attarder  à  aucune  affection  terrestre,  de 
s'embarrasser  dans  aucune  des  émotions 
de  crainte  ou  d'espérance,  de  joie  ou  de 
douleur,  qui  naissent  de  ces  attaches  hu- 
maines ? 

La  loi  de  charité,   exprimée  dans  ces 

(1)  Montée  du  Carmel,  liv.  m,  ch.  15. 


PRÉFACE.  LXl 

grandes  paroles  :  «  Tu  aimeras  le  Seigneur 
ton  Dieu  de  tout  ton  cœur,  de  toute  ton 
âme,  de  toutes  tes  forces  (1)  »,  sert  de  base 
à  la  doctrine  du  Saint.  Dieu  est  le  tout  de 
l'homme  :  le  tout  de  son  cœur,  comme 
de  son  intelligence  et  de  sa  mémoire. 
Que  sont  les  biens  finis  auprès  de  ce 
Bien  suprême  et  infini  ?  des  ombres 
ou  des  obstacles  ;  trop  souvent  des 
obstacles.  Plus  près  des  yeux  et  du  cœur, 

(leur  parlant  un  langage  qui  enchantait 
l'homme  à  son  premier  jour,  qui  Ten- 
chante  encore  à  toute  heure,  ils  l'em- 
L  prisonnent  dans  ce  merveilleux  palais  de 
l'univers  et  lui  font  oublier  la  patrie. 
Pour  des  esprits  mieux  avises,  ils  sont  au 
moins  des  ombres  derrière  lesquelles  se 
€ache  Dieu.  Oui,  les  cieux  racontent  la 
gloire  de  Celui  qui  a  fait  les  mondes,  et  le 
plus  petit  brin  d'herbe  sur  sa  tige  chante 


(1)  Deut.,  ch.  6,  f.  0. 


LXU  PRÉFACE. 

à  sa  manière  la  sagesse  inénarrable  de  Celui 
qui  se  joue  dans  l'infini  ment  grand  comme 
dans  l'infiniment  petit.  Mais  tandis  que 
l'homme  terrestre  s'arrête  à  l'ombre  visible 
et  palpable,  l'homme  spirituel  soulève  le 
voile  et  regarde  derrière  ;  tandis  que  le 
premier  laisse  son  cœur  s'e'prendre  de  ce 
qu'il  voit^  de  ce  qu'il  touche,  de  ce  qu'il 
entend,  et  s'ëmouvoir  pour  ces  biens 
divers  de  dësir,  d'espérance,  de  crainte 
et  d'amour  ;  le  second,  d'un  coup  d'aile 
monte  au  Soleil  invisible,  et,  le  regard  de 
l'esprit  fixe  sur  cette  Beauté  immuable 
qui  a  faim  et  soif  de  nos  âmes,  son  cœur 
se  repose  dans  l'immobile^  dans  le  parfait, 
dans  l'incommensurable  amour.  L'un  voit 
le  contingentdes  êtres  ety  rétrécitson  cœur 
avec  tout  ce  qui  est  contingent.  L'autre  en 
voit  l'absolu  et  dilate  son  âme  à  la  mesure 
de  l'absolu.  Qu'est-ce  que  la  terre  vue  des 
hauteurs  où  s'élève  notre  sublime  contem- 
platif? Comme  il  prend  en  pitié  l'homme 


PRÉFACE.  LXllI 

qui  sMmagine  voir  et  posséder  les  choses, 
parce  qu'il  les  touche  un  instant  par  le 
dehors,  oubliant  qu'à  l'heure  où  il  voudra 
les  saisir,  les  etreindre  et  en  jouir,  elles 
auront  fui,  et  qu'il  n'aura  plus  entre  les 
mains  qu'un  peu  de  poussière,  et  dans  le 
ccêur  des  larmes,  des  regrets,  des  remords 
peut-être!  Comme  il  est  fort  et  puissant 
lorsque  de  cette  cime  sublime  où  il  s'est 
élevé,  il  montre  que,  pour  connaître  les 
biens  qui  nous  entourent,  il  faut  les  voir 
non  dans  leurs  accidents  mais  dans  leur 
substance,  non  dans  le  particulier  mais 
dans  le  général,  les  abstraire  des  circons- 
tances de  temps,  de  lieux,  de  propriété 
personnelle  qui  les  rapetissent  en  nous  ré- 
trécissant le  cœur  *,  mais  que  le  cœurvrai- 
ment  large,  libre  et  riche  est  celui  qui 
voit  Dieu  dans  tous  les  êtres,  qui  aime 
comme  Dieu,  non  dans  un  coin  déterre, 
mais  d'un  pôle  à  l'autre,  et  ne  distingue 
dans  son  étreinte  ni  étrangers, ni  ennemis? 


LXIV  PRÉFACE. 

ni  parias,  mais  des  frères^  qui,  n'ayant 
rien,  possède  re'ellement  le  monde  dans 
ce  qu'il  a  de  meilleur  et  de  divin,  puis- 
qu'il est  pour  lui  ce  qu'il  est  pour  Dieu 
même. 

Il  faut  citer  une  page  de  cette  magis- 
trale démonstration,  page  d'une  simplicité 
profonde  et  sublime,  qui  nous  prend  dans 
nos  obscurités,  et  nous  emporte,  sur  l'aile 
d'un  séraphin, dans  les  régions  lumineuses 
et  paisibles  où  notre  Saint  réside. 

«  Se  détacher  des  créatures,  c'est  trou- 
«  ver  en  elles  plus  de  jouissances  et  de. 
«  satisfactions  que  si  on  y  attachait  son 
«  cœur,  avec  un  sentiment  de  propriété. 
«  Une  pareille  sollicitude  est  une  lourde 
((  chaîne  qui  tient  Fesprit  captif,  et  ne 
«  permet  pas  à  l'âme  de  prendre  libre- 
«  ment  son  essor.  Au  double  point 
(f  de  vue  naturel  et  surnaturel,  Thomme 
«  se  forme,  par  le  renoncement,  une  con- 
«  naissance  plus   précise  de  la  vérité  des 


PRÉFACE.  LXV 

"  choses   et  de  leur   valeur  intrinsèque. 

u  Voilà  pourquoi  il  en  jouit  bien  davantage 

a  que  l'homme  engage  dans  la  satisfaction 

«  d'ici-bas  ;  celui-ci  les  apprécie  selon  leur 

«  apparence    trompeuse,     celui-là   selon 

a  la  vérité  ;   l'un    les   envisage    de    leur 

ft  meilleur  côte  et  en  considère  le  fond  et 

«  la  substance,  l'autre  les  juge  d'après  ce 

a  qu'elles  ont  de  moindre  et  d'inférieur, 

a  selon  leur  côté  accessoire  et  accidentel. 

«  On  le  sait,  les  sens  ne  peuvent  pénétrer 

a  au    delà   de  l'apparence;  mais  l'esprit, 

«  purifié  du  nuage  des  formes  acciden- 

«  telles,  perce  jusqu'à  la  vérité,  car  c'est 

c(  là  son  objet.  Aussi  la  passion  de  la  joie 

«  répand-elle   comme   des  ombres  sur  le 

((  jugement,  parce    qu'il   ne  peut  exister 

«  de  jouissance  volontaire  dans  les  créa- 

a  tures,  sans   un  acte  de  propriété  volon- 

«  taire  aussi.    Au    contraire,  la  privation 

«  des  vaines  jouissances  dégage  l'âme,  et 

ce  rend    au  jugement  toute    sa  lucidité, 


LXVI  PRÉFACE. 

((  ainsi  que  Tair  redevenu  pur  et  trans- 
«  parent,  quand  les  vapeurs  qui  Tobscur- 
«  cissaient  se  sont  dissipées.  Donc  l'ab- 
«  négation  jouit  de  tout  ;  comme  si  elle 
«  possédait  tout  ;  mais  la  propriété,  par 
«  là  même  qu'elle  se  porte  sur  un  objet 
«  particulier,  se  prive  de  la  satisfaction 
«  générale  de  tous  les  autres.  Dans  le 
c(  premier  cas,  le  cœur  ayant  brisé  tous 
«  les  liens  des  créatures,  les  possède  toutes 
«  dans  une  merveilleuse  liberté,  au  dire 
a  de  saint  Paul.  Dans  le  second  cas,  la 
«  volonté  attachée  à  un  objet  créé  n'en 
«  possède  réellement  aucun  ;  de  plus,  elle 
a  est  possédée  par  eux  et  endure  les  souf- 
ft   frances  d'un  rude  esclavage  (1).  » 

On  voit  par  cet  extrait  quelle  vigueur 
de  pensée  il  y  avait  dans  celte  âme  con- 
templative. Lorsqu'on  la  croit  perdue  dans 
des  hauteurs  inaccessibles,  où  notre  esprit 

(1)  Montée  du  CarmeL  liv.  m,  ch.  19. 


PRÉFACE.  LXVII 

a  peine  à  la  suivre,  tout  d'un  coup  elle 
nous  ramène  à  nous-mêmes,  et  d'un  regard 
profond  nous  fait  pe'nëlrer  dans  les  mys- 
tères de  notre  nature,  les  met  en  pleine 
lumière  et  les  dégage  des  obscurités  plus 
ou  moins  volontaires  qui  les  enveloppent. 
Saint  Jean  de  la  Croix,  comme  presque 
tous  les  théologiens  mystiques,  est  bien 
moins  métaphysicien  que  psychologue.  Il 
recherche  plutôt  les  vérités  de  l'ordre  mo- 
ral et  pratique  que  celles  de  l'ordre  spe'cu- 
latif,  et  c'est  surtout  dans  son  ouvrage  de 
la  Montée  du  Carmel  que  se  montrent  ces 
qualités  de  son  esprit.  On  y  rencontre 
presque  à  chaque  page  des  observations 
fines,  des  analyses  très  fermes  et  très  lu- 
cides de  nos  sentiments  les  plus  voiles,  les 
plus  intimes. 

Cet  ouvrage  contient  e'galement  les  prin- 
cipes essenliels  de  la  the'ologie  mysticjue 
du  Saint.  Les  autres  écrits  n'en  sont  guère 
que   le  développement.  De  plus,  cet  ou- 


LXVIU  PRÉFACE. 

vrage  est  aussi  celui  qui  s'adresse  au  plus 
grand  nombre.  Toute  âme  avide  de  per- 
fection y  trouve  une  nourriture  solide  et 
à  sa  portée.  Les  autres  traités  supposent  de 
tels  progrès  dans  l'union  divine  qu'ils  ne 
s'adressent  qu'à  un  nombre  bien  plus  res- 
treint de  lecteurs.  Pour  ces  raisons,  nous 
nous  sommes  arrêté  plus  longuement  à 
l'étude  de  la  Montée  du  Carmel^  et  nous 
ne  ferons  guère  que  donner  une  idée  ra- 
pide et  sommaire  des  autres  traités. 

Tous  ces  ouvrages,  avons-nous  dit,  ré- 
pondent aux  trois  phases  delà  vie  mysti- 
que :  la  vie  purgative,  illuminative  et 
unitive.  Comme  la  Montée  du  Carmel  con- 
tient tous  les  procédés  du  dépouillement 
de  l'âme  dans  ses  facultés  principales, 
toutes  les  conditions  de  la  vie  purgative, 
la  Nuit  obscure  renferme  les  moyens  d'il- 
lumination surnaturelle  de  Tâme  en  pro- 
grès vers  le  Soleil  de  vérité  et  d'amour.  On 
s'étonne  moins  d'un  pareil  titre  pour  un 


PRÉFACE.  LXIX 

pareil  sujet,  lorsqu'on  sait,  avec  saint  Jean 
de  la  Croix,  que  cette  illumination  surna- 
turelle de  l'esprit  est  précédée  de  tel  les  té- 
nèbres, de  telles  souffrances,  qu'il  y  a  au- 
tant  de  nuit  que  de  lumière,  que  la  nuit 
précède  la  lumière,  en  est  la  condition  in- 
dispensable, et  surpasse  en  désolations  in- 
térieures les  plus  douloureux  crucifie- 
ments des  sens.  Aussi  saint  Jean  de  la 
Croix  la  compare-t-il  avec  raison  à  la  nuée 
lumineuse  et  obscure  qui  conduisait 
Israël  à  travers  les  sentiers  du  désert  à  la 
terre  promise,  figure  de  la  grande  patrie. 
Lorsqu'une  âme  s'est  montrée  fidèle  au 
dépouillement  intérieur  de  ses  facultés 
d'intelligence,  de  mémoire  et  de  volonté 
par  une  énergie  active,  généreuse  et  cons- 
tante. Dieu  rélève  à  un  degré  supérieur 
dans  l'union.  Ce  degré,  qui  est  celui  de  la 
contemplation,  n'est  pas  encore  immédia- 
tement la  lumière.  Il  y  a  une  nouvelle  pu- 
rification. C'est   Dieu  qui  s'en  charge,  si 


LXX  PRÉFACE. 

rame  le  laisse  libre.  L'homme  avait  agi 
jusque-là   sous  l'influence  divine  ;  Dieu 
agira    désormais    avec    l'assentiment   de 
l'homme.    Dans  cet  ëtat  passif,    Tâme  est 
purifie'e  par  un   envahissement  de   ténè- 
bres, de  sécheresses,  de  souffrances  et  d'an- 
goisses qui   va  porter   le    fer   et  le  feu  de 
l'amour  très  saint  jusque  dans  les  derniers 
replis  de    cette   pauvre   victime.   Là   où 
Thomme  ne  voyait  plus  rien  d'incompa- 
tible et  se  croyait  prêt  à  recevoir  la  visite 
tant  désirée,   Tœil  de  Dieu  a  découvert  de 
vieilles  racines  très  cachées,  très  profon- 
des, et  pendant  des  mois  et  des  années, 
profitant  de  la  liberté  que  l'âme  lui  laisse 
dans  son  domaine,  il  la  soumet  à  une  épu- 
ration  crucifiante  et  terrible.   Saint  Jean 
de  la  Croix  compare    ces   souffrances  à 
celles  du  feu   le   plus  vif,  à  celles  même 
du  purgatoire.  Aussi  ajoute-t-il,  lorsqu'une 
âme,  usant  de  ce  don  merveilleux  de  sa 
liberté,  est  assez   généreuse  pour  rendre 


PRÉFACE.  LXXl 

Dieu  absolument  le  maître  chez  elle,  l'Es- 
prit-Saint  lui  donne  une  telle  pureté  et  lu- 
cidité qu'elle  jouit  d'une  lumière  plus 
parfaite  que  certains  anges  même. 

Mais  au  prix  de  quels  crucifiements  in- 
térieurs, de  quelles  angoisses,  de  quelles 
tortures,  la  fiancée  de  Dieu  arrive-t-elle  à 
cet  éclat?  ceux-là  seuls  le  savent  qui  ont 
subi  le  martyre  de  cette  épreuve.  Saint 
Jean  de  la  Croix,  qui  en  avait  l'expérience, 
s'émeut  au  seul  souvenir  de  ces  souffran- 
ces, et,  aussi  compatissant  que  ferme, 
il  trouve  une  note  presque  attendrie 
pour  fortifier  les  âmes  soumises  à  ces 
flammes  de  la  justice  précédant  Tamour  : 
«  Qu'elles  se  consolent,  leur  dit-il, 
«  qu'elles  persévèrent  avec  patience  dans 
«  l'oraison  sans  efforts  tourmentés,  et  se 
«  confient  en  Dieu.  Jamais  il  n'abandonne 
«  ceux  qui  le  cherchent  avec  un  cœur 
(f  simple  et  droit  ^  il  ne  leur  refusera  pas 
«  le  viatique  nécessaire,  qui  doit  les  con- 


LXXII  PRÉFACE. 

«  duire  par  cette  voie  jusqu'à  la  claire  et 
et  pure  lumière  de  Tamour,  où  elles  en- 
tt  treront  après  avoir  traversé  les  obscuri- 
u  tes  de  la  seconde  nuit,  c'est-à-dire  celles 
«  de  l'esprit,  si  toutefois  elles  ont  mérité 
«  d'y  être  introduites  (1).» 

Nuit  terrible  en  efFet,  qui  consiste  dans 
le  contraste  entre  l'impuissance  humaine 
et  la  force  divine.  L'homme  spirituel  a 
tout  abandonné  ;  il  a  mortifié  ses  sens,  ses 
passions,  ses  facultés,  il  ressemble  à  un 
navire  désemparé  ;  il  n'attend  plus  le  se- 
cours que  de  Dieu,  le  secours  promis,  la 
visite  attendvie,  Tunion  désirée.  Rien. 
Dieu  est  sourd,  il  se  cache,  il  ne  répond 
pas.  La  foi  ni  Tintelligence  n'arrivent 
qu'aux  ténèbres  j  l'espérance  ni  la  mé- 
moire ne  trouvent  que  le  vide;  la  charité 
ni  le  cœur  n'habitent  qu'une  solitude 
aride  et  désolée  :  rien  du  côté  de  la  terre 


{l)Nuît  obscure^  liv.  i,  ch.  10. 


PRÉFACE.  LXXTII 

dont  l'âme  ne  veut  plus  ;  rien  du  cote  du 
ciel  qui  semble  ferme.  Et  puis,  lorsque  le 
soleil  de  la  contemplation  se  lève  enfin 
sur  ce  sol  dessèche,  enveloppe  de  ténèbres, 
lorsqu'il  y  produit  la  lumière  et  un  com- 
mencement de  chaleur,  cette  lumière  en 
tombant  dans  les  impuissances,  les  infir- 
mités, les  misères  de  l'âme  ainsi  préparée, 
lui  révèle  une  telle  disproportion  entre 
son  néant  et  l'Infini  de  Dieu,  qu'elle  en 
reçoit  je  ne  sais  quelle  immense  douleur 
qui  achève  delà  purifier  et  de  la  préparer 
à  ces  étonnantes  fiançailles. 

Courage,  ô  âme  prédestinée  ;  vous  tou- 
chez au  terme.  Ne  vous  étonnez  ni  de  la 
longueur  du  voyage,  la  distance  à  franchir 
était  celle  du  fini  à  l'infini,  de  la  terre  au 
ciel  j  ni  des  cruelles  blessures  reçues  dans 
le  combat,  Dieu  était  d'un  côté,  et  vous 
de  l'autre,  le  Dieu  très  saint,  jaloux  et  fort, 
vous,   péché,  poussière    et   néant.     Mais 

voici  Tastre  divin  qui  monte  à  l'horizon, 

c 


I.SXIV  PRÉFACE. 

voici  sa  lumière  inondant  voire  âme  dans 
ses  derniers  replis,  voici  sa  chaleur  la  pé- 
nétrant jusque  dans  ses  fibres  les  plus  in- 
times :  voici  le  repos  après  la  lutte,  voici 
\csiience  diviii^  comme  parle  saint  Denys, 
voici  lajoie  et  la  félicite  après  les  larmes 
et  les  tortures,  voici  la  vie  après   la  mort. 

Dans  cet  ëtat,  l'àrae  est  en  pleine  sécu- 
rité et  à  peu  près  invincible  ;  l'ennemi  ne 
peut  plus  rien  contre  elle,  et  saint  Jean  de 
la  Croix  estime  qu'on  n'y  arrive  pas  sans 
une  grâce  extraordinaire  et  spéciale. 

Telle  est  en  résumé  la  doctrine  de  la 
Nuit  obscure  qui  confine  de  très  près,  on 
le  voit,  à  celle  des  deux  derniers  ouvrages 
du  Saint:  Le  Cantique  spirituel  et  la  Vive 
Flamme  d'amour.  Ces  écrits  traitent  d'une 
manière  sublimede  la  transformation  d'a- 
mour et  de  l'union  de  l'âme  avec  Dieu. 

Entièrement  purifiée,  l'épouse  des  Can- 
tiques n'a  plus  qu'unacle,  une  recherche, 
une  ambition  :  voir  son  Bien-Aimé,   l'ai- 


PRÉFACE.  LXXV 

mer,  le  posséder.  Rien  de  ce  qui  est  cre'é 
ne  pouvant  lui  en  parler,  elle  désire  être 
délivrée  par  la  mort  de  cette  prison  des 
sens  qui  la  retient  captive.  Elle  languit 
d'amour  et  se  meurt  de  ne  pas  mourir. 
C'estriieure  où  Jésus,  touche  deces  ardents 
désirs  et  séduit  lui-même  par  la  beauté  de 
cette  âme,  s'unit  à  elle  dans  de  mystérieu- 
ses fiançailles.  Il  faut  lire  dans  le  Canti- 
que spirituel  les  admirables  commentai- 
res de  cette  union  merveilleuse.  Le  Saint 
en  résume  les  effets  dans  ces  quelques 
lignes  : 

((  L'âme  voit  etpossèdedans cette  divine 
«  union  une  abondance  de  richesses  ines- 
«  timables  :  elle  y  trouve  le  repos  et  le 
«  plaisir  qu'elle  désirait  ;  elle  y  reçoit  sur 
«  la  Divinité  des  lumières  merveilleuses 
«  qui  lui  révèlent  d'admirables  secrets,  et 
«  c'est  l'un  des  mets  qu'elle  savoure  le 
«  plus  délicieusement.  Elle  sent  en  Dieu 
a   une  puissance  et  une  force  terribles,  en 


LXXVI  PRÉFACE. 

«  présence  desquelles  disparaissent  toute 
«  autre  force  et  toute  autre  puissance.  Elle 
«  goûte   en  lui  une  ineffable  douceur  et 
«  des  délices  spirituelles  incomparables  ^ 
«  elle  y  trouve  la  lumière  divine  et  une 
«  parfaite  quiétude.  Elle  jouit  d'une  ma- 
«  nière  très  relevée  de  la  sagesse  de  Dieu, 
«  qui  resplendit  dans  l'harmonie  des  crëa- 
«  tures  et  dans  les  œuvres  du  Créateur  ; 
«  elle  se  sent  remplie  de  Liens,  et  à  Tabri 
«  de  tout  mal.  Mais  par-dessus  tout  elle 
«   comprendqu'ellejouitd'un amour  inap- 
(i  prëciable,  qui   fait  toute  sa  nourriture, 
«'  et  dans   lequel  elle  est  confirmée  (1).  » 
Dieu   prend  plaisir  à  orner  sa   fiancée 
des  dons  les  plus  éclatants  à   ses   yeux. 
Parce  qu'elle  lui  a  donné  toute  liberté  de 
creuser,  tailler,  retrancher,  polir  en  elle, 
il  la  récompense  par  des  présents  dignes 
de  lui.  Il  semblerait  qu'arrivée  à  ce  som- 

(1)  Cantique,  Str.  xiv. 


PRÉFACE.  LXXVII 

met  l'âme  ne  pût  monter  davantage.  Il  y 
a  cependant,  selon  notre  Saint,  un  degré 
plus  sublime  encore.  Aux  fiançailles  suc- 
cède le  mariage  spirituel.  Ce  sont  alors 
deux  natures  réunies  et  comme  fondues 
dans  un  seul  esprit,  dansun  mémeamour. 
L'àme  est  divinisée  ;  elle  est  Dieu  par  par- 
ticipation. Ce  ne  sont  plus  alors  entre 
rÉpoux  et  l'épouse  qu'échange  continuel 
de  témoignages  d'amour,  étreintes  inex- 
primables d'où  jaillissent  pour  l'àme  les 
plus  éclatantes  lumières,  les  plus  ravissan- 
tes délices.  Elle  est  inondée  du  rayon  de 
la  Sagesse  divine,  et  commence  à  goûter 
dès  ici-bas  quelque  chose  de  la  béatitude 
céleste.  Elle  n'a  plus  qu'un  pas  à  faire 
pour  voir  Dieu  face  à  face,  et  aller  con- 
sommer dans  le  ciel  le  mariage  ineffable 
commencé  sur  la  terre. 

Telle  est,  très  en  résumé,  l'idée  mère  de 
la  doctrine  de  saint  Jean  de  la  Croix  sur 
la  théologie  mystique=  Doctrine  sublime, 


LXXVriI  PRÉFACE. 

cl'uQe  puissance  incomparable,  qui  saisit 
l'ànie  attentive  et  afFaniee  de  Dieu,  l'arra- 
clie  à  la  fascination  de  tout  bien  créé  et  la 
ravit  par  sa  beauté  austère,  élevée  et  toute 
divine. 

Toute  àme  n'est  pas  propre  à  l'entendre 
et  à  la  goûter.  Il  y  faut  un  cœur  fort,  grand, 
généreux,  qui  ne  s'attarde  pas  aux  fleurs 
du  cliemin,  ambitieux  d'arriver  au  som- 
met du  Carmel,  c'est-à-dire  de  la  perfec- 
tion. Une  àme  babituée  à  cette  nourriture 
légère,  fade  et  débilitante,  délayée  dans  les 
mille  petits  opuscules  qui  inondent  les 
bibliothèques  pieuses  de  nos  jours,  sera 
vite  rebutée  parce  qu'il  y  a  d'aride,  d'aus- 
tère et  de  sec  dans  ce  pain  du  plus  pur 
froment.  Rien  ne  donne  une  idée  plus 
nette  et  plus  frappante  de  la  différence  des 
deux  époques  de  saint  Jean  de  la  Croix  et 
de  la  notre  au  point  de  vue  de  la  piété, 
que  la  comparaison  entre  les  ouvrages 
mystiques  du  xvi^  siècle,  et  en  particulier 


PRÉFACE.  LXXIX 

les  enseignements  que  sainte  Thérèse  et 
saint  Jean  de  la  Croix  adressaient  aux  âmes 
dévotes  de  leur  temj)s,  et  les  bleuetles  spi- 
rituelles les  plus  en  vogue  aujourd'hui. 
Mais,  grâce  à  Dieu,  grâce  aussi  aux  cou- 
vents du  Carmel  et  à  la  sève  religieuse, 
réapparaissant  de  toutes  parts,  il  y  a,  au 
milieu  de  cette  multitude  superlicielle 
dans  sa  dévotion,  des  âmes  en  assez  grand 
nombre,  qui  n'ont  aucun  goût  pour  cette 
piété  à  facettes,  à  émotions  sensibles,  à 
coups  de  miracles  et  de  révélations,  et  qui 
demandent,  non  à  être  amusées,  mais  éclai- 
rées, non  émues  dans  l'imagination,  mais 
nourries  du  plus  pur  enseignement  de 
l'Evangile,  des  Saints  et  des  Docteurs  mys- 
tiques. 

Ces  âmes-là  goûteront  saint  Jean  de  la 
Croix.  Elles  le  liront  avec  pro(it,avec  bon- 
heur, non  pas  peut-être  la  première  fois  j 
mais  elles  y  reviendront  à  plusieurs  repri- 
ses, comme  on   le   fait  avec   tout    auteur 


LXXX  PRÉFACE. 

favori.  Cette  lecture  est  de  celles  en  effet 
qui  demandent  à  être  faites  avec  attention, 
et  renouvelées  plus  d'une  fois,  afin  d'y 
trouver  des  lumières  nouvelles,  d'y  mieux 
voir  la  pensée  d'ensemble,  d'y  mieux  sen- 
tir le  souffle  qui  anime  les  parties  de  ce 
grand  et  divin  concert.  L'intérêt  grandit 
avec  la  lumière  ^  ce  n'est  pas  assez  :  l'àme, 
se  dégageant  d'elle-même  sous  l'influence 
de  cette  forte  doctrine,  prend  des  ailes, 
s'ëlève  avec  le  Saint  à  des  hauteurs  qu'elle 
ne  connaissait  pas,  et,  arrivée  là,  s'éprend 
d'une  véritable  passion  pour  cette  cruci- 
fiante et  sublime  mystique. 

Il  se  produit  alors  une  transformation 
lumineuse,  analogue  à  ce  qui  arrive  pour 
la  connaissance  du  Saint  lui-même.  Pour 
ceux  qui  le  connaissent  peu  ou  mal,  c'est 
une  vie  d'un  aspect  plutôt  effrayant  et 
presque  terrible  ;  c'est  un  Saint  qui  ne  se 
plaît  qu'au  milieu  des  croix  et  des  têtes  de 
mort,  et  qui  parle  un  langage  de  nature  à 


PRÉFACE,  LXXXI 

repousser  plutôt  qu'à  attirer.  Si  on  deman- 
dait ce  qu'elles  pensent  de  cette  légende 
sur  saint  Jean  de  la  Croix  à  celles  de  ses 
filles  qui  Tout  étudie  de  plus  près,  et  qui 
vivent  de  ses  exemples  et  de  sa  doctrine, 
elles  répondraient  en  souriant  que  ce  Saint 
d'aspect  si  austère  et  si  impitoyable  était 
au  fond  une  âme  très  tendre,  très  compa- 
tissante, et  que  toute  l'histoire  de  la  vie  de 
leur  Père  rend  témoignage  à  ses  vertus  de 
douceur  et  d'invincible  bonté.  Ainsi  en 
est-il  de  ses  écrits.  D'une  lecture  tout 
d'abord  difficile  et  ingrate,  peu  à  peu  le 
jour  se  fait,  la  chaleur  vient^  la  vie  pénè- 
tre partout,  on  ne  peut  plus  se  passer  de 
saint  Jean  de  la  Croix,  et  on  en  parle  à 
tout  venant,  comme  La  Fontaine  parlait 
du  prophète  Baruch.  C'estune  vraie  jouis- 
sance en  effet  dedécouvrir  la  personnalité 
dans  le  plus  impersonnel  de  tous  les  écri- 
vains mystiques.  Voyez  sainte  Thérèse, 
comme  sa  physionomie  se  reflète  dans  tout 


LXXXII  PRÉFACE. 

ce  qu^elle  écrit  !  Sans  la  clierclier  on  la 
trouve,  on  la  voit,  on  l'entend^  c'est  cette 
âme  si  belle,  si  pure,  si  humble,  si  dévo- 
rée d'amour,  qui  vit  et  palpite  sous  toute 
parole  tombée  de  la  plume  de  la  Sëraphi- 
que  Mère.  Chez  saint  Jean  delà  Croix,  il 
faut  chercher  longtemps  avant  de  trouver. 
En  apparence,  pas  un  mot,  pas  un  trait 
qui  trahisse  Tàme  qui  a  pense,  exprime', 
grave  cette  doctrine  si  sublime,  tant  elle  a 
pris  soin  de  mettre  en  pratique  elle-même 
cette  mort  absolue  qu'elle  recommande  aux 
autres.  Cependant  cherchez  bien  :  l'âme  y 
est.  A  travers  cet  enseignement  si  profond, 
si  implacable,  s'il  faut  poursuivre  le  moi 
jusque  dans  ses  derniers  retranchements, 
si  suave,  si  plein  d'altraits,  s'il  raconte 
l'ineffable  commerce  de  Dieu  avec  l'âme 
arrivée  au  sommet  de  la  contemplation,  à 
travers  cette  voix  qui  semble  venir  du  ciel 
plutôt  que  de  la  terre,  on  reconnaît  bien- 
tôt, pour  ne  plus  Toublier,  l'âme  forte  et 


PREFACE.  LXXXUl 

tendre,  qui,  après  avoir  compris  la  Croix 
à  la  suite  de  saint  Paul  et  de  tant  d'autres, 
ivre  de  souffrance  et  d'amour,  a  poussé  ce 
cri  héroïque  qui  résume  sa  vie  et  ses  œu- 
vres :  «  Seigneur,  être  méprisé  pour  vous  !  » 
Et  maintenant,  mes  très  Révérendes 
Mères,  au  nonides  âmes  qui,  grâce  à  vous 
vont  lire,  comprendre  et  goûter  saint  Jean 
de  la  Croix,  laissez-moi  vous  remercier  de 
cette  traduction  nouvelle  de  ses  OEuvres 
complètes.  C'est  un  service  éminent  rendu 
aux  esprits  pieusement  avides  des  perles 
tombées  ducceuret  delà  plume  des  Saints, 
Si  étrange  que  cela  paraisse,  nous  ne  con- 
naissons en  France  que  la  moitié  des 
ouvrages  de  saint  Jean  de  la  Croix,  et  ce 
qui  en  était  traduit  ne  pouvait  donner 
qu'une  idée  très  imparfaite  du  texte  ori- 
ginal. 

La  première  édition  complète  des  OEu- 
vres du  Saint  parut  à  Sévi  lie  en  110^2.  Jus- 
que-là, c'est-à-dire  depuis  un  siècle,  il  n'a- 


LXXXIV  PREFACE. 

vait  été  publié  que  des  fragments  détachés 
et  incomplets.  Les  traductions  françaises, 
celle  du  P.  Cyprien  de  la  Nativité,  Reli- 
gieux Carmefl  641),  et  celle  duP.  Maillard, 
Jésuite  (d695),  avaient  été  faites  sur  ces 
fragments  et  ne  pouvaient  donner  qu'une 
connaissance  plus  qu'insuffisante  de  cette 
grande  œuvre  mystique.  Plus  près  de  nous, 
il  est  vrai,  en  1865,  M.  Tabbé  Gilly  a 
publié  une  traduction  des  deux  premiers 
ouvrages  de  saint  Jean  de  la  Croix  :  la 
Montée  du  Carmel  et  la  Nuit  obscure.  C'é- 
tait un  progrès,  sans  doute  ;  mais,  outre 
que  ce  n'était  que  la  moitié  des  Œuvres 
du  Saint,  cette  traduction  offre  des  diver- 
gences si  notables  avec  l'édition  deSéville, 
qu'il  est  permis  de  se  demander  si  l'auteur 
avait  sous  les  yeux  un  exemplaire  fidèle 
du  texte  original.  Justement  jalouses  de 
combler  ces  lacunes  et  de  faire  revivre 
votre  Bienheureux  Père  dans  sa  forme 
authentique  et  primilive,  vous  avez  voulu 


PRÉFACE.  LXXXV 

puiser  à  la  seule  source  pure  et  intègre 
pour  reproduire,  la  première  fois  en 
France,  les  manuscrits  complets  de  saint 
Jean  de  la  Croix,  conserves  jusqu'à  nos 
jours  en  Espagne  et  gardés  comme  de  pré- 
cieuses reliques  par  les  Carmélites  de 
Jaen. 

Commencé  il  y  a  plus  de  dix  ans,  pour 
déférer  au  vœu  du  vénéré  Supérieur  des 
Carmélites  de  Paris,  votre  travail  a  été 
béni  de  Dieu.  Revu  à  plusieurs  reprises  et 
approuvé  avec  honneur  par  des  théolo- 
giens que  leur  science  approfondie  des 
deux  langues  rendait  juges  compétents  et 
autorisés,  il  a  reçu  enfln  la  très  haute 
approbation  que  vous  avez  placée  en  tète 
du  premier  volume  de  votre  publication. 
Je  ne  puis  mieux  clore  moi-même  ces 
pages  qu'en  rappelant  les  paroles  élogieu- 
ses  par  lesquelles  Monseigneur  Richard, 
archevêque  deLarisse  (1),  recommande  aux 

(li  Actuellement  Cardinal  Archevêque  de  Paris, 


LXXXVI  PUÉFACE. 

fidèles  votre  pieux  ouvrage  :  «  La  traduc- 
«  tion  nouvelle,  fidèle  au  texte  et  au  génie 
«  de  la  langue  espagnole,  conserve  la  pen- 
«  séeet  l'expression  même  du  Saint  au- 
«  leur,  par  la  scrupuleuse  conformité  avec 
«  l'original.  Elle  sera  non  seulement  sans 
«  (langer  pour  les  âmes  pieuses  auxquelles 
«  elle  s'adresse,  mais  encore  leur  sera,  par 
«  son  style  ëlègant  et  correct,  d'une  lec- 
«  ture  agréable,  fortifiante  et  très  propre  à 
«    lesembiaser  du  feu  de  l'amour  divin.» 

Fr.  Bernard  Chocarne, 

des  Fr. -Prêcheurs. 

Paris,  \^  octobre  iS19, 

Fête  de  sainte  Thérèse. 


L\ 


MONTÉE   DU  GARMEL 


EXPOSITION  DU   SUJET 

Les  strophes  suivantes  renferment  toute  la 
doctrine  que  je  veux  approfondir  dans  la  Montée 
du  Carmel,  comme  aussi  le  secret  de  gravir  jus- 
qu'au plus  haut  sommet  de  cette  montagne,  qui 
n'est  autre  chose  que  l'état  de  perfection  ;  état 
sublime  que  nous  définissons  dans  ce  traité  par 
l'union  de  l'âme  avec  Dieu.  Et  comme  tout  ce 
que  j'ai  à  dire  repose  sur  ces  strophes,  j'ai  voulu 
les  réunir  ici  pour  présenter  au  lecteur  dans  une 
vue  d'ensemble  la  substance  de  ce  que  je  dois 
écrire  ;  ce  qui  ne  m'empêchera  pas  de  répéter 
d'abord  chacune  d'elles  séparément,  et  ensuite 
chacun  des  vers  qui  les  composent,  selon  que  le 
demanderont  le  sujet  et  les  exigences  de  l'expo- 
sition. 


LA     MONTÉE    DU    CARMEL. 


STROPHES 


DANS  LESQUELLES  L  AME  CHANTE  L  HEUREUSE  FORTUNE 
qu'elle  A  EUE  DE  TRAVERSER  LA  NUIT  OBSCURE  DE  LA  FOI 
POUR  ARRIVER,  PAR  UN  DÉPOUILLEMENT  COMPLET  ET  UNE 
TOTALE  PURIFICATION,    A   l'uNION  AVEC    SON    BIEN-AIMÉ. 

I. 

Pendant  une  nuit  obscure 

Embrasée  d'un  amour  plein  d'anxiéle', 

Oh  !  l'heureuse  fortune  ! 

Je  sortis  sans  être  aperçue 

Alors  que  ma  demeure  était  pacificc. 

■  II. 

Pleine  d'assurance  dans  les  ténèbres, 

Je  sortis  déguisée,  par  un  escalier  secret, 

Oh  !  l'heureuse  fortune  ! 

Dans  l'obscurité  et  en  cachette, 

Alors  que  ma  demeure  était  pacifiée. 

III. 

A  la  faveur  de  cette  heureuse  nuit, 

Personne  ne  me  voyait, 

Et  moi  je  ne  regardais  rien  ; 

Je  n'avais  ni  guide  ni  lumière, 

Excepté  celle  qui  brillait  dans  mon  cœur. 

IV. 

Cette  lumière  me  guidait, 

Plus  sûrement  que  celle  du  midi, 

Au  terme  où  m'attendait 

Celui  qui  me  connaît  parfaitement  ; 

Personne  ne  paraissait  en  ce  lieu. 


STIIOPIIE. 


0  nuit  qui  m'as  conduite  ! 
0  nuit  plus  aimable  que  l'aurore  ! 
0  nuit  qui  as  si  étroitement  uni 
Le  Bien-Aimé  avec  sabien-aimée, 
Qui  as  livré  à  son  amant  Tamanle  transformée 

[en  lui. 

VI. 

Sur  mon  sein  couvert  de  fleurs, 

Dont  nul  autre  n'a  le  droit  d'approcher, 

Il  demeurait  endormi  ; 

Et  moi,  je  lui  faisais  fête. 

Et  le  rafraîchissais  avec  un  éventail  de  cèdre 

VII. 

Le  souffle  de  l'aurore 

Faisait  voltiger  ses  cheveux  ; 

De  sa  douce  main  posée  sur  mon  cou 

Je  me  sentis  blessée, 

Et  tous  mes  sens  furent  suspendus  ! 

vni. 

Le  visage  incliné  sur  le  Bien-Aimé, 

Je  restai  là  et  m'oubliai  ; 

Tout  disparut  pour  moi,  et  je  m'abandonnai. 

Laissant  toutes  mes  sollicitudes 

Perdues  au  milieu  des  lis. 


PROLOGUE 


Atin  d'expliquer  et  de  bien  faire  comprendre  la 
nuit  obscure  c|ue  doittraverser  l'âme,  avant  d'ar- 
river à  la  divine  lumière  de  la  parfaite  union 
d'amour,  dans  la  mesure  où  cela  est  possible  en 
ce  monde,  il  faudrait  une  plus  grande  expérience 
et  une  science  plus  éclairée  que  la  mienne.  Les 
âmes  bienheureuses,  appelées  à  parvenir  à  cet 
état  de  perfection,  doivent  ordinairement  affronter 
des  ténèbres  si  profondes,  subir  de  si  doulou- 
reuses souffrances  physiques  et  morales,  que 
l'intelligence  humaine  est  impuissante  à  les  com- 
prendre et  la  parole  à  les  exprimera  Celui-là  seul 
qui  a  expérimenté  ces  voies  en  aura  le  sentiment, 
sans  pouvoir  toutefois  le  définir.  En  essayant  de 
révéler  quelque  chose  de  cette  nuit  obscure  ,  je 
ne  m'en  rapporterai  ni  à  la  science  ni  à  l'expé- 
rience, qui  l'une  et  l'autre  peuvent  errer  et  faillir. 


6  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

Mais,  sans  négliger  d'emprunter  les  lumières 
qu'elles  pourront  me  fournir,  je  m'appuierai  tout 
particulièrement  sur  les  divines  Ecritures,  dont 
l'Esprit- Saint,  maître  infaillible,  est  l'inspirateur. 
Si  je  venais  à  me  tromper  sur  certains  points, 
n'ayant  pas  une  parfaite  intelligence  de  ces  ma- 
tières, je  déclare  que  mon  intention  n'est  nulle- 
ment de  m'écarter  de  la  sainte  doctrine,  et  des 
enseignements  de  notre  sainte  Mère  l'Eglise  catho- 
lique. Je  me  soumets  sans  réserve,  s'il  en  arrivait 
ainsi,  non  seulement  à  sa  lumière  et  à  son  juge- 
ment, mais  encore  à  l'appréciation  de  tous  ceux 
qui  auraient  à  donner  sur  ce  point  des  raisons 
meilleures  que  les  miennes. 

Si  je  me  suis  décidé  à  ce  travail,  ce  n'est  pas 
que  je  me  crois  capable  de  traiter  par  moi-même 
des  questions  si  sublimes  et  si  ardues  ;  mais  j'ai 
confiance  que  le  Seigneur  m'aidera  à  en  dire 
quelque  chose,  dans  l'intérêt  d'une  foule  d'âmes 
qui  en  ont  le  plus  grand  besoin.  Combien  y  en  a- 
t-il,  en  effet,  qui  commencent  à  marcher  dans  le 
chemin  de  la  vertu,  et  qui,  au  moment  où  Notre- 
Seigncur  veut  les  faire  entrer  dans  la  nuit  obs- 
cure pour  les  élever  jusqu'à  l'union  divine,  s'ar- 
rêtent court,  soit  qu'elles  redoutent  de  se  laisser 
introduire  dans  cette  voie,  soit  qu'elles  man- 
quent d'un  guide   assez   éclairé  et  assez  habile 


PROLOGUE.  7 

pour  les  faire  arriver  au  sommet  de  la  perfec- 
tion !  Quels  regrets  de  voir  un  si  grand  nombre 
d'âmes,  douées  par  le  Seigneur  des  talents  et  des 
grâces  nécessaires  pour  avancer  dans  sa  lumière, 
et  qui,  si  elles  voulaient  ranimer  leur  courage, 
parviendraient  à  cet  état  sublime,  de  les  voir, 
dis-je,  se  traîner,  dans  leurs  rapports  avec  Dieu, 
par  des  sentiers  vulgaires  !  La  volonté  ou  la 
science  leur  manque,  ou  elles  n'ont  personne 
pour  les  diriger  et  leur  apprendre  à  sortir  de 
ces  premiers  pas  de  l'enfance.  Si  néanmoins  Dieu 
leur  accorde  l'insigne  faveur  de  les  faire  progres- 
ser sans  aucun  de  ces  moyens,  iln'en  est  pas 
moins  vrai  que  ces  âmes  dépensent  infiniment  plus 
de  temps  et  de  travail  pour  arriver,  et  qu'elles 
acquièrent  moins  de  mérites,  parce  qu'elles 
n'ont  pas  répondu  au  plan  de  Dieu,  en  se  lais- 
sant introduire  par  lui  dans  la  voie  pure  et 
infaillible  de  l'union  divine.  Dieu,  il  est  vrai,  qui 
s'est  constitué  leur  guide,  n'a  besoin  d'aucun 
secours  étranger  ;  cependant,  si  ces  âmes  ne 
lui  laissent  pas  sa  liberté  d'action,  elles  font 
moins  de  chemin,  par  suite  de  leur  résistance. 
Elles  ont  aussi  moins  de  mérite,  parce  qu'elles 
ne  soumettent  pas  leur  volonté  :  ce  qui  est  pour 
elles  une  source  de  cruelles  souffrances. 

II  y  a  des  âmes  qui,  au  lieu  de  se  livrer  à  Dieu 


8  LA  MONTÉE    DU    CARMEL. 

et  de  seconder  son  opération,  l'entravent  sans 
cesse  par  leur  action  indiscrète  ou  par  leur  ré- 
sistance. Elles  ressemblent  aux  petits  enfants 
qui,  s'obstinant  à  marcher  eux-mêmes,  trépi- 
gnent et  pleurent  lorsque  leur  mère  veut  les 
porter  entre  ses.  bras;  d'où  il  résulte  qu'ils  ne 
peuvent  marcher,  ou  s'ils  marchent,  ils  ne  font 
jamais  que  des  pas  d'enfant.  Nous  enseignerons 
cette  science,  qui  consiste  à  se  laisser  conduire 
par  l'Esprit  de  Dieu,  lorsque  sa  divine  Majesté 
veut  faireparvenir  une  âme  à  une  haute  perfec- 
tion. Puis,  avec  le  secours  de  sa  grâce,  nous  don- 
nerons à  ceux  qui  commencent  et  à  ceux  qui 
sont  en  voie  de  progrès  des  règles  de  conduite 
pour  discerner  l'action  divine,  ou  du  moins  se 
laisser  guider  par  elle. 

Il  se  rencontre  des  confesseurs  et  des  pères  spi- 
rituels qui,  par  défaut  de  lumière  et  d'expérience 
dans  ces  voies,  loin  devenir  en  aide  à  ces  âmes, 
leur  causent  le  plus  grand  préjudice.  Ils  sont  sem- 
blables aux  ouvriers  de  la  tour  de  Babel,  qui,  au 
lieu  d'apporter  les  matériaux  qu'on  leur  deman- 
dait, en  présentaient  d'autres,  la  confusion  des 
langues  les  empêchant  de  se  comprendre.  Aussi 
l'édifice  ne  s'élevait-il  pas  :  Venez ^  se  disait  à  lui- 
même  le  Seigneur,  descendons  et  confondons  leur 
langage,  afin  que  l'un  n'entende  ^^as  celui  de 


PROLOGUE.  9 

Vautre...  Et  ainsi  le  Seigneur  les  dispersa  (1). 
N'est-ce  pas  une  épreuve  pénible  et  douloureuse 
pour  une  âme  de  ne  pas  se  comprendre  elle-même, 
et  de  ne  trouver  personne  qui  la  comprenne  ?  Il 
peut  arriver  que  Dieu  la  conduise  par  la  voie 
très  élevée  d'une  contemplation  pleine  d'obscu- 
rité et  de  sécheresse,  dans  laquelle  il  lui  sem- 
blera courir  à  sa  perte.  Ainsi  condamnée  à  l'obs- 
curité, à  la  souffrance,  à  des  tentations  et  à  des 
angoisses  de  tout  genre,  peut-être  rencontrera- 
t-elle  quelqu'un  qui  lui  tiendra  le  langage  des  pré- 
tendus consolateurs  du  saint  homme  Job  [2).  On 
lui  dira  :  votre  état  est  l'etfet  de  la  mélancolie, 
de  la  désolation  ou  du  tempérament,  à  mouis  que 
ce  ne  soit  une  faute  secrète  en  punition  de  laquelle 
Dieu  vous  a  abandonnée.  Dès  lors  ces  hommes  se 
croient  le  droit  déjuger  que  cette  âme  est  oa  a 
été  gravement  coupable,  puisqu'elle  éprouve  des 
peines  si  cruelles.  Enfin,  elle  en  pourra  trouver 
qui  lui  diront  :  vous  reculez  dans  le  chemin  de  la 
vertu,'  si  vous  ne  connaissez  plus  comme  autre- 
fois les  goûts  spirituels  et  les  consolations  sensi- 


(1)  Venite  igitur,  descendamus,  et  confundamus  ibi  linguam 
eorum  ut  non  audiat  unusque  vocem  proximisui.  Atque 
ita  divisiteos  Dominus.  Gen.  xi,7. 

(2)  Recordare,  obsecro  te,  quis  umquam  innocens  periLt  ?  aut 
quando  recti  deleti  sunt  ?  Job.  iv,  7. 


10  LA    MONTÉE  DU    C ARMEL. 

bles.  Ils  doublent  de  cette  sorte  le  martyre  delà 
pauvre  âme,  dont  la  souffrance  la  plus  cuisante 
est  précisément  la  connaissance  de  sa  propre  mi- 
sère :  connaissance  qui  semble  lui  découvrir  la 
multitude  de  ses  péchés  et  de  ses  défauts  dans 
une  lumière  plus  évidente  que  celle  du  grand 
jour.  Dieu  le  lui  révèle  ainsi  dans  cette  nuit 
de  contemplation,  comme  nous  le  dirons  plus  tard. 
Si  elle  traite  alors  avec  des  hommes  dont  le  ju- 
gement est  conforme  à  ses  impressions,  et  qui  lui 
affirment  que  son  état  est  le  châtiment  de  ses 
fautes,  ladétresse  et  les  angoisses  del'âme  aug- 
menteront sans  mesure,  et  seront  comparables  à 
une  agonie  pire  que  la  mort.  Ce  n'est  point  encore 
assez  pour  de  tels  confesseurs  ;  comme,  à  leur 
point  de  vue,  ces  peines  intérieures  sont  la  pu- 
nition des  péchés  commis,  ils  obHgent  les  âmes 
à  revenir  sur  leur  vie  passée,  et  ne  cessent  de 
les  crucifier  de  nouveau,  en  leur  faisant  réitérer 
d'interminables  confessions  générales.  Ils  ne  com- 
prennent pas  que  ce  n'est  plus  le  temps  de  suivre 
une  pareille  ligne  de  conduite,  mais  que  leur  rôle 
doit  être,  tout  en  les  laissant  dans  l'état  de  pu- 
rification où  Dieu  les  a  mises,  de  les  consoler  et 
de  les  encourager  à  supporter  l'épreuve  aussi 
longtemps  qu'il  plaira  au  Seigneur.  Jusque-là 
d'ailleurs,  tout  ce  qu'ils  pourront  dire  ou  faire 


PROLOGUE.  H 

pour  les  en  retirer  ne  servira  de  rien,  et  n'y  ap- 
portera aucun  remède. 

Avec  la  grâce  de  Dieu  nous  traiterons  cette 
question  plus  loin,  en  indiquant  comment  l'âme 
doit  se  comporter,  quelle  conduite  le  confesseur 
doit  tenir  à  son  égards  et  à  quels  indices  on  peut 
reconnaître  si  cette  âme  est  vraiment  dans  la 
voie  purgative  des  sens  ou  de  l'esprit.  Telle  est 
la  nuit  obscure  dont  nous  voulons  parler.  Nous 
expliquerons  encore  comment  discerner  si  cet 
état  procède  de  la  mélancolie,  ou  d'une  autre  im- 
perfection dans  les  sens  ou  dans  l'esprit.  En  effet, 
il  peut  très  bien  se  faire  que  certaines  âmes,  ou 
leurs  confesseurs,  s'imaginent  que  Dieu  les  con- 
duit par  cette  voie  de  la  nuit  obscure  de  la  puri- 
fication spirituelle^  tandis  que  cela  provient*  sim- 
plement de  quelque  imperfection  de  leur  part. 
De  même  un  grand  nombre  de  personnes  pieuses 
croient  être  dépourvues  de  l'esprit  d'oraison, 
quand  au  contraire  elles  le  possèdent  réellement; 
et  d'autres  se  figurent  en  être  admirablement 
douées,  qui  ne  le  connaissent  nullement. 

N'est-ce  pas  une  chose  digne  de  compassion  de 
voir  des  âmes  travailler  et  se  fatiguer  en  vain 
pour  retourner  sur  leurs  pas,  parce  qu'elles  font 
consister  leur  avancement  en  ce  qui,  loin  de  leur 
être  un  profit,  ne  leur  est  qu'une  entrave  .?  D'au- 

T.  II.  c*\ 


12  LA    MONTÉE    DU  CARMEL. 

ires  plus  prudentes  font  de  rapides  progrès  en 
restant  calmes  et  tranquilles.  On  en  voit  encore 
beaucoup  qui  s'embarrassent  et  s'inquiètent,  à 
l'occasion  même  des  faveurs  et  des  grâces  dont 
Dieu  les  favorise  pour  leur  avancement.  Ceux  qui 
suivent  la  voie  de  la  perfection  éprouvent  des 
impressions  différentes  de  joie,  de  peine,  d'espé- 
rance et  de  douleur,  provenant  tantôt  du  bon 
esprit,  tantôt  de  l'esprit  imparfait.  Nous  essaie- 
rons, avec  lagrâce  de  Dieu,  de  traiter  de  ces  diver- 
ses phases,  atin  que  le  lecteur  puisse  se  rendre 
compte  du  chemin  où  il  se  trouve,  et  de  la 
conduite  qu'il  doit  tenir,  s'il  a  la  prétention  de 
gravir  jusqu'au  sommet  de  la  montagne  de  la 
perfection. 

Cette  doctrine  étant  celle  de  la  nuit  obscure 
par  laquelle  l'âme  doit  aller  à  Dieu,  il  nefiuit  pas 
être  surpris  tout  d'abord  de  son  obscurité.  C'est 
seulement  au  début  de  cette  lecture  qu'il  en  sera 
ainsi,  j'aime  à  le  croire  ;  en  avançant,  le  lecteur 
comprendra  mieux  ce  qu'il  aura  déjà  lu,  parce 
que  dans  ces  matières  une  chose  explique 
l'autre.  S'il  vient  à  relire  cet  ouvrage,  je  suis  per- 
suadé que  cette  doctrine  lui  paraîtra  encore  plus 
sûre  et  plus  intelligible.  Néanmoins  quelques 
personnes  ne  la  goûteront  peut-être  pas  ;  il  fau- 
drait alors  l'attribuer  à  mon  peu  de  savoir  et  à 


PROLOGUE.  i 3 

l'imperfection  de  mon  style,  car  le  sujet  est 
excellent  en  lui-même  et  ne  laisse  pas  que  d'être 
grandement  utile.  Du  reste,  quand  même  il  serait 
traité  d'un  style  plus  soigné  et  plus  pur  que  le 
mien,  il  me  semble  qu'il  ne  serait  pas  encore 
apprécié  d'un  grand  nombre.  Je  n'ai  pas  l'inten- 
tion de  tlatter,  par  l'agrément  ou  la  saveur  du 
sujet,  les  personnes  spirituelles  qui  recherchent 
en  Dieu  les  consolations  sensibles;  mais  au  con- 
traire je  veux  enseigner  une  doctrine  substantielle 
et  solide  à  ceux  qui  consentent  à  passer  par  la 
nudité  d'esprit,  dont  il  s'agit  dans  cet  ouvrage. 
D'ailleurs  mon  but  principal  n'est  pas  de  m'adres- 
ser  à  tous,  mais  en  particulier  à  quelques  per- 
sonnes de  notre  saint  Ordre,  aux  religieux  et 
religieuses  du  Mont-Carmel,  qui  m'ont  prié  d'en- 
treprendre ce  travail.  Ayant  le  bonheur  d'être 
déjà  dépouillés  des  biens  temporels,  ils  com- 
prendront mieux  cette  doctrine  de  la  nudité 
d'esprit.  Daigne  le  Seigneur  leur  faire  la  grcâce 
de  les  introduire  au  plus  tôt  dans  le  sentier  de 
cette  montagne  ! 


LIVRE  PREMIER 


QU  APPELLE-T-ONLA.NUITOBSCURE  :  —  NECESSITE 
RIGOUREUSE  DE  LA  TRAVERSERPOUR  PARVENIR  A 
l'union  DIVINE.  —  IL  EST  PARTICULIÈREMENT 
QUESTION  DE  LA  NUIT  OBSCURE  DES  SENS  ET  DES 
PASSIONS,  ET  DES  DOMMAGES  QUI  EN  RÉSULTENT. 


CHAPITRE  PREMIER 

Exposition  de  la  première  strophe.  —  On  applique  à  la  partie 
supérieure  et  àla  partie  inférieure  les  deux  difïérentes  nuits, 
auxquelles  les  personnes  spirituelles  sont  généralement  assu- 
jetties. 

STROPHE  I. 

Pendant  une  nuit  obscure 

Embrasée  d'un  amour  plein  d'anxiété, 

Oh  !  l'heureuse  fortune  1 

Je  sortis  sans  être  aperçue, 

Alors  que  ma  demeure  était   pacifiée. 

L'âme  chante  dans  cette  strophe  son  heureuse 
fortune  et  son  bonheur  d'être  sortie  de  tout  le  créé, 
et  de  s'être  délivrée  des  appétits  désordonnés  et 


16  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

des  imperfections  qui  résident  dans  la  partie  sensi- 
livede  l'homme,  par  suite  du  dérèglement  delà 
raison.  Pour  avoir  l'intelligence  de  cette  doctrine, 
il  est  bon  de  savoir  qu'une  âme  ne  peut  parve- 
nir ordinairement  à  l'état  de  perfection  sans 
passer  par  deux  sortes  de  nuits  principales,  que 
les  maîtres  de  la  vie  spirituelle  nomment  voies 
purgatives  ou  purifications  de  lame.  Nous  les 
appelons  ici  nuits,  parce  que,  dans  l'une  et  dans 
l'autre,  l'âme  marche  poiu^  ainsi  dire  au  milieu 
d'une  nuit  obcure. 

La  première  nuit  ou  purification  se  fait  sentir 
dans  la  région  sensitive  de  l'âme  ;  on  l'expliquera 
dans  cette  strophe  et  dans  la  première  partie  de 
cet  ouvrage.  La  seconde  nuit  affecte  les  facultés 
spirituelles  ;  il  en  sera  question  dans  la  seconde 
strophe  et  dans  la  deuxième  partie,  du  moins 
quant  à  ce  qui  touche  l'opération  active  de  l'âme. 
Pour  ce  qui  regarde  son  état  passif,  nous  en 
ferons  le  sujet  du  livre  intitulé  :  la  Kuil  obscure, 

EXPLICATION  DE   LA  STROPHE. 

L'âme  témoigne  sommairement,  dans  cette 
strophe,  de  sa  joie  d'avoir  vu  tous  ses  liens  bri- 
sés par  le  Seigneur  ;  elle  dit  qu'embrasée  de  son 
amour,  elle  est  sortie  pour  ne  chercher  que  lui 


LIVRE    I.    CHAPITRE    I.  17 

pendant  une  nuit  obscure.  Cette  nuit  est  la  pri- 
vation et  la  purification  de  tous  ses  goûts  sen- 
sibles à  l'égard  des  choses  extérieures  du  monde, 
au  double  point  de  vue  des  jouissances  de  la 
chair  et  de  tout  ce  qui  flattait  sa  volonté.  Ce  tra- 
vail s'opère  par  la  purification  des  sens  ;  aussi 
l'âme  a  raison  de  dire  qu'elle  est  sortie  au  mo- 
ment où  sa  demeure,  c'est-à-dire  la  partie  sen- 
sible^  était  pacifiée  ;  à  l'heure  où  tous  ses  appétits 
étaient  calmés  et  comme  engourdis  en  elle,  et 
qu'elle-même  se  trouvait  en  repos  à  leur  endroit. 
En  elfét,  il  lui  est  impossible  d'échapper  aux 
peines  et  aux  angoisses  occasionnées  par  les  pas- 
sions, avant  que  celles-ci  ne  soient  mortes,  ou 
pour  mieux  dire  endormies. 

Ce  fat  pour  l'âme  une  heureuse  fortune  de 
sortir  «  sans  être  aperçue  »,  en  d'autres  termes 
sans  qu'aucun  instinct  de  la  chair  ou  nul  autre 
appétit  pût  l'entraver.  Elle  se  félicite  égale- 
ment d'être  sortie  la  nuit,  c'est-à-dire  lorsque 
Dieu  la  privait  de  tout  ce  qui  tient  aux  sens  ;  car 
cette  privation  était  une  nuit  pour  elle.  N'est-ce 
pas,  je  vous  le  demande,  un  vrai  bonheur  pour 
l'âme  d'avoir  été  plongée  par  la  main  du  Sei- 
gneur dans  cette  nuit,  d'où  résultent  tant  de 
biens  et  où  ses  efforts  eussent  été  incapables  de 
l'introduire?  Les  seules  forces  de  l'homme  reste- 


i8  r^A    MONTÉE    DU    CARMEL. 

ront  toujours  impuissantes  à  enlever  les  obsta- 
cles qui  entravent  l'union  de  son  cœur  avec  Dieu. 
Telle  est  en  résumé  l'explication  de  la  strophe. 
Maintenant  nous  allons  donner,  sur  chaque  vers, 
le  développement  qui  appartient  à  notre  sujet. 


CHAPITRE  II. 

Explication  de  ce  qu'est  la  nuit  obscure  par  où  l'âme  dit  avoir 
passé  pour  arriver  à  l'union  divine.  —  Quelles  en  sont  les 
causes  ? 

Pendant  une  nuit  obscure 

La  purification  qui  conduit  l'âme  à  l'union 
divine  peut  recevoir  la  dénomination  de  nuit 
pour  trois  raisons.  La  première  se  rapporte  au 
point  de  départ  ;  car,  en  renonçant  à  toutes  les 
choses  créées,  l'âme  a  dû  tout  d'abord  priver  ses 
appétits  du  goût  qu'ils  y  trouvaient.  Or  ceci  est 
indubitablement  une  nuit  pour  tous  les  sens  et 
tous  les  instincts  de  l'homme. 

La  seconde  raison  est  la  voie  même  qu'il  faut 
prendre  pour  atteindre  Tétat  bienheureux  de 
l'union.  Cette  voie  n'est  autre  que  la  foi,  nuit 
vraiment  obscure  pour  l'entendement. 

Enfin  la  troisième  raison  est  le  terme  où  l'âme 
tend.  Terme  qui  est  Dieu,  Etre  incompréhen- 
sible et  infiniment  au-dessus  de  nos  facultés,  et 
qu'on  peut  appeler  par  là  même  une  nuit  o  js- 


20  LA     MONTÉE    DU    CARMEL. 

cure  pour  Tâme  durant  son  pèlerinage  ici-bas. 

Ces  trois  nuits  à  traverser  par  l'âme  sont  figu- 
rées au  Livre  de  Tobie  par  les  trois  nuits  que,  sur 
l'ordre  de  l'Ange,  le  jeune  Tobie  laissa  écouler 
avant  de  s'unir  à  son  épouse  (1).  L'Ange  Raphaël 
lui  commanda  de  brûler  pendant  la  première  nuit 
le  foie  du  poisson,  symbole  d'un  cœur  affec- 
tionné et  a,ttaehé  aux  choses  créées.  Quiconque 
désire  s'élever  à  Dieu  doit,  dès  le  début,  purifier 
son  cœur  dans  le  feu  de  l'amour  divin  et  y  con- 
sumer tout  ce  qui  appartient  au  créé.  Cette  puri- 
fication met  en  fuite  le  démon,  qui  auparavant 
avait  puissance  sur  l'âme  pour  la  faire  adhérer 
aux  plaisirs  temporels  et  sensibles. 

L'Ange  dit  à  Tobie  que  dans  la  seconde  nuit  il 
serait  admis  en  la  compagnie  des  saints  Patriar- 
ches, qui  sont  les  Pères  de  la  foi. De  même  l'âme, 
après  avoir  traversé  la  première  nuit,  figurée  par 
la  privation  de  tout  ce  qui  fiatte  les  sens,  pénè- 
tre sans  obstacle  dans  la  seconde.  Là,  étrangère 
à  tous  les  objets  sensibles,  elle  demeure  dans  la 
solitude  et  la  nudilé  de  la  foi,  l'ayant  choisie  pour 
son  unique  guide. 

Enfin^  pendant  la  troisième  nuit  il  fut  promis  à 


(1)    Tu  autem,   cum    acceperis  eam,  ingressus  cubiculum,  per 
très  dies  continens  esto  ab  ea.  Tob.,  vi,  18. 


LIVRE    I.    CHAPITRE    II.  21 

Tobie  une  abondante  bénédiction.  Dans  le  sens 
qui  nous  occupe,  cette  bénédiction  est  Dieu  lui- 
même  qui,  à  la  faveur  de  la  seconde  nuit,  c'est-à- 
dire  de  la  foi,  se  communique  à  lame  d'une  manière 
si  secrète  et  si  intime,  que  c'est  un  autre  genre 
de  nuit  pour  elle.  Et  même  cette  dernière  com- 
munication a  lieu  dans  une  obscurité  plus  pro- 
fonde que  les  précédentes,  comme  nous  le  dirons 
dans  la  suite.  L'union  avec  l'Épouse,  c'est-à-dire 
avec  la  Sagesse  de  Dieu,  se  consomme  quand  la 
troisième  nuit  est  écoulée,  nous  voulons  dire, 
lorsque  cette  communication  de  Dieu  à  l'esprit 
est  achevée.  Aussi  longtemps  qu'elle  s'opère, 
l'âme  est  ordinairement  plongée  dans  les  plus 
épaisses  ténèbres.  C'est  pourquoi  l'Ange  enjoignit 
à  Tobie  de  s'unir  à  son  épouse  dans  la  crainte  du 
Seigneur,  après  la  troisième  nuit.  Quand  lacrainte 
est  parfaite,  l'amour  divin  l'est  aussi,  et  la  trans- 
formation de  l'âme  avec  Dieu  dans  l'amour  s'ef- 
fectue sans  retard. 

Pour  avoir  une  plus  claire  intelligence  de  ceci, 
nous  allons  expliquer  séparément  chacune  des 
trois  causes  énoncées  plus  haut  ;  mais  remarquons 
d'abord  que  ces  trois  nuits  n'en  forment  qu'une, 
divisée  en  trois  parties.  La  première  nuit,  celle 
des  sens,  est  comparée  au  crépuscule  ;  ce  mo  - 
ment  où  l'on  commence  à  ne  plus  distinguer  les 


22  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

objets  entre  eux.  La  seconde  nuit,  celle  de  lafoi^ 
est  semblable  à  la  pleine  nuit,  où  l'obscurité  est 
complète.  Enfin  la  troisième,  comparée  à  la  fin 
de  la  nuit,  que  nous  avons  dit  être  Dieu  lui-même, 
précède  immédiatement  la  lumière  du  jour. 


CHAPITRE  III. 


La  mortification  des  passions  sous  toutes  leurs  formes  est  la 
première  cause  de  cette  nuit.  —  Commencement  de  rex[ili- 
cation. 


Nous  appelons  nuit  la  privation  du  goût  que 
l'on  peut  trouver  dans  toutes  les  choses  sensibles. 
En  effet,  comme  la  nuit  est  la  privation  de  la  lu- 
mière, et  par  conséquent  de  tous  les  objets  qu'elle 
nous  fait  apercevoir  ;  comme  par  cette  privation 
la  puissance  visuelle  demeure  dans  l'obscurité, 
dénuée  de  tout  objet  :  ainsi,  on  peut  appeler  nuit 
pour  l'âme  la  mortification  des  appétits,  car  le 
retranchement  de  toutes  les  satisfactions  créées 
les  met  dans  le  vide  et  dans  l'obscurité.  La  puis- 
sance visuelle  s'exerce  au  moyen  de  la  lumière, 
et  se  nourrit  des  objets  qui  tombent  sous  sa  vue  ; 
mais  la  lumière  une  fois  éteinte,  son  action  cesse. 
De  même  l'âme  se  nourrit  et  s'entretient  par  l'at- 
trait qui  la  pousse  vers  les  choses  propres  à 
faire  jouir  ses  puissances.  En  mortifiant  cet  at- 
trait, elle  cesse  de  prendre  son  aliment  dans   les 

X.  II.  2 


24  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

satisfactions  sensibles,  et  elle  demeure,  relative- 
ment à  ses  appétits,  dans  l'obscurité  et  dans  le 
vide. 

Donnons  un  exemple  en  rapport  avec  chacun 
des  sens.  L'âme,  en  renonçant  à  ses  inclinations 
dans  les  plaisirs  qui  flattent  le  sens  de  l'ouïe, 
établit  ce  sens  dans  l'obscurité  et  le  dénûment. 
En  privant  la  vue  de  tout  ce  qui  pouvait  la  con- 
tenter, elle  la  place  dans  les  ténèbres  et  dans  le 
vide  ;  et  ainsi  des  autres  sens.  Par  conséquent 
l'âme  qui  aurait  repoussé  et  éloigné  d'elle  toutes 
les  satisfactions  créées,  en  crucifiant  à  leur  égard 
tous  ses  appétits,  serait,  pour  ainsi  dire,  plongée 
dans  une  nuit  obscure,  c'est-à-dire  dans  un  vide 
universel  par  rapport  à  tout  ce  qui  est  créé. 

La  raison  de  ceci,  selon  les  philosophes,  est  que 
l'âme,  au  moment  où  Dieu  l'unit  au  corps,  est 
semblable  à  une  table  rase  sur  laquelle  il  n'y  a 
rien  de  gravé.  Elle  n'a  aucun  moyen  naturel  d'ac- 
quérir une  connaissance  quelconque,  si  ce  n'est 
par  les  sens.  L'âme  est  donc  semblable  à  un  pri- 
sonnier retenu  dans  ua  cachot  obscur,  d'où  il 
ne  distingue  rien,  excepté  ce  qu'il  peut  entrevoir 
par  les  soupiraux  de  sa  prison.  Otez-luice  moyen, 
il  ne  verra  absolument  rien  par  ailleurs.  De  même, 
si  l'âme  ne  percevait  aucune  connaissance  par 
les  sens,  qui  sont  les  fenêtres  de  sa  prison,  elle 


LIVRE  I.    CHAPITRE    111.  25 

ne  pourrait  en  acquérir  naturellement  par  aucune 
autre  voie.    Renoncer  aux  notions  qui  viennent 
des  sens  et  les  rejeter,  c'est  évidemment  se  placer 
dans  l'obscurité  et  dans  le   vide  ;  car,  nous  le 
répétons,  la  lumière  ne  peut,  selon  les  lois  dé  la 
nature,  lui  arriver  par  un  autre   moyen.  A  la 
vérité,  l'âme  ne  saurait  s'empêcher  d'entendre, 
de  voir,  de  sentir,  de  goûter  et  de  toucher  ;  néan- 
moins, siel]e  refuse  de  faire  usage  de  ces  secours, 
elle  ne  fait  pas  plus  d'estime  de  ses  sens  et  n'en 
est  pas  plus  entravée  que  si  elle  ne  les  possédait 
pas  :  comme  celai  qui  veut  fermer  les  yeux  se 
plonge  dans  l'obscurité  et  ressemble  à  un  aveugle. 
David  dit  dans  le  même  sens  :  Je  suis  pauvre  et 
dans  les  travaux  dès  ma  jeunesse  (1).  Cependant, 
on  le  sait,  le  Roi-Prophète  était  riche  ;  mais  il  se 
nomme  pauvre,  parce  que  sa  volonté  était  dégagée 
des  richesses,  et  son  détachement  aussi  absolu 
que  s'il  eût  été  réellement  indigent.  Bien  au  con- 
traire, pauvre  en  réalité  sans  l'être  par  la  volonté, 
il  n'eût  pas  étévéritablementpauvre,  puisque  son 
âme  aurait  été  riche  en  désirs. 

Nous  avions  donc  raison  de  le  dire,  le  dénû- 
ment  est  une  nuit  pour  l'âme.  Or,  nous  n'enten- 


(t)  Pauper  snm  ego   et   in  laboribus  a   juveniute    rnca.    Ps. 
LXXXVII,  16. 


26  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

dons  pas  parler  ici  de  la  pauvreté  matérielle  qui 
ne  dépouille  pas  le  cœur  avide  des  biens  de  ce 
monde  ;  mais  nous  nous  occupons  du  dégagement  , 
intérieur  qui  le  laisse  libre  et  vide  de  tout,  au 
sein  même  de  l'opulence.  En  effet,  les  richesses 
et  les  possessions  terrestres  ne  sauraient  nuire 
par  elles-mêmes,  car  elles  ne  font  pas  partie  de 
l'âme.  Ce  qui  lui  est  nuisible,  c'est  la  volonté  et 
l'affection  qui  la  portent  vers  ces  mêmes  biens. 

Cette  première  sorte  de  nuit  concerne  la  partie 
sensitive  de  l'homme.  Nous  allons  expliquer 
maintenant  comment  il  convient  que  l'âme  sorte 
de  sa  demeure  pendant  la  nuit  obscure  des  sens, 
afin  d'arriver  à  l'union  divine. 


CHAPITRE  IV. 


Nécessité  rigoureuse  de  passer  par  la  nuit  obscure  des  sens,  qui 
est  la  mortification  des  passions,  avant  de  parvenir  à  l'union 
divine. 


Pour  atteindre  cet  état  sublime  de  l'union,  il 
est  indispensable  de  traverser  la  nuit  obscure  de 
la  mortification  des  appétits  et  du  renoncement 
à  toutes  les  jouissances  de  ce  monde.  Les  affec- 
tions qui  tendent  à  la  créature  sont  devant  Dieu 
comme  de  pures  ténèbres,  et  tant  que  l'âme  y 
est  plongée,  elle  se  rend  incapable  d'être  illumi- 
née et  revêtue  des  pures  et  simples  clartés  de  la 
Divinité.  La  lumière  est  incompatible  avec  les 
ténèbres,  comme  saint  Jean  nous  l'affirme  en 
disant  que  les  ténèbres  ne  purent  recevoir  la 
lumière  (I).  La  raison  en  est  que  deux  contrai- 
res, selon  l'enseignement  de  la  philosophie,  ne 
peuvent  subsister  à  la  fois  dans  un  même  sujet. 
Or  les  ténèbres,  qui  sont  l'attachement  aux  créa- 


(1)  Lux  in   tenebris  lucet,    et  tenebrae  eam  non  comprehende- 
runt.  s.  Joan.,  I,  5. 


28  LA    MONTÉE    DU    CAIiMEL. 

tures,  et  la  lumière,  qui  est  Dieu,  sont  contrai- 
res et  dissemblables.  C'est  la  pensée  de  saint 
Paul  écrivant  aux  Corinthiens:  Que  peut-il  y  avoir 
de  commun  entre  la  lumière  et  les  ténèbres {ly 

Aussi  l'âme  n'est  pas  apte  à  recevoir  la  lumière 
de  l'union  divine,  si  elle  ne  commence  par  reje- 
ter loin  d'elle  toutes  ses  affections.  Et  pour  don- 
ner plus  d'évidence  à  cette  doctrine,  il  est  bon 
de  faire  remarquer  que  l'aflfection  de  l'âme  pour 
la  créature  l'assimile  à  cette  même  créature. 
Plus  cette  affection  est  grande,  plus  la  ressem- 
blance grandit  aussi.  Le  propre  de  l'amour,  est 
de  faire  celui  qui  aime,  semblable  à  celui  qui  est 
aimé. 

David,  parlant  de  ceux  qui  plaçaient  leur  amour 
dans  leurs  idoles,  dit  à  cette  occasion  :  Que  ceux 
qui  les  font  leur  deviennent  semblables,  avec  tous 
ceux  qui  mettent  en  ellesleur  confiance  (2).  Celui- 
là.  donc  qui  aime  une  créature  s'abaisse  au  niveau 
de  cette  créature,  et  descend  pour  ainsi  dire 
plus  bas.  Non  seulement  l'amour  égalise  les 
rangs,  mais  encore  il  assujettit  l'amant  à  l'objet 
de  son  amour.  Quand  l'âme  aime  quelque  chose 


(1)  Quai  societas  luci  ad  tenebras  ?  II  ad  Cor.  VI,  M. 

(2)  Similes  illis  fiant  qui  faciunt  ea,  et  omnes  qui  confidunt  io 
ei3.  Ps.  cxill,  8. 


LIVRE    1.    CHAPITRE    IV.  29 

en  dehors  de  Dieu,  elle  se  rend  par  là  même  in- 
capable d'être  transformée  en  Dieu,  et  purement 
unie  à  lui.  La  bassesse  de  la  créature  est  iniîni- 
noent  plus  éloignée  de  la  souveraineté  du  Créa- 
teur que  les  ténèbres  ne  le  sont  de  la  lumière. 
Toutes  les  choses  de  la  terre  ou  du  ciel  compa- 
rées à  Dieu  ne  sont  rien,  comme  le  dit  Jérémie  : 
J'airega^^dé  la  terre,  c'était  un  videetun  néant; 
j'ai  considéré  les  deux,  et  ils  étaient  sans  lu- 
mière (l).  En  disant:  J'ai  trouvé  la  terre  vide,  il 
donne  à  entendre  que  toutes  les  créatures  et  la 
terre  elle-même  ne  sont  rien.  En  ajoutant  :  J'ai 
contemplé  le  ciel  et  je  n'y  ai  vu  aucune  lumière, 
il  veut  dire  que  toutes  les  splendeurs  célestes 
comparées  à  Dieu  sont  de  pures  ténèbres. 

Dès  lors  que  toutes  les  créatures  ne  sont  rien, 
les  inclinations  qui  nous  portent  vers  elles  sont 
moins  que  rien,  nous  pouvons  l'aftirmer,  puisque 
elles  sont  une  entrave  pour  l'âme,  et  la  privent  du 
bienfait  de  la  transformation  en  Dieu.  De  même, 
les  ténèbres  ne  sont  rien  et  moins  que  rien,  car 
elles  sont  la  privation  de  la  lumière.  L'aveugle, 
plongé  dans  l'obscurité,  ne  comprend  rien  à  la 
lumière  :  ainsi  l'âme  qui  met  son  affection  dans 


}      (1)  Aspexi  terram,  et  ecce  vacua  erat,  et  nihil  ;  et  cœlos,  et 
Qon  erat  lux  in  eis.  Jer.,  iv,  23. 


30  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

la  créature  n'aura  pas  l'iatelligence  des  choses 
divines  et  demeurera  ensevelie  dans  cette  igno- 
rance. Jusqu'à  son  entière  purification,  elle  ne 
pourra  posséder  Dieu  ici-bas  par  la  pure  trans- 
formation de  l'amour,  ni  là-haut  dans  la  claire 
vision. 

Pour  donner  plus  de  jour  à  cette  doctrine,  en- 
trons dans  quelques  détails.  Tout  l'être  des  créa- 
tures comparé  à  l'Etre  infini  de  Dieu  n'est  rien. 
D'où  il  résulte  que  l'âme  dont  les  affections  se 
dirigent  vers  le  créé  est  un  pur  néant  devant  lui, 
et,  j'ose  le  dire,  moins  que  le  néant,  puisque 
l'amour  assimile,  rend  égal  à  l'objet  aimé  et 
fait  même  descendre  plus  bas  celui  qui  aime. 
Cette  âme  si  affectionnée  aux  créatures  ne  pourra 
donc  en  aucune  manière  s'unir  à  l'Être  infini  de 
Dieu,  parce  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  convenance 
entre  ce  qui  n'est  pas  et  ce  qui  est. 

Toute  la  beauté  des  créatures  comparée  à 
l'infinie  beauté  de  Dieu  n'est  qu'une  souveraine 
laideur,  selon  le  sentiment  de  Salomon  dans  les 
Proverbes  :  La  grâce  est  trom'peuse  et  la  beau  tè  est 
vaine  (1).  C'est  ainsi  que  l'âme  captivée  parles 
charmes  d'une  créature  quelconque  participe 
devant  Dieu  à  la  laideur  de  celle-ci,  et  ne  peut 

(1)  Fallax  gratia  et  vana  est  pulchritudo.  Prov.,  xxxi,  30. 


LIVRE    I.     —    CHAPITRE     IV.  31 

aucunement  se  transformer  en  la  vraie  beauté, 
qui  est  Dieu.  La  laideur  est  de  tout  point  incom- 
patible avec  la  beauté. 

Comparés  aux  perfections  de  Dieu,  toutes  les 
grâces  et  tous  les  attraits  enchanteurs  des  créa- 
tures sont  ditFormes  et  insipides.  L'âme  subjuguée 
par  leurs  charmes  et  leurs  agréments  devient 
elle-même  disgracieuse  et  désagréable  aux  yeux 
de  Dieu  ;  elle  est  donc  incapable  de  s'unir  à  sa 
ravissante  beauté.  La  difformité  n'est-elle  pas 
séparée  par  une  immense  distance  de  Celui  qui 
est  l'éternelle  beauté  ! 

Toute  l'excellence  des  créatures  mise  en  paral- 
lèle de  la  bonté  infinie  de  Dieu  paraît  plutôt 
malice  que  bonté.  Personne  n'est  bon  si  ce  nest 
Dieu  (1).  L'âme,  en  attachant  son  cœur  aux  biens 
de  ce  monde,  devient  vicieuse  aux  regards  du 
souverain  Juge,  et  comme  la  malice  ne  peut  pas 
entrer  en  communion  avec  la  bonté,  ainsi  cette 
âme  ne  pourra  s'unir  parfaitement  au  Seigneur, 
qui  est  la  bonté  par  essence. 

Toute  la  sagesse  du  monde,  toute  l'habileté 
humaine  comparées  à  la  sagesse  infinie  de  Dieu 
sont  une  suprême  et  pure  ignorance.  Saint  Paul 
l'enseigne  aux  Corinthiens  :  La  sagesse  du  monde 

(1)  Hemo  bonus,  nisi  eolus  Deus.  S.  Luc,  xviii,  19. 


32  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

est  une  folie  devant  Dieu  (1).  L'âme  qui  s  appuie 
sur  sa  science  et  sur  ses  propres  forces  pour  par- 
venir à  l'union  avec  la  sagesse  divine,  est  complè- 
tement ignorante  en  sa  présence.  Elle  sera  tou- 
jours fort  éloignée  de  la  véritable- sagesse,  dont 
l'ignoranceestrextrêmeopposé.  Quelle  n'est  donc 
pas  aux  jeux  de  Dieu  la  folie  de  ceux  qui  s'esti- 
ment savants!  L'Apôtre, en  parlantde  ces  hommes, 
a  eu  raison  dédire  aux  Romains  :  Ils  sont  devenus 
fous  en  s'atlribuant  lenomdesages  {2).  Ceux-là 
seuls  possèdent  la  sagesse  divine  qui,  semblables 
aux  enfants  et  aux  ignorants,  renoncent  à  leur 
science  pour  avancer  avec  amour  dans  le  service 
divin.  Saint  Paul  nous  apprend  encore  cette  sorte 
de  sagesse  en  disant  :  Que  nul  ne  se  trompe  soi- 
même.  Si  quelqu'un  d'entre  vous  pense  être  sage 
selon  le  monde^    qu'il  devienne  fou  pour  êlre 
sage;  car  la  sagesse  du  monde  est  folie  devant 
Dieu  (3).  Par  conséquent  l'âme  s'unira  à  la  sa- 
gesse divine  bien  plutôt  par  le  non-savoir  que 
par  la  science. 

Toute  la  puissance  et  toute  la  liberté  du  monde, 


(1)  Sapientia  enim  hnjug  mundi  stultitia  est  apud  Deum. 
I  ad  Cor.,  m,  19. 

(2)  Dicentesenim  ee  esse sapientes,  stultifacti  sunt.  Rom.,  I,  22. 

(3)  Nemo  se  seducat.  Si  quii  videtur  int^r  vos  sapiens  esse  ia 
hoc  sasculo,  8tultu8  fiât  ut  sit  lapiens.  Sapientia  enim  hujus 
mundi  stultitia  est  apud  Deum.  I  ad  Cor.,  m,  18,  19. 


LIVRE  T.    CHAPITRE    IV.  33 

comparées  avec  la  souveraineté  et  l'indépendance 
de  l'esprit  de  Dieu,  sont  une  complète  servitude, 
une  véritable  angoisse  et  une  réelle  captivité. 
L'âme  éprise  des  grandeurs  et  des  dignités,  ou 
trop  jalouse  de  la  liberté  de  ses  convoitises,  est 
comme  liée  devant  Dieu,  qui  la  traite  non  plus 
en  enfant  libre,  mais  en  esclave  captive  de  ses 
passions.  Elle  n'a  pas  voulu  se  conformer  au  pré- 
cepte de  l'Evangile  :  Celui  qui  veut  être  le  plus 
grand  doit  se  faire  le  plus  petit.  La  véritable  li- 
berté de  l'esprit,  fruit  de  l'union  divine,  ne  sera 
doncjamais  le  partage  de  cette  âme  esclave  de  ses 
désirs.  La  servitude  est  incompatible  avec  la 
liberté  dont  jouit  le  cœur  libre,  qui  est  celui  de 
l'enfant  légitime.  C'est  en  ce  sens  que  Sara  dit  à 
Abraham,  son  époux,  de  chasser  hors  de  la  mai- 
son l'esclave  et  son  enfant  :  Chasse  celle  servante 
et  son  fils,  car  le  fils  de  la  servante  ne  peut  pas 
partager  Vhèritage  avec  mon  fils  Isaac  (1). 

Que  sont  les  délices  et  les  douceurs  que-  la 
volonté  savoure  dans  les  choses  de  la  terre,  si  on 
les  compare  aux  joies  et  aux  délices  de  l'union 
divine  ?  Rien  que  peines,  tourments  et  amertu- 
mes. Ainsi,  celui  qui  attache  son  cœur  aux  plai- 


(l)Ejice  ancillamhancetfilium  e3as;non  enim  erit  hseres  filins 
ancillpe  cum  filio  meo  Isaac.  Gen.,  xxi,  10, 


34  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

sirs  d'ici-bas  est  justement  condamné  par  le 
Seigneur  aux  remords  et  à  la  souffrance  ;  jamais 
il  ne  pourra  goûter  les  suavités  d'une  intime  con- 
formité avec  Dieu. 

Toute  la  gloire  et  toutes  les  richesses  des  créa- 
tures, comparées  aux  trésors  inépuisables  du 
Tout-Puissant,  ne  sont  que  profonde  misère  et 
extrême  pauvreté.  L'âme  affectionnée  à  la  posses- 
sion des  choses  terrestres  est  souverainement 
pauvre  et  misérable  devant  Dieu.  Elle  ne  par- 
viendra jamais  au  bienheureux  état  de  la  gloire, 
c'est-à-dire  à  la  transformation  en  Dieu;  car  une 
distance  infinie  sépare  la  misère  et  l'indigence 
de  Celui  qui  est  la  richesse  et  la  puissance  même. 
La  Sagesse  divine  se  plaignant  des  âmes  qui  sont 
tombées  dans  la  laideur,  la  vilenie,  la  misère  et 
la  pauvreté,  par  suite  de  l'affection  qu'elles  por- 
taient à  ce  qui  est  élevé,  grand  et  beau  selon  l'ap- 
préciation du  monde,  leur  parle  ainsi  dans  les 
Proverbes  :  OJiommes^jecrieversvousetmavoix 
s^ adresse  aux  fils  des  hommes,  apprenez,  petits 
enfants^  ce  quest  la  sagesse,  et  vous.,  insensés, 
faites  attention.  Ecoutez  parce   que  c'est    de 

grandes  choses  que  je  vais  parler Ar^ec  moi 

sont  les  richesses  et  la  gloire,  la  magnificence 
et  la  justice.  Le  fruit  que  je  porte  vaut  mieux 
que   Vor    et  les  pierres  précieuses^    et  ce  que 


LIVRE    I.    CHAPITRE    IV.  3j 

f  engendre  est  meilleur  que  l' argent  le  plus  pio\ 
Je  marche  dans  les  voies  de  la  justice,  au  milieu 
des  sentiers  de  la  prudence,  pour  enrichir  ceux 
qui  m'aiment  et  pour  remplir  leurs  trésors [\). 
La  divine  Sagesse  s'adresse  ici  à  tous  ceux  qui 
mettent  leur  cœur  et  leur  affection  dans  les  créa- 
tures. Elle  les  appelle  de  petits  enfants  parce  qu'ils 
se  rendent  semblables  à  l'objet  de  leur  amour,  qui 
est  petit.  Elle  les  invite  à  approfondir  ses  secrets 
et  à  considérer  que  son  action  s'applique  aux 
grandes  choses,  mais  non  pas  aux  petites  comme 
la  leur.  C'est  avec  elle  et  en  elle  que  se  trouvent 
la  gloire  et  les  vraies  richesses  qu'ils  souhaitent, 
et  non  pas  là  où  ils  les  supposent.  La  magniti- 
cence  et  la  justice  lui  sont  inhérentes,  et  elle 
exhorte  les  hommes  à  réfléchir  sur  la  supériorité 
de  ses  biens  en  regard  de  ceux  du  monde,  qui  leur 
paraissaient  grands  et  équitables.  Elle  leur  dit, 
d'estimer  le  fruit  qu'ils  en  recueilleront  préfé- 
rable à  l'or  et  aux  pierres  précieuses  ;  enfin,  d'ap- 
précier ses  effets  au-dessus  de  l'argent  le  plus  pur, 


(1).  0  viri,  ad  vos  clamito,  et  vox  mea  ad  filios  hominum. 
Intelligite,  parvuli,  astutiam,  et  insipientes,  animadvertite. 
Audite  quoniam  de  rébus  magnis  locutura  sum...  Mecum  sunt 
divitiîe  et  gloria,  opes  superbse  et  justitia.  Melior  est  enim 
fructus  meus  auro  et  lapide  pretioso  et  genimina  mea  argento 
electo.  In  viis  justitiae  arabulo,  in  medio  semitarum  judicii,  ut 
ditem  diligentes  me  et  thesauros  eorum  repleam.  Pror.,  Vlli,  4, 
5,  6,  18, 19,  20,  21. 


36  LA    MONTÉE     DU    CARMEL. 

objet  de  leur  convoitise;  on  entend  par  l'argent 
le  plus  pur  tous  les  genres  d'affection  possible 
en  cette  vie. 


CHAPITRE  V. 

Suite  du  m?me  sujet. —  Preuves  tirées  de  l'autorité  et  des  figu- 
res delà  suinte  Ecriture  pour  démoutrer  combien  il  est  néces- 
saire d'aller  à  Dieu  par  le  moyen  de  cette  nuit  obscure  de  la 
mortilicatiou  des  sens. 

On  connaît  maintenant  quel  est  l'abîme  qui 
sépare  les  créatures  du  Créateur,  et  comment  les 
âmes  qui  veulent  mettre  en  celles-ci  leur  affec- 
tion se  trouvent  d'autant  éloignées  de  Dieu. 
Saint  Augustin  avait  bien  compris  cette  vérité 
lorsqu'il  disait  au  Seigneur  dans  ses  Soliloques  : 
«  Misérable  que  je  suis  !  Quand  donc  ma  peti- 
«  tesse  et  mon  imperfection  pourront-elles  s'ac- 
«  corder  avec  votre  droiture  ?  Seigneur,  vous  ché- 
«  rissez  la  solitude,  et  moi  je  me  plais  au  milieu 
«  du  tumulte;  vous  aimez  le  silence,  et  moi  le 
«  bruit;  vous  êtes  la  pureté  même,  jene  suis  que 
«  corruption.  Que  vous  dirai-je  de  plus,  Seigneur? 
«  Vous  êtes  véritablement  bon,  et  moi  je  suis  tnau- 
«  vais;  vous  êtes  miséricordieux, et  moi  impie; 
«  vous  êtes  saint,  moi  misérable  ;  vous  êtes  juste, 
a  moi   injuste;  vous  êtes  la  lumière,  et  je  suis 


SS  LA    MONTÉE    DU    CAEMEL. 

«  aveugle  ;  vous  êtes  la  vie,  et  moi  la  mort  ;  vous 
«  êtes  le  remède,  moi  le  malade  ;  vous  êtes  la 
«  souveraine  vérité  ,  et  je  ne  suis  que  va- 
«  nité  (1).  »  Le  saint  Docteur  tenait  ce  langage 
au  souvenir  des  attraits  qui  l'avaientincliné  vers  la 
créature. 

C'est  donc  une  grande  ignorance  de  la  part  de 
l'âme  d'oser  aspirer  à  ce  degré  si  élevé  de  l'u- 
nion avec  Dieu,  avant  d'avoir  dégagé  sa  volonté 
des  biens  naturels  et  surnaturels  auxquels  l'a- 
mour-propre  pouvait  l'attacher.  La  distance  n'est- 
elle  pas  incommensurable  entre  ces  choses  et  le 
don  que  l'on  reçoit  dans  l'état  de  pure  transfor- 
mation en  Dieu  ?  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
nous  l'enseigne  par  saint  Luc  :  Quiconque  ne  re- 
nonce pas  à  tout  ce  qu'il  possède  ne  peut  être 
mon  disciple  (2).  Vérité  évidente,  puisque  la  doc- 
trine que  le  Fils  de  Dieu  est  venu  apprendre  au 
monde   est  précisément  celle  du  mépris  de  tout 


(1)  Miser  ego  1  quando  poterit  obliquitas  mea  tuse  rec- 
titudini  adEequari  î  Tu,  Domine,  diligis  solitudinem,  ego 
multitudinera  ;  tu  silentium,  ego  clamorem  ;  tu  veritatem, 
ego  vanitatem;  tu  munditiam,  ego  immuuditiam  sequor.  Quid 
plura,  Domine  ?  Tu  vers  bonus,  ego  malus  ;  tu  pius,  ego  im- 
pius  ;  tu  sanctus,  ego  miser;  tu  justus,  ego  injustus  ;  tu  lux, 
ego  csecus;  tu  vita,  ego  mortuus  ;  tu  medicina,  ego  œger  ; 
tu  gaudium,  ego  tristitia  ;  tu  summa  veritas,  ego  universa  va- 
nitas.  Migne,  Patr.  Lat.,  tom.  XL,  pag.  866,  cap.  Il, 

^2^  Qui  non  renuntiat  omnibus  quae  possidet,  non  potest  meus 
esse  discipulus.  S.  Luc.,xiv,  33. 


LivnE  1.  —  cnAPiTUE  V.  39 

ce  qui  est  créé,  afin  de  nous  rendre  capables  de 
recevoir  le  don  de  l'Esprit  de  Dieu,  par  une  en- 
tière transformation,  dont  l'âme  encore  captivée 
parées  faux  biens  se  rend  indigne. 

Nous  trouvons  une  figure  de  cette  vérité  au 
livre  de  l'Exode,  où  nous  lisons  que  la  farine  ap- 
portée d'Egypte  par  les  enfants  d'Israël  venant 
à  leur  faire  défaut,  la  divine  Majesté  leur  envoya 
la  manne  du  ciel  (1).  Le  Seigneur  nous  apprend 
ainsi   à  renoncer  en    premier  lieu  à  toutes  les 
choses  créées^  parce  que  l'aliment  des  Anges  ne  se 
donne  pas  à  l'âme  qui  veut   chercher  une  cer- 
taine satisfaction  dans  la  nourriture  qui  lui  vient 
des  hommes.  Non  seulement  l'âme,  dontl'atfec- 
tionse  nourrit  ainsi  des  biens  qui  lui  sont  étran- 
gers, se  rend  incapable  de  goûter  la  suavité  de 
l'Esprit  de  Dieu,  mais  elle  le  contriste encore  sou- 
verainement. Tout  en  prétendant  se  rassasier  de 
la  nourriture    spirituelle,   elle    ne  se   contente 
pas  de  Dieu  seul,  mais  veut  en  outre  conserver 
le  goût  et    l'affection  des   choses  de  la  terre. 
La  sainte  Écriture  nous  en  fournit  la  preuve  dans 
ces  paroles  :  Qui  nous  donnera  de  lachairàman- 
ger  (2)  ?  Les  Israélites,  peu  satisfaitsde  la  manne. 


(4)  Ecce  ego  pluam  vobis  panem  de  cœlo.  Exod.,xvi  4. 
(2"i  Quis  dabit  nobis  ad  TCBcendum  carnes?  Num.,  xi,  4. 


40  LA    MONTÉE     DU    CARMEL. 

cette  nourriture  si  simple,  se  mirent  à  désirer 
et  à  demander  de  la  chair.  Or,  le  Seigneur  s'ir- 
rita profondément  contre  ceux  qui  voulaient 
ainsi  allier  un  aliment  vil  et  grossier  avec  une 
nourriture  toute  céleste,  dont  la  simplicité  même 
renfermait  la  saveur  de  tous  les  aliments.  Aussi 
David  nous  dit-il  que  ces  viandes  étaient  encore 
dans  leur  bouche,  lorsquela  colère  de  Dieu  éclata 
sureux^et  le  feu  du  ciel  en  consumaplusieur  s  mil- 
liers {\).  Si  violente  fut  l'indignation  du  Seigneur 
en  les  voyant  désirer^  une  grossière  nourriture, 
alors  qu'il  leur  en  distribuait  une  qui  venait  du 
cielmême!  Ah!  siles  âmesadonnéesàlaspiritua- 
lité  considéraient  l'abondance  des  faveurs  et  des 
biens  spirituels  dont  elles  se  privent,  en  refu- 
santdedégager  entièrementleur  volonté  des  baga- 
telles de  ce  monde  !  comme  elles  trouveraient 
dans  cette  simple  nourriture  de  l'esprit  le 
goût  de  toutes  les  meilleures  choses,  si  elles 
ne  cherchaient  pas  à  en  savourer  d'autres  ! 
Hélas  !  par  leur  persistance  à  ne  pas  vouloir 
s'en  contenter,  elles  se  rendent  indignes  d'en 
apprécier  la  délicatesse  !  Les  Israélites  ne 
découvrirent  pas /^^Ulî^^i^rs  variées   que  ren- 

(1)  Adhuc  escse  erant  in  ore  ipsorura,  et  ira  Dei  ascendit 
super  eos  et  occidit  p^agues  eorum,  e^-L^ectos  Israël  impedivit. 
Ps.  LXXVII,  30.  V'\^     .^X/ 

■f 


LIVRE     1.    CHAPITRE  V.  41 

fermait  la  manne.  Toutefois,  s'ils  ne  trouvèrent 
pas  en  elle  la  force  et  le  goût  conformes  à  leurs 
désirs,  ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle  en  fût  dé- 
pourvue, mais  le  vrai  motif,  c'est  qu'ils  ne 
concentrèrent  pas  leurs  désirs  en  cette  seule 
nourriture. 

Celui  dont  l'amour  se  partage  entre  la  créature 
et  le  Créateur  témoigne  son  peu  d'estime  pour 
Celui-ci  ;  il  ose  mettre  dans  la  même  balance 
Dieu  et  un  objet  qui  en  est  infiniment  éloigné. 
On  sait  par  expérience  que  la  volonté,  lorsqu'elle 
s'affeciionne  à  un  objet,  le  préfère  à  tout  autre 
qui  serait  meilleur  en  soi,  mais  satisferait 
moins  son  goût.  Si  elle  veut  jouir  de  l'un 
et  de  l'autre  à  la  fois,  elle  fera  nécessairement 
.  injure  à  celui  des  deux  qui  est  supérieur,  par 
l'inique  égalité  qu'elle  établit  entre  eux.  Or, 
comme  rien  sur  la  terre  ne  peut  se  comparera 
Dieu,  l'âme  lui  fait  injure  quand,  avec  lui,  elle 
aime  autre  chose  et  s'y  attache.  Que  sera-ce  donc 
si  elle  vient  à  aimer  cet  objet  plus  que  Dieu  ? 

Nous  voyons  au  livre  de  l'Exode  un  exemple 
qui  vient  à  l'appui  de  notre  sujet.  Lorsque  Dieu 
commanda  à  Moïse  de  monter  sur  la  montagne 
de  Sinaïpour  converser  avec  lui,  non  seulement 
il  lui  ordonna  d'y  venir  seul  et  de  laisser  au  bas 
les  enfants  d'Israël,  mais  il  lui  défendit  de  faire 


42  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

paître  les  troupeaux  en  vue  de  la  montagne  (1). 
Apprenons  par  là  que  l'âme  désireuse  de 
gravir  la  montag-ne  de  la  perfection  pour  entrer 
en  communication  avec  le  Seigneur  doit  renoncer 
premièrement  à  tous  les  biens  de  la  terre,  puis 
ensuite  à  toutes  ses  inclinations,  que  l'on  com- 
pare ici  aux  animaux.  Elle  ne  doit  pas  leur  per- 
mettre devenir  paître  en  vue  de  la  montagne, 
c'est-à-dire  parmi  les  choses  qui  ne  sont  pas  ex- 
clusivement celles  de  Dieu,  en  qui  seul  les  désirs 
trouvent  leur  rassasiement,  alors  que  l'état  de 
perfection  est  consommé. 

Pendant  l'ascension  de  cette  montagne,  il  est 
d'une  nécessité  rigoureuse  de  réprimer  par  un 
soin  incessant  toutes  les  mauvaises  tendances  de 
la  nature.  Plus  l'âme  sera  courageuse  à  s'en  dé- 
faire, plus  tôt  elle  arrivera  à  son  but,  et  tant  qu'elle 
les  laissera  subsister,  en  vain  prétendra-t-elle 
atteindre  au  sommet.  Elle  aura  beau  d'ailleurs 
se  livrer  à  l'exercice  des  vertus,  il  lui  sera  impos- 
sible de  les  acquérir  dans  leur  perfection,  qui 
consiste  exclusivement  dans  le  vide,  le  dépouille- 
ment et  la  purification  complète  de  tous  les  désirs 
imparfaits. 

(1)  Stabisque  mecum  super  verticem  montis,  nullus  ascendat  te- 
cuin,nec  videatur  quispiam  per  lotura  montem  ;  boves  quoque  et 
oves  non  pascanturé contra.  Exod.,   xxxiv,  2. 


LIVRE    T. CHAPITRE    V.  43 

On  lit  dans  la  Genèse  que  le  patriarche  Jacob, 
voulant  monter  sur  le  mont  Béthel,  pour  y  élever 
un  autel  au  Tout-Puissant  et  lui  offrir  des  sacri- 
fices, recommanda  trois  choses  à  tous  les  gens  de 
sa  maison.  La  première,  de  rejeter  loin  d'eux  tous 
les  dieux  étrangers  ;  la  seconde,  de  se  purifier; 
et  la  troisième,  de  changer  leurs  vêtements  (1). 
Ces  trois  dispositions  nous  indiquent  les  devoirs 
de  l'âme  qui  prétend  gravir  la  montagne  de  per- 
fection, et  y  faire  d'elle-même  un  autel  pourotfrir 
à  Dieu  le  triple  sacrifice  d'une  louange  respec- 
tueuse, d'une  profonde  adoration  et  d'un  amour 
très  pur.  Pour  parvenir  sûrement  à  la  cime  de 
cette  montagne,  elle  doit  avoir  accompli  préala- 
blement et  dans  leur  entier  les  trois  commande- 
ments que  nous  venons  de  rapporter  :  d'abord, 
rejeter  tous  les  dieux  étrangers,  qui  sont  les  at- 
taches et  les  affections  du  cœur  ;  ensuite,  se  puri- 
fier, par  la  nuit  obscure  des  sens,  du  levain  que 
ces  affections  ont  déposé  en  .elle,  et  par  son  re- 
pentir y  renoncer  complètement  ;  enfin,  changer 
de  vêtement.  C'est  après  avoir  accotnpU  les  deux 
premières  conditions,  que  Dieu  lui-même  rem- 
placera   ses    anciens   vêtements   par  de    nou- 


1.  Jacob  vero  convocata  omni  domo  sua  ait  ;  abjicite  deos 
aliènes,  qui  in  medio  yestri  sunt,  et  mundamini,  et  mutate 
vestimenta  vestra.  Gen.,  xxxv,  2, 


44  LA    MONTÉE  DU  CARMEL. 

veaux.  En  lui  ôtant  l'intellect  du  vieil  homme, 
il  lui  donnera,  sur  la  notion  de  son  Etre,  une  nou- 
velle connaissance  puisée  en  lui-môme.  La  vo- 
lonté, dépouillée  de  toutes  ses  anciennes  affec- 
tions et  des  inclinations  naturelles,  recevra  un 
amour  nouveau,  et  c'est  alors  qu'elle  saura  aimer 
Dieu  en  Dieu.  Dans  cet  heureux  état,  une  nou- 
velle connaissance  et  des  délices  incompréhen- 
sibles seront  communiquées  à  l'âme.  Toutes  ses 
anciennes  conceptions  ayant  été  rejetées,  tout  ce 
qui  tenait  en  elle  du  vieil  homme  sera  détruit.  Ses 
aptitudes  naturelles  seront  remplacées  par  une 
force  surnaturelle,  qui  revêtira  toutes  ses  facultés, 
de  manière  que  l'opération  de  l'âme  se  transfor- 
mera et  s'élèvera  de  l'ordre  humain  àl'ordre  divin. 
Tel  est  le  résultat  de  cet  état  d'union  dans  lequel 
le  cœur  devient  un  autel  où  Dieu  seul  habite,  et 
reçoit  un  sacrifice  d'adoration,  de  louange  et 
d'amour. 

Le  Seigneur  avait  prescrit  que  V autel  où  les 
sacrifices  lui  se^"  aient  offerts  fût  creux  et  vide  à 
riîUérieur  (1  ),  afin  de  nous  faire  comprendre  com- 
bien notre  cœur  doit  être  dénué  et  vide  de  tout, 
pour  devenir  un  autel  digne  de  servir  de  demeure 


(!)  Non  solidum,  sed  inane  et  ca-vum  intrinsecus  faciès  illud. 
Exoi.,  XXVII,  8. 


LIVRE  I.  CHAPITRE  V.  45 

à  la  Majesté  divine.  Sur  cet  autel  dont  le  feu  ne 
devra  jamais  s'éteindre,  il  était  interdit  de  brûler 
un  feu  étranger  et  profane.  Et  parce  que  Nadab 
etAbiud,  fils  du  Grand-Prêtre  Aaron,  transgres- 
sèrent cette  défense,  le  Seigneur  irrité  les  frappa 
subitement  de  mort  devant  l'autel  même  (1).  Toute 
âme  qui  aspire  sincèrement  à  être  un  autel  digne 
de  Dieu  comprendra  que  les  vives  llammes  de  la 
charité  ne  doivent  jamais  s'éteindre  en  elle,  ni 
souffrir  le  mélange  d'aucun  amour  profane.  Le 
Seigneur  est  un  Dieu  trop  jaloux  pour  permet- 
tre à  un  autre  de  résider  avec  lui  sur  le  même 
autel. 

Au  premier  livre  des  Rois,  il  est  rapporté  que 
les  Philistins  avaient  placé  l'arche  du  Testament 
dans  le  temple  avec  leur  idole  ;  chaque  matin, 
cette  dernière  était  renversée  par  terre.  Enfin, 
un  jour,  ils  la  trouvèrent  brisée  en  mille  piè- 
ces. Le  seul  désir  que  le  Seigneur  admette  avec 
lui  dans  une  âme,  c'est  de  garder  parfaite- 
ment la  loi  divine,  et  de  porter  la  croix  de  Jésus- 
Christ.  Dans  l'Ancien  Testament,  Dieu  avait 
défendu  de  conserver  dans  l'arche  où  était  la 


(1)  Arreptisque  Nadab  et  Abiud  filii  Aaron  tliuribulis,  impo- 
f-iierunt  ignem  et  incensum  desuper,  ofïerentes  coram  Domino 
i^nem  alienum,  quod  eis  prseceptum  non  erat.  Egressusque  ignis 
a  Domino  devoravit  eos,  et  mortui  sunt  coram  Domino.  Levit.  X,  1 . 


46  LA  MONTÉE  DU  CABMEL. 

manne  d'autre  objet  que  le  livre  de  la  loi  (1)  et 
la  verge  d'Aaron  (2),  image  de  la  croix.  Ainsi 
l'âme  dont  l'unique  prétention  est  de  garder 
parfaitement  la  loi  du  Seigneur  et  de  porter  la 
croix  du  Christ,  deviendra  l'arche  vivante,  qui 
renfermera  la  vraie  manne,  le  Seigneur  lui- 
même. 


(1)  ToUite  librum  istum  et  ponite  eum  in  latere   arcîe  fœderis 
Domini  Dei  vestri.  Deut.,  xxxi,  26. 

(2)  Refer  virgam  Aaron   in  tabernaculum   testimonii.  Num. 
ivii,  10. 


CHAPITRE  VI. 

Des  deux  principaux  dommages  que  les  passions  font  à  l'âme  i 
l'un  privatif  et  l'autre  positif.  —  Textes  tirés  de  la  sainte 
Écriture  qui  ont  rapport  au  sujet. 


Il  sera  bon,  pour  l'éclaircissement  de  ce  qui  a 
été  dit,  d'expliquer  ici  le  double  préjudice  causé  à 
1  ame  par  ses  appétits.  Le  premier  la  prive  de 
l'Esprit  de  Dieu.  Le  second  a  pour  effet  de  fati- 
guer, de  tourmenter,  d'obscurcir,  de  souiller  et 
d'affaiblir  l'âme,  tant  que  ses  passions  subsistent 
en  elle,  selon  la  parole  de  Jérémie  :  Mon  peuple  a 
fait  deux  maux:  ilrna  abandonné ,  moi  qui  sui& 
une  source  d'eau  vive,  et  il  s^est  creusé  des  citer- 
nes crevassées,  qui  ne  peuvent  retenir  les 
eaux  (1).  Ces  deux  maux  sont  causés  par  un  seul 
acte  de  l'appétit.  Évidemment,  plus  l'âme  s'iden- 
tifie par  l'affection  à  un  objet  créé,  moins  elle  a 
de  capacité  pour  posséder  Dieu.  Nous  l'avons  ex- 


(1)  Duo  enim  mala  fecit  populus  meus.  Me  dereliquerunfc 
fontem  aquœ  vivae  et  foderunt  sibi  cisternas,  cisternas  dissipa- 
tas,  quae  continere  non  valent  aquas.  Jer.,  ii,  13. 

T.  II  2** 


48  LA  MONl  ÉE  DU  CARMEL. 

pliqué  dans  le  chapitre  iv,  deux  contraires  ne 
sauraient  exister  à  la  fois  dans  un  même  sujet. 
Or,  rattachement  à  Dieu  et  à  la  créature  sont 
deux  contraires  :  aussi  ne  peuvent-ils  se  ren- 
contrer dans  un  même  cœur.  Quel  rapport  y  a- 
t-il  entre  la  créature  et  le  Créateur,  entre  ce  qui 
est  matériel  et  ce  qui  est  spirituel,  entre  le  visible 
et  l'invisible,  entre  le  temporel  et  l'éternel,  entre 
l'aliment  céleste,  pur  et  spirituel,  et  la  nourri- 
ture grossière  des  sens;  en  un  mot,  entre  le  dé- 
pouillement du  Christ  et  l'affection  à  quelque 
chose  de  terrestre  ? 

Dans  l'ordre  naturel,  une  forme  ne  peut  s'ap- 
pliquer à  un  sujet  sans  en  avoir  auparavant 
expulsé  la  forme  contraire,  et  tant  que  celle-ci 
demeure,  elle  est  un  obstacle  à  l'autre,  précisé- 
ment à  cause  de  leur  mutuelle  incompatibilité. 
Ainsi,  l'âme  captivée  par  l'esprit  sensible  et  char- 
nel ne  pourra  jamais  recevoir  en  elle  l'esprit 
purement  spirituel.  Notre-Seigneur  dit  en  saint 
Matthieu  :  Un  estimas  juste  deprend7''e  le  pain  des 
enfants  et  de  le  donner  aux  chiens  (1)  ;  et  dans  un 
autre  endroit  il  aj  oute  :  Gardez-vous  bien  de  don- 
ner les  choses  saintes  aux  chiens  (2).  Par  ces  pa- 


(1)  Non  est  bonum    Bîimere  panem  làliorum  et  mitfere  canibiia. 
8.  Matth.,  XV,  26, 

(2)  Nolite  sanctum  dare  canibus.  S.  Matth.,  vu,  6. 


LIVRE    1.  CHAPITRE  VI.  19 

rolesle  divin  Maître  compare  aux  enfants  de  Dieu 
ceux  qui,  renonçant  à  tous  les  appétits  de  la 
créature,  se  disposent  à  recevoir  purement  1  Es- 
prit de  Dieu  ;  et  il  compare  aux  chiens  ceux  qui 
veulent  trouver  dans  les  créatures  un  aliment 
à  leurs  passions.  Les  enfants  ne  sont-ils  pas 
admis  à  manger  à  la  table  de  leur  père  des  mets 
qui  lui  sont  servis,  c'est-à-dire  à  se  nourrir  de 
son  esprit,  tandis  que  les  chiens  se  contentent 
des  miettes  tombées  de  la  table  ?  Or,  toutes  les 
créatures  sont  en  réalité  des  miettes  tombées 
de  la  table  du  Père  de  famille  ;  et  ceux  qui 
cherchent  leur  nourriture  dans  les  choses  créées 
sont,  à  juste  titre,  appelés  chiens.  C'est  à  bon 
droit  qu'on  leur  retire  le  pain  des  enfants, 
puisqu'ils  ne  veulent  pas  s'élever  au-dessus  des 
miettes  des  créatures,  jusqu'à  la  table  de  l'Es- 
prit incréé  de  leur  Père.  Aussi  marchent-ils 
toujours  affamés,  et  les  miettes  qu'ils  ramas- 
sent servent  plutôt  à  exciter  leur  appétit  qu'à 
rassasier  leur  faim.  David  dit  en  parlant  d'eux  : 
Ils  souffriront  la  faim  comme  des  chiens,  et  ils 
tourneront  autour  de  la  ville  ;  mais  s'ils  ne  sont 
point  rassassiés,  ils  s  abandonneront  alors  aux 
murmures  {\).  Tel  estl'état  déplorable  de  celui  qui 

(1)    Famera    patientur  ut  canes  :    et  circuibunt    civitatem... 
Si  vero  nonfuerint  saturati,  et  murmurabunt.  Va.  lviii,    15,  16. 


^0  LA   MONTÉE    DU  CARMEL. 

s'abandonne  à  ses  désirs  déréglés  :  il  vit  toujours 
inquiet  et  mécontent  comme  un  famélique.  Quelle 
comparaison  peut-on  établir  entre  la  faim  qu'en- 
tretiennent toutes  les  créatures  et  le  rassasie- 
ment que  procure  le  divin  Esprit  ?  L'âme  ne  re- 
cevra pas  en  elle  la  plénitude  de  Dieu,  avant 
d'avoir  étouffé  d'abord  la  faim  de  ses  mauvaises 
inclinations  :  deux  choses  aussi  opposées  que  la 
faim  et  le  rassasiement  ne  pouvant  se  rencontrer 
ensemble  dans  le  même  individu.  D'où  il  est 
permis  de  conjecturer  que  Dieu  opère  en  quelque 
sorte  une  plus  grande  œuvre,  en  purifiant  une 
ûme  de  ses  imperfections  qu'en  la  tirant  du 
néant.  Ledérèglement  des  appétits  et  des  affections 
oppose  plus  d'obstacles  à  l'action  divine  que  le 
néant,  puisque  celui-ci  ne  résiste  pas  à  Dieu, 
comme  le  fait  la  volonté  de  la  créature.  Tel 
est  le  premier  dommage  causé  à  l'âme  par  ses 
désirs  désordonnés  :  l'opposition  à  l'Esprit  de 
Dieu. 

Parlons  maintenant  du  second  dommage  appelé 
positif,  et  des  cinq  principaux  effets  que  les  pas- 
sions produisent  en  l'âme,  à  savoir:  la  fatigue, 
le  tourment,  l'obscurcissement,  la  souillure,  et 
enfin  l'affaiblissement.  Entrons  dans  le  détail. 
11  est  manifeste  que  les  appétits  importunent  et 
fatiguent  l'âme  ;  ils  sont  semblables  à  ces  petits  en- 


LIVRE  I.  CHAPITRE  VI.  51 

fants  inquiets  et  mécontents,  qui  demandent  sans 
cesse  à  leur  mère  tantôt  une  chose  et  tantôt  une 
autre,  sans  être  jamais  satisfaits.  Comme  les  cher- 
cheurs de  trésors  se  fatiguent  et  se  lassent  pour 
découvrir  l'objet  de  leur  convoitise ,  ainsi  l'âme 
éprouve  une  égale  lassitude  dans  la  poursuite 
de  ses  satisfactions.  En  vain  elle  croit  les  rencon- 
trer à  souhait,  elle  s'épuise,  et  ses  désirs  ne  sont 
jamais  rassasiés.  Elle  creuse  des  citernes  crevas- 
sées, incapables  de  contenir  l'eau  qui  étancherait 
sa  soif.  Fatigué,  il  a  encore  soif,  et  son  âme  est 
vide  (1),  dit  Isaïe.  L'âme  en  proie  à  ses  passions 
se  fatigue  en  eifet,  se  donne  beaucoup  de  peine  : 
semblable  en  cela  à  un  malade  atteint  delà  fièvre, 
dont  la  soif  augmente  à  chaque  instant,  et  qui  no 
se  trouve  bien  nulle  part  jusqu'à  ce  que  son  mal 
l'ait  quitté. 

Nous  lisons  au  livre  de  5oh,Q\}xaprè8  s'être  bien 
rassasié,  il  se  trouver  a  déchiré^  étouffé,  et  toutes 
les  douleurs  s'abattront  sur  lui  (2).  Ne  peut-on 
pas  comparer  cette  âme  ainsi  tourmentée  et  livrée 
aux  désirs  qui  la  blessent  et  la  troublent,  aux 
dots  agités  parle  vent  ?  Elle  est  soulevée  comme 
eux  sans  pouvoir  trouver  nulle  part  un  moment 


(1)  Lassus   adhuc  sitit,  et    anima  cjus  vacua  est.  Is.,  xxix,  8. 

(2)  Cum  sati  itu3  f aerit,  arc;tabitur,  sestuabit,  et  oimiis  dolor 
irruet  super  cum.  Job.,  xx,  22. 


02  LA    MONTÉE    DU   GABMEL. 

de  repos.  Isaïe  disait  de  telles  âmes  :  Les  mé- 
chants sont  comme  une  mer  agitée  qui  ne 
peut  se  calmer  (1).  Or,  celui-là  est  méchant 
qui  ne  sait  pas  vaincre  ses  inclinations  désor- 
données. 

Un  homme  aifamé  ouvre  en  vain  la  bouche 
pour  se  nourrir  d'air.  Bien  loin  de  se  rassasier,  il 
se  dessèche  davantage,  parce  que  l'air  n'est  pas 
son  aliment  ;  de  même  encore  l'âme  ne  trouve 
que  fatigue  et  tourment  dans  la  satisfaction 
de  ses  convoitises.  Dans  l'ardeur  de  ses 
désirs^  dit  Jérémie,  elle  a  aspiré  le  vent  de 
ses  amours  (2).  Et  pour  expliquer  la  séche- 
resse à  laquelle  s'expose  cette  âme,  le  Pro- 
phète ajoute  plus  loin  :  Garde  tonpied^  c'est-à- 
dire  ta  pensée,  de  la  nudité,  et  ton  gosier 
de  la  soif  (3).  En  d'autres  termes  :  la  cause 
de  nos  sécheresses,  c'est  l'acte  de  notre  volonté 
qui  se  porte  à  l'accomplissement  de  ses  dé- 
sirs. 

L'homme  vain  s'épuise  et  se  leurre  par  ses 
propres  espérances  ;  ainsi  en  est-il  de  l'âme  en 


(1)  Impii   autetn,   quasi    mare    fervens    quod    quiescere   non 
potest.  Is.,  LVil,  20. 

(2)  In  desiderio  animae  suœ  attraxit  ventuin  amoris  sui.    Jer, 
II,  2-t. 

(3    Piohibe  pedem  tunm  a  nuditate  et  guttur    tuum  a  siti, 
Ibid.,25. 


LIVRE  I. CHAPITRE  VI,  53 

quête  d'assouvir  ses  appétits,  elle  ne  fait  qu'aug- 
menter sa  faim  et  sa  convoitise.  Comme  on  le  dit 
vulgairement,  l'appétit  est  semblable    au  feu  ; 
jetez-y  du  bois,  il  croît  en  proportion  et  diminue 
aussitôt  qu'il  l'a  consumé.  Et,    croyez-moi,  les 
passions  sont  encore  d'une  condition  plus  triste, 
en  ce  sens  que  le  bois  se  consume  à  mesure  que 
le  feu  diminue  ;  mais  les  passions,  une  fois  éveil- 
lées, ne  s'affaiblissent  pas  avec  l'aliment  propre 
à  leur  activité.  Loin  de  s'éteindre  comme  le  feu 
qui  ne  trouve  plus  de  matière  combustible,  leur 
ardeur  s'épuise  et  se  fatigue  en  désirs  d'autant 
plus  inutiles  que  d'un  côté  leur  faim  augmente, 
et  que  de  l'autre  leur  nournuire  a  diminué.  Isaïe 
dit  à  ce  propos  :  Ilira  à  droite  et  il  aura  faim,  il 
iracigauche  et  ilneserapasrassasié[\).Ceu.xq\ii 
ne  mortifient  pas  leurs  passions  sont  à  bon  droit 
torturés  par  la  faim,  quand  ils  se  détournent  du 
chemin  de  Dieu  qui  est  la  droite  ;  car  ils  ne  méri- 
tent pas  le  rassasiement  de  l'Esprit  de  suavité. 
Et  quand  ils  vont  chercher  à  gauche  leur  aliment, 
c'est-à-dire  quand  ils  contentent  leurs  appétits 
dans  la  créature,  il  est  juste  qu'ils  ne  soient  pas 
rassasiés,  parce  que,  rejetant  ce  qui  pouvait  seul 


(I)  Declinabit  ad  dexteram    et  esuriet  ;   et  comedet   ad  sini»- 
tram  et  uon  saturabitur.  Is, ,  IX,  20 


54  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

les   satisfaire,  ils  se  nourrissent  de  ce  qui  aug- 
mente leur  faim. 

Ce  chapitre  nous  démontre  clairement,  il  me 
semble,  que  les  passions  sont  pour  l'âme  une 
cause  de  fatigue  et  de  lassitude. 


CHAPITRE  VII. 

Comment  les  appétits  tourmentent  l'âme  .  —  On  le  prouve  à  la 
fois  par  des  comparaisons  et  par  des  textes  tirés  de  la  sainte 
Ecriture. 

Les  appétits  de  l'âme  lui  causent  un  second 
tort  positif,  qui  consiste  à  la  tourmenter,  à  l'af- 
fliger et  à  la  rendre  semblable  à  une  personne 
chargée  de  chaînes,  et  privée  de  tout  repos  jus- 
qu'à son  entière  délivrance.  Nous  lisons  dans 
les  Psaumes  :  Leslicnsde  mes  j^éc/iés,  c'est-à-  dire 
des  appétits  déréglés,  m'ont  enlacé  de  toutes 
'parts  (1).  Qui  ne  serait  blessé  et  ne  souffrirait  si, 
dépouillé  de  ses  vêtements,  il  s'étendait  sur  des 
épines  et  des  pointes  aiguës  ?  Or  l'àme  livrée  à 
ses  passions  éprouve  les  mêmes  tourments,  parce 
que  ses  appétits  la  piquent,  la  blessent  et  la 
torturent  comme  des  épines.  David  dit  à  ce  pro- 
pos: Elles  m' ont  enveloppé  comme  des  abeilles^  et 
se  sont  embrasées  comme  le  feu  qu'on  met  aux 

(1)   Funes    peccatorum    circumplexi  sunt  me.  Ps.  cxviii,  Cl. 


56  LA  MONTÉE  DU    CARMEL. 

épines  (1).  En  effet,  le  feu  de  l'angoisse  et  de  la 
douleur  se  ravive  au  milieu  des  épines  des 
passions. 

De  même  que  le  laboureur,  en  vue  de  sa  ré- 
colte, excite  et  tourmente  le  bœuf  qui  est  sous 
le  joug,  ainsi  la  concupiscence  afflige  l'âme  as- 
sujettie aujougde  ses  appétits  mauvais,  pour  en 
obtenir  ce  qu'elle  convoite.  Le  désir  qu'avait 
Dalila  de  connaître  le  secret  de  la  force  de 
Samson  est  une  preuve  de  cette  vérité.  La  sainte 
Écriture  nous  dit  qu'elle  en  était  préoccupée  et 
tourmentée  jusqu'à  la  défaillance:  Son  âme  dé- 
faillit et  tomba  clans  une  lassitude  mortelle  (2). 
Plus  le  désir  est  intense,  plus  il  devient  une  torture 
pour  l'âme,  en  sorte  qu'elle  a  autant  de  tyrans 
que  de  passions.  On  voit  alors  dès  cette  vie  s'ac- 
complir cette  sentence  de  l'Apocalypse  :  La  me- 
sure de  sa  vaine  gloire  et  de  ses  délices  est  celle  de 
son  tourment  et  de  sa  peine  (3). 

L'âme  captivée  par  ses  appétits  endure  encore 
une  douleur  et  un  supplice  comparables  à  ceu> 
d'une  personne  tombée  entre  les  mains  de  se. 


(1)  Circumdederunt  me   sicut  apes  :  et   exarserunt  sicut  ignis 
in  spinis.  Ps.  cxvii,  12. 

(2)  Defecit  anima   ejus  et  usque  ad  mortem  lassata  est.  Jud. 
XVI,  16. 

(3)  Quantum  glorificavit    se  et  in   deliciis  fuit,  tantum    date 
illi  tormentum  et  luctum.  Apoc,  xviii,  7. 


LIVRE    1.    CHAPITRE    VII.  57 

ennemis.  Le  fort  Samson  nous  en  offre  un  frap- 
pant exemple:  il  était  juge  d'Israël,  célèbre  par 
sa  valeur,  et  jouissait  d'une  grande  liberté.  Ses 
ennemis  l'ayant  fait  tomber  en  leur  pouvoir,  lui 
enlevèrent  sa  force,  lui  crevèrent  les  yeux,  le 
contraignirent  à  tourner  la  meule  d'un  moulin,  et 
lui  infligèrent  les  plus  cruelles  tortures.  Telle  est 
la  condition  de  l'âme  chez  qui  ses  ennemis,  c'est- 
à-dire  ses  passions,  demeurent  vivants  et  victo- 
rieux. Ils  lui  causent  un  premier  mal  qui  est 
de  l'affaiblir  et  de  l'aveugler,  comme  nous  l'expli- 
querons plus  loin.  Puis  ils  la  tourmentent  et 
l'affligent,  en  l'attachant  à  la  meule  de  la  concu- 
piscence, et  les  liens  dont  ils  l'étreignent  ne  sont 
autres  que  ses  passions  elles-mêmes. 

Dieu,  touché  de  compassion  pour  les  âmes 
qui  cherchent  si  péniblement  à  satisfaire  dans 
les  créatures  la  faim  et  la  soif  de  leurs  appétits, 
leur  dit  par  Isaïe  :  Vous  tous  qui  avez  soif,  venez 
aux  sources  ;  vous  qui  n  avez  pasd'  argent,  c'est- 
à-dire  de  volonté  propre,  hàtez-vous,  achetez  et 
mangez.  Venez,  et  sans  argent^  ni  aucun  échan- 
ge, comme  vous  êtes  obligé  de  le  faire  pour  vos 
passions, ac/^e^e:?  le  vin  et  le  lail,k  savoir  la  paix  et 
la  douceur  spirituelles.  Pourquoi  dépenser  votre 
argent  aux  choses  qui  ne  sont  pas  du  pain, o'Qsi-k- 
dire  qui  ne  sont  pas  l'Esprit  àWm^pourquoi  pren- 


58  LA  MONTÉE    DU    CARMEL. 

dre  peine  à  ce  qui  ne  peut  vous  rassasier  9 
Prêtez  V oreille^  écoutez-moi  et  mangez  ce  qui 
est  bon,  et  votre  âme  engraissée  sera  dans  la 
joie{\).  Pour  parvenir  à  cette  plénitude,  il  faut 
s'affranchir  du  goût  de  toutes  les  choses  créées, 
puisque  le  créé  engendre  le  tourment,  et  que 
l'Esprit  de  Dieu  produit  la  joie.  Le  Seigneur  nous 
y  invite  dans  ce  passage  de  saint  Matthieu  :  Ve- 
nez à  moi,  vous  tous  qui  êtes  fatigués,  affligés 
et  chargés  du  poids  de  vos  sollicitudes  et  de  vos 
désirs.  Sortez-en  pour  venir  à  moi,  etje  vousré- 
jouirai(2)^ei  votre  âme  trouvera  un  repos  que  vos 
passions,  dont  le  fardeau  est  lourd  à  porter,  lui  en- 
lèvent. Files  se  sont  appesanties  sur  moi  comme 
un  poids  écrasant,  a  dit  le  Roi-Prophète  (3). 


(1)  Omnes  sitientes  renitead  aquas,  et  qui  non  habetis  argen- 
tum,  properate,  emite  et  comedite  ;  venite,  emite  absque 
argento  et  absque  ulla  commutatione  vinum  et  lac.  Quare 
appenditis  argentum  non  in  panibus  et  laborem  vestrum  non 
iii  saturitflte  ?  Audite  audientes  me  et  comedite  bonum,  et 
delectabitur  in  crassitudine  anima    vestra.  Is.  LV,  1,  2. 

(2)  Venite  ad  me  omnes,  qui  laboratis  et  onerati  estis,  et  ego 
reficiam  vos.  S.  Matth.,  Xl,  28. 

(3)  Sicut  onus  grave  gravatas  sunt  super  me.  Ps.  xxxvil,    5. 


CHAPITRE   VIII. 

Comment  les  appétits  obscurcissent  l'âme.  —  Témoignages  et 
comparaisons  de  la  sainte  Ésriture  à  l'appui  de  cette  doc- 
trine. 

L'âme  est  aveuglée  et  plongée  dans  les  ténè- 
bres par  suite  d'un  troisième  dommage  que  lui 
causent  ses  passions.  De  même  que  les  vapeurs 
obscurcissent  l'air  et  interceptent  les  rayons  du 
soleil,  ou  qu'un  miroir  terni  ne  peut  réfléchir 
nettement  l'image  qui  lui  est  présentée;  de 
même  que  l'eau  troublée  par  la  vase  ne  saurait 
reproduire  distinctement  les  traits  du  visage  qui 
s'y  regarde:  ainsi  l'âme  dont  l'entendement  est 
captivé  par  les  passions  se  trouve  obscurcie,  et 
ne  laisse  pas  au  soleil  de  la  raison  naturelle,  ni 
au  soleil  surnaturel,  qui  est  la  Sagesse  divine,  la 
liberté  de  la  pénétrer  et  de  l'illuminer  de  ses 
splendeurs.  Le  Prophète  royal  dit  en  ce  sens  : 
Mes  iniquités ra  ont enveloiijpè^  ^O^  suis  devenu 
incapable  de  voit"  (1). 

(1)  Comprehenderunt  me  iniauitates  mcœ,  et  non  potui  ut 
viderem.  Fa.  xxxix,  13. 

T.  II.  3 


60  LA  MONTÉE  DU  CARMEL . 

Lorsque  l'entendement  est  enseveli  dans  les 
ténèbres,  la  volonté  languit,  et  la  mémoire  s'en- 
gourdit. Or,  comme  toutes  les  puissances  dépen- 
dent dans  leurs  opérations  de  cette  faculté  pre- 
mière, celle-ci  étant  une  fois  aveuglée,  les  autres 
tombent  nécessairement  dans  le  trouble  et  dans  le 
désordre.  David  ajoute  :  Mon  âme  est  grandement 
troublée  (1).  En  d'autres  termes  :  ses  puissances 
sont  désordonnées.  Dans  cet  état,  l'entendement, 
comme  nous  le  disions,  n'est  plus  apte  à  recevoir 
l'illumination  de  la  Sagesse  divine,  de  même  que 
l'air  chargé  de  vapeurs  ténébreuses  est  incapable 
de  recevoir  la  lumière  du  soleil.  La  volonté  est 
impuissante  à  étreindre  Dieu  d'un  amour  pur,  de 
même  que  le  miroir  terni  ne  peut  refléter  clai- 
rement l'image  qui  lui  est  offerte.  Enfin  la  mé- 
moire, obscurcie  par  les  ténèbres  de  l'appétit 
déréglé,  ne  peut  se  pénétrer  paisiblement  du 
souvenir  de  Dieu,  pas  plus  que  l'eau  vaseuse 
ne  saurait  reproduire  avec  netteté  le  visage  de 
celui  qui  s'y  regarde. 

La  passion  aveugle  et  obscurcit  encore  l'âme, 
puisque,  en  tant  que  passion,  elle  est  aveugle  et 
ne  reconnaît  pas  la  raison,  qui  est  le  guide  tou- 
jours assuré  de  l'âme  dans  ses  opérations.  Aussi, 

(1)  Anima  mea  turbata  est  valde.  Ps.    vr,  4. 


LIVRE  1.  —  CHAPITRE    VIII.  61 

toutes  les  fois  que  celle-ci  cède  aux  tendances  de 
la  nature,  elle  ressemble  à  celui  qui,  jouissant  de 
la  vue,  se  laisse  conduire  par  celui  qui  en  est  privé. 
Ce  sont  alors  deux  aveugles;  et  la  parole  de  Notre- 
Seigneur  en  saint  Matthieu  trouve  ici  une  exacte 
application  :  Si  un  aveugle  conduit  un  autre 
aveugle,  ils  tombenttous  deux  dans  la  fosse  (1). 
Dites-moi,  je  vous  prie,  à  quoi  servent  au  pa- 
pillon ses  yeux,  lorsqu'ébloui  par  l'éclat  de 
la  lumière,  il  se  précipite  vers  la  llamme  ?  Le 
poisson  fasciné,  lui  aussi,  parla  torche  qu'on  lui 
présente,  et  d'où  résultent  pour  lui  des  ténèbres 
qui  cachent  les  filets  tendus  par  le  pêcheur,  est 
également  une  image  fidèle  de  l'homme  livré  à 
ses  passions.  C'est  ce  qu'explique  fort  bien  le 
Prophète  dans  un  de  ses  psaumes,  quand  il  dit  : 
Le  feu  est  tombé  d'en  haut  sur  eux,  et  ils  n''ont'plus 
vu  le  soleil  (2)  .La  passion  est  vraiment  un  feu  dont 
la  chaleur  échauffe  et  dont  la  lumière  fascine  ; 
c'est  l'effet  qu'elle  produit  dans  l'âme,  elle  allume 
la  concupiscence  et  éblouit  l'entendement,  de  ma- 
nière à  lui  cacher  la  lumière  qui  lui  est  propre- 
L'éblouissement  est  le  résultat  d'une  lumière 
étrangère  placée  devant  les  yeux.  La  puissance 


(1)  C.ecus  autem   si   cœco  ducatum  prtestet,  ambo  in   fovcara 
cadent.  Mattli.,  xv,  14. 

(2)  Sjupercecidit  iguis,  et  non  viderunt  solem.  Ps.  LVii,  9. 


62  LA    MONTÉE  DU    CARMEL. 

visuelle  reçoit  alors  la  lumière  interposée  et  ne 
voit  plus  celle  qui  lui  est  dérobée.  Ainsi  la  passion 
serre  l'âme  de  si  près  et  s'impose  à  ses  regards 
si  impérieusement,  que  l'âme  infortunée  s'arrête 
à  cette  première  lumière,  s'en  nourrit,  et  par  là 
se  prive  de  la  véritable  lumière  de  l'entendement 
dont  elle  ne  pourra  plus  jouir,  jusqu'à  ce  que 
l'éblouissement  de  la  passion  ait  disparu. 

L'ignorance  de  certaines  personnes  sur  ce  point 
est  un  sujet  de  larmes  amères.  On  les  voit  se 
charger  de  pénitences  excessives,  et  d'une  foule 
de  pratiques  extraordinaires,  que  j'appelle  arbi- 
traires. Elles  mettent  là  toute  leur  confiance,  et 
s'imaginent  que  cela  seul  leur  suffira  pour  parve- 
nir à  l'union  de  la  Sagesse  divine,  sans  la  morti- 
fication de  leurs  appétits  désordonnés.  Leur 
erreur  est  manifeste;  jamais  elles  n'atteindront 
leur  but  de  la  sorte,  et  sans  faire  des  effortscons- 
tants  pour  triompher  de  leurs  inclinations.  Ah  ! 
si  elles  voulaient  employer  à  se  renoncer  la  moi- 
tié seulement  du  soin  qu'elles  apportent  à  ce 
travail,  en  un  mois  elles  profiteraient  bien  plus 
qu'après  de  nombreuses  années  passées  dans  la 
pratique  de  tous  les  autres  exercices  ! 

De  même  qu'il  est  indispensable  de  labourer  la 
terre,  si  on  veut  la  faire  fructifier  et  l'empêcher 
de  produire  de  mauvaises  herbes,  ainsi  la  morti- 


LIVRE    I.  CHAPITRE  VIII.  63 

fication  des  appétits  est  nécessaire  à  lame,  si  elle 
veut  progresser  dans  la  vertu.  De  tout  ce  qu'elle 
entreprendrait  hors  de  là  pour  avancer  dans  la 
connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même,  rien,  j'ose 
le  dire,  ne  lui  profiterait;  pas  plus  que  ne 
germerait  la  semence  jetée  sur  une  terre  sans 
culture.  Par  conséquent,  les  ténèbres  et  l'im- 
puissance serontson  partage  jusqu'à  l'anéantisse- 
ment de  ses  désirs  déréglés.  Ainsi  l'œil  atteint  de 
la  cataracte,  ou  que  gêne  un  grain  de  poussière, 
ne  pourra  voir  jusqu'à  ce  qu'on  lui  ait  retiré  cet 
obstacle. 

David,  considérant  d'une  part  quel  est  l'aveu- 
glement de  ces  personnes,  quel  empêchement 
leurs  passions  immortiâées  apportent  à  la  lu- 
mière de  la  vérité,  et  de  l'autre  combien  Dieu 
est  irrité  contre  elles,  leur  adresse  ces  paroles  : 
Avant  que  vos  épines,  qui  sont  vos  appétits,  ne 
soient  devenues  un  buisson  épais^  qui  vous  dérobe 
la  vue  de  Dieu,  le  Seigneur  agissant  avec  vous 
comme  il  fait  avec  les  vivants,  auxquels  il  coupe 
bien  souvent  le  fil  de  l'existence  au  milieu  de  son 
cours,  le  Seigneur  vous  engloutira  dans  sa  co- 
lère (1).  Dieudétruiraainsi  dans  sa  colère  les  pas- 


(1)    Priusquam  intelligcrent    spinae    vestrae     rhamaum  :  siciit 
vlveates,  sic  in  ira  absorbet  eos.  Ps.  LVli,  10. 


64  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

sions  que  les  âmes  conservent  vivantes  en  elles  et 
qui  sont  un  obstacle  à  sa  propre  connaissance.  Il 
les  détruira,  soit  en  cette  vie  par  les  souffrances 
et  les  tribulations  qu'il  envoie  aux  hommes  pour 
les  détacher  de  leurs  attraits  sensibles,  soit  encore 
au  moyen  des  exercices  de  la  mortification,  soit 
enfin  dans  l'autre  monde  par  les  peines  expia- 
trices  du  purgatoire. 

Grâce  à  ces  secours,  l'obstacle  qui  s'interpo- 
sait entre  Dieu  et  nous  disparaît,  c'est-à-dire,  que 
la  fausse  lumière  de  la  concupiscence  qui  nous 
éblouissait  et  nous  empêchait  de  le  connaître  est 
éteinte.  En  même  temps,  la  vue  de  l'intelligence 
s'éclaircit,  et  nous  pouvons  constater  alors  les 
ruines  et  les  dégâts  que  les  appétits  ont  laissés 
derrière  eux.  Au  contraire,  tant  que  l'on  conserve 
en  soi  une  affection  ou  une  passion  quelconque, 
on  doit  craindre  de  tomber  peu  à  peu  dans 
l'aveuglement,  ou  dans  un  état  plus  déplorable 
encore;  car  on  ne  peut  se  prévaloir  ni  de  l'excel- 
lence de  son  entendement,  ni  des  autres  dons 
qu'on  a  reçus  d'en  haut.  Oh  !  si  les  hommes 
savaient  de  quelle  divine  lumière  les  privent  ces 
ténèbres  causées  par  leurs  mauvais  penchants  et 
leurs  affections  déréglées  !  A  combien  de  périls 
et  de  maux  s'exposent- ils  chaque  jour  en  ne 
les  mortifiant  point  ! 


LIVRE    I.    CHAPITRE    VIU.  65 

Aurait-on  jamais  pu  croire  qu'un  personnage 
aussi  accompli,  aussi  sage  et  aussi  comblé  des 
faveurs  du  Ciel  que  l'était  Saloraon,  dût  dans 
sa  vieillesse  tomber  dans  un  tel  égarement,  et 
une  perversité  de  volonté  si  grande,  qu'il  élèverait 
des  autels  à  un  nombre  prodigieux  d'idoles  et  les 
adorerait  (1)  !  Que  lui  a-t-il  fallu  pour  faire  une 
chute  si  grave?  Il  lui  a  suffi  d'une  affection  mal 
réglée,  et  de  sa  négligence  à  réprimer  ses  inclina- 
tions vicieuses.  En  parlant  de  lui-même,  Salomon 
avoue,  dans  l'Ecclésiaste,  n'avoir  rien  refusé  à  son 
cœur  de  ce  qu'il  désirait  (2).  Et  si,  à  la  vérité, 
dans  le  principe,  il  se  conduisit  avec  prudence, 
plus  tard,  pour  n'avoir  pas  renoncé  à  ses  pas- 
sions, mais  s'y  être  livré  sans  retenue,  il  arriva 
peu  à  peu  à  être  aveuglé  et  obscurci  dans  son 
entendement  ;  au  point  qu'on  vit  s'éteindre  en  lui 
cette  grande  lumière  de  sagesse  dont  Dieu  l'avait 
favorisé  ;  et  ainsi,  il  abandonna  le  Seigneur  dans 
sa  vieillesse.  Si  les  passions  immortiflées  eurent 
un  tel  empire  sur  ce  grand  monarque,  si  versé 
dans  la  science  du  bien  et  du  mal,  qiie  ne  pour- 


(1)  Cumque  jam  eeset  senex,  depravatum  est  cor  ejus  par 
mulieres  ut  sequeretur  deos  alieaos.  III  Reg.,  xr,  4. 

(2)  Omnia  quae  desideraverunt  oculi  mei,  non  negavi  eis, 
nec  prohibui  cor  meum  quin  omni  voluptate  frueretur.  Eccl, 
11,10. 


66  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

ront-elles  pas  sur  nous,  pauvres  ignorants  que 
nous  sommes,  si  nous  négligeons  de  les  réprimer  ? 
Ne  pouvons-nous  pas,  dans  ce  sens,  être  compa- 
rés aux  Ninivites,  dont  le  Seigneur  disait  au 
prophète  Jonas  :  Ils  ne  savent  'pas  discei-mr  leur 
main  droite  d'avec  leur  main  gauche  (  1  )  ?  A  cha- 
que pas  ne  prenons-nous  pas  le  mal  pour  le  bien, 
et  réciproquement  ?  ce  qui  est  le  fruit  de  notre 
propre  fonds  rempli  d'imperfections.  Que  sera-ce 
donc  si  la  passion  ajoute  ses  ténèbres  à  notre 
ignorance  naturelle  ?  Ne  serons-nous  pas  de  ceux 
dont  Isaïe  se  plaint  en  s'ad ressaut  aux  hommes 
qui  se  plaisent  à  satisfaire  leurs  appétits  :  Nous 
allons  comme  des  aveugles  le  long  des  murailles^ 
nous  marchons  à  tâtons  comme  si  nous  n'avions 
■point  d'yeux  ?  et  notre  aveuglement  est  arrivé  à 
ce  point  que  nous  nous  heurtons  en  plein  midi 
comme  si  nous  étions  dans  les  ténèbres  (2) .  Tel  est, 
en  effet,  l'état  de  celui  qui  est  aveuglé  par  ses 
passions.  Placé  en  face  de  la  vérité  et  du  devoir, 
il  est  aussi  incapable  de  discerner  l'une  ou  de  se 
soumettre  à  l'autre,  que  s'il  était  plongé  dans 
l'obscurité  la  plus  profonde. 

(1)  Nesciunt  quid  sit  inter  dextcram  et  sinistram  snam.  Jo- 
nas, IV,  11. 

(2;  Palpavimus  sicut  rseci  parietem  et  quasi  absque  oculis 
attractavimus  ;  impegimus  meridie  quasi  tenebris.  Is.,  Lix,  10. 


CHAPITRE  IX. 

Comment  les  passions  souillent  l'âme.  —  On  le  prouve  par  des 
témoignages  et  des  comparaisons  de  la  sainte  Ecriture. 

11  est  un  quatrième  dommage  que  les  passions 
apportent  à  l'âme  :  elles  la  ternissent  et  la  souillent, 
selon  l'enseignement  de  l'Ecclésiastique  :  Celui 
qui  touche  la -poix  en  sera  souillé  (1).  Or,  toucher 
de  la  poix,  c'est  laisser  aller  sa  volonté  au  désir 
de  la  créature.  Observons-le  bien,  si  le  texte  du 
Sage  compare  les  créatures  à  la  poix,  c'est  qu'en 
effet  il  y  a  plus  de  différence  entre  la  perfection 
qu'une  âme  peut  atteindre,  et  toutes  les  créa- 
tures, si  excellentes  qu'elles  puissent  être,  qu'il 
n'en  existe  entre  la  poix  et  un  diamant  de  la 
plus  belle  eau,  ou  un  lingot  de  l'or  le  plus  fin. 
Jetez  un  diamant  ou  de  l'or  dans  la  poix  bouil- 
lante, ils  en  seront  aussitôt  enduits  et  souillés 
en  proportion  du  degré  de  sa  chaleur.  C'est  ainsi 
que  l'âme,  dans  l'ardeur  de  la  passion  qui  la  porte 


(1)      Qui     tetigerit     picem  ,     inquinabitur    ab    ea.     Ecoles. 
XIII,  1. 

3* 


68  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

vers  quelque  créature,  se  couvre  de  taches  et  de 
souillures. 

Il  existe  encore  entre  l'âme  et  les  créatures  une 
plus  grande  différence  qu'entre  la  liqueur  la  plus 
limpide  et'l'eau  la  plus  fangeuse  ;  cette  liqueur 
se  troublerait  à  coup  sûr,  si  on  la  mélangeait 
avec  cette  eau  ;  de  même  l'âme  qui  met  son  af- 
fection dans  la  créature  contracte  une  souillure 
en  s'assimilant  à  elle.  Les  traits  d'un  visage  d'une 
beauté  pure  et  régulière  s'effacent  sous  une  noire 
poussi^'•re  ;  ainsi  l'âme,  qui  est  une  image  très 
parfaite  et  très  achevée  de  Dieu,  est  défigurée  par 
lesappétitsdésordonnésquelleconserve.  Jérémie, 
traçant  d'abord  une  peinture  de  sa  beauté  pre- 
mière, déplore  ensuite  la  dégradation  et  la  laideur 
que  les  affections  déréglées  ont  causées  en  elle  : 
Sescheveux,dïi-i\^étaientplusblancsquelaneige, 
plus  resplendissants  que  le  lait^  plus  dorés  que 
V ancien  ivoire^  etplus  beaux  que  le  saphir  ;  main- 
tenant son  visage  est  devenuplus  noir  que  le  char- 
bon, et  on  ne  la  reconnaît  plus  sur  la  place  publi- 
que (1).  Parles  cheveux,  on  entend  les  affections  et 
les  pensées  de  l'âme  qui  sont  plus  blanches  que  la 


(1)  Candidiores  Nazaraei  ejus  nive,  nitidiores  lacté,  rubicun- 
diores  ebore  antiquo,  saphiro  pulchriores.  Denigrata  est  super 
carbones  faciès  eorum  et  non  Bunt  cogniti  in  plateis.  Thren.  IV, 
7,8. 


LIVRE    I.    CHAPITRE    IX.  69 

neige,  plus  pures  que  le  lait,  plus  dorées  que  l'an- 
cien ivoire  et  plus  belles  que  le  saphir,  lorsqu'elles 
sont  conformes  à  la  volonté  divine.  Ces  quatre 
qualités  représentent  la  beauté  et  l'excellence  de 
toutes  les  créatures  corporelles  ;  mai.s  l'àme  et 
ses  opérations  leur  sont  de  beaucoup  supérieures  ; 
c'est  pourquoi  elle  est  comparée  ici  aux  Naza- 
réens, ou  aux  cheveux  qui  sont  l'ornement  de  la 
tête.  Quand  ses  actes  sont  déréglés  et  tournés 
vers  une  fin  contraire  à  la  loi  de  Dieu,  c'est-à-dire 
lorsqu'elle  est  absorbée  dans  les  créatures,  Jé- 
rémie  assure  que  son  visage  devient  plus  noir 
que  le  charbon.  Les  appétits  font  ces  ravages, 
et  de  bien  plus  considérables  encore,  sur  la 
beauté  intérieure  de  l'âme.  A  tel  point,  que  si 
nous  avions  à  traiter  expressément  de  la  laideur 
et  de  la  souillure  qu'ils  lui  font  contracter,  nous 
ne  saurions  pas  trouver  de  termes  assez  forts,  et 
il  n'y  aurait  dans  la  nature  rien  d'assez  abomi- 
nable, point  de  reptiles  assez  repoussants,  à  qui 
nous  puissions  les  comparer.  L'âme  déréglée  reste, 
il  est  vrai,  quant  à  sa  substance  et  à  sa  nature, 
aussi  parfaite  qu'au  moment  où  Dieu  l'a  tirée  du 
néant;  néanmoins,  dans  la  portion  raisonnable 
de  son  être,  elle  devient  laide,  obscure,  souillée, 
en  proie  à  tous  les  maux  que  nous  venons  d'énu- 
înérer,  et  à  un  grand  nombre  dautres  encore. 


70  LA    MONTÉE    DU  CARMEL. 

Remarquez  qu'une  seule  de  ces  inclinations  dé- 
sordonnées, bien  qu'il  n'y  ait  pas  matière  à  péché 
mortel,  suffit  pour  souiller  l'âme,  l'enlaidir,  et  la 
rendre  incapable  de  parvenir  à  l'union  parfaite 
avec  Dieu.  Quelle  ne  sera  donc  pas  la  laideur 
d'une  âme  envahie  tout  entière  par  ses  passions 
déréglées,  et  livrée  à  tous  ses  appétits  mauvais, 
et  combien  ne  sera-t-elle  pas  éloignée  de  la  pureté 
de  Dieu  !  La  langue  ne  peut  dire  ni  l'intelligence 
concevoir  la  multiplicité  des  impuretés  que  les 
divers  appétits  accumulent  dans  l'âme.  S'il  était 
possible  de  le  faire  comprendre,  ce  serait  un  spec- 
tacle étrange  et  digne  de  compassion  que  de  voir 
chaque  inclination  apposer  sur  l'âme  l'empreinte 
de  son  cachet,  et  y  imprimer  sa  souillure  et  sa 
laideur  propre,  chacune  selon  son  espèce  et  selon 
son  degré  d'intensité. 

L'âme  du  juste  possède  en  une  seule  perfec- 
tion, qui  est  la  justice,  un  grand  nombre  de  su- 
blimes vertus  et  de  dons  précieux,  qui  ont  chacun 
leur  charme  particulier,  selon  le  nombre  et  la 
diversité  des  élans  d'amour  qui  la  portent  vers 
Dieu.  Au  contraire,  Tâme  déréglée  possède  en 
elle  une  lamentable  variété  de  souillures  et  de 
bassesses,  en  rapport  avec  la  multiplicité  des 
inclinations  qui  la  poussent  vers  les  créatures. 

Ezéchiel  nous  en  offre  une  image  quand  il  dit 


LIVRE    1.    CHAPITRE    IX.  71 

que  Dieu  lui  montra,  peintes  sur  les  murs  inté- 
rieurs du  temple,  toutes  les  figures  des  reptiles 
qui  rampent  sur  la  terre,  ainsi  que  toutes  les 
abominations  des  animaux  impurs  (1).  Dieu  dit 
au  Prophète  '.Fils  deV homme^  n^ as-tu  pas  vu  les 
abominalions  qu'ils  coynrae lient,  chacun  dans  le 
s^cre^t/esac/^mewreFEtleSeigneurluicommanda 
ensuite  de  pénétrer  plus  loin,  afin  d'être  le 
témoin  de  crimes  plus  grands  encore.  Ézéchiel 
aperçut  alors  :  des  femmes  assises pleut^ant  le  dieu 
de  leurs  amours^  Adonis  (2).  Enfînle  Seigneur  lui 
ordonnant  d'avancer  toujours,  le  Prophète  vit: 
vingt-cinq  vieillards  qui  tournaient  le  dos  au 
temple  [3).  Ces  différents  reptiles  et  ces  animaux 
immondes,  peints  dans  la  première  partie  du  tem- 
ple, ce  sont  les  idées  que  l'esprit  se  fait  des  cho- 
ses les  plus  basses  de  ce  monde,  et  en  général  de 
toutes  les  créatures.  Or,  comme  ces  choses  sont 
l'opposé  des  biens  éternels,  elles  souillent  le 
sanctuaire  de  l'âme  et  encombrent  son  entende- 
ment, quiestle  portique  du  temple.  Ces  femmes 


(1;  Et  ingressus  vidi,  et  ecce  omnis  similitudo  reptilium  et 
animalium  ,'ibominatio  et  universa  idola  domus  Israël  dt-picta 
erant  in  parieteia  circuitupertotum.Ezech.,  viii,  10. 

(2)Et  ecceibimulieressedebant,  plangentes  Adonidem.  Ibid.,14. 

(3)  Et  introduxit  me  in  atrium  domus  Domini  interius,  et 
eoce  in  ostio  templi  Domini  inter  vestibulum  et  altare  quasi 
Yiginti  quinque  viri,  dorso  habentes  contra  templum  Domini. 
Ibid.,  16. 


72  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

assises  plus  loin  et  plus  avant  dans  l'intérieur, 
pleurant  le  dieu  Adonis,  représentent  les  pas- 
sions qui  ont  leur  siège  dans  la  seconde  puis- 
sance de  l'âme,  la  volonté.  Leurs  larmes  expri- 
ment ces  désirs  auxquels  la  volonté  demeure 
attachée,  c'est-à-dire  ces  reptiles  dont  l'enten- 
dement porte  déjà  l'image.  Enfin,  les  vieillards 
sont  le  symbole  des  imaginations  et  des  fantômes 
des  créatures  que  la  mémoire,  cette  troisième 
puissance  de  l'âme,  garde  en  soi  et  repasse  sans 
cesse  dans  son  souvenir.  11  est  dit  qu'ils  avaient 
les  épaules  tournées  contre  le  temple,  parce  que 
l'âme,  dont  les  puissances  sont  volontairement  et 
résolument  dirigées  vers  quelque  chose  de  créé, 
tourne  pour  ainsi  dire  le  dos  au  temple  de  Dieu, 
c'est-à-dire  à  la  droite  raison, qui  n'admet,  vis-à- 
vis  de  Dieu  la  rivalité  d'aucune  créature. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  suffit,  pour  le  mo- 
ment, à  donner  une  faible  idée  de  l'affreux  dé- 
sordre que  les  passions  produisent  dans  l'âme. 
Ce  sujet  serait  interminable  s'il  fallait  expliquer 
en  détail  tous  les  divers  empêchements  qui  s'op- 
posent à  l'union  divine,  et  qui  jaillissent  de  la 
source  de  nos  imperfections  ;  s'il  fallait  parler  du 
tort  beaucoup  plus  considérable  que  causent  les 
péchés  véniels,  et  enfin  de  l'horrible  difformité 
qu'amènent  les  excès  du  péché  mortel,  qui  met  le 


LIVRE    1.    CHAPITRE    IX.  73 

comble  à  la  dégradation  de  l'âme.  Je  me  contente 
de  dire,  et  cela  vient  à  propos  dans  notre  sujet, 
qu'une  attache  quelconque,  lors  même  qu'elle 
porterait  sur  la  plus  petite  imperfection,  obscur- 
cit l'âme  et  fait  obstacle  à  sa  parfaite  union  avec 
Dieu. 


CHAPITRE  X. 

Les  passions  attiédissent  l'âme  et  l'affaiblissent  dans  la  vertu. 
—  Comparaisons  puisées  dans  les  divines  Ecritures. 

Les  passions  rendent  l'âme  tiède  et  languis- 
sante ;  elles  paralysent  en  elle  la  force  d'avancer 
dans  la  vertu  et  d'y  persévérer  :  tel  est  le  cin- 
quième dommage  qu'elles  lui  causent.  En  effet, 
l'activité  du  désir  est-elle  partagée,  sa  vigueur 
devient  moindre  que  si  elle  se  concentrait  tout 
entière  sur  un  seul  point  ;  plus  elle  embrasse 
d'objets,  moins  elle  a  d'intensité  pour  cha- 
cun d'eux.  Ainsi  se  vérifie  cet  axiome  de  phi- 
losophie :  la  force  qui  est  une  a  plus  de  puissance 
que  la  force  qui  est  divisée.  Par  conséquent,  si  la 
volonté  dépense  son  énergie  sur  quelque  chose  en 
dehors  de  la  vertu,  nécessairement  elle  se  por- 
tera plus  faiblement  à  cette  dernière.  L'âme  dont 
la  volonté  s'égare  sur  des  riens,  ressemble  à  un 
jet  d'eau  qui,  trouvant  une  issue  pour  s'écouler 
en  bas,  ne  remonte  pas  vers  les  hauteurs,  et 
perd  ainsi  en   partie  son  utilité.  Le  patriarche 


LIVRE  I.    CHAPITRE    X.  75 

Jacob  compare  son  fils  Ruben  à  une  eau  répan- 
due, parce  qu'il  avait  donné  cours  à  ses  passions 
en  commettant  un  péché  secret  :  Tu  l'es  répandu 
comme  l'eau^  tu  ne  croîtras  pas  (1  ).  Cela  signifie  : 
parce  que  tu  as  suivi  tes  désirs  comme  l'eau  qui 
s'écoule,  tu  ne  croîtras  pas  en  vertus.  Si  l'on  dé- 
couvre un  vase  d'eau  chaude,  celle-ci  perd  facile- 
ment sa  chaleur  ;  les  essences  aromatiques  qu'on 
expose  à  l'air  évaporent  peu  à  peu  leur  bonne 
odeur  et  la  force  de  leur  parfum  :  ainsi  l'âme  qui 
ne  concentre  pas  ses  affections  uniquement  en 
Dieu,  perd  l'ardeur  et  la  vigueur  de  sa  vertu. 
David  avait  une  parfaite  intelligence  de  cette 
vérité  lorsqu'il  s'adressait  au  Seigneur  en  ces  ter- 
mes :Je  conserverai  toute  ma  force  pour  vous  (2), 
c'est-à-dire,  je  rassemblerai  pour  vous  seul  la 
force  de  mes  affections. 

Les  passions  affaiblissent  la  vertu  dans  l'âme,, 
comme  les  rejetons  qui  croissent  autour  de  l'ar- 
bre lui  enlèvent  sa  sève,  et  l'empêchent  par  là  de 
porter  des  fruits  abondants.  Le  Seigneur  dit  dans 
le  saintEvangile  :  Malheur  aux  femmes  qui  seront 
enceintes  ou  nourrices  en  ce  temps-là  (3).  Telle 


(1)  EfEuRus  es  sicut  aqua,  non  crescas.  Gen.,  xlix,  4. 

(2)  Fortitudinem  meam  ad  te  custodiam.  Ps.  LViii,  1 

(3)  Vse  autem  prasgnantibus  et  natrientibus  in   illis  diebus.  S. 
Matth.,    XXIV,  19. 


76  LA   MONTÉB    DU    CARMEL. 

est  la  figure  des  passions  immortifiées  qui  épui- 
sent peu  à  peu  la  vertu  de  l'âme,  et  se  dévelop- 
pent à  son  détriment,  comme  font  les  rejetons  au 
grand  dommage  de  l'arbre.  Aussi  Notre-Seigneur 
nous  donne-t-il  ce  conseil  salutaire  :  que  vos  reins 
soient  ceints  (1).  Les  reins  signifient  les  passions, 
véritables  sangsues,  qui  sucent  le  sangdes  veines. 
C'est  le  nom  que  leur  donne  le  Sage  lorsqu'il  dit  : 
La  sangsue  a  deux  filles  qui  s'écrient  toujours  : 
apporte^apporte[2).  Dans  ce  sens  les  passions  sont 
les  filles  des  sangsues,  puisqu'elles  disent  tou- 
jours :  donne,  donne.  Evidemment  elles  ne  sau- 
raient procurer  à  l'âme  aucun  bien  ;  mais,  au 
contraire,  elles  lui  enlèvent  celui  qu'elle  possé- 
dait. Si  on  ne  les  mortifiepas,  elles  ne  s'arrêteront 
pas  qu'elles  n'aient  fait  à  l'âme  ce  que  font  à 
leur  mère  les  vipereaux  qui  la  rongent  et  la 
tuent,  à  mesure  qu'ils  grandissent  en  son  sein, 
conservant  ainsi  leur  propre  vie  aux  dépens  de 
la  sienne.  Les  appétits  qu'on  ne  mortifie  point 
arrivent  donc  à  cette  dernière  extrémité  de  tuer 
en  l'âme  la  vie  divine,  en  sorte  que  la  seule  chose 
qui  vive  en  elle,  ce  sont  précisément  ces  appétits 
qu'elle  aurait  dû  détruire.  L'Ecclésiastique  dit 


(1)  Sint  lumbi  vestri  prsecincti.  S.  Luc,  Xll,  35. 

(2)  Sanguisugœ  duse   sant  filiae,    diceates  :  affer,  affer.  Pror., 
XXX,  15. 


LIVRE    I.    CHAPITRE    X.  77 

avec  raison  :  Eloignez  de  moi  la  concupiscence  de 
la  chair  (1).  Lors  même  que  les  appétits  n'arrive- 
raient pas  à  cet  excès,  il  est  déplorable  néan- 
moins de  voir  la  servitude  de  cette  pauvre  âme, 
et  combien  elle  est  malheureuse  en  elle-même, 
désagréable  au  prochain,  tiède  et  languissante 
dans  le  service  divin  !  L'affection  des  créatures 
rend  l'âme  triste  et  pesante  dans  le  sentier  de  la 
vertu,  et  produit  en  elle  des  effets  plus  funestes 
que  ceux  de  cette  humeur  maligne,  qui  accom- 
pagne certaines  maladies,  et  affaiblit  le  malade 
au  point  de  l'empêcher  de  faire  un  pas,  et  de  lui 
mspirer  un  profond  dégoût  de  toute  nourriture. 
Ce  qui  entrave  le  plus  ordinairement,  chez  un 
grand  nombre  d'âmes,  le  zèle  et  le  désir  de  pra- 
tiquer la  vertu,  c'est  qu'elles  veulent  conserver 
des  affections  et  des  inclinations  qui  n'ont  pas 
Dieu  seul  pour  objet. 

(t)  Aufer  a  me  Tentrisconcupiscentias.  Eccles.,  xxiil,  6. 


CHAPITRE  XI. 

Nécessité  absolue  de  réprimer  jusqu'à  la  moindre  de  ses  passions 
pour  parvenir  à  l'union  divine. 

Il  me  semble  que  le  lecteur  est  impatient  de 
me  demander  si,  pour  atteindre  à  ce  haut  état  de 
perfection,  il  faut  avoir  réprimé  totalement  ses 
passions,  grandes  et  petites,  ou  s'il  ne  suffirait 
pas  d'en  mortifier  quelques-unes,  sans  s'occuper 
des  moins  importantes?  Car  on  n'ignore  pas  com- 
bien c'est  chose  pénible  et  difficile  pour  l'âme 
que  d'atteindre  à  un  degré  de  dépouillement  si 
complet,  à  une  pureté  si  grande,  qu'elle  n'ait 
plus  ni  volonté  ni  affection  pour  quoi  que  ce  soit  ? 

Je  réponds  premièrement  qu'à  la  vérité  toutes 
les  passions  ne  sont  pas  aussi  préjudiciables  les 
unes  que  les  autres,  et  n'entravent  pas  l'âme  à  un 
même  degré  ;  je  veux  parler  du  moins  de  celles 
auxquelles  la  volonté  prend  part.  Quant  aux  appé- 
tits irréfléchis  de  la  nature,  l'empêchement  qu'ils 
apportent  à  l'union  de  l'âme  est  faible,  et  parfois 
nul,  pourvu  cependant  qu'elle  ne  donne  pas  son 


LIVRE    I.    CHAPITRE    XI.  79 

adhésion  à  ces  premiers   mouvements.  J'entends 
ici  par  appétits  irréfléchis  de  la  nature  et  premiers 
mouvements,  tous  ceux  où  la  volonté  raisonnable 
ne  prend  aucune  part,  ni  avant,  ni  après  l'acte. 
Il  est  impossible  de  les  mortifier  entièrement  et 
de  les  faire  disparaître  en  cette  vie  ;  d'ailleurs,  ils 
ne  forment  pas  un  obstacle  invincible  à  l'union 
divine.  Il  peut  très  bien  se  faire  qu  ils  subsistent 
dans  la  partie  inférieure  de  l'âme,  et  qu'elle  en 
soit  très  dégagée  dans  sa  partie  supérieure.  Ne 
voit-on  pas  souvent  des  âmes  qui,  parla  volonté, 
sont  élevées  à  une  très  haute  union  de  quiétude, 
tandis  que  leurs  instincts  s'agitent  dans  la  partie 
sensitive,  sans  troubler  la  partie  supérieure  qui 
n'y   prend    aucune  part?   Quant     aux    autres 
appétits  volontaires,   l'âme  doit  s'en  purifier  et 
s'en  dégager  complètement  ;  non  seulement  des 
plus  graves  qui  la  portent  au  péché  mortel,  mais 
encore  des  moindres  qui   l'induisent  au  péché 
véniel,  et  même  des  plus  légers  qui  la  font  tomber 
dans  mille  imperfections.  En  vain,  sans  cela,  pré- 
tendrait-elle arrivera  son  entière  transformation 
en  Dieu. 

En  effet,  cette  union  consiste  précisément 
dans  la  perte  totale  de  la  volonté  humame  en  la 
volonté  divine,  de  manière  que  celle-ci  soit  tou- 
jours et  partout  son  unique  mobile.  11  n'y  a  plus 


80  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

alors  dans  l'âme  qu'une  seule  volonté,  qui  est 
celle  de  Dieu.  Or,  supposez  que  les  désirs  de  celte 
âme  se  portent  sur  une  imperfection,  évidem- 
ment Dieu  ne  pouvant  l'admettre,  de  là  naîtra 
une  divergence  profonde,  puisque  l'âme  met  sa 
volonté  là  où  Dieu  ne  place  pas  la  sienne.  Pour 
s'unir  par  la  volonté  et  par  l'amour  à  son  souve- 
rain Bien,  l'âme  doit  donc  renoncer  d'abord  à 
tout  appétit  volontaire,  si  minime  qu'il  soit,  c'est- 
à-dire  que,  sciemment  et  avec  pleine  connais- 
sance de  cause,  elle  ne  doit  consentira  aucune 
imperfection.  Il  lui  faut  même  arriver  à  un  état 
de  liberté  et  de  possession  d'elle-même  assez 
complet,  pourréprimer  les  premiers  mouvements 
dès  qu'ils  se  présentent.  Je  dis  sciemment,  car 
elle  tombera  bien  souvent,  par  surprise,  dans  des 
imperfections  et  des  fautes  vénielles,  sans  qu'il 
soit  entièrement  en  son  pouvoir  d'échapper  aux 
déplorables  tendances  des  appétits  naturels  dont 
nous  avons  parlé.  Il  est  écrit  de  ces  péchés,  où  la 
volonté  a  une  si  faible  part  :  Que  le  juste  tombera 
sept  fois  par  jour  et  se  relèvera  (1). 

Quant  aux  appétits  délibérés  et  entièrement 
réfléchis,  lors  même  qu'ils  se  porteraient  sur  un 
objet  de  peu  d'importance,  ils  deviennent  indu- 

(1)    Septies  enim  cadet  justus  et  resurget.    Prov,,    xxiv,    16 


LIVRE    I.    CHAPITRE    XI.  81 

bitablement  un  obstacle  à  l'union  de  l'âme  avec 
Dieu.  J'entends  parler  ici  d'une  habitude  et  non 
de  quelques  actes  passagers,  qui  ne  sauraient 
causer  des  ravages  aussi  considérables.  Néan- 
moins il  faut  travailler  énergiquement  à  les  ex- 
terminer, puisqu'ils  procèdent  d'une  imperfec- 
tion bien  déterminée.  Mais  certains  défauts  dont 
on  n'achève  jamais  de  se  corriger,  voilà  ce  qui 
arrête  les  progrès  spirituels  et  forme  une  bar- 
rière invincible  à  l'union  divine.  Ces  défauts 
seront,  par  exemple  :  la  coutume  de  trop  parler  ; 
une  petite  attache  dont  on  ne  veut  pas  se  défaire 
entièrement,  soit  pour  une  personne,  un  vête- 
ment, un  livre,  une  cellule,  soit  pour  tel  genre  de 
nourriture  ;  ou  encore  de  petites  industries  pour 
satisfaire  sa  sensualité  en  cherchant  à  savoir  des 
nouvelles,  à  écouter  curieusement  les  conversa- 
tions, etc.,  etc.  Les  chutes  réitérées  dans  une  de 
ces  imperfections,  ou  dans  toute  autre  sembla- 
ble, s'opposent  davantage  à  l'avancement  dans 
la  vertu,  qu'une  foule  de  faiblesses,  même  plus 
graves,  fussent-elles  journalières,  mais  qui  n'au- 
raient pas  leur  principe  dans  une  attache  persis- 
tante , 

Croyez-vous  que  cette  âme  ainsi  liée  par  quel- 
que affection  pourra  atteindre  le  sommet  de  la 
perfection?  Non  jamais,  bien  que  l'obstacle  soit 


82  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

très  faible  en  lui-même  !  Qu'importe  à  l'oiseau 
d'être  attaché  par  un  léger  fil  ou  par  un  lien  plus 
fort  ?  A  la  vérité,  plus  le  fil  est  léger,  plus  il  est 
facile  à  rompre  ;  mais  si  fragile  qu'il  soit,  l'oi- 
seau sera  néanmoins  toujours  retenu  par  lui, 
tant  qu'il  ne  le  brisera  pas  pour  prendre  son  es- 
sor. Tel  est  le  sort  malheureux  de  l'âme  captivée 
par  une  affection  quelconque  ;  jamais  elle  ne 
parviendra  à  la  liberté  de  l'union  divine,  si  écla- 
tantes que  soient  d'ailleurs  ses  vertus. 

Les  passions  ont  encore,  relativement  à  l'âme, 
la  même  propriété  qu'a,  par  rapport  au  vaisseau 
auquel  il  s'attache,  le  poisson  appelé  rémore  ; 
malgré  sa  petitesse,  il  l'arrête,  dit-on,  dans  sa 
marche.  Oh  !  qu'il  est  regrettable  de  voir  certai- 
nes âmes,  semblables  à  des  navires  richement 
chargés  de  bonnes  œuvres,  d'exercices  spirituels, 
de  vertus  et  de  faveurs  célestes,  de  les  voir,  dis- 
je,  manquer  décourage  pour  se  vaincre  complè- 
tement en  de  petites  satisfactions,  en  des  baga- 
telles, et  pour  cette  raison,  échouer  au  port  de 
l'union  parfaite  ;  tandis  qu'un  effort  courageux 
eût  suffi  pour  rompre  tout  à  fait  le  fil  de  cet  at- 
tachement, et  enlever  cette  7^émore  de  l'appétit 
déréglé  !  Après  que  Dieu  leur  a  fait  la  grâce  de 
briser  d'autres  liens  beaucoup  plus  forts,  c'est-à- 
dire  ceux  des  affections  au  péché  et  aux  vanités 


LIVRE    I.    CHAPITRE    XI.  83 

du  monde,  n'est-il  pas  en  vérité  bien  déplorable 
qu'elles  n'aient  pas  la  générosité  de  sacrifier  une 
chose  de  néant,  un  simple  fil  que  le  Seigneur 
leur  laisse  à  rompre  pour  son  amour,  et  qui  ar- 
rête cependant  leur  ascension  sur  la  sainte  mon- 
tagne, et  les  prive  du  don  ineffable  de  lui-même  ? 
Non  seulement  cette  légère  attache  s'oppose  à 
leurs  progrès,  mais,  ce  qui  est  plus  malheureux 
encore,  elle  leur  fait  perdre  le  peu  qu'elles  avaient 
acquis  avec  tant  de  travail.  Car  on  n'ignore  pas 
que,  dans  le  chemin  de  la  perfection,  ne  pas  avan- 
cer par  une  continuelle  victoire  sur  soi-même, 
c'est  reculer  ;  et  ne  pas  gagner,  c'est  perdre. 

Notre-Seigneur  a  voulu  nous  donner  l'intelli- 
gence de  cette  doctrine  parces  paroles  :  Celuiqui 
n  amasse  point  avec  moi  dissipe  (1) .  Il  suflStde  né- 
gliger la  moindre  fente  d'un  vase,  pour  que  toute 
la  liqueur  qu'il  renferme  s'échappe  et  se  perde. 
Celui  qui  méprisera  les  plus  petites  choses  tom- 
bera peu  à  peu  dans  les  grandes  (2),  dit  l'Ecclé- 
siastique. Le  même  livre  nous  apprend  que  c'est 
assez  d'une  étincelle  pour  allumer  un  incendie  ; 
ainsiil  suffit  d'une  imperfection  pour  en  attirer  une 
autre,  et  celle-ci  d'autres  encore.  Rarement  une 


(1)  Qui   non  congregat  mecum,  spargit.  S.  Matth,,  xir,  30. 

(2)  Qui  spernit   modica,  pau'.atim  decidet.  Ecoles.,  xix.  1. 
T.  II.  3** 


84  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

passion  subsistera  seule  dans  un  cœur  néi^ligent 
à  la  surmonter  ;  elle  sera  toujours  accompagnée 
de  plusieurs  autres  qui  dérivent  de  la  première. 
J'ai  rencontré  maintes  fois  des  personnes  à  qui 
Dieu  avait  fait  la  grâce  d'avancer  rapidement 
dans  la  voie  du  détachement  et  de  la  vraie  liberté 
d'esprit,  et  qui,  sous  le  spécieux  prétexte  d'ami- 
tié, de  convenance  ou  de  quelque  autre  bien,  con- 
servaient leur  volonté  assujettie  à  une  faible  atta- 
che, et  perdaient  ainsi  peu  àpeul'espritdela  sainte 
solitude,  le  goût  des  choses  de  Dieu,  la  joie  et  la 
constance  dans  les  exercices  spirituels.  Enûn 
elles  se  précipitaient  dans  une  ruine  totale,  faute 
de  s'être  abstenues,  dès  le  principe,  de  cette  atta- 
che ou  de  ce  goût  sensible,  et  de  n'avoir  pas  su 
garder  leur  cœur  pour  Dieu  seul. 

Dans  ce  chemin  il  faut  absolument  marcher 
sans  s'arrêter,  si  l'on  veutparvenir  aubut;  c'est- 
à-dire,  qu'il  faut  détruire  toutes  ces  attaches, 
sans  exception  aucune,  ou  renoncer  à  l'espérance 
d'arriver  au  terme.  Le  bois  ne  se  transformera 
pas  en  feu,  s'il  manque  à  sa  disposition  un  seul 
degré  de  chaleur  ;  de  même  une  seule  imperfec- 
tion empêchera  la  parfaite  transformation  de  l'âme 
en  Dieu,  comme  nous  l'expliquerons  plus  tard 
dans  la  nuit  de  la  foi.  L'âme  n'a  qu'une  volonté; 
or,  en  inclinant  vers  le  créé,  elle  lui  fait  perdre 


LIVRE   I. CHAPITRE   XI.  85 

la  liberté,  la  force  et  la  pureté  indispensables  à 
sa  transformation  divine.  Au  livre  des  Juges,  il 
est  écrit  que  l'Ange  vint  reprocher  aux  enfants 
d'Israël  de  n'avoir  pas  exterminé  entièrement 
leurs  ennemis,  mais  d'avoir  fait  alliance  avec 
plusieurs  d'entre  eux  :  C'est  pourquoi,  dit  le  Sei- 
gneur ,;"<?  ne  les  détruirai  pas  de  devant  votre  face, 
afin  qu'ils  demeurent  vos  ennemis  et  que  leurs 
dieux  vous  soient  une  occasion  de  ruine  (1  ).  Dieu 
tient  avec  justice  la  même  conduite  envers  cer- 
taines âmes.  Il  les  a  tirées  de  l'Egypte  du  monde, 
il  a  tué  les  géants  de  leurs  péchés,  exterminé  la 
multitude  de  leurs  ennemis,  qui  sont  les  occasions 
dangereuses  qu'elles  rencontraient  dans  le  siècle, 
afin  de  leur  faciliter  l'accès  de  cette  terre  pro- 
mise de  l'union  divine.  Mais,  loin  de  répondre  à 
tant  de  prévenances  du  Seigneur,  elles  vivent 
avec  négligence  et  lâcheté,  elles  s'engagent  dans 
des  amitiés  humaines,  et  font  alliance  avec  le 
menu  peuple  des  imperfections,  au  lieu  de  l'ex- 
terminer sans  pitié  ;  à  la  vue  d'une  telle  ingrati- 
tude, la  souveraine  Majesté  s'irrite  et  les  laisse 
tomber  dans  des  fautes  dont  la  gravité  augmente 
à  proportion  de  leur  nombre. 


(1)  Quamobrem  nolui  delere   eos   a    facie   vestra  ut  habeatia 
hûstes,  et  dii  eorum  eint  vobis  in  ruinam.  Jud,,  II,  3. 


86  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

Le  livre  de  Josué  nous  en  offre  également  un 
exemple.  Au  moment  de  prendre  possession  de 
la  terre  promise,  le  Seigneur  ordonna  aux  Israé- 
lites de  détruire  tous  les  êtres  vivants  de  la  ville 
deJéricho,  les  hommes,  les  femmes,  les  vieillards, 
les  enfants,  et  aussi  tous  les  animaux.  Il  leur  en- 
joignit encore  de  n'emporter  aucune  dépouille  et 
même  de  ne  pas  les  convoiter  (1).  Cet  ordre  nous 
apprend  que,  pour  parvenir  à  la  consommation 
de  l'union  divine,  tout  ce  qui  est  vie  de  nature 
dans  l'âme, doit  être  immolé  sans  aucune  réserve. 
Il  faut  enfin  que  le  cœur,  libre  de  toute  convoi- 
tise à  l'égard  des  créatures,  s'en  tienne  aussi 
dégagé  que  si  elles  lui  étaient  complètement 
étrangères. 

Saint  Paul  écrivant  aux  Corinthiens  nous  donne 
la  même  leçon  :  Voici  donc,  mes  frères,  ce  quejc 
vous  dis:  le  temjps  est  court  ;  la  seule  chose  quir  este 
àfaire^  c  est  que  ceux  qui  ont  des  femmes  soient 
comme  nen  ayant  point,  et  ceux  qui  pleurent, 
sur  la  perte  des  choses  de  ce  monde,  comme  ne 
"pleurant pas,  et  ceux  qui  se  réjouissent,  comme 
ne  se  réjouissant  point,  et  ceux  qui  achètent, 
comme  ne  possédant  point,  et  enfin  ceux  qui 


(t)  Et  interfecerant  omnia  qùse  erant  in  ea,  a  viro  usque  ad 
mulierem,  ab  infante  usque  ad  senem.  Boves  quoque  et  oTea 
et  asinos  ia  ore  gladii  percusserunt.  Jos.,  VI  21. 


LIVRE    I.    CHAPITRE    XI.  87 

usent  de  ce  monde,  comme  n'en  usant  point  (1). 
Ces  paroles  de  l'Apôtre  nous  démontrent  la  néces- 
sité de  g-arder  notre  âme  pure  de  toute  attache, 
si  nous  voulons  qu'elle  s'élève  librement  à  Dieu. 


(1)  Hoc  itaque  dico,  fratres,  tempus  brève  est  :  reliqnum  est, 
ut  et  qui  habent  uxores,  tanquam  non  habentes  sint  ;  et  qui 
fient,  tanquam  non  fientes  ;  et  qui  gaudent,  tanquam  non 
gaudentes  ;  et  qui  emunt,  tanquam  non  possid.  ntes  ;  et  qui 
utuntur  hoc  mundo,  tanquam  non  utantur.  I  ad  Cor.,  vu, 
29,30,  31. 


CHAPITRE  XII. 

Réponse  à  la  seconde  demande  :  quelles  passions  suffisent  pour 
causer  à  l'âme  les  dommages  dont  nous  avons  parlé. 

Nous  pourrions  nous  étendre  longuement  sur 
cette  matière  de  la  nuit  des  sens,  car  il  y  aurait 
beaucoup  à  dire  sur  les  préjudices  que  les  pas- 
sions portent  à  l'âme,  non  seulement  des  diffé- 
rentes manières  expliquées  plus  haut,  mais  en- 
core sous  bien  d'autres  points  de  vue.  Toutefois, 
par  rapport  au  but  que  nous  nous  sommes  pro- 
posé, nous  avons  sufiSsamment  développé  ce 
sujet.  Le  lecteur  doit  avoir. compris,  il  me  semble, 
pourquoi  la  dénomination  de  nuit  est  donnée  à 
la  mortification  des  passions,  puis  aussi  combien 
il  importe  de  traverser  cette  nuit  pour  acquérir 
la  perfection.  Cependant  un  doute  pourrait  s'éle- 
ver sur  ce  qui  a  été  dit;  nous  allons  donc  y  ré- 
pondre, avant  d'expliquer  le  moyen  de  pénétrer 
dans  la  nuit  des  sens.  On  peut  se  demander,  en 
premier  lieu,  si  une  seule  passion  suffit  pour  pro- 
duire en  l'âme  les  deux  sortes  de  dommages  po- 


LIVRE    I.  —  CHAPITRE    XII.  89 

sitifs  et  privatifs  déjà  mentionnés  ?  En  second 
lieu,  si  une  passion  quelconque,  si  minime  qu'elle 
soit,  est  suffisante  pour  apporter  à  l'âme  tous 
les  cinq  dommages  à  la  fois,  ou  bien  si  chacune 
d'ellesproduitsonravageparticulier;parexemple, 
Tune  engendre-t-elle  le  tourment,  une  autre  la 
fatigue,  une  troisième  l'aveuglement,  etc.? 

Je  réponds  à  la  première  question  :  les  appé- 
tits volontaires  en  matière  de  péché  mortel  peu- 
vent seuls  opérer,  et  opèrent  en  effet,  ce  mal 
extrême  du  dommage  négatif,  puisqu'ils  ravis- 
sent à  l'âme  la  grâce  en  cette  vie  et  en  l'autre 
la  gloire,  c'est-à-dire  la  possession  même  de 
Dieu.  A  la  seconde  question  je  réponds  :  chaque 
passion  qui  a  pour  objet  le  péché  mortel,  ou  le 
péché  véniel  volontaire,  ou  encore  les  fautes  con- 
sidérées comme  simples  imperfections,  suffit  pour 
causer  à  la  fois  tous  ces  dommages  positifs  qui, 
à  un  certain  point  de  vue,  sont  également  priva- 
tifs. Nous  les  appelons  ici  positifs,  parce  qu'ils 
répondent  à  la  pente  de  l'âme  vers  la  créature, 
de  même  que  le  négatif  répond  à  son  éloigne- 
ment  de  Dieu.  Mais  remarquez  la  différence  :  les 
appétits  qui  arrivent  au  péché  mortel  produisent 
un  aveuglement  complet,  un  tourment  véritable, 
une  souillure  et  une  faiblesse  absolues,  etc.  Leur 
existence  implique  nécessairement  la  mort  de  la 


90  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

grâce  ;  et,  par  conséquent,  la  privation  de  cette 
même  grâce  augmente  en  nous,  à  mesure  que 
leur  domaine  s'établit  et  s'agrandit.  Ceux,  au 
contraire,  qui  ne  dépassent  point  le  péché  véniel, 
ou  les  imperfections  volontaires,  ne  produisent 
pas  cet  excès  de  mal.  Ils  engendrent  ces  maux 
en  partie  seulement,  et  dans  un  degré  moindre, 
proportionné  à  la  tiédeur  et  au  relâchement 
qu'ils  introduisent  dans  l'âme.  Donc,  plus  grande 
sera  sa  tiédeur,  plus  elle  verra  augmenter 
ses  tourments,  son  aveuglement  et  ses  souil- 
lures. 

Mais  si  chaque  passion  amène  avec  elle  tous 
les  préjudices  que  nous  nommons  positifs,  toute- 
fois tel  ou  tel  ravage  est  occasionné  spécialement 
par  tel  ou  tel  appétit,  d'où  résultent  tous  les 
autres  dommages,  quoique  d'une  manière  indi- 
recte. Ainsi  un  appétit  sensuel  enfante  à  la  vérité 
tous  ces  maux  réunis,  mais  néanmoins  son  effet 
propre  et  principal  est  de  souiller  l'âme  et  le 
corps;  un  appétit  d'avarice  les  produit  égale- 
ment tou*),  mais  il  engendre  directement  et  spé- 
cialement l'affliction  ;  de  même  l'appétit  de  vaine 
gloire  les  fait  naître  tous,  mais  il  cause  principa- 
lement et  immédiatement  les  ténèbres  et  laveu- 
glement;  enfin,  si  la  passion  de  la  gourmandise 
engendre  tous  les  maux,   son  principal  résultat 


LIVRE    1.    CHAPITRE    XII.  91 

est  de  rendre  languissant  dans  la  vertu,  et  ainsi 
des  autres. 

Si  tous  ces  effets  réunis  sont,  dans  l'âme,  le  ré- 
sultat d'un  acte  quelconque  d'une  passion  volon- 
taire, cela  tient  évidemment  àTopposition  directe 
entre  cet  acte  et  ceux  de  la  vertu  contraire. 
Comme  la  vertu  produit  la  suavité,  la  paix  et  la 
consolation,  la  clarté,  la  pureté  et  la  force;  de 
même,  la  passion  déréglée  engendre  le  tourment, 
la  fatigue  et  la  lassitude,  l'aveuglement,  la  souil- 
lure et  la  faiblesse.  La  pratique  d'une  seule  vertu 
fait  grandir  et  fortifie  toutes  les  autres  ;  ainsi,  sous 
l'action  d'un  seul  jice,  tous  les  vices  croissent, 
et  multiplient  dans  l'âme  leurs  funestes  eiTets. 
Sans  doute,  tous  ces  tristes  résultats  ne  se  mani- 
festent pas  à  l'heure  même  où  l'on  satisfait  la 
passion,  parce  que  l'attrait  séducteur  ne  permet 
pas  de  les  apercevoir;  mais  leur  mauvaise  in- 
lluance  se  fait  sentir  par  la  suite.  Celui  qui  s'a- 
bandonne malheureusement  à  ses  passions,  sait 
par  expérience  que,  dans  le  principe,  la  passion 
nous  flatté  par  une  apparence  douce  et  agréable, 
et  que  c'est  plus  tard  seulement  que  se  font  res- 
sentir ses  effets  pleins  d'amertume.  Néanmoins, 
je  n'ignore  pas  qu'il  y  a  des  personnes  assez  aveu- 
gles et  assez  endurcies  pour  ne  pas  éprouver  ces 
effets;  peu  soucieuses  de  tendre  vers  Dieu,  elles 


92  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

ne  se  rendent  pas  compte  des  obstacles  qui  les 
en  éloignent. 

Je  n'entends  point  parler  ici  des  appétits  ir- 
réfléchis de  la  nature,  ni  des  pensées  qui  ne 
dépassent  pas  le  premier  mouvement,  ou  des 
tentations  non  consenties  ;  toutes  ces  choses  ne 
causent  à  lame  aucun  des  torts  déjà  énumérés. 
Troublée  et  obsédée  par  ces  tentations,  la  pauvre 
âme  croit  en  être  souillée  et  aveuglée,  mais  il 
n'en  est  rien  ;  loin  delà,  ces  suggestions  lui  pro- 
curent occasionnellement  les  avantages  contrai- 
res. En  leur  résistant,  elle  acquiert  force,  pureté, 
lumière,  consolation  et  d'autres  biens  innombra- 
blés,  selon  cette  parole  de  Notre-Seigneur  à  saint 
Paul  :  La  vertu  se  perfectionne  dans  la  fai- 
blesse (1).  Quant  aux  passions  volontaires,  elles 
causent  à  l'âme  tous  les  maux  dont  nous  avons 
parlé,  et  déplus  considérables  encore.  C'estpour- 
quoi  le  principal  soin  des  maîtres  dans  la  vie  spi- 
rituelle doit  être,  dès  le  principe,  de  mortifier 
rigoureusement  leurs  disciples,  en  les  privant  de 
satisfaire  aucun  de  leurs  désirs.  Us  les  affran- 
chissent ainsi  d'une  servitude  déplorable. 

(i)  Virtusin  infirmitate  perficitur.  II  ad  Cor.,  xii,  9. 


CHAPITRE  XIII. 

Conduite  à  tenir  pour  entrer  par  la  foi  dans  la  nuit  des  sens. 

Il  reste  maintenant  à  donner  quelques  avis  sur 
le  moyen  de  pénétrer  dans  cette  nuit  sensitive. 
Notons  bien  d'abord  que  l'âme  y  entre  ordinaire- 
ment de  deux  manières,  l'une  active  et  l'autre 
passive.  Aidée  du  secours  de  la  grâce,  elle  peut 
faire  de  son  côté,  et  fait  en  réalité,  des  efforts 
pour  entrer  dans  cette  nuit  :  c'est  ce  que  nous 
appelons  la  voie  active,  dont  les  avis  suivants  sont 
l'expression.  Quant  à  la  voie  passive,  l'industrie 
personnelle  n'y  est  pour  rien  :  dans  ce  cas,  lame 
se  borne  à  consentir  librement  à  l'opération  de 
Dieu,  qui  agit  en  elle  par  des  grâces  plus  spécia- 
les ;  sa  disposition  doit  être  celle  d'un  patient 
entre  les  mains  de  son  médecin.  Nous  en  traite- 
rons dans  la  Nuit  obscm^e,  quand  nous  parlerons 
des  commençants.  Dieu  aidant,  nous  aurons  beau- 
coup de  conseils  à  leur  donner,  vu  la  multitude 
des  imperfections  qu'ils  ont  coutume  de  commet- 


94  LA   MONTÉE  DU  CARMEL. 

tre  en  ce  chemin  ;  je  ne  m'étendrai  donc  pas 
davantage  en  ce  moment  sur  ce  sujet.  Nous  expli- 
querons présentement  pourquoi  on  appelle  nuit 
le  trajet  de  l'âme  vers  l'union,  en  quoi  consiste 
cette  nuit,  et  quelles  sont  sesdivisions.  Toutefois, 
dans  la  crainte  d'être  trop  bref  et  de  nuire  au 
progrès  des  âmes,  en  ne  leur  donnant  pas  immé- 
diatement quelques  avis,  je  leur  indiquerai  ici 
un  moyen  abrégé,  qui  les  initiera  à  la  pratique 
de  cette  nuit  des  passions.  Je  suivrai  la  même 
méthode  à  la  fin  de  chacune  des  deux  parties  de 
cette  nuit,  dont  je  traiterai  plus  tard  avec  le  se- 
cours du  Seigneur. 

Les  avis  qui  suivent,  sur  le  moyen  de  vaincre 
les  passions,  sont  concis  et  peu  nombreux  ;  je  ne 
les  en  crois  cependant  pas  moins  utiles  ni  moins 
efficaces.  Celui  qui  voudra  véritablement  les  met- 
tre en  pratique  n'aura  pas  besoin  d'autre  ensei- 
gnement, car  toute  la  substance  de  la  perfection 
s'y  trouve  résumée. 

Premièrement  :  Ayez  le  soin  habituel  d'exciter 
en  vous  un  affectueux  désir  d'imiter  Jésus-Christ 
en  toutes  choses  ;  vous  conformant  à  sa  vie  que 
vous  devez  méditer  pour  pouvoir  la  reproduire, 
et  vous  comporter  en  toutes  circonstances  comme 
lui-même  se  serait  comporté. 

Secondement:  Pour  accomplir  parfaitement  ce 


LIVRE    I.    CHAPITRE    XIII.  95 

précepte,  s'il  s'offre  à  vos  sens  quelque  chose 
d'agréable  qui  ne  tende  pas  purement  à  l'hon- 
neur et  à  la  gloire  de  Dieu,  renoncez-y  et  soyez- 
en  détaché  pour  l'amour  de  Jésus-Christ  qui, 
durant  sa  vie,  n'eut  jamais  d'autre  goût,  ni  d'autre 
désir  que  de  faire  la  volonté  de  son  Père,  qu'il 
appelait  sa  nourriture  et  son  aliment.  Par  exem- 
ple :  vous  trouvez  de  la  satisfaction  à  entendre 
des  choses  où  la  gloire  de  Dieu  n'est  pas  intéres- 
sée ;  rejetez  cette  satisfaction  et  mortifiez  votre 
désir  d'écouter.  Vous  avez  du  plaisir  à  voir  des 
objets  qui  ne  vous  élèvent  pas  directement  vers 
Dieu  ;  refusez-vous  ce  plaisir  et  détournez-en  vos 
regards.  Agissez  de  même  pour  les  conversations, 
ou  tout  autre  objet  ;  en  un  mot,  usez-en  pareille- 
ment, autant  qu'il  est  en  vous,  à  l'égard  de  toutes 
les  opérations  des  sens,  vous  efforçant  de  vous 
en  affranchir  :  que  si  vous  ne  le  pouvez  pas,  il 
suffit  que  votre  volonté  ne  prenne  aucune  part  à 
ces  actes,  et  désavoue  les  impressions  qu'elle  en 
ressent. 

Le  remède  radical  à  tous  les  maux  spirituels, 
la  source  des  vrais  mérites  et  des  plus  sublimes 
vertus,  se  trouvent  dans  la  mortification  et  la  pa- 
cification des  quatre  principales  passions  natu- 
relles :  la  joie,  l'espérance,  la  crainte  et  la  dou- 
leur. De  leur  concorde  comme  de  leur  apaisement 

T.  II         '  * 


96  LA    MONTÉE    DU     CARMEL. 

découlent  d^s  biens  infinis  :  c'est  pourquoi  on 
doit  s'efforcer  de  priver  les  sens  de  toute  satis  - 
faction,  et  de  les  laisser  comme  dans  le  vide  et 
les  ténèbres.  Grâce  à  cette  précaution,  on  fera 
certainement  de  rapides  progrès  dans  le  bien. 

Que  l'âme  se  porte  donc  toujours:  non  au  plus 
facile,  mais  au  plus  diâScile. 

Non  au  plus  savoureux,  mais  au  plus  insipide. 

Non  à  ce  qui  plaît,  mais  à  ce  qui  déplaît. 

Non  à  ce  qui  est  un  sujet  de  consolation,  mais 
plutôt  de   désolation. 

Non  au  repos,  mais  au  travail. 

Non  à  désirer  le  plus,  mais  le  moins. 

Non  pas  à  ambitionner  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé 
et  de  plus  précieux,  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas 
et  de  plus  méprisable. 

Non  à  vouloir  quelque  chose,  mais  à  ne  rien 
vouloir. 

Non  à  rechercher  le  meilleur  en  toutes  choses, 
mais  le  pire,  désirant  d'entrer  pour  l'amour  de 
Jésus-Christ  dans  un  total  dénûment,  une  par- 
faite pauvreté  d'esprit,  et  un  renoncement  absolu 
par  rapport  à  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde.  II 
faut  embrasser  ces  pratiques  avec  toute  l'énergie 
de  son  âme,  et  essayer  d'y  assujettir  sa  volonté. 
En  s'y  livrant  avec  affection,  par  une  application 
intelligente  et  discrète,  on  y  trouvera   en  très 


LIVUE    1.  —  CHAPITRE  Xlll.  97 

peu  de  temps  de  grandes  délices  et  des  consola- 
tions ineOàbles. 

Il  suffit  d'observer  fidèlement  ces  maximes  pour 
entrer  dans  la  nuit  des  sens;  néanmoins,  afin  de 
donner  à  cette  doctrine  un  plus  grand  dévelop- 
pement, nous  proposerons  un  autregenre  d'exer- 
cice, ayant  pour  but  de  mortifier  sévèrement  la 
passion  de  l'honneur,  source  intarissable  d'une 
foule  d'autres  passions  : 

1°  On  visera  à  se  mépriser  soi-même,  et  à  dé- 
sirer que  les  autres  vous  méprisent. 

2°  On  parlera  à  sol  désavantage,  et  on  souhai- 
tera que  les  autres  fassent  de  même. 

3"  On  s'efforcera  de  concevoir  de  bas  senti- 
ments de  soi-même,  et  on  trouvera  bon  que  les 
autres  pensent  de  la  même  manière. 

En  terminant  ces  avis  et  règles  de  conduite,  il 
importe  de  résumer  en  plusieurs  sentences  la 
doctrine  à  suivre  pour  parvenir  à  la  consomma- 
tion de  l'union  divine,  ou  le  secret  de  gravir  la 
■montagne  symbolique  de  la  perfection,  dont  l'i- 
mage est  au  commencement  de  ce  livre.  Ces 
maximes  .atteignent,  il  est  vrai,  la  partie  sjiiri- 
tuelle  et  intérieure  de  l'âme;  néanmoins  elles 
s'appliquent  aussi  très  justement  à  la  partie 
sensible  et  extérieure,  où  naissent  des  imperfec- 
tions multiples.  Ce  double  point  de   vue  est  in- 


98  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

diqué  parles  deux  sentiers  placés  sur  les  pentes 
de  la  montagne  de  perfection.  Actuellement,  on 
doit  les  entendre  en  ce  qui  regarde  les  sens  ; 
plus  tard,  dans  la  deuxième  partie  où  nous  trai- 
terons de  la  nuit  de  l'esprit,  nous  les  développe- 
rons dans  le  sens  spirituel. 


1.  Pour  goûter  tout, 
Ne  prenez  goût  à  rien. 

2.  Pour  arriver  à  savoir  tout, 
Ne  désirez  rien    savoir. 

3.  Pour  parvenir  à  posséder  tout, 
Veuillez  ne  posséder  rien. 

4.  Pour  arriver  à  être  tout, 
Veuillez  n'être  rien.  1, 

o.     Pour  parvenir  à  ce  que  vous  ne  goûtez  pas,  '' 

Allez  par  ce  qui  vous  déplaît. 
G.     Pour  acquérir  ce  que  vous  ignorez, 

Allez  par  où  vous  ne  savez  pas. 

7,  Pour  atteindre  ce  que  vous  ne  possédez  pas, 
Traversez  ce  que  vous  ne  possédez  pas. 

8.  Pour  être  ce  que  vous  n'êtes  pas, 
Passez  par  ce  que  vous  n'êtes  pas. 


MOYEN  DE  NE  PAS  ENTRAVER  LE  TOUT. 

1.  Quand  vous  vous  arrêtez  en  quelque  chose, 
Vous  cessez  de  vous  livrer  au  tout  ; 

2.  Car  pour  venir  du  tout  au  tout. 

Vous  devez  vous  renoncer  du  tout  au  tout. 

3.  Et  quand  vous  parviendrez  à  posséder  le  tout, 
Vous  devez  le  posséder  sans  rien  vouloir  ; 


LIVRE    1,  CHAPITRE  XIII.  99 

4,     Car  si  vous  voulez  avoir  quelque  chose  en  tout, 
Vous  n'avez  pas  purement  votre  trésor  en  Dieu. 

Dans  ce  dépouillement,  l'esprit  trouve  sa  tran- 
quillité et  son  repos.  Profondément  établi  dans 
le  centre  de  son  néant,  il  ne  saurait  être  opprimé 
par  ce  qui  vient  d'en  bas,  et  ne  désirant  plus  rien, 
ce  qui  vient  d'en  haut  ne  le  fatigue  pas  ;  car  ses 
désirs  sont  la  seule  cause  de  ses  souffrances. 


CHAPITRE  XIV. 

Explication  du  second  vers  de  la  pi-emière  strophe. 

Embrasée  d'un  amour  plein  d'anxiété. 

En  commentant  le  premier  vers  de  ce  canti- 
que, qui  traite  de  la  nuit  des  sens,  nous  avons  fait 
comprendre  la  nature  de  cette  nuit  et  pourquoi 
on  lui  donne  ce  nom  ;  nous  avons  également  indi- 
qué le  moyen  et  l'ordre  à  garder  pour  y  entrer 
activement.  Il  est  donc  à  propos  maintenant  de 
traiter  de  ses  propriétés  et  de  ses  effets  admira- 
bles, exprimés  dans  les  vers  suivants  dont  je 
parlerai  brièvement,  ainsi  que  je  l'ai  promis  dans 
le  Prologue.  Je  passerai  ensuite  au  second  livre, 
qui  traite  de  la  deuxième  pai  tie  de  cette  nuit, 
c'est-à-dire  de  la  nuit  spirituelle. 

L'âme  dit:  «  qu'embrasée  d'un  amour  plein 
d'anxiété  »  elle  a  traversé  cette  nuit  obscure  des 
sens  pour  arriver  à  la  lumière  du  Bien-Aimé.  En 
effet,  pour  vaincre  toutes  les  passions  et  renoncer 
à  toutes  les  satisfactions  des  choses  créées,  tra- 


LIVRE    I. CHAPITRE    XIV.  101 

vail  auquel  l'amour  excite  la  volonté  et  la  porte 
à  se  complaire,  l'àme  avait  besoin  d'être  animée 
d'une  llamme  plus  ardente  et  pressée  par  un 
amour  plus  parfait,  l'amour  de  son  Époux. 
Puisant  alors  en  lui  sa  joie  et  sa  force,  elle  a  eu 
le  courage  de  retrancher  tout  autre  amour,  et  d'y 
renoncer  généreusement.  Cependant,  pour  sur- 
monter la  violence  des  appétits  sensitifs,  il  ne 
lui  aurait  pas  suffi  d'être  captivée  par  l'amour 
de  son  Époux,  il  lui  fallait  encore  toute  l'ardeur 
d'un  amour  plein  de  véhémence.  La  sensualité 
étant  attirée  et  poussée  vers  les  choses  sensibles 
par  les  fortes  convoitises  de  l'appétit,  si  la  partie 
spirituelle  n'est  pas  enflammée,  de  son  côté,  par 
des  désirs  beaucoup  plus  vifs  des  biens  spirituels, 
elle  sera  impuissante  à  secouer  le  joug  dé  la 
nature  et  des  sens.  Elle  n'aura  pas  non  plus  le 
courage  de  demeurer  dans  la  privation  de  toutes 
choses,  et  de  mortifier  ses  passions  en  toutes 
rencontres  ;  en  résumé,  elle  ne  pourra  pas  être 
introduite  dans  la  nuit  sensitive. 

Expliquer  la  variété  et  dire  le  nombre  de  ces 
anxiétés  de  l'amour,  que  les  âmes  éprouvent  à 
l'entrée  de  cette  voie  de  l'union,  leurs  efforts  et 
leurs  inventions  pour  sortir  de  leur  demeure, 
qui  est  la  volonté  propre,  et  pour  pénétrer  dans 
la  nuit  de  la  mortification  de  leurs  sens  ;  dire 


102  LA  MONTÉE   DU   CARMEL. 

combien  ces  désirs  véhéments  de  l'Époux  leur 
font  paraître  faciles,  et  même  doux,  les  travaux 
et  les  périls  qu'elles  rencontrent  en  cette  nuit  :  ce 
n'est  ici  ni  le  lieu,  ni  le  moment  ;  et,  d'ailleurs, 
c'est  chose  impossible  à  exprimer.  Mieux  vaut 
l'expérimenter  que  l'écrire.  Nous  passerons 
donc  immédiatement  à  l'expUcation  des  vers  qui 
suivent. 


CHAPITRE  XV. 

Explication  des  autres  vers  de  la  strophe. 

Oh  !  l'heureuse  fortune  ! 
Je  sortis  sans  être  aperçue 
Alors  que  ma  demeure  était  pacifiée. 

L'âme  emploie  une  métaphore  pour  faire  con- 
naître le  misérable  état  de  son  esclavage,  et  elle 
proclame  que  c'est  une  «  heureuse  fortune  »  d'en 
être  sortie  sans  être  aperçue,  ni  empêchée  par 
aucun  des  compagnons  de  sa  captivité.  Depuis  le 
péché  originel,  l'âme,  sujette  aux  passions  et  aux 
appétits  naturels,  est  vraiment  captive  dans  ce 
corps  mortel  ;  c'est  pourquoi  elle  tient  pour  une 
heureuse  fortune  d'être  sortie  inaperçue  de  l'en- 
ceinte de  sa  prison,  et  d'avoir  échappé  à  la  tyran- 
nie de  ceux  qui  l'y  retenaient.  Elle  s'est  donc 
évadée,  «  pendantune  nuit  obscure,  »  figurée  par 
la  privation  de  tous  les  plaisirs  et  la  mortification 
•de  toutes  les  passions.  Cette  sortie  s'effectua 
«  alors  que  sa  demeure  était  pacifiée  »,  c'est-à- 


KJi  LA    MONTIÎE    DU    r.ARÎlDr.. 

dire  lorsque  la  partie  sensidve,  qui  est  le  foyer 
des  appétits,  jouissaitdu  repos,  grâce  à  leur  assou- 
pissement et  à.  la  victoire  qu'elle  avait  remportée 
sur  eux.  Avant  d'avoir  réduit  au  silence  toutes 
ses  passions,  par  la  mortification  de  la  partie  sen- 
sitive,  au  point  que  rien  en  elle  ne  fasse  plus 
opposition  à  la  vie  de  l'esprit,  l'âme  ne  saurait, 
en  effet,  acquérir  jamais  la  vraie  liberté,  ni  se  re- 
poser dans  l'union  de  son  Bien- Aimé. 


FIN    DU    LIVRE  PREMIER. 


LIVRE  II. 

De  la  foi,  comme  préparation  immédiate  a 
l'union  DIVINE.  —  Application  de  la  seconde 
partie  de  la  nuit  a  la  nuit  spirituelle  dont 
il  est  parlé  dans  la  deuxième  strophe. 


STROPHE  II. 


Pleine  d'assurance  dans  les  ténèbres, 

Je  sortis  déguisée,  par  un  escalier  secret, 

Oh  !  l'heureuse  fortune  ! 

Dans  l'obscurité  et  en  cachette, 

Alors  que  ma  demeure  était  pacifiée. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Explication    de  cette  strophe. 

L'âme  chante, dans  cette  seconde  strophe, l'heu- 
reuse fortune  qu'elle  a  eue  de  dépouiller  son  esprit 
de  toute  imperfection  et  de  tout  désir  de  propriété 
ayant  pour  objet  les  choses  spirituelles.  Son  bon- 


406  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

heur  est  d'autant  plus  grand ,  qu'elle  a  éprouvé  plus 
de  difiSculté  à  établir  la  paix  dans  la  partie  supé- 
rieure, et  à  pénétrer  dans  l'obscurité  intérieure  ; 
obscurité  qui  consiste  dans  le  dénûment  de  l'es- 
prit relativement  à  toutes  choses  sensuelles  et 
spirituelles.  Dans  cet  état,  l'âme  appuyée  unique- 
ment sur  la  foi  vive  s'élève  jusqu'à  Dieu.  En  par- 
lant de  cette  vertu  théologale,  mon  intention  est 
de  traiter  spécialement  de  la  nudité  de  la  foi, 
ayant  surtout  en  vue  de  m  adresser  aux  person- 
nes qui  tendent  à  la  perfection. 

La  foi  est  comparée  ici  à  un  «  escalier  secret  » 
parce  que  les  différents  degrés,  ou  les  articles  de 
la  foi,  sont  cachés  aux  sens  et  à  l'intelligence. 
Privée  de  la  lumière  naturelle  et  intellectuelle, 
l'âme  sort  ainsi  de  ses  limites  propres  pour  gra- 
vir cet  escalier  divin  de  la  foi,  qui  s'élève  et  pé- 
nètre jusque  dans  les  profondeurs  de  l'adorable 
Trinité.  L'âme  ajoute  qu'elle  est  sortie  «  dégui- 
sée »,  car,  pendant  cette  ascension  que  la  foi  lui 
a  fait  faire,  elle  a  déposé  sa  forme  et  sa  manière 
d'être  naturelle,  pour  se  revêtir  d'une  forme 
toute  divine.  Grâce  à  ce  déguisement,  elle  a  ]gu  se 
soustraire  aux  regards  du  démon,  aux  séductions 
terrestres,  etéchapper  aux  conceptions  erronées 
de  la  raison  humaine  ;  abandonnée  à  elle-même, 
aucun  de  ces  obstacles  n'a  été  capable  de  lui 


LIVRE    II.    CHAPITRE  1.  107 

nuire,  tandis  qu'elle  marchait  à  la  lueur  du 
flambeau  de  la  foi  vive.  Cachée  et  dérobée  à  tous 
les  regards,  étrangère  à  tous  les  pièges  du  démon, 
elle  s'avance  véritablement,  comme  elle  le  dit  ici, 
«  dans  l'obscurité  et  en  cachette  »,  c'est-à-dire, 
mystérieusement  par  rapport  au  démon,  pour 
lequel  les  splendeurs  de  la  foi  sont  plus  obscures 
que  les  plus  épaisses  ténèbres.  Voilà  pourquoi 
l'âme  enveloppée  du  voile  de  la  foi  vit  en  assu- 
rance, à  l'abri  des  traits  de  son  ennemi.  Nous 
développerons  cette  doctrine  plus  clairement 
dans  la  suite.  Le  même  motif  lui  fait  dire  qu'elle 
est  sortie  «  pleine  d'assurance  dans  les  ténèbres  »; 
car  celui-là  s'avance  très  sûrement  dans  les  voies 
de  Dieu,  qui  impose  silence  aux  conceptions  na- 
turelles et  aux  raisonnements  de  l'esprit,  et  aie 
bonheur  de  marcher  sous  les  ombres  de  la  foi, 
l'ayant  choisie  pour  son  unique  guide. 

L'âme  a  traversé  cette  nuit  spirituelle  «  alors 
que  sa  demeure  était  pacifiée  »,  c'est-à-dire 
quand  toutes  ses  facultés  étaient  en  repos.  En 
effet,  parvenu  à  cet  état  si  désirable  de  l'union 
divine,  l'esprit  jouit  d'un  grand  calme  par  l'apai- 
sement de  ses  puissances  naturelles  et  de  ses 
ardeurs  sensibles.  Pourquoi  donc  ne  dit-on  plus 
ici  comme  dans  la  première  nuit  des  sens  :  que 
l'âme  est  sortie  pleine  d'anxiété  ?  En  voici  la 


108  LA    MONTÉE    DU    C ARMEL» 

raison  :  pour  se  dégager  des  sens  et  se  délivrer 
del'esclavage  des  passions,  elle  avait  dû  éprouver 
les  désirs  véhéments  d'un  amour  sensible;  mais, 
pour  pacifier  la  partie  spirituelle,  il  lui  a  suffi  de 
concentrer  et  de  fixer  ses  facultés  dans  la  foi 
pure.  Ce  travail  accompli ,  l'âme  se  livre  au  Bien- 
Aimé  par  une  union  pleine  de  simplicité,  de  pureté 
et  d'amour,  qui  la  rend  en  quelque  sorte  sembla- 
ble à  lui. 

Remarquons  en  outre  que  dans  la  première 
strophe,  au  sujet  de  la  partie  sensitive,  l'âme  dit 
qu'elle  est  sortie  à  la  faveur  d'une  «  nuit  obscure»; 
ici,  relativement  à  la  partie  spirituelle,  elle  ajoute 
que  sa  sortie  s'effectua  «  dans  les  ténèbres  »> 
parce  que  dans  cette  seconde  partie  de  la  nuit  les 
ténèbres  sont  plus  épaisses.  La  complète  obscu- 
rité est,  en  effet,  plus  sombre  que  la  nuit  pro- 
prement dite,  puisque,  si  profonde  que  soit  cette 
dernière,  on  y  distingue  encore  quelque  chose  ; 
tandis  que  dans  l'obscurité  on  ne  voit  absolu- 
ment rien.  De  même,  l'âme  jouit  encore  d'une 
certaine  clarté  dans  la  nuit  des  sens,  où  l'enten- 
dement et  la  raison  ne  sont  point  frappés  de 
cécité  ;  au  contraire,  dans  la  nuit  spirituelle  de 
la  foi,  elle  est  privée  de  toute  lumière  inlellectuelle 
ou  sensible.  Aussi  est-ce  à  bon  droit  qu'elle 
chante  dans  cette  strophe  sa  marche  progressive 


1 


LIVRE    II.    CHAPITRE    I.  103 

«  pleine  d'assurance  dans  les  ténèbres  »  ;  assu- 
rance qu'il  lui  était  impossible  de  goûter  dans 
l'autre  nuit.  En  effet,  moins  l'âme  agit  en  vertu  de 
son  opération  propre,  plus  elle  se  trouve  en  sû- 
reté, puisqu'elle  grandit  davantage  dans  la  foi. 
Je  demande  au  pieux  lecteur  sa  bienveillante 
attention,  pour  la  doctrine  si  importante  que  je 
dois  traiter  dans  ce  livre,  en  vue  du  plus  grand 
bien  des  âmes.  Le  sujet  lui  paraîtra  peut-être  un 
peu  abstrait  ;  mais  les  matières  s'enchaînent  de 
telle  sorte  que  la  connaissance  des  unes  ouvre  la 
voie  aux  autres.  Ainsi,  j'en  ai  la  confiance,  on 
aura  du  tout  une  parfaite  intelligence. 


CHAPITRE  II. 

Explication  de  la  seconde  partie  de  la  nuit,  ou  de  la  cause 
qui  la  produit.  —  Cette  cause  est  la  foi.  ~-Deux  raisons  nous 
prouvent  que  cette  seconde  partie  de  la  nuit  est  plus  obscure 
que  la  première  et  la  troisième. 

La  foi,  nous  l'avons  dit,  est  un  moyen  mer- 
veilleux pour  nous  conduire  au  terme,  c'est-à- 
dire  à  Dieu  ;  mais  Dieu  étant  lui-même  la  troi- 
sième cause,  ou  troisième  partie  de  la  nuit,  la 
foi,  qui  tient  le  milieu  entre  le  point  de  départ  et 
le  terme,  est  justement  figurée  par  la  pleine 
nuit.  Elle  plonge  l'âme  dans  de  plus  profondes 
ténèbres  que  la  première  partie  de  la  nuit,  et 
même  sous  un  certain  rapport  que  la  troisième. 
En  effet,  n'avons-nous  pas  comparé  la  première 
partie,  ou  la  nuit  des  sens,  au  crépuscule,  c'est- 
à-dire  à  cette  heure  où  les  objets  commencent 
à  se  dérober  aux  regards,  et  ce  moment  n'est-il 
pas  moins  éloigné  de  la  clarté  du  jour  que  le 
milieu  de  la  nuit  ?  Enfin  la  seconde  partie  est 
aussi  plus  obscure  que  la  troisième,  ou  l'aurore 
ante  lucem,  c'est-à-dire  l'instant  le  plus  proche 


LIVRE    11.     —    CHAPITRE    II.  lll 

du  jour.  Comme  l'aube  précède  immédiate- 
ment l'éclat  du  jour  et  lui  sert  de  précurseur, 
c'est  avec  raison  qu'on  la  compare  à  ce  jour  divin 
qui  va  se  lever  sur  l'âme,  c'est-à-dire  à  Dieu  lui- 
même.  Il  est  hors  de  doute  que,  naturellement 
parlant,  Dieu  est  à  l'âme  une  nuit  aussi  obscure 
que  la  foi  ;  cependant,  lorsque  ces  trois  différentes 
phases  de  ténèbres  sont  écoulées,  alors  Dieu 
commence  à  projeter  surnaturellement  sur  l'âme 
un  rayon  de  son  éternelle  lumière,  qui  l'éclairé 
d'une  manière  expérimentale  et  toute  divine. 
C'est  le  principe  de  l'union  parfaite  dont  la  con- 
sommation s'accomplira  après  la  troisième  nuit. 

La  première  nuit,  celle  des  sens,  a  rapport  à  la 
partie  inférieure  de  l'homme  :  elle  est  en  quel- 
que sorte  extérieure.  La  seconde  nuit,  celle  de 
la  foi,  s'appliquant  à  la  partie  supérieure  ou  rai- 
sonnable de  l'homme,  doit,  par  une  suite  néces- 
saire, être  plus  obscure  et  plus  intérieure,  puis- 
qu'elle dépouille  l'âme  de  sa  lumière  propre.  11 
est  donc  fort  à  propos  de  la  comparer  au  milieu 
de  la  nuit,  qui  en  est  la  partie  la  plus  ténébreuse. 

Il  nous  reste  à  prouver  comment  cette  seconde 
partie  de  la  nuit,  celle  de  la  foi,  est  véritable- 
ment une  nuit  pour  l'entendement,  comme  la 
première  en  est  une  pour  les  sens.  Nous  parlerons 
ensuite  des  obstacles  qui  s'y  rencontrent,  et  enfin 


H2  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

du  travail  actif  de  l'âme  pour  y  entrer.  Quant  à 
son  état  passif,  c'est-à-dire  à  ce  que  Dieu  opère 
en  elle  pour  l'y  introduire,  nous  l'expliquerons 
en  temps  opportun;  et  ce  sera,  je  l'ebpère,  dans 
le  livre  de  la  Nuit  obscure. 


CHAPITRE  III. 

Comment  la  foi  est   une  nuit  pour  l'âme.  —  Preuves  de  raison 
et  autorité  de  la  sainte  Écriture. 

La  foi,  disent  les  théologiens,  est  une  habitude 
surnaturelle  de  l'âme,  tout  ensemble  certaine  et 
obscure.  La  raison  de  son  obscurité,  c'est  qu'elle 
nous  incline  à  croire  des  vérités  révélées  par 
Dieu  lui-même_,  vérités  qui  dépassent  la  lumière 
naturelle  et  excèdent  Isc  portée  de  tout  enten- 
dement humain.  La  splendeur  du  soleil  éclipse  la 
lumière  môme.  Il  en  est  ainsi  de  la  foi,  dont  on 
peut  dire  en  ce  sens  qu'elle  est  obscure,  parce  que 
son  éclatante  lumière  ne  laisse  plus  subsister 
dans  1  "âme  aucune  autre  lumière.  L'éclat  du  soleil 
non  seulement  nous  éblouit,  mais  souvent  même 
nous  aveugle,  en  raison  de  sa  disproportion  avec 
notre  puissance  visuelle.  Ainsi  en  est-il  de  la  lu- 
mière de  la  foi  qui,  par  son  intensité  et  par  le 
mode  dont  Dieu  se  sert  pour  nous  la  communi- 
quer, surpasse  infiniment  celle  de  notre  enten- 
dement. Celui-ci,  en  effet,  ayant  une  aptitude  qui 


114  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

le  rend  capable  d'un  acte  surnaturel,  quand  il 
plaît  à  Notre-Seigneur  de  l'élever  jusque-là,  de 
lui-même  né  peut  rien  connaître  que  par  la  voie 
naturelle  des  sens.  Il  a  besoin  d'images  pour 
avoir  la  connaissance  des  objets  soit  en  eux- 
mêmes,  soit  en  leurs  représentations.  Ab  objecta 
et potentia  paritur  notiiia,  de  l'objet  présent  et 
de  la  puissance  naît  en  l'âme  la  connaissance, 
disent  les  philosophes. 

Si  quelqu'un  entendait  parler  de  choses  dont  il 
n'aurait  jamais  eu  connaissance,  même  par  une 
image  ou  une  similitude,  évidemment  il  ne 
saurait  en  avoir  aucune  notion  précise.  Par  exem- 
ple :  dites  à  une  personne  que  dans  une  île  loin- 
taine se  trouve  un  animal  qu'elle  n'a  jamais  vu  ; 
si  vous  ne  lui  dépeignez  pas  certains  traits  de 
ressemblance  que  cet  animal  pourrait  avoir  avec 
d'autres,  elle  n'en  concevra  aucune  idée,  malgré 
toutes  vos  descriptions.  Voici  un  autre  exemple 
encore  plus  facile  à  saisir,  à  mon  avis  :  essayez 
de  faire  à  un  aveugle-né  la  définition  de  la  cou- 
leur blanche  oujaune  ;  après  tout  ce  que  vous 
pourrez  lui  en  dire,  il  n'en  saura  ni  plus  ni  moins, 
n'ayant  jamais  vu  ces  couleurs,  ni  rien  qui  le 
mette  à  même  de  former  un  jugement  sur  ce 
point.  Il  pourra  seulement  entendre  leur  nom  par 
l'ouïe  et  le  retenir  dans  sa  mémoire  ;  mais  quant 


LIVRE    II.    —  CHAPITRE    111.  115 

à  leur  forme  et  à  leur  figure,  il  lui  sera  impos- 
sible de  les  concevoir,  à  cause  de  sa  cécité. 

C'est  ainsi,  dansune  certaine  proportion,  que 
la  foi  est  à  l'égard  de  l'âme.  Elle  nous  propose  des 
vérités  que  nous  n'avonsjamais  entendues,  jamais 
vues,  ni  en  elles-mêmes,  ni  dans  les  objets  qui 
nous  en  retracent  l'image,  et  dont  nous  n'aurions 
pu  avoir  connaissance  sans  le  secours  de  la  révé- 
lation. La  science  naturelle  ne  nous  fournit  ici 
aucune  lumière,  puisque  les  vérités  de  la  foi  sont 
indépendantes  des  sens  ;  nous  les  apprenons  par 
l'ouïe  en  soumettant  aveuglément  notre  raison. 
La  foi  vient  de  ce  que  nous  entendons,  et  nous 
entendonsjpar  laparole  de  Jésus- Christ  [\),  nous 
dit  l'Apôtre  des  Gentils.  La  foi  est  donc  une 
science  impossible  à  acquérir  par  les  sens,  elle 
naît  de  l'acquiescement  de  l'âme  à  ce  que  Dieu 
lui  a  révélé. 

Sans  nul  doute  la  foi  surpasse  de  beaucoup  les 
comparaisons  précédentes  ;  car  non  seulement 
cette  vertu  ne  produit  pas  une  connaissance  évi- 
dente, mais  elle  excède  tellement  toutes  les  no- 
tions et  toutes  les  sciences  que  la  contemplation 
la  plus  parfaite  peut  à  peine  pénétrer  dans  ses 


(1)  Ergo  fides  ex  audifcn,  auditas  autem  psr  verbum  Christi, 
Eom.,  X,  17. 


Ii6  LA    MONTÉE    DU    CAP.MEL. 

profondeurs.  Nous  parvenons  aux  autres  sciences 
par  la  lumière  de  l'entendement  ;  celle  de  la  foi 
s'obtient  plutôt  en  y  renonçant  par  des  motifs 
surnaturels,  que  la  lumière  de  notre  raison 
nous  fait  perdre.  Si  vous  ne  croyez  pas,  vous  ne 
comprendrez  pas  (\),  nous  dit  Isaïe.  C'est  donc 
précisément  parce  que  la  foi  produit  une  nuit 
obscure  dans  l'âme,  qu'elle  éclaire  ;  plus  elle  la 
plonge  dans  les  ténèbres,  plus  elle  lui  communi- 
que de  lumières.  Ses  splendeurs  sont  en  raison 
directe  de  l'aveuglement  qu'elle  produit;  car 
pour  reprendre  la  pensée  du  Prophète  :  si  vous 
ne  croyez  pas,  c'est-à-dire  si  vous  ne  vous  aveu- 
glez pas,  vous  ne  comprenez  pas,  ou,  en  d'au- 
tres termes,  vous  n'obtiendrez  pas  la  lumière,  ni 
la  connaissance  élevée  et  surnaturelle  de  la 
vérité. 

La  nuée  qui  séparait  les  enfants  d'Israël  des 
Égyptiens,  au  passage  de  la  mer  Rouge,  est  une 
belle  figure  de  la  foi.  La  sainte  Écriture  nous  dit  : 
La  nuée  était  ténébreuse  et  elle  éclairait  la 
nuit  (2).  Chose  merveilleuse,  elle  était  ténébreuse 
et  elle  éclairait  la  nuit  !  Il  en  est  vraiment  ainsi 


(1)  Si  non  credideritis,   non  intelligetis.  Is.,  vu,  9. 

(2)  Erat  nubes    tenebrosa    et     illuminans    noctem,    Exod., 
XIV,  20. 


LlVr.E    II.    CHAPITRE    1I[.  117 

de  la  foi;  c'est  une  nuée  obscure  qui  éclaire  et  illu- 
mine les  ténèbres  de  l'àme.  Celle-ci  est  elle-même 
une  nuit,  puisqu'en  présence  de  la  foi  elle  demeure 
aveuglée  et  privée  de  salumière  naturelle. 

L'homme,  vivant  dans  les  ténèbres,  ne  peut 
être  illuminé  d'une  manière  convenable  que  par 
d'autres  ténèbres,  selon  l'enseignement  du  Psal- 
miste  :  Le  jour  annonce  au  jour  cette  vérité,  et  la 
nuit  en  donne  connaissance  à  la  nuit  (l).Le  jour, 
c'est  Dieu  dans  la  béatitude,  où  il  est  un  jour 
radieux  pour  les  Anges  et  pour  les  âmes  bienheu- 
reuses, devenues  elles-mêmes  comme  des  jours, 
dans  le  reflet  de  son  ineffable  lumière.  Au  sein 
de  la  gloire,  il  leur  manifeste  à  découvert  le 
Verbe,  son  Fils  bien-aimé,  principe  de  toute  con- 
naissance et  de  toute  joie.  La  nuit,  dans  l'EgUse 
militante  encore  enveloppée  de  ténèbres,  c'est  la 
foi  qui  enseigne  la  véritable  science  à  toute  âme, 
"qui  est  elle-même  une  nuic  mystérieuse,  privée 
d'un  côté  de  sa  lumière  naturelle  en  face  de  la 
foi,  et  de  l'autre  ne  jouissant  pas  de  la  vision 
béatifîque  de  Téternelle  Sagesse. 

Concluons  par  cette  vérité  que  l'âme  doit 
s'enfermer   dans  les  ténèbres  pour  obtenir  la 


(1)  ries  diei  éructât  verbum,   et  nox  nooti  indicat  scientiam. 
Fe.  XVIII,  3. 


118  LA    MONTÉE    DU     CARMEL. 

lumière,  et  s'avancer  sans  relâche  dans  la  voie 
de  la  perfection.  Ainsi  se  vérifie  cette  parole  de 
David  dans  un  Psaume  :  La  nuit  sera  mon  illu- 
mination dans  mes  (ié/2ces(l).  C'est-à-dire  la  nuit 
de  la  foi  sera  mon  guide,  dans  les  délices  de  ma 
pure  contemplation  et  de  mon  union  avec  Dieu. 


(1)  Et  nox    illuréinatio  mea   In  deliciis  meis.  Pb.  cxxxviii, 
11. 


CHAPITRE  IV. 

Attitude  que  l'âme  doit  conserver  au  milieu  des  ténèbres  pour 
être  sûrement  guidée  par  la  foi,  jusqu'à  une  éminente  con- 
templation. —  Cette  matière  est  traitée  d'une  manière  géné- 
rale dans  ce  chapitre. 

J'espère  avoir  fait  comprendre,  du  moins  en 
partie,  que  la  foi  est  une  nuit  obscure  pour 
l'âme,  et  qu'il  y  a  absolue  nécessité  pour  cette 
dernière  de  rester  dans  l'obscurité,  privée  de  sa 
lumière  naturelle,  afin  d'être  conduite  par  la  foi 
jusqu'au  sommet  sublime  de  l'union.  Néanmoins, 
pour  atteindre  cet  heureux  terme,  il  est  à  propos 
de  particulariser  la  nature  de  cette  obscurité  qui 
doit  la  plonger  dans  les  profondeurs  de  la  foi. 
J'en  parlerai  donc  dans  ce  chapitre  d'une  manière 
générale,  et  plus  tard,  avecle  secours  d'en  haut, 
j'indiquerai  en  détail  le  moyen  de  se  maintenir 
dans  cette  voie,  sans  crainte  de  s'égarer  et  d'en- 
traver l'action  d'un  guide  si  sûr. 

Pour  marcher  avec  sécurité  à  la  lueur  du  flam- 
beau de  la  foi,  l'âme  doit  fermer  absolument  les 
yeux  dans  la  partie  sensitive  et  inférieure  qui 


120  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

l'incline  vers  les  créatures,  aussi  bien  que  dans 
la  partie  raisonnable  et  supérieure,  dont  nous 
traitons  actuellement,  et  qui  a  pour  objet  Dieu  et 
toutes  les  choses  spirituelles.  Avant  d'être  trans- 
formée surnaturellement,  il  est  certain  que  l'âme 
a  besoin  de  s'anéantir  dans  les  ténèbres,  et  de 
sortir  des  bornes  de  sa  vie  naturelle,  sensitive 
et  raisonnable.  Surnaturel  ne  signifie-t-il  pas 
précisément  une  chose  élevée  au-dessus  du  natu- 
rel? Comme  la  transformation  et  l'union  divine 
ne  peuvent  s'abaisser  jusqu'aux  sens,  l'âme  ne 
les  obtiendra  donc  qu'à  la  seule  condition  d'un 
dénûment  volontaire  et  total,  du  moins  quant  à 
l'affection  et  àla  volonté .  Alors,  j  e  vous  le  demande, 
qui  pourra  entraver  l'action  de  Dieu  dans  une 
âme  ainsi  dépouillée,  abandonnée  et  anéantie  ? 

Même  en  jouissantdes  dqns  surnaturels,  il  faut 
s'en  tenir  vide,  dégagé,  et  prendre  uniquement 
la  foi  pour  lumière,  pour  guide  et  pour  appui.  Son 
action  étant  bien  supérieure  aux  opérations  des 
sens,  il  ne  faut  s'attacher  à  rien  de  ce  que  l'on 
peut  entendre,  goûter,  sentir  ou  imaginer,  tout 
cela  n'étant  que  des  ténèbres  propres  à  nous 
égarer  ou  à  retarder  notre  marche. 

Jamais  l'âme  ne  parviendra  à  la  science  si 
sublime  que  nous  enseigne  la  foi,  à  moins  de  se 
rendre  comme  tout  à  fait  aveugle  et  de  perse- 


LIVRE    11.    —    CHAPITRE    IV.  \2[ 

vérer  courageusement  dans  cette  voie  ténébreuse. 
Celui  qui  n'est  pas  entièrement  aveugle  s'aban- 
donne à  regret  à  la  conduite  de  son  guide,  et 
dans  son  incapacité  déjuger  les  choses,  tout  che- 
min lui  paraît  bon.  Agissant  comme  s'il  y  voyait 
clair,  il  court  risque  de  s'égarer  lui-même  et 
d'égarer  le  guide  sur  lequel  il  a  autorité.  De 
même  l'âme  qui  se  fonde  sur  sa  science,  ses 
goûts  ou  ses  sentiments,  s'arrête  dans  le  sentier 
de  la  montagne,  ou  s'en  détourne  ;  car  tous  ces 
moyens,  infiniment  éloignés  de  l'Eire  de  Dieu, 
n'ont  aucune  force  pour  l'entraîner  dans  la  voie  de 
la  perfection .  Elle  s'égare  faute  d 'un  abandon  total 
à  la  foi,  son  divin  conducteur.  Telle  est  la  pensée 
de  saint  Paul  :  Pour  s  approcher  de  Dieu^  il  faut 
croire  premièrement  qu'il  y  a  un  Dieu  (1).  En 
d'autres  termes  :  celui  qui  aspire  à  s'unir  à  Dieu  ne 
doit  pas  tenir  compte  de  ses  connaissances,  de  ses 
sentiments,  ou  de  son  imagination  ;  mais  il  doit 
adhérer  simplement  par  la  foi  à  l'Essence  divine, 
les  conceptions  les  plus  sublimes  de  l'intelligence 
humaine  restant  à  une  distance  incommensurable 
des  perfections  de  Dieu,  et  de  ce  que  sa  pure 
possession  nous  révélera  un  jour. 


(1)  Credere    enim  oportet    accedeatem  ad     Deum,   quia    est 
Hebr.,  xr,    6. 


'122  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

L'œil  n'a  point  vu,  ditlsaïe,  hors  vous  seul^ô 
mon  Dieu,  ce  que  vous  avez  'préparé  à  ceux  qui 
vous  aimeïit{\).Y,i  saint  Paul  ajoute  :  quel'œilna 
pointvu,  V  oreille  n  a  point  entendu  et  lecœur  de 
V  hommen  aj  ornais  conçuce  que  Dieua  préparé  à 
ceux  quiV  aiment  [1),'Y)oïiC^siV  kmQ^véienàs'  wmT 
parfaitement  ici-bas,  par  la  grâce,  à  Celui  à  qui 
elle  doit  être  unie  par  la  gloire,  dans  cette  autre 
vie,  dont  le  grand  Apôtre  nous  dit  que  l'œil  de 
l'homme  n'a  rien  vu,  son  oreille  rien  entendu, 
ni  son  cœur  rien  compris  ;  si  donc,  dis-je,  l'âme 
veut  arriver  à  cette  union,  par  la  grâce  et  par 
l'amour  parfait,  il  est  clair  qu'elle  doit  se  tenir 
dans  l'obscurité  relativement  aux  objets  que  les 
yeux  perçoivent,  que  l'oreille  entend,  que  l'i- 
magination invente  et  dont  le  cœur  s'éprend. 
Hélas  !  au  lieu  d'aspirer  à  cette  union  élevée, 
combien  l'âme  s'en  détourne,  quand  elle  s'attache 
à  quelque  connaissance,  à  un  sentiment,  à  une 
imagination,  à  un  jugement,  ou  enfin  à  un  acte 
de  sa  volonté  propre,  au  lieu  de  tendre  unique- 
ment vers  le  dépouillement  absolu  d'elle-même. 


(1)  Goulus   non  vidit,  Deus,  absque  te,    quae  preeparasti   cx- 
pectantibus  te.   Is.  LXiv,  4. 

(2)  Oculus  non  vidit,  nec  auris   audivit,    nec  in  cor  hominia 
EBcendit  quEe  praeparaTit  Deus  ils  qui  diligunt  illum.  I  ad  Cor. 

II,  9. 


LIVRE    II.    CHAPITRE   IV.  123 

Nous  l'avons  vu,  le  but  auquel  l'âme  aspire 
surpasse  tout  ce  qu'elle  peut  connaître  et  goûter 
de  plus  élevé  :  aussi,  pour  y  atteindre  plus  sûre- 
ment, doit-elle  s'appliquer  à  ne  rien  savoir.  Si 
Ton  veut  progresser  dans  ce  chemin,  il  faut  quit- 
ter sa  voie,  autrement  dit  aller  droit  au  terme 
et  laisser  de  côté  le  moyen  pour  entrer  en  Dieu 
qui  n'a  ni  borne,  ni  mesure.  Parvenue  à  ce 
degré,  l'âme  n'a  plus  ni  mode  particulier,  ni 
manière  d'agir  propre  ;  je  veux  dire  qu'elle  ne 
s'attache  plus  à  sa  manière  d'entendre,  de  goûter, 
de  sentir,  et  ne  peut  même  pas  s'y  attacher. 
Comme  celui  qui  n'ayant  rien,  possède  tout  ex- 
cellemment; ayant  eu  le  courage  de  franchir, 
soit  pour  l'intérieur,  soit  pour  l'extérieur,  les 
bornes  étroites  de  sa  nature,  elle  entre  à  pleines 
voiles  dans  le  surnaturel,  dont  les  limites  et  les 
fornaes  sont  infinies,  et  renferment  surabon- 
damment toute  espèce  démode. 

Sachez-le,  pour  arriver  à  cet  état  si  désirable,  il 
faut  sortir  complètement  de  soi,  c'est-à-dire  aban- 
donner le  rien,  pour  posséder  le  tout  sublime^ 
qui  est  Dieu.  L'âme,  se  soustrayant  ainsi  à  toute 
influence  spirituelle  et  temporelle,  doit  désirer 
d'un  immense  désir  ce  bien  qu'elle  est  impuis- 
sante à  connaître  en  cette  vie,  ou  à  concevoir 
dans  son  cœur.  Qu'elle    laisse   donc    en  arrière 


124  LA    3I0NTÉE    DU    CARMRL, 

tous  les  goûts  sensibles,  dans  l'ordre  spirituel 
comme  dans  Tordre  matériel,  pour  aspirer  avec 
ardeur  vers  le  souverain  Bien  au-dessus  de  tout 
sentiment.  C'est  précisément  afin  de  recevoir 
plus  librement  cette  divine  plénitude,  que  le 
cœur  doit  rejeter  toutes  les  satisfactions  de  la 
partie  inférieure  ou  supérieure,  satisfactions 
plus  méprisables  à  ses  jeux  que  le  néant  môme. 
Nous  aurons  plus  loin  l'occasion  de  développer 
cette  matière. 

Plus  l'ame  prête  son  attention  à  ce  qu'elle 
peut  entendre,  goûter  et  imaginer,  plus  elle 
l'apprécie,  et  apporte  conséquemment  de  retards 
à  sa  marche  progressive  vers  le  Bien  suprême. 
Au  contraire,  moins  elle  se  préoccupe  de  ce  qu'elle 
peut  posséder,  plus  elle  se  rapproche  du  souve- 
rain Bien,  l'estime  et  par  conséquent  y  adhère. 
Au  milieu  des  ténèbres  d'une  foi  obscure  et  tout 
à  la  fois  lumineuse,  l'âme  s'avance  ainsi  à  grands 
pas  vers  l'union.  Indubitablement,  si  elle  se  ser- 
vait de  ses  propres  lumières,  elle  serait  plus  vite 
éblouie  en  présence  de  Dieu,  que  ne  l'est  celui 
dont  le  regard  cherche  à  contempler  en  face  l'é- 
clatante splendeur  du  soleil.  Notre  divin  Sau- 
veur ne  nous  dit-il  pas  dans  son  Evangile  :  Je 
suis  venu  en  ce  monde  iiour  exercer  un  jugement^ 
afin  que  ceux  qui  ne  voient  point  voient^  et  que 


LlVr.E    11.    ■ —   CHAPITRE    IV.  125 

ceiixciiii  voient  demeurent  aveugles  (1).  Paroles 
qui  s'appliquent  à  la  lettre  à  ce  chemin  spirituel, 
où  rame  doit  se  faire  aveugle,  relativement  aux 
lumières  de  la  nature  et  du  jugement  propre^ 
pour  être  éclairée  surnaturellement.  Cslle  qui 
voudra  s'arrêter  à  ses  lumières  particulières,  se- 
jettera  dans  des  ténèbres  d'autant  plus  pro- 
fondes, et  se  détournera  de  la  voie  droite  de 
l'union. 

Pour  éviter  toute  équivoque,  il  me  semble 
utile  de  définir  dans  le  chapitre  suivant  ce  que 
nous  appelons  :  union  de  l'âme  avec  Dieu  ;  le 
point  une  fois  bien  éclairci  donnera  beaucoup 
de  jour  à  ce  que  nous  dirons  ensuite.  Bien  que 
nous  interrompions  la  suite  de  notre  discours, 
le  moment  nous  semble  venu  de  traiter  ce  sujet. 
Le  chapitre  suivant  sera  donc  comme  une  paren- 
thèse, et  nous  recommencerons  ensuite  à  traiter 
en  particulier  du  rôle  des  trois  puissances  de 
Tâme,  par  rapport  aux  trois  vertus  théologales, 
dans  cette  seconde  nuit  spirituelle. 


(1)  In  judicium  ego  in  hune   mundum  veni,  ut  qui  non  vident 
videant,  et  qui  vident  cseci  fiant.  Joan.,  ix,  39, 


CHAPITRE  V. 


On  explique  au  moyen  d'une  comparaison  ce  qu'est  l'union  de 
l'âme  avec  Dieu. 


La  matière  de  ce  chapitre  sera  d'autant  plus 
intelligible  au  lecteur  que  nous  avons  déjà  abordé 
cette  question.  Au  reste,  je  n'ai  pas  l'intention 
d'expliquer  actuellement  en  détail  en  quoi  con- 
siste l'union  de  l'entendement,  celle  de  la  vo- 
lonté ou  de  la  mémoire  ;  ni  d'établir  une  distinc- 
tion entre  l'union  transitoire,  l'union  permanente 
des  puissances  ou  enfin  l'union  consommée.  Lors- 
que le  moment  sera  venu  de  traiter  de  ces  diffé- 
rents degrés  d'union,  l'explication  viendra  plus 
naturellement  se  joindre  aux  faits  exposés.  Je  me 
bornerai  simplement  ici  à  parler  de  l'union  totale 
et  permanente,  qui  affecte  la  substance  de  l'âme 
et  ses  puissances.  Dans  la  suite,  s'il  plaît  à  Dieu, 
nous  parlerons  de  l'acte  proprement  dit,  et  nous 
expliquerons  comment  la  vie  humaine,  si  éphé- 
mère et  si  imparfaite,  ne  comporte  pas    l'union 


LIVRE    II.    CHAPITRE    V.  127 

permanente  dans  les  puissances,  mais  seulement 
une  union  transitoire. 

Il  faut  savoir  tout  d'abord  que  Dieu  demeure 
€t  réside  substantiellement  dans  chaque  âme, 
fût-ce  même  dans  celle  du  plus  grand  pécheur. 
Cette  sorte  d'union  ou  de  présence  essentielle, 
que  nous  pouvons  appeler  de  l'ordre  naturel, 
existe  toujours  entre  Dieu  et  les  créatures  ;  c'est 
par  elle  qu'il  leur  conserve  l'être,  et  sans  cette 
présence,  elles  seraient  annihilées  et  cesseraient 
d'exister.  Ici,  par  l'union  de  l'âme  avec  Dieu  il  ne 
faut  pas  entendre  cette  union  substantielle, par 
laquelle  Dieu  est  toujours  présent  dans  toutes  les 
créatures,  mais  bien  l'union  et  la  transformation 
de  l'âme  en  Dieu  par  l'amour.  Cette  dernière 
s'opère  quand  il  y  a  ressemblance  d'amour  entre 
le  Créateur  et  la  créature;  nous  la  nommerons, 
pour  ce  motif,  union  de  ressemblance,  comme 
l'autre  s'appelle  union  essentielle  ou  substan- 
tielle. Celle-ci  est  naturelle,  l'autre  est  surnatu- 
relle, et  elle  se  consomme  quand  les  deux  volon- 
tés, celle  de  l'âme  et  celle  de  Dieu,  deviennent 
uniformes,  c'est-à-dire  lorsqu'il  n'y  a  -dans  l'une 
rien  qui  déplaise  à  l'autre.  Tout  ce  qui  faisait  op- 
position à  la  volonté  divine  ayant  été  expulsé  de 
l'âme,  elle  demeure  transformée  en  Dieu  par 
l'amour.Or,  il  ne  s'agit  pas  uniquement  de  ce  qui 


128  LA  MONTÉE  DU    CARMEL. 

répugne  à  Dieu  clans  les  actes,  mais  aussi  dnns 
les  impulsions  de  l'âme.  Il  faut  donc  retrancher 
non  seulement  les  actes  d'imperfections  volon- 
taires, mais  encore  se  défaire  des  tendances  mau- 
vaises. Tous  les  actes  et  toutes  les  perfections  des 
créatures  ne  pouvant  s'élever  jusqu'à  Dieu,  c'est 
en  renonçant  à  toute  affection  pour  le  créé,  à 
toute  attache  à  ses  actions  et  à  sa  capacité  natu- 
relle, c'est-à-dire  à  sa  manière  d'entendre,  de 
goûter  et  de  sentir,  en  un  mot,  c'est  en  rejetant 
tout  ce  qui  est  opposé  à  Dieu,  que  l'âme  devient 
apte  à  recevoir  sa  ressemblance.  Tout  en  elle 
étant  devenu  conforme  à  la  volonté  de  Dieu,  il 
ne  reste  donc  plus  d'obstacles  à  sa  complète 
transformation. 

A  la  vérité,  Dieu,  toujours  présent  dans  l'âme,. 
lui  donne  et  lui  conserve  l'être  naturel  ;  néan- 
-moins  il  ne  lui  communique  pas  toujours  l'être 
surnaturel,  qui  n'est  accordé  qu'à  l'amour  et  par 
une  grâce  toute  particulière.  Or  toutes  les  âmes 
ne  jouissent  pas  de  la  grâce  divine,  et  celles 
mêmes  qui  ont  ce  bonheur  ne  l'ont  pas  dans  un 
degré  égal;  le  feu  de  l'amour  embrase  les  unes 
plus  que  les  autres.  Suivant  cette  mesure.  Dieu 
se  communique  davantage  à  celle  qui  est  plus 
avancée  dans  l'amour,  et  dont  la  volonté  est  plus 
conforme  à  la  sienne.  La  conformité  est-elle  par- 


LlVr.E    II.    —    CHAPITRE    V.  ^29 

faite,  l'union  et  la  transformation  surnaturelle 
sont  consommées.  D'après  cette  doctrine,  il  est 
certain  que  plus  une  âme  se  penche  vers  la  créa- 
ture, et  se  confie  en  ses  capacités  naturelles, 
moins  elle  a  d'aptitudes  pour  réaliser  une  telle 
union,  puisque  son  action  propre  entrave  celle 
de  iJieu. 

Qu'elle  se  hâte  donc  de  rejeter  au  loin  les  op- 
positions naturelles  qui  existent  entre  elle  et 
Dieu  ;  alors  Celui  dont  la  charité  communique  la 
vie  naturelle  à  l'âme  par  son  Essence,  lui  com- 
muniquera la  vie  surnaturelle  par  sa  grâce.  Saint 
Jean  nous  dit:  lia  donné  le  pouvoir  d'être  faits 
enfants  de  Dieu  à  ceux  qui  ne  sont  pas  nés  du 
sang,  ni  de  la  volonté  de  la  chair,  ni  de  la 
volonté  de  Vhomme,  mais  de  Dieu  [l).  C'est 
comme  s'il  disait  :  le  pouvoir  de  devenir  enfants 
de  Dieu  et  de  se  transformer  en  lui  est  donné 
seulement  à  ceux  qui  ne  sont  pas  nés  du  sang, 
c'est-à-dire  des  dispositions  naturelles,  ni  de  la 
volonté  de  la  chair,  c'est-à-dire  du  caprice  de  la 
nature,  ni  même  de  la  volonté  de  l'homme.  Et 
ici,  par  la  volonté  de  l'homme  on  entend  parler 
de  toute  manière  humaine  de  juger  et  de  com- 
prendre selon  la  raison  seule  ;  à  aucun  de  ceux-ci 

(1)  Qui  non  ex    sanguinibus,  ncqus  ex  voluntate   carnis,   ne- 
que  ex  voluntate  viri,  sed  ex  Dco  nati  sunt.  S.  Joan.,  i,  13. 


130  LA   MONTÉE    DU  CARMEL. 

il  n'est  donné  de  devenir  de  vrais  enfants  de 
Dieu.  Ce  bonheur  est  réservé  à  ceux  qui  sont  nés 
de  Dieu;  en  d'autres  termes  à  ceux  qui,  morts  vo- 
lontairement au  vieil  homme,  sont  régénérés  par 
la  grâce,  élevés  jusqu'à  la  vie  surnaturelle,  et 
rendus  participants  de  cette  filiation  divine,  qui 
est  le  don  suprême.  Si  un  homme  ne  venait  de 
Veauet  du  Sainte-Esprit^  Une  peut  entrer  dansle 
royaume  de  Dieu  (I),  ajoute  le  disciple  bien-aimé 
dans  un  autre  passage.  Autrement  dit  :  quiconque 
ne  renaîtra  pas  du  Saint-Esprit  ne  possédera 
jamais  le  royaume  de  Dieu,  ou  l'état  de  perfec- 
tion. Or,renaître  parfaitement  du  Saint-Esprit  en 
cette  vie,  c'est  se  rendre  semblable  à  Dieu  par 
une  pureté  qui  n'admet  aucun  mélange  d 'imper- 
fection. Ainsi  s'opère  la  pure  transformation, 
non  par  l'union  d'essence,  mais  par  l'union  de 
participation. 

Prenons  une  comparaison  pour  éclairer  notre 
sujet.  Si  un  rayon  de  soleil  vient  frapper  une 
vitre  pleine  de  défauts  ou  couverte  de  vapeurs, 
il  ne  pourra  ni  la  faire  briller  ni  la  pénétrer  de 
sa  lumière,  comme  il  le  ferait  si  le  verre  était 
pur  et  exempt  de  toutes  ces  taches  ;  le  rayon  la 
pénétrera  d'autant  moins  qu'elle  sera  plus  im- 

(i)  Nisi  quia  renatus  fuerit  ex  aqua  et  Spiiitu    Sancto,  non 
^otcst  introire  in  regnum  Dei.  S.  Joan.,  m,  5, 


LIVRE    II.    CHAPITRE    V.  131 

parfaite.  La  faute  n'en  est  pas  au  rayon,  mais 
bien  à  la  vitre  ;  car  si  ^lle  était  d'une  entière  lim- 
pidité, le  rayon  lui  transmettrait  sa  lumière  au 
point  de  la  rendre  elle-même  semblable  à  un 
rayon,  et  capable  de  projeter  la  même  clarté.  Et 
cependant  la  vitre^  tout  en  se  transformant  ainsi, 
n'en  conserve  pas  moins  sa  qualité  distincte,  et 
nous  pouvons  l'appeler  un  rayon  ou  une  lumière 
par  participation. 

L'âme  ressemble  à  ce  cristal  sur  lequel  rejaillit 
sans  cesse  la  splendide  lumière  de  l'Essence  di- 
vine. Ainsi  que  nous  l'avons  expliqué,  elle  en  a 
déjà  reçu  l'être  naturel;  mais,  afin  de  se  disposer 
à  recevoir  par  amour  la  communication  de  l'être 
surnaturel,  il  faut  qu'elle  enlève  toutes  les  taches 
et  tous  les  voiles  formés  par  les  créatures,  c'est- 
à-dire  qu'elle  tienne  sa  volonté  parfaitement 
unie  à  celle  de  Dieu.  Alors  elle  deviendra  toute 
lumineuse  et  transformée  en  lui.  En  effet,  l'amour 
implique  le  dépouillement  complet  et  la  sépara- 
tion absolue  de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu. 
Lorsque  l'âme  est  admise  à  la  souveraine  faveur 
de  cette  union,  tout  ce  qui  est  à  Dieu,  devient  un 
avec  ce  qui  est  à  l'âme,  par  l'effet  d'une  merveil- 
leuse transformation.  En  réalité,  elleestDieu  par 
participation,  bien  qu'elle  conserve  son  être  na- 
turelaussi distinct  qu'auparavant,  comme  lecristal 

5 


132  LA.    MONTÉE    DU    CARMEL. 

demeure  distinctdurayonquiréclaireetle  pénètre. 
La  disposition  requise  pour  une  telle  union 
n'est  donc  pas  de  comprendre,  de  goûter,  de  sen- 
tir, ou  de  se  former  à  l'aide  des  puissances  natu- 
relles une  idée  exacte  de  Dieu  ;  mais  l'unique 
voie  pour  y  arriver  c'est  la  pureté  et  l'amour, 
c'est-à-dire  l'entière  soumission  de  la  volonté  et 
le  dépouillement  total  en  vue  de  Dieu  seul.  Il  ne 
peut  y  avoir  une  entière  transformation  s'il  n'y  a 
une  pureté  parfaite.  La  lumière  intérieure  sera 
proportionnée  à  la  pureté  de  l'âme  ;  mais,  je  le 
répète,  l'union  ne  deviendra  pas  totale  si  l'âme 
n'est  pas  entièrement  purifiée  et  dépouillée. 

Une  comparaison  fera  bien  comprendre  ce  que 
je  dis  :  figurez- vous  un  tableau  excellent,  achevé, 
merveilleux ,  rehaussé  d'émaux  d'un  travail 
exquis,  dont  quelques-uns  sont  d'une  perfection 
telle  qu'on  ne  peut  parvenir  à  en  distinguer  toute 
la  finesse.  Supposez  quelqu'un  dont  la  vue  soit 
imparfaite  ;  il  ne  découvrira  qu'en  partie  la  délica- 
tesse du  travail.  Une  autre  personne  qui  aura  une 
vue  excellente  y  trouvera  encore  plus  de  perfec- 
tion, et  enfin  celle  dont  la  puissance  visuelle  sera 
le  plus  développée  y  apercevra  plus  de  beautés. 
Il  y  a  tant  de  merveilles  à  admirer  dans  ce  tableau 
qu'il  en  reste  toujours  de  nouvelles  à  découvrir. 
Ainsi  en  est-il,  pouvons-nous  dire,  des  âmes  par 


LIVRE    II.    CHAPITRE    V.  133 

rapport  à  Dieu  dans  cet  admirable  état  d'illumi- 
nation ou  de  transformation.  L'union  d'amour 
renferme  de  nombreux  degrés,  qui  varient  selon 
la  capacité  plus  ou  moins  grande  de  l'âme,  et  la 
mesure  des  grâces  accordées  par  le  Seigneur  à 
chacune.  La  même  différence  existe  parmi  les 
bienheureux  dans  le  ciel  ;  les  uns  jouissent  de 
Dieu  plus  parfaitement  que  les  autres  ;  cependant 
tous  le  voient,  tous  sont  heureux  et  satisfaits, 
parce  que  leur  capacité  se  mesure  à  la  somme 
plus  ou  moins  grande  de  leurs  mérites.  Nous 
rencontrons  parfois,  durant  le  pèlerinage  de  cette 
vie,  des  âmes  jouissant  d'une  égale  paix  et  d'une 
égale  tranquillité  dans  leur  état  de  perfection; 
toutefois  l'une  pourra  avoir  atteint  un  degré 
d'union  plus  élevé  que  l'autre  et  chacune  pourtant 
sera  également  satisfaite  selon  ses  dispositions 
et  la  connaissance  qu'elle  a  de  Dieu.  Mais  l'âme 
dont  la  pureté  ne  répond  pas  aux  lumières  et 
aux  miséricordieux  desseins  du  Seigneur  sur  elle, 
ne  parviendra  jamais  à  jouir  de  la  véritable  paix 
et  d'une  entière  satisfaction,  car  elle  n'a  pas  fait 
dans  ses  puissances  le  travail  de  dépouillement 
et  de  vide  requis  pour  cette  pure  et  simple  union. 


CHAPITRE  VI. 

Comment  les  trois  vertus  théologales  doivent  perfectionner  les 
trois  puissances  de  l'âme.  —  Comment  elles  doivent  les 
établir  dans  le  vide  et  les  ténèbres.  —  Citation  à  ce  sujet 
de  deux  autorités,  l'une  de  saint  Luc  et  l'autre  d'Isaïe. 

Ayant  à  parler  du.  moyen  d'introduire  les  trois 
puissances  de  l'âme  :  l'entendement,  la  mémoire 
et  la  volonté,  dans  la  nuit  spirituelle  qui  les  con- 
duira à  l'union  divine,  il  est  à  propos  de  consa- 
crer tout  d'abord  ce  chapitre  aux  trois  vertus 
théologales  :  la  foi,  l'espérance  et  la  charité.  La 
foi  produit  le  vide  et  l'obscurité  dans  l'entende- 
ment, l'espérance  dans  la  mémoire,  et  la  charité 
dans  la  volonté.  Nous  exposerons  successivement 
comment  l'entendement  doit  se  perfectionner 
dans  l'obscurité  de  la  foi;  comment  l'espérance 
dispose  la  mémoire  à  faire  le  vide  en  elle  ;  enfin 
comment  la  volonté  doit  entrer  dans  la  privation 
et  le  dépouillement  de  toute  affection  pour  s'unir 
à  Dieu. 

Cela  fait,  on  verra  clairement  combien  il  im- 
porte à  toute  âme  qui  veut  avancer  avec  sécurité 


LIVRE    II.    CHAPITRE  VI.  135 

dans  le  chemin  spirituel,  de  s'appuyer  sur  ces 
trois  vertus  qui  la  dégagent  si  parfaitement  de 
toutes  les  choses  créées.  Nous  le  répétons  encore, 
l'âme  eu  cette  vie  ne  s'unit  à  Dieu  par  rien  de 
ce  que  les  sens  peuvent  lui  donner  à  entendre,  à 
goûter  ou  à  imaginer  ;  mais  elle  s'y  unit  dans 
l'entendement  par  la  foi,  dans  la  mémoire  par 
l'espérance.  Cette  vertu  produisant  l'oubli  et  le 
vide  de  toutes  les  choses  caduques  et  temporelles, 
donne  à  l'âme  la  facilité  de  se  conserver  tout 
entière  pour  le  souverain  Bien  qu'elle  espère  ; 
elle  peut  donc  se  rapporter  à  la  mémoire,  quoi- 
qu'elle réside  dans  la  volonté.  Enfin  l'âme  s'y 
unit  par  l'amour  qui  touche  directement  à  la 
volonté. 

Ces  trois  vertus  opèrent  ainsi  le  vide  dans  les 
puissances  ;  la  foi  prive  l'entendement  de  ses 
connaissances,  en  lui  révélant  des  vérités  qu'il 
est  impuissant  à  saisir  par  sa  raison  et  sa  lumière 
naturelle.  Saint  Paul  ne  nous  dit-il  pas  à  cette 
occasion  :  La  foi  est  le  fondement  des  choses  que 
Von  esjiëre  (1)?  L'entendement  acquiesce  à  ces  vé- 
rités avec  fermeté  et  certitude,  sans, en  avoir  une 
connaissance  claire  et  évidente,  parce  que,  si  elles 
étaient  manifestes,  il  n'y  aurait  plus  de  foi.  En 

(1)  Est  autem     fides    speraudarum  substantia  rerum.    Hebr., 
XI,  I. 


136  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

effet,  les  vérités   que  cette  vertu  nous  propose 
sont  certaines,  mais  toujours  enveloppées  dune 
mystérieuse  obscurité.  De  même,  l'espérance  place 
la  mémoire  dans  le  vide  et  les  ténèbres  par  rap- 
port aux  choses  de  la  terre  et  du  ciel  ;  ceci  n'est 
pas  douteux,  car  l'espérance  se  porte  toujours 
sur  ce  qui  n'est  pas  en  notre  possession  ;  nous 
n'espérons  plus  ce  dont  nous  jouissons.  L'espé- 
rance d'un  bien  qui  se  voit  n'est  plus  esjjérance, 
dit  saint  Paul  ;  ce  que  Von  voit,  c'est-à-dire  ce 
que  l'on  ])ossèd.e^  comment  V  espère-t-on[\)?  Cette 
vertu  opère  donc  aussi  le  vide,  en  s'exerçant  non 
sur  le  bien  dont  nous  jouissons,  mais  sur  celui 
que  nous  n'avons  point.  La  charité  produit  éga- 
lement le  vide  et  ledépouillement  dans  la  volonté  ; 
l'obligation  qu'elle  nous    impose    d'aimer  Dieu 
par-dessus    toutes  choses  ne   peut  s'accomplir 
sans  dégager  nos  affections  de  tous  les  biens  spi- 
rituels et  temporels,  pour  les  concentrer  en  Dieu 
seul.  Notre- Seigneur  Jésus-Christ  nous  dit  par 
saint  Luc  :  Quiconque  ne  renonce  pas  à  tout  ce 
qu  il  possède,  par  la  volonté,  ne  peut  être  mon 
disciple  (2) .  Donc,  en  résumé,  les  trois  vertus  théo- 


(1)  Spes    autem    quae    videtur   non  est  spes,  nam  quod  videt 
quis,  quid  sperat  ?  Rom.,  viil,  24. 

(2)  Qui    non    renuntiat   omnibus   quae   possidet,  non    potest 
meus  es«e  discipulus.  S.  Luc,  xiv,  33. 


LIVl\E    II.    CHAPITRE    VI.  137 

logales  établissent  l'âme  dans  les  ténèbres  et  le 
vide  absolu. 

Il  est  bon  d'appliquer  à  ce  sujet  la  parabole, 
rapportée  par  le  même  Evangéliste,  de  cet  homme 
qui  vint  au  milieu  de  la  nuit  demander  trois 
pains  à  son  ami  (1).  Ces  pains  sont  le  symbole  des 
trois  vertus  théologales  ;  c'est,  en  effet,  au  milieu 
de  la  nuit  que  nous  les  sollicitons,  c'est-à-dire 
que  la  perfection  de  ces  trois  vertus  s'acquiert 
lorsque  les  puissances  de  l'âme  sont  dans  l'obs- 
curité. 

Au  chapitre  vi  d'Isaïe,  nous  lisons  que  les 
deux  Séraphins  entrevus  par  le  Prophète  de  cha- 
que côté  du  trône  de  Dieu  avaient  chacun  six 
ailes.  Deux  de  ces  ailes  servaient  à  voiler  leurs 
pieds,  ce  qui  signifie  l'abnégation  et  le  dénûment 
de  la  volonté  à  l'égard  de  toutes  choses.  Ils  se 
voilaient  la  face  avec  deux  autres  ailes,  ce  qui 
figure  l'obscurité  de  l'entendement  en  présence 
de  Dieu.  Enfin,  ils  se  servaientdesdeux  dernières 
pour  voler  (2)  :  c'est  l'image  de  l'espérance  qui 
doit  s'élever  vers  les  choses  que  l'on  ne  possède 


(1)  Quis  vestrum  habebit  amicum,  et  ibit  ad  illum  média 
nocte,  et  dicet  illi  :  Amice,  commoda  mihi  très  panes.  S.  Luc, 
XI,  5. 

(2)  Seraphim  stabant  super  illud,  sex  aise  uni  et  sex  alte  al- 
teri.  Duabus  velabant  faciem  ejus,  et  duabus  velabant  pedes 
ejus,  et  duabus  volabant.  Is.,  vi,  2. 


138  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

pas,  en  planant  au-dessus  de  tout  cedontonpeut 
jouir  en  dehors  de  Dieu.  Efforçons-nous  donc  de 
disposer  les  trois  puissances  de  notre  âme,  parle 
dépouillement  et  le  vide  absolu,  à  recevoir  la 
plénitude  de  ces  trois  vertus  ;  vivifions  l'entende- 
ment parla  foi,  dépouillons  la  mémoire  de  toutes 
ses  possessions  par  l'espérance,  et  affermissons 
la  volonté  par  la  charité. 

Telle  est  la  nuit  spirituelle  que  nous  avons 
appelée  active,  à  cause  des  efforts  réitérés  que 
l'âme  fait  pour  y  entrer.  Aprèsavoir  indiqué,  dans 
la  nuit  des  sens,  le  moyen  de  dégager  les  puis- 
sances sensitives  de  l'affection  aux  objets  sensi- 
bles, pour  faciliter  à  l'âme  le  passage  de  l'état 
naturel  à  l'état  surnaturel,  c'est-à-dire  à  la  vie  de 
la  foi,  nous  expliquerons  maintenant,  avec  l'aide 
de  Dieu,  la  manière  de  dépouiller  et  de  purifier 
les  puissances  spirituelles  dans  la  nuit  de  l'esprit. 
Nous  dirons  ensuite  comment  elles  doivent  se 
maintenir  dans  les  ténèbres  produites  par  ces 
trois  vertus,  dont  l'exercice  prédispose  infailli- 
blement l'âme  à  s'unir  à  Dieu.  Les  ombres  de 
cette  nuit  nous  mettent  à  l'abri  des  ruses  du 
démon,  de  l'illusion  de  l'amour-propre  et  de 
toutes  ses  ramifications.  Ces  tromperies  subtiles 
sont  la  cause  malheureusement  trop  fréquente 
des  retardements  de  l'âme  dans  la  voie  de  l'union. 


LIVRE  II.    —    CHAPITRE    VI.  d  39 

Faute  de  n'avoir  pas  pris  pour  y  arriver  le  chemin 
le  plus  court  et  le  plus  direct  ;  en  d'autres  termes, 
de  n'avoir  pas  su  se  dégager  d'elle-même,  ni 
rester  sous  la  dépendance  de  ces  trois  vertus, 
jamais  elle  ne  parviendra  à  posséder  l'excellence 
de  ce  bien  spirituel  dans  toute  sa  pureté. 

Je  prie  le  lecteur  de  remarquer  que  je  m'adresse 
ici  spécialement  à  ceux  qui  sont  déjà  entrés  dans 
la  voie  contemplative.  Plus  tard,  je  donnerai  aux 
commençants  des  instructions  plus  détaillées  con- 
formes à  leurs  besoins. 


6* 


CHAPITRE  VIL 

Combien  est  étroit  le  sentier  qui  conduit  à  la  vie.  —  Combien 
il  faut  être  libre  et  dégagé  de  tout  pour  y  marcher.  —  Du 
dépouillement    de    l'entendement. 


Le  sujet  que  j'aborde  exigerait  une  science  plus 
profonde  et  un  esprit  plus  élevé  que  le  mien.  II 
s'agit  de  faire  comprendre  aux  âmes  spirituelles 
combien  est  étroit  le  chemin  que  notre  divin 
Sauveur  affirme  conduire  à  la  vie.  Une  fois  bien 
convaincues  de  cette  vérité,  elles  ne  s'étonneront 
pas  du  vide  et  du  dépouillement  dans  lesquels 
toutes  leurs  facultés  doivent  demeurer  pendant 
cette  nuit. 

Prêtons  une  sérieuse  attention  aux  paroles  que 
Notre -Seigneur  nous  adresse  par  saint  Matthieu  : 
paroles  dont  nous  allons  faire  l'application  à 
cette  nuit  obscure,  et  à  cette  voie  sublime  de  la 
perfection  :  Combien  la 'porte  de  la  vie  est  étroite^ 
combien  la  voie  qui  y  mène  est  resser^^ée^  et  qu'il 
y  en  a  peu  qui  la  trouvent  (1)  !  Le  poids  et  la  force 

(1)  Quara  angnsta  porta  et  arcta  via   est,  quse  ducit  ad  vitam, 
et  pauci  sunt  qui  inveniunt  eam  I  S.  Matlh.,   vil,  14, 


LIVRE    II.   CllAPlTriE   Vil.  141 

de  cette  expression  :  combien,  est  très  digne  de 
remarque  ;  c'est  comme  si  le  Seigneur  eût  voulu 
dire  :  en  vérité,  la  voie  est  bien  étroite,  et  plus 
que  vous  ne  le  pensez.  Notons  encore  que  le  Sau- 
veur dit  premièrement  :  la  porte  est  étroite,  pour 
nous  insinuer  que  l'âme  désireuse  d'entrer  par 
cette  porte  du  Christ,  qui  est  le  commencement 
de  la  voie,  doit  d'abord  réduire  et  dépouiller  sa 
volonté,  par  rapport  à  toutes  les  choses  sensibles 
et  temporelles,  les  dominant  toutes  par  son  amour 
pour  Dieu.  Ce  travail  est  le  fruit  de  la  nuit  des 
sens,  dont  nous  avons  déjà  parlé.  Le  divin  Maître 
ajoute  :  la  voie  qui  y  mène,  c'est-à-dire  la  voie 
de  la  perfection,  est  resserrée,  pour  nous  appren- 
dre qu'il  ne  suffit  pas  à  l'âme  d'entrer  par  la  porte 
étroite  en  abandonnant  tout  le  sensible,  mais  en 
outre  que,  pour  faire  de  rapides  progrès,  elle  doit 
s'affranchir  et  se  désapproprier  de  tous  les  biens 
où  la  partie  spirituelle  pourrait  se  complaire. 
Les  mots  de  porte  étroite  peuvent  s'appliquer  à 
la  partie  sensitive  de  l'homme,  comme  ceux  de 
voie  resserrée  s'entendent  de  la  partie  raisonna- 
ble et  spirituelle.  Pourquoi  si  peu  d'âmes  trou- 
vent-elles l'accès  de  la  porte  étroite?  C'est  qu'il 
y  en  a  fort  peu  aussi  qui  veulent  entrer  dans  le 
vide  et  le  dénûment  complets  de  l'esprit. 

Le  sentier  de  la  perfection  est  étroit  et  escarpé, 


142  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

parce  qu'il  tend  vers  le  sommet  de  cette  sublime 
montagne.  II  exige  donc  des  voyageurs  qui 
ne  portent  aucune  charge  dont  le  poids  les 
entraîne  vers  le  bas,  et  ne  souffrent  aucun  obsta- 
cle qui  les  entrave  dans  leur  ascension.  Dieu  seul 
étant  l'objet  de  leurs  recherches  et  de  leurs  aspi- 
rations, doit  être  aussi  le  seul  terme  de  leurs 
désirs.  Il  ne  suffit  pas  d'être  dégagé  de  tout  ce 
qui  vient  de  la  part  des  créatures  ;  mais  il  faut 
s'affranchir  et  se  dépouiller  totalement  au  point 
de  vue  des  facultés  spirituelles.  Notre-Seigneur 
nous  introduit  lui-même  dans  cette  voie,  en  nous 
donnant  par  saint  Marc  une  doctrine  admira- 
ble, mais,  si  j'ose  le  dire,  d'autant  moins  pratiquée 
qu'elle  est  plus  nécessaire.  Elle  est  si  utile  et  vient 
si  bien  à  propos  ici,  que  je  vais  la  rapporter  et 
l'expliquer  dans  le  sens  littéral  et  spirituel  :  Si 
quelqu'un  veut  venir  après  moi,  qu'il  renonce  à 
coi-même,  qu'il  se  charge  de  sa  croix  et  qu'il  me 
suive^  car  celui  qui  voudra  sauver  son  âme  la 
perdra,  et  celui  qui  la  perdra  pour  V amour  de 
moi ..,  la  sauvera  (1). 
Ah!  qui    pourrait  faire   comprendre,  aimer  et 


(1)  Si  quis  vult  me  sequi,  deneget  semetipsum  et  tollat  cru- 
cem  suam,  et  sequatur  me.  Qui  enim  voluerit  animam  suam 
salvam  facere,  perdet  eam  ;  qui  autem  perdiderit  animam 
suam  prop:er  me...  ealvam  faciet  eam.  S.  Marc.  ,vili 
34.35. 


LIVRE   II.    CHAPITRE   Vil.  143 

pratiquer  tout  ce  que  renferme  cette  leçon    si 
sublime  de  renoncement  à  soi-même  !  Combien 
il  est  désirable   que  les  hommes  spirituels  ap- 
prennent  la  conduite  qu'ils  doivent  tenir  en  ce 
chemin  ;  conduite  toute  différente  de  celle  qu'un 
grand    nombre  d'entre    eux  s'imaginent  être  la 
bonne  !  D'après  l'opinion  des  uns,  il  sufBt  de  ré- 
former ses  habitudes  et  d'embrasser  une  retraite 
quelconque  ;  d'autres  se  contentent  de  pratiquer 
jusqu'à  un  certain    point  les   vertus,  de  faire 
oraison  et  de  se  mortifier.  Mais  ni  les  uns  ni  les 
autres  ne  s'adonnent  au  véritable  détachement  et 
à  la   pauvreté  d'esprit,  au  renoncement  et  à  la 
pureté  intérieure,  dont  le  Seigneur  nous  montre 
ici  la  nécessité  absolue.  Bien  loin  de  là, ils  cher- 
chent encore  à  nourrir  et  à  flatter  la  nature  par 
des  consolations  sensibles,  au  lieu  de  lui  retran- 
cher toute  satisfaction  pour  l'amour  de  Dieu.  Pour 
eux,  c'est  assez  de  la  mortifier  dans    les  choses 
du  monde,  ils  ne  veulent  pas  l'anéantir  complè- 
tement, ni  lui  refuser  toute  recherche  spirituelle. 
Aussi  fuient-ils  comme  la  mort  la    pratique  de 
cette  vertu  solide,  qui  est  le  renoncement  aux 
douceurs  célestes.  Ils  repoussent  la  sécheresse,  le 
dégoût,  le  travail,  autrement  dit  la  croix  purement 
intérieure  et  la  pauvreté  d'esprit,  qui   rendraient 
leur  vie  conforme  à  celle  de  Jésus-Christ.  Voulez- 


144  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

VOUS  savoir  où  vont  leurs  aspirations  ?  Vers  les 
jouissances,  les  siiaves  communications  et  le  ra- 
vissement eu  Dieu;  or  ce  n'est  point  là  pratiquer 
l'abnégation  de  soi-même,  ni  la  nudité  d'esprit, 
mais  entretenir  l'avidité  spirituelle.  Ces  personnes 
se  déclarent  ainsi  les  ennemis  de  la  croix  de  Jé- 
sus-Christ. Au  contraire,  l'homme  vraiment  spiri- 
tuel recherche  en  Dieu  l'amertume  et  non  les  dé- 
lices ;  il  préfère  la  souffrance  à  la  consolation,  l.i 
privation  de  tout  bien  à  la  jouissance,  les  séche- 
resses et  les  afflictions  aux  douces  communica- 
tions du  Ciel,  bien  persuadé  que  c'est  là  suivre 
le  Christ  et  se  renoncer  soi-même.  Agir  différem- 
ment, c'est  se  rechercher  soi-même  en  Dieu,  c'est 
s'attacher  aux  présents  et  aux  faveurs  de  Dieu, 
ce  qui  est  diamétralement  opposé  à  l'amour  vrai. 
Chercher  Dieu  purement,  c'est  non  seulement  se 
priver  de  tout  plaisir,  mais  c'est  encore  se  porter 
à  choisir  pour  l'amour  du  Christ  tout  ce  qu'il  y  a. 
de  moins  attrayant  soit  dans  le  service  de  Dieu, 
soit  dans  les  communications  avec  le  monde.  Tel 
est  vraiment  l'amour  divin. 

Oh  !  qui  pourra  faire  comprendre  jusqu'où 
Dieu  veut  que  nous  portions  ce  renoncement  ! 
Ne  doit-il  pas  être  semblable  à  une  mort,  à  un 
anéantissement  de  la  volonté  qui  regarde  le  temps, 
la  nature  et  même  les  biens  de  l'ordre  spirituel  "?•' 


LIVRE    II.    —    CÎIAPlTr.E     VU. 


145 


Voilà  en  quoi  consiste  le  véritable  avancement. 
Notre- Seigneur  nous  le  prouve  par  cetenseigne- 
ment  :  celui  qui  voudra  sauver  son  âme  la  per- 
dra, c'est-à-dire,  celui  qui  recherchera  avec  atta- 
che la  possession  d'un  bien  quelconque,  en  sera 
privé.  Au  contraire,  celui  qui  perdra  son  ame 
pour  moi,  la  gagnera,  ou  pour  mieux  dire  :  celui 
qui  renoncera  pour  le  Christ  à  tous  les  désirs  de 
sa  volonté,  et  donnera  la  préférence  aux  amertu- 
mes de  la  croix,  celui-là  accomplira  le  précepte 
du  Sauveur  dans  l'Évangile  de  saint  Jean  :  Il  faut 
haïr  son  âme  (\) ^  et  la  gagnera  infailliblement. 
La  même  doctrine  fut  donnée  aux  deux  fils  de 
Zébédée,  qui  demandaient  d'être  assis  à  la  droite 
et  à  la  gauche  de  leur  divin  Maître.  Au  lieu  de 
condescendre  à  leur  ambitieuse  sollicitation,  il 
leur  offrit,  comme  une  faveur  plus  certaine 
et  plus  précieuse  que  la  Jouissance  de  tous  les 
biens,  de  partager  le  calice  qu'il  devait  boire  lui- 
même  (2). 

Or  ce  calice,  c'est  la  mort  delà  nature,  la  des- 
truction de  ses  goûts,  de  ses  sentiments,  de  ses 
attraits  au  point  de  vue  de  la  partie  sensitive  et 


(1)  Qui  odit  animam  suara.  S.  Joan.,  xii,  25. 

(2)  Die  ut  gedeant  hi  duo  filii  mei,  unus  ad  dexteram  tnam 
et  unus  ad  sinistram  in  regno  tuo,  Kespondens  autem  Jésus 
dicit  :  nescitis  quid  petatis,  potestis  bibere  calicetn  quem 
ego  bibiturus  suin  ?  S.  Matth.,  xx,  21,  22. 


l  46  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

de  la  partie  spirituelle.  De  la  sorte,  non  seule- 
ment l'âme  se  désappropriera  d'elle-même  dans 
chacune  de  ses  parties^  mais  encore  elle  ne  ren- 
contrera pas  d'obstacles  du  côté  de  l'esprit  pour 
entrer  dans  la  voie  étroite,  et  gravir  le  sentier 
abrupt  de  la  perfection,  où  il  n'y  a  place  que  pour 
l'abnégation  prescrite  par  Jésus-Christ.  Appuyée 
sur  la  croix  comme  sur  un  bâton  de  voyage, 
l'âme  monte  aisément,  et  trouve  de  merveilleuses 
douceurs  à  l'ombre  même  delà  croix.  Mon  joug , 
est-il  rapporté  en  saint  Matthieu,  est  doux  et  mon 
fardeau  est  léger{\).  En  effet,  si  l'homme  s'assu- 
jettit généreusement  à  porter  cette  croix,  et  si  sa 
volonté  se  détermine  à  choisir  en  toute  rencon- 
tre, et  à  supporter  avec  une  virile  énergie  tous 
les  travaux  pour  Dieu,  il  y  trouvera  un  véritable 
allégement  et  une  suavité  ineffable.  Ainsi,  libre 
de  tout  désir  frivole,  il  gravira  rapidement  les 
pentes  escarpées  de  la  montagne.  Mais  s'il  pré- 
tend posséder  et  s'approprier  les  biens  spirituels 
ou  temporels,  il  n'atteindra  jamais  ses  bienheu- 
reuses cimes. 

Quel  n'est  pas  mon  désir  de  persuader  aux 
âmes  spirituelles  que  cette  voie  divine  ne  con- 
siste pas  dans  la  multiplicité  des  considérations, 


(1)  Jugum   enim    meutn   suave    est   et   onus   meum    leva.  S. 
Matth,,  XI,  30. 


LIVRE    II.    —  CHAPITRE  Vil.  141 

des  moyens,  ou  des  consolations,  utiles  cepen- 
dant aux  commençants.  L'unique  nécessaire  est 
de  savoir  se  renoncer  sincèrement,  tant  à  1  inté- 
rieur qu'à  l'extérieur,  et  de  se  vouer  pour  le 
Christ  à  la  souffrance  et  à  l'anéantissement  le 
plus  complet.  C'est  là  l'exercice  par  excellence, 
où  tous  les  autres  sont  éminemment  compris,  et 
dont  on  retire  d'incalculables  profits.  Comme  c'est 
la  racine  et  le  résumé  des  vertus,  si  on  le  néglige 
pour  s'appliquer  à  d'autres  pratiques,  on  prend 
l'accessoire  pour  le  principal,  et  l'âme  reste  sta- 
tionnaire,  eût-elle  d'ailleurs  de  très  sublimes 
considérations  et  des  communications  fréquentes 
avec  Dieu.  Il  n'y  a  de  progrès  réel  que  dans  l'i- 
mitation du  Christ  qui  nous  dit  :  Je  suis  la  voie,  la 
vérité  et  la  vie,  personne  ne  vient  au  Père'que 
par  moi  (1).  Il  ajoute  encore  :  Je  suis  la  porte,  si 
quelqu'un  entre  par  moi  il  sera  sauvé  [2).  Donc  si 
une  âme  voulait  suivre  une  voie  douce  et  facile, 
en  s'éloignant  des  exemples  de  Jésus-Christ, 
quelle  qu'elle  fût  d'ailleurs,  je  ne  tiendrais  pas 
son  esprit  pour  bon. 
Je  le  répète,  le  Christ  est  la  voie;  entrer  dans 


(1)  Ego  sum   via,   veritas  et  vita  :  nemo  venit  ad  Patrem  nisi 
per  me.  S.  Joan.,  xrv,  6. 

(2)  Ego   sum    ostium,  per   me    si  quis  introierit,  ealvabitur. 
S,  Joan.,  XII,  IX. 


148  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

cette  voie,  c'est  mourir  à  notre  nature  au  double 
point  de  vue  des  sens  et  de  l'esprit.  Je  vais 
maintenant  expliquer  comment  ce  résultat  peut 
s'obtenir  à  l'imitation  du  Christ,  notre  modèle  et 
notre  lumière.  Quant  au  premier  genre  d'immo- 
lation, il  est  certain  que  Notre-Seignear  durant 
le  cours  de  sa  vie  mourut  spirituellement  aux 
choses  sensibles  ;  il  y  mourut  naturellement  sur 
le  Calvaire  dans  le  plus  absolu  dénûment  : 
îe  Fils  de  V homme  na  jpas  eu  où  reposer 
sa  iêle{\).  En  second  lieu,  il  est  manifeste  qua  ses 
derniers  instants  son  âme,  comme  anéantie  et 
délaissée  de  son  Père,  fut  abandonnée  sans  con- 
solation à  toutes  les  amertumes  d'une  profonde 
sécheresse.  Aussi  s'écria-t-il  sur  la  croix  :  Mon 
Dieu^  mon  Dieu^  'pourquoi  m'avez-vous  aban- 
donné {2)"!  Ce  fut  là  le  plus  grand  délaissement 
sensible  de  sa  vie,  et  à  ce  moment  s'accomplit 
une  œuvre  plus  grande  que  toutes  les  merveilles 
et  tous  les  miracles  qu'il  avait  déjà  opérés  :  la 
réconciliation  du  genre  humain  avec  Dieu  par  la 
grâce,  et  l'union  de  la  créature  avec  son  Créateur 
par  l'amour. 


(1)  Filius  autem  hominis  non  habet   ubi    caput   reclinet.  S. 
Matth.,  VIII,  20. 

(2)  Deus    meus,    Deus    meus,  ut  quid   dereliquisti   me?    S. 
Matth.,  XXVII,  46. 


LIVRP:   11.    CHAPITRE  VIT.  Ii9 

Or,  remarquez-le,  c'est  précisément  à  Iheure 
des  plus  grands  anéantissements  du  Sauveur  qu  il 
acquitta  entièrement  la  dette  de  l'homme  per- 
verti, et  effectua  notre  rédemption.  Sa  réputation 
était  réduite  à  rien  aux  yeux  des  hommes,  qui 
le  voyant  mourir  sur  le  bois  de  la  croix,  loin  de 
l'estimer  lui  prodiguaient  l'outrage  et  l'insulte  ; 
son  esprit  était  également  en  proie  au  délaisse- 
ment par  la  privation  des  joies  et  des  témoigna- 
ges de  tendresse  qu'il  recevait  de  son  Père.  Da- 
vid prophétisant  cette  scène  lugubre  dit  en  son 
nom  :  Tai  été  réduit  au  néant  et  dans  la  dernière 
ignorance  (l). 

Le  disciple  fidèle  aura  ainsi  l'intelligence  du 
sens  mystérieux  de  cette  porte,  de  cette  voie  qui 
ne  sont  autres  que  le  Christ,  médiateur  entre  lui 
et  Dieu.  Qu'il  le  sache  bien,  plus  il  anéantira 
pour  Dieu  ses  facultés  sensitives  et  ses  facultés 
spirituelles,  plus  il  s'unira  à  lui  et  opérera  de 
grandes  œuvres.  Enân,parvenu  à  cet  anéantisse- 
ment, qui  est  le  suprême  degré  de  l'humilité, 
l'union  sera  consommée.  C'est  l'état  le  plus  élevé 
auquel  l'âme  puisse  prétendre  en  cette  vie  ;  il  ne 
consiste  pas  en  jouissances,  en  satisfactions, 
ni  en  sentiments  spirituels,  mais  dans  une  mort 

(1)  Ad  nihilum  redactus  sum  et  nescivi.  Ps.  Lxx: i,  22. 


150  LA.    MONTl^E    DU      CARMEL. 

crucifiante  pour  les  sens  et  pour  l'esprit,  à  l'inté- 
rieur et  l'extérieur. 

Je  ne  veux  pas  m'étendre  plus  longuement  sur 
ce  point,  et  cependant  je  ne  voudrais  jamais  ces- 
ser d'en  parler,  sachant  bien  que  Jésus-Christ  est 
trop  peu  aimé  de  ceux-là  même  qui  se  disent  ses 
amis.  En  effet,  ne  les  voit-on  pas  chercher  en  lui 
leurs  goûts  et  leurs  consolations,  s'aimer  beau- 
coup eux-mêmes,  et  fuir  les  amertumes  et  les 
anéantissements  de  la  croix  qu'ils  devraient  em- 
brasser pour  son  amour  ?  Quant  à  ceux  qui  se 
vantent  de  n'être  pas  du  nombre  de  ses  amis, 
ces  grands  docteurs,  ces  puissants  seigneurs 
absorbés  dans  les  prétentions  et  les  honneurs  du 
siècle,  ceux-là,  nous  pouvons  le  dire,  au  sein  de 
leur  opulence  ne  connaissent  pas  le  Christ,  et 
leur  mort,  si  bonne  qu'elle  puisse  paraître,  sera 
pleine  d'angoisse.  Il  n'est  pas  question  d'eux  dans 
cet  ouvrage,  mais  il  en  sera  fait  mention  au  jour 
du  jugement  ;car  c'était  à  eux  tout  d'abord  que 
s'adressaient  ces  enseignements  divins,  puisque 
parleur  science  et  par  leurs  dignités,  ils  auraient 
dû  donner  l'exemple  aux  autres. 

Occupons-nous  maintenant  des  âmes  spiri- 
tuelles, et  spécialement  de  celles  qui  sont  plus 
favorisées  de  Dieu,  dans  cet  état  de  contempla- 
tion. Hâtons-nous  de  dire  comment  la  foi  doit  les 


LIVRE     II,    CHAPITRE     VII.  151 

conduire  vers  Dieu  et  les  purifier,  pour  les 
disposer  par  une  sévère  mortification  à  entrer 
dans  cet  étroit  sentier  de  la  contemplation 
obscure. 


CHAPITRE    VIII. 

Aucune  créature,  aucune  connaissance  intellectuelle  ne  peut 
servir  de  moyen  prochain  à  l'entendement  pour  parvenir  à  la 
divine  union.  —  Aperçu  général  sur  cette  matière. 

Avant  de  parler  de  la  foi,  qui  est  le  moyen  par 
excellence  pour  s'unir  à  Dieu^  il  faut  prouver 
comment  nulle  chose  créée,  nulle  conception 
naturelle,  ne  peut  servir  à  l'entendement  de 
moyen  immédiat  pour  l'union  ;  comment  toutes 
les  connaissances  qu'il  peut  acquérir,  lui  sont 
plutôt  une  entrave  qu'un  secours,  s'il  veut  s'y 
attacher. 

Dans  ce  chapitre,  nous  établirons  cette  vérité 
en  thèse  générale,  nous  réservant  d'entrer  plus 
tard  dans  le  détail  des  notions  que  l'entendement 
peut  acquérir,  par  tous  les  sens  intérieurs  ou  ex- 
térieurs. Nous  signalerons  également  les  domma- 
ges que  causent  toutes  ces  connaissances,  et  les 
obstacles  qu'elles  apportent  à  l'unique  moyen» 
qui  est  la  foi. 

Selon  les  règles  de  la  philosophie,  tous  les 
moyens  doivent  être  proportionnés  à  la  fin,  et 


LIVRE    II.     —    CHAPITRE     VIII.  453 

avoir  avec  elle  quelque  analogie.  Par  exemple  : 
une  personne  veut  se  rendre  dans  une  ville,  elle 
doit  nécessairement  suivre  la  route,  qui   est  le 
moyen  pour  y  arriver.  Ou  bien  encore,  pour  faire 
prendre  feu  à  du  bois,  il  est  indispensable  de  le 
préparer  à  la  combustion  par  la  chaleur.  En  em- 
ployant un  moyen  contraire  à  celui  qui  lui  est 
propre,  tel  par  exemple  que  l'air,  l'eau  ou  la  terre, 
on  n'obtiendra  jamais  la  transformation  du  bois 
en  feu.  De  même,  pour  consommer  l'union  de  l'en- 
tendement avec  Dieu,  autant  que  cela  est  possible 
ici-bas,   il  faut  absolument  employer  le   moyen 
direct  et  le  seul  qui  soit  en  rapport  avec  Dieu. 
Or,  parmi  toutes  les  créatures  supérieures  ou 
inférieures,  il  n'en  est  aucune  qui  se  rapproche 
de  Dieu,  ni   qui  soit  d'une  essence  semblable  à 
la  sienne.  Les  théologiens  disent,  il  est  vrai,  que 
loutes  ont   une  certaine  relation  avec  Dieu  et 
■  portent  quelques  vestiges  de  son  Etre,  les  unes 
plus,  les  autres  moins,  selon  leur  degré  d'excel- 
lence; néanmoins  entre  Dieu  et  elles,  il   n'y  a 
aucun  rapport,  ni  aucune  similitude  d'essence. 
Bien  plus,  une  distance  infinie  sépare  son  Etre 
divin  de  leur  être  borné.  Voilà  pourquoi  les  créa- 
tures de  l'ordre  céleste,  ou  terrestre,  ne  sauraient 
aider  l'entendement  à  s'unir  parfaitement  avec 
Dieu,  puisqu'elles   n'ont  pas  une  analogie  suffi- 


154  LA    MONTÉE     DU     CAR5IEL. 

santé  avec  le  Créateur.  David  parlant  de  la  cour 
céleste  dit  :  Entre  tous  les  dieux^  c'est-à-dire 
parmi  les  saints  Anges  et  les  âmes  bienheu- 
reuses, il  ny  en  a  -points  Seigneur^  qui  vous 
soit  semblable  [\) .  0  Dieu!  s'écrie-t-il  ailleurs, 
vos  voies  sont  toutes  dans  la  sainteté  !  Quel  est  le 
Dieu  aussi  grand  que  notre  Dieu  {2)?  C'est  commQ 
si  le  Psalmiste  disait  :  la  voie  qui  conduit  à  vous, 
Seigneur,  est  sainte,  et  cette  voie  c'est  la  pureté 
de  la  foi.  Demander  s'il  est  un  Dieu  aussi  grand 
que  le  nôtre,  c'est  dire  :  ou  trouver  un  saint 
tellement  exalté  en  gloire,  ou  un  Ange  d'une 
hiérarchie  tellement  élevée,  qu'il  puisse  être  com- 
parable à  votre  grandeur,  et  nous  servir  de  degré 
pour  parvenir  jusqu'à  vous,  ô  Seigneur  ?  Le  même 
Prophète  ajoute  :  Parce  que  le  Seigneur  est  très 
èlevè,  il  voit  de  haut  les  choses  d'en  bas,  et  c'est 
de  loin  encore  qu'il  regarde  les  choses  élevées  (3) . 
Le  Très-Haut  dans  son  élévation  suprême  con- 
sidère en  effet  les  choses  de  la  terre  comme  très 
viles,  comparées  à  son  Etre  infini  ;  et  les  choses 
plus  hautes,  à  savoir  les  créatures  célestes,  il 
les  voit  encore  infinimentéloignéesde  son  Etre. 


(1)  Non  est  Bimilis  tui  in  diis,  Domine.  Ps.  Lxxxv,  8. 

(2)  Deus  in  sancto  via    tua  ;  quis    Deus   magnus    sicut  Deus 
noster  ?    Ps.  Lxxvi,  14. 

(3)  Quoniam  excelsus  Dirainus,    et  humilia  respicit,  et  alta  a 
longe  cognoscit.  Ps,  cxxxvii,  G. 


LIVRE     II.    -—    CHAPITRE    VUl.  loO 

En  un  mot,  toutes  les  créatures  sont  impuissantes 
à  préparer  immédiatement  l'âme  à  l'union 
divine. 

Rien,  absolument  rien  de  ce  que  l'imagination 
peutse  représenter,  l'entendement  concevoir  et  la 
volonté  goûter  en  ce  monde,  n'est  un  moyen  pro- 
pre à  conduire  l'âme  à  cette  sublime  union.  Au 
point  de  vue  naturel,  l'intelligence  ne  perçoit  les 
objets  que  sous  des  formes  et  des  espèces  sensi- 
bles, lesquelles,  nous- le  répétons,  ne  contribuent 
pas  efficacement  à  l'union  qui  est  spirituelle  et 
divine.  Si  nous  parlons  au  point  de  vue  surnatu- 
rel, tel  qu'il  peut  exister  en  cette  vie,  l'entende- 
ment enfermé  dans  la  prison  du  corps,  manque  de 
la  capacité  et  des  dispositions  voulues  pour  con- 
cevoir une  idée  nette  et  précise  de  Dieu.  Cette 
connaissance  lumineuse  est  incompatible  avec 
la  région  ténébreuse  d'ici-bas  ;  il  faut  nécessai- 
rement ou  mourir,  ou  renoncer  à  sa  possession. 
Aussi  Dieu  dit  à  Moïse  :  L'homme  ne  sau- 
rait me  voir  et  vivre  (1).  Nul  n'a  jainais  vu 
Dieu  (2),  affirme  saint  Jean.  Saint  Paul  ajoute 
après  Isaïe  :  L'œil  ne  Va  point  vu,  Voreille 
ne   Va  point  entendu,  et  le  cœur  de  Vhomme 


(1)  Non  enim  videbit   me  homo  et  vivet.  Exod,,  xxxitî,  20. 

(2)  Deum  nemo   vidit  unquam.  S.  Joan. ,  l,  18, 


lî)6  LA    MONTÉE    DU    CAIIMEL. 

ne  Va  "pas  compris  (1).  Moïse  n'osa  pas  fixer 
le  buisson  ardent  où  Dieu  manifestait  sa  pré- 
sence (2),  persuadé  que  son  entendement  n'é- 
tait pas  capable  de  se  former  une  idée  digne 
de  la  Divinité^  et  cependant  cette  crainte  même 
révélait  le  sentiment  profond  qu'il  en  avait  conçu. 
Enfin  notre  Père  saint  Elie  ne  se  couvrit-il  pas  le 
visage  devant  la  face  du  Seigneur,  sur  la  monta- 
gne d'Horeb  (3),  symbole  de  l'aveuglement  de  l'in- 
tellect, qui  n'osait  pas  considérer  un  objet  si 
sublime,  convaincu  qu'il  était  jusqu'à  l'évidence, 
que  toutes  ses  conceptions  particulières  étaient 
très  éloignées  de  Dieu,  et  tout  à  fait  hors  de  pro- 
portion avec  lui.  Par  conséquent,  nulle  connais- 
sance, nulle  appréciation,  ne  sauraient  en  cette 
vie  mortelle  servir  à  l'âme  de  moyen  assez 
prochain  pour  parvenir  à  l'admirable  union  de 
l'amour. 

Le  prophète  Isaïe  nous  le  fait  merveilleuse- 
ment comprendre  :  A  qui  donc  ferez -vous 
ressembler  Dieu  ?  Et  quelle  image  en  tra- 
cerez-vous  ?  Celui  qui  travaille  le  fer  en  a-t^ 
il  coulé  l'image  ?    Ou  bien  celui  qui  travaille 

(1)  Oculus   non  vidit,    nec   auris  audivit,    nec  in  cor  hominis 
ascendit.  I  ad  Cor.,  ii,  9. 

(2)  Tremefactus  autem    Moyses,  non    audebat    conKÏderaie. 
Act.,  VII,  32. 

(3)  Quod  cum  audisset  Elias,  opérait  vultum  suum  pallie.  III 
Eeg.,  XIX,  13. 


LIVRE     II.    CHAPITRE    VIll.  157 

Vor  en  a-i'il  fait  une  statue  d'or  y  et  celui 
qui  travaille  Vargentl'a-t-ilrejprésentè  avec  des 
lames  d'argent  (1)  ?  Par  l'ouvrier  qui  travaille 
le  fer,  on  veut  dire  l'entendement,  dont  l'office 
particulier  est  de  former  les  connaissances,  et  de 
les  dépouiller  du  fer  des  espèces  représentatives 
et  des  formes  matérielles.  L'orfèvre  signifie  la 
volonté,  qui  a  la  faculté  de  recevoir  l'impression 
et  le  sentiment  des  délices,  procurées  par  l'or  de 
l'amour.  L'argentier,  impuissant  à  représenter 
Dieu  avec  des  lames  d'argent,  désigne  la  mémoire 
et  l'imagination,  dont  on  peut  assurément  com- 
parer les  idées  et  les  représentations  aux  lames 
d'argent.  Et  le  tout  se  résume  ainsi:  l'entende- 
ment  avec  ses  connaissances  ne  pourra  se  faire 
une  idée  tant  soit  peu  rapprochée  de  Dieu  ;  la 
volonté  ne  saura  goûter  de  délices,  ni  de  suavités 
comparables  à  la  vraie  douceur  qui  est  Dieu  ; 
enfin  la  mémoire  ne  fournira  à  l'imagination 
aucune  figure  qui  le  reproduise  dignement.  Pour 
recevoir  avec  plus  de  plénitude  l'illumination  du 
rayon  divin,  l'intellect  doit  renoncera  ses  propres 
lumières,  et  préférer  une  profonde  obscurité  à 
l'acquisition  de  toute  espèce  de  connaissances. 


1)  Gui  ergo  similem  fecisti  Deum  ?  aut  qoem  imaginera  po- 
netis  ei  ?  Numquid  sculptile  conflavit  faber,  aut  aurifex  auro 
figuravit  illud,  et  laminis  argenteis  argentarius  ?  Is.,  XL,   18,  19. 


158  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

C'est  pourquoi  la  contemplation  par  laquelle 
Dieu  éclaire  l'esprit  se  nomme  théologie  mysti- 
que, ou  sagesse  secrète  de  Dieu  ;  elle  est  cachée 
même  à  1  esprit  qui  la  reçoit.  Saint  Denis  l'ap- 
pelle un  rayon  de  ténèbres,  et  le  prophète  Baruch 
dit  :  Ils  n'ont  joas  connu  la  voie  de  la  sagesse  et 
n'ont  pu  en  découvri)"  les  sentiers  [\).  Four  mar- 
cher dans  ses  sentiers  et  s'unir  à  Dieu,  il  est  donc 
rigoureusement  nécessaire  de  devenir  volontai- 
rement aveugle  par  rapport  à  toutes  les  autres 
voies. 

D'après  Aristote  notre  entendement  est  aveu- 
glé en  présence  de  la  lumière  divine,  qui  est 
pour  nous  une  complète  obscurité,  comme  les 
chauves-souris  le  sont  en  face  du  soleil.  Ce  philo- 
sophe ajoute  que  plus  les  choses  de  Dieu  sont 
élevées  et  manifestes  en  elles-mêmes,  plus  elles 
nous  sont  incompréhensibles  et  obscures.  Au 
témoignage  de  l'Apôtre,  la  grandeur  de  Dieu  est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  inaccessible  à  l'homme. 

Nous  n'achèverions  pas  ce  sujet,  s'il  fallait 
énumérer  toutes  les  autorités  et  les  raisons  qui 
prouvent  à  l'envi  l'insuffisance  des  créatures  et 
des  conceptions  de  l'intelligence  humaine,  pour 


(1)  Viam    autem   sapientiie    nescierunt,   neque   commemorati 
suât  semitas  ejus.  Bar.,  m,  23. 


LIVRE   II.    CHAPITRE     Vlll.  159 

s' élever  jusqu'à  l'Etre  infini  de  ce  Seigneur  tout- 
puissant.  Loin  de  là,  si  l'entendement  voulait 
user  de  tous  ces  secours,  ou  de  quelqu'un  d'en- 
tre eux,  comme  d'un  moyen  prochain  à  l'union, 
il  y  rencontrerait  de  nombreux  obstacles  et 
s'exposerait  à  une  foule  d'erreurs  et  d'illusions, 
dans  l'ascension  de  cette  montagne  mystique. 


5  "* 


CHAPITRE  IX. 

Comment  la  foi  est  à  l'entendement  le   moyen  prochain   et  le 
mieux  proportionné  pour  acquérir   l'union  de  l'amour  divin. 

Preuves  tirées  de  l'autorité  et  des  exemples  de  la  saiute 

Écriture. 

Le  lecteur  est  convaincu  maintenant,  je  Fes- 
père,  de  la  nécessité  pour  l'entendement  d'être 
purifié  et  dégagé  de  tout  ce  qui  peut  frapper  les 
sens,  vide  de  toute  connaissance  distincte,  dans 
le  silence  et  le  repos  de  son  activité  naturelle 
pour  s'établir  solidement  dans  la  foi,  seule  pré- 
paration prochaine  et  efficace  pour  l'union.  En 
effet,  l'objet  de  la  vision  béatifique  ou  l'objet  de 
la  foi  est  le  même  ;  toute  la  différence  consiste 
à  voir  Dieu  obscurément  dans  l'une  et  à  le  con- 
templer sans  nuages  dans  l'autre.  Dieu  est  infini, 
la  foi  nous  le  propose  infini  ;  il  est  Trinité  en 
personne  et  unité  en  nature,  et  c'est  dans  l'unité 
Je  ses  trois  personnes  qu'elle  l'offre  à  nos  adora- 
tions. Ainsi  sa  souveraineté  se  découvre  dans  une 
lumière  divine  au-dessus  de  toute  intelligence, 
et  l'union  de  l'âme  est  en  raison  directe  de  la 
grandeur  de  sa  foi. 


i 


LIVRE    II.    CHAPITRE    IX.  161 

Saint  Paul  exprimait  la  même  vérité  dans  le 
texte  cité  plus  haut  :  pour  s^ approcher  de  Dieu, 
il  faut  croire  premièrement  qu'il  y  a  un  Dieu(\) . 
Autrement  dit,  l'entendement  se  dirige  versDieu 
et  s'unit  à  lui  au  milieu  des  ténèbres  d'une  foi 
nue.  Le  Très-Haut  est  caché  sous  cette  mysté- 
rieuse obscurité,  selon  les  paroles  du  roi  David: 
Unnuage  obscur  est  sous  ses  'pieds  et  il  est  monté 
sur  les  Chérubins,  et  il  s  est  envolé  ;  il  a  volé  sur 
les  ailes  des  vents.  Il  a  choisi  sa  retraite  dans  les 
ténèbres^  il  a  établi  autour  de  lui  comme  une 
tente  V eau  ténébreuse  des  nuées  du  ciel  (2).  Ce 
nuage  obscur  sous  les  pieds,  sa  retraite  placée  au 
sein  des  ténèbres,  sa  tente  formée  par  des  nuées 
ténébreuses,  dénotent  l'obscurité  de  la  foi  dans 
laquelle  le  Seigneur  se  dérobe  aux  regards  de 
l'âme.  Le  Psalmiste  en  ajoutant  :  il  est  monté 
sur  les  Chérubins,  et  il  a  volé  sur  les  ailes  des 
vents,  nous  insinue  qu'il  plane  au-dessus  de 
toute  intelligence,  car  les  Chérubins  signifient 
des  esprits  auxquels  il  est  donné  de  voir  et  de 
contempler,  et  les  ailes  des  vents  désignent   les 


(1)  Cerdere  enim  oportet  acccdentem  ad  Dium  qnia  est. 
Hebr.,  xi,  6. 

(2.  Et  caligo  snb  pedibus  ejus.  Et  ascendit  super  Cberubim, 
et  volavit  ;  volavit  super  pennas  ventorum.  Et  posuit  ten^  bra^ 
latibulum  suum  ;  in  circuitu  ejus  tabernaculum  ejus,  tenebrosa 
aqua  in  nubibus  aeris.  Ps.  xvii,  10. 


162  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

connaissances,  les  conceptions  subtiles  et  élevées 
de  l'intellect.  Comme  l'Essence  divine  les  domine 
tous  sans  exception,  elle  est  inaccessible  à  toute 
créature. 

La  sainte  Écriture  nous  en  offre  une  figure. 
Lorsque  Salomon  eut  achevé  la  construction  du 
Temple,  Dieu  j  descendit  dans  une   nuée  et  rem- 
plit le  lieu  saint    d'une  telle  obscurité,   que  les 
enfants  d'Israël  ne  pouvaient  plus   rien   distin- 
guer; Salomon  s'écria  alors  :  Le  Seigneur  a  pro- 
mis de  demeurer  dans  une  nuée  (1).  Ilapparut  éga- 
lement à  Moïse  sur  la  montagne  enveloppé  d'un 
nuage  (2).  Enfin  toutes  les  fois  que  Dieu  daigna 
se  communiquer  sensiblement  aux  hommes,   ce 
fut  sous  le  voile  des  ténèbres,  ainsi  qu'on  peut  le 
constater  encore  au  livre  de  Job,  où  il  est  écrit 
que  le  Seigneur  parla  à  Johdu  milieu  d*un  tour- 
billon (3).  Ces  différents  genres  de  ténèbres  repré- 
sentent l'obscurité  de  la   foi    dont   la  Divinité 
s'environne  pour  se  manifester  à  l'âme.  Un  jour 
ces  voiles  se  déchireront  ;  alors,  dit   saint  Paul, 
tout  ce  qui  est  imparfait,  c'est-à-dire  l'obscurité  de 


(1)  Dominus    dixit    ut    habitaret   in    nebula.   III   Eeg.,  vili 
12, 

(2)  Ait  ei  Dominus  :  Jam  nunc  veniam  ad  te  in  caligine  nubia 
Exod.,  XIX,  9. 

(3)  Respundens    autem    Dominus    Job  de  turbine  dixit.  Job, 
2XXVIII,  1,  Id.,  XL.,L 


LIVRE   II.   —    CHAPITRE    IX.  163 

la  foi,  sera  aholi,  et  nous  serons  dansVétat  par- 
fait (1),  en  d'autres  termes,  nous  serons  rendus 
participants  des  splendeurs  divines.  En  se  dis- 
posant à  l'attaque  de  Jéricho,  tous  les  soldats 
de  l'armée  de  Gédéon  portaient  dans  des  vases 
d'argile  des  torches  allumées,  dont  la  lumière  ne 
se  répandit  que  lorsque  ces  vases  furent  brisés  (2). 
La  foi,  dont  ils  sont  ici  la  figure,  renferme  en 
elle  la  clarté  divine,  c'est-à-dire  la  vérité  essen- 
tielle qui  est  Dieu  même  ;  au  terme  de  cette  vie 
mortelle,  le  vase  de  la  foi  sera  brisé,  et  c'est 
alors  seulement  qu'apparaîtront  la  lumière  et  la 
gloire  de  la  Divinité. 

En  résumé,  l'âme  saintement  avide  de  s'unir  à 
Dieu  et  de  s'entretenir  directement  avec  lui,  doit 
pénétrer  dans  la.  nuée  où  le  Seigneur,  au  rap- 
port de  Salomon,  a  promis  de  demeurer.  Il  lui 
faut  se  tenir  auprès  du  tourbillon  ténébreux  où  il 
daigna  révéler  ses  secrets  à  Job,  et  prendre  entre 
les  mains  les  urnes  mystérieuses  de  Gédéon, 
c'est-à-dire  que  les  œuvres  procédant  de  sa 
volonté  et  opérées  parmi  les  ténèbres  de  la  foi, 
doivent  renfermer  la  lumière,  qui  est  l'union  d'à- 


(1)  Cum     autem    venerit  quod   perfectum      est,    evacuabitur 
quod  ex  parte  est.  I  ad  Cor.,  xiil,  10. 

(2)  Dédit  tubas    in   manibus      eorum,    lagenasque    vacuas  ac 
lampades  ia  medio   lagenarum.   Judic,  VII,  16. 


164  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

mour  ;  jusqu'à  ce  que,  le  vase  fragile  de  cette 
vie  étant  brisé,  elle  voie  Dieu  face  à  face  dans  la 
gloire. 

Il  nous  reste  maintenant  à  examiner  en  détail 
toutes  les  connaissances  que  l'entendement  peut 
acquérir,  et  à  énumérerles  obstacles  et  les  torts 
dont  elles  sont  le  principe.  Nous  dirons  ensuite 
comment  l'âme  engagée  dans  le  chemin  de  la  foi 
doit  se  conduire  à  leur  égard,  afin  que  les  notions 
venues  des  sens  ou  de  l'esprit,  loin  de  lui  nuire, 
tournent  toutes  à  son  avantage. 


CHAPITRE   X. 

Émiraération   des  connaissances  et  des  différentes  conceptions 
de  l'entendement. 

Ayant  à  traiter  de  l'utilité  et  du  dommage  que 
causent  à  l'âme,  à  l'égard  de  la  foi,  les  différentes 
fonctions  de  l'entendement,  il  est  bon  d'établir 
ici  la  distinction  des  connaissances  naturelles  ou 
surnaturelles,  dont  cette  faculté  est  susceptible. 
Nous  pourrons  ensuite,  avec  le  plus  d'ordre  et 
de  brièveté  possible,  la  diriger  à  travers  les  om- 
bres de  cette  nuit  de  la  foi. 

Or,  il  faut  savoir  qu'il  y  a  deux  voies  par  oCi 
l'entendement  arrive  à  la  connaissance  et  à  l'in- 
telligence des  choses  :  l'une  naturelle,  l'autre 
surnaturelle.  La  voie  naturelle  embrasse  tout  ce 
que  l'entendement  peut  atteindre,  soit  au  moyen 
des  sens  corporels,  soit  par  sa  propre  perspica- 
cité. La  voie  surnaturelle  renferme  tout  ce  qui 
est  engendré  dans  l'entendement,  au-dessus  de  sa 
capacité  et  de  son  aptitude  naturelles.  Parmi  ces 
connaissances  les  unes  sont  corporelles,  les  autres 
spirituelles.  Les  premières  s'acquièrent  de  deux 


166  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

manières  :  elles  sont  produites  dans  l'entende- 
ment, les  unes  à  l'aide  des  sens  corporels  exté- 
rieurs, les  autres  parle  moyen  des  sens  corporels 
intérieurs;  on  range  parmi  celles-ci  tout  ce  que 
l'imagination  peut  connaître,  créer  et  représenter. 
Il  y  a  aussi  deux  espèces  de  connaissances  spi- 
rituelles :  les  unes  sont  distinctes  et  particu- 
lières, les  autres  confuses,  obscures  et  générales. 
La  connaissance  distincte  et  particulière  com- 
porte quatre  diiférentes  manières  de  se  commu- 
niquer à  l'esprit,  sans  le  secours  d'aucun  sens 
corporel  ;  ce  sont  les  visions,  les  révélations,  les 
paroles  intérieures  et  les  sentiments  spirituels. 
La  connaissance  obscure  et  générale  est  unique, 
c'est  la  contemplation  obtenue  par  la  foi.  C'est 
vers  cet  heureux  terme  qu'il  nous  faut  conduire 
l'âme,  à  l'aide  de  toutes  les  autres  connaissances; 
nous  lui  tracerons  d'abord  sa  voie  dans  les  pre- 
mières, puis  nous  l'habituerons  à  s'en  dépouiller 
successivement. 


CHAPITRE  XI. 

Quels  préjudices  peuvent  causer  à  l'entendement  les  connaissari- 
ces  présentées  surnaturcllement  aux  sens  corporels  et  exté- 
rieurs. —  Comment  l'âme  doit  se  comporter  à  leur  égard. 

Les  premières  connaissances,  dont  nous  avons 
parlé  au  chapitre  précédent,  appartiennent  à  ce 
que  l'entendement  acquiert  par  voie  naturelle. 
En  faisant  pénétrer  l'âme  dans  la  nuit  des  sens, 
nous  avons  suffisamment  exposé  cette  matière; 
il  serait  donc  superflu  d'y  revenir  ici.  Nous  nous 
bornerons,  dans  le  présent  chapitre,  à  parler  des 
connaissancss  et.des  conceptions  que  l'entende- 
ment se  forme  surnaturellement,  au  moyen  des 
sens  corporels  extérieurs  :  la  vue,  l'ouïe,  le  goût, 
l'odorat  et  le  tact.  Chez  les  personnes  pieuses,  ces 
sens  sont  frappés  par  les  objets  qui  leur  sont 
parfois  présentés  surnaturellement  :  parexemple, 
les  yeux  aperçoivent  des  formes  et-des  person- 
nages de  l'autre  vie,  tel  ou  tel  saint,  des  bons  ou 
des  mauvais  Anges,  des  lumières  et  des  splendeurs 
merveilleuses.  L'ouïe  perçoit  des  paroles  mysté- 
rieuses, tantôt  elles  sont  proférées  par  ces  appa- 

6 


dG8  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

ritions,  tantôt  on  ignore  d'où  elles  viennent. 
L'odorat  est  frappé  par  des  parfums  exquis,  dont 
la  provenance  est  inconnue.  De  même,  ces  per- 
sonnes ressentent  dans  le  goût  une  saveur  extra- 
ordinaire, et  leur  tact  éprouve  aussi  un  genre  de 
suavité  tel,  qu'il  leur  semble  être  plongées  jus- 
qu'à la  moelle  des  os  dans  les  jouissances,  et 
nager  dans  un  torrent  de  délices. Cette  douceur, 
c'est  l'onction  de  l'esprit,  qui  rejaillit  jusque  sur 
les  sens  des  âmes  pures  et  simples.  Celles  qui 
embrassent  la  vie  spirituelle  goûtent  ordinaire- 
ment cette  jouissance  ;  du  reste,  l'affection  et  la 
dévotion  sensible  de  l'esprit  se  répandent  à  des 
degrés  divers  dans  chaque  âme,  suivant  ses  dis- 
positions. 

Or,  il  importe  de  le  savoir,  quoique  les  effets 
extraordinaires,  qui  peuvent.se  produire  dans  les 
sens  corporels,  soient  l'œuvre  de  Dieu,  il  ne  faut 
jamais  s'y  complaire,  ni  s'y  confier  avec  assu- 
rance ;  bien  plus,  il  faut  les  fuir  absolument, 
sans  examiner  s'ils  dérivent  d'un  bon  ou  d'un 
mauvais  principe.  Plus  ils  sont  extérieurs  et 
corporels,  moins  il  est  certain  qu'ils  aient  Dieu 
pour  auteur  ;  car  c'est  le  propre  de  son  Être  de  se 
communiquer  à  l'esprit. Il  y  a  en  effet,  pour  l'âme, 
plus  de  sécurité  et  un  profit  plus  réel  dans  les 
grâces  intérieures  que  dans  les  consolations  sen- 


LIVRE  11.    CHAPITRE  XI.  169 

sibles  d'où  peuvent  naître  de  fréquentes  erreurs 
et  de  nombreux  dangers.  Le  sens  corporel  se  fait 
lui-même  dans  ces  circonstances  le  juge  et  l'ap- 
préciateur des  grâces  spirituelles,  et  les  estime 
telles  qu'il  les  sent.  Cependant,  il  y  a  autant  de 
différence  entre  la  sensation  et  la  raison  qu'entre 
le  corps  et  l'àme,  et  en  réalité  le  sens  corporel 
est  aussi  ignorant  des  choses  spirituelles  qu'une 
bête  de  somme  est  incapable  de  raisonnement. 

L'attache  à  ces  opérations  extraordinaires  en- 
traîne dans  le  piège  de  l'illusion,  ou  du  moins 
apporte  un  obstacle  considérable  au  progrès  de 
la  perfection.  Nous  l'avons  dit,  les  objets  corpo- 
rels n'ont  aucune  proportion  avec  les  spirituels, 
et  on  doit  toujours  craindre  de  rencontrer  dans 
les  premiers  l'action  du  malin  esprit,  au  lieu  de' 
celle  de  Dieu.  Le  démon,  ayant  plus  de  prise  sur 
les  choses  corporelles  et  extérieures  que  sur  les 
opérations  intérieures,  peut  aussi  plus  facilement 
nous  y  tromper.  Lors  même  que  ces  formes  et 
ces  objets  corporels  communiquent  un  effet  spi- 
rituel, comme  il  arrive  toujours  lorsqu'ils  nous 
viennent  de  Dieu,  néanmoins  le  profit  sera  tou- 
jours moindre,  que  si  les  mêmes  manifestations 
avaient  été  plus  spirituelles  et  plus  intérieures  ; 
vu  la  distance  et  la  disproprotion  qui  existent 
entre  le  corporel  et  le  spirituel.  Elles    sont  de 


170  LA     MONTÉE    DU    CARMEL. 

nature  à  engendrer  l'erreur,  la  présomption  et  la 
vanité  ;  par  leur  côté  sensible  et  matériel  elles 
émeuvent  beaucoup  les  sens,  et  l'âme  qui  les 
juge  d'autant  plus  grandes  qu'elles  affectent  da- 
vantage sa  sensibilité,  abandonne,  pour  les  suivre, 
son  conducteur  assuré,  la  foi.  Cette  fausse  lu- 
mière est  à  ses  yeux  le  moyen  et  le  guide  qui  la 
conduiront  au  but  de  ses  aspirations,  c'est-à-dire 
à  l'union  divine;  mais  loin  de  là,  plus  elle  s'ar- 
rête à  ces  obstacles,  plus  elle  s'écarte  du  chemin 
et  se  prive  du  moyen  par  excellence  qui  est  la 
foi. 

En  outre,  l'âme  se  voyant  favorisée  de  grâces 
extraordinaires  en  conçoit  secrètement  une  cer- 
taine bonne  opinion  d'elle-même;  elle  s'imagine 
être  quelque  chose  devant  Dieu;  or,  cette  pensée 
est  tout  à  fait  contraire  à  l'humilité.  D'autro 
part,  l'ennemi  du  genre  humain  lui  suggère  de 
semblables  sentiments,  qui  parfois  se  traduisent 
par  des  signes  non  équivoques.  Dans  ce  but,  il 
propose  souvent  des  objets  surnaturels  aux  sens, 
il  fait  apparaître  aux  yeux  des  figures  de  saints, 
des  splendeurs  merveilleuses;  retentir  aux  oreil- 
les des  paroles  astucieuses.  Pour  charmer  l'odo- 
rat il  répand  des  parfums  très  suaves;  il  flatte  le 
goût  par  d'exquises  douceurs  et  le  toucher  par 
d'ineffables  délices,  afin  d'attirer  les  sens  par 


LIVRE     II.    CHAPITRE     XI.  171 

tous  ces  appâts  séducteurs,  et  de  les  entraîner 
dans  une  foule  de  maux. 

Règle  générale  :  il  faut  toujours  rejeter  ces 
représentations  et  ces  sentiments  ;  supposé  même 
qu'ils  viennent  de  Dieu,  l'âme  ne  l'offensera  pas 
en  agissant  de  la  sorte,  et  ne  laissera  pas  de  re- 
cevoir l'effet  et  les  fruits  dont  Dieu  veut  la  gra- 
tifier par  ces  secours.  En  voici  la  raison  :  dans 
les  visions  corporelles  et  dans  les  impressions 
sensibles,  ou  même  dans  des  communications 
plus  intérieures,  si  elles  sont  l'œuvre  du  Très- 
Haut,  elles  produisent  instantanément  leur  effet 
dans  l'esprit,  sans  donner  à  l'âme  le  temps  de 
délibérer  pour  savoir  si  elle  doit  les  accepter  ou 
les'rejeter.  Comme  Dieu  opère  ces  choses  sur- 
naturellement  sans  le  concours  et  les  efforts  de 
Pâme,  ainsi,  sans  sa  coopération,  il  produit  l'effet 
qu'il  veut  dans  Tesprit  ;  il  n'est  pas  loisible  à  la 
volonté  d'accepter  ou  de  refuser  cette  opération, 
ni  même  de  l'entraver.  En  vain  un  homme  dé- 
pouillé de  ses  vêtements  voudrait-il  se  sous- 
traire à  la  douleur  d'une  brûlure,  si  on  jetait  du 
feu  sur  son  corps,  cet  élément  produirait  forcé- 
ment soji  action.  Ainsi  en  est-il  des  visions  et 
des  représentations  véritables  ;  avant  d'agir  sur 
*  le  corps,  elles  produisent  de  prime  abord  leur 
effet  spécial  dans  l'âme  indépendamment  de  sa 


172  LA  MONTÉE  DU    CARMEL. 

volonté.  Au  contraire,  celles  dont  Satan  est  l'au- 
teur causent  en  elle,  sans  son  adhésion,  le  trouble 
ou  la  sécheresse,  la  vanité  ou  la  présomption 
d'esprit.  A  la  vérité,  ces  dernières  n'ont  pas  au- 
tant d'efficacité  pour  le  mal  que  les  premières  en 
ont  pour  le  bien,  parce  que  les  impressions  venant 
de  l'ennemi  ne  dépassent  pas  les  premiers  mou- 
vements, et  ne  peuvent  émouvoir  la  volonté  au 
delà  de  son  consentement.  Aussi  l'inquiétude  dont 
elles  sont  la  source  ne  dure  guère,  à  moins  que 
le  peu  de  recueillement  de  l'âme  et  son  défaut 
de  courage  ne  la  prolongent.  Les  communica- 
tions divines  pénètrent  intimement  l'âme,  et  dé- 
posent en  elle  comme  vestiges  de  leur  passage 
une  ardeur  et  une  joie  victorieuse,  qui  la  pressent 
de  donner  un  libre  et  amoureux  consentement  au 
bien  et  lui  facilitent  les  actes  de  vertu.  Cepen- 
dant si  l'âme  adhère  volontiers  à  ces  visions 
extérieures  et  à  ces  faveurs  divines,  il  en  résulte 
six  principaux  inconvénients. 

Premièrement.  La  perfection  de  la  foi,  qui  doit 
régir  l'âme,  diminue  infailliblement.  En  ne  fer- 
mant pas  les  yeux  à  tout  le  créé,  elle  se  détourne 
de  la  voie  qui  conduit  à  l'union  divine  ;  car  les 
choses  expérimentées  par  les  sens  portent  une 
grave  atteinte  à  la  foi,  vertu  supérieure  à  touç  les 
sens. 


LIVRE  n.  —  CHAPITRE    XI.  173 

Secondement.  Si  l'on  ne  renonce  pas  à  ces  fe- 
veurs,  elles  font  obstacle  k  la  vie  de  l'esprit  ; 
l'âme  s'y  arrête  et  cesse  de  prendre  son  essor  vers 
l'invisible.  C'est  là  une  des  raisons  alléguées  par 
Notre-Seigneur  à  ses  disciples  pour  leur  insinuer 
la  nécessité  de  son  éloignement,  afin  que  le 
Saint-Esprit  descendît  sur  eux.  Le  même  motif 
lui  fit  interdire  à  Marie  Madeleine  de  toucher  ses 
pieds  sacrés  après  la  Résurrection,  les  affermis- 
sant ainsi  les  uns  et  les  autres  dans  la  foi. 

Troisièmement.  L'âme  qui  s'attache  avec  un 
sentiment  de  propriété  à  ces  visions,  ne  progresse 
pas  dans  la  nudité  d'esprit  et  le  parfait  abandon. 

Quatrièmement.  Le  fruit  et  la  vertu  intérieure 
de  ces  communications  se  perdent,  si  l'âme  con- 
centre son  attention  sur  ce  qu'elles  ont  de  sensi- 
ble, c'est-à-dire  sur  l'accessoire.  Elle  reçoit  alors 
avec  moins  d'abondance  l'effet  spirituel,  qui  s'im- 
prime et  se  conserve  dans  le  coeur  en  raison  de 
son  détachement  de  toutes  les  choses  sensibles, 
qui  sont  diamétralement  opposées  au  pur  es- 
prit. 

Cinquièmement.  Les  faveurs  divines  reçues 
avec  un  sentiment  de  propriété  et  dont  on  ne 
fait  pas  un  bon  usage  deviennent  inutiles.  Or  les 
accepter  volontairement  et  s'y  arrêter,  ou  bien 
les  conserver  avec  esprit  de  propriété    et    n'en 


174  LA   MONTÉE  DU     CARMEL. 

tirer  aucun  profit  réel,  c'est  tout  un.  Ce  n'est 
jamais  à  cet  effet  que  le  Seigneur  les  accorde , 
aussi  dans  ce  cas  ne  doit-on  pas  facilement  se 
persuader  qu'elles  aient  Dieu  pour  auteur. 

Sixièmement.  Par  l'adhésion  de  sa  volonté» 
l'âme  ouvre  une  porte  au  démon  pour  la  tromper 
sur  d'autres  points  semblables,  car,  ainsi  que  le  dit 
l'Apôtre,  il  peut  se  transformer  en  ange  de  lu- 
mière (1)  et  sait  fort  bien  dissimuler  et  travestir 
ses  suggestions  sous  une  bonne  apparence.  Avec 
le  secours  d'en  haut,  nous  reviendrons  sur  ce 
thème  dans  le  chapitre  de  la  gourmandise  spiri- 
tuelle, livre  III. 

11  y  a  tout  avantage  à  repousser,  les  yeux  fer- 
més, ces  représentations,  de  quelque  part  qu'elles 
viennent  ;  une  conduite  différente  donnerait  au 
démon  force  et  liberté  pour  tromper  l'âme,  et 
tout  au  moins  l'exposerait  à  prendre  des  visions 
diaboliques  pour  des  visions  divines.  Il  pourrait 
encore  se  faire  que  celles-ci  venant  à  cesser,  les 
premières  se  multiplient  ;  alors  l'action  du  dé- 
mon subsisterait  seule  dans  l'âme  au  détriment 
de  celle  de  Dieu.  Tel  est  le  sort  de  beaucoup  da- 
mes  ignorantes.  Victimes  de  leur  imprudence, 


(1)  Ipse  enim  Satanas  transfiguret  se  in  angelum  lucis.   II  ad 
Cor.,  XI,  14. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XI.  175 

elles  reçoivent  ces  communications  avec  trop  de 
sécurité,  et  leur  retour  à  Dieu  dans  la  pureté  de 
la  foi  leur  coûte  alors  de  pénibles  efforts.  Un 
grand  nombre  même  n'y  reviennent  jamais,  tant 
les  illusions  du  démon  ont  jeté  en  elles  de  pro- 
fondes racines. 

C'est  pourquoi  il  est  sage  de  fermer  l'entrée 
de  notre  âme  à  toutes  ces  visions  par  une  crainte 
salutaire.  En  repoussant  les  mauvaises  on  évite 
les  tromperies  infernales,  et  à  l'égard  des  bonnes 
on  surmonte  l'obstacle  à  la  vie  de  la  foi,  dont 
l'esprit  recueille  alors  tous  les  fruits.  Dieu  enlève 
ses  grâces  aux  âmes  qui  s'y  attachent  avec  un 
sentiment  de  propriété  et  n'en  tirent  pas  de  pro- 
fit; en  même  temps  le  démon  exploite  cette  dis- 
position et  multiplie  les  siennes,  l'âme  lui  en 
donnant  l'occasion  et  la  facilité.  Au  contraire, 
l'âme  pratique-t-elle  sous  ce  rapport  l'abnégation 
et  le  véritable  dépouillement,  le  démon  cesse 
d'agir  à  la  vue  de  l'inutilité  do  ses  efforts,  et 
Dieu  augmente  ses  faveurs  dans  ce  cœur  humble 
et  dégagé  ;  il  l'élève  et  l'initie  à  de  grandes  cho- 
ses, comme  le  serviteur,  qui  fut  trouvé  fidèle 
dans  les  petites  (1).  Si  la  fidélité  de  l'âme  est  sou- 
tenue, le  Seigneur  ne  laissera  pas  tarir  la  source 

(l)  Quia    super    pauca   fuisti  fidelis,   super  multa  te  consti- 
tuam.  S.  Matth.,  XXV,  21. 


nô  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

de  ses  grâces,  il  la  conduira  ainsi  peu  à  peu  jus- 
qu'à iunion  et  à  la  transformation  divine. 

Le  Seigneur  tient  le  plus  souvent  cette  ligne 
de  conduite  envers  l'âme,  il  la  met  d'abord  dans 
le  creuset  de  lepreuve  pour  l'élever  ensuite.  11 
commence  par  la  visiter  plus  sensiblement,  d'une 
manière  conforme  à  sa  petite  capacité,  et  si  elle 
prend  comme  elle  le  doit  ce  premier  aliment 
avec  sobriété,  à  dessein  de  se  nourrir  et  de  se 
fortifier,  il  lui  donne  ensuite  une  nourriture  plus 
forte  et  plus  substantielle.  En  sorte  que  si  l'âme 
est  victorieuse  du  démon  dans  ce  premier  degré 
de  la  vie  spirituelle,  elle  passera  au  second,  et 
si  elle  triomphe  en  celui-ci,  elle  gravira  le  troi- 
sième. Ainsi  elle  parcourra  successivement  les 
sept  demeures,  qui  sont  les  sept  degrés  d'amour, 
jusqu'à  ce  que  le  céleste  Époux  llntroduise  dans 
le  cellier  mystique  où  il  tient  en  réserve  le  vin 
de  sa  parfaite  charité  (1). 

Heureuse,  mille  fois  heureuse  l'âme  qui  a  su 
combattre  contre  la  bête  de  l'Apocalypse,  dont 
les  sept  têtes  (2)  sont  opposées  à  ces  sept  degrés 
d'amour  !  Chacune  de  ces  têtes  correspond  à  un 


(l)  Intro'iuxit  nie  in  cellam  vinariam  ;  ordinavit  in  me  chan- 
tatem.  Cant.,  Il,  4. 

(2;  Et  vidi  de  mari  bestiam  asceadentem,  habentem  capita 
septem.  Apoc.,  XIII,  1. 


LIVRE      II.    CHAPITRE  XI.  177 

de  ces  degrés,  et  lutte  contre  l'âme  qui  s'exerce  à 
gravir  le  sentier  de  l'amour  divin.  Si  l'âme  re- 
pousse avec  énergie  ces  attaques,  elle  remportera 
indubitablement  la  victoire  et  méritera  de  passer 
de  demeure  en  demeure  jusqu'à  la  dernière,  après 
avoir  abattu  les  sept  têtes  de  la  bête  qui  lui  li- 
vrait une  guerre  si  acharnée.  Il  lui  a  été  permis, 
nous  dit  saint  Jean,  de  faire  la  guerre  aux  saints 
et  de  les  vaincre  (1). 

Ah  !  combien  il  est  lamentable  de  voir  la  mul- 
titude de  ceux  qui,  après  être  entrés  dans  cette 
lice  de  la  vie  spirituelle,  n'ont  pas  le  courage  de 
couper  la  première  tête  de  la  bête,  en  renonçant 
aux  plaisirs  sensuels  du  monde.  Plusieurs  même 
de  ceux  qui  remportent  cette  première  victoire, 
ne  tranchent  pas  la  seconde  tête,  c'est-à-dire,  les 
visions  extérieures  dont  nous  parlons  ici.  Enfin, 
un  spectacle  encore  plus  digne  de  compassion, 
c'est  celui  de  ces  âmes  qui,  ayant  abattu  non 
seulement  la  première  et  la  deuxième  tête,  mais 
encore  la  troisième  qui  représente  les  sens  inté- 
rieurs, sont  vaincues  par  la  bête  elle-même. 
Après  avoir  franchi  les  limites  de  ,1a  méditation 
et  celles  d'une  oraison  plus  élevée,  au  moment 


(1)  Et  est  illi   datum  ad  bellum  facere  cumsanctis  et  vincete 
eo3.  Apoc,  XIII.,  7. 


J78  LA    MONTÉE  DU    CARMEL. 

d'entrer  dans  la  pureté  d'esprit,  ce  monstre  se 
dresse  de  nouveau  contre  eux  et  les  terrasse.  Sa 
première  tête  retrouve  une  nouvelle  vigueur,  et 
avec  sept  autres  esprits  plus  méchants  que  lui, 
il  reprend  possession  de  ces  âmes  dont  l'état  de- 
vient pire  que  le  premier  (1). 

0  homme  spirituel,  voulez-vous  vaincre  cette 
bête  furieuse,  et  pénétrer  par  une  foi  vive  dans 
la  première  et  dans  la  deuxième  demeure  du 
saint  amour  ?  Renoncez  àtoutes  les  connaissances, 
à  toutes  les  délectations  qui  affectent  les  sens 
extérieurs  ;  ces  attaches,  croyez-moi,  sont  le 
plus  grand  obstacle  à  la  nuit  spirituelle  de  la  foi . 
Ces  visions  et  ces  connaissances  n'ont  aucune 
proportion  avec  Dieu,  et  sont  incapables,  vous  ne 
l'ignorez  plus,  de  servir  de  moyens  immédiats  à 
l'union.  Tel  fut  assurément  le  motif  de  la  défense 
que  le  Christ  fit  à  Marie  Madeleine  de  le  toucher, 
et  il  eût  trouvé  plus  parfait  de  voir  l'apôtre  saint 
Thomas  s'abstenir  également  de  mettre  la  main 
dans  ses  sacrées  plaies. 

Le  démon  tressaille  de  joie  en  voyant  une  âme 
accepter  volontiers  les  révélations,  et  même  aller 
au-devant  ,  il  trouve  dans  cette  disposition  de 


(1)  Et  fiunt  novissima  hominis  illius  pejora  prioribus .  S.  Luc. 
XI,  26. 


LIVRE    11.     CHAPITRE     XI.  179 

fréquentes  occasions  de  lui  glisser  le  poison  de 
l'erreur,  et  de  la  détourner  autant  que  possible  de 
la  vie  de  la  foi.  Celui  qui  les  souhaite  tombera 
dans  de  graves  illusions,  et  sera  inévitablement 
assailli  de  nombreuses  tentations  aussi  vaines 
que  dangereuses. 

Je  me  suis  un  peu  étendu  sur  ces  connaissan- 
ces extérieures,  afin  de  jeter  plus  de  lumière  sur 
celles  que  nous  devons  traiter  ensuite.  Cepen- 
dant cette  matière  est  si  intarissable  que  je  crains 
encore  d'avoir  été  trop  bref,  en  me  bornant  à 
donner  ce  conseil  de  ne  jamais  accepter  les  vi- 
sions, révélations  et  autres  choses  extérieures  et 
sensibles,  si  ce  n'est  dans  de  certaines  circons- 
tances très  rares,  et  après  mûr  examen  de  per- 
sonnes doctes,  spirituelles  et  expérimentées. 
Dans  cette  conjoncture  même,  il  ne  faut  jamais 
les  désirer. 


CHAPITRE  XI 1. 

Des  représentations  imaginaires  et  naturelles.  —  Ce  qu'elles 
sont.  —  Elles  ne  peuvent  servir  de  moyens  convenables 
pour  arriver  à  l'union  divine.  —  Combien  elles  nuisent  à 
l'âme  qui  ne  sait  pas  s'en  détacher  à  propos. 

Avant  de  traiter  des  visions  imaginaires  pré- 
sentées surnaturellement  aux  sens  intérieurs,  qui 
sont  l'imagination  et  la  fantaisie,  il  importe, 
pour  procéder  avec  ordre,  déparier  ici  des  re- 
présentations naturelles  de  ces  mêmes  sens  inté- 
rieurs. Nous  passerons  de  la  sorte  de  ce  qui  est 
moins  important  à  ce  qui  l'est  plus,  de  l'extérieur 
à  l'intérieur,  jusqu'à  ce  que  nous  pénétrions  dans 
cette  retraite  intime  où  l'âme  s'unit  à  Dieu.  C'est, 
au  reste,  la  méthode  que  nous  avons  suivie  jus- 
qu'à présent.  Dans  le  traité  de  la  Nuit  des  sens, 
nous  avons  engagé  l'âme  à  se  dépouiller  des  con- 
naissances naturelles  des  objets  extérieurs,  et 
dès  lors  de  la  vie  naturelle  des  passions.  Ensuite, 
au  chapitre  précédent,  nous  l'avons  initiée  au 
dépouillement  des  connaissances  extérieures  sur- 
naturelles, qui  tombent  sous  le  domaine  des  sens. 


LIVRE     II.     —    CHAPITRE     XII.  181 

afin  de  l'introduire  dans  la  nuit  de  l'esprit,  qui 
forme  la  matière  de  ce  second  livre. 

L'objet  qui  se  présente  à  nous  tout  d'abord, 
c'est  le  sens  corporel  intérieur  qui  est  l'imagina- 
tion et  la  faculté  représentative.  Nous  devons 
également  le  dégager  de  toutes  les  formes  et  de 
toutes  les  connaissances  imaginaires  dont  ce  sens 
intérieur  est  le  foyer.  Il  nous  importe  de  prou- 
ver comment  il  est  impossible  à  l'âme  de  parve- 
nir à  l'union  divine,  sans  cesser  d'agir  d'après 
ces  notions,  attendu  qu'elles  ne  peuvent  pas  lui 
être  un  moyen  proportionné  et  immédiat  pour 
arriver  à   cette  union. 

Les  sens  dont  nous  parlons  sont  au  nombre  de 
deux  :  corporels  et  intérieurs,  ils  se  nomment 
imagination  et  faculté  représentative;  ils  sont 
corrélatifs  et  se  prêtent  un  mutuel  concours.  Le 
dernier  produit  une  espèce  de  raisonnement  con- 
fus et  imparfait  dont  le  premier,  qui  est  l'ima- 
gination, s'empare  pour  former  l'image  maté- 
rielle. Au  point  de  vue  qui  nous  occupe,  ce  que 
nous  dirons  de  l'un  pourra  s'appliquer  à  l'autre. 
On  nomme  imaginations  et  fantaisies  les  impres- 
sions et  les  opérations  de  ces  sens,  c'est-à-dire  ce 
qui  représente  au  sens  intérieur  l'image  et  la 
figure  des  objets  corporels.  Or,  cette  représenta-, 
tien  peut  avoir  lieu  de  deux  manières  :  l'une  sur- 


182  LA   MONTÉE    DU   CAKMEL. 

naturelle,  qui  s'effectue  sans  la  coopération  des 
sens,  passivement  ;  telles  sont  les  visions  imagi- 
naires de  l'ordre  surnaHirel,  dont  nous  parlerons 
plus  loin.  L'autre  est  naturelle,  et  se  produit 
activement,  sous  des  formes,  des  figures  et  des 
images  représentées  par  les  sens.  C'estainsi  qu'il 
appartient  à  ces  deux  puissances  de  servir  utile- 
ment à  la  méditation,  acte  discursif  produit  au 
moyen  d'images,  déformes  et  de  figures,  offertes 
par  les  sens.  Par  exemple  :  elles  nous  aident  à 
contempler  Jésus-Christ  sur  la  croix,  ou  attaché  à 
la  colonne,  à  considérer  Dieu  assis  sur  un  trône  et 
environné  d'une  grande  majesté;  ou  bien  à  nous 
représenter  la  gloire  comme  une  lumière  éblouis- 
sante, enfin  à  former  toute  autre  conception  ima- 
ginaire se  rattachant  à  l'ordre  divin  ou  à  l'ordre 
humain. 

Aucune  de  ces  représentations  et  de  ces  ima- 
ginations ne  pouvant  servir  de  moyen  immédiat 
et  proportionné  pour  s'approcher  de  Dieu,  l'âme 
doit  s'en  dépouiller  et  rester  dans  l'obscurité  par 
rapport  à  ce  sens  intérieur.  Les  représentations 
corporelles,  produites  par  les  cinq  sens  extérieurs, 
sont  également  impuissantes  à  l'y  conduire.  En 
voici  la  raison  :  l'imagination  n'a  de  force  que 
pour  retracer  les  objets  dont  la  connaissance  lui 
vient  par  les  sens  extérieurs  :  la  vue,  l'ouïe,  etc. 


LIVRE  II.  CHAPITRE  XII.  183 

Tout  au  plus  parviendra-t-elle  à  composer  une 
ressemblance  des  choses  qu'elle  a  vues,  enten- 
dues, ou  senties  ;  néanmoins  cette  idée  ne  s'élè- 
vera pas  au  delà  de  la  notion  reçue  par  les  sens 
extérieurs.  Ainsi  on  peut  s'imaginer  des  palais  de 
pierres  précieuses  et  des  montagnes  d'or,  parce 
que  l'on  a  vu  de  l'or  et  des  diamants  ;  mais  en 
réalité  tout  cela  se  résume,  quant  à  la  substance,, 
à  un  peu  d'or  ou  à  quelques  pierres  précieuses, 
bien  que  l'imagination  en  ait  fait  et  ordonné  une 
composition  à  elle.  Or,  nous  l'avons  dit,  les  cho- 
ses créées  n'ont  nulle  proportion  avec  l'Essence 
divine  ;  d'où  il  résulte  que  toutes  les  inventions 
imaginaires,  reproduisant  la  créature,  ne  sau- 
raient être  un  moyen  d'unir  l'âme  au  Créateur. 
Oh  !  combien  s'éloignent  de  Dieu  ceux  qui  se 
le  représentent  sous  une  forme  idéale,  comme  un 
feu  consumant,  une  lumière  splendide,  etc.,  etc^ 
et  s'imaginent  de  la  sorte  saisir  quelques  traits 
de  son  Etre  !  A  la  vérité,  ces  considérations,  ces 
formes,  ces  méthodes  de  méditation  sont  néces- 
saires aux  commençants,  pour  faire  jaillir  dans 
leur  c<  eur  une  étincelle  d'amour  par  une  ferveur 
sensible.  Ils  y  trouvent  une  préparation  éloignée 
à  l'union,  par  laquelle  d'ordinaire  les  âmes  doi- 
vent passer  avant  d'arriver  au  terme,  c'est-à-dire, 
au  délicieux  séjour  du  repos  spirituel.  Toutefois, 


184  LA  MONTÉE  DU  CARMEL. 

il  faut  traverser  cette  voie  sans  s'y  arrêter,  ou 
renoncer  à  atteindre  jamais  le  but  qui  u'a  aucun 
rapport  avec  ces  moyens  éloignés.  Il  en  est  de  ces 
moyens  comme  des  degrés  d'un  escalier,  qui  n'ont 
rien  de  commun  avec  le  terme  ou  l'appartement 
supérieur  vers  lequel  ils  conduisent.  Si,  au  lieu  de 
laisser  derrière  soi  tous  les  degrés  jusqu'au  der- 
nier, on  restait  stationnaire  sur  l'un  d'entre  eux, 
jamais  on  n'arriverait  à  cette  demeure  tran- 
quille et  paisible  qui  est  le  terme  de  nos  aspira- 
tions. Ainsi,  l'âme  désireuse  de  jouir  dès  cette  vie 
du  repos  dans  l'union  du  souverain  Bien,  doit 
francliir  tous  les  degrés  des  considérations,  des 
formes  et  des  connaissances,  qui  n'ont  ni  rapport 
ni  ressemblance  avec  le  but  où  elle  tend,  qui  est 
Dieului-même.  A^owswe  devons  pas  croire  quela 
Divinité  soitsemblableà  deVor^àdeV argent,  ou 
àdelapierre,  dont  V art etV industrie  des  hommes 
a  fait  des  figures  (1),  est-il  rapporté  aux  Actes 
des  Apôtres. 

Bon  nombre  d'hommes  spirituels  se  trompent 
étrangement  sur  ce  point.  Après  s'être  exercés 
au  moyen  d'images,  de  formes  et  de  méditations, 
convenables    aux    commençants,    le    Seigneur 


(1)  Non  debemus  œstimare  auro  aut  argento,  aut  lapidi 
sculpturae  artis  et  cogitationis  hominis,  divinum  esse  simile. 
Act.,  XVII,  29, 


LIVRE  II.   CHAPITRE  XII.  483 

veut-il  les  attirer  à  des  biens  plus  élevés,  plus  inté- 
rieurs et  moins  palpables,  par  la  privation  du 
goût  et  de  la  consolation  qu'ils  trouvaient  dans  la 
méditation  discursive,  ils  n'osent  ni  ne  savent  se 
détacher  entièrement  de  ces  moyens  sensibles 
auxquels  ils  sont  accoutumés.  Au  contraire,  ils 
s'efforcent  de  les  conserver  et  de  se  servir  encore 
de  considérations  et  de  représentations,  persua- 
dés que  ce  mode  d'oraison  est  le  seul  véritable. 
Ils  se  tourmentent  étrangement,  et  ne  trouvent 
que  fort  peu  ou  point  de  goût  dans  leurs  exerci- 
ces spirituels.  En  même  temps  la  sécheresse,  la 
fatigue,  l'inquiétude  ne  font  qu'augmenter,  et 
croissent  à  mesure  qu'ils  s'agitent  davantage 
pour  retrouver  les  premières  douceurs  de  leur 
ancienne  méthode,  devenue  inutile.  L'âme, 
en  effet,  ne  sera  plus  désormais  en  état  de 
goûter  ce  lait  des  consolations  sensibles.  Elle 
devra  savourer  un  aliment  plus  délicat,  plus 
intérieur  et  par  conséquent  plus  sublime  ;  elle 
en  jouira  à  loisir  dans  un  repos  spirituel  que 
toute  l'activité  de  l'imagination  serait  impuissante 
à  lui  procurer.  Plus  l'âme  aura  fait  de  progrès 
dans  cette  voie  de  l'esprit,  plus  aussi  l'opération 
de  ses  puissances  à  l'égard  des  objets  particu- 
liers s'amoindrira.  Un  seul  acte,  simple  et  géné- 
ral, remplacera  alors  le  travail  des  puissances, 


186  LA   MONTÉE  DU  CARMEL. 

parce  que  l'âme  est  enfin  arrivée  au  terme  où 
elle  tendait  autrefois.  Les  pieds  du  voyageur  s'ar- 
rêtent à  la  fin  de  sa  course  ;  si  tout  consistait 
dans  la  marche,  on  n'arriverait  jamais  à  sa  desti- 
nation ;  si  tout  n'était  que  moyens,  quand  donc 
parviendrait-on  à  la  fin  et  jouirait-on  d'être  ar- 
rivé au  terme  ? 

N'est-ce  pas  une  chose  digne  de  pitié  de  voir 
des  personnes  dont  l'âme  aspire  à  cette  paix  et 
à  ce  repos  de  la  quiétude  intérieure,  où  Dieu  leur 
distribue  une  réfection  céleste,  de  voir  ces  per- 
sonnes, dis-je,  contraindre  leur  âme  à  revenir  aux 
objets  extérieurs,  et  la  forcer  à  parcourir  de 
nouveau  le  chemin  déjà  franchi  ?  Elles  l'obligent 
à  quitter  le  repos  du  terme,  pour  reprendre  les 
considérations  qui  ne  sont  que  les  moyens  con- 
ducteurs. Or,  cela  ne  se  fait  pas  sans  une  grande 
répugnance  et  un  extrême  dégoût  de  la  part  de 
l'âme,  avide  de  s'établir  dans  cette  paix  comme 
dans  son  propre  centre.  Ainsi,  celui  qui  après  des 
efforts  laborieux  est  parvenu  au  lieu  de  son 
repos,  ressent  une  vive  peine  si  on  l'oblige  à 
retourner  au  travail.  Ces  personnes  soi-disant 
spirituelles  ignorent  le  mystère  de  ces  nouvelles 
voies  ;  leur  esprit  appréhendant  d'y  rester  oisif, 
s'agite  et  se  trouble.  Il  essaie  en  vain  de  former 
des  considérations  et  des  raisonnements,  mais. 


LIVRE  II.  CHAPITRE  XII.  187 

loin  d'exciter  la  dévotion  sensible  il  n'y  trouve 
que  sécheresses  et  angoisses.  Nous  pouvons  leur 
appliquer  ce  proverbe  :  plus  il  gèle,  plus  il  fait 
dur  ;  en  effet,  en  s'obstinant  à  employer  ces 
moyens,  devenus  inutiles  pour  le  moment,  l'àme 
augmente  ses  souffrances  et  bannit  de  son  cœur 
la  paix  spirituelle.  Agir  de  la  sorte,  c'est  aban- 
donner le  plus  pour  le  moins,  c'est  revenir  sur 
ses  pas  et  recommencer  le  travail  déjà  accom- 

rii- 

Les  directeurs  spirituels  doivent  apprendre  à 
ces  personnes  à  se  tenir  en  présence  du  Seigneur, 
dans  le  repos  et  le  recueillement,  sans  employer 
l'activité  de  l'imagination,  puisque  les  puissances 
n'agissent  plus  dans  cet  état,  et  que  toute  leur 
opération  consiste  daus  une  simple,  douce  et 
amoureuse  attention  à  Dieu.  Si  toutefois  d'autres 
actes  viennent  s'y  joindre,  ils  se  produisent  sans 
efîbrt  ni  préméditation,  mais  avec  suavité  et 
amour,  plutôt  par  le  mouvement  de  l'Esprit  de 
Dieu  que  par  suite  de  la  spontanéité  même  de 
l'âme,  comme  on  l'expliquera  plus  clairement 
dans  le  cours  de  cet  ouvrage. 

Ces  explications  me  paraissent  suffisantes  pour 
inculquer,  à  ceux  qui  désirent  faire  des  progrès,  la 
nécessité  du  complet  dégagement  de  tous  les 
moyens  et  de  tout  le  jeu  de  l'imagination,  alors 


i  88  LA  MONTÉE    DU    CARMEL. 

que  l'état  d'avancement  qu'ils  ont  atteint,  le 
réclame.  Dans  le  chapitre  suivant,  on  trouvera 
plusieurs  signes  auxquels  l'homme  d'oraison 
reconnaîtra  s'il  est  arrivé  au  moment  précis  où 
il  lui  faut  abandonner  la  voie  discursive  de  l'en- 
tendement et  les  opérations  de  l'imagination, 
peur  se  conformer  à  la  règle  indiquée  plus 
haut. 


CHAPITRE    XIII. 


Quaud  l'homme  spirituel  peut-il  commencer  à  dépouiller  l'in- 
tellect des  formes  imaginaires,  et  mettre  de  côté  le  raison- 
nement dans  la  méditation  ? 


Pour  éviter  toute  confusion  et  toute  obscurité, 
il  est  utile  de  développer  cette  doctrine,  et  de 
déterminer  le  moment  favorable  où  il  faut  sus- 
pendre l'opération  discursive,  à  l'aide  des  images, 
des  formes  et  des  figures.  De  même  qu'il  est 
expédient  de  laisser  le  travail  de  la  méditation 
en  temps  opportun,  au  risque  d'entraver  la  voie 
de  l'union  :  ainsi  il  est  également  indispensable 
de  ne  pas  le  quitter  avant  le  temps  voulu  par 
l'Esprit  de  Dieu,  de  crainte  de  revenir  sur  ses 
pas.  Si  les  objets  sur  lesquels  s'exercent  les  puis- 
sances inférieures,  ne  servent  pas  aux  âmes 
avancées  de  moyens  prochains  pour  l'union, 
néanmoins  ils  servent  de  moyens  éloignés  aux 
commençants,  pour  disposer  et  habituer  leur 
esprit  à  s'élever,  par  les  sens,  aux  choses  spiri- 
tuelles. En  avançant  dans  la  perfection,  ils  écar- 


190  LA  MONTÉE  DU    CAP.MEL. 

lent  de  leur  chemin  l'obstacle  des  formes  et  des 
images  grossières  du  temps,  du  monde  et  de  la 
nature. 

Les  signes  que  nous  avons  annoncés  sont  au 
nombre  de  trois. 

Le  premier,  c'est  l'impuissance  à  méditer,  à  se 
servir  de  l'imagination,  et  le  dégoût  que  l'on 
éprouve  à  s'y  livrer  comme  autrefois  ;  l'aliment 
agréable  qui  captivait  les  sens  étant  remplacé 
par  un  état  de  sécheresse  et  d'aridité.  Tant  que 
l'on  trouvera  de  la  facilité  à  méditer  et  à  discou- 
rir, il  faut  bien  se  garder  d'abandonner  cet  exer- 
cice, à  moins  de  se  voir  établi  dans  la  paix  pro- 
fonde dont  il  sera  question  dans  le  troisième  signe. 

Le  second,  c'est  de  ne  reconnaître  en  soi  aucun 
désir  d'appliquer  son  imagination ,  ni  ses  sens  à 
des  objets  particuliers,  extérieurs  ou  intérieurs. 
Je  ne  prétends  pas  parler  ici  des  écarts  de  l'ima- 
gination, car,  même  au  milieu  du  plus  grand  re- 
cueillement, elle  est  souvent  volage  ;maisjedis 
que  l'âme  ne  doit  pas  prendre  plaisir  à  la  fixer 
volontairement  sur  d'autres  objets. 

Le  troisième  signe  et  le  plus  certain,  consiste 
dans  lajoie  intime  que  l'âme  trouve  en  pleine 
solitude,  dans  une  attention  pleine  d'amour  à 
Dieu.  Dans  ce  bienheureux  état  sa  mémoire,  son 
entendement  ou  sa  volonté  ne  produisent  aucun 


LIVRE  II.  CHAPITRE    XIII.  191 

acte,  du  moins  aucun  acte  raisonné  ;  ses  puissan- 
ces savourent  en  repos  la  paix  intérieure  d'une 
connaissance  générale,  dégagée  de  toute  intelli- 
gence distincte. 

L'homme  d'oraison  doit  constater  en  lui  ces 
trois  signes  à  la  fois,  avant  de  se  hasarder  sûre- 
ment à  abandonner  la  méditation  proprement 
dite,  et  à  entrer  dans  la  voie  contemplative  en 
se  livrant  à  l'Esprit  de  Dieu.  Ce  n'est  pas  assez 
d'avoir  le  premier  signe  sans  le  second.  L'impuis- 
sance d'exercer  l'imagination  et  de  méditer  les 
choses  divines  comme  auparavant,  pourrait  fort 
bien  provenir  de  la  négligence  et  de  la  dissipation 
d'esprit;  c'est  pourquoi  il  faut  reconnaître  en  soi 
le  second  signe,  c'est-à-dire  n'éprouver  nul 
attrait,  nul  désir  de  sedistrairepar  d'autres  pen- 
sées étrangères  à  Dieu.  En  effet,  si  les  égarements 
de  l'esprit  et  des  sens  procèdent  de  la  tiédeur  et 
des  distractions,  l'âme  sent  immédiatement  revi- 
vre le  besoin  et  l'envie  d'appliquer  ses  facultés  à 
différents  objets,  et  de  trouver  un  prétexte  plau- 
sible pour  quitter  la  méditation.  Cependant  le 
premier  et  le  second  signe  seraient  encore  insuffi- 
sants, si  on  ne  leur  adjoignait  le  troisième.  On 
peut  se  trouver  dans  une  incapacité  totale  de  dis- 
courir et  de  fixer  sa  pensée  en  Dieu,  sans  néan- 
moins se  sentir  attiré  à  d'autres  objets  ;    cette 


192  LA   MONTÉE  DU  CARMEL. 

disposition  peut  être  le  résultat  de  la  mélancolie, 
ou  de  quelque  humeur  envahissant  la  région  du 
cerveau  ou  du  cœur;  ce  qui  est  ordinairement  ia 
cause  d'un  certain  engourdissement  et  d'une  sus- 
pension des  sens.  Alors  l'âme  ne  pense  à  rien,  et 
n'a  ni  le  désir,  ni  la  volonté  d'agir,  et  ne  songe 
qu'à  savourer  les  douceurs  de  cet  assoupisse- 
ment. A  cet  état,  l'âme  doit  donc  ajouter  le  troi- 
sième signe,  c'est-à-dire  cette  connaissance  de 
Dieu  attentive  et  amoureuse,  accompagnée  d'une 
paix  profonde. 

A  la  vérité,  cette  connaissance  intime  reste 
presque  inaperçue  dans  le  principe,  et  cela  pour 
une  double  raison.  D'abord,  à  cause  de  sa  subti- 
lité et  de  son  extrême  délicatesse.  Ensuite,  parce 
que  l'âme  ayant  été  habituée  à  la  méditation, 
dont  l'exercice  est  plus  sensible,  perçoit  à  peine 
cette  nouvelle  notion  insensible  et  déjà  purement 
spirituelle.  Cela  arrive  spécialement  lorsque, 
faute  de  comprendre  son  état,  l'âme  s'agite,  et 
s'efforce  de  revenir  à  sa  première  méthode.  Tout 
en  jouissant  d'une  paix  intérieure  et  savoureuse, 
plus  abondante  qu'autrefois,  son  trouble  l'empê- 
che de  la  sentir  et  de  l'apprécier.  Mais  à  propor- 
tion de  sa  fidélité  et  de  son  abandon  dans  ce  re- 
pos, elle  sentira  mieux  cette  connaissance  géné- 
rale et  ineffable  de  Dieu,  source  inépuisable  de 


LIVRE  11,  CHAPITRE  Xm.  193 

joies  enivrantes  et  d'une  paix  délicieuse  exempte 
de  tout  travail.  Pour  éclairer  cette  matière  si 
importante  de  la  direction  spirituelle,  nous  con- 
sacrerons le  chapitre  suivant  au  développement 
des  causes  et  des  raisons,  qui  prouvent  la  néces- 
sité de  ces  trois  signes. 


CHAPITRE  XIV. 

Convenance    et   raison  de  ce   qui  a  été  dit  sur  la  nécessité  do 
ces    signes. 

Pour  entrer  dans  la  voie  contemplative  ou 
dans  la  vie  de  l'esprit,  on  doit  renoncer  à  l'exer- 
cice de  l'imagination  et  de  la  méditation  discur- 
sive, dès  que  l'âme  n'y  trouve  plus  de  goût  et  ne 
peut  plus  suivre  le  cours  ordinaire  du  raisonne- 
ment. Or  ce  premier  signe  a  deux  raisons  d'être, 
renfermées  en  quelque  sorte  dans  une  seule. 

Premièrement.  L'âme  a  déjà  reçu  en  partie 
tout  le  bien  spirituel  qu'elle  devait  puiser  dans  les 
choses  divines,  parla  voie  du  discours  et  de  la  médi- 
tation ;  son  impuissance  à  raisonner  et  à  méditer 
comme  autrefois  en  est  précisément  la  preuve. 
Elle  n'y  trouve  plus  aucune  satisfaction  nouvelle, 
parce  qu'elle  n'a  pas  encore  atteint  ce  degré  de 
la  vie  intérieure,  où  l'esprit  expérimente  le  goût 
des  choses  de  Dieu.  Ordinairement  chaque  faveur 
céleste  apporte  à  l'âme  une  jouissance  spirituelle, 
qui  correspond  à  la  manière  dont  elle  lui  a  été 
accordée;  à  cette  seule  condition  l'âme  en  retire 


LIVRE  II.  CHAPITRE  XIV.  i95 

un  fruit  réel,  et  il  ne  saurait  en  être  autrement. 
Ce  qui  a  de  la  saveur,  disent  les  philosophes, 
profite  et  nourrit,  c[uod  sapit  nutrit.  Le  saint 
homme  Job  se  pose  cette  question  :  Peut-on 
manger  d'une  viande  fade  qui  n  est  point  assai' 
sonnée  avec  le  sel  (1)  ?  Ainsi  le  peu  de  goût  et 
d'avantage  que  l'esprit  trouve  à  approfondir  et 
à  analyser  par  la  pensée  les  vérités  proposées, 
telle  est  la  raison  de  son  impuissance  actuelle  à 
méditer. 

Secondement.  L'âme  arrivée  à  ce  degré  possède 
déjà,  quant  à  la  substance  et  à  l'habitude,  l'esprit 
de  la  méditation.  La  fin  de  ces  actes  discursifs 
n'est-elle  pas  précisément  d'en  retirer  une  con- 
naissance de  Dieu  plus  élevée,  et  un  amour  plus 
ardent  ?  Or,  toutes  les  fois  que  l'àme  obtient  ce  ré  • 
sultat,  elle  produit  un  acte  ;  et  comme  des  actes 
réitérés  engendrent  une  habitude,  ainsi  les  actes 
multipliés  de  ces  connaissances  lui  en  font  con- 
tracter, par  leur  fréquence  même,  l'heureuse  ha- 
bitude. 

Parfois,  il  est  vrai,  le  Seigneur  élève  immédia- 
tement les  âmes  à  l'état  de  contemplation  ,  sans 
l'intermédiaire   des  actes   de  la  méditation,    du 


(1)  Numquid...    poterit   comeJi   insulsum    quod  non  est  sale 
conditum  ]  Job,  vi,  6. 

6*" 


196  LA  MONTÉE   DU  CARMEL. 

moins  sans  leur  en  faire  préalablement  produire 
un  grand  nombre. 

Le  résultat  que  l'âme  aurait  acquis  par  l'ap- 
plication laborieuse  de  ses  facultés,  et  par  les 
connaissances  distinctes,  elle  l'obtient  mainte- 
nant par  l'usage  qui  a  mis  en  elle  l'habitude  et 
la  substance  d'une  connaissance  générale  et  affec- 
tive, qui  remplace  toutes  les  vues  particulières. 
Dès  que  l'âme  se  met  en  présence  de  Dieu,  elle 
entre  en  possession  de  cette  paix  profonde,  où 
elle  boit  à  longs  traits  les  eaux  vives  de  la  sagesse 
et  de  l'amour,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'amener 
cette  eau  par  les  aqueducs  des  considérations, 
des  figures  et  des  formes.  Ainsi  un  homme  pressé 
par  une  soif  ardente  se  désaltère  sans  effort  au 
bord  d'une  source  limpide. 

Lorsqu' étant  dans  ce  repos,  on  veut  contrain- 
dre l'âme  à  revenir*au  travail  des  connaissances 
particulières,  elle  éprouve  une  extrême  répu- 
gnance et  une  souffrance  réelle  à  méditer.  11  lui 
arrive  comme  au  petit  enfant  à  qui  on  retirerait 
le  sein  maternel  où  il  puise  un  lait  abondant,  et 
qu'on  obligerait  de  nouveau  à  chercher  avec 
effort  sa  nourriture  accoutumée.  De  même 
celui  qui,  après  avoir  ôté  l'écorce  d'un  fruit  en 
savoure  la  substance,  éprouve  de  l'ennui,  si  on 
lui  enlève  le  fruit  qu'il  avait  déjà  entre  les  mains 


LIVRE  II.   — CHAPITRE  XIV.  197 

pour  l'obliger  à  revenir  àl'écorce.  Tel  est  encore 
le  chasseur  forcé  d'abandonner  la  proie  dont  il 
s'était  rendu  maître. 

La  plupart  de  ceux  qui  commencent  à  entrer 
dans  cette  voie  d'oraison  tombent  dans  la  même 
erreur  ;  ils  croient  que  toute  leur  occupation  doit 
consister  à  discourir  et  à  raisonner  sur  des  con- 
naissances distinctes,  au  moj'en  d'images  et  de 
formes,  qui  sont  pour  ainsi  dire  l'écorce  de  la  vie 
de  l'esprit.  Ne  découvrant  pas  ces  lumières  par- 
ticulières dans  le  repos  substantiel  et  affectueux 
où  leur  âme  aspire  à  demeurer,  ils  les  recher- 
chent en  vain  puisque  le  moment  en  est  passé. 
Ainsi  ils  perdent  à  la  fois  la  substance  de  la  con- 
templation et  le  bienfait  de  la  méditation,  en 
d'autres  termes  le  fruit  et  l'écorce.  Ils  se  trou- 
blent eux-mêmes,,  s 'imaginant  revenir  sur  leurs 
pas  et  courir  à  leur  perte.  A  la  vérité,  ils  le  font, 
mais  non  pas  selon  leur  pensée  :  ils  se  perdent, 
en  effet,  relativement  à  leur  propre  sens  et  à  leur 
première  manière  de  sentir;  mais  c'est  là,  en 
réalité,  se  gagner  au  point  de  vue  spirituel.  Moins 
on  comprend,  plus  on  pénètre  dans  la  nuit  obs- 
cure de  l'esprit,  dont  les  âmes  doivent  affron- 
ter courageusement  les  ténèbres,  avant  de  parve- 
nir à  l'ineffable  union  divine  qui  surpasse  toute 
intelligence. 


lyS  LA  MONTÉE  DU  CARMEL. 

Il  y  a  peu  à  dire  au  sujet  du  second  signe. 
Évidemment  l'âme  ne  doit  prendre  aucun  plaisir 
aux  diverses  choses  du  monde  dont  le  souvenir 
se  présente  à  son  imagination,  puisque,  pour  les 
raisons  données  plus  haut,  elle  ne  goûte  môme 
pas  les  pensées  de  Dieu,  qui  sont  assurément  plus 
en  rapport  avec  son  état  actuel.  Toutefois,  ne  l'ou- 
blions pas,  même  au  milieu  de  ce  recueillement, 
la  légèreté  de  l'imagination  a  coutume  de  fatiguer 
l'âme  en  dépit  de  sa  volonté  qui,  loin  d'adhérer  aux 
divagations  de  cette  puissance,  ressent  une  vive 
peine  de  voir  sa  paix  et  sa  consolation  altérées. 

Une  connaissance  générale  et  un  amour  atten- 
tif de  l'âme  pour  son  Dieu  ;  voilà  le  troisième 
signe  qu'il  est  convenable  et  nécessaire  de  trou- 
ver en  soi,  avant  de  quitter  la  voie  de  la  médita- 
tion. A  propos  du  premier  signe  nous  avons  déjà 
indiqué  celui-ci  ;  d'ailleurs  nous  y  reviendrons  en 
parlant  de  la  notion  générale  et  confuse,  après 
nous  être  entretenus  de  toutes  les  connaissances 
particulières  de  l'entendement.  Nous  nous  borne- 
rons donc  actuellement  à  exposer  une  seule  raison 
qui  montre  avec  évidence  pourquoi  cette  attention 
générale,  ou  connaissance  amoureuse  de  Dieu  est 
nécessaire,  lorsquelemomentest  venu  pour  le  con- 
templatif de  renoncer  à  l'exercice  delà  méditation. 

En  effet,  si  l'âme  ne  jouissait  pas  alors  de  cette 


LIVRE  II.  CHAPITRE  XIV.  199 

connaissance  ou  de  cette  sorte  de  présence  divine, 
il  s'en  suivrait  qu'elle  ne  produirait  aucun  acte 
envers  Dieu,  et  ne  recevrait  rien  de  lui.  D'une 
part,  elle  quitterait  la  méditation,  acte  pendant 
lequel  les  puissances  sensitives  opèrent  à  l'aide 
du  raisonnement,  et,  de  l'autre,  elle  n'aurait  pas 
l'avantage  de  la  contemplation,  qui  est  cette  con- 
naissance générale,  en  vertu  de  laquelle  les  puis- 
sances intellectuelles  sont  appliquées  et  unies  à 
Dieu.  La  contemplation  cessant,  tout  acte  avant 
Dieu  pour  objet  lui  serait  nécessairement  impos- 
sible, car  l'âme  est  incapable  d'acquérir,  de  rece- 
voir, ou  de  conserver  ce  qu'elle  a  acquis,  si  ce 
n  est  par  l'une  de  ces  deux  voies  :  celle  des  sens, 
ou  de  l'esprit. 

Par  la  première  l'âme,  nous  le  savons,  arrive 
à  la  connaissance  des  objets,  à  l'aide  de  ses 
recherches  et  de  ses  raisonnements.  Mais  par 
la  seconde  elle  se  réjouit  dans  l'objet  des 
connaissances  acquises,  sans  le  travail  laborieux 
du  discours.  La  même  diiférence  existe  entre  ces 
deux  états  de  l'âme  qu'entre  le  travail  d'une  œu- 
vre à  faire  et  la  jouissance  d'une  oeuvre  faite  ; 
entre  la  fatigue  d'une  longue  marche  et  le  repos 
que  l'on  goûte  au  terme  ;  entre  recevoir  un  bien 
et  en  jouir.  Donc  si  l'âme  n'exerçait  pas  ses  puis- 
sances  sensitives  dans  la  méditation,  et  si  ses 


200  LA  MONTÉE  DU  CARMEL. 

puissances  intellectuelles  n'étaient  pas  captivées 
par  la  connaissance  simple  et  générale  delà  con- 
templation, ne  pourrait-on  pas  taxer  l'âme  d'oi- 
siveté ?  Dès  lors  cette  connaissance  divine  doit 
nécessairement  précéder  l'abandon  de  la  première 
voie,  ou  de  celle  de  laméditation  raisonnée. 

L'extrême  délicatesse  de  cette  connaissance 
intérieure  et  générale  est  en  proportion  de  sa 
perfection,  de  sa  pureté  et  de  sa  simplicité,  au 
point  que  l'âme,  tout  en  y  étant  absorbée,  ne  la 
sent  pas  et  n'en  est  pas  émue.  Et  précisément 
cette  notion  est  en  soi  plus  lumineuse  et  plus 
simple,  lorsqu'elle  rencontre  une  âme  mieux 
disposée  à  la  recevoir  par  sa  pureté,  par  son 
déo^ao^ement  des  autres  connaissances  et  del'in- 
telligence  des  choses  particulières,  où  l'enten- 
dement et  les  sens  pouvaient  s'arrêter.  Dépour- 
vue des  secours  ordinaires  et  sensibles,  sur 
lesquels  l'entendement  et  les  sens  ont  l'habitude 
de  s'appuyer,  comment  lame  pourrait-elle  aper- 
cevoir les  connaissances  spirituelles?  En  effet, 
plus  la  connaissance  est  pure,  simple  et  parfaite, 
plus  elle  échappe  à  l'entendement  et  lui  paraît 
obscure.  Au  contraire,  sa  pureté  et  sa  simplicité 
diminuent  en  revêtant  des  formes  intelligibles  ; 
c'est  alors  que  l'entendement  la  juge  d'autant 
plus  claire  qu'elle  est  plus  à  sa  portée. 


LIVRE  II.  CHAPITRE  XIV.  201 

Voici  une  comparaison  qui  rendra  notre  pensée 
plus  saisissable.  Si  nous  considérons  le  rayon  de 
soleil  qui  se  projette  dans  un  appartement,  nous 
remarquerons  que  plus  l'air  est  chargé  d'atomes 
et  de  grains  de  poussière,  plus  le  rayon  est  ap- 
préciable à  la  vue,  et  cependant  ces  atomes  et 
cette  poussière  le  rendent  évidemment  moins  net 
et  moins  pur  en  lui-même.  Par  opposition,  plus 
l'air  est  dégagé  d'atomes,  moins  le  rayon  semble 
visible  à  l'œil.  Enfin  si  le  rayon  était  parfaite- 
ment pur  et  simple,  dégagé  de  poussière,  il  serait 
tout  à  fait  imperceptible,  parce  que  la  vue  ne 
rencontrerait  pas  de  formes  capables  de  la  fixer. 
La  lumière  n'est  pas  à  proprement  parler  l'objet 
direct  de  la  vue,  mais  plutôt  un  moyen  qui  rend 
les  objets  visibles;  s'il  n'y  avait  aucun  corps  sur 
lequel  la  lumière  vînt  à  se  refléter,  on  ne  l'aper- 
cevrait pas.  Par  exemple,  si  un  rayon  entrait  par 
une  fenêtre  et  sortait  par  l'autre  sans  rencontrer 
d'obstacle,  il  serait  imperceptible,  tout  en  étant 
beaucoup  plus  pur  et  plus  net  en  soi  que  si, 
rempli  d'atomes  visibles,  il  paraissait  palpable 
et  clairement  distinct. 

Appliquons  ceci  à  la  lumière  spirituelle  dans 
ses  rapports  avec  l'intellect,  qui  est  la  vue  de 
l'âme.  La  connaissance  et  la  lumière  surnaturelles, 
dont  nous  nous  entretenons,  le  revêtent  dïmc 


202  LA   MONTÉE  DU    CARMEL. 

manière  si  pure,  si  simple  et  si  éloignée  de  tou- 
tes les  formes  intelligibles,  que  l'entendement  est 
incapable  de  s'en  rendre  compte.  A  raison  même 
de  sa  pureté,  la  contemplation  sépare  cette  faculté 
de  ses  lumières  ordinaires,  des  formes  et  des  fan- 
taisies naturelles,  et  ne  lui  laisse  voir  et  sentir 
que  les  ténèbres  qui  l'environnent. 

D'autres  fois  cette  divine  lumière  investit  l'âme 
avec  tant  de  force,  que  celle-ci  ne  fait  attention  ni 
aux  ténèbres  ni  à  la  lumière  ;  elle  demeure  ainsi 
dans  un  profond  oubli  de  toutes  choses,  ne  sachant 
pas  où  elle  est,  ni  ce  qui  s'est  passé  dans  cette 
opération.  De  longues  heures  s'écoulent  en  cet 
état,  et  ne  paraissent  qu'un  instant  à  l'âme  lors- 
qu'elle revient  à  elle-même.  Le  temps  suit  son 
cours,  sans  que  l'âme  captivée  dans  l'oraison  s'en 
aperçoive.  La  cause  de  cet  oubli  du  temps  est  la 
pureté  et  la  simplicité  de  cette  connaissance  qui 
envahit  l'âme,  et  la  simplifie  en  la  dégageant  de 
loutes  les  conceptions  sensibles,  et  des  formes 
imaginaires  dont  elle  se  servait  autrefois  pour 
agir. 

11  est  dit  de  cette  courte  oraison,  qu'elle  pénè- 
tre les  cieux.  Elle  est  courte,  parce  que  la  notion 
du  temps  y  échappe  ;  elle  pénètre  les  cieux 
parce  qu'elle  unit  à  Dieu  par  une  connaissance 
sublime,  dont.les  effets  intérieurs  restent  gravés 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XIV.  203 

dans  l'âme  à  son  insu.  Ces  effets  sont  une  éléva- 
tion d'esprit,  qui  l'illumine  à  l'égard  des  choses 
célestes,  et  un  admirable  dégagement,  une  abs- 
traction totale  des  formes  ou  images  terrestres. 
Le  Prophète  Roi  revenant  à  lui-même  après  ce 
doux  transport  s'écriait  :  J'ai  veillé,  et  fêtais 
comme  le  passereau  solitaire  sur  un  toit{\). 
David,  dont  le  cœur  était  complètement  étranger 
à  tous  les  biens  d'ici- bas,  se  compare  au  passe- 
reau solitaire;  et  cette  expression  :  sur  un  toit,  si- 
gnifie l'esprit  élevé  en  haut.  Ainsi  l'âme  sainte- 
ment ignorante  à  l'égard  du  créé,  ne  sait  plus  que 
Dieu  seul.  L'Epouse  des  Cantiques  considère  celte 
ignorance  comme  un  des  effets  de  ce  sommeil 
mystérieux,  quand  elle  dit  :  Je  n'ai  pas  su  (2), 
c'est-à-dire  j'ignore  d'où  me  vient  cette  science 
infuse  de   la  connaissance  de    Dieu. 

Dans  cet  état  l'âme  s'imagine  être  oisive,  toute 
opération  des  sens  étant  interrompue  ;  cependant 
elle  doit  se  garder  de  croire  qu'elle  est  inactive  et 
en  voie  de  se  perdre,  car  si  le  concours  et  l'har- 
monie des  puissances  sont  suspendus,  l'entende- 
ment s'occupe  néanmoins  de  la  manière  indiquée 
plus  haut.  Voilà  pourquoi  l'Épouse  sage  et  vigi- 


(1)  Vigilavi  et  factus   sum  sicut  passer   solitarius   in    tc'to 
Ps.  CI,  8. 

(2)  Nescivi.  Caat  ;  vi,  11. 

I.  II.  7 


204  LA    MONTÉE    DU     CAP.MEL. 

lante  répond  elle-même  à  cette  objection: /g  c7o?^s, 
sous  le  rapport  de  mes  facultés  naturelles  qui  ont 
cessé  d'agir,  mais  mon  cœur  veille  (1),  élevé 
surnaturellement  à  une  connaissance  ineffable. 
La  sécurité  de  l'âme  dans  cette  conjoncture, 
c'est  de  constater  que  rien  n'est  capable  de  fixer 
sa  pensée,  ni  de  lui  plaire  parmi  les  objets  supé- 
rieurs ou  inférieurs.  La  connaissance  dont  nous 
parlons  n'absorbe  pas  toujours  l'âme  complète- 
ment; cette  abstraction  totale  est  rare,  et  se  pro- 
duit seulement  lorsque  Dieu  l'attire  d'une  manière 
exceptionnelle.  Or,  pour  la  contemplation  ordi- 
naire, il  suffit  à  l'entendement  de  se  tenir  éloigné 
de  toutes  les  connaissances  particulières,  tem- 
porelles ou  spiriiuelles  ;  et  à  la  volonté,  d'être 
dépourvue  de  toute  inclination  vers  les  unes  ou 
vers  les  autres.  La  marque  à  laquelle  on  peut 
juger  si  l'âme  est  oui  ou  non  dans  cet  état  de 
transport,  c'est  lorsque  l'entendement  participe 
seul  à  cette  connaissance  générale.  Si  la  commu- 
nication se  fait  simultanément  à  la  volonté,  comme 
il  arrive  presque  toujours,  l'âme  ne  laisse  pas, 
avec  un  peu  de  réflexion,  de  comprendre  plus  ou 
moins  distinctement  qu'elle  est  captivée  et  absor 
bée  par  cette  connaissance.  Elle  le  reconnaît  aux 

(1;  Ego  dormio  et  cor  meum  vigilat.  Cant.,  v,  2. 


LlVnE    II.    —     ClIAPITUE    XIV.  205 

délices  et  aux  sentiments  d'amour  dont  son  cœur 
est  rempli,  sans  distinguer  avec  précision  l'objet 
de  son  amour.  La  dénomination  de  connaissance 
générale  et  amoureuse  indique  donc  le  mode  de 
communication  plein  d'obscurité  pour  l'entende- 
ment, et  auquel  la  volonté  participe  sous  la 
forme  d'un  amour  tout  à  la  fois  vague  et  savou- 
reux. 

Le  lecteur  me  semble  actuellement  assez  éclairé 
sur  la  disposition  requise  pour  autoriser  l'aban- 
don de  la  voie  discursive,  et  doit  être  parfaite- 
ment rassuré  sur  la  crainte  de  son  apparente  oisi- 
veté, s'il  constate  en  lui  les  signes  que  nous 
venons  d'énumérer.  La  comparaison  du  ravou  a 
dû  également  le  convaincre  que  plus  la  lumière 
est  accessible  à  l'entendement,  moins  elle  est 
pure  et  élevée  ;  comme  le  rajon  de  soleil  est 
plus  sensible  à  l'oeil  lorsqu'il  est  plus  cliar^-é 
d'atomes.  D'après  l'enseignement  d'Aristotc  et  de 
l'École,  la  lumière  divine  devient  obscure  et  con- 
fuse pour  l'entendement,  à  proportion  de  son 
élévation  et  de  sa  sublimité. 

Je  ne  me  serais  pas   arrêté  si  longtemps  sur 
cette  doctrine  très  abondante,  soit  en  elle-même 
soit  dans  les  effets  qu'elle  opère  dans  les  contem- 
platifs, si  je  n'avais  craint  de  la  laisser  trop  con- 
fuse, car  il  faut  certainement  l'avouer,  elle  lest 


206  LA    MONTÉE   DU    CARMEL. 

encore  beaucoup.  Ce  sujet  est  rarement  traité 
par  écrit  ou  de  vive  voix,  à  raison  de  son  obs- 
curité même  et  de  son  application  peu  commune  ; 
au  surplus,  l'insuffisance  de  mon  style  et  mon 
peu  de  savoir  contribuent  encore  à  le  rendre 
moins  clair.  Dans  mon  désir  d'être  plus  explicite 
je  m  étends  parfois  trop  longuement,  et  je  sors 
des  bornes  que  comporte  le  point  que  j'explique. 
Cependant  j'agis  souvent  de  la  sorte  avec  inten- 
tion, dans  l'espoir  que  si  certaines  raisons  n'ont 
pu  faire  comprendre  le  sujet  en  question,  en  mul- 
tipliant les  raisons  on  parviendra  peut-être  à  le 
saisir.  Puis  j'espère,  par  cette  conduite,  jeter  à 
l'avance  quelque  lumière  sur  la  suite  de  l'ou- 
vrage. Afin  de  compléter  cette  partie,  il  me  semble 
utile  de  répondre  à  un  doute  qui  peut  s'élever  à 
l'occasion  de  la  continuité  de  cette  connaissance 
surnaturelle;  je  le  ferai  brièvement  dans  le  cha- 
pitre suivant. 


CHAPITRE  XV. 

Il  est  avantageux  à  ceux  qui  commencent  à  entrer  dans  la  con- 
naissance générale  de  la  contemplation,  de  revenir  de  temps 
en  temps  au  raisonnement  et  aux  opérations  d«  leurs  puissan- 
ces naturelles. 


Après  ce  qui  vient  d'être  dit,  on  peut  se  de- 
mander si  les  âmes  en  voie  de  progrès,  c'est-à- 
dire  celles  que  le  Seigneur  commence  à  gratifier 
du  don  de  la  contemplation  surnaturelle,  sont, 
par  le  fait  même,  dans  l'impossibilité  de  trouver 
encore  des  moyens  d'avancement  dans  la  mé- 
thode de  la  méditation  raisonnée  et  dans  l'emploi 
des  images  naturelles  ?  Je  réponds  à  cette  objec- 
tion :  il  ne  s'agit  pas  ici  de  ne  jamais  recourir 
à  la  méditation,  ni  de  n'en  plus  tenter  l'essai.  Car, 
au  commencement,  l'habitude  de  cette  connais- 
sance simple  et  pleine  d'amour  n'est  pas  assez 
parfaite  pour  permettre  aux  âmes  de  s'établir  à 
leur  gré  dans  l'acte  de  la  contemplation  ;  et  leur 
impuissance  à  faire  usage  de  la  méditation  n'est 
pas  non  plus  si  absolue,  que  leur  esprit  ne  puisse 
parfois  y  découvrir  un  aliment  nouveau.  En  outre 


208  LA    MONTÉli     DU   CABMEL. 

si,  pendant  la  période  du  progrès,  on  s'aperçoit, 
aux  signes  que  nous  avons  déjà  énumérés,  que  les 
âmes  ne  sont  pas  absorbées  dans  le  recueillement, 
il  sera  nécessaire  de  revenir  à  l'oraison  de  dis- 
cours, jusqu'au  moment  où  elles  auront  acquis 
l'habitude  en  quelque  sorte  parfaite  de  la  con- 
templation. Or,  il  en  sera  ainsi  lorsque,  dans  la 
méditation,  elles  se  sentiront  aussitôt  captivées 
par  cette  attention  douce  et  paisible,  sans  pou- 
voir raisonner,  ni  même  en  éprouver  le  désir. 
Mais  avant  d'être  arrivées  au  degré  des  parfaits, 
elles  devront  tantôt  s'aider  du  raisonnement, 
sans  effort  et  avec  modération  ;  tantôt  se  livrer 
au  repos  amoureux  de  la  contemplation,  en  de- 
hors de  la  coopération  des  puissances.  11  est  vrai 
de  dire  qu'alors  que  l'exercice  des  puissances  cesse, 
la  lumière  et  la  suavité  d'amour  se  répandent 
passivement  dans  l'âme,  dont  l'unique  soin  doit 
être  de  se  tenir  attentive  à  Dieu,  sans  prétendre 
sentir  ou  voir  quoi  que  ce  soit.  Toute  son  action 
sa  borne  à  s'abandonner  à  la  conduite  de  son 
adorable  guide. 

Dans  cette  disposition.  Dieu  se  communique  à 
l'âme  absolument  comme  la  lumière  matérielle  à 
celui  qui  tient  les  yeux  ouverts.  Pour  recevoir 
avec  plus  d'abondance  et  de  pureté  la  lumière 
céleste,  il  faut  écarter  les  autres  lumières  plus 


LIVRE    II.    —    CHAPITRE    XV.  209 

sensibles  des  connaissance  produites  par  le  rai- 
sonnement, les  formes  et  les  images,  puisque 
rien  de  tout  cela  n'approche  de  la  limpidité  et  de 
la  sérénité  du  divin  rayon.  Vouloir  encore  com- 
prendre et  considérer  des  objets  particuliers, 
même  dans  l'ordre  spirituel,  ce  serait  interposer 
un  nuage  entre  notre  esprit  et  les  splendides 
clartés  de  cette  simple  lumière.  Ainsi  en  est-il,  dans 
l'ordre  matériel,  pour  celui  dont  la  vue  serait 
circonscrite  par  un  obstacle  qui  l'empêcherait 
de  voir  la  lumière  et  les  objets  placés  au  delà. 

Cette  doctrinenous  prouve  évidemment  qu'aus- 
sitôt l'œuvre  de  purification  et  de  dépouillement 
achevée,  l'âme  se  verra  investie  de  la  pure  et 
délicate  lumière  d'en  haut  qui,  par  une  merveil- 
leuse transformation,  l'élèvera  jusqu'à  l'état  de 
perfection.  Le  propre  de  cette  vive  lumière  est 
de  répandre  ses  clartés  dans  l'âme  ;  mais  le  voile* 
ténébreux  des  images  et  des  créatures  dont  celle- 
ci  est  enveloppée  s'oppose  à  sa  libre  diffusion. 
Faites  disparaître  ces  obstacles,  enlevez  tous  ces 
voiles,  aussitôt  votre  âme,  simplifiée  et  purifiée 
parle  dénûment  spirituel,  s'unira  à,la  pureté  et 
à  la  simplicité  de  la  Sagesse  divine,  qui  est  le 
Verbe  de  Dieu.  A  mesure  que  l'âme  éprise  de 
l'amour  divin  se  dépouille  de  l'élément  naturel, 
l'élément  divin  se  répand  en  elle  surnaturellement, 


210  LA   MONTÉE    DU   CARMEL. 

car  Dieu  ne  laisse  jamais  de  vide  sans  le  combler. 
Que  rhomme  spirituel  apprenne  donc  à  se  tenir 
dans  un  paisible  recueillement  et  un  amour  atten- 
tif en  présence  de  son  Créateur,  même  quand  son 
impuissance  à  méditer  lui  ferait  craindre  d'y  être 
oisif.  Peu  à  peu,  ou  plutôt  très  promptement,  il 
sentira  une  paix  ineffable  envahir  son  âme,  et  il 
se  verra  comblé  d'admirables  et  sublimes  con- 
naissances, au  milieu  des  délices  du  repos  divin. 
Que  son  entendement  ne  se  préoccupe  plus  alors 
des  formes,  des  imaginations  ou  du  raisonnement. 
A  cette  heure  tous  ces  moyens  ne  procurent  à 
l'âme  que  dégoût  et  fatigue,  en  troublant  son 
bonheur  et  sa  paix.  Et  pour  bannir  tous  ses 
scrupules  au  sujet  de  l'oisiveté,  qu'il  sache  bien 
que  ce  n'est  pas  une  œuvre  de  peu  d'importance 
d'arrêter  l'activité  des  désirs  et  des  opérations 
naturelles  de  son  âme,  et  de  l'établir  dans  un 
repos  absolu.  N'est-ce  pas  là  d'ailleurs  l'invita- 
tion que  nous  fait  le  Seigneur  par  David  :  Appre- 
nez à  demeurer  vide  et  dégagé  de  toutes  choses, 
intérieurement,  et  vous  expérimenterez,  par  les 
douceurs  de  mon  amour,  que  c'est  moi  qui  suis 
Dieu  (1). 

(1)  Vacate  et  ridete  quoniam  ego  sum  Deus.  Ps.  XLV,  11, 


CHAPITRE   XVI. 


Des  représentations  imaginaires  produites  surnaturellement  dans 
l'esprit.  —  Pourquoi  ne  peuvent-elles  pas  servir  de  moyen 
prochain  pour  arrivera  l'union  divine  ? 


Après  avoir  traité  des  représentations  natu- 
relles sur  lesquelles  s'exercent  l'imagination  et 
la  faculté  représentative,  il  convient  de  parler 
maintenant  de  celles  que  l'âme  peut  recevoir 
surnaturellement.  Ce  sont  les  visions  imaginaires. 
Comme  les  conceptions  naturelles,  elles  s'enve- 
loppent de  symboles  sensibles  appartenant  au 
sens  intérieur.  Sous  cette  dénomination  de  visions 
imaginaires,  nous  comprenons  toutes  les  espèces, 
les  images,  les  formes  et  les  figures  dont  l'imagi- 
nation est  surnaturellement  frappée.  Ces  repré- 
sentations étant  plus  admirables  et  plus  parfaites, 
l'âme  en  est  plus  vivement  affectée  que  sous 
l'action  naturelle  des  sens.  L'empreinte  que  les 
cinq  sens  corporels  peuvent  graver  naturelle- 
ment en  l'âme,  parles  images  et  les  espèces  des 
objets  qu'ils  proposent  aux  sens  intérieurs,  peut 

7» 


212  ]>A    MONTÉE    DU    CAIIMEL. 

aussi  être  reproduite  et  se  présenter  à  elle  sur- 
naturellement,  sans  le  concours  d'aucun  sens 
intérieur.  Ce  sens  de  l'imagination  et  de  la  mé- 
moire est  comme  le  réservoir  de  l'entendement, 
où  se  conservent  toutes  les  images  qui  doivent 
servir  ensuite  de  matière  au  travail  intellectuel, 
en  s'offrant  à  l'analyse  et  au  discernement  de 
cette  puissance. 

Sous  la  forme  d'images,  Dieu  découvre  souvent 
à  l'âme  un  sens  caché,  et  lui  révèle  les  secrets 
de  sa  profonde  sagesse,  comme  nous  le  voyons 
presque  à  chaque  page  des  divines  Ecritures. 
Ainsi  le  Seigneur  manifesta  sa  gloire  sous  la  fi- 
gure de  la  nuée  qui  remplissait  le  temple  (1),  ou 
par  les  Séraphins  qui  de  leurs  ailes  se  voilaient 
la  face  et  les  pieds  (2)  ;  il  instruisit  Jérémie  par  le 
symbole  d'une  verge  qui  veillait  (3)  ;  Daniel,  par 
de  nombreuses  visions,  etc  (4).  De  son  côté,  le  dé- 
mon essaie  de  séduire  l'âme  par  des  visions  qui  ont 
une  apparence  de  vérité.  On  peut  s'en  convaincre 
en  lisant  au  troisième  livre  des  Rois  comment  il 


(1)  Operuit  nubes  tabernaculum  tcstimonii,  et  gloria  Dotnini 
implevit  illiul.  Exod.,  XL,  32. 

(2)  S>iraphim  stabant  super  illud  :  sex  alîE  uni  et  sex  alœ  alteri  : 
duabiis  velabant  faciem  ejus,  et  duabus  velabant  pedes  ejus. 
Is.,  V[,  2. 

(3)  Quid  tu  vides  Jeremia  ?  Et  dixi  :  virgam  vigilantem  ego 
video.  JtT.,  I,  11. 

(4)  Lege  capita  vil,  Vlll,  ix,  x  Dan. 


LIVRE   II.  —    CHAPITRE  XVI.  213 

trompa  les  prophètes  d'Achab,  en  représentant  à 
leur  imagination  les  cornes  de  fer  avec  lesquelles 
ils  devaient  remporter  la  victoire  sur  les  Sy- 
riens ;  l'événement  prouva  la  fausseté  de  cette 
prédiction  (1).  Tel  fut  encore  le  songe  qu'eut  la 
femme  de  Pilate  pour  empêcher  la  condamnation 
du  Christ  (2),  et  bien  d'autres  faits  de  ce  genre 
rapportés  dans  les  livres  saints. 

Les  âmes  avancées  sont  plus  souvent  favorisées 
de  visions  imaginaires  que  de  visions  extérieures 
et  corporelles.  Les  unes  et  les  autresne  diffèrent 
pas  quanta  la  forme  sensible  ;  mais  il  existe,  quant 
à  leur  perfection  et  à  leur  effet,  une  immense  dif- 
férence. Les  premières,  qui  sont  tout  à  la  fois  sur- 
naturelles et  intérieures,  s'insinuent  plus  profon- 
dément dans  l'âme  et  y  produisent  plus  de  fruit. 
Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  que  certaines  vi- 
sions corporelles  et  extérieures  ne  puissent  opé- 
rer de  plus  grands  etTets  que  les  imaginaires, 
car  après  tout,  leur  action  est  subordonnée  au 
bon  plaisir  divin  ;  nous  nous  basons  ici  simple- 
ment    sur    leur   propriété   intrinsèque  qui    est 


(1)  Fecit  quoque  sibi  Sedecias,  filius  Chanaana,  cornuaferrea, 
et  ait  :  Haic  dicit  Dominus  :  his  ventilabis  Syriam,  donec  deleas 
eam.lll  Ueg.,  xxii,  11. 

(2)  Sedente  autem  illo  pro  tribunali,  misit  ad  eurn  iixor  ejus 
(licens  :  Nihil  tibi  et  justo  illi  ;  multa  enira  passa  suiii  hodie  per 
visum  propter  eum.  S.  Matth.,  xxvir,  19. 


214  LA    MONTÉE    DU    C ARMEL, 

d'être  plus  intérieures  et  par  conséquent  plus 
efficaces. 
Le  sens  de  l'imagination  est  celui  dont  le  démon 
s  empare  le  plus  aisément,  c'est  la  porte  par  où  il 
pénètre  dans  l'âme  avec  tous  ses  artifices.  C'est 
là  aussi,  comme  dans  une  place  publique  ou  comme 
dans  un  port,  que  l'entendement  vient  prendre 
et  mettre  en  réserve  ses  provisions.  Dieu  s'y 
présente  pour  offrir  à  l'intelligence  des  images 
et  des  pensées  salutaires,  et  le  malin  esprit,  de 
son  côté,  s'empresse  d'accourir  avec  l'appât  de  ses 
représentations  trompeuses.  Au  reste,  le  Seigneur 
n'est  paslimité  à  ce  seul  moyen  d'instruction  pour 
l'âme  ;  lui,  qui  habite  substantiellement  en  elle, 
peut  l'instruire  directement,  ou  par  des  intermé- 
diaires, selon  ses  desseins  impénétrables. 

Mon  but  n'est  pas  d'indiquer  les  preuves  aux- 
quelles on  connaîtra  si  les  visions  procèdent  du  bon 
ou  du  mauvais  esprit.  J'ai  voulu  seulement  tracer 
la  ligne  de  conduite  à  suivre,  afin  que  les  visions 
véritables  ne  deviennent  pas  un  obstacle  et  une 
entrave  à  l'union  de  la  divine  Sagesse,  et  que 
les  fausses  ne  soient  pas  une  source  d'illusions. 

Règle  générale  :  l'entendement  ne  doit  pas  se 
préoccuper  des  connaissances  et  des  visions  ima- 
ginaires, ni  se  nourrir  de  ce  qui  s'offre  à  lui  sous 
la  forme  d'images  et  d'idées  particulières,  s'agit-il 


LIVRE    II.    —    CHAPITRE    XVI.  215 

même  de  celles  dont  Dieu  est  l'auteur,  et  à  plus 
forte  raison  de  celles  qui  sont  produites  par  le 
prince  des  ténèbres.  Si  l'âme  veut  acquérir  la  pu- 
reté, la  simplicité  et  le  dépouillement  indispensa- 
bles à  l'union  divine,  elle  ne  doit  tenir  compte  ni 
des  unes  ni  des  autres.  En  voici  la  raison  :  les 
accepter,  c'est  donner  par  là  même  accès  à  des  for- 
mes sensibles  et  à  des  moyens  fort  limités,  tandis 
que  la  sagesse  de  Dieu  infiniment  pure  et  simple, 
à  laquelle  l'entendement  doit  s'unir,  n'admet  ni 
mode,  ni  forme  aucune,  et  n'est  point  renfermée 
dans  les  bornes  étroites  d'une  connaissance  dis- 
tincte. Or  pour  unir  ces  deux  extrêmes,  l'âme  hu- 
maine et  la  divine  Sagesse,  il  est  nécessaire  d'é- 
tablir entre  elles  une  sorte  de  proportion  et  de 
ressemblance  ;  par  conséquent,  il  faut  que  l'âme 
se  revête  de  pureté  et  de  simplicité,  et  cesse 
de  se  restreindre  aux  conceptions  particulières. 

De  fait,  le  Saint-Esprit  nous  donne  à  compren- 
dre dans  le  Deutéronome  que  Dieu  n'a  ni  figure^ 
ni  ressemblance,  lorsqu'il  dit  :  Vous  avez  entendu 
le  hruit  de  ses  paroles,  mais  vous  n'avez  point 
vu  la  forme  de  son  Etre  (1).  Les  ténèbres,  le 
nuage  et  l'obscurité,  dont  il  est  fait  mention  au 
même  endroit,  signifient  la  connaissance  obscure 


(I)    Vocem  verborum  ejus  audistis,  et  formam   penitus    noa 
Yidistia.  Deut.,  iv,  12. 


216  LA    MONTlili    liU    CARMEL. 

et  confuse  clans  laquelle  l'âme  s'unit  avec  son 
Dieu.  Plus  loin  l'éciivain  sacré  ajoute  :  Vous 
navez  vu  aucune  rejrrésentation  le  jour  où  le 
Seigneur  vous  'parla  à  Horeh  au  milieu  du 
feu[\). 

Le  même  Esprit  de  Dieu  nous  révèle,  dans  les 
Nombres,  qu'il  est  impossible  à  l'âme  de  parvenir 
en  cette  vie  à  la  sublimité  de  l'union  d'amour, 
par  le  seul  moyen  des  espèces  sensibles.  Dieu  re- 
prenant Aaron  et  Marie  d'avoir  murmuré  contre 
Moïse  leur  frère,  semble  leur  manifester  le  degré 
d'union  et  d'intimité  qu'il  avait  daigné  contrac- 
ter avec  le  libérateur  de  son  peuple  :  Si  quel- 
qu'un yurmi  vous  est  prophète  du  Seigneur, 
dit-il,  je  lui  apparaîtrai  dans  la  vision^  ou  je 
lui  parlerai  en  songe  ;  mais  tel  n  est  p)as  mon 
serviteur  Moïse  qui  est  le  plus  fidèle  de  ma  mai- 
son, car  G  est  bouche  à  bouche  que  je  lui  parle  ; 
c'est  clairement  et  non  en  énigmes  et  en  figures 
qu'il  voit  le  Seigneur  (2).  Ces  paroles  vraiment 
divines  nous  enseignent  que  Dieu  ne  se  commu- 
nique plus  à  l'âme,  parvenue  à  l'union  d'amour, 


(1)  Non  vidistis  aliquam  similitudinem  in  die  qua  locutus  est 
vobis  Di  minus  in  Horeb  de  medio  ignis.  Deut.,  IV,  15. 

(2)  Si  quis  fuerit  iuter  vos  propheta  Domini,  in  visione  appa- 
rebo  ei,  vel  per  somnium  loquor  ad  illum.  At  non  talis  seivus 
meus  Moyses,  qui  in  omni  domo  mea  fidelissimus  est  :  ore 
enim  ad  os  loquor  ei,  et  palam  et  non  per  senigmata  et  fiî^'uras 
Domini  videt.   Num.,  XII,  6,7,8. 


LIVUE    II.    CIIAPITHK    XVI  217 

SOUS  le  voile  des  visions  imaginaires,  des  simili- 
tudes ou  des  figures.  Il  lui  parle  bouche  à  bouche, 
c'est-à-dire  que  son  Essence  pure  et  simple, 
devenue  dans  l'effusion  de  son  amour  comme  la 
bouche  même  de  Dieu,  s'unit  à  l'essence  pure  et 
simple  de  l'âme,  au  moyen  de  la  volonté,  qui  est 
la  bouche  de  l'âme,  avide  d'attirer  en  elle  l'es- 
prit d'amour. 

On  le  comprend,  pour  réaliser  ce  dessein 
merveilleux,  il  faut  renoncer  avec  constance 
et  générosité  aux  grâces  extraordinaires  et  aux 
connaissances  particulières,  qui  seraient  plus 
nuisibles  qu'utiles  au  progrès  réel  dans  la  per- 
fection. S'il  y  avait  un  motif  plausible  de  les  esti- 
mer ou  de  les  admettre,  ce  serait  en  vue  des  fruits 
salutaires  que  les  véritables  visions  produisent  en 
l'âme  ;  mais  cet  heureux  résultat  ne  dépend  nul- 
lement de  son  adhésion;  en  toute  hypohèse,  il 
lui  sera  donc  plus  utile  de  les  refuser  toujours. 
Aussitôt  que  les  représentations  imaginaires  et 
les  visions  corporelles  s'offrent  à  l'esprit,  elles  le 
remplissent  tout  d'abord  d'intelligence,  de  sua- 
vité et  d'amour  ;  telle  est  la  fin  que  le  Seigneur 
se  propose  en  les  accordant.  Lame  reçoit  leur 
effet  vivifiant  d'une  manière  passive,  sans  pou- 
voir entraver  l'action  de  Dieu  par  son  action 
propre,  pas  plus  qu'elle  n'a  contribué  à  s  en  pro- 


218  LA    MONTÉE    DU    CAR5IEL. 

curer  les  heureux  fruits,  malgré  tous  ses  efforts 
pour  se  disposer  aies  recevoir. 

A  ce  propos  ne  peut-on  pas  établir  encore  un 
rapprochement  avec  la  vitre  de  cristal,  qui  se 
laisse  passivement  illuminer  par  les  rayons  du 
soleil,  à  proportion  de  sa  limpidité.  Ainsi  en  est- 
il  de  l'âme  pure;  les  influences  de  ces  connais- 
sances la  pénétreront  infailliblement,  parce  que 
l'humble  abandon  de  sa  volonté  l'empêche  de 
résister  à  l'infusion  surnaturelle  de  la  grâce.  Les 
souillures  et  les  imperfections  de  l'âme  sont  les 
seuls  obstacles  à  ces  faveurs,  comme  les  taches  de 
la  vitre  s'opposent  à  la  transmission  de  la  lumière. 
Tirons-en  cette  conclusion  évidente  :  plus  l'âme 
aura  soin  de  sevrer  sa  volonté  des  conceptions, 
des  images  et  des  figures  qui  enveloppent  les 
communications  spirituelles,  mieux  elle  se  dis- 
posera à  recevoir  l'abondance  des  dons  célestes 
avec  liberté  d'esprit  et  simplicité  \  toutes  ces 
impressions  sensibles  n'étant  en  réalité  que  des 
voiles  qui  dérobent  à  sa  vue  le  fruit  essentiel. 

En  permettant  à  l'esprit  de  se  complaire  dans 
ces  impressions  sensibles,  il  est  manifeste  que 
l'entendement,  distrait  par  les  apparences,  n'a 
plus  la  liberté  de  recevoir  la  substance  de  ces 
grâces.  L'estime  que  l'âme  fait  de  toutes  ces  cho- 
ses lui  crée  mille  inquiétudes.  Elle  met  de  côté  le 


LIVRE    II.    CIIAPITl'.E    XVI.  2I& 

principal,  c'est-à-dire  le  bien  purement  spiri« 
tuel,  dont  elle  ignore  la  nature,  et  se  contente 
de  l'accessoire,  c'est-à-dire  des  formes  saisies  par 
les  sens,  qui  sont  les  seules  à  sa  portée.  C'est 
pourquoi  j'affirme  que  le  fruit  principal  de  ces 
visions  lui  est  communiqué  passivement,  sans 
qu'elle  ait  besoin  d'y  joindre  l'activité  de  son 
intelligence.  Les  regards  de  l'esprit  doivent  donc 
se  détourner  de  toutes  les  connaissances  dis- 
tinctes, parce  que,  lui  étant  offertes  par  les  sens, 
elles  n'établissent  pas  le  fondement  inébranlable 
de  la  foi.  L'âme  tout  à  fait  indépendante  des 
sens  s'appuie  sur  l'invisible  et  sur  le  spirituel, 
et  arrivera  ainsi  à  l'union  par  la  foi,  La  substance 
de  ces  visions  lui  sera  donnée,  dès  qu'elle  saura 
rejeter  tout  ce  qu'il  y  a  de  sensible  et  d'intelligi- 
ble, se  conformant  ainsi  au  dessein  du  Seigneur, 
qui  n'accorde  pas  ses  dons  pour  que  le  cœur  s'y 
complaise,  et  en  fasse  l'objet  de  son  attachement. 
Mais  un  doute  s'élève,  et  le  voici  :  s'il  est  vrai 
que  Dieu  n'envoie  pas  à  l'âme  les  visions  surna- 
turelles pour  qu'elle  les  estime,  les  accepte 
et  s'y  appuie,  pourquoi  donc  les  lui  envoie-t-il  ? 
Ne  sont-elles  pas  une  occasion  de  périls  et  une 
source  d'erreurs,  ou  pour  le  moins  un  obstacle  à 
son  avancement,  en  l'exposant  aux  graves  incon- 
vénients déjà  s'gnalés  ?  Le  Seigneur  ne   peut-il 


220  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

pas  communiquer  spirituellement  et  en  subs- 
tance à  l'âme  ce  qu'elle  reçoit  par  les  sens,  à 
l'aide  des  visions  et  des  formes  sensibles  dont 
nous  avons  déjà  parlé  ? 

Nous  répondrons  à  cette  difficulté  dans  le  cha- 
pitre suivant.  A  mon  avis,  c'est  une  doctrine  aussi 
importante  et  aussi  nécessaire  pour  les  hommes 
spirituels  que  pour  leurs  directeurs.  Nous  dirons 
alors  la  conduite  que  Dieu  tient  dans  ces  visions, 
et  la  fin  qu'il  se  propose  en  les  envoyant.  Beau- 
coup sont  ignorants  sur  ce  point,  et  ne  savent  ni 
se  gouverner  eux-mêmes,  ni  guider  sûrement  les 
autres  dans  la  voie  de  l'union.  Ils  reconnaissent 
Dieu  comme  le  véritable  auteur  de  ces  faveurs; 
dès  lors  ils  croient  utile  d'en  tenir  compte  et  de 
s'y  appuyer,  sans  prendre  garde  que  l'a  me  s'y 
attache  avec  un  sentiment  de  propriété.  Cepen- 
dant si  elle  n'a  pas  le  courage  d'y  renoncer,  ces 
grâces  sensibles  lui  seront  aussi  préjudiciables 
que  l'attache  aux  vanités  du  siècle.  Ainsi  ces 
directeurs,  jugeant  à  propos  d'admettre  les  unes 
et  de  repousser  les  autres,  s'exposent,  eux  et  les 
âmes  qu'ils  dirigent,  aux  dangers  et  aux  sollici- 
tudes sans  nombre  qu'entraîne  le  discernement 
de  la  vérité  ou  de  la  fausseté  de  ces  visions.  Mais 
bien  loin  de  leur  prescrire  ce  travail  et  cette 
peine.  Dieu  ne  veut  même  pas  qu'ils  l'imposent 


LIVREll. CHAPITRE  x■^^.  22é 

aux  âmes  simples.  Elles  possèdent,  en  effet,  dans 
la  foi  une  doctrine  à  l'abri  de  toute  erreur  et  de 
toute  incertitude,  qui  les  guidera  sûrement  dans 
le  sentier  delà  perfection,  à  la  condition  de  fer- 
mer les  yeux  aux  objets  sensibles  et  aux  connais- 
sances distinctes  et  particulières. 

Saint  Pierre  ne  douta  pas  assurément  de  la 
glorieuse  transfiguration  du  Christ  sur  le  Thabor, 
néanmoins  voulant  porter  les  fidèles  à  s'attacher 
à  la  foi,  il  les  exhorte  en  ces  termes  dans  sa 
seconde  épître  :  Nous  avons  un  appui  plus  sm' 
dans  les  oracles  des  prophètes^  auxquels  vous 
faites  bien  de  vous  arrêter^  comme  à  une  lampe 
qui  luit  dans  un  lieu  ténéhreuxil).  Ce  texte,  si 
on  veut  bien  y  réfléchir,  exprime  à  merveille  la 
doctrine  que  nous  avons  pris  à  tâche  de  dévelop- 
per. En  nous  donnant  le  conseil  de  regarderies 
prophéties  comme  une  lampe  qui  luit  dans  les 
ténèbres,  l'Apôtre  nous  engage  à  fermer  les  yeux 
à  toute  autre  lumière,  afin  que  la  foi  soit  notre 
unique  appui.  S'attacher  aux  lumières  des  con- 
naissances claires  et  distinctes,  c'est  renoncer  à 
l'obscurité  de  la  foi  qui  cesse  alors  d'illuminer  de 
ses  splendeurs  l'entendement,  c'est-à-dire  le  lieu 


(1)  Et  habemua  firmiorein  propheticum  sermonem,  cui  b?ne- 
f:icitis  attenleutes,  qaasi  lucarnae  lucenti  ia  cali"'inoso  loco 
II  Pctr.,  I,  19. 


222  1>A    MONTÉE    DU    CAPSIEL. 

ténébreux  dont  parle  saint  Pierre.  Tant  que  le 
jour  de  la  claire  vision  n'aura  pas  lui  pour  nous 
dans  la  gloire,  ou  tant  que  la  transformation  et  l'u- 
nion de  notre  âme  en  Dieu  ne  seront  pas  accom- 
plies en  cette  vie,  notre  entendement,  qui  est  le 
flambeau  sur  lequel  la  foi  repose,  ne  devra  pas 
prétendre  à  d'autres  lumières. 


CHAPITRE    XVII. 

Do  la  fin  que  Dieu  60  propose  en  communîquapt  à  l'âme  les 
biens  spirituels,  et  du  mode  qu'il  emploie.  —  Réponse  au 
doute  qui  a  été  soulevé. 

II  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  les  motifs  et  sur 
la  fin  que  Dieu  se  propose  en  envoyant  ces  vi- 
sions. Cette  fin,  c'est  de  faire  sortir  l'âme  de  sa 
tiédeur  et  de  l'élever  graduellement  à  l'union 
divine.  Tous  les  auteurs  spirituels  ont  écrit  sur 
cette  matière;  aussi  me  bornerai-je  dans  ce  cha- 
pitre à  résoudre  l'objection  déjà  proposée.  Com- 
ment Dieu,  dont  l'infinie  sagesse  et  la  provi- 
dence si  miséricordieuse  voudraient  afifrancliir 
les  âmes  de  toute  occasion  de  péril  et  de  chute, 
leur  envoie-t-il  ces  visions  surnaturelles  qui  les 
exposent  à  tant  d'écueils  et  de  dang-ers  ? 

Avant  de  répondre  à  cette  difficulté,  il  est  bon 
d'établir  trois  principes.  Le  premier  est  de  saint 
Paul  :  Les  choses  qui  existent  ont  été  étahliesjpar 
Dieu[V).  Le  second  nous  est  enseigné  par  l'Esprit- 

(1)  Quse  autem  sunt  a  Dec  ordinata  sunt,  Eom.,  xiii,  1. 


22 i  LA    MONTÉE    DU  CARMEL. 

Saint  au  livre  de  la  Sagesse  où  il  est  écrit  .* 
La  sagesse  de  Dieu,  bien  qu'elle  atteigne  (Vuné 
fin  à  Vautre,  c'est-à-dire  d'une  extrémité  à 
l'autre,  dispose  tout  avec  douceur  (1).  Enfin  le 
troisième  nous  est  fourni  par  l'École  :  «  Dieu 
meut  tous  les  êtres,  chacun  selon  le  mode  de  leur 
nature  (2),  » 

C'est  une  conséquence  évidente  de  ces  prin- 
cipes que,  pour  mouvoir  l'âme  et  l'élever  de 
l'extrême  abîme  de  sa  bassesse  à  la  hauteur 
souveraine  de  l'union,  Dieu  doit  nécessairement 
procéder  avec  ordre  et  suavité,  et  d'une  manière 
qui  soit  en  rapport  avec  la  condition  de  l'âme 
elle-même.  Or,  dans  l'ordre  des  connaissances  de 
l'âme,  ce  qui  se  présente  tout  d'abord  à  elle,  ce 
sont  les  formes  et  les  images  des  choses  créées  ; 
sa  manière  ordinaire  de  connaître  et  d'entendre 
dépend  des  sens.  Donc  pour  la  condLiire  avec 
suavité  à  la  science  suréminente  de  l'amour,  le 
Seigneur  doit  commencer  par  toucher  l'âme  à 
l'extrémité  infime  des  sens,  afin  de  l'élever 
progressivement  selon  sa  nature  jusqu'à  l'autre 
extrémité  qui  est  sa  divine  sagesse,  infiniment 


(1)  Attingit    ergo  a  fine  usque   ad  finem  fortiter,    et  disponit 
omnia   suaviter.  Sap.,  VTII,  1. 

(2)  Deus  oaiaia    movet   secundum  modum  eorum.    S.  Thomas 
in  1°  lib.  Sent.  8,  q.  3.,  1,  4  m. 


Livr.E  11.  —  cuapithe  xvii.  225 

éloignée  des  sens.  C'est  pourquoi  Dieu,  se  pro- 
portionnant ainsi  au  mode  d'intelligence  naturel 
ou  surnaturel  de  sa  faible  créature,  l'instruit 
premièrement  à  l'aide  de  la  voie  discursive  et 
des  moyens  sensibles,  comme  les  visions,  les 
représentations  imaginaires  et  les  autres  con- 
naissances intelligibles,  pour  la  rendre  ensuite 
participante  de  son  Esprit. 

11  ne  faut  pas  croire  cependant  que  Dieu  se  refu- 
serait à  lui  communiquer  dès  le  commencement  la 
pureté  de  l'esprit,  si  ces  deux  extrêmes,  les  sens  et 
l'esprit,  l'humain  et  le  divin  pouvaient  immédiate- 
ment s'adapter  et  s'unir  par  un  seul  acte,  sans  l'in- 
tervention première  d'actes  multipliés  qui  servent 
de  préparation  à  l'âme.  Mais  ces  actes  s'enchaî- 
nent avec  une  douce  et  parfaite  harmonie  ;  les 
uns  deviennent  le  fondement  des  autres,  de 
même  que,  parmi  les  agents  naturels,  les  pre- 
miers servent  de  base  aux  seconds,  les  seconds 
aux  troisièmes,  et  ainsi  de  suite.  Dieu  peruc 
tienne  l'homme  en  se  conformant  à  la  mesure 
de  l'homme,  c'est-à-dire  en  le  conduisant  par 
gradation  des  choses  les  plus  basses-  aux  plus 
élevées,  à  savoir  des  impressions  extérieures 
aux  sentiments  intérieurs.  D'abord  il  réforme 
les  sens  corporels  en  leur  offrant  des  objets 
extérieurs  naturellement   bous  et  parfaits,  par 


•226  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

exemple  il  inspire  d'assister  à  la  Messe,  d'en- 
tendre les  sermons,  de  fixer  les  regards  sur  des 
images  saintes,  de  mortifier  le  goût  dans  les 
aliments,  de  macérer  le  corps  et  de  crucifier  la 
chair  par  les  austérités  de  la  pénitence. 

Après  ces  opérations  préliminaires,  le  Seigneur 
s'applique  à  rendre  les  sens  plus  parfaits  en  leur 
accordant,  pour  les  confirmer  dans  le  bien,  des 
consolations  et  des  faveurs  surnaturelles,  telles 
sont  les  visions  sensibles  des  saints,  les  paroles 
pleines  de  suavité  et  de  charme,  ou  les  senteurs 
parfumées  dont  il  les  enivre.  En  même  temps, 
Dieu  perfectionne  les  sens  corporels  intérieurs, 
tels  que  l'imagination.  Il  les  incline  au  bien  par 
des  considérations  touchantes,  des  méditations 
pieuses,  de  saints  colloques,  et  les  forme  ainsi  à 
la   vie  de  l'esprit. 

Après  les  avoir  préparés  par  des  exercices  na- 
turels, Dieu  lesfavorise  de  visions  surnaturelles, 
que  nous  nommons  ici  imaginaires^  afin  de  les 
illuminer  et  de  lesspiritualiser  encore  davantage. 
Toutes  ces  grâces  afi'ermissent  beaucoup  les  sens 
dans  la  vertu,  et  les  détournent  des  appétits 
mauvais  ;  elles  servent  également  à  faire  avancer 
rapidement  l'esprit  dans  la  vie  intérieure.  C'est 
ainsi  que  Dieu  l'élève  de  degré  en  degré  jusqu'au 
sanctuaire  le  plus  secret  de  son  amour.  Cencii- 


LIVRE    II.    CUAPITRE    XVII.  227 

dant  Dieu  ne  s'astreint  pas  invariablement  à 
garder  de  point  en  point  cet  ordre  progressif; 
parfois  il  transporte  l'âme  à  un  de  ces  degrés  sans 
la  faire  passer  par  les  autres  ;  sa  conduite  se  base 
sur  le  besoin  de  sa  créature  et  sur  la  mesure  des 
faveurs  qu'il  désire  lui  accorder.  Toutefois  la 
règle  que  nous  venons  de  donner  est  la  voie  la 
plus  ordinaire. 

Le  Seigneur  traite  l'âme  selon  l'infirmité  de  sa 
nature.  11  lui  communique  d'abord  la  vie  spiri- 
tuelle par  le  moyen  d'objets  extérieurs,  bons  en 
eux-mêmes,  qui  élèvent  l'esprit  en  lui  faisant  pro- 
duire des  actes  particuliers  de  vertu.  Par  ces 
communications  spirituelles  plus  multipliées, 
Tâme  contracte  peu  à  peu  l'habitude  du  bien,  et 
se  rend  ainsi  capable  de  recevoir  la  substance 
même  de  l'esprit,  incompatible  avec  une  vie 
purement  extérieure. 

Si  l'âme  a  dû  traverser  la  voie  des  sens  pour 
atteindre  ce  terme  si  désirable,  à  mesure  qu'elle 
.s'en  approche,  elle  s'éloigne  des  mojens  sen- 
sibles du  raisonnement  de  la  méditation  et  des 
représentations  imaginaires.  Mais  elle  devra  de 
plus  s'affranchir  de  tout  ce  qui  pourrait  être  à  la 
portée  des  sens,  même  relativement  aux  faveurs 
célestes,  avant  d'espérer  jouir  d'un  commerce 
plus  intime  avec  Dieu.  Cela  se  conçoit,  plus  on 


230  I.A    MONTÉE    DU    CARMEL. 

]e  moment  favorable  où  elle  pourra  quitter  cette 
méthode,  c'est-à-dire,  l'heure  où  Dieu  l'élèvera 
au  commerce  plus  intime  de  la  contemplation^ 
dont  nous  avons  exposé  la  doctrine  au  chapitre  xi 
de  ce  livre.  Quant  aux  visions  imaginaires,  ou 
aux  autres  connaissances  surnaturelles  qui  se 
présentent  aux  sens,  en  dehors  du  concours  actif 
de  l'homme,  j'affirme  qu'en  tout  temps,  dans 
l'état  de  perfection  comme  dans  un  état  moins 
parfait,  alors  même  que  ces  connaissances  et  ces 
visions  sont  de  Dieu,  l'âme  ne  doit  pas  y  aspirer, 
ni  s'y  arrêter  longtemps,  pour  deux  motifs. 

Premier  motif:  ces  grâces,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons dit,  produisent  leur  effet  passivement  en 
l'âme,  sans  que  celle-ci  puisse  y  mettre  obsta- 
cle, bien  qu  elle  soit  libre  d'en  repousser  le  mode. 
Par  conséquent  l'effet  accessoire  est  compensé 
éminemment,  quoique  d'une  tout  autre  manière, 
par  une  communication  plus  abondante  de  l'effet 
essentiel  qui  s'opère  dans  l'âme.  Il  n'y  a  aucune 
trace  d'imperfection  ni  d'égoïsme  à  renoncer  à 
ces  faveurs  avec  respect  et  humilité,  c'est  plutôt 
la  preuve  d'un  véritable  désintéressement  et 
d'une  abnégation  parfaite  :  deux  excellentes  dis- 
positions pour  arriver  à  l'union  divine. 

Second  motif:  En  agissant  ainsi  on  se  délivre 
du  travail  nécessaire  pour  discerner  les  visions 


LIVRE    II.    CHAPITRE  XVII.  231 

vraies  des  fausses,  pour  s'assurer  si  l'Ange  de 
lumière  ou  celui  de  ténèbres  en  est  l'agent:  tra- 
vail qui  ne  va  jamais  sans  péril,  examen  superflu 
où  il  n'y  a  d'autre  profit  pour  l'âme  que  perte  de 
temps  et  inquiétude.  Cet  examen  expose  encore 
l'âme  à  de  nombreuses  imperfections,  entrave  sa 
marche  progressive,  en  nel'afFranchissantpas  des 
minuties  de  ces  connaissances  et  de  ces  intelli- 
gences particulières,  comme  nous  l'avons  dit  au 
sujet  des  visions  corporelles  et  imaginaires  ;  au 
reste,  nous  aurons  occasion  de  le  répéter  plus 
tard. 

Si  Notre- Seigneur  n'était  pasobligé  de  se  met- 
tre au  niveau  de  l'âme,  jamais  il  ne  lui  commu- 
niquerait  l'abondance  de  son  Espritpar  ces  canaux 
si  étroits  des  formes,  des  figures  et  des  connais- 
sances distinctes,  à  l'aide  desquelles  il  sustente 
l'âme  comme  avec  des  petites  miettes.  Le  Pro- 
phète royal  exprimait  de  la  sorte  cette  conduite 
divine  :  //  envoie  sa  glace  comme  de  petits  77îor- 
ceauxdepain(\).  C'est-èi-dire,  il  envoie  sa  sagesse 
aux  âmes  comme  en  parcelles.  N'est-ce  point  une 
douleur  bien  légitime  de  voir  l'âme,  dont  la  capa- 
cité est  presque  infinie,  réduite  à  cause  de  sa 
faiblesse  et  de  son  infirmité  naturelle,  à  n'accep- 

(1)  Mittit  crystallum  suam  sicnt  buccellas.  Ps.    CXLV'I,  17. 


232  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

ter  pour  aliment  que  les  miettes  des  sens?  Ce 
.manque  de  dispositions  et  cette  inaptitude  à 
recevoir  l'Esprit  de  Dieu  faisaient  gémir  saint 
Paul  lorsqu'il  écrivait  aux  Corinthiens  :  Mes 
frères^  je  n'ai  pu  vous  parler  comme  à  des 
hommes  spirituels,  mais  seulement  comyne  à  des 
'personnes  encore  charnelles,  comme  à  de  petits 
enfants  en  Jésus-Christ!  je  ne  vous  ai  nourris 
que  de  lait  et  non  de  viandes  solides,  parce  que 
cous  n'en  étiez  pas  encore  capables,  et  à  présent 
même  vous  ne  V êtes  pas  devenus^  parce  que  vous 
êtes  encore  charnels  (1). 

1 1  est  donc  bien  avéré  maintenant,  que  1  ame  ne 
doit  pas  arrêter  les  jeux  de  son  intelligence  à 
cette  enveloppe  sensible  des  figures  et  des  objets, 
qui  lui  sont  offerts  surnaturellement  par  les  sens 
extérieurs,  c'est-à-dire  aux  paroles  et  aux  dis- 
cours qui  frappent  l'ouïe,  aux  apparitions  des 
saints,  aux  splendeurs  magnifiques  qui  frappent 
la  vue,  aux  parfums  qui  charment  Todorat,  aux 
suavités  qui  flattent  le  goût,  aux  jouissances  du 
tact,  enfin  à  toutes  ces  impressions  qui  se  rencon- 
trent ordinairement  dans  les  voies  spirituelles.  11 


.  (1)  Et  ego,  fratres,  non  potui  vobis  loqui  quasi  spiritualihus, 
sed  quasi  carnalibus.  Tunquam  pamilis  in  Chnsto  lac  vobis 
potum  dedi,  non  escam,  nondiim  eniin  poteratis  ;  scd  nec  nuac 
quidem  pjtcstis,   adiiuc  euim  carnales  estis.  I    ad    Cor.,    m,  1. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XVII.  233 

ne  faut  pas  davantage  s'attacher  aux  visions  ima- 
ginaires des  sens  intérieurs,  mais  la  première 
obligation  de  l'âme,  est  d'estimer  avant  tout  le 
fruit  précieux  que  ces  ûxveurs  opèrent,  de  s'ef- 
Ibrcer  de  faire  passer  ce  fruit  dans  ses  œuvres, 
en  s'exerçant  avec  un  zèle  désintéressé  au  service 
du  Seigneur,  sans  chercher  à  savourer  aucun 
goût  sensible.  Alors  elle  recueillera  infaillible- 
ment de  ces  grâces  le  fruit  dont  le  Seigneur  avait 
dessein  de  la  gratifier,  c'est-à-dire  l'esprit  de 
ferveur,  fin  principale  de  tous  ces  dons.  L'âme 
laissera  ainsi  de  côté  le  moyen  sensible,  que  Dieu 
lui-même  ne  lui  donnerait  pas,  si  elle  était  capa- 
ble de  recevoir  ces  fiiveurs  spirituellement,  par 
une  voie  tout  étrangère  aux  sens. 


CHAPITRE  XVIIT. 

Du  tort  que  font  aux  âmes  certains  maîtres  epirituels,  fauie 
d'une  bonne  méthode  pour  les  diriger  dans  ces  visions.  — 
Comment  les  âmes  peuvent  être  dans  l'erreur  lors  même  que 
ces  visions  viennent  de  Dieu. 


L'abondance  des  matières  sur  ce  sujet  des  vi- 
sions ne  nous  permet  pas  d'être  aussi  succinct 
que  nous  le  désirerions.  Après  avoir  donné  en 
substance  une  doctrine  assez  développée,  pour 
faire  comprendre  à  l'homme  spirituel  l'attitude 
qu'il  doit  garder  à  l'égard  de  ces  visions,  et  à 
son  directeur,  la  conduite  qu'il  doit  tenir  avec 
son  disciple,  il  ne  sera  pas  superflu  d'entrer,  sur 
cet  enseignement,  dans  quelques  détails  plus 
particuliers.  Aussi  bien  pour  les  âmes  spirituelles 
que  pour  le  maître  qui  les  instruit,  il  sera  utile 
de  jeter  une  plus  grande  lumière  sur  les  maux 
qui  peuvent  résulter  de  ces  visions,  si  les  uns  et 
les  autres  les  acceptent  avec  trop  de  crédulité, 
même  quand  leur  principe  est  divin.  La  raison 
qui  me  détermine  en  ce  moment  à  m'étendre  sur 
ce  point,  c'est  le  peu  de  discrétion  que  j'ai  cru 


LIVRE    II.    CHAPITRE  XVIII.  235 

reconnaître  dans  la  manière  d'agir  de  plusieurs 
directeurs  spirituels.  En  effet,  pour  avoir  donné 
une  créance  trop  facile  à  l'apparence  bonne  et 
véritable  de  ces  connaissances  surnaturelles,  ils 
en  sont  venus  à  se  jeter  et  à  jeter  les  autres 
dans  l'erreur  et  la  confusion.  C'est  à  eux  que  s'ap- 
plique parfaitement  la  sentence  du  Christ  :  Si  un 
aveugle  conduit  un  auU^e  aveugle,  ils  tombent 
tous  deux  dans  la  fosse  (1).  Le  texte  sacré  ne  dit 
pas  :  ils  tomberont,  mais  ils  tombent,  parce  que,  en 
pareille  matière,  s'exposer  à  l'erreur,  c'est  déjà 
errer  -,  le  seul  fait  de  se  conduire  l'un  l'autre 
avec  assurance  est  un  véritable  égarement,  et 
on  peut  dire  qu'ils  tombent  pour  le  moins  en 
cela. 

La  méthode  de  ces  directeurs  à  l'égard  des 
âmes  favorisées  de  visions,  a  pour  résultat  de  les 
jeter  dans  l'illusion  et  le  trouble,  de  les  détour- 
ner du  chemin  de  l'humilité  en  les  engageant  à 
se  complaire  dans  les  voies  extraordinaires,  enfin 
de  les  écarter  de  la  pureté  parfaite  de  l'esprit 
de  foi.  Ils  ne  leur  font  que  trop  connaître  par 
cette  manière  d'agir  le  cas  qu'ils  en  font  eux- 
mêmes.  A  leur  exemple,    ces  âmes  ignorantes 


(1)  Cificus  autem  ai  cœco  ducatum   prasstet,  ambo  in  fovcam 
cadunt.  S.  Matth.,  xv,  14. 


236  LA    MONTÉli    DU    CAP.MF.L. 

apprécient  ces  connaissances  et  s'y  attachent,  au 
lieu  de  s'établir  dans  l'abnégation  et  dans  le  dé- 
pouillement absolu,  qui  seuls  peuvent  leur  faire 
prendre  l'essor  vers  les  hauteurs  de  la  foi  obs- 
cure. Tous  ces  inconvénients  naissent  de  l'atti- 
tude et  du  langage  de  ces  directeurs  imprudents; 
puis,  par  suite  de  je  ne  sais  quel  prestige,  une  cor- 
respondance mystérieuse  inspire  à  l'câme  l'estime 
et  l'aflection  de  ces  choses,  et  détourne  ainsi  ses 
regards  des  abîmes  de  la  foi.  Son  penchant  natu- 
rel l'incline  vers  les  sens  d'où  lui  viennent  ces 
visions;  étant  donc  déjà  captivée  par  l'attrait  de 
ces  communications  sensibles,  il  lui  suffit  de  voir 
son  confesseur,  ou  toute  autre  personne,  les 
apprécier  et  les  estimer  pour  suivre  leur  exem- 
ple. Alors  son  désir  fortement  excité  s'en  nour- 
rit insensiblement,  avec  une  plus  grande  avidité 
et  une  affection  toujours  croissante. 

De  là  résultent  une  foule  d'imperfections  pour 
ne  pas  dire  davantage;  l'âme  devient  moins 
humble,  elle  croit  posséder  un  bien  d'une  cer- 
taine valeur;  elle  s'imagine  être  la  préférée  de 
Dieu,  et  la  voilà  contente  et  toute  satisfaite 
d'elle-même,  sentiment  diamétralement  contraire 
à  l'humilité.  A  son  insu  le  démon  fortifie  aussitôt 
cette  disposition,  et  commence  secrètement  à  lui 
suggérer  une  pensée  de  curiosité.  Elle  se  de- 


LIVRE    II.    CHAPITRE  XVIII.  237 

mande  :  d'autres  âmes  sont-elles  parvenues  à  ce 
degré,  oui  ou  non  ?  Ont-elles  reçu  ces  mêmes 
grâces  ?  N'en  sont-elles  pas  favorisées  ?  Quel  lan- 
gage opposé  à  la  sainte  simplicité  de  l'esprit  et  à 
la  solitude  intérieure  ! . . .  Loin  de  grandir  dans 
la  foi,  l'âme  tombe  dans  une  multitude  de  fautes, 
peut-être  moins  grossières  que  celles-ci,  mais 
d'un  genre  plus  subtil  et  plus  répréhensible  aux 
yeux  du  Seigneur,  parce  qu'elles  l'empêchent  de 
marcher  dans  la  nudité  de  la  foi. 

Mais  laissons  ce  sujet  pour  le  reprendre  lors- 
que nous  traiterons  du  vice  de  la  gourmandise 
spirituelle  et  des  autres  péchés  capitaux.  S'il 
plaît  à  Dieu,  nous  décrirons  alors  en  détail  ces 
taches  secrètes  qui  s'attachent  à  l'esprit,  quand 
on  ne  sait  pas  le  guider  dans  la  voie  du  parfait 
dénuement.  Nous  allons  caractériser  ici  la  mé- 
thode défectueuse  de  certains  confesseurs  dans 
la  direction  des  âmes.  Et  certes,  je  voudrais  bien 
savoir  m'expliquer  convenablement,  car  à  mon 
avis  c'est  chose  difficile  de  faire  comprendre  à 
quel  point  l'esprit  du  maître  influe  en  secret  sur 
celui  du  disciple,  tellement  qu'on  ne  peut  parler 
de  l'un  sans  faire  connaître  l'autre.  "Il  n'y  a  rien 
d'extraordinaire  en  cela,  les  choses  de  l'esprit 
ayant  entre  elles  tant  de  relation  et  d  affinité. 

Il  me  semble,  et  ce  n'est  pas  sans  raison,  que 


238  LA  MONTÉE    DU    CARMEL. 

si  le  père  spirituel  a  du  faible  pour  les  révéla- 
tions, s'y  complaît  et  y  attache  une  grande  impor- 
tance, il  ne  manquera  pas  d'imprimer  involon- 
tairement ce  même  attrait  dans  l'esprit  de  son 
fils  spirituel,  si  toutefois  celui-ci  n'est  pas  plus 
avancé  que  son  maître.  Dans  ce  cas  même,  la 
persévérance  sous  une  semblable  direction  ap- 
porterait de  graves  préjudices  à  son  avancement. 
En  effet,  de  cette  forte  inclination  du  père  spiri- 
tuel pour  les  visions,  résultera  une  certaine  com- 
plaisance dont  il  donnera  des  signes  manifestes, 
s'il  n'a  pas  assez  de  circonspection  pour  dissi- 
muler ses  sentiments.  Admettant  toujours  que 
le  disciple  éprouve  le  même  penchant;  de  part  et 
d'autre  il  y  aura,  n'en  doutez  pas,  de  fréquents 
entretiens  sur  l'appréciation  et  l'estime  mutuelle 
que  l'on  fait  de  ces  faveurs. 

Mais,  sans  entrer  à  présent  dans  ces  détails 
subtils,  supposons  que  le  confesseur,  incliné  oui 
ou  non  vers  ces  choses,  n'a  pas  la  prudence  néces- 
saire pour  en  dégager  l'esprit  et  la  volonté  de  son 
pénitent,  qu'arrive-t-il  ?  Il  entre  donc  en  confé- 
rence sur  ce  point  avec  son  disciple,  et  le  prin- 
cipal sujet  de  leurs  discours  porte  sur  ces  vi- 
sions ;  il  lui  trace  des  règles  pour  discerner  en 
elles  le  vrai  du  faux.  A  la  vérité,  il  est  imj)ortant 
au  directeur  de  posséder  cette  science,  mais  il 


LIVRE    II.    CHAPITRE   XVIII.  239 

n'est  pas  à  propos  d'imposer  au  disciple  cette 
recherche  et  ce  soin,  ni  de  l'exposer  au  péril  qui  en 
résulte,  si  ce  n'est  en  quelque  nécessité  urgente. 
En  les  laissant  passer  sans  affecter  d'y  prendre 
garde,  tout  danger  cesse  et  le  devoir  est  accompli. 
Signalons  un  autre  abus.  Lorsque  ces  direc- 
teurs voient  une  âme  enrichie  des  faveurs  divi- 
nes, ils  font  instance  auprès  d'elle,  pour  obtenir 
par  son  entremise  la  révélation  de  telle  ou  telle 
chose,  qui  les  concerne,  eux  ou  d'autres  ;  et  ces 
bonnes  âmes  leur  obéissent,  pensant  qu'il  est 
permis  de  chercher  ainsi  à  connaître  ces  choses. 
Parce  que  Dieu  daigne  parfois,  quand  bon  lui 
semble,  et  pour  des  motifs  qui  lui  sont  con- 
nus, révéler  des  connaissances  surnaturelles, 
ils  se  croient  autorisés  à  désirer  cette  révélation 
et  même  à  la  solliciter.  Si  Dieu,  acquiesçant  à 
leur  supplique,  répond  à  leur  question,  ils  devien- 
nent plus  audacieux  à  l'avenir  ;  ils  s'illusionnent 
et  jugent  que  Dieu  a  pour  agréable  ce  mode  de 
communication,  mais  en  vérité,  cette  manière 
d'agir  déplaît  souverainement  à  la  divine  Majesté. 
Les  directeurs,  si  affectionnés  à  ces  entretiens  cé- 
lestes, y  attachent  la  volonté  des  âmes  qui  sont 
sous  leur  conduite,  avec  d'autant  plus  de  facilité 
que  celles-ci  y  trouvent  la  satisfaction  de  leurs  at- 
traits, et  sont  naturellement  portées  à  voir  comme 

T.  II.  8 


2i0  LA    MONTÉE  DU    C ARMEL. 

leurs  directeurs.  Or  les  âmes  se  trompent  fort 
souvent  en  matière  de  révélations,  et  lorsque  les 
événements  ne  se  réalisent  pas  comme  les  con- 
fesseurs l'avaient  prévu,  ils  s'étonnent  et  con- 
çoivent aussitôt  des  doutes  sur  la  réalité  des  vi- 
sions. Us  se  figuraient  d'abord  deux  choses  :  la 
première,  que  cette  révélation  venait  de  Dieu, 
puisqu'elle  cadrait  si  bien  avec  leur  esprit;  et 
cette  impression  pouvait  n'être  tout  simplement 
que  le  résultat  de  leur  naturel  porté  vers  ces 
dons  extraordinaires.  La  seconde,  que  cette  révé- 
lation étant  divine,  elle  devait  se  vérifier  dans  le 
sens  qu'ils  avaient  supposé.  Illusion  complète; 
car  les  paroles  de  Dieu  n'ont  pas  toujours  l'effet 
que  les  hommes  leur  attribuent,  et  ne  s'accom- 
plissent pas  à  la  lettre  suivant  le  propre  de  l'ex- 
pression. En  conséquence,  fût-on  convaincu  que 
ces  révélations,  ces  paroles,  ces  réponses  sont 
de  Dieu,  on  ne  doit  pas  les  admettre  avec  trop 
d'assurance,ni  leur  accorder  une  foiaveugle.  Elles 
sont  certaines  et  véritables  en  elles-mêmes,  mais 
il  n'est  pas  nécessaire  qu'elles  le  soient  toujours 
dans  le  sens  de  notre  appréciation  personnelle. 
C'est  ce  que  nous  prouverons  dans  le  chapitre 
suivant.  Nous  dirons  ensuite  que  de  telles  ques- 
tions déplaisent  toujours  à  Dieu,  et^comment  il 
s'en  irrite  tout  en  daignant  y  répondre. 


( 


CHAPITRE  XIX. 

Comment  les  visions  et  les  paroles  de  Dieu,  qui  sont  vraies  en 
elles-mêmes,  peuvent-elles  nous  jeter  dans  l'illusion?  — Pas- 
sages des  divines  Ecritures  allégués  à  ce  sujet. 

Les  paroles  et  les  visions  divines  sont  toujours 
vraies  et  certaines  en  elles-mêmes,  mais  non  pas 
toujours  selon  notre  interprétation  personnelle, 
et  cela  pour  deux  raisons.  La  première  de  ces 
raisons  tient  à  notre  manière  imparfaite  de  les 
concevoir..  La  seconde  vient  de  leurs  causes,  ou 
de  leurs  motifs,  qui  peuvent  être  comminatoires 
et  comme  conditionnels.  Par  exemple,  il  faut 
sous-entendre  :  si  l'on  ne  s'amende  pas,  ou  si 
telle  chose  a  lieu  ;  bien  qu'à  la  lettre  les  paroles 
soient  absolues.  Apportons  à  l'appui  de  cette 
doctrine  l'autorité  de  la  sainte  Écriture. 

Dieu,  qui  est  un  abîme  d'immensité  et  de  pro- 
fondeur, renferme  ordinairement  dans  ses  pro- 
phéties et  dans  ses  révélations  des  pensées,  et  des 
conceptions  très  différentes  du  sens  que  nous 
pouvons  communément  leur  attribuer  ;  et  même 
elles  sont  d'autant  plus  vraies  et  plus  certaines 


242  LA    MONTÉE   DU   CAU:\rEL. 

qu'elles  nous  le  paraissent  moins.  Les  prophéties 
et  les  paroles  de  Dieu,  adressées  à  certains  per- 
sonnages de  l'antiquité,  ne  se  réalisaient  pas  selon 
leurs  prévisions,  parce  qu'ils  les  prenaient  trop 
à  la  lettre.  Chaque  page  du  texte  sacré  nous  en 
offre  une  figure. 

Dans  la  Genèse,  après  avoir  conduit  Abraham 
dans  la  terre  des  Chananéen's,  Dieu  lui  dit  :  Je  te 
donnerai  celle  terre  afin  que  tu  la  possèdes  (1).  Mais 
Abraham  déjà  vieux  ne  voyait  pas  l'accomplisse- 
ment de  cette  promesse  si  souvent  renouvelée. 
Un  jour  que  le  Seigneur  la  lui  réitérait  encore,  ce 
Père  des  croyants  l'interrogea  :  Seigneur,  com- 
ment et  d'après  quel  signe  puis-je  savoir  que  je  dois 
la  posséder  (2)  ?  Alors  Dieu  lui  révéla  que  cette 
promesse  ne  se  réaliserait  pas  de  son  vivant,  mais 
dans  la  personne  de  ses  enfants,  qui  posséderaient 
la  terre  de  Chanaan  400  ans  plus  tard  (3).  En  réa- 
lité. Dieu  donnant  cette  terre  aux  descendants 
d'Abraham,  en  considération  de  son  amour  et  de 
sa  foi,  la  lui  donnait  pour  ainsi  dire  à  lui-même. 
Ce  Patriarche  était  dans  l'illusion  ;  et  s'il  avait  agi 
d'après  ce  qu'il  avait  compris  d'abord,  il  aurait 


(1)  Ego  Dominas  qui  eduxi  te  de  Ur  Chaldaeorum  ut  darem 
libi  terram  istam,  et  possideres  eam.  Gen.,  xv,  7. 

(2)  Domine    Deus,   unde    scire  possum  quod   possessurus   sim 
eam  ?   Ibid.,  8. 

('à)  Semini  tuo  dr.bo  terram  hanc.  Ibid.,  18. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XIX.  2î3 

pu  s'égarer,  et  ne  pas  reconnaître  la  vérité  de 
cette  promesse  dont  l'effet  ne  regardait  pas  le 
présent.  Et  ceux  qui  avaient  entendu  cette  pro- 
phétie, le  voyant  mourir  avant  qu'elle  ne  fût  ac- 
complie, auraient  été  sans  nul  doute  troublés 
dans  leurs  croyances  par  la  pensée  que  tout  cela 
était  faux. 

Un  trait  analogue  se  présente  dans  l'histoire 
de  Jacob  son  petit-âls.  Au  temps  delà  désolante 
famine  qui  afiligeait  le  pays  de  Chanaan,  Joseph 
le  rit  venir  en  Egypte  ;  tandis  qu'il  était  en  route, 
Dieu  lui  apparut  et  lui  dit:  Jacob,  ne  crains  points 
descends  en  Egypte  j  moi-même  je  descendrai  là 
avec  toi,  et  moi-même  je  t'en  ramènerai  lorsque 
tu  reviendras  (1).  L'événement  nejustifîa  pas  le 
sens  propre  de  ces  paroles,  car,  nous  le  savons, 
le  saint  vieillard  Jacob  mourut  en  Egypte,  et  n'en 
sortit  que  pour  être  déposé  dans  la  sépulture  de  ses 
pères  (2).  Cette  prophétie  s'appliquait  à  sa  posté- 
rité, lorsque  le  Seigneur,  après  un  long  séjour  en 
Egypte,  la  fit  sortir  de  ce  pays  et  daigna  se  faire 
lui-même  son  guide  dans  le  chemin.  Quiconque 
aurait  eu  connaissance  de  la  promesse  de  Dieu 


(1)  Noli  timere,  descende  in  ^gyptum..  Et  ego  inde  adducam 
te  reveitentem.  Gen..  XLVi,  3,  4. 

(2)  Collegit   pedes  suos  super  lectnlum,  et  obiit  :    appositusque 
est  ad  populum  suum.  Ibid.  xux,  32. 


2i2  LA    MONTÉE   DU   CAR3IEL. 

qu'elles  nous  le  paraissent  moins.  Les  prophéties 
et  les  paroles  de  Dieu,  adressées  à  certains  per- 
sonnages de  l'antiquité,  ne  se  réalisaient  pas  selon 
leurs  prévisions,  parce  qu'ils  les  prenaient  trop 
à  la  lettre.  Chaque  page  du  texte  sacré  nous  en 
offre  une  ligure. 

Dans  la  Genèse,  après  avoir  conduit  Abraham 
dans  la  terre  des  Chananéens,  Dieu  lui  dit  :  Je  ip 
ionneiai  cette  terre  afin  que  lu  la  possèdes  [l].  Mais 
Abraham  déjà  vieux  ne  voyait  pas  l'accomplisse- 
ment de  cette  promesse  si  souvent  renouvelée. 
Un  jour  que  le  Seigneur  la  lui  réitérait  encore,  ce 
Père  des  croyants  l'interrogea  :  Seigneur,  com- 
ment et  d'après  quel  signe  puis-je  savoir  que  je  dois 
la  posséder  (2)  ?  Alors  Dieu  lui  révéla  que  cette 
promesse  ne  se  réaliserait  pas  de  son  vivant,  mais 
dans  la  personne  de  ses  enfants,  qui  posséderaient 
la  terre  de  Chanaan  400  ans  plus  tard  (3).  En  réa- 
lité, Dieu  donnant  cette  terre  aux  descendants 
d'Abraham,  eu  considération  de  son  amour  et  de 
sa  foi,  la  lui  donnait  pour  ainsi  dire  à  lui-même. 
Ce  Patriarche  était  dans  l'illusion  ;  et  s'il  avait  agi 
d'après  ce  qu'il  avait  compris  d'abord,  il  aurait 


(1)  E20  Dominus  qui  eduxi  te  de  Ur  Chaldœorum  ut  darem 
Ubi  terram  istam,  et  possideres  eam.  Gen.,  xv,  7. 

(2)  Domine    Deus,   unde    scire  possum  quod  possessuru3   sim 
eam  1  Ibid.,  8. 

(b;  Semini  tno  dcbo  terram  hanc.  Ibid.,  13. 


LIVRE    II.    (IIAPITIIE    XIX.  2i^ 

pu  s'égarer,  et  ne  pas  reconnaître  la  vérité  de 
cette  promesse  dont  l'efTet  ne  regardait  pas  le 
présent.  Et  ceux  qui  avaient  entendu  cette  pro- 
phétie, le  voyant  mourir  avant  qu'elle  ne  fût  ac- 
complie, auraient  été  sans  nul  doute  troublés 
dans  leurs  croyances  par  la  pensée  que  tout  cela 
était  faux. 

Un  trait  analogue  se  présente  dans  l'histoire 
de  Jacob  son  petit-fils.  Au  temps  delà  désolante 
famine  qui  aflligeait  le  pays  de  Chanaan,  Joseph 
le  lit  venir  en  Egypte  ;  tandis  qu'il  étaiten  route, 
Dieu  lui  apparut  et  lui  dit:  Jacob,  ne  crains  j^oint^ 
descends  en  Etjyplc;  moi-même  je  descendrai  là 
avec  toi,  et  moi-même  je  Ven  ramènerai  lorsque 
iu  reviendras  (1).  L'événement  nejustifia  pas  le 
sens  propre  de  ces  paroles,  car,  nous  le  savons, 
le  saint  vieillard  Jacob  mourut  en  Egypte,  et  n'en 
sortit  que  pour  être  déposé  dans  la  sépulture  de  ses 
pères  (2).  Cette  prophétie  s'appliquait  à  sa  posté- 
rité, lorsque  le  Seigneur,  après  un  long  séjour  en 
Egypte,  la  fit  sortir  de  ce  pays  et  daigna  sefi\iro 
lui-même  son  guide  dans  le  chemin.  Quiconque 
aurait  eu  connaissance  de  la  promesse  de  Dieu 


(1)  Noli  timere,  descenfle  in  ^gyptum..  Et  ego  inde  adducam 
te  reyeitentem.  Gen..  xlvi.  3,  4. 

[2)  Collegit   podes  siios  super  lectnlum,  et  obiit  :   appositusque 
est  ad  populum  Buum.  Ibid.  xlix,  32. 


244  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

à  Jacob  aurait  tenu  pour  certain,  qu'étant  entré 
sain  et  sauf  en  Egypte  par  Tordre  et  la  protec- 
tion du  Seigneur,  il  devait  de  même  en  sortir 
plein  de  vie.  Dieu  n'avait-il  pas  employé  les 
mêmes  expressions  pour  lui  promettre  son  assis- 
tance à  sa  sortie  ?  Grandes  eussent  donc  été  la 
surprise  et  la  déception  de  le  voir  mourir  dans 
ce  pays,  avant  la  réalisation  de  sps  espérances. 
Ainsi  les  paroles  divines,  très  véritables  en  elles- 
mêmes,  peuvent  être  pour  nous  sujettes  à  l'illu- 
sion. 

Voici  un  troisième  exemple  tiré  du  livre  desJu- 
ges  (1  ) .  Toutes  les  tribus  d'Israël  s'étaient  réunies 
pour  punir  un  crime  infâme  commis  dans  la  tribu 
de  Benjamin.  Dieu  lui-même  leur  avait  désigné 
un  chef  de  guerre  ;  aussi  les  Israélites  se  tinrent- 
ils  très  assurés  de  remporter  la  victoire.  Malgré 
cela,  vaincus  dès  le  premier  combat,  et  vingt- 
deux  mille  des  leurs  étant  restés  sur  place,  ils 
en  furent  consternés  et  passèrent  tout  le  jour 
à  pleurer  en  présence  du  Seigneur,  pour  savoir 
s'ils  devaient,  oui  ou  non,  retourner  au  combat. 
Dieu  leur  répondit  de  livrer  de  nouveau  la  ba- 
taille. La  victoire  alors  ne  leur  parut  pas  douteuse, 


(1)  Convenitque  universus  Israël  ad  civitatem,  quasi  horao 
unus,  eadem  mente,  unoque  cousilio.  Jud.,  xx,  11  tt  dein- 
ceps. 


Livaiî  II.  —  ciiAPiTr.E  XIX.  243 

et  ils  s'élaïu-èrv'nt  avec  une  nouvelle  ardour  sur 
leurs  ad  vprsi  ires;  mais,  vaincus  cette  fois  encore, 
ils  perdirr'iit  dix-huit  mille  hommes.  Frappés  de 
stupeur  de  voir  que  le  Seigneur  leur  commandait 
toujours  de  combattre,  et  qu'ils  étaient  sans  cesse 
vaincus,  ils  ne  savaient  comment  expliij[uer  ce 
mystère  Leur  surprise  était  d'autant  plus  grande 
que  leur  armée,  bien  supérieure  en  forces  à  celle 
de  l'ennemi,  se  composait  de  quatre  cent  mille 
hommes,  et  que  la  tribu  de  Benjamin  ne  comptait 
que  vingt-cinq  mille  sept  cents  hommes.  Cepen- 
dant la  parole  de  Dieu  ne  les  avait  pas  trompés, 
mais  ils  l'avaient  faussement  interprétée.  Dieu 
leur  avait  commandé  de  combattre,  sans  toute- 
fois les  assurer  du  triomphe  ;  son  intention  par 
ces  déf  lites  réitérées  était  de  les  humilier,  et  de 
les  punir  de  leur  négligence  et  de  leur  présomp- 
tion précédentes.  La  dernière  fois  que  le  peuple 
d'Israël  marcha  au  combat.  Dieu  lui  promit  la 
victoire,  et  après  de  pénibles  et  courageux  efforts, 
ses  ennemis  furent  complètement  défaits. 

Les  âmes  s'illusionnent  de  cette  manière  et  de 
bien  d'autres,  par  rapport  aux  révélations  et  aux 
paroles  qui  leur  viennent  de  Dieu.  Elles  s'atta- 
chent trop  à  l'intelligence  littérale,  sans  réflé- 
chir au  dessein  principal  de  Dieu  dans  ces  choses  ; 
qui  est  de  leur  communiquer  la  substance  cachée 


246  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

SOUS  cette  écorce,  et  le  véritable  esprit,  difficile 
sans  doute  à  concevoir,  mais  dont  les  différents 
sens,  abondants  et  merveilleux,  dépassent  de 
beaucoup  les  limites  étroites  de  la  lettre.  Celui- 
là  donc  qui  prend  la  parole  à  la  lettre,  ou  s'atta- 
che à  la  figure  et  à  la  forme  apparente  de  la 
vision,  se  trompe  grossièrement,  et  s'expose  à 
cette  confusion  d'avoir  suivi  la  lumière  des  sens, 
au  lieu  de  s'être  disposé  par  l'abnégation  à  rece- 
voir les  illuminations  de  l'Esprit  de  Dieu.  La 
lettre  tue  et  l'esprit  vivifie  (1),  dit  saint  Paul. 

Ces  diverses  citations  de  l'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament  prouvent  combien  il  importe  de  ne 
pas  s'arrêter  au  sens  littéral,  mais  de  s'attacher 
à  l'obscurité  de  la  foi,  qui  est  l'esprit  viviâcateur 
insaisissable  aux  sens.  C'est  pourquoi  la  plupart 
des  enfants  d'Israël;  déçus  dans  leurs  espérances, 
finissaient  par  mépriser  les  prophéties  et  n'y 
plus  ajouter  foi.  Parmi  eux  courait  un  dicton 
populaire,  passé  presque  en  proverbe,  pour 
tourner  en  moquerie  les  expressions  des  pro- 
phètes. Isaïe  s'en  plaint  de  la  sorte  :  A  qui 
le  Seigneur  enseigner a-t-il  sa  loi  ?  A  qui  don- 
nera-t-il  V intelligence  de  sa  parole  ?  Ce  sont  des 
enfants  qu^on  ne   fait   que  de  sevrer,   qu'on  vient 


(1)  Litterfi  enim  occidit,  spiritus  autem  vivificat.  II    ad    Cor.» 
in,6. 


LIVRE   11.    CHAPITRE   XIX.  247 

(l'arrachera  la  mamelle.  Ils  disent  tous  en  tour- 
nant les  prophètes  en  dérision  :  promettez  et  pro- 
mettez encore,  attendez,  attendez  encore,  un  peu  ici, 
un  peu  ici  :  Dieu  parlera  de  ses  lèvres  à  ce  peuple  et 
lui  tiendra  wi  langage  inconnu  (1).  Lepeuple  trop 
attaché  à  la  lettre  et  à  son  propre  sens  se  nour- 
rissait du  lait  des   petits    enfants,  rejetait  l'ali- 
ment substantiel  caché  dans  les  profondeurs  de 
la  science    spirituelle,  et  se  moquant  des   pro- 
phéties, disait  par  forme  de  raillerie  :  attendez, 
attendez  encore ,  comme  si  les  prédictions  d'Isaïe 
ne  devaient  jamais  s'accomplir.  A  qui  le  Seigneur 
enseignera-t-il  la  sagesse  de  ses  voies,  s'écriait 
le  Prophète,  à  qui  donnera-t-il  l'intelligence  de 
sa  doctrine,  sinon  à  ceux  qui  sont  sevrés  du  lait 
de  la  lettre  et  des  mamelles  de  leur  propre  sens  ? 
An  lieu  de  comprendre  le  langage  prophétique, 
ils  s'arrêtent  au  sens  littéral,  et  disent  :  Promettez., 
promettez  encore,  attendez,  attendez  encore,  etc., 
sans  reconnaître  que  Dieu  leur  parle  dans  un 
sens  dont  le  m3'stère  échappe  à  leurs  grossières 
interprétations. 


(1)  Quem  docebit  scientiam?  et  quem  intelligere  faciet  audi- 
tum  ?  Ablactatus  a  lacté,  avulsos  ab  uberibus  :  quia  manda 
lemanda,  expecta  reexpecta...  modicum  ibi,  modicum  ibi. 
In  loquela  enim  labii,  et  lingua  altéra  loquetur  ad  populum 
istum.  Is.  XXVIII,   9,  10,  11. 

8* 


248  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

Ne  nous  en  rapportons  donc  pas  à  notre  pro- 
pre jugement,  ni  à  la  signification  bornée  des 
paroles,  et  confessons  que  le  sens  caché  sous  les 
oracles  divins  est  impénétrable  à  nos  concep- 
tions, si  dilTérentes  de  celles  de  Dieu.  Écoutons 
le  prophète  Jérémie,  qui  lui-même  semble  se 
méprendre  sur  l'intelligence  des  paroles  du  Tout- 
Puissant,  et  se  ranger  du  côté  du  peuple  en  s'é- 
criant  :  Hélas  !  hélas  !  Seigneur  Dieu  !  avez-vous 
donc  trompé  ce  peuple  et  la  ville  de  Jérusalem 
en  leur  disant  :  Vous  aurez  la  paix  ;  et  voici  ce- 
pendant que  la  pointe  de  Vépée  va  leur  percer 
le  cœur  (1)  /  Or,  la  paix  que  le  Seigneur  devait 
contracter  avec  son  peuple,  c'était  l'alliance 
entrelui  et  le  genre  humain,  par  l'entremise  du 
Messie  promis,  tandis  qu'Israël  l'entendait  dans 
le  sens  d'une  .paix  temporelle.  Aussi  lorsque, 
contrairement  à  son  attente,  la  guerre  avec  tous 
ses  maux  vint  fondre  sur  ce  peuple,  se  crut-il 
trompé  par  le  Seigneur.  Alors,  empruntant  le 
langage  de  Jérémie,  il  disait  :  ]\ous  attendions 
la  paix^  et  il  n'est  rien  venu  de  bon  (2).  Il  leur  eût 
été  vraiment  impossible  de  ne  pas  tomber   dans 


(1)  Heu,  heu,  Domine  Deus,  ergone  decepisti  populum  istum, 
et  Jerusiilt-m  di<ens  :  Pax  erit  vobis  ;  et  ecce  perveuit  gladius 
usqui-  inl  animam  /  Jer.,  IV,  10. 

[2)  Expectaviraus  pacera,  et  non  erat  bonum.   Ibid.,  Vlll.,  15. 


LIVRE    II.    —    CHAPITRE    XIX.  240 

l'erreur  en  se  guidant  uniquement  d'après  le 
sens  rigoureusement  littéral. 

Qui  aurait  pu,  en  etfet,  n'être  pas  confondu  dans 
son  espérance,  par  la  lettre  de  cette  prophétie 
que  David  fait  du  Christ,  dans  tout  le  psaume 
Lxxi,  et  en  particulier  par  ces  mots  :  //  régnera 
depuis  une  mer  jusqu'à  une  autre  7ner,  cl  depuis  le 
fleuve  jusqu'aux  extrémités  delà  terre  (1);  et  plus 
loin  :  Il  délivrera  le  pauvre  des  mains  du  puissant, 
le  pauvre  qui  n'avait  personne  pour  l'assister  (2). 
Quelle  contradiction  !  Voyez  Notre-Seigneur, 
naître  dans  l'obscurité,  vivre  dans  la  misère,  et 
non  seulement  ne  pas  régner  en  dominateur  sur 
la  terre,  mais  se  soumettre  aux  caprices  de  la 
plus  vile  populace;  enfin  être  mis  à  mort  sous  le 
gouvernement  de  Ponce- Pilate  !  Au  lieu  de  déli- 
vrer ses  disciples  de  l'oppression  des  puissants  de 
la  terre,  il  les  laissera  persécuter  et  mettre  à 
mort  pour  son  nom. 

Ces  prophéties  devaient  s'entendre  spirituel- 
lement du  Christ,  et  en  ce  sens,  elles  étaient  abso- 
lument vraies.  Le  Christ  n'est  pas  seulement  le 
Roi  de  la  terre,  mais  par  sa  divinité  il  est  le 


(1)  Dominabitur  a  mari  usque   ad  mare,    et  a  flumiae   usque 
ad  terminos  urbis  tcrrarum.  Ps.  LXXI,  8. 

(2)  Libeiabic    pauperem  a  poteate,  et  pauperem  cui  non  erat 
adjutor.  Ibui.,  12. 


250  LA    MONTÉE    DU    C ARMEL. 

Souverain  du  ciel;  il  ne  s'est  pas  contenté  de 
racheter  les  pauvres  qui  marchaient  à  sa  suite, 
et  de  les  arracher  au  pouvoir  du  démon,  le 
plus  cruel  des  tyrans  ;  il  a  fait  davantage  en  les 
établissant  héritiers  du  royaume  céleste.  Dans 
ces  versets  du  Psalmiste,  Dieu  avait  en  vue  le 
résultat  principal  ;  en  d'autres  termes,  le  règne 
éternel  de  son  Fils  et  l'éternelle  liberté  des 
hommes.  Les  Juifs  orgueilleux  les  interprétaient 
dans  le  sens  secondaire,  dont  Dieu  fait  fort  peu 
de  cas,  c'est-à-dire,  ils  les  entendaient  d'un 
royaume  temporel,  et  d'une  liberté  passagère; 
or,  ces  grandeurs  de  la  terre  ne  méritent  pas 
aux  yeux  de  Dieu  le  nom  de  royaume,  ni  de 
liberté.  Aveuglés  par  la  grossièreté  du  senslitté- 
ral  et  ne  comprenant  ni  l'esprit,  ni  la  vérité 
qu'il  contenait,  les  Juifs  crucifièrent  leur  Sei- 
gneur et  leur  Dieu,  comme  le  rapporte  saint 
Paul:  Les  habilants  de  Jérusalem  el  leurs  princes 
ne  rayant  point  connu  pour  ce  qu'il  étaitj  et 
jî' ayant  point  compris  les  paroles  des  prophètes  qui 
se  lisent  chaque  jour  de  sabbat,  ils  les  ont  accomplies 
en  le  condamnant  (1). 

Cette  difficulté  d'interpréter  convenablement 


(1)  Qui  enim  habitabant  Jérusalem  et  principes  ejus,  hune 
ignorantes  et  voces  propbetarum,  qure  per  omne  sabLatum 
leguntur,  jaiicantes  impleverunt.  Act.,  xiii,  27. 


LIVRE    II.    CHAPITRE  XIX.  251 

les  paroles  de  Dieu  était  si  grande,  que  les  pro- 
pres disciples  de  Jésus,  après  avoir  vécu  avec  lui, 
s'y  trompaient  encore  eux-mêmes.  Les  deux  dis- 
ciples d'Emmaus  étaient  de  ce  nombre  lorsque, 
tristes  et  découragés,  il  se  disaient  dans  le  che- 
min :  ISous  espérions  que  ce  serait  lui  qui  rachète- 
rait Israël  [Y).  Ils  entendaient  par  là  leur  affranchis- 
sement et  la  domination  temporelle  de  leur  di- 
vin Maître.  Le  Christ,  leur  apparaissant  alors, 
leur  adressa  ces  reproches  :  0  insensés  !  dont  le 
cœur  est  tardif  à  croire  tout  ce  que  les  prophètes 
ont  annoncé  {'2)  ! 

Plus  tard,  au  moment  même  où  le  Seigneur 
allait  monter  au  ciel,  quelques  disciples,  plon- 
gés encore  dans  cette  ambitieuse  ignorance, 
lui  demandèrent  :  Faites-nous  savoir^  Seigneur,  si 
cest  en  ce  temps  que  vous  rétablirez  le  royaume 
d'Israël  (3)  ?  Le  Saint-Esprit  inspire  souvent  aux 
hommes  des  paroles  qu'ils  sont  loin  de  compren- 
dre dans  le  sens  réel  de  la  prédiction  ;  ainsi  il 
fit  dire  à  Caïphe,  au  sujet  du  Christ  :  Il  vous 
est  bon    qu'un  seul   homme   meure    pour  le  peu- 


(1)  Nos     autem   sperabamus   quia   ipse    esset     redemptuius 
Israël.   S.  Luc,  XXI v,  21. 

(2)  0  stulti,  et   tardi  corde  ad  credeadum,    in    omnibus  qu£e 
locuti  sunt  prophétie  1   Ibid.  25. 

(3)  Domine,  si  in  tempore  hoc  restitues  regnum  Jsrael?    Act., 
1.6. 


252  LA    MONTÉE    DU    CARMEL, 

pie,  et  non  pas  que  toute  la  nation  périsse.  Or  il  ne 
disait  pas  celade  lui-même[l),  3iio\iieYEva.ïigé\isie. 
Le  Grand-Prêtre  donnait  à  ces  paroles  un  sens 
tout  différent  de  celui  que  l'Esprit-Saint  avait 
en  vue. 

Tous  ces  exemples  nous  prouvent  avec  évi- 
dence que  nous  ne  devons  pas  prendre  légère- 
ment pour  base  de  notre  conduite  les  paroles 
et  les  révélations,  lors  même  qu'elles  sont  de 
Dieu,  car  notre  manière  de  les  comprendre  nous 
entraînerait  très  aisément  dans  le  piège  de  l'illu- 
sion. En  elles-mêmes  ce  sont  des  abîmes  de  pro- 
fondeur pour  l'esprit,  et  les  restreindre  à  notre 
sens  borné,  c'est  vouloir  palper  l'air  et  les  ato- 
mes dont  il  est  chargé  ;  l'air  s'échappe  de  la  main 
et  Ion  n'étreint  que  le  vide. 

Le  directeur  spirituel  doit  donc  s'appliquer  à 
détourner  l'esprit  de  son  disciple  de  l'estime  de 
toutes  ces  manifestations  surnaturelles,  vrais 
atomes  de  l'esprit.  Que  gagnerait-il  à  s'y  arrêter, 
sinon  de  perdre  l'esprit  intérieur?  Au  contraire, 
le  confesseur  fortifiera  la  volonté  de  son  fils  spi- 
rituel par  le  détachement,  en  lui  apprenant  à 
s'établir  dans  la  liberté  et  dans  l'obscurité  de  la 


(1)  Expedit  vobis  ut  unus  moriatur  homo  pro  populo  et  non 
tota  gens  pereat  ;  hoc  autem  a  semetipso  non  disit.  S.  Joan. 
XI,  50, 


I 


I 


L(VRE    II.    CHAPITRE    XIX.  233 

foi,  OÙ  se  communique  abondamment  la  vie  de 
l'esprit,  c'est-à-dire  la  sagesse  et  l'intelligence 
véritable  des  paroles  divines.  Il  est  impossible 
à  Thomme  qui  n'est  pas  vraiment  intérieur,  de 
juger  des  choses  de  Dieu,  ni  même  de  les  inter- 
préter selon  la  droite  raison  ;  les  juger  d'après 
les  sens,  c'est  prouver  la  médiocrité  de  son  sa- 
voir en  ftiit  de  spiritualité,  et  se  mettre  hors 
d'état  de  les  comprendre,  au  dire  de  saint  Paul  : 
Or,  Vhomme  animal  ne  conçoit  point  les  choses  qui 
sont  de  l'esprit  de  Dieu  ;  elles  lui  paraisserit  une  folie 
et  il  ne  peut  les  comprendre^  parce  que  c'est  par 
une  lumière  spirituelle  qu'on  en  doit  juger  j  mais 
l'homme  spirituel  juge  de  tout  (1).  L'homme  ani- 
mal est  celui  qui  s'appuie  sur  le  témoignage  des 
sens,  et  l'homme  spirituel,  celui  qui  en  est  dégagé 
et  ne  les  prend  jamais  pour  guide.  Il  est  donc 
bien  téméraire  celui-là  qui  ose  s'en  servir  pour 
traiter  avec  Dieu  par  la  voie  des  connaissances 
surnaturelles. 

Mettons  cette  doctrine  dans  un  plus  grand  jour 
par  de  nouveaux  exemples.  Supposez  qu'un 
saint,  en  butte  à  la  persécution  de  ses  ennemis, 


(1)  Animalis  autem  horao  non  percipit  ea  qnas  sunt  spiritua 
Dei.  Stultitia  enim  est  illi,  et  non  potest  intelligere,  quia  spiri- 
tualiter  examinatur  ;  spiritaaUs  autem  judicat  omnia.  I  ad  Cor., 
II,  14,  lo. 


2o4  LA   MONTP]E    DU   CARMliL. 

entende  une  voix  divine  lui  promettre  sa  com- 
plète délivrance  ;  néanmoins  ses  adversaires 
prévalent  contre  lui,  et  il  meurt  entre  leurs 
mains.  11  ne  s'ensuit  pas  que  la  prédiction  soit 
fausse  ;  mais  celui  qui  en  aurait  fait  une  applica- 
tion temporelle  se  serait  trompé,  Dieu  ayant  pu 
avoir  en  vue  le  salut  éternel,  où  l'âme  jouit  de 
la  véritable  liberté  et  du  vrai  triomphe  sur  tous 
ses  ennemis,  bien  plus  excellemment  que  si 
elle  en  avait  été  délivrée  ici-bas.  Le  sens  de 
ces  paroles  était  donc  beaucoup  plus  réel  et 
plus  élevé  que  l'homme  n'aurait  pu  le  concevoir, 
en  le  rapportant  à  la  vie  présente.  Dieu  a  tou- 
jours l'intention  de  donner  à  ses  paroles  le  sens 
le  plus  fécond  en  bienfaits,  mais  l'homme  s'a- 
veugle, s'il  les  interprète  à  sa  manière  dans  le 
sens  le  moins  profond. 

11  est  dit  au  sujet  du  Christ  :  Vous  les  gouverne- 
rez avec  ime  verge  de  fer,  et  vous  les  briserez 
comme  le  vaisseau  du  potier  {l).  Dieu,  par  la  bou- 
che de  son  Prophète,  parle  ici  dans  le  sens  de 
l'éternelle  et  principale  domination  de  son  Fils, 
qui  s'étend  de  siècles  en  siècles  ;  et  non  dans  le 
sens  de  sa  royauté  temporelle,  dont  lasouverai- 


(1)  Reges  eos   in  virga  ferrea,  et  tanquam  vas   figuli  confrin- 
ges  eos.  Ps.  ii,  '.). 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XIX.  2o5 

neté  ne  s'est  pas  manifestée  durant  le  cours  de  sa 
vie  mortelle.  Citons  un  autre  exemple  :  une  âme 
embrasée  d'un  vif  désir  de  souffrir  le  martyre 
entendra  peut-être  la  voix  de  Dieu  répondre  à 
ses  aspirations  :  Oui,  tu  seras  martyre.  Cette  pro- 
messe la  remplit  intérieurement  d'une  immense 
consolation,  et  d'une  confiance  invincible  qu'il  en 
sera  ainsi.  Malgré  cela,  cette  personne  ne  subira 
pas  le  martyre,  et  cependant  la  parole  de  Dieu 
était  véritable.  Comment  expliquer  ce  mystère  ? 
Parla  doctrine  même  que  nous  développons  :  La 
partie  essentielle  et  principale  de  la  prophétie 
s'effectuera,  c'est-à-dire,  Dieu  donnera  à  l'âme 
l'amour  et  la  récompense  du  martyre^  en  la  ren- 
dant martyre  par  un  état  prolongé  de  souffrances, 
dont  la  continuité  est  plus  cruelle  que  la  mort 
même.  Le  Seigneur  accomplit  ainsi  sa  promesse, 
et  exauce  réellement  la  prière  de  l'âme  ;  son 
principal  désir  n'était  pas,  en  effet,  d'endurer  ce 
genre  de  mort  en  particulier,  mais  de  prouver  à 
Dieu  un  amour  aussi  intense  que  celui  du  mar- 
tyre. En  dehors  de  l'amitié  de  Dieu,  cette  mort 
n'a  aucune  valeur  par  elle-même;  or  l'amour, 
l'acte  et  le  mérite  du  martyre,  sont  pleinement 
donnés  à  l'âme  par  d'autres  moyens,  et  si  par  le 
fait  elle  ne  meurt  pas  martyre,  cependant  elle  se 
félicite  d'avoir  obtenu  ce  qu'elle  souhaitait. 


2o6  LA    MONTÉE  DU    CAR.AIEL. 

Ces  désirs  et  d'autres  semblables,  dont  le  mo- 
bile est  un  amour  très  ardent^  ne  s'accomplissent 
pas  toujours,  comme  on  l'avait  supposé  \  mais  ils 
se  réalisent  dans  un  sens  meilleur,  et  plus  glorieux 
à  Dieu,  selon  la  parole  de  David  :  Le  Seigneur  a 
exaucé  les  désirs  des  pauvres  (1).  Dans  les  Pro- 
verbes, la  divine  Sagesse  nous  dit  également  :  Les 
justes  obtiendront  ce  qu'ils  désirent  (2).  Une  multi- 
tude de  saints,  nous  le  savons,  aspirèrent  à  faire 
de  grandes  choses  pour  le  service  de  Dieu  ;  si  leur 
désir,  qui  était  juste  et  droit,  n'a  point  été  réa- 
lisé ici-bas,  il  a  eu,  nous  n'en  pouvons  douter, 
son  parfait  accomplissement  au  delà  de  cette 
terre ,  et  les  promesses  que  Dieu  eût  pu 
leur  faire  à  ce  sujet  se  sont  trouvées  véri- 
tables. 

Les  paroles  et  les  visions  célestes  peuvent  donc, 
de  cette  manière  et  de  beaucoup  d'autres  encore, 
être  vraies  et  certaines,  et  néanmoins  nous  de- 
venir une  occasion  d'illusion,  faute  de  ne  pas 
savoir  pénétrer  les  vues  élevées  et  les  intentions 
sublimes  que  Dieu  y  tient  cachées.  Le  plus  sûr 
et  le  meilleur,  c'est  donc  d'exhorter  les  âmes  à 
fuir   avec    prudence   les    grâces   surnaturelles, 


(1)  Dasiderium    pauperum    exaudivit    Dominus.    Ps.     ix,    17. 

(2)  Desiderium  suum  justis  dabitur.   Prov.,  X,  2i. 


LIVRE    II.  —  CHAPITRE  XIX.  257 

et  de  les  habituer,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
à  persévérer  dans  la  pureté  et  l'obscurité  de 
la  foi,  qui  est  le  seul  moj^en  pour  arriver  à 
l'union. 


CHAPITRE  XX. 


Comment  les  prophéties  et  les  paroles  de  Dieu,  toujours  vérita- 
bles en  elles-mêmes,  ne  sont  pas  toujours  certaines,  vu  les  cir- 
constances qui  les  ont  motivées.  —  Preuves  tirées  de  la  sainte 
Ecriture. 


Le  moment  est  venu  d'expliquer  le  second 
motif  pour  lequel  les  visions  et  les  paroles  di- 
vines, vraies  en  elles-mêmes,  n'ont  pas  toujours 
par  rapport  à  nous  une  égale  certitude.  Ce 
second  motif  tient  aux  raisons  qui  les  ont 
motivées.  Par  exemple,  le  Seigneur  dit  :  Dans 
un  an  j'enverrai  tel  châtiment  à  ce  royaume;  la 
cause  de  cette  sentence  est  une  offense  commise 
dans  ce  paj^s  contre  sa  Majesté  ;  si  l'on  ne  s'a- 
mende pas,  la  punition  s'ensuivra  forcément. 
Mais  si  les  circonstances  viennent  à  modifier  cette 
offense,  la  peine  pourra  cesser  ou  se  modifier 
également.  La  menace  était  néanmoins  véritable, 
parce  qu'elle  portait  sur  la  faute  actuelle,  et  si 
celle-ci  avait  continué,  celle-là  se  fût  exécutée. 
Ce  sont  des  menaces  ou  des  révélations  com- 
minatoires et  conditionnelles.  La  conversion  de  la 


LIVRE    II.   —    CHAPITRE    XX.  2.j9 

ville  de  Ninive  nous  en  fournit  une  preuve  sen- 
sible. Dieu  avait  ordonné  au  prophète  Jonas  de 
dire  de  sa  part  aux  Ninivites  :  Dans  quarante  jours 
Ninrvesera  détruite  (1).  Toutefois  cette  prédiction 
ne  se  réalisa  pas,  parce  que  la  cause  disparut.  La 
sévère  pénitence  qu'ils  firent  aussitôt  de  leurs 
crimes  prévint  l'eifet  de  la  menace  divine,  qui  eût 
infailliblement  reçu  son  accomplissement,  si  ce 
peuple  n'eût  pas  imploré  son  pardon. 

Le  roi  Acbab  ayant  commis  un  crime  énorjnx\ 
comme  il  est  rapporté  au  troisièmelivredesRois, 
Dieu  lui  envoya  son  prophète,  notre  Père  saint 
Élie,  pour  le  menacer  de  sa  colère,  qui  s'étendrait 
non  seulement  à  sa  personne,  mais  encore  à  sa 
maison  et  à  tout  son  royaume.  En  apprenant 
cette  nouvelle,  Achab  déchira  ses  vêtements  de 
douleur,  couvrit  sa  chair  d'un  cilice,  jeûna  et  dormit 
sur  le  sac,  et  marcha  la  tête  baissée  (2) .  Touché  de 
son  repentir,  Dieu  lui  envoya  dire  par  le  même 
Prophète  :  Puisque  Achab  s'est  humilié  pour  l'amour 
de  moi,  je  ne  ferai  point  tomber  sur  lui,  pendant 
qu'il  vivra^  les  maux  dont  je  l'ai  menacé,  mais  sous 


(1)  Adhuc  quadraginta  dies,  et  Xiaive  subvertetur.  Joq. 
III,  4. 

(2)  Cum  audisset  Achab  sïrmoaes  iatos,  scidit  vestimenta 
fua  et  operuit  cilicio  carnem  suam,  jejunavitque  et  dormivit 
in  saccos  et  ambulavit  demigso  capite.  III  Reg.,  xxi,  27 


260  lA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

le  règne  de  son  fils  (1).  Achab  s' étant  converti,  la 
menace  et  la  sentence  de  Dieu  furent  commuées. 

D'où  nous  pouvons  conclure  que  si  Dieu  avait 
révélé  affirmativement  à  une  âme  telle  chose 
agréable  ou  fâcheuse,  la  concernant  elle  ou  au- 
trui, cette  promesse  pourrait  éprouver  des  chan- 
gements plus  ou  moins  considérables,  peut-être 
même  cesser  entièrement  d'exister,  suivant  les 
modifications  survenues  dans  les  dispositions  de 
l'âme,  ou  dans  la  cause  que  le  Seigneur  avait  en 
vue.  Bien  souvent  l'âme  ignore  le  motif  de  ce 
changement,  Dieu  seulenpossède  le  secret.  D'ail- 
leurs toutes  les  communications  divines  ne  sont 
pas  faites  pour  être  acceptées  ou  comprises  ac- 
tuellement, beaucoup  sont  cachées  dans  l'avenir, 
et  leur  lumière  se  manifestera  au  moment  op- 
portun, ou  lorsque  l'âme  en  ressentira  leffet. 

Telle  fut  la  conduite  de  Notre- Seigneur  à  l'é- 
gard de  ses  disciples,  en  leur  adressant  de  nom- 
breuses paraboles  et  de  mystérieuses  maximes  dont 
ils  ne  pénétrèrent  la  divine  sagesse  qu'au  jour  où 
ils  durent  annoncer  cette  céleste  doctrine,  c'est- 
à-dire  après  la  descente  du  Saint-Esprit,  ce 
Paraclet  dont  Jésus- Christ  leur  avait  dit  :  Il  vous 


(!)  Quia  igitur  hutniliatus  est  mei  causa,  non  indu cam  mal um 
in  diebus  ejus,  sed  in  diebus  filii  sui.  III  Reg.,  xxi,  29. 


LIVRE  11.    CHAPITRE      XX.  261 

enseignera  toutes  choses  et  vous  fera  ressouvenir  de 
tout  ce  que  je  vous  ai  dit  (1).  C'est  pourquoi  dans  le 
récit  de  l'entrée  triomphale  du  Christ  à  Jérusa- 
lem, saint  Jean  a  écrit  :  Les  disciples  7i^ entendirent 
poiîit  cela  d'abord  ;  mais  quand  Jésus  fut  entré  dans 
sa  gloire,  ils  se  souvinrent  alors  que  ces  choses 
avaient  été  annoncées  de  lui  (2).  Ainsi  l'âme  peut 
recevoir  bien  des  impressions  divines,  sans 
qu'elle-même  ni  son  directeur  en  aient  l'intel- 
ligence avant  le  temps. 

Dans  le  livre  des  Rois  nous  voyons  que  Dieu 
s'irrita  contre  Héli,  grand-prêtre  en  Israël,  à 
cause  des  péchés  de  ses  enfants,  qu'il  avait  la 
lâcheté  de  tolérer.  Il  lui  envoya  donc  dire  par 
Samuel  les  paroles  suivantes  :  /a/  dit  et  j'ai  as- 
suré que  votre  maison  et  la  maison  de  voti'e  jiére 
serviraient  à  jamais  devant  ma  face;  mais  main- 
tenant je  suis  bien  éloigné  de  celte  pensée,  dit  le 
Seigneur,  aussi  ne  la  réaliserai- je  pas  (3) .  Le  minis- 
tère du  grand-prêtre  consistait  à  rendre  gloire  et 
honneur  à  Dieu,  et  le  Seigneur  avait  promis  que 

(1)  nie  vos  docebit  omnia  et  suggeret  vobis  omniaquœcum- 
que  dixero  vobis.  S.  Joan.,  XIV,  26. 

(2)  Hsec  non  crguoverunt  discipuli  ejus  primuin,  sed  quando 
glorificatus  est  Jésus,  tune  recordati  sunt,  quia  hœc  erant 
sciipta  de  eo.  Ibid.,  Xll,  16. 

(3)  Loquens  locutus  sum,  ut  domus  tua  et  domus  patris  tui 
niinistraret  in  conspectu  meo  usque  in  sempiternum.  !Nunc 
autem  dicit  Dominas  :  Absit  hoc  a  me.  I  Reg.,  Il,  30. 


262  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

le  sacerdoce  se  perpétuerait  d'âge  en  âge  dans  la 
famille  d'Héli ,  s'il  persévérait  dans  son  zèle 
pour  la  gloire  de  Dieu,  et  la  fidélité  à  son  ser- 
vice. Mais  la  négligence  qu'il  apporta  à  remplir 
ses  devoirs  ,  et  la  préférence  qu'il  donna  à 
l'honneur  de  ses  enfants  sur  celui  du  Très- 
Haut,  en  dissimulant  leurs  péchés,  excitèrent 
les  plaintes  du  Seigneur  et  le  contraignirent  à 
retirer  sa  promesse. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  croire  que  les  paro- 
les et  les  révélations  divines  soient  toujours  in- 
faillibles, selon  la  signification  rigoureuse  des 
expressions  ;  principalement  quand,  d'après  les 
desseins  du  Seigneur,  ces  prédictions  sont  liées 
aux  causes  secondes,  sujettes  par  leur  nature  à 
se  modifier  et  à  s'altérer.  A  la  vérité,  Dieu  seul 
a  le  secret  de  cette  dépendance,  et  il  n'est  pas 
toujours  explicite.  Au  contraire,  il  prophétise 
parfois  en  taisant  les  circonstances  conditionnel- 
les; comme  il  le  fit  pour  les  Ninivites,  lorsqu'il 
leur  annonça  la  destruction  de  leur  ville  en  termes 
absolus  par  la  bouche  de  Jonas.  Dans  d'autres 
occurrences,  il  déclare  nettement  sa  pensée  ;  ainsi 
en  agit-il  à  l'égard  de  Roboam  :  Si  vous  marchez 
dans  mes  voies  en  gardant  mes  ordonnances  et  mes 
préceptes,  comme  a  fait  David,  mon  serviteur,  je 
serai  avec  vous,  je  vous  ferai  une  maison,  qui  sera 


à 


LlVr.E   II.    CUAPITUE  XX.  2G3 

stable  et  fidèle,  comme  f  en  ai  fait  uup  à  mon  aervi- 
teurDavid  (1). 

Après  tout,  que  le  Seigneur  laisse  ou  non  dans 
le  vague  le  motif  de  ses  révélations,  nous  ne 
devons  jamais  nous  appuyer  sur  notre  interpré- 
tation personnelle,  la  faiblesse  de  notre  intel- 
ligence ne  nous  permettant  pas  de  découvrir  la 
multiplicité  des  vérités  cachées  sousles  paroles 
c!u  Tout-Puissant.  11  réside  au-dessus  des  cieui 
et  il  parle  le  langage  de  l'Eternité,  tandis  que 
nouS;  pauvres  mortels,  nous  sommes  des  aveu- 
gles dans  cette  vallée  de  larmes,  et  absolument 
incapables  de  pénétrer  dans  la  profondeur  de  ses 
secrets.  C'est  pour  cette  raison  sans  doute,  que  le 
Sage  s'écrie  :  Dieu  est  dans  le  ciel,  et  vous  sur  la 
terre;  c'est  pourquoi  gardez-vous  de  parler  beau- 
coup (2). 

Peut-être  me  direz-vous  :  Puisque  nous  ne 
pouvons  pas  comprendre  ces  choses,  ni  en  faire 
l'objet  de  notre  application,  pourquoi  le  Sei- 
gneur nous  en  favorise-t-il  ?  J'ai  déjà  répondu 
à  ce  sujet  qu'il  ne  faut  pas   vouloir  devancer  le 


(1)  Si  ambulaveris  in  viis  meis...  custodiens  mandata  mea  et 
prœcepta  mea,  sicut  fecit  David,  servus  meus,  ero  tecum,  et 
œdificabo  tibi  domum  fidelem,  quomodo  Eedificavi  David 'do- 
raum.  III  Reg.,  XI,  38. 

1,2)  Deus  enim  in  cœlo  et  tu  super  terram,  idcirco  sint  pauci 
sermones  tui.  Eccl.,  V,  1. 

g** 


2G4  LA    MONTÉE     DU    CARMEL. 

temps  prescrit  par  la  volonté  de  celui  qui  a  parlé. 
Dieu  donnera  l'intelligence  à  qui  il  voudra  au 
moment  opportun,  et  on  reconnaîtra  alors  que 
tous  les  événements  arrivent  conformément  à  sa 
divine  sagesse  et  à  la  suprême  vérité. 

Sachez  bien  qu'on  ne  peut  concevoir  le  sens 
complet  des  paroles  et  des  œuvres  de  Dieu,  ni  le 
déterminer  d'après  les  apparences,   sans  s'expo- 
ser à    beaucoup  d'erreurs  et  à  d'étranges  mé- 
comptes.   Cette    vérité    était  bien   connue  des 
prophètes,  qui  avaient  entre  les  mains  la  parole 
de  Dieu  ;  beaucoup  d'entre  eux  ne  voyaient  pas 
leurs  prédictions  s'accomplir  à   la  lettre;  aussi 
était-ce  pour    eux  une  très   grande    souffrance 
d'avoir  la  mission  de  les  annoncer  aux  Juifs. 
En  butte  à  la  raillerie  et  à  la  risée  du  peuple, 
Jérémie  disait  en  leur  nom:  Je  suis  devenu  l'objet 
de  leurs  moqueries  pendant  tout  le  jour,  et  tous  me 
raillent  avec  insulte,  parce  qu'il  y  a  déjà  longtemps 
que  je  parle ^  que  je  crie  contre  leurs   iniquités  et 
que  je  leur  prédis  une  désolation   générale.    Et  la 
parole  du  Seigneur  est  devenue  pour  moi  un  sujet 
d'opprobre  et  de  railleries  pendant  tout  le  jour. 
Alors  j'ai  dit  :  Je  ne  nommerai  plus  le  Seigneur  et 
je  ne  parlerai  plus  en  son  nom  (1). 

(1)  Factus  sum  in  derisum  tota  die  ;  omnes  subsannant  me. 


LIVUE  11.    CHAPITRE    XX.  265 

Ces  plaintes  du  Prophète  nous  dépeignent  l'ac- 
cablement d'un  homme  qui  se  résigne  sans  doute, 
mais  qui  ne  peut  supporter  le  poids  des  secrets 
de  Dieu  ;  elles  nous  font  également  comprendre 
combien  les  paroles  divines  diffèrent  du  sens 
vulgaire  qu'on  leur  attribue,  et  nous  prouvent 
que  souvent  les  prophètes  de  Dieu  passaient 
pour  des  séducteurs.  Aussi  Jérémie  ajoute- 
t-il  dans  l'amertume  de  son  cœur  :  La  prophétie 
est  devenue  notre  frayeur,  noire  filet  et  notre 
ruine  (1). 

Le  même  motif  engagea  Jonas  à  s'enfuir  lors- 
que Dieu  lui  enjoignit  de  prédire  la  destruction 
deNinive.  Ne  pouvant  saisir  la  vérité  dés  paroles 
divines,  ni  en  pénétrer  le  sens  mystérieux ,  il  fuyait 
pour  n'être  pas  contraint  de  prophétiser,  redou- 
tant la  moquerie  de  ceux  qui  verraient  la  nul- 
lité de  ses  menaces.  La  même  crainte  le  retint 
pendant  quarante  jours  en  dehors  de  la  ville, 
pour  attendre  l'issue  de  la  prophétie  ;  et  comme 
l'événement  ne  répondit  pas  à  son  attente,  en 
proie  à  une  extrême  affliction,  il  s'écria  :  Seigneur^ 


Qaia  jam  olini  loquor  vociferans  iniquitatem  et  vastitatem 
clatnito  ;  et  factus  est  mihi  sermo  Doraini  in  opprobrium  et  in 
(lerisum  tota  die,  et  dixi  :  Non  recordabor  ejus,  neque  loquar 
ultra  in  uomine  illius.  Jer.,  XX,  7. 

(1)    Formido  et  laqueus    facta  est  nobis    ratrocinatio  et    con- 
trilio.  Thien.,  m,  47. 


2G6  LA.    MONTÉE    DU    CARMEL. 

n  est-ce  pas  là  ce  que  je  disais  lorsque  f  étais  encore 
dans  mon  pays  ?  C'est  ce  que  f  ai  prévu  d'abord^  et 
c'est  pour  cela  que  f  ai  fui  à  Tharsis  (1  ) .  Et  le  saint 
homme  s'attrista  au  point  de  prier  Dieu  de  lui 
^ter  la  vie. 

En  résumé,  faut-il  s  étonner  que  les  paroles  et 
les  révélations  de  Dieu  ne  s'accomplissent  pas 
toujours  selon  le  sens  qu'exprime  la  lettre,  puis- 
que ces  prophéties^  nous  l'avons  dit,  sont  subor- 
données aux  dispositions  de  ceux  qui  en  sont 
l'objet.  Il  ne  faut  donc,  sous  aucun  prétexte,  s'ap- 
puyer, dans  ces  matières,  sur  son  intelligence 
personnelle,  mais  prendre  uniquement  la  foipour 
fondement  et  pour  guide  de  ses  actes. 

(1)  Obsecro  Domine  ,  numquid  non  hoc  est  verbum 
meura,  cura  adhuc  essem  in  terra  mea  ?  Propter  hoc  prœoccu- 
pavi  ut  fugcrem   Tharsis.   Jon.,  iv,  2. 


CHAPITRE  XXI. 

rien  n'agrée  pas  les  demandes  indiscrètes  qu'on  liiiadresse.  — 
Comment  il  s'en  irrite  tout  en  y  condescendant  quelquefois. 

Certains  ho:Dmes  spirituels,  présomptueux  et 
peu  vigilants  pour  mortifier  leur  curiosité  na- 
turelle, s'autorisent  des  réponses  mêmes  du 
Seigneur  pour  chercher  à  connaître  l'avenir  par 
voie  surnaturelle.  J'admets  que  Dieu  daigne  leur 
répondre  en  effet;  mais,  malgré  tout,  cette  manière 
d'agir,  loin  de  lui  plaire,  lui  est  fort  désagréable  ; 
bien  souvent  il  s'en  irrite  et  s'en  tient  pour  gran- 
dement otfensé.  Voici  pourquoi  :  il  est  dans  l'or- 
dre qu'une  créature  ne  sorte  point  des  bornes 
naturelles  que  Dieu  lui  a  prescrites.  Or,  Dieu  a 
placé  l'homme  sous  l'empire  des  lois  raisonna- 
bles ;  prétendre  les  enfreindre  en  voulant  arriver 
à  la  connaissance  des  choses,  par  voie  surnatu- 
relle, c'est  sortir  de  ces  limites;  conduite  à  la 
fois  injuste  et  imprudente,  que  Dieu  ne  saurait 
agréer. 

Mais,  me  dira-t-on,  pourquoi  le  Seigneur  ré- 


268  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

pond-il  quelquefois  aux   demandes   qui  lui   sont 
adressées,  si  elles  lui  déplaisent?  Eli  bien,  moi  je 
vous  affirme  que  c'est  parfois  le  démon  qui  ré- 
pond à  sa  place;  ou  si  la  réponse  vient  réellement 
de  Dieu,  c'est  incontestablement   en  considéra- 
tion de  la  faiblesse  de  l'âme,  obstinée  à    suivre 
cette    voie.    S'il  juge    convenable   de  condes- 
cendre encore  à  ses  désirs,  c'est  pour  l'euipêclier 
de  se  décourager,  de  retourner  en  arrière,  de 
croire  qu'il    est  mécontent  d'elle  ;   ou  pour   la 
mettre  à    l'abri    de  trop   violentes   tentations, 
enfin  pour  d'autres  motifs  connus  de  lui  seul, 
La  même  condescendance  le  porte  à  faire  goûter 
aux  âmes  délicates  et  tendres  des  joies  et  des 
consolations  sensibles,    non  pas  qu'il  lui  plaise 
de  voir  une  âme  savourer  ces  douceurs,  mais  parce 
qu'il  se  proportionne  aux  besoins  et  aux   dispo- 
sitions de  chacune.  Dieu  est  une  source  intaris- 
sable où  chacun  va  puiser  selon  la  capacité  du 
vaisseau  qu'il  porte,  et  si  parfois  Dieu  distribue 
l'eau  de  sa  grâce  par  des  canaux  exceptionnels, 
ce  n'est  pas  une  raison  suffisante  pour  que  l'âme 
se  serve  de  ce  moyen  pour  recueillir  l'eau  vive. 
A  Dieu  seul  il  appartient  de  la  répandre  comme 
il  veut,  quand  et  sur  qui  il  lui   plaît,  sans  que 
la  créature  y  ait  aucun  droit. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  si  le  Seigneur  se  montre 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXT.  2C9 

favorable  au  désir  et  à  la  prière  de  certaines 
âmes  simples  et  bonnes,  c'est  afin  de  ne  pas  les 
contrister  par  un  refus.  On  comprendra  mieux 
ceci  par  une  comparaison  familière.  Un  père  de 
famille  fait  charger  sa  table  d'aliments  nombreux 
et  variés,  meilleurs  les  uns  que  les  autres  ;  un  de 
ses  petits  enfants  lui  demande  avec  instances 
d'un  de  ces  mets  ;  ce  n'est  pas  le  meilleur,  mais 
le  plus  à  son  goût  et  le  plus  à  sa  portée.  Le  père 
connaît  la  faiblesse  de  son  enfant,  il  sait  qu'il 
repoussera  tout  autre  aliment,  fût-il  meilleur, 
car  il  n'aime  que  celui-là.  111e  lui  accorde  donc, 
mais  à  regret,  de  peur  de  lui  causer  du  chagrin, 
et  de  le  priver  entièrement  de  nourriture. 

N'est-ce  pas  ainsi  que  Dieu  en  usa  à  l'égard 
des  enfants  d'Israël,  qui  lui  demandaient  un  roi? 
il  accéda  avec  peine  à  une  supplique  qui  devait 
tourner  à  leur  désavantage.  Ecoutez  la  voix  de  ce 
peuple,  disait-il  à  Samuel,  concédez-lui  le  roi 
qu'il  demande,  ce  n'est  point  vous ^  mais  c'est  moi 
cjuils  ont  rejeté  afin  que  je  ne  règne  pas  sur  eu  oc  (]  ). 
De  même  les  âmes  qui  ne  savent  pas  ou  ne  veu- 
lent point,  renoncer  aux  tendresses  et  aux  dou- 
ceurs   spirituelles    ou    sensibles,    contraignent 


(1)  Audi   vocera  populi...   non   enim  te    abjecerunt,    sed   me 
ne  regneiia  super  eos.  I  Reg.,  viii,  7. 


270  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

Dieu,  en  quelque  sorte,  à  leur  octroyer  des  biens 
d'un  ordre  inférieur,  en  vue  de  leur  faiblesse  et 
de  leur  répugnance  pour  la  nourriture  forte  et 
substantielle  des  souffrances  et  de  la  croix  de 
son  Fils,  dont  il  aurait  voulu  les  voir  avides,  pré- 
férablement  à  tout  le  reste.  Je  tiens  cependant 
pour  beaucoup  plus  préjudiciable  de  recher- 
cher les  connaissances  surnaturelles,  que  de 
désirer  simplement  les  goûts  sensibles  ;  et  je  ne 
sais  pas  comment  l'âme  qui  convoite  les  pre- 
mières, peut  s'exempter  de  pécher  au  moins 
véniellement,  malgré  ses  bonnes  intentions  ou 
le  degré  sublime  de  ses  vertus. 

Je  fais  la  même  application  au  directeur  qui  lui 
laisserait  suivre  cette  voie,  soit  par  ses  ordres, 
soit  simplement  par  son  assentiment.  Quelle 
nécessité  y  a-t-il  de  rechercher  ces  moyens  extra- 
ordinaires ?  La  raison  naturelle,  la  loi  et  la  doc- 
trine évangélique  ne  nous  offrent-elles  pas  des 
règles  pleinement  suffisantes  pour  notre  con- 
duite ?  Il  n'y  a  point  de  difficultés  impossibles  à 
résoudre,  ni  aucun  besoin  auquel  on  ne  puisse 
satisfaire  par  ces  secours,  qui  sont  à  la  fois  agréa- 
bles à  Dieu  et  très  avantageux  pour  1  ame. 

Appuyons-nous  donc  fermement  sur  la  raison 
et  sur  les  enseignements  de  FÉvangile,  et  si 
on  venait  à  nous  proposer  une   communication 


LIVRE    11.    CHAPITRE    XXI.  271 

surnaturelle,  qu'elle  soit  ou  non  en  rapport  avec 
notre  inclination,  acceptons-en  uniquement  ce 
qui  est  conforme  à  la  raison  et  à  laloi  évangélique. 
Même  alors,  il  convient  de  considérer  et  d'exa- 
miner la  chose  de  plus  près  encore,  que  s'il  n'y 
avait  point  eu  de  révélation,  parce  que  l'esprit 
de  mensonge  manifeste  souvent  une  foule  de 
choses  véritables  et  futures,  afin  de  séduire 
plus  facilement  les  âmes. 

Les  fondements  sur  lesquels  nous  pouvons 
le  mieux  et  le  plus  solidement  nous  appuyer 
dans  toutes  nos  peines,  nos  tribulations  et  nos 
nécessités  sont  l'oraison,  et  l'espérance  que  le 
Seigneur  pourvoira  à  tous  nos  besoins,  par  les 
moyens  qu'il  jugera  bon  d'employer.  Au  surplus, 
ce  conseil  nous  est  donné  dans  les  Livres  saints 
par  la  bouche  du.  roi  Josaphat.  Entouré  d'une 
multitude  d'ennemis  et  plongé  dans  l'affliction, 
il  se  mit  en  prière  et  s'écria  :  0  Dieu,  quand  nous 
ne  savons  plus  que  faire^  noire  dernière  ressource 
c'est  de  tourner  vers  vous  nos  regards  (1),  afin  que 
vous  pourvoyiez  à  nos  nécessités,  comme  vous  le 
jugerez  plus  convenable.  Pour  ce  qui  est  des 
demandes  de  communications  et  de  révélations 


(1)  Cum  ignoremus  quid  agere  deberau«,  hnc  Folum  Labc- 
mus  rcsidui  ut  oculos  nostros  dirigaïuus  ad  te.  II  Par., 
iX,  12. 


272  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

surnaturelles,  il  me  semble  avoir  fait  assez  com- 
prendre que,  si  Dieu  répond  parfois  à  de  sembla- 
bles prétentions,  il  ne  s'en  offense  pas  moins  ; 
mais  il  sera  bon  cependant  de  le  prouver  encore 
par  d'autres  témoignages  de  la  sainte  Ecriture. 

Lorsque  Saûl  évoqua  l'âme  du  prophète  Sa- 
muel, Dieu  en  fut  irrité,  comme  Samuel  le  té- 
moigna lui-même  en  adressant  au  roi  ce  re- 
proche :  Pourquoi  avez-vous  troublé  mon  repos  cl 
m'avez-vous  contraint  à  sortir  de  ma  tombe  (1)  ? 
Dieu  accorda  également  aux  enfants  d'Israël  la 
nourriture  qu'ils  demandaient,  en  faisant  tomber 
dans  leur  camp  une  grande  quantité  de  cailles  ; 
néanmoins  il  s'en  offensa,  et  fit  descendre  sur  eux 
le  feu  du  ciel  pour  châtier  leur  désir  déréglé, 
comme  nous  le  lisons  au  livre  des  Nombres,  et 
dans  celui  des  Psaumes  :  Ces  viandes  étaient  encore 
dans  leur  bouche  lorsque  la  colère  de  Dieu  s^ éleva 
contre  eux  (2).  Lorsque  sur  l'ordre  de  Balac,roides 
Moabites,  le  prophète  Balaam  se  rendit  auprès 
de  ce  peuple,  il  attira  sur  lui  le  courroux  du  Sei- 
gneur, malgré  la  permission  qu'il  en  avait  ob- 
tenue (3).  Sur  le  chemin  un  Ange  lui  apparut  tout 


(i)  Quare   inquietasti  me  ut  suscitarer?  I  Reg.,  xxvill,  15. 

(2)  Adhuc  escîE  eiant  in  ore  ipsorum  et   ira   Dei   ascendit  su- 
per eos.  Ps.  Lxxvii,  30,  31. 

(3)  Suige  et  vade  cum  eis  :  ita  dumtaxat    ut  quod  tibi  prsece- 
perofacias.  Num,,  xxii,  20. 


LIVRE   II.    CHAPITRE    XXI.  ^73 

à  coup,  l'épée  àla  main,  elle  menaça  de  mort, 
en  lui  disant  de  la  part  de  Dieu  :  Je.  suis  venu  pour 
vi opposer  à  toi,  parce  que  ta  voie  est  percerse  et 
qu'elle   m'est   contraire  (1). 

Nous  le  voyons  parées  différents  traits,  la  con- 
descendance de  Dieu  à  satisfaire  nos  désirs  im- 
prudents, n'exclut  pas  son  indignation  ;  il  serait 
donc  superilu  de  rapporter  tous  les  exemples  et 
toutes  les  autorités  des  Livres  saints,  qui  viennent 
à  l'appui  d'une  yérité  aussi  évidente.  Cependant 
je  me  sens  pressé  de  signaler  de  nouveau  les 
périls  qui  existent  dans  ce  genre  de  rapports 
avec  Dieu,  périls  plus  nombreux  que  je  ne  saurais 
le  dire.  Quiconque  s'attachera  à  une  telle  mé- 
thode s'exposera  à  une  extrême  confusion  ;  et  sa 
propre  expérience  le  contraindra  à  confesser  la 
vérité  de  ce  que  j'avance.  A  la  difficulté  de  ne  pas 
s'égarer  par  rapport  aux  visions  et  aux  paroles 
de  Dieu,  vient  s'en  joindre  encore  une  autre. 
C'est  qu'une  foule  de  ces  faveurs  ont  ordinaire- 
ment le  démon  pour  auteur;  comment  alors  les 
discerner  ?  Car  il  copie  la  manière  de  Dieu  et  il 
propose  à  l'âme  des  choses  analogues  aux  com- 
munications  divines,   espérant  s'introduire  ainsi 

(1).  Ego  veni  ut  adversarer  tibi,  quia  perversa  est  ria  tua 
mihique  contraria,  Num,,xxn,  32. 


274  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

au  milieu  du  troupeau,  comme  un  loup  revêtu  de 
la  peau  d'une  brebis  ;  aussi  à  peine  est-il  recon- 
naissable.  Par  conséquent,  il  est  aisé  de  prendre 
le  change  et  d'attribuer  à  Dieu  des  paroles  et  des 
visions  dont  les  faits  ont  démontré  la  vérité.  Ne 
vous  étonnez  donc  pas  si  l'esprit  de  mensonge  an- 
nonce des  choses  vraies  et  conformes  à  la  raison. 
Celui  qui  est  éminemment  doué  de  la  lumière 
naturelle  peut  connaître,  par  la  science  des 
causes,  les  événements  passés,  ou  deviner  l'a- 
venir. Or  le  démon  possède  cette  lumière  na- 
turelle à  un  degré  très  élevé  ;  il  lui  est  donc 
facile,  étant  donnée  une  cause,  de  conjecturer 
Teffet.  A  la  vérité,  ses  prévisions  ne  se  réalisent 
pas  toujours,  parce  que  tout  dépend  de  la  volonté 
de  Dieu. 

Citons  un  exemple  à  l'appui  de  cette  assertion  : 
le  démon  connaît  la  disposition  de  l'atmosphère 
et  les  influences  du  soleil,  il  prévoit  qu'inévitable- 
ment à  telle  époque  la  combinaison  des  éléments 
engendrera  la  peste  dans  tel  pays,  et  que  ce  fléau 
fera  plus  ou  moins  de  ravages  dans  certaines 
contrées.  Est-il  alors  surprenant,  je  vous  le  de- 
mande, que  le  malin  esprit  dise  à  une  âme  :  d'ici 
à  six  mois  ou  à  un  an  la  peste  se  déclarera  ;  en  effet 
il  en  sera  ainsi,  mais  si  vrai  que  soit  le  fait,  la  pro- 
phétie n'en  aura  pas  moins  été  une  prophétie  dia- 


LIVRE    ir.    —    CHAPITRE    XXI.  27 O 

l)olique.  De  même,  le  prince  du  mensonge,  en 
voyant  les  cavités  terrestres  se  remplir  d'air, 
peut  prévoiries  tremblements  de  terre,  et  annon- 
cer ensuite  qu'à  telle  époque  ils  se  feront  sentir; 
mais  cette  prédiction  résultera  uniquement  d'une 
connaissance  purement  naturelle. 

Certains  faits  extraordinaires  et  providentiels 
peuvent  être  également  prévus  d'après  leurs 
causes;  c'est-à-dire  d'après  les  justes  motifs  qui 
portent  le  Seigneur  à  départir  les  biens  et  les 
maux  aux  enfants  des  hommes.  Par  exemple,  ne 
peut-on  pas  savoir,  par  une  très  simple  déduction, 
que  de  toute  nécessité, en  raison  de  l'état  de  telle 
ou  telle  personne,  de  telle  ou  telle  ville.  Dieu 
fera  intervenir  sa  providence  ou  sa  justice;  soit 
en  infligeant  un  châtiment,  soit  en  décernant  une 
récompense  ?  Dans  ce  cas,  on  peut  dire  avec  cer- 
titude :  à  telle  époque  Dieu  fera  ceci  ou  cela,  ou 
sans  aucun  doute,  tels  événements  arriveront. 
C'est  de  la  sorte  que  Judith  parla  à  Holopherne 
quand,  pour  le  convaincre  de  la  réalité  de  la 
ruine  qui  menaçait  les  enfants  d'Israël,  elle  lui 
dévoila  leurs  crimes  etleurs  méchancetés  et  ajouta 
aussitôt:  Puisqu'ils  se  conduisent  de  cette sorte^  ils 
périront  infailliblement  (1).  Donc  la  punition  peut 

(1)  Ergo  quoniam  haec  faciunt,    certum  est  quod  in   perditio- 
r\em   dabuntur.  Judith,  xi,  12. 

S.   JEAJJ  DE  LA  CROIX.  —  T.   II.  9 


276  LA    MONTÉE    DU    C ARMEL. 

être  prévue  dans  sa  cause  ;  autrement  dit  :  tels 
péchés  attireront  tels  châtiments  de  Dieu  qui  est 
la  justice  même.  La  Sagesse  divine  l'assure  ; 
Chacun  est  puni  par  où  il  pèche  (1). 

Le  démon  connaît  ces  choses  non  seulement 
par  son  intelligence  naturelle,  mais  aussi  par 
l'expérience  qu'il  a  de  la  conduite  du  Seigneur 
en  pareille  circonstance  ;  il  peut  donc  les  prédire 
avec  certitude.  Le  saint  homme  Tobie  prévit  le 
châtiment  de  Ninive  dans  sa  cause,  et  en  avertit 
son  fils  en  ces  termes  :  Ecoutez,  mon  fils,  aussitôt 
que  vous  aurez  enseveli  votre  mère  auprès  de  moi, 
hâtez-vous  de  sortir  de  cette  ville,  car  elle  n'exis- 
tera plus.  Je  vois  clairement  Cjue  son  iniquité  sera 
la  cause  de  son  châtiment  ou  de  sa  ruine  com- 
plète (2).  L'Esprit  de  Dieu  révéla  à  Tobie 
la  destruction  de  Ninive,  toutefois  le  démon 
aurait  pu  l'augurer  comme  lui  :  d'une  part  à 
cause  de  la  dépravation  de  cette  ville,  et  de 
l'autre  par  l'expérience  qu'il  avait  de  la  justice 
divine,  châtiant  les  iniquités  du  genre  humain 
par  le  déluge,  et  les  crimes  des  Sodomites  par  le 


(1)  Per  quae  peccat  quis,  psr  hgsc  et  torquetur.  Sap.,  xi,    17. 

(2)  Nunc  ergo,  filii,  audite  me,  et  nolite  manere  hic  ;  sed  qna- 
cumque  die  sepelieritis  matrem  vestram  circa  me  in  uno  sepul- 
chro,  ex  eo  dirigite  gressus  vestros  ut  exeatis  hinc  :  video  enim 
quia  iniquitas  ejus  finem  dabit  ei.  Tob. ,  XTV,  12, 13. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXI.  277 

feu.  Satan  peut  encore  connaître  la  faiblesse  et 
les  dispositions  corporelles  d'un  individu,  et  an- 
noncer ainsi  d'avance  la  durée  ou  la  brièveté 
de  sa  vie. 

Les  faits  de  ce  genre  sont  nombreux,  et  en 
même  temps  si  compliqués  et  tellement  pleins  de 
subtilités,  qu'on  ne  s'y  dérobe  qu'à  la  condition 
de  fuir  généralement  les  révélations,  les  visions 
et  les  paroles  surnaturelles.  Aussi  Dieu  s'irrite- 
t-il  à  bon  droit  contre  ceux  qui  les  admettent;  car 
c'est  témérité,  présomption,  curiosité  que  de 
s'exposer  au  péril  qui  en  résulte;  c'est  laisser 
croître  un  rejeton  de  l'orgueil,  qui  est  la  racine  e1 
le  fondement  de  la  vaine  gloire  et  du  mépris  des 
choses  divines  ;  c'est  enfin  ouvrir  la  porte  à  des 
maux  incalculables,  dont  un  grand  nombre 
d'âmes  ont  été  les.  victimes.  Ces  âmes  excitent  à 
un  tel  point  l'indignation  du  Seigneur,  qu'il  les 
laisse  à  dessein  s'égarer  et  tomber  dans  l'aveu- 
glement de  l'esprit  ;  on  les  voit  abandonner  les 
règles  élémentaires  de  la  vie  spirituelle  pour  satis- 
faire leur  vanité  et  leur  caprice. 

Alors  se  justifiele texte  d'Isaïe  :  Dieu- a  répandu 
au  milieu  d'elles  un  esprit  de  vertige  (1  )  et  de  confu- 


(1)  Dominas    miscuit   ia   nïedio  ejus   spiritam  vertigiais.    Is,, 
XIX,   li. 


278  LA    MONTÉE  DU    CARMEL. 

sion  ;  c'est-à-dire  un  esprit  qui  entend  tout  à  con- 
tre-sens. Or,  Isaïe  applique  cette  parole  à  ceux  qui 
cherchent  à  connaître  par  une  voie  surnaturelle 
les  mystères  de  l'avenir.  Dieu,  dit-il,  leur  envoie 
un  esprit  de  vertige  ;  non  pas  que  le  Seigneur 
veuille  effectivement  les  jeter  dans  l'erreur,  mais 
il  permet  qu'ils  y  tombent.  Pour  les  punir  de 
leur  témérité  à  sonder  des  secrets  impénétra- 
bles, le  Seigneur  irrité  leur  refuse  sa  lumière, 
pour  se  coaduire  dans  les  voies  où  ils  se  sont 
engagés  contre  sa  volonté.  On  peut  dire  ainsi 
qu'indirectement  Dieu  est  cause  de  ce  mal,  qui 
consiste  dans  la  privation  de  sa  lumière  et  de 
sa  grâce.  Dieu  donne  de  même  au  démon 
la  permission  de  tromper  et  d'aveugler  bon 
nombre  d'âmes,  qui  se  sont  attiré  ce  malheur 
par  leurs  péchés  et  par  leur  audace.  Fort  de 
ce  pouvoir,  Satan  se  transfigure  en  ange  de 
lumière  ;  ces  âmes  le  prennent  pour  tel,  et  don  - 
nent  créance  à  ses  suggestions,  de  telle  sorte 
que,  parvînt-on  même  plus  tard  à  leur  faire  voir 
la  vérité,  il  n'est  plus  possible  de  les  désillusion- 
ner, tant  l'esprit  de  vertige  s'est  emparé  d'elles. 
Ce  fut  le  triste  sort  des  prophètes  du  roi 
Achab  ;  Dieu  les  abandonna  à  l'esprit  de  men- 
songe, et  donna  l'avantage  au  démon  sur  eux,  par 
ces  paroles  :    Tu  les  tromperas  et  tu  seras  le  plus 


LIVRE  II.    CIIAPITHE  XXI.  27i> 

fort  :  va  et  ac/is  dans  ce  sens(\).  En  eflfet,  l'actioa 
du  prince  des  ténèbres  fut  si  puissante  sur  le  roi  et 
sur  les  prophètes,  qu'ils  refusèrent  d'ajouter  foi 
à  la  prédiction  de  Michée,  qui  était  en  contradic- 
tion avec  celle  des  faux  prophètes.  Dieu  les  avait 
frappés  d'aveuglement  à  cause  de  leur  présomp- 
tion, et  de  l'ardeur  avec  laquelle  ils  désiraient 
recevoir  une  réponse  conforme  à  leurs  incKna- 
tions  ;  disposition  de  nature  à  les  précipiter  in- 
failliblement dans  l'illusion  la  plus  profonde. 
Ezéchiel  prédit  au  nom  de  Dieu  la  même  infor- 
tune à  celui  qui  ose  prétendre  pénétrer,  par  voie 
surnaturelle,  les  choses  proprés  à  satisfaire  la 
vanité  et  la  curiosité  de  son  esprit  :  S'il  vient 
trouver  le  prophète  pour  m'' interroger  par  son  inter- 
médiaire, c'est  moi,  qui  suis  le  Seigneur,  qui  lui 
répondrai  de  moi-même,  et  je  le  regarderai  dans 
ma  colère,  et  lorsque  le  prophète  tombera  dans  l'erreur 
et  répondra  faussement,  c'est  moi^  qui  suis  le  Sei- 
gneur,  qui  aurai  trompé  ce  prophète  (2).  Ce  pas- 
sage doit  se  prendre  en  ce  sens,  qu'il  ne  soutien- 
dra pas  le  prophète  de  sa  faveur;  c'est-à-dire: 


(1)    Decipies   et  prEbvalebis  :  egredere    et    fac   ita.  III  Reg. 
XXII,  22, 

(2)  Si...  et  venerit  ad  prophetam,  ut  interroget  par  eum  me  ; 
ego  Dominus  respondebo  ei  per  me,  et  ponam  faciem  meam 
super  hominem  illum.  Et  propheta  cura  erraverit  et  locutus 
fueiit  verbum,  ego  Dominus  decepi  prophetam  illum.  Ezech., 
XIV,  7,  8,  9. 


280  LA    MONTÉE    DU   CABMEL. 

moi  le  Seigneur,  je  répondrai  de  moi-même,  mais 
je  répondrai  dans  ma  colère.  Or,  du  refus  de  sa 
grâce  et  de  sa  protection,  résulte  indubitablement 
l'abandon  et  l'illusion.  L'esprit  de  mensonge 
s'empresse  alors  de  répondre  selon  l'attrait  et 
les  goûts  de  cet  homme  trop  crédule,  celui-ci  se 
complaît  dans  ces  réponses  et  ces  communica- 
tions conformes  à  sa  volonté,  et  se  laisse  engager 
dans  les  filets  de  l'ennemi. 

Peut-être  paraîtrons -nous  être  sorti  du  sujet 
annoncé  dans  le  titre  de  ce  chapitre,  mais  si  on 
j  réfléchit  attentivement,  on  verra  que  tout 
ce  que  nous  avons  dit  vient  appuyer  notre 
dessein.  En  effet,  tout  y  démontre  comment 
le  Seigneur  s'indigne  contre  ces  âmes  curieuses 
et  combien  il  condamne  le  désir  de  semblables 
visions,  puisque,  tout  en  daignant  le  satisfaire, 
il  permet  que  les  âmes  y  soient  trompées  de 
mille  manières. 


CHAPITRE  XXII. 

Pourquoi  eat-il  interdit,  sous  la  loi  nouvelle,  d'interroger  Dieu 
par  une  voie  surnaturelle,  comme  il  était  permis  de  le  faire 
dans  l'ancienne  loi? —  Réponse  à  cette  question.  —  Elle  nous 
donne  l'intelligence  des  mystères  de  notre  foi.  —  Passage  dca 
épîtres  de  saint  Paul  appliqué  à  ce  sujet. 

Les  doutes  qui  se  multiplient  sous  nos  pas, 
ne  permettent  point  d'avancer  aussi  vite  que 
nous  l'aurions  voulu.  A  mesure  que  nous  les  sou- 
levons, nous  sommes  obligés  d'y  répondre, 
afin  de  donner  à  l'enseignement  de  la  vérité  toute 
son  intégrité,  et  de  lui  conserver  toute  sa  force. 
Du  reste,  il  ressort  un  avantage  de  ces  doutes, 
c'est  que  s'ils  retardent  un  peu  notre  marche,  ils 
servent  d'autre  part  à  mettre  notre  doctrine 
plus  en  lumière,  ainsi  que  le  prouve  l'objection 
suivante. 

La  volonté  de  Dieu  n'est  pas  que  les  âmes  as- 
pirent à  recevoir  par  voie  surnaturelle  les  dons 
extraordinaires,  comme  les  visions,  les  paroles 
intérieures,  etc.,  nous  l'avons  vu  dans  le  dernier 
chapitre.  D'un  autre  côté,  nous  savons  que  dans 


282  LA    MONTÉE    DU  CARMEL. 

l'ancienne  loi,  cette  manière  de  traiter  avec  Dieu 
était  habituelle,  et  que  non  seulement  elle  était 
autorisée,  mais  encore  que  Dieu  la  recommandait, 
et  reprenait  les  Israélites,  lorsqu'ils  y  man- 
quaient. On  peut  le  voir  dans  Isaïe,  où  Dieu 
reproche  à  son  peuple  de  songer  à  descendre  en 
Egypte  sans  l'avoir  interrogé  :  Pourquoi  avez- 
vom  pris  la  résolution  cValler  en  Egypte  sans  me 
consulter  (1)  ?  Nous  lisons  aussi  dans  Josué  que  les 
enfants  d'Israël  ayant  été  trompés  par  les  Gabao- 
nites,  le  Saint-Esprit  les  blâma  en  ces  termes  :  Ils 
prirent  donc  de  leurs  vivres  cl  ils  ne  consultèrent 
point  le  Seigneur  (2).  Moïse,  les  anciens  prophètes 
et  les  pontifes  consultaient  le  Seigneur  en  tou- 
tes circonstances  ;  le  roi  David  et  tous  les  rois 
d'Israël  le  faisaient  également  avant  d'entre- 
prendre aucune  guerre.  Dieu  leur  parlait,  leur 
répondait  sans  incriminer  cette  conduite,  et 
leur  abstention  eût  même  été  pour  eux  une  faute  ; 
telle  est  la  vérité  que  nous  transmet  l'histoire. 
Pourquoi  donc  maintenant,  sous  l'ère  de  grâce^ 
les  choses  ne  se  passent-elles  plus  comme  au- 
trefois ? 


(1)  Qui  ambulatis  ut  descendatis  in   Egyptum,   et  os    meum 
non  interrogatis.  Is.,  xxx,  2. 

(2)  Susceperunt  igitur    de  cibariis   eorum   et  os    Domini    non 
interrogaverunt.  Jos.,  ix,  14. 


LIVRE    II.    CHAPITRE  XXll.  283 

A  ceci  je  réponds  :  si  ces  sortes  de  questions 
étaient  acceptées  dans  l'ancienne  loi,  s'il  y  avait 
même  des  raisons  de  convenance  pour  que  les 
prophètes  et  les  prêtres  désirassent  des  visions 
et  des  révélations  divines,  la  raison  principale 
c'est  que  les  fondements  de  la  foi  n'étaient  pas 
alors  aussi  bien  assis,  ni  laloiévangélique  aussi 
bien  établie  qu'actuellement.  Il  était  donc  néces- 
saire d'interroger  le  Seigneur,  et  de  recevoir  ^es 
réponses  :  soit  verbalement,  par  des  visions  ou 
des  révélations,  soit  en  figures  et  en  symboles, 
soit  enfin  par  des  signes  de  toute  autre  espèce. 
Toutes  ces  paroles  et  ces  révélations  divines  con- 
tenaient les  mystères  de  notre  foi,  ou  s'y  rappor- 
taient. Or,  ces  mystères  n'étant  pas  l'œuvre  de 
l'homme,  mais  celle  de  Dieu  qui  les  a  proférés 
par  son  Verbe,  oupar  la  bouche  de  ses  prophètes, 
il  était  indispensable  aux  hommes  d'aller  puiser 
à  cette  source  céleste.  Voilà  pourquoi  le  Sei- 
gneur leur  adressait  de  vifs  reproches  quand  ils 
néghgeaient  de  le  consulter,  attendu  que  ses 
réponses  devaient  les  guider  vers  cette  foi  qu'ils 
ne  connaissaient  pas  encore. 

Maintenant    la  foi    du    Christ  a   des    fonde- 
ments solides,    la  loi   évangélique  est  promul- 
guée, nous  sommes  dans  l'ère  de  la  grâce;  il  n'y  , 
a  donc  plus  de  raison  pour   employer  ce  mode 


9' 


28 i  LA    MOISTÉE    DU    CARMEL. 

interrogatif,  et  pour  attendre  les  réponses  et 
les  oracles  de  Dieu  comme  on  le  faisait  autrefois. 
En  nous  donnant  son  Fils,  qui  est  sa  Parole  uni- 
que et  éternelle,  il  nous  a  tout  expliqué,  et  il 
n'a  plus  besoin  de  parler.  Tel  est  le  sens  de 
ce  texte,  par  lequel  saint  Paul  engage  les  Hé- 
breux à  fixer  uniquement  leurs  regards  sur  le 
Christ  Sauveur,  et  à  mettre  de  coté  cette  pre- 
mière méthode  de  communication  avec  Dieu 
tolérée  par  la  loi  mosaïque  :  Dieu  ayant  parlé 
uutrefois  à  nos  pères,  en  divers  temps  et  en  di- 
verses manières  par  les  prophètes,  7wus  a  enfin 
parlé  tout  nouvellement  dans  ces  derniers  jours 
par  '<on  propre  Fils  (1).  Ces  lignes  du  grand  Apô- 
tre signifient  que  Dieu  a  si  bien  parlé  par  son 
Verbe,  qu'il  n'a  plus  rien  à  nous  dire.  En  ce 
Verbe,  qui  est  sa  parole  substantielle,  est  contenu 
tout  entier  l'enseignement  partiel  des  pro- 
phètes. 

L'âme  assez  téméraire  pour  prétendre  de 
nos  jours  interroger  Dieu,  et  en  obtenir  des 
visions  ou  des  révélations,  lui  ferait,  ce  me  sem- 
ble, une  grave  injure;  parce  qu'en  le  faisant, 
elle  montrerait  qu'elle  ne  se  contente  pas  exclu- 


(1)  Multifariam  mnltisque  modis  olim  Deus  loquens  patribus 
in  prophetis  ;  uovissime  diebus  istis  locutus  est  nobis  in  Filio. 
Hcbr.,  I,  1. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXll.  2^85 

sivement  du  Christ.  Dieu  pourrait  lui  répoudre  : 
Celui-ci  est  mon  Fils  hien-aimé  dans  lequel  fai 
mis  toute  mon  affection,  écoutez-le  (1);  c'est-à-dire  : 
je  vous  ai  envoyé  tous  les  biens  par  le  Verbe, 
mon  fils  ;  fixez  les  yeux  sur  lui  seul,  en  lui  je 
vous  ai  révélé  toutes  choses,  vous  trouverez  en 
lui  plus  que  vous  ne  sauriez  désirer  ni  demander. 
Vous  souhaitez  des  paroles,  des  révélations,  ou 
des  visions,  qui  ne  sont  que  des  fragments  do 
la  vérité  ;  vous  en  trouverez  la  manifestation 
totale  en  Jésus.  Il  est  toute  ma  parole,  toute  ma 
réponse  ;  il  est  toute  ma  vision,  toute  ma  révéla- 
tion. En  vous  le  donnant  pour  frère,  pour  maî- 
tre;, pour  compagnon,  pour  rançon  et  pour  ré- 
compense, j'ai  répondu  à  vos  demandes  et  je  vous 
ai  tout  révélé.  Au  Thabor  mon  Esprit  s'est  reposé 
sur  lui  et  j'ai  dit.:  Celui-ci  est  mon  Fils  bien-aimê 
en  qui  j'ai  mis  toutes  mes  complaisances,  écoutez- 
le.  Gardez- vous  donc  de  chercher  de  nouvelles 
doctrines,  ou  de  solliciter  d'autres  réponses.  Si 
je  parlais  autrefois,  c'était  pour  promettre  le 
Christ  ;  si  mes  serviteurs  m'interrogeaient,  leurs 
demandes  se  rattachaient  à  l'attente  et  à  l'es- 
pérance du  Christ.  C'est  ce  que  démontre  l'en- 


(l)  Hic  est  FiUus   meus    dilectus,  in  quo  rnihi  bene  coinpla- 
cui:  ipsum  audite.  S.  Matth.,xvii,  5, 


286  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

seignercent  des  Evangélistes  et  des  Apôtres. 
Vouloir  m'interroger  actuellement  et  recevoir 
mes  réponses,  ce  serait  se  déclarer  peu  satisfait 
du  Christ,  et  offenser  grièvement  mon  Fils  bien- 
aimé.  Cette  source  féconde  de  tous  les  biens 
comblera  tous  vos  désirs;  venez  vous  y  désalté- 
rer, en  elle  vous  puiserez  toutes  les  grâces  des 
révélations,  et  de  plus  nombreuses  encore.  En 
etfet,  désirez-vous  une  parole  de  consolation? 
regardez  mon  Fils  obéissant  et  triste  jusqu'à 
la  mort,  par  amour  pour  moi,  et  vous  verrez 
combien  de  réponses  consolantes  il  vous  adres- 
sera. Voulez-vous  connaître  l'explication  des 
choses  cachées  et  les  mystères  des  événements 
futurs  ?  jetez  les  yeux  sur  lui,  vous  y  découvri- 
rez les  secrets  mystérieux  et  les  trésors  de  la 
sagesse  divine,  selon  le  témoignage  de  l'Apôtre  : 
En  lui  sont  renfermés  tous  les  trésors  de  la  sagesse 
et  de  la  science  de  Dieu  (J).  Ces  trésors  de 
sagesse  seront  pour  vous  beaucoup  plus  admi- 
rables, savoureux  et  profitables,  que  tous  les 
objets  de  vos  propres  désirs.  Le  même  Apôtre 
se  glorifie  de  posséder  cette  unique  science  :  Je 
nai  point  [ait  profession  de  savoir  j)armi  vous  autre 


(1)  In  quo  sant  omnes  thesauri  sapientise  et  scientise  abscon- 
diti.    Colosa.,  ii,  3. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXII.  287 

chose  que  Jésus-Christ^  et  Jésus-Christ  crucifié  (1). 
Enfin,  si  vous  voulez  avoir  des  visions  ou  des  ré- 
vélations divines  et  même  corporelles,  contem- 
plez son  Humanité  sainte,  et  vous  serez  ravis  des 
merveilles  qui  vous  seront  manifestées.  Saint 
Paul  n'a-t-ilpas  dit  :  Cest  en  lui  que  la  plénitude 
de  la  divinité  habite  corporellement  (2)  ? 

Puisque  Dieu  nous  a  parlé  par  Notre-Seigneur 
Jésus- Christ,  qu'avons-noiis  besoin  de  l'interroger 
encore  et  d'attendre  ses  réponses  ?  Aspirer  à  rece- 
voir des  connaissances  par  des  moyens  extraor- 
dinaires, c'est  signaler  en  Dieu  une  lacune, 
comme  nous  l'avons  dit  plus  haut.  Les  souhai- 
ter, c'est  encore  une  curiosité  des  plus  blâma- 
bles, qui  dénote  Timperfection  de  la  foi;  or  cette 
disposition,  loin  d'attirer  sur  nous  d'autres  faveurs 
surnaturelles,  est  plutôt  faite  pourles  en  éloigner. 
Au  moment  où  le  Christ  expirait  sur  la  croix,  il  s'é- 
cria: Tout  est  consommé  {^)  !  Alors  les  cérémonies 
et  les  rites  de  la  loi  ancienne  furent  abrogés. 
Sachons  donc  prendre  toujours  pour  guide  la 
doctrine  du  Sauveur,  de  son  Église  et  de  ses  prê- 
tres ;  seuls  ses  enseignements  sont  dignes  de  foi; 


(1)  Non  enini  judicavi  me  scire    aliquid  inter  tos   nisi  Jesum 
\'hristum,  et  hune  crucifixum.    I  ad  Cor.,  Il,  2. 

(2)  la  ipso  inhabitat  omnis  plénitude  divinitatis  corporaliter, 
Coloss.,  II,  9. 

(,3)  Consummatutn  est.  S.  Joan.,  xix,  30. 


288  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

en  eux  nous  trouverons  le  remède  à  nos  igno- 
rances et  à  nos  faiblesses  spirituelles,  et  nous  y 
puiserons  d'abondants  secours  pour  toutes  nos 
nécessités.  Quelle  ne  serait  donc  pas  la  présomp- 
tion de  celui  qui  oserait  s'en  détourner,  si  peu  que 
ce  soit  !  Saint  Paul  écrit  aux  Galates  :  Quand 
même  un  Ange  du  ciel  vous  annoncerait  un  Evan- 
gile différent  de  celui  que  nous  vous  avons  annoncé, 
qu'il  soit  anatheme  (1).  En  dehors  de  la  voie  tra- 
cée par  le  Christ,  Dieu  et  homme,  toutes  les 
autres  voies  sont  mensongères  et  ne  mènent  à 
rien. 

Celui-là  fait  de  vains  efforts,  qui  a  la  prétention 
de  traiter  avec  Dieu  comme  dans  l'ancienne  loi. 
Au  surplus,  croyez-le  bien,  même  à  cette  époque 
il  n'était  pas  permis  à  tous  d'interroger  le  Sei- 
gneur, et  Dieu  ne  répondait  pas  sans  distinction 
de  personnes.  Il  rendait  ses  oracles  aux  seuls 
pontifes  et  aux  prophètes,  dont  la  mission  était 
de  transmettre  au  peuple  la  loi  et  la  doctrine. 
Quelqu'un  désirait-il  consulter  Dieu,  il  le  faisait 
par  l'intermédiaire  du  prophète  ou  du  prêtre,  et 
jamais  il  n'aurait  eu  l'audace  de  s'adresser  direc- 
tement à  lui.  Et  si  David  interrogea  plusieurs 


fn  Sed  licetnos,  aut  Angélus  decœlo  evangclizet  vobis  proster- 
quam  quod  evangelizavimus  vobis,  anathema  sit.  Gai.,  I,  8. 


LIVKE    II.    CHAPITRE    XXII.  289 

fois  le  Seigneur,  c'est  en  qualité  de  prophète; 
encore  ne  le  faisait-il  pas  sans  être  revêtu  des 
habits  sacerdotaux,  comme  on  le  voit  au  premier 
livre  des  Rois,  quand  il  dit  au  prêtre  Abiathar  : 
Appliquez-moi  Véphod  (1)  ;  c'était  un  des  princi- 
paux vêtements  des  prêtres.  D'autres  fois  il  s'a- 
dressait à  Nathan,  ou  à  d'autres  prophètes,  pour 
consulter  le  Très-Haut. 

La  parole  des  prophètes  inspirait  alors  une 
entière  créance  ,  comme  étant  celle  de  Dieu 
même.  11  n'était  pas  permis  de  s'en  rapporter  à 
une  appréciation  personnelle  quelconque  ;  et 
ceci  à  tel  point  que  les  oracles  divins  n'avaient 
aucune  force,  ni  aucune  autorité,  s'ils  n'étaient 
sanctionnés  par  les  prophètes  et  par  les  pon- 
tifes. Dieu  aime  tant  voir  l'homme  gouverné 
et  dirigé  par  son  semblable,  qu'il  nous  ordonne 
d'une  manière  absolue  de  ne  donner  un  entier 
crédit  à  ses  communications  surnaturelles,  qu'à  la 
seule  condition  de  les  faire  passer  par  le  canal  des 
lèvres  humaines  ;  alors,  et  seulement  alors,  nous 
pouvons  nous  y  appuyer  avec  confiance.  Lorsque 
Dieu  révèle  quelque  chose  à  une  âme,  il  l'incline 
en  même  temps  à  la  découvrir  à  son  représentant, 
etavantd'avoirobéi  àcette  inspiration  intérieure, 

(1)  Applica  ephod.  I   Eeg.,  xxiii,  9. 


290  LA    MONTÉE    DU    CÂR.MEL. 

elle  n'est  pas  pleinement  satisfaite.  Le  Seigneur 
veut  que  l'homme  trouve  la  sanction  de  la  vérité 
danslaparoled'unautre  homme,  qui estson minis- 
tre. Il  est  écrit  au  livre  des  Juges  que,  malgré 
l'assurance  réitérée  de  la  victoire  que  lui  avait 
donnée  le  Seigneur,  Gédéon  doutait  encore  de 
vaincre  les  Madianites.  Dieu  lui  laissa  cette  pusil- 
lanimité, jusqu'au  moment  où  il  reçut  de  la  bou- 
che des  hommes  la  confirmation  de  la  promesse 
divine.  Le  voyantdoncsi  abattu,  le  Seigneur  lui 
dit  :  Levez-vousel  descendez  dans  le  camp. ..et,  lors- 
que vous  aurez  entendu  ce  qu'ils  diront^  vos  bras 
deviendront  plus  forts,  et  vous  descendrez  ensuite 
avec  plus  de  sécurité  pour  attaquer  vos  ennemis  (1). 
Il  en  fut  ainsi,  car  ce  vaillant  soldat  ayantentendu 
un  Madianite  raconter  à  son  compagnon  un  songe 
qu'il  avait  eu  pendantlanuit,  et  qui  annonçait  leur 
défaite,  sentit  son  courage  se  ranimer,  et  livra  la 
bataille  avec  une  entière  confiance. 

L'exemple  de  Moïse  est  bien  plus  admirable 
encore.  Dieu  lui  avait  commandé  d'aller  délivrer 
les  enfants  d'Israël;  il  avait  motivé  ses  ordres 
et  les  avait,  de  plus,  confirmés  par  des  prodiges 
tels  que  la  verge  changée  en  serpent,  et  la  gué- 


(1)  Surge  et  descende  in  castra...  et  cum  audieris  quiâ 
loquantur,  tuar)  confortabuntur  maaus  tuse,  et  securior  ad 
bostium  castra  descendes.  Jud,,  7,  D. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXII.  291 

rison  instantanée  de  la  main  de  Moïse,  qui  avait 
été  soudainement  couverte  de  lèpre.  Néanmoins 
le  libérateur  du  peuple  de  Dieu  restait  faible, 
timide  et  irrésolu,  malgré  le  mécontentement  du 
Seigneur,  irrité  de  ses  hésitations.  11  ne  prit  cou- 
rage qu'après  avoir  entendu  ces  paroles  :  Je  sais 
qu'Aaron,  ton  frère  le  lévite^  parle  avec  facilité  ; 
voilà  qu^il  sort  lui-même  au-devant  de  toi,  et  à  la 
vue  il  se  réjouira  en  son  cœur.  Parle-lui  et  fais-lui 
part  de  ce  que  je  Vai  dit^  et  moi  je  sei'ai  en  ta 
bouche  et  en  la  sienne  (1).  Moïse  se  sentit  alors, 
fortifié,  à  la  pensée  d'être  consolé  et  soutenu  par 
les  conseils  de  son  frère. 

Tel  est  l'état  de  l'âme  humble  qui  n'ose  pas 
traiter  seule  à  seule  avec  Dieu,  et  dont  la  sécu- 
rité n'est  pas  complète  sans  une  intervention 
humaine.  Dieu  le  veut  ainsi  ;  lorsque  plusieurs 
s'assemblent  pour  délibérer  sur  une  vérité,  il 
vient  au  milieu  d'eux  pour  la  leur  manifester  et 
la  confirmer  dans  leur  esprit,  ainsi  qu'il  promit  à 
^Moïse  et  à  Aaron  de  parler  par  la  bouche  de  l'un 
et  de  l'autre,  quand  ils  agiraient  de  concert.  Là 
où  deux  ou  trois  personnes  se  trouvent  asseinblées 


(1)  Aaron  frater  tuus  lévites,  scio  quod  sit  eloqucus  ;  ecce 
ipse  egreditur  in  occursum  tuum,  vidensque  te  lœtabitur  corde. 
Loquere  ad  aura  et  pone  verba  mea  in  ore  ejus,  et  ego  ero  la. 
ore  tuo  et  in  ore  illius.  Exod.,  iv,  14,  15. 


292  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

en  mon  nom,  pour  examiner  ce  qui  concerne 
davantage  ma  gloire  et  mon  honneur,  je  me 
trouve  au  milieu  cVelles  (1),  pour  faire  luire  clans 
leur  cœur  la  splendeur  des  vérités  divines. 
Notez  bien  que  le  Seigneur  ne  dit  pas,  là  où  il 
y  en  aura  un  seul  je  serai  avec  lui,  mais,  là  où  ils 
seront  au  moins  deux  ;  pour  nous  apprendre 
qu'il  est  interdit  à  l'homme  seul  de  juger  les 
choses  divines,  de  s'y  appuyer,  de  s'y  attacher 
sans  le  conseil  et  la  direction  de  l'Église  et  de 
ses  prêtres.  Dieu  ne  se  tient  pas  auprès  de  celui 
qui  s'isole,  pour  lui  manifester  ses  vérités  et  les 
affermir  dans  son  cœur  ;  aussi  la  vérité  demeure- 
t-elle  en  lui  sans  force  et  sans  ardeur. 

L'Ecclésiaste  s'écrie  :  Malheur  à  Vhomme 
seul! car  lorsqu'il  sera  tomhé,iln  aura  personne 
pour  le  relever  ;  si  deux  dorment  ensemble,  ils  se 
réchauffent  Vun  Vautre^  c'est-à-dire,  par  le  feu 
de  la  charité  qui  est  au  milieu  d'eux  ;  mais  com- 
ment un  seul  se  rèchauffera-t-il  ?  Comment  ne 
sera- t-il  pas  froid  à  l'égard  de  Dieu  ?  Quelqu'un 
peut  avoir  r avantage  sur  un  homrae  seul^  et 
c'est  le  démon  qui  prévaut  ainsi  contre  ceux  qui 
veulent  se  conduire  seuls  ;  rrtais  deux  lui  résis- 


(1)  Ubi  enim   sunt  duo   vel  très   congregati    ia   nomine  meo, 
ibi  sum  in   medio  eorum.   S.  Matth.,  xviii,  20. 


LIVRE    11,    —    C[IAP1TRE    XXII.  293 

tent  (1),  à  savoir  le  maître  et  le  disciple,  qui  sont 
réunis  pour  connaître  la  vérité  et  la  mettre  en 
pratique.  L'homme  isolé  se  sent  ordinairement 
faible,  tiède  dans  l'interprétation  de  la  vérité, 
lors  même  qu'il  l'aurait  reçue  de  la  bouche  de 
Dieu.  Saint  Paul  après  avoir  beaucoup  prêché 
l'Évangile,  qu'il  disait  tenir  de  Dieu  et  non  des 
hommes,  n'eut  pas  de  repos  avant  d'avoir  été 
conférer  avec  saint  Pierre  et  les  autres  Apôtres, 
de  peur,  disait-il  :  Que  je  ne  fournisse  ou  que  Je  ne 
vienne  à  fournir  une  carrière  inutile  (2). 

II  est  donc  fort  téméraire  de  donner  son  assen- 
timent aux  révélations  divines,  à  moins  d'obser- 
ver l'ordre  que  nous  venons  d'établir.  Eussiez- 
vous  la  même  certitude  que  saint  Paul  sur  la 
vérité  de  l'Evangile,  dont  il  avait  commencé  la 
prédication  ;  fût-il  avéré  que  la  révélation  vînt 
de  Dieu,  vous  pourriez,  malgré  tout,  tomber 
dans  l'illusion,  par  rapport  à  son  exécution  et  aux 
circonstances  qui  s'y  rattachent.  Dieu  n'est-il 
pas  libre  de  révéler  une  chose  sans  découvrir 
l'autre,  et  sans  indiquer  le  moyen  de  leffectuer  ? 
Les  rapports  fréquents  et  familiers  qu'il  a  avec 


(l)V8esoli,  quia  cum  ceciderit  non  habet  sublevantem  se. 
Et  si  dormicrint  duo,  fovebuntur  mutuo,  unus  quomodo  caîe- 
fiet  ?  Et  si  quispiain  prœvaluerit  contra  unum  duo  résistant 
ei.  Eccl.,iv,  10,  11,  J2. 

(2)  Ne  forte  in  vacuum  currerera  aut  cucurrissem.  Gai.,  ii,  2. 


294  LA    MONTÉE    DU    CARMEL 

une  âme,  ne  l'obligent  pas  à  lui  communiquer 
habituellement  ce  qu'elle  peut  apprendre  par 
l'entremise  et  le  conseil  des  hommes.  Saint  Paul 
le  savait  bien,  puisqu'assuré  de  la  vérité  de  la  doc- 
trine évangélique,  qu'il  avait  reçue  de  Dieu,  il  ne 
laissa  pas  que  d'aller  consulter  le  collège  apos- 
tolique. 

En  voici  encore  une  preuve  saisissante  tirée 
de  l'Exode.  Dieu,  qui  avait  des  entretiens  si 
intimes  avec  Moïse,  ne  lui  donna  cependant 
jamais  par  lui-même  le  conseil  salutaire  de  Jéthro 
son  beau-père.  Celui-ci  l'engagea  à  choisir  d'au- 
tres juges  pour  l'aider  dans  son  ministère,  afin 
de  ne  pas  tenir  le  peuple  dans  l'attente  depuis  le 
matin  jusqu'au  soir  :  Choisis  d'entre  tout  le  peuple 
des  hommes  valeureux  et  craignant  Dieu,  en  qui 
soit  la  vérité ..  .qui  jugent  le  peuple  en  tout  temps  (1). 
Dieu  approuva  cette  sage  mesure,  qu'il  n'avait 
pas  cru  devoir  suggérer  lui-même  à  Moïse,  parce 
qu'elle  ne  dépassait  pas  la  portée  du  jugement 
et  du  conseil  de  l'homme.  Il  agit  de  même  dans 
l'ordre  des  visions  et  des  paroles  intérieures  ;  son 
intention  est  que  les  hommes  aient  recours  aux 
moyens  humains,  excepté  pour  les  choses  de  la 


(1)  Frovide  autem  de  omni  plèbe  viros  potentes  et  timentea 
Deum,  in  quibus  est  veritas...  qui  judicant  populum  omni 
tempore.  Exod.,  xviii,  21,  22. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXll.  295 

foi,  qui  surpassent  tout  jugement  et  toute  in- 
telligence créée,  sans  toutefois  leur  être  con- 
traires. 

Si  vous  avez  l'ineffable  bonheur  de  converser 
familièrement  avec  Dieu  et  avec  ses  Saints,  ne 
vous  imaginez  pas  qu'ils  s'engagent  par  là  même 
à  vous  dévoiler  tous  vos  défauts,  si  vous  pouvez 
les  connaître  par  un  autre  organe.  Au  lieu  de 
vous  appuyer  sur  cette  fausse  espérance,  rappe- 
lez-vous ce  qui  est  rapporté  dans  les  Actes  des 
Apôtres.  Saint  Pierre  chef  de  l'Église,  instruit 
directement  par  le  Seigneur,  se  trompa  en  main- 
tenant parmi  les  Gentils  l'usage  d'une  certaine 
cérémonie  judaïque.  Néanmoins  Dieu  gardait  le 
silence,  au  point  que  saint  Paul  fut  obligé  de 
reprendre  Pierre,  comme  il  l'affirme  lui-même  : 
Mais  quand  je  vis  que  les  disciples  ne  marchaient 
"pas  droit  selon  la  véi^ité  de  FÉvangile,  je  dis  à 
Pierre,  devant  tout  le  monde  :  Si  vous  qui  êtes 
Juif,  vous  vivez  à  la  manière  des  Gentils^  et  non 
pas  à  celle  des  Juifs,  pourquoi  contraignez-vous  les 
Gentils  à  juda'iser  (1)  ? 

Au  jour  du  jugement,  on  verra   le  Seigneur 


(I)  Sed  cum  vidissem  quod  ri  on  recte  ambularent  ad  veri- 
tatcm  Evangelii,  dixi  Cephas  coram  omnibus  :  Si  tu  Ju  Iseus  sis, 
gentiliter  vivis,  et  non  judaice,  quomodo  gentescogis  judaizare  î 
Gai.,  II,  14. 


296  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

punir  des  âmes  qu'il  avait  honorées  ici-ba? 
de  ses  entretiens  familiers,  et  favorisées  de 
ses  dons  et  de  ses  lumières.  Trop  confiantes  dans 
leurs  rapports  habituels  avec  Dieu,  elles  ont 
négligé  les  devoirs  de  leur  état,  et  encourront 
ainsi  ses  justes  reproches.  Dans  leur  étonnement, 
elles  s'écrieront  alors  :  Seigneur,  Seigneur,  n^a^ 
vons-nous  pas  prophétisé  en  votre  nom  ?  Ji^avons- 
nous  pas  chassé  les  démons  en  votre  nom  ?  et 
n'avons-nous  pas  fait  plusieurs  miracles  en  votre 
nom  ?  Et  le  Seigneur  leur  répondra  :  Je  ne  vous  ai 
jamais  connues,  retirez-vous  de  moi,  vous  qui  faites 
des  œuvres  d'iniquité  (1).  De  ce  nombre  seront  le 
prophète  Balaam  et  ses  semblables,  à  qui  Dieu 
daignait  faire  entendre  sa  parole,  quoiqu'ils  fus- 
sent pécheurs.  Les  élus  de  Dieu,  ses  amis  privilé- 
giés, attireront  ses  réprimandes  pour  les  fautes 
et  les  imperfections  qu'ils  auront  commises,  et 
dont  il  n'était  pas  nécessaire  queDieu  les  avertît 
lui-même,  puisque  la  loi  et  la  raison  naturelle 
suffisaient  pour  les  instruire. 

En  terminant  ce  sujet,  tirons-en  cette  conclu- 
sion :  l'âme  doit  confier  à  son  directeur  spirituel, 

(1)  Domine,  nonne  in  nomine  tuo  prophetavimus,  et  in 
Domine  tuo  dsemonia  ejecimus,  et  in  nomine  tuo  virtutes  mul- 
tas  feciinus  ?  Et  tune  confitebor  illis  :  quia  niinquam  novi  vos  : 
discedite  a  me  qui  operamini  iniquitatem.  S.  Matth.,  VII,  22,  23. 


LIVRE    11. CHAPITRE    XXII.  297 

en  toute  vérité,  simplicité  et  ouverture  de  cœur, 
les  faveurs  surnaturelles  qu'elle  reçoit.  Il  lui 
semblera  peut-être  inutile  d'en  rendre  compte, 
surtout  si,  d'après  nos  enseignements,  l'âme  a 
soin  de  les  rejeter  sans  en  faire  cas,  ce  qui  la 
met  à  l'abri  de  toute  illusion.  Toutefois  il  est 
de  la  dernière  importance  qu'elle  manifeste  les 
opérations  de  la  grâce,  visions,  révélations,  com- 
munications spirituelles,  distinctes  ou  non,  peu 
importe,  et  cela  pour  trois  raisons. 

l°Nous  l'avons  fait  voir,  la  force,  la  lumière, 
la  certitude  et  l'effet  principal  des  dons  divins,  ne 
se  font  pleinement  sentir  à  l'âme  qu'après  ouver- 
ture faite  au  directeur,  établi  par  Dieu  juge  spi- 
rituel de  cette  âme.  A  lui  appartient  de  lier  ou 
de  délier  les  consciences,  d'approuver  ou  de  blâ- 
mer leurs  dispositions  ;  les  autorités  alléguées 
plus  haut  l'ont  assez  démontré.  Tous  les  jours 
encore  nous  expérimentons  comment  les  âmes 
humbles  favorisées  de  ces  dons  ressentent,  après 
en  avoir  parlé  à  qui  de  droit,  une  augmentation 
de  force,  de  lumière  et  de  sécurité  ;  tandis  qu'a- 
vant d'avoir  fait  cette  ouverture,  elles  ne  goûtent 
aucun  repos,  et  ces  grâces  semblent  ne  pas  leur 
appartenir. 

2°  D'ordinaire  l'âme  a  besoin  d'être  éclairée 
sur  les  choses  qui  se  passent  en  elle,  pour  avan- 


298  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

cer  dans  la  nuit  obscure,  c'est-à-dire  pour  pro- 
gresser dans  la  nudité  d'esprit  et  la  pauvreté 
intérieure.  Tout  en  ne  désirant  pas  les  grâces 
exceptionnelles,  si  l'âme  est  privée  de  cet  ensei- 
gnement, elle  tombera  sans  s'en  douter  dans 
l'ignorance  des  voies  spirituelles,  et  se  verra 
bientôt  assujettie  à  la  vie  des  sens. 

3"  Enfin  il  est  bon  de  faire  part  de  toutes  ses 
impressions  surnaturelles,  lors  même  qu'on  les 
regarde  comme  non  avenues  ;  afin  d'entretenir 
l'humble  soumission  et  la  mortification.  Il  n'est 
pas  rare  de  rencontrer  des  âmes  qui  ressentent 
une  extrême  répugnance  à  s'entretenir  de  ces 
faveurs.  D'abord  elles  leur  semblent  peu  impor- 
tantes ;  puis  elles  se  demandent  comment  les 
personnes  à  qui  elles  doivent  en  parler,  accueil- 
leront leurs  communications.  C'est  là  une  mar- 
que de  bien  peu  d'humilité,  et  pour  ce  motif 
même  il  faut  précisément  se  contraindre  à  le 
faire.  D'autres  éprouvent  beaucoup  de  confusion 
à  les  exposer,  dans  la  crainte  de  faire  croire 
qu'elles  reçoivent  des  faveurs  semblables  à  celles 
des  Saints.  La  pensée  d'aborder  ce  sujet  avec 
leur  directeur  est  une  vraie  torture.  Toutes  ces 
craintes  ne  sont  pas  des  raisons  acceptables  ;  au 
contraire,  il  faut  absolument  que  les  âmes  se 
mortifient  sur  ce  point,  jusqu'à  ce  qu'elles  soient 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXII.  299 

devenues  humbles,  douces  et  promptes  à  se  faire 
connaître,  et  qu'elles  en  arrivent  même  à  le  faire 
avec  facilité. 

Si  nous  avons  tant  appuyé  sur  la  nécessité  de 
rejeter    ces  visions   et  ces  révélations  ;  si  nous 
avons  insisté  pour  recommander  aux  confesseurs 
de  ne  pas  encourager  les  âmes  à  ces  sortes  d'en- 
tretiens; ce  n'est  cependant  pas  que  les  maîtres 
spirituels  soient  obligés  de  leur  en  témoigner  du 
dégoût  et  du  mépris,  au  point  de  leur  donner 
occasion  de  se  tenir  trop  sur  la  réserve,  et  de 
leur  enlever  le  courage  de  les  manifester.   En 
fermant  ainsi  la  porte  à  leurs  libres  aveux,  ils 
les  exposent  à  une  foule  de  dangers.  D'ailleurs, 
ces  grâces  sont  un  moyen  ;  or,  puisque  c'est  un 
moyen  et  une  voie  par  où  Dieu  conduit  ces  âmes, 
il  ne  convient  pas  de  les  mépriser,   et  il  n'y  a 
pas  lieu  de  s'en  effrayer,  encore  moins  de  s'en 
scandaliser.  Mais  il  faut  procéder  avec  beaucoup 
de  douceur,  de  bonté,  de  paix,  et  encourager  les 
âmes  en  leur  donnant  la  facilité  de  s'exprimer 
ouvertement  ;  au  besoin  même  on  devra  le  leur 
enjoindre.  En  effet,  les  âmes  éprouvent  parfois 
une  difficulté  si  grande  à  faire  ces  déclarations, 
que  pour  les  y  amener,  il  ne  faut   rien  négliger. 
On  doit  ensuite  les  diriger  dans  la  voie  sûre   de 
la  foi,  leur  enseigner  à  détourner  les  yeux   de 

a.  JEAN  DE  LA  CROIX.  —  T.  II:  Q** 


300  LA    MONTÉE    DU    CAUMFL. 

tous  ces  dons  surnaturels,  et  les  exhorter  à  s'en 
dégager  d'esprit  et  de  cœur,  afin  de  prendre  un 
libre  essor  vers  les  sommets  de  la  perfection. 
On  devra  enfin  les  convaincre  qu'une  seule 
action,  ou  un  seul  acte  de  volonté  fait  par  amour, 
a  plus  de  valeur  devant  Dieu  que  toutes  les  vi- 
sions ou  les  révélations  célestes,  et  que  beau- 
coup d'âmes,  sans  être  enrichies  de  semblables 
faveurs,  sont,  sans  contredit,  infiniment  plus 
avancées  que  d'autres,  qui  les  ont  reçues  à  pro- 
fusion. 


CHAPITRE  XXIII. 


Des  connaissances  intellectuelles  qui  sont  purement  spirituelles. 
—  Entrée  eu  matière.  —  Explication  de  leur  nature. 


Les  développements  dans  lesquels  nous  sommes 
entrés  par  rapport  aux  connaissances  de  l'enten- 
dement, qui  s'acquièrent  au  moyen  des  sens,  sont 
à  la  vérité  trop  laconiques  pour  une  pareille 
matière  ;  néanmoins  je  n'ai  pas  voulu  m'expli- 
quer  davantage,  car  pour  arrivera  mon  but,  à 
savoir,  de  dégager  l'entendement  de  ces  con- 
naissances, et  de  l'introduire  dans  la  nuit  de  la 
foi,  j'en  ai  dit  assez,  et  je  crains  plutôt  d'avoir  été 
trop  diffus.  J'aborde  donc  maintenant  l'explica- 
tion des  quatre  connaissances  de  l'intellect  pure- 
ment spirituelles,  dont  nous  avons  fait  mention 
au  chapitre  viii.  Ce  sont  les  visions,  les  révéla- 
tions, les  paroles  intérieures  et  les  sentiments 
spirituels.  Nous  appelons  ces  grâces  purement 
spirituelles,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  commu- 
niquées à  l'entendement  au  moyen  des  sens 
extérieurs^  comme  les  visions  corporelles  et  ima- 


302  LA    3I0NTÉE    DU    CARMEL. 

ginaires.  Au  contraire,  elles  s'offrent  à  lui  d'une 
manière  passive,  claire  et  distincte,  sans  l'inter- 
médiaire d'aucun  sens  extérieur  ou  intérieur  ; 
et  par  voie  surnaturelle,  c'est-à-dire  sans  que 
l'âme  intervienne  activement  par  aucun  acte 
propre  de  ses  facultés. 

A  parler  dans  un  sens  large  et  général,  ces 
quatre  connaissances  peuvent  se  nommer  visions 
de  l'âme,  puisque  dans  le  langage  usuel,  quand 
il  s'agit  de  l'âme,  comprendre  et  voir  est  iden- 
tique. Les  connaissances  intelligibles  pour  l'en- 
tendement sont  appelées  visibles  pour  l'esprit,  et 
par  suite  les  notions  qui  s'en  forment  dans  cette 
puissance,  se  nomment  vues  intellectuelles.  Tou- 
tes les  espèces  saisies  par  les  cinq  sens  :  la  vue, 
l'ouïe,  l'odorat,  le  goût  et  le  toucher,  servent 
d'objets  à  l'entendement,  qui  en  discerne  la 
vérité  ou  la  fausseté.  Ce  qui  est  visible  aux  yeux 
corporels  produit  une  vision  corporelle  ;  de 
même,  toute  connaissance  intelligible  procure  une 
vision  spirituelle  à  l'entendement,  qui  est  la  vue 
de  l'âme.  Donc,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  :  com- 
prendre et  voir  est  une  seule  et  même  chose  par 
rapport  à  l'intellect.  Parlant  en  général,  on  peut 
appeler  vues  ces  quatre  sortes  de  connaissances  ; 
mais  cette  dénomination  ne  saurait  s'appliquer 
aux  autres  sens,  l'objet  de  l'un  n'étant  pas  l'ob- 


i 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXllI,  303 

jet  de  l'autre.  Néanmoins^,  comme  ces    connais- 
sances sont  présentées  à  l'âme  sous  une  forme 
analogue  à  celle  qui  frappe  les  sens,  pour  préciser 
davantage,  nous  appellerons  visions    les  concep- 
tions que  l'entendement  perçoit  par  une  sorte  de 
vue  ou  d'intuition.  Nous  nommerons  révélations, 
l'intelligence  d'objets  nouveaux,  inconnus  à  cette 
faculté;  paroles    intérieures,  celles  que  l'esprit 
reçoit  sous  la  forme  des  choses  qu'on   entend  par 
l'ouïe  ;  enfin,    sentiments  spirituels,  toutes  les 
impressions  qui  ont  de  l'analogie  avec  celles  des 
autres  sens.    Par  exemple,  la    sensation  d'une 
suave  odeur  spirituelle,  ou  encore   les  goûts  et 
les  délices  dont  l'âme  peut  jouir  d'une  manière 
surnaturelle.  De  ces  différentes  notions,  l'enten- 
dement retire  une  connaissance  ou  une  vision 
spirituelle,  indépendante  des  formes,  des  images, 
ou  des  figures  imaginaires  puisées   dans  le  sens 
intérieur  ;   ces  communications  ont  lieu  directe- 
ment au  moyen  d'une  opération  surnaturelle. 

Or,  il  est  à  propos  de  dégager  l'esprit  de  ces 
conceptions,  comme  nousl'avons  fait  à  l'égard  des 
visions  corporelles  et  imaginaires,  pour  le  diri- 
ger toujours,  à  travers  la  nuit  spirituelle  de  la 
foi,  vers  la  divine  et  substantielle  union  d'amour. 
Un  dépouillement  absolu  lui  est  indispensable 
pour  n'être  pas  retardé  et  entravé   dans  la  voie 


304  LA   MONTÉE    DU    CARMEL. 

de  la  solitude  et  de  l'abnégation.  Je  l'avoue,  ces 
connaissances  intellectuelles  sont  à  la  fois  plus 
nobles,  plus  utiles  et  beaucoup  plus  sûres,  que 
les  connaissances  corporelles  et  imaginaires.  Les 
premières  sont  intérieures,  purement  spiri- 
tuelles, et  par  là  même  moins  accessibles  au  dé- 
mon ;  d'autant  que  Dieu  se  communique  à  l'âme 
dans  cet  état  avec  plus  de  délicatesse,  et  en 
dehors  de  sa  coopération  et  de  celle  de  l'ima- 
gination, du  moins  active.  Cependant,  par  son 
peu  de  vigilance  à  s'en  détacher^  l'entendement 
pourrait  encore  y  trouver  non  seulement  un 
obstacle,  mais  une  source  de  graves  erreurs. 

Peut-être  aurions-nous  pu  réunir  ces  quatre 
espèces  de  connaissances,  en  leur  appliquant 
succinctement  le  conseil  général  que  nous  don- 
nons pour  toutes,  c'est-à-dire  de  ne  pas  les 
demander,  ni  les  désirer  ;  toutefois  nous  aurons 
plus  de  lumière,  pour  la  pratique,  en  entrant  dans 
le  détail.  Au  reste,  il  y  a  des  choses  spéciales  à 
dire  sur  chacune  d'elles;  il  sera  donc  préférable 
de  les  traiter  en  particulier.  Commençons  par 
les  premières,  qui  sont  les  visions  spirituelles  ou 
intellectuelles. 


CHAPITRE  XXIV. 

Explication  des  deux  sortes  de    visions  spirituelles   que  l'âme 
peut  avoir  surnaturellement. 


Les  visions  spirituelles  que  l'entendement  per- 
çoit sans  l'intermédiaire  d'aucun  sens  corporel, 
sont  de  deux  sortes  :  les  visions  des  substances 
corporelles,  et  les  visions  des  substances  simples 
ou  immatérielles.  Les  premières  concernent  tous 
les  objets  visibles  du  ciel  et  de  la  terre;  l'âme 
peut  les  découvrir  à  l'aide  d'une  certaine  lu- 
mière émanée  de  Dieu,  qui  les  fait  apercevoir 
malgré  leur  éloignement.  Les  secondes  exigent 
une  lumière  plus  pénétrante  et  plus  sublime. 
Aussi  ces  visions,  comme  celles  des  Anges  et  des 
Esprits,  sont-elles  rares,  et  pour  ainsi  dire  étran- 
gères à  la  condition  de  cette  vie  mortelle;  à  plus 
forte  raison  la  vision  de  l'Essence  divine,  qui  est 
le  partage  des  âmes  bienheureuses.  Cette  der- 
nière peut  être  accordée  à  quelques  âmes,  mais 
d'une  manière  transitoire.  Dieu  les  soutient  alors, 
et  leur  conserve  la  vie  naturelle,  tout  en  opérant 


306  LA    MONTÉE    DU    CA.RMEL 

une  sorte  d'abstraction  qui  sépare  momentané- 
ment l'esprit  du  corps.  L'Apôtre  saint  Paul  en  fit 
l'expérience  quand,  ravi  au  troisième  ciel,  il  ap- 
prit des  secrets  ineffables  :  Si  ce  fut  avec  mon 
corps  ou  saîismon  corps,  je  ne  sais,  Dieu  le  sait  (1). 
Ces  paroles  prouvent  évidemment  que,  par  une 
opération  divine,  l'Apôtre  fut  transporté  au- 
dessus  de  la  sphère  de  la  vie  naturelle. 

Lorsque  le  Seigneur  voulut,  comme  on  le  sup- 
pose, découvrir  son  Essence  à  Moïse,  il  lui  promit 
de  le  placer  à  Ventrée  de  la  caverne,  de  le  couvrir  de 
sa  droite  et  de  le  protéger,  de  peur  qu'il  ne  vînt  à 
mourir,  quand  sa  gloire  passerait  (2) .  Ce  passage  de 
la  gloire  du  Très-Haut  était  une  manifestation 
transitoire  de  son  Etre,  pendant  qu'il  protégeait 
de  sa  droite  la  vie  naturelle  de  Moïse.  Mais  ces 
visions  si  exceptionnelles,  de  Paul,  de  Moïse  et 
d'Eiie,  notre  Père,  quand  il  se  couvrit  le  visage 
au  bruit  d'un  doux  zéphyr  (3)  symbole  de  Dieu, 
ne  sont  que  passagères  ;  Dieu  ne  les  donne  que 
très  rarement,  ou  pour  mieux  dire  presque  ja- 
mais,, et  à  un  nombre  d'âmes  fort  restreint  ;  il  en 


(1)  Sive  in  corpore,  sive  extra   corpus  nescio,    Deus   scit.   II 
ad  Cor.,  xii,  2. 

^  (2)  Cumque  transibit  gloria  mea,  ponam  te  in  foraminepetrae, 
et  protegara  dextera  mea,  donec  transeam.  Exod.,  xxxiii,  22. 

(3)  Quod   cum    audisset  Elias   operuit    vuitum   suum   pallio. 
111  Ileg.,  XIX,  13. 


i 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXIV.  307 

favorise  les  zélateurs  ardents  de  sa  loi  et  de 
son  Église,  comme  le  furent  ces  trois  grands 
Saints. 

D'après  les  lois  ordinaires,  ces  visions  ne  peu- 
vent pas  être  perçues  ici-bas  avec  une  évidente 
clarté  ;  on  peut  en  ressentir  cependant  quelques 
effets  au  fond  intime  de  l'âme,  par  un  certain 
amour  lumineux,  accompagné  de  touches  très 
délicates  ;  ce  qui  rentre  dans  le  domaine  des  sen- 
timents spirituels,  dont  nous  traiterons  ensuite 
avec  le  secours  d'en  haut.  Tout  le  but  de  ce 
traité  n'est-il  pas  de  conduire  l'âme  à  cette  mer- 
veilleuse union  avec  l'Essence  divine  ?  Du  reste, 
nous  en  parlerons  encore  à  propos  de  la  connais- 
sance mystique,  secrète  et  obscure,  qu'il  nous 
reste  à  expliquer.  Nous  dirons  alors  comment, 
par  l'entremise  de  cette  notion  amoureuse  et 
confuse,  Dieu  s'unit  à  l'âme  dans  un  degré  su- 
blime et  ineffable.  Cette  notion  est  celle  de  la 
foi  ;  elle  sert  en  la  vie  présente  de  moyen  à  l'u- 
nion  divine^  comme,  dans  l'autre  vie,  la  lumière  de 
la  gloire  donne  aux  élus  la  claire  vision  de  Dieu. 

Abordons  maintenant  le  sujet  des  visions  de 
substances  corporelles,  que  l'âme  perçoit  spiri- 
tuellement. Ces  visions  ont  beaucoup  d'ana- 
logie avec  les  visions  corporelles.  Comme  les 
yeux  voient  les  objets  corporels  à  l'aide  de  la 


308  LA    MONTÉE    DU    CARMEL: 

lumière  naturelle,  ainsi  l'âme  voit  intérieurement 
ces  mêmes  objets  ou  d'autres  encore,  selon    le 
bon   plaisir  de   Dieu,  au  moyen  d'une  lumière 
surnaturelle.  Toutefois  le  mode  de  vision  est  dif- 
férent, car  l'œil   de  l'âme, ou  l'entendement,  re- 
çoit les  visions  spirituelles,   ou  intellectuelles, 
avec  plus  de  clarté  et  de  délicatesse  que  les  jeux 
du  corps  n'aperçoivent  les   visions  corporelles. 
Lorsque    le    Seigneur   veut   favoriser  une  âme 
d'une  grâce  semblable,  il  répand   en  elle  la  lu- 
mière surnaturelle  dont    nous  parlions,  dans  la- 
quelle elle  distingue  avec  une  facilité  extrême,  et 
dans  une  splendeur   incomparable,  ce  que  Dieu 
veut  lui  montrer  du  ciel  ou  de  la  terre  ;  l'absence 
ou  la  présence  de  ces  objets    ne  change  rien  à 
cette  communication. 

Figurez-vous  une  porte  qui  s'ouvre  devant 
vous,  et  laisse  passer  de  temps  en  temps  un  bril- 
lant éclair  qui,  au  sein  d'une  nuit  sombre, 
illumine  soudain  les  objets,  et  les  fait  apparaître 
comme  en  plein  jour  ;  puis  ,  disparaissant 
aussitôt,  les  fait  rentrer  dans  l'obscurité,  lais- 
sant leurs  formes  et  leurs  images  gravées 
dans  l'imagination.  Les  visions  intellectuelles 
opèrent  dans  l'âme  un  effet  bien  plus  excellent 
encore  ;  les  choses  qu'elle  aperçoit  à  la  lueur 
de  cette  divine  lumière  s'impriment  parfois  si  pro- 


LIVRE    11.      —    CHAPITRE    XXIV.  309 

fondement  dans  son  esprit,  qu'il  lui  suffit  d'un 
simple  souvenir  pour  les  voir  comme  la  pre- 
mière fois,  à  chaque  nouvelle  lumière  de  Dieu  qui 
vient  briller  à  ses  regards.  Quand  on  jette  les 
yeux  sur  un  miroir,  on  y  retrouve  les  images  des 
objets  qui  s'y  reflètent;  ainsi  l'âme  ne  saurait  ou- 
blier complètement  la  forme  des  objets  qu'elle  a 
vus,  bien  que  par  intervalle  cette  forme  semble 
s'effacer  un  peu  de  sa  mémoire. 

Les  effets  que  ces  visions  produisent  en  l'âme 
sont  la  paix,  la  lumière,  une  joie  presque  compa- 
rable à  celle  de  la  gloire,  la  pureté  et  les  suavités 
de  l'amour,  l'humilité  et  une  élévation  de  l'esprit 
vers  Dieu,  plus  ou  moins  intense,  selon  le  bon 
plaisir  du  Distributeur  de  toutes  grâces,  et  la 
capacité  de  l'âme  qui  les  reçoit. 

Le  démon  peut  aussi  produire  ou  contrefaire 
ces  visions  dans  l'âme,  par  une  certaine  lumière 
naturelle  qu'il  présente  à  l'imagination,  en  revê- 
tant d'une  clarté  spirituelle  les  objets  présents 
ou  éloignés.  Plusieurs  docteurs,  commentant  ce 
passage  de  saint  Matthieu,  affirment  que  le  démon 
montra  au  Christ  tous  fes  royaumes  du  monde  et 
leur  gloire  (1)  par  une  suggestion  spirituelle.  Il 


(1)    Ostendit  ei  omnia  régna  mundi.  S.  Matth.,    iv,    8     quos 
refert  D.  Thom.,  3,    p.  41,  art.  2,  d.  3,  et  Abul.,  in  4  S.   Matth. 
9.  49. 


310  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

eût  été  impossible  aux  yeux  du  corps  d'avoir 
une  vue  assez  puissante,  pour  embrasser  à  la  fois 
tous  les  royaumes  du  monde  avec  leur  magnifi- 
cence. Mais  il  y  a  une  immense  différence  entre 
les  visions  venues  du  démon  et  celles  dont  Dieu 
est  l'auteur,  comme  les  effets  des  unes  n'ont  au- 
cune comparaison  avec  les  effets  des  autres.  Les 
premières  inclinent  les  âmes  à  la  présomption  et 
à  l'estime  d'elles-mêmes,  qui  leur  fait  admettre 
avec  complaisance  ces  visions.  A  l'encontre 
des  visions  célestes,  loin  d'être  accompagnées 
d'une  humilité  douce  et  paisible,  et  d'un  vérita- 
ble amour  divin,  elles  engendrent  la  sécheresse 
de  l'esprit  dans  les  rapports  avec  Dieu.  Leur 
empreinte  ne  s'imprime  pas  dans  l'âme  avec  la 
suave  netteté  des  autres  visions;  elle  s'efface 
promptement  au  contraire,  excepté  si  l'âme  ac' 
cueille  volontiers  ces  sortes  de  communications, 
car  l'estime  en  rappelle  naturellement  le  sou- 
venir, mais  un  souvenir  sec  et  aride,  incapable 
de  produire  les  fruits  d'humilité  et  de  charité 
qui  résultent  des  véritables  visions,  toutes  les  fois 
qu'on  s'en  souvient. 

Ces  visions  ayant  pour  objet  les  créatures,  qui 
n'ont  aucune  ressemblance,  aucune  proportion 
essentielle  avec  Dieu,  elles  ne  peuvent  donc  pas 
servir  de  moyen  immédiat  à  l'union  divine.  C'est 


LIVRE    H.   CHAPITRE    XXIV.  311 

pourquoi,  si  l'âme  veut  faire  des  progrès  réels, 
j^MÛce  au  moyen  uni(|ue  et  véritable  de  la  foi, 
son  attitude  à  leur  égard  doit  ôtre  entièrement 
négative,  comme  nous  l'avons  expliqué  pour  les 
autres  visions.  Par  conséquent,  que  l'âme  se  garde 
de  faire  comme  une  réserve  et  un  trésor  des  for- 
mes et  des  images,  qui  demeurent  gravées  dans 
son  imagination  ;  si  elle  ne  s'en  détache  par  un 
dépouillement  absolu,  les  obstacles  se  soulève- 
ront sous  ses  pas,  et  entraveront  sa  marche  as- 
cendante vers  Dieu.  Qu'elle  ait  le  courage  de  les 
mépriser,  et  ces  impressions,  lors  même  qu'elles 
ne  cesseraient  de  se  reproduire,  ne  lui  causeront 
plus  grand  préjudice.  Cependant  nous  ne  devons 
pas  le  nier,  le  souvenir  de  ces  visions  peut  porter 
l'âme  à  la  contemplation,  etl'exciter  à  un  certain 
amour  de  Dieu  ;  mais  vous  le  savez,  la  pureté  de 
la  foi  et  l'abnégation  complète  relèvent  infiniment 
plus,  à  son  insu.  L'âme  se  sentira  peut-être 
tout  à  coup  embrasée  d'un  véhément  et  très  pur 
amour  de  Dieu,  sans  distinguer  la  source  d'où 
émane  ce  bien,  ni  ce  qui  aura  servi  de  motif  à  ces 
désirs  brûlants.  En  voici  toute  la  raison:  à  mesure 
que  le  vide  s'est  fait  dans  l'âme  par  les  ténèbres, 
le  dépouillement,  en  un  mot,  par  la  pauvreté  spi- 
rituelle, la  foi  a  jeté  de  profondes  racines,  et  a 
pénétré  plus  intimement  dans  ce  cœur  dégagé  de 

s.  J^AX  DE  LA  CKOIX.   —  T.    II.  10 


312  LA    MONTÉE  DU    CARMEL. 

tout,  la  cliarité  de  Dieu  s'y  est  à  proportion  éta- 
blie et  répandue.  Plus  1  ame  consent  à  se  faire 
aveugle,  à  s'anéantir  par  rapport  à  toutes  les 
choses  extérieures  ou  intérieures,  qui  peuvent  lui 
être  communiquées,  plus  la  foi,  l'espérance  et  la 
charité  se  fortiôeiit  en  elle. 

Cet  amour  n'a  pas  son  siège  dans  la  partie  sen- 
sible et  n'y  produit  pas  de  douces  émotions, c'est 
pourquoi  l'âme  ne  le  remarque  pas  toujours.  Il 
réside  dans  l'intime  de  1  ame,  et  la  revêt  de  force, 
de  courage  et  d'une  ardeur  nouvelle;  d'autres  fois 
cependant,  il  rejaillit  jusque  sur  les  sens  par  des 
effets  pleins  de  tendresse  et  de  douceur.  Pour 
posséder  l'amour,  la  joie  et  la  dilatation  in- 
térieure qu'apportent  ces  visions,  il  faut  avoir 
la  générosité  et  la  mortification  de  rester  dans 
le  vide  et  dans  l'obscurité,  à  l'égard  de  tout  le 
créé,  et  de  fonder  son  amour  et  sa  joie  en  ce 
qu'on  ne  peut  ni  voir  ni  sentir  ici-bas,  c'est-à-dire 
en  Dieu  seul.  l'Etre  incompréhensible  et  supé- 
rieur à  tout.  Admettons  même  qu'une  âme  ait 
assez  de  prudence,  d'humilité  et  d'énergie  pour  ne 
pas  se  laisser  séduire  parle  démon,  et  pour  échap  - 
per  à  la  présomption  d'esprit  ;  néanmoins,  par 
ces  visions,  le  malin  esprit  entravera  son  avance- 
ment et  mettra  un  obstacle  au  dépouillement  spiri- 
tuel, à  la  pauvreté  d'esprit  et  au  vide  de  la  foi  nue  ; 


LIVRE    II.    —    CHAPITRE    XXIV.  313 

dispositions  indispensables,  nous  l'avons  maintes 
fois  répété,  pour  l'union  de  l'âme  avec  Dieu.  La 
doctrine  renfermée  dans  les  chapitres  xix  etxx, 
sur  les  visions  et  les  connaissances  surnaturelles 
des  sens,  est  la  même  pour  les  visions  intellec- 
tuelles ;  aussi  ne  perdrons-nous  pas  notre  temps  à 
déplus  longs  développements 


CHAPITRE  XXV. 


Des  révélations. —  De  leur  nature. —  De  la  distinction    qu'on 
établit  entre  elles. 


D'après  l'ordre  suivi  jusqu'ici,  il  nous  reste  à 
traiter  de  la  seconde  sorte  de  connaissances  spi- 
rituelles, nommées  plus  haut  révélations,  et  dont 
quelques-unes  se  rattachent  spécialement  à  l'es- 
prit de  prophétie. 

Observons  tout  d'abord  qu'une  révélation  n'est 
autre  chose  que  la  découverte  d'une  vérité  cachée, 
ou  la  manifestation  des  secrets  ou  des  mystères. 
Par  exemple,  Dieu  illumine  l'entendement  d'une 
âme,  en  lui  découvrant  la  vérité  sur  tel  ou  tel 
point,  ou  bien  il  lui  fait  part  de  ses  desseins,  des 
oeuvres  de  sa  puissance,  passées,  présentes  ou 
futures.  D'après  cet  aperçu,  on  peut  distinguer 
deux  sortes  de  révélations  :  les  unes  dévoilent  les 
vérités  à  l'entendement,  et  se  nomment  à  pro- 
prement parler  connaissances  intellectuelles  ou 
intelligences  ;  les  autres  sont  la  manifestation  de 
certains  secrets,  et  le  nom  de  révélations  leur  con- 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXV.  315 

vient  avec  plus  de  justesse.  A  la  rigueur  même, 
cette  dénomination  ne  doit  pas  s'appliquer  aux 
premières,  puisqu'elles  consistentdans une  intel- 
ligence claire  et  évidente  que  Dieu  donne  à  1  ame, 
des  vérités  simples  et  dépouillées  de  tout  acci- 
dent, non  seulement  par  rapport  aux  choses 
temporelles,  mais  encore  relativement  aux  spiri- 
tuelles. Cependantj'ai  voulu  en  traiter  ici  sous  le 
nom  générique  de  révélations,  d'abord  à  raison 
du  rapprochement  et  de  l'étroite  alliance  qu'elles 
ont  avec  ces  faveurs,  et  ensuite  pour  ne  pas 
multiplier  les  divisions.  Ceci  posé,  nous  pourrons 
maintenant  établir  dans  les  révélations  deux  clas- 
ses de  connaissances  :  nous  appellerons  les  unes, 
notions  intellectuelles, etles  autres, manifestations 
des  mystères  et  des  secrets  cachés  de  Dieu.  Nous 
allons  tirer  nos  conclusions  sur  cette  matière  en 
deux  chapitres,  le  plus  brièvement  possible,  et 
nous  traiterons  en  premier  lieu  des  notions  intel- 
lectuelles. 


CHAPITRE  XXVI. 

Des  connaissances  delà  vérité  communiquées  à  l'entendemeat. 
—  Elles  sont  de  deux  sortes ,  —  Conduite  de  l'âme  à  leur 
ésrard . 


Pour  écrire  convenablement  sur  ce  sujet  des 
vérités  absolues  et  dépouillées  de  tout  accident, 
dont  la  connaissance  est  donnée  à  l'entendement, 
il  serait  nécessaire  que  le  Seigneur  lui-même 
daignât  prendre  ma  main  et  conduire  ma  plume. 
Sachez-le,  bien-aimé  lecteur,  toute  parole  est 
impuissante  à  exprimer  ce  que  ces  vérités  sont  en 
elles-mêmes,  par  rapport  à  l'âme.  D'ailleurs  je 
n'ai  pas  l'intention  d'en  faire  la  matière  d'un  traité 
spécial  ;  on  me  permettra  seulement  de  dire  ici 
ce  qui  est  strictement  nécessaire,  pour  instruire 
l'âme  et  la  guider  par  ce  moyen,  vers  l'union 
divine. 

Ce  genre  de  visions,  ou  pour  mieux  dire,  de 
connaissance  des  vérités  en  elles-mêmes  et  dans 
la  simplicité  de  leur  essence,  est  très  différent 
des  visions   dont  nous  avons   parlé    au  chapi- 


LIVRE    II.    —    CHAPITRE    XXVI.  ?17 

tre  xxiii.  Eii  effet,  il  ne  s'agit  plus  de  voiries 
choses  corporelles  avec  l'entendement,  mais  de 
saisir  et  de  voir,  au  moyen  de  la  faculté  intellec- 
tive,  les  vérités  divines,  tant  celles  des  choses 
passées  ou  présentes  que  des  futures.  Ce  genre 
de  connaissances  a  beaucoup  d'analogie  avec  l'es- 
prit de  prophétie,  dont  nous  parlerons  peut-être 
plus  tard  ;  il  se  divise,  ne  l'oubliez  pas,  en  deux 
classes  :  les  unes  ont  pour  objet  le  Créateur,  et 
les  autres  concernent  les  créatures.  Toutes  deux 
sont  une  source  de  jouissances  pour  l'âme,  néan- 
moins rien  n'est  comparable  aux  joies  que  lui 
procurent  les  connaissances  de  Dieu  en  lui- 
même,  et  les  expressions  manquent  pour  défi- 
nir les  délices  enivrantes  puisées  en  lui.  0  Dieu  ! 
s'écrie  David,  il  n'y  a per^sonne  qui  vous  soit  sem- 
blable {\)  !  Ces  notions  nous  donnent  une  très 
sublime  idée  des  attributs  divins,  comme  de  la 
toute-puissance  de  Dieu,  de  sa  force,  de  sa  bonté 
et  de  sa  douceur;  toutes  les  fois  que  ce  sentiment 
se  produit,  il  grave  dans  l'âme  son  divin  objet. 
C'est  là  une  pure  contemplation  ;  l'âme  qui  en 
est  favorisée  se  voit  réduite  à  l'impossibilité  d'en 
rien  exprimer,  si  ce  n'est  d'une  manière  incom- 
plète et  dans  des  termes  généraux,  que  lui  ins- 

(1,  Non  est  qui  similis  sit  tibi.  Ps.  xxxix,  CL 


318  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

pire  l'abondance  des  délices  et  des  joies  de  cet 
état  bienheureux. 

Le  Prophète  royal  en  avait  ressenti  les  effets, 
lorsque,  pour  décrire  l'excès  de  son  bonheur,  il 
se  servait  d'expressions  vagues  et  indéterminées. 
Les  sentiments  que  nous  720us  formons  de  Dieu, 
c'est-à-dire,  les  vertus  et  les  attributs  que  nous 
concevons  de  ses  grandeurs,  sont  véritables  et 
pleins  de  justice  en  eux-mêmes;  ils  sont  plus  dési- 
râbles  que  Vahondance  de  Vor  et  des  pierres  pré- 
cieuses, etplus  doux  que  n^est  le  miel  tiré  du  rayon 
/pp/w5;jur(l).  Un  jour  Dieu  passa  devant  Moïse,  et 
lui  donna  une  très  sublime  connaissance  de  lui- 
même.  Au  passage  du  Très-Haut,  Moïse  se  pros- 
terna contre  terre  en  toute  hâte,  s'écriant:  Domi- 
nateur, Seigneur  Dieu,  miséricordieux  et  clément ^ 
patient  et  plein  de  miséricorde  et  très  véritable, 
qui  gardez  la  miséricorde  avec  des  milliers  de 
créatures  (2).  C'est  par  ces  élans  répétés  que 
Moïse,  sans  pouvoir  s'expliquer,  s'efforça  de  faire 
comprendre  en  termes  généraux  ce  qu'il  avait 
entrevu  des  perfections  divines,  dans  une  seule  de 


(1)  Judicia  Domini  vera,  justificata  in  semetipsa  ;  desidera. 
bilia  super  aurum  et  lapidem  pretiosum  multum,  etdulciora 
super   mel  et  favum.  Ps.  xviii,  10,11. 

(2)  Dominator,  Domine  Deus,  niisericors  et  clemensrpatiens 
et  multaî  misericordise  ac  verax,  qui  custodis  miscricorJiam 
iu  millia.  Exod.,  xxxiv,  6,  7. 


LIVIïE  II.    CHAPITRE  XXVI.  319 

ces  connaissances.  Si  l'àine  douée  de  ces  grâces 
vient  à  balbutier  parfois  quelques  paroles,  elle 
reconnaît  son  impuissance  à  exprimer  ce  qu  elle 
a  ressenti,  convaincue  qu'il  n'existe  pas  de  lan- 
gage assez  sublime  pour  en  parler  dignement. 
Saint  Paul  ravi  au  troisième  ciel  confesse,  après 
Moïse  et  David,  son  impuissance  à  décrire  cette 
merveilleuse  connaissance  de  Dieu,  et  se  con- 
tente de  dire  qu'il  n'est  pas  permis  à  un  homme 
de  le  rapporter  (  1  ) . 

Ces  vues  intellectuelles  ne  peuvent  être  res- 
treintes dans  les  limites  des  choses  particulières, 
et  comme  elles  sont  relatives  au  principe  souve- 
rain, on  n'en  peut  rien  dire  de  distinct.  Si  elles 
venaient  à  s'étendre  en  même  temps  à  ime  vérité, 
ou  à  un  objet  au-dessous  de  Dieu,  on  pourrait  à 
la  rigueur  en  donner  une  entière  idée;  mais  quant 
à  ces  notions  générales,  on  ne  peut  jamais  les  ex- 
pliquer entièrement.  Ces  connaissances  sublimes 
et  amoureuses  sont  propres  àl'état  d'union;  elles 
sont  l'union  même,  et  consistent  dans  une  mysté- 
rieuse touche  de  la  Divinité  au  fond  intime  de 
l'âme.  C'est  Dieu  lui-même  que  l'âme  ressent  et 
qu'elle  goûte,  mais  non  sans  doute  avec  la  pléni- 
tude et  l'évidence  de  la  claire  vision  béatiâque. 

^1)  Qu£e  non  licet   homiui  loqui.  II  ad  Cor.,  xii,  4. 

10* 


320  LA  MONTÉE  DU  C4RMEL. 

Le  démon  ne  saurait  s'immiscer  dans  une  faveur 
tout  à  la  fois  si  élevée  et  si  profonde;  il  n'est  pas 
en  son  pouvoir  d'opérer  rien  de  comparable,  ni 
de  répandre  dans  l'âme  des  douceurs  et  des  dé- 
lices pareilles,  parce  que  ces  lumières  procurent 
la  joie  d'un  faible  et  rapide  coup  d'oeil  sur  l'Es- 
sence Divine,  et  sur  la  vie  éternelle.  Or,  l'ennemi 
du  genre  humain  ne  peut  pas  arriver  à  feindre,  ni 
à  donner  une  jouissance  aussi  délectable.  Cepen- 
dant il  pourrait,  par  de  fausses  apparences,  cher- 
cher à  imiter  Dieu,  et  représenter  à  l'âme  des 
choses  sublimes  ;  ou  lui  procurer  une  sorte  de 
rassasiement  sensible,  et  lui  persuader  en  même 
temps  que  c'est  là  véritablement  la  vision  de 
Dieu.  Son  astuce  peut  aller  jusque-là  ;  mais  il 
demeure  toujours  impuissant  à  pénétrer  dans 
le  for  intérieur  de  l'âme,  pour  la  transformer  et 
l'enflammer  subitement  d'amour,  comme  le  font 
les  visites  du  Bien-Aimé. 

Quelques-unes  de  ces  connaissances  et  de  ces 
touches,  par  lesquelles  Dieu  atteint  la  substance 
de  l'âme,  l'enrichissent  merveilleusement.  Il  suffit 
d'une  seule  d'entre  elleç  pour  enlever  tout  d'un 
coup  à  l'âme  certaines  imperfections,  dont  elle 
n'avait  pas  su  se  défaire  durant  le  cours  de  sa 
vie,  et  de  plus  pour  la  laisser  ornée  de  vertus 
et  comblée  de  dons  surnaturels.  Une  de  ces  con- 


Livi'.E  11.  —  ciiAPiTUE  xxvr.  321 

solations  si  enivrantes  pourra  à  elle  seule,  récom- 
penser surabondamment  l'âme  de  tous  les  tra- 
vaux soufferts  pendant  sa  vie,  fussent-ils  sans 
nombre.  Alors,  investie  d'un  courage  invincible, 
et  d'un  désir  passionné  de  pâtirpour  son  Dieu, 
l'ame  est  en  proie  à  un  tourment  étrange  :  celui 
de  ne  pas  souffrir  davantage.  Aucune  comparai- 
son, aucune  conception  naturelle  ne  sauraient 
atteindre  à  ces  notions  lumineuses,  supérieures  à 
tout,  et  que  Dieu  seul  produit  en  l'âme  en  dehors 
de  sa  coopération.  Au  moment  où  celle-ci  est 
fort  éloignée  d'y  prétendre  et  y  pense  le  moins, 
Dieu  se  plaît  à  lui  faire  sentir  ces  touches  mys- 
térieuses, qui  réveillent  certains  souvenirs  de  lui 
suscités  soudainement  par  la  simple  pensée  de 
choses  souvent  très  minimes  en  elles-mêmes. 
Ces  souvenirs  de  Dieu  sont  si  suaves  et  si  effi- 
caces, que  non  seulement  l'âme,  mais  le  corps 
lui-même  tressaillent  d'allégresse.  D'autres  fois 
c'est  dans  le  calme  que  l'esprit  y  participe,  avec 
un  sentiment  exquis  de  délices  et  de  rafraîchis- 
sement spirituel,  mais  sans  éprouver  aucun 
tressaillement  sensible. 

Une  parole  de  la  sainte  Écriture,  un  mot  que 
l'âme  aura  entendu,  ou  toute  autre  chose,  peuvent 
lui  être  l'occasion  de  semblables  faveurs.  Elles 
n'ont  pas  toutes  cependant  la  même  efdcacité,  et 


322  LA.   MONTÉE  DU    CARMEL. 

n'engendrent  pas  les  mêmes  sentiments,  car 
bien  souvent  ces  touches  sont  très  faibles.  Mais, 
si  faibles  qu'elles  soient,  une  seule  est  plus  pré- 
cieuse que  la  multiplicité  des  considérations  sur 
les  créatures,  et  sur  les  œuvres  du  Tout-Puissant. 
Ces  connaissances  sont  données  à  l'âme  à  l'im- 
proviste  et  sans  sa  délibération,  elle  n'a  que  faire 
d'y  aspirer  ;  qu'elle  se  borne  à  se  tenir  humble 
et  résignée  à  leur  égard,  et  Dieu  fera  son  œuvre 
quand  et  comme  il  le  voudra. 

Je  ne  veux  pas  dire  toutefois  qu'il  faille  se  con- 
duire négativement  par  rapport  à  ces  connaissan- 
ces, comme  pour  les  autres,  puisqu'elles  forment 
déjà  une  partie  de  l'union  bienheureuse,  vers 
laquelle  nous  essayons  de  diriger  l'âme.  Tel  est  au 
moins  notre  unique  désir,  en  lui  apprenant  à  se 
dépouiller  et  à  se  détacher  de  toutes  les  autres 
faveurs  ;  or  le  moyen  de  hâter  cette  opération 
divine,  c'est  l'humilité  jointe  au  désir  de  souffrir 
par  amour  pour  Dieu,  avec  patience  et  un  complet 
désintéressement.  En  effet,  ces  grâces  ne  sont 
point  accordées  àlame  qui  cherche  à  se  les  appro- 
prier, mais  elles  sont  le  résultat  d'un  amour  spé- 
cial et  gratuit  de  Dieu  envers  l'âme  dégagée  de 
tout,  même  de  ses  dons.  Le  Fils  de  Dieu  a  voulu 
nous  convaincre  de  cette  vérité,  quand  il  dit  par 
saint  Jean  :  Celui  qui  m^aime  seraaiméde  monPère, 


LIVRE  II.    CHAPITIiE  XXVI.  323 

et  je  Vaimerai  aussi  ^  et  je  me  découvrirai  moi-même 
à  lui  (1  ).  Ces  paroles  signifient  les  connaissances 
et  les  touches  délicates  dont  nous  nous  entrete- 
nons, par  lesquelles  Dieu  se  manifeste  à  1  ame 
qui  l'aime  sincèrement. 

La  seconde  espèce  de  notions,  ou  de  visions  des 
vérités  abstraites,  est  très  différente  de  celle  que 
nous  venons  d'expliquer  ;  elle  regarde  des  objets 
qui  sont  au-dessous  de  Dieu,  et  se  rapporte  à  la 
connaissance  de  la  vérité  essentielle  des  choses 
créées,  des  faits  et  des  événements  qui  se  passent 
parmi  les  hommes.  A  l'instant  où  il  est  donné  à 
l'âme  de  découvrir  ces  vérités,  elles  se  gravent 
fortement  dans  le  sanctuaire  intime  de  son  être, 
sans  le  secours  d'aucune  parole  étrangère  ;  en 
sorte  que  si  on  venait  à  lui  affirmer  le  contraire, 
il  lui  serait  impossible,  malgré  tous  ses  efforts, 
d'y  donner  un  assentiment  intérieur.  Son  esprit 
a  été  frappé  d'une  vue  trop  manifeste  pour  lais- 
ser place  au  doute  ;  cette  lumière  peut  se  ratta- 
cher à  l'esprit  de  prophétie,  et  au  don  que  saint 
Paul  appelle  le  discernement  des  esprits.  Malgré 
la  certitude  de  ses  convictions,  l'âme  est  obligée 
d'incliner  son  jugement  dans  celui  de  son  direc- 


(1)  Qui  antem   diliget  me,  diligetur  a  Pâtre  meo,  et  ego  dili- 
gam  eum,  et  manifestabo  ei  nieipsum.  S.  Joau.,  xiv,  21. 


32 i  LA  MONTÉE  DU  CARMEL. 

teur  spirituel,  et  de  se  conformer  à  ses  avis,  alors 
même  qu'ils  seraient  fort  opposés  à  ses  idées 
personnelles.  C'est  en  suivant  cette  conduite, 
qu'on  acheminera  Tâme  par  la  foi  vers  l'union 
divine,  qui  s'acquiert  plutôt  par  voie  de  croyance 
que  par  voie   de  connaissance. 

Les  divines  Ecritures  nous  fournissent  des  té- 
moignages frappants  de  cette  double  sorte  de 
connaissances.  A  propos  de  la  science  parti  u- 
lière  des  choses  créées,  le  Sage  dit  ces  paroles  : 
C'est  Dieu  lui-même  qui  m'a  donné  la  vraie  con- 
naissance de  ce  qui  est  ;  il  m'a  fait  voir  la  disposi^ 
tion  du  monde,  les  vertus  des  éléments,  le  commen- 
cement, la  fin  et  le  milieu  des  temps,  les  change- 
ments que  causent  Véloignement  et  le  retour  du 
soleil,  la  vicissitude  des  saisons^  les  révolutions  des 
années^  les  dispositions  des  étoiles,  la  nature  des 
animaux,  les  instincts  des  bêtes,  la  force  des  vents, 
les  pensées  des  hommes,  la  variété  des  plantes  et  les 
vertus  des  racines;  et  tout  ce  quil  y  a  de  caché  et 
d'inconnu,  je  l^ai  appris  parce  que  la  Sagesse  même 
qui  a  tout  créé  me  Va  enseigné  (1).  A  la  vérité,  la 
science  que  le  Sage  dit  avoir  reçue  de  toutes 
choses,  était  infuse  et  générale;  cependant  cette 


(1)  Ipse  enim  dédit  mihi  horum,  quas  sunt,  scientiam  veram, 
ut  sciam  dispositionem  orbis  terrarum  et  rirtutes  elemento- 
rum,  anni  cursus,  et   stellarum    dispositiones,    naturas    anima- 


LlVr.E    11.    CtlAFlTllL  XXVf.  32o 

citation  prouve  suffisamment  l'existence  des  au- 
tres connaissances  particulières,  dont  Dieu  rem- 
plit surnaturellement  les  âmes  selon  ses  impéné- 
trables desseins.  Il  ne  leur  accorde  pas,  il  est 
vrai,  une  science  universelle  et  infuse,  comme 
celle  de  Salomon,  mais  il  leur  découvre  parfois 
sur  plusieurs  points  quelques-unes  des  vérités 
énumérées  par  le  Sage.  Ces  habitudes  infuses 
varient  d'après  la  diversité  des  dons,  répartis  par 
le  divin  Dispensateur.  Saint  Paul  signale  parmi 
ces  derniers  la  sagesse,  la  science,  la  foi,  la  pro- 
phétie, le  discernement  des  esprits,  le  don  des  lan- 
gues et  T  interprétation  des  paroles  {l).  Le  Souverain 
Maître  accorde  gratuitement  ces  dons  infus  à  qui 
il  lui  plaît,  aux  saints  Prophètes,  aux  Apôtres  et 
à  d'autres  Saints. 

Mais  outre  ces  grâces  gratuites,  les  âmes  par- 
faites, ou  du  moins  celles  qui  avancent  dans  la 
perfection,  reçoivent  très  fréquemment  des  illu- 
minations sur  les  choses  présentes  ou  éloignées, 
dont  elles  sont  instruites  par  une  lumière  qui  se 


lium,  et  iras  bestiarum,  vim  ventorum  et  cogitationes  hominum 
differentias  virgultorum  et  virtutes  radicum,  et  qurecumque 
sunt  absconsa  et  improvisa  didici  ;  omnium  enim  artifex 
docuit  me  sapientia.  Sap.  vil,  17,  18,  19,  20,  21. 

(1)  Alii  quidem  per  Spiritum  datur  sermo  sapieQtia2,  alii 
autem  sermo  scientise...  alteri  fides...  alii  prophetia,  alii  dis- 
cretio  spirituum,  alii  gênera  linguarum,  alii  interpretatio 
sermouum.  I  ad  Cor.,  xii,  8, 


326  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

communique  à  leur  esprit  déjà  purifié  et  éclairé. 
Nous  pouvons  appliquer  à  ce  sujet  le  passage 
des  Proverbes  où  il  est  dit  :  comme  on  voit  se 
refléter  dans  l'eau  le  visage  de  ceux  qui  s'y  regar- 
dent, ainsi  les  cœurs  des  hommes  sont  ouverts  aux 
prMc?e/?f5(l),  c'est-à-dire  à  ceux  qui  possèdent  la 
sagesse  des  saints,  que  la  sainte  Ecriture  assimile 
à  la  prudence.  Cependant  ce  n'est  pas  toujours 
au  gré  de  leurs  désirs,  que  telle  ou  telle  vérité 
leur  est  manifestée  ;  cette  spontanéité  de  con- 
naissances est  réservée  en  partage  à  ceux  qui  en 
possèdent  l'habitude  infuse.  Encore  ces  derniers 
eux-mêmes  n'en  jouissent-ils  pas  toujours  et  en 
toutes  choses,  parce  que  ces  grâces  sont  basées 
sur  le  bon  plaisir  divin. 

Au  reste,  il  est  utile  de  faire  observer  que 
ceux  dont  l'esprit  est  assez  purifié,  découvrent, 
avec  plus  ou  moins  de  facilité,  les  pensées 
intimes  du  cœur  ou  de  l'esprit,  devinent  les 
inclinations  et  les  qualités  des  autres  ;  et  cela 
à  des  indices  extérieurs,  même  presque  insen- 
sibles, comme  une  parole,  un  mouvement 
ou  autres  choses  semblables.  Si,  en  qualité 
d'esprit,  le    démon    se    rend    compte   par  ces. 


(1)  Quomodo     in   aquis    resplendent   vultu3    prospicientiura,. 
sic  corda  homiaummauifesta  sunt  pruientibas.  Prov.,xxvii,  19, 


LIVRE    II.    CHAPITRE   XXVI.  327 

signes  de  ce  qui  se  passe  à  l'intérieur,  de  même 
l'homme  spirituel  le  peut-il  faire  ;  d'après  la  pa- 
rolede  l'Apôtre  :  Vhomme  spirituel  juge  de  tout  (1). 
Et  ailleurs  :  //  pénètre  tout,  jusqu'aux  secrets  les 
plus  profonds  de  Dieu  (2),  non  pas  à  la  vérité  d'une 
manière  naturelle,  mais  à  la  laveur  d'une  lumière 
surnaturelle.  Sans  doute  on  peut  souvent  se 
tromper,  en  fondant  son  jugement  sur  des  indices 
extérieurs,  mais  le  plus  ordinairement  on  voit 
juste.  Toutefois  il  ne  serait  pas  prudent  de  se 
fier  à  ce  mode  de  connaissances,  par  la  raison 
que  le  démon  a  coutume  de  s'insinuer  dans  ces 
matières  avec  beaucoup  de  subtilité,  comme  nous 
le  dirons  plus  loin.  Donc,  règle  générale,  il  faut 
renoncer  à  ces  sortes  de  lumières  et  d'appré- 
ciations. 

L'histoire  de  Giézi,  serviteur  de  notre  Père 
saint  Elisée,  nous  prouvequeleshommes  spirituels 
peuvent  connaître  les  faits  éloignés  et  les  événe- 
ments humains.  Voici  le  fait  :  Giézi,  séduit  par  l'ap- 
pât du  gain,  voulut  cacher  à  son  maître  l'argent 
qu'il  avait  reçu  deNaaman  le  Syrien.  Elisée  le  re- 
prit en  ces  termes  :  Mon  cœur  néiait-il  pas  présent 
lorsque  Naaman  est  descendu  de  so?i   chariot,  pour 


(1)  Spiritualis  autem  jadicat  omnia.  I  ad  Cor.,  Il,  15, 

(2)  Omnia  scrutatur,  etiam  profunda  Dei.  Ibid.,  Il,  10. 


328  LA.   MONTÉE    L'U    CARMEL. 

aller  au-devant  de  1-ous  (\)1  Le  Prophète  avait  va 
en  esprit  la  fraude  de  son  serviteur,  comme  s'il 
€ûtété  présent.  Le  même  livre  des  Rois  confirme 
de  nouveau  cette  assertion.  Elisée  dévoilait  au 
roi  d'Israël  tous  les  projets  que  le  roi  de  Syrie 
traitait  dans  le  secret  avec  les  princes  de  son 
royaume  ;  aussi  les  conseils  du  roi  de  Syrie  de- 
meuraient-ils sans  résultats.  Voyant  tous  ses  se- 
crets divulgués,  il  dit  à  ses  courtisans  :  Pourquoi 
ne  me  découvrez-vous  point  qui  est  celui  qui 
me  trahit  auprès  du  roi  d'Israël  ?  Vun  de 
ses  serviteurs  lui  répondit  :  Ce  nest  point  qu'on 
vous  trahisse,  ô  mon  Seigneur,  mais  c'est  le  prophète 
Elisée  qui  est  en  Israël ^  qui  découvre  au  roi  tout  ce 
que  vous  dites  dans  votre  conseil  (2). 

Ce  double  don  de  connaissances  est  encore  com- 
muniqué à  l'âme,  sans  le  concours  de  sa  coopéra- 
tion. Soudain,  au  moment  où  l'esprit  est  le  plus 
distrait,  il  est  frappé  par  une  vive  intelligence  de 
ce  qu'il  lit  ou  de  ce  qu'il  entend  ;  intelligence 
souvent  plus  nette  que  le  son  de  la  parole .  D'autres 
fois  une  personne  qui  ignore  la  langue  latine,  re- 


(1)  Nonne  cor  meuin  in  praesenti  erat  quando  reversus  est 
homo  decurru  suo  in  occursum  tui  ?1V  Reg.,  v,  2i3. 

(2j  Quare  non  indicatis  mihi  quis  proditor  mihi  sit  apud 
regem  Israël?  Dixitque  unus  servorum  ejus  :  Nequaqv.am 
Domine  mi  rex,  sed  Eliseus  propheta,  qui  est  in  Israël,  indicat 
régi  Israël  omnia  veiba  quœcumque  locutus  f  ueris  in  conclavi 
tuo.  Ibid.,  VI,  11,  12.  ** 


LIVr.E    11.    CHAPITRE    XXVI.  329 

cevra  une  intelligence  très  claire  du  sens,  bien 
qu'elle  ne  saisisse  pas  la  signification  des  mots 
prononcés  dans  cette  langue. 

Il  y  aurait  une  ample  matière,  si  l'on  voulait 
énumérer  tous  les  artifices  dont  le  démon  peut 
se  servir,  et  se  sert  en  effet,  dans  cette  sorte  de 
communication,  car  ses  tromperies  sont  nom- 
breuses et  très  subtiles.  Il  lui  est  facile  de  repré- 
senter à  l'âme,  par  suggestion,  beaucoup  de  con- 
naissances intellectuelles  au  moyen  des  sens 
corporels,  et  il  semble  les  graver  avec  tant  de 
force  dans  sa  pensée,  que  le  doute  ne  lui  est  pas 
possible.  L'âme  manque-t-elle  d'humilité  et  de 
défiance  d'elle-même,  il  lui  fera  accroire  mille 
mensonges,  et  ses  insinuations  auront  d'autant 
plus  d'empire,  que  l'âme  participera  davantage  à 
la  faiblesse  des  sens  ;  dans  ce  cas,  elle  aura  besoin 
de  beaucoup  d'énergie  et  de  persévérance  dans 
la  prière,  pour  les  rejeter  loin  d'elle. 

Un  des  pièges  de  l'esprit  malin  est  encore 
de  divulguer  les  péchés  d'autrui,  la  perversité 
des  coeurs,  et  la  conscience  des  âmes  coupa- 
bles, avec  autant  de  fausseté  que  d'apparente 
lumière.  Sa  tactique  est  de  diffamer,  et  do 
faire  dévoiler  ces  fautes^  pour  augmenter  le 
nombre  des  péchés  en  excitant  l'âme,  sous  lo 
prétexte  d'un  faux  zèle,  à  les  découvrir  à  d'autres 


330  LA    MONTÉE    DU     CARMEL. 

en  recommandant  à  Dieu  ces  pécheurs.  Dieu,  il 
est  vrai,  montre  aussi  quelquefois  aux  saintes 
âmes  les  nécessités  du  prochain,  pour  les  engager 
à  y  remédier  et  à  fléchir  le  Ciel  en  sa  faveur. 
C'est  ainsi  que  le  Seigneur  découvrit  un  jour  à 
Jérémiela  faiblesse  du  prophète  Baruch,  afin  qu'il 
l'aidât  de  ses  conseils.  Mais  souvent,  nous  le  sa- 
vons par  expérience,  c'est  le  démon  qui  s'efforce 
avec  hypocrisie  d'imprimer  dans  l'esprit  divers 
jugements  faux,  et  le  porte  ày  ajouter  pleinement 
foi,  afin  de  ternir  la  réputation  d'autrui  et  de  l'ac- 
cabler d'afilictions. 

Toutes  ces  lumières,  qu'elles  aient  ou  non  Dieu 
pour  auteur,  servent  fort  peu  à  l'âme  pour  s'ap- 
procher de  son  unique  bien  ;  et  même,  si  elle  n'est 
pas  soigneuse  à  y  renoncer,  non  seulement  ces 
connaissances  la  troubleront,  mais  lui  feront  tort 
et  l'induiront  en  mille  erreurs.  Tous  les  périls  et 
les  inconvénients,  signalés  à  propos  des  notions 
surnaturelles,  peuvent  se  retrouver  ici  plus  nom- 
breux encore.  C'est  pourquoi  je  m'abstiens  de  dé- 
velopper ce  sujet,  puisque  nous  en  avons  sufîîsain- 
ment  exposé  la  doctrine  dans  ce  qui  précède.  Je 
me  contente  de  réitérer  le  conseil  de  renoncer  à 
ces  connaissances,  avec  un  soin  extrême,  et  de 
leur  préférer  le  non-savoir,  qui  est  un  chemin 
plus  direct  pour  aller  à  Dieu. 


LIVRE  II.    CHAPITRE   XXVI.  331 

Que  l'âme  soit  donc  vigilante  à  rendre  un 
compte  fidèle  de  ses  impressions,  à  son  confes- 
seur, ou  à  son  directeur  spirituel,  et  qu'elle  s'en 
tienne  toujours  à  ses  avis.  Celui-ci  devra  s'appli- 
quer à  lui  faire  franchir  rapidement  cette  voie 
hérissée  d'écueils,  car  ces  connaissances  ne  ser- 
vent pas  à  son  progrès  réel  ;  et  d'ailleurs,  nous 
l'avons  dit,  l'effet  que  Dieu  a  en  vue  s'opère  pas- 
sivement dans  l'âme,  et  demeure  toujours  gravé 
en  elle  en  dehors  de  sa  coopération.  Aussi  me 
parait-il  superflu  d'énumérer  ici  les  différents 
résultats  produits  par  les  communications  de  ce 
genre,  vraies  ou  fausses  ;  leurs  effets  sont  aussi 
variés  que  nombreux,  et  on  ne  saurait  les  déve- 
lopper dans  un  exposé  aussi  succinct  ;  les  bonnes 
tendent  au  bien  et  produisent  de  bons  fruits,  et 
les  mauvaises  ont  des  effets  déplorables.  Ce  su- 
jet interminable  fatiguerait  en  vain  le  lecteur,  et 
il  a  été  précédemment  assez  prouvé  quelle  était 
l'abnégation  qu'on  devait  pratiquer  à  leur  égard. 


CHAPITRE  XXVII. 

Seconde  espèce  de  révélatioas,  ou  manifestation  des  secrets  et 
des  mystères  cachés.  — Comment  elles  peuvent  servir  à 
l'union  divine.  —  Comment  elles  en  peuvent  détourner.  — 
Comment  le  démon  peut  grandement  induire  en  erreur  sur 
ce    point. 


La  seconde  sorte  de  révélations  est  une  mani- 
festation des  secrets  et  des  mystères  impénétra- 
bles ;  elle  peutavoir  un  double  objet.  PPar  rap- 
port à  Dieu  en  lui-même  ;  ce  qui  renferme  la 
révélation  de  l'unité  de  Dieu  et  du  mystère  de  la 
très  sainte  Trinité.  2°  Par  rapport  à  Dieu  consi- 
déré dans  ses  œuvres  ;  cette  seconde  manière 
comprend  tous  les  autres  articles  de  notre  sainte 
foi  catholique,  et  toutes  les  propositions  vraies, 
qui  y  sont  explicitement  contenues. 

A  ce  genre  de  révélations  se  rattachent  les  pro- 
messes et  les  menaces  de  Dieu,  et  la  plupart  des 
révélations  des  prophètes,  ainsi  que  la  connais- 
sance des  événements  passés  ou  futurs.  On  peut 
encore  y  ramener  les  faits  particuliers  qu'il  plaît  à 
Dieu  de  manifester,  soit  sur  le  gouvernement  de 


LIVRE  11.  —  CHAPITRE   XXVIl .  333 

l'univers  en  généraljSoitsiir  les  royaumes,  lespro- 
vinces,  les  États,  soit  sur  les  familles  et  les  indivi- 
dus. La  sainte  Écriture  nous  fournit  en  grand 
nombre  des  exemples  de  cette  double  sorte  de 
révélation,  notamment  dans  les  prophètes.  Je  ne 
veux  pas  m'arrêter  à  les  citer  ici,  tant  ils  sont 
connus  et  évidents.  Je  dis  seulement  que  Dieu 
multiplie  les  moyens  pour  transmettre  ces  révé- 
lations ;  tantôt  il  emploie  les  paroles,  tantôt  il  se 
sert  des  signes,  desfigures^des  images  et  des  simi- 
litudes ;  quelquefois  il  use  des  paroles  et  des  sym- 
boles tout  ensemble.  On  peut  s'en  rendre  compte 
dans  les  écrits  des  prophètes,  spécialement  dans 
l'Apocalypse,  où  se  rencontrent  toutes  les  espè- 
ces de  révélations  dont  nous  avons  parlé,  et  de 
plus,  les  divers  modes  que  nous  énumérons  ici. 
Quant  aux  révélations  de  la  seconde  catégorie, 
Dieu  les  accorde  encore  de  nos  jours  à  qui  il  lui 
plaît.  Ainsi  il  révèle  à  certaines  personnes  le 
terme  de  leur  vie,  les  souffrances  qu'elles  subi- 
ront, les  événements  qui  doivent  arriver  à  telle 
ou  telle  personne,  à  tel  ou  tel  royaume,  etc.  Il 
découvre  à  l'esprit  les  vérités  doctrinales  renfer- 
mées dans  les  mystères  de  notre  foi,  et  lui  en 
donne  l'intelligence  avec  une  clarté  et  une  force 
singuUères.  Cependant,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  pas  ici 
révélation,  d'autant  qu'il  s'agit  d'une  vérité  con- 


334  LA    MONTÉE    DU    CAHMEL. 

nue  ;  c'est  plutôt  la  manifestation  et  l'éclaircisse- 
ment de  dogmes  déjà  révélés. 

Mettant  à  part  les  révélations  faites  dans  les 
temps  primitifs,  par  exemple  les  mystères  de 
notre  foi,  j'entends  parler  ici  des  autres  révéla- 
tions où  il  est  facile  au  démon  d'insinuer  ses  il- 
lusions. Comme  ce  genre  de  révélations  se  pré- 
sente d'ordinaire  sous  la  forme  de  paroles,  de 
figures,  de  symboles,  etc.,  l'esprit  de  mensonge 
sait  le  contrefaire  à  merveille.  Du  reste  un  Ange 
du  ciel  vînt-il  lui-même  nous  enseigner  sur 
notre  foi  une  doctrine  nouvelle,  ou  ditférente  de 
celle  qui  existe,  qu'elle  s'appliquât  à  la  première 
ou  à  la  seconde  catégorie  de  ces  révélations, 
nous  ne  devrions  jamais  y  donner  notre  consen- 
tement. Telle  est  la  pensée  de  saint  Paul  :  Quand 
nous  vous  annoncerions  nous-même,  ou  quand  un 
Ange  du  ciel  vous  annoncerait  un  Evangile  diffé- 
rent de  celui  que  nous  vous  avons  annoncé ^  qu'il  sait 
anathhne(\). 

L'âme  doit  donc  s'appliquer  à  n'accueillir  au- 
cune nouveauté  en  matière  de  foi;  c'est  d'ailleurs 
un  principe  de  conduite  fort  important,  pour  qui- 
conque veut  se  précautionner  contre  les  varia- 


(1)  Sed  licet  nos,  aut  Angélus  de  oœlo  evangelizet  vobis 
praeterquam  quod  evangelizavimus  vobis,  anathema  sit.  Gai.» 
1,8. 


LIVRE  11   CHAPITRE  XXVir.  335 

tions  qui  pourraient  altérer  les  croyances  et  en- 
tacher la  pureté  de  la  foi.  Il  faut  bien  plutôt 
aveugler  son  entendement,  et  s'attacher  avec  sim- 
plicité à  la  doctrine  de  l'Eglise  et  à  la  foi,  qui 
nous  vient  de  ce  que  nousavons  entendu  (1),  dit  l'A- 
pôtre des  Gentils.  En  effet  le  démon,  pourséduire 
l'âme,  essaie  de  gagner  sa  confiance  en  l'attirant 
d'abord  par  des  vérités,  et  par  des  choses  vrai- 
semblables. Ainsi  fait  l'ouvrier  qui  perce  le  cuir 
avec  l'alêne,  afin  d'introduire  sans  peine  le  fil 
qui  n'aurait  pu  pénétrer,  s'il  n'avait  été  guidé  par 
cet  instrument. 

Fussiez- vous  assuré  de  ne  pas  courir  le  danger 
de  tomber  dans  l'illusion,  il  est  toujours  préfé- 
rable de  ne  pas  désirer  la  claire  intelligence  des 
choses,  afin  de  conserver  dans  sa  pureté  et  dans 
son  intégrité  le  mérite  de  la  foi,  et  de  parvenir  à 
travers  les  ombres  de  cette  nuit  de  l'intellect,  à 
la  lumière  splendide  de  l'union  divine.  11  est  de 
la  plus  haute  importance  de  s'attacher,  les  yeux 
fermés,  aux  prophéties  antiques,  sans  tenir 
compte  des  révélations  nouvelles.  L'Apôtre  saint 
Pierre  n'avait  aucun  doute  sur  la  certitude  de  la 
vision  du  Thabor,  où  la  gloire  du  Fils  de  Dieu 
s'était  manifestée  à  lui  ;  il  ajoute  néanmoins,  dans 

(l)  Ergo  fides  es  auditu.    Kom.,  X,  17. 
£     JEAN  DK  LA  CROIX.   —  T.  II.  10** 


336  LA     MONTÉE    DU    CAIIMEL. 

sa  seconde  épître,  ces  paroles  remarquables  : 
]Sous  avons  les  oracles  des  prophètes  donl  le  témoin 
gnage  est  plus  certain,  vous  faites  bien  de  vous  y 
arrêter (\),  S'il  est  vrai,  pour  les  raisons  déjàénu- 
mérées,  qu'on  ne  doit  pas  prêter  une  attention 
curieuse  aux  nouvelles  révélations,  dont  la  foi 
serait  l'objet,  combien  plus  sera-t-il  nécessaire  de 
ne  pas  donner  notre  adhésion  à  celles  qui  s'en 
écarteraient  !  Le  démon  y  prend  une  large  part,  et 
couvre  ses  révélations  d'une  apparence  de  vérité 
pour  leur  obtenir  créance  ;  il  les  grave  si  profon- 
dément dans  les  sens  et  dans  l'imagination,  que 
la  personne  qui  les  reçoit  ne  doute  pas  de  leur 
accomplissement.  Si  elle  n'a  pas  une  véritable 
humilité,  loin  de  les  repousser,  elie  s'y  attachera 
tellement  que  je  regarde  comme  impossible 
qu'elle  échappe  aux  pièges  de  l'illusion.  A  grand'- 
peine  pourra-t-on  ensuite  la  faire  changer  d'opi- 
nion, et  redresser  son  erreur.  En  conséquence, 
l'âme  pure  et  simple,  prudente  et  défiante  d'elle- 
même,  doit  s'éloigner  absolument  des  révélations 
et  des  visions,  d'autant  que,  pour  tendre  à  la  di- 
vine union,  il  n'est  pas  utile  de  les  vouloir,  mais 
bien  au  contraire  de  ne  pas  les  vouloir.  Salomon 


(1)  Habemus  firmiorem  propheticum  sermonem  cui  benefacitis 
attendentes,  II  S.  Pétr.,  l,  19. 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXVll.  337 

nous  avait  déjà  donné  cette  leçon  pratique  : 
Qu' est-il  nécessaire  à  l'homme  de  recherche?'  ce  qui 
est  au-dessus  de  lui  (1")  ?  c'est-à-dire:  pour  être 
parfait  l'homme  n'a  nul  besoin  d'aspirer  aux 
choses  extraordinaires,  par  des  voies  surnatu- 
relles qui  sont  supérieures  à  sa  capacité. 

Ayant  déjà  répondu  aux  objections  qui  pour- 
raient être  faites  sur  ce  sujet,  dans  les  chapitres 
XIX  et  XX  de  ce  livre,  j'y  renvoie  le  lecteur.  Je 
termine  donc  cet  aperçu  sur  les  révélations,  en 
répétant  qu'il  faut  s'en  tenir  à  l'écart  avec  pru- 
dence, si  l'âme  veut  avancer,  pure  et  exempte 
d'erreur,  au  travers  de  la  nuit  de  la  foi  jusqu'à 
l'union  divine. 

(1)  Quid  necessa  est  homiai  majora  se  tiu^eriire  '  Eccl.,  vu,  I, 


CHAPITRE  XXVIII. 

Des  paroles  intérieures  qui  peuvent  se  faire  entendre  surnatu- 
rellement  à  l'esprit.  — Combien  il  y  en  a  de  sortes. 

Le  lecteur  sage  devra  se  rappeler  constam- 
ment l'intention  et  la  fin  que  je  me  propose  en 
écrivant  ce  livre  :  c'est  de  mettre  l'âme  à  l'abri 
de  toutes  les  illusions  et  de  toutes  les  inquiétudes 
qui  traversent  la  voie  des  connaissances  natu- 
relles et  surnaturelles,  et  de  la  conduire  par  la 
pureté  de  la  foi  jusqu'à  l'union  divine.  Alors  il 
comprendra  pourquoi  je  ne  me  suis  pas  étendu 
davantage  sur  le  sujet  des  connaissances  de  l'âme, 
et  la  raison  pour  laquelle  je  ne  suis  pas  descendu 
dans  tous  les  détails  que  semblait  demander  l'in  - 
telligence  de  cette  doctrine.  11  y  aurait  eu  matière 
abondante  à  développer  les  genres  et  les  diffé- 
rences de  chacune  des  connaissances  prophéti- 
ques, comme  de  toutes  les  autres  ;  mais  c'eût  été 
entreprendre  une  tâche  interminable.  Il  me  sem- 
ble, d'ailleurs,  avoir  exposé  en  substance  la  doc- 
trine à  suivre,  et  les  précautions  nécessaires  à 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXVllI.  339 

prendre  pour  que,  dans  toutes  les  circonstances 
extérieures  ou  intérieures,  l'âme  sache  se  gou- 
verner avec  prudence,  et  de  manière  à  ne  pas  en- 
traver sa  marche  ascendante  vers  les  sommets  de 
la  montagne. 

Je  suivrai  la  même  ligne  de  conduite  à  l'égard 
de  la  troisième  sorte  de  connaissances,  que  nous 
avons  nommées  paroles  intérieures  surnaturelles, 
et  qui  ont  coutume  de  se  produire  sans  l'aide 
d'aucun  sens  corporel.  Elles  sont  nombreuses  et 
variées;  je  crois  cependant  qu'on  peut  les  réduire 
à  trois  catégories  :  celle  des  paroles  successives, 
celle  des  paroles  formelles  et  celle  des  paroles 
substantielles. 

J'appelle  paroles  successives  certains  raisonne- 
ments, certaines  propositions  que  l'esprit  forme 
en  lui-même  dans  le  recueillement.  Je  nomme 
formelles  des  paroles  distinctes  et  précises  que 
l'esprit  ne  produit  pas  de  lui-même,  mais  qu'il 
entend  comme  d'une  tierce  personne,  quand  il  est 
recueilli  ou  non.  Enfin  les  paroles  substantielles 
sont  celles  qui  s'impriment  formellement  dans 
l'esprit,  recueilli  ou  non,  et  qui  produisent  dans 
l'intime  de  l'âme  la  substance  et  la -vertu  de  ce 
qu'elles  signifient. 

Nous  allons  traiter  successivement  chacune  de 
ces  paroles. 

10*** 


CHAPITRE   XXiTv. 

De  la  première  sorte  de  paroles  que  l'esprit  forme  en  lui-même 
dans  le  recueillement.  —  Quelle  est  leur  cause  ?  —  Leurs 
avantages   et  leurs  inconvénients. 


Les  paroles  successives  ne  se  présentent  jamais 
à  l'esprit,  sans  qu'il  soit  recueilli  et  profondément 
absorbé  dans  quelques  considérations.  Alors,  sur 
cette  matière  qui  le  captive,  il  établit  des  princi- 
pes, tire  des  conséquences  très  appropriées  à  son 
sujet,  et  raisonne  avec  tant  de  facilité  et  de  pré- 
cision sur  des  choses  qu'il  ignorait  auparavant, 
qu'il  croit  n'être  pas  l'auteur  de  ces  conceptions. 
Se  reconnaissant  incapable  de  les  produire,  il  lui 
semble  qu'une  autre  personne  lui  parle  intérieu- 
rement, lui  répond ,  ou  l'instruit.  Cela  peut, 
à  la  vérité,  n'être  pas  sans  motifs  bien  fondés 
qu'il  pense  ainsi,  puisqu'il  raisonne  et  se  répond 
à  lui-même,  comme  le  feraient  deux  personnes 
qui  s'entretiendraient  ensemble.  En  effet,  l'esprit 
humain  semble  s'adresser  un  dialogue  à  lui-même , 
et  c'est  le  Saint-Esprit  qui  l'aide  très  souvent  à 
former,  à  produire  ces  conceptions,  ces   paroles 


LIVRE  11.    CHAPITRE     XXIX.  341 

Bt  ces  raisonnements.  L'entendement  concentré 
dans  la  vérité  qui  l'occupe,  est  uni  à  l'Esprit-Saint; 
cette  vérité  est  donc  comme  le  trait  d'union  entre 
l'Esprit  de  Dieu  et  la  première  faculté  de  l'âme. 
Alors,  avec  l'assistance  de  ce  Docteur  infaillible, 
qui  lui  distribue  à  mesure  sa  lumière,  elle 
déduit  successivement  d'autres  vérités  qui  dé- 
coulent de  la  première.  C'est  là  un  des  modes 
d'enseignement  dont  se  sert  l'Esprit-Saint  pour 
instruire  les  âmes.  Ainsi  éclairée  par  ce  Maître 
divin,  l'intelligence  s'empare  de  ces  vérités,  et  les 
formule  simultanément  au  moyen  des  paroles  in- 
térieures. 

Le  passage  suivant  de  la  Genèse  trouve  ici 
une  juste  application  :  La  voix  est  certainement  de 
Jac  oh  y  mais  les  mains  sontcfEsail  (1).  Danser  cas, 
l'âme  pourra  difficilement  se  persuader  que  les 
paroles  qui  lui  sont  adressées,  ne  vienne  a  t  pas 
d'une  source  étrangère,  car  elle  ignore  avec 
quelle  facilité  l'entendement  peut  formuler  de 
lui-même  des  paroles,  sur  les  conceptions  et  les 
vérités  dont  une  autre  personne  est  le  principe. 

Il  est  vrai  que  dans  cette  lumière  de  l'Esprit- 
Saint  communiquée  à  l'entendement,  il  n'y  a  en 
soi  matière  à  aucune  illusion  ;  mais  il  peut  y  en 


(1)  Vox   quidem,  vox  Jacob  est,sed  manus,  manus  sunt  Esaii 
Gen.,  XXYII,  22. 


342  LA    MONTÈK    DU    CARMEL. 

avoir,  et  il  s'en  rencontre  très  souvent,  dansles 
paroles  et  dans  les  conclusions  que  l'entendement 
forme  sur  ces  données.  Cette  lumière  d'en  haut 
est  tellement  spirituelle  et  dégagée  des  ombres 
d'ici-bas  que,  par  le  fait  même,  l'entendement 
a  de  la  peine  à  la  bien  saisir,  et  en  consé- 
quence, si  les  déductions  qu'il  en  tire  ont  par- 
fois l'apparence  du  vrai,  d'autres  fois  elles  sont 
fausses  et  défectueuses.  Au  début  il  suivait 
uniquement  la  vérité  ;  mais  bientôt  il  y  a  mis  du 
sien  et  y  a  mêlé  l'habileté,  ou  pour  mieux  dire  la 
grossièreté  de  ses  petites  conceptions  ;  alors  il 
lui  est  devenu  facile  de  modifier  les  choses,  selon 
les  dispositions  de  sa  propre  inclination  ;  et 
tout  cela  se  passe  comme  si  c'était  une  autre  per- 
sonne qui  parlât. 

J'ai  connu  une  personne  qui  était  sujette  à  for- 
mer ces  paroles  successives  ;  dans  le  nombre  il  y 
en  avait  de  très  véritables  et  de  très  substan- 
tielles sur  l'adorable  Sacrement  de  l'autel,  mais 
elle  y  mêlait  d'autres  fort  erronées.  Ce  qui  se 
passe  de  notre  temps  est  vraiment  bien  étrange. 
Une  âme  possède-t-elle  pour  quatre  deniers  de 
considération,  vient-elle  à  être  favorisée  dans  le 
recueillement  de  quelques-unes  de  ces  paroles 
int(ÎTieures,  elle  baptise  aussitôt  le  tout  comme 
venant  de  Dieu,  et  convaincue  qu'il  en  est  ainsi, 


LIVRE    II.    CHAPITRE   XXIX  343 

elle  affirme  que  Dieu  lui  a  dit  ceci,  que  Dieu  lui 
a  répondu  cela.  Or  moi,  je  vous  assure  qu'il  n'en 
est  rien  ;  c'est  elle-même  qui  le  plus  souvent 
s'adresse  ces  paroles. 

L'estime  et  l'atFection  de  ces  faveurs  aveu- 
g-lent  ces  personnes,  au  point  qu'en  se  répon- 
dant à  elles-mêmes,  elles  croient  entendre  Dieu 
leur  répondre  et  leur  parler.  Si  elles  ne  mettent 
un  frein  solide  à  leurs  désirs,  et  si  celui  qui 
les  gouverne  ne  leur  interdit  ces  discours  in- 
térieurs, elles  s'exposent  à  tomber  en  mille 
extravagances.  .  C'est  chez  elles  une  sorte  de 
babil,  où  leur  âme  contracte  plutôt  l'impureté  de 
l'esprit,  qu'elle  n'en  retire  l'humilité  et  la  mor- 
tification. Une  de  leurs  idées  les  plus  fausses  est  de 
se  croire  alors  du  nombre  des  âmes  pri\ilégiées, 
auxquelles  Dieu  a  parlé,  tandis  que  toutes  ces 
belles  conceptions  ne  signifient  presque  rien,  ou 
même  rien  du  tout.  Ce  qui  ne  produit  pas  l'hu- 
milité, la  charité,  la  mortification,  la  sainte  sim- 
plicité et  le  silence  intérieur,  je  vous  demande  ce 
que  cela  peut  être. 

J'ajoute  que  toutes  ces  connaissances  peu- 
vent devenir  un  obstacle  considérable  dans  la 
voie  de  l'union  divine.  Si  l'âme  a  la  faiblesse  de 
les  estimer,  elle  s'éloigne  de  l'abîme  obscur  de 
la  foi,  par  où  l'entendement  doit  se  diriger  vers 


344  LA  MONTÉE    Dt    CARMEL. 

son  terme,  appuyé  sur  un  amour  vrai,  et  non 
sur  la  multiplicité  des  raisonnements. 

Ici  vous  me  poserez  peut-être  une  question  :  si 
c'est  l'Esprit  de  Dieu  qui  révèle  ces  vérités,  elles 
ne  sauraient  être  nuisibles  :  pourquoi  donc  alors 
l'entendement  est-il  obligé  de  s'en  priver  ?  Voici 
ma  réponse  :  L'Esprit- Saint  éclaire  l'intelligence 
dans  la  proportion  même  de  son  recueillement. 
Or,  cette  faculté  n'est  jamais  mieux  recueillie  que 
dans  les  profondeurs  de  la  foi,  et  sous  les  divines 
influences  de  l'esprit  d'amour.  Donc  plus  une 
âme  sera  pure,  et  fidèle  à  s'avancer  dans  la  per- 
fection d'une  foi  vive,  plus  elle  possédera  la 
charité  infuse  de  Dieu  ;  et  plus  cette  vertu  sera 
ardente  en  elle,  plus  aussi  le  Seigneur  l'élèvera 
de  clartés  en  clartés.  Sans  doute  l'intelligence  de 
ces  vérités  répand  dans  l'âme  une  certaine  lu- 
mière, néanmoins  l'illumination  de  la  foi  lui  est 
aussi  supérieure  que  l'or  pur  l'est  au  plus  vil 
métal,  et  quant  à  l'abondance,  c'est  la  mer  com- 
parée à  une  goutte  d'eau. 

Dans  le  premier  cas,  par  ces  intelligences 
surnaturelles,  l'âme  reçoit  la  science  d'une,  de 
deux  ou  trois  vérités;  et  dans  le  second,  la 
foi  lui  communique  d'une  manière  générale 
et  secrète  la  Sagesse  de  Dieu,  qui  est  son 
propre   Fils,    par  une  connaissance  simple    et 


LlVP.Ii  II. CHAPITRE  XXIX.  o^O 

universelle.  Vous  me  direz  encore  :  toutes  ces 
communications  sont  bonnes^  et  l'une  n'empêche 
pas  l'autre.  Je  vous  réponds  que  l'une  entrave 
beaucoup  l'autre,  si  vous  en  faites  état.  Agir  ainsi 
c'est  se  laisser  captiver  par  des  choses  partielles 
et  de  peu  de  prix  :  préoccupation  suffisante  pour 
empêcher  les  communications  qui  doivent  se 
faire  dans  l'abîme  de  la  foi.  Là,  dans  l'obscurité 
et  dans  le  secret,  Dieu  se  plaît  à  instruire  l'âme 
surnaturellement,  et  à  son  insuil  la  fait  grandir 
en  grâces  et  en  vertus. 

L'avantage  de  ces  lumières  successives  ne  con- 
siste pas  dans  l'attention  expresse  que  l'enten- 
dement leur  donne  ;  ce  serait  plutôt  la  manière 
d'en  perdre  le  fruit,  selon  la  parole  du  Sage  au 
livre  du  Cantique  des  Cantiques  :  Détournez  vos 
yeux  de  moi,  car  ce  sont  eux  qui  m' ont  fait  m'envo- 
ler{l),  c'est-à-dire,  m'éloigner  devons,  et  m'éle- 
ver  sur  des  cimes  où  vous  ne  pouvez  atteindre. 
C'est  par  l'amour  qu'on  participe  aux  dons  sur- 
naturels; aussi  l'application  principale  de  l'âme 
doit-elle  être  de  concentrer  la  force  de  son  amour 
et  de  sa  volonté  en  Dieu,  simplement  et  pure- 
ment, sans  compter  sur  les  efforts  de  l'entende^- 


fl)  Averte  oculos  taos  a  me,  quiîi    ipsi    me    avolare  fecerunt. 
Cant.,  VI,  4, 


346  LA     MONTÉE    DU    CARMEL 

ment.  Cette  conduite  lui  attirera  en  plus  grande 
abondance  les  faveurs  célestes.  Au  contraire,  si 
dans  ces  communications  passives  et  surnatu- 
relles, l'intelligence  ou  les  autres  puissances 
veulent  faire  intervenir  activement  leur  capacité, 
leur  action  grossière  et  imparfaite,  qui  ne  peut 
atteindre  à  ces  hauteurs,  ne  pourra  manquer 
d'altérer  ces  connaissances.  Dès  lors  l'âme  s'ex- 
posera au  danger  de  s'égarer,  en  suivant  les  con- 
ceptions de  son  sens  propre,  où  il  n'y  aura  rien  de 
surnaturel,  mais  où  tout  sera  grossier  et  abject. 
Il  est  des  esprits  si  vifs,  si  pénétrants,  qu'à 
peine  recueillis  dans  la  considération  d'une  vérité, 
ils  discourent  avec  une  extrême  facilité,  expri- 
ment leurs  pensées  en  paroles  intérieures,  et 
dans  des  raisonnements  très  animés  qu'ils  attri- 
buent à  Dieu.  Ces  discours  sont  tout  simplement 
l'ouvrage  de  l'entendement  qui,  dégagé  de  l'opé- 
ration des  sens  et  à  la  faveur  de  la  lumière  natu- 
relle, peut  produire  ce  résultat  et  de  plus  grands 
encore,  sans  aucun  secours  surnaturel.  Bon  nom- 
bre de  personnes  se  persuadent  ainsi  à  tort  avoir 
atteint  un  degré  d'oraison  très  sublime,  et  jouir 
d'admirables  communications  divines  ;  elles  s'em- 
pressent d'écrire  leurs  impressions  ou  les  font 
écrire.  Mais,  en  résumé,  il  n'y  a  là  aucune  sub-< 
stance  de  vertu  solide,  tout  cela  ne  signifie  abso- 


LIVRE    IT.    CHAPITRE    XXIX.  347 

lument  rien,  et  n'aboutit  qu'à  entretenir  leur 
orgueil.  Que  ces  âmes  présomptueuses  s'appli- 
quent exclusivement  à  affermir  leur  volonté  dans 
un  amour  humble  et  généreux,  dans  la  pratique 
solide  des  bonnes  œuvres  et  de  la  mortification, 
par  l'imitation  de  la  vie  souffrante  et  crucifiée  du 
Fils  de  Dieu.  C'est  par  là,  et  non  par  la  multi- 
plicité des  discours  intérieurs,  que  l'on  acquiert 
tous  les  biens  spirituels. 

Le  démon  prend  souvent  une  large  part  aux 
paroles  intérieures  successives,  surtout  chez  les 
âmes  qui  y  sont  affectionnées.  Au  moment  où 
elles  commencent  à  se  recueillir,  il  leur  fournit 
habituellement  de  nombreux  sujets  de  digres- 
sions, et  leur  suggère  des  pensées  et  des  paroles 
qui  ont  l'apparence  du  vrai.  Il  les  précipite  ainsi 
dans  l'illusion  avec  une  déplorable  facilité.  D'or- 
dinaire il  se  communique  à  ceux  qui  ont  fait 
avec  lui  un  pacte  tacite  ou  formel  ;  il  agit  de 
même  à  l'égard  des  hérétiques  et  surtout  des 
hérésiarques,  dont  il  remplit  l'esprit  de  concep- 
tions et  de  raisonnements  très  subtils,  pleins 
de  faussetés  et  d'erreurs. 

D'après  la  doctrine  de  ce  chapitre,  il  reste  bien 
prouvé  que  les  paroles  successives  procèdent  de 
trois  causes  :  ou  du  divin  Esprit  qui  meut  l'en- 
tendement et  l'éclairé  ;  ou  de  la  lumière  natu- 

S.  JEAN   DE  LA  CROIX.   —  T,  U,  li 


348  LA     MOMÉE    DU    CARMIX. 

relie  dont  cette  puissance  est  douée  ;  ou  enfin  des 
insinuations  du  démon.  Dire  maintenant  à  quels 
signes  on  reconnaîtra  l'origine  de  ces  paroles 
serait  assez  difficile,  et  surtout  s'il  fallait  en  don- 
ner des  preuves  certaines.  On  peut  toutefois 
signaler  quelques  indices  généraux  que  voici  :  les 
paroles  et  les  conceptions  produisent-elles  simul- 
tanément dans  l'âme  une  augmentation  d'amour, 
d'humilité  et  de  respect  envers  Dieu,  c'est  la  mar- 
que infaillible  de  la  présence  de  l'Esprit-Saint, 
car  ses  faveurs  sont  toujours  revêtues  de  ce  ca- 
ractère. 

Lorsque  la  vivacité  et  la  lumière  de  l'entende- 
ment sont  seules  en  jeu,  les  paroles  intérieures 
ne  produisent  point  cet  effet  surnaturel  de  vertu. 
Cependant  par  la  connaissance  et  par  la  lumière 
de  ces  vérités,  la  volonté  peut  se  porter  à  un 
certain  amour  naturel  ;  mais  aussitôt  la  médi- 
tation achevée,  elle  reste  sèche  et  aride,  sans 
pour  cela  être  encline  au  mal  ou  à  la  vanité,  à 
moins  que  le  démon  ne  survienne  de  nouveau 
pour  la  tenter.  Or,  les  paroles  dictées  par  le  bon 
Esprit  n'engendrent  point  la  sécheresse  ;  au  con- 
traire, après  ces  faveurs,  la  volonté  demeure 
habituellement  afiectionnée  à  Dieu  et  portée  au 
bien.  Néanmoins,  par  une  secrète  permission 
divine,  en  vue  des  besoins  particuliers  de  l'âme, 


LIVRE    II.   CHAPITRE    XXIX.  349 

il  peut  arriver  que  la  volonté  se  trouve  dans 
l'aridité,  même  au  milieu  des  communications 
célestes.  D'autres  fois  l'âme  ne  sentira  que  fai- 
blement ces  opérations,  ces  élans  vers  la  vertu, 
malgré  la  source  divine  d'où  émane  le  don  qu'elle 
a  reçu.  C'est  pourquoi  j'afBrme  qu'il  est  souvent 
difficile  d'établir  une  différence  entre  les  unes  et 
les  autres,  à  raison  de  la  diversité  de  leurs  effets  ; 
nous  avons  simplement  énuméré  les  plus  ordi- 
naires. 

Les  paroles  dont  le  démon  est  l'auteur,  sont 
encore  plus  difficiles  à  discerner.  Si  d'ordinaire 
elles  laissent  la  volonté  dans  la  sécheresse  à 
l'égard  de  l'amour  divin,  et  portent  l'esprit  à  la 
vanité,  à  l'estime  et  à  la  complaisance  de  soi- 
même,  plus  d'une  fois  aussi  le  démon  inspire  à 
ces  facultés  une  fausse  humilité  et  une  ferveur 
affective.  Mais  le  tout  est  basé  sur  l'amour-propre, 
et  l'âme  a  besoin  d'être  fort  éclairée  dans  les 
voies  spirituelles,  pour  savoir  démasquer  les 
ruses  de  l'ennemi.  Satan  se  déguise  ainsi  afin  de 
suggérer  à  l'âme  des  affections  conformes  à  ses 
desseins  pervers.  Il  réussit  parfaitement  à  faire 
répandre  des  larmes  par  les  sentiments  qu'il 
excite,  et  en  même  temps  il  porte  toujours  la 
volonté  à  faire  cas  de  ces  communications  inté- 
rieures, et  à  se  laisser  captiver,  non  par  l'exer- 


350  LA    MONTÉE      DU     CARMEL. 

cice  des  vertus,  mais  plutôt  par  ce  qui  est 
l'occasion  de  perdre  celles  qu'elle  avait  déjà 
acquises. 

A  l'égard  de  toutes  ces  paroles,  tenons- nous-en 
à  cette  défiance,  qui  est  indispensable  pour  ne 
pas  s'exposer  à  l'illusion  et  à  mille  inquiétudes. 
N'attachons  nulle  importance  à  ces  communica- 
tions, et  aspirons  uniquement  à  diriger  vers 
Dieu  toute  l'énergie  de  notre  volonté  par  le  par- 
fait accomplissement  de  sa  loi  et  de  ses  saints 
conseils,  qui  est  la  sagesse  des  Saints.  Conten- 
tons-nous d'accepter,  avec  foi  et  simplicité,  les 
mystères  et  les  dogmes  proposés  par  la  sainte 
Église;  ces  vérités  ne  suffisent-elles  pas  pour 
embraser  notre  cœur,  sans  chercher  à  pénétrer 
d'autres  profondeurs,  et  à  nous  livrer  à  des 
recherches  curieuses,  où  il  serait  prodigieux  que 
de  nombreux  dangers  ne  se  rencontrassent  pas  ? 
//  n'est  pas  convenable  de  chercher  à  savoir  au 
delà  de  ce  qu'on  doit  connaître  {\),  dit  saint  Paul. 

L'explication  que  nous  venons  de  donner  sur 
cette  matière  des  paroles  successives,  me  paraît 
devoir  suffire. 

(1)    Non  plus  sapere  quam  oportet  sapere.  Rom.,  xii,  3. 


CHAPITRE  XXX, 


Paroles  intérieures  qui  se  produisent  formellement  dans  l'esprit 
par  voie  surnaturelle.  —  Danger  qui  peut  s'y  rencontrer.  — 
Précaution  nécessaire  à  prendre  pour  n'y  être  pas  trompé. 


Les  paroles  formelles  constituent  le  second 
f^enre  de  paroles  intérieures;  elles  se  produisent 
surnaturellement  dans  l'esprit,  recueilli  ou  non, 
sans  l'intervention  d'aucun  sens.  L'esprit  ne  con- 
tribue en  rien  à  leur  production,  et  reconnaît  avec 
évidence  qu'elles  lui  sont  adressées  par  une 
autre  personne  ;  de  là  leur  vient  la  dénomination 
de  paroles  formelles.  Elles  différent  beaucoup  de 
celles  dont  nous  avons  parlé,  car,  d'un  côté, 
elles  se  forment  sans  la  coopération  de  l'esprit, 
comme  il  arrive  dans  les  premières  ;  et  de  l'autre, 
contrairement  à  ce  qui  est  des  paroles  succes- 
sives, qui  ont  toujours  pour  thème  la  vérité  que 
l'on  considère,  elles  peuvent  arriver  en  dehors 
du  recueillement,  même  lorsque  la  pensée  est 
très  éloignée  de  leur  objet. 

Les* paroles  dont  il  est  question  dans  ce  cha- 


352  LA    MONTÉE    DU   CARMEL. 

pitre,  sont  plus  ou  moins  distinctes  et  formelles  ; 
souvent  elles  consistent  en  de  simples  concep- 
tions suggérées  à  l'esprit,  sous  forme  de  réponse, 
ou  autrement.  Tantôt  elles  se  bornent  à  un  seul 
mot,  tantôt  elles  se  succèdent  comme  les  précé- 
dentes, et  transmettent  à  l'âme  une  instruction 
prolongée.  L'esprit  n'y  participe  absolument  eu 
rien,  et  tout  se  passe  en  lui  comme  si  une  per- 
sonne parlait  à  une  autre.  Le  langage  de  l'Ange  à 
Daniel  nous  en  offre  un  exemple  frappant.  Le 
messager  céleste  l'iustruisait  intérieurement, 
d'une  manière  formelle  et  par  des  raisonnements 
successifs,  comme  le  confirme  ce  passage  -.Je  suis 
venu  pour  vous  découvrir  toutes  choses  (1). 

Lorsque  ces  paroles  restent  à  l'état  de  paroles 
formelles,  elles  produisent  j)eu  d'impression 
dans  l'âme.  Elles  ne  lui  sont  données  que 
pour  l'instruire,  ou  lui  donner  une  lumière  sur 
tel  ou  tel  point  ;  or,  pour  atteindre  ce  résultat, 
il  n'est  pas  nécessaire  qu'elles  aient  un  effet 
supérieur  à  ce  but.  Dieu  en  est-il  l'auteur,  elles 
ne  manquent  jamais  d'éclairer  l'âme  sur  les 
enseignements  donnés,  et  de  la  porter  à  effec- 
tuer promptement  ce  qui  lui  est  prescrit.  Cepen- 
dant ces  paroles  n'enlèvent  pas  toujours  la  répu- 

(1)  Ego  autem  veni   ut  indicarem  tibi,    etc.  Dan.,  ix,  23,  etc. 


LIVIIE    11.     CHAPl'IRE    AXX.  353 

gnance  et  la  difficulté  que  l'âme  éprouve  à 
exécuter  ces  ordres  ;  au  contraire,  par  une  per- 
mission divine,  elles  l'augmentent  parfois  afin 
que  l'âme  devienne  meilleure,  plus  instruite  et 
en  même  temps  plus  humble.  Si  le  Seigneur 
commande  à  cette  âme  des  choses  propres  à  lui 
attirer  des  honneurs  et  des  dignités,  cette  répul- 
sion s'accentue  davantage  ;  mais  s'agit-il  de 
choses  basses  et  abjectes,  le  divin  Maître  lui  ins- 
pire plus  d'empressement  et  lui  donne  plus  do 
facilité  pour  s'y  livrer. 

A  ce  sujet, nous  lisons  dans  l'Exode  que  Moïse, 
après  avoir  reçu  de  Dieu  l'ordre  de  se  rendre  près 
de  Pharaon,  pour  délivrer  le  peuple  d'Israël  (1  ), 
ressentit  une  telle  répugnance  à  obéir,  que  le 
Seigneur  se  vit  contraint  de  renouveler  par  trois 
fois  le  même  commandement,  et  de  lui  donner 
des  signes  évidents  de  sa  volonté.  Encore  tout 
cela  fut-il  insuffisant,  jusqu'à  ce  que  le  Très-Haut 
se  déterminât  à  lui  donner  Aaron  pour  être  son 
compagnon,  et  pour  partager  avec  lui  l'honneur 
de  cette  entreprise. 

Le  contraire  arrive,  quand  les  paroles  et  les 
communications  viennent  de  la  part  du  démon. 
La  tactique  de  l'ennemi  du  genre  humain  est  de 

(1)  8ed  veni  et  mittam  te  ad   Pharaonem  ut  eiucas  populum 
meum  filios  Israël  de  Egypto.  Exod.,  m,  10. 


354  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

porter  aux  choses  élevées  avec  promptitude  et 
facilité,  et  avec  dégoût  à  celles  qui  sont  humbles. 
Et  certes,  Dieu  a  en  horreur  de  voir  les  âmes 
aspirer  aux  dignités  ;  lors  même  qu'il  leur  com- 
mande de  les  accepter,  ou  les  y  élève  lui-même, 
il  leur  défend  de  s'y  porter  avec  promptitude  et 
avec  un  désir  de  prééminence. 

Les  paroles  formelles  diffèrent  encore  des  suc- 
cessives, en  ce  qu'elles  sont  accompagnées  habi- 
tuellement d'une  ardeur  dont  celles-ci  sont  dé- 
pourvues. Les  premières  sont  plus  explicites,  et 
l'entendement  y  mêle  moins  de  son  fonds  ;  les  se- 
condes n'ont  pas  une  influence  aussi  forte  sur 
l'esprit,  et  ne  lui  donnent  pas  autant  d'élan  pour 
obéir.  Cependant  les  paroles  successives  produi- 
sent parfois  plus  d'effet  dans  l'âme,  à  cause  de 
l'intime  communication  qui  existe  alors  entre  l'Es- 
prit de  Dieu  et  l'esprit  de  l'homme,  mais  le 
mode  en  est  très  différent.  Dans  les  paroles  for- 
melles, l'âme  ne  met  pas  en  doute  si  c'est  elle- 
même  qui  les  profère,  tant  elle  a  la  certitude  du 
contraire,  surtout  si  sa  pensée  était  éloignée  du 
sujet  dont  on  l'entretient. Et  même,  eût-elle  quel- 
que pensée  de  ce  genre,  elle  comprend  avec 
clarté  et  évidence  que  ces  paroles  ont  une  autre 
origine. 

Or  il  en  est  des  paroles  formelles  comme  des 


LIVRE    II.    CHAPITRE    XXX.  35o 

successives,  l'âme  ne  doit  nullement  les  estimer  ; 
ce  serait  d'abord  détourner  l'esprit  du  moyen 
légitime  et  immédiat  de  l'union  divine,  c'est-à- 
dire  de  la  foi  ;  puis  ensuite  l'exposer  à  être  très 
facilement  séduit  par  le  démon.  Souvent  c'est  à 
peine  si  l'on  pourra  distinguer  les  paroles  dictées 
par  le  bon  esprit,  de  celles  qui  viennent  du  mau- 
vais. Je  l'ai  dit,  les  paroles  formelles  ont  peu 
d'efficacité ,  et  il  est  difficile  de  les  reconnaî- 
tre à  leurs  fruits  ;  tandis  que  celles  du  démon 
produisent  sur  les  âmes  imparfaites  un  résultat 
plus  sensible  que  celles  du  bon  esprit  sur  les 
personnes  spirituelles.  Dans  l'une  et  dans  l'autre 
conjoncture,  il  faut  donc  se  garder  de  rien  exé- 
cuter, avant  d'en  rendre  compte  à  un  confesseur 
consommé  en  prudence,  ou  à  une  personne  docte 
et  discrète.  Une  fois  éclairé  sur  la  ligne  de  con- 
duite à  tenir,  on  doit  se  conformer  aux  conseils 
que  l'on  a  reçus,  avec  un  abandon  et  un  renon- 
cement absolus. 

Si  l'on  ne  rencontrait  pas  un  directeur  assez 
expérimenté  dans  ces  voies,  mieux  vaudrait  n'en 
faire  part  à  personne,  et  se  contenter  alors  de 
prendre  ce  qu'il  y  a  de  substantielet  de  réel  dans 
ces  paroles,  avec  dégagement  et  pureté  d'inten- 
tion. On  risquerait  de  tomber  entre  les  mains 
d'un  guide  qui,  au  lieu  d'élever  l'édifice  de  la 


u* 


SoO  LA    MONTÉE    DU    CARMEL. 

perfection,  le  détruirait.  Les  âmes  ne  doivent  pas 
conférer  de  ces  faveurs  avec  le  premier  venu  ; 
car,  dans  une  question  majeure  comme  celle-ci, 
la  vérité  ou  la  fausseté  d'une  direction  est  de  la 
dernière  importance. 

Au  reste,  le  point  capital  est  de  ne  jamais  faire, 
ni  accepter  de  son  propre  mouvement,  ce  que  ces 
paroles  expriment,  sans  de  mûres  réflexions  et 
de  sûrs  conseils.  Il  survient  en  cette  matière 
trop  d'étranges  et  de  subtiles  tromperies  ;  et 
quant  à  moi,  je  crois  que  l'âme  disposée  à 
admettre  ce  genre  de  communications  ne  saurait 
éviter  d'y  être  souvent  trompée. 

Les  chapitres  xvii,  xviii,  xix  et  xx  traitent 
des  illusions  et  des  périls  qui  se  rencontrent  en 
ces  choses,  et  des  précautions  dont  on  doit  se 
munir  pour  les  éviter  ;  je  ne  m'étendrai  donc  pas 
davantage  sur  ce  sujet.  Je  rappellerai  seulement 
que  la  doctrine,  la  meilleure  et  la  plus  saine,  est 
de  ne  tenir  aucun  compte  de  ces  paroles,  malgré 
leurs  excellentes  apparences  ;  mais  de  se  gouver- 
ner en  tout  par  les  lumières  de  la  droite  raison, 
et  par  les  enseignements  quotidiens  de  la  sainte 
Eglise. 


CHAPITRE  XXXI. 

Paroles  substantielles  qui  se  forment  intérieurement  dans  l'es- 
prit. —  Différence  entre  celles-ci  et  les  paroles  formelles. — 
Profit  qui  s'y  trouve.  —  Respect  et  soumission  où  l'âme  doit 
se  tenir  à  leur  égard. 

La  troisième  sorte  de  paroles  intérieures  est, 
avons-nous  dit,  celle  des  paroles  substantielles. 
Comme  ces  paroles  s'impriment  très  distincte- 
ment dans  l'âme,  elles  sont  en  même  temps  for- 
melles bien  que  ces  dernières  diffèrent,  par  leurs 
effets  moins  vifs  et  moins  profonds,  des  paroles 
substantielles.  Toute  parole  substantielle  est 
formelle,  mais  il  ne  faut  pas  en  conclure  que 
toute  parole  formelle  soit  substantielle.  Celles-là 
seules  méritent  ce  nom,  qui  impriment  vérita- 
blement dans  l'âme  ce  qu'elles  signifient.  Comme 
si,  par  exemple,  Notre-Seigneur  disait  expressé- 
ment à  une  âme  :  sois  bonne,  et  qu'aussitôt  elle 
le  devînt  ;  aime-moi,  et  qu'à  l'instant  elle  possé- 
dât et  sentît  en  elle  un  amour  substantiel,  c'est- 
à-dire  un  véritable  amour  de  Dieu.  Ou  encore,  si 
le  divin  Maître,  la  voyant  en  proie  à  une  crainte 


358  LA  MONTÉE  DU    CARMEL. 

excessive,  lui  adressait  cette  parole  :  ne  crains 
pas,  et  que  tout  à  coup  elle  se  trouvât  animée 
d'un  courage  magnanime,  et  d'une  paix  inef- 
fable. 

Laparolede  Dieu  est  pleine  de  j9wmance(l),nous 
dit  le  Sage  ;  elle  opère  substantiellement  dans 
l'âme  ce  qu'elle  signifie.  Le  texte  suivant  de 
David  confirme  cette  vérité  :  Sachez  quHl  rendra 
sa  voix,  une  VOIX  forte  et  puissante  (2).  Le  Seigneur 
lui-même  dit  un  jour  à  Abraham  :  Marche  devant 
moi,  etsoisparfait  (3).  A  l'heure  même,  le  Père  des 
croyants  fut  élevé  à  une  haute  perfection,  et  de- 
meura attentif  en  la  présence  de  son  Créateur. 
Cette  puissance  éclate  encore  dans  les  paroles 
de  Jésus-Christ  ,  dont  les  Évangéiistes  nous 
disent  qu'une  seule  sufiîsait  pour  guérir  les  ma- 
lades, et  ressusciter  les  morts. 

Les  paroles  substantielles  dont  le  Seigneur  favo- 
rise certaines  âmes,  sont  d'une  si  grande  valeur 
et  d'une  si  haute  importance  qu'elles  leur  com- 
muniquent la  vie,  la  vertu  et  les  dons  incompa- 
rables de  la  grâce.  Il  arrive  même  qu'une  seule  de 
ces  paroles  apporte  à  l'âme  un  bien  plus  consi- 
dérable que  toutes  les   œuvres  méritoires  de  sa 


(1)  Sermo  illius  potestate  plenus  est.    Eccl.,  viii,  4. 

(2)  Ecce  dabit  voci  suas  vocem  virtutis.  Ps.  LXVii,  34. 

(3)  Ambulacuram  me  et  esto   perfectus.  Gcn.,  x\u,  1. 


LIVRE  11.    CHAPITRE  XXXI.  3o9 

vie.  La  coopération  de  l'âme  et  sa  volonté  propre 
n'ont  rien  à  faire  ici;  qu'elle  se  tienne  humble 
et  résignée,  et  se  borne  à  donner  une  libre  adhé- 
sion à  l'action  divine.  Dans  ces  faveurs,  elle  n'a 
rien  à  appréhender,  rien  à  repousser,  aucun  effort 
à  faire  pour  exécuter  ce  qu'expriment  ces  pa- 
roles ;  car  Dieu  l'opère  en  elle  et  avec  elle,  tout 
autrement  que  par  les  paroles,  formelles  et  les 
paroles  successives. 

Nous  venons  de  le  dire,  l'état  de  l'âme  est  pas- 
sif et  son  action  personnelle  presque  nulle  ;  elle 
n'a  donc  pas  besoin  de  les  rejeter,  puisque  leur 
effet  se  grave  substantiellement  en  elle,  et  la 
comble  de  richesses  surnaturelles.  L'illusion  n'est 
pas  davantage  à  craindre,  parce  que  ni  l'enten- 
dement, ni  le  démon  ne  peuvent  intervenir  ici. 
Ce  malin  esprit  ne  parviendra  jamais  à  produire 
quoi  que  ce  soit  de  substantiel  dans  l'âme,  sans 
son  concours,  de  manière  à  graver  en  elle  l'effet 
permanent  de  sa  parole.  Cependant,  lorsque 
certaines  âmes  se  donnent  à  lui,  par  un  pacte 
volontaire,  il  réside  en  maître  dans  ces  cœurs,  et 
peut  alors,  par  des  suggestions  diaboliques,  les 
porter  à  des  œuvres  de  la  plus  noire  malice.  De 
semblables  âmes  lui  sont  unies  par  une  iniquité 
volontaire,  et  deviennent  entre  ses  mains  des 
instruments  propres  à  tous  les  actes  mauvais.  Si 


360  LA  jMOntée  du  carmel. 

l'expérience  nous  démontre  qu'il  obsède  même 
les  âmes  droites,  par  de  puissantes  et  fréquen- 
tes instigations,  avec  combien  plus  de  force  ne 
pourra-t-il  pas  porter  au  mal  les  âmes  perverses  ? 
Toutefois  son  action  ne  saurait  jamais  être  assi- 
milée à  celle  de  l'Esprit-Saint,  car  il  n'y  a  pas  de 
paroles  semblables  à  celles  de  Dieu.  Toute  parole 
créée  est  comme  un  pur  néant  devant  la  sienne, 
et  son  effet  est  illusoire  en  comparaison  de  celui 
que  produit  la  voix  du  Tout-Puissant.  C'est  pour- 
quoi le  Seigneur  s'écrie  par  son  prophète  Jêrémie  : 
Quelle  comparaison  y  a-t-il  entre  la  paille  et  le 
blé  ?. . .  mes  paroles  ne  sont-elles  pas  comme  du 
feu...  et  comme  un  marteau  qui  brise  la  pierre  (1)  ? 
Ces  paroles  substantielles  concourent  très 
efficacement  à  l'union  de  l'âme  avec  Dieu  ;  plus 
elles  sont  intérieures,  plus  elles  sont  substan- 
tielles et  profitables  à  ceux  qui  les  reçoivent. 
Heureuse  l'âme  à  qui  Dieu  les  adresse  !  Parlez, 
Seigneur,  parce  que  votre  serviteur  écoute  (2). 


(1)  Quid  paleis  ad  triticum  î...  Numquid  non  vcrba  mea  sunt 
quasi  ignis...  et  quasi  maliens  conterens  petrara  ?  Jer,,  xxiil^ 
28,    29. 

(2)  Loquere,  Domine,  quia  audit  servus  tuus.   I  Reg.,  Ill,    10. 


CHAPITRE  XXXII. 


Connaissances  que  l'entendement  acquiert  par  voie  surnatnrell? 
au  moyen  des  sentiments  intérieurs.  — Quelle  est  leur  cause. 
—  Comment  l'âme  doit  se  comporter  à  leur  égard,  pour  ne 
pas  8'en  faire  un  obstacle  dans  le  sentier  de  la  perfection. 


Il  nous  reste  à  traiter  maintenant  du  quatrième 
et  dernier  genre  de  connaissances  intellectuelles. 
L'entendement  peut  les  acquérir  au  moyen  des 
sentiments  spirituels,  qui  se  manifestent  très 
souvent  d'une  manière  surnaturelle  dans  les  âmes 
intérieures;  nous  les  classons  parmi  les  con- 
naissances distinctes  de  l'entendement. 

Ces  sentiments  spéciaux  peuvent  être  de 
deux  sortes.  La  première  comprend  les  senti- 
ments qui  résident  dans  la  volonté  ;  la  se- 
conde renferme  ceux  qui,  tout  en  ayant  leur 
siège  dans  la  volonté,  sont  si  intenses,  si  éle- 
vés, si  profonds  et  si  secrets,  qu'ils  ne  sem- 
blent pas  la  toucher,  mais  se  produire  dans  la 
substance  même  de  lame.  Les  uns  et  les  autres 
ont  une  grande  variété  dans  leurs  formes.  Les 
premiers,  lorsqu'ils  viennent  de  Dieu,  sont  très 


362  L\    MONTÉE    DU     CARMEL. 

élevés  ;  cependant  les  seconds  les  surpassent  en 
sublimité,  et  apportent  à  l'âme  des  biens  et  des 
avantages  signalés.  Ni  l'âme,  ni  son  directeur, 
ne  peuvent  connaître  la  cause  d'où  ils  procèdent, 
ouïes  œuvres  qui  ont  pu  mériter  de  telles  faveurs. 
En  réalité,  ces  touches  divines  ne  dépendent  nul- 
lement des  actes  de  l'âme,  ni  de  se#  considéra- 
tions, bien  que  ces  actes  constituent  d'excellen- 
tes dispositions  pour  les  recevoir.  Dieu  en  gra- 
tifie qui  il  veut,  et  pour  des  motifs  connus  de 
lui  seul. 

Une  personne  aura  pratiqué  une  multitude 
d'œuvres  pies,  et  Dieu  ne  lui  accordera  pas  néan- 
moins ces  touches  secrètes  ;  une  autre,  moins 
zélée  dans  les  exercices  de  charité,  se  verra  com- 
blée de  dons  d'un  ordre  très  élevé.  Parmi  ces 
attouchements  divins,  source  des  sentiments  in- 
térieurs, les  uns  sont  bien  caractérisés  et  passent 
rapidement,  d'autres  le  sont  moins  et  se  prolon- 
gent davantage.  Il  importe  peu  à  l'âme  d'être 
appliquée  aux  choses  spirituelles  pour  mériter 
de  les  recevoir;  sans  doute,  on  ne  peut  disconve- 
nir que  le  recueillement  ne  soit  une  meilleure 
condition  pour  s'y  disposer,  toutefois  le  plus 
souvent  Dieu  les  donne  quand  l'âme  y  pense  le 
moins. 

Ces  sentiments  spirituels,  pris  dans  la  signifi- 


LIVRE    II,    —    CHAPITRE  XXXII.  363 

cation  que  nous  leur  donnons  ici,  ne  font  pas 
partie  du  domaine  de  l'entendement,  mais  de  la 
volonté.  Aussi  n'ai-je  pas  l'intention  de  m'y  ar- 
rêter en  ce  moment;  je  me  réserve  de  le  faire 
lorsque  j'aborderai,  dans  le  troisième  livre,  le  su- 
jet de  la  nuit  de  la  volonté  et  de  la  purification 
de  ses  affections.  Néanmoins,  comme  d'ordinaire, 
et  je  dirai  même  le  plus  souvent,  ces  impressions 
font  rejaillir  dans  l'entendement  une  connais- 
sance, une  intelligence  et  une  lumière  plus  sai- 
sissante et  plus  vive,  il  convient  d'en  faire  men- 
tion au  moins  sous  ce  rapport. 

Or  ces  sentiments  spirituels,  qu'ils  soient 
provoqués  subitement  par  une  divine  touche,  ou 
qu'ils  soient  durables  et  successifs,  produisent 
une  lumière  qui  est  une  science  expérimentale 
de  Dieu  d'une  rare  sublimité,  et  d'une  saveur  in- 
comparable ;  aussi  ne  saurait-on  lui  donner  au- 
cune dénomination,  non  plus  qu'à  la  source 
d'où  elle  émane.  Ces  conceptions  sont  d'une 
grande  variété  ;  tantôt  elles  sont  plus  élevées  et 
plus  lumineuses,  tantôt  elles  le  sont  moins,  en 
proportion  précisément  delà  qualité  des  touches, 
et  de  la  force  des  sentiments  d'où  elles  pro- 
cèdent. 

Il  serait  superflu  de  multiplier  ici  les  dévelop-  , 
pements,  pour  indiquer  à  l'entendement  la  direc- 


364  LA    MONTÉE     DU    CARMEL. 

tion  qu'il  doit  suivre  au  milieu  de  ces  différentes 
connaissances,  s'il  veut  avancer  par  le  sentier  de 
la  foi  jusqu'au  terme  de  l'union.  Si  les  senti- 
ments dont  nous  parlons  sont  produits  dans 
l'âme,  sans  un  travail  effectif  de  sa  part,  il  en 
résulte  que  les  connaissances  acquises  par  leur 
moyen  sont  également  reçues  passivement,  c'est- 
à-dire,  en  dehors  de  la  coopération  de  cette  partie 
de  l'intellect  que  les  philosophes  appellent  pas- 
sible. Aussi,  pour  ne  point  faire  fausse  route,  et 
ne  pas  mettre  obstacle  aux  avantages  dont  ces 
sentiments  enrichissent  l'âme,  le  rôle  de  l'enten- 
dement, à  leur  égard,  doit  être  passif  et  non 
actif.  Sans  prétendre  interposer  ses  forces  natu- 
relles, qu'il  lui  suffise  d'incliner  la  volonté  à 
donner  un  consentement  libre  et  plein  de  recon- 
naissance. 

L'inconvénient  déjà  signalé  à  propos  des  pa- 
roles successives  se  retrouve  ici.  En  effet,  l'acti- 
vité propre  peut  très  facilement  troubler  et  dé- 
truire ces  lumières  délicates,  cette  savoureuse  et 
surnaturelle  intelligence,  à  laquelle  l'élément 
humain  ne  saurait  atteindre,  et  qu'il  ne  compren- 
dra pas  en  agissant,  mais  en  restant  passif.  En 
conséquence,  il  faut  se  garder  de  les  désirer,  de 
peur  d'exciter  l'entendement  à  en  produire 
d'autres,  de  son  propre  fonds.  Ainsi  on  fermera  la 


LIVP.E    II. CHAPITRE  XXXII.  365 

porte  à  une  multitude  de  connaissances  fausses 
que,  par  l'influence  des  sens  corporels,  le  démon 
insinue  fort  habilement  dans  l'esprit  affectionné 
aux  notions  produites  par  les  sentiments  dont 
nous  venons  déparier.  Quand  le  souverainMaî- 
tre  verra  l'âme  humble,  résignée,  anéantie  et 
dépouillée  d'elle-même,  il  lui  communiquera  ces 
touches  secrètes,  passivement  et  à  l'heure  de  son 
choix.  Son  abnégation  lui  méritera  de  jouir  des 
avantages  que  ces  connaissances  prociirent,  avan- 
tages incalculables,  car  ce  sont  des  touches  inté- 
rieures, préparatoires  à  l'union  divine. 

Toute  la  doctrine  de  ce  livre  porte  :  sur  le  re- 
noncement absolu  deresprit,surla  contemplation 
passive,  sur  l'oubli  de  tout  le  créé,  le  détache- 
ment des  formes  et  des  images,  et  l'abandon 
aveugle  à  la  conduite  de  Dieu,  par  un  simple 
regard  dirigé  vers  la  suprême  vérité.  Or,  celle 
doctrme  substantielle  ne  s'entend  pas  seulement 
de  l'acte  de  parfaite  contemplation,  dont  la  quié- 
tude sublime  et  toute  surnaturelle  serait  trou- 
blée par  les  filles  de  Jérusalem,  c'est-à-dire  par 
les  bons  discours  et  par  les  méditations.  Cette 
doctrine,  dis-je,  s'étend  encore  aux  nàoments  for- 
tunés où  Notre-Seigneur  appelle  l'âme  à  goûter 
une  attention  générale,  sainte  et  pleine  d'amour: 
attention,  recueillement,  dans  lesquels  l'âme  ai- 


366  LA  MONTÉE    DU  CARMEL. 

dée  de  la  grâce  peut  s'établir  elle-même.  Qu'elle 
s'efforce  alors  de  maintenir  toujours  son  esprit 
dans  le  calme,  sans  le  fatiguer  par  le  mélange 
des  formes,  des  conceptions  ou  des  images  parti- 
culières. Elle  pourrait  cependant  s'en  servir 
d'une  manière  transitoire,  avec  douceur  et  sua- 
vité d'amour,  dans  le  dessein  de  s'embraser  de 
plus  en  plus  du  feu  de  la  charité.  Mais,  hors  de 
ce  temps,  elle  devra  s'aider,  dans  tous  ses  exer- 
cices, du  secours  des  bonnes  pensées,  et  de  la 
méditation,  selon  la  méthode  dont  elle  recueillera 
plus  de  dévotion  et  de  profit  spirituel.  Elle  s'ap- 
pliquera en  particulier  aux  mystères  de  la  vie,  de 
la  passion  et  de  la  mort  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  pour  conformer  ses  actions,  ses  pratiques 
et  toute  sa  vie  à  la  sienne. 

Arrêtons  ici  ce  traité  des  connaissances  surna- 
turelles de  l'entendement,  considérées  dans  leur 
rapport  avec  la  foi,  et  comme  moyen  efficace 
d'arriver  au  terme  de  l'union.  Il  me  semble  en 
avoir  dit  assez  à  cet  égard,  pour  qu'en  toute  cir- 
constance, l'âme  puisse  trouver  dans  les  dévelop- 
pements que  nous  avons  donnés,  les  règles  et  les 
avis  nécessaires  pour  savoir  se  gouverner  avec 
prudence.  Peut-être  dira-t-on  que  tel  ou  tel  état 
intérieur  ne  peut  entrer  en  comparaison  avec 
ceux  que  nous  avons  décrits.  Je  crois  impossible 


LIVRE  II.    CHAPITRE    XXXII.  307 

qu'on  ne  puisse  le  rattacher  à  quelqu'une  des 
quatre  subdivisions  de  connaissances  sp(','ciales, 
énumérées  dans  ce  livre.  Néanmoins,  dans  un  cas 
particulier,  on  trouvera,  à  mon  avis,  la  solution 
de  toutes  les  difficultés  dans  ce  qui  a  été  dit  pour 
des  circonstances  analogues. 

Hâtons-nous  donc  maintenant  de  passer  au 
troisième  livre,  où  nous  traiterons,  avec  la  grâce 
de  Dieu,  de  la  purification  spirituelle  de  la  vo- 
lonté, par  rapport  à  ses  affections  intérieures  : 
c'est  ce  que  nous  appelons  ici  nuit  active.  Je  prie 
le  sage  lecteur  de  me  prêter  une  attention  bien- 
veillante et  soutenue.  Sans  cette  condition,  toute 
espèce  de  doctrine,  si  élevée  et  si  parfaite  soit- 
elle,  n'apporte  aucun  profit  et  n'obtient  pas  l'es- 
time qu'elle  mérite  ;  à  combien  plus  forte  raison 
cette  disposition  de  bienveillance  est-elle  indis- 
pensable avec  mon  style,  si  défectueux  en  beau- 
coup de  points. 


FIN    DU  SECOND  LIVRE. 


TABLE    DES    MATIERES 


Pages. 

Préface i 

Exposition  du  sujet 1 

Cantique 2 

Prologue 5 


LIVKE   PREMIER. 


Chapitre  iremier.  —  Exposition  de  la  première  stro- 
phe. —  On  applique  à  la  partie  supérieure  et  à  la 
partie  inférieure,  les  deux  différentes  nuits  aux- 
quelles les  personnes  spirituelles  sont  généralement 
assujetties 15 

Cuap.  II.  —  Explication  de  ce  qu'est  la  nuit  obscure  par 
où  l'âme  doit  avoir  passé  pour  arriver  à  l'union  di- 
vine. —  Quelles    en    sont  les  causes  ?     .     .     .     .       19 

Chap.  III.  —  La  mortification  des  passions,  sous  toutes 
leurs  formes,  est  la  première  cause  de  cette  nuit.  — 
Commencement    de  l'explication 23 

Chap.  IV.  —  Nécessité  rigoureuse  de  passer  par  la 
nuit  obscure  des  sens,  qui  est  la  mortification  des 
passions,  avant  de   parvenir  à  l'union  divine.     .     .       27 

Chap.  V.  —  Suite  du  même  sujet.  —  Preuves  tirées  de 
l'autorité  et    des  figures  de  la  sainte  Écriture,  pour 


370  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Pages, 
démontrer  combien  il  est  nécessaire  d'aller  à   Dieu 
par  le  moyen  de  cette  nuit   obscure  de  la  mortifica- 
tion  des    sens 37 

CuAP.  VI.  —  Des  deux  principaux  dommages  que  les 
passions  font  à  l'âme  :  l'un  privatif  et  l'autre  positif. 

—  Textes  tirés  de   la  sainte  Écriture  qui  ont  rap- 
port   au   sujet 47 

Chap.  VII.  —  Comment  les  appétits  tourmentent  l'âme. 

—  On  le  prouve  à  la  fois  par  des  comparaisons  et 

par  des  testes  tirés  de  la  sainte  Écriture.     ...       Ô5 
Chap.  VIII.  —  Comment  les  appétits  obscurcissent  l'âme. 

—  Témoignages     et    comparaisons    de    la    sainte 
Écriture  à  l'appui  de  cette  doctrine Ô9 

Chap.   IX.    —  Comment   les  passions  souillent  l'âme. 

—  On  le  prouve  par  des  témoignages  et  des  compa- 
raisons  de  la  sainte   Écriture 67 

Chap.  X.  —  Les  passions  attiédissent  l'âme  et  l'affaiblis- 
sent dans  la  vertu.  —  Comparaisons  puisées  dans 
les  divines  Écritures 74 

Chap.  XI.  —  Nécessité  absolue  de  réprimer  jusqu'à  la 
moindre  de  ses  passions  pour  parvenir  à  l'union 
divine 78 

Chap.  XII.  —  Réponse  à  la  seconde  demande  :  quelles 
passions  suffisent  pour  causer  à  l'âme  les  dommages 
dont  nous    avons  parlé 88 

Chap.  XIII.  —  Conduite  à  tenir  pour  entrer  par  la  foi 

dans  la  nuit  des  sens 93 

Chap.  XIV.  —  Explication  du  second  vers  de  la  pre- 
mière strophe 100 

Chap.  XV.  —  Explication  des  autres  vers  de  la  strophe.     103 

LIVRE   SECOND. 

Chap.    I^.   —  Explication  de    cette  strophe 105 

Chap.  II.  —  Explication  de  la  seconde  partie  de  la  nuit, 
ou  de  la  cause  qui  la  produit.  —  Cette  cause  est  la 


TABLE   DES    MATIÈRES.  371 

Pages, 
foi.  —  Deux  raisons  nous  prouvent    que  cette  se- 
conde partie  de  la  nuit  est  plus  obscure  que  la  pre- 
mière et  la  troisième.     ^ 110 

Chap.  III.  —  Comment  la  foi  est  une  nuit  pour  l'âme, 
—  Preuves  de  raison  et  autorité  de  la  sainte  Écri- 
ture  113 

Chap.  IV.  —  Attitude  que  l'âme  doit  conserver  au 
milieu  des  ténèbres  pour  être  sûrement  guidée  par 
la  foi,  jusqu'à  une  éminente  contemplation.  —  Cette 
matière  est  traitée  d'une  manière  générale  dans  ce 
chapitre 119 

CiiAP.  V.  —  On  explique  au  moyen  d'une   comparaison 

ce  qu'est  l'union  de  l'âme  avec  Dieu 12Ç 

Chap.  VI.  —  Comment  les  trois  vertus  théologales  doi- 
vent perfectionner  les  trois  puissances  de  l'âme.  — 
Comment  elles  doivent  les  établir  dans  le  vide  et  les 
ténèbres.  —  Citation  à  ce  sujet  de  deux  autorités, 
l'une  de  saint  Luc  et  l'autre  d'Isa'ie 134 

Chap.  VII.  —  Combien  est  étroit  le  sentier  qui  conduit 
à  la  vie.  —  Combien  il  faut  être  libre  et  dégagé  de 
tout  pour  y  marcher.  —  Du  dépouillement  de  l'en- 
tendement  14Q 

Chap.  VIII.  —  Aucune  créature,  aucune  connaissance 
intellectuelle  ne  peut  servir  de  moyen  prochain  à 
l'entendement  pour  parvenir  à  la  divine  union.  — 
Aperçu  général  sur  cette  matière 152 

Chap.  IX.  —  Comment  la  foi  est  à  l'entendement  le 
moyen  prochain  et  le  mieux  proportionné  pour 
acquérir  l'union  de  l'amour  divin.  —  Preuves  tirées 
de  l'autorité  et  des  exemples  de  la  sainte  Ecriture.     160 

Chap.  X.  —  Enumération  des  connaissances  et  des  diffé- 
rentes   conceptions   de    l'entendement 165 

Chap.  XI.  —  Quels  préjudices  peuvent  causer  à  l'enten- 
dement les  connaissances  présentées  surnaturelle- 
ment  ans  sens  corporels  et  extérieurs.  —  Comment 
l'âme  doit  se  comporter  à  leur  égard 167 

11** 


372  TABLE   DES    MATIÈRES. 

l'agc». 

Chap.  XII.  —  Des  représentations  imaginaires  et  natu- 
relles.  —    Ce  qu'elles    sont.  —  Elles    ne  peuvent 
servir  de  moyens  convenables  pour  arriver  à  l'union  \ 
divine.  —   Combien  elles  nuisent   à  l'âme    qui  ne 
sait  pas  s'en  détacher  à  propos 180 

Chap.  XIII.  —  Quand  l'homme  spirituel  peut-il  commen- 
cer à  dépouiller  l'intellect  des  formes  imaginaires, 
et  mettre  de  côté  le  raisonnement  dans  la  médita- 
tion ?      189 

Chap.  XIV,   —  Convenance  et  raison  de  ce  qui  a   été 

dit  sur  la  nécessité  de  ces  signes 194 

Chap.  XV.  —  Il  est  avantageux  à  ceux  qui  commen- 
cent à  entrer  dans  la  connaissance  générale  de  la 
contemplation,  de  revenir  de  temps  en  temps  au  rai- 
sonnement et  aux  opérations  de  leurs  puissances 
naturelles 207 

Chap.  XVI.  —  Des  représentations  imaginaires  produi- 
tes surnaturellement  dans  l'esprit.  —  Pourquoi  ne 
peuvent-elles  pas  servir  de  moyen  prochain  pour 
arriver  à  l'union  divine  ? 211 

Chap.  XVII.  —  De  la  fin  que  Dieu  se  propose  en  com- 
muniquant à  l'âme  les  biens  spirituels,  et  du  mode 
qu'il  emploie.  —  Réponse  au  doute  qui  a  été  sou- 
levé  223 

Chap.  XVIII.  —  Du  tort  que  fout  aux  âmes  certains 
maîtres  spirituels,  faute  d'une  bonne  méthode  pour 
les  diriger  dans  ces  visions.  —  Comment  les  âmes 
peuvent  être  dans  l'erreur  lors  même  que  ces  visions 
viennent  de  Dieu 23-i 

Chap.  XIX.  —  Comment  les  visions  et  les  paroles  de 
Dieu,  qui  sont  vraies  en  elles-mêmes,  peuvent-elles 
nous  jeter  dans  l'illusion  ?  —  Passages  des  divines 
Écritures  allégués  à  ce  sujet 2-11 

Chap.  XX.  —  Comment  les  prophéties  et  les  paroles  de 
Dieu,  toujours  véritables  en  elles-mêmes,  ne  sont 
pas  toujours  certaines,   vu  les  circonstances  qui  les 


TABLE    DES    MATIÈRES.  373 

Pages. 

ont  motivées.  —  Preuves    tirées  de  la  sainte  Écri- 
ture  258 

CiiAP.  XXI.  —  Dieu  n'agrée  pas  les  demandes  indiscrè- 
tes qu'on  lui  adresse.  —  Comment  il  s'en  irrite,  tout 
en  y  condescendant  quelquefois 267 

Chap.  XXII.  —  Pourquoi  est-il  interdit,  sous  la  loi  nou- 
velle, d'interroger  Dieu  par  une  voie  surnaturelle, 
comme  il  était  permis  de  le  faire  dans  l'ancienne 
loi  ?  —  Réponse  à  cette  question.  —  Elle  nous 
donne  l'intelligence  des  mystères  de  notre  foi.  — 
Passage  des  épîtres  de  saint  Paul  appliqué  à  ce 
sujet 281 

Chap.  XXIII.  —  Des  connaissances  intellectuelles  qui 
sont  purement  spirituelles.  —  Entrée  en  matière.  — 
Explication  de  leur  nature 301 

Chap.  XXIV.  —  Explication  des  deux  sortes  de  visions 

spirituelles  que  l'âme  peut  avoir  surnaturellement.     .     305 

Chap.  XXV.  —  Des   révélations.  —  De  leur  nature.  — 

De  la  distinction  qu'on  établit  entre  elles.     .     .     .     314 

Chap.  XXVI.  —  Des  connaissances  de  la  vérité  commu- 
niquées à  l'entendement.  —  Elles  sont  de  deux 
sortes.  —  Conduite  de  l'âme  à  leur  égard.      .  .     316 

Chap.  XXVII.  —  Seconde  espèce  de  révélations,  ou 
manifestation  des  secrets  et  des  mystères  cachés.  — 
Comment  elles  peuvent  servir  à  l'union  divine.  — 
Comment  elles  en  peuvent  détourner,  —  Comment 
le  démon  peut  grandement  induire  en  erreur  sur  ce 
point 332 

Cuap.  XXVIII.  —  Des  paroles  intérieures  qui  peuvent 
se  faire  entendre  surnaturellement  à  l'esprit.  —  Com- 
bien il  y  en  a  de  sortes 338 

Chap.  XXIX.  —  De  la  première  sorte  de  paroles  que 
l'esprit  forme  en  lui-même  dans  le  recueillement.  — 
Quelle  est  leur  cause  ?  —  Leurs  avantages  et  leurs 
inconvénients 340 

Chap.  XXX.  —  Paroles  intérieures   qui   se   produisent 


574  TABLE   DES   MATIERES. 

Pafci. 

formellement  dans  l'esprit  par  voie  surnaturelle.  — 
Danger  qui  peut  s'y  rencontrer.  —  Précaution  néces- 
saire à  prendre  pour  n'y  pas  être  trompé 351 

Chap.  XXXI.  —  Paroles  substantielles  qui  se  forment 
intérieurement  dans  l'esprit.  —  Différence  entre 
celles-ci  -et  les  paroles  formelles.  —  Profit  qui  s'y 
trouve.  —  Respect  et  soumission  où  l'âme  doit  se 
tenir  à  leur  égard 357 

•Chap.  XXXII.  —  Connaissances  que  l'entendement 
acquiert  par  voie  surnaturelle,  au  moyen  des  sen- 
timents intérieurs.  —  Quelle  est  leur  cause  ?  —  Com- 
ment l'âme  doit  se  comporter  à  leur  égard,  pour  ne 
pas  s'en  faire  un  obstacle  dans  le  sentier  de  la  per- 
fection  .361 


TABLE  DES  TEXTES 

DE  LA  SAINTE  ÉCRITURE  ET  DES  SAL\TS  PÈRES 

CONTENUS    DANS   CE   VOLUME 


Cap. 

^ 

XL 

7. 

XV. 

7. 

XV. 

8. 

XV. 

18. 

XVII. 

1. 

XXI. 

10. 

XXVII. 

22. 

XXXV. 

2. 

XLVI. 

3. 

XLIX. 

4. 

XLIX. 

32. 

GENESIS. 

Venite,  igitur,  descendamus. 
Ego  Dominus  qni  eduxi  te.   . 
Domine  Deus  unde  scire  possura. 
Setnini  tuo  dabo  terram  hanc.   . 

Ambula  coram  me 

Ejice  ancillam  hanc  et  filiurn  ejus 
Vox  quideni  vox   Jacob  est. 
Jacob  yero  convocata  omni  domo  sua 
Kolite  timere,  descenae  in  ^-Egyptum 

Effiusus  es  sicut  aqua 

Collegit  pedes  suos  super  lectulum. 


Pag. 

9 

242 
242 
242 
358 

33 
341 

43 
243 

75 
243 


III. 

10. 

IV. 

14. 

XIV  . 

20. 

XVI. 

4. 

XVIII. 

21. 

XIX. 

9. 

XXVII. 

8. 

Sed  veni,  et  mitlam  te 351 

Aaron  frater  tuus   lévites 293 

Erat  nubes  tenebrosa.     .     .     ."   .     .     .  116 

Ecce  ego  pluam  vobis 39 

Provide  autem  de  omni  plèbe.     .     .     .  294 

Ait  ei  Dominus 162 

Kon  solidum.  sed  inane 44 

11*** 


376 


Cnp. 

■f 

XXXIII. 

20. 

XXXIII. 

22. 

XXXIV. 

2. 

XXXIV. 

6. 

XL. 

32. 

X. 


XI. 

4. 

XII. 

6. 

XVIT. 

10. 

XXII. 

20. 

XXII. 

32. 

TABLE   DES   TEXTES. 

Non  enim  videbit  me  homo 155 

Cumque  transibit  gloria  mea.     .     .     .  306 

Stabisque  niecum  super  verticem  raontia.  42 

Dominator,  Deus  meus 318 

Operuit  nubes  tabernaculura  ....  212 

LEVITICUS. 

1.     Arreptisque  Nadabet  Abiu  thuribulis.     .  45 

NUMERI. 

Quis  dabit  nobis 39 

Si  quis  fuerit  inter  vos  propheta  Domini.  216 

Kefer  virgam  Aaron 46 

Surge  et  vade  cumeis 272 

EsTO  veni  ut  adversarer  tibi 273 


DEUTERONOMIUM. 

IV.            12.    Vocem  verborum  ejus  audistis.     .     .     .  215 

IV.             15.     Non  vidistis    aliquam  similitudinem.     .  .  216 

XXXI.       26.     Tollite  librura    istum 46 


JOSUE. 


VI. 

21. 

IX. 

14. 

II. 

3. 

VII. 

9. 

YII. 

16. 

XVI. 

16. 

XX. 

11. 

II. 

30. 

III. 

10. 

VIII 

7. 

Et    interfecerunt   omnia 86 

Susceperunt  igitur  de  cibariis  eorum.     .  282 

JUD1CE.='. 

Quamobrem  noiui  deiere  eos 85 

Surge  et  descende  in  castra 290 

Dédit  tubas  in  manibus  eorum.     .     .     .  163 

Defecit   anima   ejus 56 

Convenitque   universus    Israël.     .     .     .  244 

LIBER   PRIMUS   REGDSI. 

Loquens   locutus    sum 261 

Loquero,  Domine,  quia  audit  servustuus.  360 

Audi  vocem  populi  in  omnibus.  .     .     .  269 


Cap. 

XXIII. 
XXVIII. 


VIII. 

XI. 

XI. 

XIX. 

XXI. 

XXI. 

XXII. 

XXII. 


TABLE   DES    TEXTES.  377 

f.  Pag. 

9.  Applica  ephod 289 

15.  Quare    inquietasti  me 272 

LIBER   TERTIUS    REGUM. 

12.  Dorainus   dixit 162 

4.  Cumque  jam   esset   senex 65 

38.  Si  ambulaveris  in  viis   meis.       .     .     .  263 

13.  Quod  cura  audisset  Elias.  .  ,  .  156,306 
27.  Cum  audisset  Achab  sermones  istos.  .  259 
29.  Quia   igitur     humiliatus    est.      .     .     .  260 

11.  Fecit  quoque  sibi  Sedecias 213 

22.  Decipies  et  prœvalebis 278 


LIBER   QUARTUS   REGDJI. 


V.  26.     Nonne  cor  meum  in  prsesenti.     .     .     .     328 

VI.  11.     Quare  non    indicatis   mihi 328 


XX. 


LIBER  SECUNDCS   PARALIPOSIENOX. 

12.     Cum  ignoremus   quid  agere   debeamus.     27Î 


TOBIAS. 


VI.              18.     Tu  autem,  cum  acceperis  eam.     ...      20 
XIV.  12.     Nuno  ergo   filii  audite  me 276 


XI. 


JUDITH 

12.     Ergo  quoniam  li?ec  faciunt.     .     . 


275 


JOB. 


IV. 

7. 

VI. 

6. 

XX. 

22. 

XXXVIII. 

1. 

Eecordare  obsecro  te 9 

Numquid...  poterit    comedi 195 

Cum  satiatus  fuerit  arctabitur.     ...  51 

Respondens  autem  Dominus  Job.     .     .  162 


378 


TABLE   DES   TEXTES. 


rSALMI. 

Cap.  f.  ^=>e- 

II.  9,  lîeges   eo8  in  virga  ferrea 254 

VI.  4.  Anima  mea  turbata  est  valdo.     .     .     .  160 

IX.  17.  Desiderium  paupcrum   exaudivit.     .     .  256 

XVII.  10.  Et  caligo  sub  pedibus  ejus 161 

XVIII.  3.  Dies  diei   éructât   verbum 117 

XVIII.  10.  Judicia  Domini  vera 318 

XXXVII.  5.  Sicut  onus  grave  gravats  sunt.     .         .  58 

XXXIX.  6.  Non  est  qui  similis  sit  tibi 317 

XXXIX.  13.  Comprelienderunt  me  iniquitates   meœ.  59 

XLV.  11.  Vacate  et    videte 210 

LVII.  9.  Super   cecidit   ignis 61 

LVII.  10.  Priusquara  intelligerent  spinpe.     ...  63 

LVIII.  10.  Fortitudinem  meam  ad  te  custodiam.  .  75 

LVIII.  15.  Famem  patientur  ut  canes 49 

LXVII.  34.  Ecce  dabit  voci  suœ 358 

LXXI.  8.  Dominabitur  a  mari  usque  ad  mare.     .  249 

LXXI.  12.  Liberabit  pauperem  a  potente.         .     .  249 

LXXII.  22.  Ad  nihilum    redactus   sum 149 

LXXVI.  14.  Deus,  in  sancto  via  tua 154 

LXXVIT.  30.  Adhuc  escîB  erant  in  ore  ipsorum.     .     .  40 

LXXXV.  8.  Non  est  similis  tui  in  diis 154 

LXXXVII.  16.  Pauper   sum  ego 25 

CI.  8.  Vigilavi  et  factus  sum 203 

CXIir.  8.  Similes  illis  fiant  qui  faciunt  ea.     .     .  28 

CXVII.  12.  Circumdederunt  me  sicut apes.     ...  56 

CXVIII.  61.  Funes  peccatorum  ciroumplexi  sunt  me.  55 

CXXXVII.    6.  Quoniam  excelsus  Dominus 154 

CXXXVIII.ll.  Et  nox  illuminatio  mea.                    .     .  118 

CXLVII  17.  Mittit   crystallum  suam 231 

PROVERBIA. 

VIII.  4.  0  viri,    ad  vos  clamito 35 

X.  24.  Desiderium  suum    justis  dabilur.     .     .  256 


TABLE  DES    TEXTES. 


379 


Cap.  f.  Pasr. 

XXIV.  16.  Septies  enim  cadet    justus 80 

XXVII.  19.  Ouomodo  in  aquis  resplendent.     .     .     .  32G 

XXX.  15.  Sangiiisiigœ  du£e  sunt  fil  ire 76 

XXXI.  30.  Fallax  gratia  et  vana  est  pulcliritudo.     .  30 


ECCLEEIASTES. 

II.                 10.     Omniaquœdesideraverunt  oculi  mei.     .  65 

IV.  10.     Vse    soli  :  quia    cum  ceciderit.     .     .     .  293 

V.  1.     Deus  enim  in   cœlo 263 

VII.  1.     Quid  necesse   est  homini  majora.     .     .  337 

VIII.  4.     Sermo  illius  potestate  plenus  est.     .     .  358 


II. 
V. 
VI. 
VI, 


VII. 

VIII. 

XI. 


XIII. 
XIX. 
XXIII. 


CANTICUM. 

4.     Introduxit  me  in  cellam  vinariam.     .     .  176 

2.      Ego  dormio  et  coi*  meum  vigilat.     .     .  204 

4.      Averte  oculos    tuos   a   me 345 

11.     Kescivi 203 

SAPIENTIA. 

17.     Ipse  enim  dédit  mihi 325 

1.     Attingit  ergo  a  fine  usqiie  ad  finem.     .  224 

17.     Per     quas    peccat    quis 276 

ECCLESIASTICUS. 

1.     Qui   tetigevit    picem 67 

1.     Qui  spernit    modica 83 

6.     Auferame   ventris  concupiscentias.     .  77 


VI. 

2. 

VIL 

9. 

IX. 

20. 

XIX. 

14. 

XXVIII. 

9. 

ISAIAS. 

Seraphim  stabant  super  illud.     .     .     137,212 

Si  non  credideritis 116 

Declinabit  ad  dexteram  et  esuriet.  .  .  53 
Dominus  miscuit  in  medio  ejus.  .  .  .  277 
Quem  docebit  scientiam 247 


380 


TABLE  DES  TEXTES. 


Ca;). 

XXIX. 

8. 

XXX. 

XL. 

2. 

18. 

LV. 

1. 

LYII. 

20. 

LIX. 

10. 

LXIV. 

4. 

Lassus  adhuc  sitit 

Qui  ambulatis  ut  descendatis. 

Oui  ergo  similem  fecistis  Deum 
Omnes  sitientes  venite  ad  aquas 
Impii  autem,  quasi  mare  fervens 
Palpavimus  sicut  cœci  parietem 
Oculu3  non   vidit 


51 

282 

157 

58 

52 

66 

122 


I. 

11. 

II. 

13. 

II. 

24. 

II. 

25. 

IV. 

10. 

IV. 

2.3. 

VIII. 

15. 

XX. 

i . 

XXIII. 

28. 

JEBEMIAS. 

Quid  tu  vides,  Jeremia.     .     . 
Duo  enim  mala  fecit  popuhis   mens 
In  desiderio  animse  suse. 
Prohibe  pedem    tuum  a  nuditate 
Heu,  heu,  heu,  Domine  Deus. 
Aspexi  terram  et  ecce  vacua  erat 
Expectaviraus  pacem.     ... 
Factus  sum  in  derisum.     .     . 
Quid  paleis    ad  triticum.     .     . 


212 

47 

52 

52 

248 

29 

248 

264 

3G0 


III. 
IV. 


m. 


TIIRENI  JEREJIIiE. 

47.     Formido   et  laqueus  facta  est  nobis. 
7.     Candidiores  Nazarsei  ejua  nive.     ,     . 

BAEUCH. 

23,     Viam  autem  sapientife  nescierunt.     . 


264 
63 


158 


EZECHIEL. 


VIII. 

10. 

VIII. 

11. 

VIII, 

16. 

XIV. 

7. 

IX. 


Et  ingressus  vidi 

Et  ecce  ibi  mulieres  sedebant. 
Et  introduxit  me  in  atrium . 
Si...  et  venerit  ad  Prophetam. 


DANIEL. 

23.     Ego  autem   veni. 


71 

71 

71 

279 


352 


TABLE   DES   TEXTES. 


331 


Cap. 
lil. 
IV. 
IV. 


JONAS. 
p. 

4.     Adhuc    quadraginra    dies.     .     . 

2.     Obsecro,    Domine 

11.     Nesciunt  quid  sit  inter  dexteram. 


2GG 
06 


IV. 

8. 

VIL 

6. 

VII. 

14. 

VII. 
Vllt 

22. 
20. 

XI. 

28. 

XI. 

30. 

XII. 

30. 

XV. 

14. 

XV. 

26. 

XVII. 

5. 

XVIII. 

20. 

XX. 

21. 

XXIV. 

19. 

XXV. 

21. 

XXVII. 

19. 

XXVII. 

46. 

s.    MATTH^EirS. 

Ostendit  ei  omnia  régna  mundi. 
Nolite   dare  sanctum  canibus     . 

Quam  angusta  porta 

Domine,  nonne  in  nomine  tuo  . 
Filius  autem  hominis.  .  . 
Venite  ad  me  omnes,  qui  laboratis 
Jugum  enim  meura  suave  est. 
Qui  non  congregat  mecura.  . 
Caecus  autem  si  cœco  ducatum. 
Non  est  bonum  sumere.  .  . 
Hic  est  filius  meus  dilectus. 

Ubi  enim  sunt  duo 

Die  ut  sedeant  hi  duo  filii  raei. 
Vse  autem  praegnantibus.     .     . 
Quia  super  pauca  fuisti  fidelis. 
Sedeùte   autem  illo  pro  tribunali 
Deus   meus,   Deus  meus. 


309 
48 
140 
206 
148 


146 
83 
61,235 
48 
285 
292 
145 
75 
175 
213 
38,148 


VIII. 


s.    MARCUS. 

34.     Si  quis   vult  me  sequi. 


142 


XL 

5. 

XL 

26. 

XII. 

35. 

XIV. 

33. 

XVIII. 

19. 

Quis  vestrum  habebit  amicura.     . 
Et  fiunt  novissima  hominis  illius 
Sint   lumbi  vestri    praecincti. 
Qui    non    renuntiat  omnibus. 
Nemo  bonus   nisi  solus  Deus.     , 


137 

178 

76 

38,136 

.      31 


382  TABLE   DES    TEXTES. 

Cap.  ^.  Paff. 

XXIV.  21.  Nos  autem  sperabamus 251 

XXIV.  25.  0  stulti  et  tardi  corde 251 


s.   JOANNES. 

I.                    5.     Lux   in    tenebris    lucet 27 

I.                  13.     Qui  non  ex  sanguinibus 129 

I.                 18.     Deum  nemo  vidit  unquam 155 

III.               6.     Xisi   quis  renatus  fuerit 130 

IX.  39.     In    judiciura    ego 125 

X.  7.     Ego    Bum    ostium 147 

XI.  60.     Expedit  vobis  ut    unus    luoriatur.     .     .  252 

XII.  16.     Hsec     non    cognoverunt 261 

XII.           25.     Qui   odit   animam   suam 145 

XIV.           6.     Ego  8um  via.     .     .     - 147 

XIV.          21.     Qui  autem  diliget  me 323 

XIV.         26.     Ille  vos  docebit    omnia 261 

XIX.          30.     Consummatum  est 287 

ACTUS  APOSTOLORUM 

J.                 6.     Domine,  si  in  tempore  hoc 251 

VII.  32.     Tremefactus   autem  Moyses 156 

XIII..  27.     Qui  enim  habitabant  Jérusalem.     .     .     .  250 

XVII.       29.     Non  debemus  œstimare  auro 184 

EPISTOLA     AD    ROMANOS. 

I.  22.     Dicentes  enim  se  esse  sapientes.     ...  32 

VIII.  24,     Spes  autem  quae  videtur  non  est  spes.     .  136 
X.             17.     Ergo  fides  ex    auditu 115,335 

XII.  3.     Non  plus  sapere  quam  oportet  sapere.      .  350 

XIII.  1.     Quae  autem  sunt,  a  Deo 223 

I.     AD     CORIXTHIOS. 

IT.            2.     Non  enim  judicavi  me  scire 28^ 


TAbLE  DES  TEXTES. 


383 


Cap  f.  Pag. 

II.  9.     Oculus  non  vidit 122,150 

II.  10.     Orania  scrutatur 327 

II.  14.     Animalis  antem  homo 253 

II.  15.  Spiritualis  anteni  judicat  omnia.     .     .  327 

III.  1.  Et  ego,  fratrc^,  non  potui  vobis  loqui.  232 

III.  18.     Nemo  S(i  Feducat 32 

III.  19.  Sapienlia  enim  hujus  iMindi       ...  32 

V^II.  29.     Hoc    itaque  dico,  fratres 87 

XII.  8.     Alii  quidem  per  Spiritum 325 

XIII.  10.     Cum  autem  venerit. 1C3 

XIII.  11.     Cum    essem    parvuliis. 228 


II.    AD   CORINTUIOS. 

III.  6.  Littera    enim    occidit 246 

VI.  14.  Qufe   societas  luci  ad  leiiebras.     .     .  28 

XI.  14.  Ipse  enim  satauas 174 

XII.  2.  Sive  in  corpore,  sive  extra  corpu-.  .  306 
Xn.  4.  Quse  non  licet  homini  loqui.  .  .  .  319 
XII.  9.  Virtus  in  iutirmitate  perlicitur.     .     ,  92 


I. 

II. 

II. 


AD   GALATAS. 

8.     Sed  licet  nos  aut  Angeliis.    .    .     .    288,334 

2      Ne  forte  in    vacuura  cunerem.     .     .      293 

14.     Sed  cura  vi  lissera 295 


AI-   COLOSSENSE.S. 


II. 
II. 


3.     In  quo  sunt  omnes  thesauri.  .     .     286 

9.     In  ipso  inhabitat  omnis  plenitudo.     .     287 


AD   HEBRJiOS. 

2  Multifariaramultisque  modis. 
1 .  Est  autem  fides  speraudarum. 
6.     Credere  enim  opurtet.    . 


T.    II. 


.     284 
.      135 

121,161 

12 


38i  TABLE  DES  TEXTES. 


II.  S.  PETRI. 
Cap.  f.  Pag. 

I.  19.     Habemus  firmiorem  propheticum.     .     221,336 

AP0CALYPS18 

XIII.  1.     Et  vidi  de  maii  bestiam 176 

XIII.           7.     Et  est  datiim  illi  bellum  facere.     ...     177 
XVIII.        7.     Quantum  glorificavit  se 56 

s.  AUGUSTIN  us. 

So!il.  Migne,  Patr.  Lat.,  tom.  xr„  pag.  866,  cap.  ii. 

Miser  ego 38 

.s.    THOMAS  AQUIMATIS, 

la  1"  lib.,  Sent.  8.  Q.  3,  I,  -i'".  Deus  omnia  movet  secun- 
dum 224 


POITIERS.    —  TTPOGBAPniE    OUDIN     ET     C". 


i  JOHN  cf  the  Cross,  St. 

Vie  et  oeuvres  ppirituelles, 


.J87 
A4F6 
V.2  . 


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