Skip to main content

Full text of "Vie privée et publique des animaux,"

See other formats


■  S^^ ^r- -%•'>  ix^ ^^-^'A^ ->:-;^ '^^^^ 


C^-riv'^^'r-X^^^M'^;^ 


v^,-y-^r 


.;iff^-  '^v.>>(^-   ■^^:- 


'^'7-^:-:.\^- ■'■'>' 


£3 


*■-.: 


<  .  ,-v 


X 

--><'■ 


'^m<r'm&' 


r  ^^^^-.v-^r^-^sm^ 


^^^,' 


^N^?''vV-  .■^-:" 
^':v:^■^■^^'^^''^^■■'<■ 


':^^^ 


>^  •  ■;-. 


1 


\A 


y 


VIE     PRIVÉ  E 


ET     PUBLIQUE 


DES    ANIMAUX 


^•^-. 


Les  Animîuï  points  par  eux-m'iraes  et  dessinés 


par  un  autre. 


VIE   PRIVÉE 


ET     PUBLIQUE 


DES  ANIMAUX 


VIGNETTTES 


PAR   GRANDVILLE 


S 01/ S    la    direction    de    T.     J.    Stahl 

AVEC     LA     COLLABORATION 

DE    BALZAC    —    LOUIS     BAUDE    —   EMILE    DE    LA    BÉDOLLIÈRE    —    P.    BERNARD 

GUSTAVE   DROZ    —    BENJAMIN    FRANKLIN    —    JULES    JANIN 

EDOUARD    LEMOINE   —   ALFRED    DE   MUSSET    —    PAUL   DE   MUSSET 

M""-   MÉNESSIER-NODIER    —    CHARLES   NODIER 

GEORGE    SAND    —    P.    J.    STAHL 

LOUIS    VIARDOT 

ÉDITIOU^     COMPLÈTE,      \EVUE     ET     ^AUGMENTÉE 


PARIS 
J.     HETCEL,    LIBRAIRE-EDITEUR 


RUE      JACOB 


1867 


DES    „ 


LES    ANIMAUX    PEINTS   PAR    EUX-MÊMES. 


PROLOGU  E 


PROLOGUE. 


Las  enfin  de  se  voir  exploités  e(  calomniés  tout  à  la  fois  par  l'Espère 
humaine,  —  forts  de  leur  bon  droit  et  du  témoignage  de  leur  conscience, 
—  persuadés  que  l'égalité  ne  saurait  être  un  vain  mot , 

Les  Ammvux  se  sont  constitués  en  assemiîlée  déubéhante  pour 
aviser  aux  moyens  d'améliorer  leur  position  et  de  secouer  le  joug  de 
i/ Homme. 

Jamais  affaire  n'avait  été  si  bien  menée  :  des  Animaux  seuls  sont 
capables  de  conspirer  avec  autant  de  discrétion.  Il  paraît  certain  que  la 
scène  s'est  passée  par  une  belle  nuit  de  ce  printemps,  en  plein  Jardin  des 
Plantes,  au  beau  milieu  de  la  Vallée  Suisse. 

Un  Singe  distingué,  autrefois  le  commensal  de  M]\L  Huret  et  Fichet, 
mû  par  l'amour  de  la  liberté  et  de  l'imitation ,  avait  consenti  à  devenir 
serrurier  et  a  faire  un  miracle. 

Cette  nuit-là,  pendant  que  l'univers  dormait,  toutes  les  serrures 
furent  forcées  comme  par  enchantement ,  toutes  les  portes  s'ouvrirent  à 
la  fois,  et  leurs  hôtes  en  sortirent  en  silence  sur  leurs  exti'émités.  Un 
grand  cercle  se  fit  :  les  Animaux  domestiques  se  rangèrent  à  droite, 
LES  Animaux  sauvages  prirent  place  à  gauche,  les  Mollusques  se  trou- 
vèrent au  centre;  quiconque  eût  été  spectateur  de  cette  scène  étrange  eût 
compris  qu'elle  avait  une  réelle  importance. 

V Histoire  des  Chartes  n'a  rien  de  comparable  à  ce  qui  s'est  passé 
dans  ce  milieu  d'illustrations  Herbivores  et  Carnivores.  Les  Hyènes  ont 
été  sublimes  d'énergie  et  les  Oies  attendrissantes.  Tous  les  représentants 
se  sont  embrassés  à  la  fin  de  la  séance,  et,  dans  cette  effusion  d'acco- 
lades, il  n'y  a  eu  que  deux  ou  trois  petits  accidents  à  déplorer  :  un 
Canard  a  été  étranglé  par  un  Renard  ivre  de  joie,  un  Mouton  par  un 
Loup  enthousiasmé,  et  un  Cheval  par  un  Tigre  en  délire.  Comme  ces 
Messieurs  étaient  en  guerre  depuis  longtemps  avec  leurs  victimes,  ils  ont 
déclaré  que  la  force  du  sentiment  et  de  l'habitude  les  avait  emportés,  et 
qu'il  ne  fallait  attribuer  ces  légers  oublis  des  convenances  qu'au  bonheur 
de  la  réconciliation. 

Un  Canard  (de  Barbarie) ,  trouvant  l'occasion  très-belle,  promit  de 
faire  une  complainte  sur  la  mort  de  son  frère  et  des  autres  martyrs  décé- 
dés pour  la  patrie.  H  dit  qu'il  chanterait  volontiers  cette  belle  fin  qui  leur 
vaudrait  l'immortalité. 

Entraînée  par  ces  éloquentes  paroles,  l'Assemblée  a  fermé  l'incident, 


PROLOGUE. 


et  l'on  a  passé  de  même  à  l'ordre  du  jour  à  propos  d'une  nichée  de  Rats 
qu'uN  Éléphant  avait  écrasés  sous  son  pied  en  faisant  une  motion 
contre  la  peine  de  mort,  de  laquelle  il  avait  été  dit  quelques  mots. 

Ces  détails,  et  bien  d'autres  qui  n'ont  pas  moins  marqué,  nous  les 
tenons  d'un  sténographe  du  lieu,  personnage  grave  et  bien  informé,  qui 
nous  a  mis  au  courant  de  cette  grande  affaire.  C'est  un  Perroquet  de 
nos  amis,  habitué  depuis  longtemps  à  manier  la  parole  et  sur  la  véracité 
duquel  on  peut  compter,  puisqu'il  ne  répète  que  ce  qu'il  a  bien  entendu. 
Nous  demanderons  à  nos  lecteurs  la  permission  de  taire  son  nom,  ne 
voulant  pas  l'exposer  au  poignard  de  ses  concitoyens,  qui  tous  ont  juré, 
comme  autrefois  les  sénateurs  de  Venise,  de  garder  le  silence  sur  les 
affaires  de  l'État. 

Nous  sommes  heureux  qu'il  ait  bien  voulu  sortir,  en  notre  faveur, 
de  son  habituelle  réserve  :  car  on  trouverait  difficilement  des  naturalistes 
assez  indiscrets  pour  aller  demander  des  confidences  à  MM.  les  Tigres, 
LES  LoL'PS  et  les  Sangliers,  quand  ces  estimables  personnages  ne  sont 
pas  en  humeur  de  parler. 

Voici,  tel  que  nous  l'avons  reçu  de  notre  correspondant,  l'historique 
assez  détaillé  des  événements  de  cette  séance ,  qui  rappelle  l'ouverture 
de  nos  anciens  états  généraux. 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE 


ORDRE    DE    LA    NUIT 


UNE     HEURE     APRES     MINUIT 

Discours  du  Singe,  d'un  ConisEAU  instruit  et  d'un  Hibou  ai.i.imand.  —  L'Ane  prend 
la  parole  sur  la  question  préliminaire  de  la  présidence  (son  discours  est  écrit).  — 
Réponse  du  Renard.  —Nomination  du  Président.  —  Questions  relatives  à  la  répression 
de  la  force  brutale  de  l'Homme  et  à  la  réfutation  des  calomnies  qu'il  accumule  depuis  le 
déluge  siu-  la  ti te  des  Ammaix.  —  Chacun  apporte  ses  lumières.  —  Les  Animaux  sauvages 
veulent  la  guerre,  les  Animaux  civilisés  se  prononcent  pour  le  statu  quo.  —  Toutes  les 
questions  à  l'ordre  du  jour  sont  successivement  discutées  par  les  honorables  membres  de 
cette  illustre  assemblée.  —  Discours  résumés  du  Lion,  du  Chien,  du  Tigre,  d'un  Cheval 

ANGLAIS  PIR  SANG,  d'UH  ClIEVAL  BEAUCERON,   du  RoSSIGNOL,  dU  VER  DE  TERRE,   de  LA  TORTUE, 

du  Cerf,   du  Caméléon,  etc.,  etc.,  etc.  —  Le  Renard  répond  à  ces  divers  orateurs,  et 

met  tout  le  monde  d'accord  au  moyen  d'une  transaction.  —  Adoption  de  sa  proposition. 

—  La  présente  publication   est  décrétée.  —  Le  Singe  et  le  Perroquet  sont  nommés 

Rédacteurs  en  chef. 


MM.  lls  A.nlmalx  se  pressent  dans  les  allées  du  Jardin  des  Plantes. 

Des  Fondés  de  pouvoir  des  ménageries  de  Londres,  de  Berlin,  de 
Vienne  et  de  la  Nouvelle-Orléans  sont  venus,  à  travers  mille  dangers, 
représenter  leurs  frères  captifs. 

De  tous  les  points  de  la  création ,  des  Délégués  de  chaque  Espèce 
animale  sont  accourus  pour  phiider  la  cause  de  la  liberté. 

Dès  une  heure  la  séance  est  très-animée;  on  peut  déjà  prévoir  qu'elle 
sera  dramatique  les  usages  académiques  et  parlementaires  étant  encore 
peu  familiers  au\  mcinhres  de  celte  illustre  l{éunion. 

Du  reste,  la  physiontjmic  d(?  l'Assemblée  est  triste  et  morne  en  géné- 
ral :  on  voit  bien  que  c'est  l'anniversaire  de  la  mort  de  La  Fontaine. 

MM.  les  Animaux  civilisés  sont  en  deuil  et  portent  pour  la  plupart 
un  crêpe,  tandis  que  les  autres,  qui  méprisent  ces  vaines  marques  de  la 
doMleur,  se  contentent  de  laisser  tonibfr  Ifurs  oreilles  et  traîner  tristement 
leur  queue. 


RESUMK    PARLKMCNTAIIU:.  •  ,7 

Dans  plusieurs  {'(Mitres  particuliers  on  s'éeliauiie  sur  les  |)réiiininairos: 
à  établir,  sur  les  formes  à  suivre,  sur  le  rèi,'leineut  à  instituer,  et  enlin 
sur  la  question  de  la  présidence. 

Le  Singe  propose  d'imiter  en  tout  les  coutumes  des  Ho.mmes,  (jui , 
dit-il,  se  conduisent  entre  eux:  avec  une  certaine  habileté. 

Le  Caméléon  est  de  l'avis  de  l'orateur.  • 

Le  Serpent  le  siffle. 

Le  Loup  s'indigne  qu'on  ait  ainsi  recours  à  la  politique  de  ses  enne- 
mis. «  D'ailleurs  singer  n'est  pas  imiter.  » 

Un  vieux  Coube/Vu  fort  érudit  croasse  de  sa  place  qu'il  y  aurait 
danger  à  suivre  de  pareils  exemples;  il  cite  le  vers  si  connu  : 

Timco  Danaos  et  dona  fcrcntcs, 
«  Je  crains  les  Hommes  et  ce  qui  me  vient  d'eux.  » 

Il  est  félicite  tout  haut,  dans  la  langue  de  Virgile,  sur  l'heureux: 
choix  de  sa  citation,  par  un  Hibou  allemand  très- versé  dans  l'étude  des 
langues  mortes,  qui,  ne  sachant  pas  un  mot  de  français,  est  enchanté  de 
trouver  à  ({ui  parler. 

—  La  Bise  contemple  avec  respect  ces  deux  savants  latinistes.  —  L'Oiseau -Moquei:  11 
fait  remarquer  au  Mkrle  qu'il  y  a  un  moyen  infaillible  de  passer  dans  le  monde 
pour  un  Animal  instruit,  c'est  de  parler  à  chacun  de  ce  qu'il  ne  sait  pas.  — 

Le  Caméléon  est  successivement  de  l'avis  du  Loup,  du  Corbeau,  du 
Serpent  et  du  Hibou  allemand. 

La  Marmotte  se  lève  et  dit  que  la  vie  est  un  songe.  L'Hirondelle 
répond  qu'elle  est  un  voyage.  L'Éphémère  meurt  en  disant  qu'elle  est 
trop  courte.  Un  membre  de  la  Gauche  demande  le  rappel  à  la  question. 

Le  Lièvre  l'avait  déjà  oubliée. 

L'Ane,  qui  vient  enfin  de  la  comprendre,  s'exclame  à  tue-tête, 
demande  le  silence  et  l'obtient.  (Son  discours  est  écrit.) 

—  La  Pie  se  bouche  les  oreilles  et  dit  que  les  ennuyeux  sont  comme  les  sourds  :  quand 
ils  parlent,  ils  ne  s'entendent  pas.  — 

L'orateur  dit  que,  puisque  la  question  de  la  présidence  est  la  pre- 
mière en  discussion,  il  croit  rendre  service  à  l'Assemblée  en  lui  proposant 
de  se  charger  de  ce  difficile  emploi.  H  pense  que  sa  fermeté  bien  connue, 
que  son  intelligence  proverbiale  en  Arcadie,  que  sa  patience  surtout,  le 
rendent  digne  du  suffrage  de  ses  concitoyens. 


IM'.OLOdL  !•:. 


Lk  Loir  s'irrite  de  co  quo  i.'Am:.  co  ti'islo  jouoi  de  i.TTommiî,  ose  se 
cri^re  des  droits  à  [)ivsidei'  une  Assemblée  libre  et  léforinatrice  ;  il  dit 
que  l'éloge  de  sa  patienie  est  un  coup  de  sabot  donné  aux  honorables 
représentiints. 

L'Ane,  blessé  au  cœui-,  brait  de  sa  place  pour  que  l'orateur  soit 
rappelé  à  l'ordre. 

Tous  les  Animaux  domestiques  font  chorus  avec  lui  :  le  Gciien  aboie, 
LE  Mouton  bêle,  le  Cu.vt  miaule,  le  Coq  chante  trois  lois. 

—  L'Oins,  impatienté,   dit  qu"on  se  croirait  parmi  les  Hommes,  qui  fiaissent  par  crier 
quand  ils  ont  tout  à  fait  tort  ou  tout  à  fait  raison.  — 

Le  tumulte  est  elTrayant.  Le  besoin  d'un  Président  se  fait  de  plus  en 
plus  sentir  :  car  s'il  y  avait  un  Président,  le  Président  se  couvrirait. 

Le  Pokc-Épig  trouve  la  question  hérissée  de  difficultés. 

Le  Lion,  indigné  de  l'aspect  scandaleux  que  présente  l'Assemblée, 
pousse  un  rugissement  pareil  au  bruit  du  tonnerre. 

Cette  imposante  manifestation  rétablit  le  calme. 

Le  Renard,  qui,  en  allant  s'asseoir  au  pied  du  bureau,  avait  trouvé 
le  moyen  de  ne  se  placer  ni  à  droite,  ni  à  gauche,  ni  au  centre,  se  glisse 
a  la  tribune. 

—  A  cette  vue,  la  Polle  tremble  de  tous  ses  membres,  et  se  cache  derrière  le  Mouton.  — 

Il  dit  dune  voix  conciliante  qu'il  s'étonne  qu'une  question  prélimi- 
naire, d'une  moindre  importance  que  toutes  les  autres,  soulève  d'aussi 
graves  débats.  — ;  Il  loue  l'Ane  de  sa  bonne  volonté  et  le  Loup  de  sa 
vertueuse  colère,  mais  il  fait  observer  que  le  temps  presse,  que  la  lune 
pAlit.  et  qu'il  faut  se  hâter. 

Il  ose  espérer  (^ue  le  candidat  qu'il  va  présenter  réunira  tous  les 
suffrages.  «  Sans  doute  il  est,  comme  tant  d'autres,  hélas  !  assujetti 
((  à  l'Homme.  Mais  chacun  convient  qu'il  a  des  moments  d'indépendance 
«  qui  font  honneur  à  .son  caractère. 

—  Ici  l'Hiitre  biiille.  — 

Li:  Mlli-t.  Messieurs,  a  toutes  les  qualités  de  i,'A\e. 

—  La  Mauuotte  t'endort.  — 

«  Sans  en  avoir  les  faiblesses  :  il  a  le  pied  plus  sûr  et  l'habitude 
«•  des  pas  dilliciies;  il  a  de  plus,  et  c'est  à  un  hasard  bien  significatif 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE. 


<('  qu'il  le  doit,  et  sans  doute  aussi  à  son  empressement  à  venir  au 
«  rendez-vous  indiqué,  il  a  seul  entre  tous  ce  qui  constitue  le  véritable 
'<  président  de  toute  assemblée  délibérante...  l'indispensable  sonnette 
«  que  vous  voyez  briller  sur  sa  poitrine.  » 

r.' Assemblée,  ne  pouvant  méconnaître  la  force  d'une  vérité  aussi 
Ibndnmentale,  trouve  l'argument  péremptoirc  et  irrésistible. 

Le  Mulet  est  élu   Président  a  l'unanimité. 

L'honorable  Membre,  muet  de  bonheur,  incline  la  tête  en  signe 
d'adhésion  et  de  remercîment. 

A  peine  a-t-il  fait  ce  mouvement,  que  la  sonnette  agitée  laisse 
échapper  un  son  clair  et  vibrant  qui  promet  de  dominer  tout  tumulte, 
s'il  y  a  lieu. 

—  A  ce  bruit  bien  connu,  un  vieux  Chien,  se  croyant  dans  sa  loge  à  la  porte  de  son 
maître,  se  met  à  hurler  :  «  Qui  est  là?  »  Cet  incident  égayé  un  instant  l'Assemblée.  Le 
Loup,  exaspéré,  hausse  les  épaules ,  et  jette  sur  le  Chien  confus  un  regard  de  mépris.  — 

Le  Mulet,  entouré  et  complimenté,  prend  immédiatement  possession 
du  fauteuil  de  la  présidence. 

Le  Perroquet  et  le  Cii\t  ,  après  avoir  taillé  quelques  plumes  que 
l'Oie  leur  a  généreusement  offertes,  vont  s'asseoir  à  la  droite  et  à  la 
gauche  du  Président  en  qualité  de  secrétaires. 

La  véritable  discussion  s'engage  alors. 

Le  Lion  monte  à  la  tribune,  et,  au  milieu  du  plus  grand  silence,  il 
propose  à  tous  les  Animaux  que  le  contact  de  l'Homme  a  flétris  de 
venir  vivre  avec  lui  dans  les  vastes  et  sauvages  déserts  de  l'Afrique. 
«  La  terre  est  grande,  les  Hommes  ne  sauraient  la  couvrir;  ce  qui  fait 
leur  force,  c'est  leur  union  ;  il  ne  faut  donc  point  les  attaquer  dans  leurs 
villes,  il  vaut  mieux  les  attendre.  Loin  de  ses  murailles,  Homme  contre 
Animal  ne  vaut  guère.  »  L'orateur  fait  un  énergique  tableau  du  fier 
bonheur  que  donne  l'indépendance. 

Ces  mâles  accents,  ces  paroles  à  la  fois  si  sages  et  si  nobles  ont 
constamment  captivé  l'auditoire. 

Le  Rhinocéros  ,  l'Éléphant  et  le  Buffle  déclarent  qu'ils  n'ont 
rien  à  ajouter  et  renoncent  à  la  parole. 


10 


PROLOGUE. 


Apivs  jnoir  accepté  un  verre  d'eau  sucrée,  l'illustre  orateur  descend 
de  la  tribune. 


■-\  .;:/ 


■'  .-„,.s',%ûi:,.-.  ,^ 


^^ 


'^^ 


/f 


é^ 


Le  Chien,  inscrit  le  second,  entreprend  de  faire  l'éloge  de  la  vie 
civilisée  ;  il  vante  le  bonheur  domestique. 


RÉSUMÉ   PARLEMENTAIRE.  11 


A  ce  mot,  il  est  violemment  interrompu  par  le  Loup,  par  la  Hyène 
et  par  le  Tigre.  Ce  dernier,  d'un  bond  prodigieux,  s'élance  à  la 
tribune  :  son  regard  est  terrible. 

—  Messieurs  les  Animaux  civilisés  se  regardent  avec  effroi;  le  Lièvre  prend  la  fuite.  — 

L'orateur  jette  par  trois  fois  le  cri  de  guerre  ;  il  veut  la  guerre ,  il 
aime  le  sang;  d'ailleurs  la  guerre  seule,  une  guerre  d'extermination, 
amènera  cette  paix  que  tant  d'Animaux  paraissent  désirer. 

<(  La  guerre  est  possible;  les  grands  capitaines  n'ont  jamais  manqué 
«  aux  grandes  occasions,  et  le  succès  est  certain.  » 

Il  cite  l'exemple  des  Moucheuons  détruisant  l'armée  de  Sapor,  roi 
de  Perse. 

—  Ici  L\  Gl'èpe  sonne  une  fanfare.  — 

11  dit  Tarragone  d'Espagne  minée,  renversée  par  des  Lapins,  dont 
la  haine  des  Hommes  avait  fait  autant  de  Héros. 

—  Lk  Lapin,  émerveillé,  détourne  la  tète  et  fait  un  mouvement  d'incrédulité.  — 

11  rappelle  Alexandre  le  Grand  vaincu  en  combat  naval  par  les 
Thons  de  la  mer  des  Indes. 

—  Les  Poissons  du  bassin,  que  cette  scène  avait  vivement  intéressés,  et  qui  de  loin  prê- 
taient l'oreille  à  la  voix  puissante  de  l'orateur,  rougissent  d'orgueil  au  récit  inattendu 
de  ce  haut  fait.  — 

Il  s'écrie  qu'en  présence  d'intérêts  aussi  opposés  la  guerre  est 
inévitable  et  toute  transaction  impossible  ;  que  le  règne  de  cet  Animal 
dégénéré  qu'on  appelle  l'Homme  est  fini,  et  qu'il  est  temps  que  l'empire 
du  globe,  aujourd'hui  mutilé,  défiguré,  déboisé  par  les  chemins  de  fer 
et  par  les  chemins  vicinaux,  revienne  aux  Animaux,  ses  premiers,  ses 
seuls  légitimes  possesseurs  ;  que  les  maux  qu'on  endort  ne  dorment  que 
d'un  œil,  et  que  la  révolte  n'est  que  la  patience  poussée  à  bout. 

Il  termine  par  un  éloquent  appel  aux  armes.  11  convie  le  Lolp,  le 
Léopard,  le  Sanglier,  l'Aigle  et  tous  ceux  qui  veulent  vivre  libres,  à 
la  défense  de  la  nationalité  animale,  qui  ne  peut  pas  périr. 

La  Gauche  tout  entière  bondit  sur  ses  bancs.  La  Droite,  pour  un 
instant  galvanisée,  applaudit.  Le  centre  reste  impassible  et  refuse  de  se 
prononcer;  l'Écrevisse  consternée  lève  les  bras  au  ciel. 


12  rUOLOGUE. 


Un  Cheval  anglais,  autrefois  Creval  de  luxe,  nininlonant  n  poor 
hacky  doniamlo  la  pnrolo  pour  un  fait  poisonnol. 

L'acivnl  britannique  de  Toralour  rond  for!  péniltlc  la  [Àrhc  do 
MM.  les  slônop;rapho> .  qui  sont  ohlii^os  {\c  traduiro  lo  lanj;ai;o  proscpio 
inintollii^iblo  de  l'Iionorablo  otran.uor. 

«  Nobles  Bètes ,  dil-il.  je  n"onlonds  rion  ii  la  question  des  elioinins 
<t  vicinau\  ;  mais,  dans  la  i^rande  question  dos  eheinins  de  fer,  je  suis 
Il  de  l'avis  de  lillustre  Tigre  qui  vient  de  parler.  Je  juaiinais  mon  foin 
"  à  la  sueur  de  mon  Iront,  en  trottant  quatre  ou  ciiuj  fois  par  jour  do 
(.  Londres  à  Greenwioh  :  le  jour  morne  de  louvcrture  du  eliemin  de  fer, 
»  mon  maître  s'est  embarqué,  et  je  me  suis  trouvé  sans  ouvrage. 
<t  L'Angleterre  est  traversée  en  tous  sens  par  ces  odieuses  voitures  qui 
((  roulent  sans  notre  secours.  Je  demande  ou  qu'on  détruise  les  chemins 
((  de  fer ,  ou  qu'on  me  permette  d'être  Français.  J'aime  la  France  parce 
«  que  les  chemins  de  fer  y  sont  relativement  rares,  elles  Chevaux  aussi.  " 

Un  gros  Cheval  de  la  Beauce,  qui  avait  la  veille  amené  de 
Chartres  à  Paris  une  énorme  voilure  chargée  de  blé,  hennit  d'impa- 
tience; il  dit  que  ces  Cqevaux  étrangers  ne  sont  jamais  contents,  et 
qu'ils  se  plaignent  toujours  que  la  mariée  soit  trop  belle.  Selon  lui ,  tout 
Animal  de  bon  sens  devrait  applaudir  à  l'établissement  des  chemins 
do  fer. 

Le  Boeuf  et  l'Ane,  de  leur  place  :  <(  Oui,  oui.  » 

L'attention  étant  un  peu  fatiguée,  M.  le  Président  annonce  que  la 
séance  est  suspendue  pour  dix  minutes. 

Mais  bientôt  le  bruit  de  la  sonnette  se  fait  entendre,  et  MM.  les 
délégués  reprennent  leurs  places  avec  une  promptitude  qui  témoigne 
tout  à  la  fois  de  leur  ardeur  et  de  leur  nouveauté  parlementaire. 

Le  Rossignol  voltige  jus^ju'à  la  tribune;  il  demande  h  Dieu  un  ciel 
pur  et  de  chaudes  nuits  pour  ses  chansons  ;  il  chante  sur  un  rhythme 
divin  quelques  stances  harmonieuses  de  Lamartine. 

Ses  chants  sont  admirables  ;  mais  il  no  parle  pas  pour  tout  le 
monde,  et  le  Bltor  le  rappelle  à  la  question. 

L'Ane  prend  des  notes  et  crilirjuo  une  dos  rimes  qui,  selon  lui, 
manque  de  richesse. 

Le  Paon  et  l'Oiseau  de  Paradis  riont  entre  eux  de  la  chétivc 
apparence  du  pooto  orateur. 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE. 


13 


Un  membre  de  la  Gaucho  (leiiinndc  ré.i^aliti'. 

Le  CAMi';r.KON  paraît  à  la  Iribuuo  i)()iir  annoncer  qu'on  peut  dire  tout 
ce  qu'on  voudra,  qu'il  sera  heureux  et  (ler  d'être,  comme  toujours,  de 
l'avis  de  tout  le  monde. 


L'Oiseau  royal  et  le  Grand-Duc  jettent  un  regard  de  dédain  sur 
l'orateur  indépendant. 

Un  Cerf,  prisonnier  depuis  dix   ans,  demande   d'un   ton  plaintif 

la  liberté. 

Le  Ver  de  terre  demande  en  grelottant  l'abolition  de  la  propriété 

et  la  communauté  des  biens. 

L'Escargot  rentre  précipitamment  dans  sa  coquille,  l'Huître  se 
referme,  et  la  Tortue  répond  qu'elle  ne  consentira  jamais  à  abandonner 
son  écaille. 


\h  PROLOGUE. 


Un  vieux  Dromadaire  venu  en  droite  ligne  de  la  Mecque,  et  qui 
jusque-là  avait  iiardé  un  nuulesle  sileneo.  dit  que  le  but  de  la  réunion 
sera  nianciué  si  on  uc  douve  pas  le  moyen  de  l'aire  comprendre  aux 
Hommes  qu'il  y  a  de  la  place  poui'  tous  ici-bas,  et  (^l'on  peut  très-bien 
se  placer  les  uns  à  côté  des  autres  sans  se  foire  porter  les  uns  par  les 
autres. 

L'Ane,  le  Cheval.  l'Élépuanï  et  le  Pkésident  lui-même  font 
un  sitrne  d'assentiment. 

Quelques  membres  entourent  le  Dromadaire  et  lui  demandent  des 
nouvelles  de  la  question  d'Orient.  Le  Dromadaire  leur  répond  avec 
beaucoup  de  bon  sens  que  Dieu  est  grand  et  que  JMahomet  est  son 
prophète. 

Un  Molton  encore  jeune  hasarde  quelques  mots  sur  les  douceurs  de 
la  vie  champêtre;  il  dit  que  l'herbe  est  bien  tendie,  que  son  Berger  est' 
très-bon,  et  demande  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  tout  arranger. 

Le  Cochon  grogne  sans  qu'on  puisse  interpréter  le  sens  de  son 
interruption  ;  on  croit  qu'il  est  pour  le  statu  quo. 

Un  vieux  Sanglier  ,  que  ses  ennemis  accusent  d'avoir  approché 
les  basses-cours,  prétend  qu'il  convient  d'accepter  les  foits  accomplis  et 
d'attendre  les  éventualités. 

L'Oie  déclare  avec  fierté  qu'elle  ne  s'occupe  pas  de  politique. 

La  Pie  lui  répond  que  son  indifTérence  en  matière  politique  sera  fort 
goûtée  de  ceux  (jui  la  plumeront  un  jour. 

Le  Renard,  qui  s'est  jusque-là  contenté  de  prendre  quelques  notes, 
voyant  que  la  liste  des  orateurs  inscrits  est  épuisée,  monte  à  la  tribune 
au  moment  où  La  Pie  fait  une  troisième  tentative  pour  y  sauter.  La 
Pie,  désappointée,  lui  cède  la  place  en  se  parlant  à  elle-même,  et  remet 
sous  son  bras  un  volumineux  manuscrit  qu'elle  avait  rédigé  avec  une 
Grue  de  ses  amies. 

Le  Renard  dit  qu'il  a  écouté  avec  une  scrupuleuse  attention  les 
orateurs  qui  viennent  de  se  faire  entendre  ;  qu'il  a  admiré  la  puissance 
et  l'élévation  des  idées  du  Lion  ;  que  personne  plus  que  lui  ne  rend 
hommage  à  la  majesté  de  son  caractère,  mais  que  l'illustre  Membre  est 
peut-être  le  seul  Lion  de  l'Assemblée,  et  que  pour  tout  le  monde 
d'ailleurs  il  y  a  loin  du  Jardin  des  Plantes  au  désert; 

Qu'il  voudrait  pouvoir  conserver  les  illusions  du  Chien,  mais  qu'il 
lui  semble  apercevoir  son  collier; 


RÉSUMÉ   PARLEMENTAIRE.  15 


—  Le  Chien  se  gratte  l'oreille.  —  Un  mauvais  plaisant  remarque  que  les  oreilles  du  Chien 
ont  perdu  beaucoup  de  leur  longueur  primitive,  et  demande  si  c'est  la  mode  de  les  porter 
si  courtes.  (Hilarité  générale.)  — 

Qu'il  a  partagé  un  instant  l'ardeur  guerrière  du  Tigre;  que  peu  s'en 
est  fallu  qu'il  n'ait  répété  avec  lui  son  redoutable  cri  de  guerre  ;  que 
c'est  très-beau  la  guerre  pour  ceux  qui  en  reviennent ,  mais  que  cela 
lait  bien  des  veuves  et  des  orphelins;  que  d'ailleurs  c'est  l'Homme  qui 
a  inventé  la  poudre,  et  que  la  race  animale  ignore  encore  l'usage  des 
armes  à  feu.  «  Les  faits  le  prouvent  d'ailleurs,  dans  ce  triste  monde, 
((  ce  n'est  pas  toujours  le  bon  droit  qui  triomphe.  »  Qu'il  y  a  bien  peu 
de  temps  que  leurs  fers  sont  tombés,  et  qu'il  manque  sans  doute  à 
la  plupart  d'entre  eux  des  passe-ports  pour  l'étranger, 

—  Approbation  à  Droite.  —  La  Gauche  se  tait.  —  Le  Centre  ne  dit  rien  et  n'en  pense 
pas  davantage.  — Le  Sansonnet  fait  observer  que  beaucoup  de  réputations  sont  fondées 
sur  le  silence.  — 

Que  le  langage  du  Rossignol  est  un  beau  langage ,  mais  qu'il  n'a 
point  avancé  la  question  ; 

Qu'il  serait  bon  de  s'entendre  sur  les  mots,  et  que  l'égalité  qii'on 
demande  n'est  qu'un  besoin  matériel  auquel  l'intelligence  ne  souscrira 
jamais  ; 

—  Protestations  à  Gauche.  — 

Qu'avec  la  liberté  le  Cerf  aurait  dû  demander  la  manière  de  s'en 
servir,  «  S'il  est  désagréable  d'être  esclave,  il  est  quelquefois  très- 
ce  embarrassant  d'être  libre  :  l'esclavage  a  été  perfectionné  à  ce  point 
«  que,  pour  l'esclave,  il  n'y  a  que  misères  au  delà  même  des  portes  de 
((  sa  prison.  »  Il  cite  à  l'appui  de  son  dire  l'exemple  de  ces  deux  cent 
mille  paysans  russes  affranchis  qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur  liberté, 
retournèrent  volontairement  à  la  glèbe  ; 

—  Deux  larmes  s'échappent  lentement  des  yeux  du  Cerf  découragé.  —  Le  Merle  siffle  que 
les  incapacités  de  l'esclave  sont  à  la  charge  de  l'esclavage.  — 

Que  le  raisonnement  du  Cochon  avait  cela  de  bon  et  cela  de  mau- 
vais, qu'il  ne  changeait  rien  aux  affaires,  et  que,  pour  les  résultats,  les 
doctrines  du  Sanglier  différaient  peu  de  celles  du  Cochon  ; 

—  Approbation  aux  extrémités.  —  Ici  la  Civette  offre  une  prise  de  tabac  à  un  vieux 
Castor.  —  Le  Cochon,  son  voisin ,  se  sentant  perdre  contenance,  ferme  les  yeux  et  fait 
semblant  d'avoir  envie  d'éternuer.  — 


16 


PROLOGUl!:. 


Qu'il  avait  été  touché  des  honnêtes  sentiments  du  Mouton  et  de  la 
bonté  de  ses  intentions;  u  mais  le  monde  est  ainsi  fait,  qu'on  peut 
((  allirmer  que  l'excessive  bonté  déconsidère.  »  Qu'il  faisait  observer  au 
MoL»ro.\  (jue  son  bon  i)erp:er  avait  mené  sa  pauvre  mère  à  la  boucherie. 


—  Le  MotTON  se  jette  en  sanglotant  dans  les  bras  du  Bélier,  qui  roproclic  au  Renahd 
son  impitoyable  raison.  —  Cette  scène  émeut  pcniblcmerit  rassemblée.  —  Une  Toin- 
TERELLE  s'évanouit  dans  les  tribunes;  la  Sangsue,  sur  l'avis  de  l'Hippopotame,  lui 
pratique  une  saignée.  —  Le  Pigeon  Ramier  dit,  de  façon  à  être  entendu,  que  le  manque 
de  tact  vient  presque  toujours  du  manque  de  cœur. 

Le  Ren.\rd  insinue  pour  sa  justification  qu'il  est  fâcheux  que  toutes 
les  vérités  ne  soient  pas  bonnes  à  dire  ;  il  affirme  que  la  politique  senti- 
mentale serait  fort  de  son  goût ,  mais  il  y  a  telle  maladie  qu'un  régime 
anodin  ne  saurait  guérir,  et  ^Machiavel  enseigne,  dans  son  livre  du 
prince,  ([u'û  e.sl  des  cruautés  salutaires  et  miséricordieuses. 

Il  répond  ensuite  au  Caméléon  qu'il  n'y  a  point  d'animal  universel. 
«  (Chacun  a  sa  spécialité .  et  la  .spécialité  du  Caméléon  étant  de  tout 
approuver,  il  ose  espérer  qu'il  voudra  bien  le  favoriser  de  son  suffrage.  » 

—  Le  Singe  fixe  son  lorgnon  sur  i.i;  Caméléon,  avec  lequel  il  échange  un  sourire.  — 

Puis,  prenant  a  témoin  l'Assemblée  tout  entière,  il  dit  que  s'il  est 
prouvé  pour  tous  que  la  paix,  la  guerre  et  la  liberté  sont  également 
inqKjssibles ,  on  est  pourtant  d'accord  sur  un  point  :  c'est  qu'il  y  a 
quelque  chose  à  faire. 

—  .\ssentiment  général.  — 


RESUME   PARLEMENTAI  HE. 


17 


Que  le  mal  existe,  et  qu'il  faut  au  moins  le  combattre  ; 
Qu'il  propose  en  conséquence  à  l'honorable  Assemblée  d'ouvrir  une 
voie  nouvelle  à  ses  efforts. 


Vif  mouvement  de  curiosité. 


«  La  seule  lutte  qui  n'ait  pas  encore  été  tentée,  la  seule  raison- 
«  nabl€,  la  seule  légale,  celle  où  les  plus  belles  victoires  les  attendent, 
«  c'est  la  lutte  de  l'intellieence. 


i8  PUOLOGUi:. 


H  11  est  impossible  que  dans  cette  lutte,  où  la  raison  du  plus  fort 
«  n'est  pas  lou)\)urs  la  niciUeufe,  où  resi)ril,  le  cœur  et  le  bon  droit 
«  sont  les  seules  ai  mes  autorisées,  ravanlai^x»  ne  l'esle  pas  aux  Animaux 
«  sur  les  llonnnes  leurs  oppresseurs. 

«  Lintellii^ence  mène  à  tout...  » 

—  I.  Oui,  dit  une  Pennicne,  comme  tout  cliomin  môiic  i  Ronio.  »  — 

Que  les  idées  ont  des  pattes  et  des  ailes  ;  qu'elles  courent  et  qu'elles 
volent  : 

Qu  il  faut  reali>er  enlin.  au  moyen  de  la  presse,  la  puissance  la  plus 
formidable  du  jour,  une  enquête  générale  sur  leur  situation,  sur  leurs 
besoins  naturels,  sur  les  mœurs  et  coutumes  de  cliacjue  espèce,  et  créer 
sur  des  données  sérieuses  et  impartiales  une  grande  histoire  de  la  Race 
Animale  et  de  ses  nobles  destinées  dans  la  vie  privée  et  dans  la  vie 
publique,  dans  lesclavage  et  dans  la  liberté. 

«  Par  la  presse  .  L.v  Fontaine  ,  cet  Homme ,  le  seul  à  la  gloire 
duquel  on  puisse  dire  tpie  toutes  les  Bétes  l'ont  pleuré,  Lv  FoNTAiNii, 
dont  ce  triste  jour  rappelle  la  mort,  a  j)lus  fait  pour  chacun  d'eux  que 
les  vainqueurs  de  Sapor,  de  Tarragone  et  d'Alexandre,  que  les  trois 
cents  Renards  eux-mêmes  qui ,  avec  Samson  et  la  mâchoire  de  l'Ane 
exterminèrent  les  Philistins. 

—  L'Ane  relève  fièrement  la  tète.  —  Au  nom  de  La  Font;iine,  tous  les  Animaux  se  lèvent 
et  s'inclinent  respectueusement.  —  Quelques  Animaux  demandent  que  ses  cendres  soient 
transportées  au  Jardin  des  Plantes.  — 

'(  Les  naturalistes  ont  cru  avoir  tout  fait  en  pesant  le  sang  des 
(I  Animaux,  en  comptant  leurs  vertèbres  et  en  demandant  ;i  leur  orga- 
«  ni.sation  matérielle  la  raison  de  leurs  plus  nobles  penchants. 

«  Aux  Animaux  seuls  il  appartient  donc  de  raconter  les  douleurs  de 
«(  leur  vie  méconnue,  et  leur  courage  de  tous  les  instants,  et  les  joies  si 
«  rares  d'une  existence  sur  laquelle  la  main  de  l'homme  s'appesantit 
«I  depuis  quatre  mille  ans.  » 

Ici  l'orateur  parait  ému ,  et  l'attendrissement  gagne  tous  les  bancs. 

Après  quelques  minutes  de  silence,  le  Renaud,  .se  tournant  vers  les 
tribunes,  ajoute  : 

Que  c'est  par  la  presse,  et  par  la  presse  .seulement,  que  Mesdames 
LES  PjEs,  LES  Oies,  les  Canes,  les  Gr.iES  et  les  Polles,  qui  dans 
toute  autre  lutte  auraient  été  déplacées,  trouveront,  une  fois  la  lutte  du 


RESUME    l'AULEMENTAlHE.  10 


bec  admise ,  à  faire  valoir  leur  talent  bien  connu  pour  la  parole  et  pour 
la  plume  ; 

Que  ce  n'est  point  dans  une  Assemblée  délibérante  que  peuvent  se 
pioduire  les  griefs  pour  le  moins  bizarres  que  ces  dames  ont  essayé  de 
faire  valoir  dans  cette  enceinte  :  «  leur  place  n'est  point  dans  les  Assem- 
«  blées  publiques;  de  l'avis  du  plus  grand  nombre,  celles  qui  font  de  la 
«  poliliciue  ont  un  défaut  de  plus  et  un  charme  de  moins,  comme  les 
«  Amazones  de  l'antiquité;  »  qu'elles  continuent  donc  à  faire  l'orne- 
ment des  forêts  et  des  basses- cours,  en  attendant  qu'elles  puissent 
consigner  leurs  observations  dans  la  publication  proposée,  pendant  les 
heures  de  loisir  que  le  soin  de  leur  ménage  pourra  leur  laisser  ; 
qu'enfin  : 

«  Il  a  l'donniîlr  d'appeler  la  délibération  de  MM.  les  Repré- 

«   SENTANTS  DE  LA  NaTION  AnIMALE  SUR  LES  TROIS  ARTICLES  SUIVANTS  : 

«  Art.  P'.  —  Il  est  ouvert  un  crédit  illimité  pour  la  publication 
«  d'une  histoire  populaire,  nationale  et  illustrée  de  la  grande  famille  des 
«  Animaux.  » 

—  Ce  ciûdit  sera  alloué  sur  les  fonds  du  ministère  de  l'instruction  4)ublique. —  Un  Membre 
de  la  Gauche  propose  par  amendement  qu'il  soit  justifié  de  l'emploi  de  ces  fonds.  — 
La  Taupe  s'y  oppose,  elle  aime  le  mystère;  elle  dit  qu'il  faut  se  garder  de  porter  ainsi 
partout  la  lumière.  —  L'amendement  succombe  sous  cette  judicieuse  observation. 

«  Art.  II.  —  Pour  éloigner  l'ignorance  et  la  mauvaise  foi,  ces 
«  deux  fléaux  de  la  vérité,  l'ouvrage  sera  écrit  par  les  Animaux  eux- 
«  mêmes,  seuls  juges  compétents. 

((  Art.  III.  —  Comme  les  arts  et  la  librairie  sont  encore  dans 
«  l'enfance  parmi  eux,  la  nation  s'adressera,  par  l'intermédiaire  de  ses 
«  ambassadeurs,  pour  illustrer  cet  ouvrage,  à  un  nommé  Grandville, 
«  qui  aurait  mérilé  d'être  un  Animal,  s'il  n'avait  de  temps  en  temps 
«  ravalé  son  beau  talent  en  le  consacrant  à  la  représentation  toujours 
((  flattée,  il  est  vrai,  de  ses  semblables.  (Voiries  Mélamorphoses.) 

a  Et  pour  l'impression,  elles  s'adressera  à  une  maison  de  librairie 
('  connue,  dans  le  monde  pittoresque,  sous  le  nom  de  J.  Hetzel,  et 
«  qui  n'a  pas  de  préjugés.  » 

Ces  trois  articles  sont  mis  aux  voix  et  adoptés  successivement, 
quoique  le  Centre  tout  entier  se  soit  levé  contre. 


PROLOGUE. 


Quand  ce  iv>iil(at  eut  ëlé  prodamé  h  haute  voix  par  le  Président, 
(iui  axait  si  liabilenient  dirigé  les  débats  sans  rien  dire  ni  rien  faire, 
r.Vssemblée.  électrisée.  se  leva  connue  un  seul  Animal,  plusieurs  Mem- 
bres quittèrent  leur  place  pour  aller  serrer  la  patte  de  l'orateur,  qui, 
sjilisfait  du  résultat,  se  mêla  niodeslenient  à  la  foule. 


((  0  siècle  bavard  I    s'écria  un  vieux   Faucon,  irlandais,  étranges 
logiciens  !  vous  avez  grilTes  et  dents,  l'espace  est  devant  vous,  la 
.   liberté  est  quelque  part,  et  il  va  vous  suOire  de  noircir  du  papier  !  » 

Cette  protestation  fut  étoufTée  par  le  bruit  des  conversations  particu- 
lières, et  se  perdit  au  milieu  de  l'enthousiasme  général. 

Le  CouiîEAU  se  tira  une  plume  de  l'aile,  et  rédigea  sur  papier  timbré 
le  procès- verbal  de  la  séance. 

Lequel  procès-verbal  fut  lu,  approuvé  et  paraphé  par  une  commis- 
sion qui  fut  chargée  de  veiller  à  son  exécution  ;  chacun  s'engageant, 
du  reste,  à  concourir  de  son  mieux,  unguibus  et  roslro,  au  succès  de  la 
publication. 

Le  Renard,  qui  avait  fait  la  motion,  l'Aigle,  le  Pélican  et  un 
JEUNE  Sanglier,  désignés  ad  hoc,  ces  trois  derniers  par  le  sort,  se 
transportèrent  dès  le  matin  à  Saint-Mandé  ,  et  se  présentèrent  chez 
y[.  Grandville. 

Cette  entrevue  fut  remarquable  sous  plus  d'un  rapport. 

M.  Grandville  les  reçut  avec  tous  !es  honneurs  dus  à  leur  caractère 
d'Ambassadeurs,  et  s'entendit  sans  peine  avec  eux.  Il  obtint  du  Renard, 
sur  les  mœurs  et  coutumes  de  la  race  animale,  quelques  renseignements 
jjleins  de  malice  dont  il  compte  tirer  bon  parti. 

Il  fut  décidé  que,  pour  faire  preuve  d'impartialité,  on  consentirait 
a  ne  pas  représenter  unicpiement  les  x\.nimaux,  et  qu'on  accorderait  à 
l'Homme  lui-même  une  petite  place  dans  cette  publication. 

Pour  obtenir  cette  concession ,  le  Peintre  laissa  entendre  que  la 
dilférence  entre  l'Homme  et  l'Animal  n'était  pas  si  grande  que  mes- 
sieurs les  Ambassadeurs  semblaient  le  penser,  et  que  d'ailleurs  les 
\nimaux  ne  pourraient  que  gagner  à  la  comparaison.  Après  quelques 
difficultés  que  la  politesse  et  la  modestie  leur  commandaient,  messieurs 
les  Ambassadeurs  convinrent  du  fait,  et  tombèrent  d'accord  sur  ce  point 
comme  sur  tous  les  autres. 


RÉSUMÉ    PAIiLLMEMAlKE. 


21 


La  lenteur  est  de  bon  goût  chez  des  ambassadeurs.  Leurs  Excellences 
montèrent  donc  en  fiacre  et  rentrèrent  dans  Paris.  A  la  barrière,  un  des 
commis  de  l'octroi^  fort  mauvais  naturaliste,  ayant  pris,  à  la  première 
vue,  LE  Sanglieii  pour  un  Cocho.x,  prétendit  lui  faire  payer  des  droits 
d'entrée,  et  n'en  reçut  qu'un  coup  de  boutoir.  Ils  descendirent  rue. 
Jacob,  n"  18. 

Messieurs  les  Députés  furent  charmes  du  bon  accueil  nn'il-  rr-r  1 1 rent 
de  leurs  éditeurs. 

Ceux-ci,  flattés  que  la  Race  Animale,  dont  ils  ont  toujours  fait 
grand  cas,  eût  songé  à  eux  pour  une  publication  de  cette  impor- 
tance, promirent  de  donner  tous  leurs  soins  à  cette  affaire,  de  laquelle 
ils  espèrent  tirer  encore  plus  d'honneur  que  de  profit. 


m 


Le  Si-NGlier  lui-même,  qui  était  venu  avec  quelques  préventions, 
s'avoua  satisfait  et  reçut  avec  un 
vif  plaisir  un  exemplaire  des  Lettres 
de  Jean  3Iacé  sur  la  vie  de  i Homme 
et  des  Animaux-,  qu'il  avait  paru 
apprécier.  M.  J.  Hetzel  fit  agréer 
au  Pélican  une  très-jolie  collection 
du  Magasin  d'éducation  et  de  ré- 
création j  en  le  priant  de  l'offrir  à 
ses  fils,   dont  il  avait  entendu  faire 

de  grands  éloges;  ce  bon  père  fat  touché  de  la  délicatesse  de  cette 
attention.  L'Aigle  mit  sans  façon -sous  son  aile  les  quatre  séries  des 
Romans  nationaux  de  3131.  Erckmann-Chatrian .  et  les  Voyages  extra- 
ordinaires de  M.  Jules  Verne.  Le  Pœ.nard,  en  compère  intelligent, 
refusa  obstinément  tout  cadeau,  et  se  contenta  d'emporter  quelques 
milliers  de  Catalogues,  qu'il  promit,  d'un  air  matois,  de  répan-lre 
toutes  les  fois  qu'il  en  trouverait  l'occasion. 


Après  quelques  petits  arrangements  de  pure  forme ,  il  fut  convenu 
que  LE  Slnge  servirait  d'intermédiaire  et  serait,  en  s'adjoignant  le 
Perroquet  ,  chargé  de  s'entendre  avec  messieurs  les  Animaux  Rédac- 
teurs .  qui  auraient  à  lui  adresser  leurs  manuscrits ,  en  indicpianl 
soigneusement  les  adresses  de  leurs  nids,  tanières,  perchoirs,  etc..  etc., 
pour  que  les  épreuves  pussent  être  envoyées  exactement  aux  auteurs. 

Avant  de  se  séparer ,  messieurs  les  Rédacteurs  en  chef  recomman- 


22  PUOLOGUE. 


dèrent  à  inossieurs  les  futurs  collaborateurs  de  n'adresser  au  cabinet  de 
rédaction  que  des  manuscrits  bien  écrits  et  faciles  à  lire,  pour  éviter  les 
frais  de  correction  cl  les  fautes  d'impression.  Ils  ajoutèrent  que  dans  une 
publication  à  laquelle  tant  de  talents  dilTérents  étaient  appelés  à  concou- 
rir .  la  niétliode  étant  inq)ossible ,  tout  classement  serait  injuste  et 
arbitraire;  que  les  premiers  arrivés  seraient 
donc  les  premiers  imprimés;  qu'un  numéro 
d  ordre  serait  donné  à  chaque  manuscrit,  et 
(pie  pour  rien  au  monde  cet  ordre  ne  pour- 
rait être  interverti.  iMessieurs  les  Animaux 
approuvèrent  cette  mesure,  et  s'en  retour- 
nèrent pleins  d'espoir,  le  front  penché,  le  regard  pensif,  méditant  déjà, 
les  uns  leur  propre  histoire,  les  autres  celle  de  leur  prochain. 

Posl-Scn'plum.  —  Par  faveur  spéciale,  nous  livrerons  à  la  publicité 
quelques  détails  conlidenliels  sur  lesquels  notre  ami  le  Perroquet  nous 
avait  demandé  le  silence  ;  mais  nous  comptons  (jue  sa  discrétion  ne 
tiendra  pas  devant  quekjues  douzaines  de  noix  et  un  pain  de  sucre  que 
nous  venons  de  lui  envoyer. 

Le  Slnge  avait  eu  d'abord  le  séduisant  projet  de  faire  un  journal 
format  fjrand-ai(jle;  il  avait  même,  sous  le  titre  de  premier-forêt ^  fait 
un  premier- Paris  très  -  ennuyeux ,  dans  lequel  il  développait  avec  un 
grand  talent  toutes  les  questions,  excepté  celle  du  jour. 

Un  Ammal  qui  désire  gaider  l'anonyme,  rêvant  déji»  les  succès  de 
ces  plumes  courriéristes  qui  ont  fait  la  gloire  de  certaines  lettres  de 
l'alphabet.  J.  J. — X^y — z,  etc.,  etc.,  avait  signé  de  ses  initiales  un 
feuilleton  dans  lequel  il  constatait  les  brillants  débuts  d'une  Saltehelle 
incomparable  dans  un  ballet  nouveau. 

L'Aras  liLE l  .  LE  Kakatoès  et  le  Colibri  s'étaient  chargés  de  la 
correspondance  étrangère  et  de  l'importante  partie  des  faits  divers. 
Nous  nous  permettrons  de  citer  une  des  nouvelles  dont  ces  Oiseaux 
comptaient  enrichir  leur  premier  numéro  :  —  Un  Canard  nous  écrit  des 
Ijords  de  la  Garonne  :  «  Il  n'est  bruit  dans  nos  marais  que  de  la  dispa- 
'  rition  d'tNE  jeune  grenouille  qui  était  chérie  de  toutes  ses  com- 
'  pagnes.  Comme  elle  avait  l'imagination  fort  exaltée,  on  craint  qu'elle 
«  n'ait  attenté  à  ses  jours.  On  s'épuise  en  conjectures  sur  les  causes  qui 
(>  auraient  pu  la  pousser  à  cette  fatale  exlréiinté.  » 


RESUME    PARLEMENTAIRE. 


23 


L'Oiseau  Moqueur  avait  demandé  la  permission  de  terminer  régu- 
lièrement le  journal  par  une  série  de  calembours  qu'il  aurait  spiriluelle- 
ment  intitulés  :  les  élonnantes  Réparties  du  Coq  à  l'Ane. 

Le  journal  aurait  été  un  journal  sans  annonces.  Le  Dindon,  voulant 
s'assurer  la  propriété  d'une  idée  aussi  neuve,  se  disposait  à  prendre  un 
brevet  d'invention  qui  lui  en  réservât  le  monopole;  mais  le  Loup-Gervier 
(qui  devait  faire  la  Bourse)  l'en  détourna,  en  lui  représentant  que  cette 
précaution  serait  superflue,  et  qu'il  ne  trouverait  point  d'imitateurs. 

Il  ne  restait  plus  guère  à  trouver  qu'un  titre  et  un  gérant ,  et  l'affaire 
eût  été  définitivement  constituée,  si  le  Renard,  qui  est  de  bon  conseil, 
et  le  Lièvre,  qui  est  moins  brave  que  César,  n'eussent  reculé  devant  les 
diflicultés  de  cette  entreprise.  Le  Renard  fit  observer  très- sagement 
qu'ils  tomberaient  infailliblement  des  hauteurs  de  la  philosophie,  de  la 
science  et  de  la  morale,  dans  les  misères  de  la  politique  quotidienne;  que 
tout  n'était  pas  roses  dans  le  métier  de  journaliste;  qu'ils  auraient  affaire 
à  de  belles  petites  lois,  au  bout  desquelles  se  trouvent  l'amende  et  la 
prison;  qu'ils  se  feraient  beaucoup  d'ennemis  et  peu  d'abonnés;  qu'ils 
auraient  à  payer  des  droits  de  timbre  exorbitants,  et  de  plus  un  gros 
cautionnement  à  fournir;  que  leur  capital  y  passerait;  que  le  prix  du 
moindre  journal  était  tel,  que  de  pauvres  Animaux  qui  ne  roulent  ni 
sur  l'or  ni  sur  l'argent,  les  Rats,  par  exemple,  ne  sauraient  faire  les 
frais  d'un  abonnement  ;  que  la  condition  de  toute  entreprise  qui  veut 
devenir  utile  et  populaire,  et  atteindre  les  masses  pour  les  éclairer,  c'est 
le  bon  marché  ;  qu'enfm  les  journaux  passent  et  que  les  livres  restent 
(au  moins  en  magasin). 

Ces  raisons  et  bien  d'autres  avaient  fiiit  passer  à  l'ordre  de  la  nuit 
sur  l'incident  qui  n'avait  pas  été  autrement  discuté. 


Du  reste ,  cette  mémorable  conspi- 
ration fut  conduite  avec  tant  d'adresse 
et  de  bonheur,  que,  le  lendemain, 
Paris,  M.  le  Préfet  de  police  et  les 
gardiens  du  Jardin  des  Plantes  se  ré- 
veillèrent,  après  avoir  dormi  du  soir  au  matin,  comme  si  rien  d'extra- 


2! 


PKOLOGUE. 


ordinnire  n'avait  pu  se  passer  dans  cette  nuit  désormais  acquise  à 
1  histoire  des  révolutions  animales,  à  laquelle  elle  devait  fournir  une 
de  ses  pages  les  plus  merveilleuses. 


(par   estafette.) 


Quelques  minutes  après  la  visite  de  messieurs  les  Délégués,  un  Pigkon  voyageur 
apporta  aux  éditeurs  des  Scènes  de  la  vie  privée  et  publique  ries  Animaux  la  lettre 
circulaire  ci-dessous,  qu'il  avait  ordre  de  faire  publier  et  distribuer  immédiatement. 

MM.    LE    SINGE    ET    LE    PERROQUET, 

Rédacteurs  en  chef, 
A     TOUS     LES     ANIMAUX. 


«  IMon  cher  et  futur  collaborateur, 

«  Nous  croyons  devoir  vous  adresser  l'arrêté  de  la  commission 
«  chargée  de  veiller  plus  particulièrement  k  la  rédaction. 

((  Dans  l'intérêt  moral  et  matériel  de  la  publication  que  nous  entre- 
«  prenons  en  commun,  il  est  recommandé  à  messieurs  les  Animaux 
«  Rédacteurs  de  formuler  leurs  opinions  avec  une  telle  mesure  et  une 
«  telle  impartialité,  que,  tout  en  y  trouvant  d'utiles  conseils,  des  cri- 
((  tiques  méritées  et  sévères,  les  Animaux  de  tout  âge,  de  tout  sexe,  de 
«  toute  opini(jn ,  y  compris  les  Hommes,  n'y  puissent  rien  rencontrer 
«  qui  soit  contraire  aux  lois  imprescriptibles  de  la  morale  et  des  conve- 
«  nances. 

((  Eu  conséquence,  il  a  été  arrêté  que  tout  article  empreint  de  ce 
H  caractère  de  violence  et  de  méchanceté  qui  a  (juehpiefois  déshonoré  les 
«  œuvres  de  la  Presse  parmi  les  Hommes,  et  qui  répugne  aux  cœui's 
«  bien  placés  comme  aux  org<inisations  délicates,  serait  renvoyé  à  son 
((  auteur,  dont  le  nom  c-sserait  dès  lors  de  figurer  sur  la  liste  de  nos 
{(  collaborateurs. 

«  \.  B.  —  Le  comité  de  rédaction  a  dii  s'adjoindre,  à  titre  de 
«  correcteurs  d'épreuves  seulement,  quelques  Hommiîs  fort  au  courant  de 
«  cette  pénible  besogne,  et  que  leur  misanthropie  recommandait  d'ailleurs 
«  entre  tous  ii  la  bienveillance  de  l'espèce  aniujale. 

u  Fait  au  Jardin  des  Plantes,  à  Paris.  » 


RESUME    PARLEMENTAIRE. 


25 


Sur  la  recommandation  de  messieurs  les  Rédacteurs  en  chef,  la 
(lislribution  de  cette  pièce  importante  a  été  confiée  à  un  Goubeau, 
très-entendu,  qui  a  organisé  pour  la  circonstance  un  Office  de  Publicilé 
qui  dépasse  tout  ce  que  l'industrie  des  Hommes  avait  imaginé  en  ce  genre. 
Cet  intelligent  Oiseau  s'est  chargé  également  de  l'envoi  des  prospectus  et 
des  livraisons  à  domicile  pour  Paris,  les  déparlements  et  l'étranger  :  les 
Canards  qu'il  a  enrôlés  défieraient  les  plus  intrépides  de  nos  crieurs 
patentés,  ils  ne  craignent  ni  le  vent  ni  la  pluie;  et  le  moindre  de  ses 
Chiens  courants  laisserait  loin  derrière  lui  le  plus  agile  des  facteurs 
de  l'adminislration  des  postes.  Grâce  à  ses  Pigeons  voyageurs,  les 
abonnés  de  tous  les  pays  recevront  leurs  livraisons  avec  une  promptitude 
que  l'estafette  la  plus  vantée  ne  saurait  atteindre,  et  les  abonnés  des 
campagnes  seront  servis  avec  autant  d'exactitude  que  les  abonnés  des 
villes.  Des  affiches  seront,  par  ses  ordres,  apposées  sur  tous  les  murs 
dans  les  quatres  parties  du  monde,  sur  la  fameuse  muraille  de  la  Chine 
elle-même.  Messieurs  les  Rédacteurs  espèrent  pouvoir  compter  parmi  leurs 
souscripteurs  tous  les  Animaux  et  tous  les  Hommes  sincères  qui  désirent 
faire  preuve  d'impartialité,  et  qui  ne  redoutent  aucune  des  vérités  qui 
sont  bonnes  à  dire. 

P.-J.  Stahl 


■ï'^sfe^ 


h 


H\s\oiT^ 


V 


I 


\ 


\ 


h 


HISTOIRE 


D'  UN     LIÈVRE 

SAVIEPRIVÉE 
PUBLIQUE    ET    POLITIQUE 

ÉCRITE      SOUS      SA      DICTÉE      PAR      UNE      PIE,      SON      AMIE. 


Quelques  mots  de  madame  la  Pie  à  MM.  le  Singe  et  le  Perroquet,  Rédacteurs  en  chef. 

ESSiEURS,  ila  été  proclamé  par  l'Assemblée, 
dont  les  délibérations  ont  eu  pour  résultat 
cette  publication,  que  si  le  droit  de  parler 
pouvait  nous  être  refusé,  il  nous  serait  du 
moins  permis  d'écrire. 
Avec  votre  permission,  illustres  Directeurs,  j'ai  donc  écrit. 


28  HISTOIRE   D'UN    LIEVRE. 


Dieu  merci,  la  plume  est  une  arme  courtoise,  elle  égalise  les  forces, 
et  j'espère  prouver  un  jour  qu  entre  les  mains  d'une  Pic  inlelligente  cette 
aime  n'a  pas  moins  de  valeur  qu'entre  les  grifTes  d'un  Loup  ou  les  pattes 
d'un  Renard. 

Pour  le  moment,  il  ne  s'agit  ni  de  moi  ni  de  mcstlames  les  Oies,  les 
Poules  et  les  Grues,  qu'un  orateur  à  la  fois  spirituel  et  profond,  à  la  fois 
juge  et  partie,  a  si  vertueusement  renvoyées  à  leur  ménage*,  et  je  me 
bornerai  à  vous  raconter  Vllistoire  d'un  Lièvre  que  ses  malheurs  ont 
rendu  célèbre  parmi  les  Bêtes  et  parmi  les  Hommes,  à  Paris  et  dans  les 
champs. 

Croyez .  IMessieurs .  que  si  je  me  décide ,  dans  une  question  qui  ne 
m'est  point  personnelle,  à  rompre  avec  les  habitudes  de  silence  et  de 
discrétion  dont  on  sait  que  je  me  suis  toujours  fait  une  loi,  c'est  qu'il 
m'eût  été  impossible  de  m'y  refuser  sans  manquer  aux  obligations  les 
plus  ordinaires  de  l'amitié. 


*  Ceux  de  MM.  nos  souscripteurs  qui  n'ont  point  encore  oublié  que  les  dames  ne 
purent  être  admises  à  se  faire  entendre  dans  notre  Assemblée  générale,  trouveront  sans 
doute  tout  nature!  qu'une  dame  ait  été  des  premières  à  nous  écrire.  Nous  espérons  que 
notre  empressement  à  publier  la  lettre  de  madame  la  Pie  effacera  les  impressions  fâcheuses 
que  paraissent  avoir  laissées  dans  son  esprit  certaines  parties  du  discours  du  Renard 
(voir  le  Prologue).  Par  une  réserve  dont  chacun  appréciera  le  difTicile  mérite  et  le  rare 
bon  goût,  l'auteur  s'est  modestement  effacé  toutes  les  fois  qu'il  l'a  fallu  absolument  dans 
le  récit  des  aventures  de  son  héros. 

NOTE     DES     RliOACXliUUS. 


HISTOIRE    D'UN    LIEVRE.  29 


Où  la  Pie  essaye  d'entrer  en  matière.  —  Quelques  réflexions  philosophiques  et  préliminaires 
du  Lièvre,  héros  de  cette  histoire.  —  La  dernière  chasse  d'un  Roi.  —  Notre  héros  est  fait 
prisonnier.  —  Théorie  des  Lièvres  sur  le  courage. 


Je  m'étais,  un  soir  de  cette  semaine,  oubliée  sur  un  monceau  de 
pierres,  et  je  méditais  les  derniers  vers  d'un  poëme  en  douze  chants  que 
je  consacre  à  la  défense  des  droits  méconnus  de  notre  sexe,  quand  je  vis 
accourir  entre  les  deux  raies  d'un  pré  un  Levraut  de  ma  connaissance, 
arrière-petit-fils  du  héros  de  mon  histoire. 

(i  I\Iadame  la  Pie ,  me  cria-t-il  tout  haletant ,  grand-père  est  là-bas 
au  coin  du  bois,  et  il  m'a  dit  :  Va  chercher  bien  vite  notre  amie  la  Pie... 
et  je  suis  venu. 

—  Tu  es  un  bon  petit  enfant,  lui  répondis- je  en  lui  donnant  sur  la 
joue  un  coup  d'aile  amical;  c'est  bien  de  faire  comme  cela  les  com- 
missions à  son  grand-père.  Mais  si  tu  cours  toujours  si  vite,  tu  finiras 
par  te  rendre  malade. 

— «Ah!  me  répondit-il  en  me  regardant  tristement,  je  ne  suis  pas 
malade,  moi,  c'est  grand-père  qui  l'est!  le  Lévrier  du  garde  champêtre 
l'a  mordu...  c'est  ça  qui  fait  peur.  » 

Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre;  en  deux  sauts  je  fus  auprès  de 
mon  malheureux  ami,  qui  me  reçut  avec  cette  cordialité  qui  est  la  poli- 
tesse des  bons  Animaux. 

Sa  patte  droite  était  supportée  par  une  écharpe  faite  à  la  hâte  de 
deux  brins  de  jonc;  sa  pauvre  tête,  sur  laquelle  on  avait  appliqué  quel- 
ques compresses  de  feuilles  de  dictame  qu'une  Biche  compatissante  lui 
avait  procurées,  était  entourée  d'un  bandeau  qui  lui  cachait  un  œil  :  le 
sang  coulait  encore. 

A  ce  triste  spectacle,  je  reconnus  les  Hommes  et  leurs  funestes  coups. 

•       «  Ma  chère  Pie,  me  dit  le  vieillard,  dont  le  visage,  empreint  d'un 

caractère  de  tristesse  et  de  gravité  inaccoutumée,  n'avait  cependant  rien 

perdu  de  son  originelle  simplicité,  on  ne  vient  pas  au  monde  pour  être 

heureux. 

—  Hélas!  lui  répondis-je,  cela  se  voit  bien. 

—  Je  sais ,  continua-t-il ,  qu'on  doit  avoir  toujours  peur,  et  qu'un 


30  IIISTOIUE    D'UN    LIEVRE. 


I.iî'MO  n'ost  jaiiKiis  sur  do  mourir  (rnn(|uilleincnt  dans  son  gîte;  mais, 
vous  lo  voyez,  jo  puis  moins  qu'un  auliv  l'omplor  sur  ce  qu'on  est 
ronvonu  d'appolor  une  belle  mort  :  la  eainpai:,ne  s'annonce  mal,  me 
voilà  bori:ne  peul-èire,  et  pour  sur  estropié;  un  Kpa.^iieul  viendrait  à 
bout  de  moi.  Ceu\  des  nôtres  (pii  voient  tout  en  beau,  et  ([ui  s'entètenl  à 
|)enser  que  la  chasse  lerme  (luelquefois.  veuleni  hiiMi  convenir  qu'elle 
ouvrira  dans  (juin/e  jours;  je  crois  ([ue  je  ferai  l..en  de  mettre  ordre  à 
mes  alTaires  et  de  léi;uer  mon  histoire  à  la  postérité  pour  qu'elle  en 
profite,  si  elle  peut.  A  (luelque  chose  malheur  doit  être  bon.  Si  Dieu 
ma  accordé  la  liràce  de  retrouver  ma  patrie,  après  m'avoir  fait  vivre  et 
souIVrir  parmi  les  Hommes,  c'est  qnil  a  voulu  que  mes  infortunes  ser- 
vissent d'enseignement  aux  Lièvres  à  venir.  Dans  le  monde  on  se  tait  sur 
bien  des  choses  par  prudence  et  par  politesse;  mais,  devant  la  mort,  le 
mensonge  devenant  inutile,  on  peut  tout  dire.  D'ailleurs,  j'avoue  mon 
faible  :  il  doit  être  agréable  de  laisser  après  soi  un  glorieux  souvenir,  et 
de  ne  pas  mourir  tout  entier  ;  qu'en  pensez-vous?  » 

J'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  lui  faire  entendre  que  j'étais  de 
son  avis,  car  il  avait  gagné  dans  ses  rapports  avec  les  Hommes  une  sur- 
dité d'autant  plus  gênante,  qu'il  s'obstinait  à  la  nier.  Que  de  fois  n'ai-je 
pas  maudit  cette  infirmité,  qui  le  privait  du  bonheur  d'écouter!  Je  lui 
criai  dans  les  oreilles  qu'on  était  toujours  bien  aise  de  se  survivre  dans 
ses  œuvres,  et  que,  devant  une  fin  presque  certaine,  il  devait  être  en 
eiïet  consolant  de  penser  que  la  gloire  peut  remplacer  la  vie,  qu'en  tout 
cas  cela  ne  pouvait  pas  faire  de  mal. 

Il  me  dit  alors  que  son  embarras  était  grand,  qua  sa  maudite  bles- 
sure l'empêchait  d'écrire,  puis  ju'il  avait  précisément  la  patte  droite 
cassée;  qu'il  avait  essayé  de  dicter  à  ses  enfants,  mais  que  les  pauvres 
petits  ne  savaient  que  jouer  et  manger;  qu'un  instant  il  avait  eu  l'idée 
de  faire  apprendre  par  cœur  son  histoire  h  l'aîné,  et  de  la  transmettre 
ainsi  à  l'état  de  IJapsodie  aux  siècles  futurs,  mais  que  l'étourdi  n'avait 
jamais  manqué  de  perdre  la  mémoire  en  courant.  ((  Je  vois  bien,  ajouta- 
l-il,  qu'on  ne  peut  guère  conqjler  sur  la  tradition  oiah;  pour  conserver 
aux  faits  leur  caractère  de  vérité;  je  n'ai  pas  envie  de  devenir  un  mythe 
comme  le  grand  Vichnou,  Saint-Simon,  Fourrier,  etc.;  vous  êtes  lettrée, 
ma  bonne  Pie,  veuillez  me  servir  de  secrétaire,  mon  histoire  y  gagnera.  » 

Je  cédai  à  ses  instances,  et  je  m'apprêtai  à  écoutei'.  Les  discours  des 
vieillards  sont  longs,  mais  il  en  ressort  toujours  quelque  utile  enseigne- 
ment. 


HISTOir.E   D'UN    LIEVRE. 


31 


Voulant  donner  de  la  solennité  à  cet  acte,  le  plus  important  et  le 
dernier  peut-être  de  sa  vie,  mon  vieil  ami  se  recueillit  pendant  cinq 
minutes,  et,  se  souvenant  qu'il  avait  été  un  Lièvre  savant,  il  jugea  à 
propos  de  commencer  par  une  citation.  (Il  tenait  cette  manie  des  cita- 
tions d'un  vieu\  comédien  qu'il  avait  connu  à  Paris.)  Il  emprunta  donc 
son  exorde  à  un  auteur  tragique  auquel  les  Hommes  s'accordent  enfin  à 
trouver  quel  jue  mérite ,  et  commença  en  ces  termes  : 

«  Approchez,  mes  enfants,  enfin  l'heure  est  venue 
Qu'il  faut  que  mon  secret  éclate  à  votre  vue.  » 

Ces  deux  vers  de  Racine,  qu'un  nommé  Mithridate  adresse  à  ses 
enfants  dans  une  circonstance  qui  n'est  pas  analogue,  et  la  belle  décla- 
mation du  narrateur,  produisirent  le  plus  grand  elïet. 


L'aîné  quitta  tout  pour  venir  se  placer  respectueusement  sur  les 
genoux   de  son  grand-père;    le   cadet,    qui  aimait   passionnément  les 


32  HISTOIRE    D'UN    LIÈVRK. 


co^to^;,  se  tint  debout  et  ouvrit  les  oreilles  ;  et  le  plus  jeune  s'nssit  par 
tei-re  en  .urui^eant  par  la  ti.i;e  un  brin  tle  livlle. 

I.e  \i('illai(l.  salislail  de  laKilude  de  son  auditoire,  et  voyant  que 
)e  rallendais.  eonlinua  ainsi  : 

'.  .Mon  seeret.  mes  enlanls.  ("(^st  mon  bisloire.  Qu'elle  vous  serve  de 
leçon,  car  la  saiiesse  ne  \ienl  |)as  ii  nous  avee  Tà.ne,  il  laut  aller 
au-devant  d"elle. 

J'ai  di\  ans  bien  coniptts;  je  suis  si  \ieu\.  que  de  mémoire  de 
Lièvre  il  n'a  été  donné  de  si  longs  jours  ii  un  pauvre  Animal.  Je  suis 
venu  au  monde  en  Franee,  de  parents  français,  le  1''  mai  1830,  là  tout 
près,  derrière  ee  grand  ehène.  le  plus  beau  de  notre  belle  foret  de  Ram- 
bouillet, sur  un  lit  de  mousse  (pie  ma  bonne  mèic  avait  reeouvert  de  son 
plus  lin  duvet. 

Je  me  rappelle  encore  ces  belles  nuits  de  mon  enfance,  où  j'étais 
ravi  d'être  au  monde,  où  l'existence  me  semblait  si  focile,  la  lumière  de 
la  lune  si  pure,  l'berbe  si  tendre,  le  thym  et  le  serpolet  si  parfumés! 

S'il  est  <!o>  jours  amors,  il  en  est  do  si  doux! 

J'étais  alerte  alors,  étourdi,  paresseux  comme  vous;  j'avais  votre 
âge.  votre  insouciance  et  mes  quatre  pattes;  je  ne  savais  rien  de  la  vie, 
j'étais  heureux,  oui,  heureux  !  car  vivre  et  savoir  ce  que  c'est  que  l'exis- 
tence d'un  Lièvre,  c'est  mourir  à  toute  heure,  c'est  trembler  toujours.. 
L'expérience  n'est,  hélas!  que  le  souvenir  du  malheur. 

Je  ne  tardai  pas.  du  reste,  à  reconnaître  que  tout  n'est  pas  pour  le 
mieux  en  ce  triste  monde,  que  les  jours  se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas. 

Un  matin ,  dès  l'aurore ,  après  avoir  couru  à  travers  ces  prés  et  ces 
guérets.  j'étais  sagement  revenu  m'endormir  près  de  ma  mère,  comme 
le  devait  faire  un  enfant  de  mon  âge,  quand  je  fus  réveillé  soudain  par 
deux  éclats  de  tonnerre  et  par  d'horribles  clameurs...  Ma  mère  était  à 
deux  pas  de  moi.  mourante,  assassinée!...  "  Sauve-toi,  me  cria-t-elle 
encore,  sauve-toi  !  »  et  elle  expira.  Son  dernier  soupir  avait  été  pour  moi. 

Il  ne  m'avait  fallu  qu'une  seconde  pour  apprendre  ce  que  c'était 
qu'un  fusil,  ee  que  c'était  (jue  le  malheur,  ce  que  c'était  qu'un  Homme. 
Ah!  mes  enfants,  s'il  n'y  avait  pas  d'Hommes  sur  la  terre,  la  terre 
serait  le  paradis  des  Lièvres  :  elle  est  si  bonne  et  si  féconde  !  ij  suffirait 
de  savoir  où  l'eau  est  la  plus  pure,  le  gîte  le  plus  silencieux,  les  plantes 
les  plus  salutaires.  Quoi  de  plus  heureux  cju  un  Lièvre,  je  vous  le 
demande,  si,  pour  nos  péchés, 'le  bon  Dieu  n'avait  imaginé  l'Homme? 


HISTOIRE    D'UN    LIEVRE. 


33 


Mais,  hélas,  toute  médaille  a  son  revers,  le  mal  est  toujours  à  côté  du 
bien,  l'Homme  est  toujours  à  côté  de  l'Animal. 

—  Croiriez -vous,  me  dit-il,  ma  chère  Pie,  que  j'ai  vu  dans  des 
livres  qui  n'étaient  pas  écrits  par  des  Bétes,  il  est  vrai,  que  Dieu  avait 
créé  l'Homme  à  son  image?  Quelle  impiété! 

—  Dis  donc,  ii:rand  père,  dit  le  plus  petit,  il  y  avait  une  fois  dans 


^ 


BREUIERE- 


le  champ  là-bas  deux  petits  Lièvres  avec  leur  sœur,  et  puis  il  y  avait 
aussi  un  grand  méchant  Oiseau  qui  a  voulu  les  empêcher  de  passer  : 
c'est-il  cela  un  Homme .^ 

—  Tais- toi  donc,  lui  répondit  son  frère,  puisque  c'était  un  Oiseau, 


34  HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


c'était  pas  un  Homme.  Tais -toi  :  tu  serais  obligé  de  crier  pour  que 
papa  t'entende;  ça  ferait  du  bruit,  et  nous  aurions  tous  peur. 

—  Silence!  s'écria  le  vieillard,  qui  s'aperçut  qu'on  ne  l'écoutait 
plus.  Où  en  étais-je?  me  demanda-t-il. 

—  Votre  mère  était  morte,  lui  dis -je,  en  vous  criant  :  Sauve- toi 
bien  vite. 

—  Pauvre  mère!  reprit-il ^  elle  avait  bien  raison  :  sa  mort  n'avait 
été  qu'un  prélude.  C'était  grande  chasse  royale.  Toute  la  journée  ce  fut 
un  carnage  horrible  :  la  terre  était  couverte  de  cadavres,  on  voyait  du 
sang  partout ,  sur  les  taillis  dont  les  jeunes  pousses  tombaient  coupées 
par  le  plomb,  sur  les  fleurs  elles-mêmes,  que  les  Hommes  n'épargnaient 
pas  plus  que  nous,  et  qui  périssaient  écrasées  sous  leurs  pieds.  Cinq 
cents  des  nôtres  succombèrent  dans  cette  abominable  journée!  Com- 
prend-on ces  monstres  qui  croient  n'avoir  rien  de  mieux  à  faire  que 
d'ensanglanter  les  campagnes,  qui  appellent  cela  s'amuser,  et  pour  les- 
quels la  chasse,  l'assassinat,  n'est  qu'un  délassement  ! 

Du  re?te,  ma  mère  fut  bien  vengée.  Cette  chasse  fut  la  dernière  des 
chasses  royales,  m'a-t-on  dit.  Celui  qui  la  fit  repassa  bien  une  fois  encore 
par  Rambouillet,  mais  cette  fois-là  il  ne  chassait  pas. 

Je  suivis  les  conseils  de  ma  mère  :  pour  un  Lièvre  de  dix- huit 
jours  je  me  sauvai  très-bravement,  ma  foi  ;  oui,  bravement  !  Et  si  jamais 
vous  vous  trouvez  à  pareille  affaire,  ne  craignez  rien,  mes  enfants, 
sauvez-vous.  Se  retirer  devant  des  forces  supérieures,  ce  n'est  pas  fuir, 
c'est  imiter  les  plus  grands  capitaines,  c'est  battre  en  retraite. 

Je  m'indigne  quand  je  pense  à  la  réputation  de  poltronnerie  qu'on 
prétend  nous  faire.  Croit-on  donc  qu'il  soit  si  facile  de  trouver  des  ./a???  6e5 
à  ri.eure  du  danger?  Ce  qui  fait  la  force  de  tous  ces  beaux  parleurs,  qui 
s'arment  jusqu'aux  dents  contre  des  Animaux  sans  défense,  c'est  notre 
l'aiblesse.  Les  grands  ne  sont  grands  que  parce  que  nous  sommes  petits. 
Un  écrivain  de  bonne  foi,  Schiller,  l'a  dit  :  S'il  n'y  avait  pas  de  Lièvres, 
il  n'y  aurait  pas  de  grands  seigneurs. 

Je  courus  donc,  je  courus  longtemps;  quand  je  fus  au  bout  de  mon 
haleine,  un  malheureux  point  de  côté  me  saisit,  et  je  m'évanouis.  Je  ne 
sais  combien  de  temps  cela  dura  :  mais  jugez  de  mon  effroi,  lorsque  je 
me  retrouvai,  non  plus  dans  nos  vertes- campagnes,  non  plus  sous  le 
ciel,  non  plus  sur  la  terre  que  j'aime,  mais  dans  une  étroite  prison,  dans 
un  panier  fermé. 

La  fortune  m'avait  trahi  !  Pourtant,  quand  je  m'aperçus  que  je  n'étais 


HISTOIRE   D'UN    LIEVRE.  35 


pas  encore  mort,  j'en  fus  bien  aise;  car  j'avais  entendu  dire  que  la 
mort  est  le  pire  des  maux,  parce  qu'elle  en  est  le  dernier;  mais  j'avais 
entendu  dire  aussi  que  les  Hommes  ne  faisaient  pas  de  prisonniers,  et,  ne 
sachant  ce  que  j'allais  devenir,  je  m'abandonnai  à  d'amères  réflexions.  Je 
me  sentais  ballotté  par  des  secousses  régulières  très-incommodes,  lorsque 
l'une  d'elles,  plus  forte  que  les  autres,  ayant  fait  entr' ouvrir  le  couvercle 
de  mon  cachot,  je  pus  m' apercevoir  que  l'Homme,  au  bras  duquel  il 
était  suspendu,  ne  marchait  pas,  et  que  pourtant  un  mouvement  rapide 
nous  emportait.  Vous  qui  n'avez  rien  vu  encore,  vous  aurez  peine  à  le 
croire;  mais  mon  ravisseur  était  monté  sur  un  Cheval!  C'était  l'Homme 
qui  était  dessus,  c'était  le  cheval  qui  était  dessous.  Cela  dépasse  la 
raison  animale.  Que  j'aie  obéi  plus  tard  à  un  Homme,  moi,  pauvre  Lièvre, 
on  le  comprend.  Mais  qu'un  Cheval,  une  créature  si  grande  et  si  forte, 
qui  a  des  sabots  de  corne  dure,  consente  à  se  faire,  comme  le  Chien,  le 
domestique  de  l'Homme,  et  à  le  porter  lâchement,  voilà  ce  qui  ferait 
douter  des  nobles  destinées  de  l'Animal,  si  l'espoir  d'une  vie  future  ne  venait 
nous  soutenir,  et  si,  du  reste,  le  doute  changeait  quelque  chose  à  l'affaire. 
Mon  ravisseur  était  un  des  laquais  du  roi.  » 


II 

Où  il  est  question  de  la  révolution  de  Juillet  et  de  ses  fatales  conséquences. 
—  Utilité  des  arts  d'agrément. 

Après  quelques  instants  de  silence,  mon  vieil  ami,  que  ce  retour  sur 
le  passé  avait  vivement  impressionné,  hocha  la  tête  et  reprit  avec  plus 
de  calme  le  fil  de  sa  narration  : 

«  Je  n'essayai  point  de  résister. 

Il  est  des  contre-temps  qu'il  faut  qu'un  sage  essuie. 

Chez  les  Hommes  tout  le  monde  est  plus  ou  moins  domestique,  il  n'y 
a  de  différence  que  dans  la  façon  d'obéir;  une  fois  entré  dans  les  horreurs 
de  la  vie  civilisée,  je  dus  en  accepter  les  obligations.  Le  valet  d'un  roi 
devint  donc  mon  maîti'c. 


lllSTOIi;!::    D'UN    LIKVilE. 


Par  bonlieur  sa  petite  fille,  qui  m'avait  pris  pour  un  Chat,  se  déclara 
mon  amie.  Il  fut  résolu  que  je  ne  serais  pas  tué,  parce  que  j'étais  trop 
petit,  parce  qu'il  ne  manquait  pas  dans  les  cuisines  de  la  cour  et  aux 
tables  royales  de  Lièvres  plus  gros  que  moi,  et  parce  que  ma  maîtresse 
me  trouvait  gentil.  Pour  les  petites  filles,  la  gentillesse  consiste  à  se 
laisser  tirer  les  oreilles  et  à  montrer  une  patience  d'ange.  Je  fus  touché 
de  la  bonté  de  ma  maîtresse.  Les  Femmes  valent  mieux  que  les  Hommes, 
elles  ne  vont  point  à  la  chasse. 

Assuré  de  la  vie,  et  prisonnier  sur  parole,  on  ne  me  chargea  pas  de 
chaînes. 

J'aurais  pris  mon  mal  en  patience  si  j'avais  pu  m'évader,  et  je 
l'aurais  fait  certainement  si  je  n'avais  craint  l'impitoyable  baïonnette 

De  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre. 

Dans  cette  petite  chambre,  située  à  Paris  sous  les  combles  mêmes 
des  Tuileries,  j'arrosai  bien  souvent  de  mes  larmes  le  pain  qu'on  me 


ISTOIRE    D'UN    LIÈVRE. 


donnait  par  miettes  et  qui  n'avait  aucun  rapport,  je  vous  le  jure, 
avec  les  herbes  bienfaisantes  que  la  terre  produit  pour  nous.  Le  triste 
logement  qu'un  p;dais  quand  on  n'en  peut  sortir  à  son  gré  !  Les  premiers 
jours  j'essayai  de  me  distraire  en  me  mettant  à  la  fenêtre;  mais  souvent 
on  essaye  d'être  content,  et  on  ne  peut  pas;  il  n'y  a  que  ceux  qui  sont 
bien  qui  ne  veulent  pas  changer  de  place.  J'en  vins  à  prendre  en  horreur 
cette  vue  monotone. 

Que  n'aurais-je  pas  donné  pour  une  heure  de  liberté  et  pour  un  brin 
de  serpolet  !  J'eus  cent  fois  la  tentation  de  me  précipiter  du  haut  de  cette 
belle  prison  pour  aller  vivre  libre  dans  les  herbes  ou  mourir.  Croyez- 
moi,  mes  enfants,  le  bonheur  n'habite  pas  au-dessus  des  lambris  dorés. 

Mon  maître,  qui,  en  sa  qualité  de  valet  de  cour,  n'avait  pas  grand'- 
chose  à  faire,  et  qui  trouvait  sans  doute  à  son  point  de  vue  humain  mon 
éducation  fort  impaifaite,  s'avisa  de  vouloir  la  compléter.  Il  me  follut 
apprendre  alors  (Dieu  sait  ce  qu'il  m'en  coûta)  une  foule  d'exercices 
plus  désiionorants  et  surtout  plus  difficiles  les  uns  que  les  autres.  0  honte! 
je  sus  bientôt  faire  le  mort  et  faire  le  beau  au  moindre  signe  comme  un 
Caniche..  I^lon  tyi^an,  encouî'agé  par  la  déplorable  facilité  que  je  devais  à 
la  rigueur  de  sa  méthode,  voulut  joindre  à  cette  partie  plus  sérieuse  de  son 
enseignement  ce  qu'il  nommait  un  art  d'agrément,  et  me  donna  de  si 
terribles  leçons  de  musique,  que,  njalgré  mon  horreur  pour  le  bruit,  je 
fus  en  moins  de  rien  en  état  de  battre  un  roulement  très-passable  sur  le 
tambour,  et  forcé  d'exercer  ce  nouveau  talent  toutes  les  fois  qu'un  des 
membres  de  la  famille  royale  sortait  du  château. 

Un  jour,  c'était  un  mardi,  le  27  juillet  1830  (je  n'oublierai  jamais 
cette  date-là),  le  soleil  bi'illait  de  tout  son  éclat;  je  venais  de  battre  aux 
champs  pour  monseigneur  le  duc  d'Angoulême,  qui  allait  toujours  se 
promener,  et  j'avais  encore  les  nerfs  tout  agacés  par  le  contact  de  la 
peau  de  l'horrible  instrument,  une  peau  d'Ane!  quand  tout  à  coup,  et 
pour  la  seconde  fois  de  ma  vie,  j'enten  lis  retentir  des  coups  de  fusil  qui 
semblaient  se  tirer  tout  près  des  Tuileries,  du  côté  du  Palais- Royal, 
m'a-t-on  dit. 

Grand  Dieu,  pensai-je,  des  Lièvres  infortunés  auraient-ils  eu  l'impru- 
dence de  se  hasarder  dans  ces  rues  de  Paris  où  il  y  a  autant  d'Hommes 
que  de  Chiens  et  de  fusils?  Et  l'affreux  souvenir  de  la  chasse  de  Ram- 
bouillet me  glaça  d'effroi.  Décidément,  pensai-je,  il  faut  qu'à  une  époque 
antérieure  les  Hommes  aient  eu  à  se  plaindre  des  Lièvres,  car  un  pareil 
acharnement  ne  peut  s'expliquer  que  par  un  légitime  besoin  de   ven- 


38  HISTOIUE    D'UN    LIEVRE. 


geance;  et.  ino  Uniniant  vers  ma  niaflresse.  j'implorai  du  regard  sa 
proleetion.  Je  vis  alors  sur  sa  lii^nu'e  une  épouvante  éi»ale  ii  la  mienne. 
Déjà  je  me  disposais  à  la  remercier  de  la  pilié  (pie  semblait  lui  inspirer 
le  mallieur  île  mes  frères,  (juand  je  m'aperçus  que  sa  frayeur  était  toute 
personnelle  et  qu'elle  soni^eail  beaucoup  à  elle-même  et  fort  peu  à  nous. 
Ces  coups  de  fusil,  dont  cluupie  détonation  me  faisait  (iger  le  sang 
dans  les  veines,  les  Hommes  ne  les  tiraient  i)as  sur  des  Lièvres,  mais 
bien  sur  d'autres  Hommes.  Je  me  frottai  les  yeux,  je  me  mordis  les 
pattes  jusqu'au  sang  pour  m'assurer  que  je  ne  rêvais  pas  et  que  j'étais 
éveillé  :  je  puis  dire,  connue  Orgon,  ciuejel'ai  vu, 

(le  mes  propres  yeux  vu, 

Ce  qu'on  iippellc  vu. 

Le  besoin  que  les  Hommes  ont  de  chasser  est  si  grand,  qu'ils  aiment 
mieux  se  tuer  que  de  ne  rien  tuer  du  tout. 

—  Ce  que  vous  me  contez  là  n'a  rien  d'étonnant,  lui  dis-je.  Combien 
de  fois,  à  la  nuit  tombante,  n'ai-je  pas  eu  à  essuyer  le  feu  des  chasseurs 
dont  la  manie  est  de  décharger  sur  nous  autres  Pies  leur  dernier  coup  de 
fusil,  pour  ne  pas  perdre  leur  poudre!  disent-ils;  et  pourtant  nous  ne 
passons  pas  pour  être  bonnes  à  manger.  Les  lâches  ! 

—  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  reprit  mon  vieil  ami ,  qui  me 
témoigna  par  un  geste  signiiicalif  que  j'avais  bien  raison,  c'est  qu'au 
lieu  d'en  rougir  les  Hommes  sont  très-fiers  de  ces  luttes  contre  nature. 
Il  [jaraît  que  parmi  eux  les  choses  ne  vont  bien  que  quand  le  canon 
s'en  mêle ,  et  que  les  époques  oii  il  y  a  beaucoup  de  sang  répandu  sont, 
dans  leurs  fastes,  des  époques  à  jamais  mémorables. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  vous  faire  l'historique  de  ces  journées; 
quoique  tout  n'ait  pas  encore  été  dit  sur  la  révolution  de  Juillet,  ce  n'est 
pas  à  un  Lièvre  qu'il  appartient  de  s'en  faire  l'historien. 

T—  Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  révolution  de  Juillet?  demanda  le  petit 
LièvTe.  qui,  de  même  que  tous  les  enfants,  n'écoulait  que  par  inter- 
valles, quand  par  ha.sard  un  mot  le  frappait. 

—  Veux-tu  bien  te  taire,  lui  répondit  son  frère ,  tu  n'écoutes  donc 
pas;  grand-père  vient  de  nous  dire  que  c'est  un  moment  où  tout  le 
monde  a  joliment  peur. 

—  Je  me  contenterai  de  vous  apj^rendie,  continua  le  narrateur,  que 
ce  petit  incident  n'avait  pas  frappé,  que,  durant  trois  mortelles  journées. 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE.  39 


j'eus  les  oreilles  déchirées  par  le  roulement  du  lanibour.  par  le  fracas  du 
canon  et  par  le  siflleiuent  des  balles,  auxquels  succédait  un  bruit  luiiubre 
et  sourd  qui  pesait  sur  tout  Paris.  Pendant  que  le  peuple  se  battait  et  se 
barricadait  dans  les  rues,  la  cour  était  h  Saint-Cloud;  je  ne  sais  ce 
qu'elle  y  faisait  :  quant  à  nous,  nous  passions  dans  les  Tuileries  une 
nuit  bien  désagréable  :  les  nuits  n'ont  pas  de  fin  quand  on  a  peur.  Le 
lendemain  28,  la  fusillade  recommença  de  plus  belle,  et  je  sus  qu'on 
avait  pris  et  repris  l'Hôtel  de  Ville.  J'en  aurais  fait  mon  deuil  si  j'avais 
pu  m'en  aller  conune  la  cour,  mais  il  n'y  fallait  pas  songer.  Le  29,  dès 
le  matin,  des  cris  furieux  se  firent  entendre  sous  les  fenêtres  du  château, 
le  canon  tonnait.  —  C'en  est  fait  !  s'écria  ma  maîtresse,  pâle  d'effroi,  le 
Loiivre  est  pris;  et,  emportant  dans  ses  bras  sa  fille  qui  pleurait,  elle 
s'enfuit  éperdue  :  il  était  onze  heures. 

Quand  elle  fut  partie,  je  réfléchis  qu'à  la  vérité  j'étais  seul  et  sans 
défense,  mais  qu'aussi  j'étais  sans  ennemis,  et  le  courage  me  revint. 
Que  les  Hommes  s'entr'égorgent,  pénsai-je,  c'est  leur  affaire,  les  Lièvres 
n'y  perdront  rien.  La  chambre  sous  le  lit  de  laquelle  j'étais  parvenu  h 
me  retrancher  fut  occupée  pendant  quelques  heures  par  des  soldats  rouges 
qui  tirèrent  par  la  fenêtre  un  bon  nombre  de  coups  de  fusil,  en  criant 
avec  un  accent  étranger  :  Vive  le  roi  !  Criez,  leur  disais-je,  criez  ;  on  voit 
bien  que  vous  n'êtes  pas  des  Lièvres,  et  que  ce  roi  n'a  pas  été  à  la  chasse 
dans  vos  guérets.  Bientôt  je  ne  vis  plus  de  soldats ,  ils  avaient  disparu  : 
un  pauvre  homme,  un  sage  sans  doute,  qui  semblait  n'avoir  aucun  goût 
pour  la  guerre,  vint  se  réfugier  dans  ma  retraite  abandonnée,  et  se 
cacha  philosophiquement  dans  une  armoire,  où  il  fut  bientôt  découvert 
et  bafoué  par  des  gens  qui  remplirent  en  un  instant  la  chambre.  Ceux-là 
n'avaient  pas  d'uniformes,  leur  toilette  était  même  négligée.  Ils  fouillèrent 
partout  en  criant  :  Vive  la  liberté  !  comme  s'ils  avaient  espéré  la  trouver 
dans  ma  mansarde  des  Tuileries.  Il  paraît  que,  parmi  les  Hommes,  la 
liberté  est  la  reine  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  roi.  Pendant  que  l'un 
d'entre  eux  arborait  à  la  fenêtre  un  drapeau  qui  n'était  pas  blanc,  les 
autres  chantaient  avec  ferveur  un  beau  chant  dont  j'ai  retenu  ces 
paroles  : 

Allons,  enfants  de  la  patrie, 
Le  jour  de  gloire  est  arrivé. 

Quelques-uns  étaient  noirs  de  poudre  et  paraissaient  s'être  battus  aussi 
bien  que  si  on  les  eût  payés  pour  cela.  Comme  ils  ne  cessaient  de  crier  : 


/.o 


HlSrOlUE   D'UN    LIKVUE. 


Vivo  la  liberté  !  je  pensai  que  ees  malheureux,  avant  (rèlre  les  plus  forts, 
avant  d'avoir  pu  se  donntM'  la  joli'  de  se  ijanler  eii\-iiirines  et  de  s'or- 
ganiser  en    pati'ouilles    volontaires .    avaient    sans   doute    cio   enferniés 


ilC^  '^i'Â;ï^l^^i^O 


comme  moi  dans  des  paniers,  ou  emprisonnés  dans  de  petites  cham- 
bres, et  forcés  peut-être  de  faire  du  bruit  sans  rime  ni  raison  en  l'hon- 
neur du  roi.  Les  faibles  se  laissent  mettre  le  couteau  sur  la  gorge, 
mais  c'est  toujours  à  charge  de  revan  he. 

0  puissance  magnétique  de  rentiiousiasine  1  Je  fis  trois  pas  vers  ces 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE.  /,! 


Hommes,  nos  ennemis,  et  j'eus  envie  de  rrier  comme  eux  :    Vive  la 
liberté  !  mais  je  me  dis  :  A  quoi  bon? 

Pendant  ces  ti'ois  journées,  le  croiriez-vous,  ma  chère  Pie?  douze 
cents  Hommes  furent  tués  et  enterrés. 

—  Bah  !  luidis-je,  on  enterre  les  morts,  mais  on  n'enterre  pas  les  idées. 

—  Hum,  me  répondit-il. 

Le  lendemain  je  vis  revenir  mon  maître,  qui  ne  s'était  pas  montré 
depuis  vingt-quatre  heures;  il  était  bien  changé,  il  avait  retourné  son 
habit,  ce  qui  ne  lui  avait  pas  servi  à  grand'chose,  et  portnit  sur  son 
épaule  un  Ilot  de  rubans  aux  trois  couleurs. 

J'appris,  en  l'écoutant  causer  avec  sa  femme,  que  j'avais  vu  de  belles 
choses,  que  tout  était  perdu,  qu'il  n'y  avait  plus  de  roi,  ni  de 
domestiques  de  roi ,  qu'on  parlait  déjà  de  s'en  passer,  que  Charles  X 
était  sorti  pour  ne  plus  rentrer,  qu'il  fcillait  bien  se  garder  de  prononcer 
son  nom,  que  la  situation  était  embarrassante,  qu'on  ne  savait  pas 
comment  4out  cela  tournerait,  que  pour  le  moment  il  fallait  faire  ses 
l)aquets  et  déménager  au  plus  vite,  qu'ils  étaient  ruinés,  etc.,  etc. 

Bon,  pensai-je,  quoi  qu'il  arrive,  j'y  aurai  toujours  gagné  de  ne  plus 
demeurer  dans  un  palais  et  de  ne  plus  battre  du  tambour. 

Hélas  !  mes  pauvres  petits,  le  Lièvre  propose,  mais  l'Homme  dispose. 
Si  jamais  vous  voyez  une  révolution,  vous  promît-on  monts  et  merveilles, 
tremblez.  Cette  révolution,  de  laquelle  j'avais  tant  espéré,  de  laquelle,  en 
tout  cas,  j'étais  bien  innocent,  ne  fit  qu'empirer  mon  triste  sort.  Au  bout 
d'un  mois,  mon  maître,  de  plus  en  plus  ruiné,  toujours  sans  place  et 
sans  pain,  vit  la  misère  approcher.  La  misère  est  pour  les  Hommes  ce 
que  l'hiver  est  pour  les  Lièvres  quand  il  gèle  à  pierre  fendre  et  que  la 
terre  est  nue.  Un  jour  sa  femme  pleurait,  son  enfant  pleurait,  nous 
pleurions  tous  :  nous  avions  tous  faim!  (Si  les  riches  croyaient. à 
l'appétit  des  pauvres,  ils  auraient  peur  d'être  dévorés  par  eux.)  Je  vis 
avec  effroi  mon  maître  désespéré  fixer  sur  moi  des  regards  qui  me 
parurent  féroces.  Homme  alTamé  n'a  point  d'entrailles.  Jamais  Lièvre  ne 
courut  plus  grand  danger.  Dieu  vous  garde,  enfants,  d'avoir  jamais  la 
perspective  de  devenir  un  civet. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  civet?  demanda  le  petit  Lièvre,  qui 
décidément  était  un  intrépide  questionneur. 

—  Un  civet,  répondit  le  vieillard,  c'est  un  Lièvre  coupé  par  mor- 
ceaux et  cuit  dans  une  cas.serole.  ButTon  a  écrit  des  Lièvres  :  «  Leur 
((.  chair  est  excellente,  leur  sang  même  est  très-bon  à  manger,  c'est  le  plus 


k2 


HISTOIRE    D'UN    LIEVRE. 


doux  de  tous  les  sangs.  »  Cet  Homme,  qui,  entre  autres  contes  à  dormir 
debout,  prélend  que  nous  dormons  les  yrux.  ouverts,  a  dit  ailleurs  ({ue  le 
style  était  Tllomme;  j'en  conclus  qu'il  dut  être  un  monstre  de  cruauté.  » 

A  cette  réponse  du  vieillard,  l'auditoire  parut  frappé  de  slupeui*;  le 
>ilence  devint  si  .urand.  ipi'on  entendait  l'herbe  pousser. 

«  On  ne  me  fera  jamais  croire,  s'éciia  le  vieux  Lièvre,  que  le  sou- 
venir de  cette  époque  de  sa  vie  avait  sin2:ulièrement  énui,  que  le  Lièvre 
ait  été  créé  pour  être  mis  ii  la  Ijr'oclie.  et  (\uc  riloiiime  n'ait  rien  de 
mieux  à  faire  (pie  de  mani?er  les  autres  animaux,  ses  frères. 

Il  fi;t  donc  question  de  m'inuuoler  ce  jour-là.  Mais  ma  maîtresse  lit 
observer  que  j'étais  trop  maigre. 

Je  ne  connus  qu'alors  le  bonlieur  d'être  maigre,  et  je  rendis  grâce  à 
la  misère  qui  avait  daigné  ne  me  laisser  que  la  peau  et  les  os. 

La  petite  fille  parut  comprendre  tout  ce  que  la  question  avait  de 
gravité  pour  moi  et  pour  ses  plaisirs;  et  quoiqu'elle  n'aimût  guère  le 
pain  sec,  elle  eut  la  générosité  de  s'opposer  au  meuitre  qu'on  prémédi- 
tait. Pour  la  seconde  fois  je  lui  dus  la  vie.  —  Si  on  le  tue,  dit-elle  en 
pleurant  à  chaudes  larmes,  cela  lui  fera  du  mal;  il  ne  pourra  plus  faire 
le  mort,  ni  faire  le  beau,  ni  battre  du  tambour. 

—  Parbleu!  s'écria  mon  maître  en  se  frappant  le  front,  cette  petite 
lille  me  donne  une  idée,  et  je  crois  bien  que  nous  sommes  sauves. 
Quand  nous  étions  riches,  mon  Lièvre  faisait  de  la  musique  pour  notre 
plaisir  à  tous  et  pour  le  sien,  il  en  fera  maintenant  pour  de  l'argent. 

Il  avait  raison.  Ils  étaient  sauvés,  et  pour  mon  marlheur  je  fus  leur 
sauveur.  Tel  que  vous  me  voyez,  à  partir  de  ce  jour,  mon  ti\nail 
nourrit  un  homme,  une  femn;e  et  un  enfant.  » 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE. 


Û3 


III 


Vie  publique  el  politiqiio.  —  Ses  riiaitres  toml)Ci)t  à  sa  charge. 
La  gloire  n'rst  (|uc  fumée. 


'^'^^^W'^r^rf^ 


«  3Iais  pour  qui  diable  mon  maître  veut-il  que  je  batte  aux  champs? 
me  disais-je.  Qu'est-ce  qui  peut  donc  être  entré  aux  Tuileries  après  ce 


IIISTOIUK    n'IN     LIKVRi:. 


([ui  s  \  c-i  i>asM'.>  .!(>  sus  plus  Innl  (jiiii  roxccptioii  du  ri)i  rion  n'était 
ihani:o  ilaus  mon  ancionno  douiouro;  (|uo  lo  boau  niondo  navail  pas 
r  ssc  de  s"y  uionlivr.  ol  l(>s  («niants  d'y  jouer  iwvv    les  Poissons  l'ou^uos. 

Lo  soir  mémo,  jo  oonnus  mon  sort  :  jo  no  dovais  plus  rolournei' 
dans  ma  rovalo  mansardo.  Mon  ma  il  ro  diossa.  dans  los  Cliamps-Elyséos, 
uno  polilo  haraquo  on  |)loin  vont,  (|ui  so  composait  (k'  qnalio  [)lanohes 
^utouroos  (\c  toilo  irriso;  ol  là,  sur  dos  troloaux.  à  la  l'aoo  du  oiol  ol  de 
la  tonv.  moi.  Animal  no  liln'o.  et  oitoyon  i\c  la  i^rando  lorot  do  Uam- 
l»ouillot.  jo  lus  o!)liiro  i\c  me  donner  on  spoclaolo  au\  Ilonnnes,  mes 
por>ooulours.  au\  dépens  de  ma  lierlé.  do  ma  timidilo  et  de  ma  santé. 

.Itino  rap|)ello  encore  les  paroles  (jue  mon  maître  m'adressa  ([uelques 
instants  avant  mon  début  dans  celle  carrière  diincilo. 

—  lîénis  lo  ciel,  me  dil-il.  (jui,  a[)rès  lavoir  (h'parli  plus  (rinlollii^once 
(juo  la  cervelle  dun  IJovre  n"en  conipoilo  dOrdinaire.  t'a  donné  un 
maiiro  toi  que  moi.  Je  tai  pendanl  longlemps  lo:;é,  chaulTé  et  nourri 
sans  rétribution;  le  moment  est  vomi  pour  loi  de  prouvoi*  à  l'univers 
quavec  les  Lièvres  un  bienfait  nosl  jamais  perdu.  Tu  n'étais  qu'un 
paysan,  tu  es  maintenant  un  Animal  civilisé,  et  tu  pourras  te  vanter 
d'avoir  élé  le  preniier  des  Lièvres  savants  !  Ces  talents  que,  i,M'âce  à  ma 
prévoyance,  tu  as  acquis  dans  des  temps  meilleurs  pour  ton  agrément, 
tu  vas  avoir  l'occasion  de  les  exercer  d'une  façon  glorieuse  et  lucrative 
pour  nous  deux.  Il  est  juste  et  il  est  d'usage  parmi  les  Hommes  qu'on 
recueille  tôt  ou  tard  le  fruit  de  son  désintéressement.  Souviens-loi  donc 
que  dts  aujourd'hui  nos  inlérèls  sont  communs,  que  lo  public  devant 
lequel  tu  vas  paraître  est  un  pul)lic  français,  dont  la  sévérité  et  le  bon 
goût  sont  célèbres  dans  tous  les  pays,  et  qu'une  chute  serait  d'autant 
plus  impanlonnable  que,  pour  l'éviter,  il  te  suflira  de  plaire  à  tout  lo 
monde.  Songe  que  le  rôle  que  tu  vas  jouer  dans  la  société  est  un  nMo 
important,  et  (juil  est  toujours  beau  d'amuser  un  grand  peuple.  Provi- 
soirement arrange-toi  pour  oublier  juscjuau  nom  de  Charles  X;  il  faul 
bien  (}tro  un  peu  ingrat  pour  gagner  sa  pauvre  \\c.  dans  les  temps  oii 
nous  sommes.  Ainsi  donc,  attention!  Il  ne  s'agit  plus  (h  battre  le 
tambour  à  tort  ou  à  travers;  car,  en  matière  politique,  il  n'est  point  de 
faut©  vénielle,  et  toute  confusion  est  un  crime.  Reste  bien  dans  ton  rôle, 
le  mien  sera  de  faire  la  quôte.  Nous  ne  gagnerons  pas  dv-  millions,  mais 
les  pauvres  vivent  îr  moins. 

—  Ah  bien  !  me  dis-je.  voilà  une  admirable  tirade  ol  une  prodigieuse 
explication.  J'ai  là  un  tyran  bien  naïf  ou  bien  offronlé.   Ne  jurerait-on 


IIISTOIUK    D'UiX    LIKVHK.  /|5 


pas,  à  l'entendre,  que  c'est  moi  (jui  lui  supplié  de  me  faire  prisonnier, 
(le  m'an'iK'her  à  mes  eampai^nes,  d;'  m'apprendre  à  jouer  la  comédie  et 
de  me  rendre  le  plus  malheui'eux.  des  Lièvi'es?  Ne  croirait-on  pas  ([ue 
je  dois  lui  savoir  un  i^ré  iuliui  tie  ne  pas  m'avoir  tué  toutes  les  fois  qu'il 
lui  a  paru  plus  agréable  et  plus  utile  de  me  laisser  la  vie  ? 

.Maliiré  l'émotion  inséparable  d'un  delnit,  les  miens  furent  brillants. 
Tout  Pai'is  voulut  nie  voir.  Mon  ré|)r'i'ioirc  varia  à  l'inlini;  pendant  trois 
ans  je  ballis  aux  diamps,  successivement  pour  lÉcole  polytechnique, 
pour  Louis-lMiilippe,  pour  Lafayette,  pour  Lallitte,  pour  dix-neuf 
ministres,  pour  la  Polo.^ne,  et  toujours  pour  Napoléon...  le  Grand. 

J'appris,  écrivez,  ma  clière  Vie,  c'est  de  l'histoire,  j'appris  à  tirer 
le  canon. 

Dès  le  second  coup  j'étais  a.^uci'ri. 

—  Je  le  crois  bien,  pensai-je,  il  était  devenu  sourd  au  premier. 

—  J'en  tirai  par  la  suite  beaucoup  plus  que  n'en  ont  tiré  quelques 
hommes  de  guerre,  gardes  nationaux  célèbres,  dont  l'histoire  fera  très- 
bien  d'oublier  les  noms. 

Pendant  longtemps,  par  un  bonheur  incroyable,  il  ne  m'arriva  pas 
une  seule  fois  de  prendre  un  nom  pour  un  autre  et  de  m'abuser  sur  la 
valeur  de  ceux  dont  j'avais  à  constater  la  popularité;  et  pourtant  les 
tentatives  de  séduction  ne  me  manquèrent  pas  :  plus  d'une  fois  des 
spectateurs,  qui  pouvaient  bien  être  des  'conspirateurs  ou  des  agents 
de  police  déguisés  en  îïommes,  me  sollicitèrent  de  brûler  de  la  poudre 
en  l'honneur  de  Polignac,  de  Wellingion,  de  Nicolas,  et  de  beaucoup 
d'autres.  Je  sortis  vaincpieur  de  tous  les  pièges  qui  me  furent  tendus. 

Mon  maître,  devenu  mon  compère,  vantait  partout  ma  probité  et  me 
déclarait  incorruptible. 

Pendant  le  cours  de  ma  vie  puijlique  et  politique,  une  seule,  question 
m'intéressa  un  instant.  Ce  fut  la  question  d'Orient,  question  que  la 
hardiesse  de  la  diplomatie  a  pu  résoudre  enfin,  à  la  satisfaction  des 
Lièvres  de  tous  les  pays.  En  Orient,  le  Lièvre  a  été  l'objet  de  l'atten- 
tion particulière  du  législateur,  qui  défend  de  manger  sa  chair.  Je  suis 
donc  de  ceux  qui  ne  redoutent  nullement  l'agrandissement  de  l'empire 
ottoman. 

3Iais  hélas  !  tant  va  la  cruche  à  l'eau  ({u'à  la  lin  elle  se  casse.  Une 
fois,  après  toute  une  journée  de  fatigues,  je  venais  de  donner  la 
Cinquantième  représentation  extraordinaire  de  la  soirée,  j'avais  recueilli 
de  nombreux  applaudissements,  et  mon  maître  pas  mal  de  gros  sous;  les 


ifi  lilSTOlPxi:    D'LiN    LIÈVRE. 


<Kni\  dKUKloIlo:^  qui  c(laii;iioii(  la  sivnc  tiraient  ji  leur  Im.  \c  croyais 
ma  jouiiu'c  lùiMi  lîiiio.  je  dormais  tout  i'mmIIi'  (pour  l'aire  j)laisir  à 
M.  i\c  Billion),  (jiianl  mon  lyran.  sur  la  ilMiiamle  d'un  pailenv  insa- 
tiable, annonça  la  cinciuante  el  unième  repr^-siMitalion  evlraordinaiie  de 
tous  mes  e\eri-iees.  Je  l'avoue,  la  palience  mecliappa  :  on  ne  s'amuse 
jamais  en  amusant  les  autres;  le  l'eu  me  monta  au  cerNcau.  el  (pi;in(l 
je  me  retrouvai  sur  la  planche  maudite,  j'avais  dejii  perdu  la  tète.  Je 
en)is  me  ra|ii)eli>r  que  je  posai  maeliinalement  la  {)atte  sur  la  détente  du 
pistolet. 

—  Feu  |iour  Louis  XVII l  !  cria  mon  maili'e. 

Je  ne  bimireai  pas;  mais,  je  l'avoue,  je  n"a\ais  pas  la  eonscienee  de 
ce  que  je  faisais,  et  les  bravos  (jui  aecucilliicnl  mon  noble  relus  fui'ent 
des  !)ravos  volés.  Quelcpies  ijros  sous  tombèrent  dans  le  tand)0ui'  de 
basque,  que  mon  maître  tendait  avec  persévérance  aux  spectateurs,  (jui 
ce  jour-lii  n'en  eurent  pas  pour  leur  arirent. 

—  Feu  pour  Wellington!  —  Nouveau  silence,  nouveaux  applau- 
dissements, nouveaux  gros  sous. 

—  Feu  pour  Charles  X  î  cria  mon  maître  ti  ionipliant. 
Je  n»'  ««;ii<  (jin'l  \('rii;:<'  >"('mj)ara  de  moi  : 

Le  c'.iion  s'abat,  le  feu  prend,  le  coup  part. 


—  A  bas  le  carliste!  hurla  la  foule  indignée;  à  mort  le  carliste! 
-Moi.  Lièvre  de  Rambouillet,  carîi.  le,  était-ce  croyable?  3Iais  le  moyen 
de  faire  entendre  raison  à  un  public  aveuglé  par  la  passion  ! 

En  un  clin  d'oeil  mon  théâtre,  mon  maître,  la  recette,  les  chandelles, 
et  moi-même,  tout  fut  bousculé,  pillé,  saccagé.  Voilà  bien  les  Honunes! 
Saint-Augustin  et  Mirabeau  ont  eu  raison  de  dire,  chacun  dans  leur 
langage,  qu'il  n'y  a  qu'un  pas  du  Capitole  à  la  Roche,  que  la  gloire  n'est 
que  fumée,  et  qu'il  ne  faut  com|)ter  sur  rien.  Je  me  rappelai  aussi  les 
beaux  vers  d'Auguste  Baibier  sur  la  popularité.  Heureusement  la  peur 
me  rendit  mes  esprits  et  mon  courage.  A  la  faveur  du  tumulte ,  je 
cherchai  mon  salUt  dans  la  fuite. 

J'étais  à  peine  à  cinquante  pas  du  théâtre  de  ma  gloire  et  de  mon 
désiistre.  j'entendais  encore  les  clameurs  de  la  foule  irritée,  lorsju'en 
voulant  franchir  d'un  bond  un  des  fossés  rpji  bordent  les  Champs* 
Elysées  je  donnai  de  la  pcjitrine  dans  de  longues  jambes  qui  semblaient 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE.  /,? 


fuii' comiiic  moi  hi  l);i.i;;iriv.  Mon  chm  (■luit  si  iii|)i<l('.  cl  le  clior  fui  si 
violent,  (juc  je  roulai  dans  le  lusse  avec  le  nialiiciireux  propi-ielaire  des 
jambes  qui  avaient  embarrassé  ma  l'elraile.  ("en  est  lait  de  moi.  pensai-je, 
l;s  Hommes  sont  pleins  damoui-propre ,  cl  celui-ci  ne  parilonnera 
jamais  ;i  un  pauvre  Lièvi-c  lliumiliation  dune  pareille  culbute  :  il  l'aul 
mourir!  :> 


IV 


Qui  se  ressemble  s'assemble.  —  Notre  hOros  se  lie.  d'amitié  avec  un  employé  subalterne  du 
gouvernement.  —  La  mort  d'un  pauvre.  —  Adiuux  à  Paris. 


((  J'eus  peine  à  en  croire  mes  veux.  Cet  lionune  dont  je  redoutais  la 
colère  était  plus  effrayé  que  moi-même,  je  ni'aperçus  qu'il  tremblait  de 
tous  .SCS  membres.  Bon,  me  dis-je,  mon  étoile  ne  m'a  pas  encore  aban- 
donné; ce  vieux  monsieur  me  paraît  avoir  les  mêmes  théories  que  moi 
sui-  le  couraw  :  entre  gens  qui  ont  peur,  il  doit  être  facile  de  s'en- 
tendre. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  en  adoucissant  ma  voix  pour  le  rassure;', 
monsieur,  je  n'ai  pas  Tliabitude  d'adresser  la  [jarole  à  vos  pareils; 
mais  si  nous  ne  sommes  pas  frères  d'origine,  je  vois  à  l'émotion  que 
vous  éi)rouvez  que  nous  sommes  frères  par  les  sentiments;  vous  avez 
peur,  ne  le  niez  pas  :  ce  sentiment  vous  bonore  à  mes  yeux. 

Une  voiture  passa  en  ce  moment  sur  la  rnite,  et  h  la  lueur  des 
lanternes  je  reconnus  dans  l'Homme  que  j'avais  eu  le  malheur  den- 
trainer  dans  ma  chute  une  de  mes  vieilh^s  connaissances,  le  sage 
méconnu  de  l'armoire  des  Tuileries,  qui,  depuis,  était  devenu  le  plus 
fidèle  de  mes  spectateurs.  S'il  avait  le  corps  d'un  Honune,  il  y  avait  dans 
les  traits  de  son  visage  je  ne  sais  quel  caractère  d'honnêteté  et  de 
douceur  qui  semblait  indiquer  (^u'à  une  époque  fort  éhjignée  sans  doute 
il  avait  existé  entre  sa  famille  et  la  nôtre  quelque  lien  de  parenté.  Il 
était  pâle  et  tout  efiaré. 

—  3Ionsieur,  lui  dis-je  encore,  .seriez-vous  l)lessé?  Croyez  que  je 
suis  au  désespoir  de  ce  f[ui  vient  d'arriver;  mais,  vous  le  savez,  on 
n'est  pas  maître  de  sa  peur. 

H  est  probable  qu'il  me  comprit,  car  je  le  vis  se  relever  peu  à  peu. 


/.8 


lIISTOinF.    D'UN    IJKVRF,. 


Jo  ivslai  (lovant  lui  sans  laiiv  nn  seul  luonvomont  qui  pût  l'inquiéter,  et 
sa  joie  lut  .uranile  quand  il  eut  ti'lrouvo  en  nu>i  son  aeleur  favori;  il  nie 
eaivssa  il'une  main,  pendant  (|ue  de  lauliv  il  réparait  niinuliiMisenient  le 
iIosoihIiv  de  sii  toilette.  La  |)ropreté  est  la  parure  du  i)auvre. 

—  La  peur  est  pire  (pie  le  iiial.  dil-il  en  se  renieltanl  sur  ses  pieds. 

Os  paroles  me  i)arurent  pleines  de  sens  et  de  [jrolbndeur.  et,  eédant 
à  la  synqiatliie  que  jtour  la  première  fois  je  ressentais  pour  un  Homme, 
j'avoue  (pie.  mali.:re  mon  amour  pour  la  lilierlé.  je  me  laissai  emporter 
pai'  eelui-ei  sans  résistance. 

Mon  nouveau  maître,  ou  |>lul(il  mon  ami.  ear  il  lut  ])luf(')r  mon  ami 
que  mon  maître,  clail  lion,  silencieux,  modeste,  employé  subalterne  dans 


un  ministère,  et  par  eons('quent  fort  pauvre.  H  était  voûté,  moins  par 
làire  que  par  Ilialiitude  quil  avait  dû  contracter  de  saluer  tout  le 
monde,  de  ne  jamais  relever  la  tète  dcv^int  ses  supérieurs,  et  d'écrire 
du  matin  au  soir.  Après  son  fils,  qui  lui  ressemblait  en  tout,  ce  qu'il 
aimait  le  plus  au  monde,  c'était  ce  rpril  appelait  son  jardin,  un  peu  de 


llISTOIRr:    D'LN     LIKVRE.  -  ^9 


terre  et  quelques  lleuis  (jiii  si-piinouissaient  de  leur  mieux:  sur  notre 
pclile  rcnrliv.  ii  liKuiclle  le  soleil  (l;ii.uMi;iil  ;i  peine  envoyer  (|uelques  paies 
rayons  :  a  Paris,  le  soleil  ne  luit  pas  pour  toutes  les  fenètivs. 

—  Mon  elier  monsieur,  lui  disait  (juehjuefois  un  de  nos  voisins,  qui, 
|ilus  heureux  (pie  moi.  s'était  eiu'iehi  à  jouer  la  comédie,  vous  n'arri- 
verez jamais  il  rien.  vou>  ne  faites  pas  assez  de  bruit  et  vous  êtes  trop 
modeste;  croyez-moi,  défaites-vous  de  ces  défauts-lii.  Quelque  rôle 
qu'on  joue  dans  le  monde,  il  faut  un  peu  brûler  les  planches.  Que 
<lialilel  j"ai  été  modeste  comme  vous,  mais  ce  ([ui  dégoûte  de  la 
modestie,  c'est  qu'on  est  toujours  pi'is  au  mot;  faites  comme  moi, 
grossissez  votre  voix,  remuez  les  bras,  et  vous  devieniirez  chef  d'emploi. 
Habileté  n'est  pas  vice. 

llelas  !  on  conseille"  le  pauvre  plutôt  qu'on  ne  le  secourt,  et  mon 
cher  maître  aimait  mieux  demeurer  pauvre  (jue  de  devenir  habile,  car 
l'habileté  consiste  trop  souvent  à  tirer  parti  da  circonstances  et  à 
exploiter  son  prochain. 

Notre  vie  était  très-régulière  :  de  bonne  heure  le  père  allait  à  son 
bureau  et  le  fils  à  l'école.  Je  restais  seul  à  garder  notre  chambre,  où  je 
me  serais  fort  ennuyé  peut-être  si ,  après  les  fatigues  de  ma  vie  des 
(Champs-Elysées,  le  repos  ne  m'eût  paru  très-bon  :  le  calme  est  le 
bonheur  de  ceux  qui  ne  sont  pas  heureux.  Après  le  travail  de  la 
journée,  le  repas  nous  réunissait.  Nous  vivions  de  bien  peu.  Je  me 
rappelle  que  j'appréhendais  d'avoir  faim  :  les  riches  ne  font  que  donner, 
mais  les  pauvres  partagent  ;  et  je  prenais  à  regret  ma  part  du  pain  de 
mon  bon  maître.  Sans  la  pauvreté,  cette  existence  eût  été  supportable; 
mais  souvent  j'avais  le  chagrin  de  voir  mon  excellent  maître  revenir 
très-agité. 

—  Mon  Dieu!  répétait-il  avec  amertume,  on  parle  encore  d'un 
changement  de  ministère,  si  je  perdais  ma  place,  que  deviendrions- 
nous?  nous  n'avons  point  d'argent.  —  Pauvre  père!  disait  l'enfant 
dont  les  yeux  se  remplissaient  toujours  de  larmes  à  cette  nouvelle; 
quand  je  serai  grand,  j'en  gagnerai  de  l'argent  !  —  Tu  n'es  pas  grand 
encore,  lui  répondait  mon  maître. 

—  Va  voir  le  roi,  lui  dit  une  fois  son  fils ,  et  dis-lui  de  te  donner  de 
l'argent,  puisqu'il  en  a. 

—  Mon  cher  enfant,  lui  dit  le  vieillard  en  relevant  la  tète,   il  n'y  a 

7 


50  .  IllSTOinK    LVL.N    LIEVUE. 


que  los  luomlianls  (jui  vivent  do  lours  inaiixr  d'ailiours  il  parait  (juc  le 
roi  n'est  |)as  si  riihe  (juil  en  a  l'air,  et  puis,  n'a-t-il  pas  ses  pauvres, 
(lui  ont  beaucoup  de  dépenses  ii  faire? 

Puisque  les  rielies  disent  tous  (ju'ils  ont  des  pauvres,  pensai-je, 
|iour(]Uoi  les  pauvres  n'ont-ils  jias  tous  des  lielus  ?    > 

—  l\q)a.  dit  iei  le  jiclil  l.irMW  (pii  s'elail  i^lissc  derrièiv  son  i;rand- 
|)ère.  et  (pii.  ri'solu  ii  olilcnii'  une  l'eponse.  se  mil  ii  crici'  de  loul(>s  ses 
foiX'CS  :  Papa,  tu  (V\<  toujours  le  roi  et  aussi  l(>s  iiiinisli'es.  Ouest-ce  (pie 
cela  veut  donc  diic.  1(^  i-oi  et  les  ministres?  J.e  roi.  cela  \aul-il  encore 
mieux  (pie  les  ministres? 

—  Tais-loi.  petit,  ivpondil  le  vieu\  Li('vre .  dont  ce  dernier  de  ses 
enfants  t'tait  le  Benjamin;  le  roi,  cela  ne  le  regarde  pas.  cela  ne  regarde 
j)ersonne  :  on  ne  sait  pas  bien  encore  si  c'est  quekprun  ou  quel([ue 
chose,  on  n'est  pas  d'accord  là-dessus.  Quant  aux  ministres,  ce  sont 
des  messieurs  qui  font  perdre  leur  place  aux  autres,  en  attendant  (pi'ils 
perdent  la  leur.  Es-tu  content? 

—  Tiens,  tiens,  fit  le  jjclit  Lièvre,  et  il  se  remit  ii  écouler,  forl 
satisfait,  à  ce  que  je  pus  v(jir,  de  l'explication  que  son  grand-iK'ie  lui 
avait  donnée.  Qu'on  nie  encore  qu'il  faille  parler  sérieusement  à  la 
jeunesse  î 

'  Un  jour,  mon  ami  était  parti  ii  huit  Ii(nires.  cl  il  (-lait  arriv(''  ii  son 
bureau  le  premier  comme  à  l'ordinaire.  Il  apprit  ce  jour-là  par  le  garç^on, 
qui  n'était  pas  fier,  disait-il.  et  (jui  voulait  bien  causer  avec  lui  ((juelle 
misère  î).  que.  dans  la  nuit,  il  avait  été  absolument  nécessaii'c  de  làire 
d  '  nouveaux  ministres  et  de  défaire  les  anciens.  Le  lendemain,  avant  de 
partir,  il  reçut  une  grande  leltre  cachetée  de  rouge,  qui  avait  été 
apportée  par  un  soldat.  Il  attendit  pour  l'ouvrir  ([ue  son  fils  fût  j)aili 
peur  l'école.  Après  l'avoir  regardée  jjien  l(jnglemps  avec  émotion,  il  se 
décida  à  l'ouvrir;  apn-s  l'avoir  lue,  il  se  mit  à  genoux,  et  prononça 
bien  souvent  le  nom  du  bon  Dieu  et  de  son  petit  garçon,  et  puis  après 
il  se  coudia.  Au  bout  de  huit  jours,  il  mourut,  et  il  a\ait  l'air  bi(n 
malheureux  en  mourant. 

Je  le  pleurai  comme  j'aurais  pleuré  un  fière,  et  je  ne  roublier;!i 
jani^is. 

On  vendit  son  lit,  sa  tal)le  et  sa  chaise,  pour  f)ayer  le  médecin,  le 
cercueil  et  le  propriétaire,  un  Homme  tres-dur  (jui  sapjH'lait  M.  Vau- 


HISTOIIU':    D'UN    LIÈVRE. 


51 


tour;  et  puis  on  lomporlii.    Son  fils,  (jui  n'avait   plus  rien,  s'en   alla 
tout  seul  derrière  lui. 


"w^i  N  i-x.^7  6:lclcib.. 


Cet(e  chambre  me  parut  si  triste  et  si  désolée,  que  je  résolus  de 
m'en  aller  aussi.  D'ailleurs  les  Hommes  ne  laissent  pas  pousser  l'herbe 
dans  la  chambre  de  leurs  morts,  et  je  n'avais  pas  envie  de  faire 
Cimnaissance  avec  le  nouveau  locataire  qui  devait  venir  l'occuper  dès  le 
lendemain.  Quand  la  nuit  fut  venue,  je  descendis  tout  doucement  l'esca- 
lier. Je  n'eus  pas  besoin  de  demander  le  cordon,  car  il  n'y  avait,  dans 
notre  maison,  ni  portier  ni  sentinelle  :  ce  n'était  pas  comme  dans  mon 
premier  logement  des  Tuileries. 

Une  fois  dans  ki  rue,  je  pris  à  gauche,  et,  en  allant  droit  devant 
moi,  je  me  trouvai  je  ne  sais  comment  tout  auprès  des  Champs-Elysées. 


HISTOIRE    D'LN    LIKVliK. 


Je  no  >oni:iMi  point  h  m'y  promener,  el  je  me  h;\lai  de  meltre  entre 
Paris  et  moi  la  Iiarrièie.  Je  pa>>ai  lorl  lt\>UMr.(>nl  sous  l'arc  de  ti'io)ii|)he 
de  l'Étoile,  lue  fois  lii .  je  ne  \^u>  iirciiijt\'lier  de  jeler  un  rei;ard  de 
pilié  sur  relie  Nille  immense  dans  hupielle  je  jui'ai  Itien  de  ne  plus 
rentrer  :  j\mi  axais  li'op  des  plaisirs  de  la  eapilale  !  Dors!  m'écriai- 
je.  dors.  mau\ai>  i:ile  !  dors,  ô  Paris!  dans  les  maisons  malsaines;  tu 
ne  eonnailra>  jaiiiai>  le  lionlieui-  de  dormir  à  la  Itelle  eloilc.  » 


Retour  aux  champs. —  Les  Hommes  ne  valent  rien,  mais  les  Bijtes  ne  valent  pas  davantage.  —  Un 
Coq ,  habitué  de  la  barrière  du  Coml  at ,  provoque  notre  héros.  —  Duel  au  pistolet. 


(I  J'arrivai  liienlôl  dans  un  Itois  où  nia  |)()ilrine  se  remplit  d'un  air 
pur;  il  y  avail  si  loni:teini)s  (|ue  je  n'avais  vu  le  ciel  (oui  entier,  (piil  me 
sendiia  le  voir  pour  la  première  fois.  Je  trouvai  cpie  la  lune  avait 
embelli.  Les  étoiles  brillaient  d'un  si  doux  éclat,  qu'elles  me  parurent 
plus  jolies  les  unes  que  les  autres.  II  n'y  a  de  vraie  poésie  qu'aux  champs. 
Si  Paris  était  à  la  campagne,  les  Hommes  cux-menies  s'y  adouciraient. 

Dès  le  malin,  je  fus  réveillé  par  un  bruit  de  ferraille:  c'étaient 
deux  messieurs  qui  se  battaient  à  grands  coups  d'épce.  Je  crus  qu'ils 
s'allaient  tuer,  mais  ils  finirent  par  se  prendre  bras  dessus,  bras 
dessous,  quand  l'ajjpétit  leur  fut  venu.  A  la  bonne  heure,  me  dis-je, 
voilà  des  gens  raisonnables.  Après  ceux-là,  il  en  vint  d'autres  qui  se 
livrèrent  avec  jjIus  ou  moins  de  résolution  au  même  exercice,  et  je  vis 
bien  que  ce  que  j'avais  pris  pour  un  bois  n'était  qu'une  promenade.  Cela 
ne  faisait  pas  mon  affaire  :  pour  moi,  ce  qui  constitue  la  campagne, 
c'est  l'absence  des  llommes;  je  fis  donc  n.es  adieux  au  bois  de  Boulogne, 
et  je  repris  ma  course.  Tout  près  d'un  village  qu'on  appelle  Puteaux, 
j'aperçus  un  Coq.  3Ies  yeux,  las  de  voir  des  messieurs  et  des  dames, 
s'arrêtèrent  avec  complaisance  sur  cet  Animal. 

C'était  un  Coq  de  la  plus  belle  espèce;  il  était  haut  on  janihes  et  se 
cambrait  en  marchant  comme  un  Coq  qui  ne  veut  rien  perdre  des 
avantages  de  sa  taille  :  il  y  avait  dans  toute  sa  tenue  quelque  chose  de 
martial  qui  me  rappela  les  mililaires  français  que  j'avais  vus  souvent  se 
presser  autour  de  mon  théâtre  (\l'>  Chanqjs-Elysées. 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


—  Par  ma  crête!  me  dit-il  tout  d'un  coup,  il  y  a  longtemps  que 
vous  me  regardez.  Pour  un  Lièvre,  je  vous  trouve  bien  impertinent. 

—  Quoi  !  lui  répondis-je,  est-il  défendu  de  trouver  que  vous  êtes  un 
bel  oiseau?  j'arrive  de  Paris,  oii  je  n'ai  vu  que  des  Hommes,  et  je  suis 
heureux  de  voir  enfin  un  Animal. 

Ma  réponse  était  fort  simple,  je  pense;  il  trouva  pourtant  moyen  de 
s'en  offenser. 

—  Je  suis  le  Coq  du  village,  sccria-t-il,  et  il  ne  sera  pas  dit  qu'un 
méchant  Lièvre  m'aura  insulté  impunément! 

—  Vous  m'étonnez,  lui  dis-je ,  je  n'ai  point  voulu  vous  insulter;  je 
suis  fort  doux  et  n'aime  point  les  querelles  :  je  vous  offre  mes  excuses. 

—  J'ai  bien  affaire  de  tes  excuses  !  me  répliqua-t-il  ;  toute  insulte 


5',  iiisToiui':  n'i  N  i.iKvm:. 

.luii  (II'  l.iM'f  tliiM-  le  saiiu;  il  \  a  l()nu:!(vnp>  quoji'  no  mv  suis  l)aHii  . 
ot  je  no  siM'.iis  pas  tVu'ho  do  lo  doinor  inio  loron  do  siivoir  \i\i'o.  Tout  ci» 
<jiio  jo  puis  taiit».  o  isl  do  lo  laisser  lo  olioiv  dos  arnios. 

—  .Moi.  nio  ii.Ulio  1  lui  dis-jo.  y  piMiso/.-vous  ?  jaimorais  niiou\ 
iniurirl  Apaiso/-V()ns.  jo  xous  prie,  ol  vouilloz  luo  laissor  passoi'  :  jo 
lu'ou  vais  à  Uaudiouilli'l.  0:1  j'osp'To  oncoiv  roli.)ii\oi' (piohpus  \ioill(\; 
ottimaissanoos. 

—  Nous  soniuios  loiii  i\c  ooinplo.  nio  i'»'|)i)ndil-il  ;  oniro  j^oiis  (pii 
so  ros|)Oolonl.  les  oliosos  no  so  passonl  piunl  ainsi.  .Nous  nous  l»allrons. 
<'t.  si  lu  roîusos.  jo  lo  l)allrai.  Tiens,  ajoula-t-il  en  nio  nionlrant  un 
Uiouf  i'I  un  Cliion  (pii  vonaionl  (h'  noire  oôlo.  voilîi  noiro  adairo.  nos 
k'uioins  s  )nt  Inmvos.  Siiis-Mi;)i.  ol  n"ossa\o  pas  de  lo  sauver  :  j'ai 
1  umI  sui-  toi. 

Il  n'y  axail  pas  à  répliquer,  o(  la  fuite  élail  inipossihlo.  J'oIkms. 

—  Tous  les  .Vniniaux  sont  tVères.  dis-je  au  lîœul"  eî  au  Chien  en 
les  abordant;  ee  Coq  csl  un  duelliste,  vous  no  soulïVirez  pas  ([u'il 
uiassassine,  mon  sang  retomlierail  sui-  votre  tMe  :  jo  ne  nie  suis  jamais 
lialtu.  et  jospi.M'e  cneoro  no  me  liaiiro  jamais. 

—  Hall!  me  dit  lo  (^hien.  cooi  est  la  moindre  (les  elioses,  il  y 
a  commencement  à  tout.  Votre  candeur  m'intéresse,  et  je  veux  vous 
servir  de  témoin.  Maintenant  que  je  réponds  de  vous,  il  y  va  de  mon 
honneur  (jue  vous  vous  battiez  :  vous  vous  battrez  donc. 

—  Vous  êtes  trop  honnête,   lui  répon(hs-je.  et  je   suis  touché  de 
•  \o!re  proi'«-d.'    f>\-ù<  i';'ii.i;-  iMi<w|v    in'   ^).\<   i r. Ml v»'!' (]('  liMii.iin  ;  jo  lie  me 

battrai  pa-. 

—  V(jus  1  oiilendoz,  chei'  IjohiII  ropjit  moi»  advoi'saii'o  e\asj)éré; 
<hms  quel  temps  vivons-nous?  cest  vraiment  incroyable!  Vous  verrez 
qu'à  force  de  lâcheté  on  lri:Mn[)hera  de  nous,  et  que  les  forts  devront 
subir  la  tyrannie  des  faibles  et  tout  endurer  d'eux. 

Le  Ho'uf  impitoyable  bou'da  en  si.Lrne  (rapj)!'obali')n .  et  je  demeurai 
confondu. 

Ces  Animaux  domostirjues  ne  valciit  pa>  mieux  (jiie  les  lioiumes, 
|)ensai-je. 

—  ."\b)mii-  jtour  iuourir.  me  dit  le  Chien  en  me  picuant  ii  l'écart, 
mieux  vaut  mourir  les  aiinos  à  la  luain;  enli-e  nous  soit  dit  je  n'aime  pas 
ce  Oxj.  et  mes  vœux  sont  |)Our  vous  :  vous  pr)uvez  m'en  croire,  je  ne 
suis  point  un  Chien  de  chasse,  et  je  n'a.  aucune  raison  de  vouloir  du  mal 
à  votre  esj)<'ce.  Ne  Ireuiblez  donc  pas  ain-i,  mon  olior  fJèvre,  et  pi'onoz 


IIIST01HH    b'LN    LIKVIIK 


confiance.  A  toute  force ,  il  n'est  |)as  nécessaire  pour  se  battre  d'avoir 
(lu  coura.'-c.  il  sullit  di'ii  luonlivi'.  (Jiiand  A(,iis  aiii'c/.  ii  essuyer  le  feu 
de  votre  adversaire,  lâchez  de  penseï'  ii  autre  cliose. 

—  Je  n'en  viendi'ai  jamais  ii  iiout,  lui  dis-jc  ii  demi  iiioil. 

—  Ne  croyez  donc  pas  cela.  K^piil-il.  on  \iciil  ii  l.oiit  de  tout 
Tenez.  puis([ue  le  choix  des  armes  vous  est  laissé,  ne  prenez  pas  l'épée  : 
votre  adversaiie  aurait  sur  vous  l'avantaiie  du  sani;-lroid  et  de  l'iiahi- 

u.lc;  l)allez-vous  au  pislolcl.  je  cliai'i;erai  moi-mèii.e  les  armes. 

—  (loiiunent,  lui  dis-je,  vous  croyez  que  je  vais  me  battre  avec  des 
pistolets  cliarjLrés?  i\'y  comptez  pas;  vous  en  parlez  bien  à  votre  aise. 
Sil  laul  se  battre  à  toute  force,  ce  Co({  intraitable  n'a-t-il  pas  des 
éperons  et  un  bec. très-crochu?  Croyez-vous  que  ces  armes  ne  soient  pas 
assez  dani-ereuses?  Eh  lûen  !  je  ferai  de  mon  mieux  pour  avoir  à  en 
soullrir  le  moins  possible.  Au  mmi  de  Ihumanité.  tâchez  d'arraniier 
celte  abominable  affaire  à  kuiuelle  je  ne  [)uis  rien  comprendre. 

—  Fi  donc  !  s'écria  le  Coq,  un  duel  à  coups  de  bec  !  Me  prenez-Nous 
pour  un  mananl?  Allons,  finissons-en!  Entrons  dans  ce  taillis.  Uun  de 
nous  nen  sortira  pas!...  ajouta-t-il  avec  un  accent  que  Duprez  lui- 
même  n'eiit  pas  désavoué. 

Je  sentis  à  ces  mots  une  sueur  froide  couvrir  tous  mes  membres,  et 
je  voulus  tenter  un  dernier  effort. 

Je  rappelai  au  Chien  et  au  Bœuf  les  dernières  lois  sur  le  duel  et  les 
peines  portées  contre  les  témoins. 

—  Revenez-vous  de  Pontoise?  me  répondirent-ils;  et  ne  voyez-vous 
pas  que  ces  lois  ont  été  faites  par  des  gens  qui  ont  eu  quelquefois 
l'occasion  de  ne  pas  se  l)attre?  Tout  cela  n'empêchera  pas  les  duels 
d'aller  leur  train.  Quand  on  a  de  bonnes  raisons  pour  s'égorger,  en  ne 
songe  guère  à  ^\.  le  procureur  général. 

—  Monsieur  le  Coq,  dis-je  à  mon  adversan^e,  on  ne  sait  vrannent 
pas  ce  qui  peut  arriver  :  je  suis  si  maladroit  !  Si  j'allais  vous  tuer, 
pensez  à  vos  Poules;  j'en  serais  fâché  pour  elles.  Faisons  la  paix,  je 
vous  en  supplie. 

Tout  fut  inutile  :  vingt-cinq  pas  furent  comptés  par  mon  témoin, 
au(|uel  j'aurais  souhaité  des  pattes  de  Lévrier  à  la  place  de  ses  pattes  de 
Bouledogue,  et  les  pistolets  furent  charges. 

—  Avez-vous  l'habitude  de  cette  arme'^  me  dit  le  Chien. 

—  Hèlas  !  oui,  lui  réjjondis-je ;  mais  le  Ciel  m'est  témoin  que  je 
n'ai  jamais  ajusté  ni  l)lessé  personne. 


56 


HISTOIRE    D'UN    LIEVRE. 


I.o  >o\i  (levant  désif^iuM'  loiucl  dos  (l(ni\  combattants  tirerait  le 
preiniei-.  le  (^.hien  se  relouina  un  instant,  el  me  présenta  ses  deux  pattes 
de  (îevanl.  dont  lune  l'Iail  mouilK'e. 

Je  pris  la  pi'enueiv  \enui'.  j'y  voyais  à  peine;  le  juste  (^a'el  m'avait 
favorise  ! 

—  Courage  done,  courage!  me  répétait  mon  témoin,  et  visez  bien  : 
je  déteste  ce  Cocj. 


~~/7rf£L7F/fr 


Tenez-moi  bien ,  dis-je  à  mon  témoin... 


S'il  le  déteste,  pen.sai-je,  pourcpud  ne  prend-il  pas  ma  place?  je  la 
lui  céderais  volontiers. 

Mon  adversaire  s'alla  placer  gravement  en  face  de  moi. 

—  Iblas!  lui  criai-je,  il  rue  semble  qu'il  y  a  un  siècle  que  nous 


IIISTOIRK    D'IX    LlKVllK.  57 


.soiiiines  là  :  esl-rc  ([ue  vous  r(os  encore  en  colère?  Embrassons-nous, 
et  que  tout  soit  oublié.  Je  vous  assure  (jue  chez  les  llonuiies  cela  se 
passe  quelquefois  ainsi. 

—  Sacrebleu!  me  cria-l-il  en  ltla>|)liem;m( .  (irez  donc!  et  visez 
bien  :  car.  si  vous  me  maniiuez.  je  jure  que  je  ne  vous  manquerai  pas. 

Celte  brutalité  me  révolta,  et  le  sang  me  revint  au  cœur.  En  mon 
bon  droit  feus  confiance. 

—  Tenez-moi  bien,  dis-je  ii  mon  second;  vous  êtes  témoin  que  jai 
tout  fait  pour  empêcher  ce  duel. 

Le  Bœuf  s'éloigna  de  quel(jues  pas.  et  iVappa  trois  Ibis  la  terre  de 
son  sabot  :  cétiiit  le  signal  convenu.  Je  pressai  la  détente,  le  coup 
partit,  et  nous  tond)àmes  tous  deux.  L'émotion  m'avait  renversé;  cpianl 
au  Coq,  il  é(ait  mort  sur  le  coup,  victime  de  son  opiniâtreté.  La  moi't 
fut  constatée  par  une  Sangsue  (jui  avait  assisté  au  combat. 

—  Bravo!  s'écria  le  Chien,  en  me  relevant;  vous  m'avez  rendu  là 
un  grand  service.  Ce  maudit  Co([  demeurait  dans  la  même  ferme  que 
moi;  il  se  couch;îit  en  même  tenqis  que  les  Poules,  et,  dès  l'aube,  son 
chant  insipide  éveillait  tout  le  monde.  Quand  on  ne  tient  pas  à  voir  lever 
l'aurore,  on  ne  tient  guère  à  un  voisin  comme  celui-là. 

—  Je  n'y  avais  pas  songé,  reprit  le  Bœuf;  le  fait  est  que,  grâce  à  ce 
brave  Lièvre,  nous  pourrons  désormais  dormir  la  grasse  matinée.  Du 
reste,  ce  que  vous  avez  fait  là  est  digne  d'un  Français,  me  dit-il,  car  je 
soupçonne  votre  adversaire  d'avoir  appartenu  autrefois  à  un  ministre 
anglais  qui  l'avait  dressé  au  combat.  Je  ne  sais  s'il  faut  en  faire  honneur 
à  soHT  éducation  ;  mais  jamais  Coq  ne  se  jeta  plus  étourdiment  dans  les 
hasards  des  batailles. 

Je  regardai  avec  douleur  le  cadavre  de  mon  adversaire  qui  gisait 
sans  vie  sur  le  gazon. 

—  Que  n'as-tu  entendu  de  ton  vivant,  lui  dis-je,  cette  impitoyable 
oiaison  funèbre  !  elle  t'aurait  appris  ce  que  valait  au  juste  ce  renom  de 
bretteur  dont  tu  étais  si  lier  et  qui  te  coûte  la  vie. 

Que  le  sang  de  ce  malheureux.  Coq  retombe  sur  vos  tètes  !  dis-je  au 
Bœuf  et  au  Chien;  car  il  dépendait  de  vous  d'empêcher  ce  duel  fatal. 
Quant  à  moi.  je  suis  innocent  de  ce  meurtre  que  je  déteste  :  la  mort  m'a 
toujours  paru  abominal)le  ! 

Et  je  repris  fort  triste  la  route  de  Rambouillet.  J'avais  toujours  devant 
les  yeux  ce  cadavre  ensanglanté.  Mais  à  mesure  que  j'avançai,  ces 
funèbres  nuages  s'efl'acèrent.  La  vue  des  campagnes  paisibles  calme  les 


58 


lllSTOini-:    O'LIN    LIKVUE. 


plus  grandes  (loulciirs  ;  ot  quand  je  retrouvai  Rambouillet  et  ma  forêt 
ciiorio,  devant  ees  souvenirs  de  mes  premiers  jours  tous  mes  ehaij;rins 


Quand  on  ne  lient  pas  à  Toir  lever  l'aurore,  on  ne  tient  guère  à  un  voisin  comme  celui-là. 


furent  oubliés.  Quelques  mois  après  mon  retour,  je  connus  enfin  le 
bfjnheur  d'être  père  et  bientôt  grand-père.  —  V(jus  savez  le  reste,  mes 
chers  enfants;  et  maintenant  vous  pouvez  aller  jouer.  J'ai  dit.  » 

A  ces  mots  du  vieillard,  son  auditoire  se  réveilla.   Pendant  cette 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVHK.  59 


(Icniiric  |)ar(ie  de  son  récit,  lo  silence  avait  été  exemplaire.  Les  petits  ne 
se  le  firent  pas  dire  deux  fois;  lliistoire  leur  avait  paru  très-intéressante 
et  un  peu  longue  :  ils  s'en  allèrent  courir  dans  les  herbes. 

—  3Iadame  la  Pic.   me  (icinaiida  le  petit  Lièvre,  tout  en  se  l'roltaiit 
les  yeux,  c'esl-l!  vrai  tout  ce  (jue  grand-papa  vient  dédire? 

—  Fi!  lui  dis-jc.  les  .iri'ands-pères  sont  comme  le  bon  Dieu;  ils  ne 
peuvent  jamais  ni  se  tromper  ni  mentir. 


VI 

Qu'est-ce  que  le  boiilicnr?  Conclusion  tirée  de  saint  Augustin  {Conf.,  cliap.  des  Odeui>). 

"  31a  chère  Pie,  me  dit  mon  vieil  ami,  depuis  mon  retour  aux 
champs,  j'ai  jeté  un  regard  impartial  sur  les  choses  d'ici-bas,  et  quoi(iue 
je  les  aie  jugées  sans  passion,  je  serais  bien  embarrassé  de  vous  en  dire 
mon  avis.  Toute  aiïirmation  est  téméraire.  Je  crois  pourtant  qu'on  peut 
assurer  qu'on  ne  saura  jamais  ce  qu'il  faudrait  savoir  pour  être  heureux. 
Mais  est-il  donc  nécessaire  de  l'être? 

Les  Hommes  seuls ,  chez  lesquels  cette  bizarre  manie  d'être  heureux 
est  poussée  just^u'à  la  folie ,  persistent  à  se  croire  sérieusement  destinés 
à  résoudre,  à  leur  profit,  le  problème  du  bonlieur.  Leurs  philosophes, 
dont  le  métier  consiste  à  chercher  le  sens  de  cette  énigme,  ont  tous 
cherché  en  vain ,  puisqu'ils  cherchent  encore.  —  Les  uns,  pleins  de 
leur  propre  mérite,  placent  naïvement  le  bonheur  dans  l'amour  de  soi- 
même;  les  autres,  plus  humbles,  regardent  le  ciel  et  le  demandent  à 
Dieu  seul,  comme  si  Dieu  le  leur  devait.  —  Ceux-ci  vous  disent,  fût-on 
pauvre  et  repoussé  comme  Job  :  Ne  te  refuse  rien  !  et  ils  prêchent 
d'exemple,  parce  qu'ils  le  peuvent;  ceux-là  veulent  qu'on  s'abstienne,  et 
ils  ne  s'abstiennent  pas.  —  Les  plus  opiniâtres  se  contentent  d'espérer 
jusqu'à  leur  dernier  jour  qu'ils  seront  heureux...  demain  ;  mais  la  plupart 
conviennent,  avec  Shakspeare,  qu'il  vaudrait  mieux  n'être  pas  né. 

Qu'en  faut-il  conclure.  ?  sinon  que  le  bonheur  n'est  pas  de  ce 
monde,  que  ce  mot  est  tout  simj)lement  un  mot  de  trop  dans  toutes  les 
langues,  et  qu'il  est  absurde  de  courir  après  une  chose  que  personne  ne 
trouve,  et  dont,  à  tout  prendie,  il  est  facile  de  se  passer,  puisque,  bon 
gré,  mal  gré.  tout  le  monde  s'en  passe. 

Pour  ma  part,  je  doute   encore  qu'il  faille  bénir  le  Ciel  de  nous 


GO 


iiisroip. K  IV r\  M i:\uE. 


avoir  lait   naiiro  dans  uiu»  condilion  animale.  o\  (|uo  la  (IKTôronce  soit 
i:ran(U'  enliv  lo  l.icviv  cl  I  lloiuino.  au  iH)inl  di'  mic  du  hicn-rli'o. 

Sans  doule  riloniMic  est  ndialiilo  au  lionlicur;  ii  a  conlic  lui  «les 
inslinclssi  |KM'Vors.  (ju'on  a  \u  le  livre  sai'uuM- conlie  le  rrèi'e(esl-()n  moins 
IVèivs  pai'ce  (|u"on  se  l»al?).  Il  a  des  prisons,  des  lrii)unau\.  dis  maladies 
el  une  pauvre  peau  Une  (piune  épine  de  rose  ukM  imi  sani;  et  de  laipieile  il 
ne  saurait  être  lier.  Il  a  la  j»auvrele.  celle  plaie  inconnue  aux  Lièvres,  (pii 
sont  tous  éi;au\  devant  le  sol(>il  cl  ]o  s(M'polcl.  cl.  connue  la  dil  Homère, 
il  y  a  des  hommes  (pii  se  j)romènenl  en  mendiant  sur  la  ti'ri'e  Icconde. 


Mais  la  destinée  du  Lièvre  est-elle   meilleure?   Quand  je  rélléchis 


IIISTOIUK    D'LN    LIKVHi:.  61 


(jue  ce  n'est  qu'à  forces  éi^ales  (\\w  les  droits  sont  é.uaux .  et  qu'avec 
la  crainte  des  boinnus.  des  meules  cl  de  la  poudi'e  h  canon,  un 
honnête  Lièvre  n'est  pas  encore  sùi'  de  l'aire  son  clieniin  dans  le 
inonde,  je  n'hésite  pas  ;i  déclarer  (jue  le  honlieur  esl  inip:)ssihle. 
Puisque  tout  le  monde  demande  où  il  est .  cest  qu'il  n'est  nulle  paît  : 
car  enfin,  comme  (ht  saint  Auiîuslin  :  <(  Si  le  mal  n'existe  pas,  il  existe 
au  moins  la  ciainle  du  mal.  lacjuclle,  certes,  n'est  pas  un  bien.  »  Le 
i^rand  point,  ce  n'est  donc  pas  d'être  heureux,  c'est  de  fuir  le  mal... 

3Iainlenant.  ajouta-t-il.  ma  clière  Pie,  j'ai  fini. 

Grand  merci  de  l'attention  que  vous  m'avez  prêtée.  C'est  un 
mérite  de  savoir  écouter.  Jusqu'il  présent,  les  Pies  n'en  ont  pas  eu  le 
privilég^e,  me  dit-il  un  peu  malignement.  Conservez  ce  manuscrit,  dont 
je  vous  laisse  dépositaire,  et  quand  ces  pauvres  petits  auî'ont  passé  l'âge 
où  l'on  joue,  (juand  je  serai  mort,  ce  qui  ne  peut  tarder,  vous  livrerez 
ces  ^Mémoires  à  la  publicité.  Les  JMénioires  d'outre- tombe  sont  fort 
goûtés;  de  notre  temps,  les  morts  ne  manquent  pas  d'admirateurs,  et 
les  vivants  gagnent  beaucoup  à  mourir.  » 

\o\('\.  messieurs,  ces  Mémoires.  C'est  à  une  indiscrétion  que  vous  les 
devez,  je  l'avoue  :  l'auteur  n'est  pas  mort,  et  pourtant  je  vous  les  livre. 
J'espère  que  mon  ami  me  pardonnera  de  l'avoir  forcé  à  devenir  célèbre 
de  son  vivant,  et  que  sa  modestie  ne  refusera  pas  de  prendre  un  avant- 
goùt  de  la  gloire  qu'un  honnête  Animal  est  toujours  en  droit  d'attendre 
du  récit  de  ses  infortunes  personnelles. 

Veuillent  messieurs  les  Milans,  les  Éperviers  et  autres  poètes  qui  ne 
chantent  que  sur  la  tombe  des  morts,  traiter  mon  ami  aus?^  favorable- 
ment que  s'il  eût  déjà  passé  de  vie  à  trépas  ! 


Pour  madame  la  Pie, 

P.-J.    Staiil. 


PEINES    DE    COEUR 


CHATTE    ANGLAISE 


UAND  le  Compte  rendu  de  voire  première 
séance  est  arrivé  à  Londres ,  (')  Animaux 
fraiirais  !  il  a  fait  battre  le  cœur  des  amis 
(le  l;i  Réforme  Animale.  Dans  mon  petit 
particulier,  je  possédais  tant  de  preuves  de 
la  supériorité  des  Bétes  sur  l'Uoiiune,  qu'en 
ma  qualité  de  Chatte  anglaise  je  vis  l'occa- 
sion souvent  souhaitée  de  faire  paraître  le 
roman  de  ma  vie,  afin  de  montrer  comment 
mou  pauMc  moi  fut  tourmenté  par  les  lois  hypocrites  de  l'Angleterre. 
Déjà  deux  fois  des  Souris,  que  j'ai  fait  vœu  de  respecter  depuis  le  hill 
de  votre  auguste  parlement,  m'avaient  conduite  chez  Golburn,  et  je 
m'étais  demandé,  en  voyant  de  vieilles  miss,  des  ladies  entre  deux  Ages 
et  même  de  jeunes  mariées  corrigeant  les  épreuves  de  leurs  livres, 
pourquoi,  ayant  des  griiïes.  je  ne  m'en  servirais  pas  aussi.  On  ignorera 
toujours  ce  que  pensent  les  femmes,  surtout  celles  qui  se  mêlent 
décrire;  tandis  qu'une  Chatte,  victime  de  la  perfidie  anglaise,  est  inté- 
ressée à  dire  plus  que  sa  pensée,  et  ce  qu'elle  écrit  de  trop  peut  compenser 
ce  que  taisent  ces  illustres  ladies.  J'ai  l'ambition  d'être  la  mistress 
Inchhald  des  Chattes,  et  vous  prie  d'avoir  égard  à  mes  nobles  efforts, 
ô  Chats  français  1  chez  lesquels  a  pris  naissance  la  plus  grande  maison 


PEINES   DE  CŒUR   D'UNE  CHATTE  ANGLAISE.  63 


de  noire  race,  celle  du  Clial-Bollc.  type  clçiiicl  de  rAniionce,  et  (juc 
tant  d'hommes  ont  imité  sans  lui  avoir  encore  élevé  de  statue. 

Je  suis  née  chez  un  ministre  du  Calsiiire.  auprès  de  la  petite  ville  de 
Miaulbury.  La  fécondité  de  ma  mère  condamnait  picsijue  tous  ses 
enfants  ii  un  sort  ciuel,  car  vous  savez  qu'on  ne  sait  pas  encore  à  quelle 
cause  attrihuer  lintempérance  de  maternité  chez  les  Chattes  anglaises, 
qui  menacent  de  peupler  le  monde  entier.  Les  Chats -et  les  Chattes 
atliihuent,  chacun  de  leur  côté,  ce  résultat  à  leur  amabilité  et  à  leurs 
propres  vertus.  Mais  quckpies  observateurs  impertinents  disent  (pie  les 
Chats  et  les  Chattes  sont  soumis  eu  Angleterre  à  des  convenances  si 
piH'faiteiuent  ennuyeuses,  qu'ils  ne  trouvent  les  moyens  de  se  distra're 
(pic  dans  ces  pelilcs  occupations  de  famille.  D'autres  prétendent  qu'il  y  à 
li»  de  grandes  (pic-lions  d'industrie  et  de  politicpie,  à  cause  de  la  domi- 
nation anglaise  dans  les  Indes;  mais  ces  (pieslions  sont  peu  décentes 
sous  mes  {)altes  et  je  les  laisse  à  Y Edinhurfjh-Ilevicw.  Je  fus  exceptée  de 
la  noyade  constitutionnelle  à  cause  de  l'entièie  blancheur  de  ma  robe. 
Aussi  me  nomma-t-on  Beauty.  liélas  !  la  pauvreté  du  ministre,  (pii 
avait  une  femme  et  onze  filles,  ne  lui  permettait  pas  de  me  garder.  Une 
vieille  fiU  remarqua  chez  moi  une  sorte  d'affection  pour  la  Bible  du 
ministre;  je  m'y  posais  toujours,  non  par  religion,  mais  je  ne  voyais  pas 
d'autre  place  propre  dans  le  ménage.  Elle  crut  peut-être  que  j'api)ar- 
tiendrais  à  la  secte  des  Animaux  sacrés  qui  a  déjà  fourni  l'ànesse  de 
Balaam,  et  me  prit  avec  elle.  Je  n'avais  alors  que  deux  mois.  Cette  vieille 
fille,  qui  donnait  des  soirées  aux(|uelles  elle  invitait  par  des  billets  (pii 
promettaient  thé  et  Bible,  essaya  de  me  communi(iuer  la  fatale  science  des 
lilles  d'Eve;  elle  y  réussit  par  une  méthode  protestante  qui  consiste  à 
vous  faire  de  si  longs  raisonnements  sur  la  dignité  personnelle  et  sur 
les  obligations  de  l'extérieur,  que,  pour  ne  pas  les  entendre,  on  sul)iiait 
le  martyre. 

Un  matin,  moi,  pauvre  petite  fille  de  la  nature,  attirée  par  de  la 
crème  contenue  dans  un  bol,  sur  lecpel  un  mufjing  était  posé  en  travers, 
je  donnai  un  coup  de  patte  au  muffmg,  je  lapai  la  crème  ;  puis,  dans 
la  joie,  et  peut-être  aussi  par  un  elïet  de  la  faiblesse  de  mes  jeunes 
organes,  je  me  livrai,  sur  le  tapis  ciré,  au  plus  impérieux  besoi;î 
qu'éprouvent  les  jeunes  Chattes.  En  apercevant  la  preuve  de  ce  qu'cl!.' 
nomma  mon  intempérance  et  mon  défaut  d'éducation,  elle  me  saisit  cl 
me  fouetta  vigoureusement  avec  des  verges  de  bouleau,  en  protcsti'.nl 
qu'elle  ferait  de  moi  une  laly  ou  qu'elle  m'abandonnerait. 


6!» 


pi:im:s  du:  coeur 


—  Voilà  (|ui  est  trentil  !  disait-elle.  Apprenez,  miss  Beauly.  que  les 
Chattes  ani;laises  enveloppent  dans  le  plus  profond  mystère  les  ciioses 


Ea  ap<Tccvar.t  la  preuve  de  te  qutilc  nomma  mon  inlcwpiiancr... 

naturelles  qui  peuvent  porter  atteinte  au  respect  anidais,  et  bannissent 
tout  ce  qui  est  improper,  en  applifjuant  à  la  créature,  comme  vous  l'avez 
entendu  dire  au  révérend  dateur  Simpson,  les  lois  faites  par  Dieu  pour 
la  création.   Avez-vous  jamais  vu  la  Terre  se  comf)orter  indécemment? 


D'UNE    CHATTE    ANGLAISE.  65 

N'appartenez-vous  pas  d'ailleurs  h  la  secte  des  saints  (prononcez  sentz), 
([iii  niarchenl  très-lentement  le  dinianclic  poui'  taire  bien  sentir  (ju'ils  se 
promènent  ?  Apprenez  h  soufTrir  n^iile  morts  piut()t  {|ue  de  révéler  vos 
désirs  :  c'est  en  ceci  que  consiste  la  vertu  des  saints.  Le  plus  beau  privi- 
lège des  Chattes  est  de  se  sauver  avec  la  grâce  qui  vous  caractérise ,  et 
d'aller,  on  ne  sait  oii.  faire  leurs  petites  toilettes.  Vous  ne  vous  montrerez 
ainsi  auv  re.i^'ards  que  dans  votre  beauté.  Trompé  par  les  apparences,  tout 
le  momie  vous  prendra  pour  un  ange.  Désormais,  quand  pareille  envie 
vous  saisira,  regardez  la  croisée,  ayez  l'air  de  vouloir  vous  promener,  et 
vous  irez  dans  un  taillis  ou  sur  une  gouttière.  Si  l'eau,  ma  fille,  est  la 
gloire  de  l'Angleterre,  c'est  précisément  parce  que  l'Angleterre  sait  s'en 
servir,  au  lieu  de  la  laisser  tomber,  comme  une  sotte,  ainsi  que  font  les 
Français,  qui  n'auront  jamais  de  marine  à  cause  de  leur  indifférence 
pour  l'eau. 

Je  trouvai,  dans  mon  simple  bon  sens  de  Chatte,  qu'il  y  avait 
beaucoup  d'hypocrisie  dans  cette  doctrine;  mais  j'étais  si  jeune! 

—  Et  quand  je  serai  dans  la  gouttière?  pensai-je  en  regardant  la 
vieille  fille. 

—  Une  fois  seule,  et  bien  sure  de  n'être  vue  de  personne,  eh  bien! 
lîeauty,  tu  pourras  sacri.ler  les  convenances,  avec  d'autant  plus  de 
charme  que  tu  te  seras  p'us  retenue  en  public.  En  ceci  éclate  la  perfec- 
tion de  la  morale  anglaise  (jui  s'occupe  exclusivement  des  apparences,  ce 
monde  n'étant,  hélas  !  qu':ipparence  et  déception. 

J'avoue  que  tout  mon  bon  sens  d'animal  se  révoltait  contre  ces 
déguisements;  mais,  à  force  d'être  fouettée,  je  finis  par  comprendre  que 
la  propreté  extérieure  devait  être  toute  la  vertu  d'une  Chatte  anglaise. 
Dès  ce  moment,  je  m'habituai  à  cacher  sous  des  lits  les  friandises  que 
j'aimais.  Jamais  personne  ne  me  vit  ni  mangeant,  ni  buvant,  ni  faisant 
ma  toilette.  Je  fus  regardée  comme  la  perle  des  Chattes. 

J'eus  alors  l'occasion  de  remarquer  la  bi'tise  des  Hommes  qui  se 
(lisent  savants.  Parmi  les  docteurs  et  autres  gens  appartenant  à  la  société 
de  ma  maîtresse,  il  y  avait  ce  Simpson,  espèce  d'ind)écile,  fils  d'un  riche 
propriétaire,  qui  attendait  un  bénéfice,  et  qui,  pour  le  mériter,  donnait 
des  explications  religieuses  de  tout  ce  que  faisaient  les  Animaux.  11  me 
vit  un  soir  lapant  du  lait  dans  une  tasse,  et  fit  compliment  à  la  vieille 
fille  de  la  manière  dont  j'étais  élevée,  en  me  voyant  lécher  premièrement 
les  bords  de  l'assiette,  et  allant  toujours  en  tournant  et  diminuant  le  cercle 
du  lait. 


66  rCINES    DK   COEL'H 


—  Voyoz.  (lit-il.  coniino  dans  iino  sjuiilo  coinpa^iuo  (ont  so  jKM'foc- 
lidnno  :  Heaiily  a  le  sonliiiuMil  de  rcMcinili'.  car  cllo  dccril  lo  corcle  qui 
en  ost  roinbliMiit».  toul  en  htpanl  son  lail. 

La  consc'ioni'o  iiroljliuc  à  dii'o  (jno  TavcM-sion  dos  Ghados  pour 
numillor  leurs  poils  était  la  soulo  causo  do  ma  laron  (\c  hoiro  dans  cotlo 
assiollo:  mais  nous  scmmos  loujoms  mal  ju.m'os  j)ar  les  sa\anls.  (|ui  so 
j)ro()oi-upont  boauooup  plus  i\o  montroi"  lour  ospril  (juo  do  oIkm'oIioi'  lo  nôlr'o. 

Quand  los  damos  ou  los  l\ommos  uw  j)i'(Miaicnl  |)our  passor  lours 
mains  sur  mon  dos  Ac  noi.iic  ol  lairo  jaillii-  (\o>  ('lincollos  iU'  mes  poils, 
la  vieille  llllo  disait  avec  oi'f^neil  :  «  Vous  pouvez  la  i4:arder  sans  avoir 
rien  h  craindre  pour  votre  rolio.  elle  os!  adnn'iablemonl  hien  élevée!  » 
Tout  le  monde  disait  do  moi  (pio  jClais  un  an:-;v  :  on  mo  prodii^iiai!  los 
friandises  et  les  mets  les  plus  délicats;  mais  je  déclare  (|uo  je  m'ennuyais 
profondément.  Je  compris  très-bien  qu'une  jeune  Chatte  du  voisinage 
avait  pu  s'enfuir  avec  un  Matou.  Ce  mot  de  Matou  causa  comme  une 
maladie  à  mon  àme  (jue  rien  ne  pouvait  i;uéi'ir,  pas  même  les  compli- 
ments que  je  recevais  ou  plutôt  (|ue  ma  maîtresse  se  donnait  à  elle- 
même  :  '•  Beauty  est  tout  à  fait  morale,  c'est  un  petit  ani!;e,  disail-ello. 
Quoiqu'elle  soit  très-belle,  elle  a  l'air  do  ne  pas  le  savoir.  Elle  ne 
regarde  jamais  personne,  ce  qui  est  le  comble  des  belles  éducations 
aristocratiques;  il  est  vrai  qu'elle  se  laisse  voir  tiès-volontiers ;  mais  elle 
a  sur  tout  cette  parfaite  insensibilité  (pie  nous  demandons  à  nos  jeunes 
miss,  et  que  nous  no  pouvons  ol)tonir  (pie  trôs-dillicilomont.  Elle  attend 
qu'on  la  veuille  pour  venir,  elle  ne  saute  jamais  sur  vous  familièrement, 
personne  ne  la  voit  quand  elle  mange,  et  certes  ce  monstre  de  lord 
Byron  leùt  adorée.  En  bonne  et  vraie  Anglaise,  elle  aime  le  thé,  se 
tient  gravement  quand  on  explique  la  Bible,  et  ne  pense  de  mal  de 
personne,  ce  qui  lui  permet  d'en  entendre  dire.  Elle  est  simj)lc  et  sans 
aucune  airectation ,  elle  ne  fait  aucun  cas  dos  bijoux;  donnoz-lui  xma 
bague,  elle  ne  la  gardera  pas;  enfin  elle  n'iniite  j)as  la  vulgarité  do 
celles  qui  chassent,  elle  aime  le  home,  et  reste  si  parfaitement  tran- 
quille, que  parfois  vous  croiriez  que  c'est  une  Chatte  mécani(pio  faite 
à  Birminghah^i  ou  à  ^lanchostor.  ce  qui  est  le  nec  plus  idlm  de  la 
belle  éducation.    • 

Ce  que  les  Hommes  et  les  vieilles  filles  nomment  l'éducation  est 
une  habitude  à  prendre  pour  dissimuler  les  pencliants  les  [)lus  naturels, 
et  quand  ils  nous  ont  entièrement  dépravées,  ils  disent  que  nous 
sommes  bien  élevées.  L'n  soir,  ma  maîtresse  pria  lune  des  jeunes  fniss 


D'uni:  chatti::  anglaise. 


67 


de  chanter.  Quand  cette  jeune  fille  se  fut  mise  au  piano  et  chanta, 
je  reconnus  aussitôt  les  mélodies  irlandaises  que  j'avais  entendues  dans 
mon  enfance,  et  je  compris  que  j'étais  musicienne  aussi.  Je  mêlai  donc 
ma  voix  à  celle  de  la  jeune  lille  ;  mais  je  reçus  des  tapes  de  colère, 
tandis  que  la  miss  recevait  des  compliments.  Cette  souveraine  injustice 


me  révolta,  je  me  sauvai  dans  les  gc^niers.  Amour  sacré  de  la  patrie  ! 
oh  !  quelle  nuit  délicieuse  !  Je  sus  ce  que  c'était  que  des  gouttières  ! 
J'entendis  les  hymnes  chantés  par  des  Chats  à  d'autres  Chattes,  et  ces 
adorables  élégies  me  firent  prendre  en  pitié  les  hypocrisies  que  ma 
maîtresse  m'avait  forcée  d'apprendre.  Quelques  Chattes  m'aperçurent 
alors  et  parurent  prendre  de  l'ombrage  de  ma  présence,  quand  un  Chat 
au  poil  hérissé,  à  barbe  magnifique,  et  qui  avait  une  grande  tournure. 


68  PKINES    DE    CŒUR 


vint  m'ovaiuincr  et  dit  à  la  coiupairnie  :  «  C'est  une  enfant  !  »  A  ces 
piu\)les  lie  mépris,  je  me  mis  à  bondir  sur  les  tuiles  et  à  earaeoler  avec 
l'ai^ilile  (jui  nous  distiniiue.  je  tond)ai  sur  mes  pâlies  de  celle  lavou 
lle\il>le  et  douée  (juaueun  animal  ne  saurait  i'uiler,  alin  de  prouver  (juc 
je  n'étais  pas  si  enfant .  Mais  ces  ehalleries  furent  en  pure  perle.  «  Quand 
me  l'iianlera-l-on  des  li\ innés?  »  medis-je.  l/aspect  de  ces  liers  Matous, 
leurs  mélodies.  i\\io  la  voi\  humaine  ne  rivalisera  jamais,  m'avaient 
profondément  omue.  et  me  faisaient  faire  de  piiiles  poésies  que  je  chan- 
tais dans  les  escaliers;  mais  un  événement  immense  allait  s'accomplir 
(|ui  marracha  bruscjuement  à  cette  innocente  vie.  Je  devais  être 
emmenée  à  Londres  par  la  nièce  de  ma  mailicsse.  une  riche  héritière 
qui  s'aiïola  de  moi.  (pii  me  baisait,  me  caressait  avec  une  sorte  de 
rage  et  qui  me  plut  tant,  (jue  je  m'y  attachai,  contre  toutes  nos  habi- 
tudes. Nous  ne  nous  quittâmes  point,  et  je  pus  observer  le  grand  monde 
à  Lontlres  pendant  la  saison.  (Test  lii  que  je  devais  étudier  la  perversité 
des  mo'urs  anglaises  qui  s'est  étendue  juscpi'auK  Bètes,  y  connaître  ce 
cont  que  lord  Byron  a  niaudil.  cl  dont  je  suis  victime,  aussi  bien  (juc 
lui.  mais  sans  avoir  publie  mes  heures  de  loisir. 

Arabelle.  ma  maîtresse,  était  une  jeune  personne  comiiie  il  y  en  a 
beaucoup  en  Anelelerre  :  elle  ne  savait  i)as  liop  (pii  elle  voulait  pour 
mari.  La  liberté  absolue  (ju'on  laisse  aux  jeunes  filles  dans  le  choix  d'un 
homme  les  rend  prescpie  folles,  surtout  (jiiand  elles  songent  ii  la  ligueur 
des  mœurs  anglaises,  (jui  nadmcttent  aucune  conversation  particulière 
après  le  mariage.  J'étais  loin  de  penser  que  les  Chattes  de  Londres  avaient 
adopté  celte  sévérité,  que  les  lois  anglaises  me  seraient  cruellement 
appliquées  et  que  je  subirais  un  jugement  à  la  cour  des  teriibles  Dnctors 
commons.  Arabelle  accueillait  très-bien  tous  les  hommes  qui  lui  étaient 
présentés,  et  chacun  pouvait  croire  qu'il  épouserait  cette  belle  fille; 
mais  quand  les  choses  menaçaient  de  se  terminer,  elle  trouvait  des  jjré- 
textes  pour  ronq)re.  et  je  dois  avouer  que  cette  conduite  me  paraissait 
peu  convenable.  «  Épouser  un  Homme  qui  a  les  genoux  cagneux!  jamais, 
disait-C'lle  de  l'un.  Quant  ii  ce  pijit.  il  a  le  nez  camus.  »  Les  Hommes 
m'étaient  si  parfaitement  indilTérents,  que  je  ne  comprenais  rien  à  ces 
incertitudes  fondées  sur  des  différences  purement  physiques. 

Enfin,  un  jour,  un  vieux  pair  d'Angleterre  lui  dit  en  nie  voyant  : 
"  Vous  avez  une  bien  jolie  Chatte,  elle  vous  ressemble,  elle  est  blanche, 
elle  est  jeune,  il  lui  faut  un  njari,  laissez-moi  lui  présenter  un  magnifique 
Angora  que  j'ai  chez  moi.  » 


D'UNE   CHATTE   ANGLAISE. 


69 


Trois  jours  après,  le  pair  amena  le  plus  beau  Matou  de  la  Pairie. 
Pulï,  noir  (le  lobo,  avait  les  plus  luagnifuiues  yeux,  verts  et  jaunes, 
mais  Iroids  et  lieis.  Sa  queue,  remarquable  par  des  anneaux  jaunâtres, 

yd'ii  le  tapis  de  ses  poils  longs  et   soyeux.   Peut-être  venait-il  de  la 


maison  impériale  d' Autriche,  car  il  en  portait,  comme  vous  voyez, 
les  couleurs.  Ses  manières  étaient  celles  d'un  Chat  qui  a  vu  la  cour  et 
le  beau  monde.  Sa  sévérité,  en  matière  de  tenue,  était  si  grande,  qu'il 
ne  se  serait  pas  gratté,  devant  le  monde,  la  tète  avec  la  patte.  Puiï  avait 
voyagé  sur  le  continent.  Enfin  il  était  si   remarquablement  beau,  qu'il 


70  rKlMIS    DE   CŒUR 


avait  été.  disait-(in,  caivssé  par  la  ivino  (rAiif^lelorro.  IMoi,  sim|)lo  ot 
naivo.  jo  lui  sautai  au  cou  j>()ur  roni^aiitM'  i»  jouim";  niais  il  s'y  icliisa 
sous  |>iv(o\U>  (jui'  nous  l'iioMs  dcNanl  lout  \c  monde.  Jo  maïKM^'us  alors 
quo  lo  pair  d'Aniileterro  devait  à  lài;»'  cl  ii  des  excès  de  table  celle 
i^ravitc  postiche  cl  loi'cce  (|u"on  a|)pelle  en  Aniîletcrre  rcspcclabili'h/.  Son 
cndionpoinl,  (ju»'  les  honmies  admiraient.  i;ènai(  ses  mouvenienis.  relie 
était  sa  véritable  raison  jjour  ne  pas  répondre  ii  mes  itcntillesses  :  il  resta 
calme  et  (roid  sur  son  innnnuhablc,  ai,'i(anl  ses  baibcs.  me  rei^ardant  et 
fermant  parfois  les  yeux.  Pull"  clait  .  dans  le  beau  monde  des  Chats 
antrlais,  le  plus  riche  parti  poui-  une  (Ihalte  iu*e  chez  un  ministre  :  il  avait 
deux  valets  à  son  service,  il  numireait  dans  de  la  poi'celaine  chinoise,  il  ne 
buvait  que  du  thé  noir,  il  allait  en  voiture  à  llyde-Park  .  cl  entrait  au 
parlement.  Ma  maîtresse  le  garda  chez  elle.  A  mon  insu,  toute  la  popu- 
lation féline  de  Londres  apprit  que  miss  Beauty  du  Catshire  épousait 
lillustre  PulT,  marqué  aux  couleurs  d'Autriche.  Pendant  la  nuit,  j'en- 
tenilis  un  concert  dans  la  rue  :  je  (h^scendis,  accompai^née  de  milord  qui, 
pris  par  sa  goutte,  allait  lenlenienl.  Nous  trouvâmes  les  Chattes  de  la 
Pairie  qui  venaient  me  féliciter  et  mengager  à  entrer  dans  leur  Société 
Ratophile.  Elles  nrexpliquèrent  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  connnun  que 
de  courir  après  les  Rats  et  les  Souris.  Les  mots  sliockiiuj,  vulr/ar,  furent 
sur  toute's  les  lèvres.  Enfin  elles  avaient  formé  pour  la  gloire  du  pays 
une  Société  de  Tempérance.  Quelques  nuits  après,  milord  et  moi  nous 
allâmes  sur  les  toits  d'Almack's  entendre  un  t^hal  gris  (pii  devait  parler 
sur  la  question.  Dans  une  exhortation,  qui  fut  appuyée  par  des  Ecoulez! 
Écmlcz  !  W  \)V()\\\A  que  saint  Paul,  en  éciivant  sur  la  charité,  parlait 
également  aux  Chats  et  aux  Chattes  de  l'Angleterre.  Il  était  donc  réservé 
à  la  race  anglaise,  qui  pouvait  aller  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  sur 
ses  vaisseaux  sans  avoir  à  craindre  l'eau,  de  répandre  les  principes  de  la 
morale  ratophile.  Aussi,  sur  tous  les  points  du  globe,  des  Chats  anglais 
prèchaient-ils  déjà  les  saines  doctrines  de  la  Société,  qui  d'ailleurs  étaient 
fondées  sur  les  découvertes  de  la  science.  On  avait  analomisé  les  Rats  et 
les  Souris ,  on  avait  trouvé  peu  de  différence  entre  eux  et  les  Chats  : 
l'oppression  des  uns  par  les  autres  était  donc  contre  le  Di'oit  des  Bètes, 
(pii  est  plus  solide  encore  que  le  Droit  des  Gens.  «  Ce  sont  nos  frères,  » 
dit-il.  Et  il  fit  une  si  belle  peinture  des  .souffrances  d'un  Rat  pris  dans 
la  gueule  d  un  Chat ,  que  je  me  mis  à  fondie  en  larmes. 

En  me  voyant  la  dupe  de  ce  speech,  lord  Puff  me  dit  confidentielle- 
ment que  IWnirleterre  coMipliiit  faire  un  inmiense  commerce  avec  les  Piats 


D'UNE    CHATTE    ANGLAISE.  71 


et  les  Souris;  que  si  les  autres  CJials  n'en  maiii^eaient  plus,  les  Rats 
seraient  à  meilleur  niarehé;  ([ue  derrière  la  morale  anglaise  il  y  avait 
toujours  quelque  raison  de  comptoir;  et  que  cette  alliance  de  la  morale 
et  du  mercanlilisme  était  la  seule  alliance  sur  laquelle  comptait  réelle- 
ment l'Angleterre. 

PufT  me  parut  être  un  trop  grand  politique  pour  pouvoir  jamais  faire 
un  bon  inan. 

Un  Chat  campagnard  {countnj  gentleman)  fit  observer  que,  sur  le 
continent,  les  Chats  et  les  Chattes  étaient  sacrifiés  journellement  par  les 
catholiques,  surtout  à  Paris,  aux  environs  des  barrières  (on  lui  criait  : 
A  la  question!).  On  joignait  h  ces  cruelles  exécutions  une  affreuse 
calomnie  en  faisant  passer  ces  Animaux  courageux  pour  des  lapins, 
mensonge  et  barbarie  qu'il  attribuait  à  l'ignorance  de  la  vraie  religion 
anglicane,  (pii  ne  permet  le  mensonge  et  les  fourberies  que  dans  les 
questions  de  gouvernement,  de  politique  extérieure  et  de  cabinet. 

On  le  traita  de  radical  et  de  rêveur.  «  Nous  sommes  ici  pour  les 
inféivis  des  (Ihats  de  l'Angleterre,  et  non  pour  ceux  du  continent!  »  dit 
un  fougueux  3Iatou  tory.  jMilord  dormait.  Quand  l'assemblée  se  sépara, 
j'entendis  ces  délicieuses  paroles  dites  par  un  jeune  Chat  qui  venait 
de  l'ambassade  française,  et  dont  l'accent  annonçait  la  nationalité  : 

«  Dear  Beaulij,  de  longtemps  d'ici  la  nature  ne  pourra  former  une 
Chatte  aussi  parfaite  que  vous.  Le  cachemire  de  la  Perse  et  des  Indes 
semble  être  du  poil  de  Chameau,  comparé  à  vos  soies  fines  et  brillantes. 
Vous  exhalez  un  parfum  à  faire  évanouir  de  bonheur  les  anges,  et  je  l'ai 
senti  du  salon  du  prince  de  Talleyrand,  que  j'ai  quitté  pour  accourir  à  ce 
déluge  de  sottises  que  vous  appelez  un  meeting.  Le  feu  de  vos  yeux  éclaire 
la  nuit  !  Vos  oreilles  seraient  la  perfection  même  si  mes  gémissements  les 
attendrissaient.  Il  n'y  a  pas  de  rose  dans  toute  l'Angleterre  qui  soit  aussi 
rose  que  la  chair  rose  qui  borde  votre  petite  bouche  rose.  Un  pêcheur 
chercherait  vainement  dans  les  abîmes  d'Ormus  des  perles  qui  puissent 
valoir  vos  dents.  Votre  cher  nuiseau  fin,  gracieux,  est  tout  ce  que 
l'Angleterre  a  produit  de  .plus  mignon. 'La  neige  des  Alpes  paraîtrait 
rousse  auprès  de  votre  robe  céleste.  Ah  !  ces  sortes  de  poils  ne  se  voient 
que  dans  vos  brouillards  !  Vos  pattes  portent  mollement  et  avec  grâce 
ce  corps  qui  est  l'abrégé  des  miracles  de  la  création ,  mais  que  votre 
queue,  interprète  élégant  des  mouvements  de  votre  cœur,  surpasse  :  oui  ! 
jamais  courbe  si  élégante,  rondeur  plus  correcte,  mouvements  plus  délicats 
ne  se  sont  \ais  chez  aucune  Chatte.  Laissez-moi  ce  vieux  drôle  de  PufT. 


PEIM'.S    DK    CŒl  K 


qui  (loii  romnuMin  pair  d'Ani^lotonv  au  parlomont.  qui  d'aillours  ost  un 
luisiMalilo  MMulu  au\  wiijhs.  ol  (jui  doit  ii  uii  Irop  1  lui,'  srjour  au  HiMi.;;ale 
(i'iiNoir  piMihi  liiiit  ((Mjiii  |)iMil  plaire  il  \i\\o  (".liallc.  » 

J'apoivus  alois.  sans  a\iur  l'air  de  Ir  i(\i;ai(I(M\  ('(M'IiaiMnanl  >lal()u 
français  :  il  olail  ebourillo.  juMil.  gaillard,  ti  nv  \v>>oi\\\A:ul  en  rien  ii  un 
(lliat  anirlais.  Son  air  cavalici-  anuonrail.  aulant  (juc  sa  manière  de 
secouer  Toreille.  un  dr(')le  sans  souci.  J'avoue  (pie  j'elais  lali^m'e  de  la 
solennité  des  (".liais  an,L:hiis  el  de  leur  pro|irele  pinviiienl  inah'rielle. 
Leur  aiïeelatiou  de  irspcdabilili/  nie  senililail  surloul  lidicule.  l/e\- 
eessif  naturel  de  ce  ('liai  mal  peigne  n.;e  surpril  par  un  violent 
rontra>le  avec  loul  ce  «pie  Je  vo\ais  ;i  Londres.  D'ailleurs  ma  vie 
était  si  positivenienl  re.^iee .  je  savais  si  bien  ce  que  'O  devais  faire 
|)enilant  le  reste  de  mes  jours,  que  je  fus  sensible  à  tout  ce  (prannont^ait 
d'imprévu  la  j)liysionomie  du  (lliat  fiançais.  Toiil  alors  me  |)arul  fade. 
Je  compris  que  je  pouvais  vivre  sur  les  toits  avec  une  anmsante 
ireature  qui  venait  de  ce  pays  où  l'on  s'est  consolé  des  victoires 
du  jilus  iriand  i:én('ral  anud.iis  \n\\'  rvi^  mots  :  <i  Malbrouk  s'en  va-t-en 
liucirc.  iiiironfoiï,  ton  to\.  .MIKOMAINE!  »  Néanmoins,  j  éveillai 
.Alilord  et  lui  fis  comprendre  (pi'il  était  fort  tard,  que  nous  devions 
re:itrer.  Je  neus  pas  lair  d'avoir  écouté  celte  déclarai  ion.  el  fus  d'une 
aj)parente  insensibilité  qui  pétrilia  Iiris(juel.  11  resta  li».  d'autant  plus  sur- 
pris qu'il  se  croyait  très-beau.  Je  sus  plus  tard  qu'il  séduisait  toutes  les 
Cliatles  de  bonne  volonlt'.  Je  TeKaminai  du  coin  de  l'oil  :  il  s'en  allait  par 
petits  bonds,  revenait  en  francliissant  la  lar.Kcui-  de  la  me.  et  s'en  retour- 
nait de  même,  comme  un  Cbat  français  au  désespoir  :  un  vc'iitablc  Anglais 
aurait  mis  de  la  décence  dans  ses  sentiments,  et  ne  les  aurait  pas  laissé 
v.)ir  ainsi.  Quehjues  jours  après,  nous  nous  trouvâmes,  milord  et  moi. 
dans  la  ma.irnifique  maison  du  vieux  j)air;  je  sortis  alors  en  voiture  pour 
me  promener  à  Hyde-Park.  Nous  ne  man.irions  que  des  os  de  poulets,  des 
arêtes  de  poisson»,  des  crèmes,  du  lait,  du  cliocolat.  Quelque  écliaufianl 
que  fût  ce  régime,  mon  préten<lu  mari  Pull  demeurait  grave.  Sa  rcspecta- 
6j/j/i/ s'étendait  jusqu'à  moi.  Généralement,  il  dormait  dès  sept  heures 
du  soir,  à  la  table  de  whist,  sur  les  genoux  de  Sa  Grâce.  Mon  âme 
était  donc  .sans  aucune  satisfaction,  et  je  lanimissais.  Celle  silualion  de 
mon  intérieur  .se  cond)ina  fatalement  avec  une  petiti;  allection  dans  les 
enirailles  que  me  causa  le  jus  de  Hareng  pur  (le  vin  de  Porto  des  Chats 
anglais,  dont  Pull  f;ii>;iit  usage,  et  qui  me  rendit  comme  folle.  ^Ll 
maitrese  lit  venii-  un  médecin,  qui  sortait  d'Hdimboiirg  après  avoir  étudié 


D'UNE    CHATTE    ANGLAISE. 


73 


longtemps  à  Paris.  Il  [)romit  à  ma  maîtresse  de  me  guérir  le  lendemain 
même,  après  avoir  reconnu  ma  maladie.  Il  revint  en  elTet,  et  sortit  de  sa 
poche  un  instrument  de  fabrique  parisienne.  J'eus  une  espèce  de  frayeur 
en  apercevant  un  canon  de  métal  blanc  terminé  par  un  tube  efïilé.  A  la 
vue  de  ce  mécanisme,  (pie  le  docteur  fit  jouer  avec  satisfaction.  Leurs 


Grâces  rougirent,  se  courroucèrent  et  dirent  de  fort  belles  choses  sur  la 
dignité  du  peuple  anglais  :  comme  quoi  ce  qui  distinguait  la  vieille  Angle- 
terre des  catholiques  n'était  pas  tant  ses  opinions  sur  la  Bible  que  sur 


74  PEINES    DE    CŒIR 


cette  in(i\ine  machine.  Le  duc  dit  qu'h  Paris  les  Français  no  rougissaient 
pas  tron  taire  une  exhibilion  sur  leur  llieàtre  national,  dans  une  comédie 
de  Molière;  mais  (|u"à  Londi'es  un  iralchmaii  n'oserail  eu  pi'ouoncer  le 
nom.  »  Donnez-lui  du  calomcl  !  '> 

—  Mais  Voli'e  Grâce  la  lueiait .  s'écria  le  docteur.  Quant  à  ciMlc 
innocente  mécanique,  les  Français  ont  tait  maréchal  un  de  leurs  plus 
braves  irénérauv  pour  s'en  être  servi  devant  leur  fameuse  colonne. 

—  Les  Français  peuvent  arrosci'  les  imucuIcs  de  riuhM'iem-  connue 
ils  le  veulent,  reprit  Mih)rd.  Je  ne  sais  j)as,  ni  vous  non  |)lus,  ce  (pii 
pourrait  arriver  de  lemploi  de  cette  avilissante  machine;  mais  ce  que  je 
sais,  c'est  (ju'un  vrai  médecin  an£!;lais  ne  doit  guérir  ses  malades  (pi'avec 
les  remèdes  de    la  vieille  Angleterre. 

Le  médecin,  (jui  conwnenrait  lise  faire  une  grande  repulalion.  perdil 
toutes  ses  pralitiues  dans  le  beau  monde.  On  appela  un  autre  mi'di'cin 
qui  me  fit  des  questions  inconvenantes  sur  PulT,  et  (jui  m'a|)prit  (pie  la 
véritable  devise  de  TAngleterre  était  :  Dieu  et  mon  Droit  co)ijurjal!  Une 
nuit,  j'entendis  dans  la  rue  la  voix  du  llliat  français.  Personne  ne  pouvait 
nous  voir  :  je  grimpai  par  la  cheminée,  et,  parvenue  en  haut  de  la 
maison,  je  lui  criai  :  «  A  la  gouttière!  »  Cette  réponse  lui  donna  des 
ailes,  il  fut  auprès  de  moi  en  un  clin  <Vœ\\.  (]roiriez-vous  (pie  ce  t^hat 
français  eut  linconvenante  audace  de  s'autoriser  de  ma  petite  exclama- 
tion pour  me  dire  :  «  Viens  dans  mes  pattes!  »  Il  osa  tutoyer,  sans  autre 
forme  de  procès,  une  Chatte  de  distinction.  Je  le  regardai  froidement,  et 
pour  lui  donner  une  leçon,  je  lui  disque  j'appartenais  à  la  Société  de 
Tempérance. 

—  Je  vois,  mon  cher,  lui  dis-je,  à  votre  accent  et  au  relâchement 
de  vos  maximes,  que  vous  êtes,  comme  tous  les  Chats  calholi(|ues, 
disposé  à  rire  et  à  faire  mille  ridiculités,  en  vous  croyant  quitte 
pour  un  peu  de  repentir;  mais,  eu- Angleterre,  nous  avons  plus  de 
moralité  :  nous  mettons  partout  de  la  respeclability ,  même  dans  nos 
plaisirs. 

Ce  jeune  Chat,  frappé  par  la  majesté  du  canl  anglais,  m'écoutail  avec 
une  sorte  d'attention  qui  me  donna  resjXjir  d'en  faire  un  Chat  protestant. 
Il  me  dit  alors  dans  le  plus  beau  langage  qu'il  ferait  tout  ce  que  je 
voudrais,  pourvu  qu'il  lui  fut  permis  de  m'adorer.  Je  le  regardais  sans 
pouvoir  répondre,  car  ses  \eux,  very  heautiful,  splendid,  br-illaient  comme 
des  étoiles,  ils  éclairaient  la  nuit.  Mon  silence  l'enhardit,  et  il  s'écria  :  — 
Chère  Minette! 


D'UiNE    CHATTE    ANGLAISE. 


75 


—  Quelle  est  cette  nouvelle  indécence?  m'écriai-je,  sachant  les  Chats 
français  très-légers  dans  leurs  propos. 

Brisquet  m'apprit  que,  sur  le  continent,  tout  le  monde,  le  roi  lui- 
même,  disait  à  sa  fille  :  Ma  petite  Minette,  pour  lui  témoigner  son  affec- 
tion ;  que  beaucoup  de  femmes,  et  des  plus  jolies,  des  plus  aristocratiques, 
disaient  toujours  :  Mon  petit  Chat,  à  leurs  maris,  même  quand  elles 
ne  les  aimaient  pas.  Si  je  voulais  lui  faire  plaisir,  je  l'appellerais  :  Mon 
petit  Homme  !  Là-dessus  il  leva  ses  pattes  avec  une  grâce  infinie.  Je 
disparus,  craignant  d'être  faible.  Brisquet  chanta  Ride,  Biitannia!  tant  il 
était  heureux,  et  le  lendemain  sa  chère  voix  bourdonnait  encore  à  mes 
oreilles. 

—  Ah  !  tu  aimes  aussi,  toi,  chère  Beauty,  me  dit  ma  maîtresse  en  me 


76  PEINES    DE    CŒLU 


voyant  otniéo  sur  le  tapis,  los  qnativ  jiaftos  on  avant.  lo  corps  dans  un 
mol  abandon,  et  noyoo  dans  la  poosio  do  nios  souvonirs. 

Je  fus  surprise  de  relie  inlelli.irence  clu'/.  une  l'\Mnnie.  el  je  vins  alocs, 
en  relevant  mon  épine  dorsale,  me  frotter  ii  ses  janibes  en  lui  faisant 
entendre  un  ronron  anioiu'eux  sur  les  cordes  les  [)lus  graves  de  ma  voi\ 
de  contrc-allo. 

Pendant  que  ma  maîtresse,  qui  me  prit  sur  ses  i^enoux,  me  caressait 
en  me  grattant  la  tcte.  et  que  je  la  regardais  tendrement  en  lui  voyant 
les  yeux  en  pleurs ,  il  se  passait  dans  /iond-Slrcct  une  scène  dont  les 
suites  furent  terribles  pour  moi. 

Puck,  un  des  neveux  de  PùlT,  cpii  prétendait  ii  sa  succession,  et  qui, 
pour  1(>  moment,  habitait  la  caserne  des  Life-iiuanh,  rencontra  mij  dear 
Briscjuet.  Le  sournois  capitaine  Puck  complimenta  l'atlaché  sur  ses  succès 
auprès  de  moi.  en  disant  que  j'avais  résisté  aux  plus  charmants  Matous 
de  r.Vngleterre.  Bristpiet.  tMi  Français  vanileu\.  rc'pondit  (pril  serait 
bienheureux  d'attirer  mon  attention,  mais  (ju'il  avait  en  horreur  les 
Chattes  qui  vous  jiarlaient  de   tem|)érance  et  de  la  Bible,  etc. 

—  Oh  !  lit  Puck.  elle  vous  parle  donc? 

Bris(juet.  ce  cher  Français,  lui  ainsi  victime  de  la  diplomatie 
anglaise;  mais  il  commit  une  de  ces  fautes  impardonnables  et  qui  cour- 
roucent toutes  les  Chattes  bien  apprises  de  l'Angleterre.  Ce  petit  drôle  était 
véritablement  très-inconsistant.  Ne  savisa-t-il  pas  au  Park  de  me  saluer 
et  de  vouloir  causer  familièrement  comrjie  si  nous  nous  connaissions.  Je 
restai  froide  et  sévère.  Le  cocher,  apercevant  ce  Français,  lui  donna  un 
coup  de  iVniet  qui  l'atteignit  et  faillit  le  tuer.  lîiisquet  reçut  ce  cou|)  de 
fouet  en  me  regardant  avec  une  intrépidité  qui  changea  mon  moral  :  je 
l'aimai  pour  la  manière  dont  il  se  laissa  frapper,  en  ne  voyant  que  moi,  ne 
sentant  que  la  faveur  de  ma  pn'sence.  domptant  ainsi  le  naturel  qui 
pousse  les  Chats  à  fuir  à  la  moindre  apparence  d'hostilité.  Il  ne  devina 
pas  que  je  me  sentais  mourir,  malgré  mon  apparente  froideur.  Dès  ce 
moment,  je  résolus  de  me  laisser  cnh'Ncr.  Le  soir,  sur  la  gouttière,  je  me 
jetai  dans  ses  pattes  tout  éperdue. 

—  M]l  dcar,  lui  dis-je,  avcz-vous  le  capital  nécessaire  j)our  payer 
les  donmiages-intércts  au  vieux  Puiï'.* 

—  Je  n'ai  pas  d'autre  capital,  me  irpondil  le  Français  en  riant,  que 
les  poils  de  ma  moustache,  mes  quatre  (>altes  et  cette  queue. 

Là-dessus  il  balaya  la  gouttière  par  un  mouvenjcnl  plein  de  fierté. 


D'UNF    CHATTE    ANGLAISE.  77 


—  Pas  de  capital  I  lui  ivpoijdis-jc  ;  mais  vous  nëtes  qu'un  aventurier, 
77iy  dear. 

—  J'aime  les  aventures,  me  dit-il  t(>ndrement.  En  France,  dans  les 
circonstances  auxquelles  tu  fais  allusion,  c'est  alors  que  les  Chats  se 
peignent  !  Ils  ont  recours  à  leurs  griffes  et  non  à  leurs  écus. 

—  Pauvre  pays,  lui  dis-je.  Et  comment  envoie-t-il  à  l'étranger, 
dans  ses  ambassades,  des  Bètes  si  dénuées  de  capital  ? 

—  Ah  !  voilà,  dit  Brisquet.  Notre  nouveau  gouvernement  n'aime  pas 
l'argent...  chez  ses  employés  :  il  ne  recherche  que  les  capacités  intel- 
lectuelles. 

Lécher  Brisquet  eut.  en  nie  parlant,  un  petit  air  content  qui  me  fit 
craindre  que  ce  ne  fût  un  fat. 

—  L'amour  sans  capital  est  un  jwn-srns  !  lui  dis-je.  Pendant  que 
vous  irez  à  droite  et  à  gauche  chercher  à  manger,  vous  ne  vous  occuperez 
pas  de  moi,  mon  cher. 

Ce  charmant  Français  me  prouva,  pour  toute  réponse,  qu'il  descen- 
dait, i^ar  sa  irrand'mère,  du  Cliat-Botté.  D'ailleurs,  il  avait  quatre-vingt- 
dix-neuf  manières  d'enq)runter  de  l'argent,  et  nous  n'en  aurions,  dit-il, 
qu'une  seule  de  le  dépenser.  Enfin  il  savait  la  musique  et  pouvait 
donner  des  leçons.  En  effet,  il  me  chanta,  sur  un  mode  qui  arrachait 
l'âme,  une  romance  nationale  de  son  pays  :  Ati  clair  de  la  lune... 

En  ce  moment,  plusieurs  Chats  et  des  Chattes  amenés  par  Puck  me 
virent  quand,  séduite  par  tant  de  raisons,  je  promettais  à  ce  cher  Bris- 
quet de  le  suivre  dès  c[uil  pourrait  entretenir  sa  femme  confortablement. 

—  Je  suis  perdue  !  m'écriai-je. 

Le  lendemain  même,  le  banc  des  Doctors  cnmmons  fut  saisi  par  le 
vieux  Puffd'un  pi'ocès  en  criminelle  conversation.  Puff  était  sourd  :  ses 
neveux  abusèrent  de  sa  faiblesse.  Puff,  questionné  par  eux,  leur 
apprit  que  la  nuit  je  l'avais  appelé  par  flatterie  :  3Ion  pelit  Homme  ! 
Ce  fut  une  des  choses  les  plus  terribles  contre  moi.  car  janiais  je  ne 
pus  expliquer  de  qui  je  tenais  la  connaissance  de  ce  mot  d'amour. 
Milord,  sans  le  savoir,  fut  très-mal  pour  moi;  mais  j'avais  remarqué 
déjà  qu'il  était  en  enfance.  Sa  Seigneurie  ne  soupçonna  jamais  les 
basses  intrigues  auxquelles  je  fus  en  butte.  Plusieurs  petits  Chats, 
qui  me  défendirent  contre  l'opinion  publique,  m'ont  dit  que  parfois  il 
demande  son  ange,  la  joie  de  ses  yeux,  sa  darling,  sa  sweet  Beauty  ! 
Ma  propre  mère,  venue  à  Londres,  refusa  de  me  voir  et  de  m'écouter, 
en  me  disant  que  jamais   une  Chatte   anglaise  ne    devait   être    soup- 


78  PEIiNES    Db:    CŒUR 


çonnce,  et  que  je  mettais  bien  de  rainertunio  dans  ses  vieux  jours. 
Mes  sœurs,  jalouses  de  mon  élévation,  appuyèrent  mes  accusatrices. 
Kiiliii.  les  doinesti(|ucs  dcposci'ciil  contre  moi.  .le  vis  alors  claii"ement 
à  propos  de  (pioi  tout  le  monde  [)er(l  la  tète  en  Angleterre.  Dès  (|uMl 
s*ai;it  dune  criminelle  conversation,  tous  les  sentiments  s'arrêtent,  une 
mère  n'est  plus  mère,  une  nourrice  voudr.iit  reprendre  son  lait,  et  toutes 
les  Chattes  huilent  |)ai'  les  rues.  Mais,  ce  (|ui  fut  bien  plus  infâme,  mon 
vieil  avocat,  ([ui.  dans  le  lciiip<,  croyait  ii  Tinnocence  delà  reine  d' Ani2;le- 
terre.  à  (pii  j'avais  tout  l'aconlc  dans  le  moindre  délai! .  (|ui  m'avait 
assuiv  (ju'il  n"y  avait  [)as  de  (juoi  louetler  un  Chat,  et  ii  (|ui,  pour 
preuve  de  mon  innocence,  j'avouai  ne  rien  comprendre  à  ces  mots,  crimi- 
nelle conversalion  (il  me  dit  que  c'était  ainsi  appelé  précisément  parce 
qu'on  pai'lait  très-peu)  ;  cet  avocat,  gagné  par  le  capitaine  Puck,  me 
défendit  si  mal.  (}ue  ma  cause  parut  perdue.  Dans  cette  circonstance, 
jeus  le  couraiic  de  comparaître  devant  les  Doctors  commons. 

—  Milords.  dis-je.  je  suis  une  Chatte  anglaise,  et  je  suis  innocente! 
Que  dirait-on  de  la  justice  de  la  vieille  Angleterre,  si... 

A  peine  eus-je  i>rononcé  ces  paroles,  que  d'enVoyahles  murmures 
couviirent  ma  voix,  tant  le  public  avait  été  travaillé  par  le  Cal-Chronicle 
et  par  les  amis  de  Puck. 

—  Elle  met  en  doute  la  justice  de  la  vieille  Angleterre  qui  a  créé  le 
jury  !  criait-dn. 

—  Elle  veut  vous  expliquer,  Milords,  s'écria  l'abominable  avocat  de 
mon  adversaire,  coimnent  elle  allait  sur  les  gouttières  avec  un  Chat 
français  pour  le  convertir  à  la  religion  anglicane,  tandis  qu'elle  y  allait 
bien  |jlutôt  j)Our  en  revenir  dire  en  bon  français  nion  pclit  Homme  à  son 
mari,  poui-  écouter  les  abominables  principes  du  papisme,  et  a()prendre  à 
méconnaître  les  lois  et  les  usages  de  la  vieille  Angleterre  ! 

Quand  on  parle  de  ces  sornettes  à  un  public  anglais,  il  devient  fou. 
Aussi  des  tonnerres  d'applaudisseinenls  accueillirent-ils  les  paroles  de 
l'avocat  de  Puck.  Je  fus  condaninée,  à  l'âge  de  vingt-six  mois,  quand  je 
pouvais  prouver  que  j'ignorais  encore  ce  que  c'était  qu'un  Chat.  Mais, 
atout  ceci,  je  tragnai  de  comprendre  que  c'est  à  cause  de  ses  radotages 
quon  appelle  Albion  la  vieille  Angleterre. 

Je  tombai  dans  une  grande  niischathropie  qui  fut  causée  moins  par 
mon  divorce  que  par  la  mort  de  mon  cher  Bri.squet,  que  Puck  fit  tuer 
dans  une  émeute,  en  craignant  .sa  vengeance.  Aussi  rien  ne  me  met-il 
plus  en  fureur  que  d'entendre  parler  de  la  loyauté  des  Chats  anglais. 


D'UNE    CHATTE   ANGLAISE. 


79 


Vous  voyez,  ô  Animaux  français,  qu'en  nous  familiarisant  avec  les 
Hommes,  nous  en  prenons  tous  les  vices  et  toutes  les  mauvaises  institu- 
tions. Revenons  à  la  vie  sauvage  où  nous  n'obéissons  qu'à  l'instinct,  et 


Milords,  dis-je,  je  suis  une  Chatte  anglaise,  et  je  suis  innocente. 


OÙ  nous  ne  trouvons  pas  des  usages  qui  s'opposent  aux  vœux  les  plus 
sacrés  de  la  nature.  J'écris  en  ce  moment  un  traité  politique  à  l'usage  des 
classes  ouvrières  animales,  afin  de  les  engager  à  ne  plus  tourner  les 
broches,  ni  se  laisser  atteler  à  de  petites  charrettes,  et  pour  leur  enseigner 


80  PEINES    DE    COEUR    D'UNE    CllATTi:    \NGLAISE. 

les  moyens  île  se  soustraire  à  rojipiHssioii  du  tinuM]  aristocrate.  Quoique 
notiv  i^'HlTonnage  soit  cvlM»iv.  je  c  r,)is  (jiu'  miss  llciuidle  iMartiueau  ne 
me  desavouerait  pas.  Vous  savez  sur  le  conlinent  (jue  la  littérature  est 
devenue  lasile  de  toutes  les  Chattes  (|ui  j)roleslent  conîre  liinnioral 
monopole  du  niaiiai^e.  (|ui  n^sislenl  ;i  la  lyiMunie  dt>s  institutions,  et 
veulent  revenir  aux  lois  naturelles.  J'ai  omis  de  vous  dire  que,  quoi(|ue 
Briscpiet  eût  le  corps  traverse  |)ar  un  coup  reçu  dans  le  dos,  le  Coroner^ 
par  une  intauie  liypocrisie.  a  dccliir»^  cpiil  s'elail  eiiipoisoiuié  lui-même 
avec  de  larsenie.  conjme  si  jamais  un  Chat  si  i;ai,  si  fou,  si  étourdi, 
pouvait  avoir  assez  réHéchi  sur  la  vie  pour  concevoir  une  idée  si  sérieuse, 
et  comme  si  mi  <'.hal  (|uciaiuiais  pouvait  avuii' l;i  nidindi-e  envie  de  (piiltcM* 
l'existence!  Mais,  avec  !  appareil  de  Marsh,  on  a  trouvé  des  taches  sur 
une  assiette. 

De    Balzac. 


LES     AVENTURES 


D'UN     PAPILLON 


RACONTEES  PAR  SA  GOUVERNANTE 


Son  enfance.  —  Sa  jeunesse. 

Voyage  sentimental  de  Paris  à  Baden.  —  Ses  égarements. 

Son  mariage  et  sa  mort. 


AV  En TISSE  MENT     DES     REDACTEURS 


j|||||  OIS  croyons  èlve  agréables  à  ceux,  de  nos  lecteurs 
IX^  et  à  celles  de  nos  lectrices  que  d'autres  travaux  ont 
flétournés  de  l'élude  de  l'histoire  aniniale,  en  mettant 
sous  leurs  yeux  cet  extrait  d'un  important  ouvrage 
publié  à  Londres  par  un  savant  naturaliste  anglais 
sur  les  mœurs  et  coutumes  des  insectes  en  général, 
et  tles  Hyménoptères  neutres  en  particulier  : 

«  Les  Hyménoptères  neutres,  les  j^lus  indus- 
«  trieux  de  tous  les  insectes,  ont  la  vie  plus  longue  que  les  Hymé- 
<(  noptères  ordinaires ,  et  peuvent  voir  se  succéder  plusieurs  générations 
u  de  mâles  et  de  femelles.  H  semble  que,  dans  sa  prévoyance  infinie, 
«  Dieu  leur  ait  refusé  la  faculté  de  se  reproduire,  pour  que  les  orphelins 
«  pussent  trouver  auprès  d'eux  les  soins  d'une  mère.  Rien  n'est  sans  but 
«  dans  la  nature.  Les  Hyménoptères  neutres  élèvent  les  larves  ou  enfants 
«  de  leurs  frères  et  sœurs,  qui,  en  raison  de  la  loi  établie  pnur  tous  les 


l.KS     \\  K.\  l  l  1U:S    l)"l  \     l'MMlJ,()\, 


«  instvtt's.  |H'risson!  on  dttnnnnt  lo  jour  à  leurs  petits.  Ce  sont  les  lïyiiié- 
li  noptÎMVs  lunitivs  (jui  pourvoient  ii  la  sulisislanee  de  ces  èlivs  nouveaux  . 
<.  pii\es  (les  soin>  île  \ru\>  paieiils.  (|ui  \onl  leur  elieicher  des  aliments. 
u  et  (jui  reniplisxMit  ain>i  auprès  d"(Mi\.  avec  une  soilicilude  adiiiii'ajtle. 
«  rotliee  des  sœurs  de  la  eharité  |)aiiiii  les  lloniiiies. 

Les  détails  plein>  d  inirivl  (pie  noire  eorivspondanle  nous  eonniui- 
ni(pie  sur  la  \  ie  d'in»  Papillon  (piClIc  a  lieaucoup  eonnii  pourront  servir 
de  li.isc  il  riiistoire  i^enerale  (le>  nio'ur>  et  du  (•ara(l('re  des  i*apillons  de 
tous  les  pa\s. 

\.r.   Singe  et  i.e    Perroquet, 

Rédacteurs  en  chef. 


MESSIEURS  LES  Rédacteurs. 

Si  jnvais  clù  vous  parler  de  moi,  je  n'aurais  point  entre[)ris  de  vous 
iH'rire.  car  je  ne  crois  pascju  il  soit  pf)ssil)le  de  raconter  sa  pi'opre  liistoii'e 
avtf  coinenancc  et  impartialité.  Les  détails  (pii  sont  sui\re  ne  me  sont 
donc  |)oint  personnels,  il  V(jus  suHira  de  sav(jir  (pie  si  je  ne  suis  pas  la 
d('rni("'re  à  vous  donner  de  mes  nouvelles,  c'est  ((ue  nuilheureusement  les 
S(jins  de  ma  famille  ne  sauraient  mabsorber. 

Je  suis  seule  au  monde,  messieurs,  et  ne  connaitrai  jaujais  le  bonlieur 
d'être  mère  :  je  suis  de  la  i;rande  famille  des  ll\mènopteres  neutres.  Mais 
le  cœur  s'accommode  mal  de  l'isolement  ;  \ous  ne  vous  étonnerez  donc 
point  fjue  je  me  sois  vouée  il  renseip:nement.  Un  Papillon  de  haut  parai;e. 
(jui  vi\ait  tout  jircs  de  I*aris.  dans  1(.'S  bois  de  Uelle-Vue,  et  (jui  m'avait 
sauve  la  vie.  se  sentant  mourir,  me  supplia  de  \ouloir  bien  être  la 
^ouvei'uante  de  son  cidaiit  (pi  il  iw  dcNiut  pas  \((ir.  et  dont  l;i  naissance 
a[)prcKliail. 

Apri'S  quelques  hésitations  bien  h'tcitimes.  san>  doule.  je  pensai  que 
^i  je  me  devais  au\  Hyménoptères  mes  frères,  la  re( oimaissance  me 
faisait  [>ourtant  un  devoir  imf)éneux  d'accepter  ce  didicile  eiii|)loi.  Je 
promis  donc  à  mon  bienfaiteur  de  consacrer  ma  \  ie  ii  I  (ctif  (jii  il  me 
confiait,  et  qu'il  avait  déposé  dans  le  calice  dune  lleiii.  L'enfant  s  il  le 
jour  le  lendemain  de  la  mort  de  son  père;  un  ia\on  de  soleil  le  lit 
éclore. 


LES    AVENTURES    D'UN    l'M'lI.LON.  38 


.rcus  le  cliii.miii  (le  le  xoir  dclmlcr  diiiis  hi  sic  |);ii'  un  jictc  diii- 
.^ralitiidc.  Il  (|iiill;i  l;i  (;;im|»;iimli'.  s;i  iiicic  diidoiilioi) .  (|iii  lui  jivaiC 
\)Vr{v  laliii  de  son  cirur.  sans  son.^cr  sculcniciil  ii  dire  un  (k'j'nier 
adieu  il  la  pauvic  llcur.  (|ui  se  coui-ha  ius(|u;i  li'irc  eu  sitriie  d'al- 
lliclioii. 

Sa  |)i'tMui('i('  cducalioii  lui  dilliciK'  :  il  olait  capricieuv  comme  le 
veiil.  el  d  une  le.-èrele  inouïe.  Mais  les  caractères  légers  n'ont  pas  la 
<'onscience  du  mal  (|u"ils  lonl  :  de  l;i  vient  qu'on  arrive  souvent  à 
les  aimer.  Jfus  donc  le  Itonlieur.  ou  le  malheur  plutôt  de  nie  prendre 
d'allection  pour  ce  |)au\re  enlani .  ({uoiiiuil  eût,  à  vrai  dire,  tous 
les  défauts  dune  |)elile  Chenille.  O  mol,  tout  \u!i:aiiv  (ju'il  soit,  peut 
seul  rendre   ma   juMist'c. 

.le  lui  ri'pélai  mille  l'ois,  el  touj(jurs  imi  vain,  les  mêmes  leçons, 
je  lui  prédis  mille  lois  les  mêmes  malheurs;  plus  incrédule  que 
rilonune  lui-même.  Telourdi  ne  tenait  aucun  conqjte  des  prédictions. 
M"arri\ait-il,  le  croyant  endcaini  sous  un  brin  d'herbe,  de  le  quitter  un 
instant,  si  courte  qu'eût  été  mon  absence,  je  ne  le  retrouvais  plus  à 
la  même  place;  je  me  rappelle  qu'un  jour,  et  à  cette  époque  ses 
seize  pattes  le  portaient  à  peine,  une  visite  que  j'avais  dû  faire  à  des 
Abeilles  de  mon  voisinage  s'étant  prolongée,  il  avait  trouvé  le  moyen 
de  grinqjer  jusqu'à  la  cime  d'un  arbre  ^  au  péril  de  sa  vie. 

A  peine  au  sortir  de  l'enfance,  sa  vivacité  le  quitta  tout  à  cou[). 
•le  cius  un  instant  que  mes  conseils  avaient  fructifié,  mais  je  ne 
tardai  pas  à  reconnaître  que  ce  (pie  j'avais  pris  pour  de  la  sagesse, 
c'était  une  maladie,  une  vérital)le  maladie,  pendant  laciuelle  il  semblait 
sous  le  poids  d'un  engourdissement  général.  Il  demeura  de  quinze  à 
vingt  jours  sans  mouvement  .  connne  s'il  eût  dormi  d'un  sommeil 
léthargique.  «  Qu'éprouves-tu?  lui  disais-je  (pieUpiefois.  Qu'as-tu.  mon 
cher  enfant?  —  Rien,  me  i(''pondait-il  d'une  voi\  altérée,  rien,  ma 
bonne  gouvernante;  je  ne  saurais  renuier,  et  pourtant  je  sens  en  moi 
des  élans  inconnus;  le  malaise  ([ui  m'accable  n'a  pas  de  nom.  tout  me 
fatigue  :  ne  me  dis  rien,  c'est  bon  de  se  taire  et  de  ne  pas  renmer.  .» 

Il  était  méconnaissable.  Sa  [)eau,  d'un  jaune  [)àle,  avait  l'apparence 
(l'une  feuille  sèche;  cette  vie  vraiment  insuffisante  ressemblait  tant  à  la 
mort ,  que  je  désespérais  de  le  sauver,  quand  un  jour,  par  un  soleil 
i'es[)lendissant ,  je  le  vis  se  réveiller  peu  ii  peu,  et  bientôt  la  guérison 
fut  entière.  Jamais  transfoiination  ne  fut  plus  complète;  il  était  grand, 
beau  et  brillant  des  plus  riches  couleurs.   Quatre  ailes  d'azur  à  reflets 


82 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


<.  iiisoilo.  iH'ii»i'nl  en  doniuinl  le  jour  ;i  leurs  [uMils,  Ce  son!  Ii^s  ll>int'- 
«(  noptèivs  lu'utivs  (jui  pourvoionl  à  la  sultsislaïuc  de  cos  èlros  ncnncaux  , 
«.  |)i-iv('s  tlos  soins  do  leurs  |)arouts.  (jui  vont  leur  cliereluM' des  aliments, 
i  el  (|ui  leuiplisseul  ainsi  auprès  deux.  a\ec  une  sollicitude  adniii-able. 
t>  rotliee  des  sœurs  de  la  charité  parmi  les  Honunes.  x 

Les  iletails  i)leins  dinlt'ièl  (|ue  notre  correspondante  nous  commu- 
nique sur  la  \it*  d'un  Papillon  ([u'elle  a  beaucoup  connu  pourront  servii' 
de  hase  ii  Ihistoire  i:cneiak'  des  nueurs  el  du  caractère  {\c>  i\ipillons  de 
tous  les  |)ays. 

Le   Singe   et   i.e    I'eruoquet, 

Rédactours  en  chef. 


^Ikssieurs  les  Rédacteurs. 


Si  j'avais  dû  \ou>  parler  de  moi.  je  n'aurais  point  entrepris  de  vou> 
écrire,  car  je  ne  crais  piis  qu'il  soit  possihle  de  raconter  sa  propre  histoire 
avec*  convenance  et  iiupartialitê.  Les  détails  qui  vont  suivre  ne  me  sont 
donc  point  personnels.  Il  \ous  sullira  de  savoir  que  si  je  ne  suis  pas  la 
dernière  à  vous  donner  de  mes  nouvelles,  c'est  (pic  malheureusement  les 
soins  de  ma  famille  ne  sauraient  m'ahsoil)ei". 

Je  suis  seule  au  monde,  messieuis.  et  ne  coimaitrai  jamais  le  honheur 
d'être  mère  :  je  suis  de  la  i!;rande  famille  ik'>  Hyménoptères  neutres.  Mais 
le  cœur  s'accommode  mal  de  l'isolement;  vous  ne  vous  étonnerez  donc 
point  que  je  me  sois  vouée  à  l'enseignement.  Un  Papillon  de  haut  parage, 
qui  vivait  tout  près  de  Paris,  dans  les  bois  de  Helle-Vue.  et  qui  m'avait 
sauvé  la  vie,  .se  .sentant  mourir",  me  su|)plia  de  ^()uloil'  hien  être  la 
gouvernante  de  son  enfant  qu'il  ne  devait  ()as  voir,  et  dont  la  naissance 
apprfKliait. 

Apres  queUpies  hésitations  hien  le.:.Mtimes.  san>  doute,  je  pensai  (jue 
si  je  me  devais  aux  Hyméno|)teres  mes  frères,  la  recoimais.sance  me 
laisiiit  pourtant  un  devoir  impérieux  d'accepter-  ce  dillicile  eni|)loi.  .Te 
pi'omis  donc  ii  mon  bienfaiteur  de  consacrer  ma  \ie  ji  Id-uf  (pi'il  me 
confiait,  et  rpi'il  a\ait  d(''|)OS('  dans  le  calice  d'une  lleur.  I/enfant  \it  le 
jour  le  lendemain  delà  mort  de  .son  père;  un  ia\on  de  soleil  le  lit 
éclore. 


■y 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


Il  ne  s'arrêta  qu'il  (Ihàtoau-Thiei'ry,  non  loin  des  bords  vantés  de  la 
Marne  qui  virent  naître  La  Fontaine. 

Ce  qui  l'arrêta,  vous  le  dirai-je?  ce  fut  une  humble  Violette  qu'il 
aperçut  au  coin  d'un  bois.  «  Comment  ne  pas  t'aimer,  lui  dit-il ,  petite 
Violette,  toi  si  douce  et  si  modeste  ?  Si  tu  savais  connue  tu  as  l'air  honnête 
et  charmant,  comme  tes  jolies  feuilles  vertes  te  vont  bien,  tu  compren- 
drais qu'il  faut  t'aimer.  Sois  bonne,  consens  à  être  ma  sœur  chérie, 
vois  -comme  je  deviens  calme  et  reposé  près  de  toi  !  Que  j'aime  cet  arbre 
qui  le  protège  de  son  ombre,  cette  paisible  fraîcheur  et  ce  parfum  d'hon- 
neur qui  t'environnent;  que  tu  fais  bien  d'être  bleue  et  gracieuse  et 
cachée  !  Si  tu  m'aimais,  quelle  douce  vie  que  la  nôtre  ! 

—  Sois  une  pauvre  fleur  comme  moi,  et  je  t'aimerai,  lui  dit  la  lleui- 
sensée  ;  et  (juand  l'hiver  viendra,  quand  la  neige  couvrira  la  terre,  quand 
le  vent  sidlera  tristement  dans  les  arbres  dépouillés,  je  te  cacherai  sous 
ces  feuilles  que  tu  aimes,  et  nous  oublierons  ensemble  le  temps  et  ses 
rigueurs.  Laisse  là  tes  ailes,  et  promets-moi  de  m'aimer  toujours. 

—  Toujours,  répéta-t-il,  toujours;  c'est  bien  long/el  je  ne  crois  pas 
il  l'hiver.  »  Et  il  reprit  son  vol. 

«  Console-toi,  dis-je  ii  la  Violette  attristée,  tu  n'as  perdu  que  le 
malheur.  » 

Au-dessous  de  nous  passèrent  les  l)lés,  les  forêts,  les  villes  et  les 
tristes  plaines  de  la  Champagne.  Tout  près  de  Metz,  un  parfum  venu  de 
la  terre  l'attira.  <(  Le  fertile  pays  !  me  dit-il;  le  vaste  horizon  !  que  cette 
eau  c[ui  revient  des  montagnes  doit  arroser  de  beaux  parterres  !  »  Et  je 
le  vis  se  diriger  d'un  vol  coquet  vers  une  Rose,  une  Rose  unique  qui 
fleurissait  sur  les  rives  de  la  IMoselle.  «  La  magnifique  Rose  !  murmu- 
rait-il; les  vives  couleurs  !  la  riche  nature!  Quel  air  de  fête  et  quelle 
santé  !  » 

«  Mon  Dieu  !  que  je  vous  trouve  belle  et  pleine  d'attraits  !  lui  dit-il; 
jamais  le  soleil  n'a  biillé  sur  une  plus  belle  Rose.  Accueillez-moi,  je 
vous  prie,  je  viens  de  loin,  souffiez  que  je  me  pose  un  instant  sur  une 
des  branches  de  votre  rosier. 

—  N'approche  pas ,  répondit  la  Rose  dédaigneuse  ;  sais-je  d'où  tu 
viens?  Tu  es  présomptueux  et  tu  sais  flatter;  tu  es  un  trompeur,  n'ap- 
proche pas.  » 

Il  approcha  et  recula   soudain.   «  Méchante!    s'écria-t-il ,   tu    m'as 


86 


LES    VVKMLUES    D'UN    PAPILLON. 


pitiuo  !  "  l'-t  il  iinmliiiil  son  ;iiK>  IV.tisst'c.  >.  Je  n  aiiii(>  plus  les  Uosrs. 
nj<)Uli«-t-il  ;  ollcs  soiil  i-i-uolU's  t-l  n'ont  iioinl  de  comm'.  NOIons  tMuoic» .  le 
lioulimir  l'sl  dans  riiuoiislaïuv.  » 


/> 


Foui  |)ivs  (le  lii.  il  ;i]»i'r<;iil  un  Us;  >ii  (lislinclion  le  cliiiiniii  .  ni;iis 
l'arislocratic  (If  >on  niainlicn.  son  iinpo-anlc  noMcsse  l'I  sa  l)lancli(Mir 
rintiniidèrc'iil.  ■>  Je  n'ox'  nous  ainicr.  lui  dil-il  de  sa  voi\  la  j)lus  ivs|K'c- 
lut'uso.  car  je  no  suis  (|u"un  Papillon,  cl  je  crains  da.Lritcr  Taii' que  volro 
présente  embaume. 

—  Sois  sans  lâche.  i'c|)ondii  le  Lis.  ne  clianiic  jamais  ,  el  je  serai 
Ion  frère.  » 

Ne  cliani:er  jamais!  En  ce  monde  il  n"\  a  j)lus  iiuèrc  «jue  les 
Papillons  (jui  soient  sincères  :  il  ne  put  rien  promclti'c.  Kl  un  coup  de 
vent  ]"em|>orta  sur  les  sables  d'arirenl  i]o>  bords  du  Pdiin. 

Je  le  rejoitînis  bientôt. 


Sui>-moi.  di>ail-il  dcja  a  une  .Mar.i:ucii(c  dc.>  champs.  >uis-nioi.  et 
je  saurai  taimer  toujours  parce  (jue  tu  es  simple  cl  naïve;  [lassons  U\ 
Khin.  viens  à  Baden.  Tu  aimeras  ces  fêtes  brillantes,  ces  conceils.  ces 
parures  el  ces  palais  enclianles.  et  <i'<  montairnes  bleues  (pic  tu  \ois  au 
fond  de  l'horizon.  Quitte  ce-  bords  monotones,  et  tu  seras  la  j)lus  .::;ra- 
cieuse  de  toutes  ces  fleurs  (pie  le  riant  pays  de  Haden  attire. 

—  Non,  n'pondail  la  fleur  vertueuse,  non.  j'aime  le  Fiance,  j'aime 
ces  bords  qui  mont  vue  naître,  j'aime  (v>  IVi(jueretles,  mes  s(Xmu's,  ([ui 
in'enUjurenl,  j'aime  cettt*  terre  qui  nie  nourrit;  c'est  là  .fpie  je  dois  vivre 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


87 


cl    mouiir.  Ne  iiio  deiiiamic  pas  de   mal  l'aiic.   »  O  (jui    l'ait  (jiron  jn'ul 
aiiiKM-  les  ^larguerik'S.  c'est  (lu'cllcs  aiinciit  le  hicii   cl   la  constance; 

(i  Je  ne  |)uis  te  snivi-e.  mais  toi.  tu  pciiv  rcstei';  et  loin  du  l)i'uit  de 
<•('  monde  dont  tu  me  parles,  je  t'aimerai,  (irois-moi  :  le  l)onlieui'  est 
facile,  conlie-toi  en  la  douce  nalinc.  Quelle  lleur  t'aimera  donc  mien\ 
(pic  moi  '.'  Tiens,  compte  mes  Icuilles.  n'(.'n  oultiié  aucune,  ni  celles  que 
je  t'ai  sacriliees.  ni  celles  (pic  le  cliaiitin  a  lait  tomber;  compte-les 
encore,  et  vois  que  je  l'aime,  (jue  je  t'aime  beaucoup,  et  cpie  c'est  toi. 
in.iii'at .  qui  ne  m'aimes  pas  du  tout  !  n 

(I  lu'sita  un  instant,  et  Je  \ is  la  tendre  (leur  es[)érer...  «  Pounpioi 
ai-je  des  ailes'.'  "  dit-il.  et  il  (juitta  la  terre. 

(i  J'en  mourrai,  lit  la  ^faii^Mieiite  en  s'inclinant. 

—  C'est  bien  ti')t  pour  mourir,  lui  dis-je;  crois-moi.  ta  douleiu"  elle- 
iiMMiie  passera,  il  est  rare  de  bien  placer  son  cœur.  » 

El  je  récitai  avec  Lamartine  ce  beau  vers  qui  a  dû  consoler  tant  di' 
llcurs  : 

N'est-il  piis  une  lerro  où  tout  doit  ivfiiMuii'? 


((  Werfjiss  mein  nivhl ^  aime-moi,  aime-moi;  touine  la  blanche 
couronne  et  ton  cœur  veis  ce  petit  coin  de  terre"  où  lu  es  adorée;  je 
suis  une  petite  plante  comme  toi,  et  j'aime  tout  ce  que  tu  aimes,  »  disait 
toul  bas  à  la  Marguerite  désolée  une  fleur  bleue,  sa  voisine,  qui  avait 
t  lul  entendu. 


<(  Bonne  fleur,  pensai-je.  si  les  fleurs  sont  faites  pour  s'entr'aimci^ 


88 


I.KS    WKNirUKS    D'I'N     P\1'IM,()N. 


|K'iil-cliv  s-Tiis-lii  rtH'omptMisco;  >  l'I  je  pus  rejoindre  moins  liislc  mon 
IVivolt»  olèN»'. 

u  J'aime  le  mouvement,  j'ai  des  ailes  jiDur  voKm'.  re|)elail-il  avec 
meliiiicolie.  Ia^s  Pa|»illons  soni  hien  ii  plaindic!  Je  ne  \en\  pins  rien 
voir  lie  eo  (jui  lient  ii  la  tei-re.  Je  veux  oublier  ces  lleurs  innnobiles,  ces 
ivncontrcs  m'ont  prolondemenl  allrislé  1  Cette  vie  m'est  odieuse...   » 

El  je  le  vis  s'élaneer  \ers  lelleiiNc.  connue  s'il  eût  ("le  empoiic*  |)ai' une 
résolution  soudaine!  In  funeste  |)ressenliment  traversa  mon  cerNcau... 
((  Grand  Diini  !  nréei-iai-je.  voudi'ait-il  inourii' !  »  Kl  j'arrivai  éperdue  au 
linrd  de  Teau  <|ue  je  savais  profonde  en  cet  endroil. 

Mais  dejii  t(»ut  était  calme,  et  rien  ne  paraissait  ;i  la  surface  (|ue  les 
leuilles  llottantes  de  Nemd'ai'  autour  des(|uelles  des  Araii;nées  acjua- 
ticnies  décrivaient  des  cercles  bizarres. 

Nous  lavouerai-jo?  mon  san.?  se  glaça  ! 

Folle  que  j'étais,  jen  fus  (juille.  Dieu  merci,  |K)urla  peui';  une  loulfe 
de  Roseaux  lue  l'avait  caché. 


•  Bon  Dieu,  me  criait-il  flime  \oi\  iailleii>e.  (pie  fais-lii  la  depuis  si 
lonirlemps,  ma  sai,'e  gouvernante  .'  Picnd>-!ii  le  liliiii  |)oiir  un  miroir,  ou 
bien  songerais-tu  à  te  noyer'.'  Viens  donc  de  ee  côté;  et  si  tu  as  (juelque 
aiïection  [K>ur  moi.  sois  heureuse,  car  j'ai  trouvé  le  b(jnheur  !  J'aime 
enfin,  et  cette  fois  pour  loujf»urs....  non  jilus  une  tii>fe  fleur,  attachée  au 
sol  et  condanmée  à  la  terre,  mais  bien  un  trésor,  ime  perle,  un  diamant, 
une  fdle   de  l'air,  une  fleijr  vivante  et  animée  (pii  a   des  ailes  enlin, 


LKS     \\  i:.\Tl  IIKS    D'I  \     l'M'ILLOiN. 


qualre  ailes  iiiiiicts  cl  lianspaicnlcs.  (Miiicliics  <1  aniicaiiN  pi'érieux,  des 
ailes  |)his  l)rlle>  (lue  les  iiiici\iKS  piMil-èlic,  pour  liaiiiliir  les  aiis  cl 
voler  avec  moi.   >• 

E(  j"aj)(M'cus,  |);)Si'('  sur  la  poiiilr  d  im  lîoscaii.  et  (litiiceineiil  halancée 
par  le  ncmI,  une  iiiaeieuse  Demoiselle  aii\  \  i\es  allures. 

n   Je  II'  picseiile  uia  lianeee.  me  dil-il. 

—  Quoi  1  m  ('criai-je,  les  choses  eu  soul-elles  <leja  la  '} 

—  Déjji  ?  re})artil  la  Demoiselle;  nos  ombres  ont  i^iandi,  et  ces 
Glaïeuls  se  sont  fermés  depuis  que  nous  nous  connaissons.  Il  m'a  dit  que 
j'élais  l)elle,  et  je  l'ai  aimé  aussitôt  pour  sa  franchise  et  pour  sa  bonne 
ii^ràce. 

—  Hélas!  IMademoiselle,  lui  répondis-je,  s'il  faut  se  ressembler  pour 
se  mai'ier,  mariez-vous,  et  soyez  heureuv.  Je  n'ai  pas  encore  pris  parti 
contre  le  maiiaire.  o 

,Te  dois  couxeuir  ([uils  arri^èrenl  à  Badeii  du  mèuie  noI,  ou  peu  s'en 
faut.  Ils  \  isitèreul  eu>einl)le.  le  même  jour,  a\ec  une  l'are  conformité  de 
caprice,  les  beaux  jardins  du  palais  des  Jeux,  le  vieux  cbàteau,  le  couvent. 
I.ichlentlial,  la  vallée  du  ciel,  et  la  vallée  de  l'enfer  sa  voisine.  Je  les  vis 
s'éprendre  tous  deux  du  fiais  nuu'mure  du  uièuie  ruisseau,  et  le  quitiei' 
tous  deux  avec  la  même  inconstance. 

Le  mariai;e  a\ail  été  annoncé  |)aur  le  lendemain.  Les  témoins  fui'cnl. 
j)our  la  Demoiselle,  un  Cousin  et  un  Capi'icoi-ne  de  sa  famille,  et  pour  le 
Pa[)illon,  un  respectable  Paon  de  imit,  qui  s'était  fait  acconq)aiiner  de 
sa  nièce,  jeune  Chenille  l'orl  Itien  élevée,  el  d'un  Bousier  (h;  ses 
amis. 

On  assure  que  dans  le  moment  où  le  Gerf-^olanl  (pii  les  maria 
ouvrit  le  Code  ei\il  au  chapitre  VI.  concernant  les  ciroils  et  les  devoirs 
respectifs  des  épou.r,  et  prononça  d'une  voix  |)(''nélrée  ces  foiniidables 
paroles  : 

{(  Akt.  21:2.  —  Les  époux  se  «loivent  mutuellement //(/é/Z/é^  secours, 
«  assistance. 

«  Art.  2J;).  —  Le  mari  doit  protection  à  sa  femme,  la  femme 
«  ohéissancch  son  mari. 


90 


LKS    AVKNTLRES    D'UN    PAPILLON. 


ACTES     CIVILS 
SM12  Dxs  MARIAGES 


Ar.i.  :21'|.  —  Lii  rciiiinc  ('>t  oldiiicc  d  luiliilcr  iixcc  le  iiiiiri  cl  de 
'-  le  >u'\\n'  paii oui  ou  il  est  oblliré  de  r(''sider,  »  la  iiiaiiée  (il  un  iiioiinc- 
inent  d'effroi  (|ui  n'échappa  à  aucun  des  assistants.  Une  vieille  Demoi- 
selle, quune  lecture  intelliirenlc  d-  la  Phijsinlofjic  du.  iii(irltu/e  de  M,  de 
Balzac  avait  conlirniée  dans  ses  id('es  de  celii)al.  cl  (jui  a\ait  fait  de  ce 
livre  son  vade  mocum,  dit  {prassurénienl  une  Demoiselle  n'aurait  point 
ainsi  rédii^é  ('('>  trois  aiticles.  La  plu-  jeuue  i\{^<  somiis  de  la  mariée, 
Lil)ellule  tres-impressionnaMe.  fondit  eu  Ijuiues  en  celle  occasion  poiu' 
se  conformer  à  lusaire. 


LKS    A\  KMIHKS    D'UN     l'\lMLL().\. 


1)1 


Le  soir  même  une  grande  fête  fut  donnée  sur  la  lisière  des  l)eau\ 
lH)is  (|ui  (Miloureiit  le  château  de  la  Favorite,  dans  le  sillon  d'un  cIimmii) 
de  l>l(' (ju'on  avaitdisposé  à  cette  intention. 

Des  lettres  (Tinvitalion.  impi'imées  en  couleur  et  en  or  piu-  Sili)erniann 
de  Slrasboui'ii,  sur  des  feuilles  de  unn-ier  superflu,  avaient  été  adressées 
aux  étrangei's  de  distinction  (jue  le  soin  de  leur  santé  et  de  leur  plaisir 
avait  anuMK's dans  le  duché,  et  aux  notables  insectes  badois  que  les 
époux  Aouliiient   l'endre  tiMUoins  de  leur  f;islueu\    bonheur. 

Les  i)re|)ar;itils  de  cette  fête  liienl  tant  de  bruit,  (jue  les  chemins 
furent  bientôt  couNcrts  par  l'aflluence  des  invités  et  des  curieux.  Les 
Escargots  se  mirent  en  route  avec  leurs  '  équipages  l\  la  Daumont  ; 
les  Lièvres  montèrent  les  Tortues  les  plus  rapides;  Les  Ecrevisses 
pleines  de  feu  piaffaient  et  se  cabraient  sous  le  fouet  impatient  de 
leurs  cochers.  Il  fallait  voir  surtout  les  Vers  ii  mille  })attes  galoper 
ventre  i»   terre  et    bi-ùle!"  le   p;ivé.    C'était    ;i  (jui    arriveiait  le  prenn'er. 


V  -^"-^ 


Dès  la  veille,  dc:^  baladins  avaient  dressé  leurs  théâtres  en  plein 
vent  dans  les  sillons  voisins  de  ce  sillon  fortuné.  Une  Sauterelle  verte 
exécuta,  avec  et  sans  balancier,  sur  une  corde  faite  avec  les  pétioles 
llexibles  de  la  Clématite,  les  voltiges  les  plus  hardies.  Les  cris 
d'enthousiasme  du  jx'uple  des  Limaçons  et  des  Tortues  émerveillés  se 
mêlaient  aux  fanfares  du  cavalier  servant  de  cette  danseuse  infati- 
gable. Le  triomphant  Ci'iquet  s'était  fait  une  ti'ompette  de  la  corolle 
d'un  Liseron  tricolore. 


1)2 


1.1 


S    \\  i:\  niîKs   HT  \    r\  ri  1.1. ON. 


•I    Va 


Mni^  l.i.'nlol  le  b..l  <•..!.. iM.'n.;..  I.m  ..mim.ou  lui  iMnnl.r.M.s.'  ri 
fAlo  brilh.nt..  Un  V.t  I.h.m.i  .1-^  plu^  ruU.u\u^  >rU.il  clmr^é  cl'o.- 
.^nni^T  une  illu.ninat.on  a  ^.ormMjn.  >..rp.».  lo..!.  ,.n.^.nHl.on  ;  les 
'lAiciolos.  ros  iK.tit.s  ôfoilos  H.  la  t.nv.  >us,...m.I...s  .n..-  u„  mt  .nl.n. 
Hux  ein,h.n.U.s  lô::i..vs  d.s  ConvoKnlus  .-n   IV.n.   lun-nl   trouvées  (1  nn 


SI     IlIfTN* 


ilh-ux   .-iï.-!.   (j.ir    loin    !<■   i.ioïKlr  mil  (|iiune  lée    avait    passe 


m:s    w  i:\Ti  HKs   i)'i;\    i'\  i-illon.  93 

par  là.  Los  ti|a;es  dorées  des  Asli;ii;al('s.  counciUs  de  ruli>;ores  et  de 
LiiiiipM'cs .  ré|t;iii(liii('iil  une  Ifllc  liiiiiiric .  (\\w  les  Piipilloiis  de  jdiii* 
eu\-iiièiiu'S  lie  purent  d'alioi-d  soiileiiir  li'clal  sans  |)areil  de  ees 
\ivanles  llamiiies;  (juanl  aux  Xocluelles.  Iieaucouj)  se  ivtirèi-ent  avant 
UMMuc  daxoir  \n\  l'aiiv  la  r('\('r('n(('  aux  nouxcaiiN  ('|)()U\  .  cl  celles 
<pii.  par  aniour-pi'opre,  sélaieni  oitstinées  il  l'esler .  seslinièrent 
heureuses  de  pouvcjir  s'ensevelir,  tant  (jue  dura  la  fêle,  sous  le  velours 
de   leurs   ailes. 

Quand  la  niariiH'  |)arul  .  lasscnilik'e  entière  ('clala  en  transports 
dadiniralion.  tant  elle  était  belle  et  l»ien  parée.  I^^IU'  ne  prit  pas  un 
moment  de  i-e|i()s.  et  chacun  lit  compliment  ii  Theureux  époux  (qui, 
<le  son  c(")lé .  navail  pa>  nian(|n(''  une  contredanse)  (\v^  iii'àces  irré- 
sistililcN   de   celk'   ;i   hunielie   il    unissait  sa   (hstinée. 

l/orchestre.  contluil  par  un  liouidon,  \ioloncelliste  hahile  et  élève 
de  lialta.  joua  avec  une  -raiMle  perfeetion  les  valses  encore  nouvelles 
et  déjii  tant  aihnii'i'es  de  Reher,  et  les  eontredanses .  toujoui's  si 
chères  aux  Sauterelles,   du   pi'é  aux  fleurs. 

Yeis  minuit,  une  rivale  de  iai^lioni.  la  siiinorina  (^avaletta,  vêtue 
d'une  robe  de  nymphe  assez  transpaienle.  dansa  une  saltarelle  qui, 
devant  cette  assemblée  ailée,  n'obtint  (piun  médiocre  succès.  —  Le 
bal  fut  alors  coujjé  j)ar  un  i^rand  concei-t  vocal  et  instrumental,  dans 
lefjuel  se  hrent  entendie  (\v^  altistes  de  tous  les  pa\s  que  la  belle 
saison   avait  réunis  ;i   Baden-Baden. 

Un  (irillon  joua,  sur  une  seule  corde,  un  solo  de  violon.  (|uc 
Paganini  avait  joiu'  \>vu  d'heures  avant  sa  mort. 

Une  Cigale,  (pii  a\ait  lait  fnrore  à  ^lilan.  cette  terre  classique 
des  Cigales,  fut  Ibrt  applaudie  dans  une  cantilène  de  sa  composition, 
intitulé  le  Parfum  des  Roses,  et  dont  le  rhythme  monotone  l'appelait  assez 
heureusement  l'épithalame  chez  les  anciens.  Llle  chanta  avec  beau- 
coup de  dignité,  en  s'accompagnant  elle-même  sur  une  lyre  antique, 
«pie  (juehiues  mauvais  plaisants  prirent  pour  une  guitare. 

Une  jeune  Grenouille  genevoise  chanta  un  grand  air  dont  les  paroles 
•étaient  enqjruntées  aux  Chants  du  Crépuscule  de  M.  Victor  Hugo. 
Mais  la  fraîcheur  de  la  nuit  avait  un  peu  altéré  le  timbre  de  sa  voix. 


i.i:s    \\  KMi  in:s   d"  i  n    l' vni.i.oN. 


%,. 


^ 


l  II  |{(»>^i.irnol  .  (jiii  m-  lloii\;ii(  |»:i|-  IrisnJ  Sjx'chihMii'  de  celle 
ii'K-e  (jiiii^i  rosale.  ce  l.i  ii\ec  une  li nine  iii/ice  iiiliiiie  ;iii\  iii>l;iiices 
«le  l'assoinhléf.  b'  (li\iii  cli;iiileiir.  du  |i;miI  de  mjm  ;iil)ie.  d(''j)l(na 
dans  le  silence  de  la  iiiiil  loules  les  ricliesses  de  xmi  i^osier,  et  se 
surpassa  dans  un  ni  )rceau  foil  dillicilt'  (|M'il  ;i\iiil  enlendii  clumlei- 
une  seule  fois,  disail-il.  a\('c  une  ininiilidtle  |(ei  leclion .  pjii  une 
i-'ianle  altiste,  madame  \  iai.lol-fiarcia .  dii:ne  scr'ur  de  l;i  celel)re  Maria 
-Maiil^ran. 

Enlin  Im  eoneeil  fut   tMiniu'  pai    le  Ik'MI   c::a'Ui'  de  la  Mitrllc  :  Voilii 


LKs    w  i:\Ti  ui:s    d'  in    i-  \  pi  I.I.ON.  (j.-) 

des  fleurs,  voilà  des  fruils,  (|iii  fut  <Iuiiif('.  nvcc  un  onsoinltlo  U)vt  rare  à 
rOpéi'a,  |)ar  des  Searal»ees  de  rose  Idiiiiclic  cl  iU'>  (lallidics. 

Pendant  celle  dciiiicrc  pailic  du  coiiccrl.  cl  a\cc  un  ii-jtropos  (inc 
l'on  Nonlul  hicn  li'.)U\cr  iniicnicuv.  nn  sonpcr  compose''  (\{'<.  sucs  les 
plus  c\(piis.  extraits  des  llcins  du  jasmin,  du  nixric  et  de  roranii:er, 
lut  servi  dans  le  calice  des  j)lus  jolies  petites  cloclielles  bleues  et  roses 
(|u"on  puisse  voir.  Ce  délicieux  s  )uper  avait  été  préparé  par  une  Ai)eille 
dont  les  secrets  eussent  lait  en\ic  aux  marclian<ls  de  bonl)ons  les  plus 
renommés. 

Aune  lieuiv.  la  danse  avait  repris  toute  sa  vivacité,  la  lète  était  à  son 
apogée. 

A  une  heure  cl  demie,  (les  bruits  étraniics  connnencèrent  à  circuler, 
chacun  se  |)arlait  ;»  Ittreille;  le  mai'ié.  furieux,  disait-on.  cherchait  et 
cherchail  en  \ain  sa  fciiDim  dispai'ue  depuis  vinitl  nunules. 

Quelques  Insectes  de  ses  amis  lui  affirmèrent  obli.neannnenl.  poui-  le 
l'assurer  sans  doute,  (pi'elle  venait  de  danser  une  niazure<U  avec  un 
Insecte  fort  bien  mis  cl  be;iu  danseur,  son  paivnl,  le  même  c|ui  le  matin 
a\ait  assisté  comme  témoin  à  la  célébration  du  mariai^e.  «  La  |)erlide  ! 
s'écria  le  pauvi'e  mai'i  désespéré;  la  perfide!  je  me  veni>erai  !  d 

J'eus  pili>'  de  son  (h'sespoii'.   «  Viens,   lui  dis-je.    calme-loi  et    ne  t<' 
ven.iïe  pas,  la  vengeance  ne  répare  rien.  Toi  (pii  as  semé  l'inconstance,^ 
il  est  triste,  mais  il  est  juste  que  tu  recueilles  ce  que  tu  as  seîiié.  Ouitlie  : 
cette  fois,  tu  fcias  bien.  Il  ne   s'a.i-it  pas  de   maudire   la  vie,  mais  de  la 
j)0!'ter. 

—  l"u  as  raison!  sécria-t-il  ;  décidément,  lamoui-  n'esl  pas  le 
bonheur.  )>  Kt  je  par\ins  à  l'entraîner  loin  de  ce  champ  tout  ;i  l'heure  si 
animé,  dont  la  nouvelle  de  son  infortune  avait  fait  un  dc'sert. 

La  colère  dc>  Papillons  n'a  .i;uère  plus  de  portée  qu'une  boutade.  La 
nuit  était  sereine,  l'aii-  était  jtur,  r\m  fut  assez  pour  (pie  sa  belle  humeur 
lui  revint;  et  en  quittant  les  jardins  de  la  Favoi'ite,  il  souhaita  presque 
iiaiement  le  bonsoir  à  une  Belle-de-Xuit  qui  veillait  |)iès  dune  Belle-de- 
.lour  endoi'mie. 

Arrivés  sur  la  route  :  «  Tiens,  me  dit-il,  vois-tu  cette  dilii^ence  (jui 
letourne  à  Strasbourg?  Profitons  de  la  nuit  et  posons-nous  sur  rinq)é- 
riale  :  ce  voyage  à  travers  les  airs  me  fatigue. 

—  Non  pas,  lui  répomlis-je,  tu  as  échappé  aux  épines,  à  l'eau  et 
au  désespoir,  tu  n'échaj)perais  pas  aux  Ilonunes  :  il  se  peut  qu'il  \  ait 
(|uel(pie  lilet  dans  cette  lourde  voiture,   fj'ois-moi ,  rentrons  en  France, 


M,;  i.Ks   \\  KNTi  iu:s  D'i  \    i'\ni,i.(t.\. 

sur  nos  ;iil('>.  I<>iil  siiii|)lriiit'nl.  Lt^i^iiind  air  le  Irra  du  lti(Mi,  (M  ilaillcurs 
nous  ariMNi'rons  |tlu>  \ilr  cl  suis  poussiôrc.    > 

HiiMilùl  K«'hl,  It'  liluu  (M  son  |)i)ul  de  l»alr;ui\  l'uwul  dcrrirrc  nous. 
Arrives  ii  Slra>lioui'.-.  ce  lui  avec  le  |)lu>  i;iaud  clouncuuMU  (|Ut'  je  le 
>is  s'arrôUM' d('\aiU  la  llctlic  dr  la  calliodralc,  dont  il  admira  rék'.nancc 
l'I  la  liardi(>»i'  en  des  Umuh'>  (|u"un  ailisic  nCùl  pas  désavoués,  u  J'ainio 
(oui  fi'  (jui  est  licau  1    >  sCcria-l-il. 

I.t'>  l'sprils  li\y:ors  aiiucnl  toujours,  cosi  pour  eux  un  ôlal  pcrnia- 
nt'iU  cl  ni'ct'ssairc.  ("«'sl  sculcuiiMil  robjcl  (|ui  clianijc;  s'ils  oublicnl, 
c'rsl  poui'  r(MU|)laci>r.  lu  peu  plu>  loin,  il  salua  la  slaluc  de  <iul('n- 
luMii  (piand  jt'  lui  eus  dil  (pic  ce  i»ron/.c  de  l)a\i(!  elail  un  lioiuniaiic 
rendu   tout    l'éceinnienl    a    I  in\culeur  de   rinipriuiciie. 

Vu  |)cu  plu>  loin  cucoic.  il  sincliua  dcNanI  liuiaiic  de  Kli'hci'.  «  Ma 
bonne  irou\ei'nanlc ,  nie  dil-il.  si  je  nt'Iais  Pa|)illon.  j'aurais  été 
arlisle.  j'aurais  cIcNt*  de  l»eau\  uioiunnenls,  j'aïu'ais  lail  de  i)eau\ 
livi-es  ou  de  hcllcs  sialucs.  ou  liirn  je  serais  devenu  un  héros  el  je  serais 
inori   iLrlori«'Useiuenl.     ■ 

Je  prolilai  de  l'occasion  pour  lui  apprendre  (pi  il  n'esi  pas  doniH' 
îi  Ions  l«'s  liero>  de  uiourii'  en  coudiallanl.  cl  (pie  Kleher  niourni 
assassin!'. 

I.e  jour  \enait.  il  l'allul  >!!n.i^ei'  ii  lrou\er  un  asile;  j'a|)ercus 
l)eurcu>cnicnl  une  lénèlic  (pii  s"ou\iail  dans  une  salle  iiiiiiiense  (pie 
je  rec((iniu-  |>  iiir  ap])arlenir  a  la  l>diliot!i('(pic  de  la  ville.  Klle  était 
j)leine  (11-  li\re>  cl  (rolijcl>  précieux.  Nous  cnliàincs  >ans  ciainle, 
Ciu-,  à  Slrasl)ourir  coiiiiiic  |»ailoul.  ces  >alles  de  la  science  sont  tou- 
jours vides. 

Son  alleiition  lui  alliree  par  un  liroii/.e  anli(pie  de  la  |)liis  Irlande 
beauté.  Il  loua  a\ec  enlliou>iasine  le>  li.i:nes  iiol»le>  el  se\('res  de 
cetlc  inipr)sanle  .MinciNc.  cl  je  c\[\<  un  in>lanl  (piil  allait  ('coulei'  le.s 
(•on>eil>  d'airain  de  I  iiiip -i  issah'e  >ai:csse.  Il  >'  c  )iitenl  i  de  remar- 
quer  (pie    le>    llomilie>    rai>aient    de    ln'lles    clio>e>, 

(>  Mai-,  oui.  lui  r(''j)on  lis-je ,  il  n'e>l  prcsipie  |)a>  une  seule  de 
leur  Nille  (jiii  ne  |)(jssede  un*  l»il»liollie(|ue  pleine  de  cliers-d'œuvre , 
que  liien  peu  d'entre  eu\  .-«aNeiil  appre(  ici.  et  un  mu>ee  d'Jiistoire 
naturelle  qui   devrait    doiuier  a   peiixi    au\    l'aj)illoii>   eux-mêmes.  » 

Cette  réflexion  le  calm  i  un  |)eu.  et  il  >e  tint  c(;i  jus(pj'au  soir. 
Mais  apn'-s  tout  un  jour  de  repo>,  a  la  tomlx-e  de  |i  nuit  ri(.'n  ne 
put    l'anéier:   et    il   cepiil    -ou    \ol   de    plu>   Itelle. 


LKS    WKiNTlKKS    |)l\     l'M'IlJ.ON.  97 

«  Attends-moi!  lui  criai-je,  attends-moi!  dans*  ces  murs  habités 
pai'  nos  onnoiiiis,  tout  est   piéi<e,  tout  est  ii  ciaiiKlif.   » 

Mais  l'insensé  ne  m'écoutait  plus;  il  avait  aperçu  la  vive  lueur 
d'un  bec  de  i<a/  (ju'on  venait  (rallumer,  et,  séduit  par  cet  éclat 
trompeur,  enivré  pai'  rchlouissanle  lumière,  je  le  vis  tournoyer  un 
moment  autour  d'elle,    puis  (omber... 

i  Hélas!  me  dit-il.  ma  pauvre  mie,  soutiens-moi;  cette  belle 
llamme  m'a  lue.  je  le  sens,  ma  brûlure  est  mortelle;  il  faut  mourir, 
et    mourir  brûlé  I...  c'est  bien  vuli^aire. 

((  jMoui'ir.  répétait-il.  mourir  au  mois  de  juillet,  quand  la  vie  est 
partout  dans  la  nature  !  ne  plus  voir  cette  terre  émaillée  !  Ce  qui 
mï'lIraNe  i\o  la  moii,  c'est  son  éternité. 

—  l)éti'om|)e-toi,  lui  dis-je;  on  croit  mourir,  mais  (m  ne  meurt 
pas.  La  mort  n'est  ({u'un  passage  à  une  autre  vie.  »  l^^t  je  lui  exposai 
les  consolantes  doctrines  de  Pythagore  et  de  son  disciple  Archytas  sur 
la  franslormation  successive  des  êtres,  et,  à  l'appui,  je  lui  rappelai  (pi'il 
avait  été  déjii  Chenille,  (chrysalide  et  Papillon. 

«  Merci,  me  dit-il  d'une  voix  presque  résolue;  merci,  lu  m'auras 
été  bonne  jusqu'à  la  lin.  Vienne  donc  la  mort,  puisque  je  suis  immortel! 
Pourtant,  ajouta-t-il,  j'aurais  voulu  revoir  avant  de  mourir  ces  bords 
fleuris  de  la  Seine  où  se  sont  écoulés  si  doucement  les  premiers  jours 
de   mon  enfance.  » 

Il  donna  aussi  un  regret  à  la  Violette  et  à  la  Marguerite;  ce  souvenir 
lui  rendit  quelques  forces.  «  Elles  m'aimaient,  dit-il;  si  la  vie  me  revient, 
jirai  chercher  auprès  d'elles  le  repos  et  le  bonheur.  » 

Os  riants  projets,  si  tristes  en  face  delà  mort,  me  rappelèrent  ces 
jardins  que  font  les  petits  enfants  des  Hommes  en  plantant  dans  le 
sal)le  des  branches  et  des  fleurs  coupées,  qui  le  lendemain  sont  flétries. 

Sa  voix  s'affaiblit  subitement.  <(  Pourvu,  dit-il  si  bas  (jue  j'eus  peine 
il  l'entendre,  pourvu  que  je  ne  ressuscite  ni  Taupe,  ni  Homme,  et  que  je 
revive  avec  des  ailes  !  » 

Et  il  expira. 

Il  était  dans  toute  la  force  de  l'âge  et  n'avait  vécu  que  deux  mois  et 
demi,  à  peine  la  moitié  de  la  vie  ordinaire  d'un  Papillon. 

Je  le  pleurai,  monsieur;  et  pourtant  quand  je  songeai  à  la  triste 
vieillesse  que  son  incorrigible  légèreté  lui  préparait,  je  me  pris  à  penser 

13 


I  I 


s    w  fM  I  MKH    l»'UN    P^I'ILLn»<. 


(IIH*   loill  rl.lll    |H.lir   U'    IMHIIV    «lilll*    l«-   IIHlIltMii    .1.-    m-  III.  -    j-' 

ir  >iiis  (le  I  ;i\i^  ilr    Li    liniM'H'   :   r'ol   iiim-    ^'tviimI*'  <liff«»nii 

,,,,iiifr  <|ii  lin   \m-iII.ikI   InXMir  ri  Ij'KIT. 


4i 


<^>ll,llll     ,1    Ll     hcllinlx-IU'   (|ll  il    .IN. ni     r|MiUM>(*.   H|   \nllo   \vtU'/ 

i|n  l'Ilr  iIcMiil.  \nii^  |M)u\r/  la  voir  li\(*i>  rnlîn  .  an  iiim\«mi  tl  i> 
xMis   Ir    iMiiiM-m    IS'|().  <lan^    l.i    (  nlliNiinn  «liin   («nind-niH-  nUi-n 
iiinalriii    |Mssinnn«*  «l'InxMios.  (|iii    rliass^i    iniii^'inln  ;ni    lilol .  «l;«i 
|>fn|irir|<  >>  xiiiii  l'v    1  i|iii>'i{iii»s  )ii>iii>x  ili<  1^1  'm  .   Ii>  l«MHi«>iii.iin   «l«-  o-^ 
Iniirslrv. 


LKS     \\  KNTl   |;i;s    DM   \     I'  \l'l  M.()\.  w 

Vous  vorroz  (oui  impies  un  bel  luscclc  li\('  par  le  même  procédé 
sous  le  nuiui-ro  IcS'il.  La  Deiiioiselle  cl  I  Iiiscclc  a\aioiil  été  pris  le 
niènic  joui',  du  même  coup  de  lilet,  pai'  llieureuv  prince  (pie  le  ciel 
semblait  avoir  lail  naître  pour  (pi  il  servît  ainsi  d'instrument  aveugle  à 
son  inexoi'altle  justice. 

I'.  .1.  Staiii.. 


LES    CONTRARIÉTÉS 


DUN    CROCODILE 


mistM-abh 


OIS   voyez  on    nui     jjcrsoniie.    Mossicuis.  un 
animal    \i\en   i-onli'ai'ic'  ! 
On  !«'  st'iail  ;i  moins. 
Jn. !:»'/-(  Ml. 

Qn'('s(-<('  (pic  je  (Icmamii'? 
A  inîui.uer.  à  (li.i^éicr.  ;i  iloi'inir.  à  cliaiillcr 
mon  <'j)ciissi'  cuirasse  au  soleil.  Peu  m'iniporlc 
(|iic  les  autres  èti'es  de  la  création  (l(''j)loienl 
«le  l'aclivité.  et  s'éveiluent  jxiur  jLragnei'  leur 
existence  1  Trar.(iuille  dans  mon  i^îte.  j'attends  ma  proie  et 
la  dcvorc.  Issu  des  illustres  Tlrocodilcs  (pradoi'aicnl  auliclois  les  Egyj)- 
liens.  je  «lois  être  fidèle  a  mon  origine  aristocrati(pie,  dédaigner  les 
jouissances  intellectuelles  et  n'entrer  en  relation  avec  mes  voisins  que 
|Kjur  les  cnxpier. 

Eli  i)ien  !  on  ose  me  (U'i'anger.  moi.  gentilliomme  Sauiien  ! 
Les  Hommes,  sons  divers  prétextes.  li-oiil»lent  ii  charpie  instant   ma 
<|uiétude.  Ils  ont    invent«'  la  .:.'iierre  ;  ils   ont  en>iiite  in\enle    le   f)i'r)gres 
pacificjue.    «'t    ce    sont    autant    d  imai-'inations    dont   je  suis    rinroitimi'e 
victime. 

Je  suis  bien  contrarié. 

Mes  premières  années  avaient  été  heureuses.  Par  une  belle  matiné<; 
*rété  (mon  histoire  commence  comme  un  roman  iiK^derne) .  je  perçai  la 
c<^KpjilIe  de  IVeuf  où  j'étais  renfermé,  et  j'ajK'rçus  pr)iM  la  ftremière  fois 
I;.  liitiij.Te.  J'avais  à  ma  gauche  le  désert  hérissé  de  .>(4iinx  et  de  pyra- 


LES    CONTRARIl'ïÉS    D'UN    CROCODILE.  101 


inidos.  il  iiiii  droilc.  le  Nil  cl  iiic  ncniic  de  ll;i<ni(l;ili  ;i\('c  ses  jillccs  (!<' 
syt-oinoivs  cl  d'oranijcis.  S;ims  pccudcc  le  lciii|)>  (riidinircr  ce  spectacle, 
je  iiravaii(;;n  >ei's  le  neuve,  cl  d('l»ulai  dans  la  caiiicrc  :^asli()ii()iiii(|iie  en 
a\ahml  un  l'oisson  (|iii  passail.  Jaxais  laisse  <\)\'  le  salile  environ 
(juaranle  «culs  senddalilcs  ;i  cehii  dOii  je  venais  de  sortir.  Onl-ils  riv 
d('cini('S  |)ar  les  Loiili'cs  cl  les  Iclineiinioiis'.'  Soiil-ils  eclos  sans  eneond)re? 
Je  ne  m Cn  in(|uièle  jLiuère.  Poin'  les  Irancs  (  j'ocoililes.  les  liens  de  l'aniille 
ne  sonl-ils  pas  dos  chaînes  donl  il  est  hon  de  s'airrancliir'.' 

Je  vécus  dix  ans  en  nie  rassasiant  tant  hien  (pie  mal  il'Oiseauv 
pécheurs  et  de  (liiiens  errants;  parvenu  ii  Tài^e  de  l'aison,  cest-à-dire  à 
l'ài^e  où  la  plupart  des  êtres  créés  coiiinieiu  eut  ;i  déraisonner,  je  nieHvrai 
i\  des  réilcxions  pliilos!)phi(pies  dont  lei'ésultal  fut  le  nionolo,mie-*;uivant  : 

(1  La  nature,  nie  dis-je.  ma  <'onil)lé  de  ses  plus  rares  faveurs. 
<;iiarines  de  hi  li.uure.  éléi;aiiee  de  la  taille,  capacité  de  resloniae.  elle 
iifa  tout  |)rodiirue.  la  lionne  mère!  sonitcons  ;i  faire  usa.^e  de  ses  dons. 
Je  suis  propre  ii  la  vie  horizontale;  altandonnoiis-nous  à  la  mollesse;  j'ai 
(juaire  raiii-ées  de  dents  acci'i'cs.  maniieoiis  les  autres,  et  lâchons  de  n'en 
pas  être  inaniré.  Pialicpions  l'art  de  jouir,  adoptons  la  morale  des  viveurs, 
ce  (pii  é'(juivaul  il  n'en  adopter  aucune.  Fuyons  le  mariaii;e;  ne  par- 
taii:eons  pas  avec  une  compa.nne  une  [li'oie  (pie  nous  pouvons  i>:arder  tout 
ontière;  ne  nous  condamnons  pas  ii  de  lonirs  sacrilices  pour  élever  une 
hande  (reniants  iiiLiials.  n 

Tel  fut  mon  plan  de  conduite,  et  les  eharines  de^  Sauriennes  du  grand 
lleuve  ne  me  tirent  jxiint  renoncer  il  mes  projets  de  c(''lil)at,  Une  seule 
fois  je  crus  ressentir  une  passion  sérieuse  poui'  une  jeune  (Crocodile  de 
<-in([uaiite-deu\  ans.  0  .Mahomet!  (pi'elle  était  belle!  Sa  tète  aplatie 
semhlait  avoir  été  coin|)!-iiiiée  entre  I(n  pinces  d'un  (Mail;  sa  irueule  rieuse 
s'ouvrait  lariie  et  |)roronile  comme  rentrée  de  la  |)vramide  de  Clu'ops.  Ses 
petits  yeux  verts  étaient  i;arnis  dune  [)au[)iéie  aussi  jaune  (pie  leau  du  Nil 
«iébordé.  Sa  |)eau  était  rude,  l'alioteuse,  seiiu'C  de  mouchetures  verdàties. 
Toutefois  je  résistai  ii  la  sé'duction  de  tant  datli-aits.  et  rompis  (\e>  nœuds 
qui  menaçaient  de  m'atlacher  |)oiir  toujours. 

Jeine  contentai,  durant  |)lusieurs  amu'cs,  de  la  chair  des  ([uath^upèdes 
ot  des  habitants  du  fleuve.  Je  n'(jsais  suivre  rexemple  des  vieux  Cro- 
codiles, (^t  déclarer  la  i;uerre  au\  Hommes;  mais,  un  jour,  le  shérif  de 
Uahmanieh  passa  près  de  ma  retraite,  et  je  l'entraînai  S(3us  les  eaux 
avant  que  ses  serviteurs  eussent  eu  le  tem|)S  de  détourner  la  tête.  Il  était 
tendre,   succulent.  <'omme  doit  l'être  tout  dii^nitaire   grassement  payé 


10-2  LES    CONTI!  \MII  TKS     l)'l\     C  lîOCOD  I  I.K. 

iMXir  lit'  lien  l";iir<'.  ^•iit'  <li'  \\i\u[>  cl  |iiiiN>;ml>  M'if^nciir-^  <l(iiil  je  M)U|)(M'ins 
\t)|(»nli«M>  î 

|)i'|Uiis  ccllr  f|iit(Hic.  je  (lt'(liiii:n;ii  lr>  HtMo  [loiir  lr>  lloiiiiiics;  co 
iliMnicis  \;ilt'iil  iiiicuv  lomiiii'  comoliltlc .  cl  ce  soiil  (riiillciiis  IK» 
t'mi(Miii>  iiiiliiit'U.  .If  ne  litid.ii  |);is  ii  ;ic(|ii('rii'  piirini  mes  conrivrcs  une 
liiiiilc  i«'|»iil;ilittn  (I  ;ui(l;i(t' fl  de  >\  liinilisiiic  .1  Vl;ii>  le  nti  de  loiilcs  l(Mir> 
iV'Io.  le  |tr«si(l(Mil  (le  hni>.  Iciiis  ItiiiKiiicIs;  les  lionls  du  Nil  ruiciil  soiivcnl 
liMiioins  de  nos  rcimions  .i^iisIroMniiiiiUKs.  cl  iclciilin'iil  du  Iniiil  de  ik» 
(•|i;iM«.itn--  : 

\iiii>.  il  liirti  inaii:_'cr-  le  s;ii;i'  inel  Sii  |.'I(»iit'. 
Prolongeons  nos  festins  sous  lo  riol  d'Oiionl  . 
Kt  bro)ons  sans  pitié  duno  forte  mâchoire 
l.'inridéle  et  le  \rai  eroyaiit. 

L'Homme  prétend  réj^ner  sur  la  race  amphibie: 
Il  eroit  les  Sauriens  de  ses  lois  dépendants. 

Lui  (pii  jierd  sous  les  oau\  les  foires  ol  la  vie,  ^ 

Lui  qui  n'a  que  trente-deux  dénis  ! 

Il   peut  être  vainqueur  en  de  i^randes  batailles  ; 
Mais  (piand  il  veut  tourner  ses  armes  tonire  nous, 
Notre  dos  ruirassé  de  soliiles  écailles 
Kst  impéncti-able  ii  ses  coiips. 

Jamais  il  n'a  servi  notre  chair  sur  ses  tables. 
El  nous,  nous  dévonuis  ce  rival  odieux. 
Jadis,  pour  conjurer  nos  urilTes  redoutable^. 
.  Il  nous  pria  comme  des  dieux  ! 

Au  (•..llilliciicciliriil  dr  |;i  liiiir  de  Uiilt\ -cl-.\  h.lirl  .  ijui  de  I  ll(^.Liil•(• 
1-2l;5.    iiiiliviiinil   dit  Ir  .",    iJK-i'iiiidoi'   :iii    \ll.;niliv iil   dil    le  '2l,jiiilh>| 

J  7î>8.  je  soiiiiii<'il|;ii>  >uf  un  lil  de  i()st';iii\.  (|u;itiil  jr  \'[i>  icvcillé  |);w  un 
liiinull*'  iiptccduluiiic.  |)f>  nujiiics  de  piMissii'rc  >  ('Icvjiiciil  iiulour  du 
\ill;«i:<'  d  i.iiiiiidtcli .  ri  d«'u\  iriiindcs  ai'iiK'cs  s';i\;in(;iicnl  riinc  conli»' 
laiilrt'  :  d  un  cùiv  des  Aiains.  iU'>  .Mamcjfniks  ciiiia.vscs  d  of.  (!(•>  Kia\as. 
d«'>  boys  iiioiit«*s  sui"  dis  (!li('\au\  >ii|)('|Im's.  i\r>  cscadions  iniioilanl  au 
.-^olcil  ;  de  raulic.  d<s  >(>ldal-«  cli anircis  .  en  cliaiti'aiix  de  li'iilic  noif  a 
|)limicLs  roui,'<'S .  <mi  uniloriiic-  Itim-.  en  |(an(aloti>  d  un  hianc  silc.  I.c 
Im'v  (le  rarnuM'  fr'an(|ii<'  clail  un  pi-lil  Iimiuiih'  paie  cl  iiiaii^ic.  cl  j  cu> 
pitié  (le>  luiniain^  en  >«in.:-'catil  (|ii  il>  m-  lai>^aicnl  <'tiniiiatidci'  |iar  un 
«'Ire  «lictil.  dont    un   (àocodilc   nCùl  lait    (jii  inic  lif»uc|icc. 

Le  jK'iil  lioninie  iirononea  (|uel(|ues    paroles,  eji  désimianl   du  doii:! 


LKs   (:()Mi;\i;iKii;s   iy\\   ciiocodiijo. 


10; 


le  liiiiit  (les  pMiiiiiidcs.  i.cs  soMiils  IcncicmI  lr>  nciin.  \\r  \l\vn[  ri<Mi. 
t't  |);iniivnl  riiiliou>i;isiii(S.  Puis.  I;i  cimoiiinKlr  ivirniil.  les  luillcs.  les 
ItDulcIs.  les  oliiis.  silllci'ciil  ;ni\  oreilles  (U'>  (lioeoilijcs.  cl  m  itllei- 
liiiireiil    (|iiel(|iies-uiis.    Hélas!    me<sieuis,    c'esl    ii    |)ailir    de    ce    joui- 


fatal  (|ue  mon  repos  a  élé  délruit  ;  I  inleniale  iiiusicjue  s'est  fait 
entendre  à  plusieurs  reprises,  toujours  aussi  a.i^açante.  et  parfois 
meurtrière  pour    nous. 

AFais    nous    aurions   d(Mlaii:n('    ctl    incotivénienl .    si    l'invasion    des 


lo.'i  i.Ks  CdN  ri;\iiii;ïi:s   ni  \  ciiocoini.i:. 

C)iX'idtM«l.iii\  ou  l\i;\|>lr.  si  hi  |ii(»|);i,i;;ili(>i(  de  Irms  idco  de  |)i'()i,MVS. 
(Ii>  ciMlisjUion.  (raniclidiiilioiis.  ii  ;i\;ii('iil  iilliiv  <I;iiis  iiolrc  |);ilri('  des 
>av;)nl>.  dos  iii.i:('ni(Miis.  des  |u'iliirlial(Miis  coiiiiiic  Hcl/diii .  (laillaud. 
Di'ONOlli.  <|iii  oui  «'\|»Ini('  les  ruines  du  passe,  ou  commiic  un  ('(M'Iaiiv 
l'Vrdinand   i\r  \r>^c\)^.  (|ui  includc  ii  !"aM>nii'. 

In  iour.  di'>  iui|t(»rlun^  Ninrcnl  d  l'Juo|(('  cainix'r  ii  l.ou(|S()i'. 
a\isiMiMil.  au  uulifu  de  ciiKi  cculs  colonnes  i;ii:anles(|ues.  une  pii'iTC 
assez  niaux'^ade.  el  a  loree  de  ealiesliuis  .  de  cordes  el  de  niacliines.  ils 
rarnenèi-ei\l  ii  liord  d'un  liàlinienl  mouille  dans  le  Nil.  (]elle  |iieire.  (|ui 
n"elait  (|u"un  accessoire  de  la  decoialion  dun  leni|tle  e.i:\|)lien.  est  |)lanl('e 
aujoui'd  luii .  dil-(»n.  au  unlieu  de  hi  plus  lielle  place  de  llMUope. 
enlouiee  de  lonlaint'S  oii  il  n'y  a  pas  assez  deau  pour  baii^^ier  un  joune 
(laïnian.  Tons  les  orienlalisles  se  sont  en  vain  ('verluc's  ii  décliillrer  les 
caractères  tracés  sur  ce  iiiouuuienl.  Mali^re  mes  faillies  connaissances 
dans  la  science  des  (iliampolliou.  je  crois  pouvoir  a\ancer  (ju'il  y  a  là 
une  suite  de  maximes  incon\enan!es  ii  liisaiic  iU'!^  (ii'ocodiles.  el.  vu  la 
conduite  ih><  pui>sances  du  jour,  je  serais  tente  de  croire  (pTelles  eu 
ont  en  jtartie  découvert  la  cler.  On  \   lit  entre  daulres  de\  ises  : 

La  l>onne  cliérp  adoreras  Obélisque  point  ne  |)ren(iias 

Et  aimeras  parfaitement.  Do  l'orce  ou  de  consentemenl. 

ft.qoïsle  toujours  sei-as  Deux  millions  tu  les  payeras. 

De  fait  el  volontairement.  Si  lu  les  prends  injusiemenl. 

Nos  amàleuis  de  j)ieii-e>  |)eu  pr(''cieuses  eurent  la  funeste  id(''e  de> 
fa  lie  la  chasse  au  (Crocodile;  l'un  d'eux  me  poursuivit  el  me  ança  une 
pioche  dont  la  |)ointe  acérée  me  creva  l'œil  droit.  La  douleur  me  (il 
[Mordre  connaissance,  et  (juand  je  rev-ns  à  moi.  j'étais.  h(''las  !  i,Mrro(t(''. 
(irisonnier  et  commensal  des  Hommes!  Ou  me  transfera  dans  la  irrandr 
ville  d'EI-Kahin'Ii.  (jue  les  infidèles  nomment  le  (laire.  et  je  fus  jjrovi- 
s<r>irement  lo.::('  chez  un  consul  ('tran.irei'.  Le  tintauiaiie  de  l;i  halailledes 
Pyramides  nétait  pas  comparable  à  celui  rpii  se  faisait  d;nis  (ctle  maison, 
oii  Ion  se  battait  aussi,  mais  ii  coups  de  lani:ue.  On  >  \  chamaillait  du 
matin  au  s^)ir;  et  coium»'  on  pérorait  lieaiicoup  sans  pouvoir  sCntendre. 
j'en  conclus  qu'il  était  question  de  la  (juestion  d  Orient  !  Kl  pas  un 
Ofx-ïxlile  [K>ur  mettre  les  dissidents  flaccord  en  |e>  croquant  totis  ! 

\je  matelot  qui  sétait  empare  de  moi .  ne  me  jui<eanl  pas  di.iiue 
d"èlre  offert    ;ni  Miisé'um  ou  au  Jardin  dacclitualalioii .    me    veiidil    ii  un 


LKS    CONTHARIKTKS    D'I  N    CIUJCUIJILK.  103 

>al(inil)anqiie  après  notre  arrivée  au  Havre.  0  douleur!  les  niàelioires 
ciiiiourdics  |)ar  le  froid,  je  ['u^  j)la(('  dans  un  vaste  l»a(|uet.  et  e\j)Osé  au 
s(ii|»idt'  cliiiliissciiiciil  de  la  Inulc.  Le  Siilliiiil»an(|ii('  liiirlail  ii  la  porlc  de 
sa  liaia(|ut'  :  "  Knirt'/,  jnessicurs  cl  iiirsilanics.  c'csl  riiislanl .  c'est  le 
iiKMiHMil  ou  cet  intéressant  animal  \a  [ircndr'e  sa  nounituie  !  »  Il  pro- 
nonçait CCS  mois  avi'c  une  con\i(lioii  si  couuuunicative,  et  d'un  ton  si 
persuasif.  (juinvolontairemeiU .  en  l'entendant ,  j'éeartais  les  inàclioires 
pour  engloutir  les  aliments  promis.  Hélas!  le  traître,  eraignant  de  mettre 
mes  forées  au  niveau  de  ma  rage,  nie  soumettait  à  un  jeûne  systématique. 

Un  vieil  escompteur,  (jiii  avait  avancé  quelques  sommes  au  pro- 
priétaire de  ma  personne,  me  lira  de  cet  esclavage  en  faisant  saisir  la 
ménagerie  dont  je  formais  le  plus  bel  ornenjenl;  tous  les  autres  Animaux 
étaient  empaillés.  Deux  jours  ai)i'ès.  il  me  transmit,  au  lieu  d'argent 
coniplaiil.  il  un  ^i^eur  (|u"il  aidait  ;i  se  ruiner,  .le  lus  casc'  djms  un  large 
l»assin.  |)res  d'un  j)()i't  de  mer.  où  mon  nouveau  patron  possédait  une 
déli<-ieuse  villa,  .lappi'is  |)ar  les  projxjs  des  domestiques,  ennemis  inté- 
rieurs lieureusemenl  inconnus  chez  les  Sauriens,  que  mon  maître  était  un 
jeune  Homme  de  (luarante-cincj  ans,  gastronome  distingué,  possesseur 
de  vingt-cinq  mille  livi'es  de  l'ente,  ce  (|ui ,  grâce  à  la  bonhomie  i\c> 
fouinisseurs.  lui  permcllail  d'en  (lé|)enser  deux  cent  mille.'  Il  avait  éludé 
le  mariage,  qui,  selon  lui,  n'était  obligatoire  qu'au  dénoûment  dvi^  vau- 
devilles, et  s'appli(juait  uniquement  à  mener  joyeuse  ^ie.  Au  physicpie, 
il  n'a^ait  de  i'emar(piable  (jue  son  ventre,  dont  il  élait  liei'  :  ((  Je  l'ai  fait 
ce  (juil  est,  disait-il,  cela  m'a  coûté  gros,  mais  je  n'ai  pas  pei'du  mon 
ai'gent.  .T'étais  né  pour  être  sec  et  maigre,  un  régime  intelligent  m'a 
donne'',  en  d('|»it  delà  nalmc.  cet  honoj-able  enil)onpoinl.  "  Le  moindre 
dîner  de  ce  bi'ave  honmie  lui  coûtait  cin(|uante  IVancs.  u  11  n'y  a  (|iie  les 
sots,  disait-il  encore,  (jui  meurent  de  faim.  » 

Un  soir  dété,  api'ès  bou'e .  mon  possesseur  vint  me  lendi'c  \isile 
avec  une  société  nond)reuse;  les  uns  me  trouvèrent  une  heureuse 
physionomie  ;  les  autres  prétendirent  (pie  j'étais  fort  laid;  tous,  que  j'avais 
un  faux  air  de  ressemblance  avec  leur  ami.  Les  insolents!  a\('c  quel 
|)Iaisir  j'aurais  mangé  un  su[)rème  de  dandy  ! 

«  Pourquoi  vous  amusez-vous  à  héberger  ce  monstre.'  dit  un  \ieillard 
sans  dents,  qui,  certes,  méritait  mieux  que  moi  l'injurieuse  qualilication. 
A  votre  place,  je  le  ferais  tuer  et  accommoder  par  mon  cuisinier.  On  m'a 
assuré  que  la  chair  du  Crocodile  était  très-recherchée,  tant  par  certaines 
peu|)lades  africaines  que  par  les  Cochinchinois. 


lOti 


LES   CONTUAlUi:ïi:ti    L)"LN    CUOCOUlLi:. 


■«^. 


r^' 


Il  n'y  a  que  les  -.ots,  disait-il  encore,  qui  meurent  de  fair 


—  Ma  foi!  (lit  mon  iialron.  lidc'c  ol  orii^inalc.  V(>us  axez  hcaii 
tfire  qu'il  a  un  (aux  aii'  de  rcssriiihianco  a\oc  moi,  je  vous  le  sacrifie. 
•  >hef.  tu  nous.iMvpaicias  (leniain  un  pâté  de  (li'ocodiie  aux  oignons 
dÉiApte.  " 

Tous  les  parasites  Itatlirent  des  niains;  le  elief  s'ineiina;  je  frénns 
au. fond  de  mon  âme  et  de  mon  liassin.  Apivs  une  iniif  (errilde.  une 
nuit  de  condamné  ii  mort,  les  pi'cmi<'i«'S  cjailcs  du  soleil  me  moiilrèrenl 
IVKJieux  cuisinier  aii:ui>ant  un  ('nonce  conlelas  pour  m Cii  percei-  le> 
entrailles!  Il  sapproiha  de  moi.  escorte*  de  deux  eslatieis,  el  pendani 
que  l'un  détachait  ma  cliaîne.  I  autre  nia»ena  \in.ut-deu\  coups  de  bâton 
sur  le  crâne.  J'étais  penlu.  si  un  hniil  soudain  ii  avait  attiré  l'attention  de 
mes  Unureaux.  Je  vis  Fuon  patron  se  d<'l>allre  entre  quatre  inconiujs  de 
mauvaise  mine,  ariivés  de  P;uis.  dont  I  im  tenait  une  nionlie  ii  la  main  : 


LKS    CONTHAlilKTKS    D'LN    CUOCODILK. 


]()■; 


(•iti(|  heures  venaient  de  sonner.  J'entendis  crier  :  «  En  route  pour  Glichy  !  » 
Et  une  voilui'e  roula  sur  le  |)avé.  Sans  eu  (Icniaiidcr  davantage,  et  pro- 
lilanl  de  la  perlurhalion  i^c'iiéi'ale.  Je  sautai  iiors  de  uion  l)assin.  traversai 
lapidenient  le  jardin,  et  de  là  je  .irai;nai  la  mer... 

J'ai  [)U.  non  sans  peine,  l'cvenir  dans  mon  pays  nalal  ;  mais.  (')  dou- 
leur! on  y  canalise  plus  (pie  jamais;  on  y  répète  avec  une  déploral)le 
insistance  les  mots  de  civilisation  et  de  proi^rès.  Les  eauK  et  les  rivaju'cs 
sont  encond)rés  de  drai^ues.  dap[)areils  divers,  de  chalands  en  fer, 
de  irrues  à  vapeur,  de  locomohiles  et  autres  machines  diabolicpies. 

Mes  camarades  ont  été  expulsés  du  lac  de  Timsali,  dont  le  vieux 
nom  signifie  Crocodile.  Si  cette  rage  de  remuer  le  sol  et  les  eaux  se 
maintient  toujours  au  même  diapason ,  on  pourra  dire  bientôt  le  dernier 
des  Crocodiles,  comme  on  dit  le  dernier  des  3Io]iii'ans.  Je  serai  l'Uncas 
<le  ma  race. 

Un  homme  dcjnt  la  lète  est  couverte  d'une  foret  de  cheveux  gris, 
et  dont  les  yeux  noirs  pétil  ent  d'énergie  et  de  finesse,  court  à  cheval 
au  milieu  des  sables  ;  c'est  l'initiateur  du  percement  de  rislhme  de  Suez, 
et  il  est,  m'assure-t-on ,  sur  le  point  de  réussir. 

Comme  je  ne  suis  f)as  Anglais,  la  chose  devrait  m'être  indifférente. 

N'importe. 

Je  suis  bien  contrarié... 

Emilk    de    La    Bkdollikre. 


7:c^ 


ORAISON    FUNÈBRE 


D  UN  VER  A  SOIE 


l.c  soleil .  J'iiliiiiK'  sans  doiilc 
(laNoir-  liiillc  tout  un  lont?  jour, 
s'c'lait  conclu'  Ion!  ii  conp;  — 
les  Oiseaux  NcnaienI  (l'aclievcr 
leur  prieic  du  soir.  —  et  la 
terre,  (iede  encore,  se  préparai! 
dans  !e  silenc<'  au  repos  de  la 
nuil. 

Le    Spiiin\    il    (('le   de    nioil 

donna  alors  le  sii:nal  du  d('|)arl. 

el    le    |)eli(    cortéiic   se    mit  en 

■•;'\        marche,    suivant    ii    pas    lents 

%^-'^    le    senlier    (pii    coiidiii>ail    an\ 

-i^-,  lirn\eres  lo>e<. 

I)e>  l'aiK  heurs .  dont  l'em- 
ploi consistait  ii  dc'bajiasser  le 
chemin,  précédaient  le  corps,  (jui  elait  entouré,  (Kun  côté,  par  les  Betes 
à  bon  Dieu,  et,  de  l'autre,  par  les  >fantes  religieuses,  (jue  suivaient  les 
Porte-Quoue.  Venaient  ensuite  les  Fourmis  communes,  les  Spectres,  el 
enfin  Ifs  Chenilles  prfK-essionnaires. 


OUAIS  ON    FL.NKIUIK    D'L.N    V  K  11    A    SOIF. 


09 


Qiinnd  on  fui  ii  (iii('l(|ii('s  p.is  du  iiiùi-irr  où  (M;uV'nl  ivslés  hs  l'ivrcs 
el  les  S(rurs  dcsoiis  du  Ver  ;i  soie  (|ui  Nciiail  de  mourir.  I;i  Pyrocluv 
cjH'dnijdc,  jii.-canl  (|u'il  ny  a\(iil  |ilu>  de  danger  dT'lic  cnlciidu  par  eux. 
v[  de  renouveler  wu  de  (rouiller  leui' douleur.  Ihyinne  (\l'>  morts  lui.  sur 
son  oi-dre.  enlonnt'  par  le  clKeur  dc>  Seai'aln'es  nasicornes ,  cl  elianlc 
cusinlc  allciiialivcmcul  par  les  (iiilions  cl  parles  liourdous. 


<^//<  .--  -J^^ 


..y 


*^^i//. 


'  \\ 


^-¥m 


;feî>. 


i<(: 


gS&.^^^K'^-if^*- 


De  temj)S  en  temps  les  chanfs  cessaient,  et  l'on  entendait  distincte- 
ment des  soupirs,  et  même  des  sanglots,  qui  témoignaient  des  regrets 
universels  ([uinspirait  la  perte  de  l'humble  Inseete  (jue  l'on  conduisait  à 
sa  dernière  demeure. 

Arrivé  au  champ  des  bruyères,  on  ajjerçut,  non  Icjin  de  (|uelques 
tombeaux  qui  s'étaient  refermés  depuis  peu.  ainsi  que  l'indiquait  la  terre 


\\i\  0\\  \IS()N    KINIJU;!-:    It'l    \    \  Kli     \    SDIK. 

riiiicliniii'iil  n'iiiuci'  (|iii  les  ((iiiMail.  cl  |);iniii  (|ii('l(Hiis  lusses  (|iii  s«Mn- 
|»l;n«Mil  avoir  cU"  citiisccs  en  |»i('\  i>i(tii  pciil-rli'c  des  besoins  ruliiis  Ac 
(|neIt|UOS-uns  iiièiiie  «lt-^  iissi>lanl<.  ime-|irlile  losse  sur  la(|ii('lle  claicnl 
|KMU'h(S  (Micorc  les  l''o>so\('ms  ou  N('(i'o|>lioris. 

('.('  lui  Ncrs  celle  l'osse  (|ue  le  coinoi  se  diri.^Lica.  I.es  clianis  a\aicnl 
cesse,  les  saniilols  russi,  cl  m^'Uie  les  soupiis;  car.  dans  loules  les 
i:i"andtN  douleurs,  il  \  a  uu  intnienl  de  iirofonii  aliallenienl  (\u\  les  rend 
niuclles. 

>Iai>  (|nand  lc>  Insectes  (jui  |.orlaienl  !<'  corps  Teurcnl  dep:)Si'  dans 
la  tond»",  et  (|uand  on  pul  \oir  (|ue  lien  ne  le  sepai'ail  plus  de  la  leri'c 
a\ide  cl  nue.  les  cris  el  les  saniilols  eclalerenl  denouxeau.el  la  douleui' 
ne  connut  plus  de  lioines. 

Alors  sapprocha  de  la  londie  encore  ouverle  un  Insecte  enlièreiuenl 
\('tu  de  Hoir  : 

Pouniuoi  pleure/.-vous'.'  s\'cria-l-il.  Kl  jus(pies  ii  (jnnnd  ceux  sur 
(jui  jH'se  le  fardeau  de  la  vie  j)leureronl-ils  ceux  cpie  la  inori  a  délivrés".^ 
-Mais  pleurez,  ajouta-l-il.  car  celui  (pii  est  lii  n'a  rien  ii  craindre  do 
volrc  «Uudour;  vos  larmes  ne  le  re>suscileront  point.  Apres  la  mort,  (pii 
donc  voudrait  reculer  ^('rs  la  vie?  ) 

.Mais  les  sanulols  se  faisaient  encore  entendre,  ear  persoiuie  n'elail 
consolé. 

<i  Frères,  dit  ini  auti'c  orateur  en  s"a\an(ant  ii  son  loin-,  c'est  ;i 
leur  naissance  et  non  a  leui'  rnoil  (pi'il  l'aul  pleurer  les  \ Ci'S  ;i  soie.  Notre 
^ri'rc  est  mort,  rejouissez-vous,  car  il  n  a  eu  de  la  vie  ([ue  les  (leurs  et 
les  feuilles;  en  fjuidant  la  terre,  il  a  (piilté  toutes  les  douleurs,  et  n'a 
perdu  fjue  les  misères,  .le  nous  dis  la  vérité;  vous  èles  de  j)au\i'es  Vers 
comme  moi.  jKiunjuoi  vous  llallerai-je'.'  Ce  n'est  j)as  nous  autres,  niallieu- 
reu\,  fjue  la  vue  de  la  mort  «loit  IrouMer.   » 

^lai-  ils  |tlcuiaienl  toujours. 

El  un  de  eeu\  «pii  |)leuraii'iii .  prenant  la  |);.role  ji  son  tour  ; 

Nous   savons,    dit-  il,     ((Ue    tout    ce  rpii    coiiiiiMMice    a    inie    lin,    et 

C|u'il  faut  donc  mourir;  nous  savons  ce  (pi  il  faut  de  courai<e  pour 
i:a.trner  sa  vie  feuille  fiar  feuille,  et  sa  feuille  l(ouc|i<''e  par  l)Oueli(''e;  nous 
savons  ee  (\u\\  faut  de  patience  et  dahnc'i/ation  poiii-  (jii  une  lèuille  de 
mûrier  devienne  une  iol»e  de  soie;   nous  savons  comliieii  sont  durs  les 


or,  AI  SON    KlMilillK    l)T\    \  Kll    A    SOIK. 


i11 


'^'>^-^X 


"T." 


.W  f/.<^"^  ^-^^\W^y»r* 


(!avau\  (II-  la  calianc  cl  ceiiv  de  rak'lier,  el  (luune  fois  (MiCiTiiiés  dans 
notre  triste  cellule  nous  pleurerions  en  vain  les  songes  de  noire  courte 
jeunesse  avant  ([ue  notie  tache  soit  aciievée;  nous  savons  enfin  (|u  ii 
tout  prendre,  mourir,  c'est  cesser  de  filer,  la  inoii  n'étant  (pie  I  autie 
l)OUt  de  ce  fil  cpii  conunence  à  la  vie;  nous  nous  disons  aussi  (pie  de 
quekpie  c(jté  qu'on  se  tourne  on  voit  mourir,  et  (pie,  quand  on  regarde 
en  soi-même,  on  voit  mourir  encore,  et  que  notre  frère  qui  est  mort 
n'a  donc  cédé  qu'au  destin;  mais  nous  ainnons  notre  frèi'C,  et  rien  ne 
nous  consolera  de  l'avoii'  perdu.   > 

Et   tous   dirent  avec  lui  :  «  Nous  aimions  notre  frère,  et  rien  ne 
nous  consolera  de  l'aNoii'  perdu.  » 


110 


rH'.  MS 


,|,„.|,,,„s-.i...  i.Mi.M'  «h'S  assislmil^.  n.i.-.  : 
,,,„H,.s  .MMoïc  !<•>  l'ossoymirH  ou  NVri-ei» 

(•,.    |„,    s,., s    (•••II-    lo^^.-   q.W    If  rOIIVo 

,(.ss(',    les  siin^rlols   iiii>M,   '1    i"^'"'*  '• 
en,„(|(.s(loiil<-tiis.  il  y  i>  «111  iMMiiM'i.i  .!< 

IIIIM'Ili'S. 

Milis  (|iiiiii(l  l<'->  liisrrl.s  (im  |.<'i! 
I;,  loiiil.".  cl  (|ii.iiiil  on  |)iil   voii-  (|l 

i.sM,-  <•!    niK-,    I.S  .lis  cl    les  >i.l.f.'l<.|sr.l. 
ne  .(.lllllll    |ilii>  <l''  !'"llic>. 

Alors  s  ;i|t|)i<Mli;i  <lc  l;i  l"inl 

\clii  (le  Hoif  : 


n    l»(nir(|iu>i  |>lnirc/-\nu 
(|(ii  |»('Sc  le  linMciUi  de  la  \'u 
Mais  plciiiv/,  ajoiila-l-il 
voln^  (l(nil(Mir;  vos  liinu" 
donc  voiidnùt  iTculcr 

M;iis  l<s  saiv' 
console. 

.   !■  >  ' 
Icui'  I 


VOYAGE 


MOINEAU    DE    PARIS 


A    LA    RECHERCHE    DU    MEILLEUR    GOUVERNEMENT 


I  \  T  r.  0  D  L  c  T  I  0  : 


Les  IMoineauv  de  Paris  passent  depuis  long- 
temps pour  les  plus  hardis  et  les  plus  eiïrontés 
Oiseaux  qui  existent  :  ils  sont  Français, 
voiiii  leurs  défauts  et  leurs  cpialités  en  un 
mot;  ils  sont  enviés,  voila  l'explieation  de 
bien  des  calonmies.  Ils  vivent,  en  effet,  sans 
avoir  à  craindre  les  coups  de  fusil,  ils  sont 
^  indé[)endants ,  ne  manquent  de  rien ,  et  sont 
'-'Sans  doute  les  plus  heureux  entre  tous  les 
volatiles.  Peut -être  ne  faut- il  pas  trop  de  bonheur  à  un  Oiseau.  Cette 
réflexion,  qui  surprendrait  chez  tout  autre,  est  naturelle  à  un  Fri(piet 
nourri  de  haute  philosophie  et  de  petites  graines  ;  car  je  suis  un  habitant 
de  la  rue  de  Rivoli,  voletant  dans  la  gouttière  d'un  illustre  écrivain, 
allant  de  son  toit  sur  les  fenêtres  des  Tuileries,  et  comparant  les  soucis 
(pii  encombrent  le  palais  aux  roses  immortelles  qui  fleurissent  dans  la 
simple  demeure  du  défenseur  des  prolétaires,  ces  Moineaux  himiains, 
ces  Passereaux  qui  font  les  générations  et  desquels  il  ne  reste  rien. 


H/,  vo^Ac;!::  i>"i  n  moim:  \r  m-:  1'\kis. 

En  îrohanJ  les  niicltcs  du  pain  c\  l'uli'iulaiU  les  j)ar()los  dun  i;rand 
lloiniiio.  je  suis  dcvoiui  livs-illustiv  parmi  Us  niions  (pii  nrélurenl  en 
dos  l'iivonstanros  i;ravos.  ol  me  conliôivnl  la  mission  dOliserver  la  nicil- 
louiv  forme  do  .uouvornomont  ii  donner  aux  Oiseaux  de  l\u'is.  Les  Moi- 
neaux «le  Paris  l'urtMil  nalurellemenl  en'arouclit's  pai-  la  revolulion  de 
liS.'^O;  mais  les  Homnies  ont  été  si  fort  oeeui)és  de  eelle  i^rando  mysli- 
liealion,  (juils  n'ont  fait  aucune  allenlion  ii  nous.  D'ailleurs,  les  émeutes 
qui  atrilèrent  le  peuple  aile  de  l\uis  eui-eni  lieu  lois  du  eholcTa.  Voici 
eommonl  et  jxtunjuoi. 

Les  .Moineaux  de  Paiis.  pliMnemenl  satisfaits  par  la  desseite  de  cette 
vaste  capitale  .  d«'\inrent  jKMiseurs  et  très-exigeants  sous  le  rapport  moral, 
spirituel  et  ithilosophique.  Avant  de  venir  liabiter  le  loil  de  la  rue  de 
Rivoli,  je  metais  écliappé  d'une  cai,T  où  l'on  m'avait  mis  à  la  cliaîne, 
et  où  je  tirais  un  seau  d'eau  pour  hoire  (piand  j'avais  soif.  Jamais  ni 
Silvio  Pellico  ni  Maroncelli  n'ont  eu  plus  de  douleurs  au  Spielberii;  (jue 
j'en  endurai  {rendant  deux  ans  de  captivité  chez  le  i,Tand  Animal  (|ui  se 
pietend  le  roi  de  la  terre.  J'avais  raconté  mes  souffrances  à  ceux  du 
faulMiuri:  Saint- Antoine,  au  milieu  desquels  je  parvins  à  m'échapper  et 
(jui  furent  admiraltles  pour  moi.  Ce  fut  alors  (juc  j'observai  les  mœurs 
du  j)Ouple-Oiseau.  Je  devinai  que  la  vie  n'était  pas  toute  dans  le  boire 
et  dans  le  manger.  J'eus  des  opinions  qui  augmentèrent  la  célébrité  que 
je  devais  à  mes  souiïrances.  On  me  vit  souvent,  posé  sur  la  tète  d'une 
.statue  au  Palais-Royal,  les  plumes  ébouriiïf'es.  la  tète  rentrée  dans  les 
épaules,  ne  montrant  que  le  bec,  rond  comme  une  boule,  l'œil  à  demi 
fermé,  réfléchissant  à  nos  droits,  à  nos  devoirs  et  à  notre  avenir  :  Oii 
vont  les  Moineaux?  d'où  viennent-ils?  pourquoi  ne  peuvent-ils  pas  pleu- 
rer? pourquoi  ne  s'organisent-ils  pas  en  société  coujme  les  Canards  sau- 
vages, comme  les  Corbines,  et  pourquoi  ne  s'entendent-ils  pas  comme 
elles  qui  possèdent  une  langue  sublime?  Telles  ('taient  les  fjiiostions  (jiio 
je  méditais. 

Quand  les  Pierrots  se  battaient,  ils  cessaient  leurs  disputes  devant 
moi,  .sachant  que  je  m'fK-cupais  d'eux,  fjue  je  pensais  ii  leurs  affaires,  et 
ils  se  disaient  :  "  Voilà  le  (Jrand-Kriquet  !  -  Le  bruit  des  tambours,  k*s 
parades  de  la  royauté  me  firent  quitter  le  Palai>-lioyal  :  je  vins  vivre 
dans  l'atmosphère  intelligente  d'un  grand  écrivain. 

Sur  ces  entrefaites,  il  se  passait  des  choses  (jui  m'échappaient,  rpioique 
je  les  eu.s.se  prévues  ;  mais  après  avoir  obs^-rvé  la  chute  imminente  d'une 
avalanche,  un  Oiseau  philosophe  se  fKjse  très-bien   sur  le  })ord   de   la 


VOVACK    D'LN    MOINKAl     DK    PARIS.  li; 


neige  qui  va  rouler.  La  disparition  propressive  des  jardins  convertis  en 
maisons  rendait  les  Moineaux  du  centre  de  Paris  très-malheureux:  et  les 
[)laçait  dans  une  situation  pénible,  surtout  évidemment  inférieure  à  celle 
des  Moineauv  du  l'aubourg  Saint-Germain,  de  la  rue  de  Rivoli,  du 
Palais-Royal  et  des  Champs-Elysées. 

Les  Moineaux  des  quartiers  sans  jardins  n'avaient  ni  graines,  ni 
insectes,  ni  vermisseaux,  enfin  ils  ne  mangeaient  pas  de  viande  :  ils  en 
étaient  réduits  à  chercher  leur  vie  dans  les  ordures ,  et  y  trouvaient  sou- 
vent des  substances  nuisibles.  Il  y  avait  deux  sortes  de  Moineaux  :  les 
Moineaux  qui  avaient  toutes  les  douceurs  de  la  vie  et  les  ÎMoineaux  qui 
manquaient  de  tout,  enfin  des  Moineaux  privilégiés  et  des  Moineaux 
souffrants. 

Cette  constitution  vicieuse  de  la  cité  des  Moineaux  ne  pouvait  [)as 
durer  longtemps  chez  une  nation  de  deux  cent  mille  Moineaux  effrontés, 
spirituels,  tapageurs .  dont  une  moitié  pullulait  heureuse  avec  de  superbes 
llMuelles,  tandis  que  l'autre  maigrissait  dans  les  rues,  la  plume  défaite, 
les  pieds  dans  la  boue,  sans  cesse  sur  le  qui-vive.  Les  Friquets  souf- 
frants, tous  nerveux,  munis  de  gros  becs  endurcis,  aux  ailes  rudes 
comme  leurs  voix  mâles,  formaient  une  population  généreuse  et  pleine 
de  courage.  Ils  allèrent  chercher  pour  les  commander  un  Friquet  qui 
vivait  au  faubourg  Saint-Antoine  chez  un  brasseur,  un  Friquet  qui  avait 
assisté  à  la  prise  de  la  Bastille.  On  s'organisa.  Chacun  sentit  la  néces- 
sité d'obéir  momentanément,  et  beaucoup  de  Parisiens  furent  alors  éton- 
nés de  voir  des  milliers  de  ■Moineaux  rangés  sur  les  toits  de  la  rue  de 
Rivoli,  l'aile  droite  appuyée  à  l'Hôtel  de  Ville,  l'aile  gauche  à  la  Made- 
leine et  le  centre  aux  Tuileries. 

Les  Moineaux  privilégiés,  excessivement  effrayés  de  cette  démon- 
stration ,  se  virent  perdus  :  ils  allaient  être  chassés  de  toutes  leurs  posi- 
tions et  refoulés  sur  les  campagnes  où  la  vie  est  très-malheureuse.  Dans 
ces  conjonctures ,  ils  envoyèrent  une  élégante  Pierrette  pour  porter  aux 
insurgés  des  paroles  de  conciliation  :  —  Ne  valait-il  pas  mieux  s'enten- 
dre que  de  se  battre?  Les  insurgés  m'aperçurent.  Ah!  ce  fut  un  des  plus 
beaux  moments  de  ma  vie  que  celui  où  je  fus  élu  par  tous  mes  conci- 
toyens pour  dresser  une  charte  qui  concilierait  les  intérêts  des  Moineaux 
les  plus  intelligents  du  monde,  divisés  pour  un  moment  par  une  question 
de  vivres,  le  fond  éternel  des  discussions  politiques. 

Les  Moineaux  en  possession  des  lieux  enchantés  de  cette  capitale  y 
avaient-ils  des  droits  absolus  de  propriété?  Pourquoi,  comment  cette 


116 


vo^Aiii:  hi  N  MOI  m:ai    dk  p\kis. 


iiu'iralitô  sVlait-olIe  établie?  pouvail-eilo  diiivr?  Dans  \o  cas  où  1  Vitalité 
la  plus  parfaite  ivirirail  les  .MointMiiv  de  i\»ris.  (juelles  formes  prendrait' 
re  nouveau  i^ouYerneincnt?  IVlIt's  rurcnt  l(*s  (pu'>li()iis  posées  par  les 
eoninùssaires  des  deu\  partis. 

■    .Mais,  nie  dirent  les  Fritjucls.   laii'.  la  (erre  el  ses  pi'oduils  sont 
à  tous  les  Moineaux. 


Je  parti»  en  qualité  de  procureur  général  des  .Moineaux  de  Paris. 


—  ErreurI  dirent  \r>  jirivilc.irK'S.  Nous  habitons  une  \ill«'.  nous 
sommes  en  société,  subissons-en  les  bordicurs  et  les  niallicins.  Vous 
vivez  encore  infiniment  nneux  rpu-  >i  vous  étiez  ii  rdal  sanva.i^e,  dans 
les  champs.  » 

Il  y  eut  alors  un  i:az()uillement  général  qui  menaCait  d'étourdir  les 
léi:isialeurs  de  la  Chambre,  lesquels,  s^jusce  rapport,  crai.irnent  la  con- 
currence et  liennent  à  s'étourdir  eux-mêmes.  II  sortit  (juelque  chose  de 
ce  tumulte  :  tout  tumulte,  clifz  les  Oiseaux  coiniiie  chez  les  Hommes. 


VOYAGi:   D'UN   MOINEAU    DK   PARIS.  117 


annoiuv  un  l'ait.  Un  (uiiiulle  csl  un  aa'oiiclu'iiuMit  (inliliciiic.  On  einil  la 
proposition,  approurée  à  runaniiiiité,  d'envoyer  un  moineau  l'ianc. 
impartial,  observateur  et  instruit ,  à  la  recherche  du  Droit  Animal,  et 
cliarw  de  comparer  les  divers  gouvernements.  On  me  nonuua.  .Malgré 
nos  habitudes  sédentaires,  je  partis  en  qualité  de  procureur  géniMal  îles 
Moineaux  de  Paris  :  que  ne  t'ait-on  pas  pour  sa  patrie  ! 

De  retour  depuis  peu,  j'aj)prends  l'étonnante  Révolution  des  Ani- 
mau\  .  leui'  sublime  résolution  prise  dans  leur  nuit  célèbre  au  Jardin  des 
Plantes,  et  je  mets  la  relation  de  mon  voyage  sur  l'autel  de  la  patrie-, 
comme  un  renseignement  di()lomatique  dû  à  la  bonne  foi  d'un  mo:leste 
philosophe  ailé. 

I 

Du  Goiivcrncniont  formiquc. 

J"arri\ai.  non  sans  j)eine,  après  avoir  traversé  la  mer.  dans  une  ile 
appelée  assez  orgueilleusement  la  Vieille-Formicali<m  par  ses  habitants, 
i'onwne  s'il  y  avait  des  poilions  de  globe  j)lus  jeunes  que  les  autres  ^ 
Une  vieille  Corbine  instruite,  que  je  rencontrai,  m'avait  indiqué  le  régime 
des  Fourmis  comme  le  gouvernement  modèle;  vous  conqjrenez  com- 
bien j'étais  cuiMeu\  d'étudier  ce  système  et  d'en  découvrir  les  ressorts. 

Chemin  faisant .  je  vis  beaucouj)  de  Fourmis,  voyageant  pour  leur 
plaisir  :  elles  étaient  toutes  noires,  très-propres  et  connue  vernies,  mais 
sans  aucune  individualité.  Toutes  se  ressendjlaient.  Qui  voit  une  seule 
Fourmi,  les  coimait  toutes.  Elles  voyagent  dans  une  espèce  de  lluide 
formi(pie  ([ui  les  préserve  de  la  boue,  de  la  poussière,  si  bien  que  sur 
les  montai^nes.  dans  les  eau\,  dans  les   villes,  rencontrez -vous    une 


^  La  fausseté  de  cetts  opinion  m'a  été  démontrée  p.ir  une  aimable  Corailine  de  ia 
mer  Polynésique  emmenée  en  captivité  ^lar  des  Poissons,  et  qui  regrettait  amèrement  les 
magnifiques  constructions  cyclopéennes  auxquelles  elle  coopérait,  et  sur  le  corail  dos- 
quelles  devait  reposer  un  nouveau  continent.  Elle  m'expliqua  même  que  le  gouvernement 
formique  les  subventionnait,  afin  d'avoir  le  droit  d'occuper  les  nouvelles  terres  aussitôt 
qu'elles  apparaissent  à  la  surface  des  eaux.  Les  Friquets  de  Paris  prendront  sans  doute 
en  considération  cette  note,  due  aux  confidences  de  ce  membre  excessivement  distingué 
de  la  République  Polypéenne,  qui  fait  des  ruches  sous-marines  assez  solides  pour  briser 
des  vaisseaux.  Néanmoins  la  jolie  Corailine  resta  sans  réponse  quand  je  lui  demandai  sur 
(juoi  reposaient  les  immenses  bâtiments  de  sa  nation. 


IIS 


\0\  \(,K    l)"l   N    MOINK  M     \)V.    \' \\\  1  S. 


Koiiiiiii,  ollo  si'iiiltio  sortir  d'une  boîte,  avec  son  hahil  noir  bien  bioss(', 
bienni'l.  ses  patles  xcinies  cl  ses  mandibules  |)i'o|)ivs.  Celte  alVectaliou 
de  in'opivlc  ne  |)rou\c  j)a>  en  leur  laveur.  Que  Iciu'  arriverail-il  donc 
sans  ce  soin  peipeluel  ?  Je  (|U(Slionnai  la  première  Fourmi  (jue  je  vis  : 
elle  me  re.irarda  sans  me  rc'pondrc^.  je  la  crus  sounic;  mais  un  Perro- 
(juet  me  dit  (|u"cllc  iic  iiaVliiil  (|uau\  bclcs  (|ui  lui  avaicnl  cl*'  |)i'é- 
senlees. 

Dès  (|uc  je  mis  le  |»icd  dans  I  ilc.  je  lus  assailli  d  Animaux  ('Iranires, 
au  sei'vice  de  IKlat  cl  cliai'-:cs  de  \ous  iuili(M'  aux  douceuis  de  la  liberU* 


i^^î^ 


en  vous  empAoliant  de  porter  certains  objets,  (piaud  m  ■iin'  vous  les 
auriez  en  afTection.  Ils  m'entourèrent,  et  me  firent  ou\iii'  le  bec  pfjur 
voir  s  il  nv  a\ait  pas  des  poisons  que.  sans  douie.  il  est  di'lendii  d  in- 


VOYAGE   D'UN   MOINEAU    DK   P  A  l{  1  S. 


11<.) 


Iroduiic.  Je  levai  mes  ailes  rtme  apivs  laud'e  pour  montrer  que  je 
n'avais  rien  dessous.  Après  celte  céiémonie,  je  fus  libre  d'aller  et  de 
venir  dans  le  siège  de  l'Empire  Formiquedont  les  libertés  m'avaient  été 
si  fort  vantées  par  la  Corbine. 

Le  premier  spectacle  (|ui  me  frappa  vivement  fut  celui  de  l'activité 
merveilleuse  de  ce  peuple.  Partout  des    K(  urim's  allaient  et    venaient, 


^ 


I        '     ; 


chargeant  et  déchargeant  des  provisions.  On  bâtissait  A('<s  magasins,  on 
débitait  le  bois,  on  travaillait  toutes  les  matières  végétales.  Des  ouvriers 
creusaient  des  souterrains,  amenaient  des  sucres,  construisaient  des  gale- 
ries, et  le  mouvement  est  si  attachant  pour  ce  peuple,  qu'on  ne  remar- 
qua point  ma  présence.  De  difTérents  points  de  la  côte,  il  partait  des 
embarcations  chargées  de  Fourmis  qui  s'en  allaient  sur  de  nouveaux 
continents.  II  arrivait  des  estafettes  qui  disaient  ({ue,  sur  tel  point,  telle 


^oo  \  o\\(\\:  DTN  M()1m:.\i    di:  pauis. 


donrce  abondnit.  ot  aiissitôl  on  o\j)é(liait  des  détachements  de  Fourmis 
pour  s'en  tMnpaivr.  et  ils  son  einpai'aient  avec  tant  d'iiabileté,  de  promp- 
(itiulc.  (pie  les  Hommes  eux-mêmes  se  voyaient  dévalisés  sans  savoir 
fonunenl  ni  dans  (piel  temps.  J'avoue  cpie  je  fus  ébloui.  Au  nnlieu  de 
lactivité  irénérale.  j'apeirus  des  Fourmis  ailées  au  milieu  de  ce  |)euple 
noir  sans  ailes. 

(i  Qii^'ll*-^  t^s'l  ^'^'••^'  iMUUiiii  (pli  se  t;()lHM'ii(^  et  s'amuse  |)en(lanl  (pie 
\()U>  liavaillez?  dis-je  a  une  F(»uriiii  (pii  l'cslail  en  sciilinelle. 

—  Oli!  me  répondit-elle,  c'est  une  noble  Fourmi.  Vous  en  compte- 
rez cin(|  (Ciits  ainsi.  les  Patriciennes  de  l'Kmpii'e  Formique. 

—  Qu'est-ce  (juimc  Pali'icieimc?  dis-je. 

—  Oh!  me  répondit-elle,  c'est  noti'e  tjloire,  à  nous  autres!  Une 
Fourmi  Patricienne,  comme  vous  le  voyez,  a  quatre  ailes,  elle  s'amuse, 

JMuit  de  la  vie  et  fait  des  enfants.  A  elle  les  amours,  à  nous  le  travail. 
Cette  division  est  une  des  grandes  sagesses  de  notre  admii-able  constitu- 
tion ;  on  ne  peut  pas  s'amuser  et  travailler  tout  ensemble,  (alliez  nous, 
les  Neutres  font  l'ouvrage,  et  les  Palricieimes  s'anuisent! 

—  Mais  est-ce  une  récompense  (hi  travail?  Pouvez-vous  devenir 
Patricienne".' 

—  Ah!  bien,  oui!  Non.  lit  la  Fourmi  Neutre.  Les  Patriciennes 
naissent  Patriciennes.  Sans  cela,  où  serait  le  miracle?  il  n'y  aurait  plus 
rien  d'extraordinaire.  ]Mais  elles  ont  aussi  leurs  obligations,  elles  veillent 
à  la  sécui'ité  de  nos  travaux  cl  pré|taiçnt  nos  con(pu'tes.  » 

La  F(»urmi  Patricienne  se  dirigea  de  notre  c()té  :  toutes  les  Fourmis 
se  dérangèrent  et  lui  témoignèrent  des  respects  infinis.  J'appris  (pi'au- 
ciine  des  Fourmis  ordinaires,  dites  Neutres,  n'oserail  dispulcr  le  pas  à 
une  Patricienne,  ni  se  permettre  de  se  |)lacer  devant  elle.  Les  Neutres 
ne  possèdent  al)Solument  rien,  travaillent  sans  cesse,  sont  bien  ou  mal 
nourries,  selon  les  chances;  mais  les  cinq  cents  Patriciennes  ont  des 
palais  dans  les  fourmilii'res.  elles  y  pon(Jenl  des  enfants  qui  sont  l'orgueil 
de  l'Empire  Fonni(iue,  et  possèdent  des  parcs  de  Pucerons  |)our  leur 
nourriture.  J'assistai  uK'mc  ii  une  (liasse  aux  Pucerons,  dans  le  domaine 
d'une  Patricienne,  spectacle  qui  me  lit  le  j)lus  grand  [)laisir  ;i  voir.  On 
ne  saurait  iinaginer  jusqu'où  ce  peuple  a  poussé  l'amour  poui'  les  petits, 
ni  la  perfection  qu'il  a  su  donner  aux  soins  avec  lesquels  il  les  élève  : 
comment  les  Neutres  les  brossent,  les  lèchent,  les  lavent,  les  veillent  et 
les  arrangent  !  avec  quelles  admirables  pensées  de  prévoyance  elles  les 
nourrissent  cl  devinent  b*s  accidents  aux(piels  ils  sont  exposés  dans  un 


VOYAGE    D'UN    MOINEAU    1)K    l'AlUS.  121 

âge  si  tendre.  On  étudie  les  teuipéiatures,  on  les  rentre  ([uand  il  pleut, 
on  les  expose  au  soleil  (juand  il  fait  beau,  on  les  acroutunie  à  faire  jouer 
leurs  mandibules,  on  les  accompagne,  on  les  exerce;  mais  une  fois 
grands,  aussi  tout  est  dit  :  plus  d'amour,  plus  de  sollicitude.  Dans  cet 
empire, -l'état  le  meilleur  pour  les  individus  est  d'être  enfant. 

Malgré  la  beauté  des  petits ,  la  choquante  inégalité  de  ces  mœurs  me 
frappa  vivement;  je  trouvai  que  les  querelles  des  Moineaux  de  Paris 
étaient  des  vétilles,  comparées  aux  malheurs  de  ces  pauvres  Neutres. 
Vous  comprenez  que  ceci,  pour  un  Friquet  philosophe,  n'était  que  la 
question  même.  Il  y  avait  lieu  d'examiner  par  quels  ressorts  les  cinq  cents 
Fourmis  privilégiées  maintenaient  cet  état  de  choses.  Au  moment  oii 
j'allais  aborder  la  Patricienne,  elle  monta  sur  uue  des  fortifications  de  la 
cité ,  oii  se  trouvaient  quelques  autres  de  son  espL'ce  et  où  elle  leur  dit  des 
mots  en  langue  formique  :  aussitôt  les  Patriciennes  se  répandirent  dans 
la  fourmilière.  Je  vis  partir  des  détachements  commandés  par  des  Patri- 
ciennes. Des  Neutres  s'embarquèrent  sur  des  pailles,  sur  des  feuilles,  sur 
des  bâtons.  J'appris  qu'il  s'agissait  d'aller  porter  secours  à  quelques 
Neutres  attaquées  à  deux  mille  pieds  de  là.  Pendant  cette  expédition, 
j'entendis  la  conversation  suivante  entre  deux  vieilles  Patriciennes. 

«  Votre  Seigneurie  n'est-elle  pas  effrayée  de  la  grande  quantité  de 
peuple  qui  va  mourir  de  faim,  nous  ne  saurions  le  nourrir... 

—  Votre  Grâce  ne  sait  donc  pas  (jue  de  l'autre  côté  de  l'eau  il  y  a 
une  fourniilière  bien  garnie,  et  que  nous  allons  l'attaquer,  en  chasser 
les  habitants,  et  y  mettre  notre  trop-plein?  « 

Cette  injuste  agression  était  autorisée  par  le  principe  fondamental  du 
gouvernement  Formique  dont  la  Charte  a  pour  premier  article  :  Ote-toi 
de  là,  que  je  inij  mette.  J^e  second  article  porte  en  substance  que  ce  qui 
convient  à  l'Empire  Formique  appartient  à  l'Empire  Formique,  et  que 
quiconque  s'oppose  à  ce  que  les  sujets  Formiques  s'en  emparent  devient 
l'ennemi  du  gouvernement  Formique.  Je  n'osai  pas  dii'e  que  les  voleurs 
n'avaient  pas  d'autres  principes,  je  reconnus  l'impossibihté  d'éclairer 
cette  nation.  Ce  dogme  sauvage  est  devenu  l'instinct  même  des  Fourmis. 
Leur  expédition  fut  consommée  sous  mes  yeux.  Au  retour  de  la  guerre 
faite  pour  sauver  les  trois  Neutres  compromises,  on  envoya  des  ambas- 
sadeurs examiner  le  terrain,  les  abords  de  la  fourmilière  à  prendre,  et 
l'esprit  des  habitants. 

«  Bonjour,  mes  amis,  dit  la  Patricienne  à  des  Fourmis  qui  pas- 
saient, comment  vous  portez-vous? 

16 


122  VOYAGE   D'UN    MOINEAU    DE  PAUIS. 

—  Pardi)n,  jo  suis  occupée. 

—  Altendez  donc!  que  diahlo.  on  se  parle.  Vous  avez  beaucoup  de 
i^rain,  et  nous  n'en  avons  point ,  mais  vous  manquez  de  bois,  et  nous  en 
avons  beaucoup  :  clianueons? 

—  Laissez-nous  tran(|uillcs.  nous  i;ardons  nos  grains. 

—  Mais  il  ne  vous  est  pas  permis  de  garder  ce  qui  abonde  chez  vous, 
quand  nous  en  nKin(|U(»iis  chc/  nous  :  cela  est  contre  les  lois  du  bon  sens. 
Échangeons.  > 

Sur  le  refus  de  la  lounnilièro.  la  Patricienne.  (|iii  se  regarda  comme 
insultée.  e\j)edia  une  feuille  des  plus  solides  chargée  de  Fourmis  en  For- 
micalion.  Les  Patriciennes  dirent  que  l'iionneur  formique  et  la  liberté 
commerciale  étaient  compromis  |)ar  une  fourmilière  récalcitrante.  Sur 
ce,  ieau  fut  couverte  aussitôt  dembarcalions ,  et  la  moitié  des  Neutres 
embarquées.  Après  trois  jours  de  manœuvres,  les  pauvres  Fourmis  étran- 
gères furent  obligées  de  se  disperser  dans  l'intérieur  des  terres,  aban- 
donnant leur  fourmilière  aux  enfants  de  la  Vieille- Formicalion.  Une 
Patricienne  me  montra  dix-sept  fourmilières  ainsi  conquises  et  où  elles 
envoyaient  leurs  filles,  qui  y  devenaient  à  leur  tour  Patriciennes. 

((  Vous  faites  des  choses  souvenùnement  infâmes,  dis-je  à  la  Patri- 
cienne qui  était  venue  oiïrir  des  bois  pour  des  grains. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  moi ,  dit-elle.  Moi ,  je  suis  la  plus  honnête  créa- 
ture du  monde;  mais  le  gouvernement  Formique  est  forcé  d'agir  dans 
lintérèt  de  ses  classes  ouvrières.  Ce  que  nous  venons  de  faire  ^était  sou- 
verainement utile  à  leurs  intérêts.  On  se  doit  à  son  pays;  mais  je  re- 
tourne dans  mes  terres,  pratiquer  les  vertus  que  Dieu  impose  à  notre 
race.  » 

En  effet,  elle  paraissait  au  premier  abord  la  meilleure  FVjurmi  du 
monde. 

'    Vous  êtes  de  fiers  sycophantes  !  m'éciiai-je. 

—  Oui,  me  dit  une  autre  l'alricienne  en  liant;  mais  convenez  que 
cela  est  beau,  dit-elle  en  me  montrant  une  foule  de  Patriciennes  qui  se 
promenaient  au  soleil  dans  l'éclat  de  h  iii'  puissance. 

—  Coniment  parvenez-vous  à  maintenir  cet  étal  contre  nature?  lui 
demandai-je.  Je  voyage  pour  mon  instruction  ,  et  voudiais  savoir  en  quoi 
consiste  le  bonheur  des  Animaux. 

—  Il  consiste  à  se  croire  heureux,  me  répondit  la  Patricienne.  Or, 
chaque  ouvrière  de  l'Empire  Formique  a  la  certitude  de  sa  supériorité 
sur  les   autres  l^ourmis  du  monde.   Interrogez-les,  toutes  vous  rliroiit 


VOYAGE   D'UN    MOINEAU    DE   l'AIUS.  123 

que  nos  fourmilières  sont  les  mieux  bâties,  que  dans  quelque  endroit  de 
la  terre  qu'une  de  ces  ouvrières  se  trouve,  si  quelqu'un  l'insulte,  l'insulte 
est  épousée  par  l'Empire  Formiquc. 

—  Il  me  semble  que  cet  orgueil  satisfait  ne  donne  pas  de  grain... 

—  Ceci  ressemble  à  une  raison;  mais  vous  parlez  en  Moineau.  Je 
vous  avoue  que  nous  n'avons  pas  du  grain  pour  tout  le  monde  ;  mais  ici 
tout  le  monde  est  convaincu  que  nous  sommes  occupées  à  en  chercher; 
et  tant  que  nous  pourrons  de  temps  en  temps  conquérir  une  fourmilière, 
tout  ira  bien. 

—  ÎMais  ne  craignez-vous  pas  que  les  autres  fourmilières,  averties, 
ne  se  coalisent  contre  vous,  afin  d'empêcher  que  vous  ne  les  dévoriez 
ainsi? 

—  Oh!  non.  L'un  des  principes  de  la  politique  formique  est  d'at- 
tendre que  les  fourmilières  se  chamaillent  entre  elles  pour  aller  prendre 
possession  d'un  territoire. 

—  Et  quand  elles  ne  se  chamaillent  pas? 

—  Ah!  voilà!  Les  Patriciennes  ne  sont  occupées  qu'à  fournir  aux 
fourmilières  étrangères  les  occasions  de  se  chamailler. 

—  Ainsi  la  prospérité  de  l'Empire  Formique  se  fonde  sur  les  divi- 
sions intestines  des  autres  fourmilières. 

—  Oui,  seigneur  Moineau.  Voilà  pourquoi  nos  ouvrières  sont  si 
fières  d'appartenir  à  l'Empire  Fonnique,  et  travaillent  avec  tant  de 
cœur  en  chantant  :  Ruie,  Fonnicalia  !  » 

Ceci,  me  dis-je  en  partant,  est  contraire  à  la  Loi  Animale  :  Dieu 
me  garde  de  proclamer  de  tels  principes.  Ces  Fourmis  n'ont  ni  foi  ni 
loi.  Que  deviendraient  les  Moineaux  de  Paris,  qui  sont  déjà  si  spirituels, 
au  cas  où  quelque  grand  Moineau  les  organiserait  ainsi?  Que  suis-je? 
Je  ne  suis  pas  seulement  un  Friquet  parisien,  je  me  suis  élevé,  par  la 
pensée,  à  toute  l'Animalité.  Non,  l'Animalité  n'est  pas  faite  pour  être 
gouvernée  ainsi.  Ce  système  n'est  que  tromperie  au  profit  de  quelques- 
uns. 

Je  partis  vraiment  affligé  de  la  perfection  de  cette  oligarchie  et  de  la 
hardiesse  de  son  égoïsme.  Chemin  faisant,  je  rencontrai  sur  la  route  un 
prince  d'Euglosse-Bourdon  qui  allait  presque  aussi  vite  que  moi.  Je  lui 
demandai  la  raison  de  son  empressement  ;  l'infortuné  m'apprit  qu'il  vou- 
lait assister  au  couronnement  d'une  reine.  Charmé  de  pouvoir  observer 
une  si  belle  cérémonie,  j'accompagnai  ce  jeune  prince,  plein  d'illusions. 
Il  avait  l'espoir  d'être  le  mari  de  la  reine ,  étant  de  cette  célèbre  famille 


Ull 


\  t) \  A  ( i  I-;    D ■  l  N    M O  1  iN  !•:  A  L    DE   l' A lU S. 


d'Kiiiîlosso-lîourdon  en  possession  de  fournir  des  nuuis  aux  reines,  et 
(jui  leur  en  lient  toujours  un  tout  prêt,  eoinnie  on  tenait  à  Napoléon  un 
|)()ulet   tout   rôli   poui'  ses  soupers.  Ce  |)rinee.   ([ui  n'avait  que  ses  belles 


couleurs  pour  toute  lorliiiK'.  (juittail  un  |jauvre  endroit,   sans  fleurs  ni 
miel,  et  conijjtait  \\\ir  (\nu<  le  luxe,  ialiondancc  et  les  honneurs. 


II 


IJ<;  la  Moiiarclii*'  des  Abeilles 


Instruit  déjà  par  ce  que  j'avais  \n  dans  l'Empire  Forn)ique,  je  réso- 
lus d'examiner  les  mœurs  du  i)euple  avant  d'crouter  les  i,'rands  et  les 
princes.  En  anivant ,  je  lK'iirl;ii   iinc  Alx-iilc  qui  poilait  un  potage. 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU    DK   l'A  Kl  S.  125 


«.Ah!  je  suis  perdue,  dil-elle.  Ou  me  tuera,  ou  loul  au  uioiiis  je 
serai  mise  en  prison. 

—  Et  pourquoi?  lui  dis-je. 

—  Ne  voyez-vous  pas  (|ue  vous  m'avez  fait  ré[)andie  le  bouillon  de 
la  reine!  PauMV  reine  î  lleuieusenienl  (pie  la  (îiande  Kcliansoime.  la 
dueliesse  des  Roses,  aura  peut-être  envoyé  dans  plusieurs  directions  : 
ma  faute  sera  réparée .  car  je  mouirais  de  eliai^rin  d'axoir  fait  attendre 
la  reine. 

—  Entends-tu,  prince  Bourdon?  »  dis-je  au  jeune  voyageur. 
L'Abeille  se  lamentait   toujours  d'avoir  perdu  l'occasion  de  voir  la 

reine. 

«  Eh!  mon  Dieu,  ([u'est-ce  donc  que  votre  reine  pour  que  vous 
soyez  dans  une  telle  adoration?  m'écriai-je.  Je  suis  d'un  pays,  ma 
chère,  oii  l'on  se  soucie  peu  des  lois.  ({(}<■  reines  et  auties  inventions 
humaines. 

—  Humaines!  s'écria  l'Abeille.  Il  n'y  a  rien  chez  nous,  elVronti' 
Pierrot,  qui  ne  soit  d'institution  divine.  Notre  reine  tient  son  pouvoir 
de  Dieu.  Nous  ne  pourrions  pas  plus  exister  en  corps  social  sans  elle, 
que  tu  ne  pourrais  voler  sans  plumes.  Elle  est  notre  joie  et  notre  lu- 
mière, la  cause  et  la  fin  de  tous  nos  efforts.  Elle  nonnne  une  directrice 
des  ponts  et  chaussées  qui  nous  donne  nos  plans  et  n(js  alignements 
pour  nos  somptueux  édifices.  Elle  distribue  à  chacun  sa  tâche  selon  ses 
capacités,  elle  est  la  justice  même  et  s'occupe  sans  cesse  de  son  peuple: 
elle  le  pond ,  et  nous  nous  empressons  de  le  nourrir ,  car  nous  sommes 
créées  et  mises  au  monde  pour  l'adorer,  la  servir  et  la  défendre.  Aussi 
faisons-nous  pour  les  petites  reines  des  palais  j)arli(  uliers  et  les  dotons- 
nous  d'une  bouillie  particulière  pour  leur  nourriture.  A  notre  reine  seule 
revient  l'honneur  de  chanter  et  de  parier,  elle  seule  fait  entendre  sa 
belle  voix. 

—  Quelle  est  votre  reine?  dit  alors  le  \)v\mv  dEuglosse -Bourdon. 

—  C'est,  dit  l'Abeille,  Tithymalia  XYIl.  dite  la  Grande  Ruchonne, 
car  elle  a  pondu  cent  peuples  de  trente  mille  individus.  Elle  est  sortie 
victorieuse  de  cinq  condjats  qui  lui  ont  été  livi'és  par  d'autres  reines 
jalouses.  Elle  est  douée  de  la  plus  surprenante  perspicacité.  Elle  sait 
quand  il  doit  pleuvoir,  elle  prévoit  les  plus  rudes  hivers,  elle  est  riche 
en  miel,  et  l'on  soupçonne  qu'elle  en  a  des  trésors  placés  dans  les  pays 
étrane:ers. 


li>6  VO^AGi:   D'UN    MOINEAU    1)  !•:    PAHIS. 


-  .Ma  i-lu'iv.  (lit  K»  |)riiu'e  d'EuiïIossc-I'xJUi'don  .  croyez-vou?  que 
(jiu'l(jiu' jtniiu'  rriiio  soi!  siii'   le  |)()iiil  {\'v[\v  iiiarico?,.. 

—  NoMloiuloz-vous  pas.  prince,  dit  lOiivrièiv.  le  bi'uit  el  les  céré- 
monies du  départ  dun  peu|)Ie?  Chez  nous,  il  n  y  a  pas  de  pi'incc  sans 
reine.  Si  \ous  voulez  faire  la  cour  à  luuedes  lilles  de  Tilhynialia,  dépè- 
cliez-vous ,  vous  èles  assez  Itien  de  voire  peisoune,  et  vous  aurez  une 
iielle  lune  de  miel.    > 

Je  fus  e:i:erveillé  du  spectacle  qui  s'ollVil  ii  mes  l'ei^ards  et  qui, 
ceites.  doit  a.iLrir  assez  sur  les  imai;inations  vul.naires  j)Our  leur  l'aire  ai- 
mer les  momeries  et  les  superstitions  qui  sont  lespiit  et  la  loi  de  ce 
irouvcrnement.  Huit  lindialiers  à  corselet  jaune  et  noir  sortiient  en  chan- 
tant de  la  vieille  cite,  (jue  l'Ouvrière  me  dit  se  nonuner  Sidraclia  du  nom 
de  la  première  Abeille  qui  prêcha  l'Ordi'e  Social.  Ces  huit  timbaliers 
furent  suivis  de  cinquante  musiciens  si  lieaux,  que  vous  eussiez  dit  des 
sapliirs  vivants.  Ils  exécutaient  l'air  de  : 

Vive  Tilhynialia!  vive  r/te  reine  bonne  enfant! 
Qui  mange  et  boit  comme  cent. 
Et  qui  pond  tout  autant. 

Les  paroles  ont  été  faites  |)ar  tout  le  monde,  mais  l'air  est  du  à  l'un 
des  meilleurs  Faux-Hourdons  du  pays.  Après,  venaient  les  i^ardes  du 
corps  armés  daiiruillons  teri'ibles;  ils  étaient  deux  cents,  allaient  six  par 
six.  sur  six  ranirs  de  [)rofondeur ,  et  chaque  bataillon  de  six  rangs  avait 
en  tète  un  capitaine  qui  pr^rtait  sur  son  corselet  la  décoration  du  Sidrach, 
emblème  du  mérite  civil  et  mili.taire,  une  petite  étoile  en  cire  rouge. 
Derrière  les  porte -aiguillons  allaient  les  essuyeuses  de  la  reine,  com- 
mandées par  la  Grande  Essuyeuse;  puis  la  Grande  Échansonne  avec  huit 
petites  échansonnes.  deux  par  quartier;  la  Grande  Maîtresse  de  la  loge 
royale  suivie  de  douze  balayeuses;  la  Grande  Gardienne  de  la  cire  et  la 
Maîtresse  du  miel;  enfin  la  jeune  reine,  belle  de  toute  sa  virginité.  Ses 
ailes,  qui  reluisaient  d'un  éclat  ravissant,  ne  lui  avaient  pas  encore 
servi.  Sa  mère,  Tithym.ilia  XVIf,  l'accompagnait;  elle  étincelait  d'une 
fKjussière  de  diamants.  Le  corps  de  musique  suivait,  el  chantait  une 
cantate  com[K>sée  exprès  pour  le  départ.  Après  le  c(n-ps  de  musique, 
venaient  douze  gros  vieux  Bourdons  qui  me  [iarurenl  être  une  espèce  de 
clergé.  Enfin  dix  ou  douze  mille  Abeillessortirent  se  tenant  par  les  pattes. 
Tithymalia  resta  sur  le  bord  de  la  ruche,  et  dil  ii  sa  fille  ces  mémorables 
paroles  : 


VOYÂGK   D'UN    MOINEAU    1)K   PARIS. 


127 


«  C'est  toujours  avec  un  nouveau  plaisir  que  je  vous  vois  prendre 
votre  volée,  car  c'est  une  assurance  que  mon  peuple  sera  tranquille, 
et  que..." 


Après,  venaient  les  Gardes-du-Corps  armés  d'aiguillons  terribles. 


Elle  s'arrêta  dans  son  improvisation,  comme  si  elle  allait  dire  quelque 
chose  de  contraire  à  la  politique,  et  reprit  ainsi  : 


I2S  V0\AG1-:   b'l\    MOINEAU    DE   PAl-US. 


.!('  suis  certaine  que.  formées  par  nos  mœurs,  instruites  de  nos 
<'()ulutiies.  NOUS  servirez  Dieu,  que  vous  répandrez  la  gloire  de  son  non» 
sur  la  loi'i'c;  (jue  v^us  u'ouMierez  jamais  d'où  vous  êtes  sorties,  que  vous 
conserverez  nos  saintes  doctiiues  de  i^ouvernement .  notre  manière  de 
bâtir,  et  dCconomiser  le  miel  pour  vos  augustes  reines.  Songez  que  sans 
la  roxaule  il  uv  a  (|u  "anai'cliie;  (\\w  Tobéissance  est  la  vertu  des  bonnes 
Abeilles,  el  (|ue  le  palladium  de  l'Ktat  est  dans  votre  lîdélité.  Sachez  que 
mourir  pour  nos  reines,  (^'est  faii'e  vivre  la  patrie.  Je  vous  donne  pour 
souveiaiiK»  ma  lilh^  Tlialabatli  !  ce  qui  vcMit  dire  tarse  agile.  Aimez-la 
bien.    ■ 

Sur  cette  allocution  pleine  (\i'>  a.iircuiculs  qui  distinguent  l'éloquence 
royale  .  il  y  eut  un  liui'iali! 

Un  Papillon,  ii  (jui  cette  »"érémonie  pleine  de  su|)erstitions  faisait 
pitié,  me  dit  cpie  la  vieille  Titliymalia  donnait  à  ses  lidèles  sujets  une 
double  ration  du  meill<MU'  miel,  et  que  la  police  et  le  miel  Hn  étaient 
j)our  beaucoup  dansées  solennités,  mais  qu'au  fond  elle  était  haïe. 

Dès  que  le  jeune  peu|)le  |)arlit  avec  sa  reine,  mon  com])agnon  de 
voyage  alla  bourdonnei-  autour  de  l'essaifn  en  criant  :  <(  Je  suis  un 
prince  de  la  maison  d'Euglosse-Bourdon.  Il  y  a  des  polissons  de  savants 
(pii  refusent  a  notre  famille  de  savoir  faire  du  miel,  mais  pour  te  plaire, 
n  merveille  de  la  race  de  Titliymalia!  je  suis  capable  de  faire  des  écono- 
mies, surtout  si  vous  avez  une  belle  dot. 

—  Savez-vous.  prince,  lui  dit  alors  la  Grande  Maîtresse  de  la  loge 
rovale.  cpie.  chez  nous,  le  mari  de  la  reine  n'est  rien  du  tout?  il  n'a  ni 
honneurs,  ni  rang;  il  est  considéré  connue  un  moyen  inalheureu\  dont 
il  est  impossible  de  se  passer,  mais  nous  ne  soufTrons  pas  qu'il  s'immisce 
dans  le  gouvernement. 

—  Tu  l'immisceiasî  Viens,  mon  ange,  lui  dit  gracieu>ement  Tha- 
labath  .  ne  les  écoute  j)as.  Je  suis  la  reine,  moi!  Je  puis  beaucoup  pour 
toi  :  tu  seras  daboi<l  le  conuiiandaiit  de  mes  porte-aiguillons;  mais  si 
en  général  tu  mobéis,  je  t'obéirai  en  j)aiticulier.  Et  nous  irons  nous 
rouler  dans  les  fleurs,  dans  les  roses,  nous  danserons  à  nn'di  sur  les 
nectaires  endiauMK'S.  nous  patinerons  sui*  la  glace  des  lis.  nous  chante- 
rons des  romances  diins  les  cactus .  et  nous  outilierons  ainsi  les  soucis  du 
pr>uvoir...   - 

Je  fus  surpris  d'une  chose  qui  ne  reganle  pas  le  gouvernement, 
mais  que  je  ne  puis  m'empècher  déconsigner  ici  :  c'est  que  l'amour  est 
abs^»lument  le  même  partout.  Je  livre  cette  observation  à  tous  les  Ani- 


VOYAGE   D'UN    MOINEAU    DE   PAIUS.  129 


maux,  en  demandant  qu'il  soit  nommé  une  commission  pour  examiner 

ce  qui  se  passe  chez  les  Hommes. 

«  Ma  chère,  dis-je  à  l'Ouvrière,  ayez  la  bonté  de  dire  à  la  vieille 
reine  Tithymalia  qu'un  étranger  de  distinction,  un  Pierrot  de  Paris, 
désirerait  lui  être  présenté.  » 

Tithymalia  devait  bien  connaître  les  secrets  de  son  propre  gouver- 
nement, et  comme  j'avais  remarqué  le  plaisir  qu'elle  prenait  à  bavarder, 
je  ne  pouvais  m'adresser  à  personne  qui  me  donnât  de  meilleurs  rensei- 
gnements :  le  silence  avec  elle  devait  être  aussi  instructif  que  la  parole. 
Plusieurs  Abeilles  vinrent  m'examiner  pour  savoir  si  je  ne  portais  pas 
sur  moi  quelque  odeur  dangereuse.  La  reine  était  tellement  idolâtrée  de 
ses  sujettes,  qu'on  tremblait  à  l'idée  de  sa  mort.  Quelques  instants 
après,  la  vieille  reine  Tithymalia  vint  se  poser  sur  une  fleur  de  pêcher 
où  j'occupais  une  branche  inférieure,  et  oii.  |)nr  habitude,  elle  prit 
quelque  chose. 

(I  Grande  reine,  lui  dis-je,  vous  voyez  un  philosophe  de  l'ordre 
des  Moineaux,  voyageant  pour  comparer  les  gouvernements  divers  des 
animaux  afin  de  trouver  le  meilleur.  Je  suis  Français  et  troubadour ,  car 
le  moineau  français  pense  en  chantant.  Votre  Majesté  doit  bien  connaître 
les  inconvénients  de  son  système. 

—  Sage  Moineau,  je  m'ennuierais  beaucoup  si  je  n'avais  pas  à 
pondre  deux  fois  par  an;  mais  j'ai  souvent  désiré  n'être  qu'une  Ouvrière, 
mangeant  la  soupe  aux  choux  des  roses,  allant  et  venant  de  fleur  en 
fleur.  Si  vous  voulez  me  faire  plaisir,  ne  m'appelez  ni  majesté  ni  reine, 
dites-moi  tout  simplement  princesse. 

—  Princesse,  repris-je,  il  me  semble  que  la  mécanique  à  laquelle 
vous  donnez  le  nom  de  peuple  des  Abeilles  exclut  toute  liberté,  vos 
Ouvrières  font  toujours  absolument  la  même  chose,  et  vous  vivez,  je  le 
vois,  d'après  les  coutumes  égyptiennes. 

—  Ola  est  vrai,  mais  l'Ordre  est  une  des  plus  belles  choses. 
OiiDRE  PUBLIC,  voilà  uotrc  devise,  et  nous  la  pratiquons;  tandis  que  si 
les  Hommes  s'avisent  de  nous  imiter,  ils  se  contentent  de  graver  ces 
iiiots  en  relief  sur  les  boutons  de  leurs  gardes  nationaux ,  et  les  prennent 
alors  pour  prétexte  des  plus  grands  désordres.  La  monarchie,  c'est 
l'ordre,  et  l'ordre  est  absolu. 

—  L'ordre  à  votre  profit,  princesse.  Il  me  semble  que  les  Abeilles 

17 


130.  \0\.\l'.K   D"LN    MOI  m:  Al     \)K   l'A  Kl  S. 


vous  font  iino  jolie  liste  civile  tle  bouillie  [jeilivlionuée.  et  ne  s'occupent 
ijue  lie  NOUS. 

—  l'.li  !  (|ue  \oul(V.-vous?  IKlal  .  eesl  moi.  Sans  moi.  tout  [)éiirai(. 
Partout  où  chacun  tliscute  rorilie.  il  fait  l'orilie  à  sou  imai;e,  et  connue 
il  y  a  autant  dOinlres  que  (ro|)ini()ns.  il  s'ensuit  un  constant  désordre, 
ici.  Ion  \it  licurtnix  iiarce  (|U(>  Ididri»  est  le  même.  H  xaul  mieux  (|ue 
ces  intelliwntt^s  Hèles  aient  uiu'  reiiuv  (|ue  iVcu  avoir  cinq  cents  comme 
chez  les  Fourmis  par  exemple.  Le  monde  des  Aheilles  a  tant  de  fois 
éprouvé  le  danger  des  discussions,  (piil  ne  lente  plus  re\|)érience.  Un 
jour,  il  \  eut  une  révolte.  Les  Ouvrières  cessèrent  de  recueillir  la  pro- 
polis, le  miel,  la  cire.  A  la  \oi\  de  (pielques  novatrices,  on  enfonça  les 
nia.iïasins.  cliacune  d'elles  devint  libre  et  voulut  faire  ii  sa  ionise.  Je 
sortis,  suivie  de  quelques  fidèles  de  ma  garde,  de  mes  accoucheuses  et 
de  ma  cour .  et  vins  dans  cette  ruche.  Eh  bien ,  la  ruche  en  révolution 
n'eut  plus  de  bâtiments,  plus  de  réserves.  Chacune  des  citoyennes  man- 
gea son  miel,  et  la  nation  n'exista  plus.  Quelques  fugitifs  vinrent  chez 
nous  transis  de  froid,  et  reconnurent  leurs  erreurs. 

—  Il  est  malheureux,  lui  dis-je .  que  le  bien  ne  puisse  s'obtenir  que 
par  une  division  cruelle  en  castes;  mon  bon  sens  de  ^loineau  se  révolte 
i\  cette  idée  de  l'inégalité  des  conditions. 

—  Adieu,  médit  la  reine,  que  Dieu  vous  éclaiie!  De  Dieu  procède 
linstinct,  olteissons  à  Dieu.  Si  l'égalité  pouvait  être  proclamée,  ne 
serait-ce  pas  chez  les  Abeilles,  qui  sont  toutes  de  même  forme  et  de 
même  grandeur,  dont  les  estomacs  ont  la  môme  capacité,  dont  les 
affections  sont  réglées  par  les  lois  mathématiques  les  |)lus  rigoureuses? 
Mais,  vous  le  voyez,  ces  proportions,  ces  occupations  ne  peuvent  être 
maintenues  que  par  le  gouvernement  d'une  reine. 

—  Et  j)our  q\ii  faites-vous  votre  miel?  pour  l'IIounne?  lui  dis-je. 
Oh  !  la  liberté!  Ne  travaillei- fjue  pour  soi,  s'agiter  dans  son  instinct!  ne 
se  dévouer  (pie  pour  tf^us.  car  tous,  c'est  encorr  noiis-uM'-mes  ! 

—  Il  est  vrai  qne  je  ne  suis  pas  libre,  dit  la  reine,  et  (jue  je  suis 
plus  enchaînée  que  ne  l'est  mon  peuple.  Sortez  de  mes  Etats,  philo- 
sophe parisien,  vous  pourriez  sérluire  quelques  têtes  faibles. 

—  Quelques  têtes  fortes!  »  dis-jc 

Mais  elle  s'en\ola.  Je  me  grattai  la  tête  rpiand  la  ninc  fut  partie,  et 
j'en  fis  tomber  une  Puce  d'une  espèce  jjarticiilicre. 


VOYAGK   D'UN    MOINEAU    DK  PARIS.  131 


«  0  philosophe  de  Paris,  je  suis  une  pauvre  Puce  venue  de  bien 
loin  sur  lo  dos  d'un  Loup,  me  dit-elle;  je  viens  de  t'entendre,  et  je 
l'admire.  Si  tu  veu\  l'instruire,  prends  par  l'AlIemai^ne,  traverse  la 
Pologne,  et,  vers  l'Ukraine,  tu  te  convaincras  par  toi-même  de  la  gran- 
deur et  de  l'indépendance  des  Loups  dont  les  principes  sont  ceu\  que  tu 
viens  de  proclamer  à  la  face  de  cette  vieille  radoteuse  de  reine.  Le  Loup, 
seigneur  Moineau,  est  l'animal  le  plus  mal  jugé  qui  existe.  Les  natura- 
listes ignoi'cnt  ses  belles  mœurs  républicaines ,  car  il  mange  les  natura- 
listes assez  osés  pour  venir  au  milieu  d'une  Section;  mais  ils  ne  pourront 
pas  dévorer  un  Oiseau.  ïu  peux  sans  rien  craindre  te  poser  sur  la  tète 
du  plus  lier  des  Loups,  d'un  Gracchus,  d'un  Marins,  d'un  Régulus 
lupien,  et  tu  contempleras  les  plus  belles  vertus  animales  pratiquées  dans 
les  steppes  oii  se  sont  établies  les  républiques  des  Loups  et  des  Chevaux. 
Les  Chevaux  sauvages ,  autrement  dits  les  Tarpans ,  c'est  Athènes;  mais 
les  Loups,  c'est  Sparte. 

—  Merci,  Puceron!  Que  vas -tu  faire? 

—  Sauter  sur  ce  Chien  de  chasse  assis  au  soleil,  et  d'oii  je  suis 
sortie.  » 

Je  volai  vers  l'Allemagne  et  vers  la  Pologne  dont  j'avais  tant  entendu 
parler  dans  la  mansarde  de  mon  philosophe,  rue  de  Rivoli. 


I  i  f 


De  la  République  luiMeiine. 


0  Moineaux  de  Paris,  Oiseaux  du  monde,  Animaux  du  globe,  et 
vous,  sublimes  carcasses  antédiluviennes,  l'admiration  vous  saisirait 
tous,  si,  comme  moi,  vous  aviez  été  visiter  la  noble  république  lupienne, 
la  seule  oii  l'on  dompte  la  Faim  !  Voilà  qui  élève  l'âme  d'un  Animal  ! 
Quand  j'arrivai  dans  les  magnifiques  steppes  qui  s'étendent  de  l'Ukraine 
à  la  Tartarie,  il  faisait  déjà  froid,  et  je  compris  que  le  bonheur  donné 
par  la  liberté  pouvait  seul  faire  habiter  un  tel  pays.  J'aperçus  un  Loup  en 
sentinelle. 


132 


VO\AGE   D'LN    MOINEAL    DK   PARIS. 


"  Loup,  lui  (lis-Jc,  j'ai  froid  et  vais  mourir  :  ce  serait  une  perte 
fx-^ur  votre  gloire,  rar  je  suis  amené  par  mon  admiration  pour  votre 
gouvernement ,  que  je  viens  étudier  pour  en  propager  les  principes  parmi 
les  Bêtes. 

—  Mets-toi  sur  moi,  me  dit  le  Loup. 

—  Mais  tu  me  mangeras,  citoyen.' 

—  A  quoi  cela  m'avancerait-il?  répondit  le  Loup.  Que  je  te  mange 
ou  ne  te  mange  pas,  je  n'en  aurai  pas  moins  faim.  Un  Moineau  pour  un 
Loup,  ce  n'est  pas  même  une  seule  graine  de  lin  pr>ur  toi.  » 

J'eus  peur,  mais  je  me  risjUrii.  en  vrai  philosophe.  Ce  bon  Loup  me 


VOYAGE   D'UN    MOINEAU    DE   PARIS.  133 

laissa  prendre  position  sur  sa  queue ,  et  me  regarda  d'un  œil  affamé  sans 
me  toucher. 

«  Que  faites-vous  là?  lui  dis-je  pour  renouer  la  conversation. 

—  Eh  !  nie  dit-il ,  nous  attendons  des  propriétaires  qui  sont  en  visite 
dans  un  château  voisin,  et  nous  allons,  quand  ils  en  sortiront,  proba- 
blement manger  des  Chevaux  esclaves,  de  vils  cochers,  des  valets  et 
deux  propriétaires  russes. 

—  Ce  sera  drôle,  »  lui  dis-je. 

Ne  croyez  pas.  Animaux,  que  j'aie  voulu  bassement  flatter  ce  sau- 
vage républicain  qui  pouvait  ne  pas  aimer  la  contradiction  :  je  disais  là 
ma  pensée.  J'avais  entendu  tant  maudire  à  Paris,  dans  les  greniers  et 
partout,  l'abominable  variété  d'Hommes  appelés  les  propriétaires ,  que, 
sans  les  connaître  le  moins  du  monde,  je  les  haïssais  beaucoup. 

<(  Vous  ne  leur  mangerez  pas  le  cœur,  repris-je  en  badinant. 

—  Pourquoi?  me  dit  le  citoyen  Loup. 

—  J'ai  ouï  dire  qu'ils  n'en  avaient  point. 

—  Quel  malheur!  s'écria  le  Loup;  c'est  une  perte  pour  nous,  mais 
ce  ne  sera  pas  la  seule. 

—  Comment!  fis-je. 

—  Hélas  !  me  dit  le  citoyen  Loup ,  beaucoup  des  nôtres  périront  à 
l'attaque;  mais  la  patrie  avant  tout!  H  n'y  a  que  six  Hommes,  quatre 
Chevaux  et  quelques  effets  potables;  ce  ne  sera  pas  assez  pour  notre 
section  des  Droits  du  Loup,  qui  se  compose  d'un  millier  de  Loups. 
Songe,  Moineau,  que  nous  n'avons  rien  pris  depuis  deux  mois. 

—  Rien?  lui  dis-je;  pas  même  un  prince  russe? 

—  Pas  même  un  Tarpan  !  Ces  gueux  de  Tarpans  nous  sentent  de 
deux  lieues. 

—  Eh  bien ,  comment  ferez-vous  ?  lui  dis-je. 

- —  Les  lois  de  la  république  ordonnent  aux  jeunes  Loups  et  aux 
Loups  valides  de  combattre  et  de  ne  pas  manger.  Je  suis  jeune ,  je  lais- 
serai passer  les  femmes,  les  petits  et  les  anciens... 

—  Cela  est  bien  beau,  lui  dis-je. 

—  Beau!  s'écria-t-il  ;  non,  c'est  tout  simple.  Nous  ne  reconnaissons 
pas  d'autre  inégalité  que  celle  de  l'Age  et  du  sexe.  Nous  sommes  tous 
égaux. 


\Zli 


\  0\  \('.  r.    DM   \    MOI  \K  \r    1)K    l'MilS. 


l'oiiiquoi? 

l';iif(^  ijuo  n()\i>  S(mmir>  tmis  c-alciiiciil  loris. 

Coi)iMiil;uit  NOUS  (Mis  011  sonliiicllt'.  moiisci.miciir. 

—  (:'r>\  innii  loiir  .lo  uardc.  dil  \r  ]o\\no  Loup,  (lui  nos.'  IVx  lia  poinl 
d'cU'c  nions('ii;niMiii>c. 


Avez-vous  une  Cliarlf?  lui  <li>-.j<'. 

QuestK-e  que  c"est  rpic  ra'.'  <lil  U-  ji'im.-  I,')U| 


VOYAGE   D'LiM    MOlxNEAU    DE   PARIS.  135 


—  .Mais  vous  êtes  do  la  section  dos  Droits  du  Loup,  vous  avez  donc 
des  droits? 

—  Le  droit  de  faire  ce  que  nous  voulons.  Nous  nous  rassemblons 
des  (pTil  y  a  i)éril  poui-  tous  les  Loups;  mais  le  chef  que  nous  nous  don- 
nons l'edevient  sinq)le  Loup  a|)iès  I  adiiiic.  Il  ne  lui  passerait  jamais  par 
la  tète  qu'il  vaut  mieu\  que  le  Lou[)  (pii  a  fait  ses  dernières  dents  le 
matin.  Tous  les  Loups  sont  frères! 

—  Dans  ([uelles  circonstances  vous  rassendjlez-YOus? 

—  Quand  il  y  a  disette  et  pour  chasser  dans  l'intérêt  connnun.  On 
chasse  par  sections.  Dans  les  jours  de  grande  famine ,  on  partage,  et  les 
parts  se  font  strictement.  Mais  sais-tu,  moutard  de  jMoineau,  que  dans 
les  circonstances  les  plus  horribles,  quand,  par  dix  pieds  de  neige  sur 
les  steppes,  par  la  clôture  de  toutes  les  maisons,  quand  il  n'y  a  rien  à 
croquer  pendant  des  trois  mois,  on  se  serre  le  ventre,  on  se  tient  diaud 
les  uns  contre  les  autr'es!  Oui,  depuis  que  la  république  des  Loups  est 
constituée,  jamais  il  n'est  arrivé  qu'un  coup  de  dent  ait  été  donné  par 
un  Loup  sur  un  autre.  Ce  serait  un  cnme  de  lèse-majesté  :  un  Loup  est 
un  souverain.  Aussi  le  proverbe,  les  Loups  ne  se  mangenl  point ,  est- il 
universel  et  fait-il  rougir  les  Hommes. 

—  Hé!  lui  chs-je  pour  l'égayer,  les  Hommes  disent  que  les  souve- 
rains sont  des  Loups.  Mais  alors  il  ne  saurait  y  avoir  de  punitions?. 

*  —  Si  un  Loup  a  commis  une  faute  dans  l'exercice  de  ses  fonctions, 
s  il  n'a  pas  arrêté  le  gibier,  s'il  a  manqué  à  flairer,  à  prévenir,  il  est 
battu;  mais  il  n'en  est  pas  moins  considéré  parmi  les  siens.  Tout  le 
monde  |)eut  faillir.  Expier  sa  faute,  n'est-ce  pas  obéir  aux  lois  de  la 
républi(pie?  Hors  le  cas  de  chasse  pour  raison  de  faim  publique,  chacun 
est  libre  comme  l'air,  et  d'autant  plus  fort  qu'il  [jeut  compter  sur  tous 
au  besoin. 

—  Voilà  i\m  est  beau!  m'écriai-je.  Vivre  seul  et  dans  tous!  vous 
avez  résolu  le  plus  grand  problème.  J'ai  bien  peur,  pensai-je,  que  les 
Moineaux  de  Paiis  n'aient  pas  assez  de  simplicité  pour  adopter  un  pareil 
système. 

—  Hourrah  !  •>  cria  mon  ami  le  Lovq). 

Je  volai  à  tlix  pieds  au-dessus  de  lui.  Tout  à  C(jup  mille  à  douze 
cents  Loups,  d'un  poil  superbe  et  d'une  incroyable  agilité,  arrivèrent 
aussi  rapidement  que  s'ils  eussent  été  des  Oiseaux.  Je  vis  de  loin  venir 


lae  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 


(lou\  Ivitbikls  alU'Ios  do  iK'u\  (llioNaux  cliiuun  ;  mais  inali^iv  la  rai)idité 
do  Unir  courso.  on  dopil  des  c'oiij)S  do  sabro  dislribuôs  aii\  l^oiips  j)ar  les 
inaîlres  ol  par  los  valets,  les  Loups  se  liront  éoraser  sous  les  roues  aveo 
une  sublime  abnégalion  do  leur  poil  qui  me  parut  le  comble  du  stoïcisme 
républicain.  Ils  liront  trobuolier  les  Chevaux,  et  dès  que  ces  Chevaux 
purent  otro  mordus,  ils  luronl  morts!  Si  la  meute  perdit  une  centaine  de 
Loujis.  il  )  oui  uno  bollo  curoo.  Mon  Loup,  comme  sentinelle,  eut  le 
droit  do  UKiniior  le  cuir  des  tabliers.  De  vaillants  Loups,  n'ayant  rien, 
mani^eaiont  los  habits  et  les  boutons.  11  no  losla  (pio  six  crAnes  qui  se 
trouveront  trop  duis.  et  <]uo  los  Lou|)S  no  pouvaioni  ni  casser  ni  mordre. 
On  rosjHHta  los  cadavres  dos  Loups  morts  dans  l'action  :  ce  fut  l'objol 
d'une  spéculation  excessivomont  habile.  Dos  Loups  alTamés  se  couchèrent 
sous  les  cadavres.  Des  Oiseaux  do  proie  vinrent  se  poser  dessus,  il  yen 
eut  do  |)i'is  et  de  dévorés. 

Émerveillé  de  cette  liberté  absolue  qui  existe  sans  aucun  dani!:er,  je 
mo  mis  ii  rechercher  les  causes  do  cette  admirable  égalité.  L'é.qalité  des 
droits  vient  évidemment  de  l'éifalilé  des  moyens.  Les  Loups  sont  tous 
oiçaux,  parce  (juils  sont  tous  éiraloment  forts,  comme  me  l'avait  fait 
pressontii-  mon  interlocuteur.  Lo  modo  à  suivre,  pour  arriver  à  l'épialité 
absolue  Ao  tous  los  citoyens,  est  de  leur  donner  à  tous,  par  l'éducation, 
comme  font  los  Loups,  les  mêmes  facultés.  Dans  les  violents  exercices 
aux(juels  sadonnent  ces  républicains,  tout  être  chétif  succombe  :  il  faut 
que  le  Louveteau  sache  souffrir  et  combattre,  ils  ont  donc  tous  le  même 
oouraiîe.  On  ne  s'ennoblit  point  dans  une  position  supérieure  à  celle 
dautrui.  on  s'y  dégrade  dans  la  mollesse  et  le  rien-faire.  Les  Loups 
nont  rien  et  ont  tout.  Mais  cet  admirable  résultat  vient  des  mœurs. 
Quelle  entreprise,  (jue  do  réformer  les  mœurs  d'un  pays  gâté  par  les 
jouissances!  Je  devinai  pounjuoi  et  comment  il  y  avait  ii  Paris  dos 
Moineaux  qui  mangeaient  des  vers,  des  graines,  qui  habitaient  des 
oasis,  et  comment  il  y  avait  de  pauvres  Moineaux  forces  do  j)icorer 
par  les  rues.  Par  quels  inriu-ns  convaincre  los  Moineaux  liouroiix  de 
so  faire  los  égaux  i\('>  Moiiioanx  inailiciiiciix'.'  Oiiol  noiiNcau  (anatisino 
in\ontor .' 

Les  Loups  s'obéissoiit  tout  au»i  diifomciil  a  cux-iiirmos  (|uo  los 
Abeilles  obéissaient  a  leur  reine,  ol  les  l'ourmis  à  leurs  lois.  La  lilx'ilo 
rend  esclave  du  devoir,  los  Fourmis  sont  esclaves  de  leurs  mo'urs,  et 
les  Abeilles  de  leur  reine.  Ma  foi!  s'il  faut  être  esclave  de  fpjelquo  chose, 


VOYAGE    D'UN    MOLN'KAU    DE    PARIS. 


137 


il  vaut  niieuv  n'obéir  qu'à  la  raison  publique,  et  je  suis  |pour  les  Loups. 
Évidemment,  Lyciirgue  avait  étudié  leurs  mœurs,  comme  son  nom 
l'indique.  L'union  fait  la  force,  là  est  la  i^rande  charte  des  Loups,  qui 
peuvent,  seuls  entre  les  Animaux,  attaquer  et  dévorer  les  Hommes,  les 
Lions,  et  qui  régnent  par  leur  admirable  égalité.  Maintenant,  je 
comprends  la  Louve  mère  de  Rome! 


Après  avoir  profondément  médité  sur  ces  questions,  je  me  promis, 
en  revenant,  de-  les  dégosiller  à  mon  grand  écrivain.  Je  me  promettais 
aussi  de  lui  adresser  quelques  questions  sur  toutes  ces  choses.  Avouons- 


138  VOVM'.  K    n"l  N    MOIM:  \l     l)K    PAHIS. 

!c  à  ma  honte  ou  ii  ma  i^loiiv  1  ii  mosmv  (luojc  iiu-  l'approchais  de  Paris, 
Inihiiiralion  (pic  mavail  ins|)iivo  collo  raco  sauvai^v  do  héros  Uij)ions  se 
dissipait  on  pivsonco  dos  mœurs  sooialos.  on  |)onsan(  aux  morveillcs  de 
lospiMl- oultivo.  on  me  souvonant  dos  i^randours  où  conduit  celte  ten- 
dance idéahsle  (pii  (hVlinime  le  Moineau  français.  La  fière  répubHque 
des  Loups  ne  me  salisfaisail  i)his  enlièroment.  N'est-ce  pas,  après  tout, 
une  triste  conchtion.  que  de  vivie  uni(juemont  de  rapines?  Si  l'égalité 
entre  Loups  est  une  des  i)lus  sublimes  conquêtes  de  l'esprit  animal,  la 
.uuerro  du  Loup  ii  l'Homme .  à  l'Oiseau  do  proie,  au  Cheval  et  ;i  l'Esclave, 
n'en  rosle  pas  moins  en  principe  une  abominable  violation  du  droit  des 
Rèto>. 

('  Les  rudes  vertus  dune  j(''j)ul)li(|ue  ainsi  laite,  me  disais-je.  ne 
subsistent  donc  que  par  la  guerre?  Sera-ce  le  meilleur  gouvernemoni 
f>ossible,  celui  qui  ne  vivra  qu'à  la  condition  de  lutter,  de  souflVii'. 
dimmoler  sans  cesse  et  les  aulies  et  soi-même?  Entre  mourir  de  faim 
en  ne  faisant  aucune  œuvre  durable,  ou  mourir  do  faim  en  coopérant. 
<-omme  le  Moineau  de  Paris,  à  une  histoire  perpétuelle ^  à  la  trame  con- 
tinue dune  étoiïe  brodée  de  fleurs,  de  monuments  et  de  rébus,  quel 
Animal  ne  choisirait  le  tout  au  n'en,  le  plein  au  vide,  Vœurreim  néant'/ 
Nous  sommes  tous  ici-bas  pour  faire  quelque  chose!  »  Je  me  rap|)elai  les 
Poly|)es  de  la  merdes  Indes,  qui.  fVagment  de  matière  mobile,  réunion 
de  quehjues  monades  sans  cœur,  sans  idée,  unicpiement  douées  de 
mouvement ,  s'occupent  à  faire  des  îles  sans  savoir  ce  qu'ils  font.  Je 
tombai  don<-  dans  d'horribles  doutes  sur  la  nature  des  gouvernements. 
Je  \is  que  beaucoup  apprendre,  c'est  amasser  des  doutes.  Enfin,  je 
trouvai  ces  Loups  socialistes  décidément  trop  cainassiers  pour  le  temps 
oii  nous  vivons.  Peut-être  pourrait -on  leur  enseigner  à  manger  du 
pain.  mai>  il  faudrait  alois  (pic  les  Iloiiimes  consentissent  ii  loui'  en 
donner. 

Je  «leNi>ai>  ainsi  a  tire-dailo.  ariangeanl  l'avenir  à  \ol  d'Oiseau, 
comme  s'il  ne  dépendait  pas  des  Hommes  d'abattre  les  forêts  et  d'inven- 
ter les  fusils,  car  je  faillis  être  atteint  par  une  de  ces  machines  inexpli- 
cables! J'arrivai  fatigué.  Hélas  !  la  mansarde  est  vide  :  mon  philosophe 
est  en  pri>on  |)Our  avoir  entretenu  le>  liches  des  misères  du  peuple. 
Pauvres  riches,  rpiels  torts  vous  font  \o>  df-fcnsciiis  !  J'jillai  \(>\v  mon 
.uni  .1:....  ^;,  prison,  il  me  reconnut. 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 


13'.) 


«  D'où  viens-lu,  clior  polit  compagnon?  s'écria-t-il.  Si  lu  as  vu 
beaucoup  de  pays,  tu  as  du  voii-  beaucoup  de  souffrances  qui  ne  cesseront 
que  par  la  proniulgation  du  c(jde  de  la  Fralernile.  » 


George  Sand. 


V  I  E 


OI'IMONS    l'H  IlOSOl'HIQUliS 


D  UN     PINGOUIN 


l'"aut-il  chercluT  le  boiilicur?  licm.indai-je 
au  Lièvre.  —  Cherchez -le,  me  répondit -il, 
mais  en  tremblant. 

—  L'Oiseau  anonyme.  — 


Si  je  n'étais  pas  né  en  plein  midi,  sous 
les  rayons  d'un  soleil  brûlant  dont  les 
ardeurs  me  liient  éelore,  et  qui,  par 
(■onsé(juent,   fut  l)ien  autant  mon  père 
(|ue  le  Ijrave  I^in.^ouin  qui  avait  ahan- 
doMn('  dans  le  sal)le  l'œuf  (dv.s-dur-)  (|iie 
jeus  il  pereer  en  venant  au  monde... 
et  si  d'ailleurs  j'étais  d'Iiwiiieur  à  faire, 
en  si  grave  matière,  une  mauvaise  plai- 
santerie, je  dirais  (jtic  je  suis  né  sous 
une  mauvaise  étoile. 
Mais  étant  né,  comme  je  viens  de  le  dire,  en  plein  soleil,  c'est-à- 
dire  en  l'absence  de  toute  étoile,  bonne  ou  mauvaise,  je  me  contenterai 
d'avancer  que  je  suis  né  dans  un    mauvais  jour,  et  je  le   prouverai. 


VIE   ET  OPINIONS   PII  ILOSOl'IllOl  ES  D'I^N    PINCOUIN.        1/|1 

Quand  je  fus  venu  à  bout  de  sortir  de  la  coquille  où  j'étais  emprisonné 
depuis  longtemps,  et  fort  à  l'étroit,  je  vous  assure,  je  restai  pendant 
plus  d'une  heure  comme  abasoui-di  de  ce  qui  venait  de  m'arriver. 

Je  dois  l'avouer,  la  naissance  a  quelque  chose  de  si  imprévu  et  de 
si  nouveau ,  qu'eùt-on  cent  fois  plus  de  présence  d'es[)rit  qu'on  n'a 
l'habitude  d'en  avoir  dans  ces  sortes  de  circonstances,  on  garderait 
encore  de  ce  moment  un  souvenir  extrêmement  confus. 

«  Ma  foi,  me  dis-je  aussitôt  que  j'eus,  non  pas  repris,  mais  pris 
mes  sens,  qui  m'eût  dit,  il  n'y  a  pas  un  quart  d'heure,  quand  j'étais 
accroupi  dans  cette  abominable  coquille  où  tout  mouvement  m'était 
interdit,  qui  m'eut  dit  qu'après  avoir  été  trop  gros  pour  mon  œuf,  j'en 
viendrais  à  avoir  trop  de  place  quelque  part?  » 

Je  me  confesse  pour  être  franc.  Je  dirai  donc  que  je  fus  étonné 
[)lutôt  que  ravi  du  spectacle  qui  s'offrit  à  ma  vue ,  quand  j'ouvris  les 
yeux  pour  la  première  fois;  et  que  je  crus  un  instant,  en  voyant  la 
voûte  céleste  s'arrondir  tout  autour  de  moi ,  que  je  n'avais  fait  que  pas- 
ser d'un  œuf  infiniment  petit  dans  un  œuf  infiniment  grand.  J'avouerai 
aussi  que  je  fus  loin  d'être  enchanté  de  me  voir  au  monde,  bien  qu'en 
cet  instant  ma  première  idée  fût  que  tout  ce  que  je  voyais  devait  m'ap- 
partenir,  et  que  la  terre  n'avait  sans  doute  jamais  eu  d'autre  emploi 
que  celui  de  me  porter ,  moi  et  mon  œuf.  Pardonnez  cet  orgueil  à  un 
pauvre  Pingouin,  qui  depuis  n'a  eu  que  trop  à  en  rabattre. 

Lorsque  j'eus  deviné  à  quoi  pouvaient  me  servir  les  yeux  que  j'avais, 
c'est-à-dire  quand  j'eus  regardé  avec  soin  ce  qui  m'entourait,  je  décou- 
vris que  j'étais  dans  ce  que  je  sus  plus  tard  être  le  creux  d'un  rocher, 
pas  bien  loin  de  ce  que  je  sus  plus  tard  être  la  mer,  et,  du  reste,  aussi 
seul  que  possible. 

Ainsi,  des  rochers  et  la  mer,  des  pierres  et  de  l'eau,  un  horizon 
sans  bornes,  l'immensité  enfin,  et  moi  au  milieu  comme  un  atome,  voilà 
ce  que  je  vis  d'abord. 

Ce  qui  me  frappa  davantage,  ce  fut  que  cela  était  en  vérité  bien 
grand,  et  je  me  demandai    aussitôt  :  «  Pourquoi    l'univers    est-il   si 


II 

Cette  question ,  la  première  que  je  m'adressai ,  combien  de  fois  me 
la  suis-je  adressée  depuis,  et  combien  de  fois  me  l'adresserai -je  encore? 


\ki       VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

E\ .  (Ml  cllol.  il  (|iii>i  stMl  donc  (jiic  le  luoiulc  soil  si  i;i'an(l '.' 

Est-ce  (|u' un  polit  nioiulc,  tout  petit,  dans  l('i|uel  il  ny  aurait  i\c 
place  (lue  pour  des  amis,  (pie  pour  ceu\  (pii  saimenl  .  ne  vaudrait  pas 
cent  fois  niieu\  ipie  j'c  iti-and  monde,  (pie  ce  ijrand  i::ounVe  dans  leipiel 
tout  se  perd,  dans  leipiel  tout  se  confond,  où  il  y  a  de  l'espace,  non- 
seulement  j)our  des  créatures  qui  se  détestent,  mais  encore  pour  dos 
peuples  entiers  (pii  se  volent,  qui  se  frapponi .  (pii  se  tuent,  qui  se 
mauiiont  ;  pour  des  espèces  ennemies,  et  l'une  sur  l'autre  acharnées; 
pour  des  aj)petits  contraires;  j)nur  dos  j)assions  incompatibles  enfin, 
et.  (jui  pis  est.  pour  des  Animau\  (jui  doivent,  après  avoir  respiré  le 
même  air.  vu  la  même  lune,  et  le  même  soleil,  el  les  mêmes  astres, 
mourir  sottement,  après  s'être,  par-dessus  le  marché,  iii:norés  toute 
leur  vie  ? 

Je  vous  le  demande  à  vous  tous.  Pingouins  qui  me  lisez,  Pingouins 
mes  bons  amis,  est-ce  qu'une  petite  terre  par  exemple,  une  terre  sur 
laquelle  il  n'y  aurait  qu'une  petite  montagne,  pas  bien  haute,  qu'un 
petit  bois  planté  d'arbres  très  en  vie,  chargés  de  feuilles,  et  poussant  à 
merveille ,  et  se  couvrant  à  plaisir  de  ces  belles  fleurs  et  de  ces  beaux 
fruits  qui  font  la  gloire  et  la  joie  des  branches  qui  les  portent,  et  dans 
ce  petit  bois  une  ou  deux  douzaines  de  nids  charmants,  bien  habités  par 
de  bons  et  joyeux  Oiseaux  élégamment  vêtus,  riches  en  santé,  en  cou- 
leurs, en  beauté,  en  grâces,  en  tout  enfin,  et  non  pas  de  pauvres 
diables  de  Pingouins  comme  vous  et  moi  ;  est-ce  que  dans  chacun  de 
ces  nids  un  cœur  ou  plusieurs  cœurs  ne  faisant  qu'un,  et  tout  au  fond 
quelques  rrufs  chaudement  et  tendrement  couvés,  je  vous  le  demande, 
est-ce  qu'une  petite  terre  ainsi  faite  ne  ferait  pas  votre  affaire,  et  l'aflaire 
de  tout  le  monde? 

Qui  donc  réclamerait,  je  vous  prie,  contre  cette  douce  petite  terre, 
contre  ce  petit  bois,  contre  ces  beaux  arbres,  contre  ces  rares  oiseaux 
s'aimant  tous,  se  chérissant  tous,  tous  amis,  (pii  donc' 

Certes,  ce  ne  serait  pas  moi,  qui  écris  ces  lignes,  et  si  ce  devait 
être  vous  qui  les  lisez,  je  vous  dirais,  rpir^i  (pi'il  j)ùt  m'en  coûter  :  -  Allez 
au  diable;  vou>  m'avrz  trompé .  vous  n'êtes  [)as  même  un  l'iniiouin, 
fermez  ce  livre  et  brouillons-nous.  » 

Mais  pardon,  ami  lecteur,  pardon;  I  liabilmlc  d  êlrc  seul  m'a 
rendu  niaus.sade,  grossier  même,  et  je  m'oublie,  et  j'oublie  (piOn  n'a 
pas  le  droit  de  s'oublier  quand  on  est  face  a  far-e  aver-  nous,  puissant 
lecteur  ! 


VIE   ET   ()PI^'1()^S    l'HlLOSOPHlOrES    D'UN    PINGOUIN.        U3 


m 


Je  dois  dire  que,  comme  je  ne  savais  pas  alors  i<rand"cliose,  pas 
même  compter  jusqu'à  deux ,  je  ne  m'élonnais  pas  d'être  seul .  tant  je 
croyais  peu  qu'il  fût  possible  de  ne  l'être  pas  ! 

Je  ne  me  permis  donc  aucune  lamentation  sur  les  malheurs  de  la 
solitude  qui  était  mon  partage. 

L'occasion  était  bonne  pourtant  ;  un  peu  plus  tard,  je  ne  l'aurais  pas 
laissée  échapper. 

Cela  send)le  si  bon  de  se  plaindre,  que  j'ai  cru  quelquefois  que 
cétait  là  tout  le  bonheur. 

Je  n'existais  pas  depuis  une  heure,  que  j'avais  déjà  connu  le  froid 
et  le  chaud,  la  vie  tout  entière  ;  le  soleil  avait  disparu  tout  d'un  coup, 
et.  de  brûlant  qu'il  était,  mon  rocher  était  devenu  aussi  froi(4  que  s'il  se 
fût  changé  subitement  en  une  montagne  de  glace. 

N'ayant  rien  de  mieux  à  faire ,  j'entrepris  alors  de  remuer. 

Je  sentais  à  mes  épaules  et  sous  mon  corps  quelque  chose  que  je 
supposais  n'êlre  pas  là  pour  rien.  J'agitai  comme  je  le  pus  ces  espèces  de 
petits  bras,  ces  espèces  de  petites  ailes,  ces  quasi-jambes  que  venait  de 
me  donner  la  nature  (laquelle  vit  depuis  trop  longtemps,  selon  moi,  sur 
sa  bonne  réputation  de  tendre  mère,  aimant  également  tous  ses  enfants), 
et  je  fis  si  bien  qu'après  de  longs  efforts  je  réussis  enfin...  à  rouler  du 
haut  de  mon  rocher. 

C'est  ainsi  que  je  fis  mon  preniicj-  pas  dans  la  vie.  lequel  fut  une 
chute,  conime  on  voit. 

On  dit  qu'il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte  :  que  ne  dit-on  vrai! 

J'arrivai  à  terre  plus  mort  que  vif,  et  tout  meurtri. 

Comme  un  vrai  enfant  que  j'étais,  je  frappai  de  mon  pauvre  bec  le 
sol  insensible  contre  lequel  je  m'étais  blessé,  et  me  blessai  davantage,  ce 
(fui  me  donna  à  penser. 

a  Évidemment,  me  dis-je.  il  faut  se  délier  de  son  premier  mouve- 
ment, et  avant  d'agir  réfléchir.  » 

Je  commençai  alors  à  me  poser  de  la  façon  la  plus  sérieuse  la  ques- 
tion de  ma  destinée  comme  Pingouin,  non  pas  que  j'eusse  la  moindre 
prélention  à  la  philosophie;  mais  quand  on  se  trouve  obligé  de  vivre,  et 


lU       VIH  ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UN    PINGOUIN. 


qu'on  n'en  a  pas  riiabitude,  il  iaut  l)iou  se  dire  (jnekiiie  chose  pour 
trouver  les  moyens  d'en  venir  a  bout. 

Quest-ee  que  le  bien? 

Qu'est-ce  que  le  mal  ? 

Qu'est-ce  (jue  la  vie?  ^; 

Qu'est-ce  qu'un  Pin.iiouin  ? 

Je  m'endormis  avant  d'avoir  résolu 
une  seule  de  ces  graves  questions. 

Qu'il  est  bon  de  dormir  ! 


IV 

La  faim  me  réveilla. 

Oubliant  mes  résolutions,  je  ne  me  demandai  pas  :  Qu'est-ce  que  la 
faim  ?  et  je  fis  mon  premier  repas  de  quelques  coquillages  qui  me  sem- 
blaient bâiller  sur  la  plage  à  mon  intention,  avant  de  m'être  livré  à 
aucune  dissertation  préliminaire  sur  les  dangers  possibles  de  cet  ancien 
usage. 

J'en  fus  puni  :  car,  dans  ma  candeur,  ayant  mangé  trop  vite,  je 
faillis  m'étrangler. 

Je  ne  vous  dirai  pas  comment  il  se  fit  que  je  pus  apprendre  succes- 
sivement à  boire,  à  manger,  à  marcher,  à  remuer,  à  aller  à  droite  ou 
à  gauche ,  à  mesurer  de  l'œil  les  distances ,  à  savoir  qu'on  ne  tient  pas 
tout  ce  qu'on  voit,  à  descendre,  à  monter,  à  nager,  à  pêcher,  à  dormir 
debout,  à  me  contenter  de  peu  et  quelquefois  de  rien,  etc.,  etc.  Il  suffira 
([ue  je  vous  dise  que  chacune  de  ces  études  fut  pour  moi  l'objet  de  peines 
sans  nombre ,  de  mésaventures  fabuleuses ,  d'épreuves  inouïes  ! 

Et  c'est  ainsi  qu'il  m'arriva  de  passer  les  plus  beaux  jours  de  ma 
vie,  faisant  tout  a  la  sueur  de  mon  front,  et  petit  à  petit  devenant  gros 
et  gras ,  et  d'une  belle  force  pour  mon  âge. 


Que  penses-tu  des  Pingouins,  Dieu  sujjréme?  Que  feras-tu  d'eux  au 
jour  du  jugement  ?  A  quoi  as-tu  songé  quand  tu  as  promis  la  résurrection 
des  corps? 


VIE   ET   OPINIONS   PHILOSOPHIQUES    D'UN    PINGOUIN.        l/i5 

Importait-il  donc  à  ta  gloire  de  créer  un  oiseau  sans  plumes ,  un 
poisson  sans  nageoires ,  un  bipède  sans  pieds  ? 

«  Si  c'est  là  vivre,  me  suis- je  écrié  bien  souvent,  je  demande  à 
rentrer  dans  mon  œuf.  » 

Un  jour  qu'à  force  de  méditer  j'avais  fini  par  m'endormir,  il  me 
sembla  que  j'entendais  pendant  mon  sommeil  un  bruit  qui  n'était  ni 
celui  des  vagues,  ni  celui  des  vents,  ni  aucun  autre  bruit  que  je 
connusse. 

<(  Réveille-toi  donc ,  me  disait  intérieurement  cette  partie  active  de 
notre  àme  qui  semble  ne  dormir  jamais,  et  que  je  ne  sais  quelle  puis- 
sance tient  constamment  éveillée  en  nous  pour  notre  salut  ou  pour  notre 
perte;  réveille-toi  donc,  ce  que  tu  verras  en  vaut  bien  la  peine,  et  ta 
curiosité  sera  satisfaite. 

—  Assurément  je  ne  me  réveillerai  pas ,  répondait  tout  en  dormant 
cette  autre  excellente  partie  de  nous-mêmes  à  laquelle  nous  devons  de 
dormir  en  toute  circonstance;  je  ne  suis  point  curieuse,  et  ne  veux  rien 
voir.  Je  n'ai  que  trop  vu  déjà.  » 

Et  comme  l'autre  insistait  : 

((  J'aurais  bien  tort^,  en  vérité ,  de  secouer  pour  si  peu  ce  bon 
sommeil,  reprenait  la  dormeuse;  d'ailleurs  je  n'entends  rien  ;  vous  vou- 
lez me  tromper,  ce  bruit  n'est  pas  un  bruit;  je  dors,  je  rêve,  et  voilà 
tout.  Laissez-moi  donc  dormir.  Y  a-t-il  rien  au  monde  qui  vaille  mieux 
qu'un  bon  sonmie?  » 

Et  comme ,  à  vrai  dire ,  je  tenais  à  dormir ,  je  m'y  obstinais ,  fer- 
mant les  yeux  de  mon  mieux  et  me  cramponnant  au  sommeil  qui  allait 
m'échapper,  avec  tous  ces  petits  soins  qu'ont  de  leur  repos  les  vrais 
donneurs ,  pendant  même  qu'ils  s'y  livrent. 

Mais  il  était  sans  doute  écrit  que  je  devais  me  réveiller.  Hélas!  hélasl 
je  me  réveillai  donc  ! 

Que  devins-je,  moi  qui  m'étais  cru  la  Bête  la  plus  considérable,  et 
même  la  seule  Bête  de  la  création  (je  m'étais  bien  trompé!  ),  que  devins- 
je  en  apercevant  une  demi-douzaine  au  moins  de  charmantes  créatures 
vivant,  parlant,  volant,  riant,  chantant,  caquetant,  ayant  des  plumes, 
ayant  des  ailes,  ayant  des  pieds,  tout  ce  que  j'avais  enfin,  mais  tout 
cela  dans  un  degré  de  perfection  telle ,  que  je  ne  doutai  pas  un  instant 
que  ce  ne  fussent  des  habitants  d'un  monde  plus  parfait,  de  la  lune  par 
exemple ,  ou  même  du  soleil ,  qu'un  caprice  inconcevable  avait  poussés 
pour  un  instant  sur  mon  rocher  ! 

19 


uo      vu:  KT  oriMONs  riiii.osoi'iiini  f.s  d'un  pingouin. 

Coinine  elles  avaient  Tair  fort  occupé,  et  elles  l'étaient  en  effet,  car 
elles  jouaient  et  inollaient  à  leur  jeu  beaucoup  d'an  leur,  faisant  de  leur 
CL)r|)s  tout  ce  qu'elles  voulaient,  rasant  tour  à  loui-  la  terie  et  l'eau  de 
leurs  ailes  léijères.  avec  une  souplesse  et  une  vivacité  dont  je  ne  songeai 
même  pas  à  être  jaloux,  tant  elles  dépassaient  tout  ce  que  j'aurais  osé 
iniaiiiner.  elles  ne  me  virent  pas  d'abord,  et  je  restai  coi  dans  le  creuK 
de  mon  rocher,  jusqu'à  ce  {pienlin,  entraîné  tout  à  la  fois  et  par  l'ardeur 
de  mon  âge.  et  surtout  par  cet  élan  irrésistible  (jui  pousse  tout  ce  qui 
vit  vers  le  beau,  lequel,  j'ai  pu  le  voir  plus  lard,  est  le  vrai  roi  de  la 
(erre,  je  m'élançai  éperdu  au  milieu  d'elles. 

t(  Oiseaux  célestes!  m'écriai-je,  fées  de  l'air!  déesses!  Et  connue 
j"avais  beaucoup  couru  pour  arriver  jusqu'à  elles  et  fait  de  violents 
efforts,  pour  courir  sans  t()nd)er,  il  me  fut  impossible  de  dire  un  mot  de 
plus,  et  force  me  fut  de  rester  court. 

—  Un  Pingouin  !  s'écria  une  des  joueuses. 

—  Un  Pingouin!  »  répéta  toute  la  bande. 

Et  comme  elles  se  mirent  toutes  à  rire  en  me  regardant,  j'en  conclus 
qu "elles  n'étaient  pas  fâchées  de  me  voir. 

«  Les  aimal)les  personnes!  »  pensais-je  ;  et,  le  courage  m'étant 
revenu,  je  les  saluai  avec  respect,  et  prononçai  alors  le  plus  long 
discours  que  j'eusse  encore  prononcé  de  ma  vie  : 

«  Mesdemoiselles,  leur  dis-je,  je  viens  de  naître,  j'ai  laissé  là-haut 
ma  coquille ,  et  comme  j'ai  vécu  seul  jusqu'à  présent ,  je  me^  vois  avec 
plaisir  en  aussi  belle  compagnie;  vous  jouez  :  voulez- vous  que  je  joue 
avec  vous? 

—  Pingouin ,  mon  ami ,  me  dit  celle  qui  me  parut  être  la  reine  de 
la  bande,  et  que  je  sus  plus  tard  être  une  Mouette  Rieuse,  tu  ne  sais 
pas  ce  que  tu  demandes,  mais  tu  vas  le  savoir;  il  ne  sera  pas  dit  qu'un 
aussi  éloquent  petit  Pingouin  aura  essuyé  de  nous  un  refus.  Tu  veux 
jouer,  joue  donc,  me  dit-elle;  et,  cela  dit,  elle  me  poussa  de  l'aile  au 
milieu  de  ses  amies,  une  autre  en  fit  autant,  et  puis  une  autre,  et 
chacune  me  poussant,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  je  jouai 
alors  :  !  ! 

—  Je  ne  veux  plus  jouer ,  dis-je  dès  quil  me'fut  possible  de  prononcer 
un  mot. 

—  Fi!  le  mauvais  joueur  !  »  s'écrierent-elles  toutes  ii  la  fois. 

Et  le  jeu  recommença,  jusqu'à  ce  qu'enfin ,  épuisé,  humilié,  déses- 
f>éré,  j«'  roulai  par  tçrre. 


VIE   ET  OPINIONS    PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.        l/,7 


«  Vous  que  je  respectais!  leur  dis-jc,  vous  que  j'aimais!  vous  que 
j'adorais!  vous  que  je  trouvais  superbes!...  » 

Et  ce  que  je  souffrais,  comment  le  dire? 

Celle-là  même  qui  m'avait  appelé  Pingouin  mon  ami,  et  qui  néan- 
moins m'avait  le  plus  maltraité,  me  voyant  tout  penaud,  se  reprocha 
sa  conduite  : 


'(  Pardonne-nous,  mon  pauvre  Pingouin,  me  dit-elle;  nous  sommes 
des  iMouettes  ,  des  Mouettes  Rieuses ,  et  ce  n'est  pas  notre  faute  si  nous 
ne  valons  rien,  car  nous  ne  sommes  peut-être  pas  faites  pour  être 
bonnes,  o 

Et  en  me  parlant  ainsi,  elle  vint  à  moi  d'un  air  si  bon,  que,  quoi 
qu'elle  m'en  eût  dit ,  je  crus  voir  en  elle  la  beauté  et  la  bonté  parfaites, 
et  j'oubliai  ses  torts. 

Mais  la   pitié  n'est  souvent  qu'un  remords  de  la  dureté ,  et  ce  que 


148       VIE   ET  OI'IMONS   IMll  LOSOPIIIOI  ES   D'UN    PlNGOl'lN. 


javais  pris  pour  un  conuncMKvnuMil  (ralVcclioii  notait  (|U0  lo  roij;rot 
d'avoii'  mal  lait.  Aussi,  dîs  (ju'ollo  me  vil  consolé,  s'iMuoia-t-eile  avoc 
ses  compagnes. 

Ce  brusque  »lc[)ai'l  me  surprit  à  un  tel  point ,  (piil  me  lut  impossible 
de  trouver  un  geste  ou  une  parole  |)()ur  rempècher,  et  je  recommençai 
à  être  seul. 

C'est-à-tlire  cpie  t-haque  joui"  ti'iste  avait  sou  i)Ius  triste  lendemain» 
cai"  dès  lors  la  solitude  nie  devint  insupportable. 


VI 


Pour  (oui  dii'c.  jetais  fou.  cai"  j'étais  amoureuv ,  et  c'est  tout  un; 
je  ne  me  pardonnais  pas  de  n'avoir  rien  fait ,  pour  la  retenir,  (pie 
souffrir  ! 

«  Il  s'agissait  bien  de  soullVir,  me  disais-je;  tu  n'es  (ju'un  sot,  il 
fallait  te  faire  aimer...  Mais  faites-vous  donc  aimer,  vous  tous  el  vous 
toutes  qu'on  n'aime  pas  !  » 

Et  les  reproches  que  je  me  faisais  étaient  si  vils,  et  je  sentais  si  bien 
que  je  ne  les  méritais  que  trop,  que  je  fus  je  ne  sais  condjien  de  tenqjs 
il  me  remettre  en  |>i«i\  avec  moi-même. 

Javais  tant  de  chagrin  que  je  ne  pouvais  plus  ni  boire  ni  manger  ;. 
je  i"pstais  des  jours  entiers  et  des  nuits  entières  à  la  mènie  place  et  dans 
la  même  position,  n'osant  bouger  ni  respirer,  parce  qu'il  me  semblait 
que.  s'il  ne  se  faisiiit  aucun  bruit,  l'ingrate  que  j'aimais  pourrait  peut- 
être  bien  revenir. 

Quelquefois  je  fermais  les  yeux  et  les  tenais  fermes  le  plus  longtemps 
pf)ssible. 

«  Peut-êtie,  (juand  je  les  rouvrirai,  sera-l-elle  là,  me  disais-je; 
n'est-ce  pas  ainsi  qu'elle  m'apparut  une  première  fois?  » 

Où  j'étais  encore  le  moins  mal,  c'était  sur  le  bord  de  la  mer;  je 
trouve  que  nulle  part  on  n'est  aussi  bien  que  là  pour  être  très-triste. 

Cette  eau  sans  fin,  au  bout  de  laquelle  il  send)l('  cpTil  n'}  ait  lien  ,. 
ne  ressemble-t-elle  pas,  en  effet,  à  (t>  doideurs  dont  on  n'aperçoit  pas- 
le  terme  '.* 

Je  ne  me  lassais  pas  de  regarder  au  loin,  demandant  ii  Ihorizon  ce- 
que  Ihwizon  m'avait  emporté,  et  fixant  dans  l'esjiace  le  jjoint  oii  je 
l'avais  vue  disparaître. 


VIK   ET   OPINIONS   l'HlLOSOPHIOUKS    D'UN    l'INGOlJlN.        l/,9 


<(  Reviens,  m  emais-je,  car  je  t'aime!  » 

Et  j'étais  si  fort  persuadé  que,  quelle  que  soil  la  distance,  ce  qu'on 
demande  ainsi  doit  èti'e  exaucé,  que  quand  je  voyais  qu'elle  ne  revenait 
pas,  et  quelle  ne  reviendi'ait  pas,  je  tombais  a  la  renverse,  et  ne  me 
relevais  que  pour  l'appeler  encore. 


YII 


((  Je  n'y  puis   plus  tenu'!  -)   me  dis-je  un   jour,   et  je   me  jetai   l\ 
la  mei'. 


VIII 


Malheureusement  je  savais  nager,  de  façon  que  mon  histoire  ne  Unit 
pas  là. 

IX 

Quand  je  revins  sur  l'eau,  on  revient  toujours  une  ou  deu\  fois 
sur  l'eau  avant  de  se  noyer  défmitivement ,  ce  lant  à  ma  passion  pour 
les  monologues,  je  me  laissai  aller  à  me  demander  si  j'avais  bien  le 
droit  de  disposer  de  ma  vie,  si  le  monde  n'en  irait  pas  plus  mal  quand 
il  y  aurait  un  Pingouin  de  moins  dans  la  nature ,  si  je  trouverais  mon 
ingrate  au  fond  des  eaux  (parmi  les  perles),  ou  si,  ne  l'y  trouvant  pas, 
j'y  trouverais  au  moins  quelques  compensations,  etc.,  etc.,  etc.,  etc. 

De  sorte  que  le  monologue  fut  très-long ,  et  que  j'eus  le  temps  de 
faire  sept  cents  lieues  en  allant  toujours  tout  droit  avant  d'avoir  pris 
aucun  parti. 


150       VIK  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 


De  liMiips  iMi  toiH|)s.  (lo  (vnlaine  de  lieues  eu  eenlaine  de  lieues,  par 
exemple,  il  m'était  bien  arrivé,  un  peu  pour  l'aequil  de  ma  eonseicnee. 
je  l'avoue,  de  m"al>imer  de  quelques  pieds  sous  les  flots,  dans  la  louable 
ititenlion  dallei"  loul  au  fond  pour  y  rester;  mais,  pour  une  raison  ou 
poui-  une  autre,  je  me  retrouvais  bientôt  à  la  surface,  et,  je  dois  le 
dire,  après  l'haque  nouvelle  tentative,  l'air  me  paraissait  toujours  meilleur 
à  respirer. 

Je  venais  de  manquer  mon  septième  ou  huitième  suicide,  et  j'étais 
bien  décidé  à  en  rester  là  et  ii  vivre.  |Miis([ue  enlin  je  paraissais  y  tenir, 
(juand  .  en  revoyant  la  hiiiiière.  je  trouvai  tout  d'un  coup  à  mes  côtés 
im  Oiseau  dont  l'air  simple,  naïf  et  sensé  me  i!:agna  le  cœur  tout 
d'abord. 

<.  Qu'avez-vous  donc  été  l'aire  là-dessous,  monsieur  le  Pingouin'.^  » 
me  ilit-il  en  me  faisant  un  beau  salut. 

(Connue  la  question  ne  laissait  pas  que  d'être  embarrassante,  je  lui 
lis  signe  (pie  je  n'en  savais  lien. 

«  Et  oii  allez-vous?  ajouta-t-il. 

—  Je  ne  le  sais  pas  davanta.iic  lui  répondis-je. 

—  Kli  bien,  alors,  allons  ensemble.  » 

J'acceptai  bien  \olontiers;  car.  à  vrai  dii'e,  j'en  avais  j)ar-dessusla 
tête  d'être  seul. 

(llictiiin  faisant,  je  lui  racontai  mes  malheurs,  qu'il  écouta  avec 
beaucoup  d'attention  et  sans  m'interrompre. 

Quand  j'eus  fmi,  il  me  demanda  ce  que  je  complais  làire;  je  lui  dis 
alors  que  j'avais  une  demi-envie  de  courir  après  celle  ([ue  j'aimais. 

<(  Tant  que  vous  courrez,  cela  ira  bien,  me  répondit-il,  car  en 
amour  mieux  vaut  poursuivre  que  tenir  ;  mais  s'il  vous  arrive  de  trou- 
ver celle  que  vous  cherchez ,  vos  misères  recommenceront.  » 

Et,  comme  j'avais  l'air  surpris  de  cette  singulière  assertion  : 

«  Comment  voulez-vous  qu'une  Mouette  vous  aime?  reprit-il;  les 
Mouettes  s'aiment  entre  elles,  comme  les  Pingouins  doivent  s'aimer 
entre  eux.  Quelle  idée  vous  a  pris ,  à  vous  qui  êtes  un  Oiseau  plein 
d'embfmpoint,  d'aimer  une  de  ces  vivantes  bouffées  de  plumes  qui  ne 
f>euvent  pas  rester  en  place,  et  (jiif  le  diable  et  le  vent  emportent 
toujours  ? 

—  Ma  foi!  m'écriai-je.  si  je  sais  cpicKpic  chose,  ce  n'est  pas  com- 
ment vient  l'amour.  Quant  au  mien,  il  m'est  venu,  ou  plutôt  il  m'est 
tomlK'  du  ciel,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire. 


VIE   ET  OPINIONS    PHILOSOPHIQUES   D'UN    PINGOUIN.        151 

—  Du  ciel  !  s'écria  à  son  tour  mon  compagnon  de  route.  Voilà  bien 
le  iangaiïe  des  amoureux!  A  les  en  croire,  le  ciel  serait  toujours  de 
moitié  dans  leurs  afTaires. 

—  Vous  m'avez  l'air  bien  revenu  de  tout,  lui  dis-je,  monsieur;  que 
vous  est-il  donc  arrivé?  Est-ce  que  vous  êtes  malheureux?  » 

Mou  nouvel  ami  ne  répondit  à  ma  question  que  par  un  sourire 
assez  triste  ;  il  se  trouvait  là  un  rocher  que  la  marée  basse  avait  laissé 
à  découvert .  il  y  grimpa  après  m'avoir  témoigné  qu'il  serait  bien  aise 
de  se  reposer  un  peu,  et  je  fis  comme  lui. 

Et  comme  il  se  taisait,  je  me  tus  aussi,  me  contentant  de  l'examiner 
en  silence.  Il  avait  l'air  extrêmement  préoccupé,  et,  par  discrétion,  je 
me  tins  à  l'écart. 

Au  bout  de  quelques  minutes  il  fit  un  mouvement,  et  je  crus  pouvoir 
me  rapprocher  de  lui. 

«  A  quoi  pensez-vous  ?  lui  demandai-je. 

—  A  rien,  me  répondit-il. 

—  3Iais  enfin  qui  donc  étes-vous,  lui  dis-je.  Oiseau  qui  parlez  et 
(jui  vous  taisez  comme  un  sage  ? 

—  Je  suis,  me  répondit-il,  de  la  famille  des  Palmipèdes  totipalmes; 
mais  de  mon  nom  particulier  on  m'appelle  Fou. 

—  Vous,  Fou?  m'écriai-je;- allons  donc! 

—  Mais  oui.  Fou,  reprit-il.  On  nous  appelle  ainsi  parce  qu'étant 
forts  nous  ne  sommes  pas  méchants,  et,  à  un  certain  point  de  vue  qui 
n'est  pas  le  bon,  on  a  raison.  » 

0  justice! 

X 

«  Mais  ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  s'agit,  me  dit  cet  Oiseau  véritable- 
ment sublime,  parlons  de  vous.  Il  y  a  de  par  le  monde,  et  pas  bien 
loin  d'ici,  une  île  qu'on  appelle  l'île  des  Pingouins.  Cette  île  est  habitée 
par  des  Oiseaux  de  votre  espèce,  des  Pingouins,  des  Manchots,  des 
Macareux,  tous  Brachyptères  comme  vous;  c'est  là  qu'il  faut  aller, 
mon  ami.  Dans  cette  île,  vous  ne  serez  pas  plus  laid  qu'un  autre,  et  il 
se  peut  même  que  relativement  on  vous  y  trouve  très-beau. 

—  Mais  je  suis  donc  laid?  lui  dis-je. 

—  Oui,  me  répondit-il.  Votre  alouette  avec  son  élégant  manteau 
bleu  couleur  du  temps ,  son  corps  blanc  comme  neige  et  sa  preste  allure, 
vous  paraissait-elle  jolie? 


\y2        VI  K   r.T  OPINIONS   riIlLOSOlMIlOlKS   DH'N    PINGOUIN. 


—  Une  Ihv  !  (.'"chiit  une  l'Vc!  iino  pci'Ioclion  ! 

—  Kh  Ition.  ino  ivpoiidit-il .  lui  ivss(Miil»kv-\()iis  ? 


I.'ilf  .i<-s  Pitii 


—  Partons!  in'écriai-jc.  Avec  vous,  ô  le  plus  snijc  <)(-s  Fous,  j  irais 
au  kjut  (lu  monde.  » 


VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIOUES   D'UN   PINGOUIN.        153 


XI 


Comment  il  se  fit  que,  tout  en  cinglant  vers  l'île  des  Pingouins,  nous 
nous  trouvâmes,  après  des  fatigues  de  tout  genre,  en  vue  d'une  île  qui 
n'était  pas  celle  que  nous  cherchions ,  voilà  ce  qui  n'étonnera  que  ceux 
qui  ne  se  sont  jamais  trompés  de  chemin. 

Comment  il  se  fit  encore  qu'après  être  partis  avec  des  vents  favo- 
rables et  par  un  temps  superbe  nous  rencontrâmes  sur  notre  route  une 
grosse  tempête ,  voilà  ce  qui  n'étonnera  personne  non  plus ,  si  ce  n'est 
pourtant  ceux  qui  ne  sont  jamais  sortis  de  leur  coquille. 

Du  reste,  tant  que  dura  la  tempête,  qui  fut  horrible,  cela  alla  bien. 
Soit  que  nous  fussions  au  fond  ou  au-dessus  de  l'abîme .  le  calme  de 
mon  mentor  ne  se  démentit  point. 

((  O  maître,  lui  dis-je  quand  la  colère  des  flots  fut  apaisée,  qui 
<lonc  vous  a  appris  à  vivre  tranquillement  au  milieu  des  orages? 

—  Quand  on  n'a  rien  à  perdre,  on  n'a  rien  à  sauver,  et  partant 
rien  à  craindre,  me  répondit  mon  compagnon  de  voyage  en  souriant 
une  fois  encore  de  ce  triste  sourire  que  je  lui  avais  déjà  vu. 

—  JMais  nous  pouvions  mille  fois  perdre  la  vie!  m'écriai-je. 

—  Bah!  reprit-il,  il  faut  bien  mourir;  qu'importe  donc  comment  on 
meurt...  pourvu  qu'on  meure!  »  ajouta-t-il  après  un  moment  de  silence, 
mais  tout  bas  et  connue  quelqu'un  qui  se  parlerai!  ii  lui-même  et 
oublierait  qu'on  peut  l'entendre. 

((  Assurément .  pensai-je .  mon  bon  ami  a  dans  le  fond  du  cœur  un 
grand  chagrin  qu'il  me  cache;  »  et  j'allais,  au  risque  d'être  indiscret,  le 
supplier  de  me  raconter  ses  peines  comme  je  lui  avais  raconté  les  miennes, 
et  de  se  plaindre  un  peu  à  son  tour,  cpiand,  reprenant  tout  d'un  coup 
la  conversation  où  il  l'avait  laissée  : 

((  Tiendriez -vous  donc  maintenant  à  la  vie,  me  dit-il,  vous  qui 
tout  à  l'heure  encore  pensiez  à  vous  l'ôter? 

—  Hélas!  lui  dis-je,  monsieur,  j'en  conviens,  depuis  que  vous 
m'avez  fait  espérer  qu'il  pouvait  y  avoir  un  coin  de  terre  où  l'on  ne  me 
rirait  pas  au  nez  en  me  regardant,  le  courage  m'est  revenu,  et  je 
crois  bien  que  je  ne  serais  pas  fâché  de  vivre  encore  un  peu,  ne  fût-ce 
que  par  curiosité.  Ai-je  tort? 

—  Mon  Dieu  non.  »  me  répondit-il. 

^0 


\5h       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 


XI  I 


Hoiirou- 


(i  Parbleu!  s'écria  mon  i^uide  quand  nous  eûmes  mis  pied  à  terre 
et  que  nous  nous  fûmes  un  peu  secoués  pour  nous  sécher,  c'est  inouï 
comme  on  vient  (juelcjuefois  à  bout  de  reculei'  sans  faire  un  seul  pas  en 
arrière  !  voilà  un  coin  de  terie  qui  devrait  cti'e  à  cinq  cent^s  lieues 
derrière  nous.  » 

Et  comme  je  lui  demandais  oii  nous  étions  : 

«  Cette  île  est  l'ile  Heureuse,  rei)rit-il  ;  son  nom  ne  se  trouve,  que  je 
sache,  sur  aucune  carte,  et  elle  n'est  i>uère  connue;  mais  en  somme 
elle  mérite  de  l'être,  et  pour  un  Pingouin  de  votre  âge,  un  séjour  de 
(|uelques  heures  dans  ce  pays  peut  n'être  pas  sans  profit.  Si  don(^  vous 
le  voulez,  nous  irons  plus  avant  dans  les  terres. 

—  Si  je  le  veu\!  »  m'écria4-je. 

Et  di'jà  je  baisais  avec  transport  l'île  fortunée  qui  avait  pu  mériter 
un  si  beau  nom. 

<(  La.  la.  calmez-vous,  me  dit  mon  guide;  ceci  n'est  encore  ni  le 
Pérou,  ni  le  |)aradis  des  Pingouins;  \ous  laisserez-vous  donc  toujours 
prendre  à  l'étiquette  du  sac? 

((  L'île  Heureuse  n'a  été  ainsi  nommée  que  parce  que  ses  habitants 
apportent  tous  en  naissant  une  si  furieuse  envie  d'être  heureux ,  que  leur 
vie  tout  entière  se  passe  à  essayer  de  satisfaire  cette  envie;  si  bien  qu'ils 
se  donnent  plus  de  mal  pour  atteindre  leur  chimère  qu'il  ne  saurait  Icui' 
en  coûter  jamais  pour  être  tout  bonnement  malheureux  comme  doit 
l'être  et  comme  consent  à  l'être  toute  créature  qui  a  tant  soit  peu 
d'expérience  et  de  sens  commun. 

'(  Ces  dignes  insulaires  ne  peuvent  j>as  se  |)ersuader  qu'il  est  bon 
(|ue  dans  le  monde  il  y  ait  toujours  quelque  chose  qui  aille  de  travers, 
que  le  bien  de  tous  se  compose  du  mal  de  chacun ,  que ,  quoi  qu'on  fasse, 
on  n'est  jamais  heureux  qu'à  ses  propres  dépens ,  et  qu'enfin  ,  s'il  y  a 
des  heures  heureuses ,  .il  n'y  a  pas  de  jours  heureux. 

«  Comment,  diable,  des  Animaux  bien  constitués,  au  moins  en 
apparence,  peuvent-ils  s'imaginer  qu'il  y  a  place  pour  ce  qu'il  leur  plaît 


VIE  ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.        155 

d'appeler  le  bonheur  entre  le  commencement  et  la  fin  d'une  chose  aussi 
facile  à  troubler  que  la  vie  ? 

((  En  vérité ,  tous  ces  braves  gens  qui ,  avec  les  meilleures  intentions 
du  monde,  suent  sang  et  eau  pour  ne  rien  faire,  ne  feraient-ils  pas 
mieux  de  demeurer  tranquilles  en  leur  peau,  comme  l'a  dit  un  sage? 

((  J'ai  entendu  dire  qu'après  avoir  essayé  sans  succès  des  différentes 
recettes  pour  être  heureux ,  qui  étaient  depuis  longtemps  connues  et 
éventées,  ils  viennent,  avec  les  débris  des  plus  anciennes,  d'en  fabri- 
quer une  toute  nouvelle. 

«  Et  d'abord  il  a  été  convenu  entre  eux  qu'on  ne  fait  rien  et  qu'on 
n'a  jamais  rien  fait  que  dans  un  intérêt  tout  personnel ,  et  qu'en  cela  on 
a  eu  et  on  a  rais'on. 

((  Dès  lors  l'amitié,  les  bons  offices,  le  dévouement ,  le  sacrifice,  la 
reconnaissance,  la  vertu,  le  devoir  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  comme  la 
volonté ,  la  liberté  et  la  responsabilité ,  sont  devenus  des  mots  et  des 
choses  parfaitement  inutiles  partout  ailleurs  que  dans  le  dictionnaire ,  et 
même  dans  le  dictionnaire  qu'il  faudra  refaire  comme  tout  le  reste  et 
remplir  de  mots  nouveaux  qui  auront  sur  ceux  qu'ils  auront  remplacés 
l'avantage  d'exprimer  les  mêmes  idées  avec  beaucoup  moins  de  clarté, 
de  précision  et  d'élégance. 

«  Tout  doit  se  faire  pour 'le  plaisir  qu'on  y  trouve,  et  rien  ne  se  doit 
faire  de  ce  qu'on  ferait  sans  une  joie  très-vive. 

«  i^e  travail  sans  fruit,  c'est-k-dire  le  sang  et  l'eau  répandus  en 
vain  sur  une  terre  ingrate  et  pour  des  ingrats ,  ce  travail-là ,  aii  moyen 
d'un  certain  mécanisme  social .  deviendra  attrayant ,  et  au  besoin  on  ne 
manquerait  pas  de  bras  qui  seraient  trop  heureux  d'avoir  à  remplir  le 
tonneau  des  Danaïdes  ou  à  vider  passionnellement  les  écuries  d'Augias 
et  autres  écuries. 

«  Mais  que  dis-je?  il  n'y  aura  point  de  travail  sans  Iruit,  point  d'ef- 
fort inutile  ;  aussi  chacun  deviendra-t-il  si  riche  que  ce  qui  lui  man- 
quera, ce  sera  l'appétit,  et  encore  trouvera-t-on  infailliblement  le 
moyen  de  manger  cinq  ou  six  fois  plus  qu'on  ne  mange  aujourd'hui. 

«  On  restera  jusqu'à  un  certain  point  libre  de  se  dévouer,  mais 
personne  ne  vous  en  saura  gré,  et  il  sera  dit,  par  exemple,  qu'un  tel, 
en  se  tuant  pour  sauver  la  vie  de  son  ami  ou  même  celle  de  son  ennemi, 
a  cédé  à  un  goût  particulier  qu'il  a  satisfait  et  à  un  simple  mouvement 
d'égoïsme  qu'il  ne  serait  peut-être  pas  trop  l)on  d'encourager. 


15(>        \1K   Kl    oriMONS    rUlLOSOrillOl  KS    D'UN    PlNCiOUlN. 


t.  Il  avait  été  écrit  quelque  part  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres;  » 
ils  ont  écrit  :  u  Aiiiuv.-voiis  vous-niéiiu' !   n 

->  Et  lie  cet  amour  e.i;oïstc.  et  de  ce  bonheur  solitaire,  et  de  cette 
note  unique  (jne  vous  jouerez ,  vous  unité,  et  sans  vous  soucier  de  l'en- 
semble, dans  le  t!:rantl  concert  de  la  nature,  résultera  le  bonheur  com- 
mun, l'harmonie  universelle. 

u  Leur  recette  .lïuérit  tout. 

u  Plus  de  maladies  de  lame;  plus  de  passions  mauvaises,  contradic- 
toires, ennemies,  plus  de  i^uerres  non  plus  (si  ce  n'est  toutefois  entre 
les  petits  pâtés  et  les  vol-au-vent)  ;  adieu  enfin  le  cortège  des  petites  et 
des  grandes  misères  de  la  vie. 

<(  On  viendra  au  monde  en  chantant  :  Amis,  la  matinée  est  belle, 
ou  bien  :  Ah!  quel  plaisir  d'être  phalanstérien !  et  non  en  criant  et  en 
se  lamentant  comme  cela  s'est  pratiqué  à  tort  jusqu'à  présent. 

'(  On  vivra  sans  souffrir,  et  après  une  vie  heureuse  on  quittera  le 
bonheur  lui-même  sans  regrets;  en  un  mot,  on  en  viendra  à  mourir 
pour  son  plaisir. 

«  Sans  quoi  on  ne  uiourrail  plutôt  pas. 

"  Nous  allons  voir  quel  peut  être  le  résultat  de  ce  nouveau 
spécili(jue . 

((  Voici  la-ba>  une  grande  ujaison  ([ui  n'est  p;is  tiop  belle,  et  dans 
laquelle  ces  nouveaux:  apjtres  du  bonheur  sur  la  terre  se  livrent  à  leurs 
jeux  innocents. 

«  Allons-y;  pf'iU-ètre  en  aui'ons-iious  p:jur  notre  argent,  n 

Sur  la  porte  on  lisait   : 

PUA  L  AN  SI  È  H  h] 

fM(:Mii-:f<  (;\\T.)\  d  i-ssai.  —  associatiox  di^  bas  degré 

HARMONIE     HONORÉE.) 

C'est-à-dire,  en  langage  vulgaire  :  .\ous  sommes  ici  (juatre  cents  tous 
heureux. 

Un  immense  avantage  en  éducation  li;irmonienne ,  c'est  de  neutra- 
liser l'induence  des  parents,  qui  ne  peut  que  retarder  et  pervertir 
l'enfant  '. 

'  Association  composée,  Fourior.    Textuel.) 


VIE   1:T  opinions   i-IllLOSOFliloUES   IJ'LN    PINGOLIN.        157 

Dans  une  de»  salles  d'entrée  nous  vîmes  d'abord  d'excellentes  petites 
mères  qui  refusaient  de  rouver  leurs  œufs. 

((  C est  déjà  bien  assez,  s'éfriiiient-elles.  (ju'on  sfjit  obliiré  de  les 
pondre  soi-même  I  » 

Après  quoi  elles  s'en  allaient  modestement  ehercher  et  rejoindre 
dans  les  jardins,  au  beau  milieu  des  groupes  des  choutistes,  des  ravistes 
et  autres  amis  des  léi^umes,  leurs  préférés  amovibles  ou  amoureux. 


i^U 


'fpT  4 


Ou  bien  encore,  si.  tant  bien  que  mal.   les  pauvres  petits  étaient 
éclos  : 

'(  Je  vous  ai  pondus,  et.  f^ui  plus  est.  je  vous  ai  couvés,  disaient- 


158        VIE  ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

elles  à  leurs  iiDUveau-nés;  que  d'autres  vous  nourrissent.  Nous  viendrons 
Aous  gâter  plus  tard  si  nous  y  pensons.  »        * 

Et  vous  croyez  peut-être  que  les  œufs  et  les  petits  restaient  là? 

Pas  du  tout. 

Gomme  il  a  été  reconnu  que  dans  le  système  d'association  composée 
les  vrais  pères  et  les  vraies  mères ,  ceu>L  et  celles  que  donnent  la  loi  de 
la  nature,  la  logique  du  cœur  et  le  bon  Dieu,  ne  valent  pas  le  diable, 
l'association  ne  manque  pas  de  leur  substituer  des  individus  qui ,  pour 
n'être  que  des  pères  adoptifs,  n'en  sont  évidemment  que  meilleurs, 
puisqu'ils  n'ont  eu  aucune  raison  pour  le  devenir. 

De  temps  en  temps  arrivaient  à  quatre  pattes  de  vieux  patriarches 
et  de  bonnes  mères  nourrices  qui  s'emparaient  des  orphelins  et  s'en 
allaient  leur  donner  gratis  la  becquée  et  les  préparer  à  l'harmonie, 
chacun  selon  ,^on  degré  d'âge  ou  de  caractère ,  dans  les  salles  destinées 
aux  hauts  poupons,  mi-poupons,  bas  poupons  et  autres. 

Un  Nilgaud  sibyllin  nous  apprit  que  les  patriarches  et  lés  bonnes 
mères  nourrices  étaient  d'excellents  Renards  et  des  Fouines  compatis- 
santes, voire  même  de  vieilles  Couleuvres,  dont  l'attraction  pour  les 
œufs  éclos  et  à  éclore  était  incontestable. 

Un  peu  plus  loin  les  Loups  dévoraient  des  Agneaux ,  lesquels ,  pour 
que  les  pauvres  Loups  ne  mourussent  pas  de  faim ,  se  laissaient  croquer 
à  belles  dents. 

Quelques-uns  même ,  qui  n'étaient  pas  mangés  encore ,  semblaient 
attendre  leur  tour  avec  impatience. 

«  Quoi  !  leur  dis-je ,  seriez-vous  vraiment  pressés  d'être  dévorés , 
et  est-ce  bien  pour  votre  plaisir  que  vous   attendez  une  pareille  mort? 

—  Pourquoi  non?  me  répondit  un  charmant  petit  Agneau,  c'est  une 
attraction  comme  une  autre;  s'il  plait  à  ceux-ci  de  vivre,  il  faut  bien 
qu'il  nous  plaise  de  mourir. 

— Le  ciel  permit  aux  Loups 

D'en  croquer  quelques-uns...  » 

me  dit  un  Singe  qui  avait  entendu  ma  question. 

*  Ils  les  croquèrent  tous,  » 

ajouta  en  riant  dans   sa  barbe,   et   en   trempant   sa  mouillette  dans  un 


VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UiN   PINGOUIiN.        159 

œuf  auquel  il  était  supposé  servir  de  père ,  un  des  Renards  noun  ieiers 
(]ue  j'avais  vus  dans  la  première  salle. 

Mais  où  je  vis  le  plus  distinctement  tout  le  parti  qu'on  pouvait  tirer 
de  la  nouvelle  doctrine ,  ce  fut  dans  un  séristère  ou  étable  principale  qui 
se  trouvait  au  centre. 


Les  bonnes  mûres  iiouniccs  étaient  de  vieilles  Couleuvres. 

Sur  un  des  panneaux  de  la  porte  on  lisait  : 

SALLE    D'ÉTUDE.  —  TRAVAIL    ATTRAYANT. 

L'asscinblée  étnit  nombreuse,  les  travailleurs  étaient  couchés  les  un? 
sur  les  autres,  les  plus  gros  sur  les  plus  petits,  comme  de  juste. 


160        MK   KT   OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UN    PINGOUIN. 


Il  V  avait  là  des  Sanglicis  civilisis  (|ui  ne  maiu|iiaieii(  pas  de  se 
coucluM'  sur  le  dos  quand  ils  (Maienl  laliituis  d'èlre  sui'  le  ventre,  des 
Hanifs  qui  avaient  abandonné  leur  cliairue,  et  des  Clianieaux  qui 
essayaient  de  faire  porter  leurs  bosses  à  leurs  voisins,  lesquels  auraient 
désire  sans  doute  (jue  les  bosses  fussent  plates ,  si  en  pleine  phalange 
un  phalan<lérien  pouvait  avoir  quelque  eliose  (TinipDssib'e  ii  désirei'. 


Ceux  qui  ne  dormaient  pas  bâillaient  ou  allaifiit  bâiller,  ou  avaient 
bâillé,  et  tous  semblaient  s'ennuyer  prorondénient. 

Au  centre  était  assis  un  Sinire  ,  qui,  tenant  un  d«   ses  i;enoux  dans 


VIE  ET   OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.       161 

ses  mains ,  la  tète  un  peu  penchée  en  arrière ,  semblait  absorbé  dans 
ses  réflexions  et  penser  pour  les  autres,  bien  qu'à  vrai  dire  il  s'en  souciât 
fort  peu. 

«  Monsieur,  lui  dis-je,  ces  gens  si  tristes  sont-ils  vraiment  heureux? 

—  J'ai  bien  peur  que  non,  me  répondit-il,  quoiqu'ils  n'aient  rien 
de  mieux  à  foire.  Quant  à  moi,  continua-t-il,  je  suis  bien  mal  sur  ce 
tabouret;  si  je  n'étais  pas  chef  de  phalange,  je  me  coucherais  comme 
les  autres.  » 


l*W1tfTi1il(MffttîilTlillMfîIIlli|llillllll  llillllllllllllllllllllllll  I  mil 


En  nous  en  allant,  nous  passâmes  devant  la  boutique  d'un  marcchal 
ferrant  (jui,  comme  tous  ses  confrères,  s'était  fait  cordonnier  et  ven- 

21 


162        MF.   KT  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

doit   aux  chevaux  qui  avaient  les  pieds   sensibles  des  escarpins,  des 
brodequins  et  des  pantoufles  en  tapisserie. 

0  31a  foi,  dis-je  à  mon  compaiînon  de  roule,  j'en  ai  assez  de  l'ile 
Heureuse  et  de  cette  promenade  en  harmonie.  Ce  serait  à  dégoûter  du 
bonheur,  si  c'était  là  le  bonheur. 

—  Quand  les  partisans  de  ce  nouveau  système  n'auront  plus  rien  à 
manger  et  à  faire  manger  a  leur  système,  j'espère  ])ien  (pi'à  moins  qu'ils 

e  se  mangent  les  uns  les  autres  ils  en  viendront  à...  » 

Je  ne  pus  achever  tant  ce  que  je  vis  m'étonna. 

Mon  guide,  que  j'avais  pu  croire  au-dessus  de  toute  émotion, 
comme  l'Oiseau  dont  parle  le  poëte  :  Impavidum  [crient  ruiiiœ;  mon 
guide,  jusque-là  inqxissible,  s'étant  arrêté  pour  se  désaltérer  sur  le  bord 
d'une  petite  ri\  ière ,  s'était  mis  tout  à  coup  à  donner  les  signes  du  plus 
violent  désespoir. 

«  Que  je  suis  malheureux  !  s'écriait-il  ;  que  je  suis  malheureux  !  » 

Et  il  poussait  de  si  profonds  soupirs ,  que  je  courus  à  lui  les  larmes 
aux  yeux. 

0  Pour  Dieuî  qu'avez-vous,  mon  bien  cher  ami?  lui  dis-je. 

—  Ce  que  j'ai  ?  me  répondit-il  ;  et  il  me  montrait  sur  l'autre  rive  un 
groupe  de  Canards  musqués  .qui  barbotaient  avec  beaucoup  de  fotuité 
autour  d'une  des  plus  belles  Oies  frisées  que  j'aie  vues  de  ma  vie.  Ce 
que  j'ai?..  Je  n'ai  rien,  sinon  que  j'ai  aimé  comme  un  fou  cette  dame 
que  tu  aperçois  là-bas,  et  elle  m'aimait  aussi!!!  mais  hélas!  un  jour  elle 
disparut.  Jusqu'à  présent  j'avais  eu  le  bonheur  de  la  croire  morte,  et 
n'avais  cessé  de  la  pleurer  ;  aussi  n'ai-je  pas  été  maître  de  mon  émotion 
en  la  retrouvant  ici  dans  cette  sotte  île,  et  en  la  voyant  prodiguer  ses 
faveurs  à  ces  petits  imbéciles  de  Canards  musqués  qui  l'entourent. 

—  Consolez-vous,  lui  dis-je,  ou  du  moins  cherchez  à  vous  consoler. 

—  Chercher  à  se  consoler,  me  répondit-il  en  relevant  la  tête,  c'est 
n'avoir  point  la  patience  d'attendre  Tindiflerence.  On  ne  se  console  pas, 
on  oublie.  J'oublierai.» 

Et  s'étant  couvert  de  ses  ailes  comme  d'un  soudure  nuage,  il  se 
dirigea  vers  la  mer,  où  nous  arrivâmes  sans  qu'il  eût  prononcé  un  seul 
mot  ni  jeté  un  regard  en  arrière. 

'  Amour  redoutable,  pensai-je,  faut-il  donc  croire  tout  le  mal 
qu'on  dit  de  toi?  Comment  cette  Oie  frisée  a-t-elle  pu  tromper  ce  bon 
Oiseau?  Qui  m'assure  que  celle  que  j'aime?...  » 

3Iai>  à  quoi  bon  vous  dire  cela  ,  cher  lecteur? 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN. 


16S 


XIII 

L'île  des  Pingouins. 


Deux  jours  après  nous  étions  enfin  clans  l'île  des  Pingouins. 
«  Que  veut  dire  ceci  ?  dis-je  en  apercevant   deux  ou  trois  cents 
individus  de  mon  espèce  qui  étaient  rangés  sur  la  côte  et  comme  en 


Le  roi  des  Pinsoums. 


bataille;  est-ce  pour  nous  faire  honneur  ou  pour  nous  mal  recevoir  que 
ces  Oiseaux,  mes  frères,  bordent  ainsi  le  rivage? 


10^       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN  PINGOUIN. 


—  Sois  tranquille,  me  répondit  mon  ami,  ces  Pingouins,  tes  sem- 
blables ,  sont  là  pour  ne  rien  faire ,  et  nous  n'avons  rien  à  craindre.  Ils 
ont,  comme  tant  d'autres,  l'habitude  de  se  rassembler  sans  but,  et  ne 
font  guère  autre  chose,  tant  que  dure  le  jour,  que  de  rester  plantés  les 
uns  à  côté  des  autres  comme  des  piquets.  Gela  ne  fait  de  mal  à  personne, 
et  cela  leur  suffit.  » 

On  nous  reçut  avec  beaucoup  de  bonhomie,  et  les  premiers  que 
nous  rencontrâmes  nous  concUiisirent ,  avec  toutes  sortes  de  préve- 
nances, vers  un  vieux  Manchot,  qu'ils  nous  dirent  être  le  roi  de  l'île, 
et  qui  l'était  en  elTet;  ce  qui  ne  nous  étonna  pas  quand  nous  le  vuues, 
car  c'était  le  plus  gros  Manchot  qu'on  pût  voir,  et  nous  ne  pûmes  nous 
empêcher  de  l'admirei". 


Ce  bon  roi  était  assis  sur  une  pierre  qui  lui  servait  de  trône,  et 
entouré  de  ses  sujets,  qui  avaient  tous  l'air  d'être  au  mieux  avec  lui. 


I 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.        165 

«  Illustres  étrangers,  s'écria-t-il  du  plus  loin  qu'il  nous  aperçut, 
vous  êtes  les  bienvenus,  et  je  suis  enchanté  de  faire  votre  connaissance!  » 

Et  comme  la  foule  qui  l'entourait  nous  empêchait  d'arriver  jusqu'à 
sa  personne  : 

«  Çà,  dit-il,  mes  enfants,  rangez-vous  donc  un  peu  pour  laisser 
passer  ces  messieurs.  » 

Aussitôt  les  Dames  se  mirent  à  sa  gauche,  et  les  Pingouins  à  sa 
droite. 

Puis ,  s'étant  excusé  de  ce  qu'il  ne  se  dérangeait  point ,  sur  l'extrême 
difficulté  qu'il  éprouvait  à  marcher,  ce  bon  Monarque  nous  fit  signe 
d'approcher. 

«  Messieurs  les  étrangers,  nous  dit-il,  faites  ici  comme  chez  vous, 
et  si  vous  vous  y  trouvez  bien,  restez-y.  Dieu  merci ,  il  y  a  de  la  place 
pour  tout  le  monde  dans  mon  petit  royaume.  » 

Nous  lui  répondîmes  qu'il  était  bien  bon  et  que  son  petit  royaume 
nous  paraissait  très-grand,  ce  qui  le  mit  tout  à  fait  en  bonne  humeur. 

Cet  excellent  roi  nous  demanda  alors  d'oii  nous  venions,  et  dès  qu'il 
sut  que  nous  avions  beaucoup  voyagé,  il  nous  fit  raconter  l'histoire  de 
nos  voyages,  qu'il  écouta  avec  tant  de  plaisir,  que  lorsqu'il  croyait  que 
nous  allions  nous  arrêter,  il  nous  criait  :  «  Encore!  »  ce  qui  nous  redon- 
nait beaucoup  de  courage. 

Lorsque  ce  fut  pour  de  bon  fini,  n'y  pouvant  plus  tenir,  il  jeta  par- 
dessus sa  tète  l'antique  bonnet  phrygien  qui,  de  temps  immémorial, 
servait  de  couronne  aux  rois  de  ce  pays;  il  jeta  aussi  la  marotte,  sym- 
bole de  sagesse  qui  lui  tenait  lieu  de  sceptre,  ainsi  (jue  l'œuf  vide  qui, 
dans  sa  main,  figurait  l'univers,  et,  s'étant  ainsi  débarrassé,  il  nous 
ouvrit  ses  bras  en  nous  disant  : 

«  Embrassez-moi;  vous  êtes  d'honnêtes  Oiseaux  que  j'aime;  et,  s'il 
vous  plaît,  nous  ne  nous  quitterons  plus. 

—  Ma  foi ,  Sire ,  lui  dis-je ,  je  crois  que  nous  aurions  tort  de  vous 
refuser;  si  donc  mon  ami  pense  comme  moi,  nous  resterons. 

—  Qu'en  dites- vous,  monsieur  le  Fou?  c'est  à  vous  de  parler. 
Regardez  cette  île,  et  si,  parmi  ces  rochers  qui  dominent  la  mer,  il  y 
en  a  un  qui  vous  convienne,  il  est  à  vous. 

—  Sire,  répondit  mon  ami,  des  rois  comme  vous  et  des  royaumes 
comnije  le  vôtre  sont  très-rares,  et  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
vivre  et  de  mourir  chez  vous. 


160       VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UN    PINGOUIN. 


—  Bien  dit,  s'écria  le  roi;  d'ailleurs,  cher  monsieur,  ajouta-t-il, 
vous  ne  serez  pas  le  seul  Fou  dans  cette  île,  et  vous  savez...  plus  on  est 
de  fous,  plus...  ') 

Et  comme  la  plaisanterie  fut  très-goûtée  : 

«  Mes  enfants,  dit  le  })rince  au  comble  du  bonheur,  ces  messieurs 
sont  des  nôtres,  traitez-les  bien.  » 

Chacun  se  mit  alors  à  crier  : 

<(  Vive  le  roi  !  vive  le  roi  !  '> 

Et,  ma  foi!  nous  criâmes  comme  les  autres,  et  plus  fort  que  les 
autres  : 

«  Vive  le  roi  !» 
Après  quoi  : 

«  Quant  à  vous,  ajouta  ce  grand  monarque,  en  s'adressant  plus 
particulièrement  à  moi,  ce  n'est  pas  tout.  J'ai  une  idée!  ètes-vous 
marié  ? 

—  Sire,  lui  répondis-je,  je  suis  garçon. 

—  Il  est  garçon  !  dit  Sa  JMajesté  en  se  retournant  du  côté  des 
Dames  ;  garçon  !  !  ! 

—  Lui  garçon!  s'écrièrent-elles  toutes  aussitôt;  c'est  un  péché,  il 
fîiut  le  marier. 

—  \ous  l'avez  dit,  s'écria  le  roi  en  riant  de  tout  son  cœur,  et  j'étais 
sur  que  vous  le  diriez  ! 

—  Mais,  Sire,  m'écriai-je,  voyant  enfin,  mais  trop  tard,  où  il 
voulait  en  venir,  jnon  cœur  est... 

—  Ta,  ta,  ta ,  chansons  ;  taisez-vous ,  me  dit-il;  votre  cœur  est  bon, 
et  vous  ne  me  refuserez  pas  d'être  mon  gendre;  je  n'ai  point  de  fils, 
vous  m'en  servirez,  vous  me  succéderez,  et  je  mourrai  content.  Qu'on 
aille  bien  vite  me  chercher  la  princesse!  »  ajouta-t-il. 

Je  m'attendais  si  peu  à  cette  proposition ,  que  je  restai  nuiet  d'éton- 
nement. 

'<  Qui  ne  (Ut  mot  consent!  »  s'écria  le  roi. 

El  je  n'avais  pas  encore  eu  le  temj)s  de  prendre  un  parti ,  que  déjà 
la  princesse,  à  laquelle  on  avait  cîit  de  quoi  il  s'agissait,  était  arrivée, 
toujours  courant,  de  façon  ((ue,  (piand  je  levai  les  yeux  sur  elle,  je 
rencontrai  les  siens,  (jui,  héhis!  ne  me  parurent  point  cruels. 


VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES   D'UN    PINGOUIN.       167 

«  Regardez-la  donc ,  me  disait  celui  qui  voulait  devenir  mon  beau- 
père,  et  regardez-la  bien.  N'étes-vous  pas  ravi?  n'êtes-vous  pas  trop 
heureux?  ne  la  trouvez-vous  pas  jolie? 


—  Bonté  divine!  pensai-je,  elle  jolie!  elle  qui  me  ressemble  comme 
deux  gouttes  d'eau  se  ressemblent! 

—  Et  si  vous  saviez  quelle  bonne  fille  cela  fait,  et  quelle  bonne 
grosse  femme  vous  aurez  là  !  disait  le  pauvre  père  en  jetant  sur  la  jeune 
princesse  des  regards  attendris.  Sans  compter,  ajouta-t-il,  que  pas  une 
de  mes  sujettes  n'a  les  pieds  plus  larges ,  la  taille  plus  épaisse ,  les  yeux 
plus  petits,  le  bec  plus  aune.  Eisa  robe,  disait-il  encore,  n'est-elle  pas 
superbe?  et  ses  petits  bras  ne  sont- ils  pas  aussi  courts  qu'on  peut  le 
désirer?  et  cette  espèce  de  palatine  qui  s'arrondit  gracieusement  sur  son 
dos,  en  avez -vous  vu  de  jjIus  belle? 


168       VIF,  F,T  OPIiMONS   PHI  LOSOrillOUFS   D'UN   PINGOUIN. 


—  lîôlas!  (lis-je  tout  bas  à  mon  anii.  il  y  a  dos  sièclos  que  les 
palatines  sont  passées  de  mode  ! 

—  Tu  auras  le  iiieillem' lteau-j)ère  (ju'on  puisse  voii'.  me  répondit-il. 

—  Mais  oe  n'est  pas  lui  (|ui  sera  ma  lenuiie!  lui  dis-je. 

—  Le  maria.2:e  est  le  meilleur  des  mau\.  i-eprit-il;  si  ee  n'est  déjà 
lait ,  oublie  ta  Mouette. 

—  Hélas!  pensais-je.  le  souvenir  nous  tue;  mais  (jui  de  nous  vou- 
drait oublier?  » 

Pendant  ce  temps-là  : 

<(  A  (juand  la  noce?  disaient  les  jeunes  i>ens. 

—  Cela  fera  un  beau  couple,  disaient  les  vieillards. 

—  Et  ils  auront  beaucoup  d'enfants ,  ajoutaient  les  commères. 

—  Il  n'est  pas  mallieureuv!  disaient  les  jaloux.  Pour  un  Pingouin 
de  rien,  né  on  ne  sait  oii  et  d"un  œuf  inconmi,  une  prineesse!  je  crois 
bien  (juil  accepte! 

—  ^rari<v.-vous!  mariez-vous!  mariez-vous!  »  me  disait-on  de  tous 
en les. 

Je  me  mariai  donc. 

Le  l)eau-i)!'re  fit  tous  les  fiais  de  la  noce  :  car.  en  Pini^ouinie.  les 
rois  ont.  connue  les  plus  pauvres  de  leurs  sujets,  de  (pioi  maiiei'  et  doter 
(•(inxcnabicmcnt  leurs  (illes. 

Kt  v(jila  coumient  je  devins  fils  de  roi ,  et  voilà  conmient  on  fiiit  de 
sots  juaiiaires;  et  c'est  ainsi  que  tous  mes  tourments  finirent  par  un 
niallicur  :  car  ma  femme  se  trouva  n'clic  pas  lioj)  bonne,  et  ie  ne  fus 
guère  lieureu\. 

Aussi  n'ouldiai-jc  licn. 


XIV 


Je  pourrais  en  restei-  lit;  mais.  pui>qu('  j'en  ai  laiil  dit,  j  nai  jus- 
f|u'au  l»out  :  car.  aussi  bien,  j'ai  encore  un  aveu  à  faire. 

Je  rè\ai  un  jour  que  je.  revoyais  celle  que  j'avais  tant  aimée,  cl 
quelle  m'appelait. 

Dans  mon   rcve  je  la  revis  si  lîicn.  aiii>i  (pic  la  place  oii  je  croyais 


VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       169 

la  voir,  que,  quand  je  me  réveillai,  je  me  persuadai  que  si  cette  place 
existait  ([uekjue  paît,  en  cherchant  bien  je  la  trouverais. 

Je  résolus  donc  de  partir,  et  après  avoir  fait  (juelques  préparatifs  et 
prétexté  une  mission  (li|)lomatique,  je  m'en  allai  laissant  là  ma  fenmie 
et  mes  enfants,  ce  qui  était  fort  mal. 

Pendant  deux  ans  tout  au  moins  je  courus  le  monde  sans  rien  ren- 
contrer de  ce  que  je  cherchais ,  et  ne  retirai  aucun  fruit  de  mes  voyages, 
sinon  que  j'appris  que  les  vagues  de  la  Méditerranée  sont  plus  courtes 
que  celles  de  l'Océan,  et  qu'il  y  a  sur  ce  globe  sept  fois  plus  de  surface 
d'eau  que  de  surface  de  terre,  ce  qui  me  donna,  entre  autres  idées, 
une  grande  idée  des  poissons. 

Mais  tout  d'un  coup ,  et  au  moment  où  je  commençais  à  désespérer, 
je  retrouvai  sur  un  banc  de  sable...  et  accroupie  sur  les  restes  immondes 
d'une  Baleine  échouée...  et  en  compagnie  d'un  ignoble  Cormoran,  le 
plus  lâche  des  Oiseaux  de  mer,  cette  Mouette  éthérée,  cette  beauté  par- 
faite, cette  Péri,  cette  sjlphide,  dont  la  séduisante  image  avait  obsédé 
ma  vie. 

Et  c'est  ainsi  que  j'appris  que  tout  ce  qui  brille  n'est  pas  or,  et 
qu'avant  de  donner  son  cœur  on  ne  ferait  pas  mal  d'y  regarder  à  deux 
fois;  que  dis-je?  à  cent  fois,  dut-on  finir  par  y  voir  toujours  trop  clair, 
et  ne  le  donner  jamais. 

0  mon  premier  amour!  combien  il  m'en  coûta  de  rougir  de  vous! 
Que  devins-je  quand  je  découvris  que  j'avais  couru  après  un  fantôme , 
que  j'avais  adoré  un  faux  dieu,  et  que  cette  alouette  sans  égale  n'était 
qu'une  IMouette  de  la  pire  espèce. 

L'habitude  du  malheur  finit  par  rendre  ingénieux  à  s'en  consoler. 

«  Tout  est  bien!  m'écriai-je;  mieux  vaut  la  dure  vérité  que  le  plus 
doux  mensonge.  » 

Et  je  mis  à  la  voile  pour  l'île  des  Pingouins,  bien  résolu  cette  fois 
de  n'en  plus  sortir  et  de  devenir  à  la  fois  bon  époux ,  bon  père  et  bon 
prince. 

XV 

Dès  mon  arrivée,  j'allai  visiter  notre  peuple  qui  se  portait  fort  bien, 
et  mon  beau-père,  qui,  Dieu  merci!  se  portait  encore  mieux  que  notre 


ir  f 


j  OPINIONS  PMII.O«OPMir»' 


—  Tu  «unit»  U'  iiM-ilUtir  l-wu-ji^rp  q«i 

Miii^  cv  iicirt  iiBii  lui  <|«' 

II-  iii.in.iKr  «M  II-  UM'ilkiir    ■; 
i,  .aililir  l.i  MnUHIr. 

—  IIHjih!  ïM'nNii»i-j«*.  U»  w»uveii 

;il(   nlllillfl    '     ' 

IS'iiilaiit  <•«•  U*m|»^-la  : 

\  (|ihunl  lj«  !»•««••  «li-^WH-nl  U>  i«i" 
Olii  f.ni  un  Inmii  M»u|»k.  «I 
Kl  il-  .Min»iil  l«Mun»up  d'en' 
Il  n'^•^l  \Mn   inallirunin 

•  ii.u.  iM«  «m  ti' '    ' 

rn  t\\\'\\  arrrj.l 

M.iiM'/.-voUh' 

J.    iiir  iiiai'iiii  donc. 

IjP  lM*au-|»''iv  fît   l«MI 
fiis  nul.  rniiiiiH'  l<*>  plu-  j 
,,nMMiMl>l<'fiH'nl  iiMirs  till< 

;<»l!*  fn'Mt' 

ualli' 

iUÎ'n"  l««nivn\. 

\iiv^i  n'nuMi.ii-io  n-  I 


|ll  iin    Imh, 

Je    iv\.u    un   J 
<|ri  r||««  m'apiMl.ut 


I 


^ 


vit:   ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN.       171 

ministre,  mais  mon  ami  s'en  était  excusé  sur  sa  santé,  qui  était  en 
effet  fort  délabrée. 

Un  médecin,  qu'on  avait  consulté,  avait  mome  paru  craindre  que  sa 
poitrine  ne  fut  attaquée. 

((  Mon  ami,  lui  dis-je,  vous  n'avez  pas  bonne  mine,  il  faudrait 
vous  soigner. 

—  Bah!  dit-il,  chaque  heure  nous  blesse;  heureusement,  la  dernière 
nous  tue.  » 

Il  demeurait  sur  un  rocher  qui  surpassait  tous  les  autres  en  hauteur; 
il  y  vivait  très-retiré,  ne  voyant  personne  ou  presque  personne,  «  parce 
que,  disait-il,  quand  on  est  seul,  on  est  encore  avec  ceux  qu'on  aime.  » 

L'Oiseau  Anonyme,  le  Silencieux  et  le  Solitaire  faisaient  toute  sa 
société. 

«  Décidément,  lui  dis-je  après  lui  avoir  conté  ce  qui  venait  de 
m'arriver,  je  ne  suis  i)as  heureux. 

—  Et  pourquoi  diable  le  seriez-vous?  me  dit-il;  avez-vous  mérité 
de  l'être?  Voyons,  qu'avez-vous  trouvé?  que  tirez-vous  de  votre  sac? 
Montrez-moi  votre  trésor.  Avez-vous  assez  couru?  vous  êles-vous  assez 
remué?  Etes-vous  trop  puni?  Enfin,  me  disait-il,  aucun  but  valait-il 
donc  la  peine  de  tant  d'efforts? 

—  Vous  aurez  beau  dire ,  m'écriai-je ,  je  n'aurais  pas  été  fâché 
d'être  heureux,  ne  fût-ce  qu'un  peu,  pour  savoir  ce  que  c'est  que  le 
bonheur. 

—  Mille  diables!  reprit-il  avec  une  incroyable  vivacité,  quel  maudit 
entêtement!  Mais  oii  avez-vous  appris,  Pingouin  que  vous  êtes,  qu'on 
pouvait  être  heureux?  Est-ce  qu'on  est  heureux? 

((  Pour  l'être,  il  faudrait  préférer  les  nuages  au  soleil,  —  la  pluie  au 
beau  temps ,  —  la  douleur  au  plaisir,  —  avoir  grande  envie  de  rire  ou 
mettre  son  bonheur  à  pleurer,  —  n'avoir  rien  et  se  trouver  trop  riche 
de  moitié,  —  prendre  que  tout  ce  qui  se  fait  est  bien  fait,  —  que  tout 
ce  qui  se  dit  est  bien  dit,  —  croire  aux  balivernes  et  que  les  vessies 
sont  des  lanternes,  —  se  persuader  qu'on  vit  quand  on  rêve,  — 
qu'on  rêve  quand  on  vit,  —  adorer  des  prestiges,  des  apparences, 
des  ombres ,  —  avoir  un  pont  pour  toutes  les  rivières ,  —  se  payer 
de  belles  paroles ,  —  nier  le  diable  au  milieu  des  diableries ,  —  tout 
savoir  et  ne  rien  apprendre ,  —  bouleverser  la  mappemonde ,  et  mettre 
enfin  chaque  chose  à  l'envers. 


172       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN    PINGOUIN. 

«  D'ailleurs,   ajouta- t-il    après   avoir  toutefois  repris   haleine,   si 
vous  êtes  malheureux,  attendez^   le  temps  détruit  tout.  » 
J'attends  donc! 

Si  vous  êtes  malheureux ,  lecteur,  faites  comme  moi  :  tout  prend 

tin,  même  cette  histoire. 

P.  J.  Staiil. 


DERNIERES    PAROLES    D'UN   EPHEMERE. 

C'était  l'opinion  des  savants  philosophes  de  notre  race  qui  ont  vécu 
«t  fleuri  longtemps  avant  le  présent  âge,  que  ce  vaste  monde  ne  pour- 
rait pas  subsister  plus  de  dix-huit  heures  ;  et  je  pense  que  cette  opinion 
n'était  pas  sans   fondement,   puisque  par  le  mouvement  apparent  du 
grand  luminaire  qui  donne  la  vie  à  toute  la  nature ,  et  qui  de  mon  temps 
a  considérablement  décliné  vers  l'océan  qui   borne  cette  terre,  il  faut 
qu'il  termine  son  cours  à  cette  époque,  s'éteigne  dans  les  eaux  qui  nous 
environnent ,  et  livre  le  monde  à  des  glaces  et  à  des  ténèbres  qui  amène- 
ront nécessairement  une  mort  et  une  destruction  universelles.  J'ai  vécu 
sept  heures  dans  ces  dix-huit;  c'est  un  grand  âge;  ce  n'est  pas  moins 
de  quatre  cent  vingt  minutes  ;  combien  peu  entre  nous  parviennent  aussi 
loin!  J'ai  vu  des  générations  naître,    fleurir  et  disparaître.  Mes  amis 
présents  sont  les  enfants  et  les  petits-enfants  des  amis  de  ma  jeunesse, 
qui,  hélas!  ne  sont  plus,  et  je  dois  bientôt  les  suivre;  car,  pour  le  cours 
ordinaire  de  la  nature,  je  ne  puis  m'attendre,  quoique  en  bonne  santé, 
à  vivre  encore  plus  de  sept  à  huit  minutes.  Que  me  servent  à  présent 
tous  mes  travaux,  toutes  mes  fatigues,  pour  faire  sur  celte  feuille  une 
provision  de  miellée  que  pendant  tout  le  reste  de  ma  vie  je  ne  pourrai 
consommer?  Que  me  servent  les  débats  jKjlitiques  dans  lesquels  je  me 


DERNIÈRES    PAROLES   D'UN    ÉPHÉMÈRE.  173 


SUIS  engagé  pour  l'avantage  de  mes  compatriotes,  habitants  de  ce 
buisson?  Que  me  servent  mes  reclierches  pliilosophicpies  consacrées  au 
bien  de  notre  espèce  en  général?  En  politique,  que  peuvent  les  lois  sans 
les  mœurs?  Le  cours  des  minutes  rendra  la  génération  présente  des 
éphémères  aussi  corrompue  que  celle  des  buissons  plus  anciens,  et  par 
conséquent,  aussi  malheureuse.  Et  en  philosophie,  que  nos  progrès 
sont  lents!  Hélas!  l'art  est  long  et  la  vie  est  courte.  Mes  amis  voudraient 
me  consoler  par  l'idée  d'un  nom  (ju'ils  disent  que  je  laisserai  après  moi. 
Ils  disent  que  j'ai  assez  vécu  pour  ma  gloire  et  pour  la  nature;  mais 
que  sert  la  renommée  pour  un  éphémère  qui  n'existe  plus?  Et  l'histoire, 
que  deviendra-t-elle,  lorsqu'à  la  dix-huitième  heure  le  monde  tout  entier 
sera  arrivé  à  sa  fin  pour  n'être  plus  qu'un  amas  de  ruines? 

Pour  moi ,  après  tant  de  recherches  actives ,  il  ne  me  reste  de  bien 
réel  que  la  satisfaction  d'avoir  passé  ma  vie  dans  l'intention  d'être  utile, 
la  conversation  aimable  de  quelques  bonnes  dames  éphémères,  et  l'espé- 
rance de  vivre  encore  quelques  secondes  dans  leur  souvenir,  lorsque  je 
ne  serai  plus. 

Benjamin  Franklin. 


-'/ 


'0 


LES    DOLÉANCES 


VIEUX    CRAPAUD 


////'^'^'^■^^''i^'^^     ^-j^^  ^lon  père  était  fort  âgé  déjà  et  un  peu 

obèse,  lorsque  les  joies  de  la  paternité  lui 
revinrent  au  cœur  pour  la  dernière  fois. 
Hélas  !  il  devait  payer  bien  cher  ce  dernier 
élan  de  tendresse!  Ma  pauvre  mère,  qui 
n'était  plus  jeune,  eut  une  ponte  hor- 
rible ,  et  finalement ,  en  dépit  des  soins 
les  plus  tendres,  succomba  en  me  met- 
tant au  monde.  Ce  premier  malheur  pesa 
cruellement  sur  le  reste  de  mon  existence,  et  je  lui  dois  sans  doute  cette 
sorte  de  mélancolie,  ce  penchant  à  la  contemplation  rêveuse  qui.  a  vrai 
dire ,  est  la  base  de  mon  caractère. 

Les  premiers  jours  de  ma  vie  de  Têtard  sont  trop  confus  dans  ma 
mémoire  pour  que  jen  puisse  parler.  Je  cherche...  non.  rien;  c'est 
un  brouillard  vague  au  milieu  duquel  cependant  j'entrevois  mon  père 
arrêté  sur  le  bord  du  ruisseau  et  me  souriant  de  son  gros  œil  à  la  fois 
doux  et  grave.  Il  était  affaissé,  abattu,  marchait  lentement,  et  déjà 
redoutait  extrêmement  l'eau  dont  il  préservait  soigneusement  ses  pattes... 
Puis,  peu  à  peu,  ses  visites  devinrent  plus  rares  et  bientôt  cessèrent 
complètement. 

J'ai  honte  à  le  di-re  :  cette  séparation  ne  laissa  point  de  trace  dans 
ma  mémoire.  Songez  que  nous  avions  trois  semaines  ein  iron  ,  mes  frères 
et  moi.  et  qu'insouciants,  avides  de  connaître,  comme  on  l'est  \\  cet 


LES   DOLEANCES    D'UN    VIEUX   CRAPAUD. 


175 


âge ,  nous  nous  élancions  foHoment  vers  les  premiers  enivrements  de  la 
vie.  Ah!  mes  joies  d'alors;  ali  !  chères  heures  de  ma  première  enfance, 
qu'êtes- vous  devenues?  Qu'es-tu  devenu,  ruisseau  bien-aimé,  et  vous, 
belles  herbes  de  la  rive,  roseaux  tremblotants,  belle  eau  transparente, 
où  j'errais  à  l'aventure  dans  un  monde  enchanté?  Que  de  courses  folles 
sous  les  grosses  pierres  noirâtres!  Que  de  frayeurs  enfantines  lorscpie 


Le  doj-en  des  Crapauds 


nous  rencontrions  tout  à  coup  une  Anguille  immobile  dans  quelque  coin, 
ou  que  nous  nous  heurtions  imprudemment  contre  les  écailles  argentées  de 
quelque  Carpe  rêveuse  !  Parfois  la  grosse  bête,  troublée  dans  son  sommeil, 
nous  regardait  d'un  œil  irrité;  puis,  nous  voyant  honteux  et  confus  de 
notre  folle  escapade,  souriait  avec  bonté,  et  nos  jeux  recommençaient. 


170  Li:S    DOLÉANCES    D'IN    VlELiX   CRAPAUD. 

On  no  sait  pas  le  charme,  l'ivresse  qu'il  y  a  à  se  sentir  i)ercé» 
enveloppr.  caivssé  par  le  couranl  (pii  lile  Irancpiillenient  en  clapotant 
contre  les  petites  pierres  blanelies.  Lorscpiiin  rajon  de  soleil,  passant 
entre  les  saules,  pénétrait  dans  leau .  tout  s'illuminait  autour  de  nous; 
nous  a[)ercevions,  au  fond  du  ruisseau.  d(N  milliers  de  petits  êtres 
élineelants  que  nous  n'avions  i)as  vus;  les  i>rains  de  sable  s'animaient, 
les  herbes,  les  petites  piaules  s'aiiitaient  aussi  dans  ces  Ilots  de  lumière, 
et  je  me  ressentais  si  i;ai.  si  licuicux  de  ^ivl•e  et  de  dépenseï'  ma  vie, 
que  je  m'élanrais  avec  ivresse  au  milieu  de  ces  merveilles  conmie  un 
Têtard  qui  a  peidu  la  tête.  (J'exa.i^ère  peut-être;  car.  enlin.  (pie  reste- 
rait-il il  un  Têlai'd  (pii  avuail  |)erdu  la  tête?)  Nous  poursui\  ions  ces  nuées 
de  ])etits  Poissons  microscopiipies  (jui  errent  en  l)andes  dans  les  eaux 
peu  profondes,  et  nous  nous  croyions  indonqitahles,  lorsqu'au  bout  d'un 
instant  la  troupe  effrayée  avait  dispiuni  dans  l'ombre.  Alors  nous  décla- 
rions la  tiuerre  à  ces  grandes  Araignées  d'eau  qui,  armées  de  leurs 
grandes  pattes,  glissent  sur  le  courant  et  avalent  tout  ce  qui  se  ren- 
contie  à  la  surface  :  c'étaient  des  personnes  bien  douces  que  ces  grandes 
Araignées,  et  aimant  à  rire  malgré  leur  activité.  Nous  allions  tout  douce- 
ment leur  chatouiller  les  pattes  de  derrière,  et,  (pumd  elles  se  retournaient 
tout  à  coup  effrayées,  nous  nous  échappions  bien  vite,  un  peu  inquiets 
de  noti'c  audace,  et  nous  iie  retrouvions  le  calme  cjuc  dans  quelque 
caverne  discrète  et  sombre,  ou  sous  la  large  feuille  flottante  d'un  nénu- 
far  doré.  J'y  ai  passé  des  journées  entières  sous  ces  larges  feuilles, 
sous  ces  beaux  plafonds  verts,  suçant  par-ci,  humant  par-là,  examinant 
avec  cette  admiration  profonde  de  l'enfance  les  délicatesses  admiiables 
de  leur  conformation.  Je  découvrais,  dans  chacun  de  ces  pores,  des  mil- 
liers de  petits  êtres  et  de  petites  choses  auxquels  je  n'osais  toucher,  tant 
j'étais  ému.  Elle  me  semblait  si  bonne,  cette  grosse  plante,  de  laisser 
vivre  en  elle  ce  monde  imperceptible,  de  le  soutenir  et  de  le  cacher  en  le 
protégeant!  Ces  observations  me  rendirent  curieux;  je  furetai  partout; 
j'entrai  dans  le  calice  des  fleurs  qui  dormaient  en  se  baignant,  je  me 
faufilai  entre  les  racines  entrelacées  des  vieux  arbres;  j'examinai,  et  je 
vis  partout  la  vie;  je  vis  qu'autour  des  forts  et  des  gros  se  groupaient 
en  foule  les  faibles  et  les  petits,  et  que  ceux-ci,  à  leui'  toui',  devaient 
protéger  et  partager  la  vie  avec  d'autres  ('très  jjIus  petits  encore  et  plus 
faibles  qu'eux. 

Je  n'étais  alors  qu'un  pauvre  Trtard;    eh  bien!  je  vous  jure  qu'en 
découvrant  cette  solidarité  des  êtres  et  ce  besom  de  fraternité  qui  est 


LES  DOLEANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD.         177 


comme  la  loi  du  monde  je  fus  énm  jusqu'aux  larmes;  peut-êlre  même 
en  versai-je  une  ou  deux,  mais  je  ne  pus  m'en  apercevoir,  étant  au  fond 
de  l'eau. 

Toutes  ces  choses  me  sont  restées  au  cœur,  parce  (pie  depuis  j'y  ai 
repensé  souvent,  et  que  j'ai  vu  (pii!  v  a  des  créatures  qui  semblent  faire 
exception  à  cette  bonne  loi  du  bon  Dieu,  qu'il  est  en  ce  monde  des 
pauvres  malheureux  sur  la  tète  desquels  on  décharge  les  haines  comme 
en  un  endroit  maudit;  j'ai  été  l'un  de  ces  malheureux,  je  ne  m'en  plains 
pas  pourtant,  d'ailleurs  il  est  trop  tard.  —  Je  reviens  à  mon  enfance  : 
c'est  en  me  souvenant  que  j'ai  guéi'i  mes  plaies. 

J'étais  heureux,  je  sentais  mes  forces  grandir,  et,  dans  ma  grosse 
tète,  de  nouvelles  pensées  s'accumuler  sans  cesse.  Est-ce  le  privilège 
des  orphelins?  —  Je  ne  sais,  mais  je  jouissais  beaucoup  des  choses 
extérieures  qui  paraissaient  être  indifférentes  à  la  plupart.  Je  me  laissais 
bercer,  et  je  vivais  pour  vivre  dans  le  cher  ruisseau  qui  pourvoyait  à 
tout.  Ignorant  toute  chose,  je  ne  m'étais  jamais  demandé  d'où  je  venais, 
(jui  j'étais  ;  je  me  doutais  bien  que  je  devais  ressembler  à  mes  voisins, 
encore  n'en  étais-je  pas  sur.  Pour  se  mirer  il  ne  faut  point  être  dans  le 
miroir,  et  j'y  étais  tout  entier.  Savais-je  seulement  si  j'étais  beau  ou 
laid,  grand  ou  petit,  fleur  ou  poisson?  J'aimais  tout  ce  que  je  voyais  : 
arbres  et  bêtes,  ciel  et  terre;  il  me  semblait  bien  aussi  que  tout  le 
monde  devait  m'aimer,  et  à  vrai  dire  je  n'avais  reçu  que  bon  accueil  et 
preuves  de  fraternité. 

Cependant  vers  cette  époque  je  sentis  à  la  partie  postérieure  de  ma 
personne  une  sorte  d'engourdissement,  de  paralysie,  singulière.  j\la 
queue,  ma  rame,  mon  gouvernail,  devint  tout  à  coup  plus  lente,  tandis 
que  dans  tout  mon  corps  je  sentais  des  tiraillements,  des  lassitudes 
inaccoutumées  et  aussi  un  besoin  de  respirer  qui  jusqu'alors  m'avait  été 
inconnu.  Faut-il  le  dire  :  mes  pattes  poussaient,  mes  poumons  se  for- 
maient, je  devenais  crapaud.  A  cette  transformation  physique  corres- 
pondit une  transformation  morale.  Tout  se  décolora  pour  moi  et  il  me 
sembla  que  mon  esprit  et  mon  cœur  revêtait  aussi  un  habit  de  deuil  :  le 
châtiment  commençait. 

Un  jour,  il  m'en  souvient,  j'aperçus  au  bord  de  l'eau  une  Cane  et 
ses  petits;  je  les  avais  vus  souvent  prendre  leur  bain  quotidien,  mais  cette 
fois,  en  les  apercevant,  j'éprouvai  une  émotion  particulière  que  je  n'avais 
jamais  ressentie.  Les  petits  Canetons  étaient  couchés  en  tas  sur  une  belle 
touffe  d'herbe  ;  on  n'apercevait  d'où  j'étais  qu'un  amas  confus  de  duvet 

23 


178 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


blanc  dovc  par  le  soleil.  Par-ci  par-là  un  polit  bec  jaunâtre  dépassait,  et 
l'on  devinait  à  riniinobililé  de  ces  bambins  et  à  l'abandon  de  leur  {)os- 
ture  quils  étaient  là.  dans  ce  soleil,  les  Canetons  les  plus  beureux  du 
monde  et  qu'ils  dormaient  profondément.  Cependant  la  mère  Cane,  qui 
ne  dormait  pas.  inspectait  sa  couvée;  il  me  sendjla  qu'elle  jetait  sur  cette 
marmaille  un  rei;ard  de  tendresse  qui  jamais  ue  m'avait  ellleuré.  A  un 
certain  bruit  ([uelle  lit.  toute  la  bande  s'agita,  mais  lentement,  les  becs 
s'entr'ouvrirent ,  les  petits  yeu\  clii^notants  se  tournèrent  tous  vers  elle 
et  j'entendis  un  ramage  de  kouic  kouic  joyeux. 


«  Bonjour,  maman  Cane,  bonjour,  semblaient-ils  dire.  Est-ce  qu'il 
est  l'heure  du  bain,  maman  Cane? 

—  Mais  oui,  petits  paresseux,  mais  oui,  mes  amours,  il  est  l'heure 
de  se  baigner.  N'entendez-vous  pas  le  ruisseau  (jui  chante,  ne  sentez- 
vous  pas  le  soleil  de  midi  (jui  darde  ses  beaux  rayons  d'or?  Vous  allez 
attraper  mal  à  la  tète,  mes  enfants.  » 


LES    DOLEANCES    D'LN   VIEUX   CRAPAUD.  179 


Mais  la  marmaille  ne  bougeait  guère  et  répondait  :  «  Kouic  kouie, 
maman  Cane,  on  est  si  bien,  couchés  l'un  sur  l'autre,  immobiles, 
engourdis,  tandis  que  les  insectes  bourdonnent,  que  les  clochettes  des 
champs  se  penchent  et  se  pâment ,  et  que  des  haies  d'aubépine  s'élance 
une  vapeur  moirée  qui  se  perd  dans  le  bleu  du  ciel...  IMaman  Cane,  on 
est  si  bien  ! 

—  Fichus  garnements  !  vous  allez  me  faire  sortir  de  mon  caractère  ! 
Voulez-vous  vous  lever!  kouac...  kouac...  Voyons,  mes  petits  anges, 
un  peu  de  courage,  et  levons-nous!  » 

Tous  les  Canetons  sentirent  bien  alors  qu'ils  devaient  obéii%  et  com- 
mencèrent à  s'agiter  ;  mais  il  fallait  débrouiller  toute  cette  confusion  de 
pattes  roses,  d'ailes  plucheuses,  de  becs  dorés  enchevêtrés  les  uns  dans 
les  autres  et  cachés  sous  le  duvet.  Ils  étaient  gauches,  inhabiles,  mais  je 
compris  que  leur  maman  dût  les  aimer.  A  chaque  effort  ils  chaviraient 
sur  l'herbe,  roulaient  sur  le  dos, "et  alors,  ne  sachant  plus  que  faire,  agi- 
taient leurs  pattes  en  l'air  comme  des  désespérés.  La  Cane  enfin,  qui  se 
tenait  à  quatre  pour  ne  pas  éclater  de  rire,  vint  les  aider  un  peu  et  tout 
le  monde  fut  bientôt  sur  pied. 

Alors  ils  descendirent  lentement  vers  le  bord,  les  pierrettes  roulaient 
devant  eux,  et  à  chaque  pas  qu'ils  faisaient  on  eût  dit  qu'ils  allaient 
choir.  Leur  petite  queue  inquiète  se  dandinait  de  droite  et  de  gauche, 
tandis  que  par  demère  la  maman  les  suivait  en  les  encourageant  de  la 
voiK.  Enfin,  après  bien  des  hésitations,  des  bavardages,  des  petits 
frissons  et  mille  poltronneries  qui  me  parurent  étranges,  ils  tendirent  le 
bec  en  avant,  et  tous  ensemble  s'abandonnèrent  au  courant.  Je  me 
sentis  soulevé  par  un  flot  immense. 

((  Cyprien,  les  pattes  en  dehors,  la  tète  droite  ou  je  nie  fâche,  » 
disait  la  Cane. 

«  Alphonse,  mon  chéri,  plus  de  calme,  tu  frétilles  comme  un 
goujon  ;  voyons  donc ,  grand  nigaud ,  tu  as  peur  !  vois  un  peu , 
est-ce  que  j'ai  peur ,   moi  ?  » 

A  un  certain  moment  les  Canetons  passèrent  à  côté  de  moi,  et 
m'ayant  aperçu,  j'étais  à  fleur  d'eau,  ils  me  regardèrent  avec  éton- 
nement  et  s'écartèrent  bien  vite;  ils  éprouvaient  bien  certainement 
un   sentiment  de  répulsion. 

Je  ne  saurais  dire  combien  cela  me  fit  de  la  peine,  car  je  me 
sentais  déjà  disposé  à  les  aimer.  J'étais  seul,  isolé,  et  les  voyant 
unis,  je  me  disais  :  «  Qui  sait  s'ils  ne  m'accepteraient    pas  comme  un 


180  LKS    nOLK.VNCES    D'UN    VIEUX   CRAPAUD. 

dos  leurs?  >  J'aurais  aimé  à  m'étendre  av(C  ou\  sur  les  belles  touffes 
dlierbo  et  à  entendre  la  bonne  mère  Cane  me  traiter  comme  un  de 
ses  enfants.  C'était  absurde,  mais  je  ne  savais  rien  du  monde,  et  je 
a'ouiis  qu'on  se  faisait  aimer  des  autres  tout  simplement  en  les  aimant. 
Voilà  pourquoi  le  regard  des  Canetons  me  fit  tant  de  peine. 

Après  cette  aventure,  j'étais  resté  pensif;  une  grande  Araignée 
d'eau  avec  laquelle  j'avais  joué  cent  fois  passa  au-dessus  de  ma  tête  et 
me  sourit  fort  amicalement,  mais  il  me  fut  impossible  de  trouver  un 
sourire  pour  répondre  au  sien.  Je  me  rapprochai  de  la  rive  vers  laquelle 
un  secret  instinct  m'attirait  depuis  quelque  tenqjs  ;  j'avais  besoin  d'air 
et  le  gazon  me  faisait  envie.  Arrivé  près  ilu  bord,  je  soulevai  ma  tête 
hors  de  l'eau. 

«  Que  le  diable  t'emporte!  »  me  cria  quelqu'un  qui  était  fort  près 
de  moi.  Je  me  retournai,  et  j'aperçus  entre  les  racines  d'un  saule  une 
personne  admirablement  vêtue  :  sa  cravate  avait  la  couleur  du  soleil 
lorsqu'il  s'endort,  son  dos  et  ses  ailes  étaient  d'un  beau  bleu  d'azur  qui 
se  transformait  en  vert  émeraude  au  moindre  miroitement  de  l'eau.  Cette 
personne  avait  le  bec  fort  long,  les  yeux  noirs  et  peu  bienveillants,  les 
pattes  rouges ,  la  queue  courte  et  impatiente  ;  toute  sa  personne  indi- 
quait un  caractère  didicile.  J'ai  su  depuis  ([uil  s'appelait  Martin- 
Pêcheur. 

«  Qu'est-ce  (jue  tu  fais  là,  grand  niais,  avec  tes. quatre  pattes?  me 
dit-il  durement.  Ne  vois-tu  pas  que  ta  personne  empoisonne  la  rivière? 
un  peu  plus  et  je  te  gobais  comme  un  Goujon.  »  En  disant  cela  il  fit 
une  grimace  affreuse  comme  quekpi'un  dont  le  cœur  se  soulève.  «  Sors 
d'ici  et  rondement,  tu  éloignes  mes  clients.  » 

Je  ne  comprenais  pas  bien  ce  qu'il  voulait  me  dire,  mais  ce  que  je 
sentais,  c'était  la  dureté  de  ses  paroles,  u  Que  lui  ai-je  fait,  pensais-je? 
Avoir  une  gorge  qui  ressemble  au  soleil,  un  dos  de  la  couleur  du  ciel, 
et  être  aussi  méchant  !  Cependant  je  n'osai  rien  dire  parce  qu'il  était 
beaucoup  plus  gros  que  moi,  et  j'essayai  de  me  traîner  sur  le  sable, 
hors  de  l'eau,  pour  lui  être  agiéable.  Je  fus  tout  surpris  de  pouvoir  me 
soulever,  grâce  à  ces  quatre  appendices  qui  m'étaient  récemment  sortis 
du  corps  :  je  veux,  parler  de  mes  pattes.  Mais  comme  je  me  trouvai 
lourd,  gauche,  impuissant,  lorsque  je  n'eus  plus  la  belle  eau  transpa- 
rente pour  me  soutenir  et  me  porter!  Instinctivement  je  me  retournai 
vers  le  ruisseau  pour  le  voir  et  le  remercier  de  m'avoir  fait  vivre  en  lui, 
mais  tout  à  coup  je  restai  pétrifié.   Une  petite  masse  informe  et  ressem- 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


181 


blant  à  mon  père  était  là,  dans  l'eau,  à  mes  pieds.  Je  remuai  la  tète, 
cette  masse  s'anima  et  remua  la  tête  aussi.  Je  me  soulevai  sur  mes 
pattes,  elle  se  souleva  comme  moi. 


u  Et  par-dessus  le  marché  il  est  coquet,  l'animal  !  »  s'écria  le  Mar- 
tin-Pêcheur en  éclatant  de  rire.  Te  trouves-tu  joli,  affreux  monstre  ? 
—  Gomment,  ce  que  je  vois  là,  c'est  donc  moi-même  ? 


182  l^KS    nOLÉANCES    D'UN    V  1 1:  l  \    CKAI'AIO. 


—  Oui  mon  trésor,  et  tu  peux  te  vanter  d'avoir  sous  les  yeux  un 
joli  spectacle.  » 

C'était  pourtant  vrai,  le  doute  n'était  j)as  possible,  car  je  voyais 
dans  l'eau,  en  même  temps  que  ma  pr(){)re  image,  celle  des  saules  qui 
bordent  la  rive,  colle  des  liserons  et  des  clochettes;  j'y  apercevais  le 
ciel  lui-même  et  ses  petits  nuages  blancs,  les  peupliers  de  la  colline  que 
le  vent  faisait  frissonner,  les  canetons  qui,  là-bas,  remontaient  sur  la 
rive,  et  derrière  moi  je  distinguais  aussi  le  IMartin- Pêcheur  bleu  et 
rouge  qui  riait  encore  avec  un  air  de  mépris.  Il  était  bien  méchant,  sans 
doute;  mais  comme  il  était  bien  habillé,  ce  jMartin-Pêcheur  !  quel  beau 
bec!  quelles  jolies  pattes!  comme  tout  cela  était  élégant  et  fin!...  Je 
détournai  la  tête,  j'étais  horrible  ;  et  c'était  mon  ruisseau  chéri ,  lui  qui 
m'avait  comblé  de  ses  caresses  et  livré  ses  trésors,  c'était  lui  qui  me 
reprochait  ma  laideur  et  faisait  naître  la  honte  en  moi.  Se  repentait-il 
de  ses  bontés,  pour  s'en  payer  aussi  cruellement?  Hier  il  était  bon; 
aujourd'hui  il  est  cruel ,  et  cependant  les  Araignées  et  les  Pucerons  se 
pi'omènent  comme  à  l'ordinaire  sur  sa  surface,  les  petits  Poissons  fdent 
et  jouent  dans  son  eau,  les  fleurs  s'y  baignent,  les  herbes  s'y  désal- 
tèrent... Je  ne  comprenais  pas,  mais  j'étais  malheureux. 

((  C'est  uni,  pensais-je,  c'est  fini,  on  ne  veut  plus  de  moi,  »  et  je  dis 
adieu  a  toutes  ces  choses  et  à  tous  ces  êtres  avec  lesquels  j'avais  vécu. 
Pas  un  regard  ne  répondit  au  mien,  je  sentis  que  je  ne  laissais  pas  de 
vide;  le  ruisseau  n'interrompit  pas  sa  chanson  pour  me  souhaiter  bonne 
.chance,  les  Canetons,  qui  s'étaient  rendormis  à  leur  place  accoutumée, 
ne  levèrent  pas  la  tête,  le.  nénufar  resta  immobile.  Je  fis  un  effort  et 
je  m'acheminai  péniblement;  mais  tout  à  coup  j'étais  devenu  honteux  et 
humble  et  je  demandais  pardon  aux  herbes  que,  malgré  moi,  je  cour- 
bais sous  mon  poids. 

((  Votre  serviteur,  murmurai-je  au  Martin-Pêcheur. 

—  Va  au  diable,  Crapaud  maudit!    > 

Je  n'ai  pas  revu  depuis  cet  oiseau;  mais,  en  me  rappelant  ses  der- 
nières paroles,  j'ai  pensé  qu'il  avait  une  grande  expérience  de  la  vie. 

Je  me  traînais  plutôt  que  je  ne  marchais;  j'étais  encore  très-faible 
et  bien  inexpérimenté  dans  le  nouveau  métier  (jur  m'imposait  la  Provi- 
dence. Au  bout  de  dix  minutes  j'étais  exténué.  Le  jour  commençait  à 
baisser,  les  herbes  et  la  terre  se  faisaient  humides  ;  je  toudjais  de  som- 
meil ;  je  m'acheminai  donc  vers  de  gros  arbres  que  j'apercevais  à 
gauche,  espérant  trouver  dans  l'un  de  ces  vieux  troncs  un  trou,   une 


LES   DOLÉANCES   D'UN   VIEUX   CRAPAUD.  183 


cachette,  pour  y  passer  la  nuit.  «  Je  suis  si  petit,  (pie  le  gros  arbre  ne  nie 
refusera  pas  l'iiospitalité,  pensai-je;  d'ailleurs,  s'apercevra-t-il  seulement 
(le  ma  présence  ?  » 

J'ai  (lit  (jue  j'étais  d'un  naturel  rêveur  et  contemplatif;  je  n'ai  point 
eu  tort,  car  je  me  souviens  que  ce  soir-là,  en  dépit  de  la  fatigue,  du 
sommeil  et  de  la  faim ,  je  m'assis  un  instant  sur  mes  pattes  de  derrière 
pour  voir  et  entendre  ce  qui  se  passait  autour  de  moi.  Il  y  avait  devant 
moi  un  petit  bois  derrière  lequel  le  soleil  se  couchait,  de  sorte  (ju'à  tra- 
vers les  arbres  et  les  feuilles  j'apercevais  de  longs  rayons  de  soleil  qui 
filaient  comme  des  flèches  et  se  perdaient  au  milieu  des  branches.  Au- 
dessus  de  moi  le  ciel  était  tranquille,  profond  et  d'une  couleur  vert- 
pomme  dorée,  si  douce,  si  calme,  si  pleine  de  tendresse,  que  je  me  rap- 
pelai instinctivement  le  regard  dont  la  bonne  mère  Cane  enveloppait  ses 
enfants.  Oui  vraiment,  il  me  semblait  que  ce  bon  ciel  me  protégeait  et 
me  souhaitait  courage.  Ne  dites  pas  :  <(  Mais  ce  Crapaud  est  fou  !  »  C'est 
dans  cette  folie-là  que  j'ai  trouvé  les  seules  joies  de  ma  pauvre  vie.  Les 
déshérités  de  ce  monde  se  consolent  comme  ils  peuvent  ! . . .  Tous  les 
bruits  avaient  cessé  ;  les  fleurs  et  les  herbes  déjà  couvertes  d'une  rosée 
délicieuse,  dont  je  fus  assez  hardi  pour  boire  quelques  gouttes,  s'affais- 
saient en  s'endormant,  et  de  tous  côtés,  sous  les  feuilles  silencieuses  et 
immobiles,  les  oiseaux  se  chantaient  bonsoir  en  faisant  leur  toilette  de  nuit. 

((  Bonsoir,  Fauvette  !  bonsoir,  Pinson  !  bonsoir,  mes  mignons  !  bon- 
soir, mes  amours!...  tra  deri  dera  !  »  Et  tous  ces  gens  heureux,  aile 
contre  aile,  le  sourire  au  bec,  se  donnaient  de  jolis  petits  baisers  en 
lançant  un  dernier  éclat  de  rire. 

((  lié  !  là-bas,  les  enfants,  un  peu  de  silence,  »  s'écria  un  gros  Merle 
ronfleur  perché  au  sommet  d'un  arbre. 

Ce^  Merle  avait  de  l'autorité,  car  peu  à  peu  le  ramage  c^ssa,  et  le 
sommeil  s'étendit  comme  un  voile. 

Je  regardai^  à  terre.  Tout  autour  de  moi  une  foule  de  petits  êtres 
(|ue  je  n'avais  jamais  vus  regagnaient  leur  demeure,  actifs,  pressés, 
fatigués,  encore  couverts  de  la  poussière  du  jour.  Ceux-ci  rampaient, 
ceux-là  marchaient  au  milieu  de  la  mousse  et  des  herbes,  escaladant  les 
feuilles  mortes ,  tournant  les  mottes  de  terre  ;  sans  doute  on  les  atten- 
dait chez  eux...  Dieu,* que  je  me  trouvai  seul  ce  soir-là!... 

Fort  heureusement,  j'aperçus  tout  près  de  moi  un  grand  trou 
sombre  entre  deuK  racines  ;  je  m'en  approchai  avec  prudence  et  j'y 
entrai  timidement  en  longeant  les  murs.  Tout  à  coup,  j'entendis  dans 


18^ 


LES   DOLÉANCES   D'UN    VIEUX   CRAl'ALD. 


l'olxruriU^   un    bruit    ri\i;iilior.   \cu\ .    monotone,    qui   ressemblait   à  un 
ronllemont. 

Oui  est-ce  (|ui  est  lii  ?  »  lit  une  voix  bien  tim])rée. 

Je  ne  iv|)ontlis  pas.  jVlais  tivinblant. 

.  Mais  (|ui  (v>t-ee  (jui  est  donc  là?  »  poursuivit  la  voix  avec  un 
ai'cent  de  plus  en  plus  irrité. 

J'allais  me  décider  à  répondre,  car  je  sentais  qu'an  fond  jetais 
indiscret,  lorsque  je  ressentis  à  la  paroi  aixiominale  une  douleur  aiguë 
(|ui  m"arraclia  un  cri.  J "entendis  un  i^rand  éclat  de  rire. 

Voilù  ce  que  c'est  cpie  d'entrer  sans  se  faire  annoncer!  Qui  es-tu? 

0  Je  suis  Cra|)aud.  monsicnir.  mais  tout  jjetit.  je  sors  de  l'eau. 

—  Ali  !  Ihorreur!  cet  animal  clie/.  moi! 

—  Je  me  retire,  monsieur.  »  Et  j'allais  sortir  en  eiïet,  lorsque  mes 


ai  II 

'Mm 


Noux,  s'habituant  a  l'obscurité,  j'aperçus  une  boule  énorme  armée  de 
(K^intes  innombrables.  J'étais  chez  un  Porc-Épic. 


LES    DOLKANCKS   D'UN    VIEUX   CRAPAUD.  185 

Eh  bien,  voyez  un  peu,  ce  personnage  redoutable  fut  excellent  pour 
inoi.  Ce  coup  de  pointe  qui  avait  failli  me  tuer,  je  souffre  encore  de 
cette  blessure  et  de  bien  d'autres,  hélas!  lorsque  le  temps  est  à  l'orage; 
ce  coup,  dis-je,  l'avait  mis  en  belle  humeur,  et  il  me  permit  de  passer 
ma  nuit  dans  un  coin,  après  m'avoir  fait  jurer  toutefois  que  je  ne  ron- 
flais pas. 

Je  parle  de  ce  petit  incident  de  ma  vie  parce  que  je  lui  dus ,  sinon 
un  ami,  du  moins  un  voisin  indulgent  quoique  fort  rude.  Ah!  certes,  il 
était  fort  rude,  mon  voisin  le  Porc-Epic,  et  mon  cœur  se  gonfla  bien 
souvent  en  l'entendant  ;  il  ne  mâchait  pas  ses  mots,  comme  on  dit 
familièrement. 

<(  Tu  es  laid,  s'écriait-il  en  me  foudroyant  du  regard;  je  ne  dis 
pas  assez,  tu  es  horrible,  tu  es  faible,  tu  es  gluant,  bavant,  impotent, 
infirme,  vil... 

—  Oui,  monsieur,  murmurai-je,  car  je  sentais  qu'il  disait  vrai. 

—  Eh  bien,  petit  monstre  infect,  n'ajoute  pas  à  tes  infirmités  en  te 
battant  les  flancs  pour  avoir  du  cœur  et  de  l'esprit.  Tu  n'es  pas  assez 
riche  pour  te  payer  ces  petits  plaisirs-là.  On  te  haïra,  tache  de  haïr  les 
autres  ;  c'est  une  force ,  et  quand  on  se  sent  fort  on  est  joyeux.  Si  on 
t'approche,  bave;  si  on  te  regarde,  bave;  tourne  ton  dos,  exhibe  tes 
croûtes,  tes  plaies,  tes  horreurs;  fois  fuir  les  gens,  fais  aboyer  les 
chiens  par  le  seul  fait  de  ta  laideur.  Que  la  haine  des  autres  soit  un 
bouclier  pour  toi,  tu  n'as  pas  d'autre  moyen  de  te  tirer  d'affaire,  et  si 
tu  n'es  pas  une  brute ,  eh  bien ,  tu  trouveras  encore  des  joies  dans  ton 
métier  de  maudit.  Sois  fier  de  ton  horrible  enveloppe  comme  moi  je  suis 
fier  de  mes  piquants  pointus,  et  surtout  fais  comme  moi  :  n'aime 
personne. 

—  Mais  si  vous  ne  m'aimiez  pas  un  peu,  —  il  éclata  de  rire  — 
un  tout  petit  peu,  ajoutai-je  timidement,  si  vous  ne  daigniez  pas  avoir 
pitié  de  moi,  pourquoi  me  donneriez-vous  ces  conseils  que  vous  croyez 
si  bons,  quoiqu'ils  soient  bien  durs?  Il  riait  toujours. 

—  Toi,  mon  ami!  s'écria-t-il  enfin,  Dieu  que  tu  es  bète  !  tu 
m'amuses  tout  simplement  parce  que  le  rôle  que  tu  vas  jouer  ressemble 
un  peu  à  celui  que  je  joue .  que  mes  ennemis  seront  aussi  les  tiens,  et 
qu'avant  tout  je  pense  leur  être  désagréal)le  en  t'armant  (-(jutrc  eux. 
Bave,  mon  garçon;  si  tu  ne  baves  pas,  l'on  t'écrase.  Au  reste,  fais 
comme  tu  voudras,  cela  m'est  complètement  égal.  » 

Ces  rudes  maximes  me  semblent  odieuses.  Que  voulez-vous?  on  ne 


186  LES   DOLÉANCES   D'UN    VIEUX   CRAPAUD. 

se  refait  pas.  J'aurais  dû  les  suivre,  mais  je  ne  les  suivis  pas.  Est-ce  ma 
fjiute  si.  inspirant  l'horreur,  j'avais  soif  d'affection  et  de  tendresse  ;  si, 
laid  et  difforme,  je  me  sentais  attiré  vers  les  jolies  choses  et  les  belles 
créatures;  si,  vivant  dans  la  boue,  j'adorais  les  étoiles;  si,  lourd  et 
impotent,  je  rêvais  la  grâce  et  l'agilité?  Non,  certes,  ce  n'était  pas  ma 
faute.  C'est  ce  qui  fit  que  bientôt  le  Porc-Epic,  me  voyant  incorrigible , 
me  méprisa  profondément  et  me  mit  rudement  ii  la  porte.  Voici  quelle 
fut  la  goutte  d'eau  qui  fit  déborder  le  verre. 

Il  me  faut  un  certain  courage,  je  vous  jure,  pour  raconter  .ici  mes 
chagrins  ;  mon  nom  seul  ne  suffit-il  pas  à  chasser  la  pitié  du  lecteur  ? 
Les  })eines  d'un  Crapaud  !  c'est  à  mourir  de  rire  !  Qui  sait  cependant  si 
dans  la  foule  qui  lira  ces  pages  il  ne  se  trouvera  pas  quelque  être  laid 
et  hideux  comme  moi ,  qui  dira  tout  bas  :  «  Je  suis  son  frère ,  »  et  me 
plaindra  un  peu  en  songeant  à  lui  ?  Mais  je  poursuis. 

Je  commençais  à  devenir  adulte,  lorsque  je  la  vis  pour  la  première 
fois.  Il  faisait  grand  soleil,  l'herbe  du  pré  était  haute  et  répandait  un 
parfum  pénétrant  qui  m'enivra  sans  doute,  car,  en  l'apercevant,  je  m'ar- 
rêtai tout  net  et  je  sentis  que  je  l'aimais  follement.  Elle  était  élégante, 
allongée,  souple,  agile  ;  tout  son  petit  corps  était  de  ce  vert  tendre  qu'on 
ne  voit  qu'au  printemps.  D'un  bond  elle  s'élança  à  des  hauteurs  immen- 
ses. Je  la  suivis  de  l'œil,  je  vis  ses  ailes  s'étendre,  ses  pattes  fines  s'al- 
longer, et  toute  son  aérienne  personne  se  détacher  sur  le  ciel  bleu  ;  puis 
elle  retomba  sur  le  sommet  d'une  herbe  qui  la  reçut  en  pliant,  et  pendant 
un  moment  l'herbe  et  la  Sauterelle  se  balancèrent  ainsi  dans  l'espace. 
Se  balancer  dans  l'air,  jouer  avec  les  fleurs,  les  faire  frissonner  sur  leur 
tige  sans  les  meurtrir  et  les  écraser,  être  élégant,  gracieux,  souple, 
agile,  se  mirer  dans  les  flaques  ;  de  ses  deux  pattes  souples  caresser  sa 
taille  fine,  avoir  un  coi'ps  vert-pomme,  et  supprimer  l'espace  d'un  petit 
coup  de  jarret!...  Je  devins  fou,  et  durant  un  instant  je  n'osai  respirer, 
me  sachant  si  impur  et  si  vil  que  je  craignais  de  vicier  l'air  où  s'agitait 
cette  belle  personne.  A  un  certain  moment ,  elle  tourna  ses  yeux  vers 
moi;  j'essayai  de  sourire,  pensant  qu'en  souriant  je  serais  moins  hor- 
rible ,  mais  je  sentis  bien  que  ma  peau  était  trop  rude ,  et  qu'à  travers 
mes  yeux  rien  ne  pouvait  passer  de  ce  que  je  ressentais  en  moi.  Au 
reste,  la  Sauterelle  ne  me  vit  pas,  ou  peut-être  me  i)rit  pour  quelque 
motte  de  terre  durcie  par  la  pluie  et  cuite  par  le  soleil.  J'en  fus  presque 
content,  et  je  restai  immobile.  Au  moins  je  pouvais  la  voir!  Elle  était 
en  train  de  caresser  ses  longues  antennes  avec  ses  deux  pattes  de  devant. 


LES    DOLÉANCES    D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 


187 


lorsque  je  sentis  une  grande  ombre  qui  s'étendait  sur  moi.  Je  me 
retournai  et  j'aperçus  un  gros  enfant  joufflu.  Il  s'avançait  avec  pru- 
dence, armé  d'un  grand  filet  de  gaze  muni  d'un  long  bâton.  Je  l'avais 
vu  cent  fois,  errant  dans  la  prairie  poursuivant  les  Papillons  et  les 
Insectes  dont  il  s'emparait  à  l'aide  de  son  filet.  Quand  une  de  ces  pau- 


bond  elle  s'élançait  à  des  hauteurs  immenses 


vres  petites  bêles  si  jolies  et  si  faibles  lui  avait  échappé,  je  l'avais  vu 
se  mettre  en  colère  et  la  poursuivre  de  plus  belle  comme  un  ennemi 
dangereux.  Et  je  me  disais  :  «  Voilà  qui  est  horrible  !  Est-ce  donc  un 
mal  que  d'échapper  à  la  mort?  Que  lui  ont-elles  donc  fait,  ces  pauvres 


188  LES   DOLÉANCES    D'UN    VIEUX    CRAPAUD. 


petites  bêles  qui  n'ont  même  pas  le  tort  d'être  laides  conmie  moi?  » 
J'en  rêvai  une  nuit,  et  dans  mon  rêve  je  voyais  de  gros  Crapauds, 
devenus  ingambes,  emprisonnant  dans  leurs  filets  les  petits  enfants  de 
l'Homme  et  les  piquant  sur  les  troncs  d'arbres  avec  de  longues  épingles. 
C'étiiit  un  mauvais  rêve,  parce  que  parmi'  les  Hommes  il  y  en  a  de  bien 
bons  ;  moi  qui  vous  parle,  j'en  eus  la  preuve  :  mais  je  vous  conterai 
cela  tout  à  l'heure. 

Je  connaissais  donc  l'enfant  et  son  filet  ;  aussi  lorsque  je  le  vis  se 
diriger  vers  ma  Sauterelle,  je  compris  ce  qu'il  voulait  faire  et  je  trem- 
blai pour  celle  que  j'aimais.  Que  faire?  I^a  prévenir?  Mais  connuent? 
Eût-elle  compris  mon  cri?  avais-je  le  temps  de  lui  rien  expliquer?  Heu- 
reusement, j'eus  alors  là  une  excellente  idée.  L'enfant,  les  yeux  fixés 
sur  la  chère  mignonne,  allait  abaisser  son  filet  lorsque,  jugeant  qu'il 
était  trop  éloigné,  il  fit  un  pas  pour  s'approcher  d'elle.  A  ce  moment, 
je  calculai  bien  la  distance,  je  fis  un  grand  effort,  je  m'élançai  et  me 
plaçai  si  bien  que  le  pied  du  bambin  s'abattit  sur  mon  dos.  Ma  vilaine 
peau  étant  gluante,  oh!  j'avais  tout  calculé,  l'enfiuit  perdit  l'équilibre  et 
d'un  seul  coup  roula  dans  l'herbe.  IMa  belle  chérie  était  sauvée  I  JMais 
je  ressentis  en  même  temps  une  douleur  atroce  et  je  m'aperçus  que 
j'avais  une  patte  en  lambeaux.  Eh  bien,  voyez  un  peu  comme  cela  est 
étrange  !  je  vous  jure  qu'en  ce  moment  j'éprouvai ,  malgré  ma  souf- 
france, une  des  plus  grandes  joies  de  ma  vie.  Je  lui  avais  donné  quel- 
que chose  de  moi-mêjne,  à  la  chère  belle;  je  ne  voulais  rien  lui  récla- 
mer, je  n'aurais  jamais  osé  le  faire,  mais  je  jouissais  en  pensant  qu'elle 
était  mon  obligée.  Gomme  on  est  égoïste  au  fond!  Enfin,  que  voulez- 
vous?  je  jouissais  de  cela. 

L'enfant  se  releva  bientôt  en  criant.  Lorsqu'il  eut  compris  que  j'étais 
la  cause  de  sa  chute,  il  j)rit  une  pierre,  et  de  loin,  en  se  reculant,  car 
il  avait  peur  de  moi,  il  me  lapida  avec  cette  joie  que  les  Hommes 
éprouvent  à  nuire  aux  autres  lorsqu'ils  sont  en  sûreté.  Fort  heureuse- 
ment, le  viiam  garçon,  outre  qu'il  était  méchant,  était  très-maladroit, 
—  on  n'est  pas  parfait!  —  et  j'en  fus  quitte  pour  quel(|ues  égrati- 
gnures  ;  d'ailleurs  nous  avons  la  vie  dure,  nous  autres  Crapauds  ;  n'en 
soyez  pas  jaloux,  vous  autres!  Dur  veut  dire  solide,  mais  lourd  à 
supporter  aussi. 

J'espérais  bien  au  fond  (pie  la  belle  Sauterelle  conqji'cndrait  ce  que 
j'avais  fait  pour  elle.  En  s'échappant,  elle  avait  tourné  la  tète,  m'avait 
vu  écrasé,  et  nos  regards  s'étaient  croisés.  Elle  avait  tout  compris  en 


LES  DOLEANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD.        181) 


effet,  ou  du  moins  je  me  l'imaginai,  car  je  l'aperçus  bientôt  escaladant 
les  herbes  et  se  dirigeant  vers  moi.  Jamais  je  ne  l'avais  trouvée  plus 
gracieuse,  plus  alerte.  Il  y  a  des  gens  que  la  reconnaissance  rend 
joyeux  sans  doute.  Elle  était  émue.  J'eus  un  moment  de  vive  espé- 
rance ;  ma  patte  cependant  me  faisait  grand  mal ,  mon  sang  coulait  en 
abondance,  mais  je  me  disais  à  part  moi  :  <(  Quel  bonheur!  elle  va  voir 
tout  cela.  » 

Enfin  elle  s'arrêta,  elle  était  accompagnée  de  plusieurs  de  ses  amies, 
pimpantes  et  brillantes  comme  elle ,  venues  là  sans  doute  par  curiosité. 
J'aurais  bien  préféré  qu'elle  fut  seule,  car  j'avais  déjà  remarqué  qu'iso- 
lément les  gens  sont  meilleurs.  Quand  elles  furent  toutes  là,  je  levai  les 
yeux  :  il  me  sembla  que  le  sort  de  ma  vie  allait  se  décider. 

«  C'est  ce  pauvre  diable,  dites-vous,  ma  chérie,  qui  s'est  fait  écraser 
tout  à  l'heure  ?  murmura  l'une  de  ces  Sauterelles  en  s'adressant  à  la 
reine  de  mon  cœur.  Oh!  mais  il  est  très-touchant,  voyez  les  plaies  de 
ce  pauvre  misérable;  c'est  horrible,  horrible!  Si  l'on  n'était  retenue  par 
des  sentiments  élevés,  véritablement  on  fuirait  au  plus  vite.  Ah!  l'af- 
freux monstre  !  est-ce  singulier  que  l'héroïsme  aille  se  nicher  sous  ces 
croûtes  ignobles?  » 

En  disant  cela,  elle  se  retourna  vers  ses  compagnes  qui  se  mirent  à 
sourire  en  minaudant;  je  crois  qu'elle  leur  avait  signe  que  je  devais 
sentir  mauvais. 

Ma  bien-aimée  s'adressant  alors  directement  à  moi,  tout  en  cares- 
sant ses  ailes  :  «  Dis-jnoi,  mon  brave,  pourquoi  m'as-tu  rendu  le 
service  de  tout  à  l'heure?  As-tu  conscience  d'avoir  tait  là  une  belle 
action?  » 

C'était  le  moment  de  me  jeter  à  ses  pieds,  de  laisser  couler  de  mes 
yeux  les  larmes  que  j'avais  dans  le  cœur,  de  m'écrier  :  <(  J'ai  fait  tout 
c^la  par  amour  pour  vous,  chère  belle  aimée;  »  mais  elle  m'avait  parlé 
avec  une  telle  confiance  dans  sa  supériorité,  d'une  voix  si  sûre  et  si 
peu  énuie,  que  je  ne  trouvai  pas  d'abord  un  mot  à  lui  répondre. 

«  Mais,  dites-moi,  mignonne,  on  rencontrerait  ce  monstre  héi'oï- 
que,  le  soir,  au  clair  de  lune,  dans  im  petit  chemin,  que  sur  l'honneur 
on  mourrait  de  peur,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  A  coup  sûr  il  est  effrayant.  »  Elles  tournaient  tout  autour  de  moi 
et  m'examinaient  avec  attention. 

«  Je  le  trouve  moins  elfrayant  que  grotesque,  à  vous  dire  vrai, 
murmura  ma  bien-aimée.   C'est  la  tête  surtout  qui  est  unique;  il  a  un 


190  Li:S    DOLÉANCES    D'UN    VIEUX    CRAPAUD. 

visage  à  foire  jaunir  les  pâquerettes,  à  larii'  les  flaques.  A^ez-vous  vu 
le  vil .  mes  belles? 

—  Oui.  oui.  lirent-oUes  toutes  ensemble;  l'œil  est  impossible!  ali  ! 
ah  I  ah  !  impossible.  » 

Ces  petits  rii-es  aii»us  me  travei'saient  le  cœur,  tout  m'eût  semblé 
prLMerable  à  ces  moqueries;  j'étais  fait  à  la  haine  et  au  dégoiit  qu'inspi- 
rail  ma  personne  ;  mais  peu  de  gens  avant  cette  aventure  avaient  songé 
à  l'ire  de  moi .  et  d'ailleurs  j'ai  vu  depuis  dans  le  monde  qu'on  accepte 
plus  facilement  un  rcMe  iiideux  qu'un  rôle  grotesque.  La  haine  des 
autres  vous  blesse  et  vous  excite,  elle  vous  fait  vivre.  Le  rire,  au  con- 
traire, vous  anéantit  et  vous  écrase. 

Bref,  sous  l'enqiire  d'un  sentiment  d'orgueil  dont  j'ai  honte  aujour- 
d'hui, je  me  soulevai  sur  ma  patte  sanglante,  et  m'adressant  à  la  Sau- 
terelle que  j'aimais  : 

«  Je  ne  vous  demande  ni  pitié  ni  récompense,  madame,  lui  dis-je; 
j'ai  fait  tout  cela  parce  que... 

—  Écoutez  donc,  mes  mignonnes  années,  fit  la  Sauterelle;  mais  il 
parle,  il  parle  fort  bien,  et,  si  je  ne  me  trompe,  il  a  des  dents.  Oh! 
l'intéressante  horreur!   Ne  vous  approchez  pas   trop  cependant,   c'est  * 
plus  sûr. 

—  Parce  que....  poursuivis-je  d'une  voix  faible,  —  je  me  sentais 
prêt  à  m'évanouir,  —  parce  que  je...  vous  aimais.  » 

Ces  simples  paroles  furent  d'un  effet  irrésistible  ;  toutes  les  belles 
filles  éclatèrent  d'un  rire  argentin. 

«  Eh  bien,  mais...,  ah!  ah!  ah!...  c'est  très-gentil  cela...,  ah!  ah! 
ah!...,  mon  brave,  d'aimer  ses  sembla...,  ah!  ah!....  ses  semblables.  » 
Ce  dernier  mot  redoubla  l'hilarité  générale  qui,  au  bout  d'un  instant, 
devint  du  délire.  Alors  toutes  les  Sauterelles,  ne  se  contenant  plus  de 
joie,  se  prirent  par  la  patte  et  dansèi*ent  en  rond  autour  de  moi.  De 
temps  en  temps  elles  s'arrêtaient  toutes  et  s'écriaient  en  riant  de  bon 
ca*ur  :  «  Salut  ramoureux,  salut!  votre  servante,  cœur  sensible!  » 

Elles  se  sont  bien  amusées  ce  jour-lii.  Apivs  tout  elles  avaient  obéi 
a  leur  nature  et  moi  j'étais  sorti  de  la  mietme.  J'avais  fait  preuve 
d'idiotisme  et  de  vanité;  au  moins  ce  fut  l'opinion  ([iie  m'exprima  mon 
ami  le  Porc-Épic  en  me  mettant  le  soir  même  à  la  porte  de  chez  lui. 

A  [partir  de  ce  moment-lii,  je  devins  sombre  et  je  pris  les  habitudes 
qu'ont  tous  ceux  de  notre  espèce  :  je  ne  sortis  plus  guère  (juc  la  nuit, 
je  perdis  la  vue  de  toutes  les  belles  choses  (pii  m'avaient  tant  charmé. 


LKS    DOLEANCES    D'UN    VIELX    CUAPALD.  1<JI 

car  il  y  a  vraiment  de  belles  choses  en  ce  monde,  il  y  a  aussi  des  êtres 
heureux  !  Si  ceux-là  seulement  voulaient  consentir  à  donner  de  temps 
en  temps  une  de  leurs  heures  joyeuses  pour  dis(i-i])uer  aux  pauvres 
diables  qui  ne  rient  jamais,  comme  tout  irait  mieux,  je  vous  le 
demande!  et  comme  la  laideur  s'effacerait  peu  à  peu!  car  ce  qui  rend 
laid  c'est  la  soullrance  ;  mais  je  me  trompe  peut-être,  mettons  que  je 
n'ai  l'ien  dit. 

Peu  à  peu  mes  yeux  s'habituèrent  à  distinguer  dans  l'ob.^c-urité. 
Plantes  et  gens,  tout  le  monde  dormait,  l'air  était  frais  et  pur,  le 
silence  profond.  Je  marchais  à  la  lueur  des  bonnes  étoiles  qui,  chose 
étrange,  ne  m'ont  jamais  manifesté  ni  dégoût  ni  répulsion.  Peut-être 
m'onl-elles  vu  de  trop  loin  pour  pouvoir  me  juger  ;  le  h\\t  est  que  je 
ressentis  parfois  dans  la  nuit  des  sensations  qui  doivent  ressembler  au 
bonheur.  Je  jouissais  d'être  calme  et  aussi  de  pouvoir  regarder  en  face 
sans  crainte  de  gêner  les  autres.  Et  cependant  je  me  souviens  qu'un 
soir...  —  j'écris  au  courant  de  la  plume  et  je  raconte  ici  mes  impres- 
sions à  mesure  qu'elles  me  viennent  à  l'esprit,  —  je  me  souviens  que. 
cherchant  mon  souper  dans  un  parc  où  je  vivais  depuis  quelques  mois . 
j'aperçus  sur  un  banc  une  jeune  fille  toute  mignonne  assise  près  d'un 
gros  monsieur  fort  laid.  Devrais-je  accuser  les  autres  de  laideur?  qu'on 
me  le  pardonne!  La  jeune  fille  était  adorable,  les  boucles  de  ses  che- 
veux blonds  caressaient  ses  joues,  et  timidement  souriante,  émue,  les 
yeux  baissés,  elle  regardait  la  jolie  chaîne  d'or  qu'elle  avait  dans  les 
mains. 

Le  gros  homme,  l'air  assuré,  le  gilet  gonflé,  le  bec  en  l'air,  la 
voix  ronflante  et  le  chapeau  de  travers,  lui  disait  :  «  Accepte,  mon 
enfiint,  en  souvenir  de  moi,  car  je  t'aime.  »  Et  il  entoura  la  taille  de  la 
chère  petite  de  son  gros  bras  impertinent. 

«  C'est  donc  bien  sûr  que  vous  m'aimez?  fit-elle  en  regardant 
toujours  la  chaîne. 

—  Je  t'adore,  ma  belle,  sur  l'honneur;  —  il  mit  la  main  dans  son 
gousset  —  et  toi,  ne  m'aimes-tu  pas? 

—  IMais  si,  fit-elle  tout  bas  avec  une  grâce  angéliqiie,  —  elle  se 
passa  la  chaîne  au  cou. 

—  En  vérité,  tu  m'aimes?  et  pourquoi  m'aimes-tu,  voyons,  te 
rends-tu  compte,  ma  petite  duchesse?  dis,  dis,  pourquoi  m'aimes-tu?" 

—  Mais,  dame,  parce  que...  —  elle  souriait  avec  une  finesse 
extrême  et  rougissait  un  peu,  — parce  que...  vous...  êtes  joli  garçon.  » 


102 


LES   DOLÉANCES   D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 


En  ce  iiioiiK'iit.  m  ay;mt  apoirii,  elle  ne  put  retenir  un  éclat  de  rire 
dont  je  ne  compris  pas  le  sens,  mais  (|ui  bien  certaineiuent  ne  s'adres- 
sait pas  qu'à  moi. 

«  Tenez,  voyez  ce  Crapaud;  c'est  donc  la  nuit  qu'ils  prennent  du 
bon  temps  ? 

—  Quelle  béte  hideuse!  »  fit  l'Homme.  Et  de  sa  botte  il  m'envoya  bien 
loin.  Je  pensais  en  me  relevant  au  milieu  des  épines  oii  j'étais  tombé, 
je  pensais  :  «  Eh!  mon  Dieu,  si  j'avais  seulement  une  chaîne  d'or  à 
donner  à  quelqu'un  !  »  Et  j'ajoutais,  sachant  qu'il  n'y  avait  là  personne 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD,        193 


pour  rire  de  ma  folie  :  «  Ne  siiis-je  pas  riche  aussi?  n'ai-je  pas,  sous 
mon  affreuse  enveloppe,  mon  petit  trésor  d'amour,  de  poésie?  Si  l'on 
me  laissait  aimer,  comme  j'aimerais  !  » 

«  Mais  fou  que  tu  es ,  m'écriai-je  tout  à  coup  en  m'adressant  à  moi- 
même,  qui  te  dit  que  tu  ne  t'es  point  trompé,  que  tu  n'as  pas  fait  fausse 
l'oute  en  demandant  le  bonheur  aux  êtres  et  aux  choses  qui  ne  pou- 
vaient pas  te  le  donner?  Tu  es  un  orgueilleux,  l'ami.  Parce  qu'un  grand 
poëte  au  cœur  miséricordieux  a  chanté  de  sa  voix  divine  tes  infortunes 
et  tes  chagrins,  tu  ne  vois  dans  l'univers  qu'une  victime  qui  est  toi. 
Sois  plus  modeste  et  moins  artiste,  sois  moins  rêveur,  regarde  à  terre, 
et  tu  trouveras  là  les  petits  bonheurs  que  la  Providence  y  a  mis  pour  toi.  » 

Cet  éclair  de  bon  sens  traversa  mon  esprit.  «  Pourquoi  vivre  à  part, 
me  dis-je,  cherchons  dans  mon  espèce  un  être  à  aimer.  Les  filles  de 
Crapaud  sont-elles  donc  si  repoussantes?  Ote  tes  lunettes  de  poëte  infor- 
Inné  et  regarde  à  l'œil  nu,  mon  cher.  » 

A  pai'tir  de  ce  moment,  mes  idées  changèrent  et  mes  habitudes 
aussi  ;  je  fréquentai  les  endroits  où  ceux  et  celles  de  mon  espèce  se 
réunissaient  d'ordinaire,  et  je  ne  tardai  pas  à  rencontrer  une  adorable 
enfant  qui,  par  le  plus  pur  des  hasards,  se  trouvait  être  ma  propre 
cousine  à  la  mode  de  Bretagne.  C'était  la  belle-fille  du  second  mari  de 
la  sœur  de...  Mais  il  serait  trop  long  de  vous  expliquer  tout  cela.  Je 
demandai  sa  main  et  je  l'obtins,  quoique  son  père  ne  fût  pas  partisan  des 
mariages  entre  Crapauds  de  la  même  famille.  Peut-être  avait-il  raison  ; 
j''ai  entendu  émettre  sur  cette  question  les  opinions  les  plus  diverses. 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'épousai  ma  cousine.  J'aurais  bien  envie  de  vous 
faire  son  portrait,  et  tout  autre  que  moi  n'y  résisterait  peut-être  pas, 
mais  je  me  contiens  ;  rien  n'est  sot  comme  de  parler  des  siens.  Qu'il 
suffise  de  savoir  que  je  la  trouvai  belle  et  qu'elle  me  trouva  à  son  gré. 
Père  de  famille,  —  ma  chérie  fut  d'une  fécondité  surprenante,  —  je 
l'evins  vers  le  ruisseau  qui  m'avait  vu  naître,  et  je  fus  tout  surpris  de 
trouver  dans  les  souvenirs  que  j'avais  maudits  un  charme  qui  me  fit 
pleurer  de  tendresse. 

Que  de  fois,  mon  Dieu,  nous  avons  causé  de  toutes  ces  choses  en 
nous  promenant  le  soir,  côte  à  côte,  tandis  que  les  petits  folâtraient 
< levant  nous! 

((  Oh!  que  j'aurais  voulu  te  connaître  à  cette  époque-là,  me  disait- 
elle,  alors  que  tu  étais  si  malheureux!  je  t'aurais  consolé,  mon  gros 
bijou.  » 


194 


LES    DOLÉANCES    D'UN    VIELiX   CHAPAUD. 


Ah  !  être  appelé  mon  bijou,  c'est  la  joie  suprême. 

((  Tu  es  onlaul .  lui  iv|)()ii(iais-je;  si  j(>  ("avais  counue.  je  n'aurais 
pas  été  malheureux.    ' 

Je  souriais  île  hou  canu-  et  je  {"embrassais  au  (Vont. 

Il  faut  vous  (iii'e  luaintenant.  (|Uoi(|u"il  soit  un  peu  niais  de  [)ai'lei' 
tant  de  soi,  il  faut  vous  dire  (|ue  jai  irai^né  beaucoup  en  prenant  des 
années;  j'ai  acquis  un  embonpoint  (pii  ne  m'est  point  défavorable;  mon 
regard  en  outre  a  i)lus  de....  ma  démarche  aussi...  Enlin  je  ne  suis 
plus  laid.  Parole  d'honneur,  demandez  à  ma  fenune  ! 

C'est  mon  pauvre  beau-père  (pii  nendjellit  pas!  Seigneur! 

Un  vieux  Crapaud. 

Pour  avoir  mis  les  points  et  les  vv^gules, 
Gustave  Droz. 


J.3 


LE    PREMIER 


FEUILLETON 


DE     PISTOLET 


Mon  criER  maître. 


ou  s  (levez  être  inquiet,  surtout  par 
ce  temps  de  grandes  chaleurs,  quand 
toutes  les  murailles  sont  chargées  de 
cris  de  :  Mort  aux  Caniches!  de 
m'avoir  vu  sortir  hier  au  soir  sans 
muselière,  sans  collier  et  sans  vous. 
Véritablement  je  serais  tout  à  fait 
un  ingrat ,  si  je  n'avais  pas  été 
poussé  hors  de  la  maison  par  ce  je 
ne  sais  quoi  d'irrésistible  et  de  tout- 
puissant  dont  vous  parlez  si  souvent 
dans  vos  conversations  littéraires. 
Rappelez  -  vous    d'ailleurs     que ,     le 

jour  de  mon  escapade,  vous  avez  été  passablement  ennuyeux  les  uns 

et  les  autres,  \\  propos  d'art,  de  poésie,  de  Boileau,   d'Aristote  et  des 

cincj  unités. 

J'avais  beau  vous  écouter  en  bâillant  et  japper  le  plus  gentiment 

du  monde,  comme  si  j'eusse  entendu  quekpi'un  venir  à  la  porte,  je 


Î06  LE  PREMIER  FEUILLETON    DE   PISTOLET. 


n'ai  pas  été  assez  heiii'oii\  pour  vous  distraire,  vous  et  Messieurs 
vos  amis,  un  seul  instant  de  cette  savante  dissertation.  Je  n'ai  pu 
obtenir  ni  une  caresse  ni  un  coup  d'œil  ;  j'ai  même  été  rudoyé  lorsque 
j'ai  sauté  sur  vos  genoux,  à  l'instant  même  où  vous  disiez  que  les 
anciens  étaient  toujours. . .  les  anciens.  Bref,  vous  étiez  très-désa- 
gréable ce  soir-là  :  moi,  j'étais  très-éveillé.  Vous  vouliez  rester  au 
logis,  j'avais  grande  envie  de  courir  les  aventures.  Ma  foi.  j'ai  pris 
mon  parti  bien  vite  ;  et  comme  j'avais  trouvé  sur  votre  table  une  belle 
loge  d'avant-scène  pour  le  théâtre  des  Animaux  savants,  je  me  rendis 
en  toute  hâte  en  cette  magnifique  enceinte,  toute  resplendissante  de 
l'éclat  des  lustres,  et  dans  laquelle  on  n'attendait  plus  que  vous...  et 
moi. 

Je  ne  vous  décrirai  pas,  mon  cher  maître,  toutes  les  magnificences 
de  cette  assemblée,  d'abord  parce  que  je  suis  un  écrivain  novice,  ensuite 
parce  que  la  description  est  le  meilleur  de  votre  gagne-pain.  Que  devien- 
driez-vous,  en  effet,  sans  la  description?  Gomment  remplir  votre  tâche 
et  votre  papier  de  chaque  jour,  si  vous  n'aviez  pas  sous  la  main  les 
festons  et  les  astragales  de  l'art  dramatique?  Oui-da!  je  serais  un  ingrat 
de  venir  m'emparer  de  vos  domaines!  Et  d'ailleurs,  à  quoi  vous  servi- 
rait, à  vous  qui  vivez  de  l'analyse,  la  plus  splendide  analyse?  Vous 
avez  une  de  ces  imaginations  savantes,  c'est-à-dire  blasées,  qui  ne 
racontent  jamais  mieux  que  ce  qu'elles  n'ont  pas  vu. 

J'arrive  donc  au  théâtre,  à  pied,  car  le  temps  était  beau,  la  rue  était 
propre,  le  boulevard  était  tout  rempli  des  plus  charmantes  promeneuses 
qui  s'en  allaient  le  nez  au  vent.  Le  Bouledogue  de  la  porte  s'inclina  à 
mon  aspect.  La  loge  s'ouvre  avec  un  empressement  plein  de  respect.  Je 
m'étends  nonchalamment  dans  un  fauteuil,  la  patte  droite  appuyée  sur 
le  velours  de  l'avant-scène,  les  deux  jambes  étendues  sur  un  second 
fauteuil,  et  dans  l'attitude  heureuse  que  vous  prenez  vous-même  elfron- 
tément  lorsque  vous  vous  dites  tout  bas  :  «  Bon!  nous  allons  en  avoir 
pour  cinq  heures  d'horloge...  cinq  longs  actes  !  »  Et  alors  vous  froncez 
le  sourcil  comme  un  des  Lévriers  de  M.  de  Lamartine,  attendant  que 
son  maître  veuille  enfin  le  promener  au  bois. 

Pour  moi,  vous  dirai-je  toute  la  vérité,  mon  cher  maître?  cela  ne 
me  déplaisait  pas  de  voir  les  Bassets  des  galeries  et  du  parterre  pressés, 
entassés,  étouffés,  écrasés  dans  un  espace  étroit,  pendant  que  moi  je 
me  prélassais. 

J'étais  à  peine  assis  depuis  dix  minutes,   lorsque  tout  à  coup  l'or- 


LE   PREMIER    FEUILLETON    DE   PISTOLET.  197 

chestre  fut  envahi  par  les  musiciens.  Ces  musiciens  étaient  les  plus  gais 
personnages  qui  se  puissent  voir  :  le  bec  de  la  flûte  était  au  bec  d'une 
jeune  Oie,  un  Ane  allait  j)inccr  de  la  harpe,  —  Asinus  ad  lyranij,  dirait 
le  poëte,  —  un  Dindon  gloussait  en  mi  bémol.  Ici  Mai'syas  écorchait 
Apollon,  —  hic  Marsijas  Apolline  m. 

La  symphonie  commença.  Gela  doit  ressembler  beaucoup  à  ces  sym- 
phonies fantastiques  dont  vous  parlez  avec  enthousiasme  tous  les  hivei's. 
Quand  chacun  eut  gloussé  sa  petite  partie  en  sommeillant,  la  toile  se 
leva,  et  alors  commença  pour  moi,  pauvre  feuilletoniste  novice,  un 
drame  étrange  et  solennel. 

Figurez-vous,  mon  maître,  que  les  paroles  de  ce  drame  avaient  été 
composées  tout  exprès  pour  la  circonstance  par  un  grand  Lévrier  à 
poil  frisé,  moitié  Lévrier  et  moitié  Bouledogue,  moitié  anglais  et  moitié 
allemand,  qui  a  la  prétention  d'entrer  à  l'Institut  des  Chiens  français 
avant  qu'il  soit  huit  jours. 

Ce  grand  poëte  dramatique,  cjui  a  nom  Fanor,  compose  ses  drames 
d'une  faç(m  qui  m'a  paru  très-simple  et  très-commode.  Il  s'en  va 
d'abord  chez  le  Carlin  de  IM.  Scribe  lui  demander  un  sujet  de  drame. 
Quand  il  a  son  sujet  de  drame,  il  s'en  va  chez  le  Caniche  de  31.  Bayard 
pour  se  le  faire  écrire.  Quand  le  drame  est  écrit,  il  le  fait  appuyer  au 
parterre  par  six  Molosses  sans  oreilles  et  sans  queue,  tout  griffes  et 
tout  dents,  devant  lesquels  chaque  spectateur  baisse  le  museau,  quoi 
qu'il  en  ait  :  si  bien  que  tout  le  mérite  du  susdit  Fanor  consiste  à 
accoupler  deux  imaginations  qui  ne  sont  pas  les  siennes,  et  à  mettre 
son  nom  au  chef-d'œuvre  qu'il  n'a  pas  écrit.  Du  reste,  c'est  un  Animal 
actif,  habile,  bien  peigné,  à  poil  frisé  sur  le  cou,  à  poil  ras  sur  le  dos, 
qui  donne  la  patte  à  merveille;  il  saute  pour  le  roi  et  pour  la  reine,  il 
a  des  os  à  ronger  pour  toutes  les  Fouines  de  théâtre,  et  il  règne  en 
despote  sur  les  étourneaux  de  la  publicité. 

Donc  le  drame  commença.  C'était,  disait-on,  un  drame  nouveau. 

Je  vous  fais  grâce  des  premières  scènes.  C'est  toujours  la  même 
façon  de  faire  expliquer  par  des* suivantes  et  par  des  conildents  les  pas- 
sions, les  douleurs,  les  crimes,  les  vertus,  les  ambitions  de  leurs  maî- 
tres. On  a  beau  dire  que  le  susdit  Fanor  est  un  inventeur  :  il  n'a  encore 
rien  imaginé  de  mieux,  pour  l'exposition  de  ses  drames,  que  l'exposi- 
tion de  nos  maîtres  les  Dogues  romanticpies,  les  (Jiiens  de  berger 
classiques,  les  Épagneuls  tout  disposés  à  l'intime  union  du  drame,  de  la 
tragédie  et  du  roman. 


108 


LK    l'KKMlKP.    KKl  lLLi:iUN    DE   PISTOLET. 


Voyez-vous,  mon  nioîlre.  on  a  peut-être  eu  tort  d'ôter  à  nos  poètes 
la  muselière  ilassiiiue  :  (oui  le  nuillieur  de  la  |)()ésie  aux  ij:rands  aspects 


vient  ju>teiiieiit  <li'  l'al)s;-nc(' de  luuselicrc  Les  anciens  poêles,  grâce  à 
leur  muselière .  vivaient  l')in  rie  la  foule,  des  passions  mauvaises,  des 
colères  soudaines.  On  ne  les  voyait  pas,  comme  ceux  d'aujourd'hui, 
fourrer  insolemment  leur  nez  souillé  dans  toutes  les  inunondices  de 
riiistoire.  Muselés,  ils  étaient  les  bienvenus  partout,  dans  le  palais, 
dans  le  salon,  sur  les  i:enoux  des  belles  dames;  muselés,  ils  étaient  à 
labri  de  la  ra.ize,  inexplicable  maladie,  ii  Tabii  de  la  boulette  munici- 
pale ;    muselés,   ils  restaient  chastes,   purs,   bien  élevés,  élégants,  cor- 


I 


LE    PREMIER    EEILLETUN    DE    l'ISTULET.  199 


rocts,  fidèles,  tout  ce  que  doit  être  un  poëte.  Aujourd'hui,  voyez  ce  qui 
arrive  ;  voyez  à  quels  excès  les  pousse  la  liberté  nouvelle  !  à  quels  hurle- 
ments, à  quelles  révolutions.  Et  que  vous  avez  bien  raison  de  dire  sou- 
vent,  dans  vos  feuilles,  que  ces  novateurs  ne  sont  (jue  plai^'iaires.  Je  les 
entends  d'ici,  s'écriant  en  latin  :  Mort  h  ceux  qui  ont  dit  avant  nous 
ce  que  nous  voulions  dire  :  «  Perçant  (/ui  anfe  non  noslra  dixenmt  !  » 

Cependant,  peu  ii  peu,  l'action  dranjatique  allait  en  s'élargissant, 
comme  on  dit  aujourd'hui.  Quand  les  Carlins  à  la  suite  eurent  bien 
expliqué  les  affaires  les  plus  secrètes  de  leurs  maîtres,  leurs  sentiments 
les  plus  intimes,  les  maîtres  vinrent  à  leur  tour  pour  nous  donner  la 
paraphrase  et  le  hoquet  de  leurs  passions.  Oh  !  si  vous  saviez  combien 
ce  sont  là  d'odieux  personnages!  Dans  le  théâtre  des  Chiens  savants, 
les  comédiens  sont  presque  aussi  ridicules  que  les  auteurs.  Figurez- vous 
de  vieux  Renards  veufs  de  leurs  queues  et  de  vieux  Loups  endormis  qui 
regardent  tout  sans  rien  comprendre.  Voici  des  Ours  épais  et  mal  léchés 
qui  dansent  comme  les  autres  marchent,  des  Belettes  au  museau  effilé, 
à  l'œil  éraillé,  à  la  patte  gantée,  mais  sèche  et  maigre,  même  sous  le 
gant  qui  la  recouvre.  Tout  cela  compose  un  personnel  de  vieux  comé- 
diens et  de  comédiennes  déchirées  qui  ont  passé,  sans  trop  s'en  inquiéter 
et  sans  en  rien  garder  pour  eux,  à  travers  tous  les  crimes,  toutes  les 
vengeances,  toutes  les  passions,  tous  les  amours.  Oh!  les  tristes  créa- 
tures, vues  du  théâtre  !  et  pourtant  on  ajoute  cpie,  hors  du  théâtre,  ils 
se  déchirent  pour  un  gigot  de  mouton  ou  pour  un  cuissot  de  cheval. 
Mais  j'oublie  que  la  vie  publique  devrait  être  murée  :  donc  je  reviens  ii 
mon  analyse   par  un  détour. 

Autant  que  j'ai  [)U  comprendre  le  nouveau  drame  (il  est  écrit 
dans  un  jappement  néo-chrétien  qui  ressemble  plus  à  l'allemand  anglaisé 
qu'au  français,)  il  s'agissait,  et  ceci  est  le  comble  de  l'abomination,  de 
nous  raconter  les  malheurs  de  la  reine  Zémire  et  de  son  amant  Azor. 
Vous  ne  sauriez  croire,  mon  maître,  quelles  singulières  inventions  ont 
été  entassées  dans  cette  hybride  composition.  Figurez-vous  que  la  belle 
Zémire  appartient  tout  simplement  à  la  reine  d'Espagne.  Elle  porte  un 
collier  de  perles,  elle  passe  sa  vie  dans  le  giron  soyeux  de  sa  royale  maî- 
tresse, elle  mange  dans  sa  main,  elle  boit  dans  son  verre,  elle  est  traî- 
née par  six  chevaux  fringants,  elle  la  suit  à  la  messe,  à  l'Opéra  ;  en  un 
mot,  Zémire,  petite-fille  de  Fox,  arrière-petile-fille  de  ^lax,  et  qui  compte 
parmi  ses  aïeux  l'illustre,  célèbre,  le  royal  César,  frère  de  Laridon, 
Zémire  est,  après  la  reine  d'Espagne,  la  seconde  reine  de  l'Escurial  ! 


iOO  LE   PREMIER   FEUILLETOÎN    DE   PISTOLET. 

.Mais,  (lauliv  \)i\vl .  dans  les  arrière-cuisinos  du  château,  et  dans  la 
roue  ardente  du  tournebroche,  un  Animal  tout  pelé,  tout  galeux,  bon 
enfant,  du  reste,  nommé  Azor,  fait  tourner  la  broche  de  la  reine  en 
pensant  tout  bas  à  Zémire.  Il  chante  : 

Belle  Zeniire,  ô  vous,  l)lanche  comme  l'hermine! 

0  mon  bel  ange  à  l'œil  si  doux  ! 

Quand  donc  à  la  fin  prendroz-vous 
En  pitié  mon  amour,  au  l'ond  de  la  cuisine? 

Vous  dormez  tout  le  jour  aux  pieds  de  notre  reine, 

Et  moi,  vil  marmiton, 
Je  tourne  tout  le  jour  dans  ma  noire  prison. 
Zémire,  oli!  lirez-moi  de  peine! 

Laissez  tomber,  Madame,  un  regard  favorable, 

Sur  mon  respect,  sur  mon  amour. 
Ainsi  l'astre  à  la  fleur  du  soir  est  secourable 

Du  haut  de  l'éternel  séjour. 

Je  vous  assure,  maître,  (pic  ces  vers  improvisés  à  la  pâle  clarté  de  la 
lampe  furent  Irouvés  admii'al)les.  Les  amis  du  poëte  se  récrièrent  (jue 
cela  était  tout  parfumé  de  passion.  En  vain  les  linguistes,  les  Rocpiets, 
les  GrifTons,  les  Serpents  Boas  et  non  Boas,  voulurent  critiquer  la  coupe 
de  ces  xerîi,  et  ces  rimes  féminines  heurtant  des  rimes  féminines,  et  ces 
mots  :  cuisine^  marmiton,  accolés  aux  fleurs,  à  V astre,  à  V éternel  séjour, 
comme  choses  tout  à  fait  dissemblables,  il  y  eut  clameur  de  haro  sur  ces 
jualintentionnés,  et  même  j'ai  vu  le  moment  oii  ils  allaient  être  jetés  à 
la  porte  à  l'aide  de  Martin-Bàton.  sous-chef  de  claque  du  théâtre.  Dites 
seulement  à  un  musicien  du  Jardin  des  Plantes  de  mettre  ces  petits  vers 
en  musique,  et  faites-les  chanter  par  la  Girafe  au  long  cou,  vous  m'en 
direz  de  bonnes  nouvelles  : 

Du  haut  de  l'éternel  séjoiH-. 

Quand  il  eut  bien  chanté  ces  petits  vers  aux  étoiles,  au  ciel  bleu,  à 
la  brise  du  soir,  à  toutes  les  petites  fleurs  qui  agitent  leur  tête  mignonne 
dans  la  verdure  des  prairies,  notre  amoureux  revient  à  ses  jappements 
de  chaque  jour,  en  prose  :  «  Zémire,  Zémire,  viens,  dit-il  ;  viens,  mon 
âme;  viens,  mon  étoile.  Oh!  que  je  voudrais  tant  seulement  baiser  de 


LE   PREMIER   FEUILLETON    DE   PISTOLET.  201 

la  poussière  de  (es  pas,  si  tu  faisais  de  la  poussière  en  marchant!  »  Ainsi 
déclame  et  jappe  le  jeune  Azor.  Mais  tout  à  coup,  au  milieu  de  son 
délire,  arrive  le  marmiton  qui  lui  jette  de  la  cendre  brûlante  dans  les 
yeu\  pour  lui  faire  tourner  la  broche  un  peu  plus  vile. 

Il  faut  vous  dire  que,  dans  le  palais  de  l'Escurial,  se  tient  le  féroce 
Danois  du  ministre  Da  Sylva.  Ce  Danois  est  un  insolent  drôle,  très-fier 
de  sa  position  dans  le  monde,  l'ami  intime  des  Chevaux  de  31.  le  comte 
et  chassant  quelquefois  avec  lui,  mais  uniquement  pour  son  propre 
plaisir.  C'est  un  gentilhonuiie  d'une  belle  robe  et  d'une  belle  souche, 
mais  dur,  féroce,  implacable,  jaloux,  méchant.  Vous  allez  voir. 

Notre  Danois  a  fait  une  cour  assidue  à  la  belle  Zémire  ;  il  l'a  même 
llairée  de  très-près.  Mais  elle,  la  noble  Espa,û:nole,  n'a  répondu  que  par 
le  plus  profond  mépris  aux  empressements  de  cet  amoureux  du  Nord. 
Alors  (pic  fait  le  Danois?  Le  Danois  dissimule;  on  dirait  qu'il  a  tout  à 
fait  oublié  cet  amour  si  maltraité.  Mais,  hélas!  il  n'a  rien  oul)lié,  le 
traître  !  et  comme  un  jour,  en  passant  dans  les  fossés  du  château,  il  vit 
le  tendre  Azor  assis  sur  son  derrière,  qui  regardait  d'un  œil  amoureux 
la  niche  de  sa  maîtresse  :  «  Azor,  lui  dit  le  Danois,  suivez-moi  !  »  Azoï' 
le  suit,  la  queue  entre  les  jambes.  Que  fait  alors  mon  Danois?  Jl  mène 
Azor  au  bord  de  l'étang  voisin,  il  lui  ordonne  de  se  jeter  à  l'eau  et  d'y 
rester  pendant  une  heure.  Azor  obéit;  le  voilà  qui  se  plonge  dans  les 
eaux  bienfaisantes;  l'eau  emporte  avec  elle  toute  cette  abominable  odeur 
de  cuisine;  elle  rend  leur  lustre  à  ces  soies  ébouriffées,  sa  grâce  à  ce 
corps  maladif,  leur  vivacité  à  ces  yeux  fatigués  pai*  le  feu  du  four- 
neau. Sorti  de  l'eau  limpide,  Azor  se  roule  avec  délices  sur  l'herbe  odo- 
rante ;  il  imprègne  sa  robe  de  l'odeur  des  fleurs,  il  blanchit  ses  belles 
dents  au  lichen  du  vieil  arbre.  C'en  est  fait,  il  a  retrouvé  tous  les 
bondissements  de  la  jeunesse  ;  son  jeune  cœur  se  dilate  à  l'aise  dans 
sa  poitrine;  il  bat  ses  flancs  de  sa  queue  soyeuse;  —  il  s'enivre, 
en  un  mot,  d'espérance  et  d'amour.  L'avenir  lui  est  ouvert.  Il  n'est 
rien  au  monde  à  quoi  il  ne  puisse  atteindre,  pas  même  la  patte  de 
Zémire.  4  la  vue  de  tous  ces  transports  extraordinaires,  le  Danois 
rit  dans  sa  barbe,  comme  un  sournois  qu'il  est,  et  il  semble  dire 
en  grognant  :  «  Coquette  que  vous  êtes,  malheur  à  vous!  et  toi,  tu 
me  le  payeras,  mon  cher!  » 

Je  dois  vous  dire,  mon  maître,  pour  être  juste,  que  cette  scène  de 
réhabilitation  sociale  est  jouée  avec  le  plus  grand  succès  par  le  célèbre 
comédien  Laridon.  11  est  un  peu  gros  pour  son  rcle,  peut-être  même  un 


202 


LK   PRKMIKR    FEUILLETON    DE   PISTOLET. 


peu  vieux.  Mais  il  a  do  loiuMi^io.  il  a  do  la  itassion,  il  a  du  chiCj,  comme 
ou  dit  dans  los  journaux  cousaoros  aux  lioaux-aiis. 


Une  belle  scène,  ou  du  moins  (|ui  a  paru  belle,  c'est  la  scène  où 
Zémire.  la  Chienne  de  la  reine,  vient  prendre  ses  ébats  dans  la  forêt 
il'Aranjuez.  Zémire  marche  à  pas  comptés,  en  silence;  ses  longues 
oreilles  sont  baissées  vers  la  terre  ;  sa  démarche  annonce  la  tristesse  et 
les  angoisses  de  son  cœui'.  Tout  a  coup,  au  coin  du  bois,  Zéniire  ren- 
contre... Azor!  Azor  qui  a  fait  peau  neuve,  Azor  l'amoureux,  Azor  tout 
resplendissant  de  sa  beauté  nouvelle,  Azor  lui-momo  !  Est-ce  bien  lui  ? 
n'est-ce  pas  lui?  ne  serait-ce  pas  un  autre  (|uc  lui?  0  mystère!  ô 
pitié  !  terreur  !  Mais  aussi,  ô  joie  !  ô  délire  !  ô  cher  Azor!  Rien  qu'à  se 
voir,  les  deux  amants  se  sont  compris  sans  se  parler.  Ils  .s'aiment,  ils 
s'adorent,  ils  se  le  disent  à  leur  manière.  Ciel  et  terre,  ils  oublient  toute 
chose.  Qui  dirait  à  celle-là  :  <(  Vous  êtes  assise  sur  un  des  plus  grands 
trônes  de  l'univers,  »  elle  répondrait  :  u  Que  m'importe?  »  Qui  dirait  à 


LE   PREMIER   I'EL1LLET0^    DE   PISTOLET. 


2o:i 


celui-ci  :  «  Rappelle-toi  que  tu  es  un  tourneur  de  broche,  »  il  vous 
montrerait  les  dents.  0  belles  heures  poétiques!  charmants  délires  de 
la  passion  !  grandeurs  et  misères  de  l'amour  !  et  pour  finir  toutes 
mes  exclamations,  vanité  des   vanités! 

Sachez  en  efTet  qu'à  la  porte  il  y  a  un  gond,  à  la  serrure  une 
clef,  dans  la  rose  un  ver,  sur  la  place  publique  un  espion,  dans 
le  chenil  un  Chien,  à  plus  forte  raison  à  la  lampe  il  n'y  a  pas 
mèche,  et  dans  la  forêt  d'Aranjuez  il  y  a  le  terrible  Danois  qui 
regarde  nos  deu\  amants  de  loin.  «  Oh!  vous  vous  aimez,  dit-il  les 
pattes  croisées  sur  sa  poitrine  ;  oh  !  vous  vous  aimez  à  mon  dam  et 
préjudice!  eh  bien,  tremblez,  (remblez,  misérables!  »  Ainsi  parlant, 
et  quand  Zémire  est  rentrée  chez  sa  royale  maîtresse,  qui  la  rappelle 
avec  des  croquignoles  dans  les  mains  et  des  tendresses  plein  le  regard, 
le  Danois  arrête  Azor  au  milieu  de  sa  joie.  «  Zémire  te  trouve  beau, 
lui  dit-il;  mais  à  toute  force,  je  le  veux,  je  l'ordonne,  il  le  faut,  Zémire 
te  verra,  non  pas  dans  ta  beauté  d'emprunt,  non  pas  lisse  et  peigné 
comme  un  Chien  de  bonne  maison,  mais  tout  hideux,  tout  crasseux, 
tout  couvert  de  sauces  et  de  cendres,  enfumé  comme  un  Chien  de  mar- 
miton que  tu  es  ;  et  non-seulement  tu  te  montreras  à  Zémire  tel  que  tu 
es,  comme  un  vrai  Porc-Épic,  la  serviette  au  cou,  le  poil  hérissé,  les 
pattes  suppliantes,  mais  encore  tu  diras  cela  devant  la  reine,  afin  qu'elle 
sache  bien  la  conduite  de  Zémire. 


fe^'^v^^kAi)/ 


Ainsi  jappe,  amsi  hurle  le  Danois,  le  traître.  Et  vous  ne  sauriez 
croire,  ô  mon  maître,  les  passions  que  ce  monstrueux  Animal  a  soulevées. 
Il  n'y  avait  pas  dans  la  salle  assez  de  Geais,  de  Perroquets,  de  Mei'les, 


>M 


LE   PREMIER   FEUILLETON    DE    PISTOLET. 


de  Serpents.  d'Animaux  sillleurs,  pour  sidler  ce  misérable  Danois.  Tou- 
jours est-il  que  le  pauvre  Azor,  naguère  si  beau,  arrive  tout  souillé  aux 
pieds  de  sa  maîtresse  ;  et  là.  devant  le  tormenteur,  un  aiïreux  Héron  au 
long  bec  emmanché  d'un  long  cou.' qui  le  regarde  de  toute  sa  hauteur, 
.\zor  déclare  à  Zémire  qu'il  n'est,  en  résultat,  qu'un  vil  marmiton ,  (ju'il 
sortait  du  bain,  l'autre  jour,  quand  il  l'a  renccmtrée,  et  que  c'était  le 
premier  bain  (juil  prenait  de  sa  vie.  Afaitre,  (pie  vous  dirai-je?  A  cet 
aiïreux  rc(^it.  voilà  /('inirc  (pii  se  jette  aux  picils  d'Azor.   a  Oh  !  lui  dit- 


elle,  (;■.:*"  l'ai  de  joie  de  t'j  iiuer  dans  cette  vile  condition  !  que  je  suis  lière 


L  1-:    V  II  !•:  M  1  K  li    K  !•:  U  l  [.  I.  V. ■['  0  N    I)  !•:    P  1  ST  0  L  1-:  T. 


205 


de  te  faire  le  sacrifice  de  mon  orgueil  !  Tu  veux  ma  patte,  mon  amour, 
voilà  ma  patte  :  je  te  la  donue  ii  la  face  de  Tunivei-s!  »  A  cette  scène 
touchante,  mon  maître,  vous  eussiez  vu  pleurer  toute  la  salle  :  le  Blai- 
reau, le  petit-maître  des  balcons,  s'efforçait  en  vain  de  retenir  ses 
larmes;  le  Bœuf,  dans  sa  baignoire,  fermait  les  yeux  pour  ne  |)as  pleu- 
rer; la  Poule,  au  paradis,  agitait  ses  ailes  en  sanglotant;  le  Okj,  sur 
ses  ergots,  voulut  appeler  en  duel  le  traître  de  nK'lodrame.  Ce  n'étaient, 
du  parterre  à  la  première  galei'ie,  (pie  gémissements,  grincements,  éva- 
nouissements :  on  se  serait  cru  dans  une  salle  peuplée  d'êtres  humains. 
Ici  finit  le  quatrième  acte. 


Vous  dirai-je  maintenant  le  cincpiième  acte?  Je  ne  crois  pas  que  j'y 


200  LE   PREMIER   FEUILLETON    DE   PISTOLET. 


sois  (>l)Ii,y:é.  mon  maître  :  cai"  enlin  jo  ne  ci'ois  pas  que  ce  soit  à  luoi, 
votre  Cliien,  dusiirper  les  droits  de  votre  eiitique.  Qu'il  vous  suffise  de 
savoir  qu'à  ce  cinquième  acte  les  Chiens  étaient  devenus  des  Tigres, 
comme  cela  se  passe  chez  les  bons  auteurs.  Le  Tigre  entrait  à  pas  de 
Loup,  le  poignard  ;i  la  main  ;  il  surprenait  en  adultère  la  Tigresse  avec 
un  autre  Tigre  de  son  espèce,  et  je  vous  laisse  à  penser  s'il  les  poignar- 
dait avec  férocité  ! 

11  j)araîl  que  la  douce  Zémire ,  une  fois  mariée,  était  devenue  une 
Tigresse  ;  cela  se  voit  dans  les  meilleurs  ménages.  Et  puis  on  m'a  dit 
(pie  cétait  une  vieille  histoire  d'un  Chien  de  basse-cour  nommé  Othello. 

Après  le  cinquième  acte,  tout  rempli  de  crimes,  de  meurtres,  de 
coups  de  poignard,  de  sang  répandu,  la  toile  s'est  baissée,  en  attendant 
la  petite  pièce,  jouée  par  des  Souris  blanches  et  un  gros  Porc-Épic  qui 
fait  beaucoup  rire,  rien  qu'à  .se  laisser  voir. 

Le  drame  accompli,  la  salle  entière  s'est  remise  de  son  émotion.  Les 
larmes  ont  été  essuyées  ;  les  Panthères  ont  relevé  leurs  petites  mous- 
taches ;  les  Lionnes  ont  passé  leurs  ongles  rosés  dans  leur  crinière  ; 
chacun  a  songé  à  sa  voisine,  le  Lièvre  à  Jeanne  la  Lapine,  l'Escargot 
au  Papillon,  le  Ver  à  soie  à  la  Femme  du  Hanneton,  le  Coucou  a  tous 
et  à  chacun.  D'empressés  Ouistitis,  la  queue  relevée  au-dessus  de  la 
tète,  ont  apporté  à  qui  en  voulait  toutes  sortes  de  friandises  que  l'as- 
semblée a  grignotées  du  bout  des  dents.  Pour  moi,  j'ai  fait  comme  vous 
faites  au\  grands  jours  de  premières  représentations  ;  je  suis  sorti  en 
toute  hâte,  d'un  air  mystérieux  et  comme  un  Animal  de  bon  sens  qui 
en  sait  plus  long  qu'il  ne  veut  en  dire.  D'un  air  calme,  posé,  senten- 
cieux, je  suis  allé  me  promener  dans  la  basse-cour  qui  est  le  foyer  du 
théâtre  ;  et  dans  cette  basse-cour  j'ai  rencontré  toutes  sortes  de  grands 
juges  des  belles  choses,  qui  se  promenaient  d'un  air  rogue  et  pédant; 
celui-ci  avait  le  daid  des  Abeilles,  celui-là  le  bec  du  Cormoran  ;  le  Per- 
rojuet  répétait  ce  ([uil  avait  entendu  dire,  et  le  Corbeau  guettait  sa 
proie  ;  il  y  avait  des  Lions  (pii  faisaient  limer  leurs  dents  par  l'ingénue 
et  la  gran'le  coquette  ;  des  Tigres  (jui  battaient  l'air  de  leur  (jueue  sans 
faire  de  njal  à  personne.  A  cette  vue.  je  nie  suis  rappelé  ce  que  dit  le 
seul  historien  des  Animaux,  notre  Molière  et  notre  la  Bruyère  tout 
à  la  fois,  le  seul  qui  ait  accompli  dignement  cette  noble  lâche,  et, 
(jar  Cerbère  !  pourquoi  donc  y  revenir  quand  ce  grand  HomniC  a  dit 
tout  ce  qui  nous  concerne  : 

D'Animaux  malfaisants  c'était  un  méchant  plat  ? 


1 


LE    PREMIER    FEUILLETON    DE   PISTOLET. 


207 


Aussi  chacun  les  évitait;  ou  bien,  si  quel({ues-uiis  les  saluaient, 
c'était  en  faisant  la  gt'imace  ;  quand  ils  donnaient  des  poignées  de  patte, 
ils  retiraient  leurs  grifïés  toutes  sanglantes;  leurs  baisers  ressemblaient  à 
des  morsures.  Mais  leur  dent  était  saine,  et  le  mal  que  faisait  leur  grillé 
était  bientôt  guéri. 

Bonjour.  Je  dois  vous  dire  que  lorsque  j'ai  dit  que  \ou.s  m'apparte- 
niez, j'ai  été  admis  dans  les  coulisses,  où  j'ai  pu  voir  toutes  ces  petites 
Chattes  se  graissant  le  museau  de  leur  mieux  :  celle-ci  iiKjnlranl  ses 
dents  qui  sont  blanches,  celle-là  cachant  ses  dents  qui  sont  noires;  l'une 
miaulant  d'un  ton  si  doux!  l'autre  se  pourléchant  d'un  aij'  tout  riant! 
Les  unes  et  les  autres,  elles  m'ont  fait  patte  de  velours,  elles  m'ont 
accueilli  de  leur  ronron  le  plus  câlin.  Bref,  on  a  parlé  du  beau  temps,  de 
l'aurore,  du  soleil  levant,  de  la  rosée  qui  sème  les  perles,  et  tout 
d'un  coup,  ces  dames,  chaudement  enveloppées  dans  leurs  fourruies, 
ont  résolu  d'aller  voir  lever  le  soleil.  Ainsi  ont-elles  fait.  J'ai  voulu 
faire  comme  tout  le  monde  :  je  suis  allé  à  JMontmorency  avec  deu\ 
Lévriers  de  mes  amis,  un  jeune  Faon  du  Conservatoire  et  une  jeimc 


208 


LE  PREMIER  FKUILLETON    DK   l'ISTOLKT. 


Hirlic    limidt'    tliii    <loil    (Ifl)iiUM-   l;i    MMuaiiic    procliiiiiK'   tl;ins   les    Volnys 

,.(     l0>     Pk'SMS. 

N()ii>  soiiuuos  lours.  Ii>s  uns  (>l  les  ;uilrt's.  (i"iiiu'  layon  (ivs-lios- 
|)i(alitMV  à  riiùU'l  (lu  I.ioii  d'oi'.  .!«'  »li<l<'  «'«'tl»'  l»'l(r(»  h  la  liàto  à  uii 
.MoulDU  (le  la  loivl  île  .MontujoiencN ,  où  il  oxoixv  lo  molier  decrivain 
|>ul)lii'.  Ma  loltiv  vous  sora  norloo  ii  vol  do  ('-orboau,  ci  j'y  mets 
ma  irrilïo.  ne  sacliaiil  pas  l'ciiiv.  en  ma  (jualite  daitpreiUi  du  l'euil- 
lelon. 

Montmorency,  sous  lo  signe  de  ri"cie\i^sc. 

IMsTOi.KT,  fii-rr  de  Carabiiir. 


/•..S,  —  liit'u  des  choses  is  Louis,  noire  valel  de  chambre,  ainsi 
(ju  au  i)etil  Chat  (jue  je  trouve  un  peu  loui^e  ;  mais  des  içoùls  et  des 
couleurr;  il  ne  faut  pas  dispulei-.  Je  ne  serais  pas  fâché  que  les  Serins 
eussent  couvé  tous  leius  œufs  à   non   relour. 

Pour  copie  ani forme  , 

J.   .Iamn. 


'-^''  '■'')M.m\iiiii>wi!iii>*^^, 


Uélas!  cette  excursion  iralanle  du  pauxrc  rciiilleloniste  en  lieihe 
devait  être  la  dernière.  Pistolet,  malirrc;  sf)n  nom,  n'était  pas  né  |)Our 
mener  de  front  tant  de  travaux  d  d»-  tristesses  dont  se  compose  la  vie 
littéraire.  C'était  tout  simplement  un  <  harmant  et  bondissant  Kpagneul, 
plein  de  joie,  qui  ne  vivait  (jue  pour  ètiv  un  brave  Chien,  libre  de  tout 
préjugé.  Il  avait  en  horreur  les  fureurs  de  l'anifjur-propre  et  les  divi- 
sions intestines  du  peuple  dramatique,  il  était  né,  non  pas  p;ur  criti- 
quer  toutes  cho.ses,    mais   pour  jouir  de  toutes  choses.   Rien   ne    lui 


LK   l'HKMlKl'v   Fi:i  11.1J:T().\    DK    l'I  STO  1.  KT.  201> 


déplaisait  comme  de  recherclier  les  faux  ja|)|)eiiienls  dans  un  concert, 
les  fausses  notes  dans  iiiu'  \n'\\  de  son  cspiTc,  Ns  Ijuisscs  eouleurs 
dans  le  plunia;^e.  les  liiiix  Itoiids  dans  le  (leif  (|ui  s'cnluit  Ji  travers 
le  bois.  Il  Irouviiit  licaii  (ont  ce  (|ui  clail  la  \'\r.  le  nioiiNcincnt,  le 
monde  evléricui-.  Il  aimait  les  Animaux  en  livres,  pai'cc  (|u"il  était  leur 
e.ual  en  force,  en  bonté,  en  beauté,  en  courai^e.  Il  aimait  les  Honnnes 
tels  (juils  étaient,  parce  (pi'il  n  en  avait  jamais  reçu  que  bon  accueil, 
bons  petits  soins,  bons  offices  et  crocpiii-noles...  Hélas!  à  l'iieure  où 
tout  semblait  lui  réussir,  l'ennui  le  prit  à  la  gorge...  Il  est  mort  en 
disant,  lui  aussi  :  J'avais  j  ourlant  (luelquc  chose  la!  Or,  ce  quelque 
chose  qu'il  avait  là.  c'étaient  les  nol)les  instincts  du  chasseur,  c'était  le 
nez  du  Limier  qui  fait  lever  la  Bêle  fauve,  c'était  l'ardeur  vigilante  du 
Chien  courant,  c'était  la  patiente  ardeur  du  Chien  d'arrêt,  c'étaient  tous 
les  bonheurs  de  la  chasse  aux  jours  de  l'autonme.  Tels  étaient  les 
instincts  du  noble  .\nimal  ;  mais,  contiairement  au  vœu  de  la  nature, 
de  ce  chasseur  on  a  fait  un  faiseur  de  feuilletons,  de  ce  Nemrod  f)n  a 
fait  un  abbé  CeolfroN . 

Un  monument  d'une  grande  simplicité  sera  élevé  aux  frais  des  amis 
du  critique  novice.  —  On  souscrit  ici.  —  Jusqu'à  présent,  nous  n'avons 
même  pas  reçu  cinquante  centimes  pour  contril)uer  à  l'érection  de  ce 
monument  funèbre.  Quoi  d'étonnant?  Notre  ami  Pistolet  avait  loué  tout 
le  monde,  il  n'avait  blessé  personne;  il  avait  si  peu  d'ennemis  et  tant 
d'amis  ! 

Mais  ce  (jui  coûte  moins  cher  que  le  tombeau  le  plus  modeste,  ce 
sont  des  vers  funèbres.  Voici  un  petit  disti([ue  improvisé  sur  feu  Pis- 
tolet par  un  poi'le  de  ce  temps-ci,  M.  Deyeux,  qui  l'a  pleuré  comme 
eciivain  et  connue  chasseur  : 

La  chasse  est  loul  à  fait  rimage  de  noire  à;:e 
Où  tous  les  orj^ueilleux  no  font  que  du  lapai^e. 

—    NOTE*  DE    l'éditeur.    — 


l'#^ 


LE 


RAT    PHILOSOPHE 


VIVE   LA   POULE...    ENCORE   QUELLE   AIT   LA   PEPIE 


(SANCHO     PANfA.) 


P  K  n  S  0  N  N  A  G  F,  S 


UONGK-MAILLE,    Rata    barbe  grise. 
IROTTE-MKNU,    jeune    Rnt,    inipille 
de  Ronse-M.Tille. 


B  A  no  LIN,    donneur  il'.^nii  br 
TOI  NON,    mie  .le  Cnbolin. 
UNE    VOI\. 


Le  tliéàlre  .ppiéscr.to  une  salle  à  manger  inociestement  meublée. 


SCENE    PREMIERE. 


RONGE-MAILLE, 


rient,  el  pnrait  fort  affair.''. 


!"PTr--^-r^;^£^^Tâ^     ^^'  I>"p'"^  Trotte-Menu  va  venir  partager  mon 

fC^  ■'  '^'^^^'[l     tlîiier;  faisons  en  sorte  qu'il  n'ait  pas  lieu  de 
i  k^^ÉE^n        ^^  repentir  d'avoir  accepté  l'invitation  de  son 

\    vieux     tuteur...     'Flairant    un    morceau    de    fromage    qu'il 
vient  de  trouver%ous  la   table.)  Voilil    UU    vicUV    cheStCr 

dont  le  parfum  ferait  revenir  un  mort...  nous 
verrons  ce  qu'en  dira  mon  jjupiilc...  Il  n'y 
fera  peut-être  pas  attention  seulemeiil.  Os  Rats 
de  la  jeune  génération  sont  si  singuliers  !  ils 
n'aiment  rien,  ne  se  plaisent  a  rien,  ne  se  dérident  jam;iis...  Oh!  de  mon 
temps,  nous  étions  moins  atrabilaires  ;  nous  prenions  le  temps  comme 
il  venait...  Aujourd'hui  nous  mangions  du  hic,  demain  nous  rongions 
du  bois  :  bois  et  blé,  tout  nous  alhiil.  Muintenanl  ça  n'est  plus  de 
m'*m('.   on  n'est  jjunsiis  content...  eùf-on  des   noix   et  du  lard  sur   la 


LE  RAT   PHILOSOPHE.  211 

planche,  on  se  lanicntorait  encore...  Quelle  étrange  monomnnie  !... 
Décidément  mon  pupille  se  fait  bien  attendre...  Est-ce  qu'il  lui  serait 
arrivé  malheur? 

SCÈNE    II. 

RONGE-MAILLE,    TROTTE-MENU. 

TROTTE-MENU,   paraissant  à  la  feiiutrc. 

Tuteur,  peut-on  entrer  ? 

UOXUE-MAILLE. 

Quoi!  par  la  feniHre  ?  Ne  pDuvais-tu  faire  comme  t  )ut  le  monde 
et  passer  sous  la  porte  ?  IMais  j'oubliais  que ,  vous  autres  Rats  de  la 
jeune  Raterie,  vous  ne  faites  rien  comme  [)ersonne...  Les  portes! 
c'est  bon  pour  le  Rat  vulgaire,  n'est-il  pas  vrai  ')...  Allons,  jouons  des 
mâchoires  !...  il  y  a  longtemps  que  le  festin  est  prêt... 

TROTTE-MEXU,   d'un  ton    mélancolique. 

Si.  au  lieu  de  me  glisser  sous  la  porte,  j'ai  été  obligé  de  faire  un 
long  détour  et  d'arriver  par  les  toits,  la  faute  n'en  est  pas  à  moi, 
tuteur!... 

RONGE-MAILLE,  riant. 

Ni  à  moi,  que  je  sache...  (n  le  sert.)  Un  peu  de  cette  noix  grillée;  elle 
est  parfaite... 

TROT  TE -ME  NU,   déplus  en  plus  sombre. 

■    La  faute  en  est  au  destin  !... 

RONGE-MAILLE. 

Encore  ce  satané  destin!...  Tu  ne  peux  donc  pas  le  laisser  tran- 
quille ? 

TU  OTTE-MEN  U. 

C'est  que  lui,  tuteur,  ne  se  lasse  pas  de  nous  persécuter...  N'est-ce 
pas  lui  qui  a  bouché  le  jour  que  vous  aviez  pratiqué  au  bas  de  cette 
porte,  afin  que  vos  parents  et  amis  pussent  plus  facilement  vous  rendre 
visite  ? 

R  0  N  G  i:  -  M  A  I  L  L  E 

Et  tu  crois  que  c'est  le  destin  qui  a  bouché  ce  trou  ? 

TROTTE-MENU. 

Et  qui  serait-ce  donc,  tuteur? 


LK    II  AT    PllII/OSOniK. 


nONGE-MAn.MÎ. 

C'est  Toinon  !.. .  di  lo  son.)  Co  liird  csi  (Iclicicux...  H  n\  a  vmiiiuMit 
{\uc  Toinon  pour  avoir  do  si  lion  laid... 

Tiu'T  ri:-.Mi:.M-. 
(JiR'Iii' ost  ivllc  Toinini,  liilciii? 

lit)  Mi  i:- M  M  1,1,1.. 

La  niaîli'ossc  île  eeans.  la  lille  ii  Baliolin,  le  plus  cliarnianl  museau 
•  il"  femme  !...  et  travaillcusr  !...  Eu  voilîi  une  (lui  mord  jolimenl  au 
ra\audai:('  1   elle  (ire  des  poinls  du  inaliu  au  soir... 


tiiotti:-mi;n  f. 
Et  quel  intérêt  si  puissant  celte  Toinon  avait-elle  h  condanmer  le 
passatre  par  où  i'ai  l'habitude  de  m'introfluire  '.' 


LK    i;\ï    I'III1.(JS0I'III'.  213 

nONGIC-M  AII.LK,    riiint. 

Quoi  intérêt?  Tu  os  ravissjint,  ma  parole  d  honneur  I...  Goùtc  donc 
ce  diesler,  il  enibauine...  Quel  intérêt?  mais  celui  de  ses  jambes...  c'est 
là  toute  l'histoire...  Elle  n'aime  pas  les  vents  coulis,  ï6inon!...  Du 
reste,  fille  charmante  qui  fait  des  miettes  en  maniioant  et  laisse  toujours 
le  bulTet  ouvert...  Ça  sera  une  excellente  femme  de  ménage  ;  je  veux  la 
marier... 

TUOTTK-AIKNU,    avec  ameitunie. 

Vous  ? 

Il  l)  N  (;  E  -  -M  A  1  L  L  !•; .   avec  b  uiliOiiiio. 

Oui,  moi  !  je  veux  la  marier  ii  un  garçon  qu'elle  aime...  Il  me  con- 
vient de  faire  le  bonheur  de  ces  deux  |)auvres  enfants...  cpii  peut  m'en 
empêcher  ? 

1  ItOTTE-MK  NU,    exallv. 

Mais  vous  ne  pensez  ni  à  ce  que  vous  dites,  ni  à  ce  que  vous  êtes, 
<)  tuteur  !  Vous  parlez  de  faire  le  bonheur  d'un  jeune  Homme  et  d'une 
jeune  Fille,  vous  ? 

IlONGIJ-lIAI  LL  E. 

Eh  bien  !   après  ? 

T  HOTTE- JIENU,  avec  mépris. 

Un  Rat:... 

UONGE-M  AILLE. 

Et  un  Rat  qui  est  fier  de  l'être!...  Croqueras-tu  ce  brin  de  sucre, 
ou  rongeras-tu  celte  queue  de  poire? 

TROTTE-MENU. 

IMerci ,  je  n'ai  plus  faim...  (Avec  amertume.)  Fier  d'être  le  dernier  des. 
Animaux  !  Ah  !  je  n'en  suis  pas  fier,  moi  !... 

R  O  N  G  i:  -  .M  A  I  L  L  E  . 

Le  dernier  des  Animaux  !...  Il  y  a  bien  des  choses  à  dire  lii-dessus... 
Promenons-nous  un  peu,   ça  nous  fera  faire  la  digestion.  (Hs  trottinent  en 

causant.  ) 

TROTTE-MENU. 

Bien  des  choses  !  Et  lesquelles?  Des  sophismes,  des  paradoxes  !... 
Ne  pas  vouloir  reconnaître  que  le  Rat  est  le  plus  misérable  de  tous  les 
Animaux,  c'est  fermer  les  yeux  à  la  lumière!  IMais  les  Hommes,  les 
Honuues  eux-mêmes  (Animaux  qui,  bien  qu'on  médise  d'eux,  ont  tout 
autant  de  lumières  que  nous),  ne  proclament-ils  pas  ce  qu'il  y  a  de 
petitesse  et  de  dégradation  dans  la  condition  que  la  nature  nous  a  faite. 


21/,  LK    li.M"    l'IllLUSOl'llK. 


eux  qui.  pour  exprimer  l'excessive  misiTe,  nous  prennent,  nous  autres 
Hats.  pour  termes  dune  odieuse  comparaison?... 

iu)NGi:-MAii,  1. 1:. 

Parce  qu'ils  disent  :  «  Gueux  comme  un  Kal  !  »  Penh  !  qu'est-ce 
que  ça  prouve?  Gueuserie  ne  signifie  pas  malheur.  As-tu  jamais  rien 
grignoté  de  Déranger,  toi  ? 

TUOTTli:-Mi;MJ. 

Jamais  ! 

n  o  >■  c;  E  -  SI  A  I  L  L  K . 

Au  fait,  tu  ne  peux  pas  le  connaître...  <ja  reste  si  peu  en  magasin, 
ces  sortes  de  livres-là,  que  c'est  à  peine  si  on  a  le  temps  de  les  ellleu- 
rer...  Aiil  autrefois  c'était  plus  agréable!  Chaque  fois  que  messieurs 
de  la  justice  pouvaient  mettre  la  main  sur  une  édition  de  ce  gaillard-là, 
ils  la  fourraient  dans  des  greniers  d"où  elle  ne  sortait  plus...  C'est  alors 
que  nous  nous  en  donnions  à  la  joie  de  notre  cœur!...  Les  chansons  de 
Béranger!...  mais  on  ne  les  mangeait  pas,  on  les  dévorait!...  De  1827 
à  1830  je  n'ai  vécu  que  de  cela  :  aussi  je  me  portais  !... 

rnoTTir-MENU. 

El  que  chantent  ces  chansons,  s'il  vous  plaît? 

RONoi:-M  AU.  m:. 
Elles  chantent  (jue  les  gueux,  —  ou.   si  tu  aimes  mieux,  les  Kats, 
—  ont  en  partage  h  probi'lé,  l'esprit  et  le  bonheur  :  rien  (pie  cela  ! 

TROTTL -MK.\U. 

Paradoxe!...  Os  chansons-là  n'empAcheront  ni  les  gueux  ni  les 
Rats  de  mourir  de  faim... 

KONGC-M  AILLi:. 

Qui  est-ce  qui  a  Ihabitu  le  de  iiiourii'  de  faim?  Est-ce  toi?  Es-tu 
mort  hier?  Meurs-tu  aujfiurdhui? 

T  n  OTT  K- M  K  N  C  .   h  pari,   d'un  ton  profondùment  mystérieux. 

Qui  sait?  (Haut.)  Si  je  ne  meurs  pas,  moi.  (Tauli-cs  mcurcnl.  Ne  vous 
souvient-il  plus  de  Ratapon  et  de  sa  nombreuse  famille?  Il  y  avait  plu- 
sieurs jours  que  lui  et  les  siens  souffraient  de  la  faim  ;  par  un  beau 
matin,  ils  prirent  leur  courage  à  deux  pattes,  et  s'en  allèrent  implorer 
l'obligeance  d'un  de  leurs  voisins,  un  Cochon  gros  et  gras,  dont  l'étable 
regorgeait  de  glands,  d'orge  et  de  légmnes.  Eh  bien  !  qu'arriva-t-il  de 
cette  démarche  ? 


I^H    HAT    l'IllI.OSOPIIK. 


215 


R  0  X  G  K  -  M  A  l  L  r,  E ,   impatienté. 

Moi»  Dieu!  je  le  sais  aussi  bien  que  toi,  ce  qui  an-iva...  Réveillé 
par  leurs  ^eniissenienls,  monseii^iieur  le  Cochon  parut  à  la  fenêtre  de 
son  élable  et  leur  dit  d'un  ton  bounu  :  «  Quel  est  ce  bruit  et  que  veut 


cette  canaille?  —  La  cliaiile,  s'il  vous  phiit. 


inonseie-neu 


r!  repond irent- 


.■s^^n.:^ 


---^.^jm. 


-JJ 


ils  tous  à  la  fois.  —  Allez  au  diable  !  repartit  le  Cochon,  je  n'ai  pas  de 
trop  pour  moi.  » 

TROTTE-.MKNU,   plus  lugubre  que  jamais. 

Et  puis,  le  lendemain,  le  cadavre  de  Ratapon  et  des  siens  jonchaient 
la  caiiipagne...  le  déscspcir  et  la  fiim  les  avaient  tués!... 

RO.NG  !• -MA  ILLE. 

Le  dt'sespcir  et  la  faim?...   Ne  fais  donc  pas  de  poésie...  c'est  la 


216  I-E    RAT    Pli  ll.OSOPHK. 


inoit-aiix-nils  que  tu  voii\  tliiv.  Ils  oui  ou  la  mauvaise  cIkuko  dr 
toiuhoi- sur  (les  boulellos  darseiue  ;  ils  les  ont  glouloniiemenl.  inipru- 
(lenuuent  avalées  :  ils  eu  soûl  morts.  Quoi  de  plus  siiuj)le? 


u  0  •]■  T  i:  -  su:  N  u . 


Ouoi  (le  plus  simple,  eu  eiïel  (pie  la  mort?  N'est-ce  pas  notre  lot,  à 
nous,  à  nous  cpie  menacent  sans  cesse  et  les  (lhats.  et  le  |)ois()n.  et  les 
pièges,  et  les  appâts  ! 


noNGK-MAILLi:. 

(le  (pii  ne  nous  empêche  pas  de  vivre... 
trotti:-mi!:nu. 

Oui,  si  c'est  vivre  que  soufTrir  mille  morts  ! 

ROXGi:-Af  AII-I.K. 

[Mille  valent  mieux  qu'une,  ([uand  ces  mille  ne  tuent  pas. 

TuoTTE-:\n:NU. 

Elles  valent  mieux  pour  les  âmes  faibles,  peut-être;  mais  le  Rat  de 
cœur  ne  veut  pas  d'une  vie  qui  est  une  torture  de  tous  les  instants,  et 
il  la  rejette  !... 

RONGK-MAI  I,  I.i;. 

Ail  1  lu  donnes  dans  le  suicide?...  (]'(st  une  folie  comme  une  autre; 
seulement  elle  est  peu  uaie. 

T  R  0  ï  T  E  -  .M  !■:  N  V  ,   graveiiiont. 

Ne  plaisantez  pas.  tuteur;  je  parle  sérieusement  :  ("etle  vie  de  périls 
et  de  privations  me  fatiiiue,  et  j'y  renonce... 

rong::-mailli;. 

Et  tu  as  grand  tort,  crois-en  ma  vieille  expérience...  La  vie  n'est 
pas  une  mauvaise  chose...  elle  a  ses  bons  comme  ses  mauvais  quarts 
d'heure...  J'ai  vu  plus  d'une  fois  l'ennemi  face  à  face,  et  je  n'en  suis 
pas  mort.  Les  pièges  des  Hommes  ne  sont  jkis  si  habileiuent  condjinés 
qu'on  ne  puisse  s'y  soustraire  ;  la  grillé  des  Chats  n'est  pas  toujours 
mortelle.  Ah  !  si  défunt  mon  père  était  encore  vivant,  tu  apprendrais  de 
lui  comment,  à  force  de  patience  et  de  rèsfjlulion.  on  se  tire  des  situa- 
tions les  plus  difficiles  !  J'étais  bien  jeune  encore,  cpiand  un  jour  l'appât 
d'un  morceau  de  lard  le  fit  tomber  dans  un  de  ces  tracjuenards  vulgai- 
rement c  ;nnus  sous  le  nom  de  souricières.  Tous  léunis  autour  de  sa 
prison,  nous  imitions  notre  pr.uvre  mère,  nous  ne  songioi  s  (pi'i»  vei'S(  r 


LE    KAT   PHILOSOPHE. 


217 


des  larmes,  en  invoquant  la  miséricorde  céleste...  Lui,  toujours  calme 
toujours  grand,  même  dans  le  malheur,  il  nous  dit  :  «  Ne  pleurez  pas! 
«  agissez!...  Peut-être,  à  quelques  pas  d'ici,  l'ennemi  veille  dans  l'om- 
«  bre...  Essayons  de  lui  échapper...  Plus  d'une  fois  j'ai  curieusement 
«  observé   la   construction   de   ces   pièges   inventés    par   la    perversité 


-^:}^„: 


((  humaine  ;  et,  si  je  ne  me  trompe,  il  n'est  pas  impossible  d'en  sortir. 
((  Cette  porte  qui  vient  de  se  refermer  sur  moi  se  rattache  à  ce  que  la 
«  science  nomme  un  levier.  »  Mon  père  était  un  Rat  de  bibliolhèque  ;  il 
savait  de  tout  un  peu.    «  On  prétend  qu'avec  un   levier  et  un   point 


5KS  LK    RAT    PHII.OSOIMIK. 


«  d'appui  on  soulèverait  le  monde  ;  si  avec  ee  levier  on  peut  sauver  un 
.  père  de  famille,  v^^  sera  bien  plus  beau  !  Grimpez  donc  sur  le  toit  de 
(.  ma  prison,  et  tous,  réunissant  vos  eiïorts,  suspendez-vous  à  ce  levier  : 
n  bientôt  je  serai  libre.  »  Ses  ordres  sont  exécutés  ;  la  poi'te  fatale  se 
rouviv  ;  mon  père  nous  est  rendu,  et  déjà  nous  allions  fuir,  lorsque, 
d'un  bond  terrible,  un  alVieuv  .Matou  s'élance  au  milieu  de  nous. 
((  Partez!  »  nous  crie  uion  père,  dont  rien  ne  peut  ébranler  le  cou- 
rage ;  et  voilà  que  seul  il  lieiil  (rie  à  ce  terrible  adversaire.  Noble 
lulte  !  il  y  reçut  force  éi;ratii;nures.  même  y  perdit  la  (jueue,  mais  n'y 
laissa  p:-.s  la  vie.  Peu  d'instants  après,  il  avait  rei»agné  notre  trou 
domestique;  et  pendant  que  nous  liH'liions  le  sani*  de  ses  blessures,  il 
ntms  disait  en  souriant  :  a  Voyez-vous,  mes  enfants,  il  en  est  du  péril 
«  comme  des  Bâtons  flottants  : 

«  De  loin,  c'est  (luclquc  chose,  et  de  près,  ce  n'est  rien.  » 

TROTTE-MENU,    avec  aplomb. 

Oh  !  le  péril  ne  m'effraye  pas;  je  n'ai  peur  de  rien. 

En  ce  moment ,  on  entend  au  dehors  frapper  trois  coups  dans  les  mains.  Trotte-Menu  veut  fuir, 
Ronge-Maille  l'arrête. 

nONGE-MAILLE. 

Tu  n'as  pas  peui-  ;  cependant  tu  conunences  toujours  pai'  te  sau- 
ve... 31ais  rassure-toi;  je  connais  ce  signal...  c'est  l'amoureux  de 
Toinon  qui  l'appelle...  Nous  pouvons  rester  là.  Les  amoureux  ne 
sont  dangereux  pour  personne  :  ils  ne   pensent  qu'à  eux. 

SCÈNE    III. 

Les  Mêmes,   TOINON,   UNE    VOIX  au  dehors. 

TOINO.N.    Elle  a  doucement  ouvert  la  porte  de  sa  chambre,  marche  sur  la  pointe  du  pied 
et  va  vers  la  fenèlre. 

Quoi!  c'est  vous,  Paul'.^  Quelle  im[)rudence  !...  Si  mon  père  ren- 
trait!... 

LA    VOIX. 

Ma  foi,  voilà  deux  jours  que  je  ne  vous  ai  vue,  et  je  n'y  tenais. 
plus...  Est-ce  que  le  père  Babolin  est  toujours  en  colère  contre  moi  ?... 

TOINON. 

Plus  que  jamais...    Il   veut   vous  intenter  un   j)rocès... 

I,A    VOIX. 

Comment,  un  procès?  à  proj>os  de  la  maison  de  feu  mon  cousin 
Michonnet  ? 


LE    RAT   PHILOSOPHE.  219 

TOIXON. 

Justement. 

1,A    VOIX. 

Mais  puisque  le  eousin  jMiclionnet  me  l'a  léguée  par  testament,  elle 
est  bien  à  moi,  cette  maison  ! 

TOINON. 

IMon  père  aussi  a  un  testament,  et  il  dit  que  le  vôtre  n'est  pas 
le  bon. 

LA    VOIX. 

C'est-à-dire  que  c'est  le  sien  qui  est  mauvais...  Au  fait,  qu'il  nous 
marie,  et  la  maison  sera  aussi  bien  à  lui  qu'il  moi. 

TOI  NON. 

Ah  !  bien  oui  !  il  ne  veut  plus  entendre  parler  de  mariage...  Il 
dit  qu'il  vous  déteste,  et  qu'il  vaut  mieux  que  je  reste  fille  toute  ma 
vie  que  de  devenir  la  Femme  d'un  Homme  aussi  méchant  que  vous.., 

LA    VOIX,    d'un   ton  piteuv. 

Est-ce  que  vous  êtes  de  cet  avis -là,  Toinon? 

TOI  NON. 

Hélas! 

RONGE-.MAILLE,    à   paru 

\o'i\k  un  hélas!  qui  en  dit  plus  qu'il  n'est  gros  !... 

LA    VOIX. 

Ciel!...  votre  père  tourne  la  rue...  Je  me  sauve!... 

TOINON.    Elle  se  retire  vivement  de  la  fenitre. 

Pourvu  qu'il  ne  l'ait  pas  aperçu...  C'est  pour  le  coup  qu'il  ferait  un 

beau  tapage  !    (EUe  rentre  dans  sa  chambre.) 

SCÈNE   IV. 

RONGE-MAILLE,    TROTTE-MENU. 

TROTTE -MENU,     raillant. 

Dites  donc,  tuteur,  il  paraît  que  M.  Babolin  n'est  pas  d'accord 
avec  vous  sur  le  mariage  de  mademoiselle  Toinon?,.. 

R  ON  G  E  -  M  A  I  L  L  E  ,    tranquillement. 

Qu'est-ce  que  ça   me  fait?   J'ai  décidé  ce  mariage,    il  aura  lieu. 

TROTTE-MENU,    de  même. 

Ah  !  c'est  bien  différent!...  Du  moment  que  vous  avez  dit  oui, 
il  n'y  a  plus  à  dire  non,  n'est-il  pas  vrai? 


;20 


LE  RAT  PHILOSOPHE. 


n  O  N  G  i:  -  M  A  I  L 1- K 


Babolin  dira  oui. 

T  U  0  T  T  i:  -  M  i:  M  . 

C"ost  donc  une  i;irouotle  que  ce  Babolin-là? 

RONGi:-MAILI.  K. 

lîaholin  ncsl  -pas  une  liirouettc.  tant  s'en  faut...  11  est  fort  obstiné; 
cl  quand  il  a  mis  (juchiuc  cliose  dans  sa  tèle  de  Rat,  on  ne  l'en  fait 
pas  sortir  facilement. 

TnOTTE-MENT.   .loiino. 

La  tète  de  Ual  du  pèie  Babolin?  Le  i)ère  de  cette  jeune  lille  serait 
un  des  nôtres?... 


R  0  N  G  K  -  .M  A  I  L  1. 1: 


Pas   précisément...    c'est   ce  que    les   Ilonunes    aijpcllcnl    un    Rat 
d'église...  Il  est  donneur  d'eau  luMiitc  ii  la  porte  de  Notre-Dame,  et  vend 


LE   RAT   PHILOSOPHE.  221 


aux  fidèles  les  petits  cierges  que  leur  piété  allume  en  l'honneur  de  Dieu 
'et  de  ses  saints... 

TROTTE- M  EN  V. 

Je  connais  ça...  ce  sont  des  cierges  qu'on  allume  (juand  la  pratique 
est  là,  et  qu'on  éteint  quand  elle  a  le  dos  tourné.  (Avec  indignation.)  Le 
genre  humain,  connue  le  genre  animal,  n'est  que  mensonge  et 
déception  !... 

RONGE-MAILLE. 

Allons,  allons,  tu  t'indigneras  plus  tard...  J'entends  Babolin,  lais- 
sons-lui la  place  libre  ;  car  il  serait  parfaitement  capable  de  nous  mar- 
cher sur  le  corps.    (Hs  disparaissent.) 

SCÈNE   V. 

BABOLIN,  seul. 

Ah  !  l'on  cause  amoureusement  par  la  fenêtre,  et  cela  malgré  mes 
défenses  expresses  !  Me  prend-on  pour  un  père  de  comédie?...  Je  vais 
me  montrer.  (Appelant.)  Toinon  !  Toinon  ! 

SCÈNE   VI. 

BABOLIN,    TOINON. 

TOINON. 

Me  voici,  mon  père,  que  voulez-vous? 

BABOLIN. 

Je  veux,  mademoiselle,  que  vous  mettiez  immédiatement  votre 
chûle  et  votre  chapeau  et  que  vous  vous  prépariez  à  m'accompagner. 

TOINON. 

OÙ  cela ,  mon  père  ? 

BABOLIN,    avtc  emphase. 

Chez  un  avoué,  mademoiselle!..  Je  veux  apprendre  à  M.  Paul 
qu'entre  lui  et  nous  il  n'y  a  plus  rien  de  comnuni.  Un  procès,  un  bon 
procès  me  fera  justice  des  impertinentes  prétentions  de  ce  jeune  homme. 
Ah  !  ce  monsieur  voudrait  dépouiller  le  père  et  séduire  la  fille  1... 

TOINON. 

Mon  père  !.. 

BABOLIN,   sévLTcment. 

Taisez-vous,  mademoiselle!...  Jusqu'à  ce  jour,  j'avais  pu  croire  que 
le  jeune  homme  ne  serait  pas  assez  présomptueux  pour  lutler  avec  moi. 


222  LE   RAT  PHILOSOPHE. 


ot  (luil  me  céderait  de  bonne  ixràcQ  cette  maison,  que  je  tiens  de  l'amitié 
de  Miclionnet... 

TOI  NON,    pleurant. 

Mais,  mon  jiapa .  si  M.  Miclionnet  a  laissé  sa  maison  à  tout  le 
monde,  ce  n*es(  pas  la  faute  de  M.  Paul... 

1!  A  1!  0  I.  I  N . 

Vous  êtes  une  sotie  !...  .M.  Paul  aimerait  à  hériter...  rien  de  mieux! 
c'est  un  goût  fort  répandu  que  celui  des  liéritages...  Qu'il  fasse  valoir 
ses  droits...  quant  aux  miens,  ils  sont  constatés  en  bonne  et  due  forme, 
et  je  vais,  aujourdliui  même.  (Ié|)()ser  entre  les  mains  d'un  avoué  le 
testament  qui  les  consacre.  Il  faut  que  dès  demain  le  procès  soit 
entamé!...    La  clef  du   secrétaire,   mademoiselle,    donnez-la-moi  î .. . 

(Toinon    lui    donne    la   clef    en    pleurant.)     Et     paS     d'cnfantillagC  ! . . .     SéchoUS     CCS 

larmes  et  babillons-nous,  tu  sort.) 

SCÈNE   VIT. 

TOINON,  puis  RONGE-aiAILLE  et  TROTTE-MENU. 

TOINON,    mettant    son  chapeau. 

Vilain  M.  .Michonnet.  va  !..  Il  avait  bien  besoin  de  faire  deux  tes- 
taments !... 

TROTTE-MKNU   à   Rouge-MaiHe. 

Je  crois,  tuteur,  que  c'est  le  moment  d'exprimer  clairement  votre 
volonté...  le  père  Babolin  n'a  pas  l'air  de  la  deviner  du  tout. 

nONGE-MAILLE. 

Sois  paisible,  petit  pupille,  sois  paisible... 
SCÈNE   VIII. 

TOINON,    BABOLIN. 

BABOLIN,    furicuv. 
Ah   Çà  I    il   y    a   donc  des    Rats    ici   .'...    'Trotte-Menu  aétale,    Ronge-Maillc  le  suit.) 
TOINON. 

Je  crois  que  oui,  mon  papM  ;  il  y  en  a  toujours  eu...  Qu'ont-ils 
donc  fait  ? 

BABOLIN,    fie    ni.'ine. 

Ce  qu'ils  ont  fait!  vous  voulez  savoir  ce  qu'ils  ont  fait?...  Eh  bien  !... 

(  Moment  de  silence.  »  VOUS    UC    Ic   SaurCZ  pas!... 


LE    RAT    PHILOSOIMIE.  223 


TOI  NON. 

Comme  il  vous  plaira,  mon  papa. 

B  A  1!  0  L  1  N  ,    se   pioinonaiit    avec    affilalion. 

Qui  se  serait  attendu  à  cela  ?  Me  voilà  bien  avec  mes  droits...  Où 
sont-ils,  maintenant?...   C'est   M.   Paul  qui  va  se  moquer  de  moi!... 

(Il    s'arrête    comme    frappé  d'une   subite   inspiration.)     Mais    SI  je   nC   disais    ricn    dc   ma 

mésaventure?...  si  je  jouais  la  clémence?  Paul  aime  ma  fille;  ma  fille 
aime  Paul...  si,  comme  un  bon  homme  que  je  suis,  je  cédais  à  leurs 
vœux?  C'est  ça  qui  me  ferait  honneur  et  me  donnerait  l'air  d'un  père 

modèle!...      (S'approchant    do    sa    fille,    il    lui    dit  d'un    ton    câlin   :)     Dis    doUC ,      petite 

Nonnon,   ça   te   chagrine  donc  bien   de  ne  pas  épouser  ton    Paul?.. 

<Toinon    ne   répond    rien  :  elle  sanglote.)    NoUUOn ,    si  ,    aU    HcU   d'alIcr  cllCZ   l'aVOUé , 

nous  allions  chez  le  notaire?... 

TOINON,  pleurant   et   riant   tout   à   la    fois. 

Chez  le  notaire,  mon  petit  papa? 

BABOMN. 

Pour  qu'il  se  hâte  de  dresser  ton  contrat  de  mariage... 

TOINON,    (le    nirine. 

Avec  qui,  mon  petit  papa? 

B  A  BOL  IN. 

Avec  Paul... 

TOINON,    saulant   au   cou   de   Bubolin. 

Oh!  mon  petit  papa,  nwm  petit  papa,  que  vous  êtes  bon!...  Je 
n'osais  pas  vous  parler  franchement,  de  peur  de  vous  faire  de  la  peine, 
mais  je  crois  que  si  je  n'étais  pas  devenue  la  femme  de  Paul,  j'en  serais 
morte. 

B  A  B  O  L  I  N. 

Diable!  diable!  il  ne  faut  pas  que  tu  meures...  AHons  chez  le 
notaire  !  dis  sortent.)  ^ 

SCÈNE    IX    ET     l)  E  K  N  F  È  R  E. 

RONGE-MAILLE,    TROT  T  E-M  E  N  U. 

KONG  E-M  AILLE. 

Eh  bien!  que  dis-tu  de  tout  ceci,  pupille? 

T  K  0  T  T  IC  -  M  E  N  l  . 

Je  dis,  tuteur,  que  vous  êtes  un  grand  sorcier...   Mais  ce  testament 


21\ 


I.K    I5.\T    IMllLOSOlMll-: 


(lo  fou  Miclionnel.   qu'ost-il   devenu,   je  vous  prie?  Vous  l'avez  donc 

oscjuiiolo? 

noxc.  r-M.\i  1.1, K. 

.Ion  iil  fait  mon  ilcjounor  do  oo  malin!  Ainsi,  i^ràco  ii  moi,  voilii  un 

|)ro(vs  qui  no  sonlamo  pas  ot  un  maiiai;o  (jui  so  oonolul!...   Tu  vois 

qu'on  dépit  do  uolro  misôio  ol  do  notio  oondiliou  do  Rats  nous  pouvons 

onooro  taire  un  j)ou  de  bien...  ^lais  ;i  quoi  ponsos-tu.  je  te  prie?  (o  voilji 

tout  ivvour!... 

T  uotti;-mi;n  l. 

.It^  ponso  (juo  jo  viendrai  vous  voir  !<>  londomain  (U'  la  noco.  Il  \  aura 
t\c  famoux  roiïatons.  je  veux  en  iioùloi'... 

KON(;i;-MAiLLi:. 

Tu  ne  souiios  donc  plus  îi  te  suicider'.^ 

TKOTTE-MENU. 

.Ma  toi  non.  j'ai  changé  d'idée...  11  me  semble  que,  s'il  y  a  beau- 
coup de  souricières  dans  ce  bas  monde,  il  y  a  aussi  d'excollonls  morceaux 
de  fromage  dont  on  ne  tàte  plus  dès  qu'on  est  mort... 

RONGi:-MA  II.  LE. 

.\insi.  lu  es  do  l'avis  du  vieux  proverbe  : 

\  IVi:    l.\     POII.K...    ENCORK    Ql'kLLE    AIT    I.\    IMÎnii  ! 

L'^DOLAIID     LeMOI.\E. 


LES    SOUFFRANCES 


D'UN     SCARABÉE 


y  lOLETTE,  qui  est  la  Coloiiibe  la  plus  aimable  et 
la  plus  raisonnable  du  monde,  portait  l'autre  jour 
une  jolie  épingle  à  sa  collerette.  Un  Hibou  philo- 
sophe et  Oiseau  de  lettres  lui  en  fit  compliment. 

«  C'est,  répondit  Violette,  un  cadeau  de  ma 
marrame  la  Pie  voleuse.  Gela  représente  un  Insecte 
sur  une  feuille  "de  pivoine.  Au  moyen  de  ce  talis- 
man, on  a  toujours  son  bon  sens;  on  voit  les 
choses  comme  elles  sont,  et  non  pas  à  travert^  les  besicles  de  la  mode.  » 
Le  Hibou  s'approcha  pour  examiner  ce  beau  joyau,  et  comme  la 
Colombe  vit  bien  que  le  cou  blanc  sur  lequel  il  était  posé  empêchait  le 
philosophe  de  regarder  avec  toute  l'attention  qu'il  fallait ,  elle  détacha 
l'épingle  et  la  lui  donna. 

((  Je  vous  la  rendrai  demain,  »  dit  l'Oiseau  nocturne.  L'Insecte  me 
racontera  son  histoire,  et  je  saurai  par  lui  pourquoi  vous  êtes  si  char- 


En  effet,  lorsqu'il  fut  rentré  chez  lui,  le  Hibou  mit  l'épingle  sur  sa 
table,  et  aussitôt  la  petite  Bête  marcha  sur  la  feuille  de  pivoine.  C'était 
un  Scarabée  vert  qui  avait  la  mine  d'un  honnête  garçon  d'Insecte.  Il 
passa  une  patte  sur  ses  yeux,  étendit  une  aile  et  puis  l'autre;  il  tjurna 
son  nez  pointu  vers  le  philosophe  d'un  air  intelligent  et  amical,  et 
consentit  à  lui  raconter  son  histoire  en  ces  termes  : 

29 


■2'2(^ 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


Je  suis  né  sur  les  bords  de  la  Seine,  dans  un  .m'and  jardin  qui  a 
reçu  son  nom  dun  temple  eonsaeré  à  la  déesse  Isis.  11  y  avait  loni^^temps 
nue  les  Charançons  fossoyeurs  avaient  mis  en  (erre  mes  parents,  lorsque 
le  sentiment  de  l'existence  me  vint  à  Fondue  dune  3/imosa  pif/ia,  la 
sensitive  paresseuse,  dont  le  me  fut  mon  premier  aliment.  Une  excel- 
'  lente  Jardinière  m'avait  recueilli  chez  elle.  Tandis  qu'elle  s'en  allait  au\ 
champs  sur  ses  Ioniques  pattes,  j'ouvrais  mes  ailes,  et  je  m'envolais  bien 
loin  dans  les  prés.  IMes  compa.iinons  étaient  des  Bètes  simples.  Je  n'en- 


rn  Hibou  pliilosoplie  et  Oi>cau  (io  loltres. 

trais  que  dans  des  fleurs  sans  culture.  On  me  traitait  en  ami  cliez  les 
coquelicots,  où  régnaient  la  franchise  et  le  laisser  aller.  Comme  j'étais 
déjà  grand  garçon,  je  cherchais  les  roses  buissonnières,  et  je  poursui- 
vais les  Abeilles  laborieuses,  qui  abandonnaient  un  moment  leurs 
ménages  pour  rire  avec  moi.  Hélas  !  ce  beau  temps  a  passé  comme  un 
rèveî  Le  besoin  de  l'inconnu  me  dévora  bientôt  et  me  lit  prendre  en 
dégoût  les  mœurs  paisibles  de  la  campagne. 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.  227 


L'envie  me  vint  de  faire  tirer  mon  horoscope  par  un  Animal  savant. 
Jl  y  avait  dans  le  pays  un  Capricorne  qui  passait  pour  sorcier  et  qui 
iiabitait  un  endroit  sauvage.  Malgré  les  cris  et  l'effroi  de  la  bonne  Jar- 
dinière, je  me  lis  conduire  dans  la  retraite  de  ce  magicien.  Le  Capri- 
corne portait  une  robe  rouge  couverte  de  signes  cabalistiques.  Il  me 
reçut  poliment,  et,  après  avoir  décrit  des  courbes  bizarres  avec  ses 
antennes,  il  s'écria  en  regardant  le  creux  de  ma  patte  : 

u  Oh  !  oh  !  voilà  un  Animal  qui  a  de  la  race.  Est-ce  que  nous  serions 
échappé  d'une  ancienne  collection  ?  Que  diable  viens-tu  foire  dans  ce 
jardin  ?  Tu  n'y  seras  pas  à  la  noce ,  mon  ami. 

—  Monsieur  le  Capricorne ,  répondis-je,  si  je  suis  une  bète  de  génie, 
vous  pouvez  me  l'apprendre  ;  cela  ne  me  fera  pas  de  peine.  Si  je  dois 
jouer  un  rôle  considérable  dans  le  monde,  je  suis  prêt  à  m'y  résigner. 

—  Voyez-vous  cela  !  reprit  le  sorcier  ironiquement.  Tu  serais  volon- 
tiers un  don  Juan  Papillon  ;  tu  consentirais  à  goûter  de  l'ambroisie  des 
dieux,  sauf  à  payer  ce  régal  par  les  souffrances  de  Tantale;  tu  déro- 
berais le  feu  céleste  comme  Prométhée,  au  risque  d'être  mangé  par  un 
Vautour  !  Tu  n'es  pas  dégoûté  !  JMais  rassure-toi  ;  il  n'est  pas  besoin  de 
tout  cela  pour  être  mal  à  l'aise  dans  le  printemps  où  nous  vivons.  Tu 
n'es  qu'un  bon  Insecte  qui  porte  en  lui  la  simple  flamme  du  sens  com- 
mun. C'est  bien  suffisant.  Ah!  tu  t'avises  de  vouloir  distinguer  le  vrai 
du  faux  et  l'or  du  clinquant  î  tu  refuses  absolument  de  croire  que  les 
vessies  sont  des  lanternes  !  Eh  bien ,  mon  garçon ,  tu  feras  de  la  belle 
besogne  dans  ce  pays-ci  !  Va,  ton  sort  est  inévitable  :  ta  vie  ne  sera 
qu'une  attaciue  de  nerfs.  » 

Je  me  retirai  un  peu  déconfit  par  le  pronostic  du  Capricorne,  mais 
toujours  brûlant  du  désir  de  me  lancer  au  milieu  du  vaste  jardin  d'Isis, 
oii  des  milliers  d'Insectes  fourmillaient  et  se  heurtaient  dans  un  air 
empoisonné.  Un  jour  que  je  cherchais  à  ramener  le  calme  dans  mon 
esprit,  je  me  promenais  dans  les  solitudes  d'un  potager,  lorsque  je  fis  la 
rencontre  d'un  vénérable  Rhinocéros  qui  méditait  sous  l'ombre  épaisse 
d'une  laitue.  Je  le  priai  humblement  de  me  donner  de  ces  avis  fleuris 
et  précieux  que  ^Mentor  prodiguait  au  jeune  Télémaque  du  temps  de 
madame  de  Maintenon. 

«  Volontiers,  me  dit-il  :  vous  avez  des  devoirs  à  remplir  et  des 
droits  à  exercer.  Il  faut  devenir  un  Scarabée  policé.  Voyez-vous, 
là-bas,  toutes  ces  fleurs  de  luxe?  Demandez  qu'on  vous  y  introduise, 
et  vous  serez  admis  dans  la  bonne  compagnie.  Le  jargon  en  est  facile. 


228 


Li:S  SOUFKRANCKS  D'UN  SCAHAHKE. 


Vous   lerez  quelques  contorsions  de  politesse  devant  la  maîtresse  du 
loiris.  (,)iian(l  nous  muv/.  \)\\{c  ur.o  oiville  i.ttei.tive  ;;u\  balivernes  (ju'on 


(""iW^l^  ^\ 


-/;'.•;, 


Monsieur  le  Sorcier,  si  je  suis  une  Bile  de  gi.iic,  vous  puuvez  me  l'apprendre  i 
cela  ne  me  fera  pas  de  peine. 


voudra  bien  vous  dire,  on  vous  régalera  d'un  j)eu  d'eau  chaude,  et  vous 
pourrez  faire  la  rour  aux.  Demoiselles.  Ayez  soin  de  vous  tenir  au  cou- 


Ll':S   SOUFFRANCES    U'UN    SC  V  li  AB  FF.  229 


m  ni  des  nouvelles  et  des  méchants  propos  qu'on  débite  les  uns  contre 
les  autres.  Il  ne  s'agit  pas  de  se  divertir,  mais  de  paraitre  content;  ni 
d'être  amour.eu\,  mais  d'en  avoir  quelquefois  l'apparence.  Il  n'est  pas 
question  d'avoir  des  opinions,  des  senliments,  des  goûts  ou  des  passions, 
mais  d'offrir  à  peu  près  le  semblant  d'un  Insecte  qui  pourrait  dans  le 
fond  penser  ou  sentir  quelque  chose.  Ne  vous  laissez  pas  voler  votre 
bien ,  et  prenez  garde  à  qui  vous  donnez  V(jtre  cœur,  car  on  vous 
trompera  le  plus  civilement  du  monde.  Voilà  pour  l'article  de  vos 
plaisirs.  Vos  devoirs  sont  aisés  à  comprendre.  Cinq  ou  six  fois  dans 
l'année  seulement,  vous  serez  invité  à  vous  déguiser  militairement  et  à 
faire  pendant  vingt-quatre  heures  ce  qu'il  passera  par  la  tête  à  des 
Frelons  de  vous  comuiander. 

—  Cinq  ou  six  fois  l'an  !  m'écriai-je  :  mais  c'est  un  énorme  impôt  ! 

—  La  patrie  l'exige.  Vous  êtes  averti  :  allez  maintenant,  et  jouissez 
de  vos  privilèges.  ;> 

A  cette  peinture  noire  de  ce  qui  m'attendait  à  mes  débuts,  un  Sca- 
rabée moins  vert  et  moins  intrépide  que  moi  aurait  bien  pu  s'effrayer. 
La  fougue  de  la  jeunesse  me  réconforta.  Je  considérai  le  Rhinocéros 
conmie  un  vieux  Misentome  cornu  et  désabusé  dont  il  ne  fallait  pas 
prendre  les  avis  chagrins  au  pied  de  la  lettre.  J'écartai  de  son  discours 
tout  ce  qui  me  semblait  menaçant,  pour  me  souvenir  de  ce  qui  flattait 
mon  imagination.  Des  amis  me  promirent  de  satisfaire  mon  désir  d'être 
admis  dans  cette  société  délicieuse  où  l'on  buvait  de  l'eau  chaude  en 
causant  avec  les  Demoiselles.  Je  me  liai  intimement  avec  un  Hanneton 
fort  répandu  dans  le  monde,  et  qui  voulut  bien  me  servir  de  guide. 

'<  Venez  avec  moi,  me  dit-il  un  jour.  Les  arts  et  la  bonne  compagnie 
vous  réclament.  Je  vous  mènerai  au  théâtre  et  dans  les  réunions  choi- 
sies. Venez,  venez  :  je  vous  promets  une  soirée  agréable.  » 

Après  avoir  compté  nos  écus,  nous  partîmes  ensemble  à  tire-d'aile. 

((  Aimez-vous  la  nuisi(iue?  me  demanda  le  Hanneton  tout  en  vol- 
tigeant. 

—  Oui-da  !  il  y  avait  dans  le  jardin  oij  je  suis  né  des  Fauvettes 
d'une  grande  force. 

—  Nous  avons  à  vous  ollrir  mieux  que  cela;  je  vais  vous  conduire 
dans  une  Académie  :  ce  sera  bien  le  diable  si  nous  n'y  entendons  pas 
de  bonnes  choses.  » 

.Mon  compagnon  rajusta  ses  antennes  et  redressa  son  col  noir  pour 
se  présenter  à  l'entrée  d'une   vaste   lleur  d'acanthe.   Un  Cloporte  lui 


230 


Li:S   SOL  Fl'HANCKS    D'UN    SCARAHÉE. 


passa  (lrii\  Itillots  par  un  petit  trou,  et  nous  nous  élançâmes  dans  la 
sallo.  I.a  réunion  olail  d'un  as|)t>cl  ai;roal»k\  Dt's  Paons  du  jour  placés 
au\  avanl-scÎMU's.  l^s  niouslaclios  cirées,  les  nianclielles.  l'cli-oussées, 
loriîuaient  avec  cet  aii-  nonclialanl  cpie  doiuient  le  rallinenient  de 
1  esprit  cl  I  lialiilndc  (les  plaisirs  i(>ciicrclics.  Des  (Jucpcs  élancées ,  des 
Douioiselles  à  pâlies  Unes-,  forniaient  des  i^roupes  charuianls.  QueUpies 
innocents  Pucerons  sortaient  leui's  tètes  carrées  par  les  Incarnes  du 
paradis.  Les  .Mouches  noiivs.  arliiires  du  lion  i^onl.  se  lenaient  en 
silence  au  parterre.  Toul  ce  monde  parais>ail  jeune,  poli  et  connais- 
.seur. 

«  Ce  pulilic.  dis-je  à  mon  i:uide.  a  une  mine  (jui  me  re>ient.  Il 
est  i)eau  de  voir  la  ieunesse  accourir  avec  cet  empressement  dans 
une  Acadénue. 


—  -Ne  vous  tromjte/.  pas  sur  le  mol.  r('jj.>ndil  le  Hanneton.  Les 
Paon>  du  jour  viennent  ici  j)our  les  Sauterelles  du  théâtre,  qui  cachent 
avec  soin  leurs  fémurs  sous  une  i^jize  transpaienle.    Les   Guêpes  vien- 


I 


LES  SOUFFRANCKS  D'UN  SCARAHKF.         231 


lient  pour  chercher  fortune  et  les  Demoiselles  pour  se  montrer;  mais 
on  fait  tout  cela  en  écoulant  le  meilleur  chant  du  monde,  (^hut  ! 
voici  la  première  Cii^^ale  qui  commence  son  grand  aii'.  » 

J'ouvris  mes  oreilles  à  deux  battants.  La  premiî're  Ci.galc,  vêtue 
avec  lu\e,  poussait  des  cris  dramatiques  dans  un  beau  jardin  de 
papier  peint.  L'orchestre  accompagnait  comme  s'il  eût  assisté  aux 
débuts  de  Stentor,  cette  basse-taille  vantée  des  anciens,  et  pourtant 
la  prodigieuse  Cigale  trouvait  encore  moyen  de  le  surpasser  et  de 
me  perforer  le  tympan.  Il  eut  été  malhonnête  de  ne  pas  écouter 
lorsqu'on  faisait  tant  de  bruit  pour  me  divertir.  Le  morceau  char- 
mant était  (Lailleurs  cette  cavatine  qui  se  trouve  en  tête  de  tous  les 
opéras  nouveaux  et  qui  a  la  vogue  depuis  nond)re  d'années.  Impos- 
sible de  ne  pas  être  satisfait.  Pour  nous  reposer  du  vacarme  aigu 
de  cette  cavatine.  par  un  ingénieux  contraste,  on  introduisit  sur  la 
scène  trois  cents  Grillons  (jui  entonnèrent  un  choMU'  à  faire  crouler 
la   salle,   et  le  rideau  tond)a  en  attendant  de  nouvelles  merveilles. 

Après  le  toui*  des  Cigales  vint  celui  des  Sauterelles.  Autant  les 
premières  s'étaient  évertuées  à  crier  de  tous  leurs  poumons,  autant 
les  autres  s'essoufïlèrent  à  gigoter  de  toute  la  vigueur  de  leurs  jarrets. 
A|)paremment,  elles  savaient  exprimer  quantité  de  choses  avec  leurs 
pattes,  car  mon  compagnon  me  traduisait  ces  signes  dans  le  langage 
vulgaire  ;  sans  lui  je  n'y  aurais  pas  su  démêler  autre  chose  que  des 
gambades.  Ce  spectacle,  d'ailleurs,  était  fort  gracieux  et  j'y  prenais  un 
plaisir  extrême  ;  mais  tout  à  coup  les  jolies  Sauterelles  s'envolèrent  et 
le  tapage  recommença  j)lus  fort  qu'auparavant.  Je  fus  pris  d'une  telle 
migraine  que  je  ne  pus  résister  au  désir  de  m'élancer  dehors,  dnns  la 
nuit  orageuse. 

«  Ce  n'est  pas  lii  ce  que  vous  uj'aviez  promis,  dis-je  au  Hanneton 
mondain,  (piaml  j'eus  respiré  quelques  bouffées  d'air.  Je  vous  avais 
demandé  des  chansons  et  je  n'ai  encore  entendu  qu'un  brillant  vacarme. 
-Menez-moi,  je  vous  prie,  dans  un  endrf)it  où  l'on  ne  fasse  pas  de  la 
musique  à  grand  renfort  d'é[)ées  et  de  thimbeaux. 

—  J'ai  votre  affaire,  répondit  mon  com[)agnon;  suivez-moi,  je  vais 
vous  conduire  en  un  lieu  choisi  où  l'on  ne  cultive  que  le  bel  art  de  la 
musique,  dépouillé  de  tous  les  accessoires  qui  pourraient  vous  en  dis- 
traire. Vous  y  entendrez  une  Cigale  étrangère,  adorable  et  adorée  des 
quatre  parties  du  monde.  » 

En  trois  coups  d'ailes,  nous  volâmes  justju'aux  abords  d'une  vaste 


'2.\-2  i.KS  SOI  1  TU  \m:i:s  Di  n  se  m;  amkk. 

tuli|)i'  r-(>iii:v.  1.0  ('loporlc  de  riMilict'  nous  dniina  dtMix  Itillcis.  tM  iu)iis 
;iiii\àiin's  il  ii<»  |il;u't>s  ;ui  iudiiichI  mrmc  oii  la  C-i.ualc  aloi'.ibh»  ciilon- 
iinit  \o  plus  ln'i  air  de  la  |ii('cc.  KWc  cliaiUail  dans  iiii'.'  hmi^iu'  incoMiuic. 
la  plus  douco  (piil  s(»i(  jiossihlo  d  iiiiaijiiUM'.  Cclh»  l'ois,  je  lus  ravi  cl 
l!"aiis|)i)ii('  daisc  ;  mais  (|uand  ollc  «Mil  iiiii  sou  morceau,  de  pauvivs 
Cri-cris  saus  voix  counueucèreul  ii  s'cuosillcr  autour  <rcllc.  en  sorU* 
(pie  uio!i  plai>ir  en  lui  i:àle. 

<i  D'où  \  ieni  cela.*  deiuaudai-je  ii  mou  coiupa.uuou.  l'ouripioi  lous 
les  aulivs  i-ôlcs  de  la  pièce  soul-ils  sacrilies?  h'sl-cc  (piil  u"v  a  dans  cel 
olal)!issouienl  (piuue  seule  voi\  cl  ipi  uu  seul  laleul  .' 

—  Si  r.ùl.  me  répondil  le  llaïuielou.  il  y  a.  au  coulraire.  |)Iusieurs 
ju'osiers  incouipaiablos  ;  mais,  pour  les  eulendre,  il  faut  l'eveuir  demain. 
I.o  jour  où  la  ('-ii,'ale  adorée  se  montre,  on  met  le  premier  (iiillou  dans 
larmoii-e.  el  le  jour  oii  cliaule  le  preiuici'  (ii'illon.  la  (]ii,^de  adorée  resle 
dans  sa  eaehelle. 

—  Kt  pourquoi  celle  parcimonie  de  chansons? 

—  Pour  vous  ol»lii:er  i»  revenir.  Si  l'on  servait  à  Taudiloire  toules  les 
merveilles  à  la  fois,  cela  coûterait  trop  cher  à  l'entrepreneur. 

—  .Mais  il  en  résulte  que  l'exécution  est  pleine  de  disparates  cl  d  im- 
perfections. Allons  ailleurs,  el  clierclions  un  endroil  oii  Ton  lasse  de  la 
musifjue  sans  marcliandei'. 

—  Je  vous  ai  i:ardé  la  meilleuic  pour  la  dernière.  Je  vous  avertis 
qu"il  faut  être  connaisseur  el  avoir  Touïe  delicale  et  exei'cée  pour 
goûter  ce  que   vous  allez  entendre. 

—  A  force  de  médilalion.  j'en  com|)i'eudrai  l)ien  cpickpies  petites 
beautés. 

—  Je  non  répondrais  pas.  .Aloi-mème.  ipii  suis  initie,  il  \  a  «les 
moments  ou  je  j)ei-d>  le  lij  de  mes  idées.  Il  faut  saNoii-  trouver  le 
lin  des  choses,  comme  un  iiourmet  découvie  la  langue  de  la  (^arpe, 
tandis  que  le  vulgaire  s'égare  dans  les  arêtes.  Oii  pensez-vous  (jue 
.soit    le   mérite   d  un    morceau  de  miisiipie   iusirumenlale'.* 

—  Pardieu  !  connue  |;our  tous  les  morceaux  de  musirpje  du  monde, 
il  est  dans  le  choix  dune  mélodie  agréable,  dans  les  d(''velopf)ements 
heureux  que  le  compositeui'  sait  lui  donnci-.  el  dan>  le  travail  dliar- 
m  >nii'  dont   il   raccfunpagne. 

—  J'en  ét'jis  sûr  I  vous  n'y  ctts  pa>  du  loul.  mou  cher  Scara- 
bée. Os  idtes-là  sont  arriérées  de  deux  siècles  au  moins.  Le  charme 
d'  la   musique  consiste  uniquement  aujr)urd'liui   dans   la    prestesse  (le> 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.  233 


pattes  de  roxéciitant,  dans  la  v('\irôlation  poilue  de  l'Insecte  qui  tape 
sur  l'outil  sonoi-c.  Le  lin  de  1  liai-iiionic .  les  délices  do  la  mélodie 
sont  dans  \o  ne/  de  i'Aiiiiiial  (|iii  remue  ses  arliciilalions  sur  Tiii- 
strument,  dans  la  couleur  de  ses  écailles,  dans  la  manière  dont  il 
l'oui'he  les  noiliis  d(>  son  épine  dorsale  à  l'enlour  dun  violoncelle, 
dans  1(^  roulement  de  l'œil  au  fond  de  son  orbite.  Nous  allons  voir 
de  ces  ai'lisles  profonds  (jui  donnent  ji  la  pensc'e  une  forme  mys- 
tique, et  néanmoins  très-lucide  pour  celui  «pii  est  iriiiié  au  lani^^age 
chromatique  des  objets,  à  la  vague  harmonie  des  passions  et  aux 
rhythmes  divers  de  la  nature  morte. 

—  Peste!  dis-je  en  ouvrant  de  grands  yeux,  je  vois,  en  effet, 
que  ces  belles  alfaires  pourraient  bien  n'être  pas  à  ma  portée.  N'im- 
porte :  coiuluisez-moi  toujours.  Mn  curiosité  est  extrême,  et  je  grille 
du  désir  de  connaiire  ces  rhythmes  ([ue  vous  venez  de  me  dire.  » 

Le  Ilannelon  m'introduisit  dans  le  vaste  calice  d'un  Dahira  fasluosa 
richement  (K'coré  j)!)ur  un  concert  inslrumental.  dans  lequel  on  n'entrait 
pas  sans  |)ayei'  fori  chei'.  Le  public  en  elail  jjIus  élégant  encore  que 
celui  de  l'Académie. 

Un  cercle  de  Cantharides  à  couleurs  changeantes  murmuraient  à 
demi-voix.  Elles  étaient  rangées  autour  d'un  ustensile  à  queue  très-per- 
fectionné,  d'où  les  prodiges  d'harmonie  annoncés  devaient  s'élancer 
bientôt  sous  les  doigts  d'un  Mille -Pattes  fameux.  Après  s'être  fait 
attendre  pendant  deux  i)etites  heures,  les  ai'tistes  aii'ivèrent  enfin.  Le 
Scolopendre  s'assit  devant  son  instrument.  Il  promena  ses  regards  sur 
l'auditoire,  et  un  silence  profond  s'établit  aussitôt. 

Le  morceau  d('l)uta  par  trois  accoi'ds  foudroyants  qui  partaient  de  la 
note  la  plus  basse  du  clavier  jusqu'à  la  plus  haute.  Ayant  ainsi  com- 
mandé le  sérieux  et  l'attention  par  cette  entrée  inqjosante,  le  virtuose 
se  décida,  quoique  à  regret,  à  poser  ses  doigts  dans  le  médium  de  l'in- 
strument. Alors  commença  un  adagio  lent  et  vague,  d'une  mesure  insai- 
sissable, et  que  les  lioritures  rendaient  encore  plus  confus.  Le  motif  en 
était  pauvre  ;  mais  qu'inqDorte  la  misère  d'une  étoffe,  loi'squ'elle  est  si 
chargée  de  broderies  qu'on  ne  peut  plus  la  voir?  Ce  n'était  d'ailleurs 
qu'une  introduction  pour  donner  un  avant-goût  du  morceau,  et  conune 
il  y  avait  force  roulements  de  grosses  notes,  je  pensai  qu'il  ne  s'agissait 
pas  d'un  badinage.  Cependant  ce  fut  le  contraire  qui  arriva.  Le  nuage 
sombre  et  mystérieux  de  l'introduction  s'ouvrit  bientôt,  et  de  son  sein 
jaillit  un  pont-neuf  de  ballet,  un  air  de  danse  tout  guilleret  qui  semblait 


236 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


ivlever  i^aioment  sa  robo  des  doux  mains  |)()ui'  Iblàlioi'  sur  I  li(;ii)o 
courte.  Lo  juMit  coquin  avait  paini  snltilcnicnt  connue  ces  bonslionnncs 
qu'on  met  dans  les  faux  pâtés  de  carton,  cl  qui  sautent  au  nez  de  l'ini- 


Le  rooiceau  débuta  p.ir  trois  accords  foudroyants  qui  partaient  de  la  note 
la  plus  basse  du  clavier  jusqu'à  la  plus  haute. 

prudent  qui  dt'roupe.  Ce  trivial  et  badin  motif  avait  croupi  depuis  dix 
ans  dans  les  jambes  des  plus  vieilles  Sauterelles  de  l'Opéra.  On  en  était 


LKS   SOUKFIUNGCS    D'UN   SCARABÉE.  235 

rassasié  de  toutes  les  façons,  mais  l'auditoire,  flatté  de  le  reconnaître, 
le  salua  de  la  tiHe  comme  un  ancien  anji. 

A  la  suite  de  ce  thème  anodin,  la  chaîne  sans  fin  des  variations 
déroula  ses  anneaux  éternels  connne  un  Serpent  à  sonnettes.  Le  Scolo- 
pendre jouait  son  air  de  danse  au  lin  fond  des  basses  du  clavecin  avec 
une  seule  palte,  tandis  que  les  neuf  cent  qualre-vini^t-dix-ncuf  autres 
pattes  voltigeaient  du  haut  en  bas  en  agréments  furieux. ,  et  puis  le  motif 
passait  à  droite  et  cédait  la  gauche  à  la  nuée  des  triples  croches.  Ces 
évolutions  se  répétèrent  indéfiniment,  au  plaisir  toujours  croissant  de 
l'assemblée.  Tout  à  coup  il  y  eut  un  temps  d'arrêt.  Le  virtuose  compta 
quelques  mesures  avec  l'air  terrible  de  Thoas  s'écriant  :  (c  Tremble  !  ton 
supplice  s'apprête  !  »  Il  prit  alors  son  motif  innocent  par  les  cheveux  ;  il 
lui  arraclia  un  bras,  lui  coupa  une  jandje,  lui  aplatit  le  visage,  le  tordit 
entre  ses  doigts  au  point  d'en  faire  un  six-huit  d'un  simple  d&iix  temps 
qu'il  était  de  naissance  ;  puis  il  le  jeta  sur  l'enclume  fumante  de  son 
clavier,  et  se  mit  à  forger  dessus  outrageusement  avec  ses  mille  pattes. 
Cétait  le  finale,  ou  comme  qui  dirait  le  bouquet  du  feu  d'artifice. 

Et  le  Scolopendre  forgea  de  plus  fort  en  plus  fort  sur  le  pauvre 
motif  estropié.  Il-  forgea  cinq  minutes  ;  il  forgea  dix  minutes  durant. 
Et  par  moments  il  forgeait  si  vite,  qu'on  ne  pouvait  plus  le  suivre; 
puis  il  forgeait  tout  à  coup  si  lentement,  que  l'on  restait  malgré  soi 
la  bouche  ouverte  et  la  patte  en  l'air  à  attendre  qu'il  reprît  un  train 
plus  rapide.  Et  il  revenait  à  ce  train  rapide  peu  à  peu;  et  il  le 
dépassait  encore  par  une  vitesse  terrible.  La  mesure  devenait  ce 
qu'elle  pouvait  au  milieu  de  ces  fluctuations.  Et  à  force  de  voir  ce 
Scolopendre  forger  ainsi,  les  Gantharides  commencèrent  à  marquer 
insensiblement  le  mouvement  de  la  forge  par  de  petits  signes  de 
tête  ;  et  puis  les  signes  de  tête  devinrent  plus  sensibles  ;  et  bientôt 
tout  le  corps  marqua  la  mesure;  et  les  pieds,  les  mains,  les  éven- 
tails des  Gantharides,  tout  forgeait  à  la  fois  avec  un  ensemble  qui 
témoignait  assez  le  plus  haut  degré  de  l'émotion  et  du  plaisir.  Les- 
unes  avaient  l'œil  flamboyant,  les  autres  en  coulisse,  et  d'autres 
encore  n'en  montraient  plus  que  le  blanc  ;  de  sorte  que  ce  fut  comme 
une  ivresse  générale  qui  ressemblait  à  de  l'épilepsie.  Et  comme 
j'échappais  à  la  contagion,  je  rentrai  en  moi-même  au  milieu  du 
bruit  et  des  explosions,  tandis  que  le  morceau  se  terminait  par  une 
interminable  pétarade  de  ces  accords  auxquels  on  reconnaît  la  rare 
fécondité  des   Scolopendres. 


236  LES  SOUFFRANCES   D'UN  SCARABÉE. 


(.  Oh!  (lisait  uno  ('.jiiilharidr  à  sa  Mtisinc.  puissance  do  la  musi(|uo  ! 
Mou  àiiie.  ivmplio,  liaivoloo.  liraillct'.  (Kiliiive,  a  paicouru  les  sphères 
lumiiieiist^s  du  linnanienl.  Elle  sanvie  enlin .  Iirisée.  éperdue,  et 
ivIouiIk»  à  moitié  morte  dans  eelle  oiheuse  vie  réelle,  .le  voudrais 
une  i^laee  à   la  vanille. 

—  Ah!  disait  une  autre  (lanlliaride  en  se  pâmant  daise,  jai 
nionle  en  (pielcpio  minutes  léelielle  entière  des  |)assions  :  Taniour, 
la  jalousie,  le  désespoir,  la  liuvur.  j'ai  tout  souiïert  en  un  clin 
d'œil.    Vi\r  pitii'.'de    lair  !    Ouvre/,   une  lenètre! 

—  Eh  1  murnunait  une  troisième  (!anlliaiide,  allreuv  tyian,  har- 
monie que  j'adore  et  (jue  je  redoute,  ne  peu\-tu  laisser  en  paix  mon 
iniaizination  .'  J'ai  vu  des  bois  de  eitroiuiieis  où  |)assaient  îles  Capri- 
cornes mouchetés;  jai  vu  des  couxois  de  Fourmis  deliler  sous  les 
arceaux  noirs  d'une  cathédiale;  jai  vu  des  praiiies  verdoyantes  où  de 
jeunes  (Iharpentk'rs  juravaient  leui's  chilTres  sur  l'écorce  des  bouleaux; 
j'af  vu  (]{'<  Blattes  qui  dévoraient  un  pain  de  sucre  ;  j'ai  vu  des  feuil- 
lai;es  d'un  veit  très-sond)re  dans  les(iuels  s'enfonçait  un  bcim  Papillon, 
qui  se  transformait  subitement  en  Araiiinée  pour  s'évanouir  au  fond 
d'une  caverne  obscuic. 

—  Aie!  hélas!  holà!  criait  une  Cantharide  d'un  âge  mur  ;  quelle 
ivresse!  quelles  délices!  quel  bonheur!  (juel  i?énie  !  Ce  Scoloj)endre  est 
immense  !  » 

Je  me  tournai  vers  un  iiros  l'uow  (pu  me  parut  avoii'  du  bon  sens, 
et  je  lui  demandai  timidement  si  < c  n'était  pas  par  iii:norance  que  je 
n'avais  su  rien  voir  de  toutes  les  merveilles  cpi'on  débitait  sur  le  pont- 
neuf  varié  que  nous  venions  d'écouter. 

«  Imprudent!  réj)ondil  le  Taon  en  m  entraînant  dans  un  coin;  si  on 
vous  entendait,  vous  seriez  déchiré  par  les  Canlharides.  Il  faut  bien 
que  tous  les  pr^nhires  dont  on  parle  soient  en  effet  dans  cet  effroyable 
morceau,  puisque  tout  le  moude  le  wut. 

—  Merci  de  l'avertisseuient  !  dis-je  à  ce  Taon  bienveillant  ;  mais 
est-ce  qu'on  est  forcé  de  venir  entendic  ces  torrents  dliaiinonie  (pie  les 
Mille-Pattes  déversent  .>ui-  leurs  c(Milcmporains ? 

—  Il  est  difficile  de  s'y  .sousti'aire  ;  cepeiidaiil  (»ii  ne  pciil  obliger 
persfjnne  à  s^irtir  de  chez  sf)i.  » 

Dans  ce  moment,  l'emolifjn  causc'c  par  1  CirroNablc  ponl-neiif  ('tant 
un  peu  calmée,  on  réclama  le  silence  pour  écouler  un  Perce-Oreille  qui 
jouait  du  violon.   C'était  encore  une  introduction  nébuleuse  suivie  d'un 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCAHABEK.  237 

air  de  danse.  Il  y  eut  la  chaîne  sans  fin  des  variations,  de  sorte  (jue  le 
Perce-Oreille  me  pariil,  ii  peu  de  choses  près,  racler  ton!  ce  que  le 
Mille-Pattes  venait  de  Ibii^^'r  loul  ii  l'heure;  mais  il  n'avait  pas  le  pri- 
vilège de  trouhler  l'audiloire  au  iiièiue  degîé  ([ue  son  lival.  Trois  ou 
quatre  (laiilharidcs  seiilcinciil .  cl  (U'>  plus  suraïuièes.  uionlrèrciil  un 
peu  le  blanc  de  leurs  yeux  ;  encoie  disait-on  que  l'une  d'elles  avait  (k'> 
motifs  pai'ticuliers  |)our  èti'e  (ouchée  de  ce  raeleuient. 

La  hoiuie  \ieille  Jardinicre  qui  prit  soin  de  mon  cnraucc  m'ayant 
enseigné  la  politesse,  je  crus  de  mon  devoir  d'adi'csser  quekiues  couq)li- 
ments  aux  \irtuoses.  Je  m'ai)j)rochai  donc  de  l'inunense  Scolopendre, 
et  je  le  lèlicitai .  sans  mentir,  de  la  prodigieuse  agilité  de  ses  pattes; 
mais  il  me  regarda  de  tra^ers,  comme  si  je  l'eusse  gravement  ofTensé. 

«  Non,  s'écria-t-il  avec  un  sourire  plein  d'amertume,  non,  je  ne 
m'abaisserai  plus  ;i  ce  \il  méliei'  de  jouer  la  musique  des  autres.  Non, 
je  ne  veux  plus  désormais  j)iétiner  que  sur  mes  propres  élucubrations. 
Je  ne  veux  plus  esIroiuiM-  que  mes  propres  idées.  Un  joui'  viendra  où  je 
prouverai  ii  l'univers  consterné  que,  si  j'ai  des  pattes,  je  possède  aussi 
une  cervelle  plus  vaste  que  celle  des  Insectes  chanteurs  les  {)lus  accré- 
dités. Un  jour  viendra  oii  tout  ce  qui  sait  crier  dans  la  nature,  fredon- 
neia  mes  chansons,  où  trois  cents  Grillons  réunis  feront  monter  vers  le 
ciel  un  j)onf-neuf  entièren>ent  de  mon  invention,  quand  je  devrais,  pour 
atteindre  ce  but  grandiose  et  lumineux,  me  changer  de  iMille-Pattes  en 
Chenille,  de  Chenille  en  Larve,  et  de  Larve  en  Bourdon.  Jusque-là, 
qu'on  ne  me  parle  plus  ni  d'ovations  ni  de  gloire.  Ainsi,  monsieur  le 
Scarabée,  vous  pouvez  rengainer  vos  compliments. 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  répondis-je  en  m'iuclinant-;  |)uis(iue  vous 
l'exigez,  je  rengaine.  » 

Le  Hanneton  triomphant  s'était  appnxhé  de  moi. 
«  J'espère,  me  dit-il,  que  voilà  une  douce  soirée  ! 

—  Surprenante,  en  vérité,  répondis-je.  C'est  assez  ])Our  un  jour; 
allons  dormir  là-dessus.  » 

Le  lendemain  mon  guide  me  fit  comprendre  qu'il  était  nécessaire  de 
visiter  plusieurs  Sphinx  tète-de-mort  qui  regardaient  la  nature  du  haut 
de  leur  belvédère,  et  tâchaient  d'en  imiter  les  formes  et  les  couleurs.  La 
plupart  de  ces  infortunés  n'avaient  plus  que  des  fronçons  à  leurs  épaules, 
pour  avoir  entrepris  trop  jeunes  de  voler  de  leurs  propres  ailes.  Ils  se 
traînaient  à  l'aveugle,  comme  s'ils  eussent  encore  vécu  à  l'état  de  nym- 
phes, et  ne  savaient  quelle  route  suivre,  ftuite  d'avoir  été  mis  dès  leur 


238 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


iMifaiice  iliiiis  \c  (Iroil  cluMuiii.    \.c  pii'iiiicr  de  (•(>>  Spliinv  (jut>  nous  visi- 
Uliiios  nous  |);uiii  loit  lucii  Ao  son  imMicr. 

«  On  ne  Inil  liiMi  do  l.icii  sans  ar( ,  disail-il.  cl  il  n'y  a  point  d'art 
sans  iViilos.  Il  lanl  donc  suivie  les  pi-eeeples  des  niaiires.  iNuileconipo- 
sition  ne  saurait  èlre  lieureuse  sans  l'ordre  ei  la  re.i^nlaiile.  Nous  devons 
reproiluire  de  belles  images,  clioisii'  dans  la  nature  ce  (jui  llatte  les 
yeu\  et  rt'jcter  le  j^rossiei-  ou  la  laideui'.  C/esl  ce  (jue  j'ai  eherehé  à  faire 
dans  le  taMeau  (pie  vous  aile/,  voir.  » 


Et.  en  |)arlaiit  ainsi,  le  Sphinx  nous  montra  uuc  toile  (pii  représen- 
Uiit  une  bataille  de  ees  Larves  cpic  le  micnjscopc  ^olaiic  d('cou\re  dan? 
une  £:outle  d'eau. 


.Li:S  SULFFRANCKS  D'UN  SCAKAHKt:.  239 


Le  semnrl  Sj)!iin\  nous  déroula  d' incroyables  systèmes  (jui  ressem- 
blaient fort  aux  (livaiialions  d'un  lou. 

((  Quand  je  lais  le  j)()rlrail  d'un  Insecte,  disait-il.  j(>  ne  ui'eudors  pas 
à  copier  les  couleurs  (|ue  je  lui  vois.  Je  cherclie  une  plante  (|ui  ait 
quehiue  ra|)port  avec  le  modèle  ;  j'imite  cette  plante,  et  non  pas  Tobjet 
que  j'ai  sous  les  yeu\.  C'est  il'après  ces  idées  (jue  j'ai  mis  sur  la  toile 
le  Lépidoptère  que  voici.  » 

Je  m'attendais  à  voir  une  droi^ue,  et  il  se  trouva  au  contraire  ([ue 
le  Sphinx  nous  présentait  une  charmante  fii^^ure  de  Reli;i^ieuse  à  ailes 
i;rises.  Le  Hanneton  m'apprit  que  ces  contradictions  entre  le  dire  et  le 
faire  étaient  choses  communes  en  ce  tem|)s-ci.  Il  me  conduisit  ensuite 
dans  une  réunion  de  Cochenilles  infatuées  du  l'ouge  ardent,  cpii  étalaient 
gauchement  leurs  couleurs  crues  sur  des  feuilles  mortes. 

((  Mes  amis,  criait  une  de  ces  Cochenilles,  il  n'y  eut  jamais  qu'une 
belle  épocjne  pour  les  arts.  » 

Je  me  hasaidai  à  dire  qu'on  avait  toujcjurs  cité  (juatre  grands  siè- 
cles, mais  que  j'accorderais  volontiers  la  prééminence  à  l'un  d'eux  sur 
les  trois  autres.  Je  croyais  émettre  une  banalité  pour  amener  un  sujet 
quelconque  sur  le  tapis,  mais  lorsque  j'eus  prononcé  le  mot  d'antiquité, 
une  clameur  m'apprit  que  je  venais  de  lâcher  une  sottise. 

«  L'antiquité,  reprit  la  Cochenille,  c'est  une  époque  d'enfance  et  de 
misère.  Les  Insectes  n'étaient  alors  que  des  Chrysalides  aveugles. 

—  Vous  donnez  donc  l'avantage  au  siècle  d'Auguste?  » 

Un  nouveau  cri  plus  ironique  (jue  le  premier  me  coupa  la  parole. 
«  Le  siècle  d'Auguste!  qu'est-ce  que  c'est?  Nous  ne  connaissons  pas 
le  siècle  d'Auguste. 

—  Peut-être  avez-vous  raison  de  croire  que  la  renaissance... 

—  La  renaissance  est  un  tem[)s  de  décadence. 

—  Excusez-moi,  je  n'y  songeais  pas.  Le  mot  l'indicpie  assez  :  on 
comprend  que  renaître  veut  dire  décroître. 

—  Sans  doute.  Cela  est  clair. 

—  Reste  donc  le  grand  siècle  dix-septième.  » 

A  ces  mots,  un  hourra  général  d'indignation  couvrit  ma  voix. 

«  Quel  est  ce  Coléoptère  iroquois?  s'écrièrent  en  chœur  les  Coche- 
nilles. Vous  avez  donc  vécu  dans  un  trou  ?  Apprenez-  que  tout  ce  qui 
est  connu,  admis,  sanctionné  par  la  postérité,  nous  le  méconnaissons, 
nous  le  démolissons,  nous  le  réduisons  à  zéro.  Tout  ce  qui  est,  au  con- 
traire, ignoré,  obscur,  plongé  dans  la  poussière  de  l'oubli,  nous  le  net- 


)^0  I.KS    SOIKKRWCKS    D'UN    SCARABLt:. 


lovons,  nous  \c  ivssiiscilons.  nous  l'(>\;illons.  nous  le  rcsiMurons  du 
vtM'uis  (lo  notiv  (Milhousiasmo.  (loinnio  on  vous  lo  disnil  donc,  il  n"\  cul 
lîiinais  (juuni'  bollo  et  urando  opoquc  ;  ollo  a  duiH'  vin^l  ans  cl  liois 
mois;  ce  fut  vci's  Tan  lOtîl.  cl  cl\c/.  les  Sarrasins,  du  l(>ni|)S  dAvci- 
rhocs.  Los  aris  onj  cxlivmcnicnl  fleuri  aloi's  dans  un  pclil  boiu'^  de 
l'AlVique  orientale.  Kn  comparaison  de  celle  ('>|)oque-l;i .  il  n'y  avail  rien 
(|ui  >aille  d  uis  les  (jualre  siècles  (|u"on  cile  ('lernellenienl.   d 

Je  n»e  |tenciiai  vers  mon  uuide. 

'.  Allons  voir  d'aulres  Animaux,  lui  dis-je  ii  roreille. 

—  Hien  volontiers.  » 

l.e  llaïuielon  prit  son  vol  ;i  IravtMS  le  jardin,  cl  me  conduisil 
dans  un  (Midroit  i\uc  je  ne  connaissais  pas.  Son  nom  lui  venail  dune 
ancienne  chaussée  sur  la(|uelle  on  l'avait  ('lahli.  Mon  compai;iion  entra 
dans  une  belle  tulipe  richement  tendue  ii  l'inlérieur.  où  j'aperçus 
une   foule  (rinseetes  variés. 

■  Vous  voyez,  me  dit  le  llamieton,  lou'e  la  raec  entomiijue.  Il  y  a 
des  Paons,  des  .\mirau\,  des  31aréchaux.  des  Prinees,  des  Comtes,  des 
r.anieulaires.  des  Pouparts,  des  Satyres,  voire  même  des  Vulcains  et  des 
Ari^us.  ') 

Vous  sa\ez  (pic.  nous  autres  Scaraltées.  nous  descendons  dune  race 
crinseetes  é.uy|)tiens  habitués  de  lon.uue  main  ii  décliilFrer  les  liiéro- 
dyphes  de  la  |)hysionomie  et  à  lire  couramment  lalmanacli  du  visai^a^ 
Je  compris  tout  de  suite  que  dans  cette  société  brillante  les  Icmelles 
rangées  en  cercle  et  parées  de  Icuis  \)\u>  beaux  atoui'S  ne  son^:,^'aienl 
qu'à  se  toiser  entie  elles  des  [)ieds  îi  la  tète.  On  voyait  que  chacune 
d'elles  épluchait  avec  soin  la  toilette  de  ses  voisines.  Pendant  ce 
temps-là,   les  màlcs.  dressés  sur  leurs  er^fots,   se  tenaient   ii  distance. 

'-  .Mais,  dis-je  ;i  mon  conq)aiïnon ,  cette  société  choisie  n'a  j)oint 
du  tout  l'air  de  s'amuser.  Je  ne  voudrais  p')urtant  |)as  juirer  fégçrcment 
un  si  beau  monde;  écoutons  donc  un  peu  ce  qu'on  y  cliucliote  tout 
bas.  » 

De  jeunes  Pouparts  bien  Irises,  tiics  à  (piatre  ('piiii^les,  |)arlaient 
entre  eux  de  leur  chasse,  de  leuis  <liners  et  de  leurs  gageures,  toutes 
choses  dont  ils  auraient  jiu  s'entretenir  aussi*  bien  partout  ailleurs,  à 
moins  de  frais.  -Deux  Helles-Dames  jasiient  ensemble  ii  l'abri  de  leurs 
éventails.  Je  me  gli.ssai  derrière  elles  i>')ur  les  écouter.  Quelle  fut  ma 
surprise  quand  je  les  entendis  se  se»  f  d'expressions  familières  aux 
Insectes  les  plus  méprisables!   Elles  ^  parlaient,  d'ailleurs,  (|ue  des 


Li:S  SOUFFRANCES  D'L'.N  SCARABÉE.  241 

moyens  d'extirpcM'  do  la  poclio  de  leurs  maris  le  plus  d'argent  possible. 
Mes  antennes  se  dressèrent  dhorreur  sur  ma  tète. 

((  Oh  !  oh  !  dis-je  i»  mon  compaiinon  ;  Vdilii  donc  ec  ([ue  nous 
appelez  les  plaisirs  du  monde  !  Dans  le  modeste  champ  oîi  je  suis  né 
les  choses  ne  se  passent  point  ainsi.  Quand  une  simple  jaidinièiv  met 
sa  toilette  du  dimanche,  c'est  pour  tâcher  de  plaire  ii  ([uelque  jardinier; 
les  mâles  ne  vont  |)oint  d'un  côté  et  les  femelles  de  l'autre.  Si  l'on  y 
olVense  la  i;ranunaire,  c'est  sans  le  vouloir,  et  l'on  ne  cherche  pas  à 
imiter  le  lanitaiic  des  Punaises. 

—  Que  voulez-vous?  me  répondit  le  Hanneton;  la  mode  est  un 
tyran  (|ui  i;ouverne  le  lanii:ac:e  tout  connue  la  toilette,  et  il  faut  bien  lui 
obéii". 

—  .Mais,  repris-je,  si  l'on  ne  sonire  qu'à  se  parer,  si  l'on  met  sur  sa 
personne  tout  ce  qu'on  |)ossède,  connnent  vont  le  ménaire,  la  maison?... 

—  La  maison  !  le  ménaire  !  interrompit  mon  .i;uide  en  ricanant  ;  11 
donc  !  cela  était  bon  pour  nos  i^rand'mères. 

—  Et  le  budi;et?  et  ces  deux  liimeux  bouts  de  lannée  ([uil  est  si 
imp(»rlant.  pour  le  bon  ordre,  de  savoir  joindre  ensemble? 

—  delà  ne  vous  regarde  pas,  ni  moi  non  plus.  » 

Deux  Insectes  assez  laids  devisaient  ensemble  dans  un  com. 
«  Qui  sont  ces  êtres-là?  demandai-je  au  Hanneton. 

—  Ce  sont,  me  dit-il,  des  Fourmis-Lions  de  finance.  Leurs 
nucurs  sont  bizarres.  Hs  s'assemblent  le  matin  dans  un  temple  con- 
sacré il  leurs  exercices,  et  là  ils  creusent  des  trémies  souterraines 
sous  les  pas  les  uns  des  auti'es,  ce  qui  rend  le  terrain  de  ce  temple 
mouvant  cl  daiiutM'cux.  Les  maladroits  et  les  innocents  trébuchent 
dans  ces  trémies,  où  ils  sont  à  l'instant  dévorés.  Quand  le  Fourmi- 
Lion  a  sucé  quelque  lionne  proie  dans  la  journée,  il  se  pavane 
volontiers  le  soii".  Sa  léiuelle  est  une  Libellule  dorée  fort  couverte 
de  bijoux.   '» 

.1"  laissai  les  Fourmis- Lions  pailei'  enseud)le  de  K'urs  trémies,  et 
ji'coutai  de  préférence  le  chuchotement  des   Libellules. 

u  Ma  chère  amie,  disait  l'une  d'elles.  Vous  avez  un  jeune  Cousin 
chanteur  qui  voltige  autour  de  vous,  sur  letiiiel  nous  pouirions  jaser 
si  nous  le  voulions.  Il  fera  lun  de  ces  j(jurs  une  morsure  au  front 
de  voti'c  vieux  Vulcain. 

—  Bah!  comment  voulez-vous  que  nous  nous  entendions?  Nous 
n'avons   pas  les   mêmes  goûts.    Il    me  (juerelie  (piand  je    mange  de.v 

31 


2(12  LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


ri.istillts  |HMul;mt  (piOii  joiic  (l(S  smuilcs  ou  des  ijuahiors  dt*  llaydu 
ou  ilo  M()/;ut.  ('.('  n'csl  |);is  ;iiusi  (|u'il  s'tMupiUVi'a  de  mon  cœur. 
Mais,  uia  clirrc  auiic.  nous  aurions  hicu  i)lutô(  il  jasoi'  sur  co  vieux 
(iiautl-Paon  (jui  nous  fouli'  des  doucinns. 

—  J'avoue  (juc  j  ai  un  faible  |)our  lui.  Sa  posilion  lui  donne 
di'oit  à  des  loiies  dan>  les  lli(>à(i(S.  N"(>sl-ce  jias  (•Idouissanl  ?  llien 
ne  IVajipe  mon  iniaiiinalion  connue  {\c  \oir  toujours  cr  (iiand-Paou 
aux  places  les  nieillcui(>s.  Quand  je  ju'use  (|u"il  |)ouriail.  dans  une 
seule  soinv.    aller    a    lous  les  s|tec(acles    sans    payer!... 

—  En  elVet .  dil  une  aulic  l.ilM'Ilule.  e"esl  une  chose  (pii  seiluil. 
(Ihacun  a  s;»n  jioinl  \uliu'ral)le  coinnie  le  talon  d'Achille.  Pour  moi,  ce 
qui  me  touche  le  |>lus.  c'est  de  \()ii-  un  jeune  Corydon  ouvrir  ses  ailes 
et  ari'iver  le  premiei'  au  clochei',  par-dessus  les  lossi'S  et  les  haies. 

—  Vous  êtes  faciles  ii  emouNoir.  s'écria  une  Libellule  (pii  j)assail 
pour  un  drairon  de  vertu.  On  ne  me  plairait  pas  à  si  i)eu  de  frais. 
Non->euleinenl  j'e\ii:eiais  (ju'on  fut  toujours  aux  meilleures  places  et 
<juon  volât  vers  le  clochei'  avant  les  auties.  mais  il  faudrait  encore 
deviner,  pour  ainsi  dire,  les  modes,  ne  |)as  mancpier  de  se  trouver 
aux  eaux  dans  la  saison  (\v>  bains,  et  ne  pas  s"a\iser  d'aller  aux 
Pyrénées  (juand  il  e>l  de  ri.i:ueur  d'être  à  Hade..  Il  faudrait  encore 
nianijer  des,  cerises  au  uioi>  de  janxier.  enfei'inei-  ses  e\tr('mit('s  dans 
quel(|ue  chose  di'  >i  elioil.  (pi'on  ne  puisse  plus  marcher,  et  pos- 
SL'der    enfin    au    -uperlatif  ce  (pTon   ap|)elle    le    (/enrc. 

—  Ah  1  disait  en  sou|)irant  une  Libellule  avariée,  J'ai  connu  un 
jeune  Gazé  discret  et  tendre  qui  savait  tout  cela  sur  le  bout  de  sa 
patte.  Il  «'lait  a  la  fois  bijoutiei'.  connaisseur  en  ('loires,  conliseur 
étonnant  et  pirfait  nia(juii:non.  .le  ne  sais  pas  d'oii  il  tiiait  ses 
draiit'es  au  chocolat,  unis  je  n'ai  jamais  i-etrouvi'  les  |)areilles,  et 
quan'd    il   parlait   chevaux,    c'était    ii    en    perdi-e    la    tète.    >- 

I^es  avis  chairrins  du  \ieu\  l{hinoc(''ros  me  re\im-enl  ;i  l'esprit  . 
el  je  couunençais  à  compiendre  (pi  il^  na\aient  rien  d'exa^vrc'. 
Cependant  une  discussion  assez  \i\e.  cpii  sCtait  établi*'  entre  deux 
Cerfs-\'olants.  attira  ratteiilion  de.>  \oi>ins.  et  bienti'jt  la  coiiNcrsalion 
devint  ijénérale.  On  s'anima  sans  (h-passer  toutefois  les  bornes  pres- 
crites par  II  civilité.  La  controverse  fut  âpre  et  dm.!  loni:temps.  Vers 
onze  heui-es  un  (pjart.  les  (juestion^  et  int  eclaircies.  JUM'àce  aux  a|)erçus 
ingénieux  et  aux  connaissances  profon  les  des  Insectes  les  plus  savants, 
't\    fut    bien    démontrt*.   de  hem  h    n'en    pu  voir  doulei'  : 


LKS  S0UFFHANCL:S  d'un  SCAUABKi:, 


4"  Que   le  thé   vert  ti.^ite  plus  les   nerfs  (jue   le   thé  noir; 

*2''  Que  Taniour- propre  est  le  mobile  de  la  plupart  des  actions 
■des  Animaux  ; 

3"  Que  la  eùte  de  Saint- Denis  est  a  peu  prrs  aussi  rude  à 
mouler  (|ue   celle  de   Cliehy  ; 

li°  Qu'il    fait  plus  cher  vivre  en  Angleterre   qu'en   France  ; 

5"  Qu'il   vaut  mieux  être   riche  que    pauvre  ; 

G"  Que  l'amitié  est  un  sentiment   moins   vif  que   l'amour. 

Cette  dernière  question  fut  abandonnée  comme  trop  ardue,  à  la 
réclamation  des  Éphémères  de  la  compai^nie.  Un  Bernard-l'Ermite 
la  nota  sur  son  calepin,  pour  la  méditer  à  loisir  dans  le  silence 
de   la  retraite. 

Je  pris   le   Hanneton   par  le  coude. 

«  Est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  moyen,  lui  dis-je,  dans  tout  ce 
grand  jai'din.  de  trouver  un  endroit  où  l'on  voulut  bien  causer  sans 
prétention  de  quelque  chose  d'intéressant  ? 

—  Si  fait,  répondit-il  en  se  grattant  la  tète  d'un  air  embar- 
rassé.  Suivez-moi  :  nous  allons  vous  chercher  cela.   » 

Nous  nous  envolâmes  bien  loin  dans  la  nuit  sombre.  Le  Han- 
neton faisait  beaucoup  de  circuits,  et  je  voyais  qu'il  ne  savait  trop 
par  où  se  diriger. 

(i  Je  ne  vous  oITre  pas,  disait-il,  de  vous  mener  lii-bas  dans 
ce  marais  désert  où  l'on  vit  ièolé  comme  des  Rats  d'eau.  Nous 
aurons  plus  de  chance  de  nous  amuser  en  passant  la  rivière.  H  y  a 
sur  l'autre  rive  des  lis  où  je  puis  vous  introduire.  C'est  là  vraiment 
qu'existe  le  savoir-vivre.  On  ne  médit  pas  les  uns  des  autres,  parce 
({u'il  faudrait  insérer  dans  de  vilaines  phrases  des  noms  (pi'on  res- 
pecte. Ceux  qui  n'ont  pas  de  bienveillance  feignent  obligeamment 
d'en  avoir,  parce  (juil  ne  serait  pas  digne  d'eux  de  parler  autre- 
ment. 

—  Vous  me  faites  une  peinture  fort  attrayante.  Mais  a-t-on  de 
la  gaieté  dans  ce  monde-là? 

—  Dans  le  pays  des  lis,  on  est  plus  triste  quailkuis,  pour  des 
raisons  qu'il  serait  trop  long  de  vous   donner. 

—  Diable  !    ce  n'est   pas    mon  compte.   » 

Je  commençais  à  m'ennuyer  dû  Hanneton  et  de  ces  voyageai 
inutiles.  Je  profitai  de  l'obscurité  de  la  nuit  pour  planter  là  mon 
guide  au    détour  d'une   allée.    Cne   bonne    étoile   qui    brillait   au  ciel 


244  LKS  SOUFFRANCES   D'UN    SCAHAHKK. 

iiio  (lirii^va  l'oinmc  |>:ii'  li;is;ir.l  ;m  li'oisiciiu»  (Mii.m*  d'iiiu'  l'osc  (iv- 
iniÎMV.  ot  j"\  trouvai  (Miliii  ce  (|U('  je  cluM'cliais  depuis  si  l()ii_i,^lou»j)s  : 
une  lionnrle  lainille  de  IVMis  ;i  lion  Diiui  rialilic  dans  uu  local 
sini()I('  et  foniiUM  le  ;  de  litnues  .iîcmis  dliiseeles  sans  uioi'uuc  ayant 
leiivie  lie  se  diviMlii'  deeeiuineul  et  sans  elalai^e.  La  conversation  lut 
animée  j)ar  une  i;aiete  cordiale,  après  (|uoi  nous  inani::eàines  un  |)elit 
soup*'r  dont  la  lionne  liunieui'  lit  les  frais,  .le  pris  place  (Mitre  deux 
jeunes  In'itesses  (|ui  axaient  Id'il  excille.  lOreille  Une.  de  liiitelli- 
irence.    de  la   trràce  et   le  rii'c  it   la    houclie. 

Iii   le  Scaralu'e    se    tut   et    remonta    sur  sa   feuille  de  piv^)ine. 

-  \otre  récit  ne  |ieul  pas  linir  lit.  monsieu!'  ]o  Scaralu-e.  lui 
dit    le    llil.ou. 

—  ('/est  vrai,  monsieui"  le  lMulost)plio.  reprit  llnsccte.  j'oubliais 
la  lin  de  mon  histoire.  Depuis  l'iioureux  jour  oii  je  me  S('pai'ai  du 
Hanneton,  il  ne  mariixa  |)lus  (ju'iiuo  seule  fois  daNoir  un  i;rand 
mal  de  nerfs.  Cela  me  j)iit  un  matin  (|U(*  le  \enl  déjjosa  clie/.  moi 
ime  feuille  V(»lante  ii  mon  adicsse.  sur  lai|uelle  étaient  ('crils  ces 
mots  :  (i  Un  tel  jour.  ;i  telle  heure,  vous  vous  rendrez  dans  un 
chardon,  en  vous  aiïuhlant  militaii'ement,  pour  monter  la  i^arde  au 
pî)Ste  (jui  vous  sera  dési.:L:iU'.  "  H  fallait  olu'ir  sous  j)eine  d'être  mis 
en  prison.  Je  me  déifuisai  en  liète  .i^uerrière.  moi  qui  suis  |)acirKjue 
par  état,  pour  me  joindre  à  dautics  Hèles  aussi  paisibles  que  moi, 
mais  qui  singeaient  les  Frelons  i:uerro\eurs.  sous  prétexte  de  sauver 
la  patrie.  le.s  jours  oii  la  j)atrie  ne  courait  aucun  ris(pie.  Des  Calan- 
dres à  collets  roui^es.  Insectes  peu  guerriers,  qui  vivent  les  uns  dans 
les  tonnes  de  pruneaux,  les  autres  dans  les  meubles  ou  les  chantiers 
de  bois,  avaient  «piitt»'  lems  retraites  j)0Ui'  s'assembler  dans  un  ti'ou 
malsain.  Leui'  innocent  délassement  consistait  à  se  croire  des  héros 
fKMidant  vini.'t-<iuati'e  heiues .  puis  ils  retournaient  à  leurs  tonneaux 
ou  ij  leurs  chantiers,  .b'  ne  vous  répéterai  point  les  la/./is  (jui  se 
débitaient  dans  cet  endroit.  Apres  un  joui'  et  une  nuit  dagacements 
et  d  inijjatience.  je  quittai  enfin  les  Chaiançons  a  collets  rouges.  Je 
fus  rendu  à  la  liberté  avec  un  rhume  el  un  m;d  de  dénis  (|ui 
m'avaient  adinirablement  pri-paie  a  l;i  \ictoiie.  Je  me  |)longeai  dans 
je  sein  d'un  pavot,  où  javalai.ii  longs  traits  roj)ium  de  la  mélan- 
colie. Le  sommeil  me  remit  mi  |)eu  de  mes  enmiis.  et  je  songeais 
à  reprendre  mon  vol  à  travers  le  jardin,  lorsque  la  voix  dune  !*ie 
voleuse  me  fit   tressaillir.   Un  bec  de   fer  me  saisit  par   le    milieu    du 


LKS    SOUFFK.VNCKS    D'UN   SC  VK.VHI':!-. 


2kl 


corps.   Ln  Pio  élait  une  vieille  colieelioiiniste,   et.   (Ii>    plus,  une  sor- 
cièi'e.    Elle  s'écria  en  nie  rei<ai'c!;uU  : 

((    Pai-,li(Mi  !    \()ii;i    un    petit    Sciiraitée   (pie    je    V('u\    donner    ;i    ma 


r. 


""®r"1.5*«a::)Tp-,^, 


Leur  innocent  délassement  consistait  à  se  croire  des  héros 
pendant  vingt-quatre  lieures. 

filleule.  Je  le  poserai  au  milieu  d'une  feuille  de  pivoine,  et  ce  sera 
un  joli  bijou  sur  le  cou  blanc  d'une  Colombe.  Avec  quelques  paroles 
sacramentelles,  nous  en  ferons  un  talisman  qui  préservera  de  l'en- 
gouement et  du  ridicule  des   modes. 

—  Et  comment    vous  êtes-vous  tiré  de  ce  mauvais  pas?  dit    le 
Hibou   en   riant. 


■2l^^3  LKS   S0LFF1\A.\CI'.S    DUiN    SCAHABKE. 

—  Vous  savtv.  (|iic  MOUS  aulics  Sciualu'cs  nous  avons  m-u  du 
Cit'l  la  liU'ulU'  |>i'(>ciouso  de  faire  s(Mid»lanl  dèli'c  nioils.  Quand  le 
daniriM'  approrhc.  nous  lUMiIrons  nos  |)all(S  c\  nos  anlennos  ;  nous 
nous  laissons  clioii'  sui'  \c  dos.  cl  nous  icstons  sourds  v\  iuinioltilos, 
nous  liant  ;i  la  solidité  do  nos  l'caillcs.  Je  jouai  mon  jeu  selon  mes 
instincts,  et  je  ne  bougeai  jjIus.  La  Pie  sorcière  exécuta  ce  (ju'elle 
MMiait  di>  diie.  Je  me  laissai  poser  sur  la  leuille  de  pivoine  el  attacher 
au  cou  de  la  (lolombe  Violette.  Ce  cou  t'Iait  blanc  et  i>:racieusement 
ari'ondi  ;  }c  m\  trouve  bien,  et  je  n'en  li()Ui;e  |)lus.  Jentends  les  petits 
propos  (le  Violette.  Klle  est  sai:e.  belle  et  douce.  Je  me  suis  pris 
(raniilié   pour  elle,    el  ji'   ci'ois  que  je   lui   poi'te  bonheur. 

—  Mais,  monsieur  le  Scarabée,  il  y  a  un  endroit  de  Aolre  récit 
qui  est  demeuré  obscur  dans  ma  pensée.  Vous  avez  inlerr()mj)u  le  111  de 
riiistoire  au  passaiçe  le  plus  intéressant.  Vous  n'êtes  point  arrivé  à  votre 
àire  sans  avoir  eu  quelque  amourette,  et  je  soupçonne  votre  cœur  de 
sY'tre  éveillé  auprès  de  ces  jeunes  hôtesses  qui  avaient  l'oreille  fine  et  le 
rire  à  la  bouche.  Contentez  un  peu  ma  curiosité.  » 

Le  Scarabée  vert  regarda  le  Hibou  philosophe  d'un  air  narquois;  il 
lui  montra  les  cornes  avec  ses  antennes,  et  grimpa  sur  sa  feuille  de 
pivoine  à  reculons;  jniis  il  rentra  ses  pattes,  et  fit  le  mort  obstinément, 
.sans  vouloir  en  dire  plus  lf)ng.  Le  Hibou  chaussa  ses  lunettes  pour 
exanu'ner  llnsecte  de  plus  près.  H  leconnut  que  c'était  une  émeiaude 
montée  sur  une  feuille  d'or  émaillé.  Le  .soleil  commençait  à  paraître. 
Une  envie  de  dormir  irrésistible  s'empara  de  l'Oiseau  nocturne  ;  il 
enfonça  son  bonnet  de  jour  sur  ses  yeux ,  et  s'endormit.  A  son  réveil, 
il  crut  avoir  rêvé  ce  que  le  Scarabée  lui  avait  dit  ;  et  en  rendant 
Tépingle  à  Violette,  il  lui  conta  Thistoire  du  bijou  transformé  connue  si 
elle  eût  été  de  sa  composition. 

Paul   de   .Ml.sskt. 


I 


UN     RENARD 


PRIS     AU     PIÈGE 


W  ~^  .    "     '^'^J     LTTE  a 


necdote  a  été  (rouvée  dans  les  papiers  d'un 


Oranii-Outani» .  membre  de  plusieurs  Académies. 


((  Non!  décidémenl  mml  m'éeriai-je,  il  ne 
'\  seia  pas  dit  que  j'aie  pris  pour  héros  de  ma  fan- 
^Ji^^lC^ES^â  ttusie  un  Animal  que  je  méprise  et  (pie  je  déteste, 
une  Bêle  lâche  et  vorace  dont  le  nom  est  devenu  synonyme  d'astuce  et 
de  f()uii)eiie,  un  Renard,  enfin!  '>  - 

—  Vous  avez  tort.  interronq:>it  alors  quelqu'un  dont  j'avais  coiiiplé- 
tenient  oublié  la  présence. 

Il  faut  vous  dire  que  mes  heures  de  solitude  recèlent  un  ètie  fainéant, 
d'une  espèce  qui  n'a  jamais  été  décrite  par  aucun  naturaliste,  peu  occupé 
à  mon  service,  et  qui,  dans  ce  moment-là,  pour  faire  quelque  chose, 
faisait  semblant  de  reineltre  à  un  niveau  encore  plus  exact  les  livres 
symétriquement  rangés  de  ma  bii)liothèque. 

La  i)ostérité  s'étonnera  peut-être  d'apprendre  que  j'avais  une  biblio- 
thèque, mais  elle  aura  d'ailleurs  à  s'étonner  de  tant  de  choses,  que 
j'espère  qu'elle  ne  s'occupera  de  cela  (pi'h  ses  moments  perdus,  s'il  lui 
en  reste. 

L'être  qui  m'interpellait  ainsi  se  serait  peut-être  appelé  autrefois  un 
génie  familier;  mais  par  le  temps  qui  court,   bien  que  les  génies  ne 


Î18 


UN    RENAUD    PRIS   AU    PIEGE. 


soiont  i)as  laros.   ils  n'ont  garde  (rè(re  familiers,  et  nous  chereherons 
un  aulre  nom  à  celui-ci.  si  vous  voulez  bien  le  permettre. 
Il  Ma   foi  !  vous  avez  tort.  ré|H'(a-l-il. 


l^j- 


—  Comment  !  re|)ris-)e  avec  indignation,  Tamour  du  paradoxe,  qu'on 
vous  a  si  souvent  reproché,  vous  enti'ainerait-il  jusqu'à  défendre  cette 
race  maudite  et  corrompue?  Ne  comprenez-vous  pas  ma  lépugnance, 
ne  partagez-vous  j)as  mon  antipathie? 

—  Je  crois,  voyez-vous,  dit  Breloque  (appelons-le  Breloque),  en 
saccoudant  sur  la  table  avec  un  certain  air  doctoral  qui  ne  lui  allait  pas 
njal .  que  les  mauvaises  réputations  s'usurpent  comme  les  bonnes ,  et 
que  l'espèce  dont  il  est  question,  pu  du  moins  un  exemplaire  de  cette 
espèce,  avec  lequel  j'ai  été  intimement  lié,  est  victime  d'une  erreur  de 
ce  genre. 

—  Alors,  dis-je,  c'est  donc  d'après  votre  propre  expérience  que 
vous  parlez? 

—  Comme  vous  dites,  monsieur,  et  si  je  ne  craignais  de  vous  faire 
perdre  un  temps  précieux,  j'essayerais  de  vous  raconter  simplement 
comment  la  chose  arriva. 

—  Je  veux  bien  ;  mais  qu'en  résullci;i-i-il  ? 

—  1!  n'en  résultera  rien. 

—  A  la  bonne  heure!  Prenez  ce  fauteuil .  cl.  >i  je  inVndors  lu-ndanl 
votre  récit,  ne  vfjus  intcrrouqjcz  pas.  je  vous  en  |)rie,  cela  nie  réveil- 
lerait. » 

Après  avoir  pris  du  tnb::c  djns  ma  tabalicic.  Breloque  commença 


UN    RENARD   PRIS   AU   PIEGE. 


249 


«  Vous  n'ignorez  pas.  monsieur,  que,  malgré  l'affection  qui  m'at- 
tache à  votre  personne,  je  ne  me  suis  pas  soumis  à  un  esclavage  qui 
nous  gênerait  tous  les  deux,  et  que  j'ai  mes  heures  de  loisir,  où  je 
puis  penser  à  toutes  sortes,  de  choses,  comme  vous  avez  les  vôtres 
oii  vous  pouvez  ne  penser  à  rien.  Or,  j'ai  bien  des  manières  de  passer 
mon  temps.  Avez-vous  quelquefois    péché  à  la  ligne? 

—  Oui,  répondis-je.  C'est-à-dire  que  je  suis  allé  souvent,  dans  un 
costume  approprié  à  la  circonstance,  m'asseoir  au  bord  de  l'eau  depuis 
le  lever  du  soleil  jusqu'au  soir.  J'avais  une  ligne  superbe  montée  en 
argent  avec  le  luxe  d'une  arme  orientale  ;  seulement  elle  était  plus 
innocente.  Hélas!  j'ai  passé  là  de  douces  heures,  et  j'y  ai  fait  de  bien 
mauvais  vers,  mais  je  n'y  ai  jamais  pris  de  Poisson. 


.r'~^^ 


—  Le  Poisson,  monsieur,  est  une  chose  d'imagination  qui  n'a  aucun 
rapport  avec  le  bonheur  qu'éprouve  le  véritable  pécheur  à  la  ligne.  Peu 
de  personnes  comprennent  les  charmes  de  cette  préoccupation  singulière 
qui  balance  doucement,  et  sans  la  moindre  impatience,  la  même  espé- 
rance vague,  la  même  eau  transparente,  la  même  vie  oisive,  mais  non 
désœuvrée,  pendant  des  années  sans  nombre,  car  il  n'y  a  pas  de 
raison  pour  qu'un  pécheur  à  la   ligne   meure.   » 

Je  fis  un  signe  d'assentiment. 

«  Peu  de  personnes  comprennent  cela  pourtant,  reprit-il,  car,  sur 

32 


250 


UN    RENARD  PRIS  AU    PlÉGE. 


une  iiuiltiliulo  lie  i;ons  (]ui  se  livrenl  ;i  cvl  excM'citv.  il  y  on  a  un  grand 
nombre  qui  lionnent  une  lii^no  connue  ils  tiintlraient  autre  chose,  et 
qui  ne  pensent  pas  plus  à  ce  cpiils  l'ont  (jue  sil  s  agissait  d'un  livre  ou 
d  un  tableau.  Os  gens-là,  monsieur,  gâtent  les  plus  belles  choses,  et 
reniai-quez  qu'ils  se  sont  liorriblenienl  inul(i|)li('s  depuis  qnehpie  temps. 


v^M'^ 


—  C'est  vrai,  »  répondis-je. 

Breloque  n'était  pas  accoutumé  a  me  voir  entrer  aussi  conq)k'tement 
dans  ses  idées.  Il  en  fut  flatté. 

«  Monsieur,  dit-il  avec  un  son  de  voix  où  perçait  le  contente- 
ment de  soi-même,  j'ai  réfléchi  sur  bien  des  choses,  quoique  je  n'en 
aie  pas  l'air  ;  il  ne  me  serait  pas  malaisé  d'acquérir  une  grande 
réputation,  si  j'écrivais  toutes  les  idées  saugrenues  qui  me  passent 
par   la  tète,  et  celle-là  ne   serait   pas  usurpée. 

—  A  propos  de  réputation  usurpée,  voyons  donc  l'iiistoire  de 
votre  Renard.  Vous  abusez  de  la  permission  que  je  vous  ai  donnée 
de  m'ennuyer  avec  celle-là.  pom-  m  ennuyer  avec  une  autre;  cela 
n'est   pas  loyal. 

—  .Tout  ceci,  nionsieur,  n'est  (ju'un  détour  fort  subtil  (jui  va  nous 
reconduire  à  l'endroit  d'où  nous  sommes  partis.  Je  suis  maintenant 
Umi  à  vous,  et  je  ne  me  permettrai  plus  de  vous  adresser  qu'une 
seule  question.  Que  dites-vous  de  la  chasse  aux  l'apillons? 


UN   RENARD  PRIS  AU    PIÉGE. 


Î51 


—  Mais,  malheureux!  vous  parlerez  donc  de  tous  les  Animaux 
qui  peuplent  la  terre  et  les  mers,  excepté  de  celui  qui  m'occupe? 
Vous  oubliez  son  horrible  caractère;  vous  ne  le  devinez  pas,  le 
traître ,  sous  le  masque  hypocrite  qui  le  cache ,  séducteur  de  pauvres 
Poulettes,  dupeur  de  sots  Corbeaux,  étourdisseur  de  Dindons,  cro- 
queur  de  Pigeons  écervelés;  il  épie  une  victime,  il  la  lui  faut,  il 
l'attend.  Vous  lui  faites  perdre  son  temps,  à  cette  Bête,'  et  à  moi 
aussi. 

—  Que  de  calomnies!   reprit-il  d'un  air  résigné;  enfin,  j'espère 


UN    RENARD    PRIS    AU    PIEGE. 


le   ven.fi:er    de   tous   ses   ennemis,    en  vous   prouvant   qu'un   Renard 

peut  ètco  aussi  i,MU(ho.  aussi  slupide,  aussi  absurde  qu'on  doit  le 
désirer,  quand  laniour  s'en  niele.  Pour  lo  momont,  j'avais  l'honneur 
<lo  vous  demander  votre  opinion  relativement  à  la  chasse  aux  Papil- 
lons.  J'y  l'ovions.  » 

Je  lis  un  ijesle  d'impatience  auquel  il  répondit  par  un  geste  sup- 
pliant qui  me  désarma.  D'ailleurs,  qui  ne  se  laisserait  pas  séduire 
aux  prostiires  dune  chasse  aux  Papillons?  Ce  n'est  pas  moi.  J'eus 
l'imprudence  de  le  lui  laisser  voir. 

Breloque,  satisfait,  prit  une  seconde  lois  du  tabac,  et  se  coucha  à 
demi  dans  son  fauteuil. 

"  Je  suis  heureux,  monsieur,  dit-il  avec  expansion,  de  vous  voir 
épris  des  plaisirs  vraiment  dignes,  vraiment  parliiits  de  ce  monde. 
Connaissez- vous  un  être  jjIus  heureux  et  en  même  temps  plus  recom- 
mandable  pour  ses  amis  et  pour  ses  concitoyens  que  celui  qu'on  ren- 
contre dès  le  matin,  haletant  et  joyeux,  battant  les  grandes  herbes  avec 
sa  freloche,  portant  à  sa  boutonnière  une  pelote  armée  de  longues 
épingles  pour  piquer  adroitement,  et  sans  lui  causer  la  moindre  dou- 
leur (car  il  ne  s'en  est  jamais  plaint),  l'insecte  ailé  que  le  zéphyr 
emporte?  Pour  moi,  je  n'en  connais  pas  qui  m'inspire  une  confiance 
plus  entière,  avec  lequel  j'aimasse  mieux  passer  ma  vie,  qui  me  soit 
plus  sympathique  en  tous  points,  en  un  mot  que  j'estime  davantage. 
Mais  nous  n'en  sommes  pas  là-dessus,  et  je  trouve  que  nous  nous 
écartons  beaucoup  de  notre  sujet. 

—  Il  me  le  semble  comme  à  vous,   au  moins. 

—  J'y  rentre.  Or,  pour  ne  plus  parler  du  chasseur  en  général, 
puisque  décidément  cela  vous  fait  de  la  peine,  je  me  permettrai,  en 
toute  modestie,  de  vous  entretenir  de  moi  en  particulier.  Un  jour  que 
j'étais  emporté  par  l'ardeur  de  la  chasse,  car  ce  n'est  pas  ici  comme 
à  la  pêche  à  la  ligne,  dont  nous  parlions   il   n'y  a  qu'un  instant...  » 

Je  me  soulevai  pour   m'en   aller,    il   me    lit    rasseoir  doucement. 

«  Ne  vous  impatientez  pas,  la  pêche  ne  rentre  ici  que  pour  une 
simple  comparaison,  ou  plutôt  pour  vous  faire  remarquer  une  différence. 
La  pêche  demande  l'immobilité  la  plus  parfaite,  tandis  que  la  chasse, 
au  contraire,  exige  la  plus  grande  activité.  Il  est  dangereux  de  s'ar- 
rêter, on  peut  attraper  un  refroidissement. 

—  On  ne  peut  même  attraper  que  cela,  munnurai-je  avec  beau- 
coup d'humeur. 


UN   RENARD   PRIS   AU   PIEGE.  253 


—  Comme  je  ne  pense  pas,  continiia-t-il,  (pie  vous  attachiez  la 
moindre  prétention  au  mot  cpie  vous  venez  de  dire,  et  qui  n'est  pas 
neuf,  je  ne  m'interromprai  pas  davanlat^e.  Un  jour  donc  que  je  m'étais 
laissé  entraîner  à  la  poursuite  d'un  merveilleux  Apollon,  dans  les  mon- 
tagnes de  la  Franche-Comté,  je  m'arrêtai  hors  d'haleine  dans  une  petite 
clairière  où  il  m'avait  conduit.  Je  pensais  qu'il  [)roriterait  de  ce  moment 
jKjur  m'échappcr  tout  ii  fait;  mais,  soit  insolence  et  raillerie,  soit  qu'il 
fut  fatigué  aussi  du  chemin  qu'il  m'avait  fait  faire,  il  se  posa  sur  une 
plante  longue  et  flexible  qui  s'inclinait  sous  son  poids,  et  là,  sembla 
m'attendre  et  me  narguer.  Je  réunis  avec  indignation  les  forces  qui  me 
restaient,  et  je  m'apprêtai  à  le  surprendre.  J'arrivais  à  pas  de  loup, 
l'œil  fixe,  le  jarret  tendu,  dans  une  attitude  aussi  incommode  que  dis- 
gracieuse, mais  le  cœur  rempli  d'une  émotion  (pie  vous  devez  com- 
prendre, lorsqu'un  méchant  Coq,  qui  était  dans  ces  environs,  entonna 
de  sa  voix  glapissante  son  insupportable  chanson.  V Apollon  partit, 
et  je  ne  pus  pas  lui  en  vouloir,  j'étais  pi'ét  ii  en  faire  autant.  Mais 
la  perte  de  mon  beau  Papillon  me  laissait  inconsolable  ;  je  m'assis 
au  pied  d'un  arbre,  et  je  me  répandis  en  injures  contre  le  stupide 
Animal  qui  venait  de  me  ravir  le  fruit  de  tant  d'heures  pleines 
d'illusions,  et  de  tant  de  fatigues  fort  réelles.  Je  le  menaçai  de  tous 
les  genres  de  mort,  et,  dans  ma  colère,  j'allai  même,  je  l'avoue 
avec  horreur,  jusqu'à  préméditer  la  boulette  empoisonnée.  Au  moment 
où  je  me  délectais  dans  ces  préparatifs  coupables,  je  sentis  une  patte  se 
poser  sur  mon  bras,  et  je  vis  deux  yeux  très-doux  se  fixer  sur  mes 
yeux.  C'était  un  jeune  Renard,  monsieur,  de  la  plus  charmante  tour- 
nure ;  tout  son  extérieur  prévenait  d'abord  en  sa  faveur  :  on  lisait 
dans  son  regard  la  noblesse  et  la  loyauté  de  soh  caractère,  et  quoique 
prévenu  alors,  comme  vous  l'êtes  encore  vous-même,  contre  cette 
espèce  infortunée,  je  ne  pus  m'empêcher  de  me  sentir  tout  à  fait 
porté  d'affection  pour  celui  qui  était  auprès  de  moi. 

<i  Ce  sensible  Animal  avait  entendu  les  menaces  que  j'avais  adres- 
sées au  Coq,    dans  la  soif  de  vengeance  dont  j'étais  possédé. 

'(  —  Ne  faites  pas  cela ,  monsieur,  »  me  dit-il  avec  un  son  de  voix 
si  triste,  que  j'en  fus  ému  jusqu'aux  larmes  ;  «  elle  en  mourrait  de 
«  chagrin.  »   Je  ne  couqDrenais  pas  parfaitement. 

«  —  Qui,  elle?  hasardai-je. 

«  —  Cocotte,  »  me  répondit-il  avec  une  douce  simplicité. 

((  Je  n'étais  pas  beaucoup  plus  avancé.  Pourtant  j'entrevoyais  une 


•2b'.i  L"N    HK.NAIin    PUIS    AU    PIKC.K. 

liistoiiv  iramoui'.  c\  j(>  les  ai  toujoui's  passioniiéinonl  aimées.    El  vous? 

—  Cela  ile|)en(l  des  eireonslanees.  dis -je  en  secouant  la  tète. 

— ■  Oli!  alors  si  eela  dé|)end  de  (juehjue  chose,  diles  IVanelieiHenl  que 
vous  lie  les  aimez  pas.  Il  laudi'a  cependant  vous  résif;ner  à  entendre 
celle-ci  ou   ;i  dii'c   poiii(pioi. 

—  .le  dirais  (oui  de  suite  pourquoi,  si  je  ne  craignais  pas  de  vous 
liuniilier  ;  mais  jaime  mieux  j)rentli'e  mon  parti  bravement  et  écouter 
voire   hisloii»'.    On    ne   meuri    |)as   (renniii. 

—  delà,  cest  un  bruit  qu'on  répand,  mais  il  ne  faut  pas  s'y 
lier.  Je  connais  des  juens  qui  en  ont  éU'  bien  près.  Te  reviens  à 
mon  llenai'd.  k  —  ."Monsieur,  l'cpris-je.  vous  me  semble/,  malheureux, 
«  et  vous  m'intéiessez  vivement.  Si  je  j)ouvais  vous  servir,  croyez  que 
M  je  vous  serais  fort  oblii^^é  d'user  de  moi  comme  d'un  ami  véritable.  » 
Touche  par  ces   oITi'es  cordiales,    il  saisit  ma    main. 

"  —  .le  vous  remercie,  me  dit-il  ;  mon  cha.grin  est  du  nombre  de 
<(  ceu\  qui  doivent  rester  sans  soulaiiement  ;  car  il  n'est  au  |)ouvoir  de 
<(  personne  de  faire  qu'elle  maime.  et  (pi'elle  n'en  aime  |)as  un  autre. 

«  —  Cocotte?  dis-je  doucement. 

«'  —  Cocotte,  ')  reprit-il  avec  un  soupir. 

(I  Le  plus  iri'and  service  cpiOn  puisse  rendre  ii  un  amoureux,  quand 
on  ne  peut  pas  lui  ôter  son  amour,  c'est  de  l'écouter  parler.  Il  n'y  a 
rien  de  plus  heureux  (pi'un  amant  malheureux  qui  conte  ses  i)eines. 
Pénétré  de  ces  vérités,  je  lui  demandai  sa  conliance,  et  je  l'obtins 
sans  difficulté. 

'(  La  confiance  est  la  ixcmiere  manie  de  l'amour. 

«  —  Monsieur,  me  dit  cet  intéressant  quadrupède,  puisque  vous 
>  êtes  assez  bon  pour  désirer  que  je  vous  raconte  quekiues-uns  des 
0  incidents  de  la  triste  vie  que  je  mène,  il  faut  nécessairement  que  je 
"  reprenne  les  choses  d "un  peu  haut  ;  car  mon  malheur  date  j)res(jiie 
"  de  ma  naissance. 

<'  Je  dois  le  jour  au  j^lus  habile  d"enlre  les  Henards.  et  je  ne  lui  dois 
«  que  cela,  aucune  de  ses  brillantes  qualités  n'ayant  pu  prospérer  eu  uioi. 
"  L'air  que  je  respirais,  tout  imprt'gné  de  malice  et  d'hypocrisie,  me 
"  pesait  et  me  révoltait.  Aussitôt  f[ue  je  nie  trouvai  livré  à  mes  inclina- 
"  tions,  jç  cherchai  la  société  des  Animaux  qui  étaient  le  plus  anti- 
"  pathiques  à  ceux  de  ma  race.  Il  me  semblait  me  venirer  ainsi  des 
«  Renards,  que  je  détestais,  et  fie  la  nature,  cpu  m'avait  ins|)iré  des 
«  goûts  si  [)eu  en  harmonie  avec  ceux  de  mes  frères.  Un  gros  Dogue, 


UiN    RENARD   PRIS   AU   PIEGE. 


255 


«  avec  lequel  je  m'étais  lié,  m'avait  appris  à  aimer  et  l\  proléi;er  les 

«  faibles  ;  et  je  passais  de  Ioniques  heures  à  écouter  ses  leçons.  La  vertu 

«  n'avait  pas  seulement  en  lui  un  admirateur  passionné,  mais  encore  un 

«  disciple  fervent  ;  et  la  première  fois  (jue  je  le  vis  mettre  sa  théorie  en 

«  pratique,  ce  fut  pour  me  sauver  la  vie.  Le  garde  champêtre  le  plus  sot 

«  qui  soit  dans  le  royaume  me  surprit  dans  la  vigne  de  son  maître,  un 

«  jour  que  la  chaleur  accablante  m'y  avait  fait  chercher  un  abri  et  un 

((  raisin.  Je  fus  ignominieusement  arrêté  et  conduit  devant  le  proprié- 


^-^-P 


«  taire,  revêtu  d'une  haute  dignité  municipale  et  dont  l'attitude  redoi: 
«  table  n'était  pas  faite  pour  calmer  mon  appréhension. 


2:.G 


UN    RKNARD   PRIS   AU    PIEGE. 


«  Ceiiendanl,  iiionsiour,  cet  être  lorl  et  siipei-be  était  en  même  temps 
('  le  meilleur  des  Animaux;  il  me  pardonna,  m'admit  à  sa  table,  et 
«  me  nourrit  des  levons  de  sa.^esse  et  de  morale,  qu'il  avait  puisées 
<(  dans  les  plus  i,Tands  auteurs,  indépendamment  d'autres  aliments  qu'il 
«  se  plaisait  à  me  fournir  avec  abondance. 

«  Je  lui  dois  tout,  monsieur,  la  sensibilité  de  mon  cœur,  la  culture 
«  de  mon  esprit  et  jusfju'au  bonheur  de  [)Ouvoir  converser  aujourd'hui 
'(  avec  vous.  Hélas  !  je  n'avais  pas  encore  tF'ouvé  jusqu'ici  qu'il  eût  acquis 
«  des  droits  à  ma  reconnaissance  en  me  laissant  la  vie.  Mais  passons. 
((  Une  foule  de  chaiixins  et  de  d('boires.  sur  lesquels  je  ne  m'appesan- 
n  tirai  pas,  car  ils  ne  seraient  poiii-  vous  daucini  intérêt,  ont  marqué 
«  chaque  époque  de  mon  existence,  juscju'au  jour  fatal  et  charmant  où, 
«  comme  Roméo,  je  donnai  tout  mon  aniour  à  une  créature  de  laquelle 
<(  la  haine  qui  divisait  nos  deux  familles  semblait  m'avoir  séparé  pour 
«(jamais.  Mais,   moins  heureux  que  lui.  jf  ik'  fus  pas  aimé!   » 


UN    RENARD   PRIS   AU   PIEGE.  257 

«  Je  l'interrompis  avec  surprise. 

((  —  Quelle  est  donc,  m'écriai-je,  la  beauté  assez  insensible  pour  ne 
pas  répondre  à  tant  d'amour?  Quel  est  le  héros  idéal  et  vainqueur  qui 
a  pu  vous  être  préféré  ?  car,  vous  l'avez  dit,  Cocotte  en  aime  un  autre. 

«  —  Cette  beauté,  monsieur,  reprit-il  d'un  air  humilié,  c'est  une 
Poule,  et  mon  rival  est  un  Coq. 

«  Je  demeurai  confondu. 

((  —  ^lonsieur,  lui  dis-je  avec  autant  de  calme  que  cela  me  fut  pos- 
sible, ne  croyez  pas  qu'une  inimitié  récente  et  personnelle  répande 
la  moindre  influence  sur  mon  opinion  à  l'égard  de  cet  Animal.  Je 
me  crois  au-dessus  de  cela.  Mais  toute  ma  vie  j'ai  professé  un  si 
souverain  mépris  pour  les  individus  de  cette  espèce,  que  je  n'avais 
pas  besoin  de  la  sympathie  bien  naturelle  qu'éveille  en  moi  le  récit 
de  vos  malheurs  pour  maudire  l'attachement  que  Cocotte  porte  à 
celui-ci.  En  effet,  quoi  de  plus  sottement  prétentieux  et  de  plus  pré- 
tentieusement ridicule  qu'un  Coq?  quoi  de  plus  égoïste  et  de  plus 
occupé  de  soi-même  ?  quoi  de  plus  trivial  et  de  plus  bas  ?  et  comme 
il  porte  bien  tous  ces  caractères-lk  dans  l'expression  de  sa  stupide 
beauté!  Le  Coq  est  certainement  ce  que  je  connais  de  plus  laid,  à 
force  d'être  absurde. 

<(  —  Il  y  a  bien  des  Poules  qui  ne  sont  pas  de  votre  avis,  monsieur, 
dit  mon  jeune  ami  en  soupirant  ;  et  l'amour  de  Cocotte  est  une  triste 
preuve  de  la  supériorité  que  donne  un  physique  avantageux,  rehaussé 
d'une  grande  assurance.  Pendant  un  temps ,  trompé  par  le  peu  d'expé- 
rience que  j'ai  des  choses  de  la  vie  et  par  l'excès  de  mon  amour,  j'avais 
espéré  que  ce  dévouement  profond  et  sans  bornes  serait  compris  tôt  ow 
tard  par  celle  qui  l'inspire;  que  du  moins  on  me  tiendrait  compte  de  la 
victoire  qu'une  passion  insensée  m'a  fait  remporter  sur  mes  premiers 
penchants;  car,  vous  le  savez,  monsieur,  je  n'étais  pas  né  pour  une 
pareille  affection  ;  et  quoique  l'éducation  eût  déjà  bien  modifié  mes 
instincts,  j'avais  peut-être  eu  quelque  mérite  à  spiritualiser  un  atta- 
chement qui  se  traduit  ordinairement,  du  Renard  à  la  Poule,  d'une 
façon  extrêmement  matérielle.  Mais  l'amour  heureux  est  impitoyable; 
et  Cocotte  me  voit  souffrir  sans  remords  et  presque  sans  s'en  aperce- 
voir. Mon  rival  jouit  de  mes  peines  ;  car,  au  jeu  de  la  fatuité  et  de  l'in- 
solence, il  est  de  première  force.  Mes  amis  indignés  me  méprisent  et 
m'abandonnent  :  je  suis  seul  sur  la  terre  ;  mon  protecteur  a  Uni  ses 
jours  dans  une  retraite  honorable  ;  et  je  prendrais  la  vie  en  horreur. 


258  IJN    RENARD    PRIS   AL'    PIEGE. 


,.  si  cette  (olie.  qui  absorbe  toutes  mes  pensées,  ne  l'entourait  pa^ 
u  eniore.  inal.uré  le  tourment  qu'elle  nie  cause,  d'un  certain  et  inex- 
«  priniable  charme. 

((  Je  vis  pour  voir  celle  que  j'aime,  et  il  faut  que  je  la  voie  pour 
«  vivre  :  c'est  un  cercle  vicieux  dans  lequel  je  tourne  comme  un  malheu- 
«  reux  écureuil  dans  sa  ca.e:e  ;  sans  espoir  et  sans  volonté  de  sortir  jamais 
«  de  ma  prison,  je  rôde  autour  de  celle  qui  dérobe  Cocotte  à  l'appétit 
«  féroce  de  mes  semblables,  et  à  l'attachement  le  plus  passionné  et  le 
«  plus  respectueux  qui  ait  jamais  été  ressenti  ici-bas.  Je  sens  que  je 
«  dois  porter  jusqu'à  la  fin  de  mes  ans  le  poids  de  ma  chaîne ,  et  je  ne 
«  men  plaindrais  pas,  s'il  m'était  permis  de  penser  qu'avant  le  terme  de 
«  ma  vie  et  de  mes  douleurs  je  pourrai  prouver  à  cette  créature  adorable 
.(  que  j'étais  digne  de  sa  tendresse,  ou  du  moins  de  sa  pitié  ! 

u  Vous  êtes  si  rempli  d'indulgence,  monsieur,  que  les  circonstances 

M  toutes  naturelles  qui  ont  réuni  nos  deux  existences  ne  vous  seront 

peut-être  pas  tout  à  fait  indifférentes. 

f(  Il  faut  donc,  si  vous  le  permettez,  que  je  vous  fasse  assister  à 

((  un  sanglant  conciliabule  qui  eut  lieu  l'été  dernier,  et  où  le  respect 

<c  dû  à  la  mémoire  de  mon  père  me  fit  seul  admettre;  car,  je  vous 

('.  Tai  déjà  dit.  mon  goût  pour  la  vie  contcnqjlative  et  mon  éducation 

<t  excentrique  et  humanitaire  m'avaient  toujours  valu,  de  la  part  de 

«  mes  proches,  les  coups  de  patte  et  les  sarcasmes  les  plus  amers.  D'aiU 

((  leurs,  l'assistance  que  j'aurais  pu  prêter  dans  une  échauiïourée  du 

(  genre  de  celle  dont  il  était  question  était  une  chose  qui  paraissait 

généralement  douteuse. 

«  Il  s'agissait  simplement  de  surprendre,  pendant  l'absence  du 
maître  et  de  ses  Chiens,  la  basse-cour  de  cette  ferme  que  vous  voyez 
ici  près,  et  d'y  acconqjlir  un  massacre  dont  les  seuls  préparatifs  vous 
eussent  fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tête.  —  Pardon,  dit-il  en 
((  s'mterrompant,  je  ne  remarquais  jjas  que  vous  portiez  perruque. 
«  Malgré  la  douceur  de  mon  caractère,  je  me  prêtai  d'assez  bonne 
grâce  à  ce  qu'on  exigeait  de  moi  :  peut-être  même,  car  un  sot  orgueil 
>introduit  dans  tous  les  sentiments  humains,  ne  fus-je  pas  fâché  de 
IMOUver  à  mes  amis,  dans  cette  occasion  dangereuse,  que,  tout  rêveur 
que  j'étais,  je  ne  manquais  pas  d'audace  (pitmd  le  moment  et  le  souper 
l'exigeaient  ;  et  puis,  je  vous  avoue  (|ue  ce  conqilot,  dont  le  souvenir 
seul  me  fait  frémir,  ne  me  sem])lait  pas  alors  aussi  odieux  qu'il  l'était 
réellement.  Cest  que  je  n'aimais  pas  encore;  et  il  n'y  a  que  ran40ur 


UN   RENARD   PRIS  AU   PIÉGE.  259 

■i  qui  rende  tout  à  fait  hon  ou  tout  à  fait  méchant.  Le  soir  venu, 
«  nous  entrâmes  triomphalement  dans  la  cour  peu  défendue  de  la  ferme, 
«  et  nous  y  vîmes,  sans  remords,  nos  victimes  futures  déjà  presque 
«  toutes  livrées  au  sommeil.  Vous  savez  que  les  Poules  se  couchent 
«  habituellement  de  fort  bonne  heure.  Une  seule  veillait  encore  :  c'était 
>  (Cocotte. 

<(  A  sa  vue,  je  ne  sais  quel  trouble  inconnu  me  saisit.  Je  crus  d'abord 
■i  être  entraîné  vers  elle  par  une  propension  naturelle ,  et  je  m'en  voulais 
«  de  retrouver  au  fond  de  mon  cœur  ce  vice  de  ma  nature,  que  l'édu- 
«  cation  avait  tant  travaillé  à  détruire  en  moi  ;  mais  bientôt  je  reconnus 
«  qu'un  tout  autre  sentiment  s'était  emparé  de  mon  être.  Je  sentis  ma 
<i  férocité   se   fondre   au   feu   de  son  regard  ;  j'admirai  sa  beauté  :  le 

<  danger  qu'elle  courait  vint  encore  exalter  mon  amour.  Que  vous 
«  dirai-je,  monsieur?  je  l'aimais,  je  le  lui  dis;  elle  écouta  mes  serments 
'(  comme  une  personne  habituée  aux  hommages  ;  et  je  me  retirai  à 
i  l'écart,  complètement  séduit,  pour  rêver  au  moyen  de  la  sauver.  Je 
«  vous  prie  de  remarquer  que  mon  amour  a  commencé  par  une  pensée 
a  qui  n'était  pas  de  l'égoïsme.  Ceci  est  assez  rare  pour  qu'on  y  fasse 
(  attention. 

((  Lorsque  je  crus  avoir  assez  réfléchi  au  parti  que  j'avais  à  prendre, 
.  je  revins  vers  ces  Renards  altérés  de  sang,  dans  la  compagnie  desquels 
'^  j'avais  le  malheur  d'être  compromis,  et  je  les  engageai  d'un  air  indiffé- 
«  rent  à  manger  quelques  œufs  à  la  coque,  afin  de  s'ouvrir  l'appétit 
'<  d'une  manière  décente,  et  ne  pas  passer  pour  des  gloutons  qui  n'ont 

<  jamais  vu  le  monde. 

(c  jMa  proposition  fut  adoptée  à  une  assez  forte  majorité,  ce  qui  me 
v<  prouva  que  les  Renards  eux-mêmes  se  laissent  facilement  prendi'e  par 
(  r amour-propre. 

<(  Pendant  ce  temps,  dévoré  d'inquiétude,  je  cherchais  en  vain  une 

<  manière  de  faire  comprendre  à  l'innocente  Poulette  dans  quel  péril  elle 
"  était  tombée.  Tout  occupée  de  voir  s'engloutir  sous  leur  dent  cruelle 
i  l'espoir  d'une  nombreuse  postérité,  elle  tendait  à  ses  bourreaux  une  tête 
'<  languissante.  J'étais  au  supplice.  Déjà  plusieurs  des  compagnes  de 
u  Cocotte  avaient  silencieusement  passé  du  sommeil  au  trépas.  Le  Coq 
<(  dormait  sur  les  deux  oreilles,  au   milieu  de  son   harem  envahi;  le 

<  moment  devenait  pressant.  La  douleur  de  celle  que  j'aimais  me  rendait 
'(  quelque  espoir  :  car  elle  l'absorbait  tout  entière  ;  mais  je  ne  pensais  pas 
1  sans  horreur  qu'un  cri  l'aurait  tuée.  Pour  comble  de  tourment,  mon 


260 


UN    RENARD   PHIS   AU    PlÉGE. 


«  tour  vint  de  faire  sentinelle  :  il  fallait  abandonner  Cocotte  au  milieu  de 

.(  ces  infâmes  bandits.  J'hésitais  ;  une  lumière  soudaine  vint  illuminer  mon 

a  inquiétude.  Je  me  précipitai  à  la  porte;  et  au  bout  d'un  moment,  par 

.  un  adroit  sauve  qui  peut,  je  jetai  l'alarme  parmi  les  Renards,  la  plu- 


Je  les  engageai  à  manger  quelques  œufs  à  la  cofiue. 


«  part  chargés  déjà  d'une  autre  proie,  et  d'ailleurs  trop  effrayés  pour 
«  songer  au  trésor  qu'ils  laissaient  derrière  eux.  Je  rentrai  dans  la  cour 
«  de  la  ferme  ;  et  ce  ne  fut  qu'après  m'être  soigneusement  assuré  du 
«  départ  de  nos  compaiïnons  (jue  j'eus  le  courage  de  quitter  Cocotte,  de 


UN    RENARD   PRIS  AU    PIEGE.  261 

me  dérober  à  sa  reconnaissance.  Le  souvenir  de  cette  première  entre- 
vue, quoique  accompagnée  de  regrets  qui  sont  presque  des  remords,  est 
un  des  seuls  charmes  qui  soient  restés  à  ma  vie.  Hélas  !  rien  dans  ce 
qui  a  suivi  cette  soirée,  où  naquit  et  se  développa  mon  amour,  n'était 
destiné  à  me  la  faire  oublier.  Je  ne  tardai  pas  à"m'apercevoir,  car  je  la 
suivais  partout  et  toujours ,  de  la  préférence  marquée  qui  était  accordée 
à  Cocotte  par  ce  sultan  criard  que  vous  connaissez ,  et  je  ne  m'aveu- 
glai pas  non  plus  sur  l'inclination  naturelle  qui  la  portait  à  lui  rendre 
(  amour  pour  amour. 

«  Ce  n'était  que  promenades  sentimentales,  que  grains  de  millet 
donnés  et  repris,  que  petites  manières  engageantes  et  que  cruautés 
étudiées;  enfin,  monsieur,  ce  manège  éternel  des  gens  qui  s'aiment, 
fort  ridiculisé  par  les  autres,  et  effectivement  bien  ridicule,  s'il  n'était 
pas  si  fort  à  envier. 

((  J'étais  si  habitué  à  être  malheureux  en  tout,  que  cette  découverte 
me  trouva  préparé.  Je  souffris  sans  me  plaindre,  et  non  sans  quelque 
espérance. 

«  Les  amants  malheureux  en  ont  toujours  un  peu,  surtout  quand  ils 
disent  qu'ils  n'en  ont  plus. 

"  Un  jour  que,  selon  ma  coutume,  je  rôdais  silencieusement  autour 
de  la  ferme,  je  fus  témoin  caché  d'une  scène  qui  rendit  mon  chagrin 
plus  inconsolable,  sans  ajouter  au  faible  espoir  que  je  m'obstinais  à 
nourrir  encore.  Je  connais  trop  bien ,  pour  mon  malheur,  les  effets  de 
l'amour  pour  supposer  que  les  mauvais  traitements  puissent  l'éteindre 
ou  même  l'affaiblir.  Quand  la  personne  est  bien  disposée,  cela  produit 
presque  invariablement  l'effet  contraire. 

«  Or,  monsieur,  cet  Animal  stupide  frappait  d'ongles  et  de  bec  ma 
bien-aimée  Cocotte,  et  moi,  j'étais  là,  courroucé  et  muet,  obligé 
de  subir  cet  affreux  spectacle.  Le  besoin  de  venger  celle  que  j'aimais 
cédait  à  la  crainte  de  la  compromettre  publiquement,  et  aussi,  il  faut 
l'avouer,  à  celle  de  voir  mon  secours  repoussé  par  l'adorable  cruelle 
que  je  serais  venu  défendre  sans  son  consentement.  Je  souffrais  plus 
qu'elle,  vous  le  comprenez,  et  ce  n'était  pas  même  sans  quelque 
amertume  que  je  lisais  dans  ses  yeux  l'expression  d'une  résignation 
absolue  et  entêtée.  J'aurais  de  bon  cœur  dévoré  ce  manant  ;  mais 
elle ,  hélas  !  dans  quelle  douleur  n'eût-elle  pas  été  plongée  ! 

«  Cette  pensée,  que  je  sacrifiais  mon  ressentiment  à  son  bonheur,  me 
rendit  la  patience  de  tout  voir  jusqu'au  bout,  et  enfin  le  courage  de 


IN    HENAIU)    Pins    \L'    IMKClE. 


m'éloi.irner   la   mort  dans  ràinc,   il  est  vrai,  mais  satisfait  d'avoir 
remporté  sur  mes  passions  la  plus  diflicile  de  toutes  les  victoires. 

((  J'avais  encore  une  hitt(>  à  soutenir  avec  nioi-nième,  cependant. 
O  Coq,  il  faut  le  diie.  navait  aucun  éi;ard  pour  l'airection  irrépro- 
chable de  sa  jeune  favorite,  et  ses  inlidélités  étaient  nombreuses. 
Cocotte  était  trop  aveuglée  pour  s'en  apercevoir,  et  mon  rôle  de  rival 
eût  (^te  (le  laverlir;  mais  je  vous  l'ai  déjà  souvent  répété,  monsieur, 
jniinais  on  oWo  jusqu'à  cette  tendresse  si  mal  payée  et  si  mal  com- 
ltiis(^.  et  je  n'aurais 'pas  voulu  concpiérir  un  amour  si  désirable,  en 
lui  enlevant  la  plus  chère  de  ses  illusions. 

'I  Ces  paroles  vous  semblent  étranges  dans  ma  bouche,  je  le  vois; 
souvent .  lorsque  je  reviens  sur  une  foule  de  sensations  trop  subtiles 
pour  être  conservées  au  fond  de  la  mémoire,  et*que,  par  conséquent, 
j'ai  dû  omettre  dans  le  récit  que  je  vous  fais,  j'hésite  aussi  à  me 
comprendre. 

u  Alors,  l'image  et  les  préceptes  de  mon  vieux  et  tendre  professeur 
se  représentent  à  moi  :  la  solitude,  la  rêverie,  l'amour  surtout,  ont 
achevé  son  ouvrage.  Je  suis  bcm,  j'en  suis  sûr,  et  je  me  crois  élevé, 
par  mes  sentiments  et  mon  intelligence,  au-dessus  de  ceux  de  mon 
espèce;  mais  évidemment,  je  suis  aussi  bien  plus  malheureux.  Parmi 
vous,  n'en  est-il  pas  toujours  ainsi? 

«  Qu'ajouterai -je  encore?  Les  incidents  d'un  amour  qui  n'est  pas 
jiHrtagé  sont  peu  variés,  et  je  suis  étonné  ([ue,  lorsqu'on  a  beaucoup 
souffert,  on  n'ait  rien  à  raconter;  c'est  un  dédommagement  [)Our  bien 
des  gens,  et  peut-être  l' éprouvera is-je.  Quoi  qu'il  en  soit,  vous  devez 
avoir  maintenant  une  idée  de  ma  triste  existence,  et  ma  seule  ambition 
était  d'être  plaint  quelque  jour  par  une  ànie  d'élite.  La  seule  fois  que 
j'aie  rencontré  Cocf)tte.  et  que  j'aie  pu  lui  parler  librement  de  mon 
amour,  si  je  j)uis  donner  le  nom  de  liberté  à  f  embarras  qui  enchaînait 
mes  mouvements  et  ma  langue,  elle  m'a  tc'moigné,  comme  je  m'y 
attendais,  un  si  profond  dédain,  elle  a  répondu  îi  mes  protestations 
et  à  mes  serments  par  un  ton  de  railletie  si  froide,  (jue  j'ai  jun'  de 
mourir  plutôt  que  de  l'importuner  davantage  du  récit  de  mon  déplo- 
rable amour.  Je  me  contente  de  veiller  sur  elle  et  sur  son  amant, 
et  d'éloigner  de  cette  maison  les  Animaux  nuisibles  et  malfaisants. 
Je  n'en  redoute  plus  qu'un,  et,  malheureusement,  celui -lii.  il  est 
partout,  et  presque  partout  il  fait  du  mal.  C'est  l'Homme. 

Maintenant,   ajouta-t-il.    permettez   que  je   me  sépare  de  vous. 


UiN    11L:NARD    puis   al    IMEGE 


2()S 


«  Voici  l'heiiie  où  le  soleil  va  se  coucher,  et  je  ne  dormirais  pas  si  je 
«  man({uais  le  moment  où  je  puis  voir  Cocotte  sauter  gi'acieusement  sur 
«  l'échelle  (pu  monte  au  poulailler.' Souvenez- vous  de  moi,  monsieur,  et 


^iKp^iP^- 


TV' 


T 


Elle  a  répondu  à  mes  protestations  et  à  mes  serments  par  un  ton  de  raillerie 
si  froide,  que  j'ai  juré  de  mourir... 


«  quand  on  vous  dira  que  les  Renards  sont  méchants,  n'oubliez  pas  que 
((  vous  avez  connu  un  Renard  sensible,  et,  par  conséquent,  malheureux.  » 

«  Est-ce  fini  ')  dis -je. 

—  Sans  doute,  reprit  Breloque,  à  moms  cependant  que  vous  n'ayez 
pris  assez  d'intérêt  \\  mes  personnages  pour  désirer  savoir  ce  qu'ils 
sont  devenus? 


204  L  N    li  i:  N  A  U  L)    P 11 1  S   Al    IM  É  G  E. 


—  (!o  nosl  jamais  l'inltMVl  qui  nio  triiido.  ivpliquai-je,  mais  j'aimo 
assez  (jue  cIkuiuo  clioso  soil  i»  sa  phuv  ;  o(  mioiix  vaul  savoir  co  (luo 
tvs  tïons-li»  font  poiii'  K*  inoiiuMil  .  ([uc  (le  riscpuM'  (l(»  les  riMicond'cr 
(|Uolt|iit'  part  ou  il<  n  aiiraicnl  cpic  lair»'.  cl  où  je  pourrais  uic  (lis|)('ns(M' 
<ralI.M-. 

—  Kli  ItiiMi,  monsieui'.  ccl  (MUUmih  (pic  r('\(piisc  raison  de  mon  joiinc 
ami  avait  appris  à  connaître,  cet  ctrc  chez  (pii  le  desonivrenuMit  et  l'or- 
iixwW  ont  civilise  la  fiM'ocité  et  la  haibaric.  cet  Homme.  puis(pril  faut 
Tapivler  par  son  mnn.  csl  \cnu  appiiciucr  ;i  rinfoiluncc  (locolle  une 
ancienne  idée  de  Poule  au  riz.  (pii  a\ail  l'ail  (|ejii  iiien  (\r>  victimes  |)ai'mi 
les  Poules  et  parmi  (ru\  (jui  les  n)ani:enl.  car  c'est  une  détestaltle  chose; 
mais  je  ne  m'en  |tlains  pas.   il  l'aul  (pie  justice  se  fasse! 

<i  Elle  a  succombé,  et  son  malheureux  amant,  attiré  par  ses  cris,  a 
paye  de  sa  vie  un  dévoueiuent  dont  on  n'a  û^uère  d'exemples  chez  nous. 
Je  n'en  connaissais  qu'un,  et  lautie  soir  on  m'a  |)rouvé.  plus  clairement 
(pie  deux  et  deux  font  quatre,  (pie  mon  héros  était  bon  ii  pendre,  ce  qui 
fait  que  j'ai  maintenant  le  c(pur  très-dur,  de  peur  (r("''tre  sensible  injus- 
tement. 

—  On  ne  saurait  prendre  trop  de  précautions.  El  le(lo(|? 

—  Tenez,  (roul(V. ;  le  voilii  (pii  chaule! 

—  Bah  !  le  nuMiie? 

—  Et  qu'importe,  mon  Dieu  I  (pie  1  individu  soil  chan.uc  si  les  sen- 
timents de  l'autre  revivent  dans  celui-lii.  si  c'(\-^t  toujours  le  hm'iiic 
é.eoïsme.  la  m('me  brutalité,  la  même  sottise? 

—  Allons  au  fond  des  choses,  mon  ami  lîreloc|ue,  lui  dis-je.  Je 
crois  que  vous  ne  lui  avez  pas  encore  pardonné  la  fuite  de  l'Apollon? 

—  Oh  î  détrompez-vous.  Je  crois  pouvoir  afTirmer  que  mon  cœur 
n'a  jamais  gardé  rancune  h  personne  en  particulier;  c'est  pour  cela  que 
j'ai  peut-être  le  droit  de  haïr  beaucoup  de  choses  en. général. 

—  N'auriez-vous  pas  pour  les  (>k|s  la  m('me  haine  de  pn'jug(';  ([ue 
j'ai.  moi.  pour  les  Henards?  Je  serais  bien  libre  de  vous  faire  un  conte 
fanlastifjiie  sur  ceux-ci.  comme  vous  m'en  avez  fait  un  sur  ceux-lii. 
Nayez-pas  peur,  je  m'en  garderai  bien;  et  d'ailleurs,  vous  ne  croiriez 
pas  plus  au  mien  que  je  ne  crois  au  v(jti'e .  parce  (pi'il  est  (h-raisonnable 
de  se  mettre  en  L^ucnf  avec  les  id(*es  reçues,  et  de  dire  th'>  absiirdité'S 
que  f>ersrjnne  n'a  jamais  ditr.'S. 

—  Je  voudrais,  repli  jua  Biei(;que  .  (pj'on  inc  (IciiioiilràL  l\ji-gence 
d  <"'lro  en  accord    parfai»   avec    tout  ce  qui   est   reçu   (l('piii>  le  déluge  et 


UN    RENAUD    l'KlS    AL    IMlKiE. 


2G5 


pcut-t'tre  auparavanl,  quand  on  fait  un  conte,  cl  de  dire  des  altsurdilés 
que  tout  le  monde  a  déjà  dile>. 

—  Nous  pourrions  disculer  cela  jusipia  demain,  et  c'est  ce  que  nous 
ne  ferons  pas  ;  mais  permettez-moi  de  penser  que  si  le  Okj  n'oiïre  pas 
le  modèle  de  toutes  les  vertus,  si  sa  délicatesse,  sa  jLçrandeur  et  sa  iiéné- 


Mon  Iktos  était  bon  ;i  pendr 


rosité  peuvent  être  mises  en  doute,  il  ne  faudrait  cependant  pas  trop 
conseiller  aux  Poules  une  confiance  absolue  dans  le  dévouement  et  la 
sensibilité  du  Renard.  Pour  moi,  je  ne  suis  pas  du  tout  convaincu,  et 
je  cherche  encore  quel  intérêt  votre  Renard  a  pu  avoir  à  se  conduire 
comme  il  l'a  fait.  Si  je  le  découvre,  je  l'aimerai  moins,  mais  je  le 
comprendrai  mieux. 

—  C'est  un  grand  malheur,  mon  ami,  croyez- le  bien,  reprit  tris- 
tement Breloque,  de  ne  jamais  voir  que  le  mauvais  côté  des  choses.  Il 

34 


260 


L  N    RENARD   PRIS    AU    PIEGE. 


m'est  souvent  venu  à  la  pensée  que  si  l'adorateur  de  Cocotte  avait  réussi 
à  s'en  fiiire  aimer,  le  premier  usage  qu'il  aurait  fiiit  de  son  autorité,  eut 
été  de  la  croquer. 

—  Cela,  je  n'en  doute  pas  un  instant. 

—  Helas!  ni  moi  non  plus,  monsieur,  mais  j'en  suis  bien  fâché.  » 


Charles  Nodier. 


GUIDE-ANE 


A    L  USAGE 


DES   ANIMAUX   QUI    VEULENT    PARVENIR   AUX   HONNEURS 


ESsiELRS  les  Rédacteurs,  les  Anes  sentent  le 
besoin  de  s'opposer,  à  la  Tribune  Animale, 
contre  l'injuste  opinion  qui  fait  de  leur  nom  un 
symbole  de  bêtise.  Si  la  capacité  manque  à  celui 
qui  vous  envoie  cette  écriture,  on  ne  dira  pas  du 
moins  qu'il  ait  manqué  de  courage.  Et  dabord, 
si  quelque  philosophe  examine  un  jour  la  bêtise 
^  dans  ses  rapports  avec  la  société,  peut-être  trou- 
vera-t-on  que  le  bonheur  se  comporte  absolument 
comme  un  Ane.  Puis,  sans  les  Anes,  les  majorités  ne  se  formeraient 
pas  .  ainsi  TAne  peut  passer  pour  le  type  du  gouverné.  Mais  mon 
intention  nest  pas  de  parler  politique.  Je  m'en  tiens  à  montrer  que 
nous  avons  beaucoup  plus  de  chances  que  les  gens  desprit  pour  arriver 
aux  honneurs,  nous  ou  ceux  qui  sont  faits  à  notre  image  :  songez  que 
l'Ane  parvenu  qui  vous  adresse  cet  intéressant  Mémoire  vit  aux  dépens 
dune  grande  nation,  et  qu'il  est  logé,  sans  princesse,  hélas!  aux  frais 
du  gouvernement  britannique  dont  les  prétentions  puritaines  vous  ont 
été  dévoilées  par  une  Chatte. 

Mon  maître  était  un  simple  instituteur  primaire  aux  environs  de 
Paris,  que  la  misère  ennuyait  fort.  Nous  a^^ons  cette  première  et  consti- 
tutive ressemblance  de  caractère,  que  nous  aimions  beaucoup  à  nous 


208 


GUIDE-ANE. 


occuper  à  ne  rien  l'aire  el  ii  hien  vivre.  On  appelle  ambition  celte  ten- 
dance propre  aux  Anes  et  aux  lïonnnes  :  on  la  dit  dévelojipée  par  l'état 
de  société,  je  la  crois  excessivement  naturelle.  En  apprenant  (jue  j'appar- 
tenais à  un  maître  d'école,  les  Anesses  m'envoyèrent  leuis  petits,  à  qui 
je  voulus  montrer  à  s'exprimer  correctement;  mais  ma  classe  n'eut 
aucun  succès  et  fut  dissij)ée  à  coups  de  bâton.  Mon  maître  était  évidem- 
ment jaloux  :  mes  lîoui'ricjuets  bravaient  couramment  quand  les  siens 


"\:Mr  ,i 


ànonnaient  encore,  et  je  l'entendais  disant  avec  une  profonde  injustice  : 
«  Vous  êtes  des  Anes!  »  Néanmoins  mon  maître  fut  frappé  des  résultats 
de  ma  méthode  qui  l'emportait  évidemment  sur  la  sienne. 

"  Pourquoi,  se  dit-il,  les  petits  de  l'Homme  mettent-ils  beaucoup 
plus  de  temps  à   parler,  à  lire  et  à  écrire,  que  les  Anes  à  savoir  la 


GUIDE-ANE.  269 


somme  de  science  qui  leur  est  nécessaire  pour  vivre?  Comment  ces 
Animaux  apprennent-ils  si  promptement  tout  ce  que  savent  leurs  pères? 
Chaque  Animal  possède  un  ensemble  d'idées,  une  collection  de  calculs 
invariables  qui  sullisent  à  la  conduite  de  sa  vie  et  rjui  sont  tous  aussi 
dissemblables  que  le  sont  les  Animaux  entre  eux!  Pourquoi  l'Homme 
est-il  destitué  de  cet  avantage?  »  Quoique  mon  maître  fut  d'une  ignorance 
crasse  en  histoire  naturelle,  il  aperçut  une  science  dans  la  réflexion 
que  je  lui  suggérais ,  et  résolut  d'aller  demander  une  place  au  minis- 
tère de  l'instruction  publique,  afin  d'étudier  cette  question  aux  frais  de 
l'État. 

Nous  entrâmes  à  Paris,  l'un  portant  l'autre,  par  le  faubourg  Saint- 
Marceau.  Quand  nous  parvînmes  à  cette  élévation  cjui  se  trouve  après 
la  barrière  d'Italie  et  d'où  la  vue  embrasse  la  capitale,  nous  fîmes  l'un 
et  l'autre  cette  admirable  oraison  postulatoire  en  deux  langues. 

Lui  :  «  0  sacres  palais  où  se  cuisine  le  budget!  quand  la  signature 
d'un  professeur  parvenu  me  donnera-t-elle  le  vivre  et  le  couvert,  la 
croix  de  la  Légion  d'honneur  et  une  chaire  de  n'importe  quoi,  n'im- 
porte où?  Je  compte  dire  tant  de  bien  de  tout  le  monde,  qu'il  sera 
difficile  de  dire  du  mal  de  moi.  iMais  comment  parvenir  au  ministre, 
et  comment  lui  prouver  que  je  suis  digne  d'occuper  une  place  cjuel- 
concpe?  » 

Moi  :  a  0  charmant  Jardin  des  Plantes,  où  les  Animaux  sont  si  bien 
soignés,  asile  où  l'on  boit  et  où  l'on  mange  sans  avoir  à  craindre  les 
coups  de  bâton,  m'ouvriras-tu  jamais  tes  steppes  de  vingt  pieds  carrés, 
tes  vallées  suisses  larges  de  trente  mètres?  Serai -je  jamais  un  Animal 
couché  sur  l'herbe  du  budget?  ^fourrai-je  de  vieillesse  entre  tes  élé- 
gants treillages,  étiqueté  sous  un  numéro  quelconque,  avec  ces  mois  : 
Ane  d'Àfrir/ue^  donné  par  un  tel,  capitaine  de  vaisseau.  Le  roi  viendra- 
t-il  me  voir?  » 

Après  avoir  ainsi  salué  la  ville  des  acrobates  et  des  prestidigitateurs, 
nous  descendîmes  dans  les  défilés  puants  du  célèbre  faubourg  plein  de 
cuirs  et  de  science,  où  nous  nous  logeâmes  dans  une  misérable  auberge 
encombrée  de  Savoyards  avec  leurs  Marmottes,  d'Italiens  avec  leurs 
Singes,  d'Auvergnats  avec  leurs  Chiens,  de  Parisiens  avec  leurs  Souris 
blanches,  de  harpistes  sans  cordes  et  de  chanteurs  enroués,  tous  Ani- 
maux savants.  Mon  maître ,  séparé  du  suicide  par  six  pièces  de  cent 
sous,  avait  pour  trente  francs  d'espérance.  Cet  hôtel,  dit  de  la  IMiséri- 
corde,  est  un  de  ces  établissements  philanthropiques  où  l'on  couche  pour 


270  GUIDE- A  NE. 


deux  SOUS  par  nuit,  cl  où  Ton  dîne  pour  neuf  sous  par  repas.  Il  y  CKiste 
une  vaste  écurie  où  les  mendiants  et  les  pauvres,  où  les  artistes  ambu- 
lants mettent  leurs  Animaux ,  et  où  naturellement  mon  maître  me  fit 
entrer,  car  il  me  donna  pour  un  Ane  savant.  Marmus,  tel  était  le  nom 
de  mon  maître ,  ne  put  s'empêcher  de  contempler  la  curieuse  assemblée 
des  Bètes  dépravées  auxquelles  il  me  livrait.  Une  marquise  en  falbalas, 
en  bibi  à  plumes,  à  ceinture  dorée,  Guenon  vive  comme  la  poudre,  se 
laissait  conter  fleurette  par  un  soldat ,  héros  des  parades  populaires ,  un 
vieux  Lapin  qui  faisait  admirablement  l'exercice.  Un  Caniche  intelligent, 
qui  jouait  à  lui  seul  un  drame  de  l'école  moderne,  s'entretenait  des 
caprices  du  public  avec  un  grand  Singe  assis  sur  son  chapeau  de 
troubadour.  Plusieurs  souris  grises  au  repos  admiraient  une  Chatte 
habituée  h  respecter  deux  Serins ,  et  qui  causait  avec  une  Marmotte 
éveillée. 

<(  Et  moi,  dit  mon  maître,  qui  croyais  avoir  découvert  une  science, 
celle  des  Instincts  comparés,  ne  voilà-t-il  pas  des  cruels  démentis  dans 
cette  écurie  !  Toutes  ces  Bêtes  se  sont  faites  Hommes! 

—  Monsieur  veut  se  faire  savant?  dit  un  jeune  Homme  à  mon 
maître.  La  science  vous  absorbe  et  l'on  reste  en  chemin!  Pour  parvenir, 
apprenez,  jeune  ambitieux  dont  les  espérances  se  révèlent  par  l'état  de 
vos  vêtements,  qu'il  faut  marcher,  et,  pour  marcher,  nous  ne  devons 
pas  avoir  de  bagage. 

—  A  quel  grand  politique  ai-je  l'honneur  de  parler?  dit  mon  maître. 

—  A  un  pauvre  garçon  qui  a  essayé  de  tout,  qui  a  tout  perdu, 
•excepté  son  énorme  appétit,  et  qui,  en  attendant  mieux,  vit  de  canards 
aux  journaux  et  loge  a  la  Miséricorde.  Et  qui  êtes-vous? 

—  Un  instituteur  primaire  démissionnaire,  qui  naturellement  ne  sait 
pas  grand'chose,  mais  qui  s'est  demandé  pourquoi  les  Animaux  possé- 
daient à  priori  la  science  spéciale  de  leur  vie,  appelée  instinct,  tandis 
l'Homme  n'apprend  rien  sans  des  peines  inouïes. 

—  Parce  que  la  science  est  inutile  !  s'écria  le  jeune  Homme.  Avez- 
vous  jamais  étudié  le  Chat-Bottô? 

—  Je  le  racontais  à  mes  élèves  (juand  ils  avaient  été  sages. 

—  Eh  bien,  mon  cher,  là  est  la  règle  de  conduite  pour  tous  ceux 
qui  veulent  parvenir.  Que  fait  le  Chat?  Il  annonce  que  son  maître  pos- 
sède des  terres,  et  on  le  croit!  Comprenez-vous  qu'il  suffit  de  faire  savoir 
qu'on  a,  rju'on  est,  qu'on  possède?  Qu'importe  que  vous  n'ayez  rien, 
que  vous  ne  soyez  rien,  que  vous  ne  possédiez  rien,  si  les  autres  croient? 


I 


GUIDE-ANE. 


271 


Mais  vœ  soli!  a  dit  l'Écriture.  En  cfTet,  il  faut  être  deux  en  politique 
comme  en  amour,  pour  enfanter  une  œuvre  quelconque.  Vous  avez 
inventé,  mon  cher,  Vinslinctulogie,  et  vous  aurez  une  chaire  iVlnsiincls 
comparés.  Vous  allez  être  un  .i^rand  savant,  et  moi  je  vais  l'annoncer 


au  monde,  à  l'Europe,  à  Paris,  au  ministre,  à  son  secrétaire,  aux  com- 
mis, aux  surnuméraires!  Mahomet  a  été  bien  grand  quand  il  a  eu  quel- 
qu'un pour  soutenir  à  tort  et  à  travers  qu'il  était  prophète. 

—  Je  veux  bien  être  un  grand  savant,   dit  Marmus,  mais  on  me 
demandera  d'expliquer  ma  science. 

—  Serait-ce  une  science,  si  vous  pouviez  l'expliquer? 

—  Encore  faut-il  un  point  de  départ. 

^  — Oui,  dit  le  jeune  journaliste,  nous  devrions  avoir  un  Animal 
qui  dérangerait  toutes  les  combinaisons  de  nos  savants.  Le  baron 
Cerceau,  par  exemple,  a  passé  sa  vie  à  parquer  les  Animaux  dans  des 


272  GUIDE-ANE. 


(li\isi()ns  absolues.  c\  il  \  lient,  cesl  sa  i^loire  ii  lui;  mais,  en  ce 
moment,  de  ijrantls  philosophes  brisent  toutes  les  cloisons  du  baron 
Cereeau.  Entrons  dans  le  débat.  Selon  nous,  l'instinet  sera  la  pensée  de 
l'Animal,  évidemment  i)lus  distinetible  par  sa  vie  intellectuelle  que  par 
ses  os.  ses  tarses,  ses  dents,  ses  vertèbres.  Or,  quoique  l'instinct  subisse 
des  modilicalions,  il  est  mi  dans  son  essence,  et  rien  ne  prouvera  mieux 
I  unité  des  choses,  malgré  leur  a|)parente  diversité.  Ainsi,  nous  sou- 
tiendrons (juil  n"\  a  qu'un  Animal  comme  il  n'y  a  qu'un  instinct;  que 
linstinct  est.  dans  toutes  les  organisations  animales.  ra|)proj)riation  des 
movens  à  la  vie.  que  les  circonstances  changent  et  non  le  principe. 
Nous  intervenons  par  une  science  nouvelle  contre  le  baron  Cerceau ,  en 
faveui'  des  grands  naturalistes  philosophes  qui  tiennent  pour  l'Unité  zoo- 
logique ,  et  nous  obtiendrons  du  tout-puissant  baron  de  bonnes  condi- 
tions en  lui  vendant  notre  science. 

—  Science  n'est  pas  conscience,  dit  Marmus.  Eh  bien  ,  je  n'ai  plus 
besoin  de  mon  Ane. 

—  Vous  avez  un  Ane!  s'écria  le  journaliste,  nous  sommes  sauvés! 
Nous  allons  en  faire  un  Zèbre  extraordinaire  qui  attirera  l'attention  du 
monde  savant  sur  votre  système  des  Instincts  comparés,  par  quelque 
singularité  qui  dérangera  les  classifications.  Les  savants  vivent  par  la 
nomenclature,  renversons  la  nomenclature.  Ils  s'alarmeront,  ils  capitu- 
leront, ils  nous  séduiront,  et,  comme  tant  d'autres,  nous  nous  laisse- 
rons séduire.  Il  se  trouve  dans  cette  auberge  des  charlatans  qui  possèdent 
des  secrets  merveilleux.  C'est  ici  que  se  font  les  Sauvages  qui  mangent 
des  x\nimaux  vivants,  les  Hommes  squelettes,  les  Nains  pesant  cent 
cinquante  kilogrammes,  les  Femmes  barbues,  les  Poissons  démesurés, 
les  êtres  monstrueux.  IMoyennant  quelques  politesses,  nous  aurons  les 
moyens  de  préparer  aux  savants  quelque  fait  révolutionnaire.  » 

A  quelle  sauce  allait-on  me  mettre?  Pendant  la  nuit  on  me  fit  des 
incisions  transversales  sur  la  peau,  après  m'avoir  rasé  le  poil,  et  un 
charlatan  m'y  appliqua  je  ne  sais  quelle  liqueur.  Quelques  jours  après, 
j'étais  célèbre.  Hélas!  j'ai  connu  les  terribles  souffrances  par  lesquelles 
s'achète  toute  célébrité.  Dans  tous  les  journaux,  les  Parisiens  lisaient  : 

«  Un  courageux  voyageur,  un  modeste  naturaliste,  Adam  Marmus, 
'(  qui  a  traversé  l'Afrique  en  passant  par  le  centre,  a  ramené,  des  mon- 
((  tagoes  de  la  Lune,  un  Zèbre  dont  les  particularités  dérangent  sensi- 
('  blement  les  idées  fondamentales  de  la  zoologie,  et  donnent  gain  de 
'I  cause  à  l'illustre  philosophe  qui  n'admet  aucune  différence  dans  les 


GUIDE-ANE.  273 


((  organisations  animales  ,  et  qui  a  proclame .  aux  applaudissements  ôo?' 
((  savants  de  l'Allemagne ,  le  grand  principe  d'une  même  contexture 
((  pour  tous  les  Animaux.  Les  bandes  de  ce  Zèbre  sont  jaunes  et  se 
«  détachent  sur  un  fond  noir.  Or,  on  sait  (pie  les  /.oologistes,  qui  tien- 
((  nent  pour  les  divisions  impitoyables,  n'admettaient  pas  qu'à  l'état 
(i  sauvage  le  genre  Cheval  eût  la  robe  noire.  Quant  à  la  singularité  des 
((  bandes  jaunes,  nous  laissons  au  savant  Marmus  la  gloire  de  rexpli- 
((  quer  dans  le  beau  livre  qu'il  compte  publier  sur  les  /nslincls  romparés, 
«  science  qu'il  a  créée  en  observant  dans  le  centre  de  l'Afrique  plusieurs 
«  Animaux  inconnus.  Ce  Zèbre,  la  seule  conquête  scientifique  que  les 
((  dangers  d'un  pareil  voyage  lui  aient  permis  de  rapporter,  marche  à  la 
((  façon  de  la  Girafe.  Ainsi,  l'instinct  des  Animaux  se  m odi'ierait  selon 
«  les  milieux  où  ils  se  trouvent.  De  ce  fait,  inouï  daris  les  annales  de 
«  la  science,  découle  une  théorie  nouvelle  de  la  plus  haute  importance 
((  pour  la  zoologie.  M.  Adam  Marmus  exposera  ses  idées  dans  un  cours 
«  public,  malgré  les  intrigues  des  savants  dont  les  systèmes  vont  être 
((  ruinés,  et  qui  déjà  lui  ont  fait  refuser  la  salle  Saint-Jean  ii  1  Hôtel 
((  de  ville.  » 

Tous  les  journaux,  et  même  le  grave  Moniteur,  répétèreni  cet  auda- 
cieux canard.  Pendant  que  le  Paris  savant  se  préoccupait  de  ce  fait. 
Marmus  et  son  ami  s'installaient  dans  un  hôtel  décent  de  la  lue  de 
Tournon,  oii  il  y  avait  pour  moi  une  écurie,  de  laquelle  ils  prirent  la 
clef.  Les  savants  en  émoi  envoyèrent  un  académicien  armé  de  ses 
ouvrages,  et  qui  ne  dissimula  point  l'inquiétude  causée  par  ce  fait  à  la 
doctrine  fataliste  du  baron  Cerceau.  Si  l'instinct  des  Animaux  changeait 
selon  les  climats,  selon  les  milieux,  l'Animalité  était  bouleversée.  Le 
grand  Homme  qui  osait  prétendre  que  le  principe  vie  s'accommodait  à 
tout  allait  avoir  définitivement  raison  contre  l'ingénieux  baron  qui  sou- 
tenait que  chaque  classe  était  une  organisation  à  part.  11  n'y  avait  plus 
aucune  distinction  à  faire  entre  les  Animaux  que  pour  le  plaisir  des 
amateurs  de  collections.  Les  Sciences  naturelles  devenaient  un  joujou! 
L'Huître,  le  Polype  du  corail,  le  Lion,  le  Zoophyte,  les  Animalcules 
microscopiques  et  l'Homme  étaient  le  même  appareil  modifié  seulement 
par  des  organes  plus  ou  moins  étendus.  Salteinbeck  le  Belge .  Vos-man- 
Betten,  sir  Fairnight,  Gobtoussell,  le  savant  danois  Sottenbach,  Crane- 
berg.  les  disciples  aimés  du  professeur  français,  l'emportaient  avec  leur 
doctrine  unitaire  sur  le  baron  Cerceau  et  ses  nomenclatures.  Jamais  fait 
plus  irritant  n'avait  été  jeté  entre   deux   partis  belligérants.    Derrière 


21h 


GUIDE-ANE. 


"^-y^  SAMW 


Les  savants  envoyèrent  un  académicien  armé  de  ses  ouvrages. 


Cerceau  se  rangeaient  des  académiciens,  l'Université,  des  légions  de 
professeurs,  et  le  Gouvernemenl  appuyait  une  théorie  présentée  coninie 
la  seule  en  harmonie  avec  la  Bible. 

Marmus  et  son  ami  se  tinrent  fermes.  Aux  ([ueslions  de  l'académi- 
<ien .  ils  répondirent  par  raffirmation  sèche  des  faits  et  par  l'exposition 
«Je  leur  doctrine.  En  sortant,  l'académicien  leur  dit  alors  :  «  Messieurs, 
entre  nous,  oui,  le  professeur  que  vous  venez  appuyer  est  un  Jiomme 
d'un  profond  et  audacieux  génie;  mais  son  système,  (jui  peut-être 
explique  le  monde,  je  n'en  disconviens  pas,  ne  ddt  pas  se  faire  jour  : 
il  faut,  dans  l'inténH  delà  science... 

—  Dites  des  savants ,  s'écria  Marmus. 

—  Soit,  reprit  l'académicien;  il  faut  (ju'il  soit  écrasé  dans  son  œuf: 
<ar,  après  tout,  messieurs,  c'est  le  panthéisme. 


GUIDE-ANE. 


—  Croyez-vous?  dit  le  jeune  journalisle. 

—  Comment  admettre  une  attraction  moléculaire .  sans  un  libre 
arbitre  qui  laisse  alors  la  matière  indépendante  de  Dieu  ? 

—  Pourquoi  Dieu  n'aurait-il  pas  tout  organisé  pat  la  même  loi'.'  dil 
.Marmus. 

—  Vous  voyez,  dit  le  journaliste  à  l'oreille  de  l'académicien,  il  est 
dune  profondeur  newtonienne.  Pourquoi  ne  le  présenteriez-vous  pas  au 
ministre  de  l'instruction  publique? 

—  iMais  certainement ,  dit  l'académicien  heureux  de  pouvoir  se 
l'endre  maître  du  Zèbre  révolutionnaire. 

—  Peut-être  le  ministre  serait-il  satisfait  d'être  le  premier  à  voir 
notre  curieux  Animal,  et  vous  nous  feriez  le  plaisir  de  l'accompaiiner. 
reprit  mon  maître. 

—  Je  vous  remercie... 

—  Le  ministre  pourra  dès  lors  apprécier  les  services  qu'un  pareil 
voyage  a  rendus  à  la  science ,  dit  le  joui'naliste  sans  laisser  la  parole  à 
l'académicien.  Mon  ami  peut-il  avoir  été  pour  rien  dans  les  montagnes 
de  la  Lune?  Vous  verrez  l'Animal,  il  marche  à  la  manière  des  Girafes. 
Quant  à  ses  bandes  jaunes  sur  fond  noir,  elles  proviennent  de  la  tempé- 
rature de  ces  montagnes,  qui  est  de  plusieurs  zéros  Fahrenheit  et  de 
beaucoup  de  zéros  Réaumur. 

—  Peut-être  serait-il  dans  vos  intentions  d'entrer  dans  l'instruction 
publique?  demanda  l'académicien. 

—  Belle  carrière!  s'écria  le  journaliste  en  faisant  un  liaul--le- 
corps. 

—  Oh!  je  ne  vous  parle  pas  de  faire  ce  métier  d'oison  qui  consiste  à 
mener  les  élèves  aux  champs  et  les  surveiller  au  bercail  ;  mais  au  lieu 
de  professer  à  l'Athénée ,  qui  ne  mène  à  rien ,  il  est  des  suppléances 
à  des  chaires  qui  mènent  à  tout,  à  l'Institut,  à  la  Chambre,  à  la  Cour, 
à  la  Direction  d'un  théâtre  ou  d'un  petit  journal.  Enfin  nous  en  cau- 
serons. » 

Ceci  se  passait  dans  les  premiers  jours  de  l'année  1831,  époque  à 
laquelle  les  ministres  éprouvaient  le  besoin  de  se  populariser.  Le  ministre 
de  l'instruction  publique,  qui  savait  tout,  et  même  un  peu  de  politique, 
fut  averti  par  l'académicien  de  l'importance  d'un  pareil  fait  relativement 
au  système  du  baron  Cerceau.  Ce  ministre  un  peu  momier  (on  nomme 
ainsi,  dans  la  république  de  Genève,  les  protestants  exagérés)  n'aimait 
pas  l'invasion  du  panthéisme  dans  la  science.  Or.   le  baron  Cerceau. 


276 


GUIDE-ANE. 


Faire  ce  métier  d'oison  qui  consiste  à  mener  les  élèves  aux  champs. 


iiKjniier  par  excellence,  qualiliait  la  grande  doctrine  de  l'Unité  zoolo- 
.liique  de  doctrine  panthéiste,  espèce  d'aménité  de  savant  :  en  science, 
on  se  traite  poliment  de  panthéiste  pour  ne  pas  lâcher  le  mot  athée. 

Les  partisans  du  système  de  l'unité  zoologique  apprirent  qu'un 
nnnistre  devait  faire  une  visite  au  précieux  Zèbre,  et  craignirent  les 
sédiictifjns.  Le  jjhis  ardent  des  disciples  du  grand  Ilonmie  accourut 
alors,  et  voulut  voir  l'illustre  Marmus  :  les  faits-Paris  étaient  montés  à 
cette  brillante  épithète  par  d'habiles  transitions.  3Ies  deux  maîtres  refu- 
sèrent de  me  montrer.  Je  ne  savais  pas  encore  marcher  comme  ils  le 
voulaient  et  le  poil  de  mes  bandes,  jauni  au  moyen  d'une  cruelle  appli- 
<ation  chimique,  n'était  pas  encore  assez  fourni.  Ces  deux  habiles  intri- 
i-'ants  firent  causer  le  jeune  disciple ,  qui  leur  développa  le  magnifique 
système  de  l'unité  zoologiqne.   dont  la  pensée  est  en  harmonie  avec  la 


GUIDE-ANE.  277 


grandeur  et  la  simplicité  du  créateur,  et  dont  le  principe  concorde  à  celui 
trouvé  par  Newton  pour  c\pli([uer  les  inondes  snpérieurs.  Mon  maître 
écoutait  de  toutes  mes  oreilles. 

('  Nous  sommes  en  pleine  science  et  notre  Zèbre  domine  la  question, 
dit  le  jeune  journaliste. 

—  Mon  Zèbre,  répondit  Marmus,  n'est  plus  un  Zèbre,  mais  un  fait 
([ui  engendre  une  science. 

—  Votre  science  des  Instincts  comparés,  reprit  l'unitariste,  appuie 
la  remarque  due  au  savant  sir  Fairnight  sur  les  Moutons  d'Espagne, 
d'Ecosse,  de  Suisse,  qui  paissent  difleremment,  selon  la  disposition  de 
l'herbe. 

—  Mais,  s'écria  le  journaliste,  les  proïkiits  ne  sont-ils  pas  également 
différents,  selon  les  milieux  atmosphériques?  Notre  Zèbre  à  l'allure  de 
Girafe  explique  pourquoi  l'on  ne  peut  pas  faire  le  beurre  blanc  de  la  Brie 
en  Normandie,  ni  réciproquement  le  beurre  jaiîne  et  le  fromage  de 
Neufchâtel  à  Meaux. 

—  A^ous  avez  mis  le  doigt  sur  la  question,  s'écria  le  disciple  enthou- 
siasmé. Les  petits  faits  font  les  grandes  découvertes.  Tout  se  tient  dans 
la  science.  La  question  des  fromages  est  intimement  liée  à  la  question 
de  la  forme  zoologique  et  à  celle  des  Instincts  comparés.  L'instinct  est 
tout  l'Animal,  comme  la  pensée  est  l'Homme  concentré.  Si  l'instinct  se 
modifie  et  change  selon  les  milieux  où  il  se  développe,  où  il  agit,  il  est 
clair  qu'il  en  est  de  même  du  Zoon^  de  la  forme  extérieure  que  prend  la 
vie.  Il  n'y  a  qu'un  principe ,  une  même  forme. 

—  Un  même  patron  pour  tous  les  êtres,  dit  Marmus. 

—  Dès  lors ,  reprit  le  disciple ,  les  nomenclatures  sont  bonnes  pour 
nous  rendre  compte  à  nous-mêmes  des  différences,  mais  elles  ne  sont 
plus  la  science. 

—  Ceci,  monsieur,  dit  le  journaliste,  est  le  massacre  des  Vertébrés 
et  des  ÏMollusques,  des  Articulés  et  des  Rayonnes,  depuis  les  Mannnifères 
jusqu'aux  Girrhopodes,  depuis  les  Acéphales  jusqu'aux  Crustacés!  Plus 
d'Echinodermes,  ni  d'Acalèphes,  ni  d'Infusoires!  Enfm,  vous  abattez 
toutes  les  cloisons  inventées  par  le  baron  Cerceau!  Et  tout  va  devenir  si 
simple,. qu'il  n'y  aura  plus  de  science,  il  n'y  aura  plus  qu'une  loi... 
Ah!  croyez-le  bien,  les  savants  vont  se  défendre,  et  il  y  aura  bien  de 
l'encre  de  répandue!  Pauvre  humanité!  Non,  ils  ne  laisseront  pas  tran- 
quillement un  homme  de  génie  annuler  ainsi  les  ingénieux  travaux  de 
tant  d'observateurs  qui  ont  mis  la  création  en  bocal  !  On  nous  calom- 


278  GUIDE-ANE. 


niei'a  aulant  (|ue  votre  i^ianil  pliilosophe  a  été  calomnié.  Or,  voyez  ce 
qui  est  arrivé  à  Jésus-Chiist  (lui  a  proclamé  l'égalité  des  Ames,  comme 
vous  voulez  proclamer  Tunilé  zooloi-ique!  C'est  à  faire  frémir.  Ah! 
Fontenelle  avait  raison  :  fermons  les  poings  (jiiand  nous  tenons  une 
\éri(e. 

—  Auriez- vous  peur,  messieurs?  dit  le  disciple  du  l'i'ométhée  des 
sciences  naturelles.  Trahiriez-vous  la  sainte  cause  de  l'Animalité? 

—  Non,  monsieur,  s'écria  JMarmus,  je  n'abandonnerai  pas  la  science 
il  laquelle  jai  consacré  ma  vie;  et,  pour  vous  le  prouver,  nous  rédige- 
ions  ensemlile  la  notice  sur  mon  Zèbre. 

—  Hein!  vous  voyez,  tous  les  llonjmes  sont  des  enfants,  l'intérêt 
les  aveugle,  et  pour  les  mener  il  sullit  de  connaître  leurs  intérêts,  dit  le 
jeune  journaliste  à  mon  maître,  quand  l'unitariste  fut  parti. 

—  Nous  sommes  sauvés!  »  dit  JMarmus. 

Une  notice  fut  donc  savamment  rédigée  sur  le  Zèbre,  du  centre  de 
l'Afrique  par  le  plus  habile  disciple  du  grand  philosophe,  qui,  plus  hardi 
sous  le  nom  de  Marmus ,  formula  complètement  la  doctrine.  I\Ies  deux 
maîtres  entrèrent  alors  dans  la  phase  la  plus  amusante  de  la  célébrité. 
Tous  deux  se  virent  accablés  d'invitations  à  dîner  en  ville,  de  soirées, 
de  matinées  dansantes.  Ils  furent  proclamés  savants  et  illustres  par  tant 
de  monde,  qu'ils  eurent  trop  de  complices  pour  jamais  être  autre  chose 
que  des  savants  du  premier  ordre.  L'épreuve  du  beau  travail  de  Marmus 
fut  envoyée  au  baron  Cerceau.  L'Académie  des  sciences  trouva  dès  lors 
lafTaire  si  grave,  qu'aucun  académicien  n'osait  donner  un  avis. 

((  11  faut  voir,  il  faut  attendre.  »  disait-on. 

M.  Salteinbeck  ,  le  savant  belge,  avait  pris  la  poste.  M.  Vos-man- 
Betten  de  Hollande .  et  l'illustre  Fabricius  Gobtoussell  étaient  en  route 
pour  voir  ce  fameux  Zèbre,  ainsi  que  sir  Fairnight.  Le  jeune  et  ardent 
disciple  de  la  doctrine  de  l'Unité  zoologique  travaillait  à  un  mémoire 
dont  les  conclusions  étaient  terribles  contre  les  formules  de  Cerceau. 

Déjii .  dans  la  botanique,  un  parti  se  formait-,  qui  tenait  pour  l'Unité 
de  composition  des  plantes.  L'illustre  professeur  de  Candolle,  le  non 
moins  illustre  de  IMirbel,  éclairés  par  les  audacieux  travaux  de  M.  Dutro- 
chet,  hésitaient  encore  par  pure  condescendance  pour  l'autoi'ité  de 
Cerceau.  L'opinion  d'une  parité  de  composition  chez  les  produits  de  la 
botanifjue  et  chez  ceux  de  la  zoologie  gagnait  du  terrain.  Cerceau  décida 
le  ministre  à  visiter  le  Zèbre.  Je  marchais  alors  au  gré  de  mes  maîtres. 
Le  charlatan  m'avait  fait  une  queue  de  vache,  et  mes  bandes  jaunes  et 


GUIDE-ANE.  279 


noires  me  donnaient  une  parfaite  ressemblance  avec  une  guérite  autri- 
chienne. 

«  C'est  étonnant  !  dit  le  ministre  en  me  voyant  me  porter  alternati- 
vement sur  les  deux  pieds  gauches  et  sur  les  deux  pieds  droits  pour 
marcher. 

—  Étonnant,  dit  l'académicien;  mais  ce  ne  serait  pas  inexplicable. 

—  Je  ne  sais  pas ,  dit  l'apre  orateur  devenu  complaisant  ministre, 
comment  on  peut  conclure  de  la  diversité  à  l'unité. 

—  Affaire  d'entêté,  »  dit  spirituellement  Marmus  sans  se  prononcer 
encore. 

Ce  ministre.  Homme  de  doctrines  absolues,  sentait  la  nécessité  de 
résister  aux  faits  subversifs ,  et  il  se  mit  à  rire  de  cette  raillerie. 

«  Il  est  bien  diflicile,  monsieur,  reprit-il  en  prenant  Marmus  par  le 
bras,  que  ce  Zèbre,  habitué  à  la  température  du  centre  de  l'Afrique, 
vive  rue  de  Tournon » 

En  attendant  cet  arrêt  cruel ,  je  fus  si  affecté  que  je  me  mis  à  mar- 
cher naturellement. 

((  Laissons-le  vivre  tant  qu'il  pourra,  dit  mon  maître  effrayé  de  mon 
intelligente  opposition,  car  j'ai  pris  l'engagement  de  faire  un  cours  à 
l'Athénée,  et  il  ira  bien  jusque-là... 

—  Vous  êtes  un  homme  d'esprit,  vous  aurez  bientôt  trouvé  des 
élèves  pour  votre  belle  science  des  Instincts  comparés,  qui,  remarquez- 
le  bien,  doit  être  en  harmonie  avec  les  doctrines  du  baron  Cerceau.  Ne 
sera-t-il  pas  cent  fois  plus  glorieux  pour  vous  de  vous  faire  représenter 
par  un  disciple? 

—  J'ai,  dit  alors  le  baron  Cerceau,  un  élève  d'une  grande  intelligence 
qui  répète  admirablement  ce  qu'on  lui  apprend;  nous  nommons  cette 
espèce  d'écrivain  un  vulgarisateur... 

—  Et  nous  un  Perroquet,  dit  le  journaliste. 

—  Ces  gens  rendent  de  vrais  services  aux  sciences;  ils  les  expliquent 
et  savent  se  faire  comprendre  des  ignorants. 

—  Ils  sont  de  plain-pied  avec  eux,  répondit  le  journaliste. 

—  Eh  bien  !  il  se  fera  le  plus  grand  plaisir  d'étudier  la  théorie  des 
Instincts  comparés  et  de  la  coordonner  avec  l'Anatomie  comparée  et 
avec  la  Géologie;  car,  en  science,  tout  se  tient. 

—  Tenons-nous  donc,  »  dit  Marmus  en  prenant  la  main  du  baron 
Cerceau  et  lui  manifestant  le  plaisir  qu'il  avait  de  se  rencontrer  avec  le 
plus  grand,  le  plus  illustre  des  naturalistes. 


O80  GUIDE-ANE. 


Le  ministre  promit  alors  sur  les  fonds  destinés  ji  T encouragement  des 
sciences,  des  lettres  et  des  arts  une  somme  assez  importante  à  l'illustre 
Marmus ,  qui  dut  recevoir  auparavant  la  croix  de  la  Légion  d'honneur. 
La  Société  do  géographie,  jalouse  d'imiter  le  gouvernement,  oiïrit  à 
^[arnuis  un  i)ri\  de  di\  mille  francs  pour  son  voyage  aux  montagnes  de 
la  Lune.  Par  le  conseil  de  son  ami  le  journaliste,  mon  maître  rédigeait, 
d'après  tous  les  voyages  précédents  en  Afrique,  une  relation  de  son 
voyage.  11  fut  reçu  membre  delà  Société  géographique. 

Le  journaliste,  nommé  sous -bibliothécaire  au  Jardin  des  Plantes, 
commençait  à  faire  tympaniser  dans  les  petits  journaux  le  grand  phi- 
losophe :  on  le  regardait  comme  un  rêveur,  comme  l'ennemi  des 
savants .  comme  un  dangereux  panthéiste ,  on  s"y  moquait  de  sa  doc- 
trine. 

Ceci  se  passait  pendant  les  tempêtes  politiques  des  années  les  plus 
tumultueuses  de  la  révolution  de  Juillet.  Marmus  acheta  sur-le-champ 
une  maison  à  Paris ,  avec  le  produit  de  son  prix  et  de  la  gratification 
ministérielle.  Le  voyageur  fut  présenté  à  la  cour,  où  il  se  contenta 
d'écouter.  On  y  fut  si  enchanté  de  sa  modestie,  qu'il  fut  aussitôt  nommé 
conseiller  de  l'Université.  En  étudiant  les  Hommes  et  les  choses  autour 
de  lui,  Marnuis  comprit  que  les  cours  étaient  inventés  pour  ne  rien 
dire  ;  il  accepta  donc  le  jeune  Perroquet  que  le  baron  Cerceau  lui  pro- 
posa, et  dont  la  mission  était,  en  exposant  la  science  des  Instincts 
comparés,  d'étouffer  le  fait  du  Zèbre  en  le  traitant  d'une  exception 
monstrueuse  :  il  y  a,  dans  les  sciences,  une  manière  de  grouper  les 
faits,  de  les  déterminer,  comme  en  finance,  une  manière  de  grouper  les 
chiffres. 

Le  grand  philosophe,  qui  n'avait  ni  places  ii  donner,  ni  aucun  gou- 
vernement pour  lui  autre  que  le  gouvernement  de  la  science  à  la  tète  de 
laquelle  l'Allemagne  le  mettait .  tomba  dans  une  tristesse  profonde  en 
apprenant  que  le  cours  des  Instincts  comparés  allait  être  fait  par  un 
adepte  du  baron  Cerceau .  devenu  le  disciple  de  l'illustre  Marmus.  En  se 
promenant  le  soir  sous  les  grands  marronniers,  il  dc'ploraif  le  schisme 
introduit  dans  la  haute  science,  et  les  manœuvres  auxquelles  l'entête- 
ment de  Cerceau  donnait  lieu. 

'(  On  m'a  caché  le  Zèbre!  "  s'écria-t-il. 

Ses  élèves  étaient  furieux.  Un  pauvre  auteur  entendit  par  la  grille  de 
la  rue  de  Buffon  l'un  d'eux  s'écrier  en  sortant  de  cette  conférence  : 

«  0  Cerceau!  toi  si  souple  et  si  clair,  si  f)rofon(l  analyste,  écrivain 


GUIDE-ANE. 


281 


si  élégant,  comment  peux-tu  fermer  les  yeux  à  la  vérité?  Pourquoi  per- 
sécuter le  vrai?  Si  tu  n'avais  que  trente  ans,  tu  aurais  le  courage  de 
refaire  la  science.  Tu  penses  à  mourir  dans  tes  nomenclatures ,  et  tu  ne 
songes  pas  à  l'inexorable  postérité  qui  les  brisera  ,  armée  de  l'Unité 
zoologique  que  nous  lui  léguerons  !  » 


Le  cours  où  devait  se  faire  l'exposition  de  la  science  des  Instincts 
comparés  eut  lieu  devant  la  plus  brillante  assemblée ,  car  il  était  surtout 
mis  à  la  portée  des  Femmes.  Le  disciple  du  grand  Marmus,  déjà  qua- 
lifié d'ingénieux  orateur  dans  les  réclames  envoyées  aux  journaux  par 
le  bibliothécaire,  commença  par  dire  que  nous  étions  devancés  sur  ce 
point  par  les  Allemands  :  Vittembock  et  Mittemberg,  Glarenstein,  Bor- 
borinski,  Valerius  et  Kirbach  avaient  établi,  démontré  que  la  Zoologie 
se    métamorphoserait  un  jour  en  Instinctologie.   Les   divers    instincts 


282 


GUIDE-ANE. 


rtMH)iulaionl  ;iii\  oi'iiaiiisiilioiis  classc'os  |)ai'  Orcoau.  El.  parlant  de  là, 
le  joune  Porro(|uot  répéta,  clans  une  charinanlo  phraséoioi^io.  tout  ce 
que  (le  saAants  obserNateurs  avaient  éeril  sur  linstincl,  il  expliqua 
l'insliiu'l.  il  laeonla  les  merveilles  de  linstinet,  il  joua  des  variations  sur 
l'instinct,  absolument  comme  Pai:anini  jouait  des  variations  sur  la 
quatrième  corde  de  son  violon. 


Les  bourgeois,  les  Femmes  sextasietent.  Mien  netail  plus  instruc- 
tif, ni  plus  intéressant.  Quelle  éloquence  !  on  n'entendait  de  si  belles 
choses  qu'en  France  ! 

I^  province  lut  dans  tous  les  journaux  ce  fait,  a  la  rubrique  de 
Paris  : 


«'  Hier,    a    lAthénée ,   a   eu    lieu    louveiture   du    cours   d'lnstincl> 


GUIDE-ANE.  283 


«  comparés,  par  le  plus  habile  élève  de  l'illustre  Marnius,  le  créateur 
«  de  cette  iKJuvelle  science,  et  cette  première  séance  a  réalisé  tout  ce 
«  qu'on  en  attendait.  Les  Émeutiers  de  la  science  avaient  espéré  trou- 
((  ver  un  allié  dans  ce  grand  zoologiste;  mais  il  a  été  démontré  que 
«  l'Instinct  était  en  harmonie  avec  la  Forme.  Aussi  l'auditoire  a-t-il 
(i  manifesté  la  plus  vive  approbation  en  trouvant  Marmus  d'accord  avec 
((  notre  illustre  Cerceau.  » 

Les  partisans  du  grand  philosophe  furent  consternés;  ils  devinaient 
bien  qu'au  lieu  d'une  discussion  sérieuse  il  n'y  avait  eu  que  des 
paroles  :  Verba  et  voces.  Ils  allèrent  trouver  3Iarnuis ,  et  lui  firent  de 
cruels  reproches. 

«  L'avenir  de  la  science  était  dans  vos  mains ,  et  vous  l'avez  trahie  ! 
Pourquoi  ne  pas  vous  être  fait  un  nom  immortel,  en  proclamant  le 
grand  princijje  de  l'attraction  moléculaire? 

—  Remarquez ,  dit  Marmus,  avec  quel  soin  mon  élève  s'est  abstenu 
de  parler  de  vous,  de  vous  injurier.  Nous  avons  ménagé  Cerceau  pour 
pouvoir  vous  rendre  justice  plus  tard.  » 

Sur  ces  entrefaites,  l'illustre  Marmus  fut  nommé  'député  par  l'arron- 
dissement où  il  était  né,  dans  les  Pyrénées- Orientales;  mais,  avant  sa 
nomination.  Cerceau  le  fit  nommer  quelque  part  professeur  de  quelque 
chose,  et  ses  occupations  législatives  déterminèrent  la  création  d'un 
suppléant  qui  fut  le  bibliothécaire,  l'ancien  journaliste  qui  se  fit  prépa- 
rer son  cours  par  un  homme  de  talent  inconnu  auquel  il  donna  de 
temps  en  temps  vingt  francs. 

La  trahison  fut  alors  évidente.  Sir  Fairnight  indigné  écrivit  en 
Angleterre,  fit  un  appel  a  onze  pairs  qui  s'intéressaient  à  la  science, 
et  je  fus  acheté  pour  une  somme  de  quatre  mille  livres  sterling,  que 
se  partagèrent  le  professeur  et  son  suppléant. 

Je  suis,  en  ce  moment,  aussi  heureux:  que  l'est  mon  maître.  L'astu- 
cieux bibliothécaire  profita  de  mon  voyage  pour  voir  Londres,  sous  le 
prétexte  de  donner  des  instructions  à  mon  gardien,  mais  bien  pour 
s'entendre  avec  lui.  Je  fus  ravi  de  mon  avenir  en  entrant  dans  la  place 
qui  m'était  destinée.  Sous  ce  rapport,  les  Anglais  sont  magnifiques. 
On  m'avait  préparé  une  charmante  vallée,  d'un  quart  d'acre,  au  bout 
de  laquelle  se  trouve  une  belle  cabane  construite  en  bûches  d'acajoi. 
Une  espèce  de  constable  est  attaché  à  ma  personne ,  à  cinquante  livres 
sterling  d'appointements. 


58^  GUIDE-ANE. 


«  y\on  l'IuT.  lui  (lil  le  saNanI  pi'otcssour  (l(>  pulls  (locoré  do  la  Légion 
J'homunu',  si  lu  vou\  iiardor  tes  appDinkMuouls  aussi  loiiJnUMups  que 
vivia  col  Ane,  aie  soin  de  ne  jamais  lui  laisseï'  rei)i'on(h'e  son  ancienne 
allure,  et  saupoudiv  toujours  les  raies  (pii  en  lonl  un  Zèbre  avec  cette 
liqueur  ([ue  je  te  conlie  et  que  lu  renouvelleras  eiie/  un  apothicaire.  » 

Depuis  quatre  ans.  je  suis  nourri  au\  Irais  du  Zoological-iiarden, 
où  mon  i;ai'dien  soutient  uiordicus  aux  visiteurs  (pie  rAni^leteri'e  me 
doit  à  l'intrépidité  des  i^rands  voyai;eurs  ani;lais  Fenmann  et  Dapperton. 
Je  Unirai,  je  le  vois,  doucement  mes  jours  dans  celle  délicieuse  position, 
ue  faisant  rien  cpie  de  me  prêter  ;i  cette  imiocenle  tromperie,  ii  laquelle 
je  dois  les  llatteries  de  toutes  les  jolies  miss,  des  belles  ladies  qui 
mai)portenl  du  pain,  de  I^noine.  de  roi'i>e,  et  viennent  me  voir 
iiiarclu'r  des  deux  pieds  à  la  Ibis,  en  admii'anl  les  fausses  zébrures  de 
mon  polaire  sans  comprendre  F  importance  de  ce  fait. 

«  La  France  n"a  pas  su  ijarder  l'animal  le  plus  turieux  du  globe,  » 
disent  les  Directeurs  aux  membres  du  Pai'Iement. 

Enlin  je  me  mis  résolument  à  marcher  connue  je  marchais  aupara- 
vant. Ce  changement  de  démarche  me  rendit  encore  plus  célèbre.  Mon 
maître,  obstinément  appelé  l'illustre  Marmus,  et  tout  le  parti  Variétaire, 
sut  expliquer  le  fait  à  son  avantage,  en  disant  cjue  feu  le  baron  Cerceau 
avait  prédit  (jue  la  chose  arriverait  ainsi.  3Ion  allure  était  un  retour  à 
linslincl  inaltérable  donné  par  Dieu  aux  Animaux,  et  dont  j'avais  dévié, 
moi  et  les  miens,  en  Afrique.  Là-dessus  on  cita  ce  qui  se  passe  à  propos 
de  la  couleur  des  Chevaux  sauvages  dans  les  llanos  d'Amérique  et  dans 
les  steppes  de  la  Tarlarie,  où  toutes  les  couleurs  dues  au  croisement  des 
Chevaux  domestiques  finissent  par  se  résoudre  dans  la  vraie,  naturelle 
et  unique  couleur  des  Chevaux  sauvages,  qui  est  le  gris  de  souris.  Mais 
les  partisans  de  l'unité  de  composition,  de  l'attraction  moléculaire  et  du 
développement  de  la  forme  et  de  l'instinct  selon  les  exigences  du  milieu, 
seule  manière  d'expliquer  la  création  constante  et  perpétuelle,  prétenchient 
qu  au  contraire  l'instinct  changeait  avec  le  milieu. 

Le  monde  savant  est  partagé  entre  Marmus,  (jllicier  de  la  Légion 
d  honneur,  conseiller  de  l'Université,  professeur  de  ce  que  vous  savez, 
membre  de  la  Chambre  des  députés  et  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  qui  n'a  ni  écrit  une  liirnc  ni  dit  un  mot,  mais  que 
les  adhérents  de  feu  Cerceau  regardent  comme  un  j>rofond  j^hilosophe, 
et  le  vrai  philosophe  appuyé  par  les  vrais  savants,  les  Allemands,  les 
grands  penseurs.   • 


GUIDE-ANE. 


285 


Beaucoup  d'articles  s'éclian,gent ,  beaucoup  de  dissertations  se 
publient,  beaucoup  de  b.'ochures  paraissent  ;  mais  il  n'y  a  dans  tout 
ceci  qu'une  vérité  de  démontrée  :  c'est  qu'il  existe  dans  le  budget  une 
forte  contribution  payée  au\  intrigants  par  les  imbéciles,  que  toute 
chaire  est  une  marmite,  le  public  un  légume,  que  celui  qui  sait  se  taire 


est  plus  habile  qu^  celui  qui  [)ai'le,  qu'un  professeur  est  nommé  mouis 
pour  ce  qu'il  dit  que  p:)ur  ce  qu'il  ne  dit  point,  et  qu'il  ne  s'agit  pas 
tant  de  savoir  que  d'avoir.  iMon  ancien  maître  a  placé  toute  sa  famille 
dans  les  cabanes  du  budget. 

Le  vrai  savant  est  un  rêveur,  celui  qui  ne  sait  rien  se  dit  Homme 
pratique.  Pratiquer,  c'est  prendre  sans  rien  dire.  Avoir  de  l'entregent, 
c'est  se  fourrer,  comme  Marmus,  entre  les  intérêts,  et  servir  le  plus 
fort. 

Osez  dire  que  je  suis  un  Ane,  moi  qui  vous  donne  ici  la  méthode 
de  parvenir,  et  le  résumé  de  toutes  les  sciences.  Aussi,  chers  Animaux, 


286 


GUIDE-ANE. 


no  iliani;e/.  rirn  il  la  conslilulion  dos  choses  :  jo  suis  trop  bien  au  Zoolo- 
(jical-Canleii  pour  no  pas  trouver  votre  révolution  slupide!  0  Aniniauv, 
vous  êtes  sur  un  volcan ,  vous  rouvrez  l'abîme  des  révolutions.  Encou- 
rageons, jxir  noti'e  obéissance  et  par  la  constante  reconnaissance  des  faits 
accomplis,  les  divers  États  à  faire  beaucoup  de  Jardins  des  Plantes,  où 
nous  serons  nourris  aux.  frais  des  llonuues,  et  où  nous  coulerons  des 
jours  exempts  dinquiétudes  dans  nos  cabanes ,  couchés  sur  des  prairies 
arrosées  par  le  bud.uet.  entre  des  treillai^vs  dorés  au\  frais  de  l'Etat,  en 
vrais  sinecuristes  marmusiens. 

Songez  qu'après  ma  mort  je  serai  empaillé,  conservé  dans  les 
collections,  et  je  doute  que  nous  puissions,  dans  l'état  de  nature, 
parvenir  ii  une  pareille  immortalité.  Les  Muséums  sont  le  Panthéon  des 
Animaux. 

De   Balzac. 


LES     CONTRADICTIONS 


D'UNE    LEVRETTE 


J'ai  toujours  aimé  le  théâtre  à  la  folie,  et 
cependant  il  y  a  peu  de  personnes  qui  aient 
'J',S^  plus  de  raisons  que  moi  de  Tavoir  en  liorreur, 
/^  car  ce  fut  là,  vers  les  neuf  heures  du  soir, 
'"  que  je  vis  pour  la  première  fois  mon  mari. 
Connue  vous  pouvez  bien  le  penser,  tous  les  détails  de  cet  accident  me 
sont  restés  préseiits  à  l'esprit.  J'ai  des  raisons  sérieuses  pour  ne  les 
point  avoir  oubliés. 

En  toute  franchise,  — je  ne  veux  accuser  personne,  —  je  n'étais 
point  faite  pour  le  mariage.  Élégante,  belle,  je  puis  le  dire,  faite  pour 
les  enivrements  du  monde  et  les  joies  rapides  de  la  grande  vie,  il  me 
fallait  de  l'espace,  de  l'éclat,  du  luxe  ;  j'étais  née  duchesse...  j'épousai 
une  première  clarinette  du  théâtre  des  Chiens.  C'était  à  mourir  de  rire, 
et,  entre  nous,  j'en  ai  furieusement  ri!  Vous  voyez  du  reste  que  je  n'e.n 
suis  pas  morte. 

Oui,  vraiment,  il  jouait  de  la  clarinette,  le  soir  de  huit  à  onze  ;  on 
lui  confiait  même  les  rôles  pas  trop  difficiles  ;  il  me  le  dit  du  moins, 
mais  sans  doute  il  me  mentait  indignement,  car  j'ai  toujours  trouvé 
(pi il  jouait  faux  comme  un  jeton,  quoique  j'aie  moi-même  l'oreille  peu 
musicale.  Dans  la  journée,  il  était  second  trondione  chantant  à  la 
paroisse...  des  Chiens,  et  postulait  en  outre  pour  obtenir  un  chapeau 
chinois  dans  la  garde  nationale.  Tous  ces  détails  sont  grotesques,  qu'on 
me  les  pardonne,  j'ai  juré  de  décharger  mon  cœur. 

Un  soir  donc  que  je  m'étais  laissé  entraîner  au  théâtre,  j'aperçus 
pendant  un  entr'acte,  dans  l'orchestre  des  musiciens,  un  gros  Boule- 
dogue à  lunettes,  coiffé  d'une  calotte,  qui,  non  loin  de  la  grosse  caisse, 


288  LES   COiNTRADICÏIONS  D'UNE  LEVRETTE. 


so  nioiuliait  dans  un  mouchoir  à  canvaux.  11  s'ensuivit  un  tel  vacarme, 
que  loules  les  tètes  se  retournèrent  vers  lui.  On  m'aurait  dit  à  ce 
moment-là  :  «  Celle  clarinelle  qui  se  mouche  sera  bientôt  ton  mari,  » 
(|ue  j'aurais  répondu  :...  ou  plutôt  je  n'aurais  rien  répondu  à  une  telle 
ahsui'dite. 

Cependant  sous  le  l'eu  de  tous  ces  reiiards.  au  milieu  de  l'hilarité 
iïénérale.  mon  futur  époux  replia  S(m  mouchoii'  lentement,  avec  soin, 
promena  sur  rassend>lée  un  rei^ard  indilTérent  par-dessus  ses  lunettes, 
et,  s'étant  essuyé  le  nez,  chan.i^ea  l'embouchure  de  son  instrument  avec 
beaucoup  de  calme.  Il  avait  lait  |)reuve  de  tant  de  sanfi-lVoid,  (pie 
machinalement  je  diiiiieai  mon  lor.^non  de  scm  côté.  11  l'emanpia  mon 
mouvement  sans  doute,  car  inunédialement  il  ôta  sa  calotte  et  caressa 
sa  iurosse  tète  ronde  dont  les  cheveux  étaient  coupés  en  brosse,  rajusta 
ses  lunettes,  vérifia  sa  cravate  et  tira  son  i^Mlet.  Il  n'est  monstre  si  laid 
qui  ne  ftisse  toutes  ces  petites  choses-là  sous  le  regard  de  la  première 
venue.  Toutefois,  son  œil  (jui  rencontra  le  mien  me  parut  singulièrement 
brillant.  Il  était  laid,  mais  il  était  ému;  j'étais  fort  jeune,  un  brin  coquette, 
en  sorte  que  cela  m'annisait  assez  d'être  regardée  ainsi.  Le  chef  d'or- 
chesti'e  monta  sur  son  trône,  et  la  ritournelle  commença.  Le  gros  musi- 
cien m'adressa  un  dernier  regard  qui  ressendilait  à  un  aveu  et,  préci- 
l)itaumienl.  souiïla  dans  son  ap[)areil.  11  était  parti  trop  tard  et,  voulant 
rattraper  le  tenq)s  perdu,  se  |)récipita  dans  sa  partition  comme  un 
cheval  échappé,  tournant  deux  pages  pour  une,  tricotant  de  ses  gros 
doigts  avec  une  rapidité  folle  sur  son  malheureux  tuyau  d'où  s'échap- 
paient des  bruits  impossibles  à  décrire,  mais  effrayants.  Le  chef  d'or- 
chestre, rouge  comme  une  pivoine,  en  nage,  les  cheveux  en  désordre, 
criait  au  milieu  du  vacarme  et  le  menaçait  de  son  archet  ;  ses  voisins 
le  poussaient,  le  frappaient,  le  huaient;  les  cahiers  de  musique  et  les 
instruments  de  cuivre  conmiençaient  à  pleuvoir  sur  sa  tète  ;  mais  lui', 
toujours  calme  en  apparence  et  la  rage  dans  le  cœur  probablement, 
souillait,  soufflait  comme  un  soufflet  de  forge  qui  a  pris  le  mors  aux 
(lents. 

11  me  sembla  que  cette  clarinette  devait  être  une  clarinette  pas- 
sionnée, et  ne  doutant  pas  que  le  délire  qu'elle  ressentait  en  ce  moment 
n'eut  pour  cause  que  ma  présence  même,  je  fus...  touchée,  flattée... 
Enfin,  je  l'aimai  dans  ce  moment-là  ;  c'est  clair  :  je  l'aimais. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  il  s'arrêta  tout  court,  déposa  sa  clari- 
nette entre  ses  jambes  et,  ayant  enlevé  sa  calotte,  s'essuya  la  tête  avec 


LKS   CON'IRADICTIONS   D'UNE   LEVRETTE. 


289 


son  i^iaïul  mouchoir  rouge.  Il  était  calme,  mais  il  n'avait  pas  un  poil  de 
sec.  Le  lustre  s'était  éteint. 

C'est  au  sortir  de  cette  représentation  remarquable  —  il  était  onze 
heures  trente-cinq  et  il  pleuvait  un  peu,  —  qu'en  passant  devant  l'entrée 
des  artistes  du  théâtre  des  Chiens  je  fus  pres(jue  renversée  par  un  indi- 
vidu coiiïé  d'un  grand  chapeau  gris  à  longs  poils.  Je  le  vois  encore  sor- 
tant de  cette  porte  et  se  précipitant  sur  nous.  Je  dis  nous,  car  j'étais,  ce 
soir-là,  accompagnée  de  ma  mère;  je  n'allais  point  encore  seule  au 
théâtre. 

(c  Mesdames...,  mademoiselle,  s'écria  le  Bouledogue,  —  vous  l'avez 
deviné  :  sous  ce  chapeau  gris  se  cachait  l'impétueuse  clarinette,  — mes- 
dames ,  arrêtez ,  au  nom  du  ciel  ! 

—  Et  que  voulez-vous,  à  cette  heure...,  en  ces  lieux?...  dit  ma 
mère  avec  son  grand  air.  Écartez-vous,  clarinette,  écartez-vous!  » 

37 


290 


l.KS   l-.ONÏliMMCTlONS   D'UNE  LEVHKTTF. 


Dovnnt  tnnt  do  iiobicsso  ot  lanl  do  di.nnilo  lo  nuisicicMi  ivstu  conmic 
jinciiiili.  Iiallulia.  o(  (■tant  scn  cl.aïu'au  : 

..  Il  ploul.  nu'schimcs.  il  pleut,  et  vous  ri  os  sans  |)ara|)lui(\...  dai- 
i:no/.,  oh  1  daiiiiioz  aocoptor  lo  niion.    > 


W"('i 


C  ^r^ 


.Ma  UKT.'.  (jui  a  t<juj  ur- été  assez  pctitc-iuaiii <  s^c  cl  ciai.i-Mtail  l'oaii 
comino  le  fou,  fut  assez  folle  pour  arceptei-.  ne  se  dtailant  pas,  la  chère 
àiiie.  (jue  ce  parapluie  devait  ouvrir  pour  nioi  les  jiorles  de  l'Iiynen!... 
Je  passe.  Tous  ees  souvenirs  m  irritent,  et  d'ailleurs  leur  banalité  leur 
enlève  tout  intéiét.  [I  é'Iail  ('Cî'it  (pie  je, ferais  une  sottise  absurde  ;  je 
la  lis. 

Apres  (juekpies  \i>ite>  de  mon  ('tranjL'c  |)i-etcndii .  ma  mère  nie  dit  un 
jour  : 

Elisa.  comment  le  Ikhinc-  tu.   mon  enlaril.  la.  franchement'.* 


LES   CONTRADICTIONS   D'UNE   LEVRETTE.  201 


—  Qui  (rhi .  maiiian.  lis-jc  in^rmiiiiciil .  le  iimsicicn '.' 

—  Oui,  j)Clile  l'spirnle,  la  clarincllr.  le  jeune  Bouledogue  qui 
recherche  ta  uiain  ;  lu  sais  i)ien  (|ue  je  piile  de  lui. 

—  Mais,  uianian.  je  le  lrou\e  laid. 

—  Moi  aussi,  mon  ani^e,  mais  il  ne  s"aii:il  pas  de  cela. 

—  Eh  !  eh!  (is-je  mali;ré  moi,  je  trou\ais  (|ue  cette  (|uest ion  n'était 
|)as  sans  iniporlauce  ;  — de  plus.  [)etite  mère,  je  lui  ti'ouve  Tair  com- 
mun, un  peu  .:;rotes(|ue.  et  tu  conviendras  ({u'il  est  ennuyeuv  comme 
la  pluie. 

—  Je  suis  de  ton  avis,  ma  belle,  mais  encoi'e  une  lois  il  ne  s'airit 
pas  de  tout  cela,  te  convient-il?  .Moi,  il  me  coinient  ;i  tous  égards. 

—  Oh!  maman!  te  quitter!  »  —  Je  fondis  en  larmes,  et  cependant 
je  n'étais  pas  triste.  J'en  suis  encore  ;i  me  demandei-  |)oui'(|Uoi  je  fondis 
en  larmes. 

«  Ne  fais  donc  pas  de  singeries,  mon  petit  ange,  poursuivit  ma 
mère,  tu  grilles  d'envie  de  te  marier,  et  tu  as  raison  ;  or,  ce  jeune 
Bouledogue  oifre  des  garanties  sérieuses.  Sa  double  [)osition  de  première 
clarinette  chantante  et  de  trombone  à  la  paroisse  lui  assure  une  fort 
jolie  indépendance.  Que  peut-on  demander  de  plus  ii  un  mari?  Songe, 
mon  enfant,  que  la  beauté  physique,  la  grâce,  sont  des  avantages  pas- 
sagers; et  d'ailleurs  n'es-tu  pas  gracieuse  et  belle  pour  deux?  C'est  dans 
l'intelligent  croisement  des  natures  et  des  caractères  opposés  que  gît  le 
bonheur  conjugal,  ma  petite  Chienne  chérie.  Tu  es  jolie,  espiègle,  légère, 
paresseuse,  insouciante,  })rodigue,  peu  alTectueuse.  Eh  bien,  il  n'est  pas 
sans  avantage  pour  l'équilibre  des  choses,  que  ton  époux  soit  laid,  taci- 
turne, lourd,  travailleur,  sérieux,  économe  et  affectueux.  )> 

Je  compris  immédiatement  que  maman  était  dans  le  vrai  et  je  donnai 
mon  consentement.  Eh!  mon  Dieu!  si  c'était  à  refaire,  je  crois  que  j'agi- 
rais de  même.  Un  mari  solide,  c'est  énorme  dans  la  vie.  Quand  on  a  le 
pain  sur  la  planche,  il  faut  être  bien  sotte  pour  ne  point  se  procurer  le 
superflu.  Je  n'osais  point  m'avouer  toutes  ces  choses,  mais  insiinctivement 
j'en  avais  conscience  et  je  dis  :  ((  Épousons-le.  »  Ne  dit-on  pas  dans  l'espèce 
humaine  :  ((  Passons  notre  baccalauréat,  c'est  un  titre  ([ui  mène  à  tout.  » 

Vous  dire  que  ma  lune  de  miel  fut  un  long  enivrement  serait  exa- 
gérer. Malgré  ma  bonne  volonté  et  mon  courage ,  je  ne  fus  pas  longue  à 
m'apercevoir  que  la  nature  singulièrement  gi'ossière  et  banale  de  mon 
mari  était  peu  faite  pour  sympathiser  avec  les  instincts  élégants  et  aris- 
tocratiques de  la  mienne.  Il  se  levait  au  p.^tit  jour  et  me  réveillait  chaque 


LES    CONTliV DICTIONS   D'UNK   LEVRETTE. 


riKiliii  [•iiiir  m'cinliriisscM"  an  iVonl.  Il  a|i|iiO(liail  de  mon  visai^o  son  petit 
ntv.  ridiculo.  ses  iirosscs  jonts  iKiMisouIltcs...  Il  ciail  liidcnx  !  Sil  eût 
en  stMilenienI  la  iliserelioii  de  sa  laideur!...  Vue  lois  lev('.  il  mettait  sa 
ealolle  el  eindiait  sa  elaiinelle  avec  j'emporlemeiil  el  l'obstination  (jiii 
earaelei'isent  la  medioeiile. 

'.  Piano,  mon  ann.  |ilus  |iiano.  lui  disais-je;  je  nous  jiii'e  (|ue 
cela  sera  mieux!  ■  il  rai>ail  mille  elloils  |)our  souiller  moins  \  iolem- 
menl .  mais  ses  nole>  les  |)lus  diserèles  faisaient  (oui  Iremlder  auloui'  de 
nous  el  le>  Miupiis  (|ui  s"eeliap|iaienl  de  son  irdernal  Inyan  ressendiiaient 
à  une  lem|tr'le.  (!e  (pii  m'iiiilail  >mlou(.  c'esl  (|u"il  elail  en  na.^c.  e'esl 
(]u"il  eoneenirail  (onle  son  atlenlion,  se  mordait  les  lèvres  et  souHlail 
<-oiinne  un  IMiocjue  jtoui' jouer  la  chose  la  |)lus  simple  du  monde. 

<(  Vous  ne  pi-enez  pas  un  |)eu  Taii'.  mon  Itou  ami .  lui  disais-je 
lu'enlol.  vous  allez  vous  fatiiiuer.  »  Je  l'aurais  l)a(lu. 

Souvent  aloi's  il  s'essuyait  le  front  et  allait  se  |)r()mener.  s'arrèlant  ii 
tous  les  coins,  cancananl  a\ec  tous  les  voisins,  fouillant  sans  scrupule 
parnii  ces  deluis  de  toutes  .sortes,  amoncelés  le  matin  .sur  la  voie  pul)li(|ue 
en  las  ré;.'ulièrement  esjiacés  ;  il  fouillait  lii  dedans...  Ah!  (|u'il  m'a  fait 
-^ouHrir.  ce  musicien  ik-  |)our  cire  (iliicn  de  iiouclier!  Hue  de  lois,  me 
|»romenant  côte  à  cote  a>ec  lui .  ne  m'a-l-il  |)as  laissée  seule  tout  il  coup 
|K)ur  couiir  vers  un  os  (piil  avait  aperçu!  I^^l  les  (|uerelles  !  et  les  ba- 
tailles! et  son  irros  rire  liru\anl  I  el  >a  démarche  lourde!  el  ses  obser- 
vations vultraires  !  el... 

Je  commençai  ii  le  |)rendi'e  seiieusemenl  en  i.nip|)e.  il  m'ai^^açait,  il 
m'irritait.  Je  veux  bien  qu'il  se  mil  en  (juaire  pour  augmenter  l'aisance  du 
mt'nage  et  en  toute  vérité  travaillât  connue  un  (^hien,  mais  l'argent  ne 
saurait  coni[)enser  les  douleurs  d'une  union  mal  assortie.  Sous  dilli-renls 
prétextes  j'évitai  jjeu  à  peu  ces  iiromenades  conjugales  (jui  m'élaient 
devenues  odieuses,  et  je  flânai  seule  a\ec  délices. 

J'avais  pris  en  alFection  un  jardin  jjublic  fort  ii  la  mode,  oii  le  beau 
monde  se  donnait  rendez-vous.  Les  enfants  y  venaient  jouer  en  foule. 
on  s'y  promenait,  on  s'y  faisait  voir,  on  y  voyait  les  autres.  Ciitait 
adorable,  et  je  ne  tardai  pa- a  m  a|)er( cvoir  rju'on  m'y  remarquait  beau- 
coup. J  avais  trouvé  mon  nnlieii. 

Un  jour,  il  m'en  sou\ient.  j'errais  dans  une  contic-allee  sf)us  les 
arbres  t<juiïus ,  lorsque  j'entendis  une  voix  (jui  me  disait  tout  bas: 
'(  Ah!  qu'il  serait  heureux,  madame,' celui  qui.  au  milieu  d<'  la  foule. 
lixerail  votre  attention  !  » 


LES   COiNÏRADlCTlONS  D'UNE   LEVRETTE. 


293 


;■"■% 


Ces  pai-oles  me  plmonl  ;  elles  ;i\ aient  je  ne  sais  ([iioi  de  contenu,  île 
respectueux,  d'énui ,  (pii  nie  eliarnia  inmiéJiateinent.  Je  nie  retournai  et 
j'apereus  un  ravissant  Insecte  qui  volliii:eait  autour  de  moi.  Il  était  fort 
l)ien  uiis  ;  ses  manières  reclierchées,  ses  alluies  discrètes  me  [)i'ouvèrent 
tout  de  suite  (ju'il  était  du  monde.  II  me  parnl.  du  reste,  avoir  con- 
science de  sa  valem',  et  j'ai  peine  à  croire  (|u'en  se  rei;ardant  dans  la 
.nlace  il  ne  se  trouvât  pas  joli  garçon. 

«  Ah!  que  vous  êtes  belle,  Levrette!  murmurait-il  avec  obstination; 
que  votre  tête  est  Ihie,  vos  pattes  élégantes  et  voli'ë  robe  soyeuse! 
Que -de  distinction  dans  votre  démarche,  de  grâce  dans  vos  allures!  » 


29/i 


LES   C 


CONTRADICTIONS    D'UNE   LEVUKTTE. 


Jo  hàtm  \c  pas.  loulo  (ivnil.lankMUMant  (rau.huv;  mais,  au  tond  do 
mon  arur.  los  paroles  do  linconnu  vibraient  conune  une  délicieuso 
musique.  Ce  i^arçon  avait  du  lioùt  et  de  la  liness(\ 


(ia:it  .laiis  la  glace  ,  il  se  trouve  joli  marron. 


(C  Vou^ètes  mariée,  adoiahle  ereature  .'  -.  njoutii-t-il. 

Je  ne  résistai  pas  au  plaisir  de  me  fi.^urer  un  instant  (pie  mes 
chaînes  s'étaient  brisées  et  je  répondis  tivs-srcliement  :  «  Je  suis  veuve, 
monsieur.  » 


LES    C0NTAAD1CT10NS   D'UNE   LEVRETTE.  295 


Oh!  je  vous  jure,  je  ne  voyais  eu  (oui  cela  aucun  mai.  Quel 
<lani;er  y  avait-il,  après  tout,  à  ce  (ju'nn  liisecle  nie  trouvât  jolie  et 
m'exprimât  son  admiration  ?  On  ne  comi)ren(l  pas  assez  que  la 
beauté  a  besoin  d'être  entourée ,  appréciée  ;  le  regard  du  public  est 
le  soleil  qui  la  récliaulïé  et  la  fait  vivre  ;  l'indiflérence  la  tue  et  la 
flétrit.  Notre  coquetterie  ii  nous  autres,  belles  créatures,  exprime 
tout  simplement  le  besoin  naturel,  et  par  conséquent  respectable, 
d'être  vues  et  admirées.  Il  n'y  a  là  m  intention  coupable  ni  orgueil 
exagéré;  il  y  a  conscience  d'un...  eh!  mon  Dieu  oui,  d'un  tribut 
qu'on  doit  nous  payer;  il  y  a,  je  le  répète,  besoin  de  soleil.  Et 
la  preuve  que  je  dis  vrai,  c'est  (jue,  tout  en  étant  la  Levrette  la 
plus  vertueuse  du  nionde,  je  fus  comme  enivrée  par  les  paroles  de 
l'Insecte  inconnu. 

((  Tu  as  les  yeux  terriblement  brillants  et  la  voix  bien  sonore,  » 
me  dit  au  retour  mon  mari.  Il  rongeait,  dans  un  coin,  un  os  qu'il 
avait  trouvé  je  ne  sais  où. 

<c  Faut-il  donc,  pour  vous  plaire,  avoir  les  yeux  éteints  et  la  voix 
i^nrouée?  »  lui  répondis-je. 

Rien  au  monde  n'est  irritant  comme  ces  questions  banales  et 
sottes  dont  vous  soufïlettent  certaines  gens,  et  ils  demandent  ensuite 
pourquoi  on  les  déteste  ! 

Je  sentais  mon  mari  de  plus  en  plus  indigne,  sa  personne  me 
choquait  plus  que  je  ne  saurais  dire.  Je  ne  lui  en  voulais  pas  seu- 
lement de  sa  trivialité  et  de  sa  laideur,  mais  encore  de  la  peine  qu'il 
se  donnait  pour  moi  ;  je  rougissais  de  profiter  de  son  labeur  ridi- 
cule, et  je  ne  pouvais  manger  une  gimblette  sans  songer  que  je  la 
devais  à  l'infernale  clarinette  dont  il  jouait  si  mal.  Ce  qui  m'agaçait 
aussi,  c'était  son  flegme  irritant,  son  calme  inaltérable,  et  aussi  sa 
bonté  niaise,  inattaquable,  sans  réplique;  de  sorte  que  j'étais  obligée 
de  renfermer  en  moi-même  toutes  mes  irritabilités,  mes  mauvaises 
humeurs,   mes  indignations,    mes  révoltes... 

Vous  ne  savez  pas  combien  cela  est  atroce  quand  on  est  ner- 
veuse. La  vie  me  devint  extrêmement  pénible. 

Le  bel  Insecte  s'en  aperçut  bientôt,  car  il  me  poursuivait  chaque 
jour  de  ses   prévenances  et  de  son  bourdonnement  délicieux. 

<(  Vous  êtes  malheureuse.  Levrette  idéale;  vous  souffrez,  je  le 
vois,  je  le  sens.  Le  chagrin  devrait-il  effleurer  une  tête  si  belle? 
me  dit-il    avec  des   larmes  dans  la  voix.    Ne  craignez-vous   pas  que 


296  l.HS   CONTliADlCI  IONS    IVIINK    l,r.\  liKIiK 


los  souris  no  l'idciil  \o\\v  lioiil  cl  ne  ((Mnisscnl  xolrc  hriuiU»?)!  Je 
(ivssaillis.  Ce  (ju  il  (Tsiiil  lii  n'clail  iiialliciiriMisciiHMil  (jiic  (rop  M;ii. 
rin(|iii(Mii(lo  |)oiiv;ii(  mo  ivndrc  laide,  alourdir  ma  diMuarilic.  voilci' 
mos  yoiix  ;  o\ .  rt'lli'cliissanl  (|iio  mon  mai'i  serai!  (micoi'c  la  cause  de 
celte   nouxelle  iuloiluue.    je   fus   indii^ni-e. 

u  Eh  bien  I  itoursuivit  llnsecle  aiuu'.  (jue  ne  (Aciiez-vous  de  vous 
distraire  ■.'  Venez  avec  moi  eirer  dans  les  bois,  prenez  votre  vol  oi 
je  S(M"ai  dei'rière  \ous  pour  nous  admirei'  cl  xous  égayer  par  mes 
chansons.  Chassez  les  soucis,  t'rancjjissez  les  espaces,  emplissez 
voire  chèi'e  poili'ine  de  laij'  pur  rpi'on  ne  trouve  (praux  cham])S  ; 
les  irrands  oiidu'a.iîcs  cl  lliei'lie  leiidre  ne  xous  lenleiit-ils  |)as?  Votre 
belle  robe  blani'he  serait  si  (>linc(>lanle  sur  le  iiazon.  Ne  voulez-vous 
pas  faire  une  jn'omenade  ? 

—  Oui.  vraiment,  je  le  xcux.  ^  lui  l'i'pondis-je  nxor  ("eu.  J'avais 
pris  enlin  un  |)aiti.  j'en  avais  assez  de  mon  rôle  de  victime,  j'étais 
étoulTée.  il  me  fallait  do  l'air,  de  l'air  à  tout  prix.  «  Demain,  à 
|)areille  heure,  soyez  en  cet  endroit,  mon  chei'.  et  nous  irons 
ensemble  errer  ;i  l'axenture.  Vous  avez  raison,  il  me  faut  du  mou- 
vement. » 

il  ne  laudrail  |ias  croire  (pi'en  accordani  un  reudez-vous  îi  cet 
Insecte  je  c('dais  ii  un  mouvement  de  leniiresse  et  de  folie.  Je  peux  le 
dire  à  la  face  du  ciel .  j'étais  pure  et  ma  conscience  n'était  pas  trou- 
blée. Je  savais  gré  à  ce  garçon  de  rendre  justice  à  mes  charmes ,  sa 
conversation  m'amusait  parce  rju'il  parlait  sans  cesse  de  uioi.  mais  rien 
de  plus. 

Quand  je  fu>  de  retour  au  logis,  ce  soir-là.  il  est  probable  que  mon 
visage  exprima  un  j)lus  profond  dégoût  qu'à  l'ordinaire,  car  mon  musi- 
cien me  regarda  en  silence  pendant  (pieUpies  instants,  et  deux  grosses 
larmes  coulèrent  de  ses  petits  yeux.  Il  était  grotesque.  Bien  n'est  affreux 
comme  >m  être  laid  (jui  ajoute  encore  à  sa  laideur  naturelle  la  laideur  du 
chagi  in. 

Je  mattendais  à  une  scène,  à  des  reproches  ;  je  sentais  l'émotion 
gonfler  mon  cœur  et  je  me  disais  :  «  Enfin,  (ju'il  parle  donc,  qu'il  s'ir- 
rite, (piil  se  fâche,  je  pouirai  m  irriter  et  me  fâcher  aussi,  o[)poscr  ma 
colère  à  la  sienne!  »  —  En  certains  cas  lempoitement  est  comme  une 
pluie  d'orage  qui  rafraîchit  la  terre  et  fait  crever  les  nuages.  —  Je  me 
souviens  que  je  me  mis  à  chantonner.  esjH'rant  amener  ainsi  plus  promp- 
tement  la  crise. 


LES   CONTRADICTIONS   D'UNE   LEVRETTE.  "     297 


jMais  il  u'vn  lut  rien,  il  no  dit  mot.  Douv  ou  trois  Cois  il  rouilla  avec 
bruit,  puis  il  mit  soigneusement  sa  clarinette  dans  son  étui  crasseux, 
enfonça  sa  ealotle  et.  sans  lever  les  yeu\  sur  moi,  il  dit  : 

«  Bonsoir,  ma  elière.  je  vais  au  theàtri».  » 

Que  signifiaient  ees  larmes?  Se  doutait-il  qu'il  m'était  odieux?  Je 
ne  pouvais  pas  supposer  qu'il  fût  jaloux,  et  d'ailleurs  jaloux  de  qui? 
N'étais-je  pas  l'épouse  la  plus  malheureuse,  mais  en  même  temps  la 
plus  irréprocliahle  du  monde?  J'aurais  voulu,  ce  soir-là,  avoir  (juekjue 
chose  à  hriseï',  quelqu'un  à  luordre...  Dieu!  que  ce  musicien  m'a  fait 
soullrir  ! 

Le  lendemain.  ;»  l'heure  indiquée,  je  fus  au  lendez-vous.  Mon  bel 
Insecte  doré,  frais.  i)in^pant,  gracieux,  joueur,  m'attendait  avec  impa- 
tience. 

«  Que  vous  êtes  belle,  chère!  me  dit-il  avec  émotion.  Partons- 
nous  ? 

<(  Partons,  lui  dis-je .  grand  flatteur.  »   Et  nous  nous  élançâmes. 

J'avais  au  fond  (piel(|ue  inquiétude  et  j'en  étais  indignée.  Le  sou- 
venir de  ce  Bouledogue  devait  donc  me  poursuivre  partout?  Je  m'ima- 
ginai, tout  en  cheminant,  que  ce  rendez-vous  qui,  après  tout,  était  une 
espièglerie  condamnable,  pouvait  avoir  des  conséquences  fort  graves, 
et  mon  imagination  se  monta  si  follement  en  dépit  des  efTorts  que  faisait 
mon  compagnon  pour  chasser  mes  préoccupations,  qu'arrivée  au  détour 
«l'une  rue  je  m'arrêtai  tout  court. 

((  Qu'avez-vous ,  adorable  Levrette?  dit  l'Insecte. 

—  Ne  voyez-vous  pas,  là-bas,  ces  musiciens  ambulants,  arrêtés 
«levant  une  fenêtre  ?  • 

—  Oui,  certainement,  ils  montrent  des  Hannetons  au  public,  à 
ce  qu'il  me  semble,  et  se  donnent  beaucoup  de  mal  pour  gagner 
leur  pauvre  vie. 

—  Sans  doute,  mais  j'ai  peur  ;  ils  ont  un  regard  étrange  ces  musi- 
ciens !  Ne  sont-ce  point  là  des  gens  de  la  police,  des  espions  payés  pour 
nous  observer  ?  De  grâce ,  aimable  Insecte ,  faisons  un  grand  détour,  je 
suis  tremblante.  » 

Nous  prîmes  à  gauche  et  nous  continuâmes  notre  course,  mais 
j'étais  toujours  inquiète.  11  est  des  émotions  que  la  Providence  devrait 
épargner  aux  personnes  délicates  et  nerveuses.  J'étais  agitée,  fiévreuse. 
C'était  sans  doute  un  pressentiment,  car  il  m'arriva,  ce  jour-là,  une 
des  rencontres  les  plus  désagréables  que  l'on  puisse  faire. 


298 


LKS  CON-IRADICTIONS   D'UNE  LEVRETTE. 


Ils  montrent  des  Hannetons  au  public. 

\(,iH  allions  sortir  des  faubourgs,  lorsque  j'ai)crrus  dans  un  coin 
ol).rur  une  masse  de  forme  bizarre.  C'était  un  de  ces  Ours  bateleurs 
comnte  on  en  rencontre  souvent  dans  les  fêtes  ou  les  jours  de  marche. 
Pour  le  moment,  il  faisait  travailler  une  Tortue  é(|uir.l)r.ste  qui  1  ac- 
compaL-nait.  Rien  au  monde  n  était  plus  naturel  que  de  rencontrer  cet 


LES  CONTRADICTIONS   D'LNE  LEVRETTE. 


290 


Ours  et  cette  Tortue,  et  cependant  je  me  sentis  frissonner.  Toutefois. 
me  doutant  bien  qu'encore  une  fois  mes  craintes  étaient  chimériques, 
je  continuai  ma  course,  et  bientôt  je  fus  tout  près  du  saltimbanque  et 
lie  la  Tortue.  Il  me  sembla  que  le  petit  œil  de  TeiTrayant  animal  lançait 
des  éclairs.  Jallais  m'enfuii'  au  plus  vite,  mais  l'Ours,  s'avançant  tout 
à  coup,  me  barra  le  passa^re. 

«  Que  faites-vous  ici.  madame?  me  dit-il  en  se  croisant  les  bras. 

—  Et  que  vous  importe  ce  que  fait  madame?  bourdonna  l'Insecte 
aimé  de  sa  petite  voix  flùtée.  Sur  Ihonneur,  vous  m'avez  lair  d'un 
manant  osé!  Qui  ètes-vous.  je  vous  prie  ?  parlez,  qui  ètes-vous? 

—  Qui  je  suis?  »  Il  soupira  fortement  et.  et  avec  un  effort  dou- 
loureux: <(  Je  suis  lui-même  le  propre  époux  de  madame.  >  Ce  disant,  il 
se  dépouilla  de  la  peau  d'Ours  dont  il  était  revêtu,  et  j'aperçus  la  clari- 
nette, le  musicien,   le  B juledoiiue .   mon   mari  enfin,  pâle  conuue  la 


300  Li:S  CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 

mort,  vn  pioie  à  dos  t'ivinissoimMils  norvoiix  horribles.  Il  était  elVrayant, 
d'autant  plus  eIVrayant  qu'il  avait  nial.^ré  tout  conservé  son  allure  gro- 
tesque. Je  l'aimais  mieux  cependant  irrité,  furieux,  grimaçant  de  rage, 
que  résigné,  silencieux  et  la  larme  à  l'œil.  Il  était  vraiment  moins  laid 
qu'à  l'ordinaire.  3Ialheureusement  il  avait  conservé  sa  calotte  sur  la  tête^ 
C'était  une  fiiute  impardonnable.  Les  gens  de  l'autre  sexe  ne  veulent 
point  conqirendre  que  j)as  un  détail  ne  nous  écliai)pe.  à  nous  autres 
êtres  tins,   nerveux  et  délicats. 

<t  .Aladauie.  »  dit  mon  mari  en  se  posant.  Encore  une  taule;  il  se 
posait!  il  était  manifeste  qu'il  avait  préparé  un  discours  et  qu'il  en  avait 
médité  les  etfets.  Le  bel  Insecte  s'était  caché  derrière  mon  oreille  et  me 
disait  tout  bas  :  «  Quoi,  reine  de  beauté,  vous  êtes  mariée  à  ce  monstre, 
à  ce  Dogue  grossier?  »  Je  me  sentais  rougir. 

«  Madame,  continua  mon  mari.  ma...  <la...  »  et  il  éternua  de  la 
façon  la  plus  comique;  sans  doute  un  poil  de  la  peau  d'Ours  dont  il  s'était 
levêtu  lui  était  resté  dans  le  nez. 

Je  partis  d'un  grand  éclat  de  rire,  aussi  excusable,  aussi  inyolontaii'e 
que  son  éternument. 

Cette  scène  de  jalousie  était  quelque  peu  comique,  vous  en  convien- 
drez. 

((  Madame,  suivez-moi.  s'écria  alors  mon  mari,  perdant  tout  à 
tv>up  la  tète,  c'en  est  trop,  suivez-moi. 

—  Je  ne  lui  conseille  pas  de  porter  la  patte  sur  vous,  murmura  le 
bel  Insecte  en  se  réfugiant  derrière  mon  oreille,  car  je  crois  vraiment  que 
je  ne  répondrais  pas  de  moi.  Je  sens  la  col...  » 

II  ne  put  achever  sa  phrase,  hélas!  Mon  mari,  j)lus  |)rompt  que 
l'éclair,  s'était  élancé,  et.  le  saisissant  au  vol,  l'avait  horriblement 
mutilé  d'un  coup  de  dent.  Je  ne  sais  alors  ce  qui  se  passa,  je  devins 
tulle.  Je  me  dégageai  par  un  effort  héroïque  des  pattes  de  mon  époux 
furieux,  et,  sautant  par-dessus  sa  tète,  je  pris  ma  course. 

Quand  je  fus  a  une  centaine  de  |)as,  je  me  letournai,  et  j'aperçus 
de  loin  le  Bouledogue  aux  jjiises  avec  les  agents  de  l'autorité.  Il  se  débat- 
tait avec  énergie,  mais  la  peau  d'Ours  dont  ses  pieds  étaient  entourés 
paralysait  ses  efforts,  de  sorte  qu'en  un  instant  il  fut  pris  et  emmené  par 
les  agents  au  milieu  des  huées  de  la  f(jule. 

Enfin,  j'étais  libre!  je  poursuivis  ma  promenade.  Jamais  l'air  ne 
m'avait  semblé  plus  pur,  l'heibe  plus  verdoyante  et  le  ciel  plus  bleu. 
Une  indignation    sourde  me  restait  pourtant  au   cœur.    Je   me  sentais 


LES  CONTRADICTIONS   D'UNE   LEVRETTE.  301 


hunniiéc  [umv  ainsi  dii'c  j)ar  colk'  jalousie ,  se  iiianifestanl  tout  à  coup 
par  un  scandah*  absuide.  jHibiic  et  conn'ipie  tout  à  la  (bis.  C'était  sur- 
tout le  coté  comique  que  je  trouvais  intolérable.  Cette  réalité  prosaïque, 
cette  clarinette  en  colère  apparaissant  tout  a  coup  devant  l'Insecte  aimé, 
devant  le  rêve,  l'idéal!...  Je  crus  bien  que  je  ne  pardonnerais  de  ma 
vie  à  la  clarinette.  Après  avoir  erré  dans  les  champs,  m'ètre  enivrée 
d'ail-  pur,  m'ètre  étourdie,  je  rentrai  sous  le  toit  conjugal.  Chose  étrange! 
la  demeure  me  parut  vide.  Pendant  un  instant  je  crus  avoir  oublié  quel- 
que chose.  En  effet,  quelque  chose,  ou,  pour  mieux  dire,  quelqu'un  lue 
manquait,  et  ce  quelqu'un  c'était  mon  pauvre  mari.  On  prend  l'habi- 
tude même  de  choses  laides  et  gênantes,  et  je  suis  sûre  que  certains 
bossus,  les  Chameaux  et  les  Dromadaires  par  exemple,  se  trouveraient 
fort  mal  à  l'aise  si,  tout  à  coup,  on  les  privait  de  leur  bosse. 

Je  réfléchissais  à  ces  sensations  étranges,  lorsque  je  reçus  une  lettre 
ornée  d'un  grand  cachet.  L'autorité  m'invitait  à  me  présenter  à  la  four- 
rière où  mon  mari  avait  été  déposé  momentanément,  pour  être  confrontée 
avec  lui.  Le  malheureux  était  doublement  accusé  et  de  vagabondage  et 
de  tentative  de  meurtre  avec  préméditation.  Le  déguisement  sous  lequel 
on  l'avait  trouvé  et  aussi,  parait-il,  une  arme  cachée  dans  ses  bottes, 
étaient  des  preuves  accablantes. 

Le  lendemain  matin  après  déjeuner,  —  je  m'étais  levée  fort  tard  car 
j'étais  horriblement  fatiguée,  —  je  fis  ma  toilette  et  je  me  rendis  à  la 
fourrière.  Un  spectacle  navrant  pour  une  personne  nerveuse  et  impres- 
sionnable m'y  attendait. 

On  me  fit  passer  par  des  corridors  sombres  et  humides,  on  fit  grincer 
d'énormes  clefs  dans  d'horribles  serrures ,  de  lourdes  portes  bardées  de 
fer  s'ouvrirent,  et  j'entrai  enfin  dans  un  endroit  sans  nom  où  une  foule 
de  misérables,  mal  peignés,  repoussants,  étaient  réunis.  Je  marchais  avec 
prudence  dans  ce  milieu  souillé ,  et  ne  respirais  qu'avec  circonspection, 
car  l'air  était  infect.  Enfui,  mon  mari,  qui  était  couché  dans  un  coin, 
m'aperçut.  Je  m'attendais  à  des  reproches  terribles,  à  une  scène  violente, 
et  je  me  tins  sur  mes  gardes;  mais,  contre  mon  attente,  le  pauvre 
musicien  s'avança  vers  moi  en  baissant  les  yeux,  puis,  s'étant  couché 
devant  moi,  il  me  lécha  les  pattes  et  fondit  en  larmes  sur  les  dalles 
humides.  C'était  un  peu  i)lus  ({ue  je  n'auiais  demandé  ;  ([uelques-uns  de 
ces  vauriens  commençaient  à  sourire. 

((  iMa  Levrette  chérie,   me  disait  mon  mari  au  milieu  des  sanglots, 
pardonne-moi!...  N'est-ce  pas  que  tu  me  pardonneras.^  J'ai  été  jaloux. 


\(\ù 


LI.S    COMHAOlCTlOiNS   D'UNK   LK\  nKTÏi:. 


%^ï/<^ 


L'n  spectacle  navrant  m'y  atten.lait. 


j'ai  élé  absurde...  Miiis  tu  es  si  Itcllc.  je  l^iiuiiis  l;iul  cl  j'étais  si  laid!... 
Je  craignais...  j'étais  fou...  pardounc-moi  !   » 

Il  était  vraiiiifnt  éuui.  Jo  lui  promis  d«_'  lui  jiîo/ui'cr  (|U('l(|Uf'S  conso- 
lations et  de  faire  mon  possible  pour  obtenir  sa  .:,Tàcc.  Au  fond  je  suis 
extrêmement  sensible...  pcut-ctie  tr-opl  Ses  piuolcs  avaient  ('lé  Irvs-con- 
venablcs.  il  avait  avoué  ses  torts,  reconnu  sa  laideur,  rendu  lioiiimai^e  à 
ma  beauté. 

Je  courus  chez  le  juire  d  irjslruclion  (jui  im-  leirarda  sous  ses  lunettes 


LES   CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE.  30:i 

et  fut  comme  étourdi  en  me  voyant  si  séduisante.  Ce  juge  était  un  Renard 
de  la  plus  belle  apparence,  spirituel,  aimable,  fin,  causeur  et  légèrement 
entreprenant....  ce  (pii  fait  fjue  le  procès  de  mon  malheureux  époux  dura 
prodigieusement  longtemps. 

Mais  voici  le  moment  d'avouer  une  bien  étrange  chose  et  de  mettre 
au  uiand  jour  nii  niyslt'ricux  r('|)!i  de  mon  cœur. 

A  peine  mon  infortuné  Bouledogue  fut-il  incarcéré  que  mes  senti- 
ments pour  lui  changèrent  complètement.  11  n'était  plus  là,  je  ne  savais 
plus  à  qui  adresser  mes  |)laintes,  et  toutes  les  fois  que  j'apercevais  dans 
un  Coin  sa  clarinette  abandonnée,  silencieuse,  les  larmes  me  venaient  aux 
yeux.  Je  fus  comme  cHrayée  de  la  place  énorme  que  cet  être,  malgré  son 
infériorité  physique  et  morale,  occupait  dans  ma  vie.  Sa  face  grotesque, 
son  silence,  sa  calotte,  me  nuuKpiaient.  Je  ne  savais  où  déposer  ma  mau- 
vaise humeur,  de  sorte  (pfelle  restait  en  moi  et  j'é[)rouvais  des  pesanteurs 
pénibles.  Je  cherchai  j>  me  distraire,  craignant  vraiment  pour  ma  santé, 
mais  je  n'obtins  aucun  résultat.  J'ose  à  peine  le  dire  :  j'aimais  ce 
Bouledogue,  cette  clarinette  jalouse...  je  l'aimais.  Je  ne  pus  me  résoudre 
à  aller  le  visiter  en  prison  à  cause  de  cette  odeur-  dont  je  vous  ai 
j)arlé  et  ({ui  m'avait  causé  une  névralgie  épouvantable,  mais,  grâce 
à  l'éloignement,  mon  mari  m'apparaissait  en  imagination,  j)aré  de 
tous  les  charmes  de  mon  propre  esprit.  Il  devint  un  prétexte  pour 
mon  cœur  de  poétiser  le  passé  et  de  donner  une  forme  réelle  aux 
rêves  de  l'avenir  ;  mon  cerveau  eut  la  lièvre ,  si  bien  que  je  faillis 
me  trouver  mal  de  joie  lorsque  j'appris  son  élargissement. 

Bonheur!    il   était  libre!   connue  j'allais  l'aimer,    l'entourer! 

Il  m'arriva  un  matin.  Qu'il  était  laid,  grand  Dieu!  exténué, 
malpropre  !  et  (pielh'  odeur  î  Un  manteau  de  glace  retomba  sur  mon 
cœur. 

«  Ma  Levrette,    mon   ange,    ma   femme  i    s'éci'ia-t-il   en   se    préci- 
pitant dans  mes  bras. 

—  Bonjour,  mon  ami,  »  lui  répondis-je  en  détournant  la  tète.  Je 
n'eus  pas   le  courage  d'en  dire  plus  ;  le  rêve   s'était  envolé. 

«  J'ai  manqué  ma  vie,  me  dis-je  alors;  ce  qu'il  fallait  à  ma  nature , 
c'étaient  les  enivrements  du  théâtre,  c'était  le  feu  de  la  rampe,  les 
rivalités,   la  lutte...  Je  suis  artiste!  »> 

Il  y  a  longtemps  de  tout  cela,  et  je  ne  peux  m'empêcher  de  sou- 
rire en  songeant  à  ma  dernière  indignation  de  Levrette  incomprise. 
Depuis,  tout  s'est  calmé.  J'ai  réfléchi  qu'étant  donnés  deux  êtres  rivés 


M)  h 


LES   CONTIVVniCTIONS   D'UNE   LEVRETTE. 


il  l;i  inriiit'  cliaino.  ;i  lorl  ou  ;i  riiison.  le  seul  ni()\(>n  poui'  eux  de 
rciiiltv  la  cIkiiuo  moins  lourdo  ôlail  de  s'on  parlapoi"  volonlaii'onuMil  le 
lardcan.  Se  li'oinper  de  inai"i .  é|)oiisei'  une  claiinelte  de  second  ordi'e  au 
lieu  d'un  IiMior  de  choix,  c'esl  une  laule  absurde;  mais  ce  (|ui  est  |)lus 
absui'de  encore.  c"i>sl  d'en  niourir  de  clia.i;rin. 

Je  lis  loules  ces  rc'llexions  et  je  Unis  |)ar  me  dii'e  :  u  Sois  aussi  coii- 
laireu-e  ([ue  lu  es  ItelJe.    ma    mignonne,   jxx'lise  Ion    |{ouled(),i;ue,  » 

(Vesl  ce  (|ue  jai  l'ail,  cl  Je  ne  m'en  suis  pas  mal  ti'ouvée.  Il  a 
renonce  ii  sa  calolle  e(  Joue  posiliNcmenl  moins  Taux,  sa  démarche 
esl  meill(MU'e  ;  de  pn»!!!  el  ;i  conlre-ioui'.  son  visa.^e  a  ac(|uis  un 
cei'iain  caractère. 

'(  Que  tu  es  lielle.  |)etite  sans  cœur!  »  me  dit-il  (juel(|uerois  en  sou- 
liant.  Kt  Je  lui  it'ponds  sui'  le  même  ton  : 

u  Que  tu  (N  laid,    mon  .itros  Jaloux  !  » 

GiJSTAVK  Dnoz. 


?)  -/ 


M'^  ^i'* 


j^ 


TOPAZE 


PEINTRE    DE    PORTRAITS 


E  suis  son  héritier,  je  fus  son  confident; 
personne  mieux  que  ii;oi  ne  peut  conter  sa 
curieuse  et  instructive  histoire. 


Né  dans  une  lorèt  vierge  du  Brésil ,  ou 
sa  mère  le  berçait  à  l'ombre  sur  des  lianes 
entrelacées,  il  fut  pris  tout  jeune  par  des 
Indiens  ciiasseurs,  qui  le  vendirent  à  Rio-Grande,  avec  une  cargaison 
de  Perroquets,  de  Perruches,  de  Colibris  et  de  peaux  de  Buffles.  Il  vint 
au  Havre  en  cette  compagnie,  gambadant  sur  les  haubans  et  les  vergues, 
chéri  des  matelots  auxquels  il  jouait  mille  méchants  tours,  mordant 
l'un,  griffant  l'autre,  et  ne  regrettant  guère  de  sa  sauvage  patrie  que  ce 
bon  soleil,  si  brillant  et  si  chaud,  sous  lequel  un  Singe  même,  la  plus 
frileuse  des  créatures  après  l'Honime,   n'a  jamais  claqué  des  dents.   \r 


306  TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS. 


f;i|)it;iiiio  (lu  naviiv,  ([ui  savail  son  N'ollaii'c.  ra|)i)ola  Topaze,  coniino  le 
bjn  valel  do  Kuslan.  parce  (\\\'\\  avait  une  face  jaune  et  pelée,  liref, 
en  arrivant  au  poil.  Topaze  avait  reçu,  ouli'e  son  nom,  une  étlueation 
dans  le  iioùt  de  eelle  (pii  fut  jadis  donnée  sur  le  eoclie  d'eau  ii  son 
compatriote  Vert- Vert ,  cpiand  il  revint  scandaliser  les  nonnes  par  ses 
propos;  celle  de  Topaze  était  même  un  peu  plus  salée,  conmie  faite  en 
pleine  mer. 

Une  fois  en  France,  on  pourrait  aisément  faire  de  lui  un  auti'e  T.aza- 
rille  de  Tonnes,  un  autre  Gil  Blas,  si  Ton  voulait  s'amuser  ii  peindre 
Ws  caractères  ou  à  conter  les  histoires  de  tous  les  maîtres  cpi'il  eut  suc- 
X'ssivement  jus(prà  Tài^e  de  Singe  fait.  Mais  il  suflit  de  savoii-  (|u'en 
son  atlolescence  il  était  logé  à  Paris,  dans  un  ravissant  houdoii'  de  la 
rue  Neuve-Saint-Georges,  et  (pTil  faisait  la  joie,  les  délices,  la  coque- 
luche d'une  charmante  i)ersonne,  laquelle  terminait,  en  le  traitant 
comme  un  enfant  gâté ,  l'éducation  si  bien  commencée  par  les  matelots 
du  Havre.  Il  menait  1;»  une  vraie  vie  de  chanoine,  bien  j)lus  heureuse 
qu'une  vie  de  piince.  Mais  qu'y  a-t-il  de  stable  en  ce  monde?  Un  jour, 
jour  néfaste!  il  s'avisa,  dans  \m  accès  de  maligne  humeur,  de  mordre 
au  visage  un  ivspeclable  barbon  (ju'on  appelait  M.  le  comte,  et  qui 
protégeait  sa  gentille  maîtresse.  La  colère  du  |)rotecteur  fut  si  grande, 
qu'il  déclara  nettement  à  la  dame  qu'elle  n'avait  plus  (pi'à  opter  entre 
lui  et  cette  méchante  Bète,  l'un  des  deux  devant  quitter  innnédiatement 
\à  maison.  Le  pauvre  Topaze  n'avait  à  donner  ni  cachemires,  ni  bijoux, 
ni  carrosse.  Son  arrêt  fut  prononcé,  avec  un  gros  soupir  pourtant;  et 
même,  afin  d'adoucir  cette  séparation  forcée ,  on  l'envoya  secrètement 
dans  l'atelier  d'un  jeune  peintre,  où,  depuis  bientôt  trois  mois,  la  dame 
allait  poser  régulièrement  cha(iue  jour  pour  un  portrait  qui  ressemblait 
à  la  tapisserie  de  Pénélope. 

Voilà  pourtant  comme  se  font  les  vocations  !  Assis  sur  un  banc  de 
de  l)ois,  au  lieu  d'un  moelleux  canapé,  mangeant  des  bribes  de  pain 
sec  au  lieu  de  macarons,  et  buvant  de  l'eau  claire  au  lieu  de  sirop  à 
l'orange,  Topaze  fut  ramené  au  bien  par  la  misère,  ce  grand  professeur 
de  morale  et  de  vertu,  quand  cllr  ne  plonge  pas  plus  profondément  dans 
le  \\CQ  et  la  débauche.  N'ayant  rien  de  mieux  ii  faire,  il  réfléchit  sur  sa 
misérable  condition,  si  précaire,  si  variable,  si  di-peiidante  ;  il  rêva  la 
liberté,  le  travail  et  la  gloire;  il  sentit  enliii  (|u  il  était  venu  à  ce 
mènent  critique  et  solennel  où  il  faut,  conmie  on  dit,  faire  choix  d'un 
élit.    Or,   quel   et' t    pkis   beau,  plus  libre,  plus   glorieux  que    celui 


TOPAZE  PEINTRE   DE    PORTRAITS.  307 


(Tartisle?  I.o  ciel  ini'iiu>  l'avail  oiiiluil  à  colle  école.  Le  voilii  donc, 
connue  Pareja,  l'esclave  de  Velas{[ucz,  essayant  de  surprendre  dans  le 
travail  de  son  maître  les  secrets  du  i^rand  art  de  [)ein  li'e,  le  voilà  juché 
tout  le  jour  sur  le  faile  du  clievalel,  .guettant  cluuiue  nlélan^e  de  la 
palette  et  chaque  coup  du  pinceau;  puis,  dès  (pie  le  peintre  tournait  les 
épaules,  il  prenait  à  son  tour  la  palette  et  la  brosse,  et,  d'une  main 
légère,  rel'aisant  l'ouvrage  déjà  fait,  il  doublait  p;u'  une  seconde  couche 
la  dose  des  couleurs.  Alors,  fier  et  glorieux,  il  pi-enait  sa  reculée, 
s'admirait  dans  son  œuvre,  et  marmottait  tout  bas  entre  ses  dents  le  mot 
du  Corrége,  répété  tant  de  fois  par  tous  ces  naissants  génies  dont  Paris 
est  inondé  :  Ed  io  anche  son  pitlore. 

Un  jour  que  l'orgueil  satisfait  lui  ôlait  toule  prudence,  son  maître 
le  surprit  dans  cet  exercice.  11  rentrait  lui-même  plein  de  joie  et  de 
fierté,  car  la  direction  des  beaux-arts  venait  de  lui  conuiiander  un 
tableau  du  Déluge  pour  l'église  de  Boulogne-sur-Mer,  où  il  pleut  toute 
l'année.  Rien  ne  rend  généreux  comme  le  contentement  de  soi-même. 
Au  lieu  donc  de  prendre  un  appui-main  et  de  rosser  son  Sosie  :  «  Par- 
bleu !  s'écria-t-il  comme  un  autre  Velasquez ,  puisque  tu  veux  être 
artiste,  je  te  rends  la  liberté,  et  de  mon  valet  je  te  fais  mon  élève.  » 
Voilà  Topaze  devenu  rapin. 

Aussitôt  il  rejeta  et  roula  sur  ses  épaules  tous  les  crins  de  sa  tête, 
eorame  la  chevelure  poudi'ée  d'un  curé  de  campagne;  il  ajusta  ses  poils 
du  menton  en  barbe  de  bouc;  il  se  coiffa  d'un  chapeau  à  larges  bords  et 
à  forme  pointue;  il  s'habilla  d'une  redingote  en  justaucorps,  sur  laquelle 
retojnbait  en  fiaise  son  col  de  chemise;  enfin  il  se  donna  autant  qife 
possible  l'air  d'un  portrait  de  Van  Dyck;  puis,  son  carton  sous  le  bras 
et  sa  boîte  de  couleurs  à  la  main,  il  se  mit  à  fréquenter  les  écoles. 

3Iais,  hélas!  comme  tant  d'apprentis  artistes,  qui  sont  pourtant 
bien  Hommes,  Hommes  faits  et  parfaits.  Hommes  ayant  leurs  cinq  sens 
du  corps  et  leurs  trois  puissances  de  l'esprit,  Topaze  avait  pris  pour  une 
vocation  véritable  ou  les  rêves  creux  de  son  ambition,  ou  son  inaptitude 
à  toute  autre  chose.  Il  fut  bientôt  tristement  désabusé.  Quand  le  tracé 
du  maître  lui  manqua ,  et  qu'il  fallut  tracer  lui-même  des  lignes  ;  quand, 
au  lieu  d'appliquer  couleur  sur  couleur,  il  fallut  couvrir  une  toile 
blanche;  quand,  enfin,  d'imitateur  il  foUut  se  faire  original,  adieu 
tout  le  talent  de  notre  Singe.  Il  eut  baau  travailler,  s'obstiner,  suer, 
pester,  se  cogner  la  tête,  s'arracher  la  barbe,  la  muse  ne  soufïla  point, 
comme  disent  les  Espagnols,    et    Pégase,    toujours    rétif,    refusa    de 


308 


TOPAZE  PEINTRE    DE   PORTRAITS. 


l'eniportor  sur  cet  Hélicon  de  fortune  et  de  gloire  qu'il  avait  rjvé.    En 
bon  français,  il  ne  fit  rien  qui  vaille,  et,  d'une  commune  voix,  maîtres 


Puis,  son  carton  sous  le  bras  et  sa  boîte  de  couleurs  à  la  main,  il  se  mit  à  fréquenter  le»  écoles. 
Voilà  Topaze  devenu  rnpin. 


et  condisciples  lui  donnèrent  le  charitable  conseil  de  cherchei-  un  autre 
nioven  de  vivre  : 


Soyez  plutôt  maçon,  si  c  est  votre  talr'iit 


Et  vraiment  c'était  dommage;  car  il  s'en  fallait  bien  que  Topaze, 
dans  un  étroit  égoïsme,  n'eût  envisagé  de  sa  position  que  les  avantages 
personnels.  Ses  hauts  pensers  embrassaient  un  plus  vaste  horizon  ;  il  ne 


TOPAZE   PEINTRE   DE   PORTRAITS.  309 


voulait  rien  moins  qu'accomplir  un  rôle  grand,  noble,  généreux,  civi- 
lisateur, humanitaire.  Je  lui  ai  souvent  ouï  dire  qu'à  l'exemple  des  Juifs 
du  moyen  âge ,  qui  allaient  étudier  la  médecine  chez  les  Arabes  et  reve- 
naient l'exercer  chez  les  chrétiens,  il  voulait  transmettre  des  Hommes 
aux  Animaux  la  connaissance  de  l'ail,  et,  éclairant  ses  semblables  de 
cette  lumière  nouvelle,  en  faire  presque  les  égaux  du  roi  de  la  création, 
qu'ils  touchent  déjà  de  si  près  et  par  tant  de  côtés.  Son  chagrin  fut 
profond,  comme  l'avait  été  son  projet,  et,  tout  meurtri  de  la  chute 
munense  qu'il  avait  faite  du  haut  de  son  orgueil,  honteux,  morose, 
mécontent  du  monde  et  de  lui-même,  perdant  le  sommeil,  l'appétit, 
la  vivacité,  le  pauvre  Topaze  tomba  dans  une  maladie  de  langueur  qui 
fit  craindre  pour  sa  vie.  Heureusement  qu'aucun  médecin  ne  fut  appelé 
et  qu'on  laissa  la  nature  seule  aux  prises  avec  elle-même. 

En  ce  temps-là,  un  peintre  de  décorations,  un  nommé  Daguerre, 
fit  ou  compléta  la  découverte  qui  doit  justement  illustrer  son  nom  ; 
découverte  inq^ortante,  considérable,  disent  ses  confrères,  non-seule- 
ment pour  les  sciences  physiques,  mais  aussi  pour  l'art,  tant  qu'elle  se 
contentera  d'en  être  un  utile  auxiliaire  et  n'aura  point  la  prétention  de 
le  remplacer.  On  en  fit,  comme  chacun  sait,  des  applications  diverses, 
et  peu  à  peu,  après  avoir  pris  l'exacte  empreinte  des  monuments,  des 
vues  perspectives,  des  objets  inanimés,  on  en  vint  à  tirer  le  portrait  des 
vivants. 

J'ai  connu,  parmi  les  Hommes,  un  musicien  fanatique,  auquel  la 
nature  avait  refusé  la  voix  et  l'oreille,  qui  chantait  faux,  qui  dansait 
à  contre-mesure,  qui  avait  enfin  pour  cette  musique,  de  lui  si  chérie, 
ce  qu'on  appelle  une  passion  malheureuse.  11  prit  des  maîtres  de  solfège, 
de  piano,  de  flûte,  de  cor  de  chasse,  d'accordéon,  même  de  grosse 
caisse  et  de  triangle;  il  employa  la  méthode  Wilhem,  la  méthode  Pastou, 
la  méthode  Ghevé,  la  méthode  Jacotot.  Rien  ne  fit;  il  ne  put  jamais 
ni  poser  un  son ,  ni  marquer  un  rhythme.  De  quoi  s'avisa-t-il  alors 
pour  arranger  son  goût  avec  son  impuissance?  U  acheta  un  orgue  de 
Barbarie,  et,  tournant  la  manivelle  d'un  bras  infatigable,  il  s'en  donna 
pour  son  argent,  de  jour,  de  nuit,  et  à  cœur-joie.  Le  poignet  lui  suffit 
pour  être  musicien. 

Ce  fut  un  semblable  expédient  qui  rendit  la  vie  à  Topaze,  avec  ses 
espérances  de  haute  renommée,  de  vaste  fortune  et  d'insigne  apostolat. 
Gomme  il  est  reconnu,  depuis  les  jésuites,  que  la  fin  justifie  les  moyens, 
Topaze  vola,   d'une   main  dextre  ,   la  bourse  d'un   gros   financier  qui 


310  TOPAZE  PEhNTKE  DE    PORTRAITS. 


(lorniail  pii>f(i)iukMmMil  dans  ralolier  île  son  inaîlre.  tandis  (juo  celui-ii. 
i;uèix^  mieux  éveille,  essayait  de  le  pein  lit?.  Muni  de  ee  trésor,  il  acheta 
aussi  son  orijue  de  Barbarie ,  je  veu\  dire  un  dairueireotype.  et.  se  fai- 
SiuU  bien  enseigner  la  numière  de  s'en  servir.  (|ui  nCtait  [ms  au-ilessus 
de  son  intelli.uenee.  il  ilevint  tout  à  coup  d'artiste  peintre  artiste  physicien. 

Le  talent  acjuis.  et  à  Ik\ui\  deniers  comptants,  coniuie  on  ^ient  de 
voir,  il  avait  t'ait  la  moitié  du  chemin  vers  le  but  irrandiose  oii  tendaient 
SOS  désirs.  Pour  faire  Tautiv.  il  prit  la  route  (îu  Uavre .  puis  passage 
sur  un  vaisseau  (]ui  travei'sait  l'Atlantique,  et.  après  un  heureuv 
voyage,  il  alla  prendre  terre  à  l'endroit  même  où.  |x?u  dan  nées  aupara- 
vant, il  s'était  embarqué  poui"  la  France.  Mais  quel  changement  dans  sa 
situation  !  De  Singe  entant .  il  était  devenu  Singe  homme  ;  de  prisonnier 
de  gaien\^  vendu  comme  esclave,  affranchi  et  libre;  enfin,  de  brute 
ignorante,  telle  que  la  nature  jette  au  monde  tous  les  êtres,  une  espèce 
d  Homme  civilisé. 

Le  cœur  lui  battit  en  touchant  le  sol  de  la  patrie,  si  douce  à  revoir 
après  une  longue  absence;  et,  sans  perdre  un  seul  jour,  il  s'achemina, 
sa  machine  sur  le  dos.  vers  les  lieux,  solitaires  et  sauvages  où  l'appelait, 
avec  les  souvenirs  de  ses  premiers  ans,  la  mission  civilisatrice  qu'il 
s'était  donnée.  Il  y  avait  bien  aussi  dans  son  empressement  (il  m'en  a 
fait  l'aveu)  certaine  envie  d'attirer  l'attention,  de  faire  du  bruit,  d'être 
regardé  comme  une  Bête  curieuse,  de  jouir  enfin  de  la  facile  supériorité 
que  lui  donnaient  sur  les  gens  du  pays  son  titre  de  voyageur,  ses  con- 
naissances et  sa  machine;  mais  il  aimait  mieux  se  donner  le  change  à 
lui-même,  et  se  croire  simplement  piqué  de  cet  irrésistible  aiguillon  qui 
pousse  les  prédestinés,  les  hommes  providentiels,  à  jouer  leur  rôle  en 
ce  monde. 

Arrivé  dans  la  forêt  qui  l'avait  vu  naître,  sans  rechercher  ni  ses 
parents  ni  ses  amis .  auxcjuels  il  ne  voulait  se  révéler  qu'après  d'écla- 
tants succès.  Topaze  alla  s'installer  dans  une  vaste  clairière,  espèce  de 
place  publique  ménagée  par  la  nature  au  milieu  des  futaies  et  des 
fourrés.  Là,  aidé  d'un  Sapajou  k  face  noire,  qu'il  appela  Ebène  comme 
l'autre  serviteur  de  Rustan,  et  dont  il  fit  son  valet,  son  nègre,  imitant 
jusf|u'en  cela  l'Homme  qui  trouve  dans  la  différence  des  |)eaux  une 
raisf>n  suffisante  pour  qu'il  y  ait  des  maîtres  et  des  esclaves ,  il  se  con- 
struisit une  élégante  cabane  de  branchages,  bien  abritée  sous  quelques 
larçes  feuilles  de  lotus.  Il  cloua  pour  enseigne,  au-ilessus  de  la  porte, 
un  écriteau  qui  portait  :  Topaze,  peintre  à  l'inslar  de  Paris:  et,  sur  la 


TOPAZE   PEINTRE   DE   PORTRAITS.  311 


porte  mèine,  un  second  é(  ritciiu  plus  |)etit  oii  se  lisait  :  Enlrce  de  l'instar; 
puis,  quand  il  eut  expédié  dans  toutes  les  directions  quelques  couples 
de  Pies  cliari^ées  d'annoncer  à  la  ronde  son  arrivée,  sa  denieui-e  et  son 
état,  il  ouvrit  enfin  boutique. 

Pour  meitre  ses  services  à  la  portée  de  tout  le  monde,  dans  un  pays 
où  l'on  n'a  point  encore  battu  monnaie.  Topaze  était  revenu  au  système 
primitif  des  échanges.  Il  se  faisait  payer  en  denrées.  Cent  noisettes, 
cinquante  llirues,  vinijt  patates,  deu\  noi\  de  coco,  tel  était  le  prix 
d'un  portrait.  Comme  les  habitants  des  forêts  du  Brésil,  encore  dans 
l'âge  d'or,  ne  connaissent  ni  la  propriété,  ni  l'héritage,  ni  tous  les 
droits  qui  découlent  des  mots  mien  et  tien,  que  la  terre  est  en  commun 
et  ses  fruits  au  premier  occupant,  il  n'y  avait  en  vérité  qu'à  se  baisser 
et  à  prendre  pour  payer  son  image  au  peintre  de  Paris.  Néanmoins,  ses 
commencements  furent  difficiles;  il  apprit,  par  expérience,  que  nul  nest 
prophète  en  son  pays,  ni  surtout  parmi  les  siens. 

Les  premières  visites  qu'il  reçut  furent  celles  d'autres  Singes,  race 
curieuse  et  empressée,  mais  défiante,  envieuse,  maligne.  A  peine 
eurent-ils  vu  fonctionner  une  fois  la  machine,  qu'au  lieu  d'en  admirer 
simplement  l'invention  et  leiïet.  ils  cherchèrent  aussitôt  à  l'imiter,  à  la 
copier;  et  au  lieu  d'honorer,  en  le  récompensant,  celui  de  leurs  frères 
qui  rapportait  ce  trésor  de  lointaines  régions  ,  ils  mirent  tous  leurs  soins  à 
lui  dérober  son  secret  et  les  bénéfices  quil  devait  justement  tirer  de  son 
industrie.  Voilà  tout  d'abord  Topaze  aux  prises  avec  les  contrefacteurs. 
Heureusement  pour  lui  quil  ne  s'agissait  pas  de  réimjjrimer  un  livre  en 
Belgique;  le  vol  était  un  peu  moins  facile  à  commettre.  Messieurs  les 
Singes  eurent  beau  ruminer,  s'ingénier,  travailler  de  leurs  quatre  mains, 
s'associer  même,  car  chez  eux  comme  ailleurs,  je  crois,  on  trouve  aisé- 
ment des  complices  pour  une  mauvaise  action ,  tout  ce  qu'ils  purent 
faire,  ce  fut  une  caisse  en  bois,  une  enveloppe  très-semblable  à  l'autre, 
en  vérité,  mais  à  laquelle  il  ne  manquait  que  le  mécanisme  intérieur: 
un  corps  sans  àme  enfin.  A  l'abri  de  la  contrefaçon,  Topaze  ne  le  fut 
pas  de  l'envie.  Au  contraire,  l'insuccès  des  Singes  les  re^ndit  furieux,  et 
détestant  d'autant  plus  celui  qu'ils  n'avaient  [)u  dépouiller,  ils  n'épar- 
gnèrent rien  pour  le  desservir  et  le  perdre.  Tant  il  est  vrai  que,  si  l'on 
a  des  ennemis,  il  faut  les  chercher  parmi  ses  semblables  et  ses  proches, 
pirmi  les  gens  de  la  même  profession,  du  même  pays,  presque  delà 
même  famille  et  de  la  même  muison.  Àraùa  ;  qvien  te  ara  no?  —  Olra 
ara  fia  cjmoyo. 


H2  TOPAZE   PEIINTRE    DE   POUTrwMTS. 


,AIais  n'importo.  le  mérite  doit  se  faire  jour  en  dépit  des  envieux  et 
(les  méchants,  et  suniaf;er  à  la  fin  comme  l'Iun'le  sur  l'eau.  Il  arriva 
(iu"un  personnage  important,  un  Animal  de  [xjids,  un  Ours  enfin,  pas- 
sant par  la  clairière  et  voyant  celte  enseii;ne,  se  mit  à  réfléchir  qu'on 
n'est  pas  de  toute  nécessité  un  charlatan  parce  qu'on  vient  de  loin  ou 
qu'on  promet  du  nouveau,  et  qu'un  esprit  sa,^e,  modéré,  impartial,  se 
donne  la  peine  d'examiner  les  choses  avant  de  les  juger.  D'ailleurs  une 
autre  raison  le  poussait  à  faire  l'épreuve  des  talents  de  l'étranger;  car,  à 
côté  des  maximes  générales  et  des  lieux  communs,  par  lesquels  on 
explique  tout  haut  chaque  action  de  la  vie,  il  y  a  toujours  un  petit  motif 
personnel  dont  on  ne  parle  point,  et  qui  est  la  vraie  cause.  Nous  sonunes 
tous,  Bètes  et  gens,  un  peu  doctrinaires.  Or,  notre  Ours  était  le  descen- 
dant direct  de  ce  compagnon  d'Ulysse,  touché  par  la  baguette  de  Circé, 
qui  répondit  à  son  capitaine,  le  plaignant  de  se  voir  ainsi  fait,  lui  naguère 
si  joli  : 

Comme  me  voilii  fait!  comme  doit  ètn^  uti  Ours. 
Qui  l'a  dit  qu'une  forme  est  plus  belle  qu'une  autre  ? 

Est-ce  à  la  tienne  à  juger  de  la  nôtre? 
Je  m'en  rapporte  aux  yeux  d'une  Ourse,  mes  amours. 

Il  était  un  [)cu  fat  et  très-amoureux.  C'était  pour  en  faire  présent  à  sa 
belle  qu'il  désirait  avoir  son  portrait.  Il  entra  donc  dans  la  boutique, 
paya  double,  car  il  fai.sait  grandement  les  choses,  et  s'assit  sur  la  place 
marquée.  Très-peu  léger,  très-peu  remuant,  plein  d'ailleurs  de  son 
iîuportance  et  de  l'importance  de  sa  tentative,  il  lui  fut  facile  de  garder 
l'immobilité  nécessaire.  Topaze,  de  son  côté,  mit  à  son  ouvrage  tous  les 
soins  qu'on  apporte  d'ordinaire  à  un  début,  et  le  portrait  réussit  au  gré 
de  leurs  souhaits.  Monseigneur  fut  ravi.  L'opération,  en  le  rapetissant, 
lui  avait  ôté  l'épaisse  lourdeur  de  sa  taille,  et  le  gris  argenté  de  la  plaque 
métallique  remplaçait  avec  avantage  la  sombre  monotonie  de  son  man- 
teau brun.  Enfin,  il  se  trouva  mignon,  svelte,  gracieux.  Essoufflé  de 
joie  et  d'orgueil,  il  courut  de  ce  pas,  aussi  vite  que  le  permettaient  la 
gravité  de  son  caractère  et  la  pesanteur  de  ses  allures,  présenter  à  son 
idole  cette  précieuse  image.  L'Oursine  en  raffola.  Par  instinct  de  coquet- 
terie, inné,  à  ce  qu'il  parait,  chez  les  femelles,  elle  pendit,  comme  une 
parure,  le  portrait  à  son  cou;  puis,  par  un  autre  instinct,  non  moins 
naturel,  à  ce  qu'il  paraît  encore,  celui  de  conununicalion,  elle  s'en  alla 
chez  ses  parentes,  amies,   voisines  et  connaissances,  montrer  le  cadeau 


TOPAZE    PEINTRE   DE    PORTRAITS. 


31: 


du  bien-aimé.  Grâce  à  cet  empressement,  avant  la  fin  de  la  journée 
toute  la  gent  animale  habitant  à  deux  lieues  à  la  ronde  connaissait  le 
talent  de  Topaze  et  les  merveilleux  produits  de  son  industrie.  Il  était  en 
voi>:ue. 


.   Précieuse  image. 


Dès  ce  moment,  sa  cabane  lut  visitée  à  toute  heure  du  jour;  la  place 
marquée  pour  le  modèle  ne  désemplissait  point,  et  le  Sapajou  noir  avait 
assez  à  faire  de  préparer  pour  tout  venant  les  plaques  iodées.  Hors  les 
Singes,  qui  gardèrent  rancune  et  se  tinrent  à  l'écart,  il  n'est  pas  une 
espèce  animale  de  la  terre,  de  l'air  et  de  l'eau,  qui  ne  vint  bravement 
s'exposer  à  la  reproduction  de  son  effigie.  Je  me  rappelle  que  l'un  des 
plus  empressés  fut  l'Oiseau-Royal,  souverain  d'une  principauté  étrangère 
toute  peuplée  de  Volatiles.  Il  arriva  entouré  d'un  brillant  état-major  et 


w 


314 


TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS. 


lie  SOS  aidi's  do  cami).  lo  uviuMal  IMionicoplère  dit  Flamant  ou  nôcliai'u, 
le  a)U)iiol  Aigrette,  le  major  Toiiean,  llatteurs  et  IVulieux.  qui,  penchés 
sur  le  dos  de  Topaze,  ne  cessaient,  pour  louer  le  prince  et  lui  jeter  de 
l'encens  au  nez.  île  laiie  des  critiques  sauiirenues  et  d'indiquer  d'absurdes 


^fe> 


corrections.  Le  portrait  s'acheva  en  dépit  de  leurs  remontrances,  et, 
tout  lier  de  sa  couronne  ducale  en  forme  de  huppe  panachée,  l'Oiseau- 
Koyal  était  ravi  de  se  mirer  et  de  s'adniirer  comuie  dans  une  glace.  Aussi, 
bien  diiïérent  de  TOurs  amoureux,  et  quoiqu'il  fût  accompagné  d'une 
charmante  Paonne,  sa  femme  par  mariage  morf/anatir/ue^  ce  fut  à  lui- 


TOPAZE  PEIMTRE   DE   PORTRAITS.  315 

nièineqiril  fil  présent  de  son  iina.^e,  et,  comme  Narcisse  devant  la  fon- 
taine, il  passait  le  jour  à  se  contempler.  Par  ma  foi,  bienheureux  ceux: 
qui  s'aiment!  ils  n'ont  à  craindre  ni  dédain,  ni  froideur,  ni  change- 
ment; ils  n'éprouvent  ni  les  chagrins  de  l'absence,  ni  les  tourments  de 
la  jalousie.  S'il  est  vrai,  à  ce  que  disent  les  philosophes  humains,  que 
ce  qu'on  nomme  amour  ne  soit  (piune  déviation  de  l'amour-propre  qui 
va  momentanément  se  loger  en  autrui,  et  que  cesser  d'aimer,  c'est  tout 
simplement  le  retour  de  ramour-[)ropre  en  son  logis  habituel;  encore 
une  fois,  bienheureux  ceux  qui  s'aiment! 

Bien  que  Topaze,  pour  revenir  à  lui,  se  donnât  l'air  de  reloucher, 
au  gré  des  modèles,  les  portraits  sortis  de  sa  machine,  ce  n'est  pas  à 
dire  qu'il  réussît  toujours  h  satisfaire  pleinement  ses  pratiques.  Elles 
n'étaient  pas  toutes  de  si  bonne  composition,  et,  sans  s'aimer  comme 
l'Oiseau-Royal,  au  point  de  prendre  leurs  difformités  pour  autant  d'at- 
traits, ce  qui  est  la  vraie  béatitude  de  l'égoïsme,  elles  s'aimaient  assez 
cependant  pour  trouver  mauvais  qu'on  leur  laissât  des  défauts  qui  les 
affligeaient,  ou  qu'on  leur  ôtâtdes  qualités  dont  elles  étaient  fières.  Ainsi, 
le  Kakaloès  se  trouvait  le  nez  trop  court,  l'Autruche  la  tête  trop  petite, 
le  Bouc  la  barbe  trop  longue,  le  Sanglier  l'œil  trop  sanglant,  l'Hyène  le 
poil  trop  hérissé.  L'Écureuil  était  très-mécontent  de  se  voir  immobile, 
lui  si  vif,  si  sémillant,  si  alerte,  et  le  Caméléon,  si  changeant,  d'être 
sans  couleur.  Quant  à  l'une,  il  aurait  voulu,  nouveau  Rossignol,  que  son 
portrait  fit  entendre  la  gracieuse  musique  de  son  chant;  et  le  Hibou,  qui 
avait  fermé  les  yeux  à  la  lumière  du  soleil  pendant  l'opération,  se  plai- 
gnait amèrement  qu'on  l'eût  peint  aveugle. 

H  y  avait  d'ailleurs,  dans  le  laboratoire  de  Topaze,  comme  cela  se 
voit  quelquefois,  dit-on,  dans  les  ateliers  des  peintres,  une  troupe  de 
jeunes  Lions ^  fils  de  grandes  familles,  désœuvrés,  moqueurs  et  narquois, 
qui  venaient  y  passer  tous  leurs  loisirs,  c'est-à-dire  vingt- quatre  heures 
par  jour,  sauf  le  temps  des  repas  et  du  sommeil.  Hs  se  pi([uaient  de  con- 
naissances en  peinture,  appelaient  par  leurs  noms  anatomiques  tous  les 
muscles  du  visage,  parlaient  galbe  et  morbidesse,  raisonnaient  plastique 
et  esthétique;  mais,  sous  prétexte  de  voir  travailler  l'artiste,  ils  ne  s'occu- 
paient en  réalité  qu'à  plaisanter  de  ses  clients.  Le  Corbeau  montrait-il, 
à  l'entrée  de  la  cabane,  sa  noire  figure,  son  œil  terne,  sa  démarche  de 
magistrat  goutteux,  aussitôt  ils  s'écriaient  en  chœur  : 

Hé!  bonjour,  monsieur  du  Cocbcuu, 
Que  vous  êtes  joli ,  que  \  ous  nio  semble/.  1  eau  ! 


.10 


TOPAZE    PEIiNTRE   DE   PORTR.MTS. 


Ill!l||i|!!|iii'!l!llflll|l|l^f'f"i!llli!lllllll» 


Le  Toucan  se  trouvait  le  nez  trop  gros;  l'Autru<,he,  la  t' te  lr.'i>  |clilc,  etc.,  etc. 


rappelant  ainsi  à  la  pauvre  (1ii|iC  >on  aventure  du  Iroi nage  escroqué  par 
maître  Renard.  Si  c'était  au  contraire  le  Renard  qui  entrât,  ou  son  coni- 


TOPAZE   PEIMTKE   UE    POUTRAirS.  '  317 

père  le  Loup,  ils  se  mettiiienl  ;i  nuiriiiotter  la  laineuse  sentence  du  Sinise 
i[ui  les  conilauHia  Tun  el  Tautre  : 

...  Je  vous  connais  do  longtemps,  mes  nmis. 
Et  tous  deux  vous  i)ayeroz  l'amende; 
(lar  loi,  Loup,  tu  te  plains  ([uoiqu'on  ne  l'ail  i  icii  pris, 
Et  toi,  Renard,  as  pris  ce  que  l'on  le  demande. 

Un  jour,  le  bonhomme  Canard,  laissant  les  joncs  et  le  marécage, 
Wm  vint,  cahin-caha,  jusqu'à  l'atelier  de  Topaze,  désireux  de  voir  aussi 
sa  tigure  mieux  que  dans  l'eau  trouble  de  son  étang.  Dès  qu'il  parut,  un 
des  Lions  s'approcha  plein  d'empressement,  et,  ôtant  sa  toque  avec  poli- 
tesse :  «  Ah  !  monsieur,  lui  dit-il,  vous  qui  allez  de  côté  et  d'autre, 
«  seriez-vous  assez  bon  pour  nous  apprendre  des  nouvelles  ?  » 

Bref,  personne  n'échappait  à  leurs  sarcasmes.  Bien  des  gens  se 
piquaient,  et  plusieurs  auraient  voulu  se  fàcber;  mais  messieurs  les 
Lionceaux,  habitués  dès  l'enfance  à  manier  les  armes  des  duellistes,  se 
faisaient  un  jeu  d'une  querelle.  Avec  eux,  le  plus  prudent  était  de  se 
taire  ou  de  bien  prendre  la  plaisanterie.  Topaze  aussi  souffrait  de  leur 
présence,  qui  le  dérangeait  dans  son  travail  et  pouvait  nuire  à  ses  inté- 
rêts en  éloignant  des  pratiques.  Mais  comment  se  mettre  mal  avec  tous 
ces  fils  de  familles,  puissants  dans  le  canton,  et  généreux  d'ailleurs  dans 
leurs  bons  moments  ?  Gomme  ses  modèles,  le  peintre  devait  prendre  ces 
importuns  en  patience,  et,  tout  en  les  maudissant,  leur  faire  bon  visage. 
(Test  une  des  charges  du  métier. 

.Malgré  ces  petites  contrariétés  et  ces  petits  ennuis  (qui  peut  en  être 
exempt  dans  ce  monde  de  Dieu  ?  ) ,  le  commerce  allait  bien.  Topaze 
emplissait  son  grenier,  et  sa  renommée  grossissait  comme  ses  épargnes. 
II  entrevoyait  déjà  l'instant  si  désiré  oii,  riche  et  célèbre,  il  allait  enfin  se 
<*onsacrer  à  la  haute  mission  d'instruire  et  de  moraliser  ses  semblables. 

Le  nom  du  prochain  législateur,  et  le  bruit  des  merveilles  qu'il  opé- 
rait, s'étaient  répandus,  de  proche  en  proche,  jusqu'à  de  grandes  dis- 
tances. Un  Eléphant,  souverain  de  je  ne  sais  quel  vaste  territoire  situé 
entre  les  grands  fleuves  de  l'Amérique  du  Sud,  mais  qui  n'est  indiqué 
sur  aucune  mappemonde,  parce  que  l'espèce  humaine  n'y  a  point  encore 
pénétré,  entendit  parler  da  peintre  de  Paris.  Il  fut  curieux  d'employer 
ses  talents,  et,  comme  un  autre  François  l"  appelant  à  sa  cour  un  autre 
Léonard  de  Vinci,  il  envoya  une  députation  à  Topaze  avec  des  offres  si 
brillantes,  (pi'il  n'y  avait  pas  même  lieu  à  délibérer.  C'est  ainsi  que  pro- 


318  TOPAZE   PEINTRE    DE   PORTRAITS. 


codenl.  dans  leurs  câpriers,  los  rois  absolus.  On  lui  pronicllail.  ouiro 
une  souun(>  l'onsidéraMe  en  xaleurs  du  pays,  le  liliv  de  ('aei(|ue  et  le 
iji'and  cordon  de  la  DenI  d'ivoii'e.  Topaze  se  mil  en  roule,  au  milieu 
d'une  escorte  d'honneur,  nionle  sur  un  beau  (Iheval  et  suivi  d'un  iMuIel 
(jui  portait,  outre  son  lidèle  Sapajou  noii'.  sa  précieuse  machine.  On 
arriva  sans  encombre  à  la  cour  de  sultan  Poussah  (c'était  son  nom),  à 
qui  Topaze  l\it  aussitôt  présenté  ])ar  lintroductour  ordinaire  des  ambas- 
sadeurs. 11  se  jeta  la  face  conlie  leire  devant  le  monarque,  et  celui-ci, 
le  relevant'avec  bonté  du  bout  de  sa  trompe,  lui  donna  à  l)aiser  l'un  de 
ses  pieds  énormes,  eelui  même  qui  plus  tard...  IMais  n'anticipons  point 
sur  les  événements. 

Sa  Majesté  très-massive  éprouvait  une  telle  démangeaison  de  cuiio- 
site.  que,  sans  prendre  ni  repos  ni  repas,  Topaze  dut  aussitôt  déballer 
sa  caisse  et  se  mettre  à  l'ouvrage.  Il  prépara  ses  instruments,  fit  chauf- 
fer ses  drogues,  et  choisit  la  plus  belle  plaque  de  toute  sa  provision  poUr 
y  empreindre  la  royale  image.  Il  fallait  que  le  modèle  tînt  tout  entier 
sur  cet  étroit  encadrement,  car  sultan  Poussah  se  voulait  voir  représenté 
dans  son  majestueux  ensemble  et  de  la  tète  aux  pieds.  Topaze  se  rt^ouit 
fort  de  ce  caprice.  Il  se  rappebiit  l'aventure  de  l'Ours  amoureux,  pre- 
mière cause  de  sa  vogue  et  de  ses  succès.  «  Bon  !  disait-il,  puisque  c'est 
une  miniature  que  demande  Sa  IMajeslé,  elle  sera  satisfaite  de  moi,  car 
elle  sera  satisfaite  d'elle-même.  »  Il  plaça  donc  l'Eléphant  fort  loin  de  la 
lunette  de  sa  chambie  obscure,  pour  le  rapetisser  autant  ([ue  possil)le. 
puis  il  procéda  à  l'opération  avec  le  soin  le  plus  minutieux  et  l'attenlion 
la  plus  profonde.  Tout  le  monde  attendait  le  résultat  en  silence  et  dans 
l'anxiété,  connue  s'il  se  fût  agi  de  fondre  une  statue.  Il  faisait  un  ardenl 
soleil.  Au  bout  de  deux  minutes,  l'opérateur  enlève  lestement  la  placjue 
argentée  ,  et ,  triomphant ,  quoique  agenouillé,  la  présente  aux  yeux 
du  monarque. 

A  peine  celui-ci  eut-il  jel(''  un  regard  obli(jue  sur  son  image,  (|u'il 
partit  d'un  immense  éclat  de  rire,  et,  sans  trop  savoir  pourcpioi,  les 
courtisans  rirent  aussi  à  gorge  déployée.  C'était  une  scène  de  l'Olympe. 
«  Qu'est  ceci?  s'écria  l'Élépliant  quand' il  eut  recouvré  la  parole;  c'est 
le  portrait  d'un  liai,  et  Von  veut  (jue  je  m'y  reconnaisse  !  Vous  plai- 
santez, mon  ami.  »  Les  rires  continuaient  de  plus  belle.  «  Eh  (pioi  ! 
ajouta  le  monarque  après  un  instant  de  silence  et  |)renant  une  expres- 
sion de  j)lus  en  plus  sévère,  c'est  parce  (juil  n'y  a  nul  Animal  plus  grand. 
plus  gros  et  plus  fort  f|ue  moi  dans  celte  contrée,  que  j  en  suis  le  roi  el 


TOPAZE   PEliNTRE   DE   PORTIUITS. 


319 


11  ytéynia.  ses  iusli uiLCiils ,  lil  chauUei-  ^es  drogues ,  et  cboisil  la  plus 
belle  plaque  de  sa  composition... 


seigneur,  et  j'irais  me  montrer  à  mes  sujets,  pour  quils  perdent  le  respect 
qui  m'est  dû,  sous  les  apparences  d'une  chétive  et  imperceptible  créa- 
ture, dun  avorton,  d'un  Insecte?  Non,  la  raison  d'État  ne  me  permet 
point  de  faire  cette  sottise.  »  En  disant  cela,  il  lança  dédaigneusement  la 
plaque  à  l'artiste  atterré,  qui  courba  la  tète  jusque  dans  la  poussière, 
moins  encore  par  humilité  que  pour  éviter  un  choc  qui  lui  eût  été  funeste. 
<(  J'aurais  dû  me  douter  de  l't^iuipée,  reprit  lÉléphant  qui  passait 
peu  à  peu  du  rire  à  la  fureur.  Tous  ces  colporteurs  de  secrets  et  d'in- 
ventions, tous  ces  novateurs  qui  nous  prêchent  les  merveilles  du  monde 
civiHsé,  sont  autant  d'émissaires  de  l'Homme,  venus  pour  corrompre,  à 


Tui'A/.K  l'Ki.Nïr.i;  i)K  roinrvAiTs. 


son  profit,  les  Aiiiiii;iii\.  |t;ii'  le  iii(>|iris  des  Net  lus  anti(juos.  par  l'oubli 
dos  devoirs  oiimms  rnuloiilc  n;iliiivllo  cl  consliliur.  Il  laiil  en  pivsorvor 
ri^tiit.  ol  couiicr  le  mal  dans  sa  lacino.  —  Hravo  !  secria  la  .calorie; 
liien  dit.  bien  l'ait,  et  vive  le  sultan  !  »  Knjand)ant  par-dessus  le  C()i'|)s  du 
peinti'e  encore  pi'osterne.  IKk'phant.  eu  trois  j)as,  s'approcha  de  Tinno- 
cenle  machine.  i:rosse  ;i  ses  yeux  de  levolutious  ;  et.  plein  ilun  courroux 
non  moins  lei^itime  que  celui  de  Don  Onichotle  fi'apj)ant  destoc  et  de 
taille  sur  les  marionnettes  de  maître  Pieire.  il  leva  son  formidable  pied, 
le  posa  sur  la  frac^ile  enveloppe,  et.  d'un  seul  elTort,  broya  la  caisse  avec 
tout  ce  qu'elle  contenait.  Adieu  Veau,  VaeJœ ,  Cochon,  Couvée! 

Ce  fut  comme  le  |)ot  au  lait  de  Perrette.  Adieu  fortune,  honneurs, 
influence,  civilisation  !  Adieu  lait,  adieu  l'artiste!  Aux  horribles  craque- 
ments qui  annonçaient  sa  ruine  et  lui  broyaient  le  cœur,  Topaze  se 
releva  soudain,  et.  prenant  sa  course  en  désesj)éré,  il  alla  se  jeter,  la 
tète  la  première,  dans  la  rivière  des  Amazones. 


Celui  qui  fut  son  confident  et  (|ui  resta  son  héiitier,  c'est  moi,  pauvre 
Ébène.  pauvre  Sapajou  noir,  qui,  venu  chez  les  Hommes  d'Europe,  où 
j'ai  appris  une  de  leurs  laniiues.  me  suis  fait,  pour  leur  instruction, 
l'historien  de  mon  maître. 

Troduil  de  l'cspaçinql  par  Loris  Viardot. 


VOYAGE 


LION    D'AFRIQ^UE 


A   PARIS 


ET     CE     QUI     S    ENSUIVIT 


Où  l'on  verra  par  quelles  raisons  de  haute  politique  le  prince  Léo  dut  faire  un  voyage 

en  France. 


i  bas  de  l'Allas,  du  côté  du  désert,  règne 
un  vieux  Lion  nouni  de  ruse.  Dans  sa 
jeunesse ,  il  a  voyagé  jusque  dans  les  mon- 
tagnes de  la  Lune;  il  a  su  vivre  en  Bar- 
barie, en  Tond)Ouctou,  en  Hollentotie,  au 
milieu  des  républitjues  d'Éléphants,  de 
Tigres,  de  Bosehimans  et  de  Troglodytes, 
'^e  en  les  mettant  à  contribution  et  ne  leur 
déplaisant  point  trop;  car  ce  ne  fut  guère 
que  sur  ses  vieux  jours,  ayant  les  dents 
lourdes,  qu'il  fit  crier  les  Moutons  en  les 
croquant.  De  celte  complaisance  universelle  lui  vint  son  surnom  de 
Cosmopolite,  ou  l'ami  de  tout  le  monde.  Une  fois  sur  le  trôjie,  il  a 
voulu  justifier  la  jurisprudence  des  Lions  par  cet  admirable  axiome  : 


322  VOYAGK   D'UN   LION   D'AFRIQUE   A   PARIS. 


Prendre,  c'est  apprendre.  Et  il  passe  pour  un  dos  iu()nai'(|uos  les  plus 
instruits.  Ce  (pii  n'empêche  pas  qu'il  déleste  les  lettres  et  les  lettrés. 
.,  Ils  embrouillent  encore  ce  qui  est  embrouillé,  »  dit-il. 

Il  eut  beau  laire .  le  peu|)le  voulut  devenir  savant.  Les  grilTes 
parurent  menaçantes  sur  tous  les  points  du  désert.  Non-seulement  les 
sujets  du  Cosm:)polite  faisaient  mine  de  le  contrarier,  mais  encore  sa 
amille  commençait  à  murmurer.  Les  jeunes  Altesses  Griiïées  lui  repro- 
chaient de  senfermer  avec  un  grand  GrilTon.  son  faxori.  |)()ur  conipter 
ses  (résolu,  sans  admettre  personne  à  les  voir. 

Ce  Lion  parlait  beaucoup,  mais  il  agissait  peu.  Les  crinrères  fermen- 
taient. De  temps  en  temps,  des  Singes  perchés  sur  des  arbres  éclair- 
cissaient  des  questions  dangereuses.  Des  Tigres  et  des  Léopards  deman- 
daient un  partage  égal  du  butin.  Enfin,  comme  dans  la  j)lupart  des 
Sociétés,  la  question  de  la  viande  et  des  os  divisait  les  masses. 

Déjà  plusieurs  fois  le  vieux  Lion  avait  été  forcé  de  déployer  tous  ses 
moyens  pour  comprimer  le  mécontentement  populaire  en  s'appuyant  sur  la 
classe  intermédiaire  des  Chiens  et  des  Loups-Cerviers,  qui  lui  vendirent 
un  peu  cher  leur  concours.  Trop  vieux  pour  se  battre,  le  Cosmopolite 
voulait  finir  ses  jours  tranquillement,  et,  comme  on  dit,  en  bon  Toscan 
de  Léonie,  mourir  dans  sa  tanière.  Aussi  les  craquements  de  son  trône 
le  rendaient-ils  songeur.  Quand  Leurs  Altesses  les  Lionceaux  le  contra- 
riaient un  peu  trop,  il  supprimait  les  distributions  de  vivres,  et  les 
domptait  par  la  famine;  car  il  avait  appris,  dans  ses  voyages,  combien 
on  s'adoucit  en  ne  prenant  rien.  Hélas!  il  avait  retourné  cette  grave 
(juestion  sur  toutes  ses  dents.  En  voyant  la  Léonie  dans  un  état  d'agita- 
tion qui  pouvait  avoir  des  suites  fâcheuses,  le  Cosmopolite  eut  une  idée 
excessivement  avancée  pour  un  Animal,  mais  qui  ne  surprit  |)oint  les 
rabinets  à  qui  les  tours  de  passe-passe  par  lesquels  il  se  recommanda 
j>endant  sa  jeunesse  étaient  suffisamment  connus. 

Un  soir,  entouré  de  sa  famille,  il  bâilla  plusieurs  fois,  et  dit  ces 
sages  paroles  :  (<  Je  suis  véritablement  bien  fatigué  de  toujours  rouler 
cette  pierre  qu'on  appelle  le  pouvoir  royal.  J'y  ai  blanchi  ma  crinière, 
usé  ma  parole  et  dépensé  ma  fortune ,  sans  y  avoir  gagné  grand'chose. 
Je  dois  donner  des  os  à  tous  ceux  qui  se  disent  les  soutiens  de  mon 
pouvoir!  Encore  si  je  réussissais!  Mais  tout  le  monde  se  plaint.  Moi 
seul ,  je  ne  me  plaignais  pas ,  et  voilà  que  cette  nialadie  me  gagne  !  Peut- 
être  ferais-je  mieux  de  laisser  aller  les  choses  et  de  vous  abandomier  le 
sceptre,  mes  enfants!  Vous  êtes  jeunes,  vous  aurez  les  sympathies  de 


VOYAGE  D'UN  LION   D'AFRIQUE  A  PARIS.  323 


la  jeunesse ,  et  vous  pourrez  vous  débarrasser  de  tous  les  Lions  mécon- 
tents en  les  éconduisant  à  la  victoire.  » 

Sa  IMajesté  Lionne  eut  alors  un  retour  de  jeunesse  et  chanta  la  Mar- 
seillaise des  Lions  : 

Aiguisez  vos  ^l'i^^^--^,  liérissez  vos  crinières! 


«  Mon  père,  dit  le  jeune  prince,  si  vous  êtes  disposé  à  céder  au 
vœu  national,  je  vous  avouerai  que  les  Lions  de  toutes  les  parties  de 
l'Afrique ,  indignés  du  far  niente  de  Votre  Majesté ,  étaient  sur  le  point 
d'exciter  des  orages  capables  de  faire  sombrer  le  vaisseau  de  l'État. 

«  —  Ah  !  mon  drôle,  pensa  le  vieux  Lion,  tu  es  attaqué  de  la  maladie 
des  princes  royaux,  et  ne  demanderais  pas  mieux  que  de  voir  mon  abdi- 
cation!... Bon ,  nous  allons  te  rendre  sage!  Prince,  reprit  à  haute  voix 
le  Cosmopolite,  on  ne  règne  plus  par  la  gloire,  mais  par  l'adresse,  et, 
pour  vous  en  convaincre,  je  veux  vous  mettre  à  l'ouvrage.  » 

Dès  que  cette  nouvelle  circula  dans  toute  l'Afrique ,  elle  y  produisit 
un  tapage  inouï.  Jamais,  dans  le  désert,  aucun  Lion  n'avait  abdiqué. 
Quelques-uns  avaient  été  dépossédés  par  des  usurpateurs ,  mais  personne 
ne  s'était  avisé  de  quitter  le  trône.  Aussi  la  cérémonie  pouvait-elle  être 
facilement  entachée  de  nullité,  faute  de  précédents. 

Le  matin ,  à  l'aurore ,  le  Grand-Chien ,  commandant  les  hallebardiers^ 
dans  son  grand  costume  et  armé  de  toutes  pièces,  rangea  la  garde  en 
bataille.  Le  vieux  roi  se  mit  sur  son  trône.  Au-dessus ,  on  voyait  ses 
armes  représentant  une  chimère  au  grand  tiot ,  poursuivie  par  un  poi- 
gnard. Là,  devant  tous  les  Oisons  qui  composaient  la  cour,  le  grand 
Griffon  apporta  le  sceptre  et  la  couronne.  Le  Cosmopolite  dit  à  voix  basse 
ces  remarquables  paroles  à  ses  lionceaux.,  (jui  reçurent  sa  bénédiction, 
seule  chose  qu'il  voulut  leur  donner,  car  il  garda  judicieusement  ses 
trésors. 

«  Enfants,  je  vous  prête  ma  couronne  pour  (quelques  jours ,  essayez 
de  plaire  au  peuple  et  vous  m'en  direz  des  nouvelles.  •> 

Puis ,  à  haute  voix  et  se  tournant  vers  la  cour,  il  cria  : 

«  Obéissez  à  mon  Iils ,  il  a  mes  instructions  !  '> 

Dès  que  le  jeune  Lion  eut  le  gouvernement  des  affaires,  il  fut  assailli 
par  la  jeunesse  Lionne  dont  les  prétentions  excessives,  les  doctrines, 
l'ardeur,  enharmonie  d'ailleurs  avec  les  idées  des  deux  jeunes  gens, 
firent  renvoyer  les  anciens  conseillers  de  la  couronne.  Chacun  voulut 


32/. 


VOYAGE   D'UN    LION   D'AFlUQUl-:  A    PARIS. 


—    e^=l  f«£ 


Les  jeunes  Lionceaux  reçurent  sa  bénédiction. 

leur  vendre  son  concours.  Le  nonibre  des  places  ne  se  trouva  point  en 
rapport  avec  le  nombre  des  ambitions  légitimes;  il  y  eut  des  mécontents 
qui  réveillèrent  les  masses  intelligentes.  11  s'éleva  des  tumultes,  les 
jeunes  tyrans  eurent  la  patte  forcée  et  furent  obligés  de  recourir  a  la 
vieille  expérience  du  Cosmopolite,  qui,  vous  le  devinez,  fomentait  ces 
agitations.  Aussi,  en  quelques  heures,  le  tunuiltc  fut-il  apaisé.  L'ordre 


VOYAGE   D'UN   LION   D'AFRIQUE  A   PARIS.  325 


régna  dans  la  capitale.  Un  baise-grifTe  s'ensuivit,  et  la  cour  fit  un  grand 
carnaval  pour  célébrer  le  retour  au  s(a(u  (/uo  qui  parut  être  le  vœu  du 
peuple.  Le  jeune  prince,  troin|)é  par  cette  scène  de  haute  comédie, 
rendit  le  trône  à  son  père,  qui  lui  rendit  son  aftection. 

Pour  se  débarrasser  de  son  fils,  le  vieux  Lion  lui  donna  une  mission. 
Si  les  Hommes  ont  la  question  d'Orient,  les  Lions  ont  la  <|uestion 
d'Europe,  oii  depuis  quelque  temps  des  Honunes  usurpaient  leur  nom, 
leurs  crinières  et  leurs  habitudes  de  conquête.  Les  susceptibilités  natio- 
nales des  Lions  s'étaient  effarouchées.  Et,  pour  préoccuper  les  esprits, 
les  empkher  de  retroubler  sa  tranquillité,  le  Cosmopolite  jugea  néces- 
saire de  provoquer  des  explications  internationales  de  tanière  à  Cama- 
rilla.  Son  Altesse  Lionne,  accompagnée  d'un  de  ses  Tigres  ordinaires, 
partit  pour  Paris  sans  aucun  attaché. 

Nous  donnons  ici  les  dépL'ches  diploma(i(|ues  du  jeune  prince  et 
celles  de  son  Tii^îv  ordinaire. 


II 

Comment  le  priiioo  Léo  fut  traité  à  son  arrivée  clans  la  capitale  du  monde  civilisé, 
pr. Kiiiiinc   Diî PÈCHE. 

«  Sire , 

'(  Dès  que  votre  auguste  lils  eut  dépassé  l'Atlas ,  il  fut  reçu  à  coups 
de  fusil  par  les  postes  français.  Nous  avons  compris  que  les  soldats  lui 
rendaient  ainsi  les  honneurs  dus  à  son  rang.  Le  gouvciiiement  français 
s'est  empressé  de  venir  a  sa  rencontre;  on  lui  a  offert  une  voiture  élé- 
gante, ornée  de  barreaux:  en  fer  creux  qu'on  lui  fit  admirer  connue  un 
des  progrès  de  l'intlustrie  moderne.  Nous  fûmes  nourris  de  viande  les 
plus  recherchées,  et  nous  n'avons  eu  qu'à  nous  louer  des  procédés  de  la 
France.  Le  prince  fut  embar([ué,  par  égard  pour  la  race  animale,  sur 
un  vaisseau  appelé  le  Castor,  Conduits  par  les  soins  du  gouvernement 
français  jusqu'à  Paris,  nous  y  sommes  logés  aux  frais  de  l'État  dans  un 
délicieux  séjour  appelé  le  Jardin  du  Roi,  où  le  peuple  vient  nous  voir 
avec  un  tel  enqjressement,  qu'on  nous  a  donné  les  plus  illustres  savants 
pour  gardiens ,  et  que,   pour  nous  préserver  de  toute  indiscrétion,  ces 


326  \0\.\CiI::   U'IN    LlOiN    U'AKUlQUE   A   PAHIS. 


messieurs  oui  élé  forcés  tle  inetlre  des  barres  de  fer  entre  nous  et  la 
l'oulo.  Nous  sonmit's  ariiM's  dans  dlKnireuses  circonstances,  il  se  trouve 
là  dos  ambassadeurs  \cnus  {\c  tous  les  points  du  i^'Iobe. 

(>  Jai  lori^né.  dans  un  liôtel  voisin,  un  Ours  blanc  venu  doutre- 
nuM"  pour  des  réclamations  de  son  .i;()U\crnemcnt.  Ce  prince  OursakolV 
ma  dit  alors  que  nous  ('tions  les  dupes  de  la  France.  Les  Lions  de 
Paris,  inquiets  de  notre  and)assade,  nous  avaient  fait  enfermer.  Sire, 
Udus  étions  prisonniers. 

(>  —  (Tu  |)ourrons-n()u>  trouNci"  les  Lions  de  Paris?  >  lui  ai-je 
demande. 

0  >'otre  .Majesté  remarquera  la  linesse  de  ma  conduite.  En  elVet, 
la  diplomatie  de  la  Nation  Lionne  ne  doit  pas  s'abaisser  jusqu'à  la  four- 
berie, et  la  fi-ancliise  est  plus  babile  que  la  dissinuUation.  Cet  Ours, 
assez  sinq)le,  devina  sur-le-champ  ma  pensée,  et  me  répondit  sans 
détours  que  les  Lions  de  Paris  vivaient  en  des  régions  tropicales  où 
l'asphalte  formait  le  sol  et  oii  les  vernis  du  Japon  croissaient,  arrosés 
par  l'argent  d'une  fée  appelée  conseil  général  de  la  Seine.  «  —  Allez  tou- 
jours devant  vous ,  et  quand  vous  trouverez  sous  vos  pattes  des  marbres 
blancs  sur  lesquels  se  lit  ce  mot  :  Seysskl  !  un  terrible  mot  qui  a  bu  de 
l'or,  dévoré  des  fortunes,  ruiné  des  Lions,  fait  renvoyer  bien  des  Tigres, 
voyager  des  Loups-Ger\iers,  pleurer  des  Rats,  rendre  gorge  à  des  Sang- 
sues, vendre  des  Chevauv  et  des  Escargots!...  quand  ce  mot  flam- 
boiera ,  vous  serez  arrivé  dans  le  cpiartier  Saint-deorges  où  se  retirent 
ces  Animaux? 

(i  —  Vous  devez  être  satisfait,  dis-je  avec  la  politesse  ([ui  doit  dis- 
ling^ier  les  ambassadeurs,  de  ne  point  trouver  votre  jnaison  (jui  règne 
dans  le  Nord,  les  Oursakoiï,  ainsi  travestis? 

((  —  Pardonnez- moi,  reprit-il.  LesOursakolï"  ne  sont  pas  j)lus  épargnée 
que  vous  par  les  railleries  paiisiennes.  J'ai  pu  voir,  dans  une  impri- 
merie, ce  qui  s'appelle  un  Ours  imitant  notre  majestueux  mouvement  de 
va-et-vient ,  si  convenable  îi  des  gens  réfléchis  comme  nous  le  sonnnes 
vers  le  Nord,  et  le  prostituant  à  mettre  du  noir  sur  du  blanc.  Ces  Ours 
sont  assistés  de  Singes  qui  grappillent  des  lettres,  et  ils  font  ce  qu'ici  les 
savants  nomment  des  livres,  un  produit  bizarre  df  lilonime  que 
jentends  aussi  nomn)er  des  hoiif/uins,  sans  avoir  |)U  deviner  le  lapporl 
qui  f>eut  existei'  entie  le  fds  d'un  Bouc  et  un  livre,  si  ce  n'est  l'odeur. 
"  —  Quel  avantage  les  Hommes  lrou\ent-ils,  (lier  prince  OinsakolL 
à  prendre  nos  noms  sans  pouvoir  prendre  nos  (pjalités? 


VOYAGE  D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS.  327 


u  —  Il  esl  [)lus  facile  d'avoii' de  l'c'S()i"il  en  se  disant  une  Bète  qu'en 
se  donnant  pour  un  lloinine  de  talent!  D'ailleurs,  les  Hommes  ont  tou- 
jours si  bien  senti  notre  supériorité  que,  de  tout  temps,  ils  se  sont  servis 
de  nous  pour  s'anoblir.  Regardez  les  vieux  blasons  :  partout  des  Ani- 
maux !  » 

«  Voulant,  Sire,  connaître  l'opinion  des  cours  du  x\ord  dans  cette 
grande  question .  je  lui  dis  :  «  En  avez-vous  écrit  à  voti*e  gouver- 
nement ? 

((  —  l.c  cabinet  Ours  est  |)lus  lier  que  celui  des  Lions,  il  ne  recon- 
naît pas  rilomine. 

«  —  Prétendriez-vous,  vieux  glaçon  à  deux  pattes,  et  poudré  de 
neige,  que  le  Lion,  mon  maître,  n'est  pas  le  roi  des  yVnimaux?  » 

«  L'Ours  blanc  prit,  sans  vouloir  ré[)ondre,  une  attitude  si  dédai- 
gneuse, (jue  d'un  bond  je  brisai  les  barreaux  de  mon  appartement.  Son 
Altesse,  attentive  à  la  querelle,  en  avait  fait  autant,  et  j'allais  venger 
l'honneur  de  votre  couronne,  lorsque  votre  auguste  fils  me  dit  très-judi- 
cieusement qu'au  moment  d'avoir  des  explications  à  Paris  il  ne  fallait 
pas  se  brouiller  avec  les  puissances  du  Nord. 

((  Cette  scène  avait  eu  lieu  pendant  la  nuit,  il  nous  fut  donc  très-facile 
d'arriver  en  quelques  bonds  sur  les  boulevards ,  où ,  vers  le  petit  jour, 
nous  fûmes  accueillis  par  des  :  «  Oh!  c'te  tote  !  —  Sont- ils  bien 
déguisés  !  —  Ne  dirait-on  pas  de  véritables  Animaux  !  » 


m 


Le  prince  Léo  est  à  Paris  pendant  le  carnaval.  —  Jugement  que  porte  Son  Alt:::s;e 
sur  ce  qu'elle  voit. 

Dl'tXIKME     DÉPÊCHE. 

«  Votre  lils,  avec  sa  perspicacité  ordinaire,  devina  que  nous  étions 
■en  plein  carnaval,  et  que  nous  pouvions  aller  et  venir  sans  aucun  dan- 
ger. Je  vous  parlerai  plus  tard  du  carnaval.  Nous  étions  excessivement 
embarrassés  pour  nous  exprimer  ;  nous  ignorions  les  usages  et  la  langue 
ilu  pays.  Voici  comment  notre  embarras  cessa.  » 

(Inlerronipue  par  le  froid  de  l'atmosphère.) 


328  VOYAGE  D'UN   LION    D'AFRIQUE  A  PARIS. 


l' n  E  M I  !■  r.  i;    i. e t  r  n  e   u i'    r n  i  \  c e   i, e o   ad    i\ o i ,    s o \    p  e r.  e. 

u  Mon  c'Iior  el  auiiiislo  père, 

u  >ous  luavez  donné  si  pou  de  valeurs,  qu'il  m'est  bien  diflicile  de 
tenir  mon  rang  à  Paris.  A  peine  ai-je  pu  mettre  les  pattes  sur  les  boule- 
vards, que  je  me  suis  aperçu  combien  cette  capitale  diffère  du  désert. 
Tout  se  vend  et  tout  s'achète.  Boire  est  une  dépense,  être  à  jeun  coûte 
cher,  manger  est  hors  de  prix.  Nous  nous  sommes  transportés,  mon 
Tigre  et  moi,  conduits  par  un  Chien  plein  d'intelligence,  tout  le  long  des 
boulevards,  où  personne  n.^  nous  a  remarqués  tant  nous  ressemblions 
à  des  Hommes,  en  cherchant  ceux  d'entre  eux  qui  se  disent  des  Lions. 
Ce  Chien,  qui  connaissait  beaucoup  Paris,  consentit  à  nous  servir  de 
guide  et  d'interprète.  Nous  avons  donc  un  interprète ,  et  nous  passons, 
comme  nos  adversaires,  pour  des  Hommes  déguisés  en  Animaux.  Si 
vous  aviez  su,  Sire,  ce  qu'est  Paris,  vous  ne  m'eussiez  j)as  mystifié  par 
la  mission  que  vous  m'avez  donnée.  J'ai  bien  j)eur  d'être  obligé  quelque- 
ibis  de  compromettre  ma  dignité  pour  arriver  à  vous  satisfaii'e.  En  arri- 
vant au  boulevai'd  des  Italiens,  je  crus  nécessaire  de  me  mettre  à  la 
mode  en  fumant  un  cigare,  et  j'éternuai  si  fort,  que  je  produisis  une 
certaine  sensation.  Un  feuilletoniste,  (|ui  passait,  dit  alors  envoyant 
ma  tète  :  «  Ces  jeunes  gens  finiront  par  ressendjler  ii  des  Lions.  » 

«  —  La  question  va  se  dénouer,  dis-je  ii  mon  Tigre. 

«  —  Je  crois,  nous  dit  alors  le  Chien.  (|u'il  en  est  comme  de 
l'immortelle  (piestion  d'Orienl,  et  que  le  mieux  est  de  la  laisser  long- 
temps nouée.  » 

«  Ce  Chien,  Sire,  nous  donne  à  tout  moment  les  preuves  d'une 
haute  intelligence;  aussi  vous  ne  vous  étonnerez  pas  en  apj>renant  qu'il 
appartient  à  une  administration  célèbre,  située  rue  de  Jérusalem,  qui 
se  plaît  à  entourer  de  soins  et  d'égards  les  étrangers  qui  visitent  la 
France. 

«  Il  nous  amena,  comme  je  \iens  de  vous  le  diie,  sui-  le  boulevard 
des  Italiens;  là,  comme  sur  tous  les  boulevards  de  cette  grande  ville, 
la  part  laissée  a  la  nature  est  bien  petite.  Il  y  a  des  arbres,  sans  doute, 
mais  quels  arbres!  Au  lieu  d'aii'  pur,  de  la  fumée;  au  lieu  de  rosée, 
de  la  poussière  :  aussi  les  feuilles  sont-elles  larges  comme  mes  ongles. 

«    Du  reste,   de  grandeur,    il   n'y  en   a  point   ii   Paris  :  tout  y  est 


VOYAGE  D'UN    LION  D'AFRIQUE  A   PARIS. 


329 


mesquin  ;  la  cuisine  y  est  pauvre.  Je  suis  entré  pour  déjeuner  dans  un 
café  où  nous  avons  demandé  un  cheval  ;  mais  le  garçon  a  paru  tellement 
surpris,  que  nous  avons  profité  de  son  étonnement  pour  l'emporter,  et 
nous  l'avons  mangé  dans  un  coin.  Notre  Chien  nous  a  conseillé  de  ne 


pas  recommencer,  en  nous  prévenant  qu'un  pareille  licence  pourrait  nous 
mener  en  police  correctionnelle.  Cela  dit .  il  accepta  un  os  dont  il  se 
régala  bel  et  bien. 

«  Notre  guide  aime  assez  à  parler  politique,  et  la  conversation  du 
drôle  n'est  pas  sans  fruit  pour  moi;  il  m'a  appris  bien  des  choses.  Je 
puis  déjà  vous  dire  que  quand  je  serai  de  retour  en  Léonie  je  ne  me 
laisserai  plus  prendre  à  aucune  émeute  ;  je  sais  maintenant  une  manière 
de  gouverner  qui  est  la  plus  commode  du  monde. 


330 


VOYAGE   D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 


'(  A  Paris,  k'  roi  iviiiw  cl  iii-  itouvenic  pas.  Si  \(nis  ne  comprenez 
pas  ce  système,  je  vais  vous  l'expli(juer  :  On  rassemble  par  trois  à 
(juatre  cents  i,Toupes  tous  ccu\  des  lionnetes  i^^ens  du  pays  qui  payent 
200  francs  d'impôts  en  leur  disant  de  se  représenter  par  un  d'eux.  On 
obtient  quatre  cent  cinquante-neuf  Hommes  chargés  de  faire  la  loi. 
Ces  honmies  sont  vraiment  plaisants  :  ils  croient  que  cette  opération 
communique  le  talent,  ils  imaginent  qu'en  nommant  un  JLlomme  d'un 
certain  nom,  il  aura  la  capacité,  la  connaissance  des  alfaires;  qu'enfin 
le  mot  hotuiele  f/oinme  est  synonyme  de  législateur,  et  qu'un  Mouton 


VOYAGE  D'UN   LION  D'AFRIQUE  A  PARIS.  331 

devient  un  Lion  en  lui  disant  :  Sois-le.  Aussi  qu'arrive-t-il  ?  Ces  quatre 
cent  cinquante- neuf  élus  vont  s'asseoir  sur  des  bancs  au  bout 
d'un  pont,  et  le  roi  vient  leur  demander  de  l'argent  ou  quelques  usten- 
siles nécessaires  à  son  pouvoir,  comme  des  canons  et  des  vaisseaux. 
Chacun  parle  alors  à  son  tour  de  dilTérentes  choses,  sans  que  per- 
sonne fasse  la  moindre  attention  à  ce  qu'a  dit  le  précédent  orateur. 
.Un  Homme  discute  sur  l'Orient  après  quelqu'un  qui  a  parlé  sur  la 
pêche  de  la  Morue.  La  mélasse  est  une  réplique  suffîsante  qui  ferme  la 
bouche  à  qui  réclame  pour  la  littérature.  Après  un  millier  de  discours 
semblables,  le  roi  a  tout  obtenu.  Seulement,  pour  faire  croire  aux 
quatre  cents  élus  qu'ils  ont  leur  parfaite  indépendance,  il  a  soin  de  se 
faire  refuser  de  temps  en  temps  des  choses  exorbitantes  demandées 
à  dessein. 

«  J'ai  trouvé,  cher  et  auguste  père,  votre  portrait  dans  la  résidence 
royale.  Vous  y  êtes  représenté  dans  votre  lutte  avec  le  Serpent  révolu- 
tionnaire, par  un  sculpteur  appelé  Barye.  Vous  êtes  infiniment  plus 
beau  que  tous  les  portraits  d'Hommes  qui  vous  entourent,  et  dont 
quelques-uns  portent  des  serviettes  sur  leurs  bras  gauches  comme  des 
domestiques,  et  d'autres  ont  des  marmites  sur  la  tête.  Ce  contraste 
démontre  évidemment  notre  supériorité  sur  l'Homme.  Sa  grande  imagi- 
nation consiste  d'ailleurs  à  mettre  les  fleurs  en  prison  et  à  entasser  des 
pierres  les  unes  sur  les  autres. 

«  Après  avoir  pris  ainsi  langue  dans  ce  pays  où  la  vie  est  presque 
impossible  et  où  l'on  ne  peut  poser  ses  pattes  que  sur  les  pieds  du 
voisin ,  je  me  rendis  à  un  certain  endroit  où  mon  Chien  me  promit  de 
me  faire  voir  les  bêtes  curieuses  auxquelles  Votre  Majesté  nous  a 
ordonné  de  demander  des  explications  sur  la  prise  illégale  de  nos  noms, 
quahtés,  griffes,  etc. 

((  —  Vous  y  verrez  bien  certainement  des  Lions ,  des  Loups-Cerviers, 
des  Panthères,  des  Rats  de  Paris. 

«  —  Mon  ami,  de  quoi  peut  vivre  un  Loup-Cervier  dans  un  pareil 
pays? 

a  —  Le  Loup-Cervier,  sous  le  respect  de  Votre  Altesse ,  me  répon- 
dit le  Chien,  est  habitué  à  tout  prendre;  il  s'élance  dans  les  fonds  amé- 
ricains, il  se  hasarde  aux  plus  mauvaises  actions,  et  se  fourre  dans  les 
passages.  Sa  ruse  consiste  à  avoir  toujours  la  gueule  ouverte,  et  le 
Pigeon,  sa  nourriture  principale,  y  vient  de  lui-même. 

«  —  Et  comment  ? 


332  VO^AliK   LVIN    LION    D'AFRIQUE  A   PARIS. 

u  —  II  paraît  ([u'il  a  ou  respiit  (rociiiv  sur  sa  langue  un  mot  talis- 
nianique  avec  lequel  il  attire  le  Pigeon. 

«  —  Quel  est  ce  mot? 

«  —  Le  mot  bénéfice.  11  y  a  plusieurs  mots.  Quand  bénéfice  est  usé, 
il  écrit  dividende.  Après  dividende,  réserve  ou  inlérêts...  les  Pigeons 
s'y  prennent  toujours. 

«  —  Et  pourquoi  ? 

((  —  Ah  !  vous  êtes  dans  un  pays  où  les  gens  ont  si  mauvaise  opi- 
nion les  uns  des  autres,  que  le  plus  niais  est  sûr  d'en  trouver  un  autre 
qui  le  soit  encore  plus ,  et  à  qui  il  fera  prendre  un  chifTon  de  papier  pour 
une  mine  d'or...  Le  gouvernement  a  commencé  le  premier  en  ordonnant 
de  croire  que  des  feuilles  volantes  valaient  des  dom'aines.  Cela  s'appelle 
fonder  le  crédit  public,  et  quand  il  y  a  plus  de  crédit  que  de  public  y 
tout  est  fondu.   » 

«  Sire,  le  crédit  n'existe  pas  encore  en  Afrique,  nous  pouvons  y 
occuper  les  perturbateurs  en  construisant  une  Bourse.  Mon  détaché 
(car  je  ne  saurais  appeler  mon  Chien  un  attaché)  m'a  conduit,  tout  en 
m'expliquant  les  sottises  de  l'Homme,  vers  un  café  célèbre  où  je  vis  en 
eiïet  les  Lions,  les  Loups-Cerviers,  Panthères  et  autres  faux  Animaux 
que  nous  cherchions.  Ainsi  la  question  s'éclaircissait  de  plus  en  plus. 
Figurez-vous ,  cher  et  auguste  père ,  qu'un  Lion  de  Paris  est  un  jeune 
Homme  qui  se  met  aux  pieds  des  bottes  vernies  d'une  valeur  de  trente 
francs,  sur  la  tête  un  chapeau  à  poil  ras  de  vingt  francs,  qui  porte  un 
habit  de  cent  vingt  francs,  un  gilet  de  quarante  au  plus  et  un  pantalon  de 
soixante  francs.  Ajoutez  à  ces  guenilles  une  frisure  de  cinquante  centimes, 
des  gants  de  trois  francs,  une  cravate  de  vingt  francs,  une  canne  de  cent 
francs  et  des  breloques  valant  au  plus  deux  cents  francs  ;  sans  y  com- 
prendre une  montre  qui  se  paye  rarement,  vous  obtenez  un  total  de  cinq 
cent  quatre-vingt-trois  francs  cinquante  centimes  dont  l'emploi  ainsi 
distribué  sur  la  personne  rend  un  Homme  si  fier,  qu'il  usuqie  aussitôt 
notre  royal  nom.  Donc,  avec  cinq  cent  quatre-vingt-trois  francs  cin- 
quante centimes,  on  peut  se  dire  supérieur  à  tous  les  gens  à  talent  de 
Paris  et  obtenir  l'admiration  universelle.  Avez-vous  ces  cinq  cent  quatre- 
vingt-trois  francs,  vous  êtes  beau,  vous  êtes  brillant,  vous  méprisez  les 
passants  dont  la'  défroque  vaut  deux  cents  francs  de  moins.  Soyez  un 
grand  poëte,  un  grand  orateur,  un  Homme  de  cœur  ou  de  courage,  un 
illustre  artiste,  si  vous  manquez  à  vous  harnacher  de  ces  vétilles,  on  ne 
vous  regarde  point.  Un  peu  de  vernis  mis  sur  des  bottes,  une  cravate  de 


VOYAGE   D'UN   LION   D'aKHIQUE  A  PARIS. 


333 


telle  Vcleur,  nouée  de  telle  façon,  des  gants  et  des  manchettes,  voilà 
donc  les  ciractères  distînetirs  de  ces  Lions  frisés  qui  soulevaient  nos 
populatiois  gueriières.    IJélas!  Sire,  j'ai  bien  peur  qu'il  n'en  soit  ainsi 


Un  Lion  de  Paris. 


(.le  toutes  les  questions,  et  qu'en  les  regardant  de  trop  près  elles  ne 
s'évanouissent ,  ou  qu'on  n'y  reconnaisse  sous  le  vernis  et  sous  les  bre- 
telles un  vieil  intérêt,  toujours  jeune,  que  vous  avez  immortalisé  par 
votre  manière  de  conjuguer  le  verbe  Prendre! 

((  —  Monseigneur,  me  dit  mon  détaché  qui  jouissait  de  mon  étonne- 
ment  à  l'aspect  de  cette  friperie,   tout  le  monde  ne  sait  pas  porter  ces 


'5'èk  VOYAGE  D'UN   LION    D'AFRIQUE   A   PARIS. 


habits  ;  il  y  c\  une  manière,  et  dans  ce  pays-ci  tout  est  une  question  de 

manière. 

u  —  Eli  Itien.  lui  (li>-je.  si  un  Homme  avait  les  manières  sans  avoir 
les  habits? 

<i  —  Ce  serait  un  Lion  inédit .  me  répondit  le  Chien  sans  se  déterrer. 
Puis.  Monseigneur,  le  Lion  de  Paris  se  distingue  moins  par  lui-même 
que  par  son  Rat.  et  aucun  Lion  ne  va  sans  son  Rat.  Pardon,  Altesse, 
si  je  rapproche  deux  noms  aussi  j)eu  faits  poui'  se  toucher,  mais  je  parle 
la  langue  du  pays. 

>    —  Quel  est  ce  nouvel  Animal  .* 

"  —  Un  Rat ,  mon  Prince  :  c'est  six  aunes  de  mousseline  qui  dan- 
sent, et  il  n'y  a  rien  de  plus  dangereux .  parce  que  ces  six  aunes  de 
mousseline  parlent,  mangent,  se  promènent,  ont  des  caprices,  et  tant, 
quelles  finissent  par  ronger  la  fortune  des  Lions,  quelque  chose  comme 
trente  mille  écus  de  dettes  qui  ne  se  retrouvent  plus  !  » 


T  n  O  I  s  I  K  il  F.     I)  K  P  E  C  H  E. 


>  Expliquei'  ii  Votre  Majesté  la  différence  qui  existe  entre  un  Rat  et 
une  Lionne,  ce  serait  vouloir  lui  expliquer  des  nuances  infinies,  des 
distinctions  subtiles  auxquelles  se  trompent  les  Lions  de  Paris  eux- 
mêmes,  qui  ont  des  lorgnons!  Comment  vous  évaluer  la  dislance 
incommensurable  c{ui  sépare  un  chàle  français,*  vert  américain,  d'un 
chàle  des  Indes  vert-ponune  ?  une  vraie  guipure  d'une  fausse,  une 
démarche  hasardeuse  d'un  maintien  convenable?  Au  lieu  des  meubles  en 
ébène  enrichis  de  sculptures  par  Janest  qui  distinguent  l'antre  de  la 
Lionne,  le  Rat  n'a  que  des  meubles  en  vulgaire  acajou.  Le  Rat,  Sire, 
loue  un  reniise,  la  Lionne  a  sa  voiture;  le  Rat  danse,  et  la  Lionne  monte 
à  cheval  au  bois  de  Boulogne;  le  Rat  a  des  appointements  fictifs,  et  la 
Lionne  possède  des  rentes  sur  le  grand-livre;  le  Rat  ronge  des  fortunes 
sans  en  rien  garder,  la  Lionne  s'en  fait  une;  la  Lionne  a  sa  tanière 
vêtue  de  velours,  tandis  que  le  Rat  s'élève  à  peine  à  la  fausse  perse 
peinte.  jN'est-ce  pas  autant  d'énigmes  pour  Votre  Majesté,  (|ui  de  litté- 
rature légère  ne  se  soucie  guère  et  qui  veut  seulement  fortifier  son  pou- 
voir? Ce  détaché,  comme  l'appelle  Monseigneur,  nous  a  parfaitement 
expliqué  comment  ce  pays  était  dans  une  époque  de  transition,  c'est-à- 
dire  qu'on  ne  pen  t  [)roph(''tisr'r  rjue  le  pn'sonl .  tant  les  choses  y  vont  vite. 


VOYAGE  DLW    LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 


L  instabilité  des  choses  publiques  entraîne  linstabiliie  des  positions  parti- 
culières. Evidemment  ce  peuple  se  prépare  a  devenir  une  horde.  Il 
éprouve  un  si  grand  besoin  de  locomotion,  que.  depuis  div  ans  surtout 


Une  Lionne. 

eu  voyant  tout  aller  a  rien,  il  sest  mis  en  marche  aussi  :  tout  ^st  danse 
et  galop  !  Les  drames  doivent  rouler  si  rapidement,  qu'on  n'vpeutphH 
rien  comprendre  ;  on  n'y  veut  que  de  laction.  Par  ce  mouvement  géné- 
ral, les  fortunes  ont  défilé  comme  tout  le  reste,  et,  personne  ne  se^trou- 
vant  plus  assez  riche,  on  s'est  cotisé  pour  subvenir  aux  amusement 
Tout  se  fait  par  cotisation  :  on  se  reunit  pour  jouer,  pour  parler,  pour 
ne  rien  dire,  pour  fumer,  pour  manger,  pour  chanter,  pour  faire  de  la 


336 


VOYAGE  D'UN   LION    D\\FR10UE  A  PARIS. 


musique,  pour  ihm^or;  de  là  le  club  et  le  bal  Musard.  Sans  ce  Chien, 
nous  n'eussions  rien  compris  à  tout  ce  qui  frappait  nos  regards. 

u  11  nous  dit  alors  que  les  farces ,  les  chœurs  insensés ,  les  railleries 
et  les  imaiies  grotesques  avaient  leur  temple,  leur  pandéiuonium.  «  —  Si 


Son  Altesse  veut  voir  le  galop  chez  Musard,  elle  rai)poitera  dans  sa 
patrie  une  idée  de  la  politique  de  ce  pays  et  de  son  gâchis.  » 

«  Le  Prince  a  manifesté  si  vivement  son  désir  d'aller  au  bal,  que, 
bien  qu'il  fût  extrêmement  difficile  de  le  contenter,  ses  conseillers  ne 


VOYAGE  D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 


337 


purent  qu'obéir,  tout  en  sachant  combien  ils  s'éloignaient  de  leurs 
instructions  particulières  ;  mais  n'est-il  pas  utile  aussi  que  l'instruction 
vienne  à  ce  jeune  héritier  du  trône  ?  Quand  nous  nous  présentâmes  pour 
entrer  dans  la  salle,  le  lâche  fonctionnaire  qui  était  à  la  porte  fut  si 
effrayé  du  salut  que  lui  fit  monsieur  votre  fils,  que  nous  pûmes  passer 
sans  payer.  » 


DERNIERE     LETTRE     DU    JEUNE    PRINCE    A     SON     PÈRE. 


((  Ah  !  mon  père ,  Musard  est  Musard ,  et  le  cornet  à  piston  est  sa 
musique.  Vivent  les  débardeurs  !  Vous  comprendriez  cet  enthousiasme, 
si ,  comme  moi ,  vous  aviez  vu  le  galop  !  Un  poëte  a  dit  que  les  morts 
vont  vite ,  mais  les  bons  vivants  vont  encore  mieux  !  Le  carnaval ,  Sire . 
est  la  seule  supériorité  que  l'Homme  ait  sur  les  Animaux;  on  ne  peut  lui 

43 


338  VOYAGE  D'UN  LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 

contester  ccilc  invention  !  C'est  alors  (jue  l'on  aequiert  une  certitude  sur 
les  rapports  qui  relient  T Humanité  à  l'Animalité,  car  il  éclate  alors  tant 
de  passions  animales  chez  l'Homme,  qu'on  ne  saurait  douter  de  nos 
atlinités.  Dans  cet  immense  tohu-bohu  où  les  gens  les  plus  distingués  de 
cette  grande  capitale  se  métamorphosent  en  guenilles  pour  défiler  en 
images  hideuses  ou  grotesques,  j'ai  vu  de  près  ce  qu'on  appelle  une 
Lionne  parmi  les  Hommes,  et  je  me  suis  souvenu  de  cette  vieille  histoire 
d'un  Lion  amoureux  qu'on  m'avait  racontée  dans  mon  enfance,  et  que 
jaimais  tant.  3Iais  aujourd'hui  cette  histoire  me  paraît  une  fable  ridicule. 
Jamais  Lionne  de  cette  espèce  n'a  pu  faire  rugir  un  vrai  Lion.  » 


IV 

Comment  le  prince  Léo  jugea  qu'il  avait  eu  grand  tort  de  se  déranger,  et  qu'il  eût  mieux 
fait  de  rester  en  Afrique. 

qiathiéme  dépèche. 

«  Sire,  c'est  au  bal  Musard  que  son  Altesse  put  enfin  aborder  face  à 
face  un  Lion  parisien.  La  rencontre  fut  contraire  à  tous'  les  principes  de 
reconnaissances  de  théâtre  ;  au  lieu  de  se  jeter  dans  les  bras  du  Prince, 
comme  laurait  fait  un  vrai  Lion,  le  Lion  parisien,  voyant  à  qui  il  avait 
aiïaire,  pâlit  et  faillit  s'évanouir.  H  se  remit  pourtant  et  s'en  tira...  Par 
la  force  ?  me  direz-vous.  Non,  Sire,  mais  par  la  ruse. 

<(  —  3Ionsieur,  lui  dit  votre  fils,  je  viens  savoir  sur  quelle  raison 
vous  vous  appuyez  pour  prendre  notre  nom. 

((  —  Fils  du  désert,  répondit  de  la  voix  la  plus  humble  l'enfant  de 
Paris,  j'ai  l'honneur  de  vous  faire  observer  que  vous  vous  ai)pelez  Lion, 
et  que  nous  nous  apjjelons  Laianne,  comme  en  Angleterre. 

<(  —  Le  fait  est.  dis-je  au  prince,  en  essayant  d'arranger  l'affaire, 
que  Laianne  \\  Q?>i  pas  du  tout  votre  nom. 

«  —  D'ailleurs,  reprit  le  Parisien,  sommes-nous  forts  comme  vous? 
Si  nous  mangeons  de  la  viande,  elle  est  cuite,  et  celle  de  vos  repas  est 
crue.  Vous  ne  portez  pas  de  bagues. 

'(  —  -^lais,  a  dit  Son  Altesse,  je  ne  me  paye  pas  de  semblables 
raisons. 

((  —  Mais  on  discute,  dit  le  Lion  parisien,  et  |>ar  la  discussion  l'on 
s'éclaire.  Voyons.  Avez-vous  pour  votre  toilette  et  pour  vous  faire  la 
crinière  quatre  espèces  de  brosses  différentes  ')  Tenez  :  une  brosse  ronde 


VOYAGE  D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS.  339 

pour  les  ongles,  plate  pour  les  mains,  horizontale  pour  les  dents,  rude 
pour  la  peau,  à  double  rampe  pour  les  cheveux  !  Avez-vous  des  ciseaux 
recourbés  pour  les  ongles ,  des  ciseaux  plats  pour  les  moustaches  ?  sept 
flacons  d'odeurs  diverses  ?  Donnez-vous  tant  par  mois  à  un  Homme  pour 
vous  arranger  les  pieds  ?  Savez-vous  seulement  ce  qu'est  un  pédicure  ? 
Vous  n'avez  pas  de  sous-pieds,  et  vous  venez  me  demander  pourquoi 
l'on  nous  appelle  des  Lions  !  Mais  je  vais  vous  le  dire  :  nous  sommes 
des  Laiannes ,  parce  que  nous  montons  à  Cheval ,  que  nous  écrivons  des 
romans,  que  nous  exagérons  les  modes,  que  nous  marchons  d'une 
certaine  manière,  et  que  nous  sommes  les  meilleurs  enfants  du  monde. 
Vous  n'avez  pas  de  tailleur  à  payer  ? 

((  —  Non ,  dit  le  prince  du  désert. 

«  —  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  de  comnmn  entre  nous  ?  Savez-vous 
mener  un  tilbury  ? 

«  —  Non. 

((  —  Ainsi  vous  voyez  que  ce  qui  fait  notre  mérite  est  tout  à  fait 
contraire  à  vos  traits  caractéristiques.  Savez-vous  le  whist  ?  Connaissez- 
vous  le  jockey's-^club  ? 

«  —  Non,  dit  l'ambassadeur. 

«  —  Eh  bien ,  vous  voyez ,  mon  cher ,  le  whist  et  le  club ,  voilà  les 
deux  pivots  de  notre  existence.  Nous  sommes  doux  comme  des  Mou- 
tons, et  vous  êtes  très-peu  endurants. 

«  —  Nierez-vous  aussi  que  vous  ne  m'ayez  fait  enfermer  ?  dit  le 
prince  que  tant  de  politesse  impatientait. 

((  —  J'aurais  voylu  vous  faire  enfermer  que  je  ne  l'aurais  pas  pu, 
répondit  le  faux  Lion  en  s' inclinant  jusqu'à  terre.  Je  ne  suis  point  le 
Gouvernement. 

((  —  Et  pourquoi  le  Gouvernement  aurait-il  fait  enfermer  Son 
Altesse  ?  dis-je  à  mon  tour. 

«  —  Le  Gouvernement  a  quelquefois  ses  raisons,  répondit  l'enfant 
de  Paris,  mais  il  ne  les  dit  jamais.  » 

u  Jugez  de  la  stupéfaction  du  prince  en  entendant  cet  indigne  lan- 
gage. Son  Altesse  fut  frappée  d'un  tel  étonnement,  qu'elle  retomba  sur 
ses  quatre  pattes.  Le  Lion  de  Paris  en  profita  pour  saluer,  faire  une 
pirouette  et  s'échapper. 

«  Son  Altesse,  Sire,  jugea  qu'elle  n'avait  plus  rien  à  foire  à  Paris, 
que  les  Bêtes  avaient  grand  tort  de  s'occuper  des  Hommes,  qu'on  pouvait 
les  laisser  sans  crainte  jouer  avec  leurs  Rats,  leurs  Lionnes,  leurs  cannes, 


•hQ 


VOYAGE   D'UN    LION    D'AFRIQLIK  A   PARIS. 


leui-s  joujoux  dorés,   leurs  petites  voitures  et  leurs  gants;   qu'il  eût 

inimix  valu  (luollo  restai  aupri's  île  Voire  Majesté,  et  (ju'elle  ferait  bien 
de  ivlourner  au  déserl.  n 

A  quelques  jours  de  là  on  lisail  daus  /c  Scinaphorc  de  jMarseille  : 

((  Le  prince  Léo  a  j>assé  iiier  dans  nos  murs  |){)ur  se  rendre  à 
«  Toulon,  oii  il  doit  seinbarquer  pour  I  Afrique.  La  nouvelle  de  la 
'«   mort  du  roi.  son  père.  est.  dit-on.  la  cause  de  ce  départ  j)réci|)ilé.  » 

La  jusiice  ne  vient  |)our  les  Lions  qu'après  leur  mort.  Le  journal 
ajoute  (pie  celle  mort  a  consterné  beaucoup  de  ii:ens  en  Li'onie,  et  (pi'elle 
y  embarrasse  tout  le  monde.  «  Lai,'itation  est  si  i^rande  qu'on  craint  un 
'<  bouleversement  général.  Les  nondjreu\  admirateurs  du  vieux  Lion  sont 
«  au  désespoir.  Qu'allouiî'-nous  devenir?  s'écrient-ils.  On  assure  que  le 
<«  Chien  qui  avait  servi  dinterprèle  au  prince  Léo,  s'étant  trouvé  là  au 
«  moment  oîi  il  reçut  ces  fatales  nouvelles,  lui  donna  un  conseil  qui 
«  peint  bien  l'état  de  démoralisation  où  sont  tombés  les  Chiens  de  Paris  : 
«  —  Mon  prince,  lui  dit-il,  si  vous  ne  pouvez  tout  sauver,  sauvez  la 
«  caisse  I  » 

«  Ainsi  voilà  donc,  dit  le  journal ,  le  seul  enseignement  que  le  jeune 
«  prince  remportera  de  ce  Paris  si  vanté  !  Ce  n'est  pas  la  Liberté,  mais 
«  les  saltimbanques  qui  feront  le  tour  du  monde.   » 

Cette  nouvelle  pourrait  être  un  puif,  car  nous  n'avons  pas  trouvé  la 
dynastie  des  Léo  dans  TAlmanach  de  Gotha. 

De  Balzac. 


AU     LECTEUR 


Ami  lecteur,  nous  voici  arrivés  sans  enconil)re  à  la  moitié  de  notre 
i'oute. 

Suivez-nous  avec  conliance  dans  la  seconde  partie  de  noti'e  expédi- 
tion :  nous  ne  marchons  plus  on  voyageurs  inexpérimentés  et  sans  t^uide 
à  travers  des  pays  inconnus ,  nous  savons  maintenant  où  nous  préten- 
dons vous  mener;  nous  connaissons  vos  goûts,  et  nous  pouvons  vous 
promettre,  sans  crainte  de  voiis  tromper  et  de  nous  tromper,  de  véritables 
monts  et  de  véritables  merveilles.  La  plume  de  nos  correspondants  s'est 
aguerrie,  leur  nombre  s'est  augmenté;  nous  avons  gagné  en  toutes 
choses,  en  quantité  et  même  en  qualité,  et  nous  avons  à  vous  ofirir 
presque  des  trésors  ! 

Quant  à  Grandville,  sans  compter  qu'il  y  a  au  bout  de  son  crayon 
des  portraits  et  des  scènes  où  vous  aurez  le  plaisir  de  retrouver  ceu\  de 
vos  amis  et  de  vos  voisins  que  vous  n'avez  point  encore  vus,  et  où,  de 
leur  côté,  vos  amis  et  vos  voisins  auront  la  satisfaction  de  vous  recon- 
naître vous-même,  nous  croyons  devoir  vous  confier  qu'il  a  découvert 
une  nouvelle  manière  de  mettre  du  noir  sur  du  blanc  et  de  vous  être 
agréable,  à  vous,  cher  lecteur,  et  à  vous,  chère  lectrice,  qui  nous  l'êtes 
tant,  en  faisant  pour  vous  ce  qu'il  n'a  encore  fait  pour  personne.  — 
Tous  verrez  bien. 

Bonsoir  donc,  ami  lecteur;  rentrez  chez  vous,  tenez  pour  ce  soir 
votre  cage  bien  fermée,  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver.  Les  nuits  les 
plus  paisibles  peuvent  finir  j)ar  un  orage.  Qui  sait  si  nous  n'allons  pas 
dormir  sur  im  volcan?  Un  sage  l'a  dit  :  Les  révolulions  ne  dorment 
jamais  que  d'un  œil.  Quoi  qu'il  en  puisse  être,  dormez  bien,  faites  de 
bons  rêves,  et  à  demain. 

Lr:  Singe,  le  Perroquet  et  le  Coq, 

Rédacteurs  en  chef. 

Pour  copie  conforme  : 

P.  J.  Stahl. 


/ 


y 


Eonsoir  donc,  ami  lecteur;  ;eitrez  clicz  v( 


/ 


^/  ^ 


=3-^. 


■''    ^    "~r^55. ->"-•''""  " 


Ci        io- 
tel,  _^  ^^^^ 


A   TOUS   LES   ANIMAUX 

L/u   Jardin  des  Plante.-,  le  26  novcmbrt  181 

En  metlant  sous  pi  esse 
I  cette  seconde  partie  de  notie 
histoire  nationale,  nous  pen- 
sions pouvoir  nous  felicitei- 
d'avoir  posé  les  bases  sur 
i;|  lesquelles  s'élèvera  un  joui 
notre    constitution,    quand 


i^i:mm 


:Jilt,ipn\n 


ENCORE   UNE   REVOLUTION 


:n5 


des  signes  qui  n'annoncent,  hélas!  rien  de  bon,  vinrent  nous  eflrayer 
pour  les  destinées  de  notre  société  Animale. 

Au  moment  où  on  s'y  attendait  le  moins,  des  nuages  noirs  et  épais 
s'étaient  montrés  à  l'horizon,  et,  se  répandant  à  travers  le  ciel,  avaient, 
en  un  instant,  fait  du  jour  la  nuit. 

Nos  savants  astronomes ,  qui  déjà  sont  venus  à  bout  d'éclaircir  ce 
point  très-obscur  de  la  sidérologie  ^  qui  consistait  à  démontrer  que  les 
jours  se  suivent  et  se  ressemblent,  saisirent  avec  empressement  cette 
occasion  défaire  faire  un  nouveau  pas  à  la  science,  et,  munis  de  leurs 
lunettes  d'approche,  ils  grimpèrent  sur  la  pointe  du  paratonnerre  dont  ils 
ont   ait  leur  observatoire. 


Là,  aidés  de  tout  ce  qu'une  expérience  consommée  ajoute  à  beau- 
coup de  sagacité  naturelle,  ils  étudièrent  pendant  plusieurs  heures  ces 
sombres  phénomènes  ;  mais  il  leur  fut  impossible  d'y  rien  comprendre  ; 
et  telle  est  la  conscience  de  ces  illustres  savants,  que,  de  peur  de  se 
tromper,  ils  ont  mieux  aimé  se  taire,  n'osant  hasarder  aucune  conjec- 
ture. —  Nous  attendons. 

Veuillent  les  Dieux  que  rien  ne  vienne  justifier  nos  appréhensions  ! 

44 


m 


ENCORE   UNE   REVOLUTION! 


Paris,  lo  -il  novembre  1811. 

Nous  recevons  de  l'Observatoire  l'avis  suivant  : 

«  Nous  savons  maintenant  à  quoi  nous  en  tenir  sur  la  nature  dit 

«  phénomène  qui  nous  a  inquiétés.  Si  nos  calculs  ne  nous  trompent  pas, 

«  et  si  nous  sommes  bien  informés ,  ces  nuages  ne  sont  rien  moins  qu'un 

«  innombrable  amas  de  Moucherons  et  autres  Insectes  armés  de  toutes 

«  pièces.  Cette  prise  d'armes  serait  le  résultat  d'un  vaste  complot  qui 

«  aiwait    pour  but  de  renverser  l'ordre  de  choses  établi  dans  notre 

«  première  assemblée.  La  conspiration  se  serait  ourdie  dans  un  coin  du 

«  Ciel.  Pourtant,  comme  les  Moucherons  n'ont  jamais  passé  pour  avoii- 

«  des  opinions  politiques  bien  tranchées,  nous  espérons  pouvoir  démentir 

«  demain  la  nouvelle  que  nous  vous  donnons  aujourd'hui  comme  cer- 

«  taine.  —  En  tous  cas  :  Caveant  consules  !  Ne  vous  endormez  pas.  » 

Non,  nous  ne  dormirons  pas,  et  puisque  nous  avions  trop  préjugé 
de  la  sagesse  de  nos  frères ,  puisque  l'anarchie  veille ,  nous  veillerons 
avec  elle  et  contre  elle. 

Gomme  première  mesure  d'ordre,  et  pour  satisfaire  au  vœu  général',, 
nous  publierons  de  jour  en  jour,  d'heure  en  heure,  s'il  le  faut,  et  sous 
ce  titre  :  le  Monileur  des  Animaux,  un  bulletin  des  événements  qui  se 
préparent ,  de  façon  que  chacun  puisse  se  donner  le  petit  plaisir  d'en 
causer  avec  ses  amis,  et  de  les  commenter  à  sa  manière. 

Le  Singe,  le  Perroquet  et  le  Coq,. 

Rédacteurs  en  chef. 


MONITEUR    DES     ANIMAUX 


Nous  l'avions  prévu.  Les  nouvelles  que  nous  avions  reçues  de 
l'Observatoire  sont  aujourd'hui  confirmées.  Des  désordres  graves  et  qui 
ont  le  caractère  d'une  véritable  sédition  ont  éclaté  cette  nuit.  Une  petite 
poignée  de  factieux ,  détachés  au  nombre  de  trois  cent  mille  envi^ron  du 
corps  d'armée  principal ,  et  commandés  par  une  certaine  Guêpe  connue 
pour  l'exaltation  de  ses  principes,  vient  de  s'abattre  sur  le  faîte  du  laby- 
rinthe. L'intention  hautement  avouée  des  factieux  est  d'exciter  la  Nation 
Animale  à  la  révolte  et  d'obtenir,  le  glaive  en  main,  ce  qu'il  leur  plaît 
4] 'appeler  une  réforme  générale. 

Quelques  iMouches  sensées  ont  vainement  essayé  de  rappeler  cette 
troupe  égarée  à  de  meilleurs  sentiments. 


Leur  voix  a  été  méconnue.  Quoiqu'il  arrive,  nous  saurons  tenir  tête 
à  l'orage,  et  nous  espérons,  avec  l'aide  des  Dieux,  repousser  ce« 
odieuses  tentatives.  «  Les  troubles,  a  dit  Montesquieu,  ont  toujours 
^affermi  les  empires.  » 


Le  capitaine  de  nos  gardes  ailés,  le  seigneur  Bourdon,  n'a  pu 
réussir  à  disperser  les  factieux.  Il  a  cru ,  avec  raison ,  devoir  reculer 
devant  l'effusion  de  sang,  et  s'est  contenté  de  couper  les  vivres  et  la 
retraite  aux  insurgés  qui,  dans  quelques  heures,  auront  à  subir  les 
horreurs  de  la  faim.  Cette  humanité  du  seigneur  Bourdon  mérite  les  plus 
grands  éloges.  Les  révoltés,  s'étant  barricadés  sous  le  chapiteau  du 
labyrinthe  avec  des  feuilles  mortes  et  des  brins  d'herbe  sèche ,  sont , 


3ij8  ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 

dil-on.  en  niosure  de  soutenir  un  siège  régulier.  L'espace  occupé  par  eu\ 
est  d'au  moins  dix-huit  |)Ouces  en  largeur  siu'  dix  de  profondeur. 


Les  bruits  les  plus  contradictoires  se  croisent  et  se  succèdent.  On  a 
été  jusqu'à  nous  accuser,  par  une  ridicule  interprétation  de  notre  précé- 
dente citation  de  IMontesquieu,  d'avoir  sous  main  fomenté  la  révolte. 
«  Les  tyrans,  a  dit  un  des  |)lus  fougueux  orateurs  de  la  troupe,  craignent 
toujours  que  leurs  sujets  soient  d'accord.  »  Que  répondre  à  de  pareilles 
absurdités?  Si  les  chefs  d'une  nation  n'avaient  à  craindre  que  l'accord 
de  leurs  sujets ,  ils  pourraient  dormir  tranquilles. 


On  assure  que  les  Moucherons  révoltés  cherchent  à  organiser  l'agi- 
tation sur  tous  les  points.  Un  d'eux,  le  Clairon,  musicien  habile v  a 
iïuprovisé  une  marche  guerrière  intitulée  h  Happol  des  Mimchcrons. 


Nous  entendons  d'ici  les  accents  de  cette  musique  impie ,  d(jnt  les 
sons  nous  arrivent  à  la  fois  de  toutes  les  hauteurs  de  Paris,  le  Panthéon, 
le  Val-de-Grâce ,  la  tour  Saint-Jacques-la-Boucherie,  la  SalpAtrière,  le 
Père-La  chai  se ,  les  colonnes  de  la  barrière  du  Trône  et  les  buttes  Mont- 
martre, sur  lesquelles  des  émissaires  ont  été  envoyés  par  les  chefs  du 
mouvement.  Quelques  prisonniers  ont  été  faits,  mais  il  a  été  impossible 
de  les  faire  parler.  «  Nous  sommes  blancs  comme  neige,  ont-ils  dit  ; 
nous  ne  savons  pas  pourquoi  nous  sommes  arrêtés,  mais' c'est  égal, 
prenez  nos  têtes!  — Vos  tèies,  Messieurs,  qu'en  feiions-nous  ?  Que 
peut-on  faire  de  la  tète  d'un  Moucheron  ?  » 


ENCORE   UNE   REVOLUTION! 


3^9 


Pourtant  nous  examinerons  cède  proposition. 


Les  prétentions  des  rebelles  sont  maintenant  connues.  L'intérêt 
général  a  servi  de  prétexte  à  des  ambitions  personnelles  et  à  des  haines 
particulières.  C'est  d'une  révolution  littéraire  qu'il  s'agit  :  on  veut  nous 
forcer  à  donner  notre  démission  !  !  !  Si  nous  refusons ,  on  nous  menace 
d'une  concurrence  :  —  nous  ne  la  craignons  pas.  —  Mandataires  de 
tous,  nous  n'abandonnerons  pas  le  poste  qui  nous  a  été  confié  :  on  ne 
nous  arrachera  notre  place  et  notre  traitement  (pi'avec  la  vie.  Le  bien 
public  nous  réclame,  c'est  à  lui  seul  que  nous  nous  devons. 

Mais  que  nous  reproche-l-on  ?  Avons-nous  été  injustes  ou  partiaux  '•) 
N'avons-nous  pas  suivi  notre  programme  et  imprimé  tout  au  long  ce 
qu'on  a  bien  voulu  nous  envoyer,  sans  préférence ,  sans  choix ,  aveuglé- 
ment, comme  doit  le  fan^e  tout  bon  rédacteur  en  chef?  N'avons-nous 
pas  des  papiers  par-dessus  la  tête  ?  de  l'encre  jusqu'aux  coudes  et  à 
mi-jambes?  Si  nous  n'avons  pas  bien  fait,  enfin,  a-t-il  tenu  à  nous 
que  nous  ne  fissions  un  chef-d'œuvre? 


Le  chef  de  l'insuneclion  est  un  Scarabée!  le  Scarabée  Hercule! 
Le  beau  nom  ! 


i^  ENCORE   U]^E  RÉVOLUTION! 


(lomuiissiez-vous  le  Siarabéo  1Ii:kcu,k  ?  Nous  mépriserions  tles 
alUiquos  j)ailios  de  si  bas.  si  nous  ne  savions  que  la  faiblesse  elle-même 
a  s<:>n  aiguillon,  ci  que  l'espace  que  pareouit  son  dard  lui  appartient.    • 

C'est  donc  dans  une  in(en(ion  doni  ciiacun  appréciera  les  niolifs 
(pie  nous  avons  ordonne  les  mesures  sui\an(es  : 

«  1"  i.;i  [r\o  du  Scarabée  IIf.ucilh  est  mise  ii  pri\.  Une  récompense 
honnèle  sera  donnée  à  l'clui  (pii  nous  le  livrera  mort  ou  vif  (nous 
l'aimons  mieu\  mort  ). 

'2  II  sera  procédé  inuuédialement  à  une  levée  de  troupes  extraor- 
dinaire, et  bientôt  nous  aurons  à  opposer  aux  rebelles  neuf  cent  mille 
Mouches,  parfaitement  équipées,  qui  auront  à  combattre  la  révolte  dans 
les  plaines  de  l'air  ou  de  la  terre,  paitout  enfin  oii  l'ordre  sera  menacé. 

«  .'V'  Messieurs  les  commissaires  de  police  devront  toujoui's  avoir 
dans  leur  poche  une  écharpe.  et  même  deux  écharpes,  si  leurs  moyens 
le  leur  permettent. 

«  k"  Les  rassemblements  qui  se  composeraient  de  plus  d'un  Animal 
seraient  dispersés  par  la  force;  cet  avis  concerne  plus  particulièrement 
les  Autruches,  les  Canards  et  autres  Animaux  socialistes  qui  ont  la 
manie  de  se  rétmir  en  .groupes. 


•  5"  Nfjus  engageons  Ums  les  Animaux  honnêtes  à  rester  chez  eux, 
à  ne  pousser  aucun  cri,  à  se  coucher  tôt,  à  se  lever  tard  et  à  ne  rien 
voir  ni  entendre.   Une  pareille  œnduile  prouvera  aux  factieux  combien 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


351 


leurs  p!'.)jots   trouvent  peu  (!<>  synipatliie  dans  la  partie  éclairée  de  la 
populati  )n  Animile.  '> 


Un  CEiJF-VoLVNr  nous  a  été  envoyé  en  parlementaire;  nous  avons 
daigné  l'écouter  et  lui  répondre.  «  Vous  avez  parlé,  nous  a-t-il  dit,  il 
n'y  en  a  eu  que  pour  vous;  à  chacun  son  tour.  Nous  sommes  trente- 
trois  millions  là-bas,  tous  extrêmement  las  de  ne  faire  aucun  bruit  dans 
le  monde.  Nous  voulons  tous  parler  et  tous  écrire.  L'égalité  est-elle  un 
«iroit,  oui  ou  non  ? 

—  Qu'est-ce  qu'un  droit  ?  lui  répondit  un  vieux  Coubeai;  que  nos 
lecteurs  connaissent;  summum  jus,  summa  injuria;  si  vous  voulez  tous 
parler,  tous  les  in-folio  du  monde  n'y  suffiront  pas,  diit  chacun  de  vous 
se  contenter  d'écrire  pour  sa  part,  non  une  page,  mais  une  ligne,  mais 
un  mot,  mais  une  lettre,  mais  une  virgule  et  moins  encore.  » 

Cette  réflexion  si" judicieuse  fut  naturellement  trouvée  absurde. 

«  Laissez  donc,  dit  le  Cerf-Vol  vnt  ;  que  ne  dites-vous  tout  de  suite 
que  le  Dieu  des  Scarabées  n'a  pas  fait  assez  de  terre,  et  de  ciel,  et  de 
lumière,  et  de  feuilles  d'arbres,  et  même  de  feuilles  de  papier,  pour  que 
chacun  en  ait  sa  part  sur  cette  terre?  Du  moment  où  il  est  juste  que  tout 
le  monde  puisse  écrire,  cela  doit  être  possible.  » 

0  folie  !  va  oii  tu  voudras,  ton  triomphe  est  assuré  ! 


Hélas  !  la  guerre  civile  s'avance  vers  nos  vallées  paisibles  ;  l'esprit  de 
révolte  a  passé  des  Insectes  aux  Oiseaux  et  des  Oiseaux  aux  Quadru- 
pèdes. L'alarme  est  partout.  Les  portes  des  cages  ont  dû  être  fermées, 
ce  qui  est  particulièrement  désagréable  aux  Animaux  qui  se  plaisent  à 
prendre  l'air  sur  le  pas  de  leur  porte  pour  savoir  ce  qui  se  passe  dans 


3:,iî  KNCORE   UNE  RÉVOLUTION! 


les  cages  voisines.  Qu'on  se  rassniv  ponrliuil.  nous  coiuiaissons  la 
Siiinteté  de  noliv  mission,  cl  nous  saurons  la  ivniplir  tout  onliorc.  Les 
Gif  s  n'ont  point  encore  abandonne  la  ijarde  du  r,a|)itole. 


In  nouvel  a|t|)el  a  ete  l'ait  aux  in('conlents.  cl  nous  apprenons  que 
les  CiiATTF.s  françaises  se  sont  d('liniti\einenl  declarc'cs  contre  nous. 
Leur  adliésion  ii  la  ri'volte  a  éle  loni;(enips  incertaine;  entre  le  oui  et  le 
n(»n  d'une  (Ihvttk  française,  il  n'y  a  |)as  dv  place  |)our  la  pointe  d'une 
aiiruille.  Elles  ont  été  entraùu'cs  |)ar  une  i\v<:  leurs,  (pii  ne  nous  a  pas 
pardonné  d'avoir  accordé  la  parole  à  une  (^hatti-:  ani,daise  dans  un  livre 
français.  Si  ce  qu'on  nous  dit  est  vrai ,  cette  maîtresse  Giiatti-:  aurait 
forcé  son  honnête  mari,  (pii  avait  toujours  passé  pour  être  le  plus  saint 
homme  de  Chat  du  (piartier,  a  se  mettre  à  la  tète  des  mécontents  de 
son  espèce.  Elle-nième  va,  dit-on,  de  l'un  à  l'autre,  exaltant  les  modé- 
rés et  miaulant  avec  les  exaspérés  une  espèce  de  Marseillaise  où  il  n'est 
nullement  question  de  la  patte  de  velours  de  la  paix.  Elle  ne  s'adresse 
pas  M'ulemenl  au\  Currs.  mais  bien  aux  Ciiattks,  ses  sœurs,  qu'elle 
invite  ;i  suivre  son  exemple  :  «  Vous  que  votre  sexe  semble  éloigner  des 
aiïaires  politiques,  dit-elle,  faites  appel  ii  vos  maris,  à  vos  frères,  à  vos 
amis,  à  vos  fiancés  *  !  Qu'aucune  partie  de  plaisir  sur  les  toits  du  voisi- 
nage ou  dans  les  gouttières  des  serres  chaudes  ne  vous  arrête... 
N'épargnez  rien,  et  ne  craignez  rien,  on  vous  foulera,  on  vous  écra- 
sera, qu'importe  !..  » 


On  la  dit.  le  mauvais  exemple  vient  toujouis  d'en  haut.  Les  révoltée 
n'étaient  fjue  des  instruments  entre  les  mains  de  personnages  haut  placés. 
Oui  l'eût  <iii  pourtant?  ("est  i'Ei.i;i'i!\N  r.  un  des  Animaux  les  [)lus  consi- 
dérables et  les  plus  considcn-s  du  Jardin,  (pu  n'a  pas  craint  de  com[)ro- 
mellre  sa  gravité  dans  une  pareille  alfaire.  —  Vous  êtes  bien  gros, 
Monseigneur,  [xjur  conspirer.  Ne  voyez-vous  pas  (pi'on  prend  pour 
dupe  Votre  Grosseur,  et  vous  convient-ii  d'apprendre  (pie  celui  (pii  vous 
met  en  mouvement  c'est  le  Renard  '.' 

'  Lellres  de  Londres,  \mv  J.  ]/**. 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


353 


Animaux!  retenez  bien  ceci  :  il  ne  faut  pas  plus  jui^er  d'un  Renard 
par  ses  paroles,  que  d'un  Cheval  par  la  bride. 

45 


35',  K.NCORE   UiNE    RÉVOLUTION! 


A  l;i  lioniu'  luMiit'.  les  ri'volh's  JoikmiI  cailcs  sur  liiltic  cl  biùlcnl 
Ioui*s  vaisseaux  ;  tien  ne  uunujuo  à  ivllc  iiisui ivclion  :  dans  leur  sdipide 
«'onlianco,  los  couitablos  so  cliariiviil  do  nous  Ibin'nii"  cMix-iiu'inos  les 
preuves  des  crimes  doni  ils  auront  ii  rcMidre  eouiple  un  jour.  Les  révol(('s 
onl  répondu  à  noire  jouiiial  par  un  aulic  journal.  Mais  (|uel  journal  !  le 
nùliv  est  plus  i^rand  de  inoilie. 

Nous  enipruntons  au  pieniier  nuint'io  de  la  Iruille  anarelii(iue,  h- 
Journal  libre  (est-ee  que  le  n(Mre  ne  lesl  pas  .')  .  la  pièce  suivanle.  (pii 
iK.us  initie  aux  plus  secrets  détails  de  la  conspiration.  I.e  bon  sens  de 
nos  lecteurs  fera  justice  des  abominables  théories  de  ces  ennemis  du 
f-epos  publie.  Nous  ne  clianiieons  pas  un  jnol  à  ee  curieux  docunjcnt, 
;iu(pu'l  nous  nous  réservons  de  répondre. 


LE     JOURNAL     LIBRE 

REVUE      DE      LA      REFORME      ANIMALE 

Us  amis  de  la  iiberié  se  sont  rassemblés  liier  dans  le  Cabinet  d' histoire 
naturelle.  C'est  dans  les  vastes  salles  des  empaillés  qu'a  eu  lieu  cette  K'iinion 
préparatoire. 

Il  était  très-tard.  Le  signal  donné,  les  conjurés  entrèrent  les  uns  a])rès  les 
autres,  puis,  s'étant  salués  du  geste  sans  mot  dire,  ils  allèrent  se  ranger  silen- 
cieusement dans  les  sombres  galeries,  à  côté  des  froides  reliques  de  leurs  aïeux, 
<pie  l'on  eût  dit  autant  de  fantômes  assoupis. 

Il  semblait  que  le  silence  eût  fait  un  désert  de  ces  vastes  catacombes. 
L'immobilité  était  telle,  qu'on  ne  pouvait  distinguer  les  morts  des  vivants. 

L'Éléphant,  I'Aigi.e,  le  Blffle  et  le  Bison  arrivèrent,  chacun  de  son  côté, 
comme  si  une  invisible  puissance  les  eût  fait  apparaître  tout  à  coup.  Pour  qui 
ignore  que  l'amour  de  la  liberté  transporterait  des  montagnes,  la  présence  de  ces 
nobles  Animaux  dans  ces  hautes  galeries  efit  vu'i  inexi)licable. 

(Juand  la  réunion  fut  complète,  le  Bison  prit  la  parole  en  ces  termes  : 

«  Frères,  dit  l'orateur,  en  regardant  l'un  après  l'autre  tous  ceux  qui  se  trou- 
vaient là,  nous  n'avons  encore  rien  dit,  et  pourtant  nous  savons  tous  pourtpioi 
nous  sommes  ici. 

«  Disons-le  donc,  puisque  aussi  bien  nous  sonnues  tiers  de  le  penser  :  nous 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION!  35î 


sommes  ici  pour  conspirer,  pour  défaire  aiijmud'iuii  ci'  (pie  nous  avons  mal  fait 
il  y  a  un  an,  et  pour  aviser  à  mieux  faire;  pour  abaisser,  pour  abattre  ceux  que 
nous  avons  élevés;  pour  agiter  enfin  la  Nation  Animale  au  nom  de  la  révocation 
des  rédacteurs. 

«  Je  le  déclare  :  il  ne  nous  reste  qu'une  ressource,  c'est  le  renvoi  des  rédac- 
teurs... Hourra  pour  le  renvoi! 

—  Tonnerre  d'applaudissements.  — 

«  Frères,  il  faut  (pie  les  mots  aillent  oîi  va  la  pensée;  —  et  si  désolant  qu'il 
soit  pour  vous  de  l'entendre  et  pour  moi  de  le  dire,  je  le  dirai  et  vous  l'enten- 
drez :  tout. ce  qui  existe  n'est  bon  qu'à  aller  en  ruine,  et  ce  serait  mieux  s'il 
n'existait  rien!...  Que  nous  a  servi  ce  qu'on  nous  a  fait  faire?  Ce  livre  publié, 
dites,  à  quoi  a-t-il  servi? 

—  Tois  :  «  A  rien  !  à  rien!  »  — 

((  Celle  lice  où  ciiacun  devait  enlier,  le  plus  humble  comme  le  plus  grand, 
pourquoi  ne  l'a-l-on  ouverte  qu'aux  plaintes  isolées  d'un  petit  nombre,  sinon- 
pour  éloigner  de  la  tribune  nationale  les  cris  de  la  détresse  universelle?  Ils  n'ont 
travaillé  que  pour  eux.  —  Ils  n'ont  songé  qu'à  eux;  —  et  quand  ils  se  sont  vus 
puissants,  ils  ont  dit  :  —  Tout  est  bien. 

«  Que  nous  revient-il  de  leur  puissance?  Notre  terre  à  nous  a-t-elle  cessé- 
d'être  une  vallée  de  larmes? 

—  Le  Cerf,  I'Êlan  et  le  Veau  :  «  Non!  non!  »  — 

u  Frères,  on  a  étouffé  les  voix  généreuses  qui  ont  voulu  s'élever  en  faveur 
de  la  réforme  bête-unitaire. 

«  Frères,  notre  régénérai  ion  sociale  n'a  i)as  fait  un  pas  depuis  l'immortelle 
nuit  oi!i  les  premiers  efforts  de  notre  liberté  naissante  ont  été  salués  par  les 
acclamations  de  la  terre  tout  entière. 

«  Frères ,  nos  rédacteurs  en  chef  ont  trahi  leur  mandai  !  ils  nous  ont 
vendus!  vendus  aux  Hommes! 

—  Tous  :  «  C'est  vrai!  c'est  vrai!  on  nous  a  vendus  !  »  — 

((  Vendus  aux  Hommes!  !  !  Mais  laissons  là  les  Hommes  ;  les  Hommes  ne  sont 
aujourd'hui  que  nos  seconds  ennemis.  Nos  vrais  ennemis,  les  plus  dangereux,  ce 
sont  nos  rédacteurs  ! 

«  Point  de  grâce  pour  ces  traîtres  qui,  pour  une  caresse  de  leur  gardien, 
pour  une  misérable  subvention  en  pommes  vertes ,  en  coquilles  de  noix  et  en 
croûtes  de  pain  sec ,  ont  trahi  la  cause  sacrée  de  l'émancipation  des  bêtes  !  A  qui 
devons-nous  d'être  encore  où  nous  sommes?  où  retournerons-nous  ce  soir? 
Sera-ce  dans  nos  libres  déserts,  ou  dans  nos  étroites  prisons?  » 


ENCORE   UNE   REVOLUTION!  357 

«  Restes  de  nos  pères!  s'écrie-t-il  :  vous  (iiii  avez  vécu,  répondez,  mânes 
désolés;  étiez-vous  donc  sortis  des  mains  du  Créateur  pour  mourir  où  vous  êtes? 

«  L'Animal  est-il  fait  pour  être  empaillé  et  mis  sous  verre  comme  une  curio- 
sité, ou  pour  rentrer  noblement,  après  avoir  accompli  sa  destinée,  dans  le  sein 
de  la  terre,  sa  mère,  selon  le  vœu  de  la  nature? 

«  Nous  tous,  sauvages  enfants  de  la  plaine  ou  de  la  montagne,  devions-nous 
donc  vivre  un  jour  la  coi"de  au  cou,  entre  quatre  planches,  et  dîner  à  heure  fixe 
d'un  dîner  tiré  d'un  buffet? 

((  Frères,  les  plaintes  ne  soulagent  pas  un  cœur  oppressé  :  à  quoi  bon  se 
plaindre?  Nos  plaintes,  qui  les  a  entendues? 

«  Frères,  avez-vous  renoncé  à  échapper  aux  Hommes?  Vous  laisserez-vous 
arrêter  à  moitié  chemin  par  la  trahison  ? 

—  Le  Chamois  :  «  Plutôt  les  avalanches  que  les  Hommes  méchants!  »  — 

<(  Frères,  nous  sommes  furts,  et  la  liberté  sourit  aux  braves.  Heureux 
l'Animal  qui  ne  dépend  de  personne. 

«  Frères,  le  plus  fort,  c'est  celui  qui  ne  craint  rien. 

«  Frères,  quand  les  lois  ne  commandent  plus  au  peuple,  il  faut  que  le 
peuple  commande  aux  lois. 

((  Frères,  la  liberté  enfante  des  colosses;  mais  que  faire  d'une  loi  qui  d'un 
Aigle  fait  un  Oison,  et  d'un  Lion  un  bavard? 

«  Frères,  dût  la  société  tomber  en  poussière,  il  faut  détruire  cette  loi  mau- 
vaise. !) 

S'il  faut  en  croire  le  complaisant  rédacteur  de  cette  pompeuse  rela- 
tion, l'elTet  de  ce  discours  fut  prodigieux.  Nous  ne  répondrons  qu'à  un 
seul  point  de  ce  merveilleux  dithyrambe.  Vous  dites  donc,  citoyen  Bison, 
que  nous  vous  avons  trahis,  que  nous  vous  avons  vendus!...  Oui  nous 
vous  avons  vendus ,  et  nous  en  sommes  liers  ;  nous  vous  avons  vendus 
à  20,000  e\enqjlaires  !  En  eussiez-vous  su  faire  autant?  N'est-ce  pas 
grâce  à  nous  que  vous  avez  commencé  k  val(jir  fjuelque  chose  ? 

Le  DOYEN  du  Jardin  des  Plantes,  un  vénérable  Buffle,  dont  nous 
aimons  la  personne  et  dont  nous  estimons  le  caractère,  sans  partager 
cependant  toutes  ses  opinions,  prit  alors  la  parole  et  répondit  en  ces 
termes  au  discours  du  Bison,  son  cousin  : 

u  Mes  enfants,  dit  le  vieillard,  je  suis  le  plus  vieil  esclave  de  ce  jardin.  J'ai 
le  triste  honneur  d'être  votre  doyen,  et  des  jours  si  éloignés  de  ma  jeunesse  je  me 
souviendrais  à  peine,  si  l'on  pouvait  oublier  qu'on  a  été  libre,  si  peu  libre  qu'on 
ait  été. 'Mes  enfants,  c'est  en  vain  que  trente  ans  d'esclavage  pèsent  sur  mes 


358  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

\;oiilos  épaules  ;  quel  que  soil  mon  ài;c,  je  me  sens  l'ajeunir  à  la  pensée  que  U- 
jour  de  la  liberté  viendra. 

—  Hravos  prolongés.  — 

«  Je  parle  de  \olre  liberté,  mes  enfants,  et  non  de  la  mienne,  car  mes  yeux 
se  fermeront  avant  que  le  soleil  ail  éclairé  un  jour  si  beau  :  escla\e  j"ai  vécu, 
eselavt'  jf  moiu'rai  ! 

—  Il  Non!  non!  s'écria-t-on  de  tous  ceités,  vous  ne  mourrez  point!  »  — 

(i  .Mes  bons  amis,  reprit  \v  \ieillard,  il  §e  serait  pas  en  votre  jwuvoir 
d'ajouter  une  lieure  à  ma  vie.  Mais  qu'importe?  ce  n'est  pas  de  ceux  (jui  parlent, 
c'est  de  ceux  qui  restent  qu'il  faut  s'inquiéter;  ce  n'est  pas  la  liberté  d'un  seul 
ou  de  quelques-uns,  c'est  la  liberté  de  tous  qui  m'est  chère,  et  c'est  au  nom  de 
cette  précieuse  liberté  de  tous  que  je  vous  conjure  de  rester  unis. 

—  Painieur  en  sens  divers.  — 

u  Mes  enfants,  ne  vous  arrachez  pas,  ne  vous  disputez  pas  les  misérables 
lambeaux  du  pouvoir.  Quand  vous  aurez  changé  votre  cheval  borgne  contre  un 
aveugle,  croyez-vous  que  les  choses  en  iront  mieux?  Pensez  aux  petits,  aux 
classes  faibles  et  dépouillées  qui  souffrent  de  toutes  ces  divisions,  et  dites-vous, 
dites-vous  à  toute  heure  du  jour,  que  le  bien  ne  saurait  s'acheter  au  poids  d'un 
si  grand  mal  :  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  puissance  pour  quelques-uns 
d'entre  vous,  qu'est-ce  à  côté  de  la  i)ai\  entre  frères,  et  de  rimion  de  tous?  » 

ÏAi  lin  de  ce  di.scouis  l'ut  écoulée  avec  iVoideuf;  le  respect  (|u'()n  uvail 
[xmv  l'orateur  empêcha  seul  toute  manifestation  contraire.  J.e  vieu\ 
Blffle  vit  bien  qu'il  n'avait  convaincu  personne.  «  La  guerre  civile 
mène  au  despotisme,  et  non  à  la  liberté,  »  dit  le  sage  vieillard  en 
reprenant  tristement  sa  place. 

«  Sommes-nous  au  sermon?  )>  s'écria  le  Loup-Geuvier. 

Il  va  sans  dire  que  Messieurs  les  conjurés  ne  s'arrêtèrent  pas  en  si 
Ijeau  chemin.  Il  n'y  a  jamais  tant  d'orateurs  que  quand  les  affaires  vont 
mal.  Après  les  discours  du  lîisov  et  du  Bufflk  ,  vint  celui  du  Sanglieii, 
qui  parla  tant  qu'il  eut  de  la  \(ji\,  «  et  avec  une  telle  éloquence,  dit  le 
Journal  de  la  /informe,  que  notre  sténographe  lui-même,  partageant 
l'émotion  générale ,  se  trouva  hors  d'étal  de  tenir  la  plume.  » 

Nous  en  restons  là  de  nos  citations,  et  si  Messieurs  les  révoltés 
veulent  bien  nous  le  permettre,  nous  allons  compléter  ce  récit  avec  des 


ENCORE  UNE   RÉVOLUTION!  359 


détails  authentiques  que  nous  tenons  d'un  Fiju:t  de  nos  amis  qui  s'était 
imprudemment  laissé  entraîner  à  eelfe  réunion  dont  il  avait  été,  du  reste, 
bien  loin  de  prévoir  le  Ijut: 

l\>ndant  trois  heures,  et  sans  respeet  poui'  le  lieu  oii  l'on  se  trou- 
vait, sans  respeet  pour  les  morts,  les  salles  tremblèrent  sous  un  tonnerre 
eontimi,  incessant,  indescriptible  de  cris,  de  trépi.^nements,  de  gr'ogne- 
ments  et  d'applaudissements.  Cent  cinquante-deux  orateurs  parlèrent 
successivement!!!  «  On  put  les  voir,  mais  non  les  entendre  (Dieu 
merci  !  ) .  »  Notre  correspondant  ajoute  que ,  depuis  la  première  assem- 
blée ^  l'ait  de  ci'ier,  de  sifQer  et  de  hurler,  a  lait  des  progrès  inimagi- 
nables, et  ({u'en  Angleterre ,  même  dans  le  plus  turbulent  des  meetings, 
on  ne  trouverait  lien  qui  put  approcher  de  ce  qu'il  a  vu  et  entendu. 

Un  de  ces  pauvres  vieux  Cuikns  ,  qui  n'ont  plus  guère  d'illusions 
et  qui  se  font  un  titre  de  leur  indiiïérence  même  pour  entrer  partout, 
se  trouvant  là,  essaya  de  se  faire  écouler. 

«  Si  nous  sommes  vaincus  ?  disait-il. 

—  Pense  aux  coups  à  donner,  et  non  aux  coups  à  recevoir,  lui 
répondit  le  SaxNGLier  avec  cette  brutalité  de  manières  qu'on  lui  connaît. 

—  A  la  porte,  le  Geiien  !  s'écria  I'Hyènr  ,  en  le  regardant  de  travers. 
Il  ne  s'agit  pas  d'aboyer  ici ,  mais  de  mordre  :  va-t'en  ! 

—  Monsieur  est  un  mouchard,  »  dit  une  petite  voix  ilùtée,  celle  de 
la  Fouine. 

Le  prudent  animal  n'en  écouta  pas  davantage;  il  eut  le  bon  es[)rit  de 
sortir  philosophiquement  par  la  fenêtre  qu'on  voulait  bien  lui  ouvrir.  — 
Qu'il  arrive  par  hasard  à  un  pauvre  diable  d'avoir  raison ,  soyez  sur 
qu'on  ne  l'écoutera  pas. 

«  Mais  le  peuple  aime  les  rédacteurs,  dit  le  Bélier. 

—  Le  peuple  les  oubliera,  répondit  le  Loup. 

—  Et  il  les  haïra,  ajouta  I'Hyène. 

—  Et  s'il  oublie  ses  admirations,  il  garde  ses  haines,  dit  le 
Serpent. 

—  Bêh ,  bêêh ,  bêêêêhhh ,  »  bêla  le  Béijer  ,  sur  lequel  chacune  de 
ces  paroles  tombait  comme  un  niarteau. 

Tout  le  monde  parlait,  et  personne  ne  se  répondait.  Maitre  Renard. 
voyant  que,  dans  ce  touchant  concert,  chacun  s'apprêtait  à  faire  sa 


360 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


y  ' 


-h^Û. 


l.'UvKNK.  —  «  Il  ne  s'agit  pas  d'aboyer  ici.  mais  de  mordre.  »  — 


partie'  snns  soni-'or  ii  |)ron<lrL'  le  ton  do  son  voisin  et  (jne  les  choses 
;«Ilni('iit  se  irAlei'.  monta  siii'  un  luiliut  et  parvint,  non  sans  peine,  ii 
olittMiii-  (jurliilf*  attention. 

«  Messieurs....  dil-il. 

Veu\-tu    le    taiiv.    Iiurhi    !•■    I.oi  i'.    nous   ne    sommes    pas   des 

MessitMirs! 

—  Animaux....  reprit  !<*  liiiNM-n. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  \r  l.oi  r.  Uiavoî 

—  Bravo  i  ré|)él<'rent  tous  les  assistants. 

—  Animaux,  nous  sommes  tous  d'afcord.... 


ENCORE    UNE   RÉV0LUTI(3N!  301 

—  Non!  (lit  uiK'  v()i\  ii  .i^aiiclic. 

—  Si  !  si!  s'écria  une  auliv  voix. 

—  Vous  le  voyez,  repiil  le  Hkwud.  nous  sonnncs  tous  d'aeconl. 
I.a  ([ueslion  est  niainlenanl  nclleiiient  posée  :  il  s'agit  d'un  livre  à  ache- 
ver, et  de  savoir  (jui  parlera  ou  ([ui  se  taira,  si  ce  sera  une  Cgllelvhk 
ou  un  Serpem,  une  Oik  ou  un  Dindon. 

—  Très-bien!  s'écria  I'Oik. 

—  Très-bien!  »  dit  le  l)i\no\. 
Le  Renard  continua  : 

«  Animaux,  cette  (pieslion  est  si  grave,  que  je  suis  d'avis  que 
nous  fassions  ce  (pi'on  a  coutume  de  faire  (piand  on  n'a  piis  une  minute 
à  perdre  :  prenons  nos  aises  et  ajournons  la  discussion.  Celte  séance,  cjui 
d'ailleurs  n'aura  pas  été  perdue  pour  la  b<  nne  cause,  nous  a  tiAis 
fatigués,  et  nous  ferons  bien  d'en  rester  là  pour  aujourd'hui.  Mais  jurcns 
que  demain,  avant  ([ue  l'astre  du  jour  ait  achevé  sa  carrière,  cette  grave 
question  aura  reçu  sa  solution. 

—  Nous  le  jurons  !  s'éciièrent  tous  les  conjurés. 

—  C'est  bien,  dit  le  Renard;  et  maintenant  que  chacun  s'aille 
coucher  et  se  demande,  au  moment  de  s'endormir,  comment  il  con- 
vient que  d'honnè(es  Animaux;  s'y  prennent  pour  faire  une  petite 
révolution  qui  profite  à  tout  le  monde  sans  gêner  personne.  La  nuit 
porte  conseil ,  et  demain  à  pareille  heure  nous  prendrons  une  déter- 
mination. » 

L'avis  du  Rexard  fut  adoplé.  Le  souuneil  parlait  avec  lui  et  gagnait 
tout  le  monde.  La  séance  fut  levée. 

Notre  correspondant  prétend  avoir  remarqué  que  maître  Renai.d 
faisait  à  chacun  des  saluls  enllés  de  magnifiques  paroles,  et  qu'il  aban- 
donna la  salle  le  dernier. 

«  Gela  va  bien,  dit-il  tout  bas  à  une  pelite  Foline  de  ses  anu'es; 
cette  eau  coule  parfaitement. 

—  Et  demain  elle  coulera  mieux  encore ,  Monseigneur,  »  repartit  la 
Fouine  en  minaudant. 

C'est  ce  que  nous  verrons,  ^lonsieur  le  Renard.  Nous  connaissons 
vos  projets,  et  nous  saurons  les  déjouer. 


36- 


ENCORE    UNE   RÉVOLUTION! 


—   «  Nous  le  jurons!  i  s'écrièrent  tous  les  coi 


-Nous  laissons  ^ujouidliui  la  (wrole  au\  événements,  chacun  fera  la 
ptHl  (les  responsabilités. 

La  patrie  et  la  publication  sont  en  danger. 


ENCORE   UiNE    REVOLUTION! 


563 


Une  foule  immense  se  presse  aux  j)ortes  de  la  rotonde  où  le  discours 
du  Bison  a  été  adiché.  On  ne  reconnaît  plus  les  cabanes,  tant  elles  sont 
chargées  de  drapeaux  et  de  placards  séditieux;  on  trouve  un  cours  com- 
plet de  politique  sui-  les  muiailles ,  et  le  nombre  des  mécontents  s'accroît 


de  minute  en   minute.   L'occasion  est  le   tyran  des  gens   faibles 


les 
i'Toupes  se  grossissent,  surtout  de  Gobe-Molches,  de  Bécasses,  de 
Blses,  de  Guos-Becs,  de  Dindons  et  autres  bêtes  altérées  d'encre.  Des 
processions  de  factieux  parcourent  les  allées  en  chantant  et  en  sifflant 
des  refrains  séditieux.  Un  Singe,  indigne  de  ce  beau  nom  de  Singe, 


■66k 


KNCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


>'o>l  t'ait  un  casiiuc  (riiiu>  casijucKo  noUh'  ;i  son  i^ardion,  et  un  (liapoau 
(lun  niouclioir  à  cairoauv  loui^os  noIo  à  cv  iiiènie  gardien.  Sur  cet 
eteiulard,  on  lit  cvs  m  )ts  :  u  Vivie  en  éerivanl,  ou  mourir  en  se 
taisant.  "  l.a  bande  la  plus  nond)ieuse  est  conduite  par  trois  IManchots, 
(pli  sen  Nont  bras  dessus,  bras  dessous,  guidant  l'énieute,  faisant  arra- 
cher les  éii'iteaux .  bi'iser  les  palissades  et  ioiver  les  cages  des  Animaux, 
nés  dans  la  ménagerie,  sous  prétexte  (juil  faut  s'assurer  de  leurs  senti- 
ments polili(iues  :  on  fait  main  basse  sur  les  mangeoires,  et  on  n'y  laisse 
que  la  faim.  Ces  trois  Ma.ncugts  obéissent  au\  ordres  secrets  du  KiiNARD 
(jui  pense  (aNcc  d'autres)  que  le  courage  de  certains  Animaux  est  au 
fond  de  leur  auge  :  (.  AlVamez-les,  dit-il.  et  vous  en  ferez  des  héros.  » 
Peisonne.  du  reste,  ne  connaît  ces  trois  IMancuots;  on  ne  sait  ni  d'où 
il>  Nienncnt  ni  ce  qu'ils  veulent,  mais  on  les  suit.  Sainte  confiance! 


(.Iiacun  lendra  justice  a  notic  iiiodcialioil  :  nou>  a\ons  tout  fait  pour 
arrêter  l'eiïusion  du  sang,  et  nous  avons  reculé  tant  que  nous  l'avons 
pu  devant  les  désastres  de  la  guerre  civile  ;  mais  nous  serions  coupables 
et  véritablement  traîtres  à  notre  mandat,  si  nous  ne  savions  pas 
(jp|K>ser  la  violence  elle-même  ii  la  violence. 

Force  doit  rester  à  la  loi,  force  restera  d  ne  a  la  loi. 


ENCORE   UISE   RÉVUIATION 


365 


En  c'onséiiueiice  nous  axons  public  roiJonnanrc  suixanlo: 

«  1°  Le  .lai'din  (l('>  IMaulcs  csl  déclaiv  en  élal  de  siège. 

((  2"  Le  |)îinee  Li:o,  dont  on  avait  à  tort  annoncé  le  dépari  pour 
I  Afrique,  est  nommé  ii;énéralissiine  de  nos  arniées  de  terre.  11  a  juré 
d'exterminer  tous  les  Moucherons,  ces  éternels  ennemis  de  sa  race  et 
de  tout  ce  qui  est  grand.  Il  aura  à  se  concerter  avec  le  seigneur  Bouii- 
DON ,  pour  prendre  avec  lui  les  mesures  qui  peuvent  assurer  le  triomphe 
de  l'ordre. 

«  3"  Le  rapi)el  sera  battu  à  la  porte  de  toutes  les  cabanes.  Entre  les 
pattes  de  notre  vieu\  Likvri:,  le  tambour  réveillera  les  mieux,  endormis. 

«  k"  Tout  bon  citoyen  devra  quitter  inuiiédiatement  sa  femme,  ses 
enfants,  son  râtelier,  son  gobelet,  son  perchoir  et  sa  litière,  s'armer 
de  son  mieux,  prendre  les  ordres  de  ses  clicfs,  pour  être  de  là  dirigé 
partout  où  besoin  sera ,  et  se  tenir  enlin  prêt  à  vaincre  ou  à  mourir 
pour  nous.  » 


Nous  remercions  les  bons  citoyens  de  l'appui  qu'ils  ^eulent  bien  nous 
donner.  De  tous  les  quartiers  voisins,  des  amis  dévoués  nous  arrivent; 
nous  avons  vu  accourir  sous  les  drapeaux  tous  les  Animaux  qui  ont  un 
intérêt  direct  au  maintien  du  statu  quo  :  nos  rédacteurs,  nos  employés, 
nos  serviteurs,  tous  ceux  enfin  qui  ont  reçu  et  ceux  surtout  qui  espèrent 
quelque  chose  de  nous. 


Plusieurs  buissons  d'ÉciiEvissES,  échappés  par  miracle  des  prison: 


366 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION! 


de  Chovol  ol  l'oiuhiils  par  un  vnUnM'oiiK  Cancrk.  sont  vpiuis  nous  ollVir 
le  secouis  de  leurs  vailhuUes   pinees. 

«  En  avant,  marchons 
Tous  à  reculons...  » 

Tel  est  le  eri  (pie  poussent  ces  l)ravj's  auxiliaii'es  en   se  pr/'paranl  au 
(-(Muhat. 

; 


Nous  naltendions  pas  moins  du  bon  espiit  (pii  anime  la  population 
Animale,  et  nous  étions  sûrs  que  notre  appel  seiait  entendu. 

Pourtant  nous  siirnalerons  à  l'imlii^nation  publi([ue  la  réponse  des 
IK'tits  OiRs  de  la  fo.s.se  n°  12,  et  celle  des  R.vts. 

La  réponse  des  deu\  petits  Oins  de  la  fosse  n"  2  fait  bien  mal 
auiîurerde  l'avenir  de  ces  deux:  jeunes  qua  b'up>;les. 

<(  Vous  êtes  de  beaux  petits  Olks,  leur  dit  l'éloquent  Cu.uvviu 
que  nous  leur  avons  dépulé;  ciiacun  se  doit  à  sa  patrie  :  venez  vous 
battre;  si  vous  n'êtes  pas  tués,  vous  vous  couvrirez  de  i,doire.  — 
J'aime  mieux  jouer  ii  la  boule,  répondit  l'aîné.  —  J'aime  mieux  ne 
rien  faire  du  tout,  r('pondit  le  plus  jeune;  ou  prendre  un  bain,  si 
maman  veut,  ajouta-t-il  en  ic.Lraidant  sa  mère.  —  Va,  lui  dit  la  mère. 
—  Madame,  s'écria  notre  honorable  envoyé,  à  Rome  les  mères  avaient 
moins  de  faiblesse,  et  leurs  enfants  n'en  valaient  que  mieux.  0  temps! 
o  mœurs!  0  Cornélie  !  ô  Brutus  !  où  ète.s-vous?  » 

(Juânt  aux  R\ïs,  nous  ne  trouvons  pas  de  termes  qui  puis.sent  tra- 
duire le  mépris  que  nous  a  inspiré  l'égoïste  langage  de  ces  misérables. 

«  Pourquoi  diable  voulez -vous  que  nous  combattions?  «lirent-ils. 
Quanil  on  n'a  rien  à  cfjnsei'ver,  on  n'a  rien  à  perdre.  Faites  vos  affaires 
tout  seuls,  puisque  vos  affaires  ne  sont  pas  les  noires,  » 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


367 


Chacun  se  doit  à  sa  patrie.  »  — 


«  Tout  est  perdu  !  s'écria  un  Blaireau  en  entrant  ce  matin  dans 
notre  cabinet  de  rédaction  ;  les  insurgés  se  sont  emparés  de  la  cour  de 
l'amphithéâtre.  » 

Atterrés  par  cette  funeste  nouvelle,  nous  fîmes  mander  le  prince  Léo. 

«  Ils  ont  pris  la  cour  de  l'amphithéâtre,  dit  ce  grand  général;  eh 
bien,  qu'ils  la  gardent  I  » 

L'altitude  ferme  du  prince  nous  rassura  complètement  ;  en  elïét,  ce 
profond  tacticien  avait  s(jn  idée.  A  l'heure  qu'il  est,  les  révoltés  sont 
enfermés  dans  celte  cour  qu'ils  ont  prise  et  qui  leur  servira  de  tombeau. 
Toute  issue  leur  est  fermée.  L'armée  ailée  a  vainement  essayé  de  les 
dégager;  tous  les  eiïorts  du  Scarabée  Hercule  ont  été  repoussés  par  le 
seigneur  Bourdon. 

Nous  n'avions  jamais  désespéré  du  trionqjhe  de  l'ordre. 

Parmi  ceux  qui  se  sont  le  plus  distingués  dans  cette  circonstance, 
nous  mentionnerons  le  voltigeur  * ,  le  grenadier  **,  et  suitout  le  capond 


•VA 


KNCOUF:    IINK    n  EVOLUTION! 


Pkois  Étoiles.  Ce  dernier  descendait  In  ganio  H  ivnlrail  cIk^z  lui  après 


un  service  (rcs-fatigant,  quand  il  s'aperçut,  en  passant  à  côté  d'un  jujste, 
<luo  le  factionnaire  qui  devait  l'occuper  l'avait  abandonné  !  !  !  Indigné,  et 
ne  dédaignant  pas,  dans  son  zèle,  de  descendre  au  rôle  de  simple  chas- 
seur, ce  vertueux  caporal  prit  bénévolement  la  place  du  coupable  faction- 
naire, fit,  pnr  un  froid  de  quatorze  degrés,  trois  heures  de  faction,  et 
s'enrhuma.  En  léconipense  de  sa  belle  conduite,  le  caporal  Trois 
tioiLis  a  été  nommé  seii^'cnt. 


ENCORE   UNM-:   REVOLUTION! 


560 


A  quoi  auront  servi  tous  ces  grands  mouvements,  et  qu'aura-t-on 
gagné  à  engager  celte  lutte  insensée  ?  Maliieur  à  ceux  qui  se  sont  plaints  ! 
Malheur  à  ceu\  qui  les  ont  écoutés  !  Les  insurgés  en  sont  aux  expé- 
dients; leur  trouble  est  tel,  que  les  plus  exorbitants  projets  s'agitent, 
trouvent  crédit,  et  se  discutent  sérieusement  parmi  eux.  Nous  le  prouvons. 

Une  Talpe  aurait  proposé  d'élever  autour  de  l'armée  une  enceinte 
continue  de  taupinières. 

((  La  belle  i<lée  !  s'écria  le  Furet  ;  ne  vous  trouvez-vous  pas  assez 
enfermée  comme  cela,  ma  commère? 

—  Je  me  fais  fort  de  filer  un  pont  suspendu  sur  lequel  nous  [);;ur- 
rons  nous  évader  ;i  la  faveur  de  la  nuit,  dit  l'ÂRAiG-XÉr:. 

—  Merci  !  dit  la  Mouche  ,  je  refuse. 


—  Et  moi,  j'accepte,  dit  I'Éléphant  ;  quand  on  en  est  où  nous  en 
ommes,  tous  les  moyens  sont  bons.  » 

Un  rire  homérique  accueillit  cette  réponse. 

Cette  miraculeuse  naïveté  de  l'ÉLÉnivNT  a  inspiré  à  un  de  nos  amis 

47 


370  ENCORE    l  NE    rxKVOLlTlON! 


un  couplet  de  fanlaisie  que  nous  donnons  ici,  al'm  (lu'il  ne  soit  pas  perdu 
]>oui'  la  posiérilé.  Nous  rci^retlons  (pie  l'aiiknir  de  celle  poésie  fantastique 
>"oi)>line  à  i^arder  l'anonyme. 

Ain  :  /•Vwimc.v.   voulez-vous  rprouvrr. 

Vn  Éléphant  se  balançait 
Sur  wne  toile  d'Araignée  ; 
Voyant  (ju'il  se  divertissait, 
Une  Mouche  en  fui  indignée  : 
Comment  pcux-lu  le  réjouir, 
Dit-elle,  en  voyant  ma  souffrance? 
Ah  !  viens  plutôt  me  secourir, 
Ma  main  sera  ta  récompense. 

Au  moment  où  le  triomphe  nous  paraissait  le  plus  certain,  la  face  des 
ciioses  a  changé  complètement ,  et  la  fortune  s'est  déclarée  contre  nous* 

Pouvions-nous  prévoir  un  pareil  désastre,  après  avoir  vu  partir  notre 
belle  armée  équipée  avec  tant  de  soin  et  si  bien  disposée?  Quelques 
MoL'CHES  savantes,  dont  les  études  avaient  été  dirigées  vers  l'art  de  la 
mécanique,  pour  lefpiel  on  sait  que  les  ÎMoucuiiS  ont  d'étonnantes  dispo- 
sitions, commandaient  l'artillerie.  Les  plus  robustes  traînaient  des  muni- 
tions de  guerre  dans  des  petits  caissons  faits  de  gousses  de  pois  secs,  et 
d'autres  portaient  sur  l'épaule  des  petits  mousquets  faits  avec  la  centième 
partie  d'un  fétu  de  paille,  mais  qu'elles  tenaient  d'un  air  si  tnartial ,  que 
c'était  plaisir  de  voir  ces  braves  petites  Mouclies  voler  à  la  gloire,  comme 
s'il  se  fiît  agi  d'aller  à  la  picorée  d'une  fleur.  Les  deux  armées  se  sont 
rencontrées  sur  les  galeries  vitrées  f[ui  couvrent  les  serres  chaudes.  Dans 
cette  fatale  journée  une  circonstance  fortuite  lit  per.lre  au  prince  Holhdon, 
général  en  chef  de  notre  armée  ailée,  le  fruit  d'une  des  plus  grandes 
iiianœuvres  qui  aient  jamais  été  essayées. 

Il  avait  partagé  son  armée  en  trois  masses  :  la  droite,  coinjuandée 
[),ir  lui-mr-ine  entouré  de  sou  biillaut  étiit-major  oii  l'on  remarquait, 
parmi  les  colonels,  des  Papillons,  le  vénérable  PiiiVM,  I'Apoij-On,  le 
Paon  de  joup.,  le  Glpidon,  était  forte  de  sept  régiments  d'infanterie 
légère;  les  SAUTEP^i-LLiiS,  les  Ck[qli:ts,  les  Pi;iu:i;-()i;eii,li:s,  les  Plo- 
oiES,  les  Perles  et  les  Éi'ni';.Mi;r.ES.  —  Tous  pleins  d'ardeui-. 

Et  la  gauche,  commimdé:'  pir  rUROGÈisE  gévnt,  se  coujposait  des 
régiments  des  CappiICOrnes,  des  Tr,«fir/u)VTi;s,  des  Giubouris,  des 
Tém'brions  et  des  Cuarwcons. 


ENCORE    UNE   RÉVOLUTION! 


J71 


La  di'oito  avait  à  coinbaltrc  la  i^aiiclie  dos  oihkmjus  c 


oinmanae:*  par 


le  chef  féroce  de  la  famille  des  C()K';)|)t(Ve.s:  le  Sc\ii,U5i':k  IIeiiglle,  suivi 
i\e>  phalanges  redoulables  des  (ioi.nrji.  i]e>  Bolclikus,  des  U\îvnrtons, 


des  Cousins,  des  Bombardiers  et  des  Taupins.  —Que  pouvaient  faire 
les  troupes  légères  du  prince  Bourdon  contre  cette  impénétrable  infan- 
terie ? 

Sa  gauche  était  opposée  aux  sections  des  Andrènes  mineuses,  cou- 


KNCOHK    UNK    UKVOLUTION ! 


pou.M's  iM  ilKii"|HMi(iorcs,  et  à  la  CDipoialion  dos  Hiiinoc.kkos,  qui,  n'ayant 

(ju'unc  corne.  oluMssonl  iialui'clliMncnl  au  (-kiif- Volant,  (|ui  on  a  doux. 

Son  ivnti'o  avait  pour  advcM'sairo  la  foule  inunense  des  IMoicukuons, 

des  PiciuiONS,  des  Tkicnks  et  des  inset-tes  à  deuv  cent  (juaianle  pattes. 

I.e  prince  Hoi  rvOON  avait  esper(M[ue  le  Se,  vu  a  ni;  !•;  HkhcliM';  commen- 
cerait l'attaque  et  ferait  ti-avei'scr  ii  ses  lourdes  troupes  la  distance  qui 
séparait  les  deux  armées;  mais  le  Scvkaiwîiv  IIkuci m:,  auquel  un  faux 
lîoii'.no.x  déserteur  avait  dévoilé  les  projets  du  prince,  défendit  aux 
sien>  de  bouirer.  et  lit  serrer  les  raniis  et  ployer  les  ailes,  rc'solii  d'attendi'e 
le  choc  sans  l'aller  l'hei'cher. 

Les  enseii^nes  flottaient  au  vent,  le  soleil  dardait  sur  les  etincelantes 
airnures  des  insectes  rani»:és  en  bataille.  Des  (IkwM.ks,  dont  on  vante 
avec  raison  l'aptitude  poui"  la  nuisicjue,  placées  sur  les  limites  des  deux 
camps,  à  l'extrémité  des  deux  paratonnerres,  souillaient  de  toute  la  force 
de  leurs  poumons  d;nis  des  petites  flûtes  à  l'oii^mon,  et  cette  musi(pie 
tjuerrière  portait  à  son  comble  l'ardeur  de  nos  troupes.  De  temps  en 
temi)s  une  graine  de  balsamine,  lancée  du  haut  des  airs  avec  beaucoup 
de  précision  par  des  Cerfs- Volants  fort  adroits  dans  ce  genre  d'exer- 
cice, venait  éclater  dans  nos  rangs  et  y  laissait  des  traces  sanglantes. 

L'armée  ennemie  ne  bougeait  pas. 

L'impatience  gagnait  nos  braves  cohortes.  <(  Dépêchons,  nous  disaient 
les  Épiiiîmères  qui  déjà  avaient  eu,  presque  tous,  le  temps  de  blanchir 
sous  les  armes,  la  vie  est  courte.  »  Bientôt,  emportés  par  leur  fougue, 
et  sans  écouter  les  menaces  ni  les  prières  du  seigneur  Holiidox,  ils 
volèrent  les  premiers  à  l'ennemi  !  !  !  et  tirent  ainsi  touiner  contre  eux- 
mêmes  le  plan  si  bien  conçu  j)ar  leur  habile  général,  car  l'armée  tout 
entière  les  suivit.  Kn  eiïet,  chacun  ayant  quitté  son  rang  pour  courir 
selon  ses  forces,  les  nôtres  arrivèrent  en  désordre  et  tout  essoufflés  devant 
le  front  ennemi,  qui  s'ouvrit  tout  à  coup  et  laissa  voir  les  gueules  mena- 
çantes d'une  dfjuble  langée  de  canons  d'une  invention  nouvelle.  Ces 
canons  étaient  si  petits,  qu'on  les  voyait  à  peine,  et  nous  ne  savons 
comment  on  avait  pu  les  faiif.  Ils  ('taient  cliarmanis,  mais  ils  tuaient 
beaucoup  de  monde.  Pendant  |)lus  d'un  (piart  dheure,  ils  «'crasèrent  nos 
troupes.  Bientôt  on  en  vint  ii  combattre  ii  l'arme  blanche.  On  ne  saurait 
croire  condjien  sont  terribles  et  acharnées  (v>  luttes  d'L\si:CTK  à  Insecte. 
Tout  devenait   un   instrument  de  mort  entre  les  pattes  des  combattants 


ENCORE    UNE   RÉVOLUTION! 


373 


furieux,  [.es  feuilles  de  cyprès  se  changeaient  en  lances  meurtrières,  les 
moindres  brins  de  bois  sec  étaient  autant  de  massues,  et  on  entendait 
au  loin  le  chfjc  retentissant  des  cuirasses  contre  les  cuirasses,  des  corse- 
lets contre  les  corselets,  et  des  écailles  fracassées. 

Des  ailes  brisées,  des  membres  épars,  des  petites  montagnes  de  morts 
et  de  mourants,  du  sang  partout,  tel  est  l'horrible  spectacle  que  présen- 
tait cette  scène  de  carnage. 

Et  les  Fleurs,  captives  dans  leur  prison  de  verre,  voyant  ce  qui  se 
passait  au-dessus  de  leur  tète,  ne  savaient  que  penser  de  ces  abominables 
fureurs. 

L'aile  droite  plia  la  jjiemière.  Le  pied  ayant  glissé  au  colonel  des 
Hannetons,  un  des  plus  braves  officiers  de  l'armée,  dans  un  effort  qu'il 
faisait  pour  dégager  un  peloton  qui  s'était  laissé  entourer,  il  roula  dans 
la  gouttière  d'une  façon  si  fâcheuse,  qu'il  tomba  sur  le  dos,  ce  qui  est  le 
plus  grand  malheur  qui  puisse  arriver  à  un  Hanneton.  Une  Guêpe  de 
l'armée  ennemie  n'eut  pas  honte  d'abuser  de  la  position  d  un  adversaire 
sans  défense,  et  lui  passa  son  dard  au  travers  du  corps. 


A  cette  vue,  le  régiment  que  commandait  le  colonel  se  débanda.  Le 
prince  Bolkdon  essaya,  mais  en  vain,  d'arrêter  les  fuyards.  C'était  une 
bataille  perdue ,  le  Waterloo  de  notre  cause  !  Désespéré,  et  ne  voulant  pas 
survivre  à  sa  défaite,  le  général  en  chef  se  jeta  au  plus  fort  de  la  mêlée 
et  y  trouva  ce  qu'il  y  cherchait,  la  mort  des  braves  !  Il  tomba  percé  de 
vingt-deux  coups,  après  avoir  fait  des  prodiges  de  valeur;  La  nouvelle 
de  cette  mort  se  répandit  en  un  instant,  et  la  déroute  bientôt  fut  complète. 


37/i 


EiNCORE   UNE  RÉVOLUTION! 


L'arimv  >  icloriouso  no  |HM'(li(  j);is(K>  ((Miips;  elle  alla  bien  vite  dégager 
rarinéoilo  liMTC  qui.  ne  poiivaiK  laiiv  initnix.  (Mail  (oujours  restée  bloquée 
dans  les  cours  de  lAnipliiliieàlre. 


Nous  avons  la  douleur  dannoncer  (|ue  le  prince  Léo  a  été  obligé  de 
ha  II  IV  CM1  reirai  le. 


Une  bonne  pluie  pourrait  encore  assurer  le  triomplie  des  huris  prinri;- 


L'armée  de  terre  et  l'armée  d'air  (\('>  revolles  ont  jm  opérer  leur 
jonction.  Elles  marchent  sur  nous,  —  le  bruit  paraît  se  rapprocher,  — 
les  cris  devienneni  plus  distincts,  —  il  nr>us  semble  mAme  entendre  les 


ENCORE   UNE  REVOLUTION! 


mugissements  du  Blffi.i-:  et  le  biuil  des  pas  de  l'h^i.KPHANT.  —  Le  prince 
Léo  vient  d'ètie  tué  ;  parmi  nos  amis,  ceux  qui  ne  sont  pas  morls  nous 
abandonnent.  (Test  à  un  gouvernement  qui  tondje  qu'il  faut  demander 
ce  que  valent  les  dévouements  politiques.  —  Entre  les  mains  de  l'esprit 
de  parti  tout  devient  une  arme.  —  Le  bureau  des  réclamations  ne 
désemplit  pas  ;  le  monient  est  bien  choisi  !  L'émeute  est  là,  à  nos  portes, 
—  sous  nos  fenêtres,  —  partout.  —  L'émeute  !  3Iais  est-ce  une  émeute? 
est-ce  une  révolution  ? 

C'est  au  péril  de  nos  jouis  que  nous  informons  nos  lecteurs  de  ce 
qui  se  passe. 

Hélas!  le  temps  est  superbe.  —  Le  soleil  est-il  donc  l'ennemi  de  tous 
les  gouvernements  légitimes?  —  Que  ne  pleut-il  à  torrents!  Une  bonne 
pluie  pourrait  encore  assurer  le  triomphe  des  bons  principes. 

Qui  sait  à  qui  nous  obéirons  demain?  qui  sait... 


NOTE  DU  GARÇON  DE  BUREAU. 


«  Sachant  combien  mes  chefs  tenaient  à  ne  pas  laisser  nos  lecteurs  le  bec  dans  i'eay,  je 
prends  la  liberté  d'écrire  à  mon  tour.  Je  ne  m'arrêterai  que  quand  on  m'arrêtera.  »  — 


Ces  messieurs  en  étaient  là  quand  la  porte  d'en  bas  vola  en  éclats  : 
c'était  I'Eléphant  qui  sonnait.  La  plume  tomba  des  mains  de  M.  le 
Perroquet,  ses  yeux  se  fermèrent  comme  s'il  eût  pensé  à  dormir,  mais 
il  n'y  pensait  pas. 

M.  le  Singe  courut  à  la  fenêtre. 

((  Que  voyez-vous?  lui  dit  le  Coq. 

—  Je  vois  trouble  sur  trouble ,  rassemblement  sur  rassemblement, 
complot  sur  complot ,  répondit  le  Singe  en  laissant  tomber  ses  bras  en 
Singe  qui  n'espère  plus  ri'en  ,  et  qui  ne  serait  pas  fâché  de  pouvoir  s'en 
aller. 

—  Mille  diables!  ne  cédons  pas  à  la  force!  criait  ce  brave  M.  le  Coq 
qui  ne  tremblait  que  de  colère. 

—  Et  à  quoi  diable  céderions-nous,  si  ce  n'est  à  la  force?  repartit  le 
Singe  qui ,  dans  son  désespoir,  s'arrachait  la  barbe  et  se  meurtrissait  le 
visage. 


376 


ENCORE  UNE   REVOLUTION! 


Ces  messieurs  en  étaient  là,  quand  la  porte  d'en  bas  vola  en  étlats. 
C'était  l'Éléphant  qui  sonnait. 


—  Quoi!  s'écria  le  Coq  en  lui  sautant  au  collet,  vous  auriez  la 
lâcheté  de  donner  votre  démission?... 

—  N'en  doutez  pas,  répondit  le  Singiî  qui  devenait  pâle  connue  ce 
papier:  refuser  ce  que  tous  demandent,  c'est  remuer  un  nid  de  GiiftPES. 
Si  l'on  m'y  force,  je  ferai  tout  ce  qu'on  voudra  ;  je...  n 

Il  no  put  achever.  La  porte  même  du  cabinet  s'ouvrit  hrus(|uement. 


ENCORE   UNE    RÉVOLUTION!  377 


C'était  I'Eléphant  qui  l'avait    ouverte,  ce  fut  le  Renard  qui   entra. 

«  Arrêtez  ces  messieurs,  »  dit  ce  dernier  aux  Dogues  qui  l'accompa- 
gnaient, en  indiquant  nos  trois  rédacteurs  en  chef.  Le  Perroquet  était 
dans  la  cheminée,  le  Singe  s'était  caché  sous  son  fauteuil,  M.  le  Coq 
était  furieux;  sa  crête  n'avait  jamais  été  si  rouge.  On  les  arrêta. 

«  Que  fais-tu  là?  me  dit  le  Renard. 

—  Ce  que  vous  voudrez,  Monseigneur,  lui  répondis-je  en  tremblant. 

—  Eh  bien,  drôle!  continue,  »  me  dit-il. 
Je  continue  donc. 

Il  était  entré  beaucoup  de  monde  à  la  suite  du  Renard.  En  entrant, 
chacun  criait  :  «  Vive  monseigneur  le  Renard  !  »  Et  on  avait  bien  raison, 
car  je  n'ai  vu  de  ma  vie  un  prince  si  affable. 

«  Mes  amis,  disait-il,  rien  n'est  changé  dans  ce  cabinet.  Il  n'y  a  ici 
qu'un  animal  de  plus.  » 

Cette  belle  parole  fut  couverte  d'applaudissements. 

Le  Renard  prit  alors  une  plume,  celle-là  même  qui  venait  de  servir 
au  Singe.  Il  la  tailla  avec  le  canif  du  Singe  ,  s'assit  dans  le  fauteuil  du 
Singe,  devant  la  table  du  Singe,  et  écrivit  les  proclamations  suivantes, 
avec  l'encre  même  du  Singe. 


PREMIERE    PROCLAMATION 


«  Habitants  du  Jardin  des  Plantes  ! 

«  Messieurs  le  Coq,  le  Singe  et  le  Perroquet  ayant  donné  leur  démission 
toute  cause  de  désordre  a  cessé. 

«  Le  Renard, 

«  Gouverneur  et  rédacteur  en  chef  provisoire.  » 


dit-il  au  Coq,  au  Singe  et  au  Perroquet. 

Les  deux  derniers  signèrent,  mais  M.  le  Coq  refusa. 

«  Je  ne  me  déshonorerai  pas ,  dit-il. 

—  Nous  allons  voir,  »  dit  le  Renard. 

Il  reprit  alors  la  plume  et  écrivit  une  nouvelle  proclamation  de  laquelle 
il  espérait  davantage,  à  ce  qu'il  paraît.  Quand  elle  fut  éciite,  il  m'ordonna 
d'en  faire  la  lecture  à  haute  voix.  Je  lus  donc  : 

48 


378  ENCORE   UNE    RÉVOLUTION! 


D  i;  i;  \  I  li  M  E    P  R  0  C.  I,  A  M  A  T 1  0  N 


«   Habitants  du  Jardin  dos  Plantes! 

«  Pendant  que  vous  dormiez,  on  vous  trahissait!  !  ! 

«  Mais  vos  amis  veillaient  pour  vous. 

((  Assez  longtemps  nous  avions  courbé  la  tête  sans  nous  plaindre,  le  moment 
était  venu  de  la  relever. 

«  Ainsi  avons-nous  fait. 

«  Par  nos  soins,  une  grande  et  définitive  révolution  vient  de  s'accomplir  : 
les  traîtres  qui  vous  gouvernaient  et  qui  vous  vendaient  ne  vous  vendront  plus, 
ne  vous  gouverneront  plus. 

((  Les  fastes  de  votre  histoire  apprendront  au  monde  comment  se  venge  la 
Nation  Animale  et  ce  que  pèse  sa  colère. 

«  A  l'heure  qu'il  est,  justice  est  faite!  l'œuvre  est  consommée,  et  les  cou- 
pables ont  payé  de  leur  vie  le  mépris  qu'ils  faisaient  du  droit  sacré  des  Bêtes. 

((  Ils  sont  pendus. 

«  N.  B.  —  Par  égard  pour  ces  anciens  chefs  de  notre  gouvernement,  on  les 
a  pendus  èi  des  potences  toutes  neuves,  avec  des  cordes  qui  n'avaient  jamais 
servi.  » 


M.  le  Coq  écouta  cette  lecture  sans  sourciller.  Il  se  contenta  de 
croiser  ses  bias  deriMère  son  dos,  coiniuo  il  en  avait  l'habitude,  et 
parut  décidé  à  ne  pas  phis  l»oui,'er  que  s'il  n'avait  rien  à  voir  dans  ce 
qui  se  passait. 

((  Mais,  dit  le  Si.ngi':  en  prenant  une  voix,  caressante  que  je  ne  lui 
connaissais  pas,  Monseigneur  assure  que  nous  sommes  pendus,  je  crois 
que  Monsei,i:neur  se  trompe. 

—  Est-ce  que  vous  songeriez  ii  nous  pendre?  s'écria  le  Perroquet 
en  sanglotant. 

—  Mon  Dieu  non,  dit  le  Iiewiid,  c'est  un  précédent  que  je  ne  tiens 
point  à  établir;  mais  il  faut  jjoiirtaiil  (juc  vous  ayez  l'air  d'avoir  été 
pendus.  » 

On  entendait  au  dehors  les  cris  de  la  jjopulace.  Une  foule  innom- 
brable, composée  en  grande  partie  de  badauds,  de  badaudes  et  de  petits 
enfants  qui  demandaient  la  tète  des  tyrans,  assiégeait  l'entrée  du  cabinet 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


379 


de  rédaction.  Tous  ceux  qui  n'avaient  pu  entrer  par  la  porte  voulaient 
entrer  par  les  fenêtres,  qu'on  fut  même  oblii^é  de  fermer. 


«  C'est  nous  qui  avons  fait  la  révolution,  disaient-ils;  ouvrez-nous. 

—  Patience!  leur  réponilait  de  temps  en  temps  le  Renard;  patience! 
si  vous  êtes  sages,  on  vous  donnera  de  petites  médailles.  » 

Ne  rien  refuser,  mais  ne  rien  donner,  c'est  avec  cela  qu'on  gou- 
verne. 

Les  cris  :  «  Mort  aux  tyrans  !  mort  aux  rédacteurs  !  »  redoublaient. 

«  Vous  l'entendez,  Messieurs,  dit  le  Renard,  il  faut  bien  faire  quelque 
chose  pour  le  peuple.  —  Cependant,  ajouta-t-il,  si  vous  trouvez  le  moyen 
de  contenter  cette  multitude  en  gardant  vos  têtes,  vous  les  garderez. 

—  Le  moyen?  s'écria  le  Singe,  je  l'ai  trouvé!  »  Et,  dims  sa  joie, 
il  sauta  trois  fois  jusqu'au  plafond. 


M.  le  Singe  s'était  jadis  emparé,  dans  l'intention  sans  doute  de  lui 
rendre  les  derniers  honneurs,  du  corps  empaillé  d'un  Singe  de  sa  race, 


380  ENCORE   U  NM;]   REVOLUTION! 

ilans  lequel  il  croyait  avoir  reconnu  un  de  ses  grands-oncles  en  ligne 
inaleraelle.  Il  lalla  chercher,  et  il  fut  décidé  que  le  grand-oncle  figurerait 
au  haut  de  la  potence...  à  la  })lace  de  son  coquin  de  neveu!  Avant 
<renvoyer  au  martyre  la  j)récieusc  nionne,  et  pour  mieu\  tromper  la 
nuillitudc.  M.  le  SingI'  dut  la  parer  de  sa  demi-blouse,  et  de  son  bonnet 
bien  connu  :  ce  qu'il  fit  non  sans  verser  des  larmes  abondantes. 

«  Et  maintenant,  mon  cher  monsieur,  lui  dit  le  Ri:nvud,  si  vous  vou- 
lez m'en  croire,  vous  vous  cacherez,  et  si  bien,  que  pendant  quinze  jours 
au  moins  on  ne  puisse  pas  plus  vous  apercevoir  que  si  vous  étiez  réelle- 
ment trépassé;  après  quoi  vous  serez  libre,  je  pense,  de  reparaîlie 
sans  danger.  II  n'est  pas  de  mort,  dans  notre  beau  pays  de  France,  qui 
n'ait  le  droit,  au  bout  de  quinze  jours,  de  ressusciter  impunément;  le 
peuple  est  le  plus  magnanime  des  ennemis ,  il  oublie  tout. 

—  11  est  aussi  le  plus  infidèle  des  amis,  »  murmura  le  Singe.  Puis, 
jetant  un  dernier,  un  triste  regard  sur  ces  cartons  !  sur  ce  bureau  !  sur  ce 
cabinet  !  il  disparut. 

Oh!  destinée! 

M.  le  Perroquet  trouva  le  moyen  d'endoctriner  une  vieille  Perruche 
qui  l'adorait,  et  qui  consentit  à  se  faire  pendre  à  la  place  de  son  bien- 
aimé.  Le  Perroquet  protesta  qu'il  n'oublierait  de  sa  vie  un  si  beau 
dévouement,  et  la  pauvre  vieille  marcha  au  supplice  le  cœur  content  et 
d'un  pas  ferme.  Un  quart  d'heure  après ,  l'ingrat ,  rentré  incognito  dans 
la  vie  privée,  était  déjà  dans  l'appartement  des  jeunes  Perruches. 

Quant  au  Coq  ,  il  répondit  que  la  vie  ne  méritait  pas  qu'on  fit  une 
lâcheté  pour  la  conserver.  Il  refusa  obstinément  de  souscrire  à  toutes  les 
propositions  qui  lui  furent  faites ,  et  comme  il  tenait  à  être  pendu  en 
personne...  il  le  fut. 

(.V.  B.  —  Le  même  jour  on  apprit  qu'une  belle  petite  Poule  blanche, 
que  chacun  aimait  et  respectait  à  cause  de  sa  douceur  et  de  ses  vertus, 
était  morte  subitement  en  apprenant  la  mort  de  celui  qu'elle  aimait.) 

La  foule,  qu'avait  attirée  le  plaisir  bien  naturel  de  voir  de  près 
de  si  grands  personnages  en  l'air,  avait  eu  son  spectacle.  Quelques 
anciens  admirateurs  des  rédacteurs  pendus  ne  revenaient  pas  de  leur 
étonnement.  «  Est-il  possible,  se  disaient-ils,  que  des  Animaux  de 
cette  importance  puissent  être  pendus  comme  le  j)remier  venu  !  Que  va 
devenir  le  monde,  qui  semblait  ne  se  mouvoir  que  par  eux  seuls?  » 

Un  Oiseau  dont  le  nom  est  resté  inconnu  publia  U  ce  sujet  un  pam- 


ENCORE  UNE   RÉVOLUTION!  381 


phlet  dans  lequel  il  développa  celte  proposition  ;  ((  Il  est  bon  que  celui  qui 
gouverne  ne  soit  pas  tout  l'Etat;  car  s'il  lui  arrivait  malheur,  c'en  serait 
fait  de  l'État.  » 

Après  l'exécution,  M.  le  Renard  jugea  à  propos  de  rendre  publiques 
les  deu\  proclamations  qu'on  vient  de  lire,  et,  se  trouvant  en  veine  de 
proclamer,  il  joignit  à  ces  deu\  premières  proclamations  la  troisième 
que  voici  : 

TROISIÈME     PROCLAMATION 

<(  Habitants  du  Jardin  des  Plantes  ! 

((  Investi  par  votre  confiance  d'un  mandat  aussi  important  que  celui  de 
diriger  la  seconde  et  dernière  partie  de  notre  histoire  nationale,  choisi  par  votre 
libre  vœu,  je  crois  inutile  d'exposer  ici  des  principes  qui  m'ont  valu  vos  suffrages. 

c(  C'est  à  l'œuvre  que  vous  me  jugerez;  je  ne  vous  ferai  point  de  promesses, 
quoique  les  promesses  ne  coûtent  rien.  Je  ne  vous  dirai  point  que  fâge  d'or  va 
commencer  pour  vous.  Qu'est-ce  que  Tàge  d'or?  Mais  je  puis  vous  assurer  que 
quand  vous  ne  trouverez  à  mon  bureau  ni  plume,  ni  encre,  ni  papier,  c'est  qu'il 
n'y  aura  pas  eu  moyen  de  s'en  procurer. 

((  Ma  devise  est  :  Justice  pour  tous,  et  sincérité.  Rappelez-vous  que  si  ces 
mois  étaient  rayés  du  dictionnaire,  vous  les  retrouveriez  gravés  en  caractères 
ineffaçables  dans  le  cœur  d'un  Renard, 

«  Votre  frère  et  directeur, 

<(  Le    Renard.   » 

Ces  trois  proclamations  remplacèrent  avantageusement  sur  les  murs 
celles  du  gouvernement  déchu.  Le  dévouement  bien  connu  de  l'afficheur 
Bertrand  à  l'ancienne  rédaction  le  rendait  justement  suspect  à  ]Monsei- 
gneur,  et  l'affichage  fut  confié  à  Pyrame,  ex-employé  de  Bertrand,  qui 
promit  au  gouvernement  nouveau  des  colles  encore  plus  fortes  que  celles 
de  son  maître.  Après  une  révolution,  il  est  juste  que  les  derniers  devien- 
nent les  premiers.  Les  révolutions  n'ont  peut-être  pas  d'autre  but. 

Ces  proclamations  furent  en  outre  lues,  criées,  chantées,  aboyées, 
sifflées  partout,  et  leur  effet  a  été  immense.  L'espoir  est  rentré  dans 
tous  les  cœurs.  Tout  le  monde  s'embrasse;  le  moins  qu'on  puisse 
faire  c'est  de  se  serrer  tendrement  les  pattes.  Quand  on  aura  jeté  un  peu 
de  terre  sur  les  morts ,  qui  pourra  dire  qu'une  révolution  a  passé 
par  là  ? 


382  ENCORE   UNE   REVOLUTION! 


Quelques-uns  de  ces  Animaux  qui  veulent  se  rendre  compte  de  tout, 
(jui  rouillent  partout,  qui  trouvent  tout  mal.  ne  ponvant  nier  que  Mon- 
sei.imeur  le  Rfavud  soit  ivilaeteur  en  chef,  se  demandent  par  qui  il  a 
été  nommé. 

Eh!  mon  Dieu,  que  vous  importe,  pourvu  qu'il  Tait  été?  On  se 
nomme  soi-même,  et  on  n'en  est  pas  moins  nomuié  pour  cela. 

Monseii^neur  ayant,  ce  matin,  jeté  les  yeu\  sur  mon  liavail,  a 
daigné  me  dire  qu'il  était  à  peu  pi'ès  content  de  moi  et  (juil  voulait 
récompenser  mon  zèle.  Hier  encore  j'étais  garçon  de  bureau...  aujour- 
d'hui je  suis  secrétaire  particulier  de  Son  Altesse!  Hier  on  me  marchait 
sur  les  pattes,  aujourd'hui  on  me  les  lèche!  Évidemment  je  suis  quel- 
que chose,  je  puis  quelque  chose. 

J'ai  profité  de  l'occasion  pour  apprendre  îi  Son  Altesse  (pie  j'avais 
été  Chien  de  cour  dans  un  collège. 

<(  Je  vous  en  félicite,  me  dit  mon  maître,  c'est  encore  une  des  plus 
pi'ofitables  manières  d'être  Chien  qui  existe.  Au  moins,  si  l'on  ne  sait 
rien  en  sortant  du  collège,  on  a  l'air  de  savoir  quelque  chose  :  l'imjîor- 
tant  ce  n'est  pas  d'être  ,  c'est  de  paraître.  » 

On  dit  que  je  me  suis  vendu,  on  se  trompe  :  j'ai  été  acheté,  voilà 
tout;  du  reste,  la  place  qui  vient  de  m'être  donnée  a  cet  avantage  sur  la 
plupart  des  autres  places ,  qu'on  ne  l'a  enlevée  à  personne  pour  me  la 
donner.  Elle  a  été  créée  exprès  pour  moi. 


On  sonne.  —  C'est  une  dé[)utation  des  notables  Animaux  du  Jardin. 

«  Nous  venons,  dit  le  chef  de  la  dé|)utation,  représenter  hum- 
blement à  Votre  Altesse  (juil  man  pie  (juei(jue  chose  à  notre  glorieuse 
révolution. 

—  Quoi  donc?  dit  le  RiiNAr.n. 

—  Sire,  répondit  M.  le  député,  que  dirait  la  postérité  si  elle  appre- 
nait que  nous  avons  fait  une  révolution  sans  boire  ni  manger? 

—  Messieurs,  leur  dit  Sa  Majesté  Rexard  P',  je  vois  avec  plaisir 
que  vous  n'oubliez  rien,  et  que  la  patrie  peut  compter  sur  vous.  Allons; 
dîner.  > 


1 


ENCOKE    UNE  REVOLUTION! 


383 


'  1    /  '//'/  i'  \  \      / 


"/    ^     '   "  u^  \  \      /   'i     r— ,  —  """-     MA 


On  sonne...  C'est  une  députation  des  notables  Animaux  du  Jardin. 


La  prairie  qui  se  trome  en  face  de  l'Aïuphithéàtre  servit  de  salle  à 
manger.  Il  avait  été  résolu  qu'on  se  passerait  de  table ,  pour  que  chacun 
pût  jouir  d'une  liberté  illimitée  dans  cette  fête  nationale,  et  qu'on  man- 
gerait comme  on  l'entendrait,  qui  son  foin,  qui  son  grain,  qui  ses 
végétaux ,  le  repas  devant  être  tout  pythagoricien,  en  dépit  des  AnimauN: 
carnassiers  qui  ne  trouvaient  pas  leur  compte  à  cette  maigre  chair.  Mais 
il  eût  été  dérisoire  de  s'entre-manger  dans  une  assemblée  où  il  ne  devait 
être  question  que  d'union  et  de  fraternité. 

Les  honneurs  de  la   réunion  furent  faits  par  des  commissaires  (jui 


384 


ENCORE  UNE    RÉVOLUTION! 


sëtaient  choisis  eux-mêmes  comme  étant  les  plus  huppés.  Monseigneur 
le  Renard  fut  naturellement  nommé  président  du  banquet.  Comme  on 
connaissait  ses  goûts,  on  lui  donna  pour  voisins,  d'un  côté,  un  Oison, 
de  lautre,  une  jeune  Polle  dI.nde.  Mais  ces  oiseaux,  qui  n'avaient 
pas  d'ambition,  ne  parurent  pas  très-touchés  de  l'insigne  honneur  qu'on 
leur  avait  fait,  et  soit  ignorance  du  monde,  soit  patriotisme,  ils  se  tin- 
rent constamment  à  une  distance  assez  grande  de  leur  illustre  voisin. 

Comme  les  Insectes  avaient  joué  un  très-beau  rôle  dans  cette  journée, 
et  qu'on  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'on  leur  devait  tout,  il  avait  bien 
fallu  se  résigner  à  leur  faire  une  petite  place.  On  les  avait  donc  relégués 
a  une  des  extréndtés  de  la  salle^  en  leur  faisant  entendre  qu'on  leur 
donnait  la  place  d'honneur,  et  de  temps  en  temps  on  laissait  piisser  de 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION!  385 

leur  côté  quelques  brins  de  cette  mauvaise  herbe  qui  pousse  toujours  et 
dont  personne  ne  voulait  plus.  Au  fond,  ils  n'étaient  pas  très-contents  ; 
mais  on  leur  disait  tant  de  choses  flatteuses,  qu'ils  finirent  par  se  mon- 
trer satisfaits. 

Du  reste,  les  in.2;énus  qui  étaient  venus  avec  l'intention  de  diner 
avaient  compté  sans  leur  hôte.  Ce  repas  ressembla  à  tous  les  repas  de  ce 
genre.  Ceux  qui  n'avaient  guère  faim  eurent  seuls  assez  à  manger;  mais 
à  l'exception  de  quelques-uns  qui  prenaient  tout,  personne  ne  put  se 
vanter  d'en  avoir  eu  ;i  bouche  que  veux-tu. 

On  y  paiia  plus  qu'on  n'y  dîna.  Les  plus  hautes  questions  furent  néces- 
sairement mises  sur  le  tapis.  Il  fallait  entendre  tout  ce  qui  se  disait  sur 
l'ancienne  rédaction  !  Pauvre  vieux  Lièvre,  de  quoi  temélais-tu?  Infor- 
tuné Paimllg.x,  Chatte  sans  mœurs,  orgueilleux  Friquet,  et  vous, 
sensible  Dichesse,  et  toi  surtout.  Lézard  inutile!  comment  vous 
traita-t-on?  Combien  de  vérités  vous  furent  dites!  Que  n'étiez-vous  là? 
Pour([uoi  ètes-vous  morts?  c'était  pourtant  le  moment  de  vivre  et  de  vous 
amender.  «  Où  allions-nous?  où  allions-nous?  s'écriait-on  de  tous  côtés; 
et  quelle  bonne  idée  nous  avons  eu  de  faire  une  révolution  !  —  Quand 
ceux  qui  gouvernent  n'en  font  pas,  il  faut  bien  que  ceux  qui  sont  gou- 
vernés en  fassent,  »  disait  le  Sanglier.  Et  puis  chacun  faisait  ses 
plans,  racontait  ses  projets  :  <(  Je  dirai  blanc.  —  Je  dirai  noir.  —  Je 
dirai  rouge.  —  J'aurai  de  l'esprit.  —  Je  suis  une  Bête  de  génie,  etc.,  etc.  » 
Voilà  ce  qu'on  entendait. 

Le  RexNArd  écoutait  tout  le  monde,  souriait  à  tout  le  monde,  avait 
un  mot  agréable  pour  tout  le  monde,  contentait  tout  le  monde  enfin,  ou 
peu  s'en  faut.  «  Vous  ne  mangez  pas,  »  disait-il  au  Glouton.  —  Et  à 
l'Ours  blanc  :  «  Seriex-vous  malade?  Je  vous  trouve  un  peu  pâle.  » 
—  Et  à  son  vis-à-vis  :  «  Les  Loups  n'ont-ils  plus  de  dents?  »  —  Et  au 
Pingouin  qui  bâillait  :  «  Vous  amusez- vous  ?  »  —  Et  à  l'Aigle  blanc  : 
«  Espérez,  la  nationalité  polonaise  ne  périra  pas.  »  —  «  Mais  parlez 
donc,  »  disait-il  au  Merle.  —  «  Creusez-vous  toujours?  »  disait  il  au 
Mulot.  Et  à  tous  enfin ,  il  répétait  :  «  ]Mes  bons  amis^  vous  écrirez  tout 
ce  que  vous  voudrez.  » 

Enfin  le  grand  moment  arriva,  le  moment  de  boire  et  de  porter  des 
toasts,  et  de  parler  tout  seul  et  tout  debout.  Vous  eussiez  vu  chacun  se 
prendre  la  tète  à  deux  pattes,  se  gratter  le  front,  et  remuer  les  lèvres, 
et  répéter  tout  bas  le  toast  qu'il  s'agissait  d'improviser. 

Malheureusement,  l'ordre  des  toasts  avait  été  réglé  d'avance,  et 

49 


)80 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTIONl 


non-seuloniont  l'or.liv.  mais  imuoiv  le  iiombiv.  Peu  son  ralliU  que  la 
cIk^so  no  lui  mal  priso.  u  Passe  encore  do  joùnor,  disail-on,  mais  on 
j)OUl  mourir  ti'un  ioasi  nMiliv.  Do  quoi  no  moui'l-on  pas?  » 

Malirro  eotio  sa.uo  |)ro(auli()n.  il  \  vu  oui  (Miooio  on  si  i;ranil  nombre, 
quo  j'issayorais  on  Nain  Av  los  onumoi'or.  A|)ivs  oliaoun  .  des  Cvnes  et 
leurs  ('\m: TONS  jouèi'onl  des  airs  de  miililon  (|ui  no  oonlrihuorent  pas 
jiou  il  lairromenl  do  la  oonipagnie. 

Comme  on  le  pense  bien,  le  piomior  loasl  lui  |)our  la  liberté.  Ceci 
est  t\c  tradition,  et  oe  n'est  certes  |)as  la  faute  do  ceux  (jui  dînent  si  cette 
|iauvic  liborlo  nosi  pas  en  meilleure  santé. 

Par  une  courtoisie  du  meilleur  iroùt.  le  deuxième  fut  pour  les  dames, 
et  il  était  conçu  en  ces  termes:  «  Au  sexe  qui  endjollit  la  vie!  »  Un 
murmure  flatteur  accueillit  ce  toast,  qui  fut  porté  par  un  aimable 
HirroroTwiE,  dont  la  galanterie  était  d'ailleurs  bien  connue. 

Vers  la  fin  du  repas,  on  vint  à  bout  de  s'égayer  au  moyen  d'une 
fontaine  défoncée,  et  chacun  put  non-seulement  se  désaltérer,  mais 
ancore  se  mettre  en  pomte  de  gaieté. 

La  joie  est  communicativé.  et  bientôt  il  n'y  eut  plus  moyen  de 
l'arrêter.  Toute  afl^aire  cessante,  on  résolut  de  se  divertir.  —  C'était  un 
parti  pris.  —  Il  fut  convenu  qu'on  n'obéirait  plus  à  personne,  qu'on 
dirait  tout  ce  qu'on  voudrait,  et  qu'on  ne  penserait  plus  à  rien.  On  en 
avait  assez  dos  intérêts  de  la  nation  future,  de  la  politique  future  et 
de  la  rédaction  future,  et  on  ne  voulait  plus  que  rire  et  chanter.  —  On 
s'égosilla  ;  —  et  le  repas  se  termina  comme  tous  les  repas  où  l'on  se 
propose  de  changer  la  face  de  l'univers  :  on  s'endonnil. 

I^  lendemain  et  les  jours  suivants,  les  convives  s'aperçoivent  que 
l'univers  n'a  pas  bougé,  cpie  ce  n'est  ni  en  buvapt  ni  en  mangeant  qu'on 
lui  imprime  une  autre  direction,  et  qu'il  faut  recommencer  à  vivre 
comme  devant,  ce  (jui  n'est  pas  toujours  aussi  facile  qu'on  se  l'imagine. 

C'était  du  moins  l'avis  de  Monseigneur  lk  Hknakd.  Il  se  réveillait 
avec  une  espèce  de  couronne  sur  la  t''te.  et  fjuoiqu'il  s'en  fut  coi  (Té  lui- 
même  en  s'appropriant  <o  mr)t  c('lèbre  :  «  (Jare  à  qui  la  touche!  »  je 
crois  qu'intéiiouremenl  il  donnait  (juclques  regrets  à  son  simple  bonnet 
de  colon.  La  journée  de  la  veille  l'avait  un  [jeu  dégoûté  des  grandeurs, 
et  il  s'en  souvenait  comme  d'une  rude  journc-e.  Ce  n'est  pas  le  tout  que 
de  s'emparer  du  pouvoir,  il  faut  encore  trouver  le  moyen  de  s'y  établir 
commodément,  et  Son  Altesse,  qui  ne  se  faisait  pas  d'illusion,  trouvait 
la  chose  difficile. 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


387 


Au  sexe  qui  embellit  la  vie!!!  Un  murmure  flatteur  accueillit  co  toast,  qui  fut  porté 
par  un  aimable  Hippopotame. 


«  Premièrement,  se  dit-il,  je  fuirai  les  fêtes  populaires,  je  les 
fuirai  comme  la  peste. 

«  Deuxièmement,  je  cesserai  de  prendre  la  patte  à  tout  le  monde. 
Pour  une  patte  propre,  combien  qui  ne  le  sont  pas!  Sans  compter, 
ajouta-t-il  en  me  montrant  sa  fourrure  ensanglantée,  que  quelques-uns 
serrent  très-fort  et  à  on£:les  ouverts. 


388  ENCORE   UNE   RÉVOLUTIONI 

(i  TuoisiÈuiiMKM" .  coinino,  à  tout  picnilre,  mon  sceptre  est  une 
sinipL*  plume,  ce  qui  ne  peut  pas  cire  très-lourd  à  porter,  il  faut  que 
ma  royauté  me  soil  léi;cre  tout  autant  ([u'aux  autres.  A  cette  fin  je  n'en 
prendrai  qu'à  mon  aise,  et  tout  n'en  ira  que  mieux,  et  je  mettr<u  t:u\t 
de  persistance  ii  ne  rien  lairc... 

—  Qu'on  vous  suinoHunera  le  Napoléon  des  Renards,  Monseigneur, 
lui  dis-je,  et  (pion  leia  bien. 

—  C'est  pourquoi,  dit  Son  Altesse,  qui  lit  semblant  de  ne  pas  avoir 
entendu,  je  vais  faire  une  petite  Charte.  Une  nation  qui  a  une  Charte 
est  une  nation  (jui  ne  nuuKjue  de  rien. 

((  Voici  ma  Charte,  me  dit-il;  elle  n'a  que  deux  articles,  mais  s'ils 
sont  bons ,  c'en  est  assez  : 


(t  Toutes  les  B)tes  sachant  lire  et  écrire,  et  surtout  compter,  ayant 
<(  une  bonne  cabane  au  soleil,  du  foin  dans  leur  râtelier  et  des  amis 
Il  puissants,  étant  égales  devant  la  loi,  il  est  jH'omis  justice  et  protection 
<(  à  toutes. 

«  En  conséquence,  alin  que  les  Grands  du  Jardin  des  Plantes 
*i  puissent  jouir  de  toutes  leurs  aises ,  nous  enjoignons  aux  petits  qu'ils 
((  aient  à  se  priver  du  peu  qu'ils  ont,  et  à  se  rapetisser  au  point  de 
((  devenir  imperceptibles  et  impalpables.  —  Si  bien  que  les  petits  ne 
(I  tenant  plus  de  place  du  tout ,  les  Grands  puissent  avoir,  comme  c'est 
<(  leur  droit,  leurs  coudées  franches,  ne  manquer  de  rien  et  n'être  gênés 
«  en  rien. 


II 


«  Comme  il  n'est  pas  possible  que  tout  le  monde  soit  content,  ceux 
«  qui  ne  le  seront  pas  auront  tort  de  s'en  étonner,  mais  ils  auront  le 
«  droit  de  s'en  plaindre.  —  Le  droit  de  pétition  est  donc  solennellement 
'I  reconnu.  —  Qu'on  se  le  dise. 

<i  Mais  attendu  que  les  moments  d'un  rédacteur  sont  précieux,  et 
<<  qu'il  lui  serait  impossible  d'accorder  toutes  les  audiences  qu'on  lui 
«  demanderait,  il  est  interdit  d'apporter  soi-même  ses  pétitions  au  pied 


ENCORE   UNE  REVOLUTIONI 


389 


(i  de  son  aui^uste  fauteuil;  les  réclauialions  ne  seront  reçues  qu'autant 
((  qu'elles  arriveront  éerites  et  f'ranelies  de  port,  et  ne  seront  lues 
«  qu'autant  qu'il  aura  été  possible  de  les  lire.  » 

Messieurs  les  Animaux  ne  se  le  firent  pas  dire  deux  fois;  et,  toute 
Bête  aimant  à  se  plaindre,  les  pétitions  arrivèrent  par  charretées;  l'air 


et  la  terre  étaient  encombrés  de  messagers ,  de  porteurs  et  de  courriers 
de  toutes  sortes.  Chacun  avait  un  petit  malheur  particulier  au  bout  de  la 
patte  pour  demander  l'aumône  d'une  réforme  générale  en  sa  faveur;  et 
la  petite  Charte  n'était  pas  promulguée  depuis  deux  heures,  qu'il  y  avait 


390  ENCORE   UNE  RÉVOLUTION! 

des  pétitions  plein  la  maison,  plein  les  caves  et  les  greniers,  et  encore 
(les  monceaux  à  la  pi)rte. 

.>  r.es  giimauils ,  ilil  lk  Rknard  en  riant  dans  sa  barbe  de  se  voir 
pris  au  uiot;  jusques  a  quand  croiront-ils  que  les  gouvernements  sont 
créés  et  mis  au  monde  pour  les  protéger  et  s'occuper  d'eux? 

«  Voyons  pourtant  ces  pétitions,  dit-il,  et  fermons  les  yeux  pour 
plus  d'impartialité,  n 

Il  en  ouvrit  ime ,  la  première  venue,  au  hasard  :  c'était  celle  du 
BiToiu  Elle  était  couverte  d'un  nombre  incalculable  de  signatures  de 
toutes  sortes .  écrites  en  toutes  les  langues  et  dans  tous  les  patois ,  et  de 
petites  croix  surtout,  le  nombre  des  Bétes  (pii  ne  savent  pas  signer  leur 
nom  étant,  à  ce  qu'il  paraît,  considérable. 

Elle  était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Nous ,  soussignés ,  déclarons  que  nous  en  avons  assez  du  tableau 
«  de  nos  discordes  civiles.  Le  présent  article  est  si  long ,  que  la  fin  nous 
«  a  fait  complètement  oublier  le  commencement.  Nous  demandons  à 
«  grands  cris  qu'il  finisse,  et  que  celui  du  Merle  blanc  commence.  » 

Suivent  les  signatures  et  les  petites  croix. 

'1  Voilà  une  pétition  que  j'aime,  dit  le  Renaud,  elle  nous  dispense 
d'ou\rir  les  autres.  Et  quant  au  reste,  ajouta-t-il,  ma  foi,  au  diable 
les  pétitionnaires,  et  au  feu  les  pétitions!  » 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait. 

On  brûla  tout;  et  jamais,  de  mémoire  d'Hommes  ou  de  Bêtes,  il 
ne  s'était  vu  un  si  grand  feu. 

Quand  on  vit  ce  feu ,  ce  furent  des  réjouissances  universelles. 
<(  C'est  un  feu  de  joie ,  se  disait-on ,  notre  gouvernement  est  content^ 
tout  va  bien  !  Vive  notre  nouveau  rédacteur  en  chef!  » 

y.  fi.  —  Les  pétitionnaires  se  réjouissaient  plus  que  les  autres. 

Et  jam  plauclite  cives! 

Et  puisque  vous  applaudissez,  de  quoi  vous  plaignez- vous? 

P.  .1.  Stahl. 


HISTOIRE 


MERLE    BLANC 


u  IL  est  glorieux',  mais  qu'il  est 
pénible  d'être  en  ce  monde  im 
Merle  exceptionnel!  Je  ne  suis  point 
un  Oiseau  fabuleux,  et  M.  de  Buf- 
fon  m'a  décrit.  Mais,  hélas!  je  suis 
extrêmement  rare,  et  très-difficile  à 
trouver.  Plût  au  ciel  que  je  fusse 
tout  à  fait  impossible! 

J\Ion  père  et  ma  mère  étaient 
deux  bonnes  gens  qui  vivaierit ,  de- 
puis nombre  d'années ,  au  fond  d'un 
vieux  jardin  retiré  du  Marais.  C'était 
un  ménage  exemplaire.  Pendant  que 
ma  mère,  assise  dans  un  buisson 
fourré,  pondait  régulièrement  trois  fois  par  an,  et  couvait,  tout  en  som- 
meillant, avec  une  religion  patriarcale,  mon  père,  encore  fort  propre  et 
fort  pétulant  malgré  son  gran  l  âge,  picorait  autour  d'elle  toute  la 
journée,  lui  apportant  de  beaux  Insectes  qu'il  saisissait  délicatement  par 
le  bout  de  la  queue  pour  ne  pas  dégoûter  sa  femme,  et ,  la  nuit  venue, 


392  HISTOIRE  D'UN    MERLE   BLANC. 

il  ne  manquait  jamais,  quand  il  faisait  beau,  de  la  régaler  d'une  chanson 
qui  réjouissait  tout  le  voisina.^c.  Jamais  une  querelle,  jamais  le  moindre 
nua.w  n'avait  troublé  cette  douce  union. 

A  peine  fus-je  venu  au  monde .  que .  pour  la  première  fois  de  sa 
vie.  mon  piMC  conuuença  ii  montrer  de  la  mauvaise  humeur.  Bien  que 
je  ne  fusse  encore  que  d'un  gris  douteux,  il  ne  reconnaissait  en  moi  ni  la 
couleur,  ni  la  tournure  de  sa  nombreuse  postérité.  «  Voilà  un  sale 
enl'anl.  disait-il  (juchpielois  en  me  regardant  de  ti'avers;  il  faut  que  ce 
gamin-là  aille  apiiaienunent  se  fourrer  dans  tous  les  |)làtras  et  tous  les 
tas  de  boue  (piil  rencontre,  pour  être  toujours  si  laid  et  si  crotté. 

—  Eh!  mon  Dieu,  mon  ami,  répondit  ma  mère,  toujours  roulée  en 
boule  sur  une  vieille  écuelle  dont  elle  avait  fait  son  nid,  ne  voyez-vous 
pas  que  c'est  de  son  âge?  Et  vous-même,  dans  votre  jeune  temps, 
n'avez-vous  pas  été  un  charmant  vamnen?  Laissez  grandir  notre  Merli- 
chon.  et  vous  verrez  comme  il  sera  beau;  il  est  des  mieux  que  j'aie 
pondus.  » 

Tout  en  prenant  ainsi  ma  défense,  ma  mère  ne  s'y  trompait  pas; 
elle  voyait  pousser  mon  fatal  plumage,  qui  lui  semblait  une  monstruosité, 
mais  elle  faisait  comme  toutes  les  mères ,  qui  s'attachent  souvent  à  leurs 
enfants,  par  cela  même  qu'ils  sont  maltraités  de  la  nature,  comme  si  la 
faute  en  était  à  elles,  ou  comme  si  elles  repoussaient  d'avance  l'injustice 
du  sort  (jui  doit  les  fi-apper. 

Quand  vint  le  temps  de  ma  première  mue,  mon  père  devint  tout  à 
fait  pensif  et  me  considéra  attentivement.  Tant  que  mes  plumes  tombè- 
rent, il  me  traita  encore  avec  assez  de  bonté  et  me  donna  même  la 
pâtée,  me  voyant  grelotter  presque  nu  dans  un  coin;  mais  dès  que 
mes  pauvres  ailerons  transis  commencèrent  à  se  recouvrir  du  duvet, 
à  chaque  plume  blanche  qu'il  vit  paraître,  il  entra  dans  une  telle 
colère,  que  je  craignis  ([u'il  ne  me  plumât  pour  le  reste  de  mes  jours. 
Hélas!  je  n'avais  pas  de  nn'roir;  j'ignorais  le  sujet  de  cette  fureur,  et 
je  me  demandais  pourquoi  le  meilleur  des  pères  se  montrait  pour  moi 
si  barbare. 

Un  jour  qu'un  rayon  de  soleil  et  ma  fourrure  naissante  m'avaient 
mis,  malgré  moi,  le  cœur  en  joie,  comme  je  voltigeais  dans  une  allée, 
je  me  mis,  pour  mon  malheur,  à  chanter.  A  la  première  note  qu'il 
entendit,  mon  père  sauta  en  l'air  comme  une  fusée. 

«  Qu'est-ce  que  j'entends  là?  s'écria-t-il  ;  est-ce  ainsi  qu'un  Merle 
sifïle?  est-ce  ainsi  que  je  sifïle?  est-ce  lii  siffler?  » 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC.  393 

Et  s'abatlant  près  de  ma  mère  avec  la  contenance  la  i)liis  terrible  : 
c(  Malheureuse,  dit-il,  qui  est-ce  qui  a  prmdu  dans  ton  nid?  » 
A  ces  mots ,  ma  mère  indignée  s'élança  de  son  écuelle ,  non  sans  se 
faire  du  mal  à  une  patte;  elle  voulut  parler,  mais  ses  sanglots  la  sulTo- 
quaient;  elle  tomba  à  terre  à  demi  pâmée.  Je  la  vis  près  d'expirer;  épou- 
vanté et  tremblant  de  peur,  je  me  jetai  au\  genouK  de  mon  père. 

«  0  mon  père,  lui  dis-je,  si  je  siffle  de  travers,  et  si  je  suis  mal 
vêtu,  que  ma  mère  n'en  soit  point  punie!  Est-ce  sa  faute  si  la  nature 
m'a  refusé  une  voix  comme  la  vôtre?  Est-ce  sa  faute  si  je  n'ai  pas  votre 
beau  bec  jaune  et  votre  bel  habit  noir  à  la  française ,  qui  vous  donnent 
l'air  d'un  marguillier  en  train  d'avaler  une  omelette?  Si  le  ciel  a  fait  de 
moi  un  monstre,  et  si  quelqu'un  doit  en  porter  la  peine,  que  je  sois  du 
moins  le  seul  malheureux! 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  dit  mon  père;  que  signifie  la  manière 
absurde  dont  tu  viens  de  te  permettre  de  siffler?  qui  t'a  appris  à  sifïler 
ainsi  contre  tous  les  usages  et  toutes  les  règles? 

—  Hélas!  monsieur,  répondis-je  humblement,  j'ai  sifflé  comme  je 
pouvais,  me  sentant  gai  parce  qu'il  fait  beau,  et  ayant  peut-être  mangé 
trop  de  Mouches. 

—  On  ne  siffle  pas  ainsi  dans  ma  famille,  reprit  mon  père  hors  de 
lui.  Il  y  a  des  siècles  que  nous  silllons  de  père  en  fils ,  et  lorsque  je  fais 
entendre  ma  voix  la  nuit,  apprends  qu'il  y  a  ici  au  premier  étage  un 
monsieur,  et  au  grenier  une  jeune  grisette,  qui  ouvrent  leurs  fenêtres 
pour  m'entendre.  N'est-ce  pas  assez  que  j'aie  devant  les  yeux  l'affreuse 
couleur  de  tes  sottes  plumes  qui  (e  donnent  l'air  enfariné  comme  un  pail- 
lasse de  la  foire?  Si  je  n'étais  le  plus  pacifique  des  Merles ,  je  t'aurais 
déjà  cent  fois  mis  à  nu,  ni  plus  ni  moins  qu'un  Poulet  de  basse-cour  prêt 
à  être  embroché. 

—  Eh  bien!  m'écriai- je,  révolté  de  l'injustice  de  mon  père,  s'il  en 
est  ainsi,  monsieur,  qu'à  cela  ne  tienne!  je  me  déroberai  à  votre  pré- 
sence, je  délivrerai  vos  regacds  de  cette  malheureuse  queue  blanche  par 
laquelle  vous  me  tirez  toute  la  journée.  Je  partirai,  monsieur,  je  fuirai; 
assez  d'autres  enfants  consoleront  votre  vieillesse,  puisque  ma  mère  pond 
trois  fois  par  an;  j'irai  loin  de  vous  cacher  ma  misère,  et  peut-être, 
ajoutai-je  en  sanglotant,  peut-être  trouverai-je  dans  le  potager  du  voisin 
ou  sur  les  gouttières  quelques  Vers  de  terre  ou  quelques  Araignées  pour 
soutenir  ma  triste  existence. 

—  Conme  t.i  voudras,  répliqua  mon  père,  loin  de  s'attendrira  ce 


30/, 


HISTOIRE    D'UN   MERLE  BLANC. 


discours;  que  je  ne  le  voie  plus!  Tu  n'es  pas  mon  fils;  tu  n'es  pas 
Merle. 


—  Et  que  suis-je  donc,  monsieur,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  n'en  sais  rien,  mais  tu  n'es  pas  un  Merle.   » 

Après  ces  paroles  foudroyantes,  mon  père  s'éloigna  à  pas  lents.  Ma 
mère  se  releva  tristement  et  alla,  en  boitant,  achever  de  pleurer  dans  son 
écuelle.  Pour  moi,  confus  et  désolé,  je  pris  mon  vol  du  mieux  que  je 
pus,  et  j'allai,  .comme  je  l'avais  annoncé,  me  percher  sur  la  gouttière 
d'une  maison  voisine. 


HISTOIRE    D'UN    MERLE  BLANC.  395 


II 


Mon  père  eut  l'inhumanité  de  me  laisser  pendant  plusieurs  jours  dans 
cette  situation  mortifiante.  Malgré  sa  violence,  il  avait  bon  cœur,  et,  aux 
regards  détournés  qu'il  me  lançait,  je  voyais  bien  qu'il  aurait  voulu  me 
pardonner  et  me  rappeler;  ma  mère,  surtout,  levait  sans  cesse  vers  moi 
des  yeux  pleins  de  tendresse,  et  se  risquait  même  parfois  à  m'appeler 
d'un  petit  cri  plaintif;  mais  mon  horrible  plumage  blanc  leur  inspirait, 
malgré  eux,  une  répugnance  et  un  elTroi  auxquels  je  vis  bien  qu'il  n'y 
avait  point  de  remède. 

«  Je  ne  suis  point  un  Merle!  »  me  répétais-je  ;  et,  en  effet,  en  m'éplu- 
chant  le  matin,  et  en  me  mirant  dans  l'eau  de  la  gouttière,  je  ne  recon- 
naissais que  trop  clairement  combien  je  ressemblais  peu  à  ma  famille. 
«  0  ciel  !  répétais-je  encore,  apprends-moi  donc  ce  que  je  suis  !  » 

Une  certaine  nuit  qu'il  pleuvait  à  verse,  j'allais  m'endormir  exténué 
de  faim  et  de  chagrin,  lorsque  je  vis  se  poser  près  de  moi  un  oiseau  plus 
mouillé,  plus  pâle  et  plus  maigre  que  je  ne  le  croyais  possible.  Il  était  à 
peu  près  de  ma  couleur,  autant  que  j'en  pus  juger  à  travers  la  pluie  qui 
nous  inondait  ;  à  peine  avait-il  sur  le  corps  assez  de  plumes  pour  habiller 
un  Moineau,  et  il  était  plus  gros  que  moi.  Il  me  sembla,  au  premier 
abord,  un  oiseau  tout  à  fait  pauvre  et  nécessiteux;  mais  il  gardait,  en 
dépit  de  l'orage  qui  maltraitait  son  front  presque  tondu ,  un  air  de  fierté 
qui  me  charma.  Je  lui  fis  modestement  une  grande  révérence  à  laquelle 
il  répondit  par  un  coup  de  bec  qui  faillit  me  jeter  à  bas  de  la  gouttière. 
Voyant  que  je  me  grattais  l'oreille  et  que  je  me  retirais  avec  componction, 
sans  essayer  de  lui  répondre  en  sa  langue  : 

«  Qui  es-tu?  me  demanda-t-il  d'une  voix  aussi  enrouée  que  son 
crâne  était  chauve. 

—  Hélas!  monseigneur,  répondis-je  (craignant  une  seconde  esto- 
cade), je  n'en  sais  rien.  Je  croyais  être  un  Merle,  mais  l'on  m'a  convaincu 
que  je  n'en  suis  pas  un.  » 

La  singularité  de  ma  réponse  jointe  à  mon  air  de  sincérité  l'intéres- 
sèrent. Il  s'approcha  de  moi  et  me  fit  conter  mon  histoire,  ce  dont  je 
m'acquittai  avec  toute  la  tristesse  et  toute  l'humilité  qui  convenaient  à  ma 
position  et  au  temps  affreux  qu'il  faisait. 

((  Si  tu  étais  un  Ramier  comme  moi,  me  dit-il  après  m'avoir  écouté, 


396  HISTOIRE   D'UN  MERLE   BLANC. 

les  niaiseries  dont  tu  t'affliges  ne  t'inquiéteraient  pas  un  moment.  Nous 
voyageons,  c'est  là  notre  vie,  et  nous  avons  bien  nos  amours ,  mais  je  ne 
sais  qui  est  mon  père  :  fendre  l'air,  traverser  l'espace,  voir  à  nos  pieds  les 
monts  et  les  plaines,  respirer  l'azur  même  des  cieux,  et  non  les  exhalai- 
sons de  la  terre,  courir  comme  la  flèche  à  un  but  marqué  qui  ne  nous 
échappe  jamais,  voilà  notre  plaisir  et  notre  vie.  Je  fais  plus  de  chemin  en 
un  jour  qu'un  Homme  n'en  peut  faire  en  six. 

—  Sur  ma  parole,  monsieur,  dis- je  un  peu  enhardi,  vous  êtes  un 
Oiseau  bohémien. 

—  C'est  encore  une  chose  dont  je  ne  me  soucie  guère ,  reprit-il  ;  je 
n'ai  point  de  pays;  je  ne  connais  que  trois  choses  :  les  voyages,  ma 
femme  et  mes  petits.  Où  est  ma  femme,  là  est  ma  patrie. 

—  Mais  qu'avez-vous  là  qui  vous  pend  au  cou?  C'est  comme  une 
vieille  papillote  chiffonnée. 

—  Ce  sont  des  papiers  d'importance,  répondit-il  en  se  rengorgeant  ; 
je  vais  à  Biuxelles,  de  ce  pas,  et  je  porte  au  célèbre  banquier  ***  une 
nouvelle  qui  va  faire  baisser  la  rente  d'un  franc  soixante-dix-huit 
centimes. 

—  Juste  Dieu!  m'écriai-je,  c'est  une  bien  belle  existence  que  la 
vôtre,  et  Bruxelles,  j'en  suis  sûr,  doit  être  une  ville  bien  curieuse  à  voir. 
Ne  pourriez-vous  pas  m'emmener  avec  vous?  Puisque  je  ne  suis  pas  un 
3Ierle,  je  suis  peut-être  un  Pigeon  Ramier. 

—  Si  tu  en  étais  un,  répliqua-t-il,  tu  m'aurais  rendu  le  coup  de  bec 
que  je  t'ai  donné  tout  à  l'heure. 

—  Eh  bien!  monsieur,  je  vous  le  rendrai,  ne  nous  brouillons  pas 
pour  si  peu  de  chose.  Voilà  le  matin  qui  paraît  et  l'orage  qui  s'apaise. 
De  grâce,  laissez-moi  vous  suivre!  Je  suis  perdu,  je  n'ai  plus  rien  au 
monde  ;  si  vous  me  refusez ,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  nie  noyer  dans  cette 
gouttière. 

—  Eh  bien!  en  route!  suis-moisi  tu  peux.  » 

Je  jetai  un  dernier  regard  sur  le  jardin  où  dormait  ma  mère;  une 
larme  coula  de  mes  yeux,  le  vent  et  la  pluie  l'emportèrent;  j'ouvris  mes 
ailes  et  je  partis. 


HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC.  397 


III 


Mes  ailes,  je  l'ai  dit,  n'étaient  pas  encore  bien  robustes;  tandis  que 
mon  conducteur  allait  comme  le  vent,  je  m'essoufflais  à  ses  côtés;  je  tins 
bon  pendant  quelque  tenq:)S;  mais  bientôt  il  me  prit  un  ébloiiissenient  si 
violent,  que  je  me  sentis  près  de  défaillir. 

((  Y  en  a-t-il  encore  pour  longtemps?  demandai-je  d'une  voix 
faible. 

—  Non,  me  répondit-il,  nous  sommes  au  Bourget,  nous  n'avons  plus 
que  soixante  lieues  à  faire.  '» 

J'essayai  de  repi'endre  courage,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  d'une 
Poule  mouillée,  et  je  volai  encore  un  quart  d'heure,  mais,  pour  le  coup, 
j'étais  rendu. 

«  Monsieur,  bégayai-je  de  nouveau,  ne  pourrait-on  pas  s'arrêter  un 
instant?  J'ai  une  soif  horrible  qui  me  tourmente,  et,  en  nous  perchant 
sur  un  arbre... 

—  Va-t'en  au  diable  !  tu  n'es  qu'un  Merle  !  »  me  répondit  le  Ramier 
en  colère;  et,  sans  daigner  tourner  la  tête,  il  continua  son  voyage  enragé. 
Quant  à  moi,  abasourdi  et  n'y  voyant  plus,  je  tombai  dans  un  champ 
de  blé. 

J'ignore  combien  de  temps  dura  mon  évanouissement;  lorsque  je 
repris  connaissance,  ce  qui  me  revint  d'abord  en  mémoire  fut  la  dernière 
parole  du  Ramier  :  «  ïu  n'es  qu'un  Merle,  »  m'avait-il  dit.  «  0  mes  chers 
parents!  pensai-je,  vous  vous  êtes  donc  trompés?  Je  vais  retourner  près 
de  VOUS;  vous  me  reconnaîtrez  pour  votre  vrai  et  légitime  enfant,  et  vous 
me  rendrez  ma  place  dans  ce  bon  petit  tas  de  feuilles  qui  est  sous  l'écuelie 
de  ma  mère.  » 

Je  fis  un  ellbrt  pour  ipe  lever;  mais  la  fatigue  du  voyage  et  la  dou- 
leur que  je  ressentais  de  ma  chute  me  paralysaient  tous  les  membres.  A. 
peine  me  fus-je  dressé  sur  mes  pattes,  que  la  défaillance  me  reprit,  et  je 
retombai  sur  le  flanc. 

L'affreuse  pensée  de  la  mort  se  présentait  déjà  à  mon  esprit,  lorsque, 
à  travers  les  bluets  et  les  coquelicots,  je  vis  venir  à  moi,  sur  la  pointe  du 
pied,  deux  charmantes  personnes.  L'une  était  une  petite  Pie  fort  bien 
mouchetée  et  extrêmement  coquette ,  et  l'autre  une  Tourterelle  couleur 
de  rose.   La  Tourterelle  s'arrêta,  à  quelques  pas  de  distance,  avec  un 


398 


HISTOIRE   D'UN    MERLE  BLANC. 


graïul  air  do  puclcnir  cl  de  compassion  pour  mon  infortune;  mais  la  Pie 
s'approcha  en  saulillanl  de  la  maniciv  la  plus  a.mvable  du  monde. 


^^^^ 


<i.,hL  V  ntsî  llloih 


'I  Ehl  bon  Dieu!  pauvre  enfant,  que  faites-vous  là?  me  deraanda- 
t-elle  d'une  voix  folâtre  et  ari,'entine. 

—  Hélas!   madame  la  marquise,  répondis-je  (car  c'en  devait  être 


HISTOIRE    D'UN    MERLE  BLANC.  399 

une,   pour  le  moins),  je  suis  un  pauvie  (lial)Ie  de  voyai,^eur  que  son 
postillon  a  laissé  en  roule,  et  je  suis  en  train  de  inouiii'  de  faim. 

—  Sainte  Vierge  !  que  me  dites- vous'.'  »  répondit-elle;  et  aussitôt  elle 
se  mit  à  voltiger  çà  et  là  sur  les  buissons  qui  nous  entouraient,  allant  et 
venant  de  côté  et  d'autre,  m'apportanl  (piantilé  de  haies  et  de  fruits, 
dont  elle  fit  un  petit  tas  près  de  moi,  tout  en  continuant  ses  ques- 
tions : 

«  Mais  qui  êtes -vous?  mais  d'où  venez-vous?  C'est  une  chose 
incroyable  que  votre  aventure!  Et  où  alliez-vous?  Voyager  seul,  si  jeune, 
car  vous  sortez  de  votre  première  nme!  Que  font  vos  parents?  d'où  sont- 
ils?  comment  vous  laissent-ils  dans  cet  état-là  ?  31ais  c'est  à  faire  dresser 
les  plumes  sur  la  tète!  » 

Pendant  qu'elle  parlait,  je  m'étais  soulevé  un  peu  de  côté  et  je  man- 
geais de  grand  appétit.  La  Tourterelle  restait  immobile,  me  regardant 
toujours  d'un  œil  de  pitié.  Cependant  elle  remar(iua  (|ue  je  retournais  la 
tète  d'un  air  languissant,  et  elle  comprit  que  j'avais  soif.  De  la  pluie 
tombée  dans  la  nuit  une  goutte  restait  sur  un  biin  de  mouron;  elle 
recueillit  timidement  cette  goutte  dans  son  bec  et  me  l'apporta  toute 
fraîche.  Certainement ,  si  je  n'eusse  pas  été  si  malade ,  une  personne  si 
réservée  ne  se  serait  jamais  permis  une  pareille  démarche. 

Je  ne  savais  pas  encore  ce  que  c'est  que  l'amour,  mais  mon  cœur 
battait  violemment.  Partagé  entre  deux  émotions  diverses,  j'étais  pénétré 
d'un  charme  inexprimable.  Ma  panetière  était  si  gaie,  mon  échanson  si 
pensif  et  si  doux,  que  j'aurais  voulu  déjeuner  ainsi  pendant  toute  l'éter- 
nité. Malheureusement  tout  a  un  terme,  même  l'appétit  d'un  convales- 
cent. Le  repas  fini,  et  mes  forces  revenues,  je  satisfis  la  curiosité  de  la 
petite  Pie,  et  lui  racontai  mes  malheurs  avec  autant  de  sincérité  que  je 
l'avais  fait  la  veille  devant  le  Pigeon.  La  Pie  m'écouta  avec  plus  d'attention 
qu'il  ne  semblait  devoir  lui  appartenir,  et  la  Tourterelle  me  donna  des 
marques  charmantes  de  sa  profonde  sensibilité.  Mais  lorsque  j'en  fus  à 
toucher  le  point  capital  qui  causait  ma  peine,  c'est-à-dire  l'ignorance  où 
j'étais  de  moi-même  : 

«  Plaisantez- vous?  s'écria  la  Pie,  vous,  un  Merle!  vous,  un  Pigeon! 
Fi  donc!  vous  êtes  une  Pie,  mon  cher  enfant,  Pie  s'il  en  fut,  et  très- 
gentille  Pie,  ajouta-t-elle  en  me  donnant  un  petit  coup  d'aile,  comme 
qui  dirait  un  coup  d'éventail. 

—  Mais,  madame  la  marquise,  répondis-je,  il  me  semble  que  pour 
une  Pie  je  suis  d'une  couleur,  ne  vous  en  déplaise... 


m 


HISTOIRE    D'UN    MERLE  BLANC. 


>>r; 


"^^-W^^u^^' 


Pendant  qi'ell-i  parlait,  je  m'étais  soulevé  un  peu  de  côté. 


—  Une  Pic  russe,  mon  clier,  v(jus  èles  une  l^ie  russe!  Vous  ne  savez 
pus  qu'elles  sont  blanches?  Pauvre  garçon,  quelle  innocence! 

—  .Mais,  iiiadanie.  repris-je,  conunenl  seiais-je  une  Pie  russe,  étant 
né  au  fond  du  Marais,  dnns  une  vieille  éeuellc  r;iss('e  ') 

—  Ah!  le  bon  enfant!   Vous  êtes  de  linviision.  mon  cher-,  croyez- 
vous  (pi  il  n'y  ail  (|ue  vous?  Fiez-vous  ;i  moi.  et  hiissez-vous  f;iire;  j»' 


HISTOIRE    D'UN    MERLE  BLANC.  /jOl 

veux  vous  emmener  tout  à  l'heure  et  vous  montrer  les  plus  belles  choses, 
de  la  terre. 

—  Où  cela,  madame,  s'il  vous  plaît? 

—  Dans  mon  palais  vert,  mon  mignon.  Vous  verrez  quelle  vie  on  y 
mène  !  Vous  n'aurez  pas  plutôt  été  Pie  un  quart  d'heure  que  vous  ne 
voudrez  plus  entendre  parler  d'autre  chose.  Nous  sommes  là  une  centaine, 
non  pas  de  ces  grosses  Pies  de  village  qui  demandent  l'aumône  sur  les 
grands  chemins,  mais  toutes  nobles  et  de  bonne  compagnie,  effilées, 
lestes  et  pas  plus  grosses  que  le  poing.  Pas  une  de  nous  n'a  ni  plus  ni 
moins  de  sept  marques  noires  et  de  cinq  marques  blanches;  c'est  une 
chose  invariable,  et  nous  méprisons  le  reste  du  monde.  Les  marques 
noires  vous  manquent,  il  est  vrai,  mais  votre  qualité  de  Russe  suffira 
pour  vous  faire  admettre.  Notre  vie  se  compose  de  deux  choses  :  caqueter 
et  nous  attifer.  Depuis  le  matin  jusqu'à  midi  nous  nous  attifons,  et  depuis 
midi  jusqu'au  soir  nous  caquetons.  Chacune  de  nous  perche  sur  un 
arbre,  le  plus  haut  et  le  plus  vieux  possible.  Au  milieu  de  la  forêt  s'élève 
un  chêne  immense,  inhabité,  hélas  !  C'était  la  demeure  du  feu  roi  Pie  X, 
où  nous  allons  en  pèlerinage,  en  poussant  de  bien  gros  soupirs;  mais,  à 
part  ce  léger  chagrin ,  nous  passons  le  temps  à  merveille.  Nos  femmes 
ne  sont  pas  plus  bégueules  que  nos  maris  ne  sont  jaloux ,  mais  nos  plai- 
sirs sont  purs  et  honnêtes,  parce  que  notre  cœur  est  aussi  noble  que 
notre  langage  est  libre  et  joyeux.  Notre  fierté  n'a  pas  de  bornes,  et  si  un 
Geai  ou  toute  autre  canaille  vient  par  hasard  à  s'introduire  chez  nous, 
nous  le  plumons  impitoyablement.  Mais  nous  n'en  sommes  pas  moins  les 
meilleures  gens  du  monde ,  et  les  Passereaux ,  les  Mésanges ,  les  Char- 
donnerets, qui  vivent  dans  nos  taillis,  nous  trouvent  toujours  prêts  à  les 
aider,  à  les  nourrir  et  à  les  défendre.  Nulle  part  il  n'y  a  plus  de 
caquetage  que  chez  nous,  et  nulle  part  moins  de  médisance.  Nous  ne 
manquons  pas  de  vieilles  Pies  dévotes,  qui  disent  leurs  patenôtres  toute 
la  journée,  mais  la  plus  éventée  de  nos  jeunes  commères  peut  passer, 
sans  crainte  d'un  coup  de  bec,  près  de  la  plus  sévère  douairière.  .En 
un  mot,  nous  vivons  de  plaisir,  d'honneur,  de  bavardage,  de  gloire  et 
de  chiffons. 

—  Voilà  qui  est  fort  beau,  madame,  répliquai-je ,  et  je  serais  cer- 
tainement mal  appris  de  ne  point  obéir  aux  ordres  d'une  personne 
comme  vous.  IMais  avant  d'avoir  l'honneur  de  vous  suivre,  permettez- 
moi,  de  grâce,  de  dire  un  mot  à  cette  bonne  demoiselle  qui  est  ici.  — 
Mademoiselle,  continuai-je  en  m'adressant  à  la  Tourterelle,  parlez-moi 


hQ: 


HISTOIRE    D'UN    MERLE   BLANC. 


franchement,  je  vous  en  supplie;  pensez- vous  que  je  sois  véritablement 
une  Pie  russe?  » 

A  cette  question ,  la  Tourterelle  baissa  la  tête  et  devint  rouge-pâle 
comme  les  rubans  de  Lolotte. 

«  Mais,  monsieur,  dit-elle,  je  ne  sais  si  je  puis... 

—  Au  nom  du  ciel!  parlez,  mademoiselle;  mon  dessein  n'a  rien  qui 
puisse  vous  offenser ,  bien  au  contraire.  Vous  me  paraissez  toutes  deux 
si  charmantes ,  que  je  fois  ici  le  serment  d'offrir  mon  cœur  et  ma  patte  à 
celle  de  vous  qui  en  voudra ,  dès  l'instant  que  je  saurai  si  je  suis  Pie  ou 
autre  chose;  car  en  vous  regardant,  ajoutai-je,  parlant  un  peu  plus  bas 
à  la  jeune  personne,  je  me  sens  je  ne  sais  quoi  de  Tourtereau  qui  me 
tourmente  singulièrement . 

—  Mais,  en  effet,  dit  la  Tourterelle  en  rougissant  encore  davantage, 
je  ne  sais  si  c'est  le  reflet  du  soleil  qui  tombe  sur  vous  à  travers  ces 
coquelicots,  mais  votre  plumage  me  semble  avoir  une  légère  teinte...  » 

Elle  n'osa  en  dire  plus  long.  «  0  perplexité!  m'écriai-je,  comment 
savoir  à  quoi  m'en  tenir?  comment  donner  mon  cœur  à  l'une  de  vous, 
lorsqu'il  est  si  cruellement  déchiré?  0  Socrate!  quel  précepte  admirable, 
mais  diflicile  à  suivre,  tu  nous  as  donné,  quand  tu  as  dit  :  «  Connais-toi 
t(  toi-même!  » 

Depuis  le  jour  où  une  malheureuse  chanson  avait  si  fort  contrarié 
mon  père,  je  n'avais  pas  fait  usage  de  ma  voix.  En  ce  moment  il  me 
vint  à  l'esprit  de  m'en  servir  comme  d'un  moyen  pour  discerner  la 
vérité.  «  Parbleu!  pensais-je,  puisque  monsieur  mon  père  m'a  mis  à  la 
porte  dès  le  premier  couplet,  c'est  bien  le  moins  que  le  second  produise 
quelque  effet  sur  ces  dames.  »  Ayant  donc  commencé  par  m'incliner  poli- 
ment, comme  pour  réclamer  l'indulgence,  à  cause  de  la  pluie  que  j'avais 
reçue,  je  me  mis  d'abord  à  siffler,  puis  à  gazouiller,  puis  à  faire  des 
roulades,  puis  enfm  à  chanter  à  tue-tôte,  comme  un  muletier  espagnol, 
en  plein  vent. 

A  mesure  que  je  chantais,  la  petite  Pie  s'éloignait  de  moi  d'un  air  de 
surprise  qui  devint  bientôt  de  la  stupéfaction,  puis  qui  passa  à  un  sen- 
timent d'effroi  accompagné  d'un  profond  ennui.  Elle  décrivait  des  cercles 
autour  de  moi,  comme  un  Chat  autour  d'un  morceau  de  lard  trop  chaud 
qui  vient  de  le  brûler,  mais  auquel  il  voudrait  pourtant  goiiter  encore. 
A'oyant  l'effet  de  mon  épreuve,  et  voulant  la  pousser  jusqu'au  bout,  plus 
la  pauvre  marquise  montrait  d'impatience,  plus  je  m'égosillais  à  chanter. 
Elle  résista  pendant  vingt-cinq  minutes  à  mes  mélodieux  efforts;  enfin. 


HISTOIRE    D'UN    MERLE   RLANC.  /jOS 

n'y  pouvant  plus  tenir,  elle  s'envola  à  grand  bruit  et  regagna  son 
palais  de  verdure.  Quant  à  la  Tourterelle,  elle  s'était,  presque  dès  le 
commencement,  profondément  endormie. 

«  Admirable  efTet  de  l'harmonie!  pensai- je.  0  Marais!  ô  écuelle 
maternelle!  plus  que  jamais  je  reviens  à  vous.  » 

Au  moment  où  je  m'élançai  pour  partir,  la  Tourterelle  rouvrit  les 
yeux  :  «  Adieu,  dit-elle,  étranger  si  gentil  et  si  ennuyeux!  Mon  nom  est 
Gourouli,  souviens-toi  de  moi. 

—  Belle  Gourouli,  lui  répondis-je  de  loin,  vous  êtes  bonne,  douce  et 
charmante ,  je  voudrais  vivre  et  mourir  pour  vous  ;  mais  vous  êtes 
couleur  de  rose,  tant  de  bonheur  n'est  pas  fait  pour  moi.  » 


IV 


Le  triste  effet  produit  par  mon  chant  ne  laissait  pas  que  de  m'attris- 
ter.  «  Hélas!  musique,  hélas!  poésie,  me  répétais-je  en  regagnant  Paris, 
qu'il  y  a  peu  de  cœurs  qui  vous  comprennent  !  » 

En  faisant  ces  réflexions,  je  me  cognai  la  tête  contre  celle  d'un 
Oiseau  qui  volait  dans  le  sens  opposé  au  mien.  Le  choc  fut  si  rude  et  si 
imprévu,  que  nous  tombâmes  tous  deux  sur  la  cime  d'un  arbre  qui ,  par 
bonheur,  se  trouva  là.  Après  que  nous  nous  fûmes  un  peu  secoués,  je 
regardai  le  nouveau  venu ,  m'attendant  à  une  querelle.  Je  vis  avec  sur- 
prise qu'il  était  blanc;  à  la  vérité,  il  avait  la  tête  un  peu  plus  grosse  que 
moi,  et,  sur  le  front,  une  espèce  de  panache  qui  lui  donnait  un  air 
héroï-comique  ;  de  plus,  il  portait  sa  queue  fort  en  l'air,  avec  une  grande 
magnanimité.  Du  reste,  il  ne  me  parut  nullement  disposé  à  la  bataille; 
nous  nous  abordâmes  fort  civilement  et  nous  nous  fîmes  de  mutuelles 
excuses,  après  quoi  nous  entrâmes  en  conversation.  Je  pris  la  liberté 
de  kii  demander  son  nom  et  de  quel  pays  il  était. 

«  Je  suis  étonné,  me  dit-il,  que  vous  ne  me  reconnaissiez  pas.  Est-ce 
que  vous  n'êtes  pas  des  nôtres? 

—  En  vérité,  monsieur,  répondis-je,  je  ne  sais  pas  desquels  je  suis. 
Tout  le  monde  me  demande  et  me  dit  la  même  chose;  il  faut  que  ce  soit 
une  gageure  qu'on  ait  faite. 

—  Vous  voulez  rire,  répliqua-t-il,  votre  costume  vous  sied  trop  bien 


liOU 


HISTOIRE   D'UN   MERLE   BLANC. 


pour  que  je  méconnaisse  un  confrère.  Vous  appartenez  infailliblement  k 
ce  corps  illustre  et  vénérai3le  qu'on  nomme  en  latin  Cacuaia,  en  langue 
savante  Kakatoès,  et  en  jargon  vulgaii'e  Katakoua. 

—  Ma  foi,  monsieur,  cela  est  possible,  et  ce  serait  bien  de  l'honneur 
pour  moi.  Et  que  fait-on  dans  cette  compagnie? 

— -  Rien,  monsieur,  et  on  est  payé  pour  cela. 

—  Alors,  je  crois  volontiers  que  j'en  suis.  Mais  ne  laissez  pas  de 
faire  comme  si  je  n'en  étais  pas,  et  daignez  m'apprendre  à  qui  j'ai  la 
gloire  de  parler. 


—  Je  suis,  répondit  l'inconnu,  le  grand  poëte  Kacatogan.  J'ai  fait 
de  puissants  voyages,  monsieur,  des  traversées  arides  et  de  cruelles 
pérégrinations.  Ce  n'est  pas  d'hier  que  je  rime,  et  ma  muse  a  eu  des 
malheurs.  J'ai  fredonné  sous  Louis  XVI,  monsieur,  j'ai  braillé  pour  la 
République,  j'ai  noblement  chanté  l'Empire,  j'ai  discrètement  loué  la 


HISTOIRE    D'UN    xMERLE   BLANC.  /,05 

Restauration ,  j'ai  même  fait  un  efl'ort  dans  ces  derniers  temps  et  je  me 
suis  soumis,  non  sans  peine,  aux.  exigences  de  ce  siècle  sans  goi'it.  J'ai 
lancé  dans  le  monde  des  distiques  piquants ,  des  hymnes  sublimes ,  de 
gracieux  dithyrambes,  de  pieuses  élégies,  des  drames  chevelus,  des 
romans  crépus,  des  vaudevilles  poudrés  et  des  tragédies  chauves.  En  un 
mot,  je  puis  me  flatter  d'avoir  ajouté  au  temple  des  IMuses  quelques  fes- 
tons galants,  quelques  sombres  créneaux,  et  quelques  ingénieuses  ara- 
besques. Que  voulez-vous?  je  me  suis  fait  vieux,  je  me  suis  mis  de 
l'Académie.  Mais  je  rime  encore  vertement,  monsieur,  et,  tel  que  vous 
me  voyez,  je  rêvais  à  un  poëme  en  un  chant,  qui  n'aura  pas  moins  de 
six  pages,  quand  vous  m'avez  fait  une  bosse  au  front.  Du  reste,  si  je 
puis  vous  être  bon  à  quelque  chose,  je  suis  tout  à  votre  service. 

—  Vraiment,  monsieur,  vous  le  pouvez,  répliqua i-je ;  car  vous  me 
voyez  en  ce  moment  dans  un  grand  embarras  poétique.  Je  n'ose  dire  que 
je  sois  un  poëte,  ni  surtout  un  aussi  grand  poète  que  vous,  ajoutai-je  en 
le  saluant  ;  mais  j'ai  reçu  de  la^nature  un  gosier  qui  me  démange  quand 
je  me  sens  bien  aise,  ou  que  j'ai  du  chagrin.  A  "vous  dire  la  vérité, 
j'ignore  absolument  les  règles. 

—  Je  les  ai  oubliées  ,  dit  Kacatogan  ;  ne  vous  inquiétez  pas  de  cela. 

—  Mais  il  m'arrive,  repris-je,  une  chose  fâcheuse  ;  c'est  que  ma  voix 
produit  sur  ceux  qui  l'entendent  à  peu  près  le  même  effet  que  celle  d'un 
certain  Jean  de  Nivelle  sur...  Vous  savez  ce  que  je  veux  dire. 

—  Je  le  sais ,  dit  Kacatogan ,  je  connais  par  moi-même  cet  effet 
bizarre.  La  cause  ne  m'en  est  pas  connue,  mais  l'effet  est  incontestable. 

—  Eh  bien,  monsieur,  vous  qui  me  semblez  être  le  Nestor  de  la 
poésie,  sauriez-vous,  je  vous  prie,  un  remède  à  ce  pénible  inconvénient? 

—  Non,  dit  Kacatogan,  pour  ma  part,  je  n'en  ai  jamais  pu  trouver. 
Je  m'en  suis  fort  tourmenté  étant  jeune,  à  cause  qu'on  me  sifflait  toujours; 
mais  à  l'heure  qu'il  est,  je  n'y  songe  plus.  Je  crois  que  cette  répugnance 
vient  de  ce  que  le  public  en  lit  d'autres  que  nous;  cela  le  distrait. 

—  Je  le  pense  comme  vous.  Mais  vous  conviendrez,  monsieur,  qu'il 
est  dur  pour  une  créature  bien  intentionnée  de  mettre  les  gens  en  fuite 
dès  qu'il  lui  prend  un  bon  mouvement.  Voudriez-vous  me  rendre  le 
service  de  m'écouter  et  de  me  dire  sincèrement  votre  avis? 

—  Très-volontiers,  dit  Kacatogan  ;  je  suis  tout  oreilles.  » 

Je  me  mis  à  chanter  aussitôt,  et  j'eus  la  satisfaction  de  voir  que 
Kacatogan  ne  s'enfuyait  ni  ne  s'endormait.  Il  me  regardait  fixement,  et, 
de  temps  en  temps,  il  inclinait  la  tête  d'un  air  d'approbation,  avec  une 


406  HISTOIRE   D'UN    MERLE  BLANC. 

espèce  de  nuinniire  llatleiir.  Mais  je  m'aperçus  bientôt  ([u'il  ne  m'écoutait 
pas,  et  qu'il  rêvait  à  son  poëme.  Profilant  d'un  moment  où  je  reprenais 
haleine,  il  m'interrompit  tout  à  coup. 

'(  Je  l'ai  pourtant  trouvée  cette  rime,  dit-il  en  soui-iant  et  en  bran- 
lant la  tête;  c'est  la  soixante  mille  sept  cent  quatorzième  qui  sort  de 
cette  cervelle-là!  Et  l'on  ose  dire  que  je  vieillis!  Je  vais  lire  cela  aux:  bons 
amis,  je  vais  le  leur  lire,  et  nous  verrons  ce  qu'on  en  dira  !   » 

Parlant  ainsi,  il  prit  son  vol  et  disparut,  ne  semblant  plus  se  souvenir 
de  m'avoir  rencontré. 


Resté  seul  et  désappointé,  je  n'avais  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
profiter  du  reste  du  jour  et  de  voler  à  tire-d'aile  vers  Paris.  Malheureu- 
sement, je  ne  savais  pas  ma  route.  IMon  voyage  avec  le  Pigeon  avait  été 
trop  rapide  et  trop  peu  agréable  pour  me  laisser  un  souvenir  exact,  en 
sorte  qu'au  lieu  d'aller  tout  droit,  je  tournai  à  gauche,  au  Bourget,  et, 
surpris  par  la  huit,  je  fus  obligé  de  chercher  un  gîte  dans  les  bois  de 
Mortfonlaine. 

Tout  le  monde  se  couchait  lorsque  j'arrivai.  Les  Pies  et  les  Geais, 
qui,  comme  on  le  sait,  sont  les  plus  mauvais  coucheurs  de  la  terre,  se 
chamaillaient  de  tous  les  côtés.  Dans  les  buissons  piaillaient  les  Moineaux 
en  piétinant  les  uns  sur  les  autres  ;  au  bord  de  l'eau  marchaient  gravement 
deux  Hérons,  perchés  sur  leurs  longues  échasses,  dans  l'attitude  de  la 
méditation,  Georges-Dandins  du  lieu,  attendant  patiemment  leurs  femmes. 
D'énormes  Corbeaux,  a  moitié  endormis,  se  posaient  lourdement  sur  la 
pointe  des  arbres  les  })lus  élevés  et  nasillaient  leurs  prières  du  soir.  Plus 
bas ,  les  Mésanges  amoureuses  se  pourchassaient  encore  dans  les  taillis, 
tandis  qu'un  Pic-Vert  ébouriffé  poussait  son  ménage  par  derrière  pour  le 
faire  entrer  dans  le  creux  d'un  arbre.  Des  phalanges  de  Friquets  arrivaient 
des  champs  en  dansant  en  l'air  comme  des  bouffées  de  fumée,  et  se 
précipitaient  sur  un  arbrisseau  qu'elles  couvraient  tout  entier;  des  Pin- 
sons, des  Fauvettes,  des  Rouges-Gorges,  se  groupaient  légèrement  sur 
des  branches  découpées  comme  des  cristaux  sur  une  girandole.  De  toutes 
parts  résonnaient  des  voix  qui  disaient  bien  distinctement  :  a  Allons, 
ma  femme!   —  Allons,  ma  fille!  —  Venez,  ma  belle!   —  Par  ici,  nia 


HISTOIRE   D'UN    MERLE    BLANC. 


407 


mie!  —  Me  voilà,  mon  cher!  —  Bonsoir-,  ma  maîtresse!  —  Adieu,  mes 
amis!  —  Dormez  bien,  mes  enfants!  » 


Quelle  position  pour  un  célibataire  que  de  coucher  dans  une  pareille 
auberge!  J'eus  la  tentation  de  me  joindre  à  quelques  Oiseaux  de  ma 
taille  et  de  leur  demander  l'hospitalité.  «  La  nuit,  pensais-je,  tous  les 
Oiseaux  sont  gris,  et  d'ailleurs  est-ce  faire  tort  aux  gens  que  de  dormir 
poliment  près  d'eux?  » 

Je  me  dirigeai  d'abord  vers  un  fossé  où  se  rassemblaient  des  Étour- 


m 


HISTOIRE    D'UN    MERLE  BLANC. 


noaiix;  ils  laisaionl  Unir  loilolle  de  nuit  avec  un  soin  tout  partirulier,  et 
je  reniar(|uai  que  la  plupart  d'entre  eux  avaient  les  ailes  dorées  et  les 
patles  vernies;  e'étaient  les  dandys  de  la  foret.  Ils  étaient  assez  l)ons 
enfants  et  ne  nihonoivrenl  daucune  allention.  iMais  leurs  propos  étaient 
si  ereux,  ils  se  racontaient  avec  tant  de  fatuité  leui's  tracasseries  et  leurs 
bonnes  fortunes,  ils  se  frottaient  si  lourdement  l'un  à  l'autre,  qu'il  me 
fut  impossible  d'y  tenir. 

J'allai  ensuite  me  percher  sur  une  branche  où  s'alignaient  une  demi- 
douzaine  dOiseaux  de  dilTérentes  espèces.  Je  pris  modestement  la  der- 


nière place  à  l'extrémité  de  la  branche,  espérant  qu'on  m'y  souffrirait. 
Par  malheur,  ma  voisine  était  une  vieille  Colombe,  aussi  sèche  qu'une 


HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC.  Z,09 

girouette  rouilléo.  Au  moinoiU  oii  je  m'approchai  d'elle,  le  peu  de  plumes 
qui  couvraient  ses  os  était  l'objet  de  sa  sollicitude;  elle  feignait  de  les 
éplucher,  mais  elle  eut  trop  craint  d'en  arracher  une;  elle  les  passait 
seulement  en  revue  pour  voir  si  elle  avait  son  compte.  A  peine  l'eus-je 
touchée  du  bout  de  l'aile,  qu'elle  se  redressa  majestueusement  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  failes  donc,  monsieur?  »  me  dit-elle  en  pinçant 
le  bec  avec  une  pudeur  l)iilanni(|ue. 

Et,  m'ailoniieaut  un  i^rand  coup  de  coude,  elle  me  jeta  à  bas  avec 
une  vigueur  (|ui  eu l  lait  honneur  à  un  portefaix. 

Je  tombai  dans  une  bruyère  oii  dormait  une  grosse  Gelinotte.  Ma 
mère  elle-même  dans  son  écuelle  n'avait  pas  un  tel  air  de  béatitude.  Elle 
était  si  rebondie,  si  épanouie,  si  bien  assise  sur  son  triple  ventre,  qu'on 
l'eût  prise  pour  un  pâté  dont  on  avait  mangé  la  croûte.  Je  me  glissai  fur- 
tivement près  d'elle.  ((  Elle  ne  s'éveillera  pas,  me  disais-je  ;  et,  en  tout  cas, 
une  si  bonne  grosse  maman  ne  peut  pas  être  bien  méchante.  »  Elle  ne  le 
fut  pas  en  effet.  Elle  ouvrit  les  yeux  à  demi,  et  me  dit  en  poussant  un 
léger  soupir  : 

«  Tu  me  gênes,  mon  petit,  va-t'en  de  là.  >> 

Au  même  instant,  je  m'entendis  appeler.  C'étaient  des  Grives  qui,  du 
haut  d'un  sorbier,  me  faisaient  signe  devenir  à  elles.  «Voilà  enfm  de 
bonnes  âmes,  »  pensai-je.  Elles  me  firent  place  en  riant  comme  des  folles, 
et  je  me  fourrai  aussi  lestement  dans  leur  groupe  emplumé  qu'un  billet 
doux  dans  un  manchon  ;  mais  je  ne  tardai  pas  à.  juger  que  ces  dames 
avaient  mangé  plus  de  raisin  qu'il  n'est  raisonnable  de  le  faire;  elles  se 
soutenaient  à  peine  sur  les  branches ,  et  leurs  plaisantei'ies  de  mauvaise 
compagnie,  leurs  éclats  de  rire  et  leurs  chansons  grivoises  me  forcèrent 
de  m 'éloigner. 

Je  commençais  à  désespérer,  et  j'allais  m'endormir  dans  un  coin  soli- 
taire, lorsqu'un  Rossignol  se  mit  à  chanter.  Tout  le  montle  aussitôt  fit 
silence.  Hélas!  que  sa  voix  était  pure!  que  sa  mélancolie  même  paraissait 
douce!  Loin  de  troubler  le  sommed  d'autrui,  ses  accords  semblaient  le 
bercer.  Personne  ne  songeait  à  le  faire  taire,  personne  ne  trouvait  mau- 
vais qu'il  chantât  sa  chanson  à  pareille  heure  ;  son  père  ne  le  battait  pas, 
ses  amis  ne  prenaient  pas  la  fuite.  «  Il  n'y  a  donc  que  moi,  m'écriai-je, 
à  qui  il  soit  défendu  d'être  heureux  ?  Partons,  fuyons  ce  monde  cruel  ; 
mieux  vaut  chercher  ma  route  dans  les  ténèbres,  au  risque  d'être  avalé 
par  quelque  Hibou ,  que  de  me  laisser  déchirer  ainsi  par  le  spectacle  du 
bonheur  des  autres.  » 


MO 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC. 


C'étaient  des  Grives... 


Sur  cette  pensée,  je  me  remis  en  chemin  et  j'errai  longtemps  au 
hasard.  Aux  premières  clartés  du  jour,  j'aperçus  les  tours  de  Notre-Dame. 
En  un  clin  d'œil  j'y  atteignis,  et  je  ne  promenai  pas  longtemps  mes 
regards  sur  la  ville  avant  de  reconnaître  notre  jardin.  J'y  volai  plus 
vite  que  l'éclair...  Hélas!  il  était  vide.  J'appelai  en  vain  mes  parents. 
Personne  ne  me  répondit.  L'arbre  où  se  tenait  mon  père,  le  buisson 
maternel,  l'écuelle  chérie ,  tout  avait  disparu.  La  cognée  avait  tout 
détruit  :  au  lieu  de  1  allée  verte  où  j'étais  né,  il  ne  restait  qu'un  cent  de 
fagots. 


YI 


Je  cherchai  d'abord  mes  parents  dans  tous  les  jardins  d'alentour; 
mais  ee  fut  peine  perdue  ;  ils  s'étaient  sans  doute  réfugiés  dans  quelque 
quartier  éloigné,  et  je  ne  pus  jamais  savoir  de  leurs  nouvelles. 


1 


HISTOIRE    D'UN   MERLE  BLANC.  /,11 


Pénétré  d'une  tristesse  affreuse,  j'allai  me  percher  sur  la  gouttière 
où  la  colère  de  mon  père  m'avait  d'abord  exilé.  J'y  passai  les  jours  et  les 
nuits  à  déplorer  ma  triste  existence.  Je  ne  dormais  plus  ;  je  mangeais  à 
peine;  j'étais  près  de  mourir  de  douleur. 

Un  jour  que  je  me  lamentais  comme  à  l'ordinaire  :  «  Ainsi  donc, 
me  disais-je  tout  haut,  je  ne  suis  ni  un  Merle,  puisque  mon  père  me 
plumait,  ni  un  Pigeon,  puisque  je  suis  tombé  en  route  quand  j'ai  voulu 
aller  en  Belgique,  ni  une  Pie  russe,  puisque  la  petite  marquise  s'est 
bouché  les  oreilles  dès  que  j'ai  ouvert  le  bec,  ni  une  Tourterelle,  puisque 
Gourouli,  la  bonne  Gourouli  elle-même  ronflait  comme  un  moine  quand 
je  chantais,  ni  un  Perroquet,  puisque  Kacatogan  n'a  pas  daigné  m'écou- 
ter,  ni  un  Oiseau  quelconque,  enfin,  puisqu'à  Mortfontaine  on  m'a  laissé 
coucher  tout  seul;  et  cependant  j'ai  des  plumes  sur  le  corps,  voilà  des 
pattes  et  voilà  des  ailes;  je  ne  suis  point  un  monstre,  témoin  Gourouli 
et  cette  petite  marquise  elle-même  qui  me  trouvaient  assez  à  leur  gré  : 
par  quel  mystère  inexplicable  ces  plumes,  ces  aUes  et  ces  pattes  ne 
sauraient-elles  former  un  ensemble  auquel  on  puisse  donner  un  nom  ? 
Ne  serais-je  pas,  par  hasard?...  » 

J'allais  poursuivre  mes  doléances,  lorsque  je  fus  interrompu  par  deux 
portières  qui  se  disputaient  dans  la  rue. 

((  Ah  parbleu!  dit  l'une  d'elles  à  l'autre,  si  tu  en  viens  jamais  à  bout, 
je  te  fais  cadeau  d'un  Merle  blanc. 

—  Dieu  juste!  m'écriai-je,  voilà  mon  affaire.  0  Providence,  je  suis 
fils  d'un  Merle  et  je  suis  blanc  ;  je  suis  un  Merle  blanc  !  » 

Cette  découverte,  il  faut  l'avouer,  modifia  beaucoup  mes  idées.  Au 
lieu  de  continuer  à  me  plaindre,  je  commençai  à  me  rengorger  et  à 
marcher  fièrement  le  long  de  la  gouttière  en  regardant  l'espace  d'un  air 
victorieux.  «  C'est  quelque  chose,  me  dis-je,  que  d'être  un  Merle  blanc, 
cela  ne  se  trouve  pas  dans  le  pas  d'un  Ane.  J'étais  bien  bon  de  m'affli- 
ger  de  ne  pas  rencontrer  mon  semblable;  c'est  le  sort  du  génie,  c'est  le 
mien.  Je  voulais  fuir  le  monde,  je  veux  l'étonner.  Puisque  je  suis  cet 
Oiseau  sans  pareil  dont  le  vulgaire  nie  l'existence,  je  dois  et  prétends  me 
comporter  comme  tel,  ni  plus  ni  moins  que  le  Phénix,  et  mépriser  le 
reste  des  volatiles.  Il  faut  que  j'achète  les  mémoires  d'Alfieri  et  les 
poëmes  de  lord  Byron  ;  cette  nourriture  substantielle  m'inspirera  un 
noble  orgueil,  sans  compter  celui  que  Dieu  m'a  donné;  oui,  je  veux 
ajouter,  s'il  se  peut,  au  prestige  de  ma  naissance.  La  nature  m'a  fait 
rare,  je  me  ferai  mystérieux.  Ce  sera  une  faveur,  une  gloire  de  me  voir. 


k\2 


HISTOIRE   D'UN    MERLE  BLANC. 


Et  au  fait,  ajoiitais-je  plus  bas,  si  je  me  montrais  tout  bonnement  pour 
del'areent? 


Ah!  parbleu!  dit  l'une  d'elles  à  l'autre,  si  tu  en  viens  jamais  à  bout, 
je  te  fais  cadeau  d'un  Merle  blanc. 


«  Fi  donc!  quelle  indigne  pensée!  Je  veux  faire  un  poëme  comme 
Kacatogan ,  non  pas  en  un  chant ,  mais  en  vingt-quatre,  comme  tous  les 
grands  homme^  ;  ce  n'est  pas  assez,  il  y  en  aura  quarante-huit,  avec  des 
notes  et  un  appendice!  Il  faut  que  l'univers  apprenne  que  j'existe.  Je  ne 
manquerai  pas,  dans  mes  vers,  de  déplorer  mon  isolement,  mais  ce  sera 
de  telle  sorte,  que  les  plus  heureux  me  porteront  envie.  Puisque  le  ciel 
m'a  refusé  une  femelle,  je  dirai  un  mal  affreux  de  celles  des  autres.  Je 
prouverai  que  tout  est  trop  vert ,  hormis  les  raisins  que  je  mange.  Les 
Rossignols  n'ont ^qu'à  bien  se  tenir,  je  démontrerai,  comme  deux  et  deux 
font  quatre,  que  leurs  complaintes  font  mal  au  cœur  et  que  leur  mar- 
chandise ne  vaut  rien.  Il  faut  que  j'aille  trouver  Charpentier.  Je  veux  me 
créer  tout  d'abord  une  puissante  position  littéraire.  J'entends  avoir 
autour  de  moi   une  cour  composée  non  pas  seulement  de  journalistes, 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC.  /)13 

mais  d'auteurs  véritables  et  même  <le  femmes  de  lettres.  J'écrirai  un 
rôle  pour  mademoiselle  Raehel,  et  si  elle  refuse  de  le  jouer,  je  publierai 
à  son  de  trompe  que  son  talent  est  bien  inférieur  à  celui  d'une  vieille 
actrice  de  province.  J'irai  à  Venise,  et  je  louerai,  sur  les  bords  du  Grand- 
Canal,  au  milieu  de  cette  cité  féerique,  le  beau  pa-lais  jMoncenigo,  qui 
coûte  quatre  livres  dix  sous  par  jour;  là,  je  m'inspirerai  de  tous  les  sou- 
venirs que  l'auteur  de  Lara  doit  y  avoir  laissés.  Du  fond  de  ma  solitude, 
j'inonderai  le  monde  d'un  déluge  de  rimes  croisées,  calquées  sur  la 
strophe  de  Spencer,  où  je  soulagerai  ma  grande  âme;  je  ferai  soupirer 
toutes  les  Mésanges,  roucouler  toutes  les  Tourterelles,  fondre  en  larmes 
toutes  les  Bécasses ,  et  hurler  toutes  les  vieilles  Chouettes.  Mais  pour  ce 
qui  regarde  ma  personne,  je  me  montrerai  inexorable  et  inaccessible  à 
l'amour.  En  vain  me  pressera-t-on ,  me  suppliera-t-on  d'avoir  pitié  des 
infortunées  qu'auront  séduites  mes  chants  sublimes,  à  tout  cela,  je  répon- 
drai :  c(  Foin!  )>  0  excès  de  gloire!  mes  manuscrits  se  vendront  au  poids 
de  l'or,  mes  livres  traverseront  les  mers;  la  renommée,  la  fortune  me 
suivront  partout;  seul,  je  semblerai  indifférent  aux  murmures  de  la  foule 
qui  m'environnera.  En  un  mot,  je  serai  un  parfait  Merle  blanc,  un  véri- 
table écrivain  excentrique,  fêté,  choyé,  admiré,  envié,  mais  complètement 
grognon  et  insupportable.  » 


VII 

Il  ne  me  fallut  pas  plus  de  six  semaines  pour  mettre  au  jour  mon 
premier  ouvrage.  C'était,  comme  je  me  l'étais  promis,  un  poëme  en 
quarante-huit  chants;  il  s'y  trouvait  bien  quelques  négligences  à  cause 
de  la  prodigieuse  fécondité  avec  laquelle  je  l'avais  écrit  ;  mais  je  pensai 
que  le  public  d'aujourd'hui,  accoutumé  à  la  belle  littérature  qui  s'im- 
prime au  bas  des  journaux,  ne  m'en  ferait  pas  un  reproche. 

J'eus  un  succès  digne  de  moi,  c'est-à-dire  sans  pareil.  Le  sujet  de 
mon  ouvrage  n'était  autre  que  moi-même;  je  me  conformai  en  cela  à  la 
grande  mode  de  notre  temps.  Je  racontais  mes  souffrances  passées  avec 
une  fatuité  charmante;  je  mettais  le  lecteur  au  fait  de  mille  détails  domes- 
tiques du  pliis  piquant  intérêt;  la  description  de  l'écuelle  de  ma  mère  ne 
remplissait  pas  moins  de  quato'rze  chants  :  j'en  avais  compté  les  rainures, 
les  trous,  les  bosses,  les  éclats,  les  échardes,  les  clous,  les  taches,  les 


ri«il». 


tUltl 


I 


HISTOIRE   D'UN    MERLE   BLANC.  M5 

—  Voici,  en  outre,  ajouta  le  Ciiinois,  de  la  musique  que  mon  épouse 
a  composée  sur  un  passage  de  votre  préface.  Elle  rend  merveilleusement 
l'intention  de  l'auteur. 

—  Messieurs,  leurdis-je,  autant  que  j'en  puis  juger,  vous  me  sem- 
blez  doués  d'un  grand  cœur  et  d'un  esprit  plein  de  lumières.  Mais 
pardonnez-moi  de  vous  faire  une  question.  D'oii  vient  votre  mélancolie? 

—  Eh!  monsieur,  répondit  l'habitant  du  Sénégal,  regardez  comme 
je  suis  bâti;  mon  plumage,  il  est  vrai,  est  agréable  à  voir,  et  je  suis 
revêtu  de  cette  belle  couleur  verte  qu'on  voit  briller  sur  les  Canards, 
mais  mon  bec  est  trop  court  et  mon  pied  trop  grand  ;  et  voyez  de  quelle 
queue  je  suis  affublé,  la  longueur  de  mon  corps  n'en  fait  pas  les  deuK 
tiers.  N'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  se  donner  au  diable? 

—  Et  moi,  monsieur,  dit  le  Chinois,  mon  infortune  est  encore  plus 
pénible;  la  queue  de  mon  confrère  balaye  les  rues,  mais  les  polissons 
me  montrent  au  doigt  à  cause  que  je  n'en  ai  point. 

—  Messieurs,  repris-je,  je  vous  plains  de  toute  mon  âme;  il  est  tou- 
jours fcicheux  d'avoir  trop  ou  trop  peu  n'importe  de  quoi.  Mais  permet- 
tez-moi de  vous  dire  qu'il  y  a  au  Jardin  des  Plantes  plusieurs  personnes 
qui  vous  ressemblent,  et  qui  demeurent  là  depuis  longtemps  fort  paisible- 
ment empaillées.  De  même  qu'il  ne  suffit  pas  à  une  femme  de  lettres 
d'être  dévergondée  pour  faire  un  bon  livre,  ce  n'est  pas  non  plus  assez 
pour  un  Merle  d'être  mécontent  pour  avoir  du  génie.  Je  suis  seul  de  mon 
espèce  et  je  m'en  afflige;  j'ai  peut-être  tort,  mais  c'est  mon  droit.  Je 
suis  blanc,  messieurs;  devenez-le,  et  nous  verrons  ce  que  vous  saurez 
dire.  » 


VIII 


Malgré  la  résolution  que  j'avais  prise  et  le  calme  que  j'affectais,  je 
n'étais  pas  heureux.  Mon  isolement,  pour  être  glorieux,  ne  m'en  sem- 
blait pas  moins  pénible,  et  je  ne  pouvais  songer  sans  effroi  à  la  nécessité 
où  je  me  trouvais  de  passer  ma  vie  entière  dans  le  célibat.  Le  retour  du 
printemps,  en  particulier,  me  causait  une  gêne  mortelle,  et  je  commen- 
çais à  tomber  de  nouveau  dans  la  tristesse,  lorsqu'une  circonstance 
imprévue  décida  de  ma  vie  entière. 

Il  va  sans  dire  que  mes  écrits  avaient  traversé  la  Manche,  et  que  les 


^•1 


1*4; 


♦ 


f 
^ 


l 


^i 


à 


HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC. 


W 


0!:'M>, 


Plus  j'approfondissais  le  caractère  de  ma  charmante  femme,  plus 
mon  amour  augmentait.  Elle  reunissait  dans  sa  petite  personne  tous  les 
agréments  de  l'iuue  et  du  corps.  Elle  était  seulement  un  peu  bégueule; 
«nais  j'attribuai  cela  à  l'inlluence  du  brouillard  anglais  dans  lequel  elle 
avait  vécu  jusqu'alors,  et  je  ne  doutai  pas  que  le  climat  de  la  France  ne 
dissipât  bientôt  ce  léger  nuage. 


MS 


IIISTOIRK    D'UN    MERLE    BLANC. 


Une  chose  qui  luinquiétait  plus  sérieusement,  c'était  une  sorte  de 
m\ stère  dont  elle  s'entourait  quelquefois  avec  une  rigueur  singulière, 
senferniant  à  clef  avec  ses  caméristes,  et  passant  ainsi  des  heures 
entières  pour  faire  sa  toilette,  à  ce  qu'elle  prétendait.  Les  maris  n'aiment 
pas  beaucoup  ces  fantaisies  dans  leur  ménage.  Il  m'était  arrivé  vingt  fois^ 
de  frapper  à  l'appartement  de  ma  femme  sans  pouvoir  obtenir  qu'on 
m'ouviît   la    i)()rto.    C.ela    iirini|)alieii(ait    cruellemont.    Un  jour,    entre 


^   Il 


autres,  j'insistai  avec  tant  de  iii;ni\ai>('  liuiiiciir.  qu'elle  se  vit  obligée 
de  céder  et  de  m'ouvrir  un  peu  à  la  hâte,  non  sans  se  plaindre  fort  de 
mon  importunité.  Je  remarquai  en  entrant  une  grosse  bouteille  pleine 


HISTOIRE   D'UN    MERLE   BLANC.  /,1^ 

d'une  espèce  de  colle  faite  avec  de  la  farine  et  du  blanc  d'Espagne.  Je 
demandai  à  ma  femme  ce  qu'elle  faisait  de  cette  drogue;  elle  me  répon- 
dit que  c'était  un  opiat  j)Our  îles  engoluros  qu'elle  avait. 

Cet  opiat  me  sembla  tant  soit  peu  louche;  mais  quelle  défiance  pouvait 
in'inspirei'  une  personne  si  douce  et  si  sage,  qui  s'était  donnée  à  moi 
avec  tant  d'enthousiasme  et  une  sincérité  si  parfaite?  J'ignorais  d'abord 
que  ma  bien-ainiée  fût  une  fenuue  de  plume  ;  elle  me  l'avoua  au  bout  de 
quelque  temj)s,  et  elle  alla  même  jusqu'à  me  montrer  le  manuscrit  d'un 
roman  où  elle  avait  imité  à  la  fois  Walter  Scott  et  Scarron.  Je  laisse  à 
penser  le  plaisir  (pie  me  causa  une  si  aimable  surprise.  Non-seulement  je 
me  voyais  possesseur  d'une  beauté  incomparable,  mais  j'acquérais  encore 
la  certitude  que  l'intelligence  de  ma  compagne  était  digne  en  tout  point 
de  mon  génie.  Dès  cet  instant,  nous  travaillâmes  ensemble.  Tandis  que 
je  composais  mes  poèmes,  elle  baibouillait  des  rames  de  papjer.  Je  lui 
récitais  mes  vers  à  haute  voi\,  et  cela  ne  la  gênait  nullement  pour  écrire 
pendant  ce  temps-là.  Elle  pondait  ses  romans  avec  une  facilité  presque 
«gale  à  la  mienne,  choisissant  toujours  les  sujets  les  plus  dramatiques  : 
des  parricides,  des  rapts,  des  meurtres,  et  même  jusqu'à  des  filouteries, 
ayant  toujours  soin,  en  passant,  d'attaquer  le  gouvernement  et  de  prê- 
cher l'émancipation  des  Merlettes.  En  un  mot,  aucun  effort  ne  coûtait  à 
son  esprit,  aucun  tour  de  force  à  sa  pudeur  ;  il  ne  lui  arrivait  jamais  de 
rayer  une  ligne,  ni  de  faire  un  plan  avant  de  se  mettre  à  l'œuvre.  C'était 
le  type  de  la  Merlette  lettrée. 

Un  jour  qu'elle  se  livrait  au  travail  avec  une  ardeur  inaccoutumée, 
je  m'aperçus  qu'elle  suait  à  grosses  gouttes,  et  je  fus  étonné  de  voir  en 
même  temps  qu'elle  avait  une  grande  tache  noire  dans  le  dos.  «  Eh!  bon 
Dieu,  lui  dis-je,  qu'est-ce  donc? est-ce  que  vous  êtes  malade?»  Elle  parut 
d'abord  un  peu  effrayée  et  même  penaude;  mais  la  grande  habitude 
qu'elle  avait  du  monde  l'aida  bientôt  à  reprendre  l'empire  admirable 
qu'elle  gardait  toujours  sur  elle-même.  Elle  dit  que  c'était  une  tache 
d'encre,  et  qu'elle  y  était  fort  sujette  dans  ses  moments  d'inspiration, 

«  Est-ce  que  ma  femme  déteint?  »  me  dis-je  tout  bas.  Cette  pensée 
m'empêcha  de  dormir.  La  bouteille  de  colle  me  revint  en  mémoire.  «  0 
ciel!  m'écriai-je,  quel  soupçon!  Cette  créature  céleste  ne  serait-elle 
qu'une  peinture ,  un  léger  badigeon  ?  se  serait-elle  vernie  pour  abuser 
de  moi?  Quand  je  croyais  presser  sur  mon  cœur  la  sœur  de  mon  âme, 
l'être  privilégié  créé  pour  moi  seul,  n'aurais-ie  donc  épousé  que  de  la 
farine  ?  » 


/,20  HISTOIRE    D'UIS    MEHLK   BLANC. 

Poursuivi  par  ce  doulo  liorrible,  je  formai  le  dessein  de  m'en  aftran- 
(Ww.  Je  lis  ViK'hM  dun  baromètre,  et  j'attendis  avidement  qu'il  vînt  à 
faire  un  jour  do  pluie.  Je  voulais  enuuener  ma  fenune  à  la  campagne, 
choisir  un  dimanche  douleu\  et  tenter  l'épreuve  d'une  lessive.  Mais 
nous  étions  en  plein  juillet;  il  faisait  un  beau  temps  effroyable. 

l.'ajiparence  du  bonheur  el  lliabitude  d'écrire  avaient  fort  excité  ma 
sensibilité.  Naïf  comme  jetais .  il  m'arrivait  parfois,  en  travaillant,  que 
le  seutiiuenl  fùl  plus  fort  (pie  l'idée,  et  de  me  mettre  ii  pleurer  en  atten- 
dant la  rime.  Ma  femme  aimait  beauccmp  ces  rares  occasions.  Toute 
faiblesse  masculine  enchante  l'orgueil  féminin.  Une  certaine  nuit  que  je 
limais  une  rature,  selon  le  précepte  de  lîoileau,  il  advint  l\  mon  cœur  de 
s'ouvrir, 

<i  0  toi!  dis-je  à  ma  chère  Merlette,  toi,  la  seule  et  la  plus  aimée! 
toi ,  sans  qui  ma  vie  est  un  songe  !  toi ,  dont  un  regard ,  un  sourire, 
métamorphosent  pour  moi  l'univers,  vie  de  mon  cœur,  sais-tu  combien 
je  t'aime?  Pour  niettre  en  vers  une  idée  banale  déjà  usée  par  d'autres 
poètes,  un  peu  d'étude  et  d'attention  me  fait  aisément  trouver  des 
paroles  ;  mais  où  en  piendiais-je  jamais  pour  l'exprimer  ce  que  ta 
beauté  minspire?  Le  souvenir  même  de  mes  peines  passées  pourrait-il 
me  fournir  un  mot  [)our  te  parler  de  mon  bonheur  présent?  Avant  que  tu 
fusses  venue  à  moi,  mon  isolement  était  celui  d'un  orphelin  exilé,  aujour- 
d'hui c'est  celui  d'un  roi.  Dans  ce  faible  corps,  dont  j'ai  le  simulacre 
jusqu'à  ce  que  la  mort  en  fasse  un  débris,  dans  cette  petite  cervelle  enfié- 
vrée où  fermente  une  inutile  pensée,  sais-tu,  mon  ange,  comprends-tu, 
ma  belle,  que  rien  ne  peut  être  qui  ne  soit  à  toi?  Ecoute  ce  que  mon 
cerveau  peut  dire,  et  sens  combien  mon  amour  est  plus  grand!  Oh! 
que  mon  génie  fût  une  perle,  et  que  tu  fusses  Cléopâtre  !  » 

En  radotant  ainsi,  je  pleurais  sur  ma  femme  et  elle  déteignait  visible- 
ment. A  chaque  larme  qui  tombait  de  mes  yeux,  apparaissait  une  plume, 
non  pas  même  noire,  mais  du  plus  vieux  roux  (je  crois  qu'elle  avait  déjà 
déteint  autre  part).  Après  (pielques  minutes  d'attendrissement,  je  me 
trouvais  vis-à-vis  d'un  Oiseau  décollé  et  désenfariné,  identiquement 
semblable  aux  Merles  les  plus  plats  et  les  plus  ordinaires. 

Que  faire?  que  dire?  quel  parti  prendre?  Tout  reproche  était  inutile. 
J'aurais  bien  pu,  à  la  vérité,  considérer  le  cas  cotnme  rédliibitoire  et  faire 
casser  mon  mariage.  Mais  comment  oser  publier  ma  honte?  N'était-ce 
pas  assez  de  mon  malheur?  Je  pris  mon  courage  à  deux  pattes,  je  résolus 
de  quitter  le  monde,  d'abandonner  la  carrière  des  lettres,  de  fuir  dans  un 


HISTOIRE   D'UN    M  EH  LE   BLANC.  ^21 

désert,  s'il  était  possible,  d'éviter  à  jamais  l'aspect  d'une  créature  vivante 
et  de  chercher,  comme  Alceste, 


Un  endroit  ("caité, 

Où  d'ôtre  un  Merle  blanc  on  eût  la  liberté! 


IX 


Je  m'envolai  là-dessus,  toujours  pleurant;  et  le  vent,  qui  est  le  hasard 
des  Oiseaux ,  me  rapporta  sur  une  branche  de  Mortfontaine.  Pour  cette 
fois,  on  était  couché.  «  Quel  mariage!  me  disais -je;  quelle  équipée! 
C'est  certainement  à  bonne  intention  que  cette  pauvre  enfant  s'est  mis  du 
blanc  ;  mais  je  n'en  suis  pas  moins  à  plaindre,  ni  elle  moins  rousse.  » 

Le  Rossignol  chantait  encore.  Seul,  au  fond  de  la  nuit,  il  jouissait  à 
plein  cœur  du  bienfait  de  Dieu  qui  le  rend  si  supérieur  auK  poètes,  et 
donnait  librement  sa  pensée  au  silence  qui  l'entourait.  Je  ne  pus  résister 
à  la  tentation  d'aller  à  lui  et  de  lui  parler. 

«  Que  vous  êtes  heureux!  lui  dis-je  ;  non-seulement  vous  chantez 
tant  que  vous  voulez ,  et  très-bien ,  et  tout  le  monde  écoute  ;  mais  vous 
avez  une  femme  et  des  enfants ,  votre  nid ,  vos  amis ,  un  bon  oreiller  de 
mousse,  la  pleine  lune  et  pas  de  journaux.  Rubini  et  Rossini  ne  sont  rien 
auprès  de  vous;  vous  valez  l'un  et  vous  devinez  l'autre.  J'ai  chanté  aussi, 
monsieur,  et  c'est  pitoyable;  j'ai  rangé  des  mots  en  bataille  comme  des 
soldats  prussiens,  et  j'ai  coordonné  des  fadaises  pendant  que  vous  étiez 
dans  les  bois.  Votre  secret  peut-il  s'apprendre? 

—  Oui,  me  répondit  le  Rossignol;  mais  ce  n'est  pas  ce  que  vous 
croyez.  Ma  femme  m'ennuie,  je  ne  l'aime  point;  je  suis  amoureux  de  la 
Rose  :  Sadi,  le  Persan,  en  a  parlé;  je  m'égosille  toute  la  nuit  pour  elle, 
mais  elle  dort  et  ne  m'entend  pas.  Son  calice  est  fermé  à  l'heure  qu'il  est, 
elle  y  berce  un  vieux  Scarabée;  et  demain  matin,  quand  je  regagnerai 
mon  lit,  épuisé  de  souffrance  et  de  fatigue,  c'est  alors  qu'elle  s'épanouii'a 
pour  qu'une  Abeille  lui  mange  le  cœur.  » 

Alfued  de   Musset. 


LE    MARI 


DE     LA     REINE 


Le  premier  acte  politique  auquel  je  pris  part  en  qua- 
lité  d'Abeille    m'impressionna   si  vivement,    que  je   suis 
forcée  d'attribuer  à  son   influence  l'étrangeté  qui  signala 
ma  vie.  Permettez-moi  d'entrer  en  matière  sans  un  plus 
long   préambule  et   de  vous   raconter  immédiatement  ce 
^^ jf  1:^^^    '      petit  incident. 
Je  sortais  de  l'enfance  et  je  venais  d'être  nonunée  citoyenne  de  la 
ruche,  lorsqu'un    matin  je    fus  réveillée  tout  à  coup   par   des   bruits 
inaccoutumés.  On  frappait  à  la  cloison,  on  murmurait,  on  m'appelait 
par  mon  nom... 

«   Qu'est-ce  qu'il  y  a,  m'écriai-je,  qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 
—  Viens  vite,  mignonne,  me  répondit-on  du  dehors,  on  va  exécuter 
monsieur^  et  tu  fais  partie  du  peloton  d'honneur.  » 

Ces  mots,  que  je  comprenais  à  peine,  —  j'étais  si  jeune  encore  !  — 
m'effrayèrent  horriblement.   Je   savais    bien   que  monsieur  devait   être 
exécuté,  mais  lidée  que  je  pourrais  jouer  un  rôle  quelconque  dans  ce 
drame  ne  m'était  jamais  entrée  dans  l'esprit. 
«  Me  voilà  !  »  m'écriai-je. 

Je  fis  en  toute  hâte  un  bout  de  toilette  et  je  me  précipitai  dehors,  en 
proie  à  la  plus  vive  émotion.  Je  n'étais  pas  pâle,  j'étais  verte. 

Monsieur  était  l'un  des  plus  beaux  Faux-Bourdons  de  la  ruche,  bien 
certainement.  Un  peu  gros,  mais  bien  pris,  la  physionomie  douce  et  une 
grande  distinction.  Je  l'avais  vu  bien  souvent,  accomj)agnant  la  Reine 
dans  son  inspection  quotidienne,  l'agaçant  par  ses  reparties,  la  soute- 


LE   MARI    DE  LA   REINE. 


h2?y 


liant  de  sa  patte,  partageant  avec  elle  le  prestige  de  la  souveraineté  et 
offrant  à  tous  le  visage  du  plus  heureux  des  princes  et  du  plus  aimé  des 
époux. 

Le  peuple  l'aimait  peu,  mais  le  craignait  beaucoup,  il  avait  l'oreille 
de  la  Reine;  la  Reine  publiquement  l'avait  baisé  au  front,  et  l'on  savait 
de  source  certaine,  par  l'une  de  ces  demoiselles  de  la  chambre,  que 
monsieur  allait  devenir  père.  C'était  une  nouvelle  importante,  quoi- 
qu'elle nous  fût  familière,  et  en  un  instant,  répétée  de  bouche  en  bouche, 
elle  remplit  chaque  alvéole  de  joie. 

Chaciuie  de   nous  se  voyait  déjà  transformée  en    nourrice  ou  en 


''  / 


r^ 


;..V 


bonne  d'enfants  et  entourée  de  marmaille,  donnant  la  becquée  à  ceux-ci, 
dorlotant  ceux-là;  déjà  l'on  préparait  dans  chaque  chambrette  un  petit 
coin  douillet  pour  y  recevoir  le  poupon,  c'est  ainsi  que  cela  se  passe 


/,2/,  LE   MARI    DE   LA   REINE. 

chez  nous;  et  le  soir,  avant  de  s'endormir,  on  s'indiquait  certaines 
fleurs  du  voisinage  dont  le  suc  plus  délicat  fournirait  sûrement  un 
miel  plus  savoureux  à  toute  cette  marmaille  qui  d'an  jour  a  l'autre 
allait  faire  son  apparition. 

Notre  attente  ne  fut  pas  trompée  :  notre  bien-aimée  souveraine  mit 
au  monde  dix  mille  jumeaux ,  tous  beaux  comme  le  jour  et  si  forts ,  si 
robustes,  si  pleins  de  vie,  qu'il  eiit  été  impossible  de  faire  un  choix. 

Jamais  de  ma  vie  je  n'ai  vu  une  Reine  plus  fière  de  sa  maternité. 
Le  Prince-époux  était  rayonnant  ;  aussi  il  ne  se  contenait  pas  d'aise,  il 
embrassait  incessamment  tous  ses  enfants  les  uns  après  les  autres,  ce 
qui  lui  demandait  beaucoup  de  temps  à  cause  du  nombre,  puis  courait 
savoir  des  nouvelles  de  la  Reine  et  revenait  bien  vile  distribuer  encore 
trois  ou  quatre  mille  baisers. 

J'avais  assisté  à  tout  cela,  j'avais  vu  monsieur  dans  toute  sa  gloire, 
et,  tout  à  coup,  on  me  réveille,  j'accours  et  j'aperçois  mon  Prince  qu'on 
traîne  au  dernier  supplice...  bien  plus,  je  suis  désignée  moi-même  pour 
exécuter  la  sentence;  horreur  ! 

Monsieur  fit  preuve  dans  cette  circonstance  d'une  lâcheté  excusable, 
à  coup  sûr,  en  un  pareil  moment.  Songez  que  la  nature  l'ayant  privé 
de  toute  arme  défensive  et  offensive,  il  était  complètement  à  notre 
discrétion. 

«  Quai-je  fait,  ô  ma  Reine?  s'écriait-il  en  se  roulant  aux  pieds  de 
la  souveraine;  encore  une  heure,  accordez-moi  une  heure  !...  un  quart 
d'heure...  cinq  minutes...  j'ai  des  révélations  à  faire,  Princesse,  j'ai  des 
aveux... 

—  Dépêchons,  mesdemoiselles,  répliquait  la  Reine  en  dissimulant 
mal  la  contrainte  qu'elle  imposait  à  son  cœur.  Il  faut  que  la  force  reste 
à  la  loi  :  exécutez  ce  jeune  homme  désormais  inutile;  allons,  mesde- 
moiselles, vous  m'entendez,  dépêchons!  » 

La  Reine  rentra  dans  son  cabinet  de  travail,  encore  tout  plein  des 
souvenirs  du  Prince,  et  en  un  instant  la  malheureuse  victime  fut  percée 
de  mille  coups.  Je  vivrais  cent  ans  que  je  n'oublierais  pas  cette  scène- 
là.  Je  fis  semblant  de  faire  comme  toutes  ces  demoiselles,  mais  mon 
aiguillon  ne  se  rougit  pas  ce  jour-là  du  sang  de  l'innocent.  Il  me  resta 
de  tout  cela  une  grande  tristesse. 

«  Il  y  a  chez  les  peuples  les  plus  avancés  des  lois  bien  barbares,  me 
disais-je  à  part  moi  ;  pauvres  messieurs  !  pauvres  messieurs  !  »  Ces  pauvres 
messieurs,  vulgairement  appelés  Faux -Bourdons,   étaient  dans  notre 


LE  MARI    DE  LA'  REINE.  /i25 

ruche  au  nombre  de  six  cents  environ,  tous  appelés  à  monter  d'un  jour 
à  l'autre  les  marches  du  trône,  njais  tous  appelés  aussi  à  payer  cet  excès 
d'honneur  par  une  mort  violente  et  immédiate.  Cette  perspective  donnait 
à  la  plupart  d'entre  eux  une  physionomie  triste  qui  contrastait  singu- 
lièrement avec  la  gaieté  générale.  Au  milieu  de  l'aniaiation  universelle, 
parmi  ces  milliers  de  travailleuses,  on  les  voyait  passer  lentement, 
désœuvrés,  abattus,  effrayés  de  leur  gloire  prochaine;  au  moindre  bruit 
ils  se  retournaient  en  tressaillant. 

«  Ne  serait-ce  pas  la  Reine  qui  nous  appelle?  »  semblaient-ils  dire.  Et 
bien  vite  ils  se  perdaient  dans  la  foule  et  s'échappaient  hors  de  la  ruche. 

Il  y  a  bien  des  ennuis  dans  ces  positions  élevées.  Tous  ce^  gros  fai- 
néants qui  se  prélassent  dans  le  velours  de  leur  habit  sont  plus  valets  que 
les  autres,  vous  le  voyez  bien,  et  ne  méritent  pas  d'être  admirés  si  fort. 
Cette  admiration  est  pourtant  une  folie  commune  que  je  serais  malvenue 
de  blâmer  trop  amèrement,  puisque  moi-même  j'en  fus  victime.  Oui, 
j'aimai  un  Faux-Bourdon,  je  l'aimai  d'un  amour  insensé.  Il  était  beau, 
splendide  ;  au  soleil ,  son  corps  était  resplendissant ,  et  quand  il  entrait 
dans  la  corolle  d'une  fleur,  je  ti'emblais  que  le  contact  des  pétales  ne 
souillât  sa  personne.  J'étais  folle  !  Eh  oui  !  amour  platonique  s'il  en  fiit. 
la  nature  ne  nous  en  permet  pas  d'autre,  idéal,  impossible,  amour  de 
poëte,  rêverie  d'artiste  !  J'aimais  cette  brute  à  cause  de  son  enveloppe. 

J'aurais  voulu  être  l'une  de  ces  Libellulles  aux  ailes  transparentes  et 
azurées  qu'on  voit  à  la  tombée  du  jour  voltiger  au  sommet  des  herbes, 
ou  promener  parmi  les  fleurs  leur  beau  corps  allongé.  Ma  conscience 
me  disait  bien  que  tout  se  paye  en  ce  monde,  et  ([ue  ces  demoiselles-là, 
pour  avoir  la  tête  grosse ,  n'en  sont  pas  plus  industrieuses  pour  cela  ; 
mais  que  voulez-vous,  j'étais  folle,  j'étais  éprise,  je  blasphémais. 

Je  l'avais  rencontré  un  jour,  ivre  de  miel  et  dormant  à  poings  fermés 
au  beau  milieu  d'un  lis.  Il  était  d'un  beau  noir  velouté  au  milieu  de 
toutes  ces  blancheurs.  Son  visage,  sous  le  pollen  jaune  dont  il  était 
barbouillé,  avait  conservé  son  noble  aspect.  Il  ronflait  d'une  façon  régu- 
lière et  majestueuse,  si  j'ose  dire.  Je  m'arrêtai  éblouie. 

«  Voilà  donc,  murnmrai-je,  le  futur  mari  de  la  Reine!  » 

Je  m'approchai,  et,  follement  curieuse  d'examiner  de  près  un  si  gros 
personnage,  je  lui  soulevai  légèrement  la  patte.  Il  tressaillit  et  murmuia 
d'une  voix  somnolente  : 

«  Que  désire  Sa  Majesté?  » 


^26 


LE   MARI    DK   LA    RLINL. 


F'iiis.  jwant  roirni'di»  ih  mon  côU».  il  s"a|)oi\'ut  do  son  erreur;  il  ajouta 
vu  souriant  : 

a  Je  ne  le  iiène  pas,  mon  enfant?  Kli  liien.  continue  ta  besoi^ne  et 
laisse-moi  doiinir  en  |>ai\.  » 


Il  \  avait  au  fond  de  celte  fleur  une  (jdeur  ixinélrante  et  délicieuse  qui, 
sans  doute,  me  monta  au  cerveau,  car  je  perdis  immédiatement  la 
conscience  de  mes  devoirs  et  je  restai  nheuse  en  face  de  ce  Faux- 
lîourdon.  «  Que  sommes-nous,  pensai-je,  nous  autres  misérables  travail- 
leuses, fabrifjuant  le  miel,  pétrissant  la  cire  ou  soii^mant  les  marmots, 
que  sommes -nous  en  coniparaison  de  ces  admirables  désœuvrés  qui 
s'endorment  au  fond  des  fleurs  et  rêvent  perpétuellement  que  la  Reine 
leur  sourit  '}  n 


LE  MARI   BE  LA   REINE. 


k2r 


Alors,  oh!  je  l'avoue,  j'eus  honte  de  ma  condition  modeste  et  labo- 
rieuse. «  Comment  pourrait-il,  en  elTet,  aimer  une  bonne  d'enfant?  me 
disais-je.  Si  j'étais  au  moins  l'une  de  ces  belles  guêpes  à  fine  taille  qui 
s'en  vont  par  le  monde,  agaçant  les  passants,  insouciantes,  coquettes, 


méchantes,  inutiles,  toujours  armées  et  toujours  en  toilette,  |)eut-étre 
m'aimerait-il  !  » 

La  crainte  n'est-elle  pas  un  commencement  d'amour  ? 

La  menace  n'est-elle  pas  un  moyen  de  séduction  ? 

Toutes  ces  pensées  et  mille  autres  plus  folles  encore  bouillonnaient 
dans  ma  tète,  mais  mon  admiration  pour  lui  n'en  devint  que  plus 
violente,  et  je  m'écriai  hors  de  moi  : 

«  Ah,  tenez,  Prince,  vous  êtes  véritablement  bien  beau  ! 


h2S  LE   MARI   DE   LA    REINE. 

—  Je  lo  siiis.  ma  iiiiiinonno.  je  lo  sais;  ma  position  m'y  oblige, 
mais  laisse-moi  me  rendormir.  » 

C.cilc  réponse  me  lit  beaucoup  île  |)eine.  I,e  mallieureux  n'avait  pas 
eompiis  (pie  je  l'adorais.  El  ee  (pii  me  séduisait  en  lui.  j'ai  peine  à 
l'avouer,  celait  le  preslii^e  de  son  oisivelc'  princière,  e'élail  cette  livrée 
de  Prince-époux,  celle  obésité  de  fainéant,  c'i'tail  la  faiblesse  de  ce  i>;ros 
corps  désarmé,  c'elail  l'aplomb  insolenl  dufa\ori..)e  le  un'pi'isais  au  fond, 
mais  je  l'ainiais  follement.  Je  savais  (ju'il  av;i.it  riial)ilude  de  venir  j)res(iue 
clKupie  jour  dormir  dans  le  lis  où  je  l'avais  trouvé;  j'y  vins  aussi.  Je 
faisais  mon  ouvra.i^e  lapideincnl .  j'habillais  bien  vite  les  petits  confiés  à 
ma  i^'arde,  je  leur  distribuais  i»  la  hàle  leur  tai'line,  et  je  me  rendais 
dans  le  calice  parfmné.  I.à.  je  lui  préparais  une  place,  je  balayais  de 
mon  aile  la  j)Oudre  jaune  (pii  aurait  j)U  s'attacher  à  lui.  S'il  se  trouvait 
au  fond  de  la  corolle  quelques  iioulles  de  rosée,  de  mon  aiguillon  je 
perçais  la  cloison  et  l'eau  s'échaj)pail  lentement,  de  sorte  que  mon  Faux- 
Bourdon  chéri  pouvait  se  reposer  tranquille,  à  sa  place  accoutumée, 
sans  crainte  des  rhumatismes. 

Il  ne  m'en  était  pas  plus  reconnaissant  pour  cela .  car  son  indiffé- 
rence et  ses  exigences  augmentaient  en  raison  de  mes  soins  et  de  mes 
tendresses.  «  Tu  me  pousseras  à  bout,  »  lui  disais-je  de  temps  en  temps. 

Il  souriait .  sélalait  béatement  et  ajoutait  :  «  Veille  autour  de  cette 
fleur,  de  peur  que  quelque  insecte  n'y  pénètre  et  ne  trouble  mon  repos.  » 
J'étais  indignée,  et  cependant  je  veillais  autour  de  la  fleur.  Un  jour  je  le 
vis  arriver;  il  était  fort  pâle,  et  cependant  sa  démarche  avait  je  ne  sais 
quoi  de  plus  compassé  qu'à  l'ordinaire. 

'<  Qu'avez-vous,  Prince  ?  lui  dis-je  avec  intérêt. 

—  Retire-toi,  petite,  j'ai  besoin  d'air,  et  le  soleil  ne  sera  pas  fâché 
de  me  voir  aujourd'hui  face  à  face.  » 

Je  me  sentis  trembler,  je  prévoyais  quelque  malheur. 

<i  Demain,  demain,  s'écria-t-il  en  faisant  des  gestes  qui  dénotaient  le 
trouble  de  son  àme,  demain  je  serai...  le  mari  delà  Reine.  » 

Un  voile  obscurcit  mes  yeux,  une  sourde  rage  s'empara  de  moi,  je 
sentis  que  je  devenais  folle  de  jalousie. 

"  D'ici  à  demain  il  peut  se  passer  bien  des  choses,  nmrmurai-je 
d'une  voix  étranglée. 

—  Tais-toi  !  oses-lu  bien  en  ma  présence  prononcer  de  semblables 
paroles  ! 

—  Non,  fis-je,  non,  tu  ne  monteras  pas  les  marches  du  trône  !  » 


LE  MARI   DE   LA  REINE.  /»29 

Je  m'ôlançai  sur  lui  cl.  prolitnnl  d'un  monionl  oîi  il  (lélournait  la 
tète,  je  lui  j)l()ni>;oai  mon  aii;uillon  dans  le  cœur. 

A  peine  eut-il  rendu  e  dernier  soupir  que  je  fondis  en  larmes,  j'étais 
au  désespoir. 

Je  rentrai  dans  la  ruche.  Tout  y  était  en  désordre ,  le  peuple  tout 
entier  semblait  en  proie  k  la  plus  vive  agitation  ;  on  se  poussait,  on  se 
heurtait... 

((  Que  se  passe-t-il  donc  ?  dis-je  à  la  première  Abeille  que  je  ren- 
contrai. 

—  Il  se  passe ,  il  se  passe  que  l'un  de  ces  messieurs  a  disparu. 

—  Et  conunent  le  sait-on?  »  J'étais  trend)lanle. 

«  A  l'appel  de  ce  soir,  il  n'y  avait  que  ('in(|  cent  quatre-vingt-dix- 
neuf  Faux-Bourdons  présents.  La  Reine  a  eu  une  attaque  de  nerfs,  on 
se  perd  en  conjectures. 

—  Ah  !  c'est  une  hori'ible  avenluie  !  »  Et  je  me  perdis  dans  la 
foule. 

La  Reine  fut  inconsolable,  moi  aussi,  pendant  deux  jours  environ, 
et  ce  fut  tout.  C'était  du  reste  un  bien  sot  animal  que  ce  Faux-Bourdon. 
Ne  me  parlez  pas  des  fainéants  bien  habillés. 

Gustave  Z. 


LES     AMOURS 


DE     DEUX    BÈTES 


O  F  F  t  R  T  s 


EN    EXEMPLE    AUX    GENS    DESPRIT 


IIISTOIRF.     AM.M  AU-SKNTIMF.NTALE    — 


I.c   professeur  Granariii». 
^    ')     i!/\.    ♦>SLRK.MENT,     (lit     UIl      SOif,     SOUS     leS 

tilleuls,  le  pr'ofesseur  Gnmarius,  ce 
fjuil  y  ;i  de  |)lus  curinix  en  ce  nio- 
nient,  i»  l'aris,  est  la  conduite  de 
Jarpéado.  Orles,  si  les  Français  se 
conduisaient  ainsi,  nous  n'aurions  pas 
besoin  de  codes,  remontrances,  man- 
denicnls,  sermons  religieux,  ou  mer- 
curiales sociales,  et  nous  ne  verrions  pas  lanl  de  scandales.  Rien 
ne  démontre  mieux  que  c'est  la  raison,  cet  attribut  dont  s'enor- 
gueillit  l'Homme,    qui   cause    tous    les   maux  de  la  Sociét(''.  '. 


*  L'Animal  dislingué  auquel  nous  devons  allé  histoire,  j)ar  laquelle  il  a  voulu 
prouver  que  les  créatures  si  mal  à  propos  nommées  Bôles  par  les  Hommes  leur  étaient 
supérieures,  a  désiré  garder  l'anonyme;  mais  tout  nous  a  prouvé  qu'il  occupait  une  place 
Irès-élevée  dans  les  affections  de  mademoiselle  Anna  Granarius,  el  qu'il  appartient  à  la 
secte  des  Penseurs,  sur  lesquels  l'illustre  rapporteur  a  fait  ses  j)lus  belles  expériences. 


II.    i»i;    Balzac 


LES  AMOUPS  dp:  deux  bêtes. 


/j31 


Mademoiselle  Anna  Granarius,  (jui  aimait  un  simple  élève  natu- 
raliste, ne  put  s'empèçher  de  rougir,  d'autant  plus  qu'elle  était 
blonde  et  d'une  excessive  délicatesse  de  teint,  une  vraie  héroïne  de 
roman  écossais,  aux  yeux  bleus,  enfin  presque  douée  de  seconde  vue. 
Aussi  s'aperçut -elle,  à  l'air  candide  et  presque  niais  du  professeur, 
qu'il  avait  dit  une  de  ces  banalités  familières  aux  savants  qui  ne  sont 
jamais  savants  que  d'une  manière.  Elle  se  leva  pour  se  promener 
dans  le  Jardin  des  Plantes,  qui  se  trouvait  alors  fermé,  car  il  était 
huit  heures  et  demie,  et  au  mois  de  juillet  le  Jardin  des  Plantes  renvoie 
le  public  au  moment  où  les  poésies  du  soir  commencent  leurs  chants. 
Se  promener  alors  dans  ce  parc  solitaire  est  une  des  plus  douces  jouis- 
sances, surtout  en  compagnie  d'une  Anna. 

«   Qu'est-ce   que    mon   père  veut    dire  avec  ce  Jarpéado  qui   lui 


632 


LES   AMOURS   DE   DEUX  BÊTES. 


toiirno  la  tôto?   •  so  domaiula-t-clle  vu  s'asseyant  au  bord  de  la  i^rando 
senv. 

Kt  la  jolie  Anna  dcMuoura  ponsive,  ol  si  j)ensive,  que  la   Pensée, 
comme   il    n'est    pas    rare   de    lui    voir    faire   de   ces    tours    de   force 


chez  les  jeunes  personnes,  absorba  le  corps  et  l'annula.  Elle  resta  clouée 
à  la  pierre  sur  laquelle  elle  s'était  assise.  Le  vieux  [professeur,  trop 
occufK.',  ne  chercha  pas  sa  lille  et  la  laissa  dans  l'état  oij  l'avait  mise 
cette  disposition  nerveuse  qui,  quatre  cents  ans  plus  tôt,  l'eût  conduite 
à  un  bûcher  sur  la  plat  e  de  Grève.  Ce  que  c'est  que  de  naître  à 
propos. 


LES   AMOURS   DE   DEUX   BÈTES.  kU 


II 


S.  A.  r>.  le  prince  Jarpéado. 


Ce  que  Jarpéaclo  trouvait  de  plus  extraordinaire  à  Paris  était 
iui-même,  comme  le  doge  de  Gênes  à  Versailles.  C'était,  d'ailleurs, 
un  garçon  bien  pris  dans  sa  petite  taille,  remarquable  par  la  beauté  de 
ses  traits,  ayant  peut-ôtre  les  jambes  un  peu  grêles;  mais  elles  étaient 
^'haussées  de  bottines  chargées  de  pierreries  et  relevées  à  la  poulaine 
de  trois  côtés.  Il  portait  sur  le  dos,  selon  la  mode  de  la  Cactriane,  son 
pays,  une  chape  de  chantre  qui  eût  fait  honte  à  celles  des  dignitaires 
ecclésiastiques  du  sacre  de  Charles  X  ;  elle  était  couverte  d'arabesques 
on  semences  de  diamants  sur  un  fond  de  lapis-lazuli,  et  fendue  en 
deux  parties  égales,  comme  les  deux  vantaux  d'un  bahut;  puis 
ces  parties  tenaient  par  une  charnière  d'or  et  se  levaient  de  bas  en 
haut  à  volonté,  à  l'instar  des  surplis  des  prêtres.  En  signe  de  sa 
dignité,  car  il  était  prince  des  Coccirubri,  il  portait  un  joli  hausse-col 
«n  saphir,  et  sur  sa  tète  deux  aigrettes  filiformes  qui  eussent  fait 
honte,  par  leur  délicatesse,  à  tous  les  pompons  que  les  princes  mettent 
â  leurs  shakos,  les  jours  de  fête  nationale. 

Anna  le  trouva  charmant,  excepté  ses  deux  bras  excessivement 
courts  et  décharnés  ;  mais  comment  aurait-on  pensé  à  ce  léger  défaut 
à  l'aspect  de  sa  riche  carnation  qui  annonçait  un  sang  pur  en  har- 
monie avec  le  soleil ,  car  les  plus  beaux  rayons  rouges  de  cet  astre 
semblaient  avoir  servi  à  rendre  ce  sang  vermeil  et  lumineux?  Mais 
bientôt  Anna  comprit  ce  que  son  père  avait  voulu  dire,  en  assistant 
à  une  de  ces  mystéçneuses  choses  qui  passent  maperçues  dans  ce 
terrible  Paris,  si  plein  et  si  vide,  si  niais  et  si  savant,  si  préoccupé  et 
si  léger,  mais  toujours  fantastique,  plus  que  la  docte  Allemagne,  et 
bien  supérieur  aux  contrées  hoffmanniques,  où  le  grave  conseiller  du 
Kammergericht  de  Berlin  a  vu  tant  de  choses.  Il  est  vrai  que  maître 
Floh  et  ses  besicles  grossissantes  ne  vaudront  jamais  les  forces  apoca- 
lyptiques des  sibylles  mesmériennes .  remises  en  ce  moment  à  la 
disposition  de  la  charmante  Anna  par  un  coup  de  baguette  de  cette 
lee,  la  seule  qui  nous  reste,  E\tasinada,  à  laquelle  nous  devons  nos 


/,3/,  LES  AMOURS   DE   DEUX   BÊTES. 


poêles,  nos  plus  boaiiv   ivves.  r(  ilonl    l"c\is(oiue  osl  Ibrloinem  coin- 
j)riuiiiso  à  rAcjuk'iuie  dos  si'icMuvs  (seclion  de  inédcciiu') . 


HT 


Autre  tontatioii  de  saint  Antoiiu'. 


Los  trois  niillo  lonètres  de  ce  palais  de  verre  se  renvoyèrent  les 
unes  les  autres  un  rayon  de  lune,  et  ce  l'ut  bientôt  comme  un  de  ces 
incendies  que  le  soleil  allume  à  son  coucher  dans  un  vieux  château,  et 
qui  souvent  trompent  à  distance  un  voyageur  qui  passe,  un  h^boureur 
qui  revient.  Les  cactus  versaient  les  trésors  de  leurs  odeurs,  le  vanillier 
envoyait  ses  ondes  parfumées,  le  volcameria  distillait  la  chaleur  vineuse 
de  ses  touiïes  par  efïluves  aussi  jolies  que  ses  fleurs,  ces  bayadères  de 
la  botanique,  les  jasmins  dos  Açores  babillaient,  les  magnolias  grisaient 
lair,  les  senteurs  dos  daturas  s'avançaient  avec  la  pompe  d'un  roi  de 
Perse,  et  limpétueuN.  lis  do  la  Chine,  dix  fois  plus  fort  que  nos  tubé- 
reuses, détonait  comme  les  canons  des  Invalides,  et  traversait  cette 
atmosphère  embiasée  avec  limpétuosité  d'un  boulet,  ramassant  toutes 
les  autres  odeurs  et  se  les  appropriant,  comme  un  banquier  s'assimile 
les  ciipitaux  partout  où  passent  ses  spéculations.  Aussi  le  Vertige 
emmenait-il  ces  chœurs  insensés  au-dessus  de  cette  foret  illuminée  , 
c-omme  à  l'Opéra  Musard  entraîne,  d'un  coup  de  baguette,  dans  un 
galop  la  ronde  furieuse  des  Parisiens  de  tout  âge,  de  tout  sexe,  sous 
de»  tourbillons  de  lumière  et  de  musique. 

La  princesse  Finna,  l'une  des  plus  belles  créatures  du  pays 
enchanté  de  Las  Figuieras,  s'avança  par  une  vallée  du  Nopalistan, 
résidence  offerte  au  prince  par  ses  ravisseurs,  où  les  gazons  étaient 
à  la  fois  humides  et  lisses,  allant  à  la  rencontre  de  Jarpéado,  (|ui, 
cette  fois,  ne  pouvait  l'éviter.  Les  yeux  de  celte  enchanteresse,  (jue 
dans  un  ignoble  projet  d'alliance  le  gouvernement  jetait  à  la  tête 
du  prince,  ni  plus  ni  moins  qu'une  Caxe-Sotha,  brillaient  comme  des 
étoiles,  et  la  rusée  s'était  fait  suivre,  comme  Catherine  de  Médicis, 
d'un  dangereux  escadron  composé  de  ses  plus  belles  sujettes. 

Du  plus  loin  qu'elle  aperçut  le  prince,  elle  fit  un  signe.  A  ce 
signal,  il  s'éleva  dans  le  silence  de  celle  nuit  parfumée  une  nmsique 


LES  AMOURS    DE  DEUX   BÊTES.  ^35 


absolument  semblable  au  scherzo  de  la  reine  ^fab,  dans  la  symphonie 
(le  Roméo  et  .Ixiliotle,  où  le  grand  Berlioz  a  reculé  les  bornes  de  l'ait 
du  facteur  d'instruments,  pour  trouver  les  effets  de  la  Cigale,  du 
Grillon,  des  Mouches,  et  rendre  la  voix  sublime  de  la  nature,  à  midi, 
dans  les  hautes  herbes  d'une  prairie  où  murmure  un  ruisseau  sur  du 
sable  argenté.  Seulement  le  délicat  et  délicieux  morceau  de  Berlioz  est 
à  la  musique  qui  résonnait  aux  sens  intérieurs  d'Anna  ce  que  le  brutal 
organe  d'un  tonitruant  ophicléide  est  aux  sons  filés  du  violoncelle  de 
Batta,  quand  Batta  peint  l'amour  et  en  rappelle  les  rêveries  les  plus 
éthérées  aux  femmes  attendries  que  souvent  un  vieux  priseur  trouble 
en  se  mouchant  !  (A  la  porte!) 

C'était  enfin  la  lumière  qui  se  faisait  musique,  comme  elle  s'était 
déjà  faite  parfum,  par  une  attention  délicate  pour  ces  beaux  êtres, 
fruit  de  la  lumière  que  la  lumière  engendre,  qui  sont  lumière  et 
retournent  à  la  lumière.  Au  miliQu  de  l'extase  où  ce  concert  d'odeurs  et 
de  sons  devait  plonger  le  prince  Jarpéadô,  et  quel  prince  !  un  prince 
à  marier,  riche  de  tout  le  Nopalistan  [voir  aux  annonces  pour  plus  de 
détails),  Finna,  la  Cléopâtre  improvisée  par  le  gouvernement,  se  glissa 
sous  les  pieds  de  Jarpéadô,  pendant  qui  six:  vierges  dansèrent  une 
danse  qui  était  aussi  supérieure  à  la  cachucha  et  au  jaléo  espagnol, 
que  la  musique  sourde  et  tintinnulante  des  génies  vibrionesques  sur- 
passait la  divine  musique  de  Berlioz.  Ce  qu'il  y  avait  de  singulier  dans 
cette  danse  était  sa  décence,  puisqu'elle  était  exécutée  par  des  vierges  ; 
mais  là  éclatait  le  génie  infernal  de  cette  création  nationale  et  trans- 
mise à  ces  danseurs  par  leurs  ancêtres,  qui  la  tenaient  de  la  fée 
Arabesque.  Cette  danse  chaste  et  irritante  produisait  un  effet  absolument 
semblable  à  celui  que  cause  la  ronde  des  femmes  du  Campidano, 
colonie  grecque  aux  environs  de  Cagliari.  (Etes-vous  allé  en  Sar- 
daigne?  Non.  J'en  suis  fâché.  Allez-y,  rien  que  pour  voir  danser  ces 
filles  enrichies  de  sequins.)  Assurément,  vous  regardez,  sans  y 
entendre  malice,  ces  vertueuses  jeunes  filles  qui  se  tiennent  par  la  main 
et  qui  tournent  très-chastement  sur  elles-mêmes  ;  mais  ce  chœur  est 
néanmoins  si  voluptueux,  que  les  consuls  anglais  de  la  secte  des  saints, 
ceux  qui  ne  rient  jamais,  pas  même  au  parlement,  sont  forcés  de  s'en 
aller.  Eh  bien ,  les  femmes  du  Campidano  de  Sardaigne,  en  fait  de  danse 
à  la  fois  chaste  et  voluptueuse,  étaient  aussi  loin  des  danseuses  de 
Finna ,  que  la  vierge  de  Dresde  par  Raphaël  est  au-dessus  d'un  portrait 
de  Dubufe.  (On  ne  parle  pas  de  peinture,  mais  d'expression.) 


m 


LES   AMOUHS    DE   DEUX   BÊTES. 


u  ^'(lu^  voiilo/.  ilonc   ii:e  tiior?  sirria   Jarpoado,   ([ui   l'crtes  aurait 
ivndii  (les  \n)\n[s  l\  un  l'oiisul  ani;lais  vu  lait  ilo  iiiodeslie  cl  de  palrio- 

(ISIIIO. 

—  Non.  âme  de  mon  àiiie.   dit  Finna  d'une  voix  douce  à  roreille 
rojiinie  de   la  civiiie   ;i   la  laniîue  dim  cliat;    mais  ne    sais-tu  pas  que 


^,2r^^  yf^ 


je  t'aime  comme  la  terre  aime  le  soleil,  que  mon  ariiour  est  si  peu 
[>ersonnel,  que  je  veux  être  ta  femme,  encore  bien  (jue  je  sache  devoir 
en  mourir? 


LES  AMOURS   DE   DEUX  BÊTES.  /,37 


—  Ne  sais-tu  pas.  répondit  Jaipeado.  (|ue  je  viens  d'un  pays  où 
les  castes  sont  chastes  et  suivent  les  ordres  de  Dieu,  tout  comme  dtwis 
rindoustan  font  les  bralimes?  Un  hi'ahmine  n'a  pas  plus  de  répugnance 
pour  un  paria  (pie  moi  pour  les  plus'belles  créatures  de  ton  atroce  pays" 
de  Las  Figuieras,  oii  il  lait  froid.  Ton  amour  me  gèle.  Arrière,  baya- 
dères  impures!...  Apprenez  que  je  suis  tidèle,  et  quoique  vous  soyez 
en  force  sur  celle  terre,  quoique  vous  ayez  en  abondance  les  trésors  de 
la  vie,  quand  je  devrais  mourir  ou  de,  foim  ou  d'amour,  je  ne  m'unirai 
jamais  ni  a  toi,  ni  à  tes  pareilles.  Un  Jarpéado  s'allier  à  une  femme 
de  ton  espèce,  qui  est  à  la  mienne  ce  que  la  négresse  est  à  un  blanc, 
ce  qu'un  laquais  est  à  une  duchesse  !  Il  n'y  a  que  les  nobles  de 
France  qui  fassent  de  ces  alliances.  Celle  que  j'aime  est  loin,  bien  loin; 
mais  ou  elle  viendra,  ou  je  mourrai  sans  amour  sur  la  terre  étran- 
gère... » 

Un  cri  d'effroi  retentit  et  ne  me  permit  pas  d'entendre  la  réponse 
de  Finna ,  qui  s'écria  :  d  Sauvez  le  prince  !  Que  des  masses  dévouées 
s'élancent  entre  le  danger  et  sa  personne  adorée  !  » 


IV 


Où  le  caractère  de  Graiiarius  se  dessine  par  sou  ignorance  en  fait  de  sous-pieds. 

Anna  vit  alors ,  avec  un  effroi  qui  lui  glaça  le  sang  dans  les  veines, 
deux  yeux  d'or  rouge  qui  s'avançaient  portés  par  un  nombre  infini 
de  cheveux,   ^'ous  eussiez  dit  d'une  double  comète  à  mille  queues. 

«  Le  Vol  voce  !  le  Vol  voce  !  »  cria- 1- on. 

Le  Yolvoce,  comme  le  choléra  en  1833,  passait  en  se  nourrissant 
de  monde.  Il  y  avait  des  équipages  par  les  chemins,  des  mères 
emportant  leurs  enfants,  des  familles  allant  et  venant  sans  savoir  où  se 
réfugier.  Le  Yolvoce  allait  atteindre  le  prince,  quand  Finna  se  mit 
entre  le  monstre  et  lui  :  la  pauvre  créature  sauva  Jarpéado  qui  resta 
froid  comme  Conacliar,  lorsque  son  père  nourricier  lui  sacrifie  ses 
enfants. 


438 


i.KS  AMoiHS  i)K  \n:v\  niVrES. 


-'^ 


Wa 


-  'V'%^ 


ir  ...i/s 


4ix 


4)         -   *  •>! 


\,^' 


«  Oh!  c'est  Mon  un  piinro.  se  dit  .\u\r.\  loiil  fprjiiviintc'c  de  cette 
royale  insensibilité.  Non,  une  rcnmic  donnerait  imc  Inrnie  ii  un 
Homme  quelle  n'rnnicntit  pas,  si  cet    lloiiune  momail  |)f)ur  lui  sauver 

Ih  vie. 

—  C'est  ainsi  (|ue  je  voudrais  mourir,  dit  lan.^oureusemenl 
Jarpéado,  mourir  pour  celle  qu'on  aime,  mourir  sou>  -es  yeux,  en  lui 


LES   AMOURS  DE   DEUX  BÊTES.  ^39 

Iéij;uanl  l;i  \lc...  Sjiil-on  ce  (luOii  iccoil  (|ii;in(l  on  nnil'.'  tandis  (ju'à 
la  lleur  de  l'Ciiic  on  connaît  hicn  la  valeur  de  ce  (|u'on  aeceple...  » 

En  entendant  ces  paroles.  Anna  se  réconcilia  naturellement  avec  le 
prince. 

((  C'est,  dit-elle,  un  prince  (jui  aime  comme  un  simple  naturaliste. 

—  Es-tu  musique,  parfum,  lumièi'e,  soleil  de  mon  pays?  s'écria  le 
j)iin('e  <|ue  leNLlase  transportait  et  dont  l'attitude  lit  craindi'e  à  la  jeune 
fille  (|u"il  n'eût  une  lièvre  cérébrale.  0  ma  Cactriane,  oii  sur  une  mer 
\ernieille,  iiori^é  de  pourpre,  j'eusse  trouvé  quelque  belle  Uanagrida 
dévouée,  aimante,  je  suis  séparé  de  loi  i)ar  des  espaces  incommensu- 
rables... Et  tout  ce  qui  sépare  deu\  amants  est  infini,  (juand  ce  ne 
peut  être  franchi...  » 

Cette  j)ensée,  si  profonde  et  si  mélancolicpie,  causa  comme  un 
frémissement  ii  la  pauvre  fille  du  professeur,  qui  se  leva,  se  promena 
dans  le  Jardin  des  Plantes,  et  airiva  le  lon,y  de  la  rue  Cuvier,  oii  elle 
se  mit  à  ,^rimper,  avec  l'agilité  d'une  (abatte,  jusque  sur  le  toit  de 
la  maison  (jui  porte  le  numéro  15.  Jules,  qui  travaillait,  venait  de  jKjser 
sa  plume  au  bord  de  sa  table,  et  se  disait  en  se  frottant  les  mains: 
Il  Si  cette  chère  Anna  veut  m'attendre,  j'aurai  la  croix  de  la  Légion 
d'honneur  dans  trois  ans,  et  je  serai  suppléant  du  professeur,  car  je 
mords  à  l'Enloniologie,  et  si  nous  réussissons  à  transporter  dans 
l'Algérie  la  culture  du  Coccus  Cvcri...  c'est  une  concjuéte,  que 
diable!...  . 

Et  il  se  mit  à  chanter  : 

0  Matliilde,   idole  de  mon  âme!...  etc., 

de  Rossini,  en  s'accompagnant  sur  un  piano  qui  n'avait  d'autre  défaut 
que  celui  de  nasiller.  Après  cette  petite  distraction ,  il  ôta  de  dessus  sa 
table  un  bouquet,  fleurs  cueillies  dans  la  serre  en  compagnie  d'Anna,  et 
se  remit  à  travailler. 

Le  lendemain  matin,  Anna  se  trouvait  dans  son  lit,  se  souvenant, 
avec  une  fidélité  parfaite,  des  grands  et  inmienses  événements  de  sa 
nuit,  sans  pouvoir  s'expliquer  comme  elle  avait  pu  monter  sur  les  toits 
et  voir  l'intérieur  de  l'àme  de  monsieur  Jules  Sauvai,  jeune  dessinateur 
du  Muséum,  élève  du  professeur  Granarius  ;  mais  violemment  éprise  de 
curiosité  d'apprendre  qui  était  le  prince  Jarpéado. 

Il  résulte  de  ceci,  pères   et  mères  de  famille,   que  le  vieuv  pro- 


l^l^Q  LKS   AMOLHS    DE    DEUX   BÈÏES. 


l'esseiir  était  veuf,  avait  une  fille  de  dix-neuf  ans,  très-sage,  mais  peu 

surveillée,  car  les  j^ens  absoii)és  \yAV  les  intérêts  scientifiques  accomplis- 
sent trop  mal  les  devoirs  de  la  paternité  pour  pouvoir  y  joindre  ceux 
de  la  maternité.  Ce  savant  à  perni([ue  retroussée,  occupé  de  ses  mono- 
iiraphies.  jjortait  des  pantalons  sans  bretelles,  et  (lui  cpii  savait  toutes 
les  découvertes  laites  dans  les  royaumes  infinis  de  la  microscopie)  ne 
connaissait  pas  linvention  des  sous-pieds,  qui  donnent  tant  de  rectitude 
aux  |)lis  des  pantalons  et  tant  de  latii^uie  aux  épaules.  La  première  fois 
que  .Iules  lui  parla  de  sous-jiieds.  il  les  prit  pour  un  sous-genre,  le  cher 
Homme!  Vous  comprendrez  donc  comment  Granarius  pouvait  ignorer 
que  sa  fille  fut  naturellement  somnambule,  éprise  de  Jules,  et  emmenée 
par  lainour  dans  les  abîmes  de  cette  extase  qui  frise  la  catalepsie. 

Au  déjeuner,  en  voyant  son  père  près  de  verser  gravement  la 
salière  dans  son  cale,  elle  lui  dit  vivement:  <(  Papa,  qu'est-ce  que  le 
prince  Jarpéado  ?  » 

Le  mot  lit  elTet  :  Granarius  posa  la  salière,  regarda  sa  fille  dans  les 
yeux  de  laquelle  le  sommeil  avait  laissé  quelques-unes  de  ses  images 
confuses,  et  se  mit  à  sourire  de  ce  gai,  de  ce  bon,  de  ce  gracieux 
sourire  qu'ont  les  savants  quand  on  vient  à  caresser  leur  dada  ! 

<(  Voilà  le  sucre,  »  dit-elle  alors  en  lui  tendant  le  sucrier. 

Et  voilà,  chers  enfants,  comment  le  réel  se  mêle  au  fantastique 
dans  la  vie  et  au  Jardin  des  Plantes. 


Aventures  de  Jarpéado. 

'(  Le  prince  Jarpéado  est  le  dernier  enfant  d'une  dynastie  de  la 
Cactriane.  reprit  le  digne  savant,  qui,  semblable  à  bien  des  pères, 
avait  le  défaut  de  toujours  croire  que  sa  fille  en  était  encore  à 
jouer  avec  ses  poupées.  La  Cactriane  est  un  vaste  pays,  très-riche, 
et  lun  de  ceux  qui  boivent  à  même  les  rayons  du  soleil;  il  est  situé 
l)ar  un  nombre  de  degrés  de  latitude  et  de  loniiilude  cpii  t'est  parfai- 
tement inrJifTérent  ;  mais  il  est  encore  bien  peu  connu  des  observateurs, 


LES   AMOURS   DE   DEUX   BÈÏES.  Ul 


je  [)arle  de  ceux  qui  rep;ardent  les  œuvres  de  la  nature  avec  deux 
paires  d'yeux.  Or,  les  habitants  de  cette  contrée,  aussi  peuplée  que 
la  Chine,  et  plus  même,  car  il  y  a  des  milliards  d'individus,  sont 
sujets  à  des  inondations  périodiques  d'eaux  bouillantes,  sorties  d'un 
immense  volcan,  produit  à  main  d'Homme,  et  nommé  Harrozo- 
Rio-Grande.  Mais  la  nature  semble  se  plaire  à  opposer  des  forces 
productrices  égales  à  la  force  des  fléaux  destructeurs,  et  plus  l'Homme 
mange  de  Harengs,  plus  les  mères  de  famille  en  pondent  dans 
l'Océan...  Les  lois  particulières  qui  régissent  la  Gactriane  sont  telles, 
qu'un  seul  prince  du  sang  royal,  s'il  rencontre  une  de  ses  sujettes, 
peut  réparer  les  pertes  causées  par  l'épidémie  dont  les  effets  sont  connus 
par  les  savants  de  ce  peuple,  sans  qu'ils  aient  jamais  pu  en  pénétrer  les 
causes.  G'est  leur  choléra-morbus.  Et  vraiment  quels  retours  sur  nous- 
mêmes  ce  spectacle  dans  les  infiniment  petits  ne  doit-il  pas  nous  inspirer 
à  nous...  Le  choléra-morbus  n'est-il  pas... 

—  Notre  Volvoce  !  »  s'écria  la  jeune  fille. 

Le  professeur  manqua  de  renverser  la  table  en  courant  embrasser 
son  enfant. 

«  Ah!  tu  es  au  fait  de  la  science  à  ce  point,  chère  Annette?... 
Tu  n'épouseras  qu'un  savant.  Volvoce!  qui  t'a  dit  ce  mot?  » 

(J'ai  connu,  dans  ma  jeunesse,  un  Homme  d'affaires  qui  racontait, 
les  larmes  dans  les  yeux,  comment  un  de  ses  enfants,  âgé  de  cinq 
ans,  avait  sauvé  un  billet  de  mille  francs  qui,  par  mégarde,  était  tombé 
dans  le  panier  aux  papiers ,  où  il  en  cherchait  pour  faire  des  cocottes. 
—  Ce  cher  enfant  !  à  son  âge  !  savoir  la  valeur  de  ce  billet...) 

((  Le  prince  !  le  prince  !  »  s'écria  la  jeune  fille  en  ayant  peur 
que  son  père  ne  retombât  dans  quelque  rêverie;  et  alors  elle  n'eût 
plus  rien  appris. 

«  Le  prince,  reprit  le  vieux  professeur  en  donnant  un  coup  à  sa 
perruque,  a  échappé,  grâce  à  la  sollicitude  du  gouvernement  français, 
à  ce  fléau  destructeur  ;  mais  on  l'enleva,  sans  le  consulter,  à  son  beau 
pays,  à  son  bel  avenir,  et  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  sa  vie 
était  un  problème.  Pour  parler  clairement,  Jarpéado,  le  centimil- 
liardimillionième  de  sa  dynastie... 

(«  Et,  fit  le  professeur  entre  parenthèse,  en  levant  vers  le  plafond 
plein  de  Bêtes  empaillées  sa  mouillette  trempée  de  café,  vous  faites 
les  fiers,  messieurs  les  Bourbons,  les  Othomans,  races  royales  et 
souveraines,  qui  vivez  à  peine  des  quinze  à   seize  siècles  avec  les  mille 

56 


l^f^2  l.KS   AMOUHS    DE   DEUX   BlVfES. 


vl  une  précautions  de  la  civilisation  la   plus   ralïînée...  0   combien... 
Kniiu  1...  No  pai'lous  jias  polillipic.  ») 

..  Jarpcado  no  se  trouvait  pas  plus  avancé  dans  l'échelle  des  êtres 
(jue  ne  lest  une  Altesse  Royale  onze  mois  avant  sa  naissance,  et  il  fut 
transporte,  sous  cette  l'oiine.  chez  mon  prédécesseur.  Tillustre  Lacrampe, 
inventeur  des  Canards,  cl  (pii  achevait  leur  monoi»:raphie  alors  que 
nous  einnes  le  malheui"  de  le  perdre  ;  mais  il  vivra  tant  que  vivra 
la  Peau  de  Chagrin  y  où  rillustrateur  l'a  représenté  contemplant  ses 
chers  Canards.  Là  se  voit  aussi  notre  ami  Planchette  à  qui,  pour  la 
.doire  de  la  science,  feu  Lacraiii|)c  a  lé.e;ué  le  soin  de  rechercher  la 
configuration,  lélendue.  la  profondeur,  les  qualités  des  princes,  onze 
mois  avant  leur  naissance.  Aussi  Planchette  s'est-il  déjà  montré  dii^ne 
de  cette  mission,  soutenant,  contre  cet  intrigant  de  Cuvier,  que, 
dans  cet  état,  les  princes  devaient  rlr(^  infusoires,  renuiants,  et  déjà 
décorés. 

((  Le  gouvernement  français,  sollicité  i)ai'  feu  Lacrampe,  s'en  remit 
au  fameux:  Génie  Spéculatoribus  pour  l'enlèvement  du  prince  Jarpéado, 
qui.  grâce  à  sa  situation,  put  venir  par  mer  du  fond  de  la  province 
de  Guaxaca,  sur  un  lit  de  pourpre  composé  de  trois  milliards  environ 
de  sujets  de  son  père,  endîaumés  par  des  Indiens  qui,  certes,  valent 
bien  le  docteur  Gannal.  Or,  comme  les  lois  sur  la  traite  ne  concernent 
pas  les  morts,  ces  précieuses  momies  furent  vendues  à  Bordeaux  pour 
servir  aux  plaisirs  et  aux  jouissances  de  la  race  blanche,  jusqu'à  ce 
que  le  soleil,  père  des  Jarpéado,  des  Ranagrida,  des  Negra,  les  trois 
grandes  tribus  des  peuples  de  la  Cactriane,  les  absorbât  dans  ses 
rayons...  Oui,  apprends,  mon  Anna,  que  pas  une  des  nymphes  de 
Rubens,  pas  une  des  jolies  tilles  de  Miéris,  que  pas  un  trompette  de 
Wouwerraans  n'a  pu  se  passer  de  ces  peuplades.  Oui,  ma  lillc.  il  y  a 
des  populations  entières  dans  ces  belles  lèvres  qui  vous  sourient  au 
Musée,  ou  qui  vous  délient.  Oh!  si,  par  un  effet  de  magie,  la  vie 
était  rendue  aux  êtres  ainsi  distillés.  (pi«'l  clKinniitit  spectacle  que  celui 
de  la  décomposition  d'une  Vierge  de  Raj)ha(l  ou  d'une  bataille  de 
Rubens!  Ce  serait,  pour  ces  charmants  êtres,  un  jour  comme  celui 
de  la  résurrection  éternelle  qui  nous  est  promis.  Hélas!  peut-être  y 
a_t-il  là-haut  un  puissant  peintre  qui  prend  ainsi  les  générations  de 
Ihumanilé  sur  des  palettes,  et  peut-<Hre,  broyés  par  une  ujolette 
invisible,  devenons-nous  une  teinte  dans  quelque  fresque  iounense, 
ô  mon  Dieu  ! . . .  n 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  /»/i3 


Là-dessus  le  vieux  professeur,  comme  toutes  les  fois  que  le  nom  de 
Dieu  se  trouvait  sur  ses  lèvres,  tomba  dans  une  profonde  rêverie  qui 
fut  respectée  par  sa  fille. 


VI 

Autre  Jarpt^ado. 

Jules  Sauvai  entra.  Si  vous  avez  rencontré  quelque  part  un  de  ces 
jeunes  gens  simples  et  modestes,  pleins  d'amour  pour  la  science,  et 
({u'\,  sachant  beaucoup,  n'en  conservent  pas  moins  une  certaine  naïveté 
charmante  (pii  ne  les  empêche  pas  d'être  les  plus  ambitieux  des  êtres, 
et  de  mettre  l'Europe  sens  dessus  dessous  à  propos  d'un  os  hyoïde  ou 
d'un  coquillage,  vous  connaissez  alors  Jules  Sauvai.  Aussi  candide  qu'il 
était  pauvre  (hélas!  peut-être  quand  vient  la  fortune  s'en  va  la 
candeur),  le  Jardin  des  Plantes  lui  servait  de  famille,  il  regardait  le 
professeur  Granarius  connne  un  père,  il  l'admirait,  il  vénérait  en  lui 
le  disciple  et  le  continuateur  du  grand  Geoffroy  Saint-Hilaire,  et  il 
l'aidait  dans  ses  travaux,  comme  autrefois  d'illustres  et  dévoués  élèves 
aidaient  Raphaël;  mais  ce  qu'il  y  avait  d'admirable  chez  ce  jeune 
Homme,  c'est  qu'il  eiit  été  ainsi,  quand  même  le  professeur  n'aurait 
pas  eu  sa  belle  et  gracieuse  fille  Anna,  saint  amour  de  la  science  ! 
car,  disons-le  promptement.  il  aimait  beaucoup  plus  riiistoii'e  natu- 
relle que  la  jeune  fille. 

«Bonjour,  mademoiselle,  dit-il;  vous  allez  bien  ce  matin?... 
Qua  donc  le  professeur  ? 

—  Il -m'a  malheureusement  laissée  au  beau  milieu  de  l'histoire  du 
prince  Jarpéado,  pour  songer  aux  fins  de  l'humanité...  J'en  suis 
restée  à  l'arrivée  de  Jarpéado  à  Bordeaux. 

—  Sur  un  navire  de  la  maison  Balguerie  junior,  reprit  Jules. 
Ces  banquiers  honorables,  à  qui  l'envoi  fut  fait,  ont  remis  le  prince... 

—  Principicule...  fii  observer  Anna. 

—  Oui,  vous  avez  raison,  à  un  grossier  conducteur  des  diligences 
Laffitle  et  Gaillard,  qui  n'a  pas  eu  pour  lui  les  égards  dus  à  sa  haute 
naissance  et  à  sa  grande  valeur  ;  il  l'a  jeté  dans  cet  abîme  appelé 
caisse,  qui  se  trouve  sous  la  banquette  du  coupé,  où  le  prince^et  son 


kkk  LES   AMOURS   DE  DEUX  BÊTES. 

escorte  ont  beaiiroiip  soulVort  du  voisiiuiiro  des  i^roiipes  dccus,  cl  voilii 
ce  qui  nous  mot  aujourdluii  dans  rembarras.  Enlin.  un  simple  laeleui- 
dos  messa.irerios  l"a  ivmis  au  j)èro  Laerampe  (jui  a  bondi  de  joie... 
Aussitôt  (jue  larrivee  de  ee  prince  l'ut  olliciellement  annoncée  au 
gouvornemeni  français,  b^sthi,  lun  des  ministres,  on  a  proiité  pour 
arraclier  des  concessions  en  notre  faveur  :  il  a  vivomont  représenté  à  la 
commission  de  la  Cliandiro  des  dé|)ut('s  rim|t()rl,mce  d(^  notre  établis- 
sement et  la  nécessité  de  le  mettre  sur  un  i^rand  pieil,  et  il  a  si  l>ien 
parlé,  qu'il  a  obtenu  six  cent  mille  francs  pour  bâtir  le  palais  oii devait 
être  Iop;ée  la  race  uliK'  de  .larpeado.  «'(le  sera,  monsieur,  a-t-il  dit 
au  rap|)orteur,  (pii  pai-  bonheur  était  un  riche  dro.i;uiste  île  la  rue  des 
Londtards,  nous  alVranihir  du  tribut  (jue  nous  payons  à  Télranger, 
et  tirer  patti  de  l'Algérie  qui  nous  coule  des  millions.  »  Un  vieux 
maréchal  déclara  que.  dans  son  opinion,  la  possession  du  prince 
était  une  conquête.  «  3Iessieurs,  a  dit  alors  le  rapporteur  h  la  Chambre, 
sachons  semer  pour  recueillir...  »  Ce  mot  eut  un  grand  succès;  car  à 
la  Chambre  il  faut  savoir  descendre  à  la  hauteur  de  ceux  (jui  nous 
écoutent.  Lopposition .  qui  déjà  trouvait  tant  à  redire  à  propos  du  palais 
des  Singes,  fut  battue  par  cette  réflexion  de  nature  à  être  sentie  par 
les  propriétaires .  (jui  sont  en  majorité  sur  les  bancs  de  la  Chambre, 
comme  les  huîtres  sur  ceux  de  Cancale. 

—  Quand  la  loi  fut  votée,  dit  le  professeur  qui,  sorti  de  sa  rêverie, 
écoutait  son  élève,  elle  a  inspiré  un  bien  beau  mot.  Je  passais  dans  le 
Jardin,  je  suis  arrêté,  sous  le  grand  cèdre,  par  un  de  nos  jardiniers 
qui  lisait  le  Monileur ,  et  je  lui  en  fis  même  un  reproche  ;  mais  il  me 
répondit  que  c'était  li  j)lus  grande  des  feuilles  périodiques.  «  Est-il 
vrai.  Monsieur,  me  dit-il,  cjue  nous  aurons  une  serre  où  nous  pour- 
rons faire  venir  les  plantes  des  deux  tropiques  et  garnie  de  tous  les 
accessoires  nécessaires,  fabriqués  sur  la  plus  grande  échelle?  —  Oui, 
mon  ami,  lui  dis-je,  nous  n'aurons  plus  rien  à  envier  à  l'Angleterre, 
et  nous  devons  même  l'empfirter  par  (juelques  perfectionnements.  — 
Enfin,  s'écria  le  jardinier  en  se  frottant  les  mains,  depuis  la  révolution 
de  Juillet,  le  peuple  a  fini  par  comprendre  ses  vrais  intérêts,  et  tout  va 
fleurir  en  France.  »  Quand  il  vit  que  je  souriais,  il  ;>jouta  :  «  Nos 
appointements  seront-ils  augmentés?... 

—  Hélas  !  je  viens  de  la  grande  serre,  monsieur,  reprit  Jules,  et 
tout  est  perdu  !  Malgré  nos  efforts,  il  n'y  aura  pas  moyen  d'unir 
Jarpéado  à  aucune  créature  analognie;  il  a   refusé  celle  du  Coccus  ficus 


LKS   AMOURS    DE   DEUX   BETES.  i/,5 

caricœ^jQ  viens  d'y  passer  une  heure,  l'œil  sur  le  meilleur  apj)areil  de 
Dollond,  et  il  mourra... 

—  Oui,  mais  il  mourra  lidèle,  s'éeria  la  sensible  Anna. 

—  Ma  loi,  dit  Granarius,  je  ne  vois  pas  la  diiïérence  de  mourir 
iidèle  ou  inlidèle,  quand  il  s'agit  de  mourir... 

—  Jamais  vous  ne  nous  comprendrez  !  dit  Anna  d'un  ton  h  fou- 
droyer son  père  ;  mais  vous  ne  le  séduirez  pas,  il  se  refuse  à  toutes 
les  séductions,  et  c'est  bien  mal  à  vous,  monsieur  Jules,  de  vous 
prêter  à  de  pareilles  horreurs.  Vous  ne  seriez  pas  capable  de  tant 
d'amour  !...  cela  se  voit,  Jarpéado  ne  veut  que  Ranagrida... 

—  Ma  fille  a  raison.  Mais  si  nous  mettions,  en  désespoir  de  cause, 
les  langes  de  pourpre  oîi  Jarpéado  fut  apporté,  de  son  beau  royaume 
de  la  Cactriane,  dans  l'état  où  sont  les  princes,  dix:  mois  avant  leur 
naissance,  peut-être  s'y  trouverait-il  encore  une  Ranagrida. 

—  Voilà,  mon  |)ère,  une  noble  action  qui  vous  méritera  l'admi- 
ration de  toutes  les  femmes. 

—  Et  les  félicitations  du  ministre,  donc!  s'écria  Jules. 

—  Et  l'élonnement  des  savants  !  répliqua  le  professeur,  sans 
compter  la  reconnaissance  du  commerce  français. 

—  Oui,  mais,  dit  Jules,  Planchette  n"a-t-il  pas  dit  que  l'état  où 
sont  les  princes  onze  mois  avant  leur  naissance... 

—  Mon  enfant,  dit  avec  douceur  Granarius  à  son  élève  en  l'inter- 
rompant, ne  vois-tu  pas  que  la  nature,  partout  semblable  à  elle- 
même,  laisse  ainsi  ceux  du  clan  des  Jarpéado,  durant  des  années  !  Oh! 
pourvu  que  les  sacs  d'écus  ne  les  aient  pas  écrasés... 

—  Il  ne  m'aime  pas!  »  s'écria  la  pauvre  Anna,  voyant  Jules  qui, 
transporté  de  curiosité,  suivit  Granarius  au  lieu  de  rester  avec  elle 
pendant  que  son  père  les  laissait  seuls. 


VII 


A  la  grande  serre  du  JarJi:^  des  Plantes. 


u    Puis-je  aller  avec  vous,  messieurs?  dit  Anna,  quand  elle  vit  son 
père  revenir,  tenant  à  la  main  un  morceau  de  papier. 


/i46  LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES. 


—  Certainement,  mon  entant.  »  dit  le  professeur  avec  la  bonté  qui 
le  caractérisait. 

Si  Granarius  était  distrait,  il  donnait  à  sa  fille  tous  les  bénéfices  de 
son  défaut.  Et  combien  de  fois  la  douceur  est-elle  de  l'indifférence?... 
Presque  autant  de  fois  que  la  charité  est  un  calcul. 

((  Les  fleurs  ([ue  nous  avons  partagées  hier,  monsieur  Jules,  vous 
ont  fait  mal  à  la  tète  cette  nuit,  lui  dit-elle  en  laissant  aller  son  père  en 
avant,  vous  les  avez  mises  sur  votre  fenêtre  après  avoir  chanté: 

0  Matliilde,  idole  de  mon  àmo  ! 

Ça  nest  pas  bien ,  pourquoi  dire  Mathilde  ? 

—  Le  cœur  chantait  Anna  !  répondit-il.  Mais  qui  donc  a  pu  vous 
instruire  de  ces  circonstances  ?  demanda-t-il  avec  une  sorte  d'effroi. 
Seriez-vous  somnambule  ? 

—  Somnambule  ?  reprit-elle.  Oh  !  que  voilà  bien  les  jeunes  gens 
de  ce  siècle  dépravé  !  toujours  prêts  à  expliquer  les  effets  du  sentiment 
par  certaines  proportions  du  fluide  électro-magnétique  !...  par  l'abon- 
dance du  caloi'ique... 

—  Hélas  !  reprit  Jules  en  souriant,  il  en  est  ainsi  pour  les  Bêtes. 
Voyez!  nous  avons  obtenu  là...»  Il  montra,  non  sans  orgueil,  la 
fameuse  serre  qui  rampe  sous  la  montagne  du  belvédère  au  Jardin 
des  Plantes.  <(  Nous  avons  obtenu  les  feu\  du  tropique,  et  nous  y  avons 
les  plantes  du  tropique,  et  pourquoi  n'avons-nous  plus  les  immenses 
Animaux  dont  les  débris  reconstitués  font  la  gloire  de  Cuvier?  C'est 
que  notre  atmosphère  ne  contient  plus  autant  de  carbone,  ou  qu'en 
fils  de  famille  pressé  de  jouir  notre  globe  en  a  trop  dissipé...  Nos 
sentiments  sont  étal)lis  sur  des  équations... 

—  Oh  !  science  infernale  !  s'écria  la  jeune  fille.  Aimez  donc 
dans  ce  Jardin,  entre  le  cabinet  d'analomie  comparée  et  les  éprouvettes. 
où  la  chimie  zoologique  estime  ce  qu'un  Homme  brille  de  carbone  en 
gravissant  une  montagne  !  Vos  sentiments  sont  établis  sur  des  équations 
de  dot  I  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'est  l'aniour,  monsieur  Jules... 

—  Je  le  sais  si  bien  que,  pour  approvisionner  notre  ménage,  si 
vous  vouliez  de  moi  pour  mari,  mademoiselle,  je  passe  mon  temps  à 
me  rôtir  comme  un  mari'on,  l'œil  sur  un  microscope,  examinant  le 
seul  Jarpéado  vivant  que  possède  l'Europe,  et  s'il  se  marie,  si  ce  conte 
de  fée  finit  par  :  et  ils  eurent  beaucoup  cF enfanta,  nous  nous  marierons 


LES  AMOURS    DE   DEUX  BÊTES.  Z,^7 


aussi,  j'aurai    la  croix   de   la   Légion   d'honneur,  je  serai   professeur 
adjoint,  j'aurai  le  logement  au  Muséum,  et  trois  mille  francs  d'appoin- 
tements, j'aurai  sans  doute  une  mission  en  Algérie,  afin  d'y  porter  cett 
culture,  et   nous   serons  heureux...  Ne   vous   plaignez   donc   pas  de 
l'enthousiasme  que  me  cause  le  prince  Jarpéado... 

—  Ah  !  c'était  donc  une  preuve  d'amour  quand  il  suivi  mon  père,  » 
pensa  la  jeune  fille  en  entrant  dans  la  grande  serre. 

Elle  sourit  alors  à  Jules,  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

«  Eh  bien,  jurez-moi,  monsieur  Jules,  de  m'être  aussi  fidèle  que 
Jarpéado  l'est  à  sa  race  royale,  d'avoir  pour  toutes  les  femmes  le 
dédain  que  le  prince  a  eu  pour  la  princesse  de  Las  Figuieras,  et  je  ne 
serai  plus  inquiète  ;  et  quand  je  vous  verrai  fumant  votre  cigare  au 
soleil  et  regardant  la  fumée,  je  dirai... 

—  Vous  direz  :  11  pense  à  moi  !  s'écria  Jules.  Je  le  jure...  » 

Et  tous  deux  ils  accoururent  à  la  voix  du  professeur  qui  jeta  solen- 
nellement le  petit  bout  de  papier  au  sein  du  premier  nopal  que  le  Jardin 
des  Plantes  y  ait  vu  fleurir,  grâce  aux  six  cent  mille  francs  accordés 
par  la  Chambre  des  députés  pour  bâtir  les  nouvelles  serres. 

«  Ce  être  donc  oune  serre-popiers  !  dit  un  Anglais  jaloux  qui  fut 
témoin  de  cette  opération  scientifique. 

—  Chauffez  la  serre,  s'écria  Granarius  ;  Dieu  veuille  qu'il  fasse  bien 
chaud  aujourd'hui  !    F.a  chaleur,  disait  Thouin,  c'est  la  vie  !  » 


VIII 


Le  Paul  et  Virginie  des  Animaux. 


Le  lendemain  soir,  Anna ,  quand  fut  venue  l'heure  de  la  fermeture 
des  grilles ,  se  promena  lentement  sous  les  magnifiques  ombrages  de  la 
grande  allée,  en  respirant  la  chaude  vapeur  humide  que  les  eaux  de  la 
Seine  mêlaient  aux  exhalaisons  du  jardin,  car  il  avait  fait  une  journée 
caniculaire  où  le  thermomètre  était  monté  à  un  nombre  de  degrés 
majuscule,  et  ce  temps  est  un  des  plus  favorables  aux  extases.  Pour 
éviter  toute  discussion  à  cet  égard  et  clore  le  bec  aux  Geais  de  la 
critique,  il  nous  sera  permis  de  faire  observer  que  les  fameux  solitaires 
des  premiers  temps  de  l'Église  ne  se  sont  trouvés  que  dans  les  ardents 


l^l^^  LES  AMOURS  DE   DEUX  BÊTES. 


i".K'luM>  (II*  r.\rii(|iu>.  i\o  rK;4\|ilt'  o\  i\\\\\v>  Unw  incan  1(SC(Mi!s;  (|iit'  los 
Santons  c[  l<s  I';i(|iiir>  ne  |)<>iis>>(MiI  (1ii(>  dims  les  conlrccs  l(>s  plus 
opiiuvos.  ci  (Hh>  s;iiiil  .Kmu  .::rillail  dans  Palliinos.  Ce  fui  pai'  cclto 
r.iison  ipio  iiiadtMuoist'llo  Anna,  lasso  do  rospiivr  coKi*  alinospliôre 
ombrasoo  où  los  Lions  rui^issaiont.  oîi  rKl('|)lianl  l)àillail.  oîi  la  (iirafe 
olU^niônio,  collo  ardtMilt^  princosso  d'Aral)!!^,  ol  los  (la/(^ll(^s.  ces 
Hirondollos  à  (piairo  |)iods.  couraitMil  apivs  Nmii's  sabliN  jaimos  altsonis. 
s'assit  sur  la  niari;o  de  piorro  Itrùlanto  d'oii  s'olanconi  l(\s  murs  dia- 
phanos  do  la  .irrando  sorro.  ol  \  l'osla  oharniôo.  alhMidaiil  un  uiouionl 
de  fraîcheur,  et  ne  Irouvaul  (pio  los  IwmMVoos  liopicalos  (|ui  soilaioul  de 
la  serre  ooinine  «les  escadrons  lbui;ueu\  des  arn»('(\s  de  Nahucliodouosor. 
cet  Ilonune  que  la  chr(>niqiie  roprosonte  sous  la  forme  d'une  Hète, 
paroo  (pi'il  ro-la  sopl  ans  onstMoli  dans  la  /.oo!(),::io.  occupi'  (\c  classer 
les  espooes.  sans  se  faire  la  barhe.  On  dira,  dans  six  cenis  ans  d'ici,  que 
Cuvier  était  une  espèce  de  tonneau  oitjel  de  l'admiration  des  savants. 

A  nniiuit.  lliouro  dos  mystères.  Anna.  ploni;(''e  dans  son  extase  et 
les  you\  touches  par  le  (léant  Microsco|)us.  revit  les  voiles  prairies  du 
Nopalistan.  Elle  entendit  les  douces  mélodies  du  royaume  i\c>,  InlinimonI 
Petits  et  res|)ira  le  concoi'l  de  pnrfum<  ])ordn  p  )nr  i\('>  or.i^anes  fatigués 
par  (les  sensations  tntp  aoliv<\s.  Sesyeu\.  dont  les  conditions  ('taient 
chan,î.'ix»s.  lui  permirent  do  voir  encore  les  mondes  infé'iiours  :  ollo 
aperçut  un  Volvocc  à  cheval  qui  tAchait  darrivor  au  hul  d  un  slooplo- 
chase.  et  que  d  eléirants  Cercairos  voulaient  dépasser  ;  mais  le  hul 
ce  steeple-chase  était  bien  supérieur  ii  colui  de  nos  dandys,  car  il 
s'agissait  de  manger  de  pauvres  Vorticelles  qui  naissaient  dans  les 
fleurs,  à  la  fois  Animaux  et  fleurs,  fleurs  ou  Animaux  !  Ni  Bory- 
Sainl-Vincenl.  ni  .Midler,  col  immortel  Danois  qui  a  croc  autant  de 
RKindes  (pie  Dieu  m(''me  en  a  fait,  noni  pris  sur  eux  de  (h'cider  si  la 
Vorlicelle  («tait  plus  Animal  (pi<'  planlrou  plus  |)lanlo  (prAnimal.  Peut- 
être  eussent-ils  été  |)lus  hai'di-  a\cc  crrhuns  Hommes  quo  los  cochers 
de  cabriolet  appellent  m<'l<tus.  sans  (pio  les  savants  aient  pu  deviner  ;i 
quels  caractères  ces  [traticiens  do>  rues  n^connaissent  rilommo-Logume. 

L'attention  d'Anna  fui  bieii|(')i  ;iUir(''e  par  l'air  heureux  du  prince 
JarfM'ado.  qui  jouait  du  liilh  en  chantant  son  bonheur  par  une  romance 
digne  de  Victor  Hugo.  Certes  cette  cantate  aurait  pu  figurer  avec 
honneur  dans  les  On'en'ales,  car  elle  était  cf)mpos<''e  do  onze  c^nl  onze 
stances,  sur  chacune  des  onze  cent  onze  beautés  de  Zashazli  (pro- 
noncez Vir;:inie).  la  plus  chirmante  des  filles  Hanagridiennes.  C<;  nom, 


LES  AMOURS   DE   DEUX   BÊTES. 


U'J 


cQ^  Ç  w.?  u.^'^  '^^  ^J 

Le  but  de  ce  steeple-chase  était. 


de  même  ([ue  les  noms  persans,  avait  une  sii^^nificalion,  et  voulait  dire 
mevije  faite  de  lumière.  Avant  de  devenir  cinabre,  minium^,  enfin  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  rouge  au  monde,  cette  précieuse  créature  était 
destinée  aux  trois  incarnations  entomologiques  que  subissent  toutes  les 
créatures  de  la  Zoologie,  y  compris  l'Homme. 

La  première  forme  de  Virginie  restait  sous  un   pavillon  qui  aurait 
stupéfait  les  admirateurs  de  l'architecture  moresque  ou  sarrasine,  tant 

57 


^50 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


il  surpassait  los  luxulories  ilo  rAllKiml)ia.  du  (uMUM'alil'o  ol  dos  plus 
oélèbœs  nK)S(|UOOS.  [Voir,  au  surplus,  l'album  du  ^opalistan  orné  de 
sept  mille  gravures.)  Situe  dans  une  profonde  vallée  sur  les  coleauv  de 


laquelle  s'élevaient  des  forêts  numen.^o,  coiiuue  ceile.^  (jnc  Clialcauhriund 
a  décrites  dans  Alala,  ce  pavillon  se  trouvait  garde-  |»ar  un  cours  d'eau 
parfumée,  auprès  de  laquelle  leau  de  Cologne,  celle  de  Portugal  et 
d'autres  cosmétiques  sont  tout  juste  ce  que  leau  noire,  sale  et  puante 


LES  AMOURS   DE  DEUX   BÉTES.  Zi51 

de  la  Bièvre  est  ii  Vo.m  de  Seine  lillréc.  De  nombreux  soldats  habillés 
de  garance,  absoluinenl  coiimie  les  troupes  françaises,  gardaient  les 
abords  de  la  vallée  en  aval,  et  des  postes  non  moins  nombreux  veillaient 
en  amont.  Autour  du  pavillon,  des  Bayadères  dansaient  et  chantaient. 
Le  prince  allait  et  venait  très-elTaré,  donnant  des  ordres  multipliés.  Des 
sentinelles,  placées  à  de  grandes  distances,  répétaient  les  mots  d'ordre. 
En  ellét.  dans  l'état  oii  elle  se  trouvait,  la  jeune  personne  pouvait  être 
la  proie  d'un  Génie  féroce  nommé  Misocampe.  Vêtu  d'un  corselet  comme 
les  hallebardiers  du  moyen  âge,  protégé  par  une  robe  verte  d'une 
dureté  de  diamant.  e(  doué  d'une  figure  terrible,  le  Misocampe,  espèce 
d'ogre,  jouit  d'une  férocité  sans  exemple.  Loin  de  craindre  mille  Jar- 
péadiens,  un  seul  JMisocampe  se  réjouit  de  les  rencontrer  en  grou[)e,  il 
n'en  dc^jeune  et  n'en  soupe  que  mieux.  En  voyant  de  loin  un  JMiso- 
campe,  la  pauvre  Anna  se  rappela  les  Espagnols  de  Fernand  Cortez 
débarquant  au  Mexique.  Ce  féroce  guerrier  a  des  yeux  brillants  comme 
des  lanternes  de  voiture,  et  s'élance  avec  la  même  rapidité,  sans  avoir 
besoin,  comme  les  voitures,  d'être  aidé  par  des  chevaux,  car  il  a  des 
jambes  d'une  longueur  démesurée,  lines  comme  des  raies  de  papier  à 
musifjue  et  d'une  agilité  de  danseuse.  Son  estomac,  transparent  comme 
un  bocal,  digère  en  même  temps  qu'il  mange.  Le  prince  l\iul  avait 
publié  des  proclamations  allichées  dans  toutes  les  forêts,  dans  tous  les 
villages  du  Nopalistan,  pour  ordonner  aux  masses  intelligentes  de  se 
précipiter  entre  le  xMisocampe  et  le  pavillon,  afin  d'étouiïer  le  ^lonstre 
ou  de  le  rassasier.  Il  proniettait  l'immortalité  aux  morts,  la  seule  chose 
(|u'on  puisse  leur  offrir.  La  lille  du  professeur  admirait  l'amour  du  prince 
Paul  Jarj)éado  qui  se  révélait  dans  ces  inventions  de  haute  politique. 
Quelle  tendresse  !  quelle  délicatesse  !  La  jeune  princesse  ressemblait 
p;n"failement  aux  babtjs  emmaillottés  que  l'aristocratie  anglaise  porte 
avec  orgueil  dans  IJyde-Park,  pour  leur  faire  prendre  l'air.  Aussi 
l'amour  du  prince  Paul  avait-il  toutes  les  allures  de  la  maternité  la 
plus  inquiète  pour  sa  chère  petite  Virginie,  qui  cependant  n'était  encore 
qu'un  vrai  bahy. 

«  Que  sera-ce  donc,  se  dit  Anna,  quand  elle  sera  nubile?  » 
Bientôt  le  prince  Paul  reconnut  en  Zashazii  les  symptômes  de  la 
crise  à  laquelle  sont  sujettes  ces  charmantes  créatures.  Par  ses  ordres, 
des  capsules  chargées  de  substances  explosibles  annoncèrent  au  monde 
entier  que  la  princesse  allait,  jusqu'au  jour  de  son  mariage,  se  ren- 
fermer dans  un  couvent.  Selon  l'usage,  elle  serait  enveloppée  de  voiles 


Û52 


LKS    A  MO  LUS   DK  DKUX    BEI  ES. 


gris  et  plongée  dans  un  profond  sommeil,  pour  être  plus  facilement 
soustraite  au\  enchantements  qui  pouvaient  la  menacer.  Telle  est  la 
volonté  suprême  de  la  fée  Physine,  qui  a  voulu  que  toutes  les  créations^ 
depuis  les  êtres  supérieurs  aux  Hommes,  et  même  les  Mondes, 
jusqu'aux  Infiniment  Petits,  eussent  la  même  loi.  D'invisibles  religieuses 
roulèrent  la  petite  princesse  dans  une  étofie  brune,  avec  la  délicatesse 
que  les  esclaves  de  la    Havane  mettent  à  rouler  les  feuilles  blondes  des 


LES  AMOURS   DE   DEUX  BÊTES.  /,53 


cigares  destinés  à  George  Sand  ou  à  quelque  princesse  espagnole.  Sa 
tête  mignonne  se  voyait  à  peine  au  bout  de  ce  linceul  dans  lequel  elle 
resta  sage,  vertueuse  et  résignée.  Le  prince  Paul  Jarpéado  demeura  sur 
le  seuil  du  couvent,  sage,  vertueux  et  résigné,  mais  inqjatient!  Il  res- 
semblait à  Louis  XV  qui,  devinant  dans  une  enfant  de  sept  ans,  assise 
avec  son  père  sur  la  terrasse  des  Tuileries,  la  belle  mademoiselle  de 
Romans  telle  qu'elle  devait  être  à  dix-huit  ans,  en  prit  soin  et  la  fit 
élever  loin  du  monde. 

Anna  fut  témoin  de  la  joie  du  prince  Paul  quand,  semblable  à  la 
Vénus  antique  sortant  des  ondes,  Virginie  quitta  son  linceul  doré. 
Gomme  l'Eve  de  Milton,  qui  est  une  Eve  anglaise,  elle  sourit  à  la 
lumière,  elle  s'interrogea  pour  savoir  si  elle  était  elle-même,  et  fut  dans 
l'enchantement  de  se  voir  si  coinforlahle.  Elle  regarda  Paul  et  dit  : 
((  Oh!...  ))  ce  superlatif  de  l'étonnement  anglais. 

Le  prince  s'oflrit  avec  une  soumission  d'esclave  à  lui  montrer  le 
chemin  dans  la  vie,  à  travers  les  monts  et  les  vallées  de  son  empire. 

«  0  toi  que  j'ai  pendant  si  longtemps  attendue,  reine  de  mon  cœur, 
bénis  par  tes  regards  et  les  sujets  et  le  prince  ;  viens  enchanter  ces  lieux 
j)ar  ta  présence.  » 

Paroles  qui  sont  si  profondément  vraies,  qu'elles  ont  été  mises  en 
musique  dans  tous  les  opéras  ! 

Virginie  se  laissa  conduire  en  devinant  qu'elle  était  l'objet  d'une 
adoration  infinie,  et  marcha  d'enchantements  en  enchantements,  écou- 
tant la  voi\  sublime  de  la  nature,  admirant  les  hautes  collines  vêtues 
de  fleurs  embaumées  et  d'une  verdure  éternelle,  mais  encore  plus  sen- 
sible aux  soins  touchants  de  son  compagnon.  Arrivée  au  bord  d'un  lac 
joli  comme  celui  de  Thoune,  Paul  alla  chercher  une  petite  barque  faite 
en  écorce  et  d'une  beauté  miraculeuse.  Ge  charmant  esquif,  semblable 
à  la  coque  d'une  viole  d'amour,  était  rayé  de  nacre  incrustée  dans  la 
pellicule  brune  de  ce  tégument  délicat.  Jarpéado  fit  asseoir  sa  chère 
bien-aimée  sur  un  coussin  de  pourpre,  et  traversa  le  lac  dont  l'eau 
ressemblait  à  un  diamant  avant  d'être  rendu  solide. 

«  Oh  !  qu'ils  sont  heureux  !  dit  Anna.  Que  ne  puis-je  comme  eux 
voyager  en  Suisse  et  voir  les  lacs  ! . . .  » 

L'opposition  du  Nopalistan  a  prétendu,  dans  le  Charivari  de  la 
capitale,  que  ce  prétendu  lac  avait  été  formé  par  une  gouttelette 
tombée  d'une  vitre  située  à  onze  cents  milles  de  hauteur,  distance 
équivalant  à  trente-six  mètres  de  France.  Mais  on  sait  le  cas  que  les 


k5k 


LES   AMOURS   DE   DEUX  BÊTES. 


amis  du  gouvernenieiit  doivent  faire  des  plaisanteries  de  l'opposition. 
Paul  oilrait  à  Viririnie  les  fruits  les  plus  niùrs  et  les  meilleurs,  il  les 
choisissait,  et  se  contentait  des  restes,  heureux  de  boire  à  la  même 
tasse.  Virginie  était  d'une  blancheur  remarquable  et  vêtue  d'une  étoffe 
lamée  de  la  plus  grande  richesse  ;  elle  ressemblait  à  cette  fameuse 
Esméralda  tant  célébrée  par  Victor  Hugo.  Mais  Esméralda  était  une 
femme,  et  Virginie  était  un  ange.  Elle  n'aurait  pas,  pour  la  valeur 
dun  monde,  aimé  l'un  des  maréchaux  de  la  cour,  et  encore  moins  un 
colonel.  Elle  ne  voyait  que  Jarpéado,  elle  ne  pouvait  rester  sans  le 
voir,  et  comme  il  ne  savait  pas  refuser  sa  chère  Zashazii,  le  pauvre 


LES  AMOURS   DE   DEUX  BETES.  455 

Paul  fut  bientôt  sur  les  dents,  car,  hélas  !  dans  toutes  les  sphères, 
l'amour  n'est  illimité  que  moralement.  Quand,  épuisé  de  fatigue,  Paul 
s'endormit,  Virginie  s'assit  près  de  lui,  le  regarda  dormant,  en  chassant 
les  Vorticelles  aériennes  qui  pouvaient  troubler  son  sommeil.  N'est-ce 
pas  une  des  plus  douces  scènes  de  la  vie  privée  ?  On  laisse  alors  l'âme 
s'abandonner  à  toute  la  portée  de  son  vol,  sans  la  retenir  dans  les 
conventions  de  la  coquetterie.  On  aime  alors  ostensiblement  autant 
qu'on  aime  secrètement.  Quand  Jarpéado  s'éveilla,  ses  yeux  s'ou- 
vrirent sous  la  lumière  de  ceux  de  Virginie,  et  il  la  surprit  exprimant 
sa  tendresse  sans  aucun  des  voiles  dont  s'enveloppent  les  femmes  à 
l'aide  des  mots,  des  gestes  ou  des  regards.  Ce  fut  une  ivresse  si 
contagieuse,  que  Paul  saisit  Virginie,  et  ils  se  livrèrent  à  une  sara- 
bande d'un  mouvement  qui  rappelait  assez  la  gigue  des  Anglais.  Ce 
qui  prouve  que  dans  toutes  les  sphères,  parles  moments  de  joie  exces- 
sive où  l'être  oublie  ses  conditions  d'existence,  on  éprouve  le  besoin 
de  sauter,  de  danser!  (Voir  les  Considérations  sur  la  pyrrhif/ue  des 
anciens j,  par  M.  Ginqprunes  de  Vergettes,  membre  de  l'Institut.)  En 
Nopalistan  comme  en  Fi'ance,  les  bourgeois  imitent  la  cour.  Aussi 
dansait-on  jusque  dans  les  plus  petites  bourgades. 

Paul  s'arrêta  frappé  de  terreur. 

u  Qu'as-tu,  cher  amour?  dit  Virginie. 

—  Où  allons-nous?  dit  le  prince.  Si  tu  m'aimes  et  si  je  t'aime, 
nous  aurons  de  belles  noces  ;  mais  après  ?...  Après,  sais-tu,  cher  ange, 
quel  sera  ton  destin  ? 

—  Je  le  sais,  répondit-elle.  Au  lieu  de  périr  sur  un  vaisseau, 
comme  la  Virginie  delà  librairie,  ou  dans  mon  lit,  comme  Clarisse,  ou 
dans  un  désert,  comme  Manon  Lescaut  ou  comme  Atala,  je  mourrai 
de  mon  prodigieux  enfantement,  comme  sont  mortes  toutes  les  mères  de 
mon  espèce  :  destinée  peu  romanesque.  Mais  t'aimer  pendant  toute  une 
saison,  n'est-ce  pas  le  plus  beau  destin  du  monde?  Puis  mourir  jeune 
avec  toutes  ses  illusions,  avoir  vu  cette  belle  nature  dans  son  printemps, 
laisser  une  nombreuse  et  superbe  famille,  -enfin  obéir  à  Dieu  !  quelle 
plus  splendide  destinée  y  a-t-il  sur  la  terre  ?  Aimons,  et  laissons  aux 
Génies  à  prendre  soin  de  l'avenir.  » 

Cette  morale  un  peu  décolletée  fit  son  effet.  Paul  mena  sa  fiancée 
au  palais  où  resplendissaient  les  lumières,  où  tous  les  diamants  de  sa 
couronne  étaient  sortis  du  garde-meuble,  et  où  tous  les  esclaves  de  son 
empire,   les   Bayadères   échappées  au   fléau  du  Vol  voce,  dansaient  et 


f,56  LES  AMOURS  DE   DEUX  BÊÏES. 


clianlaienl.  C'olail  cent  lois  plus  inai;niru[iie  que  les  fêtes  de  la  i^raiule 
allée  des  Chaïups-Élysées  aux  journées  de  Juillet.  Un  i>:ran(l  num- 
venient  se  préparait.  Les  Neutres,  espèce  de  sœurs  i^rises  chargées  de 
veiller  sur  les  enfants  à  provenir  du  mariage  impérial,  s'apprêtaient 
à  leurs  travaux.  Des  courriers  partirent  pour  toutes  les  i)rovinces  y 
annoncer  le  futui"  mariage  du  prince  avec  Zashazli  la  Ranagridienne  et 
demander  les  énormes  provisions  nécessaires  à  la  subsistance  des 
prini'ipicules.  Jarpéado  reçut  les  félicitations  de  tous  les  corps  d'Etat  et 
lit  un  millier  de  fois  la  même  phrase  en  les  remerciant.  Aucune  des 
cérémonies  religieuses  ne  fut  omise,  et  le  Prince  paul  y  mit  des  façons 
jMeines  de  lenteur,  par  lesquelles  il  prouva  son  amour,  car  il  ne  pouvait 
ignorer  qu'il  perdrait  sa  chère  ^'irginie,  et  son  amour  pour  elle  était 
plus  grand  que  son  amour  pour  sa  postérité. 

((  Ah  !  disait-il  à  ^a  charmante  épouse,  j'y  vois  clair  maintenant. 
J'aurais  dû  fonder  mon  empire  a^ec  Finna ,  et  faire  de  toi  ma  maîtresse 
idéale.  0  Virginie  !  n'es-tu  pas  l'idéal,  cette  lleur  céleste  dont  la  vue 
nous  sutTit  ?  Tu  me  serais  alors  restée,  et  Finna  seule  aurait  })éri.  » 

Ainsi,  dans  son  désespoir,  Paul  inventait  la  bigamie,  il  arrivait 
aux  doctrines  des  anciens  de  l'Orient  en  souhaitant  une  femme  chargée 
de  faire  la  tiimille,  et  une  femme  destinée  à  être  la  poésie  de  sa  vie, 
admirable  conception  des  tenq^s  piimitifs  qui,  de  nos  jours,  passe  pour 
être  une  combinaison  inimoi'ale.  3Iais  la  reine  Jarpéada  rendit  ces 
souhaits  inutiles.  Elle  recounnença  plus  voluptueusement  encore  la 
scène  de  Finna,  sur  le  même  terrain,  c'est-à-dire  sous  les  ombrages 
odoriférants  du  parc.  j)ai'  une  nuit  étoilée  où  les  parfums  dansaient 
leurs  boléros,  où  tout  inspirait  l'amour.  Paul,  dont  la  résistance  avait 
été  héroïque  aux  prestiges  de  Finna,  ne  put  se  dispenser  d'emporter 
alors  la  reine  Jarpéada  dans  un  furieux  transport  d'amour. 

«  Pauvres  petites  bêtes  du  bon  Dieu  !  se  dit  Anna,  elles  sont  bien 
heureuses,  quelles  poésies  !...  L'amour  est  la  loi  des  mondes  inférieurs, 
aussi  bien  que  des  mondes  supérieurs;  tandis  (jue  chez  l'Homme,  (jui 
est  entre  les  Animaux  et  les  Anges,  la  raison  gâte  tout  !  » 


LES   AMOURS   DE  DEUX  BÊTES.  .',57 


IX 

Où  apparaît  une  certaine  demoiselle  Pigoizeau. 

Pendant  que  ces  choses  tenaient  la  fille  de  Granarius  en  émoi,  Jules 
Sauvai  se  répandait  dans  les  sociétés  du  IMarais,  conduit  par  sa  tante, 
qui  tenait  à  lui  faire  faire  un  richt^  établissement.  Par  une  belle  soirée 
du  mois  d'août,  madame  Sauvai  obligea  son  neveu  d'aller  chez  un 
monsieur  Pigoizeau,  ancien  bimbelotier  du  passage  de  l'Ancre,  qui 
s'était  retiré  du  commerce  avec  quarante  mille  livres  de  rente,  une 
maison  de  campagne  à  Boissy-Saint-Léger  et  une  fille  unique  âgée  de 
vingt-sept  ans,  un  peu  rousse,  mais  à  laquelle  il  donnait  quatre  cent 
mille  francs,  fruit  de  ses  économies  depuis  neuf  ans,  outre  les  espé- 
rances consistant  en  quarante  mille  francs  de  rente,  la  maison  de 
campagne  et  un  hôtel  qu'il  venait  d'acheter  rue  de  Vendôme,  au 
Marais.  Le  dîner  fut  évidemment  donné  pour  le  célèbre  naturaliste, 
à  qui  Pigoizeau,  très-bien  avec  le  chef  de  l'État,  voulait  faire  obtenir 
la  croix  de  la  Légion  d'honneur.  Pigoizeau  tenait  à  garder  sa  fille  et 
son  gendre  avec  lui  ;  mais  il  voulait  un  gendre  célèbre,  capable  de 
devenir  professeur,  de  publier  des  livres  et  d'être  l'objet  d'articles  dans 
les  journaux. 

Après  le  dessert,  la  tante  prit  son  neveu  Jules  parle  bras,  l'emmena 
dans  le  jardin  et  lui  dit  à  brûle-pourpoint  : 

«  Que  penses-tu  d'Amélie  Pigoizeau  ? 

—  Elle  est  effroyablement  laide,  elle  a  le  nez  en  trompette  et  des 
taches  de  rousseur. 

—  Oui,  mais  quel  bel  hôtel  ! 

—  De  gros  pieds. 

—  Maison  à  Boissy-Saint-Léger,  un  parc  de  trente  hectares,  des 
grottes,  une  rivière. 

—  Le  corsage  plat. 

—  Quatre  cent  mille  francs. 

—  Et  bête!... 

—  Quarante  mille  livres  de  rente,  et  le  bonhomme  laissera  quelque 
cinq  cent  mille  francs  d'économies. 


Elle  est  gauche. 


58 


/j5? 


LES    AMOURS    DE    DEUX    BETES. 


'"^^■^■i-~^r 


r/i/^/j;'S/?.s^ 


Mademoiselle  Pigoizeau. 


—  Un  homme  riche  devient  infailliblement  professeur  et  membre 
de  l'Institut. 

—  Eh  bien  !  jeune  homme,  dit  Pigoizeau,  l'on  dit  que  vous  faites 
des  merveilles  au  Jardin  des  Plantes,  que  nous  vous  devrons  une  con- 
quête... J'aime  les  savants  !  moi...  Je  ne  suis  pas  une  ganache.  Je  ne 
veux  donner  mon  Amélie  qu'à  un  homme  capable,  fût-il  sans  un 
sou,  et  eût-il  des  dettes...  )> 

Rien  n'était  plus  clair  que  ce  discours,  en  désaccord  avec  toutes  les 
idées  bourgeoises. 


LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES.  459 


Où  mademoiselle  Anna  s'élève  aux  plus  hautes  considérations. 

A  quelques  jours  de  là ,  le  soir,  chez  le  professeur  Granarius ,  Anna 
boudait  et  disait  à  Jules  :  «  Vous  n'êtes  plus  aussi  fidèle  à  la  serre ,  et 
vous  vous  dissipez  ;  on  dit  qu'à  force  d'y  voir  pousser  la  cochenille, 
vous  vous  êtes  pris  d'amour  p^ur  le  rouge,  et  qu'une  demoiselle  Pigoi- 
zeau  vous  occupe... 

—  Moi  !  chère  Anna,  moi  !  dit  Jules  un  peu  troublé.  Ne  savez-vous 
pas  que  je  vous  aime... 

—  Oh!  non,  répondit  Anna;  chez  vous  autres  savants,  comme 
chez  les  autres  Hommes,  la  raison  nuit  à  l'amour.  Dans  la  nature, 
on  ne  pense  pas  à  l'argent,  on  n'obéit  qu'à  l'instinct,  et  la  route  est 
si  aveuglément  suivie,  si  inflexiblement  tracée,  que  si  la  vie  est  uni- 
forme, du  moins  les  malheurs  y  sont  impossibles.  Rien  n'a  pu  décider 
ce  charmant  petit  être,  vêtu  de  pourpre,  d'or,  et  paré  de  plus  de 
diamants  que  n'en  a  porté  Sardanapale,  à  prendre  pour  femme  une 
créature  autre  que  celle  qui  était  née  sous  le  même  rayon  de  soleil  où 
il  avait  pris  naissance  ;  il  aimait  mieux  périr  plutôt  que  de  ne  pas 
épouser  sa  pareille,  son  âme  jumelle;  et  vous!...  vous  allez  vous 
mariera  une  fille  rousse,  sans  instruction,  sans  taille,  sans  idées,  sans 
manières,  qui  a  de  gros  pieds,  des  taches  de  rousseur  et  qui  porte  des 
robes  reteintes,  qui  fera  souffrir  vingt  fois  par  jour  votre  amour-propre, 
qui  vous  écorchera  les  oreilles  avec  ses  sonates.  » 

Elle  ouvrit  son  piano,  se  mit  à  jouer  des  variations  sur  la  Dernière 
pensée  de  Weber  de  manière  à  satisfaire  Chopin,  si  Chopin  l'eût  enten- 
due. N'est-ce  pas  dire  qu'elle  enchanta  le  monde  des  Araignées  mélo- 
manes, qui  se  balançait  dans  ses  toiles  au  plafond  du  cabinet  de 
Granarius ,  et  que  les  Fleurs  entrèrent  par  la  fenêtre  pour  l'écouter  ? 

«  Horreur  !  dit-elle  ;  les  Animaux  ont  plus  d'esprit  que  les  savants 
qui  les  mettent  en  bocal.  » 

Jules  sortit  la  mort  dans  le  cœur,  car  le  talent  et  la  beauté  d'Anna, 
le  rayonnement  de  cette. belle  âme,  vainquirent  le  concerto  tintinnulant 
que  faisaient  les  écus  de  Pigoizeau  dans  sa  cervelle. 


/i60 


LES   A  MO  un  S    DK    DEUX    BETES. 


XI 


Conclusion. 


u  Ah  !  s'écria  \c  proressour  Cranarius,  il  est  (jucstion  de  nous  dans 
les  journaux.  Tiens,  écoute.  Anna  : 

«  Grâces  au\  elTorls  du  savant  |)i'()resseur  Granarius  et  de  son  habile 
«  adjoint,  monsieur  Jules  Sauvai,  on  a  ohlenu  sur  le  Nopal  de  la  grande 
«  serre,  au  Jardin  îles  Plantes,  environ  dix  grammes  de  cochenille, 
«  absolument  semblable  à  la  plus  belle  espèce  de  celle  qui  se  recueille 
«(  au  Me\i([ue.  Nul  doute  que  cette  culture  lleurira  dans  nos  posses- 
«  sions  d'Afrique  et  nous  affranchira  du  tribut  que  nous  payons  au 
((  nouveau  monde.  Ainsi  se  trouvent  justifiées  les  dépenses  de  la  grande 
«  serre,  contre. lesquelles  l'Opposition  à  tant  crié,  mais  qui  rendront 
«  encore  bien  d'autres  services  au  commerce  français  et  à  l'agriculture. 
«  M.  J.  Sauvai,  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  se  propose 
<i  d'écrire  la  monographie  du  genre  Coccus.  » 

—  Monsieur  Jules  Sauvai  se  conduit  liion  mal  aNcc  nous,  dit  Anna, 
car  vous  avez  commencé  la  monographie  du  genre  Coccus... 

—  Bah  1  dit  le  professeur,  c'est  mon  élève.  » 

Pour  copie  conforme, 

De    Balzac, 


LES    PEINES    DE    COEUR 


CHATTE   FRANÇAISE 


MI  NETTE     Si     BEBE 


(la   vérité   sur   brisquet) 


.MINETTR    A    BÉBÉ'. 


•PREMIERE      LETTRE. 


DE  vas-tu  (lire,  ma  chère  Bébé,  en 
recevant  cette  lettre  de  moi ,  de  ta  sœur, 
que  tu  crois  morte  peut-être,  et  que  tu 
as  sans  doute  pleurée  comme  telle,  et, 
comme  telle,   oubliée? 

l'ardonne-moi  ce  dernier  mot,  ma 
chère  Bébé,  je  vis  dans  un  monde  où  l'on 
n'oublie  pas  que   les   morts;   et   malgré 


^  Nous  doutons  que  la  correspondance  qu'on  va  lire  ait  jamais  été  destinée  à  la 
publicité.  Nous  aurions  hésité  à  la  publier  si  elle  n'eût  contenu  quelques  révélations 
curieuses  sur  la  vie  d'un  personnage  que  l'auteur  de  l'article  intitulé  les  Peines  de  cœur 
d'une  Challe  anglaise  (abusé  sans  doute  par  des  documents  trompeurs)  a  essayé  de 
représenter  comme  un  martyr  de  l'amour. 

C'est  donc  moins  à  cause  de  l'intérêt  particulier  qui  peut  s'attacher  aux  aventures  de 
Minette  et  Bébé,  que  pour  rétablir  la  vérité  des  faits  relativement  à  Brisquet,  que  nous 
donnons  place,  dans  notre  seconde  partie,  aux  Peines  de  cœur  d'une  Challe  française. 

—   NOTE     U  U     RÉDACTEUR.    — 


Z,62  LES   PEINES    DE    CŒUR 

moi,  mes  jugements  se  ressentent  de  ceux  que  j'entends  faire  à  ces 
Honunes.  (jui  méritent  bien  tous  nos  dédains. 

Je  t'écris  avant  tout  que  je  ne  suis  pas  morte,  et  que  je  t'aime,  et 
que  je  vis  encore  pour  redevenir  ta  sœur,  si  c'est  possible. 

Il  m'est  revenu  cette  nuit  un  souvenir  de  notre  vieille  mère,  si  bonne 
et  si  soigneuse  de  notre  toilette*,  la  plus  grande  affaire  de  sa  journée, 
et  de  sa  persévérance  inouïe  à  lisser  nos  robes  de  soie,  pour  nous  faire 
belles,  parce  que,  disait-elle,  il  faut  plaire  à  tout  le  monde  !  Je  me 
suis  rappelé  avec  attendrissement  cette  simple  vie  de  famille  où  nous 
avons  eu  de  si  beaux  jours  et  de  si  beaux  jeux,  et  une  si  franche 
amitié  de  laquelle  je  regrette  tout.  Bébé,  nos  querelles  elles-mêmes 
et  tes  égratignures  ;  et  j'ai  pensé  que  je  devais  compte  à  ceux  qui  m'ont 
aimée  de  ce  qui  m'avait  séparée  d'eux,  et  de  ce  qui  empêchait  mon 
retour.  Et,  à  tous  risques,  et  en  silence,  je  me  suis  mise  à  t'écrire, 
cette  nuit  même,  a  la  pâle  lueur  d'une  veilleuse  d'albâtre,  qui  pare  de 
sa  faible  clarté  le  somptueux  sommeil  de  mon  élégante  maîtresse,  sur 
son  pupitre  d'ébène  incrusté  d'or  et  d'ivoire,  sur  ce  papier  glacé  et 
parfumé. 

Tu  le  vois.  Bébé,  je  suis  riche;  j'aimerais  mieux  être  heureuse. 

Vite  adieu.  Bébé,  et  à  toi,  et  à  demain  ;  ma  maîtresse  se  réveille. 
Je  n'ai  que  le  temps  de  chiffonner  ma  lettre  et  de  la  rouler  sous  un 
meuble,  où  elle  restera  jusqu'au  jour.  Le  jour  venu,  je  la  remettrai  à 
un  des  nôtres,  qui  rôde  en  ce  moment  en  attendant  mes  ordres  sur  la 
terrasse  du  jardin ,  et  cpii  me  rapportera  ta  réponse.  Tu  me  répondras 
bientôt. 

Ma  mère  !  ma  mère  !  qui  me  dira  tout  de  suite  ce  qu'est  devenue 
notre  mère  ') 

Ta  sœur. 

Minette. 

P.  S.  —  Aie  confiance  dans  mon  messager.  Sans  doute  il  n'est 
ni  jeune  ni  beau,  et  ce  n'est  là  ni  un  cavalier  espagnol  ni  un  riche 
Angora,  mais  il  est  dévoué  et  discret;  mais  il  est  venu  à  bout  de 
découvrir  pour  moi  ton  adresse  ;  mais  il  m'aime,  et  il  m'aime  tant, 
qu'il  est  ravi  de  se  faire  mon  très-humble  coureur.  Ne  le  plains  pas, 
l'amour  n'est-il  pas  la  plus  noble  des  servitudes  ? 


D'UNE    CHATTE   FRANÇAISE.  ^63 

Tu  m'adresseras  tes  lettres  à  madame  Rosa-Miiv.\,  et  par  abré- 
viation MiK/V,  c'est  le  nom  sous  lequel  je  suis  connue  ici. 

Décidément  ma  maîtresse  se  réveille  ;  elle  dort  bien  mal  depuis 
quelque  temps,  et  je  craindrais  d'être  surprise  si  je  t'écrivais  un  mot 
de  plus.  Adieu  encore.  A  tous  ces  griffonnages  tu  reconnaîtras  plutôt 
le  cœur  que  la  patte  de  ta  sœur. 


BÉBÉ    A    MINETTE. 


)  E  U  X  I  E  M  K 


Ma  chère  Minette,  j'ai  cru  que  j'allais  devenir  folle  en  lisant  ta 
lettre,  qui  nous  a  donné  à  tous  bien  de  la  joie.  On  voudrait  quasi  voir 
mourir  tous  ses  parents  pour  avoir  le  plaisir  de  les  voir  ressusciter 
comme  ça. 

Va,  Minette,  ton  départ  nous  avait  fait  bien  de  la  peine  ;  as-tu  bien 
pu  nous  laisser  aussi  longtemps  dans  le  chagrin ,  méchante  !  Si  tu 
savais  comme  tout  est  changé  à  la  maison  depuis  que  tu  n'y  es  plus  ! 
Et  d'abord  notre  mère  est  devenue  aveugle  et  sourde,  et  la  pauvre 
bonne  vieille  passe  ses  journées  à  la  porte  de  la  chatière  sans  jamais 
dire  ni  oui  ni  non.  Si  bien  que  quand  j'ai  voulu  lui  annoncer  que  tu 
n'étais  pas  morte,  et  que  c'était  bien  vrai,  je  n'ai  pas  pu  venir  à  bout 
de  me  faire  comprendre  ;  elle  ne  m'entendait  pas,  parce  qu'elle  est 
sourde;  elle  ne  voyait  pas  ta  lettre,  parce  qu'elle  est  aveugle.  Dame, 
Bébé,  elle  a  eu  tant  de  peines  quand  tu  nous  as  eu  quittées ,  qu'après 
t'avoir  cherchée  partout  elle  en  a  fait  une  maladie  qui  l'a  mise  où 
elle  est. 

Après  ça,  c'est  peut-être  l'âge  aussi,  et  il  ne  faut  pas  te  faire  trop 
de  chagrin. 

Du  reste,  elle  dort  bien,  boit  bien,  mange  bien,  et  ne  se  plamt  pas, 
parce  qu'il  y  en  a  toujours  assez  pour  elle,  d'abord  :  j'aimerais  mieux 
mourir  que  de  la  laisser  manquer. 

Ensuite  notre  jeune  maîtresse  a  perdu  sa  mère  ;  tu  vois  qu'elle  a  été 
encore  plus  malheureuse  que  nous  ;  et  en  la  perdant  elle  a  tout  perdu, 
excepté  ses  di\  doigts  qui  la  font  vivre,  et  sa  jolie  figure  qui  ne  gâte 


kùU 


l.KS    rKlNKS    Ut:    CŒUR 


rien.  Il  a  fallu  quiUcr  la  pelile  bouliquc  du  Marais,  abandonnor  le  icz- 
de-c-hausséc ,  monter  tout  d'un  coup  au  sixième,  et  travailler  du  malin 
juscjuau  soir,  et  quehjuefois  du  soir  jusqu'au  matin,  pour  exister;  et 
elle  Ta  fait  comme  on  doit  faire  tout  ce  qu'on  ne  |)eut  j)as  empêcher, 
avec  couraij;e.  Alors  ])lus  de  lait  le  matin,  tu  m'entends,  plus  de  pâtée 
le  soir.  Mais,  Dieu  merci,  j'ai  bon  j>ied,  j'ai  bon  œil,  et  vive  la 
chasse  ! 


Tu  me  dis.  dun  ton  him("iii;il.j...  (jiic  lu  es  lidio  (pjiuvrc  Minette!] 
et  que  tu  aimerais  mieux  être  heureuse... 

Du  moment  ou  lu  te  plains  dètre  riche,  ma  petite  sœur,  je  ne  sais 
pas  conmifnl  fiiiiv  |)Our  me  |)laiiidr('  d'rtrc  |>;iiivrc.  l']tes-vous  donc 
drôles,  vous  autres,  (jui  avez  tfjujours  votre  couvert  mis  quekpie  part, 
et  qui  dinez  à  table  sur  du  iinire  blanc,  dans  des  ccuelles  dorées, 
pleines  de  bonnes  choses  ! 

Ne  dirait-on   pas,   à  vous    entenJre,   qu  •  c  e^t   ase-    (•<■   (jui    nous 


D'UNE   CHATTE    FRANÇAISE.  /,65 

niaiique  que  nous  achetons  ce  que  vos  richesses  mêmes  ne  peuvent  vous 
donner  ?  Vous  verrez  qu'on  nous  prouvera  un  jour  que  la  pauvreté  est 
un  remède  contre  tous  les  maux,  et  que  du  moment  où  on  n'a  pas 
même  de  quoi  dîner  on  est  trop  heureux.  —  Sérieusement,  croyez- vous 
que  la  fortune  nuise  au  bonheur  ?  Faites-vous  pauvres  alors ,  ruinez- 
vous,  rien  n'est  plus  facile,  et  vivez  de  vos  dents,  si  vous  le  pouvez. 
—  Vous  m'en  direz  des  nouvelles. 

'  Allons,  3Iinette,  un  peu  de  courage,  et  surtout  un  peu  de  raison. 
Plains-toi  d'être  malheureuse,  mais  ne  te  plains  pas  d'être  riche,  car 
nous  sommes  pauvres,  nous,  et  nous  savons  ce  que  c'est  que  la  pau- 
vreté. Je  te  gronde,  31inette  ;  je  fais  avec  toi  la  sœur  aînée,  comme 
autrefois  ;  pardonne-le-moi.  Ne  sais-tu  pas  que  ta  Bébé  serait  bien 
heureuse  de  t'être  bonne  à  quelque  chose  ?  Ne  me  fais  pas  attendre 
une  nouvelle  lettre,  car  je  l'attendrais  avec  inquiétude.  Je  commence  à 
craindre  que  tu  n'aies  en  effet  cherché  le  bonheur  dans  des  chemins  où 
il  n'a  jamais  passé. 

Bien  entendu,  tu  ne  me  cacheras  rien.  Qui  sait?  Quand  tout 
sera  sur  ce  papier  parfumé  dont  tu  me  parles,  peut-être  en  auras-tu 
moins  gros  sur  le  cœur. 

Adieu,  Minette,  adieu.  C'est  assez  babiller  ;  voilà  l'heure  où  notre 
mère  a  faim ,  et  notre  dîner  court  encore  dans  le  grenier. 

Ça  va  mal  dans  le  grenier  ;  les  Souris  sont  de  fines  Mouches  qui 
deviennent  de  jour  en  jour  plus  rusées  ;  il  y  a  si  longtemps  qu'on  les 
mange,  qu'elles  commencent  à  s'en  apercevoli.  J'ai  pour  voisin  un 
Chat  qui  ne  serait  pas  mal  s'il  était  moins  original.  Il  raffole  des 
Souris,  et  prétend  qu'il  y  aura  quelque  jour  une  révolution  de  Souris 
contre  les  Chats,  et  que  ce  sera  bien  fait. 

Tu  vois  que  je  n'aurai  pas  tort  de  mettre  à  profit  l'état  de  paix  où 
nous  sommes  encore.  Dieu  merci  !  pour  aller  chasser  sur  leurs  terres. 
Mais  ne  parlons  pas  politique  ! 

Adieu,  Minette,  adieu.  Ton  messager  m'attend  et  refuse  de  me  dire 
où  je  pourrais  t'aller  trouver.  Ne  nous  verrons-nous  pas  bientôt  ') 

Ta  sœur,  pour  la  vie. 

Bébé. 

P.  S.  —  Il  est  très-laid,  j'en  conviens,  ton  vieux  messager  ;  mais 
quand  j'ai  vu  ce    qu'il    m'apportait,    je  l'ai   trouvé  charmant  et  l'ai 

59 


fiOO 


LES    PEINES    DE    COEUR 


embrassé,  ma  foi.  de  tout  mon  cœur.  Il  fiillait  le  voir  faire  le  lïros  dos 
quand  il  ni"a' remis  ta  lettre,  de  la  part  de  madame  Rosa-Mika. 


A  propos,  es-tu  folle,  3Iinette,  de  lèlre  laissé  débaptiser  de  la  * 
sorte?  Minette,  n'était-ce  pas  un  joli  nom  pour  une  Chatte  jolie  et 
blanche  comme  toi  ?  Nos  voisins  ont  bien  ri  de  ce  nom ,  que  nous 
n'avons  pu  trouver  dans  le  calendrier  des  Chats.  —  Je  finis,  je  suis  au 
bout  de  mon  papier  ;  je  t'écris  au  clair  de  la  lune,  non  pas  sur  du 
papier  glacé  et  parfumé,  3Iinette,  mais  sur  un  vieux  patron  de  bonnet  qui 
ne  sert  plus  à  ma  maîtresse,  qui  dort,  du  reste,  dans  ce  moment  sur 
ses  deu\  oreilles,  et  d'un  sommeil  de  plomb,  comme  un  pauvre  ange 
qui  aurait  passé  la  moitié  de  la  nuit  à  coudre  pour  gagner  son  pain. 


(Un  Etourneau  de  nos  amis  ayant  eu  la  maladresse  de  renverser  notre  bouteille  à 
l'encre  sur  le  manuscrit  de  la  réponse  de  Minette  à  Bébé,  quelques  passages  de  cette 
lettre,  et  notamment  la  première  page,  sont  devenus  illisibles.  Nous  nous  serions  difficile- 
ment décidés  à  passer  outre ,  si ,  après  un  mûr  examen ,  nous  n'avions  pu  nous  convaincre 
que  la  perf«  de  ces  passages  n'ôterail  rien  à  la  clarté  du  récit.  Nous  indiquerons,  du 
reste,  par  des  points  ou  autrement,  les  endroits  où  il  y  aura  lacune.] 


D'UNE   CHATTE   FRANÇAISE. 


/i67 


MINETTE    A    BÉBÉ 


TROISIEME     LETTRE. 


Te  souvient-il  qu'un  jour  notre  maîtresse  nous  avait 

donné  une  poupée  qui  avait  bien  la  plus  appétissante  petite  tête  de  Souris 
qu'on  puisse  voir,  et  que,  si  grandes  demoiselles  que  nous  fussions  déjà, 
la  vue  de  ce  joujou  merveilleux  nous  arracha  des  cris  d'admiration. 

Mais  une  seule  poupée  pour  deux  jeunes  Chattes,  dont  l'une  est 
noire,  l'autre  blanche,  ce  n'était  guère,  et  tu  dois  te  souvenir  aussi  que 
cette  fatale  poupée,  avec  laquelle  je  prétendais  jouer  toute  seule,  ne 
tarda  pas  à  devenir  pour  nous  un  sujet  de  discorde. 


ïoi,  l'aînée,  toi,  si  bonne  d'ordinaire,  tu  t'emportas,  tu  me  battis, 
méchante  ;  mon  sang  coula  !  ou,  s'il  ne  coula  pas,  je  crus  le  voir 
couler.  Je  n'étais  pas  la  plus  forte.  J'allai  trouver  notre  mère  :  «  Maman, 


;,08  I^ES    PEINES    DE   CŒUR 

nuuiian .  lui  dis-je  en  miaulant  de  la  façon  la  plus  lamentable  et  en  lui 
montranl  ma  patte  déchirée,  faites  donc  finir  mademoiselle  Bébé,  qui 
me  bat  toujours.  » 

Ce  mot  toujours  le  ivvolla.  lu  levas  au  ciel  tes  yeux  et  tes  pattes 
indignés  en  m'appelant  vilaine  menteuse,  et  notre  mère,  qui  te  savait 
plus  raisonnable  que  moi.  te  crut  sui'  i)nrole.  et  me  renvoya  sans 
m'en  tendre. 

C'est  pourtant  de  cette  cause  si  légère,  c'est  de  ce  point,  c'est  de 
ce  rien  que  sont  venus  tous  mes  malheurs.  Humiliée  de  ce  déni  de 
Justice,  je  résolus  de  m'enfuir  au  bout  du  monde  ,  et  m'en  allai  bouder 
sur  un  toit. 

Lorsque  je  fus  sur  ce  toit  et  que  je  vis  l'horizon  immense  se  dérouler 
devant  moi,  je  me  dis  que  le  bout  du  monde  devait  être  bien  loin  :  je 
commençai  h  trouver  qu'une  pauvre  jeune  Chatte  comme  moi  serait 
bien  seule,  bien  exposée  et  bien  petite  dans  un  si  grand  univers,  et  je 
me  mis  à  sangloter  si  amèrement,  que  je  m'évanouis. 


Je  me  rappelle  que 


(La  iPiinsition  étant  restée  tout  onticre  sous  la  taclic  (rcncre,  nous  avons  été,  à  notre 
grande  confusion,  obligés  de  nous  en  passer.) 

Il  me  semblait  entendre  dans  les  airs  des  chœurs 

d'esprits  invisibles 

«  Ne  pleure  plus,  Minette,  me  disait  une  voix  (celle  de  mon  mau- 
vais Génie,  sans  doute)  l'heure  de  ta  délivrance  approche.  Cette  pauvre 
demeure  est  indigne  de  toi  ;  tu  es  faite  pour  habiter  un  palais. 

—  Hélas  !  répondait  une  autre  voix  plus  faible,  celle  de  ma  con- 
science, vous  vous  moquez,  seigneur;  Min  palais  n'est  pas  fait  pour 
moi. 

—  La  Beauté  est  la  reine  du  monde,  reprenait  la  première  voix  ;  tu 
^s  belle,  donc  tu  es  reine.  Quelle  robe  est  plus  blanche  que  ta  robe? 
quels  yeux  sont  filus  beaux  que  tes  beaux  yeux  ? 

—  Pense  à  ta  mère,  me  disait  de  l'autre  côté  la  voix  suppliante. 
Peux-tu  l'oublier  ?  Et  pense  à  Bébé  aussi ,  ajouta-t-elle  tout  bas. 

—  Bébé  ne  songe  goière  à  toi,  et  ta  mère  ne  t'aime  plus,  me  criait 
la  première  voix.  D'ailleurs  la  nature  seule  est  ta  mère.  Le  germe  d'où 
tu  devais  sortir  est  créé  depuis  des  millions  d'années  ;  le  hasard  seul  a 
désigné  celle  qui  L'a  donné  le  jour  pour  développer  ce  germe  ;  c'est  au 


D'UNE    CHATTE    FRANÇAISE. 


469 


hasard  que  tu  dois  tout,  et  rien  qu'au  hasard!  Lève-toi,  Minette, 
lève-toi!  le  monde  est  devant  loi.  Ici,  la  misère  et  l'obscurité;  là-bas, 
la  richesse  et  l'éclat.  » 

IMon  bon  Génie  essaya  encore  de  parler  ;  mais  il  ne  dit  rien  ,  car  il 
vit  bien  que  l'instinct  de  la  coquetterie  avait  pénétré  dans  mon  Cipur, 
et  que  j'étais  une  chatte  perdue.  Il  se  retira  en  pleurant. 


«  Lève-toi  et  suis-moi,  »  disait  toujours  la  première  voix.  Et  cette 


Z,70  LES   PEINES    DE   COEUR 

voix  devenait  de  plus  en  plus  impérieuse  et  en  même  temps  de  plus  en 

plus  kMulro  ;  et  coi  np[)el  devcMiait  ii'ivsislible. 

Je  me  levai  dom-. 

.lOiivris  les  yeux,  u  Oui  iirn|)pelle?  »  nrécriai-je.  Juge  de  ma  sur- 
prise .  13ebé.  car  ce  netail  point  une  illusion,  et  je  ne  cessais  point 
d'entendre  cette  voix  qui  m'avait  parlé  pendant  pion  évanouissement. 

((  Divine  Minette,  je  vous  adore,  »  me  disait  un  jeune  Chat  qui  se 
roulait  h  mes  pieds  en  me  regardant  de  la  façon  la  plus  tendre. 

Ah  !  Bébé,  qu'il  était  beau!  et  qu'il  avait  l'air  bien  épris  ! 

Et  comment  n'aurais-je  pas  vu  dans  un  Chat  si  distingué,  et  (jui 
m'aimait  tant,  ce  Chat  prince,  ce  Chat  accompli  que  rêvent  toutes  les 
jeunes  Chattes  et  qu'elles  appellent  de  leurs  vœux,  quand  elles  chantent, 
en  regardant  la  lune ,  cette  chanson  des  Chattes  à  marier  :  «  Bonjour, 
grand'mère,  nous  apportez-vous  des  maris?  » 

Et  n'y  a-t-il  pas,  depuis  que  le  monde  existe,  dans  ce  seul  mot  : 
Je  vous  adore,  des  choses  qu'une  jeune  Chatte  n'a  jamais  su  entendre 
sans  tnjuble  pour  la  première  fois?  Et  du  moment  où  on  nous  adore, 
conviendrait-il  que  nous  nous  permissions  d'en  demander  davantage? 

Si  donc  je  ne  songeai  point  à  demander  à  mon  adorateur  d'où  il 
venait,  n'était-ce  pas  qu'un  Chat  comme  lui  ne  pouvait  tomber  que  du 
ciel?  Et  si  je  crus  tout  ce  qu'il  me  dit,  la  crédulité  est-elle  autre  chose 
que  le  besoin  de  croire  au  bien?  Et,  s'il  faut  se  défier  de  son  cœur,  à 
qui  se  fier?  Et  puis,  n'étais-je  pas  bien  jeune,  en  pleine  jeunesse,  dans 
les  premiers  jours  de  mon  premier  mois  de  mai ,  et  une  petite  personne 
de  six  mois  ne  peut-elle  être  éblouie  un  instant  par  l'idée  qu'elle  inspire 
une  grande  passion? 

Que  n'as-tu  vu  son  aii-  liuinblc  et  digne  tout  ensemble,  Bébé!  Il  me 
demandait  si  peu  de  chose  ! . . .  L'n  regard  de  mes  yeux. . .  un  seul  ! 
Pouvais-je  lui  refuser  ce  peu  cpiil  me  demandait?  ne  m'avait-il  pas 
arrachée  a  cet  évanouissement  terrible,  à  la  mort  peut-être?  Le  moyen, 
d'ailleurs,  de  rien  refuser  à  ini  Chat  si  réservé! 

Que  ne  l'as-tii  entendu,  Bébé!  quelle  élorpience  ! 

Tu  le  sais,  j'étais  coquette,  et  il  me  promettait  les  plus  belles  toi- 


D'UNE    CHATTE    FRANÇAISE. 


hll 


lettes  (lu  monde,  des  rubans  écarlales,  des  colliers  de  liège,  et  un 
superbe  vieux  manchon  d'hermine  qui  lui  venait  de  sa  maîtresse  l'am- 
bassadrice! Ah!  ce  vieux  manchon,  faut-il  le  dire?  ce  vieux  manchon 
a  été  pour  beaucoup  dans  mes  malheurs. 

J'étais  paresseuse,  et  il  me  parlait  de  tapis  moelleux,  de  coussins 


de  velours  et  de  brocart,  de  fauteuils  et  de  bergères,  et  de  toutes  sortes 
de  meubles  charmants. 


J  étais  fantasque,  et  il  m'assurait  que  madame  l'ambassadrice  serait 
enchantée  de  me  voir^out  casser  chez  elle  quand  l'humeur  m'en  pren- 
drait, pour  peu  que  j'y  misse  de  la  gentillesse.  Ses  magots,  ses  vieux 


/,72  LES    PEINES    DE   CŒUR 

sèvres  et  tous  ces  pivcieux  brie-à-brac  qui  faisaient  de  ses  appartements 
un  maiiasin  do  riiriosilés .  seraient  à  ma  disposition. 

Jaimais  à  me  faire  servir,  j'aurais  une  femme  de  chambre,  et  ma 
noble  maîtresse  elle-même  se  mettrait  à  mon  service ,  si  je  savais  m'y 
prendre.  «  On  nous  appelle  Animaux  domestiques,  me  disait-il,  qui  peut 
dire  pourquoi?  Que  faisons-nous  dans  une  maison?  qui  servons-nous? 
et  qui  nous  sert ,  si  ce  ne  sont  nos  maîtres  ?  » 

J'étais  belle,  et  il  me  le  disait  ;  et  mes  yeux  d'or,  et  n»es  vingt-six 
dents,  et  mon  petit  nez  rose,  et  mes  naissantes  moustaches,  et  mon 
éclatante  blancheur,  et  les  ongles  transparents  de  ma  douce  j)atte  de 
velours,  tout  cela  était  parAiit. 

J'étais  friande  aussi  (il  pensait  à  tout),  et,  à  l'entendre,  ce  n'étaient 
que  ruisseaux  de  lait  sucré  qui  couleraient  dans  le  paradis  de  notre 
ménage. 

J'étais  désolée  enlin,  et  il  m'assurait,  par  coniral ,  un  bonheur  sans 
nuages!  Le  chagrin  ne  m'approcherait  jamais,  je  brillerais  comme  un 
diamant,  je  ferais  enviée  toutes  les  Chattes  de  France;  en  un  mot,  je 
serais  sa  femme,  Chatte  d'and^assadrice .  et  titrée. 

Que  te  dirai-je.  Bébé?   Il  fallait  le  suivre,  et  je  le  suivis. 

C'est  ainsi  que  je  devins... 

JM'""  nii  BuiSQUET  ! 


DE    LA   MI'-.ME   A    LA    MÊME. 


(JL  ATI!  lEMi;     LETTRE. 


Oui,  Bébé,  madame  de  liris(juet  !  !  ! 

Plains-moi,  Bébé;  car,  en  écrivant  ce  nom.  je  t'ai  dit  d'un  seul 
mot  tous  mes  malheurs  ! 

Et  pourtant,  j'ai  été  heureuse,  j'ai  cru  l'être,  du  moins,  car  d'abord 
rien  de  ce  que  Brisquet   m'avait   promis   ne   me  manqua.    J'eus   les 


D'UNE   CHATTE   FRANÇAISE. 


/i73 


richesses,  j'eus  les  honneurs,  j'eus  les  friandises,  j'eus  le  manchon!  et 
l'affection  de  mon  mari. 


n4  n  \ 


Notre  entrée  dans  l'hôtel  fut  un  véritable  triomphe.  La  fenêtre  mèuje 
du  boudoir  de  madame  l'ambassadrice  se  trouva  toute  grande  ouveite 
pour  nous  recevoir.  En  me  voyant  paraître,  cette  illustre  dame  ne  put 
s'empêcher  de  s'écrier  que  j'étais  la  Chatte  la  plus  distinguée  qu'elle 
eût  jamais  vue.  Elle  nous  accueillit  avec  la  plus  grande  bonté,  approuva 
hautement  notre  union,  et,  après  m'avoir  accablée  d'agréables  compli- 
ments et  de  mille  gracieuses  flatteries,  elle  sonna  ses  gens,  leur  enjoi- 
gnit à  tous  d'avoir  pour  moi  les  plus  grands  égards,  et  me  choisit  parmi 
ses  femmes  celle  qu'elle  paraissait  aimer  le  plus,  pour  l'attacher  spécia- 
lement à  ma  personne. 

Ce  que  Brisquet  avait  prédit  arriva  :  en  dépit  de  l'envie,  je  fus  pro- 
clamée bientôt  la  reine  des  Chattes,  la  beauté  à  la  mode,  par  les 
Angoras  les  plus  renonunés  de  Paris.  Chose  bizarre  !  je  recevais  .sans 
embarras,    et  comme  s'ils   m'eussent  été   dus,    tous   ces   hommages. 


iPli  LES    PEINES    DE   CŒUR 

Jetais   noc    noble   diins  iino  l)(>iili(iue .  ilisait  le  chevalier  de  Brisquet, 
(|iii  allirniail  qu'on  peut  naître  noble  partout. 

Mon  mari  était  lier  de  mes  sueeès,  et  moi  jetais  heureuse,  car  je 
croyais  à  un  bonheur  sans  lui. 

Tiens.  Bébé,  (juand  je  reviens  sur  ces  souvenirs,  je  me  demande 
conunenl  il  peut  me  rester  (piehpie  chose  au  cœur! 

M(»n  bonheur  sans  lin  dura  (|uin/e  jours  !.. .  au  bout  desquels  je 
sentis  tout  d'un  coup  ipie  Briscpiet  m'aimait  bien  peu,  s'il  m'avait 
jamais  aimée.  En  vain  me  disait-il  qu'il  n'avait  point  changé,  je  ne 
|)Ouvais  être  sa  diq^e.  «  Ton  alTection,  qui  est  toujours  la  même,  semble 
diminuer  tous  les  jours,  »  lui  disais-je. 

Mais  l'amour  désire  jusqu'à  l'impossible,  et  sait  se  contenter  de  peu; 
je  me  contentai  de  ce  peu,  Bébé,  et  quand  ce  peu  fut  devenu  rien,  je 
m'en  contentai  encore  !  Le  cœur  a  de  sublimes  entêtements.  Gomment 
se  décider  d'ailleurs  à  croire  qu'on  aime  en  vain? 

Retiens  bien  ceci,  Bébé,  les  Chats  ne  sont  reconnaissants  des  eflbrf& 
qu'on  fait  pour  leur  plaire,  que  quand  on  y  réussit.  Loin  de  me  savoir 
gré  de  ma  cfjnslance,  Brisquet  s'en  impatieotait.  «  Comprend-on, 
s'écriait- il  avec  colère  qu'on  s'obstine  à  faire  de  l'amour,  qui  devrait 
être  le  passe-temps  le  plus  gai  et  le  plus  agréable  de  la  jeunesse,  l'af- 
faire la  plus  sérieuse ,  la  plus  maussade  et  la  plus  longue  de  la  vie  ! 

—  La  persévérance  seule  justifie  la  passion,  lui  répondais-je  ;  j'ai 
abandonné  ma  mère  et  ma  sœur  parce  que  je  t'aimais  ;  je  me  suis  perdue 
pour  toi ,  il  faut  que  je  t'aime.  » 

Et  je  pleurais  !  1  î 

11  est  bien  rare  que  le  chagrin  ne  devienne  pas  un  toit  :  bientôt 
Briscjuel  se  montra  dur,  grossier,  exigeant,  brutal  même  ;  et  moi  qui 
me  révoltais  jadis  contre  la  seule  apparence  d'une  injustice  de  ma  [)auvre 
mère,  je  me  soumettais,  et  j'attendais,  et  j'obéissais.  En  (piin/.<'  jours, 
j'avais  appris  à  tout  souffrir.  Ix?  temps  est  un  maître  impitoyable  :  il 
enseigne  tout,  même  ce  qu'on  ne  voudrait  pas  savoir. 

A  force  de  souffrir,  on  finit  par  goiérir.  Je  crus  que  je  me  consolais, 
parce  que  je  devenais  plus  calme  ;  mais  le  calme  dans  les  passions  suc- 
cède à  l'agitation ,  comme  le  repos  aux  tremblements  de  terre,  lorsqu'il 


D'UNE   CHATTE   FRANÇAISE. 


675 


n'y  n  plus  rien  à  sauver.  J'étais  calme,  il  est  vrai,  mais  c'était  fait  de 
mon  cœur.  Je  n'aimais  plus  Brisquet,  et,  ne  l'aimant  plus,  je  parvins 
à  lui  pardonner  et  à  comprendre  aussi  pourquoi  il  avait  cessé  de  m'aimer. 
Pourquoi?  Eh!  mon  Dieu,  Bébé,  la  meilleure  raison  que  puisse  avoir 
un  Chat  comme  Brisquet  pour  cesser  d'aimer,  c'est  qu'il  n'aime  plus. 

Brisquet  était  un  de  ces  égoïstes  de  bonne  foi  qui  trouvent  tout 
simple  d'avouer  qu'ils  s'aiment  mieux  que  tout  le  monde ,  et  qui  n'ont 
de  passions  que  celles  que  leur  vanité  remue.  Ce  sont  ces  Chats-là  ([ui 
ont  inventé  la  galanterie  pour  plaire  aux  Chattes,  en  se  dispensant  de 
les  aimer.  Leur  cœur  a  deux  portes  qui  s'ouvrent  presque  toujours  en 
même  temps ,  l'une  pour  faire  sortir,  l'autre  pour  faire  entrer,  et  tout 
naturellement ,  pendant  que  Brisquet  m'oubliait ,  il  se  prenait  de  belle 
passion  ailleurs. 


Le  hasard  me  donna  une  singulière  rivale  :  c'était  une  Chinoise  de 
la  province  de  Pechy-Ly,  nouvellement  débarquée,  et  qui  déjà  faisait 
-courir  tous  les  Chats  de  Paris,  qui  aiment  tant  à  courir,  comme  on  sait. 
Cette  intrigante  avait  été  rapportée  de  Chine  par  un  entrepreneur  de 


iTG  LES   PEINES    DE    CŒUR 


llu'àt!V>.  t|iii  Mvait  jhmiso  avoc  raison  (luiino  ('.halle  vomie  de  si  loin  ne 
|H)ii\ait  maïKnier  île  iiiellre  en  eiiu)!  le  |)eiij)le  le  plus  spirituel  de  la 
tenv.  La  nouveaule  de  eelle  eoiiquèle  |)i(|ua  Taniour-propre  de  Brisquet, 
et  les  oreilles  pendantes  de  la  Chinoise  liivnl  ]o  ivste. 

Hris(jii(M  m'aiiiumra  un  jour  (pi'il  me  (iiiillail.  u  Je  lai  prise  pauvre 
et  je  le  laisse  riehe.  me  (ht-il  ;  (|uand  je  lai  li'ouvi'e,  lu  elais  désespérée 
el  lu  ne  savais  rien  (hi  monde,  lu  es  aujoui'dhui  une  Chatte  pleine  de 
>ens  cl  d'cxpiTirnce  ;  ce  (jue  lu  es.  eesl  par  moi  (pie  tu  l'es  devenue, 
reniiM'cie-moi  el  laisse-moi  parlir.  —  Pai's .  loi  (jue  je  n'aurais  jamais 
dû  aimer.    >  lui   repondis-je.  El  il  partit. 

Il  parlil  irai  et  eontent.  Rien  ne  s'oublie  si  vile  que  le  mal  (pi'on  a 
fail. 

Je  ne  laimais  plus,  ce  qui  n'empêcha  pas  que  son  départ  me  mit 
au  désespoir.  Ah!  13él)é,  si  j'avais  pu  tout  oublier  et  redevenir  enfant! 

Cesl  à  celte  époque  que  l'ut  faite,  avec  lant  d'art  et  tant  d'esprit  sur 
la  dispaiilion  de  Brisquel .  celle  mémorable  hisloire  des  Peines  de  cœur 
(l'une  Chatte  ançjlaise ,  (jui ,  pour  être  une  charmante  nouvelle,  n'en 
est  pas  moins  un  des  j)lus  alTreux  tissus  de  mensonges  (|u'on  puisse 
imai^iner.  [tai'ce  cpiil  s'y  \\\v\v  un  peu  de  vérilé.  Celle  histoire  fut  écrite, 
il  rinstiiralion  de  15ris(piel,  par  un  écrivain  éminent,  dont  il  parvint  à 
>ur|)iendre  la  bonne  foi  (rien  ne  lui  résisie).  el  ii  qui  il  lit  croire  et  écrire 
lout  ce  cpi'il  voulut. 

En  se  faisant  passer  pour  moit,  liriscpiel  voulait  recouvrer  sa  libert»', 
épjuser.  moi  vivant,  sa  Chinoise,  devenir  bigame  enfin  :  ce  qu'il  fit,  au 
mépris  des  lois  divines  et  humaines,  et  à  la  faveur  d'un  nom  supposé. 

Iiien  n'est  plus  facile  à  prouver,  du  reste,  que  la  fausseté  de  cette 
jjietendue  histoire  anglaise,  qui  n"a  jamais  existé  que  dans  l'imagina- 
tion de  Brisquet  et  de  son  romancier,  et  qui  n'a  jamais  pu  se  passer  en 
Angleterre,  oii  jamais  procès  en  criminelle  conversation  ne  s'est  plaidé 
devant  les  Doctors  Ounnwn ,  oii  jamais  époux  oiïensé  n'a  demandé  autre 
chose  à  la  justice  (jue  de  rarf/ciil...  pour  giK'iir  son  co'ur  blessé. 

Pour  moi,  accablée  par  ce  dernier  coup,  je  renon(;ai  au  monde,  et  je 
pris  en  haine  mes  pareils,  que  je  cessai  de  voir. 

Seule  dans  les  appartements  de  ma  maîtresse,  (jiii  m'aimait  autant 
que  ses  enfants  et  autant  que  son  mari,  —  mais  pas  plus  ;  admise  à  tout 
voir  et  à  tout  entendre;  f(!'tée,  el  par  cons(j(juent  très-galée,  je  m'aperçus 


D'UNE   CHATTE   FRANÇAISE.  /,77 

bientôt  (jii'il  y  a  plus  de  vérité  (ju'oii  n'a  coiitunie  de  le  penser  dans 
cette  légende  de  la  Chatte  niélanjorphosée  en  Fennne  qu'on  nous  raconte 
dans  notre  enfance,  quand  nous  sommes  sages.  Là,  pour  distraire  mes 
ennuis,  j'entrepris  d'étudier  la  société  humaine  à  notre  point  de  vue 
animal;  et  je  crus  faire  une  œuvre  utile  en  composant,  avec  le  résultat 
de  mes  observatfons ,  un  petit  traité  que  j'intitulerai  Histoire  nalurelle 
d'une  Femme  à  la  mode  à  Hisa/jc  des  Cfiallcs,  [)ar  une  femme  qui  fut  à 
la  mode.  Je  publierai  ce  traité,  si  je  trouve  un  éditeur. 

,  La  plume  nie  tondje  des  mains,  Bébé!  j'aurais  dû  rester  pauvre. 

Comme  toi  j'aurais  vécu  sans  reproche,  et  à  l'heure  (ju'il  est  je  ne 
serais  ni  sans  cœur,  ni  sans  courage,  ni  lasse  de  tout,  au  milieu  de  ce 
luxe  qui  m'entoure  e(  (jui  m'énerve. 

Il  faut  avoir  cherché  de  l'extraordinaire  dans  sa  vie  pour  savoir  où 
mène  une  si  sotte  recherche. 

Bébé,  c'est  décidé,  et  j'y  suis  résolue  :  il  faut  (pie  je  retourne  au 
grenier,  au])rès  de  toi,  auprès  de  ma  pauvre  mère,  qui  Unira  peut-être 
par  me  reconnaître.  Ne  crains  rien,  je  travaillerai,  j'oublierai  ces  vaines 
richesses;  je  chasserai  i)aliemment  et  humblement  à  tes  côtés,  je  saurai 
être  pauvre  enfin!  Ta,  la  providence  des  Chats,  qui  est  plus  forte  que 
la  providence  des  Souris,  fera  quelque  chose  pour  nous.  D'ailleurs, 
c'est  peut-être  bon  de  n'avoir  rien  au  monde. 

Adieu,  je  ne  pense  plus  qu'à  m'échapper;  demain  peut-être,  tu  me 
verras  arriver. 

IMiNKTTE. 


BÉBÉ    A   MINETTE. 


CINQUIEME    LETTRE. 


C'est  parce  que  je  viens  de  lire  et  de  relire  d'un  bout  ii  l'autre  ta 
triste  et  longue  lettre;  c'est  parce  que  plus  d'une  fois,  en  la  lisant,  mon 
cœur  a  saigné  au  récit  de  tes  douleurs  ;  c'est  parce  que  je  suis  prête  à 
dire  avec  toi,  ma  sœur,  que  tu  as  expié  bien  cruellement  une  faute 
qui,  dans  son  principe,  n'était  que  vénielle;  c'est  enfin  parce  que  je  ne 


/,78  LES  PEINES   DE  CŒUR 

soniie  }ioint  ii  nier  les  niallieiirs  tle  grande  dame  que  je  comprends  (on 
comjM'end  toujours  les  malheurs  de  ceux  ({u'on  aime);  c'est  à  cause  de 
tout  cela.  IMinetle,  que  je  te  crie  du  fond  de  mon  cœur  et  du  fond  de 
mon  grenier  :  «  Reste  dans  ton  palais,  ma  sœur,  car  il  est  toujours 
temps  dètre  pauvre;  car  dans  (on  palais  tu  n'es  que  malheureuse,  et 
ici,  et  à  nos  côtés,  tu  serais  misérable...  Restes-y,  car  sous  les  tables 
somptueuses  tu  n'as  ni  faim  ni  soif,  tandis  qu'ici  tu  aurais  faim  et  soif; 
comme  ta  mère  et  comme  ta  sœur  ont  faim  et  soif.  » 

Ecoute-moi  bien,  ^linette,  il  n'y  a  qu'un  malheur  au  monde,  c'est 
la  pauvreté,  (piand  on  n'est  pas  tout  seul  à  la  soulfrir. 

Je  ne  t'en  dirai  pas  long  pour  te  prouver  que  rien  n'égale  notre 
misère!  A  l'heure  qu'il  est,  les  maçons  sortent  du  grenier,  dans  lequel 
ils  n'ont  pas  laissé  un  seul  trou...  partant  pas  une  Souris  ;  et  ma  mère, 
qui  n'a  rien  vu,  rien  entendu,  m'appelle.  Elle  a  faim,  je  n'ai  rien  à 
lui  donner,  et  j'ai  faim  comme  elle. 

BÉBÉ. 

P.  S.  —  Je  suis  allée  chez  la  voisine  ;  j'ai  mendié  :  rien.  Chez  le 
voisin,  il  m'a  battue  et  chassée.  Dans  la  gouttière,  sous  la  gouttière, 
faut-il  le  dire?  au  coin  des  bornes  :  rien.  Et  notre  mère,  qui  ne  cesse 
pas  d'avoir  faim,  ne  cesse  pas  de  m'appeler. 

Garde  tes  peines  que  j'envie,  heureuse  Minette,  et  pleure  à  ton  aise 
avant  ou  après  dîner,  et  sur  toi  et  sur  nous,  puisque  tu  as  le  temps  de 
pleurer. 

On  dit  (ju'on  ne  meurt  pas  de  faim  ;  hélas!  nous  allons  voir! 


DE    LA   MflME   A    LA   MÊME. 


SIXIEME     LETTRE. 


Sauvées!   nous  sommes  sauvées,  Minette  ;   un  Chat  généreux  est 
venu  à  notre  secours.  Ah  !  Minette,  qu'il  fait  bon  revenir  à  la  vie! 

Bébé. 


D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE.  /,79 


DE  LA  MÊME  A  LA  MÊME. 

SEPTIÈMK    LETTRE. 

Tu  ne  nous  réponds  pas,  Minette.  Que  se  passe-t-il  donc?  Dois-je 
t'accuser  ? 

J'ai  à  t'apprendre  une  grande  nouvelle.  Je  me  marie.  Ce  Chat  géné- 
reux dont  je  t'ai  parlé,  je  l'épouse.  Il  est  un  peu  gros,  peut-être,  mais 
il  est  très-bon.  Si  tu  voyais  les  soins  qu'il  a  de  ma  mère,  comme  il  la 
dorlote  et  comme  elle  se  laisse  faire,  tu  m'approuverais,  sûr! 

Mon  futur  s'appelle  Pompon  ;  un  joli  nom  qui  lui  va  très-bien.  C'est, 
d'ailleurs,  un  bon  parti,  un  Chat  de  forte  cuisine.  Je  pense  au  positif, 
comme  tu  vois.  Dame!  Minette,  je  suis  payée  pour  ça. 

Écris-moi ,  paresseuse. 

Bébé. 


DE  MINETTE  A  BÉBÉ. 


HUITIEME  LETTRE.  —  (^ÉCRITE  AU  CRAYON. 


Au  moment  même  où  je  t'écris.  Bébé,  ma  femme  de  chambre, 
celle  que  ma  noble  maîtresse  a  bien  voulu  attacher  à  ma  personne, 
coud  un  sac  de  grosse  toile  grise.  Quand  ce  sac  sera  cousu  de  trois 
côtés,  on  me  mettra  dedans,  on  coudra,  le  quatrième  côté,  et  on  me 
confiera  au  premier  valet  de  pied,  qui  me  portera  sur  le  Pont-Neuf  et 
me  jettera  à  l'eau. 

Voilà  le  sort  qui  m'attend. 

Sais-tu  pourquoi.  Bébé?  C'est  parce  que  je  suis  malade,  et  que  ma 
maîtresse,  qui  est  très-sensible,  ne  peut  voir  ni  souffrir  ni  mourir  chez 
elle.  «  Pauvre  Rosa-Mika,  a-t-elle  dit,  comme  elle  est  changée!  »  Et 
de  sa  voix  la  plus  attendrie,  elle  a  donné  l'ordre  fatal. 

«  Noyez-la  bien  surtout,  dit-elle  à  l'exécuteur  auquel  elle  a  voulu 
parler  elle-même;  noyez-la  bien,  Baptiste,  et  ne  la  faites  pas  trop 
souffrir,  cette  pauvre  Bête!  » 


fe  wmtet  ^xm  <£kt  <m  ~ 


A^  t'écrîre.  «t  de 


il  _«  -^^  ,a»-â'  m  rV  <aiti  vr«i  av^iB'  ^'«lill  1  i  ■"■    ■! 


Miyr 


EPILOGUE. 


s-fsmjL  et  yoBvaar  z^^Mûer  qat  k  ysssxtt  ykmme 
T-^3^tt  des  inirnwiifiwâ  ^fae  jicni»  av'ûn^  {râes 

^Kr  k  sar  fit  eoH  «art  à  Ênt.  Fv  me  an^abnié  ^pe  ks 

€K^   ■■  ■■  I  -T^^^BËT.  ICnsâ^.  me  fok  sa  fira^^ear  patàsée.  se 

trav^  ladii  -.*^fnt  H  et  ^  psor  es  âe  sa  matoifip.  Le^  deia 

ta.  :  rîdKS  lâ  trop  fâonres.  de  v^rte  «fii't&i»  lareatf 

sanomer  ëe  la  ridhftjgg:  ^^  iowHHS  s'anarnsser  lie  la 


9ffm 


Le  rtp'jg  de  Hiriiii'  Sm  ^m%am  ttmààé  far  la 
de  la  WÊfjn  de  ftiapU^  tpk .  ayatnt  éié  >e(é  d*^ 
b  me  for  m  aun  ^^  a«3Bt  («Sexiâe.  Vin&a  sa  nad.  «pi~i  en  »Qaf«L 
de  Srs^Hi  iiwflrt  fèever  ^jb  non  :  «  U  arvaii  da  km^  » 
■os;^  ?a  rusmr  fea  «3Bi^«fca.  IBdbé.  b  ^ripaù  mem^  et  saB§ 
>.  9jK^eà  a  la  lemumitr  à  cpeiifoes  am^  de  PcHfiOK.  qui  faô- 
ijwrdiaiBi.  «t  ^  fc^Mst  le§  uaili  et  les  /lars  aoas  »e»  li»é- 
aag  rcsf^jîr  de  iOKker  «■  CKar.  Xaé  €fle  s'y  ] 


D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE. 


/.81 


«  On  n'aime  qu'une  fois,  »  dit-elle.  En  vain  Bébé  lui  représenta-t-elle 
([ue  jamais  Chats  n'avaient  mieux  mérité  d'être  écoutés.  «  Ma  chère , 
lui  répondait  tout  doucement  Minette,  il  y  a  des  Chats  pour  lesquels  on 
voudrait  mourir,  mais  avec  lesquels  on  doit  refuser  de  vfvre.  D'ailleurs, 
mon  parti  est  pris,  je  resterai  veuve. 

—  Toi  qui  as  eu  à  lire  tout  au  long  le  récit  de  mes  peines  de  cœui', 
disait-elle  presque  gaiement  à  sa  sœur,  n'en  as-tu  pas  assez  comme 
cela,  et  veu\-tu  donc  que  je  recommence?  » 

Après  l'avoir  pressée  encore  un  peu,  quand  on  vit  qu'elle  tenait  bon, 
on  finit  par  lui  dire  :   «   Fais  comme  tu  voudras.   »  Et  il  n'y  eut  de 

01 


hS-2 


LES   PEINES   DE  CŒUR   D'UNE  CHATTE   FRANÇAISE. 


mallieiireux  que  les  malheureux  Chats  qui  soupiraient  et  qui  soupirent 
encore  pour  elle.  Mais  tout  le  monde  ne  peut  pas  être  heureux. 

Quant  à  Bébé,  elle  eut  avec  son  mari  Pompon  tout  le  bonheur 
([u'elle  méritait;  et  si  ce  n'est  qu'elle  eut  le  chagrin  de  perdre  sa  mèrQ 
qui  mourut,  paisiblement  il  est  vrai,  et  de  vieillesse,  entre  ses  bras, 
après  avoir  béni  tous  ses  enfants,  elle  eut  joui  d'un  bonheur  sans 
-nuages  ;  car  elle  ne  tarda  pas  à  devenir  mère  à  son  tour  d'une  foule  de 
petits  Pompons  et  de  petites  Bébés,  et  aussi  de  quelques  Minettes,  ainsi 
nommées  à  cause  de  leur  tante,  qui  se  serait  bien  gardée  de  donner  à 
aucune  de  ses  nièces  son  ancien  nom  de  Rosa-Mika. 

Bébé,  en  bonne  mère,  nourrit  elle-même  tous  ses  petits  Chats,  dont 
le  moins  gentil  était  encore  charmant,  puisqu'on  n'en  noya  pas  un  seul. 

Il  faut  dire  que  la  jeune  maîtresse  de  Bébé  s'était  mariée  h  peu 
près  dans  le  même  temps  qu'elle,  et  que,  pour  plaire  à  sa  femme,  son 
mari  ftiisait  semblant  d'aimer  les  Chats  à  la  folie,  quoique,  à  vrai  dire, 
il  préférât  les  Chiens. 

P.  J.  Stahl. 


CAUSES    CÉLÈBRES 


lî  suis,  comme  vous  ne  le  savez  pas,  un 
vieux  Corbeau,  avocat  près  les  cours  et  tri- 
bunaux de  l'espèce  Animale,  et,  trouvant 
inexacts  ou  incomplets  les  comptes  rendus 
qui  circulent,  je  crois  devoir  vous  transmettre 
celui  de  la  dernière  session  des  assises. 

Elle  a  été  brillante,  et  il  n'en  pouvait 
guère  être  autrement,  puisque  l'on  avait  eu 
le  bon  esprit  de  choisir  dans  la  famille  à  laquelle  j'appartiens  la 
plupart  des  juges  et  des  jurés  qui,  par  leurs  habits  noirs,  par  leur 
gravité,  en  imposaient  a  la  foule,  et  quand  on  les  contemplait,  l'idée 
venait  naturellement  qu'habitués  à  fouiller  des  cadavres  ils  seraient 
plus  aptes  à  signaler  l'état  de  décomposition  morale  des  accusés. 

Une  Gigogne  avait  été  appelée  à  la  présidence,  dont  la  rendaient 
digne  sa  patience  et  son  sang-froid.  A  moitié  assoupie  dans  son  fauteuil, 
les  yeux  entr'ouverts ,  la  poitrine  renflée ,  la  tête  en  arrière,  guettant  au 
passage  les  contradictions  des  accusés,  elle  avait  encore  l'air  d'être  en 
embuscade  au  bord  d'un  marais. 

Les  fonctions  de  procureur  général  étaient  échues  à  un  A  autour  au 
col  tors.  Ce  personnage,  s'il  avait  jamais  eu  la  moindre  sensibilité,  s'en 
était  défait  depuis  longtemps.  Ardent,  impitoyable,  il  ne  songeait  qu'à 
obtenir  des  succès,  c'est-a-dire  des  condamnations.  Il  avait  bec  et  ongles 
pour  attaquer,  jamais  pour  défendre.  La  cour  d'assises  était  pour  lui  un 
champ  de  bataille,  et  le  prévenu  un  adversaire  qu'il  fallait  vaincre  à 


li^h 


CAUSES    CELEBRES. 


Une  Cigogne  avait  été  appelée  à  la  présidence,  dijnt  la  rendaient  digne 
sa  patience  et  son  sang-froid. 


tout  ps'iv.  Il  allait  à  un  procvs  criminel  conimc  un  soldat  ;i  l'assaut  :  il 
s'y  jetait  à  corps  perdu,  comme  un  glailiattsur  au  milieu  du  eircpie. 
Le  Vautour  est,  en  somme,  un  excellent  procureui'  généi'al. 

Les  habitants  des  terriers,  nids,  taillis,  trous,  taupinières  et  maré- 
cages voisins,  accoururent  en  foule  pour  assister  à  ces  solennités  judi- 
ciaires. Les  Oies,  les  Butors,  les  Buses  et  les  Pies  étaient  en  majorité. 

Il  en  est  toujours  ainsi. 

Une  tribune  était  réservée  auK  jouinalistes  ,  Canards  el  Peri^oquets 
pour  la  plupart.  Avec  quel  empressement  ils  étaient  venus  lii  !  C'est 
comme  sur  une  proie  qu'ils  se  jettent  sur  un  procès  bien  noir  et  bien 
aîTreux  !  Voilà  leurs  rédacteurs  habituels  dispensés  de  se  mettre  en  frais 
d'imagination;  la  copie  arrive  toute  faite,  suflisamment  épicée,  bourrée 


CAUSES   CÉLÈBRES.  /,85 


d'incidents  dranialiques  qu'ils  n'auraient  pas  trouvés,  et  le  directeur  peut 
crier  fièrement  aux  typographes  :  «  Vous  tirerez  dix   mille  de  plus  !  » 

N'entrons  pas  dans  le  détail  de  toutes  les  affaires  qui  ont  occupé 
la  session.  Laissons  de  côté  les  poursuites  dirii;ées  contre  une  Grive, 
pour  dispute  de  cabaret;  un  Paon,  pour  usurpation  de  titres;  une  Pie, 
pour  vol  domestique;  un  Chat,  pour  infanticide;  un  Pierrot,  pour 
vagabondage;  un  Renard,  pour  banqueroute  fi'auduleuse;  un  Bouc, 
pour  danse  illicite;  un  Chat-huant,  pour  tapage  nocturne;  un  Merle, 
pour  délit  de  presse;  un  Coq  gaulois,  pour  excitation  à  la  haine  et 
au  mépris  du  gouvernement.  Parlons  seulement  de  deux  causes 
majeures,  comme  dit  un  Rat  de  mes  amis,  nourri  des  bouquins  d'un 
savant:  Mnsa ,  niihi  causas  inemora! 

Il  y  a  quelques  mois,  on  lisait  dans  le  Microcosme ,  journal  des 
canards  : 

«  Un  crime  affreux  vient  d'épouvanter  nos  contrées  si  longtemps 
«  paisibles. 

«  Au  moment  où  les  Animaux  confédérés  venaient  de  se  jurer  une 
«  fraternité  éternelle,  on  a  trouvé  au  coin  d'un  bois  un  Crapaud  affreu- 
«  sèment  empoisonné  ! 

(i  La  justice  informe.  » 

Elle  informa  si  bien,  qu'elle  incarcéra  deux  Moutons,  trois  Escargots 
et  quatre  Lézards,  tous  également  innocents;  aussi  furent-ils  relâchés 
immédiatement ,  après  avoir  subi  quatre-vingt-cpn'nze  jours  d'arrestati(jn 
préventive. 

Dieu  nous  garde,  messieurs,  d'être  accusés  de  n'importe  quoi  ! 

On  commence  par  nous  mettre  en  cage. 

On  vous  y  garde  pour  vous  interroger,  pour  exiger  un  compte  minu- 
tieux de  vos  occupations,  pour  demander  quel  a  été  l'emploi  de  votre 
journée  tel  ou  tel  jour  il  y  a  plusieurs  mois  ;^  et  après  qu'il  est  bien  et 
dûment  établi  (|ue  vous  êtes  étranger  au  crime,  on  vous  prie  poliment 
de  rentrer  chez  vous. 

Pendant  ce  temps  vos  affaires  ont  langui  ; 

Vos  créanciers  sont  devenus  furieux; 

Vos  débiteurs  ont  disparu  ; 

Votre  famille  a  pàti. 

Des  calomnies  de  toute  espèce  ont  été  propagées  sur  votre  compte, 
et  on  trouve  toujours  des  Animaux  qui  disent  :  «  11  n'y  a  pas  de  feu  sans 
fumée.  » 


/i86 


CAUSES    CELEBRES. 


CmiK  qui  subirent  l'arrestation  préventive,  dans  le  proeès  (jue  je 
narre .  ne  [lurent  fournir  aucun  indice.  L'instruction  se  poursuivit  avec 
la  [)lus  grande  activité,  sous  la  direction  de  deux  Tortues;  mais  plus  on 
avançait,  moins  on  pénétrait  l'horrible  mystère  et  drame  dans  lequel 
avait  succondié  l'infortuné  Crapaud. 


Enfin   une  Taupe,  sortant  a   tâtons  de  son   tciiier, 


vint  l'acontei' 
qu'elle  avait' vu  une  énorme  Vipère  {monstnun  hnn-ciuhini,  comme  (brait 
mon  ami  le  i'.at)  s'élancer  sur  le  Crapaud.  Confronté  avec  le  cadavre 
qu'on  avait  soigneusement  embaume,  le  témoin  déclara  positivement 
que  ça  devait  être  lui. 


CAUSES   CELEBRES.  /i87 


Des  B()iile(l()i:>uos  furent  dépêchés  à  la  poursuite  de  la  Vipère, 
l'attaquèrent  vaillamment  })endant  son  sommeil,  lui  mirent  les  menottes 
et  la  menèrent  devant  la  Cour. 

1^'audience  est  ouverte.  Le  grelïîer  donne  lecture  de  l'acte  d'accusa- 
tion. La  parole  est  à  la  Fourmi,  expert  chargé  d'analyser  les  restes  de 
la  victime.  (Mouvement  d'attention.) 

«  Messieurs, 

«  Notre  but  était  de  rechercher  si  le  corps  de  ce  nmlheureux  Crapaud 
'(  contenait  le  principe  vénéneuN:  récemment  découvert  dans  la  Vipère, 
<(  et  nommé  par  les  savants  viperiiuu. 

«  Cette  substance  se  combine  avec  divers  oxydes,  acides  et  corps 
«  sim[)les,  pour  former  dillerents  vipénites,  vipén'tes  ou  vipérures. 

((  Nous  avons  donc  analysé  avec  le  plus  grand  soin  l'estomac,  le 
((  foie,  le  poumon ,  les  entrailles,  et  la  masse  encéphalique  de  la  victime, 
((  en  nous  servant  de  réactifs  déro])és  à  un  médecin  homœopathe  qui 
(t  a  l'habitude  de  porter  sa  pharmacie  dans  sa  poche.  Après  avoir 
<(  fait  chaull'er  et  évaporer  jusqu'à  siccité  le  suc  pancréaticpie  et  les 
«(  matières  contenues  dans  l'estomac,  nous  avons  obtenu  une  substance 
cf  liquoreuse,  mais  assez  solide,  que  nous  avons  traitée  par  deux  milli- 
((  grammes  d'eau  distillée  ;  en  la  plaçant  dans  un  matras  de  verre  et  la 
c(  soumettant  à  l'ébullition  pendant  deux  heures  vingt-cinq  minutes, 
«  nous  n'avons  rien  obtenu  du  tout;  mais  cet(e  même  substance,  traitée 
((  successivement  par  des  acétates,  des  sulfates,  des  nitrates,  des  prus- 
«  siates  et  des  chlorates,  nous  a  donné  un  précipité  d'un  bleu  vert- 
ce  pomme  que  nous  avons  retraité  par  plusieurs  réactifs  énergifjues;  nous 
((  avons  alors  obtenu  un  précipité  d'une  couleur  indécise,  mais  bien 
<(  caractérisée,  et  qui  ne  saurait  être  que  du  viperium  à  l'état  pur.  » 

Ce  rapport,  clair  et  concluant,  inq^ressionne  vivement  l'auditoiî'e. 
La  Fourmi  met  sous  les  yeux  des  jurés  une  petite  fiole  contenant  le 
résidu  l'ecueilli.  (Agitation  en  sens  divers.) 

L'issue  de  ce  procès,  qui  se  termina  par  la  condamnation  de  la 
Vipère,  eût  excité,  sans  aucun  doute,  la  curiosité  publique,  si  des 
débats  plus  importants  ne  l'avaient  détournée. 

On  lisait  dans  le  3Iicrocosme  : 

"  Un  crime  affreux  vient  de  jeter  la  terreur  dans  ce  pays. 


^88  CAUSES    CÉLÈBRES. 


((  Donnant  aux  animaux  domestiques  l'exeniple  d'une  noble  indépen- 
«  dance.  une  Brebis  et  son  Aiiueau  avaient  fui  leui'  lieriterie.  Tous  deux 
u  étaient  plaeés  sous  la  sauvegarde  de  la  Confédération  Animale,  et  pour- 
ce  tant  ils  ont  été  lâchement  éiiorués  ! 

a  Un  Loup,  désiiiné  pai*  la  voix  publique  comme  coupable  de  ce 
«  crime,  a  été  arrêté.  i;ràce  au  zèle  et  ;i  la  fermeté  du  briiiadier  des 
«  lîouledoLiues.  » 

11  inqiortait  de  savoir  quel  avait  été  le  i>em'e  de  mort  de  la  Brebis. 
On  choisit  ii  cet  elTet  un  Dindon,  savant  docteur  décoré,  ([ui  s'était 
ac(|uis  une  juste  célébrité  par  ses  l'echerches,  malheureusement  sans 
l'csultat.  sur  cette  ,nrave  question  :  Quare  ophuii  facit  dormire?  Ce 
docteui"  illustie  constate  que  la  Brebis  était  loin  d'avoir  succombé 
à  une  attaque  de  choléra,  comme  on  aurait  pu  faussement  l'avancer; 
mais  (piune  plaie  de  six  centimètres  de  long  lui  ayant  été  faite  au 
gosier,  la  mort  avait  été  le  résultat  de  la  division  de  la  veine  jugulaire 
interne. 

Impatiemment  attendue,  l'aflaire  vint  eniin  au  rôle. 

Dès  le  matin,  une  multitude  immense  assiège  les  portes  du  prétoire; 
l'autorité  a  pris  des  mesures  pour  prévenir  le  désordre.  L'accusé  est 
introduit.  Il  est  pâle;  ses  yeux  sont  noirs,  mais  sans  éclat.  Sa  mise, 
(pioiijue  décente,  n'a  rien  de  recherché.  On  distingue  à  peine  ses  traits, 
(piil  semble  vouloir  dérober  à  la  curiosité  publique.  Un  vieux  Corbeau, 
(pii.  entre  vingt  concurrents,  a  obtenu  Y  honneur  de  défendre  le  grand 
criminel,  s'assied  au  banc  de  la  défense  en  robe  d'avocat. 

L'interrogatoire  commence  : 

D.   Accusé,  levez-vous  !  vos  nom  et  pi-énoms'.^ 
II.   Canis  Lupus. 
D.   Votre  âge? 
I».    Douze  ans. 
î).   Votre  profession  ') 
W.   Botaniste. 
D.    \()Uv  domicile  ? 
IL   Les  grands  bois,  la  natuie! 

1).  A'ous  allez  entendre  lecture  des  charges  dirigées  contre  vous. 
L'acte  d'accusation  est  lu  au  milieu  du  plus  profond  silence;  puis  le 
j)  ésident  interroge  de  nouveau  le  prévenu  : 


CAUSES   CÉLÈBRES.  /,80 


D.  Ganis  Lu  pus,  qu'avez-vous  à  alléi^uer  pour  voire  justification? 

R.  Je  suis  innocent,  mon  président.  Loni;lenips,  j'en  conviens,  j'ai 
eu  l'habitude  de  détruire  des  Moutons;  mais  en  ai^issant  ainsi,  je  con- 
sultais moins  uîon  inclination  que  ma  haine  pour  les  Hommes  :  si 
j'éprouvais  du  plaisir  à  donner  la  mort  à  une  Brebis,  c'est  que  c'était 
enlever  à  nos  oppresseurs  une  portion  de  leurs  ricliesses.  Depuis  long- 
temps, je  suis  revenu  à  des  sentiments  plus  doux,  mais  sans  cesser  de 
détester  les  Hommes.  Jugez  donc  de  mon  indignation,  quand,  l'autre 
jour,  je  vis  les  malheureux  dont  on  m'impute  la  mort  poursuivis  par  un 
boucher  qui  les  fra|)pa  sans  pitié.  Je  volai  ii  leur  secours  :  l'infâme 
bourreau  prit  la  fuite  ;  et  c'est  au  moment  où  je  me  préparais  à  panser 
les  plaies  des  victimes  que  les  agents  de  l'autorité  m'ont  fait  prisonnier. 
Je  me  propose  de  les  attaquer  plus  tard  en  dommages  et  intérêts. 

L'accusé  se  rassied,  et  porte  Ja  patte  à  ses  yeux.  Son  discours  éveille 
les  sympathies  de  l'auditoire,  et  notamment  du  beau. sexe. 

«  Comme  il  parle  Ijienl  dit  une  Grue. 

—  Qu'il  a  de  grâce  !  s'écrie  une  Pie-Grièche. 

—  Quel  dommage,  si  un  aussi  beau  criminel  était  Condamné!  dit 
une  Bécasse  en  respirant,  oh  !  oh  !  » 

Il  est  bon,  à  ce  qu'il  paraît,  d'èti^e  scélérat  pour  plaire  à  ces  dames, 
mais  il  importe  de  joindre  l'hypocrisie  à  la  méchanceté,  si  l'on  veut  tou- 
cher leur  cœur...  retournons  à  nos  Moutons. 

Le  président  répond  : 

D.  Accusé,  votre  version  est  inadmissilde.  Elle  est  en  contradiction 
formelle  avec  les  déclarations  des  témoins  que  nous  allons  entendre; 
d'ailleurs  vous  ne  persuaderez  à  personne  que  vous  êtes  capable  d'un 
élan  de  générosité.  Vos  antécédents  sont  déplorables. 

R.  J'ai  toujours  été  calomnié. 

D.  A  deux  ans,  précocité  funeste,  ayant  été  grondé  par  votre 
nourrice,  vous  l'avez  mordue. 

R.  C'est  elle  qui  a  commencé. 

D.  Plus  tard,  vous  avez  eu  une  violente  altercation  avec  un  de  ^os 
voisins,  et  vous  l'avez  traité  de  Crapaud. 

R.  n  m'avait  appelé  Garman. 

D.  II  y  a  trois  ans,  on  vous  a  vu  rôder  autour  de  la  garenne  royale, 
dont  l'accès  est  interdit  aux  animaux  de  votre  espèce. 

R.  Je  n'y  suis  pas  entré. 

62 


^90  C Al  SES   CKLÈBnES. 


l).  Mais  vous  aviiv  lintontion  do  vous  y  inti'oduiro,  pour  y  portiM' 
le  ilcsordiv  ;  uussiours  les  juivs  ap|)iV('ieront. 

I^'audiliou  des  lenioins  commtMice.  I.o  l>oup  discute  leiu's  déposi- 
tions avec  une  renjar(jual)le  haliilele,  caiiue  avec  les  uns,  ardent,  et 
sarcaslicjue  avec  les  auli'es,  trouvant  toujours  réponse  à  tout.  Peu  à 
j)eu  cependant,  ses  l'oives  sepuisent;  il  son  état  de  sui'cxcitalion  succède 
une  prostialion  soudaine,  et  il  s'évanouit. 

l/audience  est  renvoyée  au  lendemain. 

Les  jours  sui\anl>.  le  Loup  se  ti'ouva  lro|)  faible  |)our  soutenir  les 
débats.  Jamais  animal  illustre,  jamais  vénérable  pî're  de  famille,  jamais 
j>iinee  adoré  (dans  les  feuilles  o(licieuses),  n'excitèrent  autant  d'intérêt 
pendant  le  cours  de  leurs  maladies.  Les  habitués  de  la  Cour  d'assises 
craii^naient  de  peidre  une  source  d'émotions;  les  juges  appréhendaient 
(|uune  proie  fut  ravie  à  la  justice  animale;  le  Vautour  général  redoutait 
d  avoir  à  rengainer  le  superbe  réquisitoii'c  (piil  improvisait  depuis  trois 
M'iuaines.  Les  journaux  donnaient  chaque  malin  un  bulletin  de  la  santé 
ilu  Ixjup  : 

«  L'aecusé  est  fort  souffrant  et  presque  constannnent  couché.  Il  a 
siins  cesse  auprès  de  lui  plu^jieurs  Sangsues;  il  send)le,  du  reste,  calme 
et  résigné  à  son  sort.  » 

'(  L'accusé  a  passé  une  mauvaise  nuit.  Plusieurs  Oies  de  la  plus 
haute  volée  sont  venues  demander  de  ses  nouvelles  au  geôlier.  » 

.(  L'accusé  est  mieux.  Il  consacre  ses  loisirs  à  lire  et  à  écrire. 
L'ol)jet  favori  de  ses  études  est  le  recueil  des  Idijilcs  de  W'  Deshou- 
lieres;  il  a  consonnué.  depuis  sa  captivité,  deux  mille  neuf  cents  feuilles 
de  papier.  Il  rédige  un  drame  en  dix-sept  tableaux,  intitulé;  le  Triomphe 
de  la  Vertu,  et  un  mémoire  jjliilosopliicjue  sur  la  Pséccssilé  d'abolir  la 
peine  de  mort.  »  Voici  (|uelques  vers  de  sa  composition,  que  nous  sommes 
parvenus  a  nous  prfjcurer  : 


Oh!  pour  le  prisonnier,  les  jours  où  la  nature 
SemLellit  de  soleil,  de  fleurs  et  de  verdure, 
Les  jours  les  plus  riants  sont  les  plus  désolés. 
Il  entend  des  troupeaux  les  clocliettes  qui  sonnent, 
Les  concerts  des  oiseaux,  les  zéphyrs  qui  frissonnent 
En  s'éparpiilant  dans  les  blés. 


e\USE5   CELEBRES. 


/l'Jl 


''il,     ,      I        '       ' 


Le  doux  roucoulement  des  colombes  iilainlives, 
Murmure  cadencé  des  ondes  fuirilives, 
Voix  des  bois  et  des  vents,  arrive  jusqu'à  lui. 
Mais  en  vain  sur  les  prés  la  lumière  ruisselle; 
Malheureux  paria,  la  joie  universelle 
Semble  insulter  à  ton  ennui  ! 

Cesse  de  voyager,  en  ton  espoir  fri\olo, 
Avec  tout  ce  qui  passe  et  tout  ce  qui  s'envole  ; 
Cesse  de  secouer  le  fer  de  tes  barreaux. 
Pour  toi  le  sort  n'a  plus  que  terreurs  et  menaces  ; 
Ta  vie  est  condamnée,  et  les  geôliers  tenaces 
Ne  te  céderont  qu'aux  bourreaux. 


Je  l'avoue,  Messieurs  les  Rédacteurs,  l'espèce  d'enthousiasme  dont  ce 
misérable  Loup  a  été  l'objet  m'inspire  de  tristes  réflexions.  J'ai  entendu 


502  CAUSES   CÉLÈBRES. 


(îi'  iiialluniivuN:  Rossignols  tVodonner.  pondant  des  années  entièros ,  les 
eliants  les  plus  sublimes,  sans  li'ionipliei'  de  robseurité;  et  j)arec  qu'il 
avait  commis  un  ciiine.  ce-  Loup  voyait  ses  premiers  essais  applaudis 
avee  transjiorl.  Je  connais  des  Animaux.de  bien,  des  héros  de  vertu , 
auvcpiels  on  ne  consacrerait  pas  deux  lii^nes.  et  l'on  entretenait  pom- 
peusement le  public  des  faits  et  i^estes  d'un  scélérat;  et  des  mamans 
qui  y  auraient  reiiardé  à  deux  fois  avant  de  mettre  les  Fables  de  Florian 
entre  les  nr.iins  de  leurs  enfants,  des  mamans,  sévères  sur  le  choix  de 
leurs  |)ropres  lectures,  se  repaissaient  sans  sci'upule,  en  famille,  d(^  (K'tails 
(pii  les  initiaient  à  tous  les  rafiinements  du  crime  et  de  la  dépravation. 
Sans  dissinmler  le  mal,  ne  pourrait-on  éviter  de  lui  donner  un  tel 
relief?  A  la  vérité,  si  l'on  s'attachait  à  reproduii'e  exclusivement  les 
bonnes  actions,  on  n'aurait  parfois  à  expédier  à  ses  abonnés  que  du 
papier  blanc. 

Repris  aussitôt  que  le  Loup  put  les  supporter,  les  débats  se  poursui- 
virent pendant  huit  jours.  On  entendit  vingt-cinq  témoins,  tant  à  charge 
quà  décharge;  jurés,  défendeurs,  président,  avocat  général,  n'épar- 
gnant ni  interrogations,  ni  interru])tions,  ni  observations.  Il  en  résulta 
que  l'afTaire,  excessivement  claire  dans  le  principe,  s'embrouilla  au  point 
de  devenir  inconqjréhensible.  La  plupart  des  pi'ocès  ressend)lent  à  l'eau 
d'une  fontaine  :  plus  on  les  agite,  plus  ils  deviennent  troubles. 

L'accusé  avait  usé  de  tant  de  subterfuges  pour  capti\er  l'attention , 
il  s'était  si  heureusement  posé,  que  ce  fut  au  milieu  d'une  émotion 
universelle  que  le  Vautour  général  prit  son  essor  oratoire  : 


«   Messieurs  les  jurés, 

('  Avant  dentrer  dans  les  détails  des  faits  soumis  à  votre  jud^cieuse 
i  appréciation ,  j'éprouve    l'impérieux   besoin   de   vous    adresser    une 

question  grave ,  une  question  importante.  Je  vous  le  demande  avec 
'■  un  sentiment  de  vive  douleui.  je  vous  le  demande  avec  un  sentiment 
<i  de  pénible  amertume...  je  diiai  plus,  messieurs!...  je  vous  le 
«  demande  avec  un  sentiment  d'ardente  indignation  :  où  va  la  société?... 
<'   Et  en  effet,  messieurs,  de  quelque  côté  que  nous  portions  nos  yeux, 

nous  ne  voyons  que  désordre  :  désordic  chez  les  Quadupèdes, 
<  désordre  chez  les  Bipèdes,  désordre  chez  les  Hannetons,  désordre 
«  partout;  nous  n'éprouvons  que  des  symptômes  de  désorganisation 
«   profonde,  intime,  radicale.  Oui,  messieurs,  le  corps  social  se  mine;  le 


CAUSES    CELEBRES.  ^93 


«  corps  social  se  décompose;  le  corps  social  s'écroulerait,  si  vous 
((  n'étiez  là,  messieurs,  pour  imposer  une  hai'rière  aux  progrès  si 
«  efTrayants  de  la  dissolution  morale  !  » 

L'orateur  soutient  l'accusation  sur  tous  les  points,  et  conclut  à  la 
peine  capitale.  Le  défenseur  réplique  par  de  vigoureux  croassements , 
après  avoir  déclaré  dans  son  exorde  que  le  plus  beau  spectacle  qu'on 
puisse  avoir  sui*  la  terre  est  celui  de  l'innocence  aux  prises  avec  le 
malheur. 

A  midi  et  demi,  le  jury  entre  dans  le  taillis  des  délibérations. 
Quatre  questions  lui  sont  posées  :  une  pour  chaque  meurtre ,  une  pour 
la  préméditation  de  chaque  meurtre. 

Des  conversations  animées  s'engagent  entre  les  assistants;  on  y 
distingue  les  voix  glapissantes  d'individus  du  sexe  féminin. 

A  trois  heures,  les  jurés  rentrent  à  l'audience. 

Le  verdict  est  affirmatif  sur  toutes  les  questions;  il  se  tait  sur 
l'admission  de  circonstances  atténuantes. 

Le  président  :  ((  Je  recommande  à  l'auditoire  le  plus  profond 
((  silence,  le  plus  complet  recueillement.  Bouledogues ,  introduisez 
«  l'accusé.  » 

Le  Loup  est  ramené  dans  la  salle;  sa  démarche  est  assurée.  Il 
entend  la  lecture  de  la  déclaration  du  jury  sans  émotion  apparente. 

Le  Vautour  général  requiert,  d'une  voix:  émue,  l'application  de  la 
peine. 

La  Cour  condamne  le  Loup  à  la  peine  de  mort. 

La  foule  immense  qui  s'est  entassée  dans  le  prétoire  reste  morne  et 
silencieuse;  pas  un  mot,  pas  un  bêlement,  pas  un  geste  ne  se  mani- 
festent. On  dirait,  à  voir  tous  ces  regards  fixés  sur  un  même  point, 
tous  ces  becs  muets  et  silencieux,  qu'une  même  commotion  électrique 
les  a  frappés  tous  d'une  éternelle  immobilité. 

Le  Loup  a  été  pendu  ce  matin,  messieurs,  et  les  zoophiles  n'ont  pas 
manqué  cette  occasion  de  renouveler  leurs  protestations  contre  la  peine 
de  mort.  Elles  me  touchent  médiocrement ,  je  vous  le  confesse ,  et  je  ne 
conçois  guère  pourquoi  ils  tenaient  tant  à  conserver  un  scélérat  qui  a 
coupé  son  frère  par  morceaux.  C'est  par  respect  pour  la  vie  animale  ? 
Mais,  alors,  par  quel  illogisme  ils  trouvent  tout  naturel  que  vingt  ou 
trente  mille  pauvres  diables  se  fessent  tuer  en  quelques  heures  pour  une 


40i  CAUSES    CELEBRES. 


querelle  qui  leur  est  orJinairenient  indilTérente  !  Que  le  criminel,  se  déro- 
bant à  l'action  de  la  justice,  se  glisse  subitement  dans  les  rangs  d'une 
armée  et  reste  sur  le  champ -de  bataille,  les  philosophes  admettent  le 
droit  qu'a  exercé  la  société  de  l'envoyer  à  la  boucherie  en  compagnie  de 
plusieurs  autres,  mais  elle  n'a  pas,  suivant  eux,  le  droit  de  purger  la 
(erre  de  la  présence  d'un  monstre  ! 

C'est  pour  le  mieux  punir,  disent-ils  parfois ,  qu'ils  le  laissent  vivre. 
Comme  ils  s'abusent!  le  forçat  entretient  toujours  l'espoir  consolateur  de 
s'évader,  il  est  en  plein  air,  sous  un  ciel  bleu,  soustrait  aux  hasards  et 
aux  vicissitudes  de  l'existence.  «  Je  n'avais  ni  sou  ni  maille,  peut-il  se 
dire,  je  ne  savais  oii  coucher,  si  bien  que,  tuant  pour  vivre,  j'étais  exposé 
à  mourir  de  faim  dans  un  fossé.  Maintenant  je  suis  vêtu,  nourri,  abrité, 
sans  souci  du  lendemain.  On  a  cru  me  châtier,  on  m'a  fait  une  position.  » 

Il  y  a  pourtant,  j'en  conviens,  un  argument  sérieux  en  faveur  de 
l'abolition  du  dernier  supplice.  Un  Animal  qui  n'est  pas  bète  a  dit  : 
«  Que  messieurs  les  assassins  commencent!  »  N'est-ce  pas  plutôt  à  la 
société  de  commencer?  Qu'elle  épure  les  mœurs,  qu'elle  manifeste  une 
profonde  horreur  du  sang  versé;  qu'elle  donne  l'exemple;  qu'elle  soit  la 
première  à  mettre  en  praiicjue  ce  commandement  :  «  Tu  ne  tueras 
point.  »  En  un  mot,  qu'elle  supprime  la  guerre. 

Notre  Loup  était,  au  reste,  de  ces  natures  énergiques  qui  n'aiment 
pas  les  moyens  termes;  il  a  refusé  de  se  pourvoir  en  cassation,  et  il  est 
mort  avec  courage. 

On  a  trafiqué  avantageusement  des  objets  mobiliers  qui  avaient 
appartenu  au  condamné.  Un  Bœuf  anglais,  venu  tout  exprès  des  pàlu- 
rages  du  Middlesex,  a  payé  deux  livres  sterling  une  mèche  de  ses  che- 
veux; un  libraire,  connu  pour  chercher  les  succès  de  scandale,  offre  six 
mille  francs  du  Triomphe  de  la  Vertu. 

Il  existait  du  Loup  vingt-deux  portraits  en  photographies,  qui  n'ont 
aucun  rapport  les  unes  avec  les  autres,  quoique  la  ressemblance  de 
toutes  soit  garantie.  Le  compte  rendu  de  son  procès ,  rédigé  par  le  plus 
habile  de^  sténographes,  s'est  vendu  par  milliers.  Le  Loup  a  eu  aussi  les 
honneurs  de  la  complainte,  et  voici  celle  que  les  Canards  ambulants 
nasillent  à  sfjn  intention  : 


Écoulez,  Canards  et  i'ics, 

Geais,  Dindons,  Corbeaux  et  Freux. 

Le  récit  d'un  crime  affreux, 

El  bien  digne  des  Harpies- 


CAUSES   CELEBRES. 


/»95 


L'auteur  de  cet  attentat 
Fut  un  Loup  peu  délicat. 

Une  Brebis  malheureuse 
S?  promenait  dans  un  champ  • 
Il  l'accoste,  et  le  méchant, 
D'une  voix  cadavéreuse, 
Lui  dit  :  «  Madame,  bonsoir. 
Je  suis  charmé  de  vous  voir.  » 

A  ce  discours  trop  perfide 
Elle  répond  poliment; 
Mais  le  traître,  en  ce  moment, 
Tire  un  poignard  brebicide, 
Et  comme  un  vil  assassin, 
Le  lui  plonge  dans  le  sein. 


Mais  la  justice  protège 
Les  jours  de  tout  citoyen! 
On  arrête  le  vaurien; 
Dans  sa  rage  sacrilège, 
11  veut  se  faire  périr  : 
Il  n'en  a  pas  le  loisir. 


^96 


CAUSES   CKLKBHKS. 


II  vante  son  innocence, 
Mais  on  ne  l'écoute  pas. 
Après  d'orageux  débats, 
On  le  mène  à  la  potence. 
Cet  infâme  condamné 
Fut  ainsi  guillotiné. 


Vous,  dans  le  sentier  du  ciinie 
Qui  |)Ourriez  être  oui  rainés. 
Par  cet  exemple  apprenez 
Cette  véritjL'  sublime  : 
Que  celui  qui  fait  le  mal 
Est  un  méchant  Animal. 


Les  restes  du  supplicié  ont  été  inhumés  sans  cérémonie.  Son  cranc 
a  été  remis  à  un  Hibou,  très-versé  dans  la  science  phrénologique.  Ce 
physiolop:iste  perspicace  lui  a  trouvé,  extraordinairement  développée,  la 
bosse  de  la  bienveillance. 

Veuillez  m' accorder  la  vôtre. 

Emile    de    La    Bkdollikre. 


FÏÏI3 


kËmfi_ 


3  Wi-'^M^^^ 


•^%v 


L'OU  RS 


LETTRE    ECRITE    DE   LA    MONTAGNE 


Félix  qui  potiiil  rerum  cognosccre  causas! 


'apportai,  en  venant  au  monde,  un  goût 
très-vif  pour  la  solitude.  Sans  doute  ce  i>oût 
m'avait  été  donné  pour  une  fin  utile  ;  mais  au 
lieu  de  diriger  l'emploi  de  mes  facultés  vers  un 
but  qui  répondît  à  ma  vocation  dans  l'harmonie 
des  êtres,  je  travaillai  Icjngteinps  à  corrompre 
^f  en  moi  l'ouvrage  de  la  nature.  Peu  de  temps 
après  ma  naissance,  une  chute  que  je  fis  en 
^J  voulant  monter  pour  la  première  fois  au  faîte 
d  un  arbre  me  ren  lit  boiteux  pour  le  reste  de  mes  jours.  Cet  accident 
influa  singulièrement  sur  mon  caractère  et  contribua  beaucoup  à  déve- 
lopper le  germe  de  ma  mélancolie.  La  caverne  de  mon  père  était  très- 


1  Cette  lettre  n'était  pas  destinée  à  la  publicité.  Le  jeune  Ours  à  qui  elle  est  adressée 
a  cru  pouvoir,  sans  indiscrétion,  divulguer  les  confidences  de  Tamitié.  Il  a  pensé  qu'après 
avoir  profité  pour  lui-même  des  conseils  de  son  vieil  ami,  ces  conseils  pourraient  devenir 
utiles  à  d'autres  aussi.  D'ailleurs,  a  l'heure  qu'il  est,  l'auteur  de  cette  lettre  n'est  plus, 
et  a  laissé  des  Mémoires  qui  paraîtront  sous  peu  et  qui  n'en  sont  que  le  développement. 


NOTE    DU    UliDACTEUR    EN    CHEF. 

fis 


ii98  L'OURS. 


fréquentée  par  les  Ours  du  voisinage.  C'était  un  ort  chasseur,  qui 
traitait  splendidenient  ses  convives  :  ce  n'était  du  matin  au  soir  que 
danses  et  que  festins;  pour  moi,  je  demeurais  étranger  à  la  vie  joyeuse 
de  ma  fomille.  Les  visites  m'importunaient,  la  bonne  chère  m'allait 
assez ,  mais  les  chansons  à  boire  m'étaient  odieuses.  Ces  répugnances 
ne  tenaient  pas  seulement  à  mon  organisation,  bien  que  la  philosophie 
Hioderne  ait  placé  dans  l'organisme  le  |)rincipe  de  nos  affections  positives 
et  négatives.  Le  désir  de  plaire,  contrarié  par  mon  infirmité,  était  pour 
moi  une  source  d'amères  préoccupations.  Le  goût  naturel  que  j'avais 
pour  la  solitude  et  le  silence  dégénéra  peu  à  peu  en  humeur  sombre,  et 
je  prenais  plaisir  a  m'abandonner  a  cet  état  ({"Ours  incompris,  qui  a 
toujours  passé  pour  le  signe  du  génie  méconnu  ou  d'une  ^ertu  supé- 
rieure dont  le  monde  n'est  pas  digne.  Une  étude  approfondie  de  moi- 
même  et  des  autres  m'a  convaincu  que  l'orgueil  était  la  racine  de  cette 
tristesse,  de  ces  idées  pâles,  dont  on  a  demandé  le  secret  aux  rayons 
de  la  lune  et  aux.  soupirs  des  roseaux.  Mais,  avant  de  venir  à  résipis- 
cence ,  il  était  écrit  que  je  devais  passer  par  l'épreuve  du  malheur. 

Ce  n'était  pas  assez  pour  moi  d'afïliger  mon  père  et  ma  mère  par  le 
spectacle  de  ma  monomanie,  je  formai  le  projet  de  les  abandonner  et  de 
chercher  quelque  retraite  ignorée  du  monde ,  où  jp  pusse  me  livrer  en 
hberté  à  mon  goût  pour  la  vie  solitaire.  Vainement  ma  conscience  me 
représenta  la  douleur  que  j'allais  leur  causer.  Je  confiai  mon  dessein  à 
un  ami  de  ma  famille,  afin  qu'on  sût  bien  que  j'avais  volontairement 
renoncé  au  monde,  et  (ju'on  ne  crut  pas  que  j'avais  été  la  victime  de 
quelque  accitlent. 

Je  n'oublierai  jamais  le  jour  où  je  quittai  le  toit  qui  m'avait  vu 
naître.  C'était  le  matin  :  mon  père  était  parti  pour  la  chasse;  ma  mère 
dormait  encore.  Je  profilai  de  cet  instant  pour  sortir  sans  être  vu.  La 
neige  couvrait  la  terre,  et  un  vent  glacé  agitait  tristement  la  cime  des 
sapins  couverts  de  frimas.  Tout  autre  que  moi  eût  reculé  devant  ce 
deuil  de  la  nature  ;  mais  rien  n'est  plus  fort  qu'une  résolution  absurde, 
et  je  partis  d'un  pas  ferme  et  intrépide. 

Il  serait  difficile  de  trouver  sur  la  terre  un  lieu  moins  fréquenté  que 
celui  que  je  choisis  pour  ma  retraite.  Pendant  l'espace  de  cinq  ans,  à 
l'exception  dun  Aigle  qui  vint  se  poser  sur  un  arbre,  à  quelque  distance 
de  ma  caverne,  aucun  être  vivant  ne  m'apparut  de  près  ni  de  loin.  Les 
occupations  de  ma  vie  contemplative  étaient  fort  simples.  A  l'aube 
naissante,  j'allais  m'asseoir  sur  la  [lointe  d'un  rocher,  d'oii  j'assistais  au 


L'OURS. 


/i99 


îever  du  soleil.  La  fraîcheur  du  matin  éveillait  mon  imagination,  et  je 
consacrais  les  premières  heures  du  jour  à  la  composition  d'un  poëme 
palingénésique,  où  je  me  proposais  d'exprimer  toutes  les  douleurs  de 
ces  âmes  errantes  qui  avaient  approché  leurs  lèvres  de  la  coupe  de  la 
vie  et  détourné  la  tête.  Vers  le  milieu  de  la  journée,  j'étudiais  les  simples. 
Le  soir,  je  regardais  les  étoiles  s'allumer  une  à  une  dans  le  ciel  ;  j'élevais 
mon  cœur  vers  la  lune  ou  la  douce  planète  de  Vénus,  et  quelquefois  «  il 
me  semblait  que  j'aurais  eu  la  puissance  de  créer  des  mondes.  »  Cinq 
années  s'écoulèrent  dans  cette  vie  monotone  ;  mais  cette  période  de  temps 
avait   fini   par  oblitérer  bien   des  sensations,   dissiper  bien  des  rêves, 


500  L'OURS. 


héboter  renthoiisiasnie  ;  et  peu  à  peu  je  cessai  de  voir  les  choses  comme 
je  les  avais  vues  dabord.  J'étais  arrivé  à  une  de  ces  époques  critiques 
de  l'intelligence  qui  se  renouvellent  souvent  dans  la  vie,  et  qui  sont 
ordinairement  marquées  par  un  malaise  insupportable.  On  veut  sortir  à 
tout  prix  de  cet  état  contentieux,  et  la  mauvaise  honte  est  d'autant 
moins  forte  pour  nous  retenir,  que,  parmi  les  choses  que  l'on  comprend 
le  moins,  il  faut  ranger  celles  que  l'on  a  cessé  d'aimer.  Aussi  l'ennui 
triompha-t-il  de  toutes  les  hésitations  de  l'amour-propre,  forcé  de  se 
dédire;  et  je  me  décidai  à  retourner  parmi  mes  semblables,  à  me  jeter 
dans  le  mouvement,,  à  partager  les  travaux  et  les  dangers  des  autres 
Ours,  en  un  mot,  à  rentrer  dans  la  vie  sociale  et  à  en  accepter  les 
conditions.  Mais,  soit  qu'une  volonté  supérieure  ne  permît  pas  que  je 
rencontrasse,  sans  une  expiation  préalable,  un  bonheur  que  j'avais 
d'abord  méprisé,  soit  que  ma  destinée  le  voulût  ainsi,  je  tombai  entre 
les  mains  des  Hommes. 

Je  m'étais  donc  mis  en  route  un  matin  pour  exécuter  mon  dessein. 
Je  n'avais  point  fait  une  demi -lieue,  lorsqu'au  fond  d'une  gorge  étroite 
j'entendis  plusieurs  voix  s'écrier:  «  Un  Ours!  un  Ours!  »  Au  moment  oii 
je  m'arrêtais  pour  distinguer  d'oii  venaient  ces  accents  inconnus,  je 
tombe  frappé  par  une  main  invisible.  Pendant  que  je  me  roulais  sur  la 
terre,  quatre  énormes  Chiens,  suivis  de  trois  Hommes,  se  précipitèrent 
sur  moi.  ^Malgré  la  douleur  que  me  causait  ma  blessure,  je  luttai  long- 
temps contre  les  Chiens,  mais  h  la  tin  je  tombai  sans  connaissance  sous 
la  dent  tle  ces  cruels  Animaux. 

Quand  je  revins  de  mon  évanouissement,  je  me  trouvai  attaché  à  un 
arbre ,  avec  une  corde  passée  dans  un  anneâli  dont  on  m'avait  orné  le 
bout  du  nez.  Cet  arbre  ombrageait  la  porte  d'une  maison  située  sur  une 
grande  route,  mais  toujours  au  milieu  des  montagnes.  Tout  ce  qui 
m'était  arrivé  me  semblait  un  songe,  songe,  hélas!  de  courte  durée! 
Mon  malheur  ne  tarda  i)as  alors  de  m'apparaître  dans  sa  triste  réalité. 
Je  ne  compris  que  trop  que,  si  j'avais  conservé  la  vie,  c'en  était  fait  de 
ma  liberté,  et  qu'au  moyen  de  l'anneau  fatal  qu'on  m'avait,  je  ne  sais 
comment ,  passé  dans  la  narine,  l'être  le  plus  faible  de  la  création  pou- 
vait m'asservir  à  ses  volontés  et  à  ses  caprices.  Oh  !  qu'Homère  a  bien 
raison  de  dire  que  celui  qui  perd  sa  liberté  perd  la  moitié  de  son  âme  ! 
Le  retour  que  je  faisais,  sur  moi-même  redoublait  l'humiliation  que  me 
causait  ma  servitude.  C'est  alors  que  je  reconnus,  mieux  que  jamais, 
jusqu'à  quel-  point  j'avais  été  la  dupe  de  mon  orgueil ,  en  me  supposant 


L'OURS.  501 


la  force  de  vivre  indifTérent  à  toiiles  les  choses  extérieures.  Qu'y  avait-il, 
en  elTet,  de  changé  dans  ma  position  ?  La  vaste  étendue  du  ciel,  l'aspect 
imposant  des  montagnes,  l'éclat  radieux  du  soleil,  la  clarté  de  la  lune 
et  son  brillant  cortège  d'étoiles,  tout  cela  était  encore  à  moi.  D'où  venait 
donc  que  je  ne  voyais  plus  du  même  œil  ces  beautés  naturelles  qui 
naguère  semblaient  suffire  à  mes  désirs?  Je  fus  forcé  de  m'avouer  qu'au 
fond  du  cœur  je  n'avais  jamais  renoncé  à  ce  monde  que  j'avais  boudé, 
et  que,  si  j'avais  pu  en  vivre  éloigné  pendant  quelques  années ,  c'est  que 
je  n'avais  jamais  cessé  de  me  sentir  libre  d'y  retourner  quand  je  voudrais. 
Je  passai  plusieurs  jours  dans  la  stupeur  et  dans  l'abattement  du 
désespoir.  Cependant  l'aveu  que  je  m'étais  fait  intérieurement  de  ma 
faiblesse  contribua  à  ouvrir  mon  âme  à  la  résignation.  La  résignation  à 
son  tour  ramena  l'espérance,  et  peu  à  peu  j'éprouvai  un  calme  que  je 
n'avais  jamais  connu.  D'ailleurs,  si  quelque  chose  pouvait  consoler  de 
la  perte  de  la  liberté,  j'aurais  presque  oublié  ma  servitude  dans  les 
douceurs  de  ma  vie  nouvelle  ;  car  mon  maître  me  traitait  avec  toutes 
sortes  d'égards.  J'étais  le  commensal  du  logis  ;  je  passais  la  nuit  dans 
une  étable  auprès  de  quelques  autres  Animaux  d'un  caractère  pacifique 
et  très-sociable.  Le  jour,  assis  sous  un  platane,  à  la  porte  de  la  maison, 
je  voyais  aller  et  venir  les  enfants  de  mon  maître,  qui  me  témoignaient 
beaucoup  d'affection,  et  le  passage  assez  fréquent  des  voitures  publiques 
me  procurait  de  nombreuses  distractions.  Le  dimanche,  les  villageois  et 
les  villageoises  des  hameaux  voisins  venaient  danser  sous  mon  platane 
au  son  de  la  cornemuse  :  car  mon  maître  était  aubergiste,  et  c'était 
chez  lui  que  les  montagnards  célébraient  les  jours  de  fête.  Là  résonnaient 
le  bruit  des  verres  entrechoqués  et  les  gais  refrains  des  convives.  J'étais 
toujours  invité  aux  danses  (jui  suivaient  le  repas  et  se  prolongeaient 
bien  avant  dans  la  nuit.  J'ouvrais  ordinairement  le  bal  avec  la  plus  jolie 
villageoise,  par  une  danse  semblable  à  celle  qu'autrefois,  dans  la  Crète, 
Dédale  inventa  pour  l'aimable  Ariane.  Depuis,  je  fus  à  même  d'étudier 
la  vie  intime  d'Hommes  placés  à  l'autre  extrémité  de  l'échelle  sociale, 
et,  en  comparant  leur  sort  à  celui  de  ces  montagnards,  il  me  parut  que 
ces  derniers  étaient  plus  près  du  bonheur  que  ceux  que  l'on  regarde 
comme  les  heureux  du  siècle;  mais  je  tirai  en  même  temps  celte  con- 
clusion sur  l'homme  en  général  :  c'est  qu'il  ne  peut  être  heureux  qu'à 
la  condition  d'être  ignorant.  Triste  alternative,  qui  le  met  sans  doute  au- 
dessous  de  tous  les  Animaux,  et  à  laquelle  l'Ours  échappe  complètement 
par  la  simplicité  de  ses  mœurs  et  de  son  caractère. 


bO'2 


L'OURS. 


Otte  vie  pastorale  dura  six  mois,  pendant  lesquels  je  suivis  l'exemple 
d'Apollon  dépouillé  de  ses  rayons  et  gardant  les  troupeaux  du  roi  Admète. 
Un  jour,  que  j'étais  assis,  selon  ma  coutume,  a  l'ombre  de  mon  arbre, 
une  chaise  de  poste  s'arrêta  devant  notre  auberge.  La  chaise  était  attelée 
de  quatre  Chevaux  et  contenait  un  voyageur  qui  me  parut  appartenir  à 
la  haute  société.  En  efîet,  comme  je  l'appris  bientôt,  ce  voyageur  était 
un  poëte  anglais,  nommé  lord  B****,  célèbre  alors  dans  toute  l'Europe. 
Il  revenait  de  l'Orient,  oii  il  avait  fait  un  voyage  d'artiste.  Il  descendit 
pour  prendre  quelque  nourriture.  Pendant  son  repas ,  il  me  sembla  que 
j'étais  le  sujet  de  sa  conversation  avec  mon  maître.  Je  ne  m'étais  pas 
trompé.  Lord  B****  donna  quelques  pièces  d'or  à  l'aubergiste,  qui  vint 
à  moi,  me  détacha  de  l'arbre,  et,  avec  l'assistance  du  postillon,  me  fit 
monter  dans  la  chaise  de  poste.  Je  n'étais  pas  encore  revenu  de  ma 
surprise,  que  nous  étions  loin  de  la  vallée  où  j'avais  passé  des  jours  si 
heureux  et  si  utiles. 


L'OUHS.  503 


J'ai  remarqué  que  tout  eliani^einent  dans  ma  manière  de  vivre  me 
remplissait  d'un  Irouble  pénible,  et  l'expérience  m'a  convaincu  que  le 
fond  du  bonheur  consiste  dans  la  monotonie  et  dans  les  habitudes  qui 
ramènent  les  mêmes  sentiments.  Je  ne  saurais  peindre  la  détresse  de 
coeur  que  j'éprouvais  en  voyant  disparaître  derrière  moi  les  lieux  qui 
m'avaient  vu  naître.  Adieu,  disais- je  en  moi-même,  adieu,  ô  mes  chères 
montagnes  ! 

Que  n'ai-je,  en  vous  poidanf,   [)Oi'(lu  le  souvenir! 

^e  sentis  que  l'instinct  de  la  patrie  est  immortel,  que  les  voyages, 
qu'un  chansonnier  contemporain  appelle  une  vie  cnivranle,  ne  sont  le 
plus  souvent  qu'une  continuelle  fatigue  d'esprit  et  de  corps,  et  je 
compris  pourquoi  les  charmes  de  la  déesse  Calypso  n'avaient  pu  empê- 
cher Ulysse  de  retourner  dans  sa  pauvre  et  chère  Ithaque  et  de  revoir 
la  fumée  du  toit  de  son  palais. 

Vivile  feliees,  qiiibus  est  forluna  peracla  ! 
Vobis  parla  quics,  nobis  maris  .Tquor  aramlum. 

Nous  nous  embarquâmes  à  Bayonne,  sur  un  navire  qui  faisait  voile 
pour  les  Iles-Britanniques.  Je  passai  deux  ans  avec  lord  B****,  dans  un 
château  qu'il  possédait  en  Ecosse.  Les  réflexions  que  je  fus  à  même  de 
faire  dans  la  société  d'un  Homme  à  la  fois  misanthrope  et  poète  ache- 
vèrent de  déterminer  dans  ma  tête  le  plan  de  vie  dont  je  ne  me  suis 
jamais  écarté  depuis  que  j'ai  recouvré  ma  liberté.  Je  m'étais  déjà  guéri 
de  la  maladie  d'esprit  qui  m'avait  jeté  dans  la  vie  solitaire  ;  mais  il  m'en 
restait  une  autre  qui  n'était  pas  moins  dangereuse,  et  qui  aurait  pu  me 
faire  perdre  tôt  ou  tard  tout  le  fruit  de  mes  malheurs  et  de  mon  expé- 
rience. Entraîné  par  ce  besoin  d'épanchement  qui  nous  porte  à  commu- 
niquer aux  autres  nos  ennuis  et  nos  inquiétudes,  j'avais  conservé  la 
manie  de  composer  des  vers.  Mais,  hélas  !  il  n'a  été  donné  qu'à  un 
petit  nombre  d'âmes  de  réunir  l'enthousiasme  et  le  calme,  de  n'arrêter 
leurs  regards  que  sur  de  belles  proportions  et  de  les  transporter  dans 
leurs  écrits.  Je  souffrais,  comme  disent  les  âmes  méconnues  et  les 
mauvais  poètes,  et  je  voulais  exprimer  en  vers  mes  chimériques  souf- 
frances. Ajoutez  à  cela  que  je  n'ai  jamais  eu 

L'heureux  don  de  ces  esprits  faciles, 
Pour  qui  les  doctes  sœurs,  caressantes,  dociles, 
Ouvrent  tous  leurs' trésors. 


504  L'OURS. 


Je  me  coucliais  tantôt  sur  le  ventre,  tantôt  sur  le  dos,  pour  exciter 
ma  verve  ;  quelquelbis  je  nie  promenais  ;i  i^rands  pas,  à  la  manière  de 
Pope,  dans  les  sombres  allées  du  jardin  (|ui  envii'onnail  le  château,  et 
j'elTrayais  les  Oiseaux  par  le  liroLtuemenl  sourd  qui  s\'cliapj)ait  de  mon 
sein.  Qui  le  croirait  ?  le  secret  dcj)it  (|ue  me  causait  mon  impuissance  me 
remplissait  de  |)assions  mauvaises  :  haine  de  ceux  qui  se  j)orlent  bien, 
haine  des  institutions  sociales,  haine  du  passé,  du  |)résent  et  de  l'avenir, 
haine  île  tous  et  de  tout.  On  a  écrit  bien  des  livres  depuis  Salomon  ; 
mais  il  en  mancpie  im.  nn  livre  inestimable  :  c'est  celui  (jui  renfermerait 
le  tableau  de  toutes  les  misères  de  la  vie  littéraire.  E.roriare  aliquis  !... 
Lord  B****  lui-même,  avec  tout  son  génie...  Mais  je  me  tais  par 
respect  et  par  reconnaissance.  Je  vous  dirai  seuleuicnt  que,  las  de  la 
^ie  poétique,  il  voulut  rentrer  dans  la  vie  commune  et  reposer  sur  le 
sein  d'une  épouse  les  orages  de  son  cœur.  IMais  il  était  trop  tard  :  son 
mariage  acheva  de  briser  son  existence.  L'infortuné  B****  ne  vit  plus 
d'autre  ressource  que  d'aller  mourir  sur  une  tmn-e  étrangère.  Quelle 
haute  leçon  pour  moi,  pauvre  poëte  mal  léché  !  Aussi,  je  ne  souhaitai 
plus  qu'une  chose  :  c'était  d'être  enfin  rendu  à  la  liberté,  et  de  pouvoir 
mettre  à  profit  ce  que  j'avais  vu  parmi  les  Hommes. 

Le  temps  de  ma  délivrance  arriva  plus  tôt  que  je  n'avais  osé 
l'espérer.  Au  premier  bruit  de  l'insurrection  de  la  Grèce,  lord  B**** 
résolut  d'aller  chercher  un  brillant  tombeau  sur  la  tei*re  des  Hellènes. 
Quelques  jours  avant  son  départ,  il  voulut  faire  une  dernière  apparition 
à  Londres.  Il  profita  de  la  représentation  d'une  tragédie  de  Shakspeare, 
intitulée  llamlet,  sa  pièce  favorite,  pour  se  montrer  encore  au  public 
anglais.  Le  jour  de  la  représentation,  nous  nous  rendîmes  au  théâtre  en 
calèche  découverte.  La  salle  était  pleine  au  moment  oii  nous  parûmes 
dans  une  loge  qui  faisait  face  à  la  scène.  En  un  instant,  tous  les  reganis, 
tous  les  lorgnons  furent  fixés  sur  nous.  Les  dames  se  penchaient  sur  le 
devant  des  loges,  comme  des  fleurs  suspendues  aux  fentes  des  rochers. 
Même  après  le  lever  de  la  toile,  l'attention  fut  longtemps  partagée 
entre  Shakspeare  et  nous,  (ùe  ne  fut  qu'à  l'apparition  d'un  fantôme, 
qui  joue  un  grand  rôle  dans  la  tragédie  d'//c/;y/^'/,  que  les  regards  se 
reportèrent  vers  la  scène.  Cette  tragédie,  en  eflct,  était  de  nature 
à  famihariser  les  spectateurs  avec  notre  présence.  Tout  le  monde  y 
devient  fou  ou  à  peu  près.  Le  résultat  de  cette  représentation  extraor- 
dinaire fut  de  fournir  le  sujet  d'un  feuilleton  à  tous  les  journalistes 
de   la   capitale.    Car  c'est  là   le   tenue   oîi   depuis  vingt  ans  viennent 


L'OURS.  505 


aboutir  tous  les  grands  événements  i)()liti(|ues,  relii^ieux,  philosophiques 
et  h'ttéraires  de  h  savante  Europe. 

Le  lendemain  nous  nous  embarquâmes  pour  la  Franec.  JMon  étoile 
voulut  (jue  lord  B****  fit  un  détour  pour  aller  visiter  les  ruines  de 
Nîmes.  Un  soir  qu'il  était  assis,  près  de  cette  ville,  au  pied  d'une  vieille 
tour,  je  profitai  de  la  rêverie  où  il  était  plongé  pour  m'élaneer  avec  la 
rapidité  d'une  avalanche  au  fond  de  la  vallée.  Pendant  quatre  jours  et 
quatre  nuits  je  bondis  de  montagne  en  montagne,  sans  regarder  une 
seule  fois  derrière  inoi.  Enfin,  le  quatrième  jour  au  matin,  je  me 
retrouvai  dans  les  Pyrénées.  Dans  l'excès  de  ma  joie,  je  baisai  la  terre 
de  la  patrie  ;  puis  je  m'acheminai  vers  la  caverne  où  f  avais  commeneé 
de  resjrirer  le  jour.  Elle  était  habitée  par  un  ancien  ami  de  ma  famille. 
Je  lui  demandai  des  nouvelles  de  mon  père  et  de  ma  mère.  «  Ils  sont 
morts,  me  dit-il. —  Et  Karpolin?  —  Il  est  mort.  —  Et  Lamarre,  et  Sans- 
Quartier?  —  Ils  sont  morts '^.  »  i\près  avoir  donné  quelques  larmes  à 
leur  mémoire,  j'allai  me  fixer  sur  le  Mont-Perdu.  Vous  savez  le  reste. 

Depuis  quatre  ans,  plus  heureux  que  lord  B****,  peut-être,  parce 
que  je  suis  moins  poëte,  j'ai  trouvé  le  repos  dans  les  joies  de  la  famille. 
Ma /*e/?i?«e  est  très-bonne ,  et  je  trouve  mes  enfants  charmants.  Nous 
vivons  entre  nous,  nous  détestons  les  importuns  et  les  visites.  Heureux 
qui  vit  chez  soi  !  J'ajouterai  :  Et  qui  ne  fait  point  de  vers! 

Vous  m'opposerez,  sans  doute,  l'opinion  de  quelques  philosophes. 
Je  vous  répondrai  que  les  philosophes  n'ont  jamais  fait  autorité  pour 
moi.  «  Je  sens  mon  cœur,  a  dit  l'un  d'eux,  et  je  connais  les  Ours.  Quant 
aux  saints,  je  les  respecte,  et  je  me  garderai  bien  de  les  confondre  avec 
les  philosophes  ;  cependant  ils  ont,  comme  les  autres,  montré  quelque- 
fois le  bout  de  l'oreille,  et  le  Chien  de  saint  Roch  me  paraît  une  pro- 
testation vivante  contre  la  vie  solitaire.  » 

Quant  à  moi,  je  prie  les  Dieux  et  les  Déesses  de  me  conserver, 
jusqu'à  mon  heure  dernière,  le  calme  de  l'àme  et  la  pleine  intelligence 
des  lois  de  la  nature.  Que  pourrais-je,  en  eiYet,  leur  demander  de  plus? 
la  Naïade  du  rocher  n'épanche-t-elle  pas  de  son  urne  intarissable  et 
bienfaisante  l'eau  pure  qui  sert  à  me  désaltérer?  L'arbre  aimé  de  Cybèle 
n'ombrage-t-il  pas  ma  demeure  de  ses   rameaux  toujours  verts  ?  Les 

^  C'est  une  erreur.  Kiirpolin,  Lamarre  et  Sans-Quartier  vivent  encore.  Ils  font  partie 
de  la  troupe  du  lliéàlre  do  la  barrière  du  Combat,  et  jouent  tous  les  dimanches  dans 
l'emploi  des  gladiateurs. 

KOTK   DU  KiînACTrun   r.N  Clin  F. 


5o: 


L'OliRS. 


^>^/^^^4l^ 


Urviides  ne  diinsent-elles  pus  louj(jurs  sous  l'ombrage  de  ces  forets 
aussi  vieilles  que  le  monde  ?  N'ai-je  pas  enfin  tout  ce  qui  peut  sufïirc 
aux  besoins  d'un  ours  sans  ambition?  Le  reste  dépend  de  moi.  Mais, 
grâces  aux  Dicu\.,  je  sens  que  je  suis  à  présent  maître  de  ma  voie  :  je 
vis  tranquille  sur  riia  montagne,  au-dessus  des  orages  !  Semblable  au 
roseau,  je  n'envie  pas  le  sort  de  la  vague  errante  (jui  vient  se  briser  en 
gémissant  sur  le  rivage.  C'est  dans  ces  sentiments  que  j'espère  acbever 
ma  course,  jusqu'au  moment  oii  mon  àme  remontera  vers  la  biillante 
constellation  dont  le  nom,  écrit  dans  les  cieux,  atteste  la  noblesse  de 
notre  origine. 

Ainsi  soit-i!  ! 


!..     livtiDE. 


LE 


SEPTIÈME     CIEL 

VOYAGE    AU    DELA    DES    NUAGES 


LE    BOMIKLK    SE     FAIT     AVEC    DES     R  F.  V  E  S  ! 

(Extrait  des  Mémoires  inédits  d'un  Tourtereau  allemand, 

mort  à  la  maison  des  fous  de  Darmstadt,  le  1er...  134  .) 

—  Chapitre   drs   Rêves.'  — 


KTAis  donc  mort. 


^m. 


.Mort,  comme  on  mem^t  peut- 
être  quand   on   ne   sait  pas    bien 
^^^^1  lequel   vaut   le  mieux,    de    vivre 

ou  de  mourir  ;  mort  sans  savoir 
comment  ni  à  quelle  occasion,  sans  secousse,  et  le  plus  facilement  du 
monde. 

Si  facilement,  que  mon  àme,   tant  elle  avait  peu  soullert  pour  en 
sortir,  ne  s'aperçut  pas  d'abord  qu'elle  était  séparée  de  mon  corps. 

Qu'est-ce  que  vivre,  si  mourir  n'est  rien? 

Du   moment   précis   qui    d'un   Tourtereau   vivant    fit    de    moi   un 
Tourtereau  mort  je  n'ai  gardé  aucun  souvenir,  sinon  qu'avant  que  je 


ôeS  LE    SCPTIKME    CIEL. 


fiissi'  III  >rl  l;i  lime  brilhiil  d  duc.miumiI  au  iiiilicii  d'im  ni']  sans  iuiai;c'S, 
ol  (jiio.  li)i's,|iu'  1111)11  àiiu^  i'l;)iiiu'('  sapiMviil  ([nCllc  irajjpai'lcnail  plus 
à  la  UMi\'.  la  ilouco  luno  n"avail  pas  irssô  de  briller,  ni  le  ciel  dèlre 
\)\iv;  siii m  en-oiv  (pii\i"avais  pu  inourii'  sans  (pie  ri(Mi  lui  elian.^c  auv 
liiMi\  inViies  (pie  je  venais  de  (piillef. 

Mviis  (pi"imp:)rle  ii  la  nature  leeon  le  (piiine  pauviv*  eivatui'e  eoiunie 
m  ti  vi\e  (tu  meure  '.' 


I  I 


J"ai  pensé  (jue  eette  sc'par.ilion  de  mon  àine  et  de  mon  corits  n'avail 
et(.'  si  laeile  cprcn  raison  de  riiahilude  (ju'avail  |)rise  mon  àme  de  ne  se 
JU'uèrc  iiKpiiéler  de  mon  corps,  se  liant,  sans  doute,  pour  sa  conduite 
ici-bas.  aux  instincts  honn(''tes  de  ce  sei'viteur  dévout'. 

Coinl»ien  de  lois,  en  eiïel,  au\  jours  de  leur  union,  ne  ravait-elie 
l>as,  en  quehjue  sorte,  laissé  seul  di'jii .  et  |)res(pie  oublie,  alin  de  pou- 
voir rêver  plus  ii  son  aise  à  cette  autre  vie.  dont  les  âmes  auxquelles 
la  lerre  ne  siillil  pas  ont,  dès  ce  monde,  ou  comme  un  pressentiment 
ou  comme  un  souvenir  !  Et  n'esl-il  pas  p(jssible  ([ue  des  rêves  de  ce 
i:enre  conduisent  (Tiuk»  vie  ii  l'autre  sans  (iiTon  s'en  aperçoive'.* 


1  1  1 


Pourtant,  voyant  sans  vie  cet  ami  lîdèle,  ce  corps  (pii  tout  ii 
l'heure  encore  lui  était  soumis,  et  pensant  qu'il  allait  falloir  l'aban- 
donner, rabandoimer  il  la  mort.  c'est-;i-dire  ii  la  destruction  et  prescjue 
au  néant,  cest-ii-dire  a  cette  inijilacable  solitude  (jui  s'établit  autour 
des  morts  et  qui  s'empare  d'eux,  et  (pii  fait  que  les  morts  sont  toujours 
seuls,  quoi  (pie  ce  soit  qui  s'a.iritc  aiiloiir  d'eux  ,  mon  àme  le  rei<arda. 
non  sans  tristesse. 

'(  Que  n'es-tu  mort  d'une  iii'mI    moins  prompte'.'   lu!   dit-elle;  (pie 
"  n''^i-je  pute  sentir  mourir,  et  partaiicr  ton  mal,  et  soullrir  avec  toi, 
>i  tu   as  soufTert .'   Je   t'aurais   assisté    à    tes  derniers  moments,  et 
•    nuis  nous  serions  du  moins  (juittés  après  un  adieu  fraternel. 

'<  Pauvre  corps  muet  I  aj(Hita-t-elle,  entends-moi  et  réveille-loi,  et 


LE    SEPTIÈME    CIEL.  509 


«  jollo  im  dciiiici'  iviiard  sur  ces  riclies  caiiipiii^nes  ([uc  lu  aimais  laïU. 

«  ol  ([uuii   iii()iiV(Mii('iit .   (iiriiii  seul   iiiouvcment  (le  (oi  me  convainque 

«  que  (ouïe  celle  vie  (|ue  nous  venons  de  [)asser  ensemble  n'est    point 

<(  un  songe,  et  (juc  tu  as  vécu  en  elTet.  » 


IV 

Pour  la  première  l'ois,   cet  appel  (Ip  mon   àine  resta  sans  réponse. 

«  Pouivpioi  aimer  ce  qui  iloit  mourir?  s'écria-t-elle  attristée. 
«Quand  on  n'a  pas  devant  soi  réternité.  pourquoi  agir  ?  pourquoi 
<i  s'unir  ? 

«  Puisqu'il  le  taul.  (|uiltons-nous  donc,  dit-elle  enlin  ;  mais  de 
«  même  (|u"il  a  été  dans  notre  destinée  que  nous  fassions  séparés,  de 
«  même  il  est  écrit  qu'à  l'heure  ou  les  âmes  iront  rejoindre -leurs 
«  corps  je  saurai  reconnaître  entre  toutes  les  poussières  ta  poussière, 
<(  et  te  rendre  cettiî  vie  que  tu  viens  de  perdre.  Adieu  donc,  compte 
«  sur  moi,  et  n'aie  pas  peur  que  je  me  trompe;  car  à  toi  seul  je  revien- 
<(  drai,  et  cette  fois  ce  sera  pour  toujours.  » 


[.e  silence  de  la  nuit  paisible  n'était  interrompu  que  par  le  faible 
bruit  que  font  en  se  détachant  des  arbres  qui  les  portent  les  feuilles  qui 
meurent  aussi. 

Tout  à  coup,  on  entendit  au  loin  un  cri  lugubre  de  l'Oiseau  de 
proie. 

((  Tombez  sur  ce  corps  sans  défense,  petites  fleurs  des  arbres  !  » 
s'écria  mon  àme  épouvantée  ;  «  et  vous,  vert  feuillage  qu'il  chérissait, 
:(  couvrez-le  de  votre  ombre  protectrice,  et  dérobez-le  aux  regards  du 
«  Vautour  impie.  » 

3Iais,  hélas!  le  cri  funèbre  se  fit  de  nouveau  entendi'e,  et  cette 
fois  ce  n'était  plus  au  loin. 


510 


LE    SKPTIKME    CIEL. 


'%^^ 


El  en  cet  instant  la  dernière  goutte  du  sang  qui  aviiit   animé  mon 
corps  s'arrêta  dans  ses  veines  et  s'y  glaça. 


LE    SEPTIÈME    CIEL.  511 


VI 


Et  une  voix  à  laquelle  il  fallait  ol^-ir  ayant  dit  à  mon  Ame  de  {juitter 
cette  terre,  oii  sa  mission  était  accomplie,  |)()iii'  retourner  au  ciel,  la 
[);itrie  des  âmes,  je  senlisen  moi  un  désii-  si  doux  daller  oii  la  voi\  n»e 
disait  d'allei',  ([ue  je  m'élevai  aussitôt  dans  les  airs,  comme  si  j'eusse 
été  ravie  sur  les  ailes  invisibles  de  ce  pur  désir. 


Vil 


Et  en  cet  instant  aussi  j'oubliai  que  j'avais  eu  un  corps,  et  ce  fut 
pour  moi  comme  si  je  n'avais  jamais  été  qu'un  pur  esprit. 

Et  je  montais  immobile,  dans  l'air  immobile  comme  moi-même, 
sans  le  secours  d'aucun  mouvement,  et  par  cela  seulement  que  j'étais 
une  ame  immortelle,  faite  pour  monter  de  la  terre  au  ciel.  J'obéis- 
sais ainsi  à  ma  nouvelle  condition,  à  peu  près  comme  on  aime  sur  terre 
et  comme  on  pense,  sans  s'expliquer  comment  on  aime  ni  comment  on 
pense. 

Vin 

Je  fus  bientôt  loin  de  la  terre,  si  loin,  que  je  l'apercevais  à 
peine  comme  un  point  perdu  dans  l'immensité,  et  je  volai  ainsi 
longtemps  ;  et  puis  enfin,  ayant  cessé  de  la  voir,  je  me  souvins  tout  à 
coup,  par  un  retour  soudain,  que  je  l'avais  quittée  seule.  «  Hélas!  » 
s'écrfa  mon  ame,  «  ce  qui  m'attend  au  ciel  doit-il  me  faire  oublier  ce 
«  que  je  perds  ?  Qui  me  rendra  celle  qui  m'aimait  dans  ce  monde  que 
«  j'abandonne?  0  douleur  !  tu  es  donc  immortelle,  toi  aussi  ?  » 


IX 


Pourquoi  le  ciel,  qui  favorise  les  affections  honnêtes,  n'accorderait- 
il  pas  aux  âmes  qui  se  sont  aimées  pendant  la  vie  d'une  affection  sin- 
cère, de  s'aimer  encore  jusqu'au  milieu  des  gloires  du  ciel,  et  de  s'y 
garder  un  fidèle  souvenir  ') 


312  l-K    SKI'TIKMK    Cl  KL. 


x 


.M;iis  il  liilhii!  iiutiilcr  toujours,  cl  je  ne  Inidiii  |)iis  ii  dcpiisscM'  los 
luiniies  (jiii  ijlissaiciit  sniis  lnuil  (l;ms  rc-piicc.  Je  vis  ;ilois  (l(>s  iiiillicis 
d'oloilos.  ot  vohnil  d'iislri»  en  i\>\\v  :  «  Doux  jisircs.  leur  (lis;iis-je, 
|);H-inv  (les  ;m.i:t'<.  oii  vais-je  ?  »  Et  sans  nie  iv|)on(lic.  mais  non  snns 
me  ("oinprtMiili'c.  les  ctoilt's  se  l'ani^caicnt  |iour  me  laisser  lilirc  Ir  clicniin 
<|iu'  je  (levais  suivre. 


XI 


Uienl("»t  toute  cette  paitie  du  ciel  d'oii  sortent  les  rayons  hienl'aisanls 
(jui  font  ouvrir  les  fleurs  cl  mûrir  les  fruits  de  la  terre  s<'  ti'ouva 
au-dessous  de  moi.  comme  un  taj)is  d'a/ur  |)arsenié  de  diamants 
telostes.  cl  jarrivai  là  oii  il  n  y  a  plus  d'étoiles. 

Je  fu>;  alois  saisi  d'une  crainte  i'es|)ectueuse.  et  je  m'arrêtai 
t'jK'rdu. 

((  Va  toujours,  et  lassure-toi .  me  dit  une  voix.  Xe  sais-tu  pas  que 
»  tu  es  dans  le  riel  ;  rpie  le  mal  en  es!  i).mni.  cl  (|ue  tu  n'as  rien  il 
«  craindre'.*  Suis-moi  donc;  car  nous  ne  nous  arrêterons  (pie  lii  où  tu 
<<  seras  heureux  d'arriver.  —  Heureux!  lui  dis-je,  lieureu\  !  »  Et 
comme  j'hésitais  :  <(  Crois-moi,  et  suis-moi,  »  ajouta  la  voix.  Et  je  la 
suivis,  et  je  la  crus  :  car  la  confiance  habite  au  ciel. 


X  1  I 


Cçlle  (jui  me  parlait,  c'était  une  lu-Ile  petit*'  âme  iuMnorlelle,  l'àme 
bienheureuse  d'une  blanche  Colond»e  ;i  l;i(juelle  la  inoit,  (jui  l'avait 
cueilh'e  dès  les  premiers  jours  de  son  printemps,  avait  à  peine  laiss('' 
le  temps  d'éclore,  et  que  le  contact  des  mi>eres  liumaine>  n'a\ail  point 
eu  le  lenips  de  souiller.  Sa  mission  au  ciel  («tait  de  recevoir  a  leur 
arrivée  les  âmes  novices  comme  la  mienne,  et  de  Ir-s  conrluire  bien 
vite  où  il  leur  appartenait  d  aller. 


LE    SEPTIKME    Ci  KL.  513 


xm 


Ce  fut  lii  que  je  vis  ce  que  je  n'avais  pu  voir  encore,  parce  que 
jusque-là  ma  vue  était  restée  imparfaite.  C'était  une  foule  d'ames  de 
toute  espèce,  qui,  comme  moi,  alUiient  chacune  à  sa  destination.  Et, 
comme  moi,  chacune  avait  un  guide. 

IMe  trouvant  au  milieu  de  toutes  ces  âmes,  et  ne  sachant  ce  qui 
allait  arriver,  je  me  sentais  en  même  temps  et  retenu  par  une  vague 
Irayeur.  et  poussé  par  une  espérance  vague  aussi. 

((  Petite  àme  ([ui  me  guidez,  dis -je  à  la  Colombe  que  je  suivais,  le 
paradis  des  Tourterelles  est-il  bien  loin  encore? 

—  A'ois,  me  répondit-elle,  non  sans  sourire  de  mon  troul)le  et  aussi 
de  mon  impatience,  vois  ce  point  qui  brille  là-haut  au  plus  haut  des 
cieux:;  là  seulement  est  le  septième  ciel,  et  c'est  là  aussi  qu'on  t'attend. 

—  Ah  !  qui  peut  m'attendre  là-haut  ?  pensai-je,  si  elle  vit  encore  ;  » 
et,  tout  en  montant,  je  ne  pouvais  m'empi'cher  de  dire  :  «  Pourquoi 
suis-je  mort,  puisque  la  mort  devait  nous  séparer?  » 


XIV 

Et  quand  nous  eûmes  monté  pendant  longtemps  encore  à  travers 
des  mondes  et  des  sphères  sans  nombre ,  nous  arrivâmes  jusqu'à  une 
porte  d'où  s'échappaient  des  rayons  plus  éclatants  mille  fois  que  les 
rayons  mêmes  du  soleil,  et  sur  cette  porte  on  lisait  ces  mots  écrits  en 
caractères  de  feu  :  «  Ici  l'on  aime  toujours.  »  Et  plus  bas  :  «  Ici  on  ne 
change  jamais,  ou,  si  l'on  change,  c'est  pour  mieux  aimer  encore.  » 

Et  la  porte  s'ouvrit,  et  ce  que  je  vis,  je  ne  saurais  le  dire;  car 
comment  parler  de  la  toute  lumière  du  ciel  même,  d'une  lumière  à  la 
fois  si  éblouissante  et  si  douce,  qu'elle  rend  clair  ce  qu'on  croyait  obscur, 
sans  qu'il  en  coiite  ni  une  douleur,  ni  même  un  effort  pour  tout  voir  et 
pour  tout  comprendre? 

XV 

«  Et  maintenant,  c'est  là!  me  dit  la  petite  Colombe;  et  je  te  laisse, 
puisque  tu  es  arrivé.  » 

65 


5U  LE    SEPTIÈME    CIEL. 


Et  elle  parlait  encoro .  que  mes  yoiix  diarmés  avaient  déjà  aperçu, 
dans  un  eoin  du  eiel .  dans  un  nuai^e  d'air  trois  fois  plus  pur  que  les 
autres  nuages,  une  perle  divine,  une  (leur  perj)étuelle,  un  trésor,  mon 
ti'ésor  !  toi.  enfin,  ô  ma  TourdMH^Ili"  clu'rie  ! 

((  Ah  !  m'éeriai-je,  àme  de  ma  sœur,  est-ce  bien  vous  que  je 
vois  ?  1)  et  je  t'aliordai  avec  tant  de  joie,  que  toi  :  ((  Ah  !  que  tu  m'aimes 
Itien  !  »  t'étrias-tu. 

Tu  n'étais  pas  changée,  et  cependant  il  y  avait  en  toi  quel(|ue 
chose  de  plus  divin,  et  plus  je  te  regardais,  plus  il  me  senddait  (jue  tu 
devenais  |ihis  helle.  Ce  (pie  je  lus  d'amour  dans  Ion  |)remier  l'egard, 
comment  te  le  dire?  Va,  ma  sœur,  on  guérit  en  un  instant  de  tous  ses 
chagrins  sur  un  cœur  fidèle. 

((  Quand  jai  a|)pris  ta  mort,  me  dis-tu,  je  ne  songeai  point  à  te 
pleurer,  mais  à  te  suivre,  et  j'eus  le  bonheur  de  devenir  si  triste,  que 
je  moums  presque  en  même  temps  que  toi.  » 

Qui  n'eût  pas  cru  au  bonheur?  Nous  étions  si  heureux  !  si  heureux  ! 
que  toi  :  «  Hélas  !  n'est-ce  point  un  rêve  ?  » 


XVI 


Hélas  !  c'était  un  rêve 

Mais,  après  un  pareil  rêve,  pourquoi  se  réveiller?  Ce  rêve,  mon 
bonheur,  avait  été  de  si  courte  durée,  que,  quand  je  rouvris  les  yeux, 
rien  n'était  changé  sur  cette  terre  que  j'avais  cru  quitter  avec  toi.  La 
lune  n'avait  pas  cessé  de  briller  ni  le  ciel  d'être  pur.  Et  j'étais  seul 
encore,  et  loin  de  toi  encore,  dans  ce  monde  où  l'on  ne  sait  (jue  faire 
de  son  cœur.  Et  rien  ne  troublait  le  repos  de  la  nature  endormie,  si  ce 
n'est  pourtant  le  cri  terrilde  de  l'Oiseau  de  proie  qui  cherchait  encore 
son  butin  de  la  nuit.  C'était  là  la  seule  réalité  de  mon  rêve. 

Adieu,  et  à  toi  ! 


Notice  biographique  sur  l'Auteur  du  fragment  qu'on  vient  de  lire. 

Nous  croyons  (ju'on  nous  saura  gré   de  placer  ici  quelques  détails 
biographiques  concernant  l'auteur  du  fragment  qu'on  vient  de  liie.  Ces 


LE    SEPTIEME    CIEL. 


515 


détails  nous  ayant  été  communiqués  par  le  directeur  de  la  maison  des 
fous  de  Dannsladt  sont  de  la  plus  .i,'rande  authenticité. 

Le  Tourtei-eau  dans  les  papiiTs  duquel  ce  fragment  a  été  trouvé  est 
mort,  il  n'y  a  pas  plus  de  quinze  jours,  à  la  maison  des  (bus  de  la  ville 
de  Darmstadt. 

Quoiqu'il  fût  à  la  ileur  de  son  âge,  la  nouvelle  de  cette  mort  préma- 
turée, et  de  la  maladie  qui  la  causa,  n'étonnera  aucun  de  ceux  qui  avaient 
connu  sa  vie,  et  n'étonnera  sans  doute  i)as  non  plus  nos  lecteurs. 


f^^ 


Son  enfance  avait  été  diflficile  et  malheureuse.  Tout  jeune,  il  s'était 
trouvé  orphelin,  son  père  et  sa  mère  ayant  disparu  un  jour,  sans  qu'on 
pût  savoir  ce  qu'ils  étaient  devenus.  Pourtant,  comme  ces  bons  Oiseaux 


516  LI-:    SEPTIKMK    Cl  KL. 


l'IiiiiMit  uiMUM'aUMiuMil .  il  cause  (K'  la  simplicili' do  leurs  mœurs.  aiuK'S  et 
lioiuuvs  dans  la  foivl  (ju'ils  habilaieul ,  ou  sacconla  ii  jkmisoi"  (|Ui'  la  mort 
soulo.  ou  tout  au  moins  la  vioIiMUi'.  avait  pu  los  séparer  de  leur  elior 
enl'aul  ;  mais,  depuis  ce  jour  fatal .  ou  u"a\ait  plus  entendu  parler  d'eux. 

Le  pauvre  petit  vint  i»  Itoul  de  \ivie  néanmoins.  Dieu  aidant,  et  aussi 
(|uel(iueseliarital>les  voisines  (pn  lui  donnaient,  en  passant,  (pielcpies  rares 
l>eciiuées  (pi'elles  ('conomisaient  sui'  la  part  de  leurs  propres  couvées. 

Dès  (jue  Torpln'lin  eut  il  ses  ailes  assez,  de  plumes  pour  Noier,  il 
résolut,  on  bon  (ils.  de  se  metti'e  ii  la  recherche  de  ses  |)ai('nls.  et  |)artit 
plein  d(>  com"ai:e.  et  aussi.  Ii''las  !   |ilein  d  illusions. 

i.  Je  les  leti'ouNerai.  repondait-il  obstinément  ii  tous  ceux,  qui  lui 
ivprésentaient  (pie.  si  louable  ([u"en  lût  le  iiut,  il  userait  ses  forces  sans 
aucun  ivsultat  possible  dans  une  pareille  entreprise;  je  les  retrouverai, 
ou  je  mourrai  ii  la  ()eine.  » 

Lon.L:temps  il  battit  lair  et  la  terre  de  ser^  ailes,  allant  paiiout  où 
son  espoir  le  j)oussait  et  demandant  il  chacun  ce  (|u"il  axait  perdu, 
mais  en  vain. 

Dans  lune  de  ses  courses,  il  lui  était  ariivé  de  rencontrer  et  d'aimer 
une  jeune  Tourterelle  (jui  était  belle  comme  le  jour;  et  la  Tourterelle 
l'avait  aimé  aussi  :  il  était  si  malheureux:  ! 

Mais,  dans  les  âmes  honnêtes,  l'amour  ne  l'ait  pas  oubliei-  le  devoir. 
bien  au  contraire;  et,  loin  d'aban  lonner  sa  pieuse  entre[)rise,  il  se 
sentit  des  forces  nouvelles  pour  la  poursuivre. 

<i  Je  reviendrai,  dit-il  en  cpiittant  celle  (ju'il  aimait. 

—  Et  moi,  jattendrai,  »  avait  répondu  la  Tourteiellc  désolée. 

Et  ils  s'étaient  séparés,  et  lui  s'était  nus  en  route  en  se  disant  : 

«  Elle  nraltendra.  » 

File  la  l  lendit  en  effet. 

Mais  après  l'avoir  attendu  bi<'u  loni;temps,  la  pauvrette  (il  raiil  bien 
le  dire),  la  pauvrette,  ne  le  voyant  pas  revenir,  avait  Uni  par  devenir  la 
Tourterelle  d'un  autre  Tourtereau.  Ix's  Tourterelles  ont  peiii-  de  rester  lilles. 

Quand,  après  bien  des  courses  vaines,  bien  des  [)eines  perdues,  le 
Tourtereau,  découragé,  revint  \L'r>>  celle  (ju  il  aimait,...  il  la  trouva 
entourée  de  toute  une  "famille  (\u\  n'était  jkis  sa  limille,  et  de  beaux 
enfants  dont  il  n'était  pas  le  père.  Sa  douleur  fut  telle,  (ju'il  en  perdit  la 
raison.  On  la  perdrait  à  moins.  Sans  doute,  si  la  Tourterelle  eût  été 
bien  sure  qu'il  reviendrait,  elle  n'eût  jamais  cessé  de  l'attendre.  Mais  les 
vieux  Tourtereaux  disent  tant  de  mal  des  amoureux  (jui  ne  .sont  pas  là 


LE    SEI'llKMt:    Cl  KL 


517 


pour  se  (IcCon.lie  auK  jeunes  Tourlerelles  à  marier,  que  l'innocente,  les 
ayant  crus  sur  ,,ar(,lo,  av.iit  c-e,lo.  non  sans  re-.-et  pourtant,  car  sa 
conscience  et  son  cœui-  lui  faisaient  bien  (juelques  secrets  reproches. 

Aussi,  lorsque  reparut  dans  le  pays  son  premier  fiancé,  et  ({u'elle  le 
vit  plus  maH.eureux  quejau.ais.  son  desesp.^ir  et  ses  remoi-ds  furent-ils 
au  comhje. 

-Mais  (|u'}  faire  ? 


-i   -JA 


En   Touiterelie   sensée,    elle   continua  dètrc   une  bonne   mère   de 
famille,  elle  redoubla  de  soins  pour  ses  enfants,  et  son  maii   ne  cessa 


518  LE    SEPTIEME    CIEL. 


|);is  tltMiv  lin  luniivux  iiiaii.  Et  jniis  ollo  irarda  sa  poino.  ol  personne  n'en 
\it  liiMi.  et.   en  la  \(»\ant  dans  son  j)elil  MU'naiic,  chacun  disait  d'elle  : 

u    I\i>iL;ardiv.  donc  c(minic  clic  »'>!  hcui'cusc  !   >i 

On  en  dit  autant  {\r  jicaucoup  (K'  .i;cns  (pii  nOnI  jamais  su  ce  (pie 
c'est  (jne  le  bonheui'. 

Quant  au  pauM'c  Tourtereau,  comme  il  n(>  pou\ait  cire  dangereux 
pour  |)ei'sonne .  >a  loli»*  etani  de  celles  doni  Iieaucoup  de  iicns  sensés 
s'arraniîeraient  peut-èti'i'.  on  le  laissa  allei- oii  il  \oulul.  cl  il  se  l'clira 
sur  le  riche  sommet  dune  liclle  montai;ne. 

Lii.  nuit  et  joui',  il  rc\ail. 

r,e  fpril  n'eût  pas  lrou\c  >ur  la  terre  solide,  peut-èli'c  parfois  le 
reneontrait-il  dans  ce  pa\s  mou\ant  des  rèxcs.  oii  Ton  aimerait  tant  ;i 
voyaifer  s'il  ne  {allait  pas  en  revenir  poui'  vivr<'  cl  poiii-  mourir.  <!e(pii 
le  prouverait,  c'est  (pi"a|)rès  sa  niort  on  trouva,  caché  sous  un  monceau 
lie  l'euilles  mortes,  nn  manuscrit  qu'il  avait  intitulé  :  Mémoires  (Fini  fou, 
avec  celte  épigraphe  :  Le  bimhcuv  se  fait  arec  îles  rcrcs  !  Ce  manuscrit 
«•tait  presfjue  entièrement  écrit  en  prose  ;  la  poésie  qui  sort  du  cœur  sans 
rimes  pouvant  convenir,  bien  plus  (pie  la  jioésie  limi'c  et  mesurée,  ii  ce 
que  sa  pensée  avait  de  liluc  cl  de  spoiitaut'. 

Il  va  sans  dire  que  le  passage  que  nous  avons  cité,  c'est  ii  sa  Tour- 
terelle (ju'il  l'adressait  :  car  pour  lui  il  n'y  avait  jamais  eu  (ju'une 
'i'ourterclle  (lan>  le  m<Mide. 

Quelques  Oiseaux  rieurs  pourionl  (''tie  disposés  à  se  iuo(juer  du 
pauvre  Touiteieau  et  de  ses  malheurs,  et  surtout  de  ses  écrits  ;  mais  ce 
ne  seront  point  les  T(nirterelles.  (l'est  ii  elles  que  je  le  demande  :  en 
est-il  une  seule  au  monde  ([ui  n'eût  voulu  rencontrer  sur  sa  route  un 
Tourtereau  aussi  fidèle  ? 

P.  S.  —  Il  faut  dire,  pour  ccuv  (|ui  lieiinent  ii  ce  que  rien 
ne  reste  obscur  dans  un  récit,  (jue,  pour  ce  (pii  est  de  la  Tourterelle, 
quand  elle  eut  a(tj)ris  la  mort  de  son  Tourtereau,  elle  n'y  put 
résister;  ses  enfants  d'ailleurs,  ayant  toutes  leurs  plumes,  n'avaient  plus 
besf>in  d'elle,  et  on  la  vit  s'éteindre  à  son  tour,  sans  que  rien  au  monde 
put  la  rattacher  à  la  \  ie.  Fasse  le  Ciel  que  les  bons  ri'ves  ne  mentent 
pas,  et,  qu'ainsi  que  I  a\ait  rêvé  notre  Tourtereau,  son  amie  l'ait 
retrouvé  là-haut,  là-haut,  ou  nous  persistons  à  croire  qu'il  doit  y  avoir 
place  fX)ur  tous  les  bons  sentiments  ! 


LE  sf:ptikme  ciel. 


519 


I,à,  nuit  et  jour,  il  rêvait. 


On  dira  et  on  écrira  peut-être  que,  du  moment  où  cette  Tourterelle 
devait  mourir  pour  son  Tourtereau,  elle  eût  mieux,  fait  de  l'attendre  et 
de  vivre  pour  lui.  Mais  cela  est  bien  aisé  à  dire.  Pour  nous,  ce  que 
nous  devons  constater,  c'est  avant  tout  la  vérité.  L'histoire  ne  s'écrit 
pas  comme  un  roman  ;  et  quand  on  a  affaire  à  des  personnages  qui  ont 
existé,  il  ne  s'agit  pas  d'arranger  sur  le  papier  des  événements  que  la 
moindre  information  pourrait  contredire. 

P.  J.  Stahl. 


LETTRES 

DUNE     HIRONDELLE 


A     l   N  E     SERIN  E 


L  L  E  \  1.  K      AU      COUVENT      DIS      OISEAUX 


r.hWltnE     LETTRE     DK     I,  Il  1  H  0  \  D  E  L  1. 1: 


Enfin,  iiio  voilà  libre,  chère 
amie,  et  je  vole  de  mes  propres 
ailes.  J'ai  laissé  bien  loin  derrière 
moi,  avec  cette  horrible  barrière 
du  Mont- Parnasse,  la  barrière 
non  moins  diflicile  à  franchir  des 
couvenances  et  (\c>  idées  sociales. 
Il  y  a  dans  cet  air  que  je  respire, 
dans  ce  vol  sans  entraves  auquel  je  me  livre  pr)ur  la  j)rcfiiière  fois, 
(juelque  chose  d'enivrant  dont  je  suis  toute  charmée.  Je  n'ai  pu  m'em- 
[)echer  de  jeter  en  partant  un  rc^rard  de  mépris  sur  les  Hirondelles, 
mes  compa.irnes .  cjui  [irélèrent  au  lionliciir  dont  je  vais  jouir  une 
existence  obscure  et  vramient  dcphirable.  Je  crois,  sans  vanité,  n'avoir 
pas  été  créée  et  mise  au  monde  pour  faire  le  métier  de  maçon,  pour 
lequel  toutes  les  malheureuses  femelles  de  notre  espèce  abâtardie  sem- 
blent décidément  avoir  une  vocation  manjuée.  Qu'elles  usent  leur  jeu- 
nesse et  leur  intelliirence  à  bâtir,  à  polir  des  ailes  et  du  bec,  à  cimenter, 
comme  s'il   devait  durer  toujours,    le    frêle   édifice   oii    reposera   une 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE.  521 


postôiitc  vouée  d'avance  auv  moines  fatigues,  ii  la  uirnie  ignorance; 
je  renonce  à  éclairer  leur  entêtement,  et  je  les  quitte,  na  con>ptant  plus 
(|ue  sur  l'elTet  produit  au  milieu  d'elles  par  la  relation  de  mon  voyage, 
pour  décider  les  Hirondelles  de  quelque  espérance  à  suivre  mon  exemple. 

En  attendant,  je  me  félicite  de  ne  m'étre  attaché  aucun  compagnon 
de  roule;  la  société  la  plus  aimable  ne  vaut  pas  l'indépendance.  Et  j)uis, 
d'ailleurs,  je  le  sais,  et  votre  sévère  amitié  me  l'a  souvent  répété,  mon 
caractère  se  plierait  malaisément  à  subir  la  supériorité  d'une  autre 
volonté ,  et  je  sens  cependant  que  je  suis  beaucoup  trop  jeune  pour 
imposer  la  mienne.  11  faut  donc  vivre  seule,  et  je  m'applaudis  tous  les 
jours  davoir  bravement  embrassé  ce  parti,  quoiqu'il  n'ait  pas  reçu 
votre  approbation. 

Vous  n'avez  pu  vous  empêcher  de  bhuner  hautement  ce  désir 
extrême  devoir  et  de  connaître  le  momie,  qui  m'entraîne  loin  de  vous, 
ma  tendre  amie,  loin  de  vos  conseils,  que  je  ne  suis  pas  souvent,  il 
est  vrai ,  mais  ({ue  je  respecte  toujours',  loin  de  votre  secourable  atta- 
chement, qui  est  venu  bien  des  fois  alléger  les  peines  de  mon  cœur. 

J'ai  compris  votre  eiïroi,  mais  il  ne  pouvait  pas  me  convaincre.  Nos 
vies  et  nos  caractères ,  qui  se  sont  accidentellement  rapprochés,  n'ont 
d'autre  sympathie  que  la  sympathie  de  l'amitié;  du  reste,  nos  pensées 
ne  sont  pas  en  harmonie ,  nos  espérances  ne  tendent  pas  au  même  but. 

Vous  avez  vu  le  jour  dans  la  cage  où  tout  annonce  que  vous  devez 
mourir,  et  l'idée  qu'au  delà  de  ses  barreaux  s'ouvraient  un  horizon  et 
une  liberté  sans  bornes  ne  vous  est  jamais  venue.  Sans  doute,  vous 
l'eussiez  repoussée  connue  une  mauvaise  pensée. 

Moi,  je  suis  née  sous  le  toit  d'une  vieille  masure  inhabitée,  au  coin 
d'un  bois  :  le  premier  bruit  qui  ait  frappé  mon  oreille,  c'est  celui  du 
vent  dans  les  arbres  ;  il  faut  que  j'entende  encore  ce  bruit.  Le  [)remief 
souvenir  de  mes  yeux  est  d'avoir  vu  mes  frères ,  après  s'être  longtemps 
balancés  sur  le  bord  du  nid,  aux  cris  de  notre  mère  imiuiète  qui  les 
encourageait  pourtant,  prendre  enfin  hardiment  leur  vol  pour  ne  plus 
revenir.  11  faut  que  je  m'envole  comme  eux. 

Tandis  que  je  faisais  ainsi  une  rude  connaissance  avec  la  vie,  vous 
îwez  grandi  et  chanté.  Ceux  qui  vous  emprisonnaient  vous  nourrissaient 
en  même  temps,  vous  les  bénissiez;  moi,  je  les  aurais  maudits.  Puis, 
quand  le  jour  était  beau ,  on  mettait  votre  cage  à  la  fenêtre,  sans  se 
soucier  et  sans  craindre  que  ce  rayon  de  soleil ,  qui  y  entrait  pénible- 
ment, n'exaltât  votre  tête  et  ne  vous  fît  rêver.  Tout  était  pour  le  mieux, 

'■■G 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


car  lànio  n'était  pas  moins  prisonnière  que  le  corps.  Le  froid  venu,  vous 
ne  voyiez  plus  rien  que  les  jeux  de  votre  petite  geôlière,  qui  grandissait 
près  de  vous,  esclave  comme  vous. 

Et  moi.  je  vivais  de  la  même  vie  que  ce  peuple  nomade,  qui  est  le 
mien  ;  je  partageais  ses  dangers  et  ses  fatigues,  je  subissais  avec  cou- 
rage les  privations  de  tout  genre  qui  accompagnaient  souvent  nos 
voyages,  je  devenais  forte  à  tout  souHVir,  et,  poui'vu  que  l'air  ne  me 
nuMKjuàt  pas.  j'oubliais  volontiers  que  je  manquais  de  toute  autre  chose. 

Enfin .  vous  avez  accepté  avec  soumission  et  même  avec  reconnais- 
sance lépouK  quon  vous  a  choisi ,  vous  vous  prêtez  à  ses  moindres 
volontés .  et  vous  vous  trouvez  heureuse  de  lui  obéir,  car  il  fiiut  néces- 
sairement que  vous  obéissiez  à  quelqu'un. 

Vous  êtes  entourée  d'enfants  que  vous  aimez  jusqu'il  l'adoration  ; 
en  un  mot.  vous  êtes  le  modèle  des  épouses  et  des  mères;  mon  ambi- 
tion ne  va  pas  si  loin.  Sil  me  fallait  avoir  autour  de  moi  ces  insuppor- 
taltles  petits  criards  qui  demandent  toujours  quelque  chose,  et  ordinai- 
rement tous  la  même  chose,  je  sens  que  je  mourrais  à  la  peine.  Ce  mari, 
qui  vous  charme,  m'ennuierait  profondément  aussi.  Hélas!  l'amour  a 
trop  déchiré  mon  pauvre  cœur,  pendant  le  court  séjour  qu'il  y  a  fait, 
pour  que  je  n'aie  pas  pris  la  résolution  de  ne  l'y  laisser  entrer  jamais. 
Je  sais  bien  que  vous  avez  toujours  opposé  au  récit  de  mes  douleurs  la 
légèreté  avec  laquelle  s'était  conclu  notre  engagement  ;  vous  avez  attri- 
bué l'indigne  abandon  de  mon  séducteur  au  peu  d'inqjortance  que  j'avais 
semblé  attacher  moi-même  à  la  durée  d'une  liaison  qui ,  dans  vos  idées, 
doit  être  éternelle.  Mais  vous  avez  beau  dire,  ce  n'est  pas  là  qu'il  faut 
chercher  la  source  des  malheurs  dont  nous  sommes  victimes.  La  société 
tout  entière  repose  sur  de  mauvais  fondements,  et  tant  qu'on  n'aura 
pas  démoli ,  depuis  le  sommet  jusqu'à  la  base ,  il  n'y  aura  ni  paix  ni 
bonheur  durables  pour  les  intelligences  supérieures  et  pour  les  âmes 
aimantes. 

Je  confie  ma  lettre  à  un  Oiseau  de  passage,  que  son  itinéraire  con- 
duit a  travers  vos  parages.  Il  est  si  impatient  de  continuer  sa  course, 
que  je  suis  obligée  de  remettre  à  une  autre  occasion  les  détails  que  je 
vous  ai  promis  sur  mon  voyage.  Aujourd'hui  je  ne  puis  que  vous  adres- 
ser les  vœux  et  les  compliments  les  plus  tendres. 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


523 


nrUXliîME     LI-TTRK      DE     l"  H  iP.  0  \  D  F,  L  L  E. 


Je  cherche  à  rendre  les  jours  de  l'absencs  mjins  longs  pour  vous, 
moins  isolés  pour  moi,  en  vous  racontant,  à  mesure  qu'elles  m'arrivent, 
les  sensations  de  la  route.  Deu\  cœurs  qui  s'aiment  trouvent  du  charme 
dans  la  circonstance  la  plus  indifférente  aux  indifférents. 

Je  suis  favorisée  par  le  temps;  tout  resplendit  autour  de  moi,  et  il 
me  semble  que  le  soleil  prend  plaisir  à  voir  mon  bonheur. 

J  ai  fait  une  multitude  de  connaissances,  mais  que  votre  tendresse 


52(î 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


u\'i\  xtit  ni  j;iloii>o  ni  iiuniirto  :  \o  n";ii  piis  \o  Icinps  .  o[  (MIcoiv  nioinï; 
la  volonlo.  do  l'iiiii^  dos  niiiis.  .!(>  suis  (ni(>l(|iielbis  (bicoc  do  in'anvlor 
pour  ivpondro  ii  une  i)()lilt»sso.  car  ma  (pialiU'  d"ô(i-aiii;oro  ost  une 
l'ocdiiunandalioii  >nnisaiil('  aupivs  dos  (lilms  liospilaliôros  (pi(\io  \isilo^ 
mais,  on  i^onoral.  Jo  no  sojourno  nullo  j)ail.  .lo  prc'l'oio  ma  vio  oiianlo, 
avec  tout  co  quelle  a  dinattondu  ot  do  capiicioux.  aux  somptueux 
hanquols  (|ui  nio  sont  oIToi'ts.  ^'()us  m'aNio/  prodil  romiui  cl  lo  dc'son- 
clianlomonl  .  je  suis  lioui'cusemont  oncoro  ;i  les  allondic.  Il  ost  vrai  de 
dire  (pH'.je  |>ivn(ls  les  distractions  (piand  ot  ccmmo  elles  se  |)résenleiU,. 
et  (pie  jusipi'ii  présont  elles  \  iennoni  sans  (pie  jo  los  ap|)ollo. 


^>-ïr^ 


<>o  matin,   j'ai  déjeuné  en  tôle-a-tolo  axcc  lo  jilus  aimaj^lo  clianleur 
que  j'aie  jamais  entendu.  C'est  un  Rossignol. 


LETTRES    D'UNE  .I1IR0NM)ELLE.  525 


Il  a  bien  voulu  céder  à  mes  sollicilalioiis,  et  ii  la  fin  du  repas  il  m'a 
dit  (jm'I(iU(s-uns  de  ses  morceaux  de  prédilection.  Ce  n'est  pas  sans  un 
^  if  sentiment  d'ori^ueii  (jiie  je  s()ni;eais  intérieurement  au  ,^rand  nombre 
de  gens  (pii  auraient  \oiilu  se  tiouvei-  ii  ma  place.  Toutes  les  distinctions 
sont  flatteuses,  et  celle  (jui  me  rendait  alors  le  seul  auditeur  d'une  liai- 
raonie  si  divine  nie  rehctussail  ii  mes  propres  yeux. 

Au  reste,  cet  artiste  est  fort  simple,  et  l'on  ne  croirait  jamais,  en 
le  voyant  si  né.gligé  dans  sa  mise,  si  abandonné  dans  ses  poses  et  dans 
toutes  ses  manières,  que  c'est  une  personne  d'un  rare  méi'ite.  Au  moins, 
j'ai  encore  cette  illusion,  et  je  m'obstine  à  ne  chercher  le  talent  (jue 
sous  une  enveloppe  de  diiinité  et  de  £;ravité.  Vous  voyez  cependant  cpie 
j"ai  déjii  fait  un  jun'and  pas  ;  je  sais  que  c'est  une  illusion.  Après  cette 
admirable  musique,  mon  hôte  et  moi  nous  nous  sonmies  livrés  aux 
épancheuients  de  la  confiance  la  plus  intime.  Ou  lui  a  pioposé  d'im- 
menses avantai^es  pour  venir  se  lixei'  à  Paris  ;  mais  sa  liberté  serait 
enchaînée,  (^t,  connue  il  la  préfère  à  tout,  il  a  refusé. 

Ce  ténor  si  remarquable  dit  (ju'il  ^it  |)Our  son  plaisir,  et  que  c'est  la 
meilleure  manière  de  vivre  qu'on  puisse  adopter.  Quoique  ce  système 
pi'éseute  certainement  beaucoup  de  chances  de  succès,  et  qu'il  puisse 
séduire  au  premier  abord,  j'étais  sûre  de  ne  pas  m'y  laisser  entrain(M\ 

Une  existence  heureuse  et  inutile  n'est  pas  celle  que  je  rêve  depuis 
que  j'ai  la  faculté  de  sentir  et  de  comprendre;  je  veux  apporter  une 
pierre  à  cette  vaste  construction  qui  s'élève  dans  l'ombre,  sur  les  debi'is 
d'une  civilisation  mourante. 

Depuis  loni*tenq)s  je  songe  à  la  carrière  littéraire.  Tous  mes  goûts 
m'y  portent,  et  je  dois  peut-être  à  la  grande  pensée  de  régénération  de 
l'espèce  femelle  qui  m'a  absorbée  dès  ma  plus  tendre  jeunesse ,  de  me 
livrer  entièrement  à  des  études  graves  et  consciencieuses,  à  des  travaux 
qui  m'aideront  à  accomplir  l'œuvre  que  je  me  suis  imposée. 

Je  vous  vois  d'ici  sourire  de  ce  que  vous  nommez  ma  folie.  JMais  c'est 
(jue,  je  vous  le  répète,  vous  ne  pouvez  pas  plus  concevoir  le  bonheur 
auquel  j'aspire,  que  je  ne  puis  accepter  la  vie  comme  vous  l'entendez. 
Mais  qu'importe,  puisque,  malgré  ses  dissonances,  notre  intimité  est 
devenue  parfaite,  et  durera ,  je  l'espère,  autant  que  nous  ?  Car  la  char- 
mante douceur  de  votre  caractère  vous  fait  excuser  l'extrême  vivacité 
du  mien,  et  je  veux  penser  que  cette  tendre  amitié  que  je  vous  ai  vouée 
a  peut-être  contribué  à  rendre  votre  retraite  moins  triste  et  moins  mo- 
notone. 


yiù  LKTTKES   D'UNE    11 1  UO.N  DELLE. 

Je  viiMis  do  (|uiltiM-  mon  aiin;»l)Io  cliiinUMii'.  cl  j(^  l'ai  (luiltô  sans 
ivi:rot.  Ma  ouiùosilc  c[  mon  dosii-do  nrinstruiiv  sao'i'oissonl  depuis  (jue 
jai  commencé  ii  voir  cl  ii  apprcndiv.  Un  Geai,  avec  lequel  je  me  suis 
trouvée  dans  les  environs,  me  précède  el  ma  promis  de  me  recom- 
mander cliaudemenl.  En  somme.  j(^  n"ai  (\u'l\  me  louer  des  |)ersonnes 
avec  les(|uelles  mon  M)\a.:L^t'  \\\c  met  eu  iclalioii  . 'cl  jai  rencontré  par- 
tout des  cœurs  dévoues  et  un  accueil  IVateinel. 

Si  j'en  avais  cru  les  a\is  de  votre  crainlixe  prudence,  je  me  serais 
(•((UstauMuenl  tenue  en  -arde  contre  les  ti'ui.oi.una.^cs  d'allection  que  je 
reçois,  et  je  vous  demantle  un  peu  ii  (juoi  cela  m'eùl  servi  ?  Tenez,  je 
pense,  et  je  nen  suis  pas  étonnée  quand  je  soui^e  au  i^^enre  de  vie  que 
vous  menez,  (juc  le  monde  vous  est  a|)paru  sous  un  mauvais  jour,  et 
(pie  vous  ne  jui^ez  pas  toujours  sainement  des  choses  pour  ne  les  avoir 
vues  que  de  trop  loin,  et  d'une  manière  confuse.  Quand  on  n'est  jamais 
sorti  de  sa  retraite,  et  (ju'on  a  vécu  uni(picment  |)our  cincj  ou  six  êtres 
qu'on  aime,  el  qui  tiennent  lieu  de  tout,  il  est  dillicile  de  se  rendre  un 
compte  exact  de  ce  (pi'on  ne  connaît  pas,  et  d'apprécier  sans  erreur  ce 
(pidn  n"a  pas  vu. 

il  est  viai  (jue  votre  jeunesse  sest  écoulée  dans  une  sj)acieuse  volière, 
oii  vous  avez  recueilli  avec  respLHH  les  leçons  et  les  conseils  de  plusieurs 
vieillards  réputés  j)our  leur  haute  sagesse  ;  mais  ces  vieillards  eux- 
mêmes  n'avaient  jamais  respiré  l'air  de  la  liberté,  et  cette  espèce 
d'expérience  dont  ils  étaient  si  tiers,  ils  la  devaient  à  leur  grand  âge, 
et  nf)n  aux  recherches  et  aux  découvertes  de  la  science.  Cette  expérience, 
que  je  crois  pouvoir  refuser  sans  injustice  à  la  vieillesse  de  vos  premiers 
amis,  j'espère  que  mon  voyage  seul  sufllra  à  me  la  donner.  Avant  tout, 
jai  besoin,  pour  travailler  avec  fiuil  ii  la  réforme  que  toutes  les  têtes 
bien  organisées  de  notre  espèce  réclament  avec  moi,  de  beaucoup 
savoir,  de  beaucoup  étudier.  La  situation  intolérable  dans  laquelle  sont 
tombées  les  femelles  de  tant  d'  pays  prétendus  civilisés  sera  le  sujet 
principal  de  ma  sollicitude  el  de  uja  sympathie.  Mais  c'est  là  une 
grande  tache  que  je  ne  puis  pas  entreprendre  sans  secours.  Je  cherche 
donc  à  réveiller  le  zèle  de  rjuclques  créatures  qui  souffrent,  en  leur 
révélant  les  motifs  de  leur  souffrance,  et  j'espère  réussir  à  me  faire 
mieux  écouter  ici  qu'à  Paris,  où  la  nonchalance  est  telle,  que  les  Ani- 
maux aiment  mieux  languir  dans  leur  mauvaise  organisation  que  de 
prendre  la  peine  d'en  changer. 

Enfin,  j'ai   d'immenses   projets,    et   je    ne  me  dissimule  pas   que 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


527 


je  vous  ai  peut-être  dit  adieu  pour  bien  longtemps.  Cette  douloureuse 
séparation  est  la  plus  pénible  partie  de  mon  entreprise  ;  la  difficulté 
presque  invincible  de  recevoir  de  vos  nouvelles  augmente  mes  regrets. 
Mais  que  voulez-vous?  j'obéis  à  une  voix  impérieuse  devant  laquelle 
toutes  les  afîections  doivent  se  taire. 

Adieu  pour  aujourd'hui;  l'heure  savance,  je  continue  ma  route. 
Toujours  au  midi,  vous  le  savez. 


LA      SERINE      A      LHIRO.NDELLE. 


Cette  lettre  vous  parviendra-t-elle  jamais,  mon  enfant?  Je  n'en  sais 
rien.  Dans  l'ignorance  où  je  suis  de  la  direction  que  vous  suivez,  je  ne 
puis  guère  espérer  que  vous  lirez  un  jour  ces  mots  de  tendresse  mater- 


LETTKKS    D'UNE    MIRONDKLLK 


noilo  (|ue  mon  rœur  vous  oiivoic.  (lopeiulanl ,  si  je  suis  assez  favorisée 
|)()iir  (juils  vous  aniviMU  .  vous  y  relrouverez  ce  (jue  vous  avez  laissé, 
rnlloetion  profonde  qui  vous  aceonipai^ne  dès  louiitemps,  ei  la  solliei- 
tude  un  jHni  i^rondeuse  qui  contrarie  parfois  votre  témérité. 

Ce  nesl  j)as  sans  un  sentiment  de  cha.nrin  bien  réel  (|ue  je  vous  ai 
vue  entreprendre  ce  danirereux  voyage,  et  je  n'ai  pas  cherché  à  vous 
dissimuler  mon  appréhension  et  ma  peine.  IMais,  malheureusement, 
l'union  de  nos  cœurs  ne  s'étend  i)as  justpr.à  nos  idées,  et  je  n'ai 
pu  réussir  ii  changer  votre  déterniination.  Je  suis  loin  de  me  regarder 
comme  inlaillihie,  mais  convene/  (pie  si  je  me  trompe,  mon  erreur, 
(jui  ne  demande  (pie  ce  qu'on  lui  donne,  est  moins  périlleuse  (|ue  la 
vôtre,  qui  veut  tout  ce  qu'on  ne  lui  donne  pas. 

Vous  avez  puisé  dans  des  livres  remplis  d'une  fausse  exaltation  une 
exaltation  vraie,  et  vous  courez  de  très-bonne  foi  dans  un  chenain 
perdu,  où  ceux  qui  vous  ont  entraînée  ne  vous  suivront  pas,  croyez-le 
bien. 

Alors,  plus  lillusion  aura  été  compli'te,  plus  le  désenchantement 
sera  terrible;  et  c'est  cette  heure  inévitable  que  mon  cœur  redoute  pour 
vous,  presque  autant  que  ma  rais(m  la  désire. 

Je  sais  que  je  suis  une  radoteuse,  et  que  vous  êtes  en  droit  de  vous 
j)laindre  de  ma  persistance  ;i  vous  accabler  des  m('mes  sermons  ;  plai- 
i/nez-vous  donc,  si  vous  voulez,  mais  laissez-moi  sermonner. 

On  m'assure  (pie  bien  i\v>  personnes  de  notre  sexe  se  servent  de 
leurs  plumes  pour  écrire,  et  je  m'aperçois  que  vous  vous  laissez  gagner 
f)ar  la  manie  d(jnt  elles  sont  possédées.  Je  ne  demande  pas  mieux  que 
de  minstruire,  quoi  que  vous  en  disiez,  et  je  voudrais  savoir  de  quel 
charme  ou  de  quelle  utilité  il  peut  être  de  barbouiller  du  blanc,  qui  est 
si  joli,  avec  du  noir,  qui  est  si  laid.  Causons. 

Ou  vous  avez  un  grand  talent,  ou  vous  en  avez  un  petit,  ou 
vous  n'en  avez  [)as  du  tout.  Il  me  semble  diflicile  qu'il  en  soit  autre- 
ment. 

Si,  par  fatalité,  vous  êtes  favorisée  de  ce  grand  talent,  comme  ce 
sont  les  mâles  qui  font  la  loi  'et  les  réputations,  ils  ne  laisseront  pas 
l'opinion  vous  élever  au  degré  de  supériorité  que  leur  sexe  peut  seul 
atteindre  ;  mais  vous  serez  placée  un  peu  au-dessus  du  vôtre,  dans  un 
milieu  sans  nom,  qui,  n'admettant  ni  les  sentiments,  ni  les  occupations, 
ni  les  délassements  auxquels  vous  étiez  appelée  par  votre  nature,  se 
refusera  ainsi  à  vous  donner  les  goûts,  les  travaux,  les  préoccupations. 


LETTRES    D'UNE   HIRONDELLE.  529 


les  plaisirs  de  cette  nature  sii|)érieure  ii   laquelle  vous  tendez  ;  ou  bien 
encore,  vous  mélangerez  tout  cela  ensemble,  et  ce  sera  un  afl'reux  chaos. 

Puis,  à  côté  de  celte  vie  publique  dont  la  renommée  va  s'emparer, 
l'envie  vous  viendra  peut-être  de  vous  en  faire  une  autre  un  peu  cou- 
verte, un  peu  paisible,  dans  huiuelle  vous  puissiez  vous  reposer  quelque- 
fois de  vos  trionq^lies.  JMais  où  trouverez-vous  un  être  assez  vain  ou 
assez  lunnble  joour  partager  cette  vie  que  vous  vous  serez  faite?  pour 
endosser  de  gaieté  de  cœur  cette  livrée  ridicule  que  lui  intligeront  vos 
succès,  votre  réputation,  vos  détracteurs,  vos  admirateurs?  le  malheur, 
enfin,  d'être  soutenu  par  ce  qu'on  devait  défendre,  et  de  passer  le 
second  quand  on  a  le  droit  de  faire  le  chemin?  Nulle  part,  je  l'espère, 
car,  avec  la  meilleure  volonté  et  le  meilleur  cœur  du  monde,  vous 
parviendriez  à  rendre  celui  aufiuel  se  serait  attachée  votre  redoutable 
tendresse  souverainement  malheureux.  Vous  resteriez  donc  puissante  et 
solitaire?  C'est  beau,  mais  c'est  triste,  et  j'aimerais  mieux  appliquer 
cette  haute  intelligence  en  question  à  augmenter  mon  bonheur  et  à  en 
donner  à  ceux  qui  m'entourent  que  de  la  faire  servir  à  m'isoler  de 
toutes  les  joies  de  ce  monde.  Et  plusieurs  petites  choses  dont  je  ne 
parle  pas  :  la  haine,  l'envie,  la  calomnie!  Tout  cela  n'est  guère  à 
redouter  dans  un  nid  ;  mais  sur  une  colonne,  à  la  vue  de  tous,  il  y  a 
fort  à  réfléchir. 

Descendons  de  cette  colonne ,  et  passons  à  ce  joli  petit  esprit ,  qui 
serait  si  agréable  s'il  voulait  se  tenir  tranquille.  j>rais  voilà  précisément 
la  maladie.  On  fait  très-bien  son  effet  dans  un  cercle  d'amis  indulgents, 
il  ne  faut  pas  frustrer  le  public,  qui  ne  s'en  plaignait  pourtant  pas,  de 
tant  de  grâce  et  de  charmantes  inspirations. 

On  commence  par  marcher  d'un  pas  timide  dans  cette  route  où 
les  épines  sont  infiniment  plus  communes  que  les  roses,  puis,  le 
pied  s'enhardit,  on  s'accoutume  aux  compliments,  les  compliments 
s'accoutument  ii  vous,  et  voilà  une  créature  qui  a  perdu  le  charme 
réel  qu'elle  possédait  pour  courir  après  une  gloire  qu'elle  n'at- 
teindra jamais.  La  critique,  patiente  d'abord,  finit  par  se  lasser  et 
mordre  ;  elle  signifie  rudement  aux  amis  stupéfaits  que  le  Colibri  n'est 
point  un  Aigle,  après  quoi  elle  se  çetire  dans  sa  niche  d'un  air  mena- 
çant. Ce  commencement  d'opposition  irrite  l 'amour-propre  exigeant  de 
la  jeune  célébrité;  on  se  pose  en  victime,  les  consolations  pleuvent,  et 
cette  tête  fort  spirituelle,  qui  aurait  pu  être  une  tête  fort  raisonnable, 
est  tournée  pour  toujours.  Et  de  deux.  Si  vous  voulez  bien .  nous  passe- 

07 


530 


LLÏTIÎKS    D'LM-:    Il  I  II  O  iS  0  K  IJ  J-: 


wns  rapidement  sur  le  Iroisième  point  de  mon  iliscours,  et  nous  ne 
nous  anvtoi'ous  mriiio  pas.  mal.mé  labondaniv  do  la  matière,  à  la 
variele  do  l'oorivain,  lillo.  épouse  et  mère,  qui  pralicpio  la  liltéralure 
on  mémo  lomps  que  los  vorlus  les  plus  iiiuM'iouros  ;  aiiiiablo  autour  qui 
liorco  duno  main  ot  (pii  ocril  do  lauliv,  donl  los  onl'anls  déchirent  le 
manuscrit  pondant  (|u"ollo  tiicolo.  ot  ajoutent  ii  sa  brodoiio  un  point  sur 
lequel  elle  ne  conq)tait  |)as  j)ondanl  linspiralion  ;  je  vous  fais  i;i'àce  de  la 
description  de  ctt  éiie  raiilas([uo.  iiioilio  oncro  ol  moitié  Itouillio. 


Ce  n'est  pas  la  d'ailleurs  le  genre  de  ridicule  dans  lequel  je  crains 
de  vous  voir  tomber.  Je  sais  trop  combien  vos  goûts  vous  éloignent  d'un 
tel  genre  de  vie  pour  le  redouter  et  vous  mettre  en  garde  contre  sa 
séduction. 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE.  531 


Ce  qui  1110  fait  pinir.  c'est  cette  disposition  ([ui  vous  entraîne  à 
adopter  d'autant  |)lus  vite  et  d'autant  plus  ferinenienl  une  idée  qu'elle 
est  plus  i^énéralement  Màinée  et  repoussée  ;  c'est  cette  vanité  incommen- 
surable que  vous  voudriez  prendre  pour  de  la  générosité,  et  qui  vous 
arme  toujours  pour  le  parti  le  plus  faible,  même  quand  vous  soupçonnez 
que  le  parti  le  plus  faible  n'a  pas  le  sens  commun.  C'est  enlin  cette 
étourderie  réfléchie  et  préméditée  (|ui  donne  juain  de  cause  à  vos  rêves 
les  plus  absurdes,  en  sa  qualité  d'étourderie,  et  dont  vous  ne  vous  défiez 
pas  le  moins  du  monde,  en  sa  qualité  de  réflexion. 

Je  voulais  vous  écrire  une  lettre  courte,  tendre  et  amicale,  et  voilà 
que  je  vous  adresse  des  duretés  interminables.  Pourrai-je  vous  persuader, 
chère  enfant?  Ce  qui  est  cependant  bien  vrai,  c'est  que  ces  paroles  si 
sévères  me  sont  dictées  par  une  tendresse  sans  bornes ,  et  que  si  je  vous 
aimais  moins,  je  ne  prendrais  pas  la  peine  de  vous  gronder  si  fort. 

Au  reste,  j'aurais  tort  de  m'incjuiéter  ;  je  sais  par  expérience  que 
vous  ne  vous  offensez  pas  de  mes  conseils.  Hélas  !  c'est  peut-être  parce 
qu'ils  glissent  sur  votre  cœur  sans  y  pénétrer?  Oh!  que  je  serais  malheu- 
reuse et  efl"rayée,  s'il  en  était  ainsi  ! 


TROISIEME      LETTRE     DE      I,  HIRONDELLE. 

HISTOIRE    D'UN    NID    DE    ROUGES-GORGES. 

Le  hasard  le  plus  heureux  vient  de  me  faire  rencontrer,  ma  bonne 
amie,  un  Pigeon  rempli  de  complaisance,  qui  a  bien  voulu  retarder  un 
moment  son  départ,  afin  de  se  charger  de  ma  lettre.  Il  est  porteur  de 
dépêches  importantes,  et  me  semble  mériter  la  confiance  qu'on  lui 
accorde.  Tandis  qu'il  explore  les  environs  charmants  du  gîte  où  je  me 
suis  arrêtée  cette  nuit,  et  où  je  reste  ce  matin  pour  vous  écrire,  je 
m'empresse  de  vous  mettre  un  peu*  au  courant  de  ma  vie,  de  mes  sensa- 
tions et  des  événements,  heureusement  fort  rares,  de  mon  voyage.  Je 
garde  cependant  en  moi,  pour  un  autre  temps,  la  poésie  qui  voudrait 
déborder,  et  qui  s'inspire  de  cette  belle  nature  qui  m'entoure,  de  cette 
indépendance  dont  je  jouis  ;  si  je  me  laissais  entraîner  par  le  charme  de 


yyi  LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 

ce  que  j'éprouve,  je  sens  que  je  n'en  finirais  pas.  Je  préfère  ne  vous  donner 
cela  qu'avec  le  volume  (pie  je  prépare ,  et  que  je  puis  composer,  à 
tète  reposée,  pendant  mes  Ioniques  heures  de  solitude  et  de  méditation. 

Si  je  n'y  avais  pas  été  forcée  par  la  circonstance,  j'aurjais  certainement 
attendu  un  autie  jour  pour  me  rappeler  à  votre  souvenir.  J'ai  commencé 
ma  jouinée  sous  de  tristes  auspices,  et  je  ci'ains  que  ma  lettre  ne  se 
ressente  de  cette  pénible  disposition.  J'avais  fait  connaissance ,  en  arri- 
vant hier  au  soir,  avec  une  aimable  Aunille  du  voisinage.  Le  père,  la 
mère,  cincj  petits  enfants  encore  sous  l'aile  maternelle.  Comme  ils  avaient 
accueilli  mon  arrivée  avec  beaucoup  de  ii:ràce  et  de  bonhomie  obli- 
geante, j'ai  cru  devoir  aller,  ce  matin  en  me  réveillant,  m'informer  de 
leurs  nouvelles.  J'ai  été  reçue  de  la  manière  la  plus  cordiale,  et  cette 
seconde  entrevue  n'avait  fait  qu'ajouter  à  mon  estime  et  à  ma  recon- 
naissance, lorsqu'au  moment  où  je  venais  de  les  quitter  pour  rentrer  chez 
moi  je  fus  rappelée  sur  le  seuil  par  des  cris  de  douleur  et  d'effroi ,  partis 
du  nid  de  mes  bons  voisins.  Effectivement,  la  situation  était  affreuse  :  un 
des  petits  était  tombé  par  terre  en  essayant  imprudemment  ses  ailes,  et 
quoique  la  chute  par  elle-même  n'eût  rien  de  grave,  le  danger  n'en  était 
pas  moins  imminent.  Un  énorme  Oiseau  de  proie  descendait  en  tour- 
iToyant,  et  c'était  son  approche  qui  causait  la  détresse  des  pauvres 
parents.  La  résolution  de  la  mère  fut  bientôt  prise.  Elle  adressa  quelques 
mots  à  son  mari ,  quelques  recommandations  sans  doute  pour  les  quatre 
petites  créatures  qu'elle  lui  abandonnait,  puis,  après  un  dernier  baiser, 
tristement  mêlé  à  un  dernier  adieu,  elle  s'élança  sur  le  petit,  qui  gisait 
encore  à  l'endroit  où  il  était  tombé ,  et  le  recouvrit  tout  entier  de  son 
corps  et  de  ses  ailes,  l^'horrible  Animal,  auquel  elle  venait  se  livrer, 
continuait  a  s'approcher,  et  en  s'approchant  redoublait  de  vitesse;  depuis 
longtemps  déjà  il  avait  deviné  une  victime,  et  l'immobilité  dans  laquelle 
il  la  voyait  lui  assurait  une  victoire  facile. 

La  chose  se  passa  comme  elle  avait  été  prévue  :  la  mère  fut  empor- 
tée, l'enfant  resta  ;  après  un  instant  de  silence,  que  la  prudence  com- 
mandait, le  père  vint  chercher  à  cette  triste  place  ce  que  la  serre 
cruelle  du  vain  pieur  lui  avait  laissé.  Il  recoucha  son  Oisillon  au  fond  du 
nid,  reprit  la  tâche  vacante  de  la  mère  absente,  et  tout  fut  dit. 

Je  n'avais  pas  encore  osé  me  mêler  à  cette  triste  scène,  et  je  con- 
templais, sans  la  distraire,  la  douleur  muette  de  mon  pauvre  solitaire, 
naguère  si  heureux  et  chantant  de  si  bon  cœur,  lorsqu'un  bruit  reten- 
tissant,  effroyable,    se  fit   entendre  ii    peu  de  distance   de  nous.    Nos 


LETTRES    D'UNE   HIRONDELLE. 


533 


t/' 


regards  se  portèrent  en  même  temps  dans  la  direction  d'où  semblait 
nous  venir  un  nouveau  danger,  et  nous  découvrîmes,  avec  un  bonheur 
que  je  n'essayerai  pas  de  vous  peindre,  mais  que  vous  êtes  bien  faite 
pour  comprendre,  le  ravisseur  de  notre  pauvre  amie  tombé  mort  sous 
le  coup  qui  venait  de  le  frapper,  et  elle-même  revenant  à  tire-d'aile  vers 
son  nid,  qu'elle  n'espérait  certainement  plus  revoir.  L'ivresse  de  ce 
moment,  mon  cœur  la  partagea  profondément  ;  leur  bonheur  était  si 
complet,  qu'il  avait  besoin  de  s'épancher:  on  m'appela,  on  me  caressa  ; 


LETTKKS    D'UNE    HIRONDELLE. 


nos  ilouloiirs  et  nos  joies  coniniunos  avaioni   fait  de  nous  une   même 
fortune. 

Cepenilanl .  je  craiiinais  dètiv  intlisrrète  en  demeurant  plus  long- 
temps auprès  deux;  je  me  retirais,  lorstiu'un  Animal  fort  grand,  de 
l'espèce  de.  eeu\  qui  habitent  les  villes,    un  braconnier  s'approcha    en 


silllanl  de  larbuste  touffu  qui  dérobait  à  la.  vue  le  nid  des  Rouges- 
Georges  ;  il  portait  sur  son  dos  une  espèce  de  sac,  duquel  on  voyait 
sortir  la  tète  de  leur  ennemi ,  et  sur  son  épaule  l'instrument  qui  les  en 
avait  délivrés.  La  pauvre  mère  ne  put  retenir  un  cri  de  joie  en  le  recon-» 
naissant,  un  de  ces  cris  du  cœur  qui  devraient  attendrir  les  cœurs 
les  plus  farouches.  .Mais  je  crois  que  les  êtres  dont  je  parle  n'en  ont 
point. 

«  Oui-da  !  <lit  celui-là  d'une  voi\  terrible,  vous  chantez,  la  belle! 
Votre  chanson  est  agréable,  mais  vous  serez  encore  plus  a  votre  avan- 


LETTRES    D'UNE   HIRONDELLE.  535 


tage  à   la   brochette.  Les  petits   ne  vaudront  pas  encore  grand'chose, 
mais  il  ne  fiuit  pas  séparer  ce  que  Dieu  a  réuni.  » 

Ayant  achevé  ces  paroles,  il  saisit  les  Oiseaux  stupéfaits,  les  empri- 
sonna dans  son  sac,  et  repartit  en  silllant.  A'oilii  pourcpioi  je  suis  triste 
aujoui'd'hui. 


QUATRIEME      LETTRE      DE      1/ II I  H  0  N  D  E  LL  E. 


Je  suis  fort  souffrante  depuis  quelques  jours,  ma  très-chère  amie. 
11  m'est  arrivé  un  petit  accident  qui  m'a  obligée  de  m'arréter  en 
chemin,  et  qui  me  retiendra  probablement  longtemps  encore,  malgré 
mes  regrets  et  mon  impatience,  dans  le  st^our  étroit  et  incommode  où 
je  dois  cependant  m'estimer  heureuse  d'avoir  trouvé  un  refuge. 

J'ai  été  surprise,  à  quelque  distance  d'ici,  par  un  affreux  orage,  et 
le  vent  m'a  poussée  avec  une  telle  violence  contre  le  toit  qui  m'abrite 
aujourd'hui,  que  j'ai  fait  une  terrible  chute,  et  que  je  me  suis  démis  la 
patte  en  tombant.  Fort  étonnée  d'en  être  quitte  à  si  bon  marché. 

Plusieurs  Moineaux  francs  et  empressés,  qui  avaient  eu  l'heureuse 
précaution  de  s'établir  là  avant  le  mauvais  temps,  m'ont  prodigué  les 
secours  les  plus  tendres  ;  mais,  malheureusement  pour  moi,  le  soleil 
n'a  pas  tardé  à  reparaître,  et  son  premier  rayon  m'a  enlevé  mes  chari- 
tables hôtes.  Ma  pénible  situation  n'a  pas  eu  le  pouvoir  de  les  retenir, 
et  je  souffre  d'autant  plus  de  leur  abandon,  qu'il  ne  m'est  pas  encore 
possible  d'aller  chercher  au  dehors  la  nourritm^e,  qui  va  cependant 
bientôt  me  manquer  au  dedans,  les  provisions  de  mes  prédécesseurs 
étant  fort  réduites  par  mon  long  séjour  ici. 

Le  souvenir  de  mes  pauvres  voisins,  les  Rouges-Gorges,  à  la  vie  si 
patriarcale,  à  la  table  si  hospitalière,  celui  de  votre  amitié,  de  votre 
calme  intérieur,  dont  si  souvent  je  suis  venue  partager  les  douceurs, 
me  reviennent  naturellement,  parés  de  couleurs  plus  riantes,  depuis 
que  j'éprouve  les  ennuis  de  la  maladie  et  de  la  pauvreté. 

La  solitude,  qui  a  tant  de  charmes,  a  bien  aussi  quelques  incon- 
vénients, et  je  ne  veux  pas  vous  faire  tort  de  cet  aveu,  car  je  suis  sûre 
qu'il  vous  fera  plaisir.  Ainsi,  je  reconnais  que  j'aurais  grand  besoin 
dans  ce  moment  de  ce  que  je  redoutais  si  fort  naguère,   et  qu'un  ami 


536  LKTTRKS    D'UNE    ill  PxO  N  DEL  L  K. 

(jiii  me  tlonnorait  sos  soins  ot  son  alTortion  no  nio  nuirai!   i)as  du  (oui 
aujourd'liui.  Mais  diMuain? 

Ouoitjuo  j\mis<o  |H'Si'  d'avaiuv  les  cliancos  ràchcusi's  d'un  aussi  lon,^ 
voNa.uo.  ol  (|iK'  tvllo  preniirre  el  h\;4ri'(^  «oulrarit'h'  iw  soil  de  nalurc  ni 
à  nio  (Kn'ouraii;or  ni  à  nrélonnor.  je  ne  j)iiis  pas  me  dissinud<M*  que 
NOUS,  la  pei'sonno  paisililo.  cl  onncniic  de  loiil  ce  (pii  iiicnacc  luni- 
rorniitc  ilo  voiro  oxislcntv.  vous  suiiporlciic/.  a\('c  moins  d'iMipaticncc 
<|U0  moi  ma  louto  polile  blessure.  Ola  vit>nl.  je  ciois.  de  ce  cpio  vous 
ave/  eonlraelé  riiabilude  de  vous  oreiiper  sur  place,  el  (pic  ce  repos 
obliijé  ne  troul»lerait  en  rien  le  cidiue  accoiiduii;'  de  voire  lèle  el  de 
votre  cœur.  Pour  moi.  c"csl  loul  dillerenl. 

Cette  aifitalion,  ordinairement  si  nécessaire  au  bonlieur  de  ma  vie, 
a  passé  dans  mon  esprit,  et  je  sens  que  je  deviendrais  folle  s'il  me  fallait 
rester  loni.'ten>ps  dans  cette  inaction  physique. 

J'entends  beaucoup  et  très-mal  chanter  autour  de  moi  ;  je  suis, 
pour  mon  malheur,  assez  prochi'  voisine  d'une  méchante  Pie-Grièche 
(pii  est  devenue,  on  ne  sait  comment,  là  belle-mère  de  deuv  |)auvres 
petites  Fauvettes  (ju'elle  tient  dans  un  esc'lavai,'e  complet  et  dont  il 
send)le  qu'elle  prenne  plaisir  à  i,^àter  le  goût  naturel  en  leur  ftiisant 
chanter,  tant  que  dure  le  jour,  des  airs  de  contralto  qui  n'ont  certai- 
nement pas  été  écrits  |)Our  ces  jeunes  voix  ;  bien  entendu ,  je  ne  trouve 
la  aucune  ressource  de  société.  Cette  Pie-Crièche  est  veuve,  ne  reçoit 
personne,  et  passe  la  plus  i^rande  partie  du  temps  i\  i;rondei'  ces  mal- 
heureux  enfants  et  à  épier  leurs  démarches  les  plus  innocentes.  C'est  un 
tyran  femelle,  et  ses  principes  sont  si  loin  d'être  d'accord  avec  les 
miens  que  j"ai  refusé  net  la  proposilif)n  qu'elle  m'avail  fait  faire  par  un 
vieux  (jeai,  son  unicpie  ami  et  mon  ancienne  connaissance,  de  lui  servir 
de  remplaçante,  «luand,  par  .urand  miracle,  elle  est  obligée  de  s'éloigner 
un  instant  de  chez  elle,  .le  sais  bien  que  les  conditions  étaient  avanta- 
geuses, et  fpie,  dans  la  situation  incertaine  oii  me  voilà,  il  n'est  peut- 
être  pas  trè.s-pru  lent  de  dédaigner  un  emploi  rpii  me  mettrait  au-de.ssus 
du  besr)in  ;  mais  je  n"ai  pu  vaincn;  ma  n'-pu^Miance,  le  mi'lier  de  gui- 
chetière me  semble  odieux.,  et  pour  Fiioi,  connue  poiu'  les  tristes 
victimes  que  je  serais  chargée  d'enq).'cher  de  respirer,  de  vivre  et 
daimer  en  liberté,  je  sens  que  je  suis  incapable  de  m'y  soumettre. 

Mais  j'ai  offensé  cette  vieille  Pie-Grièche  acariâtre,  et  je  ne  dois  pas 
compter  sur  son  aide.  Il  faut  donc  que  je  uiarme  de  courage,  et  que,  si 
ma  guérison  se  fait  tiop  attendre,  j'es.<a\e  de  vaincre  le  mal  et  d'aller. 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


)37 


clopin-clopant,  chercher  des  àme>  plus  compatissantes,  et  surtout  des 
esprits  plus  éclairés. 

Vous,  dont  la  touchante  bonté  m'a  recueillie  dans  une  circonstance 
analogue  à  celle  dans  laquelle  je  me  trouve,  vous  prendrez  part  à  mes 
peines,  et  vous  gémirez  sur  moi,  plus  que  je  ne  le  mérite,  sans  doute. 
Mais  la  pensée  de  votre  afTectueux  intérêt  me  donnera  presque  autant  de 
forces  que  votre  intelligente  pitié  m'en  rendit  autrefois  ;  étendez-le  donc 
sur  moi  tout  entier,  qu'il  plane  sur  ma  tête,  qu'il  me  conduise  où  le 


5:^8  l.KTTRF.S    D'INK    HIRONDELLE. 

luMilu'ur  m'alloiul.  vl  (|iie  jo  sonlo  ilo  loin,  connue  tant  do  fois  jo  l'ai 
ôprouvoo  ilo  jïivs .  voliv  salulaiiv  iiilliUMUv. 

Ma  trie  est  si  troublée  par  les  tristes  idées  qui  m'assiègent,  qu'il  m'a 
été  iniiHissible  de  inolitei'  de  ce  teinjis  de  loisir  foicé  pour  rassembler  les 
premiers  matériaux  de  lOuNia.i^e  (|ue  je  niedile  ;  je  suis  triste,  je  suis 
malade,  et  mon  eœur  seul  est  imi  elal  de  se  l'aire  entendre.  Ne  vous 
étonnez  donc  pas  de  recevoir  des  lettres  si  longues,  et  [)Ourtant  si  peu 
remplies.  Je  vcus  adresse  tout  mon  cœur,  et  mon  cœur  est  vide  loin  de 
vous. 


CINQIIEME      I.ETTP.E      DE      I.  II I  H  0  N  DE  I.L  E. 

Depuis  un  mois  déjà,  je  suis  sortie  du  gîte  d'où  je  vous  ai  écrit 
pour  la  dernière  fois.  Une  Linotte,  qui  s'en  allait  un  peu  sans  savoir 
où,  m'a  promis  de  me  servir  d'appui,  et  j'ai  saisi  avec  empressement 
celte  occasion  de  quitter  mon  ennuyeuse  voisine,  et  le  trou  plus  maus- 
sade encore  au  fond  (hupiel  j'enrageais  depuis  si  longtenips.  Ma  patte 
est  pourtant  loin  d'être  revenue  à  son  état  naturel,  et,  malgré  l'espoir 
ilont  ma  compagne  voudrait  me  bercer,  je  crains  bien  d'être  boiteuse 
l>our  le  reste  de  mes  jours.  Ceci  est  un  bon  moment,  n'est-ce  pas?  pour 
se  souvenir  de  cette  fable  des  Deux  Pigeons^  qui  est  une  de  vos  cita- 
tions favorites,  et  que  vous  avez  bien  souvent  opposée  à  mon  humeur 
vagabonde. 

C'est  là  une  grande  peine  à  ajouter  à  mes  autres  inquiétudes,  et  j'ai 
souvent  besoin  que  la  gaieté  de  ma  jeune  conductrice  vienne  faire  diver- 
si(jn  à  mes  tristes  pensées. 

Au  nnlieu  de  ces  étrangers,  l'avenir,  sur  lequel  je  comptais  si 
fermement,  s'assombrit  chaque  jour  davantage;  mes  idées,  mes  plans, 
ne  peuvent  réussir  à  se  faire  jour;  ici  connue  ailleurs,  l'espèce  mâle  a 
envahi  toute  autorité;  ici  comme  ailleurs,  ils  sont  nos  maîtres;  il  faut  se 
l'avouer  et  essayer  d'en  prendre  son  parti.  Juscju'à  ce  qu'on  ail  trouvé 
un  quinquina  ou  une  vaccine  pour  guérir  la  maladie  dont  notre  sexe  est 
fiossédé,  cette  maladie  épidémique  et  contagieuse  à  la  fois,  qu'on  se 
transmet  de  mère  en  fille  depuis  le  commencement  des  siècles,  et  qui 
exige  impérieusement  que  nous  soyons  gouvernées  et  battues,  il  faut 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


que  intelligence  cède  à  la  (bive,  et  (jue  nou:^  portions  nos  chaînes  sans 
njurmure. 

Pour  moi,  qui  n'ai  pas  voulu  ni'assujettir  à  ce  lionteuv  esclava,q:e,  et 
qui  consacrerais  volontiers  ma  vie  à  raUVancliissenient  de  mes  malheu- 
reuses compagnes,  je  sens  que  cette  persévérance  ([ue  vous  avez  toutes 
à  suivre  les  routes  battues  doit  nous  retarder  ])eut-êtrc  indéliniment 
dans  la  nôtre;  que  cette  force  d'inertie  l\  hupielle  la  force  agissante  ne 
peut  rien  o[)poser  demeui'era  sans  doute  victorieuse  de  tous  nos  efforts  : 
je  sens  cela,  et  j'en  gémis,  mais  que  faire?  persister,  travailler,  souffrir, 
pour  que  mon  nom  seul  recueille  un  jour  les  bénédictions  des  races 
futures?  Cette  ambition  est  noble  et  belle,  mais  j'avoue  qu'elle  ne  suffit 
pas  a  me  donner  le  courage  nécessaire  pour  lutter  contre  les  déceptions 
qui  m'attendent,  contre  les  chagrins  dont  la  vie  que  je  mène  depuis  près 
de  deux  mois  m'a  donné  déjà  de  si  pénibles  échantillons. 

Je  suis  donc  plongée  dans  l'incertitude,  et  vivant  au  jour  le  jour, 
en  attendant  que  ma  bonne  étoile  m'inspire  une  décision  quelconque  qui 
me  fasse  sortir  de  l'état  d'angoisse  où  je  suis. 

Ma  Linotte,  qui  n'a  pas  l'habitude  des  réflexions,  se  lassera  bientôt, 
je  le  crains,  de  la  lourde  tache  que  son  bon  cœur  lui  a  fait  accepter;  je 
ne  compose  pas  une  société  fort  agréable,  et  je  vois  qu'elle  cherche, 
autant  que  faire  se  peut,  à  rompre  le  tête-à-tête. 

Quoique  je  ne  fusse  guère  en  humeur  de  voir  du  monde,  elle  m'a 
entraînée  hier  au  milieu  d'une  nombreuse  réunion,  qui,  en  tout  autre 
temps,  m'eût  remis  le  cœur  en  joie  et  en  espérance.  Notre  sexe  seul  y 
était  admis,  et  le  but  vers  lequel  tendent  tous  mes  vœux  était  aussi  celui 
que  ces  jeunes  cœurs  appellent  avec  une  noble  impatience.  Plusieurs 
points  de  notre  législation  future  y  ont  été  discutés  avec  tout  le  charme 
de  la  plus  haute  éloquence.  Je  ne  sais  pas  ce  que  les  opposants  craignent 
de  perdre  au  changement  que  nous  demandons,  car  nos  parlementeurs 
d'aujourd'hui  seraient  immédiatement  remplacés  par  d'autres  aussi  abon- 
dants, aussi  longs,  aussi  larges  qu'eux-mêmes.  C'est  h  notre  four  de 
parler,  il  y  a  assez  longtemps  que  nous  n'écoutons  pas. 

On  a  passé  après  cela  à  des  exercices  purement  littéraires.  La  maî- 
tresse du  lieu,  Tourterelle,  qui  est  un  peu  sur  le  retour,  nous  a  beaucoup 
entretenues  de  sa  jeunesse  dont  elle  paraît  se  souvenir  très-bien,  et  de  ses 
amours  sur  lesquels  elle  a  composé  une  grande  quantité  de  pièces  de 
vers.  Après  elle,  une  jeune  Bécasse  fort  timide  a  chanté  sur  un  air  de 
sa  composition  des  paroles  dont  je  n'ai  pas  bien  saisi  le  sens,  car  l'excessif 


m 


LETTKi:S    U'UiM-:    UlRONDELLl::. 


embarras  de  celte  aimable  arlisle  la  pi'ivait  d'une  partie  de  ses  moyens. 
Sa  mère,  au  reste,  s'empressait  de  comnmniquer  à  l'assemblée,  à 
mesure  qu'ils  étaient  chantés,  les  vers  que  le  trouble  empêchait  de 
sortir  du  gosier  de  cette  chère  enfant,  ce  qui  fait  que  nous  avons  joui 
doublement. 

Plusieurs  autres  personnes,  j)iises  dans  les  diiïérenles  classes  de  la 
société,  et  que  le  seul  désir  d'entendre  les  talents  dont  je  viens  de  vous 
parler  avait  amenées  à  cette  réunion,  après  s'être  longtemps  fait  prier, 
par  modestie,  ont  fini  par  cérier  aux  deiuandes  réitérées  qui  leur  étaient 
adressées  de  toutes  parts,  et  leur  mcMiioire  leur  a  fourni  tant  de  vers, 
de  prose  et  de  musique,  quon  n"a  j)U  les  décider  à  se  taire  (jue  fort 
avant  dans  la  soirée.  En  sortant,  chacun  félicitait  l'aimable  hôtesse,  et 
la  remerciait  du  plaisir  quelle  avait  procuré  à  chacun  par  sa  grâce  et 
par  son  talent  fécond  et  varié,  qui  sait  se  prêter  aux.  combinaisons  les 


LKTTRES    D'UNE    11  1  KO  .N  DK  Lh  E.  541 

plus  hardies,  comme  aux  sujets  les  plus  tendres  et  les  plus  touchants. 
Et  moi,  qui  m'étais  laissé  distraire  à  ce  touihillon  ([ui  enveloppait 
ma  pensée,  je  n'ai  pas  tardé  à  retrouver  au  fond  de  mon  àme  la  tristesse 
que  j'avais  oubliée  un  instant,  et  je  me  suis  couciiée  fatiguée,  inquiète, 
en  songeant  qu'il  faudrait  reconunencer  aujourd'hui  à  attendre  je  ne  sais 
quoi,  il  aller  je  ne  sais  où. 


SIMKME      LETTRE      1)  E      LU  I  P.  0  N  D  E  L  L  E. 


Il  ne  me  niancjuail  plus,  n'est-il  pas  vrai,  mon  amie,  après  tant 
d'espoirs  déçus,  après  tant  de  démarches  vaines,  que  de  terminer  enfin 
mon  long  pèlerinage  en  compagnie  d'une  Linotte?  Si  vous  n'étiez  pas  si 
bonne ,  vous  ririez  bien  ;  mais  vous  n'êtes  pas  Serine  à  abuser  de  vos 
avantages.  D'ailleurs,  le  côté  ridicule  que  votre  douce  malice  trouvera 
sans  le  chercher  n'est  pas  celui  qui  domine  dans  mon  équipée.  Je  reviens 
vers  vous,  affligée,  découragée,  mais  non  convertie.  Seulement,  j'en 
suis  venue  à  regretter  que  mon  organisation  me  défende  le  bonheur  que 
la  vôtre  vous  donne  ;  je  voudrais  pouvoir  me  changer,  puisqu'il  me  faut 
renoncer  à  changer  les  autres. 

Je  ne  crois  pas  avoir  tort,  mais  je  me  crois  impuissante  à  avoir 
raison;  ce  qui,  pour  le  résultat,  revient  absolument  au  même.  J'ai  vu, 
j'ai  sollicité,  j'ai  prêché;  je  n'ai  eu  affaire  qu'à  des  sourds  :  les  maies 
écoutent  et  haussent  les  épaules ,  les  femelles  n'écoutent  pas  et  haussent 
les  épaules  aussi.  11  faudrait,  pour  continuer  la  lutte,  une  patience  que 
je  ne  me  connais  pas,  ni  vous  non  plus,  j'en  suis  sûre. 

Et  puis,  me  voilà  estropiée;  et  pour  entreprendre  quelque  chose  que 
ce  soit  dans  ce  monde,  même  de  faire  le  bien,  il  faut  d'abord  être  belle. 
Une  Hirondelle  qui  boite  n'a  pas  de  grandes  chances  de  popularité  dans 
un  siècle  qui  marche  si  vite  et  au  milieu  de  gens  qui  se  heurtent  sans 
cesse.  C'est  à  dater  de  ce  moment-là  que  le  découragement  m'est  venu, 
et  j'ai  toujours  cru  aux  pressentiments. 

Je  m'arrête  donc,  et  même  je  retourne  sur  mes  pas;  le  printemps 
va  nous  arriver  à  Paris,  et  comme,  sous  ce  beau  ciel  dont  on  parle  tant, 
il  n'a  pas  de  beaucoup  meilleures  jambes  que  moi,  j'espère  revenir  en 
même  temps  que  lui. 


Ll-riTUES    D'LiNH    11 IIU)  M)  KLL  K. 


Je  vous  |)réson(erni  ma  potilo  conipa.G;no  qui  vous  plaira,  niali^ré  sa 
folio.  C'est  un  cliannanl  cœur  de  LinoKe;  (juanl  à  la  lèle.  il  n'y  faut 
|)as  penser. 

Les  etoui'dis  sonl  hons  en  .général,  el  je  viens  d'éprouver  ([uc  nui 
prédileelion  |)(>ur  eux  uv  niavail  point  al)us('e.  Je  ne  |)ourrai  jamais 
reeonnaître  les  soins  dont  j'ai  el('  l'objet  de  la  pail  de  cet  aimable  Oiseau, 
et  je  crois  (piil  ne  s'en  soucie  j^ucre.  ("/est  encore  ^ous  (|ui  vous  ehar- 
iieroz  de  m'actpiittcr  envers  lui.  en  lui  doiuianl  (piei(|ues  rèi4;lcs  de 
conduite  dont  on  a  \raiiiicn(  besoin;  nous  ne  sauriez  ci'oire  combien 
cette  petite  tètc-lii  est  en  coiitiiHicllc  disposition  de  faire  des  sottises. 

Elle  s'était  prise  de  |)assion  jiour  un  jeune  i^odelureau  que  nous  avons 
rencontre  en  clieinin  .  el  j'ai  vu  le  moment  où  elle  me  quittait  poui'  le 
suivre.  Il  ma  fallu  lui  représenter  sous  les  couleurs  les  plus  lugubres 
l'abandon  où  son  absence  allait  me  plonger,  pour  la  décider  à  se  séparer 
de  ce  fat,  qui  n'avait  vraiment  pour  lui  qu'un  joli  extérieur  et  un  grand 
aplomb.  Il  l'aurait  rendue  malheureuse,  j'en  suis  persuadée;  une  triste 
expérience  m'a  appris  ii  ne  pas  juger  les  gens  sur  la  mine ,  car  si  vous 
vous  en  souvenez,  rien  n'était  beau  comme  le  volage  qui  m'a  coûté  tant 
de  larmes.  La  confidence  de  mes  chagrins,  (pie  j'ai  jugé  à  propos  de 
faire  dans  cette  circonstance  à  notre  jeune  écervelée,  a  produit  sur  elle 
une  vive  impression.  Avec  des  paroles  raisonnables  et  sévères,  et  une 
surveillance  active,  on  la  sauvera  des  chagrins  dont  la  légèreté  de  son 
caractère  la  menace. 

Mais  voilà  que,  sans  y  songer,  je  parle  de  surveillance  et  de  sévérité, 
comme  si  ce  système  n'était  pas  en  opposition  directe  avec  mes  prin- 
cipes. Qu'est-ce  (jue  cela  veut  dire'.'  l>a  maladie  commune  me  gagnera^it- 
elle,  et  dois-je  renoncer  aussi  à  la  satisfaction  intérieure  que  j'emportais 
avec  moi  de  n'avoir  pas  bronché,  malgré  les  vicissitudes,  dans  ma 
première  el  unirpie  voie?  Je  ne  sais.  Ce  voyage,  sur  lerpiel  je  conq)tais 
pour  m'instruire,  m'a  eirectivement  montré  la  vie  sous  un  aspect  que  je 
ne  connaissais  pas.  Je  n'avais  voulu  voir  jusque-là  que  les  inconvénients 
de  ce  rpii  est.  et  les  avantages  de  ce  qui  n'est  pas.  Je  les  vois  encore, 
mais  de  plus  je  calcule  maintenant  les  dangers  de  tout  changement, 
même  quand  il  doit  amener  une  amélioration  certaine.  Il  vaut  mieux 
garder  un  miujvais  régime'  (|iie  d'en  changer;  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit 
cela  la  première. 

Vous  me  reverrez  donc,  chère  et  tendre  amie,  triste,  mais  soumise, 
irouviuit  le  monde  fort  mauvais,  mais  ne  voulant  plus  le  forcer  à  être 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


5/1 3 


lueilIcHir,  raisonn;il)le  solon  vous,  déscMicIumlôc  selon  moi;  et  qui  sait  si 
ce  n'est  pas  la  même  chose?  ayant  bien  couru  pour  savoir  ce  que 
j'aurais  appris  avec  le  temps  sans  me  (lérani^er  .  c'est  que  se  contenter 
du  bonheur  qu'on  a,  sans  le  risquer  poui'  avoir  mieux,  c'est  la  vraie 
sagesse,  et  que  celte  sagesse,  si  je  n'ai  pu  parvenir  encore  à  la  con- 
quérir, je  vais  vivre  auprès  de  vous,  et  que  vous  l'avez.  A  bientôt,  et  à 
toujours. 

^^\me    Mknessier  -  NoniEP,. 


LES 


ANIMAUX   MÉDECINS 


\  vieu\  Corbeau  nous  annonce  la  mort  pro- 
cliaine  J'un  de  nos  collègues;  il  se  flatte  de  la 
Itrosspiilir.  Le  mot  est  fier,  mais  la  chose  pour- 
rait Iticn  se  rivaliser;  car,  à  l'instant  même,  un 
paiiMc  (lliicii  enliv  ciiez  nous,  tout  boiteux, 
idiil  ccloijpé;  non.  ce  n'est  pas  même  un  Chien, 
(■■(•si  un  s(|uelene.  une  oml»re  de  (liiicn.  Nous 
(lemaïKbns  au  malheureux  ce  (|u'il  ('prouve  : 
H  Hélas!  nous  répond-il,  on  a  voulu  nie 
.i,'uérir,  voilà  jik^i  mal.  »  Nous  l'invitons  à  s'expliquer;  alors  il  |)rend 
vous  savez  quel  siège,  et  s'écrie  : 

((  Ah!  mes  frères,  qu'avez-vous  fait  là'^  Vous  avez  prov()(|ué  les 
Animauv  à  écrire  ;  mais  on  a  exagéré  vos  conseils  :  plusieurs  d'entre 
nous  se  sont  mis  à  penser.  Ils  rc'-vent  même  poésie,  arts,  science;  que 
sais-je  encore?  Ces  fous  simaginenl  que  pour  découvrir  tout  cela  il 
suffit  de  s'éloigner  du  naturel  cl  de  noire  inslincl  si  sublime,  quoi  qu'on 
en  dise.  Le  Rossignol  cliaiiliiit;  un  Ane  s'est  doiuK'  la  mission  d'in- 
venter la  musique  cl  de  la  mcllre  à  la  jHJilée  des  (Jiats.  La  civilisation 
les  déborde.  Dieu,  (jui  ncuI  les  arn'lcr  sans  doute,  vient  de  leur 
envoyer  une  id(.'e  Icrriblc  :  1rs  Animaux.  \os  anus,  vos  frères,  sont 
dégoûtés  de  mourir  de  leur  belle  mort  ;  ils  ont  résolu  de  fonder  une 
médecine,  une  cliirurgie  animale.  Déj;>  ils  se  sont  mis  à  l'œuvre.  Voyez, 
je  nai  jjIus  que  h  [)eau  sur  les  os,  et  je  sois  de  me  comman'ler  des 
béquilles.  » 


LES  ANIMAUX   MÉDECINS.  5/t5 

Le  KtMKinl.  (lui  se  (rouvo  de  rédaction  ce  joiir-Iii.  propose  au  lilossé 
(le  se  l'alraîcliir.  (^elui-ci  accepte;  alors  le  llenard  lui  lait  a|)p()r(er  une 
plume  et  de  l'encre,  et  le  prie  d'écrire  sa  nu'saventure  j)Our  l'c'dilication 
de  la  post(_''ril('.  F^e  (lliien  olx'it  i)ar  lialtilude;  seulement  au  lieu  d^'ci'ircî 
il  dicte  : 

(i  Je  suis  juste,  dit-il.  et  neveux  rien  cacliei'.  Il  y  avait  depuis 
lon^^letups.  |)ai'iui  les  Hommes,  certains  individus  appelés,  je  crois,... 
v(''l(Minair{^s.  et  (pii.  en  conscience,  nous  abîmaient.  Nous  n'étions  pas 
plut(3t  entre  leurs  iiriiïes,  qu'ils  nous  saignaient,  purgeaient,  repur- 
geaient, et  surtout  (|u'ils  nous  mettaient  à  la  diète.  Je  me  plains  parti- 
culièrement de  ce  dernier  trait.  Vous  souriez;  vous  me  soupçonnez  de 
gourmandise.  Pourquoi  ainie-t-on  mieux  croire  aux  défauts  de  son 
semblable  qu'à  ses  besoins?  On  n'ose  pas  lui  reprocher  de  vivre,  mais 
on  lui  sait  mauvais  gré  d'avoir  faim.  Si  je  me  plains,  encore  une 
fois,  ce  n'est  pas  par  g(jurmandise ,  mais  cela  humilie  d'c^'lre  mis  au 
régime  comme  un  simple  et  vil  écolier  malade  de  paresse,  et  qu'on  traite 
par  l'économie  domestique.  Je  contribuai  beaucoup,  je  m'en  accuse,  à 
faire  nonnuer  une  commission  chargée  d'ouvrir  une  enquête  et  de  con- 
stater les  faits.  Vous  ne  devineriez  jamais  sur  quels  imbéciles...  pardon, 
messieurs,  je  voulais  dire  sur  quels  Animaux  les  choix  tombèrent  : 
sur  des  Linottes  et  sur  ôes  Taupes.  Il  est  vrai  qu'on  leur  recommanda 
l'attention  et  la  .clairvoyance.  La  commission,  pénétrée  de  cette  vérité 
fondamentale,  que  les  malheureux  n'ont  guère  les  moyens  de  rester 
désintéressés  dans  leurs  plaintes,  imagina  de  s'adresser  exclusivement 
aux  personnes  présumées  coupables.  Je  ne  sais  ce  qui  se  passa,  mais 
bient(jt  une  bonne  majorité,  composée  de  tousies  Animaux  qui  n'avaient 
rien  écouté,  décida  que  l'affaire  était  entendue.  Un  rapporteur  fit  un 
méchant  travail  dont  il  fut  magnifiquement  récompensé,  et  toute  la 
commission  après  lui  ;  et  ce  fut  tout.  IMais  j'aboyai,  je  hurlai,  je  fis  le 
mécontent  ;  beaucoup  de  mes  voisins  et  amis  crurent  me  devoir  de 
faire  comme  moi;  l'agitation  devint  générale;  les  Animaux  versés  en 
politique  crurent  un  instant  qu'ils  assistaient  au  spectacle  d'un  peuple 
trop  heureux  sous  une  dynastie  trop  généreuse. 

'—  Gazez,  mon  bon  ami,  gazez  donc,  interrompt  le  Renard;  tout 
arrive  et  tout  s'en  va ,  il  faut  donc  ménager  tout  par  prudence  ou  par 
générosité. 

09 


:,/,6  LES   ANIMAUX    MKDl'CIiNS. 


«  Bref,  reprend  Médor  inlimidé  (Médor,  c'est  le  nom  de  notre 
liéros) .  nous  eonvinnies  de  l'ornier  des  écoles  de  médecine  secrètes  et 
des  facilites  de  clnruririe  clandestines,  sous  la  présidence  du  Coq  d'Escu- 
lape  et  ilu  Serj^ent  d'IIippocrate.  Il  saisissait  de  s'instruire,  tout  le 
monde  voulut  enseiiuner.  CIukjuc  Animal,  dont  une  j)artie  (juelconque, 
un  détritus,  un  débris,  avait  autrefois  été  usité  en  médecine,  prétendit 
créer  la  science  et  imposer  son  système.  Lorsque  chacun  énuméra  ses 
litres,  il  se  trouva,  chose  étrange  et  dont  je  ne  veux  pas  abuser  contre 
le  genre  humain,  (juc  toutes  les  bt'tes,  depuis  la  plus  petite  jusqu'à  la 
plus  grosse,  (jue  toutes  les  espèces,  depuis  la  meilleure  jusqu'à  la  plus 
malfaisante,  avaient  autrefois  été  proposées  et  servies  par  les  médecins 
des  Honnues  comme  panacées  universelles.  Croiriez-vous  qu'ils  ont  osé 
prescrire,  c'est  leur  mot,  le  bouillon  de  Tortue  contrôla  langueur,  et  la 
gelée  de  Vipère  contre  la  malignité  du  sang! 

—  .Aletlor.  vous  êtes  instruit,  et  si  jamais  nous  ajoutons  une  Aca- 
démie des  sciences  à  notre  journal,  vous  en  serez. 

—  De  l'Académie,  prince? 

—  Non.  de  notre  journal  ;  pour  qui  donc  vous  prenez-vous?  Continuez. 

((  Nous  n'avez  pas  perdu  de  vue*,  messieurs  les  rédacteurs ,  que  votre 
très-humble  serviteur  sétail  principalement  n'volté  contre  la  diète,  et 
(juil  n'avait  pas  songé  à  la  science.  Dieu  merci.  Quelle  ne  fut  donc  pas 
sa  douleur  en  se  voyant  incompris,  dépassé  par  des  ambitieux  qui  vou- 
laient des  honneurs,  lorsqu'il  ne  désirait,  lui,  qu'un  régime  un  peu 
moins  sévère!  Comprenez-vous,  par  exemple,  un  copiste,  un  Belge, 
un  Singe,  se  posant  en  fondateur  scientifique,  et  s'écriant  :  «  A  moi  la 
toge?  ')  La  médecine  (jymnaslicjue  fut  la  première  inventée  après  celle  des 
registres  publics,  des  recettes  superstitieuses  et  des  sacrifices.  Un  savant 
grec.  Ilerodicus,  guérissait  tout,  même  la  fièvre  et  la  paralysie,  par  la, 
gvmnastique  et  les  gambades  médicinales.  Mes  droits  sont  clairs,  sans 
compter  (pie  mes  aïeux  se  sont  prêtés  de  force  ii  la  fantaisie  cpii  poussa 
Galien  à  disséquer  une  foule  de  Singes  afin  de  bien  connaître  les 
Hommes. 

"  IndigTié  qu'on  osât  invoquer  (\l'>  noms  d'Hommes,  je  demandai  la 
parole,  et  je  dis... 

—  Est-ce  lonir?  demande  le  Renard. 


LES   ANIMAUX    MKDF.CINS.  547 

—  Gela  fera,  sei.i^neur,  ce  que  cela  fera;  voilà  tout  ce  que  je  puis 
vous  adirnier,  en  conscience. 

—  Vous  êtes  honnête;  cela  ne  peut  vous  mener  loin  aujourd'liui. 
Continuez  donc. 

«  Mes  frères,  si  nous  nous  préoccupons  de  la  conduite  des  Hommes 
et  de  leurs  remèdes,  nous  ne  produirons  que  plaies  et  bosses.  J'ai  en- 
tendu dire  par  un  sage,  que  j'ai  jadis  accompagné,  moi  tout  seul ,  jus- 
qu'au cimetière,  que  le  sublime  de  la  philosophie  était  de  nous  ramener 
au  sens  commun;  j'incline  à  penser  que  le  sublime  de  l'art  de  guérir 
serait  de  revenir  à  l'instinct.  Ces  mots  bien  simples,  on  les  trouva 
pitoyables. 

—  En  définitive,  fait  observer  le  Renard,  il  eût  été  ridicule  de  se 
donner  tant  de  mal  pour  trouver  une  chose  simplement  raisonnable  et 
sensée;  puisqu'on  voulait  fonder  un  art,  il  ne  fallait  pas  se  préoccuper 
platement  de  la  nature... 

—  C'est  évident ,  »  murmure  un  Ours  venu  là  pour  s'abonner, 
^[édor  se  gratte  l'oreille ,  et  continue  en  baissant  la  voix  : 

«  Ma  réflexion  fut  blâmée  ;  quant  à  moi ,  je  fus  vilipendé ,  battu 
comme  incendiaire  ;  lorsque  je  voulus  lever  les  pattes  au  ciel  pour  pro- 
tester de  mon  innocence ,  il  s'en  trouva  une  de  cassée.  Alors  mes  col- 
lègues me  demandèrent  ironiquement  quel  remède  l'instinct  et  le  sens 
commun  indiquaient  en  cette  circonstance;  mais  comme  ils  avaient  eu 
soin  de  me  frapper  d'abord  sur  la  tète,  je  ne  sus  pas  répondre  et  restai 
convaincu  d'imbécillité. 

—  Ma  foi,  c'est  très-logique,  dit  le  Renard. 

<t  On  me  mit  au  lit,  sur  la  paille;  je  vis  entrer  bientôt  dans  ma 
chambre  une  Sangsue ,  une  espèce  de  Grue ,  un  Animal  hétéroclite ,  une 
Cantharide,  et  un  Paresseux  qui  se  trouva  assis  avant  même  d'être  ar- 
rivé. Le  monsieur  hétéroclite ,  personnage  sec ,  froid,  confortablement 
vêtu,  déclara  que  la  séance  était  ouverte  et  qu'il  s'agissait  de  me  tirer 
du  mauvais  pas  où  j'étais,  de  me  sauver.  Je  me  crus  mort.  Mais  une 
vraie  Truie,  que  l'on  m'avait  donnée  pour  garde-malade,  entreprit  de 


:>/|8  L  K s   A  M  M  A  l  \    M  K  \^  K  C  1  N  S. 

me  rassuivr  on  mo  disant  :  «  N'ayez  pas  peur,  les  bons  s'en  vont,    les 
mauvais  iv>tenl. 

'^  —  (iouunère,  lui  ré|)li(|uai-i(^ .  de  (|U()i  noms  lurlez-vous?  on  ne 
NOUS  a  |)as  placée  aupivs  de  moi  pour  uie  desservir...  au  contraire;  » 
et  je  uiaiiilai  >ur  mou  i^ralial. 

"  Alors  la  Santïsue  prétendit  (pie  j'avais  le  délire,  et  annonça  l'in- 
lenlion  de  uu' jirendre  à  la  i^orw.  Heureusement  la  (lanlliaride  s'aperc^'Ul 
que  je  tirais  la  lan.itue.  et.  démontrant  (jue  j'étais  e\t('nué,  proposa  de 
n:e  procurer  ce  quelle  a|)pelait  une  petite  surexcitation. 

«  —  Taisez-vous,  ma  chère,  lepondit  ii  la  (lantliai'ide  lespèce  de 
tiiue  dont  jai  dejii  jKuie  ;  votiv  opinion  ne  saurait  a\oir  la  moindre 
autorite,  nous  mancpiez  absolument  de  poids;  il  faut  si\  mille  quatre 
«•(Mits  de  vos  semblables  pour  former  une  misérable  demi-livre.  Pensez-y 
donc. 

'  —  \  olre  opinion,  cher  Paresseux?»  demanda  le  personnage  hété- 
roclyte. 

((  Le  paresseux  bailla  :  «  J'a...  attends.  » 

«  —  Monsieur,  répliqua  le  (roiil  jjersonnai^e.  monsieur  fait  appai'cm- 
menl  de  la  nu'decine  expectante;  sa  pratifiue  est  unn  médilalion  sur  la 
moti. 

«i  —  iicn>.  iL:r(.i:na  la  Truie  en  elle-même,  cet  lioimclc  monsieur  a 
volé  mon  prenu'er  maître  qui  s'apj)elait  Asch'piade,  et  disait  cela  de  la 
f >ra t ique  (Vl/ippor/rale. 

<  —  (Juant  à  moi,  fornnila  i,Tavement  le  précédent  interlocuteur,  je 
[)ense  que  l'humidité  aux  pieds,  à  la  tète,  à  la  poitrine,  ii  l'abdomen  et 
à  tous  les  njcmbres  en  général,  cause  plus  des  deux  tiers  des  maladies...  » 

•'  Le  Veau  marin  haussa  les  épaules. 

'  ...  Au>si.  je  ne  sors  jamais  (|u  en  \oituie,  et  ne  maiclie  (pie  sui' 
de>  tapis.  Je  regarde  tous  ceux  (pii  vivent  en  dehors  de  ces  condilions-Iii 
connue  des  exceptions;  mais  je  ne  tiens  qu'à  la  n'gle.  J'ai  dit...  lu 
maintenant  qui  nous  pa;»era.' 

«  —  Et  nous?  répondit  une  voix  du  dehors. 

«  —  Qui,  vous? 

«  —  Nous,  les  chirurgiens  anliii;iii\ .  (jiii  venons  rc'clamer  le  malade 
comme  à  nous  appartenant  de  plein  droit.  j>uis(pie  nous  jkjuvous  seuls 
le  tirer  d'aiïaire.  Ouvrez,  ou  nous  allons  scier,  couper  la  p(jrle,  comme 
s'il  ne  s'agi.ssait  que  d  un  membre.  » 

"  I^  f)f>rte  s'ouxrit,  et  la  Scie  entra  suivie  de  son  cort(''ge;  elle  mon- 


LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 


549 


||ili|l)i| 


i'ipl: 


!il|liiiililill!li'il!iJlil!:i'|-.,;v  „   ^   ,„ii'lv 


m 


tra  SOS  dénis  aiguës,  me  tàla  le  pouls  à  l'oreille,  el  l'on  lit  cercle  autour 
de  l'opérateur. 

«  A  cette  vue,  il  était  bien  naturel  de  s'évanouir,  je  le  fis  de  mon 
mieux.  Mais  les  extrêmes  se  touchent;  de  l'évanouissement  au  délire  il 
n'y  a  qu'un  pas  :  je  devins  comme  fou.  Je  ne  sais  où  mon  imagination 
alla  chercher  ses  images,  mais  je  me  vis  à  l'hôpital.  Et  d'abord  je 
n'étais  plus  seul  dans  ma  chambre;  je  n'étais  plus  3Iédor,  j'étais  trente- 
trois. 


C'est  beaucoup;  mais  qu'est-ce  que  cela  signifie? 


550  LKS   AMMALX   MK  DECl  NS. 

«(  (Tost-à-dire  que  plusiours  .Vnim;ui\  f()rmai(Mit  une  collection  de 
malades,  et  que  |h)111'  nous  ivcoiinailrc».  pauvivs  victimes,  on  nous  avait 
iiumci'otcs  lomme  de  liidcux  cahiiolcls.  .IClais  donc  ,'>.');  (|uanl  ;i  mon 
voisin  o!i  1...  il  nelait  plus. 

('  Enfin  la  scène  s'assonduil  encor(\  Dans  le  fond,  ii  l'endroit  que 
les  artistes  a|)pellenl.  jcciois.  le  second  |)Ian.  j"a|)ei\'us  un  horrible 
taMeau  :  des  civatures  se  dépeçant,  se  dissecjuant  les  unes  les  autres! 
La  salle  à  mani^er  était  ornée  de  stjueleltes  et  d'ossements.  Qu'avait- on 
l'ait  de  la  chair? 

—  Os  ossements  claicnl  sans  doute  fossiles,  mon  an»i;  vous  calom- 
niez vos  concitoyens.  Mais  vous  êtes  libre,  continuez. 

«  Je  voulus  abover  au  scandale,  ii  la  profanation,  au  sacrilège; 
mais  le  Ilequin.  me  mordant  l'oreille  jus(|u'au  sang,  me  recommanda 
le  calme.  la  resolution,  acconipagnée  de  beaucoup  d'espérance.  «  Vous 
lâcherez  d'abord,  me  dit-il,  de  ne  rien  comprendre  à  la  clinique. 
—  C'est  déjà  fait.  Im"  re|)ondis-je.  —  y\o\  .  je  vais  faire  ii  ces  messieurs 
ici  présents,  et  (jui  tous  brûlent  de  vous  voir  sur  j)ied.  l'historique  de 
votre  accident;  pronostic,  diagnostic,  symptomalolo.qie .  séméiologie, 
diététiqu<'.  et .  je  crois  encoie.  inimi'smalir/ue;  rien ,  absolument  rien, 
n'y  mancjuera.  Si  vous  n'en  êtes  pas  inunédiatement  soulagé,  nous  ne 
nous  amuserons  pas  à  disciUri-  comme  ces  fades  médecins,  dont  nous 
nous  sommes.  Dieu  merci,  séparés,  sur  le  slriclmnei  le  /a.xu?//,  sur  les 
humeurs,  la  pituite,  les  jjores  et  les  GG.GGG  sortes  de  lièvres  spéciale- 
ment aiïectées  à  l'organisation  animale;  nous  ne  nous  préoccuperons  ni 
d'Aristole,  ni  de  Pline,  ni  d'Ambroise  Paré,  un  misérable  idéologue  qui 
disait  :  <(  Je  (e  pnnsnt/.  Dieu  le  f/iiaril.  »  Non,  ce  n'est  pas  là  notre 
alTaire;  notre  patron,  notre  modèle,  c'est  Alc.Landrc.  licsserrcr ,  relâ- 
cher k'>  tissus —  li  donci  Alcvaiidrc  ne  resserra  ni  ne  relâcha  le  noMid 
gordien  :  il  le  roupa. 

«  —  Vive  Alexandre!  s'écrièrent  les  Vautours,  les  Rats,  les  Cor- 
beaux, qui  formaient  l'auflitoire. 

(I  —  Vous  m'avez  compris,  conlinna  le  licrjuin  ;  il  ne  me  reste  plus 
qu'à  prendre  l'avis  de  ma  confrère  la  Scie .  dont  j'estime  les  doctiines 
bien  que  je  les  ajjplique  autrement,  et  nous  allons  inciser  les  muscles, 
scier  les  os,  enfin  goiérir  le  malade...    ' 

«  Ils  vont  me  tuer;  plutôt  la  moit  !  pensai-je  dans  mon  égarement. 


LES   ANIMAUX    MÉDECINS. 


551 


I    I     iliL 


Et  vous  files  le  morl?  deniandn  le  Renard. 

((  Voilà  précisément  ce  que  prélendit  le  Requin,  lorsque  je  ne  sais 
quelle  bonne  petite  bète,  cacliée  dans  un  coin,  voulut  faire  observer 
qu'il  serait  indécent  d'abuser  de  mon  état. 

«  Toutefois  les  plus  petits  incidents  retardent  souvent  les  plus  gran- 
des résolutions... 

—  Répétez,  dit  le  Renard  avec  un  grain  d'ironie. 

((  Toutefois,  prince,  les  plus  petits  incidents  retardent  souvent  les 
plus  grandes   résolutions.  L'opérateur  mécontent  tomba,   non  pas  sur 


l.KS    ANIMAI  \    M  Km:  (.IN  S. 


celui  qui  i";iN;>it  inicnompu.  mais  >ui' son  \oisin.  inKiucl  il  ivprorha  d'em- 
jiortor  la  cliarpic  do  Ilitipilal  pour  en  i;;Miiir  le  nid  d(>  si^s  maîtresses. 

(i  Alors  un  i^M'and  Vautour,  étudiant  de  province,  comme  il  était 
facile  de  le  reconnaître  à  son  manl(>au  de  150  kiloiirammes  et  ;i  son 
infâme  cas(piclti>  placée»  eu  aii'ièi'e.  osa  a\anccr  cpie  la  piofession  dc-tu- 
diant  était  chose  éminemment  libérale,  et  (jue  les  maîtres  ne  devaient 
pas  intervenir  dans  la  vie  j)riv('e  des  ('lèves.  Sous  le  réiiime  de  la 
(".liarte.  il  n\  axait  rien  ii  rcpli(pn'i'.  Le  i^ra\e  llecpiin  sentit  (|u'il  fallait 
elVacer  jusepi'au  dernier  souvenir  de  sa  défaite  :  <(  Messieurs,  dit-il, 
|nns(]ue  le  malade  ne  nous  permet  pas  TopiMation  |)our  aujourd'hui,  et 
(juil  faut  ajouincr  les  considtMations  prati(pi(*s,  |)ermette/.-moi  d'ahor- 
dcr  un  moment  les  considérations  morales  de  noti'e  sujet...  » 

—  .Morales!  on  vous  llattait,  mon  cliei"... 

<(  Vous  trouvez?  (•"est  possible;  mais  j'allais  beaucoup  nu'eux,  je 
vous  le  jure,  rentendis  très-distinctement  le  petit  sermon  que  voici  en 
abréiïé  :  <>  Chers  élèves  :  Le  médecin  philosophe  lient  en  fpiehjue  chose 
(le  la  nature  de  Dieu;  notre  profession  est  un  sacerdoce;  vous  le  savez, 
dans  la  première  antiquitc'-.  l'art  de  iriiérir  était  exercé  par  des  prêtres; 
c'est  qu'il  exiire  plus  (|ue  des  talents,  il  veut  des  vertus...  » 

(.  —  Oh!  oh!  firent  (jueUjues  étudiants  de  première»  année. 

«  —  La  médecine  redeviendra  un  sacerdoce,  ou.  si  \ous  aimez 
mieux,  une  fonction  sociale;  les  médecins  présideront  ii  l'hygiène  publi- 
que; moins  il  y  aura  de  malades,  plus  la  médecine  sera  honorée,  récom- 
pensée. Ce  monde,  pour  arriver  au  pro.^rès.  doit  donc  être  renversé. 
Aussi  bien,  mes  frères,  hâtons  de  tous  nos  eiïorts  l'adoption  de  cette 
doctrine  de  la  plus  grande  relribulion  selon  la  |)lus  petite  clientèle  :  car, 
évidemment,  les  malades  s'en  vont,  ou  |tlutôt  les  médecins  ariivent  en 
si  grand  nombre,  que  chaque  famille  a  son  Esculape.  Où  allons-nous, 
mes  amis?  que  ferons-nous,  lorscju'il  y  aura  un  médecin  h  chaque  étage, 
dans  la  cabane,  sur  les  toits,  sur  les  branches?  Les  éludes  solit  péni- 
bles, coûteuses;  mais  les  étudiants  sont  intrépides.  IMisère  !  nusère  ! 
résultat  inévitable  de  tant  de  sacrifices,  récompense  imprévue  de  tant  de 
peines!... 

«  —  Mais,  inlcnompit  le  N'autf.ur.  \()U>  n'êtes  pas  malheureux,  mes 
maîtres.  Votre  prétendue  sollicitude  n'est  qu'égoïsme,  au  fond,  et  vora- 
cité pure. 


LES   ANIMAUX    MÉDECINS. 


553 


Mais  les  (j'.udiaiit.s  sont  intiépiiics. 


<(  —  El  puis,  chanta  je  no  sais  quel  Oiseau,  il  ne  faul  ealoninier  ni 
la  misère  ni  la  souffrance;  elles  précètlent  toujours  le  ,qénie,  sans  comp- 
ter qu'elles  en  sont  parfois  encore  l'expiation.  Quant  à  moi,  je  l'ai 
éprouvé  comme  tout  le  monde  :  oui.  la  vie  est  dure,  mais  Dieu  n'a 
pas  cessé  d'être  tout-puissant.  La  nei.ue  couvrant  jusqu'au  brin  d'herbe, 
et  ne  laissant  pas  apercevoir,  sous  toute  l'étendue  des  cieux,  la  moindre 
graine,  ne  m'a  ])as  fait  douter  un  seul  instant  des  fleurs  et  des  fruits 
qui  devaient  revenir.  J'ai  connu  la  faim,  et  jamais  le  désespoir!  Qu'im- 
porte le  grand  nombre  dont  on  veut  nous  effrayer,  l'espace  est  encore 
plus  grand! 

«  —  Vive  la  joie!  reprit  un  Corbeau.  La  misère!  mais  c'est  la  poésie 

70 


554  LES   AISIMAUX    MÉDECINS. 

dos  iiumsardos.  connue  la  inansardo  osl  \o  palais  des  oludianls.  Si  la  vie 
(IcvitMit  domain  |)lus  dillicilo.  diMnain  nous  nuinlorons  onroi'od'un  élai;v... 
|iliis  pivs  du  ciel.  Tue  iihv!  uios  amis.  VouKv.-vous  savoir  coumicnl  je 
iViiai'do  lolai^o  supoiiour  dos  maisons  dv  Paris?  C'est,  à  mon  a\is.  la 
tète.  le  cerveau  de  eollo  grande  ville...  le  cerveau,  et  même  un  |)eu 
aussi  le  cceur.  C'est  l;i  <|u"on  ju'nso.  c'esl  iii  (|u'()n  ivve.  c'est  lii  (juOn 
aime,  en  attendiuit  (luOn  doscende  au  j)remi(M"  r\:\L:.c  vé.G;éter  (rand)ition 
et  de  richesse;  car  udlic  maître  a  l)eau  dire,  il  prouxo  lui-même.  j)ar  ses 
succès  et  son  |»t'U  de  moi'ile.  (|u"il  n"esl  pas  dcjii  si  dillicih»  d(^  doNcnir 
riche  et  de  parvenir. 

—  Ah!  voilà,  icpiil  le  llo(|uin  ;  les  excojjlions  vous  séduisent  ol 
vous  éblouissent  ;  vous  oubliez  (ju'un  seul  heureux  est  le  pi'oduit  d'un 
millier  de  dupes  et  de  plus  de  cent  misérables;  vous  ii^norez,  tristes 
savants,  qu'il  y  aura  beaucoup  d'appelés  el  peu  d^'his.  Un  Homme  a 
prétendu,  je  le  sais  bien,  que  le  soleil  éclaire  nos  succès  et  que  la  terre 
sompresse  de  recouvrir  nos  bévues;  des  niais  ont  reproduit  ce  mensonge. 
La  vérité,  mes  amis,  c'est  que  le  soleil  éclaire  l'ingratitude  des  conva- 
lescents, ou  des  héritiers,  el  (pie  la  terre  recouvre  liion  vite  nos  plus 
belles  cures  chirurgicales.  » 

u  Comme  le  discours  (l('v<'nail  sérieux  cl  |)i()lilalil('.  laudiloire  se 
dcirarnit  rapidement. 

■  (>  fut  à  ce  moiiicnl-lii  aussi  (pic  la.  raison  el  II'  saiig-IVoid  jiio 
rcvimvnl  tout  ;i  fait.  Je  me  retrouvai  en  face  des  premiers  médecins  que 
vous  savez;  mais  j'apenjus  pour  la  premii-re  fois  parmi  eu\  un  Animal- 
cule, un  Ciron  exaltant  la  iiK'decine  homœo|)allii(|ue;  il  |)roposail  ii  ses 
collègues  de  me  faire  avaler  un  atome  iinisiblo  dans  im  adjuvant 
impalpable  :  (<■  (|ui  lu-  larderait  pas  ;i  me  prormcr  un  bicn-èlrc  imper- 
ceptible. 

;i  La  (irue  lit  oiiservei-  (pi'il  s'agissait  dune  patte  cassée,  et  proposa 
des  éclisses.  «  Tout  le  monde,  ajouta  la  t^anlharide,  n'est  pas  habitué  à 
marcher  sur  des  ('chasses.  »  Ici  la  discussion  prit  une  face  nouvelle,  et 
mes  ennemis  se  divisèrent. 

«  —  Je  vous  l'avais  bien  dit,  murmura  la  Truie  ii  mon  oreille.  Les 
voilà  qui  se  querellent,  vous  êtes  sauvé;  s'ils  s'étaient  entendus,  vous 
étiez  mort.  Mais  les  bons  s'en  vont... 

«  — Suffit,  madame,  lui  répondis-je  en  em|)loyant  toujours  ii  dessein 
une  expression  i m pro[)re.  suflil;  et  j'enfon(;ai  ma  tête  sous  la  couverture... 
Je  m'aperçu.s  alors  que.  malgré  ses  rideaux  blancs,  njon  lit  n'était  (pi'un 


Li:S    ANIMAUX    M  KD  KG  IN  S. 


misérable  lit  de  sande.  un  irial);il  d'artiste;  que  rien  ne  m'empêchait 
d'en  soi'tir  par  le  pied,  cl  de  iii'eMCiiir  peiidaiU  que  la  docte  assemblée 
léllctJiissail  les  yeu\  à  demi  leruiés.  Aussitôt  pensé,  aussitôt  fait  :  je 
nitMiluis,  et  me  voila.  IMes  sauveurs  en  sont  encore  à  délibérer  sur  une 
("ouvei'lure » 


Ayant  dit,  le  pauvre  invalide  nous  fait  sa  révérence,  et  s'en  va  clo- 
pin-clopant. On  n'a  jamais  vu  d'auteur  de  Mémoires  plus  insouciant  de 
l'avenir  de  son  oeuvre.  C'est  un  exemple  à  empailler. 


Nous  prions  les  personnes  qui  auraient  des  nouvelles  de  Médor  de 
ne  pas  nous  en  donner.  Les  Animaux:,   toujours  occupés  aux'prélimi- 


556 


LES   AMMALX   MÉDECINS. 


nniros  do  la  liberté,  n'ont  pu  fomlor  tic  salles  d'asile,  ni  d'hospices.  — 
Ne  pouvant  secourir  notre  senihlabh^  nous  ne  voulons  pas  en  entendre 
parler.  Ce  serait  encore  I;»  d(>  riunnanilé.  si  nous  en  croyions  les 
Holnines.  ces  monstres  cjui  setouflenl  et  se  dévorent  les  uns  les  autres, 
et  (jui  ont  osi'  écrire,  je  ne  sais  oîi .  [)ar  une  hypocrisie  détestable  : 
(>  Après  un  baiseï'  ii  ceu\  (pion  aime.  licn  ncsl  plus  doux  qu'une 
«   lai'nie  ;i  ceu\  (jui  nous  ont  ainiis.  »  • 


"^i^.tra^ 


TABLETTES 


DE    LA    GIRAFE 


,    DU     JARDIN     DES     PLANTES 


;  0  ^    A  M  \  ^  i 


vJT  iiACF.s  soient  rendues  mille 
fois  au  dieu  bienfaisant  qui 
protège  les  Fourmis,  les  Gi- 
rafes et  les  Hommes  peut- 
être  !  Nous  allons  avant 
peu,  6  mon  bien -aimé! 
nous  voir  rap|)roclic%  à 
jamais.  Les  savants  dont 
je  te  parlerai  tout  à  l'heure 
(ce  sont  des  gens  qui  font 
ici  la  [)luie  et  le  beau  tenqjs, 
mais  le  beau  temps  bien 
rarement)  ,  les  savants^, 
dis-je,  viennent  de  décider 
dans  leur  sagesse  qu'il  était  éininemment  rationnel  de  nous  réunir,  pour 
parvenir,  dans  la  monographie  des  Girafes,  à  rai)préciation  exacte  de 
certains  faits  particuliers.  Il  est  vraisemblable  que  cela  ne  te  paraîtra 
pas  fort  clair  au  premier  abord,  mais  tu  en  sauras  autant  que  moi  après 
deux  mots  d'explication. 


558  TÂBLKTTKS    D  L    LA    GIRAFE. 

io  lu'  le  rap|)ell(.M"ai  pas  les  tloulours  do  notro  séparation;  liélas  !  lu 
les  as  sontios  coinino  moi.  Je  ne  le  i)ailerai  pas  des  soufTrances  do  ma 
eaplivilé  dans  une  prison  do  bois,  à  (lavers  les  mors  et  les  lompèles. 
N'es-lu  pas  condamne  ii  les  subir  ii  (on  lour";^  Plus  lieui'eux:  ([ue  nioi 
eependanl ,  puisquau  boni  des  jours  dépreuve  (jui  le  menaeent  (u  os 
sur  do  me  retrouver  I  Tu  verras  (railleui's  (ous  ces  détails  dans  mes 
Impressions  de  voj/ages,  aussilôl  (pie  la  /îcnic  des  livlcs  aui'a  pai'u.  Ses 
rédaclours  ne  manqueroni  pas. 

il  te  >ullira  donc  de  savoir  aujouidhui  (pTon  me  (l'ansportail  sur 
une  terre  si  diiïéronte  de  la  n(')tr(>.  (pie  lu  aui'as  (piehpie  |)('ine  ;i  t'y 
accoutumer.  Le  soleil  y  est  pâle,  la  lune  blafarde,  le  ciel  terne,  la  |)ous- 
sière  sale  et  d('lrem|)ée.  le  vent  liumiile  et  froid.  Sur  trois  cent  soixante 
et  quelques  jours  dont  se  compose  l'année,  il  pleut  pendant  trois  cent 
quarante,  et  tou>  les  chemins  deviennent  d'immondes  rivi(Ves,  où  une 
Girafe  cpii  se  respecte  nOserail  poser  une  patte.  Seulement,  j)our  changer 
un  peu.  pendant  une  partie  de  Tannée,  la  pluie  devient  blanche,  et 
couvre  au  loin  le  sol  d'un  immense  lapis  dont  l'éblouissante  monotonie 
blesse  l'œil  et  conlrisle  làmo;  l'eau  devient  solide,  et  malheur  aux 
oiseaux  du  ciel  (pii  ont  soif!  ils  meurent  au  courant  des  ruisseaux  sans 
pouvoir  se  désaltérer.  A  l'aspect  iV^  cette  région  désastreuse,  je  restai  un 
moment  saisie  d'elTroi  ;  je  venais  d  arriver  dans  la  Iîklli';  Fiiance. 

I/espèce  d'Animal  qui  domine  dans  le  triste  pays  dont  je  viens  de  te 
l'aire  la  |)einlure  est  probablement  la  plus  maltraitée  de  toutes  les  créa- 
tures de  Dieu.  Le  devant  de  sa  tt*'te,  au  lieu  d'être  élégamment  allongé 
en  courbe  gracieuse,  est  plat  et  ^erlical.  Son  cou,  pres(iue  tout  à  fait 
caché  entre  les  épaules,  n'a  ni  dé\olo|)pement  ni  souplesse;  sa  j)eau  rase 
est  d'une  couleur  lerreuse  et  livide  coiimie  le  sable,  et.  poiii'  comble  de 
ridicule,  il  a  j)ris  la  sotte  habitude  de  marcher  sur  ses  pattes  de  der- 
rière, en  bahuKanl  burlescjuement  de  ('(jté  et  l'autre  les  pattes  de  devant 
pour  iiiaiiileiiir  .>oii  eipiilibre.  Il  e>l  diilicile  de  rien  imaginer  de  |)lus 
absurde  et  de  |)lus  laid.  Je  suis  jjoltée  à  croire  que  ce  pauvre  Animal  a 
quelque  sentiment  naturel  de  sa  diiïorinité.  car  il  cache  avec  un  grand 
soin  tout  ce  qu'il  peut  en  dérober  aux  regards  sans  nuire  ii  l'exercice  de 
ses  organes;  et,  pour  y  parvenir,  il  a  réussi  à  se  fabrifjuer  une  sorte  de 
peau  factiee  avec  l'écorce  de  certaines  plantes  ou  la  toison  de  certains 
Animaux,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  paraître  presque  aussi  hideux  (jue 
s'il  était  nu.  Je  le  réponds,  mon  bien-aimé,  fpie,  lorsqu'on  a  vu 
l'Homme  d'un  peu  près,  on  est  fière  d'être  Girafe. 


TABLETTES    DE   LA   GIRAFE. 


559 


c^^'iTZ^- 


Tu  sais  combien  il  nous  est  facile  de  nous  communiquer  toutes  nos 
émotions  et  tous  nos  besoins  avec  des  cris,  des  gloussements,  des  nuu- 
mures,  et  surtout  avec  le  regard,  où  tout  sentiment  vient  se  peindre.  La 
race  misérable  dont  je  te  parle  a,  selon  toute  apparence,  joui  du  même 
privilège  autrefois;  mais,  entraînée  par  un  fatal  instinct,  ou,  s'il  faut  en 
croire  les  plus  sages,  soumise  par  sa  destinée  à  un  implacable  châti- 
ment ,  elle  s'est  avisée  de  substituer  au  simple  langage  de  la  nature  un 


560  I  Mîl.KTTKS    DK    l.\    Cl  i;  \  K  K. 

irroiimuMKMiuMil  arliciiK'  iircxnuMoiilimi  .  de  la  iiionoloiiie  la  plus  im|i()r- 
(imc  (lonl  rolijtM  |iiiiui|)al  csl  de  iu>  |)as  si*  faii'r  comiijiimuIic^  .  v[  (m'on 
appelle  la  j)ar(>le.  (lel  artil'uv  bizaiTO  sort  souUmiumiI  ii  énoncoi*  de  la 
luaniî'iv  la  plus  oitsniro  j)(issii)l(^.  car  c'osl  loujoui's  la  moins  luMIo  et  la 
moins  sii^nilicaliM'  (jni  esl  la  ineillcuic.  (pichpu^  chose  de  va.^ue,  de 
confus,  ilindelinissai)le,  (pii  prend  It»  nom  (Vidrcs,  (piand  on  veul  lui 
donner  un  nom.  Comme  ce  mol  ne  siunilie  absolumenl  lien,  c'est  celui 
dont  on  e>l  con\cnu.  l/ecliani;e  driiani .  liari^neux.  ([uclcpiclois  lunml- 
tucuv  et  lioslile,  de  ces  vains  i)ruils  de  la  voi\.  est  ce  ((uOn  aj)pelle  une 
conrci-sdlii»}.  I.orsque  deux  Hommes  se  séparent  apivs  avoir  conversé 
pendant  trois  ou  (piatre  lieures.  on  |)eut  cire  assm(*  (|U('  cliacnn  des 
deux  iirnore  |)rorondemenl  ce  (|ue  pense  ranlre,  cl  le  liail  pins  coi'diaie- 
ment  (luauparavanl. 

I>  (ju'il  faut  bien  que  je  l'apprenne  encore,  c'est  (pie  ce  vilain  Ani- 
mal est  essentiellement  {(M'oce,  et  se  nourrit  de  chair  et  de  sani^;  mais 
ne  t'épouvanle  pas.  je  l'en  prie.  Soit  par  un  ellél  de  sa  lâcheté  natu- 
relle..soit  par  un  horrible  rallinement  d'ini^n'atitude  et  de  crnaulé,  il  ne 
man.se  (|ue  de  pauvres  Bètes  sans  défense,  timides,  faciles  ;i  luci' |)ai' 
surprise,  et  qui  le  plus  souvent  font  habillé  de  leiii'  laine  ou  emichi  de 
leurs  services.  Encore  est-il  d'usaiie  (ju'il  les  prenne  exclusivement 
dans  le  pays;  un  Animal  venu  de  l'élran.iier  lui  inspire  d'ordinaire  un 
reliî,'ieux  lespect.  qu'il  manifeste  par  toute  soite  de  soins  et  d'Iiom- 
ina.ws;  ce  qui  parait  du  moins  prouver,  ii  son  hoimeur,  (pi'il  ne  se  dis- 
simule pas  l'infériorité  relative  de  sa  misérable  condition.  Il  trace  d(\s 
|>arcs  pour  la  Gazelle,  il  décore  des  antres  |)oui'  le  Lion;  il  a  |)lanté  j)our 
moi  des  arbres  à  la  feuille  nourrissante,  dont  je  peux  atteindre  aisément 
la  cime;  il  a  jeté  de\ant  mes  pas  une  pelouse  fraîche  comme  celle  (jui 
croît  an  bord  i\r>  nuits,  ou  un  sable  roulant  et  poli  comme  celui  fjue 
mon  pied  fait  volei'  dans  le  désert;  il  entietient  dans  ma  demeure  une 
température  toujours  ('•i;ale.  et  ses  send)lables  seraient  Iroj)  lieuieux  s'il 
avait  pour  eux  les  mêmes  ei:ai'ds  et  les  mêmes  attentions  ;  mais  il  ne  s'en 
soucie  i.aière.  Toujours  il  les  di'dai.irne  (piand  il  n'en  a  pas  besoin;  sou- 
vent il  les  tue.  et  fjuelquefois  même  il  les  man.i^c  dans  cei'tains  jours  de 
irrande  solennité.  Les  j'iurs  de  carna£:e  sans  appétit  et  sans  but  sont  inli- 
niment  plus  communs,  et  ils  arrivei.t  au  moment  où  l'on  v  pense  le 
moins.  L'occasion  de  ces  massacres  est  ordinairetnent  ce  rien  sonore 
qu'on -appelle  un  mot,  ou  ce  rien  indéfinissable  (jii  on  appelle  une  idée. 
Au  défaut  des  armes  naturelles  (jue  la  sai.'e  [)n'vi>ion  de  la  Providence  a 


TABLETTES    DE    E\    C.IRAFE. 


561 


refusées  à  llfonuue.  il  a  inventé,  |)oiir  ces  horribles  collisions,  des  in- 
struments de  mort  qui  détruisent  infailliblement  tout  ce  (|niis  touchent, 
et  qui  sont  en  général  eopiés  sur  ceux  dont  la  nature  a  muni  les  Animaux 
pour  leur  défense;  on  le  voit  porter  à  côté  de  sa  cuisse,  avec  une  sorte 


d'orgueil,  une  épée  longue  et  pointue  comme  celle  de  la  Licorne,  ou  un 
sabre  recourbé  et  tranchant  comme  celui  de  la  Sauterelle.  Il  n'est  pas 
jusqu'au  tonnerre  du  Tout- Puissant  dont  il  n'ait  dérobé  le  secret  à  la 

71 


502  TAliLliTTES    DE    LA    GlUAKK. 

création,  on  modifiant  ses  formes  et  son  usage  avec  une  exécrable  variété. 
Il  on  a  do  jiortatifs  qui  s'appuient  à  l'épaule  sur  une  de  ses  pattes  de 
dovanl;  il  on  a  donormos  qui  sont  cependant  mobiles,  qui  courent  au- 
do\ an!  de  lui  sur  quatre  roues,  et  qui  portent  dans  leurs  entrailles  de  fer 
niillo  morts  à  la  fois.  Quand  on  n'est  pas  d'accord  sur  le  mot  ou  sur 
liiloo.  ol  Diou  sait  si  cola  airive  souvent!  on  met  ces  épouvantables 
machines  en  campagne,  et  celui  des  dou\  partis  qui  tue  le  plus  de  monde 
à  son  adversaire  a  laison  jus(prà  nouvel  oi'dre.  Code  manière  d'avoir 
raison,  qui  te  fail  sans  tloulo  horreur,  a  môme  un  nom  particulier  :  c'est 
de  la  gloire. 

L'IIonmie  n'est  pas  lo  soiil  Aniiuai  pailanl  (pio  l'on  remarque  ici. 
J'en  vois  souvent  un  autre  que  l'on  ai)pollo  lo  Savant,  ol  (jui  fait  tout  ce 
qu'il  peut  pour  se  distinguer  do  l'espèce  commune,  à  laipiello  il  appar- 
tient cependant  beauc()U[)  plus  qu'il  n'en  a  l'air.  Ce  (jiii  lo  caractérise  du 
premier  abord,  c'est  son  pelage  d'un  vert  foncé  qu'il  aime  à  chamarrer 
de  broderies  et  de  rubans;  mais  je  t'ai  déjà  dit  (pie  c'était  un  pur  arti- 
lice.  et  il  n'y  a  communément  là-dessous  qu'une  espèce  d'Animal  comme 
le  premier  Homme  venu.  Il  en  diffère  plus  essentiollomont  par  son  lan- 
gage, qui  est  la  cliose  la  plus  extraordinaire  du  monde.  Il  n'y  a  aucun 
égard  à  cette  fiction  de  l'idée  qui  occasionne  tant  do  tribulations  au  reste 
de  l'espèce,  mais  seulement  au  mol  cpii  la  roprcsonto  bien  on  mal  pour 
les  autres,  et  qu'il  se  ferait  scrupule  d'omployei',  si  on  j)ouvait  lui  l'opro- 
cher  d'avoir  égard  à  l'autorité  de  l'usage.  L'état  de  Savant  consiste  à  se 
servir  de  mots  si  l'aromont  prononcés,  (ju'il  vaudrait  autant  (pi'ils  ne 
l'eussent  pas  été  du  tout,  et  le  principal  mérite  du  Savant  est  do  faire 
tous  les  jours  des  mots  nouveaux  que  personne  ne  puisse  entendre,  pour 
exprimer  dos  faits  vulgaires  (pie  tout  le  monde  peut  connailro.  Aussi  le 
Savant  ne  se  fait-il  pas  faute  de  ces  inventions  barbares  dont  il  a  seul  le 
secret;  mais  il  le  faut  bien!  un  Savant  inlclli.^^ible  ne  serait  plus  un 
Savant,  et  c'est  en  vain  qu'il  aspirerait  au  jjelage  vert;  car  le  Savant  se 
produit  par  métamorphose  connue  le  Papillon.  Tout  llonmie  qui  bara- 
gouine intrépidement  un  langage  inconnu  est  la  Chenille  d'un  Savant;  il 
n'a  plus  qu'à  filer  son  cocon  et  à  s'enterrer  dans  un  livre  qui  lui  sort  do 
Chrysalide.  La  plupart  y  meurent  tout  de  bon. 

Une  autre  espèce  beaucoup  plus  intéressante,  c'est  la  Femme,  pauvre 
Animal  doux,  élégant,  délicat,  timide,  que  l'Homme  a  conquis  je  ne  sais 
oii.  je  ne  sais  quand,  et  qu'il  s'est  soumis  comme  le  Cheval,  par  la  ruse  ou 
par  la  force.  Je  te  déclare  ici,  et  je  n'y  mets  pas  de  fausse  modestie,  que 


TABLETTES  DE  LA  GIRAFE. 


563 


S'enterrer  dans  un  livro  (|ui  lui  sert  de  Clirysalide. 


c'est  la  Bête  la  plus  gracieuse  de  la  nature.  Cependant  l'Honame  déteint  un 
peu  sur  elle,  il  lui  fait  tort;  elle  gagnerait  à  être  vue  à  part.  On  sent  trop 
qu'elle  est  tourmentée  par  la  douloureuse  conscience  de  sa  destinée  faus- 
sée, de  son  avenir  trahi.  Comme  le  besoin  d'aimer  est  à  peu  près  le  seul 
de  ses  sentiments  ;  comme  il  faut  absolument  qu'elle  aime  quelque  chose 
ou  quelqu'un ,  elle  se  persuade  quelquefois  qu'elle  aime  un  Homme  et 


56/|.  fABLETTES    DE   L\    GIRAFE. 


qu'elle  va  retrouver  en  lui  le  type  de  cet  amant  d'autrefois  dont  son  indigne 
ravisseur  la  st'paree;  mais  l'illusion  ne  dure  pas  longtemps.  A  peine 
s'est-elle  dt^uu'  un  mailre.  ([uo  le  ly|ii'  s'eîTace  et  va  se  loger  dans  un 
autre.  Ne  émis  pas  cpie  l'expérience  d'une  seeomle.  d'une  troisième, 
dune  dixième  erreur  la  désabuse  enfin  de  ce  fanlônu^  cpii  l'appelle  par- 
t(nil  li  la  fuil  toujours.  Klle  n'existe  (pie  pour  as|)ir('r  ii  lèlre  inconnu 
(jui  compléterait  sa  vie.  et  je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  qu'elle  ne  le  trou- 
vera jamais.  L'inconstance  est  donc  un  de  ses  défauts  ou  plulot  un  de  ses 
maliieurs.  car  on  ne  jouit  p:is  du  IkiiiIkmii'  d'aiiiKM'  (pinnd  on  conroit  la 
possibilité  future  de  ne  plus  aimer  ce  (ju'on  aime.  J.es  Hommes  lui  repro- 
chent aussi  un  peu  de  vanité;  mais,  suivant  leur  usage,  les  Hommes  ne 
savent  ce  (pi'ils  disiMit.  La  vanité  consiste  dans  un  jugement  exagéré 
qu'on  porte  de  soi.  et  la  Femme  s'estime  tout  au  plus  ce  (prcllc  vaut.  Si 
elle  savait  mieux  se  connaître,  elle  se  soumettrait  avec  moins  de  défé- 
rence aux  j)i'ali(pies  ridicules  que  ses  tyrans  lui  imposent  et  (|ui  lui  répu- 
gnent visiblement.  Le  pelage  artificiel,  par  exemple,  convient  peut-être 
à  LHomme  qui  est  épouvantablement  laid;  mais  à  la  Femme,  c'est  un 
liors-d'œuvre  de  mauvais  goût.  Il  est  vrai  de  dire  qu'elle  le  rend  aussi 
exigai .  aussi  léger,  aussi  transparent  (pie  possible.,  ([u'elle  s'arrange  de 
manière  à  laisser  deviner  tout  ce  (ju'elle  n'ose  pas  laisser  voir. 

Si  le  bruit  des  étranges  manies  qui  tourmentent  le  mr^nde  où  je  vis 
est  parvenu  jusqu'au  désert,  tu  t'étonnei'as  (jue  je  te  donne  tant  de  détails 
sur  le  pays  oii  l'on  m'a  fâcheusement  naturalisée,  en  dépit  de  mes  incli- 
nations, et  que  je  ne  t'aie  rien  dit  encore  de  lu  pob'/icpie  de  ces  gens -ci 
ou  de  leur  manière  de  se  gouverner.  C'est  (jue,  de  toutes  les  choses  dont 
on  parle  en  France  sans  les  entendre ,  la  politique  est  la  chose  sur  latiuelle 
on  s'entend  le  moins.  Si  tu  écoutes  une  personne  à  ce  sujet,  c'est  grand 
embarras;  si  tu  en  ('coûtes  deux ,  c'est  confusion;  si  tu  en  écoutes  trois, 
c'est  chaos.  Quand  ils  sont  quatre  ou  ciiKi.  ils  s'égorgent.  A  en  juger 
par  les  honneurs  unanimes  qu'ils  m'ont  rendus,  au  milieu  des  sentiments 
de  haine  réciproque,  et  certainement  bien  fondée,  qui  les  animent  les 
uns  contre  les  autres,  j'ai  pensé  quelquefois  qu'ils  s'étaient  arrêtés  à  l'idée 
de  me  reconnaître  pour  souveraine ,  et  je  suis  iwllement,  ii  ma  connais- 
.sance,  le  seul  être  un  peu  haut  placé  pour  lequel  ils  témoignent  quelques 
égards.  H  ne  .serait  pas  surprenant,  d'ailleurs,  que  les  plus  habiles  d'entre 
eux,  justement  eiïrayés  des  inconvénients  et  des  malheurs  d'une  lutte 
éternelle  sur  l'origine  et  le  caractère  des  pouvoirs  sociaux  (tu  ne  sais  pas 
ce  que  c'est),  se  fussent  réunis  à  l'amiable  dans  le  sage  projet  de  choisir 


TABLETTES   DE   LA   GIRAFE.  565 


louis  inaîlivs  ;i  la  lnillc.  ('(Miui  ivluirait  toiiles  les  (iiniciillés  du  système 
électoral  et  du  système  monarclii([ui>  à  une  opi'iation  de  toisé.  Rien  ne 
parait  plus  raisonnable. 

Il  y.  a  quelques  jours  que  je  me  crus  sur  le  point  de  pénétrer  tout  à 
fait  dans  ces  mystères.  J'avais  entendu  dire  que  les  Hommes  d'élection, 
entre  les  mains  desquels  reposent  toutes  les  destinées  du  pays ,  s'assem- 
blaient publiquement  dans  un  lieu  plus  rapproché  des  rives  du  fleuve 
que  celui  qui  m'est  désigné  pour  séjour,  et  j'y  dirigeai  ma  promenade. 
J'arrivai,  en  e(Tet,  à  un  vaste  palais,  dont  un  peuple  innombrable  occu- 
pait toutes  les  avenues ,  et  (jui  me  parut  habité  par  une  multitude  de 
personnages  affaires,  tumultueux,  bruyants,  qui  ne  diffèrent,  au  pre- 
mier abord,  du  reste  les  Hommes  que  par  une  laideur  plus  caractéristique, 
plus  maussade  et  plus  rechignée ,  ce  que  j'attribuai  sans  peine  à  l'habi- 
luile  des  méditations  graves  et  des  affaires  sérieuses.  Ce  qui  me  surprit 
davantage,  c'est  leur  extrême  pétulance  qui  ne  leur  permet  pas  de  res- 
ter un  seul  instant  en  place,  car  j'assistais  par  hasard  à  une  des  séances 
orageuses  de  la  session.  Ils  s'élançaient,  bondissaient,  se  mêlaient  en 
cent  groupes  confus,  apostrophaient  leurs  adversaires  de  cris  et  de  gestes 
menaçants,  ou  leur  montraient  les  dents  avec  d'effrayantes  grimaces.  La 
plupart  semblaient  avoir  pour  objet  de  s'élever  le  plus  possible  au-dessus 
des  autres,  et  certains  ne  dédaignaient  pas,  pour  y  parvenir,  de  se 
jucher  habilement  sur  les  épaules  de  leurs  voisins.  IMalheureusement , 
quoique  placée  d'une  manière  fort  comuiode  par  le  bénéfice  de  ma  haute 
stature,  pour  ne  pas  perdre  un  des  mouvements  de  l'assemblée,  il  me 
fut  impossible  de  saisir  une  parole  dans  cet  immense  brouhaha ,  et  je 
me  retirai  de  guerre  lasse,  horriblement  assourdie  de  vociférations,  de 
grincements,  de  sifflements,  de  huées,  sans  pouvoir  établir  l'apparence 
d'une  conjecture  sur  l'objet  et  les  résultats  de  sa  délibération.  Jl  y  a  des 
gens  qui  assurent  que  toutes  les  séances  ressemblent  plus  ou  moins  à 
celle-là,  ce  qui  me  dispense  d'assister  à  une  autre  ^ 

Je  me  proposais  de  te  donner  quelques  échantillons  du  langage  dont 
on  se  sert  maintenant  à  Paris,  avant  de  livrer  cette  lettre  à  mon  inter- 
prète, mais  il  prétend  que  cela  lui  gâterait  la  main;  et  puis,  pour  dire 

*  Il  est  évident  que  la  Girafe  tombe  ici  dans  une  méprise  qui  serait  peu  respec- 
tueuse, si  elle  n'était  parfaitement  innocente.  Confinée  dans  le  Jardin  du  Roi,  elle  n'a 
pu  visiter  la  Chambre  des  Députés  qu'elle  croit  décrire.  Ce  qu'elle  a  vu,  c'est  le  Palais 
des  Siiiges. 

—    NOTE     DE     L'ÉDITEUn.    — 


Dob 


lAMLKT  ri:S    1>K    l,\    (ilKU'K. 


Toutes  le»  MJancc»  rfssciiiMoiil  jilus  ou  moins  à  ccUf-la. 


\rai.  J'iii  [i(t\)  de  pcirif  ii  lixor  ce  y.nuow  dîiris  iii;i  iiiciiioirc.  Tu  en  juge- 
ras suffisarniiM'fit  |);u'  <l('u\  |)('iio(l('S  (juc  Nicinicril  d CcliatiLMi'.  sur  mes 
gazons  fleuris,  un  grand  jeune  Homme  a  barl)e  de  Jiison  et  une  char- 
mante F'emme  aux  yeux  de  Gazelle,  envers  laquelle  il  elierchait  à  se 
justifier  dune  absenee  prolongée. 


TA  BLETTI-:  s    l)K    I.  \    CIHAFE. 


567 


«  Jetais  préoccupé,  belle  Isoline,  lui  disait-il,  de  puissantes  idées 
dont  le  cœur  qui  bat  dans  votre  poitiine  de  Feiniiie  a  la  noble  intuition. 
Placé,  par  les  capacités  qu'on  veut  bien  m'accorder,  au  plus  haut 
degré  des  adeptes  de  la  perfectibilis^ition,  et  absorbé  depuis  longtemps 
dans  les  spéculations  philanthropiques  de  la  philosophie  humanitaire,  je 
traçais  le  plan  d'un  encyclisme  [iulilicjue  où  viendront  se  moraliser  tous 
les  peuples,  s'harmoniser  toutes  les  institutions,  s'utiliser  toutes  les  facultés 


5fi8  TAHLETTES    DE    LA    GIRAFE. 

et  progivssor  (outes  les  seiences;  mais  je  n'en  étnis  pas  moins  entraîné 
vers  vous  par  Tatlraelion  la  plus  passionnelle,  et  je... 

—  N'achoNoz  pas!  inteiTomi)ait  Isoline  avec  solennité;  ne  me  croyez 
|)as  étranp:ère  à  ces  hautes  méditations  et  ne  soupçonnez  pas  mon  âme 
de  se  laisser  séduire  au\  appâts  d'un  naturalisme  grossier.  Fière  de  votre 
destinée,  cher  Adhémar.  je  ne  vois  dans  le  sentiment  qui  nous  unit  qu'un 
dualisme  d'affinités  que  l'instinct  respectif  de  cohésion  a  fini  par  confondre 
dans  un  individualisme  sympathique,  ou,  pour  m'exprimer  plus  claire- 
ment .  que  la  fusion  de  deux  idiosyncrasies  isogènes  qui  sentent  le  besoin 
de  se  simultanéiser.  » 

Là-dessus  la  conversation  s'est  continuée  à  basse  voix,  et  je  crois 
pouvoir  supposer  qu'elle  est  devenue  plus  intelligible ,  car  le  jeune  phi- 
losophe rayonnait  d'orgueil  et  de  joie  quand  il  a  quitté  Isoline  pour  ne 
pas  être  surpris  par  le  cornac  de  sa  maîtresse.  Te  serais-tu  jamais  ima- 
giné que  cet  abominable  galimatias  pût  signifier /e  vous  aime  dans  une 
langue  quelconque?  Si  ce  n'est  là,  cependant,  la  manière  la  plus  com- 
mode de  parler,  c'est  assurément  la  plus  distinguée,  et  il  y  a  même  des 
beaux  esprits  très-vantés  qui  font  profession  de  ne  pas  s'exprimer  autre- 
ment. Oh  1  (pril  me  tarde,  mon  ami,   d'entendre  \rdv\cr  girafe 


P.  >.  —  Quoique  renseignement  élémentaire  ne  soit  pas  établi  en 
Girafie,  et  peut-être  même  parce  qu'on  n'y  pensera  jamais  dans  nos 
solitudes,  les  caractères  de  cette  lettre  s'expliqueront  d'eux-mêmes  à  tes 
yeux  et  à  ta  pensée.  Ils  sont  tracés  sous  mon  inspiration  par  un  bon- 
homme de  mes  amis  qui  entend  la  langue  des  Animaux  beaucoup  mieux 
que  la  sienne  propre,  ce  (pii  n'est  réellement  pas  trop  dire,  et  que  je 
recommanderai  un  jour  à  la  douce  indulgence.  Le  pauvre  diable  m'est 
assez  connu  pour  que  j'ose  affirmer  qu'il  s'est  laisse»  faire  Homme  parce 
qu'il  n'a  pu  faire  autrement,  et  (pi  il  iiuiail  abdicpie  volontiers,  si  cela 
eut  dépendu  de  lui,  les  privilèges  de  sa  sotte  espèce,  pour  prendre  la 
peau  de  tout  autre  Animal,  gnind  ou  j)etit.  pourvu  qu'il  fût   honnête. 

La   Girafe. 

Pour  iraduclion  conforme  : 

Charles   Nodier. 


PROPOS     AIGRES 

D'UN    CORBEAU 


Ce  qui  est  hors  de  doute  pour  moi,  c'est  l'infériorité  évidente  de 
l'Homme  sur  tous  les  autres  Animaux.  Ne  voyez,  je  vous  en  prie,  dans 
celte  déclaration,  aucune  animosité  mesquine  et  étroite. 

Je  suis  un  des  rares  Animaux  contre  lesquels  l'Homme  ne  peut  rien. 
11  ne  peut  ni  m'asservir  ni  m'atteindre;  ma  viande  elle-même  est  trop 
dure  pour  qu'il  en  puisse  faire  du  bouillon...  Cela  dit  tout,  je  suis 
Corbeau. 

C'est  vous  avouer  que  je  vois  les  choses  de  haut.  L'Homme  m'est 
indifférent  et  je  ne  le  crains  pas;  je  parle  donc  sans  fiel  et  sous  l'empire 
(l'une  conviction  profonde.  J'aurais  le  désagrément  de  porter  des  mous- 
taches, une  culotte  et  des  bottes,  que  je  n'en  déclarerais  pas  moins 
l'infériorité  humaine,  parce  que  cela  est  juste  et  vrai. 

Et  les  Hommes  eux-mêmes  n'en  ont-ils  pas  conscience,  de  l'état 
déplorable  de  leur  situation?  ces  pauvres  êtres  inachevés,  mal  conçus, 
<iont  l'activité  du  cerveau  n'est  point  en  équilibre  avec  leurs  ressources 
matérielles ,  dont  les  nerfs  et  les  muscles  ne  sont  point  en  harmonie. 
Pauvres  architectes  sans  maçons,  qui  s'usent  à  créer  dans  la  fièvre  des 
plans  impossibles  que  leur  faiblesse  leur  défend  d'exécuter.  Pitoyable  ! 
pitoyable!  Croyez-vous,  disais-je,  qu'ils  n'aient  pas  conscience  de  leur 
infériorité?  A  quoi  attribuer  sans  cela  leurs  plaintes  éternelles,  leurs 
réclamations  incessantes  qui  font  ressembler  le  monde  à  une  boutique  de 
juge  de  paix? 

Moquez-vous,  écrivez,  inventez  des  fables,  ô  gens  à  moustaches! 
vous  n'arriverez  à  nous  rendre,  nous  autres  Bêtes,  comiques  et  ridicules 
qu'en  nous  prêtant  vos  vices  et  vos  passions. 


:)7o 


l'HOPOS    AU'.UKS    DHN    CDHHKVU 


Mais  vous  nie  failts  pili»',  pauvres  parias  du  monde,  qui  ne  pourriez 
vivre  sans  nous.  Que  feriez-vous,  je  vous  le  demande,  si  aous  n'aviez 
pas  la  laine  d<'  mon  eonfrère  le  Mouton  pour  vous  faliri(iiirr  kV^^  liahils, 
la  soie  d'un  autre  de  mes  petits  amis  pour  aous  tisser  des  doublures 
ehaudes,  imperméables,  et  vous  eonstruire  des  paia[)luies,  ear  vous  ne 
pouvez  même  pas  supporter  la  [>luie  sans  tousseï',  eraeher,  éternuer, 
''tre  malades?  Au  moindre  vent  qui.  moi,  m'anime  et  me  vivifie,  votre 
pauvre  corps  rose  et  dénudé  frissonne  et  trend)le. 

Tandis  que  je  pareours  l'espace,  escalade  les  monta.irnes  et  fiyncliis 


PROPOS    AKIRKS    D'UN    CORBEAU.  571 

les  villes  en  deux  volées,  vous  piétinez  dans  la  l)oue  des  roules  ou  dans 
la  fange  des  rues.  Je  vous  regarde  souvent  de  Hi-luuit  :  vous  êtes  jolis  a 
voir,  je  vous  jure!  A  cheval  vous  avez  encore  un  sendjlant  de  dignité, 
car  le  Cheval,  qui  est  boiuie  lîéte,  vous  prête  un  peu  de  la  sienne,  et 
vous  n'êtes  Hommes  qu'à  moitié. 

Savez-vous,  ce[)endant,  l'idée  qui  me  passe  par  la  tète  lorsque  je 
vois  un  cavalier  galoper  par  les  chemins?  Je  me  dis  :  Est-ce  étrange! 
voilà  un  imbécile  en  culotte  qui  se  croit  certainement  supérieur  au 
Cheval  qui  veut  bien  l'emporter,  et  cela  uniquement  parce  qu'il  est 
monté  dessus. 

N'êtes-vous  pas  moins  fort  que  le  Bœuf,  que  l'Éléphant,  que...  que 
les  Insectes  eux-mêmes,  qui  enqxjrtent  dans  leurs  j)attes  des  fardeaux 
deux  fois  gros  comme  eux?  N'avez-vous  pas  toutes  les  infériorités,  toutes 
les  misères  physiques?  Une  petite  Mouche  qui  vous  enti'e  dans  le  nez  ^a 
vous  rendre  fou,  un  petit  Cousin  de  rien  du  tout  qui  vous  pique  le  front 
vous  défigure  et  vous  fait  gonfler.  La  piqûre  d'une  petite  Bète  deux  cents 
fois  moins  grosse  que  votre  personne  vous  tue  plus  sûrement  que  vous 
ne  tuez  une  puce.  Vous  n'ignorez  pas  qu'il  vous  faut  toute  une  nuit, 
parfois,  pour  exterminer  une  puce,  et  bien  souvent  vous  n'y  parvenez 
pas ,  ô  roi  de  la  création  ! . 

Vous  êtes  pâles  derrière  la  grille  d'un  Lion ,  et  vous  avez  raison ,  car 
la  moindre  de  ses  caresses  vous  aplatirait  comme  une  pomme. 

Eh  bien,  oui,  dites-vous;  nous  avouons  notre  infériorité  physique, 
peu  nous  importe  :  nous  sommes  rois  par  l'intelligence,  et  sur  ce 
terrain-là  nous  vous  défions,  Corbeau... 

Votre  orgueil  m'amuse,  messieurs!  Vous  trouvez-vous  donc  plus 
adroits,  plus  ingénieux  que  l'Araignée,  par  exemple,  qui  à  elle  seule 
tend  des  fils,  tisse  des  toiles  merveilleuses  dont  vous  ne  seriez  pas 
même  capables  de  faire  de  la  charpie,  qui  à  force  d'adresse,  de  force, 
de  ruse  et  de  volonté  vient  à  bout  d'ennemis  trois  fois  gros  comme  elle, 
qui  sait  prévoir  l'avenir,  profiter  des  vents  pour  franchir  les  espaces, 
fait  des  provisions,  sait  se  choisir  un  gîte,  attendre?...  3Iais,  sac 
à  papier!  qui  de  vous  en  ferait  autant?  Ètes-vous  plus  rusés  que  le 
Renard,  plus  prudents  que  le  Serpent? 

Si  l'on  voulait  poursuivre,  on  vous  aplatirait  de  la  belle  façon  !  Vous 
parlez  de  votre  cœur,  et  quand  vous  voulez  trouver  un  symbole  du 
dévouement  et  de  la  fraternité,  c'est  encore  parmi  nous  que  vous  allez 
les  chercher.  Quelle  est  dans  votre  espèce  1^  mère  qui  se  percerait  le 


PROPOS    AIGUËS    D'UN    CORBEAU. 


Iliino  l'onimo  lo  lait  (iiiotidicniiriiuMil  le  Pélican  l)lanc?  Quelle  est  la  mère 
(|ui  acceiiloi'ait .  coumu'  la   maman  Kanf^nroo,  lo   lardean  incessant  de 


0f.^>^^-^ 


ses  fx?tits?  Persuadez  donc  à  vos  épouses,  messieurs  les  Hommes,  de 
faire  ménairer  dans  leurs  jupes,  qui  sont  pourtant  assez  amples  pour 
cela,  un  petit  réduit  bien  chaud,  doublé  en  futaine,  où  leurs  bébés 
puissent  se  réfugier  et  éviter  les  refroidissements!  Quelle  est  donc  chez 
nous  la  mère  qui  ne  nourrit  pas  ses  petits?  Quelle  est  [)armi  vous  celle 
qui  y  consente?  Pitoyable,  messieurs,  pitoyable!  Vous  parlez  de  votre 
tendresse  paternelle,  des  sacrifices  que  vous  faites  pour  élever  vos 
enfants.  En  effet,  vous  ne  négligez  rien  de  ce  qui  peut  mettre  en 
évidence  votre  générosité,  rien  de  ce  que  les  autres  peuvent  voir  n'est 


PROPOS    AIGRKS    D'UN    COHBKALl 


()ul)lië  par  vous;  mais  les  petits  dévouements  ignorés  qui  sont  la  vraie 
tendresse,  prétendez-vous  (pie  vous  les  possédiez?  I.e  moindre  Moineau 
vous  en  remontrerait  sur  ce  sujet-là.  N'est-ce  pas  lui,  en  ellel,  tandis 
que  la  femelle  couve,  (jui  va  au  marciié,  se  diaii^e  de  la  cuisine  et 
de  tous  les  soins  du  ménage  dont  vous  auriez  iionte?  N'est-ce  pas  lui 
qui  simplement,  sans  affectation,  sans  respect  humain,  remplace  au  nid 
la  femelle  si  cette  dernière  a  besoin  de  sortir?  Que  de  tendresse  dans 
(eut  ce';i! 


Y  a-t-il  un  père  dans  l'espèce  humaine  qui  voudrait  faire  la  bouillie 
de  son  marmot  et  le  bercer  pendant  deux  heures  par  jour?  Vous  croyez 
avoir  tout  dit  lors  |ue  vous  vous  êtes  écrié  :  Les  Betes  font  tout  cela  par 
instinct.  Eh  !  par  Dieu ,  oui .  nos  instincts  sont  supérieurs  aux  vôtres. 


d7!» 


rROPOS    AIGRES    D'UN    CORBEAU. 


voilà  bien  ce  (jiio  je  prétends.  Nous  faisons  tout  naturellement  ce  qui  vous 
denuinile  mille  elVorls.  Nos  Rossignols  chantent  sans  avoir  été  au  Conser- 
vatoire ;  est-ce  à  dire  qu'ils  soient  inférieurs  à  vos  chanteuses?  Mais  chez 
nous,  dites-vous,  la  musique  est  un  art;  nous  avons  le  contre-point!... 

Et  qui  vous  (ht  que  chez  les  Rossignols  et  les  Fauvettes  la  nmsique 
ne  soit  point  un  art  dont  ils  jouissent  tout  autant  que  vous,  quoiqu'ils 
ne  crient  jamais  bravo  et  ne  fassent  pas  payer  les  i)laces?  Vous  possédez 
le  sentiment  de  l'association ,  de  la  famille,  de  la  vie  en  conunun  !  Pas 
avec  excès,  ce  me  sendde.  Je  voudi*ais  (pi'ii  l'exemple  des  ]\larmottes 
on  mît  sous  clef  la  plus  unie  de  vos  familles  et  qu'on  rol)ligeàt  à  passer 
dans  le  silence  et  l'ondjre  tout  un  hiver,  nez  à  nez,  côte  à  côte. 

Vous  me  direz  que  p?ndant  ce  temps  les  IMarmottes  dorment.  On 
n'en  est  pas  tout  à  fait  sur;  mais  croyez-vous  que  tous  ces  bons  parents 
enf.'rmés  ensemble  pourraient  dormir,  eux?  Je  m'imagine  que  le  jour 
où  on  ouvrirait  la  porte  on  trouverait  pas  mal  d'estropiés.  N'ètes-vous 
pas  de  cet  avis-là? 

Vous  vantez  la  finesse  de  vos  hommes  d'affaires,  l'astuce  de  vos  filles 
d'opéra.  Vous  ne  pouvez  pas  pas  parler  de  ces  êtres  vicieux  sans  sourire, 
parce  (ju'au  fond  vous  êtes  émerveillés.  Eh  bien,  mais,  nos  Rats,  à  nous, 
ne  sont-ils  pas  encore  plus  rongeurs  que  les  vôtres,  plus  actifs,  plus 
infatigables?  Non,  cherchez  bien,  et  vous  verrez  que  même  sur  le  terrain 
des  vices  nous  sommes  encore  supérieurs,  parce  que  nos  vices,  à  nous, 
sont  francs,  complets,  naturels,  et  que  nous  n'en  tirons  pas  vanité. 

Le  Paon  lui-même,  que  je  n'aime  pas  beaucoup,  pourtant,  est 
vaniteux  en  être  intelligent.  Il  jouit  de  son  orgueil ,  il  le  déguste  et  s'en 
fait  vivre,  tandis  que  vous,  vous  en  mourez.  Tenez- vous  à  ce  que  je 
vous  parle  de  votre  courage?  Je  le  ferai  volontiers,  car  je  ne  l'estime  pas 
in(inimeni.  Comparerai-je  votre  bravoure  à  celle  du  Lion?  Je  ne  le  ferai 
pas,  n'est-ce  pas?  ce  serait  une  plaisanterie.  Parlons  donc  sérieusement 
et  prenons  pour  point  de  comparaison  le  Lièvre,  le  pauvre  Lièvre,  qui 
symbolise  pour  vous  la  lâcheté.  Examinons  un  peu  le  pauvre  animal,  et 
nous  aurons  bientôt  constaté  que  vous  êtes  plus  poltron  que  lui. 

Imaginez  ce  malheureux  Lièvre  ;i  qui  la  nature  a  refusé  des  armes; 
il  a  contre  lui  deux  ou  trois  Chiens  courants,  quatre  fois  gros  et  forts 
comme  lui,  armés  de  dents  redoutables,  et  de  plus  ayant  conscience 
qu'en  l'attaquant  ils  ne  courent  aucun  danger.  Il  a  en  outre  deux,  trois, 
quelquefois  dix  Bêtes  énormes,  vous,  messieurs,  défendues  par  une  puis- 
sante mousqueterie,  furieuses,  ardentes,  et  maladroites,  heureusement. 


PROPOS    AIGRES    D'UN    CORBEAU. 


L'astuce  de  vos  filles  d'opéra. 


En  face  de  celte  année,  le  Lièvre  fuit,  le  lâche!  et  voilà  sa  réputation 
faite.  Mais,  ventre  de  Biche!  vous  fuyez  bien,  gros  Homme  que  vous 
êtes,  devant  une  abeille  qui  vous  poursuit. 

Vous  l'appelez  timide,  le  pauvre  Animal  qui,  traqué,  poursuivi  par 
tout  un  bataillon,  trouve  encore  la  force  de  lutter,  invente  des  ruses, 
vous  met  sur  les  dents  et  parfois  vous  échappe,  à  vous  autres,  géants, 
qui  restez  là,  le  fusil  déchargé  et  la  sueur  au  front. 

Si  cet  Animal-là  n'a  pas  de  sang- froid,  en  vérité,  qui  donc  en  a? 

Mais  vous.  Homme  courageux,  le  jour  où  vous  avez  parlé  pour  la 


5/b 


I'ra)lM3S    AIGUKS    D'UN    CORBEAU. 


pivniièro  fois  à  voire  future  femme,  je  vous  vois  d'ici,  vous  étiez  trem- 
hlant .  les  oreilles  basses,  les  i,^enou\  en  deilans,  les  jambes  fléchissanles, 
tcnanl  pileiiseinent  votre  eliapeau  ! 


Ils  se  moijuenl  de  tes  allures,  mon  pauvre  Lièvre! 

C'est  que  je  ne  vois  pas,  ù  roi  de  la  création ,  le  moindre  terrain  où 
tu  retrouves  ta  supériorité.  Tu  nous  méprises,  parce  que  nous  couchons 
en  plein  air,  et  que,  toi,  tu  bàlis  des  palais;  mais,  qu'est-ce  que  cela 
|)rouve,  si  ce  n'est  que  nous  ne  craignons  pas  les  rhumes  de  cerveau ,  et 
(|ue  tu  les  redoutes  infiniment?  J'ai  vu  tes  villes,  très-rapidement,  il  est 
vrai,  en  passant  au-dessus;  mais  je  me  suis  aperçu  immédiatement  qu'à 
côté  des  palais  il  y  avait  des  ruelles  sombres  encombrées  de  masures.  A 
côté  de  gros  bonshommes  joufflus  et  roses,  j'en  ai  vu  de  pâles  et  de  bien 
maigres,  traînant  la  jambe  et  tendant  la  main.  Et  tu  a[)[)elles  cela,  roi 
de  la  création,  une  organisation  sociale?  Mais  ton  beau  corps,  société 
humaine,  est  couvert  de  plaies  horribles. 

Dans  nos  royaumes  de  Bétes,  nous  ignorons  la  mendicité.   11  n'est 


PROPOS   AIGRES    D'UN    CORBEAU. 


577 


pas  un  Corbeau  qui  ne  mourût  de  honte  s'il  fallait  se  mettre  des  lunettes 
vertes  et  jouer  de  la  clarinette  pour  attendrir  la  sensibilité  des  autres 
Corbeaux  et  se  faire  nourrir  par  eux.  Et  croyez-vous  de  bonne  foi  que 


r\  \ 


tous  les  mendiants  qui  nous  promènent  par  les  rues  ne  prouvent  pas, 
par  cela  même,  qu'ils  sont  inférieurs  de  beaucoup  aux  Animaux  qu'ils 
exhibent? 

73 


078 


PROPOS    AIGRES    D'UN    CORBEAU. 


Qiiaïul  nous  ne  ii:aiinons  plus  notre  vie  nous-mêmes,  nous  autres 
Bètes.  nous  mourons.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  rien  trouver  de  plus 
beau  que  ce  genre  d'organisation  sociale. 

Voyons,  sur  quel  leri'ain  maintenant  porterons-nous  la  discussion? 
car,  si  je  n'ai  pas  toul  <lil,,i"ai  liàte  d'en  Unir,  n'ayant  pas,  grâce  à  Dieu, 
l'habitude  de  me  servir  de  mes  |)lumes  poui*  noircir  du  papier. 

Ah!  j'y  suis;  il  vous  reste  le  royaume  des  arts,  ce  sentiment  artis- 
tique dont  vous  jiri'lendez  avoir  le  monopole,  et  qui  est  comme  un  des 
(juatre  pieds  de  voti'c  tivuie.  Et  de  quel  droit  prétendez-vous  (|ue  nous 
ne  sommes  ni  artistes  ni  poètes?  Qui  vous  dit  que  le  lîœuf,  qui  s'arrête 
silencieux  au  milieu  du  sillon  et  regarde,  ne  jouit  pas  quand  le  ciel  est 
|)ur  et  (pie  la  prairie  verdoie?  Qui  vous  permet  de  juger  des  sentiments 
intimes  que  nous  éprouvons  en  j)résence  de  la  belle  nature,  dans  l'inti- 
mité de  laquelle  nous  vivons  incessamment?  Qui  vous  dit  que  l'Insecte 
au\  ailes  d'or,  qui  se  pose  sur  sa  fleur,  ne  l'aime  pas  et  ne  la  trouve 
pas  belle,  n'en  jouit  pas  en  artiste,  en  amant?  Qui  vous  dit  que  l'Oiseau 
qui  chante  ne  soit  qu'une  machine  à  rendre  des  sons,  et  que  votre  âme 
humaine  ait  absorbé  la  nôtre  tout  entière? 


"S^^^^'s"  '~>^'^  -  ■ 


Vous  ai-je  raconté  ce  que  j'c'prouve,  moi.  Corbeau,  lorsque  le  gros 
nuage  approche,  (pie  l'ouragan  me  pousse  et  que  je  lutte,  que  la  tempête 
me  bat  les  flancs,  que  j'aperçois  au  loin  le  ciel  qui  se  déchire,  les  forets 


PROPOS   AIGRES    D'UN    CORBEAU. 


570 


qui  plient  et  grincent,  que  tout  ce  qui  vit  au  monde,  à  commencer  par 
vous,  se  cache,  tremble,  s'abrite,  et  que  moi,  les  ailes  étendues,  plus 
noir  encore  que  l'orage,  plus  noir  et  plus  entêté,  je  plane  et  je  jouis? 
Qui  vous  dit,  morbleu!  que  je  ne  trouve  pas  cela  beau?  • 

Ah!  tenez,  monsieur  le  roi,  qui  vous  cachez  sous  vos  culottes ,.  vous 
êtes  un  bien  drôle  de  petit  bonhomme. 

Gela  dit,  je  signe  et  appose  mon  cachet. 


J'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 


Gustave  Droz. 


SOUVENIRS 


VIEILLE     CORNEILLE 


FRAGMENTS    T  I  R  K  S     D'UN     A  L  B  L  M     D  K     \  O  \  A  G  E 


Non  animum  mutant  qui  trans  mare  currunt. 

—  HOKACE,  Epilres.  — 

Venez  à  nous,  nous  savons  tout. 

—  Les  Silènes  à  Ulysse.  — 


SOMMAIRE. 

Pourquoi  voyagc-t-on?  —  Un  vieux  Château.  —  Monsieur  le  Duc  et  madame  la 

Duchesse.  —  Une  Terrasse.—  Un  vieux  Faucon.  —  A  riioi  tiknt  lk  coEin  d'un  Lkzabd. 
—  Suite  de  l'histoire  des  hôtes  de  la  terrasse.  — Faites-vous  donc  Grand-Duc!  —  Une 
Carpe  magicienne.  —  Comment  un  Hihou  meurt  d'amour.  —  Où  madame  la  Corneille 
reprend  la  parole  pour  son  propre  compte.  —  Conclusion. 


Va    (r;il)oi(l.      |toiiiïjiioi 

voyji.irf'-t-on  .'  Le  repos  nCsl-il  pas 
ce  qu'il  y  ;«  fie  iiicillciir  nu  inonde^ 
Kst-il  rien  (|iii  Njiillf  fjii'on  se  dé- 
niu'M'  pour-  VhïU'i  cherclicr  ou  pour 

l'éviter?  Ne  dirai t-fjn  pas,  à  voir  l'air  et  la  terre  incessamment  traversés, 

qu'on  gagne  quelque  cho.se  à  se  déplacer.» 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  581 


Les  uns  courent  après  le  niieuv  (|ue  personne  n'atteint,  les  autres 
fuient  le  mal  auquel  j)ersonne  n'échappe.  Les  Hirondelles  voyaii:ent  avec 
le  soleil  et  le  suivent  partout  où  il  lui  plaît  d'aller;  les  3iainioltes  le 
laissent  partir  et  s'endorment  en  attendant  son  retour,  sur  la  foi  de  cet 
adaije  (pie  le  soleil,  ce  cpii  pour  elles  est  la  fortune,  vient  en  dormant. 
Mais  des  unes,  beaucoup  partent,  et  bien  peu  reviennent  :  l'espace  est 
si  vaste  et  la  mer  si  avide  !  Et  des  autres ,  beaucoup  s'endorment  et 
[)eu  se  réveillent  :  on  est  si  près  de  la  mort,  qui  toujours  veille,  quand 
on  dort!  Le  Papillon  voyage  pour  cette  seule  raison  qu'il  a  des  ailes; 
l'Escargot  traîne  avec  lui  sa  maison  plutôt  (pie  de  rester  en  i)lace. 
L'inconnu  est  si  beau  !  La  faim  chasse  ceux-ci,  l'amour  pousse  c(Hix-là. 
Pour  les  premiers,  la  patrie  et  le  bonheur,  c'est  le  lieu  où  l'on  mange; 
pour  les  seconds,  c'est  le  lieu  oîi  l'on  aime.  La  satiété  poursuit  ceux 
(jui  ne  marchent  pas  avec  le  désir.  Enlin  le  monde  entier  s'agite  ;  dans 
les  chaînes  ou  dans  la  liberté.  cha(;un  précipite  sa  vie.  Mais  pour  le 
monde  tout  entier  comme  pour  rÉcuieuil  dans  sa  cage,  le  mouvement 
ce  n'est  pas  le  progrès  :  s'agiter  n'est,  pas  avancera  Malheureusement 
on  s'agite  plus  qu'on  n'avance. 

Aussi  dit-on  (pie  les  plus  sages,  pensant  que  mieux  vaut  un  |)aisil)Ie 
malheur  qu'un  bonheur  agité,  vivent  aux  lieux  (pii  les  ont  vus  naître, 
sans  souci  de  ce  qui  se  passe  plus  loin  que  leur  horiz(m ,  et  meurent, 
sinon  heureux,  du  moins  tian(piill(\s.  .Mais  ([ui  sait  si  cette  sagesse  ne 
vient  pas  de  la  sécheresse  de  leur  cœur  ou  de  l'impuissance  de  leurs 
ailes  ? 

Personne  n'a  mieux  répondu  à  cette  question  :  «  Pourquoi  voyage- 
t-on  ?  »  qu'un  grand  écrivain  de  notre  sexe.  ((  On  voyage ,  a  dit  George 
Sand,  parce  qu'on  n'est  bien  nulle  part  ici-bas.  »  Il  est  donc  juste 
que  rien  ne  s'arrête,  car  rien  n'est  parfait,  et  l'inuBobilité  ne  con- 
viendrait ([u'à  la  perfection. 

Pour  moi,  j'ai  voyagé.  Non  pas  (jue  je  fusse  née  d'humeur  inquiète  et 
voyageuse;  bien  au  contraire,  j'ahnais  mon  nid  et  les  courtes  pro- 
menades. 


<(  A  quoi  bon  ces  interminables  considérations  au  début  de  votre 
récit?  me  dit  un  de  mes  vieux  amis,  mon  voisin,  auquel  il  m'arrive 

1  S.  La  Valette  (Fables). 


SOLVKMUS    D'INK    VlKll.l.K   COUM'JLLK. 


parfois  (lo  (leinandiM'  coiisoil .  on  me  icservant  toutefois  do  ne  Pair 
(|U0  IV  quo  jo  vou\.  (!o  nos!  pas  |)ar(V  (juo  vous  vous  occupe/  de  plii- 
losopliit".  d'arclicolouii».  d  lusl(»ir(>.  de  p!i\siolo;;ic .  etc..  cic..  cpii 
vous  faut  donnci"  de  toul  cela  ii  vos  lecleuis  autan!  (pi'il  vous  cou- 
vioul  d  en  prendre  poui*  vous-uiènie.  Vous  pass<MV/.  pour  une  pédante, 
pour  un  pliilosoplie  enipknné  ;  on  nous  l'cuNcrra  en  Sorbonne,  et. 
(pii  |tis  est.  on  ne  M)US  lira  i)as.  .N"all(>/-\oiis  pas  i'aii'e  un  résumé 
scrupuleux  de  loul  ce  (jue  vous  avez  vu  el  |»ense  (le|)uis  (an(()(  ceni 
ans  «pie  vous  «"(es  au  niond«'.  jusiilier  voire  lilre  enlin.  el  joindre 
au  tort  «l'avoii-  use  vos  ail«^s  sur  toutes  les  .grandes  l'outes  le  tort 
liien  plus  iirand  de  \o\a.::«'r  sérieusement  sur  le  papier?  (Iroyez-moi, 
si  \ous  Adule/.  |)laii'e.  ayez  de  la  raison,  de  lespiil .  du  senliuïent, 
de  la  passion,  connue  par  liasar«l  ;  mais  f/anlcz—rotis  d'oublier  la  folie  '. 
Ia'  siècle  des  Colond)  est  passé  :  on  n  a  pas  hesoin  de  découvrir  un 
nouveau  monde  pour  s'intituler  voyai^eur.  on  l'est  ii  moins  de  frais.  On 
découvre  le  lieu  où  l'on  est  né,  on  «K'couvre  son  voisin,  on  se  découvre 
soi-même,  ou  l'on  ne  découvre  lien  du  (oui;  cela  vaut  bien  mieux, 
cela  nit-ne  moins  loin,  el .  Dieu  nous  le  pai'donne  !  cela  |)laît  autant. 
r'.ontez  donc,  contez.  (Ju'importe  ««jnunent  vous  contiez,  pourvu  (|ue 
vous  contiez?  le  temps  «si  au\  lùstoriettes.  Imitez  vos  contem|iorains. 
ces  illustres  V(jya.ireurs .  «pii  datent  des  (piatie  coins  du  itlobe  lems 
impressions  écrites  bravement  sur  la  paille  ou  sur  le  duvel  du  nid 
paternel  ;  faites  comme  euv.  A  propos  de  voya.a^es,  parlez  de  tout,  et 
de  vous-même,  et  de  vos  amis,  si  bon  vous  semble;  puis  mentez  un 
peu,  et  je  vous  promets  un  honnête  succès;  de  i^randes  erreurs  et 
d'imperceptibles  vérités,  c'est  ainsi  «pi'on  bâtit  les  meilleurs  ou vrai2;es. 
On  ne  vous  admirera  pas,  on  ne  vous  croira  pas,  mais  on  vous  liia. 
Vous  êtes  modeste  ;  que  vous  faut-il  de  plus  ?  » 

Ces  réflexions  m'arrêtèrent  un  instant.  Le  conseil  j>ouvait  être  jjon 
et  semblait,  en  tout  cas,  facile  à  >uivre;  mais  ma  conscience  l'empoita. 
"  On  ne  fait  pas  ce  qu'on  veut,  on  fait  «c  «ju'on  peut  et  ce  qu'on  doit 
surtout,  répondis-je;  je  suis  une  Oirneille  d  honneur,  je  ferai  de  mon 
mieux.  Si  vous  n'avez  à  me  df>nner  «jue  <U'<  conseils  comme  ceux-là , 
je  serai  heureuse  qu'il  vous  plaise  de  les  i^'arder  pour  vous. 

—  Soit,  je  me  tais,  »  me  dit  en  s'inclinant  j)rofondémenl  mon  inlei- 
IfKUt^ur  un  peu  piqué. 

'  Goottie. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  583 


Je  lui  rendis  sa  li'vt'i'fncc.  ol  je  i'(>|iris  la  iihiiiic. 

On  k'  sail.  je  suis  une  vieille  (lonieille.  Si  \ieille  ([ue  je  sois,  cl  je 
le  suis  assez  pour  ne  jilus  songer  ii  caelier  mon  àiie.  je  me  souviens 
d'aNoii'  été  jeune,  oui  jeune,  (juoi  ([uen  disent  les  Élourneaux  mes  voi- 
sins, aussi  jeune  qu'eux  assurément,  mais  moins  étourdie  peut-être  et 
moins  oublieuse  de  ce  (pfon  doit  de  respect  ii  la  vieillesse  qu'on  hono- 
rerait davantaiîc,  si  Ton  soni;eait  un  peu  (juctre  vieux  c'est  être  en 
train  de  mourir;  la  mort  ari'ive  h  la  lin  de  la  \ieillesse  j)our  la  relever 
et  l'ennoblir. 

Jai  donc  été  jeune;  jeune,  heureuse  et  mariée.  Jeunesse  et  bon- 
heur, je  perdis  tout  le  même  jour,  il  y  a  cinquante  ans,  en  perdant  un 
mari  adoré. 

Jour  alTreux  !  (|ue  je  n'oublierai  de  ma  vie.  Le  vent  soufflait  avec 
violence  dans  les  dentelles  du  vieux  clocher.  Le  tonnerre  roulait  avec 
funnir  sous  le  ciel  obscur.  La  sond)re  cathédrale  tremblait  sur  ses  fon- 
dements, connue  si  elle  eût  été  animée  |)ar  l'épouvante.  La  pluie  froide 
tondjait  i)ar  torrents,  et.  pour  la  j)remière  fois,  menaçait  de  .gagner 
notre  nid.  si  bien  caché  qu'il  lut  dans  un  des  plis  du  manteau  de  la 
cathédrale  de  Strasbourir.  a  Je  vais  mourir,  me  dit  d'une  voix  affai- 
blie, mais  résolue  pourtant,  l'époux  cjue  je  pleure,  je  vais  mourir! 
adieu!  Si  ces  pauvres  petits  pouvaient  se  jiasser  de  toi,  je  te  dirais  de 
mourir  avec  moi,  et  nous  nous  en  irions  ensemble  là-haut,  plus  haut 
que  le  soleil  !  La  mort  n'est  rien  pour  celui  cpii  compte  sur  l'éter- 
nité ;  mais  il  faut  \'\\\v  (piand  on  peut  être  I)  )n  ;i  quelque  chose  sur 
la  terre.  Vis  donc,  et  prends  courai-e.  (iarde  de  moi  un  bon  souvenir. 
Pauvres  petits!  ajouta-t-il;  cela  te  fera  plaisir  de  voir  pousser  leurs 
j)lumes.  » 

Ce  fut  son  derniei'  mot.  J'étais  veuve! 

On  ne  voit  jamais  le  bout  du  malheur,  le  nu'en  pouvait  grandir 
encore.  Huit  jours  après,  je  n'avais  plus  d'enfants  :  ma  nichée  tout 
entière  périssait  sous  mes  yeux. 


Ce  qu'il  y  a  d'affreux  dans  ces  maux  sans  remède,  c'est  qu'on  n'en 
meurt  pas  et  qu'on  s'en  console. 


58.'i 


SOUVENIRS    D'UNK    VIEILLI".   C0R^E1LLE. 


'       K> 


l-r  «  iiiy'  '\ 


t'-TfTr?- 


Jo  fciillis  (Icvfnir  (MIc.  On  fiiiii^nit  [K)ur  mes  jours.  ]\hiis  on  mCr)- 
toura,  mais  on  mobscda.  ot  jcns  lii  lAclioté  «le  ronsonlir  h  viMc. 

«  Vovairf'z.  nie  dit  alois  une  vieille  (ji:o.i:iic  (|iii  a\ail  soijL'né  mon 
mari  cl  mes  enfants  pendant  leur  maladie  ;  ^o^ai:e/..  Vous  |)artirez 
inconsolable,  vous  reviendrez  ealme.  sin<jn  (•onsoi(-e.  (:ond)ieu  de  dou- 
leurs sont  restées  sur  les  ^nands  eliemins  1  » 

Cette  Citroime  était  connue  [joui-  sa  (idelile  ii  tous  les  bons  senti- 
ments, mais  la  prati(jue  du  monde  l'avait  enduicie.  Cette  parole  me 
parut  impie,  et  je  la  laissai  sans  réponse. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  585 


Quehjues  Coi'liciiux.  de  ('eux  (|iit'  mon  iii;iri  ;i\ail  le  plus  jiiiiiés, 
joit!;nirent  alors  leur  voix  à  celle  de  riinpassihle  Cii^oi^ne,  et  pendant 
quehjiies  jours  je  n'entendis  rien  autre  chose  que  ceci  :  «  Partez,  par- 
tez, »  me  disait-on  de  tous  côtés. 

Mon  cœur  se  brisait  à  la  pensée  d'abandonner  ces  pierres  vénérées 
où  je  les  avais  tous  vus  vivre,  ni'ainier  et  mourir  ;  oii,  en  dépit  de  ma 
raison,  j'espérais  toujours  les  Noir  rcpai'aitre,  car  il  faut  des  années 
pour  ci'oire  ;i  la  mort  de  ceu\  (ju'on  aime...  0  terre!  oîi  vont  les  morts, 
et  (jue  fais-tu  d\Mi\?  Mais  le  moyen  de  souiïrir  à  sa  guise  au  milieu  de 
i;ens  qui  se  cioiciit  Icnus  de  vous  consoler? 

Je  partis  donc,  je  partis  pour  être  seule,  pour  pleurer  à  mon 
aise. 

Pendant  cinquante  ans,  je  dois  le  dire,  je  ne  me  suis  ni  arrêtée  ni 
consolée.  Mais,  hélas  !  faibles  que  nous  sonunes!  nous  ne  savons  même 
pas  pleurer  éternellement.  La  sceptique  Cigoii;ne  avait  dit  vrai.  Et  a|)rès 
avoir  pleuré,  pleuré  longtemps,  ma  chère  douleur  m'échappa  peu  à  i)eu. 
A  quoi  sommes-nous  fidèles? 


Vie  errante 
Est  chose  enivrante. 


Du  moment  où  je  ne  voyageais  plus  que  pour  voyager,  et  qu'en  haine 
du  moindre  repos,  pour  ainsi  dire,  je  pensai  à  cette  maxime  d'un  grand 
moraliste  :  «  On  ne  voyage  (pie  pour  raconter;  »  «  Pourcjuoi  ne  racon- 
terais-je  pas?  »  me  dis-je  aussitôt. 

Ce  tut  ainsi  que  je  pris  d'abord  une  note,  puis  deux,  puis  trois, 
puis  mille.  A  mesure  que  l'occasion  s'en  présentait,  et  j'avais  soin 
qu'elle  se  présentât  souvent,  je  racontais  mes  voyages  aux  Oiseaux 
qu'un  peu  de  curiosité  rassemblait  autour  de  moi.  Je  m'eiïorçais  de 
parler  clairement  et  de  dire  honnêtement  ii  chacun  ce  qui  p.juvait  lui 
être  utile  et  agréable;  je  voyais  bien  qu'on  m'écoutait,  mais  on  ne 
me  louait  pas  encore,  et  chacun  semblait  craindre  de  hasarder  son 
suffrage.  A  la  (în,  un  Oiseau  (qui,  à  la  vérité,  n'était  pas  de  mes  amis) 
se  risqua  et  dit  tout  haut,  avec  une  grande  assurance,  que  mes  contes 
étaient  bons.  C'en  fut  assez,  leur  fortune  était  faite;  bientôt  mes  récils 

74 


5811 


SOlNKNinS    1)"IM-:    MKILLK    COHNKl  LLK. 


Je  pns  d'abord  une  note,  puis  deux,  j)uis  trois,  puis  mille. 


|ja>.>«.'rc'iit,  volcrenl  de  hcc  en  Imt.  (|  je  lo  rcdouviii  |);iiImiiI.  .1  m  rii> 
flattée. 

Quand  on  a  une  fois  i,'OÙté  de  la  louani,'e,  on  en  vienl  a  lainier,  si 
peu  (juon  la  niérile,  ou  si  |>eu  quelle  vaille  et  qu'on  l'eslime.  Je  œn- 
linuai  donc. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  587 


Un  vieux  Château. 

Il  était  iino  fois  un  vieux  chriteaii... 

(J'ontrc  eu  matière  eonime  les  vieux  conteurs,  mais  pourtiiioi  non? 
Ne  suis-je  pas  contemporaine  des  liistoires  qui  commencent  comme 
celle-ci  ?) 

Il  était  donc  une  fois  un  vieux  château,  le  château  de  ***, 
dont  je  ne  puis  dire  le  nom,  pour  des  raisons  que  je  dois  taire 
aussi. 

Dans  le  temps  où  il  y  avait  en  France  ce  qu'on  appelait  des 
chàteau\  forts,  ce  château  avait  été  un  château  fort;  c'est-à-dire 
(|u'il  avait  vu  pendant  sa  Ionique  vie  tout  ce  que  les  châteaux  avaient 
coutume  de  voir  dans  ces  temps-là.  II  avait  souvent  été  attaqué  et 
souvent  défendu,  souvent  pris  et  souvent  repris. 

Ces  choses-là  n'arrivent  pas  à  un  château,  si  fort  qu'il  soit,  sans 
(pi'il  en  résulte  pour  lui  de  notables  altérations  ;  aussi  n'assurerais- 
je  pas  qu'à  l'époque  dont  je  parle  il  eut  rien  conservé  de  sa  pre- 
mière architecture. 

Il  me  suffira  de  dire  (ju'après  avoir  été  pris  et  saccagé  pour  la 
dernière  fois  à  la  révolution  de  93,  qui  épargna  peu  les  châteaux, 
il  fut  bien  près  d'être  restauré  après  celle  de  1815,  qui  leur  fut 
meilleure,  à  ce  qu'il  parait.  iMalheureusement  pour  ce  château,  ce 
fut  au  moment  oii  sa  fortune  commençait  à  se  refaire  qu'arriva  cette 
fameuse  révolution  de  1830,  {|ui  vous  a  été  si  longuement  racontée  par 
rhonnète  Lièvre  dont  les  touchantes  aventures  ouvrent  ce  livi*e. 

Le  vieux  manoii'dut  alors  sortir  de  noblesse.  11  dérogea  et  fut  vendu 
à  un  bancjuier.  L'n  bancpiiei'  est  un  Homme  qui  est  tenu  d'avoir  de  l'ar- 
gent, mais  qui  |)eut  à  toute  force  manquer  tie  connaissances  archéolo- 
giques. Aussi  l'acheteur  financier,  tout  en  voulant  du- bien  à  sa  nouvelle 
propriété,  lui  porta-t-il  le  dernier  coup. 

Il  y  mit  les  maçons  ! 

En  moins  de  rien  les  trous  furent  bouchés,  les  murs  blanchis,  et  au 
moyen  d'une  terrasse  (renaissance  !  )  qu'on  crut  mettre  en  rapport  avec 
ce  qui  restait,  la  chapelle  ell^-mème  fut  utilisée,  et  profanée!  On  en  fit 


588 


SOLVEMRS    D'INE    VIEILLK    COUNEILLK 


S>^^^^^^^  -r^ 


^^'■t^^CS-^r. 


Un  banquier. 


'uno  (le  ces  caû:es  à  coiiipiirliiiicnls  dans  lesquelles  les  hommes  emprison- 
nent volon Un' rement  les  trois  (juiiils  de  leur  existence,  en  haine  sans 
doute  de  ce  que  Dieu  a  (ail  pour  ses  créatures  :  le  ciel,  l'air  et  la 
liJjerte. 

Pourtant  ranti(jnc  castel  ne  fut  pas  rehàli  dans  son  entier-.  \y  ban- 
quier s'ét<iil  conl«'nlt'.  en  Ilonnne  qui  sait  le  pii\  de  I  aii^ciil.  d"en 
relever  une  partie  seuletnent.  Tous  les  styles  d'ailleurs  fuient  mêlés 
•selon  l'usage  ;  les  étages  sufx;rieurs  étaient  d'architecture  romane,  et 
les  étages  inférieurs  d'architecture  gothique  ;  ce  (pii  pouvait  doimer  à 
entendre  qu'on  avait   hàti   les  toits  d  ab;>i'd    et  les   fondements  tout  ii 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  580 


In  lin.  (les  l»ailt;iiisiii('s  Icroiil.  je  rcsprrc.  IVciiHr  lous  les  ju'clii- 
terles,  et  aussi  les  (iaslois.  au\(|ii('ls  l(S  iloimiic^  oui  Noié  k's  élé- 
ments (le  leur  sévèie  arehileeluie  inzaiiline. 

Ceci  n'einpecha  pas  que  eede  reslauralion  IjDuriicoiM'  lit  i^iaiid  lniiil 
dans  le  pays,  el  beaucoup  d'iionneui-  au  iiiarou  (pii  avait  si  inlie|)id('- 
inent  mené  à  lin  cette  œuvre  d'artiste. 

Le  reste  fut  heureusement  abandonné,  ou,  pour  inieuv  diie,  sauvé. 

Ce  lut  ainsi  (pic  ce  pauvre  vieux  château  perdit  son  caractère  de 
vieuv  château,  cl  (pi  après  avoir  été  habité  autrefois  par  des  comtes, 
par  des  [)i"inccs.  et  peut-être  bien  [)ar  des  rois,  il  était  (levenu  une 
sorte  de  maison  de  canipai^ne  (pie  ses  nouveau\  |)ropi'iétaires  daii^naient 
à  peine  visiter. 

Je  l'ai  dit.  je  suis  née  dans  le  iji-and  poitail  de  la  caihédrale  de 
Strasbourg,  ce  diamant  de  l'Alsace,  entre  les  llanunes  de  pierre  qui 
soutiennent  de  leurs  lobustes  étreintes  l'image  du  Père  éternel.  Quand 
on  a  eu  un  pareil  berceau,  cjuand  (Ai  a  été  élevée  dans  le  respect  des 
vieilles  cIkjscs,  on  ne  peut  voir,  sans  crier  au  blasphème,  rim[)iété  de 
ces  Honnnes  qui  détiuisent  elfrontément  le  peu  de  bien  que  leui's  pères 
avaient  su  faiie. 

Du  reste,  la  partie  restaurée  avait  trouvé  des  h(jtes  dignes  d'elle. 

Elle  était  habitée  par  des  Chouettes  et  par  des  llijjoux,  qui,  se 
voyant  sur  une  teirasse  toute  neuve,  se  donnaient  des  airs  de  grands 
seigneurs,  les  plus  risibles  du  monde,  et  se  faisaient  appeler  sans  pudeur 
monsieur  le  Gi'and-Duc  er  madame  la  Grande-Duchesse  par  les  pauvres 
Chauves-Souris  (|ui  les  servaient. 

J'arrivai  un  soir  à  ce  château,  très-fatiguée,  après  toute  une  jour- 
née de  vol  forcé.  J'étais  de  la  i)lus  mauvaise  humeur,  de  celle  que  l'on 
a  contre  soi-même  autant  (pie  contre  les  autres,  ce  (ju'il  y  a  de  pis 
enfin.  J'avais  été  tout  à  la  fois  poursuivie  par  l'ennui,  (jui  nesl  autre, 
je  crois,  que  le  vide  du  cœur,  et  inquiétée  par  un  de  ces  chasseurs 
novices  qui  ne  respectent  ni  l'âge,  ni  l'espèce,  et  pour  lesquels  rien  n'est 
sacré.  Le  hasard  voulut  (jue  je  m'abattisse  sur  la  balustrade  de  la  terrasse 
dont  je  viens  de  parler,  dei-rièi'e  une  rangée  de  vases  Louis  XV,  du  sein 
desquels  s'élevaient  les  tristes  rameaux  de  (piekiues  cy{)rès  à  moitié 
morts. 

Minuit  sonnait  ! 

3Iinuit  !  Dans  les  romans  il  est  rare  que  minuit  sonne  impunément; 
mais  dans  un  récit  véridique,   comme  celui-ci.   les  choses  se  passent 


5-.)0 


SOLVKMUS    D'LM:    VIKILLK    CORNEILLE. 


Un  de  ros  cliassours  novices  pour  lesquels  rien  n'esl  sacri"-. 

(IV)nlinnirf'  plus  >iiii|il('iii('iiL  1*11  les  douze  coups  me  ijippclri'cul  sciilc- 
iiicnt  qiio  j<'  fcniisliicii  dr  me  coikIici-.  si  je  \(iul;iis  rcpnilir  de  Itounc 
houie.  —  Je  iiio  coinli  li  donc 


Monsi'nr  le  Duc  <l  madaim;  la  Duchesse.  —  l.rif;  Terrasse. 


inllais  m*on(Ioriiiif.  (juiind  je  (rii>  m  iifxTffVfjir  quo  jf  n'étais  pas 
s^'ule  .>ur  la  terrasse  :  j  rntivNis  en  clïel.  ;)  l;i  liiililc  claiir  des  étoiles, 
un  IIIUmi  rpii  enveloppjiil  .::idjiiiiriieiil  djni>  I  une  de  ses  niles  une  (lliouede 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  591 


d'assez  lionne  ii^parcncc.  liindis  (|u"il  se  (Icjipiiil  avec  l'aiiliv  coinnie  un 
héros  (Topera  dans  son  manteau. 

En  pivlanl  un  peu  Toreille,  j'enteiulis  qu'il  s'ai^nssait  de  la  lune,  de 
la  nuit  ])rune.  etc.;  tout  cela  se  disait  ou  se  ehantait  sur  un  air  passable- 
ment  lamentable. 

Pauvre  lune!  s'il  lallail  en  ei'oire  les  amoureux,  tu  n'aui'ais  été  l'aile 
(pie  poui'  eux. 

Pour  rien  au  monde  je  n'aurais  voulu  être  indiserèle  ni  prendre  une 
hospitalité  ([ui  ne  pouvait  i!;uère,  d'ailleurs,  ni'ètre  refusée.  Je  m'adressai 
donc  poliment  à  une  Chauve- Souris  de  service  ([ui  vint  ;i  passer.  «  Ma 
bomie.  lui  dis-je,  veuillez  faire  savoir  ii  vos  niaitres  (pi'une  (lorneille  de 
cent  ans  leur  demande  l'hospitalilé  pour  une  nuit. 

—  Qu'appelez-vous  votre  bonne?  me  l'épondit  la  Chauve-Souris 
d'un  air  pi(iué  ;  appi'enez  ([ue  je  ne  suis  la  bonne  de  personne.  Je  suis 
au  service  de  madame  la  Duchesse,  et  j'ai  l'honneur  d'être  sa  première 
camériste.  Mais  qui  ètes-vous.  madame  la  Corneille  de  cent  ans?  de  quelle 
paît  venez-vous  ?  comment  vous  annoncerai-je  ?  (luel  est  votre  titre? 

—  3Ion  titre '^  repris-je.  Mais  je  suis  très- fatiguée,  j'ai  besoin  de 
repos,  et  je  ne  saclie  pas  qu'on  en  j)uisse  trouver  un  meilleur  |)oui* 
demander  ce  ([ue  je  demande,  le  droit  de  dormir  sans  aller  plus  loin. 

—  Voilà  un  beau  titre  en  eiïet,  me  répliqua  la  sotte  pécoj'e  tout  en 
s'en  allant.  Croyez-vous  ([ue  les  grands  persomiages,  connue  il  en  vient 
au  château,  soient  jamais  fatigués?  Ils  n'ont  lien  ;i  faire  et  volent  tout 
doucement.  » 

Au  bout  d'un  instant,  je  vis  arrivei'  une  autre  (Chauve-Souris. 
Celle-ci,  n'étant  encore  ([ue  la  troisième  des  Chauves-Souris  de  ser- 
vice de  madame  la  Duchesse,  était  moins  impertinente  (|ue  la  |)remière. 
«  B(jn  Dieu  !  me  dit-elle,  la  premicTC  camei"iste  vient  d'être  grondée  à 
cause  de  vous.  Madame  chantait  un  nocturne  avec  monsieur,  et  dans  ces 
moments-là  elle  n'entend  j)as  qu'on  la  dérange  :  madame  vous  fait  dire 
(juelle  n'est  pas  visible.  D'ailleurs,  madame  ne  reç(jit  ([ue  des  personnes 
titrées,  et  vous  n'avez  point  de  titres. 

—  Que  me  contez-vous  là?  lui  dis-je;  n'ai-je  pas  des  yeux  pour  voir 
(jue  votre  Grand-Duc  n'est  (ju'un  Hibou,  et  (|ue  votre  Grande-Duchesse 
n'est  qu'une  Ciiouette,  à  laquelle  ces  hautes  mines  vont  fort  mal? 

—  Chut  !  me  dit  à  l'oreille  la  Chauve-Souris  qui  était  un  peu 
bavarde,  et  parlez  plus  bas  !  Si  l'on  savait  seulement  que  je  vous 
écoute,  je  serais  chassée,  et  peut-être  mangée.  Depuis  qu'ils  ont  quitté 


592 


SOUVENIHS    D'I  M-;    VIKILLK    COUNKl  l.LK. 


mW 


Madame  la  Duchesse  chante  un  nocturne  avec  monsieur  le  Duc,  et,  dans  ces  momcnts-Ii, 
elle  n'entend  pas  qu'on  la  dérange. 


ht  faliri(jtio  oii  Iciii'  m»iiI  ncdiics  Iciiis  jMciiiirrcs  [iliiiiifs,  mes  iiiaîtros  ne 
rèvont  (jne  irrandcurs;  ils  iiicnrciil  d'cnvio  de  s'iinohlir.  On  parle  de 
rerreuser  les  fossés  et  les  irreiionillcres,  de  refaire  les  |>onts-levis  et  de 
redresser  les  lourt'llcs.  <•!  ils  (siicrcnl  dcxciiir  iinlihs  iioiii'  de  hon  au 
niilieu  de  ees  attributs  de  la  nolilesse.  Mais.  Iiali  !  Tliahit  ne  fait  j)as 
le  inf)ine,  et  le  ehjTiteau  ne  fait  pas  le  noble.  Du  reste,  ma  bonne  dame, 
volez  la-bas.  a  droite,  vous  \  (rouxcrc/  lc>  niirics  du  \i('ii\  cliàlcau.  cl 
vous  y  serez  tout  aussi  bien  (ju'iei.  je  nous  assure. 

—  Des    ruines!    nréeriai-je.    il  >   ;i   des  ruines   jucs  d  iri.   il   reste 
quelque  ehose  du  vieux  cliàteau.   cl   j'aurais  pu  passer  la  nuit  sur  eettc 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE    CORNEILLE.  593 


vihiiitc  I.MTassr  (|ui  iiii  ni  sInIc.  ni  .-liiiidciir.  ni  souvenirs!  Mq\v\,  ma 
licllc.  Notre  iiiaîlrost'  l'iiil  l)i(Mi  (\'v[\v  une  sotlc  ;  ii  riicurc  (|iril  csl.  je 
nai  (\u'l\  me  louei'  d'elle.   » 

Va\  \ei'ile.  rien  n'est  plus  boullon  (|ue  les  |)ietentii)ns  de  ces  nobles 
de  eonlrebande.  Je  laissai  là  ees  Oiseaux  ridicules,  celte  maison  badi- 
jLtcoimée.  et  ]>ien  m'en  prit. 

Sans  doute,  du  vieuv  château  il  était  restt'  peu  de  ciiose,  mais  j'au- 
rais doimé  viniit-cinq  châteaux  restaurés  comme  celui  que  je  venais  de 
quitter,  pour  une  seule  des  pierres  du  vénéiable  njur  sur  lefjuel  j'eus  le 
bonheur  de  me  poser. 

L'admirable  vieux  mur  ! 

Est-il  au  monde  lien  de  plus  touchant  (|ue  ces  débris  immortels  (jui 
témoignent  si  éloquemmenl  du  tort  que  ce  qui  est  fait  chaque  jour  à  ce 
(jui  a  été  ?  Conunent  peut-on  hésiter  entre  les  vieilles  choses  et  les  nou- 
velles '}  î,e  présent  est-il  autre  chose  que  le  Singe  du  passé  *  ') 


In  vieux  Fixucoii. 


Ce  su|)erbe  vieux  nmr  entourait  une  com'  vieille  aussi.  LIne  vi.une 
vieriic  end)rassait  de  ses  vertes  pousses  tout  un  |)an  de  la  mmaille.  Des 
scolopendres,  des  lis  et  des  tulipes  sauvai^es  croissaient  entre  les  mar- 
ches tl'un  perron  délabré  (|u'un  lierre  recouvrait  en  partie.  Les  hum])les 
fleurs  blanches  de  la  ])ourse-ii-pasleur.  les  boutons-d'or.  les  iriroflées 
jaunes,  l'œillet  rouiieàtre.  le  pâle  réséda,  les  vipérines  bleues  et  roses  se 
Taisaient  jour  entre  les  dalles  et  disj)utaient  la  terre  aux  mousses,  aux 
lichens,   aux  liraminées.   aux  ronces  et  aux  orties. 

Des  i:;ueules-de-loup.  i\e>  perce-pierres  et  les  touffes  hardies  des 
coquelicots  couleur  de  feu  vivaient  au  nu'Iieu  des  décombres  qu'elles 
semblaient  enflanmier. 

Oii  l'Homme  n'est  plus,  la  nature  reprend  ses  droits. 

Cette  vieille  cour  appartenait  à  un  vieux  Faucon  qui  n'avait  pas 
grand'chose,  parce  que  les  révolutions  l'avaient  ruiné,  mais  qui  don- 

*  Joaa  Paul. 


59/ 


bOLVtMRS    D'UNt:    VIKILLK   CUUNEILLE. 


liait  loul  ce  (|U  il  avait  cl  \i\ail  |)aiiM('iiiciil .  mais  noidcinciil  ,  laisanl 
volontiers  les  lionnciiis  de  sa  cour  aux  aiiiiiiau\  c^arcs;  aussi  clail- 
cllo  toujours <'ncoMiltrcc  de  b'tes  à  toutes  pattes,  ii  tout  |)oil  et  ii  toutes 
plumes,  (Je  Rats  sans  ressources,  de  3Iusaï'aii:nes  et  de  Taupes  attar- 
dées, de  Grillons,  de  Cigales  et  autres  musiciens  sans  asile  ;  (pielques- 
uns  même  s  y  étaient  fixés  ii  demeure.  Les  Pierrots  n'y  nian(juaient  f)as, 
et  un  Mulot  très-entèté  <'lait  |»aivcmj.  niali:i(''  foules  les  didicullés  (jue 
lui  avait  présentées  la  n;ilinc  cjiicairc  d Un  icnain  sliatilic',  à  se 
creuser  sf>us  une  dalle  un   trou  loit  profond. 

Ije  digne  seigneur  était  allie  au\  esjx ces  le>  plu>  nohjes  de  iMance, 
et  comptait  des  Phénix,   de-  Merlettes  et  des  llefnnnes  dans  sa  lamille. 

C'était  un  vieillard  encore  sec  et  ^igouI(■u\.  Jl  y  avait  dans  tout»; 
sa  personne  cette  grâce  naturelle  et  inijjosante  des  Oiseaux  de  grande 
race,  cette  simple  majesté  qui.  dil-on.  de\ient  de  jom-  en  joui-  phis  rai'c; 


SOUVENMRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 


595 


Et  un  Mulot  Irùs-entèté  était  parvenu  à  se  creuser,  malgré 
toutes  les  diflicultés ,  etc. 


et  quand  la  goutte  (cette  maladie  des  nobles,  qui  s'est  fait  peuple  comme 
le  reste,  et  qui  a  eu  tort)  lui  laissait  quelque  répit,  il  fallait  l'entendre 
raconter  ses  prouesses  d'autrefois;  alors  sa  haute  taille  se  redressait,  son 
œil  brillait  comme  l'œil  de  l'Aiiile  et  semblait  délier  le  temps  iui-n)ême. 
«  Un  jour,  (disait-il  souvent),  et  c'était  là  un  de  ses  i^lorieuv  sou- 
venirs, un  jour  j'échapi)ai  au  page  qui  me  portait,  et  je  chassai  libre- 
ment pendant  toute  une  semaine.  Ah  !  j'étais  le  premier  Faucon  de 
France  !  Aussi ,  (juand  je  reparus ,  ma  belle  maîtresse  fut-elle  si  aise  de 
me  revoir  qu'elle  me  baisa  de  toute  son  âme  en  me  remerciant  d'être 
revenu.    Le   pauvre   page  avait  été   grondé,   mon  retour  lui  valut  sa 


Hélas!  plus  de  chasses,  plus  de  fêtes  brillantes,  plus  de  fanfares, 
plus  de  triomphes,  plus  de  ces  grandes  dames  si  regrettées  aujourd'hui, 
de  ceux  même  qui  n'ont  jamais  pu  savoir  de  combien  elles  l'emportaient 
sur  celles  d'à  présent,  ni  par  conséquent  pourquoi  elles  sont  si  regret- 
tables. 


590 


SOUVENIRS    D'LNE    VIEILLE   CORNEILLE. 


Au  lif'ii  (le  tout  (  chi .  (les  chasses  sans  iioiiijx'.  des  cIkissouis  en 
lunettes,  les  chasseurs  du  jour  enfin,  (jui  vont  î«  la  ciiassc  sur  les  i<ranles 
routes  et  jettent  leur  jMiudie  au\  moineaux;  et  enfin,  au  lieu  de  ces 
paires  dorés  Cjui  le  j)orl;ii<'iil  au  poiDi:.  pour  tout  sci'vilcur,  dois-je  le 
«lire.*  un  pauvre  Sansonnet  I 


Appfs  tout .  mieux  vaut  peut-(Hre  pour  page  un  Sansonnet  que  pas 
île  pa.ee  du  tout,  (ji  Sansonnet  était  bien  le  i>lus  drôle  d'Oiseau  qui  se 
puisse  voir  ;  vieux,  cassé,  bavard,   fantasque,  mais  bon,   mais  dévoué 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE. 


597 


et  clomesliquQ  pur  tempéra  mont.  Il  avait  appaiteiiu  au  sacristain  d'une 
petite  éiïlise  voisine,  et,  en  vertu  sans  doute  de  ce  proverbe,  qui  dit  tel 
maître  tel  valet,  il  avait  fini  par  ressembler  à  son  maître,  et  avait  pris 
des  airs  d'église,  qui  donnaient  à  sa  figure  et  à  son  accent  je  ne  sais 
quoi  d'humain  et  de  béni,  dont  l'efTet  provoquait,  quoi  (pi'on  en  eut,  un 
fou  rire. 

Devenu  liljre  à  la  mort  de  son  pi-emier  maître ,  il  était  resté  tiiste- 
ment  perché  sur  sa  cage  pendant  quatre  grands  jours ,  se  contentant  de 
gober  tristement  quelques  mouches  au  passage,  et  ne  s'était  envolé 
qu'après  avoir  eu  le  temps  de  se  convaincre  que  les  morts  ne  reviennent 
pas. 

Ne  sachant  que  faire  de  sa  personne,  il  était  venu,  rien  que  pour 
l'amour  de  la  domesticité,  offrir  ses  services  et  le  respectueux  servage 
de  son  cœur  au  vieux  Faucon  qui  les  agréa.  Dès  les  premiers  jours ,  il 
s'était  pris  d'une  affection  sérieuse  pour  ce  vieillard  qu'on  aimait  rien 
qu'à  le  voir.  L'excellent  serviteur,  qui  savait  bien  que  noblesse  oblige, 
faisait  de  son  mieux  pour  tenir  sa  cour  sur  un  grand  pied.  S'il  est  triste 
d'être  pauvre,   il   l'est  encore  plus  de  le   paraître.  Nouveau  Caleb,  il 


598  SOLVEMRS   D'UNK   VIEILLK   COHNEILLL:. 


se  iiuilti|iliail.  parlai!  à  tous  ol  volait  pai'tout  îi  la  fois.  «  Jo  suis  le  seul 
ilonie>li(iue  de  mon  inaîtiv.  disait-il  ii  tous  les  nouveaux  venus  ;  à  (juoi 
[ion  s"end>an"asser  de  laiil  d(^  i^cns ?  noire  maison  en  esl-elle  moins 
noble?  »  il  était  notoire  (juil  servait  son  niaîliv  pour  rien;  mais  (|uel(|ues 
inéeliantes  lanirues  disaient  (pie  le  vieux  noble  avait  sans  doule  enloui 
(pielipie  |iait  un  (rt'sor.  e(  eonlie  son  secret  il  son  domeslicpie.  (pii  s'en 
emparerait  ii  sa  moi't.  lîien  n'clail  plus  l'anx;  mais  le  dcsinli'i'essement 
est  si  rare  qu'on  ny  eroil  pas. 

i.e  \ieux  mM'n  ilcur  \  ixail  axcc  une  ('conomie  cxlrrmc  :  il  apportait 
il  son  maître  la  nouriituie  (piil  allait  chercher  au  loin,  il  ne  man,:;eait 
qu'après  lui.  el  disait  (piil  avait  niani;é  auparavant  quand  il  ne  restait 
rien.  H  a\ait  eu  le  bonheur  de  Irouver  sous  la  marche  du  |)eri()n 
une  espèce  de  .^Millaire  ii  la  vue  (bupiel,  en  Oiseau  (pii  a  aimé  sa  ca.ire, 
le  pauvre  Sansonnet  avait  bondi  de  joie;  et  tous  les  soirs,  sans  y  man- 
(piei\  notre  vieux  serviteur  s'allait  j)ereher  derrière  ce  bien-aimé  .:.M'illai;:e, 
heureux  de  se  croire  proté.w  par  ce  simulaci'e  de  prison. 

Quand  j'arrivai,  le  seiviteur  donnait,  le  hiaîlre  dormait,  tout  le 
mon<le  dormail.  .l'en  lis  autant. 


Le  lendemain,  je  fus  reçue  par  mon  hôte  a\ec  une  si  ex(|uise  i)oli- 
tesse.  que  je  crus  un  instant  avoir  retrouvé  ce  b;)n  vieux  lenqis  où  les 
Oiseaux  étaient  si  polis  et  les  Corneilles  si  fêtées. 

«  Vdus  èles  elle/  vous.  i>  me  dit-il 


Cette  ruine  el  moi  nou>  nous  allions  >i  bien,  il  y  avait  entre  nous 
des  rapf)orts  si  sympathiques,  que  j'acceptai  lonVe  de  l'aimable  \ieill;ii'd 
et  fjue  je  pris  ii  l'instant  même  la  résolution  île  rester,  chez  lui  pendant 
quelque  temps. 

Autour  de  moi  tout  é'Iiiit  \ieux.  j('tais  heureuse  f)U  peu  s'en  faut. 
Je  passai  mes  jours  ii  parcourir  les  environs,  à  en  rechercher  les  beautés 
et  à  questionner  les  habitants  de  ces  campa.irnes.  Ces  Oiseaux  des  champs 
savent  sfjuvent,  sans  s'en  douter,  beaucoup  de  choses  qu'on  demande- 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 


599 


rait  en  vain  aux  Oiseaux  des  villes.  Il  semble  que  la  nature  livre  plus 
volontiers  à  leur  foi  naïve  ses  sublimes  secrets.  N'est-il  pus  vrai  de  dire 
que  ce  que  nous  savons  le  mieux,  c'est  ce  que  nous  n'avons  |)as 
appris? 


C'est  pendant  ce  séjour  que  j'eus  l'occasion  d'étudier  les  mœurs  d'un 
F.ézard,  dont  le  bon  naturel  m'avait  vivement  intéressé.  Ces  individus 
étant,  selon  le  mot  de  Figaro,  paresseux  avec  délices,  j'ai  pensé  que  si 
quelqu'un  ne  se  chargeait  pas  de  parler  pour  eux,  leur  monograi)liie 
manquerait  à  notre  histoire,  et  peut-être  eùt-ce  été  donunage. 


A    quoi    TIENT   LE    COEUR    D'UN    LÉZARD. 


Dans  une  des  pierres  les  plus 
^^  pittoresques  du  nuu'  (jui  m'avait 
'^-  séduite,  vivait  un  Lézard,  le  plus 
^  beau,  le  plus  distingué,  le  plus 
aimable  de  tous  les  Lézards.  Pour 
^m^'  P^^i  (ju'on  eût  du  goût,  il  fallait 
^l^-^?!  îidmirer  la  taille  s\elle,  la  queue 
déliée,  les  jolis  ongles  crochus,  les 
dents  fines  et  blanches,  les  yeux 
vifs  et  animés  de  cette  charmante 
créature.  Rien  n'était  plus  séduisant  que  sa  gracieuse  personne.  Il 
n'était  aucune  de  ses  changeantes  couleurs  dont  le  reflet  ne  fut 
agréable.  Tout  enfin  était  délicat  et  doux  dans  l'aspect  de  ce  fortuné 
Lézard. 

Quand  il  grimpait  au  mur  en  frétillant  de  mille  façons  élégantes  et 
coquettes,  ou  qu'il  courait  en  se  faufilant  dans  l'herbe  fleurie  sans  seu- 
lement  laisser  de  traces  de  son  joli  pelit  corps  sur  les  fleurs,    on  ne 


600  SOLVEMUS   U'LiNE    VIEILLI:   GOUNKl  LLK. 


poinait  se  lasser  de  le  recnrdiM".  el  (oiiles  les  l.c/ardes  ou  avaient  la 
t'Me  l<»nniee. 

hu  reste,  on  ne  >ani'ail  rire  |»lus  simple  el  plus  nail'  (pic  ne  It'lail 
ee  it)i  des  Le/.ards.  Comme  un  Kardouon  celèlu'e'.  il  aurait  ele  de  force 
il  jMvndre  des  louis  d"or  j)oui"  des  ronds  de  carotte.  Ceci  prouve  qu'il 
axait  toujours  vécu   loin  du  monde. 

Je  me  tromiie,  une  lois,  mais  une  fois  seulement,  il  avait  eu  lOcea- 
>ion  (l'aller  dans  le  monde,  dans  le  monde  des  l.(''zar(l>  hicn  entendu,  vi 
(pioiijue  ce  monde  Soit  cent  fois  moins  corrompu  cpie  le  monde  pcilide 
des  Ser|)enls.  des  CouleuMVs  el  dv>  llonunes.  il  jura  qu'on  ne  l'y 
reprendrait  |)lus.  el  n'\  resta  qu'un  jour  (pii  lui  |)arul  un  siècle. 

Après  (pioi  il  revint  dans  sa  chère. solitude,  bien  résolu  de  ne  |)lus  la 
quiller,  el  sans  avoir  rien  perdu,  lieureusemenl .  de  celle  candeur  el 
de  ce  bon  naturel  qui  ne  se  peul  p;uère  i;arder  qu'aux:  clianq)S.  et  dans 
la  vie  fpiun  Animal  dont  le  ca>ur  est  bien  |)lace  peut  menei"  au  milieu 
des  fleurs  et  en  plein  air,  devanl  celte  bonne  nature  (jui  nous  caresse 
de  tant  de  façons.  C'est  le  jjrivilé.w  des  unies  candides  (ra|)|)roclier  le 
mal  impunément.  Il  demeui'ait  au  midi  dans  ce  superbe  vieux  nnn%  et 
avait  eu  le  bon  esprit,  ayanl  trouvé  au  beau  milieu  d'une  pierre  un 
ItrLJIant  petit  palais,  d'y  vivre  sans  faste.  |)lus  heureux  qu'un  prince,  et 
lie  n'en  être  pas  j»lus  lier  |)our  cela. 

C'était  en  vain  rpiun  Geai  huppé  lui  avait  assuré  qu'il  descendait  de 
Crocodiles  fameux,  et  (pie  ses  ancêtres  avaient  trente-cinfj  |)ieds  de 
loniTueur.  Se  voyant  si  jx-til .  et  voyant  aussi  (jue  le  plus  LiViuv]  de  ses 
ancêtres  ne  l'aurait  pu  .irrandir  dune  liane  ni  ajouter  seulement  un 
anneau  aux  anneaux  de  sa  cpieue.  il  se  sr)uciait  fort  peu  de  son  origine 
el  ne  s'inquiétait  .euère  d'être  né  d'im  œuf  imperceptible  au  d'un  gros 
œuf.  pourvu  qu'il  fut  né  de  manière  à  être  heureux;  et  il  l'étail.  Il  ne 
se  serait  pas  dérange'"  d'un  |)as  pour  aller  contempler  ce  qui  restait  de  ses 
pfTes,  dont  il  ne  restait  que  des  os,  si  honorai)le  qu'il  fût  pour  ces  restes 
illustres  d'être  conservés  à  Paris  dans  le  Jardin  des  Plantes,  ce  tombeau 
de  Sii  noble  famille,  comme  disait  le  Geai  huppe. 

Enfin,  sans  avoir  les  faiblesses  contraires,  il  n'avait  point  de  faiblesses 
arist^x-ra tiques,  et  n'aurait  i)as  refait  la  Genèse  pour  s'y  donner  une  plus 
belle  place.  Il  était  content  de  son  sort,  el  du  moment  oii  le  soleil  brillait 
pour  tout  le  monde,  peu  lui  imjiorlait  le  reste. 

'  Lo  Kardouon  de  Charles  Nodier. 


SOUVENIRS   D'UNE    VIEILLE   CORNEILLE.  601 


II 


Qui  le  croira?  Au  dire  de  toutes  les  Lézardes  des  environs,  il  man- 
quait quelque  chose  à  un  Lézard  si  bien  doué,  puisque  aucune  d'elles 
n'avait  encore  trouvé  le  chemin  de  son  cœur.  Ce  n'était  pas  que  beaucoup 
ne  l'eussent  cherché.  Mais  hélas  !  le  plus  beau  des  Lézards  était  aussi  le 
plus  indifférent  de  tous,  et  il  ne  s'était  même  pas  aperçu  du  bien  qu'on 
lui  voulait. 

C'était  vraiment  dommage,  car  il  ne  s'était  peut-être  jamais  vu  de 
Lézard  de  meilleure  mine.  IMais  qu'y  faire,  et  comment  épouser  un 
Lézard  qui  ne  veut  pas  qu'on  l'épouse?  La  plupart  avaient  porté  leur 
cœur  ailleurs. 


I  I  1 


Le  plus  beau  Lézard  du  monde  ne  peut  donner  que  ce  qu'il  a.  et  ce 
qu'on  a  donné  une  fois  on  ne  l'a  plus.  Or,  le  plus  beau  Lézard  du 
monde  avait  donné  son  cœur,  et  donné  sans  réserve.  Voilà  ce  que  per- 
sonne ne  savait,  et  lui-même  n'en  savait  pas  plus  que  les  autres.  Cet 
amour  lui  était  venu  sans  qu'il  s'en  aperçut  :  c'est  ainsi  que  l'amour 
vient  quand  il  doit  rester;  et  il  était  entré  si  avant  dans  ce  cœur  bien 
épris,  que,  l'eùt-il  voulu,  il  n'y  aurait  pas  eu  moyen  de  l'en  faire  sortir. 
Voilà  comme  on  aime  quand  on  aime  bien,  et  quand  on  a  raison  d'ainjcr 
ce  qu'on  aime. 

Vous  lui  eussiez  dit  qu'il  était  amoureux:  que  vous  l'eussiez  blessé  et 
(|u'il  ne  vous  eut  pas  cru.  Amoureux,  lui!  dites  dévoué,  dites  reconnais- 
sant, dites  respectueux,  dites  religieux,  dites  pieux,  ou  plutôt  faites  un 
mot  tout  à  la  fois  plus  grand  et  plus  simple,  plus  chaste  et  plus  pur  que 
tous  ces  mots,  un  mot  tout  exprès.  Mais  amoureux?  il  ne  l'était  pas;  il 
n'aurait  osé,  ni  voulu,  ni  daigné,  ni  su  l'être. 

Aimer  et  rien  qu'aimer,  c'est  bien  peu  dire  !  Peut-être  si  ce  mot 
n'eût  été,  comme  tant  d'autres  mots  de  notre  langue,  gâté  et  profané, 
eùt-il  laissé  dire  qu'il  adorait  ce  qu'il  aimait  ;  mais  à  coup  sûr  le  plus 
humble  silence  pouvait  seul  exprimer  convenablement  ce  qu'il  sentait. 
Telle  était  son  innocence,  qu'il  ne  s'était  jamais  rendu  compte  de  l'état 
de  son  cœur. 

70 


602  SOIVEMHS    D'IJM-:    VlKILLl-:    COHM'ILLK 


Sans  tUuile  il  lui  j>lnisait  do  no  rion  fa iro  ot  do  nImo  au  prinlonips.  ot 
i]c  ivi^ardor  llourir  los  llouis  nouvolios  par  un  boau  joiu*.  ou  Mon  d'alloi-, 
lio  \onir  t't  i\c  ii'vonir.  ol  do  couiir  on  libcrli'  au  niiliou  de  riioi'ho 
onibaunioo  ajjivs  los  lils  (\c  la  bonno  Viori^o.  oos  lilanolios  loilos  d'Araignée 
quo  lo  oiol  onvoio  loulos  i^arnios  {\c  Mouohos  oxoollonlos  à  sos  Lozards 
privilôiîios.  11  aimait  aus>i  la  oliasso  aux  Saulor(>Ilos.  o(  ('coulail  voloniiors* 
kl  vioillo  ohanson  dos  Ci.^ralos.  (piand  il  no  proloiail  |)as  los  inangor, 
dans  lintorôt  dos  llours  sos  aniios. 

Mais  00  (juil  ainiail  jiai-dossus  lout  cl  de  (ou(os  SCS  forces,  ol  autant 
quo  Lozard  i)eut  aiinor.  cotait  lo  soloil.  Lo  soleil  !  dont  Satan  lui- 
niônio  devint  amoureux  ol  jaloux.  Quand  lo  soleil  était  là,  il  était 
tout  ontior  au  soleil  ol  ne  pouvait  songer  à  autre  chose.  Dès  le  matin, 
vous  leussioz  vu  paraître  sans  bruit  sur  le  seuil  de  sa  demeure,  se 
tourner  doucement,  ainsi  que  l'héliotrope ,  son  frère  en  amour,  vers  ce 
roi  des  astres  et  des  cœurs  que  les  poètes,  ot,  parnii  les  poètes,  les 
aveugles  eux-mêmes  ont  chanté  ;  et  là ,  couché  sur  la  pierre  brûlante , 
son  àme  ravie  se  fondait  sous  les  rayons  d'or  de  son  bien-aimé.  Heu- 
reux, trois  fois  heureux!  Il  dormait  tout  éveillé  et  réalisait  ainsi  les  doux 
mensonges  des  rêves. 


IV 


Partout  ou  il  \  a  dos  Lézards,  il  y  a  dos  Lc'zardos.  Or,  non  loin  de 
la  pierre  dans  laquelle  demeurait  mon  Lézard,  il  y  avait  une  autre  pierre 
au  fond  de  laquelle  logeait  un  cœur  qui  ne  battait  que  pour  lui  et  que 
rien  n'avait  pu  décourager.  Ce  petit  cœur  tout  entier  appartenait  à  l'in- 
grat qui  ne  s'en  doutait  seulement  pas.  La  pauvre  petite  amoureuse 
passait  des  journées  entières  ii  la  fenêtre  de  sa  crevasse  ii  contempler  son 
cher  Lézard,  qu'elle  trouvait  le  plus  parfait  du  monde;  mais  c'était 
peine  perdue.  El  elle  le  voyait  bien.  Mais  que  voulez-vous?  elle  aimait 
son  mal  et  ne  désirait  point  on  guérir.  Kilo  savait  (pie  lo  plus  grand 
bonheur  de  l'amour,  c'est  d'aimer.  Pf)iirtanl  (luchpicrois  sa  j)etilo 
demeure  lui  paraissait  immense.  Il  eût  été  si  bon  d'y  vivre  ii  deux. 
Quand  celte  pensée  lui  venait,  ses  petits  yeux  ne  manquaient  pas  de  se 
remplir  de  larmes.  Que  n'eùt-elle  pas  donné  pour  essayer  de  ocl  autre 
bonheur  qu'elle  ne  connaissait  pas,  celui  d'être  aimée  à  son  tour. 

«  Une  jolie  crevasse  et  un  cœur  dévoué,  c'est  pourtant  une  belle 
dot,  »  [>ensait-elle. 


SOUVENIRS    D'UNE    VIEILLE   CORNEILLE.  003 


Ou  ce  Lézard  était  aveugle,  ou  il  était  de  pierre. 

L'espérance  la  soutint  aussi  longtemps  qu  elle  crut  (pie  son  Lézard 
n'aimait  rien. 

Mais  que  devint-elle,  .^rand  Dieu!  quand  elle  s'aper(;ut  qu'elle  avait 
[Mjur  rival,  elle  petite  Lézarde,  humble  Lézarde ,  le  soleil ,  et  que  l'ingrat 
n'avait  d'\eu\  que  pour  lui  ! 

Aimer  le  soleil!  Sans  le  profond  respect  que  lui  inspirait  son  étrange 
rival,  elle  eût  cru  que  son  Lézard  avait  perdu  la  téie  ;  car,  à  vrai  dire, 
elle  ne  se  rendait  pas  bien  compte  d'une  passion  aussi  singulière,  et, 
pour  sa  part,  elle  ne  comprenait  pas  bien  qu'un  Lézard  intelligent  ne 
pût  s'arranger  de  façon  à  aimer  ii  la  fois  et  le  soleil  et  une  Lézarde. 

C'était  une  bonne  àme,  mais  elle  n'était  nullement  artiste,  et  n'en- 
tendait rien  au\  sublimes  extravagances  de  la  poésie. 

A  la  fin,  le  désespoir  s'empara  d'elle,  et,  sans  en  rien  dire  à  per- 
sonne, elle  se  prit  d'un  si  grand  dégoût  de  la  vie,  qu'elle  résolut  d'y 
mettre  lin.  A  la  voir,  on  ne  l'eut  jamais  soupçonnée  d'avoir  cette  folle 
envie  de  mourir  à  la  Heur  de  son  âge  et  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté.  ■ 
3ïais  telle  était  sa  fantaisie,  et  rien  ne  pouvait  l'en  détourner. 

Poursuivie  par  ses  sombres  pensées,  elle  courait,  au  péril  de  ses 
jours,  à  travers  les  fossés  profonds  et  les  échaliers  serrés,  et  la  lisière  des 
bois  verdoyants,  et  les  semailles,  et  les  moissons,  et  les  vergers,  et  les 
roules  poudreuses,  sans  craindre  ni  le  pied  de  l'Homme,  ni  la  serre  de 
l'Oiseau  de  proie.  Que  lui  servait  de  vivre  et  d'être  jolie,  d'avoir  une 
belle  robe  bien  ajustée,  et  d'en  pouvoir  changer  tous  les  huit  jours,  et 
de  porter  à  son  cou  un  collier  d'or  qui  eût  fait  envie  à  une  princesse, 
du  moment  où  elle  ne  savait  que  faire  de  tout  cela? 

Vous  tous,  qui  avez  souffert  comme  elle,  vous  comprenez  qu'elle 
songeât  à  la  mort. 


«  Vivre  ou  mourir,  disait-elle,  lequel  des  deux  vaut  le  mieux?  » 
Un  vieux  Rat,  à  moitié  aveugle,  passait  en  ce  moment  au  bas  de  la 
ruine. 

((  Mieux  vaut  mourir  que  rester  misérable,  »  murmurait  la  vieux  Rat 
qui  marchait  avec  peine,  et  qui  pensait  tout  haut  comme  beaucoup  de 
vieilles  gens.  Ceux  de  messieurs  les  Animaux  domestiques  qui  s'éton- 


OO'i  SOUVENIRS    D'UNE    VIEILLE   CORNEILLE. 


lUMil  ili'  Ituii  s'olonnoro'il  |)i'iil-;'tio  de  voir  cis  |):ir()los  dans  la  hoiiclu» 
(l'un  Iv.il  lies  champs.  Mais  \  a-l-il  donc  dciiv  manicros  de  lormulor  une 
iiièiiu'  verilo?  SoulonuMil  ii  la  ville  cl  clic/  l(>s  Iloininos  la  vôrilé  se 
chaule,  ailleurs  on  la  ciic  ou  on  IcloulTc. 

I.a  jiauviv  Lc/.ai'dc  clail  suj)crs(i(icusc;  clic  \il  d.ins  ces  paroles 
(pie  le  hasard  simiI  lui  appoi'lail.  dans  celle  \ieillc  rcn.i^aînc  de  tous 
K\s  vieux  Uats.  un(>  rep  >nse  direcle  ii  sa  (pieslion  cl  un  axcrlissemenl 
du  ciel. 

Elle  pouvait  eucoiv  aju'rccvoir  la  (pieuc  pelée  de  son  oracle  (jui  traî- 
nait ajMVS  lui  dans  la  |)oussière.  (pie  dejîi  son  parti  était  pris. 

i>  Je  mourrai.  s"ecria-t-elle  ;  mais  il  saura  (pie  je  meurs  pour  lui.  » 


VI 


Tel  e>t  Tempire  dune  i^rande  n>solution,  f|ue  cette  L('v.ar(le,  (jui 
jus(pie-l;i  n"avait  jamais  osi»  repudci'  en  l'ace  celui  (prelle  aimait,  se 
tr(juva  .  comme  par  miracle,  à  côti'  de  lui. 

Quand  le  Ij'zard  vil  cette  jolie  Lézarde  venir  ii  lui  d  un  air  si  (h-ter- 
niin(*,  il  se  retira  île  (piclipies  |)as  en  arric-ic  parce  ipiil  était  timide. 

Quand,  de  son  cùlc.  la  Lézarde  vit  (pi" il  allait  s'en  aller,  elle  laillit 
s'en  aller  comme  lui,  parce  quelle  était  timide  aussi.  Timide?  direz-vous. 
Soyez  moins  sévère,  chère  lectrice,  pour  une  Lézarde  (|ui  va  mourir. 
D'ailleurs,  il  lui  en  avait  tant  coûté  d'avoir  du  couraire.  (piclle  ne  voulut 
pas  avoir  fait  un  cfTort  inutile. 

«  Keste,  lui  dit-elle,  écoute-moi.  et  laisse-moi  parler.  » 

Le  Lézard  vil  hien  (jue  la  pauvre  Lézarde  était  émue,  mais  il  était  à 
cent  lieues  de  croire  (ju'il  fût  pour  (jiichiue  chose  dans  cette  émotion,  car 
il  ne  se  rappelait  pas  lavoir  jamais  vue.  Pourtant,  comme  il  avait  de  la 
bonté,  il  resta  el  la  laissa  parler. 

«  Je  t'aime!  lui  dit  alors  la  L<''/.arde.  d'une  voi\  dans  hupielle  il  y 
avait  autant  de  désesj>oir  que  d  amour,  el  lu  ne  sais  pas  seulement  (jue 
j'existe.  Il  faut  que  je  meure.  » 

Un  Lézard  de  mauvaises  mœurs  aurait  fait  hon  inarclie  de  la  dou- 
leur et  (Je  l'amour  de  la  pauvrette;  mais  notre  Lézaid  ,  (jui  était  honnête, 
ne  songea  pas  un  instant  à  nier  celte  douleur  parce  (piil  ne  l'avait  jamais 
ressentie;  il  songea  encore  moins  à  en  abuser.   Il  fut  si  étourdi  de  ce 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  60: 


(|iril  veiuiil  (rcnlendre.  (jiiil  ne  sii(  d'iiljDid  (juc  rûpoiidrc.  car  il  sentait 
bien  que  de  sa  réponse  dépeiidail  la  \  le  ou  la  iiioil  de  la  Lézai'de. 

li  rélléchit  un  instant. 

((  Je  ne  veu\  |)as  te  ti'oinpci'.  lui  dil-il.  cl  |)()ui'laut  je  voudrais  te 
consoler.  Je  ne  t'aime  pas.  puisque  je  ne  le  connais  pas.  cl  je  ne  sais 
pas  si  je  tainiei'ai  quand  je  te  connaîtrai,  car  je  n'ai  jamais  pensé  à 
aimer  une  Lézarde.  Mais  je  ne  veux  pas  (pie  lu  meures.  » 

Lu  Lézarde  avait  l'esprit  juste;  si  dure  que  fût  cette  ré|)onse,  elle 
trouva  qu'une  si  irrande  sincérité  faisait  honneur  à  celui  qu'elle  aimait. 
Je  ne  sais  ce  (pi'elle  lui  répt)ndit.  Peu  à  peu  le  Lézard  s'était  rapproché 
d'elle,  et  ils  s'étaient  mis  à  causer  si  bas,  si  bas,  et  leur  voix  était  si 
faible,  que  c'était  h  grand'peine  (pie  je  pouvais  saisir  de  loin  en  loin 
quehjues  mots  de  leur  conversation  :  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'ils 
parlèrent  lonirlenq)S.  et  cjne,  contre  son  ordinaire,  le  Lézard  [)arla  beau- 
cou|)..  Il  était  facile  de  voir  à  ses  gestes  qu'il  se  défendait ,  comme  il 
pouvait .  daimer  la  pauvre  Lézarde,  et  qu'il  était  souvent  question  du 
soleil  qui.  en  ce  moment,  brillait  au  ciel  d'un  éclat  sans  pareil. 

D'abord  la  Lézarde  ne  disait  presque  rien  ;  c'est  aimer  peu  que  de 
])ouvoir  dire  cond)ien  l'on  aime,  et,  pendant  que  son  Lézard  parlait, 
elle  se  contentait  de  le  regarder  de  toutes  les  façons  qui  veulent  dire 
qu'on  aime  et  qu'on  est  encore  au  désespoir  ;  plus  d'une  fois  je  crus  que 
tout  était  perdu  pour  elle.  3Iais,  un  poêle  l'a  dit'  (un  poêle  doit  s'y  con- 
naître) :  «  Le  hasard  sert  toujours  les  amoureux  quand  il  le  peut  sans 
se  compromettre,  »  et  le  hasard  voulut  (pi'un  gi'os  nuage  vînt  ii  passer 
sur  le  soleil,  juste  au  moment  où  son  petit  adorateur  lui  clianlait  son 
plus  bel  hynme. 

«  Tu  le  vois!  s'écria  la  j)etite  Lézarde  bien  inspirée,  ton  soleil  te 
quitte,  te  (piitterai-je,  moi?  »  Son  rival  n'était  plus  lii  et  le  courage  lui 
était  revenu.  «  Il  faut  qu'on  aime,  dit-elle  au  Lézard  di'venu  attentif,  en 
lui  montrant  des  lleurs  l'une  vers  l'autre  penchées ,  et  tout  auprès  un 
œillet-poéte  qui  faisait  les  yeux  doux  à  une  rose  sauvage;  les  lleurs  aux 
fleurs  se  marient,  et  les  Lézardes  s(mt  faites  p(jurétre  les  coiiq)agnes  des 
Lézards  :  le  ciel  le  veut  ainsi.  » 

Le  hasard  eut  le  bon  cœur  de  se  mettre  décidément  du  côté  du  plus 
faible;  le  nuage  qui  avait  passé  sur  le  soleil  fut  suivi  de  beaucoup 
d'autres  nuages  qui  s'étendirent  en  un  instant  sur  tout  l'horizon.  Un 
grand  vent  parti  du  nord  essaya ,   mais  en  vain ,   de  disputer  l'espace  à 

*  Alfred  de  Musset,  Contes  et  Nouvelles. 


60.' 


SOrVEMRS    D'UNK    VIEILLK    COUNKlLLi:. 


niMii  ilo  tout  sctonnoi'ont  peiil-îMrc  do  voir  cos  paroles  dans  la  bouche 
diin  Hat  dos  champs.  Mais  y  a-l-il  d.inc  diniv  iiiaiiiores  de  formuler  une 
nièino  vérité?  Seulonieul  à  la  ville  et  clie/  les  llomines  la  vérité  se 
chante,  ailleurs  on  la  crie  ou  on  rétoulVe. 

La  pauvre  Lézai\le  était  superstitieuse;  elle  \il  dans  ces  jiaroles 
que  le  hasard  seul  lui  apj)()rtait.  dans  celle  vieille  reni^aine  de  tous 
les  vieux  Rats,  une  rép  )nse  directe  à  sa  (pieslion  et  un  avertissement 
du  ciel. 

Elle  |)ouvait  encore  apercevoir  la  queue  jH'lée  de  son  oracle  (pii  traî- 
nait après  lui  dans  la  |)oussière.  que  déjà  son  parti  était  pris. 

u  Je  mourrai.  s*écria-t-elle  ;  mais  il  saura  (jue  je  meurs  pour  lui.  » 


M 


Tel  est  l'empire  d'une  grande  résolution,  que  cette  Lézarde,  qui 
jusque-là  n'avait  jamais  osé  regarder  en  face  celui  qu'elle  aimait,  se 
trouva,  comme  par  miracle,  à  côté  de  lui. 

Quand  le  Lézard  vit  cette  jolie  Lézarde  venir  à  lui  d'un  air  si  déter- 
miné, il  se  retira  de  quehjues  pas  en  arrière  parce  qu'il  était  timide. 

Quand,  de  son  côté,  la  Lézarde  vil  (pi  il  allait  s'en  aller,  elle  faillit 
s'en  aller  comme  lui,  {)arce  qu'elle  était  timide  aussi.  Timide?  direz-vous. 
Soyez  moins  sévère,  chère  lectrice,  pour  une  Lézarde  qui  va  mourir. 
D'ailleurs,  il  lui  en  avait  tant  coûté  d'avoir  du  courage,  qu'elle  ne  voulut 
pas  avoir  fait  un  effort  inutile. 

«  Reste,  lui  dit-elle,  écoute-moi,  et  laisse-moi  parler.  » 

Le  Lézard  vit  bien  que  la  pauvre  Lézarde  était  émue,  mais  il  était  à 
cent  lieues  de  croire  qu'il  fût  pour  quekjue  chose  dans  cette  émotion,  car 
il  ne  se  rappelait  pas  l'avoir  jamais  vue.  Pourtant,  comme  il  avait  de  la 
bonté,  il  resta  et  la  laissa  parler. 

'  Je  t'aime!  lui  dit  alors  la  Lézarde,  d'une  voi\  dans  laquelle  il  y 
avait  autant  de  désespoir  que  d'amour,  et  tu  ne  sais  pas  seulement  que 
j'existe.  Il  faut  que  je  meure.  » 

Un  Lézard  de  mauvaises  mœurs  aurait  fait  bon  marché  de  la  dou- 
leur et  de  l'amour  de  la  pauvrette;  mais  notre  Lézard  ,  qui  était  honnête, 
ne  songea  pas  un  instant  à  nier  celte  douleur  parce  qu'il  ne  l'avait  jamais 
ressentie;  il  songea  encore  moins  à  en  abuser.   Il   fut  si  étourdi  de  ce 


1 


SOUVENIRS    D'UM:    VIKILLK    CORNEILLE.  007 


agréable  lézardière  du  iiioiulc.  Mon  Lozanl,  (|ui  aiiiiail  les  jolies  choses 
et  les  choses  éléganles.  admiia  le  bon  i^oùt  qui  avait  présidé  à  l'ameu- 
blement de  cette  gentille  caverne.  Elle  était  divisée  en  deux  parties  : 
Tune  était  plus  grande  que  l'autre,  et  c'était  là  ([u'on  allait  et  venait; 
l'auhe  était  garnie  de  duvet  de  chardon  bénit  et  de  fleur  de  peuplier,  et 
c'était  là  qu'on  dormait. 

Il  mit  le  comble  ii  la  joie  de  sa  compagne  en  l'accablant  de  compli- 
ments. 11  esJ  si  Iton  d'élre  loue'  j)ar  ce  qu'on  aime  ! 

Le  bonheur  ne  tient  guère  de  place,  car  ce  jour-là  il  semblait  s'être 
réfugié  tout  entier  dans  ce  charmant  réduit.  Où  n'entrerait-il  pas  s'il  le 
voulait,  puisqu'il  est  si  petit? 

Tout  Lézard  est  un  peu  poëte;il  fit  quatre  vers  pour  célébrer  ce 
beau  jour,  mais  il  les  oublia  aussitôt.  Il  était  encore  plus  Lézard  que 
poëte. 

Enfin  ils  étaient  mariés,  eî  ils  entrevoyaient  des  millions  de  jours 
fortunés. 


VIII 


Que  ne  puis-je  laisser  là  ces  jeunes  époux,  puisqu'ils  sont  heureux, 
et  croire  à  l'éternité  de  leur  bonheur!  Que. les  devoirs  de  l'historien  sont 
cruels ,  quand  il  veut  accomplir  sa  tache  jusqu'au  bout  ! 

Une  fois  mariée  (on  serait  si  fâché  d'être  heureux  !) ,  la  Lézarde  devint 
songeuse.  Elle  ne  pouvait  oublier  que  c'était  au  hasard,  à  un  nuage,  à 
une  goutte  d'eau,  qu'elle  avait  dû  son  mari.  Sans  doute  quand  il  l'aimait, 
il  l'aimait  bien,  mais  il  ne  l'aimait  pas  comme  les  Lézardes  veulent  être 
aimées,  c'est-à-dire  à  toute  heure,  et  sans  cesse  et  sans  partage.  Tant 
que  le  soleil  brillait,  elle,  ne  pouvait  avoir  raison  de  son  mari,  car  il 
appartenait  au  soleil,  et  quand  il  était  une  fois  couché  sur  l'herbe  à  demi 
tiède,  soit  seul,  soit  avec  un  Lézard  de  ses  amis,  il  ne  se  serait  pas 
dérangé  pour  un  empire. 

La  jalousie  rend  féroce,  quand  elle  est  impuissante. 

«  Que  n'ai-je,  avant  de  me  marier,  mangé  seulement  une  demi- 
feuille  d'hellébore!  »  disait-elle  souvent.  Dois-je  l'écrire?  il  lui  arrivait 
quelquefois  de  regarder  d'un  œil  d'envie  la  scabieuse,  cette  fleur  des 
veuves,  car  elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  songer  à  quoi  tient  le  cœur 
d'un  Lézard. 


f>08 


SOLVEMUS    D'U.Ni:   VIEILLK    COUISEILI.K. 


Quant  au  Lézard,  quand  il  n'vUùl  pas  au  soleil,  il  était  à  sa  fenwie; 
el  il  croyait  si  bion  faire  en  faisant  ce  qu'il  faisait,  qu'il  ne  s'aperçut 
jamais  que  sa  Uv.arde  eut  changé  d'humeur. 


souvr.Mns  d'lne  vieillk  conM:ii.i.i-:. 


GOO 


Suite  de  riiistoire  dos  liùtcs  de  lu  terrasse.  —  Faites-vous  donc  Graiul-Diic  1 

Madame  la  Duchesse,  ([ui  était  venue  au  monde  pour  être  une  bonne 
ijTOSse  personne,  bien  portante,  mangeant  bien,  buvant  bien  et  vivant 
au  mieux: ,  «jui  était  tout  cela  ,  mais  qui  se  donnait  toutes  sortes  de  peines 


pour  le  cacher  et  pour  e\travaguer,  avait  cru  de  bon  ton  de  devenir 
très-sensible.  Tout  l'émouvait  ;  elle  faisait  volontiers  '  de  rien  quelque 
chose,  d'une  taupinière  une  montagne,  et  tressaillait  à  tout  propos  :  la 

77 


610  SOUVK.NinS    D'IJNK    VIKILLK    CORNKILLK. 


clmtc  d'une  feuille,  le  vol  (Vun  inseele  étourdi,  la  vue  de  son  ombre,  le 
moiiulre  bruit,  ou  pas  le  luoiudre  bruil,  tout  était  |)our  elle  prétexte  à 
iMiHilion.  l'-lle  ne  |)i)ussail  i)lus  (pie  de  pelils  ci'is  .  laibles.  mal  articulés, 
inintelli.uibles.  louteela.  selon  elle,  celait  la  distinction.  Les  yeu\  sans 
cesse  li\es  sur  la  pâle  lune,  ce  soleil  des  cœurs  sensibles,  comme  elle 
disiiit;  sur  les  étoiles,  ces  doux  yeux  de  la  nuit,  si  clières  aux  Ames 
méconnues,  elle  s" écriait,  avec  un  philos()j)lie  chrétien  :  Qu'on  ne 
saurait  être  bien  où  l'on  est.  quand  on  pounait  être  mieux  ailleurs. 
Aussi.  jiDur  celte  Cliouctle  ctlicri-e.  Tair  le  |ilus  i)Ui'  (*tait  ti-op  lourd 
encore;  elle  délestait  le  soleil,  ce  Dieu  des  |)auvres.  disait-elle,  et  ne 
voulait  du  (ael  que  ses  jilus  belles  étoiles;  c'était  à  i;rand'peme  (lu'clle 
daiunait  marcher  elle-même,  respirer  elle-même,  vivre  elle-même  et 
maui^er  elle-même.  Pourtant  elle  man.içeait  bien,  pesait  beaucoup,  et 
dans  le  même  temps  qu'elle  aiïectait  une  sensiblerie  ridicule,  au  point 
(pielle  ne  pouvait,  disait-elle,  voir  la  vigne  pleurer  sans  pleurer  avec 
die.  on  aurait  pu  la  surprendre  déchirant  sans  pitié,  de  son  bec  crochu, 
les  chairs  saii^nantes  des  petites  Souris,  des  petites  Taupes  el  des  petits 
Oiseaux  en  bas  âge.  Elle  se  posait  en  Chouette  supérieure,  et  n'était 
qu'une  Chouette  ridicule. 

Son  mari,  émerveillé  des  grandes  manières  de  sa  Chouette^  adorée, 
s'épuisait  en  elTorls  pour  s'égaler  h  elle.  Mma  dans  une  voie  pareille, 
quel  Hibou,  quel  mari  ne  resterait  en  chemin?  Aussi,  malgré  son  envie, 
fut-il  toujours  loin  de  son  modèle;  si  loin,  ma  foi,  que  madame  la 
Duchesse,  qui  était  parvenue  à  oublier  Thumilité  de  sa  propre  origine, 
en  vint  à  reprocher  à  son  pauvre  mari  de  n'être,  après  tout,  qu'un 
Hibou.  «  Quel  sort!  quel  triste  sort!  s'écriait-elle.  Être  obligée  de 
passer  sa  vie  dans  la  société  d'un  Oiseau  vulgaire  et  bourgeois,  dont  les 
seuls  mérites,  sa  bonté  et  son  attachement  pour  moi,  sont  gâtés  ])ar  leur 
excès  même  !  Malheureuse  Chouette  !  » 

Plus  malheureux  Hibou! 

Joies  modestes  de  la  fabii(jue,  (ju'êtes-vous  devenues?  Plaisirs  men- 
teurs de  la  terrasse,  oîi  êtes-vous?  Tout  d  un  coup  nuidame  la  Duchesse 
cessa  de  chanter  des  nocturnes  avec  son  lunr'i  ;  et  un  beau  jour,  s'étant 
laissé  toucher  [)ar  les  discours  audacieux  d'un  3Iilan  (|ui  avait  été  reçu 
par  M.  le  Duc.  à  cause  de  son  nom,  elle  partit  avec  lui.  Le  jierfide 
avait  séduit  la  Femme  de  son  ami  en  employant  avec  elle  les  mots  les 
plus  longs  de  la  langue  des  Milans  amoureux. 

Cjci  événement  prêta,   comme  on  peut  le  croire,  aux  caquets.  I^s 


SOUVENIRS    D'UiNK    VIKILLK    CORNEILLK.  Gll 

Pies,  les  Geais,  notre  vieux.  Sansonnet  lui-même,  le  commentèrent  de 
mille  façons.  Il  y  a  des  niallicuis  ([ui  inaiK[uent  de  di,i<nité.  Tout  le 
monde  blàma  la  coupable,  mais  personne  ne  plaii.'^nit  le  pauvre  mari.  La 
pitié  qu'on  accorde  au\  plus  grands  criminels,  pourcjuoi  la  refuse-t-on  j« 
ceux  qu'un  sot  orgueil  a  perdus?  Faites-vous  donc  Grand-Duc! 

Pour  être  sûre  qu'elle  ne  tarderait  pas  à  lui  parvenir,  madame  la 
Duchesse  laissa  dans  la  partie  de  la  terrasse  où  son  mari  avait  coutume 
de  prendre  ses  repas,  la  lettre  voici.  Celle  lettre  était,  comme  dernier 
trait  de  caractère,  écrite  sur  du  papier  à  vignette  et  parfumé. 

«  Monsieur  le  Duc, 

«  //  est  dans  ma  destinée  d'être  incomprise.  Je  n'essayerai  donc  pas 
«  de  vous  explifpier  les  motifs  de  mon  départ. 

«  Signo  :  Duckessc  de  la  Terrasse.  » 


M.  le  Duc  lut,  relut,  et  relut  cent  fois,  sans  pouvoir  les  comprendre, 
ces  lignes  écrites  pourtant  d'une  grifTe  et  d'un  style  assez  ferme,  et 
sembla  justifier  ainsi  le  laconisme  de  l'auteur. 

Mais  ce  que  l'esprit  ne  s'explique  pas  toujours,  le  cœur  parvient 
souvent  à  le  comprendre,  et  il  sentait  bien  qu'un  grand  malheur  venait 
de  le  frapper.  Ce  ne  pouvait  pas  être  pour  rien  que  tout  son  sang  avait 
ainsi  retlué  vers  son  cœur...  Ses  plumes  se  hérissèrent,  ses  yeux  se  fer- 
mèrent, et  il  fut,  pendant  un  instant,  comme  atteint  de  vertige.  Lorsqu'il 
put  enGn  mesurer  toute  l'étendue  de  son  malheur,  il  laissa  tomber  sa 
tête  sur  sa  poitrine  oppressée,  et  demeura  longtemps  immobile,  comme 
s'il  eût  été  privé  de  tout  sentiment. 

Quand  on  est  ainsi  frappé  tout  d'un  coup,  on  se  sent  si  faible,  qu'on 
voudrait  ne  l'avoir  été  que  petit  à  petit  et  comme  insensiblement.  Il 
lui  sembla  d'abord  que  quelque  chose  d'aussi  essentiel  que  l'air,  la  terre 
et  la  nuit,  venait  de  lui  manquer.  Il  avait  tout  perdu  en  perdant  la  com- 
pagne de  sa  vie  ;  et  quand  il  sortit  de  sa  stupeur,  ce  fut  pour  appeler  à 
grands  cris  l'ingrate  qui  le  fuyait,  quoiqu'il  la  sût  dc^'à  bien  loin;  puis, 
bien  qu'il  n'eût  été  que  trompé,  il  se  crut  déshonoré,  et  s'en  alla  au 
bord  de  l'eau  comme  doit  le  faire  tout  Hibou  désespéré,  pour  voir  si 
l'envie  ne  lui  viendrait  pas  de  se  noyer  avec  son  chagrin. 


012  SOLVt.MHS    D'LiM-:    VIKILLK    CORMCILLC. 

Airivo  là,  il  rei;aril;i  d'un  air  somluv  l'oau  pi'ofondo,  et  y  livinpa 
>oii  W\...  pour  la  i^oùlor  d'aboril.  I.a  luiu'  solanl  alors  iléii:ap;ôo  irun 
nuaiïo  (jiii  avail  laclu'  son  croissanl ,  il  se  vit  dans  l'eau  mninie  en  un 
miroir  niavMtiue .  et  fut  ellVayé  du  desordre  de  sa  toilette.  Maeliinale- 
uient ,  et  pour  obeii'  à  une  liahitude  de  l'i'clierelie  (pie  lui  avait  lait  pren- 
dre rin.::rate  pour  hupielle  il  allait  niouiii'.  il  rajusta  avec  soin  relies  de 
ses  plumes  (jui  setaienl  le  plus  ehourilVees,  el  trouva  quehjue  charme 
ilans  eette  oeeupation.  Il  lui  send)lait  doux  de  mourir  j)aré  comme  aux 
joui's  lie  son  lionlieur,  pai'e  de  la  parure  (pielle  aimait. 

11  sonpea  aussi  un  instant  à  laire,  avant  de.  (juitter  la  vie,  une  bal- 
lade à  la  lune,  quil  prit  i»  témoin  de  ses  infortunes;  à  la  lune,  Tastre 
favori  de  son  infidèle,  el  aux  nuées,  vers  lesquelles  l'esprit  de  sa  fennnc 
setait  si  souvent  envolé.  Mais  tous  ses  elTorls  furent  inutiles,  et  il  com- 
prit qu'on  ne  saurait  pleurer  en  vers  que  les  peines  qu'on  commence  à 
oublier. 

Voyant  bien  (pi'il  n'avait  plus  qu'à  mourir,  il  s'était  déjà  penché  sur 
l'abîme,  (juand  il  fut  arrêté  par  une  réllexion.  Lors(|u"il  s'ai,Mt  de  la 
mort,  il  est  permis  dy  regarder  à  deux  fois,  et  il  faut  être  bien  certain, 
quand  on  se  noie,  (ju'on  a  de  bonnes  raisons  pour  le  faire. 

Il  relut,  pour  la  cent  et  unième  fois,  la  lettre  de  madame  a 
Duchesse;  el  cette  lettre,  à  sa  grande  satisfaction,  lui  parut  moins  claire 
que  jamais.  «  Diable!  se  dit-il,  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  dans  tout  cec', 
c'est  que  madame  la  Duchesse  a  (juilté  la  tenasse.  jMais  qui  me  dit 
qu'elle  n'y  reviendra  pas,  et  quelle  a  cessé  d'être  digne  d'y  revenir? 
Rien ,  absolument  rien.  Elle-même  refuse  de  s'expliquer.  Ce  voyage  ne 
peut-il  être  un  voyage  d'agrément .  et  avoir  pour  but  une  visite  à  une 
autre  Chouette  de  génie  comme  elle;  ou  une  retraite  de  quelques  jours 
dans  quelque  coin  poétique,  pour  s'y  livrer  complètement  à  la  médita- 
lion  qu'aiïeclionnent  les  âmes  d'élite  comiiic  l;i  sienne?  Et  encore,  ne 
peul-elle  être  morte?  » 

Le  cœur  d'un  Hibou  a  d  étranges  mystères.  (À'tle  dernière  hypo- 
thèse lui  souriait  presf|ue  :  il  l'eiil  voulue  morte,  plutôt  que  parjure. 

'I  Parbleu!  dit-il,  voyez  oîi  nous  entraîne  Texagération  !  »  Et  il  fit 
gravement  (juelques  tours  sur  la  rive,  en  s'applaudissant  de  n'avoir  pas 
cédé  à  un  premier  mouvement. 

Mais,  au  bout  de  fjuelcjues  moments,  il  sentit  bien  (|ue  la  consola- 
lion  qu'il  avail  essayé  de  se  donner  n'était  pas  de  bon  aloi.  Son  coîur 
n'avait  pas  cessé  d'être  serré;  et,  voulant  mettre  fin  à  ses  incertitudes, 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  013 


il  résolut  de  consulter  une  vieille  (^aipe  (|ui  piissuit,  dans  le  pays,  pour 
savoir  le  passé,  le  présent,  l'avenir,  et  beaucoup  d'autres  choses  encore. 
Ce  qui  fait  le  succès  des  devins  et  des  diseurs  de  bonne  aventure, 
c'est  qu'il  y  a  beaucoup  de  niallieureux.  Il  faut  être  désespéré  pour 
demander  un  miracle.  La  sorcière  avait  la  réputation  d'être  capricieuse. 
((  Voudra-t-elle  me  répondre?  »  se  dit-il;  et  il  s'avança,  non  sans  un 
trouble  involontaire,  vers  une  partie  de  la  rivière,  très-éloignée  des  deux 
diàteaux,  oii  la  vieille  Carpe  se  livrait  ii  ses  S(»rcelleries. 


lue  Carpe  inagicioiirip. 

«  Puissante  Carpe,  dit-il .  d'une  voix  mêlée  de  respect  et  de  crainte, 
o  toi  qui  sais  tout,  fais-moi  connaître  mon  sort.  Mon  épouse  bien-aimée 
a  disparu  :  est-elle  morte,  ou  est-elle  infidèle?  » 

Pour  une  magicienne ,  la  vieille  Carpe  ne  se  iit  pas  trop  prier  ;  et  sa 
.grosse  tête  bombée  ne  tarda  pas  à  se  montrer.  Elle  remua  trois  fois  ses 
lèvres  épaisses  avec  beaucoup  de  majesté,  prit  lentement  trois  aspira- 
tions d'air  en  regardant  du  côté  de  la  source  du  ileuve,  puis  : 

«  Attends,  »  lui  dit-elle. 

Et,  ayant  tourné  trois  fois  sur  elle-même,  elle  sortit  de  l'eau  à 
mi -corps,  et  se  mil  ii  clianter,  d'une  voix  étrange,  les  paroles  que 
voici  : 


CHANT     DE     LA     C  A  P.  P  K. 


a  Accourez,  accourez,  vous  qui  aimez  les  nuits  noires  et  les  eaux 

((  limpides,  innombrables  tribus  aux  nageoires  rapides  et  aux  gosiers 

«  alfamés;  vous  qui  aimez  les  rivages  paisibles  et  déserts,  les  eaux  sans 

«  pêcheurs  et  sans  filets,  venez  ici,   Animaux  à  sang  rouge.   Carpes 

«  dorées.  Truites  azurées.  Brochets  avides;   déployez  vos  nageoires, 

«  Mulets,  Argus,   Chirurgiens,  Horribles,   troupe  soumise  à  mes  lois; 

u  venez  aussi,    souples  Anguilles,  brunes  Ecrevisses,  et  vous,  reines 

«  des  Ovipares,  Grenouilles  enrouées.  Quoiqu'il  ne  s'agisse  ni  de  boire 

«  ni  de  manger,  et  qu'on  ne  vous  ail   pas  même  offert  en  sacrifice... 

«  un  Ciron  !  rendez  vos  oracles  !  Montrez  que  vous  savez  parler,  quoi 

«  qu'on  dise,  et  donnez  votre  avis  à  cet  époux  m:ilheureux. 


611 


SULVliMRS    D'U.NK    \ll::iLLl':    COUN  Kl  LLK 


(.  Ksl-il  ou  n"est-il  |):is  I rompe?  Sa  Clumollo  os(-ollo  morte  ou  infi- 
iK'Ie?  Sache/.  iralH)r(l  (jue  si  elle  es(  morle.  riuloiluné  se  résii^nera  ii 
viMV  pour  la  pleurer;  mais  (juil  se  piveipilera  dans  les  eaux,  si  elle 
est  iulidi'Ic. 


I.e  momli^  (le>  espi'its  esl  l'acile  à  ('veilIcM'. 

Hientid  \o  lliliou  ti'emblanl  \it  ce  (piil  iiaNail  jamais  \u.   A  la  voix 


<• y 


delà  Carjx»,  les  tètes  de  tous  ceux  (pi  elle   avait  «'noijui'S  soiliienl  suc- 
cessivement des  eaux,  et  formèrent  bientôt  une  roii  le  laiitastiquc,  au- 


SOUVENIRS    D'UNK   VIEILLE    CORNEILLE.  615 


dessus  de  IikhicIIc  (l';uili('>  ronilis.  coinposccs  d'imioiiiliraltles  Insectes, 
ei  montant  en  si)iialo  jusqu'au  ciel,  apparurent  tout  à  coup.  Par  un 
prodige  inouï,  des  nyniplu'as,  l)ravant  les  tiMièlti'es,  élevèrent  leurs  tiges 
hardies  jusqu'à  la  surface  de  leau .  et  heaucoup  de  lleurs,  qui  s'étaient 
l'erinées  pour  ne  se  rouvrii-  qu'au  malin,  furent  tirées,  contre  l'ordre 
de  la  nature,  de  leur  profond  sommeil.  Des  nuages  épais  pesaient  sur 
l'atmosphère;  le  ciel  semblait  coiiijjrimer  la  terre;  Tair  était  lourd,  et 
le  silence  si  grand,  que  M.  le  Duc  pouvait  entendic  distinctement  les 
battements  de  son  cœur. 

La  vieille  Carpe  se  {)laça  au  milieu,  et  les  rondes  se  mirent  à  tour- 
ner autour  d'elle,  chacune  dans  son  sens,  les  unes  vivement,  les  autres 
lentement.  Au  troisième  tour,  la  vieille  Carj)e  fit  un  plongeon,  resta 
sous  l'eau  pendant  quelques  minutes,  et  du  fond  de  l'abîme  rapporta 
cette  réponse  au  Hibou  é|)ouvanté  : 

«  Ton  épouse  bien-aimée  nest  pas  morte!  » 

Cela  dit,  la  tète  et  la  (jueue  de  la  sorcière  se  iappr(Klièrent,  par  un 
mouvement  bizarre,  connue  les  deux  extrémités  d'un  arc;  elle  fit  un 
bond  prodigieux,  s'éleva  de  six  pieds  dans  les  airs,  et  disparut. 

«  Elle  n'est  pas  morte!  elle  n'est  pas  morte!  »  répéta  le  chœur  infer- 
nal; «  elle  n'est  pas  morte!  La  Chouette  est  l'oiseau  de  Minerve;  la  fille 
«  de  la  Sagesse  t'aurait-elle  quitté  si  tu  ne  l'avais  pas  méiité?  A  l'eau! 
((   à  l'eau!  à  l'eau!  Hibou,  tu  l'as  promis,  il  faut  mourir! 

«  Chantons,  chantons  gaiement  !  »  criaient  les  Écrevisses  et  les  Gre- 
nouilles; «  peu  nous  inqwrte  pourquoi  tu  jueurs,  pourvu  que  tu  meures 
«  et  que  nous  jouissions  souper  avec  ïa  Seigneurie.  Chantons,  dansons 
«  et  mangeons!  peut-être  demain,  serons -nous  sous  la  dent  des 
«   Hommes  !  » 

Une  petite  Ablette  aux  sept  nageoires,  qui  n'était  encore  qu'une 
demi-sorcière,  s'approcha  tout  au  bord  de  l'eau  :  u  Ton  malheur  nous 
remplirait  de  tristesse  et  de  pitié,  lui  dit -elle  d'un  air  moitié  naïf  et 
moitié  railleur,  si  notre  tristesse  et  notre  pitié  pouvaient  le  faire 
cesser.  » 


«  Elle  n'est  pas  morie,  disait  le  pauvre  Hibou  à  moitié  fou;  elle 
n'est  pas  morte...  je  ne  comprends  pas.  »  Et  l'eau  avait  repris  son  cours; 
magiciennes  et  magiciens,  voyant   qu'il  ne  se  pressait  pas  de  mourir, 


(-,1.,  .soi  V  KM  us    !)•;  NK    \  IKILI.K    (K  H5  NKl  I,  l.K. 

olaiiMit  ivnlivs.  ccux-ii  dans  loin'  bourho.  cciiN-Iii  dans  lours  roseaux  iM 
sous  leurs  piencs .  (|u"il  disait  encore,  en  a.iîilanl  ses  ailes  avec  déses- 
|M)ii'  :   u  Je  ne  (■(mi|»i'eii(l>  |tas.  » 

Le  liasard  et  un  peu  d'insomnie  nravaicMil  conduite.  c(Mle  nuil-li», 
de  ce  côté.  J'avais  ete  S|)eclalrice  niucHe  dr  la  scène  (|ue  je  viens  de 
raconter.  J'eus  pilie  de  lui.  et  je  lalKiidai. 

0  (!ela  \eut  dire,  lui  di>-je.  >i  cela  \cul  dire  (|uel(|ue  cIkisc.  (pTelle 
e>t  inlidèle .  <iui.  inlidcle.  Cela  \enl  diic  au»i  ipic  la  |)luparl  de  ces 
Poissons  ne  sciaient  pas  l'àclies  de  le  Noir  mourir,  cl  (juils  le  Irouve- 
raionl  bon  a  maniier.  Mais  |)our(pioi  inourii'  *  en  seias-lu  moins 
tmmpé?  -'  l'^t  je  le  remis  dans  son  chemin  cl  dans  son  bon  sei\s .  aprè 
avoir  employé .  |)our  le  décider  ;i  \ivre.  loules  les  lormules  au  mo\(>n 
tresijuclles  on  console  les  wns  (|ui  ont  en\ie  dèlre  consoli's. 

J'eus  le  plaisir  de  l'entendre  envoxer  au  diable  les  (lai'pes  mai^i- 
ciennes  et  leurs  oracK's  inleresst'S. 


(^iiiiinciit  un  liilKK'   iiR'Hi't  d'aïuoiir. 

J'ai  su  plus  tard  (pie  ce  pauvr'c  Oiseau,  dont  la  tète  n'avait  jamais 
été  bien  forte,  s'c'tait  jeté,  pour  se  <listiair«'.  disait-il,  dans  ce  (ju'il 
appelait  les  plaisirs.  Il  ol  rare  (piuii  e>|)rit  medioci'c  se  résii^ne  au  mal- 
heui'.  Il  s'abandomia  ii  toutes  sortes  d'excès,  et  surtout  à  des  c\ci'>  de 
table,  ainsi  (piil  lavait  vu  pratiquer,  en  pareille  occasion,  à  (juel(jues 
héros  de  roman,  t^oiume  il  a\ail  beaucoup  d  app(''lit  et  |)eii  de  uoùt.  il 
manireait  .'iouvent  des  choses  malsaines,  et  mourut  bientôt,  les  uns 
disent  d'amour,  les  autics  d'indigestion.  Le  fait  n'est  pas  encore 
éclairci. 

Je  crois  pouvoir  allirmer.  ii  sa  louanife,  cpie.  s'il  ne  fut  pas  mort  de 
la  maladie  que  nous  venons  d'être  forcée  de  nomiix-r,  il  aurait  pu  mouiii* 
d'amour;  car  il  aimait  [)assionnément  sa  pauvre  Chouette,  (pii.  avant 
d'être  une  irrande  dame,  avait  (''le'-  une  simple  Choiielte  fort  bonne  et 
três-attachée  à  ses  devoirs. 

Il  en  est  des  plair-s  du  co'ur  comme  de  celles  du  corjis  :  (|uand  elle 
ont  été  profondes,  elles  se  ferment  (jiielfjuelois;  mais  elles  se  rouvren 
toujours,  et  on  finit  par  mourir,  en  pleine  santé,  de  celles  dont  on  a  été 
le  mieux  i-oiéri. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  61' 


Faites-vous  donc  Giaiidr-Diiclirssf! 

Et  madame  la  Duchesse?  Au  bout  de  quinze  jours,  son  séducteur 
ral)andonna  pour  une  vraie  Duchesse  qu'il  emmena  en  Grèce,  où  ses 
ancêtres  avaient  été  rois.  Elle  en  fut  si  hunjiliée,  qu'elle  maigrit  à  vue 
d'œil,  et  mourut  ,  seule,  dans  le  tronc  d'un  vieux  saule,  de  honte,  de 
misère  et  pres(|ue  de  faim,  bien  coupable,  mais  aussi  bien  malheu- 
reuse. 

Faites-vous  donc  (irand  Duc  et  Grande  Duchesse! 


Où  l'auteur  irprund  la  parole  peur  son  proi)re  compte.  —  Conclusion. 

On  voyagerait  })ondant  une  éternité,  on  ne  s'arrêterait  pas  plus  que 
le  tenqjs,  que  celte  agitation  sans  fin  ne  suffirait  pas  a  rendre  le  mou- 
vement à  un  cœur  fatigué.  Après  avoir  été  paitout,  ou  peu  s'en  faut,  je 
me  demandai  î»  quoi  avait  abouti  cette  course  d'àme  en  peine,  et  si  les 
Corneilles  étaient  faites  pour  courir  le  monde  ou  pour  vivre  en  société. 
N'y  avait-il  pas  eu  dans  cette  soumission  aux  exigences  de  mon  chagrin, 
si  légitime  qu'il  fût,  plus  d'égoïsme  que  de  raison?  la  lutte  n'eûl-elle 
pas  été  plus  glorieuse  que  la  fuite?  et  si  triste  qu'eût  pu  être  mon  exis- 
tence, n'eùl-il  pas  mieux  valu  la  consacrer  âmes  pareilles,  que  de 
l'user  sans  profit  pour  personne  dans  de  stériles  voyages?  Le  résultat  de 
ces  réflexions  tardives,  comme  toutes  les  réflexions,  fut  que  je  ferais 
bien  de  retourner  parmi  les  miens. 

Mais  où  me  fixer? 

Les  vieilles  cathédrales  sont  les  hôtelleries  naturelles  des  voyageurs 
de  notre  espèce.  J'avais  visité,  pendant  le  cours  de  mes  voyages,  pres- 
que toutes  les  églises  de  France.  A  laquelle  devais-je  donner  la  préfé- 
rence ? 

J'hésitais  entre  trois  surtout. 

Retournera is-je  k  Strasbourg,  ma  patrie?  Reverrais-je  ma  chère 
cathédrale  avec  sa  flèche  élégante ,  ses  fines  ciselures  et  sa  pierre  inatta- 
quable ?  Mais  non  !    tout  m'y  rappellerait  le  passé ,   et  rien  n'est  plus 


618  SOLVKNinS    IVUNE    VIF.iLLK    CORN'KILU:. 

tristo  que  ih  so  souvenir  qu'on  a  été  heureux,  (luand  on  ne  l'est  plus. 

Irais-je^à  Reims  et  elieivherais-je  un  rel'uiie  dans  les  l)ro(leries  de 
son  splendide  poi-lail?  Mais  j)()ur(|ii()i  ;i  Iumiiis  phid'tl  (iiiailleui's? 

J'allais  me  deeider  j)our  la  noble  eathedrale  d(>  Chartres,  le  plus 
sévère,  le  plus  diii:ne  et  le  plus  sacré  des  monuments  ii()llii(iues  de  noire 
pays,  (juand  j'appris  (ju'une  i^rande  (piaiilile  de  (loiiuMlles  venaient  de 
fonder  une  eoloniedans  une  des  louis  de  Notre-Dame  de  l\uis  ;  de  Noti'e- 
Dame  de  Paris  dont  j'avais  tant  entendu  parler  et  que  je  ne  connaissais 
pas  encore.  Ma  loi.  par  un  reste  dlialtitude  de  voyageuse,  je  me  déci- 
dai pour  celle  illustre  inconnue.  Nolie-Dame  avec  sa  mâle  archileclure, 
ses  fortes  tours,  sa  façade  un  peu  massive,  me  parut  plutôl  puissante 
qu'imposanlc.  mais  ses  bas  côlés  me  ravirenl.  J'y  fus  saluée  dès  mon 
arrivée  par  un  très-vieux  Corbeau,  que  je  reconnus  tout  d'abord  pour 
un  de  mes  compatriotes,  à  son  accent  qu'un  véritable  Alsacien  ne  perd 
jamais. 

Puisijue  l'occasion  s'en  présente,  je  ne  suis  pas  fâchée  d'avoir  à  diie 
quelques  mots  de  ce  personnage. 

«  Écrivez  île  ce  personnage  tout  ce  que  vous  voudrez,  me  dit  en 
minterronq^anl  pour  la  seconde  fois  le  malencontreux  conseiller  quej'a 
déjà  cité  au  commencement  de  ce  récit,  et  qui  s'élant,  depuis  ma 
réponse,  tenu  derrière  moi  sans  mot  dire,  lisait  sans  façon  pai-dessus 
mon  aile.  ;i  mesure  (pie  j'écrivais;  ne  vous  gênez  pas;  son  tour  est 
venu,  vengez-vous. 

—  Avez-vous  déjà  j>eur.'  lui  dis-je;  attendez  donc,  et  en  attendant, 
taisez-vous.  » 

Pourquoi  ne  le  dirais-je  pas?  Dans  ce  vieillard  je  retrouvai  un 
un  ancien  ami  d'enfance;  il  y  avait  bientôt  un  siècle  rjue  nous  ne  nous 
étions  vus. 

Ce  «jui  nous  avait  séparés,  ces!  (|u'il  avait  (''t(''  fou  de  tout  dans  sa 
jeunesse,  de  tout,  et  de  moi  un  |)eu,  s  il  m'est  permis  de  k  dire.  Or, 
mon  cœur  n'étant  déjà  jjIus  libre  (j'étais  à  la  veille  de  me  marier),  i 
avait  quitté  le  pays,  désesfxîré,  jurant  et  criant  qu'il  en  mourrait.  Il 
n'en  était  pas  mort,  on  le  voit.  Que  mes  lectrices  veuillent  bi«'n  faire 
comme  moi.  qu'elles  lui  pardonnent  d'avoir  survécu. 

«  Quoi!  me  dit-il  en  rn'abordant  avec  une  émotion  qui  me  toucha 
plus  qu'il  ne  m'aurait  convenu  de  le  laisser  voir,  ne  daignerez- vous  pas 
reconnaître  votre  ancien  amoureux?  Il  y  a  tantôt  cent  ans  que  je  vous 
aime,  et  que  je  vous  aime  en  vain.  Que  n'ai-je  pas  fait,  grand  Dieu. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  619 

pour  vous  oulilicr'!  Mv  puniivz-vous  de  n'y  avoir  pas  réussi?  Je  vous 
en  prie,  ajouta-t-il,  reslez  avec  nous. 

—  Ceci,  lui  répondis-je,  m'a  tout  lair  d'une  déclaration  en  bonnes 
fonnes;  mais  un  amour  de  cent  ans  ressemble,  à  s'y  tromper,  à  une 
belle  et  bonne  amitié  :  je  l'accepte  comme  tel.  Allons,  consolez-vous, 
ajoutai-je.  L'amour  est  un  enfant,  il  veut  des  cœurs  jeunes  comme  lui; 
ne  sommes-nous  pas  trop  vieux?  Me  voici  à  Paris,  j'y  resterai,  mais  à 
une  condition  :  c'est  que  vous  me  chercherez  un  logement. 

—  N'est-ce  (pie  cela?  me  dit-il  en  me  montrant  un  Dragon  volant; 
je  demeure  sous  l'aile  gauche  de  ce  Dragon,  l'aile  droite  est  libre;  si 
l'appartement  vous  convient,  refuserez -vous  d"étre  ma  voisine?  »  Et  il 
me  vanta  les  charmes  de  sa  résidence.  A  l'en  croire,  été  comme  hiver, 
c'était  un  lieu  de  délices. 

Ce  jour-là,  mon  excellent  ami  me  parlait  de  sa  voix  la  plus  douce, 
son  air  était  si  bon  et  son  accent  si  pénétré,  (pie  je  n'aurais  osé  le  refu- 
ser. Je  retirai  pourtant  d'entre  les  siennes  une  de  mes  pattes  qu'il  ser- 
rait avec  un  i)eu  plus  de  tendresse  que  n'en  comportait  une  simple 
amitié. 

((  Quel  bonheur!  et  qu'il  fait  bon  vieillir!  »  s'écria  mon  heureux 
voisin,  quand  il  me  vit  installée. 

Quel  bonheur,  en  effet  '  Nos  caractères  étaient  tels,  qu'il  suffisait  que 
l'un  dit  oui  pour  que  l'autre  dit  non.  Chose  bizarre,  l'harmonie  naissait 
de  ce  désordre  même;  nous  n'étions  jamais  d'accord,  mais  en  revanche 
nous  étions  les  meilleurs  amis  du  monde.  M(m  vieil  ami  avait  pour  sys- 
tème de  n'en  point  avoir,  et  je  prétendais,  moi,  (ju'on  ne  vient  à  bout 
de  la  plus  petite  comme  de  la  [)lus  grande  chose  du  monde  qu'à  l'aide 
d'un  système.  Je  me  rappelle  que  nous  débutâmes  par  une  discussion 
sur  ce  sujet  : 

<i  Qui  peut  avoir  une  idée  ou  stupide  ou  sage ,  me  disait  mon  obs- 
tiné contradicteur,  que  le  passé  n'ait  eue  avant  lui?  On  se  suit  à  la 
piste,  et  on  fait  bien;  les  Moutons  de  Panurge  étaient  des  sages,  et  vos 
philosophes  sont  des  fous.  Moins  on  sait,  moins  on  se  soucie  de  savoir  : 
et  voilà  le  bonheur!  Il  y  a  deux  mille  ans  que  vos  Savants  se  battent 
pour  savoir  lequel  de  tous  leurs  s\  stèmes  est  le  meilleur  ;  dites-leur  de 

^  J"ai  su  plus  tard  que  ce  eœur  obstiné  n'avait  en  efTet  rien  négligé  pour  en  arriver 
à  se  débarrasser  complètement  de  mon  souvenir.  Il  s'était  marié  jusqu'à  trois  fois,  sans 
rien  obtenir  d'un  remède  aussi  violent  et  aussi  opiniâtrement  appliqué...  0  Corneilles 
Ab  uno  disce  omnes  ! 


ÙÙO  SOLVE.MRS    D'LNE    MEILLE    CORNEILLE. 

ma  pnrt  que  le  nieilK'iii-  n'existe  pas,  mais  (jne  le  moins  mauvais  serai! 
«elui  qui  les  empèeherail  de  se  ballre.   > 

J'allais  repli(piei"  (je  ne  sais  eonunent!)  à  ce  (eiriltle  ari;umenl  ; 
nous  en  étions  Vu  île  nos  (juerelles  et  de  notie  intimité,  (|uand  nous 
vîmes  arriver.  \()leter  de  j)ieiTe  en  pierre,  de  saint  en  saint,  piMiible- 
menl .  |>i  iidemment .  pesamiiienl .  devinez  (pii?  .lac(|U('s  I  oui,  .lac(|ues, 
le  |)auvre  Sansonnet  du  vieux  eliàleau. 

i>  Quelles  nouvelles,  lui  dis-je,  ([uelles  nouvelles,  mon  bon  Jae- 
ques  ? 

—  Aiïreuses!  me  répondit  le  \ieu\  serviteur  d'un  ton  si  lui^ubre, 
que  je  vis  bien  que  je  devais  me  préparei"  à  tout  entendre. 

—  AfTreuses!  repiil-il.  Il  sont  tous  morts! 

—  Tous?  m'éeriai-je.  Paiiez  donc.  Jaecpiesl  et  parlez  vile!  Vous 
me  mettez  au  su|>j)lice. 

—  Tous,  dit-il.  et  de  moi't  violente;  et  il  n'en  reste  pas  pierre  sur 
pierre. 

—  I-A|)li(piez-vous.  lui  dis-je,  et  rassendjiez  vos  souvenirs.  De  quoi 
nr  reste-t-il  pas  pierre  sur  pierre?  et  enfin  qui  est  mort? 

—  ^lonsei.^neur  pouvait  fuir  encore,  continua  le  pauvre  Jacques  en 
suivant  ses  idées;  mais  il  a  préféré  résister  jusqu'à  la  fin.  et  s'ensevelir 
sous  les  ruines  de  notre  cbàteau.  » 

l^i'oL  voici  ce  que  Jaccpies  me  raconta.  A  la  suite  d'une  allaliv 
de  JMJurse.  très-lieureuse  poui-  lui.  la  fortune  du  piopriétaire  du  vieux 
«hàteau,  et  du  château  neuf,  s'élant  accrue  considéiablement,  sa  consi- 
déiation  s'était  accrue  d'autant,  et  il  fut  nommé....  baron!  Le  vaniteux 
bancpiier  crut  qu'il  serait  indigne  de  sa  nouvelle  position  de  garder  dans 
ses  domaines  un  château  délabré,  et,  en  peu  de  jours,  ([uoique  l'hiver 
approchât,  l'œuvre  d.-  dc<iiiiction  fut  accomplie.  xAIes  ruines  chéries  dis- 
parurent à  Jamais. 

Le  vieux  Faucon,  accable  d'infirmités,  et  dédaii;nant,  ainsi  qu'il  a 
été  dit,  de  chercher  son  salut  dans  la  fuite,  s'était  laissé  écraser  par  la 
chute  d'un  énorme  pan  de  muiaille.  Iniinobile  dans  im  des  coins  de  a 
cour,  et  dans  l'attitude  résigm-e  du  (jenie  du  tenqjs,  il  mourut  sans 
[Kjusser  un  seul  cri.  Cette  nifjrt  héioique  ne  fut  pas  sans  amertume,  car 
il  était  mort  en  désespérant  «lu  retoui'  de  ce  passé  (pi' il  n'avait  cessé  de 
regretter. 

Quant  au  FA'zaid,  la  mori  lui  Niiil  en  «lormant.  ain.-i  (ju'a  la  Lézai'de 
et  à  leur  enfant,  un   bon   |)elii    Lézaid  (pii  dotiri;iil   les  plus  belles  esi)é- 


SOUVENIRS    D'UNE    VIEILLE   CORNEILLE.  621 

rances.  Qu('l(|ue.s  jours  avaiil  cette  catastrophe,  il  paraît  que  toute  la 
famille  avait  parlé  de  s'endormir  pour  siv  mois,  et  comme  le  disait  Jac- 
ques, qui  puisait  de  grandes  consolations  dans  cette  réflexion:  «  Dormir 
six  mois,  ou  dormir  toujours,  c'est  presque  tout  un.  » 

Le  vieuv  serviteur  aurait  bien  voulu  uiourir  biavemeut .  comme  son 
maître;  mais  n'est  pas  Faucon  qui  veut,  et  il  nous  avoua,  en  baissant 
a  tête,  que  quand  il  vit  les  murailles  s'ébranler,  il  fit  comme  tous  ceux 
auxquels  son  seigneur  avait  donné  asile,  il  s'enfuit! 

Jacques  semblait  n'avoir  survécu  à  ce  désastre  que  pour  m'en  appor- 
ter la  nouvelle.  Je  l'ai  pris  à  mon  service  pour  qu'il  fut  au  service  de 
quelqu'un  et  pîit  mourir  content.  Il  est  sourd  et  répond  à  tout  ce  qu'on 
lui  demande  comme  si  on  lui  parlait  du  vieux  château  et  de  ses  habi- 
lants. 

«  Eh  bien!  étes-vous  satisfait?  dis-je  à  mon  vieil  ami;  j'ai  parlé  de 
tout  et  de  rien,  et  de  vous-même. 

—  Faisons  la  paix,  me  ré})on(lit-il.  Je  n'ai  pointa  me  plaindre, 
vous  êtes  un  historien  fidèle;  mais  cette  fin  ressemble  un  peu  trop  au 
dénoùment  d'une  tragédie.  » 

La  vie  commence  et  finit  |)ar  l'insouciance,  et  mon  vieil  ami  était 
arrivé  à  l'âge  où  Ton  ne  trouve  |)lus  aucun  plaisir  à  s'attrister  :  on  pou- 
vait lui  appliquer  le  mot  de  Goethe  :  d  J^a  vieillesse  nous  trouve  encore 
enfants.  »  —  ((  Tous  mes  héros  meurent,  j'en  conviens,  lui  répondis-je  ; 
mais  pourquoi  pas?  n'est-ce  pas  là,  et  naturellement,  et  heureusement 
peut-être,  la  lin  de  tout?  et  pour  une  joie  que  la  mort  arrête,  ne  met- 
elle  pas  fin  à  bien  (h^  misères?  Ne  mounai-jc  pas,  moi  ((ui  vous  parle; 
et  vous  qui  me  lisez,  êtes-vous  immortel?  '> 

Pour  toute  réponse,  mon  vieil  amoureux  se  mit  a  chanter  d'une  voix 
chevrotante  ce  vieux  refrain  (|ue  je  déteste  : 

«  Nous  iravnns  (lu'un  temps  il  \i\iv, 
Amis.  [)assoiis-lo  i^aicMnont...,  clc. 

—  Chantez!  lui  dis-je,  chantez!  Que  prouvent  vos  chansons  ?  le 
monde  est  plein  de  ./ea/?  qui  pleurent  et  de  Jean  qui  vient;  qui  pleurent, 
parce  qu'il  y  a  de  quoi  pleurer;  qui  rient,  parce  qu'il  y  a  de  quoi  rire 
sans  doute.  [Mais  pourtant  à  quoi  sert  qu'on  rie  ou  qu'on  pleure?  Ne 
ferait-on  pas  mieux  de  se  tenir  dans  le  milieu,  de  parler  haut  et  sec,  si 


ù:2 


SOUVKMRS    D'LNK    Vir.lLLK   CORNEILLE. 


Ton  veut,  mais  bonnomeni  el  simplement,  sans  doule  ni  moquerie,  et 
de  pousser  son  voisin  et  de  se  pousser  soi-même  vers  la  sagesse,  qui 
consiste  : 

u  1»  A  faire  valoir  ee  qu'on  a  de  bon  ; 

<>  :2"  A  condiattre  ce  (ju'on  a  de  mauvais. 
>I.ii>  non,  on  veut  chanter!  Chantez  donc,  et  chante/  toujours!  et 
osez  me  dii'c  que  vous  êtes  iieureux.  Ne  voyez-vous  pas  que  vos  plumes 
s'émoussent  et  blanchissent  en  attendant  (juelles  tombent?  Un  plus  vieux 
et  un  plus  sensé  (pie  vous,  Montai.:;ne.  la  dit  a|)ivs  beaucoup  d'autres  : 
0  Nul  ne  j)eut  êtie  appelé  heureux,  sil  n'est  pas  mort.  » 

La  réjX)nse  était  un  peu  dure.  Mon  vieil  ami  se  taisait ,  je  craignis 
de  l'avoir  blessé;  ce  fut  à  mon  tour  ii  lui  oITrir  la  patte,  cl  la  |)aix  fut 
conclue. 

\\  J.  Stahl. 


DERNIER    CHAPITRE 


Où  l'on  voit  que  cliez  les  Bêtes  comme  chez  les  Hommes  les  révolutions  se 
suivent  et  se  ressemblent. 


Les  Aniniaux  s'étaient  une  fois  encore 
l'assemblés,  et  le  bruit  était  tel,  qu'on  aurait 
voulu  être  sourd. 

u  Mais  enfin  de  quoi  vous  plaignez -vous? 
disait  le  Renard  à  la  foule. 

—  Si  je  le  savais,  répondait  la  foule,  me 
l)laindrais-ie  ? 

—  Nous  n'en  savons  rien,  dit  une  voix;  mais 
si  nous  cherchions  bien  ,  nous  trouverions. 

—  Cherchez,  dit  le  Renard. 

—  Poiu-quoi  diable  avoir  fait  un  livre?  reprit  alors  la  voix.  Et  quel  livre  ! 
trop,  et  trop  peu.  Ne  valait-il  pas  mieux  faire  tout  de  suite  une  révolution? 

—  Cela  est  bon  à  dire,  repartit  l'orateur;  mais  un  livre  se  fait  plus  facilement 
qu'une  révolution.  D'ailleurs,  en  voulant  faire  une  révolution,  on  ne  fait  souvent 
rien  du  tout,  et  quelquefois  même  au  lieu  d'avancer  on  recule.  Cela  s'est  vu, 

—  Messieurs,  dit  la  Fouine,  venant  au  secours  du  Renard  son  compère, 
c'est  à  force  de  se  tromper  qu'on  devient  habile.  Recommençons. 

—  Je  l'aurais  parié  !  s'écria  l'Oiseau  moqueur.  De  l'encre ,  toujours  de 
l'encre!  Un  troisième  volume,  sans  doute;  et  après  un  troisième,  un  quatrième, 
et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  huit,  jusqu'à  cent,  jusqu'à  ce  que  chacun  en  ait  par- 
dessus la  tête.  Des  paroles  toujours  et  des  actions  jamais  !  Mais,  ma  chère,  on  se 
lasse  de  tout  dans  les  temps  où  nous  sommes,  et  surtout  des  bonnes  choses. 
Une  ligne  de  plus,  et  vous  n'aurez  d'abonnés  que  ceux  auxquels  vous  enverrez 
votre  livre  gratis;  encore  ceux-là  en  viendront-ils  à  vous  le  refuser,  peut-être. 

—  Eravo  !  s'écria-t-on  de  tous  les  côtés.  Plus  d'écritures  !  plus  de  paroles  ! 
A  bas  les  bavards  !  )) 


^'2k  i)i:n\ii:M  ciiAiMinK 


11  n'y  iivait  (lu'iin  oncricM"  diins  la  salle,  col  encrier  fut  brisé. 

«  Il  faii  ici  mauvais  p(nii'  nous,  dil  la  Fi>uiiic  au  Renard.  Les  peuples  onl.' 
toujours  lapit.lé  leurs  prophètes  :  itri-nons  Ljarde  à  nous,  mon  compère.  » 

l']t  (lini  aiili"(>  cùle  : 

Il  Tout  a  été  de  mal  en  pis.  disait  le  Hceut'. 

—  J'ai  arrosé  la  terre  de  mes  larmes,  bramait  le  Cerl". 

—  Et  la  terre  ne  s'en  est  pas  émue,  répondait  la  Biche. 

—  Les  larmes  lui  sont' dues,  ajoutait  l'Oiseau  triste. 

—  Les  aveugles  eux-mêmes  ont  des  yeux  pour  pleurer,  »  s'écriait  la  Taupe 
en  sanglotant. 

Et  un  peu  pins  loin,  le  Rossii^iiol  clianlait  : 

'(  Ce  qui  manque  à  noire  monde,  c'est  Tharmonie. 

—  C'est  le  courage,  dit  le  Lion. 

—  C'est  la  colère,  dit  le  Tigre. 

—  C'est  la  haine,  dit  le  Loup. 

—  C'est  l'appétit ,  dit  le  Goinfre. 

—  C'est  la  résignation,  bêla  le  Mouton. 

—  Ce  n'est  rien  de  tout  cela,  dit  la  Colombe  :  c'est  l'amour.  Si  l'on 
s'aimait  ! 

—  Vous  avez  peut-être  raison,  répondit  le  Rossignol  à  la  Colombe;  mais  on 
ne  \ous  donnera  pas  raison,  car  on  ne  s'aime  pas. 

—  Ce  qui  nous  manque  à  tous ,  dil  le  Butor,  c'est  le  sens  commun. 

—  Laissez  parler  le  Renard,  »  dit-on  à  la  lin. 

—  Messieurs,  dit  celui-ci  d'une  voix  émue,  pourquoi  récriminer?  Si  nous 
n'avons  rien  fait  qui  vaille,  est-ce  notre  faute?  N'est-ce  donc  rien  d'ailleurs  que 
d'avoir  appris  à  lire  au  peuple? 

—  C'est  du  foin  et  non  des  livres  qu'il  nous  laul,  dit  l'Ane  en  serrant  sa 
ceinture. 

—  Eh  quoi!  vous  aussi,  ô  Ane!  vous  renoncez  à  la  science!  dit  le  Renard 
découragé. 

—  Fi  donc!  dil  à  l'Ane,  que  l'exclamation  du  Renard  avait  fait  rougir  jus- 
qu'aux oreilles,  un  Étourneau  qui  avait  eu  le  malheur  d'être  con.sidéré  et  encagé 
comme  un  Oiseau  rare;  fi  donc!  du  foin,  c'est  bon  pour  vous!  Quant  à  moi, 
quant  à  nous,  nous  ne  demandons  rien ,  que  la  clef  des  champs  ! 

—  Liberté!  liberté!  s'écria  l'assemblée  tout  entière. 

—  La  liberté  consiste  à  n'avoir  jamais  ni  faim  ni  soif,  dit  le  Porc. 

—  Taisez-vous,  dit  l'Aigle  de  Varsovie,  en  lais.sanl  tomber  un  regard  de 


DERNIER   CHAPITRE.  625 


mépris  sur  celai  qai  venait  de  'parler.  Il  n'y  a  qm;  ceux  qui  sont  prêts  à  mourir 
pour  elle  qui  savent  ce  que  c'est  que  la  liberté. 

—  Mais,  de  grâce,  attendez!  dit  le  Renard.  Tout  progrès  est  lent;  on  Ta  dit, 
un  fétu  est  le  gain  d'un  siècle...  L'arbre  de  la  liberté  est  peut-être  semé... 

—  Mais  il  n'est  pas  encore  en  fleur,  repartit  l'Ours ,  qui  apparut  tout  à  couj) 
à  l'extrémité  de  son  bâton.  Et  encore  bien  moins  en  fruits,  ajouta-t-il  en  mon- 
trant sa  face  et  ses  flancs  décharnés.  J'ai  faim,  et  je  n'ai  rien  mangé  d'aujourdliui. 
Mon  gardien  me  vole! 

—  Horreur!  s'écria-t-on. 

—  Ah  !  je  te  vole!  dit  alors  une  voix  que  chacun  reconnut  aussitôt  avec  effroi 
pour  une  voix  humaine,  celle-là  même  du  gardien  de  l'Ours  ;  ah!  je  te  vole, 
tu  t'en  vantes!  » 

]Mais  il  est  bon  de  suspendre  pour  un  instant  ce  récit,  et  d'entrer 
dans  quelques  explications.  Depuis  quelque  temps  déjà  (il  y  a  des  traîtres 
partout,  et,  nous  le  disons  avec  douleur,  il  s'en  était  trouvé  sans  doute 
parmi  les  rédacteurs  et  même  parmi  les  abonnés  des  Animaux)  ;  depuis 
quelque  temps,  disons-nous,  l'autorité  supérieure  avait  été  avertie  de  ce 
qui  se  passait  et  savait  jour  par  jour  où  en  était  la  conspiration. 

Tant  qu'on  se  borna  à  écrire,  à  dessiner  et  à  bavarder,  on  laissa 
faire  aux  Animaux,  non  pourtant  sans  mettre  de  temps  en  temps  dans 
leurs  roues  quelques-uns  des  bâtons  de  la  censure;  mais  quand  on  sut 
qu'une  nouvelle  assemblée  allait  se  constituer,  comme  on  pensait  bien 
qu'elle  pourrait  donner  lieu  h  des  discussions  vives,  et  peut-être  même 
à  des  résolutions  violentes,  on  avait  aposté  autour  du  lieu  où  devait 
se  tenir  l'assemblée  une  force  armée  redoutable,  plus  de  la  moitié  de  l.i 
gai^nison  de  Paris,  dit-on! 

Ceci  explique,  sans  doute,  suffisamment  l'interiiqition  que  mus 
venons  de  signaler. 

((  Parbleu!  dit  le  gardien  en  entrant  soudainement  dans  la  salle,  comme 
jadis  les  rois  entraient  au  parlement,  le  fouet  à  la  main;  parbleu!  mes  amis,  je 
vous  trouve  plaisants.  Quoi  !  vous  êtes ,  pendant  votre  vie ,  logés ,  chauffés  et 
nourris  aux  frais  du  gouvernement  ;  et  puis  après ,  empaillés  !  conservés  !  étiquetés  ! 
numérotés!  toujours  sans  bourse  délier;  et  vous  vous  plaignez!  et  vous  com- 
plotez!... Mais,  brutes  que  vous  êtes,  vous  ne  savez  donc  pas  qUe  je  donnerais 
ce  que  l'on  me  donne,  en  y  ajoutant  même  ce  que  je  prends,  pour  être  à  la 
place  du  moindre  d'entre  vous.  » 

79 


Ô2Ô 


DKlîMKK    Cil  MMTIU;. 


El  loul  en  parlant,  Iiii  o(  sa  troupe  usant,  eeu\-ei  de  leurs  fouets, 
.  iHi\-là  de  leurs  aiMues,  ils  \inivnt  à  hou(  de  seiiipaivr  des  eonjurés 
|)ris  au  depouiAU.  LalVaiiv,  lidasl  fui  bienlôl  faite;  la  plupai'l  des  Ani- 
niau\  ayant  eu  riniprudeme  i\c  se  loijMi'r  les  on.nles,  alin  de  pouvoir 
«vriie,  elaienl  hors  délai  ir(t[)p()ser  la  luoindie  résistance.  Au  bout  d'une 
heure,  de  tous  les  futurs  lijteialeurs  de  l.i  nalion  animale,  il  ne  resta 
pas  un  seul  ipii  ne  fût  piisoiuiiei';  e(  (juand  le  dernier  \eirou  fut  poussé 
>ur  le  dernier  denlre  ru\,  K'  i;ardien  [irenanl  une  fois  encoie  la  parole  : 

u  Nous  vous  èlos  agiles,  dit-il,  vous  a\c'Z  parlé,  vous  a\t/.  (''crii ,  vous  avez 
éio  imprimés,  vous  avez  été  lus...  et  cela  n'a  servi  à  rien.  Toiil  s\sl  donc  passé 
dans  les  régies.  Nous  devez  êtes  satisfaits,  ou  je  ne  m'y  connais  pas.  '> 


Kl  c'est  ain>i  rjne  fui  enleiiée  celte  fameuse  révolution,  (|iii  n'eut 
pas  d'autre  oraison  funèi)re  (juc  le  mot  IuiiImI  (jtic  nous  venons  de  citer. 

Il  se  présenta  hien  encore,  dil-on  ,  |)endant  (pielques  jours,  a  la 
p')rle  de  l'ex-cabinet  de  rédaction,  fpiel(|ues  BAtes  élranires,  de  l'espèce 
des  Chimères,  décolles  rpii  arrivent  toujouis  on  trop  tôt  ou  trop  lard, 
jamais  à  poii>t;  mais  elles  en  furent  pour  leurs  frais  de  route,  qui  pou- 
vaient être  considérables;  car,  à  en  juiçer  sur  letir  mine,  elles  arrivaient 
tout  au  Bioins  des  antipodes...  oii  on  les  renvoya. 


DERNMER    CHAPITRK. 


027 


-    BERi\!A.RD-PCLLET._ 


«  Si  nous  avions  été  là,  disaient  ces  Bètes  modestes,  si  ceux  qui 
viennent  de  se  laisser  surprendre  nous  avaient  laissé  faire  leur  besogne, 
on  n'aurait  pas  eu  raison  de  nous  aussi  facilement  !  » 

Et  on  les  laissait  dire.  Les  héros  du  pays  d'Utoj)ie  ne  sont  guère  a 
craindre  que  pour  leurs  amis. 


SUITE    ET   FIN    DU    DERNIER    CHAPITRE. 


Mais  ce  n'est  pas  tout  ! 

M.  le  préfet  de  police,  ayant  appris  que  quelques  Hommes  n'avaient 
pas  eu  honte  de   tremper  dans   cette   sotte  affaire   et  de  mettre  leur 


628  DKMMKi;    CIIMMTUK. 


plume  au  siM-vico  des  Animaux,  envoya  clie/  chacun  d'eux  une  demi- 
douzaine  au  moins  des  honnêtes  i^ens  doni  il  dispose. 

l,es  inlorlunes  furent  tous  pris  au  saut  du  lit  ,  aucun  d'eux  n"elant 
matinal,  puis  conduits  à  la  prélecture  de  j)olice! 

Là,  ayant  tire  de  sa  |)oche  une  simple  feuille  (\o  |)apici'  I indue',  et 
s"etant  aiMue  de  son  ecliaipe.  rollicier  puMic  (pii  les  a\ait  anviés  leur 
lut  ce  (jui  suit  : 

(1  Nous,  préfet  de  police,  etc.,  etc.; 

«(  Attendu  qu'il  a  été  démontré  que  les  sieurs...  (sui\cnl  les  noms  au  nombre 
"  de  onze)  n'ont  pas  rougi  de  faire  cause  comnunic  avec  les  Bètes,  d'emi)rimtcr 
<i  leurs  idées,  leur  langage  et  parfois  leur  esprit; 

«  Attendu  qu'il  n'a  pas  tenu  à  eux,  par  conséquent ,  que  la  société  humaine 
((  ne  fût  bouleversée  jusque  dans  ses  fondements; 

«  Ordonnons  que  les  susnommés  seront,  dès  demain,  j)iiiiis  par  où  ils  ont 
«  péché,  c'est-à-dire  traités  en  Bêtes  (tant  pis  pour  eux!),  transportés  au  Jardin 
«  des  Plantes,  et  incarcérés,  chacun  dans  une  des  cages  de  la  ménagerie,  au 
(i  lieu  et  place  des  Animaux  dont  ils  se  sont  faits  les  interprèles  et  les  avocats. 

i<  A'.  B.  — Les  susdits  ayant,  de  l'aveu  de  tous,  abusé  du  droit  d'écrire,  il 
«  est  spécialement  défendu,  et  ce,  sous  lés  peines  les  ])lus  sévères,  de  leur  faire 
«  passer  des  plumes,  de  l'encre  et  du  papier. 

«  De  plus,  le  gouvernement  devant  pourvoir  abondamment  à  leur  subsistance  » 
(ici  quelques-uns  des  prisonniers  essuient  leurs  larmes),  «  il  sera  défendu  égale- 
«(  ment  de  leur  rien  donner;  les  morceaux  de  sucre,  les  brioches,  et  même  les 
«  pains  de  seigle,  sont  donc  totalement  interdits. 

«  Pourtant,  et  par  faveur  spéciale,  il  sera  permis  à  leurs  anciens  amis,  qui 
n'auront  pas  peur  d'être  mordus,  de  leur  offrir  de  temps  en  temps  un  cigare 
de  la  régie. 


<(  L'-s  cages  seront  ouvertes  de  midi  à  deux  heures,  et  les  nouveaux  Animaux 
visibles,  quand  la  température  le  jjcrmettra. 

«  On  recommande  aus.si  aux  curieux  de  ne  joint  troj)  agacer  les  nouveaux 
«  hôtes  du  Jardin  des  Plantes,  ceci  j.ouvant ,  malgré  les  précautio;  s  qu'on  a 
<«  prises,  n'être  pas  sans  danger.  » 

Grâce  à  la  stupeur  universelle,  cci  anèt  l)ai])are  fut  exécuté  sans 
provoquer  de  résistance.  La  foule  a  s<'s  jouis  d'iiK.Ttie. 

Dès  le  lendemain,  on  lisait  dans  le  Journal  olliciel  de  la  capitale  la 
note  suivante  : 


DERNIER    CHAPITRE. 


629 


«  Onzo  nouveaux  AiiiiiKuix ,  doiil  IV'spc'cx'  n'a  encore  été  décrite  par  aucun 
(c  naturaliste ,  mais  auxquels  on  s'accorde  assez  généralement  à  donner  le  nom 
«  de  Littérateurs,  ont  élé  substitués,  dans  les  cages  et  cabanes  du  Jardin  des 
H  Plantes,  aux  Lions,  aux  Ours,  aux  Tigres,  aux  Panthères  et  aux  Anes,  lesquels, 
«  ayant  cessé  d'exciter  la  curiosité  publique,  ont  été  admis  à  faire  valoir  leurs 
((  droits  à  la  retraite.  La  Jardin  des  Plantes  présente  un  aspect  inaccoutumé.  Les 
u  vétérans  ont  peine  à  contenir  la  foule.  Parmi  les  curieux ,  on  a  remarqué  les 
«  anciens  pensionnaires  du  Jardin,  et  ceux  des  Animaux  de  la  province  et  de 
((  l'étranger  qui  ont  pu  se  soustraire  à  leurs  travaux  quotidiens.  La  .vue  des  hôtes 
«  du  Jardin  qui  les  remplacent  semble  piquer  au  plus  haut  point  leur  curiosité. 
«  Puisque  ce  sont  eux  qui  sont  en  cage,  c'est  donc  que  nous  sommes  libres,  » 
((  se  disent  entre  elles  ces  bonnes  âmes.  » 

Un  mois  ne  s'était  i)as  écoulé  que  les  Tourlerelles,  a  bout  de  soupirs, 


•;:A  ^'//    ^ïr^ 


^^J 


'//// 


;/>\  Vf\ 


.t 

;i^1^^ 


*- 


s'étaient  décidées  à  remont.^r  sur  leurs  nunges.  L'amour  leur  restait,  qui 
console  de  tout  —  les  Tourterelles. 


t>30 


DKUMKU  ciiAiM  riu;. 


L'Ours  avait  reiraiiiii'  en  i^romlaiit  sa  tanière;  mais  liientôt,  bour- 
1,'eois  ivsiprné,  il  s'était  fait  bonne  d'enfants  dans  sa  |)r()|)re  maison,  bien 
décidé  à  ne  jamais  laisser  dire  un  mot  de  politique  ;i  ses  (ils. 


Les  Tortues,  les  Manchots,  les  Chauves-Souris,  les  Écrevisses,  et 
bon  nombre  de  Scarabées  :  ceu\-(i  par  besoin  de  faire  montre  de  leurs 


DEKNIER    CHAPITHK 


631 


cuirasses,  (viiv-lii  et  celUs-lii  [)ar  amour  pour  le  proi,'i'ès ,  sous  quelciuc 
l'onne  (ju'il  se  déi^uise,  lii'enl  un  (eu  de  joie  de  tous  les  manuscrits, 
projets  de  réforme,  rappels  de  leurs  droits  qu'ils  s'étaient  proposé  de 
mettre  au  jour,  sous  le  réi,nme  pi'écédent.  Ce  qui  leur  prouva  bien  le 
dan.qer  de  ces  [)a[)iers  incendiaires,  c'est  que  l'instant  de  lumière  qu'ils 
produisirent  en  brûlant  leur  causa  une  sorte  d'éblouissement. 

Le  Chien  rei)rit  sagement  son  métier  d'aveugle  et  sa  serinette,  jugeant 
que  ce  métier  avait  du  bon  quand  quelques  sous  tombaient  dans  sa  sébile. 


■.f^ 


'^-Jir-ii^-iiPT^IV 


Celui  qui  sembla  s'accommoder  le  moins  du  sort  nouveau  qu'on  lui 
faisait,  ce  fut  un  pelit  Animal  hargneux  et  étrange,  tel  ([u'on  en  pourrait 
rêver  seulement  dans  les  visions  d'une  nouvelle  apocalypse ,  lequel  pré- 
tendait opiniâtrement  que  son  devoir  était  de  protester. 


632 


DKP.MKi;    Cil  Al'lTIi 


Moitié    Hérisson,    nioilie    nouliHlogue ,    cet    être    bizarre,   qui   a 

l'iiiprunlo  il  rHomino  (iiu>I(Hic  chose  do  son  \isai;o,  avait  pour  noils  un 
buisson  de  dards  ijui  alVoitaiiMil  la  lornie  de  lames  de  canif,  de  |)()rtc- 
crayons,  de  .irraUoirs  cl  i\o  plumes  de  fer.  De  là  le  nom  de  Por(e-j)lumc 
ou  de  Jounuilislc  (|u"il  piviendail  se  donner.  Il  s'acci'oupil  en  IVcMiissant 
dev.mt  le  i;ardien  vii^ilanl  à  (|ui  incond)a  la  tâche  ingi'ale  de  l(>  surveiller. 
La  verjLçe  incessamment  levée  sur  cette  tète  rageuse  Unira -t- elle  par  le 
dompter?  Les  h')nnMes  iuvns  (jui  aiment  avoir  Tespril  eu  repos  osent 
lespérer. 


Que  dire  encore?  Le  monde  des  B('tes  est  rentré  dans  le  silence.  On 
assure  que  malgré  son  innnobilité  apparente  la  terre  a  continué  de 
tourner,  et  que  le  mot  de  Galilée  «  E  pur  si  rnuove  »  est  resté  vrai.  Mais 
le  mouvement  s'opère-l-il  en  avant  ou  en  airièrc?  La  question  est  plus 
facde  à  poser  qu'à  résoudre.  Ceci  est  le  secret  des  dieux,  non  des  Bétes, 
dont  nous  n'avons  été  ici  que  Thunjble  rapporteur. 

I*.  J.  Staiil. 


TABLE    DES    MATIERES 


PREMIERE    PARTIE 


Prologue 3 

Résumé  parlementaire,  par  P.  J.  Sïaul. .        0 


Histoire  d'un  Lièvre,  par  P,  J.  Stahi 


Les    Contrariétés    d'un     Crocodi 
Emile  de  la  BÉDOLi.iÈnr 


Oraison  funèbre  d'un  \'er  à  soie,  par  J.  P. 
Staiii 

Voyage  d'un  Moineau  de  Paris,  par  Geouge 
SA^D 

Vie  et  opinions  jiliilosophiquos  d'un  Pin- 
gouin ,  par  P.  J.  Staiii,. ... 


108 
113 
li!) 


Peines   de  cœur   d'une  Chitte   anglaise, 
par  DE  Bal/.ac 


m 


Les  Aventurf'S  d'un  Papillon,    par  P.  J, 
Stahi 


Les  Doléances  d'un   vieux  Crapaud,   j)ar 
Gustave  Dr.oz 


17i 


w    C-0   '^ 


DEUXIEME    PARTIE 


Pages.     I 
Encore  une  Révolution,  par  P.  J.  Stahl..     344       L'Ours,  par  L.  Baude 
Histoire  d'un  Merle  blanc ,  i)ar  Alfred  de 
Musset 391 


Pages. 
,     497 


Le  Mari  de  la  Reine,  par  Glstave  Dr.oz..     422 
Les  Amoui'5  de   deux    Bêtes,   par   H.   de 


Balzac . 


430 


Les  Peines  de  cœur  d'une  Chatte  française, 
par  P.  J.  Staui 4Cl 


Le  Septième  ciel ,  par  P.  J.  Stahl 


507 


Lettres  d'une  Hirondelle  à  une  Serine, 
par  M"":  Ménessier-Nodier 520 


Causes  célèbres,  par  E.  de  la  Bédollière.     483 


Les    Animaux    médecins,    par    Piekre 
Bernard 544 


t)30 


r\i?LK  m: s  matikt. i:s. 


PoRos.    I  l'ngos 

T.iblotiosdc  la  Girafe,  iiaiCiiAui.KS  Nonirn.     .m7    I    Smivciiiis  d'nnc  \  icillo  Conii'illo,  juir  IV  J. 

Stmii 580 


M  r¥ 


i¥ 


l'ropos  aigres  d'un  Corbeau,  par  G.  Dnoz.    jO!»   |    Dernier  chapitre,  par  P.  J.  Stahl. 


:MPi:ikb.ii,     !:CE    ^;Al>•r-BB^so: 


LE    RENARD 


GOETHE 


LE  RENARD 

(reineke    fuchs) 


TRADUCTION      DE 


EDOUARD     GRENIER 


ILLUSTRE     PAR 


KAULBACH 


iLUMU±>^ 


PARIS 


J.     HETZEL,     LIERA  IRE -EDITEUR 

l8    —    RUE    JACOB    —     l8 


1867 


T  T{É  F  (i4  C  E 


Si  j'étais  un  sn\imt.  ou  seuleiuenl  un  eiudit.  quelle  belle  occasion 
j'aurais  dans  cette  Prélace  d'étaler  ma  science  et  même  celle  d'autrui  ! 
A  propos  du  lienard ,  je  ferais  une  profonde  dissertation  dans  lacjuelle. 
remontant  le  cours  des  siècles  juscju'à  nos  origines  indo-germaniques, 
j'irais  chercher  les  premiers  vestiges  de  cette  épopée  des  bètes  dans  les 
plateaux  boisés  de  l'Asie  centrale,  et  plus  tard  dans  les  forêts  de  la 
Germanie,  où  nos  libres  aïeux  vivaient  presque  en  communauté  fami- 
lière avec  les  ours,  les  loups  et  les  renards,  ces  grands  seigneurs  de  la 
solitude  dans  nos  zones  tempérées.  Je  montrerais  que  ces  légendes  pri- 
mitives, empreintes  de  naïveté  et  de  grandeur,  se  sont  perdues  pour 
nous  dans  leur  rudesse  native,  faute  d'avoir  trouvé  un  Homère  ou 
d'avoir  été  fixées  par  l'écriture.  Plus  tard,  quand  le  monde  germanique 
eut  pris  son  assiette,  lorsque  les  tribus  sorties  des  forêts  se  furent  par- 
tagé les  champs ,  et  que  les  villages  se  groupèrent  à  l'ombre  des  châ- 
teaux ou  des  couvents,  l'oubli  les  avait  presque  etlacées  de  la  mémoire 
des  hommes.  Quelques  fragments  surnagèrent  ;  ils  furent  recueillis  * 
traduits  en  latin  et  écrits  sur  parchemin  par  quelque  moine  saxon,  qui 
se  plut  surtout  à  y  voir  et  à  en  faire  une  satire  déguisée  de  la  vie 
humaine  et  du  monde  féodal.  Sans  dire  un  mot  des  frères  Grimm ,  de 
(lervinus  et  de  \'ilmar,  a  qui  j'eniprunterais  ces  notions,  je  décrirais  les 
premières  apparitions  de  ces  légendes  dans  la  littérature  du  moyen  âge  t 
ici,  dans  la  Flandre  méridionale,  à  la  lin  du  xi"  siècle,  sous  la  plume  de 
jnaitre  Nivardu>+.  avec  le  titre  (ïfsrnfjn'iiui.s:  là,  cintjuanle  ans  après; 

1 


l'RKFACE. 


é.iialoinent  en  latin,  mais  cotte  fois-ci  sous  le  nom  de  Jieinardus,  dans 
la  Flaniliv  du  Nord .  sous  la  dictée  d'un  moine  inconnu ,  probablement 
bop.ediclin.  ;i  en  jui^er  par  les  allusions  malignes  qu'il  y  mêle  contre  les 
moines  de  Citeauv  et  leur  fondateur  saint  Bernard.  Je  revendiquerais 
poui-  la  France  la  priorité  des  rédactions  en  langue  vulgaire;  les  textes 
ont  péri,  il  est  ^rai.  mais  il  a  dû  en  exister  à  pareille  époque;  car  il 
s'est  passé  poui*  cette  épopée  animalesque  le  même  phénomène  littéraire 
(pie  pour  les  grandes  époj)ées  carlovingiennes  :  c'est  par  la  France,  et 
grâce  aux  poêles  français,  ([ue  l'Allemagne  a  connu  et  recouvré  ces 
légendes  d'origine  germanique.  Ici,  ce  n'est  pas  une  conjecture,  c'est 
une  certitude;  car.  si  le  texte  français  du  licnard ,  ixu  xii"  siècle,  a  dis- 
paru, nous  en  possédons  les  traductions  allemandes,  d'abord  celle  de 
Henri  de  Glichesœre,  vers  1150;  puis,  cinquante  ans  plus  tard,  celle 
dun  inconnu ,  qui  rimèrent  en  allemand  les  versions  françaises  sous  le 
nom  désormais  consacré  de  Heinhard  Fuchs.  A  la  fin  du  xii''  siècle,  dans 
le  xiir  et  le  xiv*"  se  succèdent  plusieurs  manuscrits  français,  que,  cette 
fois,  nous  possédons.  Ce  sont  les  plus  riches.  Ils  embrassent  vingt-sept 
branches  ou  récits  :  Villem  de  IMatoc.  en  1250,  en  fait  une  version  hol- 
landaise. Dans  cette  forme,  la  légende  retourna  une  seconde  fois  en 
Allemagne  pour  être  retraduite  et  divisée  en  livres  par  Nicolas  Baumanii, 
de  Lubeck,  (\m  l'écrit  en  bas  allemand.  Cette  édition  parut  à  Osnabiuclv 
en  i/|98.  sous  le  titre  de  Hcineke  Vos,  qui  éclipse  désormais  le  vieux 
nom  haut  allemand  de  Heinhard;  il  ne  se  retrouve  même  plus  (jue  dans 
le  français  qui  l'a  gardé  (car  le  sagace  lecteur  aura  sans  d(mte  reuiai- 
qué  que  notre  mot  de  lienard  n'a  pas  d'autre  étymologie).  Cette  version 
eut  une  grande  faveur,  elle  se  réimprima  souvent,  et  même,  honneur 
insigne  au  xvi"  siècle,  elle  fut  retraduite  en  latin.  Pleine  d'allusions,  et 
dune  allure  toute  populaire,  son  succès.  (|ui  se  comprend,  s'est  conservé 
jusqu'à  nos  jours.  On  en  a  fait  plusieurs  traductions  en  haut  allemand, 
en  allemand  classi(|ue.  La  plus  connue  est  celle  de  Gottsched,  qui  était 
peu  doué  pour  ce  genre  df  travail.  Enlin,  Gœthe  vint,  et  quoique  sa 
version,  connue  le  fait  i<'i))ai(|ur'r  (iriimii,  manque  un  peu  de  celte  fami- 
liarité et  de  cette  simplicité  épique  (pii  peuvent  seules  donner  une  idée 
complète  de  la  légende  primitive,  elle  est  la  dernière,  et  elle  restera. 

Voilà  ce  que  je  dirais ,  beaucoup  mieux  et  plus  au  long ,  avec  force 
citations  et  commentaires,  si  j'étais  un  savant;  je  diiais  même  bien 
d'autres  choses  encore.  Mais,  heureusement  pour  le  public,  et  malheu- 
reusement pour  moi.  je  ne  suis  qu'un  simple  traducteur.  Ma  tâche  est 


PREFACE. 


plus  facile  et  mon  horizon  plu^;  borné.  J'ai  tout  au  plus  à  dire  quelques 
mots  du  R&ineke  Fuchs  de  Gœthe,  et  à  rappeler  pourquoi  et  dans  quelles 
circonstances  ce  iîrand  .eénie  en  vint  à  reprendre  ce  thème  des  vieux: 
âges,  et  à  lui  redonner  une  nouvelle  popularité  en  le  revêtant  d'une 
forme  plus  savante  et  désormais  impérissable. 

C'est  h  la  fin  de  1792,  comme  il  le  raconte  lui-même  dans  son  livre 
de  la  Ccwipagne  de  France  y  que  lieineke  lui  tomba  sous  la  main;  peu 
s'en  faut  que  le  grand  païen  n'y  vit  une  attention  particulière  de  la  Pro- 
vidence {eine  besondere  Fiigung)  pour  le  tirer  de  la  consternation  oii 
l'avait  jeté  le  spectacle  de  la  Révolution  française.  Nous  qui  vivons 
encore  de  89  et  en  89;  nous  dont  la  société  tout  entière  et  les  constitu- 
tions politiques,  même  celle  d'aujourd'hui,  reposent  sur  les  principes  si 
chèrement  achetés  de  cette  glorieuse  époque;  nous  dont  le  berceau, 
comme  celui  de  Moïse,  a  été  porté  par  les  eaux  de  ce  fleuve  immense; 
nous  dont  la  jeunesse  a  joué  librement  dans  ses  vagues,  et  qui ,  à  cette 
heure,  dormons  dans  un  de  ses  remous,  avant  d'être  repris,  demain 
peut-être ,  par  les  flots  impétueux:  de  son  courant  irrésistible ,  nous 
avons  peine  à  comprendre  le  trouble  et  l'aversion  d'un  si  grand  esprit 
devant  cet  avènement  de  l'idée  moderne.  Mais  il  faut  se  reporter  à  cette 
époque,  aux  déceptions  amères  qui  suivirent  les  jours  d'enthousiasme, 
aux  nuages  sanglants  qui  obscurcirent  cette  aurore.  Il  faut  surtout  se 
reporter  à  la  situation  d'esprit  où  se  trouvait  Gœthe  alors.  Il  sortait 
d'Italie,  où  il  s'était  retrempé  dans  la  solitude,  l'indépendance  et  la  libre 
jouissance  des  deux  choses  qu'il  aimait  peut-être  par-dessus  tout  :  la 
lumière  et  l'étude  de  l'antiquité.  A  peine  revenu  en  Allemagne,  plein 
d'idées  sereines  et  de  projets  littéraires,  il  trouve  tout  changé  autour  de 
lui;  la  face  de  la  terre  est  renouvelée,  le  monde  hors  de  ses  gonds, 
comme  il  le  dit  lui-même.  Parnù  les  poètes  et  les  artistes  qui  ont  tra- 
versé les  douze  dernières  années  de  ce  siècle,  il  en  est  plus  d'un  qui 
comprendra  le  trouble  et  la  colère  qu'apporte  dans  ces  âmes,  éprises  de 
paix  et  d'idéal,  l'envahissement  brutal  du  fait,  du  bruit  et  des  commo- 
tions politiques. 

Forcé  de  suivre  le  duc  de  >Veimar  dans  la  croisade  des  princes  alle- 
mands contre  la  France,  Gœthe,  dans  cette  vie  de  camp  et  de  cour 
ambulante,  ne  pouvait  guère  se  livrer  à  ses  créations  ni  même  k  ses 
études  favorites  ;  il  fut  donc  heureux  de  trouver  dans  la  lecture  du 
/?enar(/,  puis  dans  le  remaniement  auquel  il  le  soumit,  une  distraction  forcée 
qui  occupât  son  esprit  et  lui  entretînt,  pour  ainsi  dire,  la  main.  Car,  il  ne 


PUKKACK. 


faut  pas  roublior.  larlisto  tétait  chez  lui  h  la  hauteur  du  poëte,  si  même 
il  no  le  (lop;issait  ;  el .  (piand  Tun  ne  pouvail  se  livrei'  auv  joies  de  la 
ri'i'alicn.  il  xoulait  (|iii'  raiiliv  utilisai  pour  son  ai'Ices  enir'acles  obligés 
t|ui  se  reneonlivnl  dans  la  vie  de  IhoMuno  le  plus  indépendant  et  le  plus 
laborieux.  Il  se  mit  ilone  aussitôt  it  1  (vmimv  dans  l'hiver  de  93,  au 
milieu  des  ti-avaux  de  reconstruction  el  d  anicublcniciil  de  sa  maison  de 
Weimar,  cpiii  devait  quitter  encore  au  piiulenips  pour  assister  au  siéifc 
«M  il  la  reddition  de  Mayence.  enchante,  ii  ce  (piil  raconte,  d'avoir  une  si 
belle  occasion  déciiie  cpielques  milliers  d'hexamètres  et  de  s'exercer 
dans  la  pratique  de  ce  ihythme  dont  les  rèi^les  n'étaient  pas  encore  bien 
nettement  établies  en  allemand.  Klopslock  et  Voss  l'avaient  déjà  employ(', 
mais  avec  un  grand  laisser  aller  et  une  prosodie  trop  complaisante.  Gœthe 
a-t-il  été  plus  habile  que  ses  devanciers?  Sans  doute;  mais  lui-même 
semble  confesser  que  la  quantité  de  ses  vers  n'est  pas  toujours  à  l'abri 
de  tout  reproche.  Pour  moi,  je  l'avoue,  j'ai  grand'peine  à  distinguer  un 
bon  hexamètre  allemand  d'un  mauvais;  il  m'a  paru  qu'il  y  entrait  ton- 
jours  beaucoup  de  bonne  volonté  et  de  fantaisie;  c'est  un  rhythme  étran- 
ger à  nos  langues  modernes,  qui  se  sent  de  la  concpiète,  une  conquête 
un  peu  violente,  comme  d'ordinaire.  IMais  ce  n'est  pas  notre  alTaire.  ii 
nous  autres  Français,  de  juger  ces  choses-lii. 

Quant  a  la  traduction,  je  l'ai  faite  pour  uiou  ami  .1.  Hetzel,  qui  dési- 
rait populariser  en  France  cette  œuvre  si  po|)ulaire  en  Allemagne,  en  la 
publiant  avec  les  très-curieux  dessius  du  célèbre  Kaulbach.  Ce  désir 
était  si  légitime  de  la  part  de  l'éditeur  (U'>  Animaux  peints  par  eux-mêmes, 
le  seul  livre  qui,  depuis  La  Fontaine,  ait  fait  parler  les  Bêtes  avec  esprit, 
que  j'aurais  eu  mauvaise  grâce  \\  m'y  reluseï*.  Les  nombreux  lecteurs 
de  l'œuvre  la  plus  réputée  de  Grandville  et  de  Stahl  me  sauront  gré,  je 
l'espère,  d'avoir  contribué,  pour  ma  part,  \v  leur  rendre  possible  la  com- 
paraison '  entre  les  dessins  de  l'artiste  allemand  et  ceux  de  l'artiste  fran- 
çais. J'ai  donc  traduit.  Mais  la  tâche  n'était  pas  facile.  Dépouillée  du 
rhythme  épique  qui  donne  à  lui  seul  du  piquant  à  la  Batrachomyoma- 
chie,  la  pensée  court  grand  risque  d'être  tantôt  enflée,  tantôt  vulgaire. 
Ai-je  évité  ces  deux  écueils?  Pas  toujours,  sans  doute.  Que  la  faute  n'en 
remonte  jamais  au  grand  poëte  allemand,  mais  reste  it  la  charge  de  son 
humble  et  insuffisant  traducteur! 


]•:.  0. 


PREMIER    CHANT 


Le  roi  des  animaux  convoque  sa  cour.  —  Absence  d(;  Hcini'kc.  —  Le  loup  formule  sa  plainte 

contre  le  renard.  —  Le  chien,  le  chat,  la  panthère,   l'accusent  à  leui-  tour.  —  Le  blaireau 

le    défend.   —   firiefs    du    co((.   —   L'ours  est    cliariiô    (rajoin-ucr    io   ]-cnard   à  comparaître 

devant  la  cour. 


]a\  Pentecôte,  cette  fête  charmante,  était  an-ivée;  les  champs  et  les 
bois  se  couvraient  tie  verdure  et  de  fleurs  :  sur  les  collines  et  sur  les 
hauteurs,  dans  les  buissons  et  dans  les  haies,  les  oiseaux,  rendus  à  la 
joie,  essayaient  leurs  gaies  cliansons;  chaque  pré  fourmillait  de  fleurs 
dans  les  vallées  odorantes;  le  ciel  brillait  dans  une  sérénité  majestueuse 
et  la  terre  étincelait  de  mille  couleurs. 

Noble,  le  l'oi  (\e>  animaux,  convoque  sa  cour;  et  tous  ses  vassaux 
s'empressent  de  se  rendi'e  ;i  son  appel  en  i^rand  équipage;  de  tous  les 
points  de  l'horizon  arrivent  maints  fiers  personnages,  Lutké  la  grue  et 
.Markart  le  geai,  et  tous  les  plus  importants.  Car  le  roi  songe  à  tenir  sa 
cour  d'une  manière  magnifique  avec  tous  ses  barons  ;  il  les  a  convoqués 
tous  ensemble,  les  grands  comme  les  petits.  Nul  ne  devait  y  manquer,  et 
cependant  il  en  manquait  un  :  Reineke  le  renard,  le  rusé  coquin,  qui  se 
garda  bien  de  se  rendre  à  l'appel,  à  cause  de  tous  ses  crimes  passés. 
Comme  la  mauvaise  conscience  fuit  le  grand  jour,  le  renard  fuyait  l'as- 
semblée des  seigneurs.  Tous  avaient  à  se  plaindre;  ils  étaient  tous  oflen- 
sés;  et,  seul,  Grimbert  le  blaireau,  le  fils  de  son  frère,  avait  été  épargné. 

Ce  fut  le  loup  Isengrin  qui  porta  le  premier  sa  plainte,  accompagné 
de  ses  protecteurs,  de  ses  cousins  et  de  tous  ses  amis.  Il  s'avança  devant 
le  roi  et  soutint  ainsi  l'accusation  : 


I  r.  iiF.N.Min. 


u  Très-i;rai-itni\  scii^noiii"  cl  roi.  l'coule/.  mes  iiTiefs!  ^'()us  êtes  plein 
(le  urantleiir  ef  de  nohlesst-  vous  l'ailes  à  cliaeini  jusliee  et  nierei  : 
veuillez  doue  pivndiv  i>itir  de  loiil  le  doiiimaiie  (pie  j "ai  soiilVeil.  i»  ma 


NoVjle  ,  le  roi  des  animaux,  convoqui!  sa  cour. 


LTande  lionle.  par  !<•  lait  d»'  Hrinckc  .Mais.  a\aiil  tout,  soyez  louché  du 
déshonneur  qu'il  a  jeté  si  souvent  sur  ma  femme  et  (U'>  blessures  qu'il 
a  faites  à  mes  enfants;  hélas!  il  les  a  couverts  d'inmiondices  et  d'ordures 
si  corrosives.  qu'il  y  en  a  encore  trois  à  la  maison  qui  souffrent  d'une 
cruelle  cécité.  Il  est  vrai  fjue,  depuis  loniilemps.  il  a  été  question  de  ce 
crime  :  on  avait  même  fixé  un  jour  pour  mettre  ordre  à  de  pareils  griefs; 
il  offrit  de  faire  tous  les  serments;   mais  bientôt  il  changea  d'avis  et 


l'IîEMlKH    C  H. VINT 


courut  s'enfermer  dans  sa  forteresse  ;  c'est  ce  que  savent  trop  bien  tous 
les  hommes  qui  m'enloureiil  ici.  Sciimcui'.  il  me  riuidiiiil  hicn  [\c>  semaines 
pour  racoiiU'i'  rapidiNiienl  Ions  les  mau\  (pic  le  hiii^aiid  m'a  fails.  Chuind 


Le  ii;nard  fuv;iit  l'assemblée  des  sui^'iiei 


toute  la  toile  que  l'on  fait  à  Gand  deviendrait  du  parchemin,  elle  ne 
pourrait  pas  contenir  tous  les  tours  qu'il,  m'a  joués;  aussi  je  les  passe 
sous  silence.  Mais  le  déshonneur  de  ma  femme  me  ronge  le  cœur;  j'en 
tirerai  vengeance,  quoi  qu'il  arri\e.  » 

Lorsque  Isengrin  eut  ainsi  tristement  parlé,  on  vit  s'avancer  un  petit 
chien  qui  s'appelait  Vackerlos;  il  parlait  français  et  raconta  combien  il 
était  pauvre  et  qu'il  ne  lui  restait  rien  au  monde  qu'un  petit  morceau 
d'andouille  et  que  Reineke  le  lui  avait  pris!  Alors  le  chat  Hinzé,  tout  en 
colère,  s'élança  d'un  bond  et  dit  : 

((  Grand  roi,  que  personne  ne  se  plaigne  du  mal  fait  par  le  scélérat 
plus  que  le  roi  lui-même.  Je  vous  le  dis,  dans  cette  assemblée ,  il  n'y  a 
personne  ici ,  jeune  ou  vieux,  qui  doive  craindre  ce  criminel  autant  que 
vous.  Quant  à  la  plainte  de  Vackerlos.  elle  ne  signifie  rien;  il  y  a  des 
années  que  cette  affaire  est  arrivée;   c'est  à   moi   qu'appartenait  cette 


i.i;  i;i:\\i;i>. 


iinilomllc.  .r;mrai>  dû  me  |)l;iin(li('  iilois;  jCliiis  aile  chassor;  cheiiiin 
(ai>anl  .  ji'  lis  uiu'  ronde  de  niiil  dans  un  moulin;  la  meunière  doi'mail. 
je  |ti"i>  (oui  doueemeni  une  andouille.  je  laNouerai;  mais  si  \  aekei'ios  \ 
eul   |ainai>  (|uel(|ue  droit,   il  le  doil  a  mon  adresse.    > 


11  tint  Lampe  serré  dans  ses  griiïes. 

La  panthère  dit  : 

u  A  quoi  bon  ces  plaintes  et  ces  paroles?  elles  ne  servent  ii  rien, 
le  mal  est  assez  ronstaté.  (Jest  un  voleur,  un  assassin,  je  le  soutiens 
hardiment.  Ces  messieurs  le  savent  bien;  il  est  artisan  de  tout  erime. 
l'ous  les  seiirneurs.  et  le  roi  lui-même,  viendraient  à  perdre  fortune  et 
honneur,  qu'il  en  rirait  s'il  y  ij:agnait  seulement  un  uiorceau  de  chapon 
ifTdS.  Que  je  vous  raconte  le  tour  fju'il  a  fait  hier  à  Lampe  le  lièvre;  le 
voici  devant  vous,  cet  homme  (|ui  noffensa  jamais  personne.  Ueineke 
joua  le  dévot  et  s'oiïrit  à  lui  en.>eii.'ner  rapidement  tous  les  chants 
d'église  et  tout  ce  que  doit  savoir  un  sacristain;  ils  s'assirent  en  face 
l'un  de  l'autre  et  commencèrent  le  Credo.  Mais  Pieineke  ne  pouvait  pa> 
renoncer  à  ses  anciennes  pratiques  :  au  milieu  de  la  paix  proclamée  par 
noire  roi  et  malgré  son  sauf-conduit,  il  tint  J.ampe  serré  dans  ses  grilles  et 


PHKMIKP,    CHANT 


colleta  astucieusement  I  lioimrle  Ikhiiiiic.  Je  passais  près  de  la  ;  j  entendis 
leur  chant,  qui.  à  peine  connnencé.  cessa  tout  à  coup;  je  m'en  étonnai. 
-Mais,  lorsque  j'arrivai  près  d'eux,  je  reconnus  Reineke;  il  tenait  Lampe 
par  le  collet,  et  certes  il  lui  eût  ôté  la  vie  si.  par  bonheur,  je  n'avais 
pris  ce  chemin.  Le  voilà!  re.^ardez  les  blessures  de  cet  homme  pieux.  Et 
maintenant,  sire,  et  vous,  seigneurs,  sou tlrirez- vous  que  la  paix  du  roi, 
son  édit  et  son  saut-conduit  soient  le  jouet  d'un  voleur?  Oh  !  alors  le  roi 
et  ses  enfants  entendront  encore  longtemps  les  reproches  des  gens  qui 
aiment  le  droit  et  la  justice!  » 

Isengrin  ajouta  : 

u  II  en  sera  ainsi,  et  malheureusement  Keineke  ne  changera  pas. 
Oh  !  que  n'est-il  mort  depuis  longtemps  !  ce  serait  à  souhaiter  pour  les 
gens  pacifiques;  mais,  si  on  lui  pardonne  encore  cette  fois,  il  dupera 
audacieusement  ceux  cpii  s'en  doutent  le  moins  maintenant.  » 

Le  neveu  de  Reineke.  le  blaireau,  prit  alors  la  parole  et  défendit 
courageusement  Reineke.  dont  la  fausseté  pourtant  était  bien  connue  : 

«  Seigneur  Isengrin.  dit-il,  le  vieux  proverbe  a  bien  raison  :  «  N'at- 
(I  tends  rien  de  bon  d'un  ennemi.  »  Vraiment  mon  oncle  n'a  pas  à  se  louer 
de  vos  discours;  mais  cela  vous  est  facile.  S'il  était  comme  vous  à  la 
cour  et  qu'il  jouît  de  la  faveur  du  roi.  vous  pourriez  vous  repentir  d'avoir 
parlé  si  malignement  de  lui  et  d'avoir  renouvelé  ces  vieilles  histoires.  En 
revanche,  ce  que  vous  avez  fait  de  mal  à  Reineke,  vous  l'oubliez  ;  et  cepen- 
dant plus  d'un  seigneur  le  sait,  vous  aviez  fait  un  pacte  et  juré  tous 
deux  de  vivre  en  bons  compagnons.  Voici  l'histoire  :  vous  verrez  à  quels 
dangers  il  s'est  exposé  un  hiver ,  à  cause  de  vous.  Un  voiturier  passait 
sur  la  route,  conduisant  une  cargaison  de  poissons;  vous  l'aviez  flairé 
et  vous  auriez  voulu  [)our  beaucoup  goûter  de  sa  marchandise.  Malheu- 
reusement, l'argent  vous  manquait.  Vous  vîntes  trouver  mon  oncle; 
vous  le  décidez  et  il  s'étend  sur  le  chemin  connue  s'il  é>tait  mort.  Par  le 
ciel!  c'était  une  ruse  bien  audacieuse.  Mais  attendez,  vous  verrez  ce 
qu'il  en  retira.  Le  voiturier  arrive  et  voit  mon  oncle  dans  l'ornière;  il 
lire  vivement  son  couteau  pour  l'éventrer.  Le  prudent  Reineke  ne  bouge 
pas  plus  que  s'il  était  mort;  le  voiturier  le  jette  sur  son  chariot  et  se 
réjouit  de  sa  trouvaille.  Oui,  voilà  ce  que  mon  oncle  a  osé  pour  Isengrin  ! 
Tandis  que  le  voiturier  continuait  sa  route ,  Reineke  jetait  les  poissons 
en  bas;  Isengrin  venait  de  loin  tout  à  son  aise  et  mangeait  les  poissons. 
Cette  manière  de  voyager  ne  plut  pas  longtemps  à  Reineke.  Il  se  leva, 
sauta  à  bas  et  vint  demander  sa  part  du  butin  ;  mais  Isengrin  avait  tout 


10  i.i:  Il KN  A  lin. 

dévore,  Pt  si  l)ion  (|u  il  en  pcns;»  ciVM'r:  il  m  ;i\;ul  laissé  que  les  arêtes, 
qu'il  olTrit  du  ivsio  à  son  ami. 

u  Voici  un  autiv  tour  (|U(>  je  mhix  aussi  nous  racoulei-  :  Reineke 
avait  apin'is  quil  y  a\ail  clitv,  un  paxsan  un  coclion  j^ras.  Iu(»  le  jour 
luèuie.  pendu  au  clou:  il  le  dil  lidMenienl  au  lou|t.  Ils  |»ailenl  ensemble 
pour  partajuer  loyalement  le  prolil  et  les  dan.uers;  mais  la  peine  et  le 
danijer  furent  pour  Reineke  seul;  rai-  il  siniroduisit  par  la  fenêtre  et  à 
ijrande  peine  jeta  la  proie  (duuuunc  au  louj)  reste'  au  dehoi's.  Par  mal- 
heur, il  \  avait  lii  tout  près  des  eliiens  (jui  llairèrent  Ueineke  dans  la 
maison  et  le  liou<|iillèr(Mit  dimportance  ;  il  Icui'  échappa  tout  blesse»,  alla 
bien  \ile  troiixcr  Iscnurin.  lui  l'aconla  ses  malheurs  et  demanda  sa  pai'l 
du  bulin.  Je  I  ai  i:arde  un  délicieux  morceau,  lui  dit  celui-ci;  lu  n'as 
(pi  a  t  \  melire  cl  le  bien  lon^cr.  lu  m'en  dii'as  i\c^  nouvelles!  »  Et  il 
lui  ap|>orta  le  morceau  :  celait  le  crochet  en  bois  après  lequel  le  paysan 
avait  pendu  le  cochon;  le  rôti  tout  entier,  ce  morceau  de  roi,  avait  été 
dévoré  par  le  loup,  aussi  injuste  (pie  liloulon.  Reineke,  suffoqué  de 
colère  ne  put  rien  dire;  mais  ce  qu  il  pensait.  \ous  le  pensez  bien  vous- 
même.  Sire,  certainement  le  loup  a  fait  plus  de  cent  pai'cils  tours  Ji  mon 
oncle;  maisjenen  parlerai  |)as. 

'  Si  Reineke  est  mande  de\anl  NOUS,  il  saui'a  bien  mieux  se  (h'Iéndi'e; 
en  atUMidant.  très-i:racieux  roi  et  noble  souverain,  j  oserai  faire  une 
renianjue  :  vous  avez  entendu,  et  ces  sei,:Lïneurs  aussi,  de  (juelle  ma- 
nière insensée  l>eni:rin  a  |)aii('  de  sa  lènuue  et  de  son  déshonneur, 
qu'il  devrait  proté.irer  au  prix  de  ses  jours.  H  y  a  sept  années  révolues, 
mon  oncle  a  donni'  son  amour  à  la  belle  Girmonde;  e'était  à  la  danse, 
par  une  lielle  miil  d'ete  ;  Ix'ii.iirin  ('tait  en  voyai^e.  Je  le  raconte  comme 
je  le  sais,  (iirmonde  a  él('  sensible  aux  attentions  de  mon  oncle.  Quel 
mal  y  a-t-il  ii  eela  .'  Isenirrin.  s'il  était  sa  ire .  se  tairait  sur  ce  chapitre 
qui  no  peut  lui  ra|)|)orle:'  (pic  de  la  houle.  Allons  plus  loin,  continua  le 
blaireau  :  maintenant  c Cst  le  conte  du  lieMc!  pur  bavardai,^e!  Est-ce 
que  le  maître  ne  doit  [)as  châtier  l'écolier  (piand  il  manque  d'attention 
et  de  mémoire'.*  ne  doit-on  pas  |junir  les  enfants'.'  et,  si  on  leur  passait 
leur  léi?èreté  et  leur  méehaneeti'.  comment  élèverait-on  la  jeunes.se'.' 
Qu'y  a-t-il  eneore?  Vaekerlos  se  |)laint  d'avoir  perdu  une  andouille,  en 
hiver,  derrière  un  buisson;  il  ferait  bien  mieux  de  dévorer  son  chagrin 
fn  silence.  Car  nous  venons  de  l'entendre,  elle  était  volée  :  ce  qui  vient 
de  la  flûte  retourne  au  tambour;  et  qui  peut  faire  un  crime  à  mon  oncle 
d'avoir  pris  au   voleur  un   bien   voh''.'   Il   faut  que  les  i/enlilshommcs  de 


i'i;i;\i  I  i;i;  chant 


11 


haute  naissance  corrigent  les  voleurs  et  s'en  fassent  craindre.  Oui,  il 
l'eût  pendu  alors,  qu'il  eut  été  pardonnable;  mais  il  lui  laissa  la  libellé 
par  respect  |)()ur  le  roi;  car  au  roi  seul  ai)parli<'u(    le  dioil  de  \'\o  cl  tU^ 


Henning  le  coq,  entouré  do  toute  sa  famille. 


mon.  Mais  mon  oncle  ne  doit  compter  que  sur  peu  de  reconnaissance, 
quelle  que  soit  son  exactitude  à  faire  le  bien  et  à  s'abstenir  du  mal. 
Depuis  que  la  paix:  du  roi  a  été  proclamée,  personne  ne  l'observe  comme 
lui.  Il  a  changé  sa  vie,  ne  naange  qu'une  fois  par  jour,  vit  comme  un 
ermite,  se  mortifie,  porte  une  haire  sur  la  peau  et  se  prive  depuis  long- 
temps de  viande  et  de  gibier,  comme  me  le  racontait  encore  hier  quel- 
qu'un qui  venait  de  le  voir.  Il  a  quitté  Malpertuis,  son  château  fort;  il 
se  bâtit  un  ermitage  pour  y  demeurer.  Vous  verrez  vous-même  comme 
il  est  maigre  et  pâle  par  suite  de  l'abstinence  et  des  autres  pénitences 
que  son  repentir  lui  a  imposées.  Car  quel  mal  cela  lui  fait-il  que  chacun 


12  LE   RENARD. 


lui  joitt'  la  piciiv.'  11  lia  (|u"à  vonir,   il  se  défendra  cl  confondi-a  tous 
SOS  accusa  tours.  » 

Lorsque  Griuibcrt  cul  liui.  parut  llcuuiui;  le  coq,  culoure  de  toute 
sa  famille,  au  û:rand  étonncuicnt  de  lasseudilée.  Sur  une  bière  en  deuil, 
derrière  lui.  on  portait  une  poule  sans  tète,  (l'était  Gratte-Pied,  la  meil- 
leure des  couveuses.  Hélas!  son  sani;  coulait,  et  c'était  Reineke  qui 
lavait  répandu.  Maintenant,  il  s'agissait  de  le  faire  savoii'  au  roi.  Le 
brave  Henninu  parut  donc  devant  le  roi,  dans  l'attitude  d'une  profonde 
douleur;  il  était  accoinpaiïné  de  deux  coqs  également  en  deuil  :  l'vm 
s'appelait  Kreyant,  il  ny  avait  pas  de  meilleur  cot}  entre  la  Hollande  et 
la  France;  l'autre  ne  lui  cédait  en  rien,  il  avait  nom  Kantart;  c'était 
un  lier  et  lionnète  compairnon;  tous  deu\  portaient  un  cieri>:e  allumé; 
(•étaient  les  frères  de  la  victime.  Ils  appeler<Mit  la  ven2;eance  du  ciel  sur 
l'assassin.  Deu\  coqs  plus  jeunes  portaient  la  bière  H  l'on  entendait  de 
loin  leui's  trémissements. 
Henning  p]it  la  parole  : 

0  Très-gracieuv  seigneur  et  roi  !  nous  déplorons  une  pei'te  irréparable. 
Prenez  piti('  du  mal  qui  m'est  fait,  ii  moi  et  à  mes  enfants.  Vous  voyez 
l'œuvre  de  Heineke!  Lors(juc  riii\cr  lut  passi' ,  (pie  les  feuilles  et  les 
lleurs  nous  invitaient  à  la  joie,  je  m'enorgueillissais  de  ma  famille,  (jui 
passait  si  gaiement  les  beaux  jours  avec  moi;  dix  jeunes  fils  et  (juatorze 
filles,  tou>  j>leins  de  vie!  ma  femme,  celte  poule  excellente,  les  avait 
élevés  en  un  été.  Tous  étaient  forts  et  contents;  ils  trouvaient  chaque  jour 
leur  nourriture  dans  une  place  bien  abritée.  C'était  la  cour  d'un  riche 
monastère;  un  mur  élevé  nous  défendait;  et  six  grands  chiens,  les  vail- 
lants gardiens  de  la  maison,  aimaient  mes  enfants  et  protégeaient  leur 
vie.  Mais  Heineke  le  voleur  était  désolé  de  nous  voir  passer  en  paix 
d'heureux  jours  à  l'abri  de  ses  ruses. 'H  rôdait  sans  cesse  la  nuit  au  pied 
du  mur  et  écoutait  aux  portes;  mais  les  chiens  le  flairaient,  et  alors 
il  n'avait  qu'à  courir!  Knlin .  une  fois  ils  l'attrapèrent  et  le  houspil- 
lèrent rudement  ;  mais  il  put  s'échapper  et  nous  laissa  quelque  temps 
en  repos.  Maintenant,  écoutez  bien!  Quelques  jours  après,  le  voilà  qui 
arrive  en  ermite  et  me  remet  une  lettre  ornée  d'un  cachet.  Je  le  recon- 
nus :  c'était  votre  cachet,  et  je  lus  dans  la  lettre  que  vous  aviez  oidonné 
la  paix  aux  animaux  et  aux  oiseaux.  Il  m'apprit  qu'il  était  devenu 
un  ermite,  et  qu'il  avait  fait  vœu  d'expier  des  péchés  dont  il  con- 
fessait l'énormité.  Personne  ne  devait  donc  plus  se  défier  de  lui  ;  il 
avait  promis  devant  Dieu  de  ne  plus  manger  de  vianrlc.  Il  me  fit  exa- 


PllKMlKll    CHANT. 


13 


miner  son  froc,  toucher  son  scapulaire.  11  me  montra,  de  plus,  un  certi- 
ticat  donné  par  le  prieur,  et,  pour  m'inspirer  plus  de  confiance  encore,  la 
liaircfpril  portait  sous  son  fi'oc.  Puis  il  partit  (mi  disant  :  '-  Que  la  Ih'mic- 


U  m'apprit  qu'il  était  devenu  un  ermite 


«  diction  du  ciel  soit  avec  \ ous  !  il  me  reste ëncoie  beaucoup ii  faire aujour- 
'<  d'hui;  j'ai  encore  à  ï'ive  .Xoiie  et  Vrpres.  »  Il  lisait  en  marchant.  ^lais  il 
ne  pensait  qu'au  mal  :  il  méditait  notre  perte.  Le  cœur  Joyeux,  j'allai 
bien  vite  raconter  à  mes  enfants  la  bonne  nouvelle  que  contenait  votre 
lettre;  ils  se  réjouirent  tous.  Puisque  Reineke  était  devenu  ermite,  nous 
n'avions  plus  de  soucis,  plus  de  crainte!  Je  sortis  avec  eux  de  l'autie 
côté  du  mur.  Nous  nous  réjouissions  tous  de  notre  liberté.  Mais  bien  mal 
nous  en  prit.  Reineke  était  tapi  en  embuscade  dans  un  buisson;  il  en 
sort  d'un  bond  et  nous  barre  la  porte;  il  saute  sur  le  plus  beau  de  mes  fils 
et  l'emporte  avec  lui,  et,  une  fois  qu'il  en  eut  tàté.  il  n'y  eut  plus  rien  à 
faire;  à  toute  heure,  le  jour,  la  nuit,  il  renouvela  ses  tentatives,  et  ni  chiens 
ni  chasseurs  ne  purent  nous  préserver  de  ses  ruses.  C'est  ainsi  qu'il 
m'enleva  presque  tous  mes  enfants.  De  plus  de  vingt,  il  m'en  reste  cmq; 


ili  LE   RKNAKD. 


il  ii»";i  pris  Ions  les  aulics,  Oli  1  pitMuv.  pilic  de  ma  tloiilcur  amriv!  Iiicr 
encore,  il  m'a  lui'  ma  lille;  les  iliiens  oui  sauvé  sou  eadavi'e.  Ueiranle/..  la 
voilà  I  c'est  lui  (|ui  a  fait  le  erime.  Que  ce  speclacle  vous  touche  le  lœur!  » 

Aloi-s  le  i-oi  (lit  : 

u  Approche.  (liiuiluM'l .  et  l'cirarde.  Voilii  donc  comment  l'ermite 
pratique  le  jeûne  et  comme  il  lait  piMiilence!  Si  je  vis  encoie  une  année, 
je  promets  (piil  s'en  re|)enlira!  .Mais  ii  (pioi  servent  les  |)aroles?  b^coutez, 
mallieurcux  llennini;  1  \()tre  lille  rece\ra  tous  les  honneurs  (|ui  sont  dus 
aux  morts.  Je  lui  ferai  chanter  Vi(/il('  et  la  ferai  ensevelir  en  .^:rande 
p(iiii|it':  puis  nous  disculerons  avec  ces  seii!;neui'S  le  châtiment  (pie  mérite 
le  meurtrier.    ' 

Alors  le  roi  ordonna  de  chanter  Viijllc.  Le  menu  peuple  entonna  : 
Domino  placebo.  On  en  chanta  tous  les  versets.  Je  pourrais  vous  racon- 
ler  qui  a  chanté  la  Leç^'on  et  qui  les  Répons  ;  mais  cela  durerait  trop 
l(tn,irtem|)s  et  nous  nous  en  tiendrons  Vu.  Le  corps  fut  déposé  dans  un 
tombeau,  l'on  éleva  dessus  un  lieau  marbre,  poli  connue  du  verre,  taillé 
il  quatre  faces  en  pyramide,  et  Ton  pouvait  y  lire  en  i?rosses  lettres  : 
•  (iratte-Pied,  lille  de  Hennin.:;  le  co(j.  la  meilleure  des  poules  couveuses; 
«  pei'sonne  ne  sut  mieu\  j)ondre  et  i^Maller  plus  habilemeiil  la  terre. 
'i  Hélas I  elle  repose  ci-dessous.  Le  meiiilrier  Reineke  l'a  lavie  à  la 
'  tendresse  des  siens.  Que  tout  le  monde  a|)pr<^nne  sa  perfidie  et  sa 
"  méchanceté  et  pleure  le  sort  de  la  (h-funte!  »  Telle  était  son  épitaphe. 

Après  la  cérémonie,  le  loi  convocpia  les  |)lus  sages  [jour  tenir  conseil 
avec  eux  sur  le  mo\eii  de  punir  le  méfait  dont  on  leur  avait  mis  des 
preuves  si  claires  devant  les  yeux.  Ils  décidèrent  qu'il  fallait  envoyer  un 
messager  au  ius('  ciiminel.  et  (jue  sous  peine  de  vie  il  eut  ii  comparaître 
à  la  cour  du  roi  le  incniici  dimanche  fpi'elle  se  rassemblerait;  on  nomma 
priur  messauer  liriin  I  ours.   Le  roi  dit  ;i  l'ouïs  : 

't  Notre  roi  vous  recommande  d'accomplir  \f)lre  messa.w  diligem- 
ment. Mais  soyez  piudeiil  ;  eai'  Iieineke  esl  faux  et  malin.  Il  n'est  sorte 
de  ruses  qu'il  n'emploiera.  Il  \oiis  llalleia.  il  vous  menlira;  pour  vous 
duper,  tout  lui  sera  bon. 

—  <^)h!  que  nenni.  répliqua  Tours  avec  assurance,  soyez  tranquille! 
Si  jamais  il  a  rimpudence  de  tenter  rien  de  pareil  avec  nu^i .  je  jure  de 
par  Dieu  que  je  h  lui  ferai  payer  si  cher,  qu'il  n'aura  garde  de  ne  pas 
venir  1 


r^:,,"-/. 


DEUXIEME    CHANT 


L"ours  se  ruud  à  Malpertuis  et  s'acquitte  de  sou  message.  —  Le  renai'd  le  conduit  chez 
Rustevyl,  en  lui  prouiettaiit  de  l'y  rassasier  de  miel.  —  L'ours  est  pris  par  la  trte  et  par  les 
pattes  de  devant  dans  un  tronc  de  chêne.  —  Les  paysans  surviennent  et  l'accablent  de  coups. 
—  11  réussit  enfin  à  leur  échai>per,  et  se  sauve  à  la  nage.  —  Le  renard  l'aperçoit  sortant 
de  Teau,  et  le  raille. —  L'ours  se  traîne  jusqu'à  la  cour  et  raconte  au  roi  sa  mésaven- 
ture. —  Le  chat  reçoit  la  mission  de  porter  à  Reineke  une  nouvelle  sommation. 


C'est  ainsi  que  Brun  l'ours  s'en  alla  fièrement  h  la  recherche  de  Rei- 
neke. Il  rencontra  d'abord  un  désert  sablonneux  (jui  n'en  finissait  pas. 
Quand  il  l'eut  traversé,  il  arriva  dans  les  montagnes  où  Reineke  avait 
coutume  de  chasser;  la  veille  encore,  il  s'y  était  livré  à  ce  divertisse- 
ment. Mais  il  lui  fallut  aller  jusqu'à  Malpertuis,  résidence  magnifique  de 
Reineke.  De  tous  les  châteaux ,  de  toutes  les  forteresses  qui  lui  appar- 
tenaient, Malpertuis  était  le  plus  siàr  donjon.  Reineke  s'y  retirait  aussitôt 
(pi'il  avait  à  craindre  quelque  attaque.  Brun  monta  au  château  et  trouva 
la  porte  d'entrée  fermée  à  triples  verrous.  Il  se  recula  un  peu  et  se  prit 
a  réfléchir;  enfin,  il  se  mit  à  crier  ; 

«  Mon  neveu,  êtes-vous  à  la  maison'.'  C'est  Brun  Tours  qui  vient 
comme  messager  du  roi.  Car  le  roi  a  donné  sa  parole  de  vous  faire  compa- 
raître en  jugement  à  la  cour;  il  m'a  chargé  de  venir  vous  chercher  afin 
que  justice  soit  faite  à  tous  ;  sinon  il  vous  en  coûtera  la  vie;  car  si  vous  ne 
bougez  pas,  vous  êtes  menacé  de  la  roue  et  de  la  potence.  C'est  pourquoi 
prenez  le  meilleur  parti,  venez  et  suivez-moi;  autrement  il  pourrait 
vous  en  repentir.  » 


H) 


LF.    UKNVKI). 


Roinoke  entendit  tout  ce  beau  discours  du  commencement  justiuii  la 
lin  sans  broncher  ni  domuM"  siirnc  de  vie.  11  se  disait  : 

u  N'y  aurait-il  |)as  moyen  de  iaire  payer  cher  à  vc  lourdaud  son 
oriïueilleusc  éloquence?  Sonjseons-y  un  peu.  » 


C'est  Brun  l'ours  qui  vient  commn  messager  du  roi. 


Il  descendit  dans  las  caves  du  château,  dont  les  iondeiuents  avaient 
été  bâtis  avec  beaucoup  d'art.  Il  s'y  trouvait  des  trous  et  des  cavernes 
avec  des  corridors  longs  et  étroits  et  quantité  de  portes  qu'on  ouvrait  et 
fennait  suivant  les  nécessités  du  moment.  Apprenait-il  qu'on  le  recliei- 
chàt  pour  (juelque  méfait,  il  trou\ail  la  le  meilleur  asile.  Souvent  aussi 
de  pauvres  animaux  s'c'taient  laissé  jirendre  dans  ces  méandres,  et  étaient 
devenus  la  proie  du  brii^and.  Iicineke  avait  bien  entendu  le  discours  de 
l'ours;  mais,  avec  sa  prudence  habituelle,  il  ciaii-Miil  (pi  il  n'y  eut  quelque 
embuscade  deirière  le  messager.  Mais,  (piand  il  se  lut  assuré  que  l'ours 
était  bien  venu  tout  seul,  il  sortit  et  dit  : 

«  Soyez  le  bienvenu,  mon  très-digne  ondr  !  I'ardonne/-moi  si  je 
vous  ai  fait  attendre;   je  li>ais  mon  bréviaire.  Je  nous  remercie  d'avoir 


DEUXIEME    CHANT.  17 


pris  la  peine  de  venir.  Car  certainement"  cela  ne  nie  sera  pas  inutile  à  la 
cour;  je  l'espère  du  moins.  Mon  clier  oncle,  soyez  le  bienvenu  à  toute 
heure  !  En  attendant,  que  le  blâme  retombe  sur  ceu\  qui  vous  ont  com- 
mandé ce  voyage;  car  il  est  long  et  périlleux  !  O  ciel  !  comme  vous  êtes 
échauffé  !  vos  poils  sont  couverts  de  sueur  et  vous  respirez  à  peine.  Est- 
ce  que  le  roi  n'avait  pas  d'autre  messager  que  le  plus  noble  de  ses  sei- 
gneurs, celui  dont  il  fait  le  plus  de  cas?  Mais  il  devait  sans  doute  en 
être  ainsi  pour  mon  plus  grand  bien  ;  je  vous  en  prie,  protégez-moi  à  la 
cour,  où  l'on  m'a  tant  calomnié.  Mon  intention  était  de  m'y  rendre 
librement  demain ,  malgré  le  mauvais  état  de  ma  santé ,  et  c'est  encore 
mon  projet;  seulement,  aujourd'hui  je  suis  trop  faible  pour  me  mettre 
en  voyage.  J'ai  eu  le  malheur  de  trop  manger  d'un  aliment  qui  ne  me 
convient  guère ,  car  il  me  donne  de  terribles  coliques. 

—  Qu'est-ce  donc?  »  lui  demanda  Brun. 
L'autre  reprit  : 

«  A  quoi  bon  vous  le  raconter?  La  vie  n'est  pas  facile  ici;  mais  je 
prends  mon  mal  en  patience;  ce  n'est  pas  tous  les  jours  fête!  et,  quand 
il  n'y  a  rien  de  mieux  pour  moi  et  les  miens,  ma  foi,  nous  mangeons 
des  rayons  de  miel,  il  y  en  a  toujours  tant  qu'on  en  veut.  Mais  je  n'en 
mange  que  par  nécessité  ;  me  voilà  maintenant  tout  enflé,  et  ce  n'est  pas 
étonnant!  j'ai  avalé  cette  drogue-là  à  contre-cœur.  Si  je  puis  jamais 
m'en  passer,  du  diable  si  j'en  mange  encore! 

—  Eh!  qu'ai-je  entendu,  mon  neveu?  reprit  l'ours;  faites-vous  donc 
ainsi  fi  du  miel  que  tant  d'autres  recherchent?  Le  miel ,  faut-il  vous  le 
dire,  est  le  meilleur  des  aliments,  du  moins  pour  moi.  Vous  n'avez  qu'à 
m'en  donner,  vous  ne  vous  en  repentirez  pas!  je  serai  encore  plus  à 
votre  service. 

—  Vous  plaisantez,  dit  l'autre. 

—  Non,  vraiment,  répond  l'ours,  je  parle  tres-sérieusement. 

—  S'il  en  est  ainsi,  reprend  le  renard,  il  m'est  facile  de  vous  être 
agréable;  car  le  paysan  Rustevyl  demeure  au  bas  de  la  montagne,  c'est 
chez  lui  qu'il  y  a  du  miel!  Certes,  vous  et  toute  votre  famille  n'en  avez 
jamais  vu  autant  à  la  fois.  » 

Brun  se  sentait  dévoré  d'une  ardente  convoitise  pour  ce  mets 
chéri. 

'<  Oh!  conduisez-moi  bien  vite  là,  mon  cher  neveu!  s'écria-t-il,  je 
ne  l'oublierai  jamais.  Procurez-moi  du  miel,  quand  même  je  n'en  man- 
gerais pas  tout  mon  soûl. 

3 


18  LK    HKNAnn. 


—  Allons,  «lit  lo  riMKird.  ro  n'est  pas  le  miel  (jui  m;iii(|UtM'a.  J'ai 
jHMiu'  a  maiiluM'  aujoiird  liiii.  il  est  M'ai;  mais  ramoiii'  (Hi(\j"ai  toujours 
t'U  pour  vous  niadouiiia  hM-lu^niin.  (lar  je  no  connais  poi'soiuio  do  tous 
mes  parents  pour  qui  j'aie  eu  île  tout  temps  autant  de  vénération  !  IMais 
venez  I  Va\  revanche,  vous  m'aiderez  ii  la  cour  à  conlondie  mes  puissants 
ennemis  et  mes  aeeusaleurs.  Pour  aujoui-d'hui .  je  m  (Mi  vais  vous  ras- 
sasier de  miel  autant  (jue  vous  en  pouri'ez  jiorter.  '> 

Le  ruse  eoijuin  faisait  allusion  an\  emips  (pie  Tours  allait  recevoir  des 
pavsans  furieux. 

Ueineke  prit  les  devants,  et  Mrun  suivit  aveuulenuMU. 

«  Si  je  réussis,  pensait  le  renaid  .  je  le  veriai  mener  aujoui'dlmi 
même  à  la  foire,  oii  lu  mani:eias  un  miel  un  peu  amer.  » 

Ils  arrivèrent  ;i  la  cour  de  Hu>tcv\l;  Tours  se  réjouit,  mais  Itien  à 
(ort.  comme  tous  les  fous  qui  se  laissent  duper  par  l'espérance. 

Le  soir  était  arrivé,  et  Reineke  savait  qu'ordinairement  à  cette  heure 
Huste\Tl  était  couché  dans  sa  chambre;  il  était  charpentier  de  son  état 
et  fort  habile  homme.  Il  y  avait  dans  sa  cour  un  tronc  de  chêne  étendu 
par  terre;  pour  le  fendre,  il  avait  déjà  fait  entrer  deux  coins  solides 
dans  le  bois,  et  l'arbre  entamé  bâillait  à  une  de  ses  extrémités  presque 
la  loneueur  d'une  aune.  Reineke  l'avait  bien  remarqué;  il  dit  ii  l'ours  : 

i  Mon  oncle,  il  y  a  dans  cet  arbre  bien  plus  de  nu'el  que  vous  ne 
supposez;  fourrez-y  voti-e  nmseau  aussi  profondément  (pie  vous  le 
pourrez.  Je  vous  conseille  seulement  de  ne  pas  y  mettre  trop  de  voracité, 
vous  pourriez  vous  en  trouver  niai. 

—  Croyez-vous,  dit  l'ours,  que  je  sois  un  ulouton?  Fi  donc!  il  faut 
(le  la  modération  en  toute  chose.    » 

C'est  ainsi  que  Tours  se  laissa  enj(}ler;  il  foiiria  dans  la  fente  sa  UHe 
jusqu'aux  oreilles  et  miMue  les  pattes  de  devant. 

Heineke  se  mit  aussitôt  à  Touivre,  et,  à  force  de  tirer  et  de  pousser, 
il  fit  sortir  les  coins,  et  voilii  Hrun  pris,  la  t(*te  et  les  pieds  comme  dans 
un  élan,  malirn''  ses  cris  et  ses  jiii('res.  Quelles  (pie  fussent  sa  force  et 
sa  hardiesse,  lirun  fut  ii  une  rude  épreuve,  et  c'est  ainsi  que  le  neveu 
enq)risonna  son  oncle  par  ses  ruses.  L'ours  hurlait,  beuglait,  et  avec  ses 
pattes  de  derri're  i^rattait  la  terre  en  fureur  et  lit  en  somme  un  tel 
tapai:e.  que  HuslevNl  se  releva.  Le  maître  charpentier  prit  sa  hache  à 
tout  liasard.  afin  d'être  armé  dans  le  cas  oii  Ton  chercherait  à  lui 
niiire. 

CcfM-ndant  Hrun  se  trouvait  dans  de  terribles  ani^oisses;   le  ch(*ne 


D  i:  L  \  l  K  M  !•:    cil  A  M, 


la 


l'étrcignail  plus  lorleiiieiU.  Il  avait  beau  s'ai;iler  en  hurlant  de  douleur, 
il  n'y  i?ai;nait  rien;  il  croyait  n'en  sortir  jamais;  c'est  ce  que  pensait 
aussi  Reineke,  et  il  s'en  i(''j()iiis>ail.  Lorsipiil  \il  de  loin  s'avancei'  lUis- 
tewl.  il  se  mit  ii  crier  . 


îrun  se  trouvait  dans  du  teniljles  angoisses. 


((  Brun,  comment  cela  va-t-il?  3Iodërez-vous  à  l'endroit  du  miel; 
dites- moi,  le  trouvez- vous  bon?  Voilà  liustevyl  qui  arrive  et  qui  va 
vous  offrir  l'hospitalité;  vous  venez  de  dîner,  il  vous  api)orte  le  dessert: 
bon  appétit  !  » 

Et  Reineke  s'en  retourna  à  son  château  de  .Alalpertuis.  Lorsque 
Rustevyl  arriva  et  vit  l'ours ,  il  courut  bien  vite  apj)eler  les  paysans  qui 
étaient  encore  réunis  au  cabaret. 


20  LE    RENARD. 


u  Vonoz!  leur  n-i;i-l-il;  il  y  a  un  ours  do  piis  dans  ma  cour,  c'est 
la  pure  verilel    > 

Ils  suivirent  en  courant  ;  chacun  lit  dilii^ence  autant  (|iril  put.  1/un 
piit  une  foui'ilie.  l'autre  un  râteau,  le  troisième  une  Itroche,  le  <iui- 
trième  une  pioche,  et  le  cinipiiènje  elail  armé  d'un  pieu.  .Ius(ju'au  curé 
et  au  sacristain  (jui  arrivèrent  avec  leur  batterie  de  cuisine.  La  cuisi- 
nièri'  du  curé  (elle  s"ap|>elait  madame  Vutt  et  savait  pii'pai'cr  le  i^iiiau 
mieux  que  pers(tmie)  ne  resta  pas  en  arrière;  elle  vint  avec  sa  que- 
nouille pour  faire  un  mauvais  parti  au  malheureux  ours.  Brun  enten- 
dait, dans  un(»  détresse  alfrense.  le  lniiit  cioissant  de  ses  ennemis  (jui 
ap|)rochaient.  D'un  ellort  desespère,  il  arracha  sa  tète  de  la  lente;  mais 
il  y  laissa  sa  peau  et  ses  poils  jusqu'aux  oreilles.  Non,  jamais  on  n'a  vu 
un  animal  plus  à  plaindre!  le  saui;  lui  jaillit  des  oreilles.  A  quoi  cela  lui 
sert-il  tl'avoir  délivré  sa  tète?  ses  pattes  restent  encore  dans  l'arbre;  il 
les  arrache  vivement  dune  secousse;  il  tondje  sans  connaissance  :  les 
irrilTes  et  la  peau  des  pattes  étaient  restées  dans  l'étau  de  chêne.  Hélas! 
cela  ne  ressemblait  guère  au  doux  miel  dont  Reineke  lui  avait  donné 
lespoir;  le  voyage  ne  lui  avait  guère  réussi;  c'était  une  triste  expédi- 
tion! Pour  comble  de  malheur,  sa  barbe  et  ses  pieds  sont  couverts  de 
sang;  il  ne  peut  ni  marcher,  ni  courir;  et  Uustevyl  approche!  Tous  ceux 
qui  sont  venus  avec  lui  tombent  sur  l'ours;  ils  ne  songent  (pi  ii  le  tuer. 
Le  curé  le  frappe  de  loin  avec  un  bâton  très-long.  La  pauvre  bète  a 
beau  se  retourner  à  droite  ou  à  gauche,  ses  ennemis  le  pressent,  les  uns 
avec  des  épieux ,  les  autres  avec  des  haches  ;  le  forgeron  a  apporté  des 
marteaux  et  des  tenailles  ;  d'autres  viennent  avec  des  bêches  et  des 
boyaux  ;  ils  frappent,  ils  crient,  ils  frappent  jusqu'à  ce  que  l'ours  roule 
de  frayeur  et  de  détresse  dans  sa  propre  ordure.  Ils  tombèrent  tous 
dessus;  nul  ne  resta  en  arrière.  Le  bancal  Schloppe  et  Ludolf  le  camard 
furent  les  plus  enragés;  Gérold  maniait  le  ll('au  avec  ses  doigts  crochus; 
à  ses  côtés  se  tenait  le  gios  Knekelici.  Ce  furent  les  deux  (jui  fraj)- 
pèrent  le  plus.  Abcl  Quack  et  madame  Vutt  aussi  s'en  donnèrent  a  cœur 
joie;  Talké  frappa  l'ours  avec  sa  botte.  Il  n'y  eut  pas  que  ceux  (jue 
nous  venons  de  nommer;  car  hommes  et  femmes,  tous  y  coururent  : 
chacun  en  voulait  à  la  vie  de  Brun.  Kudelrei  j.oussait  les  plus  hauts 
cris,  il  faisait  rinq>ortant;  car  madame  Villig('tiude .  qui  demeure  près 
de  la  porte,  était  sa  mère  (on  le  savait);  (piant  a  son  père,  il  était 
inconnu.  Pourtant  les  paysans  croyaient  que  ce  pouvait  bien  être  Sander 
le  Noir,  le  moissonneur,  un  fier  comp.ignon  ((juand  il  était  seul).  Il  y 


delxieml:  cil  a. NT.  21 


eut  aussi  maintes  pierres  jetées  qui  assailliront  de  tous  côtés  l'infor- 
tuné Brun.  Enfin,  le  frère  de  Uustevyl  s'avança  et  assena  sur  la  tète 
de  l'ours  un  si  bon  coup  de  bâton,  qu'il  en  fut  tout  étourdi;  pourtant, 
la  violence  du  coup  le  lit  lever.  Eperdu,  il  se  précipita  au  milieu  des 
femmes,  qui  se  culbutèrent  l'une  sur  l'autre  en  criant.  Quelques-unes 
même  tombèrent  dans  la  rivièi'e  :  l'eau  était  profonde.  Le  curé  se  mit 
à  crier  : 

«  Regardez!  voili»  madame  Yult  la  cuisinière  (|ui  disparaît  là-bas 
avec  sa  pelisse,  et  sa  ([uenouille  est  ici!  Au  secours,  mes  braves  gens! 
Je  promets  deux  tonneaux  de  vin  et  inilulgence  plénière  pour  récom- 
pense à  qui  la  sauvera.  » 

Tous,  croyant  l'ours  mort,  se  précipitèrent  dans  l'eau  pour  sauver 
les  femmes;  on  en  retira  cincj  au  bord.  Voyant  ses  ennemis  ainsi  occu- 
pés. Brun  se  glissa  en  rampant  dans  l'eau;  ses  atroces  douleurs  le  fai- 
saient hurler;  il  aimait  iiueux  se  noyer  que  d'être  assommé  de  coups  si 
ignominieux.  Il  n'avait  jamais  essayé  de  nager  et  il  espérait  en  finir  du 
coup  avec  la  vie.  Contre  son  attente,  il  se  sentit  nager  et  porter  sans 
encombré  par  le  courant.  Tous  les  paysans  le  virent  et  s'écrièrent  : 
«  Ce  sera  pour  nous  une  honte  éternelle  !  » 
Ils  étaient  désolés  et  ils  s'en  prirent  aux  femmes  : 
«  Que  ne  restiez-vous  à  la  maison?  Regardez,  il  nage,  il  s'en  va.  » 
Ils  revinrent  dans  la  cour  j)0ur  revoir  le  tronc  de  chêne,  et  ils  y  trou- 
vèrent encore  la  peau  et  les  poils  de  la  tête  et  des  pieds;  ils  en  rirent 
en  disant  : 

'(  Tu  reviendras  une  autre  fois,  nous  avons  tes  oreilles  en  gage  !  » 
C'est  ainsi  qu'ils  se  moquaient  de  l'ours  après  lui  avoir  fait  tant  de 
mal,  mais  il  était  bien  heureux  d'en  être  quitte  ainsi.  H  maudissait  les 
paysans  qui  l'avaient  battu,  se  plaignait  de  la  douleur  qu'il  ressentait 
aux  pieds  et  aux  oreilles  ;  il  maudissait  Reineke,  qui  l'avait  trahi.  C'est 
dans  ces  pieuses  pensées  qu'il  nageait,  et  la  rivière,  qui  était  rapide  et 
grande,  le  porta  en  peu  de  temps  près  d'une  lieue  plus  loin;  là,  il  aborda 
et  se  mit  à  gémir. 

«  Le  soleil  a-t-il  jamais  vu  animal  plus  en  détresse?  » 
Et  il  ne  croyait  pas  pouvoir  passer  la  journée  ;  il  pensait  mourir  sur 
Iheure,  et  il  s'écriait  : 

<(  0  Reineke  !  traître,  perfide,  créature  sans  foi  !  » 
Et  il  pensait  aux  coups  des  paysans,  il  pensait  au  tronc  de  chêne  et 
il  maudissait  les  ruses  de  Reineke. 


Li:   RENARD. 


Pour  lo  ivnard.  loiscjuil  oui  ;iin>i  conduil  son  onrlo  ii  la  ivclicrrlic 
du  iniol .  il  se  mit  i»  couiir  apivs  dos  poulels  donl  il  coniiaissail  le  i^ite. 
Il  en  altra|ta  un  el  s'enfuil  en  li'aînanl  son  iiulin  au  Itoid  de  la  rivière. 
Il  le  de\(tra  sans  relai'd.  >e  mil  en  (|urle  dauli'es  a\i'nlui'es  le  loni;  de 
la  rivière,  but  une  i;orwe  et  se  dit  : 

«  Que  je  suis  doue  content  d'être  deb.urasse  de  ce  lourdaud  de  Hrun! 
Je  pai'ie  (jue  Uustev\l  la  rt'.uali'  de  coups  (1(>  liaclie!  I/ours  ma  toujours 
ele  hostile,  je  lui  ai  rendu  la  monnai(>  de  sa  .pièce.  Je  Tai  toujours  appeU' 
mon  clier  oncle;  mais  maintenant  il  est  sans  doute  mort  sur  son  clicne; 
j"en  rirai  t^ule  ma  \ie!  Di'soi'mais.  il  ne  pouri'a  pas  se  plaindre  ni  me 
nuire.  " 

Et.  comme  il  mai'chail.  il  jetle  les  \eu\  |)lus  l)as  et  aperçoit  Foui's 
qui  se  roulait  au  Itord  de  la  rivièie.  Il  Cul  tout  contrit  de  le  voir 
en  vie. 

(i  Ah  !  lUistevyl.  s\''cria-t-il .  misèrahle  paresseux!  lourdaud  de 
|).tysan!  cesl  ainsi  (jue  tu  dedai.iïnes  une  proie  aussi  urasse  cl  d'aussi 
bon  ,uoùt,  que  plus  d'un  i^ourmand  aurait  payée  hien  cher  et  (ju'on 
t'avait  presque  mise  dans  la  main!  Pourtant  Ihonnête  Hrim  t'a  laisse  un 
ga.ee  de  sa  rei-onnaisr*ance  jxtur  ton  Iiospilaliti'.  '» 

Telles  étaient  ses  pensées,  loi'-quil  a|)ei-cut  l>run  lri>lc.  épuise  el 
saniilant.  Enlin.  il  lui  cria  : 

«  Mon  cher  oncle,  est-ce  vcnis  (jue  je  retrouve.*  N'avez-vous  rien 
«niblié  chez  Uustevyl?  Dites-le-moi;  je  lui  ferai  savoir  oii  vous  ave/, 
laissé  ce  qui  vous  nianque.  Sans  doute  vous  lui  avt-z  volé  hien  du 
miel;  ou  hien  lauriez-vous  payé?  (Comment  cela  s'est-il  |)assé'.'  Eh  ! 
seiiJ^neur,  conmic  nous  \oilii  ai'ran!j:é  I  cela  vous  donne  hien  triste 
mine!  Est-ce  (pie  le  miel  u  ('tait  pas  lion'.'  Il  y  en  a  encore  ii  vendre 
au  même  prix!  Mais  diies-moi  donc,  mon  oncle.  ;i  (piel  oi'dre  reli- 
gieux vous  ètes-vous  adilié  j)ui.>(jue  vous  |)orte/.  maintenant  une  calotte 
rouge  sur  la  tète''  Etes-vous  donc  de\e[ni  ahhe'.'  Le  harhiei'  (pii  a  lasé 
votre  tonsure  vous  a  un  peu  coupé  les  oreilles;  je  le  vois  bien,  vous 
avez  perdu  le  toupet,  la  peau  du  visage  et  vos  gants.  Où  diable  les 
avez-vous  laissés'.*  » 

Telles  étaient  les  railleries  que  i3run  dut  entendre  coup  sur  coup, 
et  la  douleur  le  rendait  muet;  il  ne  savait  a  qu  1  s  dut  se  vouer.  Pour 
ne  pas  en  entendre  davantage,  W  se  traîna  jusque  dans  l'eau  et  se 
laissa  emporter  par  le  courant  jusfjue  sur  l'autre  rive.  Lii.  il  s'étendit 
malade  et  désespéré;  et,  se  plaignant  tout  haut,  il  se  disait  ; 


Di:i'\l  i:\IK    cil  VNT.  23 


u  Que  ne  suis-jc  luorl?  Je  ne  puis  pjis  uiarclier  et  il  lue  faut  retour- 
ner à  la  cour,  et  nie  voilà  retenu  ici  de  la  façon  la  plus  i.i;noi)iinieuse 
par  la  perfidie  de  Reineke.  Si  je  m'en  tire  jamais  la  vie  sauve,  je  l'en 
ferai  certaineiuent  repenlir.  » 

Pourtant  il  se  releva,  se  traîna  avec  d'atroces  douleurs  pendant 
quatre  jours  et  arriva  enfin  à  la  cour. 

Lorsque  le  roi  aperçut  l'ours  en  si  piteux  état  : 

^(  Grand  Dieu!  s'écria-t-il ,  est-ce  Brun  que  je  vois?  Qui  l'a  mal- 
traité ainsi?  > 

Et  Brun  répontlit  : 

«  Ce  que  vous  voyez  est  lamentable,  en  effet;  voilà  dans  quel  état 
m'a  mis  l'infâme  trahison  de  Heineke!    > 

Alors  le  roi,  tout  en  colère,  dit  : 

«  Je  tirerai  une  vengeance  im|)itoyable  de  cet  attentat.  Un  seigneur 
comme  Brun  serait  ainsi  joué  j)ar  Heineke?  Oui,  je  le  jure  par  mon  hon- 
neur et  par  ma  couronne,  Reineke  sera  puni  comme  Brun  a  le  droit  de 
l'exiger.  Si  je  ne  tiens  pas  ma  parole,  je  ne  porte  plus  d'épée,  j'en  fais 
le  serment  !  » 

Le  roi  ordonne  au  conseil  de  se  rassembler;  il  eut  à  discuter  et  à 
fixer  sur-le-champ  le  châtiment  de  tant  de  crimes.  Tous  furent  d'avis, 
en  tant  qu'il  plairait  au  roi ,  qu'il  fallait  encore  enjoindre  à  Reineke  de 
comparaître  pour  se  défendre  contre  ses  accusateurs  et  que  Hinzé  le 
chat  porterait  sur-le-champ  ce  message  à  Reineke,  à  cause  de  sa  sou- 
plesse et  de  sa  prudence.  Tel  fut  l'avis  général. 

Et  le  roi,  entouré  de  ses  pairs,  dit  à  Hinzé  : 

«  Fais  bien  attention  à  l'avis  de  ces  seigneurs!  Si  Reineke  se  fait 
citer  une  troisième  fois,  lui  et  toute  sa  race  s'en  repentiront  éternellement  ; 
s'il  est  sage,  qu'il  vienne  à  temps!  Pénètre-le  bien  de  cette  idée;  il  mépri- 
serait tout  autre  messager;  mais  de  toi  il  acceptera  ce  conseil.  » 

Hinzé  répliqua  : 

«  Que  cela  tourne  en  bien  ou  en  mal ,  une  fois  que  je  serai  arrivé 
près  de  lui,  comment  dois-je  m'y  prendre?  ^la  foi,  vous  ferez  ce  que 
vous  voudrez,  mais  je  crois  qu'il  vaudrait  mieux  envoyer  tout  autre 
à  ma  place;  je  suis  si  petit!  Brun  l'ours,  qui  est  si  grand  et  si  fort, 
n'a  pas  pu  en  venir  à  bout.  Comment  m'en  tirerai-je?  Oh!  veuillez 
m'excuser. 

—  Tu  ne  me  persuades  pas,  répliqua  le  roi.  Les  petits  hommes  ont 
une  ruse  et  une  sagesse  qu'on   ne  trouve  souvent  pas  dans  les  plus 


2k 


Li;    UKNMil). 


-ramls.  Si  tu  n'es  pas  un  ?ioaiit  par  la  taillo.  (u  as.  on  ivvandie.  de  la 
pruileiuv  ol  do  l'esprit.  ^ 

Leelial  «ilu-il  en  disant  : 

(,  Que  votre  volonté  soil  l'aile!  I.e  Noyai;e  réussira  si  je  vois  un  pré- 
saite  à  main  droite  sur  ma  roule. 


---^i22>^ 


TROISIEME    CHANT 


Rcinekc  accueille  le  chat  avec  de  grandes  démonstrations  d'amitié,  et  lui  offre  dos  souris 
pour  souper.  —  En  entrant  dans  la  grange  du  curé,  pour  chasser  les  souris,  le  ciiat  a  le 
cou  pris  dans  un  lacet.  —  Rcinekc  va  rendre  visite  à  sa  commère  la  louve,  ot  lui  joue  un 
tour  de  sa  façon.  —  Los  cris  de  détresse  du  chat  attirent  tous  les  habitants  de  la  cure,  c{ui 
le  rouent  de  coups;  il  s'échappe  enfin  en  laissant  un  œil  h  la  bataille.  —  Le  blaireau  offre 
de  porter  au  renard  une  troisième  sommation.  —  Rcinekc  consent  à  se  rendre  à  la  cour  avec 
le  blaireau.  —  Eu  chemin  il  affecte  une  grande  terreur  et,  comme  pour  se  préparer  à  la 
mort,  fait  sa  confession  générale.  —  Le  blaireau  lui  impose  une  pénitence  et  lui  donne 
rai)sohition.  —  Peu  après,  le  renard,  rencontrant  des  poulets,  st'Ut  s'évanouir 
ses  bonnes  résolutions. 


llinzé  le  chat  avait  déjîi  fait  un  bout  de  chemin,  quand  il  aperçut  de 
loin  un  merle  : 

«  -\oble  oiseau,  lui  cria-t-il,  je  te  salue.  Oh!  dirige  tes  ailes  vers 
moi  et  viens  voler  à  ma  droite  !  » 

L'oiseau  vola  et  vint  chanter  sur  un  arbre  à  la  gauche  du  chat.  Ilinzé 
en  fut  tout  contrit;  il  y  voyait  un  présage  de  malheur.  ^lais  il  se  donna 
du  courage  comme  on  ftiit  d'ordinaire.  Il  continua  son  chemin  vers 
Malpertuis,  où  il  trouva  Reineke  assis  devant  la  maison;  il  le  salua  et 
lui  dit  : 

«  Que  Dieu  vous  accorde  une  heureuse  soirée  !  Le  roi  vous  menace 
de  la  peine  capitale  si  vous  refusez  de  m'accompagner  à  la  cour:  de 
plus,  il  vous  fait  dire  de  répondre  à  vos  accusateurs  sous  peine  de  voir 
toute  votre  famille  en  pàtir.   > 

Reineke  lui  dit  : 

i 


26 


LK    HK.NAIU). 


(>  SoNCz  le  bionvonu  ici,  mon  hès-i'hoi'  novou!  Quo  le  Seifiiiour  vous 
l>énis>o  selon  mes  soulinilsl   > 

]\lais  le  tr;ii(iv  n'en  pensiiil  pas  un  mot  dans  son  cœur;  il  Iramail 
(le  nouvelles  ruses  cl  sonueail  ;i  renvo\er  encore  ce  messai^cr  honteuse- 


m 


Hinzé  trouva  Ueincke  assis  devant  la  maUon. 


ment  bafoué  à  la  cour.  Il  a|»i)elait  le  chat  toujours  son  neveu  et  lui 
(lisait  : 

'  Mon  neveu,  quelle  nounituie  préirrez-vous'.'  On  doit  nueux  après 
(.lîner.  Je  suis  riiclle  aujourd'hui;  demain  matin,  nous  irons  à  la  cour 
tous  les  tleuv,  cela  s'arrange  bien  ainsi.  Je  ne  connais  aucun  de  nies 
parents  en  qui  j'aie  plus  de  confiance  ({w  vous.  Car  ce  glouton  d'ours 
est  venu  à  moi  avec  un  air  plein  de  morgue;  il  est  fort  et  irritable,  et 
pour  beaucoup  je  n'aurais  pas  risfjutî  le  voyage  avec  lui.  Mais  mainte- 
nant, cela  va  sans  dire,  je  suis  heureux  d'aller  avec  vous.  Ijcinain  matin, 
nous  partirons  de  bonne  heure  ;  je  crois  (jue  c'est  ce  (ju'il  y  a  de  mieux 
à  faire.  » 

Hinzé  repartit  : 


THOISIKME   CHANT.  27 


(t  II  vaudrait  luioiix  pni'lii-  tout  de  suilo  i)endant  que  nous  y  sommes. 
La  lune  brille  sur  la  bruyère  et  les  chemins  sont  secs.  > 

Reineke  dit  : 

«  ïl  est  dangereux  de  voyager  de  nuit.  11  y  a  des  gens  qui  vous 
saluent  amicalement  de  jour,  el,  si  l'on  venait  à  les  rencontrer  dans  les 
ténèbres,  on  s'en  trouverait  peut-être  fort  mal.  » 

x\lors  Hinzé  répliqua  : 

<(  Mais  ap[)renez-moi  donc,  mon  oncle,  ce  que  nous  mangerons,  si  je 
reste  ici.  » 

Reineke  dit , 

«  Nous  vivons  pauvrement;  mais,  si  vous  restez,  je  vous  offrirai  des 
rayons  de  miel  frais,  je  choisirai  les  plus  dorés. 

—  Je  n'en  mange  jamais,  répliqua  le  chat  en  grognant.  Si  \o\is 
n'avez  rien  à  la  maison,  donnez-moi  une  souris!  avec  cela  je  suis  par- 
faitement traité  et  vous  pouvez  garder  votre  miel  pour  les  autres. 

—  Aimez- vous  donc  tant  les  souris?  dit  Reineke.  Si  vous  [)arlez 
sérieusement,  je  puis  vous  en  procurer.  Mon  voisin  le  curé  a  dans  sa 
cour  une  grange  où  il  y  a  tant  de  souris,  qu'on  en  remplirait  des  voi- 
tures; j'ai  entendu  le  curé  se  plaindre  d'en  être  ennuyé  nuit  et  jour.  » 

Sans*  y  songer,  le  chat  s'écria  : 

((  Faites-moi  le  plaisir  de  me  conduire  oii  il  y  a  tant  de  souris  ^  car 
je  les  préfère  k  tout  le  gibier  du  monde.  » 

Reineke  dit  : 

u  Eh  bien,  vraiment,  vous  allez  faire  un  fameux  souper!  Maintenant 
que  je  sais  votre  goût,  ne  perdons  pas  un-  instant.  » 

Hinzé  le  crut  et  le  suivit  ;  ils  arrivèrent  à  la  grange  du  curé.  La 
paroi  était  de  torchis;  la  veille,  Reineke  y  avait  fait  un  trou,  et  avait  pris, 
pendant  le  sommeil  du  curé,  le  plus  beau  de  ses  poulets.  ^lartinet,  le 
neveu  chéri  du  bon  prêtre,  voulait  en  tirer  vengeance;  il  avait  adroite- 
ment préparé  un  nœud  coulant  devant  l'ouverture.  De  cette  façon  il 
espérait  se  venger  de  la  perte  de  son  poulet  sur  le  voleur,  qui  ne  pou- 
vait manquer  de  revenir.  Reineke,  qui  s'était  aperçu  du  manège,  dit  au 
chat  : 

<(  Mon  cher  neveu,  entrez  hardiment  par  cette  ouverture;  je  mon- 
terai la  garde  au  dehors ,  pendant  que  vous  chasserez  aux  souris  ;  dans 
l'obscurité,  vous  en  prendrez  par  douzaines.  Ah!  écoutez  comme  elles 
sifflent  gaiement!  comme  elles  babillent!  Quand  vous  en  aurez  assez, 
vous  n'avez  qu'à  revenir;  vous  me  trouverez  là.  Il  ne  faut  pas  nous 


28  l'H    HKNAIil). 


sôpuxT  co  soir;  car,  demain,  nous  partirons  do  bonne  heure  et  nous 
al)iVi:erons  le  eheniin  par  île  jo\eu\  piopos. 

—  Croye/.-Nous.  ilil  \c  v\\M.  (piOi)  puisse  eulrei'  là  eu  toute  sûreté? 
tar  parfois  les  pi'iMrcs  ont  «le  la  uialice  en  trie.  » 

Alors  le  rusi'  ronard  repliipia  : 

:  Qui  |xnit  le  savoir?  Ave/.-vous  |)eiu?  Aloi's  nous  nous  en  retourne- 
rons; nia  lenune  vous  recevra  lionoialtlenienl  .  clli'  vous  lera  un  dîner 
aiïréable.  cl.  si  ce  ne  sont  j)as  des  souris,  nous  ne  le  uianp:erons  pas 
moins  de  bon  iieur. 

A  ees  mots  iroiiiipics  de  Ixcinc^kc.  llin/.c  le  clial  Siuila  dans  le  Irou 
et  tomba  dans  le  pii'iic.  l'elle  lut  Ihospilalili'  (pic  HeincUc  oMVit  ;i  son 
hôte. 

Lors<pie  llinzé  se  sentit  la  corde  au  cou.  il  tressaillit;  la  peur  le 
saisit;  il  se  démena  et  boudit  avec  force  :  alors  le  nœud  se  rétrécit.  Il 
a|)pela  Reineke  dune  voi\  lamentable;  mais  lui  récoulait  à  l'autre  côté 
du  trou  et  se  n'iouissait  ma'i,i:iicmcnl  ;  il  lui  .ulissa  ces  |)aroles  dans 
l'ouverture  : 

«  llinze.  couunent  trouvez-vous  les  souris?  Elles  sont  engraissées, 
je  crois.  Si  .Martinet  savait  .-;eulement  (pie  vous  mangez  de  ce  gibiei-, 
«vrlainement  il  vous  apporterait  de  la  moutaide;  c'est  un  enfant  plein 
dattontions.  Est-ce  que  Ton  chante  ainsi  à  la  c(jur  {jendant  le  diner?  Je 
naime  pas  celte  nnisicpie.  Si  seulement  Isenirrin  était  dans  ce  trou  |)ris 
au  piège  comme  vous,  il  me  payerait  tout  le  mal  qu'il  ma  lait!    ' 

El  Reineke  s'en  alla. 

Mais  il  ne  s'en  alla  |)as  jjour  se  livrer  à  ses  voleries  ordinaires;  pour 
lui.  l'adullère,  le  vol.  le  meuitre  et  la  trahison  n'étaient  pas  des  péchés; 
cl  il  s'était  mis  en  tète  une  autre  aventure.  Il  voulait  visiter  la  belle 
(lirmonde  dans  une  double  intention.  Dabord  il  espérait  apprendre 
d  elle  ce  <lont  Isengrin  l'accusait  ;  puis  le  scélérat  voulait  renouveler  ses 
vieu\  péchés.  Isengrin  était  jtaiti  jHnu-  la  cour  et  il  voulait  en  |)ronter  ; 
car,  qui  en  doute?  le  faible  de  la  louve  pour  rinfàme  renard  avait  allume; 
la  colère  du  loup.  Heinckc  entra  dans  rap|)art«'!iient  de  la  dame;  elle 
né'lait  pas  à  la  maison. 

'.  Bonjour,  |)etils  vauriens,  -  dit-il.  ni  plus  ni  moins,  aux  enfants 
en  les  saluant.  Et  il  s'en  alla  à  ses  aiïaires. 

I^orsque  dame  Girmonde  rentra  le  malin  ,  elle  dit  : 

'<  Est-ce  que  personne  n'est  venu  me  demander? 

—  Notre  parrain  Reineke  vient  de  sortir  à  I  instant;  il  avait  à  vous 


TROISIEME   CHANT.  29 


pai'Ior.  Tous,  t;int  ([uo  nous  soiiiines  ici,  il  nous  ;i  ai)|)ek's  petits  vau- 
riens. 

—  Il  me  le  payera!  »  secria  Ginnonde. 

l^t  vile  elle  courut  se  venger  de  cette  injure  à  linslanl  même.  Elle 
savait  oii  le  trouver;  elle  Tatteignit  et  l'aposlroplia  ainsi  en  colère  : 

((  Qu'avez-vous  dit?  ({uelles  sont  ces  pai-oles  injurieuses  (jue  vous 
ave/,  adressées  ellronténient  à  mes  enfants?  Vous  me  les  payerez!  » 

Telles  furent  ses  paroles.  Elle  lui  montre  un  visage  enllanuné  de 
colère,  elle  le  prend  par  la  barbe;  il  sent  la  vigueur  de  ses  dents,  se 
sauve  et  cherche  ii  lui  échapper;  elle  s'élance  rapidement  sur  ses  pas. 
Or,  voici  ce  qui  en  advint.  11  }  avait  dans  le  voisinage  un  château  en 
ruine  :  ils  y  entrèrent  tous  les  dcu\  en  courant;  le  mur  d'une  des  tours 
était  crevassé  de  vieillesse.  Reineke  s'y  glissa  ,  mais  ce  ne  fut  |)as 
sans  peine,  car  la  crevasse  était  étroite.  La  louve  s'y  précipita  aussi  la 
tète  la  première;  grande  et  forte  comme  elle  était,  elle  entra,  poussa, 
tira,  voulut  [ioursuivre ,  s'enfonça  toujours  [dus  avant,  si  bien  qu'à  un 
moment  elle  ne  pouvait  plus  ni  avancer  ni  reculer. 

Quand  la  louve  put  se  dégager  de  la  crevasse,  Reineke  était  déjà 
bien  loin  et  courait  à  ses  aflaires. 

-Mais  retournons  auprès  de  Hinzé.  Le  pauvre  diable,  quand  il  se 
sentit  pris,  se  mit  à  geindre  à  la  façon  des  chats  d'une  manière  lamen- 
table. -Martinet  l'entendit  et  sauta  hors  du  lit. 

«  Dieu  soit  loué,  dit-il,  j'ai  dressé  mon  piège  à  temps;  le  voleur 
est  pris,  je  pense;  il   faut  qu'il  paye  pour  le  poulet.  » 

Martinet,  plein  de  joie ,  allume  vite  une  chandelle  (tout  le  monde 
dormait  à  la  maison),  éveille  son  père,  sa  mère  et  tous  les  domestiques 
en  criant  : 

(i  Le  renard  est  pris,  son  allàii'e  est  claire.  » 

Tous,  grands  et  petits,  arrivèrent;  le  curé  lui-même  se  leva  et  s'en- 
veloppa d'un  manteau;  la  cuisinière  le  précédait  avec  deux  lanternes;  et 
Martinet,  qui  était  armé  d'un  bâton,  se  jeta  sur  le  chat  et  le  bàtonna 
si  bien  qu'il  lui  creva  un  œil.  Tous  se  ruèrent  aussitôt  sur  lui;  le  curé, 
armé  dune  fourche,  se  précipita  sur  llinzé,  qu'il  croyait  le  voleur. 
Hinzé.  pensant  mourir,  s'élança  d'un  bond  désespéré  entre  les  cuisses 
du  prêtre,  mordit,  égratigna,  maltraita  horriblement  le  pauvre  curé,  et 
vengea  ainsi  cruellement  la  perte  de  son  ail.  Le  curé  jeta  les  hauts  cris 
et  tomba  à  terre  sans  connaissance.  La  cuisinière ,  sans  y  songer ,  se 
désolait,  en  disant  que  c'était  pour  lui  jouer  un  tour  à  elle-même  que  le 


30  LE    liKNAUl). 


diable  avait  mis  le  l'iiiv  dans  cet  état.  Elle  jura  doux  ou  trois  fois  cjirolle 
oùt  nnoux  aiiuo  jKM'div  tout  sou  potil  l>ion.  plutôt  (juo  de  voir  un  pareil 
malheur  ii  sou  maitrtv 

u  Oui.  disait-elle  avee  Ibree  serments,  jamais  mieux  aimé  perdre 
tout  un  trésor,  si  je  l'avais  eu.  et  je  laur.iis  perdu  sans  reijrets.  » 

(Vest  ainsi  «prelle  deploi'e  le  iiiallnMn'  de  son  maîli-c  el  ses  i;raves 
Idessures.  Knlin  ,  ils  le  portent  en  .gémissant  sur  son  lit.  laissant  IIin/(' 
avec  sa  eoi'tle  au  eou .  eai"  ils  l'avaient  oublie. 

Loi'S(pie  le  (liai,  dans  sa  detressi^.  se  vil  (ont  seul,  roue  de  coups. 
irrièvemenl  blesse  el  si  près  de  la  mort,  ramour  de  l;i  \  ic  l'cmpoila  ;  il 
se  jeta  sur  la  corde  et  se   nul  ii  la  ron.i:ci'. 

u  P(iui'rai-je  men  tiivr  jamais?  »  se  disait-il. 

Et  il  réussit  à  couper  la  corde.  Jutiez  de  son  bonheur!  Il  se  hâta  de 
fuir  la  place  où  il  avait  tant  souiïert.  Il  se  précipita  hors  du  trou  et  se 
diriirea  rapidement  vers  la  cour  du  roi.  où  il  arriva  de  i^rand  matin.  Il 
se  faisait  d'amers  reproches. 

<i  C'est  donc  ainsi  (|ue  le  dialtle  s'est  j(jué  de  toi  par  la  ruse  du 
perfide  Reineke!  il  faut  donc  ([ue  tu  reviennes  ainsi  couvert  de  honte, 
borirne  et  roué  de  coups!  Tu  devrais  te  cacher!  » 

Lii  colère  du  roi  fut  terrible.  Il  jura  de  faire  périr  ce  Irailrc  de  llei- 
neke  sans  miséricorde.  Il  lit  convoquer  son  conseil;  ses  barons,  ses 
ministres  se  rendirent  au[)rès  de  lui  ;  et  il  leur  demanda  couunent  il  fal- 
lait s'y  prendre  |)our  réduire  enlin  le  rebelle  couvert  de  tant  de  crimes. 
Comme  les  accusations  pleuvaienl  de  i)lus  belle  sur  Ivcineke.  (Irinibcit 
le  blaireau  prit  la  parole  : 

(i  II  se  peut  (ju'il  y  ail  dans  cette  assemblée  plusieurs  seigneurs  (pii 
aient   à  se  plaindre  de   Ileineke;   mais  il  ne  >e  trouvera  personne  (jui 
veuille  oublier  les  pi'ivilé.ws  de  tout   hoiiniie  libre.    II   faut   le  citer  une 
troisième  fois.  Aloi'S,  s'il  n<.'  vient  pas,  la  loi  potiii^a  le  naj)per.  » 
Le  roi  répondit  : 

<(  Je  crains  bien  de  ne  jjas  lrou\er  de  messager  pom*  poiler  la  troi- 
sième injonction  à  ce  rusé  corjuin.  Qui  est-ce  (jui  a  un  œil  de  trop.'  (|ui 
est-ce  qui  est  assez  téméraire  |)Our  riscjuer  sa  >ie  auprès  de'  cet  archi- 
traître  et,  en  fm  de  compte.  |)our  ne  |)as  l'amener'.'  Personne,  du  moins 
je  le  suppose.  » 

Le  blaireau  répliqua  à  haute  voix  : 

"  Sire,  si  vous  l'exigez,  je  me  chargerai  du  message,  (juoi  (ju'il 
arrive.   Voulez-vous   m'envover  olficiellement?   ou   bien  dois-je  jjartir 


TnOlSIKMK   CHANT.  31 


coiHiiu'  si  je  venais  de  mon  propre  niouvenienl?  Nous  nave/  (ju'à  ordon- 
ner. »  Alors  le  roi  le  coni;édia  en  lui  disant  : 

((  Partez  donc!  vous  avez  entendu  tous  les  irriefs;  mettez-vous  à 
l'œuvre  avec  prudence;  car  vous  avez  aiïaire  ;i  un  lionime  dan,:ua^reu\.  » 

Et  Grindjert  dit  : 

«  Je  veux  pourtant  l'essayer;  j'espère  réussir  à  vous  le  ramener.  » 

C'est  ainsi  (ju'il  partit  pour  le  château  de  Malpertuis  ;  il  y  (rouva 
Reineke  avec  sa  femme  et  ses  enfants;  et  il  lui  dit  : 

((  Mon  oncle  Reineke,  je  vous  salue!  Vous  êtes  un  homme  savant 
sage,  prudent;  et  nous  sommes  tous  étonnés  de  vous  voir  mépriser,  je 
dirai  même  bafouer  Tinjonction  du  roi.  Ne  vous  semble-t-il  pas  qu'il  est 
temps  d'en  finii'?  Les  plaintes  et  les  mauvais  bruits  ne  font  que  grandir 
de  tous  côtés.  Je  vous  le  conseille,  venez  à  la  cour  avec  moi,  sans  plus 
de  délais.  Beaucoup,  beaucoup  d'accusations  ont  été  portées  devant  le 
roi;  aujourd'hui,  l'on  vous  invite  à  paraître  pour  la  troisième  fois;  si 
vous  ne  venez  pas,  vous  serez  condamné.  Alors ,  le  roi ,  à  la  tête  de  ses 
vassaux,  viendra  vous  assiéger  dans  votre  fort  de  Malpertuis;  et  vous 
périrez,  corps  et  biens,  vous,  votre  femme  et  vos  enfants.  Vous  n'échap- 
perez pas  au  roi;  c'est  pourquoi,  faites  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire, 
venez  avec  moi  à  la  cour  !  Vous  ne  manquerez  pas  de  détours  pleins  de 
ruses;  ils  sont  déjà  prêts  et  vous  vous  sauverez;  car  déjà  plus  d'une 
fois ,  aux  assises  de  la  justice ,  vous  avez  eu  à  passer  par  des  épreuves 
plus  difficiles,  et  toujours  vous  vous  en  êtes  tiré  heureusement  en  con- 
fondant vos  ennemis.  » 

Tel  fut  le  discours  de  Grimbert ,  et  telle  fut  la  réponse  de  Reineke  : 

«  ^lon  neveu,  vous  avez  raison  de  me  conseiller  de  me  rendre  à  la 
cour  pour  me  défendre  moi-même.  J'espère  que  le  roi  m'accordera  ma 
grâce;  il  sait  combien  je  lui  suis  utile,  mais  il  sait  aussi  condjien  je  suis 
détesté  des  autres  par  cela  même.  Sans  moi,  la  cour  ne  peut  pas  exister. 
Et,  quand  j'aurais  fait  dix  fois  plus  de  mal,  je  sais  très-bien  qu'aussitôt 
que  je  puis  regarder  le  roi  entre  les  yeux  et  lui  parler,  toute  sa  colère 
s'évanouira.  Car  il  y  en  a  beaucoup  qui  accompagnent  le  roi  et  viennent 
s'asseoir  dans  son  conseil,  mais  cela  le  touche  médiocrement;  à  eux 
tous,  ils  ne  font  rien  qui  vaille  ;  tandis  que  partout  où  je  suis,  à  quelque 
cour  que  ce  soit,  c'est  mon  avis  qui  l'emporte  ;  car,  lorsque  le  roi  et  les 
seigneurs  se  rassemblent  pour  trouver  un  expédient  habile  dans  les 
affaires  épineuses,  c'est  toujours  Reineke  qui  doit  le  trouver.  C'est  ce 
que  beaucoup  d'entre  eux  ne  peuvent  me  pardonner  ;  ce  sont  ceux-là 


LK    UKN.MJI). 


(juo  j'ai  à  redoiifor  :  car  ils  ont  ']\\r6  ma  mort .  of  jusfoniont  les  plus 
iuluiriu's  soul  à  la  couv  mainlouanl.  il  \  cii  a  jthis  de  dix  et  dos  plus  puis- 
sants. <!()iuinonl  |)()Ui  rais-ie  leur  rcsisttM-.  soiil  '.*  \Oil;i  hi  cjmsc  de  mon 
ivlard.  N"iu)porli'!  je  IrouM»  (piil  \anl  luitMix  aller  ii  la  coui-  avec  vous 
potu"  nu'  di'fondiv  :  ci'la  iiic  Irra  plus  d'IiouiUMU'  (juc  de  pi'i'cipilci'  ma 
l'iMunio  ot  luos  enlauls  dans  un  aliiinc  d(>  maux  |iai'  lous  ('(>s  dchiis;  nous 
serions  lous  perdus.  (!ar  le  roi  est  trop  |)uissanl  pour  moi .  e( .  (pioi 
(ju'il  arrive,  il  me  faut  obéir  (juand  il  roi'donne...  Prul-èlrc  pourrons- 
iKius  essayer  d'entrer  en  arran,i:emenl  avec  nos  ennemis.  » 

Heineke  ajouta  ensuite  : 

'  Dame  Ernieline.  pnMiez  soin  des  enlanls;  je  vous  les  l'ecommande  : 
surtout  le  |)lus  jeune.  Heinliarf;  il  a  les  dents  si  l»ien  ran.uées  dans  sa 
|»elite  i:ueule!  ce  sera  tout  le  portrait  de  son  {lère ,  et  Hossel,  le  petit 
(•(Kiuin  (pie  jaime  autant  ([ue  Taulre.  Oh!  i'(\^alez  hien  les  enfants  |)en- 
dant  mon  absence,  je  vous  saurai  i^vé  l\  mon  retour,  s'il  est  lieuriuix. 
d'avoir  suivi  mes  reconunandations.  » 

C'est  ainsi  cpiil  |)artit ,  aceompairné  de  Grind)ert,  laissant  dame 
Ermeline  avec  ses  tleux.  (ils  sans  autre  adieu.  Dame  llenard  en  lut 
alTliirêe.  Ils  av;ii(Mil  i]r\':\  Oiil  un  boni  de  clienu'n.  lorsrpie  PiiMuelu'  dit 
à  (irindiert  : 

Mon  Irès-chei'  neveu  et  lres-di,:.ine  ami.  je  dois  vous  avouei'  (pie 
je  tremble  d'elfroi!  je  ne  puis  me  soustraire  ii  l'horrible  pensée  que  je 
marche  réellement  ii  la  mort!  Je  vois  devant  moi  lous  les  |)éch(''s  (pie 
j'ai  commis.  Ah!  vous  ne  sauriez  croire  toute  rinfjuiétude  (jue  j'en  res- 
sens. Confessez-moi,  il  n'y  a  pas  d'autre  prêtre  dans  le  voisina.ue;  quand 
j'aurai  soulap:é  mon  cœur,  je  paraîtrai  i)Ius  facilemeni  devant  mon  roi.  » 

(irimbei't  dit  : 

•  l{enonc(?z  d'abord  au  vol,  nu  bri.^an  la.ire ,  ;i  la  trahison,  ii  vos 
nises  habituelles;  sans  cel;i  l;i  confession  ne  servira  de  rien. 

—  Je  le  sais,  réplirpia  Keineke;  maintenant,  commençons  et  écou- 
tez-moi avec  recueillement.  Conflleor  fihi ,  Palcr  et  Mater ,  (jue  j'ai  fait 
bien  des  tours  ;i  la  loutre.  ;iu  chat  et  ii  maint  aulre;  je  le  confesse  et 
j'en  ferai  [lénitence. 

—  Parlez  français,  dit  le  blaireau,  si  vous  voulez  que  je  vous  com- 
prenne. 

Heineke  dit  : 

"  J'ai  fX-'cbé.  comment  j/nirrais-je  le  nier?  contre  toutes  les  betes 
vivantes.  Mf»n  oncle  l'ours,  je  l'ai  pris  dans  un  arbre:    il  y  a  laissé  sa 


THOISIKMI':   CHANT.  33 


peau;  il  a  été  assommé  tlo  coups.  Ilin/.c,  je  lai  mkmk'  ii  la  rhasse  au\ 
souris;  mais,  pris  au  piéi^e,  il  eut  i^raiRlemeiU  à  soulïi'ir,  et  il  y  a  perdu 
un  œil.  llenniiii;  se  plaint  avec  laison  de  ce  (pie  je  lui  ai  volé  ses  enfanls, 
.i;rands  et  [)etits,  et  (jue  j'ai  piis  plaisii'  à  les  dévorer.  Je  n'ai  pas  même 
épari^^îé  le  roi,  et  j'ai  eu  l'audace  de  lui  jouer  plus  d'un  tour,  à  lui  et  à 
la  reine  elle-même;  elle  le  découvrii'a  plus  tard.  Je  dois  confesser,  en 
outre,  que  j'ai  atliMité  ii  l'Iionneui' d'Iseni^rin  le  loup;  je  n'aurais  jamais. 
le  temps  de  tout  dire.  C'est  ainsi  que  je  l'ai  toujours  nommé  mon  oncle, 
en  badinant,  et  nous  ne  sommes  nullement  parents.  Une  fois,  il  y  a  de 
cela  bientôt  six  ans,  il  vint  me  voir  au  couvent  d'Elkmar,  où  je  demeu- 
rais. 11  venait  me  demandei"  ma  protection ,  car  il  songeait  à  se  faire 
siioine.  Il  })ensait  que  ce  serait  un  bon  métier  pour  lui.  Il  se  mit  à  tirer 
la  cloche;  le  carillon  le  ravit;  en  conséquence,  je  lui  liai  les  pattes  de 
devant  avec  la  corde  de  la  cloche;  il  se  laissa  faire  et,  debout,  il  se  mit 
il  tirer  la  corde  avec  bonheur  :  on  eut  dit  un  apprenti  sonneur.  IMais 
cet  arl  devait  peu  lui  réussir;  il  continua  ainsi  à  sonner  Li  tort  et  ii  tra- 
vers. Les  gens  se  précipitèrent  de  tous  cotés  vers  le  couvent ,  croyant 
qu'un  grand  malheur  était  arrivé;  ils  trouvèrent  en  arrivant  le  loup 
dans  sa  posture,  et  avant  qu'il  eùl  pu  leur  expliquer  qu'il  voulait 
embrasser  l'état  ecclésiastique,  il  fut  presque  assommé  par  la  foule 
Cependant  l'imbécile  n'al)andonna  pas  son  projet.  Il  me  pria  de  lui  faire 
une  tonsure  convenable;  et  je  lui  brûlai  si  bien  les  poils  sur  la  tête,  que 
toute  la  peau  ne  fut  plus  qu'une  croûte.  C'est  ainsi  que  maintes  fois  je 
l'ai  exposé  aux  coups  et  aux  bourrades  avec  force  infamies.  Je  lui  ai 
appris  il  prendre  des  poissons;  mais  la  pêche  lui  a  mal  réussi.  Une  fois, 
nous  allâmes  ensemble  dans  le  pays  de  Liège;  nous  nous  glissâmes 
dans  la  maison  d'un  prêtre ,  le  plus  riche  de  tout  le  pays.  Le  révérend 
père  avait  un  magasin  de  jambons  délicieux ,  entremêlés  de  longues 
bandes  de  lard  appétissant;  de  plus  un  quartier  de  viande  salée  tout 
fraîchement  se  trouvait  dans  le  garde-manger.  Isengrin  parvint  à  prati- 
quer dans  la  muraille  une  ouverture  assez  large  pour  le  laisser  passer. 
Je  le  poussai  à  tenter  l'aventure,  et  sa  convoitise  le  poussa  encore  plus. 
Mais  il  ne  sut  pas  se  modérer  dans  le  bonheur.  Il  se  remplit  démesuré- 
ment, et  son  corps,  tout  gonflé  de  nourriture,  ne  pouvait  plus  passer 
par  le  même  trou.  Ah!  comme  il  se  plaignait  de  cette  perfidie!  Le  trou. 
Ta  laissé  passer  affamé  et  l'ai'i'ête  au  retour  quand  il  est  rassasié.  Mot, 
sur  ces  entrefaites,  je  fis  grand  bruit  dans  le  village,  de  manière  à  mettre 
tout  le  monde  sur  la  piste  du  loup.  Car  je  courus  k  la  maison  du  bon 


LK    KKNAIil). 


prrliv;  il  était  en  train  do  dîner  et  l'on  venait  de  lui  servir  un  chapon 
,::ras  bien  rùti;  je  sautai  dessus  et  menruis  a\ec;  le  euri'  voulut  eourir 
apK'S  moi  en  Unilc  liàle.  se  «leiiuMia  et  cullmla  la  table  avec  les  mets  et 


les  l)oissons.  <(  Prenez-le,  battez-le,  pcrcez-le,  tuez-le  !  »  criait  le  prêtre 
en  fureur.  Il  tomba  et  rafraîchit  sa  colère  sur  le  parquet  inondé;  car  il 
n'avait  pas  vu  la  flaque  liquide  où  il  gisait.  Tout  le  monde  arriva  et 
cria  :  «  Tue!  tue!  »  Je  m'enfuis,  ayant  à  mes  trousses  tous  les  gens  de 
la  maison,  qui  voulaient  me  faire  un  mauvais  parti.  Olui  qui  criait  le 
plus,  c'était  le  curé  :  «  Quel  fieifé  voleur!  il  a  osé  me  [)rendre  un  cha- 
pon sur  ma  table!  »  Et  je  courais  toujours  :  jarrivai  au  garde-manger; 
là,  je  laissai  tomber  le  chapon  bien  nialgré  moi.  je  le  trouvais  trop  lourd 
à  la  fin;  je  m'échappai  par  le  trou,  et  la  foule  de  mes  persécuteurs  me 
perdit  de  vue.   Ils  trouvèrent  le  chapon,  et.  en  le  ramassant,  le  rêvé- 


TROISIKME    CHANT.  35 


rend  phro  aperçut  le  loup  et  tout  le  monde  aussi.  Le  révérend  se  mit  à 
CTJtM'  (le  plus  Iti'IIc  :  ((  Ici.  ici  !  ne  le  inaïKiucz  pas  ccliii-lii  î  N'oici  un  autre 
voleur,  un  loup  (jui  nous  est  toniljé  dans  les  mains!  S'il  s'échappait,  ce 
serait  une  honte,  on  se  mocpierait  de  nous  dans  tout  le  pays  de  Liège.  » 
Quant  au  loup,  il  faisait  ce  qu'il  pouvait.  Les  coups  se  mirent  à  i;reler 
sur  lui  et  à  le  blesser  grièvement.  Tous  criaient  à  (pii  mieux  mieux.  Les 
autres  paysans  accoururent  et  le  laissèrent  pour  mort  sur  la  place.  Il  ne 
se  Irouva  jamais  dans  une  pareille  détresse.  Si  jamais  on  en  fait  le  sujet 
d'un  tableau,  il  sera  curieux  de  voir  comment  il  paya  le  lard  3t  les 
iambons  du  curé.  Ils  le  jetèrent  sur  la  route ,  ils  le  traînèrent  dans  les 
pierres  et  les  broussailles;  il  ne  donnait  plus  signe  de  vie.  Comme  il 
s'était  souillé  dans  sa  détresse,  on  le  jeta  avec  dégoût  hors  du  village, 
dans  un  fossé  plein  de  boue  ;  car  on  le  croyait  mort.  Il  resta  sans  eon- 
naissance,  je  ne  sais  combien  de  temps,  avant  de  revenir  à  lui-même  et 
au  sentiment  de  sa  misère.  Je  n'ai  jamais  pu  savoir  comment  il  en  était 
réchappé.  Après  cette  aventure  (il  y  a  de  cela  un  an) ,  il  me  jura  fidélité 
à  toute  épreuve;  mais  cela  ne  dura  pas  longtemps.  Car  j'avais  compris 
facilement  la  cause  de  la  persistance  de  son  amitié  :  il  aurait  bien  voulu 
une  bonne  fois  de  la  volaille  tout  son  soûl.  Pour  le  tromper  de  la  bonne 
façon,  je  lui  fis  la  description  d'une  poutre  sur  laquelle  un  coq  avec  sept 
poulets  se  perchaient  ordinairement  le  soir.  Je  le  conduisisis  dans  cet 
endroit,  une  belle  nuit,  en  silence;  minuit  venait  de  sonner.  Le  volet  de 
la  fenêtre,  retenu  par  une  petite  cheville,  était  encore  ouvert  (je  le  savais 
d'avance),  je  fis  comme  si  je  voulais  entrer;  mais  je  cédai  le  pas  à  mon 
oncle  :  «  Entrez,  lui  dis-je;  si  vous  voulez  travailler,  vous  ne  manquerez 
pa?  d'ouvrage  ;  je  parie  que  vous  trouvez  des  poulardes.  »  Il  se  glissa 
prudemment  dans  le  poulailler  et  tàta  doucement  çà  et  là,  et  finit  par  me 
dire  en  colère  :  ((  Oh  !  comme  vous  me  guidez  mal  !  je  ne  trouve  pas 
seulement  une  plume  de  poule.  »  Je  répondis  :  «  J'ai  déjîi  pris  les 
poulets  qui  étaient  devant;  les  autres  sont  perchés  derrière.  Allez  tou- 
jours en  avant,  mais  avec  prudence.  »  La  poutre  sur  laquelle  nous  mar- 
chions était  très-étroite.  Pendant  qu'il  marchait  toujours  en  avant,  je 
m'arrêtai ,  je  repassai  par  la  fenêtre  et  tirai  la  cheville;  le  volet  se  mit  à 
battre  avec  force;  le  loup,  effrayé  et  tremblant,  tomba  lourdement  de 
la  petite  pf)utre  sur  le  plancher.  Les  gens  qui  dormaient  près  du  feu  se 
réveillèrent  en  sursaut.  «  Qui  est-ce  qui  est  entré  par  la  fenêtre?  » 
s'écrièrent-ils  tous.  Ils  se  relevèrent  bien  vite,  allumèrent  une  lampe  et 
découvrirent  dans  un  coin  messire  le  loup,  à  qui  ils  tannèrent  fortement 


M 


LK  iu:N.\ni). 


la  [iiMii.  Je  suis  Mcn  clomu»  (lu'il  ail  pu  en  r('('l)a|)|)(M'.  Poui'  coulinuci' 
ma  l'onfossion.  \c  ui "accuscMravoir  siuivont  visilo  dauio  (liiiuoudt».  J'au- 
rais tlù  no  pas  K>  l'aire.  IMùl  i»  Oiou  (pic  cola  no  lui  jamais  arrixô'.  ('ar 
loulo  sa  vio  ollo  no  st>  la\t'ia  pas  Ao  collo  laclio.  Voilii  ImuI(>  ma  oDuros- 


.).    ;.  ;  trouve  pis  f,eukm>nt  une  plume  de  poulç. 


-sion .  l')ul  ce  que  je  peu\  me  rappeler  et  qui  pesait  sur  ma  oonscionco. 
Donnez-moi  l'absolulion  ,  je  vous  en  prie;  j'aeeon)[)Iirai  humltlomout 
toute  pénitence,  si  ilurr  cprcllc  >(il  .  (pic  vous  urimposoroz.  » 

flrimbert  savait  ce  (ju'il  avait  ii  faire  en  iiarcillc  circonslanco  ;  il 
coupa  une  baguelle  sur  le  honl  de  la  roule  cl  dit  : 

"  Mon  oncle,  frappez-vous  trois  fois  sur  le  dos  avee  cette  i)aguette, 
puis  placez-la  par  terre  comme  je  vous  le  montreiai,  et  vous  sauterez 
trois  fois  par-dessus:  ensuite,  b.iisez  humblement  la  bai^uelte  et  montrez- 
vous  obéissant.  Telle  est  la  péniten(  c  (pic  je  vous  inijiosc.  Je  vous  absous 
(le  tous  vos  péchés^,  vous  exemple  de  tout  cliàlimcnt  cl  vous  pardonne 
tout  au  nom  du  Seigneur,  (piclrjue  .grands  fpi'aient  ôU'  vos  pédiés.  > 


TIU)1S1KME   CH.VN 


37 


r.ors(jue  llciiR'ke  eut  accompli  Nolontaiiviiient  sa  [HMiilmcc,  (ii'iiii- 
Itc'il  lui  (li(  : 

((  Prouvez,  par  de  bonnes  œuvres,  mon  oncle,  que  vous  vous  êtes 
amendé;  lisez  les  psaumes,  fréquentez  assidûment  les  églises  et  jeûnez 
les  jours  prescrits;  montrez  le  chemin  ii  qui  vous  le  demande,  aimez  à 
faire  l'aumône  et  promettez-moi  de  quitter  \otre  mauvaise  vie,  de  renon- 
cer au  vol,  au  brigandage,  à  la  traliison  et  au\  embûches.  De  cette 
façon,   so\o/--en  sûr,    vous  rentrei'cz  en   grâce.  » 


#'4'-. 


y,  ■"^'W 


Reineke  dit  : 

<(  Je  le  ferai  ;  je  vous  le  jm'c!  » 

Et  la  confession  fut  finie. 

Ils  continuèrent  leur  voyage;  le  pieux:  Grimbert  et  son  pénitent  pas- 
sèrent par  une  riche  plaine,  et  aperçurent  bientôt  sur  leur  droite  un 
couvent.  11  appartenait  i»  des  nonnes  qui  servaient  le  Seigneur  soir  et 
matin,  et  nourrissaient  dans  leur  cour  force  poules  et  poulets,  avec 
maints  beau\  chapons ,  qui  sortaient  parfois  pour  chercher  leur  nourri- 
ture hors  de  l'enclos.  Reineke  avait  l'habitude  de  les  visiter.  Il  dit  à 
Grimbert  : 

«  Notre  plus  court  chemin  est  de  passer  près  du  mur.  » 


38 


LK    HHiNAUl). 


Mnls  lo  nisô  |>onsail  aux  poiilofs  (|ui  avaioiil  pris  la  clof  dos  cliamps. 
Il  \  c-omluil  son  l'onlossoui'  ol  s'api)r()i'lio  dos  poiilols;  aloi's  lo  di-ùlo  so 
mit  i»  roiilor  dos  \oii\  ploins  i\c  ooiivoiliso;  pai-dossiis  loul.  un  V(n\ 
jouiio  ot  uras.  (pii  inaroliait  dori'iôro  los  auli'os.  lui  donnait  dans  lœil  : 
il  no  lo  pord  pas  do  vno  un  instant,  il  bondit  ol  lo  IVappo  par  derrière. 
Los  |)Iuinos  voloni  dojii. 

.Mais  (iriniborl.  indii^no.  lui  ro|)ro(li('  ocllo  l'ocjuilo  liontouse  : 


<(  Est-ce  ainsi  fjue  vous  vous  conduisez,  niallieureu\  r)nclo.'  Et  vou- 
lez-vous rclondM'r  dans  vos  péchés  pour  un  poulet,  à  peine  au  sortir  de 
la  confession?  Voilii  un  beau  rc|)ctitir!  » 

Et  Reineke  dit  : 

«  J'ai  pourtant  coininis  ce  pi'clu'  en  ik'iih'm',  ô  mon  (lier  neveu  ! 
Priez  Dieu  qu'il  me  le  pardonne  oncoro  !  Je  ne  lo  forai  plus  j;imais,  et 
j'y  renonce  volontiers.  < 

Leur  chemin  les  conduisait  tout  autour  du  couvont  ;  ils  eurent  n 
psser  sur  un  pftit  pont,  cl  P.cinoko  sp  rcfou- ri;iil  pr)ur  ro.L'ardor  oncoro 


TROISIEME  CHANT. 


39 


les  poulets.  C'est  en  vain  (luil  se  contraii^nait  ;  si  on  lui  avait  coupé  la 
tète,  elle  aurait  (relle-niènie  volé  vers  les  poulets;  telle  était  la  violence 
de  ses  désirs.  Griinbert  le  vit  et  lui  criait  : 

«  Malheureux  oncle,  où  éi?arez-vous  vos  yeu\ '.*  Vrainient,  vous 
êtes  un  alTreux  i^loulon  î  n 

Reineke  réj)0iidit  : 

«  Vous  avez  tort,  mon  neveu;  ne  vous  pressez  pas  tant,  et  ne  trou- 
blez pas  nies  prières.  Laissez-moi  dire  un  Ihilev  nosler  pour  l'àme  des 
poulets  et  des  oies  que  j'ai  volés  en  si  grand  nombre  à  ces  saintes 
femmes  de  nonnes!  » 

Grimbert  se  tut.  et  Reineke  le  renard  ne  détourna  pas  les  yeux  des 
poulets  aussi  longtemps  qu'il  put  les  voir.  Enfin,  les  deux  voyageurs 
retombèrent  sur  la  grande  route  et  s'approchèrent  de  la  cour.  3Iais, 
lorsque  Reineke  aperçut  le  donjon  du  roi ,  il  tomba  dans  une  profonde 
tristesse,  car  il  était  gravement  inculpé. 


Q_UATR1ÈME    CHANT 


Lo  renard  en  présence  du  roi.  —  Il  expose  ses  moyens  de  défense.  —  Les  témoins  accusateurs 
sont  entendus.  —  Malgré  ses  prodiges  d'éloquence,  Reinckc  est  condamné  à  mourir  par  la 
corde.  —  Le  chat,  l'ours  et  le  loup  se  chargent  de  l'exécution,  et  conduisent  Ir  renard  à  la 
potence.  —  Ils  insultent  le  patient,  qui  leur  répond  par  des  railleries.  —  Du  haut  de  l'((  lidli', 
Reinike  harangue  les  assistants.  —  11  annonce  des  révélations  inip(irtaiiti'<.  —  Le  roi 
ordonne  de  surseoir  à  l'exécution. 


Ij'jr.squ'oii  ;ij»|iiit  ii  hi  cour  Ijiii'ivt'c  de  Ilciiickt',  pclils  et  grands, 
lous  accoururent  [xmi  le  voir;  Itieii  peu  étaient  disposés  en  sa  faveur; 
jireMjue  tous  avaient  ii  se  |)laindrc.  IMais  Reineke  n'eut  pas  l'air  de 
s'en  inquiéter  beaucoup;  du  moins,  il  iien  hiissa  rien  paraître  au 
moment  où,  avec  Grimbcrl  le  IjJaiieaii.  il  iiionla  l'avenue  du  châ- 
teau. Iiardiment  et  avec  aisance.  Il  lit  son  enlri-e  fièrement  et 
tranquillement,  comme  sil  eùl  ('te  le  lils  du  loi  cl  ii  Tabri  de  toute 
accusation.  MT-me  tpiand  il  |)arut  devant  .Noble,  le  loi,  au  milieu 
des  seigneur>.   il  >ul  iiarder  une  allilude  pleine  de  calme. 

«  Sire  et  très-gracieu\  seigneur,  .-^e  mil -il  ii  dire,  vous  êtes 
grand  et  noble,  le  premier  en  dignité  et  en  honneur;  je  vous  supplie 
dentendre  ma  défense  en  ce  jour,  .lamais  NOire  Majesté  n'a  trouvé 
un  plus  fidèle  .serviteur  que  moi,  je  le  .soutiens  hautement.  C'est  à 
cause  de  cela  que  j'ai  tant  d'ennemis  à  cette  cour;  je  jH'idiais  votre 
amitié,  si  mes  persécuteurs  jiouvaient  vous  faire  croire  leurs  inen- 
songes    contme    ils  le    voudraient;    m;u's    heureu>emenl    vous    pè.serez 


LE    RENARD.  M 


les  raisons  des  deii\  parties,  vous  enleiidrez  la  défense  coniine  l'aceu- 
sation;  et,  si  derrière  moi  ils  ont  tramé  maints  menson.^es,  je  reste 
ealme  et  je  me  dis  :  Le  roi  comiaît  ma  fidélité,  e'est  elle  qui  m'attire 
cette  persécution. 

—  Taisez-vous!  répondit  le  roi,  vos  belles  paroles  et  vos  flatte- 
lies  ne  vous  tireront  pas  d'aiïaire;  votre  crime  est  manilésle,  et  le 
châtiment  vous  réclame.  Avez-vous  observé  la  paix  que  j'ai  proclamée 
parmi  les  animaux,  et  que  vous  aviez  juré  d'observer?  Voilà  le  co(| 
à  qui,  lâche  voleur  que  vous  êtes,  vous  avez  enlevé  tous  ses  enfants 
les  uns  après  les  autres.  C'est  ainsi  que  vous  prouvez  les  sentiments 
([\ie  vous  me  portez,  lorsque  vous  foulez  aux  pieds  mon  autorité  et  que 
vous  faites  souffrir  mes  serviteurs?  Le  pauvre  Hinzé  a  perdu  sa 
santé!  Combien  faudra-t-il  de  temps  a  Brun  pour  guérir  ses  blessures? 
Mais  je  vous  épargne  le  reste,  car  les  accusateurs  sont  ici  enfouie; 
beaucoup  de  faits  sont  prouvés,  vous  échapperez  ditîicilement. 

—  Est-ce  la  tout  mon  crime,  très-gracieux  seigneur?  dit  Reineke. 
Est-ce  ma  ftiute  si  Brun  revient  ji  la  cour  la  tête  tout  en  sang  ?  Pour- 
([uoi  a-t-il  voulu  manger  le  miel  de  Rustevyl?  Et,  si  ces  lourdauds  de 
paysans  sont  venus  poui-  l'attacjuer,  n'est- il  pas  assez  fort  [)oui'  se 
défendre  ? 

H  Ils  l'ont  couvert  d'insultes  et  de  coups;  au  lieu  de  se  jeter  i> 
l'eau,  n'aurait-il  pas  dû  se  venger  comme  un  liomuje  de  cœur?  Et 
llinzé  le  chat,  que  j'ai  reçu  honorablement  et  traité  suivant  mes  laibles 
moyens,  pourquoi  ne  s'est- il  pas  abstenu,  malgré  tous  mes  conseils,  de 
commettre  un  vol  dans  la  maison  du  curé?  S'il  leur  est  arrivé  malheur, 
ai-je  mérité  d'être  puni,  parce  qu'ils  ont  agi  comme  des  fous?  En  quoi 
cela  touche -t-il  votre  couronne  royale?  3Iais  vous  pouvez  disposer  de 
moi  selon  votre  volonté,  et,  si  claire  que  soit  la  chose,  en  décider  selon 
votre  bon  plaisir,  en  bien  ou  en  mal.  A  quelque  sauce  que  vous  me 
mettiez,  que  je  sois  aveuglé,  pendu  on  décapité,  que  votre  volonté  soit 
faite  ;  nous  sommes  tous  en  votre  pouvoir,  vous  nous  avez  tous  sous 
la  main;  vous  êtes  fort  et  puissant;  à  quoi  servirait  au  faible  de  se 
défendre  ?  Si  vous  voulez  me  tuer,  ce  vous  sera  un  bien  mince  profit  ; 
mais  advienne  que  pourra,  je  suis  à  votre  disposition.  » 

Le   bélier  Bellyn   dit   alors  : 

((  Le  moment   est  venu ,   commençons  l'accusation.  » 

Isengrin  arrive  avec  ses  parents,  Hinzé  le  chat,  Brun  l'ours  et  une 
foule   d'animaux  :  l'âne  Boldevyn  et   Lampe   le  lièvre  ,   Vackerlos  le 


52  (Jl  AÏUl  KMK    CHANT. 


|H'fil  chitMi  ol  \\\n  ItMloiiue.  la  cIu^'yiv  IMclkô.  llonnon  lo  bouc  cl.  de 
plus.  Tccurcuil .  In  In^lctlc  cl  riKM-niinc.  i.c  IxiMif  cl  le  cheval  ne 
tnan'iuaicMl  |>a>  non  plus.  (>l  a\ec  cu\  le>  Itèlcs  sauNai;es  coiiimc  le 
cerf,  le  (laiui.  le  caslor  .  la  iiiarlre.  le  lapin  elle  sani;liei';  lous  se 
pressaient  en  foule;  liaillioM  la  (iuo^nc.  >lai(kai(  le  licai  cl  l.ulké 
la  i:ruc  \inrenl  en  >()lanl  :  TnIiKc  la  cane.  Allicid  Wnv  cl  daulrcs 
api)orlirenl  leurs  liiicfs;  Hennini:  le  niallicurcux  co(|.  avec  le  resle  de 
sesenfnnls.  se  plaii;nit  ainèivinenl.  Il  vini  cnlin  des  inyiiades  d'oiseaux 
cl  des  (piadiiipè  les  en  lunlc.  (Jui  |)()uriail  en  dii'c  le  nombre? 

Tous  sacliarni'i'cnl  sur  le  l'cnard  en  nicllanl  ses  nicfails  au  i^i'and 
jour.  Ils  es|X'raienl  voir  cnlin  Mtn  cliàlinicnl  ;  ils  se  picssaicnl  en  l'oule 
devant  le  i"oi.  en  ciianl  à  ipii  mieux  mieux,  enlassaieni  plaintes  sur 
plaintes  et  metlaieni  en  a\anl  l<iules  -ortes  d  liisloircs.  vieilles  cl  rcrcntcs. 
Jamais  ii  aucun  jour  de  jusiicc  on  navail  nu  lanl  de  ,qricrs  s'amon- 
cclei"  dexant  le  trône  du  roi.  licineke  restait  immobile  et  faisait  lace  ii 
loul.  A  la  lin.  il  piil  la  parole,  et  sa  défense  éléirante  et  facile  coula 
<lo  ses  lèxics  ojuunc  si  ccùl  été  la  j)urc  vciilc;  il  sut  tout  éearler  et 
tout  arianiier. 

A  rentendre.  on  >  émei'Ncillail .  on  le  croyail  innocent,  il  axail 
même  «lu  diMit  de  l'cstc  et  beaucoup  ii  se  plaindre,  .Mais,  en  lin  de 
eoiiiple.  (les  hommes  d'honiieur  et  sincères  se  levèrent  conire  Keincke. 
témoiiînèrent  contre  lui,  (H  tous  ses  crimes  furent  clairs,  tren  elail 
fait!  carie  conseil  du  roi  décida,  ii  lunanimilc.  (pic  llciiicke  le  renard 
méritait  la  mort.  Il  fut  donc  condamné  à  être  |)ris,  lié  et  conduit  par 
le  cou  à  la  potence,  afin  dy  exj)ier  ses  crimes  par  une  moit  infamante. 

Maintenant  Reineke  lui-même  reii:arda  la  j)arlie  comme  |)erdue; 
son  elo(iuence  ne  lui  avait  servi  de  rien.  Le  roi  proclama  lui-même 
le  ju.uement.  Lorsqu'on  le  .saisit  et  qu'on  rentrania,  le  criminel  endurci 
eut  devant  les  ncux  sa  mi>erablc  lin.  l'cndaiil  (pi'on  cx('culait  ainsi  la 
sentence  qui  frap|)ait  Heinekc  et  (|ue  ses  eimenns  se  deprchaient  de  le 
conduire  a  la  moi  t.  .<es  amis  étaient  |)lonirés  dans  la  douleur  cl  la  stupé- 
faction. Le  sin.ire.  le  blair<'au  et  maiiils  autres  de  hi  parenté  d"-  Ptcinckc 
entendirent  avec  peine  le  juirement  <l  en  furent  j)lus  dc'.solcs  (juOn  ne 
leùt  pu  croire;  car  Ileineke  était  un  (U-^  premiers  barons,  et  il  était 
maintenant  déjKjssédé  de  tous  ses  honneurs,  de  toutes  ses  dignités,  et 
condamné  à  une  mort  infamante.  Combien  un  j^areil  spectacle  devait 
révolter  ses  parents!  Ils  prirent  tous  coni.'(''  du  roi  et  quittèrent  la  cour 
jusf|u"au  dernier.   Le  roi  fut  fâché  de  voir  partir  l;iiit  de  sei.imeurs.  On 


LE   RENARD.  .  U 


vil  alors  coiiihicn  Uoinckc  avail  de  j)ai('iils  (jni.  iiicronhMils  (\o  ^i\  moit, 
se  retirvreiU  do  la  cour.  Et  le  nji  dit  ii  un  de  so.s  lainiliei's  : 

«  Orlaineuient  Heinekc  est  un  nicchanl  honuno  ;  mais  ou  devrait 
considérer  ([uil  y  a  |)lusieurs  de  ses  parents  dont  la  cour  ne  peu!  pas 
se  passer.   » 

Cependant  Isell.^riu.  Hi'un  el  lliir/.e  le  el);!t  étaient  o('cuj)es  autoui' du 
prisonnier.  Ils  voulaient  se  cliar^er  eu\-n»C'n»es  d'inlliiier  à  lein-  ennemi 
le  ehàtinient  honteux  que  le  roi  avait  ordonne;  ils  le  conduisirent  l'api- 
dement  hors  du  palais,  et  l'on  voyait  déjà  la  potence  au  loin. 

Le  chat,  fout  en  colère,  dit  alors  au  loup: 

'(  Rappelez -vous,  seii^neur  Isengrin,  comme  jadis  Reineke  mit 
tout  en  action  pour  voir  votre  frère  à  la  potence  et  comme  sa  haine  a 
réussi;  avec  (juelle  joie  ne  l'entraina-t-il  pas  jusque-là?  Dépèchez-vous 
de  payer  cette  dette.  Et  vous,  seigneur  13run^  songez  qu'il  vous  a  tr'ahi 
d'une  manière  inlame;  que  dans  la  cour  de  Rustevyl  il  vous  a  pei'li- 
deuKMU  livré  i»  la  fureui'  de  la  canaille,  au\  couj)s,  aux  blessures  et,  de 
plus,  à  la  honte;  car  l'histoire  en  est  connue  partout.  Faites  attention 
et  soutenez -vous  !  S'il  nous  échappait  aujourd'hui,  si  son  esprit  et  ses 
ruses  pouvaient  le  dt'livrei',  jamais  nous  ne  retrouverions  le  jour  de 
la  vengeance.  Dépèchons-nous  donc  et  faisons-lui  expier  t()ut  le  mal 
(ju'il  nous  a  fait.   » 

Isengrin  dit  : 

<(  A  quoi  bon  tant  de  paroles'^  Donnez -ujoi  vite  une  bonne  corde; 
nous    ne   le   ferons    pas  languir,    n 

C'est  ainsi  qu'ils  traitaient  le  renard  en  marchant.  Reineke  les 
écoutait  en  silence  ;  mais  il  leur  dit  n  la  fin  : 

«  Puisque  vous  me  haïssez  si  cruellement  et  ne  songez  qu'à  vous 
venger  par  ma  mort,  sachez  donc  en  finir.  Combien  vous  m'ëtonnez  ! 
Hinzé  pourrait  vous  procurer  une  bonne  corde.  Car  il  en  a  tàté  lors- 
qu'il courut  après  les  souris  dans  la  maison  du  curé  ;  il  n'en  sortit 
pas  à  son  honneur.  Mais  vous,  Isengrin  et  Brun ,  vous  vous  pressez 
bien  de  mettre  votre  oncle  à  mort  ;  vous  croyez  donc  que  vous  y 
parviendrez?   » 

Et  le  roi  se  leva ,  ainsi  que  tous  les  seigneurs  de  sa  cour ,  pour 
assister  à  l'exécution  ;  la  reine,  accompagnée  de  ses  dames  d'honneur, 
se  joignit  à  la  procession  ;  derrière  eux  se  précipitait  la  foule  des 
pauvres  et  des  riches;  tous  désiraient  la  mort  de  Reineke  et  voulaient 
y  assister.  Pendant  ce  temps-là,  Isengrin  parlait  à  ses  parents  et  à  ses 


l^l^  .  n  l  AT  IM  i:  \1  !•;    CHANT 


amis;  il  los  e\hoiiait  à  serrer  les  ran.ijs  c\  à  voilier  sans  relâche  sui' 
le  renai'il  ;  ear  il  ci'ai.iriiait  toujours  que  le  rus('  prisonnier  ne  si>  sauvai. 
I.e  lou|>  (lisait  en  partieulitM'  ii  sa  lenune  : 

«1  Sur  la  vie!  ne  le  |)ei<ls  pas  de  vue;  aide-nous  h  i^arder  le  seé- 
léral!  S'il  s'échapjjait .  nous  seiiiuis  tous  couverts  de  honte.    '> 

Il  disait  à  Hrun: 

t.  Sonp;oz  connue  il  xous  a  lialouc';  cesl  le  moment  de  le  pay(M' 
aviM-  usure.  Hin/é  i;riniptMa  au  haut  de  la  potence  et  \  li\era  la  corde; 
vous  le  tiendrez;  j'appli(|uei"ai  rechelle.  et.  dans  (|uel(|ues  mimites, 
cen  sera  fait  de  ce  coiiuin! 

Brun    repartit  : 

<i   Placez  seulement  réclielle.  je  me  charge  de  le  tenir. 

—  Voyez  d!)nc.  disait  Ueineke,  comme  vous  êtes  pressés  de  l'aire 
uMurii-  votre  oncle!  Ne  devriez  -  vous  j)as  i)lutot  le  protéger  et  le 
défendre.  |)rendre  pitié  de  lui  lorsqu'il  est  dans  le  malheur?  Je  vous 
demanderais  bien  grâce;  mais  à  quoi  cela  me  servirait-il?  Isengrin 
me  hait  trop,  puisqu'il  oiclonne  à  sa  femme  de  me  tenir  et  de  m'em- 
pècher  de  niéchapper.  Si  elle  pensait  au  temps  passé,  elle  ne  son- 
gerait guère  à  me  faiie  du  mal.  .Alais.  si  mon  heure  est  ari'ivée.  je 
voudrais  (jue  tout  fût  liicnt'')!  lini.  .Mon  père  aussi  eut  de  terribles 
moments  à  passer,  mais  cela  ne  dura  pas  longtenq)S;  à  sa  moit .  il 
n'était  certes  pas  aussi  entouré  rjue  moi  ni  accompagné  de  tant  de 
inf)nde.  Mais,  si  vous  vouliez  prolonger  mes  jours,  cela  touillerait 
certainement  à  votre  honte. 

—  Entendez- vous ,  disait  l'ours,  avec  (juelle  nioigue  |)arle  ce 
scélérat?  Allons,  mairlions!  sa  lin  est  arrivée.    » 

Ueineke  se  disait  avec  angoisse  : 

«  Oh!  si  je  pouvais,  dans  cette  ex.trémité,  inventer  vile  (pichpic 
stratagème  heureux  et  rifjuveau  pour  que  le  roi  me  fil  grâce  de  la  vie 
et  que  mes  ennemis,  ces  trois-là  .  fussent  à  jamais  confondus!  Son- 
geons-y bien,  et  sauvons-nous  à  tout  prix,  car  il  s'agit  de  la  potence  ; 
le  cas  est  pressant  :  comnienl  en  sortir  ?  Tous  les  maux  tond)enl  sur 
moi.  Le  roi  est  courroucé,  mes  amis  sont  loin  et  mes  ennemis  tout- 
pui.>^sants.  Rarement  j'ai  fait  le  bien,  j'ai  vraiment  tenu  peu  de  compte 
du  pouvoir  du  roi  et  de  l'intelligence  de  ses  conseillers  ;  j'ai  beaucoup 
I>éché.  et  ce[)endant  j'espère  voir  changer  mon  sort.  Si  je  puis  seulement 
parvenir  à  prendre  la  parrjle.  a  coup  sûr  ils  ne  me  pendront  pas;  je 
ne  perds  pas  toute  espérance.   » 


I,fc:  RENARD. 


/.5 


Du  liant  (If  riM'Iu'Ilc,  il  se  loiirna  vers  If  piniple  et  s'écria  : 
«  Je  vois  la  mort  devant  mes  yeu\  et  je  ne  lui  échapperai  pas.  Je 
vous  prie  seulement,  vous  tous  qui  m'écoutez,  de  m'accordei'  une  petite 


loavais,  dans  cette  estromitj,  inventar  quelque  stratagème. 


grâce  avant  (le  (juitler  cette  terre.  J'aimerais  à  faire  devant  vous,  en 
toute  vérité  et  pour  la  dernière  fois ,  l'aveu  sincère  de  tout  le  mal  que 
j'ai  commis,  afin  que  personne  ne  fût  un  jour  puni  de  tel  ou  tel 
crime  de  m  )n  fait  resté  incoanu;  je  parerai  ainsi  à  plus  d'un  mal  avant 
de  mourir,  et  j'ose  espérer  que  Dieu  m'en  tiendra  compte  dans  sa  misé- 
ricorde. » 

Cette  demande  toucha  beaucoup  de  monde;  ils  dirent  entre  eu>:  : 
(.  Il  demande  bien  peu  de  chose,  et  ce  ne  sera  qu'un  bref  délai.  » 


46  Ol  VIKI  KMK    Cil  A  NT. 


Sur  leur  prière,  lo  roi  lo  jiornul.  lîeinolvc  so  sonlil  le  eœur  un  peu 
plus  léi^er;  il  espéra  une  lieuieuse  issue  el.  |)i'()lilanl  sur-le-elianip  de  la 
iiràre  (piOn  lui  accoi'dail .  il  coiumeura  ainsi  : 

li  Sjiiriltis  Ihiiiii'ni,  vien<  l\  mon  secoui's  !  Je  no  vois  pas  dans  eette 
asseuïblée  quelqu'un  à  (|ui  je  n  aie  l'ail  de  mal.  .le  nélais  eneoi'e  qu'un 
mince  eompa.unon.  j'elais  ii  |)eine  sevi\'.  (pie.  |ti)uss(''  par  mes  dc'sirs  , 
je  me  uiMais  au\  a.i;n(\m\  el  au\  elicvcellcs  (pii  jduaieni  en  pleiti  air 
auprès  des  troupeaux  ;  j'eeoulais  avec  ilrliccs  leurs  \oi\  lnMaiiies.  el  la 
eliair  fraîehe  me  lentail.  J'en  i^oùlai  hien  vile.  .le  mordis  jiis(praii  sani; 
un  petit  airneau  ;  j<»  Iccliai  le  sani;.  (pii  me  païul  délicieux,  el  je  tuai,  en 
ouli-e.  (piaire  des  plus  |):'lites  elièvres;  je  les  man.u(>ai  el  je  eontinuai 
mes  exploits;  j(^  nCjiar.^^nai  aucun  oiseau,  ni  les  poulets,  ni  les  canards, 
ni  les  oies;  partout  où  j'en  lrou\ais.  je  les  dt'Norais,  el  maintes  l'ois  j'ai 
eaehé  dans  le  sable  ce  (pie  j'avais  aliallu  et  les  morceaux  qui  ne  me 
convenaient  pas.  Puis  il  madviiU  de  faire  la  connaissance  d'Isengrin, 
un  hiver,  au  bord  du  Uliin,  oii  il  était  en  endiuseade  derrière  des  arbres. 
Il  m'assura  d'abord  que  j'étais  de  sa  race;  il  pouvait  nu^ine  me  compter 
sur  ses  doigts  les  degrés  de  parenté.  Je  le  laissai  dire;  nous  fîmes  alliance 
en  nous  promettant  mutuellement  de  \ivie  en  fidèles  compagnons; 
hélas!  je  devais  nrallirei'  par  lii  |)liis  diin  malheur.  Nous  rôdions 
«'usemble  dans  le  |jays.  Il  faisait  les  i.;i<>s  vols  el  moi  les  j)etits.  Notre 
gain  devait  être  en  commun;  mais  il  ne  Tétait  pas  :  il  faisait  le  partage 
comme  bon  lui  semblait;  jamais  je  n'«Mi  ircus  la  moitié.  Mais  tout  cela, 
ce  n'est  rien.  Quand  il  avait  volé  un  veau  .  un  bélier,  (piand  je  le  trou- 
vais nageant  dans  ralK)n(lance.  qu'il  était  en  train  de  dévorer  une  chèvre 
fraîchement  tuée,  ou  (pi'uii  mouton  giirottait  .sous  .ses  grifïes,  il  se  met- 
tait à  grogner  ii  mon  approche,  il  prenait  une  mine  morose  et  me  chas- 
sait en  grondant;  c'est  ainsi  cpiil  me  i.^ardait  ma  part.  Il  en  fut  toujours 
ainsi,  quelle  que  fût  la  dimension  du  bnlin.  Lors  même  (pi'il  arrivait 
(pie  nous  eussions  pris  en.semble  un  brenf  ou  une  vache,  aussitôt  on 
voyait  accourir  .'^a  femme  et  .ses  .sept  enfants,  (jui  se  jetaient  sur  notre 
prise  et  me  tenaient  éloiimé  du  festin.  Je  ne  poinais  pas  atlraper  la 
moindre  côtelette,  à  moins  qu'elle  ne  fut  ron^ife  ju.squ'ii  la  mofîlle,  et  i! 
fallait  supfKjrter  toui  cela;  mais.  Dieu  .soit  loué,  je  ne  souHrais  pas  de 
la  faim;  je  me  nourrissais  en  secret  de  mon  immense  trésor  d'or  et 
d'argent,  que  je  garde  mystérieusement  dans  un  endroit  sur;  il  me 
suffit  et  au  delà;  on  en  chargerait  .sept  voitures,  qu'il  m'en  resterait 
encore,  d 


Lt:   RENAUD.  /,7 


Le  roi,  tout  iitlcntir,  loi-scjuil  l'ut  (jucstiou  du  trésor,  se  pencha  en 
avant  et  dit  : 

«  D'où  vous  est-il  venu?  dites-le-moi;  je  \ku\c  du  ti'ésor.  » 

Et  Reineke  dit  : 

((  Je  ne  vous  cacherai  pas  ce  secret;  à  quoi  cela  nie  ser\ irait-il?  car 
je  ne  puis  rien  enij)orter  de  toutes  ces  choses  précieuses.  Mais,  puisque 
vous  lordoiuiez.  je  vais  tout  vous  raconter;  cai"  il  faut  bien  qu'on  le 
sache  une  fois;  et  vraiment  pour  tout  l'or  du  monde  je  ne  voudi'ais  pas 
Li:arder  plus  longtemps  ce  grand  secret.  Apprenez-le  donc  ,  ce  trésor  a 
été  volé.  Une  conjuration  a  été  faite  pour  vous  tuer,  vous,  sire!  et,  si 
à  l'instant  même  le  trésor  n'avait  pas  été  habilement  enlevé,  c'en  était 
fait  de  vous.  Faites-y  bien  attention,  très-gracieux  seigneur,  de  ce  tré- 
sor dépendaient  votre  vie  et  \otre  postérité;  et  c'est  son  détournement 
qui  a  jeté  mon  propre  père  dans  de  si  grands  malheurs ,  qui  l'a  conduit 
prématurément  au  tombeau  et  peut-être  à  une  éternité  de  souffrances; 
mais,  sire,  tout  cela  est  arrivé  pour  \otre  salut!  » 

Et  la  reine  écoutait ,  toute  consternée ,  ce  discours  plein  dhoireur, 
ce  mystère  confus  du  meurtre  de  son  époux,  cette  trahison,  ce  trésor, 
et  tout  ce  qu'il  avait  dit. 

((  Songez-y  bien,  Reineke,  s'écria-t-elle,  je  vous  exhorte  sérieuse- 
ment; le  grand  pMerinage  est  devant  vous;  soulagez  votre  àme  par  le 
repentir;  dites  toute  la  vérité  et  parlez  clairement  de  ce  meurtre.  » 

Et  le  roi  ajouta  : 

c(  Que  chacun  fasse  silence  :  que  lleineke  descende  et  vienne  près  de 
moi  pour  que  je  l'entende,  car  l'affaire  me  concerne  personnellement.  » 

Reineke,  en  l'entendant,  se  sentit  renaître  à  l'espérance;  il  descen- 
dit de  l'échelle,  au  grand  désappointement  de  ses  ennemis;  il  s'appro- 
cha aussitôt  (lu  roi  et  de  la  reine,  ([ui  l'interrogèrent  avidement  sur  les 
détails  de  cette  histoire. 

Alors  il  se  prépara  à  de  nouveaux  et  plus  énormes  mensonges. 

«  Si  je  pouvais  regagner,  se  disait-il,  les  bonnes  grâces  du  roi  et 
de  la  reine ,  et  si  en  même  temps  je  pouvais  réussir  à  perdre  les  enne- 
mis qui  m'ont  mis  si  près  de  la  mort,  je  serais  sauvé.  Sûrement,  ce 
serait  pour  moi  un  avantage  bien  inattendu;  mais,  je  le  vois,  il  me  fau- 
dra dire  bien  des  mensonges  et  gros  connue  des  montagnes.  » 

La  reine  impatiente  continua  à  interroger  Reineke  : 

«  Apprenez-nous  clairement  comment  la  chose  s'est  passée!  Dites 
la  vérité,  songez  à  votre  conscience,  délivrez  votre  àme!  » 


k& 


OI.MUIKMK    c;  Il  A  NT 


Hoint'ko  rcpoivlit  : 
Je  lu*  iIiMiinmlo  pns  mieux  i\uc  de  toiil  Awv.  ]o  luCn  vais  iiioui'ir; 
("ost  iirriiiissiliK';  ce  siM'ail  de  la  lolic  ii  moi  de  cliai'i^cr  ma  conscionco 
;i  la  lin  (lo  ma  vio  ot  de  matliicr  un  cliàlimoiU  (.'liM-noi.  Il  vaut  mioiiv 
(oui  avouor,  cl.  si  jiar  mallunir  il  me  faul  accusiM*  mes  parenis  et  mes 
amis  les  |>lus  eliei'S.  lielas!  (|iie  l'iiis-je  faire?  l/eiil'er  est  lii  (|iii  me 
luonaee.   > 

Le  roi.  durant  cet  enirelien.  elail  de\enu  (oui  iiujuiel;  il  dit  îi 
Heinek.»  : 

0  Ksl-ee  [tien   la    vente.'   > 

Heineko  lui  ré|)()ndit  avee  une  allilude  pleine  de  dissimulation  : 

«  Cerles.  je  suis  un  i:rand  pécheur;  mais  je  dis  la  \('rité.  A  <pioi 
cela  me  servirait-il  de  nous  mentir?  .le  me  damnerais  |)()ur  rélernilé. 
Vous  le  savez  liien  .  il  en  a  et('  di'cide  ain>i .  il  laul  (jue  je  meure,  je 
vois  la  mort  devant  moi  et  je  ne  mentirai  |)as;  car  rien  en  ee  monde, 
ni  bien  ni   mal .   ne  peut  venir  à  mon  secouis.  » 

Ueineke  prononça  ce  i)aroles  en  tremblant  et  parut  désespéré. 

Va  la  reine  dit  : 

u  Sa  détresse  me  touche;  je  vous  en  prie,  monseiifneur.  re.^ardez-le 
avec  miséricorde  et  son.yez  que  par  cette  confession  nous  évitcjns  plus 
d'un  malheur;  écoulons,  le  plus  tôt  po.ssii)Ie,  le  fond  de  celle  hisloii'e. 
Ordonnez  le  silence,  et  quil  parle  devant  tous.  » 

Et  le  roi  commanda  le  silence.  Toute  l'assemblée  se  tut.  et  lleineke 
|)rit  la  panjle  : 

'1  Puisque  vous  le  désirez,  sire,  j^rètez  l'oreille  à  ce(jueje  vais  dire. 
Quoique  mon  discours  ne  soit  pas  appuyé  de  lettres  et  de  documents,  il 
n'en  sera  pas  moins  fidèle  et  précis;  je  vais  vfnis  déccnivrir  la  conjura- 
lion  et  je  compte  bien  n'épari,'ner  personne.  < 


-SI] 


CINQUIEME    CHANT 


Lr  iviiard  se  li\iv  à  dr  pri't'iulii  's  ri'vc'lations  dans  Ic.qiu'llrs  il  coiiij)ronu't  >>nii  iiroj)!'»'  pùrc, 
Tour^,  le  louj),  le  chat  et  lu  blaireau,  coinnie  coupables  de  haute  trahison.  —  11  obtient  sa 
jirâce,  on  ])r()mettaut  au  roi  de  lui  abandonner  un  trésoi-  considérable.  —  11  expose  ensuite 
au  roi  qu'il  ne  i)eut  l'accompagner  à  la  recherche  du  trésor,  obligé  qu'il  est  de  se  rendre  à 
Rome,  pour  faire  lever  l'excommunication  dont  il  est  frappé. 


Écoutez  maintenant  la  ruse  du  renard  et  le  détour  qu'il  prit  pour 
cacher  ses  Uiéfaits  et  nuire  à  autrui.  Il  inventa  un  abîme  de  mensonges, 
insulta  à  la  mémoire  de  son  père,  accusa  par  une  atroce  calomnie  le 
blaireau,  son  ami  le  plus  honnête,  qui  l'avait  constamment  servi;  il  se 
l^ermit  tout  cela  pour  donner  créance  à  son  récit  et  se  venger  de  ses 
accusateurs. 

«  Mon  père,  se  mit-il  à  dire,  avait  été  assez  heureux  pour  décou- 
vrir dans  le  temps,  par  des  moyens  mystérieux,  le  trésor  du  roi  Eimery 
le  Puissant;  mais  cette  trouvaille  ne  lui  porta  pas  bonheur,  car  sa 
grande  fortune  lui  fit  perdre  la  tète;  il  ne  vit  plus  aucun  de  ses  pareils 
et  se  mil  à  mépriser  ses  compagnons  :  il  chercha  plus  haut  ses  amis.  Il 
envoya  Hinzé  le  chat  dans  les  Ardennes  pour  chercher  Brun  l'ours.  Il 
était  chargé  de  lui  promettre  fidélité,  de  l'inviter  à  venir  en  Flandre  et 
à  se  faire  proclamer  roi.  Lorsque  Brun  eut  lu  cette  missive,  il  s'en 
réjouit  de  tout  son  cœur  et,  sans  rien  craindre,  il  se  hâta  de  venir  en 
Flandre;  car  il  y  avait  longtemps  qu'il  avait  pareille  pensée  en  tête.  Il 
y  trouva  mon  père,  qui  le  reçut  avec  joie  et  envoya  chercher  sur-le- 

7 


50 


LK    HKNMU). 


o1>;hih>  Tsenijrin  et  le  saute  C.riiiibort  ;  et  tous  quatre  se  mirent  à  traiter 
lalTaire;  mais  j"(niblie  (juil  y  lUl  un  cinquième  :  c'était  Ilinzé  le  diat. 
11  \  a  tout  près  (lo  là  un  petit  villai;e  qui  s'appelle  Ifte.  et  ce  fut  justement 
l;i.  entre  llte  el   Cand  .  (pi'ils  se  réunirent.  Tne  nuit  Ionique  et  obscure 


Il  était  chargé  de  lui  promettre  fidélité. 


cacha  rassemblée;  ils  n'étaient  pas  avec  Dieu!  le  diable  et  mon  père 
avec  son  or  les  possédaient.  Ils  résolurent  la  mort  du  roi  ;  ils  se  jurèrent 
entre  eux  une  fidèle  et  éternelle  alliance,  et  tous  les  cinq  promirent  éga- 
lement par  serment,  la  main  étendue  sur  la  tète  d'Isengrin,  de  choisir 
pour  roi  Brun  l'ours  et  de  lui  donner  solennellement  l'investiture  à  Aix- 
la-Chapelle,  avec  la  couronne  d'or  et  le  trône  impérial.  Si  (juehiues 
amis,  quelques  parents  du  roi  voulaient  s'y  opposer,  mon  père  était 
chargé  de  les  persuader,  de  les  corrompre,  et,  s'il  ne  réussissait  pas, 
de  les  exiler  aussitôt.   Je  vins  à  connaitre  ce  secret;  voici  rornmcnf  : 


CINQUIÈME  CHANT.  51 

Grimbert  s'était  grisé  un  l)cau  malin  et  s'était  mis  à  bavarder;  l'imbé- 
cile raconta  toute  la  scène  à  sa  femme  en  lui  recommandant  le  silence  ; 
il  croyait  que  cela  suffisait.  Celle-ci  rencontra  ma  femme  ,  qui  dut  jurer 
solennellement  par  le  nom  des  rois  mages,  et  s'engagea  sur  l'honneur, 
coiite  que  coûte,  à  n'en  pas  souffler  un  mot,  et  alors  elle  lui  découvrit 
tout.  Ma  femme  ne  tint  pas  mieux  sa  parole;  car  à  peine  m'eut-elle 
trouvé,  qu'elle  me  raconta  ce  qu'elle  venait  d'entendre  et  me  donna  un 
moyen  sûr  de  reconnaître  la  vérité  de  l'histoire;  mais  je  n'en  étais  pas 
plus  à  mon  aise  pour  autant.  Je  me  rappelais  les  grenouilles  dont  le 
croassement  était  enfin  monté  jusqu'aux  oreilles  de  Dieu.  Elles  récla- 
maient un  roi  et  voulaient  vivre  sous  son  autorité  après  avoir  joui  de  la 
liberté.  Dieu  les  exauça  :  il  leur  envoya  la  cigogne,  qui  les  poursuit 
constamment,  les  déteste  et  ne  leur  laisse  pas  de  paix.  Elle  les  traite 
sans  merci  ;  les  insensées  se  plaignent  maintenant.  IMais  il  est  trop  tard  ; 
car  le  roi  les  met  à  la  raison.  » 

Keineke  parlait  à  haute  voix  à  toute  l'assemblée;  tous  les  animaux 
l'entendaient,  et  il  continua  ainsi  son  discours  : 

<c  Yoilà  ce  que  je  craignais  pour  nous  tous  ;  et  il  en  eût  été  ainsi. 
Sire,  je  craignais  pour  vous,  et  j'en  espérais  une  meilleure  récompense. 
Je  connais  les  menées  de  Brun,  sa  nature  artificieuse  et  plusieurs  de  ses 
crimes;  je  craignais  le  pire.  S'il  devenait  le  maître,  nous  aurions  tous 
péri.  Notre  roi  est  de  race  noble,  il  est  puissant  et  miséricordieux,  me 
disais-je  à  part  moi;  ce  serait  un  triste  échange  que  d'élever  sur  le 
trône  un  ours  et  un  lourdaud  de  vaurien.  Pendant  quelques  semaines, 
je  méditai  là-dessus  et  cherchai  les  moyens  d'arrêter  leurs  projets.  Avant 
tout,  je  comprenais  bien  que  tant  que  mon  père  posséderait  son  trésor 
il  gagnerait  des  adhérents,  il  réussirait  ii  coup  sûr  et  que  nous  perdrions 
le  roi.  Je  concentrai  toute  mon  attention  sur  les  moyens  de  découvrir  le 
lieu  où  se  trouvait  le  trésor  pour  l'enlever  secrètement.  JMon  père  allait- 
il  en  campagne,  le  vieux  rusé  allait-il  au  bois  de  jour  ou  de  nuit,  par 
le  froid  ou  par  le  chaud,  par  la  pluie  ou  le  temps  sec,  j'étais  aussitôt 
derrière  lui  et  j'épiais  ses  démarches.  Un  jour,  j'étais  caché  dans  une 
tanière ,  plein  de  tristesse  et  pensant  toujours  à  découvrir  le  trésor  dont 
je  connaissais  toute  l'importance ,  quand  tout  à  coup  je  vis  mon  père 
sortir  d'une  crevasse  et  glisser  entre  les  parois  du  rocher  comme  s'il 
venait  d'un  trou  profond.  Je  restai  coi  et  caché  où  j'étais  ;  il  se  crut 
seul,  regarda  de  tous  côtés,  et,  ne  voyant  personne,  de  près  ou  de  loin, 
il  se  livra  à  la  manœuvre  qu3  je  vais  vous  dire.  Il  se  mit  à  boucher  le 


52 


LK   HKNAIUJ. 


fnni  avec  «lu  sablo  ol  sut  tris-adroiUMnonl  le  rendre  soml)lal)le  au  rosto 
«In  lorrain.  InipossihK»  do  lo  roconnailro  ii  moins  do  l'avoir  vu  oonuno 
moi.  \vant  iU'  partii".  il  i>alaya  irôs-adroitonioni  avoc  sa  (juouo  l'ondroil 
oii  il  avait  posô  sos  patios  ol  oHava  la  pislo  aveo  son  niusoau.  Voilii  ce 
«nie  j'appris  fo  jour-lii  do  mon  pôro,  (pii  olait  oxpori  on  fait  de  rusos, 
d'intrigues  et  i\o  tours.  Il  |iarlit  ol  s'en  alla  ;i  sos  all'airos.  .lo  mo  deman- 


dai si  lo  trésor  n'était  i)as  lit.  Je  me  mis  vite  à  l'œuvre;  en  peu  de 
lemj)S,  j'eus  découvert  la  crevasse  avec  mes  pattes.  J'y  entrai  avide- 
ment. Là,  je  trouvai  de  l'or,  de  l'ariçent  et  mille  autres  choses  pré- 
cieuses en  quantité.  Kii  v('rité,  môme  les  plus  âgés  d'entre  vous  n'ont 
jamais  rien  vu  de  pareil.  Je  me  mis  à  l'ouvrapre  avec  nia  fennuc;  nuit 
et  jour,  nous  fûmes  occuf)és  à  porter  et  à  traîner;  brouettes  et  voitures 
nous  manquaient  ;  nous  eûmes  mille  peines  et  mille  fatigues  :  ma  femme 
Ermeline  les  .-upport;!  c  jurag.'usenicnt.  C'est  ainsi  que  nous  avons  enfin 
transporté  les  joyaux  dans  une  place  qui  nous  parut  plus  convenable. 
Cependant  n  on  père  se  réunissait  chaque  jour  avec  ceux  qui  trahissaient 


CINQUIEME  CHANT.  53 


k'  roi.  Je  vous  apprendrai  ce  ([iiils  avaii'iil  ivsolu  cl  nous  en  frémirez. 
Hi'uii  el  Iseii.i^rin  avaient  envoyé  tout  d'abord  des  lettres  franches  dans 
[)lusieurs  provinces  pour  recruter  des  mcrconaii'es  :  ils  devaient  arriver 
en  i^rand  nond)re  sans  retard,  lîrun  devait  les  ()r.'n(lre  ;i  son  service  et 
même  promettait  i,M'acieusement  de  leui-  |):iycr  la  sol<le  cravance.  Mon 
pèie  parcourait  la  contrée  en  montrant  dijs  lettres  de  change  probable- 
ment tirées  sur  son  trésor,  qu'il  croyait  toujours  en  sûreté,  mais  c'en 
était  fiiit  :  il  aurait  eu  beau  se  livrci'  ii  toutes  les  recherches  avec  ses 
complices,  il  n'aurait  pas  trouvé  un  liard.  Il  n'épargna  aucune  fatigue; 
c'est  ainsi  qu'il  parcourut  tous  les  pays  entre  l'Elbe  et  le  Uhin  et  avait 
racolé  maints  mercenaires.  L'argent  devait  donner  force  poids  à  ses 
belles  paroles.  L'été  arriva;  mon  père  revint  auprès  des  conjurés.  Il 
leur  raconta  toutes  ses  peines,  tous  ses  périls  et  surtout  la  détresse  où 
il  se  trouva  en  Sa\e  devant  les  chàteau\  forts  où  il  manqua  perdre  la 
vie;  car  là,  tous  les  jours ,  il  fut  poursuivi  par  des  chasseurs  à  cheval 
et  des  meutes;  si  bien  qu'il  eut  toutes  les  peines  du  monde  ii  s'en  tirer 
sain  et  sauf.  Ensuite,  il  montra  aux  quatre  perfides  conjurés  la  liste  des 
compagnons  qu'il  avait  gagnés  par  ses  pi'omesses  et  par  son  o'r.  La 
nouvelle  réjouit  Brun.  Tous  les  cin({  se  mirent  à  parcourir  la  liste 
ensemble;  il  y  était  tlit  :  «  Douze  cents  parents  d'Isengrin,  tous  gens 
«  sans  peur,  viendront  la  gueule  ouverte  et  les  dents  aiguisées;  de  plus, 
«  les  chats  et  les  ours  sont  tous  dévoués  à  Brun;  tous  les  blaireaux  de  la 
((  Saxe  et  de  la  Thuringe  se  présenteront,  mais  à  condition  de  toucher  un 
((  mois  de  solde  d'avance;  en  revanche,  ils  s'engagent  à  ètie  prêts  en 
((  masse  à  la  première  réquisition.  »  Dieu  soit  loué  de  m'avoir  permis  de 
déjouer  leurs  [)lans!  car,  lorsque  tout  fut  airangé,  mon  père  se  hâta  de 
les  quitter  pour  aller  voir  son  trésor.  Son  chagrin  allait  commencer.  Il 
fouilla  et  chercha;  mais  il  eut  beau  fouiller  et  chercher,  il  ne  trouva 
plus  rien.  Sa  peine  fut  inutile  et  son  désespoir  aussi;  car  le  trésor  était 
loin  et  il  ne  put  le  découvrir  nulle  part.  Alors  (comme  ce  souvenir  me 
torture  nuit  et  jour!)  mon  père  se  pendit  de  douleur  et  de  honte.  Voilà 
tout  ce  que  j'ai  fait  pour  arrêter  la  conjuration.  J'en  suis  puni  mainte- 
nant; pourtant  je  ne  m'en  repens  pas.  3Iais  Isengrin  et  Brun,  ces  deux 
insatiables,  siègent  dans  le  conseil  à  la  droite  du  roi.  Et  toi,  Reineke, 
quelle  est  maintenant  ta  récompense,  pauvre  malheureux,  pour  avoir 
abandonné  ton  propre  père,  afin  de  sauver  le  roi?  Où  en  trouverez- 
vous  d'autres  qui  se  perdent  eux-mêmes  pour  prolonger  vos  jours"?  » 
Le  roi  et  la  reine  avaient  tous  deux  la  plus  grande  envie  de  possé- 


64  LE    UE.WUD. 


dcv  \c  tivsor;  ils  liront  qucl(]uos  pas  à  réciirl ,  apjxMtMvnt  Uoincko,  j)()ur 
lui  parler  on  parliculior,  ol  lui  diront  vivoinonl   : 

«  Parlo/..  où  ost  lo  trosor?  Nous  voudrions  lo  savoir.  » 

Roinoko  lour  ropondit  : 

0  A  quoi  oola  nio  soivirail-il  do  luontror  loulos  oos  l'iohossos  au  roi 
(pii  vient  do  ino  oondannior?  Il  on  croit  plutôt  mes  onnoniis,  dos  voleurs 
ol  des  assassins,  (jui  veulent  niôtor  la  vie  i»  foroe  do  nionsouicos. 

—  Non.  repartit  la  reine,  non,  il  n'en  sera  pas  ainsi;  inonseiiçncur 
vous  laissera  vivre;  il  oubliera  lo  jjasso,  il  domptera  sa  colère.  Mais,  à 
lavonii'.  soyez  plus  saiîo  et   restez  lidèle  et  dévoué  au  roi.  » 

Koinoke  dit  : 

'  Madame,  obtenez  du  l'oi  ipi  il  me  promette  devant  vous  (ju'il  me 
fera  ,i:ràco,  (piil  oubliera  entièrement  toutes  n>es  fautes,  tous  mes  crimes, 
et  ioul  lonnui  (pie  je  lui  ai  malheureusement  causé,  et  certainement  il 
n'y  aura  pas  un  souveiain  qui  possédera  de  nos  jours  une  richesse 
é,e:ale  à  celle  (|uo  lui  procurera  ma  lidélité;  le  trésor  est  immense;  je 
vous  montrerai  la  place  :  vous  serez  stupéfaits. 

—  Ne  le  croyez  pas,  répliqua  le  roi;  mais,  lorsqu'il  |)arle  de  vols,  de 
briiîandaires  et  de  mensonges,  vous  pouvez  y  ajouter  foi  sans  crainte; 
car  vraiment  il  n'y  a  jamais  eu  de  plus  grand  menteur.  » 

La  reine  dit  : 

«  II  est  vrai  que  jusqu'ici  il  a  mérité  peu  de  confiance;  mais  songez 
maintenant  que,  cette  fois,  il  accuse  son  oncle  le  blaireau  et  son  propre 
père  et  qu'il  dévoile  leui's  forfaits.  Il  no  dépendait  que  de  lui  de  les 
ménager  et  de  mettre  ses  histoires  sur  le  compte  d'autres  animaux  ;  il 
ne  mentirait  pas  si  follement. 

—  Si  vous  pensez,  répondit  le  roi,  que  cela  vaudrait  mieux  et  qu'il 
n'en  résultera  pas  un  plus  grand  mal,  je  ferai  comme  il  vous  plaît;  je 
prendrai  sur  moi  les  crimes  de  Reineke  et  sa  cause.  Encore  une  fois, 
mais  une  dernière,  je  me  fierai  ii  lui!  qu'il  y  songe  bien,  car,  j'en  jure 
par  nja  couronne,  si  jamais  à  l'avenir  il  se  livre  au  mensonge  et  au 
crime,  il  s'en  repentira  éternellement.  Tous  ses  parents,  quels  qu'ils 
soient,  même  au  dixième  degré,  payeront  pour  lui.  Nul  ne  m'échappera. 
et  ils  [>ériront  tous  dans  les  procès,  la  honte  et  la  misère!  » 

Lorsque  Reineke  vit  conunenl  les  pensées  du  l'oi  pr^-naicnl  un  autre 
cours,  il  reprit  courage  et  dit  : 

'(  Serais-je  donc  assez  fou,  sire,  pour  vous  racontoi-  des  histoires 
dont  la  vérité  ne  serait  pas  démontrée  dans  quelques  jouis?  » 


CINOUIÈMK  CHANT.  55 


Et  le  roi  crut  à  ses  paroles  et  lui  pardonna  tout,  la  trahison  de  son 
père,  puis  ses  propres  niéCails.  La  joie  de  Heineke  fut  immense  :  il 
échappait  à  temps  ii  la  fureur  de  ses  ennemis  et  à  la  mort. 

u  Noble  roi,  très-i^racieux  seigneur!  dit-il.  puisse  Dieu  vous  rendre, 
à  vous  et  à  votre  é[)ouse ,  tout  ce  que  vous  avez  t'ait  pour  votre  servi- 
teur indigne  ;  je  ne  l'oublieiai  jamais  et  je  vous  en  garderai  une  recon- 
naissance éternelle.  Certes,  il  n'y  a  nulle  part  sous  le  soleil  (luelfju'un  à 
qui  j'aimerais  mieux  donner  ce  magnifique  trésor  ({u'à  vous  deux.  De 
quelles  grâces  ne  m'avez -vous  pas  comblé!  (Test  pourquoi  je  vous  donne 
bien  volontiers  le  trésor  du  l'oi  Eimery  tel  qu'il  l'a  possédé.  Je  vais  vous 
dire  maintenant  où  il  est,  et  en  toute  vérité.  Écoutez!  Dans  l'est  des 
Flandres,  il  y  a  un  désert  au  milieu  duquel  il  y  a  un  bouquet  de  bois,  il 
s'appelle  Husterlo,  retenez  bien  le  nom,  puis  il  y  a  une  fontaine  qui  s'ap- 
pelle Krekelborn,  vous  comprenez,  qui  n'est  pas  loin  du  petit  bois.  Dans 
toute  l'année,  il  ne  passe  pas  un  homme  ni  une  femme  dans  ce  pays- 
là;  il  n'est  hanté  que  par  la  chouette  et  le  hibou.  C'est  là  que  j'ai  enfoui 
le  trésor.  L'endroit  s'appelle  Krekelborn,  remarquez -le  bien!  Allez-y 
vous-même  avec  votre  épouse  ;  personne  ne  serait  assez  sûr  pour  un 
tel  message,  et  il  y  aurait  trop  à  perdre;  je  ne  vous  le  conseille  pas. 
Allez-y  vous-même.  Vous  passerez  près  de  Krekelborn;  vous  apercevrez 
ensuite  deux  jeunes  bouleaux,  et,  remarquez-le  bien,  l'un  n'est  pas 
loin  de  la  source  ;  dirigez-vous  tout  droit  sur  les  bouleaux  :  le  trésor  est 
au  pied.  Grattez  et  creusez  la  terre  ;  vous  trouverez  d'abord  de  la  mousse 
entre  les  racines;  vous  découvrirez  tout  de  suite  les  joyaux  les  plus 
riches,  en  or  fin  artistement  travaillé;  vous  y  trouverez  aussi  la  couronne 
d'Eimery;  si  la  volonté  de  l'ours  s'était  réalisée,  c'est  lui  qui  devait  la 
porter.  Vous  verrez,  en  outre,  mainte  parure  et  maint  joyau,  chefs- 
d'œuvre  d'orfèvrerie;  on  n'en  fait  plus  comme  cela;  qui  voudrait  les 
payer?  Quand  vous  verrez,  sire,  toutes  ces  richesses  sous  vos  yeux, 
oui,  j'en  suis  sûr,  vous  m'honorerez  dans  votre  souvenir.  Reineke,  vous 
direz-vous ,  honnête  renard ,  toi  qui  as  caché  si  sagement  tant  de  tré- 
sors sous  la  mousse,  puisses-tu . être  heureux  partout  et  toujours!  » 

C'est  ainsi  que  parla  l'hypocrite. 

Le  roi  repartit  : 

«  Il  faut  que  vous  m'accompagniez;  car  comment  (rouverais-je  l'en- 
droit tout  seul?  J'ai  bien  entendu  parler  d'Aix-la-Chapelle,  de  Lubeck, 
de  Cologne  et  de  Paris  ;  mais  jamais  de  ma  vie  je  n'ai  entendu  nommer 
Husterlo  non  plus  que  Krekelborn  ;  ne  dois-je  pas  craindre  que  tu  ne 


56  l'K    UKNAHl). 

nous    fjissos  (lo    noiivoauv    inonsi)n.î::o>   ot    qno   lu   n'invonIo>   Ions  ces 


noms 


">  „ 


luMMt'ko  ircnlciulit  |>;i>  ;im*c  itl;iisii-  co  soiipron  do  la  Ixiiiclic  du  l'oi  ; 
il  (lu  : 

,  Je  ne  \<)U>  envoie  pas  |»()nrlanl  iiirn  loin  d  ici  .  comnic  si!  s'aijis- 
sait  (I  aller  sur  les  bords  du  Jourdain,  (loinmeni  \oiis  parais-je  suspect 
à  j)i\'senl ?  l)  altord .  je  m Cn  liens  lit.  on  peni  loiil  Iioumm'  dans  les 
Klandivs.  Interrogeons  (pielcpies  |)eisiinne>  ;  un  aiilic  me  conlirmei'a. 
Krekell)i»rn  .   llnsteilo.  ai-je  dit.  et  les  n(»ms  soni  \eiilaltles.  " 

l.ii-di'ssus  .  il  appelle  l.ampe.  el  l.am|)e  anixe  en  ti'cndilanl.  Hei- 
neke  lui  crie  : 

<i  Nayoz  jjhs  |)eur;  le  roi  exiiic  par  le  serment  de  lidélité  (jue  vous 
lui  avez  prêté  dernièremenl.  (pie  nous  disiez  toute  la  viM-itc»;  dites-nous, 
si  toutefois  vous  le  saxez.  où  se  trouvent  llustei'lo  et  Krekelliorn.  Nous 
écoutons.    > 

Lampe  dit  : 

<(  Je  puis  vous  le  dire.  C  est  dans  le  di'serl.  Krekelliorn  est  tout  j)iès 
d'Huslerlo.  Les  i^ens  appellent  Husterlo  ce  pelit  bois  oii  Sim!)net  le  ban- 
cro:'he  setait  retiré  pour  \  l'abri(piei'  delà  fausse  monnaie  avec  seseom- 
I>agn()ns.  J"v  ai  beaucou])  snullérl  de  la  faim  el  du  froid  (piand  je  m'y 
réfui:iai  en  iri'anile  deti'esse  |ioui-  fin'r  le  chien  llyn.  >- 

Heineke  dit  : 

•  \"ous  pou\ez  maintenant  ictourner  près  des  autres;  le  roi  est  suf- 
tisamment  instruit.  » 

Et  le  roi  dit  ii  lieineke  : 

'  Pai(lonne/.-moi  si  j'ai  éti'  un  peu  vif  el  si  j'ai  doute  de  votre 
|)arole;  mais  sonirez  m;iinfen;inl  ii  me  mener  a  cet  endroit.  » 

Reineke  dit  : 

«  Combien  je  m"e>timcriii-  lieureu\,  s'il  m'était  j)ermis  aujourd'hui 
de  partir  avec  h*  roi  et  de  le  suivre  dans  les  Flandres!  mais  on  vous 
limputerait  à  jx*elié.  Quelle  (jue  soit  ma  honte,  je  dois  faire  un  aveu 
que  j'aurais  voulu  taire  encore  [)lus  lonirtemps.  Il  y  a  (juelque  temps 
que  Isengrin  fil  .ses  vœux  rlans  un  cr)uvent;  ii  la  \eril('',  ce  n'était  pas 
prjur  j'aniour  de  Dieu,  mais  bi<'n  p  mu'  l'jimour  de  son  estomac!  :  il 
dévorait  presque  tout  le  couvent!  On  Im  donnait  a  niani,'er  pour  six; 
tout-cela  était  trop  peu  pour  lui;  il  se  phiiunit  a  moi  de  sa  faim  et  de 
ses  ennemis  ;  enfin,  j'en  pris  pitié  quand  je  le  \i>  maiirre  el  malade; 
c'est  mon  proche  parent.  Je  I  aid;ii  a  f)rendre  la  clef  des  cli;uiips.   N'oila 


CINQUIÈME  CHANT. 


57 


coimnent  j'ai  encouru  rcxcouuMuuicalion  du  |ia|)C.  Je  voudrais  donc 
sans  relard,  avec  votre  consentenienl .  > ciller  au\  intérêts  de  mon  àmc 
et,  demain  matin,  au  lever  du  soleil,  pailir  (mi  pèlerin  pour  Rome  afin 


feWiiMl#iii«i;v^^^^^^ 


Là-dessus,  il  appelle  Lampe,  et  Lampe  arrive  en  tremblant. 


(l'y  chercher  l'absokition ;  de  là,  je  passerai  la  mer.  Ainsi  tous  mes 
péchés  seront  lavés;  et  si  je  reviens  au  pays,  je  pourrai  marcher  à  vos 
côtés  avec  honneur.  Mais,  si  je  le  faisais  aujourd'hui,  chacun  se  dirait  : 
«  Comment  le  roi  peut-il  fréquenter  encore  Reineke,  qu'il  vient  de  con- 
<(  daumer  à  mort  et  qui,  de  plus,  est  frappé  d'excommunication.  »  Sire, 
vous  le  voyez  bien,  il  ne  faut  plus  y  songer. 

—  C'est  vrai,  répliqua  le  roi.  Je  ne  pcuvais  pas  le  savoir.  Si  tu  es 


58 


LK  n  i:  \  A  i{  1). 


ovamiiminio,  j'aurais  torl  do  te  moiior  avec  moi.  Lain|)e  ou  tout  autre 
|K'Ul  \uc  l'oniluiiv  il  la  souivo.  Mais  je  tiouve  bon  ol  utile  (jue  lu  eherelies 
il  te  reknei'  de  ton  eMonmuuucalioii.  Je  ((>  |)eiMiiels  de  partir  demain 
matin;  je  ne  veu\  pas  empi'elier  ton  pèlei'ina.ue  ;  car  il  me  seml)le  (p:e 
tu  veux  te  eonvertir  au  bien.  Dieu  bénisse  ton  |)rojel  et  te  permette 
d'aeeomplir  le  voNaiie  !    » 


SIXIEME    CHANT 


La  disgrâce  du  loup,  de  Tours  ot  du  cluit  courDUiK;  le  innnijilic  du  renard. —  Ci-lui-ci  quitte 
la  cour  en  costume  de  pèlerin,  et  feint  de  partir  pour  Rome.  —  Il  se.  fait  accompagner  du 
lièvre  jusqu'à  sa  demeure,  et  là,  au  lieu  de  faire  ses  adieux  à  sa  femme  et  à  ses  enfants,  il 
étrangle  la  pauvre  bête,  que  l'on  mange  en  famille.  —  Prévoyant  que  le  roi,  désabusé  sur 
l'existence  du  trésor,  entrera  dans  une  fureur  terrible,  le  renard  songe  à  émigrer  en 
Souabe.  —  Sa  femme  le  décide  à  ne  pas  quitter  son  château.  —  Le  perfide  charge  le  bélier 
de  porter  au  roi  la  tête  du  lièvre,  cousue  dans  une  besace  qui  est  censée  contenir  des 
dépèches  confidentielles.  —  Consternation  de  la  cour  à  l'ouverture  de  la  besace.  —  L'ours 
it  le  loup  rentrent  en  faveur.  —  Le  bélier  leur  est  livré  comme  complice  de 
l'assassinat  du  lièvre. 


C'est  ainsi  que  Reineke  rentra  en  grâce  auprès  du  roi.  Et  le  roi 
s'avança  dans  un  endroit  élevé,  et,  du  liaut  d'une  pierre,  commanda 
le  silence  à  tous  les  animaux:  assemblés  ;  il  les  fit  asseoir  sur  l'herbe 
d'après  leur  rang  et  leur  naissance;  Reineke  était  debout  à  côté  de  la 
reine,  et  le  roi,  après  s'être  recueilli,  prit  la  parole  en  ces  termes: 

«  Écoutez-moi  en  silence,  vous  tous,  animaux  et  oiseaux,  pauvres 
et  riches,  grands  et  petits,  mes  barons  et  vous  qui  habitez  ma  cour  et 
ma  maison!  Reineke  est  en  mon  pouvoir;  il  y  a  peu  d'instants  on  son- 
geait à  le  pendre;  mais  il  m'a  révélé  des  secrets  d'Etat  si  importants, 
que,  tout  bien  considéré,  je  lui  rends  ma  confiance  et  mes  bonnes 
grâces.  La  reine,  mon  épouse,  a,  de  plus,  intercédé  pour  lui  ;  je  me  suis 
laissé  émouvoir  en  sa  faveur;  je  lui  pardonne  entièrement,  et  je  lui 
rends  la  vie  et  ses  biens;  désormais,    la  paix  que  j'ai  proclamée  le 


60  iA'.   HKNAMl). 


(XMivix^  cl  \c  \n\)\C'J:c.  Je  vous  orilomu^  donc  i»  Ions,  sous  poino  do  mort, 
lie  liailor  (losoriiKiis  avoo  honinnir  Uoiiioke,  sa   roiimio  el  ses  enfants, 
partout  où  vous  les  reneontrerez,  la  nuit  eoninie  le  jour.  En  outre,  que 
je  n'entende  i>Uis  aucune  plainte  à  son  sujet;  s'il  a  mal  ai;i,  e'est  dans 
le  passé;  il  veul  s'aintMider  el  il  le  fei'a  cerlaineiniMil.  Car,  demain,  de 
bonne  heure,  le  bàlon  à  la  main  el  la  besace  au  dos.  il  partira  pour 
Rome  en  j)ieu\  pMerin.  et.  de  lii,   il   |)assLM*a   la   mer;  il    ne  reviendra 
que  lorsqu'il  aura  oblcnu  l'absohilion  complrle  de  tous  ses  péchés.  » 
IJi-dessus  llinzé  se  tourna  avec  colère  vei's  Brun  et  Isen.i;rin  : 
(.  Maintenant.  |)eine  et  travail,  tout  est  penbi  ;  oli  !  je  voudrais  être 
bien  loin;  une  lois  ivntré  en  i4:ràce.  Heineke  mettra  tout  en  œuvre  |)our 
nous  perdre  tous  les  trois.  Jai  di'jii  perdu  un  œil.  ii;are  ;i  l'autre! 
—  Le  cas  est  diilicile.  dit  Hi'un.  je  le  vois.  » 
Isenurin  ajouta  : 

'   C'est  par  trop  sinijulier!  Parlons  au  roi  sur-le-chanq)  !  » 
11  alla  elTectivement.  avec  Brun,   se  présenter,   d'un   air  soudure, 
devant  le  roi  et  la  reine;  il  parla  contre  Reineke  longuement  et  vive- 
ment. Le  roi  leur  dit  : 

«  Ne  Tavez-vous  donc  pas  entendu?  Il  est  rentré  en  i^râce  !  » 
Le  roi  se  fâcha,  et  sur  l'heure  les  fit  prendre,  enchaîner  et  jeter  en 
prison,  car  il  se  rappelait  ce  que  Reineke  lui  avait  dit  de  leur  trahison. 
^'oiIà  comment  les  affaires  de  Reineke  prirent  une  face  toute  nou- 
velle. Il  se  sauva,  et  ses  accusateurs  furent  confondus.  Il  sut  même 
s'arranger  si  adroitement,  que  Ton  coupa  à  l'ours  un  morceau  de  sa 
peau,  de  la  largeur  d'un  pied,  dont  on  lui  fit  une  besace  pour  le  voyage; 
son  costume  de  pèlerin  fut  pres{[uo  au  complet.  Il  pria  la  reine  de  lui 
prorurer  des  souliers  en  lui  disant  : 

'(  Puisque  Votre  Majesté  daigne  me  reconnaître  |)oui'  son  pèlerin, 
(juelle  veuille  bien  m'aider  a  accomplir  ce  voyage.  Isengrin  a  quatre 
fameux  souliers;  ne  serait-il  pas  raisonnable  qu'il  m'en  cédât  une  paire 
[Kjur  ma  route?  Madame,  faites-les  moi  donner  pjjr  le  roi.  Girmonde 
IK)urrait  bien  se  passer  aussi  d'un*  paire  des  siens,  car  une  femme  de 
ménage  reste  pres(jue  toujours  a  la  maison.  » 
La  reine  trouva  cette  demande  raisonnable  ; 

"  Ils  peuvent  eîTectivement  se  passer  chacun  d'une   paire  de  sou- 
liers, »  dit-elle  gracieusement. 

Reineke  la  remercia  et  dit  en  s'inclinanl  avec  joie  : 

'«  Avec  ces  quatre  souliers,  je  ne  restcF'ai  pas  en  chemin.  Tout  ce 


SIXIEME   CHANT.  61 


que  j'accomplirai  de  bonnes  actions  en  qualité  de  pèlerin ,  vous  en 
prendrez  votre  part,  vous  et  mon  i^racieuK  souverain.  Nous  sommes 
astreints  à  prier  pendant  tout  le  pMerinag>'  pour  tous  ceu\  qui  nous 
sont  venus  en  aide.  Dieu  vous  récompense  de  votre  bonté  !  " 

Ainsi,  Isengrin  perdit  les  souliers  de  ses  pattes  de  devant,  et  sa 
femme  Girmonde  dut  fournir  ceux,  des  pattes  de  derrière.  Tous  deux  y 
perdirent  la  peau  et  les  griiïes  de  leurs  pattes;  couchés  misérablement 
près  de  Brun,  ils  croyaient  toucher  à  leur  dernière  heure,  tandis  que 
l'hypocrite  avait  su  gagner  des  souliers  et  une  besace.  Il  alla  près  d'eux 
et  railla  encore  la  louve  par-dessus  le  marché  : 

((  Chère  amie,  lui  dit-il,  voyez  donc  comme  vos  souliers  me  vont 
bien!  j'espère  qu'ils  dureront;  vous  vous  êtes  donné  bien  de  la  peine 
pour  me  perdre,  mais  j'en  ai  pris  autant  pour  me  défendre;  j'ai  réussi. 
Si  vous  vous  êtes  réjouie,  c'est  à  mon  tour  maintenant;  c'est  le  train 
du  monde,  il  faut  savoir  s'y  faire.  Dans  mon  voyage,  je  songerai  tous 
les  jours  avec  reconnaissance  à  mes  chers  parents  ;  vous  avez  eu  la 
complaisance  de  me  donner  ces  souliers,  vous  n'aurez  pas  à  vous  en 
repentir;  ce  que  je  gagnerai  d'indulgences,  je  le  partagerai  avec  vous; 
je  vais  les  chercher  a  Rome  et  par  delà  la  mer.  » 

Dame  Girmonde  était  accablée  de  douleur,  elle  pouvait  h  peine  par- 
ler; mais  elle  prit  sur  elle  et  dit  en  soupirant  : 

«  C'est  pour  punir  nos  péchés  que  Dieu  vous  laisse  ainsi  réussir.  » 

Pour  Isengrin,  il  se  tut  et  Brun  aussi;  tous  deux  étaient  bien  mal- 
heureux. :  prisonniers,  blessés  et  raillés  par  leur  ennemi.  11  ne  manquait 
plus  que  le  chat  Hinzé;  Reineke  aurait  bien  voulu  lui  jouer  un  pareil 
tour. 

Le  lendemain  matin,  l'hypocrite  s'occupa  à  graisser  les  souliers  qu'il 
avait  pris  à  ses  parents,  s'empressa  de  se  présenter  devant  le  roi  et  lui 
(lit  : 

u  Votre  serviteur  est  prêt  à  commenjer  son  pieux  voyage;  faites- 
moi  la  grâce  de  commander  à  votre  aumônier  de  me  bénir,  afin  que  je 
parte  d'ici  avec  l'assurance  que  tous  m3S  pis  soient  bénis.  » 

Le  roi  avait  pour  chapelain  le  bélier;  il  était  chargé  de  toutes  les 
affaires  ecclésiastiques  et  servait  de  secrétaire  au  roi  ;  il  se  nonunait 
Bellyn.  Il  le  fit  appeler  et  lui  dit  : 

«  Lisez-m  )i  sur-le-champ  quelques  piiroles  sacrées  sur  Reineke  pour 
bénir  le  voyage  qu'il  va  entreprendre;  il  va  à  Rome  et  passera  la  mer. 
Passez-lui  la  besace,  et  mettez-lui  le  bâton  à  la  main.  » 


i\2  I.K    IJKNMin. 

\M\\n  iv|Mn.li(  : 

u  Siiv.  \»uis  ;iMV.  ;i|>i)iis.  '\c  crois,  (iiic  lÙMiU'kc  n'csl  |);\s  fclcvt'  de* 
son  oM'ominiHiii'ation;  je  malliivrais  dos  di'saiii'tMiuMils  do  la  |)ar(  do 
mon  ovi^iuo  si  j"airissais  suivanl  volio  dosii*.  H  l'appi'ondrail .  sùrcMnonl. 
ol  il  a  lo  droil  Ar  iiu>  |)'.mii'.  .lo  no  forai  rion  ;i  Hoinokc  ;i  lorl  (M  il  Ira- 
vors.  Si  Ton  pouvait  arran.uor  lalVairo  ol  ino  -aianlir  i\c  (oui  roproolie 
de  mon  evtVjue  le  soigneur  Sansniison  ,  ol  cpio  le  |)riom'  liounvtrnuvatHo 
no  son  lâchai  pas.  ou  bien  lo  do\on  linininnus,  jo  lo  ItiMiirais  bien 
volonliers  selon  \otro  ooniiuaiidciiicnl.  -> 

I.e  roi  iv|)li(iua  : 

0  Que  siunilio  loul  c'  lia\arda,::c .'  NOus  avo/.  dil  i»o.uicoup  i\v  paroles 
IKjur  ne  l'ien  dire.  Que  vous  bonissio/  Uoincivo  ii  loil  ol  ii  travers,  que 
diable  cela  me  lail-il?  Que  nrini|)()ilenl  voiro  o\ô(pie  ol  son  iliapilre? 
Hoinokc  \a  v\\  |)olorina.uo  ii  Uonie,  et  vous  voudriez  l'empocher?  » 

Hell\n  se  i^M'allail  derrière  l'oreille  avec  anii;oisse  ;  il  redoutait  la 
colère  de  son  l'oi.  H  se  mit  aussitôt  à  lire  dans  son  livre  pour  le  |)èlei'in, 
(pu  ny  tenait  pas  du  tout,  cl  cola  no  lui  ser\it  pas  ;i  grand'chose, 
connue  bien  vous  pensez. 

Quand  on  eut  Uni  y\v  lire  les  |)i'ièi'os,  on  lui  l'cniit  la  besace  cl  le 
bàlon;  le  pèlerin  fut  complet;  cest  ainsi  (piil  sinuila  le  pèlorinai;e.  De 
fausses  larmes  coulèrent  lo  lonir  (W<  joues  du  scélérat  cl  inouillèrcnl  sa 
l>arbe.  comme  s'il  ressenl;iit  le  repeiilir  le  plus  douloureux.  11  avait  iV' 
fait  un  chai^rin  .  c"ctait  do  no  pas  avoii'  fait  lo  iiiallieiu"  de  tous  à  la  Ibis 
et  de  n'en  avoir  huniilit*  que  trois.  Opondanl  il  se  releva  et  suj)plia 
l'assistance  de  \ouloif  bien  |»rier  lideleineiil  |)oui' lui  autant  {|uc  possible. 
-Maintenant,  il  se  |)i'epara  a  |)ulii-  iaj)ideinont .  il  se  sentait  coupable  et 
il  avait  tout  a  craindre. 

«  Reineke,  lui  dit  lo  roi.  nous  oies  bien  pi'ossè;  j)oni(pioi  cela? 

—  Celui  qui  entreprend  une  bonne  action  ne  doit  jamais  larder, 
répliqua  Keineke.  Veuillez  me  donner  con.u;é;  l'heure  est  arrivée;  dai- 
irnez  nje  laisser  partir. 

—  Partez  donc,  »  dit  le  roi. 

Et  il  ordonna  a  tous  les  sei.^neui-  de  >ii  cour  de  suivre  ol  d'accom- 
pagner un  bout  de  route  le  faux  pelenn.  l'eiidaul  ce  l(Mnps-la  ,  Brun  et 
Isengrin,  tous  dou\  [)risonniers,  étaient  dans  les  larmes  et  la  douleur. 

Voilà  donc  comment  Keineke  sut  roiraiirner  entièrement  l'amour  du 
loi  et  quitta  la  cour  avec  de  giands  hoimeurs;  il  avait  lair  d'aller  en 
terre  sainte  avec  son  bâton  et  sa  besace,  mais  il   n'avait  pas  plus  ii  y 


si\ii;\n;  CHANT. 


6:î 


rjiiiv  (luiin  ;iil)iv  (le  mai  ii  Aix-la-Chapelle.  Il  avait  bien  d'autres  projets 
(Ml  tète.  Pour  le  nioiuonl .  il  avait  riMissi  ii  se  jouer  de  son  roi  el  h  se 
faire  suivre  à  son  départ  et  aeeoiiipaii:iier  avec  forée  honneurs  par  tous 
ceu\  qui  l'avaient  aeeusé.  Et,  ne  pouvant  renoneer  à  la  ruse,  il  dit 
encore  en  parlant  : 


-r^  V  r>-^\  Jft^^^ 


m:. 


Il  se  mit  aussitôt 


dans  son  livre  pour  le  pèlerin. 


«  Sire,  veillez  bien  à  ce  que  les  deux:  traîtres  ne  vous  échappent 
pas.  Une  fois  libres,  ils  ne  renonceraient  pas  à  leurs  atTreux:  allenlals 
Votre  vie  est  menacée,  sire,  soni^ez-y.  » 

Il  partit  dans  une  attitude  calme,  relii^ieuse,  avec  un  air  j)lein  de 
candeur,  comme  s'il  n'avait  jamais  fait  autre  chose.  Le  roi  retourna 
alors  à  son  palais,  suivi  de  tous  les  animaux  qui,  par  son  ordre,  avaient 
dabord  accompagné  Reineke  un  bout  de  chemin;  et  le  co  juin  avait 
pris  des  mines  si  tristes,  si  désolées,  qu'il  avait  ému  la  pitié  de  plus 
d'un  bon  cœur.  Lampe  était  surtout  tiès-ému  : 

«  Pourquoi,  disait  le  scélérat,  pourquoi,   mon  cher  Lampe,  faut-i! 


(U  LE    HKNAUI). 


nous  (juittor?  Si  vous  élioz  assez  bon.  vous  et  lîellyn .  le  bélier,  pour 
iu';uToinp;ii4iuM'  onrore  plus  loin,  votre  société  nie  serait  un  i^rand  bien- 
lait.  Vous  ("tes  d'ai^i-i'able  conipa.unie  et  d'honnéles  i:ens .  chacun  dit  du 
bien  de  vous,  cela  me  ferait  honneur;  vous  êtes  ecclésiasticpies  et  de 
nuvurs  saintes;  vous  vivez  justement  connue  j'ai  vécu  dans  mon  ermi- 
ta.ne;  des  herbes  vous  sulliscnl .  \ous  a|)aiscz  vode  faim  ■,\\^'^•  d(\s  Icuilles 
et  du  i^'azon  et  vous  ne  demandez  jamais  du  pain  ou  de  la  \  lande  ou 
d'autres  aliments  plus  recheivhes.  » 

C'est  par  ces  paroles  louangeuses  qu'il  ensorcelait  ces  deux  carac- 
tères faibles;  tous  deux  raccompagnèrent  jusqu'à  sa  demeure.  Lorsjpi'ils 
virent  le  donjon  de  Malpertuis.  Ueineke  dit  au  liélier  : 

«  Restez  ici,  Bellyn.  et  mangez  à  loisir  ce  gazon  et  ces  plantes;  ces 
montagnes  produisent  des  herbes  d'un  goût  excellent.  J'emmène  Lampe 
avec  moi;  priez-le  de  consoler  ma  femme,  qui  est  déjà  bien  alïligée  et 
qui  tombera  dans  le  désespoir  lorsqu'elle  apprendra  que  je  vais  en  pèle- 
rinage à  Rome.  » 

Le  renard  se  servait  de  ces  douces  paroles  pour  les  tromper  tous  les 
lieux.  11  fil  entrer  Lanq)e;  ils  trouvèrent  dame  Renard  bien  triste,  cou- 
chée auprès  de  ses  enfants,  vaincue  par  l'ainiction;  car  elle  n'espérait 
plus  voir  Reineke  revenir  de  la  cour.  Quand  elle  l'aperçut  avec  sa  besace 
et  son  bâton ,  elle  s'en  étonna  et  dit  : 

«  Mon  cher  Reineke  dilos-moi  ronmicnl  cela  s"csl-il  pass('''.>  Que 
vous  est-il  arrivé?  » 

El  il  dit  : 

'(  J'étais  déjà  condannié,  prisonnier,  enchaîné',  lorsque  le  roi  me 
fit  gri\ce  el  me  délivra,  et  je  m'en  vais  en  pèlerinage;  Brun  et  Isengrin 
restent  en  otages,  puis  le  roi  m'a  donné  Lampe  pour  le  punir  et  nous 
en  ferons  ce  que  bon  nous  semblera.  Car  c'est  le  roi  (jiii  m'a  dit  à  la 
lin  et  en  connaissance  de  cause:  «  C'est  Lampe  (jui  ta  tiahi.  »  Il  a  donc 
mérité  un  grand  châtiment;  c'est  lui  qui  me  payera  tout.  » 

Lorsque  Lam|)e  entendit  ces  paroles  menaçantes,  il  eut  peur,  il  per- 
dit la  tète;  il  voulut  se  sauver  el  chercha  à  s'ciiriiir.  Reineke  lui  barra 
rapidement  le  chemin  de  la  porte  el  saisit  i)ar  le  cou  le  pauvre  diable, 
qui  se  mit  à  crier  de  toutes  ses  forces  : 

«Au  secours!  au  secours!  Rcllui.  je  suis  perdu!  le  pèlerin 
m'égorge!  » 

Mais  il  ne  cria  pas  longtenqjs,  car  ricincke  eut  liientôl  fait  de  lui 
couper  la  gorge.  Voilà  ccnime  il  traita  son  hôte. 


SIXIEME   CHANT. 


65 


«  Venez,  dit-il,  et  iiiani^eons  vite,  car  le  lièvre  est  .^ras  et  d'un 
m'oùt  parfait.  C'est  vraiment  la  première  fois  ([u'il  sert  ii  (|uel(|iie  chose, 
le  nigaud!  Il  y  a  longtemps  que  je  le  lui  avais  promis;  mais  maintenant, 
c'est  fait.  Que  le  traître  aille  donc  m'accuser  encore  !  » 

Reineke  se  mit  à  la  besogne  avec  sa  femme  et  ses  enfants.  Ils 
écorchèrent  le  lièvre  sans  plus  tarder  et  le  mangèrent  de  bon  appétit. 
Dame  Renard  le  trouva  délicieux  et  s'écria  plus  d'une  fois  : 


Reineke  saisit  par  le  cou  le  pauvre  diable  qui  se  mit  à  crier  de  toutes  ses  forres. 


((  Mille  fois  merci  au  roi  et  à  la  reine;  grâce  à  eu\  nous  avons  fait 
un  festin  magnifique;  que  Dieu  les  en  récompense! 

—  Mangez  toujours,  disait  Reineke;  cela  suffît  pour  aujourd'hui, 
mais  notre  appétit  ne  chômera  pas,  car  je  compte  vous  approvisionner 
encore  ;  il  faudra  bien,  en  fin  de  compte ,  que  tous  ceux  qui  s'attaquent 
à  moi  et  me  veulent  du  mal  payent  l'écot.  » 

Dame  Ermeline  dit  : 

«  Oserais -je  vous  demander  comment  vous  vous  êtes  tiré  d'af- 
f;àre. 

—  Il  me  fiuidrait  bien  des  heures,  répondit-il,  si  je  voulais  raconter 


66  LK    UKNAIU). 


aMT  (|iioIlo  ndrosso  j'ai  onhur  lo  roi  c\  l'ai  (mni|)o.  lui  ot  la  reine.  Oui,. 
;('  lu'  NOUS  U'  ciulu'  pas  :  1  "aniilie  (jui  ici^ne  culit'  le  loi  el  moi  ne  lient 
(|u  il  un  lil  el  ne  duicra  pas  loniilenips.  Quand  il  sauia  la  vérité,  il  se 
Miellra  dans  une  terrible  eoléiv.  Si  je  re(<)nd)e  Jamais  en  son  junivoir, 
ni  iir  ni  ar.iienl  ne  poui'ionl  me  sauver;  il  me  poursuivra  el  eliereliera 
il  me  prendre.  Je  ne  ti(us  pas  allcndre  de  merci .  je  le  sais  paiTailemenl; 
il  ne  me  hk'liera  pas  (jue  je  ne  sois  pendu,  il  faut  nous  sauvei'.  Fuyons 
en  Souabe!  Là.  personne  ne  nous  connaît  ;  nous  y  vivrons  suivant  la  cou- 
luine  du  pays.  Vive  Dieu!  on  fait  lit  homie  chère  et  tout  s'y  trouve  en: 
abon  lance  :  des  poulets,  des  oies,  des  lièvres,  des  lapins,  du  sucre,  des 
«lattes,  des  figues,  des  raisins  de  caisse  et  des  oiseaux  de  toutes  sortes; 
ri  Ton  y  fait  le  pain  avec  du  beurre  et  des  œufs.  L'eau  est  pure  et  lini- 
j)ide,  l'air  est  doux  et  serein.  Il  y  a  des  poissons  en  quantité,  les  uns 
s'appellent  gallines ,  et  les  autres  pullus,  gallus  el  anas;  qui  sait  tous 
leurs  noms!  Voilà  les  poissons  que  j'aime,  je  n'ai  pas  besoin  de  plonger 
profondément  sous  leau ;  je  m'en  suis  toujours  nourii  lorsfjue  je  vivais 
en  ermite.  Oui.  ma  petite  fenune,  si  nous  voulons  enfin  goûter  la  paix, 
il  nous  faut  aller  lii;  vous  viendrez  avec  moi.  Entendez-moi  bien!  le  roi 
ma  laissé  échapper  cette  fois,  parce  que  je  lui  ai  fait  un  conte  sur  des 
choses  fantastiques.  J'ai  promis  de  lui  livrer  le  trésor  du  roi  Eimery;  je 
lui  ai  décrit  la  place  oii  il  doit  se  trouver  près  de  Krekelborn.  Quand 
ils  viendront  pour  le  chercher,  ils  ne  trouveront  pas  un  félu;  ils  fouille- 
ront en  vain,  et  ([uand  le  loi  se  veri'a  ainsi  trompé,  il  se  mettra  dans 
une  colère  é()0uvanlable.  Car  vous  pouvez  vous  faire  une  idée  de  tous 
les  mensonges  que  j'ai  dû  inventer  avant  d'échapper.  Il  est  vrai  qu'il 
s'agissait  de  la  potence  ;  jamais  je  n'ai  été  dans  une  plus  grande 
«létresse,  dans  une  angoisse  plus  affreuse.  Ah!  je  ne  souhaite  pas  de 
me  revoir  en  pareil  danger.  Bref,  il  m'arrivera  ce  qu'il  voudra,  jamais 
jr  ne  me  laisserai  persuader  de  retourner  à  la  coui-  pour  me  mettre 
encore  au  pouvoir  du  roi;  il  faudrait  vraiment  la  plus  grande  habileté 
du  monde  pour  retirer  seulement  mon  petit  doigt  de  sa  gueule.    » 

Dame  Ermeline  dit  avec  tristesse  : 

((  Qu'allons-nous  devenir?  Nous  serons  pauvres  et  étrangers  dans^ 
tout  autre  pa\s;  ici,  rien  ne  nous  manque.  Vous  êtes  toujours  le  sei- 
gneur de  vos  paysans.  Esl-il  donc  nécessaire  de  chercher  aventure  ail- 
leurs? Vraiment,  quitter  le  certain  pour  l'incertain  n'est  guère  prudent 
ni  louable.  Ne  sommes-nous  donc  pas  en  sûreté  ici?  Notre  château  est 
si  fort!  Quand  même  l<*  roi  nous  assiégerait  avec  son  armée  et  couvri- 


SIXIKMK    Cil  \.\T.  67 


rait  la  route  de  ses  troupes ,  nous  avons  tant  de  portes  secrètes ,  tant  de 
sentiers  inconnus,  que  nous  échapperions  toujours.  Vous  le  savez  mieux 
que  moi,  qu'esl-il  besoin  de  vous  le  dire?  Il  faut  bien  des  choses  pour 
que  nous  tombions  par  force  dans  ses  mains.  Ce  n'est  pas  cela  qui 
m'inquiète.  Mais  ce  qui  m'attriste,  c'est  que  vous  ayez  promis  de  passer 
la  mer.  Je  puis  à  peine  me  calmer;  que  pourrait-il  en  advenir? 

—  3Ia  chère  femme,  ne  vous  tourmentez  pas,  répondit  Hcineke, 
écoutez-moi  et  faites  attention;  il  vaut  mieux  donner  sa  parole  ([ue  sa 
vie.  C'est  ce  que  m'a  dit  autrefois  un  saint  homme  dans  le  confession- 
nal ;  une  promesse  forcée  ne  sii^nifie  rien.  Cela  ne  m'empêchera  pas  de 
continuer  à  faire  des  miennes.  Mais  il  en  sera  comme  vous  avez  dit  :  je 
reste  ici.  Dans  le  fait,  j'ai  peu  de  chose  à  aller  chercher  à  Rome,  et, 
quand  j'aurais  fait  dix  vœux,  je  ne  tiens  pas  à  voir  Jérusalem.  Je  res- 
terai près  de  vous;  la  vie  sera  plus  facile;  partout  ailleurs  je  ne  serai 
pas  mieux  qu'ici.  Si  le  roi  veut  me  donner  du  souci,  eh  bien,  je  l'atten- 
drai; il  est  plus  fort  et  plus  puissant  que  moi;  mais  il  peut  m'arriver  de 
l'ensorceler  encore  et  de  le  coiffer  encore  une  fois  du  bonnet  des  fous. 
Si  Dieu  me  prête  vie,  il  s'en  trouvera  plus  mal  qu'il  ne  pense,  je  le 
lui  promets  !» 

Bellyn  se  mit  à  crier  à  la  porte  avec  impatience  : 

«   Lampe,  ne  sortirez-vous  pas?  Venez  donc!  il  est  temps  de  partir.  » 

Reineke  l'entendit,  descendit  bien  vite  et  lui  dit  : 

<(  Mon  cher ,  Lampe  vous  prie  de  l'excuser  ;  il  est  en  train  de  rire 
avec  sa  cousine ,  il  espère  que  vous  vou;lrez  bien  le  lui  permettre.  Allez 
toujours  en  avant ,  car  sa  cousine  Ermeline  ne  le  laissera  pas  partir  de 
si  tôt;  vous  ne  voulez  pas  troubler  sa  joie?  » 

Bellyn  répondit  : 

u  J'ai  entendu  crier;  qu'était-ce  donc?  J'ai  cru  reconnaître  la  voix 
de  Lampe  ;  il  criait  :  «  Bellyn ,  au  secours  !  au  secours  !  »  Lui  avez- vous 
fait  du  mal?  » 

Le  malin  renard  lui  dit  : 

(c  Écoutez-moi  bien  !  Je  parlais  du  pèlerinage  que  j'avais  fait  vœu 
•de  faire  :  à  cette  nouvelle,  ma  femme  tomba  dans  le  désespoir;  une 
frayeur  mortelle  la  saisit;  elle  tomba  sans  connaissance.  Lampe  le  vit 
et  en  fut  effrayé,  et,  dans  son  trouble,  il  se  mit  à  crier  :  «  Au  secours, 
((  Bellyn,  Bellyn!  oh!  venez  vite,  ma  cousine  n'en  reviendra  pas!  » 

—  Tout  ce  que  je  sais ,  dit  Bellyn ,  c'est  qu'il  a  jeté  des  cris  de 
frayeur. 


68  LE    UEAAIÎU. 


—  II  no  lui  est  |);is  toinlu'  un  (•Iiov(Mi  de  l;i  tète,  assura  le  perfide; 
j  aimerais  uiieuv  (juil  m'aiM-ivàl  du  mal  ii  moi-même  qu'à  Lampe. 
Save/.-vous.  ajouta  Heinek(^  (juliiei'  le  roi  ma  |)i'ie.  si  je  |t;isï^us  à  la 
maison,  de  lui  ilire  mon  avis  pai"  ('ciil  siu'  certaines  alVaires  d'impor- 
tance'; mon  eher  neveu,  vous  eliai'i;e/-vous  de  ces  lettres?  elles  sont 
prètts.  Je  lui  dis  d'excellentes  choses  et  lui  donne  les  meilleurs  avis. 
Lanipe  était  dans  la  jubilation,  je  l'entendais  avee  plaisir  se  rappeler, 
avec  sa  cousine,  toutes  soi'tes  de  vieilles  histoires,  (-omme  il  havai'dail! 
il  n'en  Unissait  pas!  C'est  pendant  (pi'il  maiii^eait.  huvait  et  s'amusait 
ainsi  (pie  j'ai  écrit  ces  lettres. 

—  .Alon  cher  renard,  dit  Hell\n.  il  faut  liien  envelopper  ces  lettres; 
il  faudrait  une  |)Oche  pour  les  porter.  Si  le  caehet  venait  à  se  briser,  je 
m'en  trouverais  mal.  » 

Heineke  lui  dit  : 

«  Je  vais  y  pourvoir;  la  besace  que  l'on  m'a  faite  avec  la  peau  de 
l'ours  fera  parfaitement  l'affaire,  je  sup|)ose;  elle  est  épaisse  et  forte;  je 
vais  y  mettre  les  lettres.  Je  suis  sûr  qu'en  revanche  le  roi  vous  donnera 
force  éloges  ;  il  vous  recevra  avec  honneur ,  vous  serez  trois  fois  le 
bienvenu.  » 

Le  bélier  crut  tout  cehi.  L'autre  se  dépêcha  de  rentrer,  prit  la  besace, 
y  fourra  la  trte  de  Lampe  et  |)ensa  au  moyen  d'cmprclicr  le  pauvre 
Bellyn  d'ouvrir  la  poche;  il  lui  dit  en  revenant  : 

u  Passez  la  besace  autour  de  votre  cou,  mon  neveu,  et  ne  vous 
laissez  pas  entraîner  par  la  curiosité  à  regarder  ces  lettres.  Ce  serait  une 
curiosité  dangereuse;  elles  sont  bien  empaquetées;  laissez-les  ainsi. 
N'ouvrez  même  pas  la  besace!  J'ai  fait  un  nœud  particulier,  comme  il 
est  d'usage  entre  le  roi  et  moi  dans  les  affaires  d'importance;  et,  si  le 
roi  trouve  le  nœud  con\enu.  \ous  mériterez  des  grâces  et  des  présents 
en  votre  qualité  de  fidèle  messager.  JMème  quand  vous  aborderez  le  roi, 
si  vous  voulez  vous  mettre  plus  avant  dans  ses  faveurs,  vous  lui  ferez 
remarquer  que  vous  avez  conseillé  ces  lettres  après  mure  réflexion,  que 
vous  avez  même  aidé  à  les  écrire;  cela  vous  ra|)portera  |)rorit  et  hon- 
neur. » 

Bellyn  fut  ravi,  se  mit  à  gandjadcr  en  et  là  avec  joie,  et  dit  : 

<(  Reineke,  mon  neveu  et  mon  maître,  je  vois  maintenant  combien 
vous  m'aimez  et  voulez  m'honorer;  je  serai  Irès-flatté  d'apporter  ainsi 
devant  tous  les  seigneurs  de  la  cour  d'aussi  bonnes  pensées,  des  paroles 
aussi  belles  et  aussi  élégantes.  Car,  certes,  je  ne  sais  pas  écrire  aussi 


SIXIEME   CHANT.  69 


bien  que  vous,  mais  ils  seront  obli.^és  de  le  penser,  et  c'est  à  vous  que 
je  le  devrai.  C'est  pour  mon  plus  grand  bonheur  que  je  vous  ai  suivi 
jusqu'ici.  Dites-moi,  maintenant,  n'avez-vous  plus  rien  à  me  comman- 
der? Lampe  ne  part-il  pas  d'ici  en  même  temps  que  moi? 

—  Non,  comprenez  bien,  dit  le  rusé  Reinéke,  cela  n'est  pas  pos- 
sible. Allez  toujours  en  avant  tout  doucement,  il  vous  suivra  aussitôt 
que  je  lui  aurai  confié  certaines  affaires  assez  graves. 

—  Dieu  soit  avec  vous,  dit  Bellyn,  je  vais  donc  partir.  » 
Et  il  s'en  alla  rapidement.  A  midi,  il  était  à  la  cour. 

Lorsque  le  roi  l'aperçut,  il  reconnut  sur-le-champ  la  besace,  et  dit: 

((  Eh  bien,  Bellyn,  d'où  venez-vous,  et  où  avez- vous  laissé  Rei- 
neke?  Vous  portez  sa  besace;  qu'est-ce  que  cela  signifie?  » 

Bellyn  repartit  : 

«  Sire,  il  m'a  prié  de  vous  porter  ces  deux  lettres.  Nous  les  avons 
rédigées  à  nous  deux.  Vous  y  trouverez  des  choses  de  la  dernière  impor- 
tance subtilement  traitées,  et  c'est  moi  qui  en  ai  conseillé  le  contenu. 
Les  voici  dans  la  besace;  c'est  lui  qui  en  a  fait  le  nœud.  » 

Le  roi  fit  venir  sur-le-champ  le  castoi'  qui  était  notaire  et  secré- 
taire du  roi  :  il  se  nommait  Bokert;  il  avait  pour  fonction  de  lire  au 
roi  les  lettres  les  plus  difficiles  et  les  plus  importantes;  car  il  connaissait 
plusieurs  langues.  Le  roi  fit  aussi  mander  Hinzé.  Lorsque  Bokert  eut, 
avec  l'aide  de  Hinzé  son  compagnon,  défait  le  nœud  de  la  besace,  il  en 
tira  avec  étonnement  la  tête  du  pauvre  lièvre  : 

«  Voila  d'étranges  lettres!  s'écria-t-il.  Qui  les  a  écrites?  Qui  l'ex- 
pliquera? C'est  la  tète  de  Lampe;  tout  le  monde  peut  le  reconnaître.  » 

Le  roi  et  la  reine  reculèrent  d'hon-eur.  Mais  le  roi  baissa  la  tète,  et 
dit  : 

((  0  Reineke,  si  je  te  tiens  jamais!  » 

Le  roi  et  la  reine  s'affligèrent  extrêmement. 

((  Comme  Reineke  m'a  trompé!  dit  le  roi;  oh!  si  je  n'avais  pas 
ajouté  foi  à  ses  infâmes  mensonges!  » 

Il  était  tout  troublé,  et  tous  les  animaux  comme  lui.  Mais  Léopard, 
le  plus  proche  parent  du  roi ,  prit  la  parole  : 

«  Vraiment,  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  êtes  si  affligé  et  la  reine 
aussi.  Chassez  ces  pensées;  prenez  courage.  Un  tel  abattement  devant 
tout  le  monde  ne  peut  que  vous  déshonorer.  N'êtes- vous  pas  maître  et 
seigneur?  Tous  ceux  qui  sont  ici  n'ont  qu'à  vous  obéir! 

—  C'est  pour  cela  même,  répondit  le  roi,  qu'il  ne  faut  pas  vous 


LE    RE.NARD. 


étonner  si  j'ni  lo  cœuv  si  ronfrit.  Pnr  nialluMii'.  je  iiio  suis  Inissé 
oiraivr.  Car  le  liaitre.  |):ir  une  ruse  inlauie.  ma  induil  ii  punir  mes 
amis.  ]\\[iu  v[  Iseumiii  sunl  tous  deux  liimiilies  et  jjiisonniers;  ne  dois- 
je  pas    nien    ivpeiilii-  du    (nu  I  de    mon   nvuy'}    Cela    me  rapporte    |)eji 


Il  en  tira  la  tCte 


pauvre  li'jvro. 


•l'honneur  (le  Miallraiter  ainsi  les  picmiers  harons  de  ma  eour.  d'avoir 
ajf)uté  tiint  de  foi  aux  artifiees  de  ce  menteur;  en  un  mot,  d'avoir 
agi  sans  prudenee.  J'ai  suivi  trop  vite  le  conseil  de  ma  femme;  elle 
s'est  laissé  séduire;  elle  ma  piié  et  supplié  pour  lui.  Oh!  que  n'ai-je 
été  plus  ferme!  Maintenant  le  remords  est  tardif  et  tout  conseil  CKt 
su|)erflu.  .. 

Lt'Opard  dit  : 


SIMEMK  CHANT. 


«  Sire,  écoulez  ma  prière,  ne  vous  livi'e/  |)i»s  plus  loui;teinj)S  à  la 
douleur!  Le  mal  fait  peut  se  réparer.  Livrez  le  lu'lier  en  expiation  à 
l'ours,  au  louj)  et  ii  la  louve;  ear  Ik^l^n  a  avoué  hautement  et  auda- 
cieusement  (piil  a\ail  eonseillé  la  mort  de  Lampe;  (ju'il  l'expie  done 
maintenant!  après  cela,  nous  couri'ons  sus  à  Keineke;  nous  le  pren- 
drons, s'il  plaît  à  Dieu;  on  le  pendia  sur  l'heure;  si  on  le  laisse  parler, 
il  s'en  tireia  avec  de  belles  paroles  et  ne  sera  pas  pendu.  Quant  aux 
deux  prisonniers,  je  suis  sur  qu'ils  accepteront  une  réconciliation.  » 

Ce  conseil  [)lut  au  roi ,  qui  dit  à  Léopard  : 

«  Voti'e  avis  me  plaît.  Allez-moi  chercher  les  deux  hai'ons  ;  (juils 
repiennent  avec  honneur  leuis  places  dans  mon  conseil.  Convo([uons 
tous  les  animaux  qui  font  partie  de  la  cour;  il  faut  (ju'ils  apprennent 
les  infâmes  mensonges  de  Reineke,  comment  il  a  pu  échapper,  et  com- 
ment, avec  Bellyn,  il  a  mis  Lampe  à  mort.  Que  tout  le  monde  traite 
le  loup  et  l'ours  avec  respect;  comme  gage  de  réconciliation,  je  leur 
livre,  suivant  votre  avis,  le  traître  Bellyn  et  tous  ses  parents  ii  per- 
pétuité. ') 

Léo[)ard  courut  trouver  les  deux  prisonniers.  Brun  et  Iseni^rin.  On 
leur  enleva  leurs  liens;  puis  il  leur  dit  : 

(c  Consolez-vous,  je  vous  apporte  de  la  part  du  roi  la  paix  et  la 
liberté.  Écoutez-moi,  messeigneurs,  si  le  roi  vous  a  fait  du  ujal,  il  en 
est  fâché;  il  vous  le  fait  dire  et  désire  que  cela  vous  soit  satisfaction; 
pour  expiation,  il  vous  livre  Bellyn,  sa  fcimille  et  tous  ses  parents  à 
per[)étuité.  Sans  autre  forme  de  procès,  jetez-vous  sur  eux;  que  vous 
les  trouviez  aux  champs  ou  dans  les  bois,  n'in)porte,  ils  sont  à  vous. 
De  plus,  notre  gracieux  maître  vous  permet  encore  de  nuire  par  tous 
les  moyens  à  Reineke,  qui  vous  a  trahis;  lui,  sa  femme,  ses  enfants 
et  tous  ses  parents  vous  appartiennent;  vous  pouvez  les  poursuivre 
partout  où  vous  les  trouverez;  personne  ne  vous  en  empochera.  C'est 
au  nom  du  roi  que  je  vous  apporte  cette  liberté  et  ces  privilèges.  Le  roi 
et  tous  ses  successeurs  vous  les  maintiendronl.  Oubliez  donc  les  désa- 
gréments de  ces  derniers  jours  ,  jurez-lui  fidélité  et  respect,  vous  le 
pouvez  en  tout  honneur.  Jamais  il  ne  vous  blessera  plus.  Je  vous  con- 
seille d'accepter  ces  propositions.  » 

C'est  ainsi  que  la  paix  fut  faite;  le  bélier  la  paya  de  sa  tète,  et  tous 
ses  parents  sont  encore  aujourd'hui  poursuivis  par  la  puissante  famille 
d'Isengrin.  Voilà  l'origine  de  cette  haine  éternelle.  Maintenant,  les  loups, 
sans  honte   et  sans  remords ,  continuent  à  dévorer  les   brebis  et  les 


LE   KE.NAHD. 


..^.UMUx;  ils  croient  avoir  le  droit  do  leur  cùto;  lour  fuivur  non  (^j^r^^ne 
|Ms  un;  jamais  ils  no  so  roooncilioronl. 

^'''  '■'"">"''^"'  '•''  '^''in  01  .rison^^Tin.  lo  roi  pn.lon^oa  la  conr  ,lo 
^lou/r  jours;  ,1  voulait  n.ontror  |)ublM|uo.n,M,(  oonihirn  il  avait  à  cour 
do  fauv  la  paix  avec  ces  seii,Mieurs. 


SEPTIEME     CHANT 


Grand  festival  à  la  cour.  —  La  joie  universelle  est  troublée  par  l'arrivée  du  lapin  qui  a  laissé 
une  de  ses  oreilles  entre  les  griffes  de  Rcineke.  —  En  contrefaisant  le  mort,  le  traître  a  de 
plus  attiré  à  sa  portée  une  corneille  compatissante,  qu'il  a  dévorée  toute  vive.  —  Indignation 
du  roi,  qui  ordonne  la  prise  d'assaut  de  la  retraite  du  coupable.  —  Le  blaireau  se  rend  en 
toute  hâte  auprès  de  Reineke  pour  l'informer  de  cette  décision.  —  Reineke  fait  ses  adieux  à 
sa  femme,  et  lui  déclare  sa  résolution  de  tenir  tête  à  l'orage  et  de  se  rendre  à  la  cour  pour 

se  justifier. 


La  cour  devint  alors  un  lieu  de  plaisir  et  de  magnilicence;  maint 
chevalier  s'y  rendit;  à  tous  les  animaux  rassemblés  vinrent  se  joindre 
d'innombrables  oiseaux,  et  tous  ensem])le  comblèrent  de  respect  Brun 
et  Isengrin,  qui  oublièrent  leurs  souffrances  en  se  voyant  fètL%  par  la 
meilleure  compagnie  qui  ait  jamais  été  réunie.  Les  trompettes  et  les 
timbales  résonnaient,  et  l'on  se  livrait  à  la  danse  avec  ces  belles  manières 
qu'on  ne  trouve  qu'à  la  cour  ;  tout  avait  été  prodigué  de  ce  que  l'on 
pouvait  désirer.  On  envoya  messagers  sur  messagers  pour  porter  des 
invitations;  oiseaux  et  quadrupèdes  se  mirent  en  route.  On  les  voyait, 
paire  par  paire,  voyager  de  jour  et  de  nuit  et  se  hâter  d'arriver.  Pour 
Reineke,  le  faux  pèlerin,  il  était  aux  aguets  dans  sa  maison;  il  ne  son- 
geait guère  à  aller  à  la  cour;  il  n'y  comptait  pas  sur  un  bon  accueil. 
Suivant  sa  coutume,  ce  que  le  drôle  préférait,  c'était  déjouer  ses  tours. 
Et  la  cour  résonnait  des  chants  les  plus  mélodieux;  on  offrait  sans 
relâche  à  boire  et  à  manger  aux  invités.  On  se  livrait  aux  jeux  du 

10 


LE    IU:.\AUD. 


loiiriKti  cl  de  l'esi'rime.  Cliacun  sVlait  réuni  à  ses  j)aroils;  on  chanlail, 
au  son  des  jnpoaux  ot  des  chalumeaux.  I.e  roi  iv^ardail  avec  alVahililé 
(lu  liaul  de  son  esli;uie;  celte  iirande  réunion  lui  plaisail .  cl  il  vo\ait 
celle  foule  a\ec  joie. 


7:^^^-^-^^'r:-f^7''^'^'^WW 


.IIM^^^^^^ 


Huit  jours  étaient  dc-jà  écoulés;  le  roi  venait  de  se  mettre  ii  table 
avec  ses  premiers  barons;  la  reine  était  à  ses  côtés,  lorsque  le  lapin 
parut  devant  le  roi ,  tout  couvert  de  san/:;,  et  dit  avec  tristesse  : 

<(  Sire,  et  vous  tous,  prenez  pitié  de  moi!  car  rarement  vous  aurez 
entendu  le  récit  d'une  trahison  plus  periide  et  plus  meurtrière  que  celle 
dont  Reineke  vient  de  me  faire  la  victime.  Hier  matin,  il  pouvait  être 
six  heures,  je  le  trouvai  assis  devant  sa  porte  :  je  descendais  le  chemin 
qui  passe  devant  Malpertuis;  je   pensais  m'en  aller  en  paix.  11  était 


SEPTIEME    CHANT. 


hiibille  coiiimo  un  pèlerin  ,  dans  l'altiliidc  d'un  honnne  qui  lirait  ses 
prières.  Je  vjuius  passer  rapidement  pour  me  rendre  à  votre  cour. 
Quand  i!  me  vit,  il  se  leva  soudain  et  vint  au-devant  de  moi;  je  pensais 
que  c  était  pour  me  saluer  :  niais  il  me  saisit  avec  ses  pattes  connue 


pour  m'étrangler;  je  sentis  ses  grifles  derrière  mes  oreilles.  Je  crus 
vraiment  que  j'étais  un  homme  mort;  car  elles  sont  longues  et  aiguës, 
ses  gritres.  Il  me  jeta  par  terre.  Par  bonheur  je  me  dégageai,  et,  grâce 
à  la  légèreté  de  ma  course,  je  pus  me  sauver.  11  me  poursuivit  en 
grondant  et  jura  de  me  retrouver.  Je  me  tus  et  m'enfuis;  mais,  hélas! 
je  lui  ai  laissé  une  de  mes  oreilles  et  j'arrive  la  tête  en  sang;  regardez! 
j'y  ai  quatre  trous.  Songez  donc!  il  m'a  frappé  avec  tant  d'impétuosité, 
que  je  suis  presque  resté  sur  le  coup.  iMaintenant,  voyez  ma  détresse, 
voyez  le  cas  qu'il  fait  de  vos  saufs-conduits!  Qui  peut  voyager?  qui  peut 
se  rendre  à  votre  cour,  lorsque  le  brigand  tient  la  grand'route  et  attaque 
tout  le  monde?  » 

Il  finissait  à  peine ,  lorsque  la  bavarde  corneille  Merknau  se  mit  à 
dire  : 

«  Sire,  je  vous  apporte  une  triste  nouvelle;  je  ne  suis  guère  en  état 
de  parler,  tant  j'ai  de  peur  et  de  chagrin!  je  crains  que  cela  ne  me 


76 


\.\:  i{i:NAi{n. 


brise  onooro  lo  cœur;  voyiv.  h*  di'ploialtK^  mallioui'  (|iii  viont  d'arriviM' 
aujourd'luii.  SrharlVnoMu^  ma  rcmiiu',  i'(  moi.  nous  («lions  pailis  aiijour- 
(1  luii  (lo  iiiaïul  malin,  (juand  nous  vîmes  Reineke  élendu  mort  sur  la 
liiu\(MV.   les  \eu\  roulés  de   Iravers,  la   itueule  ouverte  et  la  laniçue 


pendante.  De  frayeur,  je  me  mis  à  pousser  les  hauts  cris.  Il  ne  ])Ougea 
pas;  je  eriai  et  me  lamentai  :  a  Hélas!  quel  malheur!  »  Je  redoublai 
mes  gémissements  :  «  Hélas!  il  est  mort!  que  je  le  regrette!  que  j'en 
<(  suis  désolée  !  »  Ma  femme  s'alïligeait  aussi  ;  nous  pleurions  ensemble. 
Je  lui  tàtai  le  ventre  et  la  tète;  ma  femme  s'appi'oclia  aussi  et  s'assura 
si  sa  respiration  ne  trahissait  j)as  un  reste  de  vie;  mais  elle  écouta  en 
vain;  nous  eussions  juré  tous  les  deux  qu'il  était  mort.  Ecoulez  main- 
tenant le  malheur!  tandis  que  dans  sa  tristesse,  et  sans  y  prendre  garde, 
elle  avait  rapproché  son  bec  de  la  gueule  du  vaurien,  le  cruel  le  remar- 
qua et  lui  happa  la  t('te  d'un  coup.  Je  ne  vous  dirai  pas  quel  fut  mon 
effroi.  «  0  malheur!  malheur  à  moi  !  »  m'écriai-je.  Reineke  se  leva 
alors,  se  jeta  sur  moi;  je  m'envolai  éperdue  de  frayeur.  Si  je  n'avais 
pas  été  si  prompte,  je  serais  devenue  sa  proie  également  ;  c'est  à  grand'- 
fxîine  que  j'ai  échappé  aux  griffes  de  l'assassin;  je  me  perchai  sur  un 
arbre.  Oh!  pOMr(juoi  ai-je  sauvé  ma  triste  vie?  J'ai  vu  ma  femine  dans 


SF.PTIKMK    Cil  \ NT.  77 


les  paltis  (lu  stviôral;  hi'las!  il  cul  hientùt  lait  de  inaugei' celle  lendre 
amie.  Il  nie  [)arut  avoir  si  iaiin,  qu'il  eût  été  (riuirneur  à  en  manger 
plusieurs  aulies;  il  n'a  rien  laissé,  pas  une  patte,  pas  un  |)etit  os. 
Pounpioi  ai-je  assisté  ii  un  pai'eil  sp;'(iacle.'  11  s'en  alla;  mais,  moi, 
je  ne  pouvais  m'en  aller;  le  cœur  navré,  je  volai  ii  la  place  funèbre; 
là,  je  ne  trouvai  que  du  sang  et  quelques  plumes  de  ma  femme.  Les 
voici,  je  les  apporte  connne  une  preuve  du  crime.  Ah!  sii'c  ,  prenez 
pitié  !  car ,  si  vous  épargnez  ce  traître  encore  celle  fois  ,  si  vous 
tardez  à  en  tirer  une  juste  vengeance,  si  vous  ne  donnez  pas  force  de 
loi  à  voti-e  \n\\\  et  ;i  votre  sauf-conduit ,  on  trouverait  à  diie  bien  des 
choses  qui  pourraient  vous  déplaire.  Car  le  proverbe  a  raison  :  il  est 
coupable  du  crime,  celui  qui  a  le  pouvoir  de  punir  et  qui  ne  punit  pas; 
alors  chacun  tranche  du  grand  seigneui-.  Cela  touche  de  près  à  votre 
dignité,  veuillez  le  considérer.  » 

Voilà  dans  quels  termes  la  cour  entendit  la  [)lainte  du  bon  lapin  et 
de  la  corneille.  Le  roi  s'écria  en  colère  : 

«  Je  le  jure  par  ma  fidélité  conjugale  !  je  punirai  ce  crime  de  telle 
façon  qu'on  ne  l'oubliera  de  longtemps!  Braver  ainsi  mon  sauf-conduit 
et  mes  ordres!  je  ne  le  souffrirai  pas.  Trop  légèrement  j'ai  cru  ce  coquin 
et  l'ai  laissé  échapper.  Moi-même,  je  l'ai  équipé  en  pèlerin  et  lui  ai 
donné  congé,  comme  s'il  partait  pour  Rome.  Que  ne  nous  a-t-il  pas 
fait  accroire,  ce  menteur!  Avec  quelle  facilité  n'a-t-il  pas  su  gagner 
l'intérêt  de  la  reine!  Elle  m'a  persuadé,  et  maintenant  il  s'est  échappé; 
mais  je  ne  serai  pas  le  dernier  qui  se  repentira  amèrement  d'avoir  suivi 
un  conseil  de  femme.  Si  nous  laissons  le  scélérat  plus  longtemps  sans 
punition,  c'est  une  honte.  Il  a  toujours  été  un  coquin  et  le  restera  tou  ■ 
jours.  Songez  donc  tous,  messeigneurs,  au  moyen  de  le  prendre  et  de  le 
juger.  Si  nous  nous  y  mettons  sérieusement,  nous  sommes  sûrs  du 
succès.  )) 

Le  discours  du  roi  plut  fort  à  Brun  et  à  Isengrin. 

((  Nous  serons  donc  vengés  à  la  fin  !  »  pensèrent-  ils  tous  les  deux. 

Mais  ils  n'osèrent  pas  parler,  voyant  que  le  roi  était  de  mauvaise 
humeur  et  excessivement  en  colère. 

La  reine  dit  enfin  : 

«  Mon  gracieux  seigneur,  vous  ne  devriez  pas  vous  mettre  en 
d'aussi  violentes  colères  et  faire  un  serment  si  à  la  légère  ;  votre  dignité 
en  souffre,  ainsi  que  l'autorité  de  votre  parole.  Car  nous  ne  voyons 
encore  nullement  la  vérité  au  grand  jour;  il  faut  encore  entendre  l'ac- 


78  LK    HKiNAUD. 


tusé.  Et,  s'il  olail  présoni .  plus  d'un  se  tairait  qui  parle  maintenant 
conlre  Heineke.  11  faut  loujours  entendre  les  deux  pailies;  car  plus 
d'un  riiniinel  aceuse  les  autres  poui'  cacIuM'  ses  propres  méfaits.  J'ai 
loujours  iviiai'ilé  lleineUe  eoniuie  un  liouuue  sai^e  et  iutellii^ent,  je  n'y 
V(>\ais  i)as  de  mal;  je  n'ai  jamais  eu  (pie  votre  bien  en  vue,  (juoiqu'il 
en  soit  arii\e  auticment.  Car  son  avis  est  toujours  hou  ii  suivi'e,  (juoique, 
il  vrai  dire,  sa  vie  mei'ite  |)lus  d'un  lilàme.  De  plus,  il  faut  songer  aux 
grandes  alliances  de  sa  famille.  Les  alVaires  ne  gagnent  pas  a  être  pré- 
cipitées, el  ce  (pie  vous  aurez  résolu,  vous  rexéculeiez  toujours  ii  la  lin, 
puisque  vous  êtes  notre  maitiv  et  seigneur.  » 

El  Léopard  ajouta  : 

0  Puisque  vous  écoutez  tout  le  monde,  écoutez  donc  aussi  Reineke. 
Ouil  se  présente,  et  on  exécutera  sur-le-champ  votre  résolution.  C'est 
probablement  lavis  de  tous  ces  seigneurs  et  celui  de  votre  noble 
épouse.  ') 

Là -dessus .  L-^engrin  se  mil  à  dire  : 

«  Que  chacun  donne  son  meilleur  avis!  Seigneur  Lc'opard,  écoutez- 
moi!  Ouand  même  Reineke  viendrait  à  l'instant  ici  et  se  blanchirait  de 
la  double  accusation  de  la  corneille  et  du  lapin  ,  il  ne  m'en  serait  pas 
moins  très-facile  de  prouver  (piil  a  mérité  la  mort.  iMaisjenie  tais  jus- 
qu'il ce  que  nous  le  tenions.  Avez-vous  donc  oublié  comme  il  en  a 
menti  au  roi  avec  son  trésor?  Ne  devait-il  pas  le  trouver  à  llusterlo, 
près  de  Krekelborn,  et  tout  le  reste  de  ce  grossier  mensonge?  Il  nous  a 
tous  trompés;  et,  moi  et  Brun,  il  nous  a  déshonorés;  mais,  j'en  mettrais 
ma  vie  à  gage,  je  parie  (pie  ce  perfide  uu'ne  sur  la  bruyère  la  vie  qu'on 
vient  de  nous  diie;  il  r(')de  c'a  et  lii,  il  pille,  il  tue;  si  le  roi  et  les  sei- 
gneurs le  trouvent  bon,  on  procédera  comme  ils  le  veulent.  Mais  s'il 
voulait  venir  séiieusement  ii  la  cour,  il  y  serait  (h'jà  depuis  longtemps. 
Les  messagers  du  roi  ont  paicoinu  tout  le  pays  j)Our  inviter  aux  fêtes 
de  la  cour,  et  il  est  reste  chez  lui.  » 

Le  roi  dit  alors  : 

«(  A  quoi  bon  laltendre  si  lougleiiqis?  Pi'éj)arez-vous  tous  (telle 
est  ma  volonté)  à  me  suivre  dans  six  jours;  car  vraiment  je  veux  voir 
la  lin  de  ces  démêlés.  Qu'en  dites-vous,  messeigneurs?  ne  serait-il  pas 
capable  a  la  (in  de  ruiner  tout  un  pays?  Ten(.'z-vous  prêts,  en  aussi  bon 
état  que  possible ,  et  venez  en  harnais  avec  des  arcs ,  des  lances  et 
d'autres  armes;  comportez-vous  bravement  et  vaillamment!  Que  chacun 
porte  son  nom  avec  honneur;  car  j'armerai  des  chevaliers  sur  le  cliami) 


SEPTIEME   CHANT.  79 


de  bataille.  Nous  allons  assiéger  la  Ibileiesse  de  iMalpertuis;  nous  ver- 
rons ce  qu'il  a  dans  son  cliAteau.  » 

Tous  les  seigneurs  s'écrièrent  : 

«  Nous  obéirons!  » 

C'est  ainsi  que  le  roi  et  les  seigneurs  entreprirent  d'assiéger  la  for- 
teresse de  3Ialpertuis  pour  punir  Reineke.  .^lais  Grimbert,  qui  avait  fait 
partie  du  conseil,  s'échappa  en  secret  et  alla  trouver  Reineke  pour  lui  en 
dire  la  nouvelle.  Il  s'en  allait  tout  afïligé,  gémissait  et  se  disait  à  lui-même  : 

«  Hélas!  mon  oncle,  que  va-t-il  advenir?  Toute  ta  race  déplore  ton 
sort  à  juste  titre,  car  tu  es  le  chef  de  toute  notre  race!  Quand  tu  nous 
défendais  devant  le  tribunal,  nous  étions  bien  tranquilles  :  [)ersonne  ne 
pouvait  résister  à  ton  adresse.  » 

C'est  dans  ces  pensées  qu'il  atteignit  le  château;  il  trouva  Reineke 
assis  en  plein  air;  il  venait  de  prendre  deux  jeunes  pigeons  qui  avaient 
voulu  essayer  leur  essor  loin  du  nid  ;  mais  leurs  plumes  étaient  trop 
petites;  ils  étaient  tombés  à  terre,  hors  d'état  de  se  relever,  et  Reineke 
les  avait  attrapés;  car  il  allait  souvent  à  la  chasse.  Il  aperçut  de  loin 
Grimbert  et  l'attendit;  il  le  salua  et  lui  dit  : 

«  Soyez  le  bienvenu,  mon  cher  neveu,  vous  que  j'aime  le  |)ius  de 
toute  ma  famille!  Pourquoi  vous  pressez-vous  tant?  Vous  êtes  tout 
essoufflé;  m'apportez-vous  des  nouvelles?  » 

Griuibert  lui  répondit  : 

«  La  nouvelle  que  j'apporte  n'a  rien  d'agréable,  vous  le  voyez, 
j'accours  avec  eiïroi;  tout  est  perdu,  votre  vie  et  votre  fortune!  J'ai 
été  témoin  de  la  colère  du  roi;  il  a  juré  de  vous  prendre  et  de  vous 
punir  par  une  mort  infâme.  Il  a  donné  l'ordre  à  tous  ses  vassaux  de 
paraître  ici  dans  six  jours,  armés  d'arcs,  d'épées,  d'arquebuses,  et  avec 
des  chariots;  ils  vont  tous  tomber  sur  vous,  songez-y  bien!  Isengrin 
et  Brun  sont  aussi  bien  avec  le  roi  que  je  le  suis  avec  vous ,  et  tout  se 
fait  à  leur  gré.  Isengrin  vous  accuse  tout  haut  d'être  le  brigand  et 
l'assassin  le  plus  épouvantable,  et  ses  cris  émeuvent  le  roi.  Il  est  nommé 
maréchal;  vous  en  aurez  des  nouvelles  dans  peu  de  semaines.  C'est  le 
lapin  et  la  corneille  qui  ont  déposé  contre  vous.  Si  le  roi  peut  vous  sai- 
sir cette  fois,  vous  ne  vivrez  pas  longtemps;  voilà  ce  que  je  crains. 

—  Voilà  tout?  répondit  le  renard.  C'est  une  bagatelle.  Quand  même 
le  roi  avec  tout  son  conseil  aurait  promis  et  juré  ma  mort  par  un  double 
et  triple  serment ,  je  n'aurais  qu'à  me  présenter  en  personne  et  je  les 
mettrais  tous  à  mes  pieds;  car  ils  ne  font  que  discuter  et  ne  savent 


80  l.K    HKNMU). 


jamais  lonclinv.  Laissons  cola .  mon  clier  neveu .  suivez-moi  et  voyez 
un  peu  ee  que  je  vais  vous  ilonnei'.  Je  viens  juslemenl  de  prendre  deu\ 
petits  pii:eons  tout  jtMmes  et  tout  ^ras  ;  e"est  pour  moi  le  plus  delieieuv 
de  U)us  les  mets,  ear  ils  sont  faciles  ;i  dii^eier  :  on  n"a  (juii  les  avaler. 
Et  ees  |>etils  os,  connue  ils  sont  lions!  ils  fondent  ilans  la  bouche,  c'est 
moitié  lait,  moitit'  sani:.  Cette  nouiiiluie  ic^ric  me  coiivienl,  et  ma 
femme  a  le  même  i^oùt  (jue  moi.  \  eue/  donc!  elle  nous  recevi'a  amica- 
lenuMit;  nuiis  qu'elle  ignore  pourciuoi  vous  êtes  venu.  La  moindre  des 
choses  lui  tombe  sur  le  cœur  e(  la  ivml  malade.  Demain,  je  me  rendrai 
à  la  cour  avec  aous;  lii .  mon  cher  ni'>eu.  jespèie  (pie  vous  me  vien- 
drez en  aide,  comme  il  convient  (Miti'c  bons  j)aren(s. 

—  Je  metliai  xolonlicrs  ma  fortune  et  ma  vie  ;i  votre  disposition,  » 
dit  le  blaireau. 

Et   Reineke  i-epondit  : 

(i  Je  ne  Toublierai  pas.  Si  mes  jouis  se  proloui^enl,  vous  n'y  per- 
drez point.   ' 

L'autie  iej)artil  : 

«  Comparaissez  liiavement  devant  les  seigneurs  et  défendez-vous  de 
votre  mieuK;  ils  vous  écouteront.  Léopard  a  été  d'avis  qu'il  ne  fallait 
pas  \ous  j)unir  avant  de  vous  avoir  entendu;  la  reine  a  opiné  de  même. 
Hemaïquez  bien  ccttr  circonstance  et  tâchez  de  lutiliseï*.  » 

Mais  Reineke  dit  : 

"  Soyez  tranquille,  tout  (cla  s'arran.nera.  Le  roi,  si  colère,  se  cal- 
mera fpiand  il  m'aura  entendu;  je  m'en  tirerai  encore  cette  fois.  » 

Et  ils  entrèrent  tous  les  deux  et  furent  gracieusement  reçus  par  la 
dame  de  la  maison  :  elle  leur  servait  tout  ce  qu'elle  avait.  On  partagea 
les  pigeons  ;  on  les  trouva  délicieux ,  et  chacun  en  savoura  sa  j)art.  Ils 
ne  se  rassasiaient  pas,  et  ils  en  auraient  certainement  mangé  une  demi- 
douzaine,  s'ils  avaient  su  où  les  trouver. 

ReinelvC  dit  au  blaireau  : 

«  Avouez,  mon  neveu,  que  jai  (\r>  enfants  cliarmants.  Ils  plaisent 
à  tout  le  monde.  Dites- moi,  comment  trouvez -vous  lîousseau  et 
Reinliart.  le  [)etit?  Ils  augmenteront  un  jour  notre  famille;  pour  le 
moment,  ils  commencent  à  se  former  petit  ii  petit,  ils  font  ma  joie  du 
malin  jusqu'au  soir.  L'un  prend  un  poulet,  l'autre  met  la  patte  sur  un 
gâteau;  ils  |>loni:ent  même  bravement  dans  l'eau  pour  attrapei:  les 
canards  et  les  vanneaux.  Je  voudrais  bien  les  envoyer  à  la  chasse  plus 
souvent  ;   mais   il    faut   que  je    leur  af)prenne   avant  tout    la    prudence 


•  SKPTIKME    CHANT. 


et  les  précautions  à  prendre  pour  savoir  se  i^arer  des  lacds.  (U'>  clias- 
seui'S  et  des  eliiens.  Une  fois  au  l'ail  el  hien  dressés  eoimiic  il  l';iiil.  alors 
ils  ciiasseront  tous  les  jours  el  rieu  ne  niaïKjuera  à  la  maison.  Ils  (lias- 
sent dejji  de  race  et  savent  déjà  maints  tours.  Quand   ils  s  \  mellenl, 


^i:^-BT  :i 


Attendez-moi,   vous  me  revenez,  ma  chère  amie. 


les  aulies  animauv  senluienl;  ils  sauleiU  a  la  gorye  de  l'ennemi,  (jui 
ne  giiioHe  i)as  lonii:teuips.  C'est  la  façon  de  Ueineke.  Ils  savent  aussi 
happer  vivement,  et  leur  bond  est  infaillible;  voilii  ce  ([u'il  faut  !  » 

Grind)ert  dit  : 

«  C'est  un  iioniieur  et  une  cause  de  joie  d'avoir  des  enfants  connue 
on  le  désii'e  et  (|ui  s'habituent  de  bonne  heure  à  aider  leurs  parents 
<lans  leurs  métiers.  Je  me  félicite  de  tout  mon  cœur  de  les  savoir  de  ma 
famille  et  j'en  attends  des  merveilles. 

—  Laissons  cela,  répliqua  Keineke  ;  allons  nous  couehei',  car  nous 
sonuues  tous  las,  et  Grimbert  surtout  doit  èti'e  fatiiiué.  » 

Et  ils  se  couchèrent  dans  la  salle,  dont  le  plancher  était  tout  cou- 
vert de  foin  et  de  feuilles,  et  dormirent  tous  ensendjie.  Mais  Reineke 

11 


S:2 


Li:   HENAIU). 


\oiIlail  lie  fraunir;  il  lui  semblait  que  la  chose  valail  (ju'on  >  pensAt,  el 
le  malin  le  trou>a  eiuore  |»l()ni;é  dans  sa  meililalion.  Il  se  le\a  de  sa 
eoiulu'  el  dil  il  sa  renniu>  : 

«>  Ne  NOUS  iinjuiele/.  |ia>!  (iiiinlieil  ma  prie  de  raeeompai^nei"  il  la 
cour;  resle/  IraïKpiillemenl  ii  la  maison.  Si  (pielipiun  nous  j)arle  de 
moi.  aii'aniie/.  cela  pour  le  iiiieux  cl  i^ardc/.  Iticii  le  chàleau  ;  de  celle 
iaçon .  nous  serons  tous  en  >ùic'le.  » 

Dame  Krmeline  séeria  : 

*  C'est  hien  elian.ue!  nous  ose/,  lelourner  ii  la  cour  oii  l'on  nous  a 
voulu  faire  tant  de  mal.  Y  c!es-\ous  oblii^é?  Je  nen  vois  pas  la  néces- 
sité; sonirez  au  passe  ! 

—  Certes,  dil  Heincke,  il  n'y  avait  |)as  de  quoi  rire;  j'avais  beau- 
(  <»up  d  ennemis,  el  ma  détresse  fut  i::;rande  ;  mais  il  arrive  bien  des  choses 
»j)us  le  soleil.  Contre  toute  jM'obabilité,  il  advient  tel  et  tel  événement, 
el  celui  tpii  croit  |)osseder  une  chose  la  j)erd  tout  d'un  coup.  Ainsi, 
laissez-moi  jtailii!  J  ai  fort  ii  faire  lii-bas;  restez  en  paix,  je  vous  en 
>u|)plie.  Nou>  uaNc/  |)as  besoin  de  vous  tourmenter.  Altcndez-nioi , 
vous  me  reNerrez.  ma  chère  amie,  dans  cin(|  ou  six  joui's,  si  cela  m'est 
|)ossible.  » 

Kl  il  pailil  accompai^né  de  (irindicil  le  bhiireau. 


HUITIEME    CHANT 


Cliciniu  faisant,  Iloinckc  complète  sa  confession  ;  puis  il  demande  conseil  an  blaireau.  —  Les 

remontrances  de  celui-ci  amènent  Reineke  à  développer  son  système  de  morale.  —  Rencontre 

du  singe,  qui  se  rendait  à  Rome;  il  promet  à.  Reineke  de  faire  lever  l'excommunication  qui 

pèse  sur  lui. 


Grini!)ert  et  Reineke  s'en  allèrent  donc  ensemble  à  travers  la  bruyère, 
en  droite  lii^ne  vers  le  château  du  roi. 

Reineke  dit  : 

«  Advienne  ([ue  pourra!  cette  fois,  j'ai  un  pressentiment  que  mon 
voyage  aura  les  meilleurs  résullats.  Mon  cher  neveu,  écoutez-moi  : 
depuis  la  dernière  fois  (jue  je  me  suis  confessé  à  vous,  je  suis  retombé 
dans  plus  d'un  péché.  En  voici  de  i^^rands,  de  petits,  et  ceux  que  j'avais 
oubliés  l'autre  fois.  J'ai  su  me  faire  une  besace  avec  un  morceau  de  la 
peau  de  l'ours;  le  loup  et  la  louve  ont  du  me  donner  leurs  souliers; 
voilà  comment  je  me  suis  vengé.  C'est  à  force  de  mensonges  que 
j'obtins  tout  cela;  je  sus  exciter  la  colère  du  roi,  et  je  l'ai  indii^nement 
trompé;  car  je  lui  fis  un  conte  et  lui  ai  inventé  des  trésors  imaginaires. 
Ce  n'était  pas  encore  assez  :  je  mis  à  mort  Lampe  et  je  chargeai  Bellyn 
de  porter  la  tète  de  la  victime  ;  le  roi  se  mit  en  colère  contre  lui ,  et 
c'est  lui  qui  a  payé  pour  moi.  Quant  au  lapin,  je  l'ai  vivement  serré 
derrière  les  oreilles  jusqu'à  l'étouiïer,  mais  j'eus  le  chagrin  de  le  voir 
échapper.  Je  dois  aussi  l'avouer,  la  corneille  ne  se  plaint  pas  à  tort  ;  j'ai 


i.K  iu:\  \\\\). 


riianuo  sa  foninie.  Voilà  mes  méfaits  ilojiuis  ma  confession.  Mois  alors 
j'en  ai  oublie  un  (pio  je  vais  vous  laeonler  :  e"es(  une  friponnerie  qu'il 
l'auj  (|ue  NOUS  saeliie/.  eai"  je  naiiinMais  pas  m'en  eliai'iier  la  eonseicMiee  ; 
je  I  ai  mise  aulrelois  sur  le  comple  du  loup.  \ous  allions  une  Ibis 
ensemble  entre  Haekys  et  Elvenlinueu;  nous  vîmes  de  loin  une  jument 
avee  son  |)oulan».  noirs  eouune  un  corbeau  lim  cl  lauli'c;  le  poulain 
pouvait  avoir  (piali'c  mois.  Isenjurin.  (pii  tMait  tourmenti'  par  la  faim, 
me  ilil  :  »  Demande  donc  ii  la  jument  si  clk  vinit  nous  vendic  son  pou- 
«  lain,  et  ii  (piel  prix.  *  Alors  j'allai  pivs  d'elle  et  je  tentai  l'avcMUm'c. 
»'  Cliere  daiui' jumml .  lui  dis-je.  C(  poulain  est  ii  nous,  ;i  ce  (|ue  je 
«  vois;  vi.udiit'/.-vous  bien  le  Ncndi'c?  J'aimerais  ii  le  savoii'.  —  Si  vous 
'    le  paye/,  bien,  l'cpontlit-ellc .  je  puis  m'en  défaiie.  Quant  au  prix  que 

■  j'en  veu\.  vous  pouvez  le  lire,  il  est  écrit  sur  mon  pied  de  derrière.  » 
Je  compris  ce  que  cela  voulait  dire  et  je  repartis  :  »  Je  dois  vous  l'avouer, 
H  je  ne  sais  pas  lire  et  écrire  comme  je  le  désirerais.  D'ailleurs,  ce  n'est 
•^  pas  moi  qui  ai  envie  de  votre  enfant  ;  c'est  Isengiin  qui  m'a  envoyé,  car 
•<  c'est  lui  (jui  voudrait  vider  cette  affaire.  —  Qu'il  vienne  donc!  »  répliqua- 
t-elle;  «je  vais  le  lui  apprendre.  »  Et  je  retournai  près  d'Isengrin,  qui 
m'attendait.  «Si  vous  voulez  vous  rassasier,  lui  dis-je.  vous  n'avez 
X  qu'à  vous  approcher;  la  jument  vous  donne  le  poulain  :  le  prix  en  est 

•  écrit  sur  son  sabot  de  derrière.  <>  Vous  n'avez  (pi'ii  le  regarder-,  »  m'a- 
H  l-ellc  dit;  mais,  a  mon  grand  chagrin,  j'ai  du  maiwpiei-  maintes  excel- 
«  lentes  occasions,  parce  que  je  n'ai  pas  appris  à  lire  et  a  eciire.  Essayez- 

■  le,  vous,  mon  oncle,  et  regardez  ce  qui  est  écrit;  vous  le  compiendrez 
-  peut-être.  <>  Isengrin  dit  :  <(  Pounpioi  ne  le  lirais-je  pas'.>  Ce  serait  un 
«  peu  fort!  je  comprends  l'allriMand.  le  latin,  le  Nvelclie,  et  ntème  le  fran- 

•  çais  :  car  j'ai  fait  mes  études  à  Krfurt  ;  j'ai  passé  mes  examens  de  droit; 
«j'ai  fait  ma  licence  en  règle  et  je  lis  toutes  les  écritures,  connue  si 
"  c'était  mon  r)om;  aussi  je  ne  sciai  pas  embarrassé  en  ce  moment.  I{es- 
'  lez  là!  je  m'en  vais  lire  celte  écrituie,  nous  allons  voir!  »  Et  il  alla  et 
dit  à  la  jument:  «  Combien  le  poulain'.'  Faites  un  prix  raisonnable!  » 
Elle  répondit  :  «  Vous  n'avez  (pia  lire  la  somme;  elle  est  écrite  sur  moii 
'  pieJ  de  derrière.  —  Voyons.  .  repartit  le  loup.  Elle  dit  :  <(  Faites!  »  et 
elle  leva  le  piel;  il  venait  d'être  ferré»  de  six  clous;  elle  le  frappa  juste 
et  en  plein!  car  elle  atteignit  le  loup  a  la  t-'-le  ;  il  tomba  a  la  renverse  et 
resta  comme  mort.  La  jument  détala  de  son  mieux.  Le  loup  resta  éva- 
noui assez  longtemps.  .\u  bout  d'une  heure,  il  levint  à  lui  et  se  mit  à 
hurler  comme  un  cliien.  Je  m'approchai  de  lui  et  lui  dis  :    "  .Alon  cher 


HUITIKME   CHANT. 


85 


<(  oncle,  ouest  la  jument?  le  poulain  a\ail-il  bon  i^oùt?  Vous  êtes  rassa- 
«  sié  et  vous  m'avez  oublié  :  cela  n'est  pas  bien  ;  c'est  moi  qui  vous  ai 
«  servi  de  messager;  vous  vous  êtes  mis  à  dormir  après  le  repas.  Dites- 
«  moi,  qu'est-ce  qu'il  y  avait  d'écrit  sous  le  pied  de  la  jument?  car  vous 


L'Ile  le  frappa  juste  et  en  plein!  car  elle  atteignit  le  loup  à  la  t^te. 


((  êtes  un  grand  savant!  — Ah!  répliqua-t-il,  avez-vous  bien  le  cœur 
((  de  railler?  Connue  je  suis  arrangé  cette  fois -ci!  Un  rocher  aurait 
«  pitié  de  moi;  que  le  diable  enlève  la  jument  aux  longues  jambes!  son 
((  pied  était  garni  d'un  fer  avec  des  clous  neufs;  c'était  le  chiffre  écrit; 
((  j'en  ai  six  blessures  dans  la  té(e.  »  A  peine  s'il  en  réchappa.  J'ai 
maintenant  tout  confessé,  mon  cher  neveu,  pardonnez -moi  toutes  ces 
œuvres  coupables.  Il  est  difficile  de  savoir  ce  qu'il  m'adviendra  ïi  la 
cour;  en  tout  cas,  j'ai  soulagé  ma  conscience  et  je  me  suis  purgé  de 
mes  péchés.  Dites-moi  maintenant  ce  que  je  dois  faire  pour  m'amender 
afin  de  revenir  en  état  de  grâce.  » 

Grimbert  dit  : 

«  Je  vous  retrouve  chargé  de  nouveaux  péchés.  Cependant,  les 
morts  ne  peuvent  pas  revenir  à  la  vie;  certes,  il  vaudrait  nn'eux  qu'ils^ 


86  l.H    IJK.NAIU). 


no  fussent  pas  nioris.  Mais,  mon  chcv  onclo .  en  considération  de  la  cir- 
constance terriltlo  où  NOUS  rlts  (M  de  la  iiioil  prochaine  (jiii  vous  menace, 
je  \eu\  biiMi  NOUS  absoudre  de  vos  pèches  en  ma  (piahte  de  serviteur 
de  Dieu,  car  nos  ennemis  \onl  nous  alhujut'r  sans  merci,  je  crains  tout; 
on  ne  nous  |);n'di)nmM'a  pas  suil(»ul  Tcnvoi  de  hi  tèic  (hi  licNre.  Avouez- 
le.  ce  lui  une  .irran  le  temerile  (pie  celle  insulte  au  roi.  et  cela  vous 
miira  plus  (pie  NoIre  elourderie  ne  la  pense. 

—  Nullemenl.  repli(pia  le  l'use  cixpiin.  Je  dois  vous  le  dire;  c'est 
une  sini^ulière  allaire  (pie  le  monde  et  sa  morale  :  on  ne  peut  [)as  (Hre 
un  saint  comme  au  couvenl.  vous  le  savez  bien,  (lelui  (|ui  vend  du  miel 
se  lèche  les  (loi.i;ls  de  lemps  en  temps.  Lampe  ma  lent('  on  ne  peut 
plus;  il  i^ambadait  çii  el  lii  devant  mes  ycii\ .  sa  petite  personne  toute 
i,'rassouillette.  me  plut  .  el  je  mis  toute  alleclion  de  côté.  C'est  ainsi  que 
je  fis  pàtir  aussi  lîellyn.  A  eu\  le  mal,  à  moi  le  pc'dié;  mais  aussi  ces 
animau\  sont  si  lourds,  si  i!;rossiers  et  si  slupides  en  toute  chose!  11 
nreùl  fallu  encore  faire  des  cérémonies!  Je  n'en  avais  ij;uère  l'envie.  Je 
venais  d'échapper  à  grand'peine  ii  la  cour  et  ii  la  potence,  et  je  leur 
enseiirnai  maintes  choses,  mais  sans  profit.  Cei'tainement  chacun  devrait 
aimer  son  prochain,  je  dois  l'avouer;  cependant  j'ai  fait  peu  de  cas  de 
ceux-ci;  mais  ceux  (pii  sont  morts  sont  morts,  vous  l'avez  dit  vons- 
niènie.  Pailons  d'autre  chose. 

'<  Nous  vivons  dans  des  leuijis  daii.^ereux;  car  (pie  se  |)asse-t-il  de 
haut  en  bas?  On  ne  S!)ul11e  plus  un  mot;  pourlant  nous  n'en  pens:)ns 
pas  moins,  nous  autres.  Le  roi  pille  tout  comme  les  autres,  nous  le 
savons;  ce  (pi" il  ne  prend  pas  lui-m  mu  ',  il  le  fait  prendre  par  des  ours 
et  des  loups,  et  il  croit  (piil  en  a  le  droit.  Il  ne  se  rencontre  personne 
(pii  ose  lui  dire  la  vérité,  tellement  le  mal  a  pénétré  partout.  Ni  con- 
fesseur ni  cha|)elain;  ils  se  taisent!  Pounpioi?  Parce  qu'ils  en  prennent 
l"ur  part,  n'y  aui-ail-il  (juiiiie  souiaiie  ii  .irairiier  ;  et  puis  (pie  l'on  vienne 
s  en  plaindre!  On  lerait  aussi  bien  de  prendre  la  lune  avec  ses  dents, 
ce  serait  peine  perdue  el  le  plaii:nant  fera  bien  de  choisir  un  autre 
métier.  Car  ce  «pii  est  pris  est  pris,  et  l'on  peut  dire  adieu  ii  ce  fjui  est 
tombé  sous  la  patte  d  un  puissant  ;  on  écoute  peu  la  plainte  et  elle 
tatii^ue  a  la  lonixue.  Notre  maître  est  le  lion  .  et  il  croit  de  sa  dii^nité  de 
tout  prendre  pour  lui.  Il  nous  ap[)('lle  (rordinairc  ses  ii;ens;  dans  le  fait, 
ce  qui  est  à  nous  me  fait  l'effet  d'être  ii  lui.  Vous  le  dirai-je,  mon 
neveu?  le  roi  aime  surtout  les  .qens  qui  viennent  a  lui  les  mains  pleines 
et  (jui  font  tout  ce  cpi'il   veut;  on  ne  le  v.)it  (|U  ■  t!V)p  chiirement.    La 


blTlKMK    CHANT. 


rentrée  du  loup  cl  <!•'  I  oiii>  ;iii  (onx'il  corilcr;!  clier  ;i  plus  d'un;  ils 
volent  et  pillent;  le  loi  les  aiim»;  chacun  le  voit  et  se  tait,  et  pense  que 
son  tour  viendia.  il  \  en  a  |)lus  de  (juatre  de  la  sorle  aux  côtés  du  l'oi, 
les  plus  grands  seii^neurs  cl  les  |)lus  distingués  de  la  coui'.  Quand  un 
pauvre  diable  connue  Reineke  prend  par  hasard  un  petit  poulet,  ils  se 
jettent  tous  sur  lui,  le  poursuivent,  le  saisissent  et  le  condamnent  à 
mort  à  runanimite.  On  se  débarrasse  ainsi  des  petits  voleurs,  les  grands 
ont  de  l'avance;  ils  gouvernent  le  pays  et  les  châteaux. 

((  Voyez-vous,  mon  neveu,  quand  je  vois  tout  cela  et  (|ue  je  rélléchis 
lii-dessus.  alors,  ma  loi,  je  joue  aussi  mon  jeu  et  je  me  dis  souvent  : 
«  11  ne  doit  pas  y  avoir  de  mal  à  cela,  puis(|ue  tout  le  monde  agit  ainsi  !  » 
Il  est  vrai  que  la  conscience  se  remue  par  moments,  et  me  montre 
de  loin  la  colère  céleste  et  le  jugement  derniei'.  et  me  fait  penser  ;i  ma 
fin;  si  petit  qu'il  soit,  le  bien  mal  acquis  doit  être  restitué.  Et  alors  j'ai 
des  remords  dans  mon  c(eur;  mais  cela  ne  dure  pas  longtemps.  Oui,  à 
quoi  cela  te  servirait-il  d'èli'e  le  meilleur?  Les  meilleurs  n'en  sout  pas 
moins  peu  respectés  [)ar  le  i)euple  dans  ces  temps-ci;  car  la  foule  sait 
s'en(|uérir  de  tout,  elle  n'épargne  personne,  elle  invente  ceci  et  cela.  Il 
y  a  peu  de  bien  dans  le  menu  peuple,  et  vraiment  il  y  a  bien  peu  de 
cik)yens  qu'on  puisse  appeler  justes  et  bons  :  car  ils  ne  font  que  dire  du 
mal;  ils  savent  pourtant  le  bien  qu'il  y  a  à  dire  des  seigneurs  grands  et 
petits;  mais  ils  le  taisent  et  rarement  il  en  est  question.  Cequeje  trouve 
de  plus  triste,  c'est  l'illusion  qu'ont  les  hommes  de  croire  que  chacun 
dans  l'orgueil  de  sa  volonté  pourrait  gouverner  et  juger  le  monde.  Si 
chacun  mettait  à  la  raison  sa  femme  et  ses  enfants,  et  savait  refréner 
l'insolence  de  ses  domestiques,  on  pourrait,  Njrsque  les  fous  prodiguent 
tout,  goûter  une  heureuse  médiocrité.  Mais  conunent  le  monde  pour- 
rait-il s'améliorer?  chacun  se  permet  tout  et  veut  corriger  les  autres  par 
la  force,  et  nous  tombons  de  plus  en  plus  dans  l'abime  du  mal.  Des 
non-sens,  le  mensonge,  la  trahison,  le  vol,  les  faux  serments,  le  bri- 
gandage et  l'assassinat,  on  n'entend  pas  parler  d'autre  chose;  des  faux 
prophètes  et  des  hypocrites  trompent  indignement  les  honnnes.  Tout  le 
monde  vit  ainsi,  et,  quand  on  veut  les  exhorter  à  changer,  ils  le  pren- 
nent légèrement  et  vous  répondent  :  u  Eh  !  si  le  péché  était  aussi  lourd 
«  Qi  aussi  grand  qu'on  nous  l'a  prêché,  ici  et  l;i,  le  prêtre  serait  le  pre- 
«<  mier  à  leviter.  »  Ils  s'excusent  ainsi  par  le  mauvais  exemple  et  res- 
semblent tout  a  fait  aux  singes  qui,  nés  pour  imiter  sans  choix  et  sans 
r<uson,  sattirent  une  correction  sévère. 


I.1-:    UKNAHl). 


-  Il  o>t  vrni  qno  lo?  orriésiastiqiios  dovraiont  niioux  so  conduiro;  ils 
|KUiriaiiMil  faire  l>it'ii  tics  cliosc's  ;i  comlilion  {\o  les  laiic  socivIiMncnl  ; 
mais  ils  lu»  nous  iiuMiaiicnl  iiuric.  nous  aulivs  laKjucs.  (>l  Ion!  (oui 
ce  (|ui  l(MU'  |tlail  iK'xaul  nous  coninu'  si  nous  clions  a\(Mi.i:l(S;  mais 
niius  \c  Noyons  liop  ciairiMniMil.  les  \(ru\  (|u"ils  ont  laits  plaiscMil  aussi 
|Hni  ;i  (vs  nu'ssiiHU's  (juils  plaii'aiiMil  aux  ihhIkmu's  amouicux  des  œuvres 
mondaines.  Ainsi,  par  dolii  hs  Alpes.  Ns  pivlns  on!  ordinairement 
cliacun  une  maiiresse;  de  UKMue.  dans  nos  pi'ovinees,  il  n")  en  a  i;uèi'e 
moins  (jui  ne  eommellent  le  pi'che.  On  ma  même  dit  (piils  onl  (\v>^ 
oiifanls  comme  les  personnt^s  mariet's.  el  ils  n'('paii:nenl  ni  soins  ni  zèle 
pour  les  mettre  au  pinacle.  (!eu\-(i  ne  penseni  mdlemenl  ii  leui' oii.^ine. 
ne  relient  \o  |)as  à  personne,  passent  liers  et  droits  comme  sils  étaient 
dune  ViMv  nolile,  et  pensent  que  tout  cela  est  lej^itime.  Autrefois,  on 
ne  tenait  jias  tant  compte  de  ces  enfants  de  prêtres;  maintenant,  on  les 
appelle  tous  dames  et  seii^neurs.  >'iaimen(.  Tariienl  est  tout-puissant. 
On  aura  peine  à  trouver  des  principautés  où  les  prêtres  ne  lèvent  pas 
des  impôts  et  ne  mettent  ;i  profit  les  villages  et  les  moulins.  Ce  sont 
eux  qui  pervertissent  le  monde;  la  connnunauté  apprend  le  mal,  car 
oii  le  i)rètre  possède,  tout  le  monde  pèche,  cl  un  aveu.i;lc  entraîne  un 
autre  loin  du  bien.  Oui  remanjue  les  bonnes  œuvres  des  prêtres  pieux  , 
el  connue  ils  èdilient  la  sainte  Eirlise  par  leur  bon  cxem|)I('.*  (|ui  les 
|)rend  pour  modèles  ?  On  se  fortifie  dans  le  mal.  au  contiaire.  Voilii 
ce  (jui  se  passe  dans  le  peuple  ;  comment  le  monde  deviendr,iil-il 
meilleur? 

(1  Mais  ècoulc/.-moi  encore.  Ouand  un  enfant  n'est  pas  N'.^itime, 
quy  pcul-il  faire.'  Il  n'a  (pi'à  se  tenir  tran(piille.  cai'  voilà  tout  ce  que 
je  veux  dire,  comprenez-moi  bien.  Quand  donc  un  bâtard  se  conduit 
humblement  el  n'irrite  j)as  les  autres  par-  sa  vanit(*,  cela  ne  saule  pas 
aux  yeux,  et  on  am;iit  tort  de  irloser  sur  ces  ,^ens-là.  Ce  n'est  pas  la 
naissance  (jui  nous  fait  nobles  et  bons;  on  ne  peut  pas  nous  en  faire 
une  honte.  C'est  le  vice  et  la  vertu  qui  distiniruent  les  hommes.  On 
honore,  el  avec  raison,  des  ecclésiasliijues  bons  et  bien  insirm'is.  mais 
les  mauvais  donnent  un  mauvais  exemple.  Quand  un  de  ceux-ci  pièclie 
les  meilleures  choses,  les  laïques  se  prennent  ii  dire  :  ((  Il  dit  le  bien  et 
1  fait  le  mal;  lequel  di-s  deux  choisir?  »  Il  ne  se  dévoue  pas  à  l'église 
non  plus;  il  a  beau  prêcher:  "  Imposez -vous  el  bâtissez  des  églises,  je 
«  vous  le  conseille,  mes  chers  frères,  si  vous  voulez  gai^ner  des  grâces 
«  el  des  indulgences!  »  C'est  ainsi  rpi'il  termine  tous  ses  sermons,  et  sa 


HUITIEME   CHANT.  89 


contribiilion  est  l)ien  luinco.  nulle  nièino.  S'il  u'\  nvjiil  (juc  lui,  réi?iiso 
t()nil)ernit  en  ruine,  car  il  ne  s'in(juiète  (jue  de  vivre  le  mieux  du 
monde,  de  se  ()arer  de  vêtements  |)ie(ieu\  et  de  se  nourrir  de  mets 
délicats.  Quand  il  s'est  ainsi  préoccuix'  outre  mesure  des  choses  de  ce 
monde,  coimuent  pourra-t-il  prier  et  clianter  la  messe?  Un  l)on  prêtre 
est  journellement  et  ;i  toute  heure  voué  assidûment  au  service  du  Sei- 
i^neur.  11  ne  soni;o  (ju'ii  l'aire  le  l)ien,  il  est  utile  h  la  sainte  Eglise,  il 
sait  guider  les  laïques,  par  le  bon  exemple,  sur  le  chemin  du  salut 
juscpi'à  la  vraie  porte.  Mais  je  connais  aussi  ceux  qui  sont  des  hypo- 
crites ;  ils  ne  font  que  i)avarder  et  criailler  pour  l'apparence,  et  recher- 
chent toujours  les  riches;  ils  savent  flatter  et  aiment  [)ar-dessus  tout  à 
se  faire  inviter.  Si  l'on  en  convie  un  à  sa  table ,  le  second  vient  aussi  ; 
il  en  vient  même  encore  deux  ou  trois.  Au  couvent,  celui  qui  sait  l)ien 
parler,  on  l'élève  en  dignité,  il  devient  lecteur,  custode  ou  prieur;  les 
autres  sont  mis  de  côté.  Les  plats  sont  inégalement  servis;  car  il  y  en 
a  qui  passent  la  nuit  dans  le  chœur  à  chanter,  i\  lire  autour  des  tom- 
beaux, tandis  que  les  autres  ont  du  bon  temps,  du  repos,  et  mangent 
les  meilleurs  morceaux.  Et  les  légats  du  pape,  les  abbés,  les  prieurs, 
les  prélats,  les  béguines  et  les  moines,  qu'il  y  aurait  à  dire  là-dessus! 
Partout  la  devise  est  :  «  Donnez-moi  le  vôtre  et  laissez-moi  le  mien.  » 
On  en  trouverait  bien  peu,  pas  sept  peut-être,  qui  mènent  une  sainte 
vie,  suivant  la  règle  de  leur  ordre.  Voilà  comment  l'état  ecclésiastique 
est  faible  et  défectueux. 

—  Mon  oncle,  dit  le  blaireau,  je  trouve  étrange  que  vous  confes- 
siez les  péchés  d'autrui.  A  (juoi  cela  vous  servira-t-il?  11  me  semble 
que  vous  avez  assez  des  vôtres.  Dites- moi,  mon  oncle,  qu'avez-vous 
à  vous  tourmenter  de  l'état  ecclésiastique,  de  ceci  et  de  cela?  Que 
chacun  porte  son  fardeau,  que  chacun  réponde  de  la  manière  dont 
il  remplit  les  devoirs  de  son  état;  personne  ne  doit  s'y  soustraire, 
ni  jeunes,  ni  vieux,  dans  le  siècle  ou  bien  dans  le  cloître.  Vous  parlez 
trop  de  toutes  sortes  de  choses  et  vous  pourriez  m'induire  en  erieur 
à  la  fin.  Vous  savez  parfaitement  le  train  du  monde  et  l'arrange- 
ment de  toutes  les  choses,  personne  ne  ferait  un  meilleur  prêtre. 
Je  devrais  venir,  avec  d'autres  ouailles,  me  confesser  près  de  vous, 
écouter  votre  enseignement  et  puiser  à  votre  sagesse;  car,  je  dois 
l'avouer,  la  plupart  d'entre  nous  sont  lourds  et  grossiers  et  en  auraient 
bien  besoin.  » 

Quand  ils  approchèrent  de  la  cour,  Reineke  dit  : 


90  L^'    UKWUn. 


<    l.c  sort  on  ost  joie!  -> 

Kl  il  piil  son  couraiie  à  doux  niniiis.  Ils  itMU'ondvivnl  Marliii  le 
^iiif^c  .  (|ui  so  iiuMIait  on  l'oulo  jiour  Monio;  il  los  salua  lous  doux. 

u  .Mon  ohor  oncle,  prenez  C()urai;e,  »  dit-il  au  ivnai'd. 

Va  il  l'inlerroirea  sur  ce  (jui  lui  était  arrivé,  (|uoi(]ue  rallairo  lui  fût 
jtarlailoniont  oonnuo. 

Hoinoke  lui  dit  : 

u  .l'ai  été  aocusé  iW  nouveau  par  ([uchiuos  fripons,  je  ne  sais  trop 
(jui;  mais  il  y  a  suiloul  la  oornoillo  el  lo  la|tin  ;  l'un  a  poi'du  sa  léinnie, 
lautre  son  oreille.  Que  m'importe  cela?  Si  je  pouvais  seulement  parler 
au  roi  en  particuliei".  \U  s'en  ressentiraient  tous  les  deux.  IMais  ce  qui 
mo  liono  l(^  |tlus.  oost  (jue  je  suis  encore  sous  le  cou[)  de  rexoonuuu- 
nication  papale.  Et,  dans  cette  affaire,  c'est  le  prieur  (jui  a  la  haute 
main,  il  est  tout-puissant  près  du  roi.  J'ai  encouru  cette  excom- 
nnmication  pour  Isenii:rin .  (\u\  s'est  fait  moine  dans  le  temps  au 
couvent  d'Elkmar  et  qui  a  jelé  le  froc  aux  orties;  il  me  jurait  qu'il  ne 
pouvait  plus  vivre  ainsi,  que  la  règle  était  trop  sévère,  ((u'il  ne  pou- 
vait pas  jeûner  si  longtemps  ni  jirier  toujours.  Alors,  je  l'aidai  à 
s'échapper.  J'en  suis  au  regret,  car  il  mo  calomnie  maintenant  auprès 
<lu  roi  et  cherche  continuellement  ;i  mo  nuii'o.  Je  devrais  aller  à 
Rome;  mais  dans  quel  embarras  laisserais-je  les  miens  à  la  maison! 
<*ar  Isengrin  ne  manf|uora  pas  de  les  maltraiter  partout  où  il  les  trou- 
vera. Puis,  il  \  on  a  laiil  d'autres  qui  me  veulent  du  mal  et  s'atta- 
(juenl  aux  niions!  Si  jetais  délivré  démon  excomnmnicalion ,  ma  vie 
serait  bien  plus  facile,  je  tenterais  plus  ii  l'aise  de  refaire  fortune  à 
Ja  cour.  » 

Martin  répliqua  : 

«  Je  puis  vous  aidei'  ;  cela  se  trouve  Lion  !  j(;  m'en  vais  de  ce  pas 
a  Rome  et  je  vous  y  servirai  avec  adresse;  je  ne  vous  laisserai  pas 
opprimer!  Comme  secrétaire  de  l'évoque,  il  me  semble,  je  connais  cette 
besogne.  Je  ferai  en  sorte  que  l'on  cite  le  prieur  ii  Rome,  c'est  moi  qui 
le  combattrai.  Voyez-vous,  mon  oncle,  je  mo  charge  de  l'affaire  et  je 
saurai  la  mener  à  bonne  fin.  Je  ferai  prononcer  le  jugement;  ii  coup 
sûr,  vous  aurez  l'absolution,  je  vous  la  rapporterai  ;  vos  ennemis  n'auront 
pas  de  quoi  s'en  réjouir^  et  ils  perdront  leurs  peines  et  leur  argent,  car  je 
connais  la  marche  des  affinres  à  Rome,  et  je  sais  ce  qu'il  y  a  à  dire  et  à 
taire.  Il  y  a  là  mon  oncle  Simon,  qui  est  puissant  et  considéré;  il  est 
tout  au  service  des  bons  payeurs;  puis  Friponneau,  voilà  un  protecteur  ! 


HUITIÈME   CHANT.  91' 


et  le  docteur  Prendloiit  et  d'autres  encore,  Tiremanleau  el  Helletrouvailk\ 
sont  tous  de  mes  aniis.  J'envoie  d'avance  mon  argent;  car,  voyez-vous,, 
là,  c'est  la  meilleure  manière  de  se  faire  connaître.  Ils  parlent  bien  de 
jugements  et  de  citations,  mais  ils  n'en  veulent  (ju'à  l'argent.  Et,  quand 
l'aiïaire  serait  encore  plus  tortueuse,  je  la  redresserais  en  payant  bien. 
Apportes-tu  de  l'argent,  tu  trouves  bon  accueil;  te  manque-l-il,  les 
portes  se  referment.  Restez  donc  tranquillement  au  pays,  mon  oncle; 
je  me  charge  de  votre  alTaire,  je  trancherai  le  nœud.  Rendez-vous  à  la' 
cour,  vous  y  trouverez  dame  Ruckenau ,  ma  femme;  le  roi  et  la  leine 
l'aiment  beaucoup.  Elle  a  l'intelligence  prompte.  Pailez-lui  ;  elle  est  de 
bon  conseil  et  aime  à  s'employer  pour  ses  amis.  Vous  trouverez  là  plu- 
sieurs parents.  Il  ne  sulfit  pas  toujours  d'avoir  raison.  Vous  trouverez 
près  d'elle  ses  deux  sœurs,  nos  trois  enfants  et  d'autres  parents  encore,. 
prèts  à  vous  servir,  si  vous  le  désirez.  Si  l'on  vous  refuse  justice,  je 
vous  ferai  voir  ce  que  je  puis  faire.  Si  l'on  vous  opprime,  faites-le-moi 
savoir  rapidement ,  et  je  ferai  mettre  l'interdit  sur  le  royaume ,  sur  le 
roi,  sur  les  femmes,  les  hommes  et  les  enfants;  il  ne  sera  plus  permis 
de  chanter,  de  dire  la  messe,  de  baptiser,  d'enterrer.  Quoi  qu'il  arrive,- 
fiez-vous-en  à  moi  là-dessus,  mon  oncle  !  le  pape  est  vieux  et  malade,  il 
ne  s'occupe  pas  des  affaires  ou  en  tient  peu  de  compte.  C'est  le  cardinal 
Immodéré  qui  a  tout  pouvoir  à  la  cour;  il  est  jeune,  vigoureux,  plein 
de  résolution.  11  aime  une  femme  de  ma  connaissance;  elle  lui  remettra 
une  requête.  Elle  vient  toujours  à  bout  de  ce  qu'elle  veut.  Son  secré- 
taire, Jean  Partie,  qui  connaît  mieux  que  personne  les  monnaies 
anciennes  et  nouvelles;  puis  son  camarade  Lécouteur,  qui  est  un  homme- 
du  monde;  et  le  notaire  Versoreck,  bachelier  des  deux  droits,  et  qui,, 
s'il  y  reste  encore  un  an,  sera  consommé  dans  les  écritures  pratiques: 
je  les  connais  tous.  11  y  a  encore  deux  juges  qui  s'appellent  Moneta  et 
Denarius  ;  quand  ils  ont  décidé  ,  c'est  décidé.  A'oilà  quelles  sont  les 
ruses  et  les  intrigues  que  l'on  pratique  à  Rome,  à  l'insu  du  pape.  Il 
faut  se  faire  des  amis  !  car  c'est  par  leur  moyen  que  l'on  obtient  l'abso- 
lution de  ses  péchés  et  que  les  peuples  sont  relevés  de  l'interdit.  Repo- 
sez-vous là-dessus,  mon  très-digne  oncle!  car  le  roi  sait  depuis  long- 
temps que  je  ne  vous  laisserai  pas  périr;  j'ai  pris  votre  cause  en 
main,  et  je  la  ferai  trionqiher.  Qu'il  songe,  en  outre,  que  beaucoup  de 
seigneurs,  et  de  ses  meilleurs  conseillers,  sont  alliés  aux  singes  et  aux, 
renards.  Gela  ne  vous  nuira  pas,  quoi  qu'il  arrive.  » 
Reineke  lui  dit  : 


Uiî 


Li:    UKWHl). 


u  Vous  me  consolez  inlînimcnt;  romplo/  sur  ma  roiV)nnaissanco,  si 
jo  ino  lire  il'alTaire  celle  fois-ci.   > 

Ils  se  tirent  leurs  adieux.  i^'ineUe  eonlinua  sou  clieinin  et,  sans 
autœ  escorte  (jue  Griuiberl  le  blaiivau,  s'en  alla  à  la  cour  du  roi.  où 
Ion  éUul  bien  mal  dispose  pour  lui. 


"^î 


NEUVIEME     CHANT 


lîeincki'  va  s'agenouiller  devant  le  rui,  et,  après  avoir  proteste;  de  son  dévouement,  pi'éscntc 

SCS  moyens  de  défense,  et  termine  en  offrant  de  se  soumettre  à  l'épreuve  du  dui;l  judiciaii'c. 

—  La  guenon  prend  chaudement  le  parti  de  Reinckc,  et  réussit  à  calmer  un  peu 

la  colère  du  roi. 


Reineke  était  donc  arrivé  a  la  cour  et  pensait  écarter  les  i^^riefs  qui 
le  menaçaient.  Mais,  lorsqu'il  vit  tous  ses  ennemis  réunis  autour  de  lui, 
tous  avides  de  vengeance  et  demandant  sa  mort,  le  cœur  lui  faillit;  il 
se  prit  à  douter;  il  n'en  passa  pas  moins  avec  audace  au  milieu  de  tous 
les  barons,  Grimbert  à  ses  côtés.  Ils  arrivèrent  aupi-ès  du  trône  du  l'oi  ; 
là,  Grimbert  lui  dit  à  l'oreille  : 

«  Pas  de  timidité,  Ueineke,  songez-y  :  le  bonheur  n'est  pas  lait 
pour  les  honteux^  ;  les  audacieux  recherchent  le  danger  et  s'y  plaisent , 
ils  s'en  inspirent  pour  leur  salut.  » 

Reineke  lui  dit  : 

((  C'est  la  vérité  ;  je  vous  remercie  de  tout,  mon  cœur  de  cet  admi- 
rable conseil,  et,  si  jamais  je  rentre  dans  ma  liberté,  je  vous  en  témoi- 
gnerai ma  grat  tude.  » 

11  regarda  alors  autour  de  lui;  dans  la  foule  se  trouvaient  beaucoup 
de  ses  parents ,  mais  peu  de  [)rotecteurs  ;  il  ne  savait  guère  les  ménager 
pour  la  plupart  :  car  il  en  faisait  des  siennes  aux.  loutres  et  aux  castors, 
aux  grands  comme  aux  petits.  Pourtant  il  aperçut  encore  assez  d'amis 
dans  la  salle  autour  du  roi. 


9i  Ll',    UKNAUn. 


R(Mnoko  s"n,:uvii()uilla  (lovant  lo  frono  iM  dil  prudonnuont  : 

.  (Jiic  Dit'U.  (|ui  >ait  tout  cl  (iiii  ot  tout-puissaiU  .  vous  i^arde  de 
tout  mal.  mou  st'i,:L:iuMir  cl  roi.  l'I  nous  aussi,  madauic.  cl  donne  ;i  Vos 
.>Iajc>tcs  la  sa.ycssc  et  la  liontt'.  alin  (pTcllcs  discciiicnl  a\cc  piudcnce 
le  juste  et  l'injuste;  (  ar  il  \  a  mainicnaut  bien  de  la  lau>scti'  painii  les 
liouimcs,  lîeaucoup  pai'aissi'Ut  au  dehors  ce  (pi  ils  ne  sont  |)as  iH'elle- 
nieut  ;  oh!  si  cliaeun  avait  écrit  >ur  le  Ironl  ce  (piil  pense  et  si  le  l'oi 
pouxait  le  lire,  on  \eirail  luen  (|ue  je  ne  mens  pas  et  (|ue  je  suis  tou- 
jours |uvt  il  NOUS  servir!  Il  est  \iai  ([ue  des  méchants  m'accusent  avec 
velu'inence;  ils  voudraient  hien  me  nuire  cl  nrenle\ ci' vos  honnies  i<ràcos, 
comme  >i  j'en  étais  indi.mie.  Mai>je  connais  lardent  amour  de  la  justice 
de  lufin  i'(W.  car  jamais  pei'sonne  n'a  pu  le  laii'c  sortir  du  sentier  du 
droit;  et  il  en  sera  toujours  ainsi.  » 

Toute  rassemblée  se  pressa  et  s'a.^ita;  chacun  lut  emerveilU'  de  l'au- 
dace de  Reineke;  chacun  voulait  l'entendre;  ses  crimes  etaieni  connus; 
coniuïcnt  p(jurrait-il  échapper  au  châtiment.' 

«  Scélérat  de  Reineke.  dit  le  roi.  toutes  tes  belles  paroles  ne  te  sau- 
veront pas  cette  fois.  Elles  ne  le  serviront  pas  lon,^tem|)S  ii  te  déi,'uiser' 
à  force  de  mensoni:es  et  de  fouiberies.  tu  touches  ii  ta  lin;  car  ta  fidé- 
lité, tu  l'as  pi'ouvée  |iar  ta  conduite  avec  le  la|)in  et  la  coi'neille;  cela 
.seul  sullirait.  Mais  tes  trahisons  sont  éciiles  paitoul,  toutes  les  actions 
sont  jK'rfides  el  tortueuses,  mais  elles  ne  dmei'onl  pas  longtemps;  car 
la  mesure  est  pleine.  Ce  sont  mes  dernières  paioles.  » 

Reineke  se  dit  : 

<•  Que  va-l-il  m'arrivei''.'  Ah  1  si  j'étais  seulement  a  la  maison!  (juel 
moyen  vais-je  inventer?  Quoi  (juil  ai'rive,  il  faut  (pie  je  franchisse  ce 
pas;  essayons  tout.  —  Puissant  roi,  noble  prince,  dit-il,  si  vous  pensez 
que  j'aie  mérité  la  mort ,  vous  n'avez  pas  considéré  l'affaire  sous  son 
bon  côté;  c'est  piuiïjiioi  je  vous  |)rie  de  m'entendre  avant  tout;  je 
vous  ai  loujouis  utilement  conseilh';  aux  jours  de  (h'iresse  j(;  suis  resté 
près  de  vous.  lors(jue  d'autres  s'éclipsaient,  (pii  se  niellent  entre  nous 
maintenant  j)our  me  perdre  el  profilent  du  moment  oii  je  suis  éloigné. 
Vous  pouvez,  sire,  dt'cider  ce  cpiil  vous  j)laiia  (piand  j'aurai  parlé;  si 
je  suis  déclaré  coupable ,  il  me  faudia  bien  supporter  mon  sort.  Vous 
avez  peu  songé  à  moi,  tandis  que  je  veillais  avec  le  plus  grand  soin  à 
la  garde  du  pays.  Croyez-vous  donc  que  je  serais  venu  à  la  cour,  si. 
j'eusse  été  coupable  d'un  grand  ou  d'un  petit  méfait?  J'aurais  évité  soi- 
gneusement votre  présence  et  celle  de  mes  ennemis.  Non,  certainement 


NEUVIEME   CHANT.  95 


tous  les  lix'sois  <lii  iiioiiilt'  lie  m  ;uii;ii('iil  pus  liiit  (niillcr  iiim  loilcresse 
pour  vtMiir  ici;  lii.  ,j  cliii>  lilji't'  ot  <iiir  mon  terrain.  Mais,  coinine  je  n'ai 
conscienre  (l'ancnn  iniil.  jV  suis  venu  i»  la  cour.  J'étais  juslenienl  occupé 
à  faire  seMliiiclIc  .  lorsipie  mon  neveu  m'apporla  rinjoiiction  de  me 
rendre  ici.  Je  venais  de  méditer  de  nouveau  sur  les  moyens  de  me  rele- 
ver de  re\connnunication.  J'ai  conféré  lii-dessus  avec  Martin,  et  il  m'a 
promis  devant  Dieu  de  me  délivrer  de  ce  fardeau  :  u  J'irai  ii  Rome,  »  m'a- 
t-il  dit.  «  je  me  charjue  entièi'ement  de  cette  affaire;  i*e(ournez  îi  la  cour, 
((  vous  serez  relevé  de  l'interdit.  »  Voyez!  voilà  le  conseil  que  m'a  donné 
jMartin,  et  il  doit  s'y  entendre;  car  l'excellent  évèque,  le  seigneur  Sans- 
raison,  ne  peut  i)as  s'en  passer;  depuis  cinq  ans,  il  est  son  secrétaire 
pour  les  afTaires  contentieuses.  Yoilii  comment  je  suis  venu  ici,  oii  je 
trouve  griefs  sur  griefs.-  Le  lapin  me  calomnie;  mais  Ueineke  est  [)ré- 
sent  maintenant  :  qu'il  paraisse  devant  moi  !  car  il  est  certes  facile  de 
se  plaindre  des  absents,  mais  il  faut  entendre  la  contre-partie  avant  de 
porter  un  jugement  définitif.  Les  hypocrites!  cette  corneille  et  ce  lapin, 
ils  n'ont  pas  eu  à  se  plaindre  de  moi,  par  ma  foi!  car,  avant-hier 
matin,  de  très-bonne  heure,  le  lapin  me  rencontre  et  me  salue;  je  venais 
de  me  placer  sur  le  seuil  de  mon  château  et  j'y  récitais  les  i)rières  du 
matin,  il  me  dit  qu'il  allait  à  la  cour  :  «  Dieu  soit  avec  vous!  »  lui 
réjiondis-je;  là-dessus,  il  se  plaignit  d'être  las  et  affamé.  Je  lui  deman- 
dai amicalement  s'il  voulait  manger  :  a  J'accepterai  avec  reconnais- 
((  sance,  »  ré[)liqua-t-il.  «  Je  vous  l'offre  de  tout  mon  cœur,  »  lui  dis-je. 
J'entrai  avec  lui  et  lui  servis  sans  retard  des  cerises  et  du  beurre;  le 
mercredi ,  je  ne  mange  pas  de  viande.  Et  il  se  rassasiait  avec  du  [)ain, 
du  beurre  et  des  fruits,  lors([ue  entra  mon  fils,  le  plus  petit,  pour  voir 
s'il  ne  restait  rien  sur  la  table,  car  les  enfants  aiment  à  manger,  et  le 
petit  mit  la  patte  dans  le  i)lat.  Alors  le  lapin  lui  donna  une  ta|)e  sur  la 
gueule  et  lui  mit  les  dents  et  les  lèvres  tout  en  sang,  lîeinhart ,  mon 
autre  petit,  vit  le  coup  et  sauta  à  la  gorge  du  lai)in  et  se  mit  en  devoir 
de  venger  son  frère.  Voilii  ce  qui  est  arrivé,  ni  plus  ni  moins;  je  me 
dépêchai  d'accourir,  je  punis  les  enfants  et  je  séparai  avec  peine  les 
deux:  condiattants.  S'il  a  attrapé  quelques  mauvais  coups,  il  n'a  rien  à 
dire,  car  il  en  avait  mérité  bien  d'autres;  et.  si  j'avais  eu  mauvaise 
intention,  mes  petits  tout  seuls  en  seraient  bien  vite  venus  à  bout.  Et 
voilà  conuiie  il  m'en  récompense!  Je  lui  ai  arraché  une  oreille,  dit-il; 
je  l'ai  reçu  avec  honneur  et  il  en  porte  les  marques.  Plus  tard,  la  cor- 
neille vint   me  trouver  et  se  plaignit  tl'avoir  perdu  son   épouse,   qui 


90  1.1".    HKNAIU). 


sorail  morto  (l'indiiioslion  pour  avoir  inani»o  un  assez  iîros  poisson  avec 
toules  ses  aiVus.  Oîi  cela  esl-il  arriNc?  (l'est  ce  ([u'il  sait  mieux  que 
peisonnc.  .M.iiiilcnanl  il  pi'cicnd  (jne  je  lai  luée.  cl  c'esl  lui  (|tii  la 
luee.  et.  si  on  le  taisait  cK>|)osei'  sérieusement  et  (pi'on  me  pernnt  d'en 
laiiv  autant,  la  corneille  parlerait  tout  aulrenient.  (lar  les  ois(>au\  volent 
>i  haut,  (ju  il  n"\  a  pas  de  sauts  (pii  puissent  les  allcindi'c.  Si  (pichpiun 
veut  maccuser  de  j^aieils  méfaits,  (piil  ait  au  moins  des  témoins  hon- 
nêtes et  valides;  car  ("esl  ainsi  (|ue  Ton  procède  contre  un  iivnlilhomme, 
et  j'ai  droit  dx  ((luiplcr.  Mais,  sil  ne  s'en  trouNc  paf^ ,  il  )  a  un  auli'c 
moyen.  Me  voici  1  je  suis  jirèl  ii  condjattie  en  champ  clos!  que  l'on 
désii:ne  le  jour  el  le  lieu;  (ju'il  se  présente  ensuite  un  dii^ne  champion, 
mon  riii\\  |)ar  la  naissance,  el  que  chacun  niainlicnne  son  dioit;  que 
riionneur  reste  à  celui  qui  l'aura  i^agné;  c'est  un  droit  (pii  est  ac(iuis 
dei»ui».  lonirtemps,  et  je  ne  demande  rien  de  plus.  » 

Tout  le  monde  entendit  avec  la  plus  extrême  surprise  les  paroles 
pleines  de  liauteur  que  Reineke  venait  de  prononcer.  La  corneille  et  le 
lapin,  saisis  de  frayeur,  s'éclipsèrent  sans  oser  souiller  un  seul  mot.  En 
s'en  allant,  ils  disaient  entre  eux  : 

<(  H  serait  peu  |)rudenl  de  lui  ten|r  tète.  Nous  aurions  beau  tout 
tenter,  nous  n'en  xicndrions  |)as  ii  bout.  Quels  témoins  avons-nous? 
Nous  étions  seuls  avec  le  scélérat.  En  fin  de  com|)te,  c'est  toujours  nous 
qui  payerions  les  pots  cassés.  Que  le  bourreau  lui  fasse  payer  un  jour 
Ions  ses  crimes  et  le  récompense  comme  il  le  mérite!  Il  nous  ollre  le 
combat;  nous  pourrions  nous  en  trouver  ukiI.  Vraiment,  non,  il  n'y 
faut  pas  songer,  carnous  savons  condjien  il  est  rusé,  souple  et  perfide. 
Il  ferait  façon  de  cinq  comme  nous  ,  et  encore  le  payerions-nous 
cher.  " 

FVjur  Isen.:;rin  et  i^ruii.  ils  n'étaient  j)as  a  leur  aise;  ils  virent  avec 
déplaisir  la  fuite  des  deux  accusateurs.  Le  roi  dit  : 

((  S'il  y  a  encore  d'autres  persomies  (jui  aient  des  giiefs,  ({u'elles 
viennent;  nous  les  entendrons.  Hier,  il  y  en  avait  tant  qui  criaient; 
Toici  Laccusé.  oii  sont-ils?  » 

Heineke  dit  : 

«  Il  en  esl  loujoui>  ain.-i;  on  aceuM' celui-ei  et  celui-lii;  et.  |f;rs(|u'ils 
se  présentent,  on  se  lient  chez  soi.  Ces  deux  traîtres,  la  corneille  <'l  le 
lapin,  auraient  bien  voulu  m'humilier  et  .me  nuire;  mais  je  leur  par- 
donne; il  peine  je  parais,  ils  se  ravisent  et  s'enfuient.  Comme  je  les  ai 
confondus!  vous  vo\e/.  cifiwUwu  il  est  dangereux  de  pivtet   loreille  aux 


NEUVIÈMK   CHANT.  97 

calomnialiMirs  de  vos  serviteurs  (|ui  sont  éIoii<nés.  Ils  faussent  la  loi  et 
sont  riiorreur  des  bons.  Pour  moi,  cela  me  touche  peu,  c'est  pour  les 
autres  cpie  je  le  déplore. 

«  Ee.)ute-m)i,  dit  le  roi,  traître  (pie  tu  es!  Dis,  (pii  t'a  poussé  à 
tuer  si  misérahlement  le  fidèle  Lampe,  mon  couriier  ordinaire'.'  Ne 
t'avais-je  pas  tout  pardonné,  quelque  grands  qu'eussent  été  (es  crimes? 
Tu  as  reçu  de  nus  mains  la  besace  et  le  bâton  de  pèlerin;  ainsi  équipé, 
tu  devais  pai'tir  pour  Home  et  la  terre  sainte;  je  ne  t'ai  rien  refusé,  et 
j'espérais  (pie  tu  t'amenderais.  .Maintenant,  pour  commencer,  tu  as  tui' 
Lampe;  puis  tu  lais  de  Beilyn  un  messager  qui  m'apporte  sa  tète  dans 
la  besace  et  me  dit  devant  tout  le  monde  qu'il  m'ap[)orte  des  lettres  que 
vous  avez  écrites  ensemble,  et  (\uq  c'est  lui  qui  a  tout  conseillé,  et  je 
trouve  dans  la  besace  la  tète  du  pauvre  Lampe,  ni  plus  ni  moins.  C'est 
un  défi  que  vous  m'avez  jeté.  J'ai  gardé  lîellyn  en  otage;  il  a  perdu  la 
vie;  c'est  à  ton  tour  maintenant.  » 

Reineke  dit  : 

«  Qu'entends-je?...  Lampe  est-il  mort?  et  ne  d(')is-je  plus  voir  Beilyn? 
Que  vais-je  donc  devenir?  Oli!  pi>ur(juoi  ne  suis-je  pas  mort?  Hélas! 
avec  eux,  je  pei-<ls  le  plus  grand  des  trésors!  cai'  je  vous  envoyais  par  eux 
des  joyaux  ,  les  plus  beaux  qu'il  y  ait  au  monde.  Qui  aurait  jamais  cru 
que  le  bélier  tuerait  Lampe  et  vous  volerait  ces  trésors?  Il  faut  donc  se 
défier  là  memqpù  personne  ne  soupçonnerait  des  ruses  et  des  dangers!  n 

Dans  sa  colère,  le  roi  n'entendit  pas  tout  ce  que  Reineke  avait  dit. 
Il  se  retira  dans  son  appartement  sans  avoir  saisi  clairement  ses  der- 
nières paroles;  il  était  résolu  à  le  punir  de  moit.  Il  trouva  justement 
dans  son  appartement  la  reine  avec  dame  Iluckenau;  la  guenon  était 
particulièrement  chère  au  roi  et  à  la  reine;  cette  circonstance  ne  devait 
pas  nuire  à  Reineke.  Elle  était  instruite,  sage  et  éloquente;  partout  où 
elle  paraissait,  elle  faisait  grand  eiïet  et  recevait  de  grands  honneurs. 
Elle  remarqua  la  colère  du  roi  et  lui  parla  ainsi  : 

«  Sire,  quand  vous  daignez  me  prêter  l'oreille  sur  ma  prière,  vous 
ne  vous  en  êtes  jamais  repenti,  et,  quand  vous  êtes  courroucé,  vous 
me  pardonnez  d'oser  vous  dire  une  parole  de  clémence.  Veuillez  donc 
m'entendre  encore  aujourd'hui,  ({uoiqu'il  s'agisse  de  quelqu'un  de  ma 
famille.  Qui  peut  donc  renier  les  siens?  Reineke,  malgré  tout,  est  moa 
parent,  et,  si  je  dois  avouer  ce  que  je  pense  de  sa  conduite,  j'ai  la 
meilleure  opinion  de  sa  cause,  puisqu'il  se  présente  devant  la  justice. 
Son  p?re,  que  votre  père  a  comblé  de  faveurs,  a  eu  aussi  beaucoup  à 

13 


98 


LE    KKNAIU). 


soiilTrir  ilos  mauvaises  laiii^uos  et  des  ealomniatcurs.  Mais  il  les  a  tou- 
jours confoiulus.  Aussitôt  (luOn  approfondissait  TalTaire,  tout  s'édair- 
oissait  :  ses  en\ieii\  lui  laisaienl  un  crime  nirnic  de  >es  services,  (l'est 
ainsi  cpiil  a  toujours  joui  ii  la  cour  de  plus  de  consiileration  (pie  Jîrun 


>  Il  ■  p^iiiii^tiilili^l!  te^,||%,;i:i:f  ;^^^|. 


La  (nienon  était  particulièrement  chère  au  roi  et  à  la  reii; 


Cl  qu'Isengrin;  car  il  serait  ;i  d('sirer  pour  (v>  derniers  (pi'ils  eussent  su 
écarter  aussi  tous  les  irriefs  dont  on  les  charge  si  souvent;  mais  ils  n'en- 
tendent pas  grand'chose  a  la  loi ,  à  en  juger  par  leurs  conseils  et  par 
leurs  actions.  » 

\je  roi  lui  répliqua  : 

(.  Comment  pouvez-vous  être  étonnée  que  j  en  veuille  à  Reineke,  ce 
l.rigand.  (jui  vient  de  tuer  Lampe,  de  séduire  Bellyn,  et  qui,  avec  plus 


NEUVIKMK    CHANT.  99 


d'audace  (jue  jamais,  nie  tout  et  ose  se  vanter  d'être  un  honnête  et  fidèle 
serviteur,  tandis  (|ue  tous  ensemble  l'accuseiit,  avec  des  preuves  qui  ne 
sont  que  trop  claires,  d'avoir  méprisé  mon  sauf-conduit  et  d'avoir  j)illé, 
volé  tout  le  pays  [et  mis  à  mort  mes  sujets?  Non,  je  ne  le  souiïrirai  i)as 
plus  longtemps.  » 

.La  guenon  lui  réplicjua  : 

(i  Certes,  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'agir  et  de  conseiller 
avec  prudence  en  pareil  cas,  et  celui  qui  réussit  mérite  toute  confiance; 
mais  les  envieux  cherchent  à  lui  nuire  secrètement;  puis,  quand  ils  sont 
en  nombre,  ils  paraissent  au  grand  jour.  C'est  ce  qui  est  arrivé  plus 
d'une  fois  à  Reineke  ;  mais  ils  n'efTaceront  pas  le  souvenir  des  sages 
conseils  qu'il  vous  a  donnés,  lorsque  tout  le  monde  se  taisait.  Vous  rap- 
pelez-vous (il  n'y  a  pas  longtemps  de  cela)  quand  l'homme  et  le  serpent 
se  présentèrent  devant  vous  et  que  personne  ne  savait  comment  arran- 
ger ce  procès?  Reineke  y  parvint;  et  vous  l'en  avez  complimenté 
devant  tout  le  monde.  » 

Le  roi  répondit  après  un  moment  de  réflexion  : 

<(  Je  me  rappelle  bien  cette  affaire,  mais  j'en  ai  oublié  les  détails; 
elle  était  embrouillée,  il  me  semble.  Si  vous  la  savez  encore,  contez- 
la-moi,  cela  me  fera  plaisir.  » 

Et  la  guenon  dit  ; 

((  Puisque  le  roi  l'ordonne,  j'obéis.  Il  y  a  juste  deux  ans,  un  ser- 
pent comparut  devant  vous,  sire,  en  se  plaignant  amèrement  qu'un 
paysan  ne  voulait  pas  lui  rendre  justice,  quoiqu'il  eijt  été  condamné 
déjà  en  deux  instances.  Il  amena  le  paysan  devant  votre  cour  de  justice 
et  exposa  l'affaire  avec  beaucoup  de  vivacité. 

((  Le  serpent,  en  voulant  passer  à  travers  une  haie,  s'était  pris 
dans  un  lacet  qui  y  était  tendu;  le  nœud  se  resserra  et  le  serpent  allait 
y  périr,  lorsque,  par  bonheur  pour  lui,  un  voyageur  vint  à  passer;  dans 
sa  détresse ,  il  lui  cria  :  «  Prends  pitié  de  moi ,  délivre-moi ,  je  t'en 
«  supplie!  »  L'homme  lui  dit  :  »  Je  veux  bien  te  délivrer,  car  tu  me  fais 
c(  pitié;  mais  jure- moi  auparavant  de  ne  pas  me  faire  de  mal.  »  Le  ser- 
pent ne  demanda  pas  mieux,  jura  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  de  ne 
faire  aucun  mal  à  son  libérateur,  et  l'homme  le  dégagea. 

(c  Ils  marchèrent  ensemble  un  bout  de  chemin  ;  le  serpent  commença 
à  souffrir  de  la  faim ,  il  se  jeta  sur  l'homme  et  voulut  le  dévorer  ;  le 
malheureux  ne  lui  échappa  qu'à  grand' peine.  «  Voilà  donc  mon  salaire 
«  et  la  reconnaissance  que  j'ai  méritée,  s'écria  l'homme.  N'as-tu  donc 


-JOO  LE   RENARD. 


,>  j>as   jui'o  |);ir  co  (|iril  y  ;«  do  plus  sariv  ?  »  Li'  S(M'|)(MiI   lui  dil  :  n  (le 

1  u'ost  p;«s  (le  nia  l'auto;  ('"est  la  faiin  (jui  m'y  pousse;  nc'ccssilé  na  pas 

de  loi,  je  suis  dans  mon  droit.  '>  I/liomme  lui  i('pli(pia  :  »  Kpai-i;ne-moi 

jusipiii    ce   (pie    nous   anixions   aui)iès   de   ,i;ens  (pii    nous    jui;eronl 

>  inipartialement.  '>  El  le  seipent  dit  :  «  Je  patienteiai  jus([ue-l;i.  » 

(.  Ils  eontinuèront  leur  chemin  et  li'ouvèrent  de  l'autre  coté  de  Teau 
le  corbeau  Tii-ehourse  a\t'c  son  lils.  I.e  sci'iicnl  les  appela  et  leur  dit  : 
0  Venez  et  écoulez!    '    I.e   coi'lieau  ccoula  i;ra\cnicnl  ralTaire  cl  (K'cida 

sur-le-chamj)  i\\i"\\  lallail   maniici'   Il inic;    il   cspciail  en  alli'a|)ei'  un 

morceau.  Le  serpent  ne  se  sentit  pas  de  joie  :  «  .1  ai  i^ajune.  dil-il.  jkm- 
<i  sonne  na  rien  à  y  redire.  —  Non,  réj)li(|ua  Ihonnue.  je  n'ai  pas 
«  entièrement  perdu  :  est-ce  î»  un  briG:and  ;i  me  condannici-  ii  mort? 
«  est-ce  à  un  seul  à  dc'cider?  J'en  appelle  sui\anl  la  procédure;  portons 
'  TafTaire  devant  un  tribunal  de  (juatre  ou  de  dix  jiersonnes.  » 
<(  —  Allons.  1)  dit  le  serpent. 

^i  Ils  allèrent,  rencontrèrent  le  loup  et  l'ours,  et  tous  se  réunirent. 
1/homme  avait  tout  à  craindre;  il   y  avait  quelque  danger  à  se  trou- 
ver un  contre  cinc;  avec  de  pareils  personnages,  car  il  avait  autour  de 
lui  le  serpent,  le  loup,  l'ours  et  les  deux  corbeaux.  Il  avait  assez  peur, 
et  le  loup  et  l'ours  ne  furent  pas  longtemps  sans  rendre  ainsi  leur  juge- 
ment :  «  Le  serpent   peut   tuer  l'Iiomme  ;   la  faim   ne  reconnaît  pas  la 
«.  loi  :  la  nécessité  délie  de  tout  serment.  »  Le  voyageur  fut  dans  une 
g:rande  détresse,  car  ils  en  voulaient  tous  à  sa  vie.  Le  serj)ent,  avec  un 
sifflement  horrible,  se  j<'ta  sur  lui  en  lui  laneant  son  \enin;  le  pauvre 
homme  l'esquiva  avec  teireur.  <(  C'est  une  grande  injustice  que  lu  com- 
«  mets,  lui  cria-t-il;  qui  est-ce  (pli  t'a  rendu  maîlie  de  ma  vie?  —  Tu 
'>  Tas  entendu.  ré|)liqua  le  serpent,  les  juges  en  ont  (l(''ci(l(''  deux  fois  et 
ti  deux  fois  tu  as  perdu.  »  L'homme  n''i)ondit  :  «  Ce  sont  (h^s  voleurs  et 
'(  des  assassins;  je  ne  les  reconnais  pas  pour  juges.  Allons  trouver  le  roi  ; 
"  quelle  (pie  soit  sa  dt-cision  .  je  l'accepte;  je  serai  bien  mallieureux,  si  je 
«  perds  encore,  mais  je  m'y  soumettrai.  >-  L'(jurs  et  le  loup  lui  dirent  en 
raillant  :  "  Tu  n'as  qu'à  essayer,  le  serpent  gagnera,  il  ne  demande  pas 
(1  mieux.  »  Car  ils  j)ensaient  rpie  tous  les  seigneurs  de  la  cour  jugeraient 
comme  eux.  et  ils  reprirent  gaiement  leur  chemin  avec  le  voyageur.  Ils 
comparurent  tous  devant  vous,  le  serpent,  le  louj),  l'ours  et  les  deux 
corbeaux.   Le  loup  comparut    m('me   en   trois  jjersonnes  ;  il  avait  pris 
avec  lui   ses  deux  enfants,  l'un  Ventrevide  et  l'autre  l'Insatiable.   Ces 
<leux  derniers  donnaient  fort  à  faire  à  l'homme;  ils  étaient  venus  pour 


NK  U  V  1  K  M  !■:    CHANT.  1«1 


prendre  ausi;i  leur  part,  car  ils  sont  très-gioiilons,  et  ce  jour- là  ils  liur- 
lèrent  devant  vous  avec  une  grossièreté  si  insupportable,  que  vous  files 
chasser  de  la  cour  ces  deuv  lourdauds. 

((  L'honune  en  appela  \\  \o\ve  .Majesté;  il  l'acoula  ((jniiiieiit  le  scr- 
penl  avait  voulu  le  tuer,  malgré  le  bienfait  rendu  et  son  serment  (pi  il 
oubliait.  Il  implorait  protection  :  de  son  côté,  le  serpent  ne  niait  lien  ; 
il  ne  faisait  valoir  (pie  la  nécessité  t(jute-puissantc  de  la  faim,  (pii  ne 
coimait  pas  de  loi.  Sire,  votre  endtairas  était  grand;  raiïaire  vous  sem- 
blait bien  ('i)ineuse  et  bien  diliicilc  à  décider  en  bonne  justice,  car  il 
paraissait  dur  de  condaumer  riiomme,  (pii  s'était  montré  bon  et  S(M'ou- 
rable;  mais,  d'un  autre  ccité,  vous  pensiez  ;i  la  faim  si  teri'ible.  Vous 
convocpiàtes  votre  conseil.  L'opinion  de  la  plupart  nétait  pas  favorable 
à  Ihomme,  car  ils  pensaient  prendre  leur  part  du  festin  du  serpent. 
Votre  Majesté  lit  mander  Ueineke,  car  tous  les  autres  parlaient  beau- 
coup sans  pouvoir  vider  le  procès  selon  le  droit,  lleinekc  vint  et  se  fit" 
rendre  conï[)te  de  l'ailàire;  c'est  à  lui  que  vous  remites  le  jugement  à 
prononcer,  et  sa  décisi<»n  devait  vive  sans  a[)pel.  Heineke  dit  après  une 
réflexion  :  a  Je  trouve,  avant  tout,  nécessaire  de  visiter  les  lieux,  et, 
«  (piand  je  verrai  le  serpent  pris  au  lacet  comme  l'a  trouvé  le  paysan , 
((  alors  je  prononcerai  le  jugement.  »  On  lia  donc  le  serpent  dans  la  laie 
à  la  même  place.  Reineke  dit  alors  :  «  Les  voilà  donc  tous  les  deux 
((  dans  l'état  oii  ils  se  trouvaient  avant  le  procès .  et  aucun  des  deux  n'a 
u  gagné  ni  |)erdu.  ^Maintenant,  la  justice  va  se  montrer  d'elle-même;  car, 
"  si  riionune  le  veut,  il  peut  encore  délivrer  le  serpent;  sinon,  il  n'a  qu'à 
«  le  laisser;  ([uant  à  lui .  il  est  libre  de  continuer  son  chemin  et  d'aller  à 
«  ses  affaires.  Connue  le  serpent  s'est  montie  ingrat  et  perlide.  riionnne 
«  est  bien  libre  dans  son  choix.  Cela  me  parait  la  véritable  justice;  que 
((  celui  qui  en  sait  une  meilleure  nous  le  dise.  ><  (À' jugement  plut  alors  à 
tout  le  monde,  à  vous,  sire,  et  à  vos  conseillers;  le  paysan  vous  remer- 
cia, et  ("hacun  vanta  la  sagesse  de  Reineke,  la  reine  toute  la  première. 
On  remit  bien  des  choses  sur  le  tapis  à  ce  sujet;  on  dit  (pi'lsengrin  et 
Brun  convenaient  mieux  à  la  guerre;  qu'ils  étaient  craints  au  loin;  (pi'ils 
aimaient  à  se  trouver  au  pillage;  qu'ils  étaient  grands,  forts  et  vaillants, 
on  ne  pouvait  pas  le  nier,  mais  qu'au  conseil  ils  man(piaient  souvent  de 
la  prudence  nécessaire  :  car  ils  ont  l'habitude  de  se  fier  à  leur  f(jrce; 
une  fois  en  campagne,  quand  il  faut  se  mettre  à  l'œuvre,  tout  cloche 
furieusement.  On  ne  peut  pas  être  plus  vaillants  qu'ils  ne  le  sont  à  la 
maison;  à  l'armée,  ils  aiment  beaucoup  à  rester  en  embuscade.  Quand 


102  LE    RENARD. 


il  s'aiiit  de  TnippiM"  fort,  ils  sont  ;uissi  bons  quo  diuilres.  Les  loups  et 
les  ours  ruinent  le  piiys;  peu  leur  importe  à  (pii  est  la  maison  que  la 
llanune  dévore,  pourvu  qu'ils  se  ehaulVent  au  brasier;  ils  ne  prennent 
l)ilie  de  persoiuie,  pourvu  (jue  leurs  gosiers  se  remplissent.  Ils  avalent 
les  œufs  et  en  laissent  les  eocpiilles  aux  pauvres  diables  ,  et  ils  croient 
avoir  parta.eé  en  honn^^tes  gens.  Reineke,  au  contraire,  est  sage  et  de 
bon  conseil,  ainsi  que  toute  sa  famille,  et,  s'il  a  péché,  sire,  c'est  (|u'il 
est  de  chaii'  et  d'os.  .Mais  jamais  un  autre  ne  vous  conseillera  aussi  bien. 
Pardonnez-lui  donc,  je  vous  en  prie.  " 

Le  roi  lui  répondit  : 

<(  Cela  mérite  réflexion.  L'alTaire  se  passa  comme  vous  venez  de  le 
raconter,  le  serpent  fut  puni.  Mais  Reineke  n'en  demeure  pas  moins, 
au  fond,  un  fripon  incorrigible.  Si  l'on  contracte  un  traité  d'alliance 
avec  lui.  on  est  toujours  sa  dupe  à  la  fin,  car  il  se  tire  d'affaire  avec 
tant  de  ruse!  qui  peut  lui  tenir  tête?  Le  loup,  l'ours,  le  chat,  le  lapin 
et  la  corneille  ne  sont  pas  de  force.  Il  finit  toujours  par  les  jouer.  Il  ôte 
"a  lun  l'oreille,  à  l'autre  l'œil,  au  troisième  la  vie;  vraiment  je  ne  sais 
comment  vous  pouvez  parler  en  faveur  de  ce  méchar^t  et  prendre  sa 
cause  en  main. 

—  Sire,  répliqua  la  guenon,  je  ne  peux  pas  le  cacher;  il  est  de 
race  noble  et  sa  famille  est  nombreuse,  veuillez  le  considérer.  » 

Le  roi  se  leva  alors,  et  quitta  l'appartemenl  de  la  reine;  toute  la 
cour  était  réunie  et  l'attendait  ;  il  vit  autour  de  lui  les  plus  proches 
parents  de  Reineke  qui  étaient  venus  en  grand  nombre  pour  protéger 
leur  cousin;  il  serait  difficile  d'en  faire  le  dénombrement.  Il  considéra 
toute  cette  grande  famille  d'un  côté,  et,  de  l'autre,  les  ennemis  de 
Reineke  :  la  cour  semblait  partagée  en  deux  camps. 

Le  roi  dit  aloi's  : 

«  Écoute-moi,  Reineke;  i)eu\-lu  te  laver  des  crimes  (]ue  lu  as  com- 
mis, en  tuant,  avec  l'aide  de  Bellyn,  mon  fidèle  Lampe,  et  en  m'en  voyant 
sa  tète  dans  la  besace,  comme  si  c'étaient  des  lettres?  A'ous  l'avez  fait 
[K)ur  m'insulter;  j'ai  déjà  puni  Bellyn;  le  même  sort  t'attend. 

—  Malheur  à  moi!  s'écria  Reineke  Pourquoi  ne  suis-je  pas  mort? 
Ecoutez-moi,  et  qu'il  en  soit  ce  (\ue  vous  voudrez  ;  si  je  suis  coupable, 
tuez-moi  sur-le-champ.  Aussi  bien  je  ne  pourrai  jamais  sortir  de  peine 
f't  de  détresse  :  je  suis  un  honjme  [K-rdu;  car  ce  traître  de  Bellyn  m'a 
ravi  les  plus  grands  trésors  que  jamais  un  mortel  ait  vus.  Hélas!  ils 
coiitent  la  vie  à  Lampe!  Je  les  avais  confiés  à  tou.s  deux,  mais  Bellyn 


NEUVIÈME  ClIAIST.  -  103 


s'est  emparé  de  tous  ces  joyaux.  Encore,  si  on  pouvait  les  retro.uver  à 
force  de  recherches!  mais,  je  le  crains,  personne  nt3  les  trouvera;  ils 
resteront  perdus  à  jamais  !  » 

La  guenon  répliqua  : 

«  Pour([uoi  désespérer?  S'ils  sont  sur  la  terre,  tout  espoir  n'est  pas 
perdu.  Nous  chercherons  du  soir  au  matin,  et  nous  interrogerons  avec 
soin  prêtres  et  laïques;  mais  dites-nous  comment  étaient  ces  trésors.  » 

Reineke  dit  : 

(c  Ils  étaient  si  précieux.,  que  nous  ne  les  retrouverons  jamais;  celui 
■qui  les  possède  les  gardera  certainement.  Comme  dame  Ermeline  va  se 
désoler  à  cette  nouvelle  !  Elle  ne  me  le  pardonnera  jamais  ;  car  elle 
m'avait  conseillé  de  leur  confier  ces  précieux  joyaux.  Maintenant,  on 
tn'accable  de  faussetés  et  on  m'accuse  ;  mais  je  maintiens  mon  droit  ; 
j'attends  mon  jugement,  et,  si  je  suis  absous,  je  voyagerai  par  tous 
pays  pour  retrouver  ces  ti'ésors,  quand  je  devrais  y  perdre  la  vie!  » 


0.^^- 


.>^4QL.I^^^^-^ii^^Ertz 


DIXIÈME     CHAN  r 


Urinc-'AC  accuse  le  bélier  (lavoir  tué  le  lii'vre  pour  lui  dérober  le^s  l)ré^seuts  niapnifunics  que 
lui,  Rcineke,  envoyait  au  roi  dans  la  besace,  et  notainnient  une  bague,  un  peigne  et  un 
miroir  doués  de  pi-opriéU'-s  nien  eillcuscs.—  II  rap|)elle  ensuite  les  services  qu'il  a  eu  l'occasion 
de  rendre  à  Sa  Majesté.  —  Le  roi  se  montre  disposé  à  faire  de  nouveau  grâce  à  Heineke,  à 
la  condition  que  celui-ci  se  mettra  en  quête  des  fameux  bijoux;  mais  le  loup  (liniande  la 
parole  pour  articuler  cf»ntre  le  fourbe  d<'  nouveaux  rbefs  d'accusation. 


■  ()  iiioii  roi!  jijoiilii  r;i>lu(i('ii\  oiiilcui' .  itrriiicllcz-iiKH  .  nohic 
prince,  de  rjKonlrr  ii  mes  amis  (juels  cadeaux  précieux  je  vous  avais 
destinés;  quoicjuc  vous  ne  le»  a\ez  pas  reçus,  mon  intention  n'en  était 
pas  moins  loualilc 

—  Dis-le.  rc'pondit  le  loi  ;  mais  sois  hiel. 

—  Hélas!  NOUS  allez  tout  savoir,  dit  liciiickc  d'un  air  liislc  I.c 
premier  de  ces  jo\ aux  juv-cicux  ('lait  une  ha^iic;  je  la  remis  a  IJcIlyii. 
(jui  devait  la  doimei'  au  roi.  Cette  baiiue  était  d'une  slructure  lantas- 
tique;  elle  éiail  en  or  (in  et  dii:ne  de  briller  dans  le  trésor  de  mon  roi. 
A  l'intérieur,  ilu  côté  (pii  louchait  au  doii^l,  (''tai<'nl  i:ravées  (\v<.  lettres 
entrelacées;  c'étaient  trois  mots  hébreux  d'une  sii;nilication  toute  parti- 
culière. F^Tsanne  n'aurait  pu  les  expliquer  dans  nos  p;»ys.  Maître 
Abryon  de  Trêves  lui  seul  avait  pu  le-  lire,  (/est  iiti  juif  fort  in>lruil  (jiii 
sait  Ifjutes  les  laniîues  cpie  Ion  parh',  du  Poitou  ju-fpi'au  Luxembfiuri,', 
et  ce  juif  a  une  .science  toute  spéciale  des  herbes  et  des  pierres.  Lor.sque 
je  lui  montrai  cette  ba.u'ue,  il  médit  :  «  Bien  des  choses  précieuses  sont 
«  cachées  la-dessous.  I.es  trois  noms  i^Tavés  ont  été  apportés  du  paradis 


DIXIEME  CHANT.  105 


((  par  Solli  le  Piciix,  lorsijiril  cliorcliiiil  l'Iniilc  de  niisericorde;  ot  ccliii 
((  qui  j)()rle  celte  l)ai4ue  au  doij^t  est  à  lahiide  tout  danger;  rien  ne  peut 
«  le  blesser,  ni  tonnerre,  ni  éclairs,  ni  magie.  »  l.e  maître  ajouta  qu'il 
avait  lu  (ju'avec  cette  bague  on  ne  gelait  pas  par  le  froid  le  plus  bor- 
rible  et  qu'on  atteignait  une  tranquille  vieillesse.  La  bague  avait  pour 
chaton  une  pierre  précieuse;  c'était  uniï  escarboucle. qui  ])rillait  la  nuit 
et  montrait  clairement  les  objets.  Cette  pierre  avait  mainte  vertu  :  elle 
guérissait  les  malades;  celui  qui  la  touchait  se  sentait  libre  de  toute 
peine,  de  toute  détresse;  il  n'y  avait  que  la  mort  qui  ne  se  laissât  pas 
charmer.  Le  maître  me  révéla,  en  outre,  les  autres  vertus  de  celle  pierre. 
Celui  qui  la  possède  voyage  heureusement  par  tous  pays;  il  n'a  lien 
à  craindre  de  l'eau  et  du  feu;  il  ne  peut  être  ni  pris  ni  lialii,  et  il 
échappe  toujours  au  pouvoir  de  son  ennemi  :  il  n'a  qu'à  regarder  cette 
pierre  à  jeun,  un  jour  de  bataille,  et  il  terrassera  ses  ennemis  par  cen- 
taines ;  la  vertu  de  cette  pierre  neutralise  l'efTet  du  poison  et  de  tous  les 
sucs  nuisibles.  Elle  détruit  également  la  haine,  et  ceux  qui,  auparavant, 
n'aimaient  pas  le  possesseur  de  la  bague,  sentent  leur  cœur  se  changer 
en  peu  d'instants.  Qui  pourrait  compter  toutes  les  vertus  de  cette  pierre 
que  j'avais  trouvée  dans  le  trésor  de  mon  père,  et  que  je  voulais  envoyer 
au  roi?  car  je  n'étais  pas  digne  d'une  bague  aussi  précieuse;  je  le  savais 
très-bien.  Elle  doit  appartenir,  me  disais-je,  à  celui  qui  est  le  plus 
grand  de  tous;  notre  bien-être  ne  repose  que  sur  lui;  et  j'espérais  gar- 
der ses  jours  de  tout  mal. 

«  Bellyn  devait,  en  outre,  porter  aussi  îi  la  reine  un  peigne  et  un 
miroir  pour  me  rappeler  à  son  souvenir.  Je  les  avais  pris  dans  le  temps 
au  trésor  de  mon  père  pour  les  avoir  avec  moi  ;  il  n'y  a  pas  sur  terre 
de  plus  belle  œuvre  d'art!  Oh!  combien  de  fois  ma  femme  essaya-t-elle 
de  les  avoir!  elle  ne  demandait  pas  autre  chose  de  toutes  les  richesses 
de  la  terre;  et,  malgré  ses  prières  et  ses  reproches,  elle  ne  put  jamais 
les  obtenir.  Mais  j'envoyai  alors  le  peigne  et  le  miroir  en  bonne  justice 
à  la  reine,  ma  très-gracieuse  souveraine,  qui  m'a  toujours  comblé  de 
bienfoits  et  préservé  de  tout  malheur;  souvent  elle  a  dit  un  petit  mot  en 
ma  faveur  ;  elle  est  noble ,  de  haute  naissance  ;  elle  est  parée  de  toutes 
les  vertus,  et  l'ancienneté  de  sa  race  se  voit  dans  ses  paroles  et  dans 
ses  actions.  Elle  était  digne  du  peigne  et  du  miroir.  ^Malheureusement 
elle  ne  les  a  pas  vus;  ils  sont  perdus  pour  jamais. 

<(  Maintenant  parlons  du  peigne.  L'artiste  l'avait  h\\l  d'os  de  pan- 
thère, les  restes  de  cette  noble  créature  qui  demeure  entre  l'Inde  et  le 
•  li 


106  l'I-^    UKNAHI). 


p;ir.u!i>;  toutes  sortes  dérouleurs  p;n'«MiI  >;i  vo\h\  (|ui  ivpnnd  de  doux 
parfums  partout  oii  file  va.  ("."est  pouiipioi  tous  les  animaux  aiiiuMit 
tant  la  suivre  à  la  i)ist(';  car  ils  respirent  la  saute  dans  ce  |)arl"iuu;  ils 
le  seuteul  et  le  eouressenl  tous,  (".'-était  donc  a\cc  ces  os  d(>  pantlirre  (pie 
cv  beau  peiirue  avait  ete  arli>tenicnt  faln'iipic;  il  était  luillanl  comme  de 
lariieut  .  dune  hhuielieur  el  d'iuie  pureté  iuexprimaliles .  et  l'odeur  du 
fKM.uue  était  |»lus  parfuuiée  (pu^  la  eauiu'lleel  cpie  l'oMllet.  Quand  la  pan- 
thère meurt,  cette  bonne  odeur  s(^  r('|)and  dans  tous  ses  os.  s'y  li\e  et 
les  enipVhe  de  se  corrompre;  elle  eiiasse  toute  épidémie  et  neutralise 
loul  |x)ison.  En  outre,  sur  le  dos  du  peigne,  on  voyait  les  plus  déli- 
cieuses liiiurines  en  relief  cntrem'''l('es  d'arabestpies  d'or  et  de  la|)is-|a/uli. 
Dans  le  centre,  l'artiste  avait  rejjH'seiitc'  l'Iiistoii-e  de  Paris  le  Troyen, 
lejouroii.  près  d'une  fontaine,  il  \it  devant  lui  trois  déesses  (pi'ou 
nonuuail  Pallas  .  Junon  et  Vénus.  Elles  se  dis|)utcrent  lon;;temps  ii  (pii 
posséderait  la  ponuue  dor  qui  leur  avait  appartenu  jus(ju'à  prc'senl  à 
toutes  les  trois.  Enlin.  elles  se  comparèrent  et  Paris  devait  donner  la 
pomme  a  la  plus  belle,  qui.  seule,  devait  la  posséder.  Et  le  jeune  ber- 
jU'cr  les  re.uardait  tout  en  réfléchissant.  Junon  lui  disait  :  «  Si  je  reçois 
'I  la  poumie,  si  tu  me  reconnais  pour  la  j)lus  belle,  tu  seras  le  plus  riche 
*>  des  hommes.  »  Pallas  rcplicpiait  :  «  Songes-y  bien  ;  donne-moi  la  pomme 

•  et  tu  deviendras  le  mortel  le  ()lus  imissant  ;  ton  nom  seul  fera  trem- 
.  Iiler  amis  et  ennemis.  >•  Vénus  dit  :  «  A  (juoi  bon  la  puissance'.'  ii  (pioi 
.    bon  les  trésors?  ton  |)ère  n'est-il  jias  le  roi  Priam'.'  tes  frères,  Hector  et 

•  les  autres,  ne  sont-ils  pas  riches  et  puissants  sur  la  terre'.'  Troie  n'est- 

.   elle  pas  protégée  par  son  armée,  et  n'avez-vous  pas  sounus  le  |)ays- 

<  tout  autour  et  îles  |)euj)les  lointains'.'  Si  lu  \eu\  me  pi'cxiamer  la  plus 

<  i>elle  et  m'adjuuer  la  pomme,  je  te  doimerai  le  plus  mairnilique  tré.sor 

•  Cju'il  v  ait  sur  la  terre.  Ce  trésor,  c'est  la  |)lus  belle  de  toutes  les  femmes. 
•<  Vertueuse,  noble  el  saire,  qui  ()ouiiait  la  louer  diirnement?  Donne-moi 
«  la  pomme  et  tu  posséderas  l'épouse  du  roi  i:rec,  la  belle  Hélène,  le  ti(''- 
<■  sor  des  trésors.  »  Et  Paris  lui  donna  la  ponuue  et  la  [)roclania  la  |)lus 
belle.  En  revanche.  Vénus  l'aida  à  enlever  la  belle  icine,  la  fenune  de 
Méni'las.  (jui  devint  la  sienne  à  Troie.  Voilà  l'hisloiie  qui  était  en  relief 
au  milieu  du  pei.yne .  et  tout  autour  il  y  avait  des  écussons  renq)lis  de 
devises  artistement  écrites;  on  n'avait  (ju'a  le-  lire  et  on  comprenait 
toute  la  fable. 

u  Écoutez  maintenant  ce  que  j'ai  ii   vous  dire  du   miroir,    l-ln  place- 
de  verre,   il  était  fait   d'une  seule  aiirue-a.'arine  d'une  beaul(''  et  d'une 


DIXIEME  CHANT.  .107 


jiureté  adinirnblcs  ;  loiil  s"v  rcllclait .  iiiriiR'  ii  imc  liciic  de  dislanco,  la 
!uiil  aussi  l)ien  que  le  jour.  Et.  si  (juchiuiin  avail  sur  la  liiiuie  uue 
faute,  (juelle  ([u'elle  t'ùt.  une  petite  taehe  dans  l'œil,  il  n'avait  qu'à  se 
regarder  dans  le  miroir,  ii  rinstaiit  niriiie  tous  les  défauts,  toutes  les 
laideurs  disparaissaient.  Est-il  étonnant  que  je  nie  désole  d'avoir  perdu 
ini  pareil  niii'oir?  On  avait  pris  pour  faire  la  table  un  bois  précieux, 
solide  et  (''clatant  (pi"on  appeil»'  séthyiii  ;  les  vers  ne  le  piiiuenl  j)as  et  il 
est  plus  estimé  ({ue  lur.  ii  juste  titre;  après  lui  vient  l'ebéne.  C'est  de 
ee  bois-là  que  jadis  un  excellent  artiste  lit,  sous  le  roi  Krompardès,  un 
cheval  doué  d'une  étran.:ue  propriété  :  il  ne  lui  fallait  quune  heure  pour 
faire  .cent  lieues.  Je  ne  peux  pas  raconter  à  piésent  cette  histo-ire  dans 
tous  ses  détails;  le  fait  est  qu'il  n'y  eut  jamais  de  pareil  cheval  dejniis 
que  le  monde  est  monde.  La  lai"i;eur  du  cadre  de  ce  miroir  était  dun 
pied  et  demi  ;  il  était  orné  de  ciselures  pleines  d'art  et  sous  chacjue 
tableau  le  sujet  était  écrit  en  lettres  d'or,  comme  il  convient.  Je  vais 
vous  les  raconter  en  jxmi  de  mots.  Le  premier  représentait  le  cheval 
<^nvieux;  il  avait  voulu  disputer  de  vitesse  avec  le  cerf.  Mais  il  était  resté 
vi\  arrière  et  grande  était  sa  douleur.  11  s'en  alla  trouver  un  berger  et 
lui  dit  :  u  Je  ferai  ton  bonheur,  si  tu  ni'obéis  promplement.  Mets-toi 
<'  sur  mon  dos  ;  je  te  porterai.  Un  cerf  vient  de  se  cacher  là  dans  la  foret; 
«  il  faut  le  prendre;  tu  vendras  chèrement  sa  chair,  sa  peau  et  son  bois. 
'(  i"'nfourche-ni()i  1  nous  allons  coui'ir  après  lui. — Je  veux  bien  l'essayer,  » 
dit  le  berger.  Il  le  monta  et  ils  partirent.  Ils  aperçurent  le  cerf  en  jjcu 
de  temps,  le  suivirent  rapidement  et  se  mirent  à  le  chasser;  il  avait 
l'avance,  le  cheval  se  déiioùta  bientôt  de  la  besogne  et  dit  à  llioiinne  : 
«  Descends,  je  suis  fatigué;  jai  besoin  de  repos.  —  Xon,  vraiment,  » 
répli([ua  l'homme.  «  Tu  m'obéiras  et  lu  sentiras  mes  éperons;  car  c'est 
«  toi  qui  m"as  ap[)ris  à, te  chevaucher.  »  Et  voilà  connnent  rhonnnedouq)ta 
le  cheval.  Voyez  !  telle  est  la  récompense  de  celui  qui  cherche  ii  grand'- 
peine  à  nuire  aux  autres  et  s'attire  lui-niènie  toutes  sortes  de  maux. 

.  <i  Je  contiiuie  à  vous  expliquer  ce  qui  c  tait  représenté  sur  le  cadre 
<lu  miroir  :  comme  quoi  un  âne  et  un  chien  étaient  tous  deux  au  ser- 
vice d'un  richard.  Le  chien  était  naturellement  le  favori  ;  car  il  assista 
4U1X  repas  de  son  maître ,  mangeait  avec  lui  du  poisson  et  de  la  viande 
et  reposait  même  quelquefois  sur  les  genoux  de  son  protecteur ,  qui 
s'amusait  à  lui  donner  du  pain  blanc  :  et  le  chien,  en  reconnaissance, 
remuait  la  queue  et  lui  léchait  la  main.  L'àne  Boldewyn,  voyant  le 
bonheur  du  chien,  devint  triste  dans  son  cœur,  et  se  dit  ;  <:  A  quoi 


108  LI-:    lîKNAUL). 


u  donc  pense  notre  niaîlrc  d'accabler  cie  tant  d'amitiés  cette  bète  inutile 
(.  (jui  saute  sur  lui  el  lui  lèche  la  barbe,  tandis  que  c'est  à  moi  de  tra- 
>>  vailler  et  de  traîner  les  sacs?  Qu'il  essaye  seulement  de  faire  en  une 
«  année  avec  cinij  et  nicnic  dix  chiens  autant  de  besogne  que  j'en  fais  dans 
(i  un  mois!  Et  pourtant  c'est  ii  lui  (ju'on  donne  les  meilleurs  morceaux, 
(.  et  moi.  l'on  me  nouirit  de|)aillc;  on  me  laisse  coucher  à  plate  terre,  el, 
<(  (|ue  je  sois  attelé  ou  monte.  Je  suis  partout  un  objet  de  raillei'ie.  Je  ne 
<i  peux  ni  ne  vi-iix  le  supportei'  plus  longtemps;  je  veux  aussi  mattirer 
(.  les  bonnes  grAces  du  maître.  »  Tout  en  se  parlant  ainsi,  il  vit  son  uiaîtie 
(|ui  passait  près  de  lui.  L'àne  alors  se  mit  à  lever  la  queue  et  à  sautei- 
sur  son  maîti'c  en  criant .  chantant  et  braillant  à  toute  force  ;  il  lui 
léchait  la  barbe,  et.  tout  en  cherchant  à  le  caresser  à  la  façon  du  chien, 
lui  Ht  mainte  bosse  à  la  tète.  Le  maître,  plein  d'effroi,  s'en  débarrassa 
avec  peine  et  s'écria  :  «  iVrrètez  cet  àne,  assommez-le!  »  Les  valets 
accoururent;  il  reçut  une  grêle  de  coui)s  jusqu'à  l'écurie,  où  il  resta  un 
àne  comme  devant.  Il  y  en  a  encore  beaucoup  de  son  espèce  qui 
jalousent  la  fortune  des  auti'cs  el  ne  s'en  trouvent  pas  mieux.  Si  l'un 
d'eux  arrive  jamais  dans  une  haute  position,  il  y  fart  aussi  bonne  figuie 
qu'un  p(jrc  qui  voudrait  manger  son  potage  avec  une  cuiller,  lui  vérité, 
c'est  la  même  chose.  Que  l'àne  porte  les  sacs  au  moulin,  qu'il  couche 
sur  la  paille  et  mange  des  chardons.  Si  on  veut  le  traiter  d'autre  sorte, 
il  n'en  reste  pas  moins  un  àne.  Quand  un  âne  arrive  au  jjouvoir,  il  y  a 
|)eu  de  bien  ii  en  attendre;  il  ne  cherche  que  son  intérêt;  (jue  lui  importe 
le  reste? 

(I  Je  vous  dirai,  en  outre,  sii'c,  si  toutefois  mon  vcnl  ne  vous 
ennuie  pas,  qu'il  y  avait  encore,  sur  le  cadre  du  miroii",  en  relief,  avec 
des  légendes,  l'histoire  de  mon  père  avec  llinzé.  Ils  avaient  fait  alliance 
enseiidjle  pour  courir  les  aventures,  et  ils  avaient  fait  serment  tous  les 
deux  de  s'entr'aider  vaillamment  dans  le  danger  et  de  partager  le  butin. 
Une  fois  en  campagne,  ils  aperçurent  des  chiens  et  des  chasseurs  à  peu 
de  distance  du  chemin.  Le  chat  dit  :  «  C'est  ici  qu'une  bonne  idée  serait 
«  précieuse  !  »  Mon  père  répliqua  :  «  Le  cas  est  pressant,  iiiais  mon  sac 
((  est  encore  plein  d'idées  excellentes,  et  nous  tiendrons  noti'c  serment  de 
«  ne  pas  nous  quitter;  c'est  ce  (|ui  doit  passci-  avant  tout,  x  Hinzé  répon- 
dit :  «  Advienne  que  pourra  ,  je  sais  un  bon  moyen  et  je  vais  l'em- 
«'  ployer.  »  Et  il  grimpa  vite  sur  un  arbie  pour  écliapjiei'  aux  chiens,  el 
planta  là  son  compagnon.  >Ion  père  restait  donc  seul  dans  sa  détresse; 
les  chasseurs  arrivèrent.  Hinzé  lui  dit  :  "  Eh  bien,  mon  oncle,  comment 


D I  \  1  K  M  !•:   C  H  A  N  T, 


109 


«  cela  va-t-il?  Ouvi'cv.  donc  voire  sac!  S'il  est  [)leiii  de  bons  lours,  c'est 
((  maintenant  qu'il  faut  s'en  servir  :  le  moment  est  arrivé.  »  Les  cliasseurs 
donnèrent  du  cor  et  s'appelèrent  entre  eux.  Mon  père  se  mil  à  courir, 
le  chiens  le  poui  suivii'enl  avec  Ibi'ce  ahoiemenls  :  il  criait  de  peur  et  jeta 


Arrêtez  cet  ;ine ,  assommez-le! 


son  lest  plus  d'une  fois  ;  il  s'en  trouva  plus  lé,ner  et  échappa  à  ses  enne- 
mis. Vous  venez  de  l'entendre,  il  avait  été  trahi  d'une  manière  infâme 
par  son  plus  proche  parent  en  qui  il  avait  toute  confiance.  11  manqua 
d'y  perdre  la  vie;  car  les  chiens  étaient  si  vites,  que  c'en  était  fait  de 
lui  s'il  ne  s'était  pas  souvenu  d'une  caverne  où  il  se  glissa  et  où  ses 
ennemis  le  perdirent  de  vue.  Il  y  a  encore  bien  des  gens  qui  se  con- 
duisent comme  Hinzé  s'est  conduit  jadis  avec  mon  père;  comment  puis- 


110 


I.K    IIKNAUI). 


je  r.iiincM"  iM  I  hoiioivi?  Il  »sl  vrai  que  j^  lui  ai  à  moitié  pardonné,  mais 
il  (Ml  rosle  oiu'oro  (|ucl(jue  chose.  Fout  cela  était  reprisenté  sur  le  miroir 
a\ec  (les  lii^ui'cs  cl  des  mots. 

<i  (^n  \   \(>\ait  (Micore  un   loiir  de  la  lacon   du   Idiij).   (jui  montre  sa 


^.    ^^       ""i^ 


""^^^^^ 


reconnaissance  pour  le  Mcn  (pTon  lui  a  l'ail.  Il  avail  (rouv(''  dans  un 
pàturaw  un  cheval  dont  il  m-  ic-tnil  (|ue  les  os  ;  mais  il  <'lait  aiïamé  : 
il  se  jeta  dessus  comme  un  .iriouton.  cl  im  os  se  mil  en  liaxcrs  dans  son 
irosier.  Il  se  trouvait  foîl  endiiurassc  il  ('lait  dans  nn  mauvais  cas.  Il 
onvova  niessapre  >ui"  un-ssaL-e  pour  appeler  les  iiK'decins  ;  personne  ne 
put  le  secourir.  (juoi(|u'il  eût  olfeil  ii  tous  une  grande  récompense.  A 
la  fin.  il  se  présenta  une  i:rue  avec  un  hi-ret  rouiic  sur  la  tète. 

<!  Le  malade  la  supplia  en  v(><  termes  :  «  Docteur.  eiile\c/.-moi  vite 
"  ma  douleur  !  je  vous  donne  pour  l'extraction  de  cet  os  loul  ce  (pie  vous 
«  pouvez  désirer,  n  La  grue  crut  à  ces  belles  paroles;  elle  fourra  s(mi  hec 
avec  sa  tète  dans  la  gueule  du  loup  et  en  reliia  l'os.  ((  .Malheureux  !  » 
hurla  le  loup,  d  tu  me  fais  mal.  Je  soufTre  I  que  cela  ne  t'arrive  |)lus;  je  le 
<«  pardonne  aujourd'hui.  Si  cétait  un  autre,  je  ne  l'aurais  |)as  sujiporté 


DIXIEME   CHAIST.  111 


«  aussi  j)n(i('miii('iil.  —  Soyez  tiaïKjiiilIc,  icpailil  la  .^rue,  vous  voilà 
((  guéri  ;  donnez-moi  la  récompense  que  j'ai  méritée,  puisque  je  vous  ai 
u  tiré  d'aiïaire.  —  Entendez-vous  ce  f(ju  !  dit  le  loup;  c'est  moi  qui  ai  à 
((  me  plaindre;  il  demande  une  récompense,  et  il  oublie  la  grâce  que  je 
((  viens  de  lui  Taire!  Ne  lui  ai -je  pas  laissé  retirer  de  ma  gueule  son 
((  bec  et  sa  tète  sains  et  saufs?  le  drôle  ne  m'a-t-il  pas  fail  souIVrir?  Puis- 
es qu'il  s'agit  de  récompense,  c'est  moi  vraiment  (|ui  devrais  en  exiger 
(i  une.  »  ^'oilà  comment  les  fripons  agissent  avec  leurs  serviteurs. 

((  Ces  histoires  et  d'autres  encore,  sculptées  arlistement,  ornaient 
le  cadre  tlu  miroir  avec  maintes  arabesques  et  des  légendes  en  or.  Je  ne 
ine  trouvais  pas  digne  d'un  joyau  aussi  précieux,  je  suis  trop  peu  de 
chose  ;  je  l'envoyai,  par  conséquent,  à  madame  la  reine.  Je  pensais 
ainsi  faire  ma  coui'  à  elle  et  à  son  auguste  époux.  Mes  enfants,  si  jolis 
garçons,  furent  désolés  lorsque  je  donnai  le  miroir  ;  ils  avaient  coutume 
de  sauter  et  de  jouer  devant  la  glace,  ils  s'y  regardaient  avec  plaisir,  ils 
s'amusaient  à  y  voii'  leurs  queues  qui  leur  descendent  jus(]u'aux  talons, 
et  souriaient  de  leurs  petites  frimousses.  Malheureusement,  je  ne  soup- 
çonnais guère  la  mort  de  l'honnête  Lanq^e,  lorsque  je  lui  conliai,  ainsi 
qu'à  Bellyn,  ces  trésors  sur  la  foi  de  leur  serment;  je  les  tenais  tous 
deux  pour  d'honnêtes  gens  ;  je  ne  me  ra})pelle  pas  avoir  eu  jamais  de 
meilleurs  amis,  ^lalheur  à  l'assassin  !  Je  veux  apprendre  quel  est  celui 
qui  a  caché  ces  trésors.  Tôt  ou  tard  tout  meurtrier  est  décomert.  Si 
quelqu'un  ici,  dans  l'assemblée,  pouvait  dire  au  moins  où  sont  ces  tré- 
sors et  comment  Lampe  a  été  tué  ! 

a  Voyez,  mon  gracieux  maître,  il  vous  passe  joui'nellement  devant 
les  yeux  tant  d'affaires  importantes  ,  (|ue  vous  ne  pouvez  pas  toutes  les 
retenir;  mais  peut-être  avez-vous  encore  souvenir  du  service  signalé  que 
mon  père  a  rendu  au  vôtre  dans  cet  endroit  même.  Votre  père  était 
malade,  le  mien  lui  a  sauvé  la  vie;  et  |)ourtant  vous  dites  que  ni  moi  ni 
mon  père  ne  vous  avons  jamais  fait  de  bien.  Daignez  m'écouter  encore,  et, 
permettez-moi  de  le  dire,  à  la  cour  de  votre  père,  le  mien  était  comblé 
de  dignités  en  qualité  de  médecin.  Il  savait  interroger  les  urines  du 
malade;  il  aidait  la  nature  et  il  savait  guérir  toutes  les  maladies  des 
yeux  et  celles  des  organes  les  plus  nobles ,  il  connaissait  les  vertus  de 
l'émétique  ;  de  plus,  il  était  bon  dentiste  et  arrachait  les  dents  malades 
en  se  jouant.  Je  comprends  que  vous  ayez  pu  l'oublier;  il  n'y  aurait  là 
rien  d'étonnant,  car  vous  n'aviez  que  trois  ans.  Votre  père  fut  obligé 
de  garder  le  lit  en  hiver  avec  de  si  grandes  douleurs  ,  qu'il  fallait  le 


I.K    KKNAlin. 


Ipvop  ol  le  porfor.  Il  li(  oonvofjiior  fous  los  nuMlccins  d'ici  a  Rome;  tous 

riiliiindonnÎMvnl.  lùilin.  il  tMiNoya  cIumcIum'  mon  prie.  (|iii  \\i  sa  délrosse 

ot  la  i^ravilo  tle  sa  mahulio.  Mon  jumv  eu  lui  livs-|)(<iM('  ci  lui  dji  :  „  Mon 

roi  ,>(  mon  ^'racieux  soicnour.  avec  (|ucl  itoniicur  je  donnerais  ma  \  ic 


ilt^!^îii!ii?'f'!'llliSS! 


Votre  père  était  malade,  le  mien  lui  a  sauvé  la  vie. 


«  pour  VOUS  sauver!  Laissez-moi  voir  voire  urine  dans  un  verre.  »  Le  roi 
fit  ce  que  demandait  mon  père,  mais  en  se  j)iaii,M)ant  que  son  étal  ne 
faisait  qu'empirer  (on  avait  représente'  aussi  sui-  le  miroir  la  i,'uérison 
instantanée  de  votre  père).  Alors  le  mien  dit.  après  mûre  réllexion  : 
«  Votre  santé  l'exige  :  décidez-vous  sans  retfnd  a  mani,'er  le  foie  d'un 
«  loup  âgé  au  moins  de  sept  ans.  Ne  ménagez  rien  !  il  s'agit  de  votre 
"  vie;  votre  urine  ne  demande  fjuedu  sang,  déeidez-v(jus  |)romplcment.  -> 


DIXIEME   CHANT 


J.e  loup  se  trouvait  dans  le  nMvle  des  courtisans  et  n'entendit  pas  ces 
paroles  avec  plaisir.  Votre  pèi-e  dit  là-dessus  :  «  Vous  l'avez  entendu^ 
«  seigneur  loup ,  vous  ne  nie  lefuserez  pas  voire  foie  pour  nie  ii:uérir.  » 

«  Le  loup  répondit  :  d  Je  n'ai  (pie  c\u(\  ans.  11  ne  peut  pas  vous  ser- 
«  \ir!  —  Que  de  paroles  inutiles!  répliqua  mon  |)rre;  ce  n'est  pas  cela 
«  ([ui  peut  nous  arrêter  :  je  verrai  l'âge  sui'-le-(!iaiii[)  ii  l'inspection  du 
«  foie.  »  II  fallut  que  le  loup  passât  à  l'instant  inriiic  ii  la  cuisine,  et  le 
foie  fut  trouvé  bon.  Votre  père  le  mangea  inconlincnl  ;  il  lut  ^uéri  sur 
l'heure  de  toutes  ses  maladies. 

«  Sa  reconnaissance  en^'ers  mon  père  fut  grande  ;  chacun  ii  la  cour 
fut  obligé  de  l'appeler  docteur ,  il  ne  fallait  pas  oublier  ce  titre.  Depuis 
ce  jour,  mon  père  marchait  toujours  à  la  droite  du  roi.  Votre  père  lui 
lit  cadeau,  je  le  sais  mieux  que  personne,  d'une  chaîne  d'or  avec  une 
barrette  rouge  qu'il  devait  porter  devant  tous  les  seigneurs;  aussi  tous 
l'honoraient  hautement.  Mais,  hélas!  il  n'en  a  pas  été  de  même  avec 
son  fils,  et  les  services  ont  été  bien  vite  oubliés.  Les  plus  avides  coquins 
sont  en  faveur:  le  gain  et  l'intérêt  sont  à  l'ordre  du  jour;  la  justice  et 
la  sagesse  sont  méprisées.  Des  laquais  deviennent  seigneurs,  et,  comme 
d'habitude,  c'est  le  pauvre  qui  en  pAtit.  Quand  de  pareilles  gens  arrivent 
au  pouvoir,  ils  frappent  à  tort  et  à  travers  sur  le  menu  peuple,  ne  son- 
geant plus  d'où  ils  sont  sortis  ;  ils  ne  pensent  qu'à  tirer  leurs  épingles  de 
tout  jeu.  Parmi  les  grands,  il  y  en  a  beaucoup  de  cet  acabit-là.  Ils 
n'écoutent  aucune  supplique,  \\  moins  qu'elle  ne  soit  richement  accompa- 
gnée d'un  présent,  et  lorsqu'ils  ajournent  les  solliciteurs,  cela  veut  dire: 
((  Apportez  !  apportez  une  fois,  deux  fois,  trois  fois  !  »  Ces  loups  avides 
gardent  les  meilleurs  morceaux  pour  eux;  et,  s'il  fallait,  en  perdant 
peu  de  chose,  sauver  la  vie  de  leur  maître,  on  les  verrait  hésiter.  Le 
loup  ne  voulait-il  pas  refuser  son  foie  pour  guérir  le  roi?  et  qu'est-ce 
que  le  foie?  Je  le  dis  franchement,  vingt  loups  perdraient  la  vie  et  le  roi 
et  la  reine  conserveraient  la  leur ,  il  n'y  aurait  pas  grand  mal  ;  car  une 
mauvaise  semence,  que  peut-elle  produire  de  bon?  A'ous  avez  oublié  ce 
qui  s'est  passé  dans  votre  enfance  ;  mais  je  le  sais  parfaitement  comme 
si  c'était  arrivé  hier;  l'histoire  était  représentée  sur  le  miroir  suivant  le 
désir  de  mon  père  ;  des  pierres  précieuses  et  des  arabesques  d'or  en  fai- 
saient la  bordur,e.  Je  donnerais  ma  fortune  et  ma  vie  pour  retrouver  ce 
miroir  ! 

—  Reineke,  dit  le  roi,  j'ai  entendu  et  compris  tout  ce  que  tu  viens 
de  raconter.  Si  Ion  père  a  été  un  grand  personnage  à  la  cour  et  a  rendu 

15 


lU  LE   IIKNAHD. 


lanl  (le  services .  il  doit  y  avoir  bien  loni^teinps  de  cela;  car  je  ne  me 
le  rappelle  pas,  cl  personne  ne  m'en  a  parlé.  Au  contraire,  j'ai  les 
oreilles  reltaltues  de  tes  (ails  et  i^estes;  lu  (>s  toujours  en  jeu,  à  ce  que 
j'entends  dire  du  moins.  Si  c'est  à  tort  et  si  ce  sont  de  vieilles  his- 
toires, j'aiuïcrais  une  fois  entendre  parler  de  toi  en  bien,  une  fois  par 
hasard;  cela  ne  se  rencontre  pas  souvent. 

—  Seigneur,  repondit  I'kmikMvC.  lii-dessus .  je  puis  bien  m'expliquer 
devant  vous;  car  c'est  de  moi  (pi'il  s'ai;it.  Je  vous  ai  Htit  du  bien  h 
vous-même!  ce  n'est  pas  poui'  vous  le  rcprocluM' !  Dieu  m'en  j)i'éserve! 
Je  ne  lais  (jue  mon  devoir  en  vous  servant  de  toutes  mes  forces.  Certai- 
nement, vous  n'avez  pas  oublié  l'histoire.  Un  jour ,  j'avais  été  assez 
heureux  pour  attraper  un  |)()rc  avec  Iseni^rin  ;  il  se  mit  à  crier,  nous 
l'égorireàmes.  Vous  vîntes  à  passer  en  disant,  avec  force  plaintes, 
que  votre  femme  vous  suivait  et  que,  si  (|uel(|u'un  voulait  partaiJi;er 
quelques  morceaux  avec  vous,  vous  en  seriez  bien  aises  tous  les  deux. 
«  Cédez-nous  quelque  chose  de  votre  capture ,  »  dites-vous  alors.  Isen- 
grin  dit  bien  ;  «  Oui!  »  mais  dans  sa  barbe,  de  façon  à  être  à  peine 
compris.  Pour  moi.  je  répondis  :  «  Seigneur!  qu'il  soit  fait  selon  votre 
«  volonté,  et,  (juand  notre  butin  serait  au  centuple,  dites,  qui  doit  faire 
11  le  parta.^e? —  Le  loup,  »  répontlites-vous.  Jscngrin  s'en  réjouit  fort; 
il  partagea  comme  d'habitude,  sans  honte  ni  remords,  et  vous  en  donna 
un  quart,  l'autre  quart  à  votre  femme,  et  se  jeta  sur  la  moitié  {)u'il  se 
mit  à  dévorer,  après  ra'avoir  jeté,  outre  les  oreilles,  le  nez  et  un  mor- 
ceau des  poumons;  il  garda  tout  le  reste  pour  lui,  vous  l'avez  vu.  Il 
montra  là  peu  de  générosité.  Vous  le  savez,  mon  roi,  vous  eûtes  bientôt 
mangé  votre  part;  mais  je  remarquai  que  votre  faim  n'était  pas  apaisée; 
Isengrin  n'en  voulait  rien  voir,  il  continuait  à  manger  et  à  engloutir 
sans  vous  offrir  la  moindre  des  choses.  Mais  vous  lui  avez  applique  avec 
vos  pattes  un  tel  coup  sur  les  oreilles,  que  sa  peau  en  porta  les  marques; 
il  se  sauva  avec  la  nuque  en  sang  et  des  bosses  à  la  tète  en  hurlant 
de  ^douleur,  et  vous  lui  avez  crié  ces  paroles  :  «  Reviens  et  appiends 
«  à  rougir!  si  lu  fais  encore  les  parts,  tache  de  les  faire  mieux;  sans 
(1  cela,  je  te  l'enseignerai.  Va-t'en  niaintenant  et  rapporte-nous  encore  à 
«  manger.  —  Seigneur,  le  conunandez-vous?  ré[)liquai-je.  Dans  ce  cas, 
«1  je  vais  le  suivre  et  je  suis  sûr  de  vous  raj)pr>rter  quelque  chose.  »  Cela 
vous  plut.  Isengrin  se  conduisit  alors  comme  un  maladroit;  il  saignait, 
soupirait  et  se  plaignait;  mais  je  le  poussai  en  avant,  nous  chassâmes 
ensemble  et  prîmes  un  veau.  C  est  une  nouiriture  (|ui  vous  plait.  Quand 


DIXIEMK   CHANT.  115 


nous  rapportâmes,  il  se  trouva  (|u"il  était  i^ras;  vous  vous  luîlos  à  sou- 
rire et  à  dire  à  ma  louange  maintes  paroles  amicales;  vous  prétendiez 
que  j'étais  un  excellent  pourvoyeur  en  cas  de  détresse,  et  vous  me 
dîtes,  en  outre,  de  partager  le  veau.  Je  dis  alors  :  «  La  moitié  est  à 
«  vous  et  l'autre  moitié  est  à  la  reine;  ce  qui  se  trouve  dans  le  corps, 
«  comme  le  cœur,  le  foie  et  les  poumons,  appartient,  comme  de  raison, 
<(  à  vos  enfants;  je  prends  pour  moi  les  pieds,  que  j'aime  à  ronger;  le 
((  loup  aura  la  tête,  c'est  un  morceau  délicieux.  »  Après  avoir  entendu 
ces  paroles,  vous  répliquâtes  :  «  Dis-moi  qui  t'a  appris  à  partager 
«  avec  tant  de  courtoisie .  j'aimei'ais  à  le  savoir,  d  Je  répondis  :  «  Mon 
«  maître  n'est  pas  loin;  car  c'est  le  loup  qui,  avec  sa  tète  rouge  et  sa 
«  nuque  sanglante,  m'a  ouvert  l'intelligence.  J'ai  fait  grande  attention  à 
«  la  manière  dont  il  partagea  ce  matin  le  jeune  porc  et  j'ai  conqjris  le 
((  tort  <run  pareil  })artage.  Veau  ou  cochon,  je  trouve  que  ce  n'est  pas 
«  dillicile  et  je  ne  serai  jamais  en  ftiute.  »  Le  loup  ne  recueillit  que  de  la 
honte  et  du  donunage  de  sa  voracité.  Il  y  a  assez  de  ses  pareils  ;  ils 
d('voi'ent  tous  les  fruits  de  la  terre,  avec  les  vassaux  eux -mômes.  Ils 
détruisent  tout  bien-être;  on  ne  peut  en  attendre  nul  ménagement, 
et  malheur  au  pays  qui  les  nourrit  ! 

((  Voyez,  sire,  c'est  ainsi  que  je  vous  ai  maintes  fois  honoré.  Tout 
ce  que  je  possède  et  tout  ce  que  je  puis  acquérir,  je  le  consacre  avec 
bonheur  à  vous  et  à  votre  reine;  que  ce  soit  peu  ou  beaucoup,  vous  en 
avez  la  meilleure  part.  Rappelez-vous  l'histoire  du  veau  et  du  porc,  et 
vous  verrez  où  se  trouve  la  vraie  fidélité.  Et  Isengrin  voudrait  se  mesu- 
rer avec  Reineke  !  Cependant,  hélas!  le  loup  est  le  premier  en  dignité 
et  il  opprime  tout  le  monde.  Il  ne  s'inquiète  guère  de  votre  intérêt;  en 
tout  ou  en  partie,  il  sait  profiter  de  chaque  chose.  Aussi  c'est  lui  et 
l'ours  que  l'on  écoute,  et  la  parole  de  Reineke  est  en  petite  estime! 

«  Seigneur,  il  est  vrai,  on  m'a  accusé  et  je  ne  reculerai  pas;  car  il 
faut  que  j'aille  jusqu'au  bout  et  je  le  dis  à  haute  voix  :  Y  a-t-il  quel- 
qu'un ici  présent  qui  se  fasse  fort  de  prouver  son  dire?  Qu'il  vienne  avec 
des  témoins;  qu'il  s'en  tienne  à  la  cause  et  mette  en  gage  sa  fortune, 
son  oreille,  sa  vie,  dans  le  cas  où  il  perdra.  J'offre  d'en  faire  autant. 
Telle  a  toujours  été  la  jurisprudence  :  que  l'on  procède  encore  ainsi 
aujourd'hui,  et  que  le  procès  tout  entier,  le  pour  et  le  contre,  soient 
fidèlement  consignés  et  examinés;  j'ai  le  droit  de  le  demander! 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  répondit  le  roi,  je  ne  puis  et  ne  veux  rien 
changer  aux  formes  de  la  justice;  je  ne  l'ai  jamais  souffert.  Tu  es,  il 


116  i.i:  i!i:\\i;  1). 


est  vrn'x .  véhonuMiUMntMil  soiiijromu'  davoii'  pris  pni'l  an  numi'lri»  de 
Laïupo.  mon  lidMf  iMt'ssai;oi'.  Je  l'aimais  I)(MU(()II[)  :  sa  poi'lc  ma  l'U' 
sensible,  et  je  fus  exlivmemeiil  alllii^c  de  voir  sa  Irle  san.i;lanle  sortir 
de  la  besace.  HellMi.  son  iiuvlianl  compai^non  ,  en  porta  la  peine  sur- 
le-ehamp;  p(^ui'  toi.  lu  peux  contimicr  à  le  di'fendre.  suivant  les  formes 
judieiaires.  Quant  à  ee  (pii  me  conceine  personnellement,  je  pardonne  à 
Reineke  ,  ear  il  m'a  eh»  fidèle  dans  maintes  circonstances  dilliciles.  Si 
qiiehju'un  veut  porlei' iMicore  plainte  conli'c  lui.  nous  sonunes  prcls  à 
l'entendre  :  (piil  produise  des  tiMuoins  irréprochables  et  soutienne  en 
forme  l'accusalion  contre  ]{einek(^.  il  est  là  à  sa  disposition!  » 

ReinelxC  dit    : 

«  Sire,  .urand  merci!  vous  écoulez  tout  le  monde  et  chacun  jouit 
des  bienfaits  de  la  loi;  permettez-moi  de  vous  allirmer  par  ce  qu'il  y  a 
de  plus  sacré  que  c'est  la  tristesse  dans  l'àme  que  j'ai  dit  adieu  ii  Bellyn 
et  à  Lampe;  je  crois  que  j'avais  un  pressentiment  de  ce  (pii  devait  leur 
arriver  à  tous  les  deuv;  car  je  les  aimais  tendrement.  » 

C'est  ainsi  que  Reineke  ajjprètait  avec  art  ses  discours  et  ses  récits. 
Tout  le  monde  y  croyait;  il  avait  décrit  les  bijouv  avec  tant  de  i>;râce , 
son  attitude  était  sii:;rave.  qu'il  parut  dire  la  vérité;  on  alla  même  jus- 
qu'à vouloir  le  consoler.  H  tionipa  ainsi  le  roi.  à  (pii  ces  joyaux  plai- 
saient :  il  aurait  bien  voulu  les  |)o.sscder. 

«  Allez  en  paiv,  dit-il  it  Reineke;  voyai;ez  et  cherchez  au  loin  it 
retrouver  r(^  (jue  nous  avons  pi-rdu.  i'^aites  tout  ce  (jui  est  en  votre  pou- 
voir; si  vous  avez  besoin  de  mon  secours,  il  est  à  votre  .service. 

—  C'est  avec  i^ratitude ,  répondit  Reineke,  que  je  reconnais  celle 
grâce;  ces  paroles  me  relèvent  et  me  rendent  l'espoir.  Le  châtiment  du 
crime  est  votre  plus  haute  préroi^ative.  L'affaire  me  paraît  obscure, 
mais  la  lumière  se  fera.  Je  vais  m'en  occuper  avec  le  plus  jL^^rand  zèle, 
voyager  nuit  et  jour  et  intciroirci-  loul  le  monde.  Quand  je  saurai 
où  sont  ces  bijoux,  si  je  ne  puis  pas  les  reconquérir  moi-même,  à 
cause  de  ma  faiblesse,  je  vous  dr-manderai  du  secours;  vous  me 
l'accorderez  et  nous  réussirons.  Si  je  suis  assez  heureux  jjoui'  vous 
rapfKjrter  ces  trésors,  mes  peines  .seront  enfin  recompensées  et  ma 
fidélité  justifi(*e.  » 

Le  roi  l'entendit  avec  plaisir  et  applaudit  à   tous  les  men.songes  que 
Reineke  avait  tissus  avec  tant  d'art;   toute  la   cour  y   ajouta  foi  égale- 
ment ;  il  pouvait  donc  s'en  aller  voyager  où  bon  lui  sendjlait  et  sans  en 
demander  la  permission. 


DIMKMK    CIIWT. 


117 


Miiis  ls(Mi,m'iii  lie  |)iil  |);is  se  conti'iiir  plus  loiii^loiiips .  o(  ,  JU^Miiçant 
(les  iIcMils ,  il  sWriii  : 

'(  Sire!  voilii  (loue  (juc  vous  ci'onc/.  cucoi'c  ce  brii^aiiil  (|ui  vous  a 
(K'jii  lutMili  (ltMi\  ou  (rois  lois!  Qui  ut'U  soi'a  pas  ('loiiiK'?  Ne  vou'z- 
vous  pas  (pic  ce  Iripou  nous  li'oinpe  et  nous  ruine  (ous?  Jamais  il  ne 
(lit  la  vérité  e(  il  ne  pense  (piii  faii'e  (l(\s  luensoniics.  Mais  il  ne  m'échap- 
pera pas  ainsi;  il  laul  (pie  vous  appreniez  ([u'il  est  un  voleur  et  un 
perlicle.  Je  sais  trois  grands  méfaits  (pi'il  a  commis;  il  ne  m'échap- 
pera pas,  dussions-nous  nous  battre.  Il  est  vrai  que  l'on  exii^e  de  n(m> 
des  témoins;  mais  à  quoi  bon^  quand  nuMue  ils  seraient  ici  pour  parlei' 
et  témoi,ii:ner  durant  toute  la  journée,  cela  ne  servirait  h  rien.  Il  nCn 
ferait  jamais  qu'à  sa  tète.  Souvent  il  n'y  a  pas  de  témoin  à  ciler;  alors 
il  faudrait  donc  permettre  au  criminel  de  jouer  ses  tours  comme  si  de 
rien  n'était?  Personne  n'ose  souiller  un  mot.  Il  diffame  un  chacun  et 
tout  le  monde  a  peur  de  lui.  Vous  et  les  vôtres,  vous  vous  en  ressenti- 
rez tous  ensemble.  Aujourdluii.  je  le  tiens,  il  ne  pourra  m'éviler,  il  faut 
(piil  me  rende  raison;  il  n'a  qu'à  se  défendre.  » 


ONZIEME    CHANT 


Le  Imip  oxposo  l.>  nii'-cliant  tmir  quo  lui  a  join'  Rcinckc.  —  Ci'lui-ci  ija-sonto  sa  jusiidration. 

—  La  louve  portf   plainte   de   son  roli'-.  —  Le   loup  finit   par  jrtcr  à  r.ciiickc   le  k""'  <''' 

combat.  —  Heineke  accepte  le  défi.  —  La  •iiicnon  lui  doiine  dis  instiiicticins  |iiim'  le  faire 

sortir  vainqueur  de  la  liie. 


Isoni:rin  le  loup  continua  do  porter  plnintp  en  cos  termes  : 
«  Vous  allez  voir,  sire,  comment  Heineke,  qui  a  toujours  été  un 
crKjuin.  l'est  encore  et  ne  dit  d'inlàmes  mensonges  que  pour  me  désho- 
norer, moi  et  ma  famille.  Tl  m'a  toujours  voulu  couvrir  de  honte,  moi, 
et  ma  feunne  encore  plus.  C'est  ainsi  qu'un  jour  il  lui  avait  persuadé 
de  traverser  un  étani;  par  un  ifué  marécat^eux  ;  il  lui  avait  promis  de 
lui  faire  prenfhT  beaucoup  de  poissons;  elle  n'avait  qu'à  plonger  sa 
queue  dans  l'eau ,  l'y  laisser ,  et  tous  les  poissons  devaient  venir  s'y 
prendre  en  telle  quantité,  que  quatre  personnes  comme  elle  ne  pour- 
raient pas  tous  les  manger.  Elle  traversa  l'étang  à  gué  d'abord,  puis  à 
la  nage  vers  la  fin,  près  de  la  Bonde;  là,  l'eau  était  plus  prof(jnde,  et 
ce  fut  à  cet  endroit  qu'il  lui  dit  de  laisser  pendre  sa  queue.  Vers  le 
soir,  le  froid  devint  intense  et  il  se  mit  à  geler  furieusement,  de  sorte 
qu'elle  pouvait  à  peine  y  tenir.  Dans  le  fait,  sa  queue  ne  tarda  pas  à 
être  prise  dans  la  glace.  Elle  ne  pouvait  pas  la  remuer;  elle  s'imaginait 
que  c'étaient  les  poissQns  qui  la  rendaient  si  lourde ,  et  que  la  péclic 
avait  réussi.  Reineke,  le  misérable  voleur,  le  remarqua,  et  se  mit  à 


ONZIKME   CHANT.  119 


faire  ildi  i^orufes  chaudes  en  voyant  le  succès  de  son  indii^ne  fourberie. 
Mais  il  me  le  payera  avant  de  sortir  d'ici!  Ce  crime  coûtera  aujourd'hui 
même  la  vie  à  l'un  de  nous  deux,  tels  que  vous  nous  voyez,  car  il  ne 
s'en  tirera  pas  avec  de  belles  paroles;  je  l'ai  j)i'is  moi-même  sur  le  fait.  Le 
hasard  m'avait  amené  sur  une  colline  de  ce  côté-lii  ;  j'entendis  crier  au 
secours!  (^est  un  miiacle,  vraiment,  (jue  je  n'en  aie  pas  eu  le  cœur 
brisé!  «  Ueineke,  m'écriai-je",  (ju'as-tu  fait?  »  11  m'entendit  et  se  sauva. 
Alors  je  me  dirii^eai  vers  l'étang,  le  cœur  serré  de  tristesse;  il  me  fallut 
le  traverser,  geler  dans  l'eau  froide ,  et  je  ne  pus  (ju'à  grand'peine  cas- 
sei'  la  glace  pour  délivrer  ma  femme.  Hélas!  cela  n'alla  pas  tout  seul! 
elle  dut  tirer  avec  force ,  et  il  resta  un  quait  de  la  queue  pris  dans  la 
glace;  ellle  se  mit  à  hurler  tout  haut  de  douleur;  les  paysans  l'enten- 
dirent, sortirent  du  village,  nous  découvrirent  et  s'appelèrent  entre  eux. 
Us  accoururent  par  l'écluse  avec  des  piques  et  des  haches,  les  femmes 
avec  leurs  ([uenoiiilles,  tous  faisant  grand  tapage:  "  Prenez!  frappez! 
«  tuez!  »  ci'iaient-ils  entre  eux.  Je  n'eus  Jamais  si  grande  frayeur  de  ma 
vie.  Girmonde  l'avoue  aussi.  Nous  eûmes  toutes  les  peines  du  monde  à 
nous  sauver  en  courant  :  notre  poil  fumait.  Il  vint  un  petit  garçon,  un 
dial)le  d'enfant,  armé  d'une  pi(|ue  et  léger  à  la  course,  ({ui  nous  pour- 
suivit et  manqua  nous  faire  un  mauvais  parti.  Si  la  nuit  n'était  pas 
venue,  nous  serions  restés  sur  la  i)lace.  Et  les  femmes,  ces  vilaines  sor- 
cières, criaient  que  nous  avions  mangé  leurs  brebis;  elles  auraient  bien 
voulu  nous  prendre  et  nous  poursuivaient  d'injures.  Mais  nous  nous 
dirigeâmes  de  nouveau  vers  l'eau,  et  nous  nous  glissâmes  dans  les 
l'oseaux;  une  fois  là,  les  paysans  n'osèrent  plus  nous  poursuivre,  car 
il  était  nuit.  Ils  retournèrent  chez  eux.  Nous  échappâmes  ainsi  bien 
juste.  Vous  le  voyez,  sire,  trahison,  mort  et  violence,  voilà  les  crimes 
dont  il  s'agit,  et  vous  les  punirez  sévèrement.  » 

Lorsque  le  roi  eut  entendu  cette  accusation,  il  dit  : 

«  II  en  sera  fait  justice  selon  la  loi,  mais  écoutons  lii  réponse  de 
Reineke.  » 

Et  Ueineke  parla  ainsi  : 

»  Si  l'histoire  était  vraie,  celte  affaire  me  rapporterait  peu  d'hon- 
neur. Dieu  me  préserve,  dans  sa  miséricorde,  qu'il  en  soit  comme  il 
le  prétend!  Cependant,  je  ne  veux  pas  nier  avoir  appris  à  sa  femme  à 
prendre  des  poissons  et  lui  avoir  montré  le  meilleur  chemin  pour  tra- 
verser l'étang.  Mais  elle  y  mit  tant  d'avidité,  aussitôt  qu'elle  entendit 
parler  de  poisson,  qu'elle  oublia  le  chemin,  la  modération  et  mes  leçons. 


120  l^K    HKiNAHI). 


Si  ello  est  resléo  priso  lîmis  la  ijlaco.  c'esl  (ju'ollo  a  allcndu  trop  loni»- 
f(MU|is;  car.  si  elle  avait  ivlin-  sa  (iiioiie  ;i  l(Mn|)s,  cWc  oui  pris  assez  de 
poissons  poui"  fairt'  un  (iclii-icux  r(>i)as.  IVop  (i'aiiibilioii  miil  loiijoiirs. 
Ouanil  le  vœuv  sliabiliio  ;i  rintcmperancv.  il  se  prépare  bien  des  l'e.mvls. 
(lelui  (pii  a  l'esprit  de  i^ioiilonnei-ie  ne  vit  (pie  dans  la  ded'esse;  personne 
ne  le  rassasie.  Dame  (iinnonde  l'a  éprouve,  loiscpreile  fui  piise  dans 
la  ijlaee.  Mais  elle  est  peu  reconnaissante  de  tous  mes  soins.  NOilii  donc 
ce  (pie  je  retire  du  seeours  honnête  (jui>  J(>  lui  ai  prèle!  car  je  poussai  et 
cherchai  de  toutes  mes  forces  i»  la  soulevei'.  Mais  elle  ('lait  troj)  lourde 
|)our  moi.  et  c'est  (huis  celle  occupation  (pie  me  trouva  Iseni^rin.  (jui 
passait  sur  Tautre  bord.  Il  se  mit  à  criei-  cl  ii  jurer  si  furieusemenl.  (pie 
vraimenl  je  fus  saisi  de  peur  en  iMitendaiil  ce  beau  l'cmercîmcnt  ;  une. 
deux  et  trois  fois  il  m'adressa  les  plus  horribles  mak'diclions ,  et  se  mil 
a  crier,  (^irart'  par  la  colc're.  Je  me  dis  :  k  \  a-l"en  sans  plus  tarder;  il 
u  vaut  mieuv  coui'ii'  (pie  mourir,  d  Je  lis  bien,  car  alors  il  m'eut  déchiré. 
Quand  deux  chiens  se  mordent  pour  un  os  .  il  faut  bien  cpie  l'un  dos 
deux  perde.  C'est  pourquoi  il  me  semble  (pie  le  meilleur  parti  à  prendre 
élail  d'éviter  sa  colère  et  son  éii:aremont.  Il  était  furieux  et  il  l'est 
encore,  cpii  peut  le  nier?  Interrogez  sa  femme.  Qu'ai-je  aiïaire  avec  un 
menteur  comme  lui'.'  car  aussit(')t  qu'il  vit  sa  femme  prise  dans  la  i,dace, 
il  se  mit  à  crier  et  ii  jurer,  et  l'aida  à  se  détacher.  Si  les  paysans  se 
mirent  après  eux.  c'est  pour  leur  |»lus  irrand  bi(Mi  ;  car  de  cette  façon  leui" 
sani;  fut  mis  en  mouvement  et  ils  ne  £<elèrent  j)lus.  Qu'_\  a-l-il  à  dire 
encore?  Interrroi^'ez  (jirmonde  elle-mcme;  elle  est  là.  Et,  s'il  avait  dit 
la  vérité,  elle  n'aurait  pas  maïupic  de  se  plaindre  elle-m('me.  En  tous 
cas.  je  demande  un  dchii  d'une  semaine  pour  paiier  ii  mes  amis  de  la 
réponse  qui  est  due  au  loup  et  ii  sa  plaiiile.  » 

(jirmonde  dit  alors  : 

«  Dans  toute  votre  personne  et  dans  toutes  vos  actions,  il  n'y  a  que 
friponnerie,  «fjmme  nous  le  savons  bien,  tromperie,  malice,  dissimula- 
tion, effronterie.  Qin  se  fie  à  vos  discours  captieux  est  sur  de  s'en  trou- 
ver mal  a  la  lin;  vous  ne  vous  servez  jamais  (|ue  de  paroles  entortillées 
et  fausses.  J'en  ai  fait  l'épreuve  dans  le  jaiils.  Deux  seaux  y  sont  sus- 
pendus. Vous  vous  étiez  mis.  j("  ne  sais  pour(|uoi,  dans  l'un  d'eux,  et 
vous  étiez  descendu  au  fond;  mais  vous  ne  |)ouviez  j)lus  icmonter  et 
vous  étiez  dans  une  i.'rande  détresse.  Je  passai  jirès  du  puits,  au  matin, 
et  vous  demandai  qui  vous  y  avait  descendu.  Vous  me  dites  :  «  Vous 
«  arrivez  bien  à  propos,  chère  commère;  je  suis  lf)UJoiii>  |)ièt  ii  vous  faire 


ONZIEME   CHANT.  121 


«  pioliler  (lo  loiiU's  mes  bonius  ;uil);iines.  Mettez-vous  dans  le  seau  (|ui  est 
«  lii-haut,  vous  tleseencliez  et  vous  inani;erez  iei  des  poissons  tout  votre 
«  soûl.  »  C'est  i)Our  luon  inallieui'  (jue  je  |)assais  par  lit;  ear  je  vous  crus 
l()rs(|ueje  vous  eiileiidis  jui'er  (pie  vous  aviez  niani^é  tant  de  poisson, 
(jue  vous  en  aviez  mal  au  ventre.  Sotte  (jue  j'étais!  je  nie  laisssai 
séduire  et  me  mis  dans  le  seau;  il  descendit,  l'autie  lemonta;  nous 
MOUS  l'eneonli'àmes.  Cela  me  parul  bizarre.  Je  vous  dis,  pleine  d'élon- 
nement  :  «  Qu'est-ce  ([ue  cela  veut  dire?  »  Vous  me  répondîtes  :  a  Mon- 
<(  1er  et  descendre,  c'est  ainsi  que  cela  se  passe  ici-bas.  C'est  précisément 
u  ce  (jui  nous  ai'rive  à  tous  deu\  :  voilà  le  tiain  du  monde.  Lv<,  uns  sont 
«  abaisst's,  les  autres  sont  élevés,  chacun  suivant  ses  mérites.  »  Je  vous 
vis  sortir  du  seau  et  vous  en  aller  en  courant,  tandis  (|ue  je  restai  au 
fond  du  j)uits  et  qu'il  me  fallut  atlendie  tout  le  joui'  et  recevoir  force 
coups  avant  d'en  sortir.  Quel([ues  paysans  s'étant  approchés  de  la  fon- 
taine m'aperçurent.  En  proie  à  une  faim  terr'ible,  dévoi'ée  de  tristesse 
et  de  fra\eur,  j'étais  dans  un  état  pitoyable.  Les  paysans  se  dirent  entre 
eux.  :  <(  Regardez  donc,  voilà  dans  le  seau,  tout  au  fond,  l'ennemi  (jui 
H  décime  nos  tr()ui)eaux.  —  Uemontons-le,  dit  l'un  d'eux.  Je  me  tiendiai 
«  prêt  il  le  recevoir,  au  bord  du  puits,  il  nous  payera  nos  brebis!  )  La 
manière  dont  je  fus  reçue  fut  lamentable.  Les  coups  plurent  sur  ma  peau  ; 
ce  fut  le  jour  le  plus  triste  de  ma  vie;  à  peine  échappai-je  à  la  mort.  » 

Reineke  dit  alors  là-dessus  : 

<(  Sonijfez  bien  au\  consé(iuences,  et  vous  trouverez  certainement 
([ue  les  coups  vous  ont  fait  du  bien.  Pour  ma  [)art,  je  préfère  m'en 
passer,  et,  dans  cette  circonstance,  il  fallait  (jue  l'un  de  nous  deux 
fut  battu  :  impossible  de  nous  en  tii'er  ensemble  !  Si  vous  voulez  y  faire 
attention,  cela  vous  servira  de  leçon,  et,  à  l'avenir,  en  pareille  cir- 
constance, vous  ne  vous  fierez  à  personne  si  légèreme«t.  Le  monde 
est  plein  de  malice. 

—  Oui,  répliqua  le  loup,  on  n'a  pas  besoin  d'autre  preuve!  Per- 
sonne ne  m'a  plus  oirensé  que  ce  traître- là.  Je  n'ai  pas  encore  raconté 
le  tour  qu'il  m'a  joué  une  fois  en  Saxe,  parmi  la  gent  des  singes.  11  me 
persuada  de  me  glisser  dans  une  caverne  oii  il  savait  bien  qu'il  m'arri- 
verait  du  mal.  Si  je  n'avais  pas  pris  la  fuite  rapidement,  j'y  aurais 
laissé  mes  yeux  et  mes  oreilles.  11  m'avait  dit  auparavant,  avec  des 
paroles  insinuantes,  que  je  trouverais  là  sa  cousine,  c'est-à-dire  la 
guenon.  J'échappai  au  piège  et  il  en  fut  désolé.  C'est  par  malice  qu'il 
m'avait  envoyé  dans  ce  nid  abominable ,  qui  me  fit  l'eflèt  de  l'enfer.  » 


\'22  l'I^    UKNAUI». 


Uoinoko  ivponilit  (IcxaiU   loiili^   l;i  cour  : 

.  IstMV^i'iiï  |»;»rl('  Idiil  (le  IraMMs.  Assiirciucnl  .  il  na  \)\\>  sa  h^lc. 
(Juil  raconte  plus  l'IaiiviiuMil  ce  (|u"il  \cu\  dire  iU'  la  i;ucii(m.  Il  \  a 
ilcu\  ans  ol  dcnii  (ju  il  pai'lil  pour  la  Sa\c.  aliu  (In  iiicnci"  Joncusc  \ic; 
je  \'\  suivis.  Voilii  iv  (jui  est  vrai;  le  risle  est  un  niensoni^e.  Les  .:4cns 
il'iui  il  paii(>  n'elaieul  pas  des  sin.:uMS.  c'elaieiil  des  loups  iiiaiins;  el 
jamais  je  uo  les  reconnailrai  pour  uics  parenls.  .Martin  le  siniio  el  dame 
lUulenau  sont  mes  jtarents;  j'honore  lune  connue  ma  cousine  el 
l'aulre  comme  mon  cou>in  .  o\  je  m'en  \ante  :  il  est  notaire  et  e\|>ert 
(<n  droit.  Mais  ce  nuiseiuirin  raconte  de  ces  crealures-lii .  cCsl  assuré- 
ment pour  se  mo(juer  de  moi;  je  n'ai  rien  à  faire  avec  eux.  el  ils  nOnI 
jamais  été  mes  par(>nls.  car  ils  ressend)lenl  au  diable  (renier.  Si  j'ai 
appelé  cousine  cette  vieille  horreur,  je  lai  bien  lail  exprès.  Je  n'\  ai 
rien  perdu,  je  dois  le  c()ntesser;  elle  me  Iraila  fort  bien.  Sans  cela,  elle 
aurait  |)U  soniier  à  metouller. 

((  Voyez-vous,  messei.nneurs,  nous  avions  quille  le  i^rand  chemin, 
et.  en  passant  derrière  une  monlai.Mie.  nous  dinouvrîmes  une  caverne 
sondire  et  profonde.  Isenjurin,  connue  dhabilude.  mourait  de  faim.  Oui 
la  jamais  vu.  même  alors,  rassasié  à  sa  fantaisie?  Je  lui  dis  :  d  11  doit 
u  V  avoir  à  nian.uer  dans  celle  caverne;  je  ne  doute  |)as  (pie  ses  habitants 
<(  ne  (i.u'la.ijcnt  a\('c  n<»us.  Nous  sei'ons  les  bienxcnus.  »  lsen,i;rin  me 
réjKMidil  :  «  Je  vais  vous  attendre  sous  cet  arbre;  nous  êtes  de  toute 
<i  fa(;on  plus  adroit  (\uo  moi  à  faire  de  nouvelles  connaissances;  cpiand 
0  on  vous  donnera  à  mani^er.  vous  me  le  ferez  savoir!  d  (Test  ainsi 
(jiie  le  frip(jn  soni;eait.  a  mes  riscjues  el  périls,  à  attendre  les  évé- 
nements; ixnn-  moi.  j'entrai  dans  la  caverne.  Je  traversai  en  frémissant 
un  (-((iTidor  lon.i:  el  toi'tueux  (pii  n"en  Unissait  pas.  .Mais  cpii  tr'ouvai-je 
dans  le  f«jnd '.*  Je  ne  voudrais  |»as,  ponitoul  Tor  du  monde,  avoir  encore 
dans  ma  vie  une  frayeur  pareille.  Onelle  nichée  d  a  tireuses  bètes  de 
toutes  i.'randeurs!  el  la  mère  |)ar-dessus  le  marché!  je  crus  que  c'était 
le  diable.  Elle  avait  une  irueule  enoiine  i^ar'nie  de  d(nUs  affreuses,  de 
lon.uues  L'riffes  aux  mains  et  aux  pieds,  et,  par  deiricre,  une  i;i'ande 
(jueue  au  bas  du  dos.  Je  n'ai  jamais  rien  \u  d  aussi  ('pouvantable!  Ses 
I)Ciits.  tout  noirs,  ressemblaient  a  autant  de  jeunes  spectres.  Klle  me 
jeta  un  reiiard  effroyable.  "  Je  \oudrais  bien  ('•Ire  loin  dici,  "  me 
disais-je  tout  bas.  Elle  était  [)lus  .grande  (|u  l>en,i-'rin  lui-même,  el 
queUpics-uns  de  :ii^>  petits  avaient  pres(pie  la  même  l;ulle.  Toute  celle 
vilaine  famille  était  couchée  sur  du  foin    |)ouiri  el  couveite  de  boue 


ONZIEME   CHANT.  123 


iiis(|ir;iu\  oi'cillt'S;  on  rcspii'iiil  une  |HiiinltMir  plus  lorlc  (jiic  celle  <le  la 
|)oi\  (rcnfor.  A  dire  M'ai,  celle  sociélé  ne  nie  |)liil  iiuèrc  ;  car  elle  elaU 
li'oj)  nonibrcnisc  cl  jcHais  loiil  seul,  lis  laisaienl  (\r<  i;i'iniaces  lioiiiltles. 
Alors  j'inventai  el  j'essayai  d Un  evpedieiil  ;  je  les  saluai  do  mon  mieux 
el  me  pr'i'senlai  comme  une  connaissance  el  un  ami.  .le  dis  cousine  ;i  la 
vieille  el  cousins  aux  enlanls.  el  irépari^iiai  pas  les  paroles  :  u  Que 
((  Dieu  vous  donne  des  jouis  loni;s  et  heureux!  Sonl-ce  l;i  vos  enfanls? 
((  Vraimenl.  je  ne  dcMais  pas  le  demander;  ils  me  ravissent!  Dieu  du 
«.ciel!  conmie  ils  sont  i;ais,  comme  ils  sont  gentils!  on  les  prendrait 
((  tous  |)our  des  lils  d(>  roi  !  Louée  soyez-vous  d'avoir  augmenté  notre 
«  famille  de  si  dignes  rejetons;  je  m'en  réjouis  extrêmement!  Je  me 
((  trouve  bien  heureux  d'avoir  de  pareils  eousins,  car,  dans  les  jours  de 
«  détresse,  on  a  besoin  de  ses  ])arents.  »  Lorsque  je  lui  fis  tant  d'hon- 
neur, bien  malgré  moi,  elle  me  reçut  avec  les  mêmes  égards,  me  traita 
d'oncle  et  fit  connne  si  elle  luc  connaissait,  (pioique  nous  ne  fussions 
nullement  parents.  Cependant  il  n'y  avait  pas  de  mal  cette  fois-là  à 
rappeler  ma  cousine,  .le  suais  de  peur  en  attendant;  mais  elle  me 
répondit  alTectueusement  :  ((  Reineke,  mon  cher  parent,  soyez  mille  fois 
«  le  bienvenu!  Conunent  vous  portez-vous?  .le  vous  serai  obligée  toute 
«  ma  vie  de  cette  visite;  vous  enseignerez  la  prudence  à  mes  enfants, 
«  afin  qu'ils  arrivent  aux  honneurs.  » 

«  C'est  ainsi  (pTelIc  me  parla;  voilà  ce  que  j'avais  amplement 
mérité  par  quelques  paroles  en  l'appelant  ma  cousine  et  en  voilant  la 
vérité.  Pourtant  j'aurais  l)ien  voulu  être  dehoi's.  IMais  elle  ne  voulut 
pas  nie  laisser  partir  et  me  dit  :  <(  Vous  ne  vous  en  irez  j)as  que  je 
<(  ne  vous  aie  traité,  l^estez.  et  laissez-vous  servir!  »  Elle  m'apporta 
des  aliments  en  quantité;  j'aurais  vraiment  peine  à  les  nommer  tous 
maintenant;  j'étais  étonné  on  ne  peut  plus  de  les  voir  approvisionnés 
de  la  sorte  :  poissons,  chevreuils  et  bonne  venaison;  je  mangeai  de 
tout,  je  le  trouvai  excellent.  Lorsque  j'eus  festiné  a  mon  appétit,  elle 
apporta,  en  oulie,  un  morceau  de  cerf  qu'elle  me  chargea  de  porter 
chez  moi.  à  ma  famille,  et  je  leur  dis  adieu.  «  Reineke,  »  me  dit-elle 
encore,  venez  me  reroir.  »  .l'aurais  promis  tout  ce  qu'elle  aurait 
voulu  ;  je  fis  en  sorte  de  m'en  allei'.  Ce  n'était  pas  un  grand  régal  pour 
les  yeux  et  pour  le  nez  :  un  peu  jjIus,  j'en  serais  mort. 

((  Je  m'en  allai  en  courant  le  long  du  souterrain,  jusqu'à  ce  que 
je  fusse  arrivé  à  l'arbre  près  de  l'entrée.  Isengrin  était  là  à  geindre; 
je  lui  demandai  comment  il  allait;  il  me  répondit  :  <(   Pas  bien,  je  vais 


12^  LK    MKNAKI). 


((  mourir  do  faim!  »  J'on^;  i^ilio  do  lui  ol  lui  donnai  lo  morooau  oxquis 
(juo  j'avais  avoo  moi.  Il  lo  dovora  avidomonl .  mo  l'omoroia  l)oauc()U|)  ; 
mainton;inl .  il  la  oiiblii".  Oiiaml  il  oui  Uni.  il  mo  dil  :  ((  A|)|)roi)o/.-m()i 
((  (|ui  lialtito  dans  oollo  oavorno.  Commont  vous  on  o(os-vous  trouve? 
«  l)ion  ou  mal?  »  .lo  lui  dis  touto  la  vôrilô  o(  lui  donnai  toutos  les 
instruolions.  o  Lo  nid  n"ost  pas  hoau.  lui  dis-jo;  on  rovanoho,  on  y 
u  ii'ouvo  doxoollonto  nourriluro.  Si  vous  dosiroz  on  avoir  volro  part, 
«  ontroz  hardimonl.  IMais.  |)ai-dossus  tout,  liardoz-vous  do  diro  la  vérité 
((  si  vous  vouloz  avoir  lout  ii  souhait;  soyez  sobro  (\c  vôritô,  »  lui  rôpô- 
tai-jo  onooro.  «  cai'  celui  «jui  dit  toujours  imprudominent  la  vérité  ost 
«  porséouto  partout  où  il  se  retire;  il  reste  à  l'écart,  et  les  autres  sont 
((  invités.  »  Voilii  conunonl  jo  lui  dis  d'y  aller.  Je  lui  recommandai  do 
diro.  quoi  qu'il  ariivàt,  d('  ces  choses  que  tout  le  monde  aime  à 
entendre,  et  alors  ([u'il  serait  bien  reçu.  Sire,  je  parlais  en  toute  con- 
science. Mais  il  lit  lout  le  contraire;  et,  s'il  a  attrapé  quelques  coups 
à  cette  occasion,  (ju'il  les  i>:ardo  !  il  n'avait  (ju'ii  m'imiter.  Ses  j)oils  sont 
ùiis.  il  osl  vrai,  mais  il  y  a  pou  ik'  sagesse  dessous.  Os  ;^cns-l;i 
n'estiment  ni  la  prudonco  ni  la  délicatesse  d'esprit  ;  cotio  race  gi'ossière 
de  lourdauds  no  coimait  nuUomont  lo  prix:  de  la  prudence.  J'eus  beau 
lui  recommander  d'être  •  économe  (\c  vérité  dans  cette  circonstance: 
<i  Je  sais  bien  ce  qu'il  y  a  ii  l'aire.  »  mo  l'époudit-il  avec  hauteur.  Et  d 
entra  au  trot  dans  la  caverne. 

«  Quand  il  \\\  au  l'ond  celte  hoi'riblo  roiiielle,  il  crut  voir  le 
diable!  et  les  enfants  encore!  11  se  mit  h  crioi'  tout  ébahi  :  «  Au 
a  secours!  Quelles  sont  ces  horribles  bêtes?  Ces  ètres-là  sont-ils  vos 
«  enfants?  On  dirait  vraiment  une  engeance  infernale.  Noyez-les  !  c'est 
«  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  pour  que  cette  engeance  ne  se  répande 
«  pas  sur  la  terre!  Si  c'étaient  les  miens,  je  les  étranglerais.  On 
«  pourrait  prendre  avec  eux  des  diablotins;  on  n'aurait  qu'à  les  lier  sur 
«  des  roseaux  dans  un  marais,  ces  vilains  et  sales  garnements!  Oui, 
«  vraiment,  on  devrait  les  appeler  des  singes  de  marais,  ce  nom  leur 
«  conviendrait  bien!  »  La  mère  répondit  aussitôt,  tout  en  colère  : 
«  Quel  diable  nous  envoie  ce  messager?  Qui  vous  a  prié  de  nous  dire 
«  des  grossièretés?  Et  mes  enfants,  qu'ils  soient  beaux  ou  laids,  que 
«  vous  importe?  Nous  venons  de  quitter  à  l'instant  même  l{eineke; 
'i  c'est  un  homme  plein  d'expérience,  il  doit  s'y  connaître;  il  disait  .à 
«  haute  voix  qu'il  trouvait  tous  mes  enfants  beaux,  bien  faits  et  de 
«  bonne  façon,  et  ([u'il  était  heureux  de  les  reconnaître  connue  parents. 


0  N  Z I  E  M  E    C  H  A  N  T. 


125 


'(  Voilii  ce  (|u'il  nous  a  dit  ici,  à  ccKo  place,  il  n'y  a  pas  une  heure. 
((  S'ils  ne  vous  plaisent  pas  connue  ;i  lui.  personne  ne  vous  a  prié 
))  (le  venir,  vous  le  savez  bien.  »  Isen.min  lui  deinanda  à  manger 
sur-Ie-chanip  :  «  Apportez,  dit-il;  sans  cela,  je  vous  aiderai  à  cher- 


((  cher!  A  quoi  bon  tant  de  paroles?  »  Et  il  s'apprêta  à  toucher  par 
force  à  leurs  provisions;  c'était  une  malheureuse  idée,  car  elle  se  jeta 
sur  lui,  le  mordit,  lui  déchira  la  peau  avec  ses  grilles  et  le  houspilla 
d'importance;  ses  enfants  s'en  mêlèrent  aussi  en  mordant  et  en  égra- 
tignant.  Il  se  mit  alors  à  hurler  et  à  crier;  tout  en  sang,  et  sans 
se  défendre ,  il  s'enfuit  à  grands  pas  jusqu'à  l'entrée  de  la  caverne. 

«  Je  le  vis  arriver  couvert  de  morsures  et  d'égratignures ,  la  peau 
en  lambeaux,  une  oreille  fendue  et  le  nez  tout  en  sang;  ils  lui  avaient 
fait  maintes  bjessures  et  l'avaient  mis  dans  un  vilain  état.  Je  lui 
demandai  s'il  avait  dit  la  vérité,  et  il  me  répondit  :  «  J'ai  dit  ce  que 
«  j'ai  vu.  Cette  horrible  sorcière  m'a  tout  défiguré!  Je  voudrais  qu'elle 


12r)  LK    KKNAKI). 

.  fùl  ici  (leli(ii*s.  l'Ile  int>  le  piiyornil  cher!  Qu'on  ditos-vous.  Reineke? 
.,  Avoz-vous  jamais  vu  de  pairils  t'urauts.  aussi  laids,  aussi  inciliants? 
'<  Loi'stiuo  je  \e  lui  eus  dil .  c»'  lui  liui.  je  no  IrouNai  [iliis  iiràcc  dcvanl 
<i  SOS  you\.  ol  jo  luo  suis  mal  liouxo  dans  son  liou.  —  l^lcs-vous  luu?  » 
lui  iV|)(»ndis-jo.  «  Je  nous  a\ais  l'ocommandi'  loul  lo  conliairo.  «  .lai 
Ition  I  honneur  Ao  vous  saluer  (  aurie/.-vous  dû  lui  dire),  clirro 
«  eousino.  (ionunonl  allo/.-vous?  eommenl  \oiil  nos  charmanls  [xMils 
:i  onfants  .'  Jo  me  réjouis  l)oaueou|i  de  revoir  nies  cliers  ne\('U\.  i:rands 
«  ol  |HMits.  "  Mais  Isen.ijiMn  me  dil  :  u  Appelei"  cousine  celle  m('i;ei-e.' 
"  el  novou\  ces  hideux  onfanls?  Que  lo  dialtle  les  emporlo!  une  paicille 
"  paronto  nio  fail  horreur.  Fi  donc!  cost  une  horrible  racaille  cpie  ji' 
-  no  veux  plus  revoir.  '•  Voilii  poui'jpioi  el  conuni'ul  il  Cul  >i  malliaité. 
Maintonanl.  siro,  c'esl  ii  vous  de  ju^Licr  !  A-l-il  raison  de  dii'o  (juo  je 
l'ai  Iraiii.'  Il  peul  dire  si  ralTaire  ne  s"esl  pas  passi'o  connue  je  la 
raconte.  » 

Isouirrin  loplicjua  alors  résolùmonl  : 
En  vérité,  nous  ne  viderons  pas  celte  (|uerelle  a\ec  des  paroles. 
A  quoi  bon  nous  essoulller?  Le  bon  droit  est  toujours  le  l)on  droit,  et 
on  verra  ii  la  (in  celui  qui  de  nous  deux  le  possède.  Reineke.  lu  as 
voulu  payer  daudace.  (pril  en  soit  ainsi!  Nous  condialli-ons  l'un  contre 
laulre.  ol  tout  s'arrani;era  !  Vous  no  man(juo/  pas  de  paroles  pour 
raconter  la  i:rande  faim  que  jai  <'ue  devant  la  demeure  des  sinires  et  la 
irénérosite  que  vous  eûtes  al(»is  de  me  donner  ;i  mani;er.  Jo  Noudrais 
l>i«"n  savoir  avec  quoi?  Vous  ne  m'avez  apporté  (ju'un  os,  prol)ablement 
vous  aviez  manijé  la  viande.  Paitoul  vous  vf)us  moquez  de  moi,  et 
dans  i\o>  termes  qui  touchent  mon  honnein-.  Par  d'inràmos  mensonges 
vous  mavoz  rjnidu  suspect  davoii-  m('dit('  une  conspiration  contre  le  roi 
el  d'avoir  voulu  lui  ôter  la  vie;  tandis  (juo  vous  lui  faites  briller  je  ne 
sais  quels  trésors  devant  les  yeux.  Il  ;iurait  bien  de  la  peine  à  les 
trouver!  Vous  avez  mystilie  ma  fenune.  mais  vous  me  le  pa\-erez.  Je 
vous  accuse  de  l/)Ules  (o>  choses;  je  combattrai  pour  d'anciens  et  de 
nouveaux  irriofs.  ol  je  lo  rf'fx'to.  vous  êtes  un  assassin,  un  liaître  et 
un  v(»leur.  Nous  cond)atlrons  à  mort  ;  voilà  assez  do  bavardages  et 
d'insultes  ;  je  vous  presonle  im  i;anl.  connue  loul  appelant  doit  le  faire; 
recevez-le  comme  un  L'airo.  .Nous  nous  retrouverons  bienlol.  I.e  roi  l'a 
entendu,  tous  les  seii.'neurs  aussi.  J'espère  fju'ils  soroni  témoins  de  ce 
duel  judiciaire;  vous  n'échap[)eroz  pas  jusrju'à  ce  que  l'allaire  soit  enfin 
décidée;  alors  nous  verrons.  " 


ONZIEME   CHANT.  127 


Ilcineke  pensa  en  lui-iiirine  : 

u  11  s'aijil  ici  de  jouer  sa  lorliine  et  sa  vie!  Il  est  irrand  de  taille  et 
moi  petit.  Si  je  ne  suis  pas  le  plus  foit  eette  fois-ei,  toutes  mes  ruses 
ne  m'auront  pas  servi  ii  i^randChose.  Mais  attendons.  Car.  tout  bien 
considéré,  c'est  moi  (pii  a!  lavaMlairc  ;  na-l-il  pas  dejii  perdu  ses 
irrillés  de  devant?  Si  ce  vieu\  l'on  ne  se  calme  pa>.  il  laut  ii  tout  prix 
(jue  la  cli(jse  ne  se  passe  pas  comme  il  le  désire.  >> 

Keineke  dit  alors  au  loup  : 

«  Vous  êtes  vous-même  un  Irailie.  lsen,:;rin ,  et  tous  les  .uriels  duni 
vous  voulez  me  charger  ne  sont  ([iie  des  menson.2;es.  \(jus  voulez  vous 
battre?  Eli  bien!  j'accepte  le  déli  et  je  ne  reculerai  |)as.  Il  y  a  lon.::- 
tenjps  que  je  le  désire  !  Voici  mon  gant.  » 

Le  roi  reçut  ces  gages  que  les  deux  adversaiivs  lui  remirent  liere- 
mcnl.  Il  leur  dit  en  même  temps  : 

11  faut  que  vous  me  donniez  caution  ([ue  V(jus  ne  manquerez 
pas  de  vous  présenter  demain  pour  combattre,  car  je  trouve  vos 
allégations  confuses  de  paît  et  dautre  ;  on  se  perd  dans  toutes  vos 
histoires.  » 

Les  garants  d'Isengrin  furent  l'ours  et  le  chat;  ceux  de  Reineke. 
son  cousin  Moneke.  lils  du  singe,  et  Grimbert. 

((  Reineke.  lui  dit  dame  Ruckenau,  soyez  bien  tranquille;  que 
voire  prudence  ne  vous  abandonne  pas.  Mon  mari,  votie  oncle,  qui 
est  maintenant  en  route  vers  Rome,  m'a  enseigné  jadis  une  prière 
composée  par  l'abbé  d'Avaletout.  (]et  abbé,  entre  autres  faveurs,  la 
donna  par  écrit  sur  un  j)archemin  a  mon  mari,  u  Cette  prière,  »  lui  dit 
l'abbé,  «  est  très-ellicace  pour  les  hommes  qui  vont  se  battre;  il  faut 
«  la  réciter  le  matin  a  jeun,  et  durant  tout  le  j(nn^  on  est  délivré  de 
«  périls  et  de  malheurs,  à  l'abri  de  la  mort,  des  douleurs  et  (\es  bles- 
«  sures.  »  Que  cela  vous  rassure,  mon  neveu;  demain  matin,  je  vous 
la  réciterai;  denmin  malin,  ayez  donc  bon  courage  et  soyez  sans 
crainte. 

—  Ma  chère  cousine,  lui  répondit  le  renard,  je  vous  remercie  de 
tout  mon  cœur;  je  n'oublierai  pas  ce  service,  mais  je  com[)le  surtout 
sur  la  justice  de  ma  cause  et  sur  mon  habileté.  » 

Les  amis  de  Reineke  passèrent  la  nuit  avec  lui  et  chassèrent  toutes 
ses  idées  noires  par  de  gais  propos.  3Iais  dame  Ruckenau.  plus  que 
tous  les  autres,  était  active  et  préoccupée  du  lendemain.  Elle  le  lit 
tondre  de  la  tète  a  la  (jueue;  elle   le  lit  oindre  d'huile  et  de  graisse 


128 


LE    KEN.VIiL). 


sur  la  itoilrine  ol  sur  le  vonliv;  Hoineke  so  iiionlra  i^ras,  rond  cl  lernie 
^u^  janilK's. 

Elle  lui  «lit  iMi  outre  : 

«  Écouli'/.-nioi  v\  songez  il  (v  (luo  vous  avez  il  faire;  écoutez  le 


-^^  -v  -Jl   -^•^"i.Miv 


Elle  le  Dt  tondre  de  la  tète  à  la  queue. 


conseil  d'amis  pleins  d'expérience;  il  vous  sera  d'un  grand  secours. 
Buvez  vaillamment  et  retenez  votre  urine,  et,  quand  demain  matin 
vous  descendrez  dans  le  cliamij  clos,  prenez-vous-y  adroitement; 
arrosez-en  complètement  le  bout  de  votre  (jueue  et  chercliez  à  en 
frapper  votre  adversaire.  Si  vous  pouvez  lui  en  asperger  les  yeux , 
c'est  ce  qu'il  y  aura  de  mieux;  il  en  perdra  presfiue  la  \ue;  cela 
vous  profitera  et  il  en  sera  bien  empêché.  Il  vous  faut  aussi  dans  le 
commencement  jouer  la  peur  et  vous  enfuir  lapidement  contre  le 
vent.    S'il  v(jus  |)OUi>uit,   faites  de    la    poussière  avec    vos    pieds  alin 


ONZIKMK    CHANT, 


12<J 


(le  lui  iviiiplir  les  yeuK  de  snble  et  (l'iinmondices.  Saule/,  jilois  (\c  côté, 
cliidicz  tous  ses  niouveinents,  et,  ([uand  il  s'essuieiii,  prenez  votre 
avantaii:e  et  aspergez-lui  de  nouveau  les  yeu\  avec  cette  eau  corrosive, 
alin  (;u"il  devienne  entièrenient  aveu.i^Ic.  (juil  -ne  sache  plus  oii  il  en 
est  et  (|ue  la  victoire  vous  leste.  iMon  cher  neveu,  dormez  quchjuos 
instants,  nous  vous  éveillerons  quand  il  en  sera  temps.  (lo|)endan(, 
je  \ais  réciter  sur  vous,  à  l'instant  même,  les  paroles  sacrées  dont  je 
vous  ai  parlé,  et  (|ui  doivent  vous  lortilier.  » 

Et  elle  lui  imposa  les  mains  sur  la  tète  en  prononçant  ces  paroles  : 
((  /Ve/i7YC.s7  ii('(/iljiu(l  (jcid  .siini  natiilcjU/i  (hiiidiia  iiicin  Icdachs! 

«  Maintenant,  adieu,  vous  voilîi  invulnérable!  » 

L'oncle  Grimbert  en  dit  autant;  puis  ils  l'emmenèrent  coucher. 
11  dormit  tranquillement.  Au  lever  du  soleil,  la  loutre  et  le  blaireau 
vinrent  éveiller  "leur  cousin.  Jls  le  saluèrent  amicalement  en  lui  disant  : 

«  Faites  bien  vos  préparatifs!  » 

La  loutre  lui  oflVit  alors  un  joli  canard,  en  lui  disant  : 

«  IMangez,  je  l'ai  pris  pour  vous  avec  force  bonds  sur  l'écluse  de 
Painpoulet;  puisse-t-il  vous  faire  plaisir,  mon  cousin! 

—  C'est  une  bonne  étrenne.  dit  joyeusement  Reineke;  je  ne  fais 
pas  li  d'un  pareil  morceau.  Que  Dieu  vous  récompense  d'avoir  songé 
à  moi!  ') 

Il  déjeuna  avec  appétit,  but  de  même  et  se  dirigea  avec  ses  parents 
vers  le  champ  clos,  dans  la  plaine  sablonneuse  où  devait  avoir  lieu  le 
combat. 


-,  riJ:'y 


DOUZIEME    CHANT 


Le  l'iii])  f't  If  roiiard  clLsceiidciit  dans  l'aièiio.  —  Combat.  —  Kfim-ki'  a  dalxrtil  lavaiitagi' ; 
mais  l«;  loup  le  terrasse  et  II-  soiiiiuc  de  se  rendre.  —  Heinekc  demamle  merci.  —  Tout  en 
parlant,  il  ivprcnd  adi'oitenient  le  dessus,  et  s'acliarne  sur  son  enniiui  vaincu.  —  Le  roi 
bau\e  le  loup  d"unw  mort  inuninente,  en  (aisaut  cesser  le  combat.  —  llrini  ke  est  comiili'  de 
f.licitafi()n-<.  —  Le  roi  le  fait  chancelier. 


Lorsque  le  roi  vit  Kciueke  ijarailre  ain.si  dans. la  lice,  loul  tondu 
et,  des  pieds  à  la  tête,  oint  d'huile  et  de  graisse  luisante,  il  se  mit  à 
rire  .sans  tin. 

(I  Renard,  qui  t'a  apjjris  ce  lour-la .'  lui  cria-l-ii.  On  a  liicii  r.iison 
de  l'appeler  Reineke  le  renard;  tu  es  toujours  le  iikmiic;  partout  et 
toujours  tu  .sais  te  tirer  d'aiïairo.  u 

Reineke  s'inclina  [jrofondémenl  devant  le  roi ,  s  inclina  encore  plus 
devant  la  reine  et  descendit  dans  la  lice  dun  f»as  assuré.  Le  loup  avec 
ses  parents  s'y  trouvait  dc'jii  ;  ils  sf>uhaitair'nt  au  renard  une  lin  mi.sé- 
rable;  il  entendit  maintes  paroles  emportées  et  maintes  menaces.  Mais 
Lynx  et  Léopard,  les  maîtres  du  camp,  apportèrent  les  relirpies  sur 
lesquelles  les  deu\  combattants  attestèrent  la  vérité  de  leur  cause. 
Isenifi'in  jura  avec  véhémence  et  la  menace  dans  les  yeuv  (jue  Reineke 
el<iil   un   traître,    un   volent',    un    assassin    souille   de    tous  les  crimes j 


DOLZIKMK    CHANT.  131 


convaincu  de  violiMice  et  d'adultère,  faux  en  tout  point;  qu'il  le 
soutenait  au  péril  de  sa  vie.  Reineke  jura,  en  revanche,  qu'il  n'était 
pas  coupable  de  tous  ces  crimes;  qu'Isen.^rin  mentait  comme  toujours, 
se  parjurait  comme  d'habitude,  mais  qu'il  n'avait  jamais  pu  faire  de  ses 
menson.û^es  une  vérité  et  qu'il  y  parviendrait  encore  moins  dans  ce 
jour. 

Les  maîtres  du  camp  sY'crièivnl  : 

«  Que  chacun  fasse  son  devoii!  le  \um  droit  va  se  montrer.  » 

Petits  et  grands  quittèrent  la  lice  pour  qu'on  pût  y  enfermer 
les  deux:  condjattants.  La  guenon  se  mit  à  dire  tout  bas  et  vite  à 
Heineke  : 

'(  Rappelez-vous  ce  que  je  vous  ai  dit;  n'oubliez  pas  de  suivre  mon 
conseil  !  » 

Reineke  lui  répondit  gaiement  : 

<(  Votre  bonne  exhortation  redouble  mon  courage.  Soyez  tranquille  ; 
je  n'oublierai  pas  en  ce  jour  l'audace  et  la  ruse  qui  m'ont  tiré  de  tant 
de  périls  où  je  me  suis  trouvé  si  souvent,  alors  que  je  risquais  si 
témérairement  ma  vie.  Gomment  ne  me  conduirais-je  pas  de  même, 
maintenant  que  je  suis  vis-à-vis  de  ce  scélérat?  J'espère  bien  le 
confondre,  lui  et  toute  sa  race,  et  faire  honneur  aux  miens.  Qu'il 
mente  tant  qu'il  voudra,  je  m'en  vais  l'asperger  d'importance.  » 

En  ce  moment,  on  les  laissa  tous  les  deux  seuls  dans  la  lice  et  tout 
le  monde  regarda  avidement. 

Isengrin,  d'un  air  sauvage  et  furieux,  étendit  ses  pattes  et  s'avança 
la  gueule  ouverte,  en  faisant  des  bonds  énormes.  Reineke,  plus  léger, 
évita  le  choc  de  son  adversaire  et  inonda  bien  vite  son  balai  de  son  eau 
corrosive  et  le  traîna  dans  la  poussière  pour  le  remplir  de  sable. 
Isengrin  croyait  déjà  le  tenir,  lorsque  le  perfide  le  frappa  sur  les  yeux 
avec  sa  queue  et  l'étourdit  du  coup.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il 
employait  cette  ruse;  beaucoup  d'animaux  avaient  déjà  éprouvé  la 
latale  vertu  de  cet  acide.  C'est  ainsi  qu'il  avait  aveuglé  les  enfants 
d'Isengrin,  comme  on  l'a  vu  au  commencement;  maintenant,  c'est 
au  père  qu'il  en  voulait.  Après  l'avoir  aspergé  de  la  sorte,  il  sauta  de 
côté,  se  plaça  contre  le  vent,  agita  le  sable  et  chassa  la  poussière  dans 
les  yeux  du  loup,  qui  se  dépêchait,  et  de  bien  mauvaise  grâce,  de  se 
frotter  et  de  s'essuyer,  ce  qui  augmentait  ses  souffrances.  Reineke,  en 
revanche,  jouait  adroitement  de  son  balai  pour  atteindre  encore  son 
ennemi  et   l'aveugler  entièrement.    Le  loup  s'en   trouva  mal,  car   le 


132 


LE   RENAKD. 


,vn;.nl  pn.lila  alors  do  son  avanla.-o.  Aussilùt  (|U  il  vil  les  yeux  do  son 
ennemi  obscuiris  do  larmes  doulouiviises.  il  se  mit  ii  l'assaillir  do  ooups 
vigoureux,  à  ro.iiraliunor.  ii  U^  mordiv  ol  (oujouis  à  lui  asperi^or  les 
\ou\.  Lo  loup.  pros(|uo  >ins  connaissanco.  IVappail  au  liasai'd.  ol 
HoinoKo  onliardi.  lo  raillait  ou  hn  disaul  : 


^^' 


«  Sei.nnoui-  loup,  vous  a\('Z  dans  le  tniij.s  dcvi-ic  plus  dimo 
iimocenlo  brebis  et  nianj^é  dans  votre  \i<'  j^lus  d'uti  animal  irrépro- 
chable ;  j'espère  que  les  autres  seront  <'ii  |)ai\  doicMiavant;  dans  tous 
les  cas,  il  vous  plaira  de  les  laisser  en  pai\  d  leur  iMMiédictiou  sera 
Notre  re<om|)ense.  Votre  âme  i^airnera  ii  cette  c(jnversion,  surtout  si 
vous  attendez  patiemment  la  fin.  Cette  ff)is-ci ,  vous  n'éc!.apperez  pas 


DOl'/l  i:\IK    cil. \  NI".  13? 


(le  mes  nuiins.  que  vous  ne  m'ayez  apaisé  par  vos  supplications;  dans 
ce  cas,  je  vous  épariiiH'rai  et  vous  laisserai  la  vie.  n 

Tout  en  lui  disant  rapidement  ces  |)aroles,  Keineke  tenait  Son 
adversaire  par  la  ij^oviie  et  se  croyait  sur  de  le  vaiucre.  Mais  Isengrin , 
plus  fort  (|ue  lui ,  se  démena  l'urieusemenl  et  se  dégaiî^ea  en  deuK 
secousses,  (^'pendant  Reinelvc  eut  le  temps  de  l'allraper  à  la  lii^ui'e,  de 
le  blesser  cruellement  et  de  lui  arracher  un  œil  de  la  tète;  le  sani^^  coula 
le   loni^  du   ne/  ;i  .iirands  Ilots. 

Keineke  s'écria  : 

«  Voilii  ce  que  je  voulais!  j'ai  réussi  !  » 

Le  loup,  tout  en  sanii:,  se  sentit  défaillii'.  .Afais  la  perte  de  son  œil 
le  rendit  furieux,  et,  mali^ré  ses  blessures  et  ses  douleurs,  il  s'élança 
contre  Reineke,  qu'il  renversa  par  terre.  Le  renai'd  se  trouva  alors 
dans  une  triste  situation  et  toute  sa  prudence  lui  était  de  [)eu  d' 
secours.  Isengrin  lui  prit  rapidement  entre  ses  dents  une  de  ses  pattes 
de  devant  dont  il  se  servait  en  guise  de  main.  Keineke  gisait  à  terre 
tristement;  il  craignait  de  perdre  la  main  à  I  instant  mrme  et  mille 
pensées  se  croisaient  dans  son  esprit,  tandis  ([u' Isengrin  lui  grognait 
d'une  voix  creuse  ces  paroles  : 

«  Brigand!  l'heure  de  ta  mort  est  arrivée!  rends-toi  à  l'instant,  ou 
bien  je  te  fais  périr  pour  toutes  tes  perfidies.  Je  m'en  vais  régler  ton 
compte  maintenant;  cela  ne  t'aura  pas  servi  à  grand'chose  d'avoir 
gialtc'  la  poussière,  d'avoir  mouillé  ta  queue,  d'avoir  fait  tondre  ta 
fourrure  et  graissé  ton  corps.  JMalheur  à  toi  maintenant  !  tu  m'as  fait  tant 
de  mal,  tu  m'as  calouniié  et  éborgné.  IMais  tu  ne  m'échap[x?ras  pas.  » 

Keineke  se  disait  : 

«  Me  voici  dans  un  bien  triste  état;  que  dois-je  faire?  Si  je  ne  me 
rends  pas,  il  m'égorge,  et,  si  je  me  rends,  je  suis  déshonoré  à  tout 
jamais.  Oui,  je  mérite  cette  punition;  car  je  I  ai  trop  maltraité,  trop 
grièvement  offensé.  » 

Alors  il  essaya  d'attendi'ir  son  adversaire  par  de  belles  paroles  : 

((  Mon  cher  oncle,  lui  dit -il.  je  deviendrai  avec  joie  à  l'instant 
même  votre  vassal  avec  tout,  ce  que  je  possède.  J'irai  pour  vous  en 
pèlerinage  au  tombeau  sacré  dans  la  terre  sainte  et  dans  toutes  les 
églises  pour  vous  en  rapporter  des  indulgences.  Elles  serviiont  au  salut 
de  votre  âme  et  il  en  restera  encore  assez  pour  faire  profiter  aussi 
de  ce  bénéfice  votre  père  et  votre  mère  dans  la  vie  éternelle  ;  qui  est-ce 
qui  n'en  a  pas  besoin?  Je  vous  vén^t'œ  connne  si  vous  étiez  le  pape  et 


13!,  LE    RENARD. 


vous  juiv.  |)iir  ce  (|u"il  \  a  do  plus  saci'i'.  d'rliv  doitMiavanl  entièroiuent 
il  vous  avec  tous  li>s  miens.  Tous  vous  obcironi  au  preniier  sii>no  ;  je 
vous  en  tais  senuont  1  .le  nous  ollVe  eueor(>  e(^  que  je  n'ai  pas  i)rouus  au 
l'oi  lui-uiènie.  Aeeeple/.-ie.  vous  serez,  un  jour  le  niaîlre  du  pays.  Tout 
ee  que  je  sais  eapturei'.  je  vous  lappoi'lerai  :  oies,  poulets,  canai'ds  et 
poissons;  avant  dy  touelier.  je  nous  en  laisserai  le  ohoix,  ainsi  qu'à 
votre  leninie  et  ;i  vos  entants.  !)(>  plus,  je  veilhM'ai  sur  votre  vie  pour 
que  nul  mal  ne  vous  advienne.  On  me  dil  malin  et  vous  êtes  fort;  à 
nous  deux,  nous  pouvons  l'aire  de  viandes  choses.  11  faut  nous  allier; 
l'un  arme  de  la  force  (M  l'autre  de  la  l'use,  (|ui  pourra  nous  vaincre? 
Nous  avons  tort  de  c-omlialtre  l'un  conli'c  l'autre.  Vi-aiment,  je  ne 
l'eusse  jamais  fait,  si  j'avais  |)U  éviter  ce  duel  d'une  façon  honorable; 
mais  vous  m'avez  provoqué  et  l'homieur  me  faisait  une  loi  d'y  répondre. 
Cependant  je  me  suis  conduit  poliment  et  je  ne  me  suis  pas  servi  de 
toutes  mes  forces  jjcndant  la  lutte.  «  Épari>:ner  ton  oncle,  me  disais-je, 
<(  est  une  action  qui  te  fera  honneur.  »  Si  je  vous  avais  détesté,  vous 
vous  en  seriez  trouvé  pis.  Je  vous  ai  fait  peu  de  mal,  et  si,  par  mégarde, 
je  vous  ai  blessé  à  l'œil,  j'en  suis  cordialement  allligé.  Mais  ce  qu'il  y 
a  dheureux,  c'est  que  je  sais  \m  remède  pour  vous  guérir  et  vous 
m'en  remercierez  quand  je  vous  l'aurai  dil.  Si  votre  œil  ne  revient  pas, 
une  fois  que  vous  serez  guéri,  il  n'y  aura  rien  de  plus  commode;  vous 
n'aurez  qu'une  fenêtre  ;»  feiiner  quand  vous  voudrez  dornn'r;  nous 
autres,  nous  avons  le  double  de  peine.  Pour  vous  apaiser,  tous  mes 
|iarents  s'inclineront  à  l'instant  même  devant  vous.  Ma  femme  et  mes 
enfants,  sous  les  yeux  du  roi  et  devant  toute  l'assemblée,  viendront 
\()\\>  \w\er  et  vous  conjurer  de  me  pardonnei'  et  de  me  faire  grâce  de 
la  vie.  Alors  je  confesserai  publiquement  que  je  n'ai  pas  dit  la  vérité, 
que  je  vous  ai  calomnié  et  trompé  de  tout  mon  pouvoir.  Je  promets 
de  faire  serment  que  je  ne  sais  rien  de  mal  sur  votre  compte  et  que 
dorénavant  je  ne  vous  offenserai  jamais.  Quand  avez-vous  jamais  rêvé 
une  satisfaction  aussi  f  omplète  que  celle  que  je  vous  offre  à  cette  heure? 
Si  vous  me  tuez,  (juel  profit  en  tirerez- vous?  Vous  aurez  toujours  à 
craindre  mes  parents  et  mes  amis;  tandis  (jue,  si  vous  m'épargnez, 
vous  quitterez  avec  gloire  et  homirur  le  champ  de  bataille,  vous 
paraîtrez  à  tous  de  grand  cœui*  et  de  grand  sens;  car  il  n'y  a  rien  de 
>i  grand  que  le  pardon.  Vous  ne  trouverez  pas  de  sitôt  une  pareille 
circonstance,  profitez-en!  Au  reste,  il  m'est  à  présent  tout  à  fait 
indifférent  dé  vivre  ou  de  mourir. 


IJUUZIKMK   CHANT.  135 


—  Perlido  l'oiiiird,  i'é[)()mli(  le  loup,  conmic  lu  iiiiiierais  à  eu  être 
(juitlo  !  IMais  quand  toute  la  terre  serait  d'or  et  que  tu  me  l'ollrirais 
pour  rauyon,  je  ne  le  lâcherais  pas.  Tu  m'as  lait  tant  de  fois  de  fauNL 
serments,  parjure  que  tu  es!  ii  coup  sùi'.  si  je  te  laissais  aller,  tu  ne 
me  donnerais  pas  même  des  co(piilles  d'œiil".  J'estime  peu  ta  lamille, 
je  l'attends  de  pied  ferme  et  j'espère  supporter  sa  haine  sans  trop  de 
peine.  Toi  (jui  n'as  de  phiisii-  ([u'au  mal  d'autrui,  (pielles  ne  seraient 
pas  tes  railleries,  si  je  te  délivrais  sur  tes  belles  promesses!  Qui  ne 
te  connaîtrait  pas  serait  tronq:>é.  ïii  m'as  épari^né  aujourd'hui,  dis-tu, 
elfronté  coquin!  et  n'ai-je  pas  perdu  un  œil?  Scélérat,  ne  m'as-tu  pas 
déchiré  la  peau  en  vingt  endroits?  et  m'as-tu  laissé  respirer  seulement 
lorscjue  tu  as  eu  l'avantage?  Je  serais  bien  fou  d'être  pour  toi  clément 
et  miséricoi'dieux  [)our  tout  le  mal  et  l'opprobre  dont  lu  m'as  couvert. 
Traître!  tu  as  déshonoré  et  ruiné  ma  femme  et  moi;  cela  te  coûtera 
la  vie.  » 

C'est  ainsi  (|ue  parla  le  loup.  Pendant  ce  temps-là,  son  fri|)on 
d'adversaire  avait  passé  son  autre  patte  entre  les  cuisses  du  loup.  11 
le  saisit  par  la  j^au  du  ventre  et  se  mit  à  la  tirer  et  à  la  tordre 
d'une  façon  cruelle.  Le  loup  se  mit  à  crier  et  à  hurler  d'une, façon 
lamentable  en  ouvrant  la  gueule.  Reineke  retira  bien  vite  sa  patte  du 
milieu  de  ses  dents  et  empoigna  le  loup  îi  deux  mains,  en  tirant  et 
pinçant  de  plus  en  plus  fort;  le  loup  hurla  avec  tant  de  violence,  qu'il 
cracha  le  sang;  une  sueur  froide  inonda  ses  poils  et  il  se  roula  de 
douleur.  Le  renard  s'en  réjouit;  maintenant,  il  espérait  vaincre.  11  ne 
le  lâcha  ni  des  mains  ni  des  dents,  et  le  lou[)  tomba  dans  l'angoisse  et 
dans  le  désespoir  ;  il  se  regarda  comme  perdu.  Le  sang  lui  sortait  des 
yeux;  il  tomba  sans  connaissance.  Le  renard  n'aurait  pas  donné  ce 
spectacle  pour  des  montagnes  d'or;  sans  lâcher  prise,  il  tira  et  trama 
le  loup  pour  que  tout  le  monde  vit  son  état  misérable,  et  se  mit  à 
pincer,  mordre  et  griller  l'infortuné,  qui  se  tordait  dans  la  poussière 
et  ses  propres  ordures  en  poussant  des  hurlements  étouffés  avec  des 
convulsions  et  des  gestes  désespérés. 

Ses  amis  poussèrent  des  cris  de  douleui'  et  prièrent  le  roi  d'arrêter 
le  combat,  si  tel  était  son  bon  plaisir.  Et  le  roi  répondit  : 

«  Si  c'est  votre  avis  a  tous  et  votre  désir,  qu'il  en  soit  ainsi,  je  ne 
demande  pas  mieux.    » 

Et  le  roi  ordonna  aux  deux  maîtres  du  camp ,  Lynx  et  Léopard , 
d'aller  trouver  les  deux  combattants,  lis  entrèrent  dans  le  champ  clos 


1:^0 


i.K  i{r.\.\i;i) 


,.|   (lii»'iil   iiii   xiiiiKiiiriir  llfiiickc  (|ii('  vcU\  >\\\\\>iu\ .  cl   (|ii('  le  roi  ilosirait 
iirivUM'  II-  ittmlt;it  cl  lairc  comm'  le  tliu^l. 

..   11  (lesiiv.  jijt)ulcrciil-il>.  i\uc  nous  lui  rciVnv.  xoln^  adviM'sairo  en. 
iuronlant  la  vie  vui  \aiucu:  car  >i  lun  de  nous  deux  peiissail  dansée 


lii  arroiiiureiil  «-n  fouU-  au(..iir  'iu  vaiii(|ii(i 


duel,  ce  >eiait  <lou. maire  (U'<  deux  eotc-s.  Vous  ave/.  ra\aiila.-<'!  pelils 
et  urnwU.  lout  le  monde  la  \u.  Vous  avez  au>si  pour  nous  tous  les 
seiimeurs  le>  plus  braves.  vou>  l.-s  a\e/  i:ai:nés  pour  toujours  it  votée 
cause.  » 

ïîeineke  dit  : 


DOUZIEMI':   CHANT.  137 


u  Je  ne  sei;ii  [);is  un  in,:;i';tl!  C'est  avoc  plaisir  (|iie  j'obéirai  au  roi 
cl  (|U('  je  leiai  ce  (|ui  doit  se  laiiv;  j'ai  vaincu  cl  je  ne  deiiiantle  rien 
(le  plus  dans  ma  \  ie  :  «pie  le  roi  me  permcUe  seulement  de  consulter 
mes  amis.  » 

Alors  tous  les  amis  de  lleineke  s'écricrcnl  : 

«<  Nous  sonuucs  d'a\is  (pi'il  faut  suivie  la  volonté  du  roi.  » 

Ils  accoururent  en  foule  autour  du  vain([ueur  :  tous  ses  parents,  le 
biaii'cau,  le  singe,  la  loutre  et  le  castor.  Il  eut  alors  aussi  pour  amis  la 
martre,  la  belette,  l'hermine,  l'écureuil  et  beaucoup  d'autres  qui  lui 
étaient  hostiles  auparavant  et  naguère  encore  n'osaient  pas  prononcer 
son  nom;  ils  accoururent  lous  i)rès  tic  lui.  Il  se  trouva  alors  avoir 
|)oui'  parents  ceux  qui  l'accusaient  jadis;  ils  venaient  lui  présenter  leurs 
femmes  et  leurs  enltints,  les  grands,  les  moyens,  les  petits,  et  même 
les  tout  petits  :  chacun  le  fêtait,  le  llattait;  cela  n'en  linissait  pas. 

Dans  le  monde,  il  en  est  toujours  ainsi.  A  celui  qui  est  heureux 
on  souhaite  santé  et  bonheur;  il  trouve  des  amis  en  foule.  Mais  celui 
qui  est  tombé  dans  la  misère  n'a  qu'à  prendre  patience.  C'est  ce  qui 
arriva  en  cette  circonstance;  chacun  voulait  avoir  le  premier  rôle  auprès 
du  vainqueur.  Les  uns  jouaient  de  la  flûte,  les  autres  chantaient, 
d'autres  encore  jouaient  de  la  trompette  ou  des  timbales.  Les  amis  de 
Reineke  lui  disaient  : 

«  Réjouissez -vous  !  vous  avez  jeté  un  nouveau  lustre  sur  vous  et 
votre  race  dans  cette  journée  !  Nous  étions  bien  allligés  de  vous  voir 
succomber;  mais  la  chance  a  tourné  bientôt  et  par  un  cou[)  de  mailre.  » 

Reineke  dit  modestement  : 

«  Le  bonheur  m'a  favorisé.  » 

Et  il  remercia  ses  amis.  Ils  s'en  vinrent  tous  a  grand  bruit,  pré- 
cédés par  Reineke  et  les  juges  du  camp.  Ils  arrivèrent  ainsi  devant  le 
trône  du  roi  et  Reineke  s'agenouilla.  Le  roi  lui  ordonna  de  se  lever  et 
lui  dit  devant  tous  les  seigneurs  : 

«  C'est  un  beau  jour  pour  vous;  vous  avez  défendu  votre  cause 
avec  honneur.  En  conséquence,  je  vous  proclame  quitte.  Vous  êtes 
relevé  de  tout  châtiment;  je  tiendrai  prochainement,  à  cette  occasion, 
un  conseil  avec  mes  gentilshommes,  aussitôt  qu'Isengrin  sera  rétabli; 
|)our  aujourd'hui,  la  cause  est  entendue. 

—  Sire ,  répondit  modestement  Reineke ,  votre  conseil  est  bon  à 
suivre  ;  vous  savez  ce  fpril  y  a  de  mieux  à  faire.  Lorsque  je  parus 
devant  vous,  j'avais  beaucoup  d'accusateurs  qui  dirent  force  mensonges 

18 


138 


LE    liLNAlil). 


pour  piniiv  au  !nup.  mon  puissant  onnoini.  ('.(^lui-ri  voulait  nio  pcidiv. 
et.  (juaiul  il  inCiit  |»ri'S(iui'  en  son  jx^ndir.  ses  acolUcs  s\'cri(Mvnt  : 
>'  (Juil  uiouiv!  •)  Ils  Ml  accux'ivnl  en  niriiu'  Icnips  (|in>  lui.  imi(iU('iii('Ml 
jH)ur  me   pousser  ii  JKtuI  cl    pour  lui  rliv  a.i;ivaltl(',  (ar   loiil   le  monde 


'^tiifflSiBEai.;;»:,,, 


P't;t#(/'/6 


i-i  'lov.iiil  le  Iniiic  (lii 


IKjuvHJt  renianpier  (ju  il  était  plus  eu  CaNeur  qn.-  moi  ,1  pcsomi..  ne 
soniicail  au  résultat  ni  i.  ee  qui  pouvait  (Im.  |;,  v.Milc  Je  Us  compjiKTais 
volontiers  à  (■o>  eliiens  qui  avaient  llialiiliale  ,|,.  >i;,(i,„iiiei  par  handes 
devant  la  euisine.  dans  Icspéranee  que  le  maître  queux  voudrait  l)ien 
leur  jeter  quelques  os.  Penriant  qu'ils  attendaient  ainsi,  Jes  chiens 
Hf)erçurenl  un  de  leurs  eonfreres  (pii  venait  d(3  piendre  à  la  cuisine  un 


morceau   de  n'tti  et 


qui.  pour  sr^ii   m.illieiir.   ne  .^rUait  pas  sauvé 


I»()|   /l  KMK    Cil  AN  T.  139 


vite,  car  le  ruisinior  l'échauda  d'iinportance  et  lui  brùIa  la  queue; 
(•e|)('ii(l;ml  il  ne  làcli.i  |>;is  s;i  prise  et  ne  inrlii  ;uik  aiiti'es  chiens  qui 
dirent  e-.tre  eux  :  <(  \  oyez  eonnne  le  euisiniei'  lavorise  celui-là  !  Voyez 
«  quel  morceau  e\([uis  il  lui  a  donné  !  »  Le  chien  leur  répondit  :  a  Vous 
t(  ne  vous  y  entendez  i;uère;  vous  me  louez  et  vous  m'enviez  en  me 
<(  considérant  par  devant,  où  vos  Veinards  caressent  ce  délicieux  rôti; 
«  mais  rei^ardez-moi  par  derrière  et  vantez  encore  mon  bonheur,  si 
((  toutelois  vous  ne  changez  pas  d'opinion.  »  Quand  ils  virent  comme  il 
('tait  cruellement  hrùlé,  que  ses  poils  étaient  tous  tond)és  et  sa  peau 
loule  ralaiincc,  il  fui'ent  saisis  d'horreur;  personne  ne  voulut  plus  aller 
à  la  cuisine,  ils  s'enfuirent  tous  et  le  laissèrent  là.  Sire,  c'est  l'histoire 
des  gloutons  que  je  viens  de  faire.  Tant  qu'ils  sont  puissants,  chacun 
veut  les  avoir  pour  amis.  On  les  voit  à  toute  heure  la  gueule  pleine  de 
bons  morceaux.  Ceux  qui  ne  les  llattent  pas  le  payent  cher;  il  faut 
toujours  les  vanter,  quekjue  mal  qu'ils  fassent,  et  de  la  sorte  on  ne 
l'ait  (|ue  les  encourager  au  mal.  Voilà  ce  que  font  tous  les  gens  qui  ne 
considèrent  pas  le  résultat  final  :  ces  personnages  voraces  sont  souvent 
punis,  et  leur  prospérité  a  une  triste  fin.  Personne  ne  les  souffre  plus; 
ils  perdent  à  droite  et  à  gauche  tous  les  poils  de  leur  fourrure  :  ce  sont 
les  amis  d'autrefois,  ia^rands  et  petits,  qui  se  détachent  d'eux  et  les 
laissent  tout  nus,  comme  ont  fait  les  chiens  (jui  abandonnèrent  immé- 
diatement leur  camarade  lorsqu'ils  virent  son  mal.  et  son  croupion 
déshonoré.  Sire,  vous  comprenez  qu'on  ne  pourra  jamais  dire  cela  de 
Reineke,  car  ses  amis  ne  rougiront  jamais  de  lui.  Je  vous  remercie 
mille  fois  de  toutes  les  grâces  que  vous  m'avez  faites,  et,  toutes  les 
fois  que  je  pourrai  connaître  votre  volonté,  je  me  ferai  un  vrai 
bonheur  de  la  mettre  à  exécution. 

—  Nous  n'avons  pas  besoin  de  tant  de  paroles,  répondit  le  roi  ;  j'ai 
tout  entendu  et  j'ai  compris  tout  ce  que  vous  vouliez  dire.  Je  veux, 
comme  autrefois,  vous  voir  siéger  dans  ma  cour  en  qualité  de  noble 
baron,  et  je  vous  impose  le  devoir  de  participer  à  toute  heure  à  mon 
conseil  intime;  je  vous  rends  tous  vos  hoimeurs  et  tout  votre  pouvoir, 
comme  vous  le  méritez,  je  l'espère.  Aidez-moi  à  gouverner  pour  le 
mieux.  Je  ne  i)uis  guère  me  passer  de  vous  à  la  cour,  et,  si  vous 
joignez  la  vertu  à  la  sagesse  qui  vous  dislingue,  personne  n'aura  le 
pas  sur  vous  et  ne  fera  ])révaloir  ses  conseils  sur  les  vôtres.  Doré- 
navant, je  n'écouterai  plus  les  plaintes  que  l'on  pourrait  porter  contre 
vous,  et  vous  agirez  toujours  à   ma   i)lace.  en   qualité  de  chancelier 


UO 


LK   lUINAUn. 


(le   ronipiro.   M(in  stv;\ii  vous  siMa  coullt'.   (>(   ce  (|iit^   vous  iuinv  \\\\{ 
l'I  coril  ivslera  r.iit  cl  i-iril.  ^> 

Voilà  (le  (|Ufll(>  façon  lu'inckt^  arii\a  an  coiuItKMhs  lioiiucurs  cl  coiu- 
monl  loul  (V  (ju'il  conscilK»  cl  (Ictidc.  en  liitMi  ou  <mi  mal.  a  loi'cc  de  loi. 


'"'"^îeiï 


licinekc  reiiieicia  le  roj  en  (lisant  : 

"  Mon  noble  souverain,  vous  me  faites  beaucoup  (lop  (riioniieur; 
je  ne  l'oublierai  jamais,  tant  fjue  je  jouirai  d'  iii;i  r,n>on.  LaNcuii 
vous  le  prouvera.  » 

Nous  (lirons  en  peu  de  mois  ce  que  faisait  le  Ioujj  |)en(laMt  ce 
temps-là.  Il  i:isail  dans  la  lice  vaincu  e(  en  pileux  ('lat  ;  sa  femme  et 
ses  enfants  allèrent  a  lui.  cl  llin/t*  le  cImI.  Tours,  son  enfant,  sa 
maison  et  ses  parents;  ils  le  mirent  en  LM-nussant  sui"  uiw  civièr(;  (pje 
l'on  avait  bien  iramie  de  foin  jtour  le  tenir  chaud,  cl  ils  l'emportèrent 
l<»in   du  cham()  clos.    Dn  sond;i   ses  blessures,  on  en  (roiiva  vinirt-six  : 


DOIIZIKMF.    CHANT.  1/,1 


plusieurs  cliinii^iciis  xiiirciil  (|iii  imiist'i'cnl  ses  l)l(ssiii't's  cl  \  vcisèicnt 
(|iii'!(|ii('s  iroiidcs  (le  Ikuiiiic;  loiis  ses  iikmiiIji'cs  ('liiionl  pai'iilysés.  Ils  lui 
rrollri'cnl  l'oreille  nvec  luie  herbe  e(  il  «'(ernu;»  forleuient  \y,\\'  devaiil  et 
par  (lei'i'ière.  et  ils  dirent  ensenil)l(>  : 

Il  II  faudra  le  frotter  d'oni^uent  et  le  ltaii;ner.  » 

C'est  ainsi  (ju'H  rassurèrent  la  famille  du  loup  ploni^iV  dans  la 
tristesse.  On  le  mil  au  lil  ;  il  s'endoi'niit ,  mais  pas  pour  loni;temps.  Il 
s'éveilla,  le.s  idées  encore  confuses,  et  l'inquiétude  le  prit;  la  honte,  les 
d(juleurs  l'assaillirent.  Il  se  lamenta  ii  haute  voIk  et  parut  désespéré. 
Girmonde  le  veillait  allcntivement,  \o  ('(ciu'  plein  de  tristesse,  soniijeant 
h  tout  ce  (pi'elle  avait  jierdu  ;  elle  était  debout,  accablée  de  mille 
douleurs,  et  pleurait  sur  elle,  sur  ses  enfants,  sur  ses  amis,  en  voyant 
son  mai'i  si  souHranl  :  le  malheureux  ne  put  jias  se  contenir;  il  devint 
furieux  de  douleur;  ses  souIVrances  étaient  iirandes  et  les  suites  bien 
tristes. 

Pour  Ueineke,  il  se  trouvait  on  ne  j)eu(  mieux;  il  causait  paiement 
avec  ses  amis  et  entendait  retentir  ses  louanges  tout  paitout;  il  partit 
lièrenient.  Le  roi  lui  donna  gracieusement  une  escoi'te  et  le  congédia 
avec  ces  paroles  affectueuses  : 

«  A  bient(U  !  » 

Le  renard  s'agenouilla  devant  le  trône  en  disant  : 

((  Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  vous,  sire,  notre  gracieuse 
reine,  le  conseil  du  roi  et  tous  ces  seigneurs.  Que  Dieu  vous  réserve, 
sire,  toutes  sortes  d'honneurs!  Je  ferai  votre  volonté;  je  vous  aime 
cerlainemeiit,  et  en  cela  je  ne  fais  (pie  mon  devoir.  Maintemant,  si 
vous  voulez  bien  le  permettre,  je  vais  retourner  chez  moi  poui'  voir  ma 
femme  et  mes  enfants  cpii  attendent  dans  les  larmes. 

—  Allez-y,  répondit  le  roi,  et  ne  craignez  plus  rien.  » 

C'est  ainsi  que  paitii  Ueineke,  favorisé  comme  personne.  11  y  en  a 
bien  de  son  espèce  ([ui  ont  le  in}me  talent.  Ils  n'ont  pas  tous  la  barbe 
rouge,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  ii  leur  aise. 

Heineke  «piitta  fièrement  la  cour  avec  sa  famille  et  (juarante  parents; 
on  leur  renilait  mille  honneurs  et  il  s'en  réjouissait.  Heineke  marchait 
le  premier  comme  leur  seigneur;  les  autres  suivaient.  Il  était  radieux; 
sa  (|ueue  s'éj)anouissait,  il  avait  conquis  la  faveur  du  loi,  il  était 
rentré  au  conseil  et  songeait  au  parti  qu'il  pourrait  en  tirer  : 

«  Je  partagerai  ma  faveur  avec  ceux  que  j'aime,  et  mes  amis  en 
jouiront,  se  disait-il;  la  sagesse  est  plus  précieuse  (pie  l'or,  » 


\'r2 


LK    lii:.\AHl). 


(i'esl  ainsi  qiio  HointMvt*.  nccoinpaiiiu'  de  huis  ms  amis,  prit  lo 
clu'iuin  (le  Mal|)(M'luis .  sa  rnii»M'(Sst\  Il  s(>  iiidutra  icconnaissant  pour 
tous  (vu\  (pii  lui  avaioul  clc  lavorahlcs  cl  <pii  l'IaiiMil  ivsiés  à  ses 
côlos   au    UKiiiicnt    tlu    pt'iil.    Il    leur   olIVil   ses    scrx  iccs  vu   WMuwhv; 


i.iiiiK-nant  vivre  dus  jours  lieineux,  lioiinrés  il(!  tous. 


ils  se  (piittcrciit  et  cliacuu  idouiua  daus  sa  l'aïuillc  Pour  lui.  il  Iroina 
{•liez  lui  sa  IriniiM'  Hiineiine  en  honne  sanlé;  elle. le  salua  Hvec  joie,  lui 
(ienianda  eouuiH'hl  il  avait  fait  pour  ('ehapper  encore  à  ses  enneuu's. 
Meineke  hii  dil  : 

«  J'y  suis  parvenu!  j'ai  reconquis  la  faveur  du  roi;  je  siéi^erai 
comme  autrefois  dans  le  conseil .  cl  ce  sera  ii  1  Clernel  honneur  de 
toute  notre  race.  Le  roi  m'a  nomme  loul  liaiil.  dcvaiil  tous,  chancelier 
de  l'empire  et  ma  conTM*  le  sceau  de  l'Klal.  Tout  ee  rpie  lieiuekc  fait 
et  écrit  reste  à  tout  jamais  ('•ci'il  et  hien  fait  ;  rpie  |icisr)tuie  ne  roiildie. 
j'ai  donné  au  loup,  en  pr-u  d'inslanls.  une  riidf  leçon  ;  il  ne  nraeeuscra 


DOUZIEME    CHANT, 


Ui 


plus.  Il  ol  avi'U.^lc,  Itkssi'  cl  toute  s;i  incc  dcslioiiorcr;  je  l'iii  I)i('n 
arraiii^é!  il  no  servira  |»lus  ii  graiurdiosc  en  ce  has  inoudc.  Nous  nous 
sommes  battus  en  duel  et  je  l'ai  vaincu.  Il  n'en  i;uerii'a  pas  de  sitôt. 
Que  m'importe!  je  suis  son  su|)érieur  et  celui  de  tous  ceux  (pii  faisaient 
cause  avec  lui.  » 

La  tenune  de  lieineUe  se  rejouit  i'ort  :  le  cceui'  (\c>  deux  petits 
renards  se  gonlla  aussi  (rori,Hieil  au  récit  de  la  victoire  de  leur  père. 
Ils  se  dirent  entre  eux  joyeusement  : 

«  Nous  allons  maintenant  vivre  des  jours  lieuicux.  honores  de 
tous,  et  nous  u'aurons  (ju'à  pi-nser  ii  lortilier  notre  château  et  à  vivre 
gaiement  et  sans  souci.  ^ 

Ueineke  est  honoré  de  tous  maintenant,  (jue  chacun  .se  convertisse 
donc  bientôt  à  la  sagesse,  évite  le  mal  et  respecte  la  vertu!  Voilà 
la  morale  de  ce  poëme,  dans  lequel  le  [)oëte  a  mêlé  la  fable  à  la 
vérité,  alin  que  vous  puissiez  distinguer  le  mal  du  bien  et  cultiver  la 
sagesse,  et  aussi  a'in  que  les  acheteurs  de  ce  livre  s'instruisent  jour- 
nellement du  train  de  ce  monde.  Car  c'est  ainsi  qu'il  en  est,  c'est  ainsi 
([u'il  en  sei'a,  et  voilii  conunelit  se  terniine  notre  poëme  des  faits  et 
gestes  de  Meineke.  Que  Dieu  nous  accoide  l'éternité  bienheureuse! 
.[incn  .' 


TABLE 


PREMIER     CHANT 


Le  roi  des  animaux  convoque  sa  cour.  —  Absence  de  Reineke.  —  Le  loup  formule  sa 
plainte  contre  le  renard.  —  Le  chien,  le  chat,  la  panthère,  l'accusent  à  leur  tour.  —  Le 
blaireau  le  défend.  —  Griefs  du  coq.  —  L'ours  est  chargé  d'ajourner  le  renard  à  comparaître 
(levant  la  cour Page  5. 


DEUXIEME     CHANT 


L'ours  se  rend  à  Malpertuis  et  s'acquitte  de  son  message.  —  Le  renard  le  conduit  chez 
Rustevyl,  en  lui  promettant  de  l'y  rassasier  de  miel.  —  L'ours  est  pris  par  la  tête  et  par  les 
pattes  de  devant  dans  un  tronc  de  chêne.  —  Les  paysans  surviennent  et  l'accablent  de  coups. 
—  Il  réussit  enfin  à  leur  échapper,  et  se  sauve  à  la  nage.  —  Le  renard  l'aperçoit  sortant 
de  l'eau,  et  le  raille. —  L'ours  se  traîne  jusqu'à  la  cour  et  raconte  au  roi  sa  mésaven- 
ture. —  Le  chat  reçoit  la  mission  do  porter  à  Reinpko  une  nouvelle  sommation.       Page  15. 


TROISIEME     CHANT 


Reineke  accueille  le  chat  avec  de  grandes  démonstrations  d'amitié,   et  lui  offre   des 
soui'is  pour  souper.  —  En  entrant  dans  la  grange  du  curé,  pour  chasser  les  souris,  le  chat  a 

19 


i/,r,- 


I  AMI. 


lu  cou  pris  dans  un  hicc-t. —  IU-iiifk<;  va  n-ndnr  \i  a  sa  commère  la  louve, et  lui  joue  un 
tour  de  sa  façon.  —  L'-h  cri»  du  dc-tre»»»-  du  chat  .  niit  tous  le»  babitanU  de  la  cure,  qui 
!(•  rouent  de  coups;  il  »Y;chapp<;  «mAn  «m  lai^sani  'i  a-il  à  U  bataille.  —  Ià;  blaireau  offre 
(le  porter  au  rfîfiard  une  troisième  sommation.  —  I  iieke  coinent  à  s«  rendre  à  la  cour  «tec 
le  blaireau.  —  Kn  clicmiii  il  a(Tect<!  une  grande  ircur  et,  comme  pour  »e  pré|Mn 
mort,  fait  sa  ronfeHsion  générale.  —  Ix;  blainm  m  nnnosc  une  péoiteoce  et  lui 
l'absolution.  —  Peu  apr/'s,  le  renard,  rcnronln  ts,  <tent  s'^anouir  «et  boooe» 
,v..,.i„r,„„s Pane  Î5. 


à  U 


QL.A'l   K  I  I    M  i 


Im  renard  nn  présence  du  roi.  —  Il  e\|i 
teurssont  entendus. —  Malgré  se»  prodin" 
la  corde.  — Le  chat,  l'ours  et  le  loup  se  <\, 
potence.  —  Ils  insultent  le  patient,  qui  h  '• 
lleineke   harangue   li*s   assistants.  i 

ordonne  de  surseoir  à  l'exéiulion 


f<nv.  —  Le»  •  ,^- 

.  ■   put  condaii  ;  tr 

,  et  ronduiM>nt  !■    ;•  iianl  k  la 

n«-».  — Du  haut  àv  r<»<-bell«. 

fn»  importantes.  —  Le  roi 

Paiee  40. 


CINQ  un.  M  I       H  A  NT 


Lo  renard  se  livre  a  de  pritciKiue»,  r.\.  i.in 
père,  l'ours,  le  loup,  U'  chat  et  le  hiaireau,  coin 
sa  grAce,  en  promettant  au  roi  de  lui  nhandonie 
au  roi  qu'il  ne  peut  raccompagner  ^  la  n'cher. 
Hcinii',  pour  faire  Icxcr  revcomniunicalion  don 


vil  romprom- 1  snn  prt>prp 
haute  irahivon.  —  Il  obtient 
itiérablp.  —  Il  pipo*o  en»uile 
lir**  qu'il  e«l  de  V  n>ndre  à 


S  I  X  I  E  M  I 


La  disgrAco  du  loup,  de  l'ours  et  du  chat  couroii  le  triomphe  du  renard.  —  Olui-ci 
«luiito  la  cour  en  costume  de  pèlerin,  et  feint  de  pari  |)o>ir  1»  >iue.  —  Il  se  fait  acrompagner 
du  lièvre  jusqu'à  sa  di'ineure,  et  là,  au  lieu  <lc  faii  ■  i  femme  clA  ses  onfant-s,  il 
étrangle  la  pauvre  bètc,  que  l'on  mange  en  f.inn  •  que  le  roi ,  dé»abu»é  sur 
l'existence  du  trésor,  entrera  dans  une  f«ireur  terrible  le  ren.ir.i  songe  k  émigrer  en  Souabo. 
—  Sa  femme  le  décide  h  ne  pas  quitter  son  chAteau.  Le  porlide  charge  le  bélier  de  porter 
au  roi  la  tète  du  lièvre,  cousue  dans  une  besace  li  est  censée  comenir  des  dépêches 
contidentielles.  —  Consternation  de  la  cour  à  l'oiivture  de  la  besace.  —  L'ours  et  \g 
loup  rentrent  en  faviMir.  —  Le  bélier  leur  est  lid  comme  complice  de  l'as-sa^sinat 
du    lièvre Page  M^. 


TABLE.  l/,7 


S  E  P  T  I  E  M  ]:     CHANT 


Grand  estival  à  la  cour.  — La  joie  universelle  est  troublée  par  l'arrivée  du  lapin,  qui  a 
laissé  une  de  ses  oreilles  entre  les  griffes  de  Reineke.  —  En  contrefaisant  le  mort,  le  traitre 
a  de  plus  attiré  à  sa  portée  une  corneille  conipatissiinie  qu'il  a  dévorée  toute  vive.  —  Indi- 
gnation du  roi,  qui  ordonne  la  prise  d'assaut  de  la  retraite  du  coupable.  —  Le  blaireau  se 
rend  en  toute  hâte  auprès  de  Reineke  pour  l'informer  de  cette  décision.  —  Reineke  fait  ses 
adieux  à  sa  femme,  et  lui  déclare  sa  résolution  de  tenir  tête  à  l'orage  et  de  se  rendre  à  la 
cour  pour  se  justifier Page  73. 


HllTlEMh     CHANT 


Chemin  faisant,  Reineke  complète  sa  confession  ;  i)uis  il  demande  conseil  au  blaireau. 
—  Les  remontrances  de  celui-ci  amènent  Reineke  à  développer  son  système  de  morale.  — 
Rencontre  du  singe,  qui  se  rendait  à  Rome;  il  promet  à  Hi-im-ki^  de  faire  lever  l'excommu- 
nication qui  pèse  sur  lui Page  83. 


N  E  U  V I  E  M  E     CHANT 


Reineke  va  s'agenouiller  devant  le  roi,  et,  après  avoir  protesté  de  son  dévouement, 
présente  ses  moyens  de  défense,  et  termine  en  offrant  de  se  soumettre  à  l'épreuve  du  duel 
judiciaire.  —  La  guenon  prend  chaudement  le  parti  de  Reineke,  et  réussit  à  calmer  un 
peu  la  colère  du  roi Page  9.). 


DIXIEME     CHANT 


Reineke  accuse  le  bélier  d'avoir  tué  le  lièvre  pour  lui  dérober  les  présents  magnifiques 
que  lui,  Reineke,  envoyait  au  roi  dans  la  besace,  et  notamment  une  bague,  un  peigne  et  un 
miroir  doués  de  propriétés  merveilleuses. —  Il  rappelle  ensuite  les  services  qu'il  a  eu  l'occasion 
de  rendre  à  Sa  Majesté.  —  Le  roi  se  montre  disposé  à  faire  de  nouveau  grâce  à  Reineke,  à 
la  condition  que  celui-ci  se  mettra  en  quête  des  fameux  bijoux;  mais  le  loup  demande  la 
parole  pour  articuler  contre  le  fourbe  de  nouveaux  chefs  d'accusation Page  lOi. 


U8 


TABLE. 


o  N  z  1 1:  M  i:   c  \i  A  X  t 


Le  loup  expose  le  m«>cliant  tour  que  lui  a  joué  Rcincko.  —  Celui-ci  pnVntc  sa  justifica- 
tion. —  1^1  louve  porte  plainte  de  son  cittO.  —  Le  loup  finit  par  jeter  à  Rcincke  le  gant  de' 
combat.  —  Reineke  accepte  le  diMi.  —  La  guenon  lui  donne  des  instructions  pour  le  fairo 
soitir  vainqueur  de  la  lice t*age  118. 


D  O  U  Z  I  C  M  I-:     CHANT 


Le  loup  et  le  renard  desrendent  dans  Tarènc. —  Combat.  —  Reineke  a  d'abord  l'avantage; 
mais  le  loup  le  terrasse  et  le  somme  de  se  rendre.  —  Reineke  demande  merci.  —  Tout  en 
parlant ,  il  reprend  adroitement  le  dessus,  et  s'acharne  sur  son  ennemi  vaincu.  —  Le  roi 
sauve  le  loup  d'une  mort  imminente,  en  faisant  cesser  le  combat.  —  Reineke  est  combld- 
de  félicitations,  -w  Le  roi  le  fait  chancelier Page  130. 


PA  RIS.    —     J.     CLAYI, 


lU  PK  iMbUR,     HL  B 


(7; 


%r^-  '.    .   r-  V  .   " 


J 


^'^. 

^ 


t3 


T.; 


:vA 


^v^È^-é^:JC^l^'.