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VIE PRIVÉ E
ET PUBLIQUE
DES ANIMAUX
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Les Animîuï points par eux-m'iraes et dessinés
par un autre.
VIE PRIVÉE
ET PUBLIQUE
DES ANIMAUX
VIGNETTTES
PAR GRANDVILLE
S 01/ S la direction de T. J. Stahl
AVEC LA COLLABORATION
DE BALZAC — LOUIS BAUDE — EMILE DE LA BÉDOLLIÈRE — P. BERNARD
GUSTAVE DROZ — BENJAMIN FRANKLIN — JULES JANIN
EDOUARD LEMOINE — ALFRED DE MUSSET — PAUL DE MUSSET
M""- MÉNESSIER-NODIER — CHARLES NODIER
GEORGE SAND — P. J. STAHL
LOUIS VIARDOT
ÉDITIOU^ COMPLÈTE, \EVUE ET ^AUGMENTÉE
PARIS
J. HETCEL, LIBRAIRE-EDITEUR
RUE JACOB
1867
DES „
LES ANIMAUX PEINTS PAR EUX-MÊMES.
PROLOGU E
PROLOGUE.
Las enfin de se voir exploités e( calomniés tout à la fois par l'Espère
humaine, — forts de leur bon droit et du témoignage de leur conscience,
— persuadés que l'égalité ne saurait être un vain mot ,
Les Ammvux se sont constitués en assemiîlée déubéhante pour
aviser aux moyens d'améliorer leur position et de secouer le joug de
i/ Homme.
Jamais affaire n'avait été si bien menée : des Animaux seuls sont
capables de conspirer avec autant de discrétion. Il paraît certain que la
scène s'est passée par une belle nuit de ce printemps, en plein Jardin des
Plantes, au beau milieu de la Vallée Suisse.
Un Singe distingué, autrefois le commensal de M]\L Huret et Fichet,
mû par l'amour de la liberté et de l'imitation , avait consenti à devenir
serrurier et a faire un miracle.
Cette nuit-là, pendant que l'univers dormait, toutes les serrures
furent forcées comme par enchantement , toutes les portes s'ouvrirent à
la fois, et leurs hôtes en sortirent en silence sur leurs exti'émités. Un
grand cercle se fit : les Animaux domestiques se rangèrent à droite,
LES Animaux sauvages prirent place à gauche, les Mollusques se trou-
vèrent au centre; quiconque eût été spectateur de cette scène étrange eût
compris qu'elle avait une réelle importance.
V Histoire des Chartes n'a rien de comparable à ce qui s'est passé
dans ce milieu d'illustrations Herbivores et Carnivores. Les Hyènes ont
été sublimes d'énergie et les Oies attendrissantes. Tous les représentants
se sont embrassés à la fin de la séance, et, dans cette effusion d'acco-
lades, il n'y a eu que deux ou trois petits accidents à déplorer : un
Canard a été étranglé par un Renard ivre de joie, un Mouton par un
Loup enthousiasmé, et un Cheval par un Tigre en délire. Comme ces
Messieurs étaient en guerre depuis longtemps avec leurs victimes, ils ont
déclaré que la force du sentiment et de l'habitude les avait emportés, et
qu'il ne fallait attribuer ces légers oublis des convenances qu'au bonheur
de la réconciliation.
Un Canard (de Barbarie) , trouvant l'occasion très-belle, promit de
faire une complainte sur la mort de son frère et des autres martyrs décé-
dés pour la patrie. H dit qu'il chanterait volontiers cette belle fin qui leur
vaudrait l'immortalité.
Entraînée par ces éloquentes paroles, l'Assemblée a fermé l'incident,
PROLOGUE.
et l'on a passé de même à l'ordre du jour à propos d'une nichée de Rats
qu'uN Éléphant avait écrasés sous son pied en faisant une motion
contre la peine de mort, de laquelle il avait été dit quelques mots.
Ces détails, et bien d'autres qui n'ont pas moins marqué, nous les
tenons d'un sténographe du lieu, personnage grave et bien informé, qui
nous a mis au courant de cette grande affaire. C'est un Perroquet de
nos amis, habitué depuis longtemps à manier la parole et sur la véracité
duquel on peut compter, puisqu'il ne répète que ce qu'il a bien entendu.
Nous demanderons à nos lecteurs la permission de taire son nom, ne
voulant pas l'exposer au poignard de ses concitoyens, qui tous ont juré,
comme autrefois les sénateurs de Venise, de garder le silence sur les
affaires de l'État.
Nous sommes heureux qu'il ait bien voulu sortir, en notre faveur,
de son habituelle réserve : car on trouverait difficilement des naturalistes
assez indiscrets pour aller demander des confidences à MM. les Tigres,
LES LoL'PS et les Sangliers, quand ces estimables personnages ne sont
pas en humeur de parler.
Voici, tel que nous l'avons reçu de notre correspondant, l'historique
assez détaillé des événements de cette séance , qui rappelle l'ouverture
de nos anciens états généraux.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE
ORDRE DE LA NUIT
UNE HEURE APRES MINUIT
Discours du Singe, d'un ConisEAU instruit et d'un Hibou ai.i.imand. — L'Ane prend
la parole sur la question préliminaire de la présidence (son discours est écrit). —
Réponse du Renard. —Nomination du Président. — Questions relatives à la répression
de la force brutale de l'Homme et à la réfutation des calomnies qu'il accumule depuis le
déluge siu- la ti te des Ammaix. — Chacun apporte ses lumières. — Les Animaux sauvages
veulent la guerre, les Animaux civilisés se prononcent pour le statu quo. — Toutes les
questions à l'ordre du jour sont successivement discutées par les honorables membres de
cette illustre assemblée. — Discours résumés du Lion, du Chien, du Tigre, d'un Cheval
ANGLAIS PIR SANG, d'UH ClIEVAL BEAUCERON, du RoSSIGNOL, dU VER DE TERRE, de LA TORTUE,
du Cerf, du Caméléon, etc., etc., etc. — Le Renard répond à ces divers orateurs, et
met tout le monde d'accord au moyen d'une transaction. — Adoption de sa proposition.
— La présente publication est décrétée. — Le Singe et le Perroquet sont nommés
Rédacteurs en chef.
MM. lls A.nlmalx se pressent dans les allées du Jardin des Plantes.
Des Fondés de pouvoir des ménageries de Londres, de Berlin, de
Vienne et de la Nouvelle-Orléans sont venus, à travers mille dangers,
représenter leurs frères captifs.
De tous les points de la création , des Délégués de chaque Espèce
animale sont accourus pour phiider la cause de la liberté.
Dès une heure la séance est très-animée; on peut déjà prévoir qu'elle
sera dramatique les usages académiques et parlementaires étant encore
peu familiers au\ mcinhres de celte illustre l{éunion.
Du reste, la physiontjmic d(? l'Assemblée est triste et morne en géné-
ral : on voit bien que c'est l'anniversaire de la mort de La Fontaine.
MM. les Animaux civilisés sont en deuil et portent pour la plupart
un crêpe, tandis que les autres, qui méprisent ces vaines marques de la
doMleur, se contentent de laisser tonibfr Ifurs oreilles et traîner tristement
leur queue.
RESUMK PARLKMCNTAIIU:. • ,7
Dans plusieurs {'(Mitres particuliers on s'éeliauiie sur les |)réiiininairos:
à établir, sur les formes à suivre, sur le rèi,'leineut à instituer, et enlin
sur la question de la présidence.
Le Singe propose d'imiter en tout les coutumes des Ho.mmes, (jui ,
dit-il, se conduisent entre eux: avec une certaine habileté.
Le Caméléon est de l'avis de l'orateur. •
Le Serpent le siffle.
Le Loup s'indigne qu'on ait ainsi recours à la politique de ses enne-
mis. « D'ailleurs singer n'est pas imiter. »
Un vieux Coube/Vu fort érudit croasse de sa place qu'il y aurait
danger à suivre de pareils exemples; il cite le vers si connu :
Timco Danaos et dona fcrcntcs,
« Je crains les Hommes et ce qui me vient d'eux. »
Il est félicite tout haut, dans la langue de Virgile, sur l'heureux:
choix de sa citation, par un Hibou allemand très- versé dans l'étude des
langues mortes, qui, ne sachant pas un mot de français, est enchanté de
trouver à ({ui parler.
— La Bise contemple avec respect ces deux savants latinistes. — L'Oiseau -Moquei: 11
fait remarquer au Mkrle qu'il y a un moyen infaillible de passer dans le monde
pour un Animal instruit, c'est de parler à chacun de ce qu'il ne sait pas. —
Le Caméléon est successivement de l'avis du Loup, du Corbeau, du
Serpent et du Hibou allemand.
La Marmotte se lève et dit que la vie est un songe. L'Hirondelle
répond qu'elle est un voyage. L'Éphémère meurt en disant qu'elle est
trop courte. Un membre de la Gauche demande le rappel à la question.
Le Lièvre l'avait déjà oubliée.
L'Ane, qui vient enfin de la comprendre, s'exclame à tue-tête,
demande le silence et l'obtient. (Son discours est écrit.)
— La Pie se bouche les oreilles et dit que les ennuyeux sont comme les sourds : quand
ils parlent, ils ne s'entendent pas. —
L'orateur dit que, puisque la question de la présidence est la pre-
mière en discussion, il croit rendre service à l'Assemblée en lui proposant
de se charger de ce difficile emploi. H pense que sa fermeté bien connue,
que son intelligence proverbiale en Arcadie, que sa patience surtout, le
rendent digne du suffrage de ses concitoyens.
IM'.OLOdL !•:.
Lk Loir s'irrite de co quo i.'Am:. co ti'islo jouoi de i.TTommiî, ose se
cri^re des droits à [)ivsidei' une Assemblée libre et léforinatrice ; il dit
que l'éloge de sa patienie est un coup de sabot donné aux honorables
représentiints.
L'Ane, blessé au cœui-, brait de sa place pour que l'orateur soit
rappelé à l'ordre.
Tous les Animaux domestiques font chorus avec lui : le Gciien aboie,
LE Mouton bêle, le Cu.vt miaule, le Coq chante trois lois.
— L'Oins, impatienté, dit qu"on se croirait parmi les Hommes, qui fiaissent par crier
quand ils ont tout à fait tort ou tout à fait raison. —
Le tumulte est elTrayant. Le besoin d'un Président se fait de plus en
plus sentir : car s'il y avait un Président, le Président se couvrirait.
Le Pokc-Épig trouve la question hérissée de difficultés.
Le Lion, indigné de l'aspect scandaleux que présente l'Assemblée,
pousse un rugissement pareil au bruit du tonnerre.
Cette imposante manifestation rétablit le calme.
Le Renard, qui, en allant s'asseoir au pied du bureau, avait trouvé
le moyen de ne se placer ni à droite, ni à gauche, ni au centre, se glisse
a la tribune.
— A cette vue, la Polle tremble de tous ses membres, et se cache derrière le Mouton. —
Il dit dune voix conciliante qu'il s'étonne qu'une question prélimi-
naire, d'une moindre importance que toutes les autres, soulève d'aussi
graves débats. — ; Il loue l'Ane de sa bonne volonté et le Loup de sa
vertueuse colère, mais il fait observer que le temps presse, que la lune
pAlit. et qu'il faut se hâter.
Il ose espérer (^ue le candidat qu'il va présenter réunira tous les
suffrages. « Sans doute il est, comme tant d'autres, hélas ! assujetti
(( à l'Homme. Mais chacun convient qu'il a des moments d'indépendance
« qui font honneur à .son caractère.
— Ici l'Hiitre biiille. —
Li: Mlli-t. Messieurs, a toutes les qualités de i,'A\e.
— La Mauuotte t'endort. —
« Sans en avoir les faiblesses : il a le pied plus sûr et l'habitude
«• des pas dilliciies; il a de plus, et c'est à un hasard bien significatif
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE.
<(' qu'il le doit, et sans doute aussi à son empressement à venir au
« rendez-vous indiqué, il a seul entre tous ce qui constitue le véritable
'< président de toute assemblée délibérante... l'indispensable sonnette
« que vous voyez briller sur sa poitrine. »
r.' Assemblée, ne pouvant méconnaître la force d'une vérité aussi
Ibndnmentale, trouve l'argument péremptoirc et irrésistible.
Le Mulet est élu Président a l'unanimité.
L'honorable Membre, muet de bonheur, incline la tête en signe
d'adhésion et de remercîment.
A peine a-t-il fait ce mouvement, que la sonnette agitée laisse
échapper un son clair et vibrant qui promet de dominer tout tumulte,
s'il y a lieu.
— A ce bruit bien connu, un vieux Chien, se croyant dans sa loge à la porte de son
maître, se met à hurler : « Qui est là? » Cet incident égayé un instant l'Assemblée. Le
Loup, exaspéré, hausse les épaules , et jette sur le Chien confus un regard de mépris. —
Le Mulet, entouré et complimenté, prend immédiatement possession
du fauteuil de la présidence.
Le Perroquet et le Cii\t , après avoir taillé quelques plumes que
l'Oie leur a généreusement offertes, vont s'asseoir à la droite et à la
gauche du Président en qualité de secrétaires.
La véritable discussion s'engage alors.
Le Lion monte à la tribune, et, au milieu du plus grand silence, il
propose à tous les Animaux que le contact de l'Homme a flétris de
venir vivre avec lui dans les vastes et sauvages déserts de l'Afrique.
« La terre est grande, les Hommes ne sauraient la couvrir; ce qui fait
leur force, c'est leur union ; il ne faut donc point les attaquer dans leurs
villes, il vaut mieux les attendre. Loin de ses murailles, Homme contre
Animal ne vaut guère. » L'orateur fait un énergique tableau du fier
bonheur que donne l'indépendance.
Ces mâles accents, ces paroles à la fois si sages et si nobles ont
constamment captivé l'auditoire.
Le Rhinocéros , l'Éléphant et le Buffle déclarent qu'ils n'ont
rien à ajouter et renoncent à la parole.
10
PROLOGUE.
Apivs jnoir accepté un verre d'eau sucrée, l'illustre orateur descend
de la tribune.
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Le Chien, inscrit le second, entreprend de faire l'éloge de la vie
civilisée ; il vante le bonheur domestique.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE. 11
A ce mot, il est violemment interrompu par le Loup, par la Hyène
et par le Tigre. Ce dernier, d'un bond prodigieux, s'élance à la
tribune : son regard est terrible.
— Messieurs les Animaux civilisés se regardent avec effroi; le Lièvre prend la fuite. —
L'orateur jette par trois fois le cri de guerre ; il veut la guerre , il
aime le sang; d'ailleurs la guerre seule, une guerre d'extermination,
amènera cette paix que tant d'Animaux paraissent désirer.
<( La guerre est possible; les grands capitaines n'ont jamais manqué
« aux grandes occasions, et le succès est certain. »
Il cite l'exemple des Moucheuons détruisant l'armée de Sapor, roi
de Perse.
— Ici L\ Gl'èpe sonne une fanfare. —
11 dit Tarragone d'Espagne minée, renversée par des Lapins, dont
la haine des Hommes avait fait autant de Héros.
— Lk Lapin, émerveillé, détourne la tète et fait un mouvement d'incrédulité. —
11 rappelle Alexandre le Grand vaincu en combat naval par les
Thons de la mer des Indes.
— Les Poissons du bassin, que cette scène avait vivement intéressés, et qui de loin prê-
taient l'oreille à la voix puissante de l'orateur, rougissent d'orgueil au récit inattendu
de ce haut fait. —
Il s'écrie qu'en présence d'intérêts aussi opposés la guerre est
inévitable et toute transaction impossible ; que le règne de cet Animal
dégénéré qu'on appelle l'Homme est fini, et qu'il est temps que l'empire
du globe, aujourd'hui mutilé, défiguré, déboisé par les chemins de fer
et par les chemins vicinaux, revienne aux Animaux, ses premiers, ses
seuls légitimes possesseurs ; que les maux qu'on endort ne dorment que
d'un œil, et que la révolte n'est que la patience poussée à bout.
Il termine par un éloquent appel aux armes. 11 convie le Lolp, le
Léopard, le Sanglier, l'Aigle et tous ceux qui veulent vivre libres, à
la défense de la nationalité animale, qui ne peut pas périr.
La Gauche tout entière bondit sur ses bancs. La Droite, pour un
instant galvanisée, applaudit. Le centre reste impassible et refuse de se
prononcer; l'Écrevisse consternée lève les bras au ciel.
12 rUOLOGUE.
Un Cheval anglais, autrefois Creval de luxe, nininlonant n poor
hacky doniamlo la pnrolo pour un fait poisonnol.
L'acivnl britannique de Toralour rond for! péniltlc la [Àrhc do
MM. les slônop;rapho> . qui sont ohlii^os {\c traduiro lo lanj;ai;o proscpio
inintollii^iblo de l'Iionorablo otran.uor.
« Nobles Bètes , dil-il. je n"onlonds rion ii la question des elioinins
<t vicinau\ ; mais, dans la i^rande question dos eheinins de fer, je suis
Il de l'avis de lillustre Tigre qui vient de parler. Je juaiinais mon foin
" à la sueur de mon Iront, en trottant quatre ou ciiuj fois par jour do
(. Londres à Greenwioh : le jour morne de louvcrture du eliemin de fer,
» mon maître s'est embarqué, et je me suis trouvé sans ouvrage.
<t L'Angleterre est traversée en tous sens par ces odieuses voitures qui
(( roulent sans notre secours. Je demande ou qu'on détruise les chemins
(( de fer , ou qu'on me permette d'être Français. J'aime la France parce
« que les chemins de fer y sont relativement rares, elles Chevaux aussi. "
Un gros Cheval de la Beauce, qui avait la veille amené de
Chartres à Paris une énorme voilure chargée de blé, hennit d'impa-
tience; il dit que ces Cqevaux étrangers ne sont jamais contents, et
qu'ils se plaignent toujours que la mariée soit trop belle. Selon lui , tout
Animal de bon sens devrait applaudir à l'établissement des chemins
do fer.
Le Boeuf et l'Ane, de leur place : <( Oui, oui. »
L'attention étant un peu fatiguée, M. le Président annonce que la
séance est suspendue pour dix minutes.
Mais bientôt le bruit de la sonnette se fait entendre, et MM. les
délégués reprennent leurs places avec une promptitude qui témoigne
tout à la fois de leur ardeur et de leur nouveauté parlementaire.
Le Rossignol voltige jus^ju'à la tribune; il demande h Dieu un ciel
pur et de chaudes nuits pour ses chansons ; il chante sur un rhythme
divin quelques stances harmonieuses de Lamartine.
Ses chants sont admirables ; mais il no parle pas pour tout le
monde, et le Bltor le rappelle à la question.
L'Ane prend des notes et crilirjuo une dos rimes qui, selon lui,
manque de richesse.
Le Paon et l'Oiseau de Paradis riont entre eux de la chétivc
apparence du pooto orateur.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE.
13
Un membre de la Gaucho (leiiinndc ré.i^aliti'.
Le CAMi';r.KON paraît à la Iribuuo i)()iir annoncer qu'on peut dire tout
ce qu'on voudra, qu'il sera heureux et (ler d'être, comme toujours, de
l'avis de tout le monde.
L'Oiseau royal et le Grand-Duc jettent un regard de dédain sur
l'orateur indépendant.
Un Cerf, prisonnier depuis dix ans, demande d'un ton plaintif
la liberté.
Le Ver de terre demande en grelottant l'abolition de la propriété
et la communauté des biens.
L'Escargot rentre précipitamment dans sa coquille, l'Huître se
referme, et la Tortue répond qu'elle ne consentira jamais à abandonner
son écaille.
\h PROLOGUE.
Un vieux Dromadaire venu en droite ligne de la Mecque, et qui
jusque-là avait iiardé un nuulesle sileneo. dit que le but de la réunion
sera nianciué si on uc douve pas le moyen de l'aire comprendre aux
Hommes qu'il y a de la place poui' tous ici-bas, et (^l'on peut très-bien
se placer les uns à côté des autres sans se foire porter les uns par les
autres.
L'Ane, le Cheval. l'Élépuanï et le Pkésident lui-même font
un sitrne d'assentiment.
Quelques membres entourent le Dromadaire et lui demandent des
nouvelles de la question d'Orient. Le Dromadaire leur répond avec
beaucoup de bon sens que Dieu est grand et que JMahomet est son
prophète.
Un Molton encore jeune hasarde quelques mots sur les douceurs de
la vie champêtre; il dit que l'herbe est bien tendie, que son Berger est'
très-bon, et demande s'il n'y aurait pas moyen de tout arranger.
Le Cochon grogne sans qu'on puisse interpréter le sens de son
interruption ; on croit qu'il est pour le statu quo.
Un vieux Sanglier , que ses ennemis accusent d'avoir approché
les basses-cours, prétend qu'il convient d'accepter les foits accomplis et
d'attendre les éventualités.
L'Oie déclare avec fierté qu'elle ne s'occupe pas de politique.
La Pie lui répond que son indifTérence en matière politique sera fort
goûtée de ceux (jui la plumeront un jour.
Le Renard, qui s'est jusque-là contenté de prendre quelques notes,
voyant que la liste des orateurs inscrits est épuisée, monte à la tribune
au moment où La Pie fait une troisième tentative pour y sauter. La
Pie, désappointée, lui cède la place en se parlant à elle-même, et remet
sous son bras un volumineux manuscrit qu'elle avait rédigé avec une
Grue de ses amies.
Le Renard dit qu'il a écouté avec une scrupuleuse attention les
orateurs qui viennent de se faire entendre ; qu'il a admiré la puissance
et l'élévation des idées du Lion ; que personne plus que lui ne rend
hommage à la majesté de son caractère, mais que l'illustre Membre est
peut-être le seul Lion de l'Assemblée, et que pour tout le monde
d'ailleurs il y a loin du Jardin des Plantes au désert;
Qu'il voudrait pouvoir conserver les illusions du Chien, mais qu'il
lui semble apercevoir son collier;
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE. 15
— Le Chien se gratte l'oreille. — Un mauvais plaisant remarque que les oreilles du Chien
ont perdu beaucoup de leur longueur primitive, et demande si c'est la mode de les porter
si courtes. (Hilarité générale.) —
Qu'il a partagé un instant l'ardeur guerrière du Tigre; que peu s'en
est fallu qu'il n'ait répété avec lui son redoutable cri de guerre ; que
c'est très-beau la guerre pour ceux qui en reviennent , mais que cela
lait bien des veuves et des orphelins; que d'ailleurs c'est l'Homme qui
a inventé la poudre, et que la race animale ignore encore l'usage des
armes à feu. « Les faits le prouvent d'ailleurs, dans ce triste monde,
(( ce n'est pas toujours le bon droit qui triomphe. » Qu'il y a bien peu
de temps que leurs fers sont tombés, et qu'il manque sans doute à
la plupart d'entre eux des passe-ports pour l'étranger,
— Approbation à Droite. — La Gauche se tait. — Le Centre ne dit rien et n'en pense
pas davantage. — Le Sansonnet fait observer que beaucoup de réputations sont fondées
sur le silence. —
Que le langage du Rossignol est un beau langage , mais qu'il n'a
point avancé la question ;
Qu'il serait bon de s'entendre sur les mots, et que l'égalité qii'on
demande n'est qu'un besoin matériel auquel l'intelligence ne souscrira
jamais ;
— Protestations à Gauche. —
Qu'avec la liberté le Cerf aurait dû demander la manière de s'en
servir, « S'il est désagréable d'être esclave, il est quelquefois très-
ce embarrassant d'être libre : l'esclavage a été perfectionné à ce point
« que, pour l'esclave, il n'y a que misères au delà même des portes de
(( sa prison. » Il cite à l'appui de son dire l'exemple de ces deux cent
mille paysans russes affranchis qui, ne sachant que faire de leur liberté,
retournèrent volontairement à la glèbe ;
— Deux larmes s'échappent lentement des yeux du Cerf découragé. — Le Merle siffle que
les incapacités de l'esclave sont à la charge de l'esclavage. —
Que le raisonnement du Cochon avait cela de bon et cela de mau-
vais, qu'il ne changeait rien aux affaires, et que, pour les résultats, les
doctrines du Sanglier différaient peu de celles du Cochon ;
— Approbation aux extrémités. — Ici la Civette offre une prise de tabac à un vieux
Castor. — Le Cochon, son voisin , se sentant perdre contenance, ferme les yeux et fait
semblant d'avoir envie d'éternuer. —
16
PROLOGUl!:.
Qu'il avait été touché des honnêtes sentiments du Mouton et de la
bonté de ses intentions; u mais le monde est ainsi fait, qu'on peut
(( allirmer que l'excessive bonté déconsidère. » Qu'il faisait observer au
MoL»ro.\ (jue son bon i)erp:er avait mené sa pauvre mère à la boucherie.
— Le MotTON se jette en sanglotant dans les bras du Bélier, qui roproclic au Renahd
son impitoyable raison. — Cette scène émeut pcniblcmerit rassemblée. — Une Toin-
TERELLE s'évanouit dans les tribunes; la Sangsue, sur l'avis de l'Hippopotame, lui
pratique une saignée. — Le Pigeon Ramier dit, de façon à être entendu, que le manque
de tact vient presque toujours du manque de cœur.
Le Ren.\rd insinue pour sa justification qu'il est fâcheux que toutes
les vérités ne soient pas bonnes à dire ; il affirme que la politique senti-
mentale serait fort de son goût , mais il y a telle maladie qu'un régime
anodin ne saurait guérir, et ^Machiavel enseigne, dans son livre du
prince, ([u'û e.sl des cruautés salutaires et miséricordieuses.
Il répond ensuite au Caméléon qu'il n'y a point d'animal universel.
« (Chacun a sa spécialité . et la .spécialité du Caméléon étant de tout
approuver, il ose espérer qu'il voudra bien le favoriser de son suffrage. »
— Le Singe fixe son lorgnon sur i.i; Caméléon, avec lequel il échange un sourire. —
Puis, prenant a témoin l'Assemblée tout entière, il dit que s'il est
prouvé pour tous que la paix, la guerre et la liberté sont également
inqKjssibles , on est pourtant d'accord sur un point : c'est qu'il y a
quelque chose à faire.
— .\ssentiment général. —
RESUME PARLEMENTAI HE.
17
Que le mal existe, et qu'il faut au moins le combattre ;
Qu'il propose en conséquence à l'honorable Assemblée d'ouvrir une
voie nouvelle à ses efforts.
Vif mouvement de curiosité.
« La seule lutte qui n'ait pas encore été tentée, la seule raison-
« nabl€, la seule légale, celle où les plus belles victoires les attendent,
« c'est la lutte de l'intellieence.
i8 PUOLOGUi:.
H 11 est impossible que dans cette lutte, où la raison du plus fort
« n'est pas lou)\)urs la niciUeufe, où resi)ril, le cœur et le bon droit
« sont les seules ai mes autorisées, ravanlai^x» ne l'esle pas aux Animaux
« sur les llonnnes leurs oppresseurs.
« Lintellii^ence mène à tout... »
— I. Oui, dit une Pennicne, comme tout cliomin môiic i Ronio. » —
Que les idées ont des pattes et des ailes ; qu'elles courent et qu'elles
volent :
Qu il faut reali>er enlin. au moyen de la presse, la puissance la plus
formidable du jour, une enquête générale sur leur situation, sur leurs
besoins naturels, sur les mœurs et coutumes de cliacjue espèce, et créer
sur des données sérieuses et impartiales une grande histoire de la Race
Animale et de ses nobles destinées dans la vie privée et dans la vie
publique, dans lesclavage et dans la liberté.
« Par la presse . L.v Fontaine , cet Homme , le seul à la gloire
duquel on puisse dire tpie toutes les Bétes l'ont pleuré, Lv FoNTAiNii,
dont ce triste jour rappelle la mort, a j)lus fait pour chacun d'eux que
les vainqueurs de Sapor, de Tarragone et d'Alexandre, que les trois
cents Renards eux-mêmes qui , avec Samson et la mâchoire de l'Ane
exterminèrent les Philistins.
— L'Ane relève fièrement la tète. — Au nom de La Font;iine, tous les Animaux se lèvent
et s'inclinent respectueusement. — Quelques Animaux demandent que ses cendres soient
transportées au Jardin des Plantes. —
'( Les naturalistes ont cru avoir tout fait en pesant le sang des
(I Animaux, en comptant leurs vertèbres et en demandant ;i leur orga-
« ni.sation matérielle la raison de leurs plus nobles penchants.
« Aux Animaux seuls il appartient donc de raconter les douleurs de
«( leur vie méconnue, et leur courage de tous les instants, et les joies si
« rares d'une existence sur laquelle la main de l'homme s'appesantit
«I depuis quatre mille ans. »
Ici l'orateur parait ému , et l'attendrissement gagne tous les bancs.
Après quelques minutes de silence, le Renaud, .se tournant vers les
tribunes, ajoute :
Que c'est par la presse, et par la presse .seulement, que Mesdames
LES PjEs, LES Oies, les Canes, les Gr.iES et les Polles, qui dans
toute autre lutte auraient été déplacées, trouveront, une fois la lutte du
RESUME l'AULEMENTAlHE. 10
bec admise , à faire valoir leur talent bien connu pour la parole et pour
la plume ;
Que ce n'est point dans une Assemblée délibérante que peuvent se
pioduire les griefs pour le moins bizarres que ces dames ont essayé de
faire valoir dans cette enceinte : « leur place n'est point dans les Assem-
« blées publiques; de l'avis du plus grand nombre, celles qui font de la
« poliliciue ont un défaut de plus et un charme de moins, comme les
« Amazones de l'antiquité; » qu'elles continuent donc à faire l'orne-
ment des forêts et des basses- cours, en attendant qu'elles puissent
consigner leurs observations dans la publication proposée, pendant les
heures de loisir que le soin de leur ménage pourra leur laisser ;
qu'enfin :
« Il a l'donniîlr d'appeler la délibération de MM. les Repré-
« SENTANTS DE LA NaTION AnIMALE SUR LES TROIS ARTICLES SUIVANTS :
« Art. P'. — Il est ouvert un crédit illimité pour la publication
« d'une histoire populaire, nationale et illustrée de la grande famille des
« Animaux. »
— Ce ciûdit sera alloué sur les fonds du ministère de l'instruction 4)ublique. — Un Membre
de la Gauche propose par amendement qu'il soit justifié de l'emploi de ces fonds. —
La Taupe s'y oppose, elle aime le mystère; elle dit qu'il faut se garder de porter ainsi
partout la lumière. — L'amendement succombe sous cette judicieuse observation.
« Art. II. — Pour éloigner l'ignorance et la mauvaise foi, ces
« deux fléaux de la vérité, l'ouvrage sera écrit par les Animaux eux-
« mêmes, seuls juges compétents.
(( Art. III. — Comme les arts et la librairie sont encore dans
« l'enfance parmi eux, la nation s'adressera, par l'intermédiaire de ses
« ambassadeurs, pour illustrer cet ouvrage, à un nommé Grandville,
« qui aurait mérilé d'être un Animal, s'il n'avait de temps en temps
« ravalé son beau talent en le consacrant à la représentation toujours
(( flattée, il est vrai, de ses semblables. (Voiries Mélamorphoses.)
a Et pour l'impression, elles s'adressera à une maison de librairie
(' connue, dans le monde pittoresque, sous le nom de J. Hetzel, et
« qui n'a pas de préjugés. »
Ces trois articles sont mis aux voix et adoptés successivement,
quoique le Centre tout entier se soit levé contre.
PROLOGUE.
Quand ce iv>iil(at eut ëlé prodamé h haute voix par le Président,
(iui axait si liabilenient dirigé les débats sans rien dire ni rien faire,
r.Vssemblée. électrisée. se leva connue un seul Animal, plusieurs Mem-
bres quittèrent leur place pour aller serrer la patte de l'orateur, qui,
sjilisfait du résultat, se mêla niodeslenient à la foule.
(( 0 siècle bavard I s'écria un vieux Faucon, irlandais, étranges
logiciens ! vous avez grilTes et dents, l'espace est devant vous, la
. liberté est quelque part, et il va vous suOire de noircir du papier ! »
Cette protestation fut étoufTée par le bruit des conversations particu-
lières, et se perdit au milieu de l'enthousiasme général.
Le CouiîEAU se tira une plume de l'aile, et rédigea sur papier timbré
le procès- verbal de la séance.
Lequel procès-verbal fut lu, approuvé et paraphé par une commis-
sion qui fut chargée de veiller à son exécution ; chacun s'engageant,
du reste, à concourir de son mieux, unguibus et roslro, au succès de la
publication.
Le Renard, qui avait fait la motion, l'Aigle, le Pélican et un
JEUNE Sanglier, désignés ad hoc, ces trois derniers par le sort, se
transportèrent dès le matin à Saint-Mandé , et se présentèrent chez
y[. Grandville.
Cette entrevue fut remarquable sous plus d'un rapport.
M. Grandville les reçut avec tous !es honneurs dus à leur caractère
d'Ambassadeurs, et s'entendit sans peine avec eux. Il obtint du Renard,
sur les mœurs et coutumes de la race animale, quelques renseignements
jjleins de malice dont il compte tirer bon parti.
Il fut décidé que, pour faire preuve d'impartialité, on consentirait
a ne pas représenter unicpiement les x\.nimaux, et qu'on accorderait à
l'Homme lui-même une petite place dans cette publication.
Pour obtenir cette concession , le Peintre laissa entendre que la
dilférence entre l'Homme et l'Animal n'était pas si grande que mes-
sieurs les Ambassadeurs semblaient le penser, et que d'ailleurs les
\nimaux ne pourraient que gagner à la comparaison. Après quelques
difficultés que la politesse et la modestie leur commandaient, messieurs
les Ambassadeurs convinrent du fait, et tombèrent d'accord sur ce point
comme sur tous les autres.
RÉSUMÉ PAIiLLMEMAlKE.
21
La lenteur est de bon goût chez des ambassadeurs. Leurs Excellences
montèrent donc en fiacre et rentrèrent dans Paris. A la barrière, un des
commis de l'octroi^ fort mauvais naturaliste, ayant pris, à la première
vue, LE Sanglieii pour un Cocho.x, prétendit lui faire payer des droits
d'entrée, et n'en reçut qu'un coup de boutoir. Ils descendirent rue.
Jacob, n" 18.
Messieurs les Députés furent charmes du bon accueil nn'il- rr-r 1 1 rent
de leurs éditeurs.
Ceux-ci, flattés que la Race Animale, dont ils ont toujours fait
grand cas, eût songé à eux pour une publication de cette impor-
tance, promirent de donner tous leurs soins à cette affaire, de laquelle
ils espèrent tirer encore plus d'honneur que de profit.
m
Le Si-NGlier lui-même, qui était venu avec quelques préventions,
s'avoua satisfait et reçut avec un
vif plaisir un exemplaire des Lettres
de Jean 3Iacé sur la vie de i Homme
et des Animaux-, qu'il avait paru
apprécier. M. J. Hetzel fit agréer
au Pélican une très-jolie collection
du Magasin d'éducation et de ré-
création j en le priant de l'offrir à
ses fils, dont il avait entendu faire
de grands éloges; ce bon père fat touché de la délicatesse de cette
attention. L'Aigle mit sans façon -sous son aile les quatre séries des
Romans nationaux de 3131. Erckmann-Chatrian . et les Voyages extra-
ordinaires de M. Jules Verne. Le Pœ.nard, en compère intelligent,
refusa obstinément tout cadeau, et se contenta d'emporter quelques
milliers de Catalogues, qu'il promit, d'un air matois, de répan-lre
toutes les fois qu'il en trouverait l'occasion.
Après quelques petits arrangements de pure forme , il fut convenu
que LE Slnge servirait d'intermédiaire et serait, en s'adjoignant le
Perroquet , chargé de s'entendre avec messieurs les Animaux Rédac-
teurs . qui auraient à lui adresser leurs manuscrits , en indicpianl
soigneusement les adresses de leurs nids, tanières, perchoirs, etc.. etc.,
pour que les épreuves pussent être envoyées exactement aux auteurs.
Avant de se séparer , messieurs les Rédacteurs en chef recomman-
22 PUOLOGUE.
dèrent à inossieurs les futurs collaborateurs de n'adresser au cabinet de
rédaction que des manuscrits bien écrits et faciles à lire, pour éviter les
frais de correction cl les fautes d'impression. Ils ajoutèrent que dans une
publication à laquelle tant de talents dilTérents étaient appelés à concou-
rir . la niétliode étant inq)ossible , tout classement serait injuste et
arbitraire; que les premiers arrivés seraient
donc les premiers imprimés; qu'un numéro
d ordre serait donné à chaque manuscrit, et
(pie pour rien au monde cet ordre ne pour-
rait être interverti. iMessieurs les Animaux
approuvèrent cette mesure, et s'en retour-
nèrent pleins d'espoir, le front penché, le regard pensif, méditant déjà,
les uns leur propre histoire, les autres celle de leur prochain.
Posl-Scn'plum. — Par faveur spéciale, nous livrerons à la publicité
quelques détails conlidenliels sur lesquels notre ami le Perroquet nous
avait demandé le silence ; mais nous comptons (jue sa discrétion ne
tiendra pas devant quekjues douzaines de noix et un pain de sucre que
nous venons de lui envoyer.
Le Slnge avait eu d'abord le séduisant projet de faire un journal
format fjrand-ai(jle; il avait même, sous le titre de premier-forêt ^ fait
un premier- Paris très - ennuyeux , dans lequel il développait avec un
grand talent toutes les questions, excepté celle du jour.
Un Ammal qui désire gaider l'anonyme, rêvant déji» les succès de
ces plumes courriéristes qui ont fait la gloire de certaines lettres de
l'alphabet. J. J. — X^y — z, etc., etc., avait signé de ses initiales un
feuilleton dans lequel il constatait les brillants débuts d'une Saltehelle
incomparable dans un ballet nouveau.
L'Aras liLE l . LE Kakatoès et le Colibri s'étaient chargés de la
correspondance étrangère et de l'importante partie des faits divers.
Nous nous permettrons de citer une des nouvelles dont ces Oiseaux
comptaient enrichir leur premier numéro : — Un Canard nous écrit des
Ijords de la Garonne : « Il n'est bruit dans nos marais que de la dispa-
' rition d'tNE jeune grenouille qui était chérie de toutes ses com-
' pagnes. Comme elle avait l'imagination fort exaltée, on craint qu'elle
« n'ait attenté à ses jours. On s'épuise en conjectures sur les causes qui
(> auraient pu la pousser à cette fatale exlréiinté. »
RESUME PARLEMENTAIRE.
23
L'Oiseau Moqueur avait demandé la permission de terminer régu-
lièrement le journal par une série de calembours qu'il aurait spiriluelle-
ment intitulés : les élonnantes Réparties du Coq à l'Ane.
Le journal aurait été un journal sans annonces. Le Dindon, voulant
s'assurer la propriété d'une idée aussi neuve, se disposait à prendre un
brevet d'invention qui lui en réservât le monopole; mais le Loup-Gervier
(qui devait faire la Bourse) l'en détourna, en lui représentant que cette
précaution serait superflue, et qu'il ne trouverait point d'imitateurs.
Il ne restait plus guère à trouver qu'un titre et un gérant , et l'affaire
eût été définitivement constituée, si le Renard, qui est de bon conseil,
et le Lièvre, qui est moins brave que César, n'eussent reculé devant les
diflicultés de cette entreprise. Le Renard fit observer très- sagement
qu'ils tomberaient infailliblement des hauteurs de la philosophie, de la
science et de la morale, dans les misères de la politique quotidienne; que
tout n'était pas roses dans le métier de journaliste; qu'ils auraient affaire
à de belles petites lois, au bout desquelles se trouvent l'amende et la
prison; qu'ils se feraient beaucoup d'ennemis et peu d'abonnés; qu'ils
auraient à payer des droits de timbre exorbitants, et de plus un gros
cautionnement à fournir; que leur capital y passerait; que le prix du
moindre journal était tel, que de pauvres Animaux qui ne roulent ni
sur l'or ni sur l'argent, les Rats, par exemple, ne sauraient faire les
frais d'un abonnement ; que la condition de toute entreprise qui veut
devenir utile et populaire, et atteindre les masses pour les éclairer, c'est
le bon marché ; qu'enfm les journaux passent et que les livres restent
(au moins en magasin).
Ces raisons et bien d'autres avaient fiiit passer à l'ordre de la nuit
sur l'incident qui n'avait pas été autrement discuté.
Du reste , cette mémorable conspi-
ration fut conduite avec tant d'adresse
et de bonheur, que, le lendemain,
Paris, M. le Préfet de police et les
gardiens du Jardin des Plantes se ré-
veillèrent, après avoir dormi du soir au matin, comme si rien d'extra-
2!
PKOLOGUE.
ordinnire n'avait pu se passer dans cette nuit désormais acquise à
1 histoire des révolutions animales, à laquelle elle devait fournir une
de ses pages les plus merveilleuses.
(par estafette.)
Quelques minutes après la visite de messieurs les Délégués, un Pigkon voyageur
apporta aux éditeurs des Scènes de la vie privée et publique ries Animaux la lettre
circulaire ci-dessous, qu'il avait ordre de faire publier et distribuer immédiatement.
MM. LE SINGE ET LE PERROQUET,
Rédacteurs en chef,
A TOUS LES ANIMAUX.
« IMon cher et futur collaborateur,
« Nous croyons devoir vous adresser l'arrêté de la commission
« chargée de veiller plus particulièrement k la rédaction.
(( Dans l'intérêt moral et matériel de la publication que nous entre-
« prenons en commun, il est recommandé à messieurs les Animaux
« Rédacteurs de formuler leurs opinions avec une telle mesure et une
« telle impartialité, que, tout en y trouvant d'utiles conseils, des cri-
(( tiques méritées et sévères, les Animaux de tout âge, de tout sexe, de
« toute opini(jn , y compris les Hommes, n'y puissent rien rencontrer
« qui soit contraire aux lois imprescriptibles de la morale et des conve-
« nances.
(( Eu conséquence, il a été arrêté que tout article empreint de ce
H caractère de violence et de méchanceté qui a (juehpiefois déshonoré les
« œuvres de la Presse parmi les Hommes, et qui répugne aux cœui's
« bien placés comme aux org<inisations délicates, serait renvoyé à son
(( auteur, dont le nom c-sserait dès lors de figurer sur la liste de nos
{( collaborateurs.
« \. B. — Le comité de rédaction a dii s'adjoindre, à titre de
« correcteurs d'épreuves seulement, quelques Hommiîs fort au courant de
« cette pénible besogne, et que leur misanthropie recommandait d'ailleurs
« entre tous ii la bienveillance de l'espèce aniujale.
u Fait au Jardin des Plantes, à Paris. »
RESUME PARLEMENTAIRE.
25
Sur la recommandation de messieurs les Rédacteurs en chef, la
(lislribution de cette pièce importante a été confiée à un Goubeau,
très-entendu, qui a organisé pour la circonstance un Office de Publicilé
qui dépasse tout ce que l'industrie des Hommes avait imaginé en ce genre.
Cet intelligent Oiseau s'est chargé également de l'envoi des prospectus et
des livraisons à domicile pour Paris, les déparlements et l'étranger : les
Canards qu'il a enrôlés défieraient les plus intrépides de nos crieurs
patentés, ils ne craignent ni le vent ni la pluie; et le moindre de ses
Chiens courants laisserait loin derrière lui le plus agile des facteurs
de l'adminislration des postes. Grâce à ses Pigeons voyageurs, les
abonnés de tous les pays recevront leurs livraisons avec une promptitude
que l'estafette la plus vantée ne saurait atteindre, et les abonnés des
campagnes seront servis avec autant d'exactitude que les abonnés des
villes. Des affiches seront, par ses ordres, apposées sur tous les murs
dans les quatres parties du monde, sur la fameuse muraille de la Chine
elle-même. Messieurs les Rédacteurs espèrent pouvoir compter parmi leurs
souscripteurs tous les Animaux et tous les Hommes sincères qui désirent
faire preuve d'impartialité, et qui ne redoutent aucune des vérités qui
sont bonnes à dire.
P.-J. Stahl
■ï'^sfe^
h
H\s\oiT^
V
I
\
\
h
HISTOIRE
D' UN LIÈVRE
SAVIEPRIVÉE
PUBLIQUE ET POLITIQUE
ÉCRITE SOUS SA DICTÉE PAR UNE PIE, SON AMIE.
Quelques mots de madame la Pie à MM. le Singe et le Perroquet, Rédacteurs en chef.
ESSiEURS, ila été proclamé par l'Assemblée,
dont les délibérations ont eu pour résultat
cette publication, que si le droit de parler
pouvait nous être refusé, il nous serait du
moins permis d'écrire.
Avec votre permission, illustres Directeurs, j'ai donc écrit.
28 HISTOIRE D'UN LIEVRE.
Dieu merci, la plume est une arme courtoise, elle égalise les forces,
et j'espère prouver un jour qu entre les mains d'une Pic inlelligente cette
aime n'a pas moins de valeur qu'entre les grifTes d'un Loup ou les pattes
d'un Renard.
Pour le moment, il ne s'agit ni de moi ni de mcstlames les Oies, les
Poules et les Grues, qu'un orateur à la fois spirituel et profond, à la fois
juge et partie, a si vertueusement renvoyées à leur ménage*, et je me
bornerai à vous raconter Vllistoire d'un Lièvre que ses malheurs ont
rendu célèbre parmi les Bêtes et parmi les Hommes, à Paris et dans les
champs.
Croyez . IMessieurs . que si je me décide , dans une question qui ne
m'est point personnelle, à rompre avec les habitudes de silence et de
discrétion dont on sait que je me suis toujours fait une loi, c'est qu'il
m'eût été impossible de m'y refuser sans manquer aux obligations les
plus ordinaires de l'amitié.
* Ceux de MM. nos souscripteurs qui n'ont point encore oublié que les dames ne
purent être admises à se faire entendre dans notre Assemblée générale, trouveront sans
doute tout nature! qu'une dame ait été des premières à nous écrire. Nous espérons que
notre empressement à publier la lettre de madame la Pie effacera les impressions fâcheuses
que paraissent avoir laissées dans son esprit certaines parties du discours du Renard
(voir le Prologue). Par une réserve dont chacun appréciera le difTicile mérite et le rare
bon goût, l'auteur s'est modestement effacé toutes les fois qu'il l'a fallu absolument dans
le récit des aventures de son héros.
NOTE DES RliOACXliUUS.
HISTOIRE D'UN LIEVRE. 29
Où la Pie essaye d'entrer en matière. — Quelques réflexions philosophiques et préliminaires
du Lièvre, héros de cette histoire. — La dernière chasse d'un Roi. — Notre héros est fait
prisonnier. — Théorie des Lièvres sur le courage.
Je m'étais, un soir de cette semaine, oubliée sur un monceau de
pierres, et je méditais les derniers vers d'un poëme en douze chants que
je consacre à la défense des droits méconnus de notre sexe, quand je vis
accourir entre les deux raies d'un pré un Levraut de ma connaissance,
arrière-petit-fils du héros de mon histoire.
(i I\Iadame la Pie , me cria-t-il tout haletant , grand-père est là-bas
au coin du bois, et il m'a dit : Va chercher bien vite notre amie la Pie...
et je suis venu.
— Tu es un bon petit enfant, lui répondis- je en lui donnant sur la
joue un coup d'aile amical; c'est bien de faire comme cela les com-
missions à son grand-père. Mais si tu cours toujours si vite, tu finiras
par te rendre malade.
— «Ah! me répondit-il en me regardant tristement, je ne suis pas
malade, moi, c'est grand-père qui l'est! le Lévrier du garde champêtre
l'a mordu... c'est ça qui fait peur. »
Il n'y avait pas de temps à perdre; en deux sauts je fus auprès de
mon malheureux ami, qui me reçut avec cette cordialité qui est la poli-
tesse des bons Animaux.
Sa patte droite était supportée par une écharpe faite à la hâte de
deux brins de jonc; sa pauvre tête, sur laquelle on avait appliqué quel-
ques compresses de feuilles de dictame qu'une Biche compatissante lui
avait procurées, était entourée d'un bandeau qui lui cachait un œil : le
sang coulait encore.
A ce triste spectacle, je reconnus les Hommes et leurs funestes coups.
• « Ma chère Pie, me dit le vieillard, dont le visage, empreint d'un
caractère de tristesse et de gravité inaccoutumée, n'avait cependant rien
perdu de son originelle simplicité, on ne vient pas au monde pour être
heureux.
— Hélas! lui répondis-je, cela se voit bien.
— Je sais , continua-t-il , qu'on doit avoir toujours peur, et qu'un
30 IIISTOIUE D'UN LIEVRE.
I.iî'MO n'ost jaiiKiis sur do mourir (rnn(|uilleincnt dans son gîte; mais,
vous lo voyez, jo puis moins qu'un auliv l'omplor sur ce qu'on est
ronvonu d'appolor une belle mort : la eainpai:,ne s'annonce mal, me
voilà bori:ne peul-èire, et pour sur estropié; un Kpa.^iieul viendrait à
bout de moi. Ceu\ des nôtres (pii voient tout en beau, et ([ui s'entètenl à
|)enser que la chasse lerme (luelquefois. veuleni hiiMi convenir qu'elle
ouvrira dans (juin/e jours; je crois ([ue je ferai l..en de mettre ordre à
mes alTaires et de léi;uer mon histoire à la postérité pour qu'elle en
profite, si elle peut. A (luelque chose malheur doit être bon. Si Dieu
ma accordé la liràce de retrouver ma patrie, après m'avoir fait vivre et
souIVrir parmi les Hommes, c'est qnil a voulu que mes infortunes ser-
vissent d'enseignement aux Lièvres à venir. Dans le monde on se tait sur
bien des choses par prudence et par politesse; mais, devant la mort, le
mensonge devenant inutile, on peut tout dire. D'ailleurs, j'avoue mon
faible : il doit être agréable de laisser après soi un glorieux souvenir, et
de ne pas mourir tout entier ; qu'en pensez-vous? »
J'eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que j'étais de
son avis, car il avait gagné dans ses rapports avec les Hommes une sur-
dité d'autant plus gênante, qu'il s'obstinait à la nier. Que de fois n'ai-je
pas maudit cette infirmité, qui le privait du bonheur d'écouter! Je lui
criai dans les oreilles qu'on était toujours bien aise de se survivre dans
ses œuvres, et que, devant une fin presque certaine, il devait être en
eiïet consolant de penser que la gloire peut remplacer la vie, qu'en tout
cas cela ne pouvait pas faire de mal.
Il me dit alors que son embarras était grand, qua sa maudite bles-
sure l'empêchait d'écrire, puis ju'il avait précisément la patte droite
cassée; qu'il avait essayé de dicter à ses enfants, mais que les pauvres
petits ne savaient que jouer et manger; qu'un instant il avait eu l'idée
de faire apprendre par cœur son histoire h l'aîné, et de la transmettre
ainsi à l'état de IJapsodie aux siècles futurs, mais que l'étourdi n'avait
jamais manqué de perdre la mémoire en courant. (( Je vois bien, ajouta-
l-il, qu'on ne peut guère conqjler sur la tradition oiah; pour conserver
aux faits leur caractère de vérité; je n'ai pas envie de devenir un mythe
comme le grand Vichnou, Saint-Simon, Fourrier, etc.; vous êtes lettrée,
ma bonne Pie, veuillez me servir de secrétaire, mon histoire y gagnera. »
Je cédai à ses instances, et je m'apprêtai à écoutei'. Les discours des
vieillards sont longs, mais il en ressort toujours quelque utile enseigne-
ment.
HISTOir.E D'UN LIEVRE.
31
Voulant donner de la solennité à cet acte, le plus important et le
dernier peut-être de sa vie, mon vieil ami se recueillit pendant cinq
minutes, et, se souvenant qu'il avait été un Lièvre savant, il jugea à
propos de commencer par une citation. (Il tenait cette manie des cita-
tions d'un vieu\ comédien qu'il avait connu à Paris.) Il emprunta donc
son exorde à un auteur tragique auquel les Hommes s'accordent enfin à
trouver quel jue mérite , et commença en ces termes :
« Approchez, mes enfants, enfin l'heure est venue
Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue. »
Ces deux vers de Racine, qu'un nommé Mithridate adresse à ses
enfants dans une circonstance qui n'est pas analogue, et la belle décla-
mation du narrateur, produisirent le plus grand elïet.
L'aîné quitta tout pour venir se placer respectueusement sur les
genoux de son grand-père; le cadet, qui aimait passionnément les
32 HISTOIRE D'UN LIÈVRK.
co^to^;, se tint debout et ouvrit les oreilles ; et le plus jeune s'nssit par
tei-re en .urui^eant par la ti.i;e un brin tle livlle.
I.e \i('illai(l. salislail de laKilude de son auditoire, et voyant que
)e rallendais. eonlinua ainsi :
'. .Mon seeret. mes enlanls. ("(^st mon bisloire. Qu'elle vous serve de
leçon, car la saiiesse ne \ienl |)as ii nous avee Tà.ne, il laut aller
au-devant d"elle.
J'ai di\ ans bien coniptts; je suis si \ieu\. que de mémoire de
Lièvre il n'a été donné de si longs jours ii un pauvre Animal. Je suis
venu au monde en Franee, de parents français, le 1'' mai 1830, là tout
près, derrière ee grand ehène. le plus beau de notre belle foret de Ram-
bouillet, sur un lit de mousse (pie ma bonne mèic avait reeouvert de son
plus lin duvet.
Je me rappelle encore ces belles nuits de mon enfance, où j'étais
ravi d'être au monde, où l'existence me semblait si focile, la lumière de
la lune si pure, l'berbe si tendre, le thym et le serpolet si parfumés!
S'il est <!o> jours amors, il en est do si doux!
J'étais alerte alors, étourdi, paresseux comme vous; j'avais votre
âge. votre insouciance et mes quatre pattes; je ne savais rien de la vie,
j'étais heureux, oui, heureux ! car vivre et savoir ce que c'est que l'exis-
tence d'un Lièvre, c'est mourir à toute heure, c'est trembler toujours..
L'expérience n'est, hélas! que le souvenir du malheur.
Je ne tardai pas. du reste, à reconnaître que tout n'est pas pour le
mieux en ce triste monde, que les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
Un matin , dès l'aurore , après avoir couru à travers ces prés et ces
guérets. j'étais sagement revenu m'endormir près de ma mère, comme
le devait faire un enfant de mon âge, quand je fus réveillé soudain par
deux éclats de tonnerre et par d'horribles clameurs... Ma mère était à
deux pas de moi. mourante, assassinée!... " Sauve-toi, me cria-t-elle
encore, sauve-toi ! » et elle expira. Son dernier soupir avait été pour moi.
Il ne m'avait fallu qu'une seconde pour apprendre ce que c'était
qu'un fusil, ee que c'était (jue le malheur, ce que c'était qu'un Homme.
Ah! mes enfants, s'il n'y avait pas d'Hommes sur la terre, la terre
serait le paradis des Lièvres : elle est si bonne et si féconde ! ij suffirait
de savoir où l'eau est la plus pure, le gîte le plus silencieux, les plantes
les plus salutaires. Quoi de plus heureux cju un Lièvre, je vous le
demande, si, pour nos péchés, 'le bon Dieu n'avait imaginé l'Homme?
HISTOIRE D'UN LIEVRE.
33
Mais, hélas, toute médaille a son revers, le mal est toujours à côté du
bien, l'Homme est toujours à côté de l'Animal.
— Croiriez -vous, me dit-il, ma chère Pie, que j'ai vu dans des
livres qui n'étaient pas écrits par des Bétes, il est vrai, que Dieu avait
créé l'Homme à son image? Quelle impiété!
— Dis donc, ii:rand père, dit le plus petit, il y avait une fois dans
^
BREUIERE-
le champ là-bas deux petits Lièvres avec leur sœur, et puis il y avait
aussi un grand méchant Oiseau qui a voulu les empêcher de passer :
c'est-il cela un Homme .^
— Tais- toi donc, lui répondit son frère, puisque c'était un Oiseau,
34 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
c'était pas un Homme. Tais -toi : tu serais obligé de crier pour que
papa t'entende; ça ferait du bruit, et nous aurions tous peur.
— Silence! s'écria le vieillard, qui s'aperçut qu'on ne l'écoutait
plus. Où en étais-je? me demanda-t-il.
— Votre mère était morte, lui dis -je, en vous criant : Sauve- toi
bien vite.
— Pauvre mère! reprit-il ^ elle avait bien raison : sa mort n'avait
été qu'un prélude. C'était grande chasse royale. Toute la journée ce fut
un carnage horrible : la terre était couverte de cadavres, on voyait du
sang partout , sur les taillis dont les jeunes pousses tombaient coupées
par le plomb, sur les fleurs elles-mêmes, que les Hommes n'épargnaient
pas plus que nous, et qui périssaient écrasées sous leurs pieds. Cinq
cents des nôtres succombèrent dans cette abominable journée! Com-
prend-on ces monstres qui croient n'avoir rien de mieux à faire que
d'ensanglanter les campagnes, qui appellent cela s'amuser, et pour les-
quels la chasse, l'assassinat, n'est qu'un délassement !
Du re?te, ma mère fut bien vengée. Cette chasse fut la dernière des
chasses royales, m'a-t-on dit. Celui qui la fit repassa bien une fois encore
par Rambouillet, mais cette fois-là il ne chassait pas.
Je suivis les conseils de ma mère : pour un Lièvre de dix- huit
jours je me sauvai très-bravement, ma foi ; oui, bravement ! Et si jamais
vous vous trouvez à pareille affaire, ne craignez rien, mes enfants,
sauvez-vous. Se retirer devant des forces supérieures, ce n'est pas fuir,
c'est imiter les plus grands capitaines, c'est battre en retraite.
Je m'indigne quand je pense à la réputation de poltronnerie qu'on
prétend nous faire. Croit-on donc qu'il soit si facile de trouver des ./a??? 6e5
à ri.eure du danger? Ce qui fait la force de tous ces beaux parleurs, qui
s'arment jusqu'aux dents contre des Animaux sans défense, c'est notre
l'aiblesse. Les grands ne sont grands que parce que nous sommes petits.
Un écrivain de bonne foi, Schiller, l'a dit : S'il n'y avait pas de Lièvres,
il n'y aurait pas de grands seigneurs.
Je courus donc, je courus longtemps; quand je fus au bout de mon
haleine, un malheureux point de côté me saisit, et je m'évanouis. Je ne
sais combien de temps cela dura : mais jugez de mon effroi, lorsque je
me retrouvai, non plus dans nos vertes- campagnes, non plus sous le
ciel, non plus sur la terre que j'aime, mais dans une étroite prison, dans
un panier fermé.
La fortune m'avait trahi ! Pourtant, quand je m'aperçus que je n'étais
HISTOIRE D'UN LIEVRE. 35
pas encore mort, j'en fus bien aise; car j'avais entendu dire que la
mort est le pire des maux, parce qu'elle en est le dernier; mais j'avais
entendu dire aussi que les Hommes ne faisaient pas de prisonniers, et, ne
sachant ce que j'allais devenir, je m'abandonnai à d'amères réflexions. Je
me sentais ballotté par des secousses régulières très-incommodes, lorsque
l'une d'elles, plus forte que les autres, ayant fait entr' ouvrir le couvercle
de mon cachot, je pus m' apercevoir que l'Homme, au bras duquel il
était suspendu, ne marchait pas, et que pourtant un mouvement rapide
nous emportait. Vous qui n'avez rien vu encore, vous aurez peine à le
croire; mais mon ravisseur était monté sur un Cheval! C'était l'Homme
qui était dessus, c'était le cheval qui était dessous. Cela dépasse la
raison animale. Que j'aie obéi plus tard à un Homme, moi, pauvre Lièvre,
on le comprend. Mais qu'un Cheval, une créature si grande et si forte,
qui a des sabots de corne dure, consente à se faire, comme le Chien, le
domestique de l'Homme, et à le porter lâchement, voilà ce qui ferait
douter des nobles destinées de l'Animal, si l'espoir d'une vie future ne venait
nous soutenir, et si, du reste, le doute changeait quelque chose à l'affaire.
Mon ravisseur était un des laquais du roi. »
II
Où il est question de la révolution de Juillet et de ses fatales conséquences.
— Utilité des arts d'agrément.
Après quelques instants de silence, mon vieil ami, que ce retour sur
le passé avait vivement impressionné, hocha la tête et reprit avec plus
de calme le fil de sa narration :
« Je n'essayai point de résister.
Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie.
Chez les Hommes tout le monde est plus ou moins domestique, il n'y
a de différence que dans la façon d'obéir; une fois entré dans les horreurs
de la vie civilisée, je dus en accepter les obligations. Le valet d'un roi
devint donc mon maîti'c.
lllSTOIi;!:: D'UN LIKVilE.
Par bonlieur sa petite fille, qui m'avait pris pour un Chat, se déclara
mon amie. Il fut résolu que je ne serais pas tué, parce que j'étais trop
petit, parce qu'il ne manquait pas dans les cuisines de la cour et aux
tables royales de Lièvres plus gros que moi, et parce que ma maîtresse
me trouvait gentil. Pour les petites filles, la gentillesse consiste à se
laisser tirer les oreilles et à montrer une patience d'ange. Je fus touché
de la bonté de ma maîtresse. Les Femmes valent mieux que les Hommes,
elles ne vont point à la chasse.
Assuré de la vie, et prisonnier sur parole, on ne me chargea pas de
chaînes.
J'aurais pris mon mal en patience si j'avais pu m'évader, et je
l'aurais fait certainement si je n'avais craint l'impitoyable baïonnette
De la garde qui veille aux barrières du Louvre.
Dans cette petite chambre, située à Paris sous les combles mêmes
des Tuileries, j'arrosai bien souvent de mes larmes le pain qu'on me
ISTOIRE D'UN LIÈVRE.
donnait par miettes et qui n'avait aucun rapport, je vous le jure,
avec les herbes bienfaisantes que la terre produit pour nous. Le triste
logement qu'un p;dais quand on n'en peut sortir à son gré ! Les premiers
jours j'essayai de me distraire en me mettant à la fenêtre; mais souvent
on essaye d'être content, et on ne peut pas; il n'y a que ceux qui sont
bien qui ne veulent pas changer de place. J'en vins à prendre en horreur
cette vue monotone.
Que n'aurais-je pas donné pour une heure de liberté et pour un brin
de serpolet ! J'eus cent fois la tentation de me précipiter du haut de cette
belle prison pour aller vivre libre dans les herbes ou mourir. Croyez-
moi, mes enfants, le bonheur n'habite pas au-dessus des lambris dorés.
Mon maître, qui, en sa qualité de valet de cour, n'avait pas grand'-
chose à faire, et qui trouvait sans doute à son point de vue humain mon
éducation fort impaifaite, s'avisa de vouloir la compléter. Il me follut
apprendre alors (Dieu sait ce qu'il m'en coûta) une foule d'exercices
plus désiionorants et surtout plus difficiles les uns que les autres. 0 honte!
je sus bientôt faire le mort et faire le beau au moindre signe comme un
Caniche.. I^lon tyi^an, encouî'agé par la déplorable facilité que je devais à
la rigueur de sa méthode, voulut joindre à cette partie plus sérieuse de son
enseignement ce qu'il nommait un art d'agrément, et me donna de si
terribles leçons de musique, que, njalgré mon horreur pour le bruit, je
fus en moins de rien en état de battre un roulement très-passable sur le
tambour, et forcé d'exercer ce nouveau talent toutes les fois qu'un des
membres de la famille royale sortait du château.
Un jour, c'était un mardi, le 27 juillet 1830 (je n'oublierai jamais
cette date-là), le soleil bi'illait de tout son éclat; je venais de battre aux
champs pour monseigneur le duc d'Angoulême, qui allait toujours se
promener, et j'avais encore les nerfs tout agacés par le contact de la
peau de l'horrible instrument, une peau d'Ane! quand tout à coup, et
pour la seconde fois de ma vie, j'enten lis retentir des coups de fusil qui
semblaient se tirer tout près des Tuileries, du côté du Palais- Royal,
m'a-t-on dit.
Grand Dieu, pensai-je, des Lièvres infortunés auraient-ils eu l'impru-
dence de se hasarder dans ces rues de Paris où il y a autant d'Hommes
que de Chiens et de fusils? Et l'affreux souvenir de la chasse de Ram-
bouillet me glaça d'effroi. Décidément, pensai-je, il faut qu'à une époque
antérieure les Hommes aient eu à se plaindre des Lièvres, car un pareil
acharnement ne peut s'expliquer que par un légitime besoin de ven-
38 HISTOIUE D'UN LIEVRE.
geance; et. ino Uniniant vers ma niaflresse. j'implorai du regard sa
proleetion. Je vis alors sur sa lii^nu'e une épouvante éi»ale ii la mienne.
Déjà je me disposais à la remercier de la pilié (pie semblait lui inspirer
le mallieur île mes frères, (juand je m'aperçus que sa frayeur était toute
personnelle et qu'elle soni^eail beaucoup à elle-même et fort peu à nous.
Ces coups de fusil, dont cluupie détonation me faisait (iger le sang
dans les veines, les Hommes ne les tiraient i)as sur des Lièvres, mais
bien sur d'autres Hommes. Je me frottai les yeux, je me mordis les
pattes jusqu'au sang pour m'assurer que je ne rêvais pas et que j'étais
éveillé : je puis dire, connue Orgon, ciuejel'ai vu,
(le mes propres yeux vu,
Ce qu'on iippellc vu.
Le besoin que les Hommes ont de chasser est si grand, qu'ils aiment
mieux se tuer que de ne rien tuer du tout.
— Ce que vous me contez là n'a rien d'étonnant, lui dis-je. Combien
de fois, à la nuit tombante, n'ai-je pas eu à essuyer le feu des chasseurs
dont la manie est de décharger sur nous autres Pies leur dernier coup de
fusil, pour ne pas perdre leur poudre! disent-ils; et pourtant nous ne
passons pas pour être bonnes à manger. Les lâches !
— Ce qu'il y a de plus singulier, reprit mon vieil ami , qui me
témoigna par un geste signiiicalif que j'avais bien raison, c'est qu'au
lieu d'en rougir les Hommes sont très-fiers de ces luttes contre nature.
Il [jaraît que parmi eux les choses ne vont bien que quand le canon
s'en mêle , et que les époques oii il y a beaucoup de sang répandu sont,
dans leurs fastes, des époques à jamais mémorables.
Je n'entreprendrai pas de vous faire l'historique de ces journées;
quoique tout n'ait pas encore été dit sur la révolution de Juillet, ce n'est
pas à un Lièvre qu'il appartient de s'en faire l'historien.
T— Qu'est-ce que c'est qu'une révolution de Juillet? demanda le petit
LièvTe. qui, de même que tous les enfants, n'écoulait que par inter-
valles, quand par ha.sard un mot le frappait.
— Veux-tu bien te taire, lui répondit son frère , tu n'écoutes donc
pas; grand-père vient de nous dire que c'est un moment où tout le
monde a joliment peur.
— Je me contenterai de vous apj^rendie, continua le narrateur, que
ce petit incident n'avait pas frappé, que, durant trois mortelles journées.
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 39
j'eus les oreilles déchirées par le roulement du lanibour. par le fracas du
canon et par le siflleiuent des balles, auxquels succédait un bruit luiiubre
et sourd qui pesait sur tout Paris. Pendant que le peuple se battait et se
barricadait dans les rues, la cour était h Saint-Cloud; je ne sais ce
qu'elle y faisait : quant à nous, nous passions dans les Tuileries une
nuit bien désagréable : les nuits n'ont pas de fin quand on a peur. Le
lendemain 28, la fusillade recommença de plus belle, et je sus qu'on
avait pris et repris l'Hôtel de Ville. J'en aurais fait mon deuil si j'avais
pu m'en aller conune la cour, mais il n'y fallait pas songer. Le 29, dès
le matin, des cris furieux se firent entendre sous les fenêtres du château,
le canon tonnait. — C'en est fait ! s'écria ma maîtresse, pâle d'effroi, le
Loiivre est pris; et, emportant dans ses bras sa fille qui pleurait, elle
s'enfuit éperdue : il était onze heures.
Quand elle fut partie, je réfléchis qu'à la vérité j'étais seul et sans
défense, mais qu'aussi j'étais sans ennemis, et le courage me revint.
Que les Hommes s'entr'égorgent, pénsai-je, c'est leur affaire, les Lièvres
n'y perdront rien. La chambre sous le lit de laquelle j'étais parvenu h
me retrancher fut occupée pendant quelques heures par des soldats rouges
qui tirèrent par la fenêtre un bon nombre de coups de fusil, en criant
avec un accent étranger : Vive le roi ! Criez, leur disais-je, criez ; on voit
bien que vous n'êtes pas des Lièvres, et que ce roi n'a pas été à la chasse
dans vos guérets. Bientôt je ne vis plus de soldats , ils avaient disparu :
un pauvre homme, un sage sans doute, qui semblait n'avoir aucun goût
pour la guerre, vint se réfugier dans ma retraite abandonnée, et se
cacha philosophiquement dans une armoire, où il fut bientôt découvert
et bafoué par des gens qui remplirent en un instant la chambre. Ceux-là
n'avaient pas d'uniformes, leur toilette était même négligée. Ils fouillèrent
partout en criant : Vive la liberté ! comme s'ils avaient espéré la trouver
dans ma mansarde des Tuileries. Il paraît que, parmi les Hommes, la
liberté est la reine de ceux qui ne veulent pas de roi. Pendant que l'un
d'entre eux arborait à la fenêtre un drapeau qui n'était pas blanc, les
autres chantaient avec ferveur un beau chant dont j'ai retenu ces
paroles :
Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé.
Quelques-uns étaient noirs de poudre et paraissaient s'être battus aussi
bien que si on les eût payés pour cela. Comme ils ne cessaient de crier :
/.o
HlSrOlUE D'UN LIKVUE.
Vivo la liberté ! je pensai que ees malheureux, avant (rèlre les plus forts,
avant d'avoir pu se donntM' la joli' de se ijanler eii\-iiirines et de s'or-
ganiser en pati'ouilles volontaires . avaient sans doute cio enferniés
ilC^ '^i'Â;ï^l^^i^O
comme moi dans des paniers, ou emprisonnés dans de petites cham-
bres, et forcés peut-être de faire du bruit sans rime ni raison en l'hon-
neur du roi. Les faibles se laissent mettre le couteau sur la gorge,
mais c'est toujours à charge de revan he.
0 puissance magnétique de rentiiousiasine 1 Je fis trois pas vers ces
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. /,!
Hommes, nos ennemis, et j'eus envie de rrier comme eux : Vive la
liberté ! mais je me dis : A quoi bon?
Pendant ces ti'ois journées, le croiriez-vous, ma chère Pie? douze
cents Hommes furent tués et enterrés.
— Bah ! luidis-je, on enterre les morts, mais on n'enterre pas les idées.
— Hum, me répondit-il.
Le lendemain je vis revenir mon maître, qui ne s'était pas montré
depuis vingt-quatre heures; il était bien changé, il avait retourné son
habit, ce qui ne lui avait pas servi à grand'chose, et portnit sur son
épaule un Ilot de rubans aux trois couleurs.
J'appris, en l'écoutant causer avec sa femme, que j'avais vu de belles
choses, que tout était perdu, qu'il n'y avait plus de roi, ni de
domestiques de roi , qu'on parlait déjà de s'en passer, que Charles X
était sorti pour ne plus rentrer, qu'il fcillait bien se garder de prononcer
son nom, que la situation était embarrassante, qu'on ne savait pas
comment 4out cela tournerait, que pour le moment il fallait faire ses
l)aquets et déménager au plus vite, qu'ils étaient ruinés, etc., etc.
Bon, pensai-je, quoi qu'il arrive, j'y aurai toujours gagné de ne plus
demeurer dans un palais et de ne plus battre du tambour.
Hélas ! mes pauvres petits, le Lièvre propose, mais l'Homme dispose.
Si jamais vous voyez une révolution, vous promît-on monts et merveilles,
tremblez. Cette révolution, de laquelle j'avais tant espéré, de laquelle, en
tout cas, j'étais bien innocent, ne fit qu'empirer mon triste sort. Au bout
d'un mois, mon maître, de plus en plus ruiné, toujours sans place et
sans pain, vit la misère approcher. La misère est pour les Hommes ce
que l'hiver est pour les Lièvres quand il gèle à pierre fendre et que la
terre est nue. Un jour sa femme pleurait, son enfant pleurait, nous
pleurions tous : nous avions tous faim! (Si les riches croyaient. à
l'appétit des pauvres, ils auraient peur d'être dévorés par eux.) Je vis
avec effroi mon maître désespéré fixer sur moi des regards qui me
parurent féroces. Homme alTamé n'a point d'entrailles. Jamais Lièvre ne
courut plus grand danger. Dieu vous garde, enfants, d'avoir jamais la
perspective de devenir un civet.
— Qu'est-ce que c'est qu'un civet? demanda le petit Lièvre, qui
décidément était un intrépide questionneur.
— Un civet, répondit le vieillard, c'est un Lièvre coupé par mor-
ceaux et cuit dans une cas.serole. ButTon a écrit des Lièvres : « Leur
((. chair est excellente, leur sang même est très-bon à manger, c'est le plus
k2
HISTOIRE D'UN LIEVRE.
doux de tous les sangs. » Cet Homme, qui, entre autres contes à dormir
debout, prélend que nous dormons les yrux. ouverts, a dit ailleurs ({ue le
style était Tllomme; j'en conclus qu'il dut être un monstre de cruauté. »
A cette réponse du vieillard, l'auditoire parut frappé de slupeui*; le
>ilence devint si .urand. ipi'on entendait l'herbe pousser.
« On ne me fera jamais croire, s'éciia le vieux Lièvre, que le sou-
venir de cette époque de sa vie avait sin2:ulièrement énui, que le Lièvre
ait été créé pour être mis ii la Ijr'oclie. et (\uc riloiiime n'ait rien de
mieux à faire (pie de mani?er les autres animaux, ses frères.
Il fi;t donc question de m'inuuoler ce jour-là. Mais ma maîtresse lit
observer que j'étais trop maigre.
Je ne connus qu'alors le bonlieur d'être maigre, et je rendis grâce à
la misère qui avait daigné ne me laisser que la peau et les os.
La petite fille parut comprendre tout ce que la question avait de
gravité pour moi et pour ses plaisirs; et quoiqu'elle n'aimût guère le
pain sec, elle eut la générosité de s'opposer au meuitre qu'on prémédi-
tait. Pour la seconde fois je lui dus la vie. — Si on le tue, dit-elle en
pleurant à chaudes larmes, cela lui fera du mal; il ne pourra plus faire
le mort, ni faire le beau, ni battre du tambour.
— Parbleu! s'écria mon maître en se frappant le front, cette petite
lille me donne une idée, et je crois bien que nous sommes sauves.
Quand nous étions riches, mon Lièvre faisait de la musique pour notre
plaisir à tous et pour le sien, il en fera maintenant pour de l'argent.
Il avait raison. Ils étaient sauvés, et pour mon marlheur je fus leur
sauveur. Tel que vous me voyez, à partir de ce jour, mon ti\nail
nourrit un homme, une femn;e et un enfant. »
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
Û3
III
Vie publique el politiqiio. — Ses riiaitres toml)Ci)t à sa charge.
La gloire n'rst (|uc fumée.
'^'^^^W'^r^rf^
« 3Iais pour qui diable mon maître veut-il que je batte aux champs?
me disais-je. Qu'est-ce qui peut donc être entré aux Tuileries après ce
IIISTOIUK n'IN LIKVRi:.
([ui s \ c-i i>asM'.> .!(> sus plus Innl (jiiii roxccptioii du ri)i rion n'était
ihani:o ilaus mon ancionno douiouro; (|uo lo boau niondo navail pas
r ssc de s"y uionlivr. ol l(>s («niants d'y jouer iwvv les Poissons l'ou^uos.
Lo soir mémo, jo oonnus mon sort : jo no dovais plus rolournei'
dans ma rovalo mansardo. Mon ma il ro diossa. dans los Cliamps-Elyséos,
uno polilo haraquo on |)loin vont, (|ui so composait (k' qnalio [)lanohes
^utouroos (\c toilo irriso; ol là, sur dos troloaux. à la l'aoo du oiol ol de
la tonv. moi. Animal no liln'o. et oitoyon i\c la i^rando lorot do Uam-
l»ouillot. jo lus o!)liiro i\c me donner on spoclaolo au\ Ilonnnes, mes
por>ooulours. au\ dépens de ma lierlé. do ma timidilo et de ma santé.
.Itino rap|)ello encore les paroles (jue mon maître m'adressa ([uelques
instants avant mon début dans celle carrière diincilo.
— lîénis lo ciel, me dil-il. (jui, a[)rès lavoir (h'parli plus (rinlollii^once
(juo la cervelle dun IJovre n"en conipoilo dOrdinaire. t'a donné un
maiiro toi que moi. Je tai pendanl longlemps lo:;é, chaulTé et nourri
sans rétribution; le moment est vomi pour loi de prouvoi* à l'univers
quavec les Lièvres un bienfait nosl jamais perdu. Tu n'étais qu'un
paysan, tu es maintenant un Animal civilisé, et tu pourras te vanter
d'avoir élé le preniier des Lièvres savants ! Ces talents que, i,M'âce à ma
prévoyance, tu as acquis dans des temps meilleurs pour ton agrément,
tu vas avoir l'occasion de les exercer d'une façon glorieuse et lucrative
pour nous deux. Il est juste et il est d'usage parmi les Hommes qu'on
recueille tôt ou tard le fruit de son désintéressement. Souviens-loi donc
que dts aujourd'hui nos inlérèls sont communs, que lo public devant
lequel tu vas paraître est un pul)lic français, dont la sévérité et le bon
goût sont célèbres dans tous les pays, et qu'une chute serait d'autant
plus impanlonnable que, pour l'éviter, il te suflira de plaire à tout lo
monde. Songe que le rôle que tu vas jouer dans la société est un nMo
important, et (juil est toujours beau d'amuser un grand peuple. Provi-
soirement arrange-toi pour oublier juscjuau nom de Charles X; il faul
bien (}tro un peu ingrat pour gagner sa pauvre \\c. dans les temps oii
nous sommes. Ainsi donc, attention! Il ne s'agit plus (h battre le
tambour à tort ou à travers; car, en matière politique, il n'est point de
faut© vénielle, et toute confusion est un crime. Reste bien dans ton rôle,
le mien sera de faire la quôte. Nous ne gagnerons pas dv- millions, mais
les pauvres vivent îr moins.
— Ah bien ! me dis-je. voilà une admirable tirade ol une prodigieuse
explication. J'ai là un tyran bien naïf ou bien offronlé. Ne jurerait-on
IIISTOIUK D'UiX LIKVHK. /|5
pas, à l'entendre, que c'est moi (jui lui supplié de me faire prisonnier,
(le m'an'iK'her à mes eampai^nes, d;' m'apprendre à jouer la comédie et
de me rendre le plus malheui'eux. des Lièvi'es? Ne croirait-on pas ([ue
je dois lui savoir un i^ré iuliui tie ne pas m'avoir tué toutes les fois qu'il
lui a paru plus agréable et plus utile de me laisser la vie ?
.Maliiré l'émotion inséparable d'un delnit, les miens furent brillants.
Tout Pai'is voulut nie voir. Mon ré|)r'i'ioirc varia à l'inlini; pendant trois
ans je ballis aux diamps, successivement pour lÉcole polytechnique,
pour Louis-lMiilippe, pour Lafayette, pour Lallitte, pour dix-neuf
ministres, pour la Polo.^ne, et toujours pour Napoléon... le Grand.
J'appris, écrivez, ma clière Vie, c'est de l'histoire, j'appris à tirer
le canon.
Dès le second coup j'étais a.^uci'ri.
— Je le crois bien, pensai-je, il était devenu sourd au premier.
— J'en tirai par la suite beaucoup plus que n'en ont tiré quelques
hommes de guerre, gardes nationaux célèbres, dont l'histoire fera très-
bien d'oublier les noms.
Pendant longtemps, par un bonheur incroyable, il ne m'arriva pas
une seule fois de prendre un nom pour un autre et de m'abuser sur la
valeur de ceux dont j'avais à constater la popularité; et pourtant les
tentatives de séduction ne me manquèrent pas : plus d'une fois des
spectateurs, qui pouvaient bien être des 'conspirateurs ou des agents
de police déguisés en îïommes, me sollicitèrent de brûler de la poudre
en l'honneur de Polignac, de Wellingion, de Nicolas, et de beaucoup
d'autres. Je sortis vaincpieur de tous les pièges qui me furent tendus.
Mon maître, devenu mon compère, vantait partout ma probité et me
déclarait incorruptible.
Pendant le cours de ma vie puijlique et politique, une seule, question
m'intéressa un instant. Ce fut la question d'Orient, question que la
hardiesse de la diplomatie a pu résoudre enfin, à la satisfaction des
Lièvres de tous les pays. En Orient, le Lièvre a été l'objet de l'atten-
tion particulière du législateur, qui défend de manger sa chair. Je suis
donc de ceux qui ne redoutent nullement l'agrandissement de l'empire
ottoman.
3Iais hélas ! tant va la cruche à l'eau ({u'à la lin elle se casse. Une
fois, après toute une journée de fatigues, je venais de donner la
Cinquantième représentation extraordinaire de la soirée, j'avais recueilli
de nombreux applaudissements, et mon maître pas mal de gros sous; les
ifi lilSTOlPxi: D'LiN LIÈVRE.
<Kni\ dKUKloIlo:^ qui c(laii;iioii( la sivnc tiraient ji leur Im. \c croyais
ma jouiiu'c lùiMi lîiiio. je dormais tout i'mmIIi' (pour l'aire j)laisir à
M. i\c Billion), (jiianl mon lyran. sur la ilMiiamle d'un pailenv insa-
tiable, annonça la cinciuante el unième repr^-siMitalion evlraordinaiie de
tous mes e\eri-iees. Je l'avoue, la palience mecliappa : on ne s'amuse
jamais en amusant les autres; le l'eu me monta au cerNcau. el (pi;in(l
je me retrouvai sur la planche maudite, j'avais dejii perdu la tète. Je
en)is me ra|ii)eli>r que je posai maeliinalement la {)atte sur la détente du
pistolet.
— Feu |iour Louis XVII l ! cria mon maili'e.
Je ne bimireai pas; mais, je l'avoue, je n"a\ais pas la eonscienee de
ce que je faisais, et les bravos (jui aecucilliicnl mon noble relus fui'ent
des !)ravos volés. Quelcpies ijros sous tombèrent dans le tand)0ui' de
basque, que mon maître tendait avec persévérance aux spectateurs, (jui
ce jour-lii n'en eurent pas pour leur arirent.
— Feu pour Wellington! — Nouveau silence, nouveaux applau-
dissements, nouveaux gros sous.
— Feu pour Charles X î cria mon maître ti ionipliant.
Je n»' ««;ii< (jin'l \('rii;:<' >"('mj)ara de moi :
Le c'.iion s'abat, le feu prend, le coup part.
— A bas le carliste! hurla la foule indignée; à mort le carliste!
-Moi. Lièvre de Rambouillet, carîi. le, était-ce croyable? 3Iais le moyen
de faire entendre raison à un public aveuglé par la passion !
En un clin d'oeil mon théâtre, mon maître, la recette, les chandelles,
et moi-même, tout fut bousculé, pillé, saccagé. Voilà bien les Honunes!
Saint-Augustin et Mirabeau ont eu raison de dire, chacun dans leur
langage, qu'il n'y a qu'un pas du Capitole à la Roche, que la gloire n'est
que fumée, et qu'il ne faut com|)ter sur rien. Je me rappelai aussi les
beaux vers d'Auguste Baibier sur la popularité. Heureusement la peur
me rendit mes esprits et mon courage. A la faveur du tumulte , je
cherchai mon salUt dans la fuite.
J'étais à peine à cinquante pas du théâtre de ma gloire et de mon
désiistre. j'entendais encore les clameurs de la foule irritée, lorsju'en
voulant franchir d'un bond un des fossés rpji bordent les Champs*
Elysées je donnai de la pcjitrine dans de longues jambes qui semblaient
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. /,?
fuii' comiiic moi hi l);i.i;;iriv. Mon chm (■luit si iii|)i<l('. cl le clior fui si
violent, (juc je roulai dans le lusse avec le nialiiciireux propi-ielaire des
jambes qui avaient embarrassé ma l'elraile. ("en est lait de moi. pensai-je,
l;s Hommes sont pleins damoui-propre , cl celui-ci ne parilonnera
jamais ;i un pauvre Lièvi-c lliumiliation dune pareille culbute : il l'aul
mourir! :>
IV
Qui se ressemble s'assemble. — Notre hOros se lie. d'amitié avec un employé subalterne du
gouvernement. — La mort d'un pauvre. — Adiuux à Paris.
(( J'eus peine à en croire mes veux. Cet lionune dont je redoutais la
colère était plus effrayé que moi-même, je ni'aperçus qu'il tremblait de
tous .SCS membres. Bon, me dis-je, mon étoile ne m'a pas encore aban-
donné; ce vieux monsieur me paraît avoir les mêmes théories que moi
sui- le couraw : entre gens qui ont peur, il doit être facile de s'en-
tendre.
— Monsieur, lui dis-je, en adoucissant ma voix pour le rassure;',
monsieur, je n'ai pas Tliabitude d'adresser la [jarole à vos pareils;
mais si nous ne sommes pas frères d'origine, je vois à l'émotion que
vous éi)rouvez que nous sommes frères par les sentiments; vous avez
peur, ne le niez pas : ce sentiment vous bonore à mes yeux.
Une voiture passa en ce moment sur la rnite, et h la lueur des
lanternes je reconnus dans l'Homme que j'avais eu le malheur den-
trainer dans ma chute une de mes vieilh^s connaissances, le sage
méconnu de l'armoire des Tuileries, qui, depuis, était devenu le plus
fidèle de mes spectateurs. S'il avait le corps d'un Honune, il y avait dans
les traits de son visage je ne sais quel caractère d'honnêteté et de
douceur qui semblait indiquer (^u'à une époque fort éhjignée sans doute
il avait existé entre sa famille et la nôtre quelque lien de parenté. Il
était pâle et tout efiaré.
— 3Ionsieur, lui dis-je encore, .seriez-vous l)lessé? Croyez que je
suis au désespoir de ce f[ui vient d'arriver; mais, vous le savez, on
n'est pas maître de sa peur.
H est probable qu'il me comprit, car je le vis se relever peu à peu.
/.8
lIISTOinF. D'UN IJKVRF,.
Jo ivslai (lovant lui sans laiiv nn seul luonvomont qui pût l'inquiéter, et
sa joie lut .uranile quand il eut ti'lrouvo en nu>i son aeleur favori; il nie
eaivssa il'une main, pendant (|ue de lauliv il réparait niinuliiMisenient le
iIosoihIiv de sii toilette. La |)ropreté est la parure du i)auvre.
— La peur est pire (pie le iiial. dil-il en se renieltanl sur ses pieds.
Os paroles me i)arurent pleines de sens et de [jrolbndeur. et, eédant
à la synqiatliie que jtour la première fois je ressentais pour un Homme,
j'avoue (pie. mali.:re mon amour pour la lilierlé. je me laissai emporter
pai' eelui-ei sans résistance.
Mon nouveau maître, ou |>lul(il mon ami. ear il lut ])luf(')r mon ami
que mon maître, clail lion, silencieux, modeste, employé subalterne dans
un ministère, et par eons('quent fort pauvre. H était voûté, moins par
làire que par Ilialiitude quil avait dû contracter de saluer tout le
monde, de ne jamais relever la tète dcv^int ses supérieurs, et d'écrire
du matin au soir. Après son fils, qui lui ressemblait en tout, ce qu'il
aimait le plus au monde, c'était ce rpril appelait son jardin, un peu de
llISTOIRr: D'LN LIKVRE. - ^9
terre et quelques lleuis (jiii si-piinouissaient de leur mieux: sur notre
pclile rcnrliv. ii liKuiclle le soleil (l;ii.uMi;iil ;i peine envoyer (|uelques paies
rayons : a Paris, le soleil ne luit pas pour toutes les fenètivs.
— Mon elier monsieur, lui disait (juehjuefois un de nos voisins, qui,
|ilus heureux (pie moi. s'était eiu'iehi à jouer la comédie, vous n'arri-
verez jamais il rien. vou> ne faites pas assez de bruit et vous êtes trop
modeste; croyez-moi, défaites-vous de ces défauts-lii. Quelque rôle
qu'on joue dans le monde, il faut un peu brûler les planches. Que
<lialilel j"ai été modeste comme vous, mais ce ([ui dégoûte de la
modestie, c'est qu'on est toujours pi'is au mot; faites comme moi,
grossissez votre voix, remuez les bras, et vous devieniirez chef d'emploi.
Habileté n'est pas vice.
llelas ! on conseille" le pauvre plutôt qu'on ne le secourt, et mon
cher maître aimait mieux demeurer pauvre (jue de devenir habile, car
l'habileté consiste trop souvent à tirer parti da circonstances et à
exploiter son prochain.
Notre vie était très-régulière : de bonne heure le père allait à son
bureau et le fils à l'école. Je restais seul à garder notre chambre, où je
me serais fort ennuyé peut-être si , après les fatigues de ma vie des
(Champs-Elysées, le repos ne m'eût paru très-bon : le calme est le
bonheur de ceux qui ne sont pas heureux. Après le travail de la
journée, le repas nous réunissait. Nous vivions de bien peu. Je me
rappelle que j'appréhendais d'avoir faim : les riches ne font que donner,
mais les pauvres partagent ; et je prenais à regret ma part du pain de
mon bon maître. Sans la pauvreté, cette existence eût été supportable;
mais souvent j'avais le chagrin de voir mon excellent maître revenir
très-agité.
— Mon Dieu! répétait-il avec amertume, on parle encore d'un
changement de ministère, si je perdais ma place, que deviendrions-
nous? nous n'avons point d'argent. — Pauvre père! disait l'enfant
dont les yeux se remplissaient toujours de larmes à cette nouvelle;
quand je serai grand, j'en gagnerai de l'argent ! — Tu n'es pas grand
encore, lui répondait mon maître.
— Va voir le roi, lui dit une fois son fils , et dis-lui de te donner de
l'argent, puisqu'il en a.
— Mon cher enfant, lui dit le vieillard en relevant la tète, il n'y a
7
50 . IllSTOinK LVL.N LIEVUE.
que los luomlianls (jui vivent do lours inaiixr d'ailiours il parait (juc le
roi n'est |)as si riihe (juil en a l'air, et puis, n'a-t-il pas ses pauvres,
(lui ont beaucoup de dépenses ii faire?
Puisque les rielies disent tous (ju'ils ont des pauvres, pensai-je,
|iour(]Uoi les pauvres n'ont-ils jias tous des lielus ? >
— l\q)a. dit iei le jiclil l.irMW (pii s'elail i^lissc derrièiv son i;rand-
|)ère. et (pii. ri'solu ii olilcnii' une l'eponse. se mil ii crici' de loul(>s ses
foiX'CS : Papa, tu (V\< toujours le roi et aussi l(>s iiiinisli'es. Ouest-ce (pie
cela veut donc diic. 1(^ i-oi et les ministres? J.e roi. cela \aul-il encore
mieux (pie les ministres?
— Tais-loi. petit, ivpondil le vieu\ Li('vre . dont ce dernier de ses
enfants t'tait le Benjamin; le roi, cela ne le regarde pas. cela ne regarde
j)ersonne : on ne sait pas bien encore si c'est quekprun ou quel([ue
chose, on n'est pas d'accord là-dessus. Quant aux ministres, ce sont
des messieurs qui font perdre leur place aux autres, en attendant (pi'ils
perdent la leur. Es-tu content?
— Tiens, tiens, fit le jjclit Lièvre, et il se remit ii écouler, forl
satisfait, à ce que je pus v(jir, de l'explication que son grand-iK'ie lui
avait donnée. Qu'on nie encore qu'il faille parler sérieusement à la
jeunesse î
' Un jour, mon ami était parti ii huit Ii(nires. cl il (-lait arriv('' ii son
bureau le premier comme à l'ordinaire. Il apprit ce jour-là par le garç^on,
qui n'était pas fier, disait-il. et (jui voulait bien causer avec lui ((juelle
misère î). que. dans la nuit, il avait été absolument nécessaii'c de làire
d ' nouveaux ministres et de défaire les anciens. Le lendemain, avant de
partir, il reçut une grande leltre cachetée de rouge, qui avait été
apportée par un soldat. Il attendit pour l'ouvrir ([ue son fils fût j)aili
peur l'école. Après l'avoir regardée jjien l(jnglemps avec émotion, il se
décida à l'ouvrir; apn-s l'avoir lue, il se mit à genoux, et prononça
bien souvent le nom du bon Dieu et de son petit garçon, et puis après
il se coudia. Au bout de huit jours, il mourut, et il a\ait l'air bi(n
malheureux en mourant.
Je le pleurai comme j'aurais pleuré un fière, et je ne roublier;!i
jani^is.
On vendit son lit, sa tal)le et sa chaise, pour f)ayer le médecin, le
cercueil et le propriétaire, un Homme tres-dur (jui sapjH'lait M. Vau-
HISTOIIU': D'UN LIÈVRE.
51
tour; et puis on lomporlii. Son fils, (jui n'avait plus rien, s'en alla
tout seul derrière lui.
"w^i N i-x.^7 6:lclcib..
Cet(e chambre me parut si triste et si désolée, que je résolus de
m'en aller aussi. D'ailleurs les Hommes ne laissent pas pousser l'herbe
dans la chambre de leurs morts, et je n'avais pas envie de faire
Cimnaissance avec le nouveau locataire qui devait venir l'occuper dès le
lendemain. Quand la nuit fut venue, je descendis tout doucement l'esca-
lier. Je n'eus pas besoin de demander le cordon, car il n'y avait, dans
notre maison, ni portier ni sentinelle : ce n'était pas comme dans mon
premier logement des Tuileries.
Une fois dans ki rue, je pris à gauche, et, en allant droit devant
moi, je me trouvai je ne sais comment tout auprès des Champs-Elysées.
HISTOIRE D'LN LIKVliK.
Je no >oni:iMi point h m'y promener, el je me h;\lai de meltre entre
Paris et moi la Iiarrièie. Je pa>>ai lorl lt\>UMr.(>nl sous l'arc de ti'io)ii|)he
de l'Étoile, lue fois lii . je ne \^u> iirciiijt\'lier de jeler un rei;ard de
pilié sur relie Nille immense dans hupielle je jui'ai Itien de ne plus
rentrer : j\mi axais li'op des plaisirs de la eapilale ! Dors! m'écriai-
je. dors. mau\ai> i:ile ! dors, ô Paris! dans les maisons malsaines; tu
ne eonnailra> jaiiiai> le lionlieui- de dormir à la Itelle eloilc. »
Retour aux champs. — Les Hommes ne valent rien, mais les Bijtes ne valent pas davantage. — Un
Coq , habitué de la barrière du Coml at , provoque notre héros. — Duel au pistolet.
(I J'arrivai liienlôl dans un Itois où nia |)()ilrine se remplit d'un air
pur; il y avail si loni:teini)s (|ue je n'avais vu le ciel (oui entier, (piil me
sendiia le voir pour la première fois. Je trouvai cpie la lune avait
embelli. Les étoiles brillaient d'un si doux éclat, qu'elles me parurent
plus jolies les unes que les autres. II n'y a de vraie poésie qu'aux champs.
Si Paris était à la campagne, les Hommes cux-menies s'y adouciraient.
Dès le malin, je fus réveillé par un bruit de ferraille: c'étaient
deux messieurs qui se battaient à grands coups d'épce. Je crus qu'ils
s'allaient tuer, mais ils finirent par se prendre bras dessus, bras
dessous, quand l'ajjpétit leur fut venu. A la bonne heure, me dis-je,
voilà des gens raisonnables. Après ceux-là, il en vint d'autres qui se
livrèrent avec jjIus ou moins de résolution au même exercice, et je vis
bien que ce que j'avais pris pour un bois n'était qu'une promenade. Cela
ne faisait pas mon affaire : pour moi, ce qui constitue la campagne,
c'est l'absence des llommes; je fis donc n.es adieux au bois de Boulogne,
et je repris ma course. Tout près d'un village qu'on appelle Puteaux,
j'aperçus un Coq. 3Ies yeux, las de voir des messieurs et des dames,
s'arrêtèrent avec complaisance sur cet Animal.
C'était un Coq de la plus belle espèce; il était haut on janihes et se
cambrait en marchant comme un Coq qui ne veut rien perdre des
avantages de sa taille : il y avait dans toute sa tenue quelque chose de
martial qui me rappela les mililaires français que j'avais vus souvent se
presser autour de mon théâtre (\l'> Chanqjs-Elysées.
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
— Par ma crête! me dit-il tout d'un coup, il y a longtemps que
vous me regardez. Pour un Lièvre, je vous trouve bien impertinent.
— Quoi ! lui répondis-je, est-il défendu de trouver que vous êtes un
bel oiseau? j'arrive de Paris, oii je n'ai vu que des Hommes, et je suis
heureux de voir enfin un Animal.
Ma réponse était fort simple, je pense; il trouva pourtant moyen de
s'en offenser.
— Je suis le Coq du village, sccria-t-il, et il ne sera pas dit qu'un
méchant Lièvre m'aura insulté impunément!
— Vous m'étonnez, lui dis-je , je n'ai point voulu vous insulter; je
suis fort doux et n'aime point les querelles : je vous offre mes excuses.
— J'ai bien affaire de tes excuses ! me répliqua-t-il ; toute insulte
5', iiisToiui': n'i N i.iKvm:.
.luii (II' l.iM'f tliiM- le saiiu; il \ a l()nu:!(vnp> quoji' no mv suis l)aHii .
ot je no siM'.iis pas tVu'ho do lo doinor inio loron do siivoir \i\i'o. Tout ci»
<jiio jo puis taiit». o isl do lo laisser lo olioiv dos arnios.
— .Moi. nio ii.Ulio 1 lui dis-jo. y piMiso/.-vous ? jaimorais niiou\
iniurirl Apaiso/-V()ns. jo xous prie, ol vouilloz luo laissor passoi' : jo
lu'ou vais à Uaudiouilli'l. 0:1 j'osp'To oncoiv roli.)ii\oi' (piohpus \ioill(\;
ottimaissanoos.
— Nous soniuios loiii i\c ooinplo. nio i'»'|)i)ndil-il ; oniro j^oiis (pii
so ros|)Oolonl. les oliosos no so passonl piunl ainsi. .Nous nous l»allrons.
<'t. si lu roîusos. jo lo l)allrai. Tiens, ajoula-t-il en nio nionlrant un
Uiouf i'I un Cliion (pii vonaionl (h' noire oôlo. voilîi noiro adairo. nos
k'uioins s )nt Inmvos. Siiis-Mi;)i. ol n"ossa\o pas de lo sauver : j'ai
1 umI sui- toi.
Il n'y axail pas à répliquer, o( la fuite élail inipossihlo. J'oIkms.
— Tous les .Vniniaux sont tVères. dis-je au lîœul" eî au Chien en
les abordant; ee Coq csl un duelliste, vous no soulïVirez pas ([u'il
uiassassine, mon sang retomlierail sui- votre tMe : jo ne nie suis jamais
lialtu. et jospi.M'e cneoro no me liaiiro jamais.
— Hall! me dit lo (^hien. cooi est la moindre (les elioses, il y
a commencement à tout. Votre candeur m'intéresse, et je veux vous
servir de témoin. Maintenant que je réponds de vous, il y va de mon
honneur (jue vous vous battiez : vous vous battrez donc.
— Vous êtes trop honnête, lui répon(hs-je. et je suis touché de
• \o!re proi'«-d.' f>\-ù< i';'ii.i;- iMi<w|v in' ^).\< i r. Ml v»'!' (](' liMii.iin ; jo lie me
battrai pa-.
— V(jus 1 oiilendoz, chei' IjohiII ropjit moi» advoi'saii'o e\asj)éré;
<hms quel temps vivons-nous? cest vraiment incroyable! Vous verrez
qu'à force de lâcheté on lri:Mn[)hera de nous, et que les forts devront
subir la tyrannie des faibles et tout endurer d'eux.
Le Ho'uf impitoyable bou'da en si.Lrne (rapj)!'obali')n . et je demeurai
confondu.
Ces Animaux domostirjues ne valciit pa> mieux (jiie les lioiumes,
|)ensai-je.
— ."\b)mii- jtour iuourir. me dit le Chien en me picuant ii l'écart,
mieux vaut mourir les aiinos à la luain; enli-e nous soit dit je n'aime pas
ce Oxj. et mes vœux sont |)Our vous : vous pr)uvez m'en croire, je ne
suis point un Chien de chasse, et je n'a. aucune raison de vouloir du mal
à votre esj)<'ce. Ne Ireuiblez donc pas ain-i, mon olior fJèvre, et pi'onoz
IIIST01HH b'LN LIKVIIK
confiance. A toute force , il n'est |)as nécessaire pour se battre d'avoir
(lu coura.'-c. il sullit di'ii luonlivi'. (Jiiand A(,iis aiii'c/. ii essuyer le feu
de votre adversaire, lâchez de penseï' ii autre cliose.
— Je n'en viendi'ai jamais ii iiout, lui dis-jc ii demi iiioil.
— Ne croyez donc pas cela. K^piil-il. on \iciil ii l.oiit de tout
Tenez. puis([ue le choix des armes vous est laissé, ne prenez pas l'épée :
votre adversaiie aurait sur vous l'avantaiie du sani;-lroid et de l'iiahi-
u.lc; l)allez-vous au pislolcl. je cliai'i;erai moi-mèii.e les armes.
— (loiiunent, lui dis-je, vous croyez que je vais me battre avec des
pistolets cliarjLrés? i\'y comptez pas; vous en parlez bien à votre aise.
Sil laul se battre à toute force, ce Co({ intraitable n'a-t-il pas des
éperons et un bec. très-crochu? Croyez-vous que ces armes ne soient pas
assez dani-ereuses? Eh lûen ! je ferai de mon mieux pour avoir à en
soullrir le moins possible. Au mmi de Ihumanité. tâchez d'arraniier
celte abominable affaire à kuiuelle je ne [)uis rien comprendre.
— Fi donc ! s'écria le Coq, un duel à coups de bec ! Me prenez-Nous
pour un mananl? Allons, finissons-en! Entrons dans ce taillis. Uun de
nous nen sortira pas!... ajouta-t-il avec un accent que Duprez lui-
même n'eiit pas désavoué.
Je sentis à ces mots une sueur froide couvrir tous mes membres, et
je voulus tenter un dernier effort.
Je rappelai au Chien et au Bœuf les dernières lois sur le duel et les
peines portées contre les témoins.
— Revenez-vous de Pontoise? me répondirent-ils; et ne voyez-vous
pas que ces lois ont été faites par des gens qui ont eu quelquefois
l'occasion de ne pas se l)attre? Tout cela n'empêchera pas les duels
d'aller leur train. Quand on a de bonnes raisons pour s'égorger, en ne
songe guère à ^\. le procureur général.
— Monsieur le Coq, dis-je à mon adversan^e, on ne sait vrannent
pas ce qui peut arriver : je suis si maladroit ! Si j'allais vous tuer,
pensez à vos Poules; j'en serais fâché pour elles. Faisons la paix, je
vous en supplie.
Tout fut inutile : vingt-cinq pas furent comptés par mon témoin,
au(|uel j'aurais souhaité des pattes de Lévrier à la place de ses pattes de
Bouledogue, et les pistolets furent charges.
— Avez-vous l'habitude de cette arme'^ me dit le Chien.
— Hèlas ! oui, lui réjjondis-je ; mais le Ciel m'est témoin que je
n'ai jamais ajusté ni l)lessé personne.
56
HISTOIRE D'UN LIEVRE.
I.o >o\i (levant désif^iuM' loiucl dos (l(ni\ combattants tirerait le
preiniei-. le (^.hien se relouina un instant, el me présenta ses deux pattes
de (îevanl. dont lune l'Iail mouilK'e.
Je pris la pi'enueiv \enui'. j'y voyais à peine; le juste (^a'el m'avait
favorise !
— Courage done, courage! me répétait mon témoin, et visez bien :
je déteste ce Cocj.
~~/7rf£L7F/fr
Tenez-moi bien , dis-je à mon témoin...
S'il le déteste, pen.sai-je, pourcpud ne prend-il pas ma place? je la
lui céderais volontiers.
Mon adversaire s'alla placer gravement en face de moi.
— Iblas! lui criai-je, il rue semble qu'il y a un siècle que nous
IIISTOIRK D'IX LlKVllK. 57
.soiiiines là : esl-rc ([ue vous r(os encore en colère? Embrassons-nous,
et que tout soit oublié. Je vous assure (jue chez les llonuiies cela se
passe quelquefois ainsi.
— Sacrebleu! me cria-l-il en ltla>|)liem;m( . (irez donc! et visez
bien : car. si vous me maniiuez. je jure que je ne vous manquerai pas.
Celte brutalité me révolta, et le sang me revint au cœur. En mon
bon droit feus confiance.
— Tenez-moi bien, dis-je ii mon second; vous êtes témoin que jai
tout fait pour empêcher ce duel.
Le Bœuf s'éloigna de quel(jues pas. et iVappa trois Ibis la terre de
son sabot : cétiiit le signal convenu. Je pressai la détente, le coup
partit, et nous tond)àmes tous deux. L'émotion m'avait renversé; cpianl
au Coq, il é(ait mort sur le coup, victime de son opiniâtreté. La moi't
fut constatée par une Sangsue (jui avait assisté au combat.
— Bravo! s'écria le Chien, en me relevant; vous m'avez rendu là
un grand service. Ce maudit Co([ demeurait dans la même ferme que
moi; il se couch;îit en même tenqis que les Poules, et, dès l'aube, son
chant insipide éveillait tout le monde. Quand on ne tient pas à voir lever
l'aurore, on ne tient guère à un voisin comme celui-là.
— Je n'y avais pas songé, reprit le Bœuf; le fait est que, grâce à ce
brave Lièvre, nous pourrons désormais dormir la grasse matinée. Du
reste, ce que vous avez fait là est digne d'un Français, me dit-il, car je
soupçonne votre adversaire d'avoir appartenu autrefois à un ministre
anglais qui l'avait dressé au combat. Je ne sais s'il faut en faire honneur
à soHT éducation ; mais jamais Coq ne se jeta plus étourdiment dans les
hasards des batailles.
Je regardai avec douleur le cadavre de mon adversaire qui gisait
sans vie sur le gazon.
— Que n'as-tu entendu de ton vivant, lui dis-je, cette impitoyable
oiaison funèbre ! elle t'aurait appris ce que valait au juste ce renom de
bretteur dont tu étais si lier et qui te coûte la vie.
Que le sang de ce malheureux. Coq retombe sur vos tètes ! dis-je au
Bœuf et au Chien; car il dépendait de vous d'empêcher ce duel fatal.
Quant à moi. je suis innocent de ce meurtre que je déteste : la mort m'a
toujours paru abominal)le !
Et je repris fort triste la route de Rambouillet. J'avais toujours devant
les yeux ce cadavre ensanglanté. Mais à mesure que j'avançai, ces
funèbres nuages s'efl'acèrent. La vue des campagnes paisibles calme les
58
lllSTOini-: O'LIN LIKVUE.
plus grandes (loulciirs ; ot quand je retrouvai Rambouillet et ma forêt
ciiorio, devant ees souvenirs de mes premiers jours tous mes ehaij;rins
Quand on ne lient pas à Toir lever l'aurore, on ne tient guère à un voisin comme celui-là.
furent oubliés. Quelques mois après mon retour, je connus enfin le
bfjnheur d'être père et bientôt grand-père. — V(jus savez le reste, mes
chers enfants; et maintenant vous pouvez aller jouer. J'ai dit. »
A ces mots du vieillard, son auditoire se réveilla. Pendant cette
HISTOIRE D'UN LIÈVHK. 59
(Icniiric |)ar(ie de son récit, lo silence avait été exemplaire. Les petits ne
se le firent pas dire deux fois; lliistoire leur avait paru très-intéressante
et un peu longue : ils s'en allèrent courir dans les herbes.
— 3Iadame la Pic. me (icinaiida le petit Lièvre, tout en se l'roltaiit
les yeux, c'esl-l! vrai tout ce (jue grand-papa vient dédire?
— Fi! lui dis-jc. les .iri'ands-pères sont comme le bon Dieu; ils ne
peuvent jamais ni se tromper ni mentir.
VI
Qu'est-ce que le boiilicnr? Conclusion tirée de saint Augustin {Conf., cliap. des Odeui>).
" 31a chère Pie, me dit mon vieil ami, depuis mon retour aux
champs, j'ai jeté un regard impartial sur les choses d'ici-bas, et quoi(iue
je les aie jugées sans passion, je serais bien embarrassé de vous en dire
mon avis. Toute aiïirmation est téméraire. Je crois pourtant qu'on peut
assurer qu'on ne saura jamais ce qu'il faudrait savoir pour être heureux.
Mais est-il donc nécessaire de l'être?
Les Hommes seuls , chez lesquels cette bizarre manie d'être heureux
est poussée just^u'à la folie , persistent à se croire sérieusement destinés
à résoudre, à leur profit, le problème du bonlieur. Leurs philosophes,
dont le métier consiste à chercher le sens de cette énigme, ont tous
cherché en vain , puisqu'ils cherchent encore. — Les uns, pleins de
leur propre mérite, placent naïvement le bonheur dans l'amour de soi-
même; les autres, plus humbles, regardent le ciel et le demandent à
Dieu seul, comme si Dieu le leur devait. — Ceux-ci vous disent, fût-on
pauvre et repoussé comme Job : Ne te refuse rien ! et ils prêchent
d'exemple, parce qu'ils le peuvent; ceux-là veulent qu'on s'abstienne, et
ils ne s'abstiennent pas. — Les plus opiniâtres se contentent d'espérer
jusqu'à leur dernier jour qu'ils seront heureux... demain ; mais la plupart
conviennent, avec Shakspeare, qu'il vaudrait mieux n'être pas né.
Qu'en faut-il conclure. ? sinon que le bonheur n'est pas de ce
monde, que ce mot est tout simj)lement un mot de trop dans toutes les
langues, et qu'il est absurde de courir après une chose que personne ne
trouve, et dont, à tout prendie, il est facile de se passer, puisque, bon
gré, mal gré. tout le monde s'en passe.
Pour ma part, je doute encore qu'il faille bénir le Ciel de nous
GO
iiisroip. K IV r\ M i:\uE.
avoir lait naiiro dans uiu» condilion animale. o\ (|uo la (IKTôronce soit
i:ran(U' enliv lo l.icviv cl I lloiuino. au iH)inl di' mic du hicn-rli'o.
Sans doule riloniMic est ndialiilo au lionlicur; ii a conlic lui «les
inslinclssi |KM'Vors. (ju'on a \u le livre sai'uuM- conlie le rrèi'e(esl-()n moins
IVèivs pai'ce (|u"on se l»al?). Il a des prisons, des lrii)unau\. dis maladies
el une pauvre peau Une (piune épine de rose ukM imi sani; et de laipieile il
ne saurait être lier. Il a la j»auvrele. celle plaie inconnue aux Lièvres, (pii
sont tous éi;au\ devant le sol(>il cl ]o s(M'polcl. cl. connue la dil Homère,
il y a des hommes (pii se j)romènenl en mendiant sur la ti'ri'e Icconde.
Mais la destinée du Lièvre est-elle meilleure? Quand je rélléchis
IIISTOIUK D'LN LIKVHi:. 61
(jue ce n'est qu'à forces éi^ales (\\w les droits sont é.uaux . et qu'avec
la crainte des boinnus. des meules cl de la poudi'e h canon, un
honnête Lièvre n'est pas encore sùi' de l'aire son clieniin dans le
inonde, je n'hésite pas ;i déclarer (jue le honlieur esl inip:)ssihle.
Puisque tout le monde demande où il est . cest qu'il n'est nulle paît :
car enfin, comme (ht saint Auiîuslin : <( Si le mal n'existe pas, il existe
au moins la ciainle du mal. lacjuclle, certes, n'est pas un bien. » Le
i^rand point, ce n'est donc pas d'être heureux, c'est de fuir le mal...
3Iainlenant. ajouta-t-il. ma clière Pie, j'ai fini.
Grand merci de l'attention que vous m'avez prêtée. C'est un
mérite de savoir écouter. Jusqu'il présent, les Pies n'en ont pas eu le
privilég^e, me dit-il un peu malignement. Conservez ce manuscrit, dont
je vous laisse dépositaire, et quand ces pauvres petits auî'ont passé l'âge
où l'on joue, (juand je serai mort, ce qui ne peut tarder, vous livrerez
ces ^Mémoires à la publicité. Les JMénioires d'outre- tombe sont fort
goûtés; de notre temps, les morts ne manquent pas d'admirateurs, et
les vivants gagnent beaucoup à mourir. »
\o\('\. messieurs, ces Mémoires. C'est à une indiscrétion que vous les
devez, je l'avoue : l'auteur n'est pas mort, et pourtant je vous les livre.
J'espère que mon ami me pardonnera de l'avoir forcé à devenir célèbre
de son vivant, et que sa modestie ne refusera pas de prendre un avant-
goùt de la gloire qu'un honnête Animal est toujours en droit d'attendre
du récit de ses infortunes personnelles.
Veuillent messieurs les Milans, les Éperviers et autres poètes qui ne
chantent que sur la tombe des morts, traiter mon ami aus?^ favorable-
ment que s'il eût déjà passé de vie à trépas !
Pour madame la Pie,
P.-J. Staiil.
PEINES DE COEUR
CHATTE ANGLAISE
UAND le Compte rendu de voire première
séance est arrivé à Londres , (') Animaux
fraiirais ! il a fait battre le cœur des amis
(le l;i Réforme Animale. Dans mon petit
particulier, je possédais tant de preuves de
la supériorité des Bétes sur l'Uoiiune, qu'en
ma qualité de Chatte anglaise je vis l'occa-
sion souvent souhaitée de faire paraître le
roman de ma vie, afin de montrer comment
mou pauMc moi fut tourmenté par les lois hypocrites de l'Angleterre.
Déjà deux fois des Souris, que j'ai fait vœu de respecter depuis le hill
de votre auguste parlement, m'avaient conduite chez Golburn, et je
m'étais demandé, en voyant de vieilles miss, des ladies entre deux Ages
et même de jeunes mariées corrigeant les épreuves de leurs livres,
pourquoi, ayant des griiïes. je ne m'en servirais pas aussi. On ignorera
toujours ce que pensent les femmes, surtout celles qui se mêlent
décrire; tandis qu'une Chatte, victime de la perfidie anglaise, est inté-
ressée à dire plus que sa pensée, et ce qu'elle écrit de trop peut compenser
ce que taisent ces illustres ladies. J'ai l'ambition d'être la mistress
Inchhald des Chattes, et vous prie d'avoir égard à mes nobles efforts,
ô Chats français 1 chez lesquels a pris naissance la plus grande maison
PEINES DE CŒUR D'UNE CHATTE ANGLAISE. 63
de noire race, celle du Clial-Bollc. type clçiiicl de rAniionce, et (juc
tant d'hommes ont imité sans lui avoir encore élevé de statue.
Je suis née chez un ministre du Calsiiire. auprès de la petite ville de
Miaulbury. La fécondité de ma mère condamnait picsijue tous ses
enfants ii un sort ciuel, car vous savez qu'on ne sait pas encore à quelle
cause attrihuer lintempérance de maternité chez les Chattes anglaises,
qui menacent de peupler le monde entier. Les Chats -et les Chattes
atliihuent, chacun de leur côté, ce résultat à leur amabilité et à leurs
propres vertus. Mais quckpies observateurs impertinents disent (pie les
Chats et les Chattes sont soumis eu Angleterre à des convenances si
piH'faiteiuent ennuyeuses, qu'ils ne trouvent les moyens de se distra're
(pic dans ces pelilcs occupations de famille. D'autres prétendent qu'il y à
li» de grandes (pic-lions d'industrie et de politicpie, à cause de la domi-
nation anglaise dans les Indes; mais ces (pieslions sont peu décentes
sous mes {)altes et je les laisse à Y Edinhurfjh-Ilevicw. Je fus exceptée de
la noyade constitutionnelle à cause de l'entièie blancheur de ma robe.
Aussi me nomma-t-on Beauty. liélas ! la pauvreté du ministre, (pii
avait une femme et onze filles, ne lui permettait pas de me garder. Une
vieille fiU remarqua chez moi une sorte d'affection pour la Bible du
ministre; je m'y posais toujours, non par religion, mais je ne voyais pas
d'autre place propre dans le ménage. Elle crut peut-être que j'api)ar-
tiendrais à la secte des Animaux sacrés qui a déjà fourni l'ànesse de
Balaam, et me prit avec elle. Je n'avais alors que deux mois. Cette vieille
fille, qui donnait des soirées aux(|uelles elle invitait par des billets (pii
promettaient thé et Bible, essaya de me communi(iuer la fatale science des
lilles d'Eve; elle y réussit par une méthode protestante qui consiste à
vous faire de si longs raisonnements sur la dignité personnelle et sur
les obligations de l'extérieur, que, pour ne pas les entendre, on sul)iiait
le martyre.
Un matin, moi, pauvre petite fille de la nature, attirée par de la
crème contenue dans un bol, sur lecpel un mufjing était posé en travers,
je donnai un coup de patte au muffmg, je lapai la crème ; puis, dans
la joie, et peut-être aussi par un elïet de la faiblesse de mes jeunes
organes, je me livrai, sur le tapis ciré, au plus impérieux besoi;î
qu'éprouvent les jeunes Chattes. En apercevant la preuve de ce qu'cl!.'
nomma mon intempérance et mon défaut d'éducation, elle me saisit cl
me fouetta vigoureusement avec des verges de bouleau, en protcsti'.nl
qu'elle ferait de moi une laly ou qu'elle m'abandonnerait.
6!»
pi:im:s du: coeur
— Voilà (|ui est trentil ! disait-elle. Apprenez, miss Beauly. que les
Chattes ani;laises enveloppent dans le plus profond mystère les ciioses
Ea ap<Tccvar.t la preuve de te qutilc nomma mon inlcwpiiancr...
naturelles qui peuvent porter atteinte au respect anidais, et bannissent
tout ce qui est improper, en applifjuant à la créature, comme vous l'avez
entendu dire au révérend dateur Simpson, les lois faites par Dieu pour
la création. Avez-vous jamais vu la Terre se comf)orter indécemment?
D'UNE CHATTE ANGLAISE. 65
N'appartenez-vous pas d'ailleurs h la secte des saints (prononcez sentz),
([iii niarchenl très-lentement le dinianclic poui' taire bien sentir (ju'ils se
promènent ? Apprenez h soufTrir n^iile morts piut()t {|ue de révéler vos
désirs : c'est en ceci que consiste la vertu des saints. Le plus beau privi-
lège des Chattes est de se sauver avec la grâce qui vous caractérise , et
d'aller, on ne sait oii. faire leurs petites toilettes. Vous ne vous montrerez
ainsi auv re.i^'ards que dans votre beauté. Trompé par les apparences, tout
le momie vous prendra pour un ange. Désormais, quand pareille envie
vous saisira, regardez la croisée, ayez l'air de vouloir vous promener, et
vous irez dans un taillis ou sur une gouttière. Si l'eau, ma fille, est la
gloire de l'Angleterre, c'est précisément parce que l'Angleterre sait s'en
servir, au lieu de la laisser tomber, comme une sotte, ainsi que font les
Français, qui n'auront jamais de marine à cause de leur indifférence
pour l'eau.
Je trouvai, dans mon simple bon sens de Chatte, qu'il y avait
beaucoup d'hypocrisie dans cette doctrine; mais j'étais si jeune!
— Et quand je serai dans la gouttière? pensai-je en regardant la
vieille fille.
— Une fois seule, et bien sure de n'être vue de personne, eh bien!
lîeauty, tu pourras sacri.ler les convenances, avec d'autant plus de
charme que tu te seras p'us retenue en public. En ceci éclate la perfec-
tion de la morale anglaise (jui s'occupe exclusivement des apparences, ce
monde n'étant, hélas ! qu':ipparence et déception.
J'avoue que tout mon bon sens d'animal se révoltait contre ces
déguisements; mais, à force d'être fouettée, je finis par comprendre que
la propreté extérieure devait être toute la vertu d'une Chatte anglaise.
Dès ce moment, je m'habituai à cacher sous des lits les friandises que
j'aimais. Jamais personne ne me vit ni mangeant, ni buvant, ni faisant
ma toilette. Je fus regardée comme la perle des Chattes.
J'eus alors l'occasion de remarquer la bi'tise des Hommes qui se
(lisent savants. Parmi les docteurs et autres gens appartenant à la société
de ma maîtresse, il y avait ce Simpson, espèce d'ind)écile, fils d'un riche
propriétaire, qui attendait un bénéfice, et qui, pour le mériter, donnait
des explications religieuses de tout ce que faisaient les Animaux. 11 me
vit un soir lapant du lait dans une tasse, et fit compliment à la vieille
fille de la manière dont j'étais élevée, en me voyant lécher premièrement
les bords de l'assiette, et allant toujours en tournant et diminuant le cercle
du lait.
66 rCINES DK COEL'H
— Voyoz. (lit-il. coniino dans iino sjuiilo coinpa^iuo (ont so jKM'foc-
lidnno : Heaiily a le sonliiiuMil de rcMcinili'. car cllo dccril lo corcle qui
en ost roinbliMiit». toul en htpanl son lail.
La consc'ioni'o iiroljliuc à dii'o (jno TavcM-sion dos Ghados pour
numillor leurs poils était la soulo causo do ma laron (\c hoiro dans cotlo
assiollo: mais nous scmmos loujoms mal ju.m'os j)ar les sa\anls. (|ui so
j)ro()oi-upont boauooup plus i\o montroi" lour ospril (juo do oIkm'oIioi' lo nôlr'o.
Quand los damos ou los l\ommos uw j)i'(Miaicnl |)our passor lours
mains sur mon dos Ac noi.iic ol lairo jaillii- (\o> ('lincollos iU' mes poils,
la vieille llllo disait avec oi'f^neil : « Vous pouvez la i4:arder sans avoir
rien h craindre pour votre rolio. elle os! adnn'iablemonl hien élevée! »
Tout le monde disait do moi (pio jClais un an:-;v : on mo prodii^iiai! los
friandises et les mets les plus délicats; mais je déclare (|uo je m'ennuyais
profondément. Je compris très-bien qu'une jeune Chatte du voisinage
avait pu s'enfuir avec un Matou. Ce mot de Matou causa comme une
maladie à mon àme (jue rien ne pouvait i;uéi'ir, pas même les compli-
ments que je recevais ou plutôt (|ue ma maîtresse se donnait à elle-
même : '• Beauty est tout à fait morale, c'est un petit ani!;e, disail-ello.
Quoiqu'elle soit très-belle, elle a l'air do ne pas le savoir. Elle ne
regarde jamais personne, ce qui est le comble des belles éducations
aristocratiques; il est vrai qu'elle se laisse voir tiès-volontiers ; mais elle
a sur tout cette parfaite insensibilité (pie nous demandons à nos jeunes
miss, et que nous no pouvons ol)tonir (pie trôs-dillicilomont. Elle attend
qu'on la veuille pour venir, elle ne saute jamais sur vous familièrement,
personne ne la voit quand elle mange, et certes ce monstre de lord
Byron leùt adorée. En bonne et vraie Anglaise, elle aime le thé, se
tient gravement quand on explique la Bible, et ne pense de mal de
personne, ce qui lui permet d'en entendre dire. Elle est simj)lc et sans
aucune airectation , elle ne fait aucun cas dos bijoux; donnoz-lui xma
bague, elle ne la gardera pas; enfin elle n'iniite j)as la vulgarité do
celles qui chassent, elle aime le home, et reste si parfaitement tran-
quille, que parfois vous croiriez que c'est une Chatte mécani(pio faite
à Birminghah^i ou à ^lanchostor. ce qui est le nec plus idlm de la
belle éducation. •
Ce que les Hommes et les vieilles filles nomment l'éducation est
une habitude à prendre pour dissimuler les pencliants les [)lus naturels,
et quand ils nous ont entièrement dépravées, ils disent que nous
sommes bien élevées. L'n soir, ma maîtresse pria lune des jeunes fniss
D'uni: chatti:: anglaise.
67
de chanter. Quand cette jeune fille se fut mise au piano et chanta,
je reconnus aussitôt les mélodies irlandaises que j'avais entendues dans
mon enfance, et je compris que j'étais musicienne aussi. Je mêlai donc
ma voix à celle de la jeune lille ; mais je reçus des tapes de colère,
tandis que la miss recevait des compliments. Cette souveraine injustice
me révolta, je me sauvai dans les gc^niers. Amour sacré de la patrie !
oh ! quelle nuit délicieuse ! Je sus ce que c'était que des gouttières !
J'entendis les hymnes chantés par des Chats à d'autres Chattes, et ces
adorables élégies me firent prendre en pitié les hypocrisies que ma
maîtresse m'avait forcée d'apprendre. Quelques Chattes m'aperçurent
alors et parurent prendre de l'ombrage de ma présence, quand un Chat
au poil hérissé, à barbe magnifique, et qui avait une grande tournure.
68 PKINES DE CŒUR
vint m'ovaiuincr et dit à la coiupairnie : « C'est une enfant ! » A ces
piu\)les lie mépris, je me mis à bondir sur les tuiles et à earaeoler avec
l'ai^ilile (jui nous distiniiue. je tond)ai sur mes pâlies de celle lavou
lle\il>le et douée (juaueun animal ne saurait i'uiler, alin de prouver (juc
je n'étais pas si enfant . Mais ces ehalleries furent en pure perle. « Quand
me l'iianlera-l-on des li\ innés? » medis-je. l/aspect de ces liers Matous,
leurs mélodies. i\\io la voi\ humaine ne rivalisera jamais, m'avaient
profondément omue. et me faisaient faire de piiiles poésies que je chan-
tais dans les escaliers; mais un événement immense allait s'accomplir
(|ui marracha bruscjuement à cette innocente vie. Je devais être
emmenée à Londres par la nièce de ma mailicsse. une riche héritière
qui s'aiïola de moi. (pii me baisait, me caressait avec une sorte de
rage et qui me plut tant, (jue je m'y attachai, contre toutes nos habi-
tudes. Nous ne nous quittâmes point, et je pus observer le grand monde
à Lontlres pendant la saison. (Test lii que je devais étudier la perversité
des mo'urs anglaises qui s'est étendue juscpi'auK Bètes, y connaître ce
cont que lord Byron a niaudil. cl dont je suis victime, aussi bien (juc
lui. mais sans avoir publie mes heures de loisir.
Arabelle. ma maîtresse, était une jeune personne comiiie il y en a
beaucoup en Anelelerre : elle ne savait i)as liop (pii elle voulait pour
mari. La liberté absolue (ju'on laisse aux jeunes filles dans le choix d'un
homme les rend prescpie folles, surtout (jiiand elles songent ii la ligueur
des mœurs anglaises, (jui nadmcttent aucune conversation particulière
après le mariage. J'étais loin de penser que les Chattes de Londres avaient
adopté celte sévérité, que les lois anglaises me seraient cruellement
appliquées et que je subirais un jugement à la cour des teriibles Dnctors
commons. Arabelle accueillait très-bien tous les hommes qui lui étaient
présentés, et chacun pouvait croire qu'il épouserait cette belle fille;
mais quand les choses menaçaient de se terminer, elle trouvait des jjré-
textes pour ronq)re. et je dois avouer que cette conduite me paraissait
peu convenable. « Épouser un Homme qui a les genoux cagneux! jamais,
disait-C'lle de l'un. Quant ii ce pijit. il a le nez camus. » Les Hommes
m'étaient si parfaitement indilTérents, que je ne comprenais rien à ces
incertitudes fondées sur des différences purement physiques.
Enfin, un jour, un vieux pair d'Angleterre lui dit en nie voyant :
" Vous avez une bien jolie Chatte, elle vous ressemble, elle est blanche,
elle est jeune, il lui faut un njari, laissez-moi lui présenter un magnifique
Angora que j'ai chez moi. »
D'UNE CHATTE ANGLAISE.
69
Trois jours après, le pair amena le plus beau Matou de la Pairie.
Pulï, noir (le lobo, avait les plus luagnifuiues yeux, verts et jaunes,
mais Iroids et lieis. Sa queue, remarquable par des anneaux jaunâtres,
yd'ii le tapis de ses poils longs et soyeux. Peut-être venait-il de la
maison impériale d' Autriche, car il en portait, comme vous voyez,
les couleurs. Ses manières étaient celles d'un Chat qui a vu la cour et
le beau monde. Sa sévérité, en matière de tenue, était si grande, qu'il
ne se serait pas gratté, devant le monde, la tète avec la patte. Puiï avait
voyagé sur le continent. Enfin il était si remarquablement beau, qu'il
70 rKlMIS DE CŒUR
avait été. disait-(in, caivssé par la ivino (rAiif^lelorro. IMoi, sim|)lo ot
naivo. jo lui sautai au cou j>()ur roni^aiitM' i» jouim"; niais il s'y icliisa
sous |>iv(o\U> (jui' nous l'iioMs dcNanl lout \c monde. Jo maïKM^'us alors
quo lo pair d'Aniileterro devait à lài;»' cl ii des excès de table celle
i^ravitc postiche cl loi'cce (|u"on a|)pelle en Aniîletcrre rcspcclabili'h/. Son
cndionpoinl, (ju»' les honmies admiraient. i;ènai( ses mouvenienis. relie
était sa véritable raison jjour ne pas répondre ii mes itcntillesses : il resta
calme et (roid sur son innnnuhablc, ai,'i(anl ses baibcs. me rei^ardant et
fermant parfois les yeux. Pull" clait . dans le beau monde des Chats
antrlais, le plus riche parti poui- une (Ihalte iu*e chez un ministre : il avait
deux valets à son service, il numireait dans de la poi'celaine chinoise, il ne
buvait que du thé noir, il allait en voiture à llyde-Park . cl entrait au
parlement. Ma maîtresse le garda chez elle. A mon insu, toute la popu-
lation féline de Londres apprit que miss Beauty du Catshire épousait
lillustre PulT, marqué aux couleurs d'Autriche. Pendant la nuit, j'en-
tenilis un concert dans la rue : je (h^scendis, accompai^née de milord qui,
pris par sa goutte, allait lenlenienl. Nous trouvâmes les Chattes de la
Pairie qui venaient me féliciter et mengager à entrer dans leur Société
Ratophile. Elles nrexpliquèrent qu'il n'y avait rien de plus connnun que
de courir après les Rats et les Souris. Les mots sliockiiuj, vulr/ar, furent
sur toute's les lèvres. Enfin elles avaient formé pour la gloire du pays
une Société de Tempérance. Quelques nuits après, milord et moi nous
allâmes sur les toits d'Almack's entendre un t^hal gris (pii devait parler
sur la question. Dans une exhortation, qui fut appuyée par des Ecoulez!
Écmlcz ! W \)V()\\\A que saint Paul, en éciivant sur la charité, parlait
également aux Chats et aux Chattes de l'Angleterre. Il était donc réservé
à la race anglaise, qui pouvait aller d'un bout du monde à l'autre sur
ses vaisseaux sans avoir à craindre l'eau, de répandre les principes de la
morale ratophile. Aussi, sur tous les points du globe, des Chats anglais
prèchaient-ils déjà les saines doctrines de la Société, qui d'ailleurs étaient
fondées sur les découvertes de la science. On avait analomisé les Rats et
les Souris , on avait trouvé peu de différence entre eux et les Chats :
l'oppression des uns par les autres était donc contre le Di'oit des Bètes,
(pii est plus solide encore que le Droit des Gens. « Ce sont nos frères, »
dit-il. Et il fit une si belle peinture des .souffrances d'un Rat pris dans
la gueule d un Chat , que je me mis à fondie en larmes.
En me voyant la dupe de ce speech, lord Puff me dit confidentielle-
ment que IWnirleterre coMipliiit faire un inmiense commerce avec les Piats
D'UNE CHATTE ANGLAISE. 71
et les Souris; que si les autres CJials n'en maiii^eaient plus, les Rats
seraient à meilleur niarehé; ([ue derrière la morale anglaise il y avait
toujours quelque raison de comptoir; et que cette alliance de la morale
et du mercanlilisme était la seule alliance sur laquelle comptait réelle-
ment l'Angleterre.
PufT me parut être un trop grand politique pour pouvoir jamais faire
un bon inan.
Un Chat campagnard {countnj gentleman) fit observer que, sur le
continent, les Chats et les Chattes étaient sacrifiés journellement par les
catholiques, surtout à Paris, aux environs des barrières (on lui criait :
A la question!). On joignait h ces cruelles exécutions une affreuse
calomnie en faisant passer ces Animaux courageux pour des lapins,
mensonge et barbarie qu'il attribuait à l'ignorance de la vraie religion
anglicane, (pii ne permet le mensonge et les fourberies que dans les
questions de gouvernement, de politique extérieure et de cabinet.
On le traita de radical et de rêveur. « Nous sommes ici pour les
inféivis des (Ihats de l'Angleterre, et non pour ceux du continent! » dit
un fougueux 3Iatou tory. jMilord dormait. Quand l'assemblée se sépara,
j'entendis ces délicieuses paroles dites par un jeune Chat qui venait
de l'ambassade française, et dont l'accent annonçait la nationalité :
« Dear Beaulij, de longtemps d'ici la nature ne pourra former une
Chatte aussi parfaite que vous. Le cachemire de la Perse et des Indes
semble être du poil de Chameau, comparé à vos soies fines et brillantes.
Vous exhalez un parfum à faire évanouir de bonheur les anges, et je l'ai
senti du salon du prince de Talleyrand, que j'ai quitté pour accourir à ce
déluge de sottises que vous appelez un meeting. Le feu de vos yeux éclaire
la nuit ! Vos oreilles seraient la perfection même si mes gémissements les
attendrissaient. Il n'y a pas de rose dans toute l'Angleterre qui soit aussi
rose que la chair rose qui borde votre petite bouche rose. Un pêcheur
chercherait vainement dans les abîmes d'Ormus des perles qui puissent
valoir vos dents. Votre cher nuiseau fin, gracieux, est tout ce que
l'Angleterre a produit de .plus mignon. 'La neige des Alpes paraîtrait
rousse auprès de votre robe céleste. Ah ! ces sortes de poils ne se voient
que dans vos brouillards ! Vos pattes portent mollement et avec grâce
ce corps qui est l'abrégé des miracles de la création , mais que votre
queue, interprète élégant des mouvements de votre cœur, surpasse : oui !
jamais courbe si élégante, rondeur plus correcte, mouvements plus délicats
ne se sont \ais chez aucune Chatte. Laissez-moi ce vieux drôle de PufT.
PEIM'.S DK CŒl K
qui (loii romnuMin pair d'Ani^lotonv au parlomont. qui d'aillours ost un
luisiMalilo MMulu au\ wiijhs. ol (jui doit ii uii Irop 1 lui,' srjour au HiMi.;;ale
(i'iiNoir piMihi liiiit ((Mjiii |)iMil plaire il \i\\o (".liallc. »
J'apoivus alois. sans a\iur l'air de Ir i(\i;ai(I(M\ ('(M'IiaiMnanl >lal()u
français : il olail ebourillo. juMil. gaillard, ti nv \v>>oi\\\A:ul en rien ii un
(lliat anirlais. Son air cavalici- anuonrail. aulant (juc sa manière de
secouer Toreille. un dr(')le sans souci. J'avoue (pie j'elais lali^m'e de la
solennité des (".liais an,L:hiis el de leur pro|irele pinviiienl inah'rielle.
Leur aiïeelatiou de irspcdabilili/ nie senililail surloul lidicule. l/e\-
eessif naturel de ce ('liai mal peigne n.;e surpril par un violent
rontra>le avec loul ce «pie Je vo\ais ;i Londres. D'ailleurs ma vie
était si positivenienl re.^iee . je savais si bien ce que 'O devais faire
|)enilant le reste de mes jours, que je fus sensible à tout ce (prannont^ait
d'imprévu la j)liysionomie du (lliat fiançais. Toiil alors me |)arul fade.
Je compris que je pouvais vivre sur les toits avec une anmsante
ireature qui venait de ce pays où l'on s'est consolé des victoires
du jilus iriand i:én('ral anud.iis \n\\' rvi^ mots : <i Malbrouk s'en va-t-en
liucirc. iiiironfoiï, ton to\. .MIKOMAINE! » Néanmoins, j éveillai
.Alilord et lui fis comprendre (pi'il était fort tard, que nous devions
re:itrer. Je neus pas lair d'avoir écouté celte déclarai ion. el fus d'une
aj)parente insensibilité qui pétrilia Iiris(juel. 11 resta li». d'autant plus sur-
pris qu'il se croyait très-beau. Je sus plus tard qu'il séduisait toutes les
Cliatles de bonne volonlt'. Je TeKaminai du coin de l'oil : il s'en allait par
petits bonds, revenait en francliissant la lar.Kcui- de la me. et s'en retour-
nait de même, comme un Cbat français au désespoir : un vc'iitablc Anglais
aurait mis de la décence dans ses sentiments, et ne les aurait pas laissé
v.)ir ainsi. Quehjues jours après, nous nous trouvâmes, milord et moi.
dans la ma.irnifique maison du vieux j)air; je sortis alors en voiture pour
me promener à Hyde-Park. Nous ne man.irions que des os de poulets, des
arêtes de poisson», des crèmes, du lait, du cliocolat. Quelque écliaufianl
que fût ce régime, mon préten<lu mari Pull demeurait grave. Sa rcspecta-
6j/j/i/ s'étendait jusqu'à moi. Généralement, il dormait dès sept heures
du soir, à la table de whist, sur les genoux de Sa Grâce. Mon âme
était donc .sans aucune satisfaction, et je lanimissais. Celle silualion de
mon intérieur .se cond)ina fatalement avec une petiti; allection dans les
enirailles que me causa le jus de Hareng pur (le vin de Porto des Chats
anglais, dont Pull f;ii>;iit usage, et qui me rendit comme folle. ^Ll
maitrese lit venii- un médecin, qui sortait d'Hdimboiirg après avoir étudié
D'UNE CHATTE ANGLAISE.
73
longtemps à Paris. Il [)romit à ma maîtresse de me guérir le lendemain
même, après avoir reconnu ma maladie. Il revint en elTet, et sortit de sa
poche un instrument de fabrique parisienne. J'eus une espèce de frayeur
en apercevant un canon de métal blanc terminé par un tube efïilé. A la
vue de ce mécanisme, (pie le docteur fit jouer avec satisfaction. Leurs
Grâces rougirent, se courroucèrent et dirent de fort belles choses sur la
dignité du peuple anglais : comme quoi ce qui distinguait la vieille Angle-
terre des catholiques n'était pas tant ses opinions sur la Bible que sur
74 PEINES DE CŒIR
cette in(i\ine machine. Le duc dit qu'h Paris les Français no rougissaient
pas tron taire une exhibilion sur leur llieàtre national, dans une comédie
de Molière; mais (|u"à Londi'es un iralchmaii n'oserail eu pi'ouoncer le
nom. » Donnez-lui du calomcl ! '>
— Mais Voli'e Grâce la lueiait . s'écria le docteur. Quant à ciMlc
innocente mécanique, les Français ont tait maréchal un de leurs plus
braves irénérauv pour s'en être servi devant leur fameuse colonne.
— Les Français peuvent arrosci' les imucuIcs de riuhM'iem- connue
ils le veulent, reprit Mih)rd. Je ne sais j)as, ni vous non |)lus, ce (pii
pourrait arriver de lemploi de cette avilissante machine; mais ce que je
sais, c'est (ju'un vrai médecin an£!;lais ne doit guérir ses malades (pi'avec
les remèdes de la vieille Angleterre.
Le médecin, (jui conwnenrait lise faire une grande repulalion. perdil
toutes ses pralitiues dans le beau monde. On appela un autre mi'di'cin
qui me fit des questions inconvenantes sur PulT, et (jui m'a|)prit (pie la
véritable devise de TAngleterre était : Dieu et mon Droit co)ijurjal! Une
nuit, j'entendis dans la rue la voix du llliat français. Personne ne pouvait
nous voir : je grimpai par la cheminée, et, parvenue en haut de la
maison, je lui criai : « A la gouttière! » Cette réponse lui donna des
ailes, il fut auprès de moi en un clin <Vœ\\. (]roiriez-vous (pie ce t^hat
français eut linconvenante audace de s'autoriser de ma petite exclama-
tion pour me dire : « Viens dans mes pattes! » Il osa tutoyer, sans autre
forme de procès, une Chatte de distinction. Je le regardai froidement, et
pour lui donner une leçon, je lui disque j'appartenais à la Société de
Tempérance.
— Je vois, mon cher, lui dis-je, à votre accent et au relâchement
de vos maximes, que vous êtes, comme tous les Chats calholi(|ues,
disposé à rire et à faire mille ridiculités, en vous croyant quitte
pour un peu de repentir; mais, eu- Angleterre, nous avons plus de
moralité : nous mettons partout de la respeclability , même dans nos
plaisirs.
Ce jeune Chat, frappé par la majesté du canl anglais, m'écoutail avec
une sorte d'attention qui me donna resjXjir d'en faire un Chat protestant.
Il me dit alors dans le plus beau langage qu'il ferait tout ce que je
voudrais, pourvu qu'il lui fut permis de m'adorer. Je le regardais sans
pouvoir répondre, car ses \eux, very heautiful, splendid, br-illaient comme
des étoiles, ils éclairaient la nuit. Mon silence l'enhardit, et il s'écria : —
Chère Minette!
D'UiNE CHATTE ANGLAISE.
75
— Quelle est cette nouvelle indécence? m'écriai-je, sachant les Chats
français très-légers dans leurs propos.
Brisquet m'apprit que, sur le continent, tout le monde, le roi lui-
même, disait à sa fille : Ma petite Minette, pour lui témoigner son affec-
tion ; que beaucoup de femmes, et des plus jolies, des plus aristocratiques,
disaient toujours : Mon petit Chat, à leurs maris, même quand elles
ne les aimaient pas. Si je voulais lui faire plaisir, je l'appellerais : Mon
petit Homme ! Là-dessus il leva ses pattes avec une grâce infinie. Je
disparus, craignant d'être faible. Brisquet chanta Ride, Biitannia! tant il
était heureux, et le lendemain sa chère voix bourdonnait encore à mes
oreilles.
— Ah ! tu aimes aussi, toi, chère Beauty, me dit ma maîtresse en me
76 PEINES DE CŒLU
voyant otniéo sur le tapis, los qnativ jiaftos on avant. lo corps dans un
mol abandon, et noyoo dans la poosio do nios souvonirs.
Je fus surprise de relie inlelli.irence clu'/. une l'\Mnnie. el je vins alocs,
en relevant mon épine dorsale, me frotter ii ses janibes en lui faisant
entendre un ronron anioiu'eux sur les cordes les [)lus graves de ma voi\
de contrc-allo.
Pendant que ma maîtresse, qui me prit sur ses i^enoux, me caressait
en me grattant la tcte. et que je la regardais tendrement en lui voyant
les yeux en pleurs , il se passait dans /iond-Slrcct une scène dont les
suites furent terribles pour moi.
Puck, un des neveux de PùlT, cpii prétendait ii sa succession, et qui,
pour 1(> moment, habitait la caserne des Life-iiuanh, rencontra mij dear
Briscjuet. Le sournois capitaine Puck complimenta l'atlaché sur ses succès
auprès de moi. en disant que j'avais résisté aux plus charmants Matous
de r.Vngleterre. Bristpiet. tMi Français vanileu\. rc'pondit (pril serait
bienheureux d'attirer mon attention, mais (ju'il avait en horreur les
Chattes qui vous jiarlaient de tem|)érance et de la Bible, etc.
— Oh ! lit Puck. elle vous parle donc?
Bris(juet. ce cher Français, lui ainsi victime de la diplomatie
anglaise; mais il commit une de ces fautes impardonnables et qui cour-
roucent toutes les Chattes bien apprises de l'Angleterre. Ce petit drôle était
véritablement très-inconsistant. Ne savisa-t-il pas au Park de me saluer
et de vouloir causer familièrement comrjie si nous nous connaissions. Je
restai froide et sévère. Le cocher, apercevant ce Français, lui donna un
coup de iVniet qui l'atteignit et faillit le tuer. lîiisquet reçut ce cou|) de
fouet en me regardant avec une intrépidité qui changea mon moral : je
l'aimai pour la manière dont il se laissa frapper, en ne voyant que moi, ne
sentant que la faveur de ma pn'sence. domptant ainsi le naturel qui
pousse les Chats à fuir à la moindre apparence d'hostilité. Il ne devina
pas que je me sentais mourir, malgré mon apparente froideur. Dès ce
moment, je résolus de me laisser cnh'Ncr. Le soir, sur la gouttière, je me
jetai dans ses pattes tout éperdue.
— M]l dcar, lui dis-je, avcz-vous le capital nécessaire j)our payer
les donmiages-intércts au vieux Puiï'.*
— Je n'ai pas d'autre capital, me irpondil le Français en riant, que
les poils de ma moustache, mes quatre (>altes et cette queue.
Là-dessus il balaya la gouttière par un mouvenjcnl plein de fierté.
D'UNF CHATTE ANGLAISE. 77
— Pas de capital I lui ivpoijdis-jc ; mais vous nëtes qu'un aventurier,
77iy dear.
— J'aime les aventures, me dit-il t(>ndrement. En France, dans les
circonstances auxquelles tu fais allusion, c'est alors que les Chats se
peignent ! Ils ont recours à leurs griffes et non à leurs écus.
— Pauvre pays, lui dis-je. Et comment envoie-t-il à l'étranger,
dans ses ambassades, des Bètes si dénuées de capital ?
— Ah ! voilà, dit Brisquet. Notre nouveau gouvernement n'aime pas
l'argent... chez ses employés : il ne recherche que les capacités intel-
lectuelles.
Lécher Brisquet eut. en nie parlant, un petit air content qui me fit
craindre que ce ne fût un fat.
— L'amour sans capital est un jwn-srns ! lui dis-je. Pendant que
vous irez à droite et à gauche chercher à manger, vous ne vous occuperez
pas de moi, mon cher.
Ce charmant Français me prouva, pour toute réponse, qu'il descen-
dait, i^ar sa irrand'mère, du Cliat-Botté. D'ailleurs, il avait quatre-vingt-
dix-neuf manières d'enq)runter de l'argent, et nous n'en aurions, dit-il,
qu'une seule de le dépenser. Enfin il savait la musique et pouvait
donner des leçons. En effet, il me chanta, sur un mode qui arrachait
l'âme, une romance nationale de son pays : Ati clair de la lune...
En ce moment, plusieurs Chats et des Chattes amenés par Puck me
virent quand, séduite par tant de raisons, je promettais à ce cher Bris-
quet de le suivre dès c[uil pourrait entretenir sa femme confortablement.
— Je suis perdue ! m'écriai-je.
Le lendemain même, le banc des Doctors cnmmons fut saisi par le
vieux Puffd'un pi'ocès en criminelle conversation. Puff était sourd : ses
neveux abusèrent de sa faiblesse. Puff, questionné par eux, leur
apprit que la nuit je l'avais appelé par flatterie : 3Ion pelit Homme !
Ce fut une des choses les plus terribles contre moi. car janiais je ne
pus expliquer de qui je tenais la connaissance de ce mot d'amour.
Milord, sans le savoir, fut très-mal pour moi; mais j'avais remarqué
déjà qu'il était en enfance. Sa Seigneurie ne soupçonna jamais les
basses intrigues auxquelles je fus en butte. Plusieurs petits Chats,
qui me défendirent contre l'opinion publique, m'ont dit que parfois il
demande son ange, la joie de ses yeux, sa darling, sa sweet Beauty !
Ma propre mère, venue à Londres, refusa de me voir et de m'écouter,
en me disant que jamais une Chatte anglaise ne devait être soup-
78 PEIiNES Db: CŒUR
çonnce, et que je mettais bien de rainertunio dans ses vieux jours.
Mes sœurs, jalouses de mon élévation, appuyèrent mes accusatrices.
Kiiliii. les doinesti(|ucs dcposci'ciil contre moi. .le vis alors claii"ement
à propos de (pioi tout le monde [)er(l la tète en Angleterre. Dès (|uMl
s*ai;it dune criminelle conversation, tous les sentiments s'arrêtent, une
mère n'est plus mère, une nourrice voudr.iit reprendre son lait, et toutes
les Chattes huilent |)ai' les rues. Mais, ce (|ui fut bien plus infâme, mon
vieil avocat, ([ui. dans le lciiip<, croyait ii Tinnocence delà reine d' Ani2;le-
terre. à (pii j'avais tout l'aconlc dans le moindre délai! . (|ui m'avait
assuiv (ju'il n"y avait [)as de (juoi louetler un Chat, et ii (|ui, pour
preuve de mon innocence, j'avouai ne rien comprendre à ces mots, crimi-
nelle conversalion (il me dit que c'était ainsi appelé précisément parce
qu'on pai'lait très-peu) ; cet avocat, gagné par le capitaine Puck, me
défendit si mal. (}ue ma cause parut perdue. Dans cette circonstance,
jeus le couraiic de comparaître devant les Doctors commons.
— Milords. dis-je. je suis une Chatte anglaise, et je suis innocente!
Que dirait-on de la justice de la vieille Angleterre, si...
A peine eus-je i>rononcé ces paroles, que d'enVoyahles murmures
couviirent ma voix, tant le public avait été travaillé par le Cal-Chronicle
et par les amis de Puck.
— Elle met en doute la justice de la vieille Angleterre qui a créé le
jury ! criait-dn.
— Elle veut vous expliquer, Milords, s'écria l'abominable avocat de
mon adversaire, coimnent elle allait sur les gouttières avec un Chat
français pour le convertir à la religion anglicane, tandis qu'elle y allait
bien |jlutôt j)Our en revenir dire en bon français nion pclit Homme à son
mari, poui- écouter les abominables principes du papisme, et a()prendre à
méconnaître les lois et les usages de la vieille Angleterre !
Quand on parle de ces sornettes à un public anglais, il devient fou.
Aussi des tonnerres d'applaudisseinenls accueillirent-ils les paroles de
l'avocat de Puck. Je fus condaninée, à l'âge de vingt-six mois, quand je
pouvais prouver que j'ignorais encore ce que c'était qu'un Chat. Mais,
atout ceci, je tragnai de comprendre que c'est à cause de ses radotages
quon appelle Albion la vieille Angleterre.
Je tombai dans une grande niischathropie qui fut causée moins par
mon divorce que par la mort de mon cher Bri.squet, que Puck fit tuer
dans une émeute, en craignant .sa vengeance. Aussi rien ne me met-il
plus en fureur que d'entendre parler de la loyauté des Chats anglais.
D'UNE CHATTE ANGLAISE.
79
Vous voyez, ô Animaux français, qu'en nous familiarisant avec les
Hommes, nous en prenons tous les vices et toutes les mauvaises institu-
tions. Revenons à la vie sauvage où nous n'obéissons qu'à l'instinct, et
Milords, dis-je, je suis une Chatte anglaise, et je suis innocente.
OÙ nous ne trouvons pas des usages qui s'opposent aux vœux les plus
sacrés de la nature. J'écris en ce moment un traité politique à l'usage des
classes ouvrières animales, afin de les engager à ne plus tourner les
broches, ni se laisser atteler à de petites charrettes, et pour leur enseigner
80 PEINES DE COEUR D'UNE CllATTi: \NGLAISE.
les moyens île se soustraire à rojipiHssioii du tinuM] aristocrate. Quoique
notiv i^'HlTonnage soit cvlM»iv. je c r,)is (jiu' miss llciuidle iMartiueau ne
me desavouerait pas. Vous savez sur le conlinent (jue la littérature est
devenue lasile de toutes les Chattes (|ui j)roleslent conîre liinnioral
monopole du niaiiai^e. (|ui n^sislenl ;i la lyiMunie dt>s institutions, et
veulent revenir aux lois naturelles. J'ai omis de vous dire que, quoi(|ue
Briscpiet eût le corps traverse |)ar un coup reçu dans le dos, le Coroner^
par une intauie liypocrisie. a dccliir»^ cpiil s'elail eiiipoisoiuié lui-même
avec de larsenie. conjme si jamais un Chat si i;ai, si fou, si étourdi,
pouvait avoir assez réHéchi sur la vie pour concevoir une idée si sérieuse,
et comme si mi <'.hal (|uciaiuiais pouvait avuii' l;i nidindi-e envie de (piiltcM*
l'existence! Mais, avec ! appareil de Marsh, on a trouvé des taches sur
une assiette.
De Balzac.
LES AVENTURES
D'UN PAPILLON
RACONTEES PAR SA GOUVERNANTE
Son enfance. — Sa jeunesse.
Voyage sentimental de Paris à Baden. — Ses égarements.
Son mariage et sa mort.
AV En TISSE MENT DES REDACTEURS
j||||| OIS croyons èlve agréables à ceux, de nos lecteurs
IX^ et à celles de nos lectrices que d'autres travaux ont
flétournés de l'élude de l'histoire aniniale, en mettant
sous leurs yeux cet extrait d'un important ouvrage
publié à Londres par un savant naturaliste anglais
sur les mœurs et coutumes des insectes en général,
et tles Hyménoptères neutres en particulier :
« Les Hyménoptères neutres, les j^lus indus-
« trieux de tous les insectes, ont la vie plus longue que les Hymé-
<( noptères ordinaires , et peuvent voir se succéder plusieurs générations
u de mâles et de femelles. H semble que, dans sa prévoyance infinie,
« Dieu leur ait refusé la faculté de se reproduire, pour que les orphelins
« pussent trouver auprès d'eux les soins d'une mère. Rien n'est sans but
« dans la nature. Les Hyménoptères neutres élèvent les larves ou enfants
« de leurs frères et sœurs, qui, en raison de la loi établie pnur tous les
l.KS \\ K.\ l l 1U:S l)"l \ l'MMlJ,()\,
« instvtt's. |H'risson! on dttnnnnt lo jour à leurs petits. Ce sont les lïyiiié-
li noptÎMVs lunitivs (jui pourvoient ii la sulisislanee de ces èlivs nouveaux .
<. pii\es (les soin> île \ru\> paieiils. (|ui \onl leur elieicher des aliments.
u et (jui reniplisxMit ain>i auprès d"(Mi\. avec une soilicilude adiiiii'ajtle.
« rotliee des sœurs de la eharité |)aiiiii les lloniiiies.
Les détails plein> d inirivl (pie noire eorivspondanle nous eonniui-
ni(pie sur la \ ie d'in» Papillon (piClIc a lieaucoup eonnii pourront servir
de li.isc il riiistoire i^enerale (le> nio'ur> et du (•ara(l('re des i*apillons de
tous les pa\s.
\.r. Singe et i.e Perroquet,
Rédacteurs en chef.
MESSIEURS LES Rédacteurs.
Si jnvais clù vous parler de moi, je n'aurais point entre[)ris de vous
iH'rire. car je ne crois pascju il soit pf)ssil)le de raconter sa pi'opre liistoii'e
avtf coinenancc et impartialité. Les détails (pii sont sui\re ne me sont
donc |)oint personnels, il V(jus suHira de sav(jir (pie si je ne suis pas la
d('rni("'re à vous donner de mes nouvelles, c'est ((ue nuilheureusement les
S(jins de ma famille ne sauraient mabsorber.
Je suis seule au monde, messieurs, et ne connaitrai jaujais le bonlieur
d'être mère : je suis de la i;rande famille des ll\mènopteres neutres. Mais
le cœur s'accommode mal de l'isolement ; \ous ne vous étonnerez donc
point fjue je me sois vouée il renseip:nement. Un Papillon de haut parai;e.
(jui vi\ait tout jircs de I*aris. dans 1(.'S bois de Uelle-Vue, et (jui m'avait
sauve la vie. se sentant mourir, me supplia de \ouloir bien être la
^ouvei'uante de son cidaiit (pi il iw dcNiut pas \((ir. et dont l;i naissance
a[)prcKliail.
Apri'S quelques hésitations bien h'tcitimes. san> doule. je pensai que
^i je me devais au\ Hyménoptères mes frères, la re( oimaissance me
faisait [>ourtant un devoir imf)éneux d'accepter ce didicile eiii|)loi. Je
promis donc à mon bienfaiteur de consacrer ma \ ie ii I (ctif (jii il me
confiait, et qu'il avait déposé dans le calice dune lleiii. L'enfant s il le
jour le lendemain de la mort de son père; un ia\on de soleil le lit
éclore.
LES AVENTURES D'UN l'M'lI.LON. 38
.rcus le cliii.miii (le le xoir dclmlcr diiiis hi sic |);ii' un jictc diii-
.^ralitiidc. Il (|iiill;i l;i (;;im|»;iimli'. s;i iiicic diidoiilioi) . (|iii lui jivaiC
\)Vr{v laliii de son cirur. sans son.^cr sculcniciil ii dire un (k'j'nier
adieu il la pauvic llcur. (|ui se coui-ha ius(|u;i li'irc eu sitriie d'al-
lliclioii.
Sa |)i'tMui('i(' cducalioii lui dilliciK' : il olait capricieuv comme le
veiil. el d une le.-èrele inouïe. Mais les caractères légers n'ont pas la
<'onscience du mal (|u"ils lonl : de l;i vient qu'on arrive souvent à
les aimer. Jfus donc le Itonlieur. ou le malheur plutôt de nie prendre
d'allection pour ce |)au\re enlani . ({uoiiiuil eût, à vrai dire, tous
les défauts dune |)elile Chenille. O mol, tout \u!i:aiiv (ju'il soit, peut
seul rendre ma juMist'c.
.le lui ri'pélai mille l'ois, el touj(jurs imi vain, les mêmes leçons,
je lui prédis mille lois les mêmes malheurs; plus incrédule que
rilonune lui-même. Telourdi ne tenait aucun conqjte des prédictions.
M"arri\ait-il, le croyant endcaini sous un brin d'herbe, de le quitter un
instant, si courte qu'eût été mon absence, je ne le retrouvais plus à
la même place; je me rappelle qu'un jour, et à cette époque ses
seize pattes le portaient à peine, une visite que j'avais dû faire à des
Abeilles de mon voisinage s'étant prolongée, il avait trouvé le moyen
de grinqjer jusqu'à la cime d'un arbre ^ au péril de sa vie.
A peine au sortir de l'enfance, sa vivacité le quitta tout à cou[).
•le cius un instant que mes conseils avaient fructifié, mais je ne
tardai pas à reconnaître que ce (pie j'avais pris pour de la sagesse,
c'était une maladie, une vérital)le maladie, pendant laciuelle il semblait
sous le poids d'un engourdissement général. Il demeura de quinze à
vingt jours sans mouvement . connne s'il eût dormi d'un sommeil
léthargique. « Qu'éprouves-tu? lui disais-je (pieUpiefois. Qu'as-tu. mon
cher enfant? — Rien, me i(''pondait-il d'une voi\ altérée, rien, ma
bonne gouvernante; je ne saurais renuier, et pourtant je sens en moi
des élans inconnus; le malaise ([ui m'accable n'a pas de nom. tout me
fatigue : ne me dis rien, c'est bon de se taire et de ne pas renmer. .»
Il était méconnaissable. Sa [)eau, d'un jaune [)àle, avait l'apparence
(l'une feuille sèche; cette vie vraiment insuffisante ressemblait tant à la
mort , que je désespérais de le sauver, quand un jour, par un soleil
i'es[)lendissant , je le vis se réveiller peu ii peu, et bientôt la guérison
fut entière. Jamais transfoiination ne fut plus complète; il était grand,
beau et brillant des plus riches couleurs. Quatre ailes d'azur à reflets
82
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
<. iiisoilo. iH'ii»i'nl en doniuinl le jour ;i leurs [uMils, Ce son! Ii^s ll>int'-
«( noptèivs lu'utivs (jui pourvoionl à la sultsislaïuc de cos èlros ncnncaux ,
«. |)i-iv('s tlos soins do leurs |)arouts. (jui vont leur cliereluM' des aliments,
i el (|ui leuiplisseul ainsi auprès deux. a\ec une sollicitude adniii-able.
t> rotliee des sœurs de la charité parmi les Honunes. x
Les iletails i)leins dinlt'ièl (|ue notre correspondante nous commu-
nique sur la \it* d'un Papillon ([u'elle a beaucoup connu pourront servii'
de hase ii Ihistoire i:cneiak' des nueurs el du caractère {\c> i\ipillons de
tous les |)ays.
Le Singe et i.e I'eruoquet,
Rédactours en chef.
^Ikssieurs les Rédacteurs.
Si j'avais dû \ou> parler de moi. je n'aurais point entrepris de vou>
écrire, car je ne crais piis qu'il soit possihle de raconter sa propre histoire
avec* convenance et iiupartialitê. Les détails qui vont suivre ne me sont
donc point personnels. Il \ous sullira de savoir que si je ne suis pas la
dernière à vous donner de mes nouvelles, c'est (pic malheureusement les
soins de ma famille ne sauraient m'ahsoil)ei".
Je suis seule au monde, messieuis. et ne coimaitrai jamais le honheur
d'être mère : je suis de la i!;rande famille ik'> Hyménoptères neutres. Mais
le cœur s'accommode mal de l'isolement; vous ne vous étonnerez donc
point que je me sois vouée à l'enseignement. Un Papillon de haut parage,
qui vivait tout près de Paris, dans les bois de Helle-Vue. et qui m'avait
sauvé la vie, .se .sentant mourir", me su|)plia de ^()uloil' hien être la
gouvernante de son enfant qu'il ne devait ()as voir, et dont la naissance
apprfKliait.
Apres queUpies hésitations hien le.:.Mtimes. san> doute, je pensai (jue
si je me devais aux Hyméno|)teres mes frères, la recoimais.sance me
laisiiit pourtant un devoir impérieux d'accepter- ce dillicile eni|)loi. .Te
pi'omis donc ii mon bienfaiteur de consacrer ma \ie ji Id-uf (pi'il me
confiait, et rpi'il a\ait d(''|)OS(' dans le calice d'une lleur. I/enfant \it le
jour le lendemain delà mort de .son père; un ia\on de soleil le lit
éclore.
■y
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
Il ne s'arrêta qu'il (Ihàtoau-Thiei'ry, non loin des bords vantés de la
Marne qui virent naître La Fontaine.
Ce qui l'arrêta, vous le dirai-je? ce fut une humble Violette qu'il
aperçut au coin d'un bois. « Comment ne pas t'aimer, lui dit-il , petite
Violette, toi si douce et si modeste ? Si tu savais connue tu as l'air honnête
et charmant, comme tes jolies feuilles vertes te vont bien, tu compren-
drais qu'il faut t'aimer. Sois bonne, consens à être ma sœur chérie,
vois -comme je deviens calme et reposé près de toi ! Que j'aime cet arbre
qui le protège de son ombre, cette paisible fraîcheur et ce parfum d'hon-
neur qui t'environnent; que tu fais bien d'être bleue et gracieuse et
cachée ! Si tu m'aimais, quelle douce vie que la nôtre !
— Sois une pauvre fleur comme moi, et je t'aimerai, lui dit la lleui-
sensée ; et (juand l'hiver viendra, quand la neige couvrira la terre, quand
le vent sidlera tristement dans les arbres dépouillés, je te cacherai sous
ces feuilles que tu aimes, et nous oublierons ensemble le temps et ses
rigueurs. Laisse là tes ailes, et promets-moi de m'aimer toujours.
— Toujours, répéta-t-il, toujours; c'est bien long/el je ne crois pas
il l'hiver. » Et il reprit son vol.
« Console-toi, dis-je ii la Violette attristée, tu n'as perdu que le
malheur. »
Au-dessous de nous passèrent les l)lés, les forêts, les villes et les
tristes plaines de la Champagne. Tout près de Metz, un parfum venu de
la terre l'attira. <( Le fertile pays ! me dit-il; le vaste horizon ! que cette
eau c[ui revient des montagnes doit arroser de beaux parterres ! » Et je
le vis se diriger d'un vol coquet vers une Rose, une Rose unique qui
fleurissait sur les rives de la IMoselle. « La magnifique Rose ! murmu-
rait-il; les vives couleurs ! la riche nature! Quel air de fête et quelle
santé ! »
« Mon Dieu ! que je vous trouve belle et pleine d'attraits ! lui dit-il;
jamais le soleil n'a biillé sur une plus belle Rose. Accueillez-moi, je
vous prie, je viens de loin, souffiez que je me pose un instant sur une
des branches de votre rosier.
— N'approche pas , répondit la Rose dédaigneuse ; sais-je d'où tu
viens? Tu es présomptueux et tu sais flatter; tu es un trompeur, n'ap-
proche pas. »
Il approcha et recula soudain. « Méchante! s'écria-t-il , tu m'as
86
LES VVKMLUES D'UN PAPILLON.
pitiuo ! " l'-t il iinmliiiil son ;iiK> IV.tisst'c. >. Je n aiiii(> plus les Uosrs.
nj<)Uli«-t-il ; ollcs soiil i-i-uolU's t-l n'ont iioinl de comm'. NOIons tMuoic» . le
lioulimir l'sl dans riiuoiislaïuv. »
/>
Foui |)ivs (le lii. il ;i]»i'r<;iil un Us; >ii (lislinclion le cliiiiniii . ni;iis
l'arislocratic (If >on niainlicn. son iinpo-anlc noMcsse l'I sa l)lancli(Mir
rintiniidèrc'iil. ■> Je n'ox' nous ainicr. lui dil-il de sa voi\ la j)lus ivs|K'c-
lut'uso. car je no suis (|u"un Papillon, cl je crains da.Lritcr Taii' que volro
présente embaume.
— Sois sans lâche. i'c|)ondii le Lis. ne clianiic jamais , el je serai
Ion frère. »
Ne cliani:er jamais! En ce monde il n"\ a j)lus iiuèrc «jue les
Papillons (jui soient sincères : il ne put rien promclti'c. Kl un coup de
vent ]"em|>orta sur les sables d'arirenl i]o> bords du Pdiin.
Je le rejoitînis bientôt.
Sui>-moi. di>ail-il dcja a une .Mar.i:ucii(c dc.> champs. >uis-nioi. et
je saurai taimer toujours parce (jue tu es simple cl naïve; [lassons U\
Khin. viens à Baden. Tu aimeras ces fêtes brillantes, ces conceils. ces
parures el ces palais enclianles. et <i'< montairnes bleues (pic tu \ois au
fond de l'horizon. Quitte ce- bords monotones, et tu seras la j)lus .::;ra-
cieuse de toutes ces fleurs (pie le riant pays de Haden attire.
— Non, n'pondail la fleur vertueuse, non. j'aime le Fiance, j'aime
ces bords qui mont vue naître, j'aime (v> IVi(jueretles, mes s(Xmu's, ([ui
in'enUjurenl, j'aime cettt* terre qui nie nourrit; c'est là .fpie je dois vivre
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
87
cl mouiir. Ne iiio deiiiamic pas de mal l'aiic. » O (jui l'ait (jiron jn'ul
aiiiKM- les ^larguerik'S. c'est (lu'cllcs aiinciit le hicii cl la constance;
(i Je ne |)uis te snivi-e. mais toi. tu pciiv rcstei'; et loin du l)i'uit de
<•(' monde dont tu me parles, je t'aimerai, (irois-moi : le l)onlieui' est
facile, conlie-toi en la douce nalinc. Quelle lleur t'aimera donc mien\
(pic moi '.' Tiens, compte mes Icuilles. n'(.'n oultiié aucune, ni celles que
je t'ai sacriliees. ni celles (pic le cliaiitin a lait tomber; compte-les
encore, et vois que je l'aime, (jue je t'aime beaucoup, et cpie c'est toi.
in.iii'at . qui ne m'aimes pas du tout ! n
(I lu'sita un instant, et Je \ is la tendre (leur es[)érer... « Pounpioi
ai-je des ailes'.' " dit-il. et il (juitta la terre.
(i J'en mourrai, lit la ^faii^Mieiite en s'inclinant.
— C'est bien ti')t pour mourir, lui dis-je; crois-moi. ta douleiu" elle-
iiMMiie passera, il est rare de bien placer son cœur. »
El je récitai avec Lamartine ce beau vers qui a dû consoler tant di'
llcurs :
N'est-il piis une lerro où tout doit ivfiiMuii'?
(( Werfjiss mein nivhl ^ aime-moi, aime-moi; touine la blanche
couronne et ton cœur veis ce petit coin de terre" où lu es adorée; je
suis une petite plante comme toi, et j'aime tout ce que tu aimes, » disait
toul bas à la Marguerite désolée une fleur bleue, sa voisine, qui avait
t lul entendu.
<( Bonne fleur, pensai-je. si les fleurs sont faites pour s'entr'aimci^
88
I.KS WKNirUKS D'I'N P\1'IM,()N.
|K'iil-cliv s-Tiis-lii rtH'omptMisco; > l'I je pus rejoindre moins liislc mon
IVivolt» olèN»'.
u J'aime le mouvement, j'ai des ailes jiDur voKm'. re|)elail-il avec
meliiiicolie. Ia^s Pa|»illons soni hien ii plaindic! Je ne \en\ pins rien
voir lie eo (jui lient ii la tei-re. Je veux oublier ces lleurs innnobiles, ces
ivncontrcs m'ont prolondemenl allrislé 1 Cette vie m'est odieuse... »
El je le vis s'élaneer \ers lelleiiNc. connue s'il eût ("le empoiic* |)ai' une
résolution soudaine! In funeste |)ressenliment traversa mon cerNcau...
(( Grand Diini ! nréei-iai-je. voudi'ait-il inourii' ! » Kl j'arrivai éperdue au
linrd de Teau <|ue je savais profonde en cet endroil.
Mais dejii t(»ut était calme, et rien ne paraissait ;i la surface (|ue les
leuilles llottantes de Nemd'ai' autour des(|uelles des Araii;nées acjua-
ticnies décrivaient des cercles bizarres.
Nous lavouerai-jo? mon san.? se glaça !
Folle que j'étais, jen fus (juille. Dieu merci, |K)urla peui'; une loulfe
de Roseaux lue l'avait caché.
• Bon Dieu, me criait-il flime \oi\ iailleii>e. (pie fais-lii la depuis si
lonirlemps, ma sai,'e gouvernante .' Picnd>-!ii le liliiii |)oiir un miroir, ou
bien songerais-tu à te noyer'.' Viens donc de ee côté; et si tu as (juelque
aiïection [K>ur moi. sois heureuse, car j'ai trouvé le b(jnheur ! J'aime
enfin, et cette fois pour loujf»urs.... non jilus une tii>fe fleur, attachée au
sol et condanmée à la terre, mais bien un trésor, ime perle, un diamant,
une fdle de l'air, une fleijr vivante et animée (pii a des ailes enlin,
LKS \\ i:.\Tl IIKS D'I \ l'M'ILLOiN.
qualre ailes iiiiiicts cl lianspaicnlcs. (Miiicliics <1 aniicaiiN pi'érieux, des
ailes |)his l)rlle> (lue les iiiici\iKS piMil-èlic, pour liaiiiliir les aiis cl
voler avec moi. >•
E( j"aj)(M'cus, |);)Si'(' sur la poiiilr d im lîoscaii. et (litiiceineiil halancée
par le ncmI, une iiiaeieuse Demoiselle aii\ \ i\es allures.
n Je II' picseiile uia lianeee. me dil-il.
— Quoi 1 m ('criai-je, les choses eu soul-elles <leja la '}
— Déjji ? re})artil la Demoiselle; nos ombres ont i^iandi, et ces
Glaïeuls se sont fermés depuis que nous nous connaissons. Il m'a dit que
j'élais l)elle, et je l'ai aimé aussitôt pour sa franchise et pour sa bonne
ii^ràce.
— Hélas! IMademoiselle, lui répondis-je, s'il faut se ressembler pour
se mai'ier, mariez-vous, et soyez heureuv. Je n'ai pas encore pris parti
contre le maiiaire. o
,Te dois couxeuir ([uils arri^èrenl à Badeii du mèuie noI, ou peu s'en
faut. Ils \ isitèreul eu>einl)le. le même jour, a\ec une l'are conformité de
caprice, les beaux jardins du palais des Jeux, le vieux cbàteau, le couvent.
I.ichlentlial, la vallée du ciel, et la vallée de l'enfer sa voisine. Je les vis
s'éprendre tous deux du fiais nuu'mure du uièuie ruisseau, et le quitiei'
tous deux avec la même inconstance.
Le mariai;e a\ail été annoncé |)aur le lendemain. Les témoins fui'cnl.
j)our la Demoiselle, un Cousin et un Capi'icoi-ne de sa famille, et pour le
Pa[)illon, un respectable Paon de imit, qui s'était fait acconq)aiiner de
sa nièce, jeune Chenille l'orl Itien élevée, el d'un Bousier (h; ses
amis.
On assure que dans le moment où le Gerf-^olanl (pii les maria
ouvrit le Code ei\il au chapitre VI. concernant les ciroils et les devoirs
respectifs des épou.r, et prononça d'une voix |)(''nélrée ces foiniidables
paroles :
{( Akt. 21:2. — Les époux se «loivent mutuellement //(/é/Z/é^ secours,
« assistance.
« Art. 2J;). — Le mari doit protection à sa femme, la femme
« ohéissancch son mari.
90
LKS AVKNTLRES D'UN PAPILLON.
ACTES CIVILS
SM12 Dxs MARIAGES
Ar.i. :21'|. — Lii rciiiinc ('>t oldiiicc d luiliilcr iixcc le iiiiiri cl de
'- le >u'\\n' paii oui ou il est oblliré de r(''sider, » la iiiaiiée (il un iiioiinc-
inent d'effroi (|ui n'échappa à aucun des assistants. Une vieille Demoi-
selle, quune lecture intelliirenlc d- la Phijsinlofjic du. iii(irltu/e de M, de
Balzac avait conlirniée dans ses id('es de celii)al. cl (jui a\ait fait de ce
livre son vade mocum, dit {prassurénienl une Demoiselle n'aurait point
ainsi rédii^é ('('> trois aiticles. La plu- jeuue i\{^< somiis de la mariée,
Lil)ellule tres-impressionnaMe. fondit eu Ijuiues en celle occasion poiu'
se conformer à lusaire.
LKS A\ KMIHKS D'UN l'\lMLL().\.
1)1
Le soir même une grande fête fut donnée sur la lisière des l)eau\
lH)is (|ui (Miloureiit le château de la Favorite, dans le sillon d'un cIimmii)
de l>l(' (ju'on avaitdisposé à cette intention.
Des lettres (Tinvitalion. impi'imées en couleur et en or piu- Sili)erniann
de Slrasboui'ii, sur des feuilles de unn-ier superflu, avaient été adressées
aux étrangei's de distinction (jue le soin de leur santé et de leur plaisir
avait anuMK's dans le duché, et aux notables insectes badois que les
époux Aouliiient l'endre tiMUoins de leur f;islueu\ bonheur.
Les i)re|)ar;itils de cette fête liienl tant de bruit, (jue les chemins
furent bientôt couNcrts par l'aflluence des invités et des curieux. Les
Escargots se mirent en route avec leurs ' équipages l\ la Daumont ;
les Lièvres montèrent les Tortues les plus rapides; Les Ecrevisses
pleines de feu piaffaient et se cabraient sous le fouet impatient de
leurs cochers. Il fallait voir surtout les Vers ii mille })attes galoper
ventre i» terre et bi-ùle!" le p;ivé. C'était ;i (jui arriveiait le prenn'er.
V -^"-^
Dès la veille, dc:^ baladins avaient dressé leurs théâtres en plein
vent dans les sillons voisins de ce sillon fortuné. Une Sauterelle verte
exécuta, avec et sans balancier, sur une corde faite avec les pétioles
llexibles de la Clématite, les voltiges les plus hardies. Les cris
d'enthousiasme du jx'uple des Limaçons et des Tortues émerveillés se
mêlaient aux fanfares du cavalier servant de cette danseuse infati-
gable. Le triomphant Ci'iquet s'était fait une ti'ompette de la corolle
d'un Liseron tricolore.
1)2
1.1
S \\ i:\ niîKs HT \ r\ ri 1.1. ON.
•I Va
Mni^ l.i.'nlol le b..l <•..!.. iM.'n.;.. I.m ..mim.ou lui iMnnl.r.M.s.' ri
fAlo brilh.nt.. Un V.t I.h.m.i .1-^ plu^ ruU.u\u^ >rU.il clmr^é cl'o.-
.^nni^T une illu.ninat.on a ^.ormMjn. >..rp.». lo..!. ,.n.^.nHl.on ; les
'lAiciolos. ros iK.tit.s ôfoilos H. la t.nv. >us,...m.I...s .n..- u„ mt .nl.n.
Hux ein,h.n.U.s lô::i..vs d.s ConvoKnlus .-n IV.n. lun-nl trouvées (1 nn
SI IlIfTN*
ilh-ux .-iï.-!. (j.ir loin !<■ i.ioïKlr mil (|iiune lée avait passe
m:s w i:\Ti HKs i)'i;\ i'\ i-illon. 93
par là. Los ti|a;es dorées des Asli;ii;al('s. counciUs de ruli>;ores et de
LiiiiipM'cs . ré|t;iii(liii('iil une Ifllc liiiiiiric . (\\w les Piipilloiis de jdiii*
eu\-iiièiiu'S lie purent d'alioi-d soiileiiir li'clal sans |)areil de ees
\ivanles llamiiies; (juanl aux Xocluelles. Iieaucouj) se ivtirèi-ent avant
UMMuc daxoir \n\ l'aiiv la r('\('r('n((' aux nouxcaiiN ('|)()U\ . cl celles
<pii. par aniour-pi'opre, sélaieni oitstinées il l'esler . seslinièrent
heureuses de pouvcjir s'ensevelir, tant (jue dura la fêle, sous le velours
de leurs ailes.
Quand la niariiH' |)arul . lasscnilik'e entière ('clala en transports
dadiniralion. tant elle était belle et l»ien parée. I^^IU' ne prit pas un
moment de i-e|i()s. et chacun lit compliment ii Theureux époux (qui,
<le son c(")lé . navail pa> nian(|n('' une contredanse) (\v^ iii'àces irré-
sistililcN de celk' ;i hunielie il unissait sa (hstinée.
l/orchestre. contluil par un liouidon, \ioloncelliste hahile et élève
de lialta. joua avec une -raiMle perfeetion les valses encore nouvelles
et déjii tant aihnii'i'es de Reher, et les eontredanses . toujoui's si
chères aux Sauterelles, du pi'é aux fleurs.
Yeis minuit, une rivale de iai^lioni. la siiinorina (^avaletta, vêtue
d'une robe de nymphe assez transpaienle. dansa une saltarelle qui,
devant cette assemblée ailée, n'obtint (piun médiocre succès. — Le
bal fut alors coujjé j)ar un i^rand concei-t vocal et instrumental, dans
lefjuel se hrent entendie (\v^ altistes de tous les pa\s que la belle
saison avait réunis ;i Baden-Baden.
Un (irillon joua, sur une seule corde, un solo de violon. (|uc
Paganini avait joiu' \>vu d'heures avant sa mort.
Une Cigale, (pii a\ait lait fnrore à ^lilan. cette terre classique
des Cigales, fut Ibrt applaudie dans une cantilène de sa composition,
intitulé le Parfum des Roses, et dont le rhythme monotone l'appelait assez
heureusement l'épithalame chez les anciens. Llle chanta avec beau-
coup de dignité, en s'accompagnant elle-même sur une lyre antique,
«pie (juehiues mauvais plaisants prirent pour une guitare.
Une jeune Grenouille genevoise chanta un grand air dont les paroles
•étaient enqjruntées aux Chants du Crépuscule de M. Victor Hugo.
Mais la fraîcheur de la nuit avait un peu altéré le timbre de sa voix.
i.i:s \\ KMi in:s d" i n l' vni.i.oN.
%,.
^
l II |{(»>^i.irnol . (jiii m- lloii\;ii( |»:i|- IrisnJ Sjx'chihMii' de celle
ii'K-e (jiiii^i rosale. ce l.i ii\ec une li nine iii/ice iiiliiiie ;iii\ iii>l;iiices
«le l'assoinhléf. b' (li\iii cli;iiileiir. du |i;miI de mjm ;iil)ie. d(''j)l(na
dans le silence de la iiiiil loules les ricliesses de xmi i^osier, et se
surpassa dans un ni )rceau foil dillicilt' (|M'il ;i\iiil enlendii clumlei-
une seule fois, disail-il. a\('c une ininiilidtle |(ei leclion . pjii une
i-'ianle altiste, madame \ iai.lol-fiarcia . dii:ne scr'ur de l;i celel)re Maria
-Maiil^ran.
Enlin Im eoneeil fut tMiniu' pai le Ik'MI c::a'Ui' de la Mitrllc : Voilii
LKs w i:\Ti ui:s d' in i- \ pi I.I.ON. (j.-)
des fleurs, voilà des fruils, (|iii fut <Iuiiif('. nvcc un onsoinltlo U)vt rare à
rOpéi'a, |)ar des Searal»ees de rose Idiiiiclic cl iU'> (lallidics.
Pendant celle dciiiicrc pailic du coiiccrl. cl a\cc un ii-jtropos (inc
l'on Nonlul hicn li'.)U\cr iniicnicuv. nn sonpcr compose'' (\{'<. sucs les
plus c\(piis. extraits des llcins du jasmin, du nixric et de roranii:er,
lut servi dans le calice des j)lus jolies petites cloclielles bleues et roses
(|u"on puisse voir. Ce délicieux s )uper avait été préparé par une Ai)eille
dont les secrets eussent lait en\ic aux marclian<ls de bonl)ons les plus
renommés.
Aune lieuiv. la danse avait repris toute sa vivacité, la lète était à son
apogée.
A une heure cl demie, (les bruits étraniics connnencèrent à circuler,
chacun se |)arlait ;» Ittreille; le mai'ié. furieux, disait-on. cherchait et
cherchail en \ain sa fciiDim dispai'ue depuis vinitl nunules.
Quelques Insectes de ses amis lui affirmèrent obli.neannnenl. poui- le
l'assurer sans doute, (pi'elle venait de danser une niazure<U avec un
Insecte fort bien mis cl be;iu danseur, son paivnl, le même c|ui le matin
a\ait assisté comme témoin à la célébration du mariai^e. « La |)erlide !
s'écria le pauvi'e mai'i désespéré; la perfide! je me veni>erai ! d
J'eus pili>' de son (h'sespoii'. « Viens, lui dis-je. calme-loi et ne t<'
ven.iïe pas, la vengeance ne répare rien. Toi (pii as semé l'inconstance,^
il est triste, mais il est juste que tu recueilles ce que tu as seîiié. Ouitlie :
cette fois, tu fcias bien. Il ne s'a.i-it pas de maudire la vie, mais de la
j)0!'ter.
— l"u as raison! sécria-t-il ; décidément, lamoui- n'esl pas le
bonheur. )> Kt je par\ins à l'entraîner loin de ce champ tout ;i l'heure si
animé, dont la nouvelle de son infortune avait fait un dc'sert.
La colère dc> Papillons n'a .i;uère plus de portée qu'une boutade. La
nuit était sereine, l'aii- était jtur, r\m fut assez pour (pie sa belle humeur
lui revint; et en quittant les jardins de la Favoi'ite, il souhaita presque
iiaiement le bonsoir à une Belle-de-Xuit qui veillait |)iès dune Belle-de-
.lour endoi'mie.
Arrivés sur la route : « Tiens, me dit-il, vois-tu cette dilii^ence (jui
letourne à Strasbourg? Profitons de la nuit et posons-nous sur rinq)é-
riale : ce voyage à travers les airs me fatigue.
— Non pas, lui répomlis-je, tu as échappé aux épines, à l'eau et
au désespoir, tu n'échaj)perais pas aux Ilonunes : il se peut qu'il \ ait
(|uel(pie lilet dans cette lourde voiture, fj'ois-moi , rentrons en France,
M,; i.Ks \\ KNTi iu:s D'i \ i'\ni,i.(t.\.
sur nos ;iil('>. I<>iil siiii|)lriiit'nl. Lt^i^iiind air le Irra du lti(Mi, (M ilaillcurs
nous ariMNi'rons |tlu> \ilr cl suis poussiôrc. >
HiiMilùl K«'hl, It' liluu (M son |)i)ul de l»alr;ui\ l'uwul dcrrirrc nous.
Arrives ii Slra>lioui'.-. ce lui avec le |)lu> i;iaud clouncuuMU (|Ut' je le
>is s'arrôUM' d('\aiU la llctlic dr la calliodralc, dont il admira rék'.nancc
l'I la liardi(>»i' en des Umuh'> (|u"un ailisic nCùl pas désavoués, u J'ainio
(oui fi' (jui est licau 1 > sCcria-l-il.
I.t'> l'sprils li\y:ors aiiucnl toujours, cosi pour eux un ôlal pcrnia-
nt'iU cl ni'ct'ssairc. ("«'sl sculcuiiMil robjcl (|ui clianijc; s'ils oublicnl,
c'rsl poui' r(MU|)laci>r. lu peu plu> loin, il salua la slaluc de <iul('n-
luMii (piand jt' lui eus dil (pic ce i»ron/.c de l)a\i(! elail un lioiuniaiic
rendu tout l'éceinnienl a I in\culeur de rinipriuiciie.
Vu |)cu plu> loin cucoic. il sincliua dcNanI liuiaiic de Kli'hci'. « Ma
bonne irou\ei'nanlc , nie dil-il. si je nt'Iais Pa|)illon. j'aurais été
arlisle. j'aurais cIcNt* de l»eau\ uioiunnenls, j'aïu'ais lail de i)eau\
livi-es ou de hcllcs sialucs. ou liirn je serais devenu un héros el je serais
inori iLrlori«'Useiuenl. ■
Je prolilai de l'occasion pour lui apprendre (pi il n'esi pas doniH'
îi Ions l«'s liero> de uiourii' en coudiallanl. cl (pie Kleher niourni
assassin!'.
I.e jour \enait. il l'allul >!!n.i^ei' ii lrou\er un asile; j'a|)ercus
l)eurcu>cnicnl une lénèlic (pii s"ou\iail dans une salle iiiiiiiense (pie
je rec((iniu- |> iiir ap])arlenir a la l>diliot!i('(pic de la ville. Klle était
j)leine (11- li\re> cl (rolijcl> précieux. Nous cnliàincs >ans ciainle,
Ciu-, à Slrasl)ourir coiiiiiic |»ailoul. ces >alles de la science sont tou-
jours vides.
Son alleiition lui alliree par un liroii/.e anli(pie de la |)liis Irlande
beauté. Il loua a\ec enlliou>iasine le> li.i:nes iiol»le> el se\('res de
cetlc inipr)sanle .MinciNc. cl je c\[\< un in>lanl (piil allait ('coulei' le.s
(•on>eil> d'airain de I iiiip -i issah'e >ai:csse. Il >' c )iitenl i de remar-
quer (pie le> llomilie> rai>aient de ln'lles clio>e>,
(> Mai-, oui. lui r(''j)on lis-je , il n'e>l prcsipie |)a> une seule de
leur Nille (jiii ne |)(jssede un* l»il»liollie(|ue pleine de cliers-d'œuvre ,
que liien peu d'entre eu\ .-«aNeiil appre( ici. et un mu>ee d'Jiistoire
naturelle qui devrait doiuier a peiixi au\ l'aj)illoii> eux-mêmes. »
Cette réflexion le calm i un |)eu. et il >e tint c(;i jus(pj'au soir.
Mais apn'-s tout un jour de repo>, a la tomlx-e de |i nuit ri(.'n ne
put l'anéier: et il cepiil -ou \ol de plu> Itelle.
LKS WKiNTlKKS |)l\ l'M'IlJ.ON. 97
« Attends-moi! lui criai-je, attends-moi! dans* ces murs habités
pai' nos onnoiiiis, tout est piéi<e, tout est ii ciaiiKlif. »
Mais l'insensé ne m'écoutait plus; il avait aperçu la vive lueur
d'un bec de i<a/ (ju'on venait (rallumer, et, séduit par cet éclat
trompeur, enivré pai' rchlouissanle lumière, je le vis tournoyer un
moment autour d'elle, puis (omber...
i Hélas! me dit-il. ma pauvre mie, soutiens-moi; cette belle
llamme m'a lue. je le sens, ma brûlure est mortelle; il faut mourir,
et mourir brûlé I... c'est bien vuli^aire.
(( jMoui'ir. répétait-il. mourir au mois de juillet, quand la vie est
partout dans la nature ! ne plus voir cette terre émaillée ! Ce qui
mï'lIraNe i\o la moii, c'est son éternité.
— l)éti'om|)e-toi, lui dis-je; on croit mourir, mais (m ne meurt
pas. La mort n'est ({u'un passage à une autre vie. » l^^t je lui exposai
les consolantes doctrines de Pythagore et de son disciple Archytas sur
la franslormation successive des êtres, et, à l'appui, je lui rappelai (pi'il
avait été déjii Chenille, (chrysalide et Papillon.
« Merci, me dit-il d'une voix presque résolue; merci, lu m'auras
été bonne jusqu'à la lin. Vienne donc la mort, puisque je suis immortel!
Pourtant, ajouta-t-il, j'aurais voulu revoir avant de mourir ces bords
fleuris de la Seine où se sont écoulés si doucement les premiers jours
de mon enfance. »
Il donna aussi un regret à la Violette et à la Marguerite; ce souvenir
lui rendit quelques forces. « Elles m'aimaient, dit-il; si la vie me revient,
jirai chercher auprès d'elles le repos et le bonheur. »
Os riants projets, si tristes en face delà mort, me rappelèrent ces
jardins que font les petits enfants des Hommes en plantant dans le
sal)le des branches et des fleurs coupées, qui le lendemain sont flétries.
Sa voix s'affaiblit subitement. <( Pourvu, dit-il si bas (jue j'eus peine
il l'entendre, pourvu que je ne ressuscite ni Taupe, ni Homme, et que je
revive avec des ailes ! »
Et il expira.
Il était dans toute la force de l'âge et n'avait vécu que deux mois et
demi, à peine la moitié de la vie ordinaire d'un Papillon.
Je le pleurai, monsieur; et pourtant quand je songeai à la triste
vieillesse que son incorrigible légèreté lui préparait, je me pris à penser
13
I I
s w fM I MKH l»'UN P^I'ILLn»<.
(IIH* loill rl.lll |H.lir U' IMHIIV «lilll* l«- IIHlIltMii .1.- m- III. - j-'
ir >iiis (le I ;i\i^ ilr Li liniM'H' : r'ol iiim- ^'tviimI*' <liff«»nii
,,,,iiifr <|ii lin \m-iII.ikI InXMir ri Ij'KIT.
4i
<^>ll,llll ,1 Ll hcllinlx-IU' (|ll il .IN. ni r|MiUM>(*. H| \nllo \vtU'/
i|n l'Ilr iIcMiil. \nii^ |M)u\r/ la voir li\(*i> rnlîn . an iiim\«mi tl i>
xMis Ir iMiiiM-m IS'|(). <lan^ l.i ( nlliNiinn «liin («nind-niH- nUi-n
iiinalriii |Mssinnn«* «l'InxMios. (|iii rliass^i iniii^'inln ;ni lilol . «l;«i
|>fn|irir|< >> xiiiii l'v 1 i|iii>'i{iii»s )ii>iii>x ili< 1^1 'm . Ii> l«MHi«>iii.iin «l«- o-^
Iniirslrv.
LKS \\ KNTl |;i;s DM \ I' \l'l M.()\. w
Vous vorroz (oui impies un bel luscclc li\(' par le même procédé
sous le nuiui-ro IcS'il. La Deiiioiselle cl I Iiiscclc a\aioiil été pris le
niènic joui', du même coup de lilet, pai' llieureuv prince (pie le ciel
semblait avoir lail naître pour (pi il servît ainsi d'instrument aveugle à
son inexoi'altle justice.
I'. .1. Staiii..
LES CONTRARIÉTÉS
DUN CROCODILE
mistM-abh
OIS voyez on nui jjcrsoniie. Mossicuis. un
animal \i\en i-onli'ai'ic' !
On !«' st'iail ;i moins.
Jn. !:»'/-( Ml.
Qn'('s(-<(' (pic je (Icmamii'?
A inîui.uer. à (li.i^éicr. ;i iloi'inir. à cliaiillcr
mon <'j)ciissi' cuirasse au soleil. Peu m'iniporlc
(|iic les autres èti'es de la création (l(''j)loienl
«le l'aclivité. et s'éveiluent jxiur jLragnei' leur
existence 1 Trar.(iuille dans mon i^îte. j'attends ma proie et
la dcvorc. Issu des illustres Tlrocodilcs (pradoi'aicnl auliclois les Egyj)-
liens. je «lois être fidèle a mon origine aristocrati(pie, dédaigner les
jouissances intellectuelles et n'entrer en relation avec mes voisins que
|Kjur les cnxpier.
Eli i)ien ! on ose me (U'i'anger. moi. gentilliomme Sauiien !
Les Hommes, sons divers prétextes. li-oiil»lent ii charpie instant ma
<|uiétude. Ils ont invent«' la .:.'iierre ; ils ont en>iiite in\enle le f)i'r)gres
pacificjue. «'t ce sont autant d imai-'inations dont je suis rinroitimi'e
victime.
Je suis bien contrarié.
Mes premières années avaient été heureuses. Par une belle matiné<;
*rété (mon histoire commence comme un roman iiK^derne) . je perçai la
c<^KpjilIe de IVeuf où j'étais renfermé, et j'ajK'rçus pr)iM la ftremière fois
I;. liitiij.Te. J'avais à ma gauche le désert hérissé de .>(4iinx et de pyra-
LES CONTRARIl'ïÉS D'UN CROCODILE. 101
inidos. il iiiii droilc. le Nil cl iiic ncniic de ll;i<ni(l;ili ;i\('c ses jillccs (!<'
syt-oinoivs cl d'oranijcis. S;ims pccudcc le lciii|)> (riidinircr ce spectacle,
je iiravaii(;;n >ei's le neuve, cl d('l»ulai dans la caiiicrc :^asli()ii()iiii(|iie en
a\ahml un l'oisson (|iii passail. Jaxais laisse <\)\' le salile environ
(juaranle «culs senddalilcs ;i cehii dOii je venais de sortir. Onl-ils riv
d('cini('S |)ar les Loiili'cs cl les Iclineiinioiis'.' Soiil-ils eclos sans eneond)re?
Je ne m Cn in(|uièle jLiuère. Poin' les Irancs ( j'ocoililes. les liens de l'aniille
ne sonl-ils pas dos chaînes donl il est hon de s'airrancliir'.'
Je vécus dix ans en nie rassasiant tant hien (pie mal il'Oiseauv
pécheurs et de (liiiens errants; parvenu ii Tài^e de l'aison, cest-à-dire à
l'ài^e où la plupart des êtres créés coiiinieiu eut ;i déraisonner, je nieHvrai
i\ des réilcxions pliilos!)phi(pies dont lei'ésultal fut le nionolo,mie-*;uivant :
(1 La nature, nie dis-je. ma <'onil)lé de ses plus rares faveurs.
<;iiarines de hi li.uure. éléi;aiiee de la taille, capacité de resloniae. elle
iifa tout |)rodiirue. la lionne mère! sonitcons ;i faire usa.^e de ses dons.
Je suis propre ii la vie horizontale; altandonnoiis-nous à la mollesse; j'ai
(juaire raiii-ées de dents acci'i'cs. maniieoiis les autres, et lâchons de n'en
pas être inaniré. Pialicpions l'art de jouir, adoptons la morale des viveurs,
ce (pii é'(juivaul il n'en adopter aucune. Fuyons le mariaii;e; ne par-
taii:eons pas avec une compa.nne une [li'oie (pie nous pouvons i>:arder tout
ontière; ne nous condamnons pas ii de lonirs sacrilices pour élever une
hande (reniants iiiLiials. n
Tel fut mon plan de conduite, et les eharines de^ Sauriennes du grand
lleuve ne me tirent jxiint renoncer il mes projets de c(''lil)at, Une seule
fois je crus ressentir une passion sérieuse poui' une jeune (Crocodile de
<-in([uaiite-deu\ ans. 0 .Mahomet! (pi'elle était belle! Sa tète aplatie
semhlait avoir été coin|)!-iiiiée entre I(n pinces d'un (Mail; sa irueule rieuse
s'ouvrait lariie et |)roronile comme rentrée de la |)vramide de Clu'ops. Ses
petits yeux verts étaient i;arnis dune [)au[)iéie aussi jaune (pie leau du Nil
«iébordé. Sa |)eau était rude, l'alioteuse, seiiu'C de mouchetures verdàties.
Toutefois je résistai ii la sé'duction de tant datli-aits. et rompis (\e> nœuds
qui menaçaient de m'atlacher |)oiir toujours.
Jeine contentai, durant |)lusieurs amu'cs, de la chair des ([uath^upèdes
ot des habitants du fleuve. Je n'(jsais suivre rexemple des vieux Cro-
codiles, (^t déclarer la i;uerre au\ Hommes; mais, un jour, le shérif de
Uahmanieh passa près de ma retraite, et je l'entraînai S(3us les eaux
avant que ses serviteurs eussent eu le tem|)S de détourner la tête. Il était
tendre, succulent. <'omme doit l'être tout dii^nitaire grassement payé
10-2 LES CONTI! \MII TKS l)'l\ C lîOCOD I I.K.
iMXir lit' lien l";iir<'. ^•iit' <li' \\i\u[> cl |iiiiN>;ml> M'if^nciir-^ <l(iiil je M)U|)(M'ins
\t)|(»nli«M> î
|)i'|Uiis ccllr f|iit(Hic. je (lt'(liiii:n;ii lr> HtMo [loiir lr> lloiiiiiics; co
iliMnicis \;ilt'iil iiiicuv lomiiii' comoliltlc . cl ce soiil (riiillciiis IK»
t'mi(Miii> iiiiliiit'U. .If ne litid.ii |);is ii ;ic(|ii('rii' piirini mes conrivrcs une
liiiiilc i«'|»iil;ilittn (I ;ui(l;i(t' fl de >\ liinilisiiic .1 Vl;ii> le nti de loiilcs l(Mir>
iV'Io. le |tr«si(l(Mil (le hni>. Iciiis ItiiiKiiicIs; les lionls du Nil ruiciil soiivcnl
liMiioins de nos rcimions .i^iisIroMniiiiiUKs. cl iclciilin'iil du Iniiil de ik»
(•|i;iM«.itn-- :
\iiii>. il liirti inaii:_'cr- le s;ii;i' inel Sii |.'I(»iit'.
Prolongeons nos festins sous lo riol d'Oiionl .
Kt bro)ons sans pitié duno forte mâchoire
l.'inridéle et le \rai eroyaiit.
L'Homme prétend réj^ner sur la race amphibie:
Il eroit les Sauriens de ses lois dépendants.
Lui (pii jierd sous les oau\ les foires ol la vie, ^
Lui qui n'a que trente-deux dénis !
Il peut être vainqueur en de i^randes batailles ;
Mais (piand il veut tourner ses armes tonire nous,
Notre dos ruirassé de soliiles écailles
Kst impéncti-able ii ses coiips.
Jamais il n'a servi notre chair sur ses tables.
El nous, nous dévonuis ce rival odieux.
Jadis, pour conjurer nos urilTes redoutable^.
. Il nous pria comme des dieux !
Au (•..llilliciicciliriil dr |;i liiiir de Uiilt\ -cl-.\ h.lirl . ijui de I ll(^.Liil•(•
1-2l;5. iiiiliviiinil dit Ir .", iJK-i'iiiidoi' :iii \ll.;niliv iil dil le '2l,jiiilh>|
J 7î>8. je soiiiiii<'il|;ii> >uf un lil de i()st';iii\. (|u;itiil jr \'[i> icvcillé |);w un
liiinull*' iiptccduluiiic. |)f> nujiiics de piMissii'rc > ('Icvjiiciil iiulour du
\ill;«i:<' d i.iiiiiidtcli . ri d«'u\ iriiindcs ai'iiK'cs s';i\;in(;iicnl riinc conli»'
laiilrt' : d un cùiv des Aiains. iU'> .Mamcjfniks ciiiia.vscs d of. (!(•> Kia\as.
d«'> boys iiioiit«*s sui" dis (!li('\au\ >ii|)('|Im's. i\r> cscadions iniioilanl au
.-^olcil ; de raulic. d<s >(>ldal-« cli anircis . en cliaiti'aiix de li'iilic noif a
|)limicLs roui,'<'S . <mi uniloriiic- Itim-. en |(an(aloti> d un hianc silc. I.c
Im'v (le rarnuM' fr'an(|ii<' clail un pi-lil Iimiuiih' paie cl iiiaii^ic. cl j cu>
pitié (le> luiniain^ en >«in.:-'catil (|ii il> m- lai>^aicnl <'tiniiiatidci' |iar un
«'Ire «lictil. dont un (àocodilc nCùl lait (jii inic lif»uc|icc.
Le jK'iil lioninie iirononea (|uel(|ues paroles, eji désimianl du doii:!
LKs (:()Mi;\i;iKii;s iy\\ ciiocodiijo.
10;
le liiiiit (les pMiiiiiidcs. i.cs soMiils IcncicmI lr> nciin. \\r \l\vn[ ri<Mi.
t't |);iniivnl riiiliou>i;isiii(S. Puis. I;i cimoiiinKlr ivirniil. les luillcs. les
ItDulcIs. les oliiis. silllci'ciil ;ni\ oreilles (U'> (lioeoilijcs. cl m itllei-
liiiireiil (|iiel(|iies-uiis. Hélas! me<sieuis, c'esl ii |)ailir de ce joui-
fatal (|ue mon repos a élé délruit ; I inleniale iiiusicjue s'est fait
entendre à plusieurs reprises, toujours aussi a.i^açante. et parfois
meurtrière pour nous.
AFais nous aurions d(Mlaii:n(' ctl incotivénienl . si l'invasion des
lo.'i i.Ks CdN ri;\iiii;ïi:s ni \ ciiocoini.i:.
C)iX'idtM«l.iii\ ou l\i;\|>lr. si hi |ii(»|);i,i;;ili(>i( de Irms idco de |)i'()i,MVS.
(Ii> ciMlisjUion. (raniclidiiilioiis. ii ;i\;ii('iil iilliiv <I;iiis iiolrc |);ilri(' des
>av;)nl>. dos iii.i:('ni(Miis. des |u'iliirlial(Miis coiiiiiic Hcl/diii . (laillaud.
Di'ONOlli. <|iii oui «'\|»Ini(' les ruines du passe, ou commiic un ('(M'Iaiiv
l'Vrdinand i\r \r>^c\)^. (|ui includc ii !"aM>nii'.
In iour. di'> iui|t(»rlun^ Ninrcnl d l'Juo|((' cainix'r ii l.ou(|S()i'.
a\isiMiMil. au uulifu de ciiKi cculs colonnes i;ii:anles(|ues. une pii'iTC
assez niaux'^ade. el a loree de ealiesliuis . de cordes el de niacliines. ils
rarnenèi-ei\l ii liord d'un liàlinienl mouille dans le Nil. (]elle |iieire. (|ui
n"elait (|u"un accessoire de la decoialion dun leni|tle e.i:\|)lien. est |)lanl('e
aujoui'd luii . dil-(»n. au unlieu de hi plus lielle place de llMUope.
enlouiee de lonlaint'S oii il n'y a pas assez deau pour baii^^ier un joune
(laïnian. Tons les orienlalisles se sont en vain ('verluc's ii décliillrer les
caractères tracés sur ce iiiouuuienl. Mali^re mes faillies connaissances
dans la science des (iliampolliou. je crois pouvoir a\ancer (ju'il y a là
une suite de maximes incon\enan!es ii liisaiic iU'!^ (ii'ocodiles. el. vu la
conduite ih>< pui>sances du jour, je serais tente de croire (pTelles eu
ont en jtartie découvert la cler. On \ lit entre daulres de\ ises :
La l>onne cliérp adoreras Obélisque point ne |)ren(iias
Et aimeras parfaitement. Do l'orce ou de consentemenl.
ft.qoïsle toujours sei-as Deux millions tu les payeras.
De fait el volontairement. Si lu les prends injusiemenl.
Nos amàleuis de j)ieii-e> |)eu pr(''cieuses eurent la funeste id(''e de>
fa lie la chasse au (Crocodile; l'un d'eux me poursuivit el me ança une
pioche dont la |)ointe acérée me creva l'œil droit. La douleur me (il
[Mordre connaissance, et (juand je rev-ns à moi. j'étais. h(''las ! i,Mrro(t(''.
(irisonnier et commensal des Hommes! Ou me transfera dans la irrandr
ville d'EI-Kahin'Ii. (jue les infidèles nomment le (laire. et je fus jjrovi-
s<r>irement lo.::(' chez un consul ('tran.irei'. Le tintauiaiie de l;i halailledes
Pyramides nétait pas comparable à celui rpii se faisait d;nis (ctle maison,
oii Ion se battait aussi, mais ii coups de lani:ue. On > \ chamaillait du
matin au s^)ir; et coium»' on pérorait lieaiicoup sans pouvoir sCntendre.
j'en conclus qu'il était question de la (juestion d Orient ! Kl pas un
Ofx-ïxlile [K>ur mettre les dissidents flaccord en |e> croquant totis !
\je matelot qui sétait empare de moi . ne me jui<eanl pas di.iiue
d"èlre offert ;ni Miisé'um ou au Jardin dacclitualalioii . me veiidil ii un
LKS CONTHARIKTKS D'I N CIUJCUIJILK. 103
>al(inil)anqiie après notre arrivée au Havre. 0 douleur! les niàelioires
ciiiiourdics |)ar le froid, je ['u^ j)la((' dans un vaste l»a(|uet. et e\j)Osé au
s(ii|»idt' cliiiliissciiiciil de la Inulc. Le Siilliiiil»an(|ii(' liiirlail ii la porlc de
sa liaia(|ut' : " Knirt'/, jnessicurs cl iiirsilanics. c'csl riiislanl . c'est le
iiKMiHMil ou cet intéressant animal \a [ircndr'e sa nounituie ! » Il pro-
nonçait CCS mois avi'c une con\i(lioii si couuuunicative, et d'un ton si
persuasif. (juinvolontairemeiU . en l'entendant , j'éeartais les inàclioires
pour engloutir les aliments promis. Hélas! le traître, eraignant de mettre
mes forées au niveau de ma rage, nie soumettait à un jeûne systématique.
Un vieil escompteur, (jiii avait avancé quelques sommes au pro-
priétaire de ma personne, me lira de cet esclavage en faisant saisir la
ménagerie dont je formais le plus bel ornenjenl; tous les autres Animaux
étaient empaillés. Deux jours ai)i'ès. il me transmit, au lieu d'argent
coniplaiil. il un ^i^eur (|u"il aidait ;i se ruiner, .le lus casc' djms un large
l»assin. |)res d'un j)()i't de mer. où mon nouveau patron possédait une
déli<-ieuse villa, .lappi'is |)ar les projxjs des domestiques, ennemis inté-
rieurs lieureusemenl inconnus chez les Sauriens, que mon maître était un
jeune Homme de (luarante-cincj ans, gastronome distingué, possesseur
de vingt-cinq mille livi'es de l'ente, ce (|ui , grâce à la bonhomie i\c>
fouinisseurs. lui permcllail d'en (lé|)enser deux cent mille.' Il avait éludé
le mariage, qui, selon lui, n'était obligatoire qu'au dénoûment dvi^ vau-
devilles, et s'appli(juait uniquement à mener joyeuse ^ie. Au physicpie,
il n'a^ait de i'emar(piable (jue son ventre, dont il élait liei' : (( Je l'ai fait
ce (juil est, disait-il, cela m'a coûté gros, mais je n'ai pas pei'du mon
ai'gent. .T'étais né pour être sec et maigre, un régime intelligent m'a
donne'', en d('|»it delà nalmc. cet honoj-able enil)onpoinl. " Le moindre
dîner de ce bi'ave honmie lui coûtait cin(|uante IVancs. u 11 n'y a (|iie les
sots, disait-il encore, (jui meurent de faim. »
Un soir dété, api'ès bou'e . mon possesseur vint me lendi'c \isile
avec une société nond)reuse; les uns me trouvèrent une heureuse
physionomie ; les autres prétendirent (pie j'étais fort laid; tous, que j'avais
un faux air de ressemblance avec leur ami. Les insolents! a\('c quel
|)Iaisir j'aurais mangé un su[)rème de dandy !
« Pourquoi vous amusez-vous à héberger ce monstre.' dit un \ieillard
sans dents, qui, certes, méritait mieux que moi l'injurieuse qualilication.
A votre place, je le ferais tuer et accommoder par mon cuisinier. On m'a
assuré que la chair du Crocodile était très-recherchée, tant par certaines
peu|)lades africaines que par les Cochinchinois.
lOti
LES CONTUAlUi:ïi:ti L)"LN CUOCOUlLi:.
■«^.
r^'
Il n'y a que les -.ots, disait-il encore, qui meurent de fair
— Ma foi! (lit mon iialron. lidc'c ol orii^inalc. V(>us axez hcaii
tfire qu'il a un (aux aii' de rcssriiihianco a\oc moi, je vous le sacrifie.
• >hef. tu nous.iMvpaicias (leniain un pâté de (li'ocodiie aux oignons
dÉiApte. "
Tous les parasites Itatlirent des niains; le elief s'ineiina; je frénns
au. fond de mon âme et de mon liassin. Apivs une iniif (errilde. une
nuit de condamné ii mort, les pi'cmi<'i«'S cjailcs du soleil me moiilrèrenl
IVKJieux cuisinier aii:ui>ant un ('nonce conlelas pour m Cii percei- le>
entrailles! Il sapproiha de moi. escorte* de deux eslatieis, el pendani
que l'un détachait ma cliaîne. I autre nia»ena \in.ut-deu\ coups de bâton
sur le crâne. J'étais penlu. si un hniil soudain ii avait attiré l'attention de
mes Unureaux. Je vis Fuon patron se d<'l>allre entre quatre inconiujs de
mauvaise mine, ariivés de P;uis. dont I im tenait une nionlie ii la main :
LKS CONTHAlilKTKS D'LN CUOCODILK.
]()■;
(•iti(| heures venaient de sonner. J'entendis crier : « En route pour Glichy ! »
Et une voilui'e roula sur le |)avé. Sans eu (Icniaiidcr davantage, et pro-
lilanl de la perlurhalion i^c'iiéi'ale. Je sautai iiors de uion l)assin. traversai
lapidenient le jardin, et de là je .irai;nai la mer...
J'ai [)U. non sans peine, l'cvenir dans mon pays nalal ; mais. (') dou-
leur! on y canalise plus (pie jamais; on y répète avec une déploral)le
insistance les mots de civilisation et de proi^rès. Les eauK et les rivaju'cs
sont encond)rés de drai^ues. dap[)areils divers, de chalands en fer,
de irrues à vapeur, de locomohiles et autres machines diabolicpies.
Mes camarades ont été expulsés du lac de Timsali, dont le vieux
nom signifie Crocodile. Si cette rage de remuer le sol et les eaux se
maintient toujours au même diapason , on pourra dire bientôt le dernier
des Crocodiles, comme on dit le dernier des 3Io]iii'ans. Je serai l'Uncas
<le ma race.
Un homme dcjnt la lète est couverte d'une foret de cheveux gris,
et dont les yeux noirs pétil ent d'énergie et de finesse, court à cheval
au milieu des sables ; c'est l'initiateur du percement de rislhme de Suez,
et il est, m'assure-t-on , sur le point de réussir.
Comme je ne suis f)as Anglais, la chose devrait m'être indifférente.
N'importe.
Je suis bien contrarié...
Emilk de La Bkdollikre.
7:c^
ORAISON FUNÈBRE
D UN VER A SOIE
l.c soleil . J'iiliiiiK' sans doiilc
(laNoir- liiillc tout un lont? jour,
s'c'lait conclu' Ion! ii conp; —
les Oiseaux NcnaienI (l'aclievcr
leur prieic du soir. — et la
terre, (iede encore, se préparai!
dans !e silenc<' au repos de la
nuil.
Le Spiiin\ il (('le de nioil
donna alors le sii:nal du d('|)arl.
el le |)eli( cortéiic se mit en
■•;'\ marche, suivant ii pas lents
%^-'^ le senlier (pii coiidiii>ail an\
-i^-, lirn\eres lo>e<.
I)e> l'aiK heurs . dont l'em-
ploi consistait ii dc'bajiasser le
chemin, précédaient le corps, (jui elait entouré, (Kun côté, par les Betes
à bon Dieu, et, de l'autre, par les >fantes religieuses, (jue suivaient les
Porte-Quoue. Venaient ensuite les Fourmis communes, les Spectres, el
enfin Ifs Chenilles prfK-essionnaires.
OUAIS ON FL.NKIUIK D'L.N V K 11 A SOIF.
09
Qiinnd on fui ii (iii('l(|ii('s p.is du iiiùi-irr où (M;uV'nl ivslés hs l'ivrcs
el les S(rurs dcsoiis du Ver ;i soie (|ui Nciiail de mourir. I;i Pyrocluv
cjH'dnijdc, jii.-canl (|u'il ny a\(iil |ilu> de danger dT'lic cnlciidu par eux.
v[ de renouveler wu de (rouiller leui' douleur. Ihyinne (\l'> morts lui. sur
son oi-dre. enlonnt' par le clKeur dc> Seai'aln'es nasicornes , cl elianlc
cusinlc allciiialivcmcul par les (iiilions cl parles liourdous.
<^//< .-- -J^^
..y
*^^i//.
' \\
^-¥m
;feî>.
i<(:
gS&.^^^K'^-if^*-
De temj)S en temps les chanfs cessaient, et l'on entendait distincte-
ment des soupirs, et même des sanglots, qui témoignaient des regrets
universels ([uinspirait la perte de l'humble Inseete (jue l'on conduisait à
sa dernière demeure.
Arrivé au champ des bruyères, on ajjerçut, non Icjin de (|uelques
tombeaux qui s'étaient refermés depuis peu. ainsi que l'indiquait la terre
\\i\ 0\\ \IS()N KINIJU;!-: It'l \ \ Kli \ SDIK.
riiiicliniii'iil n'iiiuci' (|iii les ((iiiMail. cl |);iniii (|ii('l(Hiis lusses (|iii s«Mn-
|»l;n«Mil avoir cU" citiisccs en |»i('\ i>i(tii pciil-rli'c des besoins ruliiis Ac
(|neIt|UOS-uns iiièiiie «lt-^ iissi>lanl<. ime-|irlile losse sur la(|ii('lle claicnl
|KMU'h(S (Micorc les l''o>so\('ms ou N('(i'o|>lioris.
('.(' lui Ncrs celle l'osse (|ue le coinoi se diri.^Lica. I.es clianis a\aicnl
cesse, les saniilols russi, cl m^'Uie les soupiis; car. dans loules les
i:i"andtN douleurs, il \ a uu intnienl de iirofonii aliallenienl (\u\ les rend
niuclles.
>Iai> (|nand lc> Insectes (jui |.orlaienl !<' corps Teurcnl dep:)Si' dans
la tond»", et (|uand on pul \oir (|ue lien ne le sepai'ail plus de la leri'c
a\ide cl nue. les cris el les saniilols eclalerenl denouxeau.el la douleui'
ne connut plus de lioines.
Alors sapprocha de la londie encore ouverle un Insecte enlièreiuenl
\('tu de Hoir :
Pouniuoi pleure/.-vous'.' s\'cria-l-il. Kl jus(pies ii (jnnnd ceux sur
(jui jH'se le fardeau de la vie j)leureronl-ils ceux cpie la inori a délivrés".^
-Mais pleurez, ajouta-l-il. car celui (pii est lii n'a rien ii craindre do
volrc «Uudour; vos larmes ne le re>suscileront point. Apres la mort, (pii
donc voudrait reculer ^('rs la vie? )
.Mais les sanulols se faisaient encore entendre, ear persoiuie n'elail
consolé.
<i Frères, dit ini auti'c orateur en s"a\an(ant ii son loin-, c'est ;i
leur naissance et non a leui' rnoil (pi'il l'aul pleurer les \ Ci'S ;i soie. Notre
^ri'rc est mort, rejouissez-vous, car il n a eu de la vie ([ue les (leurs et
les feuilles; en fjuidant la terre, il a (piilté toutes les douleurs, et n'a
perdu fjue les misères, .le nous dis la vérité; vous èles de j)au\i'es Vers
comme moi. jKiunjuoi vous llallerai-je'.' Ce n'est j)as nous autres, niallieu-
reu\, fjue la vue de la mort «loit IrouMer. »
^lai- ils |tlcuiaienl toujours.
El un de eeu\ «pii |)leuraii'iii . prenant la |);.role ji son tour ;
Nous savons, dit- il, ((Ue tout ce rpii coiiiiiMMice a inie lin, et
C|u'il faut donc mourir; nous savons ce (pi il faut de courai<e pour
i:a.trner sa vie feuille fiar feuille, et sa feuille l(ouc|i<''e par l)Oueli(''e; nous
savons ee (\u\\ faut de patience et dahnc'i/ation poiii- (jii une lèuille de
mûrier devienne une iol»e de soie; nous savons comliieii sont durs les
or, AI SON KlMilillK l)T\ \ Kll A SOIK.
i11
'^'>^-^X
"T."
.W f/.<^"^ ^-^^\W^y»r*
(!avau\ (II- la calianc cl ceiiv de rak'lier, el (luune fois (MiCiTiiiés dans
notre triste cellule nous pleurerions en vain les songes de noire courte
jeunesse avant ([ue notie tache soit aciievée; nous savons enfin (|u ii
tout prendre, mourir, c'est cesser de filer, la inoii n'étant (pie I autie
l)OUt de ce fil cpii conunence à la vie; nous nous disons aussi (pie de
quekpie c(jté qu'on se tourne on voit mourir, et (pie, quand on regarde
en soi-même, on voit mourir encore, et que notre frère qui est mort
n'a donc cédé qu'au destin; mais nous ainnons notre frèi'C, et rien ne
nous consolera de l'avoii' perdu. >
Et tous dirent avec lui : « Nous aimions notre frère, et rien ne
nous consolera de l'aNoii' perdu. »
110
rH'. MS
,|,„.|,,,„s-.i... i.Mi.M' «h'S assislmil^. n.i.-. :
,,,„H,.s .MMoïc !<•> l'ossoymirH ou NVri-ei»
(•,. |„, s,., s (•••II- lo^^.- q.W If rOIIVo
,(.ss(', les siin^rlols iiii>M, '1 i"^'"'* '•
en,„(|(.s(loiil<-tiis. il y i> «111 iMMiiM'i.i .!<
IIIIM'Ili'S.
Milis (|iiiiii(l l<'-> liisrrl.s (im |.<'i!
I;, loiiil.". cl (|ii.iiiil on |)iil voii- (|l
i.sM,- <•! niK-, I.S .lis cl les >i.l.f.'l<.|sr.l.
ne .(.lllllll |ilii> <l'' !'"llic>.
Alors s ;i|t|)i<Mli;i <lc l;i l"inl
\clii (le Hoif :
n l»(nir(|iu>i |>lnirc/-\nu
(|(ii |»('Sc le linMciUi de la \'u
Mais plciiiv/, ajoiila-l-il
voln^ (l(nil(Mir; vos liinu"
donc voiidnùt iTculcr
M;iis l<s saiv'
console.
. !■ > '
Icui' I
VOYAGE
MOINEAU DE PARIS
A LA RECHERCHE DU MEILLEUR GOUVERNEMENT
I \ T r. 0 D L c T I 0 :
Les IMoineauv de Paris passent depuis long-
temps pour les plus hardis et les plus eiïrontés
Oiseaux qui existent : ils sont Français,
voiiii leurs défauts et leurs cpialités en un
mot; ils sont enviés, voila l'explieation de
bien des calonmies. Ils vivent, en effet, sans
avoir à craindre les coups de fusil, ils sont
^ indé[)endants , ne manquent de rien , et sont
'-'Sans doute les plus heureux entre tous les
volatiles. Peut -être ne faut- il pas trop de bonheur à un Oiseau. Cette
réflexion, qui surprendrait chez tout autre, est naturelle à un Fri(piet
nourri de haute philosophie et de petites graines ; car je suis un habitant
de la rue de Rivoli, voletant dans la gouttière d'un illustre écrivain,
allant de son toit sur les fenêtres des Tuileries, et comparant les soucis
(pii encombrent le palais aux roses immortelles qui fleurissent dans la
simple demeure du défenseur des prolétaires, ces Moineaux himiains,
ces Passereaux qui font les générations et desquels il ne reste rien.
H/, vo^Ac;!:: i>"i n moim: \r m-: 1'\kis.
En îrohanJ les niicltcs du pain c\ l'uli'iulaiU les j)ar()los dun i;rand
lloiniiio. je suis dcvoiui livs-illustiv parmi Us niions (pii nrélurenl en
dos l'iivonstanros i;ravos. ol me conliôivnl la mission dOliserver la nicil-
louiv forme do .uouvornomont ii donner aux Oiseaux de l\u'is. Les Moi-
neaux «le Paris l'urtMil nalurellemenl en'arouclit's pai- la revolulion de
liS.'^O; mais les Homnies ont été si fort oeeui)és de eelle i^rando mysli-
liealion, (juils n'ont fait aucune allenlion ii nous. D'ailleurs, les émeutes
qui atrilèrent le peuple aile de l\uis eui-eni lieu lois du eholcTa. Voici
eommonl et jxtunjuoi.
Les .Moineaux de Paiis. pliMnemenl satisfaits par la desseite de cette
vaste capitale . d«'\inrent jKMiseurs et très-exigeants sous le rapport moral,
spirituel et ithilosophique. Avant de venir liabiter le loil de la rue de
Rivoli, je metais écliappé d'une cai,T où l'on m'avait mis à la cliaîne,
et où je tirais un seau d'eau pour hoire (piand j'avais soif. Jamais ni
Silvio Pellico ni Maroncelli n'ont eu plus de douleurs au Spielberii; (jue
j'en endurai {rendant deux ans de captivité chez le i,Tand Animal (|ui se
pietend le roi de la terre. J'avais raconté mes souffrances à ceux du
faulMiuri: Saint- Antoine, au milieu desquels je parvins à m'échapper et
(jui furent admiraltles pour moi. Ce fut alors (juc j'observai les mœurs
du j)Ouple-Oiseau. Je devinai que la vie n'était pas toute dans le boire
et dans le manger. J'eus des opinions qui augmentèrent la célébrité que
je devais à mes souiïrances. On me vit souvent, posé sur la tète d'une
.statue au Palais-Royal, les plumes ébouriiïf'es. la tète rentrée dans les
épaules, ne montrant que le bec, rond comme une boule, l'œil à demi
fermé, réfléchissant à nos droits, à nos devoirs et à notre avenir : Oii
vont les Moineaux? d'où viennent-ils? pourquoi ne peuvent-ils pas pleu-
rer? pourquoi ne s'organisent-ils pas en société coujme les Canards sau-
vages, comme les Corbines, et pourquoi ne s'entendent-ils pas comme
elles qui possèdent une langue sublime? Telles ('taient les fjiiostions (jiio
je méditais.
Quand les Pierrots se battaient, ils cessaient leurs disputes devant
moi, .sachant que je m'fK-cupais d'eux, fjue je pensais ii leurs affaires, et
ils se disaient : " Voilà le (Jrand-Kriquet ! - Le bruit des tambours, k*s
parades de la royauté me firent quitter le Palai>-lioyal : je vins vivre
dans l'atmosphère intelligente d'un grand écrivain.
Sur ces entrefaites, il se passait des choses (jui m'échappaient, rpioique
je les eu.s.se prévues ; mais après avoir obs^-rvé la chute imminente d'une
avalanche, un Oiseau philosophe se fKjse très-bien sur le })ord de la
VOVACK D'LN MOINKAl DK PARIS. li;
neige qui va rouler. La disparition propressive des jardins convertis en
maisons rendait les Moineaux du centre de Paris très-malheureux: et les
[)laçait dans une situation pénible, surtout évidemment inférieure à celle
des Moineauv du l'aubourg Saint-Germain, de la rue de Rivoli, du
Palais-Royal et des Champs-Elysées.
Les Moineaux des quartiers sans jardins n'avaient ni graines, ni
insectes, ni vermisseaux, enfin ils ne mangeaient pas de viande : ils en
étaient réduits à chercher leur vie dans les ordures , et y trouvaient sou-
vent des substances nuisibles. Il y avait deux sortes de Moineaux : les
Moineaux qui avaient toutes les douceurs de la vie et les ÎMoineaux qui
manquaient de tout, enfin des Moineaux privilégiés et des Moineaux
souffrants.
Cette constitution vicieuse de la cité des Moineaux ne pouvait [)as
durer longtemps chez une nation de deux cent mille Moineaux effrontés,
spirituels, tapageurs . dont une moitié pullulait heureuse avec de superbes
llMuelles, tandis que l'autre maigrissait dans les rues, la plume défaite,
les pieds dans la boue, sans cesse sur le qui-vive. Les Friquets souf-
frants, tous nerveux, munis de gros becs endurcis, aux ailes rudes
comme leurs voix mâles, formaient une population généreuse et pleine
de courage. Ils allèrent chercher pour les commander un Friquet qui
vivait au faubourg Saint-Antoine chez un brasseur, un Friquet qui avait
assisté à la prise de la Bastille. On s'organisa. Chacun sentit la néces-
sité d'obéir momentanément, et beaucoup de Parisiens furent alors éton-
nés de voir des milliers de ■Moineaux rangés sur les toits de la rue de
Rivoli, l'aile droite appuyée à l'Hôtel de Ville, l'aile gauche à la Made-
leine et le centre aux Tuileries.
Les Moineaux privilégiés, excessivement effrayés de cette démon-
stration , se virent perdus : ils allaient être chassés de toutes leurs posi-
tions et refoulés sur les campagnes où la vie est très-malheureuse. Dans
ces conjonctures , ils envoyèrent une élégante Pierrette pour porter aux
insurgés des paroles de conciliation : — Ne valait-il pas mieux s'enten-
dre que de se battre? Les insurgés m'aperçurent. Ah! ce fut un des plus
beaux moments de ma vie que celui où je fus élu par tous mes conci-
toyens pour dresser une charte qui concilierait les intérêts des Moineaux
les plus intelligents du monde, divisés pour un moment par une question
de vivres, le fond éternel des discussions politiques.
Les Moineaux en possession des lieux enchantés de cette capitale y
avaient-ils des droits absolus de propriété? Pourquoi, comment cette
116
vo^Aiii: hi N MOI m:ai dk p\kis.
iiu'iralitô sVlait-olIe établie? pouvail-eilo diiivr? Dans \o cas où 1 Vitalité
la plus parfaite ivirirail les .MointMiiv de i\»ris. (juelles formes prendrait'
re nouveau i^ouYerneincnt? IVlIt's rurcnt l(*s (pu'>li()iis posées par les
eoninùssaires des deu\ partis.
■ .Mais, nie dirent les Fritjucls. laii'. la (erre el ses pi'oduils sont
à tous les Moineaux.
Je parti» en qualité de procureur général des .Moineaux de Paris.
— ErreurI dirent \r> jirivilc.irK'S. Nous habitons une \ill«'. nous
sommes en société, subissons-en les bordicurs et les niallicins. Vous
vivez encore infiniment nneux rpu- >i vous étiez ii rdal sanva.i^e, dans
les champs. »
Il y eut alors un i:az()uillement général qui menaCait d'étourdir les
léi:isialeurs de la Chambre, lesquels, s^jusce rapport, crai.irnent la con-
currence et liennent à s'étourdir eux-mêmes. II sortit (juelque chose de
ce tumulte : tout tumulte, clifz les Oiseaux coiniiie chez les Hommes.
VOYAGi: D'UN MOINEAU DK PARIS. 117
annoiuv un l'ait. Un (uiiiulle csl un aa'oiiclu'iiuMit (inliliciiic. On einil la
proposition, approurée à runaniiiiité, d'envoyer un moineau l'ianc.
impartial, observateur et instruit , à la recherche du Droit Animal, et
cliarw de comparer les divers gouvernements. On me nonuua. .Malgré
nos habitudes sédentaires, je partis en qualité de procureur géniMal îles
Moineaux de Paris : que ne t'ait-on pas pour sa patrie !
De retour depuis peu, j'aj)prends l'étonnante Révolution des Ani-
mau\ . leui' sublime résolution prise dans leur nuit célèbre au Jardin des
Plantes, et je mets la relation de mon voyage sur l'autel de la patrie-,
comme un renseignement di()lomatique dû à la bonne foi d'un mo:leste
philosophe ailé.
I
Du Goiivcrncniont formiquc.
J"arri\ai. non sans j)eine, après avoir traversé la mer. dans une ile
appelée assez orgueilleusement la Vieille-Formicali<m par ses habitants,
i'onwne s'il y avait des poilions de globe j)lus jeunes que les autres ^
Une vieille Corbine instruite, que je rencontrai, m'avait indiqué le régime
des Fourmis comme le gouvernement modèle; vous conqjrenez com-
bien j'étais cuiMeu\ d'étudier ce système et d'en découvrir les ressorts.
Chemin faisant . je vis beaucouj) de Fourmis, voyageant pour leur
plaisir : elles étaient toutes noires, très-propres et connue vernies, mais
sans aucune individualité. Toutes se ressendjlaient. Qui voit une seule
Fourmi, les coimait toutes. Elles voyagent dans une espèce de lluide
formi(pie ([ui les préserve de la boue, de la poussière, si bien que sur
les montai^nes. dans les eau\, dans les villes, rencontrez -vous une
^ La fausseté de cetts opinion m'a été démontrée p.ir une aimable Corailine de ia
mer Polynésique emmenée en captivité ^lar des Poissons, et qui regrettait amèrement les
magnifiques constructions cyclopéennes auxquelles elle coopérait, et sur le corail dos-
quelles devait reposer un nouveau continent. Elle m'expliqua même que le gouvernement
formique les subventionnait, afin d'avoir le droit d'occuper les nouvelles terres aussitôt
qu'elles apparaissent à la surface des eaux. Les Friquets de Paris prendront sans doute
en considération cette note, due aux confidences de ce membre excessivement distingué
de la République Polypéenne, qui fait des ruches sous-marines assez solides pour briser
des vaisseaux. Néanmoins la jolie Corailine resta sans réponse quand je lui demandai sur
(juoi reposaient les immenses bâtiments de sa nation.
IIS
\0\ \(,K l)"l N MOINK M \)V. \' \\\ 1 S.
Koiiiiiii, ollo si'iiiltio sortir d'une boîte, avec son hahil noir bien bioss(',
bienni'l. ses patles xcinies cl ses mandibules |)i'o|)ivs. Celte alVectaliou
de in'opivlc ne |)rou\c j)a> en leur laveur. Que Iciu' arriverail-il donc
sans ce soin peipeluel ? Je (|U(Slionnai la première Fourmi (jue je vis :
elle me re.irarda sans me rc'pondrc^. je la crus sounic; mais un Perro-
(juet me dit (|u"cllc iic iiaVliiil (|uau\ bclcs (|ui lui avaicnl cl*' |)i'é-
senlees.
Dès (|uc je mis le |»icd dans I ilc. je lus assailli d Animaux ('Iranires,
au sei'vice de IKlat cl cliai'-:cs de \ous iuili(M' aux douceuis de la liberU*
i^^î^
en vous empAoliant de porter certains objets, (piaud m ■iin' vous les
auriez en afTection. Ils m'entourèrent, et me firent ou\iii' le bec pfjur
voir s il nv a\ait pas des poisons que. sans douie. il est di'lendii d in-
VOYAGE D'UN MOINEAU DK P A l{ 1 S.
11<.)
Iroduiic. Je levai mes ailes rtme apivs laud'e pour montrer que je
n'avais rien dessous. Après celte céiémonie, je fus libre d'aller et de
venir dans le siège de l'Empire Formiquedont les libertés m'avaient été
si fort vantées par la Corbine.
Le premier spectacle (|ui me frappa vivement fut celui de l'activité
merveilleuse de ce peuple. Partout des K( urim's allaient et venaient,
^
I ' ;
chargeant et déchargeant des provisions. On bâtissait A('<s magasins, on
débitait le bois, on travaillait toutes les matières végétales. Des ouvriers
creusaient des souterrains, amenaient des sucres, construisaient des gale-
ries, et le mouvement est si attachant pour ce peuple, qu'on ne remar-
qua point ma présence. De difTérents points de la côte, il partait des
embarcations chargées de Fourmis qui s'en allaient sur de nouveaux
continents. II arrivait des estafettes qui disaient ({ue, sur tel point, telle
^oo \ o\\(\\: DTN M()1m:.\i di: pauis.
donrce abondnit. ot aiissitôl on o\j)é(liait des détachements de Fourmis
pour s'en tMnpaivr. et ils son einpai'aient avec tant d'iiabileté, de promp-
(itiulc. (pie les Hommes eux-mêmes se voyaient dévalisés sans savoir
fonunenl ni dans (piel temps. J'avoue cpie je fus ébloui. Au nnlieu de
lactivité irénérale. j'apeirus des Fourmis ailées au milieu de ce |)euple
noir sans ailes.
(i Qii^'ll*-^ t^s'l ^'^'••^' iMUUiiii (pli se t;()lHM'ii(^ et s'amuse |)en(lanl (pie
\()U> liavaillez? dis-je a une F(»uriiii (pii l'cslail en sciilinelle.
— Oli! me répondit-elle, c'est une noble Fourmi. Vous en compte-
rez cin(| (Ciits ainsi. les Patriciennes de l'Kmpii'e Formique.
— Qu'est-ce (juimc Pali'icieimc? dis-je.
— Oh! me répondit-elle, c'est noti'e tjloire, à nous autres! Une
Fourmi Patricienne, comme vous le voyez, a quatre ailes, elle s'amuse,
JMuit de la vie et fait des enfants. A elle les amours, à nous le travail.
Cette division est une des grandes sagesses de notre admii-able constitu-
tion ; on ne peut pas s'amuser et travailler tout ensemble, (alliez nous,
les Neutres font l'ouvrage, et les Palricieimes s'anuisent!
— Mais est-ce une récompense (hi travail? Pouvez-vous devenir
Patricienne".'
— Ah! bien, oui! Non. lit la Fourmi Neutre. Les Patriciennes
naissent Patriciennes. Sans cela, où serait le miracle? il n'y aurait plus
rien d'extraordinaire. ]Mais elles ont aussi leurs obligations, elles veillent
à la sécui'ité de nos travaux cl pré|taiçnt nos con(pu'tes. »
La F(»urmi Patricienne se dirigea de notre c()té : toutes les Fourmis
se dérangèrent et lui témoignèrent des respects infinis. J'appris (pi'au-
ciine des Fourmis ordinaires, dites Neutres, n'oserail dispulcr le pas à
une Patricienne, ni se permettre de se |)lacer devant elle. Les Neutres
ne possèdent al)Solument rien, travaillent sans cesse, sont bien ou mal
nourries, selon les chances; mais les cinq cents Patriciennes ont des
palais dans les fourmilii'res. elles y pon(Jenl des enfants qui sont l'orgueil
de l'Empire Fonni(iue, et possèdent des parcs de Pucerons |)our leur
nourriture. J'assistai uK'mc ii une (liasse aux Pucerons, dans le domaine
d'une Patricienne, spectacle qui me lit le j)lus grand [)laisir ;i voir. On
ne saurait iinaginer jusqu'où ce peuple a poussé l'amour poui' les petits,
ni la perfection qu'il a su donner aux soins avec lesquels il les élève :
comment les Neutres les brossent, les lèchent, les lavent, les veillent et
les arrangent ! avec quelles admirables pensées de prévoyance elles les
nourrissent cl devinent b*s accidents aux(piels ils sont exposés dans un
VOYAGE D'UN MOINEAU 1)K l'AlUS. 121
âge si tendre. On étudie les teuipéiatures, on les rentre ([uand il pleut,
on les expose au soleil (juand il fait beau, on les acroutunie à faire jouer
leurs mandibules, on les accompagne, on les exerce; mais une fois
grands, aussi tout est dit : plus d'amour, plus de sollicitude. Dans cet
empire, -l'état le meilleur pour les individus est d'être enfant.
Malgré la beauté des petits , la choquante inégalité de ces mœurs me
frappa vivement; je trouvai que les querelles des Moineaux de Paris
étaient des vétilles, comparées aux malheurs de ces pauvres Neutres.
Vous comprenez que ceci, pour un Friquet philosophe, n'était que la
question même. Il y avait lieu d'examiner par quels ressorts les cinq cents
Fourmis privilégiées maintenaient cet état de choses. Au moment oii
j'allais aborder la Patricienne, elle monta sur uue des fortifications de la
cité , oii se trouvaient quelques autres de son espL'ce et où elle leur dit des
mots en langue formique : aussitôt les Patriciennes se répandirent dans
la fourmilière. Je vis partir des détachements commandés par des Patri-
ciennes. Des Neutres s'embarquèrent sur des pailles, sur des feuilles, sur
des bâtons. J'appris qu'il s'agissait d'aller porter secours à quelques
Neutres attaquées à deux mille pieds de là. Pendant cette expédition,
j'entendis la conversation suivante entre deux vieilles Patriciennes.
« Votre Seigneurie n'est-elle pas effrayée de la grande quantité de
peuple qui va mourir de faim, nous ne saurions le nourrir...
— Votre Grâce ne sait donc pas (jue de l'autre côté de l'eau il y a
une fourniilière bien garnie, et que nous allons l'attaquer, en chasser
les habitants, et y mettre notre trop-plein? «
Cette injuste agression était autorisée par le principe fondamental du
gouvernement Formique dont la Charte a pour premier article : Ote-toi
de là, que je inij mette. J^e second article porte en substance que ce qui
convient à l'Empire Formique appartient à l'Empire Formique, et que
quiconque s'oppose à ce que les sujets Formiques s'en emparent devient
l'ennemi du gouvernement Formique. Je n'osai pas dii'e que les voleurs
n'avaient pas d'autres principes, je reconnus l'impossibihté d'éclairer
cette nation. Ce dogme sauvage est devenu l'instinct même des Fourmis.
Leur expédition fut consommée sous mes yeux. Au retour de la guerre
faite pour sauver les trois Neutres compromises, on envoya des ambas-
sadeurs examiner le terrain, les abords de la fourmilière à prendre, et
l'esprit des habitants.
« Bonjour, mes amis, dit la Patricienne à des Fourmis qui pas-
saient, comment vous portez-vous?
16
122 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PAUIS.
— Pardi)n, jo suis occupée.
— Altendez donc! que diahlo. on se parle. Vous avez beaucoup de
i^rain, et nous n'en avons point , mais vous manquez de bois, et nous en
avons beaucoup : clianueons?
— Laissez-nous tran(|uillcs. nous i;ardons nos grains.
— Mais il ne vous est pas permis de garder ce qui abonde chez vous,
quand nous en nKin(|U(»iis chc/ nous : cela est contre les lois du bon sens.
Échangeons. >
Sur le refus de la lounnilièro. la Patricienne. (|iii se regarda comme
insultée. e\j)edia une feuille des plus solides chargée de Fourmis en For-
micalion. Les Patriciennes dirent que l'iionneur formique et la liberté
commerciale étaient compromis |)ar une fourmilière récalcitrante. Sur
ce, ieau fut couverte aussitôt dembarcalions , et la moitié des Neutres
embarquées. Après trois jours de manœuvres, les pauvres Fourmis étran-
gères furent obligées de se disperser dans l'intérieur des terres, aban-
donnant leur fourmilière aux enfants de la Vieille- Formicalion. Une
Patricienne me montra dix-sept fourmilières ainsi conquises et où elles
envoyaient leurs filles, qui y devenaient à leur tour Patriciennes.
(( Vous faites des choses souvenùnement infâmes, dis-je à la Patri-
cienne qui était venue oiïrir des bois pour des grains.
— Oh ! ce n'est pas moi , dit-elle. Moi , je suis la plus honnête créa-
ture du monde; mais le gouvernement Formique est forcé d'agir dans
lintérèt de ses classes ouvrières. Ce que nous venons de faire ^était sou-
verainement utile à leurs intérêts. On se doit à son pays; mais je re-
tourne dans mes terres, pratiquer les vertus que Dieu impose à notre
race. »
En effet, elle paraissait au premier abord la meilleure FVjurmi du
monde.
' Vous êtes de fiers sycophantes ! m'éciiai-je.
— Oui, me dit une autre l'alricienne en liant; mais convenez que
cela est beau, dit-elle en me montrant une foule de Patriciennes qui se
promenaient au soleil dans l'éclat de h iii' puissance.
— Coniment parvenez-vous à maintenir cet étal contre nature? lui
demandai-je. Je voyage pour mon instruction , et voudiais savoir en quoi
consiste le bonheur des Animaux.
— Il consiste à se croire heureux, me répondit la Patricienne. Or,
chaque ouvrière de l'Empire Formique a la certitude de sa supériorité
sur les autres l^ourmis du monde. Interrogez-les, toutes vous rliroiit
VOYAGE D'UN MOINEAU DE l'AIUS. 123
que nos fourmilières sont les mieux bâties, que dans quelque endroit de
la terre qu'une de ces ouvrières se trouve, si quelqu'un l'insulte, l'insulte
est épousée par l'Empire Formiquc.
— Il me semble que cet orgueil satisfait ne donne pas de grain...
— Ceci ressemble à une raison; mais vous parlez en Moineau. Je
vous avoue que nous n'avons pas du grain pour tout le monde ; mais ici
tout le monde est convaincu que nous sommes occupées à en chercher;
et tant que nous pourrons de temps en temps conquérir une fourmilière,
tout ira bien.
— ÎMais ne craignez-vous pas que les autres fourmilières, averties,
ne se coalisent contre vous, afin d'empêcher que vous ne les dévoriez
ainsi?
— Oh! non. L'un des principes de la politique formique est d'at-
tendre que les fourmilières se chamaillent entre elles pour aller prendre
possession d'un territoire.
— Et quand elles ne se chamaillent pas?
— Ah! voilà! Les Patriciennes ne sont occupées qu'à fournir aux
fourmilières étrangères les occasions de se chamailler.
— Ainsi la prospérité de l'Empire Formique se fonde sur les divi-
sions intestines des autres fourmilières.
— Oui, seigneur Moineau. Voilà pourquoi nos ouvrières sont si
fières d'appartenir à l'Empire Fonnique, et travaillent avec tant de
cœur en chantant : Ruie, Fonnicalia ! »
Ceci, me dis-je en partant, est contraire à la Loi Animale : Dieu
me garde de proclamer de tels principes. Ces Fourmis n'ont ni foi ni
loi. Que deviendraient les Moineaux de Paris, qui sont déjà si spirituels,
au cas où quelque grand Moineau les organiserait ainsi? Que suis-je?
Je ne suis pas seulement un Friquet parisien, je me suis élevé, par la
pensée, à toute l'Animalité. Non, l'Animalité n'est pas faite pour être
gouvernée ainsi. Ce système n'est que tromperie au profit de quelques-
uns.
Je partis vraiment affligé de la perfection de cette oligarchie et de la
hardiesse de son égoïsme. Chemin faisant, je rencontrai sur la route un
prince d'Euglosse-Bourdon qui allait presque aussi vite que moi. Je lui
demandai la raison de son empressement ; l'infortuné m'apprit qu'il vou-
lait assister au couronnement d'une reine. Charmé de pouvoir observer
une si belle cérémonie, j'accompagnai ce jeune prince, plein d'illusions.
Il avait l'espoir d'être le mari de la reine , étant de cette célèbre famille
Ull
\ t) \ A ( i I-; D ■ l N M O 1 iN !•: A L DE l' A lU S.
d'Kiiiîlosso-lîourdon en possession de fournir des nuuis aux reines, et
(jui leur en lient toujours un tout prêt, eoinnie on tenait à Napoléon un
|)()ulet tout rôli poui' ses soupers. Ce |)rinee. ([ui n'avait que ses belles
couleurs pour toute lorliiiK'. (juittail un |jauvre endroit, sans fleurs ni
miel, et conijjtait \\\ir (\nu< le luxe, ialiondancc et les honneurs.
II
IJ<; la Moiiarclii*' des Abeilles
Instruit déjà par ce que j'avais \n dans l'Empire Forn)ique, je réso-
lus d'examiner les mœurs du i)euple avant d'crouter les i,'rands et les
princes. En anivant , je lK'iirl;ii iinc Alx-iilc qui poilait un potage.
VOYAGE D'UN MOINEAU DK l'A Kl S. 125
«.Ah! je suis perdue, dil-elle. Ou me tuera, ou loul au uioiiis je
serai mise en prison.
— Et pourquoi? lui dis-je.
— Ne voyez-vous pas (|ue vous m'avez fait ré[)andie le bouillon de
la reine! PauMV reine î lleuieusenienl (pie la (îiande Kcliansoime. la
dueliesse des Roses, aura peut-être envoyé dans plusieurs directions :
ma faute sera réparée . car je mouirais de eliai^rin d'axoir fait attendre
la reine.
— Entends-tu, prince Bourdon? » dis-je au jeune voyageur.
L'Abeille se lamentait toujours d'avoir perdu l'occasion de voir la
reine.
« Eh! mon Dieu, ([u'est-ce donc que votre reine pour que vous
soyez dans une telle adoration? m'écriai-je. Je suis d'un pays, ma
chère, oii l'on se soucie peu des lois. ({(}<■ reines et auties inventions
humaines.
— Humaines! s'écria l'Abeille. Il n'y a rien chez nous, elVronti'
Pierrot, qui ne soit d'institution divine. Notre reine tient son pouvoir
de Dieu. Nous ne pourrions pas plus exister en corps social sans elle,
que tu ne pourrais voler sans plumes. Elle est notre joie et notre lu-
mière, la cause et la fin de tous nos efforts. Elle nonnne une directrice
des ponts et chaussées qui nous donne nos plans et n(js alignements
pour nos somptueux édifices. Elle distribue à chacun sa tâche selon ses
capacités, elle est la justice même et s'occupe sans cesse de son peuple:
elle le pond , et nous nous empressons de le nourrir , car nous sommes
créées et mises au monde pour l'adorer, la servir et la défendre. Aussi
faisons-nous pour les petites reines des palais j)arli( uliers et les dotons-
nous d'une bouillie particulière pour leur nourriture. A notre reine seule
revient l'honneur de chanter et de parier, elle seule fait entendre sa
belle voix.
— Quelle est votre reine? dit alors le \)v\mv dEuglosse -Bourdon.
— C'est, dit l'Abeille, Tithymalia XYIl. dite la Grande Ruchonne,
car elle a pondu cent peuples de trente mille individus. Elle est sortie
victorieuse de cinq condjats qui lui ont été livi'és par d'autres reines
jalouses. Elle est douée de la plus surprenante perspicacité. Elle sait
quand il doit pleuvoir, elle prévoit les plus rudes hivers, elle est riche
en miel, et l'on soupçonne qu'elle en a des trésors placés dans les pays
étrane:ers.
li>6 VO^AGi: D'UN MOINEAU 1) !•: PAHIS.
- .Ma i-lu'iv. (lit K» |)riiu'e d'EuiïIossc-I'xJUi'don . croyez-vou? que
(jiu'l(jiu' jtniiu' rriiio soi! siii' le |)()iiil {\'v[\v iiiarico?,..
— NoMloiuloz-vous pas. prince, dit lOiivrièiv. le bi'uit el les céré-
monies du départ dun peu|)Ie? Chez nous, il n y a pas de pi'incc sans
reine. Si \ous voulez faire la cour à luuedes lilles de Tilhynialia, dépè-
cliez-vous , vous èles assez Itien de voire peisoune, et vous aurez une
iielle lune de miel. >
Je fus e:i:erveillé du spectacle qui s'ollVil ii mes l'ei^ards et qui,
ceites. doit a.iLrir assez sur les imai;inations vul.naires j)Our leur l'aire ai-
mer les momeries et les superstitions qui sont lespiit et la loi de ce
irouvcrnement. Huit lindialiers à corselet jaune et noir sortiient en chan-
tant de la vieille cite, (jue l'Ouvrière me dit se nonuner Sidraclia du nom
de la première Abeille qui prêcha l'Ordi'e Social. Ces huit timbaliers
furent suivis de cinquante musiciens si lieaux, que vous eussiez dit des
sapliirs vivants. Ils exécutaient l'air de :
Vive Tilhynialia! vive r/te reine bonne enfant!
Qui mange et boit comme cent.
Et qui pond tout autant.
Les paroles ont été faites |)ar tout le monde, mais l'air est du à l'un
des meilleurs Faux-Hourdons du pays. Après, venaient les i^ardes du
corps armés daiiruillons teri'ibles; ils étaient deux cents, allaient six par
six. sur six ranirs de [)rofondeur , et chaque bataillon de six rangs avait
en tète un capitaine qui pr^rtait sur son corselet la décoration du Sidrach,
emblème du mérite civil et mili.taire, une petite étoile en cire rouge.
Derrière les porte -aiguillons allaient les essuyeuses de la reine, com-
mandées par la Grande Essuyeuse; puis la Grande Échansonne avec huit
petites échansonnes. deux par quartier; la Grande Maîtresse de la loge
royale suivie de douze balayeuses; la Grande Gardienne de la cire et la
Maîtresse du miel; enfin la jeune reine, belle de toute sa virginité. Ses
ailes, qui reluisaient d'un éclat ravissant, ne lui avaient pas encore
servi. Sa mère, Tithym.ilia XVIf, l'accompagnait; elle étincelait d'une
fKjussière de diamants. Le corps de musique suivait, el chantait une
cantate com[K>sée exprès pour le départ. Après le c(n-ps de musique,
venaient douze gros vieux Bourdons qui me [iarurenl être une espèce de
clergé. Enfin dix ou douze mille Abeillessortirent se tenant par les pattes.
Tithymalia resta sur le bord de la ruche, et dil ii sa fille ces mémorables
paroles :
VOYÂGK D'UN MOINEAU 1)K PARIS.
127
« C'est toujours avec un nouveau plaisir que je vous vois prendre
votre volée, car c'est une assurance que mon peuple sera tranquille,
et que..."
Après, venaient les Gardes-du-Corps armés d'aiguillons terribles.
Elle s'arrêta dans son improvisation, comme si elle allait dire quelque
chose de contraire à la politique, et reprit ainsi :
I2S V0\AG1-: b'l\ MOINEAU DE PAl-US.
.!(' suis certaine que. formées par nos mœurs, instruites de nos
<'()ulutiies. NOUS servirez Dieu, que vous répandrez la gloire de son non»
sur la loi'i'c; (jue v^us u'ouMierez jamais d'où vous êtes sorties, que vous
conserverez nos saintes doctiiues de i^ouvernement . notre manière de
bâtir, et dCconomiser le miel pour vos augustes reines. Songez que sans
la roxaule il uv a (|u "anai'cliie; (\\w Tobéissance est la vertu des bonnes
Abeilles, el (|ue le palladium de l'Ktat est dans votre lîdélité. Sachez que
mourir pour nos reines, (^'est faii'e vivre la patrie. Je vous donne pour
souveiaiiK» ma lilh^ Tlialabatli ! ce qui vcMit dire tarse agile. Aimez-la
bien. ■
Sur cette allocution pleine (\i'> a.iircuiculs qui distinguent l'éloquence
royale . il y eut un liui'iali!
Un Papillon, ii (jui cette »"érémonie pleine de su|)erstitions faisait
pitié, me dit cpie la vieille Titliymalia donnait à ses lidèles sujets une
double ration du meill<MU' miel, et que la police et le miel Hn étaient
j)our beaucoup dansées solennités, mais qu'au fond elle était haïe.
Dès que le jeune peu|)le |)arlit avec sa reine, mon com])agnon de
voyage alla bourdonnei- autour de l'essaifn en criant : <( Je suis un
prince de la maison d'Euglosse-Bourdon. Il y a des polissons de savants
(pii refusent a notre famille de savoir faire du miel, mais pour te plaire,
n merveille de la race de Titliymalia! je suis capable de faire des écono-
mies, surtout si vous avez une belle dot.
— Savez-vous. prince, lui dit alors la Grande Maîtresse de la loge
rovale. cpie. chez nous, le mari de la reine n'est rien du tout? il n'a ni
honneurs, ni rang; il est considéré connue un moyen inalheureu\ dont
il est impossible de se passer, mais nous ne soufTrons pas qu'il s'immisce
dans le gouvernement.
— Tu l'immisceiasî Viens, mon ange, lui dit gracieu>ement Tha-
labath . ne les écoute j)as. Je suis la reine, moi! Je puis beaucoup pour
toi : tu seras daboi<l le conuiiandaiit de mes porte-aiguillons; mais si
en général tu mobéis, je t'obéirai en j)aiticulier. Et nous irons nous
rouler dans les fleurs, dans les roses, nous danserons à nn'di sur les
nectaires endiauMK'S. nous patinerons sui* la glace des lis. nous chante-
rons des romances diins les cactus . et nous outilierons ainsi les soucis du
pr>uvoir... -
Je fus surpris d'une chose qui ne reganle pas le gouvernement,
mais que je ne puis m'empècher déconsigner ici : c'est que l'amour est
abs^»lument le même partout. Je livre cette observation à tous les Ani-
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PAIUS. 129
maux, en demandant qu'il soit nommé une commission pour examiner
ce qui se passe chez les Hommes.
« Ma chère, dis-je à l'Ouvrière, ayez la bonté de dire à la vieille
reine Tithymalia qu'un étranger de distinction, un Pierrot de Paris,
désirerait lui être présenté. »
Tithymalia devait bien connaître les secrets de son propre gouver-
nement, et comme j'avais remarqué le plaisir qu'elle prenait à bavarder,
je ne pouvais m'adresser à personne qui me donnât de meilleurs rensei-
gnements : le silence avec elle devait être aussi instructif que la parole.
Plusieurs Abeilles vinrent m'examiner pour savoir si je ne portais pas
sur moi quelque odeur dangereuse. La reine était tellement idolâtrée de
ses sujettes, qu'on tremblait à l'idée de sa mort. Quelques instants
après, la vieille reine Tithymalia vint se poser sur une fleur de pêcher
où j'occupais une branche inférieure, et oii. |)nr habitude, elle prit
quelque chose.
(I Grande reine, lui dis-je, vous voyez un philosophe de l'ordre
des Moineaux, voyageant pour comparer les gouvernements divers des
animaux afin de trouver le meilleur. Je suis Français et troubadour , car
le moineau français pense en chantant. Votre Majesté doit bien connaître
les inconvénients de son système.
— Sage Moineau, je m'ennuierais beaucoup si je n'avais pas à
pondre deux fois par an; mais j'ai souvent désiré n'être qu'une Ouvrière,
mangeant la soupe aux choux des roses, allant et venant de fleur en
fleur. Si vous voulez me faire plaisir, ne m'appelez ni majesté ni reine,
dites-moi tout simplement princesse.
— Princesse, repris-je, il me semble que la mécanique à laquelle
vous donnez le nom de peuple des Abeilles exclut toute liberté, vos
Ouvrières font toujours absolument la même chose, et vous vivez, je le
vois, d'après les coutumes égyptiennes.
— Ola est vrai, mais l'Ordre est une des plus belles choses.
OiiDRE PUBLIC, voilà uotrc devise, et nous la pratiquons; tandis que si
les Hommes s'avisent de nous imiter, ils se contentent de graver ces
iiiots en relief sur les boutons de leurs gardes nationaux , et les prennent
alors pour prétexte des plus grands désordres. La monarchie, c'est
l'ordre, et l'ordre est absolu.
— L'ordre à votre profit, princesse. Il me semble que les Abeilles
17
130. \0\.\l'.K D"LN MOI m: Al \)K l'A Kl S.
vous font iino jolie liste civile tle bouillie [jeilivlionuée. et ne s'occupent
ijue lie NOUS.
— l'.li ! (|ue \oul(V.-vous? IKlal . eesl moi. Sans moi. tout [)éiirai(.
Partout où chacun tliscute rorilie. il fait l'orilie à sou imai;e, et connue
il y a autant dOinlres que (ro|)ini()ns. il s'ensuit un constant désordre,
ici. Ion \it licurtnix iiarce (|U(> Ididri» est le même. H xaul mieux (|ue
ces intelliwntt^s Hèles aient uiu' reiiuv (|ue iVcu avoir cinq cents comme
chez les Fourmis par exemple. Le monde des Aheilles a tant de fois
éprouvé le danger des discussions, (piil ne lente plus re\|)érience. Un
jour, il \ eut une révolte. Les Ouvrières cessèrent de recueillir la pro-
polis, le miel, la cire. A la \oi\ de (pielques novatrices, on enfonça les
nia.iïasins. cliacune d'elles devint libre et voulut faire ii sa ionise. Je
sortis, suivie de quelques fidèles de ma garde, de mes accoucheuses et
de ma cour . et vins dans cette ruche. Eh bien , la ruche en révolution
n'eut plus de bâtiments, plus de réserves. Chacune des citoyennes man-
gea son miel, et la nation n'exista plus. Quelques fugitifs vinrent chez
nous transis de froid, et reconnurent leurs erreurs.
— Il est malheureux, lui dis-je . que le bien ne puisse s'obtenir que
par une division cruelle en castes; mon bon sens de ^loineau se révolte
i\ cette idée de l'inégalité des conditions.
— Adieu, médit la reine, que Dieu vous éclaiie! De Dieu procède
linstinct, olteissons à Dieu. Si l'égalité pouvait être proclamée, ne
serait-ce pas chez les Abeilles, qui sont toutes de même forme et de
même grandeur, dont les estomacs ont la môme capacité, dont les
affections sont réglées par les lois mathématiques les |)lus rigoureuses?
Mais, vous le voyez, ces proportions, ces occupations ne peuvent être
maintenues que par le gouvernement d'une reine.
— Et j)our q\ii faites-vous votre miel? pour l'IIounne? lui dis-je.
Oh ! la liberté! Ne travaillei- fjue pour soi, s'agiter dans son instinct! ne
se dévouer (pie pour tf^us. car tous, c'est encorr noiis-uM'-mes !
— Il est vrai qne je ne suis pas libre, dit la reine, et (jue je suis
plus enchaînée que ne l'est mon peuple. Sortez de mes Etats, philo-
sophe parisien, vous pourriez sérluire quelques têtes faibles.
— Quelques têtes fortes! » dis-jc
Mais elle s'en\ola. Je me grattai la tête rpiand la ninc fut partie, et
j'en fis tomber une Puce d'une espèce jjarticiilicre.
VOYAGK D'UN MOINEAU DK PARIS. 131
« 0 philosophe de Paris, je suis une pauvre Puce venue de bien
loin sur lo dos d'un Loup, me dit-elle; je viens de t'entendre, et je
l'admire. Si tu veu\ l'instruire, prends par l'AlIemai^ne, traverse la
Pologne, et, vers l'Ukraine, tu te convaincras par toi-même de la gran-
deur et de l'indépendance des Loups dont les principes sont ceu\ que tu
viens de proclamer à la face de cette vieille radoteuse de reine. Le Loup,
seigneur Moineau, est l'animal le plus mal jugé qui existe. Les natura-
listes ignoi'cnt ses belles mœurs républicaines , car il mange les natura-
listes assez osés pour venir au milieu d'une Section; mais ils ne pourront
pas dévorer un Oiseau. ïu peux sans rien craindre te poser sur la tète
du plus lier des Loups, d'un Gracchus, d'un Marins, d'un Régulus
lupien, et tu contempleras les plus belles vertus animales pratiquées dans
les steppes oii se sont établies les républiques des Loups et des Chevaux.
Les Chevaux sauvages , autrement dits les Tarpans , c'est Athènes; mais
les Loups, c'est Sparte.
— Merci, Puceron! Que vas -tu faire?
— Sauter sur ce Chien de chasse assis au soleil, et d'oii je suis
sortie. »
Je volai vers l'Allemagne et vers la Pologne dont j'avais tant entendu
parler dans la mansarde de mon philosophe, rue de Rivoli.
I i f
De la République luiMeiine.
0 Moineaux de Paris, Oiseaux du monde, Animaux du globe, et
vous, sublimes carcasses antédiluviennes, l'admiration vous saisirait
tous, si, comme moi, vous aviez été visiter la noble république lupienne,
la seule oii l'on dompte la Faim ! Voilà qui élève l'âme d'un Animal !
Quand j'arrivai dans les magnifiques steppes qui s'étendent de l'Ukraine
à la Tartarie, il faisait déjà froid, et je compris que le bonheur donné
par la liberté pouvait seul faire habiter un tel pays. J'aperçus un Loup en
sentinelle.
132
VO\AGE D'LN MOINEAL DK PARIS.
" Loup, lui (lis-Jc, j'ai froid et vais mourir : ce serait une perte
fx-^ur votre gloire, rar je suis amené par mon admiration pour votre
gouvernement , que je viens étudier pour en propager les principes parmi
les Bêtes.
— Mets-toi sur moi, me dit le Loup.
— Mais tu me mangeras, citoyen.'
— A quoi cela m'avancerait-il? répondit le Loup. Que je te mange
ou ne te mange pas, je n'en aurai pas moins faim. Un Moineau pour un
Loup, ce n'est pas même une seule graine de lin pr>ur toi. »
J'eus peur, mais je me risjUrii. en vrai philosophe. Ce bon Loup me
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 133
laissa prendre position sur sa queue , et me regarda d'un œil affamé sans
me toucher.
« Que faites-vous là? lui dis-je pour renouer la conversation.
— Eh ! nie dit-il , nous attendons des propriétaires qui sont en visite
dans un château voisin, et nous allons, quand ils en sortiront, proba-
blement manger des Chevaux esclaves, de vils cochers, des valets et
deux propriétaires russes.
— Ce sera drôle, » lui dis-je.
Ne croyez pas. Animaux, que j'aie voulu bassement flatter ce sau-
vage républicain qui pouvait ne pas aimer la contradiction : je disais là
ma pensée. J'avais entendu tant maudire à Paris, dans les greniers et
partout, l'abominable variété d'Hommes appelés les propriétaires , que,
sans les connaître le moins du monde, je les haïssais beaucoup.
<( Vous ne leur mangerez pas le cœur, repris-je en badinant.
— Pourquoi? me dit le citoyen Loup.
— J'ai ouï dire qu'ils n'en avaient point.
— Quel malheur! s'écria le Loup; c'est une perte pour nous, mais
ce ne sera pas la seule.
— Comment! fis-je.
— Hélas ! me dit le citoyen Loup , beaucoup des nôtres périront à
l'attaque; mais la patrie avant tout! H n'y a que six Hommes, quatre
Chevaux et quelques effets potables; ce ne sera pas assez pour notre
section des Droits du Loup, qui se compose d'un millier de Loups.
Songe, Moineau, que nous n'avons rien pris depuis deux mois.
— Rien? lui dis-je; pas même un prince russe?
— Pas même un Tarpan ! Ces gueux de Tarpans nous sentent de
deux lieues.
— Eh bien , comment ferez-vous ? lui dis-je.
- — Les lois de la république ordonnent aux jeunes Loups et aux
Loups valides de combattre et de ne pas manger. Je suis jeune , je lais-
serai passer les femmes, les petits et les anciens...
— Cela est bien beau, lui dis-je.
— Beau! s'écria-t-il ; non, c'est tout simple. Nous ne reconnaissons
pas d'autre inégalité que celle de l'Age et du sexe. Nous sommes tous
égaux.
\Zli
\ 0\ \('. r. DM \ MOI \K \r 1)K l'MilS.
l'oiiiquoi?
l';iif(^ ijuo n()\i> S(mmir> tmis c-alciiiciil loris.
Coi)iMiil;uit NOUS (Mis 011 sonliiicllt'. moiisci.miciir.
— (:'r>\ innii loiir .lo uardc. dil \r ]o\\no Loup, (lui nos.' IVx lia poinl
d'cU'c nions('ii;niMiii>c.
Avez-vous une Cliarlf? lui <li>-.j<'.
QuestK-e que c"est rpic ra'.' <lil U- ji'im.- I,')U|
VOYAGE D'LiM MOlxNEAU DE PARIS. 135
— .Mais vous êtes do la section dos Droits du Loup, vous avez donc
des droits?
— Le droit de faire ce que nous voulons. Nous nous rassemblons
des (pTil y a i)éril poui- tous les Loups; mais le chef que nous nous don-
nons l'edevient sinq)le Loup a|)iès I adiiiic. Il ne lui passerait jamais par
la tète qu'il vaut mieu\ que le Lou[) (pii a fait ses dernières dents le
matin. Tous les Loups sont frères!
— Dans ([uelles circonstances vous rassendjlez-YOus?
— Quand il y a disette et pour chasser dans l'intérêt connnun. On
chasse par sections. Dans les jours de grande famine , on partage, et les
parts se font strictement. Mais sais-tu, moutard de jMoineau, que dans
les circonstances les plus horribles, quand, par dix pieds de neige sur
les steppes, par la clôture de toutes les maisons, quand il n'y a rien à
croquer pendant des trois mois, on se serre le ventre, on se tient diaud
les uns contre les autr'es! Oui, depuis que la république des Loups est
constituée, jamais il n'est arrivé qu'un coup de dent ait été donné par
un Loup sur un autre. Ce serait un cnme de lèse-majesté : un Loup est
un souverain. Aussi le proverbe, les Loups ne se mangenl point , est- il
universel et fait-il rougir les Hommes.
— Hé! lui chs-je pour l'égayer, les Hommes disent que les souve-
rains sont des Loups. Mais alors il ne saurait y avoir de punitions?.
* — Si un Loup a commis une faute dans l'exercice de ses fonctions,
s il n'a pas arrêté le gibier, s'il a manqué à flairer, à prévenir, il est
battu; mais il n'en est pas moins considéré parmi les siens. Tout le
monde |)eut faillir. Expier sa faute, n'est-ce pas obéir aux lois de la
républi(pie? Hors le cas de chasse pour raison de faim publique, chacun
est libre comme l'air, et d'autant plus fort qu'il [jeut compter sur tous
au besoin.
— Voilà i\m est beau! m'écriai-je. Vivre seul et dans tous! vous
avez résolu le plus grand problème. J'ai bien peur, pensai-je, que les
Moineaux de Paiis n'aient pas assez de simplicité pour adopter un pareil
système.
— Hourrah ! •> cria mon ami le Lovq).
Je volai à tlix pieds au-dessus de lui. Tout à C(jup mille à douze
cents Loups, d'un poil superbe et d'une incroyable agilité, arrivèrent
aussi rapidement que s'ils eussent été des Oiseaux. Je vis de loin venir
lae VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
(lou\ Ivitbikls alU'Ios do iK'u\ (llioNaux cliiuun ; mais inali^iv la rai)idité
do Unir courso. on dopil des c'oiij)S do sabro dislribuôs aii\ l^oiips j)ar les
inaîlres ol par los valets, les Loups se liront éoraser sous les roues aveo
une sublime abnégalion do leur poil qui me parut le comble du stoïcisme
républicain. Ils liront trobuolier les Chevaux, et dès que ces Chevaux
purent otro mordus, ils luronl morts! Si la meute perdit une centaine de
Loujis. il ) oui uno bollo curoo. Mon Loup, comme sentinelle, eut le
droit do UKiniior le cuir des tabliers. De vaillants Loups, n'ayant rien,
mani^eaiont los habits et les boutons. 11 no losla (pio six crAnes qui se
trouveront trop duis. et <]uo los Lou|)S no pouvaioni ni casser ni mordre.
On rosjHHta los cadavres dos Loups morts dans l'action : ce fut l'objol
d'une spéculation excessivomont habile. Dos Loups alTamés se couchèrent
sous les cadavres. Des Oiseaux do proie vinrent se poser dessus, il yen
eut do |)i'is et de dévorés.
Émerveillé de cette liberté absolue qui existe sans aucun dani!:er, je
mo mis ii rechercher les causes do cette admirable égalité. L'é.qalité des
droits vient évidemment de l'éifalilé des moyens. Les Loups sont tous
oiçaux, parce (juils sont tous éiraloment forts, comme me l'avait fait
pressontii- mon interlocuteur. Lo modo à suivre, pour arriver à l'épialité
absolue Ao tous los citoyens, est de leur donner à tous, par l'éducation,
comme font los Loups, les mêmes facultés. Dans les violents exercices
aux(juels sadonnent ces républicains, tout être chétif succombe : il faut
que le Louveteau sache souffrir et combattre, ils ont donc tous le même
oouraiîe. On ne s'ennoblit point dans une position supérieure à celle
dautrui. on s'y dégrade dans la mollesse et le rien-faire. Les Loups
nont rien et ont tout. Mais cet admirable résultat vient des mœurs.
Quelle entreprise, (jue do réformer les mœurs d'un pays gâté par les
jouissances! Je devinai pounjuoi et comment il y avait ii Paris dos
Moineaux qui mangeaient des vers, des graines, qui habitaient des
oasis, et comment il y avait de pauvres Moineaux forces do j)icorer
par les rues. Par quels inriu-ns convaincre los Moineaux liouroiix de
so faire los égaux i\('> Moiiioanx inailiciiiciix'.' Oiiol noiiNcau (anatisino
in\ontor .'
Les Loups s'obéissoiit tout au»i diifomciil a cux-iiirmos (|uo los
Abeilles obéissaient a leur reine, ol les l'ourmis à leurs lois. La lilx'ilo
rend esclave du devoir, los Fourmis sont esclaves de leurs mo'urs, et
les Abeilles de leur reine. Ma foi! s'il faut être esclave de fpjelquo chose,
VOYAGE D'UN MOLN'KAU DE PARIS.
137
il vaut niieuv n'obéir qu'à la raison publique, et je suis |pour les Loups.
Évidemment, Lyciirgue avait étudié leurs mœurs, comme son nom
l'indique. L'union fait la force, là est la i^rande charte des Loups, qui
peuvent, seuls entre les Animaux, attaquer et dévorer les Hommes, les
Lions, et qui régnent par leur admirable égalité. Maintenant, je
comprends la Louve mère de Rome!
Après avoir profondément médité sur ces questions, je me promis,
en revenant, de- les dégosiller à mon grand écrivain. Je me promettais
aussi de lui adresser quelques questions sur toutes ces choses. Avouons-
138 VOVM'. K n"l N MOIM: \l l)K PAHIS.
!c à ma honte ou ii ma i^loiiv 1 ii mosmv (luojc iiu- l'approchais de Paris,
Inihiiiralion (pic mavail ins|)iivo collo raco sauvai^v do héros Uij)ions se
dissipait on pivsonco dos mœurs sooialos. on |)onsan( aux morveillcs de
lospiMl- oultivo. on me souvonant dos i^randours où conduit celte ten-
dance idéahsle (pii (hVlinime le Moineau français. La fière répubHque
des Loups ne me salisfaisail i)his enlièroment. N'est-ce pas, après tout,
une triste conchtion. que de vivie uni(juemont de rapines? Si l'égalité
entre Loups est une des i)lus sublimes conquêtes de l'esprit animal, la
.uuerro du Loup ii l'Homme . à l'Oiseau do proie, au Cheval et ;i l'Esclave,
n'en rosle pas moins en principe une abominable violation du droit des
Rèto>.
(' Les rudes vertus dune j(''j)ul)li(|ue ainsi laite, me disais-je. ne
subsistent donc que par la guerre? Sera-ce le meilleur gouvernemoni
f>ossible, celui qui ne vivra qu'à la condition de lutter, de souflVii'.
dimmoler sans cesse et les aulies et soi-même? Entre mourir de faim
en ne faisant aucune œuvre durable, ou mourir do faim en coopérant.
<-omme le Moineau de Paris, à une histoire perpétuelle ^ à la trame con-
tinue dune étoiïe brodée de fleurs, de monuments et de rébus, quel
Animal ne choisirait le tout au n'en, le plein au vide, Vœurreim néant'/
Nous sommes tous ici-bas pour faire quelque chose! » Je me rap|)elai les
Poly|)es de la merdes Indes, qui. fVagment de matière mobile, réunion
de quehjues monades sans cœur, sans idée, unicpiement douées de
mouvement , s'occupent à faire des îles sans savoir ce qu'ils font. Je
tombai don<- dans d'horribles doutes sur la nature des gouvernements.
Je \is que beaucoup apprendre, c'est amasser des doutes. Enfin, je
trouvai ces Loups socialistes décidément trop cainassiers pour le temps
oii nous vivons. Peut-être pourrait -on leur enseigner à manger du
pain. mai> il faudrait alois (pic les Iloiiimes consentissent ii loui' en
donner.
Je «leNi>ai> ainsi a tire-dailo. ariangeanl l'avenir à \ol d'Oiseau,
comme s'il ne dépendait pas des Hommes d'abattre les forêts et d'inven-
ter les fusils, car je faillis être atteint par une de ces machines inexpli-
cables! J'arrivai fatigué. Hélas ! la mansarde est vide : mon philosophe
est en pri>on |)Our avoir entretenu le> liches des misères du peuple.
Pauvres riches, rpiels torts vous font \o> df-fcnsciiis ! J'jillai \(>\v mon
.uni .1:.... ^;, prison, il me reconnut.
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
13'.)
« D'où viens-lu, clior polit compagnon? s'écria-t-il. Si lu as vu
beaucoup de pays, tu as du voii- beaucoup de souffrances qui ne cesseront
que par la proniulgation du c(jde de la Fralernile. »
George Sand.
V I E
OI'IMONS l'H IlOSOl'HIQUliS
D UN PINGOUIN
l'"aut-il chercluT le boiilicur? licm.indai-je
au Lièvre. — Cherchez -le, me répondit -il,
mais en tremblant.
— L'Oiseau anonyme. —
Si je n'étais pas né en plein midi, sous
les rayons d'un soleil brûlant dont les
ardeurs me liient éelore, et qui, par
(■onsé(juent, fut l)ien autant mon père
(|ue le Ijrave I^in.^ouin qui avait ahan-
doMn(' dans le sal)le l'œuf (dv.s-dur-) (|iie
jeus il pereer en venant au monde...
et si d'ailleurs j'étais d'Iiwiiieur à faire,
en si grave matière, une mauvaise plai-
santerie, je dirais (jtic je suis né sous
une mauvaise étoile.
Mais étant né, comme je viens de le dire, en plein soleil, c'est-à-
dire en l'absence de toute étoile, bonne ou mauvaise, je me contenterai
d'avancer que je suis né dans un mauvais jour, et je le prouverai.
VIE ET OPINIONS PII ILOSOl'IllOl ES D'I^N PINCOUIN. 1/|1
Quand je fus venu à bout de sortir de la coquille où j'étais emprisonné
depuis longtemps, et fort à l'étroit, je vous assure, je restai pendant
plus d'une heure comme abasoui-di de ce qui venait de m'arriver.
Je dois l'avouer, la naissance a quelque chose de si imprévu et de
si nouveau , qu'eùt-on cent fois plus de présence d'es[)rit qu'on n'a
l'habitude d'en avoir dans ces sortes de circonstances, on garderait
encore de ce moment un souvenir extrêmement confus.
« Ma foi, me dis-je aussitôt que j'eus, non pas repris, mais pris
mes sens, qui m'eût dit, il n'y a pas un quart d'heure, quand j'étais
accroupi dans cette abominable coquille où tout mouvement m'était
interdit, qui m'eut dit qu'après avoir été trop gros pour mon œuf, j'en
viendrais à avoir trop de place quelque part? »
Je me confesse pour être franc. Je dirai donc que je fus étonné
[)lutôt que ravi du spectacle qui s'offrit à ma vue , quand j'ouvris les
yeux pour la première fois; et que je crus un instant, en voyant la
voûte céleste s'arrondir tout autour de moi , que je n'avais fait que pas-
ser d'un œuf infiniment petit dans un œuf infiniment grand. J'avouerai
aussi que je fus loin d'être enchanté de me voir au monde, bien qu'en
cet instant ma première idée fût que tout ce que je voyais devait m'ap-
partenir, et que la terre n'avait sans doute jamais eu d'autre emploi
que celui de me porter , moi et mon œuf. Pardonnez cet orgueil à un
pauvre Pingouin, qui depuis n'a eu que trop à en rabattre.
Lorsque j'eus deviné à quoi pouvaient me servir les yeux que j'avais,
c'est-à-dire quand j'eus regardé avec soin ce qui m'entourait, je décou-
vris que j'étais dans ce que je sus plus tard être le creux d'un rocher,
pas bien loin de ce que je sus plus tard être la mer, et, du reste, aussi
seul que possible.
Ainsi, des rochers et la mer, des pierres et de l'eau, un horizon
sans bornes, l'immensité enfin, et moi au milieu comme un atome, voilà
ce que je vis d'abord.
Ce qui me frappa davantage, ce fut que cela était en vérité bien
grand, et je me demandai aussitôt : « Pourquoi l'univers est-il si
II
Cette question , la première que je m'adressai , combien de fois me
la suis-je adressée depuis, et combien de fois me l'adresserai -je encore?
\ki VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
E\ . (Ml cllol. il (|iii>i stMl donc (jiic le luoiulc soil si i;i'an(l '.'
Est-ce (|u' un polit nioiulc, tout petit, dans l('i|uel il ny aurait i\c
place (lue pour des amis, (pie pour ceu\ (pii saimenl . ne vaudrait pas
cent fois niieu\ ipie j'c iti-and monde, (pie ce ijrand i::ounVe dans leipiel
tout se perd, dans leipiel tout se confond, où il y a de l'espace, non-
seulement j)our des créatures qui se détestent, mais encore pour dos
peuples entiers (pii se volent, qui se frapponi . (pii se tuent, qui se
mauiiont ; pour des espèces ennemies, et l'une sur l'autre acharnées;
pour des aj)petits contraires; j)nur dos j)assions incompatibles enfin,
et. (jui pis est. pour des Animau\ (jui doivent, après avoir respiré le
même air. vu la même lune, et le même soleil, el les mêmes astres,
mourir sottement, après s'être, par-dessus le marché, iii:norés toute
leur vie ?
Je vous le demande à vous tous. Pingouins qui me lisez, Pingouins
mes bons amis, est-ce qu'une petite terre par exemple, une terre sur
laquelle il n'y aurait qu'une petite montagne, pas bien haute, qu'un
petit bois planté d'arbres très en vie, chargés de feuilles, et poussant à
merveille , et se couvrant à plaisir de ces belles fleurs et de ces beaux
fruits qui font la gloire et la joie des branches qui les portent, et dans
ce petit bois une ou deux douzaines de nids charmants, bien habités par
de bons et joyeux Oiseaux élégamment vêtus, riches en santé, en cou-
leurs, en beauté, en grâces, en tout enfin, et non pas de pauvres
diables de Pingouins comme vous et moi ; est-ce que dans chacun de
ces nids un cœur ou plusieurs cœurs ne faisant qu'un, et tout au fond
quelques rrufs chaudement et tendrement couvés, je vous le demande,
est-ce qu'une petite terre ainsi faite ne ferait pas votre affaire, et l'aflaire
de tout le monde?
Qui donc réclamerait, je vous prie, contre cette douce petite terre,
contre ce petit bois, contre ces beaux arbres, contre ces rares oiseaux
s'aimant tous, se chérissant tous, tous amis, (pii donc'
Certes, ce ne serait pas moi, qui écris ces lignes, et si ce devait
être vous qui les lisez, je vous dirais, rpir^i (pi'il j)ùt m'en coûter : - Allez
au diable; vou> m'avrz trompé . vous n'êtes [)as même un l'iniiouin,
fermez ce livre et brouillons-nous. »
Mais pardon, ami lecteur, pardon; I liabilmlc d êlrc seul m'a
rendu niaus.sade, grossier même, et je m'oublie, et j'oublie (piOn n'a
pas le droit de s'oublier quand on est face a far-e aver- nous, puissant
lecteur !
VIE ET ()PI^'1()^S l'HlLOSOPHlOrES D'UN PINGOUIN. U3
m
Je dois dire que, comme je ne savais pas alors i<rand"cliose, pas
même compter jusqu'à deux , je ne m'élonnais pas d'être seul . tant je
croyais peu qu'il fût possible de ne l'être pas !
Je ne me permis donc aucune lamentation sur les malheurs de la
solitude qui était mon partage.
L'occasion était bonne pourtant ; un peu plus tard, je ne l'aurais pas
laissée échapper.
Cela send)le si bon de se plaindre, que j'ai cru quelquefois que
cétait là tout le bonheur.
Je n'existais pas depuis une heure, que j'avais déjà connu le froid
et le chaud, la vie tout entière ; le soleil avait disparu tout d'un coup,
et. de brûlant qu'il était, mon rocher était devenu aussi froi(4 que s'il se
fût changé subitement en une montagne de glace.
N'ayant rien de mieux à faire , j'entrepris alors de remuer.
Je sentais à mes épaules et sous mon corps quelque chose que je
supposais n'êlre pas là pour rien. J'agitai comme je le pus ces espèces de
petits bras, ces espèces de petites ailes, ces quasi-jambes que venait de
me donner la nature (laquelle vit depuis trop longtemps, selon moi, sur
sa bonne réputation de tendre mère, aimant également tous ses enfants),
et je fis si bien qu'après de longs efforts je réussis enfin... à rouler du
haut de mon rocher.
C'est ainsi que je fis mon preniicj- pas dans la vie. lequel fut une
chute, conime on voit.
On dit qu'il n'y a que le premier pas qui coûte : que ne dit-on vrai!
J'arrivai à terre plus mort que vif, et tout meurtri.
Comme un vrai enfant que j'étais, je frappai de mon pauvre bec le
sol insensible contre lequel je m'étais blessé, et me blessai davantage, ce
(fui me donna à penser.
a Évidemment, me dis-je. il faut se délier de son premier mouve-
ment, et avant d'agir réfléchir. »
Je commençai alors à me poser de la façon la plus sérieuse la ques-
tion de ma destinée comme Pingouin, non pas que j'eusse la moindre
prélention à la philosophie; mais quand on se trouve obligé de vivre, et
lU VIH ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
qu'on n'en a pas riiabitude, il iaut l)iou se dire (jnekiiie chose pour
trouver les moyens d'en venir a bout.
Quest-ee que le bien?
Qu'est-ce que le mal ?
Qu'est-ce (jue la vie? ^;
Qu'est-ce qu'un Pin.iiouin ?
Je m'endormis avant d'avoir résolu
une seule de ces graves questions.
Qu'il est bon de dormir !
IV
La faim me réveilla.
Oubliant mes résolutions, je ne me demandai pas : Qu'est-ce que la
faim ? et je fis mon premier repas de quelques coquillages qui me sem-
blaient bâiller sur la plage à mon intention, avant de m'être livré à
aucune dissertation préliminaire sur les dangers possibles de cet ancien
usage.
J'en fus puni : car, dans ma candeur, ayant mangé trop vite, je
faillis m'étrangler.
Je ne vous dirai pas comment il se fit que je pus apprendre succes-
sivement à boire, à manger, à marcher, à remuer, à aller à droite ou
à gauche , à mesurer de l'œil les distances , à savoir qu'on ne tient pas
tout ce qu'on voit, à descendre, à monter, à nager, à pêcher, à dormir
debout, à me contenter de peu et quelquefois de rien, etc., etc. Il suffira
([ue je vous dise que chacune de ces études fut pour moi l'objet de peines
sans nombre , de mésaventures fabuleuses , d'épreuves inouïes !
Et c'est ainsi qu'il m'arriva de passer les plus beaux jours de ma
vie, faisant tout a la sueur de mon front, et petit à petit devenant gros
et gras , et d'une belle force pour mon âge.
Que penses-tu des Pingouins, Dieu sujjréme? Que feras-tu d'eux au
jour du jugement ? A quoi as-tu songé quand tu as promis la résurrection
des corps?
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. l/i5
Importait-il donc à ta gloire de créer un oiseau sans plumes , un
poisson sans nageoires , un bipède sans pieds ?
« Si c'est là vivre, me suis- je écrié bien souvent, je demande à
rentrer dans mon œuf. »
Un jour qu'à force de méditer j'avais fini par m'endormir, il me
sembla que j'entendais pendant mon sommeil un bruit qui n'était ni
celui des vagues, ni celui des vents, ni aucun autre bruit que je
connusse.
<( Réveille-toi donc , me disait intérieurement cette partie active de
notre àme qui semble ne dormir jamais, et que je ne sais quelle puis-
sance tient constamment éveillée en nous pour notre salut ou pour notre
perte; réveille-toi donc, ce que tu verras en vaut bien la peine, et ta
curiosité sera satisfaite.
— Assurément je ne me réveillerai pas , répondait tout en dormant
cette autre excellente partie de nous-mêmes à laquelle nous devons de
dormir en toute circonstance; je ne suis point curieuse, et ne veux rien
voir. Je n'ai que trop vu déjà. »
Et comme l'autre insistait :
(( J'aurais bien tort^, en vérité , de secouer pour si peu ce bon
sommeil, reprenait la dormeuse; d'ailleurs je n'entends rien ; vous vou-
lez me tromper, ce bruit n'est pas un bruit; je dors, je rêve, et voilà
tout. Laissez-moi donc dormir. Y a-t-il rien au monde qui vaille mieux
qu'un bon sonmie? »
Et comme , à vrai dire , je tenais à dormir , je m'y obstinais , fer-
mant les yeux de mon mieux et me cramponnant au sommeil qui allait
m'échapper, avec tous ces petits soins qu'ont de leur repos les vrais
donneurs , pendant même qu'ils s'y livrent.
Mais il était sans doute écrit que je devais me réveiller. Hélas! hélasl
je me réveillai donc !
Que devins-je, moi qui m'étais cru la Bête la plus considérable, et
même la seule Bête de la création (je m'étais bien trompé! ), que devins-
je en apercevant une demi-douzaine au moins de charmantes créatures
vivant, parlant, volant, riant, chantant, caquetant, ayant des plumes,
ayant des ailes, ayant des pieds, tout ce que j'avais enfin, mais tout
cela dans un degré de perfection telle , que je ne doutai pas un instant
que ce ne fussent des habitants d'un monde plus parfait, de la lune par
exemple , ou même du soleil , qu'un caprice inconcevable avait poussés
pour un instant sur mon rocher !
19
uo vu: KT oriMONs riiii.osoi'iiini f.s d'un pingouin.
Coinine elles avaient Tair fort occupé, et elles l'étaient en effet, car
elles jouaient et inollaient à leur jeu beaucoup d'an leur, faisant de leur
CL)r|)s tout ce qu'elles voulaient, rasant tour à loui- la terie et l'eau de
leurs ailes léijères. avec une souplesse et une vivacité dont je ne songeai
même pas à être jaloux, tant elles dépassaient tout ce que j'aurais osé
iniaiiiner. elles ne me virent pas d'abord, et je restai coi dans le creuK
de mon rocher, jusqu'à ce {pienlin, entraîné tout à la fois et par l'ardeur
de mon âge. et surtout par cet élan irrésistible (jui pousse tout ce qui
vit vers le beau, lequel, j'ai pu le voir plus lard, est le vrai roi de la
(erre, je m'élançai éperdu au milieu d'elles.
t( Oiseaux célestes! m'écriai-je, fées de l'air! déesses! Et connue
j"avais beaucoup couru pour arriver jusqu'à elles et fait de violents
efforts, pour courir sans t()nd)er, il me fut impossible de dire un mot de
plus, et force me fut de rester court.
— Un Pingouin ! s'écria une des joueuses.
— Un Pingouin! » répéta toute la bande.
Et comme elles se mirent toutes à rire en me regardant, j'en conclus
qu "elles n'étaient pas fâchées de me voir.
« Les aimal)les personnes! » pensais-je ; et, le courage m'étant
revenu, je les saluai avec respect, et prononçai alors le plus long
discours que j'eusse encore prononcé de ma vie :
« Mesdemoiselles, leur dis-je, je viens de naître, j'ai laissé là-haut
ma coquille , et comme j'ai vécu seul jusqu'à présent , je me^ vois avec
plaisir en aussi belle compagnie; vous jouez : voulez- vous que je joue
avec vous?
— Pingouin , mon ami , me dit celle qui me parut être la reine de
la bande, et que je sus plus tard être une Mouette Rieuse, tu ne sais
pas ce que tu demandes, mais tu vas le savoir; il ne sera pas dit qu'un
aussi éloquent petit Pingouin aura essuyé de nous un refus. Tu veux
jouer, joue donc, me dit-elle; et, cela dit, elle me poussa de l'aile au
milieu de ses amies, une autre en fit autant, et puis une autre, et
chacune me poussant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, je jouai
alors : ! !
— Je ne veux plus jouer , dis-je dès quil me'fut possible de prononcer
un mot.
— Fi! le mauvais joueur ! » s'écrierent-elles toutes ii la fois.
Et le jeu recommença, jusqu'à ce qu'enfin , épuisé, humilié, déses-
f>éré, j«' roulai par tçrre.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. l/,7
« Vous que je respectais! leur dis-jc, vous que j'aimais! vous que
j'adorais! vous que je trouvais superbes!... »
Et ce que je souffrais, comment le dire?
Celle-là même qui m'avait appelé Pingouin mon ami, et qui néan-
moins m'avait le plus maltraité, me voyant tout penaud, se reprocha
sa conduite :
'( Pardonne-nous, mon pauvre Pingouin, me dit-elle; nous sommes
des iMouettes , des Mouettes Rieuses , et ce n'est pas notre faute si nous
ne valons rien, car nous ne sommes peut-être pas faites pour être
bonnes, o
Et en me parlant ainsi, elle vint à moi d'un air si bon, que, quoi
qu'elle m'en eût dit , je crus voir en elle la beauté et la bonté parfaites,
et j'oubliai ses torts.
Mais la pitié n'est souvent qu'un remords de la dureté , et ce que
148 VIE ET OI'IMONS IMll LOSOPIIIOI ES D'UN PlNGOl'lN.
javais pris pour un conuncMKvnuMil (ralVcclioii notait (|U0 lo roij;rot
d'avoii' mal lait. Aussi, dîs (ju'ollo me vil consolé, s'iMuoia-t-eile avoc
ses compagnes.
Ce brusque »lc[)ai'l me surprit à un tel point , (piil me lut impossible
de trouver un geste ou une parole |)()ur rempècher, et je recommençai
à être seul.
C'est-à-tlire cpie t-haque joui" ti'iste avait sou i)Ius triste lendemain»
cai" dès lors la solitude nie devint insupportable.
VI
Pour (oui dii'c. jetais fou. cai" j'étais amoureuv , et c'est tout un;
je ne me pardonnais pas de n'avoir rien fait , pour la retenir, (pie
souffrir !
« Il s'agissait bien de soullVir, me disais-je; tu n'es (ju'un sot, il
fallait te faire aimer... Mais faites-vous donc aimer, vous tous el vous
toutes qu'on n'aime pas ! »
Et les reproches que je me faisais étaient si vils, et je sentais si bien
que je ne les méritais que trop, que je fus je ne sais condjien de tenqjs
il me remettre en |>i«i\ avec moi-même.
Javais tant de chagrin que je ne pouvais plus ni boire ni manger ;.
je i"pstais des jours entiers et des nuits entières à la mènie place et dans
la même position, n'osant bouger ni respirer, parce qu'il me semblait
que. s'il ne se faisiiit aucun bruit, l'ingrate que j'aimais pourrait peut-
être bien revenir.
Quelquefois je fermais les yeux et les tenais fermes le plus longtemps
pf)ssible.
« Peut-êtie, (juand je les rouvrirai, sera-l-elle là, me disais-je;
n'est-ce pas ainsi qu'elle m'apparut une première fois? »
Où j'étais encore le moins mal, c'était sur le bord de la mer; je
trouve que nulle part on n'est aussi bien que là pour être très-triste.
Cette eau sans fin, au bout de laquelle il send)l(' cpTil n'} ait lien ,.
ne ressemble-t-elle pas, en effet, à (t> doideurs dont on n'aperçoit pas-
le terme '.*
Je ne me lassais pas de regarder au loin, demandant ii Ihorizon ce-
que Ihwizon m'avait emporté, et fixant dans l'esjiace le jjoint oii je
l'avais vue disparaître.
VIK ET OPINIONS l'HlLOSOPHIOUKS D'UN l'INGOlJlN. l/,9
<( Reviens, m emais-je, car je t'aime! »
Et j'étais si fort persuadé que, quelle que soil la distance, ce qu'on
demande ainsi doit èti'e exaucé, que quand je voyais qu'elle ne revenait
pas, et quelle ne reviendi'ait pas, je tombais a la renverse, et ne me
relevais que pour l'appeler encore.
YII
(( Je n'y puis plus tenu'! -) me dis-je un jour, et je me jetai l\
la mei'.
VIII
Malheureusement je savais nager, de façon que mon histoire ne Unit
pas là.
IX
Quand je revins sur l'eau, on revient toujours une ou deu\ fois
sur l'eau avant de se noyer défmitivement , ce lant à ma passion pour
les monologues, je me laissai aller à me demander si j'avais bien le
droit de disposer de ma vie, si le monde n'en irait pas plus mal quand
il y aurait un Pingouin de moins dans la nature , si je trouverais mon
ingrate au fond des eaux (parmi les perles), ou si, ne l'y trouvant pas,
j'y trouverais au moins quelques compensations, etc., etc., etc., etc.
De sorte que le monologue fut très-long , et que j'eus le temps de
faire sept cents lieues en allant toujours tout droit avant d'avoir pris
aucun parti.
150 VIK ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
De liMiips iMi toiH|)s. (lo (vnlaine de lieues eu eenlaine de lieues, par
exemple, il m'était bien arrivé, un peu pour l'aequil de ma eonseicnee.
je l'avoue, de m"al>imer de quelques pieds sous les flots, dans la louable
ititenlion dallei" loul au fond pour y rester; mais, pour une raison ou
poui- une autre, je me retrouvais bientôt à la surface, et, je dois le
dire, après l'haque nouvelle tentative, l'air me paraissait toujours meilleur
à respirer.
Je venais de manquer mon septième ou huitième suicide, et j'étais
bien décidé à en rester là et ii vivre. |Miis([ue enlin je paraissais y tenir,
(juand . en revoyant la hiiiiière. je trouvai tout d'un coup à mes côtés
im Oiseau dont l'air simple, naïf et sensé me i!:agna le cœur tout
d'abord.
<. Qu'avez-vous donc été l'aire là-dessous, monsieur le Pingouin'.^ »
me ilit-il en me faisant un beau salut.
(Connue la question ne laissait pas que d'être embarrassante, je lui
lis signe (pie je n'en savais lien.
« Et oii allez-vous? ajouta-t-il.
— Je ne le sais pas davanta.iic lui répondis-je.
— Kli bien, alors, allons ensemble. »
J'acceptai bien \olontiers; car. à vrai dii'e, j'en avais j)ar-dessusla
tête d'être seul.
(llictiiin faisant, je lui racontai mes malheurs, qu'il écouta avec
beaucoup d'attention et sans m'interrompre.
Quand j'eus fmi, il me demanda ce que je complais làire; je lui dis
alors que j'avais une demi-envie de courir après celle ([ue j'aimais.
<( Tant que vous courrez, cela ira bien, me répondit-il, car en
amour mieux vaut poursuivre que tenir ; mais s'il vous arrive de trou-
ver celle que vous cherchez , vos misères recommenceront. »
Et, comme j'avais l'air surpris de cette singulière assertion :
« Comment voulez-vous qu'une Mouette vous aime? reprit-il; les
Mouettes s'aiment entre elles, comme les Pingouins doivent s'aimer
entre eux. Quelle idée vous a pris , à vous qui êtes un Oiseau plein
d'embfmpoint, d'aimer une de ces vivantes bouffées de plumes qui ne
f>euvent pas rester en place, et (jiif le diable et le vent emportent
toujours ?
— Ma foi! m'écriai-je. si je sais cpicKpic chose, ce n'est pas com-
ment vient l'amour. Quant au mien, il m'est venu, ou plutôt il m'est
tomlK' du ciel, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 151
— Du ciel ! s'écria à son tour mon compagnon de route. Voilà bien
le iangaiïe des amoureux! A les en croire, le ciel serait toujours de
moitié dans leurs afTaires.
— Vous m'avez l'air bien revenu de tout, lui dis-je, monsieur; que
vous est-il donc arrivé? Est-ce que vous êtes malheureux? »
Mou nouvel ami ne répondit à ma question que par un sourire
assez triste ; il se trouvait là un rocher que la marée basse avait laissé
à découvert . il y grimpa après m'avoir témoigné qu'il serait bien aise
de se reposer un peu, et je fis comme lui.
Et comme il se taisait, je me tus aussi, me contentant de l'examiner
en silence. Il avait l'air extrêmement préoccupé, et, par discrétion, je
me tins à l'écart.
Au bout de quelques minutes il fit un mouvement, et je crus pouvoir
me rapprocher de lui.
« A quoi pensez-vous ? lui demandai-je.
— A rien, me répondit-il.
— 3Iais enfin qui donc étes-vous, lui dis-je. Oiseau qui parlez et
(jui vous taisez comme un sage ?
— Je suis, me répondit-il, de la famille des Palmipèdes totipalmes;
mais de mon nom particulier on m'appelle Fou.
— Vous, Fou? m'écriai-je;- allons donc!
— Mais oui. Fou, reprit-il. On nous appelle ainsi parce qu'étant
forts nous ne sommes pas méchants, et, à un certain point de vue qui
n'est pas le bon, on a raison. »
0 justice!
X
« Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, me dit cet Oiseau véritable-
ment sublime, parlons de vous. Il y a de par le monde, et pas bien
loin d'ici, une île qu'on appelle l'île des Pingouins. Cette île est habitée
par des Oiseaux de votre espèce, des Pingouins, des Manchots, des
Macareux, tous Brachyptères comme vous; c'est là qu'il faut aller,
mon ami. Dans cette île, vous ne serez pas plus laid qu'un autre, et il
se peut même que relativement on vous y trouve très-beau.
— Mais je suis donc laid? lui dis-je.
— Oui, me répondit-il. Votre alouette avec son élégant manteau
bleu couleur du temps , son corps blanc comme neige et sa preste allure,
vous paraissait-elle jolie?
\y2 VI K r.T OPINIONS riIlLOSOlMIlOlKS DH'N PINGOUIN.
— Une Ihv ! (.'"chiit une l'Vc! iino pci'Ioclion !
— Kh Ition. ino ivpoiidit-il . lui ivss(Miil»kv-\()iis ?
I.'ilf .i<-s Pitii
— Partons! in'écriai-jc. Avec vous, ô le plus snijc <)(-s Fous, j irais
au kjut (lu monde. »
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIOUES D'UN PINGOUIN. 153
XI
Comment il se fit que, tout en cinglant vers l'île des Pingouins, nous
nous trouvâmes, après des fatigues de tout genre, en vue d'une île qui
n'était pas celle que nous cherchions , voilà ce qui n'étonnera que ceux
qui ne se sont jamais trompés de chemin.
Comment il se fit encore qu'après être partis avec des vents favo-
rables et par un temps superbe nous rencontrâmes sur notre route une
grosse tempête , voilà ce qui n'étonnera personne non plus , si ce n'est
pourtant ceux qui ne sont jamais sortis de leur coquille.
Du reste, tant que dura la tempête, qui fut horrible, cela alla bien.
Soit que nous fussions au fond ou au-dessus de l'abîme . le calme de
mon mentor ne se démentit point.
(( O maître, lui dis-je quand la colère des flots fut apaisée, qui
<lonc vous a appris à vivre tranquillement au milieu des orages?
— Quand on n'a rien à perdre, on n'a rien à sauver, et partant
rien à craindre, me répondit mon compagnon de voyage en souriant
une fois encore de ce triste sourire que je lui avais déjà vu.
— JMais nous pouvions mille fois perdre la vie! m'écriai-je.
— Bah! reprit-il, il faut bien mourir; qu'importe donc comment on
meurt... pourvu qu'on meure! » ajouta-t-il après un moment de silence,
mais tout bas et connue quelqu'un qui se parlerai! ii lui-même et
oublierait qu'on peut l'entendre.
(( Assurément . pensai-je . mon bon ami a dans le fond du cœur un
grand chagrin qu'il me cache; » et j'allais, au risque d'être indiscret, le
supplier de me raconter ses peines comme je lui avais raconté les miennes,
et de se plaindre un peu à son tour, cpiand, reprenant tout d'un coup
la conversation où il l'avait laissée :
(( Tiendriez -vous donc maintenant à la vie, me dit-il, vous qui
tout à l'heure encore pensiez à vous l'ôter?
— Hélas! lui dis-je, monsieur, j'en conviens, depuis que vous
m'avez fait espérer qu'il pouvait y avoir un coin de terre où l'on ne me
rirait pas au nez en me regardant, le courage m'est revenu, et je
crois bien que je ne serais pas fâché de vivre encore un peu, ne fût-ce
que par curiosité. Ai-je tort?
— Mon Dieu non. » me répondit-il.
^0
\5h VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
XI I
Hoiirou-
(i Parbleu! s'écria mon i^uide quand nous eûmes mis pied à terre
et que nous nous fûmes un peu secoués pour nous sécher, c'est inouï
comme on vient (juelcjuefois à bout de reculei' sans faire un seul pas en
arrière ! voilà un coin de terie qui devrait cti'e à cinq cent^s lieues
derrière nous. »
Et comme je lui demandais oii nous étions :
« Cette île est l'ile Heureuse, rei)rit-il ; son nom ne se trouve, que je
sache, sur aucune carte, et elle n'est i>uère connue; mais en somme
elle mérite de l'être, et pour un Pingouin de votre âge, un séjour de
(|uelques heures dans ce pays peut n'être pas sans profit. Si don(^ vous
le voulez, nous irons plus avant dans les terres.
— Si je le veu\! » m'écria4-je.
Et di'jà je baisais avec transport l'île fortunée qui avait pu mériter
un si beau nom.
<( La. la. calmez-vous, me dit mon guide; ceci n'est encore ni le
Pérou, ni le |)aradis des Pingouins; \ous laisserez-vous donc toujours
prendre à l'étiquette du sac?
(( L'île Heureuse n'a été ainsi nommée que parce que ses habitants
apportent tous en naissant une si furieuse envie d'être heureux , que leur
vie tout entière se passe à essayer de satisfaire cette envie; si bien qu'ils
se donnent plus de mal pour atteindre leur chimère qu'il ne saurait Icui'
en coûter jamais pour être tout bonnement malheureux comme doit
l'être et comme consent à l'être toute créature qui a tant soit peu
d'expérience et de sens commun.
'( Ces dignes insulaires ne peuvent j>as se |)ersuader qu'il est bon
(|ue dans le monde il y ait toujours quelque chose qui aille de travers,
que le bien de tous se compose du mal de chacun , que , quoi qu'on fasse,
on n'est jamais heureux qu'à ses propres dépens , et qu'enfin , s'il y a
des heures heureuses , .il n'y a pas de jours heureux.
« Comment, diable, des Animaux bien constitués, au moins en
apparence, peuvent-ils s'imaginer qu'il y a place pour ce qu'il leur plaît
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 155
d'appeler le bonheur entre le commencement et la fin d'une chose aussi
facile à troubler que la vie ?
(( En vérité , tous ces braves gens qui , avec les meilleures intentions
du monde, suent sang et eau pour ne rien faire, ne feraient-ils pas
mieux de demeurer tranquilles en leur peau, comme l'a dit un sage?
(( J'ai entendu dire qu'après avoir essayé sans succès des différentes
recettes pour être heureux , qui étaient depuis longtemps connues et
éventées, ils viennent, avec les débris des plus anciennes, d'en fabri-
quer une toute nouvelle.
« Et d'abord il a été convenu entre eux qu'on ne fait rien et qu'on
n'a jamais rien fait que dans un intérêt tout personnel , et qu'en cela on
a eu et on a rais'on.
(( Dès lors l'amitié, les bons offices, le dévouement , le sacrifice, la
reconnaissance, la vertu, le devoir et tout ce qui s'ensuit, comme la
volonté , la liberté et la responsabilité , sont devenus des mots et des
choses parfaitement inutiles partout ailleurs que dans le dictionnaire , et
même dans le dictionnaire qu'il faudra refaire comme tout le reste et
remplir de mots nouveaux qui auront sur ceux qu'ils auront remplacés
l'avantage d'exprimer les mêmes idées avec beaucoup moins de clarté,
de précision et d'élégance.
« Tout doit se faire pour 'le plaisir qu'on y trouve, et rien ne se doit
faire de ce qu'on ferait sans une joie très-vive.
« i^e travail sans fruit, c'est-k-dire le sang et l'eau répandus en
vain sur une terre ingrate et pour des ingrats , ce travail-là , aii moyen
d'un certain mécanisme social . deviendra attrayant , et au besoin on ne
manquerait pas de bras qui seraient trop heureux d'avoir à remplir le
tonneau des Danaïdes ou à vider passionnellement les écuries d'Augias
et autres écuries.
« Mais que dis-je? il n'y aura point de travail sans Iruit, point d'ef-
fort inutile ; aussi chacun deviendra-t-il si riche que ce qui lui man-
quera, ce sera l'appétit, et encore trouvera-t-on infailliblement le
moyen de manger cinq ou six fois plus qu'on ne mange aujourd'hui.
« On restera jusqu'à un certain point libre de se dévouer, mais
personne ne vous en saura gré, et il sera dit, par exemple, qu'un tel,
en se tuant pour sauver la vie de son ami ou même celle de son ennemi,
a cédé à un goût particulier qu'il a satisfait et à un simple mouvement
d'égoïsme qu'il ne serait peut-être pas trop l)on d'encourager.
15(> \1K Kl oriMONS rUlLOSOrillOl KS D'UN PlNCiOUlN.
t. Il avait été écrit quelque part : « Aimez-vous les uns les autres; »
ils ont écrit : u Aiiiuv.-voiis vous-niéiiu' ! n
-> Et lie cet amour e.i;oïstc. et de ce bonheur solitaire, et de cette
note unique (jne vous jouerez , vous unité, et sans vous soucier de l'en-
semble, dans le t!:rantl concert de la nature, résultera le bonheur com-
mun, l'harmonie universelle.
u Leur recette .lïuérit tout.
u Plus de maladies de lame; plus de passions mauvaises, contradic-
toires, ennemies, plus de i^uerres non plus (si ce n'est toutefois entre
les petits pâtés et les vol-au-vent) ; adieu enfin le cortège des petites et
des grandes misères de la vie.
<( On viendra au monde en chantant : Amis, la matinée est belle,
ou bien : Ah! quel plaisir d'être phalanstérien ! et non en criant et en
se lamentant comme cela s'est pratiqué à tort jusqu'à présent.
'( On vivra sans souffrir, et après une vie heureuse on quittera le
bonheur lui-même sans regrets; en un mot, on en viendra à mourir
pour son plaisir.
« Sans quoi on ne uiourrail plutôt pas.
" Nous allons voir quel peut être le résultat de ce nouveau
spécili(jue .
(( Voici la-ba> une grande ujaison ([ui n'est p;is tiop belle, et dans
laquelle ces nouveaux: apjtres du bonheur sur la terre se livrent à leurs
jeux innocents.
« Allons-y; pf'iU-ètre en aui'ons-iious p:jur notre argent, n
Sur la porte on lisait :
PUA L AN SI È H h]
fM(:Mii-:f< (;\\T.)\ d i-ssai. — associatiox di^ bas degré
HARMONIE HONORÉE.)
C'est-à-dire, en langage vulgaire : .\ous sommes ici (juatre cents tous
heureux.
Un immense avantage en éducation li;irmonienne , c'est de neutra-
liser l'induence des parents, qui ne peut que retarder et pervertir
l'enfant '.
' Association composée, Fourior. Textuel.)
VIE 1:T opinions i-IllLOSOFliloUES IJ'LN PINGOLIN. 157
Dans une de» salles d'entrée nous vîmes d'abord d'excellentes petites
mères qui refusaient de rouver leurs œufs.
(( C est déjà bien assez, s'éfriiiient-elles. (ju'on sfjit obliiré de les
pondre soi-même I »
Après quoi elles s'en allaient modestement ehercher et rejoindre
dans les jardins, au beau milieu des groupes des choutistes, des ravistes
et autres amis des léi^umes, leurs préférés amovibles ou amoureux.
i^U
'fpT 4
Ou bien encore, si. tant bien que mal. les pauvres petits étaient
éclos :
'( Je vous ai pondus, et. f^ui plus est. je vous ai couvés, disaient-
158 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
elles à leurs iiDUveau-nés; que d'autres vous nourrissent. Nous viendrons
Aous gâter plus tard si nous y pensons. » *
Et vous croyez peut-être que les œufs et les petits restaient là?
Pas du tout.
Gomme il a été reconnu que dans le système d'association composée
les vrais pères et les vraies mères , ceu>L et celles que donnent la loi de
la nature, la logique du cœur et le bon Dieu, ne valent pas le diable,
l'association ne manque pas de leur substituer des individus qui , pour
n'être que des pères adoptifs, n'en sont évidemment que meilleurs,
puisqu'ils n'ont eu aucune raison pour le devenir.
De temps en temps arrivaient à quatre pattes de vieux patriarches
et de bonnes mères nourrices qui s'emparaient des orphelins et s'en
allaient leur donner gratis la becquée et les préparer à l'harmonie,
chacun selon ,^on degré d'âge ou de caractère , dans les salles destinées
aux hauts poupons, mi-poupons, bas poupons et autres.
Un Nilgaud sibyllin nous apprit que les patriarches et lés bonnes
mères nourrices étaient d'excellents Renards et des Fouines compatis-
santes, voire même de vieilles Couleuvres, dont l'attraction pour les
œufs éclos et à éclore était incontestable.
Un peu plus loin les Loups dévoraient des Agneaux , lesquels , pour
que les pauvres Loups ne mourussent pas de faim , se laissaient croquer
à belles dents.
Quelques-uns même , qui n'étaient pas mangés encore , semblaient
attendre leur tour avec impatience.
« Quoi ! leur dis-je , seriez-vous vraiment pressés d'être dévorés ,
et est-ce bien pour votre plaisir que vous attendez une pareille mort?
— Pourquoi non? me répondit un charmant petit Agneau, c'est une
attraction comme une autre; s'il plait à ceux-ci de vivre, il faut bien
qu'il nous plaise de mourir.
— Le ciel permit aux Loups
D'en croquer quelques-uns... »
me dit un Singe qui avait entendu ma question.
* Ils les croquèrent tous, »
ajouta en riant dans sa barbe, et en trempant sa mouillette dans un
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UiN PINGOUIiN. 159
œuf auquel il était supposé servir de père , un des Renards noun ieiers
(]ue j'avais vus dans la première salle.
Mais où je vis le plus distinctement tout le parti qu'on pouvait tirer
de la nouvelle doctrine , ce fut dans un séristère ou étable principale qui
se trouvait au centre.
Les bonnes mûres iiouniccs étaient de vieilles Couleuvres.
Sur un des panneaux de la porte on lisait :
SALLE D'ÉTUDE. — TRAVAIL ATTRAYANT.
L'asscinblée étnit nombreuse, les travailleurs étaient couchés les un?
sur les autres, les plus gros sur les plus petits, comme de juste.
160 MK KT OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
Il V avait là des Sanglicis civilisis (|ui ne maiu|iiaieii( pas de se
coucluM' sur le dos quand ils (Maienl laliituis d'èlre sui' le ventre, des
Hanifs qui avaient abandonné leur cliairue, et des Clianieaux qui
essayaient de faire porter leurs bosses à leurs voisins, lesquels auraient
désire sans doute (jue les bosses fussent plates , si en pleine phalange
un phalan<lérien pouvait avoir quelque eliose (TinipDssib'e ii désirei'.
Ceux qui ne dormaient pas bâillaient ou allaifiit bâiller, ou avaient
bâillé, et tous semblaient s'ennuyer prorondénient.
Au centre était assis un Sinire , qui, tenant un d« ses i;enoux dans
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 161
ses mains , la tète un peu penchée en arrière , semblait absorbé dans
ses réflexions et penser pour les autres, bien qu'à vrai dire il s'en souciât
fort peu.
« Monsieur, lui dis-je, ces gens si tristes sont-ils vraiment heureux?
— J'ai bien peur que non, me répondit-il, quoiqu'ils n'aient rien
de mieux à foire. Quant à moi, continua-t-il, je suis bien mal sur ce
tabouret; si je n'étais pas chef de phalange, je me coucherais comme
les autres. »
l*W1tfTi1il(MffttîilTlillMfîIIlli|llillllll llillllllllllllllllllllllll I mil
En nous en allant, nous passâmes devant la boutique d'un marcchal
ferrant (jui, comme tous ses confrères, s'était fait cordonnier et ven-
21
162 MF. KT OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
doit aux chevaux qui avaient les pieds sensibles des escarpins, des
brodequins et des pantoufles en tapisserie.
0 31a foi, dis-je à mon compaiînon de roule, j'en ai assez de l'ile
Heureuse et de cette promenade en harmonie. Ce serait à dégoûter du
bonheur, si c'était là le bonheur.
— Quand les partisans de ce nouveau système n'auront plus rien à
manger et à faire manger a leur système, j'espère ])ien (pi'à moins qu'ils
e se mangent les uns les autres ils en viendront à... »
Je ne pus achever tant ce que je vis m'étonna.
Mon guide, que j'avais pu croire au-dessus de toute émotion,
comme l'Oiseau dont parle le poëte : Impavidum [crient ruiiiœ; mon
guide, jusque-là inqxissible, s'étant arrêté pour se désaltérer sur le bord
d'une petite ri\ ière , s'était mis tout à coup à donner les signes du plus
violent désespoir.
« Que je suis malheureux ! s'écriait-il ; que je suis malheureux ! »
Et il poussait de si profonds soupirs , que je courus à lui les larmes
aux yeux.
0 Pour Dieuî qu'avez-vous, mon bien cher ami? lui dis-je.
— Ce que j'ai ? me répondit-il ; et il me montrait sur l'autre rive un
groupe de Canards musqués .qui barbotaient avec beaucoup de fotuité
autour d'une des plus belles Oies frisées que j'aie vues de ma vie. Ce
que j'ai?.. Je n'ai rien, sinon que j'ai aimé comme un fou cette dame
que tu aperçois là-bas, et elle m'aimait aussi!!! mais hélas! un jour elle
disparut. Jusqu'à présent j'avais eu le bonheur de la croire morte, et
n'avais cessé de la pleurer ; aussi n'ai-je pas été maître de mon émotion
en la retrouvant ici dans cette sotte île, et en la voyant prodiguer ses
faveurs à ces petits imbéciles de Canards musqués qui l'entourent.
— Consolez-vous, lui dis-je, ou du moins cherchez à vous consoler.
— Chercher à se consoler, me répondit-il en relevant la tête, c'est
n'avoir point la patience d'attendre Tindiflerence. On ne se console pas,
on oublie. J'oublierai.»
Et s'étant couvert de ses ailes comme d'un soudure nuage, il se
dirigea vers la mer, où nous arrivâmes sans qu'il eût prononcé un seul
mot ni jeté un regard en arrière.
' Amour redoutable, pensai-je, faut-il donc croire tout le mal
qu'on dit de toi? Comment cette Oie frisée a-t-elle pu tromper ce bon
Oiseau? Qui m'assure que celle que j'aime?... »
3Iai> à quoi bon vous dire cela , cher lecteur?
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
16S
XIII
L'île des Pingouins.
Deux jours après nous étions enfin clans l'île des Pingouins.
« Que veut dire ceci ? dis-je en apercevant deux ou trois cents
individus de mon espèce qui étaient rangés sur la côte et comme en
Le roi des Pinsoums.
bataille; est-ce pour nous faire honneur ou pour nous mal recevoir que
ces Oiseaux, mes frères, bordent ainsi le rivage?
10^ VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
— Sois tranquille, me répondit mon ami, ces Pingouins, tes sem-
blables , sont là pour ne rien faire , et nous n'avons rien à craindre. Ils
ont, comme tant d'autres, l'habitude de se rassembler sans but, et ne
font guère autre chose, tant que dure le jour, que de rester plantés les
uns à côté des autres comme des piquets. Gela ne fait de mal à personne,
et cela leur suffit. »
On nous reçut avec beaucoup de bonhomie, et les premiers que
nous rencontrâmes nous concUiisirent , avec toutes sortes de préve-
nances, vers un vieux Manchot, qu'ils nous dirent être le roi de l'île,
et qui l'était en elTet; ce qui ne nous étonna pas quand nous le vuues,
car c'était le plus gros Manchot qu'on pût voir, et nous ne pûmes nous
empêcher de l'admirei".
Ce bon roi était assis sur une pierre qui lui servait de trône, et
entouré de ses sujets, qui avaient tous l'air d'être au mieux avec lui.
I
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 165
« Illustres étrangers, s'écria-t-il du plus loin qu'il nous aperçut,
vous êtes les bienvenus, et je suis enchanté de faire votre connaissance! »
Et comme la foule qui l'entourait nous empêchait d'arriver jusqu'à
sa personne :
« Çà, dit-il, mes enfants, rangez-vous donc un peu pour laisser
passer ces messieurs. »
Aussitôt les Dames se mirent à sa gauche, et les Pingouins à sa
droite.
Puis , s'étant excusé de ce qu'il ne se dérangeait point , sur l'extrême
difficulté qu'il éprouvait à marcher, ce bon Monarque nous fit signe
d'approcher.
« Messieurs les étrangers, nous dit-il, faites ici comme chez vous,
et si vous vous y trouvez bien, restez-y. Dieu merci , il y a de la place
pour tout le monde dans mon petit royaume. »
Nous lui répondîmes qu'il était bien bon et que son petit royaume
nous paraissait très-grand, ce qui le mit tout à fait en bonne humeur.
Cet excellent roi nous demanda alors d'oii nous venions, et dès qu'il
sut que nous avions beaucoup voyagé, il nous fit raconter l'histoire de
nos voyages, qu'il écouta avec tant de plaisir, que lorsqu'il croyait que
nous allions nous arrêter, il nous criait : « Encore! » ce qui nous redon-
nait beaucoup de courage.
Lorsque ce fut pour de bon fini, n'y pouvant plus tenir, il jeta par-
dessus sa tète l'antique bonnet phrygien qui, de temps immémorial,
servait de couronne aux rois de ce pays; il jeta aussi la marotte, sym-
bole de sagesse qui lui tenait lieu de sceptre, ainsi (jue l'œuf vide qui,
dans sa main, figurait l'univers, et, s'étant ainsi débarrassé, il nous
ouvrit ses bras en nous disant :
« Embrassez-moi; vous êtes d'honnêtes Oiseaux que j'aime; et, s'il
vous plaît, nous ne nous quitterons plus.
— Ma foi , Sire , lui dis-je , je crois que nous aurions tort de vous
refuser; si donc mon ami pense comme moi, nous resterons.
— Qu'en dites- vous, monsieur le Fou? c'est à vous de parler.
Regardez cette île, et si, parmi ces rochers qui dominent la mer, il y
en a un qui vous convienne, il est à vous.
— Sire, répondit mon ami, des rois comme vous et des royaumes
comnije le vôtre sont très-rares, et je ne demande pas mieux que de
vivre et de mourir chez vous.
160 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
— Bien dit, s'écria le roi; d'ailleurs, cher monsieur, ajouta-t-il,
vous ne serez pas le seul Fou dans cette île, et vous savez... plus on est
de fous, plus... ')
Et comme la plaisanterie fut très-goûtée :
« Mes enfants, dit le })rince au comble du bonheur, ces messieurs
sont des nôtres, traitez-les bien. »
Chacun se mit alors à crier :
<( Vive le roi ! vive le roi ! '>
Et, ma foi! nous criâmes comme les autres, et plus fort que les
autres :
« Vive le roi !»
Après quoi :
« Quant à vous, ajouta ce grand monarque, en s'adressant plus
particulièrement à moi, ce n'est pas tout. J'ai une idée! ètes-vous
marié ?
— Sire, lui répondis-je, je suis garçon.
— Il est garçon ! dit Sa JMajesté en se retournant du côté des
Dames ; garçon ! ! !
— Lui garçon! s'écrièrent-elles toutes aussitôt; c'est un péché, il
fîiut le marier.
— \ous l'avez dit, s'écria le roi en riant de tout son cœur, et j'étais
sur que vous le diriez !
— Mais, Sire, m'écriai-je, voyant enfin, mais trop tard, où il
voulait en venir, jnon cœur est...
— Ta, ta, ta , chansons ; taisez-vous , me dit-il; votre cœur est bon,
et vous ne me refuserez pas d'être mon gendre; je n'ai point de fils,
vous m'en servirez, vous me succéderez, et je mourrai content. Qu'on
aille bien vite me chercher la princesse! » ajouta-t-il.
Je m'attendais si peu à cette proposition , que je restai nuiet d'éton-
nement.
'< Qui ne (Ut mot consent! » s'écria le roi.
El je n'avais pas encore eu le temj)s de prendre un parti , que déjà
la princesse, à laquelle on avait cîit de quoi il s'agissait, était arrivée,
toujours courant, de façon ((ue, (piand je levai les yeux sur elle, je
rencontrai les siens, (jui, héhis! ne me parurent point cruels.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 167
« Regardez-la donc , me disait celui qui voulait devenir mon beau-
père, et regardez-la bien. N'étes-vous pas ravi? n'êtes-vous pas trop
heureux? ne la trouvez-vous pas jolie?
— Bonté divine! pensai-je, elle jolie! elle qui me ressemble comme
deux gouttes d'eau se ressemblent!
— Et si vous saviez quelle bonne fille cela fait, et quelle bonne
grosse femme vous aurez là ! disait le pauvre père en jetant sur la jeune
princesse des regards attendris. Sans compter, ajouta-t-il, que pas une
de mes sujettes n'a les pieds plus larges , la taille plus épaisse , les yeux
plus petits, le bec plus aune. Eisa robe, disait-il encore, n'est-elle pas
superbe? et ses petits bras ne sont- ils pas aussi courts qu'on peut le
désirer? et cette espèce de palatine qui s'arrondit gracieusement sur son
dos, en avez -vous vu de jjIus belle?
168 VIF, F,T OPIiMONS PHI LOSOrillOUFS D'UN PINGOUIN.
— lîôlas! (lis-je tout bas à mon anii. il y a dos sièclos que les
palatines sont passées de mode !
— Tu auras le iiieillem' lteau-j)ère (ju'on puisse voii'. me répondit-il.
— Mais oe n'est pas lui (|ui sera ma lenuiie! lui dis-je.
— Le maria.2:e est le meilleur des mau\. i-eprit-il; si ee n'est déjà
lait , oublie ta Mouette.
— Hélas! pensais-je. le souvenir nous tue; mais (jui de nous vou-
drait oublier? »
Pendant ce temps-là :
<( A (juand la noce? disaient les jeunes i>ens.
— Cela fera un beau couple, disaient les vieillards.
— Et ils auront beaucoup d'enfants , ajoutaient les commères.
— Il n'est pas mallieureuv! disaient les jaloux. Pour un Pingouin
de rien, né on ne sait oii et d"un œuf inconmi, une prineesse! je crois
bien (juil accepte!
— ^rari<v.-vous! mariez-vous! mariez-vous! » me disait-on de tous
en les.
Je me mariai donc.
Le l)eau-i)!'re fit tous les fiais de la noce : car. en Pini^ouinie. les
rois ont. connue les plus pauvres de leurs sujets, de (pioi maiiei' et doter
(•(inxcnabicmcnt leurs (illes.
Kt v(jila coumient je devins fils de roi , et voilà conmient on fiiit de
sots juaiiaires; et c'est ainsi que tous mes tourments finirent par un
niallicur : car ma femme se trouva n'clic pas lioj) bonne, et ie ne fus
guère lieureu\.
Aussi n'ouldiai-jc licn.
XIV
Je pourrais en restei- lit; mais. pui>qu(' j'en ai laiil dit, j nai jus-
f|u'au l»out : car. aussi bien, j'ai encore un aveu à faire.
Je rè\ai un jour que je. revoyais celle que j'avais tant aimée, cl
quelle m'appelait.
Dans mon rcve je la revis si lîicn. aiii>i (pic la place oii je croyais
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 169
la voir, que, quand je me réveillai, je me persuadai que si cette place
existait ([uekjue paît, en cherchant bien je la trouverais.
Je résolus donc de partir, et après avoir fait (juelques préparatifs et
prétexté une mission (li|)lomatique, je m'en allai laissant là ma fenmie
et mes enfants, ce qui était fort mal.
Pendant deux ans tout au moins je courus le monde sans rien ren-
contrer de ce que je cherchais , et ne retirai aucun fruit de mes voyages,
sinon que j'appris que les vagues de la Méditerranée sont plus courtes
que celles de l'Océan, et qu'il y a sur ce globe sept fois plus de surface
d'eau que de surface de terre, ce qui me donna, entre autres idées,
une grande idée des poissons.
Mais tout d'un coup , et au moment où je commençais à désespérer,
je retrouvai sur un banc de sable... et accroupie sur les restes immondes
d'une Baleine échouée... et en compagnie d'un ignoble Cormoran, le
plus lâche des Oiseaux de mer, cette Mouette éthérée, cette beauté par-
faite, cette Péri, cette sjlphide, dont la séduisante image avait obsédé
ma vie.
Et c'est ainsi que j'appris que tout ce qui brille n'est pas or, et
qu'avant de donner son cœur on ne ferait pas mal d'y regarder à deux
fois; que dis-je? à cent fois, dut-on finir par y voir toujours trop clair,
et ne le donner jamais.
0 mon premier amour! combien il m'en coûta de rougir de vous!
Que devins-je quand je découvris que j'avais couru après un fantôme ,
que j'avais adoré un faux dieu, et que cette alouette sans égale n'était
qu'une IMouette de la pire espèce.
L'habitude du malheur finit par rendre ingénieux à s'en consoler.
« Tout est bien! m'écriai-je; mieux vaut la dure vérité que le plus
doux mensonge. »
Et je mis à la voile pour l'île des Pingouins, bien résolu cette fois
de n'en plus sortir et de devenir à la fois bon époux , bon père et bon
prince.
XV
Dès mon arrivée, j'allai visiter notre peuple qui se portait fort bien,
et mon beau-père, qui, Dieu merci! se portait encore mieux que notre
ir f
j OPINIONS PMII.O«OPMir»'
— Tu «unit» U' iiM-ilUtir l-wu-ji^rp q«i
Miii^ cv iicirt iiBii lui <|«'
II- iii.in.iKr «M II- UM'ilkiir ■;
i, .aililir l.i MnUHIr.
— IIHjih! ïM'nNii»i-j«*. U» w»uveii
;il( nlllillfl ' '
IS'iiilaiit <•«• U*m|»^-la :
\ (|ihunl lj« !»•««•• «li-^WH-nl U> i«i"
Olii f.ni un Inmii M»u|»k. «I
Kl il- .Min»iil l«Mun»up d'en'
Il n'^•^l \Mn inallirunin
• ii.u. iM« «m ti' ' '
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M.iiM'/.-voUh'
J. iiir iiiai'iiii donc.
IjP lM*au-|»''iv fît l«MI
fiis nul. rniiiiiH' l<*> plu- j
,,nMMiMl>l<'fiH'nl iiMirs till<
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\iiv^i n'nuMi.ii-io n- I
|ll iin Imh,
Je iv\.u un J
<|ri r||«« m'apiMl.ut
I
^
vit: ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 171
ministre, mais mon ami s'en était excusé sur sa santé, qui était en
effet fort délabrée.
Un médecin, qu'on avait consulté, avait mome paru craindre que sa
poitrine ne fut attaquée.
(( Mon ami, lui dis-je, vous n'avez pas bonne mine, il faudrait
vous soigner.
— Bah! dit-il, chaque heure nous blesse; heureusement, la dernière
nous tue. »
Il demeurait sur un rocher qui surpassait tous les autres en hauteur;
il y vivait très-retiré, ne voyant personne ou presque personne, « parce
que, disait-il, quand on est seul, on est encore avec ceux qu'on aime. »
L'Oiseau Anonyme, le Silencieux et le Solitaire faisaient toute sa
société.
« Décidément, lui dis-je après lui avoir conté ce qui venait de
m'arriver, je ne suis i)as heureux.
— Et pourquoi diable le seriez-vous? me dit-il; avez-vous mérité
de l'être? Voyons, qu'avez-vous trouvé? que tirez-vous de votre sac?
Montrez-moi votre trésor. Avez-vous assez couru? vous êles-vous assez
remué? Etes-vous trop puni? Enfin, me disait-il, aucun but valait-il
donc la peine de tant d'efforts?
— Vous aurez beau dire , m'écriai-je , je n'aurais pas été fâché
d'être heureux, ne fût-ce qu'un peu, pour savoir ce que c'est que le
bonheur.
— Mille diables! reprit-il avec une incroyable vivacité, quel maudit
entêtement! Mais oii avez-vous appris, Pingouin que vous êtes, qu'on
pouvait être heureux? Est-ce qu'on est heureux?
(( Pour l'être, il faudrait préférer les nuages au soleil, — la pluie au
beau temps , — la douleur au plaisir, — avoir grande envie de rire ou
mettre son bonheur à pleurer, — n'avoir rien et se trouver trop riche
de moitié, — prendre que tout ce qui se fait est bien fait, — que tout
ce qui se dit est bien dit, — croire aux balivernes et que les vessies
sont des lanternes, — se persuader qu'on vit quand on rêve, —
qu'on rêve quand on vit, — adorer des prestiges, des apparences,
des ombres , — avoir un pont pour toutes les rivières , — se payer
de belles paroles , — nier le diable au milieu des diableries , — tout
savoir et ne rien apprendre , — bouleverser la mappemonde , et mettre
enfin chaque chose à l'envers.
172 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
« D'ailleurs, ajouta- t-il après avoir toutefois repris haleine, si
vous êtes malheureux, attendez^ le temps détruit tout. »
J'attends donc!
Si vous êtes malheureux , lecteur, faites comme moi : tout prend
tin, même cette histoire.
P. J. Staiil.
DERNIERES PAROLES D'UN EPHEMERE.
C'était l'opinion des savants philosophes de notre race qui ont vécu
«t fleuri longtemps avant le présent âge, que ce vaste monde ne pour-
rait pas subsister plus de dix-huit heures ; et je pense que cette opinion
n'était pas sans fondement, puisque par le mouvement apparent du
grand luminaire qui donne la vie à toute la nature , et qui de mon temps
a considérablement décliné vers l'océan qui borne cette terre, il faut
qu'il termine son cours à cette époque, s'éteigne dans les eaux qui nous
environnent , et livre le monde à des glaces et à des ténèbres qui amène-
ront nécessairement une mort et une destruction universelles. J'ai vécu
sept heures dans ces dix-huit; c'est un grand âge; ce n'est pas moins
de quatre cent vingt minutes ; combien peu entre nous parviennent aussi
loin! J'ai vu des générations naître, fleurir et disparaître. Mes amis
présents sont les enfants et les petits-enfants des amis de ma jeunesse,
qui, hélas! ne sont plus, et je dois bientôt les suivre; car, pour le cours
ordinaire de la nature, je ne puis m'attendre, quoique en bonne santé,
à vivre encore plus de sept à huit minutes. Que me servent à présent
tous mes travaux, toutes mes fatigues, pour faire sur celte feuille une
provision de miellée que pendant tout le reste de ma vie je ne pourrai
consommer? Que me servent les débats jKjlitiques dans lesquels je me
DERNIÈRES PAROLES D'UN ÉPHÉMÈRE. 173
SUIS engagé pour l'avantage de mes compatriotes, habitants de ce
buisson? Que me servent mes reclierches pliilosophicpies consacrées au
bien de notre espèce en général? En politique, que peuvent les lois sans
les mœurs? Le cours des minutes rendra la génération présente des
éphémères aussi corrompue que celle des buissons plus anciens, et par
conséquent, aussi malheureuse. Et en philosophie, que nos progrès
sont lents! Hélas! l'art est long et la vie est courte. Mes amis voudraient
me consoler par l'idée d'un nom (ju'ils disent que je laisserai après moi.
Ils disent que j'ai assez vécu pour ma gloire et pour la nature; mais
que sert la renommée pour un éphémère qui n'existe plus? Et l'histoire,
que deviendra-t-elle, lorsqu'à la dix-huitième heure le monde tout entier
sera arrivé à sa fin pour n'être plus qu'un amas de ruines?
Pour moi , après tant de recherches actives , il ne me reste de bien
réel que la satisfaction d'avoir passé ma vie dans l'intention d'être utile,
la conversation aimable de quelques bonnes dames éphémères, et l'espé-
rance de vivre encore quelques secondes dans leur souvenir, lorsque je
ne serai plus.
Benjamin Franklin.
-'/
'0
LES DOLÉANCES
VIEUX CRAPAUD
////'^'^'^■^^''i^'^^ ^-j^^ ^lon père était fort âgé déjà et un peu
obèse, lorsque les joies de la paternité lui
revinrent au cœur pour la dernière fois.
Hélas ! il devait payer bien cher ce dernier
élan de tendresse! Ma pauvre mère, qui
n'était plus jeune, eut une ponte hor-
rible , et finalement , en dépit des soins
les plus tendres, succomba en me met-
tant au monde. Ce premier malheur pesa
cruellement sur le reste de mon existence, et je lui dois sans doute cette
sorte de mélancolie, ce penchant à la contemplation rêveuse qui. a vrai
dire , est la base de mon caractère.
Les premiers jours de ma vie de Têtard sont trop confus dans ma
mémoire pour que jen puisse parler. Je cherche... non. rien; c'est
un brouillard vague au milieu duquel cependant j'entrevois mon père
arrêté sur le bord du ruisseau et me souriant de son gros œil à la fois
doux et grave. Il était affaissé, abattu, marchait lentement, et déjà
redoutait extrêmement l'eau dont il préservait soigneusement ses pattes...
Puis, peu à peu, ses visites devinrent plus rares et bientôt cessèrent
complètement.
J'ai honte à le di-re : cette séparation ne laissa point de trace dans
ma mémoire. Songez que nous avions trois semaines ein iron , mes frères
et moi. et qu'insouciants, avides de connaître, comme on l'est \\ cet
LES DOLEANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
175
âge , nous nous élancions foHoment vers les premiers enivrements de la
vie. Ah! mes joies d'alors; ali ! chères heures de ma première enfance,
qu'êtes- vous devenues? Qu'es-tu devenu, ruisseau bien-aimé, et vous,
belles herbes de la rive, roseaux tremblotants, belle eau transparente,
où j'errais à l'aventure dans un monde enchanté? Que de courses folles
sous les grosses pierres noirâtres! Que de frayeurs enfantines lorscpie
Le doj-en des Crapauds
nous rencontrions tout à coup une Anguille immobile dans quelque coin,
ou que nous nous heurtions imprudemment contre les écailles argentées de
quelque Carpe rêveuse ! Parfois la grosse bête, troublée dans son sommeil,
nous regardait d'un œil irrité; puis, nous voyant honteux et confus de
notre folle escapade, souriait avec bonté, et nos jeux recommençaient.
170 Li:S DOLÉANCES D'IN VlELiX CRAPAUD.
On no sait pas le charme, l'ivresse qu'il y a à se sentir i)ercé»
enveloppr. caivssé par le couranl (pii lile Irancpiillenient en clapotant
contre les petites pierres blanelies. Lorscpiiin rajon de soleil, passant
entre les saules, pénétrait dans leau . tout s'illuminait autour de nous;
nous a[)ercevions, au fond du ruisseau. d(N milliers de petits êtres
élineelants que nous n'avions i)as vus; les i>rains de sable s'animaient,
les herbes, les petites piaules s'aiiitaient aussi dans ces Ilots de lumière,
et je me ressentais si i;ai. si licuicux de ^ivl•e et de dépenseï' ma vie,
que je m'élanrais avec ivresse au milieu de ces merveilles conmie un
Têtard qui a peidu la tête. (J'exa.i^ère peut-être; car. enlin. (pie reste-
rait-il il un Têlai'd (pii avuail |)erdu la tête?) Nous poursui\ ions ces nuées
de ])etits Poissons microscopiipies (jui errent en l)andes dans les eaux
peu profondes, et nous nous croyions indonqitahles, lorsqu'au bout d'un
instant la troupe effrayée avait dispiuni dans l'ombre. Alors nous décla-
rions la tiuerre à ces grandes Araignées d'eau qui, armées de leurs
grandes pattes, glissent sur le courant et avalent tout ce qui se ren-
contie à la surface : c'étaient des personnes bien douces que ces grandes
Araignées, et aimant à rire malgré leur activité. Nous allions tout douce-
ment leur chatouiller les pattes de derrière, et, (pumd elles se retournaient
tout à coup effrayées, nous nous échappions bien vite, un peu inquiets
de noti'c audace, et nous iie retrouvions le calme cjuc dans quelque
caverne discrète et sombre, ou sous la large feuille flottante d'un nénu-
far doré. J'y ai passé des journées entières sous ces larges feuilles,
sous ces beaux plafonds verts, suçant par-ci, humant par-là, examinant
avec cette admiration profonde de l'enfance les délicatesses admiiables
de leur conformation. Je découvrais, dans chacun de ces pores, des mil-
liers de petits êtres et de petites choses auxquels je n'osais toucher, tant
j'étais ému. Elle me semblait si bonne, cette grosse plante, de laisser
vivre en elle ce monde imperceptible, de le soutenir et de le cacher en le
protégeant! Ces observations me rendirent curieux; je furetai partout;
j'entrai dans le calice des fleurs qui dormaient en se baignant, je me
faufilai entre les racines entrelacées des vieux arbres; j'examinai, et je
vis partout la vie; je vis qu'autour des forts et des gros se groupaient
en foule les faibles et les petits, et que ceux-ci, à leui' toui', devaient
protéger et partager la vie avec d'autres ('très jjIus petits encore et plus
faibles qu'eux.
Je n'étais alors qu'un pauvre Trtard; eh bien! je vous jure qu'en
découvrant cette solidarité des êtres et ce besom de fraternité qui est
LES DOLEANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 177
comme la loi du monde je fus énm jusqu'aux larmes; peut-êlre même
en versai-je une ou deux, mais je ne pus m'en apercevoir, étant au fond
de l'eau.
Toutes ces choses me sont restées au cœur, parce (pie depuis j'y ai
repensé souvent, et que j'ai vu (pii! v a des créatures qui semblent faire
exception à cette bonne loi du bon Dieu, qu'il est en ce monde des
pauvres malheureux sur la tète desquels on décharge les haines comme
en un endroit maudit; j'ai été l'un de ces malheureux, je ne m'en plains
pas pourtant, d'ailleurs il est trop tard. — Je reviens à mon enfance :
c'est en me souvenant que j'ai guéi'i mes plaies.
J'étais heureux, je sentais mes forces grandir, et, dans ma grosse
tète, de nouvelles pensées s'accumuler sans cesse. Est-ce le privilège
des orphelins? — Je ne sais, mais je jouissais beaucoup des choses
extérieures qui paraissaient être indifférentes à la plupart. Je me laissais
bercer, et je vivais pour vivre dans le cher ruisseau qui pourvoyait à
tout. Ignorant toute chose, je ne m'étais jamais demandé d'où je venais,
(jui j'étais ; je me doutais bien que je devais ressembler à mes voisins,
encore n'en étais-je pas sur. Pour se mirer il ne faut point être dans le
miroir, et j'y étais tout entier. Savais-je seulement si j'étais beau ou
laid, grand ou petit, fleur ou poisson? J'aimais tout ce que je voyais :
arbres et bêtes, ciel et terre; il me semblait bien aussi que tout le
monde devait m'aimer, et à vrai dire je n'avais reçu que bon accueil et
preuves de fraternité.
Cependant vers cette époque je sentis à la partie postérieure de ma
personne une sorte d'engourdissement, de paralysie, singulière. j\la
queue, ma rame, mon gouvernail, devint tout à coup plus lente, tandis
que dans tout mon corps je sentais des tiraillements, des lassitudes
inaccoutumées et aussi un besoin de respirer qui jusqu'alors m'avait été
inconnu. Faut-il le dire : mes pattes poussaient, mes poumons se for-
maient, je devenais crapaud. A cette transformation physique corres-
pondit une transformation morale. Tout se décolora pour moi et il me
sembla que mon esprit et mon cœur revêtait aussi un habit de deuil : le
châtiment commençait.
Un jour, il m'en souvient, j'aperçus au bord de l'eau une Cane et
ses petits; je les avais vus souvent prendre leur bain quotidien, mais cette
fois, en les apercevant, j'éprouvai une émotion particulière que je n'avais
jamais ressentie. Les petits Canetons étaient couchés en tas sur une belle
touffe d'herbe ; on n'apercevait d'où j'étais qu'un amas confus de duvet
23
178
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
blanc dovc par le soleil. Par-ci par-là un polit bec jaunâtre dépassait, et
l'on devinait à riniinobililé de ces bambins et à l'abandon de leur {)os-
ture quils étaient là. dans ce soleil, les Canetons les plus beureux du
monde et qu'ils dormaient profondément. Cependant la mère Cane, qui
ne dormait pas. inspectait sa couvée; il me sendjla qu'elle jetait sur cette
marmaille un rei;ard de tendresse qui jamais ue m'avait ellleuré. A un
certain bruit ([uelle lit. toute la bande s'agita, mais lentement, les becs
s'entr'ouvrirent , les petits yeu\ clii^notants se tournèrent tous vers elle
et j'entendis un ramage de kouic kouic joyeux.
« Bonjour, maman Cane, bonjour, semblaient-ils dire. Est-ce qu'il
est l'heure du bain, maman Cane?
— Mais oui, petits paresseux, mais oui, mes amours, il est l'heure
de se baigner. N'entendez-vous pas le ruisseau (jui chante, ne sentez-
vous pas le soleil de midi (jui darde ses beaux rayons d'or? Vous allez
attraper mal à la tète, mes enfants. »
LES DOLEANCES D'LN VIEUX CRAPAUD. 179
Mais la marmaille ne bougeait guère et répondait : « Kouic kouie,
maman Cane, on est si bien, couchés l'un sur l'autre, immobiles,
engourdis, tandis que les insectes bourdonnent, que les clochettes des
champs se penchent et se pâment , et que des haies d'aubépine s'élance
une vapeur moirée qui se perd dans le bleu du ciel... IMaman Cane, on
est si bien !
— Fichus garnements ! vous allez me faire sortir de mon caractère !
Voulez-vous vous lever! kouac... kouac... Voyons, mes petits anges,
un peu de courage, et levons-nous! »
Tous les Canetons sentirent bien alors qu'ils devaient obéii% et com-
mencèrent à s'agiter ; mais il fallait débrouiller toute cette confusion de
pattes roses, d'ailes plucheuses, de becs dorés enchevêtrés les uns dans
les autres et cachés sous le duvet. Ils étaient gauches, inhabiles, mais je
compris que leur maman dût les aimer. A chaque effort ils chaviraient
sur l'herbe, roulaient sur le dos, "et alors, ne sachant plus que faire, agi-
taient leurs pattes en l'air comme des désespérés. La Cane enfin, qui se
tenait à quatre pour ne pas éclater de rire, vint les aider un peu et tout
le monde fut bientôt sur pied.
Alors ils descendirent lentement vers le bord, les pierrettes roulaient
devant eux, et à chaque pas qu'ils faisaient on eût dit qu'ils allaient
choir. Leur petite queue inquiète se dandinait de droite et de gauche,
tandis que par demère la maman les suivait en les encourageant de la
voiK. Enfin, après bien des hésitations, des bavardages, des petits
frissons et mille poltronneries qui me parurent étranges, ils tendirent le
bec en avant, et tous ensemble s'abandonnèrent au courant. Je me
sentis soulevé par un flot immense.
(( Cyprien, les pattes en dehors, la tète droite ou je nie fâche, »
disait la Cane.
« Alphonse, mon chéri, plus de calme, tu frétilles comme un
goujon ; voyons donc , grand nigaud , tu as peur ! vois un peu ,
est-ce que j'ai peur , moi ? »
A un certain moment les Canetons passèrent à côté de moi, et
m'ayant aperçu, j'étais à fleur d'eau, ils me regardèrent avec éton-
nement et s'écartèrent bien vite; ils éprouvaient bien certainement
un sentiment de répulsion.
Je ne saurais dire combien cela me fit de la peine, car je me
sentais déjà disposé à les aimer. J'étais seul, isolé, et les voyant
unis, je me disais : « Qui sait s'ils ne m'accepteraient pas comme un
180 LKS nOLK.VNCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
dos leurs? > J'aurais aimé à m'étendre av(C ou\ sur les belles touffes
dlierbo et à entendre la bonne mère Cane me traiter comme un de
ses enfants. C'était absurde, mais je ne savais rien du monde, et je
a'ouiis qu'on se faisait aimer des autres tout simplement en les aimant.
Voilà pourquoi le regard des Canetons me fit tant de peine.
Après cette aventure, j'étais resté pensif; une grande Araignée
d'eau avec laquelle j'avais joué cent fois passa au-dessus de ma tête et
me sourit fort amicalement, mais il me fut impossible de trouver un
sourire pour répondre au sien. Je me rapprochai de la rive vers laquelle
un secret instinct m'attirait depuis quelque tenqjs ; j'avais besoin d'air
et le gazon me faisait envie. Arrivé près ilu bord, je soulevai ma tête
hors de l'eau.
« Que le diable t'emporte! » me cria quelqu'un qui était fort près
de moi. Je me retournai, et j'aperçus entre les racines d'un saule une
personne admirablement vêtue : sa cravate avait la couleur du soleil
lorsqu'il s'endort, son dos et ses ailes étaient d'un beau bleu d'azur qui
se transformait en vert émeraude au moindre miroitement de l'eau. Cette
personne avait le bec fort long, les yeux noirs et peu bienveillants, les
pattes rouges , la queue courte et impatiente ; toute sa personne indi-
quait un caractère didicile. J'ai su depuis ([uil s'appelait Martin-
Pêcheur.
« Qu'est-ce (jue tu fais là, grand niais, avec tes. quatre pattes? me
dit-il durement. Ne vois-tu pas que ta personne empoisonne la rivière?
un peu plus et je te gobais comme un Goujon. » En disant cela il fit
une grimace affreuse comme quekpi'un dont le cœur se soulève. « Sors
d'ici et rondement, tu éloignes mes clients. »
Je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait me dire, mais ce que je
sentais, c'était la dureté de ses paroles, u Que lui ai-je fait, pensais-je?
Avoir une gorge qui ressemble au soleil, un dos de la couleur du ciel,
et être aussi méchant ! Cependant je n'osai rien dire parce qu'il était
beaucoup plus gros que moi, et j'essayai de me traîner sur le sable,
hors de l'eau, pour lui être agiéable. Je fus tout surpris de pouvoir me
soulever, grâce à ces quatre appendices qui m'étaient récemment sortis
du corps : je veux, parler de mes pattes. Mais comme je me trouvai
lourd, gauche, impuissant, lorsque je n'eus plus la belle eau transpa-
rente pour me soutenir et me porter! Instinctivement je me retournai
vers le ruisseau pour le voir et le remercier de m'avoir fait vivre en lui,
mais tout à coup je restai pétrifié. Une petite masse informe et ressem-
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
181
blant à mon père était là, dans l'eau, à mes pieds. Je remuai la tète,
cette masse s'anima et remua la tête aussi. Je me soulevai sur mes
pattes, elle se souleva comme moi.
u Et par-dessus le marché il est coquet, l'animal ! » s'écria le Mar-
tin-Pêcheur en éclatant de rire. Te trouves-tu joli, affreux monstre ?
— Gomment, ce que je vois là, c'est donc moi-même ?
182 l^KS nOLÉANCES D'UN V 1 1: l \ CKAI'AIO.
— Oui mon trésor, et tu peux te vanter d'avoir sous les yeux un
joli spectacle. »
C'était pourtant vrai, le doute n'était j)as possible, car je voyais
dans l'eau, en même temps que ma pr(){)re image, celle des saules qui
bordent la rive, colle des liserons et des clochettes; j'y apercevais le
ciel lui-même et ses petits nuages blancs, les peupliers de la colline que
le vent faisait frissonner, les canetons qui, là-bas, remontaient sur la
rive, et derrière moi je distinguais aussi le IMartin- Pêcheur bleu et
rouge qui riait encore avec un air de mépris. Il était bien méchant, sans
doute; mais comme il était bien habillé, ce jMartin-Pêcheur ! quel beau
bec! quelles jolies pattes! comme tout cela était élégant et fin!... Je
détournai la tête, j'étais horrible ; et c'était mon ruisseau chéri , lui qui
m'avait comblé de ses caresses et livré ses trésors, c'était lui qui me
reprochait ma laideur et faisait naître la honte en moi. Se repentait-il
de ses bontés, pour s'en payer aussi cruellement? Hier il était bon;
aujourd'hui il est cruel , et cependant les Araignées et les Pucerons se
pi'omènent comme à l'ordinaire sur sa surface, les petits Poissons fdent
et jouent dans son eau, les fleurs s'y baignent, les herbes s'y désal-
tèrent... Je ne comprenais pas, mais j'étais malheureux.
(( C'est uni, pensais-je, c'est fini, on ne veut plus de moi, » et je dis
adieu a toutes ces choses et à tous ces êtres avec lesquels j'avais vécu.
Pas un regard ne répondit au mien, je sentis que je ne laissais pas de
vide; le ruisseau n'interrompit pas sa chanson pour me souhaiter bonne
.chance, les Canetons, qui s'étaient rendormis à leur place accoutumée,
ne levèrent pas la tête, le. nénufar resta immobile. Je fis un effort et
je m'acheminai péniblement; mais tout à coup j'étais devenu honteux et
humble et je demandais pardon aux herbes que, malgré moi, je cour-
bais sous mon poids.
(( Votre serviteur, murmurai-je au Martin-Pêcheur.
— Va au diable, Crapaud maudit! >
Je n'ai pas revu depuis cet oiseau; mais, en me rappelant ses der-
nières paroles, j'ai pensé qu'il avait une grande expérience de la vie.
Je me traînais plutôt que je ne marchais; j'étais encore très-faible
et bien inexpérimenté dans le nouveau métier (jur m'imposait la Provi-
dence. Au bout de dix minutes j'étais exténué. Le jour commençait à
baisser, les herbes et la terre se faisaient humides ; je toudjais de som-
meil ; je m'acheminai donc vers de gros arbres que j'apercevais à
gauche, espérant trouver dans l'un de ces vieux troncs un trou, une
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 183
cachette, pour y passer la nuit. « Je suis si petit, (pie le gros arbre ne nie
refusera pas l'iiospitalité, pensai-je; d'ailleurs, s'apercevra-t-il seulement
(le ma présence ? »
J'ai (lit (jue j'étais d'un naturel rêveur et contemplatif; je n'ai point
eu tort, car je me souviens que ce soir-là, en dépit de la fatigue, du
sommeil et de la faim , je m'assis un instant sur mes pattes de derrière
pour voir et entendre ce qui se passait autour de moi. Il y avait devant
moi un petit bois derrière lequel le soleil se couchait, de sorte (ju'à tra-
vers les arbres et les feuilles j'apercevais de longs rayons de soleil qui
filaient comme des flèches et se perdaient au milieu des branches. Au-
dessus de moi le ciel était tranquille, profond et d'une couleur vert-
pomme dorée, si douce, si calme, si pleine de tendresse, que je me rap-
pelai instinctivement le regard dont la bonne mère Cane enveloppait ses
enfants. Oui vraiment, il me semblait que ce bon ciel me protégeait et
me souhaitait courage. Ne dites pas : <( Mais ce Crapaud est fou ! » C'est
dans cette folie-là que j'ai trouvé les seules joies de ma pauvre vie. Les
déshérités de ce monde se consolent comme ils peuvent ! . . . Tous les
bruits avaient cessé ; les fleurs et les herbes déjà couvertes d'une rosée
délicieuse, dont je fus assez hardi pour boire quelques gouttes, s'affais-
saient en s'endormant, et de tous côtés, sous les feuilles silencieuses et
immobiles, les oiseaux se chantaient bonsoir en faisant leur toilette de nuit.
(( Bonsoir, Fauvette ! bonsoir, Pinson ! bonsoir, mes mignons ! bon-
soir, mes amours!... tra deri dera ! » Et tous ces gens heureux, aile
contre aile, le sourire au bec, se donnaient de jolis petits baisers en
lançant un dernier éclat de rire.
(( lié ! là-bas, les enfants, un peu de silence, » s'écria un gros Merle
ronfleur perché au sommet d'un arbre.
Ce^ Merle avait de l'autorité, car peu à peu le ramage c^ssa, et le
sommeil s'étendit comme un voile.
Je regardai^ à terre. Tout autour de moi une foule de petits êtres
(|ue je n'avais jamais vus regagnaient leur demeure, actifs, pressés,
fatigués, encore couverts de la poussière du jour. Ceux-ci rampaient,
ceux-là marchaient au milieu de la mousse et des herbes, escaladant les
feuilles mortes , tournant les mottes de terre ; sans doute on les atten-
dait chez eux... Dieu,* que je me trouvai seul ce soir-là!...
Fort heureusement, j'aperçus tout près de moi un grand trou
sombre entre deuK racines ; je m'en approchai avec prudence et j'y
entrai timidement en longeant les murs. Tout à coup, j'entendis dans
18^
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAl'ALD.
l'olxruriU^ un bruit ri\i;iilior. \cu\ . monotone, qui ressemblait à un
ronllemont.
Oui est-ce (|ui est lii ? » lit une voix bien tim])rée.
Je ne iv|)ontlis pas. jVlais tivinblant.
. Mais (|ui (v>t-ee (jui est donc là? » poursuivit la voix avec un
ai'cent de plus en plus irrité.
J'allais me décider à répondre, car je sentais qu'an fond jetais
indiscret, lorsque je ressentis à la paroi aixiominale une douleur aiguë
(|ui m"arraclia un cri. J "entendis un i^rand éclat de rire.
Voilù ce que c'est cpie d'entrer sans se faire annoncer! Qui es-tu?
0 Je suis Cra|)aud. monsicnir. mais tout jjetit. je sors de l'eau.
— Ali ! Ihorreur! cet animal clie/. moi!
— Je me retire, monsieur. » Et j'allais sortir en eiïet, lorsque mes
ai II
'Mm
Noux, s'habituant a l'obscurité, j'aperçus une boule énorme armée de
(K^intes innombrables. J'étais chez un Porc-Épic.
LES DOLKANCKS D'UN VIEUX CRAPAUD. 185
Eh bien, voyez un peu, ce personnage redoutable fut excellent pour
inoi. Ce coup de pointe qui avait failli me tuer, je souffre encore de
cette blessure et de bien d'autres, hélas! lorsque le temps est à l'orage;
ce coup, dis-je, l'avait mis en belle humeur, et il me permit de passer
ma nuit dans un coin, après m'avoir fait jurer toutefois que je ne ron-
flais pas.
Je parle de ce petit incident de ma vie parce que je lui dus , sinon
un ami, du moins un voisin indulgent quoique fort rude. Ah! certes, il
était fort rude, mon voisin le Porc-Epic, et mon cœur se gonfla bien
souvent en l'entendant ; il ne mâchait pas ses mots, comme on dit
familièrement.
<( Tu es laid, s'écriait-il en me foudroyant du regard; je ne dis
pas assez, tu es horrible, tu es faible, tu es gluant, bavant, impotent,
infirme, vil...
— Oui, monsieur, murmurai-je, car je sentais qu'il disait vrai.
— Eh bien, petit monstre infect, n'ajoute pas à tes infirmités en te
battant les flancs pour avoir du cœur et de l'esprit. Tu n'es pas assez
riche pour te payer ces petits plaisirs-là. On te haïra, tache de haïr les
autres ; c'est une force , et quand on se sent fort on est joyeux. Si on
t'approche, bave; si on te regarde, bave; tourne ton dos, exhibe tes
croûtes, tes plaies, tes horreurs; fois fuir les gens, fais aboyer les
chiens par le seul fait de ta laideur. Que la haine des autres soit un
bouclier pour toi, tu n'as pas d'autre moyen de te tirer d'affaire, et si
tu n'es pas une brute , eh bien , tu trouveras encore des joies dans ton
métier de maudit. Sois fier de ton horrible enveloppe comme moi je suis
fier de mes piquants pointus, et surtout fais comme moi : n'aime
personne.
— Mais si vous ne m'aimiez pas un peu, — il éclata de rire —
un tout petit peu, ajoutai-je timidement, si vous ne daigniez pas avoir
pitié de moi, pourquoi me donneriez-vous ces conseils que vous croyez
si bons, quoiqu'ils soient bien durs? Il riait toujours.
— Toi, mon ami! s'écria-t-il enfin, Dieu que tu es bète ! tu
m'amuses tout simplement parce que le rôle que tu vas jouer ressemble
un peu à celui que je joue . que mes ennemis seront aussi les tiens, et
qu'avant tout je pense leur être désagréal)le en t'armant (-(jutrc eux.
Bave, mon garçon; si tu ne baves pas, l'on t'écrase. Au reste, fais
comme tu voudras, cela m'est complètement égal. »
Ces rudes maximes me semblent odieuses. Que voulez-vous? on ne
186 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
se refait pas. J'aurais dû les suivre, mais je ne les suivis pas. Est-ce ma
fjiute si. inspirant l'horreur, j'avais soif d'affection et de tendresse ; si,
laid et difforme, je me sentais attiré vers les jolies choses et les belles
créatures; si, vivant dans la boue, j'adorais les étoiles; si, lourd et
impotent, je rêvais la grâce et l'agilité? Non, certes, ce n'était pas ma
faute. C'est ce qui fit que bientôt le Porc-Epic, me voyant incorrigible ,
me méprisa profondément et me mit rudement ii la porte. Voici quelle
fut la goutte d'eau qui fit déborder le verre.
Il me faut un certain courage, je vous jure, pour raconter .ici mes
chagrins ; mon nom seul ne suffit-il pas à chasser la pitié du lecteur ?
Les })eines d'un Crapaud ! c'est à mourir de rire ! Qui sait cependant si
dans la foule qui lira ces pages il ne se trouvera pas quelque être laid
et hideux comme moi , qui dira tout bas : « Je suis son frère , » et me
plaindra un peu en songeant à lui ? Mais je poursuis.
Je commençais à devenir adulte, lorsque je la vis pour la première
fois. Il faisait grand soleil, l'herbe du pré était haute et répandait un
parfum pénétrant qui m'enivra sans doute, car, en l'apercevant, je m'ar-
rêtai tout net et je sentis que je l'aimais follement. Elle était élégante,
allongée, souple, agile ; tout son petit corps était de ce vert tendre qu'on
ne voit qu'au printemps. D'un bond elle s'élança à des hauteurs immen-
ses. Je la suivis de l'œil, je vis ses ailes s'étendre, ses pattes fines s'al-
longer, et toute son aérienne personne se détacher sur le ciel bleu ; puis
elle retomba sur le sommet d'une herbe qui la reçut en pliant, et pendant
un moment l'herbe et la Sauterelle se balancèrent ainsi dans l'espace.
Se balancer dans l'air, jouer avec les fleurs, les faire frissonner sur leur
tige sans les meurtrir et les écraser, être élégant, gracieux, souple,
agile, se mirer dans les flaques ; de ses deux pattes souples caresser sa
taille fine, avoir un coi'ps vert-pomme, et supprimer l'espace d'un petit
coup de jarret!... Je devins fou, et durant un instant je n'osai respirer,
me sachant si impur et si vil que je craignais de vicier l'air où s'agitait
cette belle personne. A un certain moment , elle tourna ses yeux vers
moi; j'essayai de sourire, pensant qu'en souriant je serais moins hor-
rible , mais je sentis bien que ma peau était trop rude , et qu'à travers
mes yeux rien ne pouvait passer de ce que je ressentais en moi. Au
reste, la Sauterelle ne me vit pas, ou peut-être me i)rit pour quelque
motte de terre durcie par la pluie et cuite par le soleil. J'en fus presque
content, et je restai immobile. Au moins je pouvais la voir! Elle était
en train de caresser ses longues antennes avec ses deux pattes de devant.
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
187
lorsque je sentis une grande ombre qui s'étendait sur moi. Je me
retournai et j'aperçus un gros enfant joufflu. Il s'avançait avec pru-
dence, armé d'un grand filet de gaze muni d'un long bâton. Je l'avais
vu cent fois, errant dans la prairie poursuivant les Papillons et les
Insectes dont il s'emparait à l'aide de son filet. Quand une de ces pau-
bond elle s'élançait à des hauteurs immenses
vres petites bêles si jolies et si faibles lui avait échappé, je l'avais vu
se mettre en colère et la poursuivre de plus belle comme un ennemi
dangereux. Et je me disais : « Voilà qui est horrible ! Est-ce donc un
mal que d'échapper à la mort? Que lui ont-elles donc fait, ces pauvres
188 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
petites bêles qui n'ont même pas le tort d'être laides conmie moi? »
J'en rêvai une nuit, et dans mon rêve je voyais de gros Crapauds,
devenus ingambes, emprisonnant dans leurs filets les petits enfants de
l'Homme et les piquant sur les troncs d'arbres avec de longues épingles.
C'étiiit un mauvais rêve, parce que parmi' les Hommes il y en a de bien
bons ; moi qui vous parle, j'en eus la preuve : mais je vous conterai
cela tout à l'heure.
Je connaissais donc l'enfant et son filet ; aussi lorsque je le vis se
diriger vers ma Sauterelle, je compris ce qu'il voulait faire et je trem-
blai pour celle que j'aimais. Que faire? I^a prévenir? Mais connuent?
Eût-elle compris mon cri? avais-je le temps de lui rien expliquer? Heu-
reusement, j'eus alors là une excellente idée. L'enfant, les yeux fixés
sur la chère mignonne, allait abaisser son filet lorsque, jugeant qu'il
était trop éloigné, il fit un pas pour s'approcher d'elle. A ce moment,
je calculai bien la distance, je fis un grand effort, je m'élançai et me
plaçai si bien que le pied du bambin s'abattit sur mon dos. Ma vilaine
peau étant gluante, oh! j'avais tout calculé, l'enfiuit perdit l'équilibre et
d'un seul coup roula dans l'herbe. IMa belle chérie était sauvée I JMais
je ressentis en même temps une douleur atroce et je m'aperçus que
j'avais une patte en lambeaux. Eh bien, voyez un peu comme cela est
étrange ! je vous jure qu'en ce moment j'éprouvai , malgré ma souf-
france, une des plus grandes joies de ma vie. Je lui avais donné quel-
que chose de moi-mêjne, à la chère belle; je ne voulais rien lui récla-
mer, je n'aurais jamais osé le faire, mais je jouissais en pensant qu'elle
était mon obligée. Gomme on est égoïste au fond! Enfin, que voulez-
vous? je jouissais de cela.
L'enfant se releva bientôt en criant. Lorsqu'il eut compris que j'étais
la cause de sa chute, il j)rit une pierre, et de loin, en se reculant, car
il avait peur de moi, il me lapida avec cette joie que les Hommes
éprouvent à nuire aux autres lorsqu'ils sont en sûreté. Fort heureuse-
ment, le viiam garçon, outre qu'il était méchant, était très-maladroit,
— on n'est pas parfait! — et j'en fus quitte pour quel(|ues égrati-
gnures ; d'ailleurs nous avons la vie dure, nous autres Crapauds ; n'en
soyez pas jaloux, vous autres! Dur veut dire solide, mais lourd à
supporter aussi.
J'espérais bien au fond (pie la belle Sauterelle conqji'cndrait ce que
j'avais fait pour elle. En s'échappant, elle avait tourné la tète, m'avait
vu écrasé, et nos regards s'étaient croisés. Elle avait tout compris en
LES DOLEANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 181)
effet, ou du moins je me l'imaginai, car je l'aperçus bientôt escaladant
les herbes et se dirigeant vers moi. Jamais je ne l'avais trouvée plus
gracieuse, plus alerte. Il y a des gens que la reconnaissance rend
joyeux sans doute. Elle était émue. J'eus un moment de vive espé-
rance ; ma patte cependant me faisait grand mal , mon sang coulait en
abondance, mais je me disais à part moi : <( Quel bonheur! elle va voir
tout cela. »
Enfin elle s'arrêta, elle était accompagnée de plusieurs de ses amies,
pimpantes et brillantes comme elle , venues là sans doute par curiosité.
J'aurais bien préféré qu'elle fut seule, car j'avais déjà remarqué qu'iso-
lément les gens sont meilleurs. Quand elles furent toutes là, je levai les
yeux : il me sembla que le sort de ma vie allait se décider.
« C'est ce pauvre diable, dites-vous, ma chérie, qui s'est fait écraser
tout à l'heure ? murmura l'une de ces Sauterelles en s'adressant à la
reine de mon cœur. Oh! mais il est très-touchant, voyez les plaies de
ce pauvre misérable; c'est horrible, horrible! Si l'on n'était retenue par
des sentiments élevés, véritablement on fuirait au plus vite. Ah! l'af-
freux monstre ! est-ce singulier que l'héroïsme aille se nicher sous ces
croûtes ignobles? »
En disant cela, elle se retourna vers ses compagnes qui se mirent à
sourire en minaudant; je crois qu'elle leur avait signe que je devais
sentir mauvais.
Ma bien-aimée s'adressant alors directement à moi, tout en cares-
sant ses ailes : « Dis-jnoi, mon brave, pourquoi m'as-tu rendu le
service de tout à l'heure? As-tu conscience d'avoir tait là une belle
action? »
C'était le moment de me jeter à ses pieds, de laisser couler de mes
yeux les larmes que j'avais dans le cœur, de m'écrier : <( J'ai fait tout
c^la par amour pour vous, chère belle aimée; » mais elle m'avait parlé
avec une telle confiance dans sa supériorité, d'une voix si sûre et si
peu énuie, que je ne trouvai pas d'abord un mot à lui répondre.
« Mais, dites-moi, mignonne, on rencontrerait ce monstre héi'oï-
que, le soir, au clair de lune, dans im petit chemin, que sur l'honneur
on mourrait de peur, n'est-il pas vrai ?
— A coup sûr il est effrayant. » Elles tournaient tout autour de moi
et m'examinaient avec attention.
« Je le trouve moins elfrayant que grotesque, à vous dire vrai,
murmura ma bien-aimée. C'est la tête surtout qui est unique; il a un
190 Li:S DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
visage à foire jaunir les pâquerettes, à larii' les flaques. A^ez-vous vu
le vil . mes belles?
— Oui. oui. lirent-oUes toutes ensemble; l'œil est impossible! ali !
ah I ah ! impossible. »
Ces petits rii-es aii»us me travei'saient le cœur, tout m'eût semblé
prLMerable à ces moqueries; j'étais fait à la haine et au dégoiit qu'inspi-
rail ma personne ; mais peu de gens avant cette aventure avaient songé
à l'ire de moi . et d'ailleurs j'ai vu depuis dans le monde qu'on accepte
plus facilement un rcMe iiideux qu'un rôle grotesque. La haine des
autres vous blesse et vous excite, elle vous fait vivre. Le rire, au con-
traire, vous anéantit et vous écrase.
Bref, sous l'enqiire d'un sentiment d'orgueil dont j'ai honte aujour-
d'hui, je me soulevai sur ma patte sanglante, et m'adressant à la Sau-
terelle que j'aimais :
« Je ne vous demande ni pitié ni récompense, madame, lui dis-je;
j'ai fait tout cela parce que...
— Écoutez donc, mes mignonnes années, fit la Sauterelle; mais il
parle, il parle fort bien, et, si je ne me trompe, il a des dents. Oh!
l'intéressante horreur! Ne vous approchez pas trop cependant, c'est *
plus sûr.
— Parce que.... poursuivis-je d'une voix faible, — je me sentais
prêt à m'évanouir, — parce que je... vous aimais. »
Ces simples paroles furent d'un effet irrésistible ; toutes les belles
filles éclatèrent d'un rire argentin.
« Eh bien, mais..., ah! ah! ah!... c'est très-gentil cela..., ah! ah!
ah!..., mon brave, d'aimer ses sembla..., ah! ah!.... ses semblables. »
Ce dernier mot redoubla l'hilarité générale qui, au bout d'un instant,
devint du délire. Alors toutes les Sauterelles, ne se contenant plus de
joie, se prirent par la patte et dansèi*ent en rond autour de moi. De
temps en temps elles s'arrêtaient toutes et s'écriaient en riant de bon
ca*ur : « Salut ramoureux, salut! votre servante, cœur sensible! »
Elles se sont bien amusées ce jour-lii. Apivs tout elles avaient obéi
a leur nature et moi j'étais sorti de la mietme. J'avais fait preuve
d'idiotisme et de vanité; au moins ce fut l'opinion ([iie m'exprima mon
ami le Porc-Épic en me mettant le soir même à la porte de chez lui.
A [partir de ce moment-lii, je devins sombre et je pris les habitudes
qu'ont tous ceux de notre espèce : je ne sortis plus guère (juc la nuit,
je perdis la vue de toutes les belles choses (pii m'avaient tant charmé.
LKS DOLEANCES D'UN VIELX CUAPALD. 1<JI
car il y a vraiment de belles choses en ce monde, il y a aussi des êtres
heureux ! Si ceux-là seulement voulaient consentir à donner de temps
en temps une de leurs heures joyeuses pour dis(i-i])uer aux pauvres
diables qui ne rient jamais, comme tout irait mieux, je vous le
demande! et comme la laideur s'effacerait peu à peu! car ce qui rend
laid c'est la soullrance ; mais je me trompe peut-être, mettons que je
n'ai l'ien dit.
Peu à peu mes yeux s'habituèrent à distinguer dans l'ob.^c-urité.
Plantes et gens, tout le monde dormait, l'air était frais et pur, le
silence profond. Je marchais à la lueur des bonnes étoiles qui, chose
étrange, ne m'ont jamais manifesté ni dégoût ni répulsion. Peut-être
m'onl-elles vu de trop loin pour pouvoir me juger ; le h\\t est que je
ressentis parfois dans la nuit des sensations qui doivent ressembler au
bonheur. Je jouissais d'être calme et aussi de pouvoir regarder en face
sans crainte de gêner les autres. Et cependant je me souviens qu'un
soir... — j'écris au courant de la plume et je raconte ici mes impres-
sions à mesure qu'elles me viennent à l'esprit, — je me souviens que.
cherchant mon souper dans un parc où je vivais depuis quelques mois .
j'aperçus sur un banc une jeune fille toute mignonne assise près d'un
gros monsieur fort laid. Devrais-je accuser les autres de laideur? qu'on
me le pardonne! La jeune fille était adorable, les boucles de ses che-
veux blonds caressaient ses joues, et timidement souriante, émue, les
yeux baissés, elle regardait la jolie chaîne d'or qu'elle avait dans les
mains.
Le gros homme, l'air assuré, le gilet gonflé, le bec en l'air, la
voix ronflante et le chapeau de travers, lui disait : « Accepte, mon
enfiint, en souvenir de moi, car je t'aime. » Et il entoura la taille de la
chère petite de son gros bras impertinent.
« C'est donc bien sûr que vous m'aimez? fit-elle en regardant
toujours la chaîne.
— Je t'adore, ma belle, sur l'honneur; — il mit la main dans son
gousset — et toi, ne m'aimes-tu pas?
— IMais si, fit-elle tout bas avec une grâce angéliqiie, — elle se
passa la chaîne au cou.
— En vérité, tu m'aimes? et pourquoi m'aimes-tu, voyons, te
rends-tu compte, ma petite duchesse? dis, dis, pourquoi m'aimes-tu?"
— Mais, dame, parce que... — elle souriait avec une finesse
extrême et rougissait un peu, — parce que... vous... êtes joli garçon. »
102
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
En ce iiioiiK'iit. m ay;mt apoirii, elle ne put retenir un éclat de rire
dont je ne compris pas le sens, mais (|ui bien certaineiuent ne s'adres-
sait pas qu'à moi.
« Tenez, voyez ce Crapaud; c'est donc la nuit qu'ils prennent du
bon temps ?
— Quelle béte hideuse! » fit l'Homme. Et de sa botte il m'envoya bien
loin. Je pensais en me relevant au milieu des épines oii j'étais tombé,
je pensais : « Eh! mon Dieu, si j'avais seulement une chaîne d'or à
donner à quelqu'un ! » Et j'ajoutais, sachant qu'il n'y avait là personne
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD, 193
pour rire de ma folie : « Ne siiis-je pas riche aussi? n'ai-je pas, sous
mon affreuse enveloppe, mon petit trésor d'amour, de poésie? Si l'on
me laissait aimer, comme j'aimerais ! »
« Mais fou que tu es , m'écriai-je tout à coup en m'adressant à moi-
même, qui te dit que tu ne t'es point trompé, que tu n'as pas fait fausse
l'oute en demandant le bonheur aux êtres et aux choses qui ne pou-
vaient pas te le donner? Tu es un orgueilleux, l'ami. Parce qu'un grand
poëte au cœur miséricordieux a chanté de sa voix divine tes infortunes
et tes chagrins, tu ne vois dans l'univers qu'une victime qui est toi.
Sois plus modeste et moins artiste, sois moins rêveur, regarde à terre,
et tu trouveras là les petits bonheurs que la Providence y a mis pour toi. »
Cet éclair de bon sens traversa mon esprit. « Pourquoi vivre à part,
me dis-je, cherchons dans mon espèce un être à aimer. Les filles de
Crapaud sont-elles donc si repoussantes? Ote tes lunettes de poëte infor-
Inné et regarde à l'œil nu, mon cher. »
A pai'tir de ce moment, mes idées changèrent et mes habitudes
aussi ; je fréquentai les endroits où ceux et celles de mon espèce se
réunissaient d'ordinaire, et je ne tardai pas à rencontrer une adorable
enfant qui, par le plus pur des hasards, se trouvait être ma propre
cousine à la mode de Bretagne. C'était la belle-fille du second mari de
la sœur de... Mais il serait trop long de vous expliquer tout cela. Je
demandai sa main et je l'obtins, quoique son père ne fût pas partisan des
mariages entre Crapauds de la même famille. Peut-être avait-il raison ;
j''ai entendu émettre sur cette question les opinions les plus diverses.
Quoi qu'il en soit, j'épousai ma cousine. J'aurais bien envie de vous
faire son portrait, et tout autre que moi n'y résisterait peut-être pas,
mais je me contiens ; rien n'est sot comme de parler des siens. Qu'il
suffise de savoir que je la trouvai belle et qu'elle me trouva à son gré.
Père de famille, — ma chérie fut d'une fécondité surprenante, — je
l'evins vers le ruisseau qui m'avait vu naître, et je fus tout surpris de
trouver dans les souvenirs que j'avais maudits un charme qui me fit
pleurer de tendresse.
Que de fois, mon Dieu, nous avons causé de toutes ces choses en
nous promenant le soir, côte à côte, tandis que les petits folâtraient
< levant nous!
(( Oh! que j'aurais voulu te connaître à cette époque-là, me disait-
elle, alors que tu étais si malheureux! je t'aurais consolé, mon gros
bijou. »
194
LES DOLÉANCES D'UN VIELiX CHAPAUD.
Ah ! être appelé mon bijou, c'est la joie suprême.
(( Tu es onlaul . lui iv|)()ii(iais-je; si j(> ("avais counue. je n'aurais
pas été malheureux. '
Je souriais île hou canu- et je {"embrassais au (Vont.
Il faut vous (iii'e luaintenant. (|Uoi(|u"il soit un peu niais de [)ai'lei'
tant de soi, il faut vous dire (|ue jai irai^né beaucoup en prenant des
années; j'ai acquis un embonpoint (pii ne m'est point défavorable; mon
regard en outre a i)lus de.... ma démarche aussi... Enlin je ne suis
plus laid. Parole d'honneur, demandez à ma fenune !
C'est mon pauvre beau-père (pii nendjellit pas! Seigneur!
Un vieux Crapaud.
Pour avoir mis les points et les vv^gules,
Gustave Droz.
J.3
LE PREMIER
FEUILLETON
DE PISTOLET
Mon criER maître.
ou s (levez être inquiet, surtout par
ce temps de grandes chaleurs, quand
toutes les murailles sont chargées de
cris de : Mort aux Caniches! de
m'avoir vu sortir hier au soir sans
muselière, sans collier et sans vous.
Véritablement je serais tout à fait
un ingrat , si je n'avais pas été
poussé hors de la maison par ce je
ne sais quoi d'irrésistible et de tout-
puissant dont vous parlez si souvent
dans vos conversations littéraires.
Rappelez - vous d'ailleurs que , le
jour de mon escapade, vous avez été passablement ennuyeux les uns
et les autres, \\ propos d'art, de poésie, de Boileau, d'Aristote et des
cincj unités.
J'avais beau vous écouter en bâillant et japper le plus gentiment
du monde, comme si j'eusse entendu quekpi'un venir à la porte, je
Î06 LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
n'ai pas été assez heiii'oii\ pour vous distraire, vous et Messieurs
vos amis, un seul instant de cette savante dissertation. Je n'ai pu
obtenir ni une caresse ni un coup d'œil ; j'ai même été rudoyé lorsque
j'ai sauté sur vos genoux, à l'instant même où vous disiez que les
anciens étaient toujours. . . les anciens. Bref, vous étiez très-désa-
gréable ce soir-là : moi, j'étais très-éveillé. Vous vouliez rester au
logis, j'avais grande envie de courir les aventures. Ma foi. j'ai pris
mon parti bien vite ; et comme j'avais trouvé sur votre table une belle
loge d'avant-scène pour le théâtre des Animaux savants, je me rendis
en toute hâte en cette magnifique enceinte, toute resplendissante de
l'éclat des lustres, et dans laquelle on n'attendait plus que vous... et
moi.
Je ne vous décrirai pas, mon cher maître, toutes les magnificences
de cette assemblée, d'abord parce que je suis un écrivain novice, ensuite
parce que la description est le meilleur de votre gagne-pain. Que devien-
driez-vous, en effet, sans la description? Gomment remplir votre tâche
et votre papier de chaque jour, si vous n'aviez pas sous la main les
festons et les astragales de l'art dramatique? Oui-da! je serais un ingrat
de venir m'emparer de vos domaines! Et d'ailleurs, à quoi vous servi-
rait, à vous qui vivez de l'analyse, la plus splendide analyse? Vous
avez une de ces imaginations savantes, c'est-à-dire blasées, qui ne
racontent jamais mieux que ce qu'elles n'ont pas vu.
J'arrive donc au théâtre, à pied, car le temps était beau, la rue était
propre, le boulevard était tout rempli des plus charmantes promeneuses
qui s'en allaient le nez au vent. Le Bouledogue de la porte s'inclina à
mon aspect. La loge s'ouvre avec un empressement plein de respect. Je
m'étends nonchalamment dans un fauteuil, la patte droite appuyée sur
le velours de l'avant-scène, les deux jambes étendues sur un second
fauteuil, et dans l'attitude heureuse que vous prenez vous-même elfron-
tément lorsque vous vous dites tout bas : « Bon! nous allons en avoir
pour cinq heures d'horloge... cinq longs actes ! » Et alors vous froncez
le sourcil comme un des Lévriers de M. de Lamartine, attendant que
son maître veuille enfin le promener au bois.
Pour moi, vous dirai-je toute la vérité, mon cher maître? cela ne
me déplaisait pas de voir les Bassets des galeries et du parterre pressés,
entassés, étouffés, écrasés dans un espace étroit, pendant que moi je
me prélassais.
J'étais à peine assis depuis dix minutes, lorsque tout à coup l'or-
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET. 197
chestre fut envahi par les musiciens. Ces musiciens étaient les plus gais
personnages qui se puissent voir : le bec de la flûte était au bec d'une
jeune Oie, un Ane allait j)inccr de la harpe, — Asinus ad lyranij, dirait
le poëte, — un Dindon gloussait en mi bémol. Ici Mai'syas écorchait
Apollon, — hic Marsijas Apolline m.
La symphonie commença. Gela doit ressembler beaucoup à ces sym-
phonies fantastiques dont vous parlez avec enthousiasme tous les hivei's.
Quand chacun eut gloussé sa petite partie en sommeillant, la toile se
leva, et alors commença pour moi, pauvre feuilletoniste novice, un
drame étrange et solennel.
Figurez-vous, mon maître, que les paroles de ce drame avaient été
composées tout exprès pour la circonstance par un grand Lévrier à
poil frisé, moitié Lévrier et moitié Bouledogue, moitié anglais et moitié
allemand, qui a la prétention d'entrer à l'Institut des Chiens français
avant qu'il soit huit jours.
Ce grand poëte dramatique, cjui a nom Fanor, compose ses drames
d'une faç(m qui m'a paru très-simple et très-commode. Il s'en va
d'abord chez le Carlin de IM. Scribe lui demander un sujet de drame.
Quand il a son sujet de drame, il s'en va chez le Caniche de 31. Bayard
pour se le faire écrire. Quand le drame est écrit, il le fait appuyer au
parterre par six Molosses sans oreilles et sans queue, tout griffes et
tout dents, devant lesquels chaque spectateur baisse le museau, quoi
qu'il en ait : si bien que tout le mérite du susdit Fanor consiste à
accoupler deux imaginations qui ne sont pas les siennes, et à mettre
son nom au chef-d'œuvre qu'il n'a pas écrit. Du reste, c'est un Animal
actif, habile, bien peigné, à poil frisé sur le cou, à poil ras sur le dos,
qui donne la patte à merveille; il saute pour le roi et pour la reine, il
a des os à ronger pour toutes les Fouines de théâtre, et il règne en
despote sur les étourneaux de la publicité.
Donc le drame commença. C'était, disait-on, un drame nouveau.
Je vous fais grâce des premières scènes. C'est toujours la même
façon de faire expliquer par des* suivantes et par des conildents les pas-
sions, les douleurs, les crimes, les vertus, les ambitions de leurs maî-
tres. On a beau dire que le susdit Fanor est un inventeur : il n'a encore
rien imaginé de mieux, pour l'exposition de ses drames, que l'exposi-
tion de nos maîtres les Dogues romanticpies, les (Jiiens de berger
classiques, les Épagneuls tout disposés à l'intime union du drame, de la
tragédie et du roman.
108
LK l'KKMlKP. KKl lLLi:iUN DE PISTOLET.
Voyez-vous, mon nioîlre. on a peut-être eu tort d'ôter à nos poètes
la muselière ilassiiiue : (oui le nuillieur de la |)()ésie aux ij:rands aspects
vient ju>teiiieiit <li' l'al)s;-nc(' de luuselicrc Les anciens poêles, grâce à
leur muselière . vivaient l')in rie la foule, des passions mauvaises, des
colères soudaines. On ne les voyait pas, comme ceux d'aujourd'hui,
fourrer insolemment leur nez souillé dans toutes les inunondices de
riiistoire. Muselés, ils étaient les bienvenus partout, dans le palais,
dans le salon, sur les i:enoux des belles dames; muselés, ils étaient à
labri de la ra.ize, inexplicable maladie, ii Tabii de la boulette munici-
pale ; muselés, ils restaient chastes, purs, bien élevés, élégants, cor-
I
LE PREMIER EEILLETUN DE l'ISTULET. 199
rocts, fidèles, tout ce que doit être un poëte. Aujourd'hui, voyez ce qui
arrive ; voyez à quels excès les pousse la liberté nouvelle ! à quels hurle-
ments, à quelles révolutions. Et que vous avez bien raison de dire sou-
vent, dans vos feuilles, que ces novateurs ne sont (jue plai^'iaires. Je les
entends d'ici, s'écriant en latin : Mort h ceux qui ont dit avant nous
ce que nous voulions dire : « Perçant (/ui anfe non noslra dixenmt ! »
Cependant, peu ii peu, l'action dranjatique allait en s'élargissant,
comme on dit aujourd'hui. Quand les Carlins à la suite eurent bien
expliqué les affaires les plus secrètes de leurs maîtres, leurs sentiments
les plus intimes, les maîtres vinrent à leur tour pour nous donner la
paraphrase et le hoquet de leurs passions. Oh ! si vous saviez combien
ce sont là d'odieux personnages! Dans le théâtre des Chiens savants,
les comédiens sont presque aussi ridicules que les auteurs. Figurez- vous
de vieux Renards veufs de leurs queues et de vieux Loups endormis qui
regardent tout sans rien comprendre. Voici des Ours épais et mal léchés
qui dansent comme les autres marchent, des Belettes au museau effilé,
à l'œil éraillé, à la patte gantée, mais sèche et maigre, même sous le
gant qui la recouvre. Tout cela compose un personnel de vieux comé-
diens et de comédiennes déchirées qui ont passé, sans trop s'en inquiéter
et sans en rien garder pour eux, à travers tous les crimes, toutes les
vengeances, toutes les passions, tous les amours. Oh! les tristes créa-
tures, vues du théâtre ! et pourtant on ajoute cpie, hors du théâtre, ils
se déchirent pour un gigot de mouton ou pour un cuissot de cheval.
Mais j'oublie que la vie publique devrait être murée : donc je reviens ii
mon analyse par un détour.
Autant que j'ai [)U comprendre le nouveau drame (il est écrit
dans un jappement néo-chrétien qui ressemble plus à l'allemand anglaisé
qu'au français,) il s'agissait, et ceci est le comble de l'abomination, de
nous raconter les malheurs de la reine Zémire et de son amant Azor.
Vous ne sauriez croire, mon maître, quelles singulières inventions ont
été entassées dans cette hybride composition. Figurez-vous que la belle
Zémire appartient tout simplement à la reine d'Espagne. Elle porte un
collier de perles, elle passe sa vie dans le giron soyeux de sa royale maî-
tresse, elle mange dans sa main, elle boit dans son verre, elle est traî-
née par six chevaux fringants, elle la suit à la messe, à l'Opéra ; en un
mot, Zémire, petite-fille de Fox, arrière-petile-fille de ^lax, et qui compte
parmi ses aïeux l'illustre, célèbre, le royal César, frère de Laridon,
Zémire est, après la reine d'Espagne, la seconde reine de l'Escurial !
iOO LE PREMIER FEUILLETOÎN DE PISTOLET.
.Mais, (lauliv \)i\vl . dans les arrière-cuisinos du château, et dans la
roue ardente du tournebroche, un Animal tout pelé, tout galeux, bon
enfant, du reste, nommé Azor, fait tourner la broche de la reine en
pensant tout bas à Zémire. Il chante :
Belle Zeniire, ô vous, l)lanche comme l'hermine!
0 mon bel ange à l'œil si doux !
Quand donc à la fin prendroz-vous
En pitié mon amour, au l'ond de la cuisine?
Vous dormez tout le jour aux pieds de notre reine,
Et moi, vil marmiton,
Je tourne tout le jour dans ma noire prison.
Zémire, oli! lirez-moi de peine!
Laissez tomber, Madame, un regard favorable,
Sur mon respect, sur mon amour.
Ainsi l'astre à la fleur du soir est secourable
Du haut de l'éternel séjour.
Je vous assure, maître, (pic ces vers improvisés à la pâle clarté de la
lampe furent Irouvés admii'al)les. Les amis du poëte se récrièrent (jue
cela était tout parfumé de passion. En vain les linguistes, les Rocpiets,
les GrifTons, les Serpents Boas et non Boas, voulurent critiquer la coupe
de ces xerîi, et ces rimes féminines heurtant des rimes féminines, et ces
mots : cuisine^ marmiton, accolés aux fleurs, à V astre, à V éternel séjour,
comme choses tout à fait dissemblables, il y eut clameur de haro sur ces
jualintentionnés, et même j'ai vu le moment oii ils allaient être jetés à
la porte à l'aide de Martin-Bàton. sous-chef de claque du théâtre. Dites
seulement à un musicien du Jardin des Plantes de mettre ces petits vers
en musique, et faites-les chanter par la Girafe au long cou, vous m'en
direz de bonnes nouvelles :
Du haut de l'éternel séjoiH-.
Quand il eut bien chanté ces petits vers aux étoiles, au ciel bleu, à
la brise du soir, à toutes les petites fleurs qui agitent leur tête mignonne
dans la verdure des prairies, notre amoureux revient à ses jappements
de chaque jour, en prose : « Zémire, Zémire, viens, dit-il ; viens, mon
âme; viens, mon étoile. Oh! que je voudrais tant seulement baiser de
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET. 201
la poussière de (es pas, si tu faisais de la poussière en marchant! » Ainsi
déclame et jappe le jeune Azor. Mais tout à coup, au milieu de son
délire, arrive le marmiton qui lui jette de la cendre brûlante dans les
yeu\ pour lui faire tourner la broche un peu plus vile.
Il faut vous dire que, dans le palais de l'Escurial, se tient le féroce
Danois du ministre Da Sylva. Ce Danois est un insolent drôle, très-fier
de sa position dans le monde, l'ami intime des Chevaux de 31. le comte
et chassant quelquefois avec lui, mais uniquement pour son propre
plaisir. C'est un gentilhonuiie d'une belle robe et d'une belle souche,
mais dur, féroce, implacable, jaloux, méchant. Vous allez voir.
Notre Danois a fait une cour assidue à la belle Zémire ; il l'a même
llairée de très-près. Mais elle, la noble Espa,û:nole, n'a répondu que par
le plus profond mépris aux empressements de cet amoureux du Nord.
Alors (pic fait le Danois? Le Danois dissimule; on dirait qu'il a tout à
fait oublié cet amour si maltraité. Mais, hélas! il n'a rien oul)lié, le
traître ! et comme un jour, en passant dans les fossés du château, il vit
le tendre Azor assis sur son derrière, qui regardait d'un œil amoureux
la niche de sa maîtresse : « Azor, lui dit le Danois, suivez-moi ! » Azoï'
le suit, la queue entre les jambes. Que fait alors mon Danois? Jl mène
Azor au bord de l'étang voisin, il lui ordonne de se jeter à l'eau et d'y
rester pendant une heure. Azor obéit; le voilà qui se plonge dans les
eaux bienfaisantes; l'eau emporte avec elle toute cette abominable odeur
de cuisine; elle rend leur lustre à ces soies ébouriffées, sa grâce à ce
corps maladif, leur vivacité à ces yeux fatigués pai* le feu du four-
neau. Sorti de l'eau limpide, Azor se roule avec délices sur l'herbe odo-
rante ; il imprègne sa robe de l'odeur des fleurs, il blanchit ses belles
dents au lichen du vieil arbre. C'en est fait, il a retrouvé tous les
bondissements de la jeunesse ; son jeune cœur se dilate à l'aise dans
sa poitrine; il bat ses flancs de sa queue soyeuse; — il s'enivre,
en un mot, d'espérance et d'amour. L'avenir lui est ouvert. Il n'est
rien au monde à quoi il ne puisse atteindre, pas même la patte de
Zémire. 4 la vue de tous ces transports extraordinaires, le Danois
rit dans sa barbe, comme un sournois qu'il est, et il semble dire
en grognant : « Coquette que vous êtes, malheur à vous! et toi, tu
me le payeras, mon cher! »
Je dois vous dire, mon maître, pour être juste, que cette scène de
réhabilitation sociale est jouée avec le plus grand succès par le célèbre
comédien Laridon. 11 est un peu gros pour son rcle, peut-être même un
202
LK PRKMIKR FEUILLETON DE PISTOLET.
peu vieux. Mais il a do loiuMi^io. il a do la itassion, il a du chiCj, comme
ou dit dans los journaux cousaoros aux lioaux-aiis.
Une belle scène, ou du moins (|ui a paru belle, c'est la scène où
Zémire. la Chienne de la reine, vient prendre ses ébats dans la forêt
il'Aranjuez. Zémire marche à pas comptés, en silence; ses longues
oreilles sont baissées vers la terre ; sa démarche annonce la tristesse et
les angoisses de son cœui'. Tout a coup, au coin du bois, Zéniire ren-
contre... Azor! Azor qui a fait peau neuve, Azor l'amoureux, Azor tout
resplendissant de sa beauté nouvelle, Azor lui-momo ! Est-ce bien lui ?
n'est-ce pas lui? ne serait-ce pas un autre (|uc lui? 0 mystère! ô
pitié ! terreur ! Mais aussi, ô joie ! ô délire ! ô cher Azor! Rien qu'à se
voir, les deux amants se sont compris sans se parler. Ils .s'aiment, ils
s'adorent, ils se le disent à leur manière. Ciel et terre, ils oublient toute
chose. Qui dirait à celle-là : <( Vous êtes assise sur un des plus grands
trônes de l'univers, » elle répondrait : u Que m'importe? » Qui dirait à
LE PREMIER I'EL1LLET0^ DE PISTOLET.
2o:i
celui-ci : « Rappelle-toi que tu es un tourneur de broche, » il vous
montrerait les dents. 0 belles heures poétiques! charmants délires de
la passion ! grandeurs et misères de l'amour ! et pour finir toutes
mes exclamations, vanité des vanités!
Sachez en efTet qu'à la porte il y a un gond, à la serrure une
clef, dans la rose un ver, sur la place publique un espion, dans
le chenil un Chien, à plus forte raison à la lampe il n'y a pas
mèche, et dans la forêt d'Aranjuez il y a le terrible Danois qui
regarde nos deu\ amants de loin. « Oh! vous vous aimez, dit-il les
pattes croisées sur sa poitrine ; oh ! vous vous aimez à mon dam et
préjudice! eh bien, tremblez, (remblez, misérables! » Ainsi parlant,
et quand Zémire est rentrée chez sa royale maîtresse, qui la rappelle
avec des croquignoles dans les mains et des tendresses plein le regard,
le Danois arrête Azor au milieu de sa joie. « Zémire te trouve beau,
lui dit-il; mais à toute force, je le veux, je l'ordonne, il le faut, Zémire
te verra, non pas dans ta beauté d'emprunt, non pas lisse et peigné
comme un Chien de bonne maison, mais tout hideux, tout crasseux,
tout couvert de sauces et de cendres, enfumé comme un Chien de mar-
miton que tu es ; et non-seulement tu te montreras à Zémire tel que tu
es, comme un vrai Porc-Épic, la serviette au cou, le poil hérissé, les
pattes suppliantes, mais encore tu diras cela devant la reine, afin qu'elle
sache bien la conduite de Zémire.
fe^'^v^^kAi)/
Ainsi jappe, amsi hurle le Danois, le traître. Et vous ne sauriez
croire, ô mon maître, les passions que ce monstrueux Animal a soulevées.
Il n'y avait pas dans la salle assez de Geais, de Perroquets, de Mei'les,
>M
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
de Serpents. d'Animaux sillleurs, pour sidler ce misérable Danois. Tou-
jours est-il que le pauvre Azor, naguère si beau, arrive tout souillé aux
pieds de sa maîtresse ; et là. devant le tormenteur, un aiïreux Héron au
long bec emmanché d'un long cou.' qui le regarde de toute sa hauteur,
.\zor déclare à Zémire qu'il n'est, en résultat, qu'un vil marmiton , (ju'il
sortait du bain, l'autre jour, quand il l'a renccmtrée, et que c'était le
premier bain (juil prenait de sa vie. Afaitre, (pie vous dirai-je? A cet
aiïreux rc(^it. voilà /('inirc (pii se jette aux picils d'Azor. a Oh ! lui dit-
elle, (;■.:*" l'ai de joie de t'j iiuer dans cette vile condition ! que je suis lière
L 1-: V II !•: M 1 K li K !•: U l [. I. V. ■[' 0 N I) !•: P 1 ST 0 L 1-: T.
205
de te faire le sacrifice de mon orgueil ! Tu veux ma patte, mon amour,
voilà ma patte : je te la donue ii la face de Tunivei-s! » A cette scène
touchante, mon maître, vous eussiez vu pleurer toute la salle : le Blai-
reau, le petit-maître des balcons, s'efforçait en vain de retenir ses
larmes; le Bœuf, dans sa baignoire, fermait les yeux pour ne |)as pleu-
rer; la Poule, au paradis, agitait ses ailes en sanglotant; le Okj, sur
ses ergots, voulut appeler en duel le traître de nK'lodrame. Ce n'étaient,
du parterre à la première galei'ie, (pie gémissements, grincements, éva-
nouissements : on se serait cru dans une salle peuplée d'êtres humains.
Ici finit le quatrième acte.
Vous dirai-je maintenant le cincpiième acte? Je ne crois pas que j'y
200 LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
sois (>l)Ii,y:é. mon maître : cai" enlin jo ne ci'ois pas que ce soit à luoi,
votre Cliien, dusiirper les droits de votre eiitique. Qu'il vous suffise de
savoir qu'à ce cinquième acte les Chiens étaient devenus des Tigres,
comme cela se passe chez les bons auteurs. Le Tigre entrait à pas de
Loup, le poignard ;i la main ; il surprenait en adultère la Tigresse avec
un autre Tigre de son espèce, et je vous laisse à penser s'il les poignar-
dait avec férocité !
11 j)araîl que la douce Zémire , une fois mariée, était devenue une
Tigresse ; cela se voit dans les meilleurs ménages. Et puis on m'a dit
(pie cétait une vieille histoire d'un Chien de basse-cour nommé Othello.
Après le cinquième acte, tout rempli de crimes, de meurtres, de
coups de poignard, de sang répandu, la toile s'est baissée, en attendant
la petite pièce, jouée par des Souris blanches et un gros Porc-Épic qui
fait beaucoup rire, rien qu'à .se laisser voir.
Le drame accompli, la salle entière s'est remise de son émotion. Les
larmes ont été essuyées ; les Panthères ont relevé leurs petites mous-
taches ; les Lionnes ont passé leurs ongles rosés dans leur crinière ;
chacun a songé à sa voisine, le Lièvre à Jeanne la Lapine, l'Escargot
au Papillon, le Ver à soie à la Femme du Hanneton, le Coucou a tous
et à chacun. D'empressés Ouistitis, la queue relevée au-dessus de la
tète, ont apporté à qui en voulait toutes sortes de friandises que l'as-
semblée a grignotées du bout des dents. Pour moi, j'ai fait comme vous
faites au\ grands jours de premières représentations ; je suis sorti en
toute hâte, d'un air mystérieux et comme un Animal de bon sens qui
en sait plus long qu'il ne veut en dire. D'un air calme, posé, senten-
cieux, je suis allé me promener dans la basse-cour qui est le foyer du
théâtre ; et dans cette basse-cour j'ai rencontré toutes sortes de grands
juges des belles choses, qui se promenaient d'un air rogue et pédant;
celui-ci avait le daid des Abeilles, celui-là le bec du Cormoran ; le Per-
rojuet répétait ce ([uil avait entendu dire, et le Corbeau guettait sa
proie ; il y avait des Lions (pii faisaient limer leurs dents par l'ingénue
et la gran'le coquette ; des Tigres (jui battaient l'air de leur (jueue sans
faire de njal à personne. A cette vue. je nie suis rappelé ce que dit le
seul historien des Animaux, notre Molière et notre la Bruyère tout
à la fois, le seul qui ait accompli dignement cette noble lâche, et,
(jar Cerbère ! pourquoi donc y revenir quand ce grand HomniC a dit
tout ce qui nous concerne :
D'Animaux malfaisants c'était un méchant plat ?
1
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
207
Aussi chacun les évitait; ou bien, si quel({ues-uiis les saluaient,
c'était en faisant la gt'imace ; quand ils donnaient des poignées de patte,
ils retiraient leurs grifïés toutes sanglantes; leurs baisers ressemblaient à
des morsures. Mais leur dent était saine, et le mal que faisait leur grillé
était bientôt guéri.
Bonjour. Je dois vous dire que lorsque j'ai dit que \ou.s m'apparte-
niez, j'ai été admis dans les coulisses, où j'ai pu voir toutes ces petites
Chattes se graissant le museau de leur mieux : celle-ci iiKjnlranl ses
dents qui sont blanches, celle-là cachant ses dents qui sont noires; l'une
miaulant d'un ton si doux! l'autre se pourléchant d'un aij' tout riant!
Les unes et les autres, elles m'ont fait patte de velours, elles m'ont
accueilli de leur ronron le plus câlin. Bref, on a parlé du beau temps, de
l'aurore, du soleil levant, de la rosée qui sème les perles, et tout
d'un coup, ces dames, chaudement enveloppées dans leurs fourruies,
ont résolu d'aller voir lever le soleil. Ainsi ont-elles fait. J'ai voulu
faire comme tout le monde : je suis allé à JMontmorency avec deu\
Lévriers de mes amis, un jeune Faon du Conservatoire et une jeimc
208
LE PREMIER FKUILLETON DK l'ISTOLKT.
Hirlic limidt' tliii <loil (Ifl)iiUM- l;i MMuaiiic procliiiiiK' tl;ins les Volnys
,.( l0> Pk'SMS.
N()ii> soiiuuos lours. Ii>s uns (>l les ;uilrt's. (i"iiiu' layon (ivs-lios-
|)i(alitMV à riiùU'l (lu I.ioii d'oi'. .!«' »li<l<' «'«'tl»' l»'l(r(» h la liàto à uii
.MoulDU (le la loivl île .MontujoiencN , où il oxoixv lo molier decrivain
|>ul)lii'. Ma loltiv vous sora norloo ii vol do ('-orboau, ci j'y mets
ma irrilïo. ne sacliaiil pas l'ciiiv. en ma (jualite daitpreiUi du l'euil-
lelon.
Montmorency, sous lo signe de ri"cie\i^sc.
IMsTOi.KT, fii-rr de Carabiiir.
/•..S, — liit'u des choses is Louis, noire valel de chambre, ainsi
(ju au i)etil Chat (jue je trouve un peu loui^e ; mais des içoùls et des
couleurr; il ne faut pas dispulei-. Je ne serais pas fâché que les Serins
eussent couvé tous leius œufs à non relour.
Pour copie ani forme ,
J. .Iamn.
'-^'' '■'')M.m\iiiii>wi!iii>*^^,
Uélas! cette excursion iralanle du pauxrc rciiilleloniste en lieihe
devait être la dernière. Pistolet, malirrc; sf)n nom, n'était pas né |)Our
mener de front tant de travaux d d»- tristesses dont se compose la vie
littéraire. C'était tout simplement un < harmant et bondissant Kpagneul,
plein de joie, qui ne vivait (jue pour ètiv un brave Chien, libre de tout
préjugé. Il avait en horreur les fureurs de l'anifjur-propre et les divi-
sions intestines du peuple dramatique, il était né, non pas p;ur criti-
quer toutes cho.ses, mais pour jouir de toutes choses. Rien ne lui
LK l'HKMlKl'v Fi:i 11.1J:T().\ DK l'I STO 1. KT. 201>
déplaisait comme de recherclier les faux ja|)|)eiiienls dans un concert,
les fausses notes dans iiiu' \n'\\ de son cspiTc, Ns Ijuisscs eouleurs
dans le plunia;^e. les liiiix Itoiids dans le (leif (|ui s'cnluit Ji travers
le bois. Il Irouviiit licaii (ont ce (|ui clail la \'\r. le nioiiNcincnt, le
monde evléricui-. Il aimait les Animaux en livres, pai'cc (|u"il était leur
e.ual en force, en bonté, en beauté, en courai^e. Il aimait les Honnnes
tels (juils étaient, parce (pi'il n en avait jamais reçu que bon accueil,
bons petits soins, bons offices et crocpiii-noles... Hélas! à l'iieure où
tout semblait lui réussir, l'ennui le prit à la gorge... Il est mort en
disant, lui aussi : J'avais j ourlant (luelquc chose la! Or, ce quelque
chose qu'il avait là. c'étaient les nol)les instincts du chasseur, c'était le
nez du Limier qui fait lever la Bêle fauve, c'était l'ardeur vigilante du
Chien courant, c'était la patiente ardeur du Chien d'arrêt, c'étaient tous
les bonheurs de la chasse aux jours de l'autonme. Tels étaient les
instincts du noble .\nimal ; mais, contiairement au vœu de la nature,
de ce chasseur on a fait un faiseur de feuilletons, de ce Nemrod f)n a
fait un abbé CeolfroN .
Un monument d'une grande simplicité sera élevé aux frais des amis
du critique novice. — On souscrit ici. — Jusqu'à présent, nous n'avons
même pas reçu cinquante centimes pour contril)uer à l'érection de ce
monument funèbre. Quoi d'étonnant? Notre ami Pistolet avait loué tout
le monde, il n'avait blessé personne; il avait si peu d'ennemis et tant
d'amis !
Mais ce (jui coûte moins cher que le tombeau le plus modeste, ce
sont des vers funèbres. Voici un petit disti([ue improvisé sur feu Pis-
tolet par un poi'le de ce temps-ci, M. Deyeux, qui l'a pleuré comme
eciivain et connue chasseur :
La chasse est loul à fait rimage de noire à;:e
Où tous les orj^ueilleux no font que du lapai^e.
— NOTE* DE l'éditeur. —
l'#^
LE
RAT PHILOSOPHE
VIVE LA POULE... ENCORE QUELLE AIT LA PEPIE
(SANCHO PANfA.)
P K n S 0 N N A G F, S
UONGK-MAILLE, Rata barbe grise.
IROTTE-MKNU, jeune Rnt, inipille
de Ronse-M.Tille.
B A no LIN, donneur il'.^nii br
TOI NON, mie .le Cnbolin.
UNE VOI\.
Le tliéàlre .ppiéscr.to une salle à manger inociestement meublée.
SCENE PREMIERE.
RONGE-MAILLE,
rient, el pnrait fort affair.''.
!"PTr--^-r^;^£^^Tâ^ ^^' I>"p'"^ Trotte-Menu va venir partager mon
fC^ ■' '^'^^^'[l tlîiier; faisons en sorte qu'il n'ait pas lieu de
i k^^ÉE^n ^^ repentir d'avoir accepté l'invitation de son
\ vieux tuteur... 'Flairant un morceau de fromage qu'il
vient de trouver%ous la table.) Voilil UU vicUV cheStCr
dont le parfum ferait revenir un mort... nous
verrons ce qu'en dira mon jjupiilc... Il n'y
fera peut-être pas attention seulemeiil. Os Rats
de la jeune génération sont si singuliers ! ils
n'aiment rien, ne se plaisent a rien, ne se dérident jam;iis... Oh! de mon
temps, nous étions moins atrabilaires ; nous prenions le temps comme
il venait... Aujourd'hui nous mangions du hic, demain nous rongions
du bois : bois et blé, tout nous alhiil. Muintenanl ça n'est plus de
m'*m('. on n'est jjunsiis content... eùf-on des noix et du lard sur la
LE RAT PHILOSOPHE. 211
planche, on se lanicntorait encore... Quelle étrange monomnnie !...
Décidément mon pupille se fait bien attendre... Est-ce qu'il lui serait
arrivé malheur?
SCÈNE II.
RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
TROTTE-MENU, paraissant à la feiiutrc.
Tuteur, peut-on entrer ?
UOXUE-MAILLE.
Quoi! par la feniHre ? Ne pDuvais-tu faire comme t )ut le monde
et passer sous la porte ? IMais j'oubliais que , vous autres Rats de la
jeune Raterie, vous ne faites rien comme [)ersonne... Les portes!
c'est bon pour le Rat vulgaire, n'est-il pas vrai ')... Allons, jouons des
mâchoires !... il y a longtemps que le festin est prêt...
TROTTE-MEXU, d'un ton mélancolique.
Si. au lieu de me glisser sous la porte, j'ai été obligé de faire un
long détour et d'arriver par les toits, la faute n'en est pas à moi,
tuteur!...
RONGE-MAILLE, riant.
Ni à moi, que je sache... (n le sert.) Un peu de cette noix grillée; elle
est parfaite...
TROT TE -ME NU, déplus en plus sombre.
■ La faute en est au destin !...
RONGE-MAILLE.
Encore ce satané destin!... Tu ne peux donc pas le laisser tran-
quille ?
TU OTTE-MEN U.
C'est que lui, tuteur, ne se lasse pas de nous persécuter... N'est-ce
pas lui qui a bouché le jour que vous aviez pratiqué au bas de cette
porte, afin que vos parents et amis pussent plus facilement vous rendre
visite ?
R 0 N G i: - M A I L L E
Et tu crois que c'est le destin qui a bouché ce trou ?
TROTTE-MENU.
Et qui serait-ce donc, tuteur?
LK II AT PllII/OSOniK.
nONGE-MAn.MÎ.
C'est Toinon !.. . di lo son.) Co liird csi (Iclicicux... H n\ a vmiiiuMit
{\uc Toinon pour avoir do si lion laid...
Tiu'T ri:-.Mi:.M-.
(JiR'Iii' ost ivllc Toinini, liilciii?
lit) Mi i:- M M 1,1,1..
La niaîli'ossc île eeans. la lille ii Baliolin, le plus cliarnianl museau
• il" femme !... et travaillcusr !... Eu voilîi une (lui mord jolimenl au
ra\audai:(' 1 elle (ire des poinls du inaliu au soir...
tiiotti:-mi;n f.
Et quel intérêt si puissant celte Toinon avait-elle h condanmer le
passatre par où i'ai l'habitude de m'introfluire '.'
LK i;\ï I'III1.(JS0I'III'. 213
nONGIC-M AII.LK, riiint.
Quoi intérêt? Tu os ravissjint, ma parole d honneur I... Goùtc donc
ce diesler, il enibauine... Quel intérêt? mais celui de ses jambes... c'est
là toute l'histoire... Elle n'aime pas les vents coulis, ï6inon!... Du
reste, fille charmante qui fait des miettes en maniioant et laisse toujours
le bulTet ouvert... Ça sera une excellente femme de ménage ; je veux la
marier...
TUOTTK-AIKNU, avec ameitunie.
Vous ?
Il l) N (; E - -M A 1 L L !•; . avec b uiliOiiiio.
Oui, moi ! je veux la marier ii un garçon qu'elle aime... Il me con-
vient de faire le bonheur de ces deux |)auvres enfants... cpii peut m'en
empêcher ?
1 ItOTTE-MK NU, exallv.
Mais vous ne pensez ni à ce que vous dites, ni à ce que vous êtes,
<) tuteur ! Vous parlez de faire le bonheur d'un jeune Homme et d'une
jeune Fille, vous ?
IlONGIJ-lIAI LL E.
Eh bien ! après ?
T HOTTE- JIENU, avec mépris.
Un Rat:...
UONGE-M AILLE.
Et un Rat qui est fier de l'être!... Croqueras-tu ce brin de sucre,
ou rongeras-tu celte queue de poire?
TROTTE-MENU.
IMerci , je n'ai plus faim... (Avec amertume.) Fier d'être le dernier des.
Animaux ! Ah ! je n'en suis pas fier, moi !...
R O N G i: - .M A I L L E .
Le dernier des Animaux !... Il y a bien des choses à dire lii-dessus...
Promenons-nous un peu, ça nous fera faire la digestion. (Hs trottinent en
causant. )
TROTTE-MENU.
Bien des choses ! Et lesquelles? Des sophismes, des paradoxes !...
Ne pas vouloir reconnaître que le Rat est le plus misérable de tous les
Animaux, c'est fermer les yeux à la lumière! IMais les Hommes, les
Honuues eux-mêmes (Animaux qui, bien qu'on médise d'eux, ont tout
autant de lumières que nous), ne proclament-ils pas ce qu'il y a de
petitesse et de dégradation dans la condition que la nature nous a faite.
21/, LK li.M" l'IllLUSOl'llK.
eux qui. pour exprimer l'excessive misiTe, nous prennent, nous autres
Hats. pour termes dune odieuse comparaison?...
iu)NGi:-MAii, 1. 1:.
Parce qu'ils disent : « Gueux comme un Kal ! » Penh ! qu'est-ce
que ça prouve? Gueuserie ne signifie pas malheur. As-tu jamais rien
grignoté de Déranger, toi ?
TUOTTli:-Mi;MJ.
Jamais !
n o >■ c; E - SI A I L L K .
Au fait, tu ne peux pas le connaître... <ja reste si peu en magasin,
ces sortes de livres-là, que c'est à peine si on a le temps de les ellleu-
rer... Aiil autrefois c'était plus agréable! Chaque fois que messieurs
de la justice pouvaient mettre la main sur une édition de ce gaillard-là,
ils la fourraient dans des greniers d"où elle ne sortait plus... C'est alors
que nous nous en donnions à la joie de notre cœur!... Les chansons de
Béranger!... mais on ne les mangeait pas, on les dévorait!... De 1827
à 1830 je n'ai vécu que de cela : aussi je me portais !...
rnoTTir-MENU.
El que chantent ces chansons, s'il vous plaît?
RONoi:-M AU. m:.
Elles chantent (jue les gueux, — ou. si tu aimes mieux, les Kats,
— ont en partage h probi'lé, l'esprit et le bonheur : rien (pie cela !
TROTTL -MK.\U.
Paradoxe!... Os chansons-là n'empAcheront ni les gueux ni les
Rats de mourir de faim...
KONGC-M AILLi:.
Qui est-ce qui a Ihabitu le de iiiourii' de faim? Est-ce toi? Es-tu
mort hier? Meurs-tu aujfiurdhui?
T n OTT K- M K N C . h pari, d'un ton profondùment mystérieux.
Qui sait? (Haut.) Si je ne meurs pas, moi. (Tauli-cs mcurcnl. Ne vous
souvient-il plus de Ratapon et de sa nombreuse famille? Il y avait plu-
sieurs jours que lui et les siens souffraient de la faim ; par un beau
matin, ils prirent leur courage à deux pattes, et s'en allèrent implorer
l'obligeance d'un de leurs voisins, un Cochon gros et gras, dont l'étable
regorgeait de glands, d'orge et de légmnes. Eh bien ! qu'arriva-t-il de
cette démarche ?
I^H HAT l'IllI.OSOPIIK.
215
R 0 X G K - M A l L r, E , impatienté.
Moi» Dieu! je le sais aussi bien que toi, ce qui an-iva... Réveillé
par leurs ^eniissenienls, monseii^iieur le Cochon parut à la fenêtre de
son élable et leur dit d'un ton bounu : « Quel est ce bruit et que veut
cette canaille? — La cliaiile, s'il vous phiit.
inonseie-neu
r! repond irent-
.■s^^n.:^
---^.^jm.
-JJ
ils tous à la fois. — Allez au diable ! repartit le Cochon, je n'ai pas de
trop pour moi. »
TROTTE-.MKNU, plus lugubre que jamais.
Et puis, le lendemain, le cadavre de Ratapon et des siens jonchaient
la caiiipagne... le déscspcir et la fiim les avaient tués!...
RO.NG !• -MA ILLE.
Le dt'sespcir et la faim?... Ne fais donc pas de poésie... c'est la
216 I-E RAT Pli ll.OSOPHK.
inoit-aiix-nils que tu voii\ tliiv. Ils oui ou la mauvaise cIkuko dr
toiuhoi- sur (les boulellos darseiue ; ils les ont glouloniiemenl. inipru-
(lenuuent avalées : ils eu soûl morts. Quoi de plus siiuj)le?
u 0 •]■ T i: - su: N u .
Ouoi (le plus simple, eu eiïel (pie la mort? N'est-ce pas notre lot, à
nous, à nous cpie menacent sans cesse et les (lhats. et le |)ois()n. et les
pièges, et les appâts !
noNGK-MAILLi:.
(le (pii ne nous empêche pas de vivre...
trotti:-mi!:nu.
Oui, si c'est vivre que soufTrir mille morts !
ROXGi:-Af AII-I.K.
[Mille valent mieux qu'une, ([uand ces mille ne tuent pas.
TuoTTE-:\n:NU.
Elles valent mieux pour les âmes faibles, peut-être; mais le Rat de
cœur ne veut pas d'une vie qui est une torture de tous les instants, et
il la rejette !...
RONGK-MAI I, I.i;.
Ail 1 lu donnes dans le suicide?... (]'(st une folie comme une autre;
seulement elle est peu uaie.
T R 0 ï T E - .M !■: N V , graveiiiont.
Ne plaisantez pas. tuteur; je parle sérieusement : ("etle vie de périls
et de privations me fatiiiue, et j'y renonce...
rong::-mailli;.
Et tu as grand tort, crois-en ma vieille expérience... La vie n'est
pas une mauvaise chose... elle a ses bons comme ses mauvais quarts
d'heure... J'ai vu plus d'une fois l'ennemi face à face, et je n'en suis
pas mort. Les pièges des Hommes ne sont jkis si habileiuent condjinés
qu'on ne puisse s'y soustraire ; la grillé des Chats n'est pas toujours
mortelle. Ah ! si défunt mon père était encore vivant, tu apprendrais de
lui comment, à force de patience et de rèsfjlulion. on se tire des situa-
tions les plus difficiles ! J'étais bien jeune encore, cpiand un jour l'appât
d'un morceau de lard le fit tomber dans un de ces tracjuenards vulgai-
rement c ;nnus sous le nom de souricières. Tous léunis autour de sa
prison, nous imitions notre pr.uvre mère, nous ne songioi s (pi'i» vei'S( r
LE KAT PHILOSOPHE.
217
des larmes, en invoquant la miséricorde céleste... Lui, toujours calme
toujours grand, même dans le malheur, il nous dit : « Ne pleurez pas!
« agissez!... Peut-être, à quelques pas d'ici, l'ennemi veille dans l'om-
« bre... Essayons de lui échapper... Plus d'une fois j'ai curieusement
« observé la construction de ces pièges inventés par la perversité
-^:}^„:
(( humaine ; et, si je ne me trompe, il n'est pas impossible d'en sortir.
(( Cette porte qui vient de se refermer sur moi se rattache à ce que la
« science nomme un levier. » Mon père était un Rat de bibliolhèque ; il
savait de tout un peu. « On prétend qu'avec un levier et un point
5KS LK RAT PHII.OSOIMIK.
« d'appui on soulèverait le monde ; si avec ee levier on peut sauver un
. père de famille, v^^ sera bien plus beau ! Grimpez donc sur le toit de
(. ma prison, et tous, réunissant vos eiïorts, suspendez-vous à ce levier :
n bientôt je serai libre. » Ses ordres sont exécutés ; la poi'te fatale se
rouviv ; mon père nous est rendu, et déjà nous allions fuir, lorsque,
d'un bond terrible, un alVieuv .Matou s'élance au milieu de nous.
(( Partez! » nous crie uion père, dont rien ne peut ébranler le cou-
rage ; et voilà que seul il lieiil (rie à ce terrible adversaire. Noble
lulte ! il y reçut force éi;ratii;nures. même y perdit la (jueue, mais n'y
laissa p:-.s la vie. Peu d'instants après, il avait rei»agné notre trou
domestique; et pendant que nous liH'liions le sani* de ses blessures, il
ntms disait en souriant : a Voyez-vous, mes enfants, il en est du péril
« comme des Bâtons flottants :
« De loin, c'est (luclquc chose, et de près, ce n'est rien. »
TROTTE-MENU, avec aplomb.
Oh ! le péril ne m'effraye pas; je n'ai peur de rien.
En ce moment , on entend au dehors frapper trois coups dans les mains. Trotte-Menu veut fuir,
Ronge-Maille l'arrête.
nONGE-MAILLE.
Tu n'as pas peui- ; cependant tu conunences toujours pai' te sau-
ve... 31ais rassure-toi; je connais ce signal... c'est l'amoureux de
Toinon qui l'appelle... Nous pouvons rester là. Les amoureux ne
sont dangereux pour personne : ils ne pensent qu'à eux.
SCÈNE III.
Les Mêmes, TOINON, UNE VOIX au dehors.
TOINO.N. Elle a doucement ouvert la porte de sa chambre, marche sur la pointe du pied
et va vers la fenèlre.
Quoi! c'est vous, Paul'.^ Quelle im[)rudence !... Si mon père ren-
trait!...
LA VOIX.
Ma foi, voilà deux jours que je ne vous ai vue, et je n'y tenais.
plus... Est-ce que le père Babolin est toujours en colère contre moi ?...
TOINON.
Plus que jamais... Il veut vous intenter un j)rocès...
I,A VOIX.
Comment, un procès? à proj>os de la maison de feu mon cousin
Michonnet ?
LE RAT PHILOSOPHE. 219
TOIXON.
Justement.
1,A VOIX.
Mais puisque le eousin jMiclionnet me l'a léguée par testament, elle
est bien à moi, cette maison !
TOINON.
IMon père aussi a un testament, et il dit que le vôtre n'est pas
le bon.
LA VOIX.
C'est-à-dire que c'est le sien qui est mauvais... Au fait, qu'il nous
marie, et la maison sera aussi bien à lui qu'il moi.
TOI NON.
Ah ! bien oui ! il ne veut plus entendre parler de mariage... Il
dit qu'il vous déteste, et qu'il vaut mieux que je reste fille toute ma
vie que de devenir la Femme d'un Homme aussi méchant que vous..,
LA VOIX, d'un ton piteuv.
Est-ce que vous êtes de cet avis -là, Toinon?
TOI NON.
Hélas!
RONGE-.MAILLE, à paru
\o'i\k un hélas! qui en dit plus qu'il n'est gros !...
LA VOIX.
Ciel!... votre père tourne la rue... Je me sauve!...
TOINON. Elle se retire vivement de la fenitre.
Pourvu qu'il ne l'ait pas aperçu... C'est pour le coup qu'il ferait un
beau tapage ! (EUe rentre dans sa chambre.)
SCÈNE IV.
RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
TROTTE -MENU, raillant.
Dites donc, tuteur, il paraît que M. Babolin n'est pas d'accord
avec vous sur le mariage de mademoiselle Toinon?,..
R ON G E - M A I L L E , tranquillement.
Qu'est-ce que ça me fait? J'ai décidé ce mariage, il aura lieu.
TROTTE-MENU, de même.
Ah ! c'est bien différent!... Du moment que vous avez dit oui,
il n'y a plus à dire non, n'est-il pas vrai?
;20
LE RAT PHILOSOPHE.
n O N G i: - M A I L 1- K
Babolin dira oui.
T U 0 T T i: - M i: M .
C"ost donc une i;irouotle que ce Babolin-là?
RONGi:-MAILI. K.
lîaholin ncsl -pas une liirouettc. tant s'en faut... 11 est fort obstiné;
cl quand il a mis (juchiuc cliose dans sa tèle de Rat, on ne l'en fait
pas sortir facilement.
TnOTTE-MENT. .loiino.
La tète de Ual du pèie Babolin? Le i)ère de cette jeune lille serait
un des nôtres?...
R 0 N G K - .M A I L 1. 1:
Pas précisément... c'est ce que les Ilonunes aijpcllcnl un Rat
d'église... Il est donneur d'eau luMiitc ii la porte de Notre-Dame, et vend
LE RAT PHILOSOPHE. 221
aux fidèles les petits cierges que leur piété allume en l'honneur de Dieu
'et de ses saints...
TROTTE- M EN V.
Je connais ça... ce sont des cierges qu'on allume (juand la pratique
est là, et qu'on éteint quand elle a le dos tourné. (Avec indignation.) Le
genre humain, connue le genre animal, n'est que mensonge et
déception !...
RONGE-MAILLE.
Allons, allons, tu t'indigneras plus tard... J'entends Babolin, lais-
sons-lui la place libre ; car il serait parfaitement capable de nous mar-
cher sur le corps. (Hs disparaissent.)
SCÈNE V.
BABOLIN, seul.
Ah ! l'on cause amoureusement par la fenêtre, et cela malgré mes
défenses expresses ! Me prend-on pour un père de comédie?... Je vais
me montrer. (Appelant.) Toinon ! Toinon !
SCÈNE VI.
BABOLIN, TOINON.
TOINON.
Me voici, mon père, que voulez-vous?
BABOLIN.
Je veux, mademoiselle, que vous mettiez immédiatement votre
chûle et votre chapeau et que vous vous prépariez à m'accompagner.
TOINON.
OÙ cela , mon père ?
BABOLIN, avtc emphase.
Chez un avoué, mademoiselle!.. Je veux apprendre à M. Paul
qu'entre lui et nous il n'y a plus rien de comnuni. Un procès, un bon
procès me fera justice des impertinentes prétentions de ce jeune homme.
Ah ! ce monsieur voudrait dépouiller le père et séduire la fille 1...
TOINON.
Mon père !..
BABOLIN, sévLTcment.
Taisez-vous, mademoiselle!... Jusqu'à ce jour, j'avais pu croire que
le jeune homme ne serait pas assez présomptueux pour lutler avec moi.
222 LE RAT PHILOSOPHE.
ot (luil me céderait de bonne ixràcQ cette maison, que je tiens de l'amitié
de Miclionnet...
TOI NON, pleurant.
Mais, mon jiapa . si M. Miclionnet a laissé sa maison à tout le
monde, ce n*es( pas la faute de M. Paul...
1! A 1! 0 I. I N .
Vous êtes une sotie !... .M. Paul aimerait à hériter... rien de mieux!
c'est un goût fort répandu que celui des liéritages... Qu'il fasse valoir
ses droits... quant aux miens, ils sont constatés en bonne et due forme,
et je vais, aujourdliui même. (Ié|)()ser entre les mains d'un avoué le
testament qui les consacre. Il faut que dès demain le procès soit
entamé!... La clef du secrétaire, mademoiselle, donnez-la-moi î .. .
(Toinon lui donne la clef en pleurant.) Et paS d'cnfantillagC ! . . . SéchoUS CCS
larmes et babillons-nous, tu sort.)
SCÈNE VIT.
TOINON, puis RONGE-aiAILLE et TROTTE-MENU.
TOINON, mettant son chapeau.
Vilain M. .Michonnet. va !.. Il avait bien besoin de faire deux tes-
taments !...
TROTTE-MKNU à Rouge-MaiHe.
Je crois, tuteur, que c'est le moment d'exprimer clairement votre
volonté... le père Babolin n'a pas l'air de la deviner du tout.
nONGE-MAILLE.
Sois paisible, petit pupille, sois paisible...
SCÈNE VIII.
TOINON, BABOLIN.
BABOLIN, furicuv.
Ah Çà I il y a donc des Rats ici .'... 'Trotte-Menu aétale, Ronge-Maillc le suit.)
TOINON.
Je crois que oui, mon papM ; il y en a toujours eu... Qu'ont-ils
donc fait ?
BABOLIN, fie ni.'ine.
Ce qu'ils ont fait! vous voulez savoir ce qu'ils ont fait?... Eh bien !...
( Moment de silence. » VOUS UC Ic SaurCZ pas!...
LE RAT PHILOSOIMIE. 223
TOI NON.
Comme il vous plaira, mon papa.
B A 1! 0 L 1 N , se pioinonaiit avec affilalion.
Qui se serait attendu à cela ? Me voilà bien avec mes droits... Où
sont-ils, maintenant?... C'est M. Paul qui va se moquer de moi!...
(Il s'arrête comme frappé d'une subite inspiration.) Mais SI je nC disais ricn dc ma
mésaventure?... si je jouais la clémence? Paul aime ma fille; ma fille
aime Paul... si, comme un bon homme que je suis, je cédais à leurs
vœux? C'est ça qui me ferait honneur et me donnerait l'air d'un père
modèle!... (S'approchant do sa fille, il lui dit d'un ton câlin :) Dis doUC , petite
Nonnon, ça te chagrine donc bien de ne pas épouser ton Paul?..
<Toinon ne répond rien : elle sanglote.) NoUUOn , si , aU HcU d'alIcr cllCZ l'aVOUé ,
nous allions chez le notaire?...
TOINON, pleurant et riant tout à la fois.
Chez le notaire, mon petit papa?
BABOMN.
Pour qu'il se hâte de dresser ton contrat de mariage...
TOINON, (le nirine.
Avec qui, mon petit papa?
B A BOL IN.
Avec Paul...
TOINON, saulant au cou de Bubolin.
Oh! mon petit papa, nwm petit papa, que vous êtes bon!... Je
n'osais pas vous parler franchement, de peur de vous faire de la peine,
mais je crois que si je n'étais pas devenue la femme de Paul, j'en serais
morte.
B A B O L I N.
Diable! diable! il ne faut pas que tu meures... AHons chez le
notaire ! dis sortent.) ^
SCÈNE IX ET l) E K N F È R E.
RONGE-MAILLE, TROT T E-M E N U.
KONG E-M AILLE.
Eh bien! que dis-tu de tout ceci, pupille?
T K 0 T T IC - M E N l .
Je dis, tuteur, que vous êtes un grand sorcier... Mais ce testament
21\
I.K I5.\T IMllLOSOlMll-:
(lo fou Miclionnel. qu'ost-il devenu, je vous prie? Vous l'avez donc
oscjuiiolo?
noxc. r-M.\i 1.1, K.
.Ion iil fait mon ilcjounor do oo malin! Ainsi, i^ràco ii moi, voilii un
|)ro(vs qui no sonlamo pas ot un maiiai;o (jui so oonolul!... Tu vois
qu'on dépit do uolro misôio ol do notio oondiliou do Rats nous pouvons
onooro taire un j)ou de bien... ^lais ;i quoi ponsos-tu. je te prie? (o voilji
tout ivvour!...
T uotti;-mi;n l.
.It^ ponso (juo jo viendrai vous voir !<> londomain (U' la noco. Il \ aura
t\c famoux roiïatons. je veux en iioùloi'...
KON(;i;-MAiLLi:.
Tu ne souiios donc plus îi te suicider'.^
TKOTTE-MENU.
.Ma toi non. j'ai changé d'idée... 11 me semble que, s'il y a beau-
coup de souricières dans ce bas monde, il y a aussi d'excollonls morceaux
de fromage dont on ne tàte plus dès qu'on est mort...
RONGi:-MA II. LE.
.\insi. lu es do l'avis du vieux proverbe :
\ IVi: l.\ POII.K... ENCORK Ql'kLLE AIT I.\ IMÎnii !
L'^DOLAIID LeMOI.\E.
LES SOUFFRANCES
D'UN SCARABÉE
y lOLETTE, qui est la Coloiiibe la plus aimable et
la plus raisonnable du monde, portait l'autre jour
une jolie épingle à sa collerette. Un Hibou philo-
sophe et Oiseau de lettres lui en fit compliment.
« C'est, répondit Violette, un cadeau de ma
marrame la Pie voleuse. Gela représente un Insecte
sur une feuille "de pivoine. Au moyen de ce talis-
man, on a toujours son bon sens; on voit les
choses comme elles sont, et non pas à travert^ les besicles de la mode. »
Le Hibou s'approcha pour examiner ce beau joyau, et comme la
Colombe vit bien que le cou blanc sur lequel il était posé empêchait le
philosophe de regarder avec toute l'attention qu'il fallait , elle détacha
l'épingle et la lui donna.
(( Je vous la rendrai demain, » dit l'Oiseau nocturne. L'Insecte me
racontera son histoire, et je saurai par lui pourquoi vous êtes si char-
En effet, lorsqu'il fut rentré chez lui, le Hibou mit l'épingle sur sa
table, et aussitôt la petite Bête marcha sur la feuille de pivoine. C'était
un Scarabée vert qui avait la mine d'un honnête garçon d'Insecte. Il
passa une patte sur ses yeux, étendit une aile et puis l'autre; il tjurna
son nez pointu vers le philosophe d'un air intelligent et amical, et
consentit à lui raconter son histoire en ces termes :
29
■2'2(^
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
Je suis né sur les bords de la Seine, dans un .m'and jardin qui a
reçu son nom dun temple eonsaeré à la déesse Isis. 11 y avait loni^^temps
nue les Charançons fossoyeurs avaient mis en (erre mes parents, lorsque
le sentiment de l'existence me vint à Fondue dune 3/imosa pif/ia, la
sensitive paresseuse, dont le me fut mon premier aliment. Une excel-
' lente Jardinière m'avait recueilli chez elle. Tandis qu'elle s'en allait au\
champs sur ses Ioniques pattes, j'ouvrais mes ailes, et je m'envolais bien
loin dans les prés. IMes compa.iinons étaient des Bètes simples. Je n'en-
rn Hibou pliilosoplie et Oi>cau (io loltres.
trais que dans des fleurs sans culture. On me traitait en ami cliez les
coquelicots, où régnaient la franchise et le laisser aller. Comme j'étais
déjà grand garçon, je cherchais les roses buissonnières, et je poursui-
vais les Abeilles laborieuses, qui abandonnaient un moment leurs
ménages pour rire avec moi. Hélas ! ce beau temps a passé comme un
rèveî Le besoin de l'inconnu me dévora bientôt et me lit prendre en
dégoût les mœurs paisibles de la campagne.
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 227
L'envie me vint de faire tirer mon horoscope par un Animal savant.
Jl y avait dans le pays un Capricorne qui passait pour sorcier et qui
iiabitait un endroit sauvage. Malgré les cris et l'effroi de la bonne Jar-
dinière, je me lis conduire dans la retraite de ce magicien. Le Capri-
corne portait une robe rouge couverte de signes cabalistiques. Il me
reçut poliment, et, après avoir décrit des courbes bizarres avec ses
antennes, il s'écria en regardant le creux de ma patte :
u Oh ! oh ! voilà un Animal qui a de la race. Est-ce que nous serions
échappé d'une ancienne collection ? Que diable viens-tu foire dans ce
jardin ? Tu n'y seras pas à la noce , mon ami.
— Monsieur le Capricorne , répondis-je, si je suis une bète de génie,
vous pouvez me l'apprendre ; cela ne me fera pas de peine. Si je dois
jouer un rôle considérable dans le monde, je suis prêt à m'y résigner.
— Voyez-vous cela ! reprit le sorcier ironiquement. Tu serais volon-
tiers un don Juan Papillon ; tu consentirais à goûter de l'ambroisie des
dieux, sauf à payer ce régal par les souffrances de Tantale; tu déro-
berais le feu céleste comme Prométhée, au risque d'être mangé par un
Vautour ! Tu n'es pas dégoûté ! JMais rassure-toi ; il n'est pas besoin de
tout cela pour être mal à l'aise dans le printemps où nous vivons. Tu
n'es qu'un bon Insecte qui porte en lui la simple flamme du sens com-
mun. C'est bien suffisant. Ah! tu t'avises de vouloir distinguer le vrai
du faux et l'or du clinquant î tu refuses absolument de croire que les
vessies sont des lanternes ! Eh bien , mon garçon , tu feras de la belle
besogne dans ce pays-ci ! Va, ton sort est inévitable : ta vie ne sera
qu'une attaciue de nerfs. »
Je me retirai un peu déconfit par le pronostic du Capricorne, mais
toujours brûlant du désir de me lancer au milieu du vaste jardin d'Isis,
oii des milliers d'Insectes fourmillaient et se heurtaient dans un air
empoisonné. Un jour que je cherchais à ramener le calme dans mon
esprit, je me promenais dans les solitudes d'un potager, lorsque je fis la
rencontre d'un vénérable Rhinocéros qui méditait sous l'ombre épaisse
d'une laitue. Je le priai humblement de me donner de ces avis fleuris
et précieux que ^Mentor prodiguait au jeune Télémaque du temps de
madame de Maintenon.
« Volontiers, me dit-il : vous avez des devoirs à remplir et des
droits à exercer. Il faut devenir un Scarabée policé. Voyez-vous,
là-bas, toutes ces fleurs de luxe? Demandez qu'on vous y introduise,
et vous serez admis dans la bonne compagnie. Le jargon en est facile.
228
Li:S SOUFKRANCKS D'UN SCAHAHKE.
Vous lerez quelques contorsions de politesse devant la maîtresse du
loiris. (,)iian(l nous muv/. \)\\{c ur.o oiville i.ttei.tive ;;u\ balivernes (ju'on
(""iW^l^ ^\
-/;'.•;,
Monsieur le Sorcier, si je suis une Bile de gi.iic, vous puuvez me l'apprendre i
cela ne me fera pas de peine.
voudra bien vous dire, on vous régalera d'un j)eu d'eau chaude, et vous
pourrez faire la rour aux. Demoiselles. Ayez soin de vous tenir au cou-
Ll':S SOUFFRANCES U'UN SC V li AB FF. 229
m ni des nouvelles et des méchants propos qu'on débite les uns contre
les autres. Il ne s'agit pas de se divertir, mais de paraitre content; ni
d'être amour.eu\, mais d'en avoir quelquefois l'apparence. Il n'est pas
question d'avoir des opinions, des senliments, des goûts ou des passions,
mais d'offrir à peu près le semblant d'un Insecte qui pourrait dans le
fond penser ou sentir quelque chose. Ne vous laissez pas voler votre
bien , et prenez garde à qui vous donnez V(jtre cœur, car on vous
trompera le plus civilement du monde. Voilà pour l'article de vos
plaisirs. Vos devoirs sont aisés à comprendre. Cinq ou six fois dans
l'année seulement, vous serez invité à vous déguiser militairement et à
faire pendant vingt-quatre heures ce qu'il passera par la tête à des
Frelons de vous comuiander.
— Cinq ou six fois l'an ! m'écriai-je : mais c'est un énorme impôt !
— La patrie l'exige. Vous êtes averti : allez maintenant, et jouissez
de vos privilèges. ;>
A cette peinture noire de ce qui m'attendait à mes débuts, un Sca-
rabée moins vert et moins intrépide que moi aurait bien pu s'effrayer.
La fougue de la jeunesse me réconforta. Je considérai le Rhinocéros
conmie un vieux Misentome cornu et désabusé dont il ne fallait pas
prendre les avis chagrins au pied de la lettre. J'écartai de son discours
tout ce qui me semblait menaçant, pour me souvenir de ce qui flattait
mon imagination. Des amis me promirent de satisfaire mon désir d'être
admis dans cette société délicieuse où l'on buvait de l'eau chaude en
causant avec les Demoiselles. Je me liai intimement avec un Hanneton
fort répandu dans le monde, et qui voulut bien me servir de guide.
'< Venez avec moi, me dit-il un jour. Les arts et la bonne compagnie
vous réclament. Je vous mènerai au théâtre et dans les réunions choi-
sies. Venez, venez : je vous promets une soirée agréable. »
Après avoir compté nos écus, nous partîmes ensemble à tire-d'aile.
(( Aimez-vous la nuisi(iue? me demanda le Hanneton tout en vol-
tigeant.
— Oui-da ! il y avait dans le jardin oij je suis né des Fauvettes
d'une grande force.
— Nous avons à vous ollrir mieux que cela; je vais vous conduire
dans une Académie : ce sera bien le diable si nous n'y entendons pas
de bonnes choses. »
.Mon compagnon rajusta ses antennes et redressa son col noir pour
se présenter à l'entrée d'une vaste lleur d'acanthe. Un Cloporte lui
230
Li:S SOL Fl'HANCKS D'UN SCARAHÉE.
passa (lrii\ Itillots par un petit trou, et nous nous élançâmes dans la
sallo. I.a réunion olail d'un as|)t>cl ai;roal»k\ Dt's Paons du jour placés
au\ avanl-scÎMU's. l^s niouslaclios cirées, les nianclielles. l'cli-oussées,
loriîuaient avec cet aii- nonclialanl cpie doiuient le rallinenient de
1 esprit cl I lialiilndc (les plaisirs i(>ciicrclics. Des (Jucpcs élancées , des
Douioiselles à pâlies Unes-, forniaient des i^roupes charuianls. QueUpies
innocents Pucerons sortaient leui's tètes carrées par les Incarnes du
paradis. Les .Mouches noiivs. arliiires du lion i^onl. se lenaient en
silence au parterre. Toul ce monde parais>ail jeune, poli et connais-
.seur.
« Ce pulilic. dis-je à mon i:uide. a une mine (jui me re>ient. Il
est i)eau de voir la ieunesse accourir avec cet empressement dans
une Acadénue.
— -Ne vous tromjte/. pas sur le mol. r('jj.>ndil le Hanneton. Les
Paon> du jour viennent ici j)our les Sauterelles du théâtre, qui cachent
avec soin leurs fémurs sous une i^jize transpaienle. Les Guêpes vien-
I
LES SOUFFRANCKS D'UN SCARAHKF. 231
lient pour chercher fortune et les Demoiselles pour se montrer; mais
on fait tout cela en écoulant le meilleur chant du monde, (^hut !
voici la première Cii^^ale qui commence son grand aii'. »
J'ouvris mes oreilles à deux battants. La premiî're Ci.galc, vêtue
avec lu\e, poussait des cris dramatiques dans un beau jardin de
papier peint. L'orchestre accompagnait comme s'il eût assisté aux
débuts de Stentor, cette basse-taille vantée des anciens, et pourtant
la prodigieuse Cigale trouvait encore moyen de le surpasser et de
me perforer le tympan. Il eut été malhonnête de ne pas écouter
lorsqu'on faisait tant de bruit pour me divertir. Le morceau char-
mant était (Lailleurs cette cavatine qui se trouve en tête de tous les
opéras nouveaux et qui a la vogue depuis nond)re d'années. Impos-
sible de ne pas être satisfait. Pour nous reposer du vacarme aigu
de cette cavatine. par un ingénieux contraste, on introduisit sur la
scène trois cents Grillons (jui entonnèrent un choMU' à faire crouler
la salle, et le rideau tond)a en attendant de nouvelles merveilles.
Après le toui* des Cigales vint celui des Sauterelles. Autant les
premières s'étaient évertuées à crier de tous leurs poumons, autant
les autres s'essoufïlèrent à gigoter de toute la vigueur de leurs jarrets.
A|)paremment, elles savaient exprimer quantité de choses avec leurs
pattes, car mon compagnon me traduisait ces signes dans le langage
vulgaire ; sans lui je n'y aurais pas su démêler autre chose que des
gambades. Ce spectacle, d'ailleurs, était fort gracieux et j'y prenais un
plaisir extrême ; mais tout à coup les jolies Sauterelles s'envolèrent et
le tapage recommença j)lus fort qu'auparavant. Je fus pris d'une telle
migraine que je ne pus résister au désir de m'élancer dehors, dnns la
nuit orageuse.
« Ce n'est pas lii ce que vous uj'aviez promis, dis-je au Hanneton
mondain, (piaml j'eus respiré quelques bouffées d'air. Je vous avais
demandé des chansons et je n'ai encore entendu qu'un brillant vacarme.
-Menez-moi, je vous prie, dans un endrf)it où l'on ne fasse pas de la
musique à grand renfort d'é[)ées et de thimbeaux.
— J'ai votre affaire, répondit mon com[)agnon; suivez-moi, je vais
vous conduire en un lieu choisi où l'on ne cultive que le bel art de la
musique, dépouillé de tous les accessoires qui pourraient vous en dis-
traire. Vous y entendrez une Cigale étrangère, adorable et adorée des
quatre parties du monde. »
En trois coups d'ailes, nous volâmes justju'aux abords d'une vaste
'2.\-2 i.KS SOI 1 TU \m:i:s Di n se m; amkk.
tuli|)i' r-(>iii:v. 1.0 ('loporlc de riMilict' nous dniina dtMix Itillcis. tM iu)iis
;iiii\àiin's il ii<» |il;u't>s ;ui iudiiichI mrmc oii la C-i.ualc aloi'.ibh» ciilon-
iinit \o plus ln'i air de la |ii('cc. KWc cliaiUail dans iiii'.' hmi^iu' incoMiuic.
la plus douco (piil s(»i( jiossihlo d iiiiaijiiUM'. Cclh» l'ois, je lus ravi cl
l!"aiis|)i)ii(' daisc ; mais (|uand ollc «Mil iiiii sou morceau, de pauvivs
Cri-cris saus voix counueucèreul ii s'cuosillcr autour <rcllc. en sorU*
(pie uio!i plai>ir en lui i:àle.
<i D'où \ ieni cela.* deiuaudai-je ii mou coiupa.uuou. l'ouripioi lous
les aulivs i-ôlcs de la pièce soul-ils sacrilies? h'sl-cc (piil u"v a dans cel
olal)!issouienl (piuue seule voi\ cl ipi uu seul laleul .'
— Si r.ùl. me répondil le llaïuielou. il y a. au coulraire. |)Iusieurs
ju'osiers incouipaiablos ; mais, pour les eulendre, il faut l'eveuir demain.
I.o jour où la ('-ii,'ale adorée se montre, on met le premier (iiillou dans
larmoii-e. el le jour oii cliaule le preiuici' (ii'illon. la (]ii,^de adorée resle
dans sa eaehelle.
— Kt pourquoi celle parcimonie de chansons?
— Pour vous ol»lii:er i» revenir. Si l'on servait à Taudiloire toules les
merveilles à la fois, cela coûterait trop cher à l'entrepreneur.
— .Mais il en résulte que l'exécution est pleine de disparates cl d im-
perfections. Allons ailleurs, el clierclions un endroil oii Ton lasse de la
musifjue sans marcliandei'.
— Je vous ai i:ardé la meilleuic pour la dernière. Je vous avertis
qu"il faut être connaisseur el avoir Touïe delicale et exei'cée pour
goûter ce que vous allez entendre.
— A force de médilalion. j'en com|)i'eudrai l)ien cpickpies petites
beautés.
— Je non répondrais pas. .Aloi-mème. ipii suis initie, il \ a «les
moments ou je j)ei-d> le lij de mes idées. Il faut saNoii- trouver le
lin des choses, comme un iiourmet découvie la langue de la (^arpe,
tandis que le vulgaire s'égare dans les arêtes. Oii pensez-vous (jue
.soit le mérite d un morceau de miisiipie iusirumenlale'.*
— Pardieu ! connue |;our tous les morceaux de musirpje du monde,
il est dans le choix dune mélodie agréable, dans les d(''velopf)ements
heureux que le compositeui' sait lui donnci-. el dan> le travail dliar-
m >nii' dont il raccfunpagne.
— J'en ét'jis sûr I vous n'y ctts pa> du loul. mou cher Scara-
bée. Os idtes-là sont arriérées de deux siècles au moins. Le charme
d' la musique consiste uniquement aujr)urd'liui dans la prestesse (le>
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 233
pattes de roxéciitant, dans la v('\irôlation poilue de l'Insecte qui tape
sur l'outil sonoi-c. Le lin de 1 liai-iiionic . les délices do la mélodie
sont dans \o ne/ de i'Aiiiiiial (|iii remue ses arliciilalions sur Tiii-
strument, dans la couleur de ses écailles, dans la manière dont il
l'oui'he les noiliis d(> son épine dorsale à l'enlour dun violoncelle,
dans 1(^ roulement de l'œil au fond de son orbite. Nous allons voir
de ces ai'lisles profonds (jui donnent ji la pensc'e une forme mys-
tique, et néanmoins très-lucide pour celui «pii est iriiiié au lani^^age
chromatique des objets, à la vague harmonie des passions et aux
rhythmes divers de la nature morte.
— Peste! dis-je en ouvrant de grands yeux, je vois, en effet,
que ces belles alfaires pourraient bien n'être pas à ma portée. N'im-
porte : coiuluisez-moi toujours. Mn curiosité est extrême, et je grille
du désir de connaiire ces rhythmes ([ue vous venez de me dire. »
Le Ilannelon m'introduisit dans le vaste calice d'un Dahira fasluosa
richement (K'coré j)!)ur un concert inslrumental. dans lequel on n'entrait
pas sans |)ayei' fori chei'. Le public en elail jjIus élégant encore que
celui de l'Académie.
Un cercle de Cantharides à couleurs changeantes murmuraient à
demi-voix. Elles étaient rangées autour d'un ustensile à queue très-per-
fectionné, d'où les prodiges d'harmonie annoncés devaient s'élancer
bientôt sous les doigts d'un Mille -Pattes fameux. Après s'être fait
attendre pendant deux i)etites heures, les ai'tistes aii'ivèrent enfin. Le
Scolopendre s'assit devant son instrument. Il promena ses regards sur
l'auditoire, et un silence profond s'établit aussitôt.
Le morceau d('l)uta par trois accoi'ds foudroyants qui partaient de la
note la plus basse du clavier jusqu'à la plus haute. Ayant ainsi com-
mandé le sérieux et l'attention par cette entrée inqjosante, le virtuose
se décida, quoique à regret, à poser ses doigts dans le médium de l'in-
strument. Alors commença un adagio lent et vague, d'une mesure insai-
sissable, et que les lioritures rendaient encore plus confus. Le motif en
était pauvre ; mais qu'inqDorte la misère d'une étoffe, loi'squ'elle est si
chargée de broderies qu'on ne peut plus la voir? Ce n'était d'ailleurs
qu'une introduction pour donner un avant-goût du morceau, et conune
il y avait force roulements de grosses notes, je pensai qu'il ne s'agissait
pas d'un badinage. Cependant ce fut le contraire qui arriva. Le nuage
sombre et mystérieux de l'introduction s'ouvrit bientôt, et de son sein
jaillit un pont-neuf de ballet, un air de danse tout guilleret qui semblait
236
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
ivlever i^aioment sa robo des doux mains |)()ui' Iblàlioi' sur I li(;ii)o
courte. Lo juMit coquin avait paini snltilcnicnt connue ces bonslionnncs
qu'on met dans les faux pâtés de carton, cl qui sautent au nez de l'ini-
Le rooiceau débuta p.ir trois accords foudroyants qui partaient de la note
la plus basse du clavier jusqu'à la plus haute.
prudent qui dt'roupe. Ce trivial et badin motif avait croupi depuis dix
ans dans les jambes des plus vieilles Sauterelles de l'Opéra. On en était
LKS SOUKFIUNGCS D'UN SCARABÉE. 235
rassasié de toutes les façons, mais l'auditoire, flatté de le reconnaître,
le salua de la tiHe comme un ancien anji.
A la suite de ce thème anodin, la chaîne sans fin des variations
déroula ses anneaux éternels connne un Serpent à sonnettes. Le Scolo-
pendre jouait son air de danse au lin fond des basses du clavecin avec
une seule palte, tandis que les neuf cent qualre-vini^t-dix-ncuf autres
pattes voltigeaient du haut en bas en agréments furieux. , et puis le motif
passait à droite et cédait la gauche à la nuée des triples croches. Ces
évolutions se répétèrent indéfiniment, au plaisir toujours croissant de
l'assemblée. Tout à coup il y eut un temps d'arrêt. Le virtuose compta
quelques mesures avec l'air terrible de Thoas s'écriant : (c Tremble ! ton
supplice s'apprête ! » Il prit alors son motif innocent par les cheveux ; il
lui arraclia un bras, lui coupa une jandje, lui aplatit le visage, le tordit
entre ses doigts au point d'en faire un six-huit d'un simple d&iix temps
qu'il était de naissance ; puis il le jeta sur l'enclume fumante de son
clavier, et se mit à forger dessus outrageusement avec ses mille pattes.
Cétait le finale, ou comme qui dirait le bouquet du feu d'artifice.
Et le Scolopendre forgea de plus fort en plus fort sur le pauvre
motif estropié. Il- forgea cinq minutes ; il forgea dix minutes durant.
Et par moments il forgeait si vite, qu'on ne pouvait plus le suivre;
puis il forgeait tout à coup si lentement, que l'on restait malgré soi
la bouche ouverte et la patte en l'air à attendre qu'il reprît un train
plus rapide. Et il revenait à ce train rapide peu à peu; et il le
dépassait encore par une vitesse terrible. La mesure devenait ce
qu'elle pouvait au milieu de ces fluctuations. Et à force de voir ce
Scolopendre forger ainsi, les Gantharides commencèrent à marquer
insensiblement le mouvement de la forge par de petits signes de
tête ; et puis les signes de tête devinrent plus sensibles ; et bientôt
tout le corps marqua la mesure; et les pieds, les mains, les éven-
tails des Gantharides, tout forgeait à la fois avec un ensemble qui
témoignait assez le plus haut degré de l'émotion et du plaisir. Les-
unes avaient l'œil flamboyant, les autres en coulisse, et d'autres
encore n'en montraient plus que le blanc ; de sorte que ce fut comme
une ivresse générale qui ressemblait à de l'épilepsie. Et comme
j'échappais à la contagion, je rentrai en moi-même au milieu du
bruit et des explosions, tandis que le morceau se terminait par une
interminable pétarade de ces accords auxquels on reconnaît la rare
fécondité des Scolopendres.
236 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
(. Oh! (lisait uno ('.jiiilharidr à sa Mtisinc. puissance do la musi(|uo !
Mou àiiie. ivmplio, liaivoloo. liraillct'. (Kiliiive, a paicouru les sphères
lumiiieiist^s du linnanienl. Elle sanvie enlin . Iirisée. éperdue, et
ivIouiIk» à moitié morte dans eelle oiheuse vie réelle, .le voudrais
une i^laee à la vanille.
— Ah! disait une autre (lanlliaride en se pâmant daise, jai
nionle en (pielcpio minutes léelielle entière des |)assions : Taniour,
la jalousie, le désespoir, la liuvur. j'ai tout souiïert en un clin
d'œil. Vi\r pitii'.'de lair ! Ouvre/, une lenètre!
— Eh 1 murnunait une troisième (!anlliaiide, allreuv tyian, har-
monie que j'adore et (jue je redoute, ne peu\-tu laisser en paix mon
iniaizination .' J'ai vu des bois de eitroiuiieis où |)assaient îles Capri-
cornes mouchetés; jai vu des couxois de Fourmis deliler sous les
arceaux noirs d'une cathédiale; jai vu des praiiies verdoyantes où de
jeunes (Iharpentk'rs juravaient leui's chilTres sur l'écorce des bouleaux;
j'af vu (]{'< Blattes qui dévoraient un pain de sucre ; j'ai vu des feuil-
lai;es d'un veit très-sond)re dans les(iuels s'enfonçait un bcim Papillon,
qui se transformait subitement en Araiiinée pour s'évanouir au fond
d'une caverne obscuic.
— Aie! hélas! holà! criait une Cantharide d'un âge mur ; quelle
ivresse! quelles délices! quel bonheur! (juel i?énie ! Ce Scoloj)endre est
immense ! »
Je me tournai vers un iiros l'uow (pu me parut avoii' du bon sens,
et je lui demandai timidement si < c n'était pas par iii:norance que je
n'avais su rien voir de toutes les merveilles cpi'on débitait sur le pont-
neuf varié que nous venions d'écouter.
« Imprudent! réj)ondil le Taon en m entraînant dans un coin; si on
vous entendait, vous seriez déchiré par les Canlharides. Il faut bien
que tous les pr^nhires dont on parle soient en effet dans cet effroyable
morceau, puisque tout le moude le wut.
— Merci de l'avertisseuient ! dis-je à ce Taon bienveillant ; mais
est-ce qu'on est forcé de venir entendic ces torrents dliaiinonie (pie les
Mille-Pattes déversent .>ui- leurs c(Milcmporains ?
— Il est difficile de s'y .sousti'aire ; cepeiidaiil (»ii ne pciil obliger
persfjnne à s^irtir de chez sf)i. »
Dans ce moment, l'emolifjn causc'c par 1 CirroNablc ponl-neiif ('tant
un peu calmée, on réclama le silence pour écouler un Perce-Oreille qui
jouait du violon. C'était encore une introduction nébuleuse suivie d'un
LES SOUFFRANCES D'UN SCAHABEK. 237
air de danse. Il y eut la chaîne sans fin des variations, de sorte (jue le
Perce-Oreille me pariil, ii peu de choses près, racler ton! ce que le
Mille-Pattes venait de Ibii^^'r loul ii l'heure; mais il n'avait pas le pri-
vilège de trouhler l'audiloire au iiièiue degîé ([ue son lival. Trois ou
quatre (laiilharidcs seiilcinciil . cl (U'> plus suraïuièes. uionlrèrciil un
peu le blanc de leurs yeux ; encoie disait-on que l'une d'elles avait (k'>
motifs pai'ticuliers |)our èti'e (ouchée de ce raeleuient.
La hoiuie \ieille Jardinicre qui prit soin de mon cnraucc m'ayant
enseigné la politesse, je crus de mon devoir d'adi'csser quekiues couq)li-
ments aux \irtuoses. Je m'ai)j)rochai donc de l'inunense Scolopendre,
et je le lèlicitai . sans mentir, de la prodigieuse agilité de ses pattes;
mais il me regarda de tra^ers, comme si je l'eusse gravement ofTensé.
« Non, s'écria-t-il avec un sourire plein d'amertume, non, je ne
m'abaisserai plus ;i ce \il méliei' de jouer la musique des autres. Non,
je ne veux plus désormais j)iétiner que sur mes propres élucubrations.
Je ne veux plus esIroiuiM- que mes propres idées. Un joui' viendra où je
prouverai ii l'univers consterné que, si j'ai des pattes, je possède aussi
une cervelle plus vaste que celle des Insectes chanteurs les {)lus accré-
dités. Un jour viendra oii tout ce qui sait crier dans la nature, fredon-
neia mes chansons, où trois cents Grillons réunis feront monter vers le
ciel un j)onf-neuf entièren>ent de mon invention, quand je devrais, pour
atteindre ce but grandiose et lumineux, me changer de iMille-Pattes en
Chenille, de Chenille en Larve, et de Larve en Bourdon. Jusque-là,
qu'on ne me parle plus ni d'ovations ni de gloire. Ainsi, monsieur le
Scarabée, vous pouvez rengainer vos compliments.
— Ne vous fâchez pas, répondis-je en m'iuclinant-; |)uis(iue vous
l'exigez, je rengaine. »
Le Hanneton triomphant s'était appnxhé de moi.
« J'espère, me dit-il, que voilà une douce soirée !
— Surprenante, en vérité, répondis-je. C'est assez ])Our un jour;
allons dormir là-dessus. »
Le lendemain mon guide me fit comprendre qu'il était nécessaire de
visiter plusieurs Sphinx tète-de-mort qui regardaient la nature du haut
de leur belvédère, et tâchaient d'en imiter les formes et les couleurs. La
plupart de ces infortunés n'avaient plus que des fronçons à leurs épaules,
pour avoir entrepris trop jeunes de voler de leurs propres ailes. Ils se
traînaient à l'aveugle, comme s'ils eussent encore vécu à l'état de nym-
phes, et ne savaient quelle route suivre, ftuite d'avoir été mis dès leur
238
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
iMifaiice iliiiis \c (Iroil cluMuiii. \.c pii'iiiicr de (•(>> Spliinv (jut> nous visi-
Uliiios nous |);uiii loit lucii Ao son imMicr.
« On ne Inil liiMi do l.icii sans ar( , disail-il. cl il n'y a point d'art
sans iViilos. Il lanl donc suivie les pi-eeeples des niaiires. iNuileconipo-
sition ne saurait èlre lieureuse sans l'ordre ei la re.i^nlaiile. Nous devons
reproiluire de belles images, clioisii' dans la nature ce (jui llatte les
yeu\ et rt'jcter le j^rossiei- ou la laideui'. C/esl ce (jue j'ai eherehé à faire
dans le taMeau (pie vous aile/, voir. »
Et. en |)arlaiit ainsi, le Sphinx nous montra uuc toile (pii représen-
Uiit une bataille de ees Larves cpic le micnjscopc ^olaiic d('cou\re dan?
une £:outle d'eau.
.Li:S SULFFRANCKS D'UN SCAKAHKt:. 239
Le semnrl Sj)!iin\ nous déroula d' incroyables systèmes (jui ressem-
blaient fort aux (livaiialions d'un lou.
(( Quand je lais le j)()rlrail d'un Insecte, disait-il. j(> ne ui'eudors pas
à copier les couleurs (|ue je lui vois. Je cherclie une plante (|ui ait
quehiue ra|)port avec le modèle ; j'imite cette plante, et non pas Tobjet
que j'ai sous les yeu\. C'est il'après ces idées (jue j'ai mis sur la toile
le Lépidoptère que voici. »
Je m'attendais à voir une droi^ue, et il se trouva au contraire ([ue
le Sphinx nous présentait une charmante fii^^ure de Reli;i^ieuse à ailes
i;rises. Le Hanneton m'apprit que ces contradictions entre le dire et le
faire étaient choses communes en ce tem|)s-ci. Il me conduisit ensuite
dans une réunion de Cochenilles infatuées du l'ouge ardent, cpii étalaient
gauchement leurs couleurs crues sur des feuilles mortes.
(( Mes amis, criait une de ces Cochenilles, il n'y eut jamais qu'une
belle épocjne pour les arts. »
Je me hasaidai à dire qu'on avait toujcjurs cité (juatre grands siè-
cles, mais que j'accorderais volontiers la prééminence à l'un d'eux sur
les trois autres. Je croyais émettre une banalité pour amener un sujet
quelconque sur le tapis, mais lorsque j'eus prononcé le mot d'antiquité,
une clameur m'apprit que je venais de lâcher une sottise.
« L'antiquité, reprit la Cochenille, c'est une époque d'enfance et de
misère. Les Insectes n'étaient alors que des Chrysalides aveugles.
— Vous donnez donc l'avantage au siècle d'Auguste? »
Un nouveau cri plus ironique (jue le premier me coupa la parole.
« Le siècle d'Auguste! qu'est-ce que c'est? Nous ne connaissons pas
le siècle d'Auguste.
— Peut-être avez-vous raison de croire que la renaissance...
— La renaissance est un tem[)s de décadence.
— Excusez-moi, je n'y songeais pas. Le mot l'indicpie assez : on
comprend que renaître veut dire décroître.
— Sans doute. Cela est clair.
— Reste donc le grand siècle dix-septième. »
A ces mots, un hourra général d'indignation couvrit ma voix.
« Quel est ce Coléoptère iroquois? s'écrièrent en chœur les Coche-
nilles. Vous avez donc vécu dans un trou ? Apprenez- que tout ce qui
est connu, admis, sanctionné par la postérité, nous le méconnaissons,
nous le démolissons, nous le réduisons à zéro. Tout ce qui est, au con-
traire, ignoré, obscur, plongé dans la poussière de l'oubli, nous le net-
)^0 I.KS SOIKKRWCKS D'UN SCARABLt:.
lovons, nous \c ivssiiscilons. nous l'(>\;illons. nous le rcsiMurons du
vtM'uis (lo notiv (Milhousiasmo. (loinnio on vous lo disnil donc, il n"\ cul
lîiinais (juuni' bollo et urando opoquc ; ollo a duiH' vin^l ans cl liois
mois; ce fut vci's Tan lOtîl. cl cl\c/. les Sarrasins, du l(>ni|)S dAvci-
rhocs. Los aris onj cxlivmcnicnl fleuri aloi's dans un pclil boiu'^ de
l'AlVique orientale. Kn comparaison de celle ('>|)oque-l;i . il n'y avail rien
(|ui >aille d uis les (jualre siècles (|u"on cile ('lernellenienl. d
Je n»e |tenciiai vers mon uuide.
'. Allons voir d'aulres Animaux, lui dis-je ii roreille.
— Hien volontiers. »
l.e llaïuielon prit son vol ;i IravtMS le jardin, cl me conduisil
dans un (Midroit i\uc je ne connaissais pas. Son nom lui venail dune
ancienne chaussée sur la(|uelle on l'avait ('lahli. Mon compai;iion entra
dans une belle tulipe richement tendue ii l'inlérieur. où j'aperçus
une foule (rinseetes variés.
■ Vous voyez, me dit le llamieton, lou'e la raec entomiijue. Il y a
des Paons, des .\mirau\, des 31aréchaux. des Prinees, des Comtes, des
r.anieulaires. des Pouparts, des Satyres, voire même des Vulcains et des
Ari^us. ')
Vous sa\ez (pic. nous autres Scaraltées. nous descendons dune race
crinseetes é.uy|)tiens habitués de lon.uue main ii décliilFrer les liiéro-
dyphes de la |)hysionomie et à lire couramment lalmanacli du visai^a^
Je compris tout de suite que dans cette société brillante les Icmelles
rangées en cercle et parées de Icuis \)\u> beaux atoui'S ne son^:,^'aienl
qu'à se toiser entie elles des [)ieds îi la tète. On voyait que chacune
d'elles épluchait avec soin la toilette de ses voisines. Pendant ce
temps-là, les màlcs. dressés sur leurs er^fots, se tenaient ii distance.
'- .Mais, dis-je ;i mon conq)aiïnon , cette société choisie n'a j)oint
du tout l'air de s'amuser. Je ne voudrais p')urtant |)as juirer fégçrcment
un si beau monde; écoutons donc un peu ce qu'on y cliucliote tout
bas. »
De jeunes Pouparts bien Irises, tiics à (piatre ('piiii^les, |)arlaient
entre eux de leur chasse, de leuis <liners et de leurs gageures, toutes
choses dont ils auraient jiu s'entretenir aussi* bien partout ailleurs, à
moins de frais. -Deux Helles-Dames jasiient ensemble ii l'abri de leurs
éventails. Je me gli.ssai derrière elles i>')ur les écouter. Quelle fut ma
surprise quand je les entendis se se» f d'expressions familières aux
Insectes les plus méprisables! Elles ^ parlaient, d'ailleurs, (|ue des
Li:S SOUFFRANCES D'L'.N SCARABÉE. 241
moyens d'extirpcM' do la poclio de leurs maris le plus d'argent possible.
Mes antennes se dressèrent dhorreur sur ma tète.
(( Oh ! oh ! dis-je i» mon compaiinon ; Vdilii donc ec ([ue nous
appelez les plaisirs du monde ! Dans le modeste champ oîi je suis né
les choses ne se passent point ainsi. Quand une simple jaidinièiv met
sa toilette du dimanche, c'est pour tâcher de plaire ii ([uelque jardinier;
les mâles ne vont |)oint d'un côté et les femelles de l'autre. Si l'on y
olVense la i;ranunaire, c'est sans le vouloir, et l'on ne cherche pas à
imiter le lanitaiic des Punaises.
— Que voulez-vous? me répondit le Hanneton; la mode est un
tyran (|ui i;ouverne le lanii:ac:e tout connue la toilette, et il faut bien lui
obéii".
— .Mais, repris-je, si l'on ne sonire qu'à se parer, si l'on met sur sa
personne tout ce qu'on |)ossède, connnent vont le ménaire, la maison?...
— La maison ! le ménaire ! interrompit mon .i;uide en ricanant ; 11
donc ! cela était bon pour nos i^rand'mères.
— Et le budi;et? et ces deux liimeux bouts de lannée ([uil est si
imp(»rlant. pour le bon ordre, de savoir joindre ensemble?
— delà ne vous regarde pas, ni moi non plus. »
Deux Insectes assez laids devisaient ensemble dans un com.
« Qui sont ces êtres-là? demandai-je au Hanneton.
— Ce sont, me dit-il, des Fourmis-Lions de finance. Leurs
nucurs sont bizarres. Hs s'assemblent le matin dans un temple con-
sacré il leurs exercices, et là ils creusent des trémies souterraines
sous les pas les uns des auti'es, ce qui rend le terrain de ce temple
mouvant cl daiiutM'cux. Les maladroits et les innocents trébuchent
dans ces trémies, où ils sont à l'instant dévorés. Quand le Fourmi-
Lion a sucé quelque lionne proie dans la journée, il se pavane
volontiers le soii". Sa léiuelle est une Libellule dorée fort couverte
de bijoux. '»
.1" laissai les Fourmis- Lions pailei' enseud)le de K'urs trémies, et
ji'coutai de préférence le chuchotement des Libellules.
u Ma chère amie, disait l'une d'elles. Vous avez un jeune Cousin
chanteur qui voltige autour de vous, sur letiiiel nous pouirions jaser
si nous le voulions. Il fera lun de ces j(jurs une morsure au front
de voti'c vieux Vulcain.
— Bah! comment voulez-vous que nous nous entendions? Nous
n'avons pas les mêmes goûts. Il me (juerelie (piand je mange de.v
31
2(12 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
ri.istillts |HMul;mt (piOii joiic (l(S smuilcs ou des ijuahiors dt* llaydu
ou ilo M()/;ut. ('.(' n'csl |);is ;iiusi (|u'il s'tMupiUVi'a de mon cœur.
Mais, uia clirrc auiic. nous aurions hicu i)lutô( il jasoi' sur co vieux
(iiautl-Paon (jui nous fouli' des doucinns.
— J'avoue (juc j ai un faible |)our lui. Sa posilion lui donne
di'oit à des loiies dan> les lli(>à(i(S. N"(>sl-ce jias (•Idouissanl ? llien
ne IVajipe mon iniaiiinalion connue {\c \oir toujours cr (iiand-Paou
aux places les nieillcui(>s. Quand je ju'use (|u"il |)ouriail. dans une
seule soinv. aller a lous les s|tec(acles sans payer!...
— En elVet . dil une aulic l.ilM'Ilule. e"esl une chose (pii seiluil.
(Ihacun a s;»n jioinl \uliu'ral)le coinnie le talon d'Achille. Pour moi, ce
qui me touche le |>lus. c'est de \()ii- un jeune Corydon ouvrir ses ailes
et ari'iver le premiei' au clochei', par-dessus les lossi'S et les haies.
— Vous êtes faciles ii emouNoir. s'écria une Libellule (pii j)assail
pour un drairon de vertu. On ne me plairait pas à si i)eu de frais.
Non->euleinenl j'e\ii:eiais (ju'on fut toujours aux meilleures places et
<juon volât vers le clochei' avant les auties. mais il faudrait encore
deviner, pour ainsi dire, les modes, ne |)as mancpier de se trouver
aux eaux dans la saison (\v> bains, et ne pas s"a\iser d'aller aux
Pyrénées (juand il e>l de ri.i:ueur d'être à Hade.. Il faudrait encore
nianijer des, cerises au uioi> de janxier. enfei'inei- ses e\tr('mit('s dans
quel(|ue chose di' >i elioil. (pi'on ne puisse plus marcher, et pos-
SL'der enfin au -uperlatif ce (pTon ap|)elle le (/enrc.
— Ah 1 disait en sou|)irant une Libellule avariée, J'ai connu un
jeune Gazé discret et tendre qui savait tout cela sur le bout de sa
patte. Il «'lait a la fois bijoutiei'. connaisseur en ('loires, conliseur
étonnant et pirfait nia(juii:non. .le ne sais pas d'oii il tiiait ses
draiit'es au chocolat, unis je n'ai jamais i-etrouvi' les |)areilles, et
quan'd il parlait chevaux, c'était ii en perdi-e la tète. >-
I^es avis chairrins du \ieu\ l{hinoc(''ros me re\im-enl ;i l'esprit .
el je couunençais à compiendre (pi il^ na\aient rien d'exa^vrc'.
Cependant une discussion assez \i\e. cpii sCtait établi*' entre deux
Cerfs-\'olants. attira ratteiilion de.> \oi>ins. et bienti'jt la coiiNcrsalion
devint ijénérale. On s'anima sans (h-passer toutefois les bornes pres-
crites par II civilité. La controverse fut âpre et dm.! loni:temps. Vers
onze heui-es un (pjart. les (juestion^ et int eclaircies. JUM'àce aux a|)erçus
ingénieux et aux connaissances profon les des Insectes les plus savants,
't\ fut bien démontrt*. de hem h n'en pu voir doulei' :
LKS S0UFFHANCL:S d'un SCAUABKi:,
4" Que le thé vert ti.^ite plus les nerfs (jue le thé noir;
*2'' Que Taniour- propre est le mobile de la plupart des actions
■des Animaux ;
3" Que la eùte de Saint- Denis est a peu prrs aussi rude à
mouler (|ue celle de Cliehy ;
li° Qu'il fait plus cher vivre en Angleterre qu'en France ;
5" Qu'il vaut mieux être riche que pauvre ;
G" Que l'amitié est un sentiment moins vif que l'amour.
Cette dernière question fut abandonnée comme trop ardue, à la
réclamation des Éphémères de la compai^nie. Un Bernard-l'Ermite
la nota sur son calepin, pour la méditer à loisir dans le silence
de la retraite.
Je pris le Hanneton par le coude.
« Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen, lui dis-je, dans tout ce
grand jai'din. de trouver un endroit où l'on voulut bien causer sans
prétention de quelque chose d'intéressant ?
— Si fait, répondit-il en se grattant la tète d'un air embar-
rassé. Suivez-moi : nous allons vous chercher cela. »
Nous nous envolâmes bien loin dans la nuit sombre. Le Han-
neton faisait beaucoup de circuits, et je voyais qu'il ne savait trop
par où se diriger.
(i Je ne vous oITre pas, disait-il, de vous mener lii-bas dans
ce marais désert où l'on vit ièolé comme des Rats d'eau. Nous
aurons plus de chance de nous amuser en passant la rivière. H y a
sur l'autre rive des lis où je puis vous introduire. C'est là vraiment
qu'existe le savoir-vivre. On ne médit pas les uns des autres, parce
({u'il faudrait insérer dans de vilaines phrases des noms (pi'on res-
pecte. Ceux qui n'ont pas de bienveillance feignent obligeamment
d'en avoir, parce (juil ne serait pas digne d'eux de parler autre-
ment.
— Vous me faites une peinture fort attrayante. Mais a-t-on de
la gaieté dans ce monde-là?
— Dans le pays des lis, on est plus triste quailkuis, pour des
raisons qu'il serait trop long de vous donner.
— Diable ! ce n'est pas mon compte. »
Je commençais à m'ennuyer dû Hanneton et de ces voyageai
inutiles. Je profitai de l'obscurité de la nuit pour planter là mon
guide au détour d'une allée. Cne bonne étoile qui brillait au ciel
244 LKS SOUFFRANCES D'UN SCAHAHKK.
iiio (lirii^va l'oinmc |>:ii' li;is;ir.l ;m li'oisiciiu» (Mii.m* d'iiiu' l'osc (iv-
iniÎMV. ot j"\ trouvai (Miliii ce (|U(' je cluM'cliais depuis si l()ii_i,^lou»j)s :
une lionnrle lainille de IVMis ;i lion Diiui rialilic dans uu local
sini()I(' et foniiUM le ; de litnues .iîcmis dliiseeles sans uioi'uuc ayant
leiivie lie se diviMlii' deeeiuineul et sans elalai^e. La conversation lut
animée j)ar une i;aiete cordiale, après (|uoi nous inani::eàines un |)elit
soup*'r dont la lionne liunieui' lit les frais, .le pris place (Mitre deux
jeunes In'itesses (|ui axaient Id'il excille. lOreille Une. de liiitelli-
irence. de la trràce et le rii'c it la houclie.
Iii le Scaralu'e se tut et remonta sur sa feuille de piv^)ine.
- \otre récit ne |ieul pas linir lit. monsieu!' ]o Scaralu-e. lui
dit le llil.ou.
— ('/est vrai, monsieui" le lMulost)plio. reprit llnsccte. j'oubliais
la lin de mon histoire. Depuis l'iioureux jour oii je me S('pai'ai du
Hanneton, il ne mariixa |)lus (ju'iiuo seule fois daNoir un i;rand
mal de nerfs. Cela me j)iit un matin (|U(* le \enl déjjosa clie/. moi
ime feuille V(»lante ii mon adicsse. sur lai|uelle étaient ('crils ces
mots : (i Un tel jour. ;i telle heure, vous vous rendrez dans un
chardon, en vous aiïuhlant militaii'ement, pour monter la i^arde au
pî)Ste (jui vous sera dési.:L:iU'. " H fallait olu'ir sous j)eine d'être mis
en prison. Je me déifuisai en liète .i^uerrière. moi qui suis |)acirKjue
par état, pour me joindre à dautics Hèles aussi paisibles que moi,
mais qui singeaient les Frelons i:uerro\eurs. sous prétexte de sauver
la patrie. le.s jours oii la j)atrie ne courait aucun ris(pie. Des Calan-
dres à collets roui^es. Insectes peu guerriers, qui vivent les uns dans
les tonnes de pruneaux, les autres dans les meubles ou les chantiers
de bois, avaient «piitt»' lems retraites j)0Ui' s'assembler dans un ti'ou
malsain. Leui' innocent délassement consistait à se croire des héros
fKMidant vini.'t-<iuati'e heiues . puis ils retournaient à leurs tonneaux
ou ij leurs chantiers, .b' ne vous répéterai point les la/./is (jui se
débitaient dans cet endroit. Apres un joui' et une nuit dagacements
et d inijjatience. je quittai enfin les Chaiançons a collets rouges. Je
fus rendu à la liberté avec un rhume el un m;d de dénis (|ui
m'avaient adinirablement pri-paie a l;i \ictoiie. Je me |)longeai dans
je sein d'un pavot, où javalai.ii longs traits roj)ium de la mélan-
colie. Le sommeil me remit mi |)eu de mes enmiis. et je songeais
à reprendre mon vol à travers le jardin, lorsque la voix dune !*ie
voleuse me fit tressaillir. Un bec de fer me saisit par le milieu du
LKS SOUFFK.VNCKS D'UN SC VK.VHI':!-.
2kl
corps. Ln Pio élait une vieille colieelioiiniste, et. (Ii> plus, une sor-
cièi'e. Elle s'écria en nie rei<ai'c!;uU :
(( Pai-,li(Mi ! \()ii;i un petit Sciiraitée (pie je V('u\ donner ;i ma
r.
""®r"1.5*«a::)Tp-,^,
Leur innocent délassement consistait à se croire des héros
pendant vingt-quatre lieures.
filleule. Je le poserai au milieu d'une feuille de pivoine, et ce sera
un joli bijou sur le cou blanc d'une Colombe. Avec quelques paroles
sacramentelles, nous en ferons un talisman qui préservera de l'en-
gouement et du ridicule des modes.
— Et comment vous êtes-vous tiré de ce mauvais pas? dit le
Hibou en riant.
■2l^^3 LKS S0LFF1\A.\CI'.S DUiN SCAHABKE.
— Vous savtv. (|iic MOUS aulics Sciualu'cs nous avons m-u du
Cit'l la liU'ulU' |>i'(>ciouso de faire s(Mid»lanl dèli'c nioils. Quand le
daniriM' approrhc. nous lUMiIrons nos |)all(S c\ nos anlennos ; nous
nous laissons clioii' sui' \c dos. cl nous icstons sourds v\ iuinioltilos,
nous liant ;i la solidité do nos l'caillcs. Je jouai mon jeu selon mes
instincts, et je ne bougeai jjIus. La Pie sorcière exécuta ce (ju'elle
MMiait di> diie. Je me laissai poser sur la leuille de pivoine el attacher
au cou de la (lolombe Violette. Ce cou t'Iait blanc et i>:racieusement
ari'ondi ; }c m\ trouve bien, et je n'en li()Ui;e |)lus. Jentends les petits
propos (le Violette. Klle est sai:e. belle et douce. Je me suis pris
(raniilié pour elle, el ji' ci'ois que je lui poi'te bonheur.
— Mais, monsieur le Scarabée, il y a un endroit de Aolre récit
qui est demeuré obscur dans ma pensée. Vous avez inlerr()mj)u le 111 de
riiistoire au passaiçe le plus intéressant. Vous n'êtes point arrivé à votre
àire sans avoir eu quelque amourette, et je soupçonne votre cœur de
sY'tre éveillé auprès de ces jeunes hôtesses qui avaient l'oreille fine et le
rire à la bouche. Contentez un peu ma curiosité. »
Le Scarabée vert regarda le Hibou philosophe d'un air narquois; il
lui montra les cornes avec ses antennes, et grimpa sur sa feuille de
pivoine à reculons; jniis il rentra ses pattes, et fit le mort obstinément,
.sans vouloir en dire plus lf)ng. Le Hibou chaussa ses lunettes pour
exanu'ner llnsecte de plus près. H leconnut que c'était une émeiaude
montée sur une feuille d'or émaillé. Le .soleil commençait à paraître.
Une envie de dormir irrésistible s'empara de l'Oiseau nocturne ; il
enfonça son bonnet de jour sur ses yeux , et s'endormit. A son réveil,
il crut avoir rêvé ce que le Scarabée lui avait dit ; et en rendant
Tépingle à Violette, il lui conta Thistoire du bijou transformé connue si
elle eût été de sa composition.
Paul de .Ml.sskt.
I
UN RENARD
PRIS AU PIÈGE
W ~^ . " '^'^J LTTE a
necdote a été (rouvée dans les papiers d'un
Oranii-Outani» . membre de plusieurs Académies.
(( Non! décidémenl mml m'éeriai-je, il ne
'\ seia pas dit que j'aie pris pour héros de ma fan-
^Ji^^lC^ES^â ttusie un Animal que je méprise et (pie je déteste,
une Bêle lâche et vorace dont le nom est devenu synonyme d'astuce et
de f()uii)eiie, un Renard, enfin! '> -
— Vous avez tort. interronq:>it alors quelqu'un dont j'avais coiiiplé-
tenient oublié la présence.
Il faut vous dire que mes heures de solitude recèlent un ètie fainéant,
d'une espèce qui n'a jamais été décrite par aucun naturaliste, peu occupé
à mon service, et qui, dans ce moment-là, pour faire quelque chose,
faisait semblant de reineltre à un niveau encore plus exact les livres
symétriquement rangés de ma bii)liothèque.
La i)ostérité s'étonnera peut-être d'apprendre que j'avais une biblio-
thèque, mais elle aura d'ailleurs à s'étonner de tant de choses, que
j'espère qu'elle ne s'occupera de cela (pi'h ses moments perdus, s'il lui
en reste.
L'être qui m'interpellait ainsi se serait peut-être appelé autrefois un
génie familier; mais par le temps qui court, bien que les génies ne
Î18
UN RENAUD PRIS AU PIEGE.
soiont i)as laros. ils n'ont garde (rè(re familiers, et nous chereherons
un aulre nom à celui-ci. si vous voulez bien le permettre.
Il Ma foi ! vous avez tort. ré|H'(a-l-il.
l^j-
— Comment ! re|)ris-)e avec indignation, Tamour du paradoxe, qu'on
vous a si souvent reproché, vous enti'ainerait-il jusqu'à défendre cette
race maudite et corrompue? Ne comprenez-vous pas ma lépugnance,
ne partagez-vous j)as mon antipathie?
— Je crois, voyez-vous, dit Breloque (appelons-le Breloque), en
saccoudant sur la table avec un certain air doctoral qui ne lui allait pas
njal . que les mauvaises réputations s'usurpent comme les bonnes , et
que l'espèce dont il est question, pu du moins un exemplaire de cette
espèce, avec lequel j'ai été intimement lié, est victime d'une erreur de
ce genre.
— Alors, dis-je, c'est donc d'après votre propre expérience que
vous parlez?
— Comme vous dites, monsieur, et si je ne craignais de vous faire
perdre un temps précieux, j'essayerais de vous raconter simplement
comment la chose arriva.
— Je veux bien ; mais qu'en résullci;i-i-il ?
— 1! n'en résultera rien.
— A la bonne heure! Prenez ce fauteuil . cl. >i je inVndors lu-ndanl
votre récit, ne vfjus intcrrouqjcz pas. je vous en |)rie, cela nie réveil-
lerait. »
Après avoir pris du tnb::c djns ma tabalicic. Breloque commença
UN RENARD PRIS AU PIEGE.
249
« Vous n'ignorez pas. monsieur, que, malgré l'affection qui m'at-
tache à votre personne, je ne me suis pas soumis à un esclavage qui
nous gênerait tous les deux, et que j'ai mes heures de loisir, où je
puis penser à toutes sortes, de choses, comme vous avez les vôtres
oii vous pouvez ne penser à rien. Or, j'ai bien des manières de passer
mon temps. Avez-vous quelquefois péché à la ligne?
— Oui, répondis-je. C'est-à-dire que je suis allé souvent, dans un
costume approprié à la circonstance, m'asseoir au bord de l'eau depuis
le lever du soleil jusqu'au soir. J'avais une ligne superbe montée en
argent avec le luxe d'une arme orientale ; seulement elle était plus
innocente. Hélas! j'ai passé là de douces heures, et j'y ai fait de bien
mauvais vers, mais je n'y ai jamais pris de Poisson.
.r'~^^
— Le Poisson, monsieur, est une chose d'imagination qui n'a aucun
rapport avec le bonheur qu'éprouve le véritable pécheur à la ligne. Peu
de personnes comprennent les charmes de cette préoccupation singulière
qui balance doucement, et sans la moindre impatience, la même espé-
rance vague, la même eau transparente, la même vie oisive, mais non
désœuvrée, pendant des années sans nombre, car il n'y a pas de
raison pour qu'un pécheur à la ligne meure. »
Je fis un signe d'assentiment.
« Peu de personnes comprennent cela pourtant, reprit-il, car, sur
32
250
UN RENARD PRIS AU PlÉGE.
une iiuiltiliulo lie i;ons (]ui se livrenl ;i cvl excM'citv. il y on a un grand
nombre qui lionnent une lii^no connue ils tiintlraient autre chose, et
qui ne pensent pas plus à ce cpiils l'ont (jue sil s agissait d'un livre ou
d un tableau. Os gens-là, monsieur, gâtent les plus belles choses, et
reniai-quez qu'ils se sont liorriblenienl inul(i|)li('s depuis qnehpie temps.
v^M'^
— C'est vrai, » répondis-je.
Breloque n'était pas accoutumé a me voir entrer aussi conq)k'tement
dans ses idées. Il en fut flatté.
« Monsieur, dit-il avec un son de voix où perçait le contente-
ment de soi-même, j'ai réfléchi sur bien des choses, quoique je n'en
aie pas l'air ; il ne me serait pas malaisé d'acquérir une grande
réputation, si j'écrivais toutes les idées saugrenues qui me passent
par la tète, et celle-là ne serait pas usurpée.
— A propos de réputation usurpée, voyons donc l'iiistoire de
votre Renard. Vous abusez de la permission que je vous ai donnée
de m'ennuyer avec celle-là. pom- m ennuyer avec une autre; cela
n'est pas loyal.
— .Tout ceci, nionsieur, n'est (ju'un détour fort subtil (jui va nous
reconduire à l'endroit d'où nous sommes partis. Je suis maintenant
Umi à vous, et je ne me permettrai plus de vous adresser qu'une
seule question. Que dites-vous de la chasse aux l'apillons?
UN RENARD PRIS AU PIÉGE.
Î51
— Mais, malheureux! vous parlerez donc de tous les Animaux
qui peuplent la terre et les mers, excepté de celui qui m'occupe?
Vous oubliez son horrible caractère; vous ne le devinez pas, le
traître , sous le masque hypocrite qui le cache , séducteur de pauvres
Poulettes, dupeur de sots Corbeaux, étourdisseur de Dindons, cro-
queur de Pigeons écervelés; il épie une victime, il la lui faut, il
l'attend. Vous lui faites perdre son temps, à cette Bête,' et à moi
aussi.
— Que de calomnies! reprit-il d'un air résigné; enfin, j'espère
UN RENARD PRIS AU PIEGE.
le ven.fi:er de tous ses ennemis, en vous prouvant qu'un Renard
peut ètco aussi i,MU(ho. aussi slupide, aussi absurde qu'on doit le
désirer, quand laniour s'en niele. Pour lo momont, j'avais l'honneur
<lo vous demander votre opinion relativement à la chasse aux Papil-
lons. J'y l'ovions. »
Je lis un ijesle d'impatience auquel il répondit par un geste sup-
pliant qui me désarma. D'ailleurs, qui ne se laisserait pas séduire
aux prostiires dune chasse aux Papillons? Ce n'est pas moi. J'eus
l'imprudence de le lui laisser voir.
Breloque, satisfait, prit une seconde lois du tabac, et se coucha à
demi dans son fauteuil.
" Je suis heureux, monsieur, dit-il avec expansion, de vous voir
épris des plaisirs vraiment dignes, vraiment parliiits de ce monde.
Connaissez- vous un être jjIus heureux et en même temps plus recom-
mandable pour ses amis et pour ses concitoyens que celui qu'on ren-
contre dès le matin, haletant et joyeux, battant les grandes herbes avec
sa freloche, portant à sa boutonnière une pelote armée de longues
épingles pour piquer adroitement, et sans lui causer la moindre dou-
leur (car il ne s'en est jamais plaint), l'insecte ailé que le zéphyr
emporte? Pour moi, je n'en connais pas qui m'inspire une confiance
plus entière, avec lequel j'aimasse mieux passer ma vie, qui me soit
plus sympathique en tous points, en un mot que j'estime davantage.
Mais nous n'en sommes pas là-dessus, et je trouve que nous nous
écartons beaucoup de notre sujet.
— Il me le semble comme à vous, au moins.
— J'y rentre. Or, pour ne plus parler du chasseur en général,
puisque décidément cela vous fait de la peine, je me permettrai, en
toute modestie, de vous entretenir de moi en particulier. Un jour que
j'étais emporté par l'ardeur de la chasse, car ce n'est pas ici comme
à la pêche à la ligne, dont nous parlions il n'y a qu'un instant... »
Je me soulevai pour m'en aller, il me lit rasseoir doucement.
« Ne vous impatientez pas, la pêche ne rentre ici que pour une
simple comparaison, ou plutôt pour vous faire remarquer une différence.
La pêche demande l'immobilité la plus parfaite, tandis que la chasse,
au contraire, exige la plus grande activité. Il est dangereux de s'ar-
rêter, on peut attraper un refroidissement.
— On ne peut même attraper que cela, munnurai-je avec beau-
coup d'humeur.
UN RENARD PRIS AU PIEGE. 253
— Comme je ne pense pas, continiia-t-il, (pie vous attachiez la
moindre prétention au mot cpie vous venez de dire, et qui n'est pas
neuf, je ne m'interromprai pas davanlat^e. Un jour donc que je m'étais
laissé entraîner à la poursuite d'un merveilleux Apollon, dans les mon-
tagnes de la Franche-Comté, je m'arrêtai hors d'haleine dans une petite
clairière où il m'avait conduit. Je pensais qu'il [)roriterait de ce moment
jKjur m'échappcr tout ii fait; mais, soit insolence et raillerie, soit qu'il
fut fatigué aussi du chemin qu'il m'avait fait faire, il se posa sur une
plante longue et flexible qui s'inclinait sous son poids, et là, sembla
m'attendre et me narguer. Je réunis avec indignation les forces qui me
restaient, et je m'apprêtai à le surprendre. J'arrivais à pas de loup,
l'œil fixe, le jarret tendu, dans une attitude aussi incommode que dis-
gracieuse, mais le cœur rempli d'une émotion (pie vous devez com-
prendre, lorsqu'un méchant Coq, qui était dans ces environs, entonna
de sa voix glapissante son insupportable chanson. V Apollon partit,
et je ne pus pas lui en vouloir, j'étais pi'ét ii en faire autant. Mais
la perte de mon beau Papillon me laissait inconsolable ; je m'assis
au pied d'un arbre, et je me répandis en injures contre le stupide
Animal qui venait de me ravir le fruit de tant d'heures pleines
d'illusions, et de tant de fatigues fort réelles. Je le menaçai de tous
les genres de mort, et, dans ma colère, j'allai même, je l'avoue
avec horreur, jusqu'à préméditer la boulette empoisonnée. Au moment
où je me délectais dans ces préparatifs coupables, je sentis une patte se
poser sur mon bras, et je vis deux yeux très-doux se fixer sur mes
yeux. C'était un jeune Renard, monsieur, de la plus charmante tour-
nure ; tout son extérieur prévenait d'abord en sa faveur : on lisait
dans son regard la noblesse et la loyauté de soh caractère, et quoique
prévenu alors, comme vous l'êtes encore vous-même, contre cette
espèce infortunée, je ne pus m'empêcher de me sentir tout à fait
porté d'affection pour celui qui était auprès de moi.
<i Ce sensible Animal avait entendu les menaces que j'avais adres-
sées au Coq, dans la soif de vengeance dont j'étais possédé.
'( — Ne faites pas cela , monsieur, » me dit-il avec un son de voix
si triste, que j'en fus ému jusqu'aux larmes ; « elle en mourrait de
« chagrin. » Je ne couqDrenais pas parfaitement.
« — Qui, elle? hasardai-je.
« — Cocotte, » me répondit-il avec une douce simplicité.
(( Je n'étais pas beaucoup plus avancé. Pourtant j'entrevoyais une
•2b'.i L"N HK.NAIin PUIS AU PIKC.K.
liistoiiv iramoui'. c\ j(> les ai toujoui's passioniiéinonl aimées. El vous?
— Cela ile|)en(l des eireonslanees. dis -je en secouant la tète.
— ■ Oli! alors si eela dé|)end de (juehjue chose, diles IVanelieiHenl que
vous lie les aimez pas. Il laudi'a cependant vous résif;ner à entendre
celle-ci ou ;i dii'c poiii(pioi.
— .le dirais (oui de suite pourquoi, si je ne craignais pas de vous
liuniilier ; mais jaime mieux j)rentli'e mon parti bravement et écouter
voire hisloii»'. On ne meuri |)as (renniii.
— delà, cest un bruit qu'on répand, mais il ne faut pas s'y
lier. Je connais des juens qui en ont éU' bien près. Te reviens à
mon llenai'd. k — ."Monsieur, l'cpris-je. vous me semble/, malheureux,
« et vous m'intéiessez vivement. Si je j)ouvais vous servir, croyez que
M je vous serais fort oblii^^é d'user de moi comme d'un ami véritable. »
Touche par ces oITi'es cordiales, il saisit ma main.
" — .le vous remercie, me dit-il ; mon cha.grin est du nombre de
<( ceu\ qui doivent rester sans soulaiiement ; car il n'est au |)ouvoir de
<( personne de faire qu'elle maime. et (pi'elle n'en aime |)as un autre.
« — Cocotte? dis-je doucement.
«' — Cocotte, ') reprit-il avec un soupir.
(I Le plus iri'and service cpiOn puisse rendre ii un amoureux, quand
on ne peut pas lui ôter son amour, c'est de l'écouter parler. Il n'y a
rien de plus heureux (pi'un amant malheureux qui conte ses i)eines.
Pénétré de ces vérités, je lui demandai sa conliance, et je l'obtins
sans difficulté.
'( La confiance est la ixcmiere manie de l'amour.
« — Monsieur, me dit cet intéressant quadrupède, puisque vous
> êtes assez bon pour désirer que je vous raconte quekiues-uns des
0 incidents de la triste vie que je mène, il faut nécessairement que je
" reprenne les choses d "un peu haut ; car mon malheur date j)res(jiie
" de ma naissance.
<' Je dois le jour au j^lus habile d"enlre les Henards. et je ne lui dois
« que cela, aucune de ses brillantes qualités n'ayant pu prospérer eu uioi.
" L'air que je respirais, tout imprt'gné de malice et d'hypocrisie, me
" pesait et me révoltait. Aussitôt f[ue je nie trouvai livré à mes inclina-
" tions, jç cherchai la société des Animaux qui étaient le plus anti-
" pathiques à ceux de ma race. Il me semblait me venirer ainsi des
« Renards, que je détestais, et fie la nature, cpu m'avait ins|)iré des
« goûts si [)eu en harmonie avec ceux de mes frères. Un gros Dogue,
UiN RENARD PRIS AU PIEGE.
255
« avec lequel je m'étais lié, m'avait appris à aimer et l\ proléi;er les
« faibles ; et je passais de Ioniques heures à écouter ses leçons. La vertu
« n'avait pas seulement en lui un admirateur passionné, mais encore un
« disciple fervent ; et la première fois (jue je le vis mettre sa théorie en
« pratique, ce fut pour me sauver la vie. Le garde champêtre le plus sot
« qui soit dans le royaume me surprit dans la vigne de son maître, un
« jour que la chaleur accablante m'y avait fait chercher un abri et un
(( raisin. Je fus ignominieusement arrêté et conduit devant le proprié-
^-^-P
« taire, revêtu d'une haute dignité municipale et dont l'attitude redoi:
« table n'était pas faite pour calmer mon appréhension.
2:.G
UN RKNARD PRIS AU PIEGE.
« Ceiiendanl, iiionsiour, cet être lorl et siipei-be était en même temps
(' le meilleur des Animaux; il me pardonna, m'admit à sa table, et
« me nourrit des levons de sa.^esse et de morale, qu'il avait puisées
<( dans les plus i,Tands auteurs, indépendamment d'autres aliments qu'il
« se plaisait à me fournir avec abondance.
« Je lui dois tout, monsieur, la sensibilité de mon cœur, la culture
« de mon esprit et jusfju'au bonheur de [)Ouvoir converser aujourd'hui
'( avec vous. Hélas ! je n'avais pas encore tF'ouvé jusqu'ici qu'il eût acquis
« des droits à ma reconnaissance en me laissant la vie. Mais passons.
(( Une foule de chaiixins et de d('boires. sur lesquels je ne m'appesan-
n tirai pas, car ils ne seraient poiii- vous daucini intérêt, ont marqué
« chaque époque de mon existence, juscju'au jour fatal et charmant où,
« comme Roméo, je donnai tout mon aniour à une créature de laquelle
<( la haine qui divisait nos deux familles semblait m'avoir séparé pour
«(jamais. Mais, moins heureux que lui. jf ik' fus pas aimé! »
UN RENARD PRIS AU PIEGE. 257
« Je l'interrompis avec surprise.
(( — Quelle est donc, m'écriai-je, la beauté assez insensible pour ne
pas répondre à tant d'amour? Quel est le héros idéal et vainqueur qui
a pu vous être préféré ? car, vous l'avez dit, Cocotte en aime un autre.
« — Cette beauté, monsieur, reprit-il d'un air humilié, c'est une
Poule, et mon rival est un Coq.
« Je demeurai confondu.
(( — ^lonsieur, lui dis-je avec autant de calme que cela me fut pos-
sible, ne croyez pas qu'une inimitié récente et personnelle répande
la moindre influence sur mon opinion à l'égard de cet Animal. Je
me crois au-dessus de cela. Mais toute ma vie j'ai professé un si
souverain mépris pour les individus de cette espèce, que je n'avais
pas besoin de la sympathie bien naturelle qu'éveille en moi le récit
de vos malheurs pour maudire l'attachement que Cocotte porte à
celui-ci. En effet, quoi de plus sottement prétentieux et de plus pré-
tentieusement ridicule qu'un Coq? quoi de plus égoïste et de plus
occupé de soi-même ? quoi de plus trivial et de plus bas ? et comme
il porte bien tous ces caractères-lk dans l'expression de sa stupide
beauté! Le Coq est certainement ce que je connais de plus laid, à
force d'être absurde.
<( — Il y a bien des Poules qui ne sont pas de votre avis, monsieur,
dit mon jeune ami en soupirant ; et l'amour de Cocotte est une triste
preuve de la supériorité que donne un physique avantageux, rehaussé
d'une grande assurance. Pendant un temps , trompé par le peu d'expé-
rience que j'ai des choses de la vie et par l'excès de mon amour, j'avais
espéré que ce dévouement profond et sans bornes serait compris tôt ow
tard par celle qui l'inspire; que du moins on me tiendrait compte de la
victoire qu'une passion insensée m'a fait remporter sur mes premiers
penchants; car, vous le savez, monsieur, je n'étais pas né pour une
pareille affection ; et quoique l'éducation eût déjà bien modifié mes
instincts, j'avais peut-être eu quelque mérite à spiritualiser un atta-
chement qui se traduit ordinairement, du Renard à la Poule, d'une
façon extrêmement matérielle. Mais l'amour heureux est impitoyable;
et Cocotte me voit souffrir sans remords et presque sans s'en aperce-
voir. Mon rival jouit de mes peines ; car, au jeu de la fatuité et de l'in-
solence, il est de première force. Mes amis indignés me méprisent et
m'abandonnent : je suis seul sur la terre ; mon protecteur a Uni ses
jours dans une retraite honorable ; et je prendrais la vie en horreur.
258 IJN RENARD PRIS AL' PIEGE.
,. si cette (olie. qui absorbe toutes mes pensées, ne l'entourait pa^
u eniore. inal.uré le tourment qu'elle nie cause, d'un certain et inex-
« priniable charme.
(( Je vis pour voir celle que j'aime, et il faut que je la voie pour
« vivre : c'est un cercle vicieux dans lequel je tourne comme un malheu-
« reux écureuil dans sa ca.e:e ; sans espoir et sans volonté de sortir jamais
« de ma prison, je rôde autour de celle qui dérobe Cocotte à l'appétit
« féroce de mes semblables, et à l'attachement le plus passionné et le
« plus respectueux qui ait jamais été ressenti ici-bas. Je sens que je
« dois porter jusqu'à la fin de mes ans le poids de ma chaîne , et je ne
« men plaindrais pas, s'il m'était permis de penser qu'avant le terme de
« ma vie et de mes douleurs je pourrai prouver à cette créature adorable
.( que j'étais digne de sa tendresse, ou du moins de sa pitié !
u Vous êtes si rempli d'indulgence, monsieur, que les circonstances
M toutes naturelles qui ont réuni nos deux existences ne vous seront
peut-être pas tout à fait indifférentes.
f( Il faut donc, si vous le permettez, que je vous fasse assister à
(( un sanglant conciliabule qui eut lieu l'été dernier, et où le respect
<c dû à la mémoire de mon père me fit seul admettre; car, je vous
('. Tai déjà dit. mon goût pour la vie contcnqjlative et mon éducation
<t excentrique et humanitaire m'avaient toujours valu, de la part de
« mes proches, les coups de patte et les sarcasmes les plus amers. D'aiU
(( leurs, l'assistance que j'aurais pu prêter dans une échauiïourée du
( genre de celle dont il était question était une chose qui paraissait
généralement douteuse.
« Il s'agissait simplement de surprendre, pendant l'absence du
maître et de ses Chiens, la basse-cour de cette ferme que vous voyez
ici près, et d'y acconqjlir un massacre dont les seuls préparatifs vous
eussent fait dresser les cheveux sur la tête. — Pardon, dit-il en
(( s'mterrompant, je ne remarquais jjas que vous portiez perruque.
« Malgré la douceur de mon caractère, je me prêtai d'assez bonne
grâce à ce qu'on exigeait de moi : peut-être même, car un sot orgueil
>introduit dans tous les sentiments humains, ne fus-je pas fâché de
IMOUver à mes amis, dans cette occasion dangereuse, que, tout rêveur
que j'étais, je ne manquais pas d'audace (pitmd le moment et le souper
l'exigeaient ; et puis, je vous avoue (|ue ce conqilot, dont le souvenir
seul me fait frémir, ne me sem])lait pas alors aussi odieux qu'il l'était
réellement. Cest que je n'aimais pas encore; et il n'y a que ran40ur
UN RENARD PRIS AU PIÉGE. 259
■i qui rende tout à fait hon ou tout à fait méchant. Le soir venu,
« nous entrâmes triomphalement dans la cour peu défendue de la ferme,
« et nous y vîmes, sans remords, nos victimes futures déjà presque
« toutes livrées au sommeil. Vous savez que les Poules se couchent
« habituellement de fort bonne heure. Une seule veillait encore : c'était
> (Cocotte.
<( A sa vue, je ne sais quel trouble inconnu me saisit. Je crus d'abord
■i être entraîné vers elle par une propension naturelle , et je m'en voulais
« de retrouver au fond de mon cœur ce vice de ma nature, que l'édu-
« cation avait tant travaillé à détruire en moi ; mais bientôt je reconnus
« qu'un tout autre sentiment s'était emparé de mon être. Je sentis ma
<i férocité se fondre au feu de son regard ; j'admirai sa beauté : le
< danger qu'elle courait vint encore exalter mon amour. Que vous
« dirai-je, monsieur? je l'aimais, je le lui dis; elle écouta mes serments
'( comme une personne habituée aux hommages ; et je me retirai à
i l'écart, complètement séduit, pour rêver au moyen de la sauver. Je
« vous prie de remarquer que mon amour a commencé par une pensée
a qui n'était pas de l'égoïsme. Ceci est assez rare pour qu'on y fasse
( attention.
(( Lorsque je crus avoir assez réfléchi au parti que j'avais à prendre,
. je revins vers ces Renards altérés de sang, dans la compagnie desquels
'^ j'avais le malheur d'être compromis, et je les engageai d'un air indiffé-
« rent à manger quelques œufs à la coque, afin de s'ouvrir l'appétit
'< d'une manière décente, et ne pas passer pour des gloutons qui n'ont
< jamais vu le monde.
(c jMa proposition fut adoptée à une assez forte majorité, ce qui me
v< prouva que les Renards eux-mêmes se laissent facilement prendi'e par
( r amour-propre.
<( Pendant ce temps, dévoré d'inquiétude, je cherchais en vain une
< manière de faire comprendre à l'innocente Poulette dans quel péril elle
" était tombée. Tout occupée de voir s'engloutir sous leur dent cruelle
i l'espoir d'une nombreuse postérité, elle tendait à ses bourreaux une tête
'< languissante. J'étais au supplice. Déjà plusieurs des compagnes de
u Cocotte avaient silencieusement passé du sommeil au trépas. Le Coq
<( dormait sur les deux oreilles, au milieu de son harem envahi; le
< moment devenait pressant. La douleur de celle que j'aimais me rendait
'( quelque espoir : car elle l'absorbait tout entière ; mais je ne pensais pas
1 sans horreur qu'un cri l'aurait tuée. Pour comble de tourment, mon
260
UN RENARD PHIS AU PlÉGE.
« tour vint de faire sentinelle : il fallait abandonner Cocotte au milieu de
.( ces infâmes bandits. J'hésitais ; une lumière soudaine vint illuminer mon
a inquiétude. Je me précipitai à la porte; et au bout d'un moment, par
. un adroit sauve qui peut, je jetai l'alarme parmi les Renards, la plu-
Je les engageai à manger quelques œufs à la cofiue.
« part chargés déjà d'une autre proie, et d'ailleurs trop effrayés pour
« songer au trésor qu'ils laissaient derrière eux. Je rentrai dans la cour
« de la ferme ; et ce ne fut qu'après m'être soigneusement assuré du
« départ de nos compaiïnons (jue j'eus le courage de quitter Cocotte, de
UN RENARD PRIS AU PIEGE. 261
me dérober à sa reconnaissance. Le souvenir de cette première entre-
vue, quoique accompagnée de regrets qui sont presque des remords, est
un des seuls charmes qui soient restés à ma vie. Hélas ! rien dans ce
qui a suivi cette soirée, où naquit et se développa mon amour, n'était
destiné à me la faire oublier. Je ne tardai pas à"m'apercevoir, car je la
suivais partout et toujours , de la préférence marquée qui était accordée
à Cocotte par ce sultan criard que vous connaissez , et je ne m'aveu-
glai pas non plus sur l'inclination naturelle qui la portait à lui rendre
( amour pour amour.
« Ce n'était que promenades sentimentales, que grains de millet
donnés et repris, que petites manières engageantes et que cruautés
étudiées; enfin, monsieur, ce manège éternel des gens qui s'aiment,
fort ridiculisé par les autres, et effectivement bien ridicule, s'il n'était
pas si fort à envier.
(( J'étais si habitué à être malheureux en tout, que cette découverte
me trouva préparé. Je souffris sans me plaindre, et non sans quelque
espérance.
« Les amants malheureux en ont toujours un peu, surtout quand ils
disent qu'ils n'en ont plus.
" Un jour que, selon ma coutume, je rôdais silencieusement autour
de la ferme, je fus témoin caché d'une scène qui rendit mon chagrin
plus inconsolable, sans ajouter au faible espoir que je m'obstinais à
nourrir encore. Je connais trop bien , pour mon malheur, les effets de
l'amour pour supposer que les mauvais traitements puissent l'éteindre
ou même l'affaiblir. Quand la personne est bien disposée, cela produit
presque invariablement l'effet contraire.
« Or, monsieur, cet Animal stupide frappait d'ongles et de bec ma
bien-aimée Cocotte, et moi, j'étais là, courroucé et muet, obligé
de subir cet affreux spectacle. Le besoin de venger celle que j'aimais
cédait à la crainte de la compromettre publiquement, et aussi, il faut
l'avouer, à celle de voir mon secours repoussé par l'adorable cruelle
que je serais venu défendre sans son consentement. Je souffrais plus
qu'elle, vous le comprenez, et ce n'était pas même sans quelque
amertume que je lisais dans ses yeux l'expression d'une résignation
absolue et entêtée. J'aurais de bon cœur dévoré ce manant ; mais
elle , hélas ! dans quelle douleur n'eût-elle pas été plongée !
« Cette pensée, que je sacrifiais mon ressentiment à son bonheur, me
rendit la patience de tout voir jusqu'au bout, et enfin le courage de
IN HENAIU) Pins \L' IMKClE.
m'éloi.irner la mort dans ràinc, il est vrai, mais satisfait d'avoir
remporté sur mes passions la plus diflicile de toutes les victoires.
(( J'avais encore une hitt(> à soutenir avec nioi-nième, cependant.
O Coq, il faut le diie. navait aucun éi;ard pour l'airection irrépro-
chable de sa jeune favorite, et ses inlidélités étaient nombreuses.
Cocotte était trop aveuglée pour s'en apercevoir, et mon rôle de rival
eût (^te (le laverlir; mais je vous l'ai déjà souvent répété, monsieur,
jniinais on oWo jusqu'à cette tendresse si mal payée et si mal com-
ltiis(^. et je n'aurais 'pas voulu concpiérir un amour si désirable, en
lui enlevant la plus chère de ses illusions.
'I Ces paroles vous semblent étranges dans ma bouche, je le vois;
souvent . lorsque je reviens sur une foule de sensations trop subtiles
pour être conservées au fond de la mémoire, et*que, par conséquent,
j'ai dû omettre dans le récit que je vous fais, j'hésite aussi à me
comprendre.
u Alors, l'image et les préceptes de mon vieux et tendre professeur
se représentent à moi : la solitude, la rêverie, l'amour surtout, ont
achevé son ouvrage. Je suis bcm, j'en suis sûr, et je me crois élevé,
par mes sentiments et mon intelligence, au-dessus de ceux de mon
espèce; mais évidemment, je suis aussi bien plus malheureux. Parmi
vous, n'en est-il pas toujours ainsi?
« Qu'ajouterai -je encore? Les incidents d'un amour qui n'est pas
jiHrtagé sont peu variés, et je suis étonné ([ue, lorsqu'on a beaucoup
souffert, on n'ait rien à raconter; c'est un dédommagement [)Our bien
des gens, et peut-être l' éprouvera is-je. Quoi qu'il en soit, vous devez
avoir maintenant une idée de ma triste existence, et ma seule ambition
était d'être plaint quelque jour par une ànie d'élite. La seule fois que
j'aie rencontré Cocf)tte. et que j'aie pu lui parler librement de mon
amour, si je j)uis donner le nom de liberté à f embarras qui enchaînait
mes mouvements et ma langue, elle m'a tc'moigné, comme je m'y
attendais, un si profond dédain, elle a répondu îi mes protestations
et à mes serments par un ton de railletie si froide, (jue j'ai jun' de
mourir plutôt que de l'importuner davantage du récit de mon déplo-
rable amour. Je me contente de veiller sur elle et sur son amant,
et d'éloigner de cette maison les Animaux nuisibles et malfaisants.
Je n'en redoute plus qu'un, et, malheureusement, celui -lii. il est
partout, et presque partout il fait du mal. C'est l'Homme.
Maintenant, ajouta-t-il. permettez que je me sépare de vous.
UiN 11L:NARD puis al IMEGE
2()S
« Voici l'heiiie où le soleil va se coucher, et je ne dormirais pas si je
« man({uais le moment où je puis voir Cocotte sauter gi'acieusement sur
« l'échelle (pu monte au poulailler.' Souvenez- vous de moi, monsieur, et
^iKp^iP^-
TV'
T
Elle a répondu à mes protestations et à mes serments par un ton de raillerie
si froide, que j'ai juré de mourir...
« quand on vous dira que les Renards sont méchants, n'oubliez pas que
(( vous avez connu un Renard sensible, et, par conséquent, malheureux. »
« Est-ce fini ') dis -je.
— Sans doute, reprit Breloque, à moms cependant que vous n'ayez
pris assez d'intérêt \\ mes personnages pour désirer savoir ce qu'ils
sont devenus?
204 L N li i: N A U L) P 11 1 S Al IM É G E.
— (!o nosl jamais l'inltMVl qui nio triiido. ivpliquai-je, mais j'aimo
assez (jue cIkuiuo clioso soil i» sa phuv ; o( mioiix vaul savoir co (luo
tvs tïons-li» font poiii' K* inoiiuMil . ([uc (le riscpuM' (l(» les riMicond'cr
(|Uolt|iit' part ou il< n aiiraicnl cpic lair»'. cl où je pourrais uic (lis|)('ns(M'
<ralI.M-.
— Kli ItiiMi, monsieui'. ccl (MUUmih (pic r('\(piisc raison de mon joiinc
ami avait appris à connaître, cet ctrc chez (pii le desonivrenuMit et l'or-
iixwW ont civilise la fiM'ocité et la haibaric. cet Homme. puis(pril faut
Tapivler par son mnn. csl \cnu appiiciucr ;i rinfoiluncc (locolle une
ancienne idée de Poule au riz. (pii a\ail l'ail (|ejii iiien (\r> victimes |)ai'mi
les Poules et parmi (ru\ (jui les n)ani:enl. car c'est une détestaltle chose;
mais je ne m'en |tlains pas. il l'aul (pie justice se fasse!
<i Elle a succombé, et son malheureux amant, attiré par ses cris, a
paye de sa vie un dévoueiuent dont on n'a û^uère d'exemples chez nous.
Je n'en connaissais qu'un, et lautie soir on m'a |)rouvé. plus clairement
(pie deux et deux font quatre, (pie mon héros était bon ii pendre, ce qui
fait que j'ai maintenant le c(pur très-dur, de peur (r("''tre sensible injus-
tement.
— On ne saurait prendre trop de précautions. El le(lo(|?
— Tenez, (roul(V. ; le voilii (pii chaule!
— Bah ! le nuMiie?
— Et qu'importe, mon Dieu I (pie 1 individu soil chan.uc si les sen-
timents de l'autre revivent dans celui-lii. si c'(\-^t toujours le hm'iiic
é.eoïsme. la m('me brutalité, la même sottise?
— Allons au fond des choses, mon ami lîreloc|ue, lui dis-je. Je
crois que vous ne lui avez pas encore pardonné la fuite de l'Apollon?
— Oh î détrompez-vous. Je crois pouvoir afTirmer que mon cœur
n'a jamais gardé rancune h personne en particulier; c'est pour cela que
j'ai peut-être le droit de haïr beaucoup de choses en. général.
— N'auriez-vous pas pour les (>k|s la m('me haine de pn'jug('; ([ue
j'ai. moi. pour les Henards? Je serais bien libre de vous faire un conte
fanlastifjiie sur ceux-ci. comme vous m'en avez fait un sur ceux-lii.
Nayez-pas peur, je m'en garderai bien; et d'ailleurs, vous ne croiriez
pas plus au mien que je ne crois au v(jti'e . parce (pi'il est (h-raisonnable
de se mettre en L^ucnf avec les id(*es reçues, et de dire th'> absiirdité'S
que f>ersrjnne n'a jamais ditr.'S.
— Je voudrais, repli jua Biei(;que . (pj'on inc (IciiioiilràL l\ji-gence
d <"'lro en accord parfai» avec tout ce qui est reçu (l('piii> le déluge et
UN RENAUD l'KlS AL IMlKiE.
2G5
pcut-t'tre auparavanl, quand on fait un conte, cl de dire des altsurdilés
que tout le monde a déjà dile>.
— Nous pourrions disculer cela jusipia demain, et c'est ce que nous
ne ferons pas ; mais permettez-moi de penser que si le Okj n'oiïre pas
le modèle de toutes les vertus, si sa délicatesse, sa jLçrandeur et sa iiéné-
Mon Iktos était bon ;i pendr
rosité peuvent être mises en doute, il ne faudrait cependant pas trop
conseiller aux Poules une confiance absolue dans le dévouement et la
sensibilité du Renard. Pour moi, je ne suis pas du tout convaincu, et
je cherche encore quel intérêt votre Renard a pu avoir à se conduire
comme il l'a fait. Si je le découvre, je l'aimerai moins, mais je le
comprendrai mieux.
— C'est un grand malheur, mon ami, croyez- le bien, reprit tris-
tement Breloque, de ne jamais voir que le mauvais côté des choses. Il
34
260
L N RENARD PRIS AU PIEGE.
m'est souvent venu à la pensée que si l'adorateur de Cocotte avait réussi
à s'en fiiire aimer, le premier usage qu'il aurait fiiit de son autorité, eut
été de la croquer.
— Cela, je n'en doute pas un instant.
— Helas! ni moi non plus, monsieur, mais j'en suis bien fâché. »
Charles Nodier.
GUIDE-ANE
A L USAGE
DES ANIMAUX QUI VEULENT PARVENIR AUX HONNEURS
ESsiELRS les Rédacteurs, les Anes sentent le
besoin de s'opposer, à la Tribune Animale,
contre l'injuste opinion qui fait de leur nom un
symbole de bêtise. Si la capacité manque à celui
qui vous envoie cette écriture, on ne dira pas du
moins qu'il ait manqué de courage. Et dabord,
si quelque philosophe examine un jour la bêtise
^ dans ses rapports avec la société, peut-être trou-
vera-t-on que le bonheur se comporte absolument
comme un Ane. Puis, sans les Anes, les majorités ne se formeraient
pas . ainsi TAne peut passer pour le type du gouverné. Mais mon
intention nest pas de parler politique. Je m'en tiens à montrer que
nous avons beaucoup plus de chances que les gens desprit pour arriver
aux honneurs, nous ou ceux qui sont faits à notre image : songez que
l'Ane parvenu qui vous adresse cet intéressant Mémoire vit aux dépens
dune grande nation, et qu'il est logé, sans princesse, hélas! aux frais
du gouvernement britannique dont les prétentions puritaines vous ont
été dévoilées par une Chatte.
Mon maître était un simple instituteur primaire aux environs de
Paris, que la misère ennuyait fort. Nous a^^ons cette première et consti-
tutive ressemblance de caractère, que nous aimions beaucoup à nous
208
GUIDE-ANE.
occuper à ne rien l'aire el ii hien vivre. On appelle ambition celte ten-
dance propre aux Anes et aux lïonnnes : on la dit dévelojipée par l'état
de société, je la crois excessivement naturelle. En apprenant (jue j'appar-
tenais à un maître d'école, les Anesses m'envoyèrent leuis petits, à qui
je voulus montrer à s'exprimer correctement; mais ma classe n'eut
aucun succès et fut dissij)ée à coups de bâton. Mon maître était évidem-
ment jaloux : mes lîoui'ricjuets bravaient couramment quand les siens
"\:Mr ,i
ànonnaient encore, et je l'entendais disant avec une profonde injustice :
« Vous êtes des Anes! » Néanmoins mon maître fut frappé des résultats
de ma méthode qui l'emportait évidemment sur la sienne.
" Pourquoi, se dit-il, les petits de l'Homme mettent-ils beaucoup
plus de temps à parler, à lire et à écrire, que les Anes à savoir la
GUIDE-ANE. 269
somme de science qui leur est nécessaire pour vivre? Comment ces
Animaux apprennent-ils si promptement tout ce que savent leurs pères?
Chaque Animal possède un ensemble d'idées, une collection de calculs
invariables qui sullisent à la conduite de sa vie et rjui sont tous aussi
dissemblables que le sont les Animaux entre eux! Pourquoi l'Homme
est-il destitué de cet avantage? » Quoique mon maître fut d'une ignorance
crasse en histoire naturelle, il aperçut une science dans la réflexion
que je lui suggérais , et résolut d'aller demander une place au minis-
tère de l'instruction publique, afin d'étudier cette question aux frais de
l'État.
Nous entrâmes à Paris, l'un portant l'autre, par le faubourg Saint-
Marceau. Quand nous parvînmes à cette élévation cjui se trouve après
la barrière d'Italie et d'où la vue embrasse la capitale, nous fîmes l'un
et l'autre cette admirable oraison postulatoire en deux langues.
Lui : « 0 sacres palais où se cuisine le budget! quand la signature
d'un professeur parvenu me donnera-t-elle le vivre et le couvert, la
croix de la Légion d'honneur et une chaire de n'importe quoi, n'im-
porte où? Je compte dire tant de bien de tout le monde, qu'il sera
difficile de dire du mal de moi. iMais comment parvenir au ministre,
et comment lui prouver que je suis digne d'occuper une place cjuel-
concpe? »
Moi : a 0 charmant Jardin des Plantes, où les Animaux sont si bien
soignés, asile où l'on boit et où l'on mange sans avoir à craindre les
coups de bâton, m'ouvriras-tu jamais tes steppes de vingt pieds carrés,
tes vallées suisses larges de trente mètres? Serai -je jamais un Animal
couché sur l'herbe du budget? ^fourrai-je de vieillesse entre tes élé-
gants treillages, étiqueté sous un numéro quelconque, avec ces mois :
Ane d'Àfrir/ue^ donné par un tel, capitaine de vaisseau. Le roi viendra-
t-il me voir? »
Après avoir ainsi salué la ville des acrobates et des prestidigitateurs,
nous descendîmes dans les défilés puants du célèbre faubourg plein de
cuirs et de science, où nous nous logeâmes dans une misérable auberge
encombrée de Savoyards avec leurs Marmottes, d'Italiens avec leurs
Singes, d'Auvergnats avec leurs Chiens, de Parisiens avec leurs Souris
blanches, de harpistes sans cordes et de chanteurs enroués, tous Ani-
maux savants. Mon maître , séparé du suicide par six pièces de cent
sous, avait pour trente francs d'espérance. Cet hôtel, dit de la IMiséri-
corde, est un de ces établissements philanthropiques où l'on couche pour
270 GUIDE- A NE.
deux SOUS par nuit, cl où Ton dîne pour neuf sous par repas. Il y CKiste
une vaste écurie où les mendiants et les pauvres, où les artistes ambu-
lants mettent leurs Animaux , et où naturellement mon maître me fit
entrer, car il me donna pour un Ane savant. Marmus, tel était le nom
de mon maître , ne put s'empêcher de contempler la curieuse assemblée
des Bètes dépravées auxquelles il me livrait. Une marquise en falbalas,
en bibi à plumes, à ceinture dorée, Guenon vive comme la poudre, se
laissait conter fleurette par un soldat , héros des parades populaires , un
vieux Lapin qui faisait admirablement l'exercice. Un Caniche intelligent,
qui jouait à lui seul un drame de l'école moderne, s'entretenait des
caprices du public avec un grand Singe assis sur son chapeau de
troubadour. Plusieurs souris grises au repos admiraient une Chatte
habituée h respecter deux Serins , et qui causait avec une Marmotte
éveillée.
<( Et moi, dit mon maître, qui croyais avoir découvert une science,
celle des Instincts comparés, ne voilà-t-il pas des cruels démentis dans
cette écurie ! Toutes ces Bêtes se sont faites Hommes!
— Monsieur veut se faire savant? dit un jeune Homme à mon
maître. La science vous absorbe et l'on reste en chemin! Pour parvenir,
apprenez, jeune ambitieux dont les espérances se révèlent par l'état de
vos vêtements, qu'il faut marcher, et, pour marcher, nous ne devons
pas avoir de bagage.
— A quel grand politique ai-je l'honneur de parler? dit mon maître.
— A un pauvre garçon qui a essayé de tout, qui a tout perdu,
•excepté son énorme appétit, et qui, en attendant mieux, vit de canards
aux journaux et loge a la Miséricorde. Et qui êtes-vous?
— Un instituteur primaire démissionnaire, qui naturellement ne sait
pas grand'chose, mais qui s'est demandé pourquoi les Animaux possé-
daient à priori la science spéciale de leur vie, appelée instinct, tandis
l'Homme n'apprend rien sans des peines inouïes.
— Parce que la science est inutile ! s'écria le jeune Homme. Avez-
vous jamais étudié le Chat-Bottô?
— Je le racontais à mes élèves (juand ils avaient été sages.
— Eh bien, mon cher, là est la règle de conduite pour tous ceux
qui veulent parvenir. Que fait le Chat? Il annonce que son maître pos-
sède des terres, et on le croit! Comprenez-vous qu'il suffit de faire savoir
qu'on a, rju'on est, qu'on possède? Qu'importe que vous n'ayez rien,
que vous ne soyez rien, que vous ne possédiez rien, si les autres croient?
I
GUIDE-ANE.
271
Mais vœ soli! a dit l'Écriture. En cfTet, il faut être deux en politique
comme en amour, pour enfanter une œuvre quelconque. Vous avez
inventé, mon cher, Vinslinctulogie, et vous aurez une chaire iVlnsiincls
comparés. Vous allez être un .i^rand savant, et moi je vais l'annoncer
au monde, à l'Europe, à Paris, au ministre, à son secrétaire, aux com-
mis, aux surnuméraires! Mahomet a été bien grand quand il a eu quel-
qu'un pour soutenir à tort et à travers qu'il était prophète.
— Je veux bien être un grand savant, dit Marmus, mais on me
demandera d'expliquer ma science.
— Serait-ce une science, si vous pouviez l'expliquer?
— Encore faut-il un point de départ.
^ — Oui, dit le jeune journaliste, nous devrions avoir un Animal
qui dérangerait toutes les combinaisons de nos savants. Le baron
Cerceau, par exemple, a passé sa vie à parquer les Animaux dans des
272 GUIDE-ANE.
(li\isi()ns absolues. c\ il \ lient, cesl sa i^loire ii lui; mais, en ce
moment, de ijrantls philosophes brisent toutes les cloisons du baron
Cereeau. Entrons dans le débat. Selon nous, l'instinet sera la pensée de
l'Animal, évidemment i)lus distinetible par sa vie intellectuelle que par
ses os. ses tarses, ses dents, ses vertèbres. Or, quoique l'instinct subisse
des modilicalions, il est mi dans son essence, et rien ne prouvera mieux
I unité des choses, malgré leur a|)parente diversité. Ainsi, nous sou-
tiendrons (juil n"\ a qu'un Animal comme il n'y a qu'un instinct; que
linstinct est. dans toutes les organisations animales. ra|)proj)riation des
movens à la vie. que les circonstances changent et non le principe.
Nous intervenons par une science nouvelle contre le baron Cerceau , en
faveui' des grands naturalistes philosophes qui tiennent pour l'Unité zoo-
logique , et nous obtiendrons du tout-puissant baron de bonnes condi-
tions en lui vendant notre science.
— Science n'est pas conscience, dit Marmus. Eh bien , je n'ai plus
besoin de mon Ane.
— Vous avez un Ane! s'écria le journaliste, nous sommes sauvés!
Nous allons en faire un Zèbre extraordinaire qui attirera l'attention du
monde savant sur votre système des Instincts comparés, par quelque
singularité qui dérangera les classifications. Les savants vivent par la
nomenclature, renversons la nomenclature. Ils s'alarmeront, ils capitu-
leront, ils nous séduiront, et, comme tant d'autres, nous nous laisse-
rons séduire. Il se trouve dans cette auberge des charlatans qui possèdent
des secrets merveilleux. C'est ici que se font les Sauvages qui mangent
des x\nimaux vivants, les Hommes squelettes, les Nains pesant cent
cinquante kilogrammes, les Femmes barbues, les Poissons démesurés,
les êtres monstrueux. IMoyennant quelques politesses, nous aurons les
moyens de préparer aux savants quelque fait révolutionnaire. »
A quelle sauce allait-on me mettre? Pendant la nuit on me fit des
incisions transversales sur la peau, après m'avoir rasé le poil, et un
charlatan m'y appliqua je ne sais quelle liqueur. Quelques jours après,
j'étais célèbre. Hélas! j'ai connu les terribles souffrances par lesquelles
s'achète toute célébrité. Dans tous les journaux, les Parisiens lisaient :
« Un courageux voyageur, un modeste naturaliste, Adam Marmus,
'( qui a traversé l'Afrique en passant par le centre, a ramené, des mon-
(( tagoes de la Lune, un Zèbre dont les particularités dérangent sensi-
(' blement les idées fondamentales de la zoologie, et donnent gain de
'I cause à l'illustre philosophe qui n'admet aucune différence dans les
GUIDE-ANE. 273
(( organisations animales , et qui a proclame . aux applaudissements ôo?'
(( savants de l'Allemagne , le grand principe d'une même contexture
(( pour tous les Animaux. Les bandes de ce Zèbre sont jaunes et se
« détachent sur un fond noir. Or, on sait (pie les /.oologistes, qui tien-
(( nent pour les divisions impitoyables, n'admettaient pas qu'à l'état
(i sauvage le genre Cheval eût la robe noire. Quant à la singularité des
(( bandes jaunes, nous laissons au savant Marmus la gloire de rexpli-
(( quer dans le beau livre qu'il compte publier sur les /nslincls romparés,
« science qu'il a créée en observant dans le centre de l'Afrique plusieurs
« Animaux inconnus. Ce Zèbre, la seule conquête scientifique que les
(( dangers d'un pareil voyage lui aient permis de rapporter, marche à la
(( façon de la Girafe. Ainsi, l'instinct des Animaux se m odi'ierait selon
« les milieux où ils se trouvent. De ce fait, inouï daris les annales de
« la science, découle une théorie nouvelle de la plus haute importance
(( pour la zoologie. M. Adam Marmus exposera ses idées dans un cours
« public, malgré les intrigues des savants dont les systèmes vont être
(( ruinés, et qui déjà lui ont fait refuser la salle Saint-Jean ii 1 Hôtel
(( de ville. »
Tous les journaux, et même le grave Moniteur, répétèreni cet auda-
cieux canard. Pendant que le Paris savant se préoccupait de ce fait.
Marmus et son ami s'installaient dans un hôtel décent de la lue de
Tournon, oii il y avait pour moi une écurie, de laquelle ils prirent la
clef. Les savants en émoi envoyèrent un académicien armé de ses
ouvrages, et qui ne dissimula point l'inquiétude causée par ce fait à la
doctrine fataliste du baron Cerceau. Si l'instinct des Animaux changeait
selon les climats, selon les milieux, l'Animalité était bouleversée. Le
grand Homme qui osait prétendre que le principe vie s'accommodait à
tout allait avoir définitivement raison contre l'ingénieux baron qui sou-
tenait que chaque classe était une organisation à part. 11 n'y avait plus
aucune distinction à faire entre les Animaux que pour le plaisir des
amateurs de collections. Les Sciences naturelles devenaient un joujou!
L'Huître, le Polype du corail, le Lion, le Zoophyte, les Animalcules
microscopiques et l'Homme étaient le même appareil modifié seulement
par des organes plus ou moins étendus. Salteinbeck le Belge . Vos-man-
Betten, sir Fairnight, Gobtoussell, le savant danois Sottenbach, Crane-
berg. les disciples aimés du professeur français, l'emportaient avec leur
doctrine unitaire sur le baron Cerceau et ses nomenclatures. Jamais fait
plus irritant n'avait été jeté entre deux partis belligérants. Derrière
21h
GUIDE-ANE.
"^-y^ SAMW
Les savants envoyèrent un académicien armé de ses ouvrages.
Cerceau se rangeaient des académiciens, l'Université, des légions de
professeurs, et le Gouvernemenl appuyait une théorie présentée coninie
la seule en harmonie avec la Bible.
Marmus et son ami se tinrent fermes. Aux ([ueslions de l'académi-
<ien . ils répondirent par raffirmation sèche des faits et par l'exposition
«Je leur doctrine. En sortant, l'académicien leur dit alors : « Messieurs,
entre nous, oui, le professeur que vous venez appuyer est un Jiomme
d'un profond et audacieux génie; mais son système, (jui peut-être
explique le monde, je n'en disconviens pas, ne ddt pas se faire jour :
il faut, dans l'inténH delà science...
— Dites des savants , s'écria Marmus.
— Soit, reprit l'académicien; il faut (ju'il soit écrasé dans son œuf:
<ar, après tout, messieurs, c'est le panthéisme.
GUIDE-ANE.
— Croyez-vous? dit le jeune journalisle.
— Comment admettre une attraction moléculaire . sans un libre
arbitre qui laisse alors la matière indépendante de Dieu ?
— Pourquoi Dieu n'aurait-il pas tout organisé pat la même loi'.' dil
.Marmus.
— Vous voyez, dit le journaliste à l'oreille de l'académicien, il est
dune profondeur newtonienne. Pourquoi ne le présenteriez-vous pas au
ministre de l'instruction publique?
— iMais certainement , dit l'académicien heureux de pouvoir se
l'endre maître du Zèbre révolutionnaire.
— Peut-être le ministre serait-il satisfait d'être le premier à voir
notre curieux Animal, et vous nous feriez le plaisir de l'accompaiiner.
reprit mon maître.
— Je vous remercie...
— Le ministre pourra dès lors apprécier les services qu'un pareil
voyage a rendus à la science , dit le joui'naliste sans laisser la parole à
l'académicien. Mon ami peut-il avoir été pour rien dans les montagnes
de la Lune? Vous verrez l'Animal, il marche à la manière des Girafes.
Quant à ses bandes jaunes sur fond noir, elles proviennent de la tempé-
rature de ces montagnes, qui est de plusieurs zéros Fahrenheit et de
beaucoup de zéros Réaumur.
— Peut-être serait-il dans vos intentions d'entrer dans l'instruction
publique? demanda l'académicien.
— Belle carrière! s'écria le journaliste en faisant un liaul--le-
corps.
— Oh! je ne vous parle pas de faire ce métier d'oison qui consiste à
mener les élèves aux champs et les surveiller au bercail ; mais au lieu
de professer à l'Athénée , qui ne mène à rien , il est des suppléances
à des chaires qui mènent à tout, à l'Institut, à la Chambre, à la Cour,
à la Direction d'un théâtre ou d'un petit journal. Enfin nous en cau-
serons. »
Ceci se passait dans les premiers jours de l'année 1831, époque à
laquelle les ministres éprouvaient le besoin de se populariser. Le ministre
de l'instruction publique, qui savait tout, et même un peu de politique,
fut averti par l'académicien de l'importance d'un pareil fait relativement
au système du baron Cerceau. Ce ministre un peu momier (on nomme
ainsi, dans la république de Genève, les protestants exagérés) n'aimait
pas l'invasion du panthéisme dans la science. Or. le baron Cerceau.
276
GUIDE-ANE.
Faire ce métier d'oison qui consiste à mener les élèves aux champs.
iiKjniier par excellence, qualiliait la grande doctrine de l'Unité zoolo-
.liique de doctrine panthéiste, espèce d'aménité de savant : en science,
on se traite poliment de panthéiste pour ne pas lâcher le mot athée.
Les partisans du système de l'unité zoologique apprirent qu'un
nnnistre devait faire une visite au précieux Zèbre, et craignirent les
sédiictifjns. Le jjhis ardent des disciples du grand Ilonmie accourut
alors, et voulut voir l'illustre Marmus : les faits-Paris étaient montés à
cette brillante épithète par d'habiles transitions. 3Ies deux maîtres refu-
sèrent de me montrer. Je ne savais pas encore marcher comme ils le
voulaient et le poil de mes bandes, jauni au moyen d'une cruelle appli-
<ation chimique, n'était pas encore assez fourni. Ces deux habiles intri-
i-'ants firent causer le jeune disciple , qui leur développa le magnifique
système de l'unité zoologiqne. dont la pensée est en harmonie avec la
GUIDE-ANE. 277
grandeur et la simplicité du créateur, et dont le principe concorde à celui
trouvé par Newton pour c\pli([uer les inondes snpérieurs. Mon maître
écoutait de toutes mes oreilles.
(' Nous sommes en pleine science et notre Zèbre domine la question,
dit le jeune journaliste.
— Mon Zèbre, répondit Marmus, n'est plus un Zèbre, mais un fait
([ui engendre une science.
— Votre science des Instincts comparés, reprit l'unitariste, appuie
la remarque due au savant sir Fairnight sur les Moutons d'Espagne,
d'Ecosse, de Suisse, qui paissent difleremment, selon la disposition de
l'herbe.
— Mais, s'écria le journaliste, les proïkiits ne sont-ils pas également
différents, selon les milieux atmosphériques? Notre Zèbre à l'allure de
Girafe explique pourquoi l'on ne peut pas faire le beurre blanc de la Brie
en Normandie, ni réciproquement le beurre jaiîne et le fromage de
Neufchâtel à Meaux.
— A^ous avez mis le doigt sur la question, s'écria le disciple enthou-
siasmé. Les petits faits font les grandes découvertes. Tout se tient dans
la science. La question des fromages est intimement liée à la question
de la forme zoologique et à celle des Instincts comparés. L'instinct est
tout l'Animal, comme la pensée est l'Homme concentré. Si l'instinct se
modifie et change selon les milieux où il se développe, où il agit, il est
clair qu'il en est de même du Zoon^ de la forme extérieure que prend la
vie. Il n'y a qu'un principe , une même forme.
— Un même patron pour tous les êtres, dit Marmus.
— Dès lors , reprit le disciple , les nomenclatures sont bonnes pour
nous rendre compte à nous-mêmes des différences, mais elles ne sont
plus la science.
— Ceci, monsieur, dit le journaliste, est le massacre des Vertébrés
et des ÏMollusques, des Articulés et des Rayonnes, depuis les Mannnifères
jusqu'aux Girrhopodes, depuis les Acéphales jusqu'aux Crustacés! Plus
d'Echinodermes, ni d'Acalèphes, ni d'Infusoires! Enfm, vous abattez
toutes les cloisons inventées par le baron Cerceau! Et tout va devenir si
simple,. qu'il n'y aura plus de science, il n'y aura plus qu'une loi...
Ah! croyez-le bien, les savants vont se défendre, et il y aura bien de
l'encre de répandue! Pauvre humanité! Non, ils ne laisseront pas tran-
quillement un homme de génie annuler ainsi les ingénieux travaux de
tant d'observateurs qui ont mis la création en bocal ! On nous calom-
278 GUIDE-ANE.
niei'a aulant (|ue votre i^ianil pliilosophe a été calomnié. Or, voyez ce
qui est arrivé à Jésus-Chiist (lui a proclamé l'égalité des Ames, comme
vous voulez proclamer Tunilé zooloi-ique! C'est à faire frémir. Ah!
Fontenelle avait raison : fermons les poings (jiiand nous tenons une
\éri(e.
— Auriez- vous peur, messieurs? dit le disciple du l'i'ométhée des
sciences naturelles. Trahiriez-vous la sainte cause de l'Animalité?
— Non, monsieur, s'écria JMarmus, je n'abandonnerai pas la science
il laquelle jai consacré ma vie; et, pour vous le prouver, nous rédige-
ions ensemlile la notice sur mon Zèbre.
— Hein! vous voyez, tous les llonjmes sont des enfants, l'intérêt
les aveugle, et pour les mener il sullit de connaître leurs intérêts, dit le
jeune journaliste à mon maître, quand l'unitariste fut parti.
— Nous sommes sauvés! » dit JMarmus.
Une notice fut donc savamment rédigée sur le Zèbre, du centre de
l'Afrique par le plus habile disciple du grand philosophe, qui, plus hardi
sous le nom de Marmus , formula complètement la doctrine. I\Ies deux
maîtres entrèrent alors dans la phase la plus amusante de la célébrité.
Tous deux se virent accablés d'invitations à dîner en ville, de soirées,
de matinées dansantes. Ils furent proclamés savants et illustres par tant
de monde, qu'ils eurent trop de complices pour jamais être autre chose
que des savants du premier ordre. L'épreuve du beau travail de Marmus
fut envoyée au baron Cerceau. L'Académie des sciences trouva dès lors
lafTaire si grave, qu'aucun académicien n'osait donner un avis.
(( 11 faut voir, il faut attendre. » disait-on.
M. Salteinbeck , le savant belge, avait pris la poste. M. Vos-man-
Betten de Hollande . et l'illustre Fabricius Gobtoussell étaient en route
pour voir ce fameux Zèbre, ainsi que sir Fairnight. Le jeune et ardent
disciple de la doctrine de l'Unité zoologique travaillait à un mémoire
dont les conclusions étaient terribles contre les formules de Cerceau.
Déjii . dans la botanique, un parti se formait-, qui tenait pour l'Unité
de composition des plantes. L'illustre professeur de Candolle, le non
moins illustre de IMirbel, éclairés par les audacieux travaux de M. Dutro-
chet, hésitaient encore par pure condescendance pour l'autoi'ité de
Cerceau. L'opinion d'une parité de composition chez les produits de la
botanifjue et chez ceux de la zoologie gagnait du terrain. Cerceau décida
le ministre à visiter le Zèbre. Je marchais alors au gré de mes maîtres.
Le charlatan m'avait fait une queue de vache, et mes bandes jaunes et
GUIDE-ANE. 279
noires me donnaient une parfaite ressemblance avec une guérite autri-
chienne.
« C'est étonnant ! dit le ministre en me voyant me porter alternati-
vement sur les deux pieds gauches et sur les deux pieds droits pour
marcher.
— Étonnant, dit l'académicien; mais ce ne serait pas inexplicable.
— Je ne sais pas , dit l'apre orateur devenu complaisant ministre,
comment on peut conclure de la diversité à l'unité.
— Affaire d'entêté, » dit spirituellement Marmus sans se prononcer
encore.
Ce ministre. Homme de doctrines absolues, sentait la nécessité de
résister aux faits subversifs , et il se mit à rire de cette raillerie.
« Il est bien diflicile, monsieur, reprit-il en prenant Marmus par le
bras, que ce Zèbre, habitué à la température du centre de l'Afrique,
vive rue de Tournon »
En attendant cet arrêt cruel , je fus si affecté que je me mis à mar-
cher naturellement.
(( Laissons-le vivre tant qu'il pourra, dit mon maître effrayé de mon
intelligente opposition, car j'ai pris l'engagement de faire un cours à
l'Athénée, et il ira bien jusque-là...
— Vous êtes un homme d'esprit, vous aurez bientôt trouvé des
élèves pour votre belle science des Instincts comparés, qui, remarquez-
le bien, doit être en harmonie avec les doctrines du baron Cerceau. Ne
sera-t-il pas cent fois plus glorieux pour vous de vous faire représenter
par un disciple?
— J'ai, dit alors le baron Cerceau, un élève d'une grande intelligence
qui répète admirablement ce qu'on lui apprend; nous nommons cette
espèce d'écrivain un vulgarisateur...
— Et nous un Perroquet, dit le journaliste.
— Ces gens rendent de vrais services aux sciences; ils les expliquent
et savent se faire comprendre des ignorants.
— Ils sont de plain-pied avec eux, répondit le journaliste.
— Eh bien ! il se fera le plus grand plaisir d'étudier la théorie des
Instincts comparés et de la coordonner avec l'Anatomie comparée et
avec la Géologie; car, en science, tout se tient.
— Tenons-nous donc, » dit Marmus en prenant la main du baron
Cerceau et lui manifestant le plaisir qu'il avait de se rencontrer avec le
plus grand, le plus illustre des naturalistes.
O80 GUIDE-ANE.
Le ministre promit alors sur les fonds destinés ji T encouragement des
sciences, des lettres et des arts une somme assez importante à l'illustre
Marmus , qui dut recevoir auparavant la croix de la Légion d'honneur.
La Société do géographie, jalouse d'imiter le gouvernement, oiïrit à
^[arnuis un i)ri\ de di\ mille francs pour son voyage aux montagnes de
la Lune. Par le conseil de son ami le journaliste, mon maître rédigeait,
d'après tous les voyages précédents en Afrique, une relation de son
voyage. 11 fut reçu membre delà Société géographique.
Le journaliste, nommé sous -bibliothécaire au Jardin des Plantes,
commençait à faire tympaniser dans les petits journaux le grand phi-
losophe : on le regardait comme un rêveur, comme l'ennemi des
savants . comme un dangereux panthéiste , on s"y moquait de sa doc-
trine.
Ceci se passait pendant les tempêtes politiques des années les plus
tumultueuses de la révolution de Juillet. Marmus acheta sur-le-champ
une maison à Paris , avec le produit de son prix et de la gratification
ministérielle. Le voyageur fut présenté à la cour, où il se contenta
d'écouter. On y fut si enchanté de sa modestie, qu'il fut aussitôt nommé
conseiller de l'Université. En étudiant les Hommes et les choses autour
de lui, Marnuis comprit que les cours étaient inventés pour ne rien
dire ; il accepta donc le jeune Perroquet que le baron Cerceau lui pro-
posa, et dont la mission était, en exposant la science des Instincts
comparés, d'étouffer le fait du Zèbre en le traitant d'une exception
monstrueuse : il y a, dans les sciences, une manière de grouper les
faits, de les déterminer, comme en finance, une manière de grouper les
chiffres.
Le grand philosophe, qui n'avait ni places ii donner, ni aucun gou-
vernement pour lui autre que le gouvernement de la science à la tète de
laquelle l'Allemagne le mettait . tomba dans une tristesse profonde en
apprenant que le cours des Instincts comparés allait être fait par un
adepte du baron Cerceau . devenu le disciple de l'illustre Marmus. En se
promenant le soir sous les grands marronniers, il dc'ploraif le schisme
introduit dans la haute science, et les manœuvres auxquelles l'entête-
ment de Cerceau donnait lieu.
'( On m'a caché le Zèbre! " s'écria-t-il.
Ses élèves étaient furieux. Un pauvre auteur entendit par la grille de
la rue de Buffon l'un d'eux s'écrier en sortant de cette conférence :
« 0 Cerceau! toi si souple et si clair, si f)rofon(l analyste, écrivain
GUIDE-ANE.
281
si élégant, comment peux-tu fermer les yeux à la vérité? Pourquoi per-
sécuter le vrai? Si tu n'avais que trente ans, tu aurais le courage de
refaire la science. Tu penses à mourir dans tes nomenclatures , et tu ne
songes pas à l'inexorable postérité qui les brisera , armée de l'Unité
zoologique que nous lui léguerons ! »
Le cours où devait se faire l'exposition de la science des Instincts
comparés eut lieu devant la plus brillante assemblée , car il était surtout
mis à la portée des Femmes. Le disciple du grand Marmus, déjà qua-
lifié d'ingénieux orateur dans les réclames envoyées aux journaux par
le bibliothécaire, commença par dire que nous étions devancés sur ce
point par les Allemands : Vittembock et Mittemberg, Glarenstein, Bor-
borinski, Valerius et Kirbach avaient établi, démontré que la Zoologie
se métamorphoserait un jour en Instinctologie. Les divers instincts
282
GUIDE-ANE.
rtMH)iulaionl ;iii\ oi'iiaiiisiilioiis classc'os |)ai' Orcoau. El. parlant de là,
le joune Porro(|uot répéta, clans une charinanlo phraséoioi^io. tout ce
que (le saAants obserNateurs avaient éeril sur linstincl, il expliqua
l'insliiu'l. il laeonla les merveilles de linstinet, il joua des variations sur
l'instinct, absolument comme Pai:anini jouait des variations sur la
quatrième corde de son violon.
Les bourgeois, les Femmes sextasietent. Mien netail plus instruc-
tif, ni plus intéressant. Quelle éloquence ! on n'entendait de si belles
choses qu'en France !
I^ province lut dans tous les journaux ce fait, a la rubrique de
Paris :
«' Hier, a lAthénée , a eu lieu louveiture du cours d'lnstincl>
GUIDE-ANE. 283
« comparés, par le plus habile élève de l'illustre Marnius, le créateur
« de cette iKJuvelle science, et cette première séance a réalisé tout ce
« qu'on en attendait. Les Émeutiers de la science avaient espéré trou-
(( ver un allié dans ce grand zoologiste; mais il a été démontré que
« l'Instinct était en harmonie avec la Forme. Aussi l'auditoire a-t-il
(i manifesté la plus vive approbation en trouvant Marmus d'accord avec
(( notre illustre Cerceau. »
Les partisans du grand philosophe furent consternés; ils devinaient
bien qu'au lieu d'une discussion sérieuse il n'y avait eu que des
paroles : Verba et voces. Ils allèrent trouver 3Iarnuis , et lui firent de
cruels reproches.
« L'avenir de la science était dans vos mains , et vous l'avez trahie !
Pourquoi ne pas vous être fait un nom immortel, en proclamant le
grand princijje de l'attraction moléculaire?
— Remarquez , dit Marmus, avec quel soin mon élève s'est abstenu
de parler de vous, de vous injurier. Nous avons ménagé Cerceau pour
pouvoir vous rendre justice plus tard. »
Sur ces entrefaites, l'illustre Marmus fut nommé 'député par l'arron-
dissement où il était né, dans les Pyrénées- Orientales; mais, avant sa
nomination. Cerceau le fit nommer quelque part professeur de quelque
chose, et ses occupations législatives déterminèrent la création d'un
suppléant qui fut le bibliothécaire, l'ancien journaliste qui se fit prépa-
rer son cours par un homme de talent inconnu auquel il donna de
temps en temps vingt francs.
La trahison fut alors évidente. Sir Fairnight indigné écrivit en
Angleterre, fit un appel a onze pairs qui s'intéressaient à la science,
et je fus acheté pour une somme de quatre mille livres sterling, que
se partagèrent le professeur et son suppléant.
Je suis, en ce moment, aussi heureux: que l'est mon maître. L'astu-
cieux bibliothécaire profita de mon voyage pour voir Londres, sous le
prétexte de donner des instructions à mon gardien, mais bien pour
s'entendre avec lui. Je fus ravi de mon avenir en entrant dans la place
qui m'était destinée. Sous ce rapport, les Anglais sont magnifiques.
On m'avait préparé une charmante vallée, d'un quart d'acre, au bout
de laquelle se trouve une belle cabane construite en bûches d'acajoi.
Une espèce de constable est attaché à ma personne , à cinquante livres
sterling d'appointements.
58^ GUIDE-ANE.
« y\on l'IuT. lui (lil le saNanI pi'otcssour (l(> pulls (locoré do la Légion
J'homunu', si lu vou\ iiardor tes appDinkMuouls aussi loiiJnUMups que
vivia col Ane, aie soin de ne jamais lui laisseï' rei)i'on(h'e son ancienne
allure, et saupoudiv toujours les raies (pii en lonl un Zèbre avec cette
liqueur ([ue je te conlie et que lu renouvelleras eiie/ un apothicaire. »
Depuis quatre ans. je suis nourri au\ Irais du Zoological-iiarden,
où mon i;ai'dien soutient uiordicus aux visiteurs (pie rAni^leteri'e me
doit à l'intrépidité des i^rands voyai;eurs ani;lais Fenmann et Dapperton.
Je Unirai, je le vois, doucement mes jours dans celle délicieuse position,
ue faisant rien cpie de me prêter ;i cette imiocenle tromperie, ii laquelle
je dois les llatteries de toutes les jolies miss, des belles ladies qui
mai)portenl du pain, de I^noine. de roi'i>e, et viennent me voir
iiiarclu'r des deux pieds à la Ibis, en admii'anl les fausses zébrures de
mon polaire sans comprendre F importance de ce fait.
« La France n"a pas su ijarder l'animal le plus turieux du globe, »
disent les Directeurs aux membres du Pai'Iement.
Enlin je me mis résolument à marcher connue je marchais aupara-
vant. Ce changement de démarche me rendit encore plus célèbre. Mon
maître, obstinément appelé l'illustre Marmus, et tout le parti Variétaire,
sut expliquer le fait à son avantage, en disant cjue feu le baron Cerceau
avait prédit (jue la chose arriverait ainsi. 3Ion allure était un retour à
linslincl inaltérable donné par Dieu aux Animaux, et dont j'avais dévié,
moi et les miens, en Afrique. Là-dessus on cita ce qui se passe à propos
de la couleur des Chevaux sauvages dans les llanos d'Amérique et dans
les steppes de la Tarlarie, où toutes les couleurs dues au croisement des
Chevaux domestiques finissent par se résoudre dans la vraie, naturelle
et unique couleur des Chevaux sauvages, qui est le gris de souris. Mais
les partisans de l'unité de composition, de l'attraction moléculaire et du
développement de la forme et de l'instinct selon les exigences du milieu,
seule manière d'expliquer la création constante et perpétuelle, prétenchient
qu au contraire l'instinct changeait avec le milieu.
Le monde savant est partagé entre Marmus, (jllicier de la Légion
d honneur, conseiller de l'Université, professeur de ce que vous savez,
membre de la Chambre des députés et de l'Académie des sciences
morales et politiques, qui n'a ni écrit une liirnc ni dit un mot, mais que
les adhérents de feu Cerceau regardent comme un j>rofond j^hilosophe,
et le vrai philosophe appuyé par les vrais savants, les Allemands, les
grands penseurs. •
GUIDE-ANE.
285
Beaucoup d'articles s'éclian,gent , beaucoup de dissertations se
publient, beaucoup de b.'ochures paraissent ; mais il n'y a dans tout
ceci qu'une vérité de démontrée : c'est qu'il existe dans le budget une
forte contribution payée au\ intrigants par les imbéciles, que toute
chaire est une marmite, le public un légume, que celui qui sait se taire
est plus habile qu^ celui qui [)ai'le, qu'un professeur est nommé mouis
pour ce qu'il dit que p:)ur ce qu'il ne dit point, et qu'il ne s'agit pas
tant de savoir que d'avoir. iMon ancien maître a placé toute sa famille
dans les cabanes du budget.
Le vrai savant est un rêveur, celui qui ne sait rien se dit Homme
pratique. Pratiquer, c'est prendre sans rien dire. Avoir de l'entregent,
c'est se fourrer, comme Marmus, entre les intérêts, et servir le plus
fort.
Osez dire que je suis un Ane, moi qui vous donne ici la méthode
de parvenir, et le résumé de toutes les sciences. Aussi, chers Animaux,
286
GUIDE-ANE.
no iliani;e/. rirn il la conslilulion dos choses : jo suis trop bien au Zoolo-
(jical-Canleii pour no pas trouver votre révolution slupide! 0 Aniniauv,
vous êtes sur un volcan , vous rouvrez l'abîme des révolutions. Encou-
rageons, jxir noti'e obéissance et par la constante reconnaissance des faits
accomplis, les divers États à faire beaucoup de Jardins des Plantes, où
nous serons nourris aux. frais des llonuues, et où nous coulerons des
jours exempts dinquiétudes dans nos cabanes , couchés sur des prairies
arrosées par le bud.uet. entre des treillai^vs dorés au\ frais de l'Etat, en
vrais sinecuristes marmusiens.
Songez qu'après ma mort je serai empaillé, conservé dans les
collections, et je doute que nous puissions, dans l'état de nature,
parvenir ii une pareille immortalité. Les Muséums sont le Panthéon des
Animaux.
De Balzac.
LES CONTRADICTIONS
D'UNE LEVRETTE
J'ai toujours aimé le théâtre à la folie, et
cependant il y a peu de personnes qui aient
'J',S^ plus de raisons que moi de Tavoir en liorreur,
/^ car ce fut là, vers les neuf heures du soir,
'" que je vis pour la première fois mon mari.
Connue vous pouvez bien le penser, tous les détails de cet accident me
sont restés préseiits à l'esprit. J'ai des raisons sérieuses pour ne les
point avoir oubliés.
En toute franchise, — je ne veux accuser personne, — je n'étais
point faite pour le mariage. Élégante, belle, je puis le dire, faite pour
les enivrements du monde et les joies rapides de la grande vie, il me
fallait de l'espace, de l'éclat, du luxe ; j'étais née duchesse... j'épousai
une première clarinette du théâtre des Chiens. C'était à mourir de rire,
et, entre nous, j'en ai furieusement ri! Vous voyez du reste que je n'e.n
suis pas morte.
Oui, vraiment, il jouait de la clarinette, le soir de huit à onze ; on
lui confiait même les rôles pas trop difficiles ; il me le dit du moins,
mais sans doute il me mentait indignement, car j'ai toujours trouvé
(pi il jouait faux comme un jeton, quoique j'aie moi-même l'oreille peu
musicale. Dans la journée, il était second trondione chantant à la
paroisse... des Chiens, et postulait en outre pour obtenir un chapeau
chinois dans la garde nationale. Tous ces détails sont grotesques, qu'on
me les pardonne, j'ai juré de décharger mon cœur.
Un soir donc que je m'étais laissé entraîner au théâtre, j'aperçus
pendant un entr'acte, dans l'orchestre des musiciens, un gros Boule-
dogue à lunettes, coiffé d'une calotte, qui, non loin de la grosse caisse,
288 LES COiNTRADICÏIONS D'UNE LEVRETTE.
so nioiuliait dans un mouchoir à canvaux. 11 s'ensuivit un tel vacarme,
que loules les tètes se retournèrent vers lui. On m'aurait dit à ce
moment-là : « Celle clarinelle qui se mouche sera bientôt ton mari, »
(|ue j'aurais répondu :... ou plutôt je n'aurais rien répondu à une telle
ahsui'dite.
Cependant sous le l'eu de tous ces reiiards. au milieu de l'hilarité
iïénérale. mon futur époux replia S(m mouchoii' lentement, avec soin,
promena sur rassend>lée un rei^ard indilTérent par-dessus ses lunettes,
et, s'étant essuyé le nez, chan.i^ea l'embouchure de son instrument avec
beaucoup de calme. Il avait lait |)reuve de tant de sanfi-lVoid, (pie
machinalement je diiiiieai mon lor.^non de scm côté. 11 l'emanpia mon
mouvement sans doute, car inunédialement il ôta sa calotte et caressa
sa iurosse tète ronde dont les cheveux étaient coupés en brosse, rajusta
ses lunettes, vérifia sa cravate et tira son i^Mlet. Il n'est monstre si laid
qui ne ftisse toutes ces petites choses-là sous le regard de la première
venue. Toutefois, son œil (jui rencontra le mien me parut singulièrement
brillant. Il était laid, mais il était ému; j'étais fort jeune, un brin coquette,
en sorte que cela m'annisait assez d'être regardée ainsi. Le chef d'or-
chesti'e monta sur son trône, et la ritournelle commença. Le gros musi-
cien m'adressa un dernier regard qui ressendilait à un aveu et, préci-
l)itaumienl. souiïla dans son ap[)areil. 11 était parti trop tard et, voulant
rattraper le tenq)s perdu, se |)récipita dans sa partition comme un
cheval échappé, tournant deux pages pour une, tricotant de ses gros
doigts avec une rapidité folle sur son malheureux tuyau d'où s'échap-
paient des bruits impossibles à décrire, mais effrayants. Le chef d'or-
chestre, rouge comme une pivoine, en nage, les cheveux en désordre,
criait au milieu du vacarme et le menaçait de son archet ; ses voisins
le poussaient, le frappaient, le huaient; les cahiers de musique et les
instruments de cuivre conmiençaient à pleuvoir sur sa tète ; mais lui',
toujours calme en apparence et la rage dans le cœur probablement,
souillait, soufflait comme un soufflet de forge qui a pris le mors aux
(lents.
11 me sembla que cette clarinette devait être une clarinette pas-
sionnée, et ne doutant pas que le délire qu'elle ressentait en ce moment
n'eut pour cause que ma présence même, je fus... touchée, flattée...
Enfin, je l'aimai dans ce moment-là ; c'est clair : je l'aimais.
Au bout d'un quart d'heure il s'arrêta tout court, déposa sa clari-
nette entre ses jambes et, ayant enlevé sa calotte, s'essuya la tête avec
LKS CON'IRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
289
son i^iaïul mouchoir rouge. Il était calme, mais il n'avait pas un poil de
sec. Le lustre s'était éteint.
C'est au sortir de cette représentation remarquable — il était onze
heures trente-cinq et il pleuvait un peu, — qu'en passant devant l'entrée
des artistes du théâtre des Chiens je fus pres(jue renversée par un indi-
vidu coiiïé d'un grand chapeau gris à longs poils. Je le vois encore sor-
tant de cette porte et se précipitant sur nous. Je dis nous, car j'étais, ce
soir-là, accompagnée de ma mère; je n'allais point encore seule au
théâtre.
(c Mesdames..., mademoiselle, s'écria le Bouledogue, — vous l'avez
deviné : sous ce chapeau gris se cachait l'impétueuse clarinette, — mes-
dames , arrêtez , au nom du ciel !
— Et que voulez-vous, à cette heure..., en ces lieux?... dit ma
mère avec son grand air. Écartez-vous, clarinette, écartez-vous! »
37
290
l.KS l-.ONÏliMMCTlONS D'UNE LEVHKTTF.
Dovnnt tnnt do iiobicsso ot lanl do di.nnilo lo nuisicicMi ivstu conmic
jinciiiili. Iiallulia. o( (■tant scn cl.aïu'au :
.. Il ploul. nu'schimcs. il pleut, et vous ri os sans |)ara|)lui(\... dai-
i:no/., oh 1 daiiiiioz aocoptor lo niion. >
W"('i
C ^r^
.Ma UKT.'. (jui a t<juj ur- été assez pctitc-iuaiii < s^c cl ciai.i-Mtail l'oaii
comino le fou, fut assez folle pour arceptei-. ne se dtailant pas, la chère
àiiie. (jue ce parapluie devait ouvrir pour nioi les jiorles de l'Iiynen!...
Je passe. Tous ees souvenirs m irritent, et d'ailleurs leur banalité leur
enlève tout intéiét. [I é'Iail ('Cî'it (pie je, ferais une sottise absurde ; je
la lis.
Apres (juekpies \i>ite> de mon ('tranjL'c |)i-etcndii . ma mère nie dit un
jour :
Elisa. comment le Ikhinc- tu. mon enlaril. la. franchement'.*
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 201
— Qui (rhi . maiiian. lis-jc in^rmiiiiciil . le iimsicicn '.'
— Oui, j)Clile l'spirnle, la clarincllr. le jeune Bouledogue qui
recherche ta uiain ; lu sais i)ien (|ue je piile de lui.
— Mais, uianian. je le lrou\e laid.
— Moi aussi, mon ani^e, mais il ne s"aii:il pas de cela.
— Eh ! eh! (is-je mali;ré moi, je trou\ais (|ue cette (|uest ion n'était
|)as sans iniporlauce ; — de plus. [)etite mère, je lui ti'ouve Tair com-
mun, un peu .:;rotes(|ue. et tu conviendras ({u'il est ennuyeuv comme
la pluie.
— Je suis de ton avis, ma belle, mais encoi'e une lois il ne s'airit
pas de tout cela, te convient-il? .Moi, il me coinient ;i tous égards.
— Oh! maman! te quitter! » — Je fondis en larmes, et cependant
je n'étais pas triste. J'en suis encore ;i me demandei- |)oui'(|Uoi je fondis
en larmes.
« Ne fais donc pas de singeries, mon petit ange, poursuivit ma
mère, tu grilles d'envie de te marier, et tu as raison ; or, ce jeune
Bouledogue oifre des garanties sérieuses. Sa double [)osition de première
clarinette chantante et de trombone à la paroisse lui assure une fort
jolie indépendance. Que peut-on demander de plus ii un mari? Songe,
mon enfant, que la beauté physique, la grâce, sont des avantages pas-
sagers; et d'ailleurs n'es-tu pas gracieuse et belle pour deux? C'est dans
l'intelligent croisement des natures et des caractères opposés que gît le
bonheur conjugal, ma petite Chienne chérie. Tu es jolie, espiègle, légère,
paresseuse, insouciante, })rodigue, peu alTectueuse. Eh bien, il n'est pas
sans avantage pour l'équilibre des choses, que ton époux soit laid, taci-
turne, lourd, travailleur, sérieux, économe et affectueux. )>
Je compris immédiatement que maman était dans le vrai et je donnai
mon consentement. Eh! mon Dieu! si c'était à refaire, je crois que j'agi-
rais de même. Un mari solide, c'est énorme dans la vie. Quand on a le
pain sur la planche, il faut être bien sotte pour ne point se procurer le
superflu. Je n'osais point m'avouer toutes ces choses, mais insiinctivement
j'en avais conscience et je dis : (( Épousons-le. » Ne dit-on pas dans l'espèce
humaine : (( Passons notre baccalauréat, c'est un titre ([ui mène à tout. »
Vous dire que ma lune de miel fut un long enivrement serait exa-
gérer. Malgré ma bonne volonté et mon courage , je ne fus pas longue à
m'apercevoir que la nature singulièrement gi'ossière et banale de mon
mari était peu faite pour sympathiser avec les instincts élégants et aris-
tocratiques de la mienne. Il se levait au p.^tit jour et me réveillait chaque
LES CONTliV DICTIONS D'UNK LEVRETTE.
riKiliii [•iiiir m'cinliriisscM" an iVonl. Il a|i|iiO(liail de mon visai^o son petit
ntv. ridiculo. ses iirosscs jonts iKiMisouIltcs... Il ciail liidcnx ! Sil eût
en stMilenienI la iliserelioii de sa laideur!... Vue lois lev('. il mettait sa
ealolle el eindiait sa elaiinelle avec j'emporlemeiil el l'obstination (jiii
earaelei'isent la medioeiile.
'. Piano, mon ann. |ilus |iiano. lui disais-je; je nous jiii'e (|ue
cela sera mieux! ■ il rai>ail mille elloils |)our souiller moins \ iolem-
menl . mais ses nole> les |)lus diserèles faisaient (oui Iremlder auloui' de
nous el le> Miupiis (|ui s"eeliap|iaienl de son irdernal Inyan ressendiiaient
à une lem|tr'le. (!e (pii m'iiiilail >mlou(. c'esl (|u"il elail en na.^c. e'esl
(]u"il eoneenirail (onle son atlenlion, se mordait les lèvres et souHlail
<-oiinne un IMiocjue jtoui' jouer la chose la |)lus simple du monde.
<( Vous ne pi-enez pas un |)eu Taii'. mon Itou ami . lui disais-je
lu'enlol. vous allez vous fatiiiuer. » Je l'aurais l)a(lu.
Souvent aloi's il s'essuyait le front et allait se |)r()mener. s'arrèlant ii
tous les coins, cancananl a\ec tous les voisins, fouillant sans scrupule
parnii ces deluis de toutes .sortes, amoncelés le matin .sur la voie pul)li(|ue
en las ré;.'ulièrement esjiacés ; il fouillait lii dedans... Ah! (|u'il m'a fait
-^ouHrir. ce musicien ik- |)our cire (iliicn de iiouclier! Hue de lois, me
|»romenant côte à cote a>ec lui . ne m'a-l-il |)as laissée seule tout il coup
|K)ur couiir vers un os (piil avait aperçu! I^^l les (|uerelles ! et les ba-
tailles! et son irros rire liru\anl I el >a démarche lourde! el ses obser-
vations vultraires ! el...
Je commençai ii le |)rendi'e seiieusemenl en i.nip|)e. il m'ai^^açait, il
m'irritait. Je veux bien qu'il se mil en (juaire pour augmenter l'aisance du
mt'nage et en toute vérité travaillât connue un (^hien, mais l'argent ne
saurait coni[)enser les douleurs d'une union mal assortie. Sous dilli-renls
prétextes j'évitai jjeu à peu ces iiromenades conjugales (jui m'élaient
devenues odieuses, et je flânai seule a\ec délices.
J'avais pris en alFection un jardin jjublic fort ii la mode, oii le beau
monde se donnait rendez-vous. Les enfants y venaient jouer en foule.
on s'y promenait, on s'y faisait voir, on y voyait les autres. Ciitait
adorable, et je ne tardai pa- a m a|)er( cvoir rju'on m'y remarquait beau-
coup. J avais trouvé mon nnlieii.
Un jour, il m'en sou\ient. j'errais dans une contic-allee sf)us les
arbres t<juiïus , lorsque j'entendis une voix (jui me disait tout bas:
'( Ah! qu'il serait heureux, madame,' celui qui. au milieu d<' la foule.
lixerail votre attention ! »
LES COiNÏRADlCTlONS D'UNE LEVRETTE.
293
;■"■%
Ces pai-oles me plmonl ; elles ;i\ aient je ne sais ([iioi de contenu, île
respectueux, d'énui , (pii nie eliarnia inmiéJiateinent. Je nie retournai et
j'apereus un ravissant Insecte qui volliii:eait autour de moi. Il était fort
l)ien uiis ; ses manières reclierchées, ses alluies discrètes me [)i'ouvèrent
tout de suite (ju'il était du monde. II me parnl. du reste, avoir con-
science de sa valem', et j'ai peine à croire (|u'en se rei;ardant dans la
.nlace il ne se trouvât pas joli garçon.
« Ah! que vous êtes belle, Levrette! murmurait-il avec obstination;
que votre tête est Ihie, vos pattes élégantes et voli'ë robe soyeuse!
Que -de distinction dans votre démarche, de grâce dans vos allures! »
29/i
LES C
CONTRADICTIONS D'UNE LEVUKTTE.
Jo hàtm \c pas. loulo (ivnil.lankMUMant (rau.huv; mais, au tond do
mon arur. los paroles do linconnu vibraient conune une délicieuso
musique. Ce i^arçon avait du lioùt et de la liness(\
(ia:it .laiis la glace , il se trouve joli marron.
(C Vou^ètes mariée, adoiahle ereature .' -. njoutii-t-il.
Je ne résistai pas au plaisir de me fi.^urer un instant (pie mes
chaînes s'étaient brisées et je répondis tivs-srcliement : « Je suis veuve,
monsieur. »
LES C0NTAAD1CT10NS D'UNE LEVRETTE. 295
Oh! je vous jure, je ne voyais eu (oui cela aucun mai. Quel
<lani;er y avait-il, après tout, à ce (ju'nn liisecle nie trouvât jolie et
m'exprimât son admiration ? On ne comi)ren(l pas assez que la
beauté a besoin d'être entourée , appréciée ; le regard du public est
le soleil qui la récliaulïé et la fait vivre ; l'indiflérence la tue et la
flétrit. Notre coquetterie ii nous autres, belles créatures, exprime
tout simplement le besoin naturel, et par conséquent respectable,
d'être vues et admirées. Il n'y a là m intention coupable ni orgueil
exagéré; il y a conscience d'un... eh! mon Dieu oui, d'un tribut
qu'on doit nous payer; il y a, je le répète, besoin de soleil. Et
la preuve que je dis vrai, c'est (jue, tout en étant la Levrette la
plus vertueuse du nionde, je fus comme enivrée par les paroles de
l'Insecte inconnu.
(( Tu as les yeux terriblement brillants et la voix bien sonore, »
me dit au retour mon mari. Il rongeait, dans un coin, un os qu'il
avait trouvé je ne sais où.
<c Faut-il donc, pour vous plaire, avoir les yeux éteints et la voix
i^nrouée? » lui répondis-je.
Rien au monde n'est irritant comme ces questions banales et
sottes dont vous soufïlettent certaines gens, et ils demandent ensuite
pourquoi on les déteste !
Je sentais mon mari de plus en plus indigne, sa personne me
choquait plus que je ne saurais dire. Je ne lui en voulais pas seu-
lement de sa trivialité et de sa laideur, mais encore de la peine qu'il
se donnait pour moi ; je rougissais de profiter de son labeur ridi-
cule, et je ne pouvais manger une gimblette sans songer que je la
devais à l'infernale clarinette dont il jouait si mal. Ce qui m'agaçait
aussi, c'était son flegme irritant, son calme inaltérable, et aussi sa
bonté niaise, inattaquable, sans réplique; de sorte que j'étais obligée
de renfermer en moi-même toutes mes irritabilités, mes mauvaises
humeurs, mes indignations, mes révoltes...
Vous ne savez pas combien cela est atroce quand on est ner-
veuse. La vie me devint extrêmement pénible.
Le bel Insecte s'en aperçut bientôt, car il me poursuivait chaque
jour de ses prévenances et de son bourdonnement délicieux.
<( Vous êtes malheureuse. Levrette idéale; vous souffrez, je le
vois, je le sens. Le chagrin devrait-il effleurer une tête si belle?
me dit-il avec des larmes dans la voix. Ne craignez-vous pas que
296 l.HS CONTliADlCI IONS IVIINK l,r.\ liKIiK
los souris no l'idciil \o\\v lioiil cl ne ((Mnisscnl xolrc hriuiU»?)! Je
(ivssaillis. Ce (ju il (Tsiiil lii n'clail iiialliciiriMisciiHMil (jiic (rop M;ii.
rin(|iii(Mii(lo |)oiiv;ii( mo ivndrc laide, alourdir ma diMuarilic. voilci'
mos yoiix ; o\ . rt'lli'cliissanl (|iio mon mai'i serai! (micoi'c la cause de
celte nouxelle iuloiluue. je fus indii^ni-e.
u Eh bien I itoursuivit llnsecle aiuu'. (jue ne (Aciiez-vous de vous
distraire ■.' Venez avec moi eirer dans les bois, prenez votre vol oi
je S(M"ai dei'rière \ous pour nous admirei' cl xous égayer par mes
chansons. Chassez les soucis, t'rancjjissez les espaces, emplissez
voire chèi'e poili'ine de laij' pur rpi'on ne trouve (praux cham])S ;
les irrands oiidu'a.iîcs cl lliei'lie leiidre ne xous lenleiit-ils |)as? Votre
belle robe blani'he serait si (>linc(>lanle sur le iiazon. Ne voulez-vous
pas faire une jn'omenade ?
— Oui. vraiment, je le xcux. ^ lui l'i'pondis-je nxor ("eu. J'avais
pris enlin un |)aiti. j'en avais assez de mon rôle de victime, j'étais
étoulTée. il me fallait do l'air, de l'air à tout prix. « Demain, à
|)areille heure, soyez en cet endroit, mon chei'. et nous irons
ensemble errer ;i l'axenture. Vous avez raison, il me faut du mou-
vement. »
il ne laudrail |ias croire (pi'en accordani un reudez-vous îi cet
Insecte je c('dais ii un mouvement de leniiresse et de folie. Je peux le
dire à la face du ciel . j'étais pure et ma conscience n'était pas trou-
blée. Je savais gré à ce garçon de rendre justice à mes charmes , sa
conversation m'amusait parce rju'il parlait sans cesse de uioi. mais rien
de plus.
Quand je fu> de retour au logis, ce soir-là. il est probable que mon
visage exprima un j)lus profond dégoût qu'à l'ordinaire, car mon musi-
cien me regarda en silence pendant (pieUpies instants, et deux grosses
larmes coulèrent de ses petits yeux. Il était grotesque. Bien n'est affreux
comme >m être laid (jui ajoute encore à sa laideur naturelle la laideur du
chagi in.
Je mattendais à une scène, à des reproches ; je sentais l'émotion
gonfler mon cœur et je me disais : « Enfin, (ju'il parle donc, qu'il s'ir-
rite, (piil se fâche, je pouirai m irriter et me fâcher aussi, o[)poscr ma
colère à la sienne! » — En certains cas lempoitement est comme une
pluie d'orage qui rafraîchit la terre et fait crever les nuages. — Je me
souviens que je me mis à chantonner. esjH'rant amener ainsi plus promp-
tement la crise.
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. " 297
jMais il u'vn lut rien, il no dit mot. Douv ou trois Cois il rouilla avec
bruit, puis il mit soigneusement sa clarinette dans son étui crasseux,
enfonça sa ealotle et. sans lever les yeu\ sur moi, il dit :
« Bonsoir, ma elière. je vais au theàtri». »
Que signifiaient ees larmes? Se doutait-il qu'il m'était odieux? Je
ne pouvais pas supposer qu'il fût jaloux, et d'ailleurs jaloux de qui?
N'étais-je pas l'épouse la plus malheureuse, mais en même temps la
plus irréprocliahle du monde? J'aurais voulu, ce soir-là, avoir (juekjue
chose à hriseï', quelqu'un à luordre... Dieu! que ce musicien m'a fait
soullrir !
Le lendemain. ;» l'heure indiquée, je fus au lendez-vous. Mon bel
Insecte doré, frais. i)in^pant, gracieux, joueur, m'attendait avec impa-
tience.
« Que vous êtes belle, chère! me dit-il avec émotion. Partons-
nous ?
<( Partons, lui dis-je . grand flatteur. » Et nous nous élançâmes.
J'avais au fond (piel(|ue inquiétude et j'en étais indignée. Le sou-
venir de ce Bouledogue devait donc me poursuivre partout? Je m'ima-
ginai, tout en cheminant, que ce rendez-vous qui, après tout, était une
espièglerie condamnable, pouvait avoir des conséquences fort graves,
et mon imagination se monta si follement en dépit des efTorts que faisait
mon compagnon pour chasser mes préoccupations, qu'arrivée au détour
«l'une rue je m'arrêtai tout court.
(( Qu'avez-vous , adorable Levrette? dit l'Insecte.
— Ne voyez-vous pas, là-bas, ces musiciens ambulants, arrêtés
«levant une fenêtre ? •
— Oui, certainement, ils montrent des Hannetons au public, à
ce qu'il me semble, et se donnent beaucoup de mal pour gagner
leur pauvre vie.
— Sans doute, mais j'ai peur ; ils ont un regard étrange ces musi-
ciens ! Ne sont-ce point là des gens de la police, des espions payés pour
nous observer ? De grâce , aimable Insecte , faisons un grand détour, je
suis tremblante. »
Nous prîmes à gauche et nous continuâmes notre course, mais
j'étais toujours inquiète. 11 est des émotions que la Providence devrait
épargner aux personnes délicates et nerveuses. J'étais agitée, fiévreuse.
C'était sans doute un pressentiment, car il m'arriva, ce jour-là, une
des rencontres les plus désagréables que l'on puisse faire.
298
LKS CON-IRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
Ils montrent des Hannetons au public.
\(,iH allions sortir des faubourgs, lorsque j'ai)crrus dans un coin
ol).rur une masse de forme bizarre. C'était un de ces Ours bateleurs
comnte on en rencontre souvent dans les fêtes ou les jours de marche.
Pour le moment, il faisait travailler une Tortue é(|uir.l)r.ste qui 1 ac-
compaL-nait. Rien au monde n était plus naturel que de rencontrer cet
LES CONTRADICTIONS D'LNE LEVRETTE.
290
Ours et cette Tortue, et cependant je me sentis frissonner. Toutefois.
me doutant bien qu'encore une fois mes craintes étaient chimériques,
je continuai ma course, et bientôt je fus tout près du saltimbanque et
lie la Tortue. Il me sembla que le petit œil de TeiTrayant animal lançait
des éclairs. Jallais m'enfuii' au plus vite, mais l'Ours, s'avançant tout
à coup, me barra le passa^re.
« Que faites-vous ici. madame? me dit-il en se croisant les bras.
— Et que vous importe ce que fait madame? bourdonna l'Insecte
aimé de sa petite voix flùtée. Sur Ihonneur, vous m'avez lair d'un
manant osé! Qui ètes-vous. je vous prie ? parlez, qui ètes-vous?
— Qui je suis? » Il soupira fortement et. et avec un effort dou-
loureux: <( Je suis lui-même le propre époux de madame. > Ce disant, il
se dépouilla de la peau d'Ours dont il était revêtu, et j'aperçus la clari-
nette, le musicien, le B juledoiiue . mon mari enfin, pâle conuue la
300 Li:S CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
mort, vn pioie à dos t'ivinissoimMils norvoiix horribles. Il était elVrayant,
d'autant plus eIVrayant qu'il avait nial.^ré tout conservé son allure gro-
tesque. Je l'aimais mieux cependant irrité, furieux, grimaçant de rage,
que résigné, silencieux et la larme à l'œil. Il était vraiment moins laid
qu'à l'ordinaire. 3Ialheureusement il avait conservé sa calotte sur la tête^
C'était une fiiute impardonnable. Les gens de l'autre sexe ne veulent
point conqirendre que j)as un détail ne nous écliai)pe. à nous autres
êtres tins, nerveux et délicats.
<t .Aladauie. » dit mon mari en se posant. Encore une taule; il se
posait! il était manifeste qu'il avait préparé un discours et qu'il en avait
médité les etfets. Le bel Insecte s'était caché derrière mon oreille et me
disait tout bas : « Quoi, reine de beauté, vous êtes mariée à ce monstre,
à ce Dogue grossier? » Je me sentais rougir.
« Madame, continua mon mari. ma... <la... » et il éternua de la
façon la plus comique; sans doute un poil de la peau d'Ours dont il s'était
levêtu lui était resté dans le nez.
Je partis d'un grand éclat de rire, aussi excusable, aussi inyolontaii'e
que son éternument.
Cette scène de jalousie était quelque peu comique, vous en convien-
drez.
(( Madame, suivez-moi. s'écria alors mon mari, perdant tout à
tv>up la tète, c'en est trop, suivez-moi.
— Je ne lui conseille pas de porter la patte sur vous, murmura le
bel Insecte en se réfugiant derrière mon oreille, car je crois vraiment que
je ne répondrais pas de moi. Je sens la col... »
II ne put achever sa phrase, hélas! Mon mari, j)lus |)rompt que
l'éclair, s'était élancé, et. le saisissant au vol, l'avait horriblement
mutilé d'un coup de dent. Je ne sais alors ce qui se passa, je devins
tulle. Je me dégageai par un effort héroïque des pattes de mon époux
furieux, et, sautant par-dessus sa tète, je pris ma course.
Quand je fus a une centaine de |)as, je me letournai, et j'aperçus
de loin le Bouledogue aux jjiises avec les agents de l'autorité. Il se débat-
tait avec énergie, mais la peau d'Ours dont ses pieds étaient entourés
paralysait ses efforts, de sorte qu'en un instant il fut pris et emmené par
les agents au milieu des huées de la f(jule.
Enfin, j'étais libre! je poursuivis ma promenade. Jamais l'air ne
m'avait semblé plus pur, l'heibe plus verdoyante et le ciel plus bleu.
Une indignation sourde me restait pourtant au cœur. Je me sentais
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 301
hunniiéc [umv ainsi dii'c j)ar colk' jalousie , se iiianifestanl tout à coup
par un scandah* absuide. jHibiic et conn'ipie tout à la (bis. C'était sur-
tout le coté comique que je trouvais intolérable. Cette réalité prosaïque,
cette clarinette en colère apparaissant tout a coup devant l'Insecte aimé,
devant le rêve, l'idéal!... Je crus bien que je ne pardonnerais de ma
vie à la clarinette. Après avoir erré dans les champs, m'ètre enivrée
d'ail- pur, m'ètre étourdie, je rentrai sous le toit conjugal. Chose étrange!
la demeure me parut vide. Pendant un instant je crus avoir oublié quel-
que chose. En effet, quelque chose, ou, pour mieux dire, quelqu'un lue
manquait, et ce quelqu'un c'était mon pauvre mari. On prend l'habi-
tude même de choses laides et gênantes, et je suis sûre que certains
bossus, les Chameaux et les Dromadaires par exemple, se trouveraient
fort mal à l'aise si, tout à coup, on les privait de leur bosse.
Je réfléchissais à ces sensations étranges, lorsque je reçus une lettre
ornée d'un grand cachet. L'autorité m'invitait à me présenter à la four-
rière où mon mari avait été déposé momentanément, pour être confrontée
avec lui. Le malheureux était doublement accusé et de vagabondage et
de tentative de meurtre avec préméditation. Le déguisement sous lequel
on l'avait trouvé et aussi, parait-il, une arme cachée dans ses bottes,
étaient des preuves accablantes.
Le lendemain matin après déjeuner, — je m'étais levée fort tard car
j'étais horriblement fatiguée, — je fis ma toilette et je me rendis à la
fourrière. Un spectacle navrant pour une personne nerveuse et impres-
sionnable m'y attendait.
On me fit passer par des corridors sombres et humides, on fit grincer
d'énormes clefs dans d'horribles serrures , de lourdes portes bardées de
fer s'ouvrirent, et j'entrai enfin dans un endroit sans nom où une foule
de misérables, mal peignés, repoussants, étaient réunis. Je marchais avec
prudence dans ce milieu souillé , et ne respirais qu'avec circonspection,
car l'air était infect. Enfui, mon mari, qui était couché dans un coin,
m'aperçut. Je m'attendais à des reproches terribles, à une scène violente,
et je me tins sur mes gardes; mais, contre mon attente, le pauvre
musicien s'avança vers moi en baissant les yeux, puis, s'étant couché
devant moi, il me lécha les pattes et fondit en larmes sur les dalles
humides. C'était un peu i)lus ({ue je n'auiais demandé ; ([uelques-uns de
ces vauriens commençaient à sourire.
(( iMa Levrette chérie, me disait mon mari au milieu des sanglots,
pardonne-moi!... N'est-ce pas que tu me pardonneras.^ J'ai été jaloux.
\(\ù
LI.S COMHAOlCTlOiNS D'UNK LK\ nKTÏi:.
%^ï/<^
L'n spectacle navrant m'y atten.lait.
j'ai élé absurde... Miiis tu es si Itcllc. je l^iiuiiis l;iul cl j'étais si laid!...
Je craignais... j'étais fou... pardounc-moi ! »
Il était vraiiiifnt éuui. Jo lui promis d«_' lui jiîo/ui'cr (|U('l(|Uf'S conso-
lations et de faire mon possible pour obtenir sa .:,Tàcc. Au fond je suis
extrêmement sensible... pcut-ctie tr-opl Ses piuolcs avaient ('lé Irvs-con-
venablcs. il avait avoué ses torts, reconnu sa laideur, rendu lioiiimai^e à
ma beauté.
Je courus chez le juire d irjslruclion (jui im- leirarda sous ses lunettes
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 30:i
et fut comme étourdi en me voyant si séduisante. Ce juge était un Renard
de la plus belle apparence, spirituel, aimable, fin, causeur et légèrement
entreprenant.... ce (pii fait fjue le procès de mon malheureux époux dura
prodigieusement longtemps.
Mais voici le moment d'avouer une bien étrange chose et de mettre
au uiand jour nii niyslt'ricux r('|)!i de mon cœur.
A peine mon infortuné Bouledogue fut-il incarcéré que mes senti-
ments pour lui changèrent complètement. 11 n'était plus là, je ne savais
plus à qui adresser mes |)laintes, et toutes les fois que j'apercevais dans
un Coin sa clarinette abandonnée, silencieuse, les larmes me venaient aux
yeux. Je fus comme cHrayée de la place énorme que cet être, malgré son
infériorité physique et morale, occupait dans ma vie. Sa face grotesque,
son silence, sa calotte, me nuuKpiaient. Je ne savais où déposer ma mau-
vaise humeur, de sorte (pfelle restait en moi et j'é[)rouvais des pesanteurs
pénibles. Je cherchai j> me distraire, craignant vraiment pour ma santé,
mais je n'obtins aucun résultat. J'ose à peine le dire : j'aimais ce
Bouledogue, cette clarinette jalouse... je l'aimais. Je ne pus me résoudre
à aller le visiter en prison à cause de cette odeur- dont je vous ai
j)arlé et ({ui m'avait causé une névralgie épouvantable, mais, grâce
à l'éloignement, mon mari m'apparaissait en imagination, j)aré de
tous les charmes de mon propre esprit. Il devint un prétexte pour
mon cœur de poétiser le passé et de donner une forme réelle aux
rêves de l'avenir ; mon cerveau eut la lièvre , si bien que je faillis
me trouver mal de joie lorsque j'appris son élargissement.
Bonheur! il était libre! connue j'allais l'aimer, l'entourer!
Il m'arriva un matin. Qu'il était laid, grand Dieu! exténué,
malpropre ! et (pielh' odeur î Un manteau de glace retomba sur mon
cœur.
« Ma Levrette, mon ange, ma femme i s'éci'ia-t-il en se préci-
pitant dans mes bras.
— Bonjour, mon ami, » lui répondis-je en détournant la tète. Je
n'eus pas le courage d'en dire plus ; le rêve s'était envolé.
« J'ai manqué ma vie, me dis-je alors; ce qu'il fallait à ma nature ,
c'étaient les enivrements du théâtre, c'était le feu de la rampe, les
rivalités, la lutte... Je suis artiste! »>
Il y a longtemps de tout cela, et je ne peux m'empêcher de sou-
rire en songeant à ma dernière indignation de Levrette incomprise.
Depuis, tout s'est calmé. J'ai réfléchi qu'étant donnés deux êtres rivés
M) h
LES CONTIVVniCTIONS D'UNE LEVRETTE.
il l;i inriiit' cliaino. ;i lorl ou ;i riiison. le seul ni()\(>n poui' eux de
rciiiltv la cIkiiuo moins lourdo ôlail de s'on parlapoi" volonlaii'onuMil le
lardcan. Se li'oinper de inai"i . é|)oiisei' une claiinelte de second ordi'e au
lieu d'un IiMior de choix, c'esl une laule absurde; mais ce (|ui est |)lus
absui'de encore. c"i>sl d'en niourir de clia.i;rin.
Je lis loules ces rc'llexions et je Unis |)ar me dii'e : u Sois aussi coii-
laireu-e ([ue lu es ItelJe. ma mignonne, jxx'lise Ion |{ouled(),i;ue, »
(Vesl ce (|ue jai l'ail, cl Je ne m'en suis pas mal ti'ouvée. Il a
renonce ii sa calolle e( Joue posiliNcmenl moins Taux, sa démarche
esl meill(MU'e ; de pn»!!! el ;i conlre-ioui'. son visa.^e a ac(|uis un
cei'iain caractère.
'( Que tu es lielle. |)etite sans cœur! » me dit-il (juel(|uerois en sou-
liant. Kt Je lui it'ponds sui' le même ton :
u Que tu (N laid, mon .itros Jaloux ! »
GiJSTAVK Dnoz.
?) -/
M'^ ^i'*
j^
TOPAZE
PEINTRE DE PORTRAITS
E suis son héritier, je fus son confident;
personne mieux que ii;oi ne peut conter sa
curieuse et instructive histoire.
Né dans une lorèt vierge du Brésil , ou
sa mère le berçait à l'ombre sur des lianes
entrelacées, il fut pris tout jeune par des
Indiens ciiasseurs, qui le vendirent à Rio-Grande, avec une cargaison
de Perroquets, de Perruches, de Colibris et de peaux de Buffles. Il vint
au Havre en cette compagnie, gambadant sur les haubans et les vergues,
chéri des matelots auxquels il jouait mille méchants tours, mordant
l'un, griffant l'autre, et ne regrettant guère de sa sauvage patrie que ce
bon soleil, si brillant et si chaud, sous lequel un Singe même, la plus
frileuse des créatures après l'Honime, n'a jamais claqué des dents. \r
306 TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
f;i|)it;iiiio (lu naviiv, ([ui savail son N'ollaii'c. ra|)i)ola Topaze, coniino le
bjn valel do Kuslan. parce (\\\'\\ avait une face jaune et pelée, liref,
en arrivant au poil. Topaze avait reçu, ouli'e son nom, une étlueation
dans le iioùt de eelle (pii fut jadis donnée sur le eoclie d'eau ii son
compatriote Vert- Vert , cpiand il revint scandaliser les nonnes par ses
propos; celle de Topaze était même un peu plus salée, conmie faite en
pleine mer.
Une fois en France, on pourrait aisément faire de lui un auti'e T.aza-
rille de Tonnes, un autre Gil Blas, si Ton voulait s'amuser ii peindre
Ws caractères ou à conter les histoires de tous les maîtres cpi'il eut suc-
X'ssivement jus(prà Tài^e de Singe fait. Mais il suflit de savoii- (|u'en
son atlolescence il était logé à Paris, dans un ravissant houdoii' de la
rue Neuve-Saint-Georges, et (pTil faisait la joie, les délices, la coque-
luche d'une charmante i)ersonne, laquelle terminait, en le traitant
comme un enfant gâté , l'éducation si bien commencée par les matelots
du Havre. Il menait 1;» une vraie vie de chanoine, bien j)lus heureuse
qu'une vie de piince. Mais qu'y a-t-il de stable en ce monde? Un jour,
jour néfaste! il s'avisa, dans \m accès de maligne humeur, de mordre
au visage un ivspeclable barbon (ju'on appelait M. le comte, et qui
protégeait sa gentille maîtresse. La colère du |)rotecteur fut si grande,
qu'il déclara nettement à la dame qu'elle n'avait plus (pi'à opter entre
lui et cette méchante Bète, l'un des deux devant quitter innnédiatement
\à maison. Le pauvre Topaze n'avait à donner ni cachemires, ni bijoux,
ni carrosse. Son arrêt fut prononcé, avec un gros soupir pourtant; et
même, afin d'adoucir cette séparation forcée , on l'envoya secrètement
dans l'atelier d'un jeune peintre, où, depuis bientôt trois mois, la dame
allait poser régulièrement cha(iue jour pour un portrait qui ressemblait
à la tapisserie de Pénélope.
Voilà pourtant comme se font les vocations ! Assis sur un banc de
de l)ois, au lieu d'un moelleux canapé, mangeant des bribes de pain
sec au lieu de macarons, et buvant de l'eau claire au lieu de sirop à
l'orange, Topaze fut ramené au bien par la misère, ce grand professeur
de morale et de vertu, quand cllr ne plonge pas plus profondément dans
le \\CQ et la débauche. N'ayant rien de mieux ii faire, il réfléchit sur sa
misérable condition, si précaire, si variable, si di-peiidante ; il rêva la
liberté, le travail et la gloire; il sentit enliii (|u il était venu à ce
mènent critique et solennel où il faut, conmie on dit, faire choix d'un
élit. Or, quel et' t pkis beau, plus libre, plus glorieux que celui
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 307
(Tartisle? I.o ciel ini'iiu> l'avail oiiiluil à colle école. Le voilii donc,
connue Pareja, l'esclave de Velas{[ucz, essayant de surprendre dans le
travail de son maître les secrets du i^rand art de [)ein li'e, le voilà juché
tout le jour sur le faile du clievalel, .guettant cluuiue nlélan^e de la
palette et chaque coup du pinceau; puis, dès (pie le peintre tournait les
épaules, il prenait à son tour la palette et la brosse, et, d'une main
légère, rel'aisant l'ouvrage déjà fait, il doublait p;u' une seconde couche
la dose des couleurs. Alors, fier et glorieux, il pi-enait sa reculée,
s'admirait dans son œuvre, et marmottait tout bas entre ses dents le mot
du Corrége, répété tant de fois par tous ces naissants génies dont Paris
est inondé : Ed io anche son pitlore.
Un jour que l'orgueil satisfait lui ôlait toule prudence, son maître
le surprit dans cet exercice. 11 rentrait lui-même plein de joie et de
fierté, car la direction des beaux-arts venait de lui conuiiander un
tableau du Déluge pour l'église de Boulogne-sur-Mer, où il pleut toute
l'année. Rien ne rend généreux comme le contentement de soi-même.
Au lieu donc de prendre un appui-main et de rosser son Sosie : « Par-
bleu ! s'écria-t-il comme un autre Velasquez , puisque tu veux être
artiste, je te rends la liberté, et de mon valet je te fais mon élève. »
Voilà Topaze devenu rapin.
Aussitôt il rejeta et roula sur ses épaules tous les crins de sa tête,
eorame la chevelure poudi'ée d'un curé de campagne; il ajusta ses poils
du menton en barbe de bouc; il se coiffa d'un chapeau à larges bords et
à forme pointue; il s'habilla d'une redingote en justaucorps, sur laquelle
retojnbait en fiaise son col de chemise; enfin il se donna autant qife
possible l'air d'un portrait de Van Dyck; puis, son carton sous le bras
et sa boîte de couleurs à la main, il se mit à fréquenter les écoles.
3Iais, hélas! comme tant d'apprentis artistes, qui sont pourtant
bien Hommes, Hommes faits et parfaits. Hommes ayant leurs cinq sens
du corps et leurs trois puissances de l'esprit, Topaze avait pris pour une
vocation véritable ou les rêves creux de son ambition, ou son inaptitude
à toute autre chose. Il fut bientôt tristement désabusé. Quand le tracé
du maître lui manqua , et qu'il fallut tracer lui-même des lignes ; quand,
au lieu d'appliquer couleur sur couleur, il fallut couvrir une toile
blanche; quand, enfin, d'imitateur il foUut se faire original, adieu
tout le talent de notre Singe. Il eut baau travailler, s'obstiner, suer,
pester, se cogner la tête, s'arracher la barbe, la muse ne soufïla point,
comme disent les Espagnols, et Pégase, toujours rétif, refusa de
308
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
l'eniportor sur cet Hélicon de fortune et de gloire qu'il avait rjvé. En
bon français, il ne fit rien qui vaille, et, d'une commune voix, maîtres
Puis, son carton sous le bras et sa boîte de couleurs à la main, il se mit à fréquenter le» écoles.
Voilà Topaze devenu rnpin.
et condisciples lui donnèrent le charitable conseil de cherchei- un autre
nioven de vivre :
Soyez plutôt maçon, si c est votre talr'iit
Et vraiment c'était dommage; car il s'en fallait bien que Topaze,
dans un étroit égoïsme, n'eût envisagé de sa position que les avantages
personnels. Ses hauts pensers embrassaient un plus vaste horizon ; il ne
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 309
voulait rien moins qu'accomplir un rôle grand, noble, généreux, civi-
lisateur, humanitaire. Je lui ai souvent ouï dire qu'à l'exemple des Juifs
du moyen âge , qui allaient étudier la médecine chez les Arabes et reve-
naient l'exercer chez les chrétiens, il voulait transmettre des Hommes
aux Animaux la connaissance de l'ail, et, éclairant ses semblables de
cette lumière nouvelle, en faire presque les égaux du roi de la création,
qu'ils touchent déjà de si près et par tant de côtés. Son chagrin fut
profond, comme l'avait été son projet, et, tout meurtri de la chute
munense qu'il avait faite du haut de son orgueil, honteux, morose,
mécontent du monde et de lui-même, perdant le sommeil, l'appétit,
la vivacité, le pauvre Topaze tomba dans une maladie de langueur qui
fit craindre pour sa vie. Heureusement qu'aucun médecin ne fut appelé
et qu'on laissa la nature seule aux prises avec elle-même.
En ce temps-là, un peintre de décorations, un nommé Daguerre,
fit ou compléta la découverte qui doit justement illustrer son nom ;
découverte inq^ortante, considérable, disent ses confrères, non-seule-
ment pour les sciences physiques, mais aussi pour l'art, tant qu'elle se
contentera d'en être un utile auxiliaire et n'aura point la prétention de
le remplacer. On en fit, comme chacun sait, des applications diverses,
et peu à peu, après avoir pris l'exacte empreinte des monuments, des
vues perspectives, des objets inanimés, on en vint à tirer le portrait des
vivants.
J'ai connu, parmi les Hommes, un musicien fanatique, auquel la
nature avait refusé la voix et l'oreille, qui chantait faux, qui dansait
à contre-mesure, qui avait enfin pour cette musique, de lui si chérie,
ce qu'on appelle une passion malheureuse. 11 prit des maîtres de solfège,
de piano, de flûte, de cor de chasse, d'accordéon, même de grosse
caisse et de triangle; il employa la méthode Wilhem, la méthode Pastou,
la méthode Ghevé, la méthode Jacotot. Rien ne fit; il ne put jamais
ni poser un son , ni marquer un rhythme. De quoi s'avisa-t-il alors
pour arranger son goût avec son impuissance? U acheta un orgue de
Barbarie, et, tournant la manivelle d'un bras infatigable, il s'en donna
pour son argent, de jour, de nuit, et à cœur-joie. Le poignet lui suffit
pour être musicien.
Ce fut un semblable expédient qui rendit la vie à Topaze, avec ses
espérances de haute renommée, de vaste fortune et d'insigne apostolat.
Gomme il est reconnu, depuis les jésuites, que la fin justifie les moyens,
Topaze vola, d'une main dextre , la bourse d'un gros financier qui
310 TOPAZE PEhNTKE DE PORTRAITS.
(lorniail pii>f(i)iukMmMil dans ralolier île son inaîlre. tandis (juo celui-ii.
i;uèix^ mieux éveille, essayait de le pein lit?. Muni de ee trésor, il acheta
aussi son orijue de Barbarie , je veu\ dire un dairueireotype. et. se fai-
SiuU bien enseigner la numière de s'en servir. (|ui nCtait [ms au-ilessus
de son intelli.uenee. il ilevint tout à coup d'artiste peintre artiste physicien.
Le talent acjuis. et à Ik\ui\ deniers comptants, coniuie on ^ient de
voir, il avait t'ait la moitié du chemin vers le but irrandiose oii tendaient
SOS désirs. Pour faire Tautiv. il prit la route (îu Uavre . puis passage
sur un vaisseau (]ui travei'sait l'Atlantique, et. après un heureuv
voyage, il alla prendre terre à l'endroit même où. |x?u dan nées aupara-
vant, il s'était embarqué poui" la France. Mais quel changement dans sa
situation ! De Singe entant . il était devenu Singe homme ; de prisonnier
de gaien\^ vendu comme esclave, affranchi et libre; enfin, de brute
ignorante, telle que la nature jette au monde tous les êtres, une espèce
d Homme civilisé.
Le cœur lui battit en touchant le sol de la patrie, si douce à revoir
après une longue absence; et, sans perdre un seul jour, il s'achemina,
sa machine sur le dos. vers les lieux, solitaires et sauvages où l'appelait,
avec les souvenirs de ses premiers ans, la mission civilisatrice qu'il
s'était donnée. Il y avait bien aussi dans son empressement (il m'en a
fait l'aveu) certaine envie d'attirer l'attention, de faire du bruit, d'être
regardé comme une Bête curieuse, de jouir enfin de la facile supériorité
que lui donnaient sur les gens du pays son titre de voyageur, ses con-
naissances et sa machine; mais il aimait mieux se donner le change à
lui-même, et se croire simplement piqué de cet irrésistible aiguillon qui
pousse les prédestinés, les hommes providentiels, à jouer leur rôle en
ce monde.
Arrivé dans la forêt qui l'avait vu naître, sans rechercher ni ses
parents ni ses amis . auxcjuels il ne voulait se révéler qu'après d'écla-
tants succès. Topaze alla s'installer dans une vaste clairière, espèce de
place publique ménagée par la nature au milieu des futaies et des
fourrés. Là, aidé d'un Sapajou k face noire, qu'il appela Ebène comme
l'autre serviteur de Rustan, et dont il fit son valet, son nègre, imitant
jusf|u'en cela l'Homme qui trouve dans la différence des |)eaux une
raisf>n suffisante pour qu'il y ait des maîtres et des esclaves , il se con-
struisit une élégante cabane de branchages, bien abritée sous quelques
larçes feuilles de lotus. Il cloua pour enseigne, au-ilessus de la porte,
un écriteau qui portait : Topaze, peintre à l'inslar de Paris: et, sur la
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 311
porte mèine, un second é( ritciiu plus |)etit oii se lisait : Enlrce de l'instar;
puis, quand il eut expédié dans toutes les directions quelques couples
de Pies cliari^ées d'annoncer à la ronde son arrivée, sa denieui-e et son
état, il ouvrit enfin boutique.
Pour meitre ses services à la portée de tout le monde, dans un pays
où l'on n'a point encore battu monnaie. Topaze était revenu au système
primitif des échanges. Il se faisait payer en denrées. Cent noisettes,
cinquante llirues, vinijt patates, deu\ noi\ de coco, tel était le prix
d'un portrait. Comme les habitants des forêts du Brésil, encore dans
l'âge d'or, ne connaissent ni la propriété, ni l'héritage, ni tous les
droits qui découlent des mots mien et tien, que la terre est en commun
et ses fruits au premier occupant, il n'y avait en vérité qu'à se baisser
et à prendre pour payer son image au peintre de Paris. Néanmoins, ses
commencements furent difficiles; il apprit, par expérience, que nul nest
prophète en son pays, ni surtout parmi les siens.
Les premières visites qu'il reçut furent celles d'autres Singes, race
curieuse et empressée, mais défiante, envieuse, maligne. A peine
eurent-ils vu fonctionner une fois la machine, qu'au lieu d'en admirer
simplement l'invention et leiïet. ils cherchèrent aussitôt à l'imiter, à la
copier; et au lieu d'honorer, en le récompensant, celui de leurs frères
qui rapportait ce trésor de lointaines régions , ils mirent tous leurs soins à
lui dérober son secret et les bénéfices quil devait justement tirer de son
industrie. Voilà tout d'abord Topaze aux prises avec les contrefacteurs.
Heureusement pour lui quil ne s'agissait pas de réimjjrimer un livre en
Belgique; le vol était un peu moins facile à commettre. Messieurs les
Singes eurent beau ruminer, s'ingénier, travailler de leurs quatre mains,
s'associer même, car chez eux comme ailleurs, je crois, on trouve aisé-
ment des complices pour une mauvaise action , tout ce qu'ils purent
faire, ce fut une caisse en bois, une enveloppe très-semblable à l'autre,
en vérité, mais à laquelle il ne manquait que le mécanisme intérieur:
un corps sans àme enfin. A l'abri de la contrefaçon, Topaze ne le fut
pas de l'envie. Au contraire, l'insuccès des Singes les re^ndit furieux, et
détestant d'autant plus celui qu'ils n'avaient [)u dépouiller, ils n'épar-
gnèrent rien pour le desservir et le perdre. Tant il est vrai que, si l'on
a des ennemis, il faut les chercher parmi ses semblables et ses proches,
pirmi les gens de la même profession, du même pays, presque delà
même famille et de la même muison. Àraùa ; qvien te ara no? — Olra
ara fia cjmoyo.
H2 TOPAZE PEIINTRE DE POUTrwMTS.
,AIais n'importo. le mérite doit se faire jour en dépit des envieux et
(les méchants, et suniaf;er à la fin comme l'Iun'le sur l'eau. Il arriva
(iu"un personnage important, un Animal de [xjids, un Ours enfin, pas-
sant par la clairière et voyant celte enseii;ne, se mit à réfléchir qu'on
n'est pas de toute nécessité un charlatan parce qu'on vient de loin ou
qu'on promet du nouveau, et qu'un esprit sa,^e, modéré, impartial, se
donne la peine d'examiner les choses avant de les juger. D'ailleurs une
autre raison le poussait à faire l'épreuve des talents de l'étranger; car, à
côté des maximes générales et des lieux communs, par lesquels on
explique tout haut chaque action de la vie, il y a toujours un petit motif
personnel dont on ne parle point, et qui est la vraie cause. Nous sonunes
tous, Bètes et gens, un peu doctrinaires. Or, notre Ours était le descen-
dant direct de ce compagnon d'Ulysse, touché par la baguette de Circé,
qui répondit à son capitaine, le plaignant de se voir ainsi fait, lui naguère
si joli :
Comme me voilii fait! comme doit ètn^ uti Ours.
Qui l'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Je m'en rapporte aux yeux d'une Ourse, mes amours.
Il était un [)cu fat et très-amoureux. C'était pour en faire présent à sa
belle qu'il désirait avoir son portrait. Il entra donc dans la boutique,
paya double, car il fai.sait grandement les choses, et s'assit sur la place
marquée. Très-peu léger, très-peu remuant, plein d'ailleurs de son
iîuportance et de l'importance de sa tentative, il lui fut facile de garder
l'immobilité nécessaire. Topaze, de son côté, mit à son ouvrage tous les
soins qu'on apporte d'ordinaire à un début, et le portrait réussit au gré
de leurs souhaits. Monseigneur fut ravi. L'opération, en le rapetissant,
lui avait ôté l'épaisse lourdeur de sa taille, et le gris argenté de la plaque
métallique remplaçait avec avantage la sombre monotonie de son man-
teau brun. Enfin, il se trouva mignon, svelte, gracieux. Essoufflé de
joie et d'orgueil, il courut de ce pas, aussi vite que le permettaient la
gravité de son caractère et la pesanteur de ses allures, présenter à son
idole cette précieuse image. L'Oursine en raffola. Par instinct de coquet-
terie, inné, à ce qu'il parait, chez les femelles, elle pendit, comme une
parure, le portrait à son cou; puis, par un autre instinct, non moins
naturel, à ce qu'il paraît encore, celui de conununicalion, elle s'en alla
chez ses parentes, amies, voisines et connaissances, montrer le cadeau
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
31:
du bien-aimé. Grâce à cet empressement, avant la fin de la journée
toute la gent animale habitant à deux lieues à la ronde connaissait le
talent de Topaze et les merveilleux produits de son industrie. Il était en
voi>:ue.
. Précieuse image.
Dès ce moment, sa cabane lut visitée à toute heure du jour; la place
marquée pour le modèle ne désemplissait point, et le Sapajou noir avait
assez à faire de préparer pour tout venant les plaques iodées. Hors les
Singes, qui gardèrent rancune et se tinrent à l'écart, il n'est pas une
espèce animale de la terre, de l'air et de l'eau, qui ne vint bravement
s'exposer à la reproduction de son effigie. Je me rappelle que l'un des
plus empressés fut l'Oiseau-Royal, souverain d'une principauté étrangère
toute peuplée de Volatiles. Il arriva entouré d'un brillant état-major et
w
314
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
lie SOS aidi's do cami). lo uviuMal IMionicoplère dit Flamant ou nôcliai'u,
le a)U)iiol Aigrette, le major Toiiean, llatteurs et IVulieux. qui, penchés
sur le dos de Topaze, ne cessaient, pour louer le prince et lui jeter de
l'encens au nez. île laiie des critiques sauiirenues et d'indiquer d'absurdes
^fe>
corrections. Le portrait s'acheva en dépit de leurs remontrances, et,
tout lier de sa couronne ducale en forme de huppe panachée, l'Oiseau-
Koyal était ravi de se mirer et de s'adniirer comuie dans une glace. Aussi,
bien diiïérent de TOurs amoureux, et quoiqu'il fût accompagné d'une
charmante Paonne, sa femme par mariage morf/anatir/ue^ ce fut à lui-
TOPAZE PEIMTRE DE PORTRAITS. 315
nièineqiril fil présent de son iina.^e, et, comme Narcisse devant la fon-
taine, il passait le jour à se contempler. Par ma foi, bienheureux ceux:
qui s'aiment! ils n'ont à craindre ni dédain, ni froideur, ni change-
ment; ils n'éprouvent ni les chagrins de l'absence, ni les tourments de
la jalousie. S'il est vrai, à ce que disent les philosophes humains, que
ce qu'on nomme amour ne soit (piune déviation de l'amour-propre qui
va momentanément se loger en autrui, et que cesser d'aimer, c'est tout
simplement le retour de ramour-[)ropre en son logis habituel; encore
une fois, bienheureux ceux qui s'aiment!
Bien que Topaze, pour revenir à lui, se donnât l'air de reloucher,
au gré des modèles, les portraits sortis de sa machine, ce n'est pas à
dire qu'il réussît toujours h satisfaire pleinement ses pratiques. Elles
n'étaient pas toutes de si bonne composition, et, sans s'aimer comme
l'Oiseau-Royal, au point de prendre leurs difformités pour autant d'at-
traits, ce qui est la vraie béatitude de l'égoïsme, elles s'aimaient assez
cependant pour trouver mauvais qu'on leur laissât des défauts qui les
affligeaient, ou qu'on leur ôtâtdes qualités dont elles étaient fières. Ainsi,
le Kakaloès se trouvait le nez trop court, l'Autruche la tête trop petite,
le Bouc la barbe trop longue, le Sanglier l'œil trop sanglant, l'Hyène le
poil trop hérissé. L'Écureuil était très-mécontent de se voir immobile,
lui si vif, si sémillant, si alerte, et le Caméléon, si changeant, d'être
sans couleur. Quant à l'une, il aurait voulu, nouveau Rossignol, que son
portrait fit entendre la gracieuse musique de son chant; et le Hibou, qui
avait fermé les yeux à la lumière du soleil pendant l'opération, se plai-
gnait amèrement qu'on l'eût peint aveugle.
H y avait d'ailleurs, dans le laboratoire de Topaze, comme cela se
voit quelquefois, dit-on, dans les ateliers des peintres, une troupe de
jeunes Lions ^ fils de grandes familles, désœuvrés, moqueurs et narquois,
qui venaient y passer tous leurs loisirs, c'est-à-dire vingt- quatre heures
par jour, sauf le temps des repas et du sommeil. Hs se pi([uaient de con-
naissances en peinture, appelaient par leurs noms anatomiques tous les
muscles du visage, parlaient galbe et morbidesse, raisonnaient plastique
et esthétique; mais, sous prétexte de voir travailler l'artiste, ils ne s'occu-
paient en réalité qu'à plaisanter de ses clients. Le Corbeau montrait-il,
à l'entrée de la cabane, sa noire figure, son œil terne, sa démarche de
magistrat goutteux, aussitôt ils s'écriaient en chœur :
Hé! bonjour, monsieur du Cocbcuu,
Que vous êtes joli , que \ ous nio semble/. 1 eau !
.10
TOPAZE PEIiNTRE DE PORTR.MTS.
Ill!l||i|!!|iii'!l!llflll|l|l^f'f"i!llli!lllllll»
Le Toucan se trouvait le nez trop gros; l'Autru<,he, la t' te lr.'i> |clilc, etc., etc.
rappelant ainsi à la pauvre (1ii|iC >on aventure du Iroi nage escroqué par
maître Renard. Si c'était au contraire le Renard qui entrât, ou son coni-
TOPAZE PEIMTKE UE POUTRAirS. ' 317
père le Loup, ils se mettiiienl ;i nuiriiiotter la laineuse sentence du Sinise
i[ui les conilauHia Tun el Tautre :
... Je vous connais do longtemps, mes nmis.
Et tous deux vous i)ayeroz l'amende;
(lar loi, Loup, tu te plains ([uoiqu'on ne l'ail i icii pris,
Et toi, Renard, as pris ce que l'on le demande.
Un jour, le bonhomme Canard, laissant les joncs et le marécage,
Wm vint, cahin-caha, jusqu'à l'atelier de Topaze, désireux de voir aussi
sa tigure mieux que dans l'eau trouble de son étang. Dès qu'il parut, un
des Lions s'approcha plein d'empressement, et, ôtant sa toque avec poli-
tesse : « Ah ! monsieur, lui dit-il, vous qui allez de côté et d'autre,
« seriez-vous assez bon pour nous apprendre des nouvelles ? »
Bref, personne n'échappait à leurs sarcasmes. Bien des gens se
piquaient, et plusieurs auraient voulu se fàcber; mais messieurs les
Lionceaux, habitués dès l'enfance à manier les armes des duellistes, se
faisaient un jeu d'une querelle. Avec eux, le plus prudent était de se
taire ou de bien prendre la plaisanterie. Topaze aussi souffrait de leur
présence, qui le dérangeait dans son travail et pouvait nuire à ses inté-
rêts en éloignant des pratiques. Mais comment se mettre mal avec tous
ces fils de familles, puissants dans le canton, et généreux d'ailleurs dans
leurs bons moments ? Gomme ses modèles, le peintre devait prendre ces
importuns en patience, et, tout en les maudissant, leur faire bon visage.
(Test une des charges du métier.
.Malgré ces petites contrariétés et ces petits ennuis (qui peut en être
exempt dans ce monde de Dieu ? ) , le commerce allait bien. Topaze
emplissait son grenier, et sa renommée grossissait comme ses épargnes.
II entrevoyait déjà l'instant si désiré oii, riche et célèbre, il allait enfin se
<*onsacrer à la haute mission d'instruire et de moraliser ses semblables.
Le nom du prochain législateur, et le bruit des merveilles qu'il opé-
rait, s'étaient répandus, de proche en proche, jusqu'à de grandes dis-
tances. Un Eléphant, souverain de je ne sais quel vaste territoire situé
entre les grands fleuves de l'Amérique du Sud, mais qui n'est indiqué
sur aucune mappemonde, parce que l'espèce humaine n'y a point encore
pénétré, entendit parler da peintre de Paris. Il fut curieux d'employer
ses talents, et, comme un autre François l" appelant à sa cour un autre
Léonard de Vinci, il envoya une députation à Topaze avec des offres si
brillantes, (pi'il n'y avait pas même lieu à délibérer. C'est ainsi que pro-
318 TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
codenl. dans leurs câpriers, los rois absolus. On lui pronicllail. ouiro
une souun(> l'onsidéraMe en xaleurs du pays, le liliv de ('aei(|ue et le
iji'and cordon de la DenI d'ivoii'e. Topaze se mil en roule, au milieu
d'une escorte d'honneur, nionle sur un beau (Iheval et suivi d'un iMuIel
(jui portait, outre son lidèle Sapajou noii'. sa précieuse machine. On
arriva sans encombre à la cour de sultan Poussah (c'était son nom), à
qui Topaze l\it aussitôt présenté ])ar lintroductour ordinaire des ambas-
sadeurs. 11 se jeta la face conlie leire devant le monarque, et celui-ci,
le relevant'avec bonté du bout de sa trompe, lui donna à l)aiser l'un de
ses pieds énormes, eelui même qui plus tard... IMais n'anticipons point
sur les événements.
Sa Majesté très-massive éprouvait une telle démangeaison de cuiio-
site. que, sans prendre ni repos ni repas, Topaze dut aussitôt déballer
sa caisse et se mettre à l'ouvrage. Il prépara ses instruments, fit chauf-
fer ses drogues, et choisit la plus belle plaque de toute sa provision poUr
y empreindre la royale image. Il fallait que le modèle tînt tout entier
sur cet étroit encadrement, car sultan Poussah se voulait voir représenté
dans son majestueux ensemble et de la tète aux pieds. Topaze se rt^ouit
fort de ce caprice. Il se rappebiit l'aventure de l'Ours amoureux, pre-
mière cause de sa vogue et de ses succès. « Bon ! disait-il, puisque c'est
une miniature que demande Sa IMajeslé, elle sera satisfaite de moi, car
elle sera satisfaite d'elle-même. » Il plaça donc l'Eléphant fort loin de la
lunette de sa chambie obscure, pour le rapetisser autant ([ue possil)le.
puis il procéda à l'opération avec le soin le plus minutieux et l'attenlion
la plus profonde. Tout le monde attendait le résultat en silence et dans
l'anxiété, connue s'il se fût agi de fondre une statue. Il faisait un ardenl
soleil. Au bout de deux minutes, l'opérateur enlève lestement la placjue
argentée , et , triomphant , quoique agenouillé, la présente aux yeux
du monarque.
A peine celui-ci eut-il jel('' un regard obli(jue sur son image, (|u'il
partit d'un immense éclat de rire, et, sans trop savoir pourcpioi, les
courtisans rirent aussi à gorge déployée. C'était une scène de l'Olympe.
« Qu'est ceci? s'écria l'Élépliant quand' il eut recouvré la parole; c'est
le portrait d'un liai, et Von veut (jue je m'y reconnaisse ! Vous plai-
santez, mon ami. » Les rires continuaient de plus belle. « Eh (pioi !
ajouta le monarque après un instant de silence et |)renant une expres-
sion de j)lus en plus sévère, c'est parce (juil n'y a nul Animal plus grand.
plus gros et plus fort f|ue moi dans celte contrée, que j en suis le roi el
TOPAZE PEliNTRE DE PORTIUITS.
319
11 ytéynia. ses iusli uiLCiils , lil chauUei- ^es drogues , et cboisil la plus
belle plaque de sa composition...
seigneur, et j'irais me montrer à mes sujets, pour quils perdent le respect
qui m'est dû, sous les apparences d'une chétive et imperceptible créa-
ture, dun avorton, d'un Insecte? Non, la raison d'État ne me permet
point de faire cette sottise. » En disant cela, il lança dédaigneusement la
plaque à l'artiste atterré, qui courba la tète jusque dans la poussière,
moins encore par humilité que pour éviter un choc qui lui eût été funeste.
<( J'aurais dû me douter de l't^iuipée, reprit lÉléphant qui passait
peu à peu du rire à la fureur. Tous ces colporteurs de secrets et d'in-
ventions, tous ces novateurs qui nous prêchent les merveilles du monde
civiHsé, sont autant d'émissaires de l'Homme, venus pour corrompre, à
Tui'A/.K l'Ki.Nïr.i; i)K roinrvAiTs.
son profit, les Aiiiiii;iii\. |t;ii' le iii(>|iris des Net lus anti(juos. par l'oubli
dos devoirs oiimms rnuloiilc n;iliiivllo cl consliliur. Il laiil en pivsorvor
ri^tiit. ol couiicr le mal dans sa lacino. — Hravo ! secria la .calorie;
liien dit. bien l'ait, et vive le sultan ! » Knjand)ant par-dessus le C()i'|)s du
peinti'e encore pi'osterne. IKk'phant. eu trois j)as, s'approcha de Tinno-
cenle machine. i:rosse ;i ses yeux de levolutious ; et. plein ilun courroux
non moins lei^itime que celui de Don Onichotle fi'apj)ant destoc et de
taille sur les marionnettes de maître Pieire. il leva son formidable pied,
le posa sur la frac^ile enveloppe, et. d'un seul elTort, broya la caisse avec
tout ce qu'elle contenait. Adieu Veau, VaeJœ , Cochon, Couvée!
Ce fut comme le |)ot au lait de Perrette. Adieu fortune, honneurs,
influence, civilisation ! Adieu lait, adieu l'artiste! Aux horribles craque-
ments qui annonçaient sa ruine et lui broyaient le cœur, Topaze se
releva soudain, et. prenant sa course en désesj)éré, il alla se jeter, la
tète la première, dans la rivière des Amazones.
Celui qui fut son confident et (|ui resta son héiitier, c'est moi, pauvre
Ébène. pauvre Sapajou noir, qui, venu chez les Hommes d'Europe, où
j'ai appris une de leurs laniiues. me suis fait, pour leur instruction,
l'historien de mon maître.
Troduil de l'cspaçinql par Loris Viardot.
VOYAGE
LION D'AFRIQ^UE
A PARIS
ET CE QUI S ENSUIVIT
Où l'on verra par quelles raisons de haute politique le prince Léo dut faire un voyage
en France.
i bas de l'Allas, du côté du désert, règne
un vieux Lion nouni de ruse. Dans sa
jeunesse , il a voyagé jusque dans les mon-
tagnes de la Lune; il a su vivre en Bar-
barie, en Tond)Ouctou, en Hollentotie, au
milieu des républitjues d'Éléphants, de
Tigres, de Bosehimans et de Troglodytes,
'^e en les mettant à contribution et ne leur
déplaisant point trop; car ce ne fut guère
que sur ses vieux jours, ayant les dents
lourdes, qu'il fit crier les Moutons en les
croquant. De celte complaisance universelle lui vint son surnom de
Cosmopolite, ou l'ami de tout le monde. Une fois sur le trôjie, il a
voulu justifier la jurisprudence des Lions par cet admirable axiome :
322 VOYAGK D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
Prendre, c'est apprendre. Et il passe pour un dos iu()nai'(|uos les plus
instruits. Ce (pii n'empêche pas qu'il déleste les lettres et les lettrés.
., Ils embrouillent encore ce qui est embrouillé, » dit-il.
Il eut beau laire . le peu|)le voulut devenir savant. Les grilTes
parurent menaçantes sur tous les points du désert. Non-seulement les
sujets du Cosm:)polite faisaient mine de le contrarier, mais encore sa
amille commençait à murmurer. Les jeunes Altesses Griiïées lui repro-
chaient de senfermer avec un grand GrilTon. son faxori. |)()ur conipter
ses (résolu, sans admettre personne à les voir.
Ce Lion parlait beaucoup, mais il agissait peu. Les crinrères fermen-
taient. De temps en temps, des Singes perchés sur des arbres éclair-
cissaient des questions dangereuses. Des Tigres et des Léopards deman-
daient un partage égal du butin. Enfin, comme dans la j)lupart des
Sociétés, la question de la viande et des os divisait les masses.
Déjà plusieurs fois le vieux Lion avait été forcé de déployer tous ses
moyens pour comprimer le mécontentement populaire en s'appuyant sur la
classe intermédiaire des Chiens et des Loups-Cerviers, qui lui vendirent
un peu cher leur concours. Trop vieux pour se battre, le Cosmopolite
voulait finir ses jours tranquillement, et, comme on dit, en bon Toscan
de Léonie, mourir dans sa tanière. Aussi les craquements de son trône
le rendaient-ils songeur. Quand Leurs Altesses les Lionceaux le contra-
riaient un peu trop, il supprimait les distributions de vivres, et les
domptait par la famine; car il avait appris, dans ses voyages, combien
on s'adoucit en ne prenant rien. Hélas! il avait retourné cette grave
(juestion sur toutes ses dents. En voyant la Léonie dans un état d'agita-
tion qui pouvait avoir des suites fâcheuses, le Cosmopolite eut une idée
excessivement avancée pour un Animal, mais qui ne surprit |)oint les
rabinets à qui les tours de passe-passe par lesquels il se recommanda
j>endant sa jeunesse étaient suffisamment connus.
Un soir, entouré de sa famille, il bâilla plusieurs fois, et dit ces
sages paroles : (< Je suis véritablement bien fatigué de toujours rouler
cette pierre qu'on appelle le pouvoir royal. J'y ai blanchi ma crinière,
usé ma parole et dépensé ma fortune , sans y avoir gagné grand'chose.
Je dois donner des os à tous ceux qui se disent les soutiens de mon
pouvoir! Encore si je réussissais! Mais tout le monde se plaint. Moi
seul , je ne me plaignais pas , et voilà que cette nialadie me gagne ! Peut-
être ferais-je mieux de laisser aller les choses et de vous abandomier le
sceptre, mes enfants! Vous êtes jeunes, vous aurez les sympathies de
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 323
la jeunesse , et vous pourrez vous débarrasser de tous les Lions mécon-
tents en les éconduisant à la victoire. »
Sa IMajesté Lionne eut alors un retour de jeunesse et chanta la Mar-
seillaise des Lions :
Aiguisez vos ^l'i^^^--^, liérissez vos crinières!
« Mon père, dit le jeune prince, si vous êtes disposé à céder au
vœu national, je vous avouerai que les Lions de toutes les parties de
l'Afrique , indignés du far niente de Votre Majesté , étaient sur le point
d'exciter des orages capables de faire sombrer le vaisseau de l'État.
« — Ah ! mon drôle, pensa le vieux Lion, tu es attaqué de la maladie
des princes royaux, et ne demanderais pas mieux que de voir mon abdi-
cation!... Bon , nous allons te rendre sage! Prince, reprit à haute voix
le Cosmopolite, on ne règne plus par la gloire, mais par l'adresse, et,
pour vous en convaincre, je veux vous mettre à l'ouvrage. »
Dès que cette nouvelle circula dans toute l'Afrique , elle y produisit
un tapage inouï. Jamais, dans le désert, aucun Lion n'avait abdiqué.
Quelques-uns avaient été dépossédés par des usurpateurs , mais personne
ne s'était avisé de quitter le trône. Aussi la cérémonie pouvait-elle être
facilement entachée de nullité, faute de précédents.
Le matin , à l'aurore , le Grand-Chien , commandant les hallebardiers^
dans son grand costume et armé de toutes pièces, rangea la garde en
bataille. Le vieux roi se mit sur son trône. Au-dessus , on voyait ses
armes représentant une chimère au grand tiot , poursuivie par un poi-
gnard. Là, devant tous les Oisons qui composaient la cour, le grand
Griffon apporta le sceptre et la couronne. Le Cosmopolite dit à voix basse
ces remarquables paroles à ses lionceaux., (jui reçurent sa bénédiction,
seule chose qu'il voulut leur donner, car il garda judicieusement ses
trésors.
« Enfants, je vous prête ma couronne pour (quelques jours , essayez
de plaire au peuple et vous m'en direz des nouvelles. •>
Puis , à haute voix et se tournant vers la cour, il cria :
« Obéissez à mon Iils , il a mes instructions ! '>
Dès que le jeune Lion eut le gouvernement des affaires, il fut assailli
par la jeunesse Lionne dont les prétentions excessives, les doctrines,
l'ardeur, enharmonie d'ailleurs avec les idées des deux jeunes gens,
firent renvoyer les anciens conseillers de la couronne. Chacun voulut
32/.
VOYAGE D'UN LION D'AFlUQUl-: A PARIS.
— e^=l f«£
Les jeunes Lionceaux reçurent sa bénédiction.
leur vendre son concours. Le nonibre des places ne se trouva point en
rapport avec le nombre des ambitions légitimes; il y eut des mécontents
qui réveillèrent les masses intelligentes. 11 s'éleva des tumultes, les
jeunes tyrans eurent la patte forcée et furent obligés de recourir a la
vieille expérience du Cosmopolite, qui, vous le devinez, fomentait ces
agitations. Aussi, en quelques heures, le tunuiltc fut-il apaisé. L'ordre
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 325
régna dans la capitale. Un baise-grifTe s'ensuivit, et la cour fit un grand
carnaval pour célébrer le retour au s(a(u (/uo qui parut être le vœu du
peuple. Le jeune prince, troin|)é par cette scène de haute comédie,
rendit le trône à son père, qui lui rendit son aftection.
Pour se débarrasser de son fils, le vieux Lion lui donna une mission.
Si les Hommes ont la question d'Orient, les Lions ont la <|uestion
d'Europe, oii depuis quelque temps des Honunes usurpaient leur nom,
leurs crinières et leurs habitudes de conquête. Les susceptibilités natio-
nales des Lions s'étaient effarouchées. Et, pour préoccuper les esprits,
les empkher de retroubler sa tranquillité, le Cosmopolite jugea néces-
saire de provoquer des explications internationales de tanière à Cama-
rilla. Son Altesse Lionne, accompagnée d'un de ses Tigres ordinaires,
partit pour Paris sans aucun attaché.
Nous donnons ici les dépL'ches diploma(i(|ues du jeune prince et
celles de son Tii^îv ordinaire.
II
Comment le priiioo Léo fut traité à son arrivée clans la capitale du monde civilisé,
pr. Kiiiiinc Diî PÈCHE.
« Sire ,
'( Dès que votre auguste lils eut dépassé l'Atlas , il fut reçu à coups
de fusil par les postes français. Nous avons compris que les soldats lui
rendaient ainsi les honneurs dus à son rang. Le gouvciiiement français
s'est empressé de venir a sa rencontre; on lui a offert une voiture élé-
gante, ornée de barreaux: en fer creux qu'on lui fit admirer connue un
des progrès de l'intlustrie moderne. Nous fûmes nourris de viande les
plus recherchées, et nous n'avons eu qu'à nous louer des procédés de la
France. Le prince fut embar([ué, par égard pour la race animale, sur
un vaisseau appelé le Castor, Conduits par les soins du gouvernement
français jusqu'à Paris, nous y sommes logés aux frais de l'État dans un
délicieux séjour appelé le Jardin du Roi, où le peuple vient nous voir
avec un tel enqjressement, qu'on nous a donné les plus illustres savants
pour gardiens , et que, pour nous préserver de toute indiscrétion, ces
326 \0\.\CiI:: U'IN LlOiN U'AKUlQUE A PAHIS.
messieurs oui élé forcés tle inetlre des barres de fer entre nous et la
l'oulo. Nous sonmit's ariiM's dans dlKnireuses circonstances, il se trouve
là dos ambassadeurs \cnus {\c tous les points du i^'Iobe.
(> Jai lori^né. dans un liôtel voisin, un Ours blanc venu doutre-
nuM" pour des réclamations de son .i;()U\crnemcnt. Ce prince OursakolV
ma dit alors que nous ('tions les dupes de la France. Les Lions de
Paris, inquiets de notre and)assade, nous avaient fait enfermer. Sire,
Udus étions prisonniers.
(> — (Tu |)ourrons-n()u> trouNci" les Lions de Paris? > lui ai-je
demande.
0 >'otre .Majesté remarquera la linesse de ma conduite. En elVet,
la diplomatie de la Nation Lionne ne doit pas s'abaisser jusqu'à la four-
berie, et la fi-ancliise est plus babile que la dissinuUation. Cet Ours,
assez sinq)le, devina sur-le-champ ma pensée, et me répondit sans
détours que les Lions de Paris vivaient en des régions tropicales où
l'asphalte formait le sol et oii les vernis du Japon croissaient, arrosés
par l'argent d'une fée appelée conseil général de la Seine. « — Allez tou-
jours devant vous , et quand vous trouverez sous vos pattes des marbres
blancs sur lesquels se lit ce mot : Seysskl ! un terrible mot qui a bu de
l'or, dévoré des fortunes, ruiné des Lions, fait renvoyer bien des Tigres,
voyager des Loups-Ger\iers, pleurer des Rats, rendre gorge à des Sang-
sues, vendre des Chevauv et des Escargots!... quand ce mot flam-
boiera , vous serez arrivé dans le cpiartier Saint-deorges où se retirent
ces Animaux?
(i — Vous devez être satisfait, dis-je avec la politesse ([ui doit dis-
ling^ier les ambassadeurs, de ne point trouver votre jnaison (jui règne
dans le Nord, les Oursakoiï, ainsi travestis?
(( — Pardonnez- moi, reprit-il. LesOursakolï" ne sont pas j)lus épargnée
que vous par les railleries paiisiennes. J'ai pu voir, dans une impri-
merie, ce qui s'appelle un Ours imitant notre majestueux mouvement de
va-et-vient , si convenable îi des gens réfléchis comme nous le sonnnes
vers le Nord, et le prostituant à mettre du noir sur du blanc. Ces Ours
sont assistés de Singes qui grappillent des lettres, et ils font ce qu'ici les
savants nomment des livres, un produit bizarre df lilonime que
jentends aussi nomn)er des hoiif/uins, sans avoir |)U deviner le lapporl
qui f>eut existei' entie le fds d'un Bouc et un livre, si ce n'est l'odeur.
" — Quel avantage les Hommes lrou\ent-ils, (lier prince OinsakolL
à prendre nos noms sans pouvoir prendre nos (pjalités?
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 327
u — Il esl [)lus facile d'avoii' de l'c'S()i"il en se disant une Bète qu'en
se donnant pour un lloinine de talent! D'ailleurs, les Hommes ont tou-
jours si bien senti notre supériorité que, de tout temps, ils se sont servis
de nous pour s'anoblir. Regardez les vieux blasons : partout des Ani-
maux ! »
« Voulant, Sire, connaître l'opinion des cours du x\ord dans cette
grande question . je lui dis : « En avez-vous écrit à voti*e gouver-
nement ?
(( — l.c cabinet Ours est |)lus lier que celui des Lions, il ne recon-
naît pas rilomine.
« — Prétendriez-vous, vieux glaçon à deux pattes, et poudré de
neige, que le Lion, mon maître, n'est pas le roi des yVnimaux? »
« L'Ours blanc prit, sans vouloir ré[)ondre, une attitude si dédai-
gneuse, (jue d'un bond je brisai les barreaux de mon appartement. Son
Altesse, attentive à la querelle, en avait fait autant, et j'allais venger
l'honneur de votre couronne, lorsque votre auguste fils me dit très-judi-
cieusement qu'au moment d'avoir des explications à Paris il ne fallait
pas se brouiller avec les puissances du Nord.
(( Cette scène avait eu lieu pendant la nuit, il nous fut donc très-facile
d'arriver en quelques bonds sur les boulevards , où , vers le petit jour,
nous fûmes accueillis par des : « Oh! c'te tote ! — Sont- ils bien
déguisés ! — Ne dirait-on pas de véritables Animaux ! »
m
Le prince Léo est à Paris pendant le carnaval. — Jugement que porte Son Alt:::s;e
sur ce qu'elle voit.
Dl'tXIKME DÉPÊCHE.
« Votre lils, avec sa perspicacité ordinaire, devina que nous étions
■en plein carnaval, et que nous pouvions aller et venir sans aucun dan-
ger. Je vous parlerai plus tard du carnaval. Nous étions excessivement
embarrassés pour nous exprimer ; nous ignorions les usages et la langue
ilu pays. Voici comment notre embarras cessa. »
(Inlerronipue par le froid de l'atmosphère.)
328 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
l' n E M I !■ r. i; i. e t r n e u i' r n i \ c e i, e o ad i\ o i , s o \ p e r. e.
u Mon c'Iior el auiiiislo père,
u >ous luavez donné si pou de valeurs, qu'il m'est bien diflicile de
tenir mon rang à Paris. A peine ai-je pu mettre les pattes sur les boule-
vards, que je me suis aperçu combien cette capitale diffère du désert.
Tout se vend et tout s'achète. Boire est une dépense, être à jeun coûte
cher, manger est hors de prix. Nous nous sommes transportés, mon
Tigre et moi, conduits par un Chien plein d'intelligence, tout le long des
boulevards, où personne n.^ nous a remarqués tant nous ressemblions
à des Hommes, en cherchant ceux d'entre eux qui se disent des Lions.
Ce Chien, qui connaissait beaucoup Paris, consentit à nous servir de
guide et d'interprète. Nous avons donc un interprète , et nous passons,
comme nos adversaires, pour des Hommes déguisés en Animaux. Si
vous aviez su, Sire, ce qu'est Paris, vous ne m'eussiez j)as mystifié par
la mission que vous m'avez donnée. J'ai bien j)eur d'être obligé quelque-
ibis de compromettre ma dignité pour arriver à vous satisfaii'e. En arri-
vant au boulevai'd des Italiens, je crus nécessaire de me mettre à la
mode en fumant un cigare, et j'éternuai si fort, que je produisis une
certaine sensation. Un feuilletoniste, (|ui passait, dit alors envoyant
ma tète : « Ces jeunes gens finiront par ressendjler ii des Lions. »
« — La question va se dénouer, dis-je ii mon Tigre.
« — Je crois, nous dit alors le Chien. (|u'il en est comme de
l'immortelle (piestion d'Orienl, et que le mieux est de la laisser long-
temps nouée. »
« Ce Chien, Sire, nous donne à tout moment les preuves d'une
haute intelligence; aussi vous ne vous étonnerez pas en apj>renant qu'il
appartient à une administration célèbre, située rue de Jérusalem, qui
se plaît à entourer de soins et d'égards les étrangers qui visitent la
France.
« Il nous amena, comme je \iens de vous le diie, sui- le boulevard
des Italiens; là, comme sur tous les boulevards de cette grande ville,
la part laissée a la nature est bien petite. Il y a des arbres, sans doute,
mais quels arbres! Au lieu d'aii' pur, de la fumée; au lieu de rosée,
de la poussière : aussi les feuilles sont-elles larges comme mes ongles.
« Du reste, de grandeur, il n'y en a point ii Paris : tout y est
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
329
mesquin ; la cuisine y est pauvre. Je suis entré pour déjeuner dans un
café où nous avons demandé un cheval ; mais le garçon a paru tellement
surpris, que nous avons profité de son étonnement pour l'emporter, et
nous l'avons mangé dans un coin. Notre Chien nous a conseillé de ne
pas recommencer, en nous prévenant qu'un pareille licence pourrait nous
mener en police correctionnelle. Cela dit . il accepta un os dont il se
régala bel et bien.
« Notre guide aime assez à parler politique, et la conversation du
drôle n'est pas sans fruit pour moi; il m'a appris bien des choses. Je
puis déjà vous dire que quand je serai de retour en Léonie je ne me
laisserai plus prendre à aucune émeute ; je sais maintenant une manière
de gouverner qui est la plus commode du monde.
330
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
'( A Paris, k' roi iviiiw cl iii- itouvenic pas. Si \(nis ne comprenez
pas ce système, je vais vous l'expli(juer : On rassemble par trois à
(juatre cents i,Toupes tous ccu\ des lionnetes i^^ens du pays qui payent
200 francs d'impôts en leur disant de se représenter par un d'eux. On
obtient quatre cent cinquante-neuf Hommes chargés de faire la loi.
Ces honmies sont vraiment plaisants : ils croient que cette opération
communique le talent, ils imaginent qu'en nommant un JLlomme d'un
certain nom, il aura la capacité, la connaissance des alfaires; qu'enfin
le mot hotuiele f/oinme est synonyme de législateur, et qu'un Mouton
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 331
devient un Lion en lui disant : Sois-le. Aussi qu'arrive-t-il ? Ces quatre
cent cinquante- neuf élus vont s'asseoir sur des bancs au bout
d'un pont, et le roi vient leur demander de l'argent ou quelques usten-
siles nécessaires à son pouvoir, comme des canons et des vaisseaux.
Chacun parle alors à son tour de dilTérentes choses, sans que per-
sonne fasse la moindre attention à ce qu'a dit le précédent orateur.
.Un Homme discute sur l'Orient après quelqu'un qui a parlé sur la
pêche de la Morue. La mélasse est une réplique suffîsante qui ferme la
bouche à qui réclame pour la littérature. Après un millier de discours
semblables, le roi a tout obtenu. Seulement, pour faire croire aux
quatre cents élus qu'ils ont leur parfaite indépendance, il a soin de se
faire refuser de temps en temps des choses exorbitantes demandées
à dessein.
« J'ai trouvé, cher et auguste père, votre portrait dans la résidence
royale. Vous y êtes représenté dans votre lutte avec le Serpent révolu-
tionnaire, par un sculpteur appelé Barye. Vous êtes infiniment plus
beau que tous les portraits d'Hommes qui vous entourent, et dont
quelques-uns portent des serviettes sur leurs bras gauches comme des
domestiques, et d'autres ont des marmites sur la tête. Ce contraste
démontre évidemment notre supériorité sur l'Homme. Sa grande imagi-
nation consiste d'ailleurs à mettre les fleurs en prison et à entasser des
pierres les unes sur les autres.
« Après avoir pris ainsi langue dans ce pays où la vie est presque
impossible et où l'on ne peut poser ses pattes que sur les pieds du
voisin , je me rendis à un certain endroit où mon Chien me promit de
me faire voir les bêtes curieuses auxquelles Votre Majesté nous a
ordonné de demander des explications sur la prise illégale de nos noms,
quahtés, griffes, etc.
(( — Vous y verrez bien certainement des Lions , des Loups-Cerviers,
des Panthères, des Rats de Paris.
« — Mon ami, de quoi peut vivre un Loup-Cervier dans un pareil
pays?
a — Le Loup-Cervier, sous le respect de Votre Altesse , me répon-
dit le Chien, est habitué à tout prendre; il s'élance dans les fonds amé-
ricains, il se hasarde aux plus mauvaises actions, et se fourre dans les
passages. Sa ruse consiste à avoir toujours la gueule ouverte, et le
Pigeon, sa nourriture principale, y vient de lui-même.
« — Et comment ?
332 VO^AliK LVIN LION D'AFRIQUE A PARIS.
u — II paraît ([u'il a ou respiit (rociiiv sur sa langue un mot talis-
nianique avec lequel il attire le Pigeon.
« — Quel est ce mot?
« — Le mot bénéfice. 11 y a plusieurs mots. Quand bénéfice est usé,
il écrit dividende. Après dividende, réserve ou inlérêts... les Pigeons
s'y prennent toujours.
« — Et pourquoi ?
(( — Ah ! vous êtes dans un pays où les gens ont si mauvaise opi-
nion les uns des autres, que le plus niais est sûr d'en trouver un autre
qui le soit encore plus , et à qui il fera prendre un chifTon de papier pour
une mine d'or... Le gouvernement a commencé le premier en ordonnant
de croire que des feuilles volantes valaient des dom'aines. Cela s'appelle
fonder le crédit public, et quand il y a plus de crédit que de public y
tout est fondu. »
« Sire, le crédit n'existe pas encore en Afrique, nous pouvons y
occuper les perturbateurs en construisant une Bourse. Mon détaché
(car je ne saurais appeler mon Chien un attaché) m'a conduit, tout en
m'expliquant les sottises de l'Homme, vers un café célèbre où je vis en
eiïet les Lions, les Loups-Cerviers, Panthères et autres faux Animaux
que nous cherchions. Ainsi la question s'éclaircissait de plus en plus.
Figurez-vous , cher et auguste père , qu'un Lion de Paris est un jeune
Homme qui se met aux pieds des bottes vernies d'une valeur de trente
francs, sur la tête un chapeau à poil ras de vingt francs, qui porte un
habit de cent vingt francs, un gilet de quarante au plus et un pantalon de
soixante francs. Ajoutez à ces guenilles une frisure de cinquante centimes,
des gants de trois francs, une cravate de vingt francs, une canne de cent
francs et des breloques valant au plus deux cents francs ; sans y com-
prendre une montre qui se paye rarement, vous obtenez un total de cinq
cent quatre-vingt-trois francs cinquante centimes dont l'emploi ainsi
distribué sur la personne rend un Homme si fier, qu'il usuqie aussitôt
notre royal nom. Donc, avec cinq cent quatre-vingt-trois francs cin-
quante centimes, on peut se dire supérieur à tous les gens à talent de
Paris et obtenir l'admiration universelle. Avez-vous ces cinq cent quatre-
vingt-trois francs, vous êtes beau, vous êtes brillant, vous méprisez les
passants dont la' défroque vaut deux cents francs de moins. Soyez un
grand poëte, un grand orateur, un Homme de cœur ou de courage, un
illustre artiste, si vous manquez à vous harnacher de ces vétilles, on ne
vous regarde point. Un peu de vernis mis sur des bottes, une cravate de
VOYAGE D'UN LION D'aKHIQUE A PARIS.
333
telle Vcleur, nouée de telle façon, des gants et des manchettes, voilà
donc les ciractères distînetirs de ces Lions frisés qui soulevaient nos
populatiois gueriières. IJélas! Sire, j'ai bien peur qu'il n'en soit ainsi
Un Lion de Paris.
(.le toutes les questions, et qu'en les regardant de trop près elles ne
s'évanouissent , ou qu'on n'y reconnaisse sous le vernis et sous les bre-
telles un vieil intérêt, toujours jeune, que vous avez immortalisé par
votre manière de conjuguer le verbe Prendre!
(( — Monseigneur, me dit mon détaché qui jouissait de mon étonne-
ment à l'aspect de cette friperie, tout le monde ne sait pas porter ces
'5'èk VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
habits ; il y c\ une manière, et dans ce pays-ci tout est une question de
manière.
u — Eli Itien. lui (li>-je. si un Homme avait les manières sans avoir
les habits?
<i — Ce serait un Lion inédit . me répondit le Chien sans se déterrer.
Puis. Monseigneur, le Lion de Paris se distingue moins par lui-même
que par son Rat. et aucun Lion ne va sans son Rat. Pardon, Altesse,
si je rapproche deux noms aussi j)eu faits poui' se toucher, mais je parle
la langue du pays.
> — Quel est ce nouvel Animal .*
" — Un Rat , mon Prince : c'est six aunes de mousseline qui dan-
sent, et il n'y a rien de plus dangereux . parce que ces six aunes de
mousseline parlent, mangent, se promènent, ont des caprices, et tant,
quelles finissent par ronger la fortune des Lions, quelque chose comme
trente mille écus de dettes qui ne se retrouvent plus ! »
T n O I s I K il F. I) K P E C H E.
> Expliquei' ii Votre Majesté la différence qui existe entre un Rat et
une Lionne, ce serait vouloir lui expliquer des nuances infinies, des
distinctions subtiles auxquelles se trompent les Lions de Paris eux-
mêmes, qui ont des lorgnons! Comment vous évaluer la dislance
incommensurable c{ui sépare un chàle français,* vert américain, d'un
chàle des Indes vert-ponune ? une vraie guipure d'une fausse, une
démarche hasardeuse d'un maintien convenable? Au lieu des meubles en
ébène enrichis de sculptures par Janest qui distinguent l'antre de la
Lionne, le Rat n'a que des meubles en vulgaire acajou. Le Rat, Sire,
loue un reniise, la Lionne a sa voiture; le Rat danse, et la Lionne monte
à cheval au bois de Boulogne; le Rat a des appointements fictifs, et la
Lionne possède des rentes sur le grand-livre; le Rat ronge des fortunes
sans en rien garder, la Lionne s'en fait une; la Lionne a sa tanière
vêtue de velours, tandis que le Rat s'élève à peine à la fausse perse
peinte. jN'est-ce pas autant d'énigmes pour Votre Majesté, (|ui de litté-
rature légère ne se soucie guère et qui veut seulement fortifier son pou-
voir? Ce détaché, comme l'appelle Monseigneur, nous a parfaitement
expliqué comment ce pays était dans une époque de transition, c'est-à-
dire qu'on ne pen t [)roph(''tisr'r rjue le pn'sonl . tant les choses y vont vite.
VOYAGE DLW LION D'AFRIQUE A PARIS.
L instabilité des choses publiques entraîne linstabiliie des positions parti-
culières. Evidemment ce peuple se prépare a devenir une horde. Il
éprouve un si grand besoin de locomotion, que. depuis div ans surtout
Une Lionne.
eu voyant tout aller a rien, il sest mis en marche aussi : tout ^st danse
et galop ! Les drames doivent rouler si rapidement, qu'on n'vpeutphH
rien comprendre ; on n'y veut que de laction. Par ce mouvement géné-
ral, les fortunes ont défilé comme tout le reste, et, personne ne se^trou-
vant plus assez riche, on s'est cotisé pour subvenir aux amusement
Tout se fait par cotisation : on se reunit pour jouer, pour parler, pour
ne rien dire, pour fumer, pour manger, pour chanter, pour faire de la
336
VOYAGE D'UN LION D\\FR10UE A PARIS.
musique, pour ihm^or; de là le club et le bal Musard. Sans ce Chien,
nous n'eussions rien compris à tout ce qui frappait nos regards.
u 11 nous dit alors que les farces , les chœurs insensés , les railleries
et les imaiies grotesques avaient leur temple, leur pandéiuonium. « — Si
Son Altesse veut voir le galop chez Musard, elle rai)poitera dans sa
patrie une idée de la politique de ce pays et de son gâchis. »
« Le Prince a manifesté si vivement son désir d'aller au bal, que,
bien qu'il fût extrêmement difficile de le contenter, ses conseillers ne
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
337
purent qu'obéir, tout en sachant combien ils s'éloignaient de leurs
instructions particulières ; mais n'est-il pas utile aussi que l'instruction
vienne à ce jeune héritier du trône ? Quand nous nous présentâmes pour
entrer dans la salle, le lâche fonctionnaire qui était à la porte fut si
effrayé du salut que lui fit monsieur votre fils, que nous pûmes passer
sans payer. »
DERNIERE LETTRE DU JEUNE PRINCE A SON PÈRE.
(( Ah ! mon père , Musard est Musard , et le cornet à piston est sa
musique. Vivent les débardeurs ! Vous comprendriez cet enthousiasme,
si , comme moi , vous aviez vu le galop ! Un poëte a dit que les morts
vont vite , mais les bons vivants vont encore mieux ! Le carnaval , Sire .
est la seule supériorité que l'Homme ait sur les Animaux; on ne peut lui
43
338 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
contester ccilc invention ! C'est alors (jue l'on aequiert une certitude sur
les rapports qui relient T Humanité à l'Animalité, car il éclate alors tant
de passions animales chez l'Homme, qu'on ne saurait douter de nos
atlinités. Dans cet immense tohu-bohu où les gens les plus distingués de
cette grande capitale se métamorphosent en guenilles pour défiler en
images hideuses ou grotesques, j'ai vu de près ce qu'on appelle une
Lionne parmi les Hommes, et je me suis souvenu de cette vieille histoire
d'un Lion amoureux qu'on m'avait racontée dans mon enfance, et que
jaimais tant. 3Iais aujourd'hui cette histoire me paraît une fable ridicule.
Jamais Lionne de cette espèce n'a pu faire rugir un vrai Lion. »
IV
Comment le prince Léo jugea qu'il avait eu grand tort de se déranger, et qu'il eût mieux
fait de rester en Afrique.
qiathiéme dépèche.
« Sire, c'est au bal Musard que son Altesse put enfin aborder face à
face un Lion parisien. La rencontre fut contraire à tous' les principes de
reconnaissances de théâtre ; au lieu de se jeter dans les bras du Prince,
comme laurait fait un vrai Lion, le Lion parisien, voyant à qui il avait
aiïaire, pâlit et faillit s'évanouir. H se remit pourtant et s'en tira... Par
la force ? me direz-vous. Non, Sire, mais par la ruse.
<( — 3Ionsieur, lui dit votre fils, je viens savoir sur quelle raison
vous vous appuyez pour prendre notre nom.
(( — Fils du désert, répondit de la voix la plus humble l'enfant de
Paris, j'ai l'honneur de vous faire observer que vous vous ai)pelez Lion,
et que nous nous apjjelons Laianne, comme en Angleterre.
<( — Le fait est. dis-je au prince, en essayant d'arranger l'affaire,
que Laianne \\ Q?>i pas du tout votre nom.
« — D'ailleurs, reprit le Parisien, sommes-nous forts comme vous?
Si nous mangeons de la viande, elle est cuite, et celle de vos repas est
crue. Vous ne portez pas de bagues.
'( — -^lais, a dit Son Altesse, je ne me paye pas de semblables
raisons.
(( — Mais on discute, dit le Lion parisien, et |>ar la discussion l'on
s'éclaire. Voyons. Avez-vous pour votre toilette et pour vous faire la
crinière quatre espèces de brosses différentes ') Tenez : une brosse ronde
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 339
pour les ongles, plate pour les mains, horizontale pour les dents, rude
pour la peau, à double rampe pour les cheveux ! Avez-vous des ciseaux
recourbés pour les ongles , des ciseaux plats pour les moustaches ? sept
flacons d'odeurs diverses ? Donnez-vous tant par mois à un Homme pour
vous arranger les pieds ? Savez-vous seulement ce qu'est un pédicure ?
Vous n'avez pas de sous-pieds, et vous venez me demander pourquoi
l'on nous appelle des Lions ! Mais je vais vous le dire : nous sommes
des Laiannes , parce que nous montons à Cheval , que nous écrivons des
romans, que nous exagérons les modes, que nous marchons d'une
certaine manière, et que nous sommes les meilleurs enfants du monde.
Vous n'avez pas de tailleur à payer ?
(( — Non , dit le prince du désert.
« — Eh bien ! qu'y a-t-il de comnmn entre nous ? Savez-vous
mener un tilbury ?
« — Non.
(( — Ainsi vous voyez que ce qui fait notre mérite est tout à fait
contraire à vos traits caractéristiques. Savez-vous le whist ? Connaissez-
vous le jockey's-^club ?
« — Non, dit l'ambassadeur.
« — Eh bien , vous voyez , mon cher , le whist et le club , voilà les
deux pivots de notre existence. Nous sommes doux comme des Mou-
tons, et vous êtes très-peu endurants.
« — Nierez-vous aussi que vous ne m'ayez fait enfermer ? dit le
prince que tant de politesse impatientait.
(( — J'aurais voylu vous faire enfermer que je ne l'aurais pas pu,
répondit le faux Lion en s' inclinant jusqu'à terre. Je ne suis point le
Gouvernement.
(( — Et pourquoi le Gouvernement aurait-il fait enfermer Son
Altesse ? dis-je à mon tour.
« — Le Gouvernement a quelquefois ses raisons, répondit l'enfant
de Paris, mais il ne les dit jamais. »
u Jugez de la stupéfaction du prince en entendant cet indigne lan-
gage. Son Altesse fut frappée d'un tel étonnement, qu'elle retomba sur
ses quatre pattes. Le Lion de Paris en profita pour saluer, faire une
pirouette et s'échapper.
« Son Altesse, Sire, jugea qu'elle n'avait plus rien à foire à Paris,
que les Bêtes avaient grand tort de s'occuper des Hommes, qu'on pouvait
les laisser sans crainte jouer avec leurs Rats, leurs Lionnes, leurs cannes,
•hQ
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQLIK A PARIS.
leui-s joujoux dorés, leurs petites voitures et leurs gants; qu'il eût
inimix valu (luollo restai aupri's île Voire Majesté, et (ju'elle ferait bien
de ivlourner au déserl. n
A quelques jours de là on lisail daus /c Scinaphorc de jMarseille :
(( Le prince Léo a j>assé iiier dans nos murs |){)ur se rendre à
« Toulon, oii il doit seinbarquer pour I Afrique. La nouvelle de la
'« mort du roi. son père. est. dit-on. la cause de ce départ j)réci|)ilé. »
La jusiice ne vient |)our les Lions qu'après leur mort. Le journal
ajoute (pie celle mort a consterné beaucoup de ii:ens en Li'onie, et (pi'elle
y embarrasse tout le monde. « Lai,'itation est si i^rande qu'on craint un
'< bouleversement général. Les nondjreu\ admirateurs du vieux Lion sont
« au désespoir. Qu'allouiî'-nous devenir? s'écrient-ils. On assure que le
<« Chien qui avait servi dinterprèle au prince Léo, s'étant trouvé là au
« moment oîi il reçut ces fatales nouvelles, lui donna un conseil qui
« peint bien l'état de démoralisation où sont tombés les Chiens de Paris :
« — Mon prince, lui dit-il, si vous ne pouvez tout sauver, sauvez la
« caisse I »
« Ainsi voilà donc, dit le journal , le seul enseignement que le jeune
« prince remportera de ce Paris si vanté ! Ce n'est pas la Liberté, mais
« les saltimbanques qui feront le tour du monde. »
Cette nouvelle pourrait être un puif, car nous n'avons pas trouvé la
dynastie des Léo dans TAlmanach de Gotha.
De Balzac.
AU LECTEUR
Ami lecteur, nous voici arrivés sans enconil)re à la moitié de notre
i'oute.
Suivez-nous avec conliance dans la seconde partie de noti'e expédi-
tion : nous ne marchons plus on voyageurs inexpérimentés et sans t^uide
à travers des pays inconnus , nous savons maintenant où nous préten-
dons vous mener; nous connaissons vos goûts, et nous pouvons vous
promettre, sans crainte de voiis tromper et de nous tromper, de véritables
monts et de véritables merveilles. La plume de nos correspondants s'est
aguerrie, leur nombre s'est augmenté; nous avons gagné en toutes
choses, en quantité et même en qualité, et nous avons à vous ofirir
presque des trésors !
Quant à Grandville, sans compter qu'il y a au bout de son crayon
des portraits et des scènes où vous aurez le plaisir de retrouver ceu\ de
vos amis et de vos voisins que vous n'avez point encore vus, et où, de
leur côté, vos amis et vos voisins auront la satisfaction de vous recon-
naître vous-même, nous croyons devoir vous confier qu'il a découvert
une nouvelle manière de mettre du noir sur du blanc et de vous être
agréable, à vous, cher lecteur, et à vous, chère lectrice, qui nous l'êtes
tant, en faisant pour vous ce qu'il n'a encore fait pour personne. —
Tous verrez bien.
Bonsoir donc, ami lecteur; rentrez chez vous, tenez pour ce soir
votre cage bien fermée, on ne sait pas ce qui peut arriver. Les nuits les
plus paisibles peuvent finir j)ar un orage. Qui sait si nous n'allons pas
dormir sur im volcan? Un sage l'a dit : Les révolulions ne dorment
jamais que d'un œil. Quoi qu'il en puisse être, dormez bien, faites de
bons rêves, et à demain.
Lr: Singe, le Perroquet et le Coq,
Rédacteurs en chef.
Pour copie conforme :
P. J. Stahl.
/
y
Eonsoir donc, ami lecteur; ;eitrez clicz v(
/
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Ci io-
tel, _^ ^^^^
A TOUS LES ANIMAUX
L/u Jardin des Plante.-, le 26 novcmbrt 181
En metlant sous pi esse
I cette seconde partie de notie
histoire nationale, nous pen-
sions pouvoir nous felicitei-
d'avoir posé les bases sur
i;| lesquelles s'élèvera un joui
notre constitution, quand
i^i:mm
:Jilt,ipn\n
ENCORE UNE REVOLUTION
:n5
des signes qui n'annoncent, hélas! rien de bon, vinrent nous eflrayer
pour les destinées de notre société Animale.
Au moment où on s'y attendait le moins, des nuages noirs et épais
s'étaient montrés à l'horizon, et, se répandant à travers le ciel, avaient,
en un instant, fait du jour la nuit.
Nos savants astronomes , qui déjà sont venus à bout d'éclaircir ce
point très-obscur de la sidérologie ^ qui consistait à démontrer que les
jours se suivent et se ressemblent, saisirent avec empressement cette
occasion défaire faire un nouveau pas à la science, et, munis de leurs
lunettes d'approche, ils grimpèrent sur la pointe du paratonnerre dont ils
ont ait leur observatoire.
Là, aidés de tout ce qu'une expérience consommée ajoute à beau-
coup de sagacité naturelle, ils étudièrent pendant plusieurs heures ces
sombres phénomènes ; mais il leur fut impossible d'y rien comprendre ;
et telle est la conscience de ces illustres savants, que, de peur de se
tromper, ils ont mieux aimé se taire, n'osant hasarder aucune conjec-
ture. — Nous attendons.
Veuillent les Dieux que rien ne vienne justifier nos appréhensions !
44
m
ENCORE UNE REVOLUTION!
Paris, lo -il novembre 1811.
Nous recevons de l'Observatoire l'avis suivant :
« Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la nature dit
« phénomène qui nous a inquiétés. Si nos calculs ne nous trompent pas,
« et si nous sommes bien informés , ces nuages ne sont rien moins qu'un
« innombrable amas de Moucherons et autres Insectes armés de toutes
« pièces. Cette prise d'armes serait le résultat d'un vaste complot qui
« aiwait pour but de renverser l'ordre de choses établi dans notre
« première assemblée. La conspiration se serait ourdie dans un coin du
« Ciel. Pourtant, comme les Moucherons n'ont jamais passé pour avoii-
« des opinions politiques bien tranchées, nous espérons pouvoir démentir
« demain la nouvelle que nous vous donnons aujourd'hui comme cer-
« taine. — En tous cas : Caveant consules ! Ne vous endormez pas. »
Non, nous ne dormirons pas, et puisque nous avions trop préjugé
de la sagesse de nos frères , puisque l'anarchie veille , nous veillerons
avec elle et contre elle.
Gomme première mesure d'ordre, et pour satisfaire au vœu général',,
nous publierons de jour en jour, d'heure en heure, s'il le faut, et sous
ce titre : le Monileur des Animaux, un bulletin des événements qui se
préparent , de façon que chacun puisse se donner le petit plaisir d'en
causer avec ses amis, et de les commenter à sa manière.
Le Singe, le Perroquet et le Coq,.
Rédacteurs en chef.
MONITEUR DES ANIMAUX
Nous l'avions prévu. Les nouvelles que nous avions reçues de
l'Observatoire sont aujourd'hui confirmées. Des désordres graves et qui
ont le caractère d'une véritable sédition ont éclaté cette nuit. Une petite
poignée de factieux , détachés au nombre de trois cent mille envi^ron du
corps d'armée principal , et commandés par une certaine Guêpe connue
pour l'exaltation de ses principes, vient de s'abattre sur le faîte du laby-
rinthe. L'intention hautement avouée des factieux est d'exciter la Nation
Animale à la révolte et d'obtenir, le glaive en main, ce qu'il leur plaît
4] 'appeler une réforme générale.
Quelques iMouches sensées ont vainement essayé de rappeler cette
troupe égarée à de meilleurs sentiments.
Leur voix a été méconnue. Quoiqu'il arrive, nous saurons tenir tête
à l'orage, et nous espérons, avec l'aide des Dieux, repousser ce«
odieuses tentatives. « Les troubles, a dit Montesquieu, ont toujours
^affermi les empires. »
Le capitaine de nos gardes ailés, le seigneur Bourdon, n'a pu
réussir à disperser les factieux. Il a cru , avec raison , devoir reculer
devant l'effusion de sang, et s'est contenté de couper les vivres et la
retraite aux insurgés qui, dans quelques heures, auront à subir les
horreurs de la faim. Cette humanité du seigneur Bourdon mérite les plus
grands éloges. Les révoltés, s'étant barricadés sous le chapiteau du
labyrinthe avec des feuilles mortes et des brins d'herbe sèche , sont ,
3ij8 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
dil-on. en niosure de soutenir un siège régulier. L'espace occupé par eu\
est d'au moins dix-huit |)Ouces en largeur siu' dix de profondeur.
Les bruits les plus contradictoires se croisent et se succèdent. On a
été jusqu'à nous accuser, par une ridicule interprétation de notre précé-
dente citation de IMontesquieu, d'avoir sous main fomenté la révolte.
« Les tyrans, a dit un des |)lus fougueux orateurs de la troupe, craignent
toujours que leurs sujets soient d'accord. » Que répondre à de pareilles
absurdités? Si les chefs d'une nation n'avaient à craindre que l'accord
de leurs sujets , ils pourraient dormir tranquilles.
On assure que les Moucherons révoltés cherchent à organiser l'agi-
tation sur tous les points. Un d'eux, le Clairon, musicien habile v a
iïuprovisé une marche guerrière intitulée h Happol des Mimchcrons.
Nous entendons d'ici les accents de cette musique impie , d(jnt les
sons nous arrivent à la fois de toutes les hauteurs de Paris, le Panthéon,
le Val-de-Grâce , la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, la SalpAtrière, le
Père-La chai se , les colonnes de la barrière du Trône et les buttes Mont-
martre, sur lesquelles des émissaires ont été envoyés par les chefs du
mouvement. Quelques prisonniers ont été faits, mais il a été impossible
de les faire parler. « Nous sommes blancs comme neige, ont-ils dit ;
nous ne savons pas pourquoi nous sommes arrêtés, mais' c'est égal,
prenez nos têtes! — Vos tèies, Messieurs, qu'en feiions-nous ? Que
peut-on faire de la tète d'un Moucheron ? »
ENCORE UNE REVOLUTION!
3^9
Pourtant nous examinerons cède proposition.
Les prétentions des rebelles sont maintenant connues. L'intérêt
général a servi de prétexte à des ambitions personnelles et à des haines
particulières. C'est d'une révolution littéraire qu'il s'agit : on veut nous
forcer à donner notre démission ! ! ! Si nous refusons , on nous menace
d'une concurrence : — nous ne la craignons pas. — Mandataires de
tous, nous n'abandonnerons pas le poste qui nous a été confié : on ne
nous arrachera notre place et notre traitement (pi'avec la vie. Le bien
public nous réclame, c'est à lui seul que nous nous devons.
Mais que nous reproche-l-on ? Avons-nous été injustes ou partiaux '•)
N'avons-nous pas suivi notre programme et imprimé tout au long ce
qu'on a bien voulu nous envoyer, sans préférence , sans choix , aveuglé-
ment, comme doit le fan^e tout bon rédacteur en chef? N'avons-nous
pas des papiers par-dessus la tête ? de l'encre jusqu'aux coudes et à
mi-jambes? Si nous n'avons pas bien fait, enfin, a-t-il tenu à nous
que nous ne fissions un chef-d'œuvre?
Le chef de l'insuneclion est un Scarabée! le Scarabée Hercule!
Le beau nom !
i^ ENCORE U]^E RÉVOLUTION!
(lomuiissiez-vous le Siarabéo 1Ii:kcu,k ? Nous mépriserions tles
alUiquos j)ailios de si bas. si nous ne savions que la faiblesse elle-même
a s<:>n aiguillon, ci que l'espace que pareouit son dard lui appartient. •
C'est donc dans une in(en(ion doni ciiacun appréciera les niolifs
(pie nous avons ordonne les mesures sui\an(es :
« 1" i.;i [r\o du Scarabée IIf.ucilh est mise ii pri\. Une récompense
honnèle sera donnée à l'clui (pii nous le livrera mort ou vif (nous
l'aimons mieu\ mort ).
'2 II sera procédé inuuédialement à une levée de troupes extraor-
dinaire, et bientôt nous aurons à opposer aux rebelles neuf cent mille
Mouches, parfaitement équipées, qui auront à combattre la révolte dans
les plaines de l'air ou de la terre, paitout enfin oii l'ordre sera menacé.
« .'V' Messieurs les commissaires de police devront toujoui's avoir
dans leur poche une écharpe. et même deux écharpes, si leurs moyens
le leur permettent.
« k" Les rassemblements qui se composeraient de plus d'un Animal
seraient dispersés par la force; cet avis concerne plus particulièrement
les Autruches, les Canards et autres Animaux socialistes qui ont la
manie de se rétmir en .groupes.
• 5" Nfjus engageons Ums les Animaux honnêtes à rester chez eux,
à ne pousser aucun cri, à se coucher tôt, à se lever tard et à ne rien
voir ni entendre. Une pareille œnduile prouvera aux factieux combien
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
351
leurs p!'.)jots trouvent peu (!<> synipatliie dans la partie éclairée de la
populati )n Animile. '>
Un CEiJF-VoLVNr nous a été envoyé en parlementaire; nous avons
daigné l'écouter et lui répondre. « Vous avez parlé, nous a-t-il dit, il
n'y en a eu que pour vous; à chacun son tour. Nous sommes trente-
trois millions là-bas, tous extrêmement las de ne faire aucun bruit dans
le monde. Nous voulons tous parler et tous écrire. L'égalité est-elle un
«iroit, oui ou non ?
— Qu'est-ce qu'un droit ? lui répondit un vieux Coubeai; que nos
lecteurs connaissent; summum jus, summa injuria; si vous voulez tous
parler, tous les in-folio du monde n'y suffiront pas, diit chacun de vous
se contenter d'écrire pour sa part, non une page, mais une ligne, mais
un mot, mais une lettre, mais une virgule et moins encore. »
Cette réflexion si" judicieuse fut naturellement trouvée absurde.
« Laissez donc, dit le Cerf-Vol vnt ; que ne dites-vous tout de suite
que le Dieu des Scarabées n'a pas fait assez de terre, et de ciel, et de
lumière, et de feuilles d'arbres, et même de feuilles de papier, pour que
chacun en ait sa part sur cette terre? Du moment où il est juste que tout
le monde puisse écrire, cela doit être possible. »
0 folie ! va oii tu voudras, ton triomphe est assuré !
Hélas ! la guerre civile s'avance vers nos vallées paisibles ; l'esprit de
révolte a passé des Insectes aux Oiseaux et des Oiseaux aux Quadru-
pèdes. L'alarme est partout. Les portes des cages ont dû être fermées,
ce qui est particulièrement désagréable aux Animaux qui se plaisent à
prendre l'air sur le pas de leur porte pour savoir ce qui se passe dans
3:,iî KNCORE UNE RÉVOLUTION!
les cages voisines. Qu'on se rassniv ponrliuil. nous coiuiaissons la
Siiinteté de noliv mission, cl nous saurons la ivniplir tout onliorc. Les
Gif s n'ont point encore abandonne la ijarde du r,a|)itole.
In nouvel a|t|)el a ete l'ait aux in('conlents. cl nous apprenons que
les CiiATTF.s françaises se sont d('liniti\einenl declarc'cs contre nous.
Leur adliésion ii la ri'volte a éle loni;(enips incertaine; entre le oui et le
n(»n d'une (Ihvttk française, il n'y a |)as dv place |)our la pointe d'une
aiiruille. Elles ont été entraùu'cs |)ar une i\v<: leurs, (pii ne nous a pas
pardonné d'avoir accordé la parole à une (^hatti-: ani,daise dans un livre
français. Si ce qu'on nous dit est vrai , cette maîtresse Giiatti-: aurait
forcé son honnête mari, (pii avait toujours passé pour être le plus saint
homme de Chat du (piartier, a se mettre à la tète des mécontents de
son espèce. Elle-nième va, dit-on, de l'un à l'autre, exaltant les modé-
rés et miaulant avec les exaspérés une espèce de Marseillaise où il n'est
nullement question de la patte de velours de la paix. Elle ne s'adresse
pas M'ulemenl au\ Currs. mais bien aux Ciiattks, ses sœurs, qu'elle
invite ;i suivre son exemple : « Vous que votre sexe semble éloigner des
aiïaires politiques, dit-elle, faites appel ii vos maris, à vos frères, à vos
amis, à vos fiancés * ! Qu'aucune partie de plaisir sur les toits du voisi-
nage ou dans les gouttières des serres chaudes ne vous arrête...
N'épargnez rien, et ne craignez rien, on vous foulera, on vous écra-
sera, qu'importe !.. »
On la dit. le mauvais exemple vient toujouis d'en haut. Les révoltée
n'étaient fjue des instruments entre les mains de personnages haut placés.
Oui l'eût <iii pourtant? ("est i'Ei.i;i'i!\N r. un des Animaux les [)lus consi-
dérables et les plus considcn-s du Jardin, (pu n'a pas craint de com[)ro-
mellre sa gravité dans une pareille alfaire. — Vous êtes bien gros,
Monseigneur, [xjur conspirer. Ne voyez-vous pas (pi'on prend pour
dupe Votre Grosseur, et vous convient-ii d'apprendre (pie celui (pii vous
met en mouvement c'est le Renard '.'
' Lellres de Londres, \mv J. ]/**.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
353
Animaux! retenez bien ceci : il ne faut pas plus jui^er d'un Renard
par ses paroles, que d'un Cheval par la bride.
45
35', K.NCORE UiNE RÉVOLUTION!
A l;i lioniu' luMiit'. les ri'volh's JoikmiI cailcs sur liiltic cl biùlcnl
Ioui*s vaisseaux ; tien ne uunujuo à ivllc iiisui ivclion : dans leur sdipide
«'onlianco, los couitablos so cliariiviil do nous Ibin'nii" cMix-iiu'inos les
preuves des crimes doni ils auront ii rcMidre eouiple un jour. Les révol(('s
onl répondu à noire jouiiial par un aulic journal. Mais (|uel journal ! le
nùliv est plus i^rand de inoilie.
Nous enipruntons au pieniier nuint'io de la Iruille anarelii(iue, h-
Journal libre (est-ee que le n(Mre ne lesl pas .') . la pièce suivanle. (pii
iK.us initie aux plus secrets détails de la conspiration. I.e bon sens de
nos lecteurs fera justice des abominables théories de ces ennemis du
f-epos publie. Nous ne clianiieons pas un jnol à ee curieux docunjcnt,
;iu(pu'l nous nous réservons de répondre.
LE JOURNAL LIBRE
REVUE DE LA REFORME ANIMALE
Us amis de la iiberié se sont rassemblés liier dans le Cabinet d' histoire
naturelle. C'est dans les vastes salles des empaillés qu'a eu lieu cette K'iinion
préparatoire.
Il était très-tard. Le signal donné, les conjurés entrèrent les uns a])rès les
autres, puis, s'étant salués du geste sans mot dire, ils allèrent se ranger silen-
cieusement dans les sombres galeries, à côté des froides reliques de leurs aïeux,
<pie l'on eût dit autant de fantômes assoupis.
Il semblait que le silence eût fait un désert de ces vastes catacombes.
L'immobilité était telle, qu'on ne pouvait distinguer les morts des vivants.
L'Éléphant, I'Aigi.e, le Blffle et le Bison arrivèrent, chacun de son côté,
comme si une invisible puissance les eût fait apparaître tout à coup. Pour qui
ignore que l'amour de la liberté transporterait des montagnes, la présence de ces
nobles Animaux dans ces hautes galeries efit vu'i inexi)licable.
(Juand la réunion fut complète, le Bison prit la parole en ces termes :
« Frères, dit l'orateur, en regardant l'un après l'autre tous ceux qui se trou-
vaient là, nous n'avons encore rien dit, et pourtant nous savons tous pourtpioi
nous sommes ici.
« Disons-le donc, puisque aussi bien nous sonnues tiers de le penser : nous
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 35î
sommes ici pour conspirer, pour défaire aiijmud'iuii ci' (pie nous avons mal fait
il y a un an, et pour aviser à mieux faire; pour abaisser, pour abattre ceux que
nous avons élevés; pour agiter enfin la Nation Animale au nom de la révocation
des rédacteurs.
« Je le déclare : il ne nous reste qu'une ressource, c'est le renvoi des rédac-
teurs... Hourra pour le renvoi!
— Tonnerre d'applaudissements. —
« Frères, il faut (pie les mots aillent oîi va la pensée; — et si désolant qu'il
soit pour vous de l'entendre et pour moi de le dire, je le dirai et vous l'enten-
drez : tout. ce qui existe n'est bon qu'à aller en ruine, et ce serait mieux s'il
n'existait rien!... Que nous a servi ce qu'on nous a fait faire? Ce livre publié,
dites, à quoi a-t-il servi?
— Tois : « A rien ! à rien! » —
(( Celle lice où ciiacun devait enlier, le plus humble comme le plus grand,
pourquoi ne l'a-l-on ouverte qu'aux plaintes isolées d'un petit nombre, sinon-
pour éloigner de la tribune nationale les cris de la détresse universelle? Ils n'ont
travaillé que pour eux. — Ils n'ont songé qu'à eux; — et quand ils se sont vus
puissants, ils ont dit : — Tout est bien.
« Que nous revient-il de leur puissance? Notre terre à nous a-t-elle cessé-
d'être une vallée de larmes?
— Le Cerf, I'Êlan et le Veau : « Non! non! » —
u Frères, on a étouffé les voix généreuses qui ont voulu s'élever en faveur
de la réforme bête-unitaire.
« Frères, notre régénérai ion sociale n'a i)as fait un pas depuis l'immortelle
nuit oi!i les premiers efforts de notre liberté naissante ont été salués par les
acclamations de la terre tout entière.
« Frères , nos rédacteurs en chef ont trahi leur mandai ! ils nous ont
vendus! vendus aux Hommes!
— Tous : « C'est vrai! c'est vrai! on nous a vendus ! » —
(( Vendus aux Hommes! ! ! Mais laissons là les Hommes ; les Hommes ne sont
aujourd'hui que nos seconds ennemis. Nos vrais ennemis, les plus dangereux, ce
sont nos rédacteurs !
« Point de grâce pour ces traîtres qui, pour une caresse de leur gardien,
pour une misérable subvention en pommes vertes , en coquilles de noix et en
croûtes de pain sec , ont trahi la cause sacrée de l'émancipation des bêtes ! A qui
devons-nous d'être encore où nous sommes? où retournerons-nous ce soir?
Sera-ce dans nos libres déserts, ou dans nos étroites prisons? »
ENCORE UNE REVOLUTION! 357
« Restes de nos pères! s'écrie-t-il : vous (iiii avez vécu, répondez, mânes
désolés; étiez-vous donc sortis des mains du Créateur pour mourir où vous êtes?
« L'Animal est-il fait pour être empaillé et mis sous verre comme une curio-
sité, ou pour rentrer noblement, après avoir accompli sa destinée, dans le sein
de la terre, sa mère, selon le vœu de la nature?
« Nous tous, sauvages enfants de la plaine ou de la montagne, devions-nous
donc vivre un jour la coi"de au cou, entre quatre planches, et dîner à heure fixe
d'un dîner tiré d'un buffet?
(( Frères, les plaintes ne soulagent pas un cœur oppressé : à quoi bon se
plaindre? Nos plaintes, qui les a entendues?
« Frères, avez-vous renoncé à échapper aux Hommes? Vous laisserez-vous
arrêter à moitié chemin par la trahison ?
— Le Chamois : « Plutôt les avalanches que les Hommes méchants! » —
<( Frères, nous sommes furts, et la liberté sourit aux braves. Heureux
l'Animal qui ne dépend de personne.
« Frères, le plus fort, c'est celui qui ne craint rien.
« Frères, quand les lois ne commandent plus au peuple, il faut que le
peuple commande aux lois.
(( Frères, la liberté enfante des colosses; mais que faire d'une loi qui d'un
Aigle fait un Oison, et d'un Lion un bavard?
« Frères, dût la société tomber en poussière, il faut détruire cette loi mau-
vaise. !)
S'il faut en croire le complaisant rédacteur de cette pompeuse rela-
tion, l'elTet de ce discours fut prodigieux. Nous ne répondrons qu'à un
seul point de ce merveilleux dithyrambe. Vous dites donc, citoyen Bison,
que nous vous avons trahis, que nous vous avons vendus!... Oui nous
vous avons vendus , et nous en sommes liers ; nous vous avons vendus
à 20,000 e\enqjlaires ! En eussiez-vous su faire autant? N'est-ce pas
grâce à nous que vous avez commencé k val(jir fjuelque chose ?
Le DOYEN du Jardin des Plantes, un vénérable Buffle, dont nous
aimons la personne et dont nous estimons le caractère, sans partager
cependant toutes ses opinions, prit alors la parole et répondit en ces
termes au discours du Bison, son cousin :
u Mes enfants, dit le vieillard, je suis le plus vieil esclave de ce jardin. J'ai
le triste honneur d'être votre doyen, et des jours si éloignés de ma jeunesse je me
souviendrais à peine, si l'on pouvait oublier qu'on a été libre, si peu libre qu'on
ait été. 'Mes enfants, c'est en vain que trente ans d'esclavage pèsent sur mes
358 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
\;oiilos épaules ; quel que soil mon ài;c, je me sens l'ajeunir à la pensée que U-
jour de la liberté viendra.
— Hravos prolongés. —
« Je parle de \olre liberté, mes enfants, et non de la mienne, car mes yeux
se fermeront avant que le soleil ail éclairé un jour si beau : escla\e j"ai vécu,
eselavt' jf moiu'rai !
— Il Non! non! s'écria-t-on de tous ceités, vous ne mourrez point! » —
(i .Mes bons amis, reprit \v \ieillard, il §e serait pas en votre jwuvoir
d'ajouter une lieure à ma vie. Mais qu'importe? ce n'est pas de ceux (jui parlent,
c'est de ceux qui restent qu'il faut s'inquiéter; ce n'est pas la liberté d'un seul
ou de quelques-uns, c'est la liberté de tous qui m'est chère, et c'est au nom de
cette précieuse liberté de tous que je vous conjure de rester unis.
— Painieur en sens divers. —
u Mes enfants, ne vous arrachez pas, ne vous disputez pas les misérables
lambeaux du pouvoir. Quand vous aurez changé votre cheval borgne contre un
aveugle, croyez-vous que les choses en iront mieux? Pensez aux petits, aux
classes faibles et dépouillées qui souffrent de toutes ces divisions, et dites-vous,
dites-vous à toute heure du jour, que le bien ne saurait s'acheter au poids d'un
si grand mal : un peu plus ou un peu moins de puissance pour quelques-uns
d'entre vous, qu'est-ce à côté de la i)ai\ entre frères, et de rimion de tous? »
ÏAi lin de ce di.scouis l'ut écoulée avec iVoideuf; le respect (|u'()n uvail
[xmv l'orateur empêcha seul toute manifestation contraire. J.e vieu\
Blffle vit bien qu'il n'avait convaincu personne. « La guerre civile
mène au despotisme, et non à la liberté, » dit le sage vieillard en
reprenant tristement sa place.
« Sommes-nous au sermon? )> s'écria le Loup-Geuvier.
Il va sans dire que Messieurs les conjurés ne s'arrêtèrent pas en si
Ijeau chemin. Il n'y a jamais tant d'orateurs que quand les affaires vont
mal. Après les discours du lîisov et du Bufflk , vint celui du Sanglieii,
qui parla tant qu'il eut de la \(ji\, « et avec une telle éloquence, dit le
Journal de la /informe, que notre sténographe lui-même, partageant
l'émotion générale , se trouva hors d'étal de tenir la plume. »
Nous en restons là de nos citations, et si Messieurs les révoltés
veulent bien nous le permettre, nous allons compléter ce récit avec des
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 359
détails authentiques que nous tenons d'un Fiju:t de nos amis qui s'était
imprudemment laissé entraîner à eelfe réunion dont il avait été, du reste,
bien loin de prévoir le Ijut:
l\>ndant trois heures, et sans respeet poui' le lieu oii l'on se trou-
vait, sans respeet pour les morts, les salles tremblèrent sous un tonnerre
eontimi, incessant, indescriptible de cris, de trépi.^nements, de gr'ogne-
ments et d'applaudissements. Cent cinquante-deux orateurs parlèrent
successivement!!! « On put les voir, mais non les entendre (Dieu
merci ! ) . » Notre correspondant ajoute que , depuis la première assem-
blée ^ l'ait de ci'ier, de sifQer et de hurler, a lait des progrès inimagi-
nables, et ({u'en Angleterre , même dans le plus turbulent des meetings,
on ne trouverait lien qui put approcher de ce qu'il a vu et entendu.
Un de ces pauvres vieux Cuikns , qui n'ont plus guère d'illusions
et qui se font un titre de leur indiiïérence même pour entrer partout,
se trouvant là, essaya de se faire écouler.
« Si nous sommes vaincus ? disait-il.
— Pense aux coups à donner, et non aux coups à recevoir, lui
répondit le SaxNGLier avec cette brutalité de manières qu'on lui connaît.
— A la porte, le Geiien ! s'écria I'Hyènr , en le regardant de travers.
Il ne s'agit pas d'aboyer ici , mais de mordre : va-t'en !
— Monsieur est un mouchard, » dit une petite voix ilùtée, celle de
la Fouine.
Le prudent animal n'en écouta pas davantage; il eut le bon es[)rit de
sortir philosophiquement par la fenêtre qu'on voulait bien lui ouvrir. —
Qu'il arrive par hasard à un pauvre diable d'avoir raison , soyez sur
qu'on ne l'écoutera pas.
« Mais le peuple aime les rédacteurs, dit le Bélier.
— Le peuple les oubliera, répondit le Loup.
— Et il les haïra, ajouta I'Hyène.
— Et s'il oublie ses admirations, il garde ses haines, dit le
Serpent.
— Bêh , bêêh , bêêêêhhh , » bêla le Béijer , sur lequel chacune de
ces paroles tombait comme un niarteau.
Tout le monde parlait, et personne ne se répondait. Maitre Renard.
voyant que, dans ce touchant concert, chacun s'apprêtait à faire sa
360
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
y '
-h^Û.
l.'UvKNK. — « Il ne s'agit pas d'aboyer ici. mais de mordre. » —
partie' snns soni-'or ii |)ron<lrL' le ton do son voisin et (jne les choses
;«Ilni('iit se irAlei'. monta siii' un luiliut et parvint, non sans peine, ii
olittMiii- (jurliilf* attention.
« Messieurs.... dil-il.
Veu\-tu le taiiv. Iiurhi !•■ I.oi i'. nous ne sommes pas des
MessitMirs!
— Animaux.... reprit !<* liiiNM-n.
— A la bonne heure, dit \r l.oi r. Uiavoî
— Bravo i ré|)él<'rent tous les assistants.
— Animaux, nous sommes tous d'afcord....
ENCORE UNE RÉV0LUTI(3N! 301
— Non! (lit uiK' v()i\ ii .i^aiiclic.
— Si ! si! s'écria une auliv voix.
— Vous le voyez, repiil le Hkwud. nous sonnncs tous d'aeconl.
I.a ([ueslion est niainlenanl nclleiiient posée : il s'agit d'un livre à ache-
ver, et de savoir (jui parlera ou ([ui se taira, si ce sera une Cgllelvhk
ou un Serpem, une Oik ou un Dindon.
— Très-bien! s'écria I'Oik.
— Très-bien! » dit le l)i\no\.
Le Renard continua :
« Animaux, cette (pieslion est si grave, que je suis d'avis que
nous fassions ce (pi'on a coutume de faire (piand on n'a piis une minute
à perdre : prenons nos aises et ajournons la discussion. Celte séance, cjui
d'ailleurs n'aura pas été perdue pour la b< nne cause, nous a tiAis
fatigués, et nous ferons bien d'en rester là pour aujourd'hui. Mais jurcns
que demain, avant ([ue l'astre du jour ait achevé sa carrière, cette grave
question aura reçu sa solution.
— Nous le jurons ! s'éciièrent tous les conjurés.
— C'est bien, dit le Renard; et maintenant que chacun s'aille
coucher et se demande, au moment de s'endormir, comment il con-
vient que d'honnè(es Animaux; s'y prennent pour faire une petite
révolution qui profite à tout le monde sans gêner personne. La nuit
porte conseil , et demain à pareille heure nous prendrons une déter-
mination. »
L'avis du Rexard fut adoplé. Le souuneil parlait avec lui et gagnait
tout le monde. La séance fut levée.
Notre correspondant prétend avoir remarqué que maître Renai.d
faisait à chacun des saluls enllés de magnifiques paroles, et qu'il aban-
donna la salle le dernier.
« Gela va bien, dit-il tout bas à une pelite Foline de ses anu'es;
cette eau coule parfaitement.
— Et demain elle coulera mieux encore , Monseigneur, » repartit la
Fouine en minaudant.
C'est ce que nous verrons, ^lonsieur le Renard. Nous connaissons
vos projets, et nous saurons les déjouer.
36-
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
— « Nous le jurons! i s'écrièrent tous les coi
-Nous laissons ^ujouidliui la (wrole au\ événements, chacun fera la
ptHl (les responsabilités.
La patrie et la publication sont en danger.
ENCORE UiNE REVOLUTION!
563
Une foule immense se presse aux j)ortes de la rotonde où le discours
du Bison a été adiché. On ne reconnaît plus les cabanes, tant elles sont
chargées de drapeaux et de placards séditieux; on trouve un cours com-
plet de politique sui- les muiailles , et le nombre des mécontents s'accroît
de minute en minute. L'occasion est le tyran des gens faibles
les
i'Toupes se grossissent, surtout de Gobe-Molches, de Bécasses, de
Blses, de Guos-Becs, de Dindons et autres bêtes altérées d'encre. Des
processions de factieux parcourent les allées en chantant et en sifflant
des refrains séditieux. Un Singe, indigne de ce beau nom de Singe,
■66k
KNCORE UNE RÉVOLUTION!
>'o>l t'ait un casiiuc (riiiu> casijucKo noUh' ;i son i^ardion, et un (liapoau
(lun niouclioir à cairoauv loui^os noIo à cv iiiènie gardien. Sur cet
eteiulard, on lit cvs m )ts : u Vivie en éerivanl, ou mourir en se
taisant. " l.a bande la plus nond)ieuse est conduite par trois IManchots,
(pli sen Nont bras dessus, bras dessous, guidant l'énieute, faisant arra-
cher les éii'iteaux . bi'iser les palissades et ioiver les cages des Animaux,
nés dans la ménagerie, sous prétexte (juil faut s'assurer de leurs senti-
ments polili(iues : on fait main basse sur les mangeoires, et on n'y laisse
que la faim. Ces trois Ma.ncugts obéissent au\ ordres secrets du KiiNARD
(jui pense (aNcc d'autres) que le courage de certains Animaux est au
fond de leur auge : (. AlVamez-les, dit-il. et vous en ferez des héros. »
Peisonne. du reste, ne connaît ces trois IMancuots; on ne sait ni d'où
il> Nienncnt ni ce qu'ils veulent, mais on les suit. Sainte confiance!
(.Iiacun lendra justice a notic iiiodcialioil : nou> a\ons tout fait pour
arrêter l'eiïusion du sang, et nous avons reculé tant que nous l'avons
pu devant les désastres de la guerre civile ; mais nous serions coupables
et véritablement traîtres à notre mandat, si nous ne savions pas
(jp|K>ser la violence elle-même ii la violence.
Force doit rester à la loi, force restera d ne a la loi.
ENCORE UISE RÉVUIATION
365
En c'onséiiueiice nous axons public roiJonnanrc suixanlo:
« 1° Le .lai'din (l('> IMaulcs csl déclaiv en élal de siège.
(( 2" Le |)îinee Li:o, dont on avait à tort annoncé le dépari pour
I Afrique, est nommé ii;énéralissiine de nos arniées de terre. 11 a juré
d'exterminer tous les Moucherons, ces éternels ennemis de sa race et
de tout ce qui est grand. Il aura à se concerter avec le seigneur Bouii-
DON , pour prendre avec lui les mesures qui peuvent assurer le triomphe
de l'ordre.
« 3" Le rapi)el sera battu à la porte de toutes les cabanes. Entre les
pattes de notre vieu\ Likvri:, le tambour réveillera les mieux, endormis.
« k" Tout bon citoyen devra quitter inuiiédiatement sa femme, ses
enfants, son râtelier, son gobelet, son perchoir et sa litière, s'armer
de son mieux, prendre les ordres de ses clicfs, pour être de là dirigé
partout où besoin sera , et se tenir enlin prêt à vaincre ou à mourir
pour nous. »
Nous remercions les bons citoyens de l'appui qu'ils ^eulent bien nous
donner. De tous les quartiers voisins, des amis dévoués nous arrivent;
nous avons vu accourir sous les drapeaux tous les Animaux qui ont un
intérêt direct au maintien du statu quo : nos rédacteurs, nos employés,
nos serviteurs, tous ceux enfin qui ont reçu et ceux surtout qui espèrent
quelque chose de nous.
Plusieurs buissons d'ÉciiEvissES, échappés par miracle des prison:
366
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
de Chovol ol l'oiuhiils par un vnUnM'oiiK Cancrk. sont vpiuis nous ollVir
le secouis de leurs vailhuUes pinees.
« En avant, marchons
Tous à reculons... »
Tel est le eri (pie poussent ces l)ravj's auxiliaii'es en se pr/'paranl au
(-(Muhat.
;
Nous naltendions pas moins du bon espiit (pii anime la population
Animale, et nous étions sûrs que notre appel seiait entendu.
Pourtant nous siirnalerons à l'imlii^nation publi([ue la réponse des
IK'tits OiRs de la fo.s.se n° 12, et celle des R.vts.
La réponse des deu\ petits Oins de la fosse n" 2 fait bien mal
auiîurerde l'avenir de ces deux: jeunes qua b'up>;les.
<( Vous êtes de beaux petits Olks, leur dit l'éloquent Cu.uvviu
que nous leur avons dépulé; ciiacun se doit à sa patrie : venez vous
battre; si vous n'êtes pas tués, vous vous couvrirez de i,doire. —
J'aime mieux jouer ii la boule, répondit l'aîné. — J'aime mieux ne
rien faire du tout, r('pondit le plus jeune; ou prendre un bain, si
maman veut, ajouta-t-il en ic.Lraidant sa mère. — Va, lui dit la mère.
— Madame, s'écria notre honorable envoyé, à Rome les mères avaient
moins de faiblesse, et leurs enfants n'en valaient que mieux. 0 temps!
o mœurs! 0 Cornélie ! ô Brutus ! où ète.s-vous? »
(Juânt aux R\ïs, nous ne trouvons pas de termes qui puis.sent tra-
duire le mépris que nous a inspiré l'égoïste langage de ces misérables.
« Pourquoi diable voulez -vous que nous combattions? «lirent-ils.
Quanil on n'a rien à cfjnsei'ver, on n'a rien à perdre. Faites vos affaires
tout seuls, puisque vos affaires ne sont pas les noires, »
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
367
Chacun se doit à sa patrie. » —
« Tout est perdu ! s'écria un Blaireau en entrant ce matin dans
notre cabinet de rédaction ; les insurgés se sont emparés de la cour de
l'amphithéâtre. »
Atterrés par cette funeste nouvelle, nous fîmes mander le prince Léo.
« Ils ont pris la cour de l'amphithéâtre, dit ce grand général; eh
bien, qu'ils la gardent I »
L'altitude ferme du prince nous rassura complètement ; en elïét, ce
profond tacticien avait s(jn idée. A l'heure qu'il est, les révoltés sont
enfermés dans celte cour qu'ils ont prise et qui leur servira de tombeau.
Toute issue leur est fermée. L'armée ailée a vainement essayé de les
dégager; tous les eiïorts du Scarabée Hercule ont été repoussés par le
seigneur Bourdon.
Nous n'avions jamais désespéré du trionqjhe de l'ordre.
Parmi ceux qui se sont le plus distingués dans cette circonstance,
nous mentionnerons le voltigeur * , le grenadier **, et suitout le capond
•VA
KNCOUF: IINK n EVOLUTION!
Pkois Étoiles. Ce dernier descendait In ganio H ivnlrail cIk^z lui après
un service (rcs-fatigant, quand il s'aperçut, en passant à côté d'un jujste,
<luo le factionnaire qui devait l'occuper l'avait abandonné ! ! ! Indigné, et
ne dédaignant pas, dans son zèle, de descendre au rôle de simple chas-
seur, ce vertueux caporal prit bénévolement la place du coupable faction-
naire, fit, pnr un froid de quatorze degrés, trois heures de faction, et
s'enrhuma. En léconipense de sa belle conduite, le caporal Trois
tioiLis a été nommé seii^'cnt.
ENCORE UNM-: REVOLUTION!
560
A quoi auront servi tous ces grands mouvements, et qu'aura-t-on
gagné à engager celte lutte insensée ? Maliieur à ceux qui se sont plaints !
Malheur à ceu\ qui les ont écoutés ! Les insurgés en sont aux expé-
dients; leur trouble est tel, que les plus exorbitants projets s'agitent,
trouvent crédit, et se discutent sérieusement parmi eux. Nous le prouvons.
Une Talpe aurait proposé d'élever autour de l'armée une enceinte
continue de taupinières.
(( La belle i<lée ! s'écria le Furet ; ne vous trouvez-vous pas assez
enfermée comme cela, ma commère?
— Je me fais fort de filer un pont suspendu sur lequel nous [);;ur-
rons nous évader ;i la faveur de la nuit, dit l'ÂRAiG-XÉr:.
— Merci ! dit la Mouche , je refuse.
— Et moi, j'accepte, dit I'Éléphant ; quand on en est où nous en
ommes, tous les moyens sont bons. »
Un rire homérique accueillit cette réponse.
Cette miraculeuse naïveté de l'ÉLÉnivNT a inspiré à un de nos amis
47
370 ENCORE l NE rxKVOLlTlON!
un couplet de fanlaisie que nous donnons ici, al'm (lu'il ne soit pas perdu
]>oui' la posiérilé. Nous rci^retlons (pie l'aiiknir de celle poésie fantastique
>"oi)>line à i^arder l'anonyme.
Ain : /•Vwimc.v. voulez-vous rprouvrr.
Vn Éléphant se balançait
Sur wne toile d'Araignée ;
Voyant (ju'il se divertissait,
Une Mouche en fui indignée :
Comment pcux-lu le réjouir,
Dit-elle, en voyant ma souffrance?
Ah ! viens plutôt me secourir,
Ma main sera ta récompense.
Au moment où le triomphe nous paraissait le plus certain, la face des
ciioses a changé complètement , et la fortune s'est déclarée contre nous*
Pouvions-nous prévoir un pareil désastre, après avoir vu partir notre
belle armée équipée avec tant de soin et si bien disposée? Quelques
MoL'CHES savantes, dont les études avaient été dirigées vers l'art de la
mécanique, pour lefpiel on sait que les ÎMoucuiiS ont d'étonnantes dispo-
sitions, commandaient l'artillerie. Les plus robustes traînaient des muni-
tions de guerre dans des petits caissons faits de gousses de pois secs, et
d'autres portaient sur l'épaule des petits mousquets faits avec la centième
partie d'un fétu de paille, mais qu'elles tenaient d'un air si tnartial , que
c'était plaisir de voir ces braves petites Mouclies voler à la gloire, comme
s'il se fiît agi d'aller à la picorée d'une fleur. Les deux armées se sont
rencontrées sur les galeries vitrées f[ui couvrent les serres chaudes. Dans
cette fatale journée une circonstance fortuite lit per.lre au prince Holhdon,
général en chef de notre armée ailée, le fruit d'une des plus grandes
iiianœuvres qui aient jamais été essayées.
Il avait partagé son armée en trois masses : la droite, coinjuandée
[),ir lui-mr-ine entouré de sou biillaut étiit-major oii l'on remarquait,
parmi les colonels, des Papillons, le vénérable PiiiVM, I'Apoij-On, le
Paon de joup., le Glpidon, était forte de sept régiments d'infanterie
légère; les SAUTEP^i-LLiiS, les Ck[qli:ts, les Pi;iu:i;-()i;eii,li:s, les Plo-
oiES, les Perles et les Éi'ni';.Mi;r.ES. — Tous pleins d'ardeui-.
Et la gauche, commimdé:' pir rUROGÈisE gévnt, se coujposait des
régiments des CappiICOrnes, des Tr,«fir/u)VTi;s, des Giubouris, des
Tém'brions et des Cuarwcons.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
J71
La di'oito avait à coinbaltrc la i^aiiclie dos oihkmjus c
oinmanae:* par
le chef féroce de la famille des C()K';)|)t(Ve.s: le Sc\ii,U5i':k IIeiiglle, suivi
i\e> phalanges redoulables des (ioi.nrji. i]e> Bolclikus, des U\îvnrtons,
des Cousins, des Bombardiers et des Taupins. —Que pouvaient faire
les troupes légères du prince Bourdon contre cette impénétrable infan-
terie ?
Sa gauche était opposée aux sections des Andrènes mineuses, cou-
KNCOHK UNK UKVOLUTION !
pou.M's iM ilKii"|HMi(iorcs, et à la CDipoialion dos Hiiinoc.kkos, qui, n'ayant
(ju'unc corne. oluMssonl iialui'clliMncnl au (-kiif- Volant, (|ui on a doux.
Son ivnti'o avait pour advcM'sairo la foule inunense des IMoicukuons,
des PiciuiONS, des Tkicnks et des inset-tes à deuv cent (juaianle pattes.
I.e prince Hoi rvOON avait esper(M[ue le Se, vu a ni; !•; HkhcliM'; commen-
cerait l'attaque et ferait ti-avei'scr ii ses lourdes troupes la distance qui
séparait les deux armées; mais le Scvkaiwîiv IIkuci m:, auquel un faux
lîoii'.no.x déserteur avait dévoilé les projets du prince, défendit aux
sien> de bouirer. et lit serrer les raniis et ployer les ailes, rc'solii d'attendi'e
le choc sans l'aller l'hei'cher.
Les enseii^nes flottaient au vent, le soleil dardait sur les etincelantes
airnures des insectes rani»:és en bataille. Des (IkwM.ks, dont on vante
avec raison l'aptitude poui" la nuisicjue, placées sur les limites des deux
camps, à l'extrémité des deux paratonnerres, souillaient de toute la force
de leurs poumons d;nis des petites flûtes à l'oii^mon, et cette musi(pie
tjuerrière portait à son comble l'ardeur de nos troupes. De temps en
temi)s une graine de balsamine, lancée du haut des airs avec beaucoup
de précision par des Cerfs- Volants fort adroits dans ce genre d'exer-
cice, venait éclater dans nos rangs et y laissait des traces sanglantes.
L'armée ennemie ne bougeait pas.
L'impatience gagnait nos braves cohortes. <( Dépêchons, nous disaient
les Épiiiîmères qui déjà avaient eu, presque tous, le temps de blanchir
sous les armes, la vie est courte. » Bientôt, emportés par leur fougue,
et sans écouter les menaces ni les prières du seigneur Holiidox, ils
volèrent les premiers à l'ennemi ! ! ! et tirent ainsi touiner contre eux-
mêmes le plan si bien conçu j)ar leur habile général, car l'armée tout
entière les suivit. Kn eiïet, chacun ayant quitté son rang pour courir
selon ses forces, les nôtres arrivèrent en désordre et tout essoufflés devant
le front ennemi, qui s'ouvrit tout à coup et laissa voir les gueules mena-
çantes d'une dfjuble langée de canons d'une invention nouvelle. Ces
canons étaient si petits, qu'on les voyait à peine, et nous ne savons
comment on avait pu les faiif. Ils ('taient cliarmanis, mais ils tuaient
beaucoup de monde. Pendant |)lus d'un (piart dheure, ils «'crasèrent nos
troupes. Bientôt on en vint ii combattre ii l'arme blanche. On ne saurait
croire condjien sont terribles et acharnées (v> luttes d'L\si:CTK à Insecte.
Tout devenait un instrument de mort entre les pattes des combattants
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
373
furieux, [.es feuilles de cyprès se changeaient en lances meurtrières, les
moindres brins de bois sec étaient autant de massues, et on entendait
au loin le chfjc retentissant des cuirasses contre les cuirasses, des corse-
lets contre les corselets, et des écailles fracassées.
Des ailes brisées, des membres épars, des petites montagnes de morts
et de mourants, du sang partout, tel est l'horrible spectacle que présen-
tait cette scène de carnage.
Et les Fleurs, captives dans leur prison de verre, voyant ce qui se
passait au-dessus de leur tète, ne savaient que penser de ces abominables
fureurs.
L'aile droite plia la jjiemière. Le pied ayant glissé au colonel des
Hannetons, un des plus braves officiers de l'armée, dans un effort qu'il
faisait pour dégager un peloton qui s'était laissé entourer, il roula dans
la gouttière d'une façon si fâcheuse, qu'il tomba sur le dos, ce qui est le
plus grand malheur qui puisse arriver à un Hanneton. Une Guêpe de
l'armée ennemie n'eut pas honte d'abuser de la position d un adversaire
sans défense, et lui passa son dard au travers du corps.
A cette vue, le régiment que commandait le colonel se débanda. Le
prince Bolkdon essaya, mais en vain, d'arrêter les fuyards. C'était une
bataille perdue , le Waterloo de notre cause ! Désespéré, et ne voulant pas
survivre à sa défaite, le général en chef se jeta au plus fort de la mêlée
et y trouva ce qu'il y cherchait, la mort des braves ! Il tomba percé de
vingt-deux coups, après avoir fait des prodiges de valeur; La nouvelle
de cette mort se répandit en un instant, et la déroute bientôt fut complète.
37/i
EiNCORE UNE RÉVOLUTION!
L'arimv > icloriouso no |HM'(li( j);is(K> ((Miips; elle alla bien vite dégager
rarinéoilo liMTC qui. ne poiivaiK laiiv initnix. (Mail (oujours restée bloquée
dans les cours de lAnipliiliieàlre.
Nous avons la douleur dannoncer (|ue le prince Léo a été obligé de
ha II IV CM1 reirai le.
Une bonne pluie pourrait encore assurer le triomplie des huris prinri;-
L'armée de terre et l'armée d'air (\('> revolles ont jm opérer leur
jonction. Elles marchent sur nous, — le bruit paraît se rapprocher, —
les cris devienneni plus distincts, — il nr>us semble mAme entendre les
ENCORE UNE REVOLUTION!
mugissements du Blffi.i-: et le biuil des pas de l'h^i.KPHANT. — Le prince
Léo vient d'ètie tué ; parmi nos amis, ceux qui ne sont pas morls nous
abandonnent. (Test à un gouvernement qui tondje qu'il faut demander
ce que valent les dévouements politiques. — Entre les mains de l'esprit
de parti tout devient une arme. — Le bureau des réclamations ne
désemplit pas ; le monient est bien choisi ! L'émeute est là, à nos portes,
— sous nos fenêtres, — partout. — L'émeute ! 3Iais est-ce une émeute?
est-ce une révolution ?
C'est au péril de nos jouis que nous informons nos lecteurs de ce
qui se passe.
Hélas! le temps est superbe. — Le soleil est-il donc l'ennemi de tous
les gouvernements légitimes? — Que ne pleut-il à torrents! Une bonne
pluie pourrait encore assurer le triomphe des bons principes.
Qui sait à qui nous obéirons demain? qui sait...
NOTE DU GARÇON DE BUREAU.
« Sachant combien mes chefs tenaient à ne pas laisser nos lecteurs le bec dans i'eay, je
prends la liberté d'écrire à mon tour. Je ne m'arrêterai que quand on m'arrêtera. » —
Ces messieurs en étaient là quand la porte d'en bas vola en éclats :
c'était I'Eléphant qui sonnait. La plume tomba des mains de M. le
Perroquet, ses yeux se fermèrent comme s'il eût pensé à dormir, mais
il n'y pensait pas.
M. le Singe courut à la fenêtre.
(( Que voyez-vous? lui dit le Coq.
— Je vois trouble sur trouble , rassemblement sur rassemblement,
complot sur complot , répondit le Singe en laissant tomber ses bras en
Singe qui n'espère plus ri'en , et qui ne serait pas fâché de pouvoir s'en
aller.
— Mille diables! ne cédons pas à la force! criait ce brave M. le Coq
qui ne tremblait que de colère.
— Et à quoi diable céderions-nous, si ce n'est à la force? repartit le
Singe qui , dans son désespoir, s'arrachait la barbe et se meurtrissait le
visage.
376
ENCORE UNE REVOLUTION!
Ces messieurs en étaient là, quand la porte d'en bas vola en étlats.
C'était l'Éléphant qui sonnait.
— Quoi! s'écria le Coq en lui sautant au collet, vous auriez la
lâcheté de donner votre démission?...
— N'en doutez pas, répondit le Singiî qui devenait pâle connue ce
papier: refuser ce que tous demandent, c'est remuer un nid de GiiftPES.
Si l'on m'y force, je ferai tout ce qu'on voudra ; je... n
Il no put achever. La porte même du cabinet s'ouvrit hrus(|uement.
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 377
C'était I'Eléphant qui l'avait ouverte, ce fut le Renard qui entra.
« Arrêtez ces messieurs, » dit ce dernier aux Dogues qui l'accompa-
gnaient, en indiquant nos trois rédacteurs en chef. Le Perroquet était
dans la cheminée, le Singe s'était caché sous son fauteuil, M. le Coq
était furieux; sa crête n'avait jamais été si rouge. On les arrêta.
« Que fais-tu là? me dit le Renard.
— Ce que vous voudrez, Monseigneur, lui répondis-je en tremblant.
— Eh bien, drôle! continue, » me dit-il.
Je continue donc.
Il était entré beaucoup de monde à la suite du Renard. En entrant,
chacun criait : « Vive monseigneur le Renard ! » Et on avait bien raison,
car je n'ai vu de ma vie un prince si affable.
« Mes amis, disait-il, rien n'est changé dans ce cabinet. Il n'y a ici
qu'un animal de plus. »
Cette belle parole fut couverte d'applaudissements.
Le Renard prit alors une plume, celle-là même qui venait de servir
au Singe. Il la tailla avec le canif du Singe , s'assit dans le fauteuil du
Singe, devant la table du Singe, et écrivit les proclamations suivantes,
avec l'encre même du Singe.
PREMIERE PROCLAMATION
« Habitants du Jardin des Plantes !
« Messieurs le Coq, le Singe et le Perroquet ayant donné leur démission
toute cause de désordre a cessé.
« Le Renard,
« Gouverneur et rédacteur en chef provisoire. »
dit-il au Coq, au Singe et au Perroquet.
Les deux derniers signèrent, mais M. le Coq refusa.
« Je ne me déshonorerai pas , dit-il.
— Nous allons voir, » dit le Renard.
Il reprit alors la plume et écrivit une nouvelle proclamation de laquelle
il espérait davantage, à ce qu'il paraît. Quand elle fut éciite, il m'ordonna
d'en faire la lecture à haute voix. Je lus donc :
48
378 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
D i; i; \ I li M E P R 0 C. I, A M A T 1 0 N
« Habitants du Jardin dos Plantes!
« Pendant que vous dormiez, on vous trahissait! ! !
« Mais vos amis veillaient pour vous.
(( Assez longtemps nous avions courbé la tête sans nous plaindre, le moment
était venu de la relever.
« Ainsi avons-nous fait.
« Par nos soins, une grande et définitive révolution vient de s'accomplir :
les traîtres qui vous gouvernaient et qui vous vendaient ne vous vendront plus,
ne vous gouverneront plus.
(( Les fastes de votre histoire apprendront au monde comment se venge la
Nation Animale et ce que pèse sa colère.
« A l'heure qu'il est, justice est faite! l'œuvre est consommée, et les cou-
pables ont payé de leur vie le mépris qu'ils faisaient du droit sacré des Bêtes.
(( Ils sont pendus.
« N. B. — Par égard pour ces anciens chefs de notre gouvernement, on les
a pendus èi des potences toutes neuves, avec des cordes qui n'avaient jamais
servi. »
M. le Coq écouta cette lecture sans sourciller. Il se contenta de
croiser ses bias deriMère son dos, coiniuo il en avait l'habitude, et
parut décidé à ne pas phis l»oui,'er que s'il n'avait rien à voir dans ce
qui se passait.
(( Mais, dit le Si.ngi': en prenant une voix, caressante que je ne lui
connaissais pas, Monseigneur assure que nous sommes pendus, je crois
que Monsei,i:neur se trompe.
— Est-ce que vous songeriez ii nous pendre? s'écria le Perroquet
en sanglotant.
— Mon Dieu non, dit le Iiewiid, c'est un précédent que je ne tiens
point à établir; mais il faut jjoiirtaiil (juc vous ayez l'air d'avoir été
pendus. »
On entendait au dehors les cris de la jjopulace. Une foule innom-
brable, composée en grande partie de badauds, de badaudes et de petits
enfants qui demandaient la tète des tyrans, assiégeait l'entrée du cabinet
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
379
de rédaction. Tous ceux qui n'avaient pu entrer par la porte voulaient
entrer par les fenêtres, qu'on fut même oblii^é de fermer.
« C'est nous qui avons fait la révolution, disaient-ils; ouvrez-nous.
— Patience! leur réponilait de temps en temps le Renard; patience!
si vous êtes sages, on vous donnera de petites médailles. »
Ne rien refuser, mais ne rien donner, c'est avec cela qu'on gou-
verne.
Les cris : « Mort aux tyrans ! mort aux rédacteurs ! » redoublaient.
« Vous l'entendez, Messieurs, dit le Renard, il faut bien faire quelque
chose pour le peuple. — Cependant, ajouta-t-il, si vous trouvez le moyen
de contenter cette multitude en gardant vos têtes, vous les garderez.
— Le moyen? s'écria le Singe, je l'ai trouvé! » Et, dims sa joie,
il sauta trois fois jusqu'au plafond.
M. le Singe s'était jadis emparé, dans l'intention sans doute de lui
rendre les derniers honneurs, du corps empaillé d'un Singe de sa race,
380 ENCORE U NM;] REVOLUTION!
ilans lequel il croyait avoir reconnu un de ses grands-oncles en ligne
inaleraelle. Il lalla chercher, et il fut décidé que le grand-oncle figurerait
au haut de la potence... à la })lace de son coquin de neveu! Avant
<renvoyer au martyre la j)récieusc nionne, et pour mieu\ tromper la
nuillitudc. M. le SingI' dut la parer de sa demi-blouse, et de son bonnet
bien connu : ce qu'il fit non sans verser des larmes abondantes.
« Et maintenant, mon cher monsieur, lui dit le Ri:nvud, si vous vou-
lez m'en croire, vous vous cacherez, et si bien, que pendant quinze jours
au moins on ne puisse pas plus vous apercevoir que si vous étiez réelle-
ment trépassé; après quoi vous serez libre, je pense, de reparaîlie
sans danger. II n'est pas de mort, dans notre beau pays de France, qui
n'ait le droit, au bout de quinze jours, de ressusciter impunément; le
peuple est le plus magnanime des ennemis , il oublie tout.
— 11 est aussi le plus infidèle des amis, » murmura le Singe. Puis,
jetant un dernier, un triste regard sur ces cartons ! sur ce bureau ! sur ce
cabinet ! il disparut.
Oh! destinée!
M. le Perroquet trouva le moyen d'endoctriner une vieille Perruche
qui l'adorait, et qui consentit à se faire pendre à la place de son bien-
aimé. Le Perroquet protesta qu'il n'oublierait de sa vie un si beau
dévouement, et la pauvre vieille marcha au supplice le cœur content et
d'un pas ferme. Un quart d'heure après , l'ingrat , rentré incognito dans
la vie privée, était déjà dans l'appartement des jeunes Perruches.
Quant au Coq , il répondit que la vie ne méritait pas qu'on fit une
lâcheté pour la conserver. Il refusa obstinément de souscrire à toutes les
propositions qui lui furent faites , et comme il tenait à être pendu en
personne... il le fut.
(.V. B. — Le même jour on apprit qu'une belle petite Poule blanche,
que chacun aimait et respectait à cause de sa douceur et de ses vertus,
était morte subitement en apprenant la mort de celui qu'elle aimait.)
La foule, qu'avait attirée le plaisir bien naturel de voir de près
de si grands personnages en l'air, avait eu son spectacle. Quelques
anciens admirateurs des rédacteurs pendus ne revenaient pas de leur
étonnement. « Est-il possible, se disaient-ils, que des Animaux de
cette importance puissent être pendus comme le j)remier venu ! Que va
devenir le monde, qui semblait ne se mouvoir que par eux seuls? »
Un Oiseau dont le nom est resté inconnu publia U ce sujet un pam-
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 381
phlet dans lequel il développa celte proposition ; (( Il est bon que celui qui
gouverne ne soit pas tout l'Etat; car s'il lui arrivait malheur, c'en serait
fait de l'État. »
Après l'exécution, M. le Renard jugea à propos de rendre publiques
les deu\ proclamations qu'on vient de lire, et, se trouvant en veine de
proclamer, il joignit à ces deu\ premières proclamations la troisième
que voici :
TROISIÈME PROCLAMATION
<( Habitants du Jardin des Plantes !
(( Investi par votre confiance d'un mandat aussi important que celui de
diriger la seconde et dernière partie de notre histoire nationale, choisi par votre
libre vœu, je crois inutile d'exposer ici des principes qui m'ont valu vos suffrages.
c( C'est à l'œuvre que vous me jugerez; je ne vous ferai point de promesses,
quoique les promesses ne coûtent rien. Je ne vous dirai point que fâge d'or va
commencer pour vous. Qu'est-ce que Tàge d'or? Mais je puis vous assurer que
quand vous ne trouverez à mon bureau ni plume, ni encre, ni papier, c'est qu'il
n'y aura pas eu moyen de s'en procurer.
(( Ma devise est : Justice pour tous, et sincérité. Rappelez-vous que si ces
mois étaient rayés du dictionnaire, vous les retrouveriez gravés en caractères
ineffaçables dans le cœur d'un Renard,
« Votre frère et directeur,
<( Le Renard. »
Ces trois proclamations remplacèrent avantageusement sur les murs
celles du gouvernement déchu. Le dévouement bien connu de l'afficheur
Bertrand à l'ancienne rédaction le rendait justement suspect à ]Monsei-
gneur, et l'affichage fut confié à Pyrame, ex-employé de Bertrand, qui
promit au gouvernement nouveau des colles encore plus fortes que celles
de son maître. Après une révolution, il est juste que les derniers devien-
nent les premiers. Les révolutions n'ont peut-être pas d'autre but.
Ces proclamations furent en outre lues, criées, chantées, aboyées,
sifflées partout, et leur effet a été immense. L'espoir est rentré dans
tous les cœurs. Tout le monde s'embrasse; le moins qu'on puisse
faire c'est de se serrer tendrement les pattes. Quand on aura jeté un peu
de terre sur les morts , qui pourra dire qu'une révolution a passé
par là ?
382 ENCORE UNE REVOLUTION!
Quelques-uns de ces Animaux qui veulent se rendre compte de tout,
(jui rouillent partout, qui trouvent tout mal. ne ponvant nier que Mon-
sei.imeur le Rfavud soit ivilaeteur en chef, se demandent par qui il a
été nommé.
Eh! mon Dieu, que vous importe, pourvu qu'il Tait été? On se
nomme soi-même, et on n'en est pas moins nomuié pour cela.
Monseii^neur ayant, ce matin, jeté les yeu\ sur mon liavail, a
daigné me dire qu'il était à peu pi'ès content de moi et (juil voulait
récompenser mon zèle. Hier encore j'étais garçon de bureau... aujour-
d'hui je suis secrétaire particulier de Son Altesse! Hier on me marchait
sur les pattes, aujourd'hui on me les lèche! Évidemment je suis quel-
que chose, je puis quelque chose.
J'ai profité de l'occasion pour apprendre îi Son Altesse (pie j'avais
été Chien de cour dans un collège.
<( Je vous en félicite, me dit mon maître, c'est encore une des plus
pi'ofitables manières d'être Chien qui existe. Au moins, si l'on ne sait
rien en sortant du collège, on a l'air de savoir quelque chose : l'imjîor-
tant ce n'est pas d'être , c'est de paraître. »
On dit que je me suis vendu, on se trompe : j'ai été acheté, voilà
tout; du reste, la place qui vient de m'être donnée a cet avantage sur la
plupart des autres places , qu'on ne l'a enlevée à personne pour me la
donner. Elle a été créée exprès pour moi.
On sonne. — C'est une dé[)utation des notables Animaux du Jardin.
« Nous venons, dit le chef de la dé|)utation, représenter hum-
blement à Votre Altesse (juil man pie (juei(jue chose à notre glorieuse
révolution.
— Quoi donc? dit le RiiNAr.n.
— Sire, répondit M. le député, que dirait la postérité si elle appre-
nait que nous avons fait une révolution sans boire ni manger?
— Messieurs, leur dit Sa Majesté Rexard P', je vois avec plaisir
que vous n'oubliez rien, et que la patrie peut compter sur vous. Allons;
dîner. >
1
ENCOKE UNE REVOLUTION!
383
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On sonne... C'est une députation des notables Animaux du Jardin.
La prairie qui se trome en face de l'Aïuphithéàtre servit de salle à
manger. Il avait été résolu qu'on se passerait de table , pour que chacun
pût jouir d'une liberté illimitée dans cette fête nationale, et qu'on man-
gerait comme on l'entendrait, qui son foin, qui son grain, qui ses
végétaux , le repas devant être tout pythagoricien, en dépit des AnimauN:
carnassiers qui ne trouvaient pas leur compte à cette maigre chair. Mais
il eût été dérisoire de s'entre-manger dans une assemblée où il ne devait
être question que d'union et de fraternité.
Les honneurs de la réunion furent faits par des commissaires (jui
384
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
sëtaient choisis eux-mêmes comme étant les plus huppés. Monseigneur
le Renard fut naturellement nommé président du banquet. Comme on
connaissait ses goûts, on lui donna pour voisins, d'un côté, un Oison,
de lautre, une jeune Polle dI.nde. Mais ces oiseaux, qui n'avaient
pas d'ambition, ne parurent pas très-touchés de l'insigne honneur qu'on
leur avait fait, et soit ignorance du monde, soit patriotisme, ils se tin-
rent constamment à une distance assez grande de leur illustre voisin.
Comme les Insectes avaient joué un très-beau rôle dans cette journée,
et qu'on ne pouvait se dissimuler qu'on leur devait tout, il avait bien
fallu se résigner à leur faire une petite place. On les avait donc relégués
a une des extréndtés de la salle^ en leur faisant entendre qu'on leur
donnait la place d'honneur, et de temps en temps on laissait piisser de
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 385
leur côté quelques brins de cette mauvaise herbe qui pousse toujours et
dont personne ne voulait plus. Au fond, ils n'étaient pas très-contents ;
mais on leur disait tant de choses flatteuses, qu'ils finirent par se mon-
trer satisfaits.
Du reste, les in.2;énus qui étaient venus avec l'intention de diner
avaient compté sans leur hôte. Ce repas ressembla à tous les repas de ce
genre. Ceux qui n'avaient guère faim eurent seuls assez à manger; mais
à l'exception de quelques-uns qui prenaient tout, personne ne put se
vanter d'en avoir eu ;i bouche que veux-tu.
On y paiia plus qu'on n'y dîna. Les plus hautes questions furent néces-
sairement mises sur le tapis. Il fallait entendre tout ce qui se disait sur
l'ancienne rédaction ! Pauvre vieux Lièvre, de quoi temélais-tu? Infor-
tuné Paimllg.x, Chatte sans mœurs, orgueilleux Friquet, et vous,
sensible Dichesse, et toi surtout. Lézard inutile! comment vous
traita-t-on? Combien de vérités vous furent dites! Que n'étiez-vous là?
Pour([uoi ètes-vous morts? c'était pourtant le moment de vivre et de vous
amender. « Où allions-nous? où allions-nous? s'écriait-on de tous côtés;
et quelle bonne idée nous avons eu de faire une révolution ! — Quand
ceux qui gouvernent n'en font pas, il faut bien que ceux qui sont gou-
vernés en fassent, » disait le Sanglier. Et puis chacun faisait ses
plans, racontait ses projets : <( Je dirai blanc. — Je dirai noir. — Je
dirai rouge. — J'aurai de l'esprit. — Je suis une Bête de génie, etc., etc. »
Voilà ce qu'on entendait.
Le RexNArd écoutait tout le monde, souriait à tout le monde, avait
un mot agréable pour tout le monde, contentait tout le monde enfin, ou
peu s'en faut. « Vous ne mangez pas, » disait-il au Glouton. — Et à
l'Ours blanc : « Seriex-vous malade? Je vous trouve un peu pâle. »
— Et à son vis-à-vis : « Les Loups n'ont-ils plus de dents? » — Et au
Pingouin qui bâillait : « Vous amusez- vous ? » — Et à l'Aigle blanc :
« Espérez, la nationalité polonaise ne périra pas. » — « Mais parlez
donc, » disait-il au Merle. — « Creusez-vous toujours? » disait il au
Mulot. Et à tous enfin , il répétait : « ]Mes bons amis^ vous écrirez tout
ce que vous voudrez. »
Enfin le grand moment arriva, le moment de boire et de porter des
toasts, et de parler tout seul et tout debout. Vous eussiez vu chacun se
prendre la tète à deux pattes, se gratter le front, et remuer les lèvres,
et répéter tout bas le toast qu'il s'agissait d'improviser.
Malheureusement, l'ordre des toasts avait été réglé d'avance, et
49
)80
ENCORE UNE RÉVOLUTIONl
non-seuloniont l'or.liv. mais imuoiv le iiombiv. Peu son ralliU que la
cIk^so no lui mal priso. u Passe encore do joùnor, disail-on, mais on
j)OUl mourir ti'un ioasi nMiliv. Do quoi no moui'l-on pas? »
Malirro eotio sa.uo |)ro(auli()n. il \ vu oui (Miooio on si i;ranil nombre,
quo j'issayorais on Nain Av los onumoi'or. A|)ivs oliaoun . des Cvnes et
leurs ('\m: TONS jouèi'onl des airs de miililon (|ui no oonlrihuorent pas
jiou il lairromenl do la oonipagnie.
Comme on le pense bien, le piomior loasl lui |)our la liberté. Ceci
est t\c tradition, et oe n'est certes |)as la faute do ceux (jui dînent si cette
|iauvic liborlo nosi pas en meilleure santé.
Par une courtoisie du meilleur iroùt. le deuxième fut pour les dames,
et il était conçu en ces termes: « Au sexe qui endjollit la vie! » Un
murmure flatteur accueillit ce toast, qui fut porté par un aimable
HirroroTwiE, dont la galanterie était d'ailleurs bien connue.
Vers la fin du repas, on vint à bout de s'égayer au moyen d'une
fontaine défoncée, et chacun put non-seulement se désaltérer, mais
ancore se mettre en pomte de gaieté.
La joie est communicativé. et bientôt il n'y eut plus moyen de
l'arrêter. Toute afl^aire cessante, on résolut de se divertir. — C'était un
parti pris. — Il fut convenu qu'on n'obéirait plus à personne, qu'on
dirait tout ce qu'on voudrait, et qu'on ne penserait plus à rien. On en
avait assez dos intérêts de la nation future, de la politique future et
de la rédaction future, et on ne voulait plus que rire et chanter. — On
s'égosilla ; — et le repas se termina comme tous les repas où l'on se
propose de changer la face de l'univers : on s'endonnil.
I^ lendemain et les jours suivants, les convives s'aperçoivent que
l'univers n'a pas bougé, cpie ce n'est ni en buvapt ni en mangeant qu'on
lui imprime une autre direction, et qu'il faut recommencer à vivre
comme devant, ce (jui n'est pas toujours aussi facile qu'on se l'imagine.
C'était du moins l'avis de Monseigneur lk Hknakd. Il se réveillait
avec une espèce de couronne sur la t''te. et fjuoiqu'il s'en fut coi (Té lui-
même en s'appropriant <o mr)t c('lèbre : « (Jare à qui la touche! » je
crois qu'intéiiouremenl il donnait (juclques regrets à son simple bonnet
de colon. La journée de la veille l'avait un [jeu dégoûté des grandeurs,
et il s'en souvenait comme d'une rude journc-e. Ce n'est pas le tout que
de s'emparer du pouvoir, il faut encore trouver le moyen de s'y établir
commodément, et Son Altesse, qui ne se faisait pas d'illusion, trouvait
la chose difficile.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
387
Au sexe qui embellit la vie!!! Un murmure flatteur accueillit co toast, qui fut porté
par un aimable Hippopotame.
« Premièrement, se dit-il, je fuirai les fêtes populaires, je les
fuirai comme la peste.
« Deuxièmement, je cesserai de prendre la patte à tout le monde.
Pour une patte propre, combien qui ne le sont pas! Sans compter,
ajouta-t-il en me montrant sa fourrure ensanglantée, que quelques-uns
serrent très-fort et à on£:les ouverts.
388 ENCORE UNE RÉVOLUTIONI
(i TuoisiÈuiiMKM" . coinino, à tout picnilre, mon sceptre est une
sinipL* plume, ce qui ne peut pas cire très-lourd à porter, il faut que
ma royauté me soil léi;cre tout autant ([u'aux autres. A cette fin je n'en
prendrai qu'à mon aise, et tout n'en ira que mieux, et je mettr<u t:u\t
de persistance ii ne rien lairc...
— Qu'on vous suinoHunera le Napoléon des Renards, Monseigneur,
lui dis-je, et (pion leia bien.
— C'est pourquoi, dit Son Altesse, qui lit semblant de ne pas avoir
entendu, je vais faire une petite Charte. Une nation qui a une Charte
est une nation (jui ne nuuKjue de rien.
(( Voici ma Charte, me dit-il; elle n'a que deux articles, mais s'ils
sont bons , c'en est assez :
(t Toutes les B)tes sachant lire et écrire, et surtout compter, ayant
<( une bonne cabane au soleil, du foin dans leur râtelier et des amis
Il puissants, étant égales devant la loi, il est jH'omis justice et protection
<( à toutes.
« En conséquence, alin que les Grands du Jardin des Plantes
*i puissent jouir de toutes leurs aises , nous enjoignons aux petits qu'ils
(( aient à se priver du peu qu'ils ont, et à se rapetisser au point de
(( devenir imperceptibles et impalpables. — Si bien que les petits ne
(I tenant plus de place du tout , les Grands puissent avoir, comme c'est
<( leur droit, leurs coudées franches, ne manquer de rien et n'être gênés
« en rien.
II
« Comme il n'est pas possible que tout le monde soit content, ceux
« qui ne le seront pas auront tort de s'en étonner, mais ils auront le
« droit de s'en plaindre. — Le droit de pétition est donc solennellement
'I reconnu. — Qu'on se le dise.
<i Mais attendu que les moments d'un rédacteur sont précieux, et
<< qu'il lui serait impossible d'accorder toutes les audiences qu'on lui
« demanderait, il est interdit d'apporter soi-même ses pétitions au pied
ENCORE UNE REVOLUTIONI
389
(i de son aui^uste fauteuil; les réclauialions ne seront reçues qu'autant
(( qu'elles arriveront éerites et f'ranelies de port, et ne seront lues
« qu'autant qu'il aura été possible de les lire. »
Messieurs les Animaux ne se le firent pas dire deux fois; et, toute
Bête aimant à se plaindre, les pétitions arrivèrent par charretées; l'air
et la terre étaient encombrés de messagers , de porteurs et de courriers
de toutes sortes. Chacun avait un petit malheur particulier au bout de la
patte pour demander l'aumône d'une réforme générale en sa faveur; et
la petite Charte n'était pas promulguée depuis deux heures, qu'il y avait
390 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
des pétitions plein la maison, plein les caves et les greniers, et encore
(les monceaux à la pi)rte.
.> r.es giimauils , ilil lk Rknard en riant dans sa barbe de se voir
pris au uiot; jusques a quand croiront-ils que les gouvernements sont
créés et mis au monde pour les protéger et s'occuper d'eux?
« Voyons pourtant ces pétitions, dit-il, et fermons les yeux pour
plus d'impartialité, n
Il en ouvrit ime , la première venue, au hasard : c'était celle du
BiToiu Elle était couverte d'un nombre incalculable de signatures de
toutes sortes . écrites en toutes les langues et dans tous les patois , et de
petites croix surtout, le nombre des Bétes (pii ne savent pas signer leur
nom étant, à ce qu'il paraît, considérable.
Elle était conçue en ces termes :
« Nous , soussignés , déclarons que nous en avons assez du tableau
« de nos discordes civiles. Le présent article est si long , que la fin nous
« a fait complètement oublier le commencement. Nous demandons à
« grands cris qu'il finisse, et que celui du Merle blanc commence. »
Suivent les signatures et les petites croix.
'1 Voilà une pétition que j'aime, dit le Renaud, elle nous dispense
d'ou\rir les autres. Et quant au reste, ajouta-t-il, ma foi, au diable
les pétitionnaires, et au feu les pétitions! »
Aussitôt dit, aussitôt fait.
On brûla tout; et jamais, de mémoire d'Hommes ou de Bêtes, il
ne s'était vu un si grand feu.
Quand on vit ce feu , ce furent des réjouissances universelles.
<( C'est un feu de joie , se disait-on , notre gouvernement est content^
tout va bien ! Vive notre nouveau rédacteur en chef! »
y. fi. — Les pétitionnaires se réjouissaient plus que les autres.
Et jam plauclite cives!
Et puisque vous applaudissez, de quoi vous plaignez- vous?
P. .1. Stahl.
HISTOIRE
MERLE BLANC
u IL est glorieux', mais qu'il est
pénible d'être en ce monde im
Merle exceptionnel! Je ne suis point
un Oiseau fabuleux, et M. de Buf-
fon m'a décrit. Mais, hélas! je suis
extrêmement rare, et très-difficile à
trouver. Plût au ciel que je fusse
tout à fait impossible!
J\Ion père et ma mère étaient
deux bonnes gens qui vivaierit , de-
puis nombre d'années , au fond d'un
vieux jardin retiré du Marais. C'était
un ménage exemplaire. Pendant que
ma mère, assise dans un buisson
fourré, pondait régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en som-
meillant, avec une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et
fort pétulant malgré son gran l âge, picorait autour d'elle toute la
journée, lui apportant de beaux Insectes qu'il saisissait délicatement par
le bout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et , la nuit venue,
392 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson
qui réjouissait tout le voisina.^c. Jamais une querelle, jamais le moindre
nua.w n'avait troublé cette douce union.
A peine fus-je venu au monde . que . pour la première fois de sa
vie. mon piMC conuuença ii montrer de la mauvaise humeur. Bien que
je ne fusse encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la
couleur, ni la tournure de sa nombreuse postérité. « Voilà un sale
enl'anl. disait-il (juchpielois en me regardant de ti'avers; il faut que ce
gamin-là aille apiiaienunent se fourrer dans tous les |)làtras et tous les
tas de boue (piil rencontre, pour être toujours si laid et si crotté.
— Eh! mon Dieu, mon ami, répondit ma mère, toujours roulée en
boule sur une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous
pas que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps,
n'avez-vous pas été un charmant vamnen? Laissez grandir notre Merli-
chon. et vous verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie
pondus. »
Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas;
elle voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité,
mais elle faisait comme toutes les mères , qui s'attachent souvent à leurs
enfants, par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la
faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance l'injustice
du sort (jui doit les fi-apper.
Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à
fait pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombè-
rent, il me traita encore avec assez de bonté et me donna même la
pâtée, me voyant grelotter presque nu dans un coin; mais dès que
mes pauvres ailerons transis commencèrent à se recouvrir du duvet,
à chaque plume blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle
colère, que je craignis ([u'il ne me plumât pour le reste de mes jours.
Hélas! je n'avais pas de nn'roir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et
je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi
si barbare.
Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient
mis, malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée,
je me mis, pour mon malheur, à chanter. A la première note qu'il
entendit, mon père sauta en l'air comme une fusée.
« Qu'est-ce que j'entends là? s'écria-t-il ; est-ce ainsi qu'un Merle
sifïle? est-ce ainsi que je sifïle? est-ce lii siffler? »
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 393
Et s'abatlant près de ma mère avec la contenance la i)liis terrible :
c( Malheureuse, dit-il, qui est-ce qui a prmdu dans ton nid? »
A ces mots , ma mère indignée s'élança de son écuelle , non sans se
faire du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la sulTo-
quaient; elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer; épou-
vanté et tremblant de peur, je me jetai au\ genouK de mon père.
« 0 mon père, lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal
vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature
m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre
beau bec jaune et votre bel habit noir à la française , qui vous donnent
l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le ciel a fait de
moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois du
moins le seul malheureux!
— Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière
absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à sifïler
ainsi contre tous les usages et toutes les règles?
— Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je
pouvais, me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé
trop de Mouches.
— On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de
lui. Il y a des siècles que nous silllons de père en fils , et lorsque je fais
entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici au premier étage un
monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres
pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux l'affreuse
couleur de tes sottes plumes qui (e donnent l'air enfariné comme un pail-
lasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des Merles , je t'aurais
déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un Poulet de basse-cour prêt
à être embroché.
— Eh bien! m'écriai- je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en
est ainsi, monsieur, qu'à cela ne tienne! je me déroberai à votre pré-
sence, je délivrerai vos regacds de cette malheureuse queue blanche par
laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je fuirai;
assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère pond
trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et peut-être,
ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je dans le potager du voisin
ou sur les gouttières quelques Vers de terre ou quelques Araignées pour
soutenir ma triste existence.
— Conme t.i voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrira ce
30/,
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
discours; que je ne le voie plus! Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas
Merle.
— Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?
— Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un Merle. »
Après ces paroles foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma
mère se releva tristement et alla, en boitant, achever de pleurer dans son
écuelle. Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je
pus, et j'allai, .comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière
d'une maison voisine.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 395
II
Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans
cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cœur, et, aux
regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait voulu me
pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse vers moi
des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à m'appeler
d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur inspirait,
malgré eux, une répugnance et un elTroi auxquels je vis bien qu'il n'y
avait point de remède.
« Je ne suis point un Merle! » me répétais-je ; et, en effet, en m'éplu-
chant le matin, et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne recon-
naissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma famille.
« 0 ciel ! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis ! »
Une certaine nuit qu'il pleuvait à verse, j'allais m'endormir exténué
de faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus
mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il était à
peu près de ma couleur, autant que j'en pus juger à travers la pluie qui
nous inondait ; à peine avait-il sur le corps assez de plumes pour habiller
un Moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla, au premier
abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il gardait, en
dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu , un air de fierté
qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence à laquelle
il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de la gouttière.
Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais avec componction,
sans essayer de lui répondre en sa langue :
« Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son
crâne était chauve.
— Hélas! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde esto-
cade), je n'en sais rien. Je croyais être un Merle, mais l'on m'a convaincu
que je n'en suis pas un. »
La singularité de ma réponse jointe à mon air de sincérité l'intéres-
sèrent. Il s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je
m'acquittai avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma
position et au temps affreux qu'il faisait.
(( Si tu étais un Ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté,
396 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
les niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous
voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours , mais je ne
sais qui est mon père : fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos pieds les
monts et les plaines, respirer l'azur même des cieux, et non les exhalai-
sons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui ne nous
échappe jamais, voilà notre plaisir et notre vie. Je fais plus de chemin en
un jour qu'un Homme n'en peut faire en six.
— Sur ma parole, monsieur, dis- je un peu enhardi, vous êtes un
Oiseau bohémien.
— C'est encore une chose dont je ne me soucie guère , reprit-il ; je
n'ai point de pays; je ne connais que trois choses : les voyages, ma
femme et mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.
— Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une
vieille papillote chiffonnée.
— Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant ;
je vais à Biuxelles, de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une
nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
centimes.
— Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une bien belle existence que la
vôtre, et Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir.
Ne pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un
3Ierle, je suis peut-être un Pigeon Ramier.
— Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec
que je t'ai donné tout à l'heure.
— Eh bien! monsieur, je vous le rendrai, ne nous brouillons pas
pour si peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise.
De grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au
monde ; si vous me refusez , il ne me reste plus qu'à nie noyer dans cette
gouttière.
— Eh bien! en route! suis-moisi tu peux. »
Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère; une
larme coula de mes yeux, le vent et la pluie l'emportèrent; j'ouvris mes
ailes et je partis.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 397
III
Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes; tandis que
mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je tins
bon pendant quelque tenq:)S; mais bientôt il me prit un ébloiiissenient si
violent, que je me sentis près de défaillir.
(( Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix
faible.
— Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget, nous n'avons plus
que soixante lieues à faire. '»
J'essayai de repi'endre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une
Poule mouillée, et je volai encore un quart d'heure, mais, pour le coup,
j'étais rendu.
« Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un
instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
sur un arbre...
— Va-t'en au diable ! tu n'es qu'un Merle ! » me répondit le Ramier
en colère; et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé.
Quant à moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ
de blé.
J'ignore combien de temps dura mon évanouissement; lorsque je
repris connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière
parole du Ramier : « ïu n'es qu'un Merle, » m'avait-il dit. « 0 mes chers
parents! pensai-je, vous vous êtes donc trompés? Je vais retourner près
de VOUS; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et vous
me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l'écuelie
de ma mère. »
Je fis un ellbrt pour ipe lever; mais la fatigue du voyage et la dou-
leur que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. A.
peine me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je
retombai sur le flanc.
L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque,
à travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe du
pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite Pie fort bien
mouchetée et extrêmement coquette , et l'autre une Tourterelle couleur
de rose. La Tourterelle s'arrêta, à quelques pas de distance, avec un
398
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
graïul air do puclcnir cl de compassion pour mon infortune; mais la Pie
s'approcha en saulillanl de la maniciv la plus a.mvable du monde.
^^^^
<i.,hL V ntsî llloih
'I Ehl bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me deraanda-
t-elle d'une voix folâtre et ari,'entine.
— Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 399
une, pour le moins), je suis un pauvie (lial)Ie de voyai,^eur que son
postillon a laissé en roule, et je suis en train de inouiii' de faim.
— Sainte Vierge ! que me dites- vous'.' » répondit-elle; et aussitôt elle
se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous entouraient, allant et
venant de côté et d'autre, m'apportanl (piantilé de haies et de fruits,
dont elle fit un petit tas près de moi, tout en continuant ses ques-
tions :
« Mais qui êtes -vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose
incroyable que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune,
car vous sortez de votre première nme! Que font vos parents? d'où sont-
ils? comment vous laissent-ils dans cet état-là ? 31ais c'est à faire dresser
les plumes sur la tète! »
Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté et je man-
geais de grand appétit. La Tourterelle restait immobile, me regardant
toujours d'un œil de pitié. Cependant elle remar(iua (|ue je retournais la
tète d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie
tombée dans la nuit une goutte restait sur un biin de mouron; elle
recueillit timidement cette goutte dans son bec et me l'apporta toute
fraîche. Certainement , si je n'eusse pas été si malade , une personne si
réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche.
Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cœur
battait violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré
d'un charme inexprimable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si
pensif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute l'éter-
nité. Malheureusement tout a un terme, même l'appétit d'un convales-
cent. Le repas fini, et mes forces revenues, je satisfis la curiosité de la
petite Pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de sincérité que je
l'avais fait la veille devant le Pigeon. La Pie m'écouta avec plus d'attention
qu'il ne semblait devoir lui appartenir, et la Tourterelle me donna des
marques charmantes de sa profonde sensibilité. Mais lorsque j'en fus à
toucher le point capital qui causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où
j'étais de moi-même :
« Plaisantez- vous? s'écria la Pie, vous, un Merle! vous, un Pigeon!
Fi donc! vous êtes une Pie, mon cher enfant, Pie s'il en fut, et très-
gentille Pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
qui dirait un coup d'éventail.
— Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que pour
une Pie je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...
m
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
>>r;
"^^-W^^u^^'
Pendant qi'ell-i parlait, je m'étais soulevé un peu de côté.
— Une Pic russe, mon clier, v(jus èles une l^ie russe! Vous ne savez
pus qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence!
— .Mais, iiiadanie. repris-je, conunenl seiais-je une Pie russe, étant
né au fond du Marais, dnns une vieille éeuellc r;iss('e ')
— Ah! le bon enfant! Vous êtes de linviision. mon cher-, croyez-
vous (pi il n'y ail (|ue vous? Fiez-vous ;i moi. et hiissez-vous f;iire; j»'
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. /jOl
veux vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses,
de la terre.
— Où cela, madame, s'il vous plaît?
— Dans mon palais vert, mon mignon. Vous verrez quelle vie on y
mène ! Vous n'aurez pas plutôt été Pie un quart d'heure que vous ne
voudrez plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine,
non pas de ces grosses Pies de village qui demandent l'aumône sur les
grands chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées,
lestes et pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni
moins de sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une
chose invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques
noires vous manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira
pour vous faire admettre. Notre vie se compose de deux choses : caqueter
et nous attifer. Depuis le matin jusqu'à midi nous nous attifons, et depuis
midi jusqu'au soir nous caquetons. Chacune de nous perche sur un
arbre, le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève
un chêne immense, inhabité, hélas ! C'était la demeure du feu roi Pie X,
où nous allons en pèlerinage, en poussant de bien gros soupirs; mais, à
part ce léger chagrin , nous passons le temps à merveille. Nos femmes
ne sont pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux , mais nos plai-
sirs sont purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que
notre langage est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et si un
Geai ou toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous,
nous le plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les
meilleures gens du monde , et les Passereaux , les Mésanges , les Char-
donnerets, qui vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêts à les
aider, à les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de
caquetage que chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne
manquons pas de vieilles Pies dévotes, qui disent leurs patenôtres toute
la journée, mais la plus éventée de nos jeunes commères peut passer,
sans crainte d'un coup de bec, près de la plus sévère douairière. .En
un mot, nous vivons de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et
de chiffons.
— Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je , et je serais cer-
tainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne
comme vous. IMais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-
moi, de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est ici. —
Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la Tourterelle, parlez-moi
hQ:
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
franchement, je vous en supplie; pensez- vous que je sois véritablement
une Pie russe? »
A cette question , la Tourterelle baissa la tête et devint rouge-pâle
comme les rubans de Lolotte.
« Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...
— Au nom du ciel! parlez, mademoiselle; mon dessein n'a rien qui
puisse vous offenser , bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux
si charmantes , que je fois ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte à
celle de vous qui en voudra , dès l'instant que je saurai si je suis Pie ou
autre chose; car en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus bas
à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de Tourtereau qui me
tourmente singulièrement .
— Mais, en effet, dit la Tourterelle en rougissant encore davantage,
je ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces
coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte... »
Elle n'osa en dire plus long. « 0 perplexité! m'écriai-je, comment
savoir à quoi m'en tenir? comment donner mon cœur à l'une de vous,
lorsqu'il est si cruellement déchiré? 0 Socrate! quel précepte admirable,
mais diflicile à suivre, tu nous as donné, quand tu as dit : « Connais-toi
t( toi-même! »
Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié
mon père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment il me
vint à l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la
vérité. « Parbleu! pensais-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la
porte dès le premier couplet, c'est bien le moins que le second produise
quelque effet sur ces dames. » Ayant donc commencé par m'incliner poli-
ment, comme pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais
reçue, je me mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des
roulades, puis enfm à chanter à tue-tôte, comme un muletier espagnol,
en plein vent.
A mesure que je chantais, la petite Pie s'éloignait de moi d'un air de
surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un sen-
timent d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des cercles
autour de moi, comme un Chat autour d'un morceau de lard trop chaud
qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goiiter encore.
A'oyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au bout, plus
la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je m'égosillais à chanter.
Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes mélodieux efforts; enfin.
HISTOIRE D'UN MERLE RLANC. /jOS
n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand bruit et regagna son
palais de verdure. Quant à la Tourterelle, elle s'était, presque dès le
commencement, profondément endormie.
« Admirable efTet de l'harmonie! pensai- je. 0 Marais! ô écuelle
maternelle! plus que jamais je reviens à vous. »
Au moment où je m'élançai pour partir, la Tourterelle rouvrit les
yeux : « Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est
Gourouli, souviens-toi de moi.
— Belle Gourouli, lui répondis-je de loin, vous êtes bonne, douce et
charmante , je voudrais vivre et mourir pour vous ; mais vous êtes
couleur de rose, tant de bonheur n'est pas fait pour moi. »
IV
Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de m'attris-
ter. « Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant Paris,
qu'il y a peu de cœurs qui vous comprennent ! »
En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un
Oiseau qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si
imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui , par
bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je
regardai le nouveau venu , m'attendant à une querelle. Je vis avec sur-
prise qu'il était blanc; à la vérité, il avait la tête un peu plus grosse que
moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait un air
héroï-comique ; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec une grande
magnanimité. Du reste, il ne me parut nullement disposé à la bataille;
nous nous abordâmes fort civilement et nous nous fîmes de mutuelles
excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la liberté
de kii demander son nom et de quel pays il était.
« Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me reconnaissiez pas. Est-ce
que vous n'êtes pas des nôtres?
— En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis.
Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit
une gageure qu'on ait faite.
— Vous voulez rire, répliqua-t-il, votre costume vous sied trop bien
liOU
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement k
ce corps illustre et vénérai3le qu'on nomme en latin Cacuaia, en langue
savante Kakatoès, et en jargon vulgaii'e Katakoua.
— Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
pour moi. Et que fait-on dans cette compagnie?
— - Rien, monsieur, et on est payé pour cela.
— Alors, je crois volontiers que j'en suis. Mais ne laissez pas de
faire comme si je n'en étais pas, et daignez m'apprendre à qui j'ai la
gloire de parler.
— Je suis, répondit l'inconnu, le grand poëte Kacatogan. J'ai fait
de puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles
pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des
malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la
République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la
HISTOIRE D'UN xMERLE BLANC. /,05
Restauration , j'ai même fait un efl'ort dans ces derniers temps et je me
suis soumis, non sans peine, aux. exigences de ce siècle sans goi'it. J'ai
lancé dans le monde des distiques piquants , des hymnes sublimes , de
gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des
romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un
mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des IMuses quelques fes-
tons galants, quelques sombres créneaux, et quelques ingénieuses ara-
besques. Que voulez-vous? je me suis fait vieux, je me suis mis de
l'Académie. Mais je rime encore vertement, monsieur, et, tel que vous
me voyez, je rêvais à un poëme en un chant, qui n'aura pas moins de
six pages, quand vous m'avez fait une bosse au front. Du reste, si je
puis vous être bon à quelque chose, je suis tout à votre service.
— Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliqua i-je ; car vous me
voyez en ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que
je sois un poëte, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en
le saluant ; mais j'ai reçu de la^nature un gosier qui me démange quand
je me sens bien aise, ou que j'ai du chagrin. A "vous dire la vérité,
j'ignore absolument les règles.
— Je les ai oubliées , dit Kacatogan ; ne vous inquiétez pas de cela.
— Mais il m'arrive, repris-je, une chose fâcheuse ; c'est que ma voix
produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un
certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire.
— Je le sais , dit Kacatogan , je connais par moi-même cet effet
bizarre. La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.
— Eh bien, monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la
poésie, sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient?
— Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver.
Je m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait toujours;
mais à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que cette répugnance
vient de ce que le public en lit d'autres que nous; cela le distrait.
— Je le pense comme vous. Mais vous conviendrez, monsieur, qu'il
est dur pour une créature bien intentionnée de mettre les gens en fuite
dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le
service de m'écouter et de me dire sincèrement votre avis?
— Très-volontiers, dit Kacatogan ; je suis tout oreilles. »
Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que
Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et,
de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une
406 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
espèce de nuinniire llatleiir. Mais je m'aperçus bientôt ([u'il ne m'écoutait
pas, et qu'il rêvait à son poëme. Profilant d'un moment où je reprenais
haleine, il m'interrompit tout à coup.
'( Je l'ai pourtant trouvée cette rime, dit-il en soui-iant et en bran-
lant la tête; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort de
cette cervelle-là! Et l'on ose dire que je vieillis! Je vais lire cela aux: bons
amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en dira ! »
Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir
de m'avoir rencontré.
Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de
profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. Malheureu-
sement, je ne savais pas ma route. IMon voyage avec le Pigeon avait été
trop rapide et trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact, en
sorte qu'au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche, au Bourget, et,
surpris par la huit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de
Mortfonlaine.
Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les Pies et les Geais,
qui, comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les Moineaux
en piétinant les uns sur les autres ; au bord de l'eau marchaient gravement
deux Hérons, perchés sur leurs longues échasses, dans l'attitude de la
méditation, Georges-Dandins du lieu, attendant patiemment leurs femmes.
D'énormes Corbeaux, a moitié endormis, se posaient lourdement sur la
pointe des arbres les })lus élevés et nasillaient leurs prières du soir. Plus
bas , les Mésanges amoureuses se pourchassaient encore dans les taillis,
tandis qu'un Pic-Vert ébouriffé poussait son ménage par derrière pour le
faire entrer dans le creux d'un arbre. Des phalanges de Friquets arrivaient
des champs en dansant en l'air comme des bouffées de fumée, et se
précipitaient sur un arbrisseau qu'elles couvraient tout entier; des Pin-
sons, des Fauvettes, des Rouges-Gorges, se groupaient légèrement sur
des branches découpées comme des cristaux sur une girandole. De toutes
parts résonnaient des voix qui disaient bien distinctement : a Allons,
ma femme! — Allons, ma fille! — Venez, ma belle! — Par ici, nia
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
407
mie! — Me voilà, mon cher! — Bonsoir-, ma maîtresse! — Adieu, mes
amis! — Dormez bien, mes enfants! »
Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille
auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques Oiseaux de ma
taille et de leur demander l'hospitalité. « La nuit, pensais-je, tous les
Oiseaux sont gris, et d'ailleurs est-ce faire tort aux gens que de dormir
poliment près d'eux? »
Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des Étour-
m
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
noaiix; ils laisaionl Unir loilolle de nuit avec un soin tout partirulier, et
je reniar(|uai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les
patles vernies; e'étaient les dandys de la foret. Ils étaient assez l)ons
enfants et ne nihonoivrenl daucune allention. iMais leurs propos étaient
si ereux, ils se racontaient avec tant de fatuité leui's tracasseries et leurs
bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement l'un à l'autre, qu'il me
fut impossible d'y tenir.
J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une demi-
douzaine dOiseaux de dilTérentes espèces. Je pris modestement la der-
nière place à l'extrémité de la branche, espérant qu'on m'y souffrirait.
Par malheur, ma voisine était une vieille Colombe, aussi sèche qu'une
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. Z,09
girouette rouilléo. Au moinoiU oii je m'approchai d'elle, le peu de plumes
qui couvraient ses os était l'objet de sa sollicitude; elle feignait de les
éplucher, mais elle eut trop craint d'en arracher une; elle les passait
seulement en revue pour voir si elle avait son compte. A peine l'eus-je
touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa majestueusement :
« Qu'est-ce que vous failes donc, monsieur? » me dit-elle en pinçant
le bec avec une pudeur l)iilanni(|ue.
Et, m'ailoniieaut un i^rand coup de coude, elle me jeta à bas avec
une vigueur (|ui eu l lait honneur à un portefaix.
Je tombai dans une bruyère oii dormait une grosse Gelinotte. Ma
mère elle-même dans son écuelle n'avait pas un tel air de béatitude. Elle
était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, qu'on
l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me glissai fur-
tivement près d'elle. (( Elle ne s'éveillera pas, me disais-je ; et, en tout cas,
une si bonne grosse maman ne peut pas être bien méchante. » Elle ne le
fut pas en effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un
léger soupir :
« Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là. >>
Au même instant, je m'entendis appeler. C'étaient des Grives qui, du
haut d'un sorbier, me faisaient signe devenir à elles. «Voilà enfm de
bonnes âmes, » pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles,
et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet
doux dans un manchon ; mais je ne tardai pas à. juger que ces dames
avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles se
soutenaient à peine sur les branches , et leurs plaisantei'ies de mauvaise
compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me forcèrent
de m 'éloigner.
Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin soli-
taire, lorsqu'un Rossignol se mit à chanter. Tout le montle aussitôt fit
silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même paraissait
douce! Loin de troubler le sommed d'autrui, ses accords semblaient le
bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne trouvait mau-
vais qu'il chantât sa chanson à pareille heure ; son père ne le battait pas,
ses amis ne prenaient pas la fuite. « Il n'y a donc que moi, m'écriai-je,
à qui il soit défendu d'être heureux ? Partons, fuyons ce monde cruel ;
mieux vaut chercher ma route dans les ténèbres, au risque d'être avalé
par quelque Hibou , que de me laisser déchirer ainsi par le spectacle du
bonheur des autres. »
MO
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
C'étaient des Grives...
Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au
hasard. Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame.
En un clin d'œil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes
regards sur la ville avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus
vite que l'éclair... Hélas! il était vide. J'appelai en vain mes parents.
Personne ne me répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson
maternel, l'écuelle chérie , tout avait disparu. La cognée avait tout
détruit : au lieu de 1 allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de
fagots.
YI
Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour;
mais ee fut peine perdue ; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque
quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
1
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. /,11
Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière
où la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passai les jours et les
nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus ; je mangeais à
peine; j'étais près de mourir de douleur.
Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire : « Ainsi donc,
me disais-je tout haut, je ne suis ni un Merle, puisque mon père me
plumait, ni un Pigeon, puisque je suis tombé en route quand j'ai voulu
aller en Belgique, ni une Pie russe, puisque la petite marquise s'est
bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec, ni une Tourterelle, puisque
Gourouli, la bonne Gourouli elle-même ronflait comme un moine quand
je chantais, ni un Perroquet, puisque Kacatogan n'a pas daigné m'écou-
ter, ni un Oiseau quelconque, enfin, puisqu'à Mortfontaine on m'a laissé
coucher tout seul; et cependant j'ai des plumes sur le corps, voilà des
pattes et voilà des ailes; je ne suis point un monstre, témoin Gourouli
et cette petite marquise elle-même qui me trouvaient assez à leur gré :
par quel mystère inexplicable ces plumes, ces aUes et ces pattes ne
sauraient-elles former un ensemble auquel on puisse donner un nom ?
Ne serais-je pas, par hasard?... »
J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux
portières qui se disputaient dans la rue.
(( Ah parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à bout,
je te fais cadeau d'un Merle blanc.
— Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. 0 Providence, je suis
fils d'un Merle et je suis blanc ; je suis un Merle blanc ! »
Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au
lieu de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à
marcher fièrement le long de la gouttière en regardant l'espace d'un air
victorieux. « C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un Merle blanc,
cela ne se trouve pas dans le pas d'un Ane. J'étais bien bon de m'affli-
ger de ne pas rencontrer mon semblable; c'est le sort du génie, c'est le
mien. Je voulais fuir le monde, je veux l'étonner. Puisque je suis cet
Oiseau sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me
comporter comme tel, ni plus ni moins que le Phénix, et mépriser le
reste des volatiles. Il faut que j'achète les mémoires d'Alfieri et les
poëmes de lord Byron ; cette nourriture substantielle m'inspirera un
noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné; oui, je veux
ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me voir.
k\2
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
Et au fait, ajoiitais-je plus bas, si je me montrais tout bonnement pour
del'areent?
Ah! parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à bout,
je te fais cadeau d'un Merle blanc.
« Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poëme comme
Kacatogan , non pas en un chant , mais en vingt-quatre, comme tous les
grands homme^ ; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je ne
manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement, mais ce sera
de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel
m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je
prouverai que tout est trop vert , hormis les raisins que je mange. Les
Rossignols n'ont ^qu'à bien se tenir, je démontrerai, comme deux et deux
font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur et que leur mar-
chandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je veux me
créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends avoir
autour de moi une cour composée non pas seulement de journalistes,
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. /)13
mais d'auteurs véritables et même <le femmes de lettres. J'écrirai un
rôle pour mademoiselle Raehel, et si elle refuse de le jouer, je publierai
à son de trompe que son talent est bien inférieur à celui d'une vieille
actrice de province. J'irai à Venise, et je louerai, sur les bords du Grand-
Canal, au milieu de cette cité féerique, le beau pa-lais jMoncenigo, qui
coûte quatre livres dix sous par jour; là, je m'inspirerai de tous les sou-
venirs que l'auteur de Lara doit y avoir laissés. Du fond de ma solitude,
j'inonderai le monde d'un déluge de rimes croisées, calquées sur la
strophe de Spencer, où je soulagerai ma grande âme; je ferai soupirer
toutes les Mésanges, roucouler toutes les Tourterelles, fondre en larmes
toutes les Bécasses , et hurler toutes les vieilles Chouettes. Mais pour ce
qui regarde ma personne, je me montrerai inexorable et inaccessible à
l'amour. En vain me pressera-t-on , me suppliera-t-on d'avoir pitié des
infortunées qu'auront séduites mes chants sublimes, à tout cela, je répon-
drai : c( Foin! )> 0 excès de gloire! mes manuscrits se vendront au poids
de l'or, mes livres traverseront les mers; la renommée, la fortune me
suivront partout; seul, je semblerai indifférent aux murmures de la foule
qui m'environnera. En un mot, je serai un parfait Merle blanc, un véri-
table écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement
grognon et insupportable. »
VII
Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon
premier ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en
quarante-huit chants; il s'y trouvait bien quelques négligences à cause
de la prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit ; mais je pensai
que le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'im-
prime au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de
mon ouvrage n'était autre que moi-même; je me conformai en cela à la
grande mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec
une fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails domes-
tiques du pliis piquant intérêt; la description de l'écuelle de ma mère ne
remplissait pas moins de quato'rze chants : j'en avais compté les rainures,
les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous, les taches, les
ri«il».
tUltl
I
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. M5
— Voici, en outre, ajouta le Ciiinois, de la musique que mon épouse
a composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement
l'intention de l'auteur.
— Messieurs, leurdis-je, autant que j'en puis juger, vous me sem-
blez doués d'un grand cœur et d'un esprit plein de lumières. Mais
pardonnez-moi de vous faire une question. D'oii vient votre mélancolie?
— Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme
je suis bâti; mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis
revêtu de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les Canards,
mais mon bec est trop court et mon pied trop grand ; et voyez de quelle
queue je suis affublé, la longueur de mon corps n'en fait pas les deuK
tiers. N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?
— Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
pénible; la queue de mon confrère balaye les rues, mais les polissons
me montrent au doigt à cause que je n'en ai point.
— Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est tou-
jours fcicheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permet-
tez-moi de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes
qui vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps fort paisible-
ment empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de lettres
d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non plus assez
pour un Merle d'être mécontent pour avoir du génie. Je suis seul de mon
espèce et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est mon droit. Je
suis blanc, messieurs; devenez-le, et nous verrons ce que vous saurez
dire. »
VIII
Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je
n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en sem-
blait pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité
où je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du
printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je commen-
çais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une circonstance
imprévue décida de ma vie entière.
Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les
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HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
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Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus
mon amour augmentait. Elle reunissait dans sa petite personne tous les
agréments de l'iuue et du corps. Elle était seulement un peu bégueule;
«nais j'attribuai cela à l'inlluence du brouillard anglais dans lequel elle
avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la France ne
dissipât bientôt ce léger nuage.
MS
IIISTOIRK D'UN MERLE BLANC.
Une chose qui luinquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de
m\ stère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière,
senferniant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures
entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris n'aiment
pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé vingt fois^
de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir qu'on
m'ouviît la i)()rto. C.ela iirini|)alieii(ait cruellemont. Un jour, entre
^ Il
autres, j'insistai avec tant de iii;ni\ai>(' liuiiiciir. qu'elle se vit obligée
de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de
mon importunité. Je remarquai en entrant une grosse bouteille pleine
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. /,1^
d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je
demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répon-
dit que c'était un opiat j)Our îles engoluros qu'elle avait.
Cet opiat me sembla tant soit peu louche; mais quelle défiance pouvait
in'inspirei' une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi
avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais d'abord
que ma bien-ainiée fût une fenuue de plume ; elle me l'avoua au bout de
quelque temj)s, et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit d'un
roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse à
penser le plaisir (pie me causa une si aimable surprise. Non-seulement je
me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais j'acquérais encore
la certitude que l'intelligence de ma compagne était digne en tout point
de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes ensemble. Tandis que
je composais mes poèmes, elle baibouillait des rames de papjer. Je lui
récitais mes vers à haute voi\, et cela ne la gênait nullement pour écrire
pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque
«gale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques :
des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries,
ayant toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de prê-
cher l'émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à
son esprit, aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de
rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était
le type de la Merlette lettrée.
Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée,
je m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné de voir en
même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. « Eh! bon
Dieu, lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade?» Elle parut
d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande habitude
qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire admirable
qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle dit que c'était une tache
d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses moments d'inspiration,
« Est-ce que ma femme déteint? » me dis-je tout bas. Cette pensée
m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire. « 0
ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle
qu'une peinture , un léger badigeon ? se serait-elle vernie pour abuser
de moi? Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme,
l'être privilégié créé pour moi seul, n'aurais-ie donc épousé que de la
farine ? »
/,20 HISTOIRE D'UIS MEHLK BLANC.
Poursuivi par ce doulo liorrible, je formai le dessein de m'en aftran-
(Ww. Je lis ViK'hM dun baromètre, et j'attendis avidement qu'il vînt à
faire un jour do pluie. Je voulais enuuener ma fenune à la campagne,
choisir un dimanche douleu\ et tenter l'épreuve d'une lessive. Mais
nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps effroyable.
l.'ajiparence du bonheur el lliabitude d'écrire avaient fort excité ma
sensibilité. Naïf comme jetais . il m'arrivait parfois, en travaillant, que
le seutiiuenl fùl plus fort (pie l'idée, et de me mettre ii pleurer en atten-
dant la rime. Ma femme aimait beauccmp ces rares occasions. Toute
faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je
limais une rature, selon le précepte de lîoileau, il advint l\ mon cœur de
s'ouvrir,
<i 0 toi! dis-je à ma chère Merlette, toi, la seule et la plus aimée!
toi , sans qui ma vie est un songe ! toi , dont un regard , un sourire,
métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon cœur, sais-tu combien
je t'aime? Pour niettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres
poètes, un peu d'étude et d'attention me fait aisément trouver des
paroles ; mais où en piendiais-je jamais pour l'exprimer ce que ta
beauté minspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il
me fournir un mot [)our te parler de mon bonheur présent? Avant que tu
fusses venue à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé, aujour-
d'hui c'est celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre
jusqu'à ce que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfié-
vrée où fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu,
ma belle, que rien ne peut être qui ne soit à toi? Ecoute ce que mon
cerveau peut dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh!
que mon génie fût une perle, et que tu fusses Cléopâtre ! »
En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme et elle déteignait visible-
ment. A chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une plume,
non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle avait déjà
déteint autre part). Après (pielques minutes d'attendrissement, je me
trouvais vis-à-vis d'un Oiseau décollé et désenfariné, identiquement
semblable aux Merles les plus plats et les plus ordinaires.
Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile.
J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas cotnme rédliibitoire et faire
casser mon mariage. Mais comment oser publier ma honte? N'était-ce
pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus
de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans un
HISTOIRE D'UN M EH LE BLANC. ^21
désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une créature vivante
et de chercher, comme Alceste,
Un endroit ("caité,
Où d'ôtre un Merle blanc on eût la liberté!
IX
Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard
des Oiseaux , me rapporta sur une branche de Mortfontaine. Pour cette
fois, on était couché. « Quel mariage! me disais -je; quelle équipée!
C'est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis du
blanc ; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse. »
Le Rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à
plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur auK poètes, et
donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus résister
à la tentation d'aller à lui et de lui parler.
« Que vous êtes heureux! lui dis-je ; non-seulement vous chantez
tant que vous voulez , et très-bien , et tout le monde écoute ; mais vous
avez une femme et des enfants , votre nid , vos amis , un bon oreiller de
mousse, la pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien
auprès de vous; vous valez l'un et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi,
monsieur, et c'est pitoyable; j'ai rangé des mots en bataille comme des
soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez
dans les bois. Votre secret peut-il s'apprendre?
— Oui, me répondit le Rossignol; mais ce n'est pas ce que vous
croyez. Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la
Rose : Sadi, le Persan, en a parlé; je m'égosille toute la nuit pour elle,
mais elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est,
elle y berce un vieux Scarabée; et demain matin, quand je regagnerai
mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'épanouii'a
pour qu'une Abeille lui mange le cœur. »
Alfued de Musset.
LE MARI
DE LA REINE
Le premier acte politique auquel je pris part en qua-
lité d'Abeille m'impressionna si vivement, que je suis
forcée d'attribuer à son influence l'étrangeté qui signala
ma vie. Permettez-moi d'entrer en matière sans un plus
long préambule et de vous raconter immédiatement ce
^^ jf 1:^^^ ' petit incident.
Je sortais de l'enfance et je venais d'être nonunée citoyenne de la
ruche, lorsqu'un matin je fus réveillée tout à coup par des bruits
inaccoutumés. On frappait à la cloison, on murmurait, on m'appelait
par mon nom...
« Qu'est-ce qu'il y a, m'écriai-je, qu'est-ce qu'il y a ?
— Viens vite, mignonne, me répondit-on du dehors, on va exécuter
monsieur^ et tu fais partie du peloton d'honneur. »
Ces mots, que je comprenais à peine, — j'étais si jeune encore ! —
m'effrayèrent horriblement. Je savais bien que monsieur devait être
exécuté, mais lidée que je pourrais jouer un rôle quelconque dans ce
drame ne m'était jamais entrée dans l'esprit.
« Me voilà ! » m'écriai-je.
Je fis en toute hâte un bout de toilette et je me précipitai dehors, en
proie à la plus vive émotion. Je n'étais pas pâle, j'étais verte.
Monsieur était l'un des plus beaux Faux-Bourdons de la ruche, bien
certainement. Un peu gros, mais bien pris, la physionomie douce et une
grande distinction. Je l'avais vu bien souvent, accomj)agnant la Reine
dans son inspection quotidienne, l'agaçant par ses reparties, la soute-
LE MARI DE LA REINE.
h2?y
liant de sa patte, partageant avec elle le prestige de la souveraineté et
offrant à tous le visage du plus heureux des princes et du plus aimé des
époux.
Le peuple l'aimait peu, mais le craignait beaucoup, il avait l'oreille
de la Reine; la Reine publiquement l'avait baisé au front, et l'on savait
de source certaine, par l'une de ces demoiselles de la chambre, que
monsieur allait devenir père. C'était une nouvelle importante, quoi-
qu'elle nous fût familière, et en un instant, répétée de bouche en bouche,
elle remplit chaque alvéole de joie.
Chaciuie de nous se voyait déjà transformée en nourrice ou en
'' /
r^
;..V
bonne d'enfants et entourée de marmaille, donnant la becquée à ceux-ci,
dorlotant ceux-là; déjà l'on préparait dans chaque chambrette un petit
coin douillet pour y recevoir le poupon, c'est ainsi que cela se passe
/,2/, LE MARI DE LA REINE.
chez nous; et le soir, avant de s'endormir, on s'indiquait certaines
fleurs du voisinage dont le suc plus délicat fournirait sûrement un
miel plus savoureux à toute cette marmaille qui d'an jour a l'autre
allait faire son apparition.
Notre attente ne fut pas trompée : notre bien-aimée souveraine mit
au monde dix mille jumeaux , tous beaux comme le jour et si forts , si
robustes, si pleins de vie, qu'il eiit été impossible de faire un choix.
Jamais de ma vie je n'ai vu une Reine plus fière de sa maternité.
Le Prince-époux était rayonnant ; aussi il ne se contenait pas d'aise, il
embrassait incessamment tous ses enfants les uns après les autres, ce
qui lui demandait beaucoup de temps à cause du nombre, puis courait
savoir des nouvelles de la Reine et revenait bien vile distribuer encore
trois ou quatre mille baisers.
J'avais assisté à tout cela, j'avais vu monsieur dans toute sa gloire,
et, tout à coup, on me réveille, j'accours et j'aperçois mon Prince qu'on
traîne au dernier supplice... bien plus, je suis désignée moi-même pour
exécuter la sentence; horreur !
Monsieur fit preuve dans cette circonstance d'une lâcheté excusable,
à coup sûr, en un pareil moment. Songez que la nature l'ayant privé
de toute arme défensive et offensive, il était complètement à notre
discrétion.
« Quai-je fait, ô ma Reine? s'écriait-il en se roulant aux pieds de
la souveraine; encore une heure, accordez-moi une heure !... un quart
d'heure... cinq minutes... j'ai des révélations à faire, Princesse, j'ai des
aveux...
— Dépêchons, mesdemoiselles, répliquait la Reine en dissimulant
mal la contrainte qu'elle imposait à son cœur. Il faut que la force reste
à la loi : exécutez ce jeune homme désormais inutile; allons, mesde-
moiselles, vous m'entendez, dépêchons! »
La Reine rentra dans son cabinet de travail, encore tout plein des
souvenirs du Prince, et en un instant la malheureuse victime fut percée
de mille coups. Je vivrais cent ans que je n'oublierais pas cette scène-
là. Je fis semblant de faire comme toutes ces demoiselles, mais mon
aiguillon ne se rougit pas ce jour-là du sang de l'innocent. Il me resta
de tout cela une grande tristesse.
« Il y a chez les peuples les plus avancés des lois bien barbares, me
disais-je à part moi ; pauvres messieurs ! pauvres messieurs ! » Ces pauvres
messieurs, vulgairement appelés Faux -Bourdons, étaient dans notre
LE MARI DE LA' REINE. /i25
ruche au nombre de six cents environ, tous appelés à monter d'un jour
à l'autre les marches du trône, njais tous appelés aussi à payer cet excès
d'honneur par une mort violente et immédiate. Cette perspective donnait
à la plupart d'entre eux une physionomie triste qui contrastait singu-
lièrement avec la gaieté générale. Au milieu de l'aniaiation universelle,
parmi ces milliers de travailleuses, on les voyait passer lentement,
désœuvrés, abattus, effrayés de leur gloire prochaine; au moindre bruit
ils se retournaient en tressaillant.
« Ne serait-ce pas la Reine qui nous appelle? » semblaient-ils dire. Et
bien vite ils se perdaient dans la foule et s'échappaient hors de la ruche.
Il y a bien des ennuis dans ces positions élevées. Tous ce^ gros fai-
néants qui se prélassent dans le velours de leur habit sont plus valets que
les autres, vous le voyez bien, et ne méritent pas d'être admirés si fort.
Cette admiration est pourtant une folie commune que je serais malvenue
de blâmer trop amèrement, puisque moi-même j'en fus victime. Oui,
j'aimai un Faux-Bourdon, je l'aimai d'un amour insensé. Il était beau,
splendide ; au soleil , son corps était resplendissant , et quand il entrait
dans la corolle d'une fleur, je ti'emblais que le contact des pétales ne
souillât sa personne. J'étais folle ! Eh oui ! amour platonique s'il en fiit.
la nature ne nous en permet pas d'autre, idéal, impossible, amour de
poëte, rêverie d'artiste ! J'aimais cette brute à cause de son enveloppe.
J'aurais voulu être l'une de ces Libellulles aux ailes transparentes et
azurées qu'on voit à la tombée du jour voltiger au sommet des herbes,
ou promener parmi les fleurs leur beau corps allongé. Ma conscience
me disait bien que tout se paye en ce monde, et ([ue ces demoiselles-là,
pour avoir la tête grosse , n'en sont pas plus industrieuses pour cela ;
mais que voulez-vous, j'étais folle, j'étais éprise, je blasphémais.
Je l'avais rencontré un jour, ivre de miel et dormant à poings fermés
au beau milieu d'un lis. Il était d'un beau noir velouté au milieu de
toutes ces blancheurs. Son visage, sous le pollen jaune dont il était
barbouillé, avait conservé son noble aspect. Il ronflait d'une façon régu-
lière et majestueuse, si j'ose dire. Je m'arrêtai éblouie.
« Voilà donc, murnmrai-je, le futur mari de la Reine! »
Je m'approchai, et, follement curieuse d'examiner de près un si gros
personnage, je lui soulevai légèrement la patte. Il tressaillit et murmuia
d'une voix somnolente :
« Que désire Sa Majesté? »
^26
LE MARI DK LA RLINL.
F'iiis. jwant roirni'di» ih mon côU». il s"a|)oi\'ut do son erreur; il ajouta
vu souriant :
a Je ne le iiène pas, mon enfant? Kli liien. continue ta besoi^ne et
laisse-moi doiinir en |>ai\. »
Il \ avait au fond de celte fleur une (jdeur ixinélrante et délicieuse qui,
sans doute, me monta au cerveau, car je perdis immédiatement la
conscience de mes devoirs et je restai nheuse en face de ce Faux-
lîourdon. « Que sommes-nous, pensai-je, nous autres misérables travail-
leuses, fabrifjuant le miel, pétrissant la cire ou soii^mant les marmots,
que sommes -nous en coniparaison de ces admirables désœuvrés qui
s'endorment au fond des fleurs et rêvent perpétuellement que la Reine
leur sourit '} n
LE MARI BE LA REINE.
k2r
Alors, oh! je l'avoue, j'eus honte de ma condition modeste et labo-
rieuse. « Comment pourrait-il, en elTet, aimer une bonne d'enfant? me
disais-je. Si j'étais au moins l'une de ces belles guêpes à fine taille qui
s'en vont par le monde, agaçant les passants, insouciantes, coquettes,
méchantes, inutiles, toujours armées et toujours en toilette, |)eut-étre
m'aimerait-il ! »
La crainte n'est-elle pas un commencement d'amour ?
La menace n'est-elle pas un moyen de séduction ?
Toutes ces pensées et mille autres plus folles encore bouillonnaient
dans ma tète, mais mon admiration pour lui n'en devint que plus
violente, et je m'écriai hors de moi :
« Ah, tenez, Prince, vous êtes véritablement bien beau !
h2S LE MARI DE LA REINE.
— Je lo siiis. ma iiiiiinonno. je lo sais; ma position m'y oblige,
mais laisse-moi me rendormir. »
C.cilc réponse me lit beaucoup île |)eine. I,e mallieureux n'avait pas
eompiis (pie je l'adorais. El ee (pii me séduisait en lui. j'ai peine à
l'avouer, celait le preslii^e de son oisivelc' princière, e'élail cette livrée
de Prince-époux, celle obésité de fainéant, c'i'tail la faiblesse de ce i>;ros
corps désarmé, c'elail l'aplomb insolenl dufa\ori..)e le un'pi'isais au fond,
mais je l'ainiais follement. Je savais (ju'il av;i.it riial)ilude de venir j)res(iue
clKupie jour dormir dans le lis où je l'avais trouvé; j'y vins aussi. Je
faisais mon ouvra.i^e lapideincnl . j'habillais bien vite les petits confiés à
ma i^'arde, je leur distribuais i» la hàle leur tai'line, et je me rendais
dans le calice parfmné. I.à. je lui préparais une place, je balayais de
mon aile la j)Oudre jaune (pii aurait j)U s'attacher à lui. S'il se trouvait
au fond de la corolle quelques iioulles de rosée, de mon aiguillon je
perçais la cloison et l'eau s'échaj)pail lentement, de sorte que mon Faux-
Bourdon chéri pouvait se reposer tranquille, à sa place accoutumée,
sans crainte des rhumatismes.
Il ne m'en était pas plus reconnaissant pour cela . car son indiffé-
rence et ses exigences augmentaient en raison de mes soins et de mes
tendresses. « Tu me pousseras à bout, » lui disais-je de temps en temps.
Il souriait . sélalait béatement et ajoutait : « Veille autour de cette
fleur, de peur que quelque insecte n'y pénètre et ne trouble mon repos. »
J'étais indignée, et cependant je veillais autour de la fleur. Un jour je le
vis arriver; il était fort pâle, et cependant sa démarche avait je ne sais
quoi de plus compassé qu'à l'ordinaire.
'< Qu'avez-vous, Prince ? lui dis-je avec intérêt.
— Retire-toi, petite, j'ai besoin d'air, et le soleil ne sera pas fâché
de me voir aujourd'hui face à face. »
Je me sentis trembler, je prévoyais quelque malheur.
<i Demain, demain, s'écria-t-il en faisant des gestes qui dénotaient le
trouble de son àme, demain je serai... le mari delà Reine. »
Un voile obscurcit mes yeux, une sourde rage s'empara de moi, je
sentis que je devenais folle de jalousie.
" D'ici à demain il peut se passer bien des choses, nmrmurai-je
d'une voix étranglée.
— Tais-toi ! oses-lu bien en ma présence prononcer de semblables
paroles !
— Non, fis-je, non, tu ne monteras pas les marches du trône ! »
LE MARI DE LA REINE. /»29
Je m'ôlançai sur lui cl. prolitnnl d'un monionl oîi il (lélournait la
tète, je lui j)l()ni>;oai mon aii;uillon dans le cœur.
A peine eut-il rendu e dernier soupir que je fondis en larmes, j'étais
au désespoir.
Je rentrai dans la ruche. Tout y était en désordre , le peuple tout
entier semblait en proie k la plus vive agitation ; on se poussait, on se
heurtait...
(( Que se passe-t-il donc ? dis-je à la première Abeille que je ren-
contrai.
— Il se passe , il se passe que l'un de ces messieurs a disparu.
— Et conunent le sait-on? » J'étais trend)lanle.
« A l'appel de ce soir, il n'y avait que ('in(| cent quatre-vingt-dix-
neuf Faux-Bourdons présents. La Reine a eu une attaque de nerfs, on
se perd en conjectures.
— Ah ! c'est une hori'ible avenluie ! » Et je me perdis dans la
foule.
La Reine fut inconsolable, moi aussi, pendant deux jours environ,
et ce fut tout. C'était du reste un bien sot animal que ce Faux-Bourdon.
Ne me parlez pas des fainéants bien habillés.
Gustave Z.
LES AMOURS
DE DEUX BÈTES
O F F t R T s
EN EXEMPLE AUX GENS DESPRIT
IIISTOIRF. AM.M AU-SKNTIMF.NTALE —
I.c professeur Granariii».
^ ') i!/\. ♦>SLRK.MENT, (lit UIl SOif, SOUS leS
tilleuls, le pr'ofesseur Gnmarius, ce
fjuil y ;i de |)lus curinix en ce nio-
nient, i» l'aris, est la conduite de
Jarpéado. Orles, si les Français se
conduisaient ainsi, nous n'aurions pas
besoin de codes, remontrances, man-
denicnls, sermons religieux, ou mer-
curiales sociales, et nous ne verrions pas lanl de scandales. Rien
ne démontre mieux que c'est la raison, cet attribut dont s'enor-
gueillit l'Homme, qui cause tous les maux de la Sociét(''. '.
* L'Animal dislingué auquel nous devons allé histoire, j)ar laquelle il a voulu
prouver que les créatures si mal à propos nommées Bôles par les Hommes leur étaient
supérieures, a désiré garder l'anonyme; mais tout nous a prouvé qu'il occupait une place
Irès-élevée dans les affections de mademoiselle Anna Granarius, el qu'il appartient à la
secte des Penseurs, sur lesquels l'illustre rapporteur a fait ses j)lus belles expériences.
II. i»i; Balzac
LES AMOUPS dp: deux bêtes.
/j31
Mademoiselle Anna Granarius, (jui aimait un simple élève natu-
raliste, ne put s'empèçher de rougir, d'autant plus qu'elle était
blonde et d'une excessive délicatesse de teint, une vraie héroïne de
roman écossais, aux yeux bleus, enfin presque douée de seconde vue.
Aussi s'aperçut -elle, à l'air candide et presque niais du professeur,
qu'il avait dit une de ces banalités familières aux savants qui ne sont
jamais savants que d'une manière. Elle se leva pour se promener
dans le Jardin des Plantes, qui se trouvait alors fermé, car il était
huit heures et demie, et au mois de juillet le Jardin des Plantes renvoie
le public au moment où les poésies du soir commencent leurs chants.
Se promener alors dans ce parc solitaire est une des plus douces jouis-
sances, surtout en compagnie d'une Anna.
« Qu'est-ce que mon père veut dire avec ce Jarpéado qui lui
632
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
toiirno la tôto? • so domaiula-t-clle vu s'asseyant au bord de la i^rando
senv.
Kt la jolie Anna dcMuoura ponsive, ol si j)ensive, que la Pensée,
comme il n'est pas rare de lui voir faire de ces tours de force
chez les jeunes personnes, absorba le corps et l'annula. Elle resta clouée
à la pierre sur laquelle elle s'était assise. Le vieux [professeur, trop
occufK.', ne chercha pas sa lille et la laissa dans l'état oij l'avait mise
cette disposition nerveuse qui, quatre cents ans plus tôt, l'eût conduite
à un bûcher sur la plat e de Grève. Ce que c'est que de naître à
propos.
LES AMOURS DE DEUX BÈTES. kU
II
S. A. r>. le prince Jarpéado.
Ce que Jarpéaclo trouvait de plus extraordinaire à Paris était
iui-même, comme le doge de Gênes à Versailles. C'était, d'ailleurs,
un garçon bien pris dans sa petite taille, remarquable par la beauté de
ses traits, ayant peut-ôtre les jambes un peu grêles; mais elles étaient
^'haussées de bottines chargées de pierreries et relevées à la poulaine
de trois côtés. Il portait sur le dos, selon la mode de la Cactriane, son
pays, une chape de chantre qui eût fait honte à celles des dignitaires
ecclésiastiques du sacre de Charles X ; elle était couverte d'arabesques
on semences de diamants sur un fond de lapis-lazuli, et fendue en
deux parties égales, comme les deux vantaux d'un bahut; puis
ces parties tenaient par une charnière d'or et se levaient de bas en
haut à volonté, à l'instar des surplis des prêtres. En signe de sa
dignité, car il était prince des Coccirubri, il portait un joli hausse-col
«n saphir, et sur sa tète deux aigrettes filiformes qui eussent fait
honte, par leur délicatesse, à tous les pompons que les princes mettent
â leurs shakos, les jours de fête nationale.
Anna le trouva charmant, excepté ses deux bras excessivement
courts et décharnés ; mais comment aurait-on pensé à ce léger défaut
à l'aspect de sa riche carnation qui annonçait un sang pur en har-
monie avec le soleil , car les plus beaux rayons rouges de cet astre
semblaient avoir servi à rendre ce sang vermeil et lumineux? Mais
bientôt Anna comprit ce que son père avait voulu dire, en assistant
à une de ces mystéçneuses choses qui passent maperçues dans ce
terrible Paris, si plein et si vide, si niais et si savant, si préoccupé et
si léger, mais toujours fantastique, plus que la docte Allemagne, et
bien supérieur aux contrées hoffmanniques, où le grave conseiller du
Kammergericht de Berlin a vu tant de choses. Il est vrai que maître
Floh et ses besicles grossissantes ne vaudront jamais les forces apoca-
lyptiques des sibylles mesmériennes . remises en ce moment à la
disposition de la charmante Anna par un coup de baguette de cette
lee, la seule qui nous reste, E\tasinada, à laquelle nous devons nos
/,3/, LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
poêles, nos plus boaiiv ivves. r( ilonl l"c\is(oiue osl Ibrloinem coin-
j)riuiiiso à rAcjuk'iuie dos si'icMuvs (seclion de inédcciiu') .
HT
Autre tontatioii de saint Antoiiu'.
Los trois niillo lonètres de ce palais de verre se renvoyèrent les
unes les autres un rayon de lune, et ce l'ut bientôt comme un de ces
incendies que le soleil allume à son coucher dans un vieux château, et
qui souvent trompent à distance un voyageur qui passe, un h^boureur
qui revient. Les cactus versaient les trésors de leurs odeurs, le vanillier
envoyait ses ondes parfumées, le volcameria distillait la chaleur vineuse
de ses touiïes par efïluves aussi jolies que ses fleurs, ces bayadères de
la botanique, les jasmins dos Açores babillaient, les magnolias grisaient
lair, les senteurs dos daturas s'avançaient avec la pompe d'un roi de
Perse, et limpétueuN. lis do la Chine, dix fois plus fort que nos tubé-
reuses, détonait comme les canons des Invalides, et traversait cette
atmosphère embiasée avec limpétuosité d'un boulet, ramassant toutes
les autres odeurs et se les appropriant, comme un banquier s'assimile
les ciipitaux partout où passent ses spéculations. Aussi le Vertige
emmenait-il ces chœurs insensés au-dessus de cette foret illuminée ,
c-omme à l'Opéra Musard entraîne, d'un coup de baguette, dans un
galop la ronde furieuse des Parisiens de tout âge, de tout sexe, sous
de» tourbillons de lumière et de musique.
La princesse Finna, l'une des plus belles créatures du pays
enchanté de Las Figuieras, s'avança par une vallée du Nopalistan,
résidence offerte au prince par ses ravisseurs, où les gazons étaient
à la fois humides et lisses, allant à la rencontre de Jarpéado, (|ui,
cette fois, ne pouvait l'éviter. Les yeux de celte enchanteresse, (jue
dans un ignoble projet d'alliance le gouvernement jetait à la tête
du prince, ni plus ni moins qu'une Caxe-Sotha, brillaient comme des
étoiles, et la rusée s'était fait suivre, comme Catherine de Médicis,
d'un dangereux escadron composé de ses plus belles sujettes.
Du plus loin qu'elle aperçut le prince, elle fit un signe. A ce
signal, il s'éleva dans le silence de celle nuit parfumée une nmsique
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. ^35
absolument semblable au scherzo de la reine ^fab, dans la symphonie
(le Roméo et .Ixiliotle, où le grand Berlioz a reculé les bornes de l'ait
du facteur d'instruments, pour trouver les effets de la Cigale, du
Grillon, des Mouches, et rendre la voix sublime de la nature, à midi,
dans les hautes herbes d'une prairie où murmure un ruisseau sur du
sable argenté. Seulement le délicat et délicieux morceau de Berlioz est
à la musique qui résonnait aux sens intérieurs d'Anna ce que le brutal
organe d'un tonitruant ophicléide est aux sons filés du violoncelle de
Batta, quand Batta peint l'amour et en rappelle les rêveries les plus
éthérées aux femmes attendries que souvent un vieux priseur trouble
en se mouchant ! (A la porte!)
C'était enfin la lumière qui se faisait musique, comme elle s'était
déjà faite parfum, par une attention délicate pour ces beaux êtres,
fruit de la lumière que la lumière engendre, qui sont lumière et
retournent à la lumière. Au miliQu de l'extase où ce concert d'odeurs et
de sons devait plonger le prince Jarpéadô, et quel prince ! un prince
à marier, riche de tout le Nopalistan [voir aux annonces pour plus de
détails), Finna, la Cléopâtre improvisée par le gouvernement, se glissa
sous les pieds de Jarpéadô, pendant qui six: vierges dansèrent une
danse qui était aussi supérieure à la cachucha et au jaléo espagnol,
que la musique sourde et tintinnulante des génies vibrionesques sur-
passait la divine musique de Berlioz. Ce qu'il y avait de singulier dans
cette danse était sa décence, puisqu'elle était exécutée par des vierges ;
mais là éclatait le génie infernal de cette création nationale et trans-
mise à ces danseurs par leurs ancêtres, qui la tenaient de la fée
Arabesque. Cette danse chaste et irritante produisait un effet absolument
semblable à celui que cause la ronde des femmes du Campidano,
colonie grecque aux environs de Cagliari. (Etes-vous allé en Sar-
daigne? Non. J'en suis fâché. Allez-y, rien que pour voir danser ces
filles enrichies de sequins.) Assurément, vous regardez, sans y
entendre malice, ces vertueuses jeunes filles qui se tiennent par la main
et qui tournent très-chastement sur elles-mêmes ; mais ce chœur est
néanmoins si voluptueux, que les consuls anglais de la secte des saints,
ceux qui ne rient jamais, pas même au parlement, sont forcés de s'en
aller. Eh bien , les femmes du Campidano de Sardaigne, en fait de danse
à la fois chaste et voluptueuse, étaient aussi loin des danseuses de
Finna , que la vierge de Dresde par Raphaël est au-dessus d'un portrait
de Dubufe. (On ne parle pas de peinture, mais d'expression.)
m
LES AMOUHS DE DEUX BÊTES.
u ^'(lu^ voiilo/. ilonc ii:e tiior? sirria Jarpoado, ([ui l'crtes aurait
ivndii (les \n)\n[s l\ un l'oiisul ani;lais vu lait ilo iiiodeslie cl de palrio-
(ISIIIO.
— Non. âme de mon àiiie. dit Finna d'une voix douce à roreille
rojiinie de la civiiie ;i la laniîue dim cliat; mais ne sais-tu pas que
^,2r^^ yf^
je t'aime comme la terre aime le soleil, que mon ariiour est si peu
[>ersonnel, que je veux être ta femme, encore bien (jue je sache devoir
en mourir?
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. /,37
— Ne sais-tu pas. répondit Jaipeado. (|ue je viens d'un pays où
les castes sont chastes et suivent les ordres de Dieu, tout comme dtwis
rindoustan font les bralimes? Un hi'ahmine n'a pas plus de répugnance
pour un paria (pie moi pour les plus'belles créatures de ton atroce pays"
de Las Figuieras, oii il lait froid. Ton amour me gèle. Arrière, baya-
dères impures!... Apprenez que je suis tidèle, et quoique vous soyez
en force sur celle terre, quoique vous ayez en abondance les trésors de
la vie, quand je devrais mourir ou de, foim ou d'amour, je ne m'unirai
jamais ni a toi, ni à tes pareilles. Un Jarpéado s'allier à une femme
de ton espèce, qui est à la mienne ce que la négresse est à un blanc,
ce qu'un laquais est à une duchesse ! Il n'y a que les nobles de
France qui fassent de ces alliances. Celle que j'aime est loin, bien loin;
mais ou elle viendra, ou je mourrai sans amour sur la terre étran-
gère... »
Un cri d'effroi retentit et ne me permit pas d'entendre la réponse
de Finna , qui s'écria : d Sauvez le prince ! Que des masses dévouées
s'élancent entre le danger et sa personne adorée ! »
IV
Où le caractère de Graiiarius se dessine par sou ignorance en fait de sous-pieds.
Anna vit alors , avec un effroi qui lui glaça le sang dans les veines,
deux yeux d'or rouge qui s'avançaient portés par un nombre infini
de cheveux, ^'ous eussiez dit d'une double comète à mille queues.
« Le Vol voce ! le Vol voce ! » cria- 1- on.
Le Yolvoce, comme le choléra en 1833, passait en se nourrissant
de monde. Il y avait des équipages par les chemins, des mères
emportant leurs enfants, des familles allant et venant sans savoir où se
réfugier. Le Yolvoce allait atteindre le prince, quand Finna se mit
entre le monstre et lui : la pauvre créature sauva Jarpéado qui resta
froid comme Conacliar, lorsque son père nourricier lui sacrifie ses
enfants.
438
i.KS AMoiHS i)K \n:v\ niVrES.
-'^
Wa
- 'V'%^
ir ...i/s
4ix
4) - * •>!
\,^'
« Oh! c'est Mon un piinro. se dit .\u\r.\ loiil fprjiiviintc'c de cette
royale insensibilité. Non, une rcnmic donnerait imc Inrnie ii un
Homme quelle n'rnnicntit pas, si cet lloiiune momail |)f)ur lui sauver
Ih vie.
— C'est ainsi (|ue je voudrais mourir, dit lan.^oureusemenl
Jarpéado, mourir pour celle qu'on aime, mourir sou> -es yeux, en lui
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. ^39
Iéij;uanl l;i \lc... Sjiil-on ce (luOii iccoil (|ii;in(l on nnil'.' tandis (ju'à
la lleur de l'Ciiic on connaît hicn la valeur de ce (|u'on aeceple... »
En entendant ces paroles. Anna se réconcilia naturellement avec le
prince.
(( C'est, dit-elle, un prince (jui aime comme un simple naturaliste.
— Es-tu musique, parfum, lumièi'e, soleil de mon pays? s'écria le
j)iin('e <|ue leNLlase transportait et dont l'attitude lit craindi'e à la jeune
fille (|u"il n'eût une lièvre cérébrale. 0 ma Cactriane, oii sur une mer
\ernieille, iiori^é de pourpre, j'eusse trouvé quelque belle Uanagrida
dévouée, aimante, je suis séparé de loi i)ar des espaces incommensu-
rables... Et tout ce qui sépare deu\ amants est infini, (juand ce ne
peut être franchi... »
Cette j)ensée, si profonde et si mélancolicpie, causa comme un
frémissement ii la pauvre fille du professeur, qui se leva, se promena
dans le Jardin des Plantes, et airiva le lon,y de la rue Cuvier, oii elle
se mit à ,^rimper, avec l'agilité d'une (abatte, jusque sur le toit de
la maison (jui porte le numéro 15. Jules, qui travaillait, venait de jKjser
sa plume au bord de sa table, et se disait en se frottant les mains:
Il Si cette chère Anna veut m'attendre, j'aurai la croix de la Légion
d'honneur dans trois ans, et je serai suppléant du professeur, car je
mords à l'Enloniologie, et si nous réussissons à transporter dans
l'Algérie la culture du Coccus Cvcri... c'est une concjuéte, que
diable!... .
Et il se mit à chanter :
0 Matliilde, idole de mon âme!... etc.,
de Rossini, en s'accompagnant sur un piano qui n'avait d'autre défaut
que celui de nasiller. Après cette petite distraction , il ôta de dessus sa
table un bouquet, fleurs cueillies dans la serre en compagnie d'Anna, et
se remit à travailler.
Le lendemain matin, Anna se trouvait dans son lit, se souvenant,
avec une fidélité parfaite, des grands et inmienses événements de sa
nuit, sans pouvoir s'expliquer comme elle avait pu monter sur les toits
et voir l'intérieur de l'àme de monsieur Jules Sauvai, jeune dessinateur
du Muséum, élève du professeur Granarius ; mais violemment éprise de
curiosité d'apprendre qui était le prince Jarpéado.
Il résulte de ceci, pères et mères de famille, que le vieuv pro-
l^l^Q LKS AMOLHS DE DEUX BÈÏES.
l'esseiir était veuf, avait une fille de dix-neuf ans, très-sage, mais peu
surveillée, car les j^ens absoii)és \yAV les intérêts scientifiques accomplis-
sent trop mal les devoirs de la paternité pour pouvoir y joindre ceux
de la maternité. Ce savant à perni([ue retroussée, occupé de ses mono-
iiraphies. jjortait des pantalons sans bretelles, et (lui cpii savait toutes
les découvertes laites dans les royaumes infinis de la microscopie) ne
connaissait pas linvention des sous-pieds, qui donnent tant de rectitude
aux |)lis des pantalons et tant de latii^uie aux épaules. La première fois
que .Iules lui parla de sous-jiieds. il les prit pour un sous-genre, le cher
Homme! Vous comprendrez donc comment Granarius pouvait ignorer
que sa fille fut naturellement somnambule, éprise de Jules, et emmenée
par lainour dans les abîmes de cette extase qui frise la catalepsie.
Au déjeuner, en voyant son père près de verser gravement la
salière dans son cale, elle lui dit vivement: <( Papa, qu'est-ce que le
prince Jarpéado ? »
Le mot lit elTet : Granarius posa la salière, regarda sa fille dans les
yeux de laquelle le sommeil avait laissé quelques-unes de ses images
confuses, et se mit à sourire de ce gai, de ce bon, de ce gracieux
sourire qu'ont les savants quand on vient à caresser leur dada !
<( Voilà le sucre, » dit-elle alors en lui tendant le sucrier.
Et voilà, chers enfants, comment le réel se mêle au fantastique
dans la vie et au Jardin des Plantes.
Aventures de Jarpéado.
'( Le prince Jarpéado est le dernier enfant d'une dynastie de la
Cactriane. reprit le digne savant, qui, semblable à bien des pères,
avait le défaut de toujours croire que sa fille en était encore à
jouer avec ses poupées. La Cactriane est un vaste pays, très-riche,
et lun de ceux qui boivent à même les rayons du soleil; il est situé
l)ar un nombre de degrés de latitude et de loniiilude cpii t'est parfai-
tement inrJifTérent ; mais il est encore bien peu connu des observateurs,
LES AMOURS DE DEUX BÈÏES. Ul
je [)arle de ceux qui rep;ardent les œuvres de la nature avec deux
paires d'yeux. Or, les habitants de cette contrée, aussi peuplée que
la Chine, et plus même, car il y a des milliards d'individus, sont
sujets à des inondations périodiques d'eaux bouillantes, sorties d'un
immense volcan, produit à main d'Homme, et nommé Harrozo-
Rio-Grande. Mais la nature semble se plaire à opposer des forces
productrices égales à la force des fléaux destructeurs, et plus l'Homme
mange de Harengs, plus les mères de famille en pondent dans
l'Océan... Les lois particulières qui régissent la Gactriane sont telles,
qu'un seul prince du sang royal, s'il rencontre une de ses sujettes,
peut réparer les pertes causées par l'épidémie dont les effets sont connus
par les savants de ce peuple, sans qu'ils aient jamais pu en pénétrer les
causes. G'est leur choléra-morbus. Et vraiment quels retours sur nous-
mêmes ce spectacle dans les infiniment petits ne doit-il pas nous inspirer
à nous... Le choléra-morbus n'est-il pas...
— Notre Volvoce ! » s'écria la jeune fille.
Le professeur manqua de renverser la table en courant embrasser
son enfant.
« Ah! tu es au fait de la science à ce point, chère Annette?...
Tu n'épouseras qu'un savant. Volvoce! qui t'a dit ce mot? »
(J'ai connu, dans ma jeunesse, un Homme d'affaires qui racontait,
les larmes dans les yeux, comment un de ses enfants, âgé de cinq
ans, avait sauvé un billet de mille francs qui, par mégarde, était tombé
dans le panier aux papiers , où il en cherchait pour faire des cocottes.
— Ce cher enfant ! à son âge ! savoir la valeur de ce billet...)
(( Le prince ! le prince ! » s'écria la jeune fille en ayant peur
que son père ne retombât dans quelque rêverie; et alors elle n'eût
plus rien appris.
« Le prince, reprit le vieux professeur en donnant un coup à sa
perruque, a échappé, grâce à la sollicitude du gouvernement français,
à ce fléau destructeur ; mais on l'enleva, sans le consulter, à son beau
pays, à son bel avenir, et avec d'autant plus de facilité que sa vie
était un problème. Pour parler clairement, Jarpéado, le centimil-
liardimillionième de sa dynastie...
(« Et, fit le professeur entre parenthèse, en levant vers le plafond
plein de Bêtes empaillées sa mouillette trempée de café, vous faites
les fiers, messieurs les Bourbons, les Othomans, races royales et
souveraines, qui vivez à peine des quinze à seize siècles avec les mille
56
l^f^2 l.KS AMOUHS DE DEUX BlVfES.
vl une précautions de la civilisation la plus ralïînée... 0 combien...
Kniiu 1... No pai'lous jias polillipic. »)
.. Jarpcado no se trouvait pas plus avancé dans l'échelle des êtres
(jue ne lest une Altesse Royale onze mois avant sa naissance, et il fut
transporte, sous cette l'oiine. chez mon prédécesseur. Tillustre Lacrampe,
inventeur des Canards, cl (pii achevait leur monoi»:raphie alors que
nous einnes le malheui" de le perdre ; mais il vivra tant que vivra
la Peau de Chagrin y où rillustrateur l'a représenté contemplant ses
chers Canards. Là se voit aussi notre ami Planchette à qui, pour la
.doire de la science, feu Lacraiii|)c a lé.e;ué le soin de rechercher la
configuration, lélendue. la profondeur, les qualités des princes, onze
mois avant leur naissance. Aussi Planchette s'est-il déjà montré dii^ne
de cette mission, soutenant, contre cet intrigant de Cuvier, que,
dans cet état, les princes devaient rlr(^ infusoires, renuiants, et déjà
décorés.
(( Le gouvernement français, sollicité i)ai' feu Lacrampe, s'en remit
au fameux: Génie Spéculatoribus pour l'enlèvement du prince Jarpéado,
qui. grâce à sa situation, put venir par mer du fond de la province
de Guaxaca, sur un lit de pourpre composé de trois milliards environ
de sujets de son père, endîaumés par des Indiens qui, certes, valent
bien le docteur Gannal. Or, comme les lois sur la traite ne concernent
pas les morts, ces précieuses momies furent vendues à Bordeaux pour
servir aux plaisirs et aux jouissances de la race blanche, jusqu'à ce
que le soleil, père des Jarpéado, des Ranagrida, des Negra, les trois
grandes tribus des peuples de la Cactriane, les absorbât dans ses
rayons... Oui, apprends, mon Anna, que pas une des nymphes de
Rubens, pas une des jolies tilles de Miéris, que pas un trompette de
Wouwerraans n'a pu se passer de ces peuplades. Oui, ma lillc. il y a
des populations entières dans ces belles lèvres qui vous sourient au
Musée, ou qui vous délient. Oh! si, par un effet de magie, la vie
était rendue aux êtres ainsi distillés. (pi«'l clKinniitit spectacle que celui
de la décomposition d'une Vierge de Raj)ha(l ou d'une bataille de
Rubens! Ce serait, pour ces charmants êtres, un jour comme celui
de la résurrection éternelle qui nous est promis. Hélas! peut-être y
a_t-il là-haut un puissant peintre qui prend ainsi les générations de
Ihumanilé sur des palettes, et peut-<Hre, broyés par une ujolette
invisible, devenons-nous une teinte dans quelque fresque iounense,
ô mon Dieu ! . . . n
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. /»/i3
Là-dessus le vieux professeur, comme toutes les fois que le nom de
Dieu se trouvait sur ses lèvres, tomba dans une profonde rêverie qui
fut respectée par sa fille.
VI
Autre Jarpt^ado.
Jules Sauvai entra. Si vous avez rencontré quelque part un de ces
jeunes gens simples et modestes, pleins d'amour pour la science, et
({u'\, sachant beaucoup, n'en conservent pas moins une certaine naïveté
charmante (pii ne les empêche pas d'être les plus ambitieux des êtres,
et de mettre l'Europe sens dessus dessous à propos d'un os hyoïde ou
d'un coquillage, vous connaissez alors Jules Sauvai. Aussi candide qu'il
était pauvre (hélas! peut-être quand vient la fortune s'en va la
candeur), le Jardin des Plantes lui servait de famille, il regardait le
professeur Granarius connne un père, il l'admirait, il vénérait en lui
le disciple et le continuateur du grand Geoffroy Saint-Hilaire, et il
l'aidait dans ses travaux, comme autrefois d'illustres et dévoués élèves
aidaient Raphaël; mais ce qu'il y avait d'admirable chez ce jeune
Homme, c'est qu'il eiit été ainsi, quand même le professeur n'aurait
pas eu sa belle et gracieuse fille Anna, saint amour de la science !
car, disons-le promptement. il aimait beaucoup plus riiistoii'e natu-
relle que la jeune fille.
«Bonjour, mademoiselle, dit-il; vous allez bien ce matin?...
Qua donc le professeur ?
— Il -m'a malheureusement laissée au beau milieu de l'histoire du
prince Jarpéado, pour songer aux fins de l'humanité... J'en suis
restée à l'arrivée de Jarpéado à Bordeaux.
— Sur un navire de la maison Balguerie junior, reprit Jules.
Ces banquiers honorables, à qui l'envoi fut fait, ont remis le prince...
— Principicule... fii observer Anna.
— Oui, vous avez raison, à un grossier conducteur des diligences
Laffitle et Gaillard, qui n'a pas eu pour lui les égards dus à sa haute
naissance et à sa grande valeur ; il l'a jeté dans cet abîme appelé
caisse, qui se trouve sous la banquette du coupé, où le prince^et son
kkk LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
escorte ont beaiiroiip soulVort du voisiiuiiro des i^roiipes dccus, cl voilii
ce qui nous mot aujourdluii dans rembarras. Enlin. un simple laeleui-
dos messa.irerios l"a ivmis au j)èro Laerampe (jui a bondi de joie...
Aussitôt (jue larrivee de ee prince l'ut olliciellement annoncée au
gouvornemeni français, b^sthi, lun des ministres, on a proiité pour
arraclier des concessions en notre faveur : il a vivomont représenté à la
commission de la Cliandiro des dé|)ut('s rim|t()rl,mce d(^ notre établis-
sement et la nécessité de le mettre sur un i^rand pieil, et il a si l>ien
parlé, qu'il a obtenu six cent mille francs pour bâtir le palais oii devait
être Iop;ée la race uliK' de .larpeado. «'(le sera, monsieur, a-t-il dit
au rap|)orteur, (pii pai- bonheur était un riche dro.i;uiste île la rue des
Londtards, nous alVranihir du tribut (jue nous payons à Télranger,
et tirer patti de l'Algérie qui nous coule des millions. » Un vieux
maréchal déclara que. dans son opinion, la possession du prince
était une conquête. « 3Iessieurs, a dit alors le rapporteur h la Chambre,
sachons semer pour recueillir... » Ce mot eut un grand succès; car à
la Chambre il faut savoir descendre à la hauteur de ceux (jui nous
écoutent. Lopposition . qui déjà trouvait tant à redire à propos du palais
des Singes, fut battue par cette réflexion de nature à être sentie par
les propriétaires . (jui sont en majorité sur les bancs de la Chambre,
comme les huîtres sur ceux de Cancale.
— Quand la loi fut votée, dit le professeur qui, sorti de sa rêverie,
écoutait son élève, elle a inspiré un bien beau mot. Je passais dans le
Jardin, je suis arrêté, sous le grand cèdre, par un de nos jardiniers
qui lisait le Monileur , et je lui en fis même un reproche ; mais il me
répondit que c'était li j)lus grande des feuilles périodiques. « Est-il
vrai. Monsieur, me dit-il, cjue nous aurons une serre où nous pour-
rons faire venir les plantes des deux tropiques et garnie de tous les
accessoires nécessaires, fabriqués sur la plus grande échelle? — Oui,
mon ami, lui dis-je, nous n'aurons plus rien à envier à l'Angleterre,
et nous devons même l'empfirter par (juelques perfectionnements. —
Enfin, s'écria le jardinier en se frottant les mains, depuis la révolution
de Juillet, le peuple a fini par comprendre ses vrais intérêts, et tout va
fleurir en France. » Quand il vit que je souriais, il ;>jouta : « Nos
appointements seront-ils augmentés?...
— Hélas ! je viens de la grande serre, monsieur, reprit Jules, et
tout est perdu ! Malgré nos efforts, il n'y aura pas moyen d'unir
Jarpéado à aucune créature analognie; il a refusé celle du Coccus ficus
LKS AMOURS DE DEUX BETES. i/,5
caricœ^jQ viens d'y passer une heure, l'œil sur le meilleur apj)areil de
Dollond, et il mourra...
— Oui, mais il mourra lidèle, s'éeria la sensible Anna.
— Ma loi, dit Granarius, je ne vois pas la diiïérence de mourir
iidèle ou inlidèle, quand il s'agit de mourir...
— Jamais vous ne nous comprendrez ! dit Anna d'un ton h fou-
droyer son père ; mais vous ne le séduirez pas, il se refuse à toutes
les séductions, et c'est bien mal à vous, monsieur Jules, de vous
prêter à de pareilles horreurs. Vous ne seriez pas capable de tant
d'amour !... cela se voit, Jarpéado ne veut que Ranagrida...
— Ma fille a raison. Mais si nous mettions, en désespoir de cause,
les langes de pourpre oîi Jarpéado fut apporté, de son beau royaume
de la Cactriane, dans l'état où sont les princes, dix: mois avant leur
naissance, peut-être s'y trouverait-il encore une Ranagrida.
— Voilà, mon |)ère, une noble action qui vous méritera l'admi-
ration de toutes les femmes.
— Et les félicitations du ministre, donc! s'écria Jules.
— Et l'élonnement des savants ! répliqua le professeur, sans
compter la reconnaissance du commerce français.
— Oui, mais, dit Jules, Planchette n"a-t-il pas dit que l'état où
sont les princes onze mois avant leur naissance...
— Mon enfant, dit avec douceur Granarius à son élève en l'inter-
rompant, ne vois-tu pas que la nature, partout semblable à elle-
même, laisse ainsi ceux du clan des Jarpéado, durant des années ! Oh!
pourvu que les sacs d'écus ne les aient pas écrasés...
— Il ne m'aime pas! » s'écria la pauvre Anna, voyant Jules qui,
transporté de curiosité, suivit Granarius au lieu de rester avec elle
pendant que son père les laissait seuls.
VII
A la grande serre du JarJi:^ des Plantes.
u Puis-je aller avec vous, messieurs? dit Anna, quand elle vit son
père revenir, tenant à la main un morceau de papier.
/i46 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
— Certainement, mon entant. » dit le professeur avec la bonté qui
le caractérisait.
Si Granarius était distrait, il donnait à sa fille tous les bénéfices de
son défaut. Et combien de fois la douceur est-elle de l'indifférence?...
Presque autant de fois que la charité est un calcul.
(( Les fleurs ([ue nous avons partagées hier, monsieur Jules, vous
ont fait mal à la tète cette nuit, lui dit-elle en laissant aller son père en
avant, vous les avez mises sur votre fenêtre après avoir chanté:
0 Matliilde, idole de mon àmo !
Ça nest pas bien , pourquoi dire Mathilde ?
— Le cœur chantait Anna ! répondit-il. Mais qui donc a pu vous
instruire de ces circonstances ? demanda-t-il avec une sorte d'effroi.
Seriez-vous somnambule ?
— Somnambule ? reprit-elle. Oh ! que voilà bien les jeunes gens
de ce siècle dépravé ! toujours prêts à expliquer les effets du sentiment
par certaines proportions du fluide électro-magnétique !... par l'abon-
dance du caloi'ique...
— Hélas ! reprit Jules en souriant, il en est ainsi pour les Bêtes.
Voyez! nous avons obtenu là...» Il montra, non sans orgueil, la
fameuse serre qui rampe sous la montagne du belvédère au Jardin
des Plantes. <( Nous avons obtenu les feu\ du tropique, et nous y avons
les plantes du tropique, et pourquoi n'avons-nous plus les immenses
Animaux dont les débris reconstitués font la gloire de Cuvier? C'est
que notre atmosphère ne contient plus autant de carbone, ou qu'en
fils de famille pressé de jouir notre globe en a trop dissipé... Nos
sentiments sont étal)lis sur des équations...
— Oh ! science infernale ! s'écria la jeune fille. Aimez donc
dans ce Jardin, entre le cabinet d'analomie comparée et les éprouvettes.
où la chimie zoologique estime ce qu'un Homme brille de carbone en
gravissant une montagne ! Vos sentiments sont établis sur des équations
de dot I Vous ne savez pas ce qu'est l'aniour, monsieur Jules...
— Je le sais si bien que, pour approvisionner notre ménage, si
vous vouliez de moi pour mari, mademoiselle, je passe mon temps à
me rôtir comme un mari'on, l'œil sur un microscope, examinant le
seul Jarpéado vivant que possède l'Europe, et s'il se marie, si ce conte
de fée finit par : et ils eurent beaucoup cF enfanta, nous nous marierons
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. Z,^7
aussi, j'aurai la croix de la Légion d'honneur, je serai professeur
adjoint, j'aurai le logement au Muséum, et trois mille francs d'appoin-
tements, j'aurai sans doute une mission en Algérie, afin d'y porter cett
culture, et nous serons heureux... Ne vous plaignez donc pas de
l'enthousiasme que me cause le prince Jarpéado...
— Ah ! c'était donc une preuve d'amour quand il suivi mon père, »
pensa la jeune fille en entrant dans la grande serre.
Elle sourit alors à Jules, et lui dit à l'oreille :
« Eh bien, jurez-moi, monsieur Jules, de m'être aussi fidèle que
Jarpéado l'est à sa race royale, d'avoir pour toutes les femmes le
dédain que le prince a eu pour la princesse de Las Figuieras, et je ne
serai plus inquiète ; et quand je vous verrai fumant votre cigare au
soleil et regardant la fumée, je dirai...
— Vous direz : 11 pense à moi ! s'écria Jules. Je le jure... »
Et tous deux ils accoururent à la voix du professeur qui jeta solen-
nellement le petit bout de papier au sein du premier nopal que le Jardin
des Plantes y ait vu fleurir, grâce aux six cent mille francs accordés
par la Chambre des députés pour bâtir les nouvelles serres.
« Ce être donc oune serre-popiers ! dit un Anglais jaloux qui fut
témoin de cette opération scientifique.
— Chauffez la serre, s'écria Granarius ; Dieu veuille qu'il fasse bien
chaud aujourd'hui ! F.a chaleur, disait Thouin, c'est la vie ! »
VIII
Le Paul et Virginie des Animaux.
Le lendemain soir, Anna , quand fut venue l'heure de la fermeture
des grilles , se promena lentement sous les magnifiques ombrages de la
grande allée, en respirant la chaude vapeur humide que les eaux de la
Seine mêlaient aux exhalaisons du jardin, car il avait fait une journée
caniculaire où le thermomètre était monté à un nombre de degrés
majuscule, et ce temps est un des plus favorables aux extases. Pour
éviter toute discussion à cet égard et clore le bec aux Geais de la
critique, il nous sera permis de faire observer que les fameux solitaires
des premiers temps de l'Église ne se sont trouvés que dans les ardents
l^l^^ LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
i".K'luM> (II* r.\rii(|iu>. i\o rK;4\|ilt' o\ i\\\\\v> Unw incan 1(SC(Mi!s; (|iit' los
Santons c[ l<s I';i(|iiir> ne |)<>iis>>(MiI (1ii(> dims les conlrccs l(>s plus
opiiuvos. ci (Hh> s;iiiil .Kmu .::rillail dans Palliinos. Ce fui pai' cclto
r.iison ipio iiiadtMuoist'llo Anna, lasso do rospiivr coKi* alinospliôre
ombrasoo où los Lions rui^issaiont. oîi rKl('|)lianl l)àillail. oîi la (iirafe
olU^niônio, collo ardtMilt^ princosso d'Aral)!!^, ol los (la/(^ll(^s. ces
Hirondollos à (piairo |)iods. couraitMil apivs Nmii's sabliN jaimos altsonis.
s'assit sur la niari;o de piorro Itrùlanto d'oii s'olanconi l(\s murs dia-
phanos do la .irrando sorro. ol \ l'osla oharniôo. alhMidaiil un uiouionl
de fraîcheur, et ne Irouvaul (pio los IwmMVoos liopicalos (|ui soilaioul de
la serre ooinine «les escadrons lbui;ueu\ des arn»('(\s de Nahucliodouosor.
cet Ilonune que la chr(>niqiie roprosonte sous la forme d'une Hète,
paroo (pi'il ro-la sopl ans onstMoli dans la /.oo!(),::io. occupi' (\c classer
les espooes. sans se faire la barhe. On dira, dans six cenis ans d'ici, que
Cuvier était une espèce de tonneau oitjel de l'admiration des savants.
A nniiuit. lliouro dos mystères. Anna. ploni;(''e dans son extase et
les you\ touches par le (léant Microsco|)us. revit les voiles prairies du
Nopalistan. Elle entendit les douces mélodies du royaume i\c>, InlinimonI
Petits et res|)ira le concoi'l de pnrfum< ])ordn p )nr i\('> or.i^anes fatigués
par (les sensations tntp aoliv<\s. Sesyeu\. dont les conditions ('taient
chan,î.'ix»s. lui permirent do voir encore les mondes infé'iiours : ollo
aperçut un Volvocc à cheval qui tAchait darrivor au hul d un slooplo-
chase. et que d eléirants Cercairos voulaient dépasser ; mais le hul
ce steeple-chase était bien supérieur ii colui de nos dandys, car il
s'agissait de manger de pauvres Vorticelles qui naissaient dans les
fleurs, à la fois Animaux et fleurs, fleurs ou Animaux ! Ni Bory-
Sainl-Vincenl. ni .Midler, col immortel Danois qui a croc autant de
RKindes (pie Dieu m(''me en a fait, noni pris sur eux de (h'cider si la
Vorlicelle («tait plus Animal (pi<' planlrou plus |)lanlo (prAnimal. Peut-
être eussent-ils été |)lus hai'di- a\cc crrhuns Hommes quo los cochers
de cabriolet appellent m<'l<tus. sans (pio les savants aient pu deviner ;i
quels caractères ces [traticiens do> rues n^connaissent rilommo-Logume.
L'attention d'Anna fui bieii|(')i ;iUir(''e par l'air heureux du prince
JarfM'ado. qui jouait du liilh en chantant son bonheur par une romance
digne de Victor Hugo. Certes cette cantate aurait pu figurer avec
honneur dans les On'en'ales, car elle était cf)mpos<''e do onze c^nl onze
stances, sur chacune des onze cent onze beautés de Zashazli (pro-
noncez Vir;:inie). la plus chirmante des filles Hanagridiennes. C<; nom,
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
U'J
cQ^ Ç w.? u.^'^ '^^ ^J
Le but de ce steeple-chase était.
de même ([ue les noms persans, avait une sii^^nificalion, et voulait dire
mevije faite de lumière. Avant de devenir cinabre, minium^, enfin tout
ce qu'il y a de plus rouge au monde, cette précieuse créature était
destinée aux trois incarnations entomologiques que subissent toutes les
créatures de la Zoologie, y compris l'Homme.
La première forme de Virginie restait sous un pavillon qui aurait
stupéfait les admirateurs de l'architecture moresque ou sarrasine, tant
57
^50
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
il surpassait los luxulories ilo rAllKiml)ia. du (uMUM'alil'o ol dos plus
oélèbœs nK)S(|UOOS. [Voir, au surplus, l'album du ^opalistan orné de
sept mille gravures.) Situe dans une profonde vallée sur les coleauv de
laquelle s'élevaient des forêts numen.^o, coiiuue ceile.^ (jnc Clialcauhriund
a décrites dans Alala, ce pavillon se trouvait garde- |»ar un cours d'eau
parfumée, auprès de laquelle leau de Cologne, celle de Portugal et
d'autres cosmétiques sont tout juste ce que leau noire, sale et puante
LES AMOURS DE DEUX BÉTES. Zi51
de la Bièvre est ii Vo.m de Seine lillréc. De nombreux soldats habillés
de garance, absoluinenl coiimie les troupes françaises, gardaient les
abords de la vallée en aval, et des postes non moins nombreux veillaient
en amont. Autour du pavillon, des Bayadères dansaient et chantaient.
Le prince allait et venait très-elTaré, donnant des ordres multipliés. Des
sentinelles, placées à de grandes distances, répétaient les mots d'ordre.
En ellét. dans l'état oii elle se trouvait, la jeune personne pouvait être
la proie d'un Génie féroce nommé Misocampe. Vêtu d'un corselet comme
les hallebardiers du moyen âge, protégé par une robe verte d'une
dureté de diamant. e( doué d'une figure terrible, le Misocampe, espèce
d'ogre, jouit d'une férocité sans exemple. Loin de craindre mille Jar-
péadiens, un seul JMisocampe se réjouit de les rencontrer en grou[)e, il
n'en dc^jeune et n'en soupe que mieux. En voyant de loin un JMiso-
campe, la pauvre Anna se rappela les Espagnols de Fernand Cortez
débarquant au Mexique. Ce féroce guerrier a des yeux brillants comme
des lanternes de voiture, et s'élance avec la même rapidité, sans avoir
besoin, comme les voitures, d'être aidé par des chevaux, car il a des
jambes d'une longueur démesurée, lines comme des raies de papier à
musifjue et d'une agilité de danseuse. Son estomac, transparent comme
un bocal, digère en même temps qu'il mange. Le prince l\iul avait
publié des proclamations allichées dans toutes les forêts, dans tous les
villages du Nopalistan, pour ordonner aux masses intelligentes de se
précipiter entre le xMisocampe et le pavillon, afin d'étouiïer le ^lonstre
ou de le rassasier. Il proniettait l'immortalité aux morts, la seule chose
(|u'on puisse leur offrir. La lille du professeur admirait l'amour du prince
Paul Jarj)éado qui se révélait dans ces inventions de haute politique.
Quelle tendresse ! quelle délicatesse ! La jeune princesse ressemblait
p;n"failement aux babtjs emmaillottés que l'aristocratie anglaise porte
avec orgueil dans IJyde-Park, pour leur faire prendre l'air. Aussi
l'amour du prince Paul avait-il toutes les allures de la maternité la
plus inquiète pour sa chère petite Virginie, qui cependant n'était encore
qu'un vrai bahy.
« Que sera-ce donc, se dit Anna, quand elle sera nubile? »
Bientôt le prince Paul reconnut en Zashazii les symptômes de la
crise à laquelle sont sujettes ces charmantes créatures. Par ses ordres,
des capsules chargées de substances explosibles annoncèrent au monde
entier que la princesse allait, jusqu'au jour de son mariage, se ren-
fermer dans un couvent. Selon l'usage, elle serait enveloppée de voiles
Û52
LKS A MO LUS DK DKUX BEI ES.
gris et plongée dans un profond sommeil, pour être plus facilement
soustraite au\ enchantements qui pouvaient la menacer. Telle est la
volonté suprême de la fée Physine, qui a voulu que toutes les créations^
depuis les êtres supérieurs aux Hommes, et même les Mondes,
jusqu'aux Infiniment Petits, eussent la même loi. D'invisibles religieuses
roulèrent la petite princesse dans une étofie brune, avec la délicatesse
que les esclaves de la Havane mettent à rouler les feuilles blondes des
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. /,53
cigares destinés à George Sand ou à quelque princesse espagnole. Sa
tête mignonne se voyait à peine au bout de ce linceul dans lequel elle
resta sage, vertueuse et résignée. Le prince Paul Jarpéado demeura sur
le seuil du couvent, sage, vertueux et résigné, mais inqjatient! Il res-
semblait à Louis XV qui, devinant dans une enfant de sept ans, assise
avec son père sur la terrasse des Tuileries, la belle mademoiselle de
Romans telle qu'elle devait être à dix-huit ans, en prit soin et la fit
élever loin du monde.
Anna fut témoin de la joie du prince Paul quand, semblable à la
Vénus antique sortant des ondes, Virginie quitta son linceul doré.
Gomme l'Eve de Milton, qui est une Eve anglaise, elle sourit à la
lumière, elle s'interrogea pour savoir si elle était elle-même, et fut dans
l'enchantement de se voir si coinforlahle. Elle regarda Paul et dit :
(( Oh!... )) ce superlatif de l'étonnement anglais.
Le prince s'oflrit avec une soumission d'esclave à lui montrer le
chemin dans la vie, à travers les monts et les vallées de son empire.
« 0 toi que j'ai pendant si longtemps attendue, reine de mon cœur,
bénis par tes regards et les sujets et le prince ; viens enchanter ces lieux
j)ar ta présence. »
Paroles qui sont si profondément vraies, qu'elles ont été mises en
musique dans tous les opéras !
Virginie se laissa conduire en devinant qu'elle était l'objet d'une
adoration infinie, et marcha d'enchantements en enchantements, écou-
tant la voi\ sublime de la nature, admirant les hautes collines vêtues
de fleurs embaumées et d'une verdure éternelle, mais encore plus sen-
sible aux soins touchants de son compagnon. Arrivée au bord d'un lac
joli comme celui de Thoune, Paul alla chercher une petite barque faite
en écorce et d'une beauté miraculeuse. Ge charmant esquif, semblable
à la coque d'une viole d'amour, était rayé de nacre incrustée dans la
pellicule brune de ce tégument délicat. Jarpéado fit asseoir sa chère
bien-aimée sur un coussin de pourpre, et traversa le lac dont l'eau
ressemblait à un diamant avant d'être rendu solide.
« Oh ! qu'ils sont heureux ! dit Anna. Que ne puis-je comme eux
voyager en Suisse et voir les lacs ! . . . »
L'opposition du Nopalistan a prétendu, dans le Charivari de la
capitale, que ce prétendu lac avait été formé par une gouttelette
tombée d'une vitre située à onze cents milles de hauteur, distance
équivalant à trente-six mètres de France. Mais on sait le cas que les
k5k
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
amis du gouvernenieiit doivent faire des plaisanteries de l'opposition.
Paul oilrait à Viririnie les fruits les plus niùrs et les meilleurs, il les
choisissait, et se contentait des restes, heureux de boire à la même
tasse. Virginie était d'une blancheur remarquable et vêtue d'une étoffe
lamée de la plus grande richesse ; elle ressemblait à cette fameuse
Esméralda tant célébrée par Victor Hugo. Mais Esméralda était une
femme, et Virginie était un ange. Elle n'aurait pas, pour la valeur
dun monde, aimé l'un des maréchaux de la cour, et encore moins un
colonel. Elle ne voyait que Jarpéado, elle ne pouvait rester sans le
voir, et comme il ne savait pas refuser sa chère Zashazii, le pauvre
LES AMOURS DE DEUX BETES. 455
Paul fut bientôt sur les dents, car, hélas ! dans toutes les sphères,
l'amour n'est illimité que moralement. Quand, épuisé de fatigue, Paul
s'endormit, Virginie s'assit près de lui, le regarda dormant, en chassant
les Vorticelles aériennes qui pouvaient troubler son sommeil. N'est-ce
pas une des plus douces scènes de la vie privée ? On laisse alors l'âme
s'abandonner à toute la portée de son vol, sans la retenir dans les
conventions de la coquetterie. On aime alors ostensiblement autant
qu'on aime secrètement. Quand Jarpéado s'éveilla, ses yeux s'ou-
vrirent sous la lumière de ceux de Virginie, et il la surprit exprimant
sa tendresse sans aucun des voiles dont s'enveloppent les femmes à
l'aide des mots, des gestes ou des regards. Ce fut une ivresse si
contagieuse, que Paul saisit Virginie, et ils se livrèrent à une sara-
bande d'un mouvement qui rappelait assez la gigue des Anglais. Ce
qui prouve que dans toutes les sphères, parles moments de joie exces-
sive où l'être oublie ses conditions d'existence, on éprouve le besoin
de sauter, de danser! (Voir les Considérations sur la pyrrhif/ue des
anciens j, par M. Ginqprunes de Vergettes, membre de l'Institut.) En
Nopalistan comme en Fi'ance, les bourgeois imitent la cour. Aussi
dansait-on jusque dans les plus petites bourgades.
Paul s'arrêta frappé de terreur.
u Qu'as-tu, cher amour? dit Virginie.
— Où allons-nous? dit le prince. Si tu m'aimes et si je t'aime,
nous aurons de belles noces ; mais après ?... Après, sais-tu, cher ange,
quel sera ton destin ?
— Je le sais, répondit-elle. Au lieu de périr sur un vaisseau,
comme la Virginie delà librairie, ou dans mon lit, comme Clarisse, ou
dans un désert, comme Manon Lescaut ou comme Atala, je mourrai
de mon prodigieux enfantement, comme sont mortes toutes les mères de
mon espèce : destinée peu romanesque. Mais t'aimer pendant toute une
saison, n'est-ce pas le plus beau destin du monde? Puis mourir jeune
avec toutes ses illusions, avoir vu cette belle nature dans son printemps,
laisser une nombreuse et superbe famille, -enfin obéir à Dieu ! quelle
plus splendide destinée y a-t-il sur la terre ? Aimons, et laissons aux
Génies à prendre soin de l'avenir. »
Cette morale un peu décolletée fit son effet. Paul mena sa fiancée
au palais où resplendissaient les lumières, où tous les diamants de sa
couronne étaient sortis du garde-meuble, et où tous les esclaves de son
empire, les Bayadères échappées au fléau du Vol voce, dansaient et
f,56 LES AMOURS DE DEUX BÊÏES.
clianlaienl. C'olail cent lois plus inai;niru[iie que les fêtes de la i^raiule
allée des Chaïups-Élysées aux journées de Juillet. Un i>:ran(l num-
venient se préparait. Les Neutres, espèce de sœurs i^rises chargées de
veiller sur les enfants à provenir du mariage impérial, s'apprêtaient
à leurs travaux. Des courriers partirent pour toutes les i)rovinces y
annoncer le futui" mariage du prince avec Zashazli la Ranagridienne et
demander les énormes provisions nécessaires à la subsistance des
prini'ipicules. Jarpéado reçut les félicitations de tous les corps d'Etat et
lit un millier de fois la même phrase en les remerciant. Aucune des
cérémonies religieuses ne fut omise, et le Prince paul y mit des façons
jMeines de lenteur, par lesquelles il prouva son amour, car il ne pouvait
ignorer qu'il perdrait sa chère ^'irginie, et son amour pour elle était
plus grand que son amour pour sa postérité.
(( Ah ! disait-il à ^a charmante épouse, j'y vois clair maintenant.
J'aurais dû fonder mon empire a^ec Finna , et faire de toi ma maîtresse
idéale. 0 Virginie ! n'es-tu pas l'idéal, cette lleur céleste dont la vue
nous sutTit ? Tu me serais alors restée, et Finna seule aurait })éri. »
Ainsi, dans son désespoir, Paul inventait la bigamie, il arrivait
aux doctrines des anciens de l'Orient en souhaitant une femme chargée
de faire la tiimille, et une femme destinée à être la poésie de sa vie,
admirable conception des tenq^s piimitifs qui, de nos jours, passe pour
être une combinaison inimoi'ale. 3Iais la reine Jarpéada rendit ces
souhaits inutiles. Elle recounnença plus voluptueusement encore la
scène de Finna, sur le même terrain, c'est-à-dire sous les ombrages
odoriférants du parc. j)ai' une nuit étoilée où les parfums dansaient
leurs boléros, où tout inspirait l'amour. Paul, dont la résistance avait
été héroïque aux prestiges de Finna, ne put se dispenser d'emporter
alors la reine Jarpéada dans un furieux transport d'amour.
« Pauvres petites bêtes du bon Dieu ! se dit Anna, elles sont bien
heureuses, quelles poésies !... L'amour est la loi des mondes inférieurs,
aussi bien que des mondes supérieurs; tandis (jue chez l'Homme, (jui
est entre les Animaux et les Anges, la raison gâte tout ! »
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. .',57
IX
Où apparaît une certaine demoiselle Pigoizeau.
Pendant que ces choses tenaient la fille de Granarius en émoi, Jules
Sauvai se répandait dans les sociétés du IMarais, conduit par sa tante,
qui tenait à lui faire faire un richt^ établissement. Par une belle soirée
du mois d'août, madame Sauvai obligea son neveu d'aller chez un
monsieur Pigoizeau, ancien bimbelotier du passage de l'Ancre, qui
s'était retiré du commerce avec quarante mille livres de rente, une
maison de campagne à Boissy-Saint-Léger et une fille unique âgée de
vingt-sept ans, un peu rousse, mais à laquelle il donnait quatre cent
mille francs, fruit de ses économies depuis neuf ans, outre les espé-
rances consistant en quarante mille francs de rente, la maison de
campagne et un hôtel qu'il venait d'acheter rue de Vendôme, au
Marais. Le dîner fut évidemment donné pour le célèbre naturaliste,
à qui Pigoizeau, très-bien avec le chef de l'État, voulait faire obtenir
la croix de la Légion d'honneur. Pigoizeau tenait à garder sa fille et
son gendre avec lui ; mais il voulait un gendre célèbre, capable de
devenir professeur, de publier des livres et d'être l'objet d'articles dans
les journaux.
Après le dessert, la tante prit son neveu Jules parle bras, l'emmena
dans le jardin et lui dit à brûle-pourpoint :
« Que penses-tu d'Amélie Pigoizeau ?
— Elle est effroyablement laide, elle a le nez en trompette et des
taches de rousseur.
— Oui, mais quel bel hôtel !
— De gros pieds.
— Maison à Boissy-Saint-Léger, un parc de trente hectares, des
grottes, une rivière.
— Le corsage plat.
— Quatre cent mille francs.
— Et bête!...
— Quarante mille livres de rente, et le bonhomme laissera quelque
cinq cent mille francs d'économies.
Elle est gauche.
58
/j5?
LES AMOURS DE DEUX BETES.
'"^^■^■i-~^r
r/i/^/j;'S/?.s^
Mademoiselle Pigoizeau.
— Un homme riche devient infailliblement professeur et membre
de l'Institut.
— Eh bien ! jeune homme, dit Pigoizeau, l'on dit que vous faites
des merveilles au Jardin des Plantes, que nous vous devrons une con-
quête... J'aime les savants ! moi... Je ne suis pas une ganache. Je ne
veux donner mon Amélie qu'à un homme capable, fût-il sans un
sou, et eût-il des dettes... )>
Rien n'était plus clair que ce discours, en désaccord avec toutes les
idées bourgeoises.
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 459
Où mademoiselle Anna s'élève aux plus hautes considérations.
A quelques jours de là , le soir, chez le professeur Granarius , Anna
boudait et disait à Jules : « Vous n'êtes plus aussi fidèle à la serre , et
vous vous dissipez ; on dit qu'à force d'y voir pousser la cochenille,
vous vous êtes pris d'amour p^ur le rouge, et qu'une demoiselle Pigoi-
zeau vous occupe...
— Moi ! chère Anna, moi ! dit Jules un peu troublé. Ne savez-vous
pas que je vous aime...
— Oh! non, répondit Anna; chez vous autres savants, comme
chez les autres Hommes, la raison nuit à l'amour. Dans la nature,
on ne pense pas à l'argent, on n'obéit qu'à l'instinct, et la route est
si aveuglément suivie, si inflexiblement tracée, que si la vie est uni-
forme, du moins les malheurs y sont impossibles. Rien n'a pu décider
ce charmant petit être, vêtu de pourpre, d'or, et paré de plus de
diamants que n'en a porté Sardanapale, à prendre pour femme une
créature autre que celle qui était née sous le même rayon de soleil où
il avait pris naissance ; il aimait mieux périr plutôt que de ne pas
épouser sa pareille, son âme jumelle; et vous!... vous allez vous
mariera une fille rousse, sans instruction, sans taille, sans idées, sans
manières, qui a de gros pieds, des taches de rousseur et qui porte des
robes reteintes, qui fera souffrir vingt fois par jour votre amour-propre,
qui vous écorchera les oreilles avec ses sonates. »
Elle ouvrit son piano, se mit à jouer des variations sur la Dernière
pensée de Weber de manière à satisfaire Chopin, si Chopin l'eût enten-
due. N'est-ce pas dire qu'elle enchanta le monde des Araignées mélo-
manes, qui se balançait dans ses toiles au plafond du cabinet de
Granarius , et que les Fleurs entrèrent par la fenêtre pour l'écouter ?
« Horreur ! dit-elle ; les Animaux ont plus d'esprit que les savants
qui les mettent en bocal. »
Jules sortit la mort dans le cœur, car le talent et la beauté d'Anna,
le rayonnement de cette. belle âme, vainquirent le concerto tintinnulant
que faisaient les écus de Pigoizeau dans sa cervelle.
/i60
LES A MO un S DK DEUX BETES.
XI
Conclusion.
u Ah ! s'écria \c proressour Cranarius, il est (jucstion de nous dans
les journaux. Tiens, écoute. Anna :
« Grâces au\ elTorls du savant |)i'()resseur Granarius et de son habile
« adjoint, monsieur Jules Sauvai, on a ohlenu sur le Nopal de la grande
« serre, au Jardin îles Plantes, environ dix grammes de cochenille,
« absolument semblable à la plus belle espèce de celle qui se recueille
«( au Me\i([ue. Nul doute que cette culture lleurira dans nos posses-
« sions d'Afrique et nous affranchira du tribut que nous payons au
(( nouveau monde. Ainsi se trouvent justifiées les dépenses de la grande
« serre, contre. lesquelles l'Opposition à tant crié, mais qui rendront
« encore bien d'autres services au commerce français et à l'agriculture.
« M. J. Sauvai, nommé chevalier de la Légion d'honneur, se propose
<i d'écrire la monographie du genre Coccus. »
— Monsieur Jules Sauvai se conduit liion mal aNcc nous, dit Anna,
car vous avez commencé la monographie du genre Coccus...
— Bah 1 dit le professeur, c'est mon élève. »
Pour copie conforme,
De Balzac,
LES PEINES DE COEUR
CHATTE FRANÇAISE
MI NETTE Si BEBE
(la vérité sur brisquet)
.MINETTR A BÉBÉ'.
•PREMIERE LETTRE.
DE vas-tu (lire, ma chère Bébé, en
recevant cette lettre de moi , de ta sœur,
que tu crois morte peut-être, et que tu
as sans doute pleurée comme telle, et,
comme telle, oubliée?
l'ardonne-moi ce dernier mot, ma
chère Bébé, je vis dans un monde où l'on
n'oublie pas que les morts; et malgré
^ Nous doutons que la correspondance qu'on va lire ait jamais été destinée à la
publicité. Nous aurions hésité à la publier si elle n'eût contenu quelques révélations
curieuses sur la vie d'un personnage que l'auteur de l'article intitulé les Peines de cœur
d'une Challe anglaise (abusé sans doute par des documents trompeurs) a essayé de
représenter comme un martyr de l'amour.
C'est donc moins à cause de l'intérêt particulier qui peut s'attacher aux aventures de
Minette et Bébé, que pour rétablir la vérité des faits relativement à Brisquet, que nous
donnons place, dans notre seconde partie, aux Peines de cœur d'une Challe française.
— NOTE U U RÉDACTEUR. —
Z,62 LES PEINES DE CŒUR
moi, mes jugements se ressentent de ceux que j'entends faire à ces
Honunes. (jui méritent bien tous nos dédains.
Je t'écris avant tout que je ne suis pas morte, et que je t'aime, et
que je vis encore pour redevenir ta sœur, si c'est possible.
Il m'est revenu cette nuit un souvenir de notre vieille mère, si bonne
et si soigneuse de notre toilette*, la plus grande affaire de sa journée,
et de sa persévérance inouïe à lisser nos robes de soie, pour nous faire
belles, parce que, disait-elle, il faut plaire à tout le monde ! Je me
suis rappelé avec attendrissement cette simple vie de famille où nous
avons eu de si beaux jours et de si beaux jeux, et une si franche
amitié de laquelle je regrette tout. Bébé, nos querelles elles-mêmes
et tes égratignures ; et j'ai pensé que je devais compte à ceux qui m'ont
aimée de ce qui m'avait séparée d'eux, et de ce qui empêchait mon
retour. Et, à tous risques, et en silence, je me suis mise à t'écrire,
cette nuit même, a la pâle lueur d'une veilleuse d'albâtre, qui pare de
sa faible clarté le somptueux sommeil de mon élégante maîtresse, sur
son pupitre d'ébène incrusté d'or et d'ivoire, sur ce papier glacé et
parfumé.
Tu le vois. Bébé, je suis riche; j'aimerais mieux être heureuse.
Vite adieu. Bébé, et à toi, et à demain ; ma maîtresse se réveille.
Je n'ai que le temps de chiffonner ma lettre et de la rouler sous un
meuble, où elle restera jusqu'au jour. Le jour venu, je la remettrai à
un des nôtres, qui rôde en ce moment en attendant mes ordres sur la
terrasse du jardin , et cpii me rapportera ta réponse. Tu me répondras
bientôt.
Ma mère ! ma mère ! qui me dira tout de suite ce qu'est devenue
notre mère ')
Ta sœur.
Minette.
P. S. — Aie confiance dans mon messager. Sans doute il n'est
ni jeune ni beau, et ce n'est là ni un cavalier espagnol ni un riche
Angora, mais il est dévoué et discret; mais il est venu à bout de
découvrir pour moi ton adresse ; mais il m'aime, et il m'aime tant,
qu'il est ravi de se faire mon très-humble coureur. Ne le plains pas,
l'amour n'est-il pas la plus noble des servitudes ?
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. ^63
Tu m'adresseras tes lettres à madame Rosa-Miiv.\, et par abré-
viation MiK/V, c'est le nom sous lequel je suis connue ici.
Décidément ma maîtresse se réveille ; elle dort bien mal depuis
quelque temps, et je craindrais d'être surprise si je t'écrivais un mot
de plus. Adieu encore. A tous ces griffonnages tu reconnaîtras plutôt
le cœur que la patte de ta sœur.
BÉBÉ A MINETTE.
) E U X I E M K
Ma chère Minette, j'ai cru que j'allais devenir folle en lisant ta
lettre, qui nous a donné à tous bien de la joie. On voudrait quasi voir
mourir tous ses parents pour avoir le plaisir de les voir ressusciter
comme ça.
Va, Minette, ton départ nous avait fait bien de la peine ; as-tu bien
pu nous laisser aussi longtemps dans le chagrin , méchante ! Si tu
savais comme tout est changé à la maison depuis que tu n'y es plus !
Et d'abord notre mère est devenue aveugle et sourde, et la pauvre
bonne vieille passe ses journées à la porte de la chatière sans jamais
dire ni oui ni non. Si bien que quand j'ai voulu lui annoncer que tu
n'étais pas morte, et que c'était bien vrai, je n'ai pas pu venir à bout
de me faire comprendre ; elle ne m'entendait pas, parce qu'elle est
sourde; elle ne voyait pas ta lettre, parce qu'elle est aveugle. Dame,
Bébé, elle a eu tant de peines quand tu nous as eu quittées , qu'après
t'avoir cherchée partout elle en a fait une maladie qui l'a mise où
elle est.
Après ça, c'est peut-être l'âge aussi, et il ne faut pas te faire trop
de chagrin.
Du reste, elle dort bien, boit bien, mange bien, et ne se plamt pas,
parce qu'il y en a toujours assez pour elle, d'abord : j'aimerais mieux
mourir que de la laisser manquer.
Ensuite notre jeune maîtresse a perdu sa mère ; tu vois qu'elle a été
encore plus malheureuse que nous ; et en la perdant elle a tout perdu,
excepté ses di\ doigts qui la font vivre, et sa jolie figure qui ne gâte
kùU
l.KS rKlNKS Ut: CŒUR
rien. Il a fallu quiUcr la pelile bouliquc du Marais, abandonnor le icz-
de-c-hausséc , monter tout d'un coup au sixième, et travailler du malin
juscjuau soir, et quehjuefois du soir jusqu'au matin, pour exister; et
elle Ta fait comme on doit faire tout ce qu'on ne |)eut j)as empêcher,
avec couraij;e. Alors ])lus de lait le matin, tu m'entends, plus de pâtée
le soir. Mais, Dieu merci, j'ai bon j>ied, j'ai bon œil, et vive la
chasse !
Tu me dis. dun ton him("iii;il.j... (jiic lu es lidio (pjiuvrc Minette!]
et que tu aimerais mieux être heureuse...
Du moment ou lu te plains dètre riche, ma petite sœur, je ne sais
pas conmifnl fiiiiv |)Our me |)laiiidr(' d'rtrc |>;iiivrc. l']tes-vous donc
drôles, vous autres, (jui avez tfjujours votre couvert mis quekpie part,
et qui dinez à table sur du iinire blanc, dans des ccuelles dorées,
pleines de bonnes choses !
Ne dirait-on pas, à vous entenJre, qu • c e^t ase- (•<■ (jui nous
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. /,65
niaiique que nous achetons ce que vos richesses mêmes ne peuvent vous
donner ? Vous verrez qu'on nous prouvera un jour que la pauvreté est
un remède contre tous les maux, et que du moment où on n'a pas
même de quoi dîner on est trop heureux. — Sérieusement, croyez- vous
que la fortune nuise au bonheur ? Faites-vous pauvres alors , ruinez-
vous, rien n'est plus facile, et vivez de vos dents, si vous le pouvez.
— Vous m'en direz des nouvelles.
' Allons, 3Iinette, un peu de courage, et surtout un peu de raison.
Plains-toi d'être malheureuse, mais ne te plains pas d'être riche, car
nous sommes pauvres, nous, et nous savons ce que c'est que la pau-
vreté. Je te gronde, 31inette ; je fais avec toi la sœur aînée, comme
autrefois ; pardonne-le-moi. Ne sais-tu pas que ta Bébé serait bien
heureuse de t'être bonne à quelque chose ? Ne me fais pas attendre
une nouvelle lettre, car je l'attendrais avec inquiétude. Je commence à
craindre que tu n'aies en effet cherché le bonheur dans des chemins où
il n'a jamais passé.
Bien entendu, tu ne me cacheras rien. Qui sait? Quand tout
sera sur ce papier parfumé dont tu me parles, peut-être en auras-tu
moins gros sur le cœur.
Adieu, Minette, adieu. C'est assez babiller ; voilà l'heure où notre
mère a faim , et notre dîner court encore dans le grenier.
Ça va mal dans le grenier ; les Souris sont de fines Mouches qui
deviennent de jour en jour plus rusées ; il y a si longtemps qu'on les
mange, qu'elles commencent à s'en apercevoli. J'ai pour voisin un
Chat qui ne serait pas mal s'il était moins original. Il raffole des
Souris, et prétend qu'il y aura quelque jour une révolution de Souris
contre les Chats, et que ce sera bien fait.
Tu vois que je n'aurai pas tort de mettre à profit l'état de paix où
nous sommes encore. Dieu merci ! pour aller chasser sur leurs terres.
Mais ne parlons pas politique !
Adieu, Minette, adieu. Ton messager m'attend et refuse de me dire
où je pourrais t'aller trouver. Ne nous verrons-nous pas bientôt ')
Ta sœur, pour la vie.
Bébé.
P. S. — Il est très-laid, j'en conviens, ton vieux messager ; mais
quand j'ai vu ce qu'il m'apportait, je l'ai trouvé charmant et l'ai
59
fiOO
LES PEINES DE COEUR
embrassé, ma foi. de tout mon cœur. Il fiillait le voir faire le lïros dos
quand il ni"a' remis ta lettre, de la part de madame Rosa-Mika.
A propos, es-tu folle, 3Iinette, de lèlre laissé débaptiser de la *
sorte? Minette, n'était-ce pas un joli nom pour une Chatte jolie et
blanche comme toi ? Nos voisins ont bien ri de ce nom , que nous
n'avons pu trouver dans le calendrier des Chats. — Je finis, je suis au
bout de mon papier ; je t'écris au clair de la lune, non pas sur du
papier glacé et parfumé, 3Iinette, mais sur un vieux patron de bonnet qui
ne sert plus à ma maîtresse, qui dort, du reste, dans ce moment sur
ses deu\ oreilles, et d'un sommeil de plomb, comme un pauvre ange
qui aurait passé la moitié de la nuit à coudre pour gagner son pain.
(Un Etourneau de nos amis ayant eu la maladresse de renverser notre bouteille à
l'encre sur le manuscrit de la réponse de Minette à Bébé, quelques passages de cette
lettre, et notamment la première page, sont devenus illisibles. Nous nous serions difficile-
ment décidés à passer outre , si , après un mûr examen , nous n'avions pu nous convaincre
que la perf« de ces passages n'ôterail rien à la clarté du récit. Nous indiquerons, du
reste, par des points ou autrement, les endroits où il y aura lacune.]
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
/i67
MINETTE A BÉBÉ
TROISIEME LETTRE.
Te souvient-il qu'un jour notre maîtresse nous avait
donné une poupée qui avait bien la plus appétissante petite tête de Souris
qu'on puisse voir, et que, si grandes demoiselles que nous fussions déjà,
la vue de ce joujou merveilleux nous arracha des cris d'admiration.
Mais une seule poupée pour deux jeunes Chattes, dont l'une est
noire, l'autre blanche, ce n'était guère, et tu dois te souvenir aussi que
cette fatale poupée, avec laquelle je prétendais jouer toute seule, ne
tarda pas à devenir pour nous un sujet de discorde.
ïoi, l'aînée, toi, si bonne d'ordinaire, tu t'emportas, tu me battis,
méchante ; mon sang coula ! ou, s'il ne coula pas, je crus le voir
couler. Je n'étais pas la plus forte. J'allai trouver notre mère : « Maman,
;,08 I^ES PEINES DE CŒUR
nuuiian . lui dis-je en miaulant de la façon la plus lamentable et en lui
montranl ma patte déchirée, faites donc finir mademoiselle Bébé, qui
me bat toujours. »
Ce mot toujours le ivvolla. lu levas au ciel tes yeux et tes pattes
indignés en m'appelant vilaine menteuse, et notre mère, qui te savait
plus raisonnable que moi. te crut sui' i)nrole. et me renvoya sans
m'en tendre.
C'est pourtant de cette cause si légère, c'est de ce point, c'est de
ce rien que sont venus tous mes malheurs. Humiliée de ce déni de
Justice, je résolus de m'enfuir au bout du monde , et m'en allai bouder
sur un toit.
Lorsque je fus sur ce toit et que je vis l'horizon immense se dérouler
devant moi, je me dis que le bout du monde devait être bien loin : je
commençai h trouver qu'une pauvre jeune Chatte comme moi serait
bien seule, bien exposée et bien petite dans un si grand univers, et je
me mis à sangloter si amèrement, que je m'évanouis.
Je me rappelle que
(La iPiinsition étant restée tout onticre sous la taclic (rcncre, nous avons été, à notre
grande confusion, obligés de nous en passer.)
Il me semblait entendre dans les airs des chœurs
d'esprits invisibles
« Ne pleure plus, Minette, me disait une voix (celle de mon mau-
vais Génie, sans doute) l'heure de ta délivrance approche. Cette pauvre
demeure est indigne de toi ; tu es faite pour habiter un palais.
— Hélas ! répondait une autre voix plus faible, celle de ma con-
science, vous vous moquez, seigneur; Min palais n'est pas fait pour
moi.
— La Beauté est la reine du monde, reprenait la première voix ; tu
^s belle, donc tu es reine. Quelle robe est plus blanche que ta robe?
quels yeux sont filus beaux que tes beaux yeux ?
— Pense à ta mère, me disait de l'autre côté la voix suppliante.
Peux-tu l'oublier ? Et pense à Bébé aussi , ajouta-t-elle tout bas.
— Bébé ne songe goière à toi, et ta mère ne t'aime plus, me criait
la première voix. D'ailleurs la nature seule est ta mère. Le germe d'où
tu devais sortir est créé depuis des millions d'années ; le hasard seul a
désigné celle qui L'a donné le jour pour développer ce germe ; c'est au
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
469
hasard que tu dois tout, et rien qu'au hasard! Lève-toi, Minette,
lève-toi! le monde est devant loi. Ici, la misère et l'obscurité; là-bas,
la richesse et l'éclat. »
IMon bon Génie essaya encore de parler ; mais il ne dit rien , car il
vit bien que l'instinct de la coquetterie avait pénétré dans mon Cipur,
et que j'étais une chatte perdue. Il se retira en pleurant.
« Lève-toi et suis-moi, » disait toujours la première voix. Et cette
Z,70 LES PEINES DE COEUR
voix devenait de plus en plus impérieuse et en même temps de plus en
plus kMulro ; et coi np[)el devcMiait ii'ivsislible.
Je me levai dom-.
.lOiivris les yeux, u Oui iirn|)pelle? » nrécriai-je. Juge de ma sur-
prise . 13ebé. car ce netail point une illusion, et je ne cessais point
d'entendre cette voix qui m'avait parlé pendant pion évanouissement.
(( Divine Minette, je vous adore, » me disait un jeune Chat qui se
roulait h mes pieds en me regardant de la façon la plus tendre.
Ah ! Bébé, qu'il était beau! et qu'il avait l'air bien épris !
Et comment n'aurais-je pas vu dans un Chat si distingué, et (jui
m'aimait tant, ce Chat prince, ce Chat accompli que rêvent toutes les
jeunes Chattes et qu'elles appellent de leurs vœux, quand elles chantent,
en regardant la lune , cette chanson des Chattes à marier : « Bonjour,
grand'mère, nous apportez-vous des maris? »
Et n'y a-t-il pas, depuis que le monde existe, dans ce seul mot :
Je vous adore, des choses qu'une jeune Chatte n'a jamais su entendre
sans tnjuble pour la première fois? Et du moment où on nous adore,
conviendrait-il que nous nous permissions d'en demander davantage?
Si donc je ne songeai point à demander à mon adorateur d'où il
venait, n'était-ce pas qu'un Chat comme lui ne pouvait tomber que du
ciel? Et si je crus tout ce qu'il me dit, la crédulité est-elle autre chose
que le besoin de croire au bien? Et, s'il faut se défier de son cœur, à
qui se fier? Et puis, n'étais-je pas bien jeune, en pleine jeunesse, dans
les premiers jours de mon premier mois de mai , et une petite personne
de six mois ne peut-elle être éblouie un instant par l'idée qu'elle inspire
une grande passion?
Que n'as-tu vu son aii- liuinblc et digne tout ensemble, Bébé! Il me
demandait si peu de chose ! . . . L'n regard de mes yeux. . . un seul !
Pouvais-je lui refuser ce peu cpiil me demandait? ne m'avait-il pas
arrachée a cet évanouissement terrible, à la mort peut-être? Le moyen,
d'ailleurs, de rien refuser à ini Chat si réservé!
Que ne l'as-tii entendu, Bébé! quelle élorpience !
Tu le sais, j'étais coquette, et il me promettait les plus belles toi-
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
hll
lettes (lu monde, des rubans écarlales, des colliers de liège, et un
superbe vieux manchon d'hermine qui lui venait de sa maîtresse l'am-
bassadrice! Ah! ce vieux manchon, faut-il le dire? ce vieux manchon
a été pour beaucoup dans mes malheurs.
J'étais paresseuse, et il me parlait de tapis moelleux, de coussins
de velours et de brocart, de fauteuils et de bergères, et de toutes sortes
de meubles charmants.
J étais fantasque, et il m'assurait que madame l'ambassadrice serait
enchantée de me voir^out casser chez elle quand l'humeur m'en pren-
drait, pour peu que j'y misse de la gentillesse. Ses magots, ses vieux
/,72 LES PEINES DE CŒUR
sèvres et tous ces pivcieux brie-à-brac qui faisaient de ses appartements
un maiiasin do riiriosilés . seraient à ma disposition.
Jaimais à me faire servir, j'aurais une femme de chambre, et ma
noble maîtresse elle-même se mettrait à mon service , si je savais m'y
prendre. « On nous appelle Animaux domestiques, me disait-il, qui peut
dire pourquoi? Que faisons-nous dans une maison? qui servons-nous?
et qui nous sert , si ce ne sont nos maîtres ? »
J'étais belle, et il me le disait ; et mes yeux d'or, et n»es vingt-six
dents, et mon petit nez rose, et mes naissantes moustaches, et mon
éclatante blancheur, et les ongles transparents de ma douce j)atte de
velours, tout cela était parAiit.
J'étais friande aussi (il pensait à tout), et, à l'entendre, ce n'étaient
que ruisseaux de lait sucré qui couleraient dans le paradis de notre
ménage.
J'étais désolée enlin, et il m'assurait, par coniral , un bonheur sans
nuages! Le chagrin ne m'approcherait jamais, je brillerais comme un
diamant, je ferais enviée toutes les Chattes de France; en un mot, je
serais sa femme, Chatte d'and^assadrice . et titrée.
Que te dirai-je. Bébé? Il fallait le suivre, et je le suivis.
C'est ainsi que je devins...
JM'"" nii BuiSQUET !
DE LA MI'-.ME A LA MÊME.
(JL ATI! lEMi; LETTRE.
Oui, Bébé, madame de liris(juet ! ! !
Plains-moi, Bébé; car, en écrivant ce nom. je t'ai dit d'un seul
mot tous mes malheurs !
Et pourtant, j'ai été heureuse, j'ai cru l'être, du moins, car d'abord
rien de ce que Brisquet m'avait promis ne me manqua. J'eus les
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
/i73
richesses, j'eus les honneurs, j'eus les friandises, j'eus le manchon! et
l'affection de mon mari.
n4 n \
Notre entrée dans l'hôtel fut un véritable triomphe. La fenêtre mèuje
du boudoir de madame l'ambassadrice se trouva toute grande ouveite
pour nous recevoir. En me voyant paraître, cette illustre dame ne put
s'empêcher de s'écrier que j'étais la Chatte la plus distinguée qu'elle
eût jamais vue. Elle nous accueillit avec la plus grande bonté, approuva
hautement notre union, et, après m'avoir accablée d'agréables compli-
ments et de mille gracieuses flatteries, elle sonna ses gens, leur enjoi-
gnit à tous d'avoir pour moi les plus grands égards, et me choisit parmi
ses femmes celle qu'elle paraissait aimer le plus, pour l'attacher spécia-
lement à ma personne.
Ce que Brisquet avait prédit arriva : en dépit de l'envie, je fus pro-
clamée bientôt la reine des Chattes, la beauté à la mode, par les
Angoras les plus renonunés de Paris. Chose bizarre ! je recevais .sans
embarras, et comme s'ils m'eussent été dus, tous ces hommages.
iPli LES PEINES DE CŒUR
Jetais noc noble diins iino l)(>iili(iue . ilisait le chevalier de Brisquet,
(|iii allirniail qu'on peut naître noble partout.
Mon mari était lier de mes sueeès, et moi jetais heureuse, car je
croyais à un bonheur sans lui.
Tiens. Bébé, (juand je reviens sur ces souvenirs, je me demande
conunenl il peut me rester (piehpie chose au cœur!
M(»n bonheur sans lin dura (|uin/e jours !.. . au bout desquels je
sentis tout d'un coup ipie Briscpiet m'aimait bien peu, s'il m'avait
jamais aimée. En vain me disait-il qu'il n'avait point changé, je ne
|)Ouvais être sa diq^e. « Ton alTection, qui est toujours la même, semble
diminuer tous les jours, » lui disais-je.
Mais l'amour désire jusqu'à l'impossible, et sait se contenter de peu;
je me contentai de ce peu, Bébé, et quand ce peu fut devenu rien, je
m'en contentai encore ! Le cœur a de sublimes entêtements. Gomment
se décider d'ailleurs à croire qu'on aime en vain?
Retiens bien ceci, Bébé, les Chats ne sont reconnaissants des eflbrf&
qu'on fait pour leur plaire, que quand on y réussit. Loin de me savoir
gré de ma cfjnslance, Brisquet s'en impatieotait. « Comprend-on,
s'écriait- il avec colère qu'on s'obstine à faire de l'amour, qui devrait
être le passe-temps le plus gai et le plus agréable de la jeunesse, l'af-
faire la plus sérieuse , la plus maussade et la plus longue de la vie !
— La persévérance seule justifie la passion, lui répondais-je ; j'ai
abandonné ma mère et ma sœur parce que je t'aimais ; je me suis perdue
pour toi , il faut que je t'aime. »
Et je pleurais ! 1 î
11 est bien rare que le chagrin ne devienne pas un toit : bientôt
Briscjuel se montra dur, grossier, exigeant, brutal même ; et moi qui
me révoltais jadis contre la seule apparence d'une injustice de ma [)auvre
mère, je me soumettais, et j'attendais, et j'obéissais. En (piin/.<' jours,
j'avais appris à tout souffrir. Ix? temps est un maître impitoyable : il
enseigne tout, même ce qu'on ne voudrait pas savoir.
A force de souffrir, on finit par goiérir. Je crus que je me consolais,
parce que je devenais plus calme ; mais le calme dans les passions suc-
cède à l'agitation , comme le repos aux tremblements de terre, lorsqu'il
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
675
n'y n plus rien à sauver. J'étais calme, il est vrai, mais c'était fait de
mon cœur. Je n'aimais plus Brisquet, et, ne l'aimant plus, je parvins
à lui pardonner et à comprendre aussi pourquoi il avait cessé de m'aimer.
Pourquoi? Eh! mon Dieu, Bébé, la meilleure raison que puisse avoir
un Chat comme Brisquet pour cesser d'aimer, c'est qu'il n'aime plus.
Brisquet était un de ces égoïstes de bonne foi qui trouvent tout
simple d'avouer qu'ils s'aiment mieux que tout le monde , et qui n'ont
de passions que celles que leur vanité remue. Ce sont ces Chats-là ([ui
ont inventé la galanterie pour plaire aux Chattes, en se dispensant de
les aimer. Leur cœur a deux portes qui s'ouvrent presque toujours en
même temps , l'une pour faire sortir, l'autre pour faire entrer, et tout
naturellement , pendant que Brisquet m'oubliait , il se prenait de belle
passion ailleurs.
Le hasard me donna une singulière rivale : c'était une Chinoise de
la province de Pechy-Ly, nouvellement débarquée, et qui déjà faisait
-courir tous les Chats de Paris, qui aiment tant à courir, comme on sait.
Cette intrigante avait été rapportée de Chine par un entrepreneur de
iTG LES PEINES DE CŒUR
llu'àt!V>. t|iii Mvait jhmiso avoc raison (luiino ('.halle vomie de si loin ne
|H)ii\ait maïKnier île iiiellre en eiiu)! le |)eiij)le le plus spirituel de la
tenv. La nouveaule de eelle eoiiquèle |)i(|ua Taniour-propre de Brisquet,
et les oreilles pendantes de la Chinoise liivnl ]o ivste.
Hris(jii(M m'aiiiumra un jour (pi'il me (iiiillail. u Je lai prise pauvre
et je le laisse riehe. me (ht-il ; (|uand je lai li'ouvi'e, lu elais désespérée
el lu ne savais rien (hi monde, lu es aujoui'dhui une Chatte pleine de
>ens cl d'cxpiTirnce ; ce (jue lu es. eesl par moi (pie tu l'es devenue,
reniiM'cie-moi el laisse-moi parlir. — Pai's . loi (jue je n'aurais jamais
dû aimer. > lui repondis-je. El il partit.
Il parlil irai et eontent. Rien ne s'oublie si vile que le mal (pi'on a
fail.
Je ne laimais plus, ce qui n'empêcha pas que son départ me mit
au désespoir. Ah! 13él)é, si j'avais pu tout oublier et redevenir enfant!
Cesl à celte époque que l'ut faite, avec lant d'art et tant d'esprit sur
la dispaiilion de Brisquel . celle mémorable hisloire des Peines de cœur
(l'une Chatte ançjlaise , (jui , pour être une charmante nouvelle, n'en
est pas moins un des j)lus alTreux tissus de mensonges (|u'on puisse
imai^iner. [tai'ce cpiil s'y \\\v\v un peu de vérilé. Celle histoire fut écrite,
il rinstiiralion de 15ris(piel, par un écrivain éminent, dont il parvint à
>ur|)iendre la bonne foi (rien ne lui résisie). el ii qui il lit croire et écrire
lout ce cpi'il voulut.
En se faisant passer pour moit, liriscpiel voulait recouvrer sa libert»',
épjuser. moi vivant, sa Chinoise, devenir bigame enfin : ce qu'il fit, au
mépris des lois divines et humaines, et à la faveur d'un nom supposé.
Iiien n'est plus facile à prouver, du reste, que la fausseté de cette
jjietendue histoire anglaise, qui n"a jamais existé que dans l'imagina-
tion de Brisquet et de son romancier, et qui n'a jamais pu se passer en
Angleterre, oii jamais procès en criminelle conversation ne s'est plaidé
devant les Doctors Ounnwn , oii jamais époux oiïensé n'a demandé autre
chose à la justice (jue de rarf/ciil... pour giK'iir son co'ur blessé.
Pour moi, accablée par ce dernier coup, je renon(;ai au monde, et je
pris en haine mes pareils, que je cessai de voir.
Seule dans les appartements de ma maîtresse, (jiii m'aimait autant
que ses enfants et autant que son mari, — mais pas plus ; admise à tout
voir et à tout entendre; f(!'tée, el par cons(j(juent très-galée, je m'aperçus
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. /,77
bientôt (jii'il y a plus de vérité (ju'oii n'a coiitunie de le penser dans
cette légende de la Chatte niélanjorphosée en Fennne qu'on nous raconte
dans notre enfance, quand nous sommes sages. Là, pour distraire mes
ennuis, j'entrepris d'étudier la société humaine à notre point de vue
animal; et je crus faire une œuvre utile en composant, avec le résultat
de mes observatfons , un petit traité que j'intitulerai Histoire nalurelle
d'une Femme à la mode à Hisa/jc des Cfiallcs, [)ar une femme qui fut à
la mode. Je publierai ce traité, si je trouve un éditeur.
, La plume nie tondje des mains, Bébé! j'aurais dû rester pauvre.
Comme toi j'aurais vécu sans reproche, et à l'heure (ju'il est je ne
serais ni sans cœur, ni sans courage, ni lasse de tout, au milieu de ce
luxe qui m'entoure e( (jui m'énerve.
Il faut avoir cherché de l'extraordinaire dans sa vie pour savoir où
mène une si sotte recherche.
Bébé, c'est décidé, et j'y suis résolue : il faut (pie je retourne au
grenier, au])rès de toi, auprès de ma pauvre mère, qui Unira peut-être
par me reconnaître. Ne crains rien, je travaillerai, j'oublierai ces vaines
richesses; je chasserai i)aliemment et humblement à tes côtés, je saurai
être pauvre enfin! Ta, la providence des Chats, qui est plus forte que
la providence des Souris, fera quelque chose pour nous. D'ailleurs,
c'est peut-être bon de n'avoir rien au monde.
Adieu, je ne pense plus qu'à m'échapper; demain peut-être, tu me
verras arriver.
IMiNKTTE.
BÉBÉ A MINETTE.
CINQUIEME LETTRE.
C'est parce que je viens de lire et de relire d'un bout ii l'autre ta
triste et longue lettre; c'est parce que plus d'une fois, en la lisant, mon
cœur a saigné au récit de tes douleurs ; c'est parce que je suis prête à
dire avec toi, ma sœur, que tu as expié bien cruellement une faute
qui, dans son principe, n'était que vénielle; c'est enfin parce que je ne
/,78 LES PEINES DE CŒUR
soniie }ioint ii nier les niallieiirs tle grande dame que je comprends (on
comjM'end toujours les malheurs de ceux ({u'on aime); c'est à cause de
tout cela. IMinetle, que je te crie du fond de mon cœur et du fond de
mon grenier : « Reste dans ton palais, ma sœur, car il est toujours
temps dètre pauvre; car dans (on palais tu n'es que malheureuse, et
ici, et à nos côtés, tu serais misérable... Restes-y, car sous les tables
somptueuses tu n'as ni faim ni soif, tandis qu'ici tu aurais faim et soif;
comme ta mère et comme ta sœur ont faim et soif. »
Ecoute-moi bien, ^linette, il n'y a qu'un malheur au monde, c'est
la pauvreté, (piand on n'est pas tout seul à la soulfrir.
Je ne t'en dirai pas long pour te prouver que rien n'égale notre
misère! A l'heure qu'il est, les maçons sortent du grenier, dans lequel
ils n'ont pas laissé un seul trou... partant pas une Souris ; et ma mère,
qui n'a rien vu, rien entendu, m'appelle. Elle a faim, je n'ai rien à
lui donner, et j'ai faim comme elle.
BÉBÉ.
P. S. — Je suis allée chez la voisine ; j'ai mendié : rien. Chez le
voisin, il m'a battue et chassée. Dans la gouttière, sous la gouttière,
faut-il le dire? au coin des bornes : rien. Et notre mère, qui ne cesse
pas d'avoir faim, ne cesse pas de m'appeler.
Garde tes peines que j'envie, heureuse Minette, et pleure à ton aise
avant ou après dîner, et sur toi et sur nous, puisque tu as le temps de
pleurer.
On dit (ju'on ne meurt pas de faim ; hélas! nous allons voir!
DE LA MflME A LA MÊME.
SIXIEME LETTRE.
Sauvées! nous sommes sauvées, Minette ; un Chat généreux est
venu à notre secours. Ah ! Minette, qu'il fait bon revenir à la vie!
Bébé.
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. /,79
DE LA MÊME A LA MÊME.
SEPTIÈMK LETTRE.
Tu ne nous réponds pas, Minette. Que se passe-t-il donc? Dois-je
t'accuser ?
J'ai à t'apprendre une grande nouvelle. Je me marie. Ce Chat géné-
reux dont je t'ai parlé, je l'épouse. Il est un peu gros, peut-être, mais
il est très-bon. Si tu voyais les soins qu'il a de ma mère, comme il la
dorlote et comme elle se laisse faire, tu m'approuverais, sûr!
Mon futur s'appelle Pompon ; un joli nom qui lui va très-bien. C'est,
d'ailleurs, un bon parti, un Chat de forte cuisine. Je pense au positif,
comme tu vois. Dame! Minette, je suis payée pour ça.
Écris-moi , paresseuse.
Bébé.
DE MINETTE A BÉBÉ.
HUITIEME LETTRE. — (^ÉCRITE AU CRAYON.
Au moment même où je t'écris. Bébé, ma femme de chambre,
celle que ma noble maîtresse a bien voulu attacher à ma personne,
coud un sac de grosse toile grise. Quand ce sac sera cousu de trois
côtés, on me mettra dedans, on coudra, le quatrième côté, et on me
confiera au premier valet de pied, qui me portera sur le Pont-Neuf et
me jettera à l'eau.
Voilà le sort qui m'attend.
Sais-tu pourquoi. Bébé? C'est parce que je suis malade, et que ma
maîtresse, qui est très-sensible, ne peut voir ni souffrir ni mourir chez
elle. « Pauvre Rosa-Mika, a-t-elle dit, comme elle est changée! » Et
de sa voix la plus attendrie, elle a donné l'ordre fatal.
« Noyez-la bien surtout, dit-elle à l'exécuteur auquel elle a voulu
parler elle-même; noyez-la bien, Baptiste, et ne la faites pas trop
souffrir, cette pauvre Bête! »
fe wmtet ^xm <£kt <m ~
A^ t'écrîre. «t de
il _« -^^ ,a»-â' m rV <aiti vr«i av^iB' ^'«lill 1 i ■"■ ■!
Miyr
EPILOGUE.
s-fsmjL et yoBvaar z^^Mûer qat k ysssxtt ykmme
T-^3^tt des inirnwiifiwâ ^fae jicni» av'ûn^ {râes
^Kr k sar fit eoH «art à Ênt. Fv me an^abnié ^pe ks
€K^ ■■ ■■ I -T^^^BËT. ICnsâ^. me fok sa fira^^ear patàsée. se
trav^ ladii -.*^fnt H et ^ psor es âe sa matoifip. Le^ deia
ta. : rîdKS lâ trop fâonres. de v^rte «fii't&i» lareatf
sanomer ëe la ridhftjgg: ^^ iowHHS s'anarnsser lie la
9ffm
Le rtp'jg de Hiriiii' Sm ^m%am ttmààé far la
de la WÊfjn de ftiapU^ tpk . ayatnt éié >e(é d*^
b me for m aun ^^ a«3Bt («Sexiâe. Vin&a sa nad. «pi~i en »Qaf«L
de Srs^Hi iiwflrt fèever ^jb non : « U arvaii da km^ »
■os;^ ?a rusmr fea «3Bi^«fca. IBdbé. b ^ripaù mem^ et saB§
>. 9jK^eà a la lemumitr à cpeiifoes am^ de PcHfiOK. qui faô-
ijwrdiaiBi. «t ^ fc^Mst le§ uaili et les /lars aoas »e» li»é-
aag rcsf^jîr de iOKker «■ CKar. Xaé €fle s'y ]
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
/.81
« On n'aime qu'une fois, » dit-elle. En vain Bébé lui représenta-t-elle
([ue jamais Chats n'avaient mieux mérité d'être écoutés. « Ma chère ,
lui répondait tout doucement Minette, il y a des Chats pour lesquels on
voudrait mourir, mais avec lesquels on doit refuser de vfvre. D'ailleurs,
mon parti est pris, je resterai veuve.
— Toi qui as eu à lire tout au long le récit de mes peines de cœui',
disait-elle presque gaiement à sa sœur, n'en as-tu pas assez comme
cela, et veu\-tu donc que je recommence? »
Après l'avoir pressée encore un peu, quand on vit qu'elle tenait bon,
on finit par lui dire : « Fais comme tu voudras. » Et il n'y eut de
01
hS-2
LES PEINES DE CŒUR D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
mallieiireux que les malheureux Chats qui soupiraient et qui soupirent
encore pour elle. Mais tout le monde ne peut pas être heureux.
Quant à Bébé, elle eut avec son mari Pompon tout le bonheur
([u'elle méritait; et si ce n'est qu'elle eut le chagrin de perdre sa mèrQ
qui mourut, paisiblement il est vrai, et de vieillesse, entre ses bras,
après avoir béni tous ses enfants, elle eut joui d'un bonheur sans
-nuages ; car elle ne tarda pas à devenir mère à son tour d'une foule de
petits Pompons et de petites Bébés, et aussi de quelques Minettes, ainsi
nommées à cause de leur tante, qui se serait bien gardée de donner à
aucune de ses nièces son ancien nom de Rosa-Mika.
Bébé, en bonne mère, nourrit elle-même tous ses petits Chats, dont
le moins gentil était encore charmant, puisqu'on n'en noya pas un seul.
Il faut dire que la jeune maîtresse de Bébé s'était mariée h peu
près dans le même temps qu'elle, et que, pour plaire à sa femme, son
mari ftiisait semblant d'aimer les Chats à la folie, quoique, à vrai dire,
il préférât les Chiens.
P. J. Stahl.
CAUSES CÉLÈBRES
lî suis, comme vous ne le savez pas, un
vieux Corbeau, avocat près les cours et tri-
bunaux de l'espèce Animale, et, trouvant
inexacts ou incomplets les comptes rendus
qui circulent, je crois devoir vous transmettre
celui de la dernière session des assises.
Elle a été brillante, et il n'en pouvait
guère être autrement, puisque l'on avait eu
le bon esprit de choisir dans la famille à laquelle j'appartiens la
plupart des juges et des jurés qui, par leurs habits noirs, par leur
gravité, en imposaient a la foule, et quand on les contemplait, l'idée
venait naturellement qu'habitués à fouiller des cadavres ils seraient
plus aptes à signaler l'état de décomposition morale des accusés.
Une Gigogne avait été appelée à la présidence, dont la rendaient
digne sa patience et son sang-froid. A moitié assoupie dans son fauteuil,
les yeux entr'ouverts , la poitrine renflée , la tête en arrière, guettant au
passage les contradictions des accusés, elle avait encore l'air d'être en
embuscade au bord d'un marais.
Les fonctions de procureur général étaient échues à un A autour au
col tors. Ce personnage, s'il avait jamais eu la moindre sensibilité, s'en
était défait depuis longtemps. Ardent, impitoyable, il ne songeait qu'à
obtenir des succès, c'est-a-dire des condamnations. Il avait bec et ongles
pour attaquer, jamais pour défendre. La cour d'assises était pour lui un
champ de bataille, et le prévenu un adversaire qu'il fallait vaincre à
li^h
CAUSES CELEBRES.
Une Cigogne avait été appelée à la présidence, dijnt la rendaient digne
sa patience et son sang-froid.
tout ps'iv. Il allait à un procvs criminel conimc un soldat ;i l'assaut : il
s'y jetait à corps perdu, comme un glailiattsur au milieu du eircpie.
Le Vautour est, en somme, un excellent procureui' généi'al.
Les habitants des terriers, nids, taillis, trous, taupinières et maré-
cages voisins, accoururent en foule pour assister à ces solennités judi-
ciaires. Les Oies, les Butors, les Buses et les Pies étaient en majorité.
Il en est toujours ainsi.
Une tribune était réservée auK jouinalistes , Canards el Peri^oquets
pour la plupart. Avec quel empressement ils étaient venus lii ! C'est
comme sur une proie qu'ils se jettent sur un procès bien noir et bien
aîTreux ! Voilà leurs rédacteurs habituels dispensés de se mettre en frais
d'imagination; la copie arrive toute faite, suflisamment épicée, bourrée
CAUSES CÉLÈBRES. /,85
d'incidents dranialiques qu'ils n'auraient pas trouvés, et le directeur peut
crier fièrement aux typographes : « Vous tirerez dix mille de plus ! »
N'entrons pas dans le détail de toutes les affaires qui ont occupé
la session. Laissons de côté les poursuites dirii;ées contre une Grive,
pour dispute de cabaret; un Paon, pour usurpation de titres; une Pie,
pour vol domestique; un Chat, pour infanticide; un Pierrot, pour
vagabondage; un Renard, pour banqueroute fi'auduleuse; un Bouc,
pour danse illicite; un Chat-huant, pour tapage nocturne; un Merle,
pour délit de presse; un Coq gaulois, pour excitation à la haine et
au mépris du gouvernement. Parlons seulement de deux causes
majeures, comme dit un Rat de mes amis, nourri des bouquins d'un
savant: Mnsa , niihi causas inemora!
Il y a quelques mois, on lisait dans le Microcosme , journal des
canards :
« Un crime affreux vient d'épouvanter nos contrées si longtemps
« paisibles.
« Au moment où les Animaux confédérés venaient de se jurer une
« fraternité éternelle, on a trouvé au coin d'un bois un Crapaud affreu-
« sèment empoisonné !
(i La justice informe. »
Elle informa si bien, qu'elle incarcéra deux Moutons, trois Escargots
et quatre Lézards, tous également innocents; aussi furent-ils relâchés
immédiatement , après avoir subi quatre-vingt-cpn'nze jours d'arrestati(jn
préventive.
Dieu nous garde, messieurs, d'être accusés de n'importe quoi !
On commence par nous mettre en cage.
On vous y garde pour vous interroger, pour exiger un compte minu-
tieux de vos occupations, pour demander quel a été l'emploi de votre
journée tel ou tel jour il y a plusieurs mois ;^ et après qu'il est bien et
dûment établi (|ue vous êtes étranger au crime, on vous prie poliment
de rentrer chez vous.
Pendant ce temps vos affaires ont langui ;
Vos créanciers sont devenus furieux;
Vos débiteurs ont disparu ;
Votre famille a pàti.
Des calomnies de toute espèce ont été propagées sur votre compte,
et on trouve toujours des Animaux qui disent : « 11 n'y a pas de feu sans
fumée. »
/i86
CAUSES CELEBRES.
CmiK qui subirent l'arrestation préventive, dans le proeès (jue je
narre . ne [lurent fournir aucun indice. L'instruction se poursuivit avec
la [)lus grande activité, sous la direction de deux Tortues; mais plus on
avançait, moins on pénétrait l'horrible mystère et drame dans lequel
avait succondié l'infortuné Crapaud.
Enfin une Taupe, sortant a tâtons de son tciiier,
vint l'acontei'
qu'elle avait' vu une énorme Vipère {monstnun hnn-ciuhini, comme (brait
mon ami le i'.at) s'élancer sur le Crapaud. Confronté avec le cadavre
qu'on avait soigneusement embaume, le témoin déclara positivement
que ça devait être lui.
CAUSES CELEBRES. /i87
Des B()iile(l()i:>uos furent dépêchés à la poursuite de la Vipère,
l'attaquèrent vaillamment })endant son sommeil, lui mirent les menottes
et la menèrent devant la Cour.
1^'audience est ouverte. Le grelïîer donne lecture de l'acte d'accusa-
tion. La parole est à la Fourmi, expert chargé d'analyser les restes de
la victime. (Mouvement d'attention.)
« Messieurs,
« Notre but était de rechercher si le corps de ce nmlheureux Crapaud
'( contenait le principe vénéneuN: récemment découvert dans la Vipère,
<( et nommé par les savants viperiiuu.
« Cette substance se combine avec divers oxydes, acides et corps
« sim[)les, pour former dillerents vipénites, vipén'tes ou vipérures.
(( Nous avons donc analysé avec le plus grand soin l'estomac, le
(( foie, le poumon , les entrailles, et la masse encéphalique de la victime,
(( en nous servant de réactifs déro])és à un médecin homœopathe qui
(t a l'habitude de porter sa pharmacie dans sa poche. Après avoir
<( fait chaull'er et évaporer jusqu'à siccité le suc pancréaticpie et les
«( matières contenues dans l'estomac, nous avons obtenu une substance
cf liquoreuse, mais assez solide, que nous avons traitée par deux milli-
(( grammes d'eau distillée ; en la plaçant dans un matras de verre et la
c( soumettant à l'ébullition pendant deux heures vingt-cinq minutes,
« nous n'avons rien obtenu du tout; mais cet(e même substance, traitée
(( successivement par des acétates, des sulfates, des nitrates, des prus-
« siates et des chlorates, nous a donné un précipité d'un bleu vert-
ce pomme que nous avons retraité par plusieurs réactifs énergifjues; nous
(( avons alors obtenu un précipité d'une couleur indécise, mais bien
<( caractérisée, et qui ne saurait être que du viperium à l'état pur. »
Ce rapport, clair et concluant, inq^ressionne vivement l'auditoiî'e.
La Fourmi met sous les yeux des jurés une petite fiole contenant le
résidu l'ecueilli. (Agitation en sens divers.)
L'issue de ce procès, qui se termina par la condamnation de la
Vipère, eût excité, sans aucun doute, la curiosité publique, si des
débats plus importants ne l'avaient détournée.
On lisait dans le 3Iicrocosme :
" Un crime affreux vient de jeter la terreur dans ce pays.
^88 CAUSES CÉLÈBRES.
(( Donnant aux animaux domestiques l'exeniple d'une noble indépen-
« dance. une Brebis et son Aiiueau avaient fui leui' lieriterie. Tous deux
u étaient plaeés sous la sauvegarde de la Confédération Animale, et pour-
ce tant ils ont été lâchement éiiorués !
a Un Loup, désiiiné pai* la voix publique comme coupable de ce
« crime, a été arrêté. i;ràce au zèle et ;i la fermeté du briiiadier des
« lîouledoLiues. »
11 inqiortait de savoir quel avait été le i>em'e de mort de la Brebis.
On choisit ii cet elTet un Dindon, savant docteur décoré, ([ui s'était
ac(|uis une juste célébrité par ses l'echerches, malheureusement sans
l'csultat. sur cette ,nrave question : Quare ophuii facit dormire? Ce
docteui" illustie constate que la Brebis était loin d'avoir succombé
à une attaque de choléra, comme on aurait pu faussement l'avancer;
mais (piune plaie de six centimètres de long lui ayant été faite au
gosier, la mort avait été le résultat de la division de la veine jugulaire
interne.
Impatiemment attendue, l'aflaire vint eniin au rôle.
Dès le matin, une multitude immense assiège les portes du prétoire;
l'autorité a pris des mesures pour prévenir le désordre. L'accusé est
introduit. Il est pâle; ses yeux sont noirs, mais sans éclat. Sa mise,
(pioiijue décente, n'a rien de recherché. On distingue à peine ses traits,
(piil semble vouloir dérober à la curiosité publique. Un vieux Corbeau,
(pii. entre vingt concurrents, a obtenu Y honneur de défendre le grand
criminel, s'assied au banc de la défense en robe d'avocat.
L'interrogatoire commence :
D. Accusé, levez-vous ! vos nom et pi-énoms'.^
II. Canis Lupus.
D. Votre âge?
I». Douze ans.
î). Votre profession ')
W. Botaniste.
D. \()Uv domicile ?
IL Les grands bois, la natuie!
1). A'ous allez entendre lecture des charges dirigées contre vous.
L'acte d'accusation est lu au milieu du plus profond silence; puis le
j) ésident interroge de nouveau le prévenu :
CAUSES CÉLÈBRES. /,80
D. Ganis Lu pus, qu'avez-vous à alléi^uer pour voire justification?
R. Je suis innocent, mon président. Loni;lenips, j'en conviens, j'ai
eu l'habitude de détruire des Moutons; mais en ai^issant ainsi, je con-
sultais moins uîon inclination que ma haine pour les Hommes : si
j'éprouvais du plaisir à donner la mort à une Brebis, c'est que c'était
enlever à nos oppresseurs une portion de leurs ricliesses. Depuis long-
temps, je suis revenu à des sentiments plus doux, mais sans cesser de
détester les Hommes. Jugez donc de mon indignation, quand, l'autre
jour, je vis les malheureux dont on m'impute la mort poursuivis par un
boucher qui les fra|)pa sans pitié. Je volai ii leur secours : l'infâme
bourreau prit la fuite ; et c'est au moment où je me préparais à panser
les plaies des victimes que les agents de l'autorité m'ont fait prisonnier.
Je me propose de les attaquer plus tard en dommages et intérêts.
L'accusé se rassied, et porte Ja patte à ses yeux. Son discours éveille
les sympathies de l'auditoire, et notamment du beau. sexe.
« Comme il parle Ijienl dit une Grue.
— Qu'il a de grâce ! s'écrie une Pie-Grièche.
— Quel dommage, si un aussi beau criminel était Condamné! dit
une Bécasse en respirant, oh ! oh ! »
Il est bon, à ce qu'il paraît, d'èti^e scélérat pour plaire à ces dames,
mais il importe de joindre l'hypocrisie à la méchanceté, si l'on veut tou-
cher leur cœur... retournons à nos Moutons.
Le président répond :
D. Accusé, votre version est inadmissilde. Elle est en contradiction
formelle avec les déclarations des témoins que nous allons entendre;
d'ailleurs vous ne persuaderez à personne que vous êtes capable d'un
élan de générosité. Vos antécédents sont déplorables.
R. J'ai toujours été calomnié.
D. A deux ans, précocité funeste, ayant été grondé par votre
nourrice, vous l'avez mordue.
R. C'est elle qui a commencé.
D. Plus tard, vous avez eu une violente altercation avec un de ^os
voisins, et vous l'avez traité de Crapaud.
R. n m'avait appelé Garman.
D. II y a trois ans, on vous a vu rôder autour de la garenne royale,
dont l'accès est interdit aux animaux de votre espèce.
R. Je n'y suis pas entré.
62
^90 C Al SES CKLÈBnES.
l). Mais vous aviiv lintontion do vous y inti'oduiro, pour y portiM'
le ilcsordiv ; uussiours les juivs ap|)iV('ieront.
I^'audiliou des lenioins commtMice. I.o l>oup discute leiu's déposi-
tions avec une renjar(jual)le haliilele, caiiue avec les uns, ardent, et
sarcaslicjue avec les auli'es, trouvant toujours réponse à tout. Peu à
j)eu cependant, ses l'oives sepuisent; il son état de sui'cxcitalion succède
une prostialion soudaine, et il s'évanouit.
l/audience est renvoyée au lendemain.
Les jours sui\anl>. le Loup se ti'ouva lro|) faible |)our soutenir les
débats. Jamais animal illustre, jamais vénérable pî're de famille, jamais
j>iinee adoré (dans les feuilles o(licieuses), n'excitèrent autant d'intérêt
pendant le cours de leurs maladies. Les habitués de la Cour d'assises
craii^naient de peidre une source d'émotions; les juges appréhendaient
(|uune proie fut ravie à la justice animale; le Vautour général redoutait
d avoir à rengainer le superbe réquisitoii'c (piil improvisait depuis trois
M'iuaines. Les journaux donnaient chaque malin un bulletin de la santé
ilu Ixjup :
« L'aecusé est fort souffrant et presque constannnent couché. Il a
siins cesse auprès de lui plu^jieurs Sangsues; il send)le, du reste, calme
et résigné à son sort. »
'( L'accusé a passé une mauvaise nuit. Plusieurs Oies de la plus
haute volée sont venues demander de ses nouvelles au geôlier. »
.( L'accusé est mieux. Il consacre ses loisirs à lire et à écrire.
L'ol)jet favori de ses études est le recueil des Idijilcs de W' Deshou-
lieres; il a consonnué. depuis sa captivité, deux mille neuf cents feuilles
de papier. Il rédige un drame en dix-sept tableaux, intitulé; le Triomphe
de la Vertu, et un mémoire jjliilosopliicjue sur la Pséccssilé d'abolir la
peine de mort. » Voici (|uelques vers de sa composition, que nous sommes
parvenus a nous prfjcurer :
Oh! pour le prisonnier, les jours où la nature
SemLellit de soleil, de fleurs et de verdure,
Les jours les plus riants sont les plus désolés.
Il entend des troupeaux les clocliettes qui sonnent,
Les concerts des oiseaux, les zéphyrs qui frissonnent
En s'éparpiilant dans les blés.
e\USE5 CELEBRES.
/l'Jl
''il, , I ' '
Le doux roucoulement des colombes iilainlives,
Murmure cadencé des ondes fuirilives,
Voix des bois et des vents, arrive jusqu'à lui.
Mais en vain sur les prés la lumière ruisselle;
Malheureux paria, la joie universelle
Semble insulter à ton ennui !
Cesse de voyager, en ton espoir fri\olo,
Avec tout ce qui passe et tout ce qui s'envole ;
Cesse de secouer le fer de tes barreaux.
Pour toi le sort n'a plus que terreurs et menaces ;
Ta vie est condamnée, et les geôliers tenaces
Ne te céderont qu'aux bourreaux.
Je l'avoue, Messieurs les Rédacteurs, l'espèce d'enthousiasme dont ce
misérable Loup a été l'objet m'inspire de tristes réflexions. J'ai entendu
502 CAUSES CÉLÈBRES.
(îi' iiialluniivuN: Rossignols tVodonner. pondant des années entièros , les
eliants les plus sublimes, sans li'ionipliei' de robseurité; et j)arec qu'il
avait commis un ciiine. ce- Loup voyait ses premiers essais applaudis
avee transjiorl. Je connais des Animaux.de bien, des héros de vertu ,
auvcpiels on ne consacrerait pas deux lii^nes. et l'on entretenait pom-
peusement le public des faits et i^estes d'un scélérat; et des mamans
qui y auraient reiiardé à deux fois avant de mettre les Fables de Florian
entre les nr.iins de leurs enfants, des mamans, sévères sur le choix de
leurs |)ropres lectures, se repaissaient sans sci'upule, en famille, d(^ (K'tails
(pii les initiaient à tous les rafiinements du crime et de la dépravation.
Sans dissinmler le mal, ne pourrait-on éviter de lui donner un tel
relief? A la vérité, si l'on s'attachait à reproduii'e exclusivement les
bonnes actions, on n'aurait parfois à expédier à ses abonnés que du
papier blanc.
Repris aussitôt que le Loup put les supporter, les débats se poursui-
virent pendant huit jours. On entendit vingt-cinq témoins, tant à charge
quà décharge; jurés, défendeurs, président, avocat général, n'épar-
gnant ni interrogations, ni interru])tions, ni observations. Il en résulta
que l'afTaire, excessivement claire dans le principe, s'embrouilla au point
de devenir inconqjréhensible. La plupart des pi'ocès ressend)lent à l'eau
d'une fontaine : plus on les agite, plus ils deviennent troubles.
L'accusé avait usé de tant de subterfuges pour capti\er l'attention ,
il s'était si heureusement posé, que ce fut au milieu d'une émotion
universelle que le Vautour général prit son essor oratoire :
« Messieurs les jurés,
(' Avant dentrer dans les détails des faits soumis à votre jud^cieuse
i appréciation , j'éprouve l'impérieux besoin de vous adresser une
question grave , une question importante. Je vous le demande avec
'■ un sentiment de vive douleui. je vous le demande avec un sentiment
<i de pénible amertume... je diiai plus, messieurs!... je vous le
« demande avec un sentiment d'ardente indignation : où va la société?...
<' Et en effet, messieurs, de quelque côté que nous portions nos yeux,
nous ne voyons que désordre : désordic chez les Quadupèdes,
< désordre chez les Bipèdes, désordre chez les Hannetons, désordre
« partout; nous n'éprouvons que des symptômes de désorganisation
« profonde, intime, radicale. Oui, messieurs, le corps social se mine; le
CAUSES CELEBRES. ^93
« corps social se décompose; le corps social s'écroulerait, si vous
(( n'étiez là, messieurs, pour imposer une hai'rière aux progrès si
« efTrayants de la dissolution morale ! »
L'orateur soutient l'accusation sur tous les points, et conclut à la
peine capitale. Le défenseur réplique par de vigoureux croassements ,
après avoir déclaré dans son exorde que le plus beau spectacle qu'on
puisse avoir sui* la terre est celui de l'innocence aux prises avec le
malheur.
A midi et demi, le jury entre dans le taillis des délibérations.
Quatre questions lui sont posées : une pour chaque meurtre , une pour
la préméditation de chaque meurtre.
Des conversations animées s'engagent entre les assistants; on y
distingue les voix glapissantes d'individus du sexe féminin.
A trois heures, les jurés rentrent à l'audience.
Le verdict est affirmatif sur toutes les questions; il se tait sur
l'admission de circonstances atténuantes.
Le président : (( Je recommande à l'auditoire le plus profond
(( silence, le plus complet recueillement. Bouledogues , introduisez
« l'accusé. »
Le Loup est ramené dans la salle; sa démarche est assurée. Il
entend la lecture de la déclaration du jury sans émotion apparente.
Le Vautour général requiert, d'une voix: émue, l'application de la
peine.
La Cour condamne le Loup à la peine de mort.
La foule immense qui s'est entassée dans le prétoire reste morne et
silencieuse; pas un mot, pas un bêlement, pas un geste ne se mani-
festent. On dirait, à voir tous ces regards fixés sur un même point,
tous ces becs muets et silencieux, qu'une même commotion électrique
les a frappés tous d'une éternelle immobilité.
Le Loup a été pendu ce matin, messieurs, et les zoophiles n'ont pas
manqué cette occasion de renouveler leurs protestations contre la peine
de mort. Elles me touchent médiocrement , je vous le confesse , et je ne
conçois guère pourquoi ils tenaient tant à conserver un scélérat qui a
coupé son frère par morceaux. C'est par respect pour la vie animale ?
Mais, alors, par quel illogisme ils trouvent tout naturel que vingt ou
trente mille pauvres diables se fessent tuer en quelques heures pour une
40i CAUSES CELEBRES.
querelle qui leur est orJinairenient indilTérente ! Que le criminel, se déro-
bant à l'action de la justice, se glisse subitement dans les rangs d'une
armée et reste sur le champ -de bataille, les philosophes admettent le
droit qu'a exercé la société de l'envoyer à la boucherie en compagnie de
plusieurs autres, mais elle n'a pas, suivant eux, le droit de purger la
(erre de la présence d'un monstre !
C'est pour le mieux punir, disent-ils parfois , qu'ils le laissent vivre.
Comme ils s'abusent! le forçat entretient toujours l'espoir consolateur de
s'évader, il est en plein air, sous un ciel bleu, soustrait aux hasards et
aux vicissitudes de l'existence. « Je n'avais ni sou ni maille, peut-il se
dire, je ne savais oii coucher, si bien que, tuant pour vivre, j'étais exposé
à mourir de faim dans un fossé. Maintenant je suis vêtu, nourri, abrité,
sans souci du lendemain. On a cru me châtier, on m'a fait une position. »
Il y a pourtant, j'en conviens, un argument sérieux en faveur de
l'abolition du dernier supplice. Un Animal qui n'est pas bète a dit :
« Que messieurs les assassins commencent! » N'est-ce pas plutôt à la
société de commencer? Qu'elle épure les mœurs, qu'elle manifeste une
profonde horreur du sang versé; qu'elle donne l'exemple; qu'elle soit la
première à mettre en praiicjue ce commandement : « Tu ne tueras
point. » En un mot, qu'elle supprime la guerre.
Notre Loup était, au reste, de ces natures énergiques qui n'aiment
pas les moyens termes; il a refusé de se pourvoir en cassation, et il est
mort avec courage.
On a trafiqué avantageusement des objets mobiliers qui avaient
appartenu au condamné. Un Bœuf anglais, venu tout exprès des pàlu-
rages du Middlesex, a payé deux livres sterling une mèche de ses che-
veux; un libraire, connu pour chercher les succès de scandale, offre six
mille francs du Triomphe de la Vertu.
Il existait du Loup vingt-deux portraits en photographies, qui n'ont
aucun rapport les unes avec les autres, quoique la ressemblance de
toutes soit garantie. Le compte rendu de son procès , rédigé par le plus
habile de^ sténographes, s'est vendu par milliers. Le Loup a eu aussi les
honneurs de la complainte, et voici celle que les Canards ambulants
nasillent à sfjn intention :
Écoulez, Canards et i'ics,
Geais, Dindons, Corbeaux et Freux.
Le récit d'un crime affreux,
El bien digne des Harpies-
CAUSES CELEBRES.
/»95
L'auteur de cet attentat
Fut un Loup peu délicat.
Une Brebis malheureuse
S? promenait dans un champ •
Il l'accoste, et le méchant,
D'une voix cadavéreuse,
Lui dit : « Madame, bonsoir.
Je suis charmé de vous voir. »
A ce discours trop perfide
Elle répond poliment;
Mais le traître, en ce moment,
Tire un poignard brebicide,
Et comme un vil assassin,
Le lui plonge dans le sein.
Mais la justice protège
Les jours de tout citoyen!
On arrête le vaurien;
Dans sa rage sacrilège,
11 veut se faire périr :
Il n'en a pas le loisir.
^96
CAUSES CKLKBHKS.
II vante son innocence,
Mais on ne l'écoute pas.
Après d'orageux débats,
On le mène à la potence.
Cet infâme condamné
Fut ainsi guillotiné.
Vous, dans le sentier du ciinie
Qui |)Ourriez être oui rainés.
Par cet exemple apprenez
Cette véritjL' sublime :
Que celui qui fait le mal
Est un méchant Animal.
Les restes du supplicié ont été inhumés sans cérémonie. Son cranc
a été remis à un Hibou, très-versé dans la science phrénologique. Ce
physiolop:iste perspicace lui a trouvé, extraordinairement développée, la
bosse de la bienveillance.
Veuillez m' accorder la vôtre.
Emile de La Bkdollikre.
FÏÏI3
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3 Wi-'^M^^^
•^%v
L'OU RS
LETTRE ECRITE DE LA MONTAGNE
Félix qui potiiil rerum cognosccre causas!
'apportai, en venant au monde, un goût
très-vif pour la solitude. Sans doute ce i>oût
m'avait été donné pour une fin utile ; mais au
lieu de diriger l'emploi de mes facultés vers un
but qui répondît à ma vocation dans l'harmonie
des êtres, je travaillai Icjngteinps à corrompre
^f en moi l'ouvrage de la nature. Peu de temps
après ma naissance, une chute que je fis en
^J voulant monter pour la première fois au faîte
d un arbre me ren lit boiteux pour le reste de mes jours. Cet accident
influa singulièrement sur mon caractère et contribua beaucoup à déve-
lopper le germe de ma mélancolie. La caverne de mon père était très-
1 Cette lettre n'était pas destinée à la publicité. Le jeune Ours à qui elle est adressée
a cru pouvoir, sans indiscrétion, divulguer les confidences de Tamitié. Il a pensé qu'après
avoir profité pour lui-même des conseils de son vieil ami, ces conseils pourraient devenir
utiles à d'autres aussi. D'ailleurs, a l'heure qu'il est, l'auteur de cette lettre n'est plus,
et a laissé des Mémoires qui paraîtront sous peu et qui n'en sont que le développement.
NOTE DU UliDACTEUR EN CHEF.
fis
ii98 L'OURS.
fréquentée par les Ours du voisinage. C'était un ort chasseur, qui
traitait splendidenient ses convives : ce n'était du matin au soir que
danses et que festins; pour moi, je demeurais étranger à la vie joyeuse
de ma fomille. Les visites m'importunaient, la bonne chère m'allait
assez , mais les chansons à boire m'étaient odieuses. Ces répugnances
ne tenaient pas seulement à mon organisation, bien que la philosophie
Hioderne ait placé dans l'organisme le |)rincipe de nos affections positives
et négatives. Le désir de plaire, contrarié par mon infirmité, était pour
moi une source d'amères préoccupations. Le goût naturel que j'avais
pour la solitude et le silence dégénéra peu à peu en humeur sombre, et
je prenais plaisir a m'abandonner a cet état ({"Ours incompris, qui a
toujours passé pour le signe du génie méconnu ou d'une ^ertu supé-
rieure dont le monde n'est pas digne. Une étude approfondie de moi-
même et des autres m'a convaincu que l'orgueil était la racine de cette
tristesse, de ces idées pâles, dont on a demandé le secret aux rayons
de la lune et aux. soupirs des roseaux. Mais, avant de venir à résipis-
cence , il était écrit que je devais passer par l'épreuve du malheur.
Ce n'était pas assez pour moi d'afïliger mon père et ma mère par le
spectacle de ma monomanie, je formai le projet de les abandonner et de
chercher quelque retraite ignorée du monde , où jp pusse me livrer en
hberté à mon goût pour la vie solitaire. Vainement ma conscience me
représenta la douleur que j'allais leur causer. Je confiai mon dessein à
un ami de ma famille, afin qu'on sût bien que j'avais volontairement
renoncé au monde, et (ju'on ne crut pas que j'avais été la victime de
quelque accitlent.
Je n'oublierai jamais le jour où je quittai le toit qui m'avait vu
naître. C'était le matin : mon père était parti pour la chasse; ma mère
dormait encore. Je profilai de cet instant pour sortir sans être vu. La
neige couvrait la terre, et un vent glacé agitait tristement la cime des
sapins couverts de frimas. Tout autre que moi eût reculé devant ce
deuil de la nature ; mais rien n'est plus fort qu'une résolution absurde,
et je partis d'un pas ferme et intrépide.
Il serait difficile de trouver sur la terre un lieu moins fréquenté que
celui que je choisis pour ma retraite. Pendant l'espace de cinq ans, à
l'exception dun Aigle qui vint se poser sur un arbre, à quelque distance
de ma caverne, aucun être vivant ne m'apparut de près ni de loin. Les
occupations de ma vie contemplative étaient fort simples. A l'aube
naissante, j'allais m'asseoir sur la [lointe d'un rocher, d'oii j'assistais au
L'OURS.
/i99
îever du soleil. La fraîcheur du matin éveillait mon imagination, et je
consacrais les premières heures du jour à la composition d'un poëme
palingénésique, où je me proposais d'exprimer toutes les douleurs de
ces âmes errantes qui avaient approché leurs lèvres de la coupe de la
vie et détourné la tête. Vers le milieu de la journée, j'étudiais les simples.
Le soir, je regardais les étoiles s'allumer une à une dans le ciel ; j'élevais
mon cœur vers la lune ou la douce planète de Vénus, et quelquefois « il
me semblait que j'aurais eu la puissance de créer des mondes. » Cinq
années s'écoulèrent dans cette vie monotone ; mais cette période de temps
avait fini par oblitérer bien des sensations, dissiper bien des rêves,
500 L'OURS.
héboter renthoiisiasnie ; et peu à peu je cessai de voir les choses comme
je les avais vues dabord. J'étais arrivé à une de ces époques critiques
de l'intelligence qui se renouvellent souvent dans la vie, et qui sont
ordinairement marquées par un malaise insupportable. On veut sortir à
tout prix de cet état contentieux, et la mauvaise honte est d'autant
moins forte pour nous retenir, que, parmi les choses que l'on comprend
le moins, il faut ranger celles que l'on a cessé d'aimer. Aussi l'ennui
triompha-t-il de toutes les hésitations de l'amour-propre, forcé de se
dédire; et je me décidai à retourner parmi mes semblables, à me jeter
dans le mouvement,, à partager les travaux et les dangers des autres
Ours, en un mot, à rentrer dans la vie sociale et à en accepter les
conditions. Mais, soit qu'une volonté supérieure ne permît pas que je
rencontrasse, sans une expiation préalable, un bonheur que j'avais
d'abord méprisé, soit que ma destinée le voulût ainsi, je tombai entre
les mains des Hommes.
Je m'étais donc mis en route un matin pour exécuter mon dessein.
Je n'avais point fait une demi -lieue, lorsqu'au fond d'une gorge étroite
j'entendis plusieurs voix s'écrier: « Un Ours! un Ours! » Au moment oii
je m'arrêtais pour distinguer d'oii venaient ces accents inconnus, je
tombe frappé par une main invisible. Pendant que je me roulais sur la
terre, quatre énormes Chiens, suivis de trois Hommes, se précipitèrent
sur moi. ^Malgré la douleur que me causait ma blessure, je luttai long-
temps contre les Chiens, mais h la tin je tombai sans connaissance sous
la dent tle ces cruels Animaux.
Quand je revins de mon évanouissement, je me trouvai attaché à un
arbre , avec une corde passée dans un anneâli dont on m'avait orné le
bout du nez. Cet arbre ombrageait la porte d'une maison située sur une
grande route, mais toujours au milieu des montagnes. Tout ce qui
m'était arrivé me semblait un songe, songe, hélas! de courte durée!
Mon malheur ne tarda i)as alors de m'apparaître dans sa triste réalité.
Je ne compris que trop que, si j'avais conservé la vie, c'en était fait de
ma liberté, et qu'au moyen de l'anneau fatal qu'on m'avait, je ne sais
comment , passé dans la narine, l'être le plus faible de la création pou-
vait m'asservir à ses volontés et à ses caprices. Oh ! qu'Homère a bien
raison de dire que celui qui perd sa liberté perd la moitié de son âme !
Le retour que je faisais, sur moi-même redoublait l'humiliation que me
causait ma servitude. C'est alors que je reconnus, mieux que jamais,
jusqu'à quel- point j'avais été la dupe de mon orgueil , en me supposant
L'OURS. 501
la force de vivre indifTérent à toiiles les choses extérieures. Qu'y avait-il,
en elTet, de changé dans ma position ? La vaste étendue du ciel, l'aspect
imposant des montagnes, l'éclat radieux du soleil, la clarté de la lune
et son brillant cortège d'étoiles, tout cela était encore à moi. D'où venait
donc que je ne voyais plus du même œil ces beautés naturelles qui
naguère semblaient suffire à mes désirs? Je fus forcé de m'avouer qu'au
fond du cœur je n'avais jamais renoncé à ce monde que j'avais boudé,
et que, si j'avais pu en vivre éloigné pendant quelques années , c'est que
je n'avais jamais cessé de me sentir libre d'y retourner quand je voudrais.
Je passai plusieurs jours dans la stupeur et dans l'abattement du
désespoir. Cependant l'aveu que je m'étais fait intérieurement de ma
faiblesse contribua à ouvrir mon âme à la résignation. La résignation à
son tour ramena l'espérance, et peu à peu j'éprouvai un calme que je
n'avais jamais connu. D'ailleurs, si quelque chose pouvait consoler de
la perte de la liberté, j'aurais presque oublié ma servitude dans les
douceurs de ma vie nouvelle ; car mon maître me traitait avec toutes
sortes d'égards. J'étais le commensal du logis ; je passais la nuit dans
une étable auprès de quelques autres Animaux d'un caractère pacifique
et très-sociable. Le jour, assis sous un platane, à la porte de la maison,
je voyais aller et venir les enfants de mon maître, qui me témoignaient
beaucoup d'affection, et le passage assez fréquent des voitures publiques
me procurait de nombreuses distractions. Le dimanche, les villageois et
les villageoises des hameaux voisins venaient danser sous mon platane
au son de la cornemuse : car mon maître était aubergiste, et c'était
chez lui que les montagnards célébraient les jours de fête. Là résonnaient
le bruit des verres entrechoqués et les gais refrains des convives. J'étais
toujours invité aux danses (jui suivaient le repas et se prolongeaient
bien avant dans la nuit. J'ouvrais ordinairement le bal avec la plus jolie
villageoise, par une danse semblable à celle qu'autrefois, dans la Crète,
Dédale inventa pour l'aimable Ariane. Depuis, je fus à même d'étudier
la vie intime d'Hommes placés à l'autre extrémité de l'échelle sociale,
et, en comparant leur sort à celui de ces montagnards, il me parut que
ces derniers étaient plus près du bonheur que ceux que l'on regarde
comme les heureux du siècle; mais je tirai en même temps celte con-
clusion sur l'homme en général : c'est qu'il ne peut être heureux qu'à
la condition d'être ignorant. Triste alternative, qui le met sans doute au-
dessous de tous les Animaux, et à laquelle l'Ours échappe complètement
par la simplicité de ses mœurs et de son caractère.
bO'2
L'OURS.
Otte vie pastorale dura six mois, pendant lesquels je suivis l'exemple
d'Apollon dépouillé de ses rayons et gardant les troupeaux du roi Admète.
Un jour, que j'étais assis, selon ma coutume, a l'ombre de mon arbre,
une chaise de poste s'arrêta devant notre auberge. La chaise était attelée
de quatre Chevaux et contenait un voyageur qui me parut appartenir à
la haute société. En efîet, comme je l'appris bientôt, ce voyageur était
un poëte anglais, nommé lord B****, célèbre alors dans toute l'Europe.
Il revenait de l'Orient, oii il avait fait un voyage d'artiste. Il descendit
pour prendre quelque nourriture. Pendant son repas , il me sembla que
j'étais le sujet de sa conversation avec mon maître. Je ne m'étais pas
trompé. Lord B**** donna quelques pièces d'or à l'aubergiste, qui vint
à moi, me détacha de l'arbre, et, avec l'assistance du postillon, me fit
monter dans la chaise de poste. Je n'étais pas encore revenu de ma
surprise, que nous étions loin de la vallée où j'avais passé des jours si
heureux et si utiles.
L'OUHS. 503
J'ai remarqué que tout eliani^einent dans ma manière de vivre me
remplissait d'un Irouble pénible, et l'expérience m'a convaincu que le
fond du bonheur consiste dans la monotonie et dans les habitudes qui
ramènent les mêmes sentiments. Je ne saurais peindre la détresse de
coeur que j'éprouvais en voyant disparaître derrière moi les lieux qui
m'avaient vu naître. Adieu, disais- je en moi-même, adieu, ô mes chères
montagnes !
Que n'ai-je, en vous poidanf, [)Oi'(lu le souvenir!
^e sentis que l'instinct de la patrie est immortel, que les voyages,
qu'un chansonnier contemporain appelle une vie cnivranle, ne sont le
plus souvent qu'une continuelle fatigue d'esprit et de corps, et je
compris pourquoi les charmes de la déesse Calypso n'avaient pu empê-
cher Ulysse de retourner dans sa pauvre et chère Ithaque et de revoir
la fumée du toit de son palais.
Vivile feliees, qiiibus est forluna peracla !
Vobis parla quics, nobis maris .Tquor aramlum.
Nous nous embarquâmes à Bayonne, sur un navire qui faisait voile
pour les Iles-Britanniques. Je passai deux ans avec lord B****, dans un
château qu'il possédait en Ecosse. Les réflexions que je fus à même de
faire dans la société d'un Homme à la fois misanthrope et poète ache-
vèrent de déterminer dans ma tête le plan de vie dont je ne me suis
jamais écarté depuis que j'ai recouvré ma liberté. Je m'étais déjà guéri
de la maladie d'esprit qui m'avait jeté dans la vie solitaire ; mais il m'en
restait une autre qui n'était pas moins dangereuse, et qui aurait pu me
faire perdre tôt ou tard tout le fruit de mes malheurs et de mon expé-
rience. Entraîné par ce besoin d'épanchement qui nous porte à commu-
niquer aux autres nos ennuis et nos inquiétudes, j'avais conservé la
manie de composer des vers. Mais, hélas ! il n'a été donné qu'à un
petit nombre d'âmes de réunir l'enthousiasme et le calme, de n'arrêter
leurs regards que sur de belles proportions et de les transporter dans
leurs écrits. Je souffrais, comme disent les âmes méconnues et les
mauvais poètes, et je voulais exprimer en vers mes chimériques souf-
frances. Ajoutez à cela que je n'ai jamais eu
L'heureux don de ces esprits faciles,
Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles,
Ouvrent tous leurs' trésors.
504 L'OURS.
Je me coucliais tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, pour exciter
ma verve ; quelquelbis je nie promenais ;i i^rands pas, à la manière de
Pope, dans les sombres allées du jardin (|ui envii'onnail le château, et
j'elTrayais les Oiseaux par le liroLtuemenl sourd qui s\'cliapj)ait de mon
sein. Qui le croirait ? le secret dcj)it (|ue me causait mon impuissance me
remplissait de |)assions mauvaises : haine de ceux qui se j)orlent bien,
haine des institutions sociales, haine du passé, du |)résent et de l'avenir,
haine île tous et de tout. On a écrit bien des livres depuis Salomon ;
mais il en mancpie im. nn livre inestimable : c'est celui (jui renfermerait
le tableau de toutes les misères de la vie littéraire. E.roriare aliquis !...
Lord B**** lui-même, avec tout son génie... Mais je me tais par
respect et par reconnaissance. Je vous dirai seuleuicnt que, las de la
^ie poétique, il voulut rentrer dans la vie commune et reposer sur le
sein d'une épouse les orages de son cœur. IMais il était trop tard : son
mariage acheva de briser son existence. L'infortuné B**** ne vit plus
d'autre ressource que d'aller mourir sur une tmn-e étrangère. Quelle
haute leçon pour moi, pauvre poëte mal léché ! Aussi, je ne souhaitai
plus qu'une chose : c'était d'être enfin rendu à la liberté, et de pouvoir
mettre à profit ce que j'avais vu parmi les Hommes.
Le temps de ma délivrance arriva plus tôt que je n'avais osé
l'espérer. Au premier bruit de l'insurrection de la Grèce, lord B****
résolut d'aller chercher un brillant tombeau sur la tei*re des Hellènes.
Quelques jours avant son départ, il voulut faire une dernière apparition
à Londres. Il profita de la représentation d'une tragédie de Shakspeare,
intitulée llamlet, sa pièce favorite, pour se montrer encore au public
anglais. Le jour de la représentation, nous nous rendîmes au théâtre en
calèche découverte. La salle était pleine au moment oii nous parûmes
dans une loge qui faisait face à la scène. En un instant, tous les reganis,
tous les lorgnons furent fixés sur nous. Les dames se penchaient sur le
devant des loges, comme des fleurs suspendues aux fentes des rochers.
Même après le lever de la toile, l'attention fut longtemps partagée
entre Shakspeare et nous, (ùe ne fut qu'à l'apparition d'un fantôme,
qui joue un grand rôle dans la tragédie d'//c/;y/^'/, que les regards se
reportèrent vers la scène. Cette tragédie, en eflct, était de nature
à famihariser les spectateurs avec notre présence. Tout le monde y
devient fou ou à peu près. Le résultat de cette représentation extraor-
dinaire fut de fournir le sujet d'un feuilleton à tous les journalistes
de la capitale. Car c'est là le tenue oîi depuis vingt ans viennent
L'OURS. 505
aboutir tous les grands événements i)()liti(|ues, relii^ieux, philosophiques
et h'ttéraires de h savante Europe.
Le lendemain nous nous embarquâmes pour la Franec. JMon étoile
voulut (jue lord B**** fit un détour pour aller visiter les ruines de
Nîmes. Un soir qu'il était assis, près de cette ville, au pied d'une vieille
tour, je profitai de la rêverie où il était plongé pour m'élaneer avec la
rapidité d'une avalanche au fond de la vallée. Pendant quatre jours et
quatre nuits je bondis de montagne en montagne, sans regarder une
seule fois derrière inoi. Enfin, le quatrième jour au matin, je me
retrouvai dans les Pyrénées. Dans l'excès de ma joie, je baisai la terre
de la patrie ; puis je m'acheminai vers la caverne où f avais commeneé
de resjrirer le jour. Elle était habitée par un ancien ami de ma famille.
Je lui demandai des nouvelles de mon père et de ma mère. « Ils sont
morts, me dit-il. — Et Karpolin? — Il est mort. — Et Lamarre, et Sans-
Quartier? — Ils sont morts '^. » i\près avoir donné quelques larmes à
leur mémoire, j'allai me fixer sur le Mont-Perdu. Vous savez le reste.
Depuis quatre ans, plus heureux que lord B****, peut-être, parce
que je suis moins poëte, j'ai trouvé le repos dans les joies de la famille.
Ma /*e/?i?«e est très-bonne , et je trouve mes enfants charmants. Nous
vivons entre nous, nous détestons les importuns et les visites. Heureux
qui vit chez soi ! J'ajouterai : Et qui ne fait point de vers!
Vous m'opposerez, sans doute, l'opinion de quelques philosophes.
Je vous répondrai que les philosophes n'ont jamais fait autorité pour
moi. « Je sens mon cœur, a dit l'un d'eux, et je connais les Ours. Quant
aux saints, je les respecte, et je me garderai bien de les confondre avec
les philosophes ; cependant ils ont, comme les autres, montré quelque-
fois le bout de l'oreille, et le Chien de saint Roch me paraît une pro-
testation vivante contre la vie solitaire. »
Quant à moi, je prie les Dieux et les Déesses de me conserver,
jusqu'à mon heure dernière, le calme de l'àme et la pleine intelligence
des lois de la nature. Que pourrais-je, en eiYet, leur demander de plus?
la Naïade du rocher n'épanche-t-elle pas de son urne intarissable et
bienfaisante l'eau pure qui sert à me désaltérer? L'arbre aimé de Cybèle
n'ombrage-t-il pas ma demeure de ses rameaux toujours verts ? Les
^ C'est une erreur. Kiirpolin, Lamarre et Sans-Quartier vivent encore. Ils font partie
de la troupe du lliéàlre do la barrière du Combat, et jouent tous les dimanches dans
l'emploi des gladiateurs.
KOTK DU KiînACTrun r.N Clin F.
5o:
L'OliRS.
^>^/^^^4l^
Urviides ne diinsent-elles pus louj(jurs sous l'ombrage de ces forets
aussi vieilles que le monde ? N'ai-je pas enfin tout ce qui peut sufïirc
aux besoins d'un ours sans ambition? Le reste dépend de moi. Mais,
grâces aux Dicu\., je sens que je suis à présent maître de ma voie : je
vis tranquille sur riia montagne, au-dessus des orages ! Semblable au
roseau, je n'envie pas le sort de la vague errante (jui vient se briser en
gémissant sur le rivage. C'est dans ces sentiments que j'espère acbever
ma course, jusqu'au moment oii mon àme remontera vers la biillante
constellation dont le nom, écrit dans les cieux, atteste la noblesse de
notre origine.
Ainsi soit-i! !
!.. livtiDE.
LE
SEPTIÈME CIEL
VOYAGE AU DELA DES NUAGES
LE BOMIKLK SE FAIT AVEC DES R F. V E S !
(Extrait des Mémoires inédits d'un Tourtereau allemand,
mort à la maison des fous de Darmstadt, le 1er... 134 .)
— Chapitre drs Rêves.' —
KTAis donc mort.
^m.
.Mort, comme on mem^t peut-
être quand on ne sait pas bien
^^^^1 lequel vaut le mieux, de vivre
ou de mourir ; mort sans savoir
comment ni à quelle occasion, sans secousse, et le plus facilement du
monde.
Si facilement, que mon àme, tant elle avait peu soullert pour en
sortir, ne s'aperçut pas d'abord qu'elle était séparée de mon corps.
Qu'est-ce que vivre, si mourir n'est rien?
Du moment précis qui d'un Tourtereau vivant fit de moi un
Tourtereau mort je n'ai gardé aucun souvenir, sinon qu'avant que je
ôeS LE SCPTIKME CIEL.
fiissi' III >rl l;i lime brilhiil d duc.miumiI au iiiilicii d'im ni'] sans iuiai;c'S,
ol (jiio. li)i's,|iu' 1111)11 àiiu^ i'l;)iiiu'(' sapiMviil ([nCllc irajjpai'lcnail plus
à la UMi\'. la ilouco luno n"avail pas irssô de briller, ni le ciel dèlre
\)\iv; siii m en-oiv (pii\i"avais pu inourii' sans (pie ri(Mi lui elian.^c auv
liiMi\ inViies (pie je venais de (piillef.
Mviis (pi"imp:)rle ii la nature leeon le (piiine pauviv* eivatui'e eoiunie
m ti vi\e (tu meure '.'
I I
J"ai pensé (jue eette sc'par.ilion de mon àine et de mon corits n'avail
et(.' si laeile cprcn raison de riiahilude (ju'avail |)rise mon àme de ne se
JU'uèrc iiKpiiéler de mon corps, se liant, sans doute, pour sa conduite
ici-bas. aux instincts honn(''tes de ce sei'viteur dévout'.
Coinl»ien de lois, en eiïel, au\ jours de leur union, ne ravait-elie
l>as, en quehjue sorte, laissé seul di'jii . et |)res(pie oublie, alin de pou-
voir rêver plus ii son aise à cette autre vie. dont les âmes auxquelles
la lerre ne siillil pas ont, dès ce monde, ou comme un pressentiment
ou comme un souvenir ! Et n'esl-il pas p(jssible ([ue des rêves de ce
i:enre conduisent (Tiuk» vie ii l'autre sans (iiTon s'en aperçoive'.*
1 1 1
Pourtant, voyant sans vie cet ami lîdèle, ce corps (pii tout ii
l'heure encore lui était soumis, et pensant qu'il allait falloir l'aban-
donner, rabandoimer il la mort. c'est-;i-dire ii la destruction et prescjue
au néant, cest-ii-dire a cette inijilacable solitude (jui s'établit autour
des morts et qui s'empare d'eux, et (pii fait que les morts sont toujours
seuls, quoi (pie ce soit qui s'a.iritc aiiloiir d'eux , mon àme le rei<arda.
non sans tristesse.
'( Que n'es-tu mort d'une iii'mI moins prompte'.' lu! dit-elle; (pie
" n''^i-je pute sentir mourir, et partaiicr ton mal, et soullrir avec toi,
>i tu as soufTert .' Je t'aurais assisté à tes derniers moments, et
• nuis nous serions du moins (juittés après un adieu fraternel.
'< Pauvre corps muet I aj(Hita-t-elle, entends-moi et réveille-loi, et
LE SEPTIÈME CIEL. 509
« jollo im dciiiici' iviiard sur ces riclies caiiipiii^nes ([uc lu aimais laïU.
« ol ([uuii iii()iiV(Mii('iit . (iiriiii seul iiiouvcment (le (oi me convainque
« que (ouïe celle vie (|ue nous venons de [)asser ensemble n'est point
<( un songe, et (juc tu as vécu en elTet. »
IV
Pour la première l'ois, cet appel (Ip mon àine resta sans réponse.
« Pouivpioi aimer ce qui iloit mourir? s'écria-t-elle attristée.
«Quand on n'a pas devant soi réternité. pourquoi agir ? pourquoi
<i s'unir ?
« Puisqu'il le taul. (|uiltons-nous donc, dit-elle enlin ; mais de
« même (|u"il a été dans notre destinée que nous fassions séparés, de
« même il est écrit qu'à l'heure ou les âmes iront rejoindre -leurs
« corps je saurai reconnaître entre toutes les poussières ta poussière,
<( et te rendre cettiî vie que tu viens de perdre. Adieu donc, compte
« sur moi, et n'aie pas peur que je me trompe; car à toi seul je revien-
<( drai, et cette fois ce sera pour toujours. »
[.e silence de la nuit paisible n'était interrompu que par le faible
bruit que font en se détachant des arbres qui les portent les feuilles qui
meurent aussi.
Tout à coup, on entendit au loin un cri lugubre de l'Oiseau de
proie.
(( Tombez sur ce corps sans défense, petites fleurs des arbres ! »
s'écria mon àme épouvantée ; « et vous, vert feuillage qu'il chérissait,
:( couvrez-le de votre ombre protectrice, et dérobez-le aux regards du
« Vautour impie. »
3Iais, hélas! le cri funèbre se fit de nouveau entendi'e, et cette
fois ce n'était plus au loin.
510
LE SKPTIKME CIEL.
'%^^
El en cet instant la dernière goutte du sang qui aviiit animé mon
corps s'arrêta dans ses veines et s'y glaça.
LE SEPTIÈME CIEL. 511
VI
Et une voix à laquelle il fallait ol^-ir ayant dit à mon Ame de {juitter
cette terre, oii sa mission était accomplie, |)()iii' retourner au ciel, la
[);itrie des âmes, je senlisen moi un désii- si doux daller oii la voi\ n»e
disait d'allei', ([ue je m'élevai aussitôt dans les airs, comme si j'eusse
été ravie sur les ailes invisibles de ce pur désir.
Vil
Et en cet instant aussi j'oubliai que j'avais eu un corps, et ce fut
pour moi comme si je n'avais jamais été qu'un pur esprit.
Et je montais immobile, dans l'air immobile comme moi-même,
sans le secours d'aucun mouvement, et par cela seulement que j'étais
une ame immortelle, faite pour monter de la terre au ciel. J'obéis-
sais ainsi à ma nouvelle condition, à peu près comme on aime sur terre
et comme on pense, sans s'expliquer comment on aime ni comment on
pense.
Vin
Je fus bientôt loin de la terre, si loin, que je l'apercevais à
peine comme un point perdu dans l'immensité, et je volai ainsi
longtemps ; et puis enfin, ayant cessé de la voir, je me souvins tout à
coup, par un retour soudain, que je l'avais quittée seule. « Hélas! »
s'écrfa mon ame, « ce qui m'attend au ciel doit-il me faire oublier ce
« que je perds ? Qui me rendra celle qui m'aimait dans ce monde que
« j'abandonne? 0 douleur ! tu es donc immortelle, toi aussi ? »
IX
Pourquoi le ciel, qui favorise les affections honnêtes, n'accorderait-
il pas aux âmes qui se sont aimées pendant la vie d'une affection sin-
cère, de s'aimer encore jusqu'au milieu des gloires du ciel, et de s'y
garder un fidèle souvenir ')
312 l-K SKI'TIKMK Cl KL.
x
.M;iis il liilhii! iiutiilcr toujours, cl je ne Inidiii |)iis ii dcpiisscM' los
luiniies (jiii ijlissaiciit sniis lnuil (l;ms rc-piicc. Je vis ;ilois (l(>s iiiillicis
d'oloilos. ot vohnil d'iislri» en i\>\\v : « Doux jisircs. leur (lis;iis-je,
|);H-inv (les ;m.i:t'<. oii vais-je ? » Et sans nie iv|)on(lic. mais non snns
me ("oinprtMiili'c. les ctoilt's se l'ani^caicnt |iour me laisser lilirc Ir clicniin
<|iu' je (levais suivre.
XI
Uienl("»t toute cette paitie du ciel d'oii sortent les rayons hienl'aisanls
(jui font ouvrir les fleurs cl mûrir les fruits de la terre s<' ti'ouva
au-dessous de moi. comme un taj)is d'a/ur |)arsenié de diamants
telostes. cl jarrivai là oii il n y a plus d'étoiles.
Je fu>; alois saisi d'une crainte i'es|)ectueuse. et je m'arrêtai
t'jK'rdu.
(( Va toujours, et lassure-toi . me dit une voix. Xe sais-tu pas que
» tu es dans le riel ; rpie le mal en es! i).mni. cl (|ue tu n'as rien il
« craindre'.* Suis-moi donc; car nous ne nous arrêterons (pie lii où tu
<< seras heureux d'arriver. — Heureux! lui dis-je, lieureu\ ! » Et
comme j'hésitais : <( Crois-moi, et suis-moi, » ajouta la voix. Et je la
suivis, et je la crus : car la confiance habite au ciel.
X 1 I
Cçlle (jui me parlait, c'était une lu-Ile petit*' âme iuMnorlelle, l'àme
bienheureuse d'une blanche Colond»e ;i l;i(juelle la inoit, (jui l'avait
cueilh'e dès les premiers jours de son printemps, avait à peine laiss(''
le temps d'éclore, et que le contact des mi>eres liumaine> n'a\ail point
eu le lenips de souiller. Sa mission au ciel («tait de recevoir a leur
arrivée les âmes novices comme la mienne, et de Ir-s conrluire bien
vite où il leur appartenait d aller.
LE SEPTIKME Ci KL. 513
xm
Ce fut lii que je vis ce que je n'avais pu voir encore, parce que
jusque-là ma vue était restée imparfaite. C'était une foule d'ames de
toute espèce, qui, comme moi, alUiient chacune à sa destination. Et,
comme moi, chacune avait un guide.
IMe trouvant au milieu de toutes ces âmes, et ne sachant ce qui
allait arriver, je me sentais en même temps et retenu par une vague
Irayeur. et poussé par une espérance vague aussi.
(( Petite àme ([ui me guidez, dis -je à la Colombe que je suivais, le
paradis des Tourterelles est-il bien loin encore?
— A'ois, me répondit-elle, non sans sourire de mon troul)le et aussi
de mon impatience, vois ce point qui brille là-haut au plus haut des
cieux:; là seulement est le septième ciel, et c'est là aussi qu'on t'attend.
— Ah ! qui peut m'attendre là-haut ? pensai-je, si elle vit encore ; »
et, tout en montant, je ne pouvais m'empi'cher de dire : « Pourquoi
suis-je mort, puisque la mort devait nous séparer? »
XIV
Et quand nous eûmes monté pendant longtemps encore à travers
des mondes et des sphères sans nombre , nous arrivâmes jusqu'à une
porte d'où s'échappaient des rayons plus éclatants mille fois que les
rayons mêmes du soleil, et sur cette porte on lisait ces mots écrits en
caractères de feu : « Ici l'on aime toujours. » Et plus bas : « Ici on ne
change jamais, ou, si l'on change, c'est pour mieux aimer encore. »
Et la porte s'ouvrit, et ce que je vis, je ne saurais le dire; car
comment parler de la toute lumière du ciel même, d'une lumière à la
fois si éblouissante et si douce, qu'elle rend clair ce qu'on croyait obscur,
sans qu'il en coiite ni une douleur, ni même un effort pour tout voir et
pour tout comprendre?
XV
« Et maintenant, c'est là! me dit la petite Colombe; et je te laisse,
puisque tu es arrivé. »
65
5U LE SEPTIÈME CIEL.
Et elle parlait encoro . que mes yoiix diarmés avaient déjà aperçu,
dans un eoin du eiel . dans un nuai^e d'air trois fois plus pur que les
autres nuages, une perle divine, une (leur perj)étuelle, un trésor, mon
ti'ésor ! toi. enfin, ô ma TourdMH^Ili" clu'rie !
(( Ah ! m'éeriai-je, àme de ma sœur, est-ce bien vous que je
vois ? 1) et je t'aliordai avec tant de joie, que toi : (( Ah ! que tu m'aimes
Itien ! » t'étrias-tu.
Tu n'étais pas changée, et cependant il y avait en toi quel(|ue
chose de plus divin, et plus je te regardais, plus il me senddait (jue tu
devenais |ihis helle. Ce (pie je lus d'amour dans Ion |)remier l'egard,
comment te le dire? Va, ma sœur, on guérit en un instant de tous ses
chagrins sur un cœur fidèle.
(( Quand jai a|)pris ta mort, me dis-tu, je ne songeai point à te
pleurer, mais à te suivre, et j'eus le bonheur de devenir si triste, que
je moums presque en même temps que toi. »
Qui n'eût pas cru au bonheur? Nous étions si heureux ! si heureux !
que toi : « Hélas ! n'est-ce point un rêve ? »
XVI
Hélas ! c'était un rêve
Mais, après un pareil rêve, pourquoi se réveiller? Ce rêve, mon
bonheur, avait été de si courte durée, que, quand je rouvris les yeux,
rien n'était changé sur cette terre que j'avais cru quitter avec toi. La
lune n'avait pas cessé de briller ni le ciel d'être pur. Et j'étais seul
encore, et loin de toi encore, dans ce monde où l'on ne sait (jue faire
de son cœur. Et rien ne troublait le repos de la nature endormie, si ce
n'est pourtant le cri terrilde de l'Oiseau de proie qui cherchait encore
son butin de la nuit. C'était là la seule réalité de mon rêve.
Adieu, et à toi !
Notice biographique sur l'Auteur du fragment qu'on vient de lire.
Nous croyons (ju'on nous saura gré de placer ici quelques détails
biographiques concernant l'auteur du fragment qu'on vient de liie. Ces
LE SEPTIEME CIEL.
515
détails nous ayant été communiqués par le directeur de la maison des
fous de Dannsladt sont de la plus .i,'rande authenticité.
Le Tourtei-eau dans les papiiTs duquel ce fragment a été trouvé est
mort, il n'y a pas plus de quinze jours, à la maison des (bus de la ville
de Darmstadt.
Quoiqu'il fût à la ileur de son âge, la nouvelle de cette mort préma-
turée, et de la maladie qui la causa, n'étonnera aucun de ceux qui avaient
connu sa vie, et n'étonnera sans doute i)as non plus nos lecteurs.
f^^
Son enfance avait été diflficile et malheureuse. Tout jeune, il s'était
trouvé orphelin, son père et sa mère ayant disparu un jour, sans qu'on
pût savoir ce qu'ils étaient devenus. Pourtant, comme ces bons Oiseaux
516 LI-: SEPTIKMK Cl KL.
l'IiiiiMit uiMUM'aUMiuMil . il cause (K' la simplicili' do leurs mœurs. aiuK'S et
lioiuuvs dans la foivl (ju'ils habilaieul , ou sacconla ii jkmisoi" (|Ui' la mort
soulo. ou tout au moins la vioIiMUi'. avait pu los séparer de leur elior
enl'aul ; mais, depuis ce jour fatal . ou u"a\ait plus entendu parler d'eux.
Le pauvre petit vint i» Itoul de \ivie néanmoins. Dieu aidant, et aussi
(|uel(iueseliarital>les voisines (pn lui donnaient, en passant, (pielcpies rares
l>eciiuées (pi'elles ('conomisaient sui' la part de leurs propres couvées.
Dès (jue Torpln'lin eut il ses ailes assez, de plumes pour Noier, il
résolut, on bon (ils. de se metti'e ii la recherche de ses |)ai('nls. et |)artit
plein d(> com"ai:e. et aussi. Ii''las ! |ilein d illusions.
i. Je les leti'ouNerai. repondait-il obstinément ii tous ceux, qui lui
ivprésentaient (pie. si louable ([u"en lût le iiut, il userait ses forces sans
aucun ivsultat possible dans une pareille entreprise; je les retrouverai,
ou je mourrai ii la ()eine. »
Lon.L:temps il battit lair et la terre de ser^ ailes, allant paiiout où
son espoir le j)oussait et demandant il chacun ce (|u"il axait perdu,
mais en vain.
Dans lune de ses courses, il lui était ariivé de rencontrer et d'aimer
une jeune Tourterelle (jui était belle comme le jour; et la Tourterelle
l'avait aimé aussi : il était si malheureux: !
Mais, dans les âmes honnêtes, l'amour ne l'ait pas oubliei- le devoir.
bien au contraire; et, loin d'aban lonner sa pieuse entre[)rise, il se
sentit des forces nouvelles pour la poursuivre.
<i Je reviendrai, dit-il en cpiittant celle (ju'il aimait.
— Et moi, jattendrai, » avait répondu la Tourteiellc désolée.
Et ils s'étaient séparés, et lui s'était nus en route en se disant :
« Elle nraltendra. »
File la l lendit en effet.
Mais après l'avoir attendu bi<'u loni;temps, la pauvrette (il raiil bien
le dire), la pauvrette, ne le voyant pas revenir, avait Uni par devenir la
Tourterelle d'un autre Tourtereau. Ix's Tourterelles ont peiii- de rester lilles.
Quand, après bien des courses vaines, bien des [)eines perdues, le
Tourtereau, découragé, revint \L'r>> celle (ju il aimait,... il la trouva
entourée de toute une "famille (\u\ n'était jkis sa limille, et de beaux
enfants dont il n'était pas le père. Sa douleur fut telle, (ju'il en perdit la
raison. On la perdrait à moins. Sans doute, si la Tourterelle eût été
bien sure qu'il reviendrait, elle n'eût jamais cessé de l'attendre. Mais les
vieux Tourtereaux disent tant de mal des amoureux (jui ne .sont pas là
LE SEI'llKMt: Cl KL
517
pour se (IcCon.lie auK jeunes Tourlerelles à marier, que l'innocente, les
ayant crus sur ,,ar(,lo, av.iit c-e,lo. non sans re-.-et pourtant, car sa
conscience et son cœui- lui faisaient bien (juelques secrets reproches.
Aussi, lorsque reparut dans le pays son premier fiancé, et ({u'elle le
vit plus maH.eureux quejau.ais. son desesp.^ir et ses remoi-ds furent-ils
au comhje.
-Mais (|u'} faire ?
-i -JA
En Touiterelie sensée, elle continua dètrc une bonne mère de
famille, elle redoubla de soins pour ses enfants, et son maii ne cessa
518 LE SEPTIEME CIEL.
|);is tltMiv lin luniivux iiiaii. Et jniis ollo irarda sa poino. ol personne n'en
\it liiMi. et. en la \(»\ant dans son j)elil MU'naiic, chacun disait d'elle :
u I\i>iL;ardiv. donc c(minic clic »'>! hcui'cusc ! >i
On en dit autant {\r jicaucoup (K' .i;cns (pii nOnI jamais su ce (pie
c'est (jne le bonheui'.
Quant au pauM'c Tourtereau, comme il n(> pou\ait cire dangereux
pour |)ei'sonne . >a loli»* etani de celles doni Iieaucoup de iicns sensés
s'arraniîeraient peut-èti'i'. on le laissa allei- oii il \oulul. cl il se l'clira
sur le riche sommet dune liclle montai;ne.
Lii. nuit et joui', il rc\ail.
r,e fpril n'eût pas lrou\c >ur la terre solide, peut-èli'c parfois le
reneontrait-il dans ce pa\s mou\ant des rèxcs. oii Ton aimerait tant ;i
voyaifer s'il ne {allait pas en revenir poui' vivr<' cl poiii- mourir. <!e(pii
le prouverait, c'est (pi"a|)rès sa niort on trouva, caché sous un monceau
lie l'euilles mortes, nn manuscrit qu'il avait intitulé : Mémoires (Fini fou,
avec celte épigraphe : Le bimhcuv se fait arec îles rcrcs ! Ce manuscrit
«•tait presfjue entièrement écrit en prose ; la poésie qui sort du cœur sans
rimes pouvant convenir, bien plus (pie la jioésie limi'c et mesurée, ii ce
que sa pensée avait de liluc cl de spoiitaut'.
Il va sans dire que le passage que nous avons cité, c'est ii sa Tour-
terelle (ju'il l'adressait : car pour lui il n'y avait jamais eu (ju'une
'i'ourterclle (lan> le m<Mide.
Quelques Oiseaux rieurs pourionl (''tie disposés à se iuo(juer du
pauvre Touiteieau et de ses malheurs, et surtout de ses écrits ; mais ce
ne seront point les T(nirterelles. (l'est ii elles que je le demande : en
est-il une seule au monde ([ui n'eût voulu rencontrer sur sa route un
Tourtereau aussi fidèle ?
P. S. — Il faut dire, pour ccuv (|ui lieiinent ii ce que rien
ne reste obscur dans un récit, (jue, pour ce (pii est de la Tourterelle,
quand elle eut a(tj)ris la mort de son Tourtereau, elle n'y put
résister; ses enfants d'ailleurs, ayant toutes leurs plumes, n'avaient plus
besf>in d'elle, et on la vit s'éteindre à son tour, sans que rien au monde
put la rattacher à la \ ie. Fasse le Ciel que les bons ri'ves ne mentent
pas, et, qu'ainsi que I a\ait rêvé notre Tourtereau, son amie l'ait
retrouvé là-haut, là-haut, ou nous persistons à croire qu'il doit y avoir
place fX)ur tous les bons sentiments !
LE sf:ptikme ciel.
519
I,à, nuit et jour, il rêvait.
On dira et on écrira peut-être que, du moment où cette Tourterelle
devait mourir pour son Tourtereau, elle eût mieux, fait de l'attendre et
de vivre pour lui. Mais cela est bien aisé à dire. Pour nous, ce que
nous devons constater, c'est avant tout la vérité. L'histoire ne s'écrit
pas comme un roman ; et quand on a affaire à des personnages qui ont
existé, il ne s'agit pas d'arranger sur le papier des événements que la
moindre information pourrait contredire.
P. J. Stahl.
LETTRES
DUNE HIRONDELLE
A l N E SERIN E
L L E \ 1. K AU COUVENT DIS OISEAUX
r.hWltnE LETTRE DK I, Il 1 H 0 \ D E L 1. 1:
Enfin, iiio voilà libre, chère
amie, et je vole de mes propres
ailes. J'ai laissé bien loin derrière
moi, avec cette horrible barrière
du Mont- Parnasse, la barrière
non moins diflicile à franchir des
couvenances et (\c> idées sociales.
Il y a dans cet air que je respire,
dans ce vol sans entraves auquel je me livre pr)ur la j)rcfiiière fois,
(juelque chose d'enivrant dont je suis toute charmée. Je n'ai pu m'em-
[)echer de jeter en partant un rc^rard de mépris sur les Hirondelles,
mes compa.irnes . cjui [irélèrent au lionliciir dont je vais jouir une
existence obscure et vramient dcphirable. Je crois, sans vanité, n'avoir
pas été créée et mise au monde pour faire le métier de maçon, pour
lequel toutes les malheureuses femelles de notre espèce abâtardie sem-
blent décidément avoir une vocation manjuée. Qu'elles usent leur jeu-
nesse et leur intelliirence à bâtir, à polir des ailes et du bec, à cimenter,
comme s'il devait durer toujours, le frêle édifice oii reposera une
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 521
postôiitc vouée d'avance auv moines fatigues, ii la uirnie ignorance;
je renonce à éclairer leur entêtement, et je les quitte, na con>ptant plus
(|ue sur l'elTet produit au milieu d'elles par la relation de mon voyage,
pour décider les Hirondelles de quelque espérance à suivre mon exemple.
En attendant, je me félicite de ne m'étre attaché aucun compagnon
de roule; la société la plus aimable ne vaut pas l'indépendance. Et j)uis,
d'ailleurs, je le sais, et votre sévère amitié me l'a souvent répété, mon
caractère se plierait malaisément à subir la supériorité d'une autre
volonté , et je sens cependant que je suis beaucoup trop jeune pour
imposer la mienne. 11 faut donc vivre seule, et je m'applaudis tous les
jours davoir bravement embrassé ce parti, quoiqu'il n'ait pas reçu
votre approbation.
Vous n'avez pu vous empêcher de bhuner hautement ce désir
extrême devoir et de connaître le momie, qui m'entraîne loin de vous,
ma tendre amie, loin de vos conseils, que je ne suis pas souvent, il
est vrai , mais ({ue je respecte toujours', loin de votre secourable atta-
chement, qui est venu bien des fois alléger les peines de mon cœur.
J'ai compris votre eiïroi, mais il ne pouvait pas me convaincre. Nos
vies et nos caractères , qui se sont accidentellement rapprochés, n'ont
d'autre sympathie que la sympathie de l'amitié; du reste, nos pensées
ne sont pas en harmonie , nos espérances ne tendent pas au même but.
Vous avez vu le jour dans la cage où tout annonce que vous devez
mourir, et l'idée qu'au delà de ses barreaux s'ouvraient un horizon et
une liberté sans bornes ne vous est jamais venue. Sans doute, vous
l'eussiez repoussée connue une mauvaise pensée.
Moi, je suis née sous le toit d'une vieille masure inhabitée, au coin
d'un bois : le premier bruit qui ait frappé mon oreille, c'est celui du
vent dans les arbres ; il faut que j'entende encore ce bruit. Le [)remief
souvenir de mes yeux est d'avoir vu mes frères , après s'être longtemps
balancés sur le bord du nid, aux cris de notre mère imiuiète qui les
encourageait pourtant, prendre enfin hardiment leur vol pour ne plus
revenir. 11 faut que je m'envole comme eux.
Tandis que je faisais ainsi une rude connaissance avec la vie, vous
îwez grandi et chanté. Ceux qui vous emprisonnaient vous nourrissaient
en même temps, vous les bénissiez; moi, je les aurais maudits. Puis,
quand le jour était beau , on mettait votre cage à la fenêtre, sans se
soucier et sans craindre que ce rayon de soleil , qui y entrait pénible-
ment, n'exaltât votre tête et ne vous fît rêver. Tout était pour le mieux,
'■■G
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
car lànio n'était pas moins prisonnière que le corps. Le froid venu, vous
ne voyiez plus rien que les jeux de votre petite geôlière, qui grandissait
près de vous, esclave comme vous.
Et moi. je vivais de la même vie que ce peuple nomade, qui est le
mien ; je partageais ses dangers et ses fatigues, je subissais avec cou-
rage les privations de tout genre qui accompagnaient souvent nos
voyages, je devenais forte à tout souHVir, et, poui'vu que l'air ne me
nuMKjuàt pas. j'oubliais volontiers que je manquais de toute autre chose.
Enfin . vous avez accepté avec soumission et même avec reconnais-
sance lépouK quon vous a choisi , vous vous prêtez à ses moindres
volontés . et vous vous trouvez heureuse de lui obéir, car il fiiut néces-
sairement que vous obéissiez à quelqu'un.
Vous êtes entourée d'enfants que vous aimez jusqu'il l'adoration ;
en un mot. vous êtes le modèle des épouses et des mères; mon ambi-
tion ne va pas si loin. Sil me fallait avoir autour de moi ces insuppor-
taltles petits criards qui demandent toujours quelque chose, et ordinai-
rement tous la même chose, je sens que je mourrais à la peine. Ce mari,
qui vous charme, m'ennuierait profondément aussi. Hélas! l'amour a
trop déchiré mon pauvre cœur, pendant le court séjour qu'il y a fait,
pour que je n'aie pas pris la résolution de ne l'y laisser entrer jamais.
Je sais bien que vous avez toujours opposé au récit de mes douleurs la
légèreté avec laquelle s'était conclu notre engagement ; vous avez attri-
bué l'indigne abandon de mon séducteur au peu d'inqjortance que j'avais
semblé attacher moi-même à la durée d'une liaison qui , dans vos idées,
doit être éternelle. Mais vous avez beau dire, ce n'est pas là qu'il faut
chercher la source des malheurs dont nous sommes victimes. La société
tout entière repose sur de mauvais fondements, et tant qu'on n'aura
pas démoli , depuis le sommet jusqu'à la base , il n'y aura ni paix ni
bonheur durables pour les intelligences supérieures et pour les âmes
aimantes.
Je confie ma lettre à un Oiseau de passage, que son itinéraire con-
duit a travers vos parages. Il est si impatient de continuer sa course,
que je suis obligée de remettre à une autre occasion les détails que je
vous ai promis sur mon voyage. Aujourd'hui je ne puis que vous adres-
ser les vœux et les compliments les plus tendres.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
523
nrUXliîME LI-TTRK DE l" H iP. 0 \ D F, L L E.
Je cherche à rendre les jours de l'absencs mjins longs pour vous,
moins isolés pour moi, en vous racontant, à mesure qu'elles m'arrivent,
les sensations de la route. Deu\ cœurs qui s'aiment trouvent du charme
dans la circonstance la plus indifférente aux indifférents.
Je suis favorisée par le temps; tout resplendit autour de moi, et il
me semble que le soleil prend plaisir à voir mon bonheur.
J ai fait une multitude de connaissances, mais que votre tendresse
52(î
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
u\'i\ xtit ni j;iloii>o ni iiuniirto : \o n";ii piis \o Icinps . o[ (MIcoiv nioinï;
la volonlo. do l'iiiii^ dos niiiis. .!(> suis (ni(>l(|iielbis (bicoc do in'anvlor
pour ivpondro ii une i)()lilt»sso. car ma (pialiU' d"ô(i-aiii;oro ost une
l'ocdiiunandalioii >nnisaiil(' aupivs dos (lilms liospilaliôros (pi(\io \isilo^
mais, on i^onoral. Jo no sojourno nullo j)ail. .lo prc'l'oio ma vio oiianlo,
avec tout co quelle a dinattondu ot do capiicioux. aux somptueux
hanquols (|ui nio sont oIToi'ts. ^'()us m'aNio/ prodil romiui cl lo dc'son-
clianlomonl . je suis lioui'cusemont oncoro ;i les allondic. Il ost vrai de
dire (pH'.je |>ivn(ls les distractions (piand ot ccmmo elles se |)résenleiU,.
et (pie jusipi'ii présont elles \ iennoni sans (pie jo los ap|)ollo.
^>-ïr^
<>o matin, j'ai déjeuné en tôle-a-tolo axcc lo jilus aimaj^lo clianleur
que j'aie jamais entendu. C'est un Rossignol.
LETTRES D'UNE .I1IR0NM)ELLE. 525
Il a bien voulu céder à mes sollicilalioiis, et ii la fin du repas il m'a
dit (jm'I(iU(s-uns de ses morceaux de prédilection. Ce n'est pas sans un
^ if sentiment d'ori^ueii (jiie je s()ni;eais intérieurement au ,^rand nombre
de gens (pii auraient \oiilu se tiouvei- ii ma place. Toutes les distinctions
sont flatteuses, et celle (jui me rendait alors le seul auditeur d'une liai-
raonie si divine nie rehctussail ii mes propres yeux.
Au reste, cet artiste est fort simple, et l'on ne croirait jamais, en
le voyant si né.gligé dans sa mise, si abandonné dans ses poses et dans
toutes ses manières, que c'est une personne d'un rare méi'ite. Au moins,
j'ai encore cette illusion, et je m'obstine à ne chercher le talent (jue
sous une enveloppe de diiinité et de £;ravité. Vous voyez cependant cpie
j"ai déjii fait un jun'and pas ; je sais que c'est une illusion. Après cette
admirable musique, mon hôte et moi nous nous sonmies livrés aux
épancheuients de la confiance la plus intime. Ou lui a pioposé d'im-
menses avantai^es pour venir se lixei' à Paris ; mais sa liberté serait
enchaînée, (^t, connue il la préfère à tout, il a refusé.
Ce ténor si remarquable dit (ju'il ^it |)Our son plaisir, et que c'est la
meilleure manière de vivre qu'on puisse adopter. Quoique ce système
pi'éseute certainement beaucoup de chances de succès, et qu'il puisse
séduire au premier abord, j'étais sûre de ne pas m'y laisser entrain(M\
Une existence heureuse et inutile n'est pas celle que je rêve depuis
que j'ai la faculté de sentir et de comprendre; je veux apporter une
pierre à cette vaste construction qui s'élève dans l'ombre, sur les debi'is
d'une civilisation mourante.
Depuis loni*tenq)s je songe à la carrière littéraire. Tous mes goûts
m'y portent, et je dois peut-être à la grande pensée de régénération de
l'espèce femelle qui m'a absorbée dès ma plus tendre jeunesse , de me
livrer entièrement à des études graves et consciencieuses, à des travaux
qui m'aideront à accomplir l'œuvre que je me suis imposée.
Je vous vois d'ici sourire de ce que vous nommez ma folie. JMais c'est
(jue, je vous le répète, vous ne pouvez pas plus concevoir le bonheur
auquel j'aspire, que je ne puis accepter la vie comme vous l'entendez.
Mais qu'importe, puisque, malgré ses dissonances, notre intimité est
devenue parfaite, et durera , je l'espère, autant que nous ? Car la char-
mante douceur de votre caractère vous fait excuser l'extrême vivacité
du mien, et je veux penser que cette tendre amitié que je vous ai vouée
a peut-être contribué à rendre votre retraite moins triste et moins mo-
notone.
yiù LKTTKES D'UNE 11 1 UO.N DELLE.
Je viiMis do (|uiltiM- mon aiin;»l)Io cliiinUMii'. cl j(^ l'ai (luiltô sans
ivi:rot. Ma ouiùosilc c[ mon dosii-do nrinstruiiv sao'i'oissonl depuis (jue
jai commencé ii voir cl ii apprcndiv. Un Geai, avec lequel je me suis
trouvée dans les environs, me précède el ma promis de me recom-
mander cliaudemenl. En somme. j(^ n"ai (\u'l\ me louer des |)ersonnes
avec les(|uelles mon M)\a.:L^t' \\\c met eu iclalioii . 'cl jai rencontré par-
tout des cœurs dévoues et un accueil IVateinel.
Si j'en avais cru les a\is de votre crainlixe prudence, je me serais
(•((UstauMuenl tenue en -arde contre les ti'ui.oi.una.^cs d'allection que je
reçois, et je vous demantle un peu ii (juoi cela m'eùl servi ? Tenez, je
pense, et je nen suis pas étonnée quand je soui^e au i^^enre de vie que
vous menez, (juc le monde vous est a|)paru sous un mauvais jour, et
(pie vous ne jui^ez pas toujours sainement des choses pour ne les avoir
vues que de trop loin, et d'une manière confuse. Quand on n'est jamais
sorti de sa retraite, et (ju'on a vécu uni(picment |)our cincj ou six êtres
qu'on aime, el qui tiennent lieu de tout, il est dillicile de se rendre un
compte exact de ce (pi'on ne connaît pas, et d'apprécier sans erreur ce
(pidn n"a pas vu.
il est viai (jue votre jeunesse sest écoulée dans une sj)acieuse volière,
oii vous avez recueilli avec respLHH les leçons et les conseils de plusieurs
vieillards réputés j)our leur haute sagesse ; mais ces vieillards eux-
mêmes n'avaient jamais respiré l'air de la liberté, et cette espèce
d'expérience dont ils étaient si tiers, ils la devaient à leur grand âge,
et nf)n aux recherches et aux découvertes de la science. Cette expérience,
que je crois pouvoir refuser sans injustice à la vieillesse de vos premiers
amis, j'espère que mon voyage seul sufllra à me la donner. Avant tout,
jai besoin, pour travailler avec fiuil ii la réforme que toutes les têtes
bien organisées de notre espèce réclament avec moi, de beaucoup
savoir, de beaucoup étudier. La situation intolérable dans laquelle sont
tombées les femelles de tant d' pays prétendus civilisés sera le sujet
principal de ma sollicitude el de uja sympathie. Mais c'est là une
grande tache que je ne puis pas entreprendre sans secours. Je cherche
donc à réveiller le zèle de rjuclques créatures qui souffrent, en leur
révélant les motifs de leur souffrance, et j'espère réussir à me faire
mieux écouter ici qu'à Paris, où la nonchalance est telle, que les Ani-
maux aiment mieux languir dans leur mauvaise organisation que de
prendre la peine d'en changer.
Enfin, j'ai d'immenses projets, et je ne me dissimule pas que
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
527
je vous ai peut-être dit adieu pour bien longtemps. Cette douloureuse
séparation est la plus pénible partie de mon entreprise ; la difficulté
presque invincible de recevoir de vos nouvelles augmente mes regrets.
Mais que voulez-vous? j'obéis à une voix impérieuse devant laquelle
toutes les afîections doivent se taire.
Adieu pour aujourd'hui; l'heure savance, je continue ma route.
Toujours au midi, vous le savez.
LA SERINE A LHIRO.NDELLE.
Cette lettre vous parviendra-t-elle jamais, mon enfant? Je n'en sais
rien. Dans l'ignorance où je suis de la direction que vous suivez, je ne
puis guère espérer que vous lirez un jour ces mots de tendresse mater-
LETTKKS D'UNE MIRONDKLLK
noilo (|ue mon rœur vous oiivoic. (lopeiulanl , si je suis assez favorisée
|)()iir (juils vous aniviMU . vous y relrouverez ce (jue vous avez laissé,
rnlloetion profonde qui vous aceonipai^ne dès louiitemps, ei la solliei-
tude un jHni i^rondeuse qui contrarie parfois votre témérité.
Ce nesl j)as sans un sentiment de cha.nrin bien réel (|ue je vous ai
vue entreprendre ce danirereux voyage, et je n'ai pas cherché à vous
dissimuler mon appréhension et ma peine. IMais, malheureusement,
l'union de nos cœurs ne s'étend i)as justpr.à nos idées, et je n'ai
pu réussir ii changer votre déterniination. Je suis loin de me regarder
comme inlaillihie, mais convene/ (pie si je me trompe, mon erreur,
(jui ne demande (pie ce qu'on lui donne, est moins périlleuse (|ue la
vôtre, qui veut tout ce qu'on ne lui donne pas.
Vous avez puisé dans des livres remplis d'une fausse exaltation une
exaltation vraie, et vous courez de très-bonne foi dans un chenain
perdu, où ceux qui vous ont entraînée ne vous suivront pas, croyez-le
bien.
Alors, plus lillusion aura été compli'te, plus le désenchantement
sera terrible; et c'est cette heure inévitable que mon cœur redoute pour
vous, presque autant que ma rais(m la désire.
Je sais que je suis une radoteuse, et que vous êtes en droit de vous
j)laindre de ma persistance ;i vous accabler des m('mes sermons ; plai-
i/nez-vous donc, si vous voulez, mais laissez-moi sermonner.
On m'assure (pie bien i\v> personnes de notre sexe se servent de
leurs plumes pour écrire, et je m'aperçois que vous vous laissez gagner
f)ar la manie d(jnt elles sont possédées. Je ne demande pas mieux que
de minstruire, quoi que vous en disiez, et je voudrais savoir de quel
charme ou de quelle utilité il peut être de barbouiller du blanc, qui est
si joli, avec du noir, qui est si laid. Causons.
Ou vous avez un grand talent, ou vous en avez un petit, ou
vous n'en avez [)as du tout. Il me semble diflicile qu'il en soit autre-
ment.
Si, par fatalité, vous êtes favorisée de ce grand talent, comme ce
sont les mâles qui font la loi 'et les réputations, ils ne laisseront pas
l'opinion vous élever au degré de supériorité que leur sexe peut seul
atteindre ; mais vous serez placée un peu au-dessus du vôtre, dans un
milieu sans nom, qui, n'admettant ni les sentiments, ni les occupations,
ni les délassements auxquels vous étiez appelée par votre nature, se
refusera ainsi à vous donner les goûts, les travaux, les préoccupations.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 529
les plaisirs de cette nature sii|)érieure ii laquelle vous tendez ; ou bien
encore, vous mélangerez tout cela ensemble, et ce sera un afl'reux chaos.
Puis, à côté de celte vie publique dont la renommée va s'emparer,
l'envie vous viendra peut-être de vous en faire une autre un peu cou-
verte, un peu paisible, dans huiuelle vous puissiez vous reposer quelque-
fois de vos trionq^lies. JMais où trouverez-vous un être assez vain ou
assez lunnble joour partager cette vie que vous vous serez faite? pour
endosser de gaieté de cœur cette livrée ridicule que lui intligeront vos
succès, votre réputation, vos détracteurs, vos admirateurs? le malheur,
enfin, d'être soutenu par ce qu'on devait défendre, et de passer le
second quand on a le droit de faire le chemin? Nulle part, je l'espère,
car, avec la meilleure volonté et le meilleur cœur du monde, vous
parviendriez à rendre celui aufiuel se serait attachée votre redoutable
tendresse souverainement malheureux. Vous resteriez donc puissante et
solitaire? C'est beau, mais c'est triste, et j'aimerais mieux appliquer
cette haute intelligence en question à augmenter mon bonheur et à en
donner à ceux qui m'entourent que de la faire servir à m'isoler de
toutes les joies de ce monde. Et plusieurs petites choses dont je ne
parle pas : la haine, l'envie, la calomnie! Tout cela n'est guère à
redouter dans un nid ; mais sur une colonne, à la vue de tous, il y a
fort à réfléchir.
Descendons de cette colonne , et passons à ce joli petit esprit , qui
serait si agréable s'il voulait se tenir tranquille. j>rais voilà précisément
la maladie. On fait très-bien son effet dans un cercle d'amis indulgents,
il ne faut pas frustrer le public, qui ne s'en plaignait pourtant pas, de
tant de grâce et de charmantes inspirations.
On commence par marcher d'un pas timide dans cette route où
les épines sont infiniment plus communes que les roses, puis, le
pied s'enhardit, on s'accoutume aux compliments, les compliments
s'accoutument ii vous, et voilà une créature qui a perdu le charme
réel qu'elle possédait pour courir après une gloire qu'elle n'at-
teindra jamais. La critique, patiente d'abord, finit par se lasser et
mordre ; elle signifie rudement aux amis stupéfaits que le Colibri n'est
point un Aigle, après quoi elle se çetire dans sa niche d'un air mena-
çant. Ce commencement d'opposition irrite l 'amour-propre exigeant de
la jeune célébrité; on se pose en victime, les consolations pleuvent, et
cette tête fort spirituelle, qui aurait pu être une tête fort raisonnable,
est tournée pour toujours. Et de deux. Si vous voulez bien . nous passe-
07
530
LLÏTIÎKS D'LM-: Il I II O iS 0 K IJ J-:
wns rapidement sur le Iroisième point de mon iliscours, et nous ne
nous anvtoi'ous mriiio pas. mal.mé labondaniv do la matière, à la
variele do l'oorivain, lillo. épouse et mère, qui pralicpio la liltéralure
on mémo lomps que los vorlus les plus iiiuM'iouros ; aiiiiablo autour qui
liorco duno main ot (pii ocril do lauliv, donl los onl'anls déchirent le
manuscrit pondant (|u"ollo tiicolo. ot ajoutent ii sa brodoiio un point sur
lequel elle ne conq)tait |)as j)ondanl linspiralion ; je vous fais i;i'àce de la
description de ctt éiie raiilas([uo. iiioilio oncro ol moitié Itouillio.
Ce n'est pas la d'ailleurs le genre de ridicule dans lequel je crains
de vous voir tomber. Je sais trop combien vos goûts vous éloignent d'un
tel genre de vie pour le redouter et vous mettre en garde contre sa
séduction.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 531
Ce qui 1110 fait pinir. c'est cette disposition ([ui vous entraîne à
adopter d'autant |)lus vite et d'autant plus ferinenienl une idée qu'elle
est plus i^énéralement Màinée et repoussée ; c'est cette vanité incommen-
surable que vous voudriez prendre pour de la générosité, et qui vous
arme toujours pour le parti le plus faible, même quand vous soupçonnez
que le parti le plus faible n'a pas le sens commun. C'est enlin cette
étourderie réfléchie et préméditée (|ui donne juain de cause à vos rêves
les plus absurdes, en sa qualité d'étourderie, et dont vous ne vous défiez
pas le moins du monde, en sa qualité de réflexion.
Je voulais vous écrire une lettre courte, tendre et amicale, et voilà
que je vous adresse des duretés interminables. Pourrai-je vous persuader,
chère enfant? Ce qui est cependant bien vrai, c'est que ces paroles si
sévères me sont dictées par une tendresse sans bornes , et que si je vous
aimais moins, je ne prendrais pas la peine de vous gronder si fort.
Au reste, j'aurais tort de m'incjuiéter ; je sais par expérience que
vous ne vous offensez pas de mes conseils. Hélas ! c'est peut-être parce
qu'ils glissent sur votre cœur sans y pénétrer? Oh! que je serais malheu-
reuse et efl"rayée, s'il en était ainsi !
TROISIEME LETTRE DE I, HIRONDELLE.
HISTOIRE D'UN NID DE ROUGES-GORGES.
Le hasard le plus heureux vient de me faire rencontrer, ma bonne
amie, un Pigeon rempli de complaisance, qui a bien voulu retarder un
moment son départ, afin de se charger de ma lettre. Il est porteur de
dépêches importantes, et me semble mériter la confiance qu'on lui
accorde. Tandis qu'il explore les environs charmants du gîte où je me
suis arrêtée cette nuit, et où je reste ce matin pour vous écrire, je
m'empresse de vous mettre un peu* au courant de ma vie, de mes sensa-
tions et des événements, heureusement fort rares, de mon voyage. Je
garde cependant en moi, pour un autre temps, la poésie qui voudrait
déborder, et qui s'inspire de cette belle nature qui m'entoure, de cette
indépendance dont je jouis ; si je me laissais entraîner par le charme de
yyi LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
ce que j'éprouve, je sens que je n'en finirais pas. Je préfère ne vous donner
cela qu'avec le volume (pie je prépare , et que je puis composer, à
tète reposée, pendant mes Ioniques heures de solitude et de méditation.
Si je n'y avais pas été forcée par la circonstance, j'aurjais certainement
attendu un autie jour pour me rappeler à votre souvenir. J'ai commencé
ma jouinée sous de tristes auspices, et je ci'ains que ma lettre ne se
ressente de cette pénible disposition. J'avais fait connaissance , en arri-
vant hier au soir, avec une aimable Aunille du voisinage. Le père, la
mère, cincj petits enfants encore sous l'aile maternelle. Comme ils avaient
accueilli mon arrivée avec beaucoup de ii:ràce et de bonhomie obli-
geante, j'ai cru devoir aller, ce matin en me réveillant, m'informer de
leurs nouvelles. J'ai été reçue de la manière la plus cordiale, et cette
seconde entrevue n'avait fait qu'ajouter à mon estime et à ma recon-
naissance, lorsqu'au moment où je venais de les quitter pour rentrer chez
moi je fus rappelée sur le seuil par des cris de douleur et d'effroi , partis
du nid de mes bons voisins. Effectivement, la situation était affreuse : un
des petits était tombé par terre en essayant imprudemment ses ailes, et
quoique la chute par elle-même n'eût rien de grave, le danger n'en était
pas moins imminent. Un énorme Oiseau de proie descendait en tour-
iToyant, et c'était son approche qui causait la détresse des pauvres
parents. La résolution de la mère fut bientôt prise. Elle adressa quelques
mots à son mari , quelques recommandations sans doute pour les quatre
petites créatures qu'elle lui abandonnait, puis, après un dernier baiser,
tristement mêlé à un dernier adieu, elle s'élança sur le petit, qui gisait
encore à l'endroit où il était tombé , et le recouvrit tout entier de son
corps et de ses ailes, l^'horrible Animal, auquel elle venait se livrer,
continuait a s'approcher, et en s'approchant redoublait de vitesse; depuis
longtemps déjà il avait deviné une victime, et l'immobilité dans laquelle
il la voyait lui assurait une victoire facile.
La chose se passa comme elle avait été prévue : la mère fut empor-
tée, l'enfant resta ; après un instant de silence, que la prudence com-
mandait, le père vint chercher à cette triste place ce que la serre
cruelle du vain pieur lui avait laissé. Il recoucha son Oisillon au fond du
nid, reprit la tâche vacante de la mère absente, et tout fut dit.
Je n'avais pas encore osé me mêler à cette triste scène, et je con-
templais, sans la distraire, la douleur muette de mon pauvre solitaire,
naguère si heureux et chantant de si bon cœur, lorsqu'un bruit reten-
tissant, effroyable, se fit entendre ii peu de distance de nous. Nos
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
533
t/'
regards se portèrent en même temps dans la direction d'où semblait
nous venir un nouveau danger, et nous découvrîmes, avec un bonheur
que je n'essayerai pas de vous peindre, mais que vous êtes bien faite
pour comprendre, le ravisseur de notre pauvre amie tombé mort sous
le coup qui venait de le frapper, et elle-même revenant à tire-d'aile vers
son nid, qu'elle n'espérait certainement plus revoir. L'ivresse de ce
moment, mon cœur la partagea profondément ; leur bonheur était si
complet, qu'il avait besoin de s'épancher: on m'appela, on me caressa ;
LETTKKS D'UNE HIRONDELLE.
nos ilouloiirs et nos joies coniniunos avaioni fait de nous une même
fortune.
Cepenilanl . je craiiinais dètiv intlisrrète en demeurant plus long-
temps auprès deux; je me retirais, lorstiu'un Animal fort grand, de
l'espèce de. eeu\ qui habitent les villes, un braconnier s'approcha en
silllanl de larbuste touffu qui dérobait à la. vue le nid des Rouges-
Georges ; il portait sur son dos une espèce de sac, duquel on voyait
sortir la tète de leur ennemi , et sur son épaule l'instrument qui les en
avait délivrés. La pauvre mère ne put retenir un cri de joie en le recon-»
naissant, un de ces cris du cœur qui devraient attendrir les cœurs
les plus farouches. .Mais je crois que les êtres dont je parle n'en ont
point.
« Oui-da ! <lit celui-là d'une voi\ terrible, vous chantez, la belle!
Votre chanson est agréable, mais vous serez encore plus a votre avan-
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 535
tage à la brochette. Les petits ne vaudront pas encore grand'chose,
mais il ne fiuit pas séparer ce que Dieu a réuni. »
Ayant achevé ces paroles, il saisit les Oiseaux stupéfaits, les empri-
sonna dans son sac, et repartit en silllant. A'oilii pourcpioi je suis triste
aujoui'd'hui.
QUATRIEME LETTRE DE 1/ II I H 0 N D E LL E.
Je suis fort souffrante depuis quelques jours, ma très-chère amie.
11 m'est arrivé un petit accident qui m'a obligée de m'arréter en
chemin, et qui me retiendra probablement longtemps encore, malgré
mes regrets et mon impatience, dans le st^our étroit et incommode où
je dois cependant m'estimer heureuse d'avoir trouvé un refuge.
J'ai été surprise, à quelque distance d'ici, par un affreux orage, et
le vent m'a poussée avec une telle violence contre le toit qui m'abrite
aujourd'hui, que j'ai fait une terrible chute, et que je me suis démis la
patte en tombant. Fort étonnée d'en être quitte à si bon marché.
Plusieurs Moineaux francs et empressés, qui avaient eu l'heureuse
précaution de s'établir là avant le mauvais temps, m'ont prodigué les
secours les plus tendres ; mais, malheureusement pour moi, le soleil
n'a pas tardé à reparaître, et son premier rayon m'a enlevé mes chari-
tables hôtes. Ma pénible situation n'a pas eu le pouvoir de les retenir,
et je souffre d'autant plus de leur abandon, qu'il ne m'est pas encore
possible d'aller chercher au dehors la nourritm^e, qui va cependant
bientôt me manquer au dedans, les provisions de mes prédécesseurs
étant fort réduites par mon long séjour ici.
Le souvenir de mes pauvres voisins, les Rouges-Gorges, à la vie si
patriarcale, à la table si hospitalière, celui de votre amitié, de votre
calme intérieur, dont si souvent je suis venue partager les douceurs,
me reviennent naturellement, parés de couleurs plus riantes, depuis
que j'éprouve les ennuis de la maladie et de la pauvreté.
La solitude, qui a tant de charmes, a bien aussi quelques incon-
vénients, et je ne veux pas vous faire tort de cet aveu, car je suis sûre
qu'il vous fera plaisir. Ainsi, je reconnais que j'aurais grand besoin
dans ce moment de ce que je redoutais si fort naguère, et qu'un ami
536 LKTTRKS D'UNE ill PxO N DEL L K.
(jiii me tlonnorait sos soins ot son alTortion no nio nuirai! i)as du (oui
aujourd'liui. Mais diMuain?
Ouoitjuo j\mis<o |H'Si' d'avaiuv les cliancos ràchcusi's d'un aussi lon,^
voNa.uo. ol (|iK' tvllo preniirre el h\;4ri'(^ «oulrarit'h' iw soil de nalurc ni
à nio (Kn'ouraii;or ni à nrélonnor. je ne j)iiis pas me dissinud<M* que
NOUS, la pei'sonno paisililo. cl onncniic de loiil ce (pii iiicnacc luni-
rorniitc ilo voiro oxislcntv. vous suiiporlciic/. a\('c moins d'iMipaticncc
<|U0 moi ma louto polile blessure. Ola vit>nl. je ciois. de ce cpio vous
ave/ eonlraelé riiabilude de vous oreiiper sur place, el (pic ce repos
obliijé ne troul»lerait en rien le cidiue accoiiduii;' de voire lèle el de
votre cœur. Pour moi. c"csl loul dillerenl.
Cette aifitalion, ordinairement si nécessaire au bonlieur de ma vie,
a passé dans mon esprit, et je sens que je deviendrais folle s'il me fallait
rester loni.'ten>ps dans cette inaction physique.
J'entends beaucoup et très-mal chanter autour de moi ; je suis,
pour mon malheur, assez prochi' voisine d'une méchante Pie-Grièche
(pii est devenue, on ne sait comment, là belle-mère de deuv |)auvres
petites Fauvettes (ju'elle tient dans un esc'lavai,'e complet et dont il
send)le qu'elle prenne plaisir à i,^àter le goût naturel en leur ftiisant
chanter, tant que dure le jour, des airs de contralto qui n'ont certai-
nement pas été écrits |)Our ces jeunes voix ; bien entendu , je ne trouve
la aucune ressource de société. Cette Pie-Crièche est veuve, ne reçoit
personne, et passe la plus i^rande partie du temps i\ i;rondei' ces mal-
heureux enfants et à épier leurs démarches les plus innocentes. C'est un
tyran femelle, et ses principes sont si loin d'être d'accord avec les
miens que j"ai refusé net la proposilif)n qu'elle m'avail fait faire par un
vieux (jeai, son unicpie ami et mon ancienne connaissance, de lui servir
de remplaçante, «luand, par .urand miracle, elle est obligée de s'éloigner
un instant de chez elle, .le sais bien que les conditions étaient avanta-
geuses, et fpie, dans la situation incertaine oii me voilà, il n'est peut-
être pas trè.s-pru lent de dédaigner un emploi rpii me mettrait au-de.ssus
du besr)in ; mais je n"ai pu vaincn; ma n'-pu^Miance, le mi'lier de gui-
chetière me semble odieux., et pour Fiioi, connue poiu' les tristes
victimes que je serais chargée d'enq).'cher de respirer, de vivre et
daimer en liberté, je sens que je suis incapable de m'y soumettre.
Mais j'ai offensé cette vieille Pie-Grièche acariâtre, et je ne dois pas
compter sur son aide. Il faut donc que je uiarme de courage, et que, si
ma guérison se fait tiop attendre, j'es.<a\e de vaincre le mal et d'aller.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
)37
clopin-clopant, chercher des àme> plus compatissantes, et surtout des
esprits plus éclairés.
Vous, dont la touchante bonté m'a recueillie dans une circonstance
analogue à celle dans laquelle je me trouve, vous prendrez part à mes
peines, et vous gémirez sur moi, plus que je ne le mérite, sans doute.
Mais la pensée de votre afTectueux intérêt me donnera presque autant de
forces que votre intelligente pitié m'en rendit autrefois ; étendez-le donc
sur moi tout entier, qu'il plane sur ma tête, qu'il me conduise où le
5:^8 l.KTTRF.S D'INK HIRONDELLE.
luMilu'ur m'alloiul. vl (|iie jo sonlo ilo loin, connue tant do fois jo l'ai
ôprouvoo ilo jïivs . voliv salulaiiv iiilliUMUv.
Ma trie est si troublée par les tristes idées qui m'assiègent, qu'il m'a
été iniiHissible de inolitei' de ce teinjis de loisir foicé pour rassembler les
premiers matériaux de lOuNia.i^e (|ue je niedile ; je suis triste, je suis
malade, et mon eœur seul est imi elal de se l'aire entendre. Ne vous
étonnez donc pas de recevoir des lettres si longues, et [)Ourtant si peu
remplies. Je vcus adresse tout mon cœur, et mon cœur est vide loin de
vous.
CINQIIEME I.ETTP.E DE I. II I H 0 N DE I.L E.
Depuis un mois déjà, je suis sortie du gîte d'où je vous ai écrit
pour la dernière fois. Une Linotte, qui s'en allait un peu sans savoir
où, m'a promis de me servir d'appui, et j'ai saisi avec empressement
celte occasion de quitter mon ennuyeuse voisine, et le trou plus maus-
sade encore au fond (hupiel j'enrageais depuis si longtenips. Ma patte
est pourtant loin d'être revenue à son état naturel, et, malgré l'espoir
ilont ma compagne voudrait me bercer, je crains bien d'être boiteuse
l>our le reste de mes jours. Ceci est un bon moment, n'est-ce pas? pour
se souvenir de cette fable des Deux Pigeons^ qui est une de vos cita-
tions favorites, et que vous avez bien souvent opposée à mon humeur
vagabonde.
C'est là une grande peine à ajouter à mes autres inquiétudes, et j'ai
souvent besoin que la gaieté de ma jeune conductrice vienne faire diver-
si(jn à mes tristes pensées.
Au nnlieu de ces étrangers, l'avenir, sur lequel je comptais si
fermement, s'assombrit chaque jour davantage; mes idées, mes plans,
ne peuvent réussir à se faire jour; ici connue ailleurs, l'espèce mâle a
envahi toute autorité; ici comme ailleurs, ils sont nos maîtres; il faut se
l'avouer et essayer d'en prendre son parti. Juscju'à ce qu'on ail trouvé
un quinquina ou une vaccine pour guérir la maladie dont notre sexe est
fiossédé, cette maladie épidémique et contagieuse à la fois, qu'on se
transmet de mère en fille depuis le commencement des siècles, et qui
exige impérieusement que nous soyons gouvernées et battues, il faut
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
que intelligence cède à la (bive, et (jue nou:^ portions nos chaînes sans
njurmure.
Pour moi, qui n'ai pas voulu ni'assujettir à ce lionteuv esclava,q:e, et
qui consacrerais volontiers ma vie à raUVancliissenient de mes malheu-
reuses compagnes, je sens que cette persévérance ([ue vous avez toutes
à suivre les routes battues doit nous retarder ])eut-êtrc indéliniment
dans la nôtre; que cette force d'inertie l\ hupielle la force agissante ne
peut rien o[)poser demeui'era sans doute victorieuse de tous nos efforts :
je sens cela, et j'en gémis, mais que faire? persister, travailler, souffrir,
pour que mon nom seul recueille un jour les bénédictions des races
futures? Cette ambition est noble et belle, mais j'avoue qu'elle ne suffit
pas a me donner le courage nécessaire pour lutter contre les déceptions
qui m'attendent, contre les chagrins dont la vie que je mène depuis près
de deux mois m'a donné déjà de si pénibles échantillons.
Je suis donc plongée dans l'incertitude, et vivant au jour le jour,
en attendant que ma bonne étoile m'inspire une décision quelconque qui
me fasse sortir de l'état d'angoisse où je suis.
Ma Linotte, qui n'a pas l'habitude des réflexions, se lassera bientôt,
je le crains, de la lourde tache que son bon cœur lui a fait accepter; je
ne compose pas une société fort agréable, et je vois qu'elle cherche,
autant que faire se peut, à rompre le tête-à-tête.
Quoique je ne fusse guère en humeur de voir du monde, elle m'a
entraînée hier au milieu d'une nombreuse réunion, qui, en tout autre
temps, m'eût remis le cœur en joie et en espérance. Notre sexe seul y
était admis, et le but vers lequel tendent tous mes vœux était aussi celui
que ces jeunes cœurs appellent avec une noble impatience. Plusieurs
points de notre législation future y ont été discutés avec tout le charme
de la plus haute éloquence. Je ne sais pas ce que les opposants craignent
de perdre au changement que nous demandons, car nos parlementeurs
d'aujourd'hui seraient immédiatement remplacés par d'autres aussi abon-
dants, aussi longs, aussi larges qu'eux-mêmes. C'est h notre four de
parler, il y a assez longtemps que nous n'écoutons pas.
On a passé après cela à des exercices purement littéraires. La maî-
tresse du lieu, Tourterelle, qui est un peu sur le retour, nous a beaucoup
entretenues de sa jeunesse dont elle paraît se souvenir très-bien, et de ses
amours sur lesquels elle a composé une grande quantité de pièces de
vers. Après elle, une jeune Bécasse fort timide a chanté sur un air de
sa composition des paroles dont je n'ai pas bien saisi le sens, car l'excessif
m
LETTKi:S U'UiM-: UlRONDELLl::.
embarras de celte aimable arlisle la pi'ivait d'une partie de ses moyens.
Sa mère, au reste, s'empressait de comnmniquer à l'assemblée, à
mesure qu'ils étaient chantés, les vers que le trouble empêchait de
sortir du gosier de cette chère enfant, ce qui fait que nous avons joui
doublement.
Plusieurs autres personnes, j)iises dans les diiïérenles classes de la
société, et que le seul désir d'entendre les talents dont je viens de vous
parler avait amenées à cette réunion, après s'être longtemps fait prier,
par modestie, ont fini par cérier aux deiuandes réitérées qui leur étaient
adressées de toutes parts, et leur mcMiioire leur a fourni tant de vers,
de prose et de musique, quon n"a j)U les décider à se taire (jue fort
avant dans la soirée. En sortant, chacun félicitait l'aimable hôtesse, et
la remerciait du plaisir quelle avait procuré à chacun par sa grâce et
par son talent fécond et varié, qui sait se prêter aux. combinaisons les
LKTTRES D'UNE 11 1 KO .N DK Lh E. 541
plus hardies, comme aux sujets les plus tendres et les plus touchants.
Et moi, qui m'étais laissé distraire à ce touihillon ([ui enveloppait
ma pensée, je n'ai pas tardé à retrouver au fond de mon àme la tristesse
que j'avais oubliée un instant, et je me suis couciiée fatiguée, inquiète,
en songeant qu'il faudrait reconunencer aujourd'hui à attendre je ne sais
quoi, il aller je ne sais où.
SIMKME LETTRE 1) E LU I P. 0 N D E L L E.
Il ne me niancjuail plus, n'est-il pas vrai, mon amie, après tant
d'espoirs déçus, après tant de démarches vaines, que de terminer enfin
mon long pèlerinage en compagnie d'une Linotte? Si vous n'étiez pas si
bonne , vous ririez bien ; mais vous n'êtes pas Serine à abuser de vos
avantages. D'ailleurs, le côté ridicule que votre douce malice trouvera
sans le chercher n'est pas celui qui domine dans mon équipée. Je reviens
vers vous, affligée, découragée, mais non convertie. Seulement, j'en
suis venue à regretter que mon organisation me défende le bonheur que
la vôtre vous donne ; je voudrais pouvoir me changer, puisqu'il me faut
renoncer à changer les autres.
Je ne crois pas avoir tort, mais je me crois impuissante à avoir
raison; ce qui, pour le résultat, revient absolument au même. J'ai vu,
j'ai sollicité, j'ai prêché; je n'ai eu affaire qu'à des sourds : les maies
écoutent et haussent les épaules , les femelles n'écoutent pas et haussent
les épaules aussi. 11 faudrait, pour continuer la lutte, une patience que
je ne me connais pas, ni vous non plus, j'en suis sûre.
Et puis, me voilà estropiée; et pour entreprendre quelque chose que
ce soit dans ce monde, même de faire le bien, il faut d'abord être belle.
Une Hirondelle qui boite n'a pas de grandes chances de popularité dans
un siècle qui marche si vite et au milieu de gens qui se heurtent sans
cesse. C'est à dater de ce moment-là que le découragement m'est venu,
et j'ai toujours cru aux pressentiments.
Je m'arrête donc, et même je retourne sur mes pas; le printemps
va nous arriver à Paris, et comme, sous ce beau ciel dont on parle tant,
il n'a pas de beaucoup meilleures jambes que moi, j'espère revenir en
même temps que lui.
Ll-riTUES D'LiNH 11 IIU) M) KLL K.
Je vous |)réson(erni ma potilo conipa.G;no qui vous plaira, niali^ré sa
folio. C'est un cliannanl cœur de LinoKe; (juanl à la lèle. il n'y faut
|)as penser.
Les etoui'dis sonl hons en .général, el je viens d'éprouver ([uc nui
prédileelion |)(>ur eux uv niavail point al)us('e. Je ne |)ourrai jamais
reeonnaître les soins dont j'ai el(' l'objet de la pail de cet aimable Oiseau,
et je crois (piil ne s'en soucie j^ucre. ("/est encore ^ous (|ui vous ehar-
iieroz de m'actpiittcr envers lui. en lui doiuianl (piei(|ues rèi4;lcs de
conduite dont on a \raiiiicn( besoin; nous ne sauriez ci'oire combien
cette petite tètc-lii est en coiitiiHicllc disposition de faire des sottises.
Elle s'était prise de |)assion jiour un jeune i^odelureau que nous avons
rencontre en clieinin . el j'ai vu le moment où elle me quittait poui' le
suivre. Il ma fallu lui représenter sous les couleurs les plus lugubres
l'abandon où son absence allait me plonger, pour la décider à se séparer
de ce fat, qui n'avait vraiment pour lui qu'un joli extérieur et un grand
aplomb. Il l'aurait rendue malheureuse, j'en suis persuadée; une triste
expérience m'a appris ii ne pas juger les gens sur la mine , car si vous
vous en souvenez, rien n'était beau comme le volage qui m'a coûté tant
de larmes. La confidence de mes chagrins, (pie j'ai jugé à propos de
faire dans cette circonstance à notre jeune écervelée, a produit sur elle
une vive impression. Avec des paroles raisonnables et sévères, et une
surveillance active, on la sauvera des chagrins dont la légèreté de son
caractère la menace.
Mais voilà que, sans y songer, je parle de surveillance et de sévérité,
comme si ce système n'était pas en opposition directe avec mes prin-
cipes. Qu'est-ce (jue cela veut dire'.' l>a maladie commune me gagnera^it-
elle, et dois-je renoncer aussi à la satisfaction intérieure que j'emportais
avec moi de n'avoir pas bronché, malgré les vicissitudes, dans ma
première el unirpie voie? Je ne sais. Ce voyage, sur lerpiel je conq)tais
pour m'instruire, m'a eirectivement montré la vie sous un aspect que je
ne connaissais pas. Je n'avais voulu voir jusque-là que les inconvénients
de ce rpii est. et les avantages de ce qui n'est pas. Je les vois encore,
mais de plus je calcule maintenant les dangers de tout changement,
même quand il doit amener une amélioration certaine. Il vaut mieux
garder un miujvais régime' (|iie d'en changer; ce n'est pas moi qui ai dit
cela la première.
Vous me reverrez donc, chère et tendre amie, triste, mais soumise,
irouviuit le monde fort mauvais, mais ne voulant plus le forcer à être
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
5/1 3
lueilIcHir, raisonn;il)le solon vous, déscMicIumlôc selon moi; et qui sait si
ce n'est pas la même chose? ayant bien couru pour savoir ce que
j'aurais appris avec le temps sans me (lérani^er . c'est que se contenter
du bonheur qu'on a, sans le risquer poui' avoir mieux, c'est la vraie
sagesse, et que celte sagesse, si je n'ai pu parvenir encore à la con-
quérir, je vais vivre auprès de vous, et que vous l'avez. A bientôt, et à
toujours.
^^\me Mknessier - NoniEP,.
LES
ANIMAUX MÉDECINS
\ vieu\ Corbeau nous annonce la mort pro-
cliaine J'un de nos collègues; il se flatte de la
Itrosspiilir. Le mot est fier, mais la chose pour-
rait Iticn se rivaliser; car, à l'instant même, un
paiiMc (lliicii enliv ciiez nous, tout boiteux,
idiil ccloijpé; non. ce n'est pas même un Chien,
(■■(•si un s(|uelene. une oml»re de (liiicn. Nous
(lemaïKbns au malheureux ce (|u'il ('prouve :
H Hélas! nous répond-il, on a voulu nie
.i,'uérir, voilà jik^i mal. » Nous l'invitons à s'expliquer; alors il |)rend
vous savez quel siège, et s'écrie :
(( Ah! mes frères, qu'avez-vous fait là'^ Vous avez prov()(|ué les
Animauv à écrire ; mais on a exagéré vos conseils : plusieurs d'entre
nous se sont mis à penser. Ils rc'-vent même poésie, arts, science; que
sais-je encore? Ces fous simaginenl que pour découvrir tout cela il
suffit de s'éloigner du naturel cl de noire inslincl si sublime, quoi qu'on
en dise. Le Rossignol cliaiiliiit; un Ane s'est doiuK' la mission d'in-
venter la musique cl de la mcllre à la jHJilée des (Jiats. La civilisation
les déborde. Dieu, (jui ncuI les arn'lcr sans doute, vient de leur
envoyer une id(.'e Icrriblc : 1rs Animaux. \os anus, vos frères, sont
dégoûtés de mourir de leur belle mort ; ils ont résolu de fonder une
médecine, une cliirurgie animale. Déj;> ils se sont mis à l'œuvre. Voyez,
je nai jjIus que h [)eau sur les os, et je sois de me comman'ler des
béquilles. »
LES ANIMAUX MÉDECINS. 5/t5
Le KtMKinl. (lui se (rouvo de rédaction ce joiir-Iii. propose au lilossé
(le se l'alraîcliir. (^elui-ci accepte; alors le llenard lui lait a|)p()r(er une
plume et de l'encre, et le prie d'écrire sa nu'saventure j)Our l'c'dilication
de la post(_''ril('. F^e (lliien olx'it i)ar lialtilude; seulement au lieu d^'ci'ircî
il dicte :
(i Je suis juste, dit-il. et neveux rien cacliei'. Il y avait depuis
lon^^letups. |)ai'iui les Hommes, certains individus appelés, je crois,...
v(''l(Minair{^s. et (pii. en conscience, nous abîmaient. Nous n'étions pas
plut(3t entre leurs iiriiïes, qu'ils nous saignaient, purgeaient, repur-
geaient, et surtout (|u'ils nous mettaient à la diète. Je me plains parti-
culièrement de ce dernier trait. Vous souriez; vous me soupçonnez de
gourmandise. Pourquoi ainie-t-on mieux croire aux défauts de son
semblable qu'à ses besoins? On n'ose pas lui reprocher de vivre, mais
on lui sait mauvais gré d'avoir faim. Si je me plains, encore une
fois, ce n'est pas par g(jurmandise , mais cela humilie d'c^'lre mis au
régime comme un simple et vil écolier malade de paresse, et qu'on traite
par l'économie domestique. Je contribuai beaucoup, je m'en accuse, à
faire nonnuer une commission chargée d'ouvrir une enquête et de con-
stater les faits. Vous ne devineriez jamais sur quels imbéciles... pardon,
messieurs, je voulais dire sur quels Animaux les choix tombèrent :
sur des Linottes et sur ôes Taupes. Il est vrai qu'on leur recommanda
l'attention et la .clairvoyance. La commission, pénétrée de cette vérité
fondamentale, que les malheureux n'ont guère les moyens de rester
désintéressés dans leurs plaintes, imagina de s'adresser exclusivement
aux personnes présumées coupables. Je ne sais ce qui se passa, mais
bient(jt une bonne majorité, composée de tousies Animaux qui n'avaient
rien écouté, décida que l'affaire était entendue. Un rapporteur fit un
méchant travail dont il fut magnifiquement récompensé, et toute la
commission après lui ; et ce fut tout. IMais j'aboyai, je hurlai, je fis le
mécontent ; beaucoup de mes voisins et amis crurent me devoir de
faire comme moi; l'agitation devint générale; les Animaux versés en
politique crurent un instant qu'ils assistaient au spectacle d'un peuple
trop heureux sous une dynastie trop généreuse.
'— Gazez, mon bon ami, gazez donc, interrompt le Renard; tout
arrive et tout s'en va , il faut donc ménager tout par prudence ou par
générosité.
09
:,/,6 LES ANIMAUX MKDl'CIiNS.
« Bref, reprend Médor inlimidé (Médor, c'est le nom de notre
liéros) . nous eonvinnies de l'ornier des écoles de médecine secrètes et
des facilites de clnruririe clandestines, sous la présidence du Coq d'Escu-
lape et ilu Serj^ent d'IIippocrate. Il saisissait de s'instruire, tout le
monde voulut enseiiuner. CIukjuc Animal, dont une j)artie (juelconque,
un détritus, un débris, avait autrefois été usité en médecine, prétendit
créer la science et imposer son système. Lorsque chacun énuméra ses
litres, il se trouva, chose étrange et dont je ne veux pas abuser contre
le genre humain, (juc toutes les bt'tes, depuis la plus petite jusqu'à la
plus grosse, (jue toutes les espèces, depuis la meilleure jusqu'à la plus
malfaisante, avaient autrefois été proposées et servies par les médecins
des Honnues comme panacées universelles. Croiriez-vous qu'ils ont osé
prescrire, c'est leur mot, le bouillon de Tortue contrôla langueur, et la
gelée de Vipère contre la malignité du sang!
— .Aletlor. vous êtes instruit, et si jamais nous ajoutons une Aca-
démie des sciences à notre journal, vous en serez.
— De l'Académie, prince?
— Non. de notre journal ; pour qui donc vous prenez-vous? Continuez.
(( Nous n'avez pas perdu de vue*, messieurs les rédacteurs , que votre
très-humble serviteur sétail principalement n'volté contre la diète, et
(juil n'avait pas songé à la science. Dieu merci. Quelle ne fut donc pas
sa douleur en se voyant incompris, dépassé par des ambitieux qui vou-
laient des honneurs, lorsqu'il ne désirait, lui, qu'un régime un peu
moins sévère! Comprenez-vous, par exemple, un copiste, un Belge,
un Singe, se posant en fondateur scientifique, et s'écriant : « A moi la
toge? ') La médecine (jymnaslicjue fut la première inventée après celle des
registres publics, des recettes superstitieuses et des sacrifices. Un savant
grec. Ilerodicus, guérissait tout, même la fièvre et la paralysie, par la,
gvmnastique et les gambades médicinales. Mes droits sont clairs, sans
compter (pie mes aïeux se sont prêtés de force ii la fantaisie cpii poussa
Galien à disséquer une foule de Singes afin de bien connaître les
Hommes.
" IndigTié qu'on osât invoquer (\l'> noms d'Hommes, je demandai la
parole, et je dis...
— Est-ce lonir? demande le Renard.
LES ANIMAUX MKDF.CINS. 547
— Gela fera, sei.i^neur, ce que cela fera; voilà tout ce que je puis
vous adirnier, en conscience.
— Vous êtes honnête; cela ne peut vous mener loin aujourd'liui.
Continuez donc.
« Mes frères, si nous nous préoccupons de la conduite des Hommes
et de leurs remèdes, nous ne produirons que plaies et bosses. J'ai en-
tendu dire par un sage, que j'ai jadis accompagné, moi tout seul , jus-
qu'au cimetière, que le sublime de la philosophie était de nous ramener
au sens commun; j'incline à penser que le sublime de l'art de guérir
serait de revenir à l'instinct. Ces mots bien simples, on les trouva
pitoyables.
— En définitive, fait observer le Renard, il eût été ridicule de se
donner tant de mal pour trouver une chose simplement raisonnable et
sensée; puisqu'on voulait fonder un art, il ne fallait pas se préoccuper
platement de la nature...
— C'est évident , » murmure un Ours venu là pour s'abonner,
^[édor se gratte l'oreille , et continue en baissant la voix :
« Ma réflexion fut blâmée ; quant à moi , je fus vilipendé , battu
comme incendiaire ; lorsque je voulus lever les pattes au ciel pour pro-
tester de mon innocence , il s'en trouva une de cassée. Alors mes col-
lègues me demandèrent ironiquement quel remède l'instinct et le sens
commun indiquaient en cette circonstance; mais comme ils avaient eu
soin de me frapper d'abord sur la tète, je ne sus pas répondre et restai
convaincu d'imbécillité.
— Ma foi, c'est très-logique, dit le Renard.
<t On me mit au lit, sur la paille; je vis entrer bientôt dans ma
chambre une Sangsue , une espèce de Grue , un Animal hétéroclite , une
Cantharide, et un Paresseux qui se trouva assis avant même d'être ar-
rivé. Le monsieur hétéroclite , personnage sec , froid, confortablement
vêtu, déclara que la séance était ouverte et qu'il s'agissait de me tirer
du mauvais pas où j'étais, de me sauver. Je me crus mort. Mais une
vraie Truie, que l'on m'avait donnée pour garde-malade, entreprit de
:>/|8 L K s A M M A l \ M K \^ K C 1 N S.
me rassuivr on mo disant : « N'ayez pas peur, les bons s'en vont, les
mauvais iv>tenl.
'^ — (iouunère, lui ré|)li(|uai-i(^ . de (|U()i noms lurlez-vous? on ne
NOUS a |)as placée aupivs de moi pour uie desservir... au contraire; »
et je uiaiiilai >ur mou i^ralial.
" Alors la Santïsue prétendit (pie j'avais le délire, et annonça l'in-
lenlion de uu' jirendre à la i^orw. Heureusement la (lanlliaride s'aperc^'Ul
que je tirais la lan.itue. et. démontrant (jue j'étais e\t('nué, proposa de
n:e procurer ce quelle a|)pelait une petite surexcitation.
« — Taisez-vous, ma chère, lepondit ii la (lantliai'ide lespèce de
tiiue dont jai dejii jKuie ; votiv opinion ne saurait a\oir la moindre
autorite, nous mancpiez absolument de poids; il faut si\ mille quatre
«•(Mits de vos semblables pour former une misérable demi-livre. Pensez-y
donc.
' — \ olre opinion, cher Paresseux?» demanda le personnage hété-
roclyte.
(( Le paresseux bailla : « J'a... attends. »
« — Monsieur, répliqua le (roiil jjersonnai^e. monsieur fait appai'cm-
menl de la nu'decine expectante; sa pratifiue est unn médilalion sur la
moti.
«i — iicn>. iL:r(.i:na la Truie en elle-même, cet lioimclc monsieur a
volé mon prenu'er maître qui s'apj)elait Asch'piade, et disait cela de la
f >ra t ique (Vl/ippor/rale.
< — (Juant à moi, fornnila i,Tavement le précédent interlocuteur, je
[)ense que l'humidité aux pieds, à la tète, à la poitrine, ii l'abdomen et
à tous les njcmbres en général, cause plus des deux tiers des maladies... »
•' Le Veau marin haussa les épaules.
' ... Au>si. je ne sors jamais (|u en \oituie, et ne maiclie (pie sui'
de> tapis. Je regarde tous ceux (pii vivent en dehors de ces condilions-Iii
connue des exceptions; mais je ne tiens qu'à la n'gle. J'ai dit... lu
maintenant qui nous pa;»era.'
« — Et nous? répondit une voix du dehors.
« — Qui, vous?
« — Nous, les chirurgiens anliii;iii\ . (jiii venons rc'clamer le malade
comme à nous appartenant de plein droit. j>uis(pie nous jkjuvous seuls
le tirer d'aiïaire. Ouvrez, ou nous allons scier, couper la p(jrle, comme
s'il ne s'agi.ssait que d un membre. »
" I^ f)f>rte s'ouxrit, et la Scie entra suivie de son cort(''ge; elle mon-
LES ANIMAUX MÉDECINS.
549
||ili|l)i|
i'ipl:
!il|liiiililill!li'il!iJlil!:i'|-.,;v „ ^ ,„ii'lv
m
tra SOS dénis aiguës, me tàla le pouls à l'oreille, el l'on lit cercle autour
de l'opérateur.
« A cette vue, il était bien naturel de s'évanouir, je le fis de mon
mieux. Mais les extrêmes se touchent; de l'évanouissement au délire il
n'y a qu'un pas : je devins comme fou. Je ne sais où mon imagination
alla chercher ses images, mais je me vis à l'hôpital. Et d'abord je
n'étais plus seul dans ma chambre; je n'étais plus 3Iédor, j'étais trente-
trois.
C'est beaucoup; mais qu'est-ce que cela signifie?
550 LKS AMMALX MK DECl NS.
«( (Tost-à-dire que plusiours .Vnim;ui\ f()rmai(Mit une collection de
malades, et que |h)111' nous ivcoiinailrc». pauvivs victimes, on nous avait
iiumci'otcs lomme de liidcux cahiiolcls. .IClais donc ,'>.'); (|uanl ;i mon
voisin o!i 1... il nelait plus.
(' Enfin la scène s'assonduil encor(\ Dans le fond, ii l'endroit que
les artistes a|)pellenl. jcciois. le second |)Ian. j"a|)ei\'us un horrible
taMeau : des civatures se dépeçant, se dissecjuant les unes les autres!
La salle à mani^er était ornée de stjueleltes et d'ossements. Qu'avait- on
l'ait de la chair?
— Os ossements claicnl sans doute fossiles, mon an»i; vous calom-
niez vos concitoyens. Mais vous êtes libre, continuez.
« Je voulus abover au scandale, ii la profanation, au sacrilège;
mais le Ilequin. me mordant l'oreille jus(|u'au sang, me recommanda
le calme. la resolution, acconipagnée de beaucoup d'espérance. « Vous
lâcherez d'abord, me dit-il, de ne rien comprendre à la clinique.
— C'est déjà fait. Im" re|)ondis-je. — y\o\ . je vais faire ii ces messieurs
ici présents, et (jui tous brûlent de vous voir sur j)ied. l'historique de
votre accident; pronostic, diagnostic, symptomalolo.qie . séméiologie,
diététiqu<'. et . je crois encoie. inimi'smalir/ue; rien , absolument rien,
n'y mancjuera. Si vous n'en êtes pas inunédiatement soulagé, nous ne
nous amuserons pas à disciUri- comme ces fades médecins, dont nous
nous sommes. Dieu merci, séparés, sur le slriclmnei le /a.xu?//, sur les
humeurs, la pituite, les jjores et les GG.GGG sortes de lièvres spéciale-
ment aiïectées à l'organisation animale; nous ne nous préoccuperons ni
d'Aristole, ni de Pline, ni d'Ambroise Paré, un misérable idéologue qui
disait : <( Je (e pnnsnt/. Dieu le f/iiaril. » Non, ce n'est pas là notre
alTaire; notre patron, notre modèle, c'est Alc.Landrc. licsserrcr , relâ-
cher k'> tissus — li donci Alcvaiidrc ne resserra ni ne relâcha le noMid
gordien : il le roupa.
« — Vive Alexandre! s'écrièrent les Vautours, les Rats, les Cor-
beaux, qui formaient l'auflitoire.
(I — Vous m'avez compris, conlinna le licrjuin ; il ne me reste plus
qu'à prendre l'avis de ma confrère la Scie . dont j'estime les doctiines
bien que je les ajjplique autrement, et nous allons inciser les muscles,
scier les os, enfin goiérir le malade... '
« Ils vont me tuer; plutôt la moit ! pensai-je dans mon égarement.
LES ANIMAUX MÉDECINS.
551
I I iliL
Et vous files le morl? deniandn le Renard.
(( Voilà précisément ce que prélendit le Requin, lorsque je ne sais
quelle bonne petite bète, cacliée dans un coin, voulut faire observer
qu'il serait indécent d'abuser de mon état.
« Toutefois les plus petits incidents retardent souvent les plus gran-
des résolutions...
— Répétez, dit le Renard avec un grain d'ironie.
(( Toutefois, prince, les plus petits incidents retardent souvent les
plus grandes résolutions. L'opérateur mécontent tomba, non pas sur
l.KS ANIMAI \ M Km: (.IN S.
celui qui i";iN;>it inicnompu. mais >ui' son \oisin. inKiucl il ivprorha d'em-
jiortor la cliarpic do Ilitipilal pour en i;;Miiir le nid d(> si^s maîtresses.
(i Alors un i^M'and Vautour, étudiant de province, comme il était
facile de le reconnaître à son manl(>au de 150 kiloiirammes et ;i son
infâme cas(piclti> placée» eu aii'ièi'e. osa a\anccr cpie la piofession dc-tu-
diant était chose éminemment libérale, et (jue les maîtres ne devaient
pas intervenir dans la vie j)riv('e des ('lèves. Sous le réiiime de la
(".liarte. il n\ axait rien ii rcpli(pn'i'. Le i^ra\e llecpiin sentit (|u'il fallait
elVacer jusepi'au dernier souvenir de sa défaite : <( Messieurs, dit-il,
|nns(]ue le malade ne nous permet pas TopiMation |)our aujourd'hui, et
(juil faut ajouincr les considtMations prati(pi(*s, |)ermette/.-moi d'ahor-
dcr un moment les considérations morales de noti'e sujet... »
— .Morales! on vous llattait, mon cliei"...
<( Vous trouvez? (•"est possible; mais j'allais beaucoup nu'eux, je
vous le jure, rentendis très-distinctement le petit sermon que voici en
abréiïé : <> Chers élèves : Le médecin philosophe lient en fpiehjue chose
(le la nature de Dieu; notre profession est un sacerdoce; vous le savez,
dans la première antiquitc'-. l'art de iriiérir était exercé par des prêtres;
c'est qu'il exiire plus (|ue des talents, il veut des vertus... »
(. — Oh! oh! firent (jueUjues étudiants de première» année.
« — La médecine redeviendra un sacerdoce, ou. si \ous aimez
mieux, une fonction sociale; les médecins présideront ii l'hygiène publi-
que; moins il y aura de malades, plus la médecine sera honorée, récom-
pensée. Ce monde, pour arriver au pro.^rès. doit donc être renversé.
Aussi bien, mes frères, hâtons de tous nos eiïorts l'adoption de cette
doctrine de la plus grande relribulion selon la |)lus petite clientèle : car,
évidemment, les malades s'en vont, ou |tlutôt les médecins ariivent en
si grand nombre, que chaque famille a son Esculape. Où allons-nous,
mes amis? que ferons-nous, lorscju'il y aura un médecin h chaque étage,
dans la cabane, sur les toits, sur les branches? Les éludes solit péni-
bles, coûteuses; mais les étudiants sont intrépides. IMisère ! nusère !
résultat inévitable de tant de sacrifices, récompense imprévue de tant de
peines!...
« — Mais, inlcnompit le N'autf.ur. \()U> n'êtes pas malheureux, mes
maîtres. Votre prétendue sollicitude n'est qu'égoïsme, au fond, et vora-
cité pure.
LES ANIMAUX MÉDECINS.
553
Mais les (j'.udiaiit.s sont intiépiiics.
<( — El puis, chanta je no sais quel Oiseau, il ne faul ealoninier ni
la misère ni la souffrance; elles précètlent toujours le ,qénie, sans comp-
ter qu'elles en sont parfois encore l'expiation. Quant à moi, je l'ai
éprouvé comme tout le monde : oui. la vie est dure, mais Dieu n'a
pas cessé d'être tout-puissant. La nei.ue couvrant jusqu'au brin d'herbe,
et ne laissant pas apercevoir, sous toute l'étendue des cieux, la moindre
graine, ne m'a ])as fait douter un seul instant des fleurs et des fruits
qui devaient revenir. J'ai connu la faim, et jamais le désespoir! Qu'im-
porte le grand nombre dont on veut nous effrayer, l'espace est encore
plus grand!
« — Vive la joie! reprit un Corbeau. La misère! mais c'est la poésie
70
554 LES AISIMAUX MÉDECINS.
dos iiumsardos. connue la inansardo osl \o palais des oludianls. Si la vie
(IcvitMit domain |)lus dillicilo. diMnain nous nuinlorons onroi'od'un élai;v...
|iliis pivs du ciel. Tue iihv! uios amis. VouKv.-vous savoir coumicnl je
iViiai'do lolai^o supoiiour dos maisons dv Paris? C'est, à mon a\is. la
tète. le cerveau de eollo grande ville... le cerveau, et même un |)eu
aussi le cceur. C'est l;i <|u"on ju'nso. c'esl iii (|u'()n ivve. c'est lii (juOn
aime, en attendiuit (luOn doscende au j)remi(M" r\:\L:.c vé.G;éter (rand)ition
et de richesse; car udlic maître a l)eau dire, il prouxo lui-même. j)ar ses
succès et son |»t'U de moi'ile. (|u"il n"esl pas dcjii si dillicih» d(^ doNcnir
riche et de parvenir.
— Ah! voilà, icpiil le llo(|uin ; les excojjlions vous séduisent ol
vous éblouissent ; vous oubliez (ju'un seul heureux est le pi'oduit d'un
millier de dupes et de plus de cent misérables; vous ii^norez, tristes
savants, qu'il y aura beaucoup d'appelés el peu d^'his. Un Homme a
prétendu, je le sais bien, que le soleil éclaire nos succès et que la terre
sompresse de recouvrir nos bévues; des niais ont reproduit ce mensonge.
La vérité, mes amis, c'est que le soleil éclaire l'ingratitude des conva-
lescents, ou des héritiers, el (pie la terre recouvre liion vite nos plus
belles cures chirurgicales. »
u Comme le discours (l('v<'nail sérieux cl |)i()lilalil('. laudiloire se
dcirarnit rapidement.
■ (> fut à ce moiiicnl-lii aussi (pic la. raison el II' saiig-IVoid jiio
rcvimvnl tout ;i fait. Je me retrouvai en face des premiers médecins que
vous savez; mais j'apenjus pour la premii-re fois parmi eu\ un Animal-
cule, un Ciron exaltant la iiK'decine homœo|)allii(|ue; il |)roposail ii ses
collègues de me faire avaler un atome iinisiblo dans im adjuvant
impalpable : (<■ (|ui lu- larderait pas ;i me prormcr un bicn-èlrc imper-
ceptible.
;i La (irue lit oiiservei- (pi'il s'agissait dune patte cassée, et proposa
des éclisses. « Tout le monde, ajouta la t^anlharide, n'est pas habitué à
marcher sur des ('chasses. » Ici la discussion prit une face nouvelle, et
mes ennemis se divisèrent.
« — Je vous l'avais bien dit, murmura la Truie ii mon oreille. Les
voilà qui se querellent, vous êtes sauvé; s'ils s'étaient entendus, vous
étiez mort. Mais les bons s'en vont...
« — Suffit, madame, lui répondis-je en em|)loyant toujours ii dessein
une expression i m pro[)re. suflil; et j'enfon(;ai ma tête sous la couverture...
Je m'aperçu.s alors que. malgré ses rideaux blancs, njon lit n'était (pi'un
Li:S ANIMAUX M KD KG IN S.
misérable lit de sande. un irial);il d'artiste; que rien ne m'empêchait
d'en soi'tir par le pied, cl de iii'eMCiiir peiidaiU que la docte assemblée
léllctJiissail les yeu\ à demi leruiés. Aussitôt pensé, aussitôt fait : je
nitMiluis, et me voila. IMes sauveurs en sont encore à délibérer sur une
("ouvei'lure »
Ayant dit, le pauvre invalide nous fait sa révérence, et s'en va clo-
pin-clopant. On n'a jamais vu d'auteur de Mémoires plus insouciant de
l'avenir de son oeuvre. C'est un exemple à empailler.
Nous prions les personnes qui auraient des nouvelles de Médor de
ne pas nous en donner. Les Animaux:, toujours occupés aux'prélimi-
556
LES AMMALX MÉDECINS.
nniros do la liberté, n'ont pu fomlor tic salles d'asile, ni d'hospices. —
Ne pouvant secourir notre senihlabh^ nous ne voulons pas en entendre
parler. Ce serait encore I;» d(> riunnanilé. si nous en croyions les
Holnines. ces monstres cjui setouflenl et se dévorent les uns les autres,
et (jui ont osi' écrire, je ne sais oîi . [)ar une hypocrisie détestable :
(> Après un baiseï' ii ceu\ (pion aime. licn ncsl plus doux qu'une
« lai'nie ;i ceu\ (jui nous ont ainiis. » •
"^i^.tra^
TABLETTES
DE LA GIRAFE
, DU JARDIN DES PLANTES
; 0 ^ A M \ ^ i
vJT iiACF.s soient rendues mille
fois au dieu bienfaisant qui
protège les Fourmis, les Gi-
rafes et les Hommes peut-
être ! Nous allons avant
peu, 6 mon bien -aimé!
nous voir rap|)roclic% à
jamais. Les savants dont
je te parlerai tout à l'heure
(ce sont des gens qui font
ici la [)luie et le beau tenqjs,
mais le beau temps bien
rarement) , les savants^,
dis-je, viennent de décider
dans leur sagesse qu'il était éininemment rationnel de nous réunir, pour
parvenir, dans la monographie des Girafes, à rai)préciation exacte de
certains faits particuliers. Il est vraisemblable que cela ne te paraîtra
pas fort clair au premier abord, mais tu en sauras autant que moi après
deux mots d'explication.
558 TÂBLKTTKS D L LA GIRAFE.
io lu' le rap|)ell(.M"ai pas les tloulours do notro séparation; liélas ! lu
les as sontios coinino moi. Je ne le i)ailerai pas des soufTrances do ma
eaplivilé dans une prison do bois, à (lavers les mors et les lompèles.
N'es-lu pas condamne ii les subir ii (on lour";^ Plus lieui'eux: ([ue nioi
eependanl , puisquau boni des jours dépreuve (jui le menaeent (u os
sur do me retrouver I Tu verras (railleui's (ous ces détails dans mes
Impressions de voj/ages, aussilôl (pie la /îcnic des livlcs aui'a pai'u. Ses
rédaclours ne manqueroni pas.
il te >ullira donc de savoir aujouidhui (pTon me (l'ansportail sur
une terre si diiïéronte de la n(')tr(>. (pie lu aui'as (piehpie |)('ine ;i t'y
accoutumer. Le soleil y est pâle, la lune blafarde, le ciel terne, la |)ous-
sière sale et d('lrem|)ée. le vent liumiile et froid. Sur trois cent soixante
et quelques jours dont se compose l'année, il pleut pendant trois cent
quarante, et tou> les chemins deviennent d'immondes rivi(Ves, où une
Girafe cpii se respecte nOserail poser une patte. Seulement, j)our changer
un peu. pendant une partie de Tannée, la pluie devient blanche, et
couvre au loin le sol d'un immense lapis dont l'éblouissante monotonie
blesse l'œil et conlrisle làmo; l'eau devient solide, et malheur aux
oiseaux du ciel (pii ont soif! ils meurent au courant des ruisseaux sans
pouvoir se désaltérer. A l'aspect iV^ cette région désastreuse, je restai un
moment saisie d'elTroi ; je venais d arriver dans la Iîklli'; Fiiance.
I/espèce d'Animal qui domine dans le triste pays dont je viens de te
l'aire la |)einlure est probablement la plus maltraitée de toutes les créa-
tures de Dieu. Le devant de sa tt*'te, au lieu d'être élégamment allongé
en courbe gracieuse, est plat et ^erlical. Son cou, pres(iue tout à fait
caché entre les épaules, n'a ni dé\olo|)pement ni souplesse; sa j)eau rase
est d'une couleur lerreuse et livide coiimie le sable, et. poiii' comble de
ridicule, il a j)ris la sotte habitude de marcher sur ses pattes de der-
rière, en bahuKanl burlescjuement de ('(jté et l'autre les pattes de devant
pour iiiaiiileiiir .>oii eipiilibre. Il e>l diilicile de rien imaginer de |)lus
absurde et de |)lus laid. Je suis jjoltée à croire que ce pauvre Animal a
quelque sentiment naturel de sa diiïorinité. car il cache avec un grand
soin tout ce qu'il peut en dérober aux regards sans nuire ii l'exercice de
ses organes; et, pour y parvenir, il a réussi à se fabrifjuer une sorte de
peau factiee avec l'écorce de certaines plantes ou la toison de certains
Animaux, ce qui ne l'empêche pas de paraître presque aussi hideux (jue
s'il était nu. Je le réponds, mon bien-aimé, fpie, lorsqu'on a vu
l'Homme d'un peu près, on est fière d'être Girafe.
TABLETTES DE LA GIRAFE.
559
c^^'iTZ^-
Tu sais combien il nous est facile de nous communiquer toutes nos
émotions et tous nos besoins avec des cris, des gloussements, des nuu-
mures, et surtout avec le regard, où tout sentiment vient se peindre. La
race misérable dont je te parle a, selon toute apparence, joui du même
privilège autrefois; mais, entraînée par un fatal instinct, ou, s'il faut en
croire les plus sages, soumise par sa destinée à un implacable châti-
ment , elle s'est avisée de substituer au simple langage de la nature un
560 I Mîl.KTTKS DK l.\ Cl i; \ K K.
irroiimuMKMiuMil arliciiK' iircxnuMoiilimi . de la iiionoloiiie la plus im|i()r-
(imc (lonl rolijtM |iiiiui|)al csl de iu> |)as si* faii'r comiijiimuIic^ . v[ (m'on
appelle la j)ar(>le. (lel artil'uv bizaiTO sort souUmiumiI ii énoncoi* de la
luaniî'iv la plus oitsniro j)(issii)l(^. car c'osl loujoui's la moins luMIo et la
moins sii^nilicaliM' (jni esl la ineillcuic. (pichpu^ chose de va.^ue, de
confus, ilindelinissai)le, (pii prend It» nom (Vidrcs, (piand on veul lui
donner un nom. Comme ce mol ne siunilie absolumenl lien, c'est celui
dont on e>l con\cnu. l/ecliani;e driiani . liari^neux. ([uclcpiclois lunml-
tucuv et lioslile, de ces vains i)ruils de la voi\. est ce ((uOn aj)pelle une
conrci-sdlii»}. I.orsque deux Hommes se séparent apivs avoir conversé
pendant trois ou (piatre lieures. on |)eut cire assm(* (|U(' cliacnn des
deux iirnore |)rorondemenl ce (|ue pense ranlre, cl le liail pins coi'diaie-
ment (luauparavanl.
I> (ju'il faut bien que je l'apprenne encore, c'est (pie ce vilain Ani-
mal est essentiellement {(M'oce, et se nourrit de chair et de sani^; mais
ne t'épouvanle pas. je l'en prie. Soit par un ellél de sa lâcheté natu-
relle..soit par un horrible rallinement d'ini^n'atitude et de crnaulé, il ne
man.se (|ue de pauvres Bètes sans défense, timides, faciles ;i luci' |)ai'
surprise, et qui le plus souvent font habillé de leiii' laine ou emichi de
leurs services. Encore est-il d'usaiie (ju'il les prenne exclusivement
dans le pays; un Animal venu de l'élran.iier lui inspire d'ordinaire un
reliî,'ieux lespect. qu'il manifeste par toute soite de soins et d'Iiom-
ina.ws; ce qui parait du moins prouver, ii son hoimeur, (pi'il ne se dis-
simule pas l'infériorité relative de sa misérable condition. Il trace d(\s
|>arcs pour la Gazelle, il décore des antres |)oui' le Lion; il a |)lanté j)our
moi des arbres à la feuille nourrissante, dont je peux atteindre aisément
la cime; il a jeté de\ant mes pas une pelouse fraîche comme celle (jui
croît an bord i\r> nuits, ou un sable roulant et poli comme celui fjue
mon pied fait volei' dans le désert; il entietient dans ma demeure une
température toujours ('•i;ale. et ses send)lables seraient Iroj) lieuieux s'il
avait pour eux les mêmes ei:ai'ds et les mêmes attentions ; mais il ne s'en
soucie i.aière. Toujours il les di'dai.irne (piand il n'en a pas besoin; sou-
vent il les tue. et fjuelquefois même il les man.i^c dans cei'tains jours de
irrande solennité. Les j'iurs de carna£:e sans appétit et sans but sont inli-
niment plus communs, et ils arrivei.t au moment où l'on v pense le
moins. L'occasion de ces massacres est ordinairetnent ce rien sonore
qu'on -appelle un mot, ou ce rien indéfinissable (jii on appelle une idée.
Au défaut des armes naturelles (jue la sai.'e [)n'vi>ion de la Providence a
TABLETTES DE E\ C.IRAFE.
561
refusées à llfonuue. il a inventé, |)oiir ces horribles collisions, des in-
struments de mort qui détruisent infailliblement tout ce (|niis touchent,
et qui sont en général eopiés sur ceux dont la nature a muni les Animaux
pour leur défense; on le voit porter à côté de sa cuisse, avec une sorte
d'orgueil, une épée longue et pointue comme celle de la Licorne, ou un
sabre recourbé et tranchant comme celui de la Sauterelle. Il n'est pas
jusqu'au tonnerre du Tout- Puissant dont il n'ait dérobé le secret à la
71
502 TAliLliTTES DE LA GlUAKK.
création, on modifiant ses formes et son usage avec une exécrable variété.
Il on a do jiortatifs qui s'appuient à l'épaule sur une de ses pattes de
dovanl; il on a donormos qui sont cependant mobiles, qui courent au-
do\ an! de lui sur quatre roues, et qui portent dans leurs entrailles de fer
niillo morts à la fois. Quand on n'est pas d'accord sur le mot ou sur
liiloo. ol Diou sait si cola airive souvent! on met ces épouvantables
machines en campagne, et celui des dou\ partis qui tue le plus de monde
à son adversaire a laison jus(prà nouvel oi'dre. Code manière d'avoir
raison, qui te fail sans tloulo horreur, a môme un nom particulier : c'est
de la gloire.
L'IIonmie n'est pas lo soiil Aniiuai pailanl (pio l'on remarque ici.
J'en vois souvent un autre que l'on ai)pollo lo Savant, ol (jui fait tout ce
qu'il peut pour se distinguer do l'espèce commune, à laipiello il appar-
tient cependant beauc()U[) plus qu'il n'en a l'air. Ce (jiii lo caractérise du
premier abord, c'est son pelage d'un vert foncé qu'il aime à chamarrer
de broderies et de rubans; mais je t'ai déjà dit (pie c'était un pur arti-
lice. et il n'y a communément là-dessous qu'une espèce d'Animal comme
le premier Homme venu. Il en diffère plus essentiollomont par son lan-
gage, qui est la cliose la plus extraordinaire du monde. Il n'y a aucun
égard à cette fiction de l'idée qui occasionne tant do tribulations au reste
de l'espèce, mais seulement au mol cpii la roprcsonto bien on mal pour
les autres, et qu'il se ferait scrupule d'omployei', si on j)ouvait lui l'opro-
cher d'avoir égard à l'autorité de l'usage. L'état de Savant consiste à se
servir de mots si l'aromont prononcés, (ju'il vaudrait autant (pi'ils ne
l'eussent pas été du tout, et le principal mérite du Savant est do faire
tous les jours des mots nouveaux que personne ne puisse entendre, pour
exprimer dos faits vulgaires (pie tout le monde peut connailro. Aussi le
Savant ne se fait-il pas faute de ces inventions barbares dont il a seul le
secret; mais il le faut bien! un Savant inlclli.^^ible ne serait plus un
Savant, et c'est en vain qu'il aspirerait au jjelage vert; car le Savant se
produit par métamorphose connue le Papillon. Tout llonmie qui bara-
gouine intrépidement un langage inconnu est la Chenille d'un Savant; il
n'a plus qu'à filer son cocon et à s'enterrer dans un livre qui lui sort do
Chrysalide. La plupart y meurent tout de bon.
Une autre espèce beaucoup plus intéressante, c'est la Femme, pauvre
Animal doux, élégant, délicat, timide, que l'Homme a conquis je ne sais
oii. je ne sais quand, et qu'il s'est soumis comme le Cheval, par la ruse ou
par la force. Je te déclare ici, et je n'y mets pas de fausse modestie, que
TABLETTES DE LA GIRAFE.
563
S'enterrer dans un livro (|ui lui sert de Clirysalide.
c'est la Bête la plus gracieuse de la nature. Cependant l'Honame déteint un
peu sur elle, il lui fait tort; elle gagnerait à être vue à part. On sent trop
qu'elle est tourmentée par la douloureuse conscience de sa destinée faus-
sée, de son avenir trahi. Comme le besoin d'aimer est à peu près le seul
de ses sentiments ; comme il faut absolument qu'elle aime quelque chose
ou quelqu'un , elle se persuade quelquefois qu'elle aime un Homme et
56/|. fABLETTES DE L\ GIRAFE.
qu'elle va retrouver en lui le type de cet amant d'autrefois dont son indigne
ravisseur la st'paree; mais l'illusion ne dure pas longtemps. A peine
s'est-elle dt^uu' un mailre. ([uo le ly|ii' s'eîTace et va se loger dans un
autre. Ne émis pas cpie l'expérience d'une seeomle. d'une troisième,
dune dixième erreur la désabuse enfin de ce fanlônu^ cpii l'appelle par-
t(nil li la fuil toujours. Klle n'existe (pie pour as|)ir('r ii lèlre inconnu
(jui compléterait sa vie. et je n'ai pas besoin de te dire qu'elle ne le trou-
vera jamais. L'inconstance est donc un de ses défauts ou plulot un de ses
maliieurs. car on ne jouit p:is du IkiiiIkmii' d'aiiiKM' (pinnd on conroit la
possibilité future de ne plus aimer ce (ju'on aime. J.es Hommes lui repro-
chent aussi un peu de vanité; mais, suivant leur usage, les Hommes ne
savent ce (pi'ils disiMit. La vanité consiste dans un jugement exagéré
qu'on porte de soi. et la Femme s'estime tout au plus ce (prcllc vaut. Si
elle savait mieux se connaître, elle se soumettrait avec moins de défé-
rence aux j)i'ali(pies ridicules que ses tyrans lui imposent et (|ui lui répu-
gnent visiblement. Le pelage artificiel, par exemple, convient peut-être
à LHomme qui est épouvantablement laid; mais à la Femme, c'est un
liors-d'œuvre de mauvais goût. Il est vrai de dire qu'elle le rend aussi
exigai . aussi léger, aussi transparent (pie possible., ([u'elle s'arrange de
manière à laisser deviner tout ce (ju'elle n'ose pas laisser voir.
Si le bruit des étranges manies qui tourmentent le mr^nde où je vis
est parvenu jusqu'au désert, tu t'étonnei'as (jue je te donne tant de détails
sur le pays oii l'on m'a fâcheusement naturalisée, en dépit de mes incli-
nations, et que je ne t'aie rien dit encore de lu pob'/icpie de ces gens -ci
ou de leur manière de se gouverner. C'est (jue, de toutes les choses dont
on parle en France sans les entendre , la politique est la chose sur latiuelle
on s'entend le moins. Si tu écoutes une personne à ce sujet, c'est grand
embarras; si tu en ('coûtes deux , c'est confusion; si tu en écoutes trois,
c'est chaos. Quand ils sont quatre ou ciiKi. ils s'égorgent. A en juger
par les honneurs unanimes qu'ils m'ont rendus, au milieu des sentiments
de haine réciproque, et certainement bien fondée, qui les animent les
uns contre les autres, j'ai pensé quelquefois qu'ils s'étaient arrêtés à l'idée
de me reconnaître pour souveraine , et je suis iwllement, ii ma connais-
.sance, le seul être un peu haut placé pour lequel ils témoignent quelques
égards. H ne .serait pas surprenant, d'ailleurs, que les plus habiles d'entre
eux, justement eiïrayés des inconvénients et des malheurs d'une lutte
éternelle sur l'origine et le caractère des pouvoirs sociaux (tu ne sais pas
ce que c'est), se fussent réunis à l'amiable dans le sage projet de choisir
TABLETTES DE LA GIRAFE. 565
louis inaîlivs ;i la lnillc. ('(Miui ivluirait toiiles les (iiniciillés du système
électoral et du système monarclii([ui> à une opi'iation de toisé. Rien ne
parait plus raisonnable.
Il y. a quelques jours que je me crus sur le point de pénétrer tout à
fait dans ces mystères. J'avais entendu dire que les Hommes d'élection,
entre les mains desquels reposent toutes les destinées du pays , s'assem-
blaient publiquement dans un lieu plus rapproché des rives du fleuve
que celui qui m'est désigné pour séjour, et j'y dirigeai ma promenade.
J'arrivai, en e(Tet, à un vaste palais, dont un peuple innombrable occu-
pait toutes les avenues , et (jui me parut habité par une multitude de
personnages affaires, tumultueux, bruyants, qui ne diffèrent, au pre-
mier abord, du reste les Hommes que par une laideur plus caractéristique,
plus maussade et plus rechignée , ce que j'attribuai sans peine à l'habi-
luile des méditations graves et des affaires sérieuses. Ce qui me surprit
davantage, c'est leur extrême pétulance qui ne leur permet pas de res-
ter un seul instant en place, car j'assistais par hasard à une des séances
orageuses de la session. Ils s'élançaient, bondissaient, se mêlaient en
cent groupes confus, apostrophaient leurs adversaires de cris et de gestes
menaçants, ou leur montraient les dents avec d'effrayantes grimaces. La
plupart semblaient avoir pour objet de s'élever le plus possible au-dessus
des autres, et certains ne dédaignaient pas, pour y parvenir, de se
jucher habilement sur les épaules de leurs voisins. IMalheureusement ,
quoique placée d'une manière fort comuiode par le bénéfice de ma haute
stature, pour ne pas perdre un des mouvements de l'assemblée, il me
fut impossible de saisir une parole dans cet immense brouhaha , et je
me retirai de guerre lasse, horriblement assourdie de vociférations, de
grincements, de sifflements, de huées, sans pouvoir établir l'apparence
d'une conjecture sur l'objet et les résultats de sa délibération. Jl y a des
gens qui assurent que toutes les séances ressemblent plus ou moins à
celle-là, ce qui me dispense d'assister à une autre ^
Je me proposais de te donner quelques échantillons du langage dont
on se sert maintenant à Paris, avant de livrer cette lettre à mon inter-
prète, mais il prétend que cela lui gâterait la main; et puis, pour dire
* Il est évident que la Girafe tombe ici dans une méprise qui serait peu respec-
tueuse, si elle n'était parfaitement innocente. Confinée dans le Jardin du Roi, elle n'a
pu visiter la Chambre des Députés qu'elle croit décrire. Ce qu'elle a vu, c'est le Palais
des Siiiges.
— NOTE DE L'ÉDITEUn. —
Dob
lAMLKT ri:S 1>K l,\ (ilKU'K.
Toutes le» MJancc» rfssciiiMoiil jilus ou moins à ccUf-la.
\rai. J'iii [i(t\) de pcirif ii lixor ce y.nuow dîiris iii;i iiiciiioirc. Tu en juge-
ras suffisarniiM'fit |);u' <l('u\ |)('iio(l('S (juc Nicinicril d CcliatiLMi'. sur mes
gazons fleuris, un grand jeune Homme a barl)e de Jiison et une char-
mante F'emme aux yeux de Gazelle, envers laquelle il elierchait à se
justifier dune absenee prolongée.
TA BLETTI-: s l)K I. \ CIHAFE.
567
« Jetais préoccupé, belle Isoline, lui disait-il, de puissantes idées
dont le cœur qui bat dans votre poitiine de Feiniiie a la noble intuition.
Placé, par les capacités qu'on veut bien m'accorder, au plus haut
degré des adeptes de la perfectibilis^ition, et absorbé depuis longtemps
dans les spéculations philanthropiques de la philosophie humanitaire, je
traçais le plan d'un encyclisme [iulilicjue où viendront se moraliser tous
les peuples, s'harmoniser toutes les institutions, s'utiliser toutes les facultés
5fi8 TAHLETTES DE LA GIRAFE.
et progivssor (outes les seiences; mais je n'en étnis pas moins entraîné
vers vous par Tatlraelion la plus passionnelle, et je...
— N'achoNoz pas! inteiTomi)ait Isoline avec solennité; ne me croyez
|)as étranp:ère à ces hautes méditations et ne soupçonnez pas mon âme
de se laisser séduire au\ appâts d'un naturalisme grossier. Fière de votre
destinée, cher Adhémar. je ne vois dans le sentiment qui nous unit qu'un
dualisme d'affinités que l'instinct respectif de cohésion a fini par confondre
dans un individualisme sympathique, ou, pour m'exprimer plus claire-
ment . que la fusion de deux idiosyncrasies isogènes qui sentent le besoin
de se simultanéiser. »
Là-dessus la conversation s'est continuée à basse voix, et je crois
pouvoir supposer qu'elle est devenue plus intelligible , car le jeune phi-
losophe rayonnait d'orgueil et de joie quand il a quitté Isoline pour ne
pas être surpris par le cornac de sa maîtresse. Te serais-tu jamais ima-
giné que cet abominable galimatias pût signifier /e vous aime dans une
langue quelconque? Si ce n'est là, cependant, la manière la plus com-
mode de parler, c'est assurément la plus distinguée, et il y a même des
beaux esprits très-vantés qui font profession de ne pas s'exprimer autre-
ment. Oh 1 (pril me tarde, mon ami, d'entendre \rdv\cr girafe
P. >. — Quoique renseignement élémentaire ne soit pas établi en
Girafie, et peut-être même parce qu'on n'y pensera jamais dans nos
solitudes, les caractères de cette lettre s'expliqueront d'eux-mêmes à tes
yeux et à ta pensée. Ils sont tracés sous mon inspiration par un bon-
homme de mes amis qui entend la langue des Animaux beaucoup mieux
que la sienne propre, ce (pii n'est réellement pas trop dire, et que je
recommanderai un jour à la douce indulgence. Le pauvre diable m'est
assez connu pour que j'ose affirmer qu'il s'est laisse» faire Homme parce
qu'il n'a pu faire autrement, et (pi il iiuiail abdicpie volontiers, si cela
eut dépendu de lui, les privilèges de sa sotte espèce, pour prendre la
peau de tout autre Animal, gnind ou j)etit. pourvu qu'il fût honnête.
La Girafe.
Pour iraduclion conforme :
Charles Nodier.
PROPOS AIGRES
D'UN CORBEAU
Ce qui est hors de doute pour moi, c'est l'infériorité évidente de
l'Homme sur tous les autres Animaux. Ne voyez, je vous en prie, dans
celte déclaration, aucune animosité mesquine et étroite.
Je suis un des rares Animaux contre lesquels l'Homme ne peut rien.
11 ne peut ni m'asservir ni m'atteindre; ma viande elle-même est trop
dure pour qu'il en puisse faire du bouillon... Cela dit tout, je suis
Corbeau.
C'est vous avouer que je vois les choses de haut. L'Homme m'est
indifférent et je ne le crains pas; je parle donc sans fiel et sous l'empire
(l'une conviction profonde. J'aurais le désagrément de porter des mous-
taches, une culotte et des bottes, que je n'en déclarerais pas moins
l'infériorité humaine, parce que cela est juste et vrai.
Et les Hommes eux-mêmes n'en ont-ils pas conscience, de l'état
déplorable de leur situation? ces pauvres êtres inachevés, mal conçus,
<iont l'activité du cerveau n'est point en équilibre avec leurs ressources
matérielles , dont les nerfs et les muscles ne sont point en harmonie.
Pauvres architectes sans maçons, qui s'usent à créer dans la fièvre des
plans impossibles que leur faiblesse leur défend d'exécuter. Pitoyable !
pitoyable! Croyez-vous, disais-je, qu'ils n'aient pas conscience de leur
infériorité? A quoi attribuer sans cela leurs plaintes éternelles, leurs
réclamations incessantes qui font ressembler le monde à une boutique de
juge de paix?
Moquez-vous, écrivez, inventez des fables, ô gens à moustaches!
vous n'arriverez à nous rendre, nous autres Bêtes, comiques et ridicules
qu'en nous prêtant vos vices et vos passions.
:)7o
l'HOPOS AU'.UKS DHN CDHHKVU
Mais vous nie failts pili»', pauvres parias du monde, qui ne pourriez
vivre sans nous. Que feriez-vous, je vous le demande, si aous n'aviez
pas la laine d<' mon eonfrère le Mouton pour vous faliri(iiirr kV^^ liahils,
la soie d'un autre de mes petits amis pour aous tisser des doublures
ehaudes, imperméables, et vous eonstruire des paia[)luies, ear vous ne
pouvez même pas supporter la [>luie sans tousseï', eraeher, éternuer,
''tre malades? Au moindre vent qui. moi, m'anime et me vivifie, votre
pauvre corps rose et dénudé frissonne et trend)le.
Tandis que je pareours l'espace, escalade les monta.irnes et fiyncliis
PROPOS AKIRKS D'UN CORBEAU. 571
les villes en deux volées, vous piétinez dans la l)oue des roules ou dans
la fange des rues. Je vous regarde souvent de Hi-luuit : vous êtes jolis a
voir, je vous jure! A cheval vous avez encore un sendjlant de dignité,
car le Cheval, qui est boiuie lîéte, vous prête un peu de la sienne, et
vous n'êtes Hommes qu'à moitié.
Savez-vous, ce[)endant, l'idée qui me passe par la tète lorsque je
vois un cavalier galoper par les chemins? Je me dis : Est-ce étrange!
voilà un imbécile en culotte qui se croit certainement supérieur au
Cheval qui veut bien l'emporter, et cela uniquement parce qu'il est
monté dessus.
N'êtes-vous pas moins fort que le Bœuf, que l'Éléphant, que... que
les Insectes eux-mêmes, qui enqxjrtent dans leurs j)attes des fardeaux
deux fois gros comme eux? N'avez-vous pas toutes les infériorités, toutes
les misères physiques? Une petite Mouche qui vous enti'e dans le nez ^a
vous rendre fou, un petit Cousin de rien du tout qui vous pique le front
vous défigure et vous fait gonfler. La piqûre d'une petite Bète deux cents
fois moins grosse que votre personne vous tue plus sûrement que vous
ne tuez une puce. Vous n'ignorez pas qu'il vous faut toute une nuit,
parfois, pour exterminer une puce, et bien souvent vous n'y parvenez
pas , ô roi de la création ! .
Vous êtes pâles derrière la grille d'un Lion , et vous avez raison , car
la moindre de ses caresses vous aplatirait comme une pomme.
Eh bien, oui, dites-vous; nous avouons notre infériorité physique,
peu nous importe : nous sommes rois par l'intelligence, et sur ce
terrain-là nous vous défions, Corbeau...
Votre orgueil m'amuse, messieurs! Vous trouvez-vous donc plus
adroits, plus ingénieux que l'Araignée, par exemple, qui à elle seule
tend des fils, tisse des toiles merveilleuses dont vous ne seriez pas
même capables de faire de la charpie, qui à force d'adresse, de force,
de ruse et de volonté vient à bout d'ennemis trois fois gros comme elle,
qui sait prévoir l'avenir, profiter des vents pour franchir les espaces,
fait des provisions, sait se choisir un gîte, attendre?... 3Iais, sac
à papier! qui de vous en ferait autant? Ètes-vous plus rusés que le
Renard, plus prudents que le Serpent?
Si l'on voulait poursuivre, on vous aplatirait de la belle façon ! Vous
parlez de votre cœur, et quand vous voulez trouver un symbole du
dévouement et de la fraternité, c'est encore parmi nous que vous allez
les chercher. Quelle est dans votre espèce 1^ mère qui se percerait le
PROPOS AIGUËS D'UN CORBEAU.
Iliino l'onimo lo lait (iiiotidicniiriiuMil le Pélican l)lanc? Quelle est la mère
(|ui acceiiloi'ait . coumu' la maman Kanf^nroo, lo lardean incessant de
0f.^>^^-^
ses fx?tits? Persuadez donc à vos épouses, messieurs les Hommes, de
faire ménairer dans leurs jupes, qui sont pourtant assez amples pour
cela, un petit réduit bien chaud, doublé en futaine, où leurs bébés
puissent se réfugier et éviter les refroidissements! Quelle est donc chez
nous la mère qui ne nourrit pas ses petits? Quelle est [)armi vous celle
qui y consente? Pitoyable, messieurs, pitoyable! Vous parlez de votre
tendresse paternelle, des sacrifices que vous faites pour élever vos
enfants. En effet, vous ne négligez rien de ce qui peut mettre en
évidence votre générosité, rien de ce que les autres peuvent voir n'est
PROPOS AIGRKS D'UN COHBKALl
()ul)lië par vous; mais les petits dévouements ignorés qui sont la vraie
tendresse, prétendez-vous (pie vous les possédiez? I.e moindre Moineau
vous en remontrerait sur ce sujet-là. N'est-ce pas lui, en ellel, tandis
que la femelle couve, (jui va au marciié, se diaii^e de la cuisine et
de tous les soins du ménage dont vous auriez iionte? N'est-ce pas lui
qui simplement, sans affectation, sans respect humain, remplace au nid
la femelle si cette dernière a besoin de sortir? Que de tendresse dans
(eut ce';i!
Y a-t-il un père dans l'espèce humaine qui voudrait faire la bouillie
de son marmot et le bercer pendant deux heures par jour? Vous croyez
avoir tout dit lors |ue vous vous êtes écrié : Les Betes font tout cela par
instinct. Eh ! par Dieu , oui . nos instincts sont supérieurs aux vôtres.
d7!»
rROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
voilà bien ce (jiio je prétends. Nous faisons tout naturellement ce qui vous
denuinile mille elVorls. Nos Rossignols chantent sans avoir été au Conser-
vatoire ; est-ce à dire qu'ils soient inférieurs à vos chanteuses? Mais chez
nous, dites-vous, la musique est un art; nous avons le contre-point!...
Et qui vous (ht que chez les Rossignols et les Fauvettes la nmsique
ne soit point un art dont ils jouissent tout autant que vous, quoiqu'ils
ne crient jamais bravo et ne fassent pas payer les i)laces? Vous possédez
le sentiment de l'association , de la famille, de la vie en conunun ! Pas
avec excès, ce me sendde. Je voudi*ais (pi'ii l'exemple des ]\larmottes
on mît sous clef la plus unie de vos familles et qu'on rol)ligeàt à passer
dans le silence et l'ondjre tout un hiver, nez à nez, côte à côte.
Vous me direz que p?ndant ce temps les IMarmottes dorment. On
n'en est pas tout à fait sur; mais croyez-vous que tous ces bons parents
enf.'rmés ensemble pourraient dormir, eux? Je m'imagine que le jour
où on ouvrirait la porte on trouverait pas mal d'estropiés. N'ètes-vous
pas de cet avis-là?
Vous vantez la finesse de vos hommes d'affaires, l'astuce de vos filles
d'opéra. Vous ne pouvez pas pas parler de ces êtres vicieux sans sourire,
parce (ju'au fond vous êtes émerveillés. Eh bien, mais, nos Rats, à nous,
ne sont-ils pas encore plus rongeurs que les vôtres, plus actifs, plus
infatigables? Non, cherchez bien, et vous verrez que même sur le terrain
des vices nous sommes encore supérieurs, parce que nos vices, à nous,
sont francs, complets, naturels, et que nous n'en tirons pas vanité.
Le Paon lui-même, que je n'aime pas beaucoup, pourtant, est
vaniteux en être intelligent. Il jouit de son orgueil , il le déguste et s'en
fait vivre, tandis que vous, vous en mourez. Tenez- vous à ce que je
vous parle de votre courage? Je le ferai volontiers, car je ne l'estime pas
in(inimeni. Comparerai-je votre bravoure à celle du Lion? Je ne le ferai
pas, n'est-ce pas? ce serait une plaisanterie. Parlons donc sérieusement
et prenons pour point de comparaison le Lièvre, le pauvre Lièvre, qui
symbolise pour vous la lâcheté. Examinons un peu le pauvre animal, et
nous aurons bientôt constaté que vous êtes plus poltron que lui.
Imaginez ce malheureux Lièvre ;i qui la nature a refusé des armes;
il a contre lui deux ou trois Chiens courants, quatre fois gros et forts
comme lui, armés de dents redoutables, et de plus ayant conscience
qu'en l'attaquant ils ne courent aucun danger. Il a en outre deux, trois,
quelquefois dix Bêtes énormes, vous, messieurs, défendues par une puis-
sante mousqueterie, furieuses, ardentes, et maladroites, heureusement.
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
L'astuce de vos filles d'opéra.
En face de celte année, le Lièvre fuit, le lâche! et voilà sa réputation
faite. Mais, ventre de Biche! vous fuyez bien, gros Homme que vous
êtes, devant une abeille qui vous poursuit.
Vous l'appelez timide, le pauvre Animal qui, traqué, poursuivi par
tout un bataillon, trouve encore la force de lutter, invente des ruses,
vous met sur les dents et parfois vous échappe, à vous autres, géants,
qui restez là, le fusil déchargé et la sueur au front.
Si cet Animal-là n'a pas de sang- froid, en vérité, qui donc en a?
Mais vous. Homme courageux, le jour où vous avez parlé pour la
5/b
I'ra)lM3S AIGUKS D'UN CORBEAU.
pivniièro fois à voire future femme, je vous vois d'ici, vous étiez trem-
hlant . les oreilles basses, les i,^enou\ en deilans, les jambes fléchissanles,
tcnanl pileiiseinent votre eliapeau !
Ils se moijuenl de tes allures, mon pauvre Lièvre!
C'est que je ne vois pas, ù roi de la création , le moindre terrain où
tu retrouves ta supériorité. Tu nous méprises, parce que nous couchons
en plein air, et que, toi, tu bàlis des palais; mais, qu'est-ce que cela
|)rouve, si ce n'est que nous ne craignons pas les rhumes de cerveau , et
(|ue tu les redoutes infiniment? J'ai vu tes villes, très-rapidement, il est
vrai, en passant au-dessus; mais je me suis aperçu immédiatement qu'à
côté des palais il y avait des ruelles sombres encombrées de masures. A
côté de gros bonshommes joufflus et roses, j'en ai vu de pâles et de bien
maigres, traînant la jambe et tendant la main. Et tu a[)[)elles cela, roi
de la création, une organisation sociale? Mais ton beau corps, société
humaine, est couvert de plaies horribles.
Dans nos royaumes de Bétes, nous ignorons la mendicité. 11 n'est
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
577
pas un Corbeau qui ne mourût de honte s'il fallait se mettre des lunettes
vertes et jouer de la clarinette pour attendrir la sensibilité des autres
Corbeaux et se faire nourrir par eux. Et croyez-vous de bonne foi que
r\ \
tous les mendiants qui nous promènent par les rues ne prouvent pas,
par cela même, qu'ils sont inférieurs de beaucoup aux Animaux qu'ils
exhibent?
73
078
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
Qiiaïul nous ne ii:aiinons plus notre vie nous-mêmes, nous autres
Bètes. nous mourons. Je ne crois pas qu'on puisse rien trouver de plus
beau que ce genre d'organisation sociale.
Voyons, sur quel leri'ain maintenant porterons-nous la discussion?
car, si je n'ai pas toul <lil,,i"ai liàte d'en Unir, n'ayant pas, grâce à Dieu,
l'habitude de me servir de mes |)lumes poui* noircir du papier.
Ah! j'y suis; il vous reste le royaume des arts, ce sentiment artis-
tique dont vous jiri'lendez avoir le monopole, et qui est comme un des
(juatre pieds de voti'c tivuie. Et de quel droit prétendez-vous (|ue nous
ne sommes ni artistes ni poètes? Qui vous dit que le lîœuf, qui s'arrête
silencieux au milieu du sillon et regarde, ne jouit pas quand le ciel est
|)ur et (pie la prairie verdoie? Qui vous permet de juger des sentiments
intimes que nous éprouvons en j)résence de la belle nature, dans l'inti-
mité de laquelle nous vivons incessamment? Qui vous dit que l'Insecte
au\ ailes d'or, qui se pose sur sa fleur, ne l'aime pas et ne la trouve
pas belle, n'en jouit pas en artiste, en amant? Qui vous dit que l'Oiseau
qui chante ne soit qu'une machine à rendre des sons, et que votre âme
humaine ait absorbé la nôtre tout entière?
"S^^^^'s" '~>^'^ - ■
Vous ai-je raconté ce que j'c'prouve, moi. Corbeau, lorsque le gros
nuage approche, (pie l'ouragan me pousse et que je lutte, que la tempête
me bat les flancs, que j'aperçois au loin le ciel qui se déchire, les forets
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
570
qui plient et grincent, que tout ce qui vit au monde, à commencer par
vous, se cache, tremble, s'abrite, et que moi, les ailes étendues, plus
noir encore que l'orage, plus noir et plus entêté, je plane et je jouis?
Qui vous dit, morbleu! que je ne trouve pas cela beau? •
Ah! tenez, monsieur le roi, qui vous cachez sous vos culottes ,. vous
êtes un bien drôle de petit bonhomme.
Gela dit, je signe et appose mon cachet.
J'ai l'honneur de vous saluer.
Gustave Droz.
SOUVENIRS
VIEILLE CORNEILLE
FRAGMENTS T I R K S D'UN A L B L M D K \ O \ A G E
Non animum mutant qui trans mare currunt.
— HOKACE, Epilres. —
Venez à nous, nous savons tout.
— Les Silènes à Ulysse. —
SOMMAIRE.
Pourquoi voyagc-t-on? — Un vieux Château. — Monsieur le Duc et madame la
Duchesse. — Une Terrasse.— Un vieux Faucon. — A riioi tiknt lk coEin d'un Lkzabd.
— Suite de l'histoire des hôtes de la terrasse. — Faites-vous donc Grand-Duc! — Une
Carpe magicienne. — Comment un Hihou meurt d'amour. — Où madame la Corneille
reprend la parole pour son propre compte. — Conclusion.
Va (r;il)oi(l. |toiiiïjiioi
voyji.irf'-t-on .' Le repos nCsl-il pas
ce qu'il y ;« fie iiicillciir nu inonde^
Kst-il rien (|iii Njiillf fjii'on se dé-
niu'M' pour- VhïU'i cherclicr ou pour
l'éviter? Ne dirai t-fjn pas, à voir l'air et la terre incessamment traversés,
qu'on gagne quelque cho.se à se déplacer.»
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 581
Les uns courent après le niieuv (|ue personne n'atteint, les autres
fuient le mal auquel j)ersonne n'échappe. Les Hirondelles voyaii:ent avec
le soleil et le suivent partout où il lui plaît d'aller; les 3iainioltes le
laissent partir et s'endorment en attendant son retour, sur la foi de cet
adaije (pie le soleil, ce cpii pour elles est la fortune, vient en dormant.
Mais des unes, beaucoup partent, et bien peu reviennent : l'espace est
si vaste et la mer si avide ! Et des autres , beaucoup s'endorment et
[)eu se réveillent : on est si près de la mort, qui toujours veille, quand
on dort! Le Papillon voyage pour cette seule raison qu'il a des ailes;
l'Escargot traîne avec lui sa maison plutôt (pie de rester en i)lace.
L'inconnu est si beau ! La faim chasse ceux-ci, l'amour pousse c(Hix-là.
Pour les premiers, la patrie et le bonheur, c'est le lieu où l'on mange;
pour les seconds, c'est le lieu oîi l'on aime. La satiété poursuit ceux
(jui ne marchent pas avec le désir. Enlin le monde entier s'agite ; dans
les chaînes ou dans la liberté. cha(;un précipite sa vie. Mais pour le
monde tout entier comme pour rÉcuieuil dans sa cage, le mouvement
ce n'est pas le progrès : s'agiter n'est, pas avancera Malheureusement
on s'agite plus qu'on n'avance.
Aussi dit-on (pie les plus sages, pensant que mieux vaut un |)aisil)Ie
malheur qu'un bonheur agité, vivent aux lieux (pii les ont vus naître,
sans souci de ce qui se passe plus loin que leur horiz(m , et meurent,
sinon heureux, du moins tian(piill(\s. .Mais ([ui sait si cette sagesse ne
vient pas de la sécheresse de leur cœur ou de l'impuissance de leurs
ailes ?
Personne n'a mieux répondu à cette question : « Pourquoi voyage-
t-on ? » qu'un grand écrivain de notre sexe. (( On voyage , a dit George
Sand, parce qu'on n'est bien nulle part ici-bas. » Il est donc juste
que rien ne s'arrête, car rien n'est parfait, et l'inuBobilité ne con-
viendrait ([u'à la perfection.
Pour moi, j'ai voyagé. Non pas (jue je fusse née d'humeur inquiète et
voyageuse; bien au contraire, j'ahnais mon nid et les courtes pro-
menades.
<( A quoi bon ces interminables considérations au début de votre
récit? me dit un de mes vieux amis, mon voisin, auquel il m'arrive
1 S. La Valette (Fables).
SOLVKMUS D'INK VlKll.l.K COUM'JLLK.
parfois (lo (leinandiM' coiisoil . on me icservant toutefois do ne Pair
(|U0 IV quo jo vou\. (!o nos! pas |)ar(V (juo vous vous occupe/ de plii-
losopliit". d'arclicolouii». d lusl(»ir(>. de p!i\siolo;;ic . etc.. cic.. cpii
vous faut donnci" de toul cela ii vos lecleuis autan! (pi'il vous cou-
vioul d en prendre poui* vous-uiènie. Vous pass<MV/. pour une pédante,
pour un pliilosoplie enipknné ; on nous l'cuNcrra en Sorbonne, et.
(pii |tis est. on ne M)US lira i)as. .N"all(>/-\oiis pas i'aii'e un résumé
scrupuleux de loul ce (jue vous avez vu el |»ense (le|)uis (an(()( ceni
ans «pie vous «"(es au niond«'. jusiilier voire lilre enlin. el joindre
au tort «l'avoii- use vos ail«^s sur toutes les .grandes l'outes le tort
liien plus iirand de \o\a.::«'r sérieusement sur le papier? (Iroyez-moi,
si \ous Adule/. |)laii'e. ayez de la raison, de lespiil . du senliuïent,
de la passion, connue par liasar«l ; mais f/anlcz—rotis d'oublier la folie '.
Ia' siècle des Colond) est passé : on n a pas hesoin de découvrir un
nouveau monde pour s'intituler voyai^eur. on l'est ii moins de frais. On
découvre le lieu où l'on est né, on «K'couvre son voisin, on se découvre
soi-même, ou l'on ne découvre lien du (oui; cela vaut bien mieux,
cela nit-ne moins loin, el . Dieu nous le pai'donne ! cela |)laît autant.
r'.ontez donc, contez. (Ju'importe ««jnunent vous contiez, pourvu (|ue
vous contiez? le temps «si au\ lùstoriettes. Imitez vos contem|iorains.
ces illustres V(jya.ireurs . «pii datent des (piatie coins du itlobe lems
impressions écrites bravement sur la paille ou sur le duvel du nid
paternel ; faites comme euv. A propos de voya.a^es, parlez de tout, et
de vous-même, et de vos amis, si bon vous semble; puis mentez un
peu, et je vous promets un honnête succès; de i^randes erreurs et
d'imperceptibles vérités, c'est ainsi «pi'on bâtit les meilleurs ou vrai2;es.
On ne vous admirera pas, on ne vous croira pas, mais on vous liia.
Vous êtes modeste ; que vous faut-il de plus ? »
Ces réflexions m'arrêtèrent un instant. Le conseil j>ouvait être jjon
et semblait, en tout cas, facile à >uivre; mais ma conscience l'empoita.
" On ne fait pas ce qu'on veut, on fait «c «ju'on peut et ce qu'on doit
surtout, répondis-je; je suis une Oirneille d honneur, je ferai de mon
mieux. Si vous n'avez à me df>nner «jue <U'< conseils comme ceux-là ,
je serai heureuse qu'il vous plaise de les i^'arder pour vous.
— Soit, je me tais, » me dit en s'inclinant j)rofondémenl mon inlei-
IfKUt^ur un peu piqué.
' Goottie.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 583
Je lui rendis sa li'vt'i'fncc. ol je i'(>|iris la iihiiiic.
On k' sail. je suis une vieille (lonieille. Si \ieille ([ue je sois, cl je
le suis assez pour ne jilus songer ii caelier mon àiie. je me souviens
d'aNoii' été jeune, oui jeune, (juoi ([uen disent les Élourneaux mes voi-
sins, aussi jeune qu'eux assurément, mais moins étourdie peut-être et
moins oublieuse de ce (pfon doit de respect ii la vieillesse qu'on hono-
rerait davantaiîc, si Ton soni;eait un peu (juctre vieux c'est être en
train de mourir; la mort ari'ive h la lin de la \ieillesse j)our la relever
et l'ennoblir.
Jai donc été jeune; jeune, heureuse et mariée. Jeunesse et bon-
heur, je perdis tout le même jour, il y a cinquante ans, en perdant un
mari adoré.
Jour alTreux ! (|ue je n'oublierai de ma vie. Le vent soufflait avec
violence dans les dentelles du vieux clocher. Le tonnerre roulait avec
funnir sous le ciel obscur. La sond)re cathédrale tremblait sur ses fon-
dements, connue si elle eût été animée |)ar l'épouvante. La pluie froide
tondjait i)ar torrents, et. pour la j)remière fois, menaçait de .gagner
notre nid. si bien caché qu'il lut dans un des plis du manteau de la
cathédrale de Strasbourir. a Je vais mourir, me dit d'une voix affai-
blie, mais résolue pourtant, l'époux cjue je pleure, je vais mourir!
adieu! Si ces pauvres petits pouvaient se jiasser de toi, je te dirais de
mourir avec moi, et nous nous en irions ensemble là-haut, plus haut
que le soleil ! La mort n'est rien pour celui cpii compte sur l'éter-
nité ; mais il faut \'\\\v (piand on peut être I) )n ;i quelque chose sur
la terre. Vis donc, et prends courai-e. (iarde de moi un bon souvenir.
Pauvres petits! ajouta-t-il; cela te fera plaisir de voir pousser leurs
j)lumes. »
Ce fut son derniei' mot. J'étais veuve!
On ne voit jamais le bout du malheur, le nu'en pouvait grandir
encore. Huit jours après, je n'avais plus d'enfants : ma nichée tout
entière périssait sous mes yeux.
Ce qu'il y a d'affreux dans ces maux sans remède, c'est qu'on n'en
meurt pas et qu'on s'en console.
58.'i
SOUVENIRS D'UNK VIEILLI". C0R^E1LLE.
' K>
l-r « iiiy' '\
t'-TfTr?-
Jo fciillis (Icvfnir (MIc. On fiiiii^nit [K)ur mes jours. ]\hiis on mCr)-
toura, mais on mobscda. ot jcns lii lAclioté «le ronsonlir h viMc.
« Vovairf'z. nie dit alois une vieille (ji:o.i:iic (|iii a\ail soijL'né mon
mari cl mes enfants pendant leur maladie ; ^o^ai:e/.. Vous |)artirez
inconsolable, vous reviendrez ealme. sin<jn (•onsoi(-e. (:ond)ieu de dou-
leurs sont restées sur les ^nands eliemins 1 »
Cette Citroime était connue [joui- sa (idelile ii tous les bons senti-
ments, mais la prati(jue du monde l'avait enduicie. Cette parole me
parut impie, et je la laissai sans réponse.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 585
Quehjues Coi'liciiux. de ('eux (|iit' mon iii;iri ;i\ail le plus jiiiiiés,
joit!;nirent alors leur voix à celle de riinpassihle Cii^oi^ne, et pendant
quehjiies jours je n'entendis rien autre chose que ceci : « Partez, par-
tez, » me disait-on de tous côtés.
Mon cœur se brisait à la pensée d'abandonner ces pierres vénérées
où je les avais tous vus vivre, ni'ainier et mourir ; oii, en dépit de ma
raison, j'espérais toujours les Noir rcpai'aitre, car il faut des années
pour ci'oire ;i la mort de ceu\ (ju'on aime... 0 terre! oîi vont les morts,
et (jue fais-tu d\Mi\? Mais le moyen de souiïrir à sa guise au milieu de
i;ens qui se cioiciit Icnus de vous consoler?
Je partis donc, je partis pour être seule, pour pleurer à mon
aise.
Pendant cinquante ans, je dois le dire, je ne me suis ni arrêtée ni
consolée. Mais, hélas ! faibles que nous sonunes! nous ne savons même
pas pleurer éternellement. La sceptique Cigoii;ne avait dit vrai. Et a|)rès
avoir pleuré, pleuré longtemps, ma chère douleur m'échappa peu à i)eu.
A quoi sommes-nous fidèles?
Vie errante
Est chose enivrante.
Du moment où je ne voyageais plus que pour voyager, et qu'en haine
du moindre repos, pour ainsi dire, je pensai à cette maxime d'un grand
moraliste : « On ne voyage (pie pour raconter; » « Pourcjuoi ne racon-
terais-je pas? » me dis-je aussitôt.
Ce tut ainsi que je pris d'abord une note, puis deux, puis trois,
puis mille. A mesure que l'occasion s'en présentait, et j'avais soin
qu'elle se présentât souvent, je racontais mes voyages aux Oiseaux
qu'un peu de curiosité rassemblait autour de moi. Je m'eiïorçais de
parler clairement et de dire honnêtement ii chacun ce qui p.juvait lui
être utile et agréable; je voyais bien qu'on m'écoutait, mais on ne
me louait pas encore, et chacun semblait craindre de hasarder son
suffrage. A la (în, un Oiseau (qui, à la vérité, n'était pas de mes amis)
se risqua et dit tout haut, avec une grande assurance, que mes contes
étaient bons. C'en fut assez, leur fortune était faite; bientôt mes récils
74
5811
SOlNKNinS 1)"IM-: MKILLK COHNKl LLK.
Je pns d'abord une note, puis deux, j)uis trois, puis mille.
|ja>.>«.'rc'iit, volcrenl de hcc en Imt. (| je lo rcdouviii |);iiImiiI. .1 m rii>
flattée.
Quand on a une fois i,'OÙté de la louani,'e, on en vienl a lainier, si
peu (juon la niérile, ou si |>eu quelle vaille et qu'on l'eslime. Je œn-
linuai donc.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 587
Un vieux Château.
Il était iino fois un vieux chriteaii...
(J'ontrc eu matière eonime les vieux conteurs, mais pourtiiioi non?
Ne suis-je pas contemporaine des liistoires qui commencent comme
celle-ci ?)
Il était donc une fois un vieux château, le château de ***,
dont je ne puis dire le nom, pour des raisons que je dois taire
aussi.
Dans le temps où il y avait en France ce qu'on appelait des
chàteau\ forts, ce château avait été un château fort; c'est-à-dire
(|u'il avait vu pendant sa Ionique vie tout ce que les châteaux avaient
coutume de voir dans ces temps-là. II avait souvent été attaqué et
souvent défendu, souvent pris et souvent repris.
Ces choses-là n'arrivent pas à un château, si fort qu'il soit, sans
(pi'il en résulte pour lui de notables altérations ; aussi n'assurerais-
je pas qu'à l'époque dont je parle il eut rien conservé de sa pre-
mière architecture.
Il me suffira de dire (ju'après avoir été pris et saccagé pour la
dernière fois à la révolution de 93, qui épargna peu les châteaux,
il fut bien près d'être restauré après celle de 1815, qui leur fut
meilleure, à ce qu'il parait. iMalheureusement pour ce château, ce
fut au moment oii sa fortune commençait à se refaire qu'arriva cette
fameuse révolution de 1830, {|ui vous a été si longuement racontée par
rhonnète Lièvre dont les touchantes aventures ouvrent ce livi*e.
Le vieux manoii'dut alors sortir de noblesse. 11 dérogea et fut vendu
à un bancjuier. L'n bancpiiei' est un Homme qui est tenu d'avoir de l'ar-
gent, mais qui |)eut à toute force manquer tie connaissances archéolo-
giques. Aussi l'acheteur financier, tout en voulant du- bien à sa nouvelle
propriété, lui porta-t-il le dernier coup.
Il y mit les maçons !
En moins de rien les trous furent bouchés, les murs blanchis, et au
moyen d'une terrasse (renaissance ! ) qu'on crut mettre en rapport avec
ce qui restait, la chapelle ell^-mème fut utilisée, et profanée! On en fit
588
SOLVEMRS D'INE VIEILLK COUNEILLK
S>^^^^^^^ -r^
^^'■t^^CS-^r.
Un banquier.
'uno (le ces caû:es à coiiipiirliiiicnls dans lesquelles les hommes emprison-
nent volon Un' rement les trois (juiiils de leur existence, en haine sans
doute de ce que Dieu a (ail pour ses créatures : le ciel, l'air et la
liJjerte.
Pourtant ranti(jnc castel ne fut pas rehàli dans son entier-. \y ban-
quier s'ét<iil conl«'nlt'. en Ilonnne qui sait le pii\ de I aii^ciil. d"en
relever une partie seuletnent. Tous les styles d'ailleurs fuient mêlés
•selon l'usage ; les étages sufx;rieurs étaient d'architecture romane, et
les étages inférieurs d'architecture gothique ; ce (pii pouvait doimer à
entendre qu'on avait hàti les toits d ab;>i'd et les fondements tout ii
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 580
In lin. (les l»ailt;iiisiii('s Icroiil. je rcsprrc. IVciiHr lous les ju'clii-
terles, et aussi les (iaslois. au\(|ii('ls l(S iloimiic^ oui Noié k's élé-
ments (le leur sévèie arehileeluie inzaiiline.
Ceci n'einpecha pas que eede reslauralion IjDuriicoiM' lit i^iaiid lniiil
dans le pays, el beaucoup d'iionneui- au iiiarou (pii avait si inlie|)id('-
inent mené à lin cette œuvre d'artiste.
Le reste fut heureusement abandonné, ou, pour inieuv diie, sauvé.
Ce lut ainsi (pic ce pauvre vieux château perdit son caractère de
vieuv château, cl (pi après avoir été habité autrefois par des comtes,
par des [)i"inccs. et peut-être bien [)ar des rois, il était (levenu une
sorte de maison de canipai^ne (pie ses nouveau\ |)ropi'iétaires daii^naient
à peine visiter.
Je l'ai dit. je suis née dans le iji-and poitail de la caihédrale de
Strasbourg, ce diamant de l'Alsace, entre les llanunes de pierre qui
soutiennent de leurs lobustes étreintes l'image du Père éternel. Quand
on a eu un pareil berceau, cjuand (Ai a été élevée dans le respect des
vieilles cIkjscs, on ne peut voir, sans crier au blasphème, rim[)iété de
ces Honnnes qui détiuisent elfrontément le peu de bien que leui's pères
avaient su faiie.
Du reste, la partie restaurée avait trouvé des h(jtes dignes d'elle.
Elle était habitée par des Chouettes et par des llijjoux, qui, se
voyant sur une teirasse toute neuve, se donnaient des airs de grands
seigneurs, les plus risibles du monde, et se faisaient appeler sans pudeur
monsieur le Gi'and-Duc er madame la Grande-Duchesse par les pauvres
Chauves-Souris (|ui les servaient.
J'arrivai un soir à ce château, très-fatiguée, après toute une jour-
née de vol forcé. J'étais de la i)lus mauvaise humeur, de celle que l'on
a contre soi-même autant (pie contre les autres, ce (ju'il y a de pis
enfin. J'avais été tout à la fois poursuivie par l'ennui, (jui nesl autre,
je crois, que le vide du cœur, et inquiétée par un de ces chasseurs
novices qui ne respectent ni l'âge, ni l'espèce, et pour lesquels rien n'est
sacré. Le hasard voulut (jue je m'abattisse sur la balustrade de la terrasse
dont je viens de parler, dei-rièi'e une rangée de vases Louis XV, du sein
desquels s'élevaient les tristes rameaux de (piekiues cy{)rès à moitié
morts.
Minuit sonnait !
3Iinuit ! Dans les romans il est rare que minuit sonne impunément;
mais dans un récit véridique, comme celui-ci. les choses se passent
5-.)0
SOLVKMUS D'LM: VIKILLK CORNEILLE.
Un de ros cliassours novices pour lesquels rien n'esl sacri"-.
(IV)nlinnirf' plus >iiii|il('iii('iiL 1*11 les douze coups me ijippclri'cul sciilc-
iiicnt qiio j<' fcniisliicii dr me coikIici-. si je \(iul;iis rcpnilir de Itounc
houie. — Je iiio coinli li donc
Monsi'nr le Duc <l madaim; la Duchesse. — l.rif; Terrasse.
inllais m*on(Ioriiiif. (juiind je (rii> m iifxTffVfjir quo jf n'étais pas
s^'ule .>ur la terrasse : j rntivNis en clïel. ;) l;i liiililc claiir des étoiles,
un IIIUmi rpii enveloppjiil .::idjiiiiriieiil djni> I une de ses niles une (lliouede
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 591
d'assez lionne ii^parcncc. liindis (|u"il se (Icjipiiil avec l'aiiliv coinnie un
héros (Topera dans son manteau.
En pivlanl un peu Toreille, j'enteiulis qu'il s'ai^nssait de la lune, de
la nuit ])rune. etc.; tout cela se disait ou se ehantait sur un air passable-
ment lamentable.
Pauvre lune! s'il lallail en ei'oire les amoureux, tu n'aui'ais été l'aile
(pie poui' eux.
Pour rien au monde je n'aurais voulu être indiserèle ni prendre une
hospitalité ([ui ne pouvait i!;uère, d'ailleurs, ni'ètre refusée. Je m'adressai
donc poliment à une Chauve- Souris de service ([ui vint ;i passer. « Ma
bomie. lui dis-je, veuillez faire savoir ii vos niaitres (pi'une (lorneille de
cent ans leur demande l'hospitalilé pour une nuit.
— Qu'appelez-vous votre bonne? me l'épondit la Chauve-Souris
d'un air pi(iué ; appi'enez ([ue je ne suis la bonne de personne. Je suis
au service de madame la Duchesse, et j'ai l'honneur d'être sa première
camériste. Mais qui ètes-vous. madame la Corneille de cent ans? de quelle
paît venez-vous ? comment vous annoncerai-je ? (luel est votre titre?
— 3Ion titre '^ repris-je. Mais je suis très- fatiguée, j'ai besoin de
repos, et je ne saclie pas qu'on en j)uisse trouver un meilleur |)oui*
demander ce ([ue je demande, le droit de dormir sans aller plus loin.
— Voilà un beau titre en eiïet, me répliqua la sotte pécoj'e tout en
s'en allant. Croyez-vous ([ue les grands persomiages, connue il en vient
au château, soient jamais fatigués? Ils n'ont lien ;i faire et volent tout
doucement. »
Au bout d'un instant, je vis arrivei' une autre (Chauve-Souris.
Celle-ci, n'étant encore ([ue la troisième des Chauves-Souris de ser-
vice de madame la Duchesse, était moins impertinente (|ue la |)remière.
« B(jn Dieu ! me dit-elle, la premicTC camei"iste vient d'être grondée à
cause de vous. Madame chantait un nocturne avec monsieur, et dans ces
moments-là elle n'entend j)as qu'on la dérange : madame vous fait dire
(juelle n'est pas visible. D'ailleurs, madame ne reç(jit ([ue des personnes
titrées, et vous n'avez point de titres.
— Que me contez-vous là? lui dis-je; n'ai-je pas des yeux pour voir
(jue votre Grand-Duc n'est (ju'un Hibou, et (|ue votre Grande-Duchesse
n'est qu'une Ciiouette, à laquelle ces hautes mines vont fort mal?
— Chut ! me dit à l'oreille la Chauve-Souris qui était un peu
bavarde, et parlez plus bas ! Si l'on savait seulement que je vous
écoute, je serais chassée, et peut-être mangée. Depuis qu'ils ont quitté
592
SOUVENIHS D'I M-; VIKILLK COUNKl l.LK.
mW
Madame la Duchesse chante un nocturne avec monsieur le Duc, et, dans ces momcnts-Ii,
elle n'entend pas qu'on la dérange.
ht faliri(jtio oii Iciii' m»iiI ncdiics Iciiis jMciiiirrcs [iliiiiifs, mes iiiaîtros ne
rèvont (jne irrandcurs; ils iiicnrciil d'cnvio de s'iinohlir. On parle de
rerreuser les fossés et les irreiionillcres, de refaire les |>onts-levis et de
redresser les lourt'llcs. <•! ils (siicrcnl dcxciiir iinlihs iioiii' de hon au
niilieu de ees attributs de la nolilesse. Mais. Iiali ! Tliahit ne fait j)as
le inf)ine, et le ehjTiteau ne fait pas le noble. Du reste, ma bonne dame,
volez la-bas. a droite, vous \ (rouxcrc/ lc> niirics du \i('ii\ cliàlcau. cl
vous y serez tout aussi bien (ju'iei. je nous assure.
— Des ruines! nréeriai-je. il > ;i des ruines jucs d iri. il reste
quelque ehose du vieux cliàteau. cl j'aurais pu passer la nuit sur eettc
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 593
vihiiitc I.MTassr (|ui iiii ni sInIc. ni .-liiiidciir. ni souvenirs! Mq\v\, ma
licllc. Notre iiiaîlrost' l'iiil l)i(Mi (\'v[\v une sotlc ; ii riicurc (|iril csl. je
nai (\u'l\ me louei' d'elle. »
Va\ \ei'ile. rien n'est plus boullon (|ue les |)ietentii)ns de ces nobles
de eonlrebande. Je laissai là ees Oiseaux ridicules, celte maison badi-
jLtcoimée. et ]>ien m'en prit.
Sans doute, du vieuv château il était restt' peu de ciiose, mais j'au-
rais doimé viniit-cinq châteaux restaurés comme celui que je venais de
quitter, pour une seule des pierres du vénéiable njur sur lefjuel j'eus le
bonheur de me poser.
L'admirable vieux mur !
Est-il au monde lien de plus touchant (|ue ces débris immortels (jui
témoignent si éloquemmenl du tort que ce qui est fait chaque jour à ce
(jui a été ? Conunent peut-on hésiter entre les vieilles choses et les nou-
velles '} î,e présent est-il autre chose que le Singe du passé * ')
In vieux Fixucoii.
Ce su|)erbe vieux nmr entourait une com' vieille aussi. LIne vi.une
vieriic end)rassait de ses vertes pousses tout un |)an de la mmaille. Des
scolopendres, des lis et des tulipes sauvai^es croissaient entre les mar-
ches tl'un perron délabré (|u'un lierre recouvrait en partie. Les hum])les
fleurs blanches de la ])ourse-ii-pasleur. les boutons-d'or. les iriroflées
jaunes, l'œillet rouiieàtre. le pâle réséda, les vipérines bleues et roses se
Taisaient jour entre les dalles et disj)utaient la terre aux mousses, aux
lichens, aux liraminées. aux ronces et aux orties.
Des i:;ueules-de-loup. i\e> perce-pierres et les touffes hardies des
coquelicots couleur de feu vivaient au nu'Iieu des décombres qu'elles
semblaient enflanmier.
Oii l'Homme n'est plus, la nature reprend ses droits.
Cette vieille cour appartenait à un vieux Faucon qui n'avait pas
grand'chose, parce que les révolutions l'avaient ruiné, mais qui don-
* Joaa Paul.
59/
bOLVtMRS D'UNt: VIKILLK CUUNEILLE.
liait loul ce (|U il avait cl \i\ail |)aiiM('iiiciil . mais noidcinciil , laisanl
volontiers les lionnciiis de sa cour aux aiiiiiiau\ c^arcs; aussi clail-
cllo toujours <'ncoMiltrcc de b'tes à toutes pattes, ii tout |)oil et ii toutes
plumes, (Je Rats sans ressources, de 3Iusaï'aii:nes et de Taupes attar-
dées, de Grillons, de Cigales et autres musiciens sans asile ; (pielques-
uns même s y étaient fixés ii demeure. Les Pierrots n'y nian(juaient f)as,
et un Mulot très-entèté <'lait |»aivcmj. niali:i('' foules les didicullés (jue
lui avait présentées la n;ilinc cjiicairc d Un icnain sliatilic', à se
creuser sf>us une dalle un trou loit profond.
Ije digne seigneur était allie au\ esjx ces le> plu> nohjes de iMance,
et comptait des Phénix, de- Merlettes et des llefnnnes dans sa lamille.
C'était un vieillard encore sec et ^igouI(■u\. Jl y avait dans tout»;
sa personne cette grâce naturelle et inijjosante des Oiseaux de grande
race, cette simple majesté qui. dil-on. de\ient de jom- en joui- phis rai'c;
SOUVENMRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
595
Et un Mulot Irùs-entèté était parvenu à se creuser, malgré
toutes les diflicultés , etc.
et quand la goutte (cette maladie des nobles, qui s'est fait peuple comme
le reste, et qui a eu tort) lui laissait quelque répit, il fallait l'entendre
raconter ses prouesses d'autrefois; alors sa haute taille se redressait, son
œil brillait comme l'œil de l'Aiiile et semblait délier le temps iui-n)ême.
« Un jour, (disait-il souvent), et c'était là un de ses i^lorieuv sou-
venirs, un jour j'échapi)ai au page qui me portait, et je chassai libre-
ment pendant toute une semaine. Ah ! j'étais le premier Faucon de
France ! Aussi , (juand je reparus , ma belle maîtresse fut-elle si aise de
me revoir qu'elle me baisa de toute son âme en me remerciant d'être
revenu. Le pauvre page avait été grondé, mon retour lui valut sa
Hélas! plus de chasses, plus de fêtes brillantes, plus de fanfares,
plus de triomphes, plus de ces grandes dames si regrettées aujourd'hui,
de ceux même qui n'ont jamais pu savoir de combien elles l'emportaient
sur celles d'à présent, ni par conséquent pourquoi elles sont si regret-
tables.
590
SOUVENIRS D'LNE VIEILLE CORNEILLE.
Au lif'ii (le tout ( chi . (les chasses sans iioiiijx'. des cIkissouis en
lunettes, les chasseurs du jour enfin, (jui vont î« la ciiassc sur les i<ranles
routes et jettent leur jMiudie au\ moineaux; et enfin, au lieu de ces
paires dorés Cjui le j)orl;ii<'iil au poiDi:. pour tout sci'vilcur, dois-je le
«lire.* un pauvre Sansonnet I
Appfs tout . mieux vaut peut-(Hre pour page un Sansonnet que pas
île pa.ee du tout, (ji Sansonnet était bien le i>lus drôle d'Oiseau qui se
puisse voir ; vieux, cassé, bavard, fantasque, mais bon, mais dévoué
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
597
et clomesliquQ pur tempéra mont. Il avait appaiteiiu au sacristain d'une
petite éiïlise voisine, et, en vertu sans doute de ce proverbe, qui dit tel
maître tel valet, il avait fini par ressembler à son maître, et avait pris
des airs d'église, qui donnaient à sa figure et à son accent je ne sais
quoi d'humain et de béni, dont l'efTet provoquait, quoi (pi'on en eut, un
fou rire.
Devenu liljre à la mort de son pi-emier maître , il était resté tiiste-
ment perché sur sa cage pendant quatre grands jours , se contentant de
gober tristement quelques mouches au passage, et ne s'était envolé
qu'après avoir eu le temps de se convaincre que les morts ne reviennent
pas.
Ne sachant que faire de sa personne, il était venu, rien que pour
l'amour de la domesticité, offrir ses services et le respectueux servage
de son cœur au vieux Faucon qui les agréa. Dès les premiers jours , il
s'était pris d'une affection sérieuse pour ce vieillard qu'on aimait rien
qu'à le voir. L'excellent serviteur, qui savait bien que noblesse oblige,
faisait de son mieux pour tenir sa cour sur un grand pied. S'il est triste
d'être pauvre, il l'est encore plus de le paraître. Nouveau Caleb, il
598 SOLVEMRS D'UNK VIEILLK COHNEILLL:.
se iiuilti|iliail. parlai! à tous ol volait pai'tout îi la fois. « Jo suis le seul
ilonie>li(iue de mon inaîtiv. disait-il ii tous les nouveaux venus ; à (juoi
[ion s"end>an"asser de laiil d(^ i^cns ? noire maison en esl-elle moins
noble? » il était notoire (juil servait son niaîliv pour rien; mais (|uel(|ues
inéeliantes lanirues disaient (pie le vieux noble avait sans doule enloui
(pielipie |iait un (rt'sor. e( eonlie son secret il son domeslicpie. (pii s'en
emparerait ii sa moi't. lîien n'clail plus l'anx; mais le dcsinli'i'essement
est si rare qu'on ny eroil pas.
i.e \ieux mM'n ilcur \ ixail axcc une ('conomie cxlrrmc : il apportait
il son maître la nouriituie (piil allait chercher au loin, il ne man,:;eait
qu'après lui. el disait (piil avait niani;é auparavant quand il ne restait
rien. H a\ait eu le bonheur de Irouver sous la marche du |)eri()n
une espèce de .^Millaire ii la vue (bupiel, en Oiseau (pii a aimé sa ca.ire,
le pauvre Sansonnet avait bondi de joie; et tous les soirs, sans y man-
(piei\ notre vieux serviteur s'allait j)ereher derrière ce bien-aimé .:.M'illai;:e,
heureux de se croire proté.w par ce simulaci'e de prison.
Quand j'arrivai, le seiviteur donnait, le hiaîlre dormait, tout le
mon<le dormail. .l'en lis autant.
Le lendemain, je fus reçue par mon hôte a\ec une si ex(|uise i)oli-
tesse. que je crus un instant avoir retrouvé ce b;)n vieux lenqis où les
Oiseaux étaient si polis et les Corneilles si fêtées.
« Vdus èles elle/ vous. i> me dit-il
Cette ruine el moi nou> nous allions >i bien, il y avait entre nous
des rapf)orts si sympathiques, que j'acceptai lonVe de l'aimable \ieill;ii'd
et fjue je pris ii l'instant même la résolution île rester, chez lui pendant
quelque temps.
Autour de moi tout é'Iiiit \ieux. j('tais heureuse f)U peu s'en faut.
Je passai mes jours ii parcourir les environs, à en rechercher les beautés
et à questionner les habitants de ces campa.irnes. Ces Oiseaux des champs
savent sfjuvent, sans s'en douter, beaucoup de choses qu'on demande-
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
599
rait en vain aux Oiseaux des villes. Il semble que la nature livre plus
volontiers à leur foi naïve ses sublimes secrets. N'est-il pus vrai de dire
que ce que nous savons le mieux, c'est ce que nous n'avons |)as
appris?
C'est pendant ce séjour que j'eus l'occasion d'étudier les mœurs d'un
F.ézard, dont le bon naturel m'avait vivement intéressé. Ces individus
étant, selon le mot de Figaro, paresseux avec délices, j'ai pensé que si
quelqu'un ne se chargeait pas de parler pour eux, leur monograi)liie
manquerait à notre histoire, et peut-être eùt-ce été donunage.
A quoi TIENT LE COEUR D'UN LÉZARD.
Dans une des pierres les plus
^^ pittoresques du nuu' (jui m'avait
'^- séduite, vivait un Lézard, le plus
^ beau, le plus distingué, le plus
aimable de tous les Lézards. Pour
^m^' P^^i (ju'on eût du goût, il fallait
^l^-^?! îidmirer la taille s\elle, la queue
déliée, les jolis ongles crochus, les
dents fines et blanches, les yeux
vifs et animés de cette charmante
créature. Rien n'était plus séduisant que sa gracieuse personne. Il
n'était aucune de ses changeantes couleurs dont le reflet ne fut
agréable. Tout enfin était délicat et doux dans l'aspect de ce fortuné
Lézard.
Quand il grimpait au mur en frétillant de mille façons élégantes et
coquettes, ou qu'il courait en se faufilant dans l'herbe fleurie sans seu-
lement laisser de traces de son joli pelit corps sur les fleurs, on ne
600 SOLVEMUS U'LiNE VIEILLI: GOUNKl LLK.
poinait se lasser de le recnrdiM". el (oiiles les l.c/ardes ou avaient la
t'Me l<»nniee.
hu reste, on ne >ani'ail rire |»lus simple el plus nail' (pic ne It'lail
ee it)i des Le/.ards. Comme un Kardouon celèlu'e'. il aurait ele de force
il jMvndre des louis d"or j)oui" des ronds de carotte. Ceci prouve qu'il
axait toujours vécu loin du monde.
Je me tromiie, une lois, mais une fois seulement, il avait eu lOcea-
>ion (l'aller dans le monde, dans le monde des l.(''zar(l> hicn entendu, vi
(pioiijue ce monde Soit cent fois moins corrompu cpie le monde pcilide
des Ser|)enls. des CouleuMVs el dv> llonunes. il jura qu'on ne l'y
reprendrait |)lus. el n'\ resta qu'un jour (pii lui |)arul un siècle.
Après (pioi il revint dans sa chère. solitude, bien résolu de ne |)lus la
quiller, el sans avoir rien perdu, lieureusemenl . de celle candeur el
de ce bon naturel qui ne se peul p;uère i;arder qu'aux: clianq)S. et dans
la vie fpiun Animal dont le ca>ur est bien |)lace peut menei" au milieu
des fleurs et en plein air, devanl celte bonne nature (jui nous caresse
de tant de façons. C'est le jjrivilé.w des unies candides (ra|)|)roclier le
mal impunément. Il demeui'ait au midi dans ce superbe vieux nnn% et
avait eu le bon esprit, ayanl trouvé au beau milieu d'une pierre un
ItrLJIant petit palais, d'y vivre sans faste. |)lus heureux qu'un prince, et
lie n'en être pas j»lus lier |)our cela.
C'était en vain rpiun Geai huppé lui avait assuré qu'il descendait de
Crocodiles fameux, et (pie ses ancêtres avaient trente-cinfj |)ieds de
loniTueur. Se voyant si jx-til . et voyant aussi (jue le plus LiViuv] de ses
ancêtres ne l'aurait pu .irrandir dune liane ni ajouter seulement un
anneau aux anneaux de sa cpieue. il se sr)uciait fort peu de son origine
el ne s'inquiétait .euère d'être né d'im œuf imperceptible au d'un gros
œuf. pourvu qu'il fut né de manière à être heureux; et il l'étail. Il ne
se serait pas dérange'" d'un |)as pour aller contempler ce qui restait de ses
pfTes, dont il ne restait que des os, si honorai)le qu'il fût pour ces restes
illustres d'être conservés à Paris dans le Jardin des Plantes, ce tombeau
de Sii noble famille, comme disait le Geai huppe.
Enfin, sans avoir les faiblesses contraires, il n'avait point de faiblesses
arist^x-ra tiques, et n'aurait i)as refait la Genèse pour s'y donner une plus
belle place. Il était content de son sort, el du moment oii le soleil brillait
pour tout le monde, peu lui imjiorlait le reste.
' Lo Kardouon de Charles Nodier.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 601
II
Qui le croira? Au dire de toutes les Lézardes des environs, il man-
quait quelque chose à un Lézard si bien doué, puisque aucune d'elles
n'avait encore trouvé le chemin de son cœur. Ce n'était pas que beaucoup
ne l'eussent cherché. Mais hélas ! le plus beau des Lézards était aussi le
plus indifférent de tous, et il ne s'était même pas aperçu du bien qu'on
lui voulait.
C'était vraiment dommage, car il ne s'était peut-être jamais vu de
Lézard de meilleure mine. IMais qu'y faire, et comment épouser un
Lézard qui ne veut pas qu'on l'épouse? La plupart avaient porté leur
cœur ailleurs.
I I 1
Le plus beau Lézard du monde ne peut donner que ce qu'il a. et ce
qu'on a donné une fois on ne l'a plus. Or, le plus beau Lézard du
monde avait donné son cœur, et donné sans réserve. Voilà ce que per-
sonne ne savait, et lui-même n'en savait pas plus que les autres. Cet
amour lui était venu sans qu'il s'en aperçut : c'est ainsi que l'amour
vient quand il doit rester; et il était entré si avant dans ce cœur bien
épris, que, l'eùt-il voulu, il n'y aurait pas eu moyen de l'en faire sortir.
Voilà comme on aime quand on aime bien, et quand on a raison d'ainjcr
ce qu'on aime.
Vous lui eussiez dit qu'il était amoureux: que vous l'eussiez blessé et
(|u'il ne vous eut pas cru. Amoureux, lui! dites dévoué, dites reconnais-
sant, dites respectueux, dites religieux, dites pieux, ou plutôt faites un
mot tout à la fois plus grand et plus simple, plus chaste et plus pur que
tous ces mots, un mot tout exprès. Mais amoureux? il ne l'était pas; il
n'aurait osé, ni voulu, ni daigné, ni su l'être.
Aimer et rien qu'aimer, c'est bien peu dire ! Peut-être si ce mot
n'eût été, comme tant d'autres mots de notre langue, gâté et profané,
eùt-il laissé dire qu'il adorait ce qu'il aimait ; mais à coup sûr le plus
humble silence pouvait seul exprimer convenablement ce qu'il sentait.
Telle était son innocence, qu'il ne s'était jamais rendu compte de l'état
de son cœur.
70
602 SOIVEMHS D'IJM-: VlKILLl-: COHM'ILLK
Sans tUuile il lui j>lnisait do no rion fa iro ot do nImo au prinlonips. ot
i]c ivi^ardor llourir los llouis nouvolios par un boau joiu*. ou Mon d'alloi-,
lio \onir t't i\c ii'vonir. ol do couiir on libcrli' au niiliou de riioi'ho
onibaunioo ajjivs los lils (\c la bonno Viori^o. oos lilanolios loilos d'Araignée
quo lo oiol onvoio loulos i^arnios {\c Mouohos oxoollonlos à sos Lozards
privilôiîios. 11 aimait aus>i la oliasso aux Saulor(>Ilos. o( ('coulail voloniiors*
kl vioillo ohanson dos Ci.^ralos. (piand il no proloiail |)as los inangor,
dans lintorôt dos llours sos aniios.
Mais 00 (juil ainiail jiai-dossus lout cl de (ou(os SCS forces, ol autant
quo Lozard i)eut aiinor. cotait lo soloil. Lo soleil ! dont Satan lui-
niônio devint amoureux ol jaloux. Quand lo soleil était là, il était
tout ontior au soleil ol ne pouvait songer à autre chose. Dès le matin,
vous leussioz vu paraître sans bruit sur le seuil de sa demeure, se
tourner doucement, ainsi que l'héliotrope , son frère en amour, vers ce
roi des astres et des cœurs que les poètes, ot, parnii les poètes, les
aveugles eux-mêmes ont chanté ; et là , couché sur la pierre brûlante ,
son àme ravie se fondait sous les rayons d'or de son bien-aimé. Heu-
reux, trois fois heureux! Il dormait tout éveillé et réalisait ainsi les doux
mensonges des rêves.
IV
Partout ou il \ a dos Lézards, il y a dos Lc'zardos. Or, non loin de
la pierre dans laquelle demeurait mon Lézard, il y avait une autre pierre
au fond de laquelle logeait un cœur qui ne battait que pour lui et que
rien n'avait pu décourager. Ce petit cœur tout entier appartenait à l'in-
grat qui ne s'en doutait seulement pas. La pauvre petite amoureuse
passait des journées entières ii la fenêtre de sa crevasse ii contempler son
cher Lézard, qu'elle trouvait le plus parfait du monde; mais c'était
peine perdue. El elle le voyait bien. Mais que voulez-vous? elle aimait
son mal et ne désirait point on guérir. Kilo savait (pie lo plus grand
bonheur de l'amour, c'est d'aimer. Pf)iirtanl (luchpicrois sa j)etilo
demeure lui paraissait immense. Il eût été si bon d'y vivre ii deux.
Quand celte pensée lui venait, ses petits yeux ne manquaient pas de se
remplir de larmes. Que n'eùt-elle pas donné pour essayer de ocl autre
bonheur qu'elle ne connaissait pas, celui d'être aimée à son tour.
« Une jolie crevasse et un cœur dévoué, c'est pourtant une belle
dot, » [>ensait-elle.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 003
Ou ce Lézard était aveugle, ou il était de pierre.
L'espérance la soutint aussi longtemps qu elle crut (pie son Lézard
n'aimait rien.
Mais que devint-elle, .^rand Dieu! quand elle s'aper(;ut qu'elle avait
[Mjur rival, elle petite Lézarde, humble Lézarde , le soleil , et que l'ingrat
n'avait d'\eu\ que pour lui !
Aimer le soleil! Sans le profond respect que lui inspirait son étrange
rival, elle eût cru que son Lézard avait perdu la téie ; car, à vrai dire,
elle ne se rendait pas bien compte d'une passion aussi singulière, et,
pour sa part, elle ne comprenait pas bien qu'un Lézard intelligent ne
pût s'arranger de façon à aimer ii la fois et le soleil et une Lézarde.
C'était une bonne àme, mais elle n'était nullement artiste, et n'en-
tendait rien au\ sublimes extravagances de la poésie.
A la fin, le désespoir s'empara d'elle, et, sans en rien dire à per-
sonne, elle se prit d'un si grand dégoût de la vie, qu'elle résolut d'y
mettre lin. A la voir, on ne l'eut jamais soupçonnée d'avoir cette folle
envie de mourir à la Heur de son âge et dans tout l'éclat de sa beauté. ■
3ïais telle était sa fantaisie, et rien ne pouvait l'en détourner.
Poursuivie par ses sombres pensées, elle courait, au péril de ses
jours, à travers les fossés profonds et les échaliers serrés, et la lisière des
bois verdoyants, et les semailles, et les moissons, et les vergers, et les
roules poudreuses, sans craindre ni le pied de l'Homme, ni la serre de
l'Oiseau de proie. Que lui servait de vivre et d'être jolie, d'avoir une
belle robe bien ajustée, et d'en pouvoir changer tous les huit jours, et
de porter à son cou un collier d'or qui eût fait envie à une princesse,
du moment où elle ne savait que faire de tout cela?
Vous tous, qui avez souffert comme elle, vous comprenez qu'elle
songeât à la mort.
« Vivre ou mourir, disait-elle, lequel des deux vaut le mieux? »
Un vieux Rat, à moitié aveugle, passait en ce moment au bas de la
ruine.
(( Mieux vaut mourir que rester misérable, » murmurait la vieux Rat
qui marchait avec peine, et qui pensait tout haut comme beaucoup de
vieilles gens. Ceux de messieurs les Animaux domestiques qui s'éton-
OO'i SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
lUMil ili' Ituii s'olonnoro'il |)i'iil-;'tio de voir cis |):ir()los dans la hoiiclu»
(l'un Iv.il lies champs. Mais \ a-l-il donc dciiv manicros de lormulor une
iiièiiu' verilo? SoulonuMil ii la ville cl clic/ l(>s Iloininos la vôrilé se
chaule, ailleurs on la ciic ou on IcloulTc.
I.a jiauviv Lc/.ai'dc clail suj)crs(i(icusc; clic \il d.ins ces paroles
(pie le hasard simiI lui appoi'lail. dans celle \ieillc rcn.i^aînc de tous
K\s vieux Uats. un(> rep >nse direcle ii sa (pieslion cl un axcrlissemenl
du ciel.
Elle pouvait eucoiv aju'rccvoir la (pieuc pelée de son oracle (jui traî-
nait ajMVS lui dans la |)oussière. (pie dejîi son parti était pris.
i> Je mourrai. s"ecria-t-elle ; mais il saura (pie je meurs pour lui. »
VI
Tel e>t Tempire dune i^rande n>solution, f|ue cette L('v.ar(le, (jui
jus(pie-l;i n"avait jamais osi» repudci' en l'ace celui (prelle aimait, se
tr(juva . comme par miracle, à côti' de lui.
Quand le Ij'zard vil cette jolie Lézarde venir ii lui d un air si (h-ter-
niin(*, il se retira île (piclipies |)as en arric-ic parce ipiil était timide.
Quand, de son cùlc. la Lézarde vit (pi" il allait s'en aller, elle laillit
s'en aller comme lui, parce quelle était timide aussi. Timide? direz-vous.
Soyez moins sévère, chère lectrice, pour une Lézarde (|ui va mourir.
D'ailleurs, il lui en avait tant coûté d'avoir du couraire. (piclle ne voulut
pas avoir fait un cfTort inutile.
« Keste, lui dit-elle, écoute-moi. et laisse-moi parler. »
Le Lézard vil hien (jue la pauvre Lézarde était émue, mais il était à
cent lieues de croire (ju'il fût pour (jiichiue chose dans cette émotion, car
il ne se rappelait pas lavoir jamais vue. Pourtant, comme il avait de la
bonté, il resta el la laissa parler.
« Je t'aime! lui dit alors la L<''/.arde. d'une voi\ dans hupielle il y
avait autant de désesj>oir que d amour, el lu ne sais pas seulement (jue
j'existe. Il faut que je meure. »
Un Lézard de mauvaises mœurs aurait fait hon inarclie de la dou-
leur et (Je l'amour de la pauvrette; mais notre Lézaid , (jui était honnête,
ne songea pas un instant à nier celte douleur parce (piil ne l'avait jamais
ressentie; il songea encore moins à en abuser. Il fut si étourdi de ce
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 60:
(|iril veiuiil (rcnlendre. (jiiil ne sii( d'iiljDid (juc rûpoiidrc. car il sentait
bien que de sa réponse dépeiidail la \ le ou la iiioil de la Lézai'de.
li rélléchit un instant.
(( Je ne veu\ |)as te ti'oinpci'. lui dil-il. cl |)()ui'laut je voudrais te
consoler. Je ne t'aime pas. puisque je ne le connais pas. cl je ne sais
pas si je tainiei'ai quand je te connaîtrai, car je n'ai jamais pensé à
aimer une Lézarde. Mais je ne veux pas (pie lu meures. »
Lu Lézarde avait l'esprit juste; si dure que fût cette ré|)onse, elle
trouva qu'une si irrande sincérité faisait honneur à celui qu'elle aimait.
Je ne sais ce (pi'elle lui répt)ndit. Peu à peu le Lézard s'était rapproché
d'elle, et ils s'étaient mis à causer si bas, si bas, et leur voix était si
faible, que c'était h grand'peine (pie je pouvais saisir de loin en loin
quehjues mots de leur conversation : tout ce que je puis dire, c'est qu'ils
parlèrent lonirlenq)S. et cjne, contre son ordinaire, le Lézard [)arla beau-
cou|).. Il était facile de voir à ses gestes qu'il se défendait , comme il
pouvait . daimer la pauvre Lézarde, et qu'il était souvent question du
soleil qui. en ce moment, brillait au ciel d'un éclat sans pareil.
D'abord la Lézarde ne disait presque rien ; c'est aimer peu que de
])ouvoir dire cond)ien l'on aime, et, pendant que son Lézard parlait,
elle se contentait de le regarder de toutes les façons qui veulent dire
qu'on aime et qu'on est encore au désespoir ; plus d'une fois je crus que
tout était perdu pour elle. 3Iais, un poêle l'a dit' (un poêle doit s'y con-
naître) : « Le hasard sert toujours les amoureux quand il le peut sans
se compromettre, » et le hasard voulut (pi'un gi'os nuage vînt ii passer
sur le soleil, juste au moment où son petit adorateur lui clianlait son
plus bel hynme.
« Tu le vois! s'écria la j)etite Lézarde bien inspirée, ton soleil te
quitte, te (piitterai-je, moi? » Son rival n'était plus lii et le courage lui
était revenu. « Il faut qu'on aime, dit-elle au Lézard di'venu attentif, en
lui montrant des lleurs l'une vers l'autre penchées , et tout auprès un
œillet-poéte qui faisait les yeux doux à une rose sauvage; les lleurs aux
fleurs se marient, et les Lézardes s(mt faites p(jurétre les coiiq)agnes des
Lézards : le ciel le veut ainsi. »
Le hasard eut le bon cœur de se mettre décidément du côté du plus
faible; le nuage qui avait passé sur le soleil fut suivi de beaucoup
d'autres nuages qui s'étendirent en un instant sur tout l'horizon. Un
grand vent parti du nord essaya , mais en vain , de disputer l'espace à
* Alfred de Musset, Contes et Nouvelles.
60.'
SOrVEMRS D'UNK VIEILLK COUNKlLLi:.
niMii ilo tout sctonnoi'ont peiil-îMrc do voir cos paroles dans la bouche
diin Hat dos champs. Mais y a-l-il d.inc diniv iiiaiiiores de formuler une
nièino vérité? Seulonieul à la ville et clie/ les llomines la vérité se
chante, ailleurs on la crie ou on rétoulVe.
La pauvre Lézai\le était superstitieuse; elle \il dans ces jiaroles
que le hasard seul lui apj)()rtait. dans celle vieille reni^aine de tous
les vieux Rats, une rép )nse directe à sa (pieslion et un avertissement
du ciel.
Elle |)ouvait encore apercevoir la queue jH'lée de son oracle (pii traî-
nait après lui dans la |)oussière. que déjà son parti était pris.
u Je mourrai. s*écria-t-elle ; mais il saura (jue je meurs pour lui. »
M
Tel est l'empire d'une grande résolution, que cette Lézarde, qui
jusque-là n'avait jamais osé regarder en face celui qu'elle aimait, se
trouva, comme par miracle, à côté de lui.
Quand le Lézard vit cette jolie Lézarde venir à lui d'un air si déter-
miné, il se retira de quehjues pas en arrière parce qu'il était timide.
Quand, de son côté, la Lézarde vil (pi il allait s'en aller, elle faillit
s'en aller comme lui, {)arce qu'elle était timide aussi. Timide? direz-vous.
Soyez moins sévère, chère lectrice, pour une Lézarde qui va mourir.
D'ailleurs, il lui en avait tant coûté d'avoir du courage, qu'elle ne voulut
pas avoir fait un effort inutile.
« Reste, lui dit-elle, écoute-moi, et laisse-moi parler. »
Le Lézard vit bien que la pauvre Lézarde était émue, mais il était à
cent lieues de croire qu'il fût pour quekjue chose dans cette émotion, car
il ne se rappelait pas l'avoir jamais vue. Pourtant, comme il avait de la
bonté, il resta et la laissa parler.
' Je t'aime! lui dit alors la Lézarde, d'une voi\ dans laquelle il y
avait autant de désespoir que d'amour, et tu ne sais pas seulement que
j'existe. Il faut que je meure. »
Un Lézard de mauvaises mœurs aurait fait bon marché de la dou-
leur et de l'amour de la pauvrette; mais notre Lézard , qui était honnête,
ne songea pas un instant à nier celte douleur parce qu'il ne l'avait jamais
ressentie; il songea encore moins à en abuser. Il fut si étourdi de ce
1
SOUVENIRS D'UM: VIKILLK CORNEILLE. 007
agréable lézardière du iiioiulc. Mon Lozanl, (|ui aiiiiail les jolies choses
et les choses éléganles. admiia le bon i^oùt qui avait présidé à l'ameu-
blement de cette gentille caverne. Elle était divisée en deux parties :
Tune était plus grande que l'autre, et c'était là ([u'on allait et venait;
l'auhe était garnie de duvet de chardon bénit et de fleur de peuplier, et
c'était là qu'on dormait.
Il mit le comble ii la joie de sa compagne en l'accablant de compli-
ments. 11 esJ si Iton d'élre loue' j)ar ce qu'on aime !
Le bonheur ne tient guère de place, car ce jour-là il semblait s'être
réfugié tout entier dans ce charmant réduit. Où n'entrerait-il pas s'il le
voulait, puisqu'il est si petit?
Tout Lézard est un peu poëte;il fit quatre vers pour célébrer ce
beau jour, mais il les oublia aussitôt. Il était encore plus Lézard que
poëte.
Enfin ils étaient mariés, eî ils entrevoyaient des millions de jours
fortunés.
VIII
Que ne puis-je laisser là ces jeunes époux, puisqu'ils sont heureux,
et croire à l'éternité de leur bonheur! Que. les devoirs de l'historien sont
cruels , quand il veut accomplir sa tache jusqu'au bout !
Une fois mariée (on serait si fâché d'être heureux !) , la Lézarde devint
songeuse. Elle ne pouvait oublier que c'était au hasard, à un nuage, à
une goutte d'eau, qu'elle avait dû son mari. Sans doute quand il l'aimait,
il l'aimait bien, mais il ne l'aimait pas comme les Lézardes veulent être
aimées, c'est-à-dire à toute heure, et sans cesse et sans partage. Tant
que le soleil brillait, elle, ne pouvait avoir raison de son mari, car il
appartenait au soleil, et quand il était une fois couché sur l'herbe à demi
tiède, soit seul, soit avec un Lézard de ses amis, il ne se serait pas
dérangé pour un empire.
La jalousie rend féroce, quand elle est impuissante.
« Que n'ai-je, avant de me marier, mangé seulement une demi-
feuille d'hellébore! » disait-elle souvent. Dois-je l'écrire? il lui arrivait
quelquefois de regarder d'un œil d'envie la scabieuse, cette fleur des
veuves, car elle ne pouvait s'empêcher de songer à quoi tient le cœur
d'un Lézard.
f>08
SOLVEMUS D'U.Ni: VIEILLK COUISEILI.K.
Quant au Lézard, quand il n'vUùl pas au soleil, il était à sa fenwie;
el il croyait si bion faire en faisant ce qu'il faisait, qu'il ne s'aperçut
jamais que sa Uv.arde eut changé d'humeur.
souvr.Mns d'lne vieillk conM:ii.i.i-:.
GOO
Suite de riiistoire dos liùtcs de lu terrasse. — Faites-vous donc Graiul-Diic 1
Madame la Duchesse, ([ui était venue au monde pour être une bonne
ijTOSse personne, bien portante, mangeant bien, buvant bien et vivant
au mieux: , «jui était tout cela , mais qui se donnait toutes sortes de peines
pour le cacher et pour e\travaguer, avait cru de bon ton de devenir
très-sensible. Tout l'émouvait ; elle faisait volontiers ' de rien quelque
chose, d'une taupinière une montagne, et tressaillait à tout propos : la
77
610 SOUVK.NinS D'IJNK VIKILLK CORNKILLK.
clmtc d'une feuille, le vol (Vun inseele étourdi, la vue de son ombre, le
moiiulre bruit, ou pas le luoiudre bruil, tout était |)our elle prétexte à
iMiHilion. l'-lle ne |)i)ussail i)lus (pie de pelils ci'is . laibles. mal articulés,
inintelli.uibles. louteela. selon elle, celait la distinction. Les yeu\ sans
cesse li\es sur la pâle lune, ce soleil des cœurs sensibles, comme elle
disiiit; sur les étoiles, ces doux yeux de la nuit, si clières aux Ames
méconnues, elle s" écriait, avec un philos()j)lie chrétien : Qu'on ne
saurait être bien où l'on est. quand on pounait être mieux ailleurs.
Aussi. jiDur celte Cliouctle ctlicri-e. Tair le |ilus i)Ui' (*tait ti-op lourd
encore; elle délestait le soleil, ce Dieu des |)auvres. disait-elle, et ne
voulait du (ael que ses jilus belles étoiles; c'était à i;rand'peme (lu'clle
daiunait marcher elle-même, respirer elle-même, vivre elle-même et
maui^er elle-même. Pourtant elle man.içeait bien, pesait beaucoup, et
dans le même temps qu'elle aiïectait une sensiblerie ridicule, au point
(pielle ne pouvait, disait-elle, voir la vigne pleurer sans pleurer avec
die. on aurait pu la surprendre déchirant sans pitié, de son bec crochu,
les chairs saii^nantes des petites Souris, des petites Taupes el des petits
Oiseaux en bas âge. Elle se posait en Chouette supérieure, et n'était
qu'une Chouette ridicule.
Son mari, émerveillé des grandes manières de sa Chouette^ adorée,
s'épuisait en elTorls pour s'égaler h elle. Mma dans une voie pareille,
quel Hibou, quel mari ne resterait en chemin? Aussi, malgré son envie,
fut-il toujours loin de son modèle; si loin, ma foi, que madame la
Duchesse, qui était parvenue à oublier Thumilité de sa propre origine,
en vint à reprocher à son pauvre mari de n'être, après tout, qu'un
Hibou. « Quel sort! quel triste sort! s'écriait-elle. Être obligée de
passer sa vie dans la société d'un Oiseau vulgaire et bourgeois, dont les
seuls mérites, sa bonté et son attachement pour moi, sont gâtés ])ar leur
excès même ! Malheureuse Chouette ! »
Plus malheureux Hibou!
Joies modestes de la fabii(jue, (ju'êtes-vous devenues? Plaisirs men-
teurs de la terrasse, oîi êtes-vous? Tout d un coup nuidame la Duchesse
cessa de chanter des nocturnes avec son lunr'i ; et un beau jour, s'étant
laissé toucher [)ar les discours audacieux d'un 3Iilan (|ui avait été reçu
par M. le Duc. à cause de son nom, elle partit avec lui. Le jierfide
avait séduit la Femme de son ami en employant avec elle les mots les
plus longs de la langue des Milans amoureux.
Cjci événement prêta, comme on peut le croire, aux caquets. I^s
SOUVENIRS D'UiNK VIKILLK CORNEILLK. Gll
Pies, les Geais, notre vieux. Sansonnet lui-même, le commentèrent de
mille façons. Il y a des niallicuis ([ui inaiK[uent de di,i<nité. Tout le
monde blàma la coupable, mais personne ne plaii.'^nit le pauvre mari. La
pitié qu'on accorde au\ plus grands criminels, pourcjuoi la refuse-t-on j«
ceux qu'un sot orgueil a perdus? Faites-vous donc Grand-Duc!
Pour être sûre qu'elle ne tarderait pas à lui parvenir, madame la
Duchesse laissa dans la partie de la terrasse où son mari avait coutume
de prendre ses repas, la lettre voici. Celle lettre était, comme dernier
trait de caractère, écrite sur du papier à vignette et parfumé.
« Monsieur le Duc,
« // est dans ma destinée d'être incomprise. Je n'essayerai donc pas
« de vous explifpier les motifs de mon départ.
« Signo : Duckessc de la Terrasse. »
M. le Duc lut, relut, et relut cent fois, sans pouvoir les comprendre,
ces lignes écrites pourtant d'une grifTe et d'un style assez ferme, et
sembla justifier ainsi le laconisme de l'auteur.
Mais ce que l'esprit ne s'explique pas toujours, le cœur parvient
souvent à le comprendre, et il sentait bien qu'un grand malheur venait
de le frapper. Ce ne pouvait pas être pour rien que tout son sang avait
ainsi retlué vers son cœur... Ses plumes se hérissèrent, ses yeux se fer-
mèrent, et il fut, pendant un instant, comme atteint de vertige. Lorsqu'il
put enGn mesurer toute l'étendue de son malheur, il laissa tomber sa
tête sur sa poitrine oppressée, et demeura longtemps immobile, comme
s'il eût été privé de tout sentiment.
Quand on est ainsi frappé tout d'un coup, on se sent si faible, qu'on
voudrait ne l'avoir été que petit à petit et comme insensiblement. Il
lui sembla d'abord que quelque chose d'aussi essentiel que l'air, la terre
et la nuit, venait de lui manquer. Il avait tout perdu en perdant la com-
pagne de sa vie ; et quand il sortit de sa stupeur, ce fut pour appeler à
grands cris l'ingrate qui le fuyait, quoiqu'il la sût dc^'à bien loin; puis,
bien qu'il n'eût été que trompé, il se crut déshonoré, et s'en alla au
bord de l'eau comme doit le faire tout Hibou désespéré, pour voir si
l'envie ne lui viendrait pas de se noyer avec son chagrin.
012 SOLVt.MHS D'LiM-: VIKILLK CORMCILLC.
Airivo là, il rei;aril;i d'un air somluv l'oau pi'ofondo, et y livinpa
>oii W\... pour la i^oùlor d'aboril. I.a luiu' solanl alors iléii:ap;ôo irun
nuaiïo (jiii avail laclu' son croissanl , il se vit dans l'eau mninie en un
miroir niavMtiue . et fut ellVayé du desordre de sa toilette. Maeliinale-
uient , et pour obeii' à une liahitude de l'i'clierelie (pie lui avait lait pren-
dre rin.::rate pour hupielle il allait niouiii'. il rajusta avec soin relies de
ses plumes (jui setaienl le plus ehourilVees, el trouva quehjue charme
ilans eette oeeupation. Il lui send)lait doux de mourir j)aré comme aux
joui's lie son lionlieur, pai'e de la parure (pielle aimait.
11 sonpea aussi un instant à laire, avant de. (juitter la vie, une bal-
lade à la lune, quil prit i» témoin de ses infortunes; à la lune, Tastre
favori de son infidèle, el aux nuées, vers lesquelles l'esprit de sa fennnc
setait si souvent envolé. Mais tous ses elTorls furent inutiles, et il com-
prit qu'on ne saurait pleurer en vers que les peines qu'on commence à
oublier.
Voyant bien (pi'il n'avait plus qu'à mourir, il s'était déjà penché sur
l'abîme, (juand il fut arrêté par une réllexion. Lors(|u"il s'ai,Mt de la
mort, il est permis dy regarder à deux fois, et il faut être bien certain,
quand on se noie, (ju'on a de bonnes raisons pour le faire.
Il relut, pour la cent et unième fois, la lettre de madame a
Duchesse; el cette lettre, à sa grande satisfaction, lui parut moins claire
que jamais. « Diable! se dit-il, ce qu'il y a de plus clair dans tout cec',
c'est que madame la Duchesse a (juilté la tenasse. jMais qui me dit
qu'elle n'y reviendra pas, et quelle a cessé d'être digne d'y revenir?
Rien , absolument rien. Elle-même refuse de s'expliquer. Ce voyage ne
peut-il être un voyage d'agrément . et avoir pour but une visite à une
autre Chouette de génie comme elle; ou une retraite de quelques jours
dans quelque coin poétique, pour s'y livrer complètement à la médita-
lion qu'aiïeclionnent les âmes d'élite comiiic l;i sienne? Et encore, ne
peul-elle être morte? »
Le cœur d'un Hibou a d étranges mystères. (À'tle dernière hypo-
thèse lui souriait presf|ue : il l'eiil voulue morte, plutôt que parjure.
'I Parbleu! dit-il, voyez oîi nous entraîne Texagération ! » Et il fit
gravement (juelques tours sur la rive, en s'applaudissant de n'avoir pas
cédé à un premier mouvement.
Mais, au bout de fjuelcjues moments, il sentit bien (|ue la consola-
lion qu'il avail essayé de se donner n'était pas de bon aloi. Son coîur
n'avait pas cessé d'être serré; et, voulant mettre fin à ses incertitudes,
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 013
il résolut de consulter une vieille (^aipe (|ui piissuit, dans le pays, pour
savoir le passé, le présent, l'avenir, et beaucoup d'autres choses encore.
Ce qui fait le succès des devins et des diseurs de bonne aventure,
c'est qu'il y a beaucoup de niallieureux. Il faut être désespéré pour
demander un miracle. La sorcière avait la réputation d'être capricieuse.
(( Voudra-t-elle me répondre? » se dit-il; et il s'avança, non sans un
trouble involontaire, vers une partie de la rivière, très-éloignée des deux
diàteaux, oii la vieille Carpe se livrait ii ses S(»rcelleries.
lue Carpe inagicioiirip.
« Puissante Carpe, dit-il . d'une voix mêlée de respect et de crainte,
o toi qui sais tout, fais-moi connaître mon sort. Mon épouse bien-aimée
a disparu : est-elle morte, ou est-elle infidèle? »
Pour une magicienne , la vieille Carpe ne se iit pas trop prier ; et sa
.grosse tête bombée ne tarda pas à se montrer. Elle remua trois fois ses
lèvres épaisses avec beaucoup de majesté, prit lentement trois aspira-
tions d'air en regardant du côté de la source du ileuve, puis :
« Attends, » lui dit-elle.
Et, ayant tourné trois fois sur elle-même, elle sortit de l'eau à
mi -corps, et se mil ii clianter, d'une voix étrange, les paroles que
voici :
CHANT DE LA C A P. P K.
a Accourez, accourez, vous qui aimez les nuits noires et les eaux
(( limpides, innombrables tribus aux nageoires rapides et aux gosiers
« alfamés; vous qui aimez les rivages paisibles et déserts, les eaux sans
« pêcheurs et sans filets, venez ici, Animaux à sang rouge. Carpes
« dorées. Truites azurées. Brochets avides; déployez vos nageoires,
« Mulets, Argus, Chirurgiens, Horribles, troupe soumise à mes lois;
u venez aussi, souples Anguilles, brunes Ecrevisses, et vous, reines
« des Ovipares, Grenouilles enrouées. Quoiqu'il ne s'agisse ni de boire
« ni de manger, et qu'on ne vous ail pas même offert en sacrifice...
« un Ciron ! rendez vos oracles ! Montrez que vous savez parler, quoi
« qu'on dise, et donnez votre avis à cet époux m:ilheureux.
611
SULVliMRS D'U.NK \ll::iLLl': COUN Kl LLK
(. Ksl-il ou n"est-il |):is I rompe? Sa Clumollo os(-ollo morte ou infi-
iK'Ie? Sache/. iralH)r(l (jue si elle es( morle. riuloiluné se résii^nera ii
viMV pour la pleurer; mais (juil se piveipilera dans les eaux, si elle
est iulidi'Ic.
I.e momli^ (le> espi'its esl l'acile à ('veilIcM'.
Hientid \o lliliou ti'emblanl \it ce (piil iiaNail jamais \u. A la voix
<• y
delà Carjx», les tètes de tous ceux (pi elle avait «'noijui'S soiliienl suc-
cessivement des eaux, et formèrent bientôt une roii le laiitastiquc, au-
SOUVENIRS D'UNK VIEILLE CORNEILLE. 615
dessus de IikhicIIc (l';uili('> ronilis. coinposccs d'imioiiiliraltles Insectes,
ei montant en si)iialo jusqu'au ciel, apparurent tout à coup. Par un
prodige inouï, des nyniplu'as, l)ravant les tiMièlti'es, élevèrent leurs tiges
hardies jusqu'à la surface de leau . et heaucoup de lleurs, qui s'étaient
l'erinées pour ne se rouvrii- qu'au malin, furent tirées, contre l'ordre
de la nature, de leur profond sommeil. Des nuages épais pesaient sur
l'atmosphère; le ciel semblait coiiijjrimer la terre; Tair était lourd, et
le silence si grand, que M. le Duc pouvait entendic distinctement les
battements de son cœur.
La vieille Carpe se {)laça au milieu, et les rondes se mirent à tour-
ner autour d'elle, chacune dans son sens, les unes vivement, les autres
lentement. Au troisième tour, la vieille Carj)e fit un plongeon, resta
sous l'eau pendant quelques minutes, et du fond de l'abîme rapporta
cette réponse au Hibou é|)ouvanté :
« Ton épouse bien-aimée nest pas morte! »
Cela dit, la tète et la (jueue de la sorcière se iappr(Klièrent, par un
mouvement bizarre, connue les deux extrémités d'un arc; elle fit un
bond prodigieux, s'éleva de six pieds dans les airs, et disparut.
« Elle n'est pas morte! elle n'est pas morte! » répéta le chœur infer-
nal; « elle n'est pas morte! La Chouette est l'oiseau de Minerve; la fille
« de la Sagesse t'aurait-elle quitté si tu ne l'avais pas méiité? A l'eau!
(( à l'eau! à l'eau! Hibou, tu l'as promis, il faut mourir!
« Chantons, chantons gaiement ! » criaient les Écrevisses et les Gre-
nouilles; « peu nous inqwrte pourquoi tu jueurs, pourvu que tu meures
« et que nous jouissions souper avec ïa Seigneurie. Chantons, dansons
« et mangeons! peut-être demain, serons -nous sous la dent des
« Hommes ! »
Une petite Ablette aux sept nageoires, qui n'était encore qu'une
demi-sorcière, s'approcha tout au bord de l'eau : u Ton malheur nous
remplirait de tristesse et de pitié, lui dit -elle d'un air moitié naïf et
moitié railleur, si notre tristesse et notre pitié pouvaient le faire
cesser. »
« Elle n'est pas morie, disait le pauvre Hibou à moitié fou; elle
n'est pas morte... je ne comprends pas. » Et l'eau avait repris son cours;
magiciennes et magiciens, voyant qu'il ne se pressait pas de mourir,
(-,1., .soi V KM us !)•; NK \ IKILI.K (K H5 NKl I, l.K.
olaiiMit ivnlivs. ccux-ii dans loin' bourho. cciiN-Iii dans lours roseaux iM
sous leurs piencs . (|u"il disait encore, en a.iîilanl ses ailes avec déses-
|M)ii' : u Je ne (■(mi|»i'eii(l> |tas. »
Le liasard et un peu d'insomnie nravaicMil conduite. c(Mle nuil-li»,
de ce côté. J'avais ete S|)eclalrice niucHe dr la scène (|ue je viens de
raconter. J'eus pilie de lui. et je lalKiidai.
0 (!ela \eut dire, lui di>-je. >i cela \cul dire (|uel(|ue cIkisc. (pTelle
e>t inlidèle . <iui. inlidcle. Cela \enl diic au»i ipic la |)luparl de ces
Poissons ne sciaient pas l'àclies de le Noir mourir, cl (juils le Irouve-
raionl bon a maniier. Mais |)our(pioi inourii' * en seias-lu moins
tmmpé? -' l'^t je le remis dans son chemin cl dans son bon sei\s . aprè
avoir employé . |)our le décider ;i \ivre. loules les lormules au mo\(>n
tresijuclles on console les wns (|ui ont en\ie dèlre consoli's.
J'eus le plaisir de l'entendre envoxer au diable les (lai'pes mai^i-
ciennes et leurs oracK's inleresst'S.
(^iiiiinciit un liilKK' iiR'Hi't d'aïuoiir.
J'ai su plus tard (pie ce pauvr'c Oiseau, dont la tète n'avait jamais
été bien forte, s'c'tait jeté, pour se <listiair«'. disait-il, dans ce (ju'il
appelait les plaisirs. Il ol rare (piuii e>|)rit medioci'c se résii^ne au mal-
heui'. Il s'abandomia ii toutes sortes d'excès, et surtout à des c\ci'> de
table, ainsi (piil lavait vu pratiquer, en pareille occasion, à (juel(jues
héros de roman, t^oiume il a\ail beaucoup d app(''lit et |)eii de uoùt. il
manireait .'iouvent des choses malsaines, et mourut bientôt, les uns
disent d'amour, les autics d'indigestion. Le fait n'est pas encore
éclairci.
Je crois pouvoir allirmer. ii sa louanife, cpie. s'il ne fut pas mort de
la maladie que nous venons d'être forcée de nomiix-r, il aurait pu mouiii*
d'amour; car il aimait [)assionnément sa pauvre Chouette, (pii. avant
d'être une irrande dame, avait (''le'- une simple Choiielte fort bonne et
três-attachée à ses devoirs.
Il en est des plair-s du co'ur comme de celles du corjis : (|uand elle
ont été profondes, elles se ferment (jiielfjuelois; mais elles se rouvren
toujours, et on finit par mourir, en pleine santé, de celles dont on a été
le mieux i-oiéri.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 61'
Faites-vous donc Giaiidr-Diiclirssf!
Et madame la Duchesse? Au bout de quinze jours, son séducteur
ral)andonna pour une vraie Duchesse qu'il emmena en Grèce, où ses
ancêtres avaient été rois. Elle en fut si hunjiliée, qu'elle maigrit à vue
d'œil, et mourut , seule, dans le tronc d'un vieux saule, de honte, de
misère et pres(|ue de faim, bien coupable, mais aussi bien malheu-
reuse.
Faites-vous donc (irand Duc et Grande Duchesse!
Où l'auteur irprund la parole peur son proi)re compte. — Conclusion.
On voyagerait })ondant une éternité, on ne s'arrêterait pas plus que
le tenqjs, que celte agitation sans fin ne suffirait pas a rendre le mou-
vement à un cœur fatigué. Après avoir été paitout, ou peu s'en faut, je
me demandai î» quoi avait abouti cette course d'àme en peine, et si les
Corneilles étaient faites pour courir le monde ou pour vivre en société.
N'y avait-il pas eu dans cette soumission aux exigences de mon chagrin,
si légitime qu'il fût, plus d'égoïsme que de raison? la lutte n'eûl-elle
pas été plus glorieuse que la fuite? et si triste qu'eût pu être mon exis-
tence, n'eùl-il pas mieux valu la consacrer âmes pareilles, que de
l'user sans profit pour personne dans de stériles voyages? Le résultat de
ces réflexions tardives, comme toutes les réflexions, fut que je ferais
bien de retourner parmi les miens.
Mais où me fixer?
Les vieilles cathédrales sont les hôtelleries naturelles des voyageurs
de notre espèce. J'avais visité, pendant le cours de mes voyages, pres-
que toutes les églises de France. A laquelle devais-je donner la préfé-
rence ?
J'hésitais entre trois surtout.
Retournera is-je k Strasbourg, ma patrie? Reverrais-je ma chère
cathédrale avec sa flèche élégante , ses fines ciselures et sa pierre inatta-
quable ? Mais non ! tout m'y rappellerait le passé , et rien n'est plus
618 SOLVKNinS IVUNE VIF.iLLK CORN'KILU:.
tristo que ih so souvenir qu'on a été heureux, (luand on ne l'est plus.
Irais-je^à Reims et elieivherais-je un rel'uiie dans les l)ro(leries de
son splendide poi-lail? Mais j)()ur(|ii()i ;i Iumiiis phid'tl (iiiailleui's?
J'allais me deeider j)our la noble eathedrale d(> Chartres, le plus
sévère, le plus diii:ne et le plus sacré des monuments ii()llii(iues de noire
pays, (juand j'appris (ju'une i^rande (piaiilile de (loiiuMlles venaient de
fonder une eoloniedans une des louis de Notre-Dame de l\uis ; de Noti'e-
Dame de Paris dont j'avais tant entendu parler et que je ne connaissais
pas encore. Ma loi. par un reste dlialtitude de voyageuse, je me déci-
dai pour celle illustre inconnue. Nolie-Dame avec sa mâle archileclure,
ses fortes tours, sa façade un peu massive, me parut plutôl puissante
qu'imposanlc. mais ses bas côlés me ravirenl. J'y fus saluée dès mon
arrivée par un très-vieux Corbeau, que je reconnus tout d'abord pour
un de mes compatriotes, à son accent qu'un véritable Alsacien ne perd
jamais.
Puisijue l'occasion s'en présente, je ne suis pas fâchée d'avoir à diie
quelques mots de ce personnage.
« Écrivez île ce personnage tout ce que vous voudrez, me dit en
minterronq^anl pour la seconde fois le malencontreux conseiller quej'a
déjà cité au commencement de ce récit, et qui s'élant, depuis ma
réponse, tenu derrière moi sans mot dire, lisait sans façon pai-dessus
mon aile. ;i mesure (pie j'écrivais; ne vous gênez pas; son tour est
venu, vengez-vous.
— Avez-vous déjà j>eur.' lui dis-je; attendez donc, et en attendant,
taisez-vous. »
Pourquoi ne le dirais-je pas? Dans ce vieillard je retrouvai un
un ancien ami d'enfance; il y avait bientôt un siècle rjue nous ne nous
étions vus.
Ce «jui nous avait séparés, ces! (|u'il avait (''t('' fou de tout dans sa
jeunesse, de tout, et de moi un |)eu, s il m'est permis de k dire. Or,
mon cœur n'étant déjà jjIus libre (j'étais à la veille de me marier), i
avait quitté le pays, désesfxîré, jurant et criant qu'il en mourrait. Il
n'en était pas mort, on le voit. Que mes lectrices veuillent bi«'n faire
comme moi. qu'elles lui pardonnent d'avoir survécu.
« Quoi! me dit-il en rn'abordant avec une émotion qui me toucha
plus qu'il ne m'aurait convenu de le laisser voir, ne daignerez- vous pas
reconnaître votre ancien amoureux? Il y a tantôt cent ans que je vous
aime, et que je vous aime en vain. Que n'ai-je pas fait, grand Dieu.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 619
pour vous oulilicr'! Mv puniivz-vous de n'y avoir pas réussi? Je vous
en prie, ajouta-t-il, reslez avec nous.
— Ceci, lui répondis-je, m'a tout lair d'une déclaration en bonnes
fonnes; mais un amour de cent ans ressemble, à s'y tromper, à une
belle et bonne amitié : je l'accepte comme tel. Allons, consolez-vous,
ajoutai-je. L'amour est un enfant, il veut des cœurs jeunes comme lui;
ne sommes-nous pas trop vieux? Me voici à Paris, j'y resterai, mais à
une condition : c'est que vous me chercherez un logement.
— N'est-ce (pie cela? me dit-il en me montrant un Dragon volant;
je demeure sous l'aile gauche de ce Dragon, l'aile droite est libre; si
l'appartement vous convient, refuserez -vous d"étre ma voisine? » Et il
me vanta les charmes de sa résidence. A l'en croire, été comme hiver,
c'était un lieu de délices.
Ce jour-là, mon excellent ami me parlait de sa voix la plus douce,
son air était si bon et son accent si pénétré, (pie je n'aurais osé le refu-
ser. Je retirai pourtant d'entre les siennes une de mes pattes qu'il ser-
rait avec un i)eu plus de tendresse que n'en comportait une simple
amitié.
(( Quel bonheur! et qu'il fait bon vieillir! » s'écria mon heureux
voisin, quand il me vit installée.
Quel bonheur, en effet ' Nos caractères étaient tels, qu'il suffisait que
l'un dit oui pour que l'autre dit non. Chose bizarre, l'harmonie naissait
de ce désordre même; nous n'étions jamais d'accord, mais en revanche
nous étions les meilleurs amis du monde. M(m vieil ami avait pour sys-
tème de n'en point avoir, et je prétendais, moi, (ju'on ne vient à bout
de la plus petite comme de la [)lus grande chose du monde qu'à l'aide
d'un système. Je me rappelle que nous débutâmes par une discussion
sur ce sujet :
<i Qui peut avoir une idée ou stupide ou sage , me disait mon obs-
tiné contradicteur, que le passé n'ait eue avant lui? On se suit à la
piste, et on fait bien; les Moutons de Panurge étaient des sages, et vos
philosophes sont des fous. Moins on sait, moins on se soucie de savoir :
et voilà le bonheur! Il y a deux mille ans que vos Savants se battent
pour savoir lequel de tous leurs s\ stèmes est le meilleur ; dites-leur de
^ J"ai su plus tard que ce eœur obstiné n'avait en efTet rien négligé pour en arriver
à se débarrasser complètement de mon souvenir. Il s'était marié jusqu'à trois fois, sans
rien obtenir d'un remède aussi violent et aussi opiniâtrement appliqué... 0 Corneilles
Ab uno disce omnes !
ÙÙO SOLVE.MRS D'LNE MEILLE CORNEILLE.
ma pnrt que le nieilK'iii- n'existe pas, mais (jne le moins mauvais serai!
«elui qui les empèeherail de se ballre. >
J'allais repli(piei" (je ne sais eonunent!) à ce (eiriltle ari;umenl ;
nous en étions Vu île nos (juerelles et de notie intimité, (|uand nous
vîmes arriver. \()leter de j)ieiTe en pierre, de saint en saint, piMiible-
menl . |>i iidemment . pesamiiienl . devinez (pii? .lac(|U('s I oui, .lac(|ues,
le |)auvre Sansonnet du vieux eliàleau.
i> Quelles nouvelles, lui dis-je, ([uelles nouvelles, mon bon Jae-
ques ?
— Aiïreuses! me répondit le \ieu\ serviteur d'un ton si lui^ubre,
que je vis bien que je devais me préparei" à tout entendre.
— AfTreuses! repiil-il. Il sont tous morts!
— Tous? m'éeriai-je. Paiiez donc. Jaecpiesl et parlez vile! Vous
me mettez au su|>j)lice.
— Tous, dit-il. et de moi't violente; et il n'en reste pas pierre sur
pierre.
— I-A|)li(piez-vous. lui dis-je, et rassendjiez vos souvenirs. De quoi
nr reste-t-il pas pierre sur pierre? et enfin qui est mort?
— ^lonsei.^neur pouvait fuir encore, continua le pauvre Jacques en
suivant ses idées; mais il a préféré résister jusqu'à la fin. et s'ensevelir
sous les ruines de notre cbàteau. »
l^i'oL voici ce que Jaccpies me raconta. A la suite d'une allaliv
de JMJurse. très-lieureuse poui- lui. la fortune du piopriétaire du vieux
«hàteau, et du château neuf, s'élant accrue considéiablement, sa consi-
déiation s'était accrue d'autant, et il fut nommé.... baron! Le vaniteux
bancpiier crut qu'il serait indigne de sa nouvelle position de garder dans
ses domaines un château délabré, et, en peu de jours, ([uoique l'hiver
approchât, l'œuvre d.- dc<iiiiction fut accomplie. xAIes ruines chéries dis-
parurent à Jamais.
Le vieux Faucon, accable d'infirmités, et dédaii;nant, ainsi qu'il a
été dit, de chercher son salut dans la fuite, s'était laissé écraser par la
chute d'un énorme pan de muiaille. Iniinobile dans im des coins de a
cour, et dans l'attitude résigm-e du (jenie du tenqjs, il mourut sans
[Kjusser un seul cri. Cette nifjrt héioique ne fut pas sans amertume, car
il était mort en désespérant «lu retoui' de ce passé (pi' il n'avait cessé de
regretter.
Quant au FA'zaid, la mori lui Niiil en «lormant. ain.-i (ju'a la Lézai'de
et à leur enfant, un bon |)elii Lézaid (pii dotiri;iil les plus belles esi)é-
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 621
rances. Qu('l(|ue.s jours avaiil cette catastrophe, il paraît que toute la
famille avait parlé de s'endormir pour siv mois, et comme le disait Jac-
ques, qui puisait de grandes consolations dans cette réflexion: « Dormir
six mois, ou dormir toujours, c'est presque tout un. »
Le vieuv serviteur aurait bien voulu uiourir biavemeut . comme son
maître; mais n'est pas Faucon qui veut, et il nous avoua, en baissant
a tête, que quand il vit les murailles s'ébranler, il fit comme tous ceux
auxquels son seigneur avait donné asile, il s'enfuit!
Jacques semblait n'avoir survécu à ce désastre que pour m'en appor-
ter la nouvelle. Je l'ai pris à mon service pour qu'il fut au service de
quelqu'un et pîit mourir content. Il est sourd et répond à tout ce qu'on
lui demande comme si on lui parlait du vieux château et de ses habi-
lants.
« Eh bien! étes-vous satisfait? dis-je à mon vieil ami; j'ai parlé de
tout et de rien, et de vous-même.
— Faisons la paix, me ré})on(lit-il. Je n'ai pointa me plaindre,
vous êtes un historien fidèle; mais cette fin ressemble un peu trop au
dénoùment d'une tragédie. »
La vie commence et finit |)ar l'insouciance, et mon vieil ami était
arrivé à l'âge où Ton ne trouve |)lus aucun plaisir à s'attrister : on pou-
vait lui appliquer le mot de Goethe : d J^a vieillesse nous trouve encore
enfants. » — (( Tous mes héros meurent, j'en conviens, lui répondis-je ;
mais pourquoi pas? n'est-ce pas là, et naturellement, et heureusement
peut-être, la lin de tout? et pour une joie que la mort arrête, ne met-
elle pas fin à bien (h^ misères? Ne mounai-jc pas, moi ((ui vous parle;
et vous qui me lisez, êtes-vous immortel? '>
Pour toute réponse, mon vieil amoureux se mit a chanter d'une voix
chevrotante ce vieux refrain (|ue je déteste :
« Nous iravnns (lu'un temps il \i\iv,
Amis. [)assoiis-lo i^aicMnont..., clc.
— Chantez! lui dis-je, chantez! Que prouvent vos chansons ? le
monde est plein de ./ea/? qui pleurent et de Jean qui vient; qui pleurent,
parce qu'il y a de quoi pleurer; qui rient, parce qu'il y a de quoi rire
sans doute. [Mais pourtant à quoi sert qu'on rie ou qu'on pleure? Ne
ferait-on pas mieux de se tenir dans le milieu, de parler haut et sec, si
ù:2
SOUVKMRS D'LNK Vir.lLLK CORNEILLE.
Ton veut, mais bonnomeni el simplement, sans doule ni moquerie, et
de pousser son voisin et de se pousser soi-même vers la sagesse, qui
consiste :
u 1» A faire valoir ee qu'on a de bon ;
<> :2" A condiattre ce (ju'on a de mauvais.
>I.ii> non, on veut chanter! Chantez donc, et chante/ toujours! et
osez me dii'c que vous êtes iieureux. Ne voyez-vous pas que vos plumes
s'émoussent et blanchissent en attendant (juelles tombent? Un plus vieux
et un plus sensé (pie vous, Montai.:;ne. la dit a|)ivs beaucoup d'autres :
0 Nul ne j)eut êtie appelé heureux, sil n'est pas mort. »
La réjX)nse était un peu dure. Mon vieil ami se taisait , je craignis
de l'avoir blessé; ce fut à mon tour ii lui oITrir la patte, cl la |)aix fut
conclue.
\\ J. Stahl.
DERNIER CHAPITRE
Où l'on voit que cliez les Bêtes comme chez les Hommes les révolutions se
suivent et se ressemblent.
Les Aniniaux s'étaient une fois encore
l'assemblés, et le bruit était tel, qu'on aurait
voulu être sourd.
u Mais enfin de quoi vous plaignez -vous?
disait le Renard à la foule.
— Si je le savais, répondait la foule, me
l)laindrais-ie ?
— Nous n'en savons rien, dit une voix; mais
si nous cherchions bien , nous trouverions.
— Cherchez, dit le Renard.
— Poiu-quoi diable avoir fait un livre? reprit alors la voix. Et quel livre !
trop, et trop peu. Ne valait-il pas mieux faire tout de suite une révolution?
— Cela est bon à dire, repartit l'orateur; mais un livre se fait plus facilement
qu'une révolution. D'ailleurs, en voulant faire une révolution, on ne fait souvent
rien du tout, et quelquefois même au lieu d'avancer on recule. Cela s'est vu,
— Messieurs, dit la Fouine, venant au secours du Renard son compère,
c'est à force de se tromper qu'on devient habile. Recommençons.
— Je l'aurais parié ! s'écria l'Oiseau moqueur. De l'encre , toujours de
l'encre! Un troisième volume, sans doute; et après un troisième, un quatrième,
et ainsi de suite, jusqu'à huit, jusqu'à cent, jusqu'à ce que chacun en ait par-
dessus la tête. Des paroles toujours et des actions jamais ! Mais, ma chère, on se
lasse de tout dans les temps où nous sommes, et surtout des bonnes choses.
Une ligne de plus, et vous n'aurez d'abonnés que ceux auxquels vous enverrez
votre livre gratis; encore ceux-là en viendront-ils à vous le refuser, peut-être.
— Eravo ! s'écria-t-on de tous les côtés. Plus d'écritures ! plus de paroles !
A bas les bavards ! ))
^'2k i)i:n\ii:M ciiAiMinK
11 n'y iivait (lu'iin oncricM" diins la salle, col encrier fut brisé.
« Il faii ici mauvais p(nii' nous, dil la Fi>uiiic au Renard. Les peuples onl.'
toujours lapit.lé leurs prophètes : itri-nons Ljarde à nous, mon compère. »
l']t (lini aiili"(> cùle :
Il Tout a été de mal en pis. disait le Hceut'.
— J'ai arrosé la terre de mes larmes, bramait le Cerl".
— Et la terre ne s'en est pas émue, répondait la Biche.
— Les larmes lui sont' dues, ajoutait l'Oiseau triste.
— Les aveugles eux-mêmes ont des yeux pour pleurer, » s'écriait la Taupe
en sanglotant.
Et un peu pins loin, le Rossii^iiol clianlait :
'( Ce qui manque à noire monde, c'est Tharmonie.
— C'est le courage, dit le Lion.
— C'est la colère, dit le Tigre.
— C'est la haine, dit le Loup.
— C'est l'appétit , dit le Goinfre.
— C'est la résignation, bêla le Mouton.
— Ce n'est rien de tout cela, dit la Colombe : c'est l'amour. Si l'on
s'aimait !
— Vous avez peut-être raison, répondit le Rossignol à la Colombe; mais on
ne \ous donnera pas raison, car on ne s'aime pas.
— Ce qui nous manque à tous , dil le Butor, c'est le sens commun.
— Laissez parler le Renard, » dit-on à la lin.
— Messieurs, dit celui-ci d'une voix émue, pourquoi récriminer? Si nous
n'avons rien fait qui vaille, est-ce notre faute? N'est-ce donc rien d'ailleurs que
d'avoir appris à lire au peuple?
— C'est du foin et non des livres qu'il nous laul, dit l'Ane en serrant sa
ceinture.
— Eh quoi! vous aussi, ô Ane! vous renoncez à la science! dit le Renard
découragé.
— Fi donc! dil à l'Ane, que l'exclamation du Renard avait fait rougir jus-
qu'aux oreilles, un Étourneau qui avait eu le malheur d'être con.sidéré et encagé
comme un Oiseau rare; fi donc! du foin, c'est bon pour vous! Quant à moi,
quant à nous, nous ne demandons rien , que la clef des champs !
— Liberté! liberté! s'écria l'assemblée tout entière.
— La liberté consiste à n'avoir jamais ni faim ni soif, dit le Porc.
— Taisez-vous, dit l'Aigle de Varsovie, en lais.sanl tomber un regard de
DERNIER CHAPITRE. 625
mépris sur celai qai venait de 'parler. Il n'y a qm; ceux qui sont prêts à mourir
pour elle qui savent ce que c'est que la liberté.
— Mais, de grâce, attendez! dit le Renard. Tout progrès est lent; on Ta dit,
un fétu est le gain d'un siècle... L'arbre de la liberté est peut-être semé...
— Mais il n'est pas encore en fleur, repartit l'Ours , qui apparut tout à couj)
à l'extrémité de son bâton. Et encore bien moins en fruits, ajouta-t-il en mon-
trant sa face et ses flancs décharnés. J'ai faim, et je n'ai rien mangé d'aujourdliui.
Mon gardien me vole!
— Horreur! s'écria-t-on.
— Ah ! je te vole! dit alors une voix que chacun reconnut aussitôt avec effroi
pour une voix humaine, celle-là même du gardien de l'Ours ; ah! je te vole,
tu t'en vantes! »
]Mais il est bon de suspendre pour un instant ce récit, et d'entrer
dans quelques explications. Depuis quelque temps déjà (il y a des traîtres
partout, et, nous le disons avec douleur, il s'en était trouvé sans doute
parmi les rédacteurs et même parmi les abonnés des Animaux) ; depuis
quelque temps, disons-nous, l'autorité supérieure avait été avertie de ce
qui se passait et savait jour par jour où en était la conspiration.
Tant qu'on se borna à écrire, à dessiner et à bavarder, on laissa
faire aux Animaux, non pourtant sans mettre de temps en temps dans
leurs roues quelques-uns des bâtons de la censure; mais quand on sut
qu'une nouvelle assemblée allait se constituer, comme on pensait bien
qu'elle pourrait donner lieu h des discussions vives, et peut-être même
à des résolutions violentes, on avait aposté autour du lieu où devait
se tenir l'assemblée une force armée redoutable, plus de la moitié de l.i
gai^nison de Paris, dit-on!
Ceci explique, sans doute, suffisamment l'interiiqition que mus
venons de signaler.
(( Parbleu! dit le gardien en entrant soudainement dans la salle, comme
jadis les rois entraient au parlement, le fouet à la main; parbleu! mes amis, je
vous trouve plaisants. Quoi ! vous êtes , pendant votre vie , logés , chauffés et
nourris aux frais du gouvernement ; et puis après , empaillés ! conservés ! étiquetés !
numérotés! toujours sans bourse délier; et vous vous plaignez! et vous com-
plotez!... Mais, brutes que vous êtes, vous ne savez donc pas qUe je donnerais
ce que l'on me donne, en y ajoutant même ce que je prends, pour être à la
place du moindre d'entre vous. »
79
Ô2Ô
DKlîMKK Cil MMTIU;.
El loul en parlant, Iiii o( sa troupe usant, eeu\-ei de leurs fouets,
. iHi\-là de leurs aiMues, ils \inivnt à hou( de seiiipaivr des eonjurés
|)ris au depouiAU. LalVaiiv, lidasl fui bienlôl faite; la plupai'l des Ani-
niau\ ayant eu riniprudeme i\c se loijMi'r les on.nles, alin de pouvoir
«vriie, elaienl hors délai ir(t[)p()ser la luoindie résistance. Au bout d'une
heure, de tous les futurs lijteialeurs de l.i nalion animale, il ne resta
pas un seul ipii ne fût piisoiuiiei'; e( (juand le dernier \eirou fut poussé
>ur le dernier denlre ru\, K' i;ardien [irenanl une fois encoie la parole :
u Nous vous èlos agiles, dit-il, vous a\c'Z parlé, vous a\t/. (''crii , vous avez
éio imprimés, vous avez été lus... et cela n'a servi à rien. Toiil s\sl donc passé
dans les régies. Nous devez êtes satisfaits, ou je ne m'y connais pas. '>
Kl c'est ain>i rjne fui enleiiée celte fameuse révolution, (|iii n'eut
pas d'autre oraison funèi)re (juc le mot IuiiImI (jtic nous venons de citer.
Il se présenta hien encore, dil-on , |)endant (pielques jours, a la
p')rle de l'ex-cabinet de rédaction, fpiel(|ues BAtes élranires, de l'espèce
des Chimères, décolles rpii arrivent toujouis on trop tôt ou trop lard,
jamais à poii>t; mais elles en furent pour leurs frais de route, qui pou-
vaient être considérables; car, à en juiçer sur letir mine, elles arrivaient
tout au Bioins des antipodes... oii on les renvoya.
DERNMER CHAPITRK.
027
- BERi\!A.RD-PCLLET._
« Si nous avions été là, disaient ces Bètes modestes, si ceux qui
viennent de se laisser surprendre nous avaient laissé faire leur besogne,
on n'aurait pas eu raison de nous aussi facilement ! »
Et on les laissait dire. Les héros du pays d'Utoj)ie ne sont guère a
craindre que pour leurs amis.
SUITE ET FIN DU DERNIER CHAPITRE.
Mais ce n'est pas tout !
M. le préfet de police, ayant appris que quelques Hommes n'avaient
pas eu honte de tremper dans cette sotte affaire et de mettre leur
628 DKMMKi; CIIMMTUK.
plume au siM-vico des Animaux, envoya clie/ chacun d'eux une demi-
douzaine au moins des honnêtes i^ens doni il dispose.
l,es inlorlunes furent tous pris au saut du lit , aucun d'eux n"elant
matinal, puis conduits à la prélecture de j)olice!
Là, ayant tire de sa |)oche une simple feuille (\o |)apici' I indue', et
s"etant aiMue de son ecliaipe. rollicier puMic (pii les a\ait anviés leur
lut ce (jui suit :
(1 Nous, préfet de police, etc., etc.;
«( Attendu qu'il a été démontré que les sieurs... (sui\cnl les noms au nombre
" de onze) n'ont pas rougi de faire cause comnunic avec les Bètes, d'emi)rimtcr
<i leurs idées, leur langage et parfois leur esprit;
« Attendu qu'il n'a pas tenu à eux, par conséquent , que la société humaine
(( ne fût bouleversée jusque dans ses fondements;
« Ordonnons que les susnommés seront, dès demain, j)iiiiis par où ils ont
« péché, c'est-à-dire traités en Bêtes (tant pis pour eux!), transportés au Jardin
« des Plantes, et incarcérés, chacun dans une des cages de la ménagerie, au
(i lieu et place des Animaux dont ils se sont faits les interprèles et les avocats.
i< A'. B. — Les susdits ayant, de l'aveu de tous, abusé du droit d'écrire, il
« est spécialement défendu, et ce, sous lés peines les ])lus sévères, de leur faire
« passer des plumes, de l'encre et du papier.
« De plus, le gouvernement devant pourvoir abondamment à leur subsistance »
(ici quelques-uns des prisonniers essuient leurs larmes), « il sera défendu égale-
«( ment de leur rien donner; les morceaux de sucre, les brioches, et même les
« pains de seigle, sont donc totalement interdits.
« Pourtant, et par faveur spéciale, il sera permis à leurs anciens amis, qui
n'auront pas peur d'être mordus, de leur offrir de temps en temps un cigare
de la régie.
<( L'-s cages seront ouvertes de midi à deux heures, et les nouveaux Animaux
visibles, quand la température le jjcrmettra.
« On recommande aus.si aux curieux de ne joint troj) agacer les nouveaux
« hôtes du Jardin des Plantes, ceci j.ouvant , malgré les précautio; s qu'on a
<« prises, n'être pas sans danger. »
Grâce à la stupeur universelle, cci anèt l)ai])are fut exécuté sans
provoquer de résistance. La foule a s<'s jouis d'iiK.Ttie.
Dès le lendemain, on lisait dans le Journal olliciel de la capitale la
note suivante :
DERNIER CHAPITRE.
629
« Onzo nouveaux AiiiiiKuix , doiil IV'spc'cx' n'a encore été décrite par aucun
(c naturaliste , mais auxquels on s'accorde assez généralement à donner le nom
« de Littérateurs, ont élé substitués, dans les cages et cabanes du Jardin des
H Plantes, aux Lions, aux Ours, aux Tigres, aux Panthères et aux Anes, lesquels,
« ayant cessé d'exciter la curiosité publique, ont été admis à faire valoir leurs
(( droits à la retraite. La Jardin des Plantes présente un aspect inaccoutumé. Les
u vétérans ont peine à contenir la foule. Parmi les curieux , on a remarqué les
« anciens pensionnaires du Jardin, et ceux des Animaux de la province et de
(( l'étranger qui ont pu se soustraire à leurs travaux quotidiens. La .vue des hôtes
« du Jardin qui les remplacent semble piquer au plus haut point leur curiosité.
« Puisque ce sont eux qui sont en cage, c'est donc que nous sommes libres, »
(( se disent entre elles ces bonnes âmes. »
Un mois ne s'était i)as écoulé que les Tourlerelles, a bout de soupirs,
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s'étaient décidées à remont.^r sur leurs nunges. L'amour leur restait, qui
console de tout — les Tourterelles.
t>30
DKUMKU ciiAiM riu;.
L'Ours avait reiraiiiii' en i^romlaiit sa tanière; mais liientôt, bour-
1,'eois ivsiprné, il s'était fait bonne d'enfants dans sa |)r()|)re maison, bien
décidé à ne jamais laisser dire un mot de politique ;i ses (ils.
Les Tortues, les Manchots, les Chauves-Souris, les Écrevisses, et
bon nombre de Scarabées : ceu\-(i par besoin de faire montre de leurs
DEKNIER CHAPITHK
631
cuirasses, (viiv-lii et celUs-lii [)ar amour pour le proi,'i'ès , sous quelciuc
l'onne (ju'il se déi^uise, lii'enl un (eu de joie de tous les manuscrits,
projets de réforme, rappels de leurs droits qu'ils s'étaient proposé de
mettre au jour, sous le réi,nme pi'écédent. Ce qui leur prouva bien le
dan.qer de ces [)a[)iers incendiaires, c'est que l'instant de lumière qu'ils
produisirent en brûlant leur causa une sorte d'éblouissement.
Le Chien rei)rit sagement son métier d'aveugle et sa serinette, jugeant
que ce métier avait du bon quand quelques sous tombaient dans sa sébile.
■.f^
'^-Jir-ii^-iiPT^IV
Celui qui sembla s'accommoder le moins du sort nouveau qu'on lui
faisait, ce fut un pelit Animal hargneux et étrange, tel ([u'on en pourrait
rêver seulement dans les visions d'une nouvelle apocalypse , lequel pré-
tendait opiniâtrement que son devoir était de protester.
632
DKP.MKi; Cil Al'lTIi
Moitié Hérisson, nioilie nouliHlogue , cet être bizarre, qui a
l'iiiprunlo il rHomino (iiu>I(Hic chose do son \isai;o, avait pour noils un
buisson de dards ijui alVoitaiiMil la lornie de lames de canif, de |)()rtc-
crayons, de .irraUoirs cl i\o plumes de fer. De là le nom de Por(e-j)lumc
ou de Jounuilislc (|u"il piviendail se donner. Il s'acci'oupil en IVcMiissant
dev.mt le i;ardien vii^ilanl à (|ui incond)a la tâche ingi'ale de l(> surveiller.
La verjLçe incessamment levée sur cette tète rageuse Unira -t- elle par le
dompter? Les h')nnMes iuvns (jui aiment avoir Tespril eu repos osent
lespérer.
Que dire encore? Le monde des B('tes est rentré dans le silence. On
assure que malgré son innnobilité apparente la terre a continué de
tourner, et que le mot de Galilée « E pur si rnuove » est resté vrai. Mais
le mouvement s'opère-l-il en avant ou en airièrc? La question est plus
facde à poser qu'à résoudre. Ceci est le secret des dieux, non des Bétes,
dont nous n'avons été ici que Thunjble rapporteur.
I*. J. Staiil.
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE
Prologue 3
Résumé parlementaire, par P. J. Sïaul. . 0
Histoire d'un Lièvre, par P, J. Stahi
Les Contrariétés d'un Crocodi
Emile de la BÉDOLi.iÈnr
Oraison funèbre d'un \'er à soie, par J. P.
Staiii
Voyage d'un Moineau de Paris, par Geouge
SA^D
Vie et opinions jiliilosophiquos d'un Pin-
gouin , par P. J. Staiii,. ...
108
113
li!)
Peines de cœur d'une Chitte anglaise,
par DE Bal/.ac
m
Les Aventurf'S d'un Papillon, par P. J,
Stahi
Les Doléances d'un vieux Crapaud, j)ar
Gustave Dr.oz
17i
w C-0 '^
DEUXIEME PARTIE
Pages. I
Encore une Révolution, par P. J. Stahl.. 344 L'Ours, par L. Baude
Histoire d'un Merle blanc , i)ar Alfred de
Musset 391
Pages.
, 497
Le Mari de la Reine, par Glstave Dr.oz.. 422
Les Amoui'5 de deux Bêtes, par H. de
Balzac .
430
Les Peines de cœur d'une Chatte française,
par P. J. Staui 4Cl
Le Septième ciel , par P. J. Stahl
507
Lettres d'une Hirondelle à une Serine,
par M"": Ménessier-Nodier 520
Causes célèbres, par E. de la Bédollière. 483
Les Animaux médecins, par Piekre
Bernard 544
t)30
r\i?LK m: s matikt. i:s.
PoRos. I l'ngos
T.iblotiosdc la Girafe, iiaiCiiAui.KS Nonirn. .m7 I Smivciiiis d'nnc \ icillo Conii'illo, juir IV J.
Stmii 580
M r¥
i¥
l'ropos aigres d'un Corbeau, par G. Dnoz. jO!» | Dernier chapitre, par P. J. Stahl.
:MPi:ikb.ii, !:CE ^;Al>•r-BB^so:
LE RENARD
GOETHE
LE RENARD
(reineke fuchs)
TRADUCTION DE
EDOUARD GRENIER
ILLUSTRE PAR
KAULBACH
iLUMU±>^
PARIS
J. HETZEL, LIERA IRE -EDITEUR
l8 — RUE JACOB — l8
1867
T T{É F (i4 C E
Si j'étais un sn\imt. ou seuleiuenl un eiudit. quelle belle occasion
j'aurais dans cette Prélace d'étaler ma science et même celle d'autrui !
A propos du lienard , je ferais une profonde dissertation dans lacjuelle.
remontant le cours des siècles juscju'à nos origines indo-germaniques,
j'irais chercher les premiers vestiges de cette épopée des bètes dans les
plateaux boisés de l'Asie centrale, et plus tard dans les forêts de la
Germanie, où nos libres aïeux vivaient presque en communauté fami-
lière avec les ours, les loups et les renards, ces grands seigneurs de la
solitude dans nos zones tempérées. Je montrerais que ces légendes pri-
mitives, empreintes de naïveté et de grandeur, se sont perdues pour
nous dans leur rudesse native, faute d'avoir trouvé un Homère ou
d'avoir été fixées par l'écriture. Plus tard, quand le monde germanique
eut pris son assiette, lorsque les tribus sorties des forêts se furent par-
tagé les champs , et que les villages se groupèrent à l'ombre des châ-
teaux ou des couvents, l'oubli les avait presque etlacées de la mémoire
des hommes. Quelques fragments surnagèrent ; ils furent recueillis *
traduits en latin et écrits sur parchemin par quelque moine saxon, qui
se plut surtout à y voir et à en faire une satire déguisée de la vie
humaine et du monde féodal. Sans dire un mot des frères Grimm , de
(lervinus et de \'ilmar, a qui j'eniprunterais ces notions, je décrirais les
premières apparitions de ces légendes dans la littérature du moyen âge t
ici, dans la Flandre méridionale, à la lin du xi" siècle, sous la plume de
jnaitre Nivardu>+. avec le titre (ïfsrnfjn'iiui.s: là, cintjuanle ans après;
1
l'RKFACE.
é.iialoinent en latin, mais cotte fois-ci sous le nom de Jieinardus, dans
la Flaniliv du Nord . sous la dictée d'un moine inconnu , probablement
bop.ediclin. ;i en jui^er par les allusions malignes qu'il y mêle contre les
moines de Citeauv et leur fondateur saint Bernard. Je revendiquerais
poui- la France la priorité des rédactions en langue vulgaire; les textes
ont péri, il est ^rai. mais il a dû en exister à pareille époque; car il
s'est passé poui* cette épopée animalesque le même phénomène littéraire
(pie pour les grandes époj)ées carlovingiennes : c'est par la France, et
grâce aux poêles français, ([ue l'Allemagne a connu et recouvré ces
légendes d'origine germanique. Ici, ce n'est pas une conjecture, c'est
une certitude; car. si le texte français du licnard , ixu xii" siècle, a dis-
paru, nous en possédons les traductions allemandes, d'abord celle de
Henri de Glichesœre, vers 1150; puis, cinquante ans plus tard, celle
dun inconnu , qui rimèrent en allemand les versions françaises sous le
nom désormais consacré de Heinhard Fuchs. A la fin du xii'' siècle, dans
le xiir et le xiv*" se succèdent plusieurs manuscrits français, que, cette
fois, nous possédons. Ce sont les plus riches. Ils embrassent vingt-sept
branches ou récits : Villem de IMatoc. en 1250, en fait une version hol-
landaise. Dans cette forme, la légende retourna une seconde fois en
Allemagne pour être retraduite et divisée en livres par Nicolas Baumanii,
de Lubeck, (\m l'écrit en bas allemand. Cette édition parut à Osnabiuclv
en i/|98. sous le titre de Hcineke Vos, qui éclipse désormais le vieux
nom haut allemand de Heinhard; il ne se retrouve même plus (jue dans
le français qui l'a gardé (car le sagace lecteur aura sans d(mte reuiai-
qué que notre mot de lienard n'a pas d'autre étymologie). Cette version
eut une grande faveur, elle se réimprima souvent, et même, honneur
insigne au xvi" siècle, elle fut retraduite en latin. Pleine d'allusions, et
dune allure toute populaire, son succès. (|ui se comprend, s'est conservé
jusqu'à nos jours. On en a fait plusieurs traductions en haut allemand,
en allemand classi(|ue. La plus connue est celle de Gottsched, qui était
peu doué pour ce genre df travail. Enlin, Gœthe vint, et quoique sa
version, connue le fait i<'i))ai(|ur'r (iriimii, manque un peu de celte fami-
liarité et de cette simplicité épique (pii peuvent seules donner une idée
complète de la légende primitive, elle est la dernière, et elle restera.
Voilà ce que je dirais , beaucoup mieux et plus au long , avec force
citations et commentaires, si j'étais un savant; je diiais même bien
d'autres choses encore. Mais, heureusement pour le public, et malheu-
reusement pour moi. je ne suis qu'un simple traducteur. Ma tâche est
PREFACE.
plus facile et mon horizon plu^; borné. J'ai tout au plus à dire quelques
mots du R&ineke Fuchs de Gœthe, et à rappeler pourquoi et dans quelles
circonstances ce iîrand .eénie en vint à reprendre ce thème des vieux:
âges, et à lui redonner une nouvelle popularité en le revêtant d'une
forme plus savante et désormais impérissable.
C'est h la fin de 1792, comme il le raconte lui-même dans son livre
de la Ccwipagne de France y que lieineke lui tomba sous la main; peu
s'en faut que le grand païen n'y vit une attention particulière de la Pro-
vidence {eine besondere Fiigung) pour le tirer de la consternation oii
l'avait jeté le spectacle de la Révolution française. Nous qui vivons
encore de 89 et en 89; nous dont la société tout entière et les constitu-
tions politiques, même celle d'aujourd'hui, reposent sur les principes si
chèrement achetés de cette glorieuse époque; nous dont le berceau,
comme celui de Moïse, a été porté par les eaux de ce fleuve immense;
nous dont la jeunesse a joué librement dans ses vagues, et qui , à cette
heure, dormons dans un de ses remous, avant d'être repris, demain
peut-être , par les flots impétueux: de son courant irrésistible , nous
avons peine à comprendre le trouble et l'aversion d'un si grand esprit
devant cet avènement de l'idée moderne. Mais il faut se reporter à cette
époque, aux déceptions amères qui suivirent les jours d'enthousiasme,
aux nuages sanglants qui obscurcirent cette aurore. Il faut surtout se
reporter à la situation d'esprit où se trouvait Gœthe alors. Il sortait
d'Italie, où il s'était retrempé dans la solitude, l'indépendance et la libre
jouissance des deux choses qu'il aimait peut-être par-dessus tout : la
lumière et l'étude de l'antiquité. A peine revenu en Allemagne, plein
d'idées sereines et de projets littéraires, il trouve tout changé autour de
lui; la face de la terre est renouvelée, le monde hors de ses gonds,
comme il le dit lui-même. Parnù les poètes et les artistes qui ont tra-
versé les douze dernières années de ce siècle, il en est plus d'un qui
comprendra le trouble et la colère qu'apporte dans ces âmes, éprises de
paix et d'idéal, l'envahissement brutal du fait, du bruit et des commo-
tions politiques.
Forcé de suivre le duc de >Veimar dans la croisade des princes alle-
mands contre la France, Gœthe, dans cette vie de camp et de cour
ambulante, ne pouvait guère se livrer à ses créations ni même k ses
études favorites ; il fut donc heureux de trouver dans la lecture du
/?enar(/, puis dans le remaniement auquel il le soumit, une distraction forcée
qui occupât son esprit et lui entretînt, pour ainsi dire, la main. Car, il ne
PUKKACK.
faut pas roublior. larlisto tétait chez lui h la hauteur du poëte, si même
il no le (lop;issait ; el . (piand Tun ne pouvail se livrei' auv joies de la
ri'i'alicn. il xoulait (|iii' raiiliv utilisai pour son ai'Ices enir'acles obligés
t|ui se reneonlivnl dans la vie de IhoMuno le plus indépendant et le plus
laborieux. Il se mit ilone aussitôt it 1 (vmimv dans l'hiver de 93, au
milieu des ti-avaux de reconstruction el d anicublcniciil de sa maison de
Weimar, cpiii devait quitter encore au piiulenips pour assister au siéifc
«M il la reddition de Mayence. enchante, ii ce (piil raconte, d'avoir une si
belle occasion déciiie cpielques milliers d'hexamètres et de s'exercer
dans la pratique de ce ihythme dont les rèi^les n'étaient pas encore bien
nettement établies en allemand. Klopslock et Voss l'avaient déjà employ(',
mais avec un grand laisser aller et une prosodie trop complaisante. Gœthe
a-t-il été plus habile que ses devanciers? Sans doute; mais lui-même
semble confesser que la quantité de ses vers n'est pas toujours à l'abri
de tout reproche. Pour moi, je l'avoue, j'ai grand'peine à distinguer un
bon hexamètre allemand d'un mauvais; il m'a paru qu'il y entrait ton-
jours beaucoup de bonne volonté et de fantaisie; c'est un rhythme étran-
ger à nos langues modernes, qui se sent de la concpiète, une conquête
un peu violente, comme d'ordinaire. IMais ce n'est pas notre alTaire. ii
nous autres Français, de juger ces choses-lii.
Quant a la traduction, je l'ai faite pour uiou ami .1. Hetzel, qui dési-
rait populariser en France cette œuvre si po|)ulaire en Allemagne, en la
publiant avec les très-curieux dessius du célèbre Kaulbach. Ce désir
était si légitime de la part de l'éditeur (U'> Animaux peints par eux-mêmes,
le seul livre qui, depuis La Fontaine, ait fait parler les Bêtes avec esprit,
que j'aurais eu mauvaise grâce \\ m'y reluseï*. Les nombreux lecteurs
de l'œuvre la plus réputée de Grandville et de Stahl me sauront gré, je
l'espère, d'avoir contribué, pour ma part, \v leur rendre possible la com-
paraison ' entre les dessins de l'artiste allemand et ceux de l'artiste fran-
çais. J'ai donc traduit. Mais la tâche n'était pas facile. Dépouillée du
rhythme épique qui donne à lui seul du piquant à la Batrachomyoma-
chie, la pensée court grand risque d'être tantôt enflée, tantôt vulgaire.
Ai-je évité ces deux écueils? Pas toujours, sans doute. Que la faute n'en
remonte jamais au grand poëte allemand, mais reste it la charge de son
humble et insuffisant traducteur!
]•:. 0.
PREMIER CHANT
Le roi des animaux convoque sa cour. — Absence d(; Hcini'kc. — Le loup formule sa plainte
contre le renard. — Le chien, le chat, la panthère, l'accusent à leui- tour. — Le blaireau
le défend. — firiefs du co((. — L'ours est cliariiô (rajoin-ucr io ]-cnard à comparaître
devant la cour.
]a\ Pentecôte, cette fête charmante, était an-ivée; les champs et les
bois se couvraient tie verdure et de fleurs : sur les collines et sur les
hauteurs, dans les buissons et dans les haies, les oiseaux, rendus à la
joie, essayaient leurs gaies cliansons; chaque pré fourmillait de fleurs
dans les vallées odorantes; le ciel brillait dans une sérénité majestueuse
et la terre étincelait de mille couleurs.
Noble, le l'oi (\e> animaux, convoque sa cour; et tous ses vassaux
s'empressent de se rendi'e ;i son appel en i^rand équipage; de tous les
points de l'horizon arrivent maints fiers personnages, Lutké la grue et
.Markart le geai, et tous les plus importants. Car le roi songe à tenir sa
cour d'une manière magnifique avec tous ses barons ; il les a convoqués
tous ensemble, les grands comme les petits. Nul ne devait y manquer, et
cependant il en manquait un : Reineke le renard, le rusé coquin, qui se
garda bien de se rendre à l'appel, à cause de tous ses crimes passés.
Comme la mauvaise conscience fuit le grand jour, le renard fuyait l'as-
semblée des seigneurs. Tous avaient à se plaindre; ils étaient tous oflen-
sés; et, seul, Grimbert le blaireau, le fils de son frère, avait été épargné.
Ce fut le loup Isengrin qui porta le premier sa plainte, accompagné
de ses protecteurs, de ses cousins et de tous ses amis. Il s'avança devant
le roi et soutint ainsi l'accusation :
I r. iiF.N.Min.
u Très-i;rai-itni\ scii^noiii" cl roi. l'coule/. mes iiTiefs! ^'()us êtes plein
(le urantleiir ef de nohlesst- vous l'ailes à cliaeini jusliee et nierei :
veuillez doue pivndiv i>itir de loiil le doiiimaiie (pie j "ai soiilVeil. i» ma
NoVjle , le roi des animaux, convoqui! sa cour.
LTande lionle. par !<• lait d»' Hrinckc .Mais. a\aiil tout, soyez louché du
déshonneur qu'il a jeté si souvent sur ma femme et (U'> blessures qu'il
a faites à mes enfants; hélas! il les a couverts d'inmiondices et d'ordures
si corrosives. qu'il y en a encore trois à la maison qui souffrent d'une
cruelle cécité. Il est vrai fjue, depuis loniilemps. il a été question de ce
crime : on avait même fixé un jour pour mettre ordre à de pareils griefs;
il offrit de faire tous les serments; mais bientôt il changea d'avis et
l'IîEMlKH C H. VINT
courut s'enfermer dans sa forteresse ; c'est ce que savent trop bien tous
les hommes qui m'enloureiil ici. Sciimcui'. il me riuidiiiil hicn [\c> semaines
pour racoiiU'i' rapidiNiienl Ions les mau\ (pic le hiii^aiid m'a fails. Chuind
Le ii;nard fuv;iit l'assemblée des sui^'iiei
toute la toile que l'on fait à Gand deviendrait du parchemin, elle ne
pourrait pas contenir tous les tours qu'il, m'a joués; aussi je les passe
sous silence. Mais le déshonneur de ma femme me ronge le cœur; j'en
tirerai vengeance, quoi qu'il arri\e. »
Lorsque Isengrin eut ainsi tristement parlé, on vit s'avancer un petit
chien qui s'appelait Vackerlos; il parlait français et raconta combien il
était pauvre et qu'il ne lui restait rien au monde qu'un petit morceau
d'andouille et que Reineke le lui avait pris! Alors le chat Hinzé, tout en
colère, s'élança d'un bond et dit :
(( Grand roi, que personne ne se plaigne du mal fait par le scélérat
plus que le roi lui-même. Je vous le dis, dans cette assemblée , il n'y a
personne ici , jeune ou vieux, qui doive craindre ce criminel autant que
vous. Quant à la plainte de Vackerlos. elle ne signifie rien; il y a des
années que cette affaire est arrivée; c'est à moi qu'appartenait cette
i.i; i;i:\\i;i>.
iinilomllc. .r;mrai> dû me |)l;iin(li(' iilois; jCliiis aile chassor; cheiiiin
(ai>anl . ji' lis uiu' ronde de niiil dans un moulin; la meunière doi'mail.
je |ti"i> (oui doueemeni une andouille. je laNouerai; mais si \ aekei'ios \
eul |ainai> (|uel(|ue droit, il le doil a mon adresse. >
11 tint Lampe serré dans ses griiïes.
La panthère dit :
u A quoi bon ces plaintes et ces paroles? elles ne servent ii rien,
le mal est assez ronstaté. (Jest un voleur, un assassin, je le soutiens
hardiment. Ces messieurs le savent bien; il est artisan de tout erime.
l'ous les seiirneurs. et le roi lui-même, viendraient à perdre fortune et
honneur, qu'il en rirait s'il y ij:agnait seulement un uiorceau de chapon
ifTdS. Que je vous raconte le tour fju'il a fait hier à Lampe le lièvre; le
voici devant vous, cet homme (|ui noffensa jamais personne. Ueineke
joua le dévot et s'oiïrit à lui en.>eii.'ner rapidement tous les chants
d'église et tout ce que doit savoir un sacristain; ils s'assirent en face
l'un de l'autre et commencèrent le Credo. Mais Pieineke ne pouvait pa>
renoncer à ses anciennes pratiques : au milieu de la paix proclamée par
noire roi et malgré son sauf-conduit, il tint J.ampe serré dans ses grilles et
PHKMIKP, CHANT
colleta astucieusement I lioimrle Ikhiiiiic. Je passais près de la ; j entendis
leur chant, qui. à peine connnencé. cessa tout à coup; je m'en étonnai.
-Mais, lorsque j'arrivai près d'eux, je reconnus Reineke; il tenait Lampe
par le collet, et certes il lui eût ôté la vie si. par bonheur, je n'avais
pris ce chemin. Le voilà! re.^ardez les blessures de cet homme pieux. Et
maintenant, sire, et vous, seigneurs, sou tlrirez- vous que la paix du roi,
son édit et son saut-conduit soient le jouet d'un voleur? Oh ! alors le roi
et ses enfants entendront encore longtemps les reproches des gens qui
aiment le droit et la justice! »
Isengrin ajouta :
u II en sera ainsi, et malheureusement Keineke ne changera pas.
Oh ! que n'est-il mort depuis longtemps ! ce serait à souhaiter pour les
gens pacifiques; mais, si on lui pardonne encore cette fois, il dupera
audacieusement ceux cpii s'en doutent le moins maintenant. »
Le neveu de Reineke. le blaireau, prit alors la parole et défendit
courageusement Reineke. dont la fausseté pourtant était bien connue :
« Seigneur Isengrin. dit-il, le vieux proverbe a bien raison : « N'at-
(I tends rien de bon d'un ennemi. » Vraiment mon oncle n'a pas à se louer
de vos discours; mais cela vous est facile. S'il était comme vous à la
cour et qu'il jouît de la faveur du roi. vous pourriez vous repentir d'avoir
parlé si malignement de lui et d'avoir renouvelé ces vieilles histoires. En
revanche, ce que vous avez fait de mal à Reineke, vous l'oubliez ; et cepen-
dant plus d'un seigneur le sait, vous aviez fait un pacte et juré tous
deux de vivre en bons compagnons. Voici l'histoire : vous verrez à quels
dangers il s'est exposé un hiver , à cause de vous. Un voiturier passait
sur la route, conduisant une cargaison de poissons; vous l'aviez flairé
et vous auriez voulu [)our beaucoup goûter de sa marchandise. Malheu-
reusement, l'argent vous manquait. Vous vîntes trouver mon oncle;
vous le décidez et il s'étend sur le chemin connue s'il é>tait mort. Par le
ciel! c'était une ruse bien audacieuse. Mais attendez, vous verrez ce
qu'il en retira. Le voiturier arrive et voit mon oncle dans l'ornière; il
lire vivement son couteau pour l'éventrer. Le prudent Reineke ne bouge
pas plus que s'il était mort; le voiturier le jette sur son chariot et se
réjouit de sa trouvaille. Oui, voilà ce que mon oncle a osé pour Isengrin !
Tandis que le voiturier continuait sa route , Reineke jetait les poissons
en bas; Isengrin venait de loin tout à son aise et mangeait les poissons.
Cette manière de voyager ne plut pas longtemps à Reineke. Il se leva,
sauta à bas et vint demander sa part du butin ; mais Isengrin avait tout
10 i.i: Il KN A lin.
dévore, Pt si l)ion (|u il en pcns;» ciVM'r: il m ;i\;ul laissé que les arêtes,
qu'il olTrit du ivsio à son ami.
u Voici un autiv tour (|U(> je mhix aussi nous racoulei- : Reineke
avait apin'is quil y a\ail clitv, un paxsan un coclion j^ras. Iu(» le jour
luèuie. pendu au clou: il le dil lidMenienl au lou|t. Ils |»ailenl ensemble
pour partajuer loyalement le prolil et les dan.uers; mais la peine et le
danijer furent pour Reineke seul; rai- il siniroduisit par la fenêtre et à
ijrande peine jeta la proie (duuuunc au louj) reste' au dehoi's. Par mal-
heur, il \ avait lii tout près des eliiens (jui llairèrent Ueineke dans la
maison et le liou<|iillèr(Mit dimportance ; il Icui' échappa tout blesse», alla
bien \ile troiixcr Iscnurin. lui l'aconla ses malheurs et demanda sa pai'l
du bulin. Je I ai i:arde un délicieux morceau, lui dit celui-ci; lu n'as
(pi a t \ melire cl le bien lon^cr. lu m'en dii'as i\c^ nouvelles! » Et il
lui ap|>orta le morceau : celait le crochet en bois après lequel le paysan
avait pendu le cochon; le rôti tout entier, ce morceau de roi, avait été
dévoré par le loup, aussi injuste (pie liloulon. Reineke, suffoqué de
colère ne put rien dire; mais ce qu il pensait. \ous le pensez bien vous-
même. Sire, certainement le loup a fait plus de cent pai'cils tours Ji mon
oncle; maisjenen parlerai |)as.
' Si Reineke est mande de\anl NOUS, il saui'a bien mieux se (h'Iéndi'e;
en atUMidant. très-i:racieux roi et noble souverain, j oserai faire une
renianjue : vous avez entendu, et ces sei,:Lïneurs aussi, de (juelle ma-
nière insensée l>eni:rin a |)aii(' de sa lènuue et de son déshonneur,
qu'il devrait proté.irer au prix de ses jours. H y a sept années révolues,
mon oncle a donni' son amour à la belle Girmonde; e'était à la danse,
par une lielle miil d'ete ; Ix'ii.iirin ('tait en voyai^e. Je le raconte comme
je le sais, (iirmonde a él(' sensible aux attentions de mon oncle. Quel
mal y a-t-il ii eela .' Isenirrin. s'il était sa ire . se tairait sur ce chapitre
qui no peut lui ra|)|)orle:' (pic de la houle. Allons plus loin, continua le
blaireau : maintenant c Cst le conte du lieMc! pur bavardai,^e! Est-ce
que le maître ne doit [)as châtier l'écolier (piand il manque d'attention
et de mémoire'.* ne doit-on pas |junir les enfants'.' et, si on leur passait
leur léi?èreté et leur méehaneeti'. comment élèverait-on la jeunes.se'.'
Qu'y a-t-il eneore? Vaekerlos se |)laint d'avoir perdu une andouille, en
hiver, derrière un buisson; il ferait bien mieux de dévorer son chagrin
fn silence. Car nous venons de l'entendre, elle était volée : ce qui vient
de la flûte retourne au tambour; et qui peut faire un crime à mon oncle
d'avoir pris au voleur un bien voh''.' Il faut que les i/enlilshommcs de
i'i;i;\i I i;i; chant
11
haute naissance corrigent les voleurs et s'en fassent craindre. Oui, il
l'eût pendu alors, qu'il eut été pardonnable; mais il lui laissa la libellé
par respect |)()ur le roi; car au roi seul ai)parli<'u( le dioil de \'\o cl tU^
Henning le coq, entouré do toute sa famille.
mon. Mais mon oncle ne doit compter que sur peu de reconnaissance,
quelle que soit son exactitude à faire le bien et à s'abstenir du mal.
Depuis que la paix: du roi a été proclamée, personne ne l'observe comme
lui. Il a changé sa vie, ne naange qu'une fois par jour, vit comme un
ermite, se mortifie, porte une haire sur la peau et se prive depuis long-
temps de viande et de gibier, comme me le racontait encore hier quel-
qu'un qui venait de le voir. Il a quitté Malpertuis, son château fort; il
se bâtit un ermitage pour y demeurer. Vous verrez vous-même comme
il est maigre et pâle par suite de l'abstinence et des autres pénitences
que son repentir lui a imposées. Car quel mal cela lui fait-il que chacun
12 LE RENARD.
lui joitt' la piciiv.' 11 lia (|u"à vonir, il se défendra cl confondi-a tous
SOS accusa tours. »
Lorsque Griuibcrt cul liui. parut llcuuiui; le coq, culoure de toute
sa famille, au û:rand étonncuicnt de lasseudilée. Sur une bière en deuil,
derrière lui. on portait une poule sans tète, (l'était Gratte-Pied, la meil-
leure des couveuses. Hélas! son sani; coulait, et c'était Reineke qui
lavait répandu. Maintenant, il s'agissait de le faire savoii' au roi. Le
brave Henninu parut donc devant le roi, dans l'attitude d'une profonde
douleur; il était accoinpaiïné de deux coqs également en deuil : l'vm
s'appelait Kreyant, il ny avait pas de meilleur cot} entre la Hollande et
la France; l'autre ne lui cédait en rien, il avait nom Kantart; c'était
un lier et lionnète compairnon; tous deu\ portaient un cieri>:e allumé;
(•étaient les frères de la victime. Ils appeler<Mit la ven2;eance du ciel sur
l'assassin. Deu\ coqs plus jeunes portaient la bière H l'on entendait de
loin leui's trémissements.
Henning p]it la parole :
0 Très-gracieuv seigneur et roi ! nous déplorons une pei'te irréparable.
Prenez piti(' du mal qui m'est fait, ii moi et à mes enfants. Vous voyez
l'œuvre de Heineke! Lors(juc riii\cr lut passi' , (pie les feuilles et les
lleurs nous invitaient à la joie, je m'enorgueillissais de ma famille, (jui
passait si gaiement les beaux jours avec moi; dix jeunes fils et (juatorze
filles, tou> j>leins de vie! ma femme, celte poule excellente, les avait
élevés en un été. Tous étaient forts et contents; ils trouvaient chaque jour
leur nourriture dans une place bien abritée. C'était la cour d'un riche
monastère; un mur élevé nous défendait; et six grands chiens, les vail-
lants gardiens de la maison, aimaient mes enfants et protégeaient leur
vie. Mais Heineke le voleur était désolé de nous voir passer en paix
d'heureux jours à l'abri de ses ruses. 'H rôdait sans cesse la nuit au pied
du mur et écoutait aux portes; mais les chiens le flairaient, et alors
il n'avait qu'à courir! Knlin . une fois ils l'attrapèrent et le houspil-
lèrent rudement ; mais il put s'échapper et nous laissa quelque temps
en repos. Maintenant, écoutez bien! Quelques jours après, le voilà qui
arrive en ermite et me remet une lettre ornée d'un cachet. Je le recon-
nus : c'était votre cachet, et je lus dans la lettre que vous aviez oidonné
la paix aux animaux et aux oiseaux. Il m'apprit qu'il était devenu
un ermite, et qu'il avait fait vœu d'expier des péchés dont il con-
fessait l'énormité. Personne ne devait donc plus se défier de lui ; il
avait promis devant Dieu de ne plus manger de vianrlc. Il me fit exa-
PllKMlKll CHANT.
13
miner son froc, toucher son scapulaire. 11 me montra, de plus, un certi-
ticat donné par le prieur, et, pour m'inspirer plus de confiance encore, la
liaircfpril portait sous son fi'oc. Puis il partit (mi disant : '- Que la Ih'mic-
U m'apprit qu'il était devenu un ermite
« diction du ciel soit avec \ ous ! il me reste ëncoie beaucoup ii faire aujour-
'< d'hui; j'ai encore à ï'ive .Xoiie et Vrpres. » Il lisait en marchant. ^lais il
ne pensait qu'au mal : il méditait notre perte. Le cœur Joyeux, j'allai
bien vite raconter à mes enfants la bonne nouvelle que contenait votre
lettre; ils se réjouirent tous. Puisque Reineke était devenu ermite, nous
n'avions plus de soucis, plus de crainte! Je sortis avec eux de l'autie
côté du mur. Nous nous réjouissions tous de notre liberté. Mais bien mal
nous en prit. Reineke était tapi en embuscade dans un buisson; il en
sort d'un bond et nous barre la porte; il saute sur le plus beau de mes fils
et l'emporte avec lui, et, une fois qu'il en eut tàté. il n'y eut plus rien à
faire; à toute heure, le jour, la nuit, il renouvela ses tentatives, et ni chiens
ni chasseurs ne purent nous préserver de ses ruses. C'est ainsi qu'il
m'enleva presque tous mes enfants. De plus de vingt, il m'en reste cmq;
ili LE RKNAKD.
il ii»";i pris Ions les aulics, Oli 1 pitMuv. pilic de ma tloiilcur amriv! Iiicr
encore, il m'a lui' ma lille; les iliiens oui sauvé sou eadavi'e. Ueiranle/.. la
voilà I c'est lui (|ui a fait le erime. Que ce speclacle vous touche le lœur! »
Aloi-s le i-oi (lit :
u Approche. (liiuiluM'l . et l'cirarde. Voilii donc comment l'ermite
pratique le jeûne et comme il lait piMiilence! Si je vis encoie une année,
je promets (piil s'en re|)enlira! .Mais ii (pioi servent les |)aroles? b^coutez,
mallieurcux llennini; 1 \()tre lille rece\ra tous les honneurs (|ui sont dus
aux morts. Je lui ferai chanter Vi(/il(' et la ferai ensevelir en .^:rande
p(iiii|it': puis nous disculerons avec ces seii!;neui'S le châtiment (pie mérite
le meurtrier. '
Alors le roi ordonna de chanter Viijllc. Le menu peuple entonna :
Domino placebo. On en chanta tous les versets. Je pourrais vous racon-
ler qui a chanté la Leç^'on et qui les Répons ; mais cela durerait trop
l(tn,irtem|)s et nous nous en tiendrons Vu. Le corps fut déposé dans un
tombeau, l'on éleva dessus un lieau marbre, poli connue du verre, taillé
il quatre faces en pyramide, et Ton pouvait y lire en i?rosses lettres :
• (iratte-Pied, lille de Hennin.:; le co(j. la meilleure des poules couveuses;
« pei'sonne ne sut mieu\ j)ondre et i^Maller plus habilemeiil la terre.
'i Hélas I elle repose ci-dessous. Le meiiilrier Reineke l'a lavie à la
' tendresse des siens. Que tout le monde a|)pr<^nne sa perfidie et sa
" méchanceté et pleure le sort de la (h-funte! » Telle était son épitaphe.
Après la cérémonie, le loi convocpia les |)lus sages [jour tenir conseil
avec eux sur le mo\eii de punir le méfait dont on leur avait mis des
preuves si claires devant les yeux. Ils décidèrent qu'il fallait envoyer un
messager au ius(' ciiminel. et (jue sous peine de vie il eut ii comparaître
à la cour du roi le incniici dimanche fpi'elle se rassemblerait; on nomma
priur messauer liriin I ours. Le roi dit ;i l'ouïs :
't Notre roi vous recommande d'accomplir \f)lre messa.w diligem-
ment. Mais soyez piudeiil ; eai' Iieineke esl faux et malin. Il n'est sorte
de ruses qu'il n'emploiera. Il \oiis llalleia. il vous menlira; pour vous
duper, tout lui sera bon.
— <^)h! que nenni. répliqua Tours avec assurance, soyez tranquille!
Si jamais il a rimpudence de tenter rien de pareil avec nu^i . je jure de
par Dieu que je h lui ferai payer si cher, qu'il n'aura garde de ne pas
venir 1
r^:,,"-/.
DEUXIEME CHANT
L"ours se ruud à Malpertuis et s'acquitte de sou message. — Le renai'd le conduit chez
Rustevyl, en lui prouiettaiit de l'y rassasier de miel. — L'ours est pris par la trte et par les
pattes de devant dans un tronc de chêne. — Les paysans surviennent et l'accablent de coups.
— 11 réussit enfin à leur échai>per, et se sauve à la nage. — Le renard l'aperçoit sortant
de Teau, et le raille. — L'ours se traîne jusqu'à la cour et raconte au roi sa mésaven-
ture. — Le chat reçoit la mission de porter à Reineke une nouvelle sommation.
C'est ainsi que Brun l'ours s'en alla fièrement h la recherche de Rei-
neke. Il rencontra d'abord un désert sablonneux (jui n'en finissait pas.
Quand il l'eut traversé, il arriva dans les montagnes où Reineke avait
coutume de chasser; la veille encore, il s'y était livré à ce divertisse-
ment. Mais il lui fallut aller jusqu'à Malpertuis, résidence magnifique de
Reineke. De tous les châteaux , de toutes les forteresses qui lui appar-
tenaient, Malpertuis était le plus siàr donjon. Reineke s'y retirait aussitôt
(pi'il avait à craindre quelque attaque. Brun monta au château et trouva
la porte d'entrée fermée à triples verrous. Il se recula un peu et se prit
a réfléchir; enfin, il se mit à crier ;
« Mon neveu, êtes-vous à la maison'.' C'est Brun Tours qui vient
comme messager du roi. Car le roi a donné sa parole de vous faire compa-
raître en jugement à la cour; il m'a chargé de venir vous chercher afin
que justice soit faite à tous ; sinon il vous en coûtera la vie; car si vous ne
bougez pas, vous êtes menacé de la roue et de la potence. C'est pourquoi
prenez le meilleur parti, venez et suivez-moi; autrement il pourrait
vous en repentir. »
H)
LF. UKNVKI).
Roinoke entendit tout ce beau discours du commencement justiuii la
lin sans broncher ni domuM" siirnc de vie. 11 se disait :
u N'y aurait-il |)as moyen de iaire payer cher à vc lourdaud son
oriïueilleusc éloquence? Sonjseons-y un peu. »
C'est Brun l'ours qui vient commn messager du roi.
Il descendit dans las caves du château, dont les iondeiuents avaient
été bâtis avec beaucoup d'art. Il s'y trouvait des trous et des cavernes
avec des corridors longs et étroits et quantité de portes qu'on ouvrait et
fennait suivant les nécessités du moment. Apprenait-il qu'on le recliei-
chàt pour (juelque méfait, il trou\ail la le meilleur asile. Souvent aussi
de pauvres animaux s'c'taient laissé jirendre dans ces méandres, et étaient
devenus la proie du brii^and. Iicineke avait bien entendu le discours de
l'ours; mais, avec sa prudence habituelle, il ciaii-Miil (pi il n'y eut quelque
embuscade deirière le messager. Mais, (piand il se lut assuré que l'ours
était bien venu tout seul, il sortit et dit :
« Soyez le bienvenu, mon très-digne ondr ! I'ardonne/-moi si je
vous ai fait attendre; je li>ais mon bréviaire. Je nous remercie d'avoir
DEUXIEME CHANT. 17
pris la peine de venir. Car certainement" cela ne nie sera pas inutile à la
cour; je l'espère du moins. Mon clier oncle, soyez le bienvenu à toute
heure ! En attendant, que le blâme retombe sur ceu\ qui vous ont com-
mandé ce voyage; car il est long et périlleux ! O ciel ! comme vous êtes
échauffé ! vos poils sont couverts de sueur et vous respirez à peine. Est-
ce que le roi n'avait pas d'autre messager que le plus noble de ses sei-
gneurs, celui dont il fait le plus de cas? Mais il devait sans doute en
être ainsi pour mon plus grand bien ; je vous en prie, protégez-moi à la
cour, où l'on m'a tant calomnié. Mon intention était de m'y rendre
librement demain , malgré le mauvais état de ma santé , et c'est encore
mon projet; seulement, aujourd'hui je suis trop faible pour me mettre
en voyage. J'ai eu le malheur de trop manger d'un aliment qui ne me
convient guère , car il me donne de terribles coliques.
— Qu'est-ce donc? » lui demanda Brun.
L'autre reprit :
« A quoi bon vous le raconter? La vie n'est pas facile ici; mais je
prends mon mal en patience; ce n'est pas tous les jours fête! et, quand
il n'y a rien de mieux pour moi et les miens, ma foi, nous mangeons
des rayons de miel, il y en a toujours tant qu'on en veut. Mais je n'en
mange que par nécessité ; me voilà maintenant tout enflé, et ce n'est pas
étonnant! j'ai avalé cette drogue-là à contre-cœur. Si je puis jamais
m'en passer, du diable si j'en mange encore!
— Eh! qu'ai-je entendu, mon neveu? reprit l'ours; faites-vous donc
ainsi fi du miel que tant d'autres recherchent? Le miel , faut-il vous le
dire, est le meilleur des aliments, du moins pour moi. Vous n'avez qu'à
m'en donner, vous ne vous en repentirez pas! je serai encore plus à
votre service.
— Vous plaisantez, dit l'autre.
— Non, vraiment, répond l'ours, je parle tres-sérieusement.
— S'il en est ainsi, reprend le renard, il m'est facile de vous être
agréable; car le paysan Rustevyl demeure au bas de la montagne, c'est
chez lui qu'il y a du miel! Certes, vous et toute votre famille n'en avez
jamais vu autant à la fois. »
Brun se sentait dévoré d'une ardente convoitise pour ce mets
chéri.
'< Oh! conduisez-moi bien vite là, mon cher neveu! s'écria-t-il, je
ne l'oublierai jamais. Procurez-moi du miel, quand même je n'en man-
gerais pas tout mon soûl.
3
18 LK HKNAnn.
— Allons, «lit lo riMKird. ro n'est pas le miel (jui m;iii(|UtM'a. J'ai
jHMiu' a maiiluM' aujoiird liiii. il est M'ai; mais ramoiii' (Hi(\j"ai toujours
t'U pour vous niadouiiia hM-lu^niin. (lar je no connais poi'soiuio do tous
mes parents pour qui j'aie eu île tout temps autant de vénération ! IMais
venez I Va\ revanche, vous m'aiderez ii la cour à conlondie mes puissants
ennemis et mes aeeusaleurs. Pour aujoui-d'hui . je m (Mi vais vous ras-
sasier de miel autant (jue vous en pouri'ez jiorter. '>
Le ruse eoijuin faisait allusion an\ emips (pie Tours allait recevoir des
pavsans furieux.
Ueineke prit les devants, et Mrun suivit aveuulenuMU.
« Si je réussis, pensait le renaid . je le veriai mener aujoui'dlmi
même à la foire, oii lu mani:eias un miel un peu amer. »
Ils arrivèrent ;i la cour de Hu>tcv\l; Tours se réjouit, mais Itien à
(ort. comme tous les fous qui se laissent duper par l'espérance.
Le soir était arrivé, et Reineke savait qu'ordinairement à cette heure
Huste\Tl était couché dans sa chambre; il était charpentier de son état
et fort habile homme. Il y avait dans sa cour un tronc de chêne étendu
par terre; pour le fendre, il avait déjà fait entrer deux coins solides
dans le bois, et l'arbre entamé bâillait à une de ses extrémités presque
la loneueur d'une aune. Reineke l'avait bien remarqué; il dit ii l'ours :
i Mon oncle, il y a dans cet arbre bien plus de nu'el que vous ne
supposez; fourrez-y voti-e nmseau aussi profondément (pie vous le
pourrez. Je vous conseille seulement de ne pas y mettre trop de voracité,
vous pourriez vous en trouver niai.
— Croyez-vous, dit l'ours, que je sois un ulouton? Fi donc! il faut
(le la modération en toute chose. »
C'est ainsi que Tours se laissa enj(}ler; il foiiria dans la fente sa UHe
jusqu'aux oreilles et miMue les pattes de devant.
Heineke se mit aussitôt à Touivre, et, à force de tirer et de pousser,
il fit sortir les coins, et voilii Hrun pris, la t(*te et les pieds comme dans
un élan, malirn'' ses cris et ses jiii('res. Quelles (pie fussent sa force et
sa hardiesse, lirun fut ii une rude épreuve, et c'est ainsi que le neveu
enq)risonna son oncle par ses ruses. L'ours hurlait, beuglait, et avec ses
pattes de derri're i^rattait la terre en fureur et lit en somme un tel
tapai:e. que HuslevNl se releva. Le maître charpentier prit sa hache à
tout liasard. afin d'être armé dans le cas oii Ton chercherait à lui
niiire.
CcfM-ndant Hrun se trouvait dans de terribles ani^oisses; le ch(*ne
D i: L \ l K M !•: cil A M,
la
l'étrcignail plus lorleiiieiU. Il avait beau s'ai;iler en hurlant de douleur,
il n'y i?ai;nait rien; il croyait n'en sortir jamais; c'est ce que pensait
aussi Reineke, et il s'en i(''j()iiis>ail. Lorsipiil \il de loin s'avancei' lUis-
tewl. il se mit ii crier .
îrun se trouvait dans du teniljles angoisses.
(( Brun, comment cela va-t-il? 3Iodërez-vous à l'endroit du miel;
dites- moi, le trouvez- vous bon? Voilà liustevyl qui arrive et qui va
vous offrir l'hospitalité; vous venez de dîner, il vous api)orte le dessert:
bon appétit ! »
Et Reineke s'en retourna à son château de .Alalpertuis. Lorsque
Rustevyl arriva et vit l'ours , il courut bien vite apj)eler les paysans qui
étaient encore réunis au cabaret.
20 LE RENARD.
u Vonoz! leur n-i;i-l-il; il y a un ours do piis dans ma cour, c'est
la pure verilel >
Ils suivirent en courant ; chacun lit dilii^ence autant (|iril put. 1/un
piit une foui'ilie. l'autre un râteau, le troisième une Itroche, le <iui-
trième une pioche, et le cinipiiènje elail armé d'un pieu. .Ius(ju'au curé
et au sacristain (jui arrivèrent avec leur batterie de cuisine. La cuisi-
nièri' du curé (elle s"ap|>elait madame Vutt et savait pii'pai'cr le i^iiiau
mieux que pers(tmie) ne resta pas en arrière; elle vint avec sa que-
nouille pour faire un mauvais parti au malheureux ours. Brun enten-
dait, dans un(» détresse alfrense. le lniiit cioissant de ses ennemis (jui
ap|)rochaient. D'un ellort desespère, il arracha sa tète de la lente; mais
il y laissa sa peau et ses poils jusqu'aux oreilles. Non, jamais on n'a vu
un animal plus à plaindre! le saui; lui jaillit des oreilles. A quoi cela lui
sert-il tl'avoir délivré sa tète? ses pattes restent encore dans l'arbre; il
les arrache vivement dune secousse; il tondje sans connaissance : les
irrilTes et la peau des pattes étaient restées dans l'étau de chêne. Hélas!
cela ne ressemblait guère au doux miel dont Reineke lui avait donné
lespoir; le voyage ne lui avait guère réussi; c'était une triste expédi-
tion! Pour comble de malheur, sa barbe et ses pieds sont couverts de
sang; il ne peut ni marcher, ni courir; et Uustevyl approche! Tous ceux
qui sont venus avec lui tombent sur l'ours; ils ne songent (pi ii le tuer.
Le curé le frappe de loin avec un bâton très-long. La pauvre bète a
beau se retourner à droite ou à gauche, ses ennemis le pressent, les uns
avec des épieux , les autres avec des haches ; le forgeron a apporté des
marteaux et des tenailles ; d'autres viennent avec des bêches et des
boyaux ; ils frappent, ils crient, ils frappent jusqu'à ce que l'ours roule
de frayeur et de détresse dans sa propre ordure. Ils tombèrent tous
dessus; nul ne resta en arrière. Le bancal Schloppe et Ludolf le camard
furent les plus enragés; Gérold maniait le ll('au avec ses doigts crochus;
à ses côtés se tenait le gios Knekelici. Ce furent les deux (jui fraj)-
pèrent le plus. Abcl Quack et madame Vutt aussi s'en donnèrent a cœur
joie; Talké frappa l'ours avec sa botte. Il n'y eut pas que ceux (jue
nous venons de nommer; car hommes et femmes, tous y coururent :
chacun en voulait à la vie de Brun. Kudelrei j.oussait les plus hauts
cris, il faisait rinq>ortant; car madame Villig('tiude . qui demeure près
de la porte, était sa mère (on le savait); (piant a son père, il était
inconnu. Pourtant les paysans croyaient que ce pouvait bien être Sander
le Noir, le moissonneur, un fier comp.ignon ((juand il était seul). Il y
delxieml: cil a. NT. 21
eut aussi maintes pierres jetées qui assailliront de tous côtés l'infor-
tuné Brun. Enfin, le frère de Uustevyl s'avança et assena sur la tète
de l'ours un si bon coup de bâton, qu'il en fut tout étourdi; pourtant,
la violence du coup le lit lever. Eperdu, il se précipita au milieu des
femmes, qui se culbutèrent l'une sur l'autre en criant. Quelques-unes
même tombèrent dans la rivièi'e : l'eau était profonde. Le curé se mit
à crier :
« Regardez! voili» madame Yult la cuisinière (|ui disparaît là-bas
avec sa pelisse, et sa ([uenouille est ici! Au secours, mes braves gens!
Je promets deux tonneaux de vin et inilulgence plénière pour récom-
pense à qui la sauvera. »
Tous, croyant l'ours mort, se précipitèrent dans l'eau pour sauver
les femmes; on en retira cincj au bord. Voyant ses ennemis ainsi occu-
pés. Brun se glissa en rampant dans l'eau; ses atroces douleurs le fai-
saient hurler; il aimait iiueux se noyer que d'être assommé de coups si
ignominieux. Il n'avait jamais essayé de nager et il espérait en finir du
coup avec la vie. Contre son attente, il se sentit nager et porter sans
encombré par le courant. Tous les paysans le virent et s'écrièrent :
« Ce sera pour nous une honte éternelle ! »
Ils étaient désolés et ils s'en prirent aux femmes :
« Que ne restiez-vous à la maison? Regardez, il nage, il s'en va. »
Ils revinrent dans la cour j)0ur revoir le tronc de chêne, et ils y trou-
vèrent encore la peau et les poils de la tête et des pieds; ils en rirent
en disant :
'( Tu reviendras une autre fois, nous avons tes oreilles en gage ! »
C'est ainsi qu'ils se moquaient de l'ours après lui avoir fait tant de
mal, mais il était bien heureux d'en être quitte ainsi. H maudissait les
paysans qui l'avaient battu, se plaignait de la douleur qu'il ressentait
aux pieds et aux oreilles ; il maudissait Reineke, qui l'avait trahi. C'est
dans ces pieuses pensées qu'il nageait, et la rivière, qui était rapide et
grande, le porta en peu de temps près d'une lieue plus loin; là, il aborda
et se mit à gémir.
« Le soleil a-t-il jamais vu animal plus en détresse? »
Et il ne croyait pas pouvoir passer la journée ; il pensait mourir sur
Iheure, et il s'écriait :
<( 0 Reineke ! traître, perfide, créature sans foi ! »
Et il pensait aux coups des paysans, il pensait au tronc de chêne et
il maudissait les ruses de Reineke.
Li: RENARD.
Pour lo ivnard. loiscjuil oui ;iin>i conduil son onrlo ii la ivclicrrlic
du iniol . il se mit i» couiir apivs dos poulels donl il coniiaissail le i^ite.
Il en altra|ta un el s'enfuil en li'aînanl son iiulin au Itoid de la rivière.
Il le de\(tra sans relai'd. >e mil en (|urle dauli'es a\i'nlui'es le loni; de
la rivière, but une i;orwe et se dit :
« Que je suis doue content d'être deb.urasse de ce lourdaud de Hrun!
Je pai'ie (jue Uustev\l la rt'.uali' de coups (1(> liaclie! I/ours ma toujours
ele hostile, je lui ai rendu la monnai(> de sa .pièce. Je Tai toujours appeU'
mon clier oncle; mais maintenant il est sans doute mort sur son clicne;
j"en rirai t^ule ma \ie! Di'soi'mais. il ne pouri'a pas se plaindre ni me
nuire. "
Et. comme il mai'chail. il jetle les \eu\ |)lus l)as et aperçoit Foui's
qui se roulait au Itord de la rivièie. Il Cul tout contrit de le voir
en vie.
(i Ah ! lUistevyl. s\''cria-t-il . misèrahle paresseux! lourdaud de
|).tysan! cesl ainsi (jue tu dedai.iïnes une proie aussi urasse cl d'aussi
bon ,uoùt, que plus d'un i^ourmand aurait payée hien cher et (ju'on
t'avait presque mise dans la main! Pourtant Ihonnête Hrim t'a laisse un
ga.ee de sa rei-onnaisr*ance jxtur ton Iiospilaliti'. '»
Telles étaient ses pensées, loi'-quil a|)ei-cut l>run lri>lc. épuise el
saniilant. Enlin. il lui cria :
« Mon cher oncle, est-ce vcnis (jue je retrouve.* N'avez-vous rien
«niblié chez Uustevyl? Dites-le-moi; je lui ferai savoir oii vous ave/,
laissé ce qui vous nianque. Sans doute vous lui avt-z volé hien du
miel; ou hien lauriez-vous payé? (Comment cela s'est-il |)assé'.' Eh !
seiiJ^neur, conmic nous \oilii ai'ran!j:é I cela vous donne hien triste
mine! Est-ce (pie le miel u ('tait pas lion'.' Il y en a encore ii vendre
au même prix! Mais diies-moi donc, mon oncle. ;i (piel oi'dre reli-
gieux vous ètes-vous adilié j)ui.>(jue vous |)orte/. maintenant une calotte
rouge sur la tète'' Etes-vous donc de\e[ni ahhe'.' Le harhiei' (pii a lasé
votre tonsure vous a un peu coupé les oreilles; je le vois bien, vous
avez perdu le toupet, la peau du visage et vos gants. Où diable les
avez-vous laissés'.* »
Telles étaient les railleries que i3run dut entendre coup sur coup,
et la douleur le rendait muet; il ne savait a qu 1 s dut se vouer. Pour
ne pas en entendre davantage, W se traîna jusque dans l'eau et se
laissa emporter par le courant jusfjue sur l'autre rive. Lii. il s'étendit
malade et désespéré; et, se plaignant tout haut, il se disait ;
Di:i'\l i:\IK cil VNT. 23
u Que ne suis-jc luorl? Je ne puis pjis uiarclier et il lue faut retour-
ner à la cour, et nie voilà retenu ici de la façon la plus i.i;noi)iinieuse
par la perfidie de Reineke. Si je m'en tire jamais la vie sauve, je l'en
ferai certaineiuent repenlir. »
Pourtant il se releva, se traîna avec d'atroces douleurs pendant
quatre jours et arriva enfin à la cour.
Lorsque le roi aperçut l'ours en si piteux état :
^( Grand Dieu! s'écria-t-il , est-ce Brun que je vois? Qui l'a mal-
traité ainsi? >
Et Brun répontlit :
« Ce que vous voyez est lamentable, en effet; voilà dans quel état
m'a mis l'infâme trahison de Heineke! >
Alors le roi, tout en colère, dit :
« Je tirerai une vengeance im|)itoyable de cet attentat. Un seigneur
comme Brun serait ainsi joué j)ar Heineke? Oui, je le jure par mon hon-
neur et par ma couronne, Reineke sera puni comme Brun a le droit de
l'exiger. Si je ne tiens pas ma parole, je ne porte plus d'épée, j'en fais
le serment ! »
Le roi ordonne au conseil de se rassembler; il eut à discuter et à
fixer sur-le-champ le châtiment de tant de crimes. Tous furent d'avis,
en tant qu'il plairait au roi , qu'il fallait encore enjoindre à Reineke de
comparaître pour se défendre contre ses accusateurs et que Hinzé le
chat porterait sur-le-champ ce message à Reineke, à cause de sa sou-
plesse et de sa prudence. Tel fut l'avis général.
Et le roi, entouré de ses pairs, dit à Hinzé :
« Fais bien attention à l'avis de ces seigneurs! Si Reineke se fait
citer une troisième fois, lui et toute sa race s'en repentiront éternellement ;
s'il est sage, qu'il vienne à temps! Pénètre-le bien de cette idée; il mépri-
serait tout autre messager; mais de toi il acceptera ce conseil. »
Hinzé répliqua :
« Que cela tourne en bien ou en mal , une fois que je serai arrivé
près de lui, comment dois-je m'y prendre? ^la foi, vous ferez ce que
vous voudrez, mais je crois qu'il vaudrait mieux envoyer tout autre
à ma place; je suis si petit! Brun l'ours, qui est si grand et si fort,
n'a pas pu en venir à bout. Comment m'en tirerai-je? Oh! veuillez
m'excuser.
— Tu ne me persuades pas, répliqua le roi. Les petits hommes ont
une ruse et une sagesse qu'on ne trouve souvent pas dans les plus
2k
Li; UKNMil).
-ramls. Si tu n'es pas un ?ioaiit par la taillo. (u as. on ivvandie. de la
pruileiuv ol do l'esprit. ^
Leelial «ilu-il en disant :
(, Que votre volonté soil l'aile! I.e Noyai;e réussira si je vois un pré-
saite à main droite sur ma roule.
---^i22>^
TROISIEME CHANT
Rcinekc accueille le chat avec de grandes démonstrations d'amitié, et lui offre dos souris
pour souper. — En entrant dans la grange du curé, pour chasser les souris, le ciiat a le
cou pris dans un lacet. — Rcinekc va rendre visite à sa commère la louve, ot lui joue un
tour de sa façon. — Los cris de détresse du chat attirent tous les habitants de la cure, c{ui
le rouent de coups; il s'échappe enfin en laissant un œil h la bataille. — Le blaireau offre
de porter au renard une troisième sommation. — Rcinekc consent à se rendre à la cour avec
le blaireau. — Eu chemin il affecte une grande terreur et, comme pour se préparer à la
mort, fait sa confession générale. — Le blaireau lui impose une pénitence et lui donne
rai)sohition. — Peu après, le renard, rencontrant des poulets, st'Ut s'évanouir
ses bonnes résolutions.
llinzé le chat avait déjîi fait un bout de chemin, quand il aperçut de
loin un merle :
« -\oble oiseau, lui cria-t-il, je te salue. Oh! dirige tes ailes vers
moi et viens voler à ma droite ! »
L'oiseau vola et vint chanter sur un arbre à la gauche du chat. Ilinzé
en fut tout contrit; il y voyait un présage de malheur. ^lais il se donna
du courage comme on ftiit d'ordinaire. Il continua son chemin vers
Malpertuis, où il trouva Reineke assis devant la maison; il le salua et
lui dit :
« Que Dieu vous accorde une heureuse soirée ! Le roi vous menace
de la peine capitale si vous refusez de m'accompagner à la cour: de
plus, il vous fait dire de répondre à vos accusateurs sous peine de voir
toute votre famille en pàtir. >
Reineke lui dit :
i
26
LK HK.NAIU).
(> SoNCz le bionvonu ici, mon hès-i'hoi' novou! Quo le Seifiiiour vous
l>énis>o selon mes soulinilsl >
]\lais le tr;ii(iv n'en pensiiil pas un mot dans son cœur; il Iramail
(le nouvelles ruses cl sonueail ;i renvo\er encore ce messai^cr honteuse-
m
Hinzé trouva Ueincke assis devant la maUon.
ment bafoué à la cour. Il a|»i)elait le chat toujours son neveu et lui
(lisait :
' Mon neveu, quelle nounituie préirrez-vous'.' On doit nueux après
(.lîner. Je suis riiclle aujourd'hui; demain matin, nous irons à la cour
tous les tleuv, cela s'arrange bien ainsi. Je ne connais aucun de nies
parents en qui j'aie plus de confiance ({w vous. Car ce glouton d'ours
est venu à moi avec un air plein de morgue; il est fort et irritable, et
pour beaucoup je n'aurais pas risfjutî le voyage avec lui. Mais mainte-
nant, cela va sans dire, je suis heureux d'aller avec vous. Ijcinain matin,
nous partirons de bonne heure ; je crois (jue c'est ce (ju'il y a de mieux
à faire. »
Hinzé repartit :
THOISIKME CHANT. 27
(t II vaudrait luioiix pni'lii- tout de suilo i)endant que nous y sommes.
La lune brille sur la bruyère et les chemins sont secs. >
Reineke dit :
« ïl est dangereux de voyager de nuit. 11 y a des gens qui vous
saluent amicalement de jour, el, si l'on venait à les rencontrer dans les
ténèbres, on s'en trouverait peut-être fort mal. »
x\lors Hinzé répliqua :
<( Mais ap[)renez-moi donc, mon oncle, ce que nous mangerons, si je
reste ici. »
Reineke dit ,
« Nous vivons pauvrement; mais, si vous restez, je vous offrirai des
rayons de miel frais, je choisirai les plus dorés.
— Je n'en mange jamais, répliqua le chat en grognant. Si \o\is
n'avez rien à la maison, donnez-moi une souris! avec cela je suis par-
faitement traité et vous pouvez garder votre miel pour les autres.
— Aimez- vous donc tant les souris? dit Reineke. Si vous [)arlez
sérieusement, je puis vous en procurer. Mon voisin le curé a dans sa
cour une grange où il y a tant de souris, qu'on en remplirait des voi-
tures; j'ai entendu le curé se plaindre d'en être ennuyé nuit et jour. »
Sans* y songer, le chat s'écria :
(( Faites-moi le plaisir de me conduire oii il y a tant de souris ^ car
je les préfère k tout le gibier du monde. »
Reineke dit :
u Eh bien, vraiment, vous allez faire un fameux souper! Maintenant
que je sais votre goût, ne perdons pas un- instant. »
Hinzé le crut et le suivit ; ils arrivèrent à la grange du curé. La
paroi était de torchis; la veille, Reineke y avait fait un trou, et avait pris,
pendant le sommeil du curé, le plus beau de ses poulets. ^lartinet, le
neveu chéri du bon prêtre, voulait en tirer vengeance; il avait adroite-
ment préparé un nœud coulant devant l'ouverture. De cette façon il
espérait se venger de la perte de son poulet sur le voleur, qui ne pou-
vait manquer de revenir. Reineke, qui s'était aperçu du manège, dit au
chat :
<( Mon cher neveu, entrez hardiment par cette ouverture; je mon-
terai la garde au dehors , pendant que vous chasserez aux souris ; dans
l'obscurité, vous en prendrez par douzaines. Ah! écoutez comme elles
sifflent gaiement! comme elles babillent! Quand vous en aurez assez,
vous n'avez qu'à revenir; vous me trouverez là. Il ne faut pas nous
28 l'H HKNAIil).
sôpuxT co soir; car, demain, nous partirons do bonne heure et nous
al)iVi:erons le eheniin par île jo\eu\ piopos.
— Croye/.-Nous. ilil \c v\\M. (piOi) puisse eulrei' là eu toute sûreté?
tar parfois les pi'iMrcs ont «le la uialice en trie. »
Alors le rusi' ronard repliipia :
: Qui |xnit le savoir? Ave/.-vous |)eiu? Aloi's nous nous en retourne-
rons; nia lenune vous recevra lionoialtlenienl . clli' vous lera un dîner
aiïréable. cl. si ce ne sont j)as des souris, nous ne le uianp:erons pas
moins de bon iieur.
A ees mots iroiiiipics de Ixcinc^kc. llin/.c le clial Siuila dans le Irou
et tomba dans le pii'iic. l'elle lut Ihospilalili' (pic HeincUc oMVit ;i son
hôte.
Lors<pie llinzé se sentit la corde au cou. il tressaillit; la peur le
saisit; il se démena et boudit avec force : alors le nœud se rétrécit. Il
a|)pela Reineke dune voi\ lamentable; mais lui récoulait à l'autre côté
du trou et se n'iouissait ma'i,i:iicmcnl ; il lui .ulissa ces |)aroles dans
l'ouverture :
« llinze. couunent trouvez-vous les souris? Elles sont engraissées,
je crois. Si .Martinet savait .-;eulement (pie vous mangez de ce gibiei-,
«vrlainement il vous apporterait de la moutaide; c'est un enfant plein
dattontions. Est-ce que Ton chante ainsi à la c(jur {jendant le diner? Je
naime pas celte nnisicpie. Si seulement Isenirrin était dans ce trou |)ris
au piège comme vous, il me payerait tout le mal qu'il ma lait! '
El Reineke s'en alla.
Mais il ne s'en alla |)as jjour se livrer à ses voleries ordinaires; pour
lui. l'adullère, le vol. le meuitre et la trahison n'étaient pas des péchés;
cl il s'était mis en tète une autre aventure. Il voulait visiter la belle
(lirmonde dans une double intention. Dabord il espérait apprendre
d elle ce <lont Isengrin l'accusait ; puis le scélérat voulait renouveler ses
vieu\ péchés. Isengrin était jtaiti jHnu- la cour et il voulait en |)ronter ;
car, qui en doute? le faible de la louve pour rinfàme renard avait allume;
la colère du loup. Heinckc entra dans rap|)art«'!iient de la dame; elle
né'lait pas à la maison.
'. Bonjour, |)etils vauriens, - dit-il. ni plus ni moins, aux enfants
en les saluant. Et il s'en alla à ses aiïaires.
I^orsque dame Girmonde rentra le malin , elle dit :
'< Est-ce que personne n'est venu me demander?
— Notre parrain Reineke vient de sortir à I instant; il avait à vous
TROISIEME CHANT. 29
pai'Ior. Tous, t;int ([uo nous soiiiines ici, il nous ;i ai)|)ek's petits vau-
riens.
— Il me le payera! » secria Ginnonde.
l^t vile elle courut se venger de cette injure à linslanl même. Elle
savait oii le trouver; elle Tatteignit et l'aposlroplia ainsi en colère :
(( Qu'avez-vous dit? ({uelles sont ces pai-oles injurieuses (jue vous
ave/, adressées ellronténient à mes enfants? Vous me les payerez! »
Telles furent ses paroles. Elle lui montre un visage enllanuné de
colère, elle le prend par la barbe; il sent la vigueur de ses dents, se
sauve et cherche ii lui échapper; elle s'élance rapidement sur ses pas.
Or, voici ce qui en advint. 11 } avait dans le voisinage un château en
ruine : ils y entrèrent tous les dcu\ en courant; le mur d'une des tours
était crevassé de vieillesse. Reineke s'y glissa , mais ce ne fut |)as
sans peine, car la crevasse était étroite. La louve s'y précipita aussi la
tète la première; grande et forte comme elle était, elle entra, poussa,
tira, voulut [ioursuivre , s'enfonça toujours [dus avant, si bien qu'à un
moment elle ne pouvait plus ni avancer ni reculer.
Quand la louve put se dégager de la crevasse, Reineke était déjà
bien loin et courait à ses aflaires.
-Mais retournons auprès de Hinzé. Le pauvre diable, quand il se
sentit pris, se mit à geindre à la façon des chats d'une manière lamen-
table. -Martinet l'entendit et sauta hors du lit.
« Dieu soit loué, dit-il, j'ai dressé mon piège à temps; le voleur
est pris, je pense; il faut qu'il paye pour le poulet. »
Martinet, plein de joie , allume vite une chandelle (tout le monde
dormait à la maison), éveille son père, sa mère et tous les domestiques
en criant :
(i Le renard est pris, son allàii'e est claire. »
Tous, grands et petits, arrivèrent; le curé lui-même se leva et s'en-
veloppa d'un manteau; la cuisinière le précédait avec deux lanternes; et
Martinet, qui était armé d'un bâton, se jeta sur le chat et le bàtonna
si bien qu'il lui creva un œil. Tous se ruèrent aussitôt sur lui; le curé,
armé dune fourche, se précipita sur llinzé, qu'il croyait le voleur.
Hinzé. pensant mourir, s'élança d'un bond désespéré entre les cuisses
du prêtre, mordit, égratigna, maltraita horriblement le pauvre curé, et
vengea ainsi cruellement la perte de son ail. Le curé jeta les hauts cris
et tomba à terre sans connaissance. La cuisinière , sans y songer , se
désolait, en disant que c'était pour lui jouer un tour à elle-même que le
30 LE liKNAUl).
diable avait mis le l'iiiv dans cet état. Elle jura doux ou trois fois cjirolle
oùt nnoux aiiuo jKM'div tout sou potil l>ion. plutôt (juo de voir un pareil
malheur ii sou maitrtv
u Oui. disait-elle avee Ibree serments, jamais mieux aimé perdre
tout un trésor, si je l'avais eu. et je laur.iis perdu sans reijrets. »
(Vest ainsi «prelle deploi'e le iiiallnMn' de son maîli-c el ses i;raves
Idessures. Knlin , ils le portent en .gémissant sur son lit. laissant IIin/('
avec sa eoi'tle au eou . eai" ils l'avaient oublie.
Loi'S(pie le (liai, dans sa detressi^. se vil (ont seul, roue de coups.
irrièvemenl blesse el si près de la mort, ramour de l;i \ ic l'cmpoila ; il
se jeta sur la corde et se nul ii la ron.i:ci'.
u P(iui'rai-je men tiivr jamais? » se disait-il.
Et il réussit à couper la corde. Jutiez de son bonheur! Il se hâta de
fuir la place où il avait tant souiïert. Il se précipita hors du trou et se
diriirea rapidement vers la cour du roi. où il arriva de i^rand matin. Il
se faisait d'amers reproches.
<i C'est donc ainsi (|ue le dialtle s'est j(jué de toi par la ruse du
perfide Reineke! il faut donc ([ue tu reviennes ainsi couvert de honte,
borirne et roué de coups! Tu devrais te cacher! »
Lii colère du roi fut terrible. Il jura de faire périr ce Irailrc de llei-
neke sans miséricorde. Il lit convoquer son conseil; ses barons, ses
ministres se rendirent au[)rès de lui ; et il leur demanda couunent il fal-
lait s'y prendre |)our réduire enlin le rebelle couvert de tant de crimes.
Comme les accusations pleuvaienl de i)lus belle sur Ivcineke. (Irinibcit
le blaireau prit la parole :
(i II se peut (ju'il y ail dans cette assemblée plusieurs seigneurs (pii
aient à se plaindre de Ileineke; mais il ne >e trouvera personne (jui
veuille oublier les pi'ivilé.ws de tout hoiiniie libre. II faut le citer une
troisième fois. Aloi'S, s'il n<.' vient pas, la loi potiii^a le naj)per. »
Le roi répondit :
<( Je crains bien de ne jjas lrou\er de messager pom* poiler la troi-
sième injonction à ce rusé corjuin. Qui est-ce (jui a un œil de trop.' (|ui
est-ce qui est assez téméraire |)Our riscjuer sa >ie auprès de' cet archi-
traître et, en fm de compte. |)our ne |)as l'amener'.' Personne, du moins
je le suppose. »
Le blaireau répliqua à haute voix :
" Sire, si vous l'exigez, je me chargerai du message, (juoi (ju'il
arrive. Voulez-vous m'envover olficiellement? ou bien dois-je jjartir
TnOlSIKMK CHANT. 31
coiHiiu' si je venais de mon propre niouvenienl? Nous nave/ (ju'à ordon-
ner. » Alors le roi le coni;édia en lui disant :
(( Partez donc! vous avez entendu tous les irriefs; mettez-vous à
l'œuvre avec prudence; car vous avez aiïaire ;i un lionime dan,:ua^reu\. »
Et Grindjert dit :
« Je veux pourtant l'essayer; j'espère réussir à vous le ramener. »
C'est ainsi (ju'il partit pour le château de Malpertuis ; il y (rouva
Reineke avec sa femme et ses enfants; et il lui dit :
(( Mon oncle Reineke, je vous salue! Vous êtes un homme savant
sage, prudent; et nous sommes tous étonnés de vous voir mépriser, je
dirai même bafouer Tinjonction du roi. Ne vous semble-t-il pas qu'il est
temps d'en finii'? Les plaintes et les mauvais bruits ne font que grandir
de tous côtés. Je vous le conseille, venez à la cour avec moi, sans plus
de délais. Beaucoup, beaucoup d'accusations ont été portées devant le
roi; aujourd'hui, l'on vous invite à paraître pour la troisième fois; si
vous ne venez pas, vous serez condamné. Alors , le roi , à la tête de ses
vassaux, viendra vous assiéger dans votre fort de Malpertuis; et vous
périrez, corps et biens, vous, votre femme et vos enfants. Vous n'échap-
perez pas au roi; c'est pourquoi, faites ce qu'il y a de mieux à faire,
venez avec moi à la cour ! Vous ne manquerez pas de détours pleins de
ruses; ils sont déjà prêts et vous vous sauverez; car déjà plus d'une
fois , aux assises de la justice , vous avez eu à passer par des épreuves
plus difficiles, et toujours vous vous en êtes tiré heureusement en con-
fondant vos ennemis. »
Tel fut le discours de Grimbert , et telle fut la réponse de Reineke :
« ^lon neveu, vous avez raison de me conseiller de me rendre à la
cour pour me défendre moi-même. J'espère que le roi m'accordera ma
grâce; il sait combien je lui suis utile, mais il sait aussi condjien je suis
détesté des autres par cela même. Sans moi, la cour ne peut pas exister.
Et, quand j'aurais fait dix fois plus de mal, je sais très-bien qu'aussitôt
que je puis regarder le roi entre les yeux et lui parler, toute sa colère
s'évanouira. Car il y en a beaucoup qui accompagnent le roi et viennent
s'asseoir dans son conseil, mais cela le touche médiocrement; à eux
tous, ils ne font rien qui vaille ; tandis que partout où je suis, à quelque
cour que ce soit, c'est mon avis qui l'emporte ; car, lorsque le roi et les
seigneurs se rassemblent pour trouver un expédient habile dans les
affaires épineuses, c'est toujours Reineke qui doit le trouver. C'est ce
que beaucoup d'entre eux ne peuvent me pardonner ; ce sont ceux-là
LK UKN.MJI).
(juo j'ai à redoiifor : car ils ont ']\\r6 ma mort . of jusfoniont les plus
iuluiriu's soul à la couv mainlouanl. il \ cii a jthis de dix et dos plus puis-
sants. <!()iuinonl |)()Ui rais-ie leur rcsisttM-. soiil '.* \Oil;i hi cjmsc de mon
ivlard. N"iu)porli'! je IrouM» (piil \anl luitMix aller ii la coui- avec vous
potu" nu' di'fondiv : ci'la iiic Irra plus d'IiouiUMU' (juc de pi'i'cipilci' ma
l'iMunio ot luos enlauls dans un aliiinc d(> maux |iai' lous ('(>s dchiis; nous
serions lous perdus. (!ar le roi est trop |)uissanl pour moi . e( . (pioi
(ju'il arrive, il me faut obéir (juand il roi'donne... Prul-èlrc pourrons-
iKius essayer d'entrer en arran,i:emenl avec nos ennemis. »
Heineke ajouta ensuite :
' Dame Ernieline. pnMiez soin des enlanls; je vous les l'ecommande :
surtout le |)lus jeune. Heinliarf; il a les dents si l»ien ran.uées dans sa
|»elite i:ueule! ce sera tout le portrait de son {lère , et Hossel, le petit
(•(Kiuin (pie jaime autant ([ue Taulre. Oh! i'(\^alez hien les enfants |)en-
dant mon absence, je vous saurai i^vé l\ mon retour, s'il est lieuriuix.
d'avoir suivi mes reconunandations. »
C'est ainsi cpiil |)artit , aceompairné de Grind)ert, laissant dame
Ermeline avec ses tleux. (ils sans autre adieu. Dame llenard en lut
alTliirêe. Ils av;ii(Mil i]r\':\ Oiil un boni de clienu'n. lorsrpie PiiMuelu' dit
à (irindiert :
Mon Irès-chei' neveu et lres-di,:.ine ami. je dois vous avouei' (pie
je tremble d'elfroi! je ne puis me soustraire ii l'horrible pensée que je
marche réellement ii la mort! Je vois devant moi lous les |)éch(''s (pie
j'ai commis. Ah! vous ne sauriez croire toute rinfjuiétude (jue j'en res-
sens. Confessez-moi, il n'y a pas d'autre prêtre dans le voisina.ue; quand
j'aurai soulap:é mon cœur, je paraîtrai i)Ius facilemeni devant mon roi. »
(irimbei't dit :
• l{enonc(?z d'abord au vol, nu bri.^an la.ire , ;i la trahison, ii vos
nises habituelles; sans cel;i l;i confession ne servira de rien.
— Je le sais, réplirpia Keineke; maintenant, commençons et écou-
tez-moi avec recueillement. Conflleor fihi , Palcr et Mater , (jue j'ai fait
bien des tours ;i la loutre. ;iu chat et ii maint aulre; je le confesse et
j'en ferai [lénitence.
— Parlez français, dit le blaireau, si vous voulez que je vous com-
prenne.
Heineke dit :
" J'ai fX-'cbé. comment j/nirrais-je le nier? contre toutes les betes
vivantes. Mf»n oncle l'ours, je l'ai pris dans un arbre: il y a laissé sa
THOISIKMI': CHANT. 33
peau; il a été assommé tlo coups. Ilin/.c, je lai mkmk' ii la rhasse au\
souris; mais, pris au piéi^e, il eut i^raiRlemeiU à soulïi'ir, et il y a perdu
un œil. llenniiii; se plaint avec laison de ce (pie je lui ai volé ses enfanls,
.i;rands et [)etits, et (jue j'ai piis plaisii' à les dévorer. Je n'ai pas même
épari^^îé le roi, et j'ai eu l'audace de lui jouer plus d'un tour, à lui et à
la reine elle-même; elle le découvrii'a plus tard. Je dois confesser, en
outre, que j'ai atliMité ii l'Iionneui' d'Iseni^rin le loup; je n'aurais jamais.
le temps de tout dire. C'est ainsi que je l'ai toujours nommé mon oncle,
en badinant, et nous ne sommes nullement parents. Une fois, il y a de
cela bientôt six ans, il vint me voir au couvent d'Elkmar, où je demeu-
rais. 11 venait me demandei" ma protection , car il songeait à se faire
siioine. Il })ensait que ce serait un bon métier pour lui. Il se mit à tirer
la cloche; le carillon le ravit; en conséquence, je lui liai les pattes de
devant avec la corde de la cloche; il se laissa faire et, debout, il se mit
il tirer la corde avec bonheur : on eut dit un apprenti sonneur. IMais
cet arl devait peu lui réussir; il continua ainsi à sonner Li tort et ii tra-
vers. Les gens se précipitèrent de tous cotés vers le couvent , croyant
qu'un grand malheur était arrivé; ils trouvèrent en arrivant le loup
dans sa posture, et avant qu'il eùl pu leur expliquer qu'il voulait
embrasser l'état ecclésiastique, il fut presque assommé par la foule
Cependant l'imbécile n'al)andonna pas son projet. Il me pria de lui faire
une tonsure convenable; et je lui brûlai si bien les poils sur la tête, que
toute la peau ne fut plus qu'une croûte. C'est ainsi que maintes fois je
l'ai exposé aux coups et aux bourrades avec force infamies. Je lui ai
appris il prendre des poissons; mais la pêche lui a mal réussi. Une fois,
nous allâmes ensemble dans le pays de Liège; nous nous glissâmes
dans la maison d'un prêtre , le plus riche de tout le pays. Le révérend
père avait un magasin de jambons délicieux , entremêlés de longues
bandes de lard appétissant; de plus un quartier de viande salée tout
fraîchement se trouvait dans le garde-manger. Isengrin parvint à prati-
quer dans la muraille une ouverture assez large pour le laisser passer.
Je le poussai à tenter l'aventure, et sa convoitise le poussa encore plus.
Mais il ne sut pas se modérer dans le bonheur. Il se remplit démesuré-
ment, et son corps, tout gonflé de nourriture, ne pouvait plus passer
par le même trou. Ah! comme il se plaignait de cette perfidie! Le trou.
Ta laissé passer affamé et l'ai'i'ête au retour quand il est rassasié. Mot,
sur ces entrefaites, je fis grand bruit dans le village, de manière à mettre
tout le monde sur la piste du loup. Car je courus k la maison du bon
LK KKNAIil).
prrliv; il était en train do dîner et l'on venait de lui servir un chapon
,::ras bien rùti; je sautai dessus et menruis a\ec; le euri' voulut eourir
apK'S moi en Unilc liàle. se «leiiuMia et cullmla la table avec les mets et
les l)oissons. <( Prenez-le, battez-le, pcrcez-le, tuez-le ! » criait le prêtre
en fureur. Il tomba et rafraîchit sa colère sur le parquet inondé; car il
n'avait pas vu la flaque liquide où il gisait. Tout le monde arriva et
cria : « Tue! tue! » Je m'enfuis, ayant à mes trousses tous les gens de
la maison, qui voulaient me faire un mauvais parti. Olui qui criait le
plus, c'était le curé : « Quel fieifé voleur! il a osé me [)rendre un cha-
pon sur ma table! » Et je courais toujours : jarrivai au garde-manger;
là, je laissai tomber le chapon bien nialgré moi. je le trouvais trop lourd
à la fin; je m'échappai par le trou, et la foule de mes persécuteurs me
perdit de vue. Ils trouvèrent le chapon, et. en le ramassant, le rêvé-
TROISIKME CHANT. 35
rend phro aperçut le loup et tout le monde aussi. Le révérend se mit à
CTJtM' (le plus Iti'IIc : (( Ici. ici ! ne le inaïKiucz pas ccliii-lii î N'oici un autre
voleur, un loup (jui nous est toniljé dans les mains! S'il s'échappait, ce
serait une honte, on se mocpierait de nous dans tout le pays de Liège. »
Quant au loup, il faisait ce qu'il pouvait. Les coups se mirent à i;reler
sur lui et à le blesser grièvement. Tous criaient à (pii mieux mieux. Les
autres paysans accoururent et le laissèrent pour mort sur la place. Il ne
se Irouva jamais dans une pareille détresse. Si jamais on en fait le sujet
d'un tableau, il sera curieux de voir comment il paya le lard 3t les
iambons du curé. Ils le jetèrent sur la route , ils le traînèrent dans les
pierres et les broussailles; il ne donnait plus signe de vie. Comme il
s'était souillé dans sa détresse, on le jeta avec dégoût hors du village,
dans un fossé plein de boue ; car on le croyait mort. Il resta sans eon-
naissance, je ne sais combien de temps, avant de revenir à lui-même et
au sentiment de sa misère. Je n'ai jamais pu savoir comment il en était
réchappé. Après cette aventure (il y a de cela un an) , il me jura fidélité
à toute épreuve; mais cela ne dura pas longtemps. Car j'avais compris
facilement la cause de la persistance de son amitié : il aurait bien voulu
une bonne fois de la volaille tout son soûl. Pour le tromper de la bonne
façon, je lui fis la description d'une poutre sur laquelle un coq avec sept
poulets se perchaient ordinairement le soir. Je le conduisisis dans cet
endroit, une belle nuit, en silence; minuit venait de sonner. Le volet de
la fenêtre, retenu par une petite cheville, était encore ouvert (je le savais
d'avance), je fis comme si je voulais entrer; mais je cédai le pas à mon
oncle : « Entrez, lui dis-je; si vous voulez travailler, vous ne manquerez
pa? d'ouvrage ; je parie que vous trouvez des poulardes. » Il se glissa
prudemment dans le poulailler et tàta doucement çà et là, et finit par me
dire en colère : (( Oh ! comme vous me guidez mal ! je ne trouve pas
seulement une plume de poule. » Je répondis : « J'ai déjîi pris les
poulets qui étaient devant; les autres sont perchés derrière. Allez tou-
jours en avant, mais avec prudence. » La poutre sur laquelle nous mar-
chions était très-étroite. Pendant qu'il marchait toujours en avant, je
m'arrêtai , je repassai par la fenêtre et tirai la cheville; le volet se mit à
battre avec force; le loup, effrayé et tremblant, tomba lourdement de
la petite pf)utre sur le plancher. Les gens qui dormaient près du feu se
réveillèrent en sursaut. « Qui est-ce qui est entré par la fenêtre? »
s'écrièrent-ils tous. Ils se relevèrent bien vite, allumèrent une lampe et
découvrirent dans un coin messire le loup, à qui ils tannèrent fortement
M
LK iu:N.\ni).
la [iiMii. Je suis Mcn clomu» (lu'il ail pu en r('('l)a|)|)(M'. Poui' coulinuci'
ma l'onfossion. \c ui "accuscMravoir siuivont visilo dauio (liiiuoudt». J'au-
rais tlù no pas K> l'aire. IMùl i» Oiou (pic cola no lui jamais arrixô'. ('ar
loulo sa vio ollo no st> la\t'ia pas Ao collo laclio. Voilii ImuI(> ma oDuros-
.). ;. ; trouve pis f,eukm>nt une plume de poulç.
-sion . l')ul ce que je peu\ me rappeler et qui pesait sur ma oonscionco.
Donnez-moi l'absolulion , je vous en prie; j'aeeon)[)Iirai humltlomout
toute pénitence, si ilurr cprcllc >(il . (pic vous urimposoroz. »
flrimbert savait ce (ju'il avait ii faire en iiarcillc circonslanco ; il
coupa une baguelle sur le honl de la roule cl dit :
" Mon oncle, frappez-vous trois fois sur le dos avee cette i)aguette,
puis placez-la par terre comme je vous le montreiai, et vous sauterez
trois fois par-dessus: ensuite, b.iisez humblement la bai^uelte et montrez-
vous obéissant. Telle est la péniten( c (pic je vous inijiosc. Je vous absous
(le tous vos péchés^, vous exemple de tout cliàlimcnt cl vous pardonne
tout au nom du Seigneur, (piclrjue .grands fpi'aient ôU' vos pédiés. >
TIU)1S1KME CH.VN
37
r.ors(jue llciiR'ke eut accompli Nolontaiiviiient sa [HMiilmcc, (ii'iiii-
Itc'il lui (li( :
(( Prouvez, par de bonnes œuvres, mon oncle, que vous vous êtes
amendé; lisez les psaumes, fréquentez assidûment les églises et jeûnez
les jours prescrits; montrez le chemin ii qui vous le demande, aimez à
faire l'aumône et promettez-moi de quitter \otre mauvaise vie, de renon-
cer au vol, au brigandage, à la traliison et au\ embûches. De cette
façon, so\o/--en sûr, vous rentrei'cz en grâce. »
#'4'-.
y, ■"^'W
Reineke dit :
<( Je le ferai ; je vous le jm'c! »
Et la confession fut finie.
Ils continuèrent leur voyage; le pieux: Grimbert et son pénitent pas-
sèrent par une riche plaine, et aperçurent bientôt sur leur droite un
couvent. 11 appartenait i» des nonnes qui servaient le Seigneur soir et
matin, et nourrissaient dans leur cour force poules et poulets, avec
maints beau\ chapons , qui sortaient parfois pour chercher leur nourri-
ture hors de l'enclos. Reineke avait l'habitude de les visiter. Il dit à
Grimbert :
« Notre plus court chemin est de passer près du mur. »
38
LK HHiNAUl).
Mnls lo nisô |>onsail aux poiilofs (|ui avaioiil pris la clof dos cliamps.
Il \ c-omluil son l'onlossoui' ol s'api)r()i'lio dos poiilols; aloi's lo di-ùlo so
mit i» roiilor dos \oii\ ploins i\c ooiivoiliso; pai-dossiis loul. un V(n\
jouiio ot uras. (pii inaroliait dori'iôro los auli'os. lui donnait dans lœil :
il no lo pord pas do vno un instant, il bondit ol lo IVappo par derrière.
Los |)Iuinos voloni dojii.
.Mais (iriniborl. indii^no. lui ro|)ro(li(' ocllo l'ocjuilo liontouse :
<( Est-ce ainsi fjue vous vous conduisez, niallieureu\ r)nclo.' Et vou-
lez-vous rclondM'r dans vos péchés pour un poulet, à peine au sortir de
la confession? Voilii un beau rc|)ctitir! »
Et Reineke dit :
« J'ai pourtant coininis ce pi'clu' en ik'iih'm', ô mon (lier neveu !
Priez Dieu qu'il me le pardonne oncoro ! Je ne lo forai plus j;imais, et
j'y renonce volontiers. <
Leur chemin les conduisait tout autour du couvont ; ils eurent n
psser sur un pftit pont, cl P.cinoko sp rcfou- ri;iil pr)ur ro.L'ardor oncoro
TROISIEME CHANT.
39
les poulets. C'est en vain (luil se contraii^nait ; si on lui avait coupé la
tète, elle aurait (relle-niènie volé vers les poulets; telle était la violence
de ses désirs. Griinbert le vit et lui criait :
« Malheureux oncle, où éi?arez-vous vos yeu\ '.* Vrainient, vous
êtes un alTreux i^loulon î n
Reineke réj)0iidit :
« Vous avez tort, mon neveu; ne vous pressez pas tant, et ne trou-
blez pas nies prières. Laissez-moi dire un Ihilev nosler pour l'àme des
poulets et des oies que j'ai volés en si grand nombre à ces saintes
femmes de nonnes! »
Grimbert se tut. et Reineke le renard ne détourna pas les yeux des
poulets aussi longtemps qu'il put les voir. Enfin, les deux voyageurs
retombèrent sur la grande route et s'approchèrent de la cour. 3Iais,
lorsque Reineke aperçut le donjon du roi , il tomba dans une profonde
tristesse, car il était gravement inculpé.
Q_UATR1ÈME CHANT
Lo renard en présence du roi. — Il expose ses moyens de défense. — Les témoins accusateurs
sont entendus. — Malgré ses prodiges d'éloquence, Reinckc est condamné à mourir par la
corde. — Le chat, l'ours et le loup se chargent de l'exécution, et conduisent Ir renard à la
potence. — Ils insultent le patient, qui leur répond par des railleries. — Du haut de l'(( lidli',
Reinike harangue les assistants. — 11 annonce des révélations inip(irtaiiti'<. — Le roi
ordonne de surseoir à l'exécution.
Ij'jr.squ'oii ;ij»|iiit ii hi cour Ijiii'ivt'c de Ilciiickt', pclils et grands,
lous accoururent [xmi le voir; Itieii peu étaient disposés en sa faveur;
jireMjue tous avaient ii se |)laindrc. IMais Reineke n'eut pas l'air de
s'en inquiéter beaucoup; du moins, il iien hiissa rien paraître au
moment où, avec Grimbcrl le IjJaiieaii. il iiionla l'avenue du châ-
teau. Iiardiment et avec aisance. Il lit son enlri-e fièrement et
tranquillement, comme sil eùl ('te le lils du loi cl ii Tabri de toute
accusation. MT-me tpiand il |)arut devant .Noble, le loi, au milieu
des seigneur>. il >ul iiarder une allilude pleine de calme.
« Sire et très-gracieu\ seigneur, .-^e mil -il ii dire, vous êtes
grand et noble, le premier en dignité et en honneur; je vous supplie
dentendre ma défense en ce jour, .lamais NOire Majesté n'a trouvé
un plus fidèle .serviteur que moi, je le .soutiens hautement. C'est à
cause de cela que j'ai tant d'ennemis à cette cour; je jH'idiais votre
amitié, si mes persécuteurs jiouvaient vous faire croire leurs inen-
songes contme ils le voudraient; m;u's heureu>emenl vous pè.serez
LE RENARD. M
les raisons des deii\ parties, vous enleiidrez la défense coniine l'aceu-
sation; et, si derrière moi ils ont tramé maints menson.^es, je reste
ealme et je me dis : Le roi comiaît ma fidélité, e'est elle qui m'attire
cette persécution.
— Taisez-vous! répondit le roi, vos belles paroles et vos flatte-
lies ne vous tireront pas d'aiïaire; votre crime est manilésle, et le
châtiment vous réclame. Avez-vous observé la paix que j'ai proclamée
parmi les animaux, et que vous aviez juré d'observer? Voilà le co(|
à qui, lâche voleur que vous êtes, vous avez enlevé tous ses enfants
les uns après les autres. C'est ainsi que vous prouvez les sentiments
([\ie vous me portez, lorsque vous foulez aux pieds mon autorité et que
vous faites souffrir mes serviteurs? Le pauvre Hinzé a perdu sa
santé! Combien faudra-t-il de temps a Brun pour guérir ses blessures?
Mais je vous épargne le reste, car les accusateurs sont ici enfouie;
beaucoup de faits sont prouvés, vous échapperez ditîicilement.
— Est-ce la tout mon crime, très-gracieux seigneur? dit Reineke.
Est-ce ma ftiute si Brun revient ji la cour la tête tout en sang ? Pour-
([uoi a-t-il voulu manger le miel de Rustevyl? Et, si ces lourdauds de
paysans sont venus poui- l'attacjuer, n'est- il pas assez fort [)oui' se
défendre ?
H Ils l'ont couvert d'insultes et de coups; au lieu de se jeter i>
l'eau, n'aurait-il pas dû se venger comme un liomuje de cœur? Et
llinzé le chat, que j'ai reçu honorablement et traité suivant mes laibles
moyens, pourquoi ne s'est- il pas abstenu, malgré tous mes conseils, de
commettre un vol dans la maison du curé? S'il leur est arrivé malheur,
ai-je mérité d'être puni, parce qu'ils ont agi comme des fous? En quoi
cela touche -t-il votre couronne royale? 3Iais vous pouvez disposer de
moi selon votre volonté, et, si claire que soit la chose, en décider selon
votre bon plaisir, en bien ou en mal. A quelque sauce que vous me
mettiez, que je sois aveuglé, pendu on décapité, que votre volonté soit
faite ; nous sommes tous en votre pouvoir, vous nous avez tous sous
la main; vous êtes fort et puissant; à quoi servirait au faible de se
défendre ? Si vous voulez me tuer, ce vous sera un bien mince profit ;
mais advienne que pourra, je suis à votre disposition. »
Le bélier Bellyn dit alors :
(( Le moment est venu , commençons l'accusation. »
Isengrin arrive avec ses parents, Hinzé le chat, Brun l'ours et une
foule d'animaux : l'âne Boldevyn et Lampe le lièvre , Vackerlos le
52 (Jl AÏUl KMK CHANT.
|H'fil chitMi ol \\\n ItMloiiue. la cIu^'yiv IMclkô. llonnon lo bouc cl. de
plus. Tccurcuil . In In^lctlc cl riKM-niinc. i.c IxiMif cl le cheval ne
tnan'iuaicMl |>a> non plus. (>l a\ec cu\ le> Itèlcs sauNai;es coiiimc le
cerf, le (laiui. le caslor . la iiiarlre. le lapin elle sani;liei'; lous se
pressaient en foule; liaillioM la (iuo^nc. >lai(kai( le licai cl l.ulké
la i:ruc \inrenl en >()lanl : TnIiKc la cane. Allicid Wnv cl daulrcs
api)orlirenl leurs liiicfs; Hennini: le niallicurcux co(|. avec le resle de
sesenfnnls. se plaii;nit ainèivinenl. Il vini cnlin des inyiiades d'oiseaux
cl des (piadiiipè les en lunlc. (Jui |)()uriail en dii'c le nombre?
Tous sacliarni'i'cnl sur le l'cnard en nicllanl ses nicfails au i^i'and
jour. Ils es|X'raienl voir cnlin Mtn cliàlinicnl ; ils se picssaicnl en l'oule
devant le i"oi. en ciianl à ipii mieux mieux, enlassaieni plaintes sur
plaintes et metlaieni en a\anl l<iules -ortes d liisloircs. vieilles cl rcrcntcs.
Jamais ii aucun jour de jusiicc on navail nu lanl de ,qricrs s'amon-
cclei" dexant le trône du roi. licineke restait immobile et faisait lace ii
loul. A la lin. il piil la parole, et sa défense éléirante et facile coula
<lo ses lèxics ojuunc si ccùl été la j)urc vciilc; il sut tout éearler et
tout arianiier.
A rentendre. on > émei'Ncillail . on le croyail innocent, il axail
même «lu diMit de l'cstc et beaucoup ii se plaindre, .Mais, en lin de
eoiiiple. (les hommes d'honiieur et sincères se levèrent conire Keincke.
témoiiînèrent contre lui, (H tous ses crimes furent clairs, tren elail
fait! carie conseil du roi décida, ii lunanimilc. (pic llciiicke le renard
méritait la mort. Il fut donc condamné à être |)ris, lié et conduit par
le cou à la potence, afin dy exj)ier ses crimes par une moit infamante.
Maintenant Reineke lui-même reii:arda la j)arlie comme |)erdue;
son elo(iuence ne lui avait servi de rien. Le roi proclama lui-même
le ju.uement. Lorsqu'on le .saisit et qu'on rentrania, le criminel endurci
eut devant les ncux sa mi>erablc lin. l'cndaiil (pi'on cx('culait ainsi la
sentence qui frap|)ait Heinekc et (|ue ses eimenns se deprchaient de le
conduire a la moi t. .<es amis étaient |)lonirés dans la douleur cl la stupé-
faction. Le sin.ire. le blair<'au et maiiils autres de hi parenté d"- Ptcinckc
entendirent avec peine le juirement <l en furent j)lus dc'.solcs (juOn ne
leùt pu croire; car Ileineke était un (U-^ premiers barons, et il était
maintenant déjKjssédé de tous ses honneurs, de toutes ses dignités, et
condamné à une mort infamante. Combien un j^areil spectacle devait
révolter ses parents! Ils prirent tous coni.'('' du roi et quittèrent la cour
jusf|u"au dernier. Le roi fut fâché de voir partir l;iiit de sei.imeurs. On
LE RENARD. . U
vil alors coiiihicn Uoinckc avail de j)ai('iils (jni. iiicronhMils (\o ^i\ moit,
se retirvreiU do la cour. Et le nji dit ii un de so.s lainiliei's :
« Orlaineuient Heinekc est un nicchanl honuno ; mais ou devrait
considérer ([uil y a |)lusieurs de ses parents dont la cour ne peu! pas
se passer. »
Cependant Isell.^riu. Hi'un el lliir/.e le el);!t étaient o('cuj)es autoui' du
prisonnier. Ils voulaient se cliar^er eu\-n»C'n»es d'inlliiier à lein- ennemi
le ehàtinient honteux que le roi avait ordonne; ils le conduisirent l'api-
dement hors du palais, et l'on voyait déjà la potence au loin.
Le chat, fout en colère, dit alors au loup:
'( Rappelez -vous, seii^neur Isengrin, comme jadis Reineke mit
tout en action pour voir votre frère à la potence et comme sa haine a
réussi; avec (juelle joie ne l'entraina-t-il pas jusque-là? Dépèchez-vous
de payer cette dette. Et vous, seigneur 13run^ songez qu'il vous a tr'ahi
d'une manière inlame; que dans la cour de Rustevyl il vous a pei'li-
deuKMU livré i» la fureui' de la canaille, au\ couj)s, aux blessures et, de
plus, à la honte; car l'histoire en est connue partout. Faites attention
et soutenez -vous ! S'il nous échappait aujourd'hui, si son esprit et ses
ruses pouvaient le dt'livrei', jamais nous ne retrouverions le jour de
la vengeance. Dépèchons-nous donc et faisons-lui expier t()ut le mal
(ju'il nous a fait. »
Isengrin dit :
<( A quoi bon tant de paroles'^ Donnez -ujoi vite une bonne corde;
nous ne le ferons pas languir, n
C'est ainsi qu'ils traitaient le renard en marchant. Reineke les
écoutait en silence ; mais il leur dit n la fin :
« Puisque vous me haïssez si cruellement et ne songez qu'à vous
venger par ma mort, sachez donc en finir. Combien vous m'ëtonnez !
Hinzé pourrait vous procurer une bonne corde. Car il en a tàté lors-
qu'il courut après les souris dans la maison du curé ; il n'en sortit
pas à son honneur. Mais vous, Isengrin et Brun , vous vous pressez
bien de mettre votre oncle à mort ; vous croyez donc que vous y
parviendrez? »
Et le roi se leva , ainsi que tous les seigneurs de sa cour , pour
assister à l'exécution ; la reine, accompagnée de ses dames d'honneur,
se joignit à la procession ; derrière eux se précipitait la foule des
pauvres et des riches; tous désiraient la mort de Reineke et voulaient
y assister. Pendant ce temps-là, Isengrin parlait à ses parents et à ses
l^l^ . n l AT IM i: \1 !•; CHANT
amis; il los e\hoiiait à serrer les ran.ijs c\ à voilier sans relâche sui'
le renai'il ; ear il ci'ai.iriiait toujours que le rus(' prisonnier ne si> sauvai.
I.e lou|> (lisait en partieulitM' ii sa lenune :
«1 Sur la vie! ne le |)ei<ls pas de vue; aide-nous h i^arder le seé-
léral! S'il s'échapjjait . nous seiiiuis tous couverts de honte. '>
Il disait à Hrun:
t. Sonp;oz connue il xous a lialouc'; cesl le moment de le pay(M'
aviM- usure. Hin/é i;riniptMa au haut de la potence et \ li\era la corde;
vous le tiendrez; j'appli(|uei"ai rechelle. et. dans (|uel(|ues mimites,
cen sera fait de ce coiiuin!
Brun repartit :
<i Placez seulement réclielle. je me charge de le tenir.
— Voyez d!)nc. disait Ueineke, comme vous êtes pressés de l'aire
uMurii- votre oncle! Ne devriez - vous j)as i)lutot le protéger et le
défendre. |)rendre pitié de lui lorsqu'il est dans le malheur? Je vous
demanderais bien grâce; mais à quoi cela me servirait-il? Isengrin
me hait trop, puisqu'il oiclonne à sa femme de me tenir et de m'em-
pècher de niéchapper. Si elle pensait au temps passé, elle ne son-
gerait guère à me faiie du mal. .Alais. si mon heure est ari'ivée. je
voudrais (jue tout fût liicnt'')! lini. .Mon père aussi eut de terribles
moments à passer, mais cela ne dura pas longtenq)S; à sa moit . il
n'était certes pas aussi entouré rjue moi ni accompagné de tant de
inf)nde. Mais, si vous vouliez prolonger mes jours, cela touillerait
certainement à votre honte.
— Entendez- vous , disait l'ours, avec (juelle nioigue |)arle ce
scélérat? Allons, mairlions! sa lin est arrivée. »
Ueineke se disait avec angoisse :
« Oh! si je pouvais, dans cette ex.trémité, inventer vile (pichpic
stratagème heureux et rifjuveau pour que le roi me fil grâce de la vie
et que mes ennemis, ces trois-là . fussent à jamais confondus! Son-
geons-y bien, et sauvons-nous à tout prix, car il s'agit de la potence ;
le cas est pressant : comnienl en sortir ? Tous les maux tond)enl sur
moi. Le roi est courroucé, mes amis sont loin et mes ennemis tout-
pui.>^sants. Rarement j'ai fait le bien, j'ai vraiment tenu peu de compte
du pouvoir du roi et de l'intelligence de ses conseillers ; j'ai beaucoup
I>éché. et ce[)endant j'espère voir changer mon sort. Si je puis seulement
parvenir à prendre la parrjle. a coup sûr ils ne me pendront pas; je
ne perds pas toute espérance. »
I,fc: RENARD.
/.5
Du liant (If riM'Iu'Ilc, il se loiirna vers If piniple et s'écria :
« Je vois la mort devant mes yeu\ et je ne lui échapperai pas. Je
vous prie seulement, vous tous qui m'écoutez, de m'accordei' une petite
loavais, dans cette estromitj, inventar quelque stratagème.
grâce avant (le (juitler cette terre. J'aimerais à faire devant vous, en
toute vérité et pour la dernière fois , l'aveu sincère de tout le mal que
j'ai commis, afin que personne ne fût un jour puni de tel ou tel
crime de m )n fait resté incoanu; je parerai ainsi à plus d'un mal avant
de mourir, et j'ose espérer que Dieu m'en tiendra compte dans sa misé-
ricorde. »
Cette demande toucha beaucoup de monde; ils dirent entre eu>: :
(. Il demande bien peu de chose, et ce ne sera qu'un bref délai. »
46 Ol VIKI KMK Cil A NT.
Sur leur prière, lo roi lo jiornul. lîeinolvc so sonlil le eœur un peu
plus léi^er; il espéra une lieuieuse issue el. |)i'()lilanl sur-le-elianip de la
iiràre (piOn lui accoi'dail . il coiumeura ainsi :
li Sjiiriltis Ihiiiii'ni, vien< l\ mon secoui's ! Je no vois pas dans eette
asseuïblée quelqu'un à (|ui je n aie l'ail de mal. .le nélais eneoi'e qu'un
mince eompa.unon. j'elais ii |)eine sevi\'. (pie. |ti)uss('' par mes dc'sirs ,
je me uiMais au\ a.i;n(\m\ el au\ elicvcellcs (pii jduaieni en pleiti air
auprès des troupeaux ; j'eeoulais avec ilrliccs leurs \oi\ lnMaiiies. el la
eliair fraîehe me lentail. J'en i^oùlai hien vile. .le mordis jiis(praii sani;
un petit airneau ; j<» Iccliai le sani;. (pii me païul délicieux, el je tuai, en
ouli-e. (piaire des plus |):'lites elièvres; je les man.u(>ai el je eontinuai
mes exploits; j(^ nCjiar.^^nai aucun oiseau, ni les poulets, ni les canards,
ni les oies; partout où j'en lrou\ais. je les dt'Norais, el maintes l'ois j'ai
eaehé dans le sable ce (pie j'avais aliallu et les morceaux qui ne me
convenaient pas. Puis il madviiU de faire la connaissance d'Isengrin,
un hiver, au bord du Uliin, oii il était en endiuseade derrière des arbres.
Il m'assura d'abord que j'étais de sa race; il pouvait nu^ine me compter
sur ses doigts les degrés de parenté. Je le laissai dire; nous fîmes alliance
en nous promettant mutuellement de \ivie en fidèles compagnons;
hélas! je devais nrallirei' par lii |)liis diin malheur. Nous rôdions
«'usemble dans le |jays. Il faisait les i.;i<>s vols el moi les j)etits. Notre
gain devait être en commun; mais il ne Tétait pas : il faisait le partage
comme bon lui semblait; jamais je n'«Mi ircus la moitié. Mais tout cela,
ce n'est rien. Quand il avait volé un veau . un bélier, (piand je le trou-
vais nageant dans ralK)n(lance. qu'il était en train de dévorer une chèvre
fraîchement tuée, ou (pi'uii mouton giirottait .sous .ses grifïes, il se met-
tait à grogner ii mon approche, il prenait une mine morose et me chas-
sait en grondant; c'est ainsi cpiil me i.^ardait ma part. Il en fut toujours
ainsi, quelle que fût la dimension du bnlin. Lors même (pi'il arrivait
(pie nous eussions pris en.semble un brenf ou une vache, aussitôt on
voyait accourir .'^a femme et .ses .sept enfants, (jui se jetaient sur notre
prise et me tenaient éloiimé du festin. Je ne poinais pas atlraper la
moindre côtelette, à moins qu'elle ne fut ron^ife ju.squ'ii la mofîlle, et i!
fallait supfKjrter toui cela; mais. Dieu .soit loué, je ne souHrais pas de
la faim; je me nourrissais en secret de mon immense trésor d'or et
d'argent, que je garde mystérieusement dans un endroit sur; il me
suffit et au delà; on en chargerait .sept voitures, qu'il m'en resterait
encore, d
Lt: RENAUD. /,7
Le roi, tout iitlcntir, loi-scjuil l'ut (jucstiou du trésor, se pencha en
avant et dit :
« D'où vous est-il venu? dites-le-moi; je \ku\c du ti'ésor. »
Et Reineke dit :
(( Je ne vous cacherai pas ce secret; à quoi cela nie ser\ irait-il? car
je ne puis rien enij)orter de toutes ces choses précieuses. Mais, puisque
vous lordoiuiez. je vais tout vous raconter; cai" il faut bien qu'on le
sache une fois; et vraiment pour tout l'or du monde je ne voudi'ais pas
Li:arder plus longtemps ce grand secret. Apprenez-le donc , ce trésor a
été volé. Une conjuration a été faite pour vous tuer, vous, sire! et, si
à l'instant même le trésor n'avait pas été habilement enlevé, c'en était
fait de vous. Faites-y bien attention, très-gracieux seigneur, de ce tré-
sor dépendaient votre vie et \otre postérité; et c'est son détournement
qui a jeté mon propre père dans de si grands malheurs , qui l'a conduit
prématurément au tombeau et peut-être à une éternité de souffrances;
mais, sire, tout cela est arrivé pour \otre salut! »
Et la reine écoutait , toute consternée , ce discours plein dhoireur,
ce mystère confus du meurtre de son époux, cette trahison, ce trésor,
et tout ce qu'il avait dit.
(( Songez-y bien, Reineke, s'écria-t-elle, je vous exhorte sérieuse-
ment; le grand pMerinage est devant vous; soulagez votre àme par le
repentir; dites toute la vérité et parlez clairement de ce meurtre. »
Et le roi ajouta :
c( Que chacun fasse silence : que lleineke descende et vienne près de
moi pour que je l'entende, car l'affaire me concerne personnellement. »
Reineke, en l'entendant, se sentit renaître à l'espérance; il descen-
dit de l'échelle, au grand désappointement de ses ennemis; il s'appro-
cha aussitôt (lu roi et de la reine, ([ui l'interrogèrent avidement sur les
détails de cette histoire.
Alors il se prépara à de nouveaux et plus énormes mensonges.
« Si je pouvais regagner, se disait-il, les bonnes grâces du roi et
de la reine , et si en même temps je pouvais réussir à perdre les enne-
mis qui m'ont mis si près de la mort, je serais sauvé. Sûrement, ce
serait pour moi un avantage bien inattendu; mais, je le vois, il me fau-
dra dire bien des mensonges et gros connue des montagnes. »
La reine impatiente continua à interroger Reineke :
« Apprenez-nous clairement comment la chose s'est passée! Dites
la vérité, songez à votre conscience, délivrez votre àme! »
k&
OI.MUIKMK c; Il A NT
Hoint'ko rcpoivlit :
Je lu* iIiMiinmlo pns mieux i\uc de toiil Awv. ]o luCn vais iiioui'ir;
("ost iirriiiissiliK'; ce siM'ail de la lolic ii moi de cliai'i^cr ma conscionco
;i la lin (lo ma vio ot de matliicr un cliàlimoiU (.'liM-noi. Il vaut mioiiv
(oui avouor, cl. si jiar mallunir il me faul accusiM* mes parenis et mes
amis les |>lus eliei'S. lielas! (|iie l'iiis-je faire? l/eiil'er est lii (|iii me
luonaee. >
Le roi. durant cet enirelien. elail de\enu (oui iiujuiel; il dit îi
Heinek.» :
0 Ksl-ee [tien la vente.' >
Heineko lui ré|)()ndit avee une allilude pleine de dissimulation :
« Cerles. je suis un i:rand pécheur; mais je dis la \('rité. A <pioi
cela me servirait-il de nous mentir? .le me damnerais |)()ur rélernilé.
Vous le savez liien . il en a et(' di'cide ain>i . il laul (jue je meure, je
vois la mort devant moi et je ne mentirai |)as; car rien en ee monde,
ni bien ni mal . ne peut venir à mon secouis. »
Ueineke prononça ce i)aroles en tremblant et parut désespéré.
Va la reine dit :
u Sa détresse me touche; je vous en prie, monseiifneur. re.^ardez-le
avec miséricorde et son.yez que par cette confession nous évitcjns plus
d'un malheur; écoulons, le plus tôt po.ssii)Ie, le fond de celle hisloii'e.
Ordonnez le silence, et quil parle devant tous. »
Et le roi commanda le silence. Toute l'assemblée se tut. et lleineke
|)rit la panjle :
'1 Puisque vous le désirez, sire, j^rètez l'oreille à ce(jueje vais dire.
Quoique mon discours ne soit pas appuyé de lettres et de documents, il
n'en sera pas moins fidèle et précis; je vais vfnis déccnivrir la conjura-
lion et je compte bien n'épari,'ner personne. <
-SI]
CINQUIEME CHANT
Lr iviiard se li\iv à dr pri't'iulii 's ri'vc'lations dans Ic.qiu'llrs il coiiij)ronu't >>nii iiroj)!'»' pùrc,
Tour^, le louj), le chat et lu blaireau, coinnie coupables de haute trahison. — 11 obtient sa
jirâce, on ])r()mettaut au roi de lui abandonner un trésoi- considérable. — 11 expose ensuite
au roi qu'il ne i)eut l'accompagner à la recherche du trésor, obligé qu'il est de se rendre à
Rome, pour faire lever l'excommunication dont il est frappé.
Écoutez maintenant la ruse du renard et le détour qu'il prit pour
cacher ses Uiéfaits et nuire à autrui. Il inventa un abîme de mensonges,
insulta à la mémoire de son père, accusa par une atroce calomnie le
blaireau, son ami le plus honnête, qui l'avait constamment servi; il se
l^ermit tout cela pour donner créance à son récit et se venger de ses
accusateurs.
« Mon père, se mit-il à dire, avait été assez heureux pour décou-
vrir dans le temps, par des moyens mystérieux, le trésor du roi Eimery
le Puissant; mais cette trouvaille ne lui porta pas bonheur, car sa
grande fortune lui fit perdre la tète; il ne vit plus aucun de ses pareils
et se mil à mépriser ses compagnons : il chercha plus haut ses amis. Il
envoya Hinzé le chat dans les Ardennes pour chercher Brun l'ours. Il
était chargé de lui promettre fidélité, de l'inviter à venir en Flandre et
à se faire proclamer roi. Lorsque Brun eut lu cette missive, il s'en
réjouit de tout son cœur et, sans rien craindre, il se hâta de venir en
Flandre; car il y avait longtemps qu'il avait pareille pensée en tête. Il
y trouva mon père, qui le reçut avec joie et envoya chercher sur-le-
7
50
LK HKNMU).
o1>;hih> Tsenijrin et le saute C.riiiibort ; et tous quatre se mirent à traiter
lalTaire; mais j"(niblie (juil y lUl un cinquième : c'était Ilinzé le diat.
11 \ a tout près (lo là un petit villai;e qui s'appelle Ifte. et ce fut justement
l;i. entre llte el Cand . (pi'ils se réunirent. Tne nuit Ionique et obscure
Il était chargé de lui promettre fidélité.
cacha rassemblée; ils n'étaient pas avec Dieu! le diable et mon père
avec son or les possédaient. Ils résolurent la mort du roi ; ils se jurèrent
entre eux une fidèle et éternelle alliance, et tous les cinq promirent éga-
lement par serment, la main étendue sur la tète d'Isengrin, de choisir
pour roi Brun l'ours et de lui donner solennellement l'investiture à Aix-
la-Chapelle, avec la couronne d'or et le trône impérial. Si (juehiues
amis, quelques parents du roi voulaient s'y opposer, mon père était
chargé de les persuader, de les corrompre, et, s'il ne réussissait pas,
de les exiler aussitôt. Je vins à connaitre ce secret; voici rornmcnf :
CINQUIÈME CHANT. 51
Grimbert s'était grisé un l)cau malin et s'était mis à bavarder; l'imbé-
cile raconta toute la scène à sa femme en lui recommandant le silence ;
il croyait que cela suffisait. Celle-ci rencontra ma femme , qui dut jurer
solennellement par le nom des rois mages, et s'engagea sur l'honneur,
coiite que coûte, à n'en pas souffler un mot, et alors elle lui découvrit
tout. Ma femme ne tint pas mieux sa parole; car à peine m'eut-elle
trouvé, qu'elle me raconta ce qu'elle venait d'entendre et me donna un
moyen sûr de reconnaître la vérité de l'histoire; mais je n'en étais pas
plus à mon aise pour autant. Je me rappelais les grenouilles dont le
croassement était enfin monté jusqu'aux oreilles de Dieu. Elles récla-
maient un roi et voulaient vivre sous son autorité après avoir joui de la
liberté. Dieu les exauça : il leur envoya la cigogne, qui les poursuit
constamment, les déteste et ne leur laisse pas de paix. Elle les traite
sans merci ; les insensées se plaignent maintenant. IMais il est trop tard ;
car le roi les met à la raison. »
Keineke parlait à haute voix à toute l'assemblée; tous les animaux
l'entendaient, et il continua ainsi son discours :
<c Yoilà ce que je craignais pour nous tous ; et il en eût été ainsi.
Sire, je craignais pour vous, et j'en espérais une meilleure récompense.
Je connais les menées de Brun, sa nature artificieuse et plusieurs de ses
crimes; je craignais le pire. S'il devenait le maître, nous aurions tous
péri. Notre roi est de race noble, il est puissant et miséricordieux, me
disais-je à part moi; ce serait un triste échange que d'élever sur le
trône un ours et un lourdaud de vaurien. Pendant quelques semaines,
je méditai là-dessus et cherchai les moyens d'arrêter leurs projets. Avant
tout, je comprenais bien que tant que mon père posséderait son trésor
il gagnerait des adhérents, il réussirait ii coup sûr et que nous perdrions
le roi. Je concentrai toute mon attention sur les moyens de découvrir le
lieu où se trouvait le trésor pour l'enlever secrètement. JMon père allait-
il en campagne, le vieux rusé allait-il au bois de jour ou de nuit, par
le froid ou par le chaud, par la pluie ou le temps sec, j'étais aussitôt
derrière lui et j'épiais ses démarches. Un jour, j'étais caché dans une
tanière , plein de tristesse et pensant toujours à découvrir le trésor dont
je connaissais toute l'importance , quand tout à coup je vis mon père
sortir d'une crevasse et glisser entre les parois du rocher comme s'il
venait d'un trou profond. Je restai coi et caché où j'étais ; il se crut
seul, regarda de tous côtés, et, ne voyant personne, de près ou de loin,
il se livra à la manœuvre qu3 je vais vous dire. Il se mit à boucher le
52
LK HKNAIUJ.
fnni avec «lu sablo ol sut tris-adroiUMnonl le rendre soml)lal)le au rosto
«In lorrain. InipossihK» do lo roconnailro ii moins do l'avoir vu oonuno
moi. \vant iU' partii". il i>alaya irôs-adroitonioni avoc sa (juouo l'ondroil
oii il avait posô sos patios ol oHava la pislo aveo son niusoau. Voilii ce
«nie j'appris fo jour-lii do mon pôro, (pii olait oxpori on fait de rusos,
d'intrigues et i\o tours. Il |iarlit ol s'en alla ;i sos all'airos. .lo mo deman-
dai si lo trésor n'était i)as lit. Je me mis vite à l'œuvre; en peu de
lemj)S, j'eus découvert la crevasse avec mes pattes. J'y entrai avide-
ment. Là, je trouvai de l'or, de l'ariçent et mille autres choses pré-
cieuses en quantité. Kii v('rité, môme les plus âgés d'entre vous n'ont
jamais rien vu de pareil. Je me mis à l'ouvrapre avec nia fennuc; nuit
et jour, nous fûmes occuf)és à porter et à traîner; brouettes et voitures
nous manquaient ; nous eûmes mille peines et mille fatigues : ma femme
Ermeline les .-upport;! c jurag.'usenicnt. C'est ainsi que nous avons enfin
transporté les joyaux dans une place qui nous parut plus convenable.
Cependant n on père se réunissait chaque jour avec ceux qui trahissaient
CINQUIEME CHANT. 53
k' roi. Je vous apprendrai ce ([iiils avaii'iil ivsolu cl nous en frémirez.
Hi'uii el Iseii.i^rin avaient envoyé tout d'abord des lettres franches dans
[)lusieurs provinces pour recruter des mcrconaii'es : ils devaient arriver
en i^rand nond)re sans retard, lîrun devait les ()r.'n(lre ;i son service et
même promettait i,M'acieusement de leui- |):iycr la sol<le cravance. Mon
pèie parcourait la contrée en montrant dijs lettres de change probable-
ment tirées sur son trésor, qu'il croyait toujours en sûreté, mais c'en
était fiiit : il aurait eu beau se livrci' ii toutes les recherches avec ses
complices, il n'aurait pas trouvé un liard. Il n'épargna aucune fatigue;
c'est ainsi qu'il parcourut tous les pays entre l'Elbe et le Uhin et avait
racolé maints mercenaires. L'argent devait donner force poids à ses
belles paroles. L'été arriva; mon père revint auprès des conjurés. Il
leur raconta toutes ses peines, tous ses périls et surtout la détresse où
il se trouva en Sa\e devant les chàteau\ forts où il manqua perdre la
vie; car là, tous les jours , il fut poursuivi par des chasseurs à cheval
et des meutes; si bien qu'il eut toutes les peines du monde ii s'en tirer
sain et sauf. Ensuite, il montra aux quatre perfides conjurés la liste des
compagnons qu'il avait gagnés par ses pi'omesses et par son o'r. La
nouvelle réjouit Brun. Tous les cin({ se mirent à parcourir la liste
ensemble; il y était tlit : « Douze cents parents d'Isengrin, tous gens
« sans peur, viendront la gueule ouverte et les dents aiguisées; de plus,
« les chats et les ours sont tous dévoués à Brun; tous les blaireaux de la
(( Saxe et de la Thuringe se présenteront, mais à condition de toucher un
(( mois de solde d'avance; en revanche, ils s'engagent à ètie prêts en
(( masse à la première réquisition. » Dieu soit loué de m'avoir permis de
déjouer leurs [)lans! car, lorsque tout fut airangé, mon père se hâta de
les quitter pour aller voir son trésor. Son chagrin allait commencer. Il
fouilla et chercha; mais il eut beau fouiller et chercher, il ne trouva
plus rien. Sa peine fut inutile et son désespoir aussi; car le trésor était
loin et il ne put le découvrir nulle part. Alors (comme ce souvenir me
torture nuit et jour!) mon père se pendit de douleur et de honte. Voilà
tout ce que j'ai fait pour arrêter la conjuration. J'en suis puni mainte-
nant; pourtant je ne m'en repens pas. 3Iais Isengrin et Brun, ces deux
insatiables, siègent dans le conseil à la droite du roi. Et toi, Reineke,
quelle est maintenant ta récompense, pauvre malheureux, pour avoir
abandonné ton propre père, afin de sauver le roi? Où en trouverez-
vous d'autres qui se perdent eux-mêmes pour prolonger vos jours"? »
Le roi et la reine avaient tous deux la plus grande envie de possé-
64 LE UE.WUD.
dcv \c tivsor; ils liront qucl(]uos pas à réciirl , apjxMtMvnt Uoincko, j)()ur
lui parler on parliculior, ol lui diront vivoinonl :
« Parlo/.. où ost lo trosor? Nous voudrions lo savoir. »
Roinoko lour ropondit :
0 A quoi oola nio soivirail-il do luontror loulos oos l'iohossos au roi
(pii vient do ino oondannior? Il on croit plutôt mes onnoniis, dos voleurs
ol des assassins, (jui veulent niôtor la vie i» foroe do nionsouicos.
— Non. repartit la reine, non, il n'en sera pas ainsi; inonseiiçncur
vous laissera vivre; il oubliera lo jjasso, il domptera sa colère. Mais, à
lavonii'. soyez plus saiîo et restez lidèle et dévoué au roi. »
Koinoke dit :
' Madame, obtenez du l'oi ipi il me promette devant vous (ju'il me
fera ,i:ràco, (piil oubliera entièrement toutes n>es fautes, tous mes crimes,
et ioul lonnui (pie je lui ai malheureusement causé, et certainement il
n'y aura pas un souveiain qui possédera de nos jours une richesse
é,e:ale à celle (|uo lui procurera ma lidélité; le trésor est immense; je
vous montrerai la place : vous serez stupéfaits.
— Ne le croyez pas, répliqua le roi; mais, lorsqu'il |)arle de vols, de
briiîandaires et de mensonges, vous pouvez y ajouter foi sans crainte;
car vraiment il n'y a jamais eu de plus grand menteur. »
La reine dit :
« II est vrai que jusqu'ici il a mérité peu de confiance; mais songez
maintenant que, cette fois, il accuse son oncle le blaireau et son propre
père et qu'il dévoile leui's forfaits. Il no dépendait que de lui de les
ménager et de mettre ses histoires sur le compte d'autres animaux ; il
ne mentirait pas si follement.
— Si vous pensez, répondit le roi, que cela vaudrait mieux et qu'il
n'en résultera pas un plus grand mal, je ferai comme il vous plaît; je
prendrai sur moi les crimes de Reineke et sa cause. Encore une fois,
mais une dernière, je me fierai ii lui! qu'il y songe bien, car, j'en jure
par nja couronne, si jamais à l'avenir il se livre au mensonge et au
crime, il s'en repentira éternellement. Tous ses parents, quels qu'ils
soient, même au dixième degré, payeront pour lui. Nul ne m'échappera.
et ils [>ériront tous dans les procès, la honte et la misère! »
Lorsque Reineke vit conunenl les pensées du l'oi pr^-naicnl un autre
cours, il reprit courage et dit :
'( Serais-je donc assez fou, sire, pour vous racontoi- des histoires
dont la vérité ne serait pas démontrée dans quelques jouis? »
CINOUIÈMK CHANT. 55
Et le roi crut à ses paroles et lui pardonna tout, la trahison de son
père, puis ses propres niéCails. La joie de Heineke fut immense : il
échappait à temps ii la fureur de ses ennemis et à la mort.
u Noble roi, très-i^racieux seigneur! dit-il. puisse Dieu vous rendre,
à vous et à votre é[)ouse , tout ce que vous avez t'ait pour votre servi-
teur indigne ; je ne l'oublieiai jamais et je vous en garderai une recon-
naissance éternelle. Certes, il n'y a nulle part sous le soleil (luelfju'un à
qui j'aimerais mieux donner ce magnifique trésor ({u'à vous deux. De
quelles grâces ne m'avez -vous pas comblé! (Test pourquoi je vous donne
bien volontiers le trésor du l'oi Eimery tel qu'il l'a possédé. Je vais vous
dire maintenant où il est, et en toute vérité. Écoutez! Dans l'est des
Flandres, il y a un désert au milieu duquel il y a un bouquet de bois, il
s'appelle Husterlo, retenez bien le nom, puis il y a une fontaine qui s'ap-
pelle Krekelborn, vous comprenez, qui n'est pas loin du petit bois. Dans
toute l'année, il ne passe pas un homme ni une femme dans ce pays-
là; il n'est hanté que par la chouette et le hibou. C'est là que j'ai enfoui
le trésor. L'endroit s'appelle Krekelborn, remarquez -le bien! Allez-y
vous-même avec votre épouse ; personne ne serait assez sûr pour un
tel message, et il y aurait trop à perdre; je ne vous le conseille pas.
Allez-y vous-même. Vous passerez près de Krekelborn; vous apercevrez
ensuite deux jeunes bouleaux, et, remarquez-le bien, l'un n'est pas
loin de la source ; dirigez-vous tout droit sur les bouleaux : le trésor est
au pied. Grattez et creusez la terre ; vous trouverez d'abord de la mousse
entre les racines; vous découvrirez tout de suite les joyaux les plus
riches, en or fin artistement travaillé; vous y trouverez aussi la couronne
d'Eimery; si la volonté de l'ours s'était réalisée, c'est lui qui devait la
porter. Vous verrez, en outre, mainte parure et maint joyau, chefs-
d'œuvre d'orfèvrerie; on n'en fait plus comme cela; qui voudrait les
payer? Quand vous verrez, sire, toutes ces richesses sous vos yeux,
oui, j'en suis sûr, vous m'honorerez dans votre souvenir. Reineke, vous
direz-vous , honnête renard , toi qui as caché si sagement tant de tré-
sors sous la mousse, puisses-tu . être heureux partout et toujours! »
C'est ainsi que parla l'hypocrite.
Le roi repartit :
« Il faut que vous m'accompagniez; car comment (rouverais-je l'en-
droit tout seul? J'ai bien entendu parler d'Aix-la-Chapelle, de Lubeck,
de Cologne et de Paris ; mais jamais de ma vie je n'ai entendu nommer
Husterlo non plus que Krekelborn ; ne dois-je pas craindre que tu ne
56 l'K UKNAHl).
nous fjissos (lo noiivoauv inonsi)n.î::o> ot qno lu n'invonIo> Ions ces
noms
"> „
luMMt'ko ircnlciulit |>;i> ;im*c itl;iisii- co soiipron do la Ixiiiclic du l'oi ;
il (lu :
, Je ne \<)U> envoie pas |»()nrlanl iiirn loin d ici . comnic si! s'aijis-
sait (I aller sur les bords du Jourdain, (loinmeni \oiis parais-je suspect
à j)i\'senl ? l) altord . je m Cn liens lit. on peni loiil Iioumm' dans les
Klandivs. Interrogeons (pielcpies |)eisiinne> ; un aiilic me conlirmei'a.
Krekell)i»rn . llnsteilo. ai-je dit. et les n(»ms soni \eiilaltles. "
l.ii-di'ssus . il appelle l.ampe. el l.am|)e anixe en ti'cndilanl. Hei-
neke lui crie :
<i Nayoz jjhs |)eur; le roi exiiic par le serment de lidélité (jue vous
lui avez prêté dernièremenl. (pie nous disiez toute la viM-itc»; dites-nous,
si toutefois vous le saxez. où se trouvent llustei'lo et Krekelliorn. Nous
écoutons. >
Lampe dit :
<( Je puis vous le dire. C est dans le di'serl. Krekelliorn est tout j)iès
d'Huslerlo. Les i^ens appellent Husterlo ce pelit bois oii Sim!)net le ban-
cro:'he setait retiré pour \ l'abri(piei' delà fausse monnaie avec seseom-
I>agn()ns. J"v ai beaucou]) snullérl de la faim el du froid (piand je m'y
réfui:iai en iri'anile deti'esse |ioui- fin'r le chien llyn. >-
Heineke dit :
• \"ous pou\ez maintenant ictourner près des autres; le roi est suf-
tisamment instruit. »
Et le roi dit ii lieineke :
' Pai(lonne/.-moi si j'ai éti' un peu vif el si j'ai doute de votre
|)arole; mais sonirez m;iinfen;inl ii me mener a cet endroit. »
Reineke dit :
« Combien je m"e>timcriii- lieureu\, s'il m'était j)ermis aujourd'hui
de partir avec h* roi et de le suivre dans les Flandres! mais on vous
limputerait à jx*elié. Quelle (jue soit ma honte, je dois faire un aveu
que j'aurais voulu taire encore [)lus lonirtemps. Il y a (juelque temps
que Isengrin fil .ses vœux rlans un cr)uvent; ii la \eril('', ce n'était pas
prjur j'aniour de Dieu, mais bi<'n p mu' l'jimour de son estomac! : il
dévorait presque tout le couvent! On Im donnait a niani,'er pour six;
tout-cela était trop peu pour lui; il se phiiunit a moi de sa faim et de
ses ennemis ; enfin, j'en pris pitié quand je le \i> maiirre el malade;
c'est mon proche parent. Je I aid;ii a f)rendre la clef des cli;uiips. N'oila
CINQUIÈME CHANT.
57
coimnent j'ai encouru rcxcouuMuuicalion du |ia|)C. Je voudrais donc
sans relard, avec votre consentenienl . > ciller au\ intérêts de mon àmc
et, demain matin, au lever du soleil, pailir (mi pèlerin pour Rome afin
feWiiMl#iii«i;v^^^^^^
Là-dessus, il appelle Lampe, et Lampe arrive en tremblant.
(l'y chercher l'absokition ; de là, je passerai la mer. Ainsi tous mes
péchés seront lavés; et si je reviens au pays, je pourrai marcher à vos
côtés avec honneur. Mais, si je le faisais aujourd'hui, chacun se dirait :
« Comment le roi peut-il fréquenter encore Reineke, qu'il vient de con-
<( daumer à mort et qui, de plus, est frappé d'excommunication. » Sire,
vous le voyez bien, il ne faut plus y songer.
— C'est vrai, répliqua le roi. Je ne pcuvais pas le savoir. Si tu es
58
LK n i: \ A i{ 1).
ovamiiminio, j'aurais torl do te moiior avec moi. Lain|)e ou tout autre
|K'Ul \uc l'oniluiiv il la souivo. Mais je tiouve bon ol utile (jue lu eherelies
il te reknei' de ton eMonmuuucalioii. Je ((> |)eiMiiels de partir demain
matin; je ne veu\ pas empi'elier ton pèlei'ina.ue ; car il me seml)le (p:e
tu veux te eonvertir au bien. Dieu bénisse ton |)rojel et te permette
d'aeeomplir le voNaiie ! »
SIXIEME CHANT
La disgrâce du loup, de Tours ot du cluit courDUiK; le innnijilic du renard. — Ci-lui-ci quitte
la cour en costume de pèlerin, et feint de partir pour Rome. — Il se. fait accompagner du
lièvre jusqu'à sa demeure, et là, au lieu de faire ses adieux à sa femme et à ses enfants, il
étrangle la pauvre bête, que l'on mange en famille. — Prévoyant que le roi, désabusé sur
l'existence du trésor, entrera dans une fureur terrible, le renard songe à émigrer en
Souabe. — Sa femme le décide à ne pas quitter son château. — Le perfide charge le bélier
de porter au roi la tête du lièvre, cousue dans une besace qui est censée contenir des
dépèches confidentielles. — Consternation de la cour à l'ouverture de la besace. — L'ours
it le loup rentrent en faveur. — Le bélier leur est livré comme complice de
l'assassinat du lièvre.
C'est ainsi que Reineke rentra en grâce auprès du roi. Et le roi
s'avança dans un endroit élevé, et, du liaut d'une pierre, commanda
le silence à tous les animaux: assemblés ; il les fit asseoir sur l'herbe
d'après leur rang et leur naissance; Reineke était debout à côté de la
reine, et le roi, après s'être recueilli, prit la parole en ces termes:
« Écoutez-moi en silence, vous tous, animaux et oiseaux, pauvres
et riches, grands et petits, mes barons et vous qui habitez ma cour et
ma maison! Reineke est en mon pouvoir; il y a peu d'instants on son-
geait à le pendre; mais il m'a révélé des secrets d'Etat si importants,
que, tout bien considéré, je lui rends ma confiance et mes bonnes
grâces. La reine, mon épouse, a, de plus, intercédé pour lui ; je me suis
laissé émouvoir en sa faveur; je lui pardonne entièrement, et je lui
rends la vie et ses biens; désormais, la paix que j'ai proclamée le
60 iA'. HKNAMl).
(XMivix^ cl \c \n\)\C'J:c. Je vous orilomu^ donc i» Ions, sous poino do mort,
lie liailor (losoriiKiis avoo honinnir Uoiiioke, sa roiimio el ses enfants,
partout où vous les reneontrerez, la nuit eoninie le jour. En outre, que
je n'entende i>Uis aucune plainte à son sujet; s'il a mal ai;i, e'est dans
le passé; il veul s'aintMider el il le fei'a cerlaineiniMil. Car, demain, de
bonne heure, le bàlon à la main el la besace au dos. il partira pour
Rome en j)ieu\ pMerin. et. de lii, il |)assLM*a la mer; il ne reviendra
que lorsqu'il aura oblcnu l'absohilion complrle de tous ses péchés. »
IJi-dessus llinzé se tourna avec colère vei's Brun et Isen.i;rin :
(. Maintenant. |)eine et travail, tout est penbi ; oli ! je voudrais être
bien loin; une lois ivntré en i4:ràce. Heineke mettra tout en œuvre |)our
nous perdre tous les trois. Jai di'jii perdu un œil. ii;are ;i l'autre!
— Le cas est diilicile. dit Hi'un. je le vois. »
Isenurin ajouta :
' C'est par trop sinijulier! Parlons au roi sur-le-chanq) ! »
11 alla elTectivement. avec Brun, se présenter, d'un air soudure,
devant le roi et la reine; il parla contre Reineke longuement et vive-
ment. Le roi leur dit :
« Ne Tavez-vous donc pas entendu? Il est rentré en i^râce ! »
Le roi se fâcha, et sur l'heure les fit prendre, enchaîner et jeter en
prison, car il se rappelait ce que Reineke lui avait dit de leur trahison.
^'oiIà comment les affaires de Reineke prirent une face toute nou-
velle. Il se sauva, et ses accusateurs furent confondus. Il sut même
s'arranger si adroitement, que Ton coupa à l'ours un morceau de sa
peau, de la largeur d'un pied, dont on lui fit une besace pour le voyage;
son costume de pèlerin fut pres{[uo au complet. Il pria la reine de lui
prorurer des souliers en lui disant :
'( Puisque Votre Majesté daigne me reconnaître |)oui' son pèlerin,
(juelle veuille bien m'aider a accomplir ce voyage. Isengrin a quatre
fameux souliers; ne serait-il pas raisonnable qu'il m'en cédât une paire
[Kjur ma route? Madame, faites-les moi donner pjjr le roi. Girmonde
IK)urrait bien se passer aussi d'un* paire des siens, car une femme de
ménage reste pres(jue toujours a la maison. »
La reine trouva cette demande raisonnable ;
" Ils peuvent eîTectivement se passer chacun d'une paire de sou-
liers, » dit-elle gracieusement.
Reineke la remercia et dit en s'inclinanl avec joie :
'« Avec ces quatre souliers, je ne restcF'ai pas en chemin. Tout ce
SIXIEME CHANT. 61
que j'accomplirai de bonnes actions en qualité de pèlerin , vous en
prendrez votre part, vous et mon i^racieuK souverain. Nous sommes
astreints à prier pendant tout le pMerinag>' pour tous ceu\ qui nous
sont venus en aide. Dieu vous récompense de votre bonté ! "
Ainsi, Isengrin perdit les souliers de ses pattes de devant, et sa
femme Girmonde dut fournir ceux, des pattes de derrière. Tous deux y
perdirent la peau et les griiïes de leurs pattes; couchés misérablement
près de Brun, ils croyaient toucher à leur dernière heure, tandis que
l'hypocrite avait su gagner des souliers et une besace. Il alla près d'eux
et railla encore la louve par-dessus le marché :
(( Chère amie, lui dit-il, voyez donc comme vos souliers me vont
bien! j'espère qu'ils dureront; vous vous êtes donné bien de la peine
pour me perdre, mais j'en ai pris autant pour me défendre; j'ai réussi.
Si vous vous êtes réjouie, c'est à mon tour maintenant; c'est le train
du monde, il faut savoir s'y faire. Dans mon voyage, je songerai tous
les jours avec reconnaissance à mes chers parents ; vous avez eu la
complaisance de me donner ces souliers, vous n'aurez pas à vous en
repentir; ce que je gagnerai d'indulgences, je le partagerai avec vous;
je vais les chercher a Rome et par delà la mer. »
Dame Girmonde était accablée de douleur, elle pouvait h peine par-
ler; mais elle prit sur elle et dit en soupirant :
« C'est pour punir nos péchés que Dieu vous laisse ainsi réussir. »
Pour Isengrin, il se tut et Brun aussi; tous deux étaient bien mal-
heureux. : prisonniers, blessés et raillés par leur ennemi. 11 ne manquait
plus que le chat Hinzé; Reineke aurait bien voulu lui jouer un pareil
tour.
Le lendemain matin, l'hypocrite s'occupa à graisser les souliers qu'il
avait pris à ses parents, s'empressa de se présenter devant le roi et lui
(lit :
u Votre serviteur est prêt à commenjer son pieux voyage; faites-
moi la grâce de commander à votre aumônier de me bénir, afin que je
parte d'ici avec l'assurance que tous m3S pis soient bénis. »
Le roi avait pour chapelain le bélier; il était chargé de toutes les
affaires ecclésiastiques et servait de secrétaire au roi ; il se nonunait
Bellyn. Il le fit appeler et lui dit :
« Lisez-m )i sur-le-champ quelques piiroles sacrées sur Reineke pour
bénir le voyage qu'il va entreprendre; il va à Rome et passera la mer.
Passez-lui la besace, et mettez-lui le bâton à la main. »
i\2 I.K IJKNMin.
\M\\n iv|Mn.li( :
u Siiv. \»uis ;iMV. ;i|>i)iis. '\c crois, (iiic lÙMiU'kc n'csl |);\s fclcvt' de*
son oM'ominiHiii'ation; je malliivrais dos di'saiii'tMiuMils do la |)ar( do
mon ovi^iuo si j"airissais suivanl volio dosii*. H l'appi'ondrail . sùrcMnonl.
ol il a lo droil Ar iiu> |)'.mii'. .lo no forai rion ;i Hoinokc ;i lorl (M il Ira-
vors. Si Ton pouvait arran.uor lalVairo ol ino -aianlir i\c (oui roproolie
de mon evtVjue le soigneur Sansniison , ol cpio le |)riom' liounvtrnuvatHo
no son lâchai pas. ou bien lo do\on linininnus, jo lo ItiMiirais bien
volonliers selon \otro ooniiuaiidciiicnl. ->
I.e roi iv|)li(iua :
0 Que siunilio loul c' lia\arda,::c .' NOus avo/. dil i»o.uicoup i\v paroles
IKjur ne l'ien dire. Que vous bonissio/ Uoincivo ii loil ol ii travers, que
diable cela me lail-il? Que nrini|)()ilenl voiro o\ô(pie ol son iliapilre?
Hoinokc \a v\\ |)olorina.uo ii Uonie, et vous voudriez l'empocher? »
Hell\n se i^M'allail derrière l'oreille avec anii;oisse ; il redoutait la
colère de son l'oi. H se mit aussitôt à lire dans son livre pour le |)èlei'in,
(pu ny tenait pas du tout, cl cola no lui ser\it pas ;i grand'chose,
connue bien vous pensez.
Quand on eut Uni y\v lire les |)i'ièi'os, on lui l'cniit la besace cl le
bàlon; le pèlerin fut complet; cest ainsi (piil sinuila le pèlorinai;e. De
fausses larmes coulèrent lo lonir (W< joues du scélérat cl inouillèrcnl sa
l>arbe. comme s'il ressenl;iit le repeiilir le plus douloureux. 11 avait iV'
fait un chai^rin . c"ctait do no pas avoii' fait lo iiiallieiu" de tous à la Ibis
et de n'en avoir huniilit* que trois. Opondanl il se releva et suj)plia
l'assistance de \ouloif bien |»rier lideleineiil |)oui' lui autant {|uc possible.
-Maintenant, il se |)i'epara a |)ulii- iaj)ideinont . il se sentait coupable et
il avait tout a craindre.
« Reineke, lui dit lo roi. nous oies bien pi'ossè; j)oni(pioi cela?
— Celui qui entreprend une bonne action ne doit jamais larder,
répliqua Keineke. Veuillez me donner con.u;é; l'heure est arrivée; dai-
irnez nje laisser partir.
— Partez donc, » dit le roi.
Et il ordonna a tous les sei.^neui- de >ii cour de suivre ol d'accom-
pagner un bout de route le faux pelenn. l'eiidaul ce l(Mnps-la , Brun et
Isengrin, tous dou\ [)risonniers, étaient dans les larmes et la douleur.
Voilà donc comment Keineke sut roiraiirner entièrement l'amour du
loi et quitta la cour avec de giands hoimeurs; il avait lair d'aller en
terre sainte avec son bâton et sa besace, mais il n'avait pas plus ii y
si\ii;\n; CHANT.
6:î
rjiiiv (luiin ;iil)iv (le mai ii Aix-la-Chapelle. Il avait bien d'autres projets
(Ml tète. Pour le nioiuonl . il avait riMissi ii se jouer de son roi el h se
faire suivre à son départ et aeeoiiipaii:iier avec forée honneurs par tous
ceu\ qui l'avaient aeeusé. Et, ne pouvant renoneer à la ruse, il dit
encore en parlant :
-r^ V r>-^\ Jft^^^
m:.
Il se mit aussitôt
dans son livre pour le pèlerin.
« Sire, veillez bien à ce que les deux: traîtres ne vous échappent
pas. Une fois libres, ils ne renonceraient pas à leurs atTreux: allenlals
Votre vie est menacée, sire, soni^ez-y. »
Il partit dans une attitude calme, relii^ieuse, avec un air j)lein de
candeur, comme s'il n'avait jamais fait autre chose. Le roi retourna
alors à son palais, suivi de tous les animaux qui, par son ordre, avaient
dabord accompagné Reineke un bout de chemin; et le co juin avait
pris des mines si tristes, si désolées, qu'il avait ému la pitié de plus
d'un bon cœur. Lampe était surtout tiès-ému :
« Pourquoi, disait le scélérat, pourquoi, mon cher Lampe, faut-i!
(U LE HKNAUI).
nous (juittor? Si vous élioz assez bon. vous et lîellyn . le bélier, pour
iu';uToinp;ii4iuM' onrore plus loin, votre société nie serait un i^rand bien-
lait. Vous ("tes d'ai^i-i'able conipa.unie et d'honnéles i:ens . chacun dit du
bien de vous, cela me ferait honneur; vous êtes ecclésiasticpies et de
nuvurs saintes; vous vivez justement connue j'ai vécu dans mon ermi-
ta.ne; des herbes vous sulliscnl . \ous a|)aiscz vode faim ■,\\^'^• d(\s Icuilles
et du i^'azon et vous ne demandez jamais du pain ou de la \ lande ou
d'autres aliments plus recheivhes. »
C'est par ces paroles louangeuses qu'il ensorcelait ces deux carac-
tères faibles; tous deux raccompagnèrent jusqu'à sa demeure. Lorsjpi'ils
virent le donjon de Malpertuis. Ueineke dit au liélier :
« Restez ici, Bellyn. et mangez à loisir ce gazon et ces plantes; ces
montagnes produisent des herbes d'un goût excellent. J'emmène Lampe
avec moi; priez-le de consoler ma femme, qui est déjà bien alïligée et
qui tombera dans le désespoir lorsqu'elle apprendra que je vais en pèle-
rinage à Rome. »
Le renard se servait de ces douces paroles pour les tromper tous les
lieux. 11 fil entrer Lanq)e; ils trouvèrent dame Renard bien triste, cou-
chée auprès de ses enfants, vaincue par l'ainiction; car elle n'espérait
plus voir Reineke revenir de la cour. Quand elle l'aperçut avec sa besace
et son bâton , elle s'en étonna et dit :
« Mon cher Reineke dilos-moi ronmicnl cela s"csl-il pass('''.> Que
vous est-il arrivé? »
El il dit :
'( J'étais déjà condannié, prisonnier, enchaîné', lorsque le roi me
fit gri\ce el me délivra, et je m'en vais en pèlerinage; Brun et Isengrin
restent en otages, puis le roi m'a donné Lampe pour le punir et nous
en ferons ce que bon nous semblera. Car c'est le roi (jiii m'a dit à la
lin et en connaissance de cause: « C'est Lampe (jui ta tiahi. » Il a donc
mérité un grand châtiment; c'est lui qui me payera tout. »
Lorsque Lam|)e entendit ces paroles menaçantes, il eut peur, il per-
dit la tète; il voulut se sauver el chercha à s'ciiriiir. Reineke lui barra
rapidement le chemin de la porte el saisit i)ar le cou le pauvre diable,
qui se mit à crier de toutes ses forces :
«Au secours! au secours! Rcllui. je suis perdu! le pèlerin
m'égorge! »
Mais il ne cria pas longtenqjs, car ricincke eut liientôl fait de lui
couper la gorge. Voilà ccnime il traita son hôte.
SIXIEME CHANT.
65
« Venez, dit-il, et iiiani^eons vite, car le lièvre est .^ras et d'un
m'oùt parfait. C'est vraiment la première fois ([u'il sert ii (|uel(|iie chose,
le nigaud! Il y a longtemps que je le lui avais promis; mais maintenant,
c'est fait. Que le traître aille donc m'accuser encore ! »
Reineke se mit à la besogne avec sa femme et ses enfants. Ils
écorchèrent le lièvre sans plus tarder et le mangèrent de bon appétit.
Dame Renard le trouva délicieux et s'écria plus d'une fois :
Reineke saisit par le cou le pauvre diable qui se mit à crier de toutes ses forres.
(( Mille fois merci au roi et à la reine; grâce à eu\ nous avons fait
un festin magnifique; que Dieu les en récompense!
— Mangez toujours, disait Reineke; cela suffît pour aujourd'hui,
mais notre appétit ne chômera pas, car je compte vous approvisionner
encore ; il faudra bien, en fin de compte , que tous ceux qui s'attaquent
à moi et me veulent du mal payent l'écot. »
Dame Ermeline dit :
« Oserais -je vous demander comment vous vous êtes tiré d'af-
f;àre.
— Il me fiuidrait bien des heures, répondit-il, si je voulais raconter
66 LK UKNAIU).
aMT (|iioIlo ndrosso j'ai onhur lo roi c\ l'ai (mni|)o. lui ot la reine. Oui,.
;(' lu' NOUS U' ciulu' pas : 1 "aniilie (jui ici^ne culit' le loi el moi ne lient
(|u il un lil el ne duicra pas loniilenips. Quand il sauia la vérité, il se
Miellra dans une terrible eoléiv. Si je re(<)nd)e Jamais en son junivoir,
ni iir ni ar.iienl ne poui'ionl me sauver; il me poursuivra el eliereliera
il me prendre. Je ne ti(us pas allcndre de merci . je le sais paiTailemenl;
il ne me hk'liera pas (jue je ne sois pendu, il faut nous sauvei'. Fuyons
en Souabe! Là. personne ne nous connaît ; nous y vivrons suivant la cou-
luine du pays. Vive Dieu! on fait lit homie chère et tout s'y trouve en:
abon lance : des poulets, des oies, des lièvres, des lapins, du sucre, des
«lattes, des figues, des raisins de caisse et des oiseaux de toutes sortes;
ri Ton y fait le pain avec du beurre et des œufs. L'eau est pure et lini-
j)ide, l'air est doux et serein. Il y a des poissons en quantité, les uns
s'appellent gallines , et les autres pullus, gallus el anas; qui sait tous
leurs noms! Voilà les poissons que j'aime, je n'ai pas besoin de plonger
profondément sous leau ; je m'en suis toujours nourii lorsfjue je vivais
en ermite. Oui. ma petite fenune, si nous voulons enfin goûter la paix,
il nous faut aller lii; vous viendrez avec moi. Entendez-moi bien! le roi
ma laissé échapper cette fois, parce que je lui ai fait un conte sur des
choses fantastiques. J'ai promis de lui livrer le trésor du roi Eimery; je
lui ai décrit la place oii il doit se trouver près de Krekelborn. Quand
ils viendront pour le chercher, ils ne trouveront pas un félu; ils fouille-
ront en vain, et ([uand le loi se veri'a ainsi trompé, il se mettra dans
une colère é()0uvanlable. Car vous pouvez vous faire une idée de tous
les mensonges que j'ai dû inventer avant d'échapper. Il est vrai qu'il
s'agissait de la potence ; jamais je n'ai été dans une plus grande
«létresse, dans une angoisse plus affreuse. Ah! je ne souhaite pas de
me revoir en pareil danger. Bref, il m'arrivera ce qu'il voudra, jamais
jr ne me laisserai persuader de retourner à la coui- pour me mettre
encore au pouvoir du roi; il faudrait vraiment la plus grande habileté
du monde pour retirer seulement mon petit doigt de sa gueule. »
Dame Ermeline dit avec tristesse :
(( Qu'allons-nous devenir? Nous serons pauvres et étrangers dans^
tout autre pa\s; ici, rien ne nous manque. Vous êtes toujours le sei-
gneur de vos paysans. Esl-il donc nécessaire de chercher aventure ail-
leurs? Vraiment, quitter le certain pour l'incertain n'est guère prudent
ni louable. Ne sommes-nous donc pas en sûreté ici? Notre château est
si fort! Quand même l<* roi nous assiégerait avec son armée et couvri-
SIXIKMK Cil \.\T. 67
rait la route de ses troupes , nous avons tant de portes secrètes , tant de
sentiers inconnus, que nous échapperions toujours. Vous le savez mieux
que moi, qu'esl-il besoin de vous le dire? Il faut bien des choses pour
que nous tombions par force dans ses mains. Ce n'est pas cela qui
m'inquiète. Mais ce qui m'attriste, c'est que vous ayez promis de passer
la mer. Je puis à peine me calmer; que pourrait-il en advenir?
— 3Ia chère femme, ne vous tourmentez pas, répondit Hcineke,
écoutez-moi et faites attention; il vaut mieux donner sa parole ([ue sa
vie. C'est ce que m'a dit autrefois un saint homme dans le confession-
nal ; une promesse forcée ne sii^nifie rien. Cela ne m'empêchera pas de
continuer à faire des miennes. Mais il en sera comme vous avez dit : je
reste ici. Dans le fait, j'ai peu de chose à aller chercher à Rome, et,
quand j'aurais fait dix vœux, je ne tiens pas à voir Jérusalem. Je res-
terai près de vous; la vie sera plus facile; partout ailleurs je ne serai
pas mieux qu'ici. Si le roi veut me donner du souci, eh bien, je l'atten-
drai; il est plus fort et plus puissant que moi; mais il peut m'arriver de
l'ensorceler encore et de le coiffer encore une fois du bonnet des fous.
Si Dieu me prête vie, il s'en trouvera plus mal qu'il ne pense, je le
lui promets !»
Bellyn se mit à crier à la porte avec impatience :
« Lampe, ne sortirez-vous pas? Venez donc! il est temps de partir. »
Reineke l'entendit, descendit bien vite et lui dit :
<( Mon cher , Lampe vous prie de l'excuser ; il est en train de rire
avec sa cousine , il espère que vous vou;lrez bien le lui permettre. Allez
toujours en avant , car sa cousine Ermeline ne le laissera pas partir de
si tôt; vous ne voulez pas troubler sa joie? »
Bellyn répondit :
u J'ai entendu crier; qu'était-ce donc? J'ai cru reconnaître la voix
de Lampe ; il criait : « Bellyn , au secours ! au secours ! » Lui avez- vous
fait du mal? »
Le malin renard lui dit :
(c Écoutez-moi bien ! Je parlais du pèlerinage que j'avais fait vœu
•de faire : à cette nouvelle, ma femme tomba dans le désespoir; une
frayeur mortelle la saisit; elle tomba sans connaissance. Lampe le vit
et en fut effrayé, et, dans son trouble, il se mit à crier : « Au secours,
(( Bellyn, Bellyn! oh! venez vite, ma cousine n'en reviendra pas! »
— Tout ce que je sais , dit Bellyn , c'est qu'il a jeté des cris de
frayeur.
68 LE UEAAIÎU.
— II no lui est |);is toinlu' un (•Iiov(Mi de l;i tète, assura le perfide;
j aimerais uiieuv (juil m'aiM-ivàl du mal ii moi-même qu'à Lampe.
Save/.-vous. ajouta Heinek(^ (juliiei' le roi ma |)i'ie. si je |t;isï^us à la
maison, de lui ilire mon avis pai" ('ciil siu' certaines alVaires d'impor-
tance'; mon eher neveu, vous eliai'i;e/-vous de ces lettres? elles sont
prètts. Je lui dis d'excellentes choses et lui donne les meilleurs avis.
Lanipe était dans la jubilation, je l'entendais avee plaisir se rappeler,
avec sa cousine, toutes soi'tes de vieilles histoires, (-omme il havai'dail!
il n'en Unissait pas! C'est pendant (pi'il maiii^eait. huvait et s'amusait
ainsi (pie j'ai écrit ces lettres.
— .Alon cher renard, dit Hell\n. il faut liien envelopper ces lettres;
il faudrait une |)Oche pour les porter. Si le caehet venait à se briser, je
m'en trouverais mal. »
Heineke lui dit :
« Je vais y pourvoir; la besace que l'on m'a faite avec la peau de
l'ours fera parfaitement l'affaire, je sup|)ose; elle est épaisse et forte; je
vais y mettre les lettres. Je suis sûr qu'en revanche le roi vous donnera
force éloges ; il vous recevra avec honneur , vous serez trois fois le
bienvenu. »
Le bélier crut tout cehi. L'autre se dépêcha de rentrer, prit la besace,
y fourra la trte de Lampe et |)ensa au moyen d'cmprclicr le pauvre
Bellyn d'ouvrir la poche; il lui dit en revenant :
u Passez la besace autour de votre cou, mon neveu, et ne vous
laissez pas entraîner par la curiosité à regarder ces lettres. Ce serait une
curiosité dangereuse; elles sont bien empaquetées; laissez-les ainsi.
N'ouvrez même pas la besace! J'ai fait un nœud particulier, comme il
est d'usage entre le roi et moi dans les affaires d'importance; et, si le
roi trouve le nœud con\enu. \ous mériterez des grâces et des présents
en votre qualité de fidèle messager. JMème quand vous aborderez le roi,
si vous voulez vous mettre plus avant dans ses faveurs, vous lui ferez
remarquer que vous avez conseillé ces lettres après mure réflexion, que
vous avez même aidé à les écrire; cela vous ra|)portera |)rorit et hon-
neur. »
Bellyn fut ravi, se mit à gandjadcr en et là avec joie, et dit :
<( Reineke, mon neveu et mon maître, je vois maintenant combien
vous m'aimez et voulez m'honorer; je serai Irès-flatté d'apporter ainsi
devant tous les seigneurs de la cour d'aussi bonnes pensées, des paroles
aussi belles et aussi élégantes. Car, certes, je ne sais pas écrire aussi
SIXIEME CHANT. 69
bien que vous, mais ils seront obli.^és de le penser, et c'est à vous que
je le devrai. C'est pour mon plus grand bonheur que je vous ai suivi
jusqu'ici. Dites-moi, maintenant, n'avez-vous plus rien à me comman-
der? Lampe ne part-il pas d'ici en même temps que moi?
— Non, comprenez bien, dit le rusé Reinéke, cela n'est pas pos-
sible. Allez toujours en avant tout doucement, il vous suivra aussitôt
que je lui aurai confié certaines affaires assez graves.
— Dieu soit avec vous, dit Bellyn, je vais donc partir. »
Et il s'en alla rapidement. A midi, il était à la cour.
Lorsque le roi l'aperçut, il reconnut sur-le-champ la besace, et dit:
(( Eh bien, Bellyn, d'où venez-vous, et où avez- vous laissé Rei-
neke? Vous portez sa besace; qu'est-ce que cela signifie? »
Bellyn repartit :
« Sire, il m'a prié de vous porter ces deux lettres. Nous les avons
rédigées à nous deux. Vous y trouverez des choses de la dernière impor-
tance subtilement traitées, et c'est moi qui en ai conseillé le contenu.
Les voici dans la besace; c'est lui qui en a fait le nœud. »
Le roi fit venir sur-le-champ le castoi' qui était notaire et secré-
taire du roi : il se nommait Bokert; il avait pour fonction de lire au
roi les lettres les plus difficiles et les plus importantes; car il connaissait
plusieurs langues. Le roi fit aussi mander Hinzé. Lorsque Bokert eut,
avec l'aide de Hinzé son compagnon, défait le nœud de la besace, il en
tira avec étonnement la tête du pauvre lièvre :
« Voila d'étranges lettres! s'écria-t-il. Qui les a écrites? Qui l'ex-
pliquera? C'est la tète de Lampe; tout le monde peut le reconnaître. »
Le roi et la reine reculèrent d'hon-eur. Mais le roi baissa la tète, et
dit :
(( 0 Reineke, si je te tiens jamais! »
Le roi et la reine s'affligèrent extrêmement.
(( Comme Reineke m'a trompé! dit le roi; oh! si je n'avais pas
ajouté foi à ses infâmes mensonges! »
Il était tout troublé, et tous les animaux comme lui. Mais Léopard,
le plus proche parent du roi , prit la parole :
« Vraiment, je ne vois pas pourquoi vous êtes si affligé et la reine
aussi. Chassez ces pensées; prenez courage. Un tel abattement devant
tout le monde ne peut que vous déshonorer. N'êtes- vous pas maître et
seigneur? Tous ceux qui sont ici n'ont qu'à vous obéir!
— C'est pour cela même, répondit le roi, qu'il ne faut pas vous
LE RE.NARD.
étonner si j'ni lo cœuv si ronfrit. Pnr nialluMii'. je iiio suis Inissé
oiraivr. Car le liaitre. |):ir une ruse inlauie. ma induil ii punir mes
amis. ]\\[iu v[ Iseumiii sunl tous deux liimiilies et jjiisonniers; ne dois-
je pas nien ivpeiilii- du (nu I de mon nvuy'} Cela me rapporte |)eji
Il en tira la tCte
pauvre li'jvro.
•l'honneur (le Miallraiter ainsi les picmiers harons de ma eour. d'avoir
ajf)uté tiint de foi aux artifiees de ce menteur; en un mot, d'avoir
agi sans prudenee. J'ai suivi trop vite le conseil de ma femme; elle
s'est laissé séduire; elle ma piié et supplié pour lui. Oh! que n'ai-je
été plus ferme! Maintenant le remords est tardif et tout conseil CKt
su|)erflu. ..
Lt'Opard dit :
SIMEMK CHANT.
« Sire, écoulez ma prière, ne vous livi'e/ |)i»s plus loui;teinj)S à la
douleur! Le mal fait peut se réparer. Livrez le lu'lier en expiation à
l'ours, au louj) et ii la louve; ear Ik^l^n a avoué hautement et auda-
cieusement (piil a\ail eonseillé la mort de Lampe; (ju'il l'expie done
maintenant! après cela, nous couri'ons sus à Keineke; nous le pren-
drons, s'il plaît à Dieu; on le pendia sur l'heure; si on le laisse parler,
il s'en tireia avec de belles paroles et ne sera pas pendu. Quant aux
deux prisonniers, je suis sur qu'ils accepteront une réconciliation. »
Ce conseil [)lut au roi , qui dit à Léopard :
« Voti'e avis me plaît. Allez-moi chercher les deux hai'ons ; (juils
repiennent avec honneur leuis places dans mon conseil. Convo([uons
tous les animaux qui font partie de la cour; il faut (ju'ils apprennent
les infâmes mensonges de Reineke, comment il a pu échapper, et com-
ment, avec Bellyn, il a mis Lampe à mort. Que tout le monde traite
le loup et l'ours avec respect; comme gage de réconciliation, je leur
livre, suivant votre avis, le traître Bellyn et tous ses parents ii per-
pétuité. ')
Léo[)ard courut trouver les deux prisonniers. Brun et Iseni^rin. On
leur enleva leurs liens; puis il leur dit :
(c Consolez-vous, je vous apporte de la part du roi la paix et la
liberté. Écoutez-moi, messeigneurs, si le roi vous a fait du ujal, il en
est fâché; il vous le fait dire et désire que cela vous soit satisfaction;
pour expiation, il vous livre Bellyn, sa fcimille et tous ses parents à
per[)étuité. Sans autre forme de procès, jetez-vous sur eux; que vous
les trouviez aux champs ou dans les bois, n'in)porte, ils sont à vous.
De plus, notre gracieux maître vous permet encore de nuire par tous
les moyens à Reineke, qui vous a trahis; lui, sa femme, ses enfants
et tous ses parents vous appartiennent; vous pouvez les poursuivre
partout où vous les trouverez; personne ne vous en empochera. C'est
au nom du roi que je vous apporte cette liberté et ces privilèges. Le roi
et tous ses successeurs vous les maintiendronl. Oubliez donc les désa-
gréments de ces derniers jours , jurez-lui fidélité et respect, vous le
pouvez en tout honneur. Jamais il ne vous blessera plus. Je vous con-
seille d'accepter ces propositions. »
C'est ainsi que la paix fut faite; le bélier la paya de sa tète, et tous
ses parents sont encore aujourd'hui poursuivis par la puissante famille
d'Isengrin. Voilà l'origine de cette haine éternelle. Maintenant, les loups,
sans honte et sans remords , continuent à dévorer les brebis et les
LE KE.NAHD.
..^.UMUx; ils croient avoir le droit do leur cùto; lour fuivur non (^j^r^^ne
|Ms un; jamais ils no so roooncilioronl.
^''' '■'"">"''^"' '•'' '^''in 01 .rison^^Tin. lo roi pn.lon^oa la conr ,lo
^lou/r jours; ,1 voulait n.ontror |)ublM|uo.n,M,( oonihirn il avait à cour
do fauv la paix avec ces seii,Mieurs.
SEPTIEME CHANT
Grand festival à la cour. — La joie universelle est troublée par l'arrivée du lapin qui a laissé
une de ses oreilles entre les griffes de Rcineke. — En contrefaisant le mort, le traître a de
plus attiré à sa portée une corneille compatissante, qu'il a dévorée toute vive. — Indignation
du roi, qui ordonne la prise d'assaut de la retraite du coupable. — Le blaireau se rend en
toute hâte auprès de Reineke pour l'informer de cette décision. — Reineke fait ses adieux à
sa femme, et lui déclare sa résolution de tenir tête à l'orage et de se rendre à la cour pour
se justifier.
La cour devint alors un lieu de plaisir et de magnilicence; maint
chevalier s'y rendit; à tous les animaux rassemblés vinrent se joindre
d'innombrables oiseaux, et tous ensem])le comblèrent de respect Brun
et Isengrin, qui oublièrent leurs souffrances en se voyant fètL% par la
meilleure compagnie qui ait jamais été réunie. Les trompettes et les
timbales résonnaient, et l'on se livrait à la danse avec ces belles manières
qu'on ne trouve qu'à la cour ; tout avait été prodigué de ce que l'on
pouvait désirer. On envoya messagers sur messagers pour porter des
invitations; oiseaux et quadrupèdes se mirent en route. On les voyait,
paire par paire, voyager de jour et de nuit et se hâter d'arriver. Pour
Reineke, le faux pèlerin, il était aux aguets dans sa maison; il ne son-
geait guère à aller à la cour; il n'y comptait pas sur un bon accueil.
Suivant sa coutume, ce que le drôle préférait, c'était déjouer ses tours.
Et la cour résonnait des chants les plus mélodieux; on offrait sans
relâche à boire et à manger aux invités. On se livrait aux jeux du
10
LE IU:.\AUD.
loiiriKti cl de l'esi'rime. Cliacun sVlait réuni à ses j)aroils; on chanlail,
au son des jnpoaux ot des chalumeaux. I.e roi iv^ardail avec alVahililé
(lu liaul de son esli;uie; celte iirande réunion lui plaisail . cl il vo\ait
celle foule a\ec joie.
7:^^^-^-^^'r:-f^7''^'^'^WW
.IIM^^^^^^
Huit jours étaient dc-jà écoulés; le roi venait de se mettre ii table
avec ses premiers barons; la reine était à ses côtés, lorsque le lapin
parut devant le roi , tout couvert de san/:;, et dit avec tristesse :
<( Sire, et vous tous, prenez pitié de moi! car rarement vous aurez
entendu le récit d'une trahison plus periide et plus meurtrière que celle
dont Reineke vient de me faire la victime. Hier matin, il pouvait être
six heures, je le trouvai assis devant sa porte : je descendais le chemin
qui passe devant Malpertuis; je pensais m'en aller en paix. 11 était
SEPTIEME CHANT.
hiibille coiiimo un pèlerin , dans l'altiliidc d'un honnne qui lirait ses
prières. Je vjuius passer rapidement pour me rendre à votre cour.
Quand i! me vit, il se leva soudain et vint au-devant de moi; je pensais
que c était pour me saluer : niais il me saisit avec ses pattes connue
pour m'étrangler; je sentis ses grifles derrière mes oreilles. Je crus
vraiment que j'étais un homme mort; car elles sont longues et aiguës,
ses gritres. Il me jeta par terre. Par bonheur je me dégageai, et, grâce
à la légèreté de ma course, je pus me sauver. 11 me poursuivit en
grondant et jura de me retrouver. Je me tus et m'enfuis; mais, hélas!
je lui ai laissé une de mes oreilles et j'arrive la tête en sang; regardez!
j'y ai quatre trous. Songez donc! il m'a frappé avec tant d'impétuosité,
que je suis presque resté sur le coup. iMaintenant, voyez ma détresse,
voyez le cas qu'il fait de vos saufs-conduits! Qui peut voyager? qui peut
se rendre à votre cour, lorsque le brigand tient la grand'route et attaque
tout le monde? »
Il finissait à peine , lorsque la bavarde corneille Merknau se mit à
dire :
« Sire, je vous apporte une triste nouvelle; je ne suis guère en état
de parler, tant j'ai de peur et de chagrin! je crains que cela ne me
76
\.\: i{i:NAi{n.
brise onooro lo cœur; voyiv. h* di'ploialtK^ mallioui' (|iii viont d'arriviM'
aujourd'luii. SrharlVnoMu^ ma rcmiiu', i'( moi. nous («lions pailis aiijour-
(1 luii (lo iiiaïul malin, (juand nous vîmes Reineke élendu mort sur la
liiu\(MV. les \eu\ roulés de Iravers, la itueule ouverte et la laniçue
pendante. De frayeur, je me mis à pousser les hauts cris. Il ne ])Ougea
pas; je eriai et me lamentai : a Hélas! quel malheur! » Je redoublai
mes gémissements : « Hélas! il est mort! que je le regrette! que j'en
<( suis désolée ! » Ma femme s'alïligeait aussi ; nous pleurions ensemble.
Je lui tàtai le ventre et la tète; ma femme s'appi'oclia aussi et s'assura
si sa respiration ne trahissait j)as un reste de vie; mais elle écouta en
vain; nous eussions juré tous les deux qu'il était mort. Ecoulez main-
tenant le malheur! tandis que dans sa tristesse, et sans y prendre garde,
elle avait rapproché son bec de la gueule du vaurien, le cruel le remar-
qua et lui happa la t('te d'un coup. Je ne vous dirai pas quel fut mon
effroi. « 0 malheur! malheur à moi ! » m'écriai-je. Reineke se leva
alors, se jeta sur moi; je m'envolai éperdue de frayeur. Si je n'avais
pas été si prompte, je serais devenue sa proie également ; c'est à grand'-
fxîine que j'ai échappé aux griffes de l'assassin; je me perchai sur un
arbre. Oh! pOMr(juoi ai-je sauvé ma triste vie? J'ai vu ma femine dans
SF.PTIKMK Cil \ NT. 77
les paltis (lu stviôral; hi'las! il cul hientùt lait de inaugei' celle lendre
amie. Il nie [)arut avoir si iaiin, qu'il eût été (riuirneur à en manger
plusieurs aulies; il n'a rien laissé, pas une patte, pas un |)etit os.
Pounpioi ai-je assisté ii un pai'eil sp;'(iacle.' 11 s'en alla; mais, moi,
je ne pouvais m'en aller; le cœur navré, je volai ii la place funèbre;
là, je ne trouvai que du sang et quelques plumes de ma femme. Les
voici, je les apporte connne une preuve du crime. Ah! sii'c , prenez
pitié ! car , si vous épargnez ce traître encore celle fois , si vous
tardez à en tirer une juste vengeance, si vous ne donnez pas force de
loi à voti-e \n\\\ et ;i votre sauf-conduit , on trouverait à diie bien des
choses qui pourraient vous déplaire. Car le proverbe a raison : il est
coupable du crime, celui qui a le pouvoir de punir et qui ne punit pas;
alors chacun tranche du grand seigneui-. Cela touche de près à votre
dignité, veuillez le considérer. »
Voilà dans quels termes la cour entendit la [)lainte du bon lapin et
de la corneille. Le roi s'écria en colère :
« Je le jure par ma fidélité conjugale ! je punirai ce crime de telle
façon qu'on ne l'oubliera de longtemps! Braver ainsi mon sauf-conduit
et mes ordres! je ne le souffrirai pas. Trop légèrement j'ai cru ce coquin
et l'ai laissé échapper. Moi-même, je l'ai équipé en pèlerin et lui ai
donné congé, comme s'il partait pour Rome. Que ne nous a-t-il pas
fait accroire, ce menteur! Avec quelle facilité n'a-t-il pas su gagner
l'intérêt de la reine! Elle m'a persuadé, et maintenant il s'est échappé;
mais je ne serai pas le dernier qui se repentira amèrement d'avoir suivi
un conseil de femme. Si nous laissons le scélérat plus longtemps sans
punition, c'est une honte. Il a toujours été un coquin et le restera tou ■
jours. Songez donc tous, messeigneurs, au moyen de le prendre et de le
juger. Si nous nous y mettons sérieusement, nous sommes sûrs du
succès. ))
Le discours du roi plut fort à Brun et à Isengrin.
(( Nous serons donc vengés à la fin ! » pensèrent- ils tous les deux.
Mais ils n'osèrent pas parler, voyant que le roi était de mauvaise
humeur et excessivement en colère.
La reine dit enfin :
« Mon gracieux seigneur, vous ne devriez pas vous mettre en
d'aussi violentes colères et faire un serment si à la légère ; votre dignité
en souffre, ainsi que l'autorité de votre parole. Car nous ne voyons
encore nullement la vérité au grand jour; il faut encore entendre l'ac-
78 LK HKiNAUD.
tusé. Et, s'il olail présoni . plus d'un se tairait qui parle maintenant
conlre Heineke. 11 faut loujours entendre les deux pailies; car plus
d'un riiniinel aceuse les autres poui' cacIuM' ses propres méfaits. J'ai
loujours iviiai'ilé lleineUe eoniuie un liouuue sai^e et iutellii^ent, je n'y
V(>\ais i)as de mal; je n'ai jamais eu (pie votre bien en vue, (juoiqu'il
en soit arii\e auticment. Car son avis est toujours hou ii suivi'e, (juoique,
il vrai dire, sa vie mei'ite |)lus d'un lilàme. De plus, il faut songer aux
grandes alliances de sa famille. Les alVaires ne gagnent pas a être pré-
cipitées, el ce (pie vous aurez résolu, vous rexéculeiez toujours ii la lin,
puisque vous êtes notre maitiv et seigneur. »
El Léopard ajouta :
0 Puisque vous écoutez tout le monde, écoutez donc aussi Reineke.
Ouil se présente, et on exécutera sur-le-champ votre résolution. C'est
probablement lavis de tous ces seigneurs et celui de votre noble
épouse. ')
Là -dessus . L-^engrin se mil à dire :
« Que chacun donne son meilleur avis! Seigneur Lc'opard, écoutez-
moi! Ouand même Reineke viendrait à l'instant ici et se blanchirait de
la double accusation de la corneille et du lapin , il ne m'en serait pas
moins très-facile de prouver (piil a mérité la mort. iMaisjenie tais jus-
qu'il ce que nous le tenions. Avez-vous donc oublié comme il en a
menti au roi avec son trésor? Ne devait-il pas le trouver à llusterlo,
près de Krekelborn, et tout le reste de ce grossier mensonge? Il nous a
tous trompés; et, moi et Brun, il nous a déshonorés; mais, j'en mettrais
ma vie à gage, je parie (pie ce perfide uu'ne sur la bruyère la vie qu'on
vient de nous diie; il r(')de c'a et lii, il pille, il tue; si le roi et les sei-
gneurs le trouvent bon, on procédera comme ils le veulent. Mais s'il
voulait venir séiieusement ii la cour, il y serait (h'jà depuis longtemps.
Les messagers du roi ont paicoinu tout le pays j)Our inviter aux fêtes
de la cour, et il est reste chez lui. »
Le roi dit alors :
«( A quoi bon laltendre si lougleiiqis? Pi'éj)arez-vous tous (telle
est ma volonté) à me suivre dans six jours; car vraiment je veux voir
la lin de ces démêlés. Qu'en dites-vous, messeigneurs? ne serait-il pas
capable a la (in de ruiner tout un pays? Ten(.'z-vous prêts, en aussi bon
état que possible , et venez en harnais avec des arcs , des lances et
d'autres armes; comportez-vous bravement et vaillamment! Que chacun
porte son nom avec honneur; car j'armerai des chevaliers sur le cliami)
SEPTIEME CHANT. 79
de bataille. Nous allons assiéger la Ibileiesse de iMalpertuis; nous ver-
rons ce qu'il a dans son cliAteau. »
Tous les seigneurs s'écrièrent :
« Nous obéirons! »
C'est ainsi que le roi et les seigneurs entreprirent d'assiéger la for-
teresse de 3Ialpertuis pour punir Reineke. .^lais Grimbert, qui avait fait
partie du conseil, s'échappa en secret et alla trouver Reineke pour lui en
dire la nouvelle. Il s'en allait tout afïligé, gémissait et se disait à lui-même :
« Hélas! mon oncle, que va-t-il advenir? Toute ta race déplore ton
sort à juste titre, car tu es le chef de toute notre race! Quand tu nous
défendais devant le tribunal, nous étions bien tranquilles : [)ersonne ne
pouvait résister à ton adresse. »
C'est dans ces pensées qu'il atteignit le château; il trouva Reineke
assis en plein air; il venait de prendre deux jeunes pigeons qui avaient
voulu essayer leur essor loin du nid ; mais leurs plumes étaient trop
petites; ils étaient tombés à terre, hors d'état de se relever, et Reineke
les avait attrapés; car il allait souvent à la chasse. Il aperçut de loin
Grimbert et l'attendit; il le salua et lui dit :
« Soyez le bienvenu, mon cher neveu, vous que j'aime le |)ius de
toute ma famille! Pourquoi vous pressez-vous tant? Vous êtes tout
essoufflé; m'apportez-vous des nouvelles? »
Griuibert lui répondit :
« La nouvelle que j'apporte n'a rien d'agréable, vous le voyez,
j'accours avec eiïroi; tout est perdu, votre vie et votre fortune! J'ai
été témoin de la colère du roi; il a juré de vous prendre et de vous
punir par une mort infâme. Il a donné l'ordre à tous ses vassaux de
paraître ici dans six jours, armés d'arcs, d'épées, d'arquebuses, et avec
des chariots; ils vont tous tomber sur vous, songez-y bien! Isengrin
et Brun sont aussi bien avec le roi que je le suis avec vous , et tout se
fait à leur gré. Isengrin vous accuse tout haut d'être le brigand et
l'assassin le plus épouvantable, et ses cris émeuvent le roi. Il est nommé
maréchal; vous en aurez des nouvelles dans peu de semaines. C'est le
lapin et la corneille qui ont déposé contre vous. Si le roi peut vous sai-
sir cette fois, vous ne vivrez pas longtemps; voilà ce que je crains.
— Voilà tout? répondit le renard. C'est une bagatelle. Quand même
le roi avec tout son conseil aurait promis et juré ma mort par un double
et triple serment , je n'aurais qu'à me présenter en personne et je les
mettrais tous à mes pieds; car ils ne font que discuter et ne savent
80 l.K HKNMU).
jamais lonclinv. Laissons cola . mon clier neveu . suivez-moi et voyez
un peu ee que je vais vous ilonnei'. Je viens juslemenl de prendre deu\
petits pii:eons tout jtMmes et tout ^ras ; e"est pour moi le plus delieieuv
de U)us les mets, ear ils sont faciles ;i dii^eier : on n"a (juii les avaler.
Et ees |>etils os, connue ils sont lions! ils fondent ilans la bouche, c'est
moitié lait, moitit' sani:. Cette nouiiiluie ic^ric me coiivienl, et ma
femme a le même i^oùt (jue moi. \ eue/ donc! elle nous recevi'a amica-
lenuMit; nuiis qu'elle ignore pourciuoi vous êtes venu. La moindre des
choses lui tombe sur le cœur e( la ivml malade. Demain, je me rendrai
à la cour avec aous; lii . mon cher ni'>eu. jespèie (pie vous me vien-
drez en aide, comme il convient (Miti'c bons j)aren(s.
— Je metliai xolonlicrs ma fortune et ma vie ;i votre disposition, »
dit le blaireau.
Et Reineke i-epondit :
(i Je ne Toublierai pas. Si mes jouis se proloui^enl, vous n'y per-
drez point. '
L'autie iej)artil :
« Comparaissez liiavement devant les seigneurs et défendez-vous de
votre mieuK; ils vous écouteront. Léopard a été d'avis qu'il ne fallait
pas \ous j)unir avant de vous avoir entendu; la reine a opiné de même.
Hemaïquez bien ccttr circonstance et tâchez de lutiliseï*. »
Mais Reineke dit :
" Soyez tranquille, tout (cla s'arran.nera. Le roi, si colère, se cal-
mera fpiand il m'aura entendu; je m'en tirerai encore cette fois. »
Et ils entrèrent tous les deux et furent gracieusement reçus par la
dame de la maison : elle leur servait tout ce qu'elle avait. On partagea
les pigeons ; on les trouva délicieux , et chacun en savoura sa j)art. Ils
ne se rassasiaient pas, et ils en auraient certainement mangé une demi-
douzaine, s'ils avaient su où les trouver.
ReinelvC dit au blaireau :
« Avouez, mon neveu, que jai (\r> enfants cliarmants. Ils plaisent
à tout le monde. Dites- moi, comment trouvez -vous lîousseau et
Reinliart. le [)etit? Ils augmenteront un jour notre famille; pour le
moment, ils commencent à se former petit ii petit, ils font ma joie du
malin jusqu'au soir. L'un prend un poulet, l'autre met la patte sur un
gâteau; ils |>loni:ent même bravement dans l'eau pour attrapei: les
canards et les vanneaux. Je voudrais bien les envoyer à la chasse plus
souvent ; mais il faut que je leur af)prenne avant tout la prudence
• SKPTIKME CHANT.
et les précautions à prendre pour savoir se i^arer des lacds. (U'> clias-
seui'S et des eliiens. Une fois au l'ail el hien dressés eoimiic il l';iiil. alors
ils ciiasseront tous les jours el rieu ne niaïKjuera à la maison. Ils (lias-
sent dejji de race et savent déjà maints tours. Quand ils s \ mellenl,
^i:^-BT :i
Attendez-moi, vous me revenez, ma chère amie.
les aulies animauv senluienl; ils sauleiU a la gorye de l'ennemi, (jui
ne giiioHe i)as lonii:teuips. C'est la façon de Ueineke. Ils savent aussi
happer vivement, et leur bond est infaillible; voilii ce ([u'il faut ! »
Grind)ert dit :
« C'est un iioniieur et une cause de joie d'avoir des enfants connue
on le désii'e et (|ui s'habituent de bonne heure à aider leurs parents
<lans leurs métiers. Je me félicite de tout mon cœur de les savoir de ma
famille et j'en attends des merveilles.
— Laissons cela, répliqua Keineke ; allons nous couehei', car nous
sonuues tous las, et Grimbert surtout doit èti'e fatiiiué. »
Et ils se couchèrent dans la salle, dont le plancher était tout cou-
vert de foin et de feuilles, et dormirent tous ensendjie. Mais Reineke
11
S:2
Li: HENAIU).
\oiIlail lie fraunir; il lui semblait que la chose valail (ju'on > pensAt, el
le malin le trou>a eiuore |»l()ni;é dans sa meililalion. Il se le\a de sa
eoiulu' el dil il sa renniu> :
«> Ne NOUS iinjuiele/. |ia>! (iiiinlieil ma prie de raeeompai^nei" il la
cour; resle/ IraïKpiillemenl ii la maison. Si (pielipiun nous j)arle de
moi. aii'aniie/. cela pour le iiiieux cl i^ardc/. Iticii le chàleau ; de celle
iaçon . nous serons tous en >ùic'le. »
Dame Krmeline séeria :
* C'est hien elian.ue! nous ose/, lelourner ii la cour oii l'on nous a
voulu faire tant de mal. Y c!es-\ous oblii^é? Je nen vois pas la néces-
sité; sonirez au passe !
— Certes, dil Heincke, il n'y avait |)as de quoi rire; j'avais beau-
( <»up d ennemis, el ma détresse fut i::;rande ; mais il arrive bien des choses
»j)us le soleil. Contre toute jM'obabilité, il advient tel et tel événement,
el celui tpii croit |)osseder une chose la j)erd tout d'un coup. Ainsi,
laissez-moi jtailii! J ai fort ii faire lii-bas; restez en paix, je vous en
>u|)plie. Nou> uaNc/ |)as besoin de vous tourmenter. Altcndez-nioi ,
vous me reNerrez. ma chère amie, dans cin(| ou six joui's, si cela m'est
|)ossible. »
Kl il pailil accompai^né de (irindicil le bhiireau.
HUITIEME CHANT
Cliciniu faisant, Iloinckc complète sa confession ; puis il demande conseil an blaireau. — Les
remontrances de celui-ci amènent Reineke à développer son système de morale. — Rencontre
du singe, qui se rendait à Rome; il promet à. Reineke de faire lever l'excommunication qui
pèse sur lui.
Grini!)ert et Reineke s'en allèrent donc ensemble à travers la bruyère,
en droite lii^ne vers le château du roi.
Reineke dit :
« Advienne ([ue pourra! cette fois, j'ai un pressentiment que mon
voyage aura les meilleurs résullats. Mon cher neveu, écoutez-moi :
depuis la dernière fois (jue je me suis confessé à vous, je suis retombé
dans plus d'un péché. En voici de i^^rands, de petits, et ceux que j'avais
oubliés l'autre fois. J'ai su me faire une besace avec un morceau de la
peau de l'ours; le loup et la louve ont du me donner leurs souliers;
voilà comment je me suis vengé. C'est à force de mensonges que
j'obtins tout cela; je sus exciter la colère du roi, et je l'ai indii^nement
trompé; car je lui fis un conte et lui ai inventé des trésors imaginaires.
Ce n'était pas encore assez : je mis à mort Lampe et je chargeai Bellyn
de porter la tète de la victime ; le roi se mit en colère contre lui , et
c'est lui qui a payé pour moi. Quant au lapin, je l'ai vivement serré
derrière les oreilles jusqu'à l'étouiïer, mais j'eus le chagrin de le voir
échapper. Je dois aussi l'avouer, la corneille ne se plaint pas à tort ; j'ai
i.K iu:\ \\\\).
riianuo sa foninie. Voilà mes méfaits ilojiuis ma confession. Mois alors
j'en ai oublie un (pio je vais vous laeonler : e"es( une friponnerie qu'il
l'auj (|ue NOUS saeliie/. eai" je naiiinMais pas m'en eliai'iier la eonseicMiee ;
je I ai mise aulrelois sur le comple du loup. \ous allions une Ibis
ensemble entre Haekys et Elvenlinueu; nous vîmes de loin une jument
avee son |)oulan». noirs eouune un corbeau lim cl lauli'c; le poulain
pouvait avoir (piali'c mois. Isenjurin. (pii tMait tourmenti' par la faim,
me ilil : » Demande donc ii la jument si clk vinit nous vendic son pou-
« lain, et ii (piel prix. * Alors j'allai pivs d'elle et je tentai l'avcMUm'c.
»' Cliere daiui' jumml . lui dis-je. C( poulain est ii nous, ;i ce (|ue je
« vois; vi.udiit'/.-vous bien le Ncndi'c? J'aimerais ii le savoii'. — Si vous
' le paye/, bien, l'cpontlit-ellc . je puis m'en défaiie. Quant au prix que
■ j'en veu\. vous pouvez le lire, il est écrit sur mon pied de derrière. »
Je compris ce que cela voulait dire et je repartis : » Je dois vous l'avouer,
H je ne sais pas lire et écrire comme je le désirerais. D'ailleurs, ce n'est
•^ pas moi qui ai envie de votre enfant ; c'est Isengiin qui m'a envoyé, car
•< c'est lui (jui voudrait vider cette affaire. — Qu'il vienne donc! » répliqua-
t-elle; «je vais le lui apprendre. » Et je retournai près d'Isengrin, qui
m'attendait. «Si vous voulez vous rassasier, lui dis-je. vous n'avez
X qu'à vous approcher; la jument vous donne le poulain : le prix en est
• écrit sur son sabot de derrière. <> Vous n'avez (pi'ii le regarder-, » m'a-
H l-ellc dit; mais, a mon grand chagrin, j'ai du maiwpiei- maintes excel-
« lentes occasions, parce que je n'ai pas appris à lire et a eciire. Essayez-
■ le, vous, mon oncle, et regardez ce qui est écrit; vous le compiendrez
- peut-être. <> Isengrin dit : <( Pounpioi ne le lirais-je pas'.> Ce serait un
« peu fort! je comprends l'allriMand. le latin, le Nvelclie, et ntème le fran-
• çais : car j'ai fait mes études à Krfurt ; j'ai passé mes examens de droit;
«j'ai fait ma licence en règle et je lis toutes les écritures, connue si
" c'était mon r)om; aussi je ne sciai pas embarrassé en ce moment. I{es-
' lez là! je m'en vais lire celte écrituie, nous allons voir! » Et il alla et
dit à la jument: « Combien le poulain'.' Faites un prix raisonnable! »
Elle répondit : « Vous n'avez (pia lire la somme; elle est écrite sur moii
' pieJ de derrière. — Voyons. . repartit le loup. Elle dit : <( Faites! » et
elle leva le piel; il venait d'être ferré» de six clous; elle le frappa juste
et en plein! car elle atteignit le loup a la t-'-le ; il tomba a la renverse et
resta comme mort. La jument détala de son mieux. Le loup resta éva-
noui assez longtemps. .\u bout d'une heure, il levint à lui et se mit à
hurler comme un cliien. Je m'approchai de lui et lui dis : " .Alon cher
HUITIKME CHANT.
85
<( oncle, ouest la jument? le poulain a\ail-il bon i^oùt? Vous êtes rassa-
« sié et vous m'avez oublié : cela n'est pas bien ; c'est moi qui vous ai
« servi de messager; vous vous êtes mis à dormir après le repas. Dites-
« moi, qu'est-ce qu'il y avait d'écrit sous le pied de la jument? car vous
L'Ile le frappa juste et en plein! car elle atteignit le loup à la t^te.
(( êtes un grand savant! — Ah! répliqua-t-il, avez-vous bien le cœur
(( de railler? Connue je suis arrangé cette fois -ci! Un rocher aurait
« pitié de moi; que le diable enlève la jument aux longues jambes! son
(( pied était garni d'un fer avec des clous neufs; c'était le chiffre écrit;
(( j'en ai six blessures dans la té(e. » A peine s'il en réchappa. J'ai
maintenant tout confessé, mon cher neveu, pardonnez -moi toutes ces
œuvres coupables. Il est difficile de savoir ce qu'il m'adviendra ïi la
cour; en tout cas, j'ai soulagé ma conscience et je me suis purgé de
mes péchés. Dites-moi maintenant ce que je dois faire pour m'amender
afin de revenir en état de grâce. »
Grimbert dit :
« Je vous retrouve chargé de nouveaux péchés. Cependant, les
morts ne peuvent pas revenir à la vie; certes, il vaudrait nn'eux qu'ils^
86 l.H IJK.NAIU).
no fussent pas nioris. Mais, mon chcv onclo . en considération de la cir-
constance terriltlo où NOUS rlts (M de la iiioil prochaine (jiii vous menace,
je \eu\ biiMi NOUS absoudre de vos pèches en ma (piahte de serviteur
de Dieu, car nos ennemis \onl nous alhujut'r sans merci, je crains tout;
on ne nous |);n'di)nmM'a pas suil(»ul Tcnvoi de hi tèic (hi licNre. Avouez-
le. ce lui une .irran le temerile (pie celle insulte au roi. et cela vous
miira plus (pie NoIre elourderie ne la pense.
— Nullemenl. repli(pia le l'use cixpiin. Je dois vous le dire; c'est
une sini^ulière allaire (pie le monde et sa morale : on ne peut [)as (Hre
un saint comme au couvenl. vous le savez bien, (lelui (|ui vend du miel
se lèche les (loi.i;ls de lemps en temps. Lampe ma lent(' on ne peut
plus; il i^ambadait çii el lii devant mes ycii\ . sa petite personne toute
i,'rassouillette. me plut . el je mis toute alleclion de côté. C'est ainsi que
je fis pàtir aussi lîellyn. A eu\ le mal, à moi le pc'dié; mais aussi ces
animau\ sont si lourds, si i!;rossiers et si slupides en toute chose! 11
nreùl fallu encore faire des cérémonies! Je n'en avais ij;uère l'envie. Je
venais d'échapper à grand'peine ii la cour et ii la potence, et je leur
enseiirnai maintes choses, mais sans profit. Cei'tainement chacun devrait
aimer son prochain, je dois l'avouer; cependant j'ai fait peu de cas de
ceux-ci; mais ceux (pii sont morts sont morts, vous l'avez dit vons-
niènie. Pailons d'autre chose.
'< Nous vivons dans des leuijis daii.^ereux; car (pie se |)asse-t-il de
haut en bas? On ne S!)ul11e plus un mot; pourlant nous n'en pens:)ns
pas moins, nous autres. Le roi pille tout comme les autres, nous le
savons; ce (pi" il ne prend pas lui-m mu ', il le fait prendre par des ours
et des loups, et il croit (piil en a le droit. Il ne se rencontre personne
(pii ose lui dire la vérité, tellement le mal a pénétré partout. Ni con-
fesseur ni cha|)elain; ils se taisent! Pounpioi? Parce qu'ils en prennent
l"ur part, n'y aui-ail-il (juiiiie souiaiie ii .irairiier ; et puis (pie l'on vienne
s en plaindre! On lerait aussi bien de prendre la lune avec ses dents,
ce serait peine perdue el le plaii:nant fera bien de choisir un autre
métier. Car ce «pii est pris est pris, et l'on peut dire adieu ii ce fjui est
tombé sous la patte d un puissant ; on écoute peu la plainte et elle
tatii^ue a la lonixue. Notre maître est le lion . et il croit de sa dii^nité de
tout prendre pour lui. Il nous ap[)('lle (rordinairc ses ii;ens; dans le fait,
ce qui est à nous me fait l'effet d'être ii lui. Vous le dirai-je, mon
neveu? le roi aime surtout les .qens qui viennent a lui les mains pleines
et (jui font tout ce cpi'il veut; on ne le v.)it (|U ■ t!V)p chiirement. La
blTlKMK CHANT.
rentrée du loup cl <!•' I oiii> ;iii (onx'il corilcr;! clier ;i plus d'un; ils
volent et pillent; le loi les aiim»; chacun le voit et se tait, et pense que
son tour viendia. il \ en a |)lus de (juatre de la sorle aux côtés du l'oi,
les plus grands seii^neurs cl les |)lus distingués de la coui'. Quand un
pauvre diable connue Reineke prend par hasard un petit poulet, ils se
jettent tous sur lui, le poursuivent, le saisissent et le condamnent à
mort à runanimite. On se débarrasse ainsi des petits voleurs, les grands
ont de l'avance; ils gouvernent le pays et les châteaux.
(( Voyez-vous, mon neveu, quand je vois tout cela et (|ue je rélléchis
lii-dessus. alors, ma loi, je joue aussi mon jeu et je me dis souvent :
« 11 ne doit pas y avoir de mal à cela, puis(|ue tout le monde agit ainsi ! »
Il est vrai que la conscience se remue par moments, et me montre
de loin la colère céleste et le jugement derniei'. et me fait penser ;i ma
fin; si petit qu'il soit, le bien mal acquis doit être restitué. Et alors j'ai
des remords dans mon c(eur; mais cela ne dure pas longtemps. Oui, à
quoi cela te servirait-il d'èli'e le meilleur? Les meilleurs n'en sout pas
moins peu respectés [)ar le i)euple dans ces temps-ci; car la foule sait
s'en(|uérir de tout, elle n'épargne personne, elle invente ceci et cela. Il
y a peu de bien dans le menu peuple, et vraiment il y a bien peu de
cik)yens qu'on puisse appeler justes et bons : car ils ne font que dire du
mal; ils savent pourtant le bien qu'il y a à dire des seigneurs grands et
petits; mais ils le taisent et rarement il en est question. Cequeje trouve
de plus triste, c'est l'illusion qu'ont les hommes de croire que chacun
dans l'orgueil de sa volonté pourrait gouverner et juger le monde. Si
chacun mettait à la raison sa femme et ses enfants, et savait refréner
l'insolence de ses domestiques, on pourrait, Njrsque les fous prodiguent
tout, goûter une heureuse médiocrité. Mais conunent le monde pour-
rait-il s'améliorer? chacun se permet tout et veut corriger les autres par
la force, et nous tombons de plus en plus dans l'abime du mal. Des
non-sens, le mensonge, la trahison, le vol, les faux serments, le bri-
gandage et l'assassinat, on n'entend pas parler d'autre chose; des faux
prophètes et des hypocrites trompent indignement les honnnes. Tout le
monde vit ainsi, et, quand on veut les exhorter à changer, ils le pren-
nent légèrement et vous répondent : u Eh ! si le péché était aussi lourd
« Qi aussi grand qu'on nous l'a prêché, ici et l;i, le prêtre serait le pre-
«< mier à leviter. » Ils s'excusent ainsi par le mauvais exemple et res-
semblent tout a fait aux singes qui, nés pour imiter sans choix et sans
r<uson, sattirent une correction sévère.
I.1-: UKNAHl).
- Il o>t vrni qno lo? orriésiastiqiios dovraiont niioux so conduiro; ils
|KUiriaiiMil faire l>it'ii tics cliosc's ;i comlilion {\o les laiic socivIiMncnl ;
mais ils lu» nous iiuMiaiicnl iiuric. nous aulivs laKjucs. (>l Ion! (oui
ce (|ui l(MU' |tlail iK'xaul nous coninu' si nous clions a\(Mi.i:l(S; mais
niius \c Noyons liop ciairiMniMil. les \(ru\ (|u"ils ont laits plaiscMil aussi
|Hni ;i (vs nu'ssiiHU's (juils plaii'aiiMil aux ihhIkmu's amouicux des œuvres
mondaines. Ainsi, par dolii hs Alpes. Ns pivlns on! ordinairement
cliacun une maiiresse; de UKMue. dans nos pi'ovinees, il n") en a i;uèi'e
moins (jui ne eommellent le pi'che. On ma même dit (piils onl (\v>^
oiifanls comme les personnt^s mariet's. el ils n'('paii:nenl ni soins ni zèle
pour les mettre au pinacle. (!eu\-(i ne penseni mdlemenl ii leui' oii.^ine.
ne relient \o |)as à personne, passent liers et droits comme sils étaient
dune ViMv nolile, et pensent que tout cela est lej^itime. Autrefois, on
ne tenait jias tant compte de ces enfants de prêtres; maintenant, on les
appelle tous dames et seii^neurs. >'iaimen(. Tariienl est tout-puissant.
On aura peine à trouver des principautés où les prêtres ne lèvent pas
des impôts et ne mettent ;i profit les villages et les moulins. Ce sont
eux qui pervertissent le monde; la connnunauté apprend le mal, car
oii le i)rètre possède, tout le monde pèche, cl un aveu.i;lc entraîne un
autre loin du bien. Oui remanjue les bonnes œuvres des prêtres pieux ,
el connue ils èdilient la sainte Eirlise par leur bon cxem|)I('.* (|ui les
|)rend pour modèles ? On se fortifie dans le mal. au contiaire. Voilii
ce (jui se passe dans le peuple ; comment le monde deviendr,iil-il
meilleur?
(1 Mais ècoulc/.-moi encore. Ouand un enfant n'est pas N'.^itime,
quy pcul-il faire.' Il n'a (pi'à se tenir tran(piille. cai' voilà tout ce que
je veux dire, comprenez-moi bien. Quand donc un bâtard se conduit
humblement el n'irrite j)as les autres par- sa vanit(*, cela ne saule pas
aux yeux, et on am;iit tort de irloser sur ces ,^ens-là. Ce n'est pas la
naissance (jui nous fait nobles et bons; on ne peut pas nous en faire
une honte. C'est le vice et la vertu qui distiniruent les hommes. On
honore, el avec raison, des ecclésiasliijues bons et bien insirm'is. mais
les mauvais donnent un mauvais exemple. Quand un de ceux-ci pièclie
les meilleures choses, les laïques se prennent ii dire : (( Il dit le bien et
1 fait le mal; lequel di-s deux choisir? » Il ne se dévoue pas à l'église
non plus; il a beau prêcher: " Imposez -vous el bâtissez des églises, je
« vous le conseille, mes chers frères, si vous voulez gai^ner des grâces
« el des indulgences! » C'est ainsi rpi'il termine tous ses sermons, et sa
HUITIEME CHANT. 89
contribiilion est l)ien luinco. nulle nièino. S'il u'\ nvjiil (juc lui, réi?iiso
t()nil)ernit en ruine, car il ne s'in(juiète (jue de vivre le mieux du
monde, de se ()arer de vêtements |)ie(ieu\ et de se nourrir de mets
délicats. Quand il s'est ainsi préoccuix' outre mesure des choses de ce
monde, coimuent pourra-t-il prier et clianter la messe? Un l)on prêtre
est journellement et ;i toute heure voué assidûment au service du Sei-
i^neur. 11 ne soni;o (ju'ii l'aire le l)ien, il est utile h la sainte Eglise, il
sait guider les laïques, par le bon exemple, sur le chemin du salut
juscpi'à la vraie porte. Mais je connais aussi ceux qui sont des hypo-
crites ; ils ne font que i)avarder et criailler pour l'apparence, et recher-
chent toujours les riches; ils savent flatter et aiment [)ar-dessus tout à
se faire inviter. Si l'on en convie un à sa table , le second vient aussi ;
il en vient même encore deux ou trois. Au couvent, celui qui sait l)ien
parler, on l'élève en dignité, il devient lecteur, custode ou prieur; les
autres sont mis de côté. Les plats sont inégalement servis; car il y en
a qui passent la nuit dans le chœur à chanter, i\ lire autour des tom-
beaux, tandis que les autres ont du bon temps, du repos, et mangent
les meilleurs morceaux. Et les légats du pape, les abbés, les prieurs,
les prélats, les béguines et les moines, qu'il y aurait à dire là-dessus!
Partout la devise est : « Donnez-moi le vôtre et laissez-moi le mien. »
On en trouverait bien peu, pas sept peut-être, qui mènent une sainte
vie, suivant la règle de leur ordre. Voilà comment l'état ecclésiastique
est faible et défectueux.
— Mon oncle, dit le blaireau, je trouve étrange que vous confes-
siez les péchés d'autrui. A (juoi cela vous servira-t-il? 11 me semble
que vous avez assez des vôtres. Dites- moi, mon oncle, qu'avez-vous
à vous tourmenter de l'état ecclésiastique, de ceci et de cela? Que
chacun porte son fardeau, que chacun réponde de la manière dont
il remplit les devoirs de son état; personne ne doit s'y soustraire,
ni jeunes, ni vieux, dans le siècle ou bien dans le cloître. Vous parlez
trop de toutes sortes de choses et vous pourriez m'induire en erieur
à la fin. Vous savez parfaitement le train du monde et l'arrange-
ment de toutes les choses, personne ne ferait un meilleur prêtre.
Je devrais venir, avec d'autres ouailles, me confesser près de vous,
écouter votre enseignement et puiser à votre sagesse; car, je dois
l'avouer, la plupart d'entre nous sont lourds et grossiers et en auraient
bien besoin. »
Quand ils approchèrent de la cour, Reineke dit :
90 L^' UKWUn.
< l.c sort on ost joie! ->
Kl il piil son couraiie à doux niniiis. Ils itMU'ondvivnl Marliii le
^iiif^c . (|ui so iiuMIait on l'oulo jiour Monio; il los salua lous doux.
u .Mon ohor oncle, prenez C()urai;e, » dit-il au ivnai'd.
Va il l'inlerroirea sur ce (jui lui était arrivé, (|uoi(]ue rallairo lui fût
jtarlailoniont oonnuo.
Hoinoke lui dit :
u .l'ai été aocusé iW nouveau par ([uchiuos fripons, je ne sais trop
(jui; mais il y a suiloul la oornoillo el lo la|tin ; l'un a poi'du sa léinnie,
lautre son oreille. Que m'importe cela? Si je pouvais seulement parler
au roi en particuliei". \U s'en ressentiraient tous les deux. IMais ce qui
mo liono l(^ |tlus. oost (jue je suis encore sous le cou[) de rexoonuuu-
nication papale. Et, dans cette affaire, c'est le prieur (jui a la haute
main, il est tout-puissant près du roi. J'ai encouru cette excom-
nnmication pour Isenii:rin . (\u\ s'est fait moine dans le temps au
couvent d'Elkmar et qui a jelé le froc aux orties; il me jurait qu'il ne
pouvait plus vivre ainsi, que la règle était trop sévère, ((u'il ne pou-
vait pas jeûner si longtemps ni jirier toujours. Alors, je l'aidai à
s'échapper. J'en suis au regret, car il mo calomnie maintenant auprès
<lu roi et cherche continuellement ;i mo nuii'o. Je devrais aller à
Rome; mais dans quel embarras laisserais-je les miens à la maison!
<*ar Isengrin ne manf|uora pas de les maltraiter partout où il les trou-
vera. Puis, il \ on a laiil d'autres qui me veulent du mal et s'atta-
(juenl aux niions! Si jetais délivré démon excomnmnicalion , ma vie
serait bien plus facile, je tenterais plus ii l'aise de refaire fortune à
Ja cour. »
Martin répliqua :
« Je puis vous aidei' ; cela se trouve Lion ! j(; m'en vais de ce pas
a Rome et je vous y servirai avec adresse; je ne vous laisserai pas
opprimer! Comme secrétaire de l'évoque, il me semble, je connais cette
besogne. Je ferai en sorte que l'on cite le prieur ii Rome, c'est moi qui
le combattrai. Voyez-vous, mon oncle, je mo charge de l'affaire et je
saurai la mener à bonne fin. Je ferai prononcer le jugement; ii coup
sûr, vous aurez l'absolution, je vous la rapporterai ; vos ennemis n'auront
pas de quoi s'en réjouir^ et ils perdront leurs peines et leur argent, car je
connais la marche des affinres à Rome, et je sais ce qu'il y a à dire et à
taire. Il y a là mon oncle Simon, qui est puissant et considéré; il est
tout au service des bons payeurs; puis Friponneau, voilà un protecteur !
HUITIÈME CHANT. 91'
et le docteur Prendloiit et d'autres encore, Tiremanleau el Helletrouvailk\
sont tous de mes aniis. J'envoie d'avance mon argent; car, voyez-vous,,
là, c'est la meilleure manière de se faire connaître. Ils parlent bien de
jugements et de citations, mais ils n'en veulent (ju'à l'argent. Et, quand
l'aiïaire serait encore plus tortueuse, je la redresserais en payant bien.
Apportes-tu de l'argent, tu trouves bon accueil; te manque-l-il, les
portes se referment. Restez donc tranquillement au pays, mon oncle;
je me charge de votre alTaire, je trancherai le nœud. Rendez-vous à la'
cour, vous y trouverez dame Ruckenau , ma femme; le roi et la leine
l'aiment beaucoup. Elle a l'intelligence prompte. Pailez-lui ; elle est de
bon conseil et aime à s'employer pour ses amis. Vous trouverez là plu-
sieurs parents. Il ne sulfit pas toujours d'avoir raison. Vous trouverez
près d'elle ses deux sœurs, nos trois enfants et d'autres parents encore,.
prèts à vous servir, si vous le désirez. Si l'on vous refuse justice, je
vous ferai voir ce que je puis faire. Si l'on vous opprime, faites-le-moi
savoir rapidement , et je ferai mettre l'interdit sur le royaume , sur le
roi, sur les femmes, les hommes et les enfants; il ne sera plus permis
de chanter, de dire la messe, de baptiser, d'enterrer. Quoi qu'il arrive,-
fiez-vous-en à moi là-dessus, mon oncle ! le pape est vieux et malade, il
ne s'occupe pas des affaires ou en tient peu de compte. C'est le cardinal
Immodéré qui a tout pouvoir à la cour; il est jeune, vigoureux, plein
de résolution. 11 aime une femme de ma connaissance; elle lui remettra
une requête. Elle vient toujours à bout de ce qu'elle veut. Son secré-
taire, Jean Partie, qui connaît mieux que personne les monnaies
anciennes et nouvelles; puis son camarade Lécouteur, qui est un homme-
du monde; et le notaire Versoreck, bachelier des deux droits, et qui,,
s'il y reste encore un an, sera consommé dans les écritures pratiques:
je les connais tous. 11 y a encore deux juges qui s'appellent Moneta et
Denarius ; quand ils ont décidé , c'est décidé. A'oilà quelles sont les
ruses et les intrigues que l'on pratique à Rome, à l'insu du pape. Il
faut se faire des amis ! car c'est par leur moyen que l'on obtient l'abso-
lution de ses péchés et que les peuples sont relevés de l'interdit. Repo-
sez-vous là-dessus, mon très-digne oncle! car le roi sait depuis long-
temps que je ne vous laisserai pas périr; j'ai pris votre cause en
main, et je la ferai trionqiher. Qu'il songe, en outre, que beaucoup de
seigneurs, et de ses meilleurs conseillers, sont alliés aux singes et aux,
renards. Gela ne vous nuira pas, quoi qu'il arrive. »
Reineke lui dit :
Uiî
Li: UKWHl).
u Vous me consolez inlînimcnt; romplo/ sur ma roiV)nnaissanco, si
jo ino lire il'alTaire celle fois-ci. >
Ils se tirent leurs adieux. i^'ineUe eonlinua sou clieinin et, sans
autœ escorte (jue Griuiberl le blaiivau, s'en alla à la cour du roi. où
Ion éUul bien mal dispose pour lui.
"^î
NEUVIEME CHANT
lîeincki' va s'agenouiller devant le rui, et, après avoir proteste; de son dévouement, pi'éscntc
SCS moyens de défense, et termine en offrant de se soumettre à l'épreuve du dui;l judiciaii'c.
— La guenon prend chaudement le parti de Reinckc, et réussit à calmer un peu
la colère du roi.
Reineke était donc arrivé a la cour et pensait écarter les i^^riefs qui
le menaçaient. Mais, lorsqu'il vit tous ses ennemis réunis autour de lui,
tous avides de vengeance et demandant sa mort, le cœur lui faillit; il
se prit à douter; il n'en passa pas moins avec audace au milieu de tous
les barons, Grimbert à ses côtés. Ils arrivèrent aupi-ès du trône du l'oi ;
là, Grimbert lui dit à l'oreille :
« Pas de timidité, Ueineke, songez-y : le bonheur n'est pas lait
pour les honteux^ ; les audacieux recherchent le danger et s'y plaisent ,
ils s'en inspirent pour leur salut. »
Reineke lui dit :
(( C'est la vérité ; je vous remercie de tout, mon cœur de cet admi-
rable conseil, et, si jamais je rentre dans ma liberté, je vous en témoi-
gnerai ma grat tude. »
11 regarda alors autour de lui; dans la foule se trouvaient beaucoup
de ses parents , mais peu de [)rotecteurs ; il ne savait guère les ménager
pour la plupart : car il en faisait des siennes aux. loutres et aux castors,
aux grands comme aux petits. Pourtant il aperçut encore assez d'amis
dans la salle autour du roi.
9i Ll', UKNAUn.
R(Mnoko s"n,:uvii()uilla (lovant lo frono iM dil prudonnuont :
. (Jiic Dit'U. (|ui >ait tout cl (iiii ot tout-puissaiU . vous i^arde de
tout mal. mou st'i,:L:iuMir cl roi. l'I nous aussi, madauic. cl donne ;i Vos
.>Iajc>tcs la sa.ycssc et la liontt'. alin (pTcllcs discciiicnl a\cc piudcnce
le juste et l'injuste; ( ar il \ a mainicnaut bien de la lau>scti' painii les
liouimcs, lîeaucoup pai'aissi'Ut au dehors ce (pi ils ne sont |)as iH'elle-
nieut ; oh! si cliaeun avait écrit >ur le Ironl ce (piil pense et si le l'oi
pouxait le lire, on \eirail luen (|ue je ne mens pas et (|ue je suis tou-
jours |uvt il NOUS servir! Il est \iai ([ue des méchants m'accusent avec
velu'inence; ils voudraient hien me nuire cl nrenle\ ci' vos honnies i<ràcos,
comme >i j'en étais indi.mie. Mai>je connais lardent amour de la justice
de lufin i'(W. car jamais pei'sonne n'a pu le laii'c sortir du sentier du
droit; et il en sera toujours ainsi. »
Toute rassemblée se pressa et s'a.^ita; chacun lut emerveilU' de l'au-
dace de Reineke; chacun voulait l'entendre; ses crimes etaieni connus;
coniuïcnt p(jurrait-il échapper au châtiment.'
« Scélérat de Reineke. dit le roi. toutes tes belles paroles ne te sau-
veront pas cette fois. Elles ne le serviront pas lon,^tem|)S ii te déi,'uiser'
à force de mensoni:es et de fouiberies. tu touches ii ta lin; car ta fidé-
lité, tu l'as pi'ouvée |iar ta conduite avec le la|)in et la coi'neille; cela
.seul sullirait. Mais tes trahisons sont éciiles paitoul, toutes les actions
sont jK'rfides el tortueuses, mais elles ne dmei'onl pas longtemps; car
la mesure est pleine. Ce sont mes dernières paioles. »
Reineke se dit :
<• Que va-l-il m'arrivei''.' Ah 1 si j'étais seulement a la maison! (juel
moyen vais-je inventer? Quoi (juil ai'rive, il faut (pie je franchisse ce
pas; essayons tout. — Puissant roi, noble prince, dit-il, si vous pensez
que j'aie mérité la mort , vous n'avez pas considéré l'affaire sous son
bon côté; c'est piuiïjiioi je vous |)rie de m'entendre avant tout; je
vous ai loujouis utilement conseilh'; aux jours de (h'iresse j(; suis resté
près de vous. lors(jue d'autres s'éclipsaient, (pii se niellent entre nous
maintenant j)our me perdre el profilent du moment oii je suis éloigné.
Vous pouvez, sire, dt'cider ce cpiil vous j)laiia (piand j'aurai parlé; si
je suis déclaré coupable , il me faudia bien supporter mon sort. Vous
avez peu songé à moi, tandis que je veillais avec le plus grand soin à
la garde du pays. Croyez-vous donc que je serais venu à la cour, si.
j'eusse été coupable d'un grand ou d'un petit méfait? J'aurais évité soi-
gneusement votre présence et celle de mes ennemis. Non, certainement
NEUVIEME CHANT. 95
tous les lix'sois <lii iiioiiilt' lie m ;uii;ii('iil pus liiit (niillcr iiim loilcresse
pour vtMiir ici; lii. ,j cliii> lilji't' ot <iiir mon terrain. Mais, coinine je n'ai
conscienre (l'ancnn iniil. jV suis venu i» la cour. J'étais juslenienl occupé
à faire seMliiiclIc . lorsipie mon neveu m'apporla rinjoiiction de me
rendre ici. Je venais de méditer de nouveau sur les moyens de me rele-
ver de re\connnunication. J'ai conféré lii-dessus avec Martin, et il m'a
promis devant Dieu de me délivrer de ce fardeau : u J'irai ii Rome, » m'a-
t-il dit. « je me charjue entièi'ement de cette affaire; i*e(ournez îi la cour,
(( vous serez relevé de l'interdit. » Voyez! voilà le conseil que m'a donné
jMartin, et il doit s'y entendre; car l'excellent évèque, le seigneur Sans-
raison, ne peut i)as s'en passer; depuis cinq ans, il est son secrétaire
pour les afTaires contentieuses. Yoilii comment je suis venu ici, oii je
trouve griefs sur griefs.- Le lapin me calomnie; mais Ueineke est [)ré-
sent maintenant : qu'il paraisse devant moi ! car il est certes facile de
se plaindre des absents, mais il faut entendre la contre-partie avant de
porter un jugement définitif. Les hypocrites! cette corneille et ce lapin,
ils n'ont pas eu à se plaindre de moi, par ma foi! car, avant-hier
matin, de très-bonne heure, le lapin me rencontre et me salue; je venais
de me placer sur le seuil de mon château et j'y récitais les i)rières du
matin, il me dit qu'il allait à la cour : « Dieu soit avec vous! » lui
réjiondis-je; là-dessus, il se plaignit d'être las et affamé. Je lui deman-
dai amicalement s'il voulait manger : a J'accepterai avec reconnais-
(( sance, » ré[)liqua-t-il. « Je vous l'offre de tout mon cœur, » lui dis-je.
J'entrai avec lui et lui servis sans retard des cerises et du beurre; le
mercredi , je ne mange pas de viande. Et il se rassasiait avec du [)ain,
du beurre et des fruits, lors([ue entra mon fils, le plus petit, pour voir
s'il ne restait rien sur la table, car les enfants aiment à manger, et le
petit mit la patte dans le i)lat. Alors le lapin lui donna une ta|)e sur la
gueule et lui mit les dents et les lèvres tout en sang, lîeinhart , mon
autre petit, vit le coup et sauta à la gorge du lai)in et se mit en devoir
de venger son frère. Voilii ce qui est arrivé, ni plus ni moins; je me
dépêchai d'accourir, je punis les enfants et je séparai avec peine les
deux: condiattants. S'il a attrapé quelques mauvais coups, il n'a rien à
dire, car il en avait mérité bien d'autres; et. si j'avais eu mauvaise
intention, mes petits tout seuls en seraient bien vite venus à bout. Et
voilà conuiie il m'en récompense! Je lui ai arraché une oreille, dit-il;
je l'ai reçu avec honneur et il en porte les marques. Plus tard, la cor-
neille vint me trouver et se plaignit tl'avoir perdu son épouse, qui
90 1.1". HKNAIU).
sorail morto (l'indiiioslion pour avoir inani»o un assez iîros poisson avec
toules ses aiVus. Oîi cela esl-il arriNc? (l'est ce ([u'il sait mieux que
peisonnc. .M.iiiilcnanl il pi'cicnd (jne je lai luée. cl c'esl lui (|tii la
luee. et. si on le taisait cK>|)osei' sérieusement et (pi'on me pernnt d'en
laiiv autant, la corneille parlerait tout aulrenient. (lar les ois(>au\ volent
>i haut, (ju il n"\ a pas de sauts (pii puissent les allcindi'c. Si (pichpiun
veut maccuser de j^aieils méfaits, (piil ait au moins des témoins hon-
nêtes et valides; car ("esl ainsi (|ue Ton procède contre un iivnlilhomme,
et j'ai droit dx ((luiplcr. Mais, sil ne s'en trouNc paf^ , il ) a un auli'c
moyen. Me voici 1 je suis jirèl ii condjattie en champ clos! que l'on
désii:ne le jour el le lieu; (ju'il se présente ensuite un dii^ne champion,
mon riii\\ |)ar la naissance, el que chacun niainlicnne son dioit; que
riionneur reste à celui qui l'aura i^agné; c'est un droit (pii est ac(iuis
dei»ui». lonirtemps, et je ne demande rien de plus. »
Tout le monde entendit avec la plus extrême surprise les paroles
pleines de liauteur que Reineke venait de prononcer. La corneille et le
lapin, saisis de frayeur, s'éclipsèrent sans oser souiller un seul mot. En
s'en allant, ils disaient entre eux :
<( H serait peu |)rudenl de lui ten|r tète. Nous aurions beau tout
tenter, nous n'en xicndrions |)as ii bout. Quels témoins avons-nous?
Nous étions seuls avec le scélérat. En fin de com|)te, c'est toujours nous
qui payerions les pots cassés. Que le bourreau lui fasse payer un jour
Ions ses crimes et le récompense comme il le mérite! Il nous ollre le
combat; nous pourrions nous en trouver ukiI. Vraiment, non, il n'y
faut pas songer, carnous savons condjien il est rusé, souple et perfide.
Il ferait façon de cinq comme nous , et encore le payerions-nous
cher. "
FVjur Isen.:;rin et i^ruii. ils n'étaient j)as a leur aise; ils virent avec
déplaisir la fuite des deux accusateurs. Le roi dit :
(( S'il y a encore d'autres persomies (jui aient des giiefs, ({u'elles
viennent; nous les entendrons. Hier, il y en avait tant qui criaient;
Toici Laccusé. oii sont-ils? »
Heineke dit :
« Il en esl loujoui> ain.-i; on aceuM' celui-ei et celui-lii; et. |f;rs(|u'ils
se présentent, on se lient chez soi. Ces deux traîtres, la corneille <'l le
lapin, auraient bien voulu m'humilier et .me nuire; mais je leur par-
donne; il peine je parais, ils se ravisent et s'enfuient. Comme je les ai
confondus! vous vo\e/. cifiwUwu il est dangereux de pivtet loreille aux
NEUVIÈMK CHANT. 97
calomnialiMirs de vos serviteurs (|ui sont éIoii<nés. Ils faussent la loi et
sont riiorreur des bons. Pour moi, cela me touche peu, c'est pour les
autres cpie je le déplore.
« Ee.)ute-m)i, dit le roi, traître (pie tu es! Dis, (pii t'a poussé à
tuer si misérahlement le fidèle Lampe, mon couriier ordinaire'.' Ne
t'avais-je pas tout pardonné, quelque grands qu'eussent été (es crimes?
Tu as reçu de nus mains la besace et le bâton de pèlerin; ainsi équipé,
tu devais pai'tir pour Home et la terre sainte; je ne t'ai rien refusé, et
j'espérais (pie tu t'amenderais. .Maintenant, pour commencer, tu as tui'
Lampe; puis tu lais de Beilyn un messager qui m'apporte sa tète dans
la besace et me dit devant tout le monde qu'il m'ap[)orte des lettres que
vous avez écrites ensemble, et (\uq c'est lui qui a tout conseillé, et je
trouve dans la besace la tète du pauvre Lampe, ni plus ni moins. C'est
un défi que vous m'avez jeté. J'ai gardé lîellyn en otage; il a perdu la
vie; c'est à ton tour maintenant. »
Reineke dit :
« Qu'entends-je?... Lampe est-il mort? et ne d(')is-je plus voir Beilyn?
Que vais-je donc devenir? Oli! pi>ur(juoi ne suis-je pas mort? Hélas!
avec eux, je pei-<ls le plus grand des trésors! cai' je vous envoyais par eux
des joyaux , les plus beaux qu'il y ait au monde. Qui aurait jamais cru
que le bélier tuerait Lampe et vous volerait ces trésors? Il faut donc se
défier là memqpù personne ne soupçonnerait des ruses et des dangers! n
Dans sa colère, le roi n'entendit pas tout ce que Reineke avait dit.
Il se retira dans son appartement sans avoir saisi clairement ses der-
nières paroles; il était résolu à le punir de moit. Il trouva justement
dans son appartement la reine avec dame Iluckenau; la guenon était
particulièrement chère au roi et à la reine; cette circonstance ne devait
pas nuire à Reineke. Elle était instruite, sage et éloquente; partout où
elle paraissait, elle faisait grand eiïet et recevait de grands honneurs.
Elle remarqua la colère du roi et lui parla ainsi :
« Sire, quand vous daignez me prêter l'oreille sur ma prière, vous
ne vous en êtes jamais repenti, et, quand vous êtes courroucé, vous
me pardonnez d'oser vous dire une parole de clémence. Veuillez donc
m'entendre encore aujourd'hui, ({uoiqu'il s'agisse de quelqu'un de ma
famille. Qui peut donc renier les siens? Reineke, malgré tout, est moa
parent, et, si je dois avouer ce que je pense de sa conduite, j'ai la
meilleure opinion de sa cause, puisqu'il se présente devant la justice.
Son p?re, que votre père a comblé de faveurs, a eu aussi beaucoup à
13
98
LE KKNAIU).
soiilTrir ilos mauvaises laiii^uos et des ealomniatcurs. Mais il les a tou-
jours confoiulus. Aussitôt (luOn approfondissait TalTaire, tout s'édair-
oissait : ses en\ieii\ lui laisaienl un crime nirnic de >es services, (l'est
ainsi cpiil a toujours joui ii la cour de plus de consiileration (pie Jîrun
> Il ■ p^iiiii^tiilili^l! te^,||%,;i:i:f ;^^^|.
La (nienon était particulièrement chère au roi et à la reii;
Cl qu'Isengrin; car il serait ;i d('sirer pour (v> derniers (pi'ils eussent su
écarter aussi tous les irriefs dont on les charge si souvent; mais ils n'en-
tendent pas grand'chose a la loi , à en juger par leurs conseils et par
leurs actions. »
\je roi lui répliqua :
(. Comment pouvez-vous être étonnée que j en veuille à Reineke, ce
l.rigand. (jui vient de tuer Lampe, de séduire Bellyn, et qui, avec plus
NEUVIKMK CHANT. 99
d'audace (jue jamais, nie tout et ose se vanter d'être un honnête et fidèle
serviteur, tandis (|ue tous ensemble l'accuseiit, avec des preuves qui ne
sont que trop claires, d'avoir méprisé mon sauf-conduit et d'avoir j)illé,
volé tout le pays [et mis à mort mes sujets? Non, je ne le souiïrirai i)as
plus longtemps. »
.La guenon lui réplicjua :
(i Certes, il n'est pas donné à tout le monde d'agir et de conseiller
avec prudence en pareil cas, et celui qui réussit mérite toute confiance;
mais les envieux cherchent à lui nuire secrètement; puis, quand ils sont
en nombre, ils paraissent au grand jour. C'est ce qui est arrivé plus
d'une fois à Reineke ; mais ils n'efTaceront pas le souvenir des sages
conseils qu'il vous a donnés, lorsque tout le monde se taisait. Vous rap-
pelez-vous (il n'y a pas longtemps de cela) quand l'homme et le serpent
se présentèrent devant vous et que personne ne savait comment arran-
ger ce procès? Reineke y parvint; et vous l'en avez complimenté
devant tout le monde. »
Le roi répondit après un moment de réflexion :
<( Je me rappelle bien cette affaire, mais j'en ai oublié les détails;
elle était embrouillée, il me semble. Si vous la savez encore, contez-
la-moi, cela me fera plaisir. »
Et la guenon dit ;
(( Puisque le roi l'ordonne, j'obéis. Il y a juste deux ans, un ser-
pent comparut devant vous, sire, en se plaignant amèrement qu'un
paysan ne voulait pas lui rendre justice, quoiqu'il eijt été condamné
déjà en deux instances. Il amena le paysan devant votre cour de justice
et exposa l'affaire avec beaucoup de vivacité.
(( Le serpent, en voulant passer à travers une haie, s'était pris
dans un lacet qui y était tendu; le nœud se resserra et le serpent allait
y périr, lorsque, par bonheur pour lui, un voyageur vint à passer; dans
sa détresse , il lui cria : « Prends pitié de moi , délivre-moi , je t'en
« supplie! » L'homme lui dit : » Je veux bien te délivrer, car tu me fais
c( pitié; mais jure- moi auparavant de ne pas me faire de mal. » Le ser-
pent ne demanda pas mieux, jura par ce qu'il y a de plus sacré de ne
faire aucun mal à son libérateur, et l'homme le dégagea.
(c Ils marchèrent ensemble un bout de chemin ; le serpent commença
à souffrir de la faim , il se jeta sur l'homme et voulut le dévorer ; le
malheureux ne lui échappa qu'à grand' peine. « Voilà donc mon salaire
« et la reconnaissance que j'ai méritée, s'écria l'homme. N'as-tu donc
-JOO LE RENARD.
,> j>as jui'o |);ir co (|iril y ;« do plus sariv ? » Li' S(M'|)(MiI lui dil : n (le
1 u'ost p;«s (le nia l'auto; ('"est la faiin (jui m'y pousse; nc'ccssilé na pas
de loi, je suis dans mon droit. '> I/liomme lui i('pli(pia : » Kpai-i;ne-moi
jusipiii ce (pie nous anixions aui)iès de ,i;ens (pii nous jui;eronl
> inipartialement. '> El le seipent dit : « Je patienteiai jus([ue-l;i. »
(. Ils eontinuèront leur chemin et li'ouvèrent de l'autre coté de Teau
le corbeau Tii-ehourse a\t'c son lils. I.e sci'iicnl les appela et leur dit :
0 Venez et écoulez! ' I.e coi'lieau ccoula i;ra\cnicnl ralTaire cl (K'cida
sur-le-chamj) i\\i"\\ lallail maniici' Il inic; il cspciail en alli'a|)ei' un
morceau. Le serpent ne se sentit pas de joie : « .1 ai i^ajune. dil-il. jkm-
<i sonne na rien à y redire. — Non, réj)li(|ua Ihonnue. je n'ai pas
« entièrement perdu : est-ce î» un briG:and ;i me condannici- ii mort?
« est-ce à un seul à dc'cider? J'en appelle sui\anl la procédure; portons
' TafTaire devant un tribunal de (juatre ou de dix jiersonnes. »
<( — Allons. 1) dit le serpent.
^i Ils allèrent, rencontrèrent le loup et l'ours, et tous se réunirent.
1/homme avait tout à craindre; il y avait quelque danger à se trou-
ver un contre cinc; avec de pareils personnages, car il avait autour de
lui le serpent, le loup, l'ours et les deux corbeaux. Il avait assez peur,
et le loup et l'ours ne furent pas longtemps sans rendre ainsi leur juge-
ment : « Le serpent peut tuer l'Iiomme ; la faim ne reconnaît pas la
«. loi : la nécessité délie de tout serment. » Le voyageur fut dans une
g:rande détresse, car ils en voulaient tous à sa vie. Le serj)ent, avec un
sifflement horrible, se j<'ta sur lui en lui laneant son \enin; le pauvre
homme l'esquiva avec teireur. <( C'est une grande injustice que lu com-
« mets, lui cria-t-il; qui est-ce (pli t'a rendu maîlie de ma vie? — Tu
'> Tas entendu. ré|)liqua le serpent, les juges en ont (l(''ci(l('' deux fois et
ti deux fois tu as perdu. » L'homme n''i)ondit : « Ce sont (h^s voleurs et
'( des assassins; je ne les reconnais pas pour juges. Allons trouver le roi ;
" quelle (pie soit sa dt-cision . je l'accepte; je serai bien mallieureux, si je
« perds encore, mais je m'y soumettrai. >- L'(jurs et le loup lui dirent en
raillant : " Tu n'as qu'à essayer, le serpent gagnera, il ne demande pas
(1 mieux. » Car ils j)ensaient rpie tous les seigneurs de la cour jugeraient
comme eux. et ils reprirent gaiement leur chemin avec le voyageur. Ils
comparurent tous devant vous, le serpent, le louj), l'ours et les deux
corbeaux. Le loup comparut m('me en trois jjersonnes ; il avait pris
avec lui ses deux enfants, l'un Ventrevide et l'autre l'Insatiable. Ces
<leux derniers donnaient fort à faire à l'homme; ils étaient venus pour
NK U V 1 K M !■: CHANT. 1«1
prendre ausi;i leur part, car ils sont très-gioiilons, et ce jour- là ils liur-
lèrent devant vous avec une grossièreté si insupportable, que vous files
chasser de la cour ces deuv lourdauds.
(( L'honune en appela \\ \o\ve .Majesté; il l'acoula ((jniiiieiit le scr-
penl avait voulu le tuer, malgré le bienfait rendu et son serment (pi il
oubliait. Il implorait protection : de son côté, le serpent ne niait lien ;
il ne faisait valoir (pie la nécessité t(jute-puissantc de la faim, (pii ne
coimait pas de loi. Sire, votre endtairas était grand; raiïaire vous sem-
blait bien ('i)ineuse et bien diliicilc à décider en bonne justice, car il
paraissait dur de condaumer riiomme, (pii s'était montré bon et S(M'ou-
rable; mais, d'un autre ccité, vous pensiez ;i la faim si teri'ible. Vous
convocpiàtes votre conseil. L'opinion de la plupart nétait pas favorable
à Ihomme, car ils pensaient prendre leur part du festin du serpent.
Votre Majesté lit mander Ueineke, car tous les autres parlaient beau-
coup sans pouvoir vider le procès selon le droit, lleinekc vint et se fit"
rendre conï[)te de l'ailàire; c'est à lui que vous remites le jugement à
prononcer, et sa décisi<»n devait vive sans a[)pel. Heineke dit après une
réflexion : a Je trouve, avant tout, nécessaire de visiter les lieux, et,
« (piand je verrai le serpent pris au lacet comme l'a trouvé le paysan ,
(( alors je prononcerai le jugement. » On lia donc le serpent dans la laie
à la même place. Reineke dit alors : « Les voilà donc tous les deux
(( dans l'état oii ils se trouvaient avant le procès . et aucun des deux n'a
u gagné ni |)erdu. ^Maintenant, la justice va se montrer d'elle-même; car,
" si riionune le veut, il peut encore délivrer le serpent; sinon, il n'a qu'à
« le laisser; ([uant à lui . il est libre de continuer son chemin et d'aller à
« ses affaires. Connue le serpent s'est montie ingrat et perlide. riionnne
« est bien libre dans son choix. Cela me parait la véritable justice; que
(( celui qui en sait une meilleure nous le dise. >< (À' jugement plut alors à
tout le monde, à vous, sire, et à vos conseillers; le paysan vous remer-
cia, et ("hacun vanta la sagesse de Reineke, la reine toute la première.
On remit bien des choses sur le tapis à ce sujet; on dit (pi'lsengrin et
Brun convenaient mieux à la guerre; qu'ils étaient craints au loin; (pi'ils
aimaient à se trouver au pillage; qu'ils étaient grands, forts et vaillants,
on ne pouvait pas le nier, mais qu'au conseil ils man(piaient souvent de
la prudence nécessaire : car ils ont l'habitude de se fier à leur f(jrce;
une fois en campagne, quand il faut se mettre à l'œuvre, tout cloche
furieusement. On ne peut pas être plus vaillants qu'ils ne le sont à la
maison; à l'armée, ils aiment beaucoup à rester en embuscade. Quand
102 LE RENARD.
il s'aiiit de TnippiM" fort, ils sont ;uissi bons quo diuilres. Les loups et
les ours ruinent le piiys; peu leur importe à (pii est la maison que la
llanune dévore, pourvu qu'ils se ehaulVent au brasier; ils ne prennent
l)ilie de persoiuie, pourvu (jue leurs gosiers se remplissent. Ils avalent
les œufs et en laissent les eocpiilles aux pauvres diables , et ils croient
avoir parta.eé en honn^^tes gens. Reineke, au contraire, est sage et de
bon conseil, ainsi que toute sa famille, et, s'il a péché, sire, c'est (|u'il
est de chaii' et d'os. .Mais jamais un autre ne vous conseillera aussi bien.
Pardonnez-lui donc, je vous en prie. "
Le roi lui répondit :
<( Cela mérite réflexion. L'alTaire se passa comme vous venez de le
raconter, le serpent fut puni. Mais Reineke n'en demeure pas moins,
au fond, un fripon incorrigible. Si l'on contracte un traité d'alliance
avec lui. on est toujours sa dupe à la fin, car il se tire d'affaire avec
tant de ruse! qui peut lui tenir tête? Le loup, l'ours, le chat, le lapin
et la corneille ne sont pas de force. Il finit toujours par les jouer. Il ôte
"a lun l'oreille, à l'autre l'œil, au troisième la vie; vraiment je ne sais
comment vous pouvez parler en faveur de ce méchar^t et prendre sa
cause en main.
— Sire, répliqua la guenon, je ne peux pas le cacher; il est de
race noble et sa famille est nombreuse, veuillez le considérer. »
Le roi se leva alors, et quitta l'appartemenl de la reine; toute la
cour était réunie et l'attendait ; il vit autour de lui les plus proches
parents de Reineke qui étaient venus en grand nombre pour protéger
leur cousin; il serait difficile d'en faire le dénombrement. Il considéra
toute cette grande famille d'un côté, et, de l'autre, les ennemis de
Reineke : la cour semblait partagée en deux camps.
Le roi dit aloi's :
« Écoute-moi, Reineke; i)eu\-lu te laver des crimes (]ue lu as com-
mis, en tuant, avec l'aide de Bellyn, mon fidèle Lampe, et en m'en voyant
sa tète dans la besace, comme si c'étaient des lettres? A'ous l'avez fait
[K)ur m'insulter; j'ai déjà puni Bellyn; le même sort t'attend.
— Malheur à moi! s'écria Reineke Pourquoi ne suis-je pas mort?
Ecoutez-moi, et qu'il en soit ce (\ue vous voudrez ; si je suis coupable,
tuez-moi sur-le-champ. Aussi bien je ne pourrai jamais sortir de peine
f't de détresse : je suis un honjme [K-rdu; car ce traître de Bellyn m'a
ravi les plus grands trésors que jamais un mortel ait vus. Hélas! ils
coiitent la vie à Lampe! Je les avais confiés à tou.s deux, mais Bellyn
NEUVIÈME ClIAIST. - 103
s'est emparé de tous ces joyaux. Encore, si on pouvait les retro.uver à
force de recherches! mais, je le crains, personne nt3 les trouvera; ils
resteront perdus à jamais ! »
La guenon répliqua :
« Pour([uoi désespérer? S'ils sont sur la terre, tout espoir n'est pas
perdu. Nous chercherons du soir au matin, et nous interrogerons avec
soin prêtres et laïques; mais dites-nous comment étaient ces trésors. »
Reineke dit :
(c Ils étaient si précieux., que nous ne les retrouverons jamais; celui
■qui les possède les gardera certainement. Comme dame Ermeline va se
désoler à cette nouvelle ! Elle ne me le pardonnera jamais ; car elle
m'avait conseillé de leur confier ces précieux joyaux. Maintenant, on
tn'accable de faussetés et on m'accuse ; mais je maintiens mon droit ;
j'attends mon jugement, et, si je suis absous, je voyagerai par tous
pays pour retrouver ces ti'ésors, quand je devrais y perdre la vie! »
0.^^-
.>^4QL.I^^^^-^ii^^Ertz
DIXIÈME CHAN r
Urinc-'AC accuse le bélier (lavoir tué le lii'vre pour lui dérober le^s l)ré^seuts niapnifunics que
lui, Rcineke, envoyait au roi dans la besace, et notainnient une bague, un peigne et un
miroir doués de pi-opriéU'-s nien eillcuscs.— II rap|)elle ensuite les services qu'il a eu l'occasion
de rendre à Sa Majesté. — Le roi se montre disposé à faire de nouveau grâce à Heineke, à
la condition que celui-ci se mettra en quête des fameux bijoux; mais le loup (liniande la
parole pour articuler cf»ntre le fourbe d<' nouveaux rbefs d'accusation.
■ () iiioii roi! jijoiilii r;i>lu(i('ii\ oiiilcui' . itrriiicllcz-iiKH . nohic
prince, de rjKonlrr ii mes amis (juels cadeaux précieux je vous avais
destinés; quoicjuc vous ne le» a\ez pas reçus, mon intention n'en était
pas moins loualilc
— Dis-le. rc'pondit le loi ; mais sois hiel.
— Hélas! NOUS allez tout savoir, dit liciiickc d'un air liislc I.c
premier de ces jo\ aux juv-cicux ('lait une ha^iic; je la remis a IJcIlyii.
(jui devait la doimei' au roi. Cette baiiue était d'une slructure lantas-
tique; elle éiail en or (in et dii:ne de briller dans le trésor de mon roi.
A l'intérieur, ilu côté (pii louchait au doii^l, (''tai<'nl i:ravées (\v<. lettres
entrelacées; c'étaient trois mots hébreux d'une sii;nilication toute parti-
culière. F^Tsanne n'aurait pu les expliquer dans nos p;»ys. Maître
Abryon de Trêves lui seul avait pu le- lire, (/est iiti juif fort in>lruil (jiii
sait Ifjutes les laniîues cpie Ion parh', du Poitou ju-fpi'au Luxembfiuri,',
et ce juif a une .science toute spéciale des herbes et des pierres. Lor.sque
je lui montrai cette ba.u'ue, il médit : « Bien des choses précieuses sont
« cachées la-dessous. I.es trois noms i^Tavés ont été apportés du paradis
DIXIEME CHANT. 105
(( par Solli le Piciix, lorsijiril cliorcliiiil l'Iniilc de niisericorde; ot ccliii
(( qui j)()rle celte l)ai4ue au doij^t est à lahiide tout danger; rien ne peut
« le blesser, ni tonnerre, ni éclairs, ni magie. » l.e maître ajouta qu'il
avait lu (ju'avec cette bague on ne gelait pas par le froid le plus bor-
rible et qu'on atteignait une tranquille vieillesse. La bague avait pour
chaton une pierre précieuse; c'était uniï escarboucle. qui ])rillait la nuit
et montrait clairement les objets. Cette pierre avait mainte vertu : elle
guérissait les malades; celui qui la touchait se sentait libre de toute
peine, de toute détresse; il n'y avait que la mort qui ne se laissât pas
charmer. Le maître me révéla, en outre, les autres vertus de celle pierre.
Celui qui la possède voyage heureusement par tous pays; il n'a lien
à craindre de l'eau et du feu; il ne peut être ni pris ni lialii, et il
échappe toujours au pouvoir de son ennemi : il n'a qu'à regarder cette
pierre à jeun, un jour de bataille, et il terrassera ses ennemis par cen-
taines ; la vertu de cette pierre neutralise l'efTet du poison et de tous les
sucs nuisibles. Elle détruit également la haine, et ceux qui, auparavant,
n'aimaient pas le possesseur de la bague, sentent leur cœur se changer
en peu d'instants. Qui pourrait compter toutes les vertus de cette pierre
que j'avais trouvée dans le trésor de mon père, et que je voulais envoyer
au roi? car je n'étais pas digne d'une bague aussi précieuse; je le savais
très-bien. Elle doit appartenir, me disais-je, à celui qui est le plus
grand de tous; notre bien-être ne repose que sur lui; et j'espérais gar-
der ses jours de tout mal.
« Bellyn devait, en outre, porter aussi îi la reine un peigne et un
miroir pour me rappeler à son souvenir. Je les avais pris dans le temps
au trésor de mon père pour les avoir avec moi ; il n'y a pas sur terre
de plus belle œuvre d'art! Oh! combien de fois ma femme essaya-t-elle
de les avoir! elle ne demandait pas autre chose de toutes les richesses
de la terre; et, malgré ses prières et ses reproches, elle ne put jamais
les obtenir. Mais j'envoyai alors le peigne et le miroir en bonne justice
à la reine, ma très-gracieuse souveraine, qui m'a toujours comblé de
bienfoits et préservé de tout malheur; souvent elle a dit un petit mot en
ma faveur ; elle est noble , de haute naissance ; elle est parée de toutes
les vertus, et l'ancienneté de sa race se voit dans ses paroles et dans
ses actions. Elle était digne du peigne et du miroir. ^Malheureusement
elle ne les a pas vus; ils sont perdus pour jamais.
<( Maintenant parlons du peigne. L'artiste l'avait h\\l d'os de pan-
thère, les restes de cette noble créature qui demeure entre l'Inde et le
• li
106 l'I-^ UKNAHI).
p;ir.u!i>; toutes sortes dérouleurs p;n'«MiI >;i vo\h\ (|ui ivpnnd de doux
parfums partout oii file va. ("."est pouiipioi tous les animaux aiiiuMit
tant la suivre à la i)ist('; car ils respirent la saute dans ce |)arl"iuu; ils
le seuteul et le eouressenl tous, (".'-était donc a\cc ces os d(> pantlirre (pie
cv beau peiirue avait ete arli>tenicnt faln'iipic; il était luillanl comme de
lariieut . dune hhuielieur el d'iuie pureté iuexprimaliles . et l'odeur du
fKM.uue était |»lus parfuuiée (pu^ la eauiu'lleel cpie l'oMllet. Quand la pan-
thère meurt, cette bonne odeur s(^ r('|)and dans tous ses os. s'y li\e et
les enipVhe de se corrompre; elle eiiasse toute épidémie et neutralise
loul |x)ison. En outre, sur le dos du peigne, on voyait les plus déli-
cieuses liiiurines en relief cntrem'''l('es d'arabestpies d'or et de la|)is-|a/uli.
Dans le centre, l'artiste avait rejjH'seiitc' l'Iiistoii-e de Paris le Troyen,
lejouroii. près d'une fontaine, il \it devant lui trois déesses (pi'ou
nonuuail Pallas . Junon et Vénus. Elles se dis|)utcrent lon;;temps ii (pii
posséderait la ponuue dor qui leur avait appartenu jus(ju'à prc'senl à
toutes les trois. Enlin. elles se comparèrent et Paris devait donner la
pomme a la plus belle, qui. seule, devait la posséder. Et le jeune ber-
jU'cr les re.uardait tout en réfléchissant. Junon lui disait : « Si je reçois
'I la poumie, si tu me reconnais pour la j)lus belle, tu seras le plus riche
*> des hommes. » Pallas rcplicpiait : « Songes-y bien ; donne-moi la pomme
• et tu deviendras le mortel le ()lus imissant ; ton nom seul fera trem-
. Iiler amis et ennemis. >• Vénus dit : « A (juoi bon la puissance'.' ii (pioi
. bon les trésors? ton |)ère n'est-il jias le roi Priam'.' tes frères, Hector et
• les autres, ne sont-ils pas riches et puissants sur la terre'.' Troie n'est-
. elle pas protégée par son armée, et n'avez-vous pas sounus le |)ays-
< tout autour et îles |)euj)les lointains'.' Si lu \eu\ me pi'cxiamer la plus
< i>elle et m'adjuuer la pomme, je te doimerai le plus mairnilique tré.sor
• Cju'il v ait sur la terre. Ce trésor, c'est la |)lus belle de toutes les femmes.
•< Vertueuse, noble el saire, qui ()ouiiait la louer diirnement? Donne-moi
« la pomme et tu posséderas l'épouse du roi i:rec, la belle Hélène, le ti(''-
<■ sor des trésors. » Et Paris lui donna la ponuue et la [)roclania la |)lus
belle. En revanche. Vénus l'aida à enlever la belle icine, la fenune de
Méni'las. (jui devint la sienne à Troie. Voilà l'hisloiie qui était en relief
au milieu du pei.yne . et tout autour il y avait des écussons renq)lis de
devises artistement écrites; on n'avait (ju'a le- lire et on comprenait
toute la fable.
u Écoutez maintenant ce que j'ai ii vous dire du miroir, l-ln place-
de verre, il était fait d'une seule aiirue-a.'arine d'une beaul('' et d'une
DIXIEME CHANT. .107
jiureté adinirnblcs ; loiil s"v rcllclait . iiiriiR' ii imc liciic de dislanco, la
!uiil aussi l)ien que le jour. Et. si (juchiuiin avail sur la liiiuie uue
faute, (juelle ([u'elle t'ùt. une petite taehe dans l'œil, il n'avait qu'à se
regarder dans le miroir, ii rinstaiit niriiie tous les défauts, toutes les
laideurs disparaissaient. Est-il étonnant que je nie désole d'avoir perdu
ini pareil niii'oir? On avait pris pour faire la table un bois précieux,
solide et (''clatant (pi"on appeil»' séthyiii ; les vers ne le piiiuenl j)as et il
est plus estimé ({ue lur. ii juste titre; après lui vient l'ebéne. C'est de
ee bois-là que jadis un excellent artiste lit, sous le roi Krompardès, un
cheval doué d'une étran.:ue propriété : il ne lui fallait quune heure pour
faire .cent lieues. Je ne peux pas raconter à piésent cette histo-ire dans
tous ses détails; le fait est qu'il n'y eut jamais de pareil cheval dejniis
que le monde est monde. La lai"i;eur du cadre de ce miroir était dun
pied et demi ; il était orné de ciselures pleines d'art et sous chacjue
tableau le sujet était écrit en lettres d'or, comme il convient. Je vais
vous les raconter en jxmi de mots. Le premier représentait le cheval
<^nvieux; il avait voulu disputer de vitesse avec le cerf. Mais il était resté
vi\ arrière et grande était sa douleur. 11 s'en alla trouver un berger et
lui dit : u Je ferai ton bonheur, si tu ni'obéis promplement. Mets-toi
<' sur mon dos ; je te porterai. Un cerf vient de se cacher là dans la foret;
« il faut le prendre; tu vendras chèrement sa chair, sa peau et son bois.
'( i"'nfourche-ni()i 1 nous allons coui'ir après lui. — Je veux bien l'essayer, »
dit le berger. Il le monta et ils partirent. Ils aperçurent le cerf en jjcu
de temps, le suivirent rapidement et se mirent à le chasser; il avait
l'avance, le cheval se déiioùta bientôt de la besogne et dit à llioiinne :
« Descends, je suis fatigué; jai besoin de repos. — Xon, vraiment, »
répli([ua l'homme. « Tu m'obéiras et lu sentiras mes éperons; car c'est
« toi qui m"as ap[)ris à, te chevaucher. » Et voilà connnent rhonnnedouq)ta
le cheval. Voyez ! telle est la récompense de celui qui cherche ii grand'-
peine à nuire aux autres et s'attire lui-niènie toutes sortes de maux.
. <i Je contiiuie à vous expliquer ce qui c tait représenté sur le cadre
<lu miroir : comme quoi un âne et un chien étaient tous deux au ser-
vice d'un richard. Le chien était naturellement le favori ; car il assista
4U1X repas de son maître , mangeait avec lui du poisson et de la viande
et reposait même quelquefois sur les genoux de son protecteur , qui
s'amusait à lui donner du pain blanc : et le chien, en reconnaissance,
remuait la queue et lui léchait la main. L'àne Boldewyn, voyant le
bonheur du chien, devint triste dans son cœur, et se dit ; <: A quoi
108 LI-: lîKNAUL).
u donc pense notre niaîlrc d'accabler cie tant d'amitiés cette bète inutile
(. (jui saute sur lui el lui lèche la barbe, tandis que c'est à moi de tra-
>> vailler et de traîner les sacs? Qu'il essaye seulement de faire en une
« année avec cinij et nicnic dix chiens autant de besogne que j'en fais dans
(i un mois! Et pourtant c'est ii lui (ju'on donne les meilleurs morceaux,
(. et moi. l'on me nouirit de|)aillc; on me laisse coucher à plate terre, el,
<( (|ue je sois attelé ou monte. Je suis partout un objet de raillei'ie. Je ne
<i peux ni ne vi-iix le supportei' plus longtemps; je veux aussi mattirer
(. les bonnes grAces du maître. » Tout en se parlant ainsi, il vit son uiaîtie
(|ui passait près de lui. L'àne alors se mit à lever la queue et à sautei-
sur son maîti'c en criant . chantant et braillant à toute force ; il lui
léchait la barbe, et. tout en cherchant à le caresser à la façon du chien,
lui Ht mainte bosse à la tète. Le maître, plein d'effroi, s'en débarrassa
avec peine et s'écria : « iVrrètez cet àne, assommez-le! » Les valets
accoururent; il reçut une grêle de coui)s jusqu'à l'écurie, où il resta un
àne comme devant. Il y en a encore beaucoup de son espèce qui
jalousent la fortune des auti'cs el ne s'en trouvent pas mieux. Si l'un
d'eux arrive jamais dans une haute position, il y fart aussi bonne figuie
qu'un p(jrc qui voudrait manger son potage avec une cuiller, lui vérité,
c'est la même chose. Que l'àne porte les sacs au moulin, qu'il couche
sur la paille et mange des chardons. Si on veut le traiter d'autre sorte,
il n'en reste pas moins un àne. Quand un âne arrive au jjouvoir, il y a
|)eu de bien ii en attendre; il ne cherche que son intérêt; (jue lui importe
le reste?
(I Je vous dirai, en outre, sii'c, si toutefois mon vcnl ne vous
ennuie pas, qu'il y avait encore, sur le cadre du miroii", en relief, avec
des légendes, l'histoire de mon père avec llinzé. Ils avaient fait alliance
enseiidjle pour courir les aventures, et ils avaient fait serment tous les
deux de s'entr'aider vaillamment dans le danger et de partager le butin.
Une fois en campagne, ils aperçurent des chiens et des chasseurs à peu
de distance du chemin. Le chat dit : « C'est ici qu'une bonne idée serait
« précieuse ! » Mon père répliqua : « Le cas est pressant, iiiais mon sac
(( est encore plein d'idées excellentes, et nous tiendrons noti'c serment de
« ne pas nous quitter; c'est ce (|ui doit passci- avant tout, x Hinzé répon-
dit : « Advienne que pourra , je sais un bon moyen et je vais l'em-
«' ployer. » Et il grimpa vite sur un arbie pour écliapjiei' aux chiens, el
planta là son compagnon. >Ion père restait donc seul dans sa détresse;
les chasseurs arrivèrent. Hinzé lui dit : " Eh bien, mon oncle, comment
D I \ 1 K M !•: C H A N T,
109
« cela va-t-il? Ouvi'cv. donc voire sac! S'il est [)leiii de bons lours, c'est
(( maintenant qu'il faut s'en servir : le moment est arrivé. » Les cliasseurs
donnèrent du cor et s'appelèrent entre eux. Mon père se mil à courir,
le chiens le poui suivii'enl avec Ibi'ce ahoiemenls : il criait de peur et jeta
Arrêtez cet ;ine , assommez-le!
son lest plus d'une fois ; il s'en trouva plus lé,ner et échappa à ses enne-
mis. Vous venez de l'entendre, il avait été trahi d'une manière infâme
par son plus proche parent en qui il avait toute confiance. 11 manqua
d'y perdre la vie; car les chiens étaient si vites, que c'en était fait de
lui s'il ne s'était pas souvenu d'une caverne où il se glissa et où ses
ennemis le perdirent de vue. Il y a encore bien des gens qui se con-
duisent comme Hinzé s'est conduit jadis avec mon père; comment puis-
110
I.K IIKNAUI).
je r.iiincM" iM I hoiioivi? Il »sl vrai que j^ lui ai à moitié pardonné, mais
il (Ml rosle oiu'oro (|ucl(jue chose. Fout cela était reprisenté sur le miroir
a\ec (les lii^ui'cs cl des mots.
<i (^n \ \(>\ait (Micore un loiir de la lacon du Idiij). (jui montre sa
^. ^^ ""i^
""^^^^^
reconnaissance pour le Mcn (pTon lui a l'ail. Il avail (rouv('' dans un
pàturaw un cheval dont il m- ic-tnil (|ue les os ; mais il <'lait aiïamé :
il se jeta dessus comme un .iriouton. cl im os se mil en liaxcrs dans son
irosier. Il se trouvait foîl endiiurassc il ('lait dans nn mauvais cas. Il
onvova niessapre >ui" un-ssaL-e pour appeler les iiK'decins ; personne ne
put le secourir. (juoi(|u'il eût olfeil ii tous une grande récompense. A
la fin. il se présenta une i:rue avec un hi-ret rouiic sur la tète.
<! Le malade la supplia en v(>< termes : « Docteur. eiile\c/.-moi vite
" ma douleur ! je vous donne pour l'extraction de cet os loul ce (pie vous
« pouvez désirer, n La grue crut à ces belles paroles; elle fourra s(mi hec
avec sa tète dans la gueule du loup et en reliia l'os. (( .Malheureux ! »
hurla le loup, d tu me fais mal. Je soufTre I que cela ne t'arrive |)lus; je le
<« pardonne aujourd'hui. Si cétait un autre, je ne l'aurais |)as sujiporté
DIXIEME CHAIST. 111
« aussi j)n(i('miii('iil. — Soyez tiaïKjiiilIc, icpailil la .^rue, vous voilà
(( guéri ; donnez-moi la récompense que j'ai méritée, puisque je vous ai
u tiré d'aiïaire. — Entendez-vous ce f(ju ! dit le loup; c'est moi qui ai à
(( me plaindre; il demande une récompense, et il oublie la grâce que je
(( viens de lui Taire! Ne lui ai -je pas laissé retirer de ma gueule son
(( bec et sa tète sains et saufs? le drôle ne m'a-t-il pas fail souIVrir? Puis-
es qu'il s'agit de récompense, c'est moi vraiment (|ui devrais en exiger
(i une. » ^'oilà comment les fripons agissent avec leurs serviteurs.
(( Ces histoires et d'autres encore, sculptées arlistement, ornaient
le cadre tlu miroir avec maintes arabesques et des légendes en or. Je ne
ine trouvais pas digne d'un joyau aussi précieux, je suis trop peu de
chose ; je l'envoyai, par conséquent, à madame la reine. Je pensais
ainsi faire ma coui' à elle et à son auguste époux. Mes enfants, si jolis
garçons, furent désolés lorsque je donnai le miroir ; ils avaient coutume
de sauter et de jouer devant la glace, ils s'y regardaient avec plaisir, ils
s'amusaient à y voii' leurs queues qui leur descendent jus(]u'aux talons,
et souriaient de leurs petites frimousses. Malheureusement, je ne soup-
çonnais guère la mort de l'honnête Lanq^e, lorsque je lui conliai, ainsi
qu'à Bellyn, ces trésors sur la foi de leur serment; je les tenais tous
deux pour d'honnêtes gens ; je ne me ra})pelle pas avoir eu jamais de
meilleurs amis, ^lalheur à l'assassin ! Je veux apprendre quel est celui
qui a caché ces trésors. Tôt ou tard tout meurtrier est décomert. Si
quelqu'un ici, dans l'assemblée, pouvait dire au moins où sont ces tré-
sors et comment Lampe a été tué !
a Voyez, mon gracieux maître, il vous passe joui'nellement devant
les yeux tant d'affaires importantes , (|ue vous ne pouvez pas toutes les
retenir; mais peut-être avez-vous encore souvenir du service signalé que
mon père a rendu au vôtre dans cet endroit même. Votre père était
malade, le mien lui a sauvé la vie; et |)ourtant vous dites que ni moi ni
mon père ne vous avons jamais fait de bien. Daignez m'écouter encore, et,
permettez-moi de le dire, à la cour de votre père, le mien était comblé
de dignités en qualité de médecin. Il savait interroger les urines du
malade; il aidait la nature et il savait guérir toutes les maladies des
yeux et celles des organes les plus nobles , il connaissait les vertus de
l'émétique ; de plus, il était bon dentiste et arrachait les dents malades
en se jouant. Je comprends que vous ayez pu l'oublier; il n'y aurait là
rien d'étonnant, car vous n'aviez que trois ans. Votre père fut obligé
de garder le lit en hiver avec de si grandes douleurs , qu'il fallait le
I.K KKNAlin.
Ipvop ol le porfor. Il li( oonvofjiior fous los nuMlccins d'ici a Rome; tous
riiliiindonnÎMvnl. lùilin. il tMiNoya cIumcIum' mon prie. (|iii \\i sa délrosse
ot la i^ravilo tle sa mahulio. Mon jumv eu lui livs-|)(<iM(' ci lui dji : „ Mon
roi ,>( mon ^'racieux soicnour. avec (|ucl itoniicur je donnerais ma \ ic
ilt^!^îii!ii?'f'!'llliSS!
Votre père était malade, le mien lui a sauvé la vie.
« pour VOUS sauver! Laissez-moi voir voire urine dans un verre. » Le roi
fit ce que demandait mon père, mais en se j)iaii,M)ant que son étal ne
faisait qu'empirer (on avait représente' aussi sui- le miroir la i,'uérison
instantanée de votre père). Alors le mien dit. après mûre réllexion :
« Votre santé l'exige : décidez-vous sans retfnd a mani,'er le foie d'un
« loup âgé au moins de sept ans. Ne ménagez rien ! il s'agit de votre
" vie; votre urine ne demande fjuedu sang, déeidez-v(jus |)romplcment. ->
DIXIEME CHANT
J.e loup se trouvait dans le nMvle des courtisans et n'entendit pas ces
paroles avec plaisir. Votre pèi-e dit là-dessus : « Vous l'avez entendu^
« seigneur loup , vous ne nie lefuserez pas voire foie pour nie ii:uérir. »
« Le loup répondit : d Je n'ai (pie c\u(\ ans. 11 ne peut pas vous ser-
« \ir! — Que de paroles inutiles! répliqua mon |)rre; ce n'est pas cela
« ([ui peut nous arrêter : je verrai l'âge sui'-le-(!iaiii[) ii l'inspection du
« foie. » II fallut que le loup passât à l'instant inriiic ii la cuisine, et le
foie fut trouvé bon. Votre père le mangea inconlincnl ; il lut ^uéri sur
l'heure de toutes ses maladies.
« Sa reconnaissance en^'ers mon père fut grande ; chacun ii la cour
fut obligé de l'appeler docteur , il ne fallait pas oublier ce titre. Depuis
ce jour, mon père marchait toujours à la droite du roi. Votre père lui
lit cadeau, je le sais mieux que personne, d'une chaîne d'or avec une
barrette rouge qu'il devait porter devant tous les seigneurs; aussi tous
l'honoraient hautement. Mais, hélas! il n'en a pas été de même avec
son fils, et les services ont été bien vite oubliés. Les plus avides coquins
sont en faveur: le gain et l'intérêt sont à l'ordre du jour; la justice et
la sagesse sont méprisées. Des laquais deviennent seigneurs, et, comme
d'habitude, c'est le pauvre qui en pAtit. Quand de pareilles gens arrivent
au pouvoir, ils frappent à tort et à travers sur le menu peuple, ne son-
geant plus d'où ils sont sortis ; ils ne pensent qu'à tirer leurs épingles de
tout jeu. Parmi les grands, il y en a beaucoup de cet acabit-là. Ils
n'écoutent aucune supplique, \\ moins qu'elle ne soit richement accompa-
gnée d'un présent, et lorsqu'ils ajournent les solliciteurs, cela veut dire:
(( Apportez ! apportez une fois, deux fois, trois fois ! » Ces loups avides
gardent les meilleurs morceaux pour eux; et, s'il fallait, en perdant
peu de chose, sauver la vie de leur maître, on les verrait hésiter. Le
loup ne voulait-il pas refuser son foie pour guérir le roi? et qu'est-ce
que le foie? Je le dis franchement, vingt loups perdraient la vie et le roi
et la reine conserveraient la leur , il n'y aurait pas grand mal ; car une
mauvaise semence, que peut-elle produire de bon? A'ous avez oublié ce
qui s'est passé dans votre enfance ; mais je le sais parfaitement comme
si c'était arrivé hier; l'histoire était représentée sur le miroir suivant le
désir de mon père ; des pierres précieuses et des arabesques d'or en fai-
saient la bordur,e. Je donnerais ma fortune et ma vie pour retrouver ce
miroir !
— Reineke, dit le roi, j'ai entendu et compris tout ce que tu viens
de raconter. Si Ion père a été un grand personnage à la cour et a rendu
15
lU LE IIKNAHD.
lanl (le services . il doit y avoir bien loni^teinps de cela; car je ne me
le rappelle pas, cl personne ne m'en a parlé. Au contraire, j'ai les
oreilles reltaltues de tes (ails et i^estes; lu (>s toujours en jeu, à ce que
j'entends dire du moins. Si c'est à tort et si ce sont de vieilles his-
toires, j'aiuïcrais une fois entendre parler de toi en bien, une fois par
hasard; cela ne se rencontre pas souvent.
— Seigneur, repondit I'kmikMvC. lii-dessus . je puis bien m'expliquer
devant vous; car c'est de moi (pi'il s'ai;it. Je vous ai Htit du bien h
vous-même! ce n'est pas poui' vous le rcprocluM' ! Dieu m'en j)i'éserve!
Je ne lais (jue mon devoir en vous servant de toutes mes forces. Certai-
nement, vous n'avez pas oublié l'histoire. Un jour , j'avais été assez
heureux pour attraper un |)()rc avec Iseni^rin ; il se mit à crier, nous
l'égorireàmes. Vous vîntes à passer en disant, avec force plaintes,
que votre femme vous suivait et que, si (|uel(|u'un voulait partaiJi;er
quelques morceaux avec vous, vous en seriez bien aises tous les deux.
« Cédez-nous quelque chose de votre capture , » dites-vous alors. Isen-
grin dit bien ; « Oui! » mais dans sa barbe, de façon à être à peine
compris. Pour moi. je répondis : « Seigneur! qu'il soit fait selon votre
« volonté, et, (juand notre butin serait au centuple, dites, qui doit faire
11 le parta.^e? — Le loup, » répontlites-vous. Jscngrin s'en réjouit fort;
il partagea comme d'habitude, sans honte ni remords, et vous en donna
un quart, l'autre quart à votre femme, et se jeta sur la moitié {)u'il se
mit à dévorer, après ra'avoir jeté, outre les oreilles, le nez et un mor-
ceau des poumons; il garda tout le reste pour lui, vous l'avez vu. Il
montra là peu de générosité. Vous le savez, mon roi, vous eûtes bientôt
mangé votre part; mais je remarquai que votre faim n'était pas apaisée;
Isengrin n'en voulait rien voir, il continuait à manger et à engloutir
sans vous offrir la moindre des choses. Mais vous lui avez applique avec
vos pattes un tel coup sur les oreilles, que sa peau en porta les marques;
il se sauva avec la nuque en sang et des bosses à la tète en hurlant
de ^douleur, et vous lui avez crié ces paroles : « Reviens et appiends
« à rougir! si lu fais encore les parts, tache de les faire mieux; sans
(1 cela, je te l'enseignerai. Va-t'en niaintenant et rapporte-nous encore à
« manger. — Seigneur, le conunandez-vous? ré[)liquai-je. Dans ce cas,
«1 je vais le suivre et je suis sûr de vous raj)pr>rter quelque chose. » Cela
vous plut. Isengrin se conduisit alors comme un maladroit; il saignait,
soupirait et se plaignait; mais je le poussai en avant, nous chassâmes
ensemble et prîmes un veau. C est une nouiriture (|ui vous plait. Quand
DIXIEMK CHANT. 115
nous rapportâmes, il se trouva (|u"il était i^ras; vous vous luîlos à sou-
rire et à dire à ma louange maintes paroles amicales; vous prétendiez
que j'étais un excellent pourvoyeur en cas de détresse, et vous me
dîtes, en outre, de partager le veau. Je dis alors : « La moitié est à
« vous et l'autre moitié est à la reine; ce qui se trouve dans le corps,
« comme le cœur, le foie et les poumons, appartient, comme de raison,
<( à vos enfants; je prends pour moi les pieds, que j'aime à ronger; le
(( loup aura la tête, c'est un morceau délicieux. » Après avoir entendu
ces paroles, vous répliquâtes : « Dis-moi qui t'a appris à partager
« avec tant de courtoisie . j'aimei'ais à le savoir, d Je répondis : « Mon
« maître n'est pas loin; car c'est le loup qui, avec sa tète rouge et sa
« nuque sanglante, m'a ouvert l'intelligence. J'ai fait grande attention à
« la manière dont il partagea ce matin le jeune porc et j'ai conqjris le
(( tort <run pareil })artage. Veau ou cochon, je trouve que ce n'est pas
« dillicile et je ne serai jamais en ftiute. » Le loup ne recueillit que de la
honte et du donunage de sa voracité. Il y a assez de ses pareils ; ils
d('voi'ent tous les fruits de la terre, avec les vassaux eux -mômes. Ils
détruisent tout bien-être; on ne peut en attendre nul ménagement,
et malheur au pays qui les nourrit !
(( Voyez, sire, c'est ainsi que je vous ai maintes fois honoré. Tout
ce que je possède et tout ce que je puis acquérir, je le consacre avec
bonheur à vous et à votre reine; que ce soit peu ou beaucoup, vous en
avez la meilleure part. Rappelez-vous l'histoire du veau et du porc, et
vous verrez où se trouve la vraie fidélité. Et Isengrin voudrait se mesu-
rer avec Reineke ! Cependant, hélas! le loup est le premier en dignité
et il opprime tout le monde. Il ne s'inquiète guère de votre intérêt; en
tout ou en partie, il sait profiter de chaque chose. Aussi c'est lui et
l'ours que l'on écoute, et la parole de Reineke est en petite estime!
« Seigneur, il est vrai, on m'a accusé et je ne reculerai pas; car il
faut que j'aille jusqu'au bout et je le dis à haute voix : Y a-t-il quel-
qu'un ici présent qui se fasse fort de prouver son dire? Qu'il vienne avec
des témoins; qu'il s'en tienne à la cause et mette en gage sa fortune,
son oreille, sa vie, dans le cas où il perdra. J'offre d'en faire autant.
Telle a toujours été la jurisprudence : que l'on procède encore ainsi
aujourd'hui, et que le procès tout entier, le pour et le contre, soient
fidèlement consignés et examinés; j'ai le droit de le demander!
— Quoi qu'il en soit, répondit le roi, je ne puis et ne veux rien
changer aux formes de la justice; je ne l'ai jamais souffert. Tu es, il
116 i.i: i!i:\\i; 1).
est vrn'x . véhonuMiUMntMil soiiijromu' davoii' pris pni'l an numi'lri» de
Laïupo. mon lidMf iMt'ssai;oi'. Je l'aimais I)(MU(()II[) : sa poi'lc ma l'U'
sensible, et je fus exlivmemeiil alllii^c de voir sa Irle san.i;lanle sortir
de la besace. HellMi. son iiuvlianl compai^non , en porta la peine sur-
le-ehamp; p(^ui' toi. lu peux contimicr à le di'fendre. suivant les formes
judieiaires. Quant à ee (pii me conceine personnellement, je pardonne à
Reineke , ear il m'a eh» fidèle dans maintes circonstances dilliciles. Si
qiiehju'un veut porlei' iMicore plainte conli'c lui. nous sonunes prcls à
l'entendre : (piil produise des tiMuoins irréprochables et soutienne en
forme l'accusalion contre ]{einek(^. il est là à sa disposition! »
ReinelxC dit :
« Sire, .urand merci! vous écoulez tout le monde et chacun jouit
des bienfaits de la loi; permettez-moi de vous allirmer par ce qu'il y a
de plus sacré que c'est la tristesse dans l'àme que j'ai dit adieu ii Bellyn
et à Lampe; je crois que j'avais un pressentiment de ce (pii devait leur
arriver à tous les deuv; car je les aimais tendrement. »
C'est ainsi que Reineke ajjprètait avec art ses discours et ses récits.
Tout le monde y croyait; il avait décrit les bijouv avec tant de i>;râce ,
son attitude était sii:;rave. qu'il parut dire la vérité; on alla même jus-
qu'à vouloir le consoler. H tionipa ainsi le roi. à (pii ces joyaux plai-
saient : il aurait bien voulu les |)o.sscder.
« Allez en paiv, dit-il it Reineke; voyai;ez et cherchez au loin it
retrouver r(^ (jue nous avons pi-rdu. i'^aites tout ce (jui est en votre pou-
voir; si vous avez besoin de mon secours, il est à votre .service.
— C'est avec i^ratitude , répondit Reineke, que je reconnais celle
grâce; ces paroles me relèvent et me rendent l'espoir. Le châtiment du
crime est votre plus haute préroi^ative. L'affaire me paraît obscure,
mais la lumière se fera. Je vais m'en occuper avec le plus jL^^rand zèle,
voyager nuit et jour et intciroirci- loul le monde. Quand je saurai
où sont ces bijoux, si je ne puis pas les reconquérir moi-même, à
cause de ma faiblesse, je vous dr-manderai du secours; vous me
l'accorderez et nous réussirons. Si je suis assez heureux jjoui' vous
rapfKjrter ces trésors, mes peines .seront enfin recompensées et ma
fidélité justifi(*e. »
Le roi l'entendit avec plaisir et applaudit à tous les men.songes que
Reineke avait tissus avec tant d'art; toute la cour y ajouta foi égale-
ment ; il pouvait donc s'en aller voyager où bon lui sendjlait et sans en
demander la permission.
DIMKMK CIIWT.
117
Miiis ls(Mi,m'iii lie |)iil |);is se conti'iiir plus loiii^loiiips . o( , JU^Miiçant
(les iIcMils , il sWriii :
'( Sire! voilii (loue (juc vous ci'onc/. cucoi'c ce brii^aiiil (|ui vous a
(K'jii lutMili (ltMi\ ou (rois lois! Qui ut'U soi'a pas ('loiiiK'? Ne vou'z-
vous pas (pic ce Iripou nous li'oinpe et nous ruine (ous? Jamais il ne
(lit la vérité e( il ne pense (piii faii'e (l(\s luensoniics. Mais il ne m'échap-
pera pas ainsi; il laul (pie vous appreniez ([u'il est un voleur et un
perlicle. Je sais trois grands méfaits (pi'il a commis; il ne m'échap-
pera pas, dussions-nous nous battre. Il est vrai que l'on exii^e de n(m>
des témoins; mais à quoi bon^ quand nuMue ils seraient ici pour parlei'
et témoi,ii:ner durant toute la journée, cela ne servirait h rien. Il nCn
ferait jamais qu'à sa tète. Souvent il n'y a pas de témoin à ciler; alors
il faudrait donc permettre au criminel de jouer ses tours comme si de
rien n'était? Personne n'ose souiller un mot. Il diffame un chacun et
tout le monde a peur de lui. Vous et les vôtres, vous vous en ressenti-
rez tous ensemble. Aujourdluii. je le tiens, il ne pourra m'éviler, il faut
(piil me rende raison; il n'a qu'à se défendre. »
ONZIEME CHANT
Le Imip oxposo l.> nii'-cliant tmir quo lui a join' Rcinckc. — Ci'lui-ci ija-sonto sa jusiidration.
— La louve portf plainte de son roli'-. — Le loup finit par jrtcr à r.ciiickc le k""' <'''
combat. — Heineke accepte le défi. — La •iiicnon lui doiine dis instiiicticins |iiim' le faire
sortir vainqueur de la liie.
Isoni:rin le loup continua do porter plnintp en cos termes :
« Vous allez voir, sire, comment Heineke, qui a toujours été un
crKjuin. l'est encore et ne dit d'inlàmes mensonges que pour me désho-
norer, moi et ma famille. Tl m'a toujours voulu couvrir de honte, moi,
et ma feunne encore plus. C'est ainsi qu'un jour il lui avait persuadé
de traverser un étani; par un ifué marécat^eux ; il lui avait promis de
lui faire prenfhT beaucoup de poissons; elle n'avait qu'à plonger sa
queue dans l'eau , l'y laisser , et tous les poissons devaient venir s'y
prendre en telle quantité, que quatre personnes comme elle ne pour-
raient pas tous les manger. Elle traversa l'étang à gué d'abord, puis à
la nage vers la fin, près de la Bonde; là, l'eau était plus prof(jnde, et
ce fut à cet endroit qu'il lui dit de laisser pendre sa queue. Vers le
soir, le froid devint intense et il se mit à geler furieusement, de sorte
qu'elle pouvait à peine y tenir. Dans le fait, sa queue ne tarda pas à
être prise dans la glace. Elle ne pouvait pas la remuer; elle s'imaginait
que c'étaient les poissQns qui la rendaient si lourde , et que la péclic
avait réussi. Reineke, le misérable voleur, le remarqua, et se mit à
ONZIKME CHANT. 119
faire ildi i^orufes chaudes en voyant le succès de son indii^ne fourberie.
Mais il me le payera avant de sortir d'ici! Ce crime coûtera aujourd'hui
même la vie à l'un de nous deux, tels que vous nous voyez, car il ne
s'en tirera pas avec de belles paroles; je l'ai j)i'is moi-même sur le fait. Le
hasard m'avait amené sur une colline de ce côté-lii ; j'entendis crier au
secours! (^est un miiacle, vraiment, (jue je n'en aie pas eu le cœur
brisé! « Ueineke, m'écriai-je", (ju'as-tu fait? » 11 m'entendit et se sauva.
Alors je me dirii^eai vers l'étang, le cœur serré de tristesse; il me fallut
le traverser, geler dans l'eau froide , et je ne pus (ju'à grand'peine cas-
sei' la glace pour délivrer ma femme. Hélas! cela n'alla pas tout seul!
elle dut tirer avec force , et il resta un quait de la queue pris dans la
glace; ellle se mit à hurler tout haut de douleur; les paysans l'enten-
dirent, sortirent du village, nous découvrirent et s'appelèrent entre eux.
Us accoururent par l'écluse avec des piques et des haches, les femmes
avec leurs ([uenoiiilles, tous faisant grand tapage: " Prenez! frappez!
« tuez! » ci'iaient-ils entre eux. Je n'eus Jamais si grande frayeur de ma
vie. Girmonde l'avoue aussi. Nous eûmes toutes les peines du monde à
nous sauver en courant : notre poil fumait. Il vint un petit garçon, un
dial)le d'enfant, armé d'une pi(|ue et léger à la course, ({ui nous pour-
suivit et manqua nous faire un mauvais parti. Si la nuit n'était pas
venue, nous serions restés sur la i)lace. Et les femmes, ces vilaines sor-
cières, criaient que nous avions mangé leurs brebis; elles auraient bien
voulu nous prendre et nous poursuivaient d'injures. Mais nous nous
dirigeâmes de nouveau vers l'eau, et nous nous glissâmes dans les
l'oseaux; une fois là, les paysans n'osèrent plus nous poursuivre, car
il était nuit. Ils retournèrent chez eux. Nous échappâmes ainsi bien
juste. Vous le voyez, sire, trahison, mort et violence, voilà les crimes
dont il s'agit, et vous les punirez sévèrement. »
Lorsque le roi eut entendu cette accusation, il dit :
« II en sera fait justice selon la loi, mais écoutons lii réponse de
Reineke. »
Et Ueineke parla ainsi :
» Si l'histoire était vraie, celte affaire me rapporterait peu d'hon-
neur. Dieu me préserve, dans sa miséricorde, qu'il en soit comme il
le prétend! Cependant, je ne veux pas nier avoir appris à sa femme à
prendre des poissons et lui avoir montré le meilleur chemin pour tra-
verser l'étang. Mais elle y mit tant d'avidité, aussitôt qu'elle entendit
parler de poisson, qu'elle oublia le chemin, la modération et mes leçons.
120 l^K HKiNAHI).
Si ello est resléo priso lîmis la ijlaco. c'esl (ju'ollo a allcndu trop loni»-
f(MU|is; car. si elle avait ivlin- sa (iiioiie ;i l(Mn|)s, cWc oui pris assez de
poissons poui" fairt' un (iclii-icux r(>i)as. IVop (i'aiiibilioii miil loiijoiirs.
Ouanil le vœuv sliabiliio ;i rintcmperancv. il se prépare bien des l'e.mvls.
(lelui (pii a l'esprit de i^ioiilonnei-ie ne vit (pie dans la ded'esse; personne
ne le rassasie. Dame (iinnonde l'a éprouve, loiscpreile fui piise dans
la ijlaee. Mais elle est peu reconnaissante de tous mes soins. NOilii donc
ce (pie je retire du seeours honnête (jui> J(> lui ai prèle! car je poussai et
cherchai de toutes mes forces i» la soulevei'. Mais elle ('lait troj) lourde
|)our moi. et c'est (huis celle occupation (pie me trouva Iseni^rin. (jui
passait sur Tautre bord. Il se mit à criei- cl ii jurer si furieusemenl. (pie
vraimenl je fus saisi de peur en iMitendaiil ce beau l'cmercîmcnt ; une.
deux et trois fois il m'adressa les plus horribles mak'diclions , et se mil
a crier, (^irart' par la colc're. Je me dis : k \ a-l"en sans plus tarder; il
u vaut mieuv coui'ii' (pie mourir, d Je lis bien, car alors il m'eut déchiré.
Quand deux chiens se mordent pour un os . il faut bien cpie l'un dos
deux perde. C'est pourquoi il me semble (pie le meilleur parti à prendre
élail d'éviter sa colère et son éii:aremont. Il était furieux et il l'est
encore, cpii peut le nier? Interrogez sa femme. Qu'ai-je aiïaire avec un
menteur comme lui'.' car aussit(')t qu'il vit sa femme prise dans la i,dace,
il se mit à crier et ii jurer, et l'aida à se détacher. Si les paysans se
mirent après eux. c'est pour leur |»lus irrand bi(Mi ; car de cette façon leui"
sani; fut mis en mouvement et ils ne £<elèrent j)lus. Qu'_\ a-l-il à dire
encore? Interrroi^'ez (jirmonde elle-mcme; elle est là. Et, s'il avait dit
la vérité, elle n'aurait pas maïupic de se plaindre elle-m('me. En tous
cas. je demande un dchii d'une semaine pour paiier ii mes amis de la
réponse qui est due au loup et ii sa plaiiile. »
(jirmonde dit alors :
« Dans toute votre personne et dans toutes vos actions, il n'y a que
friponnerie, «fjmme nous le savons bien, tromperie, malice, dissimula-
tion, effronterie. Qin se fie à vos discours captieux est sur de s'en trou-
ver mal a la lin; vous ne vous servez jamais (|ue de paroles entortillées
et fausses. J'en ai fait l'épreuve dans le jaiils. Deux seaux y sont sus-
pendus. Vous vous étiez mis. j(" ne sais pour(|uoi, dans l'un d'eux, et
vous étiez descendu au fond; mais vous ne |)ouviez j)lus icmonter et
vous étiez dans une i.'rande détresse. Je passai jirès du puits, au matin,
et vous demandai qui vous y avait descendu. Vous me dites : « Vous
« arrivez bien à propos, chère commère; je suis lf)UJoiii> |)ièt ii vous faire
ONZIEME CHANT. 121
« pioliler (lo loiiU's mes bonius ;uil);iines. Mettez-vous dans le seau (|ui est
« lii-haut, vous tleseencliez et vous inani;erez iei des poissons tout votre
« soûl. » C'est i)Our luon inallieui' (jue je |)assais par lit; ear je vous crus
l()rs(|ueje vous eiileiidis jui'er (pie vous aviez niani^é tant de poisson,
(jue vous en aviez mal au ventre. Sotte (jue j'étais! je nie laisssai
séduire et me mis dans le seau; il descendit, l'autie lemonta; nous
MOUS l'eneonli'àmes. Cela me parul bizarre. Je vous dis, pleine d'élon-
nement : « Qu'est-ce ([ue cela veut dire? » Vous me répondîtes : a Mon-
<( 1er et descendre, c'est ainsi que cela se passe ici-bas. C'est précisément
u ce (jui nous ai'rive à tous deu\ : voilà le tiain du monde. Lv<, uns sont
« abaisst's, les autres sont élevés, chacun suivant ses mérites. » Je vous
vis sortir du seau et vous en aller en courant, tandis (|ue je restai au
fond du j)uits et qu'il me fallut atlendie tout le joui' et recevoir force
coups avant d'en sortir. Quel([ues paysans s'étant approchés de la fon-
taine m'aperçurent. En proie à une faim terr'ible, dévoi'ée de tristesse
et de fra\eur, j'étais dans un état pitoyable. Les paysans se dirent entre
eux. : <( Regardez donc, voilà dans le seau, tout au fond, l'ennemi (jui
H décime nos tr()ui)eaux. — Uemontons-le, dit l'un d'eux. Je me tiendiai
« prêt il le recevoir, au bord du puits, il nous payera nos brebis! ) La
manière dont je fus reçue fut lamentable. Les coups plurent sur ma peau ;
ce fut le jour le plus triste de ma vie; à peine échappai-je à la mort. »
Reineke dit alors là-dessus :
<( Sonijfez bien au\ consé(iuences, et vous trouverez certainement
([ue les coups vous ont fait du bien. Pour ma [)art, je préfère m'en
passer, et, dans cette circonstance, il fallait (jue l'un de nous deux
fut battu : impossible de nous en tii'er ensemble ! Si vous voulez y faire
attention, cela vous servira de leçon, et, à l'avenir, en pareille cir-
constance, vous ne vous fierez à personne si légèreme«t. Le monde
est plein de malice.
— Oui, répliqua le loup, on n'a pas besoin d'autre preuve! Per-
sonne ne m'a plus oirensé que ce traître- là. Je n'ai pas encore raconté
le tour qu'il m'a joué une fois en Saxe, parmi la gent des singes. 11 me
persuada de me glisser dans une caverne oii il savait bien qu'il m'arri-
verait du mal. Si je n'avais pas pris la fuite rapidement, j'y aurais
laissé mes yeux et mes oreilles. 11 m'avait dit auparavant, avec des
paroles insinuantes, que je trouverais là sa cousine, c'est-à-dire la
guenon. J'échappai au piège et il en fut désolé. C'est par malice qu'il
m'avait envoyé dans ce nid abominable , qui me fit l'eflèt de l'enfer. »
\'22 l'I^ UKNAUI».
Uoinoko ivponilit (IcxaiU loiili^ l;i cour :
. IstMV^i'iiï |»;»rl(' Idiil (le IraMMs. Assiirciucnl . il na \)\\> sa h^lc.
(Juil raconte plus l'IaiiviiuMil ce (|u"il \cu\ dire iU' la i;ucii(m. Il \ a
ilcu\ ans ol dcnii (ju il pai'lil pour la Sa\c. aliu (In iiicnci" Joncusc \ic;
je \'\ suivis. Voilii iv (jui est vrai; le risle est un niensoni^e. Les .:4cns
il'iui il paii(> n'elaieul pas des sin.:uMS. c'elaieiil des loups iiiaiins; el
jamais je uo les reconnailrai pour uics parenls. .Martin le siniio el dame
lUulenau sont mes jtarents; j'honore lune connue ma cousine el
l'aulre comme mon cou>in . o\ je m'en \ante : il est notaire et e\|>ert
(<n droit. Mais ce nuiseiuirin raconte de ces crealures-lii . cCsl assuré-
ment pour se mo(juer de moi; je n'ai rien à faire avec eux. el ils nOnI
jamais été mes par(>nls. car ils ressend)lenl au diable (renier. Si j'ai
appelé cousine cette vieille horreur, je lai bien lail exprès. Je n'\ ai
rien perdu, je dois le c()ntesser; elle me Iraila fort bien. Sans cela, elle
aurait |)U soniier à metouller.
(( Voyez-vous, messei.nneurs, nous avions quille le i^rand chemin,
et. en passant derrière une monlai.Mie. nous dinouvrîmes une caverne
sondire et profonde. Isenjurin, connue dhabilude. mourait de faim. Oui
la jamais vu. même alors, rassasié à sa fantaisie? Je lui dis : d 11 doit
u V avoir à nian.uer dans celle caverne; je ne doute |)as (pie ses habitants
<( ne (i.u'la.ijcnt a\('c n<»us. Nous sei'ons les bienxcnus. » lsen,i;rin me
réjKMidil : « Je vais vous attendre sous cet arbre; nous êtes de toute
<i fa(;on plus adroit (\uo moi à faire de nouvelles connaissances; cpiand
0 on vous donnera à mani^er. vous me le ferez savoir! d (Test ainsi
(jiie le frip(jn soni;eait. a mes riscjues el périls, à attendre les évé-
nements; ixnn- moi. j'entrai dans la caverne. Je traversai en frémissant
un (-((iTidor lon.i: el toi'tueux (pii n"en Unissait pas. .Mais cpii tr'ouvai-je
dans le f«jnd '.* Je ne voudrais |»as, ponitoul Tor du monde, avoir encore
dans ma vie une frayeur pareille. Onelle nichée d a tireuses bètes de
toutes i.'randeurs! el la mère |)ar-dessus le marché! je crus que c'était
le diable. Elle avait une irueule enoiine i^ar'nie de d(nUs affreuses, de
lon.uues L'riffes aux mains et aux pieds, et, par deiricre, une i;i'ande
(jueue au bas du dos. Je n'ai jamais rien \u d aussi ('pouvantable! Ses
I)Ciits. tout noirs, ressemblaient a autant de jeunes spectres. Klle me
jeta un reiiard effroyable. " Je \oudrais bien ('•Ire loin dici, " me
disais-je tout bas. Elle était [)lus .grande (|u l>en,i-'rin lui-même, el
queUpics-uns de :ii^> petits avaient pres(pie la même l;ulle. Toute celle
vilaine famille était couchée sur du foin |)ouiri el couveite de boue
ONZIEME CHANT. 123
iiis(|ir;iu\ oi'cillt'S; on rcspii'iiil une |HiiinltMir plus lorlc (jiic celle <le la
|)oi\ (rcnfor. A dire M'ai, celle sociélé ne nie |)liil iiuèrc ; car elle elaU
li'oj) nonibrcnisc cl jcHais loiil seul, lis laisaienl (\r< i;i'iniaces lioiiiltles.
Alors j'inventai el j'essayai d Un evpedieiil ; je les saluai do mon mieux
el me pr'i'senlai comme une connaissance el un ami. .le dis cousine ;i la
vieille el cousins aux enlanls. el irépari^iiai pas les paroles : u Que
(( Dieu vous donne des jouis loni;s et heureux! Sonl-ce l;i vos enfanls?
(( Vraimenl. je ne dcMais pas le demander; ils me ravissent! Dieu du
«.ciel! conmie ils sont i;ais, comme ils sont gentils! on les prendrait
(( tous |)our des lils d(> roi ! Louée soyez-vous d'avoir augmenté notre
« famille de si dignes rejetons; je m'en réjouis extrêmement! Je me
(( trouve bien heureux d'avoir de pareils eousins, car, dans les jours de
« détresse, on a besoin de ses ])arents. » Lorsque je lui fis tant d'hon-
neur, bien malgré moi, elle me reçut avec les mêmes égards, me traita
d'oncle et fit connne si elle luc connaissait, (pioique nous ne fussions
nullement parents. Cependant il n'y avait pas de mal cette fois-là à
rappeler ma cousine, .le suais de peur en attendant; mais elle me
répondit alTectueusement : (( Reineke, mon cher parent, soyez mille fois
« le bienvenu! Conunent vous portez-vous? .le vous serai obligée toute
« ma vie de cette visite; vous enseignerez la prudence à mes enfants,
« afin qu'ils arrivent aux honneurs. »
« C'est ainsi (pTelIc me parla; voilà ce que j'avais amplement
mérité par quelques paroles en l'appelant ma cousine et en voilant la
vérité. Pourtant j'aurais l)ien voulu être dehoi's. IMais elle ne voulut
pas nie laisser partir et me dit : <( Vous ne vous en irez j)as que je
<( ne vous aie traité, l^estez. et laissez-vous servir! » Elle m'apporta
des aliments en quantité; j'aurais vraiment peine à les nommer tous
maintenant; j'étais étonné on ne peut plus de les voir approvisionnés
de la sorte : poissons, chevreuils et bonne venaison; je mangeai de
tout, je le trouvai excellent. Lorsque j'eus festiné a mon appétit, elle
apporta, en oulie, un morceau de cerf qu'elle me chargea de porter
chez moi. à ma famille, et je leur dis adieu. « Reineke, » me dit-elle
encore, venez me reroir. » .l'aurais promis tout ce qu'elle aurait
voulu ; je fis en sorte de m'en allei'. Ce n'était pas un grand régal pour
les yeux et pour le nez : un peu jjIus, j'en serais mort.
(( Je m'en allai en courant le long du souterrain, jusqu'à ce que
je fusse arrivé à l'arbre près de l'entrée. Isengrin était là à geindre;
je lui demandai comment il allait; il me répondit : <( Pas bien, je vais
12^ LK MKNAKI).
(( mourir do faim! » J'on^; i^ilio do lui ol lui donnai lo morooau oxquis
(juo j'avais avoo moi. Il lo dovora avidomonl . mo l'omoroia l)oauc()U|) ;
mainton;inl . il la oiiblii". Oiiaml il oui Uni. il mo dil : (( A|)|)roi)o/.-m()i
(( (|ui lialtito dans oollo oavorno. Commont vous on o(os-vous trouve?
« l)ion ou mal? » .lo lui dis touto la vôrilô o( lui donnai toutos les
instruolions. o Lo nid n"ost pas hoau. lui dis-jo; on rovanoho, on y
u ii'ouvo doxoollonto nourriluro. Si vous dosiroz on avoir volro part,
« ontroz hardimonl. IMais. |)ai-dossus tout, liardoz-vous do diro la vérité
(( si vous vouloz avoir lout ii souhait; soyez sobro (\c vôritô, » lui rôpô-
tai-jo onooro. « cai' celui «jui dit toujours imprudominent la vérité ost
« porséouto partout où il se retire; il reste à l'écart, et les autres sont
(( invités. » Voilii conunonl jo lui dis d'y aller. Je lui recommandai do
diro. quoi qu'il ariivàt, d(' ces choses que tout le monde aime à
entendre, et alors ([u'il serait bien reçu. Sire, je parlais en toute con-
science. Mais il lit lout le contraire; et, s'il a attrapé quelques coups
à cette occasion, (ju'il les i>:ardo ! il n'avait (ju'ii m'imiter. Ses j)oils sont
ùiis. il osl vrai, mais il y a pou ik' sagesse dessous. Os ;^cns-l;i
n'estiment ni la prudonco ni la délicatesse d'esprit ; cotio race gi'ossière
de lourdauds no coimait nuUomont lo prix: de la prudence. J'eus beau
lui recommander d'être • économe (\c vérité dans cette circonstance:
<i Je sais bien ce qu'il y a ii l'aire. » mo l'époudit-il avec hauteur. Et d
entra au trot dans la caverne.
« Quand il \\\ au l'ond celte hoi'riblo roiiielle, il crut voir le
diable! et les enfants encore! 11 se mit h crioi' tout ébahi : « Au
a secours! Quelles sont ces horribles bêtes? Ces ètres-là sont-ils vos
« enfants? On dirait vraiment une engeance infernale. Noyez-les ! c'est
« ce qu'il y a de mieux à faire pour que cette engeance ne se répande
« pas sur la terre! Si c'étaient les miens, je les étranglerais. On
« pourrait prendre avec eux des diablotins; on n'aurait qu'à les lier sur
« des roseaux dans un marais, ces vilains et sales garnements! Oui,
« vraiment, on devrait les appeler des singes de marais, ce nom leur
« conviendrait bien! » La mère répondit aussitôt, tout en colère :
« Quel diable nous envoie ce messager? Qui vous a prié de nous dire
« des grossièretés? Et mes enfants, qu'ils soient beaux ou laids, que
« vous importe? Nous venons de quitter à l'instant même l{eineke;
'i c'est un homme plein d'expérience, il doit s'y connaître; il disait .à
« haute voix qu'il trouvait tous mes enfants beaux, bien faits et de
« bonne façon, et ([u'il était heureux de les reconnaître connue parents.
0 N Z I E M E C H A N T.
125
'( Voilii ce (|u'il nous a dit ici, à ccKo place, il n'y a pas une heure.
(( S'ils ne vous plaisent pas connue ;i lui. personne ne vous a prié
)) (le venir, vous le savez bien. » Isen.min lui deinanda à manger
sur-Ie-chanip : « Apportez, dit-il; sans cela, je vous aiderai à cher-
(( cher! A quoi bon tant de paroles? » Et il s'apprêta à toucher par
force à leurs provisions; c'était une malheureuse idée, car elle se jeta
sur lui, le mordit, lui déchira la peau avec ses grilles et le houspilla
d'importance; ses enfants s'en mêlèrent aussi en mordant et en égra-
tignant. Il se mit alors à hurler et à crier; tout en sang, et sans
se défendre , il s'enfuit à grands pas jusqu'à l'entrée de la caverne.
« Je le vis arriver couvert de morsures et d'égratignures , la peau
en lambeaux, une oreille fendue et le nez tout en sang; ils lui avaient
fait maintes bjessures et l'avaient mis dans un vilain état. Je lui
demandai s'il avait dit la vérité, et il me répondit : « J'ai dit ce que
« j'ai vu. Cette horrible sorcière m'a tout défiguré! Je voudrais qu'elle
12r) LK KKNAKI).
. fùl ici (leli(ii*s. l'Ile int> le piiyornil cher! Qu'on ditos-vous. Reineke?
., Avoz-vous jamais vu de pairils t'urauts. aussi laids, aussi inciliants?
'< Loi'stiuo je \e lui eus dil . c»' lui liui. je no IrouNai [iliis iiràcc dcvanl
<i SOS you\. ol jo luo suis mal liouxo dans son liou. — l^lcs-vous luu? »
lui iV|)(»ndis-jo. « Je nous a\ais l'ocommandi' loul lo conliairo. « .lai
Ition I honneur Ao vous saluer ( aurie/.-vous dû lui dire), clirro
« eousino. (ionunonl allo/.-vous? eommenl \oiil nos charmanls [xMils
:i onfants .' Jo me réjouis l)oaueou|i de revoir nies cliers ne\('U\. i:rands
« ol |HMits. " Mais Isen.ijiMn me dil : u Appelei" cousine celle m('i;ei-e.'
" el novou\ ces hideux onfanls? Que lo dialtle les emporlo! une paicille
" paronto nio fail horreur. Fi donc! cost une horrible racaille cpie ji'
- no veux plus revoir. '• Voilii poui'jpioi el conuni'ul il Cul >i malliaité.
Maintonanl. siro, c'esl ii vous de ju^Licr ! A-l-il raison de dii'o (juo je
l'ai Iraiii.' Il peul dire si ralTaire ne s"esl pas passi'o connue je la
raconte. »
Isouirrin loplicjua alors résolùmonl :
En vérité, nous ne viderons pas celte (|uerelle a\ec des paroles.
A quoi bon nous essoulller? Le bon droit est toujours le l)on droit, et
on verra ii la (in celui qui de nous deux le possède. Reineke. lu as
voulu payer daudace. (pril en soit ainsi! Nous condialli-ons l'un contre
laulre. ol tout s'arrani;era ! Vous no man(juo/ pas de paroles pour
raconter la i:rande faim que jai <'ue devant la demeure des sinires et la
irénérosite que vous eûtes al(»is de me donner ;i mani;er. Jo Noudrais
l>i«"n savoir avec quoi? Vous ne m'avez apporté (ju'un os, prol)ablement
vous aviez manijé la viande. Paitoul vous vf)us moquez de moi, et
dans i\o> termes qui touchent mon honnein-. Par d'inràmos mensonges
vous mavoz rjnidu suspect davoii- m('dit(' une conspiration contre le roi
el d'avoir voulu lui ôter la vie; tandis (juo vous lui faites briller je ne
sais quels trésors devant les yeux. Il ;iurait bien de la peine à les
trouver! Vous avez mystilie ma fenune. mais vous me le pa\-erez. Je
vous accuse de l/)Ules (o> choses; je combattrai pour d'anciens et de
nouveaux irriofs. ol je lo rf'fx'to. vous êtes un assassin, un liaître et
un v(»leur. Nous cond)atlrons à mort ; voilà assez do bavardages et
d'insultes ; je vous presonle im i;anl. connue loul appelant doit le faire;
recevez-le comme un L'airo. .Nous nous retrouverons bienlol. I.e roi l'a
entendu, tous les seii.'neurs aussi. J'espère fju'ils soroni témoins de ce
duel judiciaire; vous n'échap[)eroz pas jusrju'à ce que l'allaire soit enfin
décidée; alors nous verrons. "
ONZIEME CHANT. 127
Ilcineke pensa en lui-iiirine :
u 11 s'aijil ici de jouer sa lorliine et sa vie! Il est irrand de taille et
moi petit. Si je ne suis pas le plus foit eette fois-ei, toutes mes ruses
ne m'auront pas servi ii i^randChose. Mais attendons. Car. tout bien
considéré, c'est moi (pii a! lavaMlairc ; na-l-il pas dejii perdu ses
irrillés de devant? Si ce vieu\ l'on ne se calme pa>. il laut ii tout prix
(jue la cli(jse ne se passe pas comme il le désire. >>
Keineke dit alors au loup :
« Vous êtes vous-même un Irailie. lsen,:;rin , et tous les .uriels duni
vous voulez me charger ne sont ([iie des menson.2;es. \(jus voulez vous
battre? Eli bien! j'accepte le déli et je ne reculerai |)as. Il y a lon.::-
tenjps que je le désire ! Voici mon gant. »
Le roi reçut ces gages que les deux adversaiivs lui remirent liere-
mcnl. Il leur dit en même temps :
11 faut que vous me donniez caution ([ue V(jus ne manquerez
pas de vous présenter demain pour combattre, car je trouve vos
allégations confuses de paît et dautre ; on se perd dans toutes vos
histoires. »
Les garants d'Isengrin furent l'ours et le chat; ceux de Reineke.
son cousin Moneke. lils du singe, et Grimbert.
(( Reineke. lui dit dame Ruckenau, soyez bien tranquille; que
voire prudence ne vous abandonne pas. Mon mari, votie oncle, qui
est maintenant en route vers Rome, m'a enseigné jadis une prière
composée par l'abbé d'Avaletout. (]et abbé, entre autres faveurs, la
donna par écrit sur un j)archemin a mon mari, u Cette prière, » lui dit
l'abbé, « est très-ellicace pour les hommes qui vont se battre; il faut
« la réciter le matin a jeun, et durant tout le j(nn^ on est délivré de
« périls et de malheurs, à l'abri de la mort, des douleurs et (\es bles-
« sures. » Que cela vous rassure, mon neveu; demain matin, je vous
la réciterai; denmin malin, ayez donc bon courage et soyez sans
crainte.
— Ma chère cousine, lui répondit le renard, je vous remercie de
tout mon cœur; je n'oublierai pas ce service, mais je com[)le surtout
sur la justice de ma cause et sur mon habileté. »
Les amis de Reineke passèrent la nuit avec lui et chassèrent toutes
ses idées noires par de gais propos. 3Iais dame Ruckenau. plus que
tous les autres, était active et préoccupée du lendemain. Elle le lit
tondre de la tète a la (jueue; elle le lit oindre d'huile et de graisse
128
LE KEN.VIiL).
sur la itoilrine ol sur le vonliv; Hoineke so iiionlra i^ras, rond cl lernie
^u^ janilK's.
Elle lui «lit iMi outre :
« Écouli'/.-nioi v\ songez il (v (luo vous avez il faire; écoutez le
-^^ -v -Jl -^•^"i.Miv
Elle le Dt tondre de la tète à la queue.
conseil d'amis pleins d'expérience; il vous sera d'un grand secours.
Buvez vaillamment et retenez votre urine, et, quand demain matin
vous descendrez dans le cliamij clos, prenez-vous-y adroitement;
arrosez-en complètement le bout de votre (jueue et chercliez à en
frapper votre adversaire. Si vous pouvez lui en asperger les yeux ,
c'est ce qu'il y aura de mieux; il en perdra presfiue la \ue; cela
vous profitera et il en sera bien empêché. Il vous faut aussi dans le
commencement jouer la peur et vous enfuir lapidement contre le
vent. S'il v(jus |)OUi>uit, faites de la poussière avec vos pieds alin
ONZIKMK CHANT,
12<J
(le lui iviiiplir les yeuK de snble et (l'iinmondices. Saule/, jilois (\c côté,
cliidicz tous ses niouveinents, et, ([uand il s'essuieiii, prenez votre
avantaii:e et aspergez-lui de nouveau les yeu\ avec cette eau corrosive,
alin (;u"il devienne entièrenient aveu.i^Ic. (juil -ne sache plus oii il en
est et (|ue la victoire vous leste. iMon cher neveu, dormez quchjuos
instants, nous vous éveillerons quand il en sera temps. (lo|)endan(,
je \ais réciter sur vous, à l'instant même, les paroles sacrées dont je
vous ai parlé, et (|ui doivent vous lortilier. »
Et elle lui imposa les mains sur la tète en prononçant ces paroles :
(( /Ve/i7YC.s7 ii('(/iljiu(l (jcid .siini natiilcjU/i (hiiidiia iiicin Icdachs!
« Maintenant, adieu, vous voilîi invulnérable! »
L'oncle Grimbert en dit autant; puis ils l'emmenèrent coucher.
11 dormit tranquillement. Au lever du soleil, la loutre et le blaireau
vinrent éveiller "leur cousin. Jls le saluèrent amicalement en lui disant :
« Faites bien vos préparatifs! »
La loutre lui oflVit alors un joli canard, en lui disant :
« IMangez, je l'ai pris pour vous avec force bonds sur l'écluse de
Painpoulet; puisse-t-il vous faire plaisir, mon cousin!
— C'est une bonne étrenne. dit joyeusement Reineke; je ne fais
pas li d'un pareil morceau. Que Dieu vous récompense d'avoir songé
à moi! ')
Il déjeuna avec appétit, but de même et se dirigea avec ses parents
vers le champ clos, dans la plaine sablonneuse où devait avoir lieu le
combat.
-, riJ:'y
DOUZIEME CHANT
Le l'iii]) f't If roiiard clLsceiidciit dans l'aièiio. — Combat. — Kfim-ki' a dalxrtil lavaiitagi' ;
mais l«; loup le terrasse et II- soiiiiuc de se rendre. — Heinekc demamle merci. — Tout en
parlant, il ivprcnd adi'oitenient le dessus, et s'acliarne sur son enniiui vaincu. — Le roi
bau\e le loup d"unw mort inuninente, en (aisaut cesser le combat. — llrini ke est comiili' de
f.licitafi()n-<. — Le roi le fait chancelier.
Lorsque le roi vit Kciueke ijarailre ain.si dans. la lice, loul tondu
et, des pieds à la tête, oint d'huile et de graisse luisante, il se mit à
rire .sans tin.
(I Renard, qui t'a apjjris ce lour-la .' lui cria-l-ii. On a liicii r.iison
de l'appeler Reineke le renard; tu es toujours le iikmiic; partout et
toujours tu .sais te tirer d'aiïairo. u
Reineke s'inclina [jrofondémenl devant le roi , s inclina encore plus
devant la reine et descendit dans la lice dun f»as assuré. Le loup avec
ses parents s'y trouvait dc'jii ; ils sf>uhaitair'nt au renard une lin mi.sé-
rable; il entendit maintes paroles emportées et maintes menaces. Mais
Lynx et Léopard, les maîtres du camp, apportèrent les relirpies sur
lesquelles les deu\ combattants attestèrent la vérité de leur cause.
Isenifi'in jura avec véhémence et la menace dans les yeuv (jue Reineke
el<iil un traître, un volent', un assassin souille de tous les crimes j
DOLZIKMK CHANT. 131
convaincu de violiMice et d'adultère, faux en tout point; qu'il le
soutenait au péril de sa vie. Reineke jura, en revanche, qu'il n'était
pas coupable de tous ces crimes; qu'Isen.^rin mentait comme toujours,
se parjurait comme d'habitude, mais qu'il n'avait jamais pu faire de ses
menson.û^es une vérité et qu'il y parviendrait encore moins dans ce
jour.
Les maîtres du camp sY'crièivnl :
« Que chacun fasse son devoii! le \um droit va se montrer. »
Petits et grands quittèrent la lice pour qu'on pût y enfermer
les deux: condjattants. La guenon se mit à dire tout bas et vite à
Heineke :
'( Rappelez-vous ce que je vous ai dit; n'oubliez pas de suivre mon
conseil ! »
Reineke lui répondit gaiement :
<( Votre bonne exhortation redouble mon courage. Soyez tranquille ;
je n'oublierai pas en ce jour l'audace et la ruse qui m'ont tiré de tant
de périls où je me suis trouvé si souvent, alors que je risquais si
témérairement ma vie. Gomment ne me conduirais-je pas de même,
maintenant que je suis vis-à-vis de ce scélérat? J'espère bien le
confondre, lui et toute sa race, et faire honneur aux miens. Qu'il
mente tant qu'il voudra, je m'en vais l'asperger d'importance. »
En ce moment, on les laissa tous les deux seuls dans la lice et tout
le monde regarda avidement.
Isengrin, d'un air sauvage et furieux, étendit ses pattes et s'avança
la gueule ouverte, en faisant des bonds énormes. Reineke, plus léger,
évita le choc de son adversaire et inonda bien vite son balai de son eau
corrosive et le traîna dans la poussière pour le remplir de sable.
Isengrin croyait déjà le tenir, lorsque le perfide le frappa sur les yeux
avec sa queue et l'étourdit du coup. Ce n'était pas la première fois qu'il
employait cette ruse; beaucoup d'animaux avaient déjà éprouvé la
latale vertu de cet acide. C'est ainsi qu'il avait aveuglé les enfants
d'Isengrin, comme on l'a vu au commencement; maintenant, c'est
au père qu'il en voulait. Après l'avoir aspergé de la sorte, il sauta de
côté, se plaça contre le vent, agita le sable et chassa la poussière dans
les yeux du loup, qui se dépêchait, et de bien mauvaise grâce, de se
frotter et de s'essuyer, ce qui augmentait ses souffrances. Reineke, en
revanche, jouait adroitement de son balai pour atteindre encore son
ennemi et l'aveugler entièrement. Le loup s'en trouva mal, car le
132
LE RENAKD.
,vn;.nl pn.lila alors do son avanla.-o. Aussilùt (|U il vil les yeux do son
ennemi obscuiris do larmes doulouiviises. il se mit ii l'assaillir do ooups
vigoureux, à ro.iiraliunor. ii U^ mordiv ol (oujouis à lui asperi^or les
\ou\. Lo loup. pros(|uo >ins connaissanco. IVappail au liasai'd. ol
HoinoKo onliardi. lo raillait ou hn disaul :
^^'
« Sei.nnoui- loup, vous a\('Z dans le tniij.s dcvi-ic plus dimo
iimocenlo brebis et nianj^é dans votre \i<' j^lus d'uti animal irrépro-
chable ; j'espère que les autres seront <'ii |)ai\ doicMiavant; dans tous
les cas, il vous plaira de les laisser en pai\ d leur iMMiédictiou sera
Notre re<om|)ense. Votre âme i^airnera ii cette c(jnversion, surtout si
vous attendez patiemment la fin. Cette ff)is-ci , vous n'éc!.apperez pas
DOl'/l i:\IK cil. \ NI". 13?
(le mes nuiins. que vous ne m'ayez apaisé par vos supplications; dans
ce cas, je vous épariiiH'rai et vous laisserai la vie. n
Tout en lui disant rapidement ces |)aroles, Keineke tenait Son
adversaire par la ij^oviie et se croyait sur de le vaiucre. Mais Isengrin ,
plus fort (|ue lui , se démena l'urieusemenl et se dégaiî^ea en deuK
secousses, (^'pendant Reinelvc eut le temps de l'allraper à la lii^ui'e, de
le blesser cruellement et de lui arracher un œil de la tète; le sani^^ coula
le loni^ du ne/ ;i .iirands Ilots.
Keineke s'écria :
« Voilii ce que je voulais! j'ai réussi ! »
Le loup, tout en sanii:, se sentit défaillii'. .Afais la perte de son œil
le rendit furieux, et, mali^ré ses blessures et ses douleurs, il s'élança
contre Reineke, qu'il renversa par terre. Le renai'd se trouva alors
dans une triste situation et toute sa prudence lui était de [)eu d'
secours. Isengrin lui prit rapidement entre ses dents une de ses pattes
de devant dont il se servait en guise de main. Keineke gisait à terre
tristement; il craignait de perdre la main à I instant mrme et mille
pensées se croisaient dans son esprit, tandis ([u' Isengrin lui grognait
d'une voix creuse ces paroles :
« Brigand! l'heure de ta mort est arrivée! rends-toi à l'instant, ou
bien je te fais périr pour toutes tes perfidies. Je m'en vais régler ton
compte maintenant; cela ne t'aura pas servi à grand'chose d'avoir
gialtc' la poussière, d'avoir mouillé ta queue, d'avoir fait tondre ta
fourrure et graissé ton corps. JMalheur à toi maintenant ! tu m'as fait tant
de mal, tu m'as calouniié et éborgné. IMais tu ne m'échap[x?ras pas. »
Keineke se disait :
« Me voici dans un bien triste état; que dois-je faire? Si je ne me
rends pas, il m'égorge, et, si je me rends, je suis déshonoré à tout
jamais. Oui, je mérite cette punition; car je I ai trop maltraité, trop
grièvement offensé. »
Alors il essaya d'attendi'ir son adversaire par de belles paroles :
(( Mon cher oncle, lui dit -il. je deviendrai avec joie à l'instant
même votre vassal avec tout, ce que je possède. J'irai pour vous en
pèlerinage au tombeau sacré dans la terre sainte et dans toutes les
églises pour vous en rapporter des indulgences. Elles serviiont au salut
de votre âme et il en restera encore assez pour faire profiter aussi
de ce bénéfice votre père et votre mère dans la vie éternelle ; qui est-ce
qui n'en a pas besoin? Je vous vén^t'œ connne si vous étiez le pape et
13!, LE RENARD.
vous juiv. |)iir ce (|u"il \ a do plus saci'i'. d'rliv doitMiavanl entièroiuent
il vous avec tous li>s miens. Tous vous obcironi au preniier sii>no ; je
vous en tais senuont 1 .le nous ollVe eueor(> e(^ que je n'ai pas i)rouus au
l'oi lui-uiènie. Aeeeple/.-ie. vous serez, un jour le niaîlre du pays. Tout
ee que je sais eapturei'. je vous lappoi'lerai : oies, poulets, canai'ds et
poissons; avant dy touelier. je nous en laisserai le ohoix, ainsi qu'à
votre leninie et ;i vos entants. !)(> plus, je veilhM'ai sur votre vie pour
que nul mal ne vous advienne. On me dil malin et vous êtes fort; à
nous deux, nous pouvons l'aire de viandes choses. 11 faut nous allier;
l'un arme de la force (M l'autre de la l'use, (|ui pourra nous vaincre?
Nous avons tort de c-omlialtre l'un conli'c l'autre. Vi-aiment, je ne
l'eusse jamais fait, si j'avais |)U éviter ce duel d'une façon honorable;
mais vous m'avez provoqué et l'homieur me faisait une loi d'y répondre.
Cependant je me suis conduit poliment et je ne me suis pas servi de
toutes mes forces jjcndant la lutte. « Épari>:ner ton oncle, me disais-je,
<( est une action qui te fera honneur. » Si je vous avais détesté, vous
vous en seriez trouvé pis. Je vous ai fait peu de mal, et si, par mégarde,
je vous ai blessé à l'œil, j'en suis cordialement allligé. Mais ce qu'il y
a dheureux, c'est que je sais \m remède pour vous guérir et vous
m'en remercierez quand je vous l'aurai dil. Si votre œil ne revient pas,
une fois que vous serez guéri, il n'y aura rien de plus commode; vous
n'aurez qu'une fenêtre ;» feiiner quand vous voudrez dornn'r; nous
autres, nous avons le double de peine. Pour vous apaiser, tous mes
|iarents s'inclineront à l'instant même devant vous. Ma femme et mes
enfants, sous les yeux du roi et devant toute l'assemblée, viendront
\()\\> \w\er et vous conjurer de me pardonnei' et de me faire grâce de
la vie. Alors je confesserai publiquement que je n'ai pas dit la vérité,
que je vous ai calomnié et trompé de tout mon pouvoir. Je promets
de faire serment que je ne sais rien de mal sur votre compte et que
dorénavant je ne vous offenserai jamais. Quand avez-vous jamais rêvé
une satisfaction aussi f omplète que celle que je vous offre à cette heure?
Si vous me tuez, (juel profit en tirerez- vous? Vous aurez toujours à
craindre mes parents et mes amis; tandis (jue, si vous m'épargnez,
vous quitterez avec gloire et homirur le champ de bataille, vous
paraîtrez à tous de grand cœui* et de grand sens; car il n'y a rien de
>i grand que le pardon. Vous ne trouverez pas de sitôt une pareille
circonstance, profitez-en! Au reste, il m'est à présent tout à fait
indifférent dé vivre ou de mourir.
IJUUZIKMK CHANT. 135
— Perlido l'oiiiird, i'é[)()mli( le loup, conmic lu iiiiiierais à eu être
(juitlo ! IMais quand toute la terre serait d'or et que tu me l'ollrirais
pour rauyon, je ne le lâcherais pas. Tu m'as lait tant de fois de fauNL
serments, parjure que tu es! ii coup sùi'. si je te laissais aller, tu ne
me donnerais pas même des co(piilles d'œiil". J'estime peu ta lamille,
je l'attends de pied ferme et j'espère supporter sa haine sans trop de
peine. Toi (jui n'as de phiisii- ([u'au mal d'autrui, (pielles ne seraient
pas tes railleries, si je te délivrais sur tes belles promesses! Qui ne
te connaîtrait pas serait tronq:>é. ïii m'as épari^né aujourd'hui, dis-tu,
elfronté coquin! et n'ai-je pas perdu un œil? Scélérat, ne m'as-tu pas
déchiré la peau en vingt endroits? et m'as-tu laissé respirer seulement
lorscjue tu as eu l'avantage? Je serais bien fou d'être pour toi clément
et miséricoi'dieux [)our tout le mal et l'opprobre dont lu m'as couvert.
Traître! tu as déshonoré et ruiné ma femme et moi; cela te coûtera
la vie. »
C'est ainsi (|ue parla le loup. Pendant ce temps-là, son fri|)on
d'adversaire avait passé son autre patte entre les cuisses du loup. 11
le saisit par la j^au du ventre et se mit à la tirer et à la tordre
d'une façon cruelle. Le loup se mit à crier et à hurler d'une, façon
lamentable en ouvrant la gueule. Reineke retira bien vite sa patte du
milieu de ses dents et empoigna le loup îi deux mains, en tirant et
pinçant de plus en plus fort; le loup hurla avec tant de violence, qu'il
cracha le sang; une sueur froide inonda ses poils et il se roula de
douleur. Le renard s'en réjouit; maintenant, il espérait vaincre. 11 ne
le lâcha ni des mains ni des dents, et le lou[) tomba dans l'angoisse et
dans le désespoir ; il se regarda comme perdu. Le sang lui sortait des
yeux; il tomba sans connaissance. Le renard n'aurait pas donné ce
spectacle pour des montagnes d'or; sans lâcher prise, il tira et trama
le loup pour que tout le monde vit son état misérable, et se mit à
pincer, mordre et griller l'infortuné, qui se tordait dans la poussière
et ses propres ordures en poussant des hurlements étouffés avec des
convulsions et des gestes désespérés.
Ses amis poussèrent des cris de douleui' et prièrent le roi d'arrêter
le combat, si tel était son bon plaisir. Et le roi répondit :
« Si c'est votre avis a tous et votre désir, qu'il en soit ainsi, je ne
demande pas mieux. »
Et le roi ordonna aux deux maîtres du camp , Lynx et Léopard ,
d'aller trouver les deux combattants, lis entrèrent dans le champ clos
1:^0
i.K i{r.\.\i;i)
,.| (lii»'iil iiii xiiiiKiiiriir llfiiickc (|ii(' vcU\ >\\\\\>iu\ . cl (|ii(' le roi ilosirait
iirivUM' II- ittmlt;it cl lairc comm' le tliu^l.
.. 11 (lesiiv. jijt)ulcrciil-il>. i\uc nous lui rciVnv. xoln^ adviM'sairo en.
iuronlant la vie vui \aiucu: car >i lun de nous deux peiissail dansée
lii arroiiiureiil «-n fouU- au(..iir 'iu vaiii(|ii(i
duel, ce >eiait <lou. maire (U'< deux eotc-s. Vous ave/. ra\aiila.-<'! pelils
et urnwU. lout le monde la \u. Vous avez au>si pour nous tous les
seiimeurs le> plus braves. vou> l.-s a\e/ i:ai:nés pour toujours it votée
cause. »
ïîeineke dit :
DOUZIEMI': CHANT. 137
u Je ne sei;ii [);is un in,:;i';tl! C'est avoc plaisir (|iie j'obéirai au roi
cl (|U(' je leiai ce (|ui doit se laiiv; j'ai vaincu cl je ne deiiiantle rien
(le plus dans ma \ ie : «pie le roi me permcUe seulement de consulter
mes amis. »
Alors tous les amis de lleineke s'écricrcnl :
«< Nous sonuucs d'a\is (pi'il faut suivie la volonté du roi. »
Ils accoururent en foule autour du vain([ueur : tous ses parents, le
biaii'cau, le singe, la loutre et le castor. Il eut alors aussi pour amis la
martre, la belette, l'hermine, l'écureuil et beaucoup d'autres qui lui
étaient hostiles auparavant et naguère encore n'osaient pas prononcer
son nom; ils accoururent lous i)rès tic lui. Il se trouva alors avoir
|)oui' parents ceux qui l'accusaient jadis; ils venaient lui présenter leurs
femmes et leurs enltints, les grands, les moyens, les petits, et même
les tout petits : chacun le fêtait, le llattait; cela n'en linissait pas.
Dans le monde, il en est toujours ainsi. A celui qui est heureux
on souhaite santé et bonheur; il trouve des amis en foule. Mais celui
qui est tombé dans la misère n'a qu'à prendre patience. C'est ce qui
arriva en cette circonstance; chacun voulait avoir le premier rôle auprès
du vainqueur. Les uns jouaient de la flûte, les autres chantaient,
d'autres encore jouaient de la trompette ou des timbales. Les amis de
Reineke lui disaient :
« Réjouissez -vous ! vous avez jeté un nouveau lustre sur vous et
votre race dans cette journée ! Nous étions bien allligés de vous voir
succomber; mais la chance a tourné bientôt et par un cou[) de mailre. »
Reineke dit modestement :
« Le bonheur m'a favorisé. »
Et il remercia ses amis. Ils s'en vinrent tous a grand bruit, pré-
cédés par Reineke et les juges du camp. Ils arrivèrent ainsi devant le
trône du roi et Reineke s'agenouilla. Le roi lui ordonna de se lever et
lui dit devant tous les seigneurs :
« C'est un beau jour pour vous; vous avez défendu votre cause
avec honneur. En conséquence, je vous proclame quitte. Vous êtes
relevé de tout châtiment; je tiendrai prochainement, à cette occasion,
un conseil avec mes gentilshommes, aussitôt qu'Isengrin sera rétabli;
|)our aujourd'hui, la cause est entendue.
— Sire , répondit modestement Reineke , votre conseil est bon à
suivre ; vous savez ce fpril y a de mieux à faire. Lorsque je parus
devant vous, j'avais beaucoup d'accusateurs qui dirent force mensonges
18
138
LE liLNAlil).
pour piniiv au !nup. mon puissant onnoini. ('.(^lui-ri voulait nio pcidiv.
et. (juaiul il inCiit |»ri'S(iui' en son jx^ndir. ses acolUcs s\'cri(Mvnt :
>' (Juil uiouiv! •) Ils Ml accux'ivnl en niriiu' Icnips (|in> lui. imi(iU('iii('Ml
jH)ur me pousser ii JKtuI cl pour lui rliv a.i;ivaltl(', (ar loiil le monde
'^tiifflSiBEai.;;»:,,,
P't;t#(/'/6
i-i 'lov.iiil le Iniiic (lii
IKjuvHJt renianpier (ju il était plus eu CaNeur qn.- moi ,1 pcsomi.. ne
soniicail au résultat ni i. ee qui pouvait (Im. |;, v.Milc Je Us compjiKTais
volontiers à (■o> eliiens qui avaient llialiiliale ,|,. >i;,(i,„iiiei par handes
devant la euisine. dans Icspéranee que le maître queux voudrait l)ien
leur jeter quelques os. Penriant qu'ils attendaient ainsi, Jes chiens
Hf)erçurenl un de leurs eonfreres (pii venait d(3 piendre à la cuisine un
morceau de n'tti et
qui. pour sr^ii m.illieiir. ne .^rUait pas sauvé
I»()| /l KMK Cil AN T. 139
vite, car le ruisinior l'échauda d'iinportance et lui brùIa la queue;
(•e|)('ii(l;ml il ne làcli.i |>;is s;i prise et ne inrlii ;uik aiiti'es chiens qui
dirent e-.tre eux : <( \ oyez eonnne le euisiniei' lavorise celui-là ! Voyez
« quel morceau e\([uis il lui a donné ! » Le chien leur répondit : a Vous
t( ne vous y entendez i;uère; vous me louez et vous m'enviez en me
<( considérant par devant, où vos Veinards caressent ce délicieux rôti;
« mais rei^ardez-moi par derrière et vantez encore mon bonheur, si
(( toutelois vous ne changez pas d'opinion. » Quand ils virent comme il
('tait cruellement hrùlé, que ses poils étaient tous tond)és et sa peau
loule ralaiincc, il fui'ent saisis d'horreur; personne ne voulut plus aller
à la cuisine, ils s'enfuirent tous et le laissèrent là. Sire, c'est l'histoire
des gloutons que je viens de faire. Tant qu'ils sont puissants, chacun
veut les avoir pour amis. On les voit à toute heure la gueule pleine de
bons morceaux. Ceux qui ne les llattent pas le payent cher; il faut
toujours les vanter, quekjue mal qu'ils fassent, et de la sorte on ne
l'ait (|ue les encourager au mal. Voilà ce que font tous les gens qui ne
considèrent pas le résultat final : ces personnages voraces sont souvent
punis, et leur prospérité a une triste fin. Personne ne les souffre plus;
ils perdent à droite et à gauche tous les poils de leur fourrure : ce sont
les amis d'autrefois, ia^rands et petits, qui se détachent d'eux et les
laissent tout nus, comme ont fait les chiens (jui abandonnèrent immé-
diatement leur camarade lorsqu'ils virent son mal. et son croupion
déshonoré. Sire, vous comprenez qu'on ne pourra jamais dire cela de
Reineke, car ses amis ne rougiront jamais de lui. Je vous remercie
mille fois de toutes les grâces que vous m'avez faites, et, toutes les
fois que je pourrai connaître votre volonté, je me ferai un vrai
bonheur de la mettre à exécution.
— Nous n'avons pas besoin de tant de paroles, répondit le roi ; j'ai
tout entendu et j'ai compris tout ce que vous vouliez dire. Je veux,
comme autrefois, vous voir siéger dans ma cour en qualité de noble
baron, et je vous impose le devoir de participer à toute heure à mon
conseil intime; je vous rends tous vos hoimeurs et tout votre pouvoir,
comme vous le méritez, je l'espère. Aidez-moi à gouverner pour le
mieux. Je ne i)uis guère me passer de vous à la cour, et, si vous
joignez la vertu à la sagesse qui vous dislingue, personne n'aura le
pas sur vous et ne fera ])révaloir ses conseils sur les vôtres. Doré-
navant, je n'écouterai plus les plaintes que l'on pourrait porter contre
vous, et vous agirez toujours à ma i)lace. en qualité de chancelier
UO
LK lUINAUn.
(le ronipiro. M(in stv;\ii vous siMa coullt'. (>( ce (|iit^ vous iuinv \\\\{
l'I coril ivslera r.iit cl i-iril. ^>
Voilà (le (|Ufll(> façon lu'inckt^ arii\a an coiuItKMhs lioiiucurs cl coiu-
monl loul (V (ju'il conscilK» cl (Ictidc. en liitMi ou <mi mal. a loi'cc de loi.
'"'"^îeiï
licinekc reiiieicia le roj en (lisant :
" Mon noble souverain, vous me faites beaucoup (lop (riioniieur;
je ne l'oublierai jamais, tant fjue je jouirai d' iii;i r,n>on. LaNcuii
vous le prouvera. »
Nous (lirons en peu de mois ce que faisait le Ioujj |)en(laMt ce
temps-là. Il i:isail dans la lice vaincu e( en pileux ('lat ; sa femme et
ses enfants allèrent a lui. cl llin/t* le cImI. Tours, son enfant, sa
maison et ses parents; ils le mirent en LM-nussant sui" uiw civièr(; (pje
l'on avait bien iramie de foin jtour le tenir chaud, cl ils l'emportèrent
l<»in du cham() clos. Dn sond;i ses blessures, on en (roiiva vinirt-six :
DOIIZIKMF. CHANT. 1/,1
plusieurs cliinii^iciis xiiirciil (|iii imiist'i'cnl ses l)l(ssiii't's cl \ vcisèicnt
(|iii'!(|ii('s iroiidcs (le Ikuiiiic; loiis ses iikmiiIji'cs ('liiionl pai'iilysés. Ils lui
rrollri'cnl l'oreille nvec luie herbe e( il «'(ernu;» forleuient \y,\\' devaiil et
par (lei'i'ière. et ils dirent ensenil)l(> :
Il II faudra le frotter d'oni^uent et le ltaii;ner. »
C'est ainsi (ju'H rassurèrent la famille du loup ploni^iV dans la
tristesse. On le mil au lil ; il s'endoi'niit , mais pas pour loni;temps. Il
s'éveilla, le.s idées encore confuses, et l'inquiétude le prit; la honte, les
d(juleurs l'assaillirent. Il se lamenta ii haute voIk et parut désespéré.
Girmonde le veillait allcntivement, \o ('(ciu' plein de tristesse, soniijeant
h tout ce (pi'elle avait jierdu ; elle était debout, accablée de mille
douleurs, et pleurait sur elle, sur ses enfants, sur ses amis, en voyant
son mai'i si souHranl : le malheureux ne put jias se contenir; il devint
furieux de douleur; ses souIVrances étaient iirandes et les suites bien
tristes.
Pour Ueineke, il se trouvait on ne j)eu( mieux; il causait paiement
avec ses amis et entendait retentir ses louanges tout paitout; il partit
lièrenient. Le roi lui donna gracieusement une escoi'te et le congédia
avec ces paroles affectueuses :
« A bient(U ! »
Le renard s'agenouilla devant le trône en disant :
(( Je vous remercie de tout mon cœur, vous, sire, notre gracieuse
reine, le conseil du roi et tous ces seigneurs. Que Dieu vous réserve,
sire, toutes sortes d'honneurs! Je ferai votre volonté; je vous aime
cerlainemeiit, et en cela je ne fais (pie mon devoir. Maintemant, si
vous voulez bien le permettre, je vais retourner chez moi poui' voir ma
femme et mes enfants cpii attendent dans les larmes.
— Allez-y, répondit le roi, et ne craignez plus rien. »
C'est ainsi que paitii Ueineke, favorisé comme personne. 11 y en a
bien de son espèce ([ui ont le in}me talent. Ils n'ont pas tous la barbe
rouge, mais ils n'en sont pas moins ii leur aise.
Heineke «piitta fièrement la cour avec sa famille et (juarante parents;
on leur renilait mille honneurs et il s'en réjouissait. Heineke marchait
le premier comme leur seigneur; les autres suivaient. Il était radieux;
sa (|ueue s'éj)anouissait, il avait conquis la faveur du loi, il était
rentré au conseil et songeait au parti qu'il pourrait en tirer :
« Je partagerai ma faveur avec ceux que j'aime, et mes amis en
jouiront, se disait-il; la sagesse est plus précieuse (pie l'or, »
\'r2
LK lii:.\AHl).
(i'esl ainsi qiio HointMvt*. nccoinpaiiiu' de huis ms amis, prit lo
clu'iuin (le Mal|)(M'luis . sa rnii»M'(Sst\ Il s(> iiidutra icconnaissant pour
tous (vu\ (pii lui avaioul clc lavorahlcs cl <pii l'IaiiMil ivsiés à ses
côlos au UKiiiicnt tlu pt'iil. Il leur olIVil ses scrx iccs vu WMuwhv;
i.iiiiK-nant vivre dus jours lieineux, lioiinrés il(! tous.
ils se (piittcrciit et cliacuu idouiua daus sa l'aïuillc Pour lui. il Iroina
{•liez lui sa IriniiM' Hiineiine en honne sanlé; elle. le salua Hvec joie, lui
(ienianda eouuiH'hl il avait fait pour ('ehapper encore à ses enneuu's.
Meineke hii dil :
« J'y suis parvenu! j'ai reconquis la faveur du roi; je siéi^erai
comme autrefois dans le conseil . cl ce sera ii 1 Clernel honneur de
toute notre race. Le roi m'a nomme loul liaiil. dcvaiil tous, chancelier
de l'empire et ma conTM* le sceau de l'Klal. Tout ee rpie lieiuekc fait
et écrit reste à tout jamais ('•ci'il et hien fait ; rpie |icisr)tuie ne roiildie.
j'ai donné au loup, en pr-u d'inslanls. une riidf leçon ; il ne nraeeuscra
DOUZIEME CHANT,
Ui
plus. Il ol avi'U.^lc, Itkssi' cl toute s;i incc dcslioiiorcr; je l'iii I)i('n
arraiii^é! il no servira |»lus ii graiurdiosc en ce has inoudc. Nous nous
sommes battus en duel et je l'ai vaincu. Il n'en i;uerii'a pas de sitôt.
Que m'importe! je suis son su|)érieur et celui de tous ceux (pii faisaient
cause avec lui. »
La tenune de lieineUe se rejouit i'ort : le cceui' (\c> deux petits
renards se gonlla aussi (rori,Hieil au récit de la victoire de leur père.
Ils se dirent entre eux joyeusement :
« Nous allons maintenant vivre des jours lieuicux. honores de
tous, et nous u'aurons (ju'à pi-nser ii lortilier notre château et à vivre
gaiement et sans souci. ^
Ueineke est honoré de tous maintenant, (jue chacun .se convertisse
donc bientôt à la sagesse, évite le mal et respecte la vertu! Voilà
la morale de ce poëme, dans lequel le [)oëte a mêlé la fable à la
vérité, alin que vous puissiez distinguer le mal du bien et cultiver la
sagesse, et aussi a'in que les acheteurs de ce livre s'instruisent jour-
nellement du train de ce monde. Car c'est ainsi qu'il en est, c'est ainsi
([u'il en sei'a, et voilii conunelit se terniine notre poëme des faits et
gestes de Meineke. Que Dieu nous accoide l'éternité bienheureuse!
.[incn .'
TABLE
PREMIER CHANT
Le roi des animaux convoque sa cour. — Absence de Reineke. — Le loup formule sa
plainte contre le renard. — Le chien, le chat, la panthère, l'accusent à leur tour. — Le
blaireau le défend. — Griefs du coq. — L'ours est chargé d'ajourner le renard à comparaître
(levant la cour Page 5.
DEUXIEME CHANT
L'ours se rend à Malpertuis et s'acquitte de son message. — Le renard le conduit chez
Rustevyl, en lui promettant de l'y rassasier de miel. — L'ours est pris par la tête et par les
pattes de devant dans un tronc de chêne. — Les paysans surviennent et l'accablent de coups.
— Il réussit enfin à leur échapper, et se sauve à la nage. — Le renard l'aperçoit sortant
de l'eau, et le raille. — L'ours se traîne jusqu'à la cour et raconte au roi sa mésaven-
ture. — Le chat reçoit la mission do porter à Reinpko une nouvelle sommation. Page 15.
TROISIEME CHANT
Reineke accueille le chat avec de grandes démonstrations d'amitié, et lui offre des
soui'is pour souper. — En entrant dans la grange du curé, pour chasser les souris, le chat a
19
i/,r,-
I AMI.
lu cou pris dans un hicc-t. — IU-iiifk<; va n-ndnr \i a sa commère la louve, et lui joue un
tour de sa façon. — L'-h cri» du dc-tre»»»- du chat . niit tous le» babitanU de la cure, qui
!(• rouent de coups; il »Y;chapp<; «mAn «m lai^sani 'i a-il à U bataille. — Ià; blaireau offre
(le porter au rfîfiard une troisième sommation. — I iieke coinent à s« rendre à la cour «tec
le blaireau. — Kn clicmiii il a(Tect<! une grande ircur et, comme pour »e pré|Mn
mort, fait sa ronfeHsion générale. — Ix; blainm m nnnosc une péoiteoce et lui
l'absolution. — Peu apr/'s, le renard, rcnronln ts, <tent s'^anouir «et boooe»
,v..,.i„r,„„s Pane Î5.
à U
QL.A'l K I I M i
Im renard nn présence du roi. — Il e\|i
teurssont entendus. — Malgré se» prodin"
la corde. — Le chat, l'ours et le loup se <\,
potence. — Ils insultent le patient, qui h '•
lleineke harangue li*s assistants. i
ordonne de surseoir à l'exéiulion
f<nv. — Le» • ,^-
. ■ put condaii ; tr
, et ronduiM>nt !■ ;• iianl k la
n«-». — Du haut àv r<»<-bell«.
fn» importantes. — Le roi
Paiee 40.
CINQ un. M I H A NT
Lo renard se livre a de pritciKiue», r.\. i.in
père, l'ours, le loup, U' chat et le hiaireau, coin
sa grAce, en promettant au roi de lui nhandonie
au roi qu'il ne peut raccompagner ^ la n'cher.
Hcinii', pour faire Icxcr revcomniunicalion don
vil romprom- 1 snn prt>prp
haute irahivon. — Il obtient
itiérablp. — Il pipo*o en»uile
lir** qu'il e«l de V n>ndre à
S I X I E M I
La disgrAco du loup, de l'ours et du chat couroii le triomphe du renard. — Olui-ci
«luiito la cour en costume de pèlerin, et feint de pari |)o>ir 1» >iue. — Il se fait acrompagner
du lièvre jusqu'à sa di'ineure, et là, au lieu <lc faii ■ i femme clA ses onfant-s, il
étrangle la pauvre bètc, que l'on mange en f.inn • que le roi , dé»abu»é sur
l'existence du trésor, entrera dans une f«ireur terrible le ren.ir.i songe k émigrer en Souabo.
— Sa femme le décide h ne pas quitter son chAteau. Le porlide charge le bélier de porter
au roi la tète du lièvre, cousue dans une besace li est censée comenir des dépêches
contidentielles. — Consternation de la cour à l'oiivture de la besace. — L'ours et \g
loup rentrent en faviMir. — Le bélier leur est lid comme complice de l'as-sa^sinat
du lièvre Page M^.
TABLE. l/,7
S E P T I E M ]: CHANT
Grand estival à la cour. — La joie universelle est troublée par l'arrivée du lapin, qui a
laissé une de ses oreilles entre les griffes de Reineke. — En contrefaisant le mort, le traitre
a de plus attiré à sa portée une corneille conipatissiinie qu'il a dévorée toute vive. — Indi-
gnation du roi, qui ordonne la prise d'assaut de la retraite du coupable. — Le blaireau se
rend en toute hâte auprès de Reineke pour l'informer de cette décision. — Reineke fait ses
adieux à sa femme, et lui déclare sa résolution de tenir tête à l'orage et de se rendre à la
cour pour se justifier Page 73.
HllTlEMh CHANT
Chemin faisant, Reineke complète sa confession ; i)uis il demande conseil au blaireau.
— Les remontrances de celui-ci amènent Reineke à développer son système de morale. —
Rencontre du singe, qui se rendait à Rome; il promet à Hi-im-ki^ de faire lever l'excommu-
nication qui pèse sur lui Page 83.
N E U V I E M E CHANT
Reineke va s'agenouiller devant le roi, et, après avoir protesté de son dévouement,
présente ses moyens de défense, et termine en offrant de se soumettre à l'épreuve du duel
judiciaire. — La guenon prend chaudement le parti de Reineke, et réussit à calmer un
peu la colère du roi Page 9.).
DIXIEME CHANT
Reineke accuse le bélier d'avoir tué le lièvre pour lui dérober les présents magnifiques
que lui, Reineke, envoyait au roi dans la besace, et notamment une bague, un peigne et un
miroir doués de propriétés merveilleuses. — Il rappelle ensuite les services qu'il a eu l'occasion
de rendre à Sa Majesté. — Le roi se montre disposé à faire de nouveau grâce à Reineke, à
la condition que celui-ci se mettra en quête des fameux bijoux; mais le loup demande la
parole pour articuler contre le fourbe de nouveaux chefs d'accusation Page lOi.
U8
TABLE.
o N z 1 1: M i: c \i A X t
Le loup expose le m«>cliant tour que lui a joué Rcincko. — Celui-ci pnVntc sa justifica-
tion. — 1^1 louve porte plainte de son cittO. — Le loup finit par jeter à Rcincke le gant de'
combat. — Reineke accepte le diMi. — La guenon lui donne des instructions pour le fairo
soitir vainqueur de la lice t*age 118.
D O U Z I C M I-: CHANT
Le loup et le renard desrendent dans Tarènc. — Combat. — Reineke a d'abord l'avantage;
mais le loup le terrasse et le somme de se rendre. — Reineke demande merci. — Tout en
parlant , il reprend adroitement le dessus, et s'acharne sur son ennemi vaincu. — Le roi
sauve le loup d'une mort imminente, en faisant cesser le combat. — Reineke est combld-
de félicitations, -w Le roi le fait chancelier Page 130.
PA RIS. — J. CLAYI,
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