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VIE PRIVÉE
ET PUBLIQUE
DES ANIMAUX
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Les Animaux peints par eui- mêmes et dessinés par un autre.
VIE PRIVÉE
ET PUBLIQUE
DES ANIMAUX
VIGNETTTtS
PAR GRANDVILLE
PUBLIÉE
Sous la Direction de T. J. Stahl
AVEC LA COLLABORATION
D£ BALZAC — LOUIS BAUDE — EMILE DE LA BÉDOLLIÈRE — P. BERNARD
GUSTAVE DROZ — BENJAMIN FRANKLIN — JULES JAN1N
- EDOUARD LEMOINE — ALFRED DE MUSSET — PAUL. DE MUSSET
Mme MÉNESSIER-NODIER — CHARLES NODIER
GEORGE SAND — P. J. STAHL
LOUIS VIARDOT
ÉDITION COMPLÈTE, %EVVE ET AUGMENTÉE
PARIS
J. HETZEL, LIBRAIRES-EDITEUR
l8 — R.UE JACOB — l8
1867
DES
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îiarVïERE.SCUL
LES ANIMAUX PEINTS PAR EUX-MÊMES-
PROLOGUE
PROLOGUE,
Las en6n de se voir exploités et calomniés tout à la fois par l'Espèce
humaine, — forts de leur bon droit et du témoignage de leur conscience,
— persuadés que l'égalité ne saurait être un vain mot,
Les Animaux se sont constitués en assemblée délibérante pour
aviser aux moyens d!amé!iorer leur position et de secouer le joug de
l'Homme.
Jamais affaire n'avait été si bien menée : des Animaux seuls sont
capables de conspirer avec autant de discrétion. Il paraît certain que la
scène s'est passée par une belle nuit de ce printemps, en plein Jardin des
Plantes, au beau milieu de la Vallée Suisse.
Un Singe distingué, autrefois le commensal de MM. Huret et Fichet,
mû par l'amour de la liberté et de l'imitation , avait consenti à devenir
serrurier et à faire un miracle.
Cette nuit-là, pendant que l'univers dormait, toutes les serrures
furent forcées comme par enchantement, toutes les portes s'ouvrirent à
la fois, et leurs hôtes en sortirent en silence sur leurs extrémités. Un
grand cercle se fit : les Animaux domestiques se rangèrent à droite,
les Animaux sauvages prirent place à gauche, les Mollusques se trou-
vèrent au centre; quiconque eût été spectateur de cette scène étrange eût
compris qu'elle avait une réelle importance.
V Histoire des Chartes n'a rien de comparable à ce qui s'est passé
dans ce milieu d'illustrations Herbivores et Carnivores. Les Hyènes ont
été sublimes d'énergie et les Oies attendrissantes. Tous les représentants
se sont embrassés à la fin de la séance , et , dans cette effusion d'acco-
lades, il n'y a eu que deux ou trois petits accidents à déplorer : un
Canard a été étranglé par un Renard ivre de joie, un Mouton par un
Loup enthousiasmé, et un Cheval par un Tigre en délire. Comme ces
Messieurs étaient en guerre depuis longtemps avec leurs victimes, ils ont
déclaré que la force du sentiment et de l'habitude les avait emportés, et
qu'il ne fallait attribuer ces légers oublis des convenances qu'au bonheur
de la réconciliation.
Un Canard (de Barbarie) , trouvant l'occasion très-belle, promit de
faire une complainte sur la mort de son frère et des autres martyrs décé-
dés pour la patrie. Il dit qu'il chanterait volontiers cette belle fin qui leur
vaudrait l'immortalité.
Entraînée par ces éloquentes paroles, l'Assemblée a fermé l'incident,
PROLOGUE.
et Ton a passé de même à l'ordre du jour à propos d'une nichée de Rats
qu'uN Éléphant avait écrasés sous son pied en faisant une motion
contre la peine de mort, de laquelle il avait été dit quelques mots.
Ces .détails, et bien d'autres qui n'ont pas moins marqué, nous les .
tenons d'un sténographe du lieu, personnage grave et bien informé, qui
nous a mis au courant de cette grande affaire. C'est un Perroquet de
nos amis, habitué depuis longtemps à manier la parole et sur la véracité
duquel on peut compter, puisqu'il ne répète que ce qu'il a bien entendu. *
Nous demanderons à nos lecteurs la permission de taire son nom, ne
voulant pas l'exposer au poignard de ses concitoyens, qui tous ont juré,
comme autrefois les sénateurs de Venise, de garder le silence sur les
affaires de l'État.
Nous sommes heureux qu'il ait bien voulu sortir, en notre faveur,
<le son. habituelle réserve : car on trouverait difficilement des naturalistes
assez indiscrets pour aller demander des confidences à MM. les Tigres,
les Loups et les Sangliers, quand ces estimables personnages ne sont
pas «en humeur de parler.
Voici, tel que nous l'avons reçu de notre correspondant, l'historique
assez détaillé des événements de cette séance , qui rappelle l'ouverture
de nos anciens états généraux.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE
ORDRE DE LA NUIT:
UNE HEURE APRÈS MINUIT
Discoure du Singe, d'un Corbeau instruit et d'un Hibod allemand. — L'Ane prend
la parole sur la question préliminaire de la présidence (son discours est écrit). —
Réponse du Renard. — Nomination du Président. — Questions relatives à la répression
de la force brutale de l'Homme et à la réfutation des calomnies qu'il accumule depuis le
déluge sur la tète des Animaux. — Chacun apporte ses lumières. — Les Animaux sauvages
veulent la guerre, les Animaux civilisés se prononcent pour le statu quo. — Toutes les
questions à l'ordre du jour sont successivement discutées par les honorables membres de
cette illustre assemblée. — Discours résumés du Lion, du Chien, du Tigre, d'un Cheval
ANGLAIS PUR SANG, d'un CHEVAL BEAUCERON, du ROSSIGNOL, du VER DE TERRE, de LA TORTUE,
du Cerf, du Caméléon, etc., etc., etc. — Le Renard répond à ces divers orateurs, et
met tout le monde d'accord au moyen d'une transaction. — Adoption de sa proposition.
— La présente publication est décrétée. — Le Singe et le Perroquet sont nommés
Rédacteurs en chef.
MM. les Animaux se pressent dans les allées du Jardin dés Plantes.
Des Fondés de pouvoir des ménageries de Londres, de Berlin, de
Vienne et de la Nouvelle-Orléans sont venus, à travers ipille dangers,
représenter leurs frères captifs.
De tous les points de la création , des Délégués de chaque Espèce
animale sont accourus pour plaider la cause de la liberté.
Dès une heure la séance est très-animée ; on peut déjà prévoir qu'elle
sera dramatique , les usages académiques et parlementaires étant encore
peu familiers aux membres de cette illustre Réunion.
Du reste, la physionomie de l'Assemblée est triste et morne en géné-
ral : on voit bien que c'est l'anniversaire de la mort de La Fontaine.
MM. les Animaux civilisés sont en deuil et portent pour la plupart
un crêpe, tandis que les autres, qui méprisent ces vaines marques de la
douleur, se contentent de laisser tomber leurs oreilles et traîner tristement
leur queue.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE. 7
Dans plusieurs centres particuliers on s'échauffe sur les préliminaires
à établir, sur les formes à suivre, sur le règlement à instituer, et enfin
sur la question de la présidence.
Le Singe propose d'imiter en tout les coutumes des Hommes, qui,
dit-il, se conduisent entre eux avec une certaine habileté.
Le Caméléon est de l'avis de l'orateur.
Le Serpent le siffle.
Le Loup s'indigne qu'on ait ainsi recours à la politique de ses enne-
mis. « D'ailleurs singer n'est pas imiter. »
Un vieux Corbeau fort érudit croasse de sa place qu'il y aurait
danger à suivre de pareils exemples ; il cite le vers si connu :
Timeo Danaos et dona ferentes,
« Je crains les Hommes et ce qui me vient d'eux. »
Il est félicité tout haut, dans la langue de Virgile, sur l'heureux
choix de sa citation, par un Hibou allemand très-versé dans l'étude des
langues mortes, qui, ne sachant pas un mot de français, est enchanté de
trouver à qui parler.
— La Buse contemple avec respect ces deux savants latinistes. — L'Oiseau -Moqueur
Tait remarquer au Merle qu'il y a un moyen infaillible de passer dans le monde
pour ua Animal instruit, c'est de parler à chacun de ce qu'il ne sait pas. —
Le Caméléon est successivement de l'avis du Loup, du Corbeau, du
Serpent et du Hibou allemand.
La Marmotte se lève et dit que la vie est- un songe. L'Hirondelle
répond qu'elle est un voyage. L'Éphémère meurt en disant qu'elle est
trop courte. Un membre de la Gauche demande le rappel à la question. *
Le Lièvre l'avait déjà oubliée.
L'Ane, qui vient enfin de la comprendre, s'exclame à tue-tête,
demande le silence et l'obtient. (Son discours est écrit.)
— La Pie se bouche les oreilles et dit que les ennuyeux sont comme les sourds : quand
ils parlent, ils ne s'entendent pas. —
L'orateur dit que, puisque la question de la présidence est la pre-
mière en discussion, il croit rendre service à l'Assemblée en lui proposant
de se charger de ce difficile emploi. Il pense que sa fermeté bien connue,
que son intelligence proverbiale en Arcadie, que sa patiente surtout, le
rendent digne du suffrage de ses concitoyens.
8 PROLOGUE.
Le Loup s'irrite de ce que l'Ane, ce triste jouet de l'Homme, ose se
croire des droits à présider une Assemblée libre et réformatrice ; il dit
que l'éloge de sa patience est un coup de sabot donné aux honorables
représentants.
L'Ane, blessé au coeur, brait de sa place pour que l'orateur soi*
rappelé à l'ordre.
Tous les Animaux domestiques font chorus avec lui : le Chien aboie,
le Mouton bêle, le Chat miaule, le Coq chante trois fois.
— L'Ours, impatienté, dit qu'on se croirait parmi les Hommes, qui finissent par crier
quand ils ont tout à fait tort ou tout à fait raison. — •
Le tumulte est effrayant. Le besoin d'un Président se fait de plus en
plus sentir : car s'il y avait un Président, le Président se couvrirait.
Le Porc-Épic trouve la question hérissée de difficultés.
Le Lion, indigné de l'aspect scandaleux que présente l'Assemblée,
pousse un rugissement pareil au bruit du tonnerre.
Cette imposante manifestation rétablit le calme.
Le Renard, qui, en allant s'asseoir au pied, du bureau, avait trouvé
le moyen de ne se placer ni à droite, ni à gauche, ni au centre, se glisse
à la tribune.
— A cette vue, la Poule tremble de tous ses membres, et se cache derrière le Mouton. —
Il dit d'une voix conciliante qu'il s'étonne qu'une question prélimi-
naire, d'une moindre importance que toutes les autres, soulève d'aussi
graves débats. — Il loue l'Ane de sa bonne volonté et le Loup de ça
vertueuse colère, mais il fait observer que le temps presse, que la lune
pâlit, et qu'il faut se hâter.
Il ose espérer que le candidat qu'il va présenter réunira tous les
suffrages. « Sans doute il est, comme tant d'autres, hélas ! assujetti
a à l'Homme. Mais chacun convient qu'il a des moments d'indépendance
« qui font honneur à son caractère.
— Ici l'Huître bâille. —
« Le Mulet, Messieurs, a toutes les qualités de l'Ane.
— La Marmotte s'endort. —
« Sans *en avoir les faiblesses : il a le pied plus sûr et l'habitude
« des pas difficiles; il a de plus, et c'est à un hasard bien significatif
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE.
« qu'il le doit, et sans doute aussi à son empressement à venir au
« rendez-vous indiqué, il a seul entre tous ce qui constitue le véritable
'< président de toute assemblée délibérante... l'indispensable sonnette
« que vous voyez briller sur sa poitrine. »
L'Assemblée, ne pouvant méconnaître la force d'une vérité aussi
fondamentale, trouve l'argument péremptoire et irrésistible.
Le Mulet est élu Président a l'unanimité.
L'honorable Membre, muet de bonheur, incline la tête en signe
d'adhésion et de remercîment.
A peine a-t-il fait ce mouvement, que la sonnette agitée laisse
échapper un son clair et vibrant qui promet de dominer tout tumulte,
s'il y a lieu.
— A ce bruit bien connu, un vieux Chien, se croyant dans sa loge à la porte de son
maître, se met à hurler : « Qui est là? » Cet incident égayé un instant l'Assemblée. Lb
Locp, exaspéré, hausse les épaules , et Jette sur lb Chien confus un regard de mépris. —
Le Mulet, entouré et complimenté, prend immédiatement possession
du fauteuil de la présidence.
Le Perroquet et le Chat , après avoir taillé quelques plumes que
l'Oie leur a généreusement offertes, vont s'asseoir à la droite et à la
gauche du Président en qualité de secrétaires.
La véritable discussion s'engage alors.
Le Lion monte à la tribune, et, au milieu du plus grand silence, il
propose à tous les Animaux que le contact de l'Homme a flétris de
venir vivre avec lui dans les vastes et sauvages déserts de l'Afrique.
« La terre est grande, les Hommes ne sauraient la couvrir; ce qui fait
leur force, c'est leur union ; il ne faut donc point les attaquer dans leurs
villes, il vaut mieux les attendre. Loin de ses murailles. Homme contre
Animal ne vaut guère. » L'orateur fait un énergique tableau du fier
bonheur que donne l'indépendance.
Ces mâles accents, ces paroles à lajois si sages et si nobles ont-
constamment captivé l'auditoire.
Le Rhinocéros, l'Éléphant et le Buffle déclarent qu'ils n'ont
rien à ajouter et renoncent à la parole.
10
PROLOGUE.
Après avoir accepté un verre d'eau sucrée, l'illustre orateur descend
de la tribune. * .
**?
-'—. * _._<•
Le Chibn, inscrit le second, entreprend de faire l'éloge de la vie
civilisée; il vante le bonheur domestique.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE. 11
A ce mot/ il est violemment interrompu par le Loup, par la Hyène
et par le Tigre. Ce dernier, d'un bond prodigieux, s'élanoe à la
tribune : son regard est terrible.
—.Messieurs les Animaux civilisés se regardent avec effroi; le Lièvre prend la fuite. —
L'orateur jette par trois fois le cri de guerre ; il veut la guerre , il
aime le sang; d'ailleurs la guerre seule, une guerre d'extermination,
.amènera cette paix que tant d'Animaux paraissent désirer.
« La guerre est possible; les grands capitaines n'ont jamais manqué
« aux grandes occasions, et le succès est certain. »
Il cite l'exemple des Moucherons détruisant l'armée de Sapor, roi
<le Perse.
— Ici la Gutre sonne une fanfare. —
Il dit Tarragone d'Espagne minée, renversée par des Lapins, dont
la haine des Hommes avait fait autant de Héros.
— Le Lapin, émerveillé, détourne la tète et fait un mouvement d'incrédulité. —
Il rappelle Alexandre le Grand vaincu en combat naval par les
Tuons de la mer des Indes.
— Les Poissons du bassin, que cette scène avait vivement intéressés, et qui de loin prê-
taient l'oreille à la voix poissante de rorateur, rougissent d'orgueil au récit inattendu
de ce haut fait. —
Il s'écrie qu'en présence d'intérêts aussi opposés la guerre est
inévitable et toute transaction impossible ; que le règne de cet Animal
dégénéré qu'on appelle l'Homme est fini, et qu'il est temps que l'empire
du globe, aujourd'hui mutilé, défiguré, déboisé par les chemins de fer
et par les chemins vicinaux, revienne aux Animaux, ses premiers, ses
seuls légitimes possesseurs ; que les maux qu'on endort ne dorment que
d'un œil, et que la révolte n'est que la patience poussée à bout.
Il termine par un éloquent appel aux armes. Il convie le Loup, le
Lkopard, le Sanglier, l'Aigle et tous ceux qui veulent vivre libres, à
la défense de la nationalité animale%qui ne peut pas périr.
La Gauche tout entière bondit sur ses bancs. La Droite, pour un
instant galvanisée, applaudit. Le centre reste impassible et refuse de se
prononcer ; l'Écrevjsse consternée lève les bras au ciel.
12 PROLOGUE.
Un. Cheval anglais, autrefois Cheval de luxe, maintenant apoor
hack9 demande la parole pour un fait personnel.
L'accent britannique de l'orateur rend fort pénible la tâche de
MM. les sténographes, qui sont obligés de traduire le langage presque
inintelligible de l'honorable étranger. •
« Nobles Bêtes, dit-il, je iv'entends rien à la question des chemins
« -vicinaux ; mais, dans la grande question des chemins de fer, je suis
« de l'avis de l'illustre Tigre qui vient de parler. Je gagnais mon foin
« à la sueur de mon front, en trottant quatre ou cinq fois par jour de
« Londres à Greenwich : le jour même de l'ouverture du chemin de fer,
« mon maître s'est embarqué, et je me suis trouvé sans ouvrage.
<( L'Angleterre est traversée en tous sens par ces odieuses voitures qui
« roulent sans notre secours. Je demande ou qu'on, détruise les chemins
« de fer , ou qu'on me permette d'être Français. J'aime la France parce
« que les chemins de fer y sont relativement rares, et les Chevaux aussi. »
Un gros Cheval de la Beauce, qui avait la veille amené de
Chartres à Paris une énorme voiture chargée de blé, hennit d'impa-
tience ; il dit que ces Chevaux étrangers ne sont jamais contents , et
qu'ils se plaignent toujours que la mariée soit trop belle. Selon lui , tout
Animal de bon sens devrait applaudir à l'établissement des chemins
de fer.
Le Boeuf et l'Ane, de leur place : « Oui, oui. »
L'attention étant un peu fatiguée, M. le Président annonce que la
séance est suspendue pour dix minutes.
Mais bientôt le bruit de la sonnette se fait entendre, et MM. les
délégués reprennent leurs places avec une promptitude qui témoigne
tout à la fois de leur ardeur et de leur nouveauté parlementaire.
Le Rossignol voltige jusqu'à la tribune ; il demande à Dieu un ciel
pur et de chaudes nuits pour ses chansons ; il chante sur un rhythme
divin quelques stances harmonieuses de Lamartine.
Ses chants sont admirables} mais il ne parle pas pour tout le
monde, et le Butor le rappelle à la question.
L'Ane prend des notes et critique une des. rimes qui , selon lui ,
manque de richesse.
Le Paon et l'Oiseau de Paradis rient entre eux de la chétive
apparence du poète orateur.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE.
13
Un membre de la Gauche demande l'égalité.
Le Caméléon parait à la tribune pour annoncer qu'on pçut dire tout
ce qu'on voudra, qu'il sera heureux et fier d'être, comme toujours, de
l'avis de tout le monde.
L'Oiseau royal et le Grand-Duc jettent un regard de dédain sur
l'orateur indépendant.
Un Cerf, prisonnier depuis dix ans, demande d'un ton plaintif
la liberté.
Le Ver de terre demande en grelottant l'abolition de la propriété
et la communauté des biens.
L'Escargot rentre précipitamment dans sa coquille, l'Huître se
referme, et la Tortue répond qu'elle ne consentira jamais à abandonner
son écaille.
14 PROLOGUE.
Un vieux Dromadaire venu en droite ligne de la Mecque, et qui
jusque-là avait gardé un modeste silence, dit que le but de la réunion
sera manqué si on ne trouve pas le moyen de faire comprendre aux
Hommes qu'il y a de la place pour tous ici-bas, et qu'on peut très-bien
se placer les uns à côté des autres sans se faire porter les uns par les
autres.
L'Ane, le Cheval, l'Éléphant et le Président lui-même font
un signe d'assentiment.
Quelques membres entourent le Dromadaire et lui demandent des
nouvelles de la question d'Orient. Le Dromadaire leur répond avec
beaucoup de bon sens que Dieu est grand et que Mahomet est son
prophète.
Un Mouton encore jeune hasarde quelques mots sur les douceurs de
la vie champêtre; il dit que l'herbe est bien tendre, que son Berger est
très-bon, et demande s'il n'y aurait pas moyen de tout arranger.
Le Cocuon grogne sans qu'on puisse interpréter le sens de son
interruption : on croit qu'il est pour le statu quo.
Un vieux Sanglier, que ses ennemis accusent d'avoir approché
les basses-cours, prétend qu'il convient d'accepter les faits accomplis et
d'attendre les éventualités.
L'Oie déclare avec fierté qu'elle ne s'occupe pas de politique.
La Pie lui répond que son indifférence en matière politique sera fort
goûtée de ceux qui la plumeront un jour.
Le Renard, qui s'est jusque-là contenté de prendre quelques notes,
voyant que la liste des orateurs inscrits est épuisée, monte à la tribune
au moment où La Pie fait une troisième tentative pour y sauter. La
Pie, désappointée, lui cède la place en se parlant à elle-même, et remet
sous son bras un volumineux manuscrit qu'elle avait rédigé avec une
Grue de ses amies.
.Le Renard dit qu'il a écouté avec une scrupuleuse attention les
orateurs qui viennent de se faire entendre ; qu'il a admiré la puissance
et l'élévation des idées du Lion ; que personne plus que lui ne rend
hommage à la majesté de son caractère , mais que l'illustre Membre est
peut-être le seul Lion de l'Assemblée, et que pour tout le monde
d'ailleurs il y a loin du Jardin des Plantes au désert ;
Qu'il voudrait pouvoir conserver les illusions du Chien , mais qu'il
lui semble apercevoir son collier;
RESUME PARLEMENTAIRE. 15
— Lb Chihi se gratte l'oreille. — Un mauvais plaisant remarque que les oreilles du Chien
ont perdu beaucoup de leur longueur primitive, et demande si c'est la mode de les porter
si courtes. (Hilarité générale.) —
Qu'il a partagé un instant l'ardeur guerrière du Tigre ; que peu s'en
est fallu qu'il n'ait répété avec lui son redoutable cri de guerre ; que
c'est très-beau la guerre pour ceux qui en reviennent , mais que cela
fait bien des veuves et des orphelins; que d'ailleurs c'est l'Homme qui
a inventé la poudre, et que la race animale ignore encore l'usage des
armes à feu. « Les faits le prouvent d'ailleurs, dans ce triste monde,
« ce n'est pas toujours le bon droit qui triomphe. » Qu'il y a bien peu
de temps que leurs fers sont tombés, et qu'il manque sans doute à
la plupart d'entre eux des passe-ports pour l'étranger,
— Approbation à Droite. — La Gauche se tait. — Le Centre ne dit rien et n'en pense
pas davantage. — Le Sansonnet fait observer que beaucoup de réputations sont fondées
sur le silence. —
Que le langage du Rossignol est un beau langage , mais qu'il n'a
point avancé la question ;
Qu'il serait bon de s'entendre sur les mots, et que l'égalité qu'on
demande n'est qu'un besoin matériel auquel l'intelligence ne souscrira
jamais ;
— Protestations à Gauche. —
Qu'avec la liberté le Cerf aurait dû demander la manière de s'en
servir. « S'il est désagréable d'être esclave, il est quelquefois très-
ce embarrassant d'être libre : l'esclavage a été perfectionné à ce point
« que, pour l'esclave, il n'y a que misères au delà même des portes de
« sa prison. » Il cite à l'appui de son dire l'exemple de ces deux cent
mille paysans russes affranchis qui , ne sachant que faire de leur liberté ,
retournèrent volontairement à la glèbe ;
— Deux larmes s'échappent lentement des yeux du Cerf découragé. — Le Merle siffle que
les incapacités1 de l'esclave sont à la charge de l'esclavage. —
Que le raisonnement du Cochon avait cela de bon et cela de mau-
vais, qu'il ne changeait rien aux affaires, et que, pour les résultats, les
doctrines du Sanglier différaient peu de celles du Cochon ;
— Approbation aux extrémités. — Ici la Civette offre une prise de tabac à un vieux
Castor. — - Le Cochon, son voisin , se sentant perdre contenance, ferme les yeux et fait
semblant d'avoir envie d'éternuer. —
K>
PROLOGUE.
Qu'il avait été touché des honnêtes sentiments du Mouton et de la
bonté de ses intentions ; « mais le monde est ainsi fait , qu'on peut
« affirmer que l'excessive bonté déconsidère. » Qu'il faisait observer au
Mouton que son bon berger avait mené sa pauvre mère à la boucherie.
— Le Mouton se jette en sanglotant dans les bras du Bélier, qui reproche au Renaud
son impitoyable raison. — Cette scène émeut péniblement rassemblée. — Une Tour-
terelle s'évanouit dans les tribunes; la Sangsue, sur l'avis de l'Hippopotame, lui
pratique une saignée. — Le Pigeon Ramier dit, de façon à être entendu, que le manque
de tact vient presque toujours du manque de cœur.
Le Renard insinue pour sa justification qu'il est fâcheux que toutes
les vérités ne soient pas bonnes à dire ; il affirme que la politique senti-
mentale serait fort de son goût , mais il y a telle maladie qu'un régime
anodin ne saurait guérir, et Machiavel enseigne, dans son livre du
Prince^ qu'il est des cruautés salutaires et miséricordieuses.
Il répond ensuite au Caméléon qu'il n'y a point d'animal universel.
« Chacun a sa spécialité , et la spécialité du Caméléon étant de tout
approuver, il ose espérer qu'il voudra bien le favoriser de son suffrage. »
— Le Singe fixe son lorgnon sur le Caméléon, avec lequel il échange un sourire. —
Puis, prenant à témoin l'Assemblée tout entière, il dit que s'il est
prouvé pour tous que la paix, la guerre et la liberté sont également
impossibles, on est pourtant d'accord sur un point : c'est qu'il y a
quelque chose à faire.
— Assentiment général. —
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE.
17
Que le mal existe, et qu'il faut au moins le combattre ;
Qu'il propose en conséquence à l'honorable Assemblée d'ouvrir une
voie nouvelle à ses efforts.
— Vif mouvement de curiosité. —
■
a La seule lutte qui n'ait pas encore été tentée, la seule raison-
« nable, la seule légale, celle où les plus belles victoires les attendent,
« c'est la lutte de l'intelligence.
3
18 PROLOGUE.
« Il est impossible que dans cette lutte, où la raison du plus fort
-« n'est pas toujours la meilleure, où l'esprit, le cœur et le bon droit
<( sont les seules armes autorisées, l'avantage ne reste pas aux Animaux
« sur les Hommes leurs oppresseurs.
« L'intelligence mène à tout... »
— « Oui, dit une Perruche, comme tout chemin mène à Rome. » —
Que les idées ont des pattes et des ailes ; qu'elles courent et qu'elles
volent;
Qu'il faut réaliser enfin, au moyen de la presse, la puissance la plus
formidable du jour, une enquête générale sur leur situation, sur leurs
besoins naturels, sur les mœurs et coutumes de chaque espèce, et créer
sur des données sérieuses et impartiales une grande histoire de la Race
Animale et de ses nobles destinées dans la vie privée et dans la vie
publique, dans l'esclavage et dans la liberté.
« Par la presse, La Fontaine, cet Homme, le seul à la gloire
« duquel on puisse dire que toutes les Bêtes l'ont pleuré, La Fontaine,
(( dont ce triste jour rappelle la mort, a plus fait pour chacun d'eux que
.« les vainqueurs de Sapor, de Tarragone et d'Alexandre, que les trois
ce cents Renards eux-mêmes qui , avec Samson et la mâchoire de l'Ane
« exterminèrent les Philistins.
— L'Ane relève fièrement la tête. — Au nom de La Fontaine, tous les Animaux se lèvent
et s'inclinent respectueusement. — Quelques Animaux demandent que ses cendres soient
transportées au Jardin des Plantes. —
u Les naturalistes ont cru avoir tout fait en pesant le sang des
<( Animaux, en comptant leurs vertèbres et en demandant à leur orga-
« nisation matérielle la raison de leurs plus nobles penchants.
« Aux Animaux seuls it appartient donc de raconter les douleurs de
<( leur vie méconnue, et leur courage de tous les instants, et les joies si
« rares d'une existence sur laquelle la main de l'homme s'appesantit
« depuis quatre mille ans. »
Ici l'orateur paraît ému , et l'attendrissement gagne tous les bancs.
Après quelques minutes de silence, le Renard, se tournant vers les
tribunes, ajoute :
Que c'est par la presse, et par la presse seulement, que Mesdames
les Pies, les Oies, lés Canes, les Grues et les Poules, qui dans
toute autre lutte auraient été déplacées, trouveront, une fois la lutte du
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE. 19
bec admise, à faire valoir leur talent bien connu pour la parole et pour
la plume ;
Que ce n'est point dans une Assemblée délibérante que peuvent se
produire les griefs pour le moins bizarres que ces dames ont essayé de
faire valoir dans cette enceinte : « leur place n'est point dans les Assem-
« blées publiques; de l'avis du plus grand nombre, celles qui font de la
« politique ont un défaut de plus et un charme de moins, comme les
« Amazones de l'antiquité; » qu'elles continuent donc à faire l'orne-
ment des forêts et des basses- cours, en attendant qu'elles puissent
consigner leurs observations dans la publication proposée, pendant les
heures de loisir que le soin de leur ménage pourra leur laisser;
qu'enfin :
a II a l'honneur d'appeler la délibération de MM. les Repré-
« sentants de la Nation Animale sur les trois articles suivants :
« Art. Ier. — Il est ouvert un crédit illimité pour la publication
a d'une histoire populaire, nationale et illustrée de la grande famille des
« Animaux. »
— Ce crédit sera alloué sur les fonds du ministère de l'instruction publique.— Un Membre
de la Gauche propose par amendement qu'il soit justifié de l'emploi de ces fonds. —
La Taupe s'y oppose, elle aime le mystère; elle dit qu'il faut se garder de porter ainsi
partout la lumière. — L'amendement succombe sous cette judicieuse observation.
« Art. II. — Pour éloigner l'ignorance et la mauvaise foi, ces
a deux fléaux de la vérité, l'ouvrage sera écrit par les Animaux eux-
« mêmes, seuls juges compétents.
« Art. III. — Comme les arts et la librairie sont encore dans
o l'enfance parmi eux, la nation s'adressera, par l'intermédiaire de ses
« ambassadeurs, pour illustrer cet ouvrage, à un nommé Grandville,
« qui aurait mérité d'être un Animal , s'il n'avait de temps en temps
« ravalé son beau talent en le consacrant à la représentation toujours
« flattée, il est vrai, de ses semblables. (Voir les Métamorphoses.)
« Et pour l'impression, elles s'adressera à une maison de librairie
« connue, dans le monde pittoresque, sous le nom de J. Hetzel, et
« qui n'a pas de préjugés. »
Ces trois articles sont mis aux voix et adoptés successivement,
quoique le Centre tout entier se soit levé contre.
20 • PROLOGUE.
Quand ce résultat eut été proclamé à haute voix par le Président,-
(|ui avait si habilement dirigé les débats sans rien dire ni rien faire,
T Assemblée, électrisée, se leva comme un seul Animal, plusieurs Mem-
bres quittèrent leur place pour aller serrer la patte de l'orateur, qui,
satisfait du résultat, se mêla modestement à la foule.
« 0 siècle bavard ! s'écria un vieux Faucon irlandais, étranges
(c logiciens ! vous avez griffes et dents, l'espace est devant vous, la
(t liberté est quelque part, et il va vous suffire de noircir du papier ! »
Cette protestation fut étouffée par le bruit des conversations particu-
lières, et se perdit au milieu de l'enthousiasme général.
Le Corbeau se tira une plume de l'aile, et rédigea sur papier timbré
le procès-verbal de la séance.
Lequel procès-verbal fut lu, approuvé et paraphé par une commis-
sion qui fut chargée de veiller à son exécution ; chacun s'engageant,
du reste, à concourir de son mieux, unguibus et rostro, au succès de la
publication.
Le Renard, qui avait fait la motion, l'Aigle, le Pélican et un
jeune Sanglier, désignés ad hoc, ces trois derniers par le sort, se
transportèrent dès le matin à Saint-Mandé , et se présentèrent chez
M. Grand ville.
Cette entrevue fut remarquable sous plus d'un rapport. •
M. Grandville les reçut avec tous les honneurs dus à leur caractère
d'Ambassadeurs, et s'entendit sans peine avec eux. Il obtint du Renard,
sur les mœurs et coutumes de la race animale, quelques renseignements
pleins de malice dont il compte tirer bon parti.
Il fut décidé que, pour faire preuve d'impartialité, on consentirait
à ne pas représenter uniquement les Animaux, et qu'on accorderait à
l'Homme lui-même une petite place dans cette publication.
Pour obtenir cette concession, le Peintre laissa entendre que la
différence entre l'Homme et l'Animal n'était pas si grande que mes-
sieurs les Ambassadeurs semblaient le penser, et que d'ailleurs les
\nimaux ne pourraient que gagner à la comparaison. Après quelques
difficultés que la politesse et la modestie leur commandaient, messieurs
les Ambassadeurs convinrent du fait, et tombèrent d'accord sur ce point
comme sur tous les autres.
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE. 21
La lenteur est de bon goût chez des ambassadeurs. Leurs Excellences
montèrent donc en fiacre et rentrèrent dans Paris. A la barrière, un des
commis de l'octroi, fort mauvais naturaliste, ayant pris, à la première
vue, le Sanglier pour un Cochon, prétendit lui faire payer des droits
d'entrée, et n'en reçut qu'un coup de boutoir. Ils descendirent rue
Jacob, n° 18.
Messieurs les Députés furent charmés du bon accueil qu'ils reçurent
de leurs éditeurs.
Ceux-ci, flattés que la Race Animale , dont ils ont toujours fait
grand cas, eût songé à eux pour une publication de cette impor-
tance, promirent de- donner tous leurs soins à cette affaire, de laquelle
ils espèrent tirer encore plus d'honneur que de profit.
Le Sanglier lui-même, qui était venu avec quelques préventions,
s'avoua satisfait et reçut avec un
vif plaisir un exemplaire des Lettres
de Jean Macé sur la vie de l'Homme
%et des Animaux, qu'il avait paru
apprécier. M. J. Hetzel fit agréer
au Pélican une très-jolie collection
du Magasin d'éducation et de ré-
création, en le priant de l'offrir à
ses fils, dont il avait entendu faire
de grands éloges; ce bon père fut touché de la délicatesse de cette
attention. L'Aigle mit sans façon sous son aile les quatre séries des
Romans nationaux de MM. Ërckmann-Chatrian , et les Voyages extra-
ordinaires de M. Jules Verne. Le Renard, en compère intelligent,
refusa obstinément tout cadeau, et se contenta d'emporter quelques
milliers de Catalogues, qu'il promit, d'un air matois, de répandre
toutes les fois qu'il en trouverait l'occasion.
Après quelques petits arrangements de pure forme, il fut convenu
que le Singe servirait d'intermédiaire et serait, en s'adjoignant le
Perroquet , chargé de s'entendre avec messieurs les Animaux Rédac-
teurs, qui auraient à lui adresser leurs manuscrits, en indiquant
soigneusement les adresses de leurs nids, tanières, perchoirs, etc., etc.,
pour que les épreuves pussent être envoyées exactement aux auteurs.
Avant de se séparer, messieurs les Rédacteurs en chef recomman-
22 PROLOGUE.
dèrent à messieurs les futurs collaborateurs de n'adresser au cabinet de
rédaction que des manuscrits bien écrits et faciles à lire , pour éviter les
frais de correction et les fautes d'impression. Ils ajoutèrent que dans une
publication à laquelle tant de talents différents étaient appelés à concou-
rir , la méthode étant impossible , tout classement serait injuste et
arbitraire; que les premiers arrivés seraient
donc les premiers imprimés; qu'un numéro
d'ordre serait donné à chaque manuscrit, et
que pour rien au monde cet ordre ne pour-
rait être interverti. Messieurs les Animaux
approuvèrent cette mesure, et s'en retour-
nèrent pleins d'espoir, le front penché, le regard pensif, méditant déjà,
les uns leur propre histoire, les autres celle de leur prochain.
Post-Scriptum. — Par faveur spéciale, nous livrerons à la publicité
quelques détails confidentiels sur lesquels notre ami le Perroquet nous
avait demandé le silence ; mais nous comptons que sa discrétion ne
tiendra pas devant quelques douzaines de noix et un pain de sucre que
nous venons de lui envoyer.
Le Singe avait eu d'abord le séduisant projet de faire un journal
format grand-aigle; il avait même , sous le titre de premier-forêt, fait
un premier- Paris très- ennuyeux, dans lequel il développait avec un
grand talent toutes les questions, excepté celle du jour.
Un Animal qui désire garder l'anonyme, rêvant déjà les succès de
ces plumes courriéristes qui ont fait la gloire de certaines lettres de
l'alphabet, J. J. — X — y — z, etc., etc., avait signé de ses initiales un
feuilleton dans lequel il constatait les brillants débuts d'une- Sauterelle
incomparable dans un ballet nouveau.
L'Aras bleu, le Kakatoès et le Colibri s'étaient chargés de la
correspondance étrangère et de l'importante partie des faits divers.
Nous nous permettrons de citer une des nouvelles dont ces Oiseaux
comptaient enrichir leur premier numéro : — Un Canard nous écrit des
bords de la Garonne : « Il n'est bruit dans nos marais que de la dispa-
« rition d'uNE jeune grenouille qui était chérie de toutes ses com-
« pagnes. Comme elle avait l'imagination fort exaltée, on craint qu'elle
« n'ait attenté à ses jours. On s'épuise en conjectures sur les causes qui
« auraient pu la pousser à cette fatale extrémité. »
RESUME PARLEMENTAIRE. 23
L'Oiseau Moqueur avait demandé la permission de terminer régu-
lièrement le journal par une série de calembours qu'il aurait spirituelle-
ment intitulés : les étonnantes Réparties du Coq à l'Ane.
Le journal aurait été un journal sans annonces. Le Dindon, voulant
s'assurer la propriété d'une idée aussi neuve, se disposait à prendre un
brevet d'invention qui lui en réservât le monopole; mais le Loup-Cervier
(qui devait faire la Bourse) l'en détourna, en lui représentant que cette
précaution serait superflue, et qu'il ne trouverait point d'imitateurs.
Il ne restait plus guère à trouver qu'un titre et un gérant , et l'affaire
eût été définitivement constituée, si le Renard, qui est de bon conseil,
et le Lièvre, qui est moins brave que César, n'eussent reculé devant les
difficultés de cette entreprise. Le Renard fit observer très- sagement
qu'ils tomberaient infailliblement des hauteurs de la philosophie, de la
science et de la morale, dans les misères de la politique quotidienne; que
tout n'était pas roses dans le métier de journaliste; qu'ils auraient affaire
à de belles petites lois , au bout desquelles se trouvent l'amende et la
prison; qu'ils se feraient beaucoup d'ennemis et peu d'abonnés; qu'ils
auraient à payer des droits de timbre exorbitants, et de plus un gros
cautionnement à fournir; que leur capital y passerait; que le prix du
moindre journal. était tel, que de pauvres Animaux qui ne roulent ni
sur l'or ni sur l'argent, les Rats, par exemple, ne sauraient faire les
frais d'un abonnement; que la condition de toute entreprise qui veut
devenir utile et populaire , et atteindre les masses pour les éclairer, c'est
le bon marché; qu'enfin les journaux passent et que les livres restent
(au moins en magasin) .
Ces raisons et bien d'autres avaient fait passer à l'ordre de la nuit
sur l'incident qui n'avait pas été autrement discuté.
Du reste , cette mémorable conspi-
ration fut conduite avec tant d'adresse
et de bonheur, que, le lendemain,
Paris, M. le Préfet de police et les
gardiens du Jardin des Plantes se ré-
veillèrent, après avoir dormi du soir au matin, comme si rien d'extra-
2i PROLOGUE.
ordinaire n'avait pu se passer dans cette nuit désormais acquise à
l'histoire des révolutions animales, à laquelle elle devait fournir une
de ses pages les plus merveilleuses.
(par estafette.)
Quelques minutes après la visite de messieurs les Délégués, un Pigeon yoyagbue
apporta aux éditeurs des Scènes de la vie privée et publique des Animaux la lettre
circulaire ci-dessous, qu'il avait ordre de faire publier et distribuer immédiatement.
MM. LE SINGE ET LE PERROQUET,
Rédacteurs en chef,
A TOUS LES ANIMAUX.
« Mon cher et futur collaborateur,
« Nous croyons devoir vous adresser l'arrêté de la commission
a chargée de veiller plus particulièrement à la rédaction.
« Dans l'intérêt moral et matériel de la publication que nous entre-
« prenons en commun, il est recommandé à messieurs les Animaux
« Rédacteurs de formuler leurs opinions avec une telle mesure et une
« telle impartialité, que, tout en y trouvant d'utiles conseils, des cri-
« tiques méritées et sévères, les Animaux de tout âge, de tout sexe, de
« toute opinion, y compris les Hommes, n'y puissent rien rencontrer
« qui soit contraire aux lois imprescriptibles de la morale et des conve-
<( nances.
« En conséquence, il a été arrêté que tout article empreint de ce
« caractère de violence et de méchanceté qui a quelquefois déshonoré les
« œuvres de la Presse parmi les Hommes , et qui répugne aux cœurs
« bien placés comme aux organisations délicates, serait renvoyé à son
« auteur, dont le nom cesserait dès lors de figurer sur la liste de nos
« collaborateurs.
« N. B. — Le comité de rédaction a dû s'adjoindre, à titre de
« correcteurs d'épreuves seulement, quelques Hommes fort au courant de
« cette pénible besogne, et que leur misanthropie recommandait d'ailleurs
« entre tous à la bienveillance de l'espèce animale.
« Fait au Jardin des Plantes, à Taris. »
RÉSUMÉ PARLEMENTAIRE.
25
Sur la recommandation de messieurs les Rédacteurs en chef, la
distribution de cette pièce importante a été confiée à un Corbeau,
très-entendu , qui a organisé pour la circonstance un Office de Publicité
qui dépasse tout ce que l'industrie des Hommes avait imaginé en ce genre.
Cet intelligent Oiseau s'est chargé également de l'envoi des prospectus et
des livraisons à domicile pour Paris, les départements et l'étranger : les
Canards qu'il a enrôlés défieraient les plus intrépides de nos crieurs
patentés, ils ne craignent ni le vent ni la pluie; et le moindre de ses
Chiens courants laisserait loin derrière lui le plus agile des facteurs
de l'administration des postes. Grâce à ses Pigeons voyageurs , les
abonnés de tous les pays recevront leurs livraisons avec une promptitude
que l'estafette la plus vantée ne saurait atteindre, et les abonnés des
campagnes seront servis avec autant d'exactitude que les abonnés des
villes. Des affiches seront, par ses ordres, apposées sur tous les murs
dans les quatres parties du monde, sur la fameuse muraille de la Chine
elle-même. Messieurs les Rédacteurs espèrent pouvoir compter parmi leurs
souscripteurs tous les Animaux et tous les Hommes sincères,qui désirent
faire preuve d'impartialité, et qui ne redoutent aucune des vérités qui
sont bonnes à dire.
P.-J. Stahl
* t.» t « .
- -'^g&S*>
*-e5; ." ,,_1
Voilà ce qui vient de paraître ! — 10 centimes la livraison.
Histoire des bêtes à l'usage des gens d'esprit...
.
HISTOIRE
D'UN LIÈVRE
SA VIE PRIVÉE
PUBLIQUE ET POLITIQUE
ÉCRITE SOUS SA DICTÉE PAR UNE PIE, SON AMIE.
Quelques mots de madame la Pie à MM. le Singe et le Perroquet, Rédacteurs en chef.
essieurs, ilaété proclamé par l'Assemblée,
dont les délibérations ont eu pour résultat
cette publication, que si le droit de parler
pouvait nous être refusé, il nous serait du
moins permis d'écrire.
Avec votre permission, illustres Directeurs, j'ai donc écrit.
28 HISTOIRE D'UN LIEVRE.
Dieu merci, la plume est une arme courtoise, elle égalise les forces,
et j'espère prouver un jour qu'entre les mains d'une Pie intelligente cette
arme n'a pas moins de valeur qu'entre les griffes d'un Loup ou les pattes
d'un Renard;
Pour le moment, il ne s1 agit ni de moi ni de mesdames les Oies, les
Poules et les Grues, qu'un orateur à la fois spirituel et profond, à la fois
juge et partie, a si vertueusement renvoyées a leur ménage1, et je me
bornerai à vous raconter l'Histoire d'un Lièvre que ses malheurs ont
rendu célèbre parmi les Bctcs et parmi les Hommes, à Paris et dans les
champs.
Croyez, Messieurs, que si je me décide, dans une question qui ne
m'est point personnelle, à rompre avec les habitudes de silence et de
discrétion dont on sait que je me suis toujours fait une loi, c'est qu'il
m'eût été impossible de m'y refuser sans manquer aux obligations les
plus ordinaires de l'amitié.
1 Ceux de MM. nos souscripteurs qui n'ont point encore oublié que les dames ne
purent être admises à se faire entendre dans notre Assemblée générale, trouveront sans
doute tout naturel qu'une dame ait été des premières à nous écrire. Nous espérons que
notre empressement à publier la lettre de madame la Pie effacera les impressions fâcheuses
que paraissent avoir laissées dans son esprit certaines parties du discours du Renard
(voir le Prologue). Par une réserve dont chacun appréciera le difficile mérite et le rare
bon goût, l'auteur s'est modestement effacé toutes les fois qu'il l'a fallu absolument dans
le récit des aventures de son héros.
NOTE DES RÉDACTEURS.
HISTOIRE D'UN LJfiVRE.-
Où la Pie essaye d'entrer en matière. — Quelques réflexions philosophiques et préliminaires
du Lièvre, héros de cette histoire. — La dernière chasse d'un Roi. — Notre héros est fait
prisonnier. — Théorie des Lièvres sur le courage.
Je m'étais, un soir de cette semaine, oubliée sur un monceau de
pierres, et je méditais les derniers vers d'un poëme en douze chants que
je consacre à la défense des droits méconnus de notre sexe, quand je vis
accourir entre les deux raies d'un pré un Levraut de ma connaissance,
arrière-petit-fils du héros de mon histoire.
« Madame la Pie, me cria-t-il tout haletant, grand-père est là-bas
au coin du bois, et il m'a dit : Va chercher bien vite notre amie la Pie...
et je suis venu.
— Tu es un bon petit enfant, lui répondis-je en lui donnant sur la
joue un coup d'aile amical; c'est bien de faire comme cela les com-
missions à son grand-père. Mais si tu cours toujours si vite, tu finiras
par te rendre malade.
— Ah ! me répondit-il en me regardant tristement, je ne suis pas
malade, moi, c'est grand-père qui l'est! le Lévrier du garde champêtre
l'a mordu... c'est ça qui fait peur. »
Il n'y avait pas de temps à perdre; en deux sauts je fus auprès de
mon malheureux ami, qui me reçut avec cette cordialité qui est la poli-
tesse des bons Animaux.
Sa patte droite était supportée par une écharpe faite à la hâte de
deux brins de jonc; sa pauvre tête, sur laquelle on avait appliqué quel-
ques compresses de feuilles de dictame qu'une Biche compatissante lui
avait procurées, était entourée d'un bandeau qui lui cachait un œil : le
sang coulait encore.
A ce triste spectacle, je reconnus les Hommes -et leurs funestes coups.
« Ma chère Pie, me dit le vieillard, dont le visage, empreint d'un
caractère de tristesse et de gravité inaccoutumée, n'avait cependant rien
perdu de son originelle simplicité, on ne vient pas au monde pour être
heureux*
— Hélas! lui répondis-je, cela se voit bien.
— Je sais, continua-t-il, qu'on doit avoir toujours peur, et qu'un
30 HISTOHIE D'UN LIEVRE.
Lièvre n'est jamais sûr de mourir tranquillement dans son gîte; mais,
vous le voyez, je puis moins qu'un autre compter sur ce qu'on est
convenu d'appeler une belle mort : la campagne s'annonce mal, me
voilà borgne peut-être , et pour sûr estropié ; un Épagneul vfendrait à
bout de moi. Ceux des nôtres qui voient tout en beau, et qui s'entêtent à
penser que la chasse ferme quelquefois, veulent bien convenir qu'elle
ouvrira dans quinze jours ; je crois que je ferai Lien de mettre ordre à
mes affaires et de léguer mon histoire à la postérité pour qu'elle en
profite, si elle peut. A quelque chose malheur doit être bon. Si Dieu
m'a accordé la grâce de retrouver ma patrie, après m'avoir fait vivre et
souffrir parmi les Hommes, c'est qu'il a voulu que mes infortunes ser-
vissent d'enseignement aux Lièvres à venir. Dans le monde on se tait sur
bien des choses par prudence et par politesse; mais, devant la mort, le
mensonge devenant inutile, on peut tout dire. D'ailleurs, j'avoue mon
faible : il doit être agréable de laisser après soi un glorieux souvenir, et
de ne pas mourir tout entier ; qu'en pensez-vous? »
J'eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que j'étais de
son avis, car il avait gagné dans ses rapports avec les Hommes une sur-
dité d'autant plus gênante, qu'il s'obstinait à la nier. Que de fois n'ai-je
pas maudit cette infirmité, qui le privait du bonheur d'écouter! Je lui
criai dans les oreilles qu'on était toujours bien aise de se survivre dans
ses œuvres, et que, devant une fin presque certaine, il devait être en
effet consolant de penser que la gloire peut remplacer la vie , qu'en tout
cas cela ne pouvait pas faire de maL
Il me dit alors que son embarras était grand, que sa maudite bles-
sure l'empêchait d'écrire, puisqu'il avait précisément la patte droite
cassée; qu'il avait essayé de dicter à ses enfants, mais que les pauvres
petits ne savaient que jouer et manger ; qu'un instant il avait eu l'idée
de faire apprendre par cœur son histoire à l'aîné, et de la transmettre
ainsi à l'état de Rapsodie aux siècles futurs, mais que l'étourdi n'avait
jamais manqué de perdre la mémoire en courant. « Je vois bien, ajouta-
t-il, qu'on ne peut guère compter sur la tradition orale pour conserver
aux faits leur caractère de vérité; je n'ai pas envie de devenir un mythe
comme le grand Vichnou, Saint-Simon, Fourrier, etc.; vous êtes lettrée,
ma bonne Pie, veuillez me servir de secrétaire, mon histoire y gagnera. »
Je cédai à ses instances, et je m'apprêtai à écouter. Les discours des
vieillards sont longs, mais il en ressort toujours quelque utile enseigne-
ment.
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
31
Voulant donner de la solennité à cet acte, le plus important et le
dernier peut-être de sa vie, mon vieil ami se recueillit pendant cinq
minutes, et, se souvenant qu'il avait été un Lièvre savant, il jugea à
propos de commencer par une citation. ( Il tenait cette manie des cita-
tions d'un vieux comédien qu'il avait connu à Paris.) Il emprunta donc
son exorde à un auteur tragique auquel les Hommes s'accordent enfin à
trouver quelque mérite , et commença en ces termes :
« Approcher, mes enfants, enfin l'heure .est venue
Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue. »
Ces deux vers dé Racine, qu'un nommé Mithridate adresse à ses
enfants dans une circonstance qui n'est pas analogue, et la belle décla-
mation du narrateur, produisirent le plus grand effet.
- -*v.
L'aîné quitta tout pour venir se placer respectueusement sur les
genoux de son grand-père; le cadet, qui aimait passionnément les
32 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
contes, se tint debout et ouvrit les oreilles ; et le plus jeune s'assit par
terre en grugeant par la tige un' brin de trèfle.
Le vieillard, satisfait de l'attitude de son auditoire, et voyant que
je l'attendais , continua ainsi :
« Mon secret, mes enfants, c'est mon histoire. Qu'elle vous serve de
leçon, car la sagesse ne vient pas à nous avec l'âge, il faut aller
au-d.evant d'elle.
J'ai dix ans bien comptés; je suis si vieux, que de mémoire de
Lièvre il n'a été donné de si longs jours à un pauvre Animal. Je suis
venu au monde en France, de parents français, le 1er mai 1830, là tout
près, derrière ce grand chêne, le plus beau de notre belle forêt de Ram-
bouillet, sur un lit de mousse que ma bonne mère avait recouvert de son
plus fin duvet.
Je me rappelle encore ces belles nuits de mon enfance, où j'étais
ravi d'être au monde, où l'existence me semblait si facile, la lumière de
la lune si pure, l'herbe si tendre, le thym et le serpolet si parfumés!
S'il est des jours amers, il en est de si douxl
J'étais alerte alors, étourdi, paresseux comme vous; j'avais votre
âge, votre insouciance et mes quatre pattes; je ne savais rien de la vie,
j'étais heureux, oui, heureux ! car vivre et savoir ce que c'est que l'exis-
tence d'un Lièvre, c'est mourir à toute heure, c'est trembler toujours.
L'expérience n'est, hélas! que le souvenir du malheur.
Je ne tardai pas, du reste, à reconnaître que tout n'est pas pour le
mieux en ce triste monde, que les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
Un matin , dès l'aurore , après avoir couru à travers ces prés et ces
guérets, j'étais sagement revenu m'endormir près de ma mère, comme
le devait faire un enfant de mon âge , quand je fus réveillé soudain par
deux éclats de tonnerre et par d'horribles clameurs... Ma mère était à
deux pas de moi, mourante, assassinée!... « Sauve-toi, me cria-t-elle
encore, sauve-toi ! » et elle expira. Son dernier soupir avait été pour moi.
Il ne m'avait fallu qu'une seconde pour apprendre ce que c'était
qu'un fusil, ce que c'était que le malheur, ce que c'était qu'un Homme.
Ah! mes enfants, s'il n'y avait pas d'Hommes sur la terre, la terre
serait le paradis des Lièvres : elle est si bonne et si féconde ! il suffirait
de savoir où l'eau est la plus pure, le gîte le plus silencieux, les plantes
les plus salutaires. Quoi de plus heureux qu'un Lièvre, je vous le
demande, si, pour nos péchés, le bon Dieu n'avait imaginé l'Homme?
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
33
Mais, hélas, toute médaille a son revers, le mal est toujours à côté du
bien, l'Homme est toujours à côté de l'Animal.
— Croiriez- vous, me dit- il, ma chère Pie, que j'ai vu dans des
livres qui n'étaient pas écrits par des Bêtes, il est vrai, que Dieu avait
créé l'Homme à son image? Quelle impiété!
— Dis donc, grand père, dit le plus petit, il y avait une fois dans
le champ là-bas deux petits Lièvres avec leur sœur, et puis il y avait
aussi un grand méchant Oiseau qui a voulu les empêcher de passer :
c'est-il cela un Homme?
— Taîs^toi donc, lui répondit son frère, puisque c'était un Oiseau,.
5
34 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
. c'était pas un Homme. Tais -toi : tu serais obligé de crier pour que
papa t'entende; ça ferait du bruit, et nous aurions tous peur.
— Silence! s'écria le vieillard, qui s'aperçut qu'on ne l'écoutait
plus. Où en étais-je? me demanda-t-il,
— Votre mère était morte, lui dis -je, en vous criant : Sauve- toi
bien vite.
— Pauvre mère ! reprit-il, elle avait bien raison : sa mort n'avait
été qu'un prélude. C'était grande chasse royale. Toute la journée ce fut
un carnage horrible : la terre était couverte de cadavres, on voyait du
sang partout, sur les taillis dont les jeunes pousses tombaient coupées
par le plomb, sur les fleurs elles-mêmes, que les Hommes n'épargnaient
pas plus que nous, et qui périssaient écrasées sous leurs pieds. Cinq
cents des nôtres succombèrent dans cette abominable journée! Com-
prend-on ces monstres qui croient n'avoir rien de mieux à faire que
d'ensanglanter les campagnes, qui appellent cela s'amuser, et pour les-
quels la chasse, l'assassinat, n'est qu'un délassement !
Du reste , ma mère fut bien vengée. Cette chasse fut la dernière des
chasses royales, m'a-t-on dit. Celui qui la fit repassa bien une fois encore
par Rambouillet, mais cette' fois-là il ne chassait pas.
Je suivis les conseils de ma mère : pour un Lièvre de dix- huit
jours je me sauvai très-bravement, ma foi; oui, bravement! Et si jamais
vous vous trouvez à pareille affaire , ne craignez rien , mes enfants,
sauvez -vous. Se retirer devant des forces supérieures, ce n'est pas fuir,
c'est imiter les plus grands capitaines, c'est battre en retraite.
Je m'indigne quand je pense à la réputation de poltronnerie qu'on
prétend nous faire. Croit-on donc qu'il soit si facile de trouver des jambes
à l'heure du danger ? Ce qui fait la force de tous ces beaux parleurs, qui
s'arment jusqu'aux dents contre des Animaux sans défense, c'est notre
faiblesse. Les grands ne sont grands que parce que nous sommes petits.
Un écrivain de bonne foi, Schiller, l'a dit : S'il n'y avait pas de Lièvres,
il n'y aurait pas de grands seigneurs.
Je courus donc, je courus longtemps; quand je fus au bout de mon
haleine, un malheureux point de côté me saisit, et je m'évanouis. Je ne
sais combien de temps cela dura : mais jugez de mon effroi , lorsque je
me retrouvai, non plus dans nos vertes campagnes, non plus sous le
ciel, non plus sur la terre que j'aime, mais dans une étroite prison, dans
un panier fermé.
La fortune m'avait trahi ! Pourtant, quand je m'aperçus que je n'étais
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 35
pas encore mort, j'en fus bien aise; car j'avais entendu dire que la
mort est le pire des maux, parce qu'elle en est le dernier; mais j'avais
entendu dire aussi que les Hommes ne faisaient pas de prisonniers, et, ne
sachant ce que j'allais devenir, je m'abandonnai à d'amères réflexions. Je
me sentais ballotté par des secousses régulières très-incommodes, lorsque
l'une d'elles, plus forte que les autres, ayant fait entr'ouvrir le couvercle
de mon cachot, je pus m'apercevoir que l'Homme, au bras duquel il
était suspendu, ne marchait pas, et que pourtant un mouvement rapide
nous emportait. Vous qui n'avez rien vu encore, vous aurez peine à le
croire; mais mon ravisseur était monté sur un Cheval! C'était l'Homme
qui était dessus, c'était le cheval qui était dessous. Cela dépasse la
raison animale. Que j'aie obéi plus tard à un Homme, moi, pauvre Lièvre,
on le comprend. Mais qu'un Cheval, une créature si grande et si forte,
qui a des sabots de corne dure, consente à se faire, comme le Chien, le
domestique de Y Homme, et à le porter lâchement, voilà ce qui ferait
douter des nobles destinées del' Animal, si l'espoir d'une vie future ne venait
nous soutenir, et si, du reste, le doute changeait quelque chose à l'affaire.
Mon ravisseur était un des laquais du roi. »
II
Où il est question de la révolution de Juillet et de ses fatales conséquences.
— Utilité des arts d'agrément
Après quelques instants de silence, mon vieil ami, que ce retour sur
le passé avait vivement impressionné , hocha la tête et reprit avec plus
de calme le fil de sa narration :
« Je n'essayai point de résister.
Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie.
Chez les Hommes tout le monde est plus ou moins domestique, il n'y
a de différence que. dans la façon d'obéir; une fois entré dans les horreurs
de la vie civilisée, je dus en accepter les obligations. Le valet d'un roi
devint donc mon maître.
36
HISTOIlïE l)'U*N LIEVKE.
Par bonheur sa petite fille, qui m'avait pris pour un Chat, se déclara
mon amie. Il fut résolu que je ne serais pas tué, parce que j'étais trop
petit , parce qu'il ne manquait pas dans les cuisines de la cour et aux
tables royales de Lièvres plus gros que moi, et parce que ma maîtresse
me trouvait gentil. Pour les petites filles, la gentillesse consiste à se
laisser tirer les oreilles et à montrer une patience d'ange. Je fus touché
de la bonté de ma maîtresse. Les Femmes valent mieux que les Hommes,
elles ne vont point à la chasse.
Assuré de la vie, et prisonnier sur parole, on ne me chargea pas de
chaînes.
J'aurais pris mon mal en patience si j'avais pu m'évader, et je
('•aurais fait certainement si je n'avais craint l'impitoyable baïonnette
De la garde qui veille aux barrières du Louvre.
Dans cette petite chambre, située à Paris sous les combles mêmes
des Tuileries, j'arrosai bien souvent de mes larmes le pain qu'on me
HISTOIRE D'UiN LIÈVRE, 37
donnait par miettes et qui n'avait aucun rapport, je vous lé jure,
avec les herbes bienfaisantes que la terre produit pour nous. Le triste
logement qu'un palais quand on n'en peut sortir à son gré ! Les premiers
jours j'essayai de me distraire en me mettant à la fenêtre; mais souvent
on essaye d'être content, et on ne peut pas; il n'y a que ceux qui sont
bien qui ne veulent pas changer de place. J'en vins à prendre en horreur
cette vue monotone.
Que n'aurais-je pas donné pour une heure de liberté et pour un brin
de serpolet ! J'eus cent fois la tentation de me précipiter du haut de cette
belle prison pour aller vivre libre dans les herbes ou mourir. Croyez-
moi, mes enfants, le bonheur n'habite pas au-dessus des lambris dorés.
Mon maître, qui, en sa qualité de valet de cour, n'avait pas grand'-
chose à faire, et qui trouvait sans doute à son point de vue humain mon
éducation fort imparfaite, s'avisa de vouloir la compléter. Il me fallut
apprendre alors (Dieu sait ce qu'il m'en coûta) une foule d'exercices
plus déshonorants et surtout plus difficiles les uns que les autres. 0 honte!
je sus bientôt faire le mort et faire le beau au moindre signe comme un
Caniche. Mon tyran, encouragé par la déplorable facilité que je devais à
la rigueur de sa méthode, voulut joindre à cette partie plus sérieuse de son
enseignement ce qu'il nommait un art d'agrément, et me donna de si
terribles leçons de musique, que, malgré mon horreur pour le bruit, je
fus en moins de rien en état de battre un roulement très-passable sur le
tambour, et forcé d'exercer ce nouveau talent toutesies fois qu'un des
membres de la famille royale sortait du château.
Un jour, c'était un mardi, le 27 juillet 1830 (je n'oublierai jamais
cette date-là), le soleil brillait de tout son éclat; je venais de battre aux
champs pour monseigneur le duc d' Angoulême , qui allait toujours se
promener, et j'avais encore les nerfs tout agacés par le contact de la
peau de l'horrible instrument, une peau d'Ane! quand tout à coup, et
pour la seconde fois de ma vie, j'entendis retentir des coups de fusil qui
semblaient se tirer tout près des Tuileries, du côté du Palais- Royal,
m'a-t-on dit.
Grand Dieu, pensai-je, des Lièvres infortunés auraient-ils eu l'impru-
dence de se hasarder dans ces rues de Paris où il y a autant d'Hommes
que de Chiens et de fusils? Et l'affreux souvenir de la chasse de Ram-
bouillet me glaça d'effroi. Décidément, pensai-je, il faut qu'à une époque
antérieure les Hommes aient eu à se plaindre des Lièvres, car un pareil
acharnement ne peut s'expliquer que par un légitime besoin de ven*
38 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
geance; et, me tournant vers ma maîtresse, j'implorai du regard sa
protection. Je vis alors sur sa figure une épouvante égale à la mienne.
Déjà je me disposais à la remercier de la pitié que semblait lui inspirer
le malheur de mes frères, quand je m'aperçus que sa frayeur était toute
personnelle et qu'elle songeait beaucoup à elle-même et fort peu à nous.
Ces coups de fusil , dont chaque détonation me faisait figer le sang
dans les veines, les Hommes ne les tiraient pas sur des Lièvres, mais
bien sur d'autres Hommes. Je me frottai les yeux, je me mordis les
pattes jusqu'au sang pour m'assurer que je ne rêvais pas et que j'étais
éveillé : je puis dire; comme Orgon, que je l'ai vu,
de mes propres yeu!c vu,
Ce qu'on appelle vu.
Le besoin que les Hommes ont de chasser est si grand, qu'ils aiment
mieux se luer que de ne rien tuer du tout.
— Ce que vous me contez là n'a rien d'étonnant, lui dis-je. Combien
de fois, à la nuit tombante, n'ai-je pas eu à essuyer le feu des chasseurs
dont la manie est de décharger sur nous autres Pies leur dernier coup de
fusil, pour ne pas perdre leur poudre! disent-ils; et pourtant nous ne
passons pas pour être bonnes à manger. Les lâches !
— Ce qu'il y a de plus singulier, reprit mon vieil ami , qui me
témoigna par un geste significatif que j'avais bien raison, c'est qu'au
lieu d'en rougir les Hommes sont très-fiers de ces luttes contre nature.
Il paraît que parmi eux les choses ne vont bien que quand le canon
s'en mêle, et que les époques où il y a beaucoup de sang répandu sont,
dans leurs fastes, des époques à jamais mémorables.
Je n'entreprendrai pas de vous foire l'historique de ces journées;
quoique tout n'ait pas encore été dit sur la révolution de Juillet, ce n'est
pas à un Lièvre qu'il appartient de s'en faire l'historien.
— Qu'est-ce que c'est qu'une révolution de Juillet ? demanda le petit
Lièvre, qui, de même que tous les enfants, n'écoutait que par inter-
valles, quand par hasard un mot le frappait.
— Veux-tu bien te taire, lui répondit son frère , tu n'écoutes donc
pas; grand-père vient de nous dire que c'est un moment où tout le
monde a joliment peur.
— Je me contenterai de vons apprendre, continua le narrateur, que
ce petit incident n'avait pas frappé, que, durant trois mortelles journées,
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 39
j'eus les oreilles déchirées par le roulement du tambour, par le fracas du
canon et par le sifflement des balles, auxquels succédait un bruit lugubre
et sourd qui pesait surtout Paris. Pendant que le peuple se battait et se
barricadait dans les rues, la cour était à Saint-Cloud; je ne sais ce
qu'elle y faisait : quant à nous, nous passions dans les Tuileries une
nuit bien désagréable : les nuits n'ont pas de 6n quand on a peur. Le
lendemain 28 , la fusillade recommença de plus belle , et je sus qu'on
avait pris et repris l'Hôtel de Ville. J'en aurais fait mon deuil si j'avais
pu m'en aller comme la cour, mais il n'y fallait pas songer. Le 29, dès
le matin, des cris furieux se firent entendre sous les fenêtres du château,
le canon tonnait. — C'en est fait ! s'écria ma maîtresse, pâle d'effroi, le
Louvre est pris; et, emportant dans ses bras sa fille qui pleurait, elle
s'enfuit éperdue : il était onze heures.
Quand elle fut partie, je réfléchis qu'à la vérité j'étais seul et sans
défense, mais qu'aussi, j'étais sans ennemis, et le courage me revint.
Que les Hommes s'entr'égorgent, pensai-je, c'est leur affaire, les Lièvres
n'y perdront rien. La chambre sous le lit de laquelle j'étais parvenu h *
me retrancher fut occupée pendant quelques heures par des soldats rouges
qui tirèrent par la fenêtre un bon nombre de coups de fusil, en criant
avec un accent étranger : Vive le roi ! Criez, leur disais-je, criez; on voit
bien que vous n'êtes pas des Lièvres, et que ce rbi n'a pas été à la chasse
dans vos guérets. Bientôt je ne vis plus de soldats ,* ils avaient disparu :
un pauvre homme, un sage sans doute, qui semblait n'avoir aucun goût
pour la guerre, vint se réfugier dans ma retraite abandonnée, et se
cacha philosophiquement dans une armoire , où il fut bientôt découvert
et bafoué par des gens qui remplirent en un instant la chambre. Ceux-là
n'avaient pas d'uniformes, leur toilette était même négligée. Us fouillèrent
partout en criant : Vive la liberté ! comme s'ils avaient espéré la trouver
dans ma mansarde des Tuileries. Il paraît que, parmi les Hommes, la
liberté est la reine de ceux qui ne veulent pas de roi. Pendant que l'un
d'entre eux arborait à la fenêtre un drapeau qui n'était pas blanc, les *
autres chantaient avec ferveur un beau chant dont j'ai retenu ces
paroles :
Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé.
Quelques-uns étaient noirs de poudre et paraissaient s'être battus aussr
bien que si on les eût payés pour cela. Comme ils ne cessaient de crier :
bO
HISTOIRE D'UN LIEVRE.
Vive la liberté! je pensai que ces malheureux, avant d'être les plus forts,
avant d'avoir pu se donner la joie de se garder eux-mêmes et de s'or-
ganiser en patrouilles volontaires, avaient sans doute été enfermés
comme moi dans des paniers , ou emprisonnés dans de petites cham-
bres, et forcés peut-être de faire du bruit sans rime ni raison en l'hon-
neur du roi. Les faibles se' laissent mettre le couteau sur la gorge,
mais c'est toujours à charge de revanche.
0 puissance magnétique de l'enthousiasme ! Je fis trois pas vers ces
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. U
Hommes, nos ennemis, et j'eus envié de crier comme eux : Vive la
liberté ! mais je me dis : A quoi bon ?
Pendant ces trois journées, le croiriez- vous, ma chère Pie? douze
cents Hommes furent tués et enterrés.
— Bah ! luidis-je, on enterre les morts, mais on n'enterre pas les idées,
— Huai, me répondit-il.
Le lendemain je vis revenir mon maître, qui ne s'était pas montré
depuis vingt-quatre heures ; il était bien changé , il avait retourné son
habit, ce qui ne lui avait pas servi à grand'chose, et portait sur son
épaule un flot de rubans aux trois couleurs.
J'appris, en l'écoutant causer avec sa femme, que j'avais vu de belles
choses, que tout était perdu, qu'il n'y avait plus de roi, ni de
domestiques de roi, "qu'on parlait déjà de s'en passer, que Charles X
était sorti pour ne plus rentrer, qu'il fallait bien se garder de prononcer
son nom, que la situation était embarrassante, qu'on ne savait pas
comment tout cela tournerait, que pour le moment il fallait faire ses
paquets et déménager au plus vite, qu'ils étaient ruinés, etc., etc.
Bon, pensai-je, quoi qu'il arrive, j'y aurai toujours gagné de ne plus
demeurer dans un palais et de ne plus battre du tambour.
Hélas ! mes pauvres petits, le Lièvre propose, mais l'Homme dispose. |
Si jamais vous voyez une révolution, vous promît-on monts et merveilles,
tremblez. Cette révolution, de laquelle j'avais tant espéré, de laquelle, en
tout cas, j'étais bien innocent, ne fit qu'empirer mon triste sort. Au bout
d'un mois, mon maître, de plus en plus ruiné, toiyours sans place et
sans pain, vit la misère approcher. La misère est pour les Hommes ce
que l'hiver est pour les Lièvres quand il gèle à pierre fendre et que la
terre est nue. Un jour sa femme pleurait, son enfant pleurait, nous
pleurions tous : nous avions tous faim ! (Si les riches croyaient à .
l'appétit des pauvres, ils auraient peur d'être dévorés par eux.) Je vis
avec effroi mon maître désespéré fixer sur moi des regards qui me
parurent féroces. Homme affamé n'a point d'entrailles. Jamais Lièvre ne
courut plus grand danger. Dieu vous garde, enfants, d'avoir jamais la
perspective de devenir un civet.
— Qu'est-ce que c'est qu'un civet? demanda le petit Lièvre, qui
décidément était un intrépide questionneur.
— Un civet, répondit le vieillard, c'est un Lièvre coupé par mor-
ceaux et cuit dans une casserole. Buffon a écrit des Lièvres : « Leur
« chair est excellente, leur sang même est très-bon à manger, c'est le plus
G
42 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
doux de tous les sangs. » Cet Homme, qui, entre autres contes à dormir
debout, prétend que nous dormons les yeux ouverts, a dit ailleurs que le
style était l'Homme; j'en conclus qu'il dut être un monstre de cruauté. »
A cette réponse du vieillard , l'auditoire parut frappé de stupeur ; le
silence devint si grand, qu'on entendait l'herbe pousser.
« On ne me fera jamais croire, s'écria le vieux Lièvre, que le sou-
venir de cette époque de sa vie avait singulièrement ému, que le Lièvre
ait été créé pour être mis à la broche, et que l'Homme n'ait rien de
mieux à faire que de manger les autres animaux, ses frères.
Il fut donc question de m'immoler ce jour-là. Mais ma maîtresse Bt
observer que j'étais trop maigre.
Je ne connus qu'alors le bonheur d'être maigre, et je rendis grâce à
la misère qui avait daigné ne me laisser que la peau et les os.
La petite fille parut comprendre tout ce que la question avait de
gravité pour moi et pour ses plaisirs; et quoiqu'elle n'aimât guère le
pain sec, elle eut la générosité de s'opposer au meurtre qu'on prémédi-
tait. Pour la seconde fois je lui dus la vie. — Si on le tue, dit-elle en
pleurant à chaudes larmes, cela lui fera du mal; il ne pourra plus faire
le mort, ni faire le beau, ni battre du tambour.
— Parbleu ! s'écria mon maître en se frappant le front, cette petite
fille me donne une idée, et je crois bien que nous sommes sauvés.
Quand nous étions riches , mon Lièvre faisait de la musique pour notre
plaisir à tous et pour le sien, il en fera maintenant pour de l'argent.
Il avait raison. Ils étaient sauvés, et pour mon malheur je fus leur
sauveur. Tel que vous me voyez, à partir de ce jour, mon travail
nourrit un homme, une femme et un enfant. »
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
43
III
Vie publique et politique. — Ses maîtres tombent à sa charge.
La gloire n'est que fumée.
o Mais pour qui diable mon maître veut-il que je batte aux champs?
me disais-je. Qu'est-ce qui peut donc être entré aux Tuileries après ce
hh HISTOIRE D'UN -LIÈVRE.
qui s'y est passé? Je sus plus tard qu'à l'exception du roi rien n'était
changé dans mon ancienne demeure; que le beau monde n'avait pas
cessé de s'y montrer, et les enfants d'y jouer avec les Poissons rouges.
Le soir même, je connus mon sort : je ne devais plus retourner
dans ma royale mansarde. Mon maître dressa, dans les Champs-Elysées,
une petite baraque en plein vent, qui se composait de quatre planches
entourées de toile grise; et là, sur des tréteaux, à la face du ciel et de
la terre, moi, Animal né libre, et citoyen de la grande forêt de Ram-
bouillet, je fus obligé de me donner en spectacle aux Hommes, mes
persécuteurs, aux dépens de ma fierté, de ma timidité et de ma santé.
Je me rappelle encore les paroles que mon maître m'adressa quelques
instants avant mon début dans cette carrière difficile.
— Bénis le ciel, me dit-il, qui, après t avoir départi plus d'intelligence
que la cervelle d'un Lièvre n'en comporte d'ordinaire, t'a donné un
maître tel que moi. Je t'ai pendant longtemps logé, chauffé et nourri
sans rétribution; le moment est venu pour toi de prouver à l'univers
qu'avec les Lièvres un bienfait n'est jamais perdu. Tu n'étais qu'un
paysan, tu es maintenant un Animal civilisé, et tu pourras te vanter
d'avoir été le premier des Lièvres savants! Ces talents que, grâce à ma
prévoyance , tu as acquis dans des temps meilleurs pour ton agrément ,
tu vas avoir l'occasion de les exercer d'une façon glorieuse et lucrative
pour nous deux. Il est juste et il est d'usage parmi les Hommes qu'on
recueille tôt ou tard le fruit de son désintéressement. Souviens-toi donc
que dès aujourd'hui nos intérêts sont communs, que le public devant
lequel tu vas paraître est un public français, dont la sévérité et Je bon
goût sont célèbres dans tous les pays, et qu'une chute serait d'autant
plus impardonnable que, pour l'éviter, il te suffira de plaire à tout le
monde. Songe que le rôle que tu vas jouer dans la société est un rôle
important, et qu'il est toujours beau d'amuser un grand peuple. Provi-
soirement arrange-toi pour oublier jusqu'au nom de Charles X; il faut
bien être un peu ingrat pour gagner sa pauvre vie dans les temps où
nous sommes. Ainsi donc, attention! Il ne s'agit plus de battre le
tambour à tort ou à travers ; car, en matière politique, il n'est point de
faute vénielle, et toute confusion est un crime. Reste bien dans ton rôle,
le mien sera de faire la quête. Nous ne gagnerons pas des millions, mais
les pauvres vivent à moins.
— Ah bien ! me dis-je, voilà une admirable tirade et une prodigieuse
explication. J'ai là un tyran bien naïf, ou bien effronté. Ne jurerait-on
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 45
pas, à l'entendre, que c'est moi qui l'ai supplié de me faire prisonnier,
de m'arracher à mes campagnes , de m'apprendre à jouer la comédie et
de me rendre le plus malheureux des Lièvres ? Ne croirait-on pas que
je dois lui savoir un gré infini de ne pas m'avoir tué toutes les fois qu'il
lui a paru plus agréable et plus utile de me laisser la vie ?
Malgré l'émotion inséparable d'un début, les miens furent brillants.
Tout Paris voulut me voir. Mon répertoire varia à l'infini ; pendant trois
ans je battis aux champs, successivement pour l'École polytechnique,
pour Louis7 Philippe*, pour Lafayette, pour Laflitte, pour dix-neuf
ministres, pour la Pologne, et toujours pour Napoléon... le Grand.
J'appris, écrivez, ma clière Pie, c'est de l'histoire, j'appris à tirer
le canon.
Dès le second coup j'étais aguerri.
— Je le crois bien , pensai-je , il était devenu sourd au premier.
— J'en tirai pqp la suite beaucoup plus que n'en ont tiré quelques
hommes de guerre , gardes nationaux célèbres, dont l'histoire fera très-
bien d'oublier les noms.
Pendant longtemps,, par un bonheur incroyable, il ne m'arriva pas
une seule fois de prendre un nom pour un autre et de m'abuser sur la
valeur de ceux dont j'avais à constater la popularité; et pourtant les
tentatives de séductions ne me manquèrent pas : plus d'une fois des
spectateurs, qui pouvaient bien être des conspirateurs ou des agents
de police déguisés en Hommes, me sollicitèrent de brûler de la poudre
en l'honneur de Polignac, de Wellington, de Nicolas, et de beaucoup
d autres. Je sortis vainqueur de tous les pièges qui me furent tendus.
Mon maître, devenu mon compère, vantait partout ma probité et me
déclarait incorruptible.
Pendant le cours de ma vie publique et politique, une seule question
m'intéressa un instant. Ce fut la question d'Orient, question que la
hardiesse de la diplomatie a pu résoudre enfin, à la satisfaction des
Lièvres de tous les pays. En Orient, le Lièvre a été l'objet de l'atten-
tion particulière du législateur, qui défend de manger sa chair. Je suis
drmc de ceux qui ne redoutent nullement l'agrandissement de l'empire
ottoman.
Mais hélas ! tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. Une
fois, après toute une journée de fatigues, je venais de donner la
cinquantième représentation extraordinaire de la soirée, j'avais recueilli
de nombreux applaudissements, et mon maître pas mal de gros sous; les
46 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
deux chandelles qui éclairaient la scène tiraient à leur fin, je croyais
ma journée, bien finie, je dormais tout éveillé (pour faire plaisir à
M. de Buiïon), quand mon tyran, sur la demande d'un parterre insa-
tiable, annonça la cinquante et unième représentation extraordinaire de
tous mes exercices. Je l'avoue, la patience m'échappa : on ne s'amuse
jamais en amusant les autres ; le feu me monta au cerveau , et quand
je me retrouvai sur la planche maudite, j'avais déjà perdu la tête. Je
crois me rappeler que je posai machinalement la patte sur la détente du
pistolet.
— Feu pour Louis XVIII ! cria mon maître.
Je ne bougeai pas ; mais , je l'avoue, je n'avais pas la conscience de
ce que je faisais, et les bravos qui accueillirent mon noble refus furent
des bravos volés. Quelques gros sous tombèrent dans le tambour de
basque, que mon maître tendait avec persévérance aux spectateurs, qui
ce jour-lk n'en eurent pas pour leur argent. •
— Feu pour Wellington! — Nouveau silence, nouveaux applau-
dissements, nouveaux gros sous.
— Feu pour Charles X ! cria mon maître triomphant.
Je ne sais quel vertige s'empara de moi :
Le chien s'abat, le feu prend, le coup part.
— A bas le carliste! hurla la foule indignée; à mort le carliste!
Moi, Lièvre de Rambouillet, carliste, était-ce croyable? Mais le moyen
de faire entendre raison à un public aveuglé par la passion !
En un clin d'œil mon théâtre, mon maître, la recette, les chandelles,
et moi-même, tout fut bousculé, pillé, saccagé. Voilà bien les Hommes!
Saint- Augustin et Mirabeau ont eu raison de dire, chacun dans leur
langage, qu'il n'y a qu'un pas du Capitole à la Roche, que la gloire n'est
que fumée, et qu'il ne faut compter sur rien. Je me rappelai aussi les
beaux vers d'Auguste Barbier sur la popularité. Heureusement la peur
me rendit mes esprits et mon courage. A la faveur du tumulte , je
cherchai mon salut dans la fuite.
J'étais à peine à cinquante pas du théâtre de ma gloire et de mon
désastre, j'entendais encore les clameurs de la foule irritée, lorsqu'en
voulant franchir d'un bond un des fossés qui bordent les Champs-
Elysées je donnai de la poitrine dans de longues jambes qui semblaient
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 47
fuir comme moi la bagarre. Mon élan était si rapide, et le choc fut si
violent , que je roulai dans le fossé avec le malheureux propriétaire des
jambes qui avaient embarrassé ma retraite. C'en est fait de moi, pensai-je,
les Hommes sont pleins d'amour-propre, et celui-ci ne pardonnera
jamais à un pauvre Lièvre l'humiliation d'une pareille culbute : il faut
mourir! »
IV
Qui se ressemble s'assemble. — Notre héros se lie d'amitié avec un employé subalterne du
gouvernement. — La mort d'un pauvre. — Adieux à Paris.
« J'eus peine à en croire mes yeux. Cet hotflme dont je redoutais la
colère était plus effrayé que moi-même, je m'aperçus qu'il tremblait de
tous ses membres. Bon, me dis-je, mon étoile ne m'a pas encore aban-
donné; ce vieux monsieur me paraît avoir les mêmes théories que moi
sur le courage : entre gens qui ont peur , il doit être facile de s'en-
tendre.
— Monsieur, lui dis-je, en adoucissant ma voix pour le rassurer,
monsieur, je n'ai pas l'habitude d'adresser la parole à vos pareils;
mais si nous ne sommes pas frères d'origine, je vois à l'émotion que
vous éprouvez que nous sommes frères par les sentiments; vous avez
peur, ne le niez pas : ce sentiment vous honore à mes yeux.
Une voiture passa en ce moment sur la route , et à la lueur des
lanternes je reconnus dans l'Homme que j avais eu le malheur d'en-
traîner dans ma chute une de mes vieilles connaissances, le sage
méconnu de l'armoire des Tuileries, qui, depuis, était devenu le plus
fidèle de mes spectateurs. S'il avait le corps d'un Homme, il y avait dans
les traits de son visage je ne sais quel caractère d'honnêteté et de
douceur qui semblait indiquer qu'à une époque fort éloignée sans doute
il avait existé entre sa famille et la nôtre quelque lien de parenté. II
était pâle et tout effaré.
— Monsieur, lui dis-je encore, seriez-vous blfessé? Croyez que je
suis au désespoir de ce qui vient d'arriver ; mais, vous le savez, on
n'est pas maître de sa peur.
Il est probable qu'il me comprit, car je le vis se relever peu à peu.
ft8
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
Je restai devant lui sans faire un seul mouvement qui pût l'inquiéter, et
sa joie fut grande quand il eut retrouve en moi son acteur favori ; il me
caressa d'une main, pendant que de l'autre il réparait minutieusement le
désordre de sa toilette. La propreté est la parure du pauvre.
— La peur est pire que le mal, dit-il en se remettant sur ses pieds.
Ces paroles me parurent pleines de sens et de profondeur, et, cédant
à la sympathie que pour la première fois je ressentais pour un Homme,
j'avoue que, malgré mon amour pour la liberté, je me laissai emporter
par celui-ci sans résistance.
Mon nouveau maître, ou plutôt mon ami, car il fut plutôt mon ami
que mon maître, était bon, silencieux, modeste, employé subalterne dans
UBiA.*l.Uî
un ministère, et par conséquent fort pauvre. Il était voûté, moins par
l'âge que par- l'habitude qu'il avait dû contracter de saluer tout le
monde , de ne jamais relever la tête devant ses supérieurs , et d'écrire
du matin au soir. Après son fils, qui lui ressemblait en tout, ce qu'il
aimait le plus au monde, c'était ce qu'il appelait son jardin, un peu de
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. * &9
*
terre et quelques fleurs qui s'épanouissaient de leur mieux sur notre
petite fenêtre, à laquelle le soleil 'daignait à peine envoyer quelques pâle*
rayons : à Paris, le soleil ne luit pas pour toutes les fenêtres.
— Mon cher monsieur, lui disait quelquefois un de nos voisins, qui,
plus heureux que moi, s'était enrichi à jouer la comédie, vous n'arri-
verez jamais à rien , vous ne faites pas assez de bruit et vous êtes trop
modeste; croyez-moi, défaites-vous de ces défauts-là. Quelque rôle
qu'on joue dans le monde, il faut un peu brûler les planches. Que
diable! j'ai été modeste comme vous, mais ce qui dégoûte de la
modestie, c'est qu'on est toujours pris au mot; faites comme moi,
grossissez votre voix, remuez les bras, et vous deviendrez chef d'emploi*
Habileté n'est pas vice.
Hélas! on conseille le pauvre plutôt qu'on ne le secourt, et mon
cher maître aimait mieux demeurer pauvre que de devenir habile , car
l' habileté consiste trop souvent à tirer parti des circonstances et à
exploiter son prochain.
Notre vie était très-régulière : de bonne heure le père allait à son
bureau et le fils à l'école. Je restais seul à garder notre chambre, ou je
me serais fort ennuyé peut-être si , après les fatigues de ma vie des
Chamjfc-Elysées, le repos ne m'eût paru très-bon : le calme est le
lK)nheur de ceux qui ne sont pas heureux. Après le travail de la
journée, le repas nous réunissait. Nous vivions de bien peu. Je me
rap|>elle que j'appréhendais d'avoir faim : les riches ne font que donner,
mais les pauvres partagent 4 et je prenais à regret ma part du pain de
mon bon maître. Sans la pauvreté , cette existence eût été supportable ;
mais souvent j'avais le chagrin de voir mon excellent maître revenir
très-agité.
— Mon Dieu ! répétait-il avec amertume , on parle encore d'un
changement de ministère, si je perdais ma place, que deviendrions-
nous? nous n'avons point d'argent. — Pauvre père! disait l'enfant
dont les yeux se remplissaient toujours de larmes à cette nouvelle;
quand je serai grand, j'en gagnerai de l'argent ! — Tu n'es pas grand
enc >re, lui répondait mon maître.
— Va voir le roi, lui dit une fois son fils , et dis-lui de te donner de
l'argent, puisqu'il en a.
— Mon cher enfant, lui dit le vieillard en relevant la tête, il n'y a
50 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
que les mendiants qui vivent de leurs maux; d'ailleurs il paraît que le
roi n'est pas si riche qu'il en a l'air, et puis, n'a-t-il pas ses pauvres,
qui ont beaucoup de dépensés à faire ?
Puisque les riches disent tous qu'ils ont des pauvres, pensai- je,
|K)urquoi les pauvres n'ont-ils pas tous des riches ? »
— Papa, dit ici le petit Lièvre, qui s'était glissé derrière son grand-
père, et qui, résolu à obtenir une réponse, se mit à crier de toutes ses
forces : Papa, tu dis toujours le roi et aussi les ministres. Qu'est-ce que
cela veut donc dire, le roi et les ministres? Le roi, cela vaut-il encore
mieux que les ministres*?
— Tais-toi, petit, répondit le vieux Lièvre, dont ce dernier de ses
enfants était le Benjamin; le roi, cela ne te regarde pas, cela ne regarde
personne : on ne sait pas bien encore si c'est quelqu'un ou quelque
chose , on n'est pas d'accord là-dessus. Quant aux ministres , ce sont
des messieurs qui font perdre leur place aux autres , en attendant qu'ils
j>erdent la leur. Es-tu content?
— Tiens, tiens, fit le petit Lièvre, et il se remit à écouter, fort
satisfait, à ce que je pus voir, de l'explication que son grand-père lui
avait donnée. Qu'on nie encore qu'il faille parler sérieusement à la
jeunesse !
« Un jour, mon ami était parti à huit heures, et il était arrivé à son
bureau le premier comme à l'ordinaire. II apprit ce jour-là par le garçon,
qui n'était pas fier, disait-il, et qui voulait bien causer avec lui (quelle
misère!), que, dans la nuit, il avait été absolument nécessaire de faire
de nouveaux ministres et de défaire les anciens. Le lendemain, avant de
partir, il reçut une grande lettre cachetée de rouge, qui avait été
apportée par un soldat. Il attendit pour l'ouvrir que son fils fût parti
pour l'école. Après l'avoir regardée bien longtemps avec émotion, il se
décida à l'ouvrir; après l'avoir lue, il se mit à genoux, et prononça
bien souvent le nom du bon Dieu et de son petit garçon, et puis après
il se coucha. Au bout de huit jours, il mourut, et il avait l'air bien
malheureux en mourant.
Je le pleurai comme j'aurais pleuré un frère, et je ne l'oublierai
jamais.
On vendit son lit, sa table et sa chaire, pour payer le médecin, le
cercueil et le propriétaire, un Homme très-dur qui s'appelait M. Vau-
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
51
lour; et puis on l'emporta. Son fils, qui n'avait plus rien, s'en alla
tout seul derrière lui.
<]ette chambre nie parut si triste et si désolée, que je résolus de
m'en aller aussi. D'ailleurs les Hommes ne laissent pas pousser l'herbe
dans la chambre de leurs morts, et je n'avais pas envie de faire
connaissance avec le nouveau locataire qui devait venir l'occuper dès le
lendemain. Quand la nuit fut venue, je descendis tout doucement l'esca-
lier. Je n'eus pas besoin de demander le cordon, car il n'y avait, dans
notre maison, ni portier ni sentinelle : ce n'était pas comme dans mon
premier logement des Tuileries.
Une fois dans la rue, je pris à gauche, et, en allant droit devant
moi, je me trouvai je ne sais comment tout auprès des Champs-Elysées.
52 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
Je ne songeai point à m'y promener, et je me hâtai de mettre entre
Paris et moi la barrière. Je passai fort lestement sous Tare de triomphe
de l'Étoile. Une fois là, je ne pus m'empêcher de jeter un regard de
pitié sur cette ville immense dans laquelle je jurai bien de ne plus
rentrer : j'en avais trop des plaisirs de la capitale ! Dors ! m'écriai-
je, dors, mauvais gîte ! dors, ô Paris! dans tes maisons malsaines; tu
ne connaîtras jamais le bonheur de dormir à la belle étoile. »
Retour aux champs. — Les Hommes ne valent rien , mais les Bêtes ne valent pas davantage. — Un
Coqt habitué de la barrière du Combat, provoque notre héros. — Duel au pistolet. .
« J'arrivai bientôt dans un bois où ma poitrine se remplit d'un air
pur ; il y avait si longtemps que je n'avais vu le ciel tout entier, qu'il me
sembla le voir pour la première fois. Je trouvai que la lune avait
embelli. Les étoiles brillaient d'un si doux éclat, qu'elles me parurent
plus jolies les unes que les autres. Il" n'y a de vraie poésie qu'aux champs.
Si Paris était à la campagne, les Hommes eux-mêmes s'y adouciraient.
Dès le matin , je fus réveillé par un bruit de- ferraille : c'étaient
deux messieurs qui se battaient à grands coups d'épée. Je crus qu'ils
s'allaient tuer, mais ils finirent par se prendre bras dessus, bras
dessous, quand l'appétit leur fut venu. A la bonne heure, me dis-je,
voilà des gens raisonnables. Après ceux-là, il en vint d'autres qui se
livrèrent avec plus ou moins de résolution au même exercice, et je vis
bien que ce que j'avais pris pour un bois n'était qu'une promenade. Cela
ne faisait pas mon aflaire : pour moi, ce qui constitue la campagne»
c'est l'absence des Hommes; je fis donc mes adieux au bois de Boulogne,
et je repris ma course. Tout près d'un village qu'on appelle- Puteaux»
j'aperçus un Coq. Mes yeux, las de voir des messieurs et des dames,
s'arrêtèrent avec complaisance sur cet Animal.
C'était un Coq de la plus belle espèce; il était haut enjambes et se
cambrait en marchant comme un Coq qui ne veut rien perdre des
avantages de sa taille : il y avait dans toute sa tenue quelque chose de
martial qui me rappela les militaires français que j'avais vus souvent se
presser autour de mon théâtre des Champs-Elysées.
HISTOIRE D'UN LIEVRE.
53
— Par ma crête! me dit-il tout d'un coup, il y a longtemps que
vous me regardez. Pour un Lièvre, je vous trouve bien impertinent.
— Quoi ! lui répondis-je, est-il défendu de trouver que vous êtes un
bel oiseau? j'arrive de Paris, où je n ai vu que des Hommes, et je suis
heureux de voir enûn un Animal.
Ma réponse était fort simple, je pense; il trouva pourtant moyen de
s'en offenser.
— Je suis le Coq du village, s'écria-t-il, et il ne sera pas dit qu'un
méchant Lièvre m'aura insulté impunément !
— Vous m'étonnez, lui dis-je, je n'ai point voulu vous insulter; je
suis fort doux et n'aime point les querelles : je vous offre mes excuses.
— J'ai bien affaire de tes excuses! me répliqua-t-il ; toute insulte
54 HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
doit être lavée dans le sang; il y a longtemps que je ne me suis battu ,
et je ne serais pas fâché de te donner une leçon de savoir vivre. Tout ce
que je puis faire, c'est de te laisser le choix des armes.
— Moi, me battre! lui dis-je, y pansez -vous? j'aimerais mieux
mourir ! Apaisez-vous, je vous prie, et veuillez me laisser passer : je
m'en vais a Rambouillet, où j'espère encore retrouver quelques vieilles
connaissances.
— Nous sommes loin de compte, me répondit-il; entre gens qui
se respectent, les choses ne se passent point ainsi. Nous nous battrons,
et, si tu refuses, je te battrai. Tiens, ajouta-t-il en me montrant un
Bœuf et un Chien qui venaient de notre coté, voilà notre affaire, nos
témoins sont trouvés. Suis- moi, et n'essaye pas de te sauver : j'ai
l'œil sur toi.
Il n'y avait pas à répliquer, et la fuite était impossible. J'obéis.
— Tous les Animaux sont frères , dis-je au Bœuf et au Chien en
les abordant; ce Coq est un duelliste, vous ne souffrirez pas qu'il
m'assassine, mon sang retomberait sur votre tète : je ne me suis jamais
battu, et j'espère encore ne me battre jamais.
— Bah ! me dit le Chien , ceci est la moindre des choses , il y
a commencement à tout. Votre candeur m'intéresse, et je veux vous
servir de témoin. Maintenant que je réponds de vous, il y va de mon
honneur que vous vous battiez : vous vous battrez donc.
— Vous êtes trop honnête, lui répondis-je, et je suis touché de
votre procédé, mais j'aime mieux ne pas trouver de témoin; je ne me
battrai pas.
. — Vous l'entendez, cher Bœuf! reprit mon adversaire exaspéré;
dans quel temps vivons-nous? c'est vraiment incroyable! Vous verrez
qu a force de lâcheté on triomphera de nous , et que les forts devront
subir la tyrannie des faibles et tout endurer d'eux.
Le Bœuf impitoyable beugla en signe d'approbation, et je demeurai
confondu.
Ces Animaux domestiques ne valent pas mieux que les Hommes,
pensai-je.
— Mourir pour mourir, me dit le Chien en me prenant à l'écart,
mieux vaut mourir les armes à la main; entre nous soit dit je n'aime pas
ce Coq, et mes vœux sont pour vous : vous pouvez m'en croire, je ne
suis point un Chien de chasse, et je n'ai^aueunc raison de vouloir du mal
à votre espèce. Ne tremblez donc pas ainsi, mon cher Lièvre, et prenez
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 55
confiance. A toute force , i! n'est pas nécessaire pour se battre d'avoir
du courage , il suffit d'en montrer. Quand vous aurez à essuyer le feu
de votre adversaire , tâchez de penser à autre chose.
— Je n'en viendrai jamais à bout, lui dis-je à demi mort.
— Ne croyez donc pas cela, reprit-il, on vient à bout de tout.
Tenez, puisque le choix des armes vous est laissé, ne prenez pas l'épée :
votre adversaire aurait sur vous l'avantage du sang-froid et de l'habi-
ude; battez-vous au pistolet, je chargerai moi-même les armes.
— Comment, lui dis-je, vous croyez que je vais me battre avec des
pistolets chargés? N'y comptez pas; vous en parlez bien à votre aise.
S'il faut •se battre à toute force, ce Coq intraitable n'a-t-il pas des
éperons et un bec très-crochu? Croyez-vous que ces armes ne soient pas
assez dangereuses? Eh bien ! je ferai de mon mieux pour avoir à en
souffrir le moins possible. Au nom de l'humanité, tâchez d'arranger
cette abominable affaire à laquelle je ne puis rien comprendre.
— Fi donc ! s'écria le Coq, un duel à coups de bec ! Me prenez-vous
pour un manant ? Allons, finissons-en ! Entrons dans ce taillis. Vun de
nous n'en sortira pas!... ajouta-t-il avec un accent que Duprez lui-
même n'eût pas désavoué.
Je sentis k ces mots une sueur froide couvrir tous mes membres, et
je voulus tenter un dernier effort.
Je rappelai au Chien et au Bœuf les dernières lois sur le duel et les
peines portées contre les témoins.
— Revenez- vous de Pontoise ? me répondirent-ils ; et ne voyez-vous
pas que ces lois ont été faites par des gens qui ont eu quelquefois
l'occasion de ne pas se battre ? Tout cela n'empêchera pas les duels
d'aller leur train. Quand on a de bonnes raisons pour s'égorger, on ne
songe guère à M. le procureur général.
— Monsieur le Coq, dis-je à mon adversaire, on ne sait vraiment
pas ce qui peut arriver : je suis si maladroit ! Si j'allais vous tuer,
pensez à vos Poules; j'en serais fâché pour elles. Faisons la paix, je
. vous en supplie.
Tout fut inutile : vingt-cinq pas furent comptés par mon témoin,
auquel j'aurais souhaité des pattes de Lévrier a la place de ses pattes de
Bouledogue, et les pistolets furent chargés.
— Avez-vous l'habitude de cette arme ? me dit le Chien.
— Hélas! oui, lui répondis-je; mais le C:el m'est témoin que je
n'ai jamais ajusté ni hlest'é pei sonne.
56
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
Le sort devant désigner lequel des deux combattants tirerait le
premier, le Chien se retourna un instant, et me présenta ses deux pattes
de devant, dont l'une était mouillée.
Je pris la première venue, j'y voyais à peine; le juste Ciel m'avait
favorisé !
— Courage donc, courage ! me répétait mon témoin, et visez bien :
je déteste ce Coq.
8BEI fffif
Tenez-moi bien, dis-je à mou témoin...
S'il le déteste, pensai-je, pourquoi ne prend-il pas ma place? je la
lui céderais volontieis.
Mon adversaire s'alla placer gravement en face de moi.
— Hélas! lui criai-je, il me seilible qu'il y a un siècle que nous
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 57
sommes là : est-ce que vous êtes encore en colère ? Embrassons-nous ,
et que tout soit oublié. Je vous assure que chez les Hommes cela se
passe quelquefois ainsi.
— Sacrebleu! me cria-t-il en blasphémant, tirez donc! et visez
bien : car, si vous me manquez, je jure que je ne vous manquerai pas.
Cette brutalité me révolta , et le sang me revint au cœur. En mon
bon droit feus confiance.
— Tenez-moi bien, dis-je à mon second; vous êtes témoin que j'ai
tout fait pour empêcher ce duel.
Le Bœuf s'éloigna de quelques pas, et frappa trois fois la terre de
son sabot : c'était le signal convenu. Je pressai la détente, le coup
partit, et nous tombâmes tous deux. L'émotion m'avait renversé ; quant
au Coq, il était mort sur le coup, victime de son opiniâtreté. La mort
fut constatée par une Sangsue qui avait assisté au combat.
— Bravo ! s'écria le Chien , en me relevant ; vous m'avez rendu là
un grand service. Ce maudit Coq demeurait dans la même ferme que
moi; il se couchait en même temps que les Poules, et, dès l'aube, son
chant insipide éveillait tout le monde. Quand on ne tient pa§ à voir lever
l'aurore, on ne tient guère à un voisin comme celui-là.
— Je n'y avais pas songé, reprit le Bœuf; le fait est que, grâce à ce
brave Lièvre , nous pourrons désormais dormir la grasse matinée. Du
reste, ce que vous avez fait là est digne d'un Français, me dit-il, car je
soupçonne votre adversaire d'avoir appartenu autrefois à un ministre
anglais qui l'avait dressé au combat. Je ne sais s'il faut en faire honneur
à son éducation ; mais jamais Coq ne se jeta plus étourdiment dans les
hasards des batailles.
Je regardai avec douleur le cadavre de mon adversaire qui gisait
sans vie sur le gazon.
— Que n'as-tu entendu de ton vivant, lui dis-je, cette impitoyable
oraison funèbre ! elle t'aurait appris ce que valait au juste ce renom de
bretteur dont tu étais si fier et qui te coûte la vie.
Que le sang de ce malheureux Coq. retombe sur vos têtes ! dis-je au
Bœuf et au Chien; car il dépendait de vous d'empêcher ce duel fatal.
Quant à moi, je suis innocent de ce meurtre que je déteste : la mort m'a
toujours paru abominable !
Et je repris fort tçiste la route de Rambouillet. J'avais toujours devant
les yeux ce cadavre ensanglanté. Mais à mesure que j'avançai, ces
funèbres images s'effacèrent. La vue des campagnes paisibles calme les
58
HISTOIRE D'UN LIÈVRE.
plus grandes douleurs ; et quand je retrouvai Rambouillet et ma forêt
chérie, devant ces souvenirs de mes premiers jours tous mes chagrins
Quand on ne tient pas à voir lever l'aurore, on ne tient guère à nn voisin comme celui-là.
furent oubliés. Quelques mois après mon retour, je connus enûn le
bonheur d'être père et bientôt grand-père. — Vojis savez le reste,, mes
chers enfants; et maintenant vous pouvez aller jouer. J'ai dit. »
A ces mots du vieillard, son auditoire se réveilla. Pendant cette
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 59
dernière partie de son récit, le silence avait été exemplaire. Les petits ne
se le firent pas dire deux fois; l'histoire leur avait paru très-intéressante
et un peu longue : ils s'en allèrent courir dans les herbes.
— Madame la Pie, me demanda le petit Lièvre, tout en se frottant
les yeux, c'est-il vrai tout ce que grand-papa vient de dire ?
— Fi ! lui dis-je , les grands-pères sont comme le bon Dieu ; ils ne
peuvent jamais ni se tromper ni mentir.
VI
Qu'est-ce que le bonheur? Conclusion tirée de saint Augustin (Conf., chap. des Odeurs).
« Ma chère Pie, me dit mon vieil ami, depuis mon retour aux
champs, j'ai jeté un regard impartial sur les choses d'ioi-bas, et quoique
je les aie jugées sans passion, je serais bien embarrassé de vous en dire
mon avis. Toute affirmation est téméraire. Je crois pourtant qu'on peut
assurer qu'on ne saura jamais ce qu'il faudrait savoir pour être heureux.
Mais est-il donc nécessaire de l'être?
Les Hommes seuls , chez lesquels cette bizarre manie dëtre heureux
est poussée jusqu'à la folie , persistent à se croire sérieusement destinés
à résoudre, à leur profit, le problème du bonheur. Leurs philosophes,
dont le métier consiste à chercher le. sens de cette énigme, ont tous
cherché en vain, puisqu'ils cherchent encore. — Les uns, pleins de
leur propre mérite , placent naïvement le bonheur dans l'amour de soi-
même; les autres, plus humbles, regardent le ciel et le demandent à
Dieu seul, comme si Dieu le leur devait. — Ceux-ci vous disent, fut-on
pauvre et repoussé comme Job : Ne te refuse rien ! et ils prêchent
d'exemple, parce qu'ils le peuvent; ceux-là veulent qu'on s'abstienne, et
ils ne s'abstiennent pas. — Les plus opiniâtres se contentent d'espérer
jusqu'à leur dernier jour qu'ils seront heureux... demain; mais la plupart
conviennent, avec Shakspeare, qu'il vaudrait mieux n'être ..pas né.
Qu'en faut-il conclure ? sinon que le bonheur n'est pas de ce
monde, que ce mot est tout simplement un mot de trop dans toutes les
langues, et qu'il est absurde de courir après une chose que personne ne
trouve, et dont, à tout prendre, il est facile de se passer, puisque, bon
gré, mal gré, tout le monde s'en passe.
Pour ma part , je doute encore qu'il faille bénir le Ciel de nous
(30
HISTOIRE D'UN LIEVRE.
avoir fait naître dans une condition animale, et que la différence soit
grande entre le Lièvre et. l'Homme, au point de vue du bien-être.
Sans doute l'Homme est inhabile au bonheur; il a contre lui des-
instincts si pervers, qu'on a vu le frère s'armer contre le frère (est-on moins
frères parce qu'on se bat?). Il a des prisons, des tribunaux, des maladies
et une pauvre peau fine qu'une épine de rose met en sang et de laquelle il
ne saurait être fier. Il a la pauvreté, cette plaie inconnue aux Lièvres, qui
sont tous égaux devant le soleil et le serpolet, et, comme l'a dit Homère,
il y a des hommes qui se promènent en mendiant sur la terre féconde.
Mais la destinée du Lièvre est-elle meilleure? Quand je réfléchis
HISTOIRE D'UN LIÈVRE. 61
que ce n'est qu'à forces égales que les droits sont égaux , et qu'avec
la crainte des hommes, des meutes et de la poudre à canon, un
honnête Lièvre n'est pas encore sûr de faire son chemin dans le
monde, je n'hésite pas à déclarer que le bonheur est impossible.
Puisque tout le monde demande où il est , c'est qu'il n'est nulle part :
car enfin, comme dit saint Augustin : « Si le mal n'existe pas, il existe
au moins la crainte du mal, laquelle, certes, n'est pas un bien. » Le
grand point, ce n'est donc pas d'être heureux, c'est de fuir le mal...
Maintenant, ajouta-t-il, ma chère Pie, j'ai fini.
Grand merci de l'attention que vous m'avez prêtée. C'est un
mérite de savoir écouter. Jusqu'à présent, les Pies n'en ont pas eu le
privilège, me dit-il un peu malignement. Conservez ce manuscrit , dont
je vous laisse dépositaire, et quand ces pauvres petits auront passé l'âge
où l'on joue, quand je serai mort, ce qui ne peut tarder, vous livrerez
ces Mémoires à la publicité. Les Mémoires d'outre -tombe sont fort
goûtés; de notre temps, les morts ne manquent pas d'admirateurs, et
les vivants gagnent beaucoup à mourir. »
Voici, messieurs, ces Mémoires. C'est à une indiscrétion que vous les
devez, je l'avoue : l'auteur n'est pas mort, et pourtant je vous les livre.
J'espère que mon ami me pardonnera de l'avoir forcé à devenir célèbre
de son vivant, et que sa modestie ne refusera pas de prendre un avant-
goût de la gloire qu'un honnête Animal est toujours en droit d'attendre
du récit de ses infortunes personnelles.
Veuillent messieurs les Milans , les Éperviers et autres poëtes qui ne
chantent que sur la tombe des nlorts , traiter mon ami aussi favorable-
ment que s'il eût déjà passé de vie à trépas !
Pour madame la Pie,
P.-J. Stahl.
PEINES DE CŒUR
DUNE
CHATTE ANGLAISE
-. r£*« ♦«*< —
uand le Compte rendu de votre première
séance est arrivé à Londres , ô Animaux
français! il a fait battre le cœur des amis
de la Réforme Animale. Dans mon petit
particulier, je possédais tant de preuves de
la supériorité des Bêtes sur l'Homme, qu'en
ma qualité de Chatte anglaise je vis l'occa-
sion souvent souhaitée de faire paraître le
roman de ma vie, afin de montrer comment
mon pauvre moi fut tourmenté par les lois hypocrites de l'Angleterre.
Déjà deux fois des Souris, que j'ai fait vœu de respecter depuis le bill
de votre auguste parlement, m'avaient conduite chez Colburn, et je
m'étais demandé , en voyant de vieilles miss, des ladies entre deux âges,
et même de jeunes mariées corrigeant les épreuves de leurs livres ,
pourquoi, ayant des griffes, je ne m'en servirais pas aussi. On ignorera,
toujours ce que pensent les femmes, surtout celles qui se mêlent
d'écrire ; tandis qu'une Chatte, victime de la perfidie anglaise, est inté-
ressée à dire plus que sa pensée, et ce qu'elle écrit de trop peut compenser
ce que taisent ces illustres ladies. J'ai l'ambition d'être la mistress*
Inchbald des Chattes, et vous prie d'avoir égard à mes nobles efforts,
ô Chats français ! chez lesquels a pris naissance la plus grande maison
PEINES DE CŒUR D'UNE CHATTE ANGLAISE. 63
de notre race, celle du Chat-Botté, type éternel de l'Annonce, et que
tant d'hommes ont imité sans lui avoir encore élevé de statue.
Je suis née chez un ministre du Catshire, auprès de la petite ville de
Miaulbury. La fécondité de ma mère condamnait presque tous ses
enfants à un sort cruel, car vous savez qu'on ne sait pas encore à quelle
cause attribuer l'intempérance de maternité chez les Chattes anglaises,
qui menacent de peupler le inonde entier. Les Chats et les Chattes
attribuent, chacun de leur côté, ce résultat à leur amabilité et à leurs
propres vertus. Mais quelques observateurs impertinents disent que les
Chats et les Chattes . sont soumis en Angleterre à des convenances si
parfaitement ennuyeuses, qu'ils ne trouvent les moyens de se distraire
que dans ces petites occupations de famille. D'autres prétendent qu'il y a
là de grandes questions d'industrie et de politique, à cause de la domi-
nation anglaise dans les Indes ; mais ces questions sont peu décentes
sous mes pattes et je les laisse à VEdinburgh-Review. Je fus exceptée de
la noyade constitutionnelle à cause de l'entière blancheur de ma robe.
Aussi me nomma-t-on Beauty. Hélas ! la pauvreté du ministre , qui
avait une femme et onze filles, ne lui permettait pas de nie garder. Une
vieille fille remarqua chez moi une sorte d'affection pour la Bible du
ministre; je m'y posais toujours, non par religion, mais je ne voyais pas
d'autre place propre dans le ménage. Elle crut peut-être que j'appar-
tiendrais à la secte des Animaux sacrés qui a déjà fourni l'ânesse de
Balaam, et me prit avec elle. Je n'avais alors que deux mois. Cette vieille
fille, qui donnait des soirées auxquelles elle invitait par des billets qui
promettaient thé et Bible, essaya de me communiquer la fatale science des •
filles d'Eve; elle y réussit par une méthode protestante qui consiste à
vous faire de si longs raisonnements sur la dignité personnelle et sur
les obligations de l'extérieur, que, pour ne pas les entendre, on subirait
le martyre.
Un matin, moi, pauvre petite fille de la nature, attirée par de la 4
crème contenue dans un bol, sur lequel un mufftng était posé en travers,
je donnai un coup, de patte au muffing, je lapai la crème ; puis, dans
la joie, et peut-être aussi par un effet de la fait>\esse <*e mes jeunes
organes, je me livrai, sur le tapis ciré, au pu \joçfe^euXk te80"*
qu'éprouvent les jeunes Chattes. En apercevant \K ^je Ae ce «çtfcSVe
nomma mon intempérance et mon défaut d'édue^ \ V^e ^e s»8* e^
me fouetta vigoureusement avec des verges de \ Vo^ * e^ V*0^
qu'elle ferait de moi une laily ou qu'elle m'aban^^Vv \<#v^
61
PEINES DE CŒUR
— Voilà qui est gentil ! disait-elle. Apprenez, miss Beauty, que les
Chattes anglaises enveloppent dans le plus profond mystère les choses
^crttfc
En apercevant la preuve de ce quille nomma mon intempérance...
naturelles qui peuvent poiter atteinte au respect anglais, et .bannissent
tout ce qui est improper, en appliquant à la créature, comme vous l'avez
entendu diie au révérend docteur Simpson, les lois faites par Dieu pour
la création. A vez-vous jamais vu la Terre se comporter indécemment?
N'appartenez-vous pas d'ailleurs à la secte des saints (prononcez senlz) ,
qui marchent très-lentement le dimanche pour faire bien sentir qu'ils se
promènent ? Apprenez à souffrir mille morts plutôt que de révéler vos
désirs : c^st en ceci que consiste la vertu des saints. Le plus beau privi-
lège des Chattes est de se sauver avec la grâce qui vous caractérise , et
d'aller, on ne sait où, faire leurs petites toilettes. Vous ne vous montrerez
ainsi aux regards que dans votre beauté. Trompé par les apparences, tout
le monde vous prendra pour un ange. Désormais, quand pareille envie
vous saisira, regardez la croisée, ayez l'air de vouloir vous promener, et
vous irez dans un taillis ou sur une gouttière. Si l'eau, ma fille, est la
gloire de l'Angleterre, c'est précisément parce que l'Angleterre sait s'en
servir, au lieu de la laisser tomber, comme une sotte, ainsi que font les
Français, qui n'auront jamais de marine à cause de leur indifférence
pour l'eau.
Je trouvai, dans mon simple bon sens de Chatte, qu'il y avait
beaucoup d'hypocrisie dans cette doctrine; mais j'étais si jeune!
— Et quand je serai dans la gouttière ? pensai-je en regardant la
vieille fille.
— Une fois seule, et bien sûre de n'être vue de personne, eh bien !
Beauty, tu pourras sacrifier les convenances, avec d'autant plus de
charme que tu te seras plus retenue en public. En ceci éclate la perfec-
tion de la morale anglaise qui s'occupe exclusivement des apparences, ce
monde n'étant, hélas ! qu'apparence et déception.
J'avoue que tout mon bon sens d'animal se révoltait contre ces
déguisements ; mais , à force d'être fouettée, je finis par comprendre que
la propreté extérieure devait être toute la vertu d'une Chatte anglaise.
Dès ce moment, je m'habituai à cacher sous des lits les friandises que
j'aimais. Jamais personne ne me vit ni mangeant, ni buvant, ni faisant
ma toilette. .Je 4\is regardée comme la perle des Chattes.
J'eus alors l'occasion de remarquer la bêtise des Hommes qui se
disent savants. Parmi les docteurs et autres gens appartenant à la société
de ma maîtresse, il y avait ce Simpson, espèce d'imbécile, fils d'un riche
propriétaire; qui attendait un bénéfice, et qui, pour le mériter, donnait
des explications religieuses de tout ce que faisaient w \tv\t»^ux- ^ me
vit un soir lapant du lait dans une tasse, et fit Q* Vtfi^ * ^ ^^
fille de la manière dont j'étais élevée, en me voyç. *T . ^«wfetciûfiut
les bords de l'assiette, et allant toujours en tourn^^V \é^C , ^^ *****
du lait. *V\v ïdr
^1
66 PEINES DE CŒUR
— Voyez, dit-il, comme dans une sainte compagnie tout se perfec-
tionne : Beauty a le sentiment de l'éternité, car elle décrit le cercle qui
en est l'emblème, tout en lapant son lait.
La conscience m'oblige à dire que l'aversion des Chattes pour
mouiller leurs poils était la seule cause de ma façon de boire dans cette
assiette; mais nous serons toujours mal jugées par les savants, qui se
préoccupent beaucoup plus de montrer leur esprit que de chercher le nôtre.
Quand les dames ou les hommes me prenaient pour passer leurs
mains sur mon dos de neige et faire jaillir des étincelles de mes poils,
la vieille fille disait avec orgueil : « Vous pouvez la garder sans avoir
rien à craindre pour votre robe , elle est admirablement bien élevée ! »
Tout le monde disait de moi que j'étais un ange : on me prodiguait les
friandises et les mets les plus délicats ; mais je déclare que je m'ennuyais
profondément. Je compris très-bien qu'une jeune Chatte du voisinage
avait pu s'enfuir avec un Matou. Ce mot de Matou causa comme une
maladie à mon âme que rien ne pouvait guérir, pas même les compli-
ments que je recevais ou plutôt que ma maîtresse se donnait à elle-
même : « Beauty est tout à fait morale, c'est un petit ange, disait-elle.
Quoiqu'elle soit très-belle, elle a l'air de ne pas le savoir. Elle ne
regarde jamais personne, ce qui est le comble des belles éducations
aristocratiques ; il est vrai qu'elle se laisse voir très-volontiers ; mais elle
a sur tout cette parfaite insensibilité que nous demandons à nos jeunes
miss , et que ngus ne pouvons obtenir que très-difficilement. Elle attend
qu'on la veuille pour venir, elle ne saute jamais sur vous familièrement,
personne ne la voit quand elle mange, et certes ce monstre de lord
Byron l'eût adorée. En bonne et vraie Anglaise , elle aime le thé , se
tient gravement quand on explique la Bible, et ne pense de mal de
personne, ce qui lui permet d'en entendre dire. Elle est simple et sans
aucune affectation , elle ne fait aucun cas des bijoux* donnez-lui une
bague, elle ne la gardera pas; enfin .elle n'imite pas la vulgarité de
celles qui chassent, elle aime le home, et reste si parfaitement tran-
quille, que parfois vous croiriez que c'est une Chatte mécanique faite
k Birmingham ou à Manchester, ce qui est le nec plus ultra de la
lielle éducation. »
Ce que les Hommes et les vieilles filles nomment l'éducation est
une habitude h prendre pour dissimuler les penchants les plus naturels,
et quand ils nous ont entièrement dépravées, ils disent que nous
sommes bien élevées. Un soir, ma maîtresse pria Tune des jeunes raiss
D'UNI CHATTE ANGLAISE.
67
de chanter. Quand cette jeune fille se fut mise au piano et chanta,
je reconnus aussitôt les mélodies irlandaises que j'avais entendues dans
mon enfance, et je compris que j'étais musicienne aussi. Je mêlai donc
ma voix à celle de la jeune fille; mais je reçus des tapes de colère,
tandis que la miss recevait des compliments. Cette souveraine injustice
WQU v..rtf5T iFlïWl
me révolta, je me sauvai dans les greniers. Amour sacré de la patrie ï
oh ! quelle nuit délicieuse ! Je sus ce que c'était que des gouttières l
J'entendis les hymnes chantés par des Chats à d'autres Chattes, et ces
adorables élégies me firent prendre en pitié les hypocrisies que ma
maîtresse m'avait forcée d'apprendre. Quelques Chattes m'aperçurent
alors et parurent prendre de l'ombrage de ma présence, quand un Chat
au poil hérissé, a barbe magnifique, et qui avait une grande tournure,
68 PEINES DE COEU*
vint m'examiner et dit à la compagnie : « C'est une enfant ! » A ces
paroles de mépris, je me mis k bondir sur les tuiles et à caracoler avec
l'agilité qui nous distingue, je tombai sur mes pattes de cette façon
flexible et douce qu'aucun animal ne saurait imiter, afin de prouver que
je n'étais pas si enfant. Mais ces chatteries furent en pure perte. « Quand
me chantera-t-on des hymnes? » medis-je. L'aspect de ces fiers Matous,
leurs mélodies, que la voix humaine ne rivalisera jamais, m'avaient
profondément émue, et me faisaient faire de petites poésies que je chan-
tais dans les escaliers; mais un événement immense allait s'accomplir
qui m'arracha brusquement à cette innocente vie. Je devais être
emmenée à Londres par la nièce de ma maîtresse, une riche héritière
qui s'affola de moi, qui me baisait, me caressait avec une sorte* de
rage et qui me plut tant, que je m'y attachai, contre toutes nos habi-
tudes. Nous ne nous quittâmes point, et je pus observer le grand monde
à Londres pendant la saison. C'est là que je devais étudier la perversité
des mœurs anglaises qui s'est étendue jusqu'aux Bètes, y connaître ce
cant que lord Byron a maudit, et dont je suis victime, aussi bien que
lui, mais sans avoir publié mes heures de loisir.
Arabelle, ma maîtresse, était une jeune personne comme il y en a
beaucoup en Angleterre : elle ne savait pas trop qui elle voulait pour
mari. La liberté absolue qu'on laisse aux jeunes filles dans le choix d'un
homme les rend presque folles, surtout quand elles songent à la rigueur
des mœurs anglaises, qui n'admettent aucune conversation particulière
après le mariage. J'étais loin de penser que les Chattes de Londres avaient
adopté cette sévérité, que les lois anglaises me seraient cruellement
appliquées et que je subirais un jugement à la cour des terribles Doctors
commons. Arabelle accueillait très-bien tous les hommes qui lui étaient
présentés, et chacun pouvait croire qu'il épouserait cette belle fille;
mais quand les choses menaçaient de se terminer, elle trouvait des pré-
textes pour rompre, et je dois avouer que celte conduite me paraissait
peu convenable. « Épouser un Homme qui a les genoux cagneux ! jamais,
disait-elle de l'un. Quant à ee petit, il a le nez camus. » Les Hommes
m'étaient si parfaitement indifférents, que. je ne comprenais rien à ces
incertitudes fondées sur des différences purement physiques.
Enfin , un jour, un vieux pair d'Angleterre lui dit en me voyant :
« Vous avez une bien jolie Chat!e, elle vous ressemble, elle est blanche,
elle est jeune, il lui faut un mari, laissez-moi lui présenter un magnifique
Angora que j'ai chez moi. »
D'UNK CHATTE ANGLAISK.
69
Trois jours après, le pair amena le plus beau Matou de la Pairie.
Puff, noir dé robe, avait les plus magnifiques yeux, verts et jaunes,
mais froids et fiers. Sa queue, remarquable par des anneaux jaunâtres,
balayait le tapis de ses poils longs et soyeux. Peut-être venait-il de la
f«
V
"-.-
maison impériale d'Autriche, car il en portait, comme vous voyez,
les couleurs. Ses manières étaient celles d'un Chat qui a vu la cour et
le beau inonde. Sa sévérité, en matière de tenue, était si grande, qu'il
ne se serait pas gratté, devant le monde, la tête avec la patte. Puff avait
voyagé sur le continent. Enfin il était si remarquablement beau , qu'il
70 PEINES DE CŒUR
avait été, disait-on, caressé par la reine d'Angleterre. Moi, simple et
naïve, je lui sautai au cou pour l'engager à jouer ; mais il s'y refusa
sous prétexte que nous étions devant tout le monde. Je m'aperçus alors
que le pair d'Angleterre devait à l'âge et à des excès de table cette
gravité postiche et forcée qu'on appelle en Angleterre respectability. Son
embonpoint, que les hommes admiraient , gênait ses mouvements. Telle
était sa véritable raison pour ne pas répondre à mes gentillesses : il resta
calme et froid sur son innommable, agitant ses barbes , me regardant et
fermant parfois les yeux. Puff était, dans le beau monde des Chats
anglais, le plus riche parti pour une Chatte née chez un ministre : il avait
deux valets à son service, il mangeait dans de la porcelaine chinoise, il ne
buvait que du thé noir, il allait en voiture à Hyde-Park , et entrait au
parlement. Ma maîtresse le garda chez elle. A mon insu, toute la popu-
lation féline de Londres apprit que miss Beauty du Catshire épousait
l'illustre Puff, marqué aux couleurs d'Autriche. Pendant la nuit, j'en-
tendis un concert dans la rue : je descendis, accompagnée de milord qui,
pris par sa goutte, allait lentement. Nous trouvâmes les Chattes de la
Pairie qui venaient me féliciter et m'engager à entrer dans leur Société
Ratophile. Elles m'expliquèrent qu'il n'y avait rien de plus commun que
de courir après les Rats et les Souris. Les mots shocking, vulgar, furent
surx toutes les lèvres. Enfin elles avaient formé pour la gloire du pays
une Société de Tempérance. Quelques nuits après, milord et moi nous
allâmes sur les toits d'Almack's entendre un Chat gris qui devait parler
sur la question. Dans une exhortation, qui fut appuyée par des Ecoulez f
Écoutez ! il prouva que saint Paul , en écrivant sur la charité , parlait
également aux Chats et aux Chattes de l'Angleterre. Il était donc réservé
à la race anglaise, qui pouvait aller d'un bout du monde à l'autre sur
ses vaisseaux sans avoir à craindre l'eau , de répandre les principes de la
morale ratophile. Aussi, sur tous les points du globe, des Chats anglais,
prêchaient-ils déjà les saines doctrines de la Société, qui d'ailleurs étaient
fondées sur les découvertes de la science. On avait anatomisé les Rats et
les Souris , on avait trouvé peu de différence entre eux et les Chats :
l'oppression des uns par les autres était donc contre le Droit des Bêtes,
qui est plus solide encore que le Droit des Gens. « Ce sont nos frères, »
dit-il. Et il fit une si belle peinture des souffrances d'un Rat pris dans
la gueule d'un Chat , que je me mis à fondre en larmes.
En me voyant la chipe de ce speech, lord Puff me dit confidentielle-
ment que l'Angleterre comptait faire un immense commerce, avec les Rats-
D'IhNE CHATTE ANGLAISE. 71
et les Souris ; que si les autres Chats n'en mangeaient plus , les Rats
seraient à meilleur marché; que derrière la morale anglaise il y avait
toujours quelque raison de comptoir; et que cette alliance de la morale
et du mercantilisme était la seule alliance sur laquelle comptait réelle-
ment l'Angleterre*.
Puff me parut être un trop grand politique pour pouvoir jamais faire
un bon mari.
Un Chat campagnard (country gentleman) fit observer que, sur le
continent, les Chats et les Chattes étaient sacrifiés journellement par les
catholiques, surtout à Paris, aux environs des barrières (on lui criait :
.4 la question!). On joignait à ces cruelles exécutions une affreuse
calomnie en faisant passer ces Animaux, courageux pour des lapins,
mensonge et barbarie qu'il attribuait à l'ignorance de la vraie religion
anglicane, qui ne permet le mensonge et les fourberies que dans les
questions de gouvernement, de politique extérieure et de cabinet.
On le traita (Je radical et de rêveur. « Nous sommes ici pour les
intérêts des Chats de l'Angleterre, et non pour ceux du continent ! » dit
un fougueux Matou tory. Milord dormait. Quand l'assemblée se sépara;
j'entendis ces délicieuses paroles dites par un jeune Chat qui venait
de l'ambassade française, et dont l'accent annonçait la nationalité :
« Dear Beauty, de longtemps d'ici la nature ne pourra former une
Chatte aussi parfaite que vous. Le cachemire de la Perse et des Indes
semble être du poil de Chameau, comparé à vos soies fines et brillantes.
Vous exhalez un parfum à faire évanouir de bonheur les anges, et je l'ai
senti du salon du prince de Talleyrand, que j'ai quitté pour accourir à ce
déluge de sottises que vous appelez un meeting. Le feu de vos yeux éclaire
la nuit ! Vos oreilles seraient la perfection même si mes gémissements les
attendrissaient. Il n'y a pas de rose dans toute l'Angleterre qui soit aussi
rose que la chair rose qui borde votre petite bouche rose. Un pêcheur
chercherait vainement dans les abîmes d'Ormus des perles qui puissent
valoir vos dents. Votre cher museau fin, gracieux, est tout ce que
l'Angleterre a produit de plus mignon. La neige des Alpes paraîtrait
rousse auprès de votre robe céleste. Ah ! ces sortes de poils ne se voient
que dans vos brouillards ! Vos pattes portent mollement et avec grâce
ce corps qui est l'abrégé des miracles de la création , mais que votre
queue, interprète élégant des mouvements de votre cœur, surpasse : oui !
jamais courbe si élégante, rondeur plus correcte, mouvements plus délicats
ne se sont vus chez aucune Chatte. Laissez-moi ce vieux drôle de Puff.
72 PEINES DE CŒUR
qui dort comme un pair d'Angleterre au parlement, qui d'ailleurs est un
misérable vendu aux wighs, et qui doit à un trop long séjour au Bengale
d'avoir perdu tout ce qui peut plaire à une Chatte. »
J'aperçus alors, sans avoir l'air de le. regarder, ce charmant Matou
français : il était ébouriffé, petit, gaillard, et ne ressemblait en rien à un
Chat anglais. Son air cavalier annonçait, autant que sa manière de
secouer l'oreille, un drôle sans souci. J'avoue que j'étais fatiguée de la
solennité des Chats anglais et de leur propreté purement matérielle.
Leur affectation de respeclabUily me semblait surtout ridicule. L'ex-
cessif naturel de ce Chat mal peigné me surprit par un violent
contraste avec tout ce que je voyais à Londres. D'ailleurs ma vie
était si positivement réglée, je savais si bien ce que je devais faire
pendant le reste de mes jours, que je fus sensible à tout ce qu'annonçait
d'imprévu la physionomie du Chat français. Tout alors me parut fade.
Je compris que je pouvais vivre sur les toits avec une amusante
créature qui venait de ce pays où l'on s'est consolé des victoires
du plus grand général anglais par ces mots : « Malbrouk s'en va-t-en
guerre, mironton, ton ton, M IRONT AIN E ! » Néanmoins, j'éveillai
Milord et lui fis comprendre qu'il était fort tard, que nous devions
rentrer. Je n'eus pas l'air d'avoir écouté cette déclaration, et fus d'une
apparente insensibilité qui pétrifia Brisquet. Il resta là, d'autant plus sur-
pris qu'il se croyait très-beau. Je sus plus tard qu'il séduisait toutes les
Chattes de bonne volonté. Je l'examinai du coin de l'œil : il s'en allait par
petits bonds, revenait en franchissant la largeur de la rue, et s'en retour-
nait de même, comme un Chat français au désespoir : un véritable Anglais,
aurait mis de la décence dans ses sentiments, et ne les aurait pas laissé
voir ainsi. Quelques jours après, nous nous trouvâmes, milord et moi,
dans la magniiïque maison du vieux pair; je sortis alors en voiture pour
me promener à Hyde-Park. Nous ne mangions que des os de poulets, des
arêtes de poissons, des crèmes, du lait, du chocolat. Quelque échauffaqt
que fut ce régime, mon prétendu mari Puff demeurait grave. Sa respecta-
bility s'étendait jusqu'à moi. Généralement, il dormait dès sept heures
du soir, à la table de whist, sur les genoux de Sa Grâce. Mon âme
était donc sans aucune satisfaction, et je languissais. Cette situation de
mon intérieur se combina fatalement avec une petite affection dans les
entrailles que me causa le jus de Hareng pur (le vin de Porto des Chats,
anglais) dont Pu(ï faisait usage, et qui me rendit comme folle. Ma
maîtrese fit venir un médecin, qui sortait d'Edimbourg après avoir étudié
D'UNE CHATTE ANGLAISE.
longtemps à Paris. Il promit à ma maîtresse de me guérir le lendemain
même, après avoir reconnu ma maladie. Il revint en effet, et sortit de sa
poche un instrument de fabrique parisienne. J'eus une espèce de frayeur
en apercevant un canon de métal blanc terminé par un tube effilé. A la
vue de ce mécanisme, que le docteur fit jouer avec satisfaction, Leurs
Grâces rougirent, se courroucèrent et dirent de fort belles choses sur la
dignité du peuple anglais : comme quoi ce qui distinguait la vieille Angle-
terre des catholiques n'était pas tant ses opinions sur la Bible que sur
10
Itt PEINES DE COEUR
cette infâme machine. Le duc dit qu'à Paris les Français ne rougissaient
pas d'en faire une exhibition sur leur théâtre national , dans une comédie
de Molière; mais qu'à Londres un watchman n'oserait en prononcer le
nom. « Donnez-lui du calomel ! »
— Mais Votre Grâce la tuerait , s'écria le docteur. Quant à cette
innocente mécanique, les Français ont fait maréchal un de leurs plus
braves généraux pour s'en être servi devant leur fameuse colonne.
— Les Français peuvent arroser les émeutes de l'intérieur comme
ils le veulent, reprit Milord. Je ne sais pas, ni vous non plus, ce qui
pourrait arriver de l'emploi de cette avilissante machine; mais ce que je
sais, c'est qu'un vrai médecin anglais ne doit guérir ses malades qu'avec
les remèdes de la vieille Angleterre.
Le médecin, qui commençait à se faire une grande réputation, perdit
toutes ses pratiques dans le beau monde. On. appela un autre médecin
qui me fit des questions inconvenantes sur Puff, et qui m'apprit que la
véritable devise de l'Angleterre était : Dieu et mon Droit conjugal ! Une
nuit, j'entendis dans la rue la voix du Chat français. Personne ne pouvait
nous voir : je grimpai par la cheminée , et , parvenue en haut de la
maison, je lui criai : « A la gouttière ! » Cette réponse lui donna des
ailes, il fut auprès de moi en un clin d'œil. Croiriez-vous que ce Chat
français eut l'inconvenante audace de s'autoriser de ma petite exclama-
tion pour me dire : « Viens dans mes pattes! » Il osa tutoyer, sans autre
forme de procès, une Chatte de distinction. Je le regardai froidement, et
pour lui donner une leçon, je lui dis que j'appartenais à la Société de
Tempérance.
— Je vois, mon cher, lui dis-je, à votre accent et au relâchement
de vos maximes, que vous êtes, comme tous Jes Chats catholiques,
disposé à rire et à faire mille ridiculités, en vous croyant quitte
pour un peu de repentir \ mais, en Angleterre , nous avons plus de
moralité : nous mettons partout de la respectabilité/ , même dans no
plaisirs.
Ce jeune Chat, frappé par la majesté du cant anglais, m'écoutait avec-
une sorte d'attention qui me donna l'espoir d'en faire un Chat protestant.
11 me dit alors dans le plus beau langage qu'il ferait tout ce que je
voudrais, pourvu qu'il lui fut permis de m'adorer. Je le regardais sans
pouvoir répondre, car ses yeux, very beauliful, splendid, brillaient comme
des étoiles, ils éclairaient la nuit. Mon silence l'enhardit, et il s'écria : —
Chère Minette!
D'UNE CHATTE ANGLAISE.
75
1 l-~ _^^— JHI^C^l^
— Quelle est cette nouvelle indécence? m'écriai-je, sachant les Chats
français très-légers dans leurs propos.
Brisquet m'apprit que, sur le continent, tout le monde, le roi lui-
même, disait k sa fille : Ma petite Minette, pour lui témoigner son affec-
tion ; que beaucoup de femmes, et des plus jolies, des plus aristocratiques,
disaient toujours : Mon petit Chat, à leurs maris, même quand elles
ne les aimaient pas. Si je voulais lui faire plaisir, je l'appellerais : Mon
petit Homme ! Là-dessus il leva ses pattes avec une grâce infinie. Je
disparus, craignant d'être faible. Brisquet chanta Rulè, Britannia ! tant il
était heureux, et le lendemain sa chère voix bourdonnait encore à mes
oreilles.
— Ah ! tu aimes aussi , toi , chère Beauty, me dit ma maîtresse en me
T6 PEINES DE CŒUR
voyant étalée sur te tapis, les quatre pattes en avant, le corps dans un
mol abandon, et noyée dans la poésie de mes souvenirs.
Je fus surprise de cette intelligence chez une Femme, et je vins alors,
en relevant mon épine dorsale, me frotter à ses jambes en lui faisant
entendre un ronron amoureux sur les cordes les plus graves de ma voix
de contre-alto.
Pendant que ma maîtresse, qui me prit sur ses genoux, me caressait
en me grattant la tête, et. que je la regardais tendrement en lui voyant
les yeux en pleurs y il se passait dans Bond-Street une scène dont les
suites furent terribles pour moi.
Puck, un désaveux de Puff, qui prétendait à sa succession, et qui,
pour le moment, habitait la caserne des Life-Guurds, rencontra my dear
Brisquèt. Le sournois capitaine Puck complimenta l'attaché sur ses succès
auprès de mol, en disant que j'avais résisté aux plus charmants Matous
de l'Angleterre,. Brisquèt, en Français vaniteux, répondit qu'il serait
bien heureux d'attirer mon attention, mais qu'il avait ça. horreur les
Chattes qui vous parlaient de tempérance et de la Bible, etc.
— Oh ! fit Puck, elle vous parle donc ?
Brisquèt, ce cher Français,- fut ainsi victime de la diplomatie
anglaise ; mais il commit une de ces fautes impardonnables et qui cour-
roucent toutes les Chattes bien apprises de l'Angleterre. Ce petit drôle était
véritablement très-inconsistant. Ne s'avisa-t-il pas au Park de me saluer
et de vouloir causer familièrement comme si nous nous connaissions. Je
restai froide et sévère. Le cocher, apercevant ce Français, lui donna un
coup de fouet qui l'atteignit et faillit le tuer. Brisquèt reçut ce coup de
fouet en me regardant avec une intrépidité qui changea mon moral : je
l'aimai pour la manière dont il se laissa frapper, en ne voyant que moi, ne
sentant que la faveur de ma présence, domptant ainsi le naturel qui
pousse les Chats à fuir à la moindre apparence d'hostilité. Il ne devina
pas que je me sentais mourir, malgré mon apparente froideur. Dès ce
moment, je résolus de me laisser enlever. Le soir, sur la gouttière, je me
jetai dans ses pattes tout éperdue.
— My dear y lui dis-je , avez-vous le capital nécessaire pour payer
les dommages-intérêts au vieux Puff?
— Je n'ai pas d'autre capital, me répondit le Français en riant, que
les poils de ma moustache, mes quatre pattes et cette queue.
Là-dessus il balaya la gouttière par un mouvement plein de fierté.
D'UNE CHATTE ANGLAISE. 77
— Pas de capital ! lui répondis-je ; mais vous n'êtes qu'un aventurier,
my dear.
— J'aime les aventures, me dit-il tendrement. En France, dans les
circonstances auxquelles tu fais allusion , c'est alors que les - Chats se
peignent ! Ils ont recoure à leurs griffes et non à leurs écus.
— Pauvre pays, lui dis-je. Et comment envoie-t-il à l'étranger,
dans ses ambassades, des Bêtes si dénuées de capital ?
— Ah ! voilà, dit Brisquet. Notre nouveau gouvernement n'aime pas
l'argent*. • chez ses employés : il ne recherche que les capacités intel-
lectuelles.
f je cher Brisquet eut, en me parlant, un petit air content qui me fit
craindre que ce ne fût un fat.
— L'amour sans capital est un non-sens ! lui dis-je. Pendant que
vous irez à droite et à gauche chercher à manger, vous ne vous occuperez
pas de moi, mon cher.
Ce charmant Français me prouva, pour toute réponse, qu'il descen-
dait, par sa grand'inère, du Chat-Bot té. D'ailleurs, il avait quatre-vingt-
dix-neuf manières d'emprunter de l'argent, et nous n'en aurions, dit-il,
qu'une seule de le dépenser. Enfin il savait la musique et pouvait
donner des leçons. En effet, il me chanta, sur un mode qui arrachait
l'Ame, une romance nationale de son pays : Au clair de la lune...
En ce moment, plusieurs Chats et des Chattes amenés par Puck me
virent quand, séduite par tant de raisons, je promettais à ce cher Bris-
quet de le suivre dès qu'il pourrait entretenir sa femme confortablement.
— Je suis perdue ! m'écriai-je.
Le lendemain même , le banc des Doctors. commons fut saisi par le
vieux Puffd'un procès en criminelle conversation. Puff était sourd : ses
neveux abusèrent de sa faiblesse. Puff, questionné par eux, leur
apprit que la nuit je l'avais appelé par flatterie : Mon petit Homme !
Ce fut une des choses les plus terribles contre moi, car jamais je n*
pus expliquer de qui je tenais la connaissance de ce mot d'amour.
Milord, sans le savoir, fut très-mal pour moi; mais j'avais remarqué
déjà qu'il était en enfance. Sa Seigneurie ne soupçonna jamais les
basses intrigues auxquelles je fus en butte. Plusieurs petits Chats,
qui me défendirent contre l'opinion publique, m'ont dit que parfois il
demande Son ange, la joie de ses yeux, sa darling, sa sweet Beauty !
Ma propre mère, venue à Londres, refusa de me voir et de m'écouter,
en me disant que jamais une Chatte anglaise ne devait être soup-
78 PEINES DE CŒUR
çonnée, et que je mettais bien de J'amertume dans ses vieux jours.
Mes sœurs ,- jalouses de mon élévation , appuyèrent mes accusatrices.
Enfin, les domestiques déposèrent contre moi. Je vis alors clairement
à propos de quoi tout le monde perd la tête en Angleterre. Dès qu'il
s'agit d'une criminelle conversation, tous les sentiments s'arrêtent , une
mère n'est plus mère, une nourrice voudrait reprendre son lait, et toutes
' les Chattes hurlent par les rues. Mais, ce qui fut bien plus infâme, mon
vieil avocat, qui, dans le temps, croyait à l'innocence de la reine d'Angle-
terre, à qui j'avais tout raconté dans le moindre détail, qui m'avait
assuré qu'il n'y avait pas de quoi fouetter un Chat, et à qui, pour
preuve de mon innocence, j'avouai ne rien comprendre à ces mots, crimi-
. nelle conversation (il me dit que c'était ainsi appelé précisément parce
qu'on parlait très-peu) ; cet avocat, gagné par le capitaine Puck, me
défendit si mal, que ma cause parut perdue. Dans cette circonstance,
j'eus le courage de comparaître devant les Doctors commons.
— Milords, dis-je, je suis une Chatte anglaise, et je suis innocente !
Que dirait-on de la justice de la vieille Angleterre, si...
A peine eus-je prononcé ces paroles, que d'effroyables murmures
couvrirent ma voix, tant le public avait été travaillé par le Cat-Çhronicle
et par les amis de Puck.
— Elle met en doute la justice de la vieille Angleterre qui a créé le
jury! criait-on.
— Elle veut vous expliquer, Milords, s'écria l'abominable avocat de
mon adversaire , comment elle allait sur les gouttières avec un Chat
français pour le convertir h la religion anglicane, tandis qu'elle y allait
bien plutôt pour en revenir dire en bon français mon petit Homme à son
mari, pour écouter les abominables principes du papisme, et apprendre à
méconnaître les lois et les usages de la vieille Angleterre !
Quand on parle de ces sornettes k un public anglais, il devient fou.
Aussi des tonnerres d'applaudissements accueillirent-ils les paroles de
l'avocat de Puck. Je fus condamnée, à l'âge de vingt-six mois, quand je
pouvais prouver que j'ignorais encore ce que c'était qu'un Chat. Mais,
atout ceci, je gagnai de comprendre que c'est à cause de ses radotages
qu'on appelle Albion la vieille Angleterre.
Je tombai dans une grande mischathropie qui fut causée moins par
mon divorce que par la mort de mon cher Brisquet, que Puck fit tuer
dans une émeute, en craignant sa vengeance. Aussi rien ne me met-il
plus en fureur que d'entendre parler de la loyauté des Chats anglais. •
D'UNE CHATTE ANGLAISE.
79
Vous voyez, ô Animaux français, qu'en nous familiarisant avec les
Hommes, nous en prenons tous les vices et toutes les mauvaises institu-
tions. Revenons à la vie sauvage où nous n'obéissons qu'à l'instinct, et
», ,■,',,
fi 'i i :1
i
Milords, dis-je, je suis udo Chatte anglaise, et je suis innocente.
où nous ne trouvons pas des usages qui s'opposent aux vœux les plus
sacrés de la nature. J'écris en ce moment un traité politique à l'usage des
classes ouvrières animales, afin de les engager à ne plus tourner les
broches, ni se laisser atteler à de petites charrettes, et pour leur enseigner
*0
PEINES DE COEUR D'UNE CHATTE ANGLAISE:.
les moyens de se soustraire à l'oppression du grand aristocrate. Quoique
notre griffonnage soit célèbre, je crois que miss Henriette Martineau ne
me désavouerait pas. Vous savez sur le continent que la littérature est
devenue l'asile de toutes les Chattes qui protestent contre l'immoral
monopole du mariage, qui résistent à la tyrannie des institutions, et
veulent revenir aux lois naturelles. J'ai omis de vous dire que, quoique
Brisquet eût le corps traversé par un coup reçu dans le dos, le Coroner,
par une infâme hypocrisie, a déclaré qu'il s'était empoisonné lui-même
avec de l'arsenic, comme si jamais un Chat si gai , si fou , si étourdi ,
pouvait avoir assez réfléchi sur la vie pour concevoir une idée si sérieuse,
et comme si un Chat que j'aimais pouvait avoir la moindre envie de quitter
l'existence! Mais, avec l'appareil de Marsh, on a trouvé des taches sur
une assiette.
De Balzac.
LES AVENTURES
D'UN PAPILLON
RACONTEES PAR SA GOUVERNANTE
Son enfance. — Sa jeunesse.
Voyage sentimental de Paris à Baden. — Ses égarements.
Son mariage et sa mort.
AVERTISSEMENT DES RÉDACTEURS
i^ f P 0LS croJons <*tre agréables à ceux de nos lecteurs
^T et à celles de nos lectrices que d'autres travaux ont
détournés de I étude de l'histoire animale, en mettant
sous leurs yeux cet extrait d'un important ouvrage
publié à Londres par un savant naturaliste anglais
sur les mœurs et coutumes des insectes en général,
et des Hyménoptères neutres en particulier :
« Les Hyménoptères neutres, les plus indus-
« trieux de tous les insectes, ont la vie plus longue que les Hymé-
« noptères ordinaires , et peuvent voir se succéder plusieurs générations
«i de mâles et de femelles. Il semble que, dans sa prévoyance infinie,
«< Dieu leur ait refusé la faculté de se reproduire, pour que les orphelins
« pussent trouver auprès d'eux les soins d'une mère* Rien n'est sans but
« dans la nature. Les Hyménoptères neutres élèvent les larves ou enfants
« de leurs frères et sœurs, qui. en raison de la loi établie pour tous les
11
82 LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
a insectes, périssent en donnant le jour à leurs petits. Ce sont les Hymé-
« noptères neutres qui pourvoient à la subsistance de ces êtres nouveaux ,
« privés des soins de leurs parents, qui vont leur chercher des aliments r
« et qui remplissent ainsi auprès d'eux, avec une sollicitude admirable,.
« l'office des sœurs de la charité parmi les Hommes. »
Les détails pleins d'intérêt que notre correspondante nous commu-
nique sur la vie d'un Papillon qu'elle a beaucoup connu pourront servir
de base à l'histoire générale des mœurs et du caractère des Papillons de
tous les pays.
Le Singe et le Perroquet,.
Rédacteurs en chef.
Messieurs les Rédacteurs,
Si j'avais dû vous parler de moi, je n'aurais point entrepris de vous
écrire, car je ne crois pas qu'il soit possible de raconter sa propre histoire
avec convenance et impartialité. Les détails qui vont suivre ne me sont
donc point personnels. Il vous suffira de savoir que si je ne suis pas la
dernière à vous donner de mes nouvelles, c'est que malheureusement les
soins de ma famille ne sauraient m'absorber.
le suis seule au monde, messieurs, et ne connaîtrai jamais le bonheur
d'être mère : je suis de la grande famille des Hyménoptères neutres. Mais
le cœur s'accommode mal de l'isolement; vous ne vous étonnerez donc
point que je me sois vouée k l'enseignement. Un Papillon de haut parage,
qui vivait tout près de Paris, dans les bois de Belle-Vue, et qui m'avait
sauvé la vie, se sentant mourir, me supplia de vouloir bien être la
gouvernante de son enfant qu'il ne devait pas voir, et dont la naissance
approchait..
Après quelques hésitations bien légitimes, sans doute, je pensai que
* si je me devais aux Hyménoptères mes frères , la reconnaissance me
faisait, pourtant un devoir impérieux d accepter ce difficile emploi. Je
promis donc à mon bienfaiteur de consacrer ma vie à l'œuf qu'il me
confiait, et qu'il avait déposé dans le calice d'une fleur. L'enfant vit le
jour le lendemain delà mort de son père; un rayon de soleil le fit
cclore.
LES AVENTURES D'UN PAPILLON. 33
J'eus le chagrin de le voir débuter dans la vie par un acte d'in-
gratitude. Il quitta la Campanule, sa mère d'adoption, «qui lui avait
prêté l'abri de son cœur, sans songer seulement à dire un dernier
adieu à la pauvre fleur, qui se courba jusqu'à terre en signe d'af-
fliction.
Sa première éducation fut difficile : il était capricieux comme le
vent, et d'une légèreté inouïe. Mais les caractères légers n'ont pas la
<xmscience du mal qu'ils font : de là vient qu'on arrive souvent à
les aimer. J'eus donc le bonheur, ou le malheur plutôt de me prendre
d'affection pour ce pauvre enfant, quoiqu'il eût, à vrai dire, tous
les défauts d'une petite Chenille. Ce mot, tout vulgaire qu'il soit, peut
seul rendre ma pensée.
Je lui répétai mille fois, et toujours en vain, les mêmes leçons,
je lui prédis mille fois les mêmes malheurs; plus incrédule que
l'Homme lui-même, l'étourdi ne tenait aucun compte des prédictions.
M'arrivait-il, le croyant endormi sous un brin d'herbe, de le quitter un
instant, si courte qu'eût été mon absence, je ne le retrouvais plus à
la même place; je me rappelle qu'un jour, et à cette époque ses
seize pattes le portaient à peine, une visite que j'avais dû faire à des
Abeilles de mon voisinage s'étant prolongée, il avait trouvé le moyen
de grimper jusqu'à la cime d'un arbre, au péril de sa vie.
A peine au sortir de l'enfance, sa vivacité le quitta tout à coup.
Je mis un instant que mes conseils avaient fructifié , mais je ne
tardai pas à reconnaître que ce que j'avais pris pour de la sagesse,
c'était une maladie, une véritable maladie, pendant laquelle il semblait
i>ous le poids d'un engourdissement général. Il demeura de quinze à*
vingt jours sans mouvement , comme s'il eût dormi d'un sommeil
léthargique. « Qu'éprouves-tu ? lui disais-je quelquefois. Qu'as-tu, mon
cher enfant? — Rien, me répondait-il d'une voix altérée, rien, ma
bonne gouvernante; je ne saurais remuer, et pourtant je sens en moi *
des élans inconnus; le malaise qui m'accable n'a pas de nom, tout me
fatigue : ne me dis rien, c'est bon de se taire et de ne pas remuer. »
Il était méconnaissable. Sa peau, d'un jaune pâle, avait l'apparence
d'une feuille sèche ; cette vie vraiment insuffisante ressemblait tant à la
mort, que je désespérais de le sauver, quand un jour, par un soleil
resplendissant , je le vis se réveiller peu à peu , et bientôt la guérison
hit entière. Jamais transformation ne fut plus complète;. il était grand,
beau et brillant des plus riches couleurs. Quatre ailes d'azur à reflets
8/i LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
charmants s'étaient comme par enchantement posées sur ses épaules,
de gracieuses antennes se dressaient sur sa tête, six jolies petites
pattes bien déliées s'agitaient sous un fin corselet de velours tacheté
de rouge et de noir; ses yeux s'ouvrirent, son regard étincela, il
secoua un instant ses ailes légères, la Chrysalide avait disparu, et je
vis le Papillon s'envoler.
Je le suivis à «tire-d'aile.
Jamais course ne fut plus vagabonde, jamais essor ne fut plus
impétueux; il semblait que la terre entière lui appartînt, que toutes
les fleurs fussent ses fleurs, que 'la lumière fût sa lumière, et que la
création eût été faite pour lui seul. Cet enivrement fut tel, et celte
entrée dans la vie si turbulente, que je craignis que les trésors de sa
jeunesse ne pussent suflire à des élans si peu mesurés.
Mais bientôt sa trompe capricieuse délaissa ces prés d'abord tant
aimés, dédaigna ces campagnes déjà trop connues. L'ennui vint, el
contre ce mal des riches et des heureux, toutes les joies de l'espace,
toutes les fêtes de la nature furent impuissantes. Je le vis alors
rechercha* de préférence la plante chérie d'Homère et de Platon,
l'Asphodèle, symbole des paies rêveries. Il restait des minutes entières
sur le Lichen sans fleurs des rochers arides a les ailes rabattues,
n'ayant d'autre sentiment que celui de la satiété; et plus d'une fois
j'eus à l'éloigner des feuilles livides et sombres de la Belladone et
de la Ciguë.
Il revint un soir très-agité, et me confia avec émotion qu'il avait ren-
contré sur un Souci des champs un Papillon fort aimable, nouvellement
• arrivé de pays lointains, desquels il lui avait raconté des merveilles.
L'amour de l'inconnu l'avait saisi.
On l'a dit1:. qui n'a pas quelque douleur à distraire ou quelque
joug à secouer ?
« Il faut que je meure ou que je voyage! s'écria-t-il.
— Ne meurs pas, lui dis-je, et voyageons. »
Soudain la vie lui revint, il déploya ses ailes ranimées, et nous
partîmes pour Baden.
Vous dire sa folle joie au départ, ses ravissements, ses extases, cela
est impossible ; il était si radieux, si léger, que moi, pauvres insecte dont
les chagrins ont affaibli les ailes, j'avais peine à le suivre.
1 G. Sand.
LES AVENTURES D'UN PAPILLON. 85
Il ne s'arrêta qu'à Château-Thierry, non loin des -bords vantés de la
Marne qui virent naître La Fontaine.
Ce qui l'arrêta, vous le dirai-je? ce fut une humble Violette qu'il
aperçut au coin d'un bois. « Comment ne pas t'aimer, lui dit-il, petite
Violette, toi si douce et si modeste ? Si tu savais comme tu as l'air honnête
et charmant, comme tes jolies feuilles vertes te vont bien, tu compren-
drais qu'il faut t'aimer. Sois bonne, consens à être ma sœur chérie,
vois comme je deviens calme et reposé près de toi ! Que j'aime cet arbre
qui te protège de son ombre, cette paisible fraîcheur et ce parfum d'hon-
neur qui t'environnent; que tu fais bien d'être bleue et gracieuse et
cachée ! Si tu m'aimais, quelle douce vie que la nôtre !
— Sois une pauvre fleur comme moi, et je t'aimerai, lui dit la fleur
sensée ; et quand l'hiver viendra, quand la neige couvrira la terre, quand
le vent sifflera tristement dans les arbres dépouillés, je te cacherai sous
ces feuilles que tu aimes, et nous oublierons ensemble le temps et ses
rigueurs. Laisse là tes ailes, et promets-moi de m'aimer toujours.
— Toujours, répéta-t-il, toujours; c'est bien long, et je ne crois pas
à l'hiver. » Et il reprit son vol.
« Console-toi , dis-je à la Violette attristée , tu n'as perdu que le
malheur. »
Au-dessous de nous passèrent les blés, les forêts, les villes et les
tristes plaines de la Champagne. Tout près de Metz, un parfum venu de
la terre l'attira. « Le fertile pays ! me dit-il ; le vaste horizon ! que cette
eau qui revient des montagnes doit arroser de beaux parterres ! » Et je
le vis se diriger d'un vol coquet vers une Rose , une Rose unique qui
fleurissait sur les rives de la Moselle. « La magnifique Rose ! murmu-
rait-il ; les vives couleurs ! la riche nature ! Quel air de fête et quelle
santé ! »
« Mon Dieu ! que je vous trouve belle et pleine d'attraits ! lui dit-il;
jamais le soleil n'a brillé sur une plus belle Rose. Accueillez-moi, je
vous prie, je viens de loin, souffrez que je me pose un instant sur une
des branches de votre rosier.
— N'approche pas , répondit la Rose dédaigneuse ; sais-je d'où tu
viens? Tu es présomptueux et tu sais flatter; tu es un trompeur, n'ap-
proche pas. »
Il approcha et recula soudain. « Méchante ! s'écria-t-il, tu m'as
86
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
piqué ! » Et il montrait son aile froissée. « Je n'aime plus les Roses ,
ajouta-t-il ; elles sont cruelles et n'ont point de cœur. Volons encore , le
bonheur est dans l'inconstance. »
v. . ,i -
•Tout près de là, il aperçut un Lis; sa distinction le charma, mais
l'aristocratie de son maintien , son imposante noblesse et sa blancheur
l'intimidèrent. « Je n'ose vous aimer, lui dit-il de sa voix la plus respec-
tueuse, car je ne suis qu'un Papillon, et je crains d'agiter l'air que votre
présence embaume.
— Sois sans tache, répondit le Lis, ne change jamais , et je serai
ton frère. »
Ne changer jamais! En ce monde, il n'y a plus guère que les
Papillons qui soient sincères : il ne put rien promettre. Et un coup de
vent l'emporta sur les sables d'acgent des bords du Rhin.
Je le rejoignis bientôt.
« Suis-moi, disait-il déjà à une Marguerite des champs, suis-moi, et
je saurai t'aimer toujours parce que tu es simple et naïve ; passons le
Rhin, viens à Baden! Tu aimeras ces fêtes brillantes; ces concerts, ces
parures et ces palais enchantés, et ces montagnes bleues que tu vois au
fond de l'horizon. Quitte ces bords monotones, et tu seras la plus gra-
cieuse de toutes ces fleurs que le riant pays de Baden attire.
— Non, répondait la fleur vertueuse, non, j'aime le France, j'aime
ces bords qui m'ont vue naître, j'aime ces Pâquerettes, mes sœurs, qui
m'entourent, j'aime cette terre qui me nourrit; c'est là que je dois vivre
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
87
et mourir. Ne me demande pas de mal faire. » Ce qui fait qu'on peut
aimer les Marguerites, c'est qu'elles aiment le bien et la constance.
« Je ne puis te suivre, mais toi, tu peux rester; et loin du bruit de
ce monde dont tu me parles, je t'aimerai. Crois-moi : le bonheur est
facile , confie-toi en la douce' nature. Quelle fleur t'aimera donc mieux
que moi? Tiens, compte mes feuilles, n'en oublie aucune, ni celles que
je t'ai sacrifiées, ni celles que le chagrin a fait tomber; compte-les
encore , et vois que je t'aime , que je t'aime beaucoup , et que c'est toi,
ingrat , qui ne m'aimes pas du tout ! »
Il hésita un instant, et je vis la tendre fleur espérer. . . « Pourquoi
ai-je des ailes ? » dit-il, et il quitta la terre.
« J'en mourrai, fit la Marguerite en s'inclinant.
— C'est bien tôt pour mourir, lui dis-je; crois-moi, ta douleur elle-
même passera, il est rare de bien placer son cœur. »
Et je récitai avec Lamartine ce beau vers qui a dû consoler tant de
fleurs :
N'est-il pas une terre où tout doit refleurir?
« Wergiss mein nicht, aime-moi, aime-moi; tourne ta blanche
couronne et ton cœur vers ce petit coin de terre où tu es adorée; je
suis une petite plante comme toi, et j'aime tout ce que tu aimes, » disait
tout bas à la Marguerite désolée une fleur bleue, sa voisine, qui avait
tout entendu.
- ' • WI»P
* Bonne fleur, pensai-je, si les fleurs sont faites pour s'entr'aimer
88
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
peut-être seras-tu récompensée ; » et je pus rejoindre moins triste mon
frivole élève.
« J'aime le mouvement, j'ai des ailes pour voler, répétait-il avec
mélancolie. Les Papillons sont bien à plaindre! Je ne veux plus rien
voir de ce qui tient à la terre. Je veux oublier ces fleurs immobiles, ces
rencontres m'ont profondément attristé! Cette vie m'est odieuse... »
Et je le vis s'élancer vers le fleuve, comme s'il eût été emporté par une
résolution soudaine! Un funeste pressentiment traversa mon cerveau...
« Grand Dieu! m'écriai-je, voudrait-il mourir! » Et j'arrivai éperdue au
bord de l'eau que je savais profonde en cet endroit.
Mais déjà tout était calme, et rien ne paraissait à la surface que les
feuilles flottantes de Néntifar autour desquelles des Araignées aqua-
tiques décrivaient des cercles bizarres.
Vous l'a vouera i-je? mon sang se glaça !
Folle que j'étais, j'en fus quitte, Dieu merci, pour la peur; une touffe
de Roseaux me l'avait caché.
« Bon Dieu, me criait-il d'une voix railleuse, que fais-tu là depuis si
longtemps, ma sage gouvernante ? Prends-tu le Rhin pour un miroir, ou
bien songerais-tu à te noyer? Viens donc de ce côté; et si tu as quelque
affection pour moi, sois heureuse, car j'ai trouvé le bonheur! J'aime
enfin, et cette fois pour toujours..., non plus une triste fleur, attachée au
sol et condamnée à la terre, mais bien un trésor, une perle, un diamant,
une fille de l'air, une fleur vivante et animée qui a des ailes enfin,
LES AVENTURES D'UN PAPILLON. ' 80
quatre ailes minces et transparentes, enrichies d anneaux précieux, des
ailes plus belles que les miennes peut-être, pour franchir les airs et
yoler avec moi. »
Et j'aperçus, posée sur la pointe d'un Roseau, et doucement balancée
par le vent, une gracieuse Demoiselle aux vives allures.
« Je te présente ma fiancée, me dit-il.
— Quoi ! m'écriai-je, les choses en sont-elles déjà là ?
— Déjà? repartit la Demoiselle; nos ombres ont grandi, et ces
Glaïeuls se sont fermés depuis que nous nous connaissons. Il m'a dit que
j étais belle, et je l'ai aimé aussitôt pour sa franchise et pour sa bonne
grâce.
— Hélas ! Mademoiselle, lui répondis-je, s'il faut se ressembler pour
se marier, mariez-vous, et soyez heureux. Je n'ai pas encore pris parti
contre le mariage. »
Je dois convenir qu'ils arrivèrent à Baden du même vol, ou peu s'en
faut. Ils visitèrent ensemble, le même jour, avec une rare conformité de
caprice, les beaux jardins du palais des Jeux, le vieux château, le couvent,
Lichtenthal, la vallée du ciel, et la vallée de l'enfer sa voisine. Je les' vis
s'éprendre tous deux du frais murmure du même ruisseau, et le quitter
tous deux avec la même inconstance.
Le mariage avait été annoncé pour le lendemain. Les témoins furent,
pour la Demoiselle, un Cousin et un Capricorne de sa famille, et pour le
Papillon, un respectable Paon de nuit, qui s'était fait accompagner de
sa nièce, jeune Chenille fort bien élevée, et d'un Bousier de ses
amis.
On assure que dans le moment où le Cerf-Volant qui les maria
ouvrit le Code civil au chapitre VI, concernant les droits et les devoirs
respectifs des époux , et prononça d'une voix pénétrée ces .formidables
paroles :
« Art. 212. — Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours,
« assistance.
« Art. 213. — Le mari doit protection à sa femme , la femme
« obéissances son mari.
13
90
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
ACTES CIVILS
S&LE D* MARIAGES
=#
« Art. 214. — La femme est obligée d'habiter avec le mari et de
« le suivre partout où il est obligé de résider, » la mariée fit un mouve-
ment d'effroi qui- n'échappa à aucun des assistants. Une vieille Demoi-
selle, qu'une lecture intelligente de la Physiologie du mariage de M. de
Balzac avait confirmée dans ses idées de célibat, et qui avait fait de ce
livre son vade mecum, dit qu'assurément une Demoiselle n'aurait point
ainsi rédigé ces trois articles. La plus jeune des sœurs de la mariée,
Libellule très-iiApressionnable, fondit en larmes en cette occasion pour
se conformer à l'usage.
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
91
Le soir même une grande fête fut donnée sur la lisière des beaux
bois qui entourent le château de la Favorite , dans le sillon d'un champ
de blé qu'on avait disposé à cette intention.
Des lettres d'invitation, imprimées en couleur et en or par Silbermann
de Strasbourg, sur des feuilles de mûrier superfin, avaient été adressées
aux étrangers de distinction que le soin de leur santé et de leur plaisir
avait amenés dans le duché, et aux notables insectes badois que les
époux voulaient rendre témoins de leur fastueux bonheur.
Les préparatifs de cetle fête firent tant de bruit, que les chemins
furent bientôt couverts par l'affluence des invités et des curieux. Les
Escargots se mirent en route avec leurs équipages à la Daumont ;
les Lièvres montèrent les Tortues les plus rapides; Les Écrevisses
pleines de feu piaffaient et se cabraient sous le fouet impatient de
leurs cochers. Il fallait voir surtout les Vers à mille pattes galoper
ventre k terre et brûler le pavé. C'était à qui arriverait le premier.
Dès la veille, des baladins avaient dressé leurs théâtres en plein
vent dans les sillons voisins de ce sillon fortuné. Une Sauterelle verte
exécuta, avec et sans balancier, sur une corde faite avec les pétioles
flexibles de la Clématite, les voltiges les plus hardies. Les cris
d'enthousiasme du peuple des Limaçons et des Tortues émerveillés se
mêlaient aux fanfares du cavalier servant de cette danseuse infati-
gable. Le triomphant Criquet s'était fait une- trompette de la corolle
d'un Liseron tricolore.
92
LÉS AVENTURES D'UN PAPILLON.
Mais bientôt le bal commença. La réunion fut nombreuse et la
fête brillante. Un Ver luisant des plus entendus s'était chargé d'or-
ganiser une illumination a giorno qui surpassa toute imagination ; les
Lucioles, ces petites étoiles de la terre, suspendues avec un art infini
aux guirlandes légères des Convolvulus en fleur, furent trouvées d'un
si merveilleux effet, que tout le monde crut qu'une fée avait passé
LES AVENTURES D'UN PAPILLON. 93
p^r là. Les tiges dorées des Astragales, couvertes de Fulgores et de
Lampyres, répandaient une telle lumière, que les Papillons de jour
eux-mêmes ne purent d'abord soutenir l'éclat sans pareil de ces
vivantes flammes; quant aux Noctuelles, beaucoup se retirèrent avant
même d'avoir pu faire la révérence aux nouveaux époux, et celles
qui, par amour-propre, s'étaient obstinées à rester, s'estimèrent
heureuses de pouvoir s'ensevelir, tant que dura la fête, sous le velours
de leurs ailes.
Quand la mariée parut, l'assemblée entière éclata en transports
d'admiration, tant elle était belle et bien parée. Elle ne prit pas un
moment de repos , et chacun fit compliment à l'heureux époux (qui,
de son côté, n'avait pas manqué une contredanse) des grâces irré-
sistibles de celle à laquelle il unissait sa destinée.
L'orchestre, conduit par un Bourdon, violoncelliste habile et élève
de Bat ta, joua avec une grande perfection les valses encore nouvelles
et déjà tant admirées de Reber, et les contredanses, toujours si
chères aux Sauterelles, du pré aux fleurs.
Vers minuit, une rivale de Taglioni, la signorina Cavaletta, vêtue
d'une robe de nymphe assez transparente, dansa une saltarelle qui,
devant cette assemblée ailée, n'obtint qu'un médiocre succès. — r Le
bal fut alors coupé par un grand concert vocal et instrumental, dans
lequel se firent entendre des artistes de tous les pays que la belle
saison avait réunis à Baden-Baden.
Un Grillon joua, sur une seule corde, un solo de violon, que
Paganini avait joué peu d'heures avant sa mort.
Une Cigale, qui avait fait furore à Milan, cette terre classique
des Cigales, fut fort applaudie dans une cantilène de sa composition,
intitulé le Parfum des Roses, et dont le rhythme monotone rappelait assez
heureusement l'épithalame chez les anciens. Elle chanta avec beau-
coup de dignité, en s'accompagnant elle-même sur une lyre antique,
que quelques mauvais plaisants prirent pour une guitare.
Une jeune Grenouille genevoise chanta un grand air dont les paroles
étaient empruntées aux Chants du Crépuscule de M. Victor Hugo.
Mais la fraîcheur de la nuit avait un peu altéré le timbre de sa voix.
n
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
Un Rossignol, qui se trouvait par hasard spectateur de cette
noce quasi royale, céda avec une bonne grâce infinie aux instances
de rassemblée. Le divin chanteur, du haut de son arbre, déploya
dans le silence de la nuit toutes les richesses de son gosier, et se
surpassa dans un morceau fort difficile qu'il avait entendu chanter
une seule fois, disait -il, avec une inimitable perfection, par une
grande artiste, madame Viardot-Garcia , digne sœur de la célèbre Maria
Malibran.
Enfin le concert fut terminé par le beau chœur de la Muette : Voilà
LES AVENTURES D'UN PAPILLON. 95
des fleurs, voilà des fruits, qui fut chanté, avec un ensemble fort rare à
l'Opéra, par des Scarabées de rose blanche et des Callidies.
Pendant cette dernière partie du concert, et avec un à-propos que
l'on voulut bien trouver ingénieux, un souper composé des sucs les
plus exquis , extraits des fleurs du jasmin , du myrte et de l'oranger,
fut servi dans le calice des plus jolies petites clochettes bleues et roses
qu'on puisse voir. Ce délicieux souper avait été préparé par une Abeille
dont les secrets eussent fait envie aux marchands de bonbons les plus
renommés.
A une heure, la danse avait repris toute sa vivacité, la fête était à son
apogée.
A une heure et demie, des bruits étranges commencèrent à circuler,
chacun se parlait à l'oreille; le marié, furieux, disait-on, cherchait et
cherchait en vain sa femme disparue depuis vingt minutes.
Quelques Insectes de ses amis lui affirmèrent obligeamment, pour le
rassurer sans doute, qu'elle venait de danser une mazureck avec un
Insecte fort bien mis et beau danseur, son parent, le même qui le matin
avait assisté comme témoin à la célébration du mariage. « La perfide !
s'écria le pauvre mari désespéré ; la perfide ! je me vengerai ! »
J'eus pitié de son désespoir. « Viens, lui dis-je, calme-toi et ne te
venge pas, la vengeance ne répare rien. Toi qui as semé l'inconstance,
il est triste, mais il est juste que tu recueilles ce que tu as semé. Oublie :
cette fois, tu feras bien. Il ne s'agit pas de maudire la vie, mais de la
porter.
— Tu as raison ! s'écria-t-il ; décidément , l'amour n'est pas le
lK)nheur. » Et je parvins à l'entraîner loin de ce champ tout h l'heure si
animé, dont la nouvelle de son infortune avait fait un désert.
La colère des Papillons n'a guère plus de portée qu'une boutade. La
nuit était sereine, l'air était pur, c'en fut assez pour que sa belle humeur
lui revint; et en quittant les jardins de la Favorite, il souhaita presque
paiement le bonsoir à une Belle-de-Nuit qui veillait près d'une Belle-de-
Jour endormie.
Arrivés sur la route : « Tiens, me dit-il, vois-tu cette diligence qui
retourne à Strasbourg? Profitons de la nuit et posons-nous sur l'impé-
riale : ce voyage à travers les airs me fatigue.
— Non pas, lui répondis-je, tu as échappé aux épines, à l'eau et
au désespoir, tu n'échapperais pas aux Hommes : il se peut qu'il y ait
quelque filet dans cette lourde voiture. Crois-moi , rentrons en France ,
96 LES AVENTURES D'CN PAPILLON.
sur nos ailes, tout simplement* Le grand air te fera du bien, et d'ailleurs
nous arriverons plus vite et sans poussière. »
Bientôt Kehl, le Rhin et son pont de bateaux furent derrière nous.
Arrivés à Strasbourg, ce fut avec le plus grand étonnement que je le
vis s'arrêter devant la flèche de la cathédrale, dont il admira l'élégance
et la hardiesse en des termes qu'un artiste n'eût pas désavoués. « J'aime
tout ce qui est beau! » s'écria-t-il.
Les esprits légers aiment toujours, c'est pour eux un état perma-
nent et nécessaire, c'est seulement l'objet qui change; s'ils oublient,
c'est pour remplacer. Un peu plus loin, il salua la statue de Guten-
berg quand je lui eus dit que ce bronze de David était un hommage
rendu tout récemment à l'inventeur de l'imprimerie.
Un peu plus loin encore, il s'inclina devant l'image de Kléber. « Ma
bonne gouvernante, me dit-il, si je n'étais Papillon, j'aurais été
artiste, j'aurais élevé de beaux monuments, j'aurais fait de beaux
livres ou de belles statues, ou bien je serais devenu un héros et je serais
mort glorieusement. »
Je profitai de l'occasion pour lui apprendre qu'il n'est pas donné
à tous les héros de mourir en combattant, et que Kléber mourut
•assassiné.
Le jour venait, il fallut songer à trouver un asile; j'aperçus
heureusement une fenêtre qui s'ouvrait dans une salle immense que
je reconnus pour appartenir à la bibliothèque de la ville. Elle était
pleine de livres et d'objets précieux. Nous entrâmes sans crainte ,
car, à Strasbourg comme partout, ces salles de la science sont tou-
jours vides.
Son attention fut attirée par un bronze antique de la plus grande
beauté. Il loua avec enthousiasmé les lignes nobles et sévères de
cette imposante Minerve, et je crus un instant qu'il allait écouter les
conseils d'airain de l'impérissable sagesse. 11 se contenta de remar-
quer que les hommes faisaient de belles choses.
« Mais, oui, lui répondis-je , il n'est presque pas une seule de
leur ville qui ne possède une bibliothèque pleine de chefs-d'œuvre,
que bien peu d'entre eux savent apprécier, et un musée d'histoire
naturelle qui devrait donner à penser aux Papillons eux-mêmes. »
Cette réflexion le calma un peu, et il se tint coi jusqu'au soir.
Mais après tout un jour de repos, à la tombée de la nuit rien ne
put l'arrêter: et il reprit son vol de plus belle.
LES AVENTURES D'UN PAPILLON. 97
« Attends-moi! lui criai-je, attends-moi! dans ces murs habités
par nos ennemis, tout est piège, tout est à craindre. »
Mais l'insensé ne m'écoutait plus; il avait aperçu la vive lueur
d'un bec de gaz qu'on venait d'allumer, et, séduit par cet éclat
trompeur, enivré par l'éblouissante lumière, je le vis tournoyer un"
moment autour d'elle, puis tomber...
« Hélas! me dit-il, ma pauvre mie, soutiens-moi; cette belle
flamme m'a tué, je le sens, ma brûlure est mortelle; il faut mourir,
et mourir brûlé!... c'est bien vulgaire.
« Mourir, répétait-il, mourir au mois de juillet, quand la vie est
partout dans la nature ! ne plus voir cette terre émaillée ! Ce qui
m'effraye de la mort, c'est son éternité.
— Détrompe-toi, lui dis-je ; on croit mourir, mais on ne meurt
pas. La mort n'est qu'un passage à une autre vie. » Et je lui exposai
les consolantes doctrines de Pythagore et de son disciple Archytas sur
la transformation successive des êtres, et, à l'appui, je lui rappelai qu'il
avait été déjà Chenille, Chrysalide et Papillon.
« Merci, me dit-il d'une voix presque résolue; merci, tu m'auras
été bonne jusqu'à la fin. Vienne donc la mort, puisque je suis immortel !
Pourtant, ajouta-t-il, j'aurais voulu revoir avant de mourir ces bords
fleuris de la Seine où se sont écoulés si doucement les premiers jours
de mon enfance. »
Il donna aussi un regret à la Violette et à la Marguerite; ce souvenir
lui rendit quelques forces, a Elles m'aimaient, dit-il ; si la vie me revient,
j'irai chercher auprès d'elles le repos et le bonheur. »
Ces riants projets, si tristes en face delà mort, me rappelèrent ces
jardins que font les petits enfants des Hommes en plantant dans le
sable des branches et des fleurs coupées, qui le lendemain sont flétries.
Sa voix s'affaiblit subitement. « Pourvu, dit-il si bas que j'eus peine
à l'entendre, pourvu que je ne ressuscite ni Taupe, ni Homme, et que je
revive avec des ailes ! »
Et il expira.
Il était dans toute la force de l'âge et n'avait vécu que deux mois et
demi, à peine la moitié de la vie ordinaire d'un Papillon.
Je le pleurai, monsieur; et pourtant quand je songeai à la triste
vieillesse que son incorrigible légèreté lui préparait, je me pris à penser
13
98
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Car
je suis de l'avis de La Bruyère : c'est une grande difformité dans la
nature qu'un vieillard frivole et léger.
Quant à la Demoiselle qu'il avait épousée, si vous tenez à savoir ce
qu'elle devint, vous pouvez la voir fixée enfin , au moyen d'ijne épingle,
sous le numéro 1840, dans la collection d'un Grand-Duc allemand,
amateur passionné d'Insectes, qui chassa incognito au filet, dans ses
propriétés situées à quelques lieues de Baclen , le lendemain de ces noces
funestes.
LES AVENTURES D'UN PAPILLON.
99
Vous verrez tout auprès un bel Insecte fixé par le même procédé
sous le numéro 1841. La Demoiselle et l'Insecte avaient été pris le
même jour, du même coup de filet, par l'heureux prince que le ciel
semblait avoir fait naître pour qu'il servît ainsi d'instrument aveugle à
son inexorable justice.
P. J. Stahl.
LES CONTRARIÉTÉS
D'UN CROCODILE
■*■'-<■
ous voyez en ma personne, Messieurs, un
animal bien contrarié!
On le serait à moins.
Jugez-en.
Qu'est-ce que je demande?
À manger, à digérer, à dormir, à chauffer
mon épaisse cuirasse au soleil. Peu m'importe
que les autres êtres de la création déploient
de l'activité, et s'évertuent pour gagner leur
misérable existence! Tranquille dans mon gîte, j'attends ma proie et
la dévore. Issu des illustres Crocodiles qu'adoraient autrefois les Égyp-
tiens, je dois être fidèle à mon origine aristocratique, dédaigner les
jouissances intellectuelles et n'entrer en relation avec mes voisins que
pour les croquer.
Eh bien! on ose. me déranger, moi, gentilhomme Saurien !
Les Hommes, sous divers prétextes, troublent à chaque instant ma
quiétude. Ils ont inventé la guerre ; ils ont ensuite inventé le progrès
pacifique, et ce sont autant d'imaginations dont je suis l'infortunée
victime.
Je suis bien contrarié.
Mes premières années avaient été heureuses. Par une belle matinée
d'été (mon histoire commence comme un roman moderne) , je perçai la
coquille de l'œuf où j'étais renfermé, et j'aperçus pour la première fois
la lumière. J'avais à ma gauche le désert hérissé de sphinx et de pyra-
LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE. 101
mides , à ma droite, le Nil et l'île fleurie de Raoudah avec ses allées de
sycomores et d'orangers. Sans prendre le temps d'admirer ce spectacle ,
je m'avançai vers le fleuve, et débutai dans la carrière gastronomique en
avalant un Poisson qui passait. J'avais laissé sur le sable environ
quarante œufs semblables à celui d'où je venais de sortir. Ont-ils été
décimés par les Loutres et les Ichneumons? Sont-ils éclos sans encombre?
Je ne m'en inquiète guère. Pour les francs Crocodiles, les liens de famille.
ne sont-ils pas des chaînes dont il est bon de s'affranchir?
Je vécus dix ans en me rassasiant tant bien que mal d'Oiseaux
pêcheurs et de Chiens errants; parvenu à l'âge de raison, c'est-à-dire à
l'âge où la plupart des êtres créés commencent à déraisonner, je me livrai
à des réflexions philosophiques dont le résultat fut le monologue suivant :
« La nature, me dis -je, m'a comblé de ses plus rares faveurs.
Charmes de la figure, élégance de la taille, capacité de l'estomac, elle
m'a tout prodigué, la bonne mère! songeons à faire usage de ses dons.
Je suis propre à la vie horizontale ; abandonnons-nous à Ja mollesse; j'ai
quatre rangées de dents acérées, mangeons les autres, et tâchons de n'en
pas être mangé. Pratiquons l'art de jouir, adoptons la morale des viveurs,
ce qui équivaut à n'en adopter aucune. Fuyons le mariage; ne par-
tageons pas avec; une compagne une proie que nous pouvons garder tout
entière ; ne nous condamnons pas à de longs sacrifices pour élever une
bande d'enfants ingrats. »
Tel fut mon plan de conduite, et les charmes des Sauriennes du grand
fleuve ne me firent point renoncer à mes projets de célibat. Une seule
fois je crus ressentir une passion sérieuse pour une jeune Crocodile de
cinquante-deux ans. 0 Mahomet ! qu'elle était belle ! Sa tête aplatie
semblait avoir été comprimée entre les pinces d'un étau ; sa gueule rieuse
s'ouvrait large et profonde comme l'entrée de la pyramide de Chéops. Ses
petits yeux verts étaient garnis d'une paupière aussi jaune que l'eau du Nil
débordé. Sa peau était ïude, raboteuse, semée de mouchetures verdâtres.
Toutefois je résistai à la séduction de tant d'attraits, et rompis des nœuds
qui menaçaient de m'attacher pou* toujours.
Je me contentai, durant plusieurs années, de la chair des quadrupèdes
et des habitants du fleuve. Je n'osais suivre l'exemple des vieux Cro-
codiles, et déclarer la guerre aux Hommes; mais, un jour, le shérif de
Rahmanieh passa près de ma retraite, et je l'entraînai sous les eaux
avant que ses serviteurs eussent eu le temps de détourner Ja tête. Il était
tendre, succulent, comme doit l'être tout dignitaire grassement payé
102 LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE.
pour ne rien faire. Que de hauts et puissants seigneurs dont je souperais
volontiers !
Depuis cette époque, je dédaignai les Bêtes pour les Hommes; ces
derniers valent mieux comme comestible, et ce sont d'ailleurs nos
ennemis naturels. Je ne tardai pas à acquérir parmi mes confrères une
haute réputation d'audace et de sybaritisme. J'étais le roi de toutes leurs
fêtes, le président de tous leurs banquets; les bords du Nil furent souvent
témoins de nos réunions gastronomiques, et retentirent du bruit de nos .
chansons :
Amis, a bien manger le sage met sa gloire ,
Prolongeons nos festins sous le ciel d'Orient ,
Et broyons sans pitié d'une forte mâchoire
L'infidèle et le vrai croyant.
L'Homme prétend régner sur la race amphibie ;
Il croit les Sauriens de ses lois dépendants,
Lui qui perd sous les eaux les forces et la vie ,
Lui qui n'a que trente-deux dents !
Il peut être vainqueur en de grandes batailles;
Mais quand il veut tourner ses armes contre nous,
Notre dos cuirassé de solides écailles
Est impénétrable à ses coups.
Jamais il n'a servi -notre chair sur ses tables,
Et nous, nous dévorons ce rival odieux.
Jadis, pour conjurer nos grifTes redoutables,
Il nous pria comme des dieux ! *
Au commencement de la lune de Baby-el-Alouel , Tan de l'hégire
1213, autrement dit le 3 thermidor an VII, autrement dit le 21 juillet
1798, je sommeillais sur un lit de roseaux, quand je fus réveillé par un
tumulte inaccoutumé. Des nuages de poussière s'élevaient autour du
village d'Embabeh, et deux grandes armées s'avançaient l'une contre
l'autre : d'un côté des Arabes, des Mamelouks cuirassés d'or, des Kiayas,
des beys montés sur des Chevaux superbes, des escadrons miroitant au
soleil; de l'autre, des soldats étrangers, en chapeaux de feutre noir à
plumets rouges , en uniformes bleus , en pantalons d'un blanc sale. Le
bey de l'armée franque était un petit homme pâle et maigre, et j'eus
pitié des humains en songeant qu'ils se laissaient commander par un
être chétif, dont un Crocodile n'eût fait qu'une bouchée.
Le petit homme prononça quelques paroles, en désignant du doigt
LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE.
103
-V
le haut des Pyramides. Les soldats levèrent les yeux, ne virent rien,
et parurent enthousiasmés. Puis, la canonnade retentit, les balles, les
boulets, les obus, sifflèrent aux oreilles des Crocodiles, et en attei-
gnirent quelques-uns. Hélas! messieurs, c'est à partir de ce jour
fatal que mon repos a été détruit; l'infernale musique s'est fait
entendre à plusieurs reprises, toujours aussi agaçante, et parfois
meurtrière pour nous.
Mais nous aurions dédaigné cet inconvénient, si l'invasion des
I
1 •-„
101 LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE.
Occidentaux en Egypte, si la propagation de leurs idées de progrès,
de civilisation, d'améliorations, n'avaient attiré dans notre patrie des
savants, des ingénieurs, des perturbateurs comme Belzoni, Caillaud,
Drovetti, qui ont exploré les ruines du passé, ou comme un certain
Ferdinand de Lesseps, qui prélude à l'avenir.
Un îour, des importuns vinrent d'Europe camper à Louqsor,
avisèrent, au milieu de cinq cents colonnes gigantesques, une pierre
assez maussade, et à force de cabestans, de cordes et de machines, ils
l'amenèrent à bord d'un bâtiment mouillé dans le Nil. Cette pierre, qui
n'était qu'un accessoire de la décoration d'un temple égyptien, est plantée
aujourd'hui, dit-on, au milieu de la plus belle place de l'Europe,
entourée de fontaines où il n'y a pas assez d'eau pour baigner un jeune
Caïman. Tous les orientalistes se sont en vain évertués à déchiffrer les
caractères tracés sur ce monument. Malgré mes faibles connaissances
dans la science des Chanipollion , je crois pouvoir avancer qu'il y a là
une suite de maximes inconvenantes k l'usage des Crocodiles, et, vu la
conduite des puissances du jour, je serais tenté de croire qu'elles en
ont en partie découvert la clef. On y lit entre d'autres devises :
La bonne chère adoreras Obélisque point ne prendras
Et aimeras parfaitement. De force ou de consentement.
Égoïste toujours seras Deux millions tu les payeras,
De fait et volontairement. Si tu les prends injustement.
Nos amateurs de pierres peu précieuses eurent la funeste idée de
faire la chasse au Crocodile ; l'un d'eux me poursuivit et me ança une
pioche dont la pointe acérée me creva l'œil droit. La douleur me fit
perdre connaissance, et quand je revms à moi, j'étais, hélas ! garrotté,
prisonnier et commensal des Hommes ! On me transféra dans la grande
ville d'El-Kahiréh, que les infidèles nomment le Caire, et je fus provi-
soirement logé chez un consul étranger. Le tintamarre de la bataille des
Pyramides n'était pas comparable à celui qui se faisait dans cette maison,
où l'on se battait aussi, mais à coups de langue. On s'y chamaillait du
matin au soir ; et comme on pérorait beaucoup sans pouvoir s'entendre,
j'en conclus qu'il était question de la question d'Orient ! Et pas un
Crocodile pour mettre les dissidents d'accord en les croquant tous !
Le matelot qui s'était emparé de moi, ne me jugeant pas digne
d'être offert au Muséum ou au Jardin d'acclimatation , me vendit à un
LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE. 103
saltimbanque après notre arrivée au Havre. 0 douleur ! les mâchoires
engourdies par le froid, je fus placé dans un vaste baquet, et exposé au
stupide ébahissement de la foule. Le saltimbanque hurlait à la porte de
sa baraque : « Entrez, messieurs et mesdames, c'est l'instant, c'est le
moment où cet intéressant animal va prendre sa nourriture ! » Il pro-
nonçait ces mots avec une conviction si com'municative, et d'un ton si
persuasif, qu'involontairement, en l'entendant, j'écartais les mâchoires
pour engloutir les aliments promis. Hélas! le traître, craignant de mettre
mes forces au niveau de ma rage, me soumettait à un jeûne systématique.
Un vieil escompteur, qui avait avancé quelques sommes au pro-
priétaire de ma personne, me tira de cet esclavage en faisant saisir la
ménagerie dont je formais le plus bel ornement ; tous les autres Animaux
étaient empaillés. Deux jours après, il me transmit, au lieu d'argent
comptant, à un viveur qu'il aidait à se ruiner. Je fus casé dans un large
bassin , près d'un port de mer, où mon nouveau patron possédait une
délicieuse villa. J'appris par les propos des domestiques, ennemis inté-
rieurs heureusement inconnus chez les Sauriens, que mon maître était un
jeune Homme de quarante-cinq ans , gastronoriie distingué , possesseur
de vingt-cinq mille livres de rente, ce qui, grâce à la bonhomie des
fournisseurs, lui permettait d'en dépenser tieux cent mille. Il avait éludé
le mariage, qui, selon lui, n'était obligatoire qu'au dénoûment des vau-
devilles, et s'appliquait uniquement à mener joyeuse vie. Au physique,
il n'avait de remarquable que son ventre, dont il était fier : a Je l'ai fait
ce qu'il est, disait-il, cela m'a coûté gros, mais je n'ai pas perdu mon
argent. J'étais né pour être sec et maigre, un régime intelligent m'a
donné, en dépit 'de la nature, cet honorable embonpoint. » Le inoindre
dîner de ce brave homme lui coûtait cinquante francs. « Il n'y a que les
sots, disait-il encore, qui meurent de faim. »
Un soir d'été, après boire, mon possesseur vint me rendre visite
avec une société nombreuse; les uns me trouvèrent une heureuse
physionomie ; les autres prétendirent que j'étais fort laid; tous, que j'avais
un faux air de ressemblance avec leur ami. Les insolents! avec quel
plaisir j'aurais mangé un suprême de dandy !
« Pourquoi vous amusez-vous à héberger ce monstre? dit un vieillard
sans dents, qui, certes, méritait mieux que moi l'injurieuse qualification.
A votre place, je le ferais tuer et accommoder par mon cuisinier. On m'a
assuré que la chair du Crocodile était très-recherchée, tant par certaines
peuplades africaines que par les Cochinchinois.
u
106
LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE.
3^%;
Il n'y a que les sots, disait-il encore, qui meurent de faim.
— Ma foi ! dit mon patron , l'idée est originale. Vous avez beau
dire qu'il a un faux air de ressemblance avec moi , je vous le sacrifie.
Chef, tu nous prépareras demain un pâté de Crocodile aux oignons
d'Egypte. »
Tous les parasites battirent des mains; le chef s'inclina; je frémis
au fond de mon âme et de mon bassin. Après une nuit terrible, une
nuit de condamné à mort, les premières clartés du soleil me montrèrent
l'odieux cuisinier aiguisant un énorme coutelas pour m'en percer les
entrailles ! Il s'approcha de moi, escorté de deux estafiers, et pendant
que l'un détachait ma chaîne, l'autre m'assena vingt-deux coups de bâton
sur le crâne. J'étais perdu, si un bruit soudain n'avait attiré l'attention de
mes bourreaux. Je vis mon patron se débattre entre quatre inconnus de
mauvaise mine, arrivés de Paris, dont l'un tenait une montre à la main :
LES CONTRARIÉTÉS D'UN CROCODILE. 107
cinq heures venaient de sonner. J'entendis crier : « En route pour jClichy ! »
Et une voiture roula sur le pavé. Sans en demander davantage , et pro-
fitant de la perturbation générale, je sautai hors de mon bassin, traversai
rapidement le jardin, et de là je gagnai la mer...
J'ai pu, non sans peine, revenir dans mon pays natal ; mais, ô dou-
leur ! on y canalise plus que jamais ; on y répète avec une déplorable
insistance les mots de civilisation et de progrès. Les eaux et les rivages
sont encombrés de, dragues , d'appareils divers * de chalands en fer,
de grues à vapeur, de locomobiles et autres machines diaboliques.
Mes camarades ont été expulsés du lac de Timsah, dont le vieux
nom signifie Crocodile. Si cette rage de remuer le sol et les eaux se
maintient toujours au même diapason , on pourra dire bientôt le dernier
des Crocodiles, comme on dit le dernier des Mohicans. Je serai l'Uncas
Ae ma race.
Un homme dont la tête est couverte d'une forêt de cheveux gris,
H dont les yeux noirs pétilent d'énergie et de finesse, court à cheval
au milieu des sables ; c'est l'initiateur du percement de l'isthme de Suez,
et il est, ni'assure-t-on , sur le point de réussir.
Comme je ne suis pas Anglais, la chose devrait m'être indifférente.
N'importe.
Je suis bien contrarié.
Emile de La Bédollière*
ORAISON FUNÈBRE
D'UN VER A SOIE
♦>-■»-<•
Le soleil , fatigué sans doute
d'avoir brillé tout un long jour,
s'était couché tout à coup ; —
les Oiseaux venaient d'achever
leur prière du soir, — et la
terre, tiède encore, se préparait
[dans le silence au repos de la
nuit.
Le Sphinx à tête de mort
donna alors le signal du départ,
et le petit cortège se mit .en
marche, suivant à pas lents
le sentier qui conduisait aux
bruyères roses.
Des Faucheurs, dont l'em-
ploi consistait à débarrasser le
chemin, précédaient le corps, qui était entouré, d'un côté, par les Bêtes
à bon Dieu, et, de l'autre, par les Mantes religieuses, que suivaient les
Porte-Queue. Venaient ensuite les Fourmis communes, les Spectres > et
enfin les Chenilles processionnaires.
ORAISON FUNEBRE D'UN VER A SOIE.
100
Quand on fut à quelques pas du mûrier où étaient restés les frères
et les sœurs désolés du Ver à soie qui venait de mourir, la Pyrochre
cardinale , jugeant qu'il n'y avait plus de danger d'être entendu par eux,
et de renouveler ou de troubler leur douleur, l'hymne des morts fut, sur
son ordre, entonné par le chœur des Scarabées nasicornes, et chanté
ensuite alternativement par les Grillons et par les Bourdons,
De temps en temps les chants cessaient , et l'on entendait distincte-
ment des soupirs, et même des sanglots, qui témoignaient des regrets
universels qu'inspirait la perte de l'humble Insecte que l'on conduisait à
sa dernière demeure.
Arrivé au champ des bruyères, on aperçut, non loin de quelques
tombeaux qui s'étaient refermés depuis peu, ainsi que l'indiquait la terre
110 ORAISON FUNÈBRE D'UN VER A SOIT..
fraîchement remuée qui les couvrait , et parmi quelques fosses qui sem-
blaient avoir été creusées en prévision peut-être des besoins futurs de
quelques-uns même des assistants, une petite fosse sur laquelle étaient
penchés encore les Fossoyeurs ou Nécrophores. "
Ce fut vers cette fosse que le convoi se dirigea. Les chants avaient
cessé, les sanglots aussi, et même les soupirs; car, dans toutes les
grandes douleurs, il y a un moment de profond abattement qui les rend
.muettes.
Mais quand les Insectes qui portaient le corps l'eurent déposé dans
la tombe, et quand on put voir que rien ne le séparait plus de la terre
avide et nue, les cris et les sanglots éclatèrent de nouveau, et la douleur
ne connut plus de bornes.
Alors s'approcha de la tombe encore ouverte un Insecte entièrement
vêtu de noir :
« Pourquoi pleurez-vous? s'écria-t-il. Et jusques à quand ceux sur
qui pèse le fardeau de la vie pleureront-ils ceux que la mort a délivrés?
Mais pleurez, ajouta-t-il, car celui qui est là n'a rien à craindre de
votre douleur; vos larmes ne le ressusciteront point. Après la mort, qui
donc voudrait reculer vers la vie? »
Mais les sanglots se faisaient encore entendre, car personne n'était
consolé.
« Frères, dit un autre orateur en s'avançant à son tour, c'est à
leur naissance et non à leur mort qu'il faut pleurer les Vers à soie. Notre
frère est mort, réjouissez-vous, car il n'a eu de la vie que les fleurs et
les feuilles; en quittant la terre, il a quitté toutes les douleurs, et n'a
perdu que les. misères. Je vous dis la vérité; vous êtes de pauvres Vers
comme moi, pourquoi vous flatterai-je? Ce n'est pas nous autres, malheu-
reux, que la vue de la mort doit troubler. »
Mais ils pleuraient toujours.
Et un de ceux qui pleuraient, prenant la parole à son tour ;
« Nous savons, dit- il, que tout ce qui commence a une fin, et
qu'il faut donc mourir; nous savons ce qu'il faut de courage pour
gagner sa vie feuille par feuille, et sa feuille bouchée par bouchée; nous
savons ce qu'il faut de patience et d'abnégation pour qu'une feuille de
mûrier devienne une robe de soie; nous savons combien sont durs les
ORAISON FUNÈBRE D'UN VER A SOIE.
111
#.~f± i .
/. V.'. .1 .fi/kt
travaux de la cabane et ceux de l'atelier, et qu'une fois enfermés dans
notre triste cellule nous pleurerions en vain les songes de notre courte
jeunesse avant que notre tâche soit achevée; nous savons enfin qu'il
.tout prendre, mourir, c'est cesser de filer, la mort n'étant que l'autre
bout de ce fil qui commence à la vie ; nous nous disons aussi que de
quelque côté qu'on se tourne on voit mourir, et que, quand on regarde
en soi-même, on voit mourir encore, et que notre frère qui est mort
n'a donc cédé qu'au destin; mais nous aimions notre frère, et rien ne
nous consolera de l'avoir perdu. »
Et tous dirent avec lui : « Nous aimions notre frère, et rien ne
nous consolera de l'avoir perdu. »
112 ORAlSOiN FUNÈBRE D'UN VER A SOIE.
La Mante religieuse s'approcha alors.
« J'ai pleuré comme vous notre frère qui est mort, dit-elle, et
pourtant , toutes les fois que je vois un Ver à soie sur le point de mourir,
je ne puis empêcher mon cœur de s'épanouir. Va dans l'autre monde ,
lui dis-je; tu y seras mieux que dans celui-ci, où l'on est mal. Là,
s'ouvriront 'pour toi les portes qui s'ouvrent pour les petits comme pour
les grands; là, tu retrouveras ceux que tu as perdus, et tu les retrou-
veras au milieu des fleurs qui ne meurent pas et des mûriers toujours
verts , sur le bord des neuf fontaines qui ne tarissent jamais ; et quand
lu les auras retrouvés, tu leur diras de nous attendre, nous que la vie
retient encore; car mourir, c'est renaître à une vie meilleure. »
Et quand le bon Insecte eut ainsi parlé , les pleurs cessèrent tout à
coup.
« Et maintenant, ajouta-t-elle, allez et volez sans bruit; notre
frère n'a plus besoin de vous. »
Et chacun ayant déposé sur la tombe une fleurette de bruyère rose,
les uns disparurent dans un pâle rayon de la lune qui venait de se lever,
et les autres regagnèrent à travers les herbes leurs petites demeures.
Et tous étaient consolés, car ils disaient avec la Mante religieuse et
Shakspeare : « Mourir, c'est renaître à une vie meilleure. »
. P. J. Stahi..
VOYAGE
D UN
MOINEAU DE PARIS
A LA RECHERCHE DU MEILLEUR GOUVERNEMENT
• S—RE-
INTRODUCTION.
Les Moineaux de Paris passent depuis long-
temps pour les plus hardis et les plus effrontés
Oiseaux qui existent : ils sont Français,
voilà leurs défauts et leurs qualités en un
mot; ils sont enviés, voilà l'explication de
bien des calomnies. Ils vivent, en effet, sans
avoir à craindre les coups de fusil , ils sont
indépendants , ne manquent de rien , et sont
^ sans doute les plus heureux entre tous les
volatiles. Peut-être ne faut-il pas trop de bonheur à un Oiseau. Cette
réflexion, qui surprendrait chez tout autre, est naturelle à un Friquet
nourri de haute philosophie et de petites graines ; car je suis un habitant
de la rue de Rivoli, voletant dans la gouttière d'un illustre écrivain,
allant de son toit sur les fenêtres des Tuileries, et comparant les soucis
qui encombrent le palais aux roses immortelles qui fleurissent dans la
simple demeure du défenseur des prolétaires, ces Moineaux humains,
ces Passereaux qui font les générations et desquels il ne reste rien.
15
lift VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
En gobant les miettes du pain et entendant les paroles d'un grand
Homme, je suis devenu très-illustre parmi les miens qui m'élurent en
des circonstances graves, et me confièrent la mission d'observer la meil-
leure forme de gouvernement à donner aux Oiseaux de Paris. Les Moi-
neaux de Paris furent naturellement effarouchés par la révolution de
1830; mais les Hommes ont été si fort occupés' de cette grande mysti-
fication , qu'ils n'ont fait aucune attention à nous* D'ailleurs , les émeutes
qui agitèrent le peuple ailé de Paris eurent lieu lors du choléra. Voici
comment et pourquoi.
Les Moineaux de Paris , pleinement satisfaits par la desserte de cette
vaste capitale, devinrent penseurs et très-exigeants sous le rapport moral,
spirituel et philosophique. Avant de venir habiter le toit de la rue de
Rivoli, je m'étais échappé d'une cage où Ton m'avait mis à la chaîne,
et où je tirais un seau d'eau pour boire quand j'avais soiî. Jamais ni
Silvio Pellico ni Maroncelli n'ont eu plus de douleurs au Spielberg que
j'en endurai pendant deux ans de captivité chez le grand Animal qui se
prétend le roi de la terre. J'avais raconté mes souffrances à ceux du
faubourg Saint- Antoine, au milieu desquels je parvins à m'échapper et
qui furent admirables pour moi. Ce fut alors que j'observai lès mœurs
du peuple-Oiseau. Je devinai que la vie n'était pas toute dans le boire
et dans le manger. J'eus des opinions qui augmentèrent la célébrité que
je devais à mes souffrances. On me vit souvent, posé sur la tête d'une
statue au Palais-Royal, les plumes ébouriffées, la tête rentrée dans les
épaules, ne montrant que le bec, rond comme une boule, l'œil à demi
fermé, réfléchissant à nos droits, à nos devoirs et à notre avenir : Où
vont les Moineaux? d'où viennent-ils? pourquoi ne peuvent-ils pas pleu-
rer? pourquoi ne s'organisent-ils pas en société comme les Canards sau-
vages , comme les Corbines , et pourquoi ne s'entendent-ils pas comme
elles qui possèdent une langue sublime? Telles étaient les questions que
je méditais.
Quand les Pierrots se battaient , ils cessaient leurs disputes devant
moi, sachant que je m'occupais d'eux, que je pensais à leurs affaires, et
ils se disaient : « Voilà le Grand-Friquet ! » Le bruit des tambours , les
parades de la royauté me firent quitter le Palais-Royal : je vins vivre
dans l'atmosphère intelligente d'un grand écrivain.
Sur ces entrefaites , il se passait des choses qui m'échappaient, quoique
je les eusse prévues ; mais après avoir observé la chute imminente d'une
avalanche, un Oiseau philosophe se pose très-bien sur le bord de la
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 115
neige qui va rouler. La disparition progressive des jardins convertis en
maisons rendait les Moineaux du centre de Paris très-malheureux et les
plaçait dans une situation pénible, surtout évidemment inférieure! à celle
des Moineaux du faubourg Saint-Germain, de la rue de Rivoli, du
Palais-Royal et des Champs-Elysées.
Les Moineaux des quartiers sans jardins n'avaient ni graines, ni
insectes, ni vermisseaux, enfin ils ne mangeaient pas de viande *: ils en
étaient réduits à chercher leur vie dans les ordures , et y trouvaient sou-
vent des substances nuisibles. Il y avait deux sortes de Moineaux : les
Moineaux qui avaient toutes les douceurs de la vie et les Moineaux qui
manquaient de tout, enfin des Moineaux privilégiés et des Moineaux
souffrants. ,
Cette constitution vicieuse de la cité des Moineaux ne pouvait pas
durer longtemps chez une nation de deux cent mille Moineaux effrontés,
spirituels, tapageurs , dont une moitié pullulait heureuse avec de superbes
femelles, tandis que l'autre maigrissait dans les rues, la plume défaite,
les pieds dans la boue, sans cesse sur le qui-vive. Les Friquets souf-
frants, tous nerveux, munis de gros becs endurcis, aux ailes rudes
comme leurs voix mâles , formaient une population généreuse et pleine
de courage. Ils allèrent chercher pour les commander un Friquet qui
vivait au faubourg Saint-Antoine chez un brasseur, un Friquet qui avait
assisté à la prise de la Bastille. On s'organisa. Chacun sentit la néces-
sité d'obéir momentanément, et beaucoup de Parisiens furent alors éton-
nés de voir des milliers de Moineaux rangés sur les toits de la rue de
Rivoli, l'aile droite appuyée à l'Hôtel de Ville, l'aile gauche à la Made-
leine et le centre aux Tuileries.
Les Moineaux privilégiés, excessivement effrayés de cette démon-
stration , se virent perdus : ils allaient être chassés de toutes leurs posi-
tions et refoulés sur les campagnes où la vie est très-malheureuse. Dans
ces conjonctures , ils envoyèrent une élégante Pierrette pour porter aux
insurgés des paroles de conciliation : — Ne valait-il pas mieux s'enten-
dre que de se battre? Les insurgés m'aperçurent. Ah ! ce fut un des plus
beaux moments de ma vie que celui où je fus élu par tous mes conci-
toyens pour dresser une charte qui concilierait les intérêts des Moineaux
les plus intelligents du monde, divisés pour un moment par une question
de vivres , le fond éternel des discussions politiques.
Les Moineaux en possession des lieux enchantés de cette capitale y
avaient-ils des droits absolus de propriété? Pourquoi, comment cette
116
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
inégalité s'était-elle établie? pouvait-elle durer? Dans le cas où l'égalité
la plus parfaite régirait les Moineaux de Paris , quelles formes prendrait
ce nouveau gouvernement? Telles furent les questions posées par les
commissaires des deux partis.
<( Mais, me dirent les Friquets, l'air, la terre et ses produits sont
à tous les Moineaux.
lu
Je partis en qualité de procureur général des Moineaux de Paris.
— Erreur! dirent les privilégiés. Nous habitons une ville, nous
sommes en société , subissons-en les bonheurs et les malheurs. Vous
vivez encore infiniment mieux que si vous étiez à l'état sauvage, dans
les champs. »
Il y eut alors un gazouillement général qui menaçait d'étourdir les
législateurs de la Chambre, lesquels, sous ce rapport, craignent la con-
currence et tiennent à s'étourdir eux-mêmes. Il sortit quelque chose de
ce tumulte : tout tumulte, chez les Oiseaux comme chez les Hommes,
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 417
annonce un fait. Un tumulte est un accouchement politique. On émit la
proposition, approuvée à l'unanimité, d'envoyer un moineau franc,
impartial, observateur et instruit, à la recherche du Droit Animal, et
chargé de comparer les divers gouvernements. On me nomma. Malgré
nos habitudes sédentaires, je partis en qualité de procureur général des
Moineaux de Paris : que ne fait-on pas pour sa patrie !
De retour depuis peu, j'apprends l'étonnante Révolution des Ani-
maux , leur sublime résolution prise dans leur nuit célèbre au Jardin des
Plantes, et je mets la relation de mon voyage sur l'autel de la patrie,
comme un renseignement diplomatique du à la bonne foi d'un modeste
philosophe ailé.
i
Du Gouvernement formique.
J'arrivai, nomsans peine, après avoir traversé la mer, dans une île
appelée assez orgueilleusement la Vieille-Formicalion par ses habitants,
comme s'il y avait des portions de globe plus jeunes que les autres1.
Une vieille Corbine instruite,- que je rencontrai, m'avait indiqué le régime
des Fourmis comme le gouvernement modèle; vous comprenez com-
bien j'étais curieux d'étudier ce système et d'en découvrir les ressorts.
Chemin faisant, je vis beaucoup de Fourmis, voyageant pour leur
plaisir : elles étaient toutes noires , très-propres et comme vernies, mais
sans aucune individualité. Toutes se ressemblaient. Qui voit une seule
Fourmi , les connaît toutes. Elles voyagent dans une espèce de fluide
formique qui les préserve de la boue, de la poussière, si bien que sur
les montagnes, dans les eaux, dans les villes, rencontrez -vous une
1 La fausseté de cette opinion m'a été démontrée pjr une aimable Corail i ne de ia
mer Polynésique emmenée en captivité par des Poissons, et qui regrettait amèrement les
magnifiques constructions cyclopéennes auxquelles elle coopérait, et sur le corail des-
quelles devait reposer un nouveau continent. Elle m'expliqua môme que le gouvernement
formique les subventionnait, afin d'avoir le droit d'occuper les nouvelles terres aussitôt
qu'elles apparaissent à la surface des eaux. Les Friquets de Paris prendront sans doute
en considération cette note, due aux confidences de ce membre excessivement distingué
de la République Polypéenne, qui fait des ruches sous-marines assez solides pour briser
des vaisseaux. Néanmoins la jolie Coralline resta sans réponse quand je lui demandai sur
quoi reposaient les immenses bâtiments de sa nation.
118
VOYAGE D'UN MOINEAU DE Pi\RIS.
Fourmi, elle semble sortir d'une boîte, avec son habit noir bien brossé,
bien net, ses pattes vernies et ses mandibules propres. Cette affectation
de propreté ne prouve pas en leur faveur. Que leur arriverait-il donc
sans ce soin perpétuel ? Je questionnai la première Fourmi que je vis ;
elle me regarda sans me répondre , je la crus sourde ; mais un Perro-
quet me dit qu'elle ne parlait qu'aux, botes qui lui avaient été pré-
sentées.
Dès que je mis le pied dans l'île, je fus assailli d'Animaux étranges,
au service de l'État et chargés de vous initier aux douceurs de la liberté
en vous empêchant de porter certains objets, quand m?me vous les
auriez en affection. Ils m'entourèrent, et me firent ouvrir le bec pour
voir s'il n'y avait pas des poisons que, sans doute, il est défendu d'in-
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
119
troduire. Je levai mes ailes Tune après l'autre pour montrer que je
n'avais rien dessous. Après cette cérémonie, je fus libre d'aller et de
venir dans le siège de l'Empire Formiquedont les libertés m'avaient été
si fort vantées par la Corbine.
Le premier spectacle qui me frappa vivement fut celui de l'activité
merveilleuse de ce peuple. Partout des Fourmis allaient et venaient,
chargeant et déchargeant des provisions. On bâtissait des magasins, on
débitait le bois , on travaillait toutes les matières végétales. Des ouvriers
creusaient des souterrains, amenaient des sucres, construisaient des gale-
ries, et le mouvement est si attachant pour ce peuple, qu'on ne remar-
qua point ma présence. De différents points de Ja côte , il partait des
embarcations chargées de Fourmis qui s'en allaient sur de nouveaux
continents. Il arrivait des estafettes qui disaient que, sur tel point, telle
120 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
denrée abondait, jet aussitôt on expédiait des détachements de Fourmis
pour s'en emparer, et ils s'en emparaient avec tant d'habileté, de promp-
titude , que les Hommes eux-mêmes se voyaient dévalisés sans savoir
comment ni dans quel temps. J'avoue que je fus ébloui. Au milieu de
l'activité générale, j'aperçus des Fourmis ailées au milieu de ce peuple
noir sans ailes.
« Quelle est cette Fourmi qui se goberge et s'amuse pendant que
vous travaillez? dis -je à une Fourmi qui restait en sentinelle.
— Oh! me répondit-elle, c'est une noble Fourmi. Vous en compte-
rez cinq cents ainsi ,Jes Patriciennes de l'Empire Formique.
— Qu'est-ce qu'une Patricienne? dis-je.
— Oh ! me répondit-elle , c'est notre gloire , à nous autres ! Une
Fourmi Patricienne, comme vous le voyez, a quatre ailes, elle s'amuse,
jouit de la vie et fait des enfants. A elle les amours, à nous le travail.
Cette division est une des grandes sagesses de notre admirable constitu-
tion : on ne peut pas s'amuser et travailler tout ensemble. Chez nous,
les Neutres font l'ouvrage , et les Patriciennes s'amusent !
-r- Mais est-ce une récompense du travail? Pouvez-vous devenir
Patricienne?
— Ah! bien, oui! Non, flt la Fourmi Neutre. Les Patriciennes
naissent Patriciennes. Sans cela, où serait le miracle? il n'y aurait plus
rien d'extraordinaire. Mais elles ont aussi leurs obligations, elles veillent
à la sécurité de nos travaux et préparent nos conquêtes. »
La Fourmi Patricienne se* dirigea de notre côté : toutes les Fourmis
se dérangèrent et lui témoignèrent des respects infinis. J'appris qu'au-
cune des Fourmis ordinaires, dites Neutres, n'oserait disputer le pas à
urie Patricienne , ni se permettre de se placer devant elle. Les Neutres
ne possèdent absolument rien , travaillent sans cesse , sont bien ou mal
nourries, selon les chances; mais les cinq cents Patriciennes ont des
palais dans les fourmilières, elles y pondent des enfants qui sont l'orgueil
de l'Empire Formique, et possèdent des parcs de Pucerons pour leur
nourriture. J'assistai même à une chasse aux Pucerons, dans le domaine
d'une Patricienne, spectacle qui me fit le plus grand plaisir à voir. On
ne saurait imaginer jusqu'où ce peuple a poussé l'amour pour les petits,
ni la perfection qu'il a su donner aux soins avec lesquels il les élève :
comment les Neutres les brossent, les lèchent, les lavent, les veillent et
les arrangent ! avec quelles admirables pensées de prévoyance elles les
nourrissent et devinent les accidents auxquels ils sont exposés dans un
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 121
âge si tendre. On étudie les températures, on les rentre quand il pleut,
on les expose au soleil quand il fait beau , on les accoutume à faire jouer
leurs mandibules, on les accompagne, on les exerce; mais une fois
grands, aussi tout est dit : plus d'amour , plus de sollicitude. Dans cet
empire, l'état le meilleur pour les individus est d'être enfant.
Malgré la beauté des petits , la choquante inégalité de ces mœurs me
frappa vivement ; je trouvai que les querelles des Moineaux de Paris
étaient des vétilles, comparées aux malheurs de ces pauvres Neutres.
Vous comprenez que ceci; pour un Friquet philosophe, n'était que la
question même. II y avait lieu d'examiner par quels ressorts les cinq cents
Fourmis privilégiées maintenaient cet état de choses. Au moment où
j'allais aborder la Patricienne, elle monta sur une des fortifications de la
cité , où se trouvaient quelques autres de son espèce et où elle leur dit des
mots en langue formique : aussitôt les Patriciennes se répandirent dans
la fourmilière. Je vis partir des détachements commandés par des Patri-
ciennes., Des Neutres s'embarquèrent sur des pailles, sur des feuilles, sur
des bâtons. J'appris qu'il s'agissait d'aller porter secours à quelques
Neutres attaquées à deux mille pieds de là. Pendant cette expédition,
j'entendis la conversation Suivante entre deux vieilles Patriciennes.
« Votre Seigneurie n'est-elle pas effrayée de la grande quantité de
peuple qui va mourir de faim, nous ne saurions le nourrir...
— Votre Grâce ne sait donc pas que de l'autre côté de l'eau il y a
une fourmilière bien garnie, et que nous allons l'attaquer, en chasser
les habitants , et y mettre notre trop-plein? »
Cette injuste agression était autorisée par le principe fondamental du
gouvernement Formique dont la Charte a pour premier article : Ote-loi
île là, que je m y mette. Le second article porte en substance que ce qui
convient à l'Empire Formique appartient à l'Empire Formique, et que
quiconque s'oppose à ce que les sujets Formiques s'en emparent devient
l'ennemi du gouvernement Formique. Je n'osai pas dire que les voleurs
n'avaient pas d'autres principes , je reconnus l'impossibilité d'éclairer
cette nation. Ce dogme sauvage est devenu l'instinct même des Fourmis.
Leur expédition fut consommée sous mes yeux. Au retour de la guerre
Taite pour sauver les trois Neutres compromises, on envoya des ambas-
sadeurs examiner le terrain , les abords de la fourmilière à prendre , et
l'esprit des habitants.
« Bonjour, mes amis, dit la Patricienne à des Fourmis qui pas-
saient, comment vous portez-vous?
122 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
— Pardon, je suis occupée.
— Attendez donc ! que diable , on se parle. Vous avez beaucoup de
grain, et nous n'en avons point, mais vous manquez de bois, et nous en
avons beaucoup ; changeons?
— Laissez-nous tranquilles, nous gardons nos grains.
— Mais il ne vous est pas permis de garder ce qui abonde chez vous,
quand nous en manquons chez nous : cela est contre les lois du bon sens.
Échangeons. »
Sur le refus de la fourmilière , la Patricienne, qui se regarda comme
insultée , expédia une feuille des plus solides chargée de Fourmis en For-
micalion. Les Patriciennes dirent que l'honneur formique et la liberté
commerciale étaient compromis par une fourmilière récalcitrante. Sur
ce, l'eau fut couverte aussitôt d'embarcations , et la moitié des Neutres
embarquées. Après trois jours de manœuvres, les pauvres Fourmis étran-
gères furent obligées de se disperser dans l'intérieur des terres, aban-
donnant leur fourmilière aux enfants de la Vieille- Formicalion. Une
Patricienne me montra dix-sept fourmilières ainsi conquises et où elles
envoyaient leurs filles , qui y devenaient à leur tour Patriciennes.
« Vous faites des choses souverainement infâmes, dis-je à la Patri-
cienne qui était venue offrir des bois pour des grains.
— Oh ! ce n'est pas moi , dit-elle. Moi , je suis la plus honnête créa-
ture 'du monde ; mais le gouvernement Formique est forcé d'agir dans
l'intérêt de ses classes ouvrières. Ce, que nous venons de faire était sou-
verainement utile à leurs intérêts. On se doit à son pays ; mais je re-
tourne dans mes terres, pratiquer les vertus que Dieu impose à notre
race. »
En effet, elle paraissait au premier abord la meilleure Fourmi du
inonde.
« Vous êtes de fiers sycophantes ! m'écriai-je.
— Oui , me dit une autre Patricienne en riant ; mais convenez que
cela est beau, dit-elle en me montrant une foule de Patriciennes qui se
promenaient au soleil dans l'éclat de leur puissance.
— Comment parvenez- vous à maintenir cet état contre nature ? lui
demandai-je. Je voyage pour mon instruction , et voudrais savoir en quoi
consiste le bonheur des Animaux.
— Il consiste à se croire heureux, me répondit la Patricienne. Or,
chaque ouvrière de l'Empire Formique a la certitude de sa supériorité
sur les autres Fourmis du monde. Interrogez-les, toutes vous diront
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 123
que nos fourmilières sont les mieux bâties, que dans quelque endroit de
la terre qu'une de ces ouvrières se trouve, si quelqu'un l'insulte, l'insulte
est épousée par l'Empire Formique.
— Il me semble que cet orgueil satisfait ne donne pas de grain...
— Ceci ressemble à une raison; mais vous parlez en Moineau. Je '
vous avoue que nous n'avons pas du grain pour tout le monde ; mais ici
tout le inonde est convaincu que nous sommes occupées à en chercher;
et tant que nous pourrons de temps en temps conquérir une fourmilière ,
tout ira bien.
— Mais ne craignez-vous pas que les autres fourmilières, averties,
ne se coalisent contre vous , afin d'empêcher que vous ne les dévoriez
ainsi?
— Oh! non. L'un des principes de la politique formique est d'at-
tendre que les fourmilières se chamaillent entre elles pour aller prendre ,
possession d'un territoire.
— Et quand elles ne se chamaillent pas?
— Ah ! voilà ! Les Patriciennes ne sont occupées qu'à fournir aux
fourmilières étrangères les occasions de se chamailler.
— Ainsi la prospérité de l'Empire Formique se fonde sur les divi-
sions intestines des autres fourmilières.
— Oui, seigneur Moineau. Voilà pourquoi nos ouvrières sont si
Hères d'appartenir à l'Empire Formique, et travaillent avec tant de
cœur en chantant : Rule> Formicalia ! »
Ceci, me dis-je en partant, est contraire à la Loi Animale : Dieu
me garde de proclamer de tels principes. Ces Fourmis n'ont ni foi ni
loi. Que deviendraient les xWoineaux de Paris, qui sont déjà si spirituels,
au cas où quelque grand Moineau les organiserait ainsi? Que, suis-je?
Je ne suis pas seulement un Friquet parisien, je me suis élevé, par la
pensée, à toute l'Animalité. Non, l'Animalité n'est pas faite pour être
gouvernée ainsi. Ce système n'est que tromperie au profit de quelques-
uns.
Je partis vraiment affligé de la perfection de cette oligarchie et de la
hardiesse de son égoïsme. Chemin faisant, je rencontrai sur la route un
prince d'Euglosse-Bourdon qui allait presque aussi vite que moi. Je lui
demandai la raison de son empressement; l'infortuné m'apprit qu'il vou-
lait assister au couronnement d'une reine. Charmé de pouvoir observer
une si belle cérémonie, j'accompagnai ce jeune prince, plein d'illusions.
II avait l'espoir d'être le mari de la reine, étant de cette célèbre famille
124
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
d'Euglosse-Bourdon en possession de fournir des maris aux reines , et
qui leur en tient toujours un tout prêt, comme on tenait à Napoléon un
poulet tout rôti pour ses soupers. Ce prince, qui n'avait que ses belles
couleurs pour toute fortune, quittait un pauvre endroit, sans fleurs ni
miel, et comptait vivre dans le luxe, l'abondance et les honneurs.
II
De la Monarchie des Abeilles.
Instruit déjà par ce que j'avais vu dans l'Empire Formique, je réso-
lus d'examiner les mœurs du peuple avant d'écouter les grands et les
princes. En arrivant , je heurtai une Abeille qui portait un potage.
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. -125
« Ah! je suis perdue, dit -elle. On me tuera, ou tout au moins je
serai mise en prison. *
— Et pourquoi? lui dis-je.
— Ne voyez-vous pas que vous m'avez fait répandre le bouillon de
la reine! Pauvre reine! Heureusement que la Grande Échansonne, la
duchesse des Roses, aura peut-être envoyé dans plusieurs directions :
ma faute sera réparée , car je mourrais de chagrin d'avoir fait attendre
la reine.
— Entends-tu, prince Bourdon? » dis-je au jeune voyageur.
L'Abeille se lamentait toujours d'avoir perdu l'occasion de voir la
reine.
« Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que votre reine pour que vous
soyez dans une telle adoration? m'écriai -je. Je suis d'un pays, ma
chère, où Ton se soucie peu des rois, des reines et autres inventions
humaines.
— Humaines! s'écria l'Abeille. Il n'y a rien chez nous, effronté
Pierrot, qui ne soit d'institution divine. Notre reine tient son pouvoir
de Dieu. Nous ne pourrions pas plus exister en corps social sans elle,
que tu ne pourrais voler sans plumes. Elle est notre joie et notre lu-
mière, la cause et la fin de tous nos efforts. Elle nomme une directrice
des ponts et chaussées qui nous donne nos plans et nos alignements
pour nos somptueux édifices. Elle distribue à chacun sa tâche selon ses
capacités, elle est la justice même et s'occupe sans cesse de Son peuple:
elle le pond , et nous nous* empressons de le nourrir , car nous sommes
créées et mises au monde pour l'adorer, la servir et la défendre. Aussi
faisons-nous pour les petites reines des palais particuliers et les dotons-
nous d'une bouillie particulière pour leur nourriture. A notre reine seule
revient l'honneur de chanter et de parler, elle seule fait entendre sa
belle voix.
— Quelle est votre reine? dit alors le prince d'Euglossë-Bourdon.
— C'est, dit l'Abeille, Tithymalia XVII, dite la Grande Ruchonne,
car elle a pondu cent peuples de trente mille individus. Elle est sortie
victorieuse de cinq combats qui lui ont été livrés par d'autres reines
jalouses. Elle est douée de la plus surprenante perspicacité. Elle sait
quand il doit pleuvoir, elle prévoit les plus rudes hivers, elle est riche
en miel , et l'on soupçonne qu'elle en a des trésors placés dans les pays
étrangers.
126- VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
— Ma chère, dit le prince d'Èuglossé-Bourdon , croyez-vous que
quelque jeune reine soit sur le point d'être mariée?...
— N'entendez-vous pas, prince, dit l'Ouvrière, le bruit et les céré-
monies du départ d'un peuple? Chez nous, il n'y a pas de prince sans
reine. Si vous voulez faire la cour à Tune des filles de Tithymalia, dépê-
chez-vous , vous êtes assez bien de votre personne, et vous aurez une
belle lune de miel. »
Je fus émerveillé du spectacle qui s'offrit à mes regards et qui,
certes, doit agir assez sur les imaginations vulgaires pour leur faire ai-
mer les momeries et les superstitions qui sont l'esprit et la loi de ce
gouvernement. Huit timbaliers à corselet jaune et noir sortirent en chan-
tant de la vieille cité, que l'Ouvrière me dit se nommer Sidracha du nom
de la première Abeille qui prêcha l'Ordre Social. Ces huit timbaliers
furent suivis de cinquante musiciens si beaux , que vous eussiez dit des
saphirs vivants. Ils exécutaient l'air de :
Vive Tithymalia! vive c'tc reine bonne enfant!
Qui mange et boit comme cent,
Et qui pond tout autant.
Les paroles ont été faites par tout le monde, mais l'air est dû à l'un
des meilleurs Faux-Bourdons du pays. Après , venaient les gardes du.
corps armés d'aiguillons terribles; ils étaient deux cents, allaient six par
six, sur six rangs de profondeur, et chaque bataillon de six rangs avait
en tête un capitaine qui portait sur son corselet la décoration du Sidrach,
emblème du mérite civil et militaire, une petite étoile en cire rouge.
Derrière les porte -aiguillons allaient les essuyeuses de la reine, com-
mandées par la Grande Essuyeuse ; puis la Grande Échansonne avec huit
petites échansonnes, deux par quartier; la Grande Maîtresse de la loge
royale suivie de douze balayeuses; la Grande Gardienne de la cire et la
Maîtresse du miel; enfin la jeune reine, belle de toute sa virginité. Ses
ailes, qui reluisaient d'un éclat ravissant, ne lui avaient pas encore
servi. Sa mère, Tithymalia XVII, l'accompagnait; elle étincelait d'une
poussière de diamants. Le corps de musique suivait, et chantait une
cantate composée exprès pour le départ. Après le corps de musique ,
venaient douze gros vieux Bourdons qui me parurent être une espèce de
clergé. Enfin dix ou douze mille Abeilles sortirent se tenant par les pattes.
Tithymalia resta sur le bord de la ruche, et dit à sa fille ces mémorables
paroles : •
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
127
a C'est toujours avec un nouveau plaisir que je vous vois-prendre
votre volée, car c'est une assurance que mon peuple sera tranquille,
et que...» • •: w
Après, venaient les Gardée -.lu-C'orr s armés d'aiguillons terrible*.
Elle s'arrêta dansson improvisation, comme û elle allait dire quelque
chose de contraire à la politique, et reprit ainsi :
128 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
— cfe «jais, certaine que, formées par nos mœurs, instruites de nos
coutumes, vous servira Dieu, que vous répandrez la gloire de son nom
sur la terre; que vous n'oublierez jamais d'où vous êtes sorties, que vous
conserverez nos saintes doctrines de gouvernement, notre manière de
bâtir, et d'économiser le miel pour vos augustes reiftes. Songez que sans
la royauté il n'y a qu'anarchie; que l'obéissance est la vertu des bonnes
Abeilles, et que le palladium de l'État est dans votre fidélité. Sachez que
mourir pour vos reines , c'est faire vivre la patrie. Je vous donne pour
souveraine ma fille Thalahath ! ce qui veut dire tarse agile. Aimez-la
bien. »
Sur cette allocution pleine des agréments qui distinguent l'éloquence
royale , il y eut un hurrah !
Un Papillon, à qui cette cérémonie pleine de superstitions faisait
pitié, me dit que la vieille Tithymalia donnait à ses fidèles sujets une
double ration du meilleur miel, et que la police et le miel fin étaient
pour beaucoup dans ces solennités, mais qu'au fond elle était haïe.
Dès que le jeune peuple partit avec sa reine , mon compagnon de
voyage alla bourdonner autour de l'essaim en criant : « Je suis un
prince de la maison d'Euglosse-Bourdon. Il y a des polissons de savants
qui refusent à notre famille de savoir faire du miel , mais pour te plaire,
ô merveille de la race de Tithymalia ! je suis capable de faire des écono-
mies , surtout si vous avez une belle dot.
— Savez-vous, prince, lui dit alors la Grande Maîtresse de la lo.çe
royale, que, chez nous, le mari de la reine n'est rien du tout? il n'a ni
honneurs, ni rang; il est considéré comme un moyen malheureux dont
il est impossible dose passer, mais nous ne souffrons pas qu'il s'immisce
dans le gouvernement.
— Tu t'immisceras! Viens, mon ange, lui dit gracieusement Tha-
labath , ne les écoute pas. Je suis la reine, moi! Je puis beaucoup pour
toi : tu seras d'abord le commandant de mes porte-aiguillons ; mais si
en général tu m'obéis, je t'obéirai en particulier. Et nous irons nous
rouler dans les fleurs , dans les roses , nous danserons à midi sur les
nectaires embaumés, nous patinerons sur la glace des lis, nous chante-
rons des romances dans les cactus , et nous oublierons ainsi les soucis du»
pouvoir... »
Je fus surpris d'une chose qui ne regarde pas le gouvernement,
mais que je ne puis m'empêcher de consigner ici : c'est que l'amour est
absolument le même partout. Je livre cette observation à tous les Ani-
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 129
maux, en demandant qu'il soit nommé une commission pour examiner
ce qui se passe chez les Hommes.
« Ma chère, dis-je à l'Ouvrière, ayez la bonté de dire à la vieille
reine Tithymalia qu'un étranger de distinction, un Pierrot de Paris,
désirerait Jui être présenté. »
Tithymalia devait bien connaître les secrète de son propre gouver-
nement, et comme j'avais remarqué le plaisir qu'elle prenait à bavarder,
je ne pouvais m'adresser à personne qui me donnât de meilleurs rensei-
gnements : le silence avec elle devait être aussi instructif que la parole.
Plusieurs Abeilles vinrent m'examiner pour savoir si je ne portais pas
sur moi quelque odeur dangereuse. La reine était tellement idolâtrée de
ses sujettes, qu'on tremblait à l'idée de sa mort. Quelques instants
après, la vieille reine Tithymalia vint se poser sur une fleur de pêcher
où j'occupais une branche inférieure, et où. par habitude, elle prit
quelque chose.
« Grande reine, lui dis-je, vous voyez un philosophe de Tordre
des Moineaux, voyageant pour comparer les gouvernements divers des
animaux afin de trouver le meilleur. Je suis Français et troubadour, car
le moineau français pense en chantant. "Votre Majesté doit bien connaître
les inconvénients de son système.
— Sage Moineau, je m'ennuierais beaucoup si je n'avais pas à
pondre deux fois par an; mais j'ai souvent désiré n'être qu'une Ouvrière,
mangeant la soupe aux choux des roses, allant et venant de fleur en
fleur. Si vous voulez me faire plaisir , ne m'appelez ni majesté ni reine,
dites-moi tout simplement princesse.
— Princesse, repris-je, il me semble que la mécanique à laquelle
vous donnez le nom de peuple des Abeilles exclut toute liberté, vos
Ouvrières font toujours absolument la même chose, et vous vivez, je le
vois , d'après les coutumes égyptiennes.
— Cela est vrai, mais l'Ordre est une ^Ps plus belles choses.
Oadbe public, voilà notre devise, et nous la pratiquons; tandis que si
les Hommes s'avisent de nous imiter, ils se contentent de graver jpes
mots en relief sur les boutons de leurs gardes nationaux, et les prennent
alors pour prétexte des plus grands désordres. La monarchie, c'est
l'ordre , et l'ordre est absolu.
— L'ordre à votre profit, princesse. Il me semblé que les Abeilles
17
130 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
vous font une jolie liste civile de bouillie perfectionnée, et ne s'occupent
que de vous.
— Eh ! que voulez-vous? l'État , c'est moi. Sans moi , tout périrait.
Partout où chacun discute l'ordre , il fait Tordre à son image, et comme
il y a autant d'ordres que d'opinions, il s'ensuit un constant désordre.
Ici , l'on vit heureux parce que l'ordre est le même. Il vaut mieux que
ces intelligentes Bêtes aient une reine, que d'en avoir cinq cents comme
chez les Fourmis par exemple. Le monde des Abeilles a tant de fois
éprouvé le danger des discussions, qu'il ne tente plus l'expérience. Un
jour , il y eut une révolte. Les Ouvrières cessèrent de recueillir la pro-
polis, le miel, la cire. A la voix de quelques novatrices, on enfonça les
magasins, chacune d'elles devint libre et voulut faire à sa guise. Je
sortis , suivie de quelques fidèles de ma garde , de mes accoucheuses et
de ma cour , et vins dans cette ruche. Eh bien , la ruche en révolution
n'eut plus de bâtiments , plus de réserves. Chacune des citoyennes man-
gea son miel, et la nation n'exista plus. Quelques fugitifs vinrent chez
nous transis de froid, et reconnurent leurs erreurs.
— Il est malheureux , lui dis-je , que le bien ne puisse s'obtenir que
par une division cruelle en castes; mon bon sens de Moineau se révolte
à cette idée de l'inégalité des conditions.
— Adieu, médit la reine, que Dieu vous éclaire! De Dieu procède
l'instinct, obéissons à Dieu. Si l'égalité pouvait être proclamée, ne
serait-ce pas chez les Abeilles, qui sont toutes de même forme et de
même grandeur, dont les estomacs ont la même capacité, dont les
affections sont réglées par les lois mathématiques les plus rigoureuses ?
Mais , vous le voyez , ces proportions , ces occupations ne peuvent être
maintenues que par le gouvernement d'une reine.
— Et pour qui faites-vous votre miel? pour l'Homme? lui dis-je.
Oh ! la liberté! Ne travailler que pour soi, s'agiter dans son instinct! ne
se dévouer que pour tous, car tous, c'est encore nous-mêmes !
— Il est vrai que je ne suis pas libre, dit la reine, et que je suis
plus enchaînée que ne l'est mon peuple. Sortez de mes États, philo-
sophe parisien, vous pourriez séduire quelques têtes faibles.
— Quelques têtes fortes! » dis-je.
Mais elle s'envola. Je me grattai la tête quand la reine fut partie, et
j'en fis tomber une Puce d'une espèce particulière.
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 131
« 0 philosophe de Paris, je suis une pauvre Puce venue de bien
loin sur le dos d'un Loup, me dit-elle; je viens de t'entendre, et je
t'admire. Si tu veux t'instruire, prends par l'Allemagne, traverse la
Pologne, et, vers l'Ukraine, tu te convaincras par toi-même de la gran-
deur et de l'indépendance des Loups dont les principes sont ceux que tu
viens de proclamer à la face de cette vieille radoteuse de reine. Le Loup,
seigneur Moineau, est l'animal le plus mal jugé qui existe. Les natura-
listes ignorent ses belles mœurs républicaines , car il mange les natura-
listes assez osés pour venir au milieu d'une Section; mais ils ne pourront
pas dévorer un Oiseau. Tu peux sans rien craindre te poser sur la tête
du plus fier des Loups, d'un Gracchus, d'un Marius, d'un Régulus
lupien , et tu contempleras les plus belles vertus animales pratiquées dans
les steppes où se sont établies les républiques des Loups et des Chevaux.
Les Chevaux sauvages, autrement dits les Tarpans, c'est Athènes; mais
les Loups, c'est Sparte.
— Merci, Puceron! Que vas- tu faire?
— Sauter sut* ce Chien de chasse assis au soleil , et d'où je suis
sortie. »
Je volai vers l'Allemagne et vers la Pologne dont j'avais tant entendu
parler dans la mansarde de mon philosophe, rue de Rivoli.
III
De la République Iupienne.
0 Moineaux de Paris, Oiseaux du monde, Animaux du globe, et
vous, sublimes carcasses antédiluviennes, l'admiration vous saisirait
tous, si, comme moi, vous aviez été visiter la noble république Iupienne,
la seule où l'on dompte la Faim ! Voilà qui élève l'âme d'un Animal !
Quand j'arrivai dans les magnifiques steppes qui s'étendent de l'Ukraine
à la Tartane, il faisait déjà froid, et je compris que le bonheur donné
par la liberté pouvait seul faire habiter un tel pays. J'aperçus un Loup en
sentinelle.
132
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
•
« Loup, lui dis-je, j'ai froid et vais mourir : ce serait une perte
pour votre gloire , car je suis amené par mon admiration pour votre
gouvernement , que je viens étudier pour en propager les principes parmi
les Bêtes.
— Mets-toi sur moi, me dit le Loup.
— Mais tu me mangeras, citoyen?
— A quoi cela m'avancerait-il? répondit le Loup. Que je te mange
ou ne te mange pas, je n'en aurai pas moins faim. Un Moineau pour un
Loup, ce n'est pas même une seule graine de lin pour toi. »
J'eus peur, mais je me risquai, en vrai philosophe. Ce Son Loup me
VOYAGE D'UN MOINEAU BE PARIS. 133
laissa prendre position sur sa queue , et me regarda d'un œil affamé sans
me toucher.
« Que faites-vous là? lui dis-je pour renouer la conversation.
— Eh ! me dit-il , nous attendons des propriétaires qui sont en visite
dans un château voisin , et nous allons , quand ils en sortiront , proba-
blement manger des Chevaux esclaves , de vils cochers , des valets et
deux propriétaires russes.
— Ce sera drôle, » lui dis-je.
Ne croyez pas, Animaux, que j'aie voulu bassement flatter ce sau-
vage républicain qui pouvait ne pas aimer la contradiction : je disais là
ma pensée. J'avais entendu tant maudire à Paris , dans les greniers et
partout, l'abominable variété d'Hommes appelés les propriétaires, que,
sans les connaître le moins du monde, je les haïssais beaucoup.
. « Vous ne leur mangerez pas le cœur, repris-je en badinant.
— Pourquoi? me dit le citoyen Loup.
— J'ai ouï dire qu'ils n'en avaient point.
— Quel malheur! s'écria le Loup; c'est une perte pour nous, mais
ce ne sera pas la seule.
— Comment! fis-je.
— Hélas ! me dit le citoyen Loup , beaucoup des nôtres périront à
l'attaque; mais la patrie avant tout ! Il n'y a que six Hommes, quatre
Chevaux et quelques effets potables; ce ne sera pas assez pour notre*
section de9 Droits du Loup, qui se compose d'un millier de Loups.
Songe, Moineau, que nous n'avons rien pris depuis deux mois.
— Rien? lui dis-je; pas même un prince russe?
— Pas même un Tarpan ! Ces gueux de Tarpans bous sentent de
deux lieues.
^ Eh bien , comment ferez-vous ? lui dis-je.
— JLes lois de la république ordonnent aux jeunes Loups et aux
Loups valides de combattre et de ne pas manger. Je suis jeune , je lais-
serai passer les femmes, les petits et les anciens...
— Cela est bien beau, lui dis-je.
— Beau! s'écria-t-il ; non, c'est tout simple. Nous ne reconnaissons
pas d'autre inégalité que celle de l'âge et du sexe. Nous sommes tous
égaux.
134
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
— Pourquoi?
— Parce jque nous sommes tous également forts.
— Cependant vous êtes en sentinelle, monseigneur.
— C'est mon tour de garde , dit le jeune Loup, qui ne se fâcha point
d'être monseigneurisé.
V.
Tous les Loups sont frères.
— Avez-vous une Charte? lui dis-je.
— Qu'est-ce que c'est que ça? dit le jeune Loup.
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS. 135
— Mais vous êtes de la section des Droits du Loup, vous avez donc
des droits?
— Le droit de faire ce que nous voulons. Nous nous rassemblons
dès qu'il y a péril pour tous les Loups ; mais le chef que nous nous don-
nons redevient simple Loup après l'affaire. 1) ne lui passerait jamais par
la tête qu'il vaut mieux que le Loup qui a fait ses dernières dents le
matin. Tous les Loups sont frères!
— Dans quelles circonstances vous rassemblez- vous?
— Quand il y a disette et pour chasser dans l'intérêt commun. On
chasse par sections. Dans les jours de grande famine, on partage, et les
parts se font strictement. Mais sais-tu , moutard de Moineau , que dans
les circonstances les plus horribles, quand, par dix pieds de neige sur
les steppes, par la clôture de toutes les maisons, quand il n'y a rien à
croquer pendant des trois mois , on se serre le ventre , on se tient chaud
les uns contre les autres! Oui, depuis que la république des Loups est
constituée, jamais il n'est arrivé qu'un coup de dent ait été donné par
un Loup sur un autr£. Ce serait un crime de lèse-majesté : un Loup est
un souverain. Aussi le proverbe", les Loups ne se mangent point, est- il
universel et fait-il rougir les Hommes.
— Hé! lui dis-je pour l'égayer, les Hommes disent que les souve-
rains sont des Loups. Mais alors il ne saurait y avoir de punitions?
— Si un Loup a commis une faute dans l'exercice de ses fonctions,
s'il n'a pas arrêté le gibier, s'il a. manqué à flairer, à prévenir, il est
battu; mais il n'en est pas moins considéré parmi les siens. Tout le
monde peut faillir. Expier sa faute, n'est-ce pas obéir aux lois de la
république? Hors le cas de chasse pour raison de faim publique, chacun
est libre comme l'air, et d'autant plus fort qu'il peut compter sur tous
au besoin.
— Voilà qui est beau! m'écriai-je. Vivre seul et dans tous! vous
avez résolu le plus grand problème. J'ai bien peur, pensai-je, que les
Moineaux de Paris n'aient pas assez de simplicité pour adopter un pareil
système.
— Hourrah! » cria mon ami le Loup.
Je volai à dix pieds au-dessus de lui* Tout à coup mille à douze
cents Loups, d'un poil superbe et d'une incroyable agilité, arrivèrent
aussi rapidement que s'ils eussent été des Oiseaux, Je vis de loin venir
136 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
deux kitbikts attelés de deux Chevaux chacun ; mais malgré la rapidité
de leur course, en dépit des coups de sabre distribués aux Loups par les
maîtres et par les valets , les Loups se firent écraser sous les roues avec
une sublime abnégation de leur poil qui me parut le comble du stoïcisme
républicain. Ils firent trébucher les Chevaux, et dès que ces Chevaux
purent être mordus , ils furent morts ! Si la meute perdit une centaine de
Loups, il y eut une belle curée. Mon Loup, comme sentinelle, eut le
droit de manger le cuir des tabliers. De vaillants Loups, n'ayant rien,
mangeaient les habits et les boutons. Il ne resta que six crânes qui se
trouvèrent trop durs , et que les Loups ne pouvaient ni casser ni mordre.
On respecta les cadavres des Loups morts dans l'action : ce fut l'objet
d'une spéculation excessivement habile. Des Loups affamés se couchèrent
sous les cadavres. Des Oiseaux de proie vinrent se poser dessus, il y en
eut de pris et de dévorés.
Émerveillé de cette liberté absolue qui existe sans aucun danger, je
me mis à rechercher les causes de cette admirable égalité. L'égalité des
droits vient évidemment de l'égalité des moyens.. Les Loups sont tous
égaux, parce qu'ils sont tous également forts, comme me l'avait fait
pressentir mon interlocuteur. Le mode à suivre, pour arriver à l'égalité
absolue de tous les citoyens , est de leur donner à tous, par l'éducation,
comme font les Loups , les mêmes facultés. Dans les violents exercices
auxquels s'adonnent ces républicains , tout être chétif succombe : il faut
que le Louveteau sache souffrir et combattre , ils ont donc tous le même
courage. On ne s'ennoblit point dans une position supérieure à celle
d'autrui, on s'y dégrade dans la mollesse et le rién-faire. Les Loups
n'ont rien et ont tout. Mais cet admirable résultat vient des mœurs.
Quelle entreprise, que de réformer les mœurs d'un pays gâté par les
jouissances! Je devinai pourquoi et comment il y avait à Paris des
Moineaux qui mangeaient des vers, des graines, qui habitaient des
oasis, et comment il y avait de pauvres Moineaux forcés de picorer
par les rues. Par quels moyens convaincre les Moineaux heureux de
se faire les égaux des Moineaux malheureux? Quel nouveau fanatisme
inventer?
Les Loups s'obéissent tout aussi durement à eux-mêmes que les
Abeilles obéissaient à leur reine, et les Fourmis à leurs lois. La liberté
rend esclave du devoir, les Fourmis sont esclaves de leurs mœurs, et
les Abeilles de leur reine. Ma foi! s'il faut être esclave de quelque chose.
VOYAGE D'UN MOIiNEAU DE PARIS.
137
il vaut mieux n'obéir qu'à la raison publique, et je suis [pour les Loups.
Évidemment, Lycurgue avait étudié leurs mœurs, comme son nom
l'indique. L'union fait la force, là est la grande charte des Loups, qui
peuvent, seuls entre les Animaux, attaquer et dévorer les Hommes, les
Lions, et qui régnent par leur admirable égalité. Maintenant, je
comprends la Louve mère de Rome!
' /JLQ>
Après avoir profondément médité sur ces questions, je me promis,
en revenant, de les dégosiller à mon grand écrivain. Je me promettais
aussi de lui adresser quelques questions sur toutes ces choses. Avouons-
18
138 VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
le à ma honte ou à ma gloire ! à mesure que je me rapprochais de Paris,
l'admiration que m'avait inspirée cette race sauvage de héros lupiens se
dissipait en présence des mœurs sociales , en pensant aux merveilles de
l'esprit cultivé , en me souvenant des grandeurs où conduit cette ten-
dance idéaliste qui distingue le Moineau français. La fière république
des Loups ne me satisfaisait plus entièrement. N'est-ce pas, après tout,
une triste condition , que de vivre uniquement de rapines ? Si l'égalité
entre Loups est une des plus sublimes conquêtes de l'esprit animal, la
guerre du Loup à l'Homme, à l'Oiseau de proie, au Cheval et à l'Esclave,
n'en reste pas moins en principe une abominable violation du droit des
Bêtes.
« Les rudes vertus d'une république ainsi faite, me disais-je, ne
subsistent donc que par la guerre? Sera-ce le meilleur gouvernement
possible, celui qui ne vivra qu'à la condition de lutter, de souffrir*
d'immoler sans cesse et les autres et soi-même ? Entre mourir de faim
en ne faisant aucune œuvre durable, ou mourir de faim en coopérant,
comme le Moineau de Paris, à une histoire perpétuelle , à la trame con-
tinue d'une étoffe brodée de fleurs, de monuments et de rébus, quel
Animal ne choisirait le tout au rien, le plein au vide, Y œuvre au néant ?
Nous sommes tous ici-bas pour faire quelque chose ! » Je me rappelai les
Polypes de la mer des Indes, qui, fragment de matière mobile, réunion
de quelques monades sans cœur, sans idée, uniquement douées de
mouvement, s'occupent à faire des îles sans savoir ce qu'ils font. Je
tombai doiic dans d'horribles doutes sur la nature des gouvernements.
Je vis que beaucoup apprendre, c'est amasser des doutes. Enfin, je
trouvai ces Loups socialistes décidément trop carnassiers pour le temps
où nous vivons. Peut-être pourrait- on leur enseigner à manger du
pain, mais il faudrait alors que les Hommes consentissent à leur en
donner.
Je devisais ainsi à tire-d'aile, arrangeant l'avenir à vol d'Oiseau,
comme s'il ne dépendait pas des Hommes d'abattre les forêts et d'inven-
ter les fusils , car je faillis être atteint par une de ces machines inexpli-
cables! J'arrivai fatigué. Hélas ! la mansarde est vide : mon philosophe
est en prison pour avoir entretenu les riches des misères du peuple.
Pauvres riches, quels torts vous font vos défenseurs ! J'allai voir mon
ami dans sa prison, il me reconnut.
VOYAGE D'UN MOINEAU DE PARIS.
139
« D'où viens -tu, cher petit compagnon? s'écria-t-il. Si tu as vu
beaucoup de pays, tu as dû voir beaucoup de souffrances qui ne cesseront
que par la promulgation du code de la Fraternité. »
George Sand.
VI E
OPINIONS PHILOSOPHIQUES
D'UN PINGOUIN
Faut-il chercher le bonheur? demandai-je
au Lierre. — Cherchez -le, me répondit-il,
mais en tremblant.
— L'Ois b au anonyme. —
Si je n'étais pas né en plein midi, sous
les rayons d'un soleil brûlant dont les
ardeurs me firent éclore, et qui, par
conséquent, fut bien autant mon père
que le brave Pingouin qui avait aban-
donné dans le sable l'œuf (très-dur) que
j'eus à percer en venant au monde...
et si d'ailleurs j'étais d'humeur à faire,
en si grave matière, une mauvaise plai-
santerie , je dirais que je suis né sous
une mauvaise étoile.
Mais étant né, comme je viens de le dire, en plein soleil, c'est-à-
dire en l'absence de toute étoile, bonne ou mauvaise, je me contenterai
d'avancer que je suis né dans un mauvais jour, et je le prouverai.
«^^^S^Sl^y
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN «PINGOUIN. lftl
Quand je fus venu à bout de sortir de la coquille où j'étais emprisonné
depuis longtemps , et fort à l'étroit , je vous assure , je restai pendant
plus d'une heure comme abasourdi de ce qui venait de m'arriver.
• Je dois l'avouer, la naissance a quelque chose de si imprévu et de
si nouveau, qu'eût-on cent fois plus de présence d'esprit qu'on n'a
l'habitude d'en avoir dans ces sortes de circonstances, on garderait
encore de ce moment un souvenir extrêmement confus.
« Ma foi, me dis-je aussitôt que j'eus, non pas repris, mais pris
mes sens , qui m'eût dit , il n'y a pas un quart d'heure , quand j'étais
accroupi dans cette abominable coquille où tout mouvement m'était
interdit, qui m'eût dit qu'après avoir été trop gros pour mon œuf, j'en
viendrais à avoir trop de place quelque part? »
Je me confesse pour être franc. Je dirai donc que je fus étonné
plutôt que ravi du spectacle qui s'offrit à ma vue , quand j'ouvris les
yeux pour la première fois; et que je crus un instant, en voyant la
voûte céleste s'arrondir tout autour de moi , que je n'avais fait que pas-
ser d'un œuf inGniment petit dans un œuf infiniment grand. J'avouerai
aussi que je fus loin d'être enchanté de me voir au monde, bien qu'en
cet instant ma première idée fût que tout ce que je voyais devait m'ap-
partenir , et que la terre n'avait sans doute jamais eu d'autre emploi
que celui de me porter , moi et mon œuf. Pardonnez cet orgueil à un
pauvre Pingouin , qui depuis n'a eu que trop à en rabattre.
Lorsque j'eus deviné à quoi pouvaient me servir les yeux que j'avais,
c'est-à-dire quand j'eus regardé avec soin ce qui m'entourait, je décou-
vris que j'étais dans ce que je sus plus tard être le creux d'un rocher,
pas bien loin de ce que je sus plus tard être la mer, et, du reste, aussi
seul que possible.
Ainsi, des rochers et la mer, des pierres et de l'eau, un horizon
sans bornes, l'immensité enfin, et moi au milieu comme un atome, voilà
ce que je vis d'abord.
Ce qui me frappa davantage, ce fut que cela était en vérité bien
grand, et je me demandai aussitôt : « Pourquoi l'univers est -il si
grand ? »
II
Cette question, la première que je m'adressai, combien de1 fois me
la suis-je adressée depuis , et combien de fois me l'adresserai-je encore?
H2 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
Et, en effet, à quoi sert donc que le monde soit si grand?
Est-ce qu'un petit monde, tout petit, dans lequel il n'y aurait de
place que pour des amis , que pour ceux qui s'aiment 9 ne vaudrait pas
cent fois mieux que ce grand monde, que ce grand gouffre dans lequel
tout se perd, dans lequel tout se confond, oh il y a de l'espace, non-
seulement pour des créatures qui se détestent, mais encore pour des
peuples entiers qui se volent, qui se frappent, qui se tuent, qui se
mangent; pour des espèces ennemies, et l'une sur l'autre acharnées;
pour des appétits contraires; pour des passions incompatibles enfin,
et, qui pis est, pour des Animaux qui doivent, après avoir respiré le
même air, vu la môme lune , et le même soleil , et les mêmes, astres ,
mourir sottement, après s'être, par-dessus le marché, ignorés toute
leur vie ?
Je vous le demander vous tous, Pingouins qui me lisez, Pingouins
mes bons amis, est-ce qu'une petite terre par exemple, une terre sur
laquelle il n'y aurait qu'une petite montagne, pas bien haute, qu'un
petit bois planté d'arbres très en vie, chargés de feuilles, et poussant à
merveille , et se couvrant à plaisir de ces belles fleurs et de ces beaux
fruits qui font la gloire et la joie des branches qui les portent, et dans
ce petit bois une ou deux douzaines de nids charmants, bien habités par
de bons et joyeux Oiseaux élégamment vêtus, riches en santé, en cou-
leurs, en beauté, en grâces, en tout enfin, et non pas de pauvres
diables de Pingouins comme vous et moi ; est-ce que dans chacun de
ces nids un cœur ou plusieurs cœurs ne faisant qu'un, et tout au fond
quelques œufs chaudement et tendrement couvés , je vous le demande ,
est-ce qu'une petite terre ainsi faite ne, ferait pas votre affaire, et l'affaire
de tout le monde ?
Qui donc réclamerait y je vous prie, contre cette douce petite terre,
contre ce petit bois, contre ces beaux arbres, contre ces rares oiseaux
s'aimant tous, se chérissant tous, #tous amis, qui donc?
Certes, ce ne serait pas moi, qui écris ces lignes, et si ce devait
être vous qui les lisez, je vous dirais, quoi qu'il pût m'en coûter : a. Allez
au diable; vous m'avez trompé, vous n'êtes pas même un Pingouin,
fermez ce livre et brouillons-nous. »
Mais pardon, ami lecteur, pardon; l'habitude d'être seul m'a
rendu maussade, grossier même, et je m'oublie, et j'oublie qu'on n'a
pas le droit de s'oublier quand on est face à face avec vous , puissant
lecteur !
VIE ET OPINIOiNS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 143
III
Je dois dire que, comme je ne savais pas alors grand'chose, pas
même compter jusqu'à deux , je ne m'étonnais pas d'être seul , tant je
croyais peu qu'il fût possible de ne l'être pas !
Je ne me permis donc aucune lamentation sur les malheurs de la
solitude qui était mon partage.
L'occasion était bonne pourtant; un peu plus tard, je ne l'aurais pas
laissée échapper.
Cela semble si bon de se plaindre, que j'ai cru quelquefois que
c'était là tout le bonheur.
Je n'existais pas depuis une heure, que j'avais déjà connu le froid
et le chaud, la vie tout entière ; le soleil avait disparu tout d'un coup,
et, de brûlant qu'il était, mon rocher était devenu aussi froid que s'il se
fût changé subitement en une montagne de glace.
N'ayant rien de mieux à faire , j'entrepris alors de remuer.
Je sentais à mes épaules et sous mon corps quelque chose que je
supposais n'être pas là pour rien. J'agitai comme je le pus ces espèces de
petits bras , ces espèces de petites ailes , ces quasi-jambes que venait de
me donner la nature (laquelle vit depuis trop longtemps, selon moi, sur
sa bonne réputation de tendre mère, aimant également tous ses enfants),
et je fis si bien qu'après de longs efforts je réussis enfin... à rouler du
haut de mon rocher.
C'est ainsi que je fis mon premier pas dans la vie, lequel fut une
chute , comme on voit.
On dit qu'il n'y a que le premier pas qui coûte : que ne dit-on vrai !
J'arrivai à terre plus mort que vif, et tout meurtri.
Comme un vrai enfant que j'étais, je frappai de mon pauvre bec le
sol insensible contre lequel je m'étais blessé, et me blessai davantage, ce
qui me donna à penser.
« Évidemment, me dis -je, il faut se défier de son premier mouve-
ment , et avant d'agir réfléchir. »
Je commençai alors à me poser de la façon la plus sérieuse la ques-
tion de ma destinée comme Pingouin , non pas que j'eusse la moindre
prétention à la philosophie; mais quand on se trouve obligé de vivre, et
Mxh VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
qu'on n'en à pas l'habitude, il faut bien se dire quelque chose pour
trouver les moyens d'en venir à bout.
Qu'est-ce que le bien?
Qu'est-ce que le mal ?
Qu'est-ce que la vie ? ^
Qu'est-ce qu'un Pingouin ?
Je m'endormis avant d'avoir résolu
une seule de ces graves questions.
Qu'il est bon de dormir !
IV
La faim me réveilla.
Oubliant mes résolutions, je ne me demandai pas : Qu'est-ce que la
faim? et je Gs mon premier repas de quelques coquillages qui me sem-
blaient bâiller sur la plage à mon intention, avant de m'être livré à
aucune dissertation préliminaire sur les dangers possibles de cet ancien
usage.
J'en fus puni : car, dans ma candeur, ayant mangé trop vite, je
faillis m'étrangler.
Je ne vous dirai pas comment il se fit que je pus apprendre succes-
sivement h boire, à manger, à marcher, à remu«r, à aller à droite ou
à gauche , à mesurer de l'œil les distances , à savoir qu'on ne tient pas
tout ce qu'on voit, à descendre, à monter, à nager, à pêcher, à dormir
debout, à me contenter de peu et quelquefois de rien, etc., etc. Il suffira
que je vous dise que chacune de ces études fut pour moi l'objet de peines
sans nombre , de mésaventures fabuleuses , d'épreuves inouïes !
Et c'est ainsi qu'il m'arriva de passer les plus beaux jours de ma
vie, faisant tout k la sueur de mon front, et petit à petit devenant gros
et gras , et d'une belle force pour mon âge.
V
Que penses- tu des Pingouins, Dieu suprême? Que feras-tu d'eux au
jour du jugement ? A quoi as-tu songé quand tu as promis la résurrection
des corps?
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. U5
Importait-il donc à ta gloire de créer un oiseau sans plumes , un
poisson sans nageoires , un bipède sans pieds ?
« Si c'est là vivre, me suis- je écrié bien souvent, je demande à
rentrer dans mon œuf. »
Un jour qu'à force de méditer j'avais fini par m'endormir, il me
sembla que j'entendais pendant mon sommeil un bruit qui n'était ni
celui des vagues, ni celui des vents, ni aucun autre bruit que je
connusse.
« Réveille-toi donc , me disait intérieurement cette partie active de
notre âme qui semble ne dormir jamais, et que je ne sais quelle puis-
sance tient constamment éveillée en nous pour notre salut ou pour notre
perte; réveille-toi donc, ce que tu verras en vaut bien la peine, et ta
curiosité sera satisfaite.
— Assurément je ne me réveillerai pas, répondait tout en dormant
cette autre excellente partie de nous-mêmes à laquelle nous devons de
dormir en toute circonstance; je ne suis point curieuse, et ne veux rien
voir. Je n'ai que trop vu déjà. »
Et comme l'autre insistait :
« J'aurais bien tort, en vérité, de secouer pour si peu ce bon
sommeil , reprenait la dormeuse; d'ailleurs je n'entends rien ; vous vou-
lez me tromper, ce bruit n'est pas un bruit; je dors, je rêve, et voilà
tout. Laissez-moi donc dormir. Y a-t-il rien au monde qui vaille mieux
qu'un bon somme? »
Et comme , à vrai dire , je tenais à dormir , je m'y obstinais , fer-
mant les yeux de mon mieux et me cramponnant au sommeil qui allait
m 'échapper, avec tous ces petits soins qu'ont de leur repos les vrais
dormeurs , pendant même qu'ils s'y livrent.
Mais il était sans doute écrit que je devais me réveiller. Hélas! hélas!
je me réveillai donc!
Que devins-je, moi qui m'étais cru la Bête la plus considérable, et
même la seule Bétede la création (je m'étais bien trompé! ), que devins-
je en apercevant une demi-douzaine au moins de charmantes créatures
vivant, parlant, volant, riant, chantant, caquetant, ayant des plumes,
ayant des ailes, ayant des pieds, tout ce que j'avais enfin, mais tout
cela dans un degré de perfection telle, que je ne doutai pas un instant
que ce ne fussent des habitants d'un monde plus parfait , de la lune par
exemple , ou même du .soleil , qu'un caprice inconcevable avait poussés
pour un instant sur mon rocher !
10
146 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
Gomme elles avaient l'air fort occupé , et elles Tétaient en effet , car
elles jouaient et mettaient à leur jeu beaucoup d'ardeur, faisant de leur
corps tout ce qu'elles voulaient , rasant tour à tour la terre et l'eau de
leurs ailes légères, avec une souplesse et une vivacité dont je ne songeai
même pas à être jaloux, tant elles dépassaient tout ce que j'aurais osé
imaginer, elles ne me virent pas d'abord, et je restai coi dans le creux
de mon rocher, jusqu'à ce qu'enfin, entraîné tout à la fois et par l'ardeur
de mon âge, et surtout par cet élan irrésistible qui pousse tout ce qui
vit vers le beau, lequel, j'ai pu le voir plus tard, est le vrai roi de la
terre, Je m'élançai éperdu au milieu d'elles,
« Oiseaux célestes! m'écriai-je, fées de l'air! déesses! Et comme
j'avais beaucoup couru pour arriver jusqu'à -elles et fait de violents
efforts , pour courir sans tomber, il me fut impossible de dire un mot de
plus, et force me fut de rester court.
— Un Pingouin ! s'écria une des joueuses.
— Un Pingouin! » répéta toute la bande.
Et comme elles se mirent toutes à rire en me regardant , j'en conclus
quelles n'étaient pas fâchées de me voir.
« Les aimables personnes! » pensais-je; et, le courage mêlant
revenu, je les saluai avec respect, et prononçai alors le plus long
discours que j'eusse encore prononcé de ma vie :
« Mesdemoiselles, leur dis-je, je viens de naître, j'ai laissé la-haut
ma coquille, et comme j'ai vécu seul jusqu'à présent, je me vois avec
plaisir en aussi belle compagnie; vous jouez : voulez- vous que je joue
avec vous?
— Pingouin, mon ami, me dit celle qui me parut être la reine de
la bande, et que je sus plus tard être une Mouette Rieuse, tu ne sais
pas ce que tu demandes, mais tu vas le savoir; il ne sera pas dit qu'un
aussi éloquent petit Pingouin aura essuyé de nous un refus. Tu veux
jouer,- joue donc y me dit-elle; et, cela dit, elle me poussa de l'aile au
milieu de ses amies, une autre en fit autant, et puis une autre, et
chacune me poussant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, je ouai
alors!!!
— Je ne veux plus jouer , dis-je dès qu'il me fut possible de prononcer
un mot.
— Fi ! le mauvais joueur ! » s'écrièrent-elles toutes à la fois.
Et le jeu recommença , jusqu'à ce qu'enfin , épuisé , humilié , déses-
péré, je roulai par terre.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. H7
« Vous que je respectais! leur dis- je, vous que j'aimais! vous que
j'adorais! vous que je trouvais superbes!... »
Et ce que je souffrais, comment le dire?
Celle-là même qui m'avait appelé Pingouin mon ami , et qui néan-
moins m'avait le plus maltraité, me voyant tout penaud, se reprocha
sa conduite :
« Pardonne-nous, mon pauvre Pingouin, me dit-elle; nous sommes
des Mouettes , des Mouettes Rieuses , et ce n'est pas notre faute si nous
ne valons rien, car nous 'ne sommes peut-être pas faites pour être
bonnes» »
Et en me parlant ainsi, elle vint à moi d'un air si bon, que, quoi
qu'elle m'en eût dit , je crus voir en elle la beauté et la bonté parfaites,
et j'oubliai seâ torts.
Mais la pitié n'est souvent qu'un remords de la dureté , et ce que
U8 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
j'avais pris pour un commencement d'affection n'était que le regret
d'avoir mal fait. Aussi , dès quelle me vit consolé, s'envola-t-elle avec
ses compagnes.
Ce brusque départ me surprit à un tel point, qu'il me fut impossible
de trouver un geste ou une parole pour l'empêcher, et je recommençai
à être seul.
C'est-à-dire que chaque jour triste avait son plus triste lendemain,
car dès lors la solitude me devint insupportable. % -
VI
Pour tout dire,- j'étais fou, car j'étais amoureux , et c'est, tout un ;
je ne me pardonnais pas de n'avoir rien fait, pour la retenir, que
souffrir !
u II s'agissait bien de souffrir, me disais-je; tu n'es qu'un sot, il
fallait te faire aimer... Mais faites-vous donc aimer, vous tous et vous
toutes qu'on n'aime pas !»
Et les reproches que je me faisais étaient si" vifs , et je sentais si bien
que je ne les méritais que trop, que je fus je ne sais combien de temps
à me remettre en paix avec moi-même.
J'avais tant de chagrin que je ne pouvais plus ni boire ni manger ;
je restais des jours entiers et des nuits entières à la même place et dans
la même position , n'osant bouger ni respirer , parce qu'il me semblait
que, s'il ne se faisait aucun bruit, l'ingrate que j'aimais pourrait peut-
être bien revenir.
Quelquefois je fermais les yeux et les tenais fermés le plus longtemps
possible.
« Peut-être, quand je les rouvrirai, sera-t-elle là, me disais -je;-
n'est-ce pas ainsi qu'elle m'apparut une première fois? »
Où j'étais encore le moins mal, c'était sur le bord de la mer ; je
trouve que nulle part on n'est aussi bien que là pour être très-triste.
Cette eau sans fin, au bout de laquelle il semble qu'il n'y ait rien,
ne ressemble-t-elle pas, en effet, à ces douleurs dont on n'aperçoit pa&
le terme ?
Je ne me lassais pas de regarder au loin, demandant à l'horizon ce
que l'horizon m'avait emporté , et fixant dans l'espace le point où je
l'avais vue disparaître.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. U9
« Reviens , m'écriais-je , car je t'aime ! »
Et j'étais si fort persuadé que, quelle que soit la distance, ce qu'on
demande ainsi doit être exaucé , que quand je voyais qu'elle ne revenait
pas , et qu'elle ne reviendrait pas , je tombais à la renverse , et ne me
relevais que pour l'appeler encore,
VII
« Je n'y puis plus tenir! » me dis-je un jour, et je me jetai à
la mer.
VIII
Malheureusement je savais nager, de façon que mon histoire ne finit
pas là.
I X
Quand je revins sur l'eau, on revient toujours une ou deux fois
sur l'eau avant de se noyer définitivement, céiant à ma passion pour
les monologues, je me laissai aller à me demander si j'avais bien le
droit de disposer de ma vie, si le monde n'en irait pas plus mal quand
il y aurait un Pingouin de moins dans la nature , si je trouverais mon
ingrate au fond des eaux ( parmi les perles), ou si, ne l'y trouvant pas,
j'y trouverais au moins quelques compensations, etc., etc., etc., etc.
De sorte que le monologue fut très-long , et que j'eus le temps de
faire sept cents lieues en allant toujours tout droit avant d'avoir pris
aucun parti.
150 VJE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
De temps en temps, de centaine de lieues en centaine 4e lieues , par
exemple, il m'était bien arrivé, un peu pour l'acquit de ma conscience,
je l'avoue, de m'abîmer de quelques pieds sous les flots , dans la louable
intention d'aller tout au fond pour y rester ; mais , pour une raison ou
pour une autre, je me retrouvais bientôt à la surface, et, je dois le
dire, après chaque nouvelle tentative, l'air me paraissait toujours meilleur
à respirer, .
Je venais de manquer mon septième ou huitième suicide , et j'étais
bien décidé à en rester là et à vivre , puisque en6n je paraissais y tenir,
quand , en revoyant la lumière , je trouvai tout d'un coup à mes côtés
un Oiseau dont l'air simple , naïf et sensé me gagna le cœur tout
d'abord. ; .
« Qu'avez-vous donc été faire là-dessous, monsieur le Pingouin? »
-me dit-il en me faisant un beau salut.
Comme la question ne laissait pas que d'être embarrassante , je lui
fis signe que je n'en savais rien.
« Et où allez- vous? ajouta-t-il.
— Je ne le sais pas davantage, lui répondis-je.
— Eh bien, alors, allons ensemble. »
J'acceptai bien volontiers; car, à vrai dire, j'en avais par-dessus la
tète d'être seul.
Chemin faisant, je lui racontai mes malheurs, qu'il écouta avec
beaucoup d'attention et sans m'interrompre.
Quand j'eus fini , il me demanda ce que je comptais faire ; je lui dis
alors que j'avais une demi-envie de courir après celle que j'aimais.
« Tant que vous courrez, cela ira bien, me répondit -il, car en
amour mieux vaut poursuivre que tenir ; mais s'il vous arrive de trou-
ver celle que vous cherchez ,• vos misères recommenceront. »
Et, comme j'avais l'air surpris de cette singulière assertion :
« Comment voulez -vous qu'une Mouette vous aime? reprit-il; les
Mouettes s'aiment entre elles, comme les Pingouins doivent s'aimer
entre eux. Quelle idée vous a pris , à vous qui êtes un Oiseau plein
d'embonpoint, d'aimer une de ces vivantes bouffées de plumes qui ne
peuvent pas rester en place, et que le diable et le vent emportent
toujours ?
— Ma foi! m'écriai-je, si je sais quelque chose, ce n'est pas com-
ment vient l'amour. Quant au mien, il m'est venu, ou plutôt il m'est
tombé du ciel, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 151
— Du ciel ! s'écria à son tour mon compagnon de route. Voilà bien
le langage des amoureux! A les en croire, le cier serait toujours de
moitié dans leurs affaires.
— Vous m'avez l'air bien revenu de tout, lui dis-je, monsieur; que
vousc&t-il donc arrivé? Est-ce que vous êtes malheureux? »
Mon nouvel ami ne répondit à ma question que par un sourire
assez triste ; il sa trouvait là un rocher que la marée basse avait laissé
à découvert, il y grimpa après m'avoir témoigné qu'il serait bien aise
de se reposer un peu, et je fis comme lui.
Et comme il se taisait, je me tus aussi, me contentant de l'examiner
en silence. Il avait l'air extrêmement préoccupé, et, par discrétion, je
me tins à l'écart.
Au bout de quelques minutes il fit un mouvement, et je crus pouvoir
me rapprocher de lui.
« A quoi pensez-vous ? lui demandai -je.
— A rien , me répondit-il.
— Mais enfin qui donc êtes- vous , lui dis-je , Oiseau qui parlez et
qui vous taisez comme un sage ?
— Je suis, me répondit-il, de la famille des Palmipèdes totipalmes;
mais de mon nom particulier on m'appelle Fou.
— Vous, Fou? m'écriai-je; allons donc!
— Mais .oui, Fou, reprit-il. On nous appelle ainsi parce qu'étant
forts nous ne sommes pas méchants, et, à un certain point de vue qui
n'est pas le bon, on a raison. »
0 justice!
X
« Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, me dit cet Oiseau véritable-
ment sublime, parlons de vous. Il y a de par le monde, et pas bien
loin d'ici, une île qu'on appelle l'île des Pingouins. Celte île est habitée
par des Oiseaux de votre espèce, des Pingouins, des Manchots, des
Macareux, tous Brachyptères comme vous; c'est là qu'il faut aller,
mon ami. Dans cette île, vous ne serez pas plus laid qu'un autre, et il
se peut même que relativement on vous y trouve très-beau.
— Mais je suis donc laid? lui dis-je.
— Oui, me répondit-il. Votre Mouette avec son élégant manteau
bleu couleur du temps , son corps blanc comme neige et sa preste allure,
vous paraissait-elle jolie? *
152 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
Une Fée ! c'était une Fée ! une perfection !
Eh bien, me répondit-il, lui ressemblez- vous ?
L'Ile des Pingouin*.
— Partons! m'écriai-je. Avec vous, ô le'phis sage des Fous, j'irais
au bout du monde. »
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 153
XI
Comment il se fit que, tout en cinglant vers l'île des Pingouins, nous
nous trouvâmes, après des fatigues de tout genre, en vue d'une Ne qui
n'était pas celle que nous cherchions , voilà ce qui n'étonnera que ceux
qui ne se sont jamais trompés de chemin.
Comment il se fit encore qu'après être partis avec des vents favo-
rables et par un temps superbe nous rencontrâmes sur notre route une
grosse tempête, voilà ce qui n'étonnera personne non plus, si ce n'est
pourtant ceux qui ne sont jamais sortis de leur coquille.
Du reste, tant que dura la tempête, qui fut horrible, cela alla bien.
Soit que nous fussions au fond ou au-dessus de l'abîme , le calme de
mon mentor ne se démentit point.
« O maître, lui dis- je quand la colère des flots fut apaisée, qui
donc vous a appris à vivre tranquillement au milieu des orages?
— Quand on n'a rien à perdre, on n'a rien à sauver, et partant
rien à craindre, me répondit mon compagnon de voyage en souriant
une fois encore de ce triste sourire que je lui avais déjà vu.
— Mais nous pouvions mille fois perdre la vie ! m'écriai-je.
" — Bah! reprit-il , il faut bien mourir; qu'importe donc comment on
meurt... pourvu qu'on meure! » ajouta-t-il après un moment de silence,
mais tout bas et comme quelqu'un qui se parlerait à lui-même et
oublierait qu'on peut l'entendre.
« Assurément , pensai-je , mon bon ami a dans le fond du cœur un
grand chagrin qu'il me cache; » et j'allais, au risque d'être indiscret, le
supplier de me raconter ses peines comme je lui avais raconté les miennes,
et de se plaindre un peu à son tour, quand, reprenant tout d'un coup
la conversation où il l'avait laissée :
« Tiendriez -vous donc maintenant à la vie, me dit-il, vous qui
tout à l'heure encore pensiez à vous l'ôter?
— Hélas! lui dis-je, monsieur, j'en conviens, depuis que vous
m'avez fait espérer qu'il pouvait y avoir un coin de terre où l'on ne me
rirait pas au nez en me regardant, le courage m'est revenu, et je
crois bien que je ne serais pas fâché de vivre encore un peu , ne fut-ce
que par curiosité. Ài-je tort?
— Mon' Dieu non, » me répondit-il. .
20
154 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
XII
L'Ile Heureuse.
« Parbleu! s'écria mon guide quand nous eûmes mis pied à terre
et que nous nous fûmes un peu secoués pour nous sécher, c'est inouï
comme on vient quelquefois à bout de reculer sans faire un seul pas en
arrière ! voilà un coin de terre qui devrait être à cinq cents lieues
derrière nous. »
Et comme je lui demandais où nous étions :
« Cette fie est l'île Heureuse, reprit-il ; son nom ne se trouve, que je
sache, sur aucune carte, et elle n'est guère connue; mais en somme
elle mérite de l'être, et pour un Pingouin de votre âge, un séjour de
quelques heures dans ce pays peut n'être pas sans profit. Si donc vous
le voulez, nous irons plus avant dans les terres.
. — Si je le veux! » m'écriai-je.
Et déjà je baisais avec transport l'île fortunée qui avait pu mériter
un si beau nom.
<( La , la , calmez-vous , me dit mon guide ; ceci n'est encore ni le
Pérou, ni le paradis des Pingouins; vous laisserez-vous donc toujours
prendre à l'étiquette du sac?
a L'île Heureuse n'a été ainsi nommée que parce que ses habitants
apportent tous en naissant une si furieuse envie d'être heureux, que leur
vie tout entière se passe à essayer de satisfaire cette envie ; si bien qu'ils
se donnent plus de mal pour atteindre leur chimère qu'il ne saurait leur
en coûter jamais pour être tout bonnement malheureux comme doit
l'être et comme consent à l'être toute créature qui a tant soit peu
d'expérience et de sens commun.
« Ces dignes insulaires ne peuvent pas se persuader qu'il est bon
que dans le monde il y ait toujours quelque chose qui aille de travers ,
que le bien de tous se compose du mal de chacun , que , quoi qu'on fasse,
on n'est jamais heureux qu'à ses propres dépens , et qu'enfin , s'il y a
des heures heureuses , il n'y a pas de jours heureux.
« Comment , diable , des Animaux bien constitués , au moins en
apparence , peuvent-ils s'imaginer qu'il y a place pour ce qu'il leur plaît
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 1-S5
d'appeler le bonheur entre le commencement et la fin d'une chose aussi
facile à troubler que la vie ?
a En vérité , tous ces braves gens qui, avec les meilleures intentions
du monde , suent sang et eau pour ne rien faire , ne feraient-ils pas
mieux de demeurer tranquilles en leur peau, comme Ta dit un sage ?
« J'ai entendu dire qu'après avoir essayé sans succès des différentes
recettes pour être heureux, qui étaient depuis longtemps connues et
éventées, ils viennent, avec les débris des plus anciennes, d'en fabrir
quer une toute nouvelle.
a Et d'abord il a été convenu entre eux qu'on ne fait rien et qu'on
n'a jamais rien fait que dans un intérêt tout personnel , et qu'en cela on
a eu et on a raison.
« Dès lors l'amitié, les bons offices, le dévouement, le sacrifice, la
reconnaissance, la vertu, le devoir et tout ce qui s'ensuit, comme la
' volonté , la liberté et la responsabilité , sont devenus des mots et des
choses parfaitement inutiles partout ailleurs que dans le dictionnaire , et
même dans le dictionnaire qu'il faudra refaire comme tout le reste et
remplir de mots -nouveaux qui auront sur ceux qu'ils auront remplacés
l'avantage d'exprimer les mêmes idées avec beaucoup moins de clarté ,
de précision et d'élégance.
a Tout doit se faire pour le plaisir qu'on y trouve, et rien ne se doit
faire de ce qu'on ferait sans une joie très-vive.
« Le travail sans fruit, c'est-à-dire le sang et l'eau répandus en
vain sur une terre ingrate et pour des ingrats , ce travail-là , au moyen
d'un certain mécanisme social , deviendra attrayant , et au besoin on ne
manquerait pas de bras qui seraient trop heureux d'avoir à remplir le
tonneau des Danaïdes ou à vider passionnellement les écuries d'Augias
et autres écuries.
« Mais que dis-je? il n'y aura point de travail sans fruit, point d'ef-
fort inutile ; aussi chacun deviendra-t-il si riche que ce qui lui man-
quera, ce sera l'appétit, # et encore trouvera-t-on infailliblement le
moyen de manger cinq ou six fois plus qu'on ne mange aujourd'hui.
« On restera jusqu'à un certain point libre de se dévouer, mais #
personne ne vous en saura gré, et il sera dit, par exemple, qu'un tel,
en se tuant pour sauver la vie de son ami ou même celle de sop ennemi,
a cédé à un goût particulier qu'il a satisfait et à un simple mouvement
d'égoïsme qu'il ne serait peut-être pas trop bon d'encourager.
156 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
« Il avait été écrit quelque part : « Aimez-vous les uns les autres; »
ils ont écrit : « Aimez-vous vous-même ! »
a Et de cet amour égoïste, et de ce bonheur solitaire, et de cette
note unique que vous jouerez , vous unité, et sans vous soucier de l'en-
semble, dans le grand concert de la nature, résultera le bonheur com-
mun, l'harmonie universelle.
« Leur recette guérit tout.
« Plus de maladies de l'âme; plus de passions mauvaises, contradic-
toires, ennemies, plus de guerres non plus (si ce n'est toutefois entre
les petits pâtés et les vol-au-vent) ; adieu enfin le cortège des petites, et
des grandes misères de la vie.
« On viendra au monde en chantant : Amis, la matinée est belle,
ou bien : Ah! quel plaisir d'être phalanstérien! et non en criant et en
se lamentant comme cela s'est pratiqué à tort jusqu'à présent.
« On vivra sans souffrir, et après une vie heureuse on quittera le
bonheur lui-même sans regrets; en un mot, on en viendra à mourir
pour son plaisir.
« Sans quoi on ne mourrait* plutôt pas.
« Nous allons voir quel peut être le résultat de ce nouveau
spécifique .
« Voici là-bas une grande maison qui n'est pas trop belle, et dans
laquelle ces nouveau* apitres du bonheur sur la terre se livrent à leurs
jeux innocents.
« Allons-y; peut-être en aurons-nous pour notre argent. »
Sur la porte on lisait :
PHALANSTÈRE
PREMIER CANTON D'ESSAI. — ASSOCIATION DE BAS DEGRÉ
(harmonie honorée.)
C'est-à-dire, en langage vulgaire : Nous sommes ici quatre cents tous
heureux.
Un immense avantage en éducation harmonienne , c'est de neutra-
liser l'influence des parents, qui ne peut que retarder et pervertir
l'enfant1.
1 Association composée, Fourier. (Textuel.)
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 157
Dans une des salles d'entrée nous vîmes d'abord d'excellentes petites
mères qui refusaient de couver leurs œufs.
« C'est déjà bien assez, s'écriaient-elles, qu'on soit obligé de les
pondre soi-même! »
Après quoi elles s'en allaient modestement chercher et rejoindre
dans les jardins, au beau milieu des groupes des choutistes , des ravistes
et autres amis des légumes, leurs préférés amovibles ou amoureux.
Ou bien encore, si, tant bien que mal, les pauvres petits étaient
éclos :
v Je vous ai pondus, et, qui plus est, je vous ai couvés, disaient-
158 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
elles à leurs nouveau-nés; que d'autres vous nourrissent. Nous viendrons
vous gâter plus tard si nous y pensons. »
Et vous croyez peut-être que les œufs et les petits restaient là?
Pas du tout.
Comme il a été reconnu que dans le système d'association composée
les vrais pères et les vraies mères, ceux et celles que donnent la loi de
la nature, la logique du cœur et le bon Dieu, ne valent pas le diable,
l'association ne manque pas de leur substituer des individus qui , pour
a'être que des pères adoptifs, n'en sont évidemment que meilleurs,
puisqu'ils n'ont eu aucune raison pour le devenir.
De temps en temps arrivaient à quatre pattes de vieux patriarches
et de bonnes mères nourrices qui s'emparaient des orphelins et s'en
allaient leur donner gratis la becquée et les préparer à l'harmonie,
chacun selon son degré d'âge ou de caractère , dans les salles destinées
aux hauts poupons, mi-poupons, bas poupons et autres.
Un Nilgaud sibyllin nous apprit que les patriarches et les bonnes
mères nourrices étaient d'excellents Renards et des Fouines compatis-
santes, voire même de vieilles Couleuvres, dont l'attraction pour les
œufs éclos et à éclore était incontestable.
Un peu plus loin les Loups dévoraient des Agneaux , lesquels , pour
que les pauvres Loups ne mourussent pas de faim , se laissaient croquer
à belles dents.
Quelques-uns même, qui n'étaient pas mangés encore, semblaient
attendre leur tour avec impatience.
« Quoi! leur dis-je, seriez-vous vraiment pressés d'être dévorés,
et est-ce bien pour votre plaisir que vous attendez une pareille mort?
— Pourquoi non? me répondit un charmant petit Agneau , c'est une
attraction comme une autre; s'il plaît à ceux-ci de vivre, il faut bien
qu'il nous plaise de mourir.
— Le ciel permit aux Loups
D'en croquer quelques-uns... »
me dit un Singe qui avait entendu ma question.
<f Ils les croquèrent tous, »
ajouta en riant dans, sa barbe , et en trempant sa mouillette dans un
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 159
œuf auquel il était supposé servir de père , un des Renards nourriciers
que j'avais vus dans la première salle.
Mais où je vis le plus distinctement tout le parti qu'on pouvait tirer
de la nouvelle doctrine , ce fut dans un séristère ou étable principale qui
se trouvait au centre.
Les bonnes mères nourrices étaient de vieilles Couleuvres.
Sur un des panneaux de la porte on lisait :
SALLE D'ÉTUDE. —TRAVAIL ATTRAYANT.
L'assemblée était nombreuse, les travailleurs étaient couchés les uns
sur les autres, les plus gros sur les plus petits, comme de juste.
160 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
II y avait là des Sangliers civilisés qui ne manquaient pas de se
coucher sur le dos quand ils étaient fatigués d'être sur le ventre, des
Bœufs qui avaient abandonné leur charrue, et des Chameaux qui
essayaient de faire porter leurs bosses à leurs voisins, lesquels auraient
désiré sans doute que les bosses fussent plates , si en pleine phalange
un phalanstérien pouvait avoir quelque chose d'impossible à désirer.
Ceux qui ne dormaient pas bâillaient ou allaient bâiller, ou avaient
•bâillé , et tous semblaient s'ennuyer profondément.
Au centre était assis un Singe, qui, tenant un de ses genoux dans
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 161
ses mains , la tête un peu penchée en arrière , semblait absorbé dans
ses réflexions et penser pour les autres , bien qu'à vrai dire il s'en souciât
fort peu.
« Monsieur, lui dis-je, ces gens si tristes sont-ils vraiment heureux?
— J'ai bien peur que non, me répondit-il, quoiqu'ils n'aient rien
de mieux k faire. Quant à moi, continua-t-iljje suis bien mal sur ce
tabouret; si je n'étais pas chef de phalange, je me coucherais comme
les autres. »
BAL f^C(«wu
roLJSJîïïltt* ET l*t,UR
En nous en allant, nous passâmes devant la boutique d'un maréchal
ferrant qui, comme tous ses confrères, s'était fait cordonnier et ven-
31
162 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
dait aux chevaux qui avaient les pieds sensibles des escarpins, des
brodequins et des pantoufles en tapisserie.
« Ma foi, dis-je à mon compagnon de route, j'en ai assez de l'île
Heureuse et de cette promenade en harmonie. Ce serait à dégoûter du
bonheur, si c'était là le bonheur.
— Quand les partisans de ce nouveau système n'auront plus rien à
manger et à faire manger à leur système, j'espère bien qu'à moins qu'ils
e se mangent les uns les autres ils en viendront à... »
Je ne pus achever tant ce que je vis m'étonna.
Mon guide, que j'avais pu croire au-dessus de toute émotion,
comme l'Oiseau dont parle le poëte : /mpavidum ferient ruinœ; mon
guide, jusque-là impassible, s'étant arrêté pour se désaltérer sur le bord
d'une petite rivière , s'était mis* tout à coup à donner les signes du plus
violent désespoir.
« Que je suis malheureux ! s'écriait-il ; que je suis malheureux ! »
Et il poussait de si profonds soupirs, que je courus à lui les larmes
aux yeux.
« Pour Dieu! qu'avez- vous, mon bien cher ami? lui dis-je.
— Ce que j'ai? me répondit-il; et il me montrait sur l'autre rive un
groupe de Canards musqués qui barbotaient avec beaucoup de fatuité
autour d'une des plus belles Oies frisées que j'aie vues de ma vie* Ce
que j'ai?.. Je n'ai rien, sinon que j'ai aimé comme un fou celte dame
que tu aperçois là-bas, et elle m'aimait aussi!!! mais hélas! un jour elle
disparut. Jusqu'à présent j'avais eu le bonheur de ta croire morte, et
n'avais cessé de la pleurer ; aussi n'ai-je pas été maître de mon émotion
en la retrouvant ici dans, cette sotte île, et en la voyant prodiguer ses
faveurs à ces petits imbéciles de Canards musquée qui l'entourent,
— Consolez-vous, lui dis-je, ou du moins cherchez îi tous Consoler,
— Chercher à se consoler, me répondit-il en relevant la tête, c'est
n'avoir point la patience d'attendre l'indifférence. On ne se console pas,
on oublie. J'oublierai. »
Et Jetant couvert de ses ailes comme d'un sombre nuage, il se
dirigea vers la mer, où nous arrivâmes sans qu'il eut prononcé un seul
mot ni jeté un regard en arrière.
« Amour redoutable, pensai- je, faut-il donc croire tout le mal
qu'on dit de toi ? Comment cette Oie frisée a-t-elle pu tromper ce bon
Oiseau? Qui m'assure que celle que j'aime?... »
Mais à quoi bon vous dire cela , cher lecteur?
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 165
XIII
L*lle des Pingouins.
Deux jours après nous étions enfin dans l'île des Pingouins.
« Que veut dire ceci? dis-je en apercevant deux ou trois cents
individus de mon espèce qui étaient rangés sur la côte et comme en
^c7.y^-v;.
-j
Le roi des Pingouins.
bataille; est-ce pour nous faire honneur ou pour nous mal recevoir que
ces Oiseaux , mes frères , bordent ainsi le rivage?
164 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
— Sois tranquille, me répondit mon ami, ces Pingouins, tes sem-
blables , sont là pour ne rien faire , et nous n'avons rien à craindre. Ils
ont, comme tant d'autres, l'habitude de se rassembler sans but, et ne
font guère autre chose, tant que dure le jour, que de rester plantés les
uns à côté des autres comme des piquets. Cela ne fait de mal à personne,
et cela leur suffit. »
On nous reçut avec beaucoup de bonhomie , et les premiers que
nous rencontrâmes nous conduisirent, avec toutes sortes de préve-
nances, vers un vieux Manchot, qu'ils nous dirent être le roi de l'île,
et qui l'était en effet; ce qui ne nous étonna pas quand nous le vîmes,
car c'était le plus gros Manchot qu'on pût voir, et nous ne pûmes nous
empêcher de l'admirer.
33K-
Ce bon roi était assis sur une pierre qui lui servait de trône, et
entouré de ses sujets, qui avaient tous l'air d'être au mieux avec lui.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 165
« Illustres étrangers, s'écria-t-il du plus loin qu'il nous aperçut,
vous êtes les bienvenus, et je suis enchanté de faire votre connaissance! »
Et comme la foule qui l'entourait nous empêchait d'arriver jusqu'à
sa personne :
a Ça, dit-il, mes enfants, rangez-vous donc un peu pour laisser
passer ces messieurs. »
Aussitôt les Dames se mirent à sa gauche, et les Pingouins à sa
droite.
Puis, s'étant excusé de ce qu'il ne se dérangeait point, sur l'extrême
difficulté qu'il éprouvait à marcher, ce bon Monarque nous fit signe
d'approcher.
« Messieurs les étrangers, nous dit-il, faites ici comme chez vous,
et si vous vous y trouvez bien , restez-y. Dieu merci , il y a de la place
pour tout le monde dans mon petit royaume. »
Nous lui répondîmes qu'il était bien bon et que son petit royaume
nous paraissait très-grand, ce qui le mit tout à fait en bonne humeur.
Cet excellent roi nous demanda alors d'où nous venions, et dès qu'il
sut que nous avions beaucoup voyagé, il nous fit raconter l'histoire de
nos voyages , qu'il écouta avec tant de plaisir, que lorsqu'il croyait que
nous allions nous arrêter, il nous criait : « Encore! » ce qui nous redon-
nait beaucoup de courage.
Lorsque ce fut pour de bon fini, n'y pouvant plus tenir, il jeta par-
dessus sa tête l'antique bonnet phrygien qui, de temps immémorial,
servait de couronne aux rois de ce pays ; il jeta aussi la marotte , sym-
bole de sagesse qui lui tenait lieu de sceptre, ainsi que l'œuf vide qui,
dans sa main, figurait l'univers, et, s'étant ainsi débarrassé, il nous
ouvrit ses bras en nous disant :
« Embrassez-moi; vous êtes d'honnêtes Oiseaux que j'aime; et, s'il
vous plaît, nous ne nous quitterons plus.
— Ma foi , Sire , lui dis-je , je crois que nous aurions tort de vous
refuser; si donc mon ami pense comme moi , nous resterons.
— Qu'en dites- vous, moosieur le Fou? c'est à vous de parler.
Regardez cette île, et si, parmi ces rochers qui dominent la mer, il y
en a un qui vous convienne, il est à vous.
— Sire, répondit mon ami, des rois comme vous et des royaumes
comme le vôtre sont très-rares, et je ne demande pas mieux que de
vivre et de mourir chez vous.
166 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
— Bien dit, s'écria le roi; d'ailleurs, cher monsieur, ajouta-t-il ,
vous ne serez pas le seul Fou dans cette île, et vous savez... plus on est
de fous, plus... »
Et comme la plaisanterie fut très-goûtée :
« Mes enfants, dit le prince au comble du bonheur, ces messieurs
sont des nôtres, traitez-les bien. »
Chacun se mit alors à crier :
« Vive le roi ! vive le roi ! »
Et, ma foi! nous criâmes comme les autres, et plus fort que les
autres :
« Vive le roi ! »
Après quoi :
(( Quant à vous, ajouta ce grand monarque, en s'adressant plus
particulièrement à moi, ce n'est pas tout. J'ai une idée! êtes- vous
marié ?
— Sire, lui répondis-je, je suis garçon.
— Il est garçon! dit Sa Majesté en se retournant du côté des
Dames ; garçon ! ! !
— Lui garçon! s'écrièrent -elles toutes aussitôt; c'est un péché, il
faut le marier.
— Vous l'avez dit, s'écria le roi en riant de tout son cœur, et j'étais
sûr que vous le diriez !
— Mais, Sire, m'écriai-je , voyant enfin, mais trop tard, où il
voulait en venir, mon cœur est. . .
— Ta , ta , ta , chansons ; taisez-vous , me dit-il ; votre cœur est bon ,
et vous ne me refuserez pas d'être mon gendre; je n'ai point de fils,
vous m'en servirez , vous me succéderez , et je mourrai content. Qu'on
aille bien vite me chercher la princesse! » ajouta-t-il.
' Je m'attendais si peu à cette proposition , que je restai muet d'éton-
nement.
« Qui ne dit mot consent! » s'écria le roi.
Et je n'avais pas encore eu le temps de prendre un parti , que déjà
la princesse, à laquelle on avait dit de quoi il s'agissait, était arrivée,
toujours courant, de façon que, quand je levai les yeux sur elle, je
rencontrai les siens , qui , hélas ! ne me parurent point cruels.
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 167
« Regardez-la donc , me disait celui qui voulait devenir mon beau-
père, et regardez-la bien. N'êtes-vous pas ravi? n'êtes-vous pas trop
heureux? ne la trouvez-vous pas jolie?
— Bonté divine! pensai-je, elle jolie! elle qui me ressemble comme
deux gouttes d eau se ressemblent !
— Et si vous saviez quelle bonne fille cela fait , et quelle bonne
grosse femme vous aurez là ! disait le pauvre père en jetant sur la jeune
princesse des regards attendris. Sans compter, ajouta-t-il, que pas une
de mes sujettes n'a les pieds plus larges , la taille plus épaisse , les yeux
plus petits, le bec plus jaune. Et sa robe, disait-il encore, n est-elle pas
superbe? et ses petits bras ne scnt-ils pas aussi courts qu'on peut le
désirer? et cette espèce de palatine qui s'arrcndit gracieusement sur son
dos, en avez -vous vu de plus telle?
168 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
— Hélas! dis-je tout bas à mon ami, il y a des siècles que les
palatines sont passées de mode !
— Tu auras le meilleur beau-père qu'on puisse voir, me répondit-il.
— Mais ce n'est pas lui qui sera ma femme! lui dis-je. .
— Le mariage' est le meilleur des maux, reprit-il; si ce nrest déjà
tait, oublie ta Mouette.
— Hélas! pensais-je, le souvenir nous tue; mais qui de nous vou-
drait oublier? >*
Pendant ce temps-là :
« A quand la noce? disaient les jeunes gens.
— Cela fera un beau couple, disaient les vieillards.
— Et ils auront beaucoup d'enfants , ajoutaient les commères.
— Il n'est pas malheureux ! disaient les jaloux. Pour un Pingouin
de rien , né on ne sait où et d'un œuf inconnu , une princesse ! je crois
bien qu'il accepte!
— Mariez-vous! mariez-vous! mariez- vous! » me disait-on de tous
côtés.
Je me mariai donc.
Le beau-père fit tous les frais de la noce : car, en Pingouinie, les
rois ont, comme les plus pauvres de leurs sujets, de quoi marier et doter
convenablement leurs filles.
Et voilà comment je devins fils de roi, et voilà comment on fait de
sols mariages; et c'est ainsi que tous mes tourments finirent par un
malheur : car ma femme se trouva n'être pas trop bonne, et-ie ne fus
guère heureux.
Aussi n'oubliai-je rien.
XIV
Je pourrais en rester là; mais, puisque j'en ai tant dit, j'irai jus-
qu'au bout : car, aussi bien, j'ai encore un aveu à faire.
Je rêvai un jour que je revoyais celle que j'avais tant aimée, et
qu'elle m'appelait.
Dans mon rêve je la revis si bien , ainsi que la place où je croyais
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 169
la voir, que, quand je me réveillai, je me persuadai que si cette place
existait quelque part, en cherchant bien je la trouverais.
Je résolus donc de partir, et après avoir fait quelques préparatifs et
prétexté une mission diplomatique, je m'en allai laissant là ma femme
et mes enfants, ce qui était fort mal.
Pendant deux ans tout au moins je courus le monde sans rien ren-
contrer de ce que je cherchais , et ne retirai aucun fruit de mes voyages,
sinon que j'appris que les vagues de la Méditerranée sont plus courtes
que celles de l'Océan, et qu'il y a sur ce globe sept fois plus de surface
d'eau que de surface de terre , ce quf me donna , entre autres idées ,
une grande idée des poissons.
Mais tout d'un coup , et au moment où je commençais à désespérer,
je retrouvai sur un banc de sable... et accroupie sur les restes immondes
d'une Baleine échouée... et en compagnie d'un ignoble Cormoran, le
plus lâche des Oiseaux de mer, cette Mouette éthérée, cette beauté par-
faite, cette Péri, cette sylphide, dont la séduisante image avait obsédé
ma vie.
Et c'est ainsi que j'appris que tout ce qui brille n'est pas or, et
qu'avant de donner son cœur on ne ferait pas mal d'y regarder à deux
fois ; que dis-je ? à cent fois , dût-on finir par y voir toujours trop clair,
et ne le donner jamais.
O mon premier amour ! combien il m'en coûta de rougir de vous !
Que devins-je quand je découvris que j'avais couru après un fantôme ,
que j'avais adoré un faux dieu, et que cette Mouette sans égale n'était
qu'une Mouette de la pire espèce.
L'habitude du malheur finit par rendre ingénieux a s'en consoler.
« Tout est bien! m'écriai-je; mieux vaut la dure vérité que le plus
doux mensonge. »
Et je mis à la voile pour l'île des Pingouins, bien resclu cette fois
de n'en plus sortir et de devenir à la fois bon époux , bon père et bon
prince.
XV
Dès mon arrivée, j'allai visiter notre peuple qui se portait fort bien,
et mon beau-père, qui, Dieu merci 1 se portait encore mieux que notre
22
170 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
peuple; et puis ensuite je me mis eu quête de ma chère femme que je
retrouvai avec mes deux enfants, — et... bénédiction céleste!... deux-
mfanls de plus !
XVI
Ce que voyant, je m'en allai trouver mon ami le Fou.
Le roi , qui avait su l'apprécier, avait voulu faire de lui son premier
VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN. 171
ministre, mais mon ami s'en était excusé sur sa santé, qui était en
eflet fort délabrée.
Un médecin, qu'on avait consulté, avait même paru craindre que sa
poitrine ne fût attaquée.
« Mon ami, lui dis-je, vous n'avez pas bonne mine, il faudrait
vous soigner.
— Bah! dit-il , chaque heure nous blesse; heureusement, la dernière
nous tue. »
Il demeurait sur .un rocher qui surpassait tous les autres en hauteur;
il y vivait très-retiré, ne voyant personne ou presque personne, « parce
que, disait-il , quand on est seul , on est encore avec ceux qu'on aime. »
L'Oiseau Anonyme, le Silencieux et le Solitaire faisaient toute sa
société.
« Décidément, lui dis-je après lui avoir conté ce qui venait de
m'arriver, je ne suis pas heureux.
— Et pourquoi diable le seriez-vous? me dit-il; avez-vous mérité
de l'être? Voyons, qu'avez-vous trouvé? que tirez-vous de votre sac?
Montrez-moi votre trésor. Avez-vous assez couru? vous êtes-vous aigsez
remué? Êtes-vous trop puni? Enfin, me disait-il, aucun but valait-il
donc la peine de tant d'efforts?
— Vous aurez beau dire , m'écriai-je , je n'aurais pas été fâché
d'être heureux, ne fût-ce qu'un peu, pour savoir ce que c'est que le
bonheur. \
— Mille diables! reprit-il avec une incroyable vivacité, quel maudit
entêtement! Mais où avez-vous appris, Pingouin que vous êtes, qu'on
pouvait être heureux? Est-ce qu'on est heureux?
« Pour l'être, il faudrait préférer les nuages au soleil, — la pluie au
beau temps , — la douleur au plaisir, — avoir grande envie de rire ou
mettre son bonheur à pleurer, — n'avoir rien et se trouver trop riche
de moitié, — prendre que tout ce qui se fait est bien fait, — que tout
ce qui se dit est bien dit , — croire aux balivernes et que les vessies
sont des lanternes, — se persuader qu'on vit quand on rêve, —
qu'on rêve quand on vit, — adorer des prestiges, des apparences,
des ombres, — avoir un pont pour toutes les rivières, — se payer
de belles paroles, — nier le diable au milieu des diableries, — tout
savoir et ne rien apprendre, — bouleverser la mappemonde, et mettre
enfin chaque chose à l'envers.
172 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN PINGOUIN.
« D'ailleurs, ajouta- 1— il après avoir toutefois repris haleine, si
vous êtes malheureux, attendez, le temps détruit tout. »
J'attends doue!
Si vous êtes malheureux , lecteur, faites comme moi : tout prend
fin, même cette histoire.
P. J. Stahl.
DERNIÈRES PAROLES D'UN ÉPHÉMÈRE.
C'était l'opinion des savants philosophes de notre race qui ont vécu
et fleuri longtemps avant le présent âge, que ce vaste monde ne pour-
rait pas subsister plus de dix-huit heures ; et je pense que cette opinion
n'était pas sans fondement, puisque par le mouvement apparent du
grand luminaire qui donne la vie à toute la nature , et qui de mon temps
a considérablement décliné vers l'océan qui borne cette terre, il faut
qu'il termine son cours à cette époque, s'éteigne dans les eaux qui, nous
environnent , et livre le monde k des glaces et à des ténèbres qui amène-
ront nécessairement une mort et une destruction universelles. J'ai vécu
sept heures dans ces dix-huit; c'est un grand âge; ce n'est pas moins
de quatre cent vingt minutes; combien peu entre nous parviennent aussi
loin! J'ai vu des générations naître, fleurir et disparaître. Mes amis
présents sont les enfants et les petits-enfants des amis de ma jeunesse ,
qui, hélas! ne sont plus, et je dois bientôt les suivre; car, pour le cours
ordinaire de la nature, je ne puis m'attendre, quoique en bonne santé,
à vivre encore plus de sept à huit minutes. Que me servent à présent
tous mes travaux, toutes mes fatigues, pour faire sur cette feuille une
provision de miellée que pendant tout le reste de ma vie je ne pourrai
consommer? Que me servent les débats politiques dans lesquels je me
DERNIÈRES PAROLES D'UN ÉPHÉMÈRE.
173
suis engagé pour l'avantage de mes compatriotes , habitants de ce
buisson? Que me servent mes recherches philosophiques consacrées au
bien de notre espèce en général ? En politique , que peuvent les lois sans
les mœurs? Le cours des minutes rendra la génération présente des
éphémères a^ussi corrompue que celle des buissons plus anciens, et par
conséquent, aussi malheureuse. Et en philosophie, que nos progrès
sont lents ! Hélas ! l'art est long et la vie est courte. Mes amis voudraient
ine consoler par l'idée d'un nom qu'ils disent que je laisserai après moi.
Ils disent que j'ai assez vécu pour ma gloire et pour la nature; mais
que sert la renommée pour un éphémère qui n'existe plus? Et l'histoire,
que deviendra-t-elle, lorsqu'à la dix-huitième heure le monde tout entier
sera arrivé à sa fin pour n'être plus qu'un amas de ruines?
Pour moi , après tant de recherches actives , il ne me reste de bien
réel que la satisfaction d'avoir passé ma vie dans l'intention d'être utile,
la conversation aimable de quelques bonnes dames éphémères , et l'espé-
rance de vivre encore quelques secondes dans leur souvenir, lorsque je
ne serai plus.
Benjamin Franklin.
LES DOLÉANCES
D UN
VIEUX CRAPAUD
?Mw ^tJ& **on P^re éta*4 ^ort âsé ^^ el un p611
obèse, lorsque les joies de la paternité lui
revinrent au cœur pour la dernière fois.
Hélas ! il devait payer bien cher ce dernier
élan de tendresse! Ma pauvre mère, qui
n'était plus jeune, eut une ponte hor-
rible , et finalement , en dépit des soins
les plus tendres , succomba en me met-
tant au monde. Ce premier malheur pesa
cruellement sur le reste de mon existence, et je lui dois sans doute cette
sorte de mélancolie, ce penchant à la contemplation rêveuse qui, à vrai
dire , est la base de mon caractère.
Les premiers jours de ma vie de Têtard sont trop confus dans ma
mémoire pour que j'en puisse parler. Je cherche... non, rien; c'est
un brouillard vague au milieu duquel cependant j'entrevois mon père
arrêté sur le bord du ruisseau et me souriant de son gros œil à la fois
doux et grave. Il était affaissé, abattu, marchait lentement, et déjà
redoutait extrêmement l'eau dont il préservait soigneusement ses pattes...
Puis, peu à peu, ses visites devinrent plus rares et bientôt cessèrent
complètement.
J'ai honte à le dire : cette séparation ne laissa point de trace dans
ma mémoire. Songez que nous avions trois semaines environ , mes frères
et moi* et qu'insouciants, avides de connaître, comme on l'est à cet
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
175
âge , nous nous élancions ollement vers les premiers enivrements de la
vie. Ah! mes joies d'alors; ah! chères heures de ma première enfance,
qu'êtes-vous devenues? Qu'es-tu devenu, ruisseau hien-aimé, et vous,
belles herbes de la rive, roseaux tremblotants, belle eau transparente,
où j'errais à l'aventure dans un monde enchanté? Que dé courses folles
sous les grosses' pierres noirâtres! Que de frayeurs enfantines lorsque
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I.o doyen des Crapauds.
nous rencontrions tout à coup une Anguille immobile clans quelque coin,
ou que nous nous heurtions imprudemment contre les écailles argentées de
quelque Carpe rêveuse ! Parfois la grosse bute, troublée dans son sommeil,
nous regardait d'un œil irrité; puis, nous voyant honteux et confus de
notre folle escapade, souriait avec bonté, et nos jeux recommençaient.
476 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
On ne sait pas le charme, l'ivresse qu'il y a a se sentir bercé,
enveloppé, caressé par le courant qui file tranquillement en clapotant
contre les petites pierres blanches. Lorsqu'un rayon de soleil, passant
entre les saules, pénétrait dans l'eau, tout s'illuminait autour de nous;
nous apercevions, au fond du ruisseau, des milliers de petits êtres
étincelants que nous n'avions pas vus; les grains de sable s'animaient,
les herbes, les petites plantes s'agitaient aussi dans ces flots de lumière,
et je me ressentais si gai, si heureux de vivre et de dépenser ma vie,
que je m'élançais avec ivresse au milieu de ces merveilles comme un
Têtard qui a perdu la tête. (J'exagère peut-être; car, enfin, que reste-
rait-il à un Têtard qui aurait perdu la tête?) Nous poursuivions ces nuées
de petits Poissons microscopiques qui errent en bandes dans les eaux
peu profondes, et nous nous croyions indomptables, lorsqu'au bout d'un
instant la troupe effrayée avait disparu dans l'ombre. Alors nous décla-
rions la guerre à ces grandes Araignées d'eau qui, armées de leurs
grandes pattes, glissent sur le courant et avalent tout ce qui se ren-
contre à la surface : c'étaient des personnes bien douces que ces grandes
Araignées, et aimant à rire malgré leur activité. Nous allions tout douce-
ment leur chatouiller les pattes de derrière, et, quand elles se retournaient
tout à coup effrayées, nous nous" échappions bien vite, un peu inquiets
de notre audace, et nous ne retrouvions le calme que dans quelque
caverne discrète et sombre, ou sous la large feuille flottante d'un nénu-
far doré. J'y ai passé des journées entières sous ces larges feuilles,
sous ces beaux plafonds verts, suçant par-ci, humant par-là, examinant
avec cette admiration profonde de l'enfance les délicatesses admirables
de leur conformation. Je découvrais, dans chacun de ces pores, des mil-
liers de petits êtres et de petites choses auxquels je n'osais, toucher, tant
j'étais ému. Elle me semblait si bonne, cette grosse plante, de laisser
vivre en elle ce monde imperceptible, de le soutenir et de le cacher en le
protégeant! Ces observations me rendirent curieux; je furetai partout;
j'entrai dans le calice des fleurs qui dormaient en se baignant, je me
faufilai entre les racines entrelacées des vieux arbres; j'examinai, et je
vis partout la vie ; je vis qu'autour des forts et des gros se groupaient
en foule les faibles et les petits, et que ceux-ci, à leur tour, devaient
protéger et partager la vie avec d'autres êtres plus petits encore et plus
faibles qu'eux.
Je n'étais alors qu'un pauvre* Têtard; eh bien! je vous jure qu'en
découvrant cette solidarité des êtres et ce besoin de fraternité qui est
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 177
comme la loi du monde je fus ému jusqu'aux larmes; peut-êlre même
en versai-je une ou deux, mais je ne pus m'en apercevoir, étant au fond
de l'eau.
Toutes ces choses me sont restées au cœur, parce que depuis j'y ai
repensé souvent, et que j'ai vu qu'il y a des créatures qui semblent faire
exception à cette bonne loi du bon Dieu, qu'il est en ce monde des
pauvres malheureux sur la tête desquels on décharge les haines comme
en un endroit maudit; j'ai été l'un de ces malheureux, je ce m'en plains
pas pourtant, d'ailleurs il est trop tard, -r- Je reviens à mon enfance :
c'est en me souvenant que j'ai guéri mes plaies.
J'étais heureux, je sentais mes forces grandir, et, dans ma grosse
tête, de nouvelles pensées s'accumuler sans cesse. Est-ce le privilège
des orphelins? — Je ne sais, mais je jouissais beaucoup des choses
extérieures qui paraissaient être indifférentes à la plupart. Je me laissais
bercer, et je vivais pour vivre dans le cher ruisseau qui pourvoyait à
tout. Ignorant toute chose, je ne m'étais jamais demandé d'où je venais,
qui j'étais ; je me doutais bien que je devais ressembler à mes voisins,
encore n'en étais-je pas sûr. Pour se mirer il ne faut point être dans le
miroir, et j'y étais tout entier. Savais-je seulement si j'éta;s beau ou
laid, grand ou petit, fleur ou poisson? J'aimais tout ce que je voyais :
arbres et bêtes, ciel et terre; il me semblait bien aussi que tout le
monde devait m'aimer, et à vrai dire je n'avais reçu que bon accueil et
preuves de fraternité.
Cependant vers cette époque je sentis à la partie postérieure de ma
personne une sorte d'engourdissement, de paralysie singulière. Ma
queue, ma rame, mon gouvernail, devint tout à coup plus lente, tandis
que dans tout mon corps je sentais des tiraillements, des lassitudes
inaccoutumées et aussi un besoin de respirer qui jusqu'alors m'avait été
inconnu. Faut-il le dire : mes pattes poussaient, mes poumons se for-
maient, je devenais crapaud. A cette transformation physique corres-
pondit une transformation morale. Tout se décolora pour moi et il me
sembla que mon esprit et mon cœur revêtait aussi un habit de deuil : le
châtiment commençait.
Un jour, il m'en souvient, j'aperçus au bord de l'eau une Cane et
ses petits ; je les avais vus souvent prendre leur bain quotidien, mais cette
fois., en les apercevant, j'éprouvai une émotion particulière que je n'avais
jamais ressentie. Les petits Canetons étaient couchés en tas sur une belle
touffe d'herbe ; on n'apercevait d'où j'étais qu'un amas confus de duvet
23
178
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
blanc doré par le soleil. Par-ci par-là un petit bec jaunâtre dépassait, et
Ton devinait à l'immobilité de ces bambins et à l'abandon de leur pos-
ture qu'ils étaient là, dans ce soleil, les Canetons les plus heureux du
monde et qu'ils dormaient profondément. Cependant la mère Cane, qui
ne dormait pas, inspectait sa couvée; il me sembla qu'elle jetait sur cette
marmaille un regard de tendresse qui jamais ne m'avait effleuré. A un
certain bruit qu'elle fit, toute la bande s'agita, mais lentement, les becs
s'entr'ouvrircnt, les petits yeux clignotants se tournèrent tous vers elle
et j'entendis un ramage de kouic kouie joyeux.
« Bonjour, maman Cane, bonjour, semblaient-ils dire. Est-ce qu'il
est l'heure du bain, maman Cane?
— Mais oui, petits paresseux, mais oui, mes amours, il est l'heure
de se baigner. N'entendez-vous pas le ruisseau qui chante, ne sentez-
vous pas le soleil de midi qui darde ses beaux rayons d'or? Vous allez
attraper mal à la tête, mes enfants. »
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 179
Mais la marmaille ne bougeait guère et répondait : « Kouic kouic,
maman Cane, on est si bien, couchés l'un sur l'autre, immobiles,
engourdis, tandis que les insectes bDurdonnent, que les clochettes des
champs se penchent et se pâment , et que des haies d'aubépine s'élance
une vapeur moirée qui se perd dans le bleu du ciel... Maman Cane, on
est si bien !
— Fichus garnements ! vous allez me faire sortir de mon caractère !
Voulez-vous vous lever! kouac... kouac... Voyons, mes petits anges,
un peu de courage, et levons-nous! »
Tous les Canetons sentirent bien alors qu'ils devaient obéir, et com-
mencèrent à s'agiter; mais il fallait débrouiller toute cette confusion de
pattes roses, d'ailes plucheuses, de bacs dorés enchevêtrés les uns dans
les autres et cachés sous le duvet. Ils étaient gauches, inhabiles, mais je
compris que leur maman dût les aimer. A chaque effort ils chaviraient
sur l'herbe, roulaient sur le dos, et alors, ne sachant plus que faire, agi-
taient leurs pattes en l'air comme des désespérés. La Cane enfin, qui se
tenait à quatre pour ne pas éclater de rire, vint les aider un peu et tout
le monde fut bientôt sur pied.
Alors ils descendirent lentement vers le bord, les pierrettes roulaient
devant eux, et à chaque pas qu'ils faisaient on eût dit qu'ils allaient
choir. Leur petite queue inquiète se dandinait de. droite et de gauche,
tandis que par derrière la maman les suivait en les encourageant de la
voix. Enfin, après bien des hésitations, des bavardages, des petits
frissons et mille poltronneries qui me parurent étranges, ils tendirent le
bec en avant, et tous ensemble s'abandonnèrent au courant. Je me
sentis soulevé par un flot immense.
« Cyprien, les pattes en dehors, la tête droite ou je me fâche, »
disait la Cane.
« Alphonse, mon chéri, plus de calme, tu frétilles comme un.
goujon ; voyons donc , grand nigaud , tu as peur ! vois un peu >
est-ce que j'ai peur, moi? »
A un certain moment les Canetons passèrent à côté de moi, et
m'ayant aperçu, j'étais k fleur d'eau, ils me regardèrent avec éton-
nement et s'écartèrent bien vite; ils éprouvaient bien certainement
un sentiment de répulsion.
Je ne saurais dire combien cela me fit de la peine, car je me
sentais déjà disposé à les aimer. J'étais seul, isolé, et les voyant
unis, je me disais : « Qui sait s'ils ne m'accepteraient pas comme un
1SÎ LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
des leurs? » J'aurais aimé à in 'étendre avec eux sur les belles touffes
d'herbe et à entendre la bonne mère Cane me traiter comme un de
ses enfants. C'était absurde, mais je ne savais rien du monde, et je
croyais qu'on se faisait aimer des autres tout simplement en les aimant.
Voilà pourquoi le regard des Canetons me fit tant de peine.
Après cette aventure, j'étais? resté pensif; une grande Araignée
d'eau avec laquelle j'avais joué cent fois passa au-dessus de ma tête et
me sourit fort amicalement, mais il me fut impossible de trouver un
sourire pour répondre au sien. Je me rapprochai de la rive vers laquelle
un secret instinct m'attirait depuis quelque temps ; j'avais besoin d'air
et le gazon me faisait envie. Arrivé près du bord, je soulevai ma tête
hors de l'eau.
« Que le diable t'emporte ! » me cria quelqu'un qui était fort près
de moi. Je me retournai, et j'aperçus entre les racines d'un saule une
personne admirablement vêtue : sa cravate avait la couleur du soleil
lorsqu'il s'endort, son dos et ses ailes étaient d'un beau bleu d'azur qui
se transformait en vert émeraude au moindre miroitement de l'eau. Cette
personne avait le bec fort long, les yeux noirs et peu bienveillants, les
pattes rouges , la queue courte et impatiente ; toute sa personne indi-
quait un caractère difficile. J'ai su depuis qu'il s'appelait Martin-
Pécheur.
« Qu'est-ce que tu fais là, grand niais, avec tes quatre pattes? me
dit-il durement. Ne vois-tu pas que ta personne empoisonne la rivière?
un peu plus et je te gobais comme un Goujon. » En disant cela il fit
une grimace affreuse comme quelqu'un dont le cœur se soulève. « Sors
d'ici et rondement, tu éloignes mes clients. »
Je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait me dire, mais ce que je
sentais, c'était la dureté de ses paroles. « Que lui ai-je fait, pensais-je?
Avoir une gorge qui ressemble au soleil, un dos de la couleur du ciel,
et être aussi méchant ! Cependant je n'osai rien dire parce qu'il était
beaucoup plus gros que moi, et j'essayai de me traîner sur le sable,
hors de l'eau, pour lui être agréable. Je fus tout surpris de pouvoir me
soulever, grâce à ces quatre appendices qui m'étaient récemrjient sortis
du corps: je veux parler de mes pattes. Mais comme je me trouvai
lourd , gauche , impuissant , lorsque je n'eus plus la belle eau transpa-
rente pour me soutenir et me porter ! Instinctivement je me retournai
vers le ruisseau pour Je voir et le remercier de m'avoir fait vivre en lui,
mais tout à coup je restai pétrifié. Une petite masse informe et ressem-
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
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blant à mon père était là, dans l'eau, à mes pieds. Je remuai la tête,
cette masse s'anima et remua la tête aussi. Je me soulevai sur mes
pattes, elle se souleva comme moi.
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« Et par-dessus le marché il est coquet, ranimai ! » s'écria le Mar-
tin-Pêcheur en éclatant de rire. Te trouves-tu joli, affreux monstre ?
— Comment, ce que je vois là, c'est donc moi-même ?
182 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
— Oui mon trésor, et tu peux te vanter d'avoir sous les yeux un
joli spectacle. »
C'était pourtant vrai, le doute n'était pas possible, car je voyais
dans l'eau, en même temps que ma propre image, celle des saules qui
bordent la rive, celle des liserons et des clochettes; j'y apercevais le
ciel lui-même et ses petits nuages blancs, les peupliers de la colline que
le vent faisait frissonner, les canetons qui, là-bas, remontaient sur la
rive, et derrière moi je distinguais aussi le Martin -Pêcheur bleu et
rouge qui riait encore avec un air de mépris. Il était bien méchant, sans
doute; niais comme il était bien habillé, ce Martin-Pêcheur! quel beau
bec! quelles jolies pattes! comme tout cela était élégant et fin!... Je
détournai la tête, j'étais horrible ; et c'était mon ruisseau chéri , lui qui
m'avait comblé de ses caresses et livré ses trésors, c'était lui qui me
reprochait ma laideur ef faisait naître la honte en moi. Se repentait-il
de ses bontés, pour s'en payer aussi cruellement? Hier il était bon;
aujourd'hui il est cruel , et cependant les Araignées et les Pucerons se
promènent comme à l'ordinaire sur sa surface, les petits Poissons filent
et jouent dans son eau, les fleurs s'y baignent, les herbes s'y désal-
tèrent... Je ne comprenais pas, mais j'étais malheureux.
« C'est fini, pensais-je, c'est fini, on ne veut plus de moi, » et je dis
adieu à toutes ces choses et a tous ces êtres avec lesquels j'avais vécu.
Pas un regard ne répondit au mien, je sentis que je ne laissais pas de
vide; le ruisseau n'interrompit pas sa chanson pour me souhaiter bonne
chance , les Canetons , qui s'étaient rendormis à leur place accoutumée ,
ne levèrent pas la tête, le nénufar resta immobile. Je fis un effort et
je m'acheminai péniblement; mais tout à coup j'étais devenu honteux et
humble et je demandais pardon aux herbes que , malgré moi , je cour-
bais sous mon poids.
« Votre serviteur, murmurai-je au Martin-Pêcheur.
— Va au diable, Crapaud maudit! »
Je n'ai pas revu depuis cet oiseau ; mais , en me rappelant ses der-
nières paroles, j'ai pfcnsé qu'il avait une grande expérience de la vie.
Je me traînais plutôt que je ne marchais; j'étais encore très-faible
et bien inexpérimenté dans le nouveau métier que m'imposait la Provi-
dence. Au bout de dix minutes j'étais exténué. Le jour commençait à
baisser, les herbes et la terre se faisaient humides ; je tombais de som-
meil : je m'acheminai donc vers de gros arbres que j'apercevais à
gauche, espérant trouver dans l'un de ces vieux troncs un trou, une
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 183
cachette, pour y passer la nuit. « Je suis si petit, que le gros arbre ne me
refusera pas l'hospitalité, pensai-je; d'ailleurs, s'apercevra-t-il seulement
de ma présence ? »
J'ai dit que j'étais d'un naturel rêveur et contemplatif; je n'ai point
eu tort, car je me souviens que ce soir-là, en dépit de la fatigue, du
sommeil et de la faim, je m'assis un instant sur mes pattes de derrière
pour voir et entendre ce qui se passait autour de moi. Il y avait devant
moi un petit bois derrière lequel le soleil se couchait, de sorte qu'à tra-
vers les arbres et les feuilles j'apercevais de longs rayons de soleil qui
filaient comme des flèches et se perdaient au milieu des branches. Au-
dessus de moi le ciel était tranquille, profond et d'une couleur vert-
pomme dorée, si douce, si calme, si pleine de tendresse, que je me rap-
pelai instinctivement le regard dont la bonne mère Cane enveloppait ses
enfants. Oui vraiment, il me semblait que ce bon ciel me protégeait et
me souhaitait courage. Ne dites pas : « Mais ce Crapaud est fou ! » C'est
dans cette folie-là que j'ai trouvé les seules joies de ma pauvre vie. Les
déshérités de ce monde se consolent comme ils peuvent !... Tous les
bruits avaient cessé ; les fleurs et les herbes déjà couvertes d'une rosée
délicieuse, dont je fus assez hardi pour boire quelques gouttes, s'affais-
saient en s'endormant, et de tous. côtés, sous les feuilles silencieuses et
immobiles, les oiseaux se chantaient bonsoir en faisant leur toilette de nuit.
« Bonsoir, Fauvette! bonsoir, Pinson! bonsoir, mes mignons! bon-
soir, mes amours!... tra deri dera ! » Et tous ces gens heureux, aile
contre aile, le sourire au bec, se donnaient de jolis petits baisers en
lançant un dernier éclat de rire.
« Hé ! là-bas, les enfants, un peu de silence, » s'écria un gros Merle
ronfleur perché au sommet d'un arbre.
Ce^ Merle avait de l'autorité, car peu à peu le ramage cessa, et le
sommeil s'étendit comme un voile.
Je regardai J à terre. Tout autour de moi une foule de petits êtres
que je n'avais jamais vus regagnaient leur demeure, actifs, pressés,
fatigués, encore couverts de la poussière du jour. Ceux-ci rampaient,
ceux-là marchaient au milieu de la mousse et des herbes, escaladant les
'feuilles mortes, tournant les mottes de terre; sans doute on les atten-
dait chez eux... Dieu, que je me trouvai seul ce soir-là!...
Fort heureusement, j'aperçus tout près de moi un grand trou
sombre entre deux racines ; je m'en approchai avec prudence et j'y
entrai timidement en longeant les murs. Tout à coup, j'entendis dans
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LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
l'obscurité un bruit régulier, lent, monotone, qui ressemblait à un
ronflement.
« Qui est-ce qui est là ? » fit une voix bien timbrée.
Je ne répondis pas, j'étais tremblant.
« Mais qui est-ce qui est donc là? » poursuivit la voix avec un
accent de plus en plus irrité.
J'allais me décider à répondre, car je sentais qu'au fond j'étais
indiscret , lorsque je ressentis à la paroi abdominale une douleur aiguë
qui m'arracha un cri. J'entendis un grand éclat de rire.
Voilà ce que c'est que d'entrer sans se faire annoncer! Qui es-tu?
« Je suis Crapaud, monsieur, mais tout petit, je sors de l'eau.
— Ah ! l'horreur ! cet animal chez moi !
— Je me retire, monsieur. » Et j'allais sortir en eflet, lorsque mes
H 4 1 M \Mte
yeux, s'habituant à l'obscurité, j'aperçus une boule énorme armée de
pointes innombrables. J'étais chez un Porc-Épic.
LES DOLÉÀNCFS D'UN VIEUX CRAPAUD. 185
Eh bien, voyez un peu, ce personnage redoutable fut excellent pour
moi. Ce coup de pointe qui avait failli me tuer, je souffre encore de
cette blessure et de bien d'autres, hélas ! lorsque le temps est à l'orage;"
ce coup, dis-je, l'avait mis en belle humeur, et il me permit de passer
ma nuit dans un coin, après m'avoir fait jurer toutefois que je ne ron-
flais pas.
Je parle de ce petit incident de ma vie parce que je lui dus , sinon
un ami, du moins un voisin indulgent quoique fort rude. Ah ! certes, il
était fort rude, mon voisin le Porc-Épic, et mon cœur se gonfla bien
souvent en l'entendant ; il ne mâchait pas ses mots, comme on dit
familièrement.
« Tu es laid, s'écriait-il en jne foudroyant du regard; je ne dis
pas assez, tu es horrible, tu es faible, tu es gluant, bavant, 'impotent,,
infirme, vil...
— Oui, monsieur, murmurai-je, car je sentais qu'il disait vrai.
— Eh bien, petit monstre infect, n'ajoute pas à tes infirmités en te
battant les flancs pour avoir du cœur et de l'esprit. Tu n'es pas assez
riche pour te payer ces petits plaisirs-là. On te haïra, tâche de haïr les
autres; c'est une force, et qiîand on se sent fort on est joyeux. Si on
t'approche, bave; si on te regarde, bave; tourne ton dos, exhibe tes
croûtes, tes plaies, tes horreurs; fais fuir les gens, fais aboyer les
chiens par le seul fait de ta laideur. Que la haine des autres soit un
bouclier pour toi, tu n'as pas d'autre moyen de te tirer d'affaire, et si
tu n'es pas une brute, eh bien, tu trouveras encore des joies dans ton
métier de maudit. Sois fier de ton horrible enveloppe comme moi je suis
fier de mes piquants pointus, et surtout fais comme moi : n'aime
personne.
— Mais si vous ne m'aimiez pas un peu , — il éclata de rire —
un tout petit peu, ajoutai-je timidement, si vous ne daigniez pas avoir
pitié de moi, pourquoi me donneriez-vous ces conseils que vous croyez
si bons , quoiqu'ils soient bien durs ? Il riait toujours.
— Toi, mon amif s'écria-t-il enfin, Dieu que tu es bote! tu
m'amuses tout simplement parce que le rôle que tu vas jouer ressemble
un peu à celui que je joue , que mes ennemis seront aussi les tiens, et
qu'avant tout je pense leur être désagréable en t'armant contre eux.
Bave, mon garçon; si tu ne baves pas, l'on t'écrase. Au reste, fais
comme tu voudras, cela m'est complètement égal. »
Ces rudes maximes me semblent odieuses. Que voulez-vous? on ne
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186 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
se refait pas. J'aurais dû les suivre, mais je ne les suivis pas. Est-ce ma
faute si, inspirant l'horreur, j'avais soif d'affection et de tendresse ; si,
laid et difforme, je me sentais attiré vers les jolies choses et les belles
créatures; si, vivant dans la boue, j'adorais les étoiles'; si, lourd et
impotent, je .rêvais la grâce et l'agilité? Non, certes, ce n'était pas ma
faute. C'est ce qui fit que bientôt le Porc-Épic, me voyant incorrigible,
me méprisa profondément et me mit rudement à la porte. Voici quelle
fut la goutte d'eau qui fit déborder le verre.
Il me faut un certain courage, je vous jure, pour raconter ici mes
chagrins ; mon nom seul ne suffit-il pas à chasser la pitié du lecteur?
I^es peines d'un Crapaud ! c'est à mourir de rire ! Qui sait cependant si
dans la foule qui lira ces pages il ne se trouvera pas quelque être laid
et hideux comme moi, qui dira tout bas : « Je suis son frère, » et me
plaindra un peu en songeant à lui ? Mais je poursuis.
Je commençais à devenir adulte, lorsque je la vis pour la première
fois. Il faisait grand soleil, l'herbe du pré était haute et répandait un
parfum pénétrant qui m'enivra sans doute, car, en l'apercevant, je m'ar-
rêtai tout net et je sentis que je l'aimais follement. Elle était élégante,
allongée, souple, agile; tout son petit corps était de ce vert tendre qu'on
ne voit qu'au printemps. D'un bond elle s'élança à des hauteurs immen-
ses. Je la suivis de l'œil, je vis ses ailes s'étendre, ses pattes fines s'al-
longer, et toute son aérienne personne se détacher sur le ciel bleu ; puis
elle retomba sur le sommet d'une herbe qui la reçut en pliant, et pendant
un moment l'herbe et la Sauterelle se balancèrent ainsi dans l'espace.
Se balancer dans l'air, jouer avec les fleurs, les faire frissonner sur leur
tige sans les meurtrir et les écraser, être élégant, gracieux, souple,
agile, se mirer dans les flaques ; de ses deux pattes souples caresser sa
taille fine, avoir un corps vert-pomme, et supprimer l'espace d'un petit
coup de jarret!... Je devins fou, et durant un instant je n'osai respirer,
me sachant si impur et si vil que je craignais de vicier l'air où s'agitait
cette belle personne. A un certain moment , elle tourna ses yeux vers
moi; j'essayai dé sourire, pensant qu'en souriant je serais moins hor-
rible , mais je sentis bien que ma peau était trop rude , et qu'à travers
mes yeux rien ne pouvait passer de ce que je ressentais en moi. Au
reste, la Sauterelle ne me vit pas, ou peut-être me prit pour quelque
motte de terre durcie par la pluie et cuite par le soleil. J'en fus presque
content, et je restai immobile. Au moins je pouvais la voir! Elle était
en train de caresser ses longues antennes avec ses deux pattes de devant,
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
187
lorsque je sentis une grande ombre qui s'étendait sur moi. Je me
retournai et j'aperçus un gros enfant joufflu. Il s'avançait avec pru-
dence, armé d'un grand filet de gaze muni d'un long bâton. Je l'avais
vu cent fois, errant dans la prairie poursuivant les Papillons et les
Insectes dont il s'emparait à l'aide de son filet. Quand une de ces pau-
D'un bond elle s'élançait à des hauteurs immenses.
vres petites bêtes si jolies et si faibles lui avait échappé, je l'avais vu
se mettre en colère et laj poursuivre^ de plus belle comme un ennemi
dangereux. Et je me disais : « Voilà qui est horrible ! Est-ce donc un
mal que d'échapper à la mort? Que lui ont-elles donc fait, ces pauvres
188 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
petites bêtes qui n'ont même pas le tort d'être laides comme moi? »
J'en rêvai une nuit, et dans mon rêve je voyais de gros Crapauds,
devenus ingambes, emprisonnant* dans leurs filets les petits enfants de
l'Homme et les piquant sur les troncs d'arbres avec de longues épingles.
. C'était un mauvais rêve, parce que parmi les Hommes il y en a de bien
bons ; moi qui vous parle, j'en eus la preuve : mais je vous conterai
cela tout à l'heure.
Je connaissais donc l'enfant et son filet ; aussi lorsque je le vis se
diriger vers ma Sauterelle, je compris ce qu'il voulait faire et je trem-
blai pour celle que j'aimais. Que faire? La prévenir? Mais comment?
Eût-elle compris mon cri? avais-je le temps de lui rien expliquer? Heu-
reusement, j'eus alors là une excellente idée. L* enfant, les yeux fixés
sur la chère mignonne, allait abaisser son filet lorsque, jugeant qu'il
était trop éloigné, il fit un pas pour s'approcher d'elle. A ce moment,
je calculai bien la distance, je fis un grand effort, je m'élançai et me
plaçai si bien que le pied du bambin s'abattit sur mon dos. Ma vilaine
peau étant gluante, oh! j'avais tout calculé, l'enfant perdit l'équilibre et
d'un seul coup roula dans l'herbe. Ma belle chérie était sauvée ! Mais
je ressentis en même temps une douleur atroce et je m'aperçus que
j'avais une patte en lambeaux. Eh bien, voyez un peu comme cela est
étrange! je vous jure qu'en ce moment j'éprouvai, malgré ma souf-
france, une des plus grandes joies de ma vie. Je lui avais donné quel-
que chose de moi-même, à la chère belle; je ne voulais rien lui récla-
mer, jç n'aurais jamais osé le faire, mais je jouissais en pensant qu'elle
f était mon obligée. Comme on est égoïste au fond ! Enfin, que voulez-
vous? je jouissais de cela.
L'enfant se releva bientôt en criant. Lorsqu'il eut compris que j'étais
la cause de sa chute, il prit une pierre, et de loin, en se reculant, car
il avait peur de moi, il me lapida avec cette joie que les Hommes
éprouvent à nuire aux autres lorsqu'ils sont en sûreté. Fort peureuse-
ment, le viiam garçon, outre qu'il était méchant, était très-maladroit,
— on n'est pas parfait! — et j'en fus quitte pour quelques égrati-
gnures ; d'ailleurs nous avons la vie dure, nous autres Crapauds ; n'en
soyez pas jaloux, vous autres ! Dur veut dire solide, mais lourd à
supporter aussi.
J'espérais bien au fond que la belle Sauterelle comprendrait ce que
j'avais fait pour elle. En s'échappant, elle avait tourné la tête, m'avait
vu écrasé, et nos regards s'étaient croisés. Elle avait tout compris en
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 189
effet, ou du moins je me l'imaginai, car je l'aperçus bientôt escaladant
les herbes et se dirigeant vers moi. Jamais je ne l'avais trouvée plus
gracieuse, plus alerte. Il y a des gens que la reconnaissance rend
joyeux sans doute. Elle était émue. J'eus un moment de vive espé-
rance ; ma patte cependant me faisait grand mal , mon sang coulait en
abondance, mais je me disais à part moi : « Quel bonheur ! elle va voir
tout cela. »
Enfin elle s'arrêta, elle était accompagnée de plusieurs de ses amies,
pimpantes et brillantes comme elle , venues là sans doute par curiosité.
J'aurais bien préféré qu'elle fût seule, car j'avais déjà remarqué qu'iso-
lément les gens sont meilleurs. Quand elles furent toutes là, je levai les
yeux : il me sembla que le sort de ma vie allait se décider.
« C'est ce pauvre diable, dites-vous, ma chérie, qui s'est fait écraser
tout à l'heure ? murmura l'une de ces Sauterelles en s'adressant à la
reine de mon cœur. Oh! mais il est très-touchant, voyez les plaies de
ce pauvre misérable; c'est horrible, horrible! Si l'on n'était retenue par
des sentiments élevés, véritablement on fuirait au plus vite. Ah! l'af-
freux monstre ! est-ce singulier que l'héroïsme aille se nicher sous ces
croûtes ignobles? »
En disant cela , elle se retourna vers ses compagnes qui se mirent à
sourire en minaudant; je crois qu'elle leur avait signe que je devais
sentir mauvais.
Ma bien-aimée s'adressant alors directement à moi , tout en cares-
sant ses ailes : « Dis-moi, mon brave, pourquoi m'as-tu rendu le
service de tout à 1,'heure? As-tu conscience d'avoir fait là une belle
action? »
C'était le moment de me jeter à ses pieds, de laisser couler de mes
yeux les larmes que j'avais dans le cœur, de m'écrier : « J'ai fait tout
cela par amour pour vous , chère belle aimée ; » mais elle m'avait parlé
avec une telle confiance dans sa supériorité, d'uue voix si sûre et si
peu émue, que je ne trouvai pas d'abord un mot à lui répondre.
« Mais, dites-moi, mignonne, on rencontrerait ce monstre héroï-
que, le soir, au clair de lune, dans un petit chemin, que sur l'honneur
on mourrait de peur, n'est-il pas vrai ?
— A coup sûr il est effrayant. » Elles tournaient tout autour de moi
et m'examinaient avec attention.
« Je le trouve moins effrayant que grotesque, à vous dire vrai,
murmura ma bien-aimée. C'est la tête surtout qui est unique ; il a un
190 LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
visage à faire jaunir les pâquerettes, à tarir les flaques. Avez-vous vu
l'œil, mes belles?
— Oui, oui, firent-elles toutes ensemble; l'œil est impossible! ah!
ah! ah! impossible. »
Ces petits rires aigus me traversaient le cœur, tout m'eût semblé
préférable à ces moqueries ; j'étais fait à la haine et au dégoût qu'inspi-
rait ma personne ; mais peu de gens avant cette aventure avaient songé
à rire de moi , et d'ailleurs j'ai vu depuis dans le monde qu'on accepte
plus facilement un rôle hideux qu'un rôle grotesque. La haine des
autres vous blesse et vous excite, elle vous fait vivre. Le rire, au con-
traire, vous anéantit et vous écrase.
Bref, sous l'empire d'un sentiment d'orgueil dont j'ai honte aujour-
d'hui, je me soulevai sur ma patte sanglante, et m'adressant à la Sau-
terelle que j'aimais :
u Je ne vous demande ni pitié ni récompense, madame, lui dis-je;
j'ai fait tout cela parce que...
— Écoutez donc, mes mignonnes aimées, fit la Sauterelle; mais il
parle, il parle fort bien, et, si je ne me trompe, il a des dents. Oh!
l'intéressante horreur! Ne vous approchez pas trop cependant, c'est
plus sûr.
— Parce que..., poursuivis-je d'une voix faible. — je me sentais
prêt à m'évanouir, — parce que je... vous aimais. »
Ces simples paroles furent d'un effet irrésistible; toutes les belles
filles éclatèrent d'un rire argentin.
« Eh bien, mais..., ah! ah! ah!... c'est très-gentil cela..., ah! ah!
ah!..., mon brave, d'aimer ses sembla..., ah! ah!..., ses semblables. »
Ce dernier mot redoubla l'hilarité générale qui, au bout d'un instant,
devint du délire. Alors toutes les Sauterelles , ne se contenant plus de
joie, se prirent par la patte et dansèrent en rond autour de moi. De
temps en temps elles s'arrêtaient toutes et s'écriaient en riant de bon
cœur : « Salut l'amoureux, salut! votre servante, cœur sensible! »
Elles se sont bien amusées ce jour-là. Après tout elles avaient obéi
à leur nature et moi j'étais sorti de la mienne. J'avais fait preuve
d'idiotisme et de vanité; au moins ce fut l'opinion que m'exprima mon
ami le Porc-Epic en me mettant le soir même à la porte de chez lui.
A partir de ce moment-là, je devins sombre et je pris les habitudes
qu'ont tous ceux de notre espèce : je ne sortis plus guère que la nuit,
je perdis la vue de toutes les belles choses qui m'avaient tant charmé ,
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRÀPxVUD. 191
— t
car il y a vraiment de belles choses en ce monde, il y a aussi des êtres
heureux ! Si ceux-là seulement voulaient consentir à donner de temps
en temps une de leurs heures joyeuses pour distribuer aux pauvres
diables qui ne rient jamais, comme tout irait mieux, je vous le
demande ! et comme la laideur s'effacerait peu à peu ! car ce qui rend
laid c'est la souffrance; mais je me trompe peut-être, mettons que je
n'ai rien dit.
Peu à peu mes yeux s'habituèrent à distinguer dans l'obscurité.
Plantes et gens, tout le monde dormait, l'air était frais et pur, le
silence profond. Je marchais à la lueur des bonnes étoiles qui, chose
étrange, ne m'ont jamais manifesté ni dégoût ni répulsion. Peut-être
m'ontr-elles vu de trop loin pour pouvoir me juger ; le fait est que je
ressentis parfois dans la nuit des sensations qui doivent ressembler au
bonheur. Je jouissais d'être calme et aussi de pouvoir regarder en face
sans crainte de gêner les autres. Et cependant je me souviens qu'un
soir... — j'écris au courant de la plume et je raconte ici mes impres-
sions à mesure qu'elles me viennent à l'esprit, — je me souviens que.
cherchant mon souper dans un parc où je vivais depuis quelques mois .
j'aperçus sur un banc une jeune fille toute mignonne assise près d'un
gros monsieur fort laid. Devrais-je accuser les autres de laideur ? qu'on
me le pardonne!. La jeune fille était adorable, les boucles de ses che-
veux blonds caressaient ses joues, et timidement souriante, émue, les
yeux baissés, elle regardait la jolie chaîne d'or qu'elle avait dans les
mains.
Le gros homme, l'air assuré, le gilet gonflé, le bec en l'air, h\
voix ronflante et le chapeau de travers, lui disait : « Accepte, mon
enfant, en souvenir de moi, car je t'aime. » Et il entoura la taille de la
chère petite de son gros bras impertinent.
« C'est donc bien sûr que vous m'aimez ? fit-elle en regardant
toujours la chaîne.
— Je t'adore, ma belle, sur l'honneur; — il mit la main dans son
gousset — et toi, ne m'aimes-tu pas?
— Mais si, fit-elle tout bas avec une grâce angélique, — elle se
passa la chaîne au cou.
— En vérité, tu m'aimes? et pourquoi m'aimes-tu, voyons, te
rends-tu compte, ma petite duchesse? dis, dis, pourquoi m'aimes-tu?
— Mais, dame, parce que... — elle souriait avec une finesse
extrême et rougissait un peu, — parce que... vous... êtes joli garçon. »
192
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
En ce moment, m'ayant aperçu, elle ne put retenir un éclat de rire
dont je ne compris pas le sens, mais qui bien certainement ne s'adres-
sait pas qu'à moi.
« Tenez, voyez ce Crapaud; c'est donc la nuit qu'ils prennent du
bon temps?
— Quelle bête hideuse! » flt l'Homme. Et de sa botte il m'envoya bien
loin. Je pensais en me relevant au milieu des épines où j'étais tombé ,
je pensais : « Eb! mon Dieu, si j'avais seulement une chaîne d'or à
donner à quelqu'un ! » Et j'ajoutais, sachant qu'il n'y avait là personne
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD. 193
pour rire de ma folie : « Ne suis-je pas riche aussi? n'ai-je pas, sous
mon affreuse enveloppe, mon petit trésor d'amour, de poésie? Si Ton
me laissait aimer, comme j'aimerais ! »
a Mais fou que tu es , m'écriai-je tout à coup en m'adressant à moi-
même, qui te dit que tu ne t'es point trompé, que tu n'as pas fait fausse
route en demandant le bonheur aux êtres et aux choses qui ne pou-
vaient pas te le donner? Tu es un orgueilleux, l'ami. Parce qu'un grand
poète au cœur miséricordieux a chanté de sa voix divine tes infortunes
et tes chagrins, tu ne vois dans l'univers qu'une victime qui est toi.
Sois plus modeste et moins artiste, sois moins rêveur, regarde à terre.,
et tu trouveras là les petits bonheurs que la Providence y a mis pour toi. »
Cet éclair de bon sens traversa mon esprit. « Pourquoi vivre à part,
me dis-je, cherchons dans mon espèce un être à aimer. Les filles de
Crapaud sont-elles donc si repoussantes? Ote tes lunettes de poète infor-
tuné et regarde à l'œil nu , mon cher. »
A partir de ce moment, mes idées changèrent et mes habitudes
aussi ; je fréquentai les endroits où ceux et celles de mon espèce se
réunissaient d'ordinaire, et je ne tardai pas à rencontrer une adorable
enfant qui, par le plus pur des hasards, se trouvait être ma propre
cousine à la mode de Bretagne. C'était la belle-fille du second mari de
la sœur de... Mais il serait trop long de vous expliquer tout cela. Je
demandai sa main et je l'obtins, quoique son père ne fût pas partisan des
mariages entre Crapauds de la même famille. Peut-être avait-il raison ^
j'ai entendu émettre sur cette question les opinions les plus diverses.
Quoi qu'il en soit, j'épousai ma cousine. J'aurais bien envie de vous
faire son portrait, et tout autre que moi n'y résisterait peut-être pas,
mais je me contiens .; rien n'est sot comme de parler des siens. Qu'il
suffise de savoir que je la trouvai belle et qu'elle me trouva à son gré..
Père de famille, — ma chérie fat d'une fécondité surprenante, — je
revins vers le ruisseau qui m'avait vu naître, et je fus tout surpris de
trouver dans les souvenirs que j'avais maudits un charme qui me fit
pleurer de tendresse.
Que de fois, mon Dieu, nous avons causé de toutes ces choses en
nous promenant le soir, côte à côte, tandis que les petits folâtraient
devant nous !
« Oh! que j'aurais voulu te connaître à cette époque-là, me disait-
elle, alors que tu étais si malheureux! je t'aurais consolé, mon gros
bijou. »
25
194
LES DOLÉANCES D'UN VIEUX CRAPAUD.
Ah ! être appelé mon bijou , c'est la joie suprême.
« Tu es enfant, lui répondais-je; si je t'avais connue, je n'aurais
pas été malheureux. »
Je souriais de bon cœur et je l'embrassais au front.
Il faut vous dire maintenant, quoiqu'il soit un peu niais de parler
tant de soi, il faut vous dire que j'ai gagné beaucoup en prenant des
années; j'ai acquis un embonpoint qui ne m'est point défavorable; mon
regard en outre a plus de..., ma démarche aussi... Enfin je ne suis
plus laid. Parole d'honneur, demandez à ma femme !
C'est mon pauvre beau-père qui n'embellit pas ! Seigneur !
Un vieux Crapaud.
Pour avoir mis les points et les virgules,
Gustave Droz.
LE PREMIER
FEUILLETON
DE PISTOLET
■*■'-<■
Mon cher maître,
ou s devez être inquiet, surtout par
ce temps de grandes chaleurs, quand
toutes les murailles sont chargées de
cris de : Mort aux Caniches! de
m'avoir vu sortir hier au soir sans
muselière, sans collier et sans vous.
Véritablement je serais tout à fait
un ingrat, si je n'avais pas été
poussé hors de la maison par ce je
ne sais quoi d'irrésistible et de tout-
puissant dont vous parlez si souvent
dans vos conversations littéraires.
Rappelez -vous d'ailleurs que, le
jour de mon escapade, vous avez été passablement ennuyeux les uns
et les autres, à propos d'art, de poésie, de Boileau, d'Aristote et des
cinq unités.
J'avais beau vous écouter en bâillant et japper le plus gentiment
du monde, comme si j'eusse entendu quelqu'un venir à la porte, je
196 LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET-
n'ai pas été assez heureux pour vous distraire, vous et Messieurs
vos amis, un seul instant de cette savante dissertation. Je n'ai pu
obtenir ni une caresse ni un coup d'œil ; j'ai marne été rudoyé lorsque
j,'ai sauté sur vos genoux, à l'instant même où vous disiez que les
anciens étaient toujours... les anciens. Bref, vous étiez très -désa-
gréable ce soir-là : moi, j'étais très-éveillé. Vous vouliez rester au
logis, j'avais grande envie de courir les aventures. Ma foi, j'ai pris
mon parti bien vite ; et comme j'avais trouvé sur votre table une belle
loge d'avant-scène pour le théâtre des Animaux savants , je me rendis
en toute hâte en cette magnifique enceinte, toute resplendissante de
l'éclat des lustres, et dans laquelle on n'attendait plus que vous... et
moi.
Je ne vous décrirai pas, mon cher maître, toutes les magnificences
de cette assemblée, d'abord parce que je suis un écrivain novice, ensuite
parce que la description est le meilleur de votre gagne-pain. Que devien-
driez-vous, en effet, sans la description? Comment remplir votre tâche
et votre papier de "chaque jour, si vous n'aviez pas sous la main les
festons et les astragales de l'art dramatique? Oui-da! je serais un ingrat
de venir m'emparer de vos domaines! Et d'ailleurs, à quoi vous servi-
rait, à vous qui vivez de l'analyse, la plus splendide analyse? Vous
avez une de ces imaginations savantes, c'est-à-dire blasées, qui ne
racontent jamais mieux que ce qu'elles n'ont pas vu.
J'arrive donc au théâtre, à pied, car le temps était beau, la rue était
propre , le boulevard était tout rempli des plus charmantes promeneuses
qui s'en allaient le nez au vent. Le Bouledogue de la porte s'inclina à
mon aspect. La loge s'ouvre avec un empressement plein de respect. Je
m'étends nonchalamment dans un fauteuil , la patte droite appuyée sur
le velours de l'avarit-scène, les deux jambes étendues stor un second
fauteuil, et dans l'attitude heureuse que vous prenez vous-même effron-
tément lorsque vous vous dites tout bas : « Bon ! nous allons en avoir
pour cinq heures d'horloge... cinq longs actes ! » Et alors vous froncez
le sourcil comme un des Lévriers de M. de Lamartine, attendant que
son maître veuille enfin le promener au bois.
Pour moi, vous dirai-je toute la vérité, mon cher maître? cela ne
me déplaisait pas de voir les Bassets des galeries et du parterre pressés,
entassés, étouffés, écrasés dans un espace étroit, pendant que moi je
me prélassais.
J'étais à peine assis depuis dix minutes, lorsque tout à coup l'ojr-
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET. 197
chestre fut envahi par les musiciens. Ces musiciens étaient les plus gais
personnages qui se puissent voir : le bec de la flûte était au bec d'une
jeune Oie, un Ane allait pincer de la harpe, — Âsinus ad lyram, dirait
le poète, — un Dindon gloussait en mi bémol. Ici Marsyas écorchait
Apollon, — hic Marsyas Apollinem.
La symphonie commença. Cela doit ressembler beaucoup à ces sym-
phonies fantastiques dont vous parlez avec enthousiasme tous les hivers.
Quand chacun eut gloussé sa petite partie en sommeillant, la toile se
leva, et alors commença pour moi, pauvre feuilletoniste novice, un
drame étrange et solennel.
Figurez-vous, mon maître, que les paroles de ce drame avaient été
composées tout exprès pour la circonstance par un grand Lévrier à
poil frisé, moitié Lévrier et moitié Bouledogue, moitié anglais et moitié
allemand, qui a la prétention d'entrer à l'Institut des Chiens français
avant qu'il soit huit jours.
Ce grand poëte dramatique, qui a nom Fanor, compose ses drames
d'une façon qui m'a paru très-simple et très-commode. Il s'en va
d'abord chez le Carlin de M. Scribe lui demander un sujet de drame.
Quand il a son sujet de drame, il s'en va chez le Canifche de M. Bayard
pour se le faire écrire. Quand le drame est écrit, il le fait appuyer au
parterre par six Molosses sans oreilles et sans queue, tout griffes et
tout dents, devant lesquels chaque spectateur baisse le museau, quoi
qu'il en ait : si bien que tout le mérite du susdit Fanor consiste à
accoupler deux imaginations qui ne sont pas les siennes, et à mettre
son nom au chef-d'œuvre qu'il n'a pas écrit. Du reste, c'est un Animal
actif, habile, bien peigné, à poil frisé sur le cou, à poil ras sur le dos,
qui donne la patte à merveille; il saute pour le roi et pour la reine, il
a des os à ronger pour toutes les Fouines de théâtre, et il règne en
despote sur les étourneaux de la publicité.
Donc le drame commença. C'était, disait-on, un drame nouveau.
Je vous fais grâce des premières scènes. C'est toujours la même
façon de faire expliquer par des suivantes et par des confidents les pas-
sions, les douleurs, les crimes, les vertus, les ambitions de leurs maî-
tres. On a beau dire que le susdit Fanor est un inventeur : il n'a encore
rien imaginé de mieux , pour l'exposition de ses drames , que l'exposi- -
lion de nos maîtres les Dogues romantiques, les Chiens de berger
classiques, les Épagneuls tout disposés à l'intime union du drame, de la
tragédie et du roman.
198
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
Voyez-vous, mon maître, on a peut-être eu tortd'ôter à nos poètes
la muselière classique : tout le malheur de la poésie aux grands aspects
vient justement de l'absence de muselière. Les anciens poètes, grâce à
leur muselière, vivaient loin de la foule, des passions mauvaises, des
colères soudaines. On ne les voyait pas, comme ceux d'aujourd'hui,
fourrer insolemment leur nez souillé dans toutes les immondices de
l'histoire. Muselés, ils étaient les bienvenus partout, dans le palais,
dans le salon , sur les genoux des belles dames ; muselés , ils étaient à
l'abri de la rage, inexplicable maladie, à l'abri de la boulette munici-
pale; muselés, ils restaient chastes, purs, bien élevés, élégants, cor-
LE PREMIER FEILLETON DK PISTOLET. 199
rects, fidèles, tout ce que doit être un poëte. Aujourd'hui, voyez ce qui
arrive ; voyez à quels excès les pousse la liberté nouvelle ! à quels hurle-
ments, à quelles révolutions. Et que vous avez bien raison de dire sou-
vent, dans vos feuilles, que ces novateurs ne sont que plagiaires. Je les
entends d'ici, s'écriant en latin : Mort a ceux qui ont dit avant nous
ce que nous voulions dire : « Pereant qui ante nos nostra dixewnt ! »
Cependant, peu k peu, l'action dramatique allait en s'élargissant,
comme on dit aujourd'hui. Quand les Carlins à la suite eurent bien
expliqué les affaires les plus secrètes de leurs maîtres, leurs sentiments
les plus intimes , les maîtres vinrent à leur tour pour nous donner la
paraphrase et le hoquet de leurs passions. Oh ! si vous saviez combien
ce sont là d'odieux personnages! Dans le théâtre des Chiens savants,
les comédiens sont presque aussi ridicules que les auteurs. Figurez-vous
de vieux Renards veufs de leurs queues et de vieux Loups endormis qui
régardent tout sans rien comprendre. Voici des Ours épais et mal léchés
qui dansent comme les autres marchent, des Belettes au museau effilé,
à l'œil éraillé, à la patte gantée, maïs sèche et maigre, même sous le
gant qui la recouvre. Tout cela compose un personnel de vieux comé-
diens et de comédiennes déchirées qui ont passé, sans trop s'en inquiéter
et sans en rien garder pour eux, à travers tous les crimes, toutes les
vengeances, toutes les passions, tous les amours. Oh! les tristes créa-
tures, vues du théâtre ! et pourtant on ajoute que, hors du théâtre, ils
se déchirent pour un gigot de mouton ou pour un cuissot de cheval.
Mais j'oublie que la vie publique devrait être murée : donc je reviens à
mon analyse par un détour.
Autant que j'ai pu comprendre le nouveau drame (il est écrit
dans un jappement néo-chrétien qui ressemble plus à l'allemand anglaisé
qu'au français,) il s'agissait, et ceci est le comble de l'abomination, de
nous raconter les malheurs de la reine Zémire et de son amant Azor.
Vous ne sauriez croire, mon maître, quelles singulières inventions ont
été entassées dans cette hybride composition. Figurez-vous que la belle
Zémire appartient tout simplement à la reine d'Espagne. Elle porte un
collier de perles, elle passe sa vie dans le giron soyeux de sa royale maî-
tresse, elle mange dans sa main, elle boit dans son verre, elle est traî-
née par six chevaux fringants, elle la suit à la messe, à l'Opéra; en un
mot, Zémire, petite-fille de Fox, arrière-petite-fille de Max, et qui compte
parmi ses aïeux l'illustre, célèbre, le royal César, frère de Laridon,
Zémire est, après la reine d'Espagne, la seconde reine de l'Escurial !
200 LE PREMIER FEUILLETOiN DE PISTOLET.
Mais, d'autre part, dans les arrière-cuisines du château, et dans la
roue ardente du tournebroche, un Animal tout pelé, tout galeux, bon
enfant, du reste, nommé Azor, fait tourner la broche de la reine en
pensant tout bas à Zémire. Il chante :
Belle Zémire, ô vous, blanche comme l'hermine I
0 mon bel ange à l'œil si doux !
Quand donc à la fin prendrez-vous
En pitié mon amour, au fond de la cuisine?
Vous dormez tout le jour aux pieds de notre reine,
Et moi, vil marmiton,
Je tourne tout le jour dans ma noire prison.
Zémire, ohl lirez-moi de peine 1
- Laissez tomber, Madame, un regard favorable,
Sur mon respect, sur mon amour.
Ainsi l'astre à la fleur du soir est secourable
Du haut de l'éternel séjour.
Je vous assure, maître, que ces vers improvisés à la pâle clarté de la
lampe furent trouvés admirables. Les amis du poëte se récrièrent que
cela était tout parfumé de passion. En vain les linguistes, les Roquets,
les Griffons, les Serpents Boas* et non Boas, voulurent critiquer la coupe
de ces vers, et ces rimes féminines heurtant des rimes féminines, et ces
mots : cuisine, marmiton* accolés aux fleurs , à Vastre3 à Vélernel séjour,
comme choses tout à fait dissemblables , il y eut clameur de haro sur ces
malintentionnés, et même j'ai vu le moment où ils allaient être jetés à
la porte à l'aide de Martin-Bâton, sous-chef.de claque du théâtre. Dites
seulement à un musicien du Jardin des Plantes de mettre ces petits vers*
en musique, et faites-les chanter par la Girafe au long cou, vous m'en
direz de bonnes nouvelles :
Du haut de l'éternel séjour.
Quand il eut bien chanté ces petits vçrs aux étoiles, au ciel bleu-, à
la brise du soir, à toutes les petites fleurs qui agitent leur tête mignonne
dans la verdure des prairies, notre amoureux revient à ses jappements
de chaque jour, en prose : « Zémire, Zémire, viens, dit-il ; viens, mon
Ame; viens, mon étoile. Oh! que je voudrais tant seulement baiser de
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET. 201
la poussière de tes pas, si tu faisais de la poussière en marchant! » Ainsi
déclame et jappe le jeune Azor. Mais tout à coup, au milieu de son
délire , arrive le marmiton qui lui jette de la cendre brûlante dans les
yeux pour lui faire tourner la broche un peu plus vite.
Il faut vous dire que, dans le palais de l'Escurial, se tient le féroce
Danois du ministre Da Sylva. Ce Danois est un insolent drôle, très-fier
de sa position dans le monde, l'ami intime des Chevaux de M. le comte
et chassant quelquefois avec lui, mais uniquement pour son propre
plaisir. C'est un gentilhomme d'une belle robe et d'une belle souche,
mais dur, féroce, implacable, jaloux, méchant. Vous allez voir.
Notre Danois a fait une cour assidue à la belle Zémire ; il l'a même
flairée de très-près. Mais elle, la noble Espagnole, n'a répondu que par
le plus profond mépris aux empressements de cet amoureux du Nord.
Alors que fait le Danois ? Le Danois dissimule ; on dirait qu'il a tout à.
fait oublié cet amour si maltraité. Mais , hélas ! il n'a rien oublié , le
traître ! et comme un jour, en passant dans les fossés du château, il vit
le tendre Azor assis sur son derrière, qui regardait d'un œil amoureux
la niche de sa maîtresse : « Azor, lui dit le Danois, suivez-moi ! » Azor
le suit, la queue entre les jambes. Que fait alors mon Danois? Il mène
Azor au bord de l'étang voisin , il lui ordonne de se jeter à l'eau et d'y
rester pendant une heure. Azor obéit; le voilà qui se plonge dans les
eaux bienfaisantes ; l'eau emporte avec elle toute cette abominable odeur
de cuisine; elle rend leur lustre à ces soies ébouriffées, sa grâce à ce
corps maladif, leur vivacité à ces yeux fatigués par le feu du four-
neau. Sorti de l'eau limpide, Azor se roule avec délices sur l'herbe odce-
rante; il imprègne sa robe de l'odeur des fleurs, il blanchit ses belles
dents au lichen du vieil arbre. C'en est fait, il a retrouvé tous les
bondissements de la jeunesse ; son jeune cœur se dilate à l'aise dans
sa poitrine; il bat ses flancs de sa queue soyeuse; — il s'enivre,
en un mot, d'espérance et d'amour. L'avenir lui est ouvert. Il n'est
rien au monde à quoi il ne puisse atteindre, pas même la patte de
Zémire. A la vue de tous ces transports extraordinaires, le Danois
rit dans sa barbe, comme un sournois qu'il est, et il semble dire
en grognant : « Coquette que vous êtes, malheur à vous! et toi, tu
me le payeras, mon cher! »
Je dois vous dire, mon maître, pour être juste, que cette scène de
réhabilitation sociale est jouée avec le plus grand succès par le célèbre
comédien La ri don. 11 est un peu gros pour son rcle, peut-être même un
26
202
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
peu vieux. Mais il a de l'énergie, il a de la passion, il a du chic, comme
on dit dans les journaux consacrés aux beaux-arts.
:*7<7
Une belle scène, ou du moins qui a paru belle, c'est la scène où
Zémire, la Chienne de la reine, vient prendre ses ébats dans la forêt
d'Aranjuez. Zémire marche k pas comptés, en silence; ses longues
oreilles sont baissées vers la. terre ; sa démarche annonce la tristesse et
les angoisses de son cœur. Jout à coup, au coin du bois, Zémire ren-
contre... Azor! Azor qui a fait peau neuve, Azor l'amoureux, Azor tout
resplendissant de sa beauté nouvelle, Azor lui-même ! Est-ce bien lui ?
n'est-ce pas lui ? ne serait-ce pas un autre que lui ? 0 mystère ! ô
pitié ! terreur ! Mais aussi, ô joie ! ô délire ! ô cher Azor! Rien qu'à se
voir, les deux amants se sont compris sans se parler. Ils s'aiment, ils
s'adorent, ils se le disent à leur manière. Ciel et terre, ils oublient toute
chose. Qui dirait à celle-là : « Vous êtes assise sur un des plus grands
trônes de l'univers, » elle répondrait : « Que m'importe? » Qui dirait à
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
203
celui-ci : « Rappelle-toi que tu es un tourneur de broche, » il vous
montrerait les dents. 0 belles heures poétiques ! charmants délires de
la passion ! grandeurs et misères de l'amour ! et pour finir toute*
mes exclamations; vanité des vanités!
Sachez en effet qu'à la porte il y a un gond, à la serrure une
clef, dans la rose un ver, sur la place publique un espion, dans
le chenil un Chien, à plus forte raison à la lampe il n'y a pas
mèche, et dans la forêt d'Aranjuez il y a le terrible Danois qui
regarde nos deux amants de loin. « Oh! vous vous aimez, dit-il les
pattes croisées sur sa poitrine ; oh ! vous vous aimez à mon dam et
préjudice! eh bien, tremblez, tremblez, misérables! » Ainsi parlant,
et quand Zémire est rentrée chez sa royale maîtresse, qui la rappelle
avec des croquignoles dans les mains et des tendresses plein le regard,
le Danois arrête Azor au milieu de sa joie. « Zémire te trouve beau,
lui dit-il; mais à toute force, je le veux, je l'ordonne, il le faut, Zémire
te verra, non pas dans ta beauté d'emprunt, non pas lisse et peigné
comme un Chien de bonne maison, mais tout hideux, tout crasseux,
tout couvert de sauces et de cendres, enfumé comme un Chien de mar-
miton que tu es ; et non-seulement tu te montreras à Zémire tel que tu
es, comme un vrai Porc-Épic, la serviette au cou, le poil hérissé, les
pattes suppliantes, mais encore tu diras cela devant la reine, afin qu'elle
sache bien la conduite de Zémire.
Ainsi jappe, ainsi hurle le Danois, le traître. Et vous ne sauriez
croire, ô mon maître, les passions que ce monstrueux Animal a soulevées.
11 n'y ^vait pas dans la salle assez de Geais, de Perroquets, de Merles,
204
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
de Serpents, d'Animaux siffleurs, pour siffler ce misérable Danois. Tou-
jours est-il que le pauvre Azor, naguère si beau, arrive tout souillé aux
pieds de sa maîtresse ; et là, devant le tormenteur, un affreux Héron au
long bec emmanché d'un long cou, qui le regarde de toute sa hauteur,
Azor déclare à Zémire qu'il n'est, en résultat, qu'un vil marmiton, qu'il
sortait du bain, l'autre jour, quand il l'a rencontrée, et que c'était le
premier bain qu'il prenait de sa vie. Maître, que vous dirai-je? A cet
affreux récit, voilà Zémire qui se jette aux pieds d'Azor. « Oh ! lui dit-
elle, que j'ai de joie de tVimer dans cette vile condition ! que je suis fière
LE PREMIER FEUI LLKTON DE PISTOLET.
205
de te faire le sacrifice de mon orgueil ! Tu veux raa patte, mon amour,
voilà ma patte : je te la donne à la face de l'univers ! » A cette scène
touchante, mon maître, vous eussiez vu pleurer toute la salle : le Blai-
reau, le petit-maître des balcons, s'efforçait en vain de retenir ses
larmes; le Bœuf, dans sa baignoire, fermait les yeux pour ne pas pleu-
rer; la Poule, au paradis, agitait ses ailes en sanglotant; le Coq, sur
ses ergots, voulut appeler en duel le traître de mélodrame. Ce n'étaient,
du parterre à la première galerie, que gémissements, grincements, éva-
nouissements : on se serait cru dans une salle peuplée d'êtres humains.
Ici finit le quatrième acte.
. G'-'J.'.»<o;i-
Vous dirai-je maintenant le cinquième acte? Je ne crois pas que j'y
206 LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
sois obligé, mon maître : car enfin je ne crois pas que ce soit à moi,
votre Chien , d'usurper les droits de votre critique. Qu'il vous suffise de
savoir qu'à ce cinquième acte les Chiens étaient devenus des Tigres,
comme cela se passe chez les bons auteurs. Le Tigre entrait à pas de
Loup, le poignard à la main ; il surprenait en adultère la Tigresse avec
un autre Tigre de son espèce, et je vous laisse à penser s'il les poignar-
dait avec férocité !
Il paraît que la douce Zemire, une fois mariée, était devenue une
Tigresse ; cela se voit dans les meilleurs ménages. Et puis on m'a dit
que c'était une vieille histoire d'un Chien de basse-cour nommé Othello.
Après le cinquième acte, tout rempli de crimes, de meurtres, de
coups de poignard, de sang répandu, la toile s'est baissée, en attendant
la petite pièce, jouée par des Souris blanches et un gros Porc-Épic qui
fait beaucoup rire, rien qu'à se laisser voir.
Le drame accompli, la salle entière s'est remise de son émotion. Les
larmes ont été essuyées ; les Panthères ont relevé leurs petites mous-
taches ; les Lionnes ont passé leurs ongles rosés dans leur crinière ; •
chacun a songé à sa voisine, le Lièvre à Jeanne la Lapine, l'Escargot
au Papillon, le Ver a soie à la Femme du Hanneton, le Coucou à tous
et à chacun. D'empressés Ouistitis, la queue relevée au-dessus de la
tête, ont apporté à qui en voulait toutes sortes de friandises que l'as-
semblée a grignotées du bout des dents. Pour moi , j'ai fait comme vous
faites aux grands jours de premières représentations ; je suis sorti en
toute hâte , d'un air mystérieux et comme un Animal de bon sens qui
en sait plus long qu'il ne veut en dire. D'un air calme, posé, setftcn-
cieux, je suis aile nie promener dans la basse-cour qui est le foyer du
théâtre ; et dans cette basse-cour j'ai rencontré toutes sortes de grands
juges des belles choses, qui se promenaient d'un air rogue et pédant;
-celui-ci avait le dard des Abeilles, celui-là le bec dû Cormoran ; le Per-
roquet répétait ce qu'il avait entendu dire, et le Corbeau guettait sa
proie ; il y avait des Lions qui faisaient limer leurs dents par l'ingénue
et la grande coquette ; des Tigres qui battaient l'air de leur queue sans
faire de mal à personne. À cette vue, je me suis rappelé ce que dit le
seul historien des Animaux , notre Molière et notre la Bruyère tout
k la fois, le seul qui ait accompli dignement cette noble tâche, et,
par Cerbère ! pourquoi donc y revenir quand ce grand Homme a dit
tout ce qui nous concerne :
D'Animaux malfaisants c'était un méchant plat?
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
207
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S pjit.vrit-
Aussi chacun les évitait; ou bien, si quelques-uns les saluaient,
c'était en faisant la grimace ; quand ils donnaient des poignées de patte,
ils retiraient leurs griffes toutes, sanglantes ; leurs baisers ressemblaient à
des morsures. Mais leur dent était saine, et le mal que faisaft leur griffe
était bientôt guéri.
Bonjour. Je dois vous dire que lorsque j'ai dit que vous m'apparte-
niez, j'ai été admis dans les coulisses, où j'ai pu voir toutes ces petites
Chattes se graissant le museau de leur mieux : celle-ci montrant ses
dents qui sont blanches, celle-là cachant ses dents qui sont noires; Tune
miaulant d'un ton si doux ! l'autre se pourléchant d'un air tout riant !
Les unes et les autres, elles m'ont fait patte de velours, elles m'ont
accueilli de leur ronron le plus câlin. Bref, on a parlé du beau temps, de
l'aurore, du soleil levant, de la rosée qui sème les perles, et tout
d'un coup, ces dames, chaudement enveloppées dans leurs fourrures,
ont résolu d'aller voir lever le soleil. Ainsi ont-elles fait. J'ai voulu
foire comme tout le monde : je suis allé à Montmorency avec deux
Lévriers de mes amis, un jeune Faon du- Conservatoire et une jeune
208 LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET.
Biche timide qui doit débuter la semaine prochaine dans les Volnys
et les Plessis.
Nous sommes logés, les uns et les autres, d'une façon très-hos-
pitalière à l'hôtel du Lion d'or. Je dicte cette lettre à la hâte à un
Mouton de la forêt de Montmorency, où il exerce le métier d'écrivain
public. Ma lettre vous sera portée à vol de Corbeau, et j'y mets
ma griffe, ne -sachant pas écrire, en ma qualité d'apprenti du feuil-
leton.
Montmorency, sous te signe de TÉcrcvissc.
Pistolet, frère de Carabine.
P. S. — Bien des choses à Louis, noire valet de chambre, ainsi
qu'au petit Chat que je trouve un peu rouge ; mais des goûts et des
couleurs il ne faut pas disputer. Je ne serais pas fâché que les Serins
eussent couvé tous leurs œufs k mon retour.
Pour copie conforme,
J. Janin.
Hélas! cette excursion galante du pauvre feuilletoniste en herbe
devait être la dernière. Pistolet, malgré son nom, n'était pas né pour
mener de front tant de travaux et de tristesses dont se compose la vie
littéraire. C'était tout simplement un charmant et bondissant Épagneul,
plein de joie, qui ne vivait que pour être un brave Chien, libre de tout
préjugé. Il avait en horreur les fureurs de l'amour-propre et les divi-
sions intestines du peuple dramatique. 11 était né, non pas pjur criti-
quer toutes choses, mais .pour jouir de toutes choses. Rien ne lui
LE PREMIER FEUILLETON DE PISTOLET. 209
déplaisait comme de rechercher les faux jappements dans un concert,
les fausses notes dans une voix de son espèce, les fausses couleurs
dans le plumage, ies faux bonds dans le Cerf qui s'enfuit à travers
le bois. Il trouvait beau tout ce qui était la vie, le mouvement, le
monde extérieur. Il aimait les Animaux en frères, parce qu'il était leur
égal en force, en bonté, en beauté, en courage. Il aimait les Hommes
tels qu'ils étaient, parce qu'il n'en avait jamais reçu que bon accueil,
bons petits soins, bons offices et croquignoles... Hélas! à l'heure où
tout semblait lui réussir, l'ennui le prit à la gorge... Il est mort en
disant, lui aussi : J'avais pourtant quelque chose là! Or, ce quelque
chose qu'il avait là, c'étaient les nobles instincts du chasseur, c'était le
nez du Limier qui fait lever la Bête fauve, c'était l'ardeur vigilante du
Chien courant, c'était la patiente ardeur du Chien d'arrêt, c'étaient tous
les bonheurs de la chasse aux jours de l'automne. Tels étaient les
instincts du noble Animal; mais, contrairement au vœu dç la nature,
de ce chasseur on a fait un* faiseur de feuilletons , de ce Nemrod on a
fait un abbé Geoffroy.
Un monument d'une grande simplicité sera élevé aux frais des amis
du critique novice. — On souscrit ici. — Jusqu'à présent, jjous n'avons
même pas reçu cinquante centimes pour contribuer à l'érection de ce
monument funèbre. Quoi d'étonnant ? Notre ami Pistolet avait loué tout
le monde, il n'avait blessé personne; il avait si peu d'ennemis et tant
d'amis !
Mais ce qui coûte moins cher que le tombeau le plus modeste , ce
sont des vers funèbres. Voici un petit distique improvisé £ur feu Pis-
tolet par un poète de ce temps -ci, M. Deyeux, qui Ta pleuré comme
écrivain et comme chasseur :
La chasse est tout à fait l'image de notre âge
Où tous les orgueilleux ne font que du tapage.
— - NOTE DE L'ÉDITEUR. —
a,v
J
LE
RAT PHILOSOPHE
OU
VIVE LA POULE... ENCORE QUELLE AIT LA PEPIE
(SAMCHO PAUfA.)
PERSONNAGES:
RONGE-MAILLE, Raté barbe grise.
TROTTE-MENU, jeune Rat, pupille
de Ronge-Mnille.
BABOLIN, donneur d'*au bénite.
T6IN0X, fllle de Babolin.
UJ¥E VOIX.
Le théâtre *eprésente une salle à manger modestement meublée.
SCENE PREMIERE.
RONGE- M AILLE, seul. Il vu, vient, et parait fort affairé.
^ on pupille Trotte-Menu va venir partager mon
^| dîner; faisons en sorte qu'il n'ait pas lieu de
se repentir d'avoir accepté l'invitation de son
vieUX tuteur... (Flairant un. morceau de fromage qu'il
vient de trouver sous la table.) Voilà Un VJeUX chester
dont le parfum ferait revenir un mort... nous
verrons ce qu'en dira mon pupille... Il n'y
fera peut-être pas attention seulement. Ces Rats
de la jeune génération sont si singuliers ! ils
n'aiment rien, ne se plaisent à rien, ne se dérident jamais... Oh ! de mon
temps, nous étions moins atrabilaires ; nous prenions le temps comme
il venait... Aujourd'hui nous mangions du blé, demain nous rongions
du bois : bois et blé, tout nous allait. Maintenant ça n'est plus de
même, on n'est jamais content... eut-on des noix et du lard sur la
LE RAT PHILOSOPHE. 211
planche, on se lamenterait encore... Quelle étrange monomanie!...
Décidément mon pupille se fait bien attendre... Est-ce qu'il lui serait
arrivé malheur?
SCÈNE II.
RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
TROTTE-MENU, paraissant à la fenêtre.
Tuteur, peut-on entrer ?
RONGE-MAILLE.
Quoi! par la fenêtre? Ne pouvais -tu faire comme tout le monde
et passer sous la porte? Mais j'oubliais que, vous autres Rats de la
jeune Raterie, vous ne faites rien comme personne... Les portes!
c'est bon pour le Rat vulgaire, n'est-il pas vrai ?... Allons, jouons des
mâchoires !... il y a longtemps que le festin est prêt...'
TROTTE-MENU, d'an ton mélancolique.
Si, au lieu de me glisser sous la porte, j'ai été obligé de faire un
long détour et d'arriver par les toits, la faute n'en est pas à moi,
tuteur!...
RONGE-MAILLE, riant
Ni à moi, que je sache... (n ie sert.) Un peu de cette noix grillée; elle
est parfaite...
TROTTE-MENU, de plus en plus sombre.
La faute en est au destin !...
RONGE-MAILLE.
Encore ce satané destin !... Tu ne peux donc pas le laisser tran-
quille ?
TnOTTE-MENU.
C'est que lui, tuteur, ne se lasse pas de nous persécuter... N'est-ce
pas lui qui a bouché le jour que vous aviez pratiqué au bas de cette
porte, afin que vos parents et amis pussent plus facilement vous rendre
visite ?
RONGE-MAILLE
Et tu crois que c'est le destin qui a bouché ce trou ?
TROTTE-MENU.
Et qui serait-ce donc, tuteur?
212
LE RAT PHILOSOPHE.
RONGE-MAILLE.
C'est Toinon !... (n ie *en.) Ce lard est délicieux... Il n'y a vraiment
que Toinon pour avoir de si bon lard...
TROTTE-MENU.
Quelle est cette Toinon, tuteur?
RONGE-MAILLE.
La maîtresse de céans, la fille à Babolin, le plus charmant museau
de femme!... et travailleuse!... En voilà une qui mord joliment au
ravaudage ! elle tire des points du matin au soir...
IOTTE-MENU.
Et quel intérêt si puissant cette Toinon avait-elle à condamner le
passage par où i'ai l'habitude de m'introduiré ?
LE RAT -PHILOSOPHE. 213
RONGE-MAILLE, riant.
Quel intérêt? Tu es ravissant, ma parole d'honneur !... Goûte donc
ce chester, il embaume... Quel intérêt? mais celui de ses jambes... c'est
là toute l'histoire... Elle n'aime pas les vents coulis, Toinon!... Du
reste, fille charmante qui fait des miettes en mangeant et laisse toujours
le buffet ouvert... Ça sera une excellente femme de ménage ; je veux la
marier...
T ROT TE -ME NU, avec amertume.
Vous?
RONGE-MAILLE, avec bonhomie.
Oui, moi ! je veux la marier à un garçon qu'elle aime... Il me con-
vient de faire le bonheur de ces deux pauvres enfants... qui peut m'en
empêcher?
TROTTE-MENU, exalté.
Mais vous ne pensez ni à ce que vous dites, ni à ce que vous êtes,
ô tuteur ! Vous parlez de faire le bonheur d'un jeune Homme et d'une
jeune Fille, vous?
RONGE-MAILLE.
Eh bien ! après ?
TROTTE-MENU, avec mépris.
Un Rat!...
HONGE-MAILLE.
Et un Rat qui est fier de l'être !... Croqueras-tu ce brin de sucre,
ou rongeras-tu cette queue de poire ?
TROTTE-MENU.
Merci, je n'ai plus faim... (Avec amertume.) Fier d'être le dernier des
Animaux ! Ah ! je n'en suis pas fier, moi !...
RONGE-MAILLE.
Le dernier des Animaux !... Il y a bien des choses à dire là-dessus...
Promenons-nous un peu, ça nous fera faire la digestion, dis trottinent en
«autant. )
TROTTE-MENU.
Bien des choses ! Et lesquelles? Des sophismes, des paradoxes !...
Ne pas vouloir reconnaître que le Rat est le plus misérable de tous les
Animaux, c'est fermer les yeux à la lumière ! Mais les Hommes, les
Hommes eux-mêmes (Animaux qui , bien qu'on médise d'eux , ont tout
autant* de lumières que nous), ne proclament-ils pas ce qu'il y a de
petitesse et de dégradation dans la condition que la nature nous a faite,
2U LE RAT PHILOSOPHE.
eux qui, pour exprimer l'excessive misère, nous prennent, nous autres
Rats, pour termes d'une odieuse comparaison?...
RONGE-MAILLE.
Parce qu'ils disent : « Gueux comme un Rat ! » Peuh ! qu'est-ce
que ça prouve? Gueuserie ne'signiGe pas malheur. As-tu jamais rien
grignoté de Béranger, toi ?
TROTTE-MENU.
Jamais !
RONGE-MAILLE.
Au fait, tu ne peux pas le connaître... Ça reste si peu en magasin,
ces sortes de livres-là , que c'est à peine si on a le» temps de les effleu-
rer... Ah!, autrefois c'était plus agréable! Chaque fois que messieurs
de la justice pouvaient mettre la main sur une édition de ce gaillard-là ,
ils la fourraient dans des greniers d'où elle ne sortait plus... C'est alors
que nous nous en donnions à la joie de notre cœur !... Les chansons de
Béranger!... mais on ne les mangeait pas, on les dévorait!... De 1827
à 1830 je n'ai vécu que de cela : aussi je me portais !...
TROTTE-MENU.
Et que chantent ces chansons, s'il vous plaît?
RONGE-MAILLE.
Elles chantent que les gueux, — ou, si tu aimes mieux, les Rats,
— ont en partage la probité, l'esprit et le bonheur : rien que cela !
TROTTE-MENU.
Paradoxe!... Ces chansons-là n'empêcheront ni les gueux ni les
Rats de mourir de faim...
RONGE-MAILLE.
Qui est-ce qui a l'habitude de mourir de faim? Est-ce toi? Es-tu
mort hier? Meurs-tu aujourd'hui?
TROTTE-MENU, à part, d'un ton profondément mystérieux.
Qui sait? (Haut.) Si je ne meurs pas, moi, d'autres meurent. Ne vous
souvient-il plus de Ratapon et de sa nombreuse famille ? Il y avait plu-
sieurs jours que lui et les siens souffraient de la faim ; par un beau
matin, ils prirent leur courage à deux pattes, et s'en allèrent implorer
l'obligeance d'un de leurs voisins, un Cochon gros et gras, dont l'étable
regorgeait de glands, d'orge et de légumes.- Eh bien ! qifarriva-t-il de
cette démarche ?
LE RAT PHILOSOPHE.
215
RONGE-MAILLE, impatienté.
Mon Dieu! je le sais aussi bien que toi, ce qui arriva.,. Réveillé
par leurs gémissements, monseigneur le Cochon parut à la fenêtre de
son étable et leur dit d'un ton bourru : « Quel est ce bruit et que veut
cette canaille? — La charité, s'il vous plaît, monseigneur! répondirent-
t»1 a .:J'1'
ils tous à la fois. — Allez au diable ! repartit le Cochon, je n'ai pas de
irop pour moi. »
TROTTE-MENU, plus lugubre, que jamais.
Et puis, le lendemain, le cadavre de Ratapon et des siens jonchaient
la campagne... le désespoir et la faim les avaient tués i...
RONGE-MAILLE.
• Le désespoir et la faim?.:. Ne fais donc pas de poésie... c'est la
216 LE RAT PHILOSOPHE.
mort-aux-rats que tu veux dire. Ils ont eu la mauvaise chance de
tomber sur des boulettes d'arsenic; ils les ont gloutonnement, impru-
demment avalées : ils en sont morts. Quoi de plus simple?
TROTTE-MENU, arec ironie.
Quoi de plus simple, en effet que la mort? N'est-ce pas notre lot, à
nous, à nous que menacent sans cesse et les Chats, et le poison, et les
pièges , et les appâts !
RONGE-MAILLE.
Ce qui ne nous empêche pas de vivre...
TROTTE-MEN-U.
Oui, si c'est vivre que souffrir mille morts !
RONGE-MAILLE.
Mille valent mieux qu'une, quand ces mille ne tuent pas.
TROTTE-MENU.
Elles valent mieux pour les âmes faibles, peut-être ; mais le Rat de
cœur ne veut pas d'une vie qui est une torture de tous les instants, el
il la rejette !...
RONGE-MAILLE. .
Ah! hi donnes dans le suicide?... C'est une folie comme une autre;
seulement elle est peu gaie.
TROTTE-MENU, gravement.
Ne plaisantez pas, tuteur ; je parle sérieusement : cette vie de périls
et de privations me fatigue , et j'y renonce...
ROXGK-MAILLE. ' *.')»'•
Et tu as grand tort, crois-en ma vieille expérience... La vie n'est
pas une mauvaise chcfeé,.. elle a ses bons comme ses mauvais quarts
d'heure... J'ai vu plus d'une fois l'ennemi face à face, et je n'en suis
pas mort. Les pièges des Hommes ne sont pas si habilemçBt combinés
qu'on ne puisse s'y soustraire ; la griffe des Chats n'est pas toujours
mortelle. Ah ! si défunt mon père était encore vivant, tu apprendrais de
lui comment, à force de patience et de résolution, on se tire des situa-
tions les plus difficiles ! J'étais bien jeune encore, quand un jour l'appât
d'un morceau de lard le fît tomber daûs un de ces traqueriards vulgai-
rement connus sous le nom de souricières. Tous réunis autour de sa
prison, nous imitions notre pauvre mère, nous ne songions qu'à verser
LE RAT PHILOSOPHE.
217
des larmes, en invoquant la miséricorde céleste... Lui, toujours calme,
toujours grand, même dans le malheur, il nous dit : « Ne pleurez pas,
« agissez!... Peut-être, à quelques pas d'ici, l'ennemi veille dans l'om-
« bre... Essayons de lui échapper... Plus d'une fois j'ai curieusement
« observé la construction de ces pièges inventés par la perversité
a humaine ; et, si je ne me trompe, il n'est pas impossible d'en sortir.
« Cette porte qui vient de se refermer sur moi se rattache à ce que la
« science nomme un levier. » Mon père était un Rat de bibliothèque ; il
savait de tout un peu. « On prétend qu'avec un levier et un point
28
218 LE RAT PHILOSOPHE.
« d'appui on soulèverait le monde ; si avec ce levier on peut sauver un
« père de famille, ça sera bien plus beau ! Grimpez donc sur le toit de
« ma prison, et tous, réunissant vos efforts, suspendez-vous à ce levier :
« bientôt je serai libre. » Ses ordres sont exécutés ; la porte fatale se
rouvre; mon père nous est rendu, et déjà nous allions fuir, lorsque r
d'un bond terrible, un affreux Matou s'élance au milieu de nous.
« Partez ! » nous crie mon père , dont rien ne peut ébranler le cou-
rage ; et voilà que seul il tient tête à ce terrible adversaire. Noble
lutte ! il y reçut force égratignures, même y perdit la queue, mais n'y
laissa pas la vie. Peu d'instants après, il avait regagné notre trou
domestique; et pendant que nous léchions le sang de ses blessures, il
nous disait en souriant : « Voyez-vous, mes enfants, il en est du péril
« comme des Bâtons flottants :
« De loin 7 c'est quelque chose, et de près, ce n'est rien. »
TROTTE-MENU, ar*c aplomb.
Oh ! le péril ne m'effraye pas; je n'ai peur de rien.
En ce moment , on entend an dehors frapper trois coups dans les mains. Trotte-Menu reut fuir,
Bonge-Maille l'arrête.
RONGE-MAILLE.
ïu n'as pas peur ; cependant tu commences toujours par te sau-
ve... Mais rassure-toi; je connais ce signal... c'est l'amoureux de
Toinon qui l'appelle... Nous pouvons rester là. Les amoureux ne
sont dangereux pour personne : ils ne pensent qu'à eux.
SCÈNE III.
Les Mêmes, TOINON, UNE VOIX au dehors.
TOINON. Elle a doucement ouvert la porte de sa chambre, marche sur la pointe du pied
et va Ter* la fenêtre.
Quoi! c'est vous, Paul? Quelle imprudence!... Si mon père ren-
trait!..-.
LA VOIX.
Ma foi, voilà deux jours que je ne vous ai vue, et je n'y tenais,
plus... Est-ce que le père Babolin est toujours en colère contre moi ?...
TOINON.
Plus que jamais... Il veut vous intenter un procès,..
LA VOIX.
Comment, un procès? à propos de la maison de feu mon cousia
Michonnet ?
LE RAT PHILOSOPHE. 219
TOINON.
Justement.
LA VOIX.
Mais puisque le cousin Michonnet me Ta léguée par testament , elle
est bien à moi, cette maison !
TOINON.
Mon père aussi a un testament, et il dit que le vôtre n'est pas
le bon.
LA VOIX.
C'est-à-dire que c'est le sien qui est mauvais... Au fait, qu'il nous
marie, et la maison sera aussi bien à lui qu'à moi.
TOINON. #
Ah ! bien oui ! il ne veut plus entendre parler de mariage... II
dit qu'il vous déteste, et qu'il vaut mieux que je reste fille toute ma
vie que de devenir la Femme d'un Homme aussi méchant que vous...
LA VOIX, d'an ton piteux.
Est-ce que vous êtes de cet avis -là, Toinon?
TOINON.
Hélas!
RONGE-MAILLE, h part.
Voilà un hélas ! qui en dit plus qu'il n'est gros !...
LA VOIX.
Ciel!... votre père tourne la rue... Je me sauve!...
TOINON. Elle se retire virement de la fenêtre.
Pourvu qu'il ne l'ait pas aperçu... C'est pour le coup qu'il ferait un
beau tapage ! (Bile rentre dans sa chambre.)
SCÈNE IV.
RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
TROTTE-MENU, ralliant.
Dites donc, tuteur, il paraît que M. Babolin n'est pas d'accord
avec vous sur le mariage de mademoiselle Toinon?...
RONGE-MAILLE, tranquillement.
Qu'est-ce que ça me fait? J'ai décidé ce mariage, il aura lieu.
TROTTE-MENU, de même.
Ah ! c'est bien différent!... Du moment que vous avez dit oui,
il n'y a plus à dire non, n'est-il pas vrai?
220
LE RAT PHTLOSOPHE.
RONGE-MAILLE.
Babolin dira oui.
TROTTE-MENU.
C'est donc une girouette que ce Babolin-là?
RONGE-MAILLE.
Babolin n'est pas une girouette, tant s'en faut... Il est fort obstiné;
et quand il a mis quelque chose dans sa tête de Rat, on ne l'en fait
pas sortir facilement.
TROTTE-MENU, étonné.
La tête de Rat du père Babolin? Le père de cette jeune fille serait
un des nôtres?...
*:r*'»*l*TV
RONGE-MAILLE.
Pas précisément... c'est ce que les Hommes appellent un Rat
d'église... Il est donneur d'eau bénite à la porte de Notre-Dame, et vend
LE RAT PHILOSOPHE. 221
aux fidèles les petits cierges que leur piété allume en l'honneur de Dieu
et de ses saints...
TROTTK-HENU.
Je connais ça... ce sont des cierges qu'on allume quand la pratique
est là, et qu'on éteint quand elle a le dos tourné. (Avec indignation.) Le
genre humain, comme le genre animal, n'est que mensonge et
déception!...
RONGE-MAILLE.
Allons, allons, tu t'indigneras plus tard... J'entends Babolin, lais-
sons-lui la place libre ; car il serait parfaitement capable de nous mar-
cher SUr le COrpS. (Us disparaissent.)
SCÈNE V.
BABOLIN, seul.
Ah ! l'on cause amoureusement par la fenêtre, et cela malgré mes
défenses expresses ! Me prend-on pour un père de comédie?... Je vais
me montrer. (Appelant.) Toinon ! Toinon !
SCÈNE VI.
BABOLIN, TOINON.
TOINON.
Me voici, mon père, que voulez-vous?
BABOLIN.
Je veux, mademoiselle, que vous mettiez immédiatement votre
châle et votre chapeau et que vous vous prépariez à m'accoinpagner.
TOINON.
Où cela, mon père?
BABOLIN, avec emphose.
Chez un avoué, mademoiselle!... Je veux apprendre, à M. Paul
qu'entre lui et nous il n'y a plus rien de commun. Un procès, un bon
procès me fera justice des impertinentes prétentions de ce jeune homme.
Ah ! ce monsieur voudrait dépouiller le père et séduire la fille ! ...
TOINON.
Mon père !...
BABOLIN, sévèrement.
Taisez-vous, mademoiselle!... Jusqu'à ce jour, j'avais pu croire que
le jeune homme ne serait pas assez présomptueux pour lutter avec moi ,
222 LE RAT PHILOSOPHE.
et qu'il me céderait de bonne grâce cette maison, que je tiens de l'amitié
de Michonnet...
TOINON, pleurant.
Mais, mon papa, si M. Michonnet a laissé sa maison à tout le
monde, ce n'est pas la faute de M. Paul...
BABOLIN.
Vous êtes une sotte !... M. Paul aimerait à hériter... rien de mieux!
c'est un goût fort répandu que celui des héritages... Qu'il fasse valoir
ses droits... quant aux miens, ils sont constatés en bonne et due forme,
et je vais, aujourd'hui même, dépqser entre les mains d'un avoué le
testament qui les consacre. .11 faut que dès demain le procès soit
entamé!... La clef du secrétaire, mademoiselle, donnez-la-moi!...
(Toinon lui donne la clef en pleurant.) Et pas d'enfantillage!... SéchODS CCS
larmes et habillons-nous, (iisort.)
SCÈNE VII.
TOINON, pu» RONGE-MAILLE et TROTTE-MENU.
TOINON, mettant son chapeau.
Vilain M. Michonnet, va !... Il avait bien besoin de faire deux tes-
taments!...
TROTTE-MENU à Ronge-Maitie.
Je crois, tuteur, que c'est- le moment d'exprimer clairement votre
volonté... le père Babolin n'a pas l'air de la deviner du tout.
RONGE-MAILLE.
Sois paisible, petit pupille, sois paisible...
SCÈNE VIII.
TOINON, BABOLIN.
BABOLIN, furieux.
Ah Çà! il y a donC des RatS ici ?... (Trotte-Menu détale, Ronge-Maille le suit.)
TOINON.
Je crois que oui, mon papa; il y en a toujours eu... Qu'ont-ils
donc fait?
BABOLIN, de môme.
Ce qu'ils ont fait! vous voulez savoir ce qu'ils ont fait?,.. Eh bien !...
( Moment de silence. ) vous ne le saurez pas ! . . .
LE RAT PHILOSOPHE. 223
TOINON.
Comme il vous plaira, mon papa.
i
BABOLIN, se promenant avec agitation.
Qui se serait attendu à cela ? Me voilà bien avec mes droits... Où
sont-ils, maintenant?... C'est M. Paul qui va se moquer de mçi!...
(Il s'arrête comme frappé d'une subite inspiration.) MaiS SÎ je ne disais rien de ma
mésaventure?... si je jouais la clémence? Paul aime ma fille; ma fille
aime Paul... si, comme un bon homme que je suis, je cédais à leurs
vœux? C'est ça qui me ferait honneur et me donnerait l'air d'un père
modèle!... (S'approchant de sa fille, il lui dit d'un ton câlin :) Dis donC , petite
Nonnon, ça te chagrine donc bien de ne pas épouser ton Paul?.;
(Toinon ne répond rien : eiie sanglote.) Nonnon, si , au lieu d'aller chez l'avoué,
nous allions chez le notaire?....
TOINON, pleurant et riant tout à la fois.
Chez le notaire , mon petit papa ?
BABOLIN.
Pour qu'il se hâte de dresser ton contrat de mariage...
TOINON, de même.
Avec qui , mon petit papa ?
BABOLIN.
Avec Paul...
TOINON, sautant au cou de Babolin.
Oh! mon petit papa, mon petit papa, que vous êtes bon!... Je
n'osais pas vous parler franchement,, de peur de vous faire de la peine,
mais je crois que si je n'étais pas devenue la femme de Paul, j'en serais
morte.
BABOLIN.
Diable! diable! il ne faut pas que tu meures... Allons chez le
notaire! dis sortent.)
SCÈNE IX ET DERNIÈRE.
RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
RONGE-MAILLE.
Eh bien! que dis-tu de tout ceci, pupille?
TBOTTE-MENlî.
Je dis, tuteur, que vous êtes un grand sorcier... Mais ce testament
!
22k LE RAT PHILOSOPHE.
de feu Michonnet, qu'est-il devenu, je vous prie? Vous l'avez donc
escamoté?
RONGE-MAILLE.
J'en ai fait mon déjeuner de ce matin! Ainsi, grâce à moi, voilà un
procès qui ne s'entame pas et un mariage qui se conclut!... Tu vois
qu'en dépit de notre iqisère et de notre condition de Rats nous pouvons
encore faire un peu de bien... Mais à quoi penses-tu, je te prie? le voilà
tout rêveur!...
TROTTE-MENU.
Je pense que je viendrai vous voir le lendemain de la noce. Il y aura
de fameux rogatofns, je veux en goûter...
RONGE-MAILLE.
Tu ne songes donc plus à te suicider?
TROTTE-MENU.
Ma foi non, j'ai changé d'idée... Il me semble que, s'il y a beau-
coup de souricières dans ce bas monde, il y a aussi d'excellents morceaux
de fromage dont on ne tâte plus dès qu'on est mort...
RONGE-MAILLE.
Ainsi . tu es de l'avis du vieux proverbe :
Vive la Poule... encore qu'elle ait la. pépie!
Edouard Lemoine.
<=£&£
m4-; ■
LES SOUFFRANCES
D'UN SCARABÉE
iolettë, qui est la 'Colombe la plus aimable et
la plus raisonnable du monde, portait l'autre jour
une jolie épingle à sa collerette. Un Hibou philo-
sophe et Oiseau de lettres lui en fit compliment.
« C'est, répondit Violette, un cadeau de ma
marraine la Pie voleuse. Cela représente un Insecte
sur une feuille de pivoine. Au moyen.de ce talis-
man, on â toujours son bon sens; on voit les
choses comme elles sont, et non pas à travers les besicles de la mode. »
Le Hibou s'approcha pour examiner ce beau joyau, et comme la
Colombe vit bien que le cou blanc sur lequel il était posé empêchait le
philosophe de regarder avec toute l'attention qu'il fallait , elle détacha
1 épingle et la lui donna.
a Je vous- la rendrai demain, » dit l'Oiseau nocturne. L'Insecte me
racontera son histoire, et je saurai par lui pourquoi vous êtes si char-
mante et si sage.
En effet, lorsqu'il fut rentré chez lui, le Hibou mit l'épingle sur sa
table, et aussitôt la petite Bête marcha sur la feuille de pivoine. C'était
un Scarabée, vert qui gavait la mine d'un honnête garçon d'Insecte. Il
passa une patte sur ses yeux, étendit une aile et puis l'autre; il tourna
son nez pointu vers le philosophe d'un air intelligent et amical, et
consentit à lui raconter son histoire en ces termes :
29
226 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
Je suis né sur les bords de la Seine, dans un grand jardin qui a
reçu son nom d'un temple consacré à la déesse Isis. Il y avait longtemps
que les Charançons fossoyeurs avaient mis en terre mes parents , lorsque
le sentiment de l'existence me vint à l'ombre d'une Mimosa pigra > la
sensitive paresseuse , dont le soie fut mon premier aliment. Une excel-
lente Jardinière m'avait recueilli chez elle. Tandis qu'elle s'en allait aux
champs sur ses longues pattes, j'ouvrais mes ailes, et je m'envolais bien
loin dans les prés. Mes compagnons étaient des Bêtes simples. Je n'en-
Un Hibou philosophe et Oiseau de lettres.
trais que dans des fleurs sans culture. On me traitait en ami chez les
coquelicots, où régnaient la franchise et le laisser aller. Comme j'étais
déjà grand garçon, je cherchais les roses buissonnières, et je poursui-
vais les Abeilles laborieuses, qui abandonnaient un moment leurs
méïiages pour rire avec moi. Hélas ! ce beau temps a passé comme un
rêve ! Le besoin de l'inconnu me dévora bientôt et me fit prendre en
dégoût les mœurs paisibles de la campagne.
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE." 227
L'envie me vint de faire tirer mon horoscope par un Animal savant.
11 y avait dans le pays un Capricorne qui passait pour sorcier et qui
habitait un endroit sauvage. Malgré les cris et l'effroi de la bonne Jar-
dinière, je me fis conduire dans la retraite de ce magicien. Le. Capri-
corne portait une robe rouge couverte de signes cabalistiques. Il me
reçut poliment, et, après avoir décrit des courbes bizarres avec ses
antennes, il s'écria en regardant le creux de ma patte :
« Oh ! ohl voilà un Animal qui a de la race. Est-ce que nous serions
échappé d'une ancienne collection? Que diable viens-tu faire dans ce
jardin ? Tu n'y seras pas à la noce, mon ami.
— Monsieur le Capricorne, répondis-je, si je suis une bête de génie,
vous pouvez me l'apprendre ; cela ne me fera pas de peine. Si je dois
jouer un rôle considérable dans le monde, je suis prêt à m'y -résigner.
— Voyez-vous cela ! reprit le sorcier ironiquement. Tu serais volon-
tiers un don Juan Papillon; tu consentirais à goûter de l'ambroisie des
dieux, sauf à payer ce régal par les souffrances de Tantale; tu déro-
berais le feu céleste comme Prométhée, au risque d'être mangé par un
Vautour ! Tu n'es pas dégoûté ! Mais rassure-toi ; il n'est pas besoin de
tout cela pour être mal à Taise dans le printemps où nous vivons. Tu
n'es qu'un bon Insecte qui porte en lui la simple flamme du sens com-
mun. C'est bien suffisant. Ah! tu t'avises de vouloir distinguer le vrai
du faux et l'or du clinquant ! tu refuses absolument de croire que les
vessies sont des lanternes ! Eh bien , mon garçon , tu feras de la belle
besogne dans ce pays-ci ! Va, ton sort est inévitable : ta vie ne sera
qu'une attaque de nerfs. »
Je me retirai un peu déconfit par le pronostic du Capricorne, mais
toujours brûlant du désir de me lancer au milieiï du vaste jardin d'Isis,
où des milliers d'Insectes fourmillaient et se heurtaient dans un air
empoisonné. Un jour que je cherchais à ramener le calme dans mon
esprit, je me promenais dans les solitudes d'un potager, lorsque je fis la
rencontre d'un vénérable Rhinocéros qui méditait sous l'ombre épaisse
d'une laitue. Je le priai humblement de me donner de ces avis fleuris
et précieux que Mentor prodiguait au jeune Télémaque du temps de
madame de Maintenon. .
« Volontiers, me dit-il : vous avez des devoirs à remplir et des
droits à exercer. Il faut devenir un Scarabée policé. Voyez-vous,
là-bas, toutes ces fleurs de luxe? Demandez qu'on vous y introduise,
et vous serez admis dans la bonne compagnie. Le jargon en est facile.
228
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
Vous ferez quelques contorsions de politesse, devant la maîtresse du
logis. Quand vous aurez prêté une oreille attentive aux balivernes qu'on
~0 >••
Monsieur le Sorcier, si je suis une Bote de gé.iio, vous pouvez me l'apprendre;
cela ne me fera pas de peine.
voudra bien vous dire , on vous régalera d'un peu d'eau chaude, et vous
pourrez faire la cour aux Demoiselles. Ayez soin de vous tenir au cou-
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 229
rant des nouvelles et -des méchants propos qu'on débite les uns contre
les autres. Il ne s'agit pas de se divertir, mais de paraître content; ni
d'être amoureux; mais d'en avoir quelquefois l'apparence. Il n'est pas
question d'avoir des opinions, des sentiments, des goûts ou des passions,
mais d'offrir à peu près le semblant d'un Insecte qui pourrait dans le
fond penser ou sentir quelque chose. Ne vous laissez pas voler votre
bien, et prenez garde à qui vous donnez votre cœur, car on vous
trompera le plus civilement du monde. Voilà pour l'article de vos
plaisirs. Vos devoirs sont aisés à comprendre. Cinq ou six fois dans
Tannée seulement, vous serez invité à vous déguiser militairement et à
faire pendant vingt-quatre heures ce qu'il passera par la tête à des
Frelons de vous commander.
— Cinq ou six fois l'an ! m'écriai-je : mais c'est un énorme impôt !
— La patrie l'exige. Vous êtes averti : allez maintenant, et jouissez
de vos privilèges. »
A cette peinture noire de ce qui m'attendait à mes débuts, un Sca-
rabée moins vert et moins intrépide que moi aurait bien pu s'effrayer.
La fougue de la jeunesse me réconforta. Je considérai le Rhinocéros
comme un vieux Misentome cornu et désabusé dont il ne fallait pas
prendre les avis chagrins au pied de la lettre. J'écartai de son discours
tout ce qui me semblait menaçant , pour me souvenir de ce qui flattait
mon imagination. Des amis me promirent de satisfaire mon désir d'être
admis dans cette société délicieuse où l'on buvait de l'eau chaude en
causant avec les Demoiselles. Je me liai intimement avec un Hanneton
fort répandu dans le monde, et qui voulut bien me servir de guide.
« Venez avec moi, me dit-il un jour. Les arts et la bonne compagnie
vous réclament. Je vous mènerai au théâtre et dans les réunions choi-
sies. Venez , venez : je vous promets une soirée agréable. »
Après avoir compté nos écus , nous partîmes ensemble à tire-d'aile.
« Aimez-vous la musique? me- demanda le Hanneton tout en vol-
tigeant.
— Oui-da ! il y avait dans le jardin où je suis né des Fauvettes
d'iiue grande force.
* — Nous avons à vous offrir mieux que cela; je vais vous conduire
dans une Académie : ce sera bien le diable si nous n'y entendons pas
de bonnes choses. »
Mon compagnon rajusta ses antennes et redressa son col noir pour
se présenter à l'entrée d'une vaste fleur d'acanthe. Un Cloporte lui
230
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
passa deux billets par un petit trou, et nous nous élançâmes dans la
salle. La réunion était d'un aspect agréable. Des Paons du jour placés
aux avant-scènes, les moustaches cirées, les manchettes retroussées,
lorgnaient avec cet air nonchalant que donnent le raffinement de
l'esprit et l'habitude des plaisirs recherchés. Des Guêpes élancées , des
Demoiselles à pattes fines, formaient des groupes charmants. Quelques
innocents Pucerons sortaient leurs têtes carrées par les lucarnes du
paradis. Les Mouches noires, arbitres du bon goût, se tenaient en
silence au parterre. Tout ce monde paraissait jeune*, poli et connais-
seur.
« Ce public, dis-je à mon guide, a une mine qui me revient. Il
est beau de voir la jeunesse accourir avec cet empressement dans
une Académie.
<SJ
— Ne vous trompez pas sur le mot, répondit le Hanneton. Les-
Paons du jour viennent ici pour les Sauterelles du théâtre, qui cachent
avec soin leurs fémurs sous une gfcze transparente. Les Guêpes vien—
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 231
nent pour chercher fortune et les Demoiselles pour se montrer; mais
on fait tout cela en écoutant le meilleur chant du monde. Chut!
voici la première Cigale qui commence son grand air, »
J'ouvris mes oreilles à deux battants. La première Cigale, vêtue
avec luxe, poussait des cris dramatiques dans un beau jardin de
papier peint. L'orchestre accompagnait comme s'il eût assisté aux
débuts de Stentor, cette basse-taille vantée des anciens, et pourtant
la prodigieuse Cigale trouvait encore moyen de le surpasser et de
me perforer le tympan. Il eût été malhonnête de ne pas écouter
lorsqu'on faisait tant de bruit pour me divertir. Le morceau char-
mant était d'ailleurs cette cavatine qui se trouve en tête de tous les
opéras nouveaux et qui a la vogue depuis nombre d'années. Impos-
sible de ne pas être satisfait. Pour nous reposer du vacarme aigu
de cette cavatine, par un ingénieux contraste, on introduisit sur la
scène trois cents Grillons qui entonnèrent un chœur à faire crouler
la salle, et le rideau tomba en attendant de nouvelles merveilles.
Après le tour des Cigales vint celui des Sauterelles. Autant les
premières s'étaient évertuées à crier de tous leurs poumons, autant
les autres s'essoufflèrent à gigoter de toute la vigueur de leurs jarrets.
Apparemment, elles savaient exprimer quantité de choses avec leurs
pattes, car mon compagnon me traduisait ces signes dans le langage
vulgaire ; sans lui je n'y aurais pas su démêler autre chose que des
gambades. Ce spectacle, d'ailleurs, était fort gracieux et j'y prenais un
plaisir extrême ; mais tout à coup les jolies Sauterelles s'envolèrent et
le tapage recommença plus fort qu'auparavant. Je fus pris d'une telle
migraine que je ne .pus résister au désir de m'élancer dehors , dans la
nuit orageuse.
« Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis, dis-je au Hanneton
mondain, quand j'eus respiré quelques bouffées d'air. Je vous avais
demandé des chansons et je n'ai encore entendu qu'un brillant vacarme.
Menez-moi, je vous prie, dans un endroit où l'on ne fasse pas de la
musique à grand renfort d'épées et de flambeaux.
— J'ai votre affaire, répondit mon compagnon; suivez-moi, je vais
vous conduire en un lieu choisi oii l'on ne cultive que le bel art de la
musique, dépouillé de tous les accessoires qui pourraient vous en dis-*
traire. Vous y entendrez une Cjgale étrangère, adorable et adorée des
quatre parties du monde. »
En trois coups d'ailes, nous volumes jusqu'aux abords d'une vaste
232 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
tulipe rouge. Le Cloporte de l'entrée nous donna deux billets, et nous
arrivâmes à nos places au moment même où la Cigale a lorable enton-
nait le plus bel air de la pièce. Elle chantait dans une langue inconnue,
la plus douce qu'il soit possible d'imaginer. Cette fois, je fus ravi et
transporté d'aise ; mais quand elle eut fini son morceau , de pauvres
Cri-cris sans voix commencèrent à s'égosiller autour d'elle, en sorte
que mon plaisir en fut gâté.
« D'où vient cela? demandai-je k mon compagnon. Pourquoi tous
les autres rôles de la pièce sont-ils sacrifiés ? Est-ce qu'il n'y a dans cet
établissement.qu'une seule voix et qu'un seul talent ?
— Si fait, me répondit le Hanneton, il y a, au contraire, plusieurs
gosiers incomparables; mais, pour les entendre, il faut revenir demain.
Le jour où la Cigale adorée se montre, on met le premier Grillon" dans
l'armoire, et le jour où chante le premier Grillon, la Cigale adorée reste
dans sa cachette.
— Et pourquoi cette parcimonie de chansons ?
— Pour vous obliger à revenir. Si l'on servait à l'auditoire toutes les
merveilles à la fois, cela coûterait trop cher à l'entrepreneur.
— Mais il en résulte que l'exécution est pleine de 'disparates et d'im-
perfections. Allons ailleurs, et cherchons un endroit où l'on fasse de la
musique sans marchander.
— Je vous ai gardé la meilleure pour la dernière. Je vous avertis
qu'il faut être connaisseur et avoir l'ouïe délicate et exercée pour
goûter ce que vous allez entendre.,
— A force de méditation, j'en comprendrai bien quelques petites
beautés.
— Je n'en répondrais pas. Moi-même, qui suis initié, il y a (les
moments où je perds le fil de mes idées. Il faut savoir trouver le
fin des choses, comme un gourmet découvre la langue de la Carpe,
tandis que le vulgaire s'égare dans les arêtes. Où pensez-vous que
soit le mérite d'un morceau de musique instrumentale?
— Pardieu! comme pour tous les morceaux de musique du monde,
il est dans le choix d'une mélodie agréable, dans les développements
heureux que le compositeur sait lui donner, et dans le travail d'har-
monie dont il l'accompagne.
— J'en étais sûr! vous n'y êtes pps du tout, mon cher Scara-
bée. Ces idées-là sont arriérées de deux siècles au moins. Le charme
dy la musique consiste uniquement aujourd'hui dans la prestesse des
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 233
pattes de l'exécutant, dans la végétation poilue de l'Insecte qui tape
sur l'outil sonore. Le fin de l'harmonie, les délices de la mélodie
sont dans le nez de l'Animal qui remue ses articulations sur l'in-
strument; dans la couleur de ses écailles, dans la manière dont il
courbe les nodus de son épine dorsale à l'entour d'un violoncelle,
dans le roulement de l'œil au fond de son orbite. Nous allons voir
de ces artistes profonds qui donnent à la pensée une forme mys-
tique, et néanmoins très-lucide pour celui qui est initié au langage
chromatique des objets, à la vague harmonie des passions et aux
rhythmes divers de la nature morte.
— Peste! .dis-je en ouvrant de grands yeux, je vois, en effet,
que ces belles affaires pourraient bien n'être pas à ma portée. N'im-
porte : conduisez-moi toujours. Ma curiosité est extrême, et je grille
du désir de connaître ces rhythmes que vous venez de me dire. »
Le Hanneton m'introduisit dans le vaste calice d'un Dalura fasluosa
richement décoré pour un concert instrumental, dans lequel on n'entrait
pas sans payer fort cher. Le public en était plus élégant encore que
celui de l'Académie.
Un cercle de Cantharides à couleurs changeantes murmuraient à
demi-voix. Elles étaient rangées autour d'un ustensile à queue très-per-
fectionné, d'où les prodiges d'harmonie annoncés devaient s'élancer
bientôt sous les doigts d'un Mille-Pattes fameux. Après s'être fait
attendre pendant deux petites heures, les artistes arrivèrent enfin. Le
Scolopendre s'assit devant son instrument. Il promena ses regards sur
l'auditoire , et un silence profond s'établit aussitôt.
Le morceau débuta par trois accords foudroyants qui partaient de la
note la plus basse du clavier jusqu'à la plus haute. Ayant ainsi com-
mandé le sérieux et l'attention par cette entrée imposante, le virtuose
se décida, quoique à regret, à poser ses doigts dans le médium de l'in-
strument. Alors commença un adagio lent et vague, d'une mesure insai-
sissable, et que les fioritures rendaient encore plus confus. Le motif en
était pauvre ; mais qu'importe la misère d'une étoffe, lorsqu'elle est si
chargée de broderies qu'on ne peut plus la voir? Ce n'était d'ailleurs
qu'une introduction pour donner un avant-goût du morceau, et comme
il y avait force roulements de grosses notes, je pensai qu'il ne s'agissait
pas d'un badinage. Cependant ce fut le contraire qui arriva. Le nuage
sombre et mystérieux de l'introduction s'ouvrit bientôt, et de son sein
jaillit un pont-nçuf de ballet, un air de danse tout guilleret qui semblait
30
2'M\
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
relever gaiement sa robe des deux mains pour folâtrer sur l'herbe
courte. Le petit coquin avait paru subitement comme ces bonshommes
qu'on met dans les faux pâtés de carton, et qui sautent au nez de l'im-
I.o mou-eau débuta par trois accords foudroyants qui partaient de la note
la plus basse du clavier jusqu'à la plus haute.
prudent qui découpe. Ce trivial et badin motit avait croupi depuis dix
ans dans les jambes des plus vieilles Sauterelles de l'Opéra, On en était
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 235
•rassasié de toutes les façons, mais l'auditoire, flatté de le reconnaître,
le salua de la tête comme un ancien ami.
A la suite de ce thème anodin, la chaîne sans fin des variations
déroula ses anneaux éternels comme un Serpent à sonnettes. Le Scolo-
pendre jouait son air de danse au fin fond des basses du clavecin avec
une seule patte, tandis que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres
pattes voltigeaient du haut en bas en agréments furieux , et puis le motif
passait à droite et cédait la gauche à la nuée des triples croches. Ces
évolutions se répétèrent indéfiniment, au plaisir toujours croissant de
l'assemblée. Tout à coup il y eut un temps d'arrêt. Le virtuose compta
quelques mesures avec l'air terrible de Thoas s'écriant : « Tremble ! ton
supplice s'apprête ! » Il prit alors son motif innocent par les cheveux ; il
lui arracha un bras, lui coupa une jambe, lui aplatit le visage, le tordit
entre ses doigts au point d'en faire un six-huit d'un simple deux temps
qu'il était de naissance ; puis il le jeta sur l'enclume fumante de son
elavier, et se mit à forger dessus outrageusement avec ses mille pattes.
Celait le finale , ou comme qui dirait le bouquet du feu d'artifice.
Et le Scolopendre forgea de plus fort en plus fort sur le pauvre
motif estropié. Il forgea cinq minutes ; il forgea dix minutes durant.
Et par moments il forgeait si vite, qu'on ne pouvait plus le suivre;
puis il forgeait tout à coup si ' lentement , que l'on restait malgré soi
la bouche ouverte et la patte en l'air à attendre qu'il reprît un train
plus rapide. Et il revenait à ce train rapide peu à peu; et il le
dépassait encore par une vitesse terrible. La mesure devenait ce
qu'elle pouvait au milieu de ces fluctuations. Et à force de voir ce
Scolopendre forger ainsi, les Cantharides commencèrent à marquer
insensiblement le mouvement de la forge par de petits signes de
tête; et puis les signes de tête devinrent plus sensibles; et bientôt
tout le corps marqua la mesure;- et les pieds, les mains, les éven-,
tails des Cantharides, tout forgeait à la fois avec un ensemble qui
témoignait assez le plus haut degré de l'émotion et du plaisir. Les
unes avaient l'œil flamboyant, les autres en coulisse, et d'autres
encore n'en montraient plus que le blanc ; de sorte que ce fut comme
une ivresse générale qui ressemblait à de l'épilepsie. Et comme
j'échappais à la contagion, je rentrai en moi-même au milieu du
bruit et des explosions, tandis que le morceau se terminait par une
interminable pétarade de ces accords auxquels on reconnaît la rare
fécondité des Scolopendres.
236 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
« Oh ! disait une Cantharide à sa voisine, puissance de la musique !
Mon âme, remplie, harcelée, tiraillée, déchirée, a parcouru les sphères
lumineuses du firmament. Elle s'arrête enfin, brisée, éperdue, et
retombe à moitié morte dans cette odieuse vie réelle. Je voudrais
une glace à la vanille.
— Ah! disait une autre Cantharide en se pâmant d'aise, j'ai
monté en quelques minutes l'échelle entière* des passions : l'amour,
la jalousie, le désespoir, la fureur, j'ai tout souffert en un clin
d'œil. Par pitié, de l'air! Ouvrez une fenêtre!
— Eh! murmurait une troisième Cantharide, affreux tyran, har-
monie que j'adore et que je redoute, ne peux-tu laisser en paix tnon
imagination? J'ai vu des bois de citronniers où passaient des Capri-
cornes mouchetés; j'ai vu des convois de Fourmis défiler sous les
arceaux noirs d'une cathédrale ; j'ai vu des prairies verdoyantes où de
jeunes Charpentiers gravaient leurs chiffres sur l'écorce des bouleaux ;
j'ai vu des Blattes qui dévoraient un pain de sucre; j'ai vu des feuil-
lages d'un vert très-sombre dans lesquels s'enfonçait un beau Papillon,
qui se transformait subitement en Araignée pour s'évanouir au fond
d'une caverne obscure.
— Aïe ! hélas ! holà ! criait une Cantharide d'un âge mûr ; quelle
ivresse ! quelles délices ! quel bonheur ! quel génie ! Ce Scolopendre est
immense! »
Je me tournai vers un gros Taon qui me parut avoir du bon sens,
et je lui demandai timidement si ce n'était pas par ignorance que je
n'avais su rien voir de toutes les merveilles qu'on débitait sur le pont-
neûf varié que nous venions d'écouter.
« Imprudent ! répondit le Taon en m'entçaînant dans un coin ; si on
vous entendait, vous seriez déchiré par les Cantharides. Il faut bien
que tous les prodiges dont on parla soient en effet dans cet effroyable
morceau, puisque tout le monde le veut.
— Merci de l'avertissement ! dis-je à ce Taon bienveillant ; mais
est-ce qu'on est forcé de venir entendre ces torrents d'harmonie que les
Mille-Pattes déversent sur leurs contemporains ?
— Il est difficile de s'y soustraire ; cependant on ne peut obliger
• personne à sortir de chez soi. »
Dans ce moment, l'émotion causée par l'effroyable pont-neuf étant
un peu calmée, on réclama le silence pour écouter un Perce-Oreille qui
jouait du violon. C'était encore une introduction nébuleuse suivie d'un
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 237
air de danse. 11 y eut la chaîne sans fin des variations, de sorte que le
Perce-Oreille me parut, à peu de choses près, racler tout ce que le
Mille-Pattes venait de forger tout à l'heure ; mais il n'avait pas le pri-
vilège de troubler l'auditoire au même degré que son rival. Trois ou
quatre Cantharides seulement, et des plus surannées, montrèrent un
peu le blanc de leurs yeux ; encore disait-on que l'une d'elles avait des
motifs particuliers pour être touchée de ce raclement.
La bonne vieille Jardinière qui prit soin de mon enfance m'ayant
enseigné la politesse, je crus de mon devoir d'adresser quelques compli-
ments aux virtuoses. Je m'approchai donc de l'immense Scolopendre,
^t je le félicitai , sans mentir, de la prodigieuse agilité de ses pattes ;
mais il ine regarda de travers, comme si je l'eusse gravement offensé.
« Non, s'écria-t-il avec un sourire plein d'amertume, non, je ne
m'abaisserai plus h ce vil métier de jouer la musique des autres. Non,
je ne veux plus désormais piétiner que sur mes propres élucubrations.
Je ne veux plus estropier que mes propres idées. Un jour viendra où je
prouverai à l'univers consterné que, si j'ai des pattes, je possède aussi
une cervelle plus vaste que celle des Insectes chanteurs les plus accré-
dités. Un jour viendra où tout ce qui sait crier dans la nature, fredon-
nera mes chansons, où trois cents Grillons réunis feront monter vers le
ciel un pont-neuf entièrement de mon invention, quand je devrais, pour
atteindre ce but grandiose et lumineux, me changer de- Mille-Pattes en
Chenille, de Chenille en Larve, et de Larve en Bourdon. Jusque-là,
qu'on ne me parle phis ni d'ovations ni de gloire. Ainsi , monsieur le
Scarabée, vous pouvez rengainer vos compliments.
— Ne vous fâchez pas, répondis-je en m' inclinant ; puisque vous
l'exigez, je rengaine. »
Le Hanneton triomphant s'était approché de moi.
« J'espère, me diWil, que voilà une douce soirée !
— Surprenante, en vérité, répondis-je. C'est assez pour un jour;
allons dormir là-dessus. »
Le lendemain mon guide me fit comprendre qu'il était nécessaire de
visiter plusieurs Sphinx tête-de-mort qui regardaient la nature du haut
de leur belvédère, et tâchaient d'en imiter les formes et les couleurs. La
plupart de ces infortunés n'avaient plus que des tronçons à leurs épaules,
pour avoir entrepris trop jeunes de voler de leurs propres ailes. Ils se
traînaient à l'aveugle, comme s'ils eussent encore vécu à l'état. de nym-
phes, et ne savaient quelle route suivre, faute d'avoir été mis dès leur
238
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
enfance dans le droit chemin. Le premier de ces Sphinx que nous visi-
tâmes nous parla fort bien dô son métier.
« On ne fait rien de bien sans art , disait-il , et il n'y a point d'art
sans règles. Il faut donc suivre les préceptes des maîtres. Nulle compo-
sition ne saurait être heureuse sans l'ordre et la régularité. Nous devons
reproduire de belles images , choisir dans la nature ce qui flatte les
yeux et rejeter le grossier ou la laideur. C'est ce que j'ai cherché à faire
dans le tableau que vous allez voir. »
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Et, en parlant ainsi, le Sphinx nous montra une toile qui représen-
tait une bataille de ces Larves que le microscope solaire découvre dans
une goutte d'eau.
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 239
Le second Sphinx nous déroula d'incroyables systèmes qui ressem-
blaient fort aux divagations d'un fou.
« Quand je fais le portrait d'un Insecte, disait-il , je ne m'endors pas
k copier les couleurs que je lui vois. Je cherche une plante qui ait
quelque rapport avec le modèle ; j'imite cette plante, et non pas l'objet
que j'ai sous les yeux. C'est d'après ces idées que j'ai mis sur la toile
le Lépidoptère que voici. »
Je m'attendais à voir une drogue, et il se trouva au contraire que
le Sphinx nous présentait une charmante figure de Religieuse à ailes
grises. Le Hanneton m'apprit que ces contradictions entre le dire et le
faire étaient choses communes en ce temps-ci. Il me conduisit ensuite
dans une réunion de Cochenilles infatuées du rouge ardent, qui étalaient
gauchement leurs couleurs crues sur des feuilles mortes.
« Mes amis, criait une de ces Cochenilles, il n'y eut jamais qu'une
belle époque pour les arts. »
Je me hasardai à dire qu'on avait toujours cité quatre grands siè-
cles, mais que j'accorderais volontiers la prééminence à l'un d'eux sur
les trois autres. Je croyais émettre une banalité pour amener un sujet
quelconque sur le tapis, mais lorsque j'eus prononcé le mot d'antiquité,
une clameur m'apprit que je venais de lâcher une sottise.
« L'antiquité, reprit la Cochenille, c'est une époque d'enfance et de
misère. Les Insectes n'étaient alors que des Chrysalides aveugles.
— Vous donnez donc l'avantage au siècle d'Auguste? »
Un nouveau cri plus ironique que le premier me coupa la parole. "
« Le siècle d'Auguste! qu'est-ce que c'est? Nous ne connaissons pas
le siècle d'Auguste.
— Peut-être avez-vous raison de croire que la renaissance...
— La renaissance est un temps de décadence.
— Excusez-moi, je n'y songeais pas. Le mot l'indique assez : on
comprend que renaître veut dire décroître.
— Sans doute. Cela est clair.
— Reste donc le grand siècle dix-septième. »
A ces mots, un hourra général d'indignation couvrit ma voix.
« Quel est ce Coléoptère iroquois ? s'écrièrent en chœur les Coche-
nilles. Vous avez donc vécu dans un trou ? Apprenez que tout ce qui
est connu, admis, sanctionné par la postérité, nous le méconnaissons.
nous le démolissons, nous le réduisons à zéro. Tout ce qui est, au con-
traire, ignoré, obscur, plongé dans la poussière de l'oubli, nous le net-
j
240 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
toyons, nous le ressuscitons, nous l'exaltons, nous le restaurons du
vernis de notre enthousiasme. Comme on vous le disait donc , il n'y eut
jamais qu'une belle et grande époque ; elle a duré vingt ans et trois
mois; ce fut vers l'an 1021, et chez les Sarrasins, du temps d'Àver-
rhoès. Les arts ont extrêmement fleuri alors dans un petit bourg de
l'Afrique orientale. En comparaison de cette époque-là , il n'y avait rien
qui vaille dans les quatre siècles qu'on cite éternellement. »
Je me penchai vers mon guide.
« Allons voir d'autres Animaux, lui dis-je à l'oreille.
— Bien volontiers. »
Le Hanneton prit son vol à travers le jardin, et me conduisit
dans un endroit que je ne connaissais pas. Son nom lui venait d'une
ancienne chaussée sur laquelle on l'avait établi. Mon compagnon entra
dans une belle tulipe richement tendue a l'intérieur, où j'aperçus
une foule d'Insectes variés.
(( Vous voyez , me dit le Hanneton , toute la race entomique. Il y a
des Paons, des Amiraux, des Maréchaux, des Princes, des Comtes, des
Caniculaires, des Pouparts, des Satyres, voire même des Vulcains et des
Argus. »
Vous savez que, nous autres Scarabées, nous descendons d'une race
d'Insectes égyptiens habitués de longue main à déchiffrer les hiéro-
glyphes de la physionomie et à lire couramment l'almanach du visage.
Je compris tout de suite que dans cette société brillante les femelles
rangées en cercle et parées de leurs plus beaux atours ne songeaient
qu'à se toiser entre elles des pieds à la tête. On voyait que chacune
d'elles épluchait avec soin la toilette de ses voisines. Pendant ce
temps-là, les mâles, dressés sur leurs ergots, se tenaient à distance.
« Mais, dis-je à mon compagnon, cette société choisie n'a point
du tout l'air de s'amuser. Je ne voudrais pourtant pas juger légèrement
un si beau monde ; écoutons donc un peu ce qu'on y chuchote tout
bas. »
De jeunes Pouparts bien frisés, tirés à quatre épingles, parlaient
entre eux de leur chasse, de leurs dîners et de leurs gageures, toutes
choses dont ils auraient pu s'entretenir aussi bien partout ailleurs, à
moins de frais. Deux Belles-Dames jasaient ensemble à l'abri de leurs
éventails. Je me glissai derrière elles pour les écouter. Quelle fut ma
surprise quand je les entendis se servir d'expressions familières aux
Insectes les plus méprisables! Elles ne parlaient, d'ailleurs, que des
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 241
moyens d'extirper de la poche de leurs maris le plus d'argent possible.
Mes antennes se dressèrent d'horreur sur ma tête.
« Oh! oh! dis-je à mon compagnon; voilà donc ce que vous
appelez les plaisirs du monde ! Dans le modeste champ où je suis né
les choses ne se passent point ainsi. Quand une simple jardinière met
sa toilette du dimanche, c'est pour tâcher de plaire à quelque jardinier;
les mâles ne vont point d'un côté et les femelles de l'autre. Si l'on y
, offense la grammaire, c'est sans le vouloir, et l'on ne cherche pas à
imiter le langage des Punaises.
— Que voulez-vous ? me répondit le Hanneton ; la mode est un
tyran qui gouverne le langage tout comme la toilette , et il faut bien lui
obéir.
— Mais, repris-je, si l'on ne songe qu'à se parer, si l'on met sur sa
personne tout ce qu'on possède, comment vont le ménage, la maison?...
— La maison ! le ménage ! interrompit mon guide en ricanant ; fi
donc ! cela était bon pour nos grand'mères.
— Et le budget? et ces deux fameux bouts de l'année qu'il est si
important, pour le bonr ordre, de savoir joindre ensemble?
— Gela ne vous regarde pas , ni moi non plus. »
Deux Insectes assez laids devisaient ensemble dans un coin.
<( Qui sont ces êtres-là? demandai-je au Hanneton.
— Ce sont, me dit-il, des Fourmis-Lions de finance. Leurs
mœurs sont bizarres. Ils s'assemblent le matin dans un temple con-
sacré à leurs exercices, et là ils creusent des trémies souterraines
sous les pas les uns des autres, ce qui rend le terrain de ce temple
mouvant et dangereux. Les maladroits et les innocents trébuchent
dans ces trémies, où ils sont à l'instant dévorés. Quand le Fourmi-
Lion a sucé quelque bonne proie dans la journée, il se pavane
volontiers le soir. Sa femelle est une Libellule dorée fort couverte
de bijoux. »
Je laissai les Fourmis-Lions parler ensemble de leurs trémies, et
, j'écoutai de préférence le chuchotement des Libellules.
« Ma chère amie, disait l'une d'elles, jvous avez un jeune Cousin
chanteur qui voltige autour de vous, sur lequel nous pourrions jaser
si nous le voulions. H fera l'un de ces jours une morsure au front
de votre vieux Vulcain.
— Bah ! comment voulez-vous que nous nous entendions ? Nous
n'avons pas les mêmes goûts. Il me querelle quand je mange des
31
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
pastilles pendant qu'on joue des sonates ou des quatuors de Haydn
ou de Mozart/ Ce n'est pas ainsi qu'il s'emparera de mon cœur.
Mais, ma chère amie, nous aurions bien plutôt à jaser sur ce vieux
Grand-Paon qui vous conte des douceurs.
— J'avoue que j'ai un faible pour lui. Sa position lui donne
droit à des loges dans les théâtres. N'est-ce pas éblouissant? Rien
ne frappe mon imagination comme de voir toujours ce Grand-Paon
aux places les meilleures. Quand je pense qu'il pourrait, dans une
seule soirée, aller à tous les spectacles, sans payer!...
— En effet, dit une autre Libellule, c'est une chose qui séduit.
Chacun a son point vulnérable comme le talon d'Achille. Pour moi, ce
qui me touche le plus, c'est de voir un jeune Corydon ouvrir ses ailes
et arriver le premier au clocher, par-dessus les fossés et les haies.
— Vous êtes faciles à émouvoir, s'écria une Libellule qui passait
pour un dragon de vertu. On ne me plairait pas à si peu de frais.
Non-seulement j'exigerais qu'on fût toujours aux meilleures places et
qu'on volât vers le clocher avant les autres, mais il faudrait encore
deviner, pour ainsi dire, les modes, ne pas manquer de se trouver
aux eaux dans la saison des bains, et ne pas s'aviser d'aller aux
Pyrénées quand il est de rigueur d'être à Bade. Il faudrait encore
manger des cerises au mois de janvier, enfermer ses extrémités dans
quelque chose de si étroit, qu'on ne puisse plus marcher, et pos-
séder en6n au superlatif ce qu'on appelle le genre.
— Ah ! disait en soupirant une Libellule avariée , j'ai connu un
jeune Gazé discret et tendre qui savait tout cela sur le bout de sa
patte. Il était à la fois bijoutier, connaisseur en étoffes, confiseur
étonnant et parfait maquignon. Je ne sais pas d'où il tirait ses
dragées au chocolat, mais je n'ai jamais retrouvé les pareilles, et
quand il parlait chevaux, c'était à en perdre la tête. »
Les avis chagrins du vieux Rhinocéros me revinrent à l'esprit,
et je commençais à comprendre qu'ils n'avaient rien d'exagéré.
Cependant une discussion assez vive, qui s'était établie entre deux.
Cerfs -Volants, attira l'attention des voisins, et bientôt la conversation
devint générale. On s'anima sans dépasser toutefois les bornes pres-
crites par la civilité. La controverse fut âpre et dura longtemps. Vers
onze heures un quart, les questions étant éclaircies, grâce aux aperçus
ingénieux et aux connaissances profondes des Insectes les plus savants,
il fut bien démontré, de façon à n'en pouvoir douter :
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE. 2fc3
i° Que le thé vert agite plus les nerfs que le thé noir;
2* Que. l'amour- propre est le mobile de la plupart des actions
des Animaux ;
3° Que la côte de Saint-Denis est k peu près aussi rude* à
monter que celle de Clichy ;
4° Qu'il fait plus cher vivre en Angleterre qu'en France;
5° Qu'il vaut mieux être riche que pauvre ;
6° Que l'amitié est un sentiment moins vif que l'amour.
Cette dernière question fut abandonnée comme trop ardue, à la
réclamation des Éphémères de la compagnie. Un Bernard-J'Ermite
la nota sur son calepin, pour la méditer à loisir dans le silence
de la retraite.
Je pris le Hanneton par le coude.
« Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen, lui dis-je, dans tout ce
grand jardin, de trouver un endroit où l'on voulût bien causer sans
' prétention de quelque chose d'intéressant ?
— Si fait, répondit-il en se grattant la tête d'un air embar-
rassé. Suivez-moi': nous allons vous chercher cela. »
Nous nous envolâmes bien loin dans la nuit sombre. Le Han-
neton faisait beaucoup de circuits, et je voyais qu'il ne savait trop
par où se diriger.
d Je ne vous offre pas* disait-il, de vous mener là- bas dans
ce marais désert où Vxm vit isolé comme, des Rats d'eau. Nous
aurons plus de chance de nous amuser en passant la rivière. Il y a
sur l'autre rive des lis où je puis vous introduire. C'est là vraiment
qu'existe le savoir-vivre. On ne médit pas les uns des autres, parce
qu'il faudrait insérer m dans de vilaines phrases des noms qu'on res-
pecte. Ceux qui n'ont pas de bienveillance feignent obligeamment
d'en avoir, parce qu'il ne serait pas digne d'eux de parler autre-
ment.
— Vous me faites une peinture fort attrayante. Mais a-t-on de
la gaieté dans ce monde-là?
— Dans le pays des lis, on est plus triste qu'ailleurs, pour des
misons qu'il serait trop long de vous donner.
— Diable! ce n'est pas mon compte. »
Je commençais à m'ennuyer du Hanneton et de ces voyages
inutiles. Je profitai de l'obscurité de la nuit pour planter là mon
guide au détour d'une allée. Une bonne étoile qui brillait au ciel
244 LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
me dirigea comme par hasard au troisième étage d'une rose tré-
mière, et j'y trouvai enfin ce que je cherchais depuis si longtemps :
une honnête famille de Bêtes à bon Dieu établie dans un local
simple et commode; de bonnet gens d'Insectes sans morgue, ayant
l'envie de se divertir décernaient et sans étalage. La conversation fut
animée par une gaieté cordiale, après quoi nous mangeâmes un petit
souper dont la bonne humeur fit les frais. Je pris place entre deux
jeunes hôtesses qui avaient l'œil éveillé, l'oreille fine, de l'intelli-
gence, de la grâce et le rire à la bouche.
Ici le Scarabée se tut et remonta sur sa feuille de pivoine.
« Votre récit ne peut pas finir là, monsieur le Scarabée, lui
dit le Hibou.
— C'est vrai, monsieur le Philosophe, reprit l'Insecte, j'oubliais
la fin de mon histoire. Depuis l'heureux jour où je me séparai du
Hanneton, il ne m'arriva plus qu'une seule fois d'avoir un grand
mal de nerfs. Cela me prit un matin que le vent déposa chez moi
une feuille volante à mon adresse, sur laquelle étaient écrits ces
mots : « Un tel jour, à telle heure, vous vous rendrez dans un
chardon, en vous affublant militairement, pour monter la garde au
poste qui vous sera désigné. » Il fallait obéir sous peine d'être mis
en prison. Je me déguisai en Bête guerrière, moi qui suis pacifique
par état, pour me joindre à d'autres Bêtes aussi paisibles que moi,
mais qui singeaient les Frelons guerroyeurs, sous prétexte de sauver
la patrie, les jours où la patrie ne courait aucun risque. Des Calan-
dres à collets rouges, Insectes peu guerriers, qui vivent les uns dans
les tonnes de pruneaux, les autres dans les meubles ou les chantiers
de bois, avaient quitté leurs retraites pour s'assembler dans un trou
malsain. Leur innocent délassement consistait à se croire des héros
pendant vingt-quatre heures, puis ils retournaient à leurs tonneaux
ou à leurs chantiers. Je ne vous répéterai point les lazzis qui se
débitaient dans cet endroit. Après un jour et une nuit d'agacements
et d'impatience, je quittai enfin les Charançons à collets rouges. Je
fus rendu à la liberté avec un rhume et un mal de dents qui
m'avaient admirablement préparé à la victoire. Je me plongeai dans
]e sein d'un pavot, où j'avalai à longs traits l'opium de la mélan-
colie. Le sommeil me remit un peu de mes ennuis, et je songeais
à reprendre mon vol à travers le jardin, lorsque la voix d'une Pie
voleuse me fit tressaillir. Un bec de fer me saisit par le milieu du
LES SOUFFRANCES D'UN SCARABEE.
245
corps. La Pie était une vieille collectionniste, et, de plus, une sor-
cière. Elle s'écria en me regardant :
« Pardieu ! voilk un petit Scarabée que je veux donner à ma
Lear innocent délassement consistait à se croire des héros
pendant vingt-quatre heures.
filleule. Je le poserai au milieu d'une feuille de pivoine, et ce sera
un joli bijou sur le cou blanc d'une Colombe. Avec quelques paroles
sacramentelles, nous en ferons un talisman qui préservera de l'en-
gouement et du ridicule des modes.
— Et comment vous êtes-vous tiré de ce mauvais pas? dit le
Hibou en riant.
246 ' LES SOUFFRANCES D'UN SCARABÉE.
— Vous savez que nous autres Scarabées nous avons reçu du
Ciel la faculté précieuse de faire semblant d'être morts. Quand le
danger approche ,* nous rentrons nos pattes et nos antennes ; nous,
nous laissons choir sur le dos, et nous restons sourds et immobiles,
nous fiant à la solidité de nos écailles. Je jouai mon jeu selon mes
instincts, et je ne bougeai plus. La Pie sorcière exécuta ce qu'elle
venait de dire. Je me laissai poser sur la feuille de pivoine et attacher
au cou de la Colombe Violette. Ce cou était blanc et gracieusement
arrondi; je m'y trouve bien, et je n'en bouge plus. J'entends les petits
propos de Violette. Elle est sage, belle et douce. Je me suis pris
d'amitié pour elle, et je crois que je lui porte bonheur.
— Mais, monsieur le Scarabée, il y a un endroit de votre récit
qui est demeuré obscur dans ma pensée. Vous avez interrompu le fil de
l'histoire au passage le plus intéressant. Vous n'êtes point arrivé à votre
âge sans avoir eu quelque amourette, et je soupçonne votre cœur de
s'être éveillé auprès de ces jeunes hôtesses qui avaient l'oreille fine et le
rire à la bouche. Contentez un peu ma curiosité. »
Le Scarabée vert regarda le Hibou philosophe d'un air narquois ; il
lui montra les cornes avec ses antennes, et grimpa sur sa feuille de
pivoine à reculons; puis il rentra ses pattes, et fit le mort obstinément,
sans vouloir en dire plus long. Le Hibou chaussa ses lunettes pour
examiner l'Insecte de plus près. II reconnut que c'était une émeraude
montée sur une feuille d'or èmaillé. Le soleil commençait à paraître.
Une envie de dormir irrésistible s'empara de l'Oiseau nocturne; il
enfonça son bonnet de jour sur ses yeux , et s'endormit. À son réveil,
il crut avoir rêvé ce que le Scarabée iui avait dit ; et. en rendant
l'épingle à Violette, il Jui conta l'histoire du bijou transformé comme si
elle eût été de sa composition.
Paul de Musset.
UN RENARD
PRIS AU PIÈGE
• }*■«-£.
et te anecdote a été trouvée dans les papiers d'un
Orang-Outang, membre de plusieurs Académies.
« Non! décidément non! m'écriai-je, il ne
sera pas dit que j'aie pris pour héros de ma fan-
taisie un Animal que je méprise et que je déteste,
une Bête lâche et vorace dont le nom est devenu synonyme d'astuce et
de fourberie, un Renard, enfin! »
— Vous avez tort, interrompit alors quelqu'un dont j'avais complè-
tement oublié la présence.
Il faut vous dire que mes heures de solitude recèlent un être fainéant,
dune espèce qui n'a jamais été décrite par aucun naturaliste, peu occupé
à mon service, et qui, dans ce moment-là, pour faire quelque chose,
faisait semblant de remettre à un niveau encore plus exact les livres
symétriquement rangés de ma bibliothèque.
La postérité s'étonnera peut-être d'apprendre que j'avais une biblio-
thèque, mais elle aura d'ailleurs à s'étonner de tant de choses, que
j'espère qu'elle ne s'occupera de cela qu'à ses moments perdus, s'il lui
en reste.
L'être qui m'interpellait ainsi se serait peut-être appelé autrefois un
génie familier; mais par le temps qui court, bien que les génies ne
2i8
UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
soient pas rares, ils n'ont garde d'être familiers, et nous chercherons
un autre nom à celui-ci, si vous voulez bien le permettre.
« Ma foi ! vous avez tort, répéta-t-il.
i
m ;
— Comment! repris-je avec indignation, l'amour du paradoxe, qu'on
vous a si souvent reproché, vous en traînerait-il jusqu'à défendre cette
race maudite et corrompue? Ne comprenez-vous pas ma répugnance,
ne partagez-vous pas mon antipathie ?
— Je crois, voyez-vous, dit Breloque (appelons-le Breloque), en
s'accoudant sur la table avec un certain air doctoral qui ne lui allait pas
mal, que les mauvaises réputations s'usurpent comme les bonnes, et
que l'espèce dont il est question, ou du moins un exemplaire de cette
espèce, avec lequel j'ai été intimement lié, est victime d'une erreur de
ce genre.
— Alors, dis-je, c'est donc d'après votre propre expérience que
vous parlez?
— Comme vous dites, monsieur, et si je ne craignais de vous faire
perdre un temps précieux, j'essayerais de vous raconter simplement
comment la chose arriva.
— Je veux bien ; mais qu'en résultera-t-il ?
— Il n'en résultera rien.
— A la bonne heure! Prenez ce fauteuil, et, si je m'endors pendant
votre récit, ne vous interrompez pas, je vous en prie, cela me réveil-
lerait. »
Après avoir pris du tabac dans ma tabatière, Brejoque commença
ainsi :
UN RENARD PRIS AU PIEGE.
2&9
« Vous n'ignorez pas, monsieur, que, malgré l'affection qui m'at-
' tache à votre personne, je ne me suis pas soumis à un esclavage qui
nous gênerait tous les deux, et que j'ai mes heures de loisir, où je
puis penser à toutes sortes de choses, comme vous avez les vôtres
où vous pouvez ne penser à rien. Or, j'ai bien des manières de passer
mon temps. Avez-vous quelquefois péché à la ligne?
— Oui, répondis-je. C'est-à-dire que je suis allé souvent, dans un
costume approprié à la circonstance, m'asseoir au bord de l'eau depuis
le lever du soleil jusqu'au soir. J'avais une ligne superbe montée en
argent avec le luxe d'une arme orientale ; seulement elle était plus
innocente. Hélas! j'ai passé là de douces heures, et j'y ai fait de bien
mauvais vers, mais je n'y ai jamais pris de Poisson.
— Le Poisson, monsieur, est une chose d'imagination qui n'a aucun
rapport avec le bonheur qu'éprouve le véritable pêcheur à la ligne. Peu
de personnes comprennent les charmes de cette préoccupation singulière
qui balance doucement, et sans la moindre impatience, là même espé-
rance vague, la même eau transparente, la même vie oisive, mais non
désœuvrée, pendant des années sans nombre, car il n'y a pas de
raison pour «qu'un pêcheur à la ligne meure. »
Je fis un. signe d'assentiment.
« Peu de personnes comprennent cela pourtant, reprit-il, car, sur
32
250
UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
une multitude de gens qui se livrent à cet exercice, il y en a un grand
nombre qui tiennent une ligne comme ils tiendraient autre chose, et
qui "ne pensent pas plus à ce qu'ils font que s'il s'agissait d'un livre ou
d'un tableau. Ces gens- là, monsieur," gâtent les plus belles choses, et
remarquez qu'ils se sont horriblement multipliés depuis quelque temps.
— C'est vrai, » répondis -je.
Breloque n'était pas accoutumera me voir entrer aussi complètement
dans ses idées. Il en fut flatté.
« Monsieur, dit-il avec un son de voix où perçait le contente-
ment de soi-même, j'ai réfléchi sur bien des choses, quoique je- n'en
aie pas l'air ; il ne me serait pas malaisé d'acquérir une grande
réputation, si j'écrivais toutes les idées saugrenues qui me passent
par la tête, et celle-là ne serait pas usurpée.
— A propos de réputation usurpée, voyons donc l'histoire de
votre Renard. Vous abusez de la permission que je vous ai donnée
de m'ennuyer avec celle-là, pour m'ennuyer avec une autre; cela
n'est pas loyal.
— Tput ceci, monsieur, n'est qu'un détour fort subtil qui va nous
reconduire à l'endroit d'où nous sommes partis. Je suis maintenant
tout à vous, et je ne me permettrai plus de vous adresser qu'une
seule question. Que dites-vous de la chasse aux Papillons?
UN RENARD PRIS AU PIÉGEL
251
t^rf * J '.W** B£i
, . . u
— Mais, malheureux! vous parlerez donc de tous les Animaux
qui peuplent la terre et les mers, excepté de celui qui m'occupe?
Vous oubliez son horrible caractère; vous ne le devinez pas, le*
traître, sous le masque hypocrite qui le cache, séducteur de pauvres
Poulettes, dupeur de sots Corbeaux, étourdisseur de Dindons, cro-
queur de Pigeons écervelés; il épie une victime, il la lui faut, il
l'attend. Vous lui faites perdre son temps, à cette Bête,1 et à moi
aussi.
— Que de calomnies! reprit-il d'un air résigné; enfin, j'espère
252 UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
le venger de tous ses ennemis, en vous prouvant qu'un Renard
peut être aussi gauche, aussi stupide, aussi absurde qu'on doU le
désirer, quand l'amour s'en mêle. Pour le moment, j'avais l'honneur
de vous demander votre opinion relativement à la chasse aux Papil-
lons. J'y reviens. »
Je fis tin geste d'impatience auquel il réppndit par un geste sup-
pliant qui me désarma. D'ailleurs, qui ne se laisserait pas séduire
aux prestiges d'une chasse aux Papillons? Ce n'est pas moi. J'eus
l'imprudence de le lui laisser voir.
Breloque, satisfait, prit une seconde fois du tabac, et se coucha à
demi dans son fauteuil.
« Je suis heureux, monsieur, dit-il avec expansion, de vous voir
épris des plaisirs vraiment dignes, vraiment parfaits de ce monde.
Connaissez-vous un être plus heureux et en même temps plus recom-
mahdable pour ses amis et pour ses concitoyens que celui qu'on ren-
contre dès le matin, haletant et joyeux, battant les grandes herbes avec
sa freloche, portant à sa boutonnière une pelote armée de longues
épingles pour piquer adroitement, et sans lui causer la moindre dou-
leur (car il ne s'en est jamais plaint),, l'insecte ailé que le zéphyr
emporte? Pour moi, je n'en connais pas qui m'inspire une confiance
plus entière, avec lequel j'aimasse mieux passer ma vie, qui me soit
plus sympathique en tous points, en un mot que j'estime davantage.
Mais nous n'en sommes pas là -dessus, et je trouve que nous nous
écartons beaucoup de notre sujet.
• — Il me le semble comme à vous, au moins.
— J'y rentre. Or, pour né plus parler du chasseur en général,
puisque décidément cela vous fait de la peine, je me permettrai, en
toute modestie, de vous entretenir de moi en particulier. Un jour que
j'étais emporté par l'ardeur de la chasse, car ce n'est pas ici comme
à la pêche à la ligne, dont nous parlions il n'y a qu'un instant... »
Je me soulevai pour m'en aller, il me fit rasseoir doucement.
« Ne vous impatientez pas, la pêche ne rentre ici que pour une
simple comparaison, ou plutôt pour vous faire remarquer une différence,
La pêche demande l'immobilité la plus parfaite, tandis quç la chasse,
au contraire, exige la plus grande activité. 11 est dangereux de s'ar-
rêter, on peut attraper un refroidissement.
— On ne peut même attraper que cela, murmurai-je avec beau-
coup d'humeur.
UN RENARD PRIS AU PIÈGE. 253
— Gomme je ne pense pas, continua-t-il, que vous attachiez la
moindre prétention au mot que vous venez de dire, et qui n'est pas
neuf, je ne m'interromprai pas davantage. Un jour donc que je m'étais
laissé entraîner à la poursuite d'un merveilleux Apollon, dans les mon-,
tagnes de la Franche-Comté, je m'arrêtai hors d'haleine dans une petite,
clairière où il m'avait conduit. Je pensais qu'il profiterait de ce moment
pour m'échapper tout à fait; mais, soit insolence et raillerie, soit qu'il
fût fatigué aussi du chemin qu'il m'avait fait faire, il se posa sur une
plante longue et flexible qui s'inclinait sous son poids, et là, sembla
m'attendre et me narguer. Je réunis avec indignation les forces qui me
restaient, et je m'apprêtai à le surprendre. J'arrivais à pas de loup,
l'œil fixe, le jarret tendu, dans une attitude aussi incommode que dis- .
gracieuse, mais le coeur rempli d'une émotion que vous devez com-
prendre, lprsqu'un méchant Coq, qui était dans ces environs, entonna
de sa voix glapissante son insupportable chanson. V Apollon partit,
et je ne pus pas lui en vouloir, j'étais prêt à en faire autant. Mais
la perte de mon beau Papillon me laissait inconsolable ; je m'assis
au pied d'un arbre, et je me répandis en injures contre le stupide
Animal qui venait de me ravir le fruit de tant d'heures pleines
d'illusions, et de tant de fatigues fort réelles. Je le menaçai de tous
les genres de mort, et, dans ma colère, j'allai même, je l'avoue
avec horreur, jusqu'à préméditer la boulette empoisonnée. Au marnent
où je me délectais dans ces préparatifs coupables, je sentis une patte se
poser sur mon bras, et je vis deux yeux très-doux se fixer sur mes
yeux. C'était un jeune Renard, monsieur, de la plus charmante tour-
nure ; tout' son extérieur prévenait d'abord en sa faveur : on lisait
dans son regard la noblesse et la loyauté de son caractère, et quoique
prévenu alors, comme vous l'êtes encore vous-même, contre cette
espèce infortunée, je ne pus m'empêcher de me sentir tout à fait
porté d'affection pour celui qui était auprès de moi.
« Ce sensible Animal avait entendu les menaces que j'avais adres-
sées au Coq, dans la soif de vengeance dont j'étais possédé.
« — Ne faites pas cela , monsieur, » me dit-il avec un son de voix
si triste, que j'en fus ému jusqu'aux larmes ; « elle en mourrait de
« chagrin. » Je ne comprenais pas parfaitement.
« — Qui, elle? hasardai-je.
« — Cocotte, » me répondit-il avec une douce simplicité.
« Je n'étqis pas beaucoup plus avancé. Pourtant j'entrevoyais une
254 UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
histoire d'amour, et je les ai toujours passionnément aimées. Et vous ?
— Cela dépend des circonstances, dis -je en secouant la tête,
— Oh! alors si cela dépend de quelque chose, dites franchement que
vous ne les aimez pas. Il faudra cependant vous résigner à entendre
celle-ci ou à dire pourquoi.
— Je dirais tout de suite pourquoi , si je ne craignais pas de vous
humilier; mais j'aime mieux prendre mon parti bravement et écouter
votre histoire. On ne meurt pas d'ennui.
— Cela, c'est un bruit qu'on répand, mais il ne faut pas s'y
fier. Je connais des gens qui en ont été bien près. Je reviens à
mon Renard. «• — Monsieur, repris-je, vous me-semblez malheureux,
« et vous m'intéressez vivement. Si je pouvais vous servir, croyez que
« je vous serais fort obligé d'user de moi comme d'un ami véritable. »
Touché par ces offres cordiales, il saisit ma main.
« — Je vous remercie, me dit-il ; mon chagrin est du nombre de
« ceux qui doivent rester sans soulagement ; car il n'est au pouvoir de
« personne de faire qu'elle m'aime, et qu'elle n'en aimer pas un autre.
« — Cocotte? dis-je doucement.
« — Cocotte, » reprit- il avec un soupir.
« Le plus grand service qu'on puisse rendre à un amoureux, quand
on ne peut pas lui ôter son amour, c'est de l'écouter parler. Il n'y a
rien de plus heureux qu'un amant malheureux qui conte ses peines.
Pénétré de ces vérités, je lui demandai sa confiance, et je l'obtins
sans difficulté.
« La confiance est la première manie de l'amour.
« — Monsieur, me dit cet intéressant quadrupède, puisque vous
« êtes assez bon pour désirer que je vous raconte quelques-uns des
« incidents de la triste vie que je mène, il faut nécessairement que je
« reprenne les choses d'un peu haut ; car mon malheur date presque
« de ma naissance.
« Je dois le jour au plus habile d'entre les Renards, et je ne lui dois
« que cela, aucune de ses brillantes qualités n'ayant pu prospérer en moi.
« L'air que je respirais, tout imprégné de malice et d'hypocrisie, me
« pesait et me révoltait. Aussitôt que je me trouvai livré à mes inclina-
« lions, je cherchai la société des Animaux qui étaient le plus anti-
ce pathiques à ceux de ma race. Il me semblait me venger ainsi des
« Renards, que je détestais, et de la nature, qui m'avait inspiré des,
« goûts si peu en harmonie avec ceux de mes frères. Un. gros Dogue ^
UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
255
« avec lequel je m'étais lié, m'avait appris à aimer et à protéger lés
« faibles ; et je passais de longues heures à écouter ses leçons. La vertu
« n'avait pas seulement en lui un admirateur passionné, mais encoreun
« disciple fervent ; et la première fois que je le vis mettre sa théorie en
« pratique , ce fut pour me sauver la vie. Le garde champêtre le plus sot
« qui soit dans le royaume me surprit- dans la vigne de son maître, un
« jour que la chaleur accablante m'y avait fait chercher un abri et un
« raisin. Je fus ignominieusement arrêté et conduit devant le proprié-
« taire, revêtu d'une haute dignité municipale et dont latitude redou-
« table n'était pas faite pour calmer mon appréhension.
2J6
UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
« Cependant, monsieur, cet être fort et superbe était en même temps
le meilleur des Animaux^; il me pardonna, m'admit à sa table, et
me nourrit des leçons de sagesse et de morale, qu'il avait puisées
daps les plus grands auteurs, indépendamment d'autres aliments qu'il
se plaisait à me fournir avec abondance.
« Je lui dois tout, monsieur, la sensibilité de mon cœur, la culture
de mon esprit et jusqu'au bonheur de pouvoir converser aujourd'hui
avec vous. Hélas ! je ri'a"vais pas encore trouvé jusqu'ici qu'il eût acquis
.des droits à ma reconnaissance en me laissant la vie. Mais passons.
Une foule de chagrins et de déboires, sur lesquels je ne m'appesan-
tirai pas, car ils nç seraient pour vous d'aucun intérêt, ont marqué
chaque époque de mon existence, jusqu'au jour fatal et charmant où *
comme Roméo , je donnai tout mon amour k une créature de laquelle
la haine qui divisait nos deux familles semblait m'avoir .séparé pour
jamais. Mais*, moins heureux que lui, je ne fus pas aimé! »
UN RENARD PRIS AU PIÈGE. ' 257
« Je l'interrompis avec surprise.
« — Quelle est donc, m'écriai-je, la beauté assez insensible pour ne
« pas répondre à tant d'amour? Quel est le héros idéal et \ainqueur qui
« a pu vous être préféré ? car, vous l'avez dit, Cocotte en aime un autre.
« — Cette beauté, monsieur, reprit-il d'un air humilié, c'est une
« Poule, et mon rival est un Coq.
« Je demeurai confondu.
« — Monsieur, lui dis-je avec autant de calme que cela me fut pos-
« sible, ne croyez pas qu'une inimitié récente et personnelle répande
« la moindre influence sur mon opinion à l'égard de cet Animal. Je
« me crois au-dessus de cela. Mais toute ma vie j'ai professé un si
« souverain mépris pour les individus de cette espèce, que je n'avais
« pas besoin de la sympathie bien naturelle qu'éveille en moi le récit
« de vos malheurs pour maudire l'attachement que Cocotte porte à
« celui-ci. En effet, quoi de plus sottement prétentieux et de plu^ pré-
« tentieusement ridicule qu'un Coq? quoi de plus égoïste et de plus
« occupé de soi-même ? quoi de plus trivial et de plus bas ? et comme
« il porte bien tous ces caractères-là dans l'expression de sa stupide
« beauté! Le Coq est certainement ce que je connais de plus laid, à
« force d'être absurde.
« — H y a bien des Poules qui ne sont pas de votre avis, monsieur,
« dit mon jeune ami en soupirant ; et l'amour de Cocotte est une triste
« preuve de la supériorité que donne un physique avantageux ; rehaussé
« d'une grande assurance. Pendant un temps, trompé par le peu d'expé-
« rience que j'ai des choses de la vie et par l'excès de mon amour, j'avais
« espéré que ce dévouement profond et sans bornes serait compris tôt ou
<« tard par celle qui l'inspire; que du moins on me tiendrait compte de la
« victoire qu'une passion insensée m'a fait remporter sur mes premiers
« penchants; car, vous le savez, monsieur, je n'étais pas né pour une
« pareille affection ; et quoique l'éducation eût déjà bien modifié mes
«< instincts, j'avais peut-être eu quelque mérite à spiritualiser un atta-
« chement tjui se traduit ordinairement, du Renard à la Poule, d'une
« façon extrêmement matérielle. Mais l'amour heureux est impitoyable;
« et Cocotte me voit souffrir sans remords et presque sans s'en aperce-
« voir. Mon rivai jouit de mes peines ; car, au jeu de la fatuité et de l'in-
* solence, il est de première force. 31 es amis indignes me méprisent et
« m'abandonnent : je suis seul sur la terre ; mon protecteur a fini ses
« jours dans une retraite honorable; et je prendrais la vie en horreur,
3
25& UN RENARD PRIS AL PIÈGE.
« si cette folie, qui absorbe toutes mes pensées, ne l'entourait pas
« enfcore, malgré le tourment qu'elle me cause, d'un certain et inex-
« primable charme.
« Je vis pour voir celle que j'aime, et il faut que je la voie pour
« vivre : c'est un cercle vicieux dans lequel je tourne comme un malheu-
« reux écureuil dans sa cage ; sans espoir et sans volonté de sortir jamais
« de ma prison, je rôde autour de celle qui dérobe Cocotte à l'appétit
« féroce de mes semblables, et à l'attachement le plus passionné et te
« plus respectueux qui ait jamais été ressenti ici-bas. Je sens que je-
« dois porter jusqu'à la fin de mes ans le poids de ma chaîne, et je ne
« m'en plaindrais pas, s'il m'était permis de penser qu'avant le terme de
« ma vie et de mes douleurs je pourrai prouver à cette créature adorable
« que j'étais digne de, sa tendresse, ou du moins de sa pitié!
« Vous êtes si rempli d'indulgence, monsieur, que les circonstances
« toutes naturelles qui ont réuni nos deux existences ne vous seront
« peut-être pas1 tout à fait indifférentes.
« Il faut donc, si vous le permettez, que je vous fasse assister à
« un sanglant conciliabule qui eut lieu l'été dernier, et où le respect
« du à la mémoire de mon père me fit seul admettre ; car, je vous
« l'ai déjà dit, mon goût pour la vie contemplative et mon éducation
« excentrique et humanitaire m'avaient toujours valu, de la part de
« mes proches, les coups de patte et les sarcasmes les plus amers. D'ail-
« leurs, l'assistance que j'aurais pu prêter dans une échauffourée du
« genre de celle dont il était question était une chose qui paraissait
« généralement douteuse.
a II s'agissait simplement de surprendre, pendant l'absence du
« maître et de ses Chiens, la basse-cour de cette ferme que vous voyez
« ici près, et d'y accomplir un massacre dont les seuls préparatifs vous
« eussent fait dresser les cheveux sur la tête. — Pardon, dit-il en
« s'interrompant, je ne remarquais pas que vous portiez perruque.
« Malgré la douceur de mon caractère, je me prêtai d'assez bonne
« grâce à ce qu'on exigeait de moi : peut-être même , car un sot orgueil
« s'introduit dans tous les sentiments humains, ne fus-je pas fâché de
« prouver à mes amis, dans cette occasion dangereuse, que, tout rêveur
« que j'étais, je ne manquais pas d'audace quand le moment et le souper
« l'exigeaient ; et puis, je vous avoue que ce complot, dont le souvenir
« seul me fait frémir, ne me semblait pas alors aussi odieux qu'il l'était
« réellement. C'est que je n'aimais pas encore ; et il n'y a que l'amour
UN RENARD PRIS AU PIÈGE. 25*
« qui rende tout à fait bon ou tout à fait méchant. Le soif venu., '
« nous entrâmes triomphalement dans la cour peu défendue de la ferme,
« et nous y vîmes, sans remords4, nos victimes futures déjà presque
« toutes livrées au sommeil. Vous savez que les Poules se couchent
« habituellement de fort bonne heure. Une seule veillait encore : c'était
« Cocotte.
a A sa vue^ je ne sais quel trouble inconnu me saisit. Je crus d'abord
( être entraîné vers elle par une propension naturelle, et je m'en voulais '
« de retrouver au fond de moa cœur ce vice de ma nature, que l'édu-
« cation avait tant travaillé à détruire en moi ; mais bientôt je reconnus
« qu'un tout autre sentiment s'était emparé de mon être. Je sentis ma
« férocité se fondre au feu de son regard ; j'admirai sa beauté : le
« danger qu'elle courait vint encore exalter mon amour. Que vous
« dirai-je, monsieur? je l'aimais, je le lui dis; elle écouta mes serments
« comme une personne habituée aux hommages ; et je me retirai à
« l'écart, complètement séduit, pour rêver au moyen de la sauver * Je
« vous prie de remarquer que mon amour a commencé par une pensée
« qui n'était pas de l'égoïsme. Ceci est assez rare pour qu'on y fasse
< attention.
« Lorsque je crus avoir assez réfléchi au parti que' j'avais à prendre,
« je revins vers ces Renards altérés de sang, dans la compagnie desquels
« j'avais le malheur d'être compromis, et je les engageai d'un air indiffé-
<> rent à manger quelques œufs à la coque, afin dç s'ouvrir l'appétit
« d'une manière décente, et ne pas passer pour des gloutons qui n'ont
« jamais vu le monde.
« Ma proposition fut adoptée à une assez forte majorité, ce qui me
« prouva que les Renards eux-mêmes se laissent facilement prendre par
« l'amour-propre* . . t
« Pendant ce temps 7 dévoré d'inquiétude, je cherchais en vain une
« ftanière de faire comprendre à l'innocente Poulette dans quel péril elle
« était tombée. Tout occupée de voir s'engloutir sous leur dent cruelle
< l'espoir d'une nombreuse postérité, elle tendait à ses bourreaux une tête
- languissante. J'étais au supplice. Déjà plusieurs des compagnes de
« Cocotte avaient silencieusement passé du sommeil au trépas. Le Coq
« dormait sur les deux oreilles, au milieu de son harem envahi; le
'< moment devenait pressant. La douleur de celle que j'aimais me rendait
« quelque espoir : car elle Fabsorbait tout entière ; mais je ne pensais pas
« sans horreur qu'un cri l'aurait tuée. Pour comble de tourment, mon
260
UN RENARD PUIS AU PIÈGE.
« tour vint de faire sentinelle : il fallait abandonner Cocotte au milieu de
« ees infâmes bandits. J'hésitais ; une lumière soudaine vint illuminer mon
« inquiétude. Je me précipitai à la porte; et au bout d'un moment, par
« un adroit sauve qui peut, je jetai l'alarme parmi les Renards, la'plu-
(7-
/s
■ l
Je les engageai à manger quelques œufs à la coque.
« part chargés déjà d'une autre proie, et d'ailleurs trop effrayés pour
« songer au trésor qu'ils laissaient derrière eux. Je rentrai dans la cour
« de la ferme; et ce ne fut qu'après m'être soigneusement assuré du
« départ de nos compagnons que j'eus le courage de quitter Cocotte, de
UN RENARD .PRIS AU P1ÉGK. 261
me dérober à sa reconnaissance. Le souvenir de cette première entre-
vue, quoique accompagnée de regrets qui sont presque des remords, est
un des seuls charmes qui soient restés à ma vie. Hélas ! rien dans ce
qui a suivi cette soirée, où naquit et se développa mon amour, n'était
destiné à me la faire oublier. Je ne tardai pas à m'apercevoir, car je la
suivais partout et toujours, de la préférence marquée qui était accordée
à Cocotte par ce sultan criard que vous connaissez , et je ne m'aveu-
glai pas non plus sur l'inclination naturelle qui la portait à lui rendre
amour pour amour.
« Ce n'était que promenades sentimentales, que grains de millet
donnés et repris, que petites manières engageantes et que cruautés
étudiées; enfin, monsieur, ce manège éternel des gens qui s'aiment,
fort ridiculisé par les autres, et effectivement bien ridicule, s'il n'était
pas si fort à envier.
« J'étais si habitué à être malheureux en tout, que cette découverte
me trouva préparé. Je souffris sans me plaindre, et non sans quelque
espérance.
« Les amants malheureux en ont toujours un peu, surtout quand ils
disent qu'ils n'en ont plus.
<» Un jour que, selon ma coutume, je rôdais silencieusement autour
de la ferme, je fus témoin caché d'une scène qui rendit mon chagrin
plus inconsolable, sans ajouter au faible espoir que je m'obstinais a
nourrir encore. Je connais trop bien , pour mon malheur, les effets de
l'amour pour supposer que les mauvais traitements puissent l'éteindre
ou même l'affaiblir. Quand la personne est bien disposée, cela produit
presque invariablement l'effet contraire.
« Or, monsieur, cet Animal stupide frappait d'ongles et de bec ma
bien-aimée Cocotte, et moi, j'étais là, courroucé et muet, obligé
de subir cet affreux spectacle. Le besoin de venger celle que j'aimais
cédait à la crainte de la compromettre publiquement , et aussi , il faut
l'avouer, à celle de voir mon secours repoussé par l'adorpble cruelle
que je serais venu défendre sans son consentement. Je souffrais plus
qu'elle, vous le comprenez, et ce n'était pas même sans quelque
amertume que je lisais dans ses yeux l'expression d'une résignation
absolue et entêtée. J'aurais de bon cœur dévoré ce manant; mais
elle, hélas ! dans quelle douleur n'eût-elle pas été plongée!
« Cette pensée, que je sacrifiais mon ressentiment à son bonheur, me
rendit la* patience de tout voir jusqu'au bout, et enfin le courage de
262 UN RENARD PRIS AU PIKGE.
t m'éloigner la mort dans l'ànie, il est vrai, mais satisfait d'avoir
« remporté sur mes passions la plus difficile de toutes les victoires.
« J'avais encore» une lutte à soutenir avec moi-même, cependant.
« Ce Coq, il faut le dire, n'avait aucun égard pour l'affection irrépro-
« chable de sa jeune favorite, et ses infidélités étaient nombreuses.
« Cocotte était trop aveuglée pour s'en apercevoir, et mon rôle de rival
« eût été de l'avertir; mais je vous l'ai déjà souvent répété, monsieur,
« j'aimais en elle jusqu'à «cette tendresse si mal payée et si mal com-
« prise , et je n'aurais pas voulu conquérir un amour si désirable , en
« lui enlevant la plus chère de ses illusions. .
« Ces paroles vous semblent étranges dans ma bouche, je le vois;
« souvent, lorsque je reviens sur une foule de sensations trop subtiles
« pour être conservées au fond de la mémoire, et que, par conséquent,
« j'ai dû omettre dans le récit que je vous fais, j'hésite aussi à me
« comprendre.*
« Alors, l'image et les préceptes de mon vieux et tendre professeur
« se représentent à moi : la solitude, la rêverie, l'amour surtout, ont
« achevé son ouvrage. Je suis bon, j'en suis sûr, et je me crois élevé,
« par mes sentiments et mon intelligence, au-dessus de ceux de mon
« espèce; mais évidemment, je suis aussi bien plus malheureux. Parmi
« vous , n'en est-il pas toujours ainsi ?
« Qu'ajouterai -je encore? Les incidents d'un amour qui n'est pas
« partagé sont peu variés, et je Suis étonné que, lorsqu'on a beaucoup
« souffert, on n'ait rien à raconter; c'est un dédommagement pour bien
« des gens, et peut-être l'éprouvwais-je. Quoi qu'il en soit, vous devez
« avoir maintenant une idée de ma triste existence, et ma seule ambition
< était d'être plaint quelque jour par une âme d'élite. La seule fois que
« j'aie rencontré Coçptte, et que j'aie pu lui parler librement de mon
« amour, si je puis donner le nom (le liberté à f embarras qtii enchaînait
« mes mouvements et ma langue , elle m'a témoigné , comme je m'y
< attendais, un si profond dédain, elle a répondu à mes protestations
« et à mes serments par un ton de raillerie si froide* que j'ai juré de
« mourir plutôt que de l'importuner davantage du récit 'de mon déplo-
"■ rable amour. Je me contente de veiller sur elle et sur son amant 9
« et d'éloigner de cette maison les Animaux nuisibles et malfaisants.
« Je n'en redoute plus qu'un, et, malheureusement, celui-là, il est
« partout, et presque partout il fait du mal. C'est l'Homme.
« Maintenant, ajouta -t-il, permettez que je me sépare de vous.
UN KENARD PRIS AL PIKGE.
263
« Voici l'heure où le soleil va se coucher, et je ne dormirais pas si je
« manquais le moment où je puis voir Cocotte sauter gracieusement sur
« l'échelle qui monte au poulailler. Souvenez- vous de mdi , monsieur, et
Elle a répondu à mes protestations et à mes serments par un ton de raillerie
si froide, que j'ai juré de mourir...
« quand on vous dira que les Renards sont méchants, n'oubliez pas que
« vous avez connu un Renard sensible, et, par conséquent, malheureux. »
« Est-ce fini ? dis -je.
— Sans doute, reprit Breloque, à moins cependant que vous n'ayez
pris assez d'intérêt à mes personnages pour désirer savoir ce qu'ils
sont devenus?
261 L'N RENARD PRIS AU PIKGE.
— Ce n'est jamais l'intérêt qui me guide, répliquai -je, mais j'aime
assez que chaque chose s'oit à sa place; et mieux vaut savoir ce que
ces gens -là font pour le moment, que de risquer de les rencontrer
quelque part où ils n'auraient que faire, et où je pourrais me dispenser
d'aller. -
— Eh bien, monsieur, cet ennemi que l'exquise raison de mon jeune
ami avait appris à connaître, cet être chez qui le désœuvrement et l'or-
gueil ont civilisé la férocité et la barbarie, cet Homme, puisqu'il faut
l'appeler par son nom, est venu appliquer à l'infortunée Cocotte une
ancienne idée de Poule au riz, qui avait fait déjà bien des victimes parmi
les Poules et parmi ceux qui les mangent, car c'est une détestable <^hose ;
mais je ne m'en plains pas, il faut que justice se fasse !
« Elle a succombé , et son malheureux amant , attiré par ses cris, a
payé de sa vie un dévouement dont on n'a guère d'exemples chez nous.
Je n'en connaissais qu'un, et l'autre soir on m'a prouvé, plus clairement
que deux et deux font quatre, que mon héros était bon à pendre, ce qui
fait que j'ai maintenant le cœur Irès-dur, de peur d'être sensible injus-
tement.
— On ne saurait prendre trop de précautions. Et le Coq?
— Tenez, écoutez; le voilà qui chante !
— Bah ! le même?
— Et qu'importe, mon Dieu! que l'individu soit changé, si les sen-
timents de l'autre revivent dans celui-là, si c'est toujours le même
égoïsme, la même brutalité, la même sottise?
— Allons au fond des choses, mon ami Breloque % lui dis- je. Je
crois que vous ne lui avez pas encore pardonné la fuite de l'Apollon?
— Oh ! détrompez-vous. Je crois pouvoir affirmer que mon cœur
n'a jamais gardé rancune à personne en particulier ; c'est pour cela que
j'ai peut-être le droit de haïr beaucoup de choses en général,
— N'auriez- vous pas pour les Coqs la même -haine de préjugé que
j'ai, moi, pour les Renards? Je serais bien libre de vous faire un conte
fantastique sur ceux-ci, comme vous m'en avez fait un sur ceux-là.
N'ayez-pas peur, je m'en garderai bien; et d'ailleurs, vous ne croiriez
pas plus au mien que je ne crois au vôtre , parce qu'il est déraisonnable
de se mettre en guerre avec les idées reçues , et de dire des absurdités
que personne n'a jamais dites.
— Je voudrais, répliqua Breloque., qu'on me démontrât l'urgence
d'êfro en accord parfait avec tout ce qui est reçu depuis le déluge et
UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
2G5
peut-être auparavant, quand on fait un conte, et de dire des absurdités
que tout le monde a déjà dites.
— Nous pourrions discuter cela jusqu'à demain, et c'est ce que nous
ne ferons pas ; mais permettez-moi de penser que si le Coq n'offre pas
le modèle de toutes les vertus, si sa délicatesse, sa grandeur et sa géné-
Mon héros était bon à pendre
ro>ite peuvent être mises en doute, il ne faudrait cependant pas trop
conseiller aux Poules une confiance absolue dans le dévouement et la
sensibilité du Renard. Pour moi, je ne suis pas du tout convaincu, et
je cherche encore quel intérêt votre Renard a pu avoir à se conduire
comme il l'a fait. Si je le découvre, je l'aimerai moins, mais je le
comprendrai mieux.
— C'est un grand malheur, mon ami, croyez- le bien, reprit tris-
tement Breloque, de ne jamais voir que le mauvais côté des choses. Il
34
266
UN RENARD PRIS AU PIÈGE.
m'est souvent venu à la pensée que si l'adorateur de Cocotte avait réussi
à s'en faire aimer, le premier usage qu'il aurait fait de son autorité, eût
été de la croquer,
— Cela, je n'en doute pas un instant.
— Hélas! ni moi non plus, monsieur, mais j'en suis bien fâché. »
Charles Nodier.
GUIDE-ANE
A L USAGE
DES ANIMAUX QUI VEULENT PARVENIR AUX HONNEURS
«>■■-<■
essieu rs les Rédacteurs , les Anes sentent le
besoin de s'opposer, à la Tribune Animale,
contre l'injuste opinion qui fait de leur nom un
symbole de bêtise. Si la Jcapacité manque à celui
, qui vous envoie cette écriture, on ne dira pas du
, moins qu'il ait manqué de courage. Et d'abord,
vg; si quelque philosophe examine un jour la bêtise
dans ses rapports avec la société, peut-être trou-
vera-t-on que le bonheur se comporte absolument
comme un Ane. Puis, sans les Anes, les majorités ne se formeraient
pas . ainsi l'Ane peut passer pour le type du gouverné. Mais mon
intention n'est pas de parler politique. Je m'en tiens à montrer que
nous avons beaucoup plus de chances que les gens d'esprit pour arriver
aux honneurs , nous ou ceux qui sont faits à notre image : songez que
F Ane parvenu qui vous adresse cet intéressant Mémoire vit aux dépens
d'une grande nation, et qu'il est logé, sans princesse, hélas! aux frais
du gouvernement britannique dont les prétentions puritaines vous ont
été dévoilées par une Chatte.
Mon maître était un simple instituteur primaire aux environs de
Paris, que la misère ennuyait fort. Nous avions cette première et consti-
tutive ressemblance de caractère, que nous aimions beaucoup à nous
268
GUIDE-ANE.
occuper à ne rien faire et à bien vivre. On appelle ambition cette ten-
dance propre aux Anes et aux Hommes : on la dit développée par l'état
de société, je la crois excessivement naturelle. En apprenant que j'appar-
tenais à un maître d'école, les Anesses m'envoyèrent leurs petits, à qui
je voulus montrer à s'exprimer correctement; mais ma classe n'eut
aucun succès et fut dissipée à coups de bâton. Mon maître était évidem-
ment jaloux : mes Bourriquets brayaient couramment quand les Siens
Anonnaient encore , et je l'entendais disant avec une profonde injustice :
« Vous êtes des Anes ! » Néanmoins mon maître fut frappé des résultats
de ma méthode qui l'emportait évidemment sur la sienne.
« Pourquoi, se dit-il, les petits de l'Homme mettent-ils beaucoup
plus de temps à parler, à lire et à écrire, que les Anes à savoir la
GUIDE-ANE. 269
soiDine de science qui leur est nécessaire pour vivre? Gomment ces
Animaux apprennent-ils si promptement tout ce que savent leurs pères?
Chaque Animal possède un ensemble d'idées, une collection de calculs
invariables qui suffisent à la conduite de sa vie et qui sont tous aussi
dissemblables que le sont les Animaux entre eux! Pourquoi l'Homme
est-il destitué de cet avantage? » Quoique mon maître fût d'une ignorance
crasse en histoire naturelle, il aperçut une science dans la réflexion
que je lui suggérais , et résolut d'aller demander une place au minis-
tère de l'instruction publique, afin d'étudier cette question aux frais de-
l'État.
Nous entrâmes à Paris, l'un portant l'.autre, par le faubourg Saint-
iMarceau. Quand nous parvînmes à cette élévation qui se trouve après
la barrière d'Italie et d'où la vue embrasse la capitale, nous fîmes l'un
et l'autre cette admirable oraison postulatoire en deux langues.
Lui : a 0 sacrés palais où se cuisine le budget! quand la signature
d'un professeur parvenu me donnera-t-elle le vivre et le couvert, la
croix de la Légion d'honneur et une chaire de n'importe quoi, n'im-
porte où? Je compte dire tant de bien de tout le monde, qu'il sera
difficile de dire du mal de moi. Mais comment parvenir au ministre,
et comment lui prouver que je suis digne d'occuper une place quel-
conque? » '
Moi : « 0 charmant Jardin des Plantes, où les Animaux sont si bien
soignés, asile où l'on boit et où l'on mange sans avoir à craindre les
coups de bâton, m'ouvriras-tu jamais tes steppes de vingt pieds carrés*
tes vallées suisses larges de trente mètres? Serai -je jamais un Animal
couché sur l'herbe du budget? Mourrai -je de vieillesse entre tes élé-
gants treillages, étiqueté sous un numéro quelconque , avec ces mois :
Ane d'Afrique 9 donné par un tel, capitaine de raisseau. Le roi viendra-
t-il me voir? »
Après avoir ainsi salué la ville des acrobates et des prestidigitateurs,
nous descendîmes dans les défilés puants du célèbre faubourg plein de
cuirs et de science, où nous nous logeâmes dans une misérable auberge
encombrée de Savoyards avec leurs Marmottes, d'Italiens avec leurs
Singes, d'Auvergnats avec leurs Chiens, de Parisiens avec leurs Souris
blanches, de harpistes sans cordes et de chanteurs enroués, tous Ani-
maux savants. Mon maître, séparé du suicide par six pièces décent
sous, avait* pour trente francs d'espérance. Cet hôtel, dit de la Miséri-
corde, est un de ces établissements philanthropiques où l'on" couche pour
270 GUIDE-ANE.
deux sous par nuit, et où l'on dine pour neuf sous par repas. II y existe
une vaste écurie où les mendiants et les pauvres, où les artistes ambu-
lants mettent leurs Animaux , et où naturellement mon maître me fit
entrer, car il me donna pour un Ane savant. Marmus, tel était le nom
de mon maître , ne put s'empêcher de contempler la curieuse assemblée
des Bêtes dépravées auxquelles il me livrait. Une marquise en falbalps,
en bibi à plumes, à ceinture dorée, Guenon vive comme la poudre, se
laissait conter fleurette par un soldat , héros des parades populaires , un
vieux Lapin qui faisait admirablement l'exercice. Un Caniche intelligent,
qui jouait à lui seul un drame de l'école moderne, s'entretenait des
caprices du public avec un grand Singe assis sur son chapeau de *
troubadour. Plusieurs souris grises au repos admiraient une Chatte
habituée à respecter deux Serins, et qui causait avec une Marmotte
éveillée.
« Et moi, dit mon maître, qui croyais avoir découvert une science,
celle des Instincts comparés, ne voilà-t-il pas des cruels démentis dans
cette écurie ! Toutes ces Bêtes se sont faites Hommes !
— Monsieur veut se faire savant? dit un jeune Homme à mon
maître. La science vous absorbe et l'on reste en chemin! Pour parvenu*,
apprenez, jeune ambitieux dont les espérances se révèlent par l'état de
vos vêtements, qu'il faut marcher, et, pour marcher, nous ne devons
pas avoir de bagage.
— A quel grand politique ai-je l'honneur de parler? dit mon maître.
— A un pauvre garçon qui a essayé de tout, qui a tout perdu,
excepté son énorme appétit, et qui, en attendant mieux, vit de canards
aux journaux et loge a la Miséricorde. Et qui êtes-vous?
— Un instituteur primaire démissionnaire, qui naturellement ne sait
pas grand'chose, mais qui s'est demandé pourquoi les Animaux possé-
daient à priori la science spéciale de leur vie, appelée instinct, tandis
l'Homme n'apprend rien sans des peines inouïes.
— Parce que la science est inutile ! s'écria le jeune Homme. Avez-
vous jamais étudié le Chat-Botté?
— Je le racontais à mes élèves quand ils avaient été sages.
— Eh bien , mon cher , là est la règle de conduite pour tous ceux
qui veulent parvenir. Que fait le Chat? Il annonce que son maître pos-
sède des terres, et on le croit! Comprenez-vous qu'il suffit de faire savoir
qu'on a, qu'on est, qu'on possède? Qu'importe que vous n'ayez rien,
que vous ne soyez rien, que vous ne possédiez rien, si les autres croient?
GUIDE-ANE.
271
Mais vœ soit! a dit l'Écriture. En effet, il faut être deux en politique
comme en amour, pour enfanter une œuvre quelconque. Vous avez
inventé, mon cher, Y instinctologie > et vous aurez une chaire d'Instincts
comparés-. Vous allez être un grand savant, et moi je vais l'annoncer
o^ </-~^
au inonde, à l'Europe, à Taris, au ministre, à son secrétaire, aux com-
mis, aux surnuméraires! Mahomet a été bien grand quand il a eu quel-
qu'un pour soutenir à tort et à travers qu'il était prophète.
— Je veux bien être un grand savant, dit Marmus, mais on me
demandera d'expliquer ma science.
— Serait-ce une science, si vous pouviez l'expliquer?
— Encore faut-il un point de départ.
— Oui, dit le jeune journaliste, nous devrions avoir un Animal
qui dérangerait toutes les combinaisons de nos savants. Le baron
Cerceau, par exemple, a passé sa vie à parquer les Animaux dans des
272 . GUIDE-ANE.
divisions absolues, et il y tient, c'est sa gloire à lui; mais, en ce
moment, de grands philosophes brisent toutes les cloisons du baron
Cerceau. Entrons dans le débat. Selon nous, l'instinct sera la pensée de
l'Animal , évidemment plus distinctible par sa vie intellectuelle que par
ses os, ses tarses, ses dents, ses vertèbres. Or, quoique l'instinct subisse
des modifications, il est un dans son essence, et rien ne prouvera mieux
l'unité des choses, malgré leur apparente diversité. Ainsi, nous sou-
tiendrons qu'il n'y a qu'un Animal comme il n'y a qu'un instinct; que
l'instinct est, dans toutes les organisations animales, l'appropriation des"
moyens à la "vie, que les circonstances changent et non le principe.
Nous intervenons par une science nouvelle contre le baron Cerceau , en
faveur des grands nattrralistes philosophes qui tiennent pour l'Unité zoo-
logique , et nous obtiendrons du tout-puissant baron de bonnes condi-
tions en lui vendant notre science.
— Science n'est pas conscience, dit Marmus. Eh bien , je n'ai plus
besoin de mon Ane.
— Vous avez un Ane! s'écria lé journaliste, iious sommes sauvés!
Nous allons en faire un Zèbre extraordinaire qui attirera l'attention du
monde savant sur votre système des Instincts comparés, par quelque
singularité qui dérangera les classifications. Les savants vivent par la
nomenclature, renversons la nomenclature. Ils s'alarmeront, ils capitu-
leront, ils nous séduiront, et, comme tant d'autres, nous nous laisse-
rons séduire. Il se trouve dans cette auberge des charlatans qui possèdent
des secrets merveilleux. C'est ici que se font les Sauvages qui mangent
des Animaux vivants, les Hommes squelettes, les Nains pesant cent
cinquante kilogrammes, les Femmes barbues, les Poissons démesurés,
les êtres monstrueux. Moyennant quelques politesses, nous aurons les
moyens de préparer aux savants quelque fait révolutionnaire. »
A quelle sauce allait-on me mettre? Pendant la nuit on me fit des
incisions transversales sur la peau, après m'avoir rasé le poil, et un
charlatan m'y appliqua je ne sais quelle liqueur. Quelques jours après,
j'étais célèbre. Hélas! j'ai connu les terribles souffrances par lesquelles
s'achète toute célébrité. Dans tous les journaux, les Parisiens lisaient :
« Un courageux voyageur, un modeste naturaliste, Adam Marmus,
« qui a traversé l'Afrique en passant par le centre, a ramené, des mon-
« tagnes de la Lune , un Zèbre dont les particularités dérangent sensi-
« blement les idées fondamentales de la zoologie, et donnent gain de
« cause à l'illustre philosophe qui n'admet aucune différence dans les
r
GUIDE-ANE. 273
« organisations animales , et qui a proclamé , aux applaudissements des
« savants de l'Allemagne , le grand principe d'une même contexture
« pour tous les Animaux. Les bandes de ce Zèbre sont jaunes et se
« détachent sur un fond noir. Or, on sait que les zoologistes, qui tien-
« nent pour les divisions impitoyables, n'admettaient pas qu'à l'état
a sauvage le genre Cheval eût la robe noire. Quant à la singularité des
« bandes jaunes , nous laissons au savant Marmus la gloire de l'expli-
« quer dans le beau livre qu'il compte publier sur les Instincts comparés,
« science qu'il a créée en observant dans le centre de l'Afrique plusieurs
o Animaux inconnus. Ce Zèbre, la seule conquête scientifique que les
« dangers d'un pareil voyage lui aient permis de rapporter, marche à la
« façon de la Girafe. Ainsi, l'instinct des Animaux se modifierait selon
« les milieux où ils se trouvent. De ce fait, inouï dans les annales de
« la science , découle une théorie nouvelle de la plus haute importance
« pour la zoologie. M. Adam Marmus exposera ses idées dans un cours
« public, malgré les intrigues des savants dont les systèmes vont être
« ruinés, et qui déjà lui ont fait refuser la salle Saint-Jean à l'Hôtel
« de ville. »
Tous les journaux , et même le grave Moniteur, répétèrent cet auda-
cieux canard. Pendant que le Paris savant se préoccupait de ce fait,
Marmus et son ami s'installaient dans un hôtel décent de la rue de
Tournon, où il y avait pour moi une écurie, de laquelle ils prirent la
clef. Les savants en émoi envoyèrent un académicien armé de ses
ouvrages, et qui ne dissimula point l'inquiétude causée par ce fait à la
doctrine fataliste du baron Cerceau. Si l'instinct des Animaux changeait
selon les climats, selon les milieux, l'Animalité était bouleversée. Le
grand Homme qui osait prétendre que le principe vie s'accommodait à
tout allait avoir définitivement raison contre l'ingénieux baron qui sou-
tenait que chaque classe était une organisation à part. Il n'y avait plus
aucune distinction à faire entre les Animaux que pour le plaisir des
amateurs de collections. Les Sciences naturelles devenaient un joujou!
L'Huître, le Polype du corail, le Lion, le Zoophyte, les Animalcules
microscopiques et l'Homme étaient le même appareil modifié seulement
par des organes plus ou moins étendus. Salteinbeck le Belge , Vos-man-
Betten, sir Fairnight, Gobtoussell, le savant danois Sottenbach, Crûne-
berg, les disciples aimés du professeur français, l'emportaient avec lçur
doctrine unitaire sur le baron Cerceau et ses nomenclatures. Jamais fait
plus irritant n'avait été jeté entre deux partis belligérants. Derrière
32
274
GUIDE-ANE.
Les savants envoyèrent an académicien armé de ses ouvrages.
Cerceau se rangeaient des académiciens, l'Université, des légions de
professeurs , et le Gouvernement appuyait une théorie présentée comme
la seule en harmonie avec la Bible.
Marmus et son ami se tinrent fermes. Aux questions de l'académi-
cien , ils répondirent par l'affirmation sèche des faits et par l'exposition
de leur doctrine. En sortant, l'académicien leur dit alors : « Messieurs,
entre nous, oui, le professeur que vous venez appuyer est un Homme
d'un profond et audacieux génie; mais son système, qui peut-être
explique le monde, je n'en disconviens pas, ne doit pas se faire jour :
il faut, dans l'intérêt de la science...
— Dites des savants , s'écria Marmus.
— Soit, reprit l'académicien; il faut qu'il soit écrasé dans son œuf:
car, après tout, messieurs, c'est le panthéisme.
GUIDE-ANE. 275
— Croyez-vous? dit le jeune journaliste.
— Comment admettre une attraction moléculaire, sans un libre
arbitre qui laisse alors la matière indépendante de Dieu ?
— Pourquoi Dieu n'aurait-il pas tout organisé par la même loi? dit
Marmus.
— Vous voyez, dit le journaliste à l'oreille de l'académicien, il est
d'une profondeur newtonienne. Pourquoi ne le présenteriez-vous pas au
ministre de l'instruction publique?
— Mais certainement, dit l'académicien heureux de pouvoir se
rendre maître du Zèbre révolutionnaire.
— Peut-être le ministre serait-il satisfait d'être le premier à voir
notre curieux Animal , et vous nous feriez le plaisir de l'accompagner,
reprit mon maître.
— Je vous remercie...
— Le ministre pourra dès lors apprécier les services qu'un pareil
voyage a rendus à la science , dit le journaliste sans laisser la parole à
l'académicien. Mon ami peut-il avoir été pour rien dans les montagnes
de la Lune? Vous verrez l'Animal, il marche à la manière des Girafes.
Quant à ses bandes jaunes sur fond noir, elles proviennent de la tempé-
rature de ces montagnes, qui est de plusieurs zéros Fahrenheit et de
beaucoup de zéros Réaumur.
— Peut-être serait-il dans vos intentions d'entrer dans l'instruction
publique? demanda l'académicien.
— Belle carrière! s'écria le journaliste en faisant un haut-le-
corps.
. — Ohi je né vous parle pas de faire ce métier d'oison qui consiste à
mener les élèves aux champs et les surveiller au bercail ; mais au lieu
de professer à l'Athénée , qui ne mène à rien , il est des suppléances
à des chaires qui mènent à tout, à l'Institut, à la Chambre, à la Cour,
à la Direction d'un théâtre ou d'un petit journal. Enfin nous en cau-
serons. »
Ceci se passait dans les premiers jours de l'année 1831, époque à
laquelle les ministres éprouvaient le besoin de se populariser. Le ministre
de l'instruction publique , qui savait tout , et même un peu de politique,
fut averti par l'académicien de l'importance d'un pareil fait relativement
au système du baron Cerceau. Ce ministre un peu momier (on nomme
ainsi, dans la république de Genève, les protestants exagérés) n'aimait
pas l'invasion du panthéisme dans la science. Or, le baron Cerceau,
276
GUIDE-ANE.
Paire ce métier d'oison qui consiste i mener les élèves aux champs.
moinier par excellence, qualifiait la grande doctrine de l'Unité zoolo-
gique de doctrine panthéiste, espèce d' aménité de savant : en science,
on se traite poliment de panthéiste pour ne pas lâcher le mot athée.
Les partisans du système de l'unité zoologique apprirent qu'un
ministre devait faire une visite au précieux Zèbre, et craignirent les
séductions. Le plus ardent des disciples du grand Homme accourut
alors, et voulut voir l'illustre Marmus : les faits-Paris étaient montés à
cette brillante épithète par d'habiles transitions. Mes deux maîtres refu-
sèrent de me montrer. Je ne savais pas encore marcher comme ils le
voulaient et le poil de mes bandes, jauni au moyen d'une cruelle appli-
cation chimique, n'était pas encore assez fourni. Ces deux habiles intri-
gants firent causer le jeune disciple , qui leur développa le magnifique
système de l'unité zoologique, dont la pensée est en harmonie avec la
GUIDE-ANE. 277
grandeur et la simplicité du créateur, et dont le principe concorde à celui
trouvé par Newton pour expliquer les mondes supérieurs. Mon maître
écoutait de toutes mes oreilles.
« Nous sommes en pleine science et notre Zèbre domine la question,
dit le jeune journaliste.
— Mon Zèbre, répondit Marmùs, n'est plus un Zèbre, mais un fait
qui engendre une science.
— Votre science des Instincts comparés , reprit l'unitariste , appuie
la remarque due au savant sir Fairnight sur les Moutons d'Espagne,
d'Ecosse, de Suisse, qui paissent différemment, selon la disposition de
l'herbe.
— Mais, s'écria le journaliste, les produits ne sont-ils pas également
différents, selon les milieux atmosphériques? Notre Zèbre à l'allure de
Girafe explique pourquoi Ton ne peut pas faire le beurre blanc de la Brie
en Normandie, ni réciproquement le beurre jaune et le fromage de
Neufchâtel à Meaux.
— Vous avez mis le doigt sur la question, s'écria le disciple enthou-
siasmé. Les petits faits font les grandes découvertes. Tout se tient dans
la. science. La question des fromages est intimement liée à la question
de la forme zoologique et à celle des Instincts comparés. L'instinct est
tout l'Animal, comme la pensée est l'Homme concentré. Si l'instinct se
modifie et change selon les milieux où il se développe, où il agit; il est
clair qu'il en est de même du Zoon, de la forme extérieure que prend la
vie. Il n'y a qu'un principe , une même forme.
— Un même patron pour tous les êtres, dit Marmus.
— Dès lors, reprit le disciple, les nomenclatures sont bonnes pour
nous rendre compte à nous-mêmes des différences, mais elles ne sont
plus la science.
— Ceci, monsieur, dit le journaliste, est le massacre des Vertébrés
et des Mollusques, des Articulés et des Rayonnes, depuis les Mammifères
jusqu'aux Cirrhopodes, depuis les Acéphales jusqu'aux Crustacés! Plus
d'Échinodermes , ni d'Acalèphes, ni d'Infusoires! Enfin, vous abattez
toutes les cloisons inventées par le baron Cerceau! Et tout va devenir si
simple, qu'il n'y aura plus de science, il n'y aura plus qu'une loi...
Ah! croyez- le bien, les savants vont se défendre, et il y aura bien de
l'encre de répandue! Pauvre humanité! Non, ils ne laisseront pas tran-
quillement un homme de génie annuler ainsi les ingénieux travaux de
tant d'observateurs qui ont mis la création en bocal ! On nous calom-
278 GUIDE-ANE.
niera autant que votre grand philosophe a été calomnié. Or, voyez ce
qui est arrivé à Jésus-Christ qui a proclamé l'égalité des âmes, comme
vous voulez proclamer l'unité zoologique! C'est à faire frémir. Ah!
Fontenelle avait raison : fermons les poings quand nous tenons une
vérité.
— Auriez- vous peur, messieurs? dit le disciple du Prométhée des
sciences naturelles. Trahiriez-vous la sainte cause de l'Animalité?
— Non, monsieur, s'écria Marmus, je n'abandonnerai pas la science
à laquelle j'ai consacré ma vie; et, pour vous le prouver, nous rédige-
rons ensemble la notice sur mon Zèbre.
— Hein! vous voyez, tous les Hommes sont des enfants, l'intérêt
les aveugle, et pour les mener il suffit de connaître leurs intérêts, dit le
jeune journaliste à mon maître, quand Tunitariste fut parti.
— Nous sommes sauvés! » dit Marmus.
Une notice fut donc savamment rédigée sur le Zèbre du centre de
l'Afrique par le plus habile disciple du grand philosophe, qui, plus hardi
sous le nom de Marmus,, formula complètement la doctrine. Mes deux
maîtres entrèrent alors dans la phase la plus amusante de la célébrité.
Tous deux se virent accablés d'invitations à dîner en ville, de soirées,
de matinées dansante». Ils furent proclamés savants et illustres par tant
de monde , qu'ils eurent trop de complices pour jamais être autre chose
que des savants du premier ordre. L'épreuve du beau travail de Marmus
fut envoyée au baron Cerceau. L'Académie des sciences trouva dès lors
l'affaire si grave, qu'aucun académicien n'osait donner un avis.
« Il faut voir, il faut attendre , » disait-on.
M. Salteinbeck, le savant belge, avait pris la posté. îVÎ. Vos-man-
Betten de Hollande , et l'illustre Fabricius Gobtoussell étaient en route
pour voir ce fameux Zèbre , ainsi que sir Fairnight. Le jeune et ardent
disciple de la doctrine de l'Unité zoologique travaillait à un mémoire
dont les conclusions étaient terribles contre les formules de Cerceau.
Déjà , dans la botanique, un parti se formait , qui tenait pour l'Unité
de composition des plantes. L'illustre professeur de Candolle, le non
moins illustre de Mirbel, éclairés par les audacieux travaux de M. Dutro-
chet, hésitaient encore par pure condescendance pour l'autorité de
Cerceau. L'opinion d'une parité de composition chez les produits de la
botanique et chez ceux de la zoologie gagnait du terrain. Cerceau décida
le ministre à visiter le Zèbre. Je marchais alors au gré de mes maîtres.
Le charlatan m'avait fait une queue de vache , et mes bandes jaunes et
GUIDE-ANE. 279
noires me donnaient une parfaite ressemblance avec une guérite autri-
chienne.
« C'est étonnant! dit le ministre en me voyant, me 'porter alternati-
vement sur les deux pieds gauches et sur les deux pieds droits pour
marcher.
— Étonnant , dit l'académicien ; mais ce ne serait pas inexplicable.
— Je ne sais pas , dit l'âpre orateur devenu complaisant .ministre,
comment on peut conclure de la diversité à l'unité.
— Affaire d'entêté, » dit spirituellement Marmus sans se prononcer
encore.
Ce ministre, Homme de doctrines absolues, sentait la nécessité de
résister aux faits subversifs , et il se mit à rire de cette raillerie.
« Il est bien difficile, monsieur, reprit-il en prenant Marmus par le
bras, que ce Zèbre, habitué à la température du centre de l'Afrique,
vive rue de Tournon.... »
En attendant cet arrêt cruel , je fus si affecté que je me mis à mar-
cher naturellement.
« Laissons-le vivre tant qu'il pourra, dit mon maître effrayé de mon
intelligente opposition , car j'ai pris l'engagement de faire un cours à
l'Athénée, et il ira bien jusque-là...
— Vous êtes un homme d'esprit, vous aurez bientôt trouvé des
élèves pour votre belle science des Instincts comparés, qui, remarquez-
le bien, doit être en harmonie avec les doctrines du baron Cerceau. Ne
sera-t-il pas cent fois plus glorieux pour vous de vous faire représenter
par un disciple?
— J'ai, dit alors le baron Cerceau, un élève d'une grande intelligence
qui répète admirablement ce qu'on lui apprend; nous nommons cette
espèce d'écrivain un vulgarisateur...
— Et nous un Perroquet, dit le journaliste.
— Ces gens rendent de vrais services aux sciences; ils les expliquent
et savent se faire comprendre des ignorants.
— Ils sont de plain-pied avec eux , répondit le journaliste.
— Eh bien! il se fera le plus grand plaisir d'étudier la théorie des
Instincts comparés et de la coordonner avec l'Anatomie comparée et
avec la Géologie; car, en science, tout se tient.
— Tenons-nous donc, » dit Marmus en prenant la main du baron
Cerceau et lui manifestant le plaisir qu'il avait de se rencontrer avec le
plus grand, le plus illustre des naturalistes.
280 GUIDE-ANE.
Le ministre promit alors sur les fonds destinés à l'encouragement des
sciences , des lettres et des arts une somme assez importante à l'illustre
Marmus , qui dut recevoir auparavant la croix de la Légion d'honneur.
La Société de géographie, jalouse d'imiter le gouvernement, offrit à
Marmus un prix de dix mille francs pour son voyage aux montagnes de
la Lune. Par le conseil de son ami le journaliste , monmaitre rédigeait,
d'après tous les voyages précédents en Afrique, une relation de son
voyage. Il fut reçu membre de la Société géographique.
Le journaliste, nommé sous -bibliothécaire au Jardin des Plantes,
commençait à faire tympaniser dans les petits journaux le grand phi-
losophe : on le regardait comme un rêveur, comme l'ennemi des
savants , comme un dangereux panthéiste , on s'y moquait de s^ doc-
trine.
Ceci se passait pendant les tempêtes politiques des années les plus
tumultueuses de la révolution de Juillet. Marmus acheta sur-le-champ
une maison à Paris , avec le produit de son prix et de la gratification
ministérielle. Le voyageur fut présenté à la cour, où il se contenta
d'écouter. On y fut si enchanté de sa modestie, qu'il fut aussitôt nommé
conseiller de l'Université. En étudiant les Hommes et les choses autour
de lui, Marmus comprit que les cours étaient inventés pour ne rien
dire ; il accepta donc le jeune Perroquet que le baron Cerceau lui pro-
posa, et dont la mission était, en exposant la science des Instincts
comparés, d'étouffer le fait du Zèbre en le traitant d'une exception
monstrueuse : il y a, dans les sciences, une manière de grouper les
faits, de les déterminer, comme en finance, une manière de grouper les
chiffres.
Le grand philosophe, qui n'avait ni places à donner, ni aucun gou-
vernement pour lui autre que le gouvernement de la science à la tête de
laquelle l'Allemagne le mettait , tomba dans une tristesse profonde en
apprenant que le Cours des Instincts comparés allait être fait par un
adepte du Ijaron Cerceau, devenu le disciple de l'illustre Marmus. En se
promenant le soir 60us les grands marronniers, il déplorait le schisme
introduit dans la haute science, et les manœuvres auxquelles l'entête-
ment de Cerceau donnait lieu.
« On m'a caché le Z§bre! » s'écria-t-il.
Ses élèves étaient furieux. Un pauvre auteur entendit par la grille de
la rue de Buffon l'un d'eux s'écrier en sortant de cette conférence :
« 0 Cerceau! toi si souple et si clair, si profond analyste', écrivain-
GUIDE-ANE.
281
si élégant, comment peux-tu fermer les yeux à la vérité? Pourquoi per-.
sécuter le vrai? Si tu n'avais que trente ans,, tu aurais le courage de
refaire la science. Tu penses à mourir dans tes nomenclatures , et tu ne
songes pas à l'inexorable postérité qui les brisera , armée de l'Unité
^oologique que nous lui léguerons ! »
Le cours où devait se faire l'exposition de la science des Instincts
comparés eut lieu devant la plus brillant3 assemblée, car il était surtout
mis à la portée des Femmes. Le disciple du grand Marmus , déjà qua-
lifié d'ingénieux orateur dans les réclames envoyées aux journaux par
le bibliothécaire, commença par dire que nous étions devancés sur ce
point par les Allemands : Vittembock et Mittemberg, Clarenstein, Bor-
borinski, Valerius et Kirbach avaient établi, démontré que la Zoologie
se métamorphoserait un jour en Instinctologie. I^es divers instincts
30
282
GUIDE-ANE.
répondaient aux organisations classées par Cerceau. Et, partant de là,
le jeune Perroquet répéta , dans une charmante phraséologie, tout ce ,
que de savants observateurs avaient écrit sur l'instinct, il expliqua
Tinstinct, il raconta les merveilles de l'instinct, il joua des variations sur
l'instinct, absolument comme Paganini jouait des variations sur la
quatrième corde de son violon.
Les bourgeois , les Femmes s'extasièrent. Rien n'était plus instruc-
tif, ni plus intéressant. Quelle éloquence ! on n'entendait de si belles
choses qu'en France !
La province lut dans tous les journaux ce fait, à la rubrique de
Paris :
« Hier, à l'Athénée, a eu lieu l'ouverture du cours d'Instincts
GUIDE-ANE. 283
« comparés, par le plus habile élève de l'illustre Marmus, le créateur
« de cette nouvelle science, et cette première séance a réalisé tout ce
« qu'on en attendait. Les Émeutiers de la science avaient espéré trou-
« ver un allié dans ce grand zoologiste; mais il a été démontré que
« l'Instinct était en harmonie avec la Forme. Aussi l'auditoire a-t-il
« manifesté la plus vive approbation en trouvant Marmus d'accord avec
« notre illustre Cerceau. »
Les partisans du grand philosophe furent consternés; ils devinaient
bien qu'au lieu d'une discussion sérieuse il n'y avait eu que des
paroles : Verba et voces. Ils allèrent trouver Marmus , et lui firent de
cruels reproches.
« L'avenir de la science était dans vos mains, et vous l'avez trahie!
Pourquoi ne pas vous être fait un nom immortel, en proclamant le
grand principe de l'attraction moléculaire?
— Remarquez, dit Marmus, avec quel soin mon élève s'est abstenu
de parler de vous, de vous injurier. Nous avons ménagé Cerceau pour
pouvoir vous rendre justice plus tard. »
Sur ces entrefaites, l'illustre Marmus fut nommé député par l'arron-
dissement où il était né, dans les Pyrénées- Orientales; mais, avant sa
nomination, Cerceau le fit nommer quelque part professeur de quelque
chose, et ses occupations législatives déterminèrent la création d'un
suppléant qui fut le bibliothécaire , l'ancien journaliste qui se fit prépa-
rer son cours par un homme de talent inconnu auquel il donna de
temps en temps vingt francs.
La trahison fut alors évidente. Sir Fairnight indigné écrivit en
Angleterre, fit un appel à onze pairs qui s'intéressaient â la science,
et je fus acheté pour une somme de quatre mille livres sterling, que
se partagèrent le professeur et son suppléant.
Je suis, en ce moment, aussi heureux que l'est mon maître. L'astu-
cieux bibliothécaire profita de mon voyage pour voir Londres, sous le
prétexte de donner des instructions à mon gardien, mais bien pour
s'entendre avec lui. Je fus ravi de mon avenir en entrant dans la place
qui m'était destinée. Sous ce rapport, les Anglais sont magnifiques.
On m'avait préparé une charmante vallée, d'un quart d'acre, au bout
de laquelle se trouve une belle cabane construite en bûches d'acajo 1.
Une espèce de constable est attaché à ma personne , à cinquante livres
sterling d'appointements.
284 GUIDE-ANE.
« Mon cher, lui dit le savant professeur de pu fis décoré de la Légion»
d'honneur, si tu veux garder tes appointements aussi longtemps que-
vivra cet Ane, aie soin de ne jamais lui laisser reprendre son ancienne
allure , et saupoudre toujours les raies qui en font un Zèbre avec cette-
liqueur que je te confie et que tu renouvelleras chez un apothicaire. »
Depuis quatre ans, je suis nourri aux frais du Zoological-Garden^
où mon gardien soutient mordicus aux visiteurs que l'Angleterre me
doit à l'intrépidité des grands voyageurs anglais Fenmann et Dapperton-
le finirai, je le vois, doucement mes jours dans cette délicieuse position,,
ne faisant rien que de me prêter à cette innocente tromperie, à laquelle
je dois les flatteries de toutes les jolies miss , des belles ladies qui
m'apportent du pain, de l'avoine, de l'orge, et viennent me voir
marcher des deux pieds à la fois, en admirant les fausses zébcures de
mon pelage sans comprendre l'importance de ce fait.
« La France n'a pas su garder l'animal le plus curieux du globe, »
disent les Directeurs aux membres du Parlement.
Enfin je me mis résolument à marcher comme je marchais aupara-
vant. Ce changement de démarche me rendit encore plus célèbre. Mon
maître, obstinément appelé l'illustre Marmus, et tout le parti Variélairê^
sut expliquer le fait à son avantage, en disant que feu le baron Cerceau
avait, prédit que la chose arriverait ainsi. Mon allure était un retour à
l'instinct inaltérable donné par Dieu aux Animaux, et dont j'avais dévié,
moi et les miens, en Afrique. La-dessus on cita ce qui se passe à propos
de la couleur des Chevaux sauvages dans les llanos d'Amérique et dans
les steppes de la Tartarie, où toutes les couleurs dues au croisement des
Chevaux domestiques finissent par se résoudre dans la vraie, naturelle
et unique couleur des Chevaux sauvages, qui est le gris de souris. Mais
les partisans de l'unité de composition, de l'attraction moléculaire et du.
développement de la forme et de l'instinct selon les exigences du milieu,
seule manière d'expliquer la création constante et perpétuelle, prétendirent
qu'au contraire l'instinct changeait avec le milieu.
Le monde savant est partagé entre Marmus, officier de la Légion*
d'honneur, conseiller de l'Université, professeur de ce que vous savez,.
membre de la Chambre des députés et de l'Académie des sciences
morales et politiques, qui n'a ni écrit une ligne pi dit un .mot, mais que
les adhérents de feu Cerceau regardent comme un profond philosophe,
et le vrai philosophe appuyé par les vrais savants, les Allemands, les
grands penseurs.
GUIDE-ANE.
285
Beaucoup d'articles sechangent, beaucoup de dissertations se
publient, beaucoup de brochures paraissent ; mais il n'y a d'ans tout
ceci qu'une vérité de démontrée : c'est qu'il existe dans le budget une
forte contribution payée aux intrigants par les imbéciles, que toute
chaire est une marmite, le public un légume, que celui qui sait se taire
-^
est plus habile que celui qui parle, qu'un professeur est nommé moins
pour ce qu'il dit que pour ce qu'il ne dit point, et qu'il ne s'agit pas
tant de savoir que d'avoir. Mon ancien maître a placé toute sa famille
dans les cabanes du budget.
Le vrai savant est un rêveur, celui qui ne sait rien se dit Homme
pratique. Pratiquer, c'est prendre sans rien dire. Avoir de l'entregent,
c'est se fourrer, comme Marmus, entre les intérêts, et servir le plus
fort.
Osez dire que je suis un Ane , moi qui vous donne ici la méthode
de parvenir, et le résumé de toutes les sciences. Aussi, chers Animaux.
280
GUIDE-ÀNE.
ne changez rien k la constitution des choses : je suis trop bien au Zoolo-
gical-Garden pour ne pas trouver votre révolution stupide! 0 Animaux,
vous êtes sur un volcan , vous rouvrez l'abîme des révolutions. Encou-
rageons, par notre obéissance et par la constante reconnaissance des faits
accomplis, les divers États à faire beaucoup de Jardins des Plantes, où
nous serons nourris aux frais des Hommes, et où nous coulerons des
jours exempts d'inquiétudes dans nos cabanes , couchés sur des prairies
arrosées par le budget, entre des treillages dorés aux frais de l'État, en
vrais sinécuristes marmusiens.
Songez qu'après ma mort je serai empaillé, conservé dans les
collections, et je doute que nous puissions, dans l'état de nature,
parvenir à une pareille immortalité. Les Muséums sont le Panthéon des
Animaux.
De Balzac.
LES CONTRADICTIONS
D'UNE LEVRETTE
«>•<»«*(•
J'ai toujours aimé le théâtre à la folie, el
cependant il y a peu de personnes qui aient
plus de raisons que moi de l'avoir en horreur,
* car ce fut là , vers les neuf heures du soir,
que je vis pour la première fois mon mari.
Comme vous pouvez bien le penser, tous les détails de cet accident me
sont restés présents à l'esprit. J'ai des raisons sérieuses pour ne les
point avoir oubliés.
En toute franchise, — je ne veux accuser personne, — je n'étais
point faite pour le mariage. Élégante, belle, je puis le dire, faite pour
les enivrements du monde et les joies rapides de la grande vie , il me
fallait de l'espace, de l'éclat, du luxe ; j'étais née duchesse... j'épousai
une première clarinette du théâtre des Chiens. C'était à mourir de rire,
et, entre nous, j'en ai furieusement ri! Vous voyez du reste que je n'en
suis pas- morte.
Oui, vraiment, il jouait de la darinette, le soir de huit à onze ; on
lui confiait même les rôles pas trop difficiles ; il me le dit du moins,
mais sans doute il me mentait indignement, car j'ai toujours trouvé
qu'il jouait faux comme un jeton, quoique j'aie moi-même l'oreille peu
musicale. Dans la journée, il était second trombone chantant à la
paroisse... des Chiens, et postulait en outre pour obtenir un chapeau
chinois dans la garde nationale. Tous ces détails sont grotesques, qu'on
me les pardonne , j'ai juré de décharger mon cœur.
Un soir donc que je m'étais laissé entraîner au théâtre, j'aperçus
pendant un entr'acte, dans l'orchestre des musiciens, un gros Boule-
dogue à lunettes, coiffé d'une calotte, qui, non loin de la grosse caisse,
288 . LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
se mouchait dans un mouchoir à carreaux. I! s'ensuivit un tel vacarme,
que toutes les tètes se retournèrent vers lui. On m'aurait dit à ce
moment-là : « Cette clarinette qui se mouche sera bientôt ton mari, »
que j'aurais répondu :... ou plutôt je n'aurais rien répondu à une telle
absurdité.
Cependant sous le feu de tous ces regards, au milieu de l'hilarité
générale, mon futur époux replia son mouchoir lentement, avec soin,
promena sur l'assemblée un regard indifférent par-dessus ses lunettes,
et, s'étant essuyé le nez, changea l'embouchure de son instrument avec
beaucoup de calme. 11 avait fait preuve de tant de safig-froid, que
machinalement je dirigeai mon lorgnon de son côté. 11 remarqua mon
mouvement sans doute, car immédiatement il ôta sa calotte et caressa
sa grosse tète ronde dont les cheveux étaient coupés en brosse, rajusta
ses lunettes, vérifia sa cravate et tira son gilet. Il n'est monstre si laid
qui ne fasse toutes ces petites choses-là sous le regard de la première
venue. Toutefois, son œil qui rencontra le mien me parut singulièrement
brillant. Il était laid, mais il était ému; j'étais fort jeune, un brin coquette,
en sorte que cela m'amusait assez d'être regardée ainsi. Le chef d' or-
chestre monta sur son^ trône, et la ritournelle commença. Le gros musi-
cien m'adressa un dernier regard qui ressemblait à un aveu et, préci-
pitamment, souffla dans son appareil. Il était parti trop tard et, voulant
rattraper le temps perdu, se précipita dans sa partition comme un
cheval échappé, tournant deux pages pour une, tricotant de ses gros
doigts avec une rapidité folle sur son malheureux tuyau d'où s'échap-
paient des bruits impossibles à décrire, mais effrayants. Le chef d'or-
chestre, rouge comme une pivoine, en nage, les cheveux en désordre,
criait au milieu dii vacarme et le menaçait de Son archet ; ses voisins
le poussaient, le frappaient, le huaient; les cahiers de musique et les
instruments de cuivre commençaient à. pleuvoir sur sa tête ; mais lui,
toujours calme en apparence et la rage dans le cœur probablement,*
soufflait, soufflait comme un soufflet de forge qui a pris le mors aux
dents.
11 me sembla que cette clarinette devait être une clarinette pas-
sionnée, et ne doutant pas que le délire qu'elle ressentait en ce moment
n'eût pour cause que ma présence même, je fus... touchée., flattée...
Enfin, je l'aimai dans ce moment-là ; c'est clair : je l'aimais.
Au bout d'un quart d'heure il s'arrêta toui court, déposa sa clari-
nette entre ses jambes et, ayant enlevé sa calotte, s'e>suya la iH? avec
r
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
289
"1 A
son grand mouchoir rouge. Il était calme, mais il n'avait pas un poil de
sec. Le lustre s'était éteint.
C'est au sortir de cette représentation remarquable — il était onze
heures trente-cinq et il pleuvait un peu, — qu'en passant devant l'entrée
des artistes du théâtre des Chiens je fus presque renversée par un indi-
vidu coiffé d'un grand chapeau gris à longs poils. Je le vois encore sor-
tant de cette porte et se précipitant sur nous. Je dis nous, car j'étais, ce
soir-là, accompagnée de ma mère; je n'allais point encore seule au
théâtre.
« Mesdames..., mademoiselle, s'écria le Bouledogue, — vous l'avez
deviné : sous ce chapeau gris se cachait l'impétueuse clarinette, — mes-
dames, arrêtez, au nom du ciel!
— Et que voulez-vous, à cett3 heure..., en ces lieux?... dit ma
mère avec son grand air. Écartez-vous, clarinett3, écartez-vous! »
37
290
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
Devant tant de noblesse et tant de dignité le musicien resta comme
anéanti , balbutia , et étant son chapeau :
« Il pleut, mesdames, il pleut, et vous êtes sans parapluie..., dai-
gnez, oh ! daignez accepter le mien. »
Ma mère, qui a toujours été assez petite-maiiiesse et craignait l'eau
comme le feu, fut assez folle pour accepter, ne se doutant pas, la chère
âme, que ce parapluie devait ouvrir pour moi les portes de l'hymen!...
Je passe. Tous ces souvenirs m'irritent, et d'ailleurs leur banalité leur
enlève tout intérêt. Il était écrit que je ferais une sottise absurde ; je
la fis.
Après quelques visites de mon étrange prétendu , ma mère me dit un
jour :
« Élisa, comment le trouves tu, mon enfant, la, franchement?
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 291'
— Qui cela, maman, fis-je ingénument, le musicien?
— Oui, petite espiègle, la clarinette, le jeune Bouledogue qui
recherche ta main; tu sais bien que je parle de lui.
— Mais, maman, je le trouve laid.
— Moi aussi, mon ange, mais il ne s'agit pas de cela.
— Eh ! eh ! fis-je malgré moi , je trouvais que cette question n'était
pas sans importance; — de plus, petite mère, je lui trouve l'air com-
mun, un peu grotesque, et tu conviendras qu'il est ennuyeux comme
la pluie.
— Je suis de ton avis, ma belle , mais encore une fois il ne s'agit
pas de tout cela, te convient-il ? Moi, il me convient à tous égards.
— Oh! maman! te quitter! » — Je fondis en larmes, et cependant
je n'étais pas triste. J'en suis encore à me demander pourquoi je fondis
en larmes.
« Ne fais donc pas de singeries, mon petit ange, poursuivit ma
mère, tu grilles d'envie de te marier, et tu as raison ; or, ce jeune
Bouledogue offre des garanties sérieuses. Sa double position de première
* clarinette chantante et de trombone à la paroisse lui assure une fort
jolie indépendance. Que peut-on demander.de plus à un mari? Songe,
mon enfant, que la beauté physique, la grâce, sont des avantages pas-
sagers; et d'ailleurs n'es-tu pas gracieuse et belle pour deux? C'est dans
l'intelligent croisement des natures et des caractères opposés que gît le
bonheur conjugal, ma petite Chienne chérie. Tu es jolie, espiègle, légère,
paresseuse, insouciante, prodigue, peu affectueuse. Eh bien, il n'est pa&
sans avantage pour l'équilibre des choses, que ton époux soit laid, taci-
turne, lourd, travailleur, sérieux, économe et affectueux. »
Je compris immédiatement que maman était dans le vrai et je donnai
mon consentement. Eh ! mon Dieu! si c'était à refaire, je crois que j'agi-
rais de même. Un mari solide, c'est énorme dans la vie. Quand on a le
pain sur la planche, il faut être bien sotte pour ne point se procurer le
superflu. Je n'osais point m'avouer toutes ces choses, mais instinctivement
j'en avais conscience et je dis : « Épousons-le. » Ne dit-on pas dans l'espèce
humaine : « Passons notre baccalauréat, c'est un titre qui mène à tout. »
Vous dire que ma lune de miel fut un long enivrement serait exa-
gérer. Malgré ma bonne volonté et mon courage , je ne fus pas longue à
m'apercevoir que la nature singulièrement grossière et banale de mon
mari était peu faite pour sympathiser avec les instincts élégants et aris-
tocratiques de la mienne. Il se levait au petit jour et me réveillait chaque
292 LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
matin pour m 'embrasser au front. Il approchait de mon visage son petit
nez ridicule , ses grosses joues boursouflées... Il était hideux! S'il eût
eu seulement la discrétion de sa laideur !... Une fois levé, il mettait sa
calotte et étudiait sa clarinette avec l'emportement et l'obstination qui
caractérisent la médiocrité.
« Piano, mon ami, plus piano, lui disais-je; je vous jure que
cela sera mieux! » Il faisait mille efforts pour souffler moins violem-
ment, mais ses notes les plus discrètes faisaient tout trembler autour de
nous et les soupirs qui s'échappaieqt de son infernal tuyau ressemblaient
à une tempête. Ce qui m'irritait surtout, c'est qu'il était en nage, c'est
qu'il concentrait toute son attention, se mordait les lèvres et soufflait
comme un Phoque pour jouer la chose la plus simple du monde.
« Vous ne prenez pas un peu l'air, mon bon ami, lui disais-je
bientôt , vous allez vous fatiguer. » Je l'aurais battu.
Souvent alors il s'essuyait le front et allait se promener, s'arrétant à
tous les coins , cancanant avec tous les voisins , fouillant sans scrupule
parmi ces débris de toutes sortes, amoncelés le matin sur la voie publique
en tas régulièrement espacés ; il fouillait là dedans... Ah ! qu'il m'a fait
souffrir, ce musicien né pour être Chien de boucher! Que de fois, me
promenant côte à côte avec lui, ne m'a-t-il pas laissée seule tout à coup
pour courir vers un os qu'il avait aperçu! Et les querelles ! et les ba-
tailles ! et son gros rire bruyant ! et sa démarche lourde ! et ses obser-
vations vulgaires! et...
Je commençai à le prendre sérieusement en grippe. Il m'agaçait, il
m'irritait. Je veux bien qu'il se mît en quatre pour augmenter l'aisance du
ménage et en toute vérité travaillât comme un Chien, mais l'argent ne
saurait compenser les douleurs d'une union mal assortie. Sous- différents
prétextes j'évitai peu à peu ces promenades conjugales qui m'étaient
devenues odieuses, et je flânai seute avec délices.
J'avais pris en affection un jardin public fort à la mode, où le beau
monde se donnait rendez-vous. Les enfants y venaient jouer en foule,
on s'y promenait, on s'y faisait voir, on y voyait les autres. C'était
adorable , et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'on m'y remarquait beau-
coup. J'avais trouvé mon milieu.
Un jour, il m'en souvient, j'errais dans une contre-allée sous les
arbres touffus , lorsque j'entendis une voix qui me disait tout bas :
« Ah! qu'il serait heureux, madame, celui qui, au milieu de la foule,
fixerait votre attention ! »
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LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
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Ces paroles me plurent; elles avaient je ne sais quoi de contenu, de
respectueux, d'ému, qui me charma immédiatement. Je me retournai et
j'aperçus un ravissant Insecte qui voltigeait autour de moi. Il était fort
bien mis ; ses manières recherchées, ses allures discrètes me prouvèrent
tout de suite qu'il était du monde. Il me parut, du reste, avoir con-
science de sa valeur, et j'ai peine à croire qu'en se regardant dans la
glace il ne se trouvât pas joli garçon.
• « Ah ! que vous êtes belle, Levrette ! murmurait-il avec obstination;
que votre tête est fine, vos pattes élégantes et votre robe soyeuse!
Que de distinction dans votre démarche , de grâce dans vos allures! »
29/«
LES COiNTRADlCTiONS D'ONE LEVKETTE.
Je hâtai le pas, toute tremblante de tant d'audace; mais, au fond de
mon cœur, les paroles de l'inconnu vibraient comme une délicieuse
musique. Ce garçon avait du goût et de la finesse.
Se regardant dans la glace , il se trouve joli garçon.
« Vous êtes mariée, adorable créature? » ajouta-t-il.
Je ne résistai pas au plaisir de me] figurer un instant que mes
chaînes s'étaient brisées et je répondis très- sèchement : « Je suis veuve,
monsieur. »
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 295
Oh! je vous jure, je ne voyais en tout cela aucun mal. Quel
danger y avait-il, après tout, à ce qu'un Insecte me trouvât jolie et
m'exprimât son admiration? On ne comprend pas assez que la
beauté a besoin d'être entourée, appréciée; le regard du public est
le soleil qui la réchauffe et la fait vivre ; l'indifférence la tue et la
flétrit. Notre coquetterie à nous autres, belles créatures, exprime
tout simplement le besoin naturel, et par conséquent respectable,
d'être vues et admirées. Il n'y a là ni intention coupable ni orgueil
exagéré ; il y a conscience d'un... eh! mon Dieu oui, d'un tribut
qu'on doit nous payer; il y a, je le répète, besoin de soleil. Et
la preuve que je dis vrai , c'est que , tout en étant la Levrette la
plus vertueuse du monde, je fus comme enivrée par les paroles de
l'Insecte inconnu.
« Tu as les yeux terriblement brillants et la voix bien sonore, »
me dit au retour mon mari. Il rongeait, dans un coin, un os qu'il
avait trouvé je ne sais où.
« Faut-il donc, pour vous plaire, avoir les yeux éteints et la voix
enrouée? » lui répondis-je.
Rien au monde n'est . irritant comme ces questions banales et
sottes dont vous soufflettent certaines gens, et ils demandent ensuite
pourquoi on les déteste !
Je sentais mon mari de plus en plus indigne, sa personne me
choquait plus que je ne saurais dire. Je ne lui en voulais pas seu-
lement de sa trivialité et de sa laideur, mais encore de la peine qu'il
se donnait pour moi ; je rougissais de profiter de son labeur ridi-
cule, et je ne pouvais manger une gimblette sans songer que je la
devais à l'infernale clarinette dont il jouait si mal. Ce qui m'agaçait
aussi, c'était son flegme irritant, son calme inaltérable, et aussi sa
bonté niaise, inattaquable, sans réplique; de sorte que j'étais obligée
de renfermer en moi-même toutes mes irritabilités, mes mauvaises
humeurs, mes indignations, mes révoltes...
Vous ne savez pas combien cela est atroce quand on est ner-
veuse. La vie me devint extrêmement pénible.
Le bel Insecte s'en aperçut bientôt, car il me poursuivait chaque
jour de ses prévenances et de son bourdonnement délicieux.
« Vous êtes malheureuse, Levrette idéale; vous souffrez, je le
vois, je le sens. Le chagrin devrait-il effleurer une tête si belle?
me dit-il avec des larmes dans la voix. Ne craignez-vous pas que
296 LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
les soucis ne rident votre front et ne ternissent votre beauté ? » Je
tressaillis. Ce qu'il disait là n'était malheureusement que trop vrai,
l'inquiétude pouvait me rendre laide, alourdir ma démarche, voiler
mes yeux; et, réfléchissant que mon mari serait encore la- cause de
cette nouvelle infortune, je fus indignée.
- « Eh bien! poursuivit l'Insecte aimé, que ne tâchez-vous de vous
distraire ? Venez avec moi errer dans les bois , prenez votre vol et
je serai derrière vous pour vous admirer et vous égayer par mes
chansons. Chassez " les soucis , franchissez les espaces , emplissez
votre chère poitrine de l'air pur qu'on ne trouve qu'aux champs ;
les grands ombrages et l'herbe tendre ne vous tentent-ils pas? Votre
belle robe blanche serait si étincelante sur le gazon. Ne voulez-vous
pas faire une promenade ?
— Oui, vraiment, je le veux, » lui répondis-je avec -feu. J'avais
pris enfin un parti, j'en avais assez de mon rôle de victime, j'étais
étouffée, il me fallait de l'air, de l'air à tout prix. « Demain, à
pareille heure, soyez en cet endroit, mon cher, et nous irons
ensemble errer à l'aventure. Vous avez raison, il me faut du mou-
vement. »
Il ne faudrait pas croire qu'en accordant un rendez-vous à cet
Insecte je cédais a un mouvement de tendresse et de folie. Je peux le
dire à la face du ciel , j'étais pure et ma conscience n'était pas trou-
blée. Je savais gré à ce garçon de rendre justice à mes charmes, sa
conversation m'amusait parce qu'il parlait sans cesse de moi , mais rien
de plus.
Quand je fus de retour au logis, ce soir-là, il est probable que mon
visage exprima un plus profond dégoût qu'à l'ordinaire , car mon musi-
cien me regarda en silence pendant quelques instants et deux grosses
larmes coulèrent de ses petits yeux. Il était grotesque. Rien n'est affreux
comme un être laid qui ajoute encore à sa laideur naturelle la laideur du
chagrin.
Je m'attendais à une scène , à des reproches ; je sentais l'émotion
gonfler mon cœur et je me disais : « Enfin, qu'il parle donc, qu'il* s'ir-
rite, qu'il se fâche, je pourrai m'irriter et me fâcher aussi, opposer ma
colère à la sienne ! » — En certains cas l'emportement est comme une
pluie d'orage qui rafraîchit la terre et fait crever les nuages. — Je me
souviens que je me mis à chantonner, espérant amener ainsi plus promp-
tement la crise.
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 297
Mais il n'en fut rien, il ne dit mot. Deux ou trois fois il renifla avec
bruit, puis il mit soigneusement sa clarinette dans son étui crasseux,
enfonça sa calotte et, sans lever les yeux sur moi, il dit :
« Bonsoir, ma chère , je vais au théâtre. »
Que signifiaient ces larmes? Se doutait-il qu'il m'était odieux? Je
ne pouvais pas supposer qu'il fût jaloux, et d'ailleurs jaloux de qui?
N'étais-je pas l'épouse la plus malheureuse, mais en même temps la-
plus irréprochable du monde? J'aurais voulu, ce soir-là, avoir quelque*
chose à briser, quelqu'un à mordre... Dieu! que ce musicien m'a fait
souffrir !
Le lendemain, à l'heure indiquée, je fus au rendez-vous. Mon bel
Insecte doré, frais, pimpant, gracieux, joueur, m'attendait avec impa-
tience.
a Que vous êtes belle, chère! me dit-il avec émotion. Partons-
nous?
« Partons, lui disr-je, grand flatteur. » Et nous nous élançâmes.
J'avais au fond quelque inquiétude et j'en étais indignée. Le sou-
venir de ce Bouledogue devait donc me poursuivre partout? Je m'ima-
ginai, tout en cheminant, que ce rendez-vous qui, après tout, était une
espièglerie condamnable, pouvait avoir des conséquences fort graves,
et mon imagination se monta si follement en dépit des efforts que faisait
mon compagnon pour chasser mes préoccupations , qu'arrivée au détour
d'une rue je m'arrêtai tout court. . •*
« Qu'avez-vous , adorable Levrette? dit l'Insecte.
— Ne voyez-vous pas, là-bas, ces musiciens ambulants, arrêtés
devant une fenêtre ?
— Oui, certainement, ils montrent des Hannetons au public, à
ce qu'il me semble, et se donnent beaucoup de mal pour gagner
leur pauvre vie.
— Sans doute , mais j'ai peur ; ils ont un regard étrange ces musi-
ciens ! Ne sont-ce point là des gens de la police, des espions payés pour
nous observer ? De grâce, aimable Insecte, faisons un grand détour, je
suis tremblante. »
Nous primes à gauche et nous, continuâmes notre course, mais
j'étais toujours inquiète. 11 est des émotions que la Providence devrait
épargner aux personnes délicates et nerveuses. J'étais agitée, fiévreuse.
C'était sans doute un pressentiment, car il m'arriva, ce jour-là, une
des rencontres les plus désagréables que l'on puisse faire.
38
298
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
lis montrent des Hannetons au public.
Nous allions sortir des faubourgs, lorsque j aperçus dans un coin
obscur une masse de forme bizarre. C'était un de ces Ours bateleurs
comme on en rencontre souvent dans les fêtes ou les jours de marché.
Pour le moment, il faisait travailler une Tortue équilibriste qui l'ac-
compagnait. Rien au monde n'était plus naturel que de rencontrer cet
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
299
Ours et cette Tortue, et cependant je me sentis frissonner. Toutefois,
me doutant bien qu'encore une fois mes craintes étaient chimériques,
je continuai ma course, et bientôt je fus tout près du saltimbanque et
de la Tortue. Il me sembla que le petit œil de l'effrayant animal lançait
des éclairs. J'allais m'enfuir au plus vite, mais l'Ours, s'avançant tout
à coup, me barra le passage.
« Que faites-vous ici, madame? me dit-il en se croisant les bras.
— Et que vous importe ce que fait madame? bourdonna l'Insecte
aimé de sa petite voix flûtée. Sur l'honneur, vous m'avez l'air d'un
manant osé! Qui ôtes-vous, je vous prie? parlez, qui êtes-vous?
„ — Qui je suis? » 11 soupira fortement et, et avec un effort dou-
loureux : « Je suis lui-môme le propre époux de madame. » Ce disant, il
se dépouilla de la peau d'Ours dont il était revêtu, et j'aperçus la clari-
nette, le musicien, le Bouledogue, mon mari enfin, pâle comme la
300 LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
mort , en proie à des frémissements nerveux horribles. Il était effrayant ,
d autant plus effrayant qu'il avait malgré tout conservé son allure gro-
tesque. Je l'aimais mieux cependant irrité, furieux, grimaçant de rage,
que résigné, silencieux et la larme à l'œil. Il était vraiment moins laid
qu'à l'ordinaire. Malheureusement il avait conservé sa calotte Sur la tête.
C'était une faute impardonnable. Les gens de l'autre sexe ne veulent
point comprendre que pas un détail ne nous échappe, à nous autres
êtres fins, nerveux et délicats.
« Madame, » dit mon mari en se posant. Encore une faute; il se
posait! il était manifeste qu'il avait préparé un discours et qu'il en avait
médité les effets. Le bel Insecte s'était caché derrière mon oreille et me
disait tout bas.: « Quoi, reine de beauté, vous êtes mariée à ce monstre,
à ce Dogue grossier? » Je me sentais rougir.
« Madame, continua mon mari, ma... da... » et il éternua de la
façon la plus comique; sans doute un poil de la peau d'Ours dont il s'était
revêtu lui était resté dans le nez.
Je partis d'un grand éclat de rire, aussi excusable, aussi involontaire
que son éternu ruent.
Cette scène de jalousie était quelque peu comique, vous en convien-
drez.
« Madame, suivez-moi, s'écria alors mon mari, perdant tout à
coup la tête , c'en est trop, suivez-moi.
— Je ne lui conseille pas de porter la patte sur vous, murmura le
bel Insecte en se réfugiant derrière mon oreille, car je crois vraiment que
je ne répondrais pas de moi. Je sens la col... »
11 ne put achever sa phrase, hélas ! Mon mari, plus prompt que
1 éclair, s'était élancé, et, le saisissant au vol, l'avait horriblement
mutilé d'un coup de dent. Je ne sais alors ce qui se passa, je devins,
folle. Je me dégageai par un effort héroïque des pattes de mon époux
furieux, et, sautant par-dessus sa tête, je pris ma course.
Quand je fus à une centaine de pas, je me retournai, et j'aperçu&
de loin le Bouledogue aux prises avec les agents de l'autorité. Il se débat-
tait avec énergie, mais la peau d'Ours dont ses pieds étaient entourés
paralysait ses efforts, de sorte qu'en un instant il fut pris et emmené par
les agents au milieu des huées de la foule.
Enfin, j'étais libre! je poursuivis ma promenade. Jamais l'air ne
m'avait semblé plus pur, l'herbe plus verdoyante et le ciel plus bleu.
Une indignation sourde me restait pourtant au cœur. Je me sentais
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 301
humiliée pour ainsi dire par cette jalousie, se manifestant tout à coup
par un scandale absurde, public et comique tout à la fois. C'était sur-
tout le côté comique que je trouvais intolérable. Cette réalité prosaïque,
cette clarinette en colère apparaissant tout à coup devant l'Insecte aimé,
devant le rêve, l'idéal!... Je crus bien que je ne pardonnerais de ma
vie à la clarinette. Après avoir erré dans les champs, m'être enivrée
d'air pur, m'être étourdie, je rentrai sous le toit conjugal. Chose étrange!
la demeure me parut vide. Pendant un instant je crus avoir oublié quel-
que chose. En effet, quelque chose, ou, pour mieux dire, quelqu'un me
manquait, et ce quelqu'un c'était mon pauvre mari. On prend l'habi-
tude même de choses laides et gênantes, et je suis sûre que certains
bossus, les Chameaux et les Dromadaires par exemple, se trouveraient
fort mal à l'aise si, tout à coup, on les privait de leur bosse.
Je réfléchissais à ces sensations étranges, lorsque je reçus une lettre
ornée d'un grand cachet. L'autorité m'invitait à me présenter à la four-
rière où mon mari avait été déposé momentanément, pour être confrontée
avec lui. Le malheureux était doublement accusé et de vagabondage et
de tentative de meurtre avec préméditation. Le déguisement sous lequel
on l'avait trouvé et aussi, paraît-il, une arme cachée dans ses bottes,
étaient des preuves accablantes.
Le lendemain matin après déjeuner, — je m'étais levée fort tard car
j'étais horriblement fatiguée, — je fis ma toilette et je me rendis k la
fourrière. Un spectacle navrant pour une personne nerveuse et impres-
sionnable m'y attendait.
On me fit passer par des corridors sombres et humides, on fit grincer
d'énormes clefs dans d'horribles serrures , de lourdes portes bardées de
fer s'ouvrirent, et j'entrai enfin dans un endroit sans nom où une foule
de misérables, mal peignés, repoussants, étaient réunis. Je marchais avec
prudence dans ce milieu souillé, et ne respirais qu'avec circonspection,
car l'air était infect. Enfin, mon mari, qui était couché dans un coin,
m'aperçut. Je m'attendais à des reproches terribles, à une scène violente,
et je me tins sur mes gardes; mais, contre mon attente, le pauvre
musicien s'avança vers moi en baissant les yeux , puis , s'étant couché
devant moi, il me lécha les pattes et fondit en larmes sur les dalles
humides. C'était un peu plus que je n'aurais demandé ; quelques-uns de
ces vauriens commençaient à sourire.
« Ma Levrette chérie, me disait mon mari au milieu des sanglots,
pardonne-moi!... N'est-ce pas que tu me pardonneras? J'ai été jaloux.
302
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
Un spectacle navrant m'jr attendait.
j'ai été absurde... Mais tu es si belle, je t'aimais tant et j'étais si laid!...
Je craignais... j'étais fou... pardonne-moi! »
Il était vraiment ému. Je lui promis de lui procurer quelques conso-
lations et de faire mon possible pour obtenir sa grâce. Au fond je suis
extrêmement sensible... peut-être trop! Ses paroles avaient été très-con-
venables, il avait avoué ses torts, reconnu sa laideur, rendu hommage à
ma beauté.
Je courus chez le juge d'instruction qui me regarda sous ses lunettes
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE. 303
gt fut comme étourdi en me voyant si séduisante. Ce juge était un Renard
de la plus belle apparence, spirituel, aimable, fin, causeur et légèrement
entreprenant..., ce qui fait que le procès de mon malheureux époux dura
prodigieusement longtemps.
Mais voici le moment d'avouer une bien étrange chose et de mettre
au grand jour un mystérieux repli de mon cœur.
À peine mon infortuné Bouledogue fut-il incarcéré que mes senti-
ments pour lui changèrent complètement. Il n'était plus là, je ne savais
plus à qui adresser mes plaintes, et toutes les fois que j'apercevais dans
un coin sa clarinette abandonnée, silencieuse, les larmes me venaient aux
yeux. Je fus comme effrayée de la place énorme que cet être, malgré son
infériorité physique et morale, occupait dans ma vie. Sa face grotesque,
son silence, sa calotte, me manquaient. Je ne savais où déposer ma mau-
vaise humeur, de sorte qu'elle restait en moi et j'éprouvais des pesanteurs
pénibles. Je cherchai à me distraire, craignant vraiment pour ma santé,
mais je n'obtins aucun résultat. J'ose à peine le dire : j'aimais ce
Bouledogue, cette clarinette jalouse... je l'aimais. Je ne pus me résoudre
à aller le visiter en prison à cause de cette odeur dont je vous ai
parlé et qui m'avait causé une névralgie épouvantable, mais, grâce
à l'éloignement , mon mari m'apparaissait en imagination, paré de
tous les charmes de mon propre esprit. Il devint un prétexte pour
mon cœur de poétiser le passé et de donner une forme réelle aux
rêves de l'avenir; mon cerveau eut la fièvre, si bien que je faillis
me trouver mal de joie lorsque j'appris son élargissement.
Bonheur ! il était libre ! comme j'allais l'aimer, l'entourer !
Il m'arriva un matin. Qu'il était laid, grand Dieu! exténué,
malpropre ! et quelle odeur ! Un manteau de glace retomba sur mon
cœur.
« Ma Levrette, mon ange, ma femme! s'écria-t-il en se préci-
pitant dans mes bras.
— Bonjour, mon ami, » lui répondis-je en détournant la tête. Je
n'eus pas le courage d'en dire plus ; le rêve s'était envolé.
« J'ai manqué ma vie, me dis-je alors; ce qu'il fallait à ma nature,
c'étaient les enivrements du théâtre, c'était le feu de la rampe, les
rivalités, la lutte... Je suis artiste! »
II y a longtemps de tout cela, et je ne peux m'empêcher de sou-
rire en songeant à ma dernière indignation de Levrette incomprise.
Depuis, tout s'est calmé. J'ai réfléchi qu'étant donnés deux êtres rivés
304
LES CONTRADICTIONS D'UNE LEVRETTE.
k la même chaîne, à tort ou à raison, le seul moyen pour eux dg
rendre la chaîne moins lourde était de s'en partager volontairement le
fardeau. Se tromper de mari, épouser une clarinette de second ordre au
lieu d'un ténor de choix, c'est une faute absurde; mais ce qui est plus
absurde encore, c'est d'en mourir de chagrin.
Je fis toutes ces réflexions et je finis par me dire : « Sois aussi cou-
rageuse que tu es belle, ma mignonne, poétise ton Bouledogue. »
C'est ce que j'ai fait, et je ne m'en suis pas mal trouvée. ILa
renoncé à sa calotte et joue positivement moins faux, sa démarche
est meilleure ; de profil et à contre-jour, son visage a acquis un
certain caractère.
« Que tu es belle, petite sans cœur! » me dit-il quelquefois en sou-
riant. Et je lui réponds sur le même ton :
. « Que tu es laid , mon gros jaloux ! »
Gustave Droz.
.s
S. ï'jf- 1 7
m.
-
I
TOPAZE
PEINTRE DE PORTRAITS
e suis son héritier, je fus son confident;
personne mieux que moi ne peut conter sa
curieuse et instructive histoire.
Né dans une foret vierge du Brésil, où
sa mère le berçait à l'ombre sur des lianes
entrelacées, il fut pris tout jeune par des
Indieas chasseurs, qui le vendirent à Rio-Grande, avec une cargaison
de Perroquets, de Perruches, de Colibris et de peaux de Buffles. Il vint
au Havre en cette compagnie, gambadant sur les haubans et les vergues,
chéri des matelots auxquels il jouait mille méchants tours, mordant
l'un , griffant l'autre , et ne regrettant guère de sa sauvage patrie que ce
bon soleil, si brillant et si chaud, sous lequel un Singe même, la plus
frileuse des créatures après l'Homme, n'a jamais claqué des dents. Le
?.$
306 TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
capitaine du navire, qui savait son Voltaire, l'appela Topaze, comme le
bon valet de Rustan , parce qu'il avait une face jaune et pelée. Bref,
en arrivant au port, Topaze avait reçu, outre son nom, une éducation
dans le goût de celle qui fut jadis donnée sur le coche d'eau à son
compatriote Vert-Vert, quand il revint scandaliser les nonnes par ses
propos; celle de Topaze était même un peu plus salée, comme faite en
pleine mer.
Une fois en France, on pourrait aisément faire de lui un autre Laza-
rillé de Tormes, un autre Gil Blas, si l'on voulait s'amuser à peindre
les caractères ou à conter les histoires de tous les maîtres qu'il eut suc-
cessivement jusqu'à l'âge de Singe fait. Mais il suffit de savoir qu'en
son adolescence il était logé à Paris , dans un ravissant boudoir de la
rue Neuve-Saint-Georges, et qu'il faisait la joie, les délices, la coque-
luche d'une charmante personne, laquelle terminait, en le traitant
comme un enfant gâté , l'éducation si bien commencée par les matelots
du Havre. Il menait là une vraie vie de chanoine, bien plus heureuse
qu'une vie de prince. Mais qu'y a-t-il de stable en ce monde ? Un jour,
jour néfaste ! il s'avisa, dans un accès de maligne humeur, de mordre
au visage un respectable barbon qu'on appelait M. le comte, et qui
protégeait sa gentille maîtresse. La colère du protecteur fut si grande,
qu'il déclara nettement à la dame qu'elle n'avait plus qu'à opter entre
lui et cette méchante Bête, l'un des deux devant quitter immédiatement
la maison. Le pauvre Topaze n'avait à donner ni cachemires, ni bijoux,
ni carrosse. Son arrêt fut prononcé, avec un gros soupir pourtant; et
même, afin d'adoucir cette séparation forcée , on l'envoya secrètement
dans l'atelier d'un jeune peintre, où, depuis bientôt trois mois, la dame
allait poser régulièrement chaque jour pour un portrait qui ressemblait
à la tapisserie de Pénélope.
Voilà pourtant comme se font les vocations ! Assis sur un banc de
de bois, au lieu d'un moelleux canapé, mangeant des bribes de pain
sec au lieu de macarons, et buvant de l'eau claire au lieu de sirop à
l'orange, Topaze fut ramené au bien par la misère, ce grand professeur
de morale et de vertu , quand elle ne plonge pas plus profondément dans
le vice et la débauche. N'ayant rien de mieux à faire, il réfléchit sur sa
misérable condition, si précaire, si variable, si dépendante; il rêva la
liberté, le travail et la gloire; il sentit enfin qu'il était venu à ce
moment critique et solennel où il faut, comme on dit, faire choix d'un
état. Or, quel état pkis beau, plus libre, plus glorieux que celui
r
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 307
d'artiste? Le ciel même l'avait conduit à cette école. Le voilà donc,
comme Pareja, l'esclave de Velasquez, essayant de surprendre dans le
travail de son maître les secrets du grand art de peindre, le voilà juché
tout le jour sur le faite du chevalet, guettant chaque mélange de la
palette et chaque coup du pinceau; puis, dès que le peintre tournait les
épaules , il prenait à son tour la palette et la brosse , et , d'une main
légère, refaisant l'ouvrage déjà fait, il doublait par une seconde couche
la dose des couleurs. Alors, fier et glorieux, il prenait sa reculée,
s'admirait dans son œuvre, et marmottait tout bas entre ses dents le mot
du Corrége , répété tant de fois par tous ces naissants génies dont Paris
est inondé : Ed io anche son pittore.
Un jour que l'orgueil satisfait lui était toute prudence , son maître
le surprit dans cet exercice. Il rentrait lui-même plein de joie et de
fierté, car la direction des beaux-arts venait de lui commander un
tableau du Déluge pour l'église de BouIogne-sur-Mer, où il pleut toute
l'année. Rien ne rend généreux comme le contentement de soi-même.
Au lieu donc de prendre un appui-main et de rosser son Sosie : « Par-
bleu! s'écria-t-il comme un autre Velasquez, puisque tu veux être
artiste, je te rends la liberté, et de mon valet je te fais mon élève. »
Voilà Topaze devenu rapin.
Aussitôt il rejeta et roula sur ses épaules tous les crins de sa tête,
comme la chevelure poudrée d'un curé de campagne; il ajusta ses poils
du menton en barbe de bouc; il se coiffa d'un chapeau à larges bords et
à forme pointue; il s'habilla d'une redingote en justaucorps, sur laquelle
retombait en fraise son col de chemise; enfin il se donna autant que
possible l'air d'un portrait de Van Dyck ; puis, son carton sous le bras
et sa boîte de couleurs à la main , il se mit à fréquenter les écoles.
Mais, hélas! comme tant d'apprentis artistes, qui sont pourtant
bien Hommes, Hommes faits et parfaits , Hommes ayant leurs cinq sens
du corps et leurs trois puissances de l'esprit, Topaze avait pris pour une
vocation véritable ou les rêves creux de son ambition, ou son inaptitude
à toute autre chose. Il fut bientôt tristement désabusé. Quand le tracé
du maître lui manqua , et qu'il fallut tracer lui-même des lignes ; quand,
au lieu d'appliquer couleur sur couleur, il fallut couvrir une toile
blanche; quand, enfin, d'imitateur il fallut se faire original, adieu
tout le talent de notre Singe. Il eut beau travailler, s'obstiner, suer,
pester, se cogner la tête, s'arracher la barbe, la muse ne souffla point,
comme disent les ^Espagnols, et Pégase, toujours rétif, refusa de
308
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
l'emporter sur cet Hélicon de fortune et de gloire qu'il avait rêvé. En
bon français, il ne fit rien qui vaille, et, d'une commune voix , maîtres
<*
Puis, son carton sous le bras et sa botte de couleurs à la main, il se mit à fréquenter les écoles.
Voilà Topaze devenu rapin.
et condisciples lui donnèrent le charitable conseil de chercher un autre
moyen de vivre :
Soyez plutôt maçon, si cest votre taloni
Et vraiment c'était dommage; car il s'en fallait bien que Topaze,
dans un étroit égoïsme , n'eût envisagé de sa position que les avantages
personnels. Ses hauts pensers embrassaient un plus vaste horizon ; il ne
r
TOPAZE PEINTRE bE PORTRAITS. 309
voulait rien moins qu'accomplir un rôle grand, noble, généreux, civi-
lisateur, humanitaire. Je lui ai souvent ouï dire qu'à l'exemple des Juifs
du moyen âge , qui allaient étudier la médecine chez les Arabes et reve-
naient l'exercer chez les chrétiens, il voulait transmettre des Hommes
aux Animaux la connaissance de l'art, et, éclairant ses semblables de
cette lumière nouvelle, en faire presque les égaux du roi de la création,
qu'ils touchent déjà de si près et par tant de côtés. Son chagrin fut
profond, comme l'avait été son projet, et, tout meurtri de la chute
immense qu'il avait faite du haut de son orgueil, honteux, morose,
mécontent du monde et de lui-même, perdant le sommeil, l'appétit,
la vivacité , le pauvre Topaze tomba dans une maladie de langueur qui
fit craindre pour sa vie. Heureusement qu'aucun médecin ne fut appelé
et qu'on, laissa la nature seule aux prises avec elle-même.
En ce temps-là , un peintre de décorations , un nommé Daguerre,
fit ou compléta la découverte qui doit justement illustrer son nom ;
découverte importante, considérable, disent ses confrères, non-seule-
ment pour les sciences physiques, mais aussi pour l'art, tant qu'elle se
contentera d'en être un utile auxiliaire et n'aura point la prétention de
le remplacer. On en fit, comme chacun sait, des applications diverses,
et peu à peu, après avoir pris l'exacte empreinte des monuments, des
vues perspectives , des objets inanimés , on en vint à tirer le portrait des
vivants.
J'ai connu, parmi les Hommes, un musicien fanatique, auquel la
nature avait refusé la voix et l'oreille, qui chantait faux, qui dansait
à contre-mesure, qui avait enfin pour cette musique, de lui si chérie,
ce qu'on appelle une passion malheureuse. Il prit des maîtres de solfège,
de piano, de flûte, de cor de chasse, d'accordéon, même de grosse
caisse et de triangle; il employa la méthode Wilhem, la méthode Pastou,
la méthode Chevé, la méthode Jacotot. Rien ne fit; il ne put jamais
ni poser un son, ni marquer un rhythme. De quoi s'avisa-t-il alors
pour arranger son goût avec son impuissance? Il acheta un orgue de
Barbarie, et, tournant la manivelle d'un bras infatigable, il s'en donna
pour son argent, de jour, de nuit, et à cœur-joie. Le poignet lui suffit
pour être musicien.
Ce fut un semblable expédient qui rendit la vie à Topaze , avec ses
espérances de haute renommée, de vaste fortune et d'insigne apostolat.
Comme il est reconnu, depuis les jésuites, que la fin justifie les moyens,
Topaze vola, d'une main dextre, la bourse d'un gros financier qui
310 TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
dormait profondément dans l'atelier de son maître, tandis que celui-ci,
guère mieux éveillé , essayait de le peindre. Muni de ce trésor, il acheta
aussi son orgue de-Barbarie, je veux dire un daguerréotype, et, se fai-
sant bien enseigner la manière de s'en servir, qui n'était pas au-dessus
de son intelligence, il devint tout à coup d'artiste peintre artiste physicien.
Le talent acquis, et à beaux deniers comptants, comme on vient de
voir, il avait fait la moitié du chemin vers le but grandiose où tendaient
ses désirs. Pour faire l'autre, il prit la route du Havre, puis passage
sur un vaisseau qui traversait l'Atlantique, et, après un heureux
voyage , il alla prendre terre à l'endroit même où, peu d'années aupara-
vant, il s'était embarqué pour la France. Mais quel changement dans sa
situation! De Singe enfant, il était devenu Singe homme; de prisonnier
de guerre vendu comme esclave, affranchi et libre; enfin, de brute
ignorante, telle que la nature jette au monde tous les êtres, une espèce
d'Homme civilisé.
Le cœur lui battit en touchant le sol de la patrie, si douce à revoir
après une longue absence; et, sans perdre un seul jour, il s'achemina,
sa machine sur le dos, vers les lieux solitaires et sauvages où l'appelait,
avec les" souvenirs de ses premiers ans, la mission civilisatrice qu'il
s'était donnée. Il y avait bien aussi dans son empressement (il m'en a
fait l'aveu) certaine envie d'attirer l'attention, de faire du bruit, d'être
regardé comme une Bête curieuse, de jouir enfin de la facile supériorité
que lui donnaient sur les gens du pays son titre de voyageur, ses con-
naissances et sa machine; mais il aimait mieux se donner le change à
lui-même, et se croire simplement piqué de cet irrésistible aiguillon qui
pousse les prédestinés , les hommes providentiels , à jouer leur rôle en
ce monde.
Arrivé dans la forêt qui l'avait vu naître, sans rechercher ni ses
parents ni ses amis, auxquels il ne voulait se révéler qu'après d'écla-
tants succès, Topaze alla s'installer dans une vaste clairière, espèce de
place publique ménagée par la nature au milieu des futaies et des
fourrés. Là, aidé d'un Sapajou à face noire, qu'il appela Ébène comme
l'autre serviteur de Rustan, et dont il fit son valet, son nègre, imitant
jusqu'en cela l'Homme qui trouve dans la différence des peaux une
raison suffisante pour qu'il y ait des maîtres et des esclaves , il se con-
struisit une élégante cabane de branchages, bien abritée sous quelques
larges feuilles de lotus. Il cloua pour enseigne, au-dessus de la porte,
un écriteau qui portait: Topaze, peintre à l'instar de Paris; et, sur la
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 311
porte même, un second écriteau plus petit où se lisait : Entrée de V instar;
puis, quand il eut expédié dans toutes les directions quelques couples
de Pies chargées d'annoncer à la ronde son arrivée, sa demeure et son
état , il ouvrit enfin boutique.
Pour mettre ses services à la portée de tout le monde, dans un pays
où Ton n'a point encore battu monnaie, Topaze était revenu au système
primitif des échanges. Il se faisait payer en denrées. Cent noisettes,
cinquante figues, vingt patates, deux noix de coco, tel était le prix
d'un portrait. Comme les habitants des forêts du Brésil, encore dans
l'âge d'or, ne connaissent ni la propriété, ni l'héritage, ni tous les
droits qui découlent des mots mien et tien, que la terre est en commun
et ses fruits au premier occupant, il n'y avait en vérité qu'à se baisser
et à prendre pour payer son image au peintre de Paris. Néanmoins, ses
commencements furent difficiles; il apprit, par expérience, que nul n'est
prophète en son pays, ni surtout parmi les siens.
Les premières visites qu'il reçut furent celles d'autres Singes, race
curieuse et empressée, mais défiante, envieuse, maligne. A peine
eurent-ils vu fonctionner une fois la machine, qu'au lieu d'en admirer
simplement l'invention et l'effet, ils chercKèrent aussitôt à l'imiter, à la
copier; et au lieu d'honorer, en le récompensant, celui de leurs frères
qui rapportait ce trésor de lointaines régions , ils mirent tous leurs soins à
lui dérober son secret et les bénéfices qu'il devait justement tirer de son
industrie. Voilà tout d'abord Topaze aux prises avec les contrefacteurs.
Heureusement pour lui qu'il ne s'agissait pas de réimprimer un livre en
Belgique ; le vol était un peu moins facile à commettre. Messieurs les
Singes eurent beau ruminer, s'ingénier, travailler de leurs quatre mains,
s'associer même, car chez eux comme ailleurs , je crois, on trouve aisé-
ment des complices pour une mauvaise action , tout ce qu'ils purent
faire, ce fut une caisse en bois, une enveloppe très-semblable à l'autre,
en vérité, mais à laquelle il ne manquait que le mécanisme intérieur :
un corps sans âme enfin. À l'abri de la contrefaçon, Topaze ne le fut
pas de l'envie. Au contraire, l'insuccès des Singes les rendit furieux, et
détestant d'autant plus celui qu'ils n'avaient pu dépouiller, ils n'épar-
gnèrent rien pour le desservir et le perdre. Tant il est vrai que, si l'on
a des ennemis, il faut les chercher parmi ses semblables et ses proches,
parmi les gens de la même profession, du même pays, presque delà
même famille et de la même maison. Araîiaj quien te arano? — Otra
arafta comoyo.
312 TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
Mais n'importe, le mérite doit se faire jour en dépit des envieux et
des méchants, et surnager à la fin comme l'huile sur l'eau. Il arriva
qu'un personnage important, un Animal de poids, un Ours enfin, pas-
sant par la clairière et voyant cette enseigne, se mit à réfléchir qu'on
n'est pas de toute nécessité un charlatan parce qu'on vient de loin ou
qu'on promet du nouveau, et qu'un esprit sage, modéré, impartial, se
donne la peine d'examiner les choses avant de les juger. D'ailleurs une
autre raison le,poussait à faire l'épreuve des talents de l'étranger ; car, à
côté des maximes générales et des lieux communs, par lesquels on
explique tout haut chaque action de la vie, il y a toujours un petit motif
personnel dont on ne parle point, et qui est la vraie cause. Nous sommes
tous, Bêtes et gens, un peu doctrinaires. Or, notre Ours était le descen-
dant direct de ce compagnon d'Ulysse, touché par la baguette de Circé,
qui répondit à son capitaine, le plaignant de se voir ainsi fait, lui naguère
si joli :
* Comme mo voilà fait! comme doit être un Ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Je m'en rapporte aux yeux d'une Ourse, mes amours.
Il était un peu fat et très-amoureux. C'était pour en faire présent à sa
belle qu'il désirait avoir son portrait. Il entra donc dans la boutique,
paya double, car il faisait grandement les choses, et s'assit sur la place
marquée. Très-peu léger, très-peu remuant, plein d'ailleurs de son
importance et de l'importance de sa tentative, il lui fut facile de garder
l'immobilité nécessaire. Topaze, de son côté, mit à son ouvrage tous les
soins qu'on apporte d'ordinaire à un début, et le portrait réussit au gré
de leurs souhaits. Monseigneur fut ravi. L'opération, en le rapetissant,
lui avait ôté l'épaisse lourdeur de sa taille, et le gris argenté de la plaque
métallique remplaçait avec avantage la sombre monotonie de son man-
teau brun. Enfin, il se trouva mignon, svelte, gracieux. Essoufflé de
joie et d'orgueil, il courut de ce pas, aussi vite que le permettaient la
gravité de son caractère et la pesanteur de ses allures, présenter à son
idole cette précieuse image. L'Oursine en raffola. Par instinct de coquet-
terie, inné, à ce qu'il paraît, chez les femelles, elle pendit, comme une
parure, le portrait à son cou; puis, par un autre instinct, non moins
naturel, à ce qu'il parait encore, celui de communication, elle s'en alla
chez ses parentes, amies, voisines et connaissances, montrer le cadeau
TOPAZE PEINTRE DE: PORTRAITS.
313
du bien-aimé. Grâce à cet empressement, avant la fin de la journée
toute la gent animale habitant à deux lieues à la ronde connaissait le
talent de Topaze et les merveilleux produits- de son industrie. II était en
vogue.
Précieuse image.
Dès ce moment, sa cabane lut vi&ile'e à Icule heure du jour; la place
marquée pour le modèle ne désemplissait point, et le Sapajou noir avait
assez à faire de préparer pour tout venant les plaques iodées. Hors les
Singes, qui gardèrent rancune et se tinrent à l'écart, il n'est pas une
espèce animale de la terre, de l'air et de l'eau, qui ne vînt bravement
s'exposer à la reproduction de son eff gie. Je me rappelle que l'un des
plus empressés fut l'Oiseau-Royal, souverain d'une principauté étrangère
toute peuplée de Volatiles. Il arriva entouré d'un brillant état-major et
4<*
3U
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
de ses aides de camp, le général Phénicoptère dit flamant ou Béchani,
le colonel Aigrette, le major Toucan, flatteurs et fâcheux, qui, penchés
sur le dos de Topaze, ne cessaient, pour louer le prince et lui jeter de
l'encens au nez, de faire des critiques saugrenues et d'indiquer d'absurdes
-
corrections. Le portrait s'acheva en dépit de leurs remontrances, et,
tout fier de sa couronne ducale en forme de huppe panachée, J'Oiseau-
Royal était ravi de se mirer et de s'admirer comme dans une glace. Aussi,
bien différent de l'Ours amoureux, et quoiqu'il fût accompagné d'une
charmante Paonne, sa femme par mariage morganatique* ce fut à lui-
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 315
même qu'il fit, présent de son image, et, comme Narcisse devant la fon-
taine, il passait le jour à se contempler. Par ma foi, bienheureux ceux
qui s'aiment ! ils n'ont à craindre ni dédain , ni froideur, ni change-
ment; ils n'éprouvent ni les chagrins de l'absence, ni les tourmente de
la jalousie. S'il est vrai, à ce que disent les philosophes humains, que
ce qu'on nomme amour ne soit qu'une déviation de l'amour-propre qui
va momentanément se loger en autrui, et que cesser d'aimer, c'est tout
simplement le retour de l'amour-propre en son logis habituel ; encore
une fois, bienheureux ceux qui s'aiment!
Bien que Topaze, pour revenir à lui, se donnât l'air de retoucher,
au gré des modèles, les portraits sortis de sa machine, ce n'est pas à
dire qu'il réussît toujours à satisfaire pleinement ses pratiques. Elles
n'étaient pas toutes de si bonne composition, et, sans s'aimer comme
l'Oiseau-Royal, au point de prendre leurs difformités pour autant d'at-
traits, ce qui est la vraie béatitude de i'égoïsme, elles s'aimaient assez
cependant pour trouver mauvais qu'on leur laissât des défauts qui les
affligeaient, ou qu'on leur ôtâtdes qualités dont elles étaient fières. Ainsi,
le Kakatoès se trouvait le nez trop court, l'Autruche la tête trop petite,
le Bouc la barbe trop longue, le Sanglier l'œil trop sanglant, l'Hyène le
poil trop hérissé. L'Écureuil était très-mécontent de se voir immobile,
lui si vif, si sémillant, si alerte, et le Caméléon, si changeant, d'être
sans couleur. Quant à l'âne, il aurait voulu, nouveau Rossignol, que son
portrait fit entendre la gracieuse musique de son chant; et le Hibou, qui
avait fermé les yeux à la lumière du soleil pendant l'opération, se plai-
gnait amèrement qu'on l'eût peint aveugle.
Il y avait d'ailleurs, dans le laboratoire de Topaze, comme cela se
voit quelquefois, dit-on, dans les ateliers des peintres, une troupe de
jeunes Lions, fils de grandes familles, désœuvrés, moqueurs et narquois,
.qui venaient y passer tous leurs loisirs , c'est-à-dire vingt-quatre heures
par jour, sauf le temps des repas et du sommeil. Ils se piquaient de con-
naissances en peinture, appelaient par leurs noms anafomiques tous les
muscles du visage, parlaient galbe et morbidesse, raisonnaient plastique
et esthétique; mais,, sous prétexte de voir travailler l'artiste, ils ne s'occu-
paient en réalité qu'à plaisanter de ses clients. Le Corbeau montrait-il,
à lentrée de la cabane, sa noire figure, son œil«terne, sa démarche de
magistrat goutteux, aussitôt ils s'écriaient en chœur :
Hé! bonjour, monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli , que vous me semblez Lcau !
316
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
PlfliTmiTfmiinm^wnimigTfflii
Le Toucan so trouvait le nsz trop gros; l'Autruche, la ttte trop rctilo, etc., etc.
rappelant ainsi à la pauvre dupe son aventure du fromage escroqué par
maître Renard. Si c'était au contraire le Renard qui entrât, ou son cora-
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS. 317
père le Loup, ils se mettaient à marmotter la fameuse sentence du Singe
qui les condamna l'un et l'autre :
... Je vous connais de longtemps, mes amis,
Et tous deux vous payerez l'amende ;
Car loi, Loup, tu te plains quoiqu'on ne t'ait rien pris,
Et toi, Renard, as pris ce que l'on te demande.
Un jour, le bonhomme Canard, laissant les joncs et le marécage,
s'en vint, cahin-caha, jusqu'à l'atelier de Topaze, désireux de voir aussi
sa figure mieux, que dans l'eau trouble de son étang. Dès qu'il parut, un
des Lions s'approcha plein d'empressement, et, ôtant sa toque avec poli-
tesse : « Ah ! monsieur, lui dit-il, vous qui allez de côté et d'autre,
« seriez-vous assez bon pour nous apprendre des nouvelles ? »
Bref, personne n'échappait à leurs sarcasmes. Bien des gens se
piquaient, et plusieurs auraient voulu se fâcher; mais messieurs les
Lionceaux, habitués dès l'enfance à manier les armes des duellistes, se
faisaient un jeu d'une querelle. Avec eux, le plus prudent était de se
taire ou de bien prendre la plaisanterie. Topaze aussi souffrait de leur
présence, qui le dérangeait dans son travail et pouvait nuire à ses inté-
rêts en éloignant des pratiques. Mais comment se mettre mal avec tous
ces fils de familles, puissants dans le canton, et généreux d'ailleurs dans
leurs bons moments ? Comme ses modèles, le peintre devait prendre ces
importuns en patience, et, tout en les maudissant, leur faire bon visage.
C'est une des charges du métier.
Malgré ces petites contrariétés et ces petits ennuis (qui peut en être
exempt dans ce monde de Dieu ? ) , le commerce allait bien. Topaze
emplissait son grenier, et sa renommée grossissait comme ses épargnes.
11 entrevoyait déjà l'instant si désiré où, riche et célèbre, il allait enfin se
consacrer à la haute mission d'instruire et de moraliser ses semblables.
Le nom du prochain législateur, et le bruit des merveilles qu'il opé-
rait, s'étaient répandus, de proche en proche, jusqu'à de grandes dis-
tances. Un Éléphant, souverain de je. ns sais quel yaste territoire situé
entre les grands fleuves de l'Amérique du Sud, mais qui n'est indiqué
sur aucune mappemonde, parce que l'espèce humaine n'y a point encore
pénétré, entendit parler du peintre de Paris. Il fut curieux d'employer
ses talents, et, comme un autre François Ier appelant à sa cour un autre
Léonard de Vinci, il envoya une députa tion à Topaze avec des offres si
brillantes, qu'il n'y avait pas même lieu à délibérer. C'est ainsi que pro-
318 TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
cèdent, dans leurs caprices, les rois absolus. On lui promettait, outre
une somme considérable en valeurs du pays, le titre de cacique et le
grand cordon de la Dent d'Ivoire.' Topaze se mit en route, au milieu
d'une escorte d'honneur, monté sur un beau Cheval et suivi d'un Mulet
qui portait, outre son fidèle Sapajou noir, sa précieuse machine. On
arriva sans encombre à la cour de sultan Poussah (c'était son nom), h
qui Topaze fut aussitôt présenté par l'introducteur ordinaire des ambas-
sadeurs. Il se jeta la face contre terre devant le monarque, et celui-ci,
le relevant avec bonté du bout de sa trompe, lui donna à baiser l'un de
ses pieds énormes, celui même qui plus tard... Mais n'anticipons point
sur les événements.
Sa Majesté très-massive éprouvait une telle démangeaison de curio-
sité, que, sans prendre ni repos ni repas, Topaze dut aussitôt déballer
sa caisse et se mettre à l'ouvrage. II prépara ses instruments, fit chauf-
fer ses drogues, et choisit la plus belle plaque de toute sa provision pour
y empreindre la royale image. II fallait que le modèle tînt tout entier
sur cet étroit encadrement, car sultan Poussah se voulait voir représenté
dans son majestueux ensemble et de la tête aux pieds. Topaze se réjouit
fort de ce caprice. Il se rappelait l'aventure de l'Ours amoureux, pre-
mière cause de sa vogue et de ses succès. « Bon ! disait-il, puisque c'est
une miniature que demande Sa Majesté, elle sera satisfaite de moi, car
elle sera satisfaite d'elle-même. » Il plaça donc l'Éléphant fort loin de la
lunette de sa chambre obscure, pour le rapetisser autant que possible,
puis il procéda à l'opération avec le soin le plus minutieux et l'attention
la plus profonde. Tout le monde attendait le résultat en silence et dans
l'anxiété, comme s'il se fût agi de fondre une statue. Il faisait un ardent
soleil. Au bout de deux minutes, l'opérateur enlève lestement la plaque
argentée , et , triomphant , quoique agenouillé, la présente aux yeux
du monarque.
A peine celui-ci eut-il jeté un regard oblique sur son image, qu'il
partit d'un immense éclat de rire, et, sans trop savoir pourquoi, les
courtisans rirent aussi à gorge déployée. C'était une scène de l'Olympe.
« Qu'est ceci ? s'écria l'Éléphant quand il eut recouvré la parole ; c'est
le portrait d'un Rat, et l'on veut que je m'y reconnaisse ! Vous plai-
santez, mon ami. » Les rires continuaient de plus belle. « Eh quoi !
ajouta le monarque après un instant de silence et prenant une expres-
sion de plus en plus sévère, c'est parce qu'il n'y a nul Animal plus grand,
plus gros et plus fort que moi dans cette contrée, que j'en suis le roi et
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
319
11 prépara ses instiuiLonts, lit chauiler bes drogues, et choisit la plus
belle plaque de sa composition...
seigneur, et j'irais me montrer à mes sujets, pour qu'ils perdent le respect
qui m'est dû, sous les apparences d'une chétive et imperceptible créa-
ture, d'un avorton, d'un Insecte? Non, la raison d'État ne me permet
point de faire cette sottise. » En disant cela, il lança dédaigneusement la
plaque à l'artiste atterré, qui courba la tête jusque dans la poussière,
moins encore par humilité que pour éviter un choc qui lui eût été funeste.
« J'aurais dû me douter de l'équipée, reprit l'Éléphant qui passait
peu à peu du rire à la fureur. Tous ces colporteurs de secrets et d'in-
ventions, tous ces novateurs qui nous prêchent les merveilles du monde
civilisé, sont autant d'émissaires de l'Homme, venus pour corrompre, à
320
TOPAZE PEINTRE DE PORTRAITS.
son profit, les Animaux; par le mépris des vertus antiques, par l'oubli
des devoirs envers l'autorité naturelle et constituée. Il faut en préserver
l'État, et couper le mal dans sa racine. — Bravo ! s'écria la galerie ;
bien dit, bien fait, et vive le sultan ! » Enjambant par-dessus le corps du
peintre encore prosterné, l'Éléphant, en trois pas, s'approcha de l'inno-
cente machine, grosse à ses yeux de révolutions ; et, plein d'un courroux
non moins légitime que celui de Don Quichotte frappant d'estoc et de
taille sur les marionnettes de maître Pierre, il leva son formidable pied,
le posa sur la fragile enveloppe, et, d'un seul effort, broya la caisse avec
tout ce qu'elle contenait. Adieu Veau, Vache, Cochon, Couvée !
Ce fut comme le pot au lait de Perrette. Adieu fortune, honneurs,
influence, civilisation ! Adieu l'art, adieu l'artiste ! Aux horribles craque-
ments qui annonçaient sa ruine et lui broyaient le cœur, Topaze se
releva soudain, et, prenant sa course en désespéré, il aHa se jeter, la
tête la première, dans la rivière des Amazones.
Celui qui fut son confident et qui resta son héritier, c'est moi, pauvre
Ébène, pauvre Sapajou noir, qui, venu chez les Hommes d'Europe, où
j'ai appris une de leurs langues, me suis fait, pour leur instruction,
l'historien de mon maître.
Traduit de l'espagnol par Louis Viardot.
V*> T- i
VOYAGE
D UN
LION D'AFRIQUE
A PARIS
ET CE QUI S'ENSUIVIT
-3~««*c»
Où l'on verra par quelles raisons de haute politique le prince Léo dut faire un voyage
en France.
u bas de l'Atlas, du côté du désert, règne
un vieux Lion nourri de ruse. Dans sa
jeunesse , il a voyagé jusque dans les mon-
tagnes dé la Lune; il a su vivre en Bar-
barie, en Tombouctou, en Hottentotie, au
milieu des républiques d'Éléphants, de
Tigres, de Boschimans et de Troglodytes,
en les mettant à contribution et ne leur
déplaisant point trop ; car ce ne fut guère
que sur ses vieux jours, ayant les dents
lourdes , qu'il fit crier les Moutons en les
croquant. De cette complaisance universelle lui vint son surnom de
Cosmopolite, ou l'ami de tout le monde. Une fois sur le .trône, il a
voulu justifier la jurisprudence des Lions par cet admirable axiome :
41
/A**2Jr,v?r.-J-*.
322 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
Prendre, c'est apprendre. Et il passe pour un des monarques les plus
instruits. Ce qui n'empêche pas qu'il déteste les lettres et les lettrés.
« Ils embrouillent encore ce qui est embrouillé, » dit-il.
Il eut beau faire, le peuple voulut devenir savant. Les griffes
parurent menaçantes sur tous les points, du désert. Non-seulement les
sujets du Cosmopolite faisaient mine de le contrarier, mais encore sa
amille commençait à murmurer. Les jeunes Altesses Griffées lui repro-
chaient de s'enfermer avec un grand Griffon , son favori , pour compter
ses tnésors, sans admettre personne à les voii*.
Ce Lion parlait beaucoup , mais il agissait peu. Les crinières fermen-
taient. De temps en temps , des Singes perchés sur des arbres éclair-
cissaient des questions dangereuses. Des Tigres et des Léopards deman-
daient un partage égal du butin. Enfin, comme dans la plupart des
Sociétés, la question de la viande et des os divisait les masses.
Déjà plusieurs fois le vieux Lion avait été forcé de déployer tous ses
moyens pour comprimer le mécontentement populaire en s'appuyant sur la
classe intermédiaire des Chiens et des Loups-Cerviers , qui lui vendirent
un peu cher leur concours. Trop vieux pour se battre , «le Cosmopolite
voulait finir ses jours tranquillement, et, comme on dit, en bon Toscan
de Léonie , mourir dans sa tanière. Aussi les craquements de son trône
le rendaient-ils songeur. Quand Leurs Altesses les Lionceaux le contra-
riaient un peu trop, il supprimait les distributions de vivres, et les
domptait par la famine ; car il avait appris , dans ses voyages , combien
on s'adoucit en ne prenant rien. Hélas 1 il avait retourné cette grave
question sur toutes ses dents. En voyant là Léonie dans un état d'agita-
tion qui pouvait avoir des suites fâcheuses, le Cosmopolite eut une idée
excessivement avancée pour un Animal , mais qui ne surprit point les
cabinets à qui les tours de passe-passe par lesquels il se recommanda
pendant sa jeunesse étaient suffisamment connus.
Un soir, entouré de sa famille, il bâilla plusieurs fois, et dit ces
sages paroles : « Je suis véritablement bien fatigué de toujours rouler
cette pierre qu'on appelle le pouvoir royal. J'y ai blanchi ma crinière,
usé ma parole et dépensé ma fortune , sans y avoir gagné grand'chose.
Je dois donner des os à tous ceux qui se disent les soutiens de mon
pouvoir ! Encore si je réussissais ! Mais tout le monde se plaint. Moi
seul , je ne me plaignais pas , et voilà que cette maladie me gagne ! Peut-
être ferais-je mieux de laisser aller les choses et de vous abandonner
sceptre, mes enfants! Vous êtes jeunes, vous aurez les sympathies de
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 323
' "■ — — — - •
la jeunesse, et vous pourrez vous débarrasser de tous les Lions mécon-
tents en les éconduisant à la victoire. »
Sa Majesté Lionne eut alors un retour de jeunesse et chanta la Mar-
seillaise des Lions :
Aiguisez vos griffes, hérissez vos crinières!
« Mon père, dit le jeune prince, si vous êtes disposé à céder au
vœu national, je vous avouerai que les Lions de toutes les parties de
l'Afrique , indignés du far niente de Votre Majesté , étaient sur le point
d'exciter des orages capables de faire sombrer le vaisseau de l'État.
« — Ah ! mon drôle, pensa le vieux Lion, tu es attaqué de la maladie
des princes royaux, et ne demanderais pas mieux que de voir mon abdi-
cation!.*. Bon, nous allons te rendre sage! Prince, reprit à haute voix
le Cosmopolite, on ne règne plus par la gloire, mais par l'adresse, et,
pour vous en convaincre, je veux vous mettre à l'ouvrage. »
Dès que cette nouvelle circula dans toute l'Afrique , elle y produisit
un tapage inouï. Jamais, dans le désert, aucun Lion n'avait abdiqué.
Quelques-uns avaient été dépossédés par des usurpateurs , mais personne
ne s'était avisé de quitter le trône. Aussi la cérémonie pouvait-elle être
facilement entachée de nullité, faute de précédents.
Le matin , à l'aurore , le Grand-Chien , commandant les hallebafdiers,
dans son grand costume et armé de toutes pièces , rangea la garde en
bataille. Le vieux roi se mit sur son trône. Au-dessus , on voyait ses
armes représentant une chimère au grand trot , poursuivie par un poi-
gnard. Là , devant tous les Oisons qui composaient la cour, le grand
Griffon apporta le sceptre et la couronne. Le Cosmopolite dit à voix basse
ces remarquables paroles à ses lionceaux , qui reçurent sa bénédiction,
seule chose qu'il voulut leur donner, car il garda judicieusement ses
trésors.
« Enfants, je vous prête ma couronne pour quelques jours, essayez
de plaire au peuple et vous m'en direz des nouvelles. »
Puis , à haute voix et se tournant vers la cour, il cria :
« Obéissez à mon fils -, il a mes instructions ! »
Dès que le jeune Lion eut le gouvernement des affaires, il fut assailli
par la jeunesse Lionne dont les prétentions excessives, les doctrines,
l'ardeur, en harmonie d'ailleurs avec les idées des deux jeunes gens,
firent renvoyer les anciens conseillers de la couronne» Chacun voulut
324
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
Btit vil ne.
Les jeunes Lionceaux reçurent sa bénédiction.
leur vendre son concours. Le nombre des places ne se trouva point en
rapport avec le nombre des ambitions légitimes ; il y eut des mécontents
qui réveillèrent les masses intelligentes. Il s'éleva des tumultes, les
jeunes tyrans eurent la patte forcée et furent obligés de recourir à la
vieille expérience du Cosmopolite, qui, vous le devinez, fomentait ces
agitations. Aussi , en quelques heures , le tumulte fut-il apaisé. L'ordre
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 325
régna dans la capitale. Un baise-griffe s'ensuivit, et la cour fit un grand
carnaval pour célébrer le retour au statu quo qui parut être le vœu du
peuple. Le jeune prince, trompé par cette scène de haute comédie,
rendit le trône à son père, qui lui rendit son affection.
Pour se débarrasser de son fils, le vieux Lion lui donna une mission.
Si les Hommes ont la question d'Orient, les Lions ont la question
d'Europe, où depuis quelque temps des Hommes usurpaient leur nom,
leurs crinières et leurs habitudes de conquête. Les susceptibilités natio-
nales des Lions s'étaient effarouchées. Et, pour préoccuper les esprits,
les empêcher de retroubler sa tranquillité, le Cosmopolite jugea néces-
saire de provoquer des explications internationales de tanière à Cama-
rilla. Son Altesse Lionne , accompagnée d'un de ses Tigres ordinaires,
partit pour Paris sans aucun attaché.
Nous donnons ici les dépêches diplomatiques du jeune prince et
celles de son Tigre ordinaire.
II
Comment le prince Léo fut traité à son arrivée dans la capitale du monde civilisé.
PAE1IIÈRE DÉPÊCHE.
« Sire,
« Dès que votre auguste fils eut dépassé l'Atlas , il fut reçu à coups
de fusil par les postes français. Nous ayons compris que les soldats lui
rendaient ainsi les honneurs dus à son rang. Le gouvernement français
s'est empressé de venir à sa rencontre; on lui a offert une voiture élé-
gante , ornée de barreaux en fer creux qu'on lui fit admirer comme un
des progrès de l'industrie moderne. Nous fûmes nourris de viande les
plus recherchées, et nous n'avons eu qu'à nous louer des procédés de la
France. Le prince fut embarqué, par égard pour la race animale, sur
un vaisseau appelé le Castor. Conduits par les soins du gouvernement
français jusqu'à Paris, nous y sommes logés aux frais de l'État dans un
délicieux séjour appelé le Jardin du Roi, où le peuple vient nous voir
avec un tel empressement, qu'on nous a donné les plus illustres savants
pour gardiens, et que, pour nous préserver de toute indiscrétion, ces
326 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
messieurs ont été forcés de mettre des barres de fer entre nous et la
foule. Nous sommes arrivés dans d'heureuses circonstances, il se trouve
là des ambassadeurs venus dé tous les points du globe.
« J'ai lorgné, dans un hôtel voisin, un Ours blanc venu d'outre*
mer pour des réclamations de son gouvernement. Ce prince Oursakoff
m'a dit alors que nous étions les dupes de la France. Les Lions de
Paris , inquiets de notre ambassade , nous avaient fait enfermer. Sire,
nous étions prisonniers.
« — Où pourrons -nous trouver les Lions de Paris? » lui ai -je
demandé.
« Votre Majesté remarquera la finesse de ma conduite. En effet,
la diplomatie de la Nation Lionne ne doit pas s'abaisser jusqu'à la four-
berie, et la franchise est plus habile que la dissimulation. Cet Ours,
assez simple, devina sur-le-champ ma pensée, et me répondit sans
détours que les Lions de Paris vivaient en des régions tropicales où
l'asphalte formait le sol et où les vernis du Japon croissaient, arrosés-
par l'argent d'une fée appelée conseil général de la Seine. « — .Allez tou-
jours devant vous, et quand vous trouverez sous vos pattes des marbres-
blancs sur lesquels se lit ce mot : Seyssel ! un terrible mot qui a bu de
l'or, dévoré des fortunes, ruiné des Lions, fait renvoyer bien des Tigres,
voyager des Loups-Cerviers, pleurer des Rats, rendre gorge à des Sang-
sues, vendre des Chevaux et des Escargots!... quand ce mot flam-
boiera , vous serez arrivé dans le quartier Saint-Georges où se retirent
ces Animaux?
« — Vous devez être satisfait, dis-je avec la politesse qui doit dis-
tinguer les ambassadeurs, de ne point trouver votre maison qui règne
dans le Nord , les Oursakoff, ainsi travestis ?
« — Pardonnez- moi, reprit-il. Les Oursakoff ne sont pas plus épargnés-
que vous par les railleries parisiennes. J'ai pu voir, dans une impri-
merie, ce qui s'appelle un Ours imitant notre majestueux mouvement de
va-et-vient , si convenable à des gens réfléchis comme nous le sommes-
vers le Nord , et le prostituant à mettre du noir sur du blanc. Ces Our&
sont assistés de Singes qui grappillent des lettres, et ils font ce qu'ici les-
savants nomment des livres, un produit bizarre de l'Homme que
j'entends aussi nommer des bouquins, sans avoir pu deviner le rapport
qui peut exister entre le Gis d'un Bouc et un livre, si ce n'est l'odeur*
« — Quel avantage les Hommes trouvent-ils , cher prince Oursakoff,.
à prendre nos noms sans pouvoir prendre nos qualités ?
VOYAGE D;UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 327 <
« — Il est plus facile d'avoir de l'esprit en se disant une Bête qu'en
se donnant pour un Homme de talent! D'ailleurs , les Hommes ont tou-
jours si bien senti notre supériorité que, de tout temps, ils se sont servis
de nous pour s'anoblir. Regardez les vieux blasons : partout des Ani-
maux! »
« Voulant, Sire, connaître l'opinion des cours du Nord dans cette
grande question , je lui dis : « En avez-vous écrit à votre gouver-
nement ?
« — Le cabinet Ours est plus fier que celui des Lions, il ne recon-
naît pas l'Homme.
« — Prétendriez-vous, vieux glaçon à deux pattes, et poudré de
neige, que le Lion, mon maître, n'est pas le roi des Aniiùaux? »
' « L'Ours blanc prit, sans vouloir répondre, une attitude si dédai-
gneuse , que d'un bond je brisai les barreaux de mon appartement. Son
Altesse, attentive à la querelle, en avait fait autant, et j'allais venger
l'honneur de votre couronne , lorsque votre auguste fils me dit très-judi-
cieusement qu'au moment d'avoir des explications à Paris il ne fallait
pas se brouiller avec les puissances du Nord.
« Cette scène avait eu lieu pendant la nuit, il nous fut donc très-facile
d'arriver en quelques bonds sur les boulevards , où , vers le petit jour,
nous fûmes accueillis par des : « Oh ! c'te tête ! — Sont- ils bien
déguisés ! — Ne dirait-on pas de véritables Animaux ! »
III
Le prince Léo est à Paris pendant le carnaval. — Jugement que porte Son Alt>:s;c
sur ce qu'elle voit.
DEUXIÈME DÉPÊCHE.
« Votre fils, avec sa perspicacité ordinaire, devina que nous étions
en plein carnaval, et que nous pouvions aller et venir sans aucun dan-
ger. Je vous parlerai plus tard du carnaval. Nous étions excessivement
embarrassés pour nous exprimer ; nous ignorions les usages et la langue
du pays. Voici comment notre embarras cessa. »
(Interrompue par le froid de l'atmosphère.)
328 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
PREMIÈRE LETTRE DD PRINCE LÉO AU ROI, SON PÈRE.
« Mon cher et auguste père,
« Vous m'avez donné si peu de valeurs, qu'il m'est bien difficile de
tenir mon rang à Paris. A peine ai-je pu mettre les pattes sur les boule- .
vards, que je me suis aperçu combien cette capitale diffère du désert.
Tout se vend et tout s'achète. Boire est une dépense, être à jeun coûte
cher, manger est hors de prix. Nous nous sommes transportés, mon
Tigre et moi, conduits par un Chien plein d'intelligence, tout le long des
boulevards, où personne n3 nous a remarqués tant nous ressemblions
à des Hommes , en cherchant ceux d'entre eux qui se disent des Lions.
Ce Chien, qui connaissait beaucoup Paris, consentit à nous servir de
guide et d'interprète. Nous avons donc un interprète , et nous passons,
comme nos adversaires, pour des Hommes déguisés en Animaux. Si
vous aviez su, Sire, ce qu'est Paris, vous ne m'eussiez pas mystifié par
la mission que vous m'avez donnée. J'ai bien peur d'être obligé quelque-
fois de compromettre ma dignité pour arriver à vous satisfaire. En arri-
vant au boulevard des Italiens, je crus nécessaire de me mettre à la
mode en fumant un cigare, et j'étemuai si fort, que je produisis une
certaine sensation. Un feuilletoniste, qui passait, dit alors en voyant
ma tête : « Ces jeunes gens finiront par ressembler a des Lions. »
« — La question va se dénouer, dis-je à mon Tigre.
« — Je crois, nous dit alors le Chien, qu'il en est comme de
l'immortelle question d'Orient, et que le mieux est de la laisser long-
temps nouée. »
« Ce Chien, Sire, nous donne à tout moment les preuves d'une
haute intelligence ; aussi vous ne vous étonnerez pas en apprenant qu'il
appartient à une administration célèbre, située rue de Jérusalem, qu
se plaît à entourer de • soins et d'égards les étrangers qui visitent la
France.
« Il nous amena, comme je viens de vous le dire, sur le boulevard
des Italiens; là, comme sur tous les boulevards de cette grande ville,
la part laissée à la nature est bien petite. Il y a des arbres, sans doute,
mais quels arbres! Au lieu d'air pur, de la fumée; au lieu de rosée,
de la poussière : aussi les feuilles sont-elles larges comme mes ongles.
« Du reste, de grandeur, il n'y en a point à Paris : tout y est
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
329
mesquin ; la cuisine y est pauvre. Je suis entré pour déjeuner dans un
café où nous avons demandé un cheval ; mais le garçon a paru tellement
surpris , que nous avons profité de son étonnement pour l'emporter, et
nous l'avons mangé dans un coin. Notre Chien nous a conseillé de ne
pas recommencer, en nous prévenant qu'un pareille licence pourrait nous
mener en police correctionnelle. Cela dit , il accepta un os dont il se
régala bel et bien.
« Notre guide aime assez à parler politique, et la conversation du
drôle n'est pas sans fruit pour moi ; il m'a appris bien des choses. Je
puis déjà vous dire que quand je serai de retour en Léonie je ne me
laisserai plus prendre à aucune émeute ; je sais maintenant une manière
de gouverner qui est la plus commode du monde.
4?
330
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
■CAFE
Un café.
« A Paris, le roi règne et ne gouverne pas. Si vous ne comprenez
pas ce système, je vais vous l'expliquer : On rassemble par trois à
quatre cents groupes tous ceu\ des honnêtes gens du pays qui payent
200 francs d'impôts en leur disant de se représenter par un d'eux. On
obtient quatre cent cinquante-neuf Hommes chargés de faire la loi.
Ces hommes sont vraiment plaisants : ils croient que cette opération
communique le talent, ils imaginent qu'en nommant un Homme d'un
certain nom, il aura la capacité, la connaissance des affaires; qu'enfin
le mot honnête Homme est synonyme de législateur, et qu'un Mouton
. VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 331
devient un Lion en lui disant : Sois-le. Aussi qu arrive-t-il ? Ces quatre
cent cinquante -neuf élus vont s'asseoir sur des bancs au bout
d'un pont, et le roi vient leur demander de l'argent ou quelques usten-
siles nécessaires à son pouvoir, comme des canons et des vaisseaux.
Chacun parle alors à son tour de différentes choses, sans que per-
sonne fasse la moindre attention à ce qu'a dit le précédent orateur.
Un Homme discute sur l'Orient après quelqu'un qui à parlé sur la
pêche de la Morue. La mélasse est une réplique suffisante qui ferme la
bouche à qui réclame pour la littérature. Après un millier de discours
semblables, le roi a tout obtenu. Seulement, pour faire croire aux
quatre cents élus qu'ils ont leur parfaite indépendance, il a soin de se
faire refuser de temps en temps des choses exorbitantes demandées
à dessein.
« J'ai trouvé, cher et auguste père, voire portrait dans la résidence
royale. Vous y êtes représenté dans votre lutte avec le Serpent révolu-
tionnaire, par un sculpteur appelé Barye. Vous êtes infiniment plus
beau que tous les portraits d'Hommes qui vous entourent, et dont
quelques-uns portent des serviettes sur leurs bras gauches comme des
domestiques, et d'autres ont des marmites sur la tête. Ce contraste
démontre évidemment notre supériorité sur l'Homme. Sa grande imagi-
nation consiste d'ailleurs à mettre les fleurs en prison et à entasser des
pierres les unes sur les autres.
« Après avoir pris ainsi langue dans ce pays où la vie est presque
impossible et où Ton ne peut poser ses pattes que sur les pieds du
voisin , je me rendis à un certain endroit où mon Chien me promit de
me faire voir les bêtes curieuses auxquelles Votre Majesté nous a
ordonné de demander des explications sur la prise illégale de nos noms,
qualités, griffes, etc.
« — Vous y verrez bien certainement des Lions , des Loups-Cerviers,
des Panthères, des Rats de Paris.
« — Mon ami, de quoi peut vivre un Loup-Cervier dans un pareil
pays?
« — Le Loup-Cervier, sous le respect de Votre Altesse , me répon-
dit le Chien, est habitué à tout prendre; il s'élance dans les fonds amé-
ricains , il se hasarde aux plus mauvaises actions , et se fourre dans les
passages. Sa ruse consiste à avoir toujours la gueule ouverte, et le
Pigeon, sa nourriture principale, y vient de lui-même.
« — Et comment ?
332 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
« — Il paraît qu'il a eu l'esprit d'écrire sur sa langue un mot talis-
manique avec lequel il attire le Pigeon.
« — Quel est ce mot?
« — Le mot bénéfice. II y a plusieurs mots. Quand bénéfice est usé,
il écrit dividende. Après dividende, réserve ou intérêts... les Pigeons
s'y prennent toujours.
« — Et pourquoi ?
« — Ah ! vous êles dans un pays où les gens ont si mauvaise opi-
nion les uns des autres, que le plus niais est sûr d'en trouver un autre
qui le soit encore plus , et à qui il fera prendre un chiffon de papier pour
une mine d'or... Le gouvernement a commencé le premier en ordonnant
de croire que des feuilles volantes valaient des domaines. Cela s'appelle
fonder lé crédit public, et quand il y a plus de crédit que de public,
tout est fondu. »
« Sire, le crédit n'existe pas encore en Afrique, nous pouvons y
occuper les perturbateurs en construisant une Bourse. Mon détaché
(car je ne saurais appeler mon Chien un attaché) m'a conduit, tout en
m'expliquant les sottises de l'Homme , vers un café célèbre où je vis en
effet les Lions, les Loups-Cerviers, Panthères et autres faux Animaux
que nous cherchions. Ainsi la question s'éclaircissait de plus en plus.
Figurez-vous, cher et auguste père, qu'un Lion de Paris est un jeune
Homme qui se met aux pieds des bottes vernies d'une valeur de trente
francs, sur la tête un chapeau à poil ras de vingt francs, qui porte un
habit de cent vingt francs, un gilet de quarante au plus et un pantalon de
soixante francs. Ajoutez à ces guenilles une frisure de cinquante centimes,
des gants de trois francs, une cravate de vingt francs, une canne de cent
francs et des breloques valant au plus deux cents francs ; sans y com-
prendre une montre qui se paye rarement , vous obtenez un total de cinq
cent quatre-vingt-trois francs cinquante centimes dont l'emploi ainsi
distribué sur la personne rend un Homme si fier, qu'il usurpe aussitôt
notre royal nom. Donc, avec cinq cent quatre-vingt-trois francs cin-
quante centimes, on peut se dire supérieur à tous les gens à talent de
Paris et obtenir l'admiration universelle. Avez-vous ces cinq cent quatre-
vingt-trois francs, vous êtes beau, vous êtes brillant, vous méprisez les
passants dont la défroque vaut deux cents francs de moins. Soyez un
grand poëte, un grand orateur, un Homme de cœur ou de courage, un
illustre artiste, si vous manquez à vous harnacher de ces vétilles, on ne
vous regarde point. Un peu de vernis mis sur des bottes, une cravate de
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
333
telle valeur, nouée de telle façon, des gants et des manchettes, voilà
donc les caractères distinctifs de ces Lions frisés qui soulevaient nos
populations guerrières. Hélas! Sire, j'ai bien peur qu'il n'en soit ainsi
Un Lion de Paris.
de toutes les questions, et qu'en les regardant de trop près elles ne
s'évanouissent , ou qu'on n'y reconnaisse sous le vernis et sous les bre-
telles un vieil intérêt, toujours jeune, que vous avez immortalisé par
votre manière de conjuguer le verbe Prendre!
« — Monseigneur, me dit mon détaché qui jouissait de mon étonne-
ment à l'aspect de cette friperie, tout le monde ne sait pas porter ces
334 VOYAGE D'UN. LION D'AFRIQUE A PARIS.
habits ; il y a une manière , et dans ce pays-ci tout est une question de
manière. .
"« — Eh bien, lui dis-je, si un Homme avait les manières sans avoir
les- habits ?
« — Ce serait un Lion inédit , me répondit le Chien sans se déferrer.
Puis, Monseigneur, le Lion de Paris se distingue moins par lui-même
que par son Rat, et aucun Lion ne va sans son Rat. Pardon, Altesse,
si je rapproche deux noms aussi peu faits pour se toucher , mais je parle
la langue du pays.
« — Quel est ce nouvel Animal ?
« — Un Rat , mon Prince : c'est six aunes de mousseline qui dan-
sent, et il n'y a rien de plus dangereux , parce que ces six aunes de
mousseline parlent, mangent, se promènent, ont des caprices, et tant,
qu'elles finissent par ronger la fortune des Lions , quelque chose comme
trente mille écus de dettes qui ne se retrouvent plus ! »
TROISIÈME DÉPÊCHE.
« Expliquer à Votre Majesté la différence qui existe entre un .Rat et
une Lionne, ce serait vouloir lui expliquer des nuances infinies, des
distinctions subtiles auxquelles se trompent les Lions de Paris eux-
mêmes, qui ont des lorgnons! Comment vous évaluer, la distance
incommensurable qui sépare un châle français, vert américain, d'un
châle des Indes vert-pomme? une vraie guipure d'une fausse, une
démarche hasardeuse d'un maintien convenable ? Au lieu des meubles en
ébène enrichis de sculptures par Janest qui distinguent l'antre de la
Lionne, le Rat n'a que des meubles en vulgaire acajou. Le Rat, Sire,
loue un remise, la Lionne a sa voiture; le Rat danse, et la Lionne monte
à cheval au bois de Boulogne; le Rat a des appointements fictifs, et la
Lionne possède des rentes sur le grand-livre; le Rat ronge des fortunes
sans en rien garder , la Lionne s'en fait une ; la Lionne a sa tanière
vêtue de velours , tandis que le Rat s'élève à peine à la fausse perse
peinte. N'est-ce pas autant d'énigmes pour Votre Majesté, qui de litté-
rature légère ne se soucie guère et qui veut seulement fortifier son pou-
voir? Ce détaché, comme l'appelle Monseigneur, nous a parfaitement
expliqué comment ce pays était dans une époque de transition, c'est-à-
dire qu'on ne peut prophétiser que le présent, tant les choses y vont vite.
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
335
L'instabilité des choses publiques entraîne l'instabilité des positions parti-
culières. Évidemment ce peuple se prépare à devenir une horde. Il
éprouve un si grand besoin de locomotion , que, depuis dix ans surtout ,
Une Lionne.
eu voyant tout aller à rien, il s'est mis en marche aussi : tout est danse
et galop ! Les drames doivent rouler si rapidement, qu'on n'y peut plus
rien comprendre ; on n'y veut que de l'action. Par ce mouvement géné-
ral, les fortunes ont défilé comme tout le reste, et, personne ne se trou-
vant plus assez riche , on s'est cotisé pour subvenir aux amusements.
Tout se fait par cotisation : on se réunit pour jouer, pour parler, pour
ne rien dire, pQur fumer, pour manger, pour chanter, pour faire de la
336
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
musique, pour danser; de là le club et le bal Musard. Sans ce Chien,
nous n'eussions rien compris à tout ce qui frappait nos regards.
« Il nous dit alors que les farces , les chœurs insensés , les railleries
et, les images grotesques avaient leur temple, leur pandémonium. « — Si
-m Simm
r a
■ c ---7)
Son Altesse veut voir le galop chez Musard , elle rapportera dans sa
patrie une idée de la politique de ce pays et de son gâchis. »
« Le Prince a manifesté si vivement son désir d'aller au bal, que,
bien qu'il fût extrêmement difficile de le contenter , ses conseillers ne
VOYAGÉ D'UN LION D'AFtflQlE A PARIS.
337
purent qu'obéir, tout en sachant combien ils s'éloignaient de leurs
instructions particulières ; mais n'est-il pas utile aussi que l'instruction «
yienne à ce jeune héritier du trône ? Quand nous nous présentâmes pour
entrer dans la salle, le lâche fonctionnaire qui était à la porte fut si
effrayé du salut que lui fit monsieur votre fils, que nous pûmes passer
sans payer. »
DERNIERE LETTRE DU JEUNE PRINCE A SON PERE.
« Ah ! mon père, Musard est Musard, et le cornet à piston est sa
musique. Vivent les débardeurs ! Vous comprendriez cet enthousiasme,
si, comme moi, vous aviez vu le galop ! Un poëte a dit que les morts
vont vite , mais les bons vivants vont encore mieux ! Le carnaval , Sire ,
est la seule supériorité que l'Homme ait sur les Animaux; on ne peut lui
43
338 VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
contester cette invention ! C'est alors que Ton acquiert une certitude sur
les rapports qui relient l'Humanité à l'Animalité, car il éclate alors tant
de passions animales chez l'Homme, qu'on ne saurait douter de nos
affinités. Dans cet immense tohu-bohu où les gens les plus distingués de
cette grande capitale se métamorphosent en guenilles pour défiler en
images hideuses ou grotesques, j'ai vu de près ce qu'on appelle une
Lionne parmi les Hommes, et je me suis souvenu de cette vieille histoire
d'un Lion amoureux qu'on m'avait racontée dans mon enfance, et que
j'aimais tant. Mais aujourd'hui cette histoire me parait une fable ridicule.
Jamais Lionne de cette espèce n'a pu faire rugir un vrai Lion. »
IV
Comment le prince Léo jugea qu'il avait eu grand tort de se déranger, et qu'il eût mieux
fait de rester en Afrique.
QUATRIÈME DÉPÊCHE.
« Sire, c'est au bal Musard que son Altesse put enfin aborder face à
face un Lion parisien. La rencontre fut contraire à tous les principes de
reconnaissances de théâtre ; au lieu de se jeter dans les bras du Prince,
comme l'aurait fait un vrai Lion, le Lion parisien, voyant à qui il avait
affaire, pâlit et faillit s'évanouir. Il se remit pourtant et s'en tira... Par
la force ? me direz-vous. Non, Sire, mais par la ruse.
« — Monsieur, lui dit votre fils, je viens savoir sur quelle raison
vous vous appuyez pour prendre notre nom.
a — Fils du désert, répondit de la voix la plus humble l'enfant de
Paris, j'ai l'honneur de vous faire observer que vous vous appelez Lion,
et que nous nous appelons Laianney comme en Angleterre.
« — Le fait est, dis-je au prince, en essayant d'arranger l'affaire,
que Laianne n'est pas du tout votre nom.
« — D'ailleurs, reprit le Parisien, sommes-nous forts comme vous?
Si nous mangeons de la viande, elle est cuite, et celle de vos repas est
crue. Vous ne portez pas de bagues.
« — Mais, a dit Son Altesse, je ne me paye pas de semblables
raisons.
« — Mais on discute, dit le Lion parisien, et par la discussion Ton
s'éclaire. Voyons. Avez-vous pour votre toilette et pour vous faire la
crinière quatre espèces de brosses différentes ? Tenez : une brosse ronde
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS. 339
pour les ongles, plate pour les mains, horizontale pour les dents, rude
pour la peau, à double rampe pour les cheveux ! Avez-vous des ciseaux
recourbés pour les ongles, des ciseaux plats pour les moustaches? sept
flacons d'odeurs diverses ? Donnez-vous taût par mois à un Homme pour
vous arranger les pieds ? Savez-vous seulement ce qu'est un pédicure ?
Vous n'avez pas de sous-pieds, et vous venez me demander pourquoi
Ton nous appelle des Lions ! Mais je vais vous le dire : nous sommes
des Laiannes, parce que nous montons à Cheval, que nous écrivons des
romans, que nous exagérons les modes, que nous marchons d'une
certaine manière, et que nous sommes les meilleurs enfants du inonde.
Vous n'avez pas de tailleur à payer ?
« — Non, dit le prince du désert.
« — Eh bien ! qu'y a-t-il de commun entre nous ? Savez-vous
mener un tilbury ?
« — Ne».
« — Ainsi vous voyez que ce qui fait notre mérite est tout à fait
contraire à vos traits caractéristiques. Savez-vous le whist ? Connaissez-
vous le jockey's-club ?
« — Non , dit l'ambassadeur.
« — Eh bien, vous voyez, mon cher, le whist et le chib, voilà les
deux pivots de notre existence. Nous sommes doux comme des Mou-
tons, et vous êtes très-peu endurants.
« — Nierez-vous aussi que vous ne m'ayez fait enfermer ? dit le
prince que tant de politesse impatientait.
« — J'aurais voulu vous faire enfermer que je ne l'aurais pas pu ,
répondit le faux Lion en s'inclinant jusqu'à terre. Je ne suis point le
Gouvernement. '
« — Et pourquoi le Gouvernement aurait-il fait enfermer Son
Altesse? dis-je à mon tour.
« — Le Gouvernement a quelquefois ses raisons, répondit l'enfant
de Paris, mais il ne les dit jamais. »
« Jugez de la stupéfaction du prince en entendant cet indigne lan-
gage. Son Altesse fut frappée d'un iel étonnement, qu'elle retomba sur
ses quatre pattes. Le Lion de Paris en proûta pour saluer, faire une
pirouette et s'échapper.
« Son Altesse, Sire, jugea qu'elle n'avait plus rien à faire à Paris,
que les Bêtes avaient grand tort de s'occuper des Hommes,' qu'on pouvait
les laisser sans crainte jouer avec leurs Rats, leurs Lionnes, leurs cannes,
2ftO
VOYAGE D'UN LION D'AFRIQUE A PARIS.
leurs joujoux dorés, leurs petites voitures et leurs gants; qu'il eût
mieux valu qu'elle restât auprès de Yotre Majesté, et qu'elle ferait bien
de retourner au désert. »
A quelques jours de là on lisait dans le Sémaphore de Marseille :
« Le prince Léo a passé hier dans nos murs pour se rendre à
« Toulon, où il doit s'embarquer pour l'Afrique. La nouvelle de la
« mort du roi, son père, est, dit-on, la cause de ce départ précipité. »
La justice ne vient pour les Lions qu'après leur mort. Le journal
ajoute que cette mort a consterné beaucoup de gens en Léonie, et qu'elle
y embarrasse tout le monde. « L'agitation est si grande qu'on craint un
« bouleversement général. Les nombreux admirateurs du vieux Lion sont
<( au désespoir. Qu'allons-nous devenir ? s'écrient-ils. On assure que le
« Chien qui avait servi d'interprète au prince Léo , s'étant trouvé là au
« moment où il reçut ces fatales nouvelles, lui donna un conseil qui
« peint bien l'état de démoralisation où sont tombés les Chiens de Paris :
« — Mon prince, lui dit-il, si vous ne pouvez tout sauver, sauvez la
« caisse ! » '
« Ainsi voilà donc, dit le journal, le seul enseignement que le jeune
« prince remportera de ce Paris si vanté ! Ce n'est pas la Liberté, mais
« les saltimbanques qui feront le tour du monde. »
Cette nouvelle pourrait être un puff, car nous n'avons pas trouvé la
dynastie des Léo dans l'Almanach de Gotha.
De Balzac.
AU LECTEUR
Ami lecteur, nous .voici arrivés sans encombre à ïa moitié de notre
route. m
Suivez-nous avec confiance dans la seconde partie de notre expédi-
tion : nous ne marchons plus en voyageurs inexpérimentés et sans guide
à travers des pays inconnus, nous savons maintenant où nous préten-
dons vous mener; nous connaissons vos goûts, et nous pouvons vous
promettre, sans crainte de vous tromper et de nous tromper, de véritables
«wnts et de véritables merveilles. La plume de nos correspondants s'est
aguerrie, leur nombre s'est augmenté; nous avons gagné en toutes
choses, en quantité et même en qualité, et nous avons à vous ofirir
presque des trésors !
Quant à Grandville, sans compter qu'il y a au bout de son crayon
tles portraits et des scènes où vous aurez le plaisir de retrouver ceux de
vos amis et de vos voisins que vous n'avez point encore vus, et où, de
leur côté, vos amis et vos voisins auront la satisfaction de vous recon-
naître vous-même, nous crojons devoir vous confier qu'il a découvert
une nouvelle manière de mettre du noir sur du blanc et de vous être
agréable, à vous, cher lecteur, et à vous, chère lectrice, qui nous l'êtes
tant, en faisant pour vous ce qu'il n'a encore fait pour personne. —
Vous verrez bien.
Boùsôir donc^ ami lecteur; rentrez chez vous, tenez pour ce soir
votre c'age bien fermée, on ne sait pas ce qui peut arriver. Les nuits les
plus paisibles peuvent finir par un orage. Qui sait si nous n'allons pas
dormir sur un volcan? Un sage l'a dit : Les révolutions ne dorment
jamais que d'un œil. Quoi qu'il en puisse être, dormez bien, faites de
bons rêves, et à demain.
"Le Singe, le Perroquet et le Coq,
Rédacteurs en chef.
Pour copie conforme :
P. J. Stahl.s
BZEMCRE s
Hnrsoir donr, ami lecteur; e lirez cluz
të-TT"
>
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
345
des signes qui n'annoncent, hélas! rien de bon, vinrent nous effrayer
pour les destinées de notre société Animale.
Au moment où on s'y attendait le moins, des nuages noirs et épais
s'étaient montrés à l'horizon, et, se répandant à travers le ciel, avaient,
en un instant, fait du jour la nuit.
Nos savants astronomes , qui déjà sont venus à bout d'éclaircir ce
point très-obscur de la sidérologie , qui consistait à démontrer que les
jours se suivent et se ressemblent, saisirent avec empressement cette
occasion de faire faire un nouveau pas à- la science, et, munis de leurs
lunettes d'approche, ils grimpèrent sur la pointe du paratonnerre dont ils
ont ait leur observatoire.
^— MT
Là, aidçs de tout ce qu'une expérience consommée ajoute à beau-
coup de sagacité naturelle, ils étudièrent pendant plusieurs heures ces
sombres phénomènes ; mais il leur fut impossible d'y rien comprendre ;
et telle est la conscience de ces illustres savants, que, de peur de se
tromper, ils ont mieux aimé se taire, n'osant hasarder aucune conjec-
ture. — Nous attendons.
Veuillent les Dieux que rien ne vienne justifier nos appréhensions !
44
3&6
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
Paris, le «7 norembre 1941.
Nous recevons de l'Observatoire l'avis suivant :
« Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la nature du
« phénomène qui nous a inquiétés. Si nos calculs ne nous trompent pas,
« et si nous sommes bien informés, ces nuages ne sont rien moins qu'un
« innombrable amas de Moucherons et autres Insectes armés de toutes
« pièces. Cette prise d'armes serait le résultat d'un vaste complot qui
« aurait pour but de renverser l'ordre de choses établi dans notre-
« première assemblée. La conspiration se serait ourdie dans un coin du
« Ciel. Pourtant, comme les Moucherons n'ont jamais passé pour avoir
« des opinions politiques bien tranchées, nous espérons pouvoir démentir
« demain la nouvelle que nous vous donnons aujourd'hui comme cer-
« taine. — En tous cas : Caveant consules ! Ne vous endormez pas. »
Non, nous ne dormirons pas, et puisque nous avions trop préjugé
de la sagesse de nos frères , puisque l'anarchie veille , nous veillerons
avec elle et contre elle.
Comme première mesure d'ordre, et pour satisfaire au vœu général,
nous publierons de jour en jour, d'heure en heure, s'il le faut, et sous
ce titre : le Moniteur des Animaux, un bulletin des événements qui se
préparent, de façon que chacun puisse se donner le petit plaisir d'ea
causer avec ses amis , et de les commenter à sa manière.
Le Singe, le Perroquet et le Coq»
Rédacteurs en cher.
MONITEUR DES ANIMAUX
Nous l'avions prévu. Les nouvelles que nous avions reçues de'
l'Observatoire sont aujourd'hui confirmées. Des désordres graves et qui
ont le caractère d'une véritable sédition ont éclaté cette nuit. Une petite
poignée de factieux , détachés au nombre de trois cent mille environ du
corps d'armée principal , et commandés par une certaine Guêpe connue
pour l'exaltation de ses principes, vient de s'abattre sur le faîte du laby-
rinthe. L'intention hautement avouée des factieux est d'exciter la Nation
Animale à la révolte et d'obtenir, le glaive en main, ce qu'il leur plaît
d'appeler une réforme générale.
Quelques Mouches sensées ont vainement essayé de rappeler cette
troupe égarée à de meilleurs sentiments.
-, A<*
Leur voix a été méconnue. Quoi qu'il arrive, nous saurons tenir tête
à l'orage, et nous espérons, avec l'aide des Dieux, repousser ces
odieuses tentatives. « Les troubles, a dit Montesquieu, ont toujours
affermi les empires. »
Le capitaine de nos gardes ailés, le seigneur Bourdon, n'a pu
réussir à disperser les factieux. II a cru, avec raison, devoir reculer
devant l'effusion de sang, et s'est contenté de couper les vivres et la
retraite aux insurgés qui, dans quelques heures, auront à subir les
horreurs de la faim. Cette humanité du seigneur Bourdon mérite les plus
grands éloges. Les révoltés, s'étant barricadés sous le chapiteau du
labyrinthe avec des feuilles mortes et des brins d'herbe sèche, sont,
3Ù8 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
dit-on , en mesure de soutenir un siège régulier. L'espace occupé par eux
est d'au moins dix-huit pouces en largeur sur dix de profondeur.
Les bruits les plus contradictoires se croisent et se succèdent. On a
été jusqu'à nous accuser, par une ridicule interprétation de notre précé-
dente citation de Montesquieu, d'avoir sous main fomenté la révolte.
« Les tyrans, a dit un des plus fougueux orateurs de la troupe, craignent
toujours que leurs sujets soient d'accord. » Que répondre à de pareilles
absurdités ? Si les chefs d'une nation n'avaient à craindre que l'accord
de leurs sujets , ils pourraient dormir tranquilles.
On assure que les Moucherons révoltés cherchent à organiser l'agi-
tation sur tous les points. Un d'eux, le Clairon, musicien habile, a
improvisé une marche guerrière intitulée le Rappel des Moucherons.
Nous entendons d'ici les accents de cette musique impie , dont les
sons nous arrivent à la fois de toutes les hauteurs de Paris, le Panthéon,
le Val-de-Grâce , la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, la Salpêtrière, le
Père-Lachaise , les colonnes de la barrière du Trône et les buttes Mont-
martre , sur lesquelles des émissaires ont été envoyés par les chefs du
mouvement. Quelques prisonniers ont été faits, mais il a été impossible
de les faire parler. « Nous sommes blancs comme neige, ont-ils dit ;
nous ne savons pas pourquoi nous sommes arrêtés, mais] c'est égal,
prenez nos têtes ! — Vos têtes , Messieurs , qu'en ferions-nous ? Que
peut-on faire de la tête d'un Moucheron ? »
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
349
Pourtant nous examinerons cette proposition.
Les prétentions des rebelles sont maintenant connues. L'intérêt
général a servi de prétexte à des ambitions personnelles et à des haines
particulières. C'est d'une révolution littéraire qu'il s'agit : on veut nous
forcer à donner notre démission ! ! ! Si nous refusons , on nous menace
d'une concurrence : — nous ne la craignons pas. — Mandataires de
tous, nous n'abandonnerons pas le poste qui nous a été confié : on ne
nous arrachera notre place et notre traitement qu'avec la vie. Le bien
public nous réclame , c'est à lui seul que nous nous devons.
Mais que nous reproche-t-on ? Avons-nous été injustes ou partiaux ?
N'avons-nous pas suivi notre programme et imprimé tout au long ce
qu'on a bien voulu nous envoyer, sans préférence, sans choix, aveuglé-
ment, comme doit le faire tout bon rédacteur en chef? N'avons-nous
pas des papiers par-dessus la tête ? de l'encre jusqu'aux coudes et à
nii-jambes? Si nous n'avons pas bien fait, enfin, a-t-il . tenu à nous
que nous ne fissions un chef-d'œuvre?
Le chef de l'insurrection est un Scarabée ! le Scarabée Hercule !
Le beau nom !
._
350 ENCORE UNE RÉVOLUTION!,
Connaissiez-vous le Scarabée Hercule? Nous mépriserions des
attaques parties de si bas, si nous ne savions que la faiblesse elle-même
a son aiguillon, et que l'espace que parcourt son dard lui appartient.
C'est donc dans une intention dont chacun appréciera les motifs
que nous avons ordonné les mesures suivantes :
« 1° La tête du Scarabée Hercule est mise à prix. Une récompense
honnête sera donnée à celui qui nous le livrera mort ou vif (nous
l'aimons mieux mort).
<( 2° Il sera procédé immédiatement à une levée de troupes extraor-
dinaire , et bientôt nous aurons à opposer aux rebelles neuf cent mille
Mouches, parfaitement équipées, qui auront à combattre la révolte dans
les plaines de l'air ou de la terre, partout enfin où l'ordre sera menacé.
« 3° Messieurs les commissaires de police devront toujours avoir
dans leur poche une écharpe, et même deux écharpes, si leurs moyens
le leur permettent.
. « 4° Les rassemblements qui se composeraient de plus d'un Animal
seraient dispersés par la force; cet avis concerne plus particulièrement
les Autruches, les Canards et autres Animaux socialistes qui ont la
manie de se réunir en groupes.
5»r
>.v=^ — -
« 5° Nous engageons tous les Animaux honnêtes à rester chez eux ,
à ne pousser aucun cri, à se coucher tôt, à se lever tard et à ne rien
voir ni entendre. Une pareille conduite prouvera aux factieux combien
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 351
leurs projets trouvent peu de sympathie dans la partie éclairée de la
population Animale. »
Un Cerf-Volant nous a été envoyé en parlementaire ; nous avons
daigné l'écouter et lui répondre. « Vous avez parlé, nous a-t-il dit, il
n'y en a eu que pour vous; à chacun son tour. Nous sommes trente-
trois millions là-bas, tous extrêmement las de ne faire aucun bruit dans
le monde. Nous voulons tous parler et tous écrire. L'égalité est-elle un
droit, oui ou non?
# — Qu'est-ce qu'un droit ? lui répondit un vieux Corbeau que nos
lecteurs connaissent; summum jus, summa injuria; si vous voulez tous
parler, tous les in-folio du monde n'y suffiront pas, dût chacun de vous
se contenter d'écrire pour sa part, non une page, mais une ligne, mais
un mot, mais une lettre, mais une virgule et moins encore. »
Cette réflexion si judicieuse fut naturellement trouvée absurde.
« Laissez donc, dit le Cerf- Volant ; que ne dites-vous tout de suite
que le Dieu des Scarabées n'a pas fait assez de terre, et de ciel, et de
lumière, et de feuilles d'arbres, et même de feuilles de papier, pour. que
chacun en ait sa part sur cette terre? Du moment où il est juste que tout
le monde puisse écrire, cela doit être possible. »
0 folie ! va où tu voudras, ton triomphe est assuré !
Hélas ! la guerre civile s'avance vers nos vallées paisibles ; l'esprit de
révolte a passé des Insectes aux Oiseaux et des Oiseaux aux Quadru-
pèdes. L'alarme est partout. Les portes des cages ont dû être fermées,
ce qui est particulièrement désagréable aux Animaux qui se plaisent à
prendre l'air sur le pas de leur porte pour savoir ce qui se passe dans
352 ' ENCORE UNE REVOLUTION!
les cages voisines. Qu'on se rassure pourtant, nous connaissons la
sainteté de notre mission , et nous saurons la remplir tout entière. Les
Oibs n'ont point encore abandonné la garde du Capitole.
Un nouvel appel a été fait aux mécontents, et nous apprenons que
les Chattes françaises se sont définitivement déclarées contre nous.
Leur adhésion à la révolte a été longtemps incertaine ; entre le oui et le
non d'une Chatte française , il n'y a *pas de place pour la pointe d'une
aiguille. Elles ont été entraînées par une des leurs, qui ne nous a pas
pardonné d'avoir accordé la parole à une Chatte anglaise dans un livre
français. Si ce qu'on nous dit est vrai , cette maîtresse Chatte aurait
forcé son honnête mari, qui avait toujours passé pour être le plus saint
homme de Chat du quartier, k se mettre à la tête des mécontents de
son espèce. Elle-même va, dit-on, de l'un à l'autre, exaltant les modé-
rés et miaulant avec les exaspérés une espèce de Marseillaise où il n'est
nullement question de la patte de velours de la paix. Elle ne s'adresse
pas seulement aux Chats, mais bien aux Chattes, ses sœurs, qu'elle
invite à suivre son exemple : « Vous que votre sexe semble éloigner des
affaires politiques, dit-elle, faites appel à vos maris, à vos frères, à vos
amis, à vos fiancés1 ! Qu'aucune partie de plaisir sur les toits du voisi-
nage où dans les gouttières des serres chaudes ne vous arrête...
N'épargnez rien, et ne craignez rien, on vous foulera, on vous écra-
sera, qu'importe !.. »
On l'a dit , le mauvais exemple vient toujours d'en haut. Les révoltés
n'étaient que des instruments entre les mains de personnages haut placés.
Qui l'eût cru pourtant? C'est I'Élephant, un des Animaux les plus consi-
dérables et les plus considérés du Jardin , qui n'a pas craint de compro-
mettre sa gravité dans une pareille affaire. — Vous êtes bien gros,
Monseigneur, pour conspirer. Ne voyez-vous pas qu'on prend pour
dupe Votre Grosseur, et vous convient-il d'apprendre que celui qui vous
met en mouvement c'est le Renard ?
1 Lettres de Londres, par J. L***.
r
ENCORE UNE, RÉVOLUTION!
333
, %.IB^
■U.H »ES t. i_rL>i*
Animaux ! retenez bien ceci : il ne faut pas plus juger d'un Renard
par ses paroles, que- d'un Cheval par la bride.
45
35û ENCORE UNE RÉVOLUTION!
 la bonne heure, les révoltés jouent cartes sur table et brûlent
leurs vaisseaux ; rien ne manque à cette insurrection : dans leur stupide
confiance, les coupables se chargent de nous fournir eux-mêmes les
preuves des crimes dont ils auront à rendre compte un jour. Les révoltés
ont répondu à notre journal par un autre journal* Mais quel journal ! le
nôtre est plus grand de moitié.
Nous empruntons au premier numéro de la feuille anarchique, le
Journal libre (est-ce que le nôtre ne Test pas ?) , la pièce suivante, qui
nous initie aux plus secrets détails de la conspiration. Le bon sens de
nos lecteurs fera justice des abominables théories de ces ennemis du
repos public. Nous ne changeons pas un mot à ce curieux document ,
auquel nous nous réservons de répondre.
LE JOURNAL LIBRE
REVUE DE LA RÉFORME ANIMALE
Les amis de la liberté se sont rassemblés hier dans le Cabinet d'histoire
naturelle. C'est dans les vastes salles des empaillés qu'a eu lieu cette réunion
préparatoire.
11 était très-tard. Le signal donné, les conjurés entrèrent les uns après les
autres, puis, s'étant salués du geste sans mot dire, ils allèrent se ranger silen-
cieusement dans les sombres galeries, à côté des froides reliques de leurs aïeux,
que Ton eût dit autant de fantômes assoupis.
11 semblait que le silence eût fait un désert de ces vastes catacombes.
L'immobilité était telle, qu'on ne pouvait distinguer les morts des vivants.
L'Éléphant, 1' Aigle, le Buffle et le Bison arrivèrent, chacun de son côté,
comme si une invisible puissance les eût fait apparaître tout à coup. Pour qui
ignore que l'amour de la liberté transporterait des montagnes, la présence de ces
* nobles Animaux dans ces hautes galeries eût été inexplicable.
Quand la réunion fut complète, le Bison prit la parole en ces termes :
« Frères, dit l'orateur, en regardant l'un après l'autre tous ceux qui se trou-
vaient là, nous n'avons encore rien dit, et pourtant nous savons tous pourquoi
nous sommes ici.
« Disonsrle donc, puisque aussi bien nous sommes tiers de le penser : nous
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 355
sommes ici pour conspirer, pour défaire aujourd'hui ce que nous avons mal fait
il y a un an, et pour aviser à mieux faire; pour abaisser, pour abattre ceux que
nous avons élevés; pour agiter enfin la Nation Animale au nom de la révocation
des rédacteurs.
a Je le déclare : il ne nous reste qu'une ressource, c'est le renvoi des rédac-
teurs... Hourra pour le renvoi !
— Tonnerre d'applaudissements. —
« Frères, il faut que les mots aillent où va la pensée; — et si- désolant qu'il
soit pour vous de l'entendre et pour moi de le dire, je le dirai et vous l'enten-
drez : tout ce qui existe n'est bon qu'à aller en ruine, et ce serait mieux s'il
n'existait rienl... Que nous a servi ce qu'on nous a fait faire? Ce livre publié,.
dîtes, à quoi a-t-il servi?
— Tous : « A rien ! à rien !» —
« Cette lice où chacun devait entrer, le plus humble comme le plus grand,
pourquoi ne l'a-t-on ouverte qu'aux plaintes isolées d'un petit nombre, sinon
pour éloigner de la tribune nationale les cris de la détresse universelle? Ils n'ont
travaillé que pour eux. — Ils n'ont songé qu'à eux ; — et quand ils se sont vus
puissants, ils ont dit : — Tout est bien.
« Que nous revient-il de leur puissance? Notre terre à nous a-t-elle cessé
d'être une vallée de larmes?
— Le Cerf, I'Élan et le Veau : « Non! non! » — '
« Frères, on a étouffé les voix généreuses qui ont voulu s'élever en faveur
de la réforme bête-unitaire.
« Frères, notre régénération sociale n'a pas fait un pas depuis l'immortelle
nuit où les premiers efforts de notre liberté naissante ont été salués par les
acclamations de la terre tout entière.
« Frères , nos rédacteurs en chef ont trahi leur mandat ! ils nous ont
vendus! vendus aux Hommes!
— Tous : « C'est vrai! c'est vrai! on nous a vendus ! » —
« Vendus aux Hommes! ! ! Mais laissons là les Hommes ; les Hommes ne sont
aujourd'hui que nos seconds ennemis. Nos vrais ennemis, les plus dangereux, ce
sont nos rédacteurs !
« Point de grâce pour ces traîtres qui, pour une caresse de leur gardien,
pour une misérable subvention en pommes vertes , en coquilles de noix et en
croûtes de pain sec , ont trahi la cause sacrée de l'émancipation des bêtes ! A qui
devons-nous d'être encore où nous sommes? où retournerons-nous ce soir?
Sera-ce dans nos libres déserts, ou dans nos étroites prisons? »
356
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
Le Bison. — « Où retournerons-nous ce soir? » —
— Le Tigre, d'une voix sombre : « Ce ne sera pus dans nos libres déserts! q —
— Tocs en chœur : « Hélas! hélas! hélas! » —
« Les nuages seront-ils notre toit, et la terre notre oreiller? Non. Nous cou-
cherons sur la paille humide des cachots.
— « Hélas l hélas! » —
« Nous y pourrirons... Nous y mourrons... Je vous le dis en vérité, nous
tous qui sommes ici, nous mourrons dans les fers. Que nous accordera-t-on
quand nous ne serons plus, quand on nous aura rongés jusqu'aux os? »
— Le Chœur : « O douleur! douleur! » —
Alors l'orateur se tournant vers les squelettes conservés de^dix mille géné-
rations d'Animaux :
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 357
« Restes de nos pères! s'écrie-t-il : vous qui avez vécu, répondez, mânes
désolés; étiez-vous donc sortis des mains du Créateur pour mourir où vous êtes?
« L'Animal est-il fait pour être empaillé et mis sous verre comme une curio-
sité, ou pour rentrer noblement, après avoir accompli sa destinée, dans le sein
de la terre, sa mère, selon le vœu de la nature?
u Nous tous, sauvages enfants de la plaine ou de la montagne, devions-nous
donc vivre un jour la corde au cou, entre quatre planches, et dîner à heure fixe
d'un dîner tiré d'un buffet?
u Frères, les plaintes ne soulagent pas un cœur oppressé : à quoi bon se
plaindre? Nos plaintes, qui les a entendues?
« Frères, avez-vous renoncé à échapper aux Hommes? Vous laisserez-vous
arrêter à moitié chemin par la trahison ?
— Le Chamois : « Plutôt les avalanches que les Hommes méchants! » —
« Frères, nous sommes forts, et la liberté sourit aux braves. Heureux
F Animal qui ne dépend de personne.
« Frères, le plus fort, c'est celui qui ne craint rien.
« Frères, quand les lois ne commandent plus au peuple, il faut que le
peuple commande aux lois.
a Frères, la liberté enfante des colosses; mais que faire d'une loi qui d'un
Aigle fait un Oison, et d'un Lion un bavard ?
« Frères, dût la société tomber en poussière, il faut détruire cette loi mau-
vaise. »
S'il faut en croire le complaisant rédacteur de cette pompeuse rela-
tion, l'effet dé ce discours fut prodigieux. Nous ne répondrons qu'à-un
seul point de ce merveilleux dithyrambe. Vous dites donc, citoyen Bison,
que nous vous avons trahis, que nous vous avons vendus!... Oui nous
vous avons vendus , et nous en sommes fiers ; nous vous avons vendus
à 20,000 exemplaires! En eussiez-vous su faire autant? N'est-ce pas
grâce à nous que vous avez commencé à valoir quelque chose ?
Le doyen du Jardin des Plantes, un vénérable Buffle, dont nous
aimons la personne et dont nous estimons le caractère , sans partager
cependant toutes ses opinions , prit alors la parole et répondit en ces
termes au discours du Bison, son cousin :
« Mes enfants, dit le vieillard, je suis le plus vieil esclave de ce jardin. J'ai
le triste honneur d'être votre doyen, et des jours si éloignés de ma jeunesse je me
souviendrais à peine, si l'on pouvait oublier qu'on a été libre, si peu libre qu'on
ait été. Mes enfants , c'est en vain que trente ans d'esclavage pèsent sur mes
358 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
vieilles épaules : quel que soit mon âge, je me sens rajeunir à la pensée que le.
jour de la liberté viendra.
— Bravos prolongés. —
« Je parle de votre liberté, mes enfants, et non de la mienne, car mes yeux
se fermeront avant que le soleil ait éclairé un jour si beau : esclave j'ai vécu,
esclave je mourrai !
— « Non! non! s'écria-t-on de tous côtes, vous ne mourrez point! » —
« Mes bons amis , reprit le vieillard , il ne serait pas en votre pouvoir
d'ajouter une heure à ma vie. Mais qu'importe? ce n'est pas de ceux qui partent,
c'est de ceux qui restent qu'il faut s'inquiéter; ce n'est pas la liberté d'un seul
• ou de quelques-uns, c'est la liberté de tous qui m'est chère, et c'est au nom de
cette précieuse liberté de tous que je vous conjure de rester unis.
— Rumeur en sens divers. —
« Mes enfants, ne vous arrachez pas, ne vous disputez pas les misérables
lambeaux du pouvoir. Quand vous aurez changé votre cheval borgne contre un
aveugle, croyez-vous que les choses en iront mieux? Pensez aux petits, aux
classes faibles et dépouillées qui souffrent de toutes ces divisions, et dites-vous,
dites-vous à toute heure du jour, que le bien ne saurait s'acheter au poids d'un
si grand mal : un peu plus ou un peu moins de puissance pour quelques-uns
d'entre vous, qu'est-ce à côté de la paix entre frères, et de l'union de tous? »
La fin de ce discours fut écoutée avec froideur; le respect qu'on avait
pour l'orateur empêcha seul toute manifestation contraire. Le vieux
Buffle vit bien qu'il n'avait convaincu personne. « La guerre civile
mène au despotisme, et non à la liberté, » dit le sage vieillard en
reprenant tristement sa place.
« Sommes-nous au sermon? » s'écria le Loup-Cervier.
II va sans dire que Messieurs les conjurés ne s'arrêtèrent pas en si
beau chemin. Il n'y a jamais tant d'orateurs que quand les affaires vont
mal. Après les discours du Bison et du Buffle , vint celui du Sanglier,
qui parla tant qu'il eut de la voix, « et avec une telle éloquence, dit le
Journal de la Réforme, que notre sténographe lui-même, partageant
l'émotion générale , se trouva hors d'état de tenir la plume. »
Nous en restons là de nos citations, et si Messieurs les révoltés
veulent bien nous le permettre, nous allons compléter ce récit avec des
r
ENGORE UNE RÉVOLUTION! ~ 359
détails authentiques que nous tenons d'un Furet de nos amis qui s'était
imprudemment laissé entraîner à cette réunion dont il avait été, du reste,
bien loin de prévoir le but :
Pendant trois heures, et sans respect pour le lieu où Ton se trou-
vait, sans respect pour les morts, les salles tremblèrent sous un tonnerre
continu, incessant, indescriptible de cris, de trépignements, de grogne-
ments et d'applaudissements. Cent cinquante-deux orateurs ' parlèrent
successivement!!! « On put les voir, mais non les entendre (Dieu
merci ! ) . » Notre correspondant ajoute que , depuis la première assem-
blée, l'art de crier, de siffler et de hurler, a fait des progrès inimagi-
nables, et qu'en Angleterre , même dans le plus turbulent des meetings,
on ne trouverait rien qui pût approcher de ce qu'il a vu et entendu.
Un de ces pauvres vieux Chiens , qui n'ont plus guère d'illusions
et qui se font un titre de leur indifférence même pour entrer partout,
se trouvant là, essaya de se faire écouter.
« Si nous sommes vaincus ? disait-il.
— Pense aux coups à donner, et non aux coups à recevoir, lui*
répondit le Sanglier avec cette brutalité de manières qu'on lui connaît.
— A la porte, le Chien ! s'écria I'Hyène , en le regardant de travers.
Il ne s'agit pas d'aboyer ici , mais de mordre : va-t'en !
— Monsieur est un mouchard, » dit une petite voix flûtée, celle de
la Fouine.
Le prudent animal n'en écouta pas davantage ; il eut le bon esprit de
sortir philosophiquement par la fenêtre qu'on voulait bien lui ouvrir. —
Qu'il arrive par hasard à un pauvre diable d'avoir raison , soyez sûr
qu'on ne l'écoutera pas.
« Mais le peuple aime les rédacteurs , dit le Bélier.
— Le peuple les oubliera, répondit le Loup.
— Et il les haïra, ajouta I'Hyène.
— Et s'il oublie ses admirations, il garde ses haines, dit le
Serpent.
— Bêh , bêêh , bêéééhhh , » bêla le Bélier , sur lequel chacune de
ces paroles tombait comme un marteau.
Tout le monde parlait, et personne ne se répondait. Maitre Renard.
voyant que, dans ce touchant concert, chacun s'apprêtait à faire sa
360
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
L'Hyène. — « Il ne s'agit pas d'aboyer ici, mais*de mordre. ■ —
partie sans songer à prendre le ton de son voisin et que les choses
allaient* se gâter, monta sur un bahut et parvint, non sans peine, à
obtenir quelque attention.
« Messieurs,... dit-il.
— Veux-tu te taire, hurla le Lon», nous ne sommes pas des
Messieurs!
— Animaux,... reprit le Renakd.
— A la bonne heure, dit le Loti». Bravo !
— Bravo ! répétèrent tous les assistants.
— Animaux, nous somme» tous d'accord....
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 36Î
— Non ! dit une voix k gauche.
— Si! si! s'écria une autre voix.
— Vous le voyez , reprit le Renard , nous sommes tous d'accord.
La question est maintenant nettement posée : il s'agit d'un livre à ache-
ver, et de savoir qui parlera ou qui se taira, si ce sera une Couleuvre
ou un Serpent , une Oie ou un Dindon.
— Très-bien ! s'écria I'Oie.
— Très-bien! » dit le Dindon.
Le Renard continua :
« Animaux, cette question est si grave, que je suis d'avis que
nous fassions ce qu'on a coutume de faire quand on n'a pas une minute
à perdre : prenons nos aises et ajournons la discussion. Cette séance, qui
d'ailleurs n'aura pas été perdue pour la bonne cause, nous a tous
fatigués, et nous ferons bien d'en rester là pour aujourd'hui. Mais jurons
que demain, avant que l'astre du jour ait achevé sa carrière, cette grave
question aura reçu sa solution.
— Nous le jurons ! s'écrièrent tous les conjurés.
— C'est bien, dit le Renard; et maintenant que chacun s'aille
coucher et se demande, au moment de s'endormir, comment il con-
vient que d'honnêtes Animaux s'y prennent pour foire une petite
révolution qui profite à tout le monde sans gêner personne. La nuit
porte conseil, et demain à pareille heure nous prendrons une déter-
mination. ».
L'avis du Renard fut adopté. Le sommeil parlait avec lui et gagnait
tout le monde. La séance fut levée.
Notre correspondant prétend avoir remarqua que maître Renard
faisait à chacun des saluts enfles de magnifiques paroles, et qu'il aban-
donna la salle le dernier.
« Cela va bien , dit-il tout bas à une petite Fouine de ses amies ;
cette eau coule parfaitement.
— Et demain elle coulera mieux encore , Monseigneur, » repartit la
Fouine en minaudant.
C'est ce que nous verrons, Monsieur le Renard. Nous connaissons
vos projets, et nous saurons les déjouer.
4t>
362
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
— « Nous le jurons! » s'écrièrent tous les conjurés. —
Nous laissons aujourd'hui la parole aux événements, chacun fera la
part des responsabilités.
La patrie et la publication sont en danger.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
363
Une foule immense se pressé, aux portes de la rotonde où le discours
du Bison a été affiché. On ne reconnaît plus les cabanes, tant elles sont
chargées de drapeaux et de placards séditieux; on trouve un cours com-
plet de politique sur les murailles , et le nombre des mécontents s'accroît
, W[\!i
■
de minute en minute. L'occasion est le tyran des gens faibles : les
groupes se grossissent, surtout de Gobe-Mouches, de Bécasses, de
Buses, de Gros-Becs, de Dindons et autres bêtes altérées d'encre. Des
processions de factieux parcourent les allées en chantant et en sifflant
des refrains séditieux. Un Singe , indigne de ce beau nom de Singe ,
264
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
s'est fait un casque d'une casquette volée à son gardien, et un drapeau
d'un mouchoir à carreaux rouges volé à ce même gardien. Sur cet
étendard, on lit ces mots : « Vivre en écrivant, ou mourir en se
•taisant. » La bande la plus nombreuse est conduite par trois Manchots ,
qui s'en vont bras dessus, bras dessous, guidant l'émeute, faisant arra-
cher les écriteaux, briser les palissades et forcer les cages des Animaux
nés dans la ménagerie, sous prétexte qu'il faut s'assurer de leurs senti-
ments politiques : on fait main basse sur les mangeoires , et on n'y laisse
que la faim. Ces trois Manchots obéissent aux ordres secrets du Renard
qui pense (avec d'autres) que le courage de certains Animaux est au
fond de leur auge :*« Affamez-les, dit-il, et vous en ferez des héros. »
Personne, du reste, ne connaît ces trois Manchots; on ne sait ni d'où
ils viennent ni ce qu'ils veulent, mais on les suit. Sainte confiance!
Chacun rendra justice k notre modération : nous avons tout fait pour
arrêter l'effusion du sang, et nous avons reculé tant que nous l'avons
pu devant les désastres de la guerre civile ; mais nous serions coupables
et véritablement traîtres à notre mandat, si nous ne savions pas
opposer la violence elle-même à la violence.
Force doit rester à la loi, force restera d ne à la loi.
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 365
En conséquence nous avons publié l'ordonnance suivante :
a i° Le Jardin des Plantes est déclaré en état de siège.
« 2* Le prince Léo, dont on avait à tort annoncé le départ pour
l'Afrique, est nommé généralissime de nos armées de terre. Il a juré
d'exterminer tous les Moucuerons, ces éternels ennemis de sa race et
de tout ce qui est grand. Il aura à se concerter avec le seigneur Bour-
don, pour prendre avec lui les mesures qui peuvent assurer le triomphe
de l'ordre.
« 3° Le rappel sera battu à la porte de toutes les cabanes. Entre les
pattes de notre vieux Lièvre, le tambour réveillera les mieux endormis.
« 4° Tout bon citoyen devra quitter immédiatement sa femme , ses
enfants, son râtelier, son gobelet, son perchoir et sa litière, s'armer
de son mieux , prendre les ordres de ses chefs , pour être de là dirigé
partout où besoin sera , et se tenir enfin prêt à vaincre ou à mourir
pour nous. »
Nous remercions les bons citoyens de l'appui qu'ils veulent bien nous
donner. De tous les quartiers voisins, des amis dévoués nous arrivent;
nous avons vu accourir sous les drapeaux tous les Animaux qui ont un
intérêt direct au maintien du statu quo : nos rédacteurs, nos employés,
nos serviteurs, tous ceux enfin qui ont reçu et ceux surtout qui espèrent
quelque chose de nous.
Plusieurs buissons d'ÉcREVissES, échappés par miracle des prisons
366
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
de Chevet et conduite par un valeureux Cancre , sont venus nous offrir
le secours de leurs vaillantes pinces.
a En avant, marchons
Tous à reculons... »
Tel est le cri que' poussent ces braves auxiliaires en se préparant au
combat.
Nous n'attendions pas moins du bon esprit qui anime la population
Animale, et nous étions sûrs que notre appel serait entendu.'
Pourtant nous signalerons à l'indignation publique la réponse des
petits Ours de la fosse n° 2, et celle des Rats.
La réponse des deux petits Ours de la fosse n° 2 fait bien mal
augurer de l'avenir de ces deux jeunes qua JrupMes.
« Vous êtes de beaux petits Ours, leur dit l'éloquent Crapaud
que nous leur avons député; chacun se doit k sa patrie : venez vous
battre; si vous n'êtes pas tués, vous vous couvrirez de gloire. —
J'aime mieux jouer à la boule, répondit l'aîné. — J'aime mieux ne
rien faire du tout, répondit le plus jeune; ou prendre un bain, si
maman veut, ajouta-t-il en regardant sa mère. — Va, lui dit la mère.
— Madame, s'écria notre honorable envoyé, à Rome les mères avaient
moins de faiblesse, et leurs enfants n'en valaient que mieux. 0 temps!
ô mœurs! 0 Cornélie! ô Brutus! où êtes-vous? »
Quant aux Rats, nous ne trouvons pas de termes qui puissent tra-
duire le mépris que nous a inspiré l'égoïste langage de ces misérables.
« Pourquoi diable voulez -vous que nous combattions ? firent-ils.
Quand on n'a rien à conserver, on n'a rien à perdre. Faites vos affaires
tout seuls, puisque vos affaires ne sont pas les nôtres. »
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
367
Le Crapaud. — « Chacun se doit à sa patrie. » —
a Tout est perdu ! s'écria un Blaireau eu entrant ce matin dans
notre cabinet de rédaction ; les insurgés se sont emparés de la cour de
l'amphithéâtre. »
Atterrés par cette funeste nouvelle, nous fîmes mander le prince Léo.
« Ils ont pris la cour de l'amphithéâtre, dit ce grand général; eh
bien , qu'ils la gardent ! »
L'attitude ferme du prince nous rassura complètement; en effet, ce
profond tacticien avait son idée. A l'heure qu'il est, les révoltés sont
enfermés dans cette cour qu'ils ont prise et qui leur servira de tombeau.
Toute issue leur est fermée. L'armée ailée a vainement essayé de les ^
dégager ; tous les efforts du Scarabée Hercule ont été repoussés par le
seigneur Bourdon.
Nous n'avions jamais désespéré du triomphe de l'ordre.
Parmi ceux qui se sont le plus distingués dans cette circonstance ,
nous mentionnerons le voltigeur * , le grenadier **, et surtout le caporal
368
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
Trois Étoiles. Ce dernier descendait la garde et rentrait chez lui après
W# .h* , ti .
un service très-fatigant, quand il s'aperçut, en passant à côté d'un poste,
que le factionnaire qui devait l'occuper l'avait abandonné ! ! ! Indigné, et
ne dédaignant pas, dans son zèle, de descendre au rôle de simple chas-
seur, ce vertueux caporal prit bénévolement la place du coupable faction-
naire, fit, par un froid de quatorze degrés, trois heures de. faction, et
s'enrhuma. En récompense de sa belle conduite, le caporal Trois
Étoiles a été nomn^ sergent.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
269
A quoi auront servi tous ces grands mouvements, et qu'aura-t-on
gagné à engager cette lutte insensée ? Malheur k ceux qui se sont plaints !
Malheur à ceux qui les ont écoutés ! Les insurgés en sont aux expé-
dients; leur* trouble est tel, que les plus exorbitants projets s'agitent,
trouvent crédit, et se discutent sérieusement parmi eux. Nous le prouvons.
Une Taupe aurait proposé d'élever autour de l'armée une enceinte-
continue de taupinières.
« La belle idée ! s'écria le Furet ; ne vous trouvez- vous pas assez
enfermée comme cela, ma commère?
— Je me fais fort de filer un pont suspendu sur lequel nous pour-
rons nous évadera la faveur de la nuit, dit 1' Araignée.
— Merci ! dit la Mouche , je refuse.
— Et moi, j'accepte, dit I'Éléphant ; quand on en est où nous en
sommes, tous les moyens sont bons. »
Un rire homérique accueillit cette réponse.
Cette miraculeuse naïveté de I'Élépiiant a inspiré à un de nos amis
47
370 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
un couplet de fantaisie que nous donnons ici, afin qu'il ne soit pas perdu
pour la postérité. Nous regrettons que l'auteur de cette poésie fantastique
s'obstine à garder l'anonyme.
air : Femmes, voulez-vous éprouver.
lin Éléphant se balançait
Sur une toile d'Araignée ;
Voyant qu'il se divertissait,
Une Mouche en fut indignée :
Comment peux-tu* te réjouir,
Dit-elle, en voyant ma souffrance?
Ah ! viens plutôt me «secourir,
Ma main sera ta récompense.
Âu moment où le triomphe nous paraissait le plus certain, la face des
choses a changé complètement , et la fortune s'est déclarée contre nous*
Pouvions>-nous prévoir un pareil désastre, après avoir vu partir notre
belle armée équipée avec tant de soin et si bien disposée? Quelques
Mouches savantes , dont les études avaient été dirigées vers l'art de la
mécanique, pour lequel on sait que les Mouches ont d'étonnantes dispo-
sitions, commandaient l'artillerie. Les plus robustes traînaient des muni-
tions de guerre dans des petits caissons faits de gousses de pois secs, et
d'autres portaient sur l'épaule des petits mousquets faits avec la centième
partie d'un fétu de paille, mais qu'elles tenaient d'un air si martial, que
c'était plaisir de voir ces braves petites Mouches voler à la gloire , comme
s'il se fût agi d'aller à la picorée d'une fleur. Les deux armées se sont
rencontrées sur les galeries vitrées qui couvrent les serres chaudes. Dans-
cette fatale journée une circonstance fortuite fit perdre au prince Bourdon,
général en chef de notre armée ailée, le fruit d%une des plus grandes*
manœuvres qui aient jamais été essayées.
Il avait partagé son armée en trois masses : la droite , commandée
par lui-même entouré de son brillant état-major où l'on remarquait,
parmi les colonels, des Papillons, le vénérable Priam, 1' Apollon, le
Paon de jour, le Cupidon, était forte de sept régiments d'infanterie
légère; les Sauterelles, les Criquets, les Perce-Oreilles, les Plo—
ques, les Perles et les Éphémères. — Tous pleins d'ardeur.
Et la gauche, commandée par I'Urocèke géant, se composait des
régiments des Capricornes, des Troglodytes, des Gribouris, des
TOnébrions et des Charançons.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
371
La droite avait à combattre la gauche des ennemis commandée par
le chef féroce de la famille des Coléoptères: le Scarabée Hercule, suivi
des phalanges redoutables des Goliath, des Boucliers, des Hannetons,
des Cousins, des Bombardiers et des Taupins. — Que pouvaient faire
les troupes légères du prince Bourdon contre cette impénétrable infan-
terie ?
Sa gauche était opposée aux sections des Andrènes mineuses, cou-
372 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
peuses et charpentières , et à la corporation des Rhinocéros, qui, n'ayant
qu'une corne, obéissent naturellement au Cerf- Volant, qui en a deux.
Son centre avait pour adversaire la foule immense des Moucherons,
des Pucerons, des Teignes et des insectes à deux cent quarante pattes.
Le prince Bourdon avait espéré que le Scarabée Hercule commen-
cerait l'attaque et ferait traverser k ses lourdes troupes la distance qui
séparait les deux armées; mais le Scarabée Hercule, auquel un faux
Bourdon déserteur avait dévoilé les projets du prince, défendit aux
siens de bouger, et fit serrer les rangs et ployer les ailes, résolu d'attendre
le choc sans l'aller chercher.
Les enseignes flottaient au vent, le soleil dardait sur les étincelantes
armures des insectes rangés en bataille. Des Cigales, dont on vante
avec raison l'aptitude pour la musique, placées sur les limites des deux
camps, à l'extrémité des deux paratonnerres, soufflaient de toute la force
de leurs poumons dans des petites flûtes à l'oignon, et cette musique
guerrière portait à son comble l'ardeur de nos troupes. De temps en
temps une graine de balsamine, lancée du haut des airs avec beaucoup
de précision par des Cerfs-Volants fort adroits dans ce genre d'exer-
cice, venait éclater dans nos rangs et y laissait des traces sanglantes.
L'armée ennemie nç bougeait pas. .
L'impatience gagnait nos braves cohortes. « Dépêchons, nous disaient
les Éphémères qui déjà avaient eu, presque tous, le temps de blanchir
sous les armes, la 'vie est courte. » Bientôt, emportés par leur fougue,
et sans écouter les menaces ni les prières du seigneur Bourdon, ils
volèrent les premiers à l'ennemi ! ! ! et firent ainsi tourner contre eux-
mêmes le plan si bien conçu par leur habile général , car l'armée tout
entière les suivit. En effet, chacun ayant quitté son rang pour courir
selon ses forces, les nôtres arrivèrent en désordre et tout essoufflés devant
le front ennemi , qui s'ouvrit tout à coup et laissa voir les gueules mena-
çantes d'une double rangée de canons d'une invention nouvelle. Ces
canons étaient si petits, qu'on les voyait à peine, et nous lie savons
comment on avait pu les faire. Ils étaient charmants, mais ils tuaient
beaucoup de monde. Pendant plus d'un quart d'heure, ils écrasèrent nos
troupes. Bientôt on en vint à combattre à l'arme blanche. On ne saurait
croire combien sont terribles et acharnées ces luttes d' Insecte à Insecte.
Tout devenait un instrument de mort entre les pattes des combattants
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
373
furieux. Les feuilles de cyprès se changeaient en lances meurtrières, les
moindres brins de bois sec étaient autant de massues, et on entendait
au loin le choc retentissant des cuirasses contre les cuirasses, des corse-
lets contre les corselets, et des écailles fracassées.
Des ailes brisées, des membres épars , des petites montagnes de morts
et de mourants, du sang partout, tel est l'horrible spectacle que présen-
tait cette scène de carnage.
Et les Fleurs, captives dans leur prison de verre, voyant ce qui se
passait au-dessus de leur tête, ne savaient que penser de ces abominables
fureurs.
L'aile droite plia la première. Le pied ayant glissé au colonel des
Hannetons, un des plus braves officiers de l'armée, dans un effort qu'il
faisait pour dégager un peloton qui s'était laissé entourer, il roula dans
la gouttière d'une façon si fâcheuse, qu'il tomba sur, le dos, ce qui est le
plus grand malheur qui puisse arriver à un Hanneton. Une Guêpe de
l'armée ennemie n'eut pas honte d'abuser de la position d'un adversaire
sans défense, et lui passa son dard au travers du corps.
A cette vue, le régiment que commandait le colonel se débanda. Le
prince Bourdon essaya, mais en vain, d'arrêter les fuyards. C'était une
bataille perdue, la Waterloo de notre cause ! Désespéré, et ne voulant pas
survivre à sa défaite, le général en chef se jeta au plus fort de la mêlée
et y trouva ce qu'il y cherchait, la mort des braves ! Il tomba percé de
vingt-deux coups, après avoir fait des prodiges de valeur. La nouvelle
de cette mort se répandit en un instant, et la déroute bientôt fut complète.
•dlk
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
L'armée victorieuse ne perdit pas de temps; elle alla bien vite dégager
l'armée de terre qui, ne pouvant faire mieux, était toujours restée bloquée
dans les cours de l'Amphithéâtre.
Nous avons la douleur d'annoncer que le prince Léo a été obligé de
battre en retraite.
Une bonne pluie pourrait encore assurer le triomphe des bons principes.
L'armée de terre et l'armée d'air des révoltés ont pu opérer leur
jonction. Elles marchent sur nous, — le bruit paraît se rapprocher, —
les cris deviennent plus distincts, — il nous semble même entendre les
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 375
mugissements du Buffle et le bruit des pas de I'ÉuSphant. — Le prince
Léo vient d'être tué ; parmi nos amis , ceux qui ne sont pas morts nous
abandonnent. C'est à un gouvernement qui tombe qu'il faut demander
ce que valent les dévouements politiques. — Entre les mains de l'esprit
de parti tout devient une arme. — Le bureau des réclamations ne
désemplit pas ; le moment est bien choisi ! L'émeute est là, à nos portes,
— sous nos fenêtres, — partout. — L'émeute ! Mais est-ce une émeute?
est-ce une révolution ?
C'est au péril de nos jours que nous informons nos lecteurs de ce
qui se passe.
Hélas! le temps est superbe. — Le soleil est-il donc l'ennemi de tous
les gouvernements légitimes? — Que ne pleut-il à torrents! Une bonne
pluie pourrait encore assurer le triorïiphe des bons principes.
Qui sait à qui nous obéirons demain? qui sait...
NOTE DU GARÇON DE BUREAU.
« Sachant combien mes chefs tenaient à ne pas laisser nos lecteurs le bec dans l'eau, je
prends la liberté d'écrire à mon tour. Je ne m'arrêterai que quand on m'arrêtera. » —
Ces messieurs en étaient là quand la porte d'en bas vola en éclats :
c'était I'Eléphant qui sonnait. La plume tomba des mains, de M. le
Perroquet , ses yeux se fermèrent comme s'il eût pensé à dormir, mais
il n'y pensait pas.
M. le Singe courut à la fenêtre.
« Que voyez-vous? lui dit le Coq.
— Je vois trouble sur trouble , rassemblement sur rassemblement,
complot sur complot , répondit le Singe en laissant tomber ses bras en
Singe qui n'espère plus rien , et qui ne serait pas fâché de pouvoir s'en
aller.
— Mille diables! ne cédons pas à la force! criait ce brave M. le Coq
qui ne tremblait que de colère.
— Et à quoi diable céderions-nous, si ce n'est à la force? repartit le
Singe qui , dans son désespoir, s'arrachait la barbe et se meurtrissait le
visage.
376
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
Ces messieurs en étaient là, quand la porte d'en bas vola en éclats..
C'était l'Éléphant qui sonnait.
— Quoi! s'écria le Coq en lui sautant au collet, vous auriez la
lâcheté de donner votre démission?...
— N'en doutez pas, répondit le Singe qui devenait pâle comme ce
papier : refuser ce que tous demandent, c'est remuer un nid de Guêpes.
Si l'on m'y force, je ferai tout ce qu'on voudra; je... »
Il ne put achever. La porte même du cabinet s'ouvrit brusquement.
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 377
C'était I'Éléphant qui l'avait ouverte, ce fut le Renard qui entra*
«Arrêtez ces messieurs, » dit ce dernier aux Dogues qui l'accompa-
gnaient, en indiquant nos trois rédacteurs en chef. Le Perroquet était
dans la cheminée, le Singe s'était caché sous son fauteuil, M. le Coq
était furieux; sa crête n'avait jamais été si rouge. On les arrêta.
« Que fais-tu là? me dit le Renard.
— Ce que vous voudrez, Monseigneur, lui répondis-je en tremblant.
— Eh bien , drôle ! continue , » me dit-il.
Je continue donc.
Il était entré beaucoup de monde à la suite du Renard. En entrant,
chacun criait : « Vive monseigneur le Renard ! » Et on avait bien raison,
car je n'ai vu de ma vie un prince si afTable.
« Mes amis, disait-il, rien n'est changé dans ce cabinet. Il n'y a ici
qu'un animal de plus. »
Cette belle parole fut couverte d'applaudissements.
Le Renard prit alors une plume, celle-là même qui venait de servir
au Singe. Il la tailla avec le canif du Singe , s'assit dans le fauteuil du
Singe, devant la table du Singe, et écrivit les proclamations suivantes,
avec l'encre même du Singe.
PREMIÈRE PROCLAMATION
<( Habitants du Jardin des Plantes !
« Messieurs le Coq , le Singe et le Perroquet ayant donné leur démission ,
toute cause de désordre a cessé.
« Le Renard,
( Gouverneur et rédacteur en chef provisoire. »
« Lisez et signez, » dit-il au Coq, au Singe et afu Perroquet.
Les deux derniers signèrent, mais M. le Coq refusa.
« Je ne me déshonorerai pas, dit-il.
— Nous allons voir, » dit le Renard.
Il reprit alors la plume et écrivit une nouvelle proclamation de laquelle
il espérait davantage, à ce qu'il paraît. Quand elle fut éciite, il m'ordonna
d'en faire la lecture à haute voix. Je lus donc :
48
378 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
DEUXIÈME PROCLAMATION
« Habitants du Jardin des Plantes!
u Pendant que vous dormiez, on vous trahissait! ! !
a Mais vos amis veillaient pour vous.
« Assez longtemps nous avions courbé la tête sans nous plaindre, le moment
était venu de la relever.
a Ainsi avons-nous fait.
« Par nos soins, une grande et définitive révolution vient de s'accomplir :
les traîtres qui vous gouvernaient et qui vous vendaient ne vous vendront plus,
ne vous gouverneront plus.
« Les fastes de votre histoire apprendront au monde comment se venge la
Nation Animale et ce que pèse sa colère.
« A l'heure qu'il est, justice est faite ! l'œuvre est consommée, et les cou-
pables opt payé de leur vie le mépris qu'ils faisaient du droit sacré des Bêtes.
« Ils sont pendus.
« N. B. — Par égard pour ces anciens chefs de notre gouvernement, on les
a pendus à des potences toutes neuves , avec des cordes qui n'avaient jamais
servi. »
M. le Coq écouta cette lecture sans sourciller. Il se contenta de
croiser ses bras derrière sou dos, comme il en avait l'habitude, et
parut décidé à ne pas plus bouger que s'il n'avait rien à voir dans ce
qui se passait.
« Mais, dit le Singe en prenant une voix caressante que je ne lui
connaissais pas, Monseigneur assure que nous sommes pendus, je crois
que Monseigneur se trompe.
— Est-ce que vous songeriez k nous pendre? s'écria le Perroquet
en sanglotant.
— Mon Dieu non, dit le Renard, c'est un précédent que je ne tiens
point à établir; mais il faut pourtant que vous ayez l'air d'avoir été
pendus. »
On entendait au dehors les cris de la populace. Une foule innom-
brable, composée en grande partie de badauds, de badaudes et de petits
enfants qui demandaient la tète des tyrans, assiégeait l'entrée du cabinet
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
379
de rédaction. Tous ceux qui n'avaient pu entrer par la porte voulaient
entrer par les fenêtres, qu'on fut même obligé de fermer.
« C'est nous qui avons fait la révolution, disaient-ils; ouvrez-nous.
— Patience! leur répondait de temps en temps le Renard ; patience!
si vous êtes sages * on vous donnera de petites médailles. »
Ne rien refuser, mais ne rien donner, c'est avec cela qu'on gou-
verne.
Les cris : « Mort aux tyrans ! mort aux rédacteurs ! » redoublaient.
« Vous l'entendez, Messieurs, dit le Renard, il faut bien faire quelque
chose pour le peuple. — Cependant, ajouta-t-il, si vous trouvez le moyen
de contenter cette multitude en gardant vos têtes, vous les garderez.
— Le moyen? s'écria le Singe, je l'ai trouvé! » Et, dans sa joie,
il sauta trois fois jusqu'au plafond.
M. le Singe s'était jadis emparé, dans l'intention sans doute de lui
rendre les derniers honneurs, du corps empaillé d'un Singe de sa race,
38« ENCORE UNE RÉVOLUTION!
dans lequel il croyait avoir reconnu un de ses grands-oncles en ligne
maternelle. Il l'alla chercher, et il fut décidé que le grand-oncle figurerait
au haut de la potence... à la place de son coquin de neveu! Avant
d'envoyer au martyre la précieuse momie, et pour mieux tromper la
multitude, M. le Singe dut la parer de sa demi-blouse, et de son bonnet
bien connu : ce qu'il fit non sans verser des larmes abondantes.
u Et maintenant, mon cher monsieur, lui dit le Renard, si vous vou-
lez m'en croire, vous vous cacherez, et si bien, que pendant quinze jours
au moins on ne puisse pas plus vous apercevoir que si vous étiez réelle-
ment trépassé; après quoi vous serez libre, je pense, de reparaître
sans danger. Il n'est pas de mort, dans notre beau pays de France, qui
n'ait le droit, au bout de quinze jours, de ressusciter impunément; le
peuple est le plus magnanime des ennemis , il oublie tout.
— Il est aussi le plus infidèle des amis , » murmura le Singe. Puis,
jetant un dernier, un triste regard sur ces cartons ! sur ce bureau ! sur ce
cabinet ! il disparut.
Oh! destinée!
M. le Perroquet trouva le moyen d'endoctriner une vieille Perruche
qui l'adorait, et qui consentit à se faire pendre à la place de son bien-
aimé. Le Perroquet protesta qu'il n'oublierait de sa vie un si beau
dévouement , et la pauvre vieille marcha au supplice le cœur content et
d'un pas ferme. Un quart d'heure après , l'ingrat , rentré incognito dans
la vie privée, était déjà dans l'appartement des jeunes Perruches.
Quant au Coq , il répondit que la vie ne méritait pas qu'on fit une
lâcheté pour la conserver. Il refusa obstinément de souscrire à toutes les
propositions qui lui furent faites , et comme il tenait à être pendu en
personne... il le fut.
(N. B. — Le même jour on apprit qu'une belle petite Poule blanche,
que chacun aimait et respectait à cause de sa douceur et de ses vertus,
<£tait morte subitement en apprenant la mort de celui qu'elle aimait.)
La foule, qu'avait attirée le plaisir bien naturel de voir de près
de si grands personnages en l'air, avait eu son spectacle. Quelques
anciens admirateurs des rédacteurs pendus ne revenaient pas de leur
élonnement. « Est- il possible, se disaient-ils, que des Animaux de
cette importance puissent être pendus comme le premier venu ! Que va
devenir le monde, qui semblait ne se mouvoir que par eux seuls ? »
Un Oiseau dont le nom est resté inconnu publia à ce sujet un pam-
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 381
phlet dans lequel il développa cette proposition : « Il est bon que celui qui
gouverne ne soit pas tout l'État; car s'il lui arrivait malheur, c'en serait
fait de l'État. »
Après l'exécution, M. le Renard jugea à propos de rendre publiques
les deux proclamations qu'on vient de lire, et, se trouvant en veine de
proclamer, il joignit à ces deux premières proclamations la troisième
que voici :
TROISIÈME PROCLAMATION
« Habitants du Jardin des Plantes !
« Investi par votre confiance d'un mandat aussi important que celui de
diriger la seconde et dernière partie de notre histoire nationale, choisi par votre
libre vœu, je crois inutile d'exposer ici des principes qui m'ont valu vos suffrages.
« C'est à l'œuvre que vous me jugerez; je ne vous ferai point de promesses,
quoique les promesses ne coûtent rien. Je ne vous dirai point que l'âge d'or va
commencer pour vous. Qu'est-ce que l'âge d'or? Mais je puis vous assurer que
quand vous ne trouverez à mon bureau ni plume, ni encre, ni papier, c'est qu'il
n'y aura pas eu moyen de s'en procurer.
« Ma devise est : Justice pour tous , et sincérité. Rappelez-vous que si ces
mois étaient rayés du dictionnaire, vous les retrouveriez gravés en caractères
ineffaçables dans le cœur d'un Renard.
« Votre frère et directeur,
a Le Renard. »
Ces trois proclamations remplacèrent avantageusement sur les murs
celles du gouvernement déchu. Le dévouement bien connu de l'afficheur
Bertrand à- l'ancienne rédaction le rendait justement suspect à Monsei-
gneur, et l'affiehage fut conQéà Pyrame, ex-employé de Bertrand, qui
promît au gouvernement nouveau des colles encore plus fortes que celles
de son maître. Après une révolution, il est juste que les derniers devien-
nent les premiers. Les révolutions n'ont peut-être pas d'autre but.
Ces proclamations furent en outre lues, criées, chantées, aboyées,
sifflées partout, et leur effet a été immense. L'espoir est rentré dans
tous les cœurs. Tout le inonde s'embrasse; le moins qu'on puisse
faire c'est de se serrer tendrement les pattes. Quand on aura jeté un peu
de terre sur les morts, qui pourra dire qu'une révolution a passé
parla?
382 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
Quelques-uns de ces Animaux qui veulent se rendre compte de tout,
qui fouillent partout, qui trouvent tout mal, ne pouvant nier que Mon-
seigneur le Renard soit rédacteur en chef, se demandent par qui il a
été nommé.
Eh! mon Dieu, que vous importe, pourvu qu'il Tait été? On se
nomme soi-même, et on n'en est pas moins nommé pour cela.
Monseigneur ayant, ce matin, jeté les yeux sur mon travail, a
daigné me dire qu'il était à peu près content de moi et qu'il voulait
récompenser mon zèle. Hier encore j'étais garçon de bureau... aujour-
d'hui je suis secrétaire particulier de Son Altesse ! Hier on me marchait
sur les pattes , aujourd'hui on me les lèche ! Evidemment je suis quel-
que chose, je puis quelque chose.
J'ai profité de l'occasion pour apprendre à Son Altesse que j'avais
été Chien de cour dans un collège.
« Je vous en félicite, me dit mon maître, c'est encore une des plus
profitables manières d'être Chien qui existe. Au moins, si l'on ne sait
rien en sortant du collège , on a l'air de savoir quelque chose : l'impor-
tant ce n'est pas d'être , c'est de paraître. »
On dit que je me suis vendu, on se trompe : j'ai été acheté, voila
tout ; du reste , la place qui vient de m'être donnée a cet avantage sur la
plupart des autres places , qu'on ne l'a enlevée à personne pour me la
donner. Elle a été créée exprès pour moi.
On sonne. — C'est une députation des notables Animaux du Jardin.
« Nous venons, dit le chef de la députation, représenter hum-
blement à Votre Altesse qu'il manque quelque chose k notre glorieuse
révolution.
— Quoi donc? dit le Runard.
— Sire, répondit M. le député, que dirait la postérité si elle appre-
nait que nous avons fait une révolution sans#boire ni manger?
— Messieurs, leur dit Sa Majesté Renard Ier, je vois avec plaisir
que vous n'oubliez rien, et que la patrie peut compter sur vous. Allons
dîner. »
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
383
1 J
On sonne... Cest une députation des notables Animaux du Jardin.
La prairie qui se trouve en face de l'Amphithéâtre servit de salle à
manger. Il avait été résolu qu'on se passerait de table , pour que chacun
pût jouir d'une liberté illimitée dans cette fête nationale, et qu'on man-
gerait comme on l'entendrait, qui son foin, qui son grain, qui ses
végétaux, le repas devant être tout pythagoricien, en dépit des Animaux
carnassiers qui ne trouvaient pas leur compte à cette maigre chair. Mais
il eût été dérisoire de s'entre-manger dans une assemblée où il ne devait
être question que d'union et de fraternité.
Les honneurs de la réunion furent feits par des commissaires qui
38b
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
s'étaient choisis eux-mêmes comme étant les plus huppés. Monseigneur
le Renard fut naturellement nommé président du banquet. Comme on.
connaissait ses goûts, on lui donna pour voisins, d'un côté, un Oison,
de l'autre, une jeune Poule d'Inde. Mais ces oiseaux, qui n'avaient
pas d'ambition , ne parurent pas très-touchés de l'insigne honneur qu'on
leur avait fait, et soit ignorance du monde, soit patriotisme, ils se tin-
rent constamment à une distance assez grande de leur illustre voisin.
Comme les Insectes avaient joué un très-beau rôle dans cette journée,
et qu'on ne pouvait se dissimuler qu'on leur devait tout, il avait bien
fallu se résigner à leur faire une petite place. On les avait donc relégués
à une des extrémités de la salle, en leur faisant entendre qu'on leur
donnait la place d'innneur, et de temps en temps on laissait passer de
ENCORE UNE RÉVOLUTION! 385
leur côté quelques brins de cette mauvaise herbe qui pousse toujours et
dont personne ne voulait plus. Au fond , ils n'étaient pas très-contents ;
mais on leur disait tant de choses flatteuses, qu'ils finirent par se mon-
trer satisfaits.
Du reste, les ingénus qui étaient venus avec l'intention de dfner
avaient compté sans leur hôte. Ce repas ressembla à tous les repas de ce
genre. Ceux qui n'avaient guère faim eurent seuls assez à manger; mais
à l'exception de quelques-uns qui prenaient tout, personne ne put se
vanter d'en avoir eu à bouche que veux-tu.
On y parla plus qu'on n'y dîna. Les plus hautes questions furent néces-
sairement mises sur le tapis. Il fallait entendre tout ce qui se disait sur
l'ancienne rédaction ! Pauvre vieux Lièvre, de quoi te mêlais-tu? Infor-
tuné Papillon, Chatte sans mœurs, orgueilleux Friquet, et vous,
sensible Duchesse, et toi surtout, Lézard inutile! comment vous
traita-t-on? Combien de vérités vous furent dites! Que n'étiez-vous là?
Pourquoi êtes-vous morts? c'était pourtant le moment de vivre et de vous
amender, a Où allions-nous? où allions-nous? s'écriait-on de tous côtés;
et quelle bonne idée nous avons eu de faire une révolution ! — Quand
ceux qui gouvernent n'en font pas , il faut bien que ceux qui sont gou-
vernés en fassent, » disait le Sanglier. Et puis chacun faisait ses
plans, racontait ses projets : « Je dirai blanc. -•- Je dirai noir. — Je
dirai rouge. — J'aurai de l'esprit. — Je suis une Bête de génie, etc., etc. »
Voilà ce qu'on entendait.
Le Renard écoutait tout le monde , souriait à tout le monde, avait
un mot agréable pour tout le monde, contentait tout le monde enfin, ou
peu s'en faut. « Vous ne mangez pas, » disait-il au Glouton. — Et à
l'Ours blanc : « Seriez-vous malade ? Je vous trouve un peu pâle. »
— Et à son vis-à-vis : « Les Loups n'ont-ils plus de dents? » — Et au
Pingouin qui bâillait : « Vous amusez-vous ?» — Et à l'Aigle blanc :
« Espérez , la nationalité polonaise ne périra pas. » — « Mais parlez
donc, » disait-il au Merle. — « Creusez-vous toujours? » disait il au
Mulot. Et à tous enfin , il répétait : « Mes bans amis, vous écrirez tout
ce que vous voudrez. »
Enfin le grand moment arriva , le moment de boire et de porter des
toasts, et de parler tout seul et tout debout. Vous eussiez vu chacun se
prendre la tête à deux pattes, se gratter le front, et remuer les lèvres,
et répéter tout bas le toast qu'il s'agissait d'improviser.
Malheureusement, l'ordre des toasts avait été réglé d'avance, et
49
386 ENCORE UNE RÉVOLUTIONI
non-seulement Tordre , mais encore le nombre. Peu s'en fallut que la
chose ne fût mal prise. « Passe encore de jeûner, disait-on, mais on
peut mourir d'un toast rentré. De quoi ne meurt-on pas? »
Malgré cette sage précaution, il y en eut encore en si grand nombre,
que j'essayerais en' vain de les énumérer. Après chacun , des Canes et
leurs Canetons jouèrent des airs de mirliton qui ne contribuèrent pas
peu à l'agrément de la compagnie.
Comme on le pense bien , le premier toast fut pour la liberté. Ceci
est de tradition, et ce n'est certes pas la faute de ceux qui dînent si cette
pauvre liberté n'est pas en meilleure santé.
Par une courtoisie du meilleur goût , le deuxième fut pour les dames,
et il était conçu en ces termes : « Au sexe qui embellit la vie ! » Un
murmure flatteur accueillit ce toast, qui fut porté par un aimable
Hippopotame , dont la galanterie était d'ailleurs bien connue.
Vers la fin du repas , on vint à bout de s'égayer au moyen d'une
fontaine défoncée, et chacun put non-seulement se désaltérer, mais
9ncore se mettre en pointe de gaieté.
La joie est communicative , et bientôt il n'y eut plus moyen de
l'arrêter. Toute affaire cessante, on résolut de se divertir. — C'était un
parti pris. — Il fut convenu qu'on n'obéirait plus à personne, qu'on
dirait tout ce qu'on voudrait, et qu'on ne penserait plus à rien. On en
avait assez des intérêts de la nation future, de la politique future et
de la rédaction future, et on ne voulait plus que rire et chanter. — On
s'égosilla ; — et le repas se termina comme tous les repas où l'on se
propose de changer la face de l'univers : on s'endormit.
Le lendemain et les jours suivants , les convives s'aperçoivent que
l'univers n'a pas bougé, que ce n'est ni en buvant ni en mangeant qu'on
lui imprime une autre direction, et qu'il faut recommencer à vivre
comme devant, ce qui n'est pas toujours aussi facile qu'on se l'imagine.
C'était du moins l'avis de Monseigneur le Renaud. Il se réveillait
avec une espèce de couronne sur la tête , et quoiqu'il s'en fût coiffé lui-
même en s'appropriant ce mot célèbre: « Gare à qui la touche! » je
crois qu'intérieurement il donnait quelques regrets à son simple bonnet
de coton. La journée de la veille l'avait un peu dégoûté des grandeurs,
et il s'en souvenait comme. d'une rude journée. Ce n'est pas le tout que
de s'emparer du pouvoir, il faut encore trouver le moyen de s'y établir
commodément, et Son Altesse, qui ne se faisait pas d'illusion, trouvait
la chose difficile.
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
387
'""•^•"-, >*•■ .-.a*.
Au sexe qui embellit la vie ! I ! Un murmure flatteur accueillit ce toast , qui Tut porté
par un aimable Hippopotame.
« Premièrement, se dit-il, je fuirai les fêtes, populaires, je les
fuirai comme la. peste.
« Deuxièmement, je cesserai de prendre la patte-à tout le monde.
Pour une patte propre, combien qui ne le sont pas ! Sans compter,
ajouta-t-il en me montrant sa fourrure ensanglantée, que quelques-uns
serrent très-fort et à ongles ouverts.
388 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
u Troisièmement, comme, à tout prendre, mon sceptre est une
simple plume , ce qui ne peut pas être très-lourd à porter, il faut que
ma royauté me soit légère tout autant qu'aux autres. A cette fin je n'en
prendrai qu'à mon aise, et tout n'en ira que mieux, et je mettrai tant
de persistance à ne rien faire...
— Qu'on vous surnommera le Napoléon des Renards, Monseigneur,
lui dis-je, et qu'on fera bien.
— C'est pourquoi, dit Son Altesse, qui fit semblant de ne pas avoir
entendu, je vais faire une petite Charte. Une nation qui a une Charte
est une nation qui ne manque de rien.
« Voici ma Charte , me dit-il ; elle n'a que deux articles , mais s'ils
sont bons, c'en est assez :
I
« Toutes les Bêtes sachant lire et écrire, et surtout compter, ayant
« une bonne cabane au soleil, du foin dans leur râtelier et des amis
« puissants, étant égales devant la loi, il est promis justice et protection
« à toutes.
« En conséquence, afin que les Grands du Jardin des Plantes
« puissent jouir de toutes leurs aises, nous enjoignons aux petits qu'ils
u aient à se priver du peu qu'ils ont, et à se rapetisser au point de
« devenir imperceptibles et impalpables. — Si bien que les petits ne
« tenant plus de place du tout , les Grands puissent avoir, comme c'est
« leur droit, leurs coudées franches, ne manquer de rien et n'être gênés
« en rien.
II
« Comme il n'est pas possible que tout le monde soit content, ceux
« qui ne le seront pas auront tort de s'en étonner, mais ils auront le
« droit de s'en plaindre. — Le droit de pétition est donc solennellement
« reconnu. — Qu'on se le dise.
« Mais attendu que les moments d'un rédacteur sont précieux, et
« qu'il lui serait impossible d'accorder toutes les audiences qu'on lui
« demanderait, il est interdit d'apporter soi-même ses pétitions au pied
ENCORE UNE RÉVOLUTION!
389
« de son auguste fauteuil; les réclamations ne seront reçues qu'autant
« qu'elles arriveront écrites et franches de port, et ne seront Jues
« qu'autant qu'il aura été possible de les lire. »
Messieurs- les Animaux ne se le firent pas dire deux fois; et, toute
Btte aimant à se plaindre, les pétitions arrivèrent par charretées; l'air
et la terre étaient encombrés de messagers , de porteurs et de courriers
de toutes sortes. Chacun avait un petit malheur particulier au bout de la
patte pour demander l'aumône d'une réforme générale en sa faveur; et
la petite Charte n'était pas promulguée depuis deux heures, qu'il y avait
390 ENCORE UNE RÉVOLUTION!
des pétitions, plein la maison, plein les caves et les greniers, et encore
des monceaux à la porte.
« Les grimauds , dit le Renard en riant dans sa barbe de se voir
pris au mot; jusques à quand croiront-ils que les gouvernements sont
créés et mis au monde pour les protéger et s'occuper d'eux?
« Voyons pourtant ces pétitions, dit-il, et fermons les yeux. pour
plus d'impartialité. »
l\ en ouvrit une, la première venue, au hasard : c'était celle du
Butor. Elle était couverte d'un nombre incalculable de signatures de
toutes sortes , écrites en toutes les langues et dans tous les patois , et de
petites croix surtout, le nombre des Bêtes qui ne savent pas signer leur
nom étant, à ce qu'il paraît, considérable.
Elle était conçue en ces termes :
♦
« Nous , soussignés , déclarons que nous en avons assez du tableau
« de nos discordes civiles. Le présent article est si long , que la fin nous
« a fait complètement oublier le commencement. Nous demandons à
« grands cris qu'il finisse, et que celui du Merle blanc commence. »
Suivent les signatures et les petites croix.
« Voilà une pétition que j'aime, dit le Renard, elle nous dispense
d'ouvrir les autres. Et quant au reste, ajouta-t-il, ma foi, au diable
les pétitionnaires , et au feu les pétitions !»
Aussitôt dit , aussitôt fait.
On brûla tout; et jamais, de mémoire d'Hommes ou de Bêtes, il
ne s'était vu un si grand feu.
Quand on vit ce feu , ce furent des réjouissances universelles.
- « C'est un feu de joie , se disait-on , notre gouvernement est contenir
tout va bien ! Vive notre nouveau rédacteur en chef! »
N. B. — Les pétitionnaires se réjouissaient plus que les autres.
Et jam plaudite cives !
Et puisque vous applaudissez, de quoi vous plaignez-vous?
P. J. Stahl.
HISTOIRE
D'UN
MERLE BLANC
u'il est glorieux;, mais qu'il est
pénible d'être en ce monde un
Merle exceptionnel ! Je ne suis point
un Oiseau fabuleux, et M. de Buf-
fon m'a décrit. Mais, hélas! je suis
extrêmement rare, et très-difficile à
trouver. Plût au ciel que je fusse
tout à fait impossible!
Mon père et ma mère étaient
deux bonnes gens qui vivaient , de-
puis nombre d'années , au fond d'un
vieux jardin retiré du Marais. C'était
un ménage exemplaire. Pendant que
ma mère, assise dans un buisson
fourré, pondait régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en som-
meillant, avec une religion patriarcale, mon père, encore fort propieet
fort pétulant malgré son grand âge, picorait autour d'elle toute la
journée, lui apportant de beaux Insectes qu'il saisissait délicatement par
le bout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et , la nuit venue,
392 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson
qui réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre
nuage n'avait troublé cette douce union.
À peine fus-je venu au monde , que , pour la première fois de sa
vie, mon père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que
je ne fusse encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la
couleur, ni la tournure de sa nombreuse postérité. « Voilà un sale
enfant, disait-il quelquefois en me regardant de travers; il faut que ce
gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous les plâtras et tous les
tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours si laid et si crotté.
— Eh! mon Dieu, mon ami , répondit ma mère, toujours roulée en
boule sur une vieille écuelle dont elle avait fait son nid , ne voyez-vous
pas que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps,
n'avez-vous pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre Merli-
chon , et vous verrez comme il sera beau ; il est des mieux que j'aie
pondus. »
Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trompait pas;
elle -voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité,
mais elle faisait comme toutes les mères , qui s'attachent souvent à leurs
enfants, par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la
faute en était à elles , ou comme si elles repoussaient d'avance l'injustice
du sort qui doit les frapper.
Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à
fait pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombè-
rent, il me traita encore avec assez de bonté et me donna même la
pâtée, me voyant grelotter presque nu dans un coin ; mais dès que
mes pauvres ailerons transis commencèrent à se recouvrir du duvet,
à chaque plume blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle
colère, que je craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours.
Hélas! je n'avais pas de miroir; j'ignorais le sujet de cette fureur, et
je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi •
si barbare.
Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient
mis, malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée,
je me mis, pour mon malheur, à chanter. A la première note qu'il
entendit, mon père sauta en l'air comme une fusée.
« Qu'est-ce que j'entends là? s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un Merle
siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler? »
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. , 393
Et s'abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible :
« Malheureuse, dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid? »
A ces mots , ma mère indignée s'élança de son écuelle , non sans se
faire du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la suffo-
quaient; elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer; épou-
vanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.
« 0 mon père, lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal
vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature
m*a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre
beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent
l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le ciel a fait de
moi un monstre , et si quelqu'un doit en porter la peine , que je sois du
moins le seul malheureux !
— Il ne s'agit pas de cela, dit mon père; que signifie la manière
absurde dont tu viens de te permettre de siffler? qui t'a appris à siffler
ainsi contre tous les usages et toutes les règles?
— Hélas! monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je
pouvais, me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé
trop de Mouches.
— On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de
lui. Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils , et lorsque je fais
entendre ma voix la nuit, apprends qu'il y a ici au premier étage un
monsieur, et au grenier une jeune grisette,, qui ouvrent leurs fenêtres
pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux l'affreuse
couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné comme un pail-
lasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des Merles , je t'aurais
déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un Poulet de basse-cour prêt
à être embroché.
— Eh bien! m'écriai- je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en
est ainsi , monsieur, qu'à cela ne tienne ! je me déroberai à votre pré-
sence, je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche par
laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je fuirai;
assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère pond
trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et peut-être,
ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je dans le potager du voisin
ou sur les gouttières quelques Vers de terre ou quelques Araignées pour
soutenir ma triste existence.
— Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'attendrira ce
50.
391
HISTOIRE D'UN MEBLE BLANC.
discours; que je ne te voie plus! Tu n'es pas mon fils; lu n'es pas un
Merle.
__■.„■_ ,*\
— Et que suis-je donc, monsieur, s'il vous plaît?
— Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un Merle. »
• Après ces paroles foudroyantes, mon père s'éloigna à pas lents. Ma
mère se releva tristement et alla, en boitant, achever de pleurer dans son
écuelle. Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je
pus, et j'allai, comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière
d'une maison voisine.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 395
II
Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans
cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cœur, et, aux
regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait voulu me
pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse vers moi
des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à m'appeler.
d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur inspirait,
malgré eux, une répugnance et un eJTroi auxquels je vis bien qu'il n'y
avait point de remède.
« Je ne suis point un Merle ! » me répétais-je ; et, en effet, en in'éplu-
chant le matin, et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne recon-
naissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma famille,
a 0 ciel ! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis ! »
Une certaine nuit qu'il pleuvait à verse , j'allais m'endormir exténué
de faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus
mouillé , plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il était à
peu près de ma couleur , autant que j'en pus juger à travers la pluie qui
nous inondait ; à peine avait-il sur le corps assez de plumes pour habiller
un Moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla, au premier
abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il gardait, «n
dépit de l'orage qui maltraitait son front presque tondu , un air de fierté
qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence à laquelle
il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de la gouttière.
Voyant que je me grattais l'oreille et que je me retirais avec componction,
sans essayer de lui répondre en sa langue :
« Qui es-tu? me demanda-t-il d'une voix aussi enrouée que son
crâne était chauve.
— Hélas ! monseigneur , répondis-je (craignant une seconde esto-
cade), je n'en sais rien. Je croyais être un Merle, mais l'on m'a convaincu
que je n'en suis pas un.. »
La singularité de ma réponse jointe à mon air de sincérité l'intéres-
sèrent. Il s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je
m'acquittai avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma
position et au temps affreux qu'il faisait.
« Si tu étais un Ramier comme moi, me dit-il après m'avoir écouté,
396 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
les niaiseries dont lu t'affliges ne t'inquiéteraient pas un moment. Nous
voyageons, c'est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne
sais qui est mon père : fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos pieds les-
monts et les plaines , respirer l'azur même des cieux , et non les exhalai-
sons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui ne nous
échappe jamais, voilà notre plaisir et notre vie. Je fais plus de chemin en
un jour qu'un Homme n'en peut faire en six.
— Sur ma parole, monsieur, dis- je un peu enhardi, vous êtes un
Oiseau bohémien.
— C'est encore une chose dont je ne me soucie guère , reprit-il ; je
n'ai point de pays; je ne connais que trois choses : les voyages, ma
femme et mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.
— Mais qu'avez-vous là qui vous pend au cou? C'est comme une
vieille papillote chiffonnée.
— Ce sont des papiers d'importance , répondit-il en se rengorgeant ;.
je vais à Bruxelles, de ce pas, e*t je porte au célèbre banquier *** une
nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit
centimes.
— Juste Dieu! m'écriai-je, c'est une bien belle existence que la
vôtre, et Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir*
Ne pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un
Merle, je suis peut-être un Pigeon Ramier.
— Si tu en étais un , répliqua-t-il , tu m'aurais rendu le coup de bec
que je t'ai donné tout à l'heure.
— Eh bien { monsieur, je vous le rendrai, ne nous brouillons pas
pour si peu de chose. Voilà le matin qui parait et l'orage qui s'apaise»
De grâce, laissez-moi vous suivre! Je suis perdu, je n'ai plus rien au
monde ; si vous me refusez , il ne me reste plus qu'à me noyer dans cette
gouttière.
— Eh bien! en route! suis-moi si tu peux. »
Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère; une
larme coula de mes yeux, le vent et la pluie l'emportèrent; j'ouvris me»
ailes et je partis.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 397
III
Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes; tandis que
mon conducteur allait comme le vent, je m'essoufflais à ses côtés; je tins
bon pendant quelque temps; mais bientôt il me prit un éblouissement si
violent, que je me sentis près de défaillir.
« Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix
faible.
— Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget, nous n'avons plus
que soixante lieues à faire. »
J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une
Poule mouillée, et je volai encore un quart d'heure, mais, pour le coup,
j'étais rendu.
« Monsieur , bégayai-je de nouveau , ne pourrait-on pas s'arrêter un
instant? J'ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant
sur un arbre...
— Va-t'en au diable! tu n'es qu'un Merle! » me répondit le Ramier
en colère ; et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé.
Quant à moi , abasourdi et n'y voyant plus , je tombai dans un champ
de blé.
J'ignore combien de temps dura mon évanouissement; lorsque je
repris connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière
parole du Ramier : « Tu n'es qu'un Merle, » m'avait-il dit. « 0 mes chers
parents! pensai-je, vous vous êtes donc tromf)és? Je vais retourner près
de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et vous
me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l'écuelle
de ma mère. »
Je fis un effort pour me lever ; mais la fatigue du voyage et la dou-
leur que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. A
peine me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je
retombai sur le flanc.
L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque,
à travers les bluels et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe du
pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite Pie fort bien
mouchetée et extrêmement coquette , et l'autre une Tourterelle couleur
de rose. La Tourterelle s'arrêta, à quelques pas de distance, avec un
398
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
grand air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la Pie
s'approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde.
^nF.:\* 3£51 illO'n
« Eh! bon Dieu! pauvre enfant, que faites-vous là? me demandâ-
t-elle d'une voix folâtre et argentine.
— Hélas! madame la marquise, répondis-je (car c'en devait être
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 399
une, pour le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son
postillon a laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.
— Sainte Vierge ! que me dites- vous? » répondit-elle; et aussitôt elle
se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous entouraient, allant et
venant de côté et d'autre, m' apportant quantité de baies et de fruits,
dont elle fit un petit tas près de moi, tout en continuant ses ques-
tions :
« Mais qui êtes -vous? mais d'où venez-vous? C'est une chose
incroyable que votre aventure! Et où alliez-vous? Voyager seul, si jeune,
car vous sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-
ils? comment vous laissent-ils dans cet état-là ? Mais c'est à faire dresser
les plumes sur la tête! »
Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté et je man-
geais de grand appétit. La Tourterelle restait immobile, me regardant
toujours d'un œil de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la
tête d'un air languissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie
tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle
recueillit timidement cette goutte dans son bec et me l'apporta toute
fraîche. Certainement , si je n'eusse pas été si malade , une personne si
réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche.
Je ne savais pas encore ce que c'est que l'amour, mais mon cœur
battait violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j'étais pénétré
d'un charme inexprimable. Ma panetière était si gaie , mon échanson si
pensif et si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute l'éter-
nité. Malheureusement tout a un terme, même l'appétit d'un convales-
cent. Le repas fini, et mes forces revenues, je satisfis la curiosité de la
petite Pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de sincérité que je
l'avais fait la veille devant le Pigeon. La Pie m'écouta avec plus d'attention
qu'il ne semblait devoir lui appartenir, et la Tourterelle me donna des
marques charmantes de sa profonde sensibilité. Mais lorsque j'en fus à
toucher le point capital qui causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance où
j'étais de moi-même :
« Plaisantez-vous? s'écria la Pie, vous, un Merle! vous, un Pigeon!
Fi donc! vous-êjes une Pie, mon cher enfant, Pie s'il en fut, et très-
gentille Pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d'aile, comme
qui dirait un coup d'éventail.
— Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que pour
une Pie je suis d'une couleur, ne vous en déplaise...
400
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté.
— Une Pie russe, 'mon cher, vous êtes une Pie russe ! Vous ne savez
pas qu'elles sont blanches? Pauvre garçon, quelle innocence !
— Mais, madame, repris-je, comment serais-je une Pie russe, étant
né au fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée ?
— Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, mon cher; croyez-
vous qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez- vous faire ;\je
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 401
veux vous emmener tout à l'heure et vous montrer les plus belles choses
de la terre.
— Où cela, madame, s'il vous plaît?
— Dans mon palais vert, mon mignon. Vous verrez quelle vie on y
mène ! Vous n'aurez pas plutôt été Pie un quart d'heure que vous ne
voudrez plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes là une centaine,
non pas de ces grosses Pies de village qui demandent l'aumône sur les
grands chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées,
lestes et pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni
moins de sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une
chose invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques
noires vous manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira
pour vous faire admettre. Notre vie se compose de deux choses : caqueter
et nous attifer. Depuis le matin jusqu'à midi nous nous attifons, et depuis
midi jusqu'au soir nous caquetons. Chacune de nous perche sur un
arbre, le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s'élève
un chêne immense, inhabité, hélas ! C'était la demeure du feu roi Pie X,
où nous allons en pèlerinage, en poussant de bien gros soupirs; mais, à
part ce léger chagrin , nous passons le temps à merveille. Nos femmes
ne sont pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux , mais nos plai-
sirs sont purs et honnêtes , parce que notre cœur est aussi noble que
notre langage est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et si un
Geai ou toute autre canaille vient par hasard à s'introduire chez nous,
nous le plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les
meilleures gens du monde, et les Passereaux, les Mésanges, les Char-
donnerets, qui vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêts à les
aider, à les nourrir et à les défendre.. Nulle part il n'y a plus de
caquetage que chez nous , et nulle part moins de médisance. Nous ne
manquons pas de vieilles Pies dévotes, qui disent leurs patenôtres toute
la journée, mais la plus éventée de nos jeunes commères peut passer,
sans crainte d'un coup de bec, près de la plus sévère douairière. En
un mot, nous vivons de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et
de chiffons.
— Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je , et je serais cer-
tainement mal appris de ne point obéir aux ordres d'une personne
comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, permettez-
moi, de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est ici. —
Mademoiselle, continuai-je en m'adressant à la Tourterelle, parlez-moi
51
402 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
franchement, je vous en supplie; pensez- vous que je sois véritablement
une Pie russe? »
A cette question, la Tourterelle baissa la tête et devint rouge-pâle
comme les rubans de Lolotte.
« Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis...
— Au nom du ciel! parlez, mademoiselle; mon dessein n'a rien qui
puisse vous offenser , bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux
si charmantes, que je fais ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte à
celle de vous qui en voudra , dès l'instant que je saurai si je suis Pie ou
autre chose; car en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus bas
à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de Tourtereau qui me
tourmente singulièrement.
— Mais, en effet, dit la Tourterelle en rougissant encore davantage,
je ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces
coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinle... »
Elle n'osa en dire plus long. « 0 perplexité! m'écriai-je, comment
savoir à quoi m'en tenir? comment donner mon cœur à l'une de vous,
lorsqu'il est si cruellement déchiré? 0 Socrate! quel précepte admirable,
mais difficile à suivre, tu nous as donné, quand tu as dit : « Connais-toi
« toi-même! »
Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié
mon père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment il me
vint à l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la
vérité. « Parbleu! pensais-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la
porte dès le premier couplet, c'est bien le moins que le second produise
quelque effet sur ces dames. » Ayant donc commencé par m'incliner poli-
ment, comme pour réclamer l'indulgence, à cause de la pluie que j'avais
reçue, je me mis d'abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des
roulades, puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol,
en plein vent.
A mesure que je chantais, la petite Pie s'éloignait de moi d'un air de
surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un sen-
timent d'effroi accompagné d'un profond ennui. Elle décrivait des cercles
autour de moi, comme un Chat autour d'un morceau de lard trop chaud
qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter encore.
Voyant l'effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu'au bout, plus
la pauvre marquise montrait d'impatience, plus je m'égosillais à chanter.
Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes mélodieux efforts; enfin.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. &03
n'y pouvant plus tenir, elle s'envola à grand bruit et regagna son
palais de verdure. Quant à la Tourterelle, elle s'était, presque dès le
commencement, profondément endormie.
« Admirable effet de l'harmonie! pensai- je. 0 Marais! ô écuelle
maternelle! plus que jamais je reviens à vous. »
Au moment où je m'élançai pour partir , la Tourterelle rouvrit les
yeux : « Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux ! Mon nom est
Gourouli, souviens-toi de moi.
— Belle Gourouli, lui répondis-je de loin, vous êtes bonne, douce et
charmante , je voudrais vivre et mourir pour vous ; mais vous êtes
«couleur de rose, tant de bonheur n'est pas fait pour moi. »
IV
Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de m'attris-
4er. « Hélas! musique, hélas! poésie, me répétais-je en regagnant Paris,
qu'il y a peu de cœurs qui vous comprennent ! »
En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d'un
Oiseau qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si
imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui , par
bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je
regardai le nouveau venu , m'attendant à une querelle. Je vis avec sur-
prise qu'il était blanc ; à la vérité, il avait la tête un peu plus grosse que
moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait un air
héroï-comique ; de plus, il portait sa queue fort en l'air, avec une grande
magnanimité. Du reste, il ne me parut nullement disposé à la bataille;
nous nous abordâmes fort civilement et nous nous fîmes de mutuelles
excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la liberté
4e lui demander son nom et de quel pays il était.
« Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me reconnaissiez pas. Est-ce
que vous n'êtes pas des nôtres?
— En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis.
Tout le monde me demande et me dit la même chose; il faut que ce soit
une gageure qu'on ait faite.
— Vous voulez rire, répliqua-t-il, votre costume vous sied trop bien
m
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC,
pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à
ce corps illustre et vénérable qu'on nomme en latin Cacuata, en langue
savante Kakatoès, et en jargon vulgaire Katakoua.
— Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l'honneur
pour moi. Et que fait-on dans cette compagnie?
— Rien, monsieur, et on est payé pour cela.
— Alors, je crois volontiers que j'en suis. Mais ne laissez pas de
faire comme si je n'en étais pas, et daignez réapprendre à qui j'ai la
gloire de parler.
— Je suis, répondit l'inconnu, le grand poëte Kacatogan. J'ai fait
de puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles
pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime , et ma muse a eu des
malheurs. J'ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j'ai braillé pour la
République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 405
Restauration , j'ai même fait un effort dans ces derniers temps et je me
suis soumis , non sans peine , aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai
lancé dans le monde des distiques piquants , des hymnes sublimes , de
gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des
romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un
mot, je puis me flatter d'avoir ajouté au temple des Muses quelques fes-
tons galants, quelques sombres créneaux, et quelques ingénieuses ara-
besques. Que voulez-vous? je me suis fait vieux, je me suis mis de
l'Académie. Mais je rime encore vertement, monsieur, et, tel que vous
me voyez , je rêvais à un poëme en un chant, qui n'aura pas moins de
six pages, quand vous m'avez fait une bosse au front. Du reste, si je
puis vous être bon à quelque chose, je suis tout à votre service.
— Vraiment, monsieur, vous le pouvez ,# répliquai-je ; car vous me
voyez en ce moment dans un grand embarras poétique. Je n'ose dire que
je sois un poëte, ni surtout un aussi grand poëte que vous, ajoutai-je en
le saluant ; mais j'ai reçu de lajnature un gosier qui me démange quand
je me sens bien aise, ou que j'ai du chagrin. A vous dire la vérité,
j'ignore absolument les règles.
— Je les ai oubliées , dit Kacatogan ; ne vous inquiétez pas de cela.
— Mais il m'arrive,* repris-je, une chose fâcheuse ; c'est que ma voix
produit sur ceux qui l'entendent à peu près le même effet que celle d'un
certain Jean de Nivelle sur... Vous savez ce que je veux dire.
— Je le sais , dit Kacatogan , je connais par moi-même cet effet
bizarre. La cause ne m'en est pas connue, mais l'effet est incontestable.
— Eh bien, monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la
poésie, sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient ?
— Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais pu trouver.
Je m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait toujours;
mais à l'heure qu'il est , je n'y songe plus. Je crois que cette répugnance
vient de ce que le public en lit d'autres que nous; cela le distrait.
— Je le pense comme vous. Mais vous conviendrez, monsieur, qu'il
est dur pour une créature bien intentionnée de mettre les gens en fuite
dès qu'il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le
service de m'écouter et de me dire sincèrement votre avis?
— Très- volontiers, dit Kacatogan'; je suis tout oreilles. »
Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que
Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et,
de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une
406 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne m'écoutait
pas, et qu'il rêvait à son poëme. Profitant d'un moment où je reprenais
haleine, il m'interrompit tout à coup.
« Je l'ai pourtant trouvée cette rime, dit-il en souriant et en bran-
lant la tête ; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort de
cette cervelle-là ! Et l'on ose dire que je vieillis ! Je vais lire cela aux bons
amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en dira ! »
Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir
de m'avoir rencontré.
V
Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de
profiter du reste du jour et de voler à tire-d'aile vers Paris. Malheureu-
sement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le Pigeon avait été
trop rapide et trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact, en
sorte qu'au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche, au Bourget, et,
surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans lés bois de
Mortfontaine.
Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les Pies et les Geais,
qui, comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se
chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les Moineaux
en piétinant les uns sur les autres ; au bord de l'eau marchaient gravement
deux Hérons, perchés sur leurs longues échasses, dans l'attitude de la
méditation, Georges-Dandins du lieu, attendant patiemment leurs femmes.
D'énormes Corbeaux, à moitié endormis, se posaient lourdement sur la
pointe des arbres les plus élevés et nasillaient leurs prières du soir. Plus
bas, les Mésanges amoureuses se pourchassaient encore dans les taillis,
tandis qu'un Pic- Vert ébouriffé poussait son ménage par derrière pour le
faire entrer dans le creux d'un arbre. Des phalanges de Friquets arrivaient
des champs en dansant en l'air comme des bouffées de fumée, et se
précipitaient sur un arbrisseau qu'elles couvraient tout entier ; des Pin-
sons, des Fauvettes, des Rouges-Gorges, se groupaient légèrement sur
des branches découpées comme des cristaux sur une girandole. De toutes
parts résonnaient des voix qui disaient bien distinctement : « Allons,
ma femme! — Allons, ma fille! — Venez, ma belle! — Par ici, ma
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
407
mie! — Me voilà, mon cher! — Bonsoir, ma maîtresse! — Adieu, mes
amis! — Dormez bien, mes enfants! »
-*i> fT
Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille
auberge! J'eus la tentation de me joindre à quelques Oiseaux de ma
taille et de leur demander l'hospitalité. « La nuit, pensais-je, tous les
Oiseaux sont gris, et d'ailleurs est-ce faire tort aux gens que de dormir
poliment près d'eux ? »
Je me dirigeai d'abord vers un fossé où se rassemblaient des Étour-
408
HISTOIRE D'UN MERLE. BLANC.
neaux; ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et
je remarquai que la plupart d'entre eux avaient les ailes dorées et les
pattes vernies ; c'étaient les dandys de Ja forêt. Ils étaient assez bons
enfants et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos étaient
si creux , ils se racontaient avec tant de fatuité leurs tracasseries et leurs
bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement l'un à l'autre, qu'il me
fut impossible d'y tenir.
J'allai ensuite me percher sur une branche où s'alignaient une demi-
douzaine d'Oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la der-
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nière place à l'extrémité de la branche , espérant qu'on m'y souffrirait.
Par malheur, ma voisine était une vieille Colombe, aussi sèche qu'une
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 409
girouette rouillée. Au moment où je m'approchai d'elle, le peu de plumes
qui couvraient ses os était l'objet de sa sollicitude ; elle feignait de les
éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher une; elle les passait
seulement en revue p'our voir si elle avait son compte. A peine l'eus-je
touchée du bout de l'aile, qu'elle se redressa majestueusement :
« Qu'est-ce que vous faites donc, monsieur? » me dit-elle en pinçant
le bec avec une pudeur britannique.
Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec
une vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.
Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse Gelinotte. Ma
mère elle-même dans son écuelle n'avait pas un tel air de béatitude. Elle
était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, qu'on
l'eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me glissai fur-
tivement près d'elle. « Elle ne s éveillera pas, me disais-je ; et, en tout cas,
une si bonne grosse maman ne peut pas être bien méchante. » Elle ne le
fut pas en effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un
léger soupir :
« Tu me gênes, mon petit, va-t'en de là. »
Au même instant , je m'entendis appeler. C'étaient des Grives qui , du
haut d'un sorbier, me faisaient signe devenir à elles. «Voilà enfin de
bonnes âmes, » pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles,
et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet
doux dans un manchon; mais je ne tardai pas à juger que ces dames
avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raisonnable de le faire; elles se
soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de mauvaise
compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me forcèrent
de m'éloigner.
Je commençais à désespérer, et j'allais m'endormir dans un coin soli-
taire, lorsqu'un Rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt fit
silence. Hélas! que sa voix était pure! que sa mélancolie même paraissait
douce ! Loin de troubler le sommeil d'autrui , ses accords semblaient le
bercer. Personne ne songeait à le faire taire , personne ne trouvait mau-
vais qu'il chantât sa chanson à pareille heure ; son père ne le battait pas,
ses amis ne prenaient pas la fuite. « Il n'y a donc que moi, nfécriai-je,
à qui il soit défendu d'être heureux? Partons, fuyons ce monde cruel;
mieux vaut chercher ma route dans les ténèbres, au risque d'être avalé
par quelque Hibou , que de me laisser déchirer ainsi par le spectacle du
bonheur des autres. »
52
MO
HISTOIRE D'UN MERLE RLANC.
C'étaient des Grives..
Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au
hasard. Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame.
En un clin d'œil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes
regards sur la ville avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus
vite que l'éclair... Hélas! il était vide. J'appelai en vain mes parents.
Personne ne me répondit. L'arbre où se tenait mon père, le buisson
maternel, l'écuelle chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout
détruit : au lieu de 1 allée verte où j'étais né, il ne restait qu'un cent de
fagots.
VI
Je cherchai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour;
mais ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque
quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 411
Pénétré d'une tristesse affreuse , j'allai me percher sur la gouttière
où la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passai les jours et les
nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus; je mangeais à
peine; j'étais près de mourir de douleur. .
Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire : « Ains? donc,
me disais-je tout haut, je ne suis ni un Merle, puisque mon père me
plumait, ni un Pigeon, puisque je suis tombé en route quand j'ai voulu
aller en Belgique, ni une Pie russe, puisque la petite marquise s'est
bouché les oreilles "dès que j'ai ouvert le bec, ni une Tourterelle, puisque
Gourouli, la bonne Gourouli elle-même ronflait comme un moine quand
je chantais, ni un Perroquet, puisque Kacatogan n'a pas daigné m'écou-
ter, ni un Oiseau quelconque, enfin, puisqu'à Mortfontaine on m'a laissé
coucher tout seul; et cependant j'ai des plumes sur le corps, voilà des
pattes et voilà des ailes; je ne suis point un monstre, témoin Gourouli
et cette petite marquise elle-même qui me trouvaient assez à leur gré :
par quel mystère inexplicable ces plumes, ces ailes et ces pattes ne
sauraient-elles former un ensemble auquel on puisse donner un nom ?
Ne serais-je pas, par hasard?... »
J'allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux
portières qui se disputaient dans la rue.
« Ah parbleu! dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à bout,
je te fais cadeau d'un Merle blanc.
— Dieu juste! m'écriai-je, voilà mon affaire. 0 Providence, je suis
fils d'un Merle et je suis blanc ; je suis un Merle blanc ! »
Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au
lieu de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à
marcher fièrement le long de la gouttière en regardant l'espace d'un air
victorieux. « C'est quelque chose, me dis-je, que d'être un Merle blanc,
cela ne se trouve pas dans le pas d'un Ane. J'étais bien bon de m'affli-
ger de ne pas rencontrer mon semblable; c'est le sort du génie, c'est le
mien. Je voulais fuir le monde, je veux l'étonner. Puisque je suis cet
Oiseau sans pareil dont le vulgaire nie l'existence, je dois et prétends me
comporter comme tel, ni plus ni moins que le Phénix, et mépriser le
reste des volatiles. Il faut que j'achète les mémoires d'Alfieri et les
poëmes de lord Byron ; cette nourriture substantielle m'inspirera un
noble orgueil, sans compter celui que Dieu m'a donné; oui, je veux
ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait
rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me voir.
412
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
Et au fait, ajoutais-je plus bas, si je me montrais tout bonnement pour
de l'argent?
Ab! parbleu! dit Tune d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à bout,
je te fais cadeau d'un Merle blanc.
« Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poëme comme
Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les
grands hommes ; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des
notes et un appendice! Il faut que l'univers apprenne que j'existe. Je ne
manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement, mais ce sera
de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel
m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je
prouverai que tout est trop vert , hormis les raisins que je mange. Les
Rossignols n'ont qu'à bien se tenir, je démontrerai, comme deux et deux
font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur et que leur mar-
chandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je veux me
créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends avoir
autour de moi une cour composée non pas seulement de journalistes.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. M3
mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres. J'écrirai un
rôle pour mademoiselle Rachel, et si elle refuse de le jouer, je publierai
à son de trompe que son talent est bien inférieur à celui d'une vieille
actrice de province. J'irai à Venise, et je louerai , sur les bords du Grand-
Canal, au milieu de cette cité féerique, le beau palais Moncenigo, qui
coûte quatre livres dix sous par jour; là, je m'inspirerai de tous les sou-
venirs que l'auteur de Lara doit y avoir laissés. Du fond de ma solitude,
j'inonderai le monde d'un déluge de rimes croisées, calquées sur la
strophe de Spencer, où je soulagerai ma grande âme; je ferai soupirer
toutes les Mésanges, roucouler toutes les Tourterelles, fondre en larmes
toutes les Bécasses, et hurler toutes les vieilles Chouettes. Maïs pour ce
qui regarde ma personne, je me montrerai inexorable et inaccessible à
l'amour. En vain me pressera-t-on , me suppliera-t-on d'avoir pitié des.
infortunées qu'auront séduites mes chants sublimes, à tout cela, je répon-
drai : <t Foin! » 0 excès de gloire! mes manuscrits se vendront au poids
de l'or, mes livres traverseront les mers; la renommée, la fortune me
suivront partout; seul, je semblerai indifférent aux murmures de la foule
qui m'environnera. En un mot, je serai un parfait Merle blanc, un véri-
table écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement
grognon et insupportable. »
VII
Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon
premier ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en
quarante-huit chants ; il s'y trouvait bien quelques négligences à cause
de la prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit ; mais je pensai
que le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'im-
prime au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de
mon ouvrage n'était autre que moi-même; je me conformai en cela à la
grande mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec
une fatuité charmante; je mettais le lecteur au fait de mille détails domes-
tiques du plus piquant intérêt ; la description de l'écuelle de ma mère ne
remplissait pas moins de quatorze chants : j'en avais compté les rainures,
les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous > les taches, les
h\k HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans, le dehors, les bords,
le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans droits ; passant au contenu,
j'avais étudié les brins d'herbe, les pailles, les feuilles sèches, les petits
morceaux de bois, les graviers, les gouttes d'eau, les débris de Mouches,
les pattes de Hannetons cassées qui. s'y trouvaient ; c'était une description
ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue,
il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée ; je l'avais habile-
ment coupée par morceaux et entremêlée au récit, afin que rien n'en fût
perdu ; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus dramatique,
arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà, je crois, un des
grands secrets de l'art , et , comme je n'ai point d'avarice , en profitera
qui voudra.
L'Europe entière fut émue k l'apparition de mon livre; elle dévora
les révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en
eût-il été autrement? Non -seulement j'énumérais tous les faits qui se
rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau
complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tête depuis
l'âge de deux mois; j'avais même intercalé, au plus bel endroit, une"
ode composée dans mon œuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négli-
geais pas de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant
tant de monde, à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait
paru intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution
qui passa généralement pour satisfaisante.
On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
félicitation et des déclarations d'amour anonymes. Quant aux visites , je
suivais rigoureusement le plan que je m'étais tracé ; ma porte était fermée
à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir deux
étrangers qui s'étaient annoncés comme étant de mes parente. L'un était
un Merle du Sénégal, et l'autre un* Merle de la Chine.
« Ah! monsieur, me dirent- ils en m'embrassant à m 'étouffer, que
vous êtes un grand Merle! que vous avez bien peint, dans votre poëme
immortel, la profonde souffrance du génie méconnu ! Si nous n'étions pas
déjà aussi incompris que possible , nous le deviendrions après vous avoir
lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime
mépris du vulgaire! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par
nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux
sonnets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous
prions d'agréer.
r -
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 415
— Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse
a composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement
T intention de l'auteur.
— Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me sem-
blez doués d'un* grand cœur et d'un esprit plein de lumières. Mais
pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie?
— Eh! monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, regardez comme
je suis bâti; mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis
revêtu de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les Canards,
mais mon bec est trop court et mon pied trop grand ; et voyez de quelle
queue je suis affublé, la longueur de mon corps n'en fait pas les deux
tiers. N'y a-t-il pas là de quoi se donner au diable?
— Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus
pénible ; la queue de mon confrère balaye les rues , mais les polissons
me montrent au doigt à cause que je n'en ai point.
— Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme; il est tou-
jours fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permet-
lez-moi de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes
qui vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps fort paisible-
ment empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de lettres
d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non plus assez
pour un Merle d'être mécontent pour avoir du génie- Je suis seul de mon
espèce et je m'en afflige; j'ai peut-être tort, mais c'est mon droit. Je
suis blanc , messieurs ; devenez-le , et nous verrons ce que vous saurez
dire. »
VIII
Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais , je
n'étais pas heureux. Mon isolement , pour être glorieux , ne m'en sem-
blait pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité
où je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du
printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je commen-
çais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une circonstance
imprévue décida de ma vie entière.
Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les
416 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
. — f
Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce qu'ils
comprennent. Je reçus un jour de Londres une lettre signée d'une jeune
Merlette :
« J'ai lu votre poëme, me disait-elle, et l'admiration que j'ai éprou-
« vée m'a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma per-
« sonne. Dieu nous a créés l'un pour l'autre : je suis semblable à vous,
« je suis une Merlette blanche. »
On suppose aisément ma surprise et ma joie. « Une Merlette blanche !
me dis -je, est-il bien possible? Je ne suis donc plus seul sur la terre! » Je
me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière qui
témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de
venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit
qu'elle aimait mieux venir parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle
mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.
Elle vint en effet quelques jours après. 0 bonheur! c'était la plus
jolie Merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi. « Ah!
mademoiselle, m'éciïai-je, ou plutôt madame, car je vous considère à
présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature si
charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprît son
existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de bec
que m'a donnés mon père , puisque le ciel me réservait une consolation
si inespérée! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une solitude
éternelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude fardeau à porter;
mais je me sens, en vous regardant, toutes les qualités d'un père de
famille. Acceptez ma main sans délai; marions-nous k l'anglaise, sans
cérémonie, et partons ensçjnble pour la Suisse.
— Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune Merlette; je veux
que nos noces soient magnifiques et que tout ce qu'il y a en France de
Merles un peu bien nés y soit solennellement rassemblé. Des gens comme
nous doivent à le^r propre gloire de ne pas se marier comme des Chats
de gouttière; j'ai apporté une provision de bank-notes. Faites vos
invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les
rafraîchissements. »
Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche Merlette.
Nos noces furent d'un luxe écrasant ; on y mangea dix mille Mouches.
Nous reçûmes la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui
était archevêque in parlibus. Un bal superbe termina la journée ; enfin,
rien ne manqua à mon bonheur.
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
417
4&*
Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus
mon amour augmentait. Elle réunissait dans sa petite personne tous les
agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule ;
mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel elle
avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la France ne
dissipât bientôt ce léger nuage.
:>3
418
HISTOIRE D'UN MERLE >LANC.
Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, t'était une sorte de
mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière,,
s'enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures
entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris n'aiment
pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m'était arrivé vingt fois
de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir qu'on
m'ouvrît la porte. Cela m'impatientait cruellement. Un jour, entre
.-,
autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée
de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de
mon importunité. Je remarquai en entrant une grosse bouteille pleine
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. fti9
d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je
demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue ; elle me répon-
dit que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.
Cet opiat me sembla tant soit peu louche ; mais quelle défiance pouvait
m7 inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée* à moi
avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais d'abord
que ma bien-aimée fût une femme de plume ; elle me l'avoua au bout de
quelque temps , et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit d'un
roman où elle avait imité à la fois Waltçr Scqtt et Scarron. Je laisse à
penser le plaisir que me causa une si aimable surprise/ Non-seulement je
me voyais possesseur d'une beauté incomparable, mais j'acquérais encore
la certitude que l'intelligence de ma compagne était digne en tout point
de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes ensemble. Tandis que
je composais mes poëmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui
récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire
pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque
égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques :
des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries,
ayant toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de prê-
cher l'émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à
son esprit, aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de
rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était
Je type de la Merlette lettrée.
Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée,
je m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné de voir en
même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. « Eh! bon
Dieu, lui dis-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade?» Elle parut
d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande habitude
qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre l'empire admirable
qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle dit que c'était une tache'
d'encre, et qu'elle y était fort sujette dans ses moments d'inspiration,
« Est-ce flue ma femme déteint? » me dis-je tout bas. Cette pensée
m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire. « 0
ciel! m'écriai-je, quel soupçon! Cette créature céleste ne serait-elle
qu'une peinture , un léger badigeon ? se serait-elle vernie pour abuser
de moi? Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme,
l'être privilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la
farine ? »
420 HISTOIRE D'UN MERLE BLANC.
Poursuivi par ce doule horrible , je formai le dessein de m'en affran-
chir. Je fis Tachât d'un baromètre , et j'attendis avidement qu'il vînt à
faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la campagne,
choisir un dimanche douteux et tenter l'épreuve d'une lessive. Mais
nous étions en plein juillet ; il faisait un beau temps effroyable.
L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma
sensibilité. Naïf comme j'étais , il m'arrivait parfois, en travaillant, que
le sentiment fut plus fort que l'idée, et de me mettre à pleurer en atten-
dant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions. Toute
faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une certaine nuit que je
limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cœur de
s'ouvrir.
« O toi! dis-je à ma chère Merlette, toi, la seule et la plus aimée!
toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un regard, un sourire,
métamorphosent pour moi l'univers, vie de mon coeur, sais-tu combien
je t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres
poètes , un peu d'étude et d'attention me fait aisément trouver des
paroles ; mais où en prendrais-je jamais pour t'exprimer ce que ta
beauté m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il
me fournir un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu
fusses venue à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé, aujour-
d'hui c'est celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simulacre
jusqu'à ce que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle en6é-
vrée où fermente une inutile pensée, sais-tu , mon ange, comprends-tu,
ma belle, que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon
cerveau peut dire, et sens combien mon amour est plus grand! Oh!
que mon génie fût une perle, et que tu fusses Cléopâtre ! »
En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme et elle déteignait visible-
ment. A chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une plume,
non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle avait déjà
déteint autre part) . Après quelques minutes d'attendrissement , je me
trouvais vis-à-vis d'un Oiseau décollé et désenfariné, identiquement
semblable aux Merles les plus plats et les plus ordinaires.
Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile.
J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire et faire
casser mon mariage. Mais comment oser publier ma honte? N'était-ce
pas assez de mon malheur? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus
de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans un
HISTOIRE D'UN MERLE BLANC. 421
désert, s'il était possible, d'éviter à jamais l'aspect d'une créature vivante
et de chercher, comme Alceste ,
Un endroit écarté,
Où d'être un Merle blanc on eût la liberté 1
IX
Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant; et le vent, qui est le hasard
des Oiseaux , me rapporta sur une branche de Mortfontaine. Pour cette
fois, on était couché. « Quel mariage! me disais -je; quelle équipée!
C'est certainement a bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis du
blanc ; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse. »
Le Rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à
plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et
donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus résister
à la tentation d'aller à lui et de lui parler.
« Que vous êtes heureux ! lui dis-je ; non-seulement vous chantez
tant que vous voulez, et très-bien, et tout le monde écoute; mais vous
avez une femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de
mousse, la pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien
auprès de vous; vous valez l'un et vous devinez l'autre. J'ai chanté aussi,
monsieur, et c'est pitoyable ; j'ai rangé des mots en bataille comme des
soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez
dans les bois. Votre secret peut- il s'apprendre?
— Oui, me répondit le Rossignol; mais ce n'est pas ce que vous
croyez. Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; je suis amoureux de la
Rose : Sadi, le Persan, en a parlé; je m'égosille toute la nuit pour elle,
mais elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est,
elle y berce un vieux Scarabée; et demain matin, quand je regagnerai
mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'épanouira
pour qu'une Abeille Lui mange le cœur. »
Alfred de Musset.
LE MARI
DE LA REINE
Le premier acte politique auquel je pris part en qua-
lité d'Abeille m'impressionna si vivement, que je suis
forcée d'attribuer à son influence l'étrangeté qui signala
ma vie. Permettez-moi d'entrer en matière sans un plus
long préambule et de vous raconter immédiatement ce
petit incident.
Je sortais de l'enfance et je venais d'être nommée citoyenne de la
ruche, lorsqu'un matin je fus réveillée tout à coup par des bruits
inaccoutumés. On frappait à la cloison , on murmurait, on m'appelait
par mon nom...
« Qu'est-ce qu'il y a, m'écriai-je, qu'est-ce qu'il y a ?
— Viens vite, mignonne, me répondit-on du dehors, on va exécuter
monsieur, et tu fais partie du peloton d'honneur. »
Ces mots, que je comprenais à peine, — j'étais si jeune encore ! —
m'effrayèrent horriblement. Je savais bien que monsieur devait être
exécuté, mais ridée que je pourrais jouer un rôle quelconque dans ce
drame ne m'était jamais entrée dans l'esprit.
« Me voilà ! » m'écriai-je.
Je fis en toute hâte un bout de toilette et je me précipitai dehors, en
proie à la plus vive émotion. Je n'étais pas pâle, j'étais verte.
Monsieur était l'un des plus beaux Faux-Bourdons de la ruche, bien
certainement. Un peu gros, mais bien pris, la physionomie douce et une
grande distinction. Je l'avais vu bien souvent, accompagnant la Reine
dans son inspection quotidienne , l'agaçant par ses reparties , la soute-
LE MARI DE LA REINE.
42»
nant de sa patte, partageant avec elle le prestige de la souveraineté et
offrant à tous le visage du plus heureux des princes et du plus aimé des
époux.
Le peuple l'aimait peu, mais le craignait beaucoup, il avait l'oreille
de la Reine; la Reine publiquement l'avait baisé au front, et Ton savait
de source certaine, par Tune de ces demoiselles de la chambre, que
monsieur allait devenir père. C'était une nouvelle importante, quoi-
qu'elle nous fût familière, et en un instant, répétée de bouche en bouche,
elle remplit chaque alvéole de joie.
Chacune de nous se voyait déjà transformée en nourrice ou en
bonne d'enfants et entourée de marmaille, donnant la becquée à ceux-ci,
dorlotant ceux-là ; déjà l'on préparait dans chaque chambrelte un petit
coin douillet pour y recevoir le poupon, c'est ainsi que cela se passe
/,2i LE MARI DE LA REINE.
chez nous; et le soir, avant de s'endormir, on s'indiquait certaines
fleurs du voisinage dont le suc plus délicat fournirait sûrement xin
miel plus savoureux à toute cette marmaille qui d'un jour à l'autre
allait faire son apparition.
Notre attente ne fut pas trompée : notre bien-aimée souveraine mit
au monde dix mille jumeaux , tous beaux comme le jour et si forts , si
robustes, si pleins de vie, qu'il eût été impossible de faire un choix.
Jamais de ma vie je n'ai vu une Reine plus fière de sa maternité.
Le Prince-époux était rayonnant ; aussi il ne se contenait pas d'aise, il
embrassait incessamment tous ses enfants les uns après les autres, ce
qui lui demandait beaucoup de temps à cause du nombre, puis courait
savoir des nouvelles de la Reine et revenait bien vile distribuer encore
trois ou quatre mille baisers.
J'avais assisté à tout cela , j'ayais vu monsieur dans toute sa gloire,
et, tout à coup, on me réveille, j'accours et j'aperçois mon Prince qu'on
traîne au dernier supplice... bien plus, je suis désignée moi-même pour
exécuter la sentence; horreur !
Monsieur fit preuve dans cette circonstance d'une lâcheté excusable,
à coup sûr, en un pareil moment. Songez que la nature l'ayant privé
de toute arme défensive et offensive, il était complètement à notre
discrétion.
- « Qu'ai-je fait, 6 ma Reine? s'écriait-il en se roulant aux pieds de
la souveraine; encore une heure, accordez-moi une heure !... un quart
d'heure... cinq minutes... j'ai des révélations à faire, Princesse, j'ai des
aveux...
— Dépêchons, mesdemoiselles, répliquait la Reine en dissimulant
mal la contrainte qu'elle imposait à son cœur. Il faut que la force reste
à la loi : exécutez ce jeune homme désormais inutile; allons, mesde-
moiselles, vous m'entendez, dépêchons! »
La Reine rentra dans son cabinet de travail , encore tout plein des
souvenirs du Prince, et en un instant la malheureuse victime fut percée
de mille coups. Je vivrais cent ans que je n'oublierais pas cette scène-
là. Je' fis semblant de faire comme toutes ces demoiselles, mais mon
aiguillon ne se rougit pas ce jour-là du sang de l'innocent. Il me resta
de tout cela une grande tristesse.
« Il y a chez les peuples les plus avancés des lois bien barbares, me
disais-je à part moi ; pauvres messieurs ! pauvres messieurs ! » Ces pauvres
messieurs , vulgairement appelés Faux - Bourdons, étaient dans notre
LE MARI DE LA REINE. 425
ruche au nombre de six cents environ, "tous appelés à monter d'un jour
à l'autre les marches du trône, mais tous appelés aussi à payer cet excès
d'honneur par une mort violente et immédiate. Cette perspective donnait
à la plupart d'entre eux une physionomie triste qui contrastait singu-
lièrement avec la gaieté générale. Au milieu de l'animation universelle,
parmi ces milliers de travailleuses, on les voyait passer lentement,
désœuvrés, abattus, effrayés de leur gloire prochaine ; ,au moindre bruit
ils se retournaient en 'tressaillant.
« Ne serait-ce pas la Reine qui nous appelle? » semblaient-ils dire. Et
bien vite ils se perdaient dans la foule et s'échappaient hors de la ruche.
Il y a bien des ennuis dans ces positions élevées. Tous ces gros fai-
néants qui se prélassent dans le velours de leur habit sont plus valets que
les autres, vous le voyez bien, et ne méritent pas d'être admirés si fort.
Cette admiration est pourtant une folie commune que je serais malvenue
de blâmer trop amèrement, puisque moi-même j'en fus victime. Oui,
j'aimai un Faux-Bourdon, je l'aimai d'un amour insensé. Il était beau,
splendide; au soleil, son corps était resplendissant, et quand il entrait
dans la corolle d'une fleur, je tremblais que le contact des pétales ne
souillât sa personne. J'étais folle ! Eh oui ! amour platonique s'il en fut,
la nature ne nous en permet pas d'autre, idéal, impossible, amour de
poëte, rêverie d'artiste! J'ajknais cette brute à cause de son enveloppe.
J'aurais voulu être l'une de ces Libellulles aux ailes transparentes et
azurées qu'on voit à la tombée du jour voltiger au sommet des herbes,
ou promener parmi les fleurs leur beau corps allongé. Ma conscience
me disait bien que tout se paye en ce monde, et que ces demoiselles-là,
pour avoir la tête grosse , n'en sont pas plus industrieuses pour cela ;
mais que voulez-vous, j'étais folle, j'étais éprise, je blasphémais.
Je l'avais rencontré un jour, ivre de miel et dormant à poings fermés
au beau milieu- d'un lis. Il était d'un beau noir velouté au milieu de
toutes ces blancheurs. Son visage, sous le pollen jaune dont il était
barbouillé, avait conservé son noble aspect. Il ronflait d'une façon régu-
lière et majestueuse, si j'ose dire. Je m'arrêtai éblouie.
« Voilà donc, murmurai-je, le futur mari de la Reine! »
Je m'approchai, et, follement curieuse d'examiner de près un si gros
personnage, je lui soulevai légèrement la patte. Il tressaillit et murmura
d'une voix somnolente :
« Que désire Sa Majesté? »
54
426
/LE MARI, DkE LA REINE.
Puis, ayant regardé de mon côté, il s'aperçut de son erreur; il ajouta
en souriant : • '
« Je ne le gêne pas, mon enfant? Eh bien, continue ta besogne et
laisse-moi dormir en paix. »
11 y avait au fond de cette fleur une odeur pénétrante et délicieuse qui,
sans doute, me monta au cerveau, car je perdis immédiatement la
conscience de mes devoirs et je restai rêveuse en face de ce Faux-
Bourdon. « Que sommes-nous, pensai-je, nous autres misérables travail-
leuses, fabriquant le miel, pétrissant la cire ou soignant les marmots,
que sommes-nous en comparaison de ces admirables désœuvrés qui
s'endorment au fond des fleurs et rêvent perpétuellement que la Reine
leur sourit? »
LE MARI DE LÀ REINE,
427
Alors, oh! je 'l'avoue, j'eus honte de ma condition modeste et labo-
rieuse. « Comment pourrait-il, en effet, aimer une bonne d'enfant? me
disais-je- Si j'étais au moins Tune de ces belles guêpes à fine taille qui
s'en vont par le monde, agaçant les passants, insouciantes, coquettes,
£** Ç-ur~>*><
méchantes, inutiles, toujours armées et toujours en toilette, peut-être
m'aimerait-il !»
La crainte n'est-elle pas un commencement d'amour ?
La menace n'est-elle pas un moyen de séduction ?
Toutes ces pensées et mille autres plus folles encore bouillonnaient
dans ma tête, mais mon admiration pour lui n'en devint que plus
violente, et je m'écriai hors de moi :
« Ah, tenez, Prince, vous êtes véritablement bien beau !
628 LE MARI DE LA REINE.
— Je le sais, ma mignonne, je le sais; ma position m'y oblige,
mais laisse-moi me rendormir. »
Cette réponse me fit beaucoup de peine. Le malheureux n'avait pas
compris que je l'adorais. Et ce. qui me séduisait en lui, j'ai peine à
l'avouer, c'était le prestige de son oisiveté princière, c'était cette livrée
de Prince-époux, cette obésité de fainéant, c'était la faiblesse de ce gros
corps désarmé, c'était l'aplomb Insolent du favori. Je le méprisais au fond,
mais je l'aimais follement. Je savais qu'il avait l'habitude de venir presque
chaque jour dormir dans le lis où je l'avais trouvé; j'y vins aussi. Je
faisais mon ouvrage rapidement, j'habillais bien' vite les petits confiés à
ma garde, je leur distribuais à la hâte leur tartine, et je me rendais
dans le calice parfumé. Là, je lui préparais une place, je balayais de
mon aile la poudre jaune qui aurait pu s'attacher à lui. S'il se trouvait
au fond de la corolle quelques gouttes de rosée, de mon aiguillon je
perçais la cloison et l'eau s'échappait lentement, de sorte que mon Faux-
Bourdon chéri pouvait se reposer tranquille, à sa place accoutumée,
sans crainte des rhumatismes*
Il ne m'en était pas plus reconnaissant pour cela, car son indiffé-
rence et ses exigences augmentaient en raison de mes soins et de mes
tendresses. « Tu me pousseras à bout, » lui disais-je de temps en temps.
Il souriait , s'étalait béatement et ajoutait : « Veille autour de cette
fleur, de peur que quelque insecte n'y pénètre et ne trouble mon repos. »
J'étais indignée, et cependant je veillais autour de la fleur. Un jour je le
vis arriver; il était fort pâle, et cependant sa démarche avait je ne sais
quoi de plus compassé qu'à l'ordinaire.
« Qu'avez-vous, Prince ? lui dis-je avec intérêt.
— Retire-toi, petite, j'ai besoin d'air, et le soleil ne sera pas fâché
de me voir aujourd'hui face à face. »
Je me sentis trembler, je prévoyais quelque malheur.
« Demain, demain, s'écria- t-il en faisant des gestes qui dénotaient le
trouble de son âme, demain je serai... le mari de la Reine. »
Un voile obscurcit mes yeux, une sourde rage s'empara de moi, je
sentis que je devenais folle de jalousie.
« D'ici à demain il peut se passer bien des choses, murmurai-je
d'une voix étranglée.
— Tais-toi ! oses-tu bien en ma présence prononcer de semblables
paroles !
— Non, fis-je, non, tu ne monteras pas les marches du trône ! »
LE MARI DE LÀ REINE. 429
Je m'élançai sur lui et, profitant d'un moment où il détournait la
tête, je lui plongeai mon aiguillon dans le cœur.
A peine eut-il rendu e dernier soupir que je fondis en larmes, j'étais
au désespoir.
Je rentrai dans fa ruche. Tout y était en désordre , le peuple tout
entier semblait en proie à la plus vive agitation ; on se poussait, on se
heurtait...
« Que se passe-t-il donc ? dis-je à la première Abeille que je ren-
contrai.
— Il se passe , il se passe que l'un de ces messieurs a disparu.
— Et comment le sait-on ? » J'étais tremblante.
« A l'appel de ce soir, il n'y avait que cinq cent quatre-vingt-dix-
neuf Faux-Bourdons présents. La Reine a eu une attaque de nerfs, on
se perd en conjectures.
— Ah ! c'est une horrible aventure ! » Et je me perdis dans la
foule.
La Reine fut inconsolable, moi aussi, pendant deux jours environ,
et ce fat tout, C'était du reste un bien sot animal que ce Faux-Bourdon.
Ne me parlez pas des fainéants bien habillés.
Gustave Z.
LES AMOURS
DE DEUX BÊTES
OFFERTS
EN EXEMPLE AUX GENS D'ESPRIT1
— HISTOIRE ANIMAU-SENTIMENTALE
—^—•■K»
Le professeur Granarius.
ssur^ment, dit un soir, sous les
tilleuls, le professeur Granarius, ce
qu'il y a de plus curieux en ce mo-
ment, à Paris, est la conduite de
Jarpéado. Certes, si les Français se
ï conduisaient ainsi, nous n'aurions pas
besoin de codes, remontrances, man-
dements, sermons religieux, ou mer-
curiales sociales, et nous ne verrions pas tant de scandales. Rien
ne démontre mieux que c'est la raison, cet attribut dont s'enor-
gueillit l'Homme, qui cause tous les maux de la Société. »
1 L'Animal distingué auquel nous devons cette histoire, par laquelle il a voulu
prouver que les créatures si mal à propos nommées Bêtes par les Hommes leur étaient
supérieures, a désiré garder l'anonyme; mais tout nous a prouvé qu'il occupait une place
très-élevée dans les affections de mademoiselle Anna Granarius, et qu'il appartient à la
secte des Penseurs, sur lesquels l'illustre rapporteur a fait ses plus belles expériences.
— H. de Balzac. —
LES AMOURS DE DEUX BÊTÉk
431
Mademoiselle Anna Grananus, qui aimait un simple élève natu-
raliste, ne put s'empêcher de rougir, d'autant plus qu'elle était
blonde et d'une excessive délicatesse de teint, une vraie Héroïne de
roman écossais, aux yeux bleus, enfin presque douée de seconde vue.
Aussi s'aperçut -elle, à l'air candide et presque niais du professeur,
qu'il avait dit une de ces banalités familières aux savants qui ne sont
jamais savants que d'une manière. Elle se leva pour se promener
dans le «Jardin des Plantes, qui se trouvait alors fermé, car il était
huit heures et demie, et au mois de juillet le Jardin des Plantes renvoie
le public au moment où les poésies du soir commencent leurs chants.
Se promener alors dans ce parc solitaire est une des plus douces jouis-
sances, surtout en compagnie d'une Anna.
« Qu'est-ce que mon père veut dire avec ce Jarpéado qui lui
432
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
tourne la tête? » se demanda-t-elle en s'asseyant au bord de la grande
serre.
Et la jolie Anna demeura pensive, et si pensive, que la Pensée,
comme il n'est pas rare de lui voir faire de ces tours de force
chez les jeunes personnes, absorba le corps et l'annula. Elle resta clouée
à la pierre sur laquelle elle- s'était assise. Le vieux professeur, trop
occupé, ne chercha pas sa fille et la laissa dans l'état où l'avait mise
cette disposition nerveuse qui, quatre cents ans plus tôt, l'eût conduite
à un bûcher sur la place de Grève. Ce que c'est que de naître à
propos.
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 433
II
g. A. R. le prince Jarpéado.
Ce que Jarpéado trouvait de plus extraordinaire à Paris était
lui-même, comme le doge de Gênes à Versailles. C'était, d'ailleurs,
un garçon bien pris dans sa petite taille, remarquable par la beauté de
ses traits, ayant peut-être les jambes un peu grêles; mais elles étaient
chaussées de bottines chargées de pierreries et relevées à la poulaiae
de trois côtés. Il portait sur le dos, selon la mode de la Gactriane, son
pays, une chape de chantre qui eût fait honte à celles des dignitaires
ecclésiastiques du sacre de Charles X ; elle était couverte d'arabesques
en semences de diamants sur un fond de lapis-lazjili, et fendue en
deux parties égales, comme les deux vantaux d'un bahut; puis
ces parties tenaient par une charnière cTor et se levaient de bas en
haut à volonté, à l'instar des surplis des prêtres. En signe de sa
dignité, car il était prince des Coccirubri, il portait un. joli hausse-col
en saphir, et sur sa tête deux aigrettes filiformes qui eussent fait
lionte, par leur délicatesse, à tous les pompons que les princes mettent
à leurs shakos , les jours de fête nationale.
Anna le trouva charmant, excepté ses deux bras excessivement
courts et décharnés ; mais comment aurait-on pensé à ce léger défaut
à l'aspect de sa riche carnation qui annonçait un sang pur en har-
monie avec le soleil , car les plus beaux rayons rouges de cet astre
semblaient avoir servi à rendre ce sang vermeil et lumineux? Mais
bientôt Anna comprit ce que son père avait voulu dire, en assistant
à une de ces mystérieuses choses qui passent inaperçues dans ce
terrible Paris, si plein et si vide, si niais et si savant, si préoccupé et
si léger, mais toujours fantastique, plus que la docte Allemagne, et
bien supérieur aux contrées hoffmanniques, où le grave conseiller du
Kammergericht de Berlin a vu tant de choses. Il est vrai que maître
Floh et ses besicles grossissantes ne vaudront jamais les forces apoca-
lyptiques des sibylles mesmériennes, remises en ce moment à la
disposition de. la charmante Anna par un coup de baguette de cette
fée, la seule qui nous reste, Extasinada, à laquelle nous devons nos
Ù34 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
poètes, nos plus beaux rêves, et dont l'existence est fortement com-
promise à l'Académie des sciences (section de médecine).
III
Autre tentation de saint Antoine.
Les trois mille fenêtres de ce palais de verre se renvoyèrent les
unes les autres un rayon de lune, et ce fut bientôt comme un de ces
incendies que le soleil allume à son coucher dans un vieux château, et
qui souvent trompent à distance un voyageur qui passe, un laboureur
qui revient. Les cactus versaient les trésors de leurs odeurs , le vanillier
envoyait ses ondes parfumées, le volcameria distillait la chaleur vineuse
de ses touffes par. effluves aussi jolies que ses fleurs, ces bayadères de
la botanique, les jasmins des Açores babillaient, les magnolias grisaient
l'air, les senteurs des daturas s'avançaient avec la pompe d'un roi de
Perse, et l'impétueux lis de la Chine,. dix fois plus fort que nos tubé-
reuses, détonait comme les canons des Invalides, et traversait cette
atmosphère embrasée avec l'impétuosité d'qn boulet, ramassant toutes
les autres odeurs et se les appropriant, comme un banquier s'assimile
les capitaux partout où passent ses spéculations. Aussi le Vertige
emmenait-il ces chœurs insensés au-dessus de cette forêt illuminée,
comme à l'Opéra Musard entraîne, d'un coup de baguette, dans un
galop la ronde furieuse des Parisiens de tout âge, de tout sexe, sous
des tourbillons de lumière et de musique.
La princesse Finna, l'une des plus belles créatures du pays
enchanté de Las Figuieras, s'avança par une vallée du. Nopalistan,
résidence offerte au prince par ses ravisseurs, où les gazons étaient
à la fois humides et lisses, allant à la rencontre de.Jarpéado, qui,
cette fois, ne pouvait l'éviter. Les yeux de cette enchanteresse, que
dans un ignoble projet d'alliance le gouvernement jetait à la tête
du prince, ni plus ni moins qu'une Caxe-Sotha, brillaient comme des
étoiles, et la rusée s'était fait suivre, comme Catherine de Médicis,
d'un dangereux escadron composé de ses plus belles sujettes.
Du plus loin qu'elle aperçut le prince, elle fit un signe. A ce
signal, il s'éleva dans le silence de cette nuit parfumée une musique
LES AMOUfiS DE DEUX BÊTES. 435
absolument semblable au scherzo de la reine Mab, dans la symphonie
de Roméo et Juliette, où le grand Berlioz a reculé les bornes de l'art
du facteur d'instruments, pour trouver les effets de la Cigale, du
Grillon, des Mouches, et rendre la voix sublime de la nature, à midi,
dans les hautes herbes d'une prairie où murmure un ruisseau sur du
sable argenté. Seulement le délicat et délicieux morceau de Berlioz est
à la musique qui résonnait aux sens intérieurs d'Anna ce que le brutal
organe d'un tonitruant ophicléide est aux sons filés du violoncelle de
Batta, quand Batta peint l'amour et en rappelle les rêveries les plus
éthérées aux femmes attendries que souvent un vieux priseur trouble
en se mouchant ! (A la porte!)
C'était enfin la lumière qui se faisait musique, comme elle s'était
déjà faite parfum, par une attention délicate pour ces beaux êtres,
fruit de la lumière que la lumière engendre, qui sont lumière et
retournent à la lumière. Au milieu de l'extase où ce concert d'odeurs et
de sons devait plonger le prince Jarpéado, et quel prince ! un prince
à marier, riche de tout le Nopalistan (voir aux annonces pour plus de
détails), Finna, la Cléopâtre improvisée par le gouvernement, se glissa
sous les pieds de Jarpéado, pendant qui six vierges dansèrent une
danse qui .était aussi supérieure à la cachucha et au jaléo espagnol,
que la musique sourde et tintinnulante des génies vibrionesques sur-
passait la divine musique de Berlioz. Ce qu'il y avait de singulier dans
cette danse était sa décence, puisqu'elle était exécutée par des vierges ;
mais là éclatait le génie infernal de cette création nationale et trans-
mise à ces danseurs, par leurs ancêtres, qui la tenaient de la fée
Arabesque. Cette danse chaste et irritante produisait un effet absolument
semblable à celui que cause la ronde des femmes du Campidano,
colonie grecque aux environs de Cagliari. (Êtes-vous allé en Sar-
daigne? Non. J'en suis fâché. Allez-y, rien que pour voir danser ces
filles enrichies de sequins.) Assurément, vous regardez, sans y
entendre malice, ces vertueuses jeunes filles qui se tiennent par la main
et qui tournent très-chastement sur elles-mêmes ; mais ce chœur est
néanmoins si voluptueux, que les consuls anglais de la secte des saints,
ceux qui ne rient jamais, pas même au parlement, sont forcés de s'en
aller. Eh bien , les femmes du Campidano de Sardaigne, en fait de danse
à la fois chaste et voluptueuse, étaient aussi loin des danseuses de
Finna , que la vierge de Dresde par Raphaël est au-dessus d'un portrait
de Dubufe. (On ne parle pas de peinture, mais d'expression.)
436
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
« Vous voulez donc me tuer? s'écria Jarpéado, qui certes aurait
rendu des points à un consul anglais en fait de modestie et de patrio-
tisme.
— Non, âme de mon âme, dit Finna d'une voix douce à l'oreille
comme de la crème à la langue d'un chat; mais ne sais-tu pas que
je t'aime comme la terre aime le soleil, que mon amour est si peu
personnel, que je veux être ta femme, encore bien que je sache devoir
en mourir?
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 437
— Ne sais-tu pas, répondit Jarpéado, que je viens d'un pays où
les castes sont chastes et suivent les ordres de Dieu, tout comme dans
l'Indoustan font les brahmes? Un brahmine n'a pas plus de répugnance
pour un paria que moi pour les plus belles créatures de ton atroce pays
de Las Figuieras, où il fait froid. Ton amour me gèle. Arrière, baya-
dères impures!... Apprenez que je suis fidèle, et quoique vous soyez
en force sur cette terre, quoique vous ayez en abondance les trésors de
la vie, quand je devrais mourir ou de faim ou d'amour, je ne m'unirai
jamais ni à toi, ni à tes pareilles. Un Jarpéado s'allier à une femme
de ton espèce, qui est à la mienne ce que la négresse est à un blanc,
ce qu'un laquais est à une duchesse! Il n'y a que les nobles de
France qui fassent de ces alliances. Celle que j'aime est loin, bien loin;
mais ou elle viendra , ou je mourrai sans amour sur la terre étran-
gère... »
Un cri d'effroi retentit et ne me permit pas d'entendre la réponse
de Finna , qui s'écria : « Sauvez le prince ! Que des masses dévouées
s'élancent entre le danger et sa personne adorée ! »
IV
Où le caractère dé~Granarius se dessine par son ignorance en fait de sous-pieds.
Anna vit alors , avec un effroi qui lui glaça le sang dans les veines,
deux yeux d'or rouge qui s'avançaient portés par un nombre infini
de cheveux. Vous eussiez dit d'une double comète à mille queues.
« Le Volvoce ! le Volvoce ! » cria-t-on.
Le Volvoce, comme le choléra en 1833, passait en se nourrissant
de monde. Il y avait des équipages par les chemins, des mères
emportant leurs enfants, des familles allant et venant sans savoir où se
réfugier. Le Volvoce allait atteindre le prince, quand Finna se mit
entre le monstre et lui : la pauvre créature sauva Jarpéado qui resta
froid comme Gonachar, lorsque son père nourricier lui sacrifie ses
enfants.
438
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
-.V. .
« Oh! c'est bien un prince, se dit Anna tout épouvantée de cette
royale insensibilité. Non, une Femme donnerait une larme à un
Homme qu'elle n'aimerait pas, si cet Homme mourait pour lui sauver
la vie.
— C'est ainsi que je voudrais mourir, dit langoureusement
Jarpéado, mourir pdur celle qu'on aime, mourir sous ses yeux, en lui
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 439
léguant la vie... Sait-on ce qu'on reçoit quand on naît? tandis qu'à
la fleur de l'âge, on connaît bien la valeur de ce qu'on accepte... »
En entendant ces paroles, Anna se réconcilia naturellement avec le
prince.
« C'est, dit-elle, un prince qui aime comme un simple naturaliste.
— Es-tu musique, parfum, lumière, soleil de mon pays? s'écria le
prince que l'extase transportait et dont l'attitude ût craindre à la jeune
fille qu'il n'eût une fièvre cérébrale. 0 ma Cactriane, où sur une mer
vermeille, gorgé de pourpre, j'eusse trouvé quelque belle Ranagrida
dévouée, aimante, je suis séparé de toi par des espaces incommensu-
rables... Et tout oe qui sépare deux amants est infini, quand ce ne
peut être franchi... »
Cette pensée, si profonde et si mélancolique, causa comme un
frémissement à la pauvre fille du professeur, qui se leva, se promena
dans le Jardin des Plantes, et arriva le long de la rue Cuvier, où elle
se mit à grimper, avec l'agilité d'une Chatte, jusque sur le toit de
la maison qui. porte le numéro 15. Jules, qui travaillait, venait de poser
sa plume au bord de sa table, et se disait' en se frottant les mains:
« Si cette chère Anna veut m'attendre, j'aurai la croix de la Légion
d'honneur dans trois ans, et je serai suppléant du professeur, car je
mords à l'Entomologie, et si nous réussissons à transporter dans
l'Algérie la culture du Coccus Cacti... c'est une conquête, que
diable!... »
Et il se mit à chanter :
0 Mathilde, idole de mon âme!... etc.,
de Rossini, en s'accompagnant sur un piano qui n'avait d'autre défaut
que celui de nasiller. Après cette petite distraction , il ôta de dessus sa
table un bouquet, fleurs cueillies dans la serre en compagnie d'Anna, et
se remft à travailler.
Le lendemain matin, Anna se trouvait dans son lit, se souvenant,
avec une fidélité parfaite, des grands et immenses événements de sa
nuit, sans pouvoir s'expliquer comme elle avait pu monter sur les toits
et voir l'intérieur de l'âme de monsieur Jules Sauvai , jeune dessinateur
du Muséum, élève du professeur Granarius ; mais violemment éprise de
curiosité d'apprendre qui était le prince Jarpéado.
Il résulte de ceci, pères et mères de famille, que le vieux pro-
140 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
fesseur était veuf, avait une fille de dix-neuf ans, très-sage, mais peu
surveillée, car les gens absorbés par les intérêts scientifiques accomplis-
sent trop mal les devoirs de la paternité pour pouvoir y joindre ceux
de la maternité. Ce savant à perruque retroussée, occupé de ses mono-
graphies, portait des pantalons sans bretelles, et (lui qui savait toutes
les découvertes faites dans les royaumes infinis de la microscopie) ne
connaissait pas l'invention des sous-pieds , qui donnent tant de rectitude
aux plis des pantalons et tant de fatigue aux épaules. La première fois
que Jules lui parla de sous-pieds, il les prit pour un sous-genre, le cher
Homme ! Vous comprendrez donc comment Granarius pouvait ignorer
que sa fille fût naturellement somnambule, éprise de Jules, et emmenée
par l'amour dans les abîmes de cette extase qui frise la catalepsie.
Au déjeuner, en voyant son père près de verser gravement la
salière dans son café, elle. lui dit vivement: « P3pa, qu'est-ce que le
prince Jarpéado? »
Le mot fit effet : Granarius posa la salière, regarda sa fille dans les
yeux de laquelle le sommeil avait laissé quelques-unes de • ses images
confuses, et se mit à sourire de ce gai, de ce bon, de ce gracieux
sourire qu'ont les savants quand on vient à caresser leur dada !
« Voilà le sucre, » dit-elîe alors en lui tendant le sucrier.
Et voilà, chers enfants, comment le réel se mêle au fantastique
dans la vie et au Jardin des Plantes.
Aventures de Jarpéadtf.
« Le prince Jarpéado est le dernier enfant d'une dynastie de la
Cactriane, reprit le digne savant, qui, semblable à bien des pères,
avait le défaut de toujours croire que sa fille en était encore à
jouer avec ses poupées. La Cactriane est un vaste pays, très-riche,
et l'un de ceux qui boivent à même les rayons du soleil ; il est situé
par un nombre de degrés de latitude et de longitude qui t'est parfai-
tement indifférent ; mais il est encore bien peu connu des observateurs,
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 441
je parle de ceux qui regardent les œuvres de la nature avec deux
paires d'yeux. Or, les habitants de cette contrée, aussi peuplée que
la Chine, et plus même, car il y a dés milliards d -individus, sont
sujets à des inondations périodiques d'eaux bouillantes, sorties d'un
immense volcan, produit à main d'Homme, et nommé Harrozo-
Rio-Grande. Mais la nature semble se plaire à opposer des forces
productrices égales à la force des fléaux destructeurs, et plus l'Homme
mange de Harengs, plus les mères de famille en pondent dans
l'Océan... Les lois particulières qui régissent la Cactriane sont telles,
qu'un seul prince du sang royal , s'il rencontre une de ses sujettes,
peut réparer les pertes causées par l'épidémie dont les effets sont connus
par les savants de ce peuple, sans qu'ils aient jamais pu en pénétrer les
causes. C'est leur choléra-morbus. Et vraiment quels retours sur nous-
mêmes ce spectacle dans les infiniment petits ne doit-il pas nous inspirer
à nous... Le choléra-morbus n'est-il pas...
— Notre Volvoce ! » s'écria la jeune fille.
Le professeur manqua de renverser la table en courant embrasser
son enfant.
« Ah! tu es au fait de la science à ce point, chère Annetle?...
Tu n'épouseras qu'un savant. Volvoce ! qui t'a dit ce mot ? »
(J'ai connu, dans ma jeunesse, ua Homme d'affaires qui racontait,
les larmes dans les yeux, comment un de ses enfants, âgé de cinq
ans, avait sauvé un billet de mille francs qui, par mégarde, était tombé
dans le panier aux papiers , où il en cherchait pour faire des cocottes.
— Ce cher enfant ! à son âge ! savoir la valeur de ce billet... ) *■
« Le prince ! le prince ! » s'écria la jeune fille en ayant peur
que son père ne retombât dans quelque rêverie; et alors elle n'eût
plus rien appris.
« Le prince, reprit le vieux professeur en donnant un coup â sa
perruque, a échappé, grâce à la sollicitude du gouvernement français,
à ce fléau destructeur ; mais on l'enleva, sans le consulter, à son beau
pays, à son bel avenir, et avec d'autant plus de facilité que sa vie
était un problème. Pour parler clairement, Jarpéado, le centimil-
liardimillionième de sa dynastie...
(« Et, fit le professeur entre parenthèse, en levant vers le plafond
plein de Bêtes empaillées sa mouillette trempée de café, vous faites
les fiers, messieurs les Bourbons, les Othomans, races royales et
souveraines, qui vivez à peine des quinze à seize siècles avec les mille
56
442 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
et une précautions de la civilisation la plus raffinée... O combien...
Enfin ! . . . Ne parlons pas politique. » )
« Jarpéado ne se trouvait pas plus avancé dans l'échelle des êtres
que ne Test une Altesse Royale onze mois avant sa naissance, et il fut
transporté, sous cette forme, chez mon prédécesseur, l'illustre Lacrampe,
inventeur des Canards, et qui achevait leur monographie alors que
nous eûmes le malheur de le perdre ; mais il vivra tant que vivra
la Peau de Chagrin , où l'illustrateur l'a représenté contemplant ses
chers Canards. Là se voit aussi notre ami Planchette à qui, pour la
gloire de la science , feu Lacrampe a légué le soin de rechercher la
configuration, l'étendue, la profondeur, les qualités des princes, onze
mois avant leur naissance. Aussi Planchette s'est-il déjà montré digne
de cette mission ,< soutenant, contre cet intrigant de Cuvier, que,
dans cet état, les princes devaient être infusoires, remuants, et déjà
décorés.
« Le gouvernement français, sollicité par feu Lacrampe, s'en remit
au fameux Génie Spéculatoribus pour l'enlèvement du prince Jarpéado,
qui, grâce à sa situation, put venir par mer du fond de la province
de Guaxaca , sur un lit de pourpre composé de trois milliards environ
de sujets de son père, embaumés par des Indiens qui, certes, valent
bien le docteur Gannal. Or, comme les lois sur la traite ne concernent
pas les morts , ces précieuses momies furent vendues à Bordeaux pour
servir aux plaisirs et aux jouissances de la race blanche, jusqu'à ce
que le soleil, père des Jarpéado, des Ranagrida, des Negra, les trois
grandes tribus des peuples. de la Cactriane, les absorbât dans ses
rayons... Oui, apprends, mon Anna, que pas une des nymphes de
Rubens, pas une des jolies filles de Miéris, que pas un trompette de
Wouwermans n'a pu se passer de ces peuplades. Oui, ma fille, il y a
des populations entières dans ces belles lèvres qui vous sourient au
Musée, ou qui vous défient. Oh! si, par un effet de magie, la vie
était rendue aux êtres ainsi distillés , quel charmant spectacle que celui
de la décomposition d'une Vierge de Raphaël ou d'une bataille de
Rubens! Ce .serait, pour ces charmants êtres, un jour comme celui
de la résurrection éternelle qui nous est. promis. Hélas ! peut-être y
a-t-il là-haut un puissant peintre qui prend ainsi les générations de
l'humanité sur des palettes, et peut-être, broyés par une molette
invisible, devenons-nous une teinte dans quelque fresque immense,
ô mon Dieu!..: »
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. A43
Là-dessus le vieux professeur, comme toutes les fois que le nom de
Dieu se trouvait sur ses lèvres, tomba dans une profonde rêverie qui
fut respectée par sa fille.
VI
Autre Jarpéado.
Jules Sauvai entra. Si vous avez rencontré quelque part un de ces
jeunes gens simples et modestes, pleins d'amour pour la science, et
qui, sachant beaucoup, n'en conservent pas moins une certaine naïveté
charmante qui ne les empêche pas d'être les plus ambitieux des êtres,
et de mettre l'Europe sens dessus dessous à propos d'un os hyoïde ou
d'un coquillage, vous connaissez alors Jules Sauvai. Aussi candide qu'il
était pauvre (hélas! peut-être quand vient la fortune s'en va la
candeur), le Jardin des Plantes lui servait de famille, il regardait le
professeur Granarius comme un père, il l'admirait, il vénérait en lui
le disciple et le continuateur du grand Geoflroy -Saint-Hilaire, et -il
l'aidait dans ses travaux, comme autrefois d'illustres et dévoués élèves
aidaient Raphaël; mais ce qu'il y avait d'admirable chez ce jeune
Homme, c'est qu'il eût été ainsi, quand même le professeur n'aurait
pas eu sa belle et gracieuse fille Anna , saint amour de la science !
car, disons-le promptement, il aimait beaucoup plus l'histoire natu-
relle que la jeune fille.
«Bonjour, mademoiselle, dit-il; vous allez bien ce matin?...
Qu'a donc le professeur ?
— Il m'a malheureusement laissée au beau milieu de l'histoire du
prince Jarpéado, pour songer aux fins de l'humanité... J'en suis
restée à l'arrivée de Jarpéado à Bordeaux.
— Sur un navire de la maison Balguerie junior, reprit Jules.
Ces banquiers honorables, à qui l'envoi fut fait, ont remis le prince...
— Principicule... fit observer Anna.
— Oui, vous avez raison, à un grossier conducteur des diligences
Laflitte et Gaillard, qui n'a pas eu pour lui les égards dus à sa haute
naissance et à sa grande valeur; il l'a jeté dans cet abîme appelé
caisse, qui se trouve sous la banquette du coupé, où le prince et son
hkh LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
escorte ont beaucoup souffert du voisinage des groupes d'écus, et voilà
ce qui nous met aujourdhui dans l'embarras. Enfin, un simple facteur
des messageries Ta remis au père Lacrampe qui a bondi de joie...
Aussitôt que l'arrivée de ce prince fut officiellement , annoncée au
gouvernement français, Esthi, l'un des ministres, en a profité pour
arracher des concessions en notre faveur : il a vivement représenté à la
commission de la Chambre des députés l'importance de notre établis-
sement et la nécessité de le mettre sur un grand pied, et il a si bien
parlé, qu'il a obtenu six cent mille francs pour bâtir le palais où devait
être logée la race utile de Jarpéado. « Ce sera, monsieur, a-t-il dit
au rapporteur, qui par bonheur était un riche droguiste de la rue des
Lombards, nous affranchir du tribut que nous payons à l'étranger,
et tirer paiti de l'Algérie qui nous coûte des millions. » Un vieux
maréchal déclara que, dans son opinion, la possession du prince
était une conquête. « Messieurs, a dit alors le rapporteur à la Chambre,
sachons semer pour recueillir... » Ce mot eut un grand succès ; car à
la Chambre il faut savoir descendre à la hauteur de ceux qui nous
écoutent. L'opposition , qui déjà trouvait tant à redire à propos du palais
des Singes, fut battue par cette réflexion de nature à être sentie par
les propriétaires , quj sont en majorité sur les bancs de la Chambre,
comme les huîtres sur ceux de Cancale.
— Quand la loi fut votée, dit le professeur qui, sorti de sa rêverie,
écoutait son élève, elle a inspiré un bien beau mot. Je passais dans le
Jardin, je suis arrêté, sous le grand cèdre, par un de nos jardiniers
qui lisait le Moniteur, et je lui en fis même un reproche ; mais il me
répondit que c'était la plus grande des feuilles périodiques. « Est-il
vrai, Monsieur, me dit-il, que nous aurons une serre où nous pour-
rons faire venir les plantes des deux tropiques et garnie de tous les
accessoires nécessaires, fabriqués sur la plus grande échelle? — Oui,
mon ami, lui dis-je, nous n'aurons plus rien à envier à l'Angleterre,
et nous devons même l'emporter par quelques perfectionnements. —
Enfin, s'écria le jardinier en se frottant les mains, depuis la révolution
de Juillet, le peuple a fini par comprendre ses vrais intérêts, et tout va
fleurir ea France. » Quand il vit que je souriais, il ajouta: « Nos
appointements seront-ils augmentés?...
— Hélas ! je viens de la grande serre, monsieur, reprit Jules, et
tout est perdu! Malgré nos efforts, il n'y aura pas moyen d'unir
Jarpéado à aucune créature analogue; il a refusé celle du Coccus ficus
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. U5
caricœ* je viens d'y passer une heure, l'œil sur le meilleur appareil de
Dollond, et il mourra.. •
— Oui, mais il mourra fidèle, s'écria la sensible Anna.
— Ma foi, dit Granarius, je ne vois pas la différence de mourir
fidèle ou infidèle, quand il s'agit de mourir...
— Jamais vous ne nous comprendrez ! dit Anna d'un ton à fou-
droyer son père ; mais vous ne le séduirez pas, iY se refuse à toutes
les séductions, et c'est bien mal à vous, monsieur Jules, de vous
prêter à de pareilles horreurs. Vous ne seriez pas capable de tant
d'amour !.., cela se voit, Jarpéado ne veut que Ranagrida...
— Ma fille a raison. Mais si nous mettions, en désespoir de cause,
les langes de pourpre où Jarpéado fut apporté, de son beau royaume
de la Cactriane, dans l'état où sont les princes, dix mois avant leur
naissance, peut-être s'y trouverait-il encore une Ranagrida.
— Voilà, mon père, une noble action qui vous méritera l'admi- t
ration de toutes les femmes.
— Et les félicitations du ministre, donc ! s'écria Jules.
— Et l'étonnement des savants ! répliqua le professeur, sans
compter la reconnaissance du commerce français.
— Oui, mais, dit Jules, Planchette n'a-t-il pas dit que l'état où
sont les princes onze mois avant leur naissance...
— Mon enfant, dit avec douceur Granarius à son élève en l'inter-
rompant, ne vois-tu pas que la nature, partout semblable à elle-
même, laisse ainsi ceux du clan des Jarpéado, durant des années ! Oh!
pourvu que les sacs d'écus ne les aient pas écrasés...
— Il ne m'aime pas! » s'écria la pauvre Anna, voyant Jules qui,
transporté de curiosité, suivit Granarius au lieu de rester avec elle
pendant que son père les laissait seuls.
YII
A la grande serre du Jardip des Plantes.
« Puis-je aller avec vous, messieurs? dit Anna, quand elle vil son
père revenir, tenant à la main un morceau de papier.
446 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
— Certainement, mon enfant, » dit le professeur avec la bonté qui
le caractérisait.
Si Granaiius était distrait, il donnait à sa fille tous les bénéfices de
son défaut. Et combien de fois la douceur est-elle de l'indifférence ?...
Presque autant de fois que la charité est un calcul.
« Les fleurs que nous avons partagées hier, monsieur Jules, vous
ont fait mal à la tête cette nuit, lui dit-elle en laissant aller son père en
avant, vous les avez mises sur votre fenêtre après avoir chanté :
0 Mathilde , idole de mon âme !
Ça n'est pas bien , pourquoi dire Mathilde ?
— Le cœur chantait Anna ! répondit-il. Mais qui donc a pu vous
instruire de ces circonstances? demanda-t-il avec une sorte d'effroi.
Seriez-vous somnambule ?
— Somnambule ? reprit-elle. Oh ! que voilà bien les jeunes gens
de ce siècle dépravé ! toujours prêts à expliquer les effets du sentiment
par certaines proportions du fluide électro-magnétique !... par l'abon-
dance du calorique...
— Hélas ! reprit Jules en souriant, il en est ainsi pour les Bêtes.
Voyez! nous avons obtenu là...» Il montra ? non sans orgueil, la
fameuse serre qui rampe sous la montagne du belvédère au Jardin
des Plantes. « Nous avons obtenu les feux du tropique, et nous y avons
les plantes du tropique, et pourquoi n'avons-nous plus les immenses
Animaux dont les débris reconstitués font la gloire de Cuvier ? C'est
que notre atmosphère ne contient plus autant de carbone, ou qu'en
fils de famille pressé de jouir notre globe en a trop dissipé... Nos
sentiments sont établis sur des équations.. .
— Oh ! science infernale ! s'écria la jeune fille. Aimez donc
dans ce Jardin, entre le cabinet d'anatomie comparée et les éprouvettes,
où la chimie zoologique estime ce qu'un Homme brûle de carbone en
gravissant une montagne ! Vos sentiments sont établis sur des équations
de dot ! Vous ne savez pas ce qu'est l'amour, monsieur Jules...
— Je le sais si bien que, pour approvisionner notre ménage, si
vous vouliez de moi pour mari, mademoiselle, je passe mon temps à
me rôtir comme un marron, l'œil sûr un microscope, examinant le
seul Jarpéado vivant que possède l'Europe, et s'il se marie, si ce conte
de fée finit par : et ils eurent beaucoup d'enfants, nous nous marierons
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. hkl
aussi, j'aurai la croix de la Légion d'honneur, je serai professeur
adjoint, j'aurai le logement au Muséum, et trois mille francs d'appoin-
tements, j'aurai sans doute une mission en Algérie, afin d'y porter cette
culture, et nous serons heureux... Ne vous plaignez donc pas de '
l'enthousiasme que me cause le prince Jarpéado...
— Ah ! c'était donc une preuve d'amour quand il suivi mon père , »
pensa la jeune fille en entrant dans la grande serre.
Elle sourit alors à Jules, et lui dit à Poreille :
« Eh bien, jurez-moi, monsieur Jules, de m'être aussi fidèle que
Jarpéado l'est à sa race royale, d'avoir pour toutes les femmes * le
dédain que le prince a eu pour la princesse de Las Figuieras> et je ne
serai plus inquiète ; et quand je vous verrai fumant votre cigare au
soleil et regardant la fumée, je dirai...
— Vous direz : Il pense k moi ! s'écria Jules. Je le jure... »
Et tous deux ils accoururent à la voix du professeur qui jeta solen-
nellement le petit bout de papier au sein du premier nopal que le Jardin
des Plantes y ait vu fleurir, grâce aux six cent mille francs accordés
par la Chambre des députés pour bâtir les nouvelles serres.
« Ce être donc oune serre-popiers ! dit un Anglais jaloux qui fut
témoin de cette opération scientifique.
— Chauffez la serre, s'écria Granarius ; Dieu. veuille qu'il fasse bien
chaud aujourd'hui ! La chaleur, disait Thouin, c'est la vie ! »
VIII
Lo Paul et Virginie des Animaux.
Le lendemain soir, Anna , quand fut venue l'heure de la fermeture
des grilles, se promena lentement sous les magnifiques ombrages de la
grande allée, en respirant la Chaude vapeur humide que les eaux de la
Seine mêlaient aux exhalaisons du jardin, car il avait fait une journée
caniculaire où le thermomètre était monté à un nombre de degrés
majuscule, et ce temps est un des plus favorables aux extases. Pour
éviter toute discussion à cet égard et clore le bec aux Geais de la
critique, il nous sera permis de faire observer que les fameux solitaires
des premiers temps de l'Église ne se sont trouvés que dans les ardents
448 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
rochers de l'Afrique, de l'Egypte et autres lieux incandescents; que les
Santons et les Faquirs ne poussent que dans les contrées les plus
opiacées, et que saint Jean grillait dans Pathmos. Ce fut par cette
1 raison que mademoiselle Anna, lasse de respirer cette atmosphère
embrasée où les Lions rugissaient, où l'Éléphant bâillait, où la Girafe
elle-même, cette ardente princesse d'Arabie, et les Gazelles, ces
Hirondelles à quatre pieds, couraient après leurs sables jaunes absents,
s'assit sur la marge de pierre brûlante d'où s'élancent les murs dia-
phanes de la grande serre, et y resta charmée, attendant un moment
de fraîcheur, et ne trouvant que les bouffées tropicales qui sortaient de
la serre comme des escadrons fougueux des armées de Nabuchodonosor,
cet Homme que la chronique représente sous la forme d'une Bête,
parce qu'il resta sept ans enseveli dans la zoologie, occupé de classer
les espèces, sans se faire la barbe. On dira,, dans six cents ans d'ici, que
Cuvier était une espèce de tonneau objet de l'admiration des savants.
A minuit, l'heure des mystères, Anna, plongée dans son extase et
les yeux touchés par le Géant Microscopus, revit les vertes prairies du
Nopalistan. Elle entendit les douces mélodies du royaume des Infiniment
Petits et respira le concert de parfums perdu pour des organes fatigués
par des sensations trop actives. Ses yeux, dont les conditions étaient
changées, lui permirent de voir encore les mondes inférieurs : elle
aperçut un Volvoce à cheval qui tâchait d'arriver au but d'un steeple-
chase, et que d'élégants Cercaires voulaient dépasser; mais le but
ce steeple-chase était bien supérieur à celui de nos dandys, car il
s'agissait de manger de pauvres Vorticelles qui naissaient dans les
fleurs, à la fois Animaux et fleurs, fleurs ou Animaux ! Ni Bory-
Saint-Vincent, ni Muller, cet immortel Danois qui a créé autant de
mondes que Dieu même en a fait, n'ont pris sur eux de décider si la
Vorticelle était plus Animal que plante ou plus plante qu'Animal. Peut-
être eussent-ils été plus hardis avec certains Hommes que les cochers
. de cabriolet appellent melons, sans que les savants aient pu deviner à
quels caractères ces praticiens des rues reconnaissent l'Homme-Légume.
L'attention d'Anna fut bientôt attirée par l'air heureux du prince
Jarpéado, qui jouait du luth en chantant son bonheur par une romance
digne de Victor Hugo. Certes cette cantate aurait pu figurer avec
honneur dans les Orientales, car elle était composée de onze cent onze
stances, sur chacune des onze cent onze beautés de Zashazli (pro-
noncez Virginie), la plus charmante des filles Ranagridiennes. Ce nom,
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
MO
"3^ flàcw/
Le but de ce steeple-chase était...
de même que les noms persans , avait une signification , et voulait dire
vierge faite de lumière. Avant de devenir cinabre, minium, enfin tout
ce qu'A y a de plus rouge au monde, cette précieuse créature était
destinée aux trois incarnations entomologiques que subissent toutes les
créatures de la Zoologie, y compris l'Homme.
La première forme de Virginie restait sous un pavillon qui aurait
stupéfait les admirateurs de l'architecture moresque ou sarrasine, tant
57
451
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
il surpassait les broderies de l'Alhambra, du Généralife et des plus
célèbres mosquées. (Voir, au surplus s V album du Nopalistan orné de
sept mille gravures.) Situé dans une profonde vallée sur les coteaux de
laquelle s'élevaient des forêts immenses, comme celles que Chateaubriand
a décrites dans Atala, ce pavillon se trouvait gardé par un cours d'eau
parfumée, auprès de laquelle l'eau de Cologne, celle de Portugal et
d'autres cosmétiques sont tout juste ce que l'eau noire , sale et puante
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 451
de la Bièvre est à l'eau de Seine filtrée. De nombreux soldats habillés
de garance, absolument comme les troupes françaises, gardaient les
abords de la vallée en aval , et des postes non moins nombreux veillaient
en amont. Autour dû pavillon, des Bayadères dansaient et chantaient.
Le prince allait et venait très-effaré, donnant des ordres multipliés. Des
sentinelles, placées à de grandes distances, répétaient les mots d'ordre.
En effet, dans l'état où elle se trouvait, la jeune personne pouvait être
la proie d'un Génie féroce nommé Misocampe. Vêtu d'un corselet comme
les hallebardiers du moyen âge, protégé par une robe verte d'une
dureté de diamant, et doué d'une figure terrible, le Misocampe, espèce
d'ogre, jouit d'une férocité sans exemple. Loin de craindre mille Jar-
péadiens, un seul Misocampe se réjouit de les rencontrer en groupe, il
n'en déjeune et n'en soupe que mieux. En voyant de loin un Miso-
campe, la pauvre Anna se rappela les Espagnols de Fernand Cortez
débarquant au Mexique. Ce féroce guerrier a des yeux brillants comme
des lanternes de voiture, et s'élance avec la même rapidité, sans avoir
besoin, comme les voitures, d'être aidé par des chevaux, car il a des
jambes d'une longueur démesurée , fines comme des raies de papier à
musique et d'une agilité de danseuse. Son estomac, transparent comme
un bocal, digère en même temps qu'il mange. Le prince Paul avait
publié des proclamations affichées dans toutes les forêts , dans tous les
villages du Nopalistan, pour ordonner aux masses intelligentes de se
précipiter entre le Misocampe et le pavillon, afin d'étouffer le Monstre
ou de le rassasier. Il promettait l'immortalité aux morts , la seule chose
qu'on puisse leur offrir. La fille du professeur admirait l'amour du prince
Paul Jarpéado qui se révélait dans ces inventions de haute politique.
Quelle tendresse! quelle délicatesse ! La jeune princesse ressemblait
parfaitement aux babys emmaillottés que l'aristocratie anglaise porte
avec orgueil dans Hyde-Park, pour leur faire prendre l'air. Aussi
l'amour du prince Paul avait-il toutes les allures de la maternité la
. plus inquiète pour sa chère petite Virginie, qui cependant n'était encore
qu'un vrai baby.
« Que sera-ce donc, se dit Anna, quand elle sera nubile ? »
Bientôt le prince Paul reconnut en Zashazli les symptômes de la
crise à laquelle sont sujettes ces charmantes créatures. Par ses ordres,
des capsules chargées de substances explosibles annoncèrent au monde
entier que la princesse allait, jusqu'au jour de son mariage, se ren-
fermer dans un couvent. Selon l'usage, elle serait enveloppée de voiles
452
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
c?iG.\OT.
gris et plongée dans un profond sommeil, pour être plus facilement
soustraite aux enchantements qui pouvaient la menacer. Telle est la
volonté suprême de la fée Physine, qui a voulu que toutes les créations,
depuis les êtres supérieurs aux Hommes, et même les Mondes,
jusqu'aux Infiniment Petits, eussent la même loi. D'invisibles religieuses
roulèrent la petite princesse dans une étoffe brune, avec la délicatesse
que les esclaves de la Havane mettent à rouler les feuilles blondes des
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 453
cigares destinés à George Sand ou à quelque princesse espagnole. Sa
tête mignonne se voyait à peine au bout de ce linceul dans lequel elle
resta sage, vertueuse et résignée. Le prince Paul JarpéadQ demeura sur
le seuil du couvent, sage, vertueux et résigné, mais impatient! Il res-
semblait à Louis XV qui, devinant dans une enfant de sept ans, assise
avec son père sur la terrasse des Tuileries, la belle mademoiselle de
Romans telle qu'elle devait être à dix-huit ans, en prit soin et la fit
élever loin du monde.
Anna fut témoin de la joie du prince Paul quand, semblable à la
Vénus antique sortant des ondes, Virginie quitta son linceul doré.
Comme TÈve de Milton, qui est une Eve anglaise, elle sourit à la
lumière, elle s'interrogea pour savoir si elle était elle-même, et fut dans
l'enchantement de se voir si comforlable. Elle regarda Paul et dit :
« Oh!... » ce superlatif de l'étonnement anglais.
Le prince s'offrit avec une soumission d'esclave à lui montrer le
chemin dans la vie, à travers les monts et les vallées .de son empire.
« 0 toi qufsj^ai pendant si longtemps attendue, reine de mon cœur,
bénis par tes regards et les. sujets et le prince ; viens enchanter ces lieux
par ta présence,' »
Paroles qui sont si profondément vraies, qu'elles ont été mises en
musique dans tous les opéras !
Virginie se laissa conduire en devinant qu'elle était l'objet d'une
adoration infinie,- et marcha d'enchantements en enchantements, écou-
tant la voix sublime de la nature, admirant les hautes collines vêtues
de fleurs embaumées et d'une verdure éternelle, mais encore plus sen-
sible aux soins touchants de son compagnon. Arrivée au bord d'un lac
joli comme celui de Thoune, Paul alla chercher une petite barque faite
en écorce et d'une beauté miraculeuse. Ce charmant esquif, semblable
à la coque d'une viole d'amour, était rayé de nacre incrustée dans la
pellicule brune de ce tégument délicat. Jarpéado fit asseoir sa chère
bien-aimée sur un coussin de pQurpre, et traversa le lac dont l'eau
ressemblait à un diamant avant d'être rendu solide.
« Oh ! qu'ils sont heureux ! dit Anna. Que ne puis-je comme eux
voyager en Suisse et voir les lacs !... »
L'opposition du Nopalistan a prétendu, dans le Charivari de la
capitale, que ce prétendu lac. avait été formé par une gouttelette
tombée d'une vitre située à onze cents milles de hauteur, distance
équivalant à trente-six mètres de France. Mais on sait le cas que les
454
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
amis du gouvernement doivent faire des plaisanteries de l'opposition.
Paul offrait à Virginie les fruits les plus mûrs et les meilleurs, il les
choisissait, et se contentait des restes, heureux de boire à la même
tasse. Virginie était d une blancheur remarquable et vêtue d'une étoffe
lamée de la plus grande richesse; elle ressemblait à cette fameuse
Esméralda tant célébrée par Victor .Hugo. Mais Esméralda était une
femme, et Virginie était un ange. Elle n'aurait pas, pour la valeur
d'un monde, aimé l'un des maréchaux de la cour, et encore moins un
colonel. Elle ne voyait que Jarpéado, elle ne pouvait rester sans le
voir, et comme il ne savait pas refuser sa chère Zashazli, le pauvre
LES ÀMOURS'DE DEUX BÊTES. 455
Paul fut bientôt sur les dents, car, hélas ! dans toutes les sphères,
l'amour n'est illimité que moralement. Quand, épuisé de fatigue, Paul
s'endormit, Virginie s'assit près de lui, le regarda dormant, en chassant
les Vorticelles aériennes tjui pouvaient troubler son sommeil. N'est-ce
pas une des plus douces scènes de la vie privée ? On laisse alors l'âme
s'abandonner à toute la portée de son vol, sans la retenir dans les
conventions de la coquetterie. On aime alors ostensiblement autant
qu'on aime secrètement. Quand Jarpéado s'éveilla, ses yeux s'ou-
vrirent sous la lumière de ceux de Virginie, et il la surprit exprimant
sa tendresse sans aucun des voiles dont s'enveloppent les femmes à
l'aide des mots, des gestes ou des regards. Ce fut une ivresse si
contagieuse, que Paul saisit Virginie, et ils se livrèrent à une sara-
bande d'un mouvement qui rappelait assez la gigue des Anglais. Ce
qui prouve que dans toutes les sphères, par les moments de joie exces-
sive où l'être oublie ses conditions d'existence, on éprouve le besoin
de sauter, de danser ! (Voir les Considérations sur la pyrrhique des
anciens, par M. Cinqprunes de Vergettes, membre de l'Institut.) En
Nopalistan comme en France, les bourgeois imitent la cour. Aussi
dansait-on jusque dans les plus petites bourgades.
Paul s'arrêta frappé de terreur.
« Qu'as-tu, cher amour? dit Virginie.
— Où allons -nous? dit le prince. Si tu m'aimes et si je t'aime,
nous aurons de belles noces ; mais après ?... Après, sais-tu, cher ange,
quel sera ton destin ? •
— Je le sais, répondit-elle. Au lieu de périr sur un vaisseau,
comme la Virginie delà librairie, ou dans mon lit, comme Clarisse, ou
dans un désert, comme Manon Lescaut ou comme. Atala, je mourrai
de mon prodigieux enfantement, comme sont mortes toutes les mères tle
mon espèce : destinée peu romanesque. Mais t'aimer pendant toute une
saison, n'est-ce pas le plus beau destin du monde? Puis mourir jeune
avec toutes ses illusions, avoir vu cette belle nature dans son printemps,
laisser une nombreuse et superbe famille, enfin obéir à Dieu ! quelle
plus splendide destinée y a-t-il sur la terre ? Aimons, et laissons aux
Génies à prendre soin de l'avenir. »
Cette morale un peu décolletée fit son effet. Paul mena sa fiancée
au palais où resplendissaient les lumières, où tous les diamants de sa
couronne étaient sortis du garde-meuble, et où tous les esclaves de son
empire, les Bayadères échappées au fléau du Vol voce, dansaient et
456 LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
chantaient. C'était cent fois plus magnifique que les fêtes de la grande
allée des Champs-Elysées aux journées de Juillet. Un grand mou-
vement se préparait. Les Neutres, espèce de sœurs grises chargées de
veiller sur les enfants à provenir du mariagfe impérial, s'apprêtaient
à leurs travaux. Des courriers partirent pour toutes les provinces y
annoncer le futur mariage du prince avec Zashazli la Ranagridienne et
demander les énormes provisions nécessaires à la subsistance des
principicules. Jarpéado reçut les félicitations de tous les corps d'État et
fit un millier de fois la même phrase en les remerciant. Aucune des
cérémonies religieuses ne fut omise, et le Prince paul y mit des façons
pleines de lenteur, par lesquelles il prouva son amour, car il ne pouvait
ignorer qu'il perdrait sa chère Virginie, et son amour pour elle était
plus grand que son amour pour sa postérité.
« Ah ! disait-il à sa charmante épouse, j'y vois clair maintenant.
J'aurais dû fonder mon empire avec Finna, et faire de toi ma maîtresse
idéale. 0 Virginie ! n'es-tu pas l'idéal, cette fleur céleste dont la vue
nous suffit ? Tu me serais alors restée, et Finna seule aurait péri. »
Ainsi, dans son désespoir, Paul inventait la bigamie, il arrivait
aux doctrines des anciens de l'Orient en souhaitant une femme chargée
de faire la famille, et une femme destinée à être la poésie de sa vie,
admirable conception des temps primitifs qui, de nos jours, passe pour
être une combinaison immorale. Mais la reine Jarpéada rendit ces
souhaits inutiles. Elle recommença plus voluptueusement encore la
scène de Finna, sur le même terrain, c'est-à-dire sous les ombrages
odoriférants du parc, par une nuit étoilée où les parfums dansaient
leurs boléros, où tout inspirait l'amour. Paul, dont la résistance avait
été héroïque aux .prestiges de Finna, ne put se dispenser d'emporter
alers la reine Jarpéada dans un furieux transport d'amour.
« Pauvres petites bêtes du bon Dieu ! se dit Anna, elles sont bien
heureuses, quelles poésies !... L'amour est la loi des mondes inférieurs,
aussi bien que des mondes supérieurs ; tandis que chez l'Homme, qui
est entre les Animaux et les Anges, la raison gâte tout ! »
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 457
IX
Où apparaît une certaine demoiselle Pigoiieau.
Pendant que ces choses tenaient la fille de Granarius en émoi, Jules
Sauvai se répandait dans les sociétés du Marais, conduit par sa tante,
qui tenait à lui faire faire un riche* établissement. Par une belle soirée
du mois d'août, madame Sauvai obligea son neveu d'aller chez un
monsieur Pigoizeau, ancien bimbelotier du passage de l'Ancre, qui
s'était retiré du commerce avec quarante mille livres de rente, une
maison de campagne à Boissy-Saint-Léger et une fille unique âgée de
vingt-sept ans, un peu rousse, mais à laquelle il donnait quatre cent
mille francs; fruit de ses économies depuis neuf ans, outre les espé-
rances consistant en quarante mille francs de rente, la maison de
campagne et un hôtel qu'il venait d'acheter rue de Vendôme, au
Marais. Le dîner fut évidemment donné pour le célèbre naturaliste,
à qui Pigoizeau, très-bien avec le chef de l'État, voulait faire obtenir
la croix de la Légion d'honneur. Pigoizeau tenait à garder sa fille £t
son gendre avec lui ; mais il voulait un gendre célèbre , capable de
devenir professeur, de publier des livres et d'être l'objet d'articles dans
les journaux.
Après le dessert, la tante prit son neveu Jules parle bras, l'emmena
dans le jardin et lui dit- à brûle-pourpoint :
« Que penses-tu d'Amélie Pigoizeau ?
— Elle est effroyablement laide, elle a le nez en trompette et des
taches de rousseur.
— Oui, mais quel bel hôtel!
— De gros pieds.
— Maison à Boissy-Saint-Léger, un parc de trente hectares, des
grottes, une rivière.
— . Le corsage plat.
— Quatre cent mille francs.
— Et bête!....
-r- Quarante mille livres de rente, et le bonhomme laissera quelque
cinq cent mille francs d'économies.
— Elle est gauche.
58
458
LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
Mademoiselle Pigoizeaii.
— Un homme riche devient infailliblement professeur et membre
de F Institut.
— Eh bien ! jeune homme, dit Pigoizeau, Ton dit que vous faites
des merveilles au Jardin des Plantes, que nous vous devrons une con-
quête... J'aime les savants ! moi... Je ne suis pas une ganache. Je ne
veux donner mon Amélie qu'à un hojnme capable, fût-il sans un
sou, et eût-il des dettes... »
Rien n'était plus clair que ce discours, en désaccord avec toutes les
idées bourgeoises.
LES AMOURS DE DEUX BÊTES. 459
Où mademoiselle Anna s'élève aux plus hautes considérations.
A quelques jours de là, le soir, chez le professeur Granarius, Anna
boudait et disait à Jules : « Vous n'êtes plus aussi fidèle à la serre, et
vous vous dissipez ; on dit qu'à force d'y voir pousser la cochenille,
vous vous êtes pris d'amour pour le rouge, et qu'une demoiselle Pigoi-
zeau vous occupe*..
— Moi ! chère Anna, moi ! dit Jules un peu troublé. Ne savez-vous
pas que je vous arme...
— Oh! non, répondit Anna; chez vous autres savants, comme
chez les autres Hommes, la raison nuit à l'amour. Dans la nature,
on ne pense pas à l'argent, on n'obéit qu'à l'instinct, et la route est
si aveuglément "suivie , si inflexiblement tracée, que si la vie est uni-
forme, du moins les malheurs y sont impossibles. Rien n'a pu décider
ce charmant petit être, vêtu de pourpre, d'or, et paré de plus de
diamants que n'en a porté Sardanapale, à prendre pour femme une
créature autre que celle qui était née sous le même rayon de soleil où
il avait pris naissance ; il aimait mieux périr plutôt que de ne pas
épouser sa pareille, son âme jumelle; et vous!... vous allez vous
mariera une fille rousse, sans instruction, sans taille, sans idées, sans
manières, qui a de gros pieds, des taches de rousseur et qui porte des
robes reteintes, qui fera souffrir vingt fois par jour votre amour-propre,
qui vous écorchera les oreilles avec ses sonates. »
Elle ouvrit son piano, se mit à jouer des variations sur la Dernière
pensée de Weber de manière à satisfaire Chopin, si Chopin l'eût enten-
due. N'est-ce pas dire qu'elle -enchanta le monde des Araignées mélo-
manes, qui se balançait dans ses toiles au plafond du cabinet de
Granarius, et que les Fleurs. entrèrent par la fenêtre pour l'écouter?
« Horreur! dit-elle ; les Animaux ont plus d'esprit que les savants
qui les mettent en bocal. »
Jules sortit la mort dans le cœur, car le talent et la beauté d'Anna,
le rayonnement de cette belle âme , vainquirent le concerto tintinnulant
que. faisaient les écus de Pigoizeau dans sa cervelle.
660 l LES AMOURS DE DEUX BÊTES.
XI
Conclusion.
« Ah ! s'écria le professeur Granarius, il est question de nous dans
les journaux. Tiens, écoute, Anna:
« Grâces aux efforts du savant professeur Granarius [et de son habile
« adjoint, monsieur Jules Sauvai, on a obtenu sur le Nopal de la grande
« serre, au Jardin des Plantes, environ dix grammes de cochenille,
« absolument semblable à la plus belle espèce de celle qui se recueille
« au Mexique. Nul doute que cette culture fleurira dans nos posses-
« sions d'Afrique et nous affranchira du tribut que nous payons au
« nouveau monde. Ainsi se trouvent justifiées lés dépenses de la grande
« serre, contre lesquelles l'Opposition à tant crié, mais qui rendront
« encore bien d'autres services au commerce français et à l'agriculture.
« M. J. Sauvai, nommé chevalier de la Légion d'honneur, se propose
« d'écrire la monographie du genre Coccus. »
— Monsieur Jules Sauvai se conduit bien mal avec nous, dit Anna,
car vous avez commencé la monographie du genre Coccus...
— Bah ! dit le professeur, c'est mon élève. »
Pour copie conforme,
De Balzac.
LES PEINES DE COEUR
d'une
CHATTE FRANÇAISE
MINETTE & BÉBÉ
(LA VÉRITÉ SUR BRISQUET)
MINETTE A BÉBÉ*.
PREMIÈRE LETTRE.
le vas-tu dire, ma chère Bébé, en
recevant cette lettre de moi , de ta sœur,
que tu crois morte peut-être, et que tu
as sans doute pleurée comme telle, et,
comme telle, oubliée?
Pardonne-moi ce dernier mot, ma
chère Bébé, je vis dans un monde où Ton
n'oublie pas que les morts; et malgré
1 Nous doutons que la correspondance qu'on va lire ait jamais été destinée à la
publicité. Nous aurions hésité à la publier si elle n'eût contenu quelques révélations
curieuses sUr la vie d'un personnage que l'auteur de l'article intitulé Us Peines de cœur
d'une Chatte anglaise (abusé sans doute par des documents trompeurs) a essayé de
représenter comme un martyr de l'amour.
C'est donc moins à cause de l'intérêt particulier qui peut s'attacher aux aventures de
Minette et Bébé, que pour rétablir la vérité des faits relativement à Brisquet, que nous
donnons place, dans notre seconde partie, aux Peines de cœur dune Chatte française.
— NOTE DU RÉDACTEUR. —
462 LES PEINES DE COEUR
moi, mes jugements se ressentent de ceux que j'entends faire à ces
Hommes, qui méritent bien tous nos dédains.
Je t'écris avant tout que je ne suis pas morte, et que je t'aime, et
que je vis encore pour redevenir ta sœur, si c'est possible.
Il m'est revenu cette nuit un souvenir de notre vieille mère, si bonne
et si soigneuse de notre toilette, la plus grande affaire de sa journée,
et de sa persévérance inouïe à lisser nos robes de soie, pour nous faire
belles, parce que, disait-elle, il faut plaire à tout le monde ! Je me
suis rappelé avec attendrissement cette simple vie de famille où nous
avons eu de si beaux jours et, de si beaux jeux, et une si franche
amitié de laquelle je regrette tout, Bébé, nos querelles elles-mêmes
et tes égratignures ; et j'ai pensé que je devais compte à ceux qui m'ont
aimée de ce. qui m'avait séparée d'eux, et de ce qui empêchait mon
retour. Et, à tous risques, et en silence, je me suis mise à t'écrire,
cette nuit même, à la pâle hieur d'une veilleuse d'albâtre, qui pare de
sa faible clarté le somptueux sommeil de mon élégante maîtresse, sur
son pupitre d'ébène incrusté d'or et d'ivoire, sur ce papier glacé et
parfumé
Tu le vois, Bébé, je suis riche ; j'aimerais mieux être heureuse.
Vite adieu, Bébé, et à toi, et à demain ; ma maîtresse se réveille.
Je n'ai que le temps de chiffonner ma lettre et de la rouler sous un
meuble, où elle restera jusqu'au jour. Le jour venu, je la remettrai à
un des nôtres, qui rôde en ce moment en attendant mes ordres sur la
terrasse du jardin, et qui me rapportera ta réponse. Tu me répondras
bientôt.
Ma mère ! ma mère ! qui me dira tout de suite ce qu'est devenue
notre mère ?
Ta sœur,
Minette.*
P. S. — Aie confiance dans mon messager. Sans doute il n'est
ni jeune ni beau, et. ce n'est là ni un cavalier espagnol ni un riche
Angora, mais il est dévoué et discret; mais il est venu à bout de
découvrir pour moi ton adresse ; mais il m'aime, et il m'aime tant,
qu'il est ravi de se faire mon très-humble coureur. Ne le plains pas,
l'amour n'est-il pas la plus noble des servitudes ?
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 463
Tu m'adresseras tes lettres à madame Rosa-Mika, et par abré-
viation Mira, c'est le nom sous lequel je suis connue ici.
Décidément ma maîtresse se réveille ; elle dort bien mal depuis
quelque temps, et je craindrais d'être surprise si je t'écrivais un mot
de plus. Adieu encore. A tous ces griffonnages tu reconnaîtras plutôt
le cœur que la patte de ta sœur.
BÉBÉ A MINETTE.
DEUXIÈME LETTRE.
Ma chère Minette, j'ai cru que j'allais devenir folle en lisant ta
lettre, qui nous a donné à tous bien de la joie. On voudrait quasi voir
mourir tous ses parents pour avoir le plaisir de les voir ressusciter
comme ça.
Va, Minette, ton départ nous avait fait bien de la peine ; as-tu bien
pu nous laisser aussi longtemps dans le chagrin, méchante! Si tu
savais comme tout est changé à la maison depuis que tu n'y es plus !
Et d'abord notre mère est devenue aveugle et sourde, et la pauvre
bonne vieille passe ses journées à la porte de la chatière sans jamais
dire ni oui ni non. Si bien que quand j'ai voulu lui annoncer que tu
n'étais pas morte, et que c'était bien vrai, je n'ai. pas pu venir à bout
de me faire comprendre ; elle ne m'entendait pas, parce qu'elle est
sourde ; elle ne voyait pas 'ta lettre, parce qu'elle est aveugle. Dame,
Bébé, elle a eu tant de peines quand tu nous as eu quittées, qu'après
t'avoir cherchée partout elle en a fait une maladie qui l'a mise où
elle est.
Après ça, c'est peut-être l'âge aussi, et il ne faut pas te faire trop
de chagrin.
Du reste, elle dort bien, boit bien, mange bien, et ne se plaint pas,
parce qu'il y en a toujours assez pour elle,, d'abord : j'aimerais mieux
mourir que de la laisser manquer.
Ensuite notre jeune maîtresse a perdu sa mère ; tu vois qu'elle a été
encore plus malheureuse que nous; et en la perdant elle a tout perdu,
excepté ses dix: doigts qui la font vivre, et sa jolie figure qui ne gâte
464
LES PEINES DE COEUR
rien. 11 a fallu quitter la petite boutique du Marais, abandonner le rez-
de-chaussée, monter tout d'un coup au sixième, et travailler du matin
jusqu'au soir, et quelquefois du soir jusqu'au matin , pour exister ; et
elle l'a fait comme on doit faire tout ce qu'on ne peut pas empêcher,
avec courage. Alors plus de lait le matin, Mu m'entends, plus de pâtée
le soir. Mais, Dieu merci, j'ai bon pied, j'ai bon œil, et vive la
chasse!
Tu me dis, d'un ton lamentable, que tu es riche (pauvre Minette !-)
et que tu aimerais mieux être heureuse...
Du moment où tu te plains d'être riche, ma petite sœur, je ne sais
pas comment faire pour me plaindre d'être pauvre. Êtes-vous donc
drôles, vous autres, qui avez toujours votre couvert mis quelque part,
el qui dînez à table sur du linge blanc, dans des écuelles dorées,
pleines de bonnes choses !
Ne dirait-on pas, à vous entendre, que c'est avec ce qui nous
r
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 465
manque que nous achetons ce que vos richesses mêmes ne peuvent vous
donner ? Vous verrez qu'on nous prouvera un jour que la pauvreté est
un remède contre tous les maux, et que du moment où on n'a pas
même de quoi dîner on est trop heureux. — Sérieusement, croyez- vous
que la fortune nuise au bonheur ? Faites-vous pauvres alors , ruinez-
vous, rien n'est plus facile, et vivez de vos dents, si vous le pouvez.
— Vous m'en direz des nouvelles.
Allons, Minette, un peu de courage, et surtout un peu de raison.
Plains-toi d'être malheureuse, mais ne te plains pas d'être riche, car
nous sommes pauvres, nous, et nous savons ce que c'est que la pau-
vreté. Je te gronde, Minette ; je fais avec toi la sœur aînée, comme
autrefois ; pardonne-le-moi. Ne sais-tu pas que ta Bébé serait bien
heureuse de t'être bonne à quelque chose ? Ne me fais pas attendre
une nouvelle lettre, car je l'attendrais avec inquiétude. Je commence à
craindre que tu n'aies en effet cherché le bonheur dans des chemins où
il n'a jamais passé.
Bien entendu, tu ne me cacheras rien. Qui sait? Quand tout
sera sur ce papier parfumé dont tu me parles, peut-être en auras-tu
moins gros sur le cœur.
Adieu, Minette,- adieu. C'est assez babiller; voilà l'heure où notre
mère a faim , et notre dîner court encore dans le grenier.
Ça va mal dans le grenier ; les Souris sont de fines Mouches qui
deviennent de jour en jour plus rusées ; il y a si longtemps qu'on les
mange, qu'elles commencent à s'en apercevoir. J'ai pour voisin un
Chat qui ne serait pas mal s'il était moins original. Il raffole des
Souris, et prétend qu'il y aura quelque jour une révolution de Souris
contre les Chats, et que ce sera bien fait.
Tu vois que je n'aurai pas tort de mettre à profit l'état de paix où
nous sommes encore, Dieu merci ! pour aller chasser sur leurs terres.
Mais ne parlons pas politique !
Adieu, Minette, adieu. Ton messager m'attend et refuse de me dire
où je pourrais t'aller trouver. Ne nous verrons-nous pas bientôt ?
Ta sœur, pour la vie.
Bébé.
P. S. — Il est trcs-laid, j'en conviens, ton vieux messager ; mais
quand j'ai vu ce qu'il m'apportait, je l'ai trouvé charmant et l'ai
59
466
LES PEINES DE COEUR
embrassé, ma foi, de tout mon cœur. Il fallait le voir faire le gros dos
quand il m'a remis ta lettre, de la part de madame Rosa-Mika.
A propos, es-tu folle, Minette, de t'être laissé débaptiser de la
sorte? Minette, n'était-ce pas un joli nom pour une Chatte jolie et
blanche comme toi? Nos voisins ont bien ri de ce nom, que nous
n'avons pu trouver dans le calendrier des Chats. — Je finis, je suis au
bout de mon papier; je t'écris au clair de la lune, non pas sur du
papier glacé et parfumé, Minette, mais sur un vieux patron de bonnet qui
ne sert plus à ma maîtresse, qui dort, du reste, dans ee moment sur
ses deux oreilles, et d'un sommeil de plomb, comme un pauvre ange
qui aurait passé la moitié de la nuit à coudre pour gagner son pain.
( Un Etourneau de nos amis ayant eu la maladresse de renverser notre bouteille à
l'encre sur le manuscrit de la réponse de Minette à Bébé, quelques passages de cette
lettre, et notamment la première page, sont devenus illisibles. Nous nous serions difficile-
ment décidés à passer outre, si, après un mûr examen, nous n'avions pu nous convaincre
que la perte de ces passages n'ôterait rien à la c'arté du récif. Nous indiquerons, du
reste, par des points ou autrement, les endroits cù il y aura lacune.)
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
467
MINETTE A BÉBÉ
TROISIÈME LETTRE.
Te souvient-il qu'un jour notre maîtresse nous avait
donné une poupée qui avait bien la plus appétissante petite tête de Souris
qu'on puisse voir, et que, si grandes demoiselles que nous fussions déjà,
la vue de ce joujou merveilleux nous arracha des cris d'admiration.
Mais une seule poupée pour deux jeunes Chattes, dont l'une est
noire, l'autre blanche, ce n'était guère, et tu dois te souvenir aussi que
cette fatale poupée, avec laquelle je prétendais jouer toute seule, ne
tarda pas à devenir pour nous un sujet de discorde.
ia:' ï <:*-*>* ^.,
Toi, l'aînée, toi, si bonne d'ordinaire, tu t'emportas, tu me battis,
méchante ; mon sang coula ! ou, s'il ne coula pas, je crus le voir
couler. Je n'étais pas la plus forte. J'allai trouver notre mère : « Maman,
Zi68 LES PEINES DE CŒUR
maman, lui dis-je en miaulant de la façon la plus lamentable et en lui
montrant ma patte déchirée, faites donc finir mademoiselle Bébë, qui
me bat toujours. » *
Ce mot toujours te révolta, tu levas au ciel tes yeux et tes pattes
indignés en m'appelant vilaine menteuse, et notre mère, qui te savait
plus raisonnable que moi, te crut sur parole, et me renvoya saas
m'en tendre.
C'est pourtant dé cette cause si légère, c'est de ce point, c'est de
ce rien que sont venus tous mes malheurs. Humiliée de ce déni de
justice, je résolus de m'enfuir au bout du monde., et m'en allai bouder
sur un toit.
Lorsque je fus sur ce toit et que je vis l'horizon immense se dérouler
devant moi, je me dis que le bout du monde devait être bien loin : je
commençai à trouver qu'une pauvre jeune Chatte comme moi serait
bien seule, bien exposée et bien petite dans un si grand univers, et je
me mis à sangloter si amèrement, que je m'évanouis.
Je me rappelle que.
(La transition étant restée tout entière sous la fâche d'encre, nous avons été, à notre
grande confusion, obligés de nous en passer. )
Il me semblait entendre dans les airs des chœurs
d'esprits invisibles
« Ne pleure plus, Minette, me disait une voix (celle de mon mau-
vais Génie, sans doute) l'heure de ta délivrance approche. Cette pauvre
demeure est indigne de toi ; tu es faite pour habiter un palais.
— Hélas ! répondait une autre voix plus faible, celle de ma con-
science, vous vous moquez, seigneur; un palais n'est pas fait pour
moi.
— La Beauté est la reine du monde, reprenait la première voix ; tu
es belle, donc tu es reine. Quelle robe est plus blanche que ta robe?
quels yeux sont plus beaux que tes beaux yeux ?
— Pense à ta mère, me disait de l'autre côté la voix suppliante.
Peux-tu l'oublier? Et pense à Bébé aussi, ajouta-t-elle tout bas.
— Bébé ne songe guère a -toi, et ta mère ne t'aime plus, me criait
la première voix. D'ailleurs la nature seule est ta mère. Le germe d'où
tu devais sortir est créé depuis des millions d'années ; le hasard seul a
désigné celle qui t'a donné le jour pour développer ce germe; c'est au
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
469
hasard que tu dois tout, et rien qu'au hasard! Lève-toi, Minette,
lève-toi! le monde est devant toi. Ici, la misère et l'obscurité; là-bas,
la richesse et l'éclat. »
Mon bon Génie essaya encore de parler ; mais il ne dit rien , car il
vit bien que l'instinct de la coquetterie avait pénétré dans mon cœur,
et que j'étais une chatte perdue. Il se retira en pleurant.
Lève-toi et suis-moi, » disait toujours la première voix. Et cette
470 LES PEINES DE CŒUR
voix devenait de plus en plus impérieuse et en même temps de plus en
plus tendre ; et cet appel devenait irrésistible.
Je me levai donc.
J'ouvris les yeux. « Qui m'appelle? » m'écriai-je. Juge de ma sur-
prise, Bébé, car ce n'était point une illusion, et je ne cessais point
d'entendre cette voix qui m'avait parlé pendant mon évanouissement.
« Divine Minette, je vous adore, » me disait un jeune Chat qui se
roulait à mes pieds en me regardant de la façon la plus tendre.
Ah ! Bébé, qu'il était beau! et qu'il avait l'air bien épris !
Et comment n'aurais-je pas vu dans un Chat si distingué, et qui
m'aimait tant, ce Chat prince, ce Chat accompli que rêvent toutes les
jeunes Chattes et qu'elles appellent de leurs vœux, quand elles chantent,
en regardant la lune , cette chanson des Chattes à marier : « Bonjour,
grand'mère, nous apportez-vous des maris? »
Et n'y a-t-il pas, depuis que le monde existe, dans ce seul mot :
Je vous adore, des choses qu'une jeune Chatte n'a jamais su entendre
sans trouble pour la première fois? Et du moment où on nous adore,
conviendrait-il que nous nous permissions d'en demander davantage?
Si donc je ne songeai point à demander à mon adorateur d'où il
venait, n'était-ce pas qu'un Chat comme lui ne pouvait tomber que du
ciel ? Et si je crus tout ce qu'il me dit , la crédulité est-elle autre chose
que le besoin de croire au bien? Et, s'il faut se défier de son cœur, à
qui se fier? Et puis, n'étais-je pas bien jeune, en pleine jeunesse , dans
les premiers jours de mon premier mois de mai, et une petite personne
de six mois ne peut-elle être éblouie un instant par l'idée qu'elle inspire
une grande passion?
Que n'as-tu vu son air humble et digne tout ensemble , Bébé ! II me "
demandait si peu de chose ! . . . Un regard de mes yeux. . '. un seul !
Pouvais-je lui refuser ce peu qu'il me demandait? ne m'avait-il pas
arrachée à cet évanouissement terrible, à la mort peut-être ? Le moyen ,
d'ailleurs, de rien refuser à un Chat si réservé!
Que ne l'as-tu entendu, Bébé ! quelle éloquence !
Tu le sais, j'étais coquette, et il me promettait les plus belles toi-
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
471
lettes du monde, des rubans écartâtes, des colliers de liège, et un
superbe vieux manchon d'hermine qui lui venait de sa maîtresse l'am-
bassadrice! Ah! ce vieux manchon, faut-il le dire? ce vieux manchon
a été pour beaucoup dans mes malheurs.
J'étais paresseuse, et il me parlait dé tapis moelleux, de coussins
**jf
de velours et de brocart, de fauteuils et de bergères, et de toutes sortes
de meubles charmants.
J étais fantasque, et il m'assurait que madame l'ambassadrice serait
enchantée de me voir tout casser chez elle quand l'humeur m'en pren-
drait, pour peu que j'y misse de la gentillesse. Ses magots, ses vieux
Z|72 LES PEINES DE COEUR
sèvres et tous ces précieux bric-à-brac qui faisaient de ses appartements
un magasin de curiosités, seraient à ma disposition.
J'aimais à me faire servir, j'aurais une femme de chambre, et ma
noble maîtresse elle-même se mettrait à mon service , si je savais m'y
prendre. « On nous appelle Animaux domestiques, me disait-il, qui peut
dire pourquoi? Que faisons-nous dans une maison? qui servons-nous?
et qui nous sert, si ce ne sont nos maîtres? »
J'étais belle, et il me le disait; et mes yeux d'ôr, et mes vingl-six
dents, et mon petit nez rose, et mes naissantes moustaches, et mon-
éclatante blancheur, et les ongles transparents de ma douce patte de
velours , tout cela était parfait.
J'étais friande aussi (il pensait à tout), et, à l'entendre, ce n'étaient
que ruisseaux de lait sucré qui couleraient dans le paradis de notre
ménage. .
J'étais désolée entin, et il m'assurait, par contrat, un bonheur sans
nuages! Le chagrin ne m'approcherait jamais, je brillerais comme un
diamant , je ferais envie à toutes les Chattes de France ; en un mot , je
serais sa femme, Chatte d'ambassadrice, et titrée.
Que te dirai-je, Bébé? Il fallait le suivre, et je le suivis.
C'est ainsi que je devins...
Mm0 Dli Brisquet !
DE LA MÊME A LA MÊME.
QUATRIEME LETTRE.
Oui , Bébé , madame de Brisquet ! ! !
Plains-moi, Bébé; car, en écrivant ce nom. je t'ai dit d'un seul
mot tous mes malheurs !
Et pourtant, J'ai été heureuse, j'ai cru l'être, du moins, car d'abord
rien de ce que Brisquet m'avait promis ne me manqua. J'eus les
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
&73
richesses, j'eus les honneurs, J'eus les friandises, j'eus le manchon! et
l'affection de mon mari.
Notre entrée dans l'hôtel fut un véritable triomphe. La fenêtre même ■
du boudoir de madame l'ambassadrice se trouva toute grande ouverte
pour nous recevoir. En^me voyant paraître, cette illustre dame ne put
s'empêcher de s'écrier que j'étais la Chatte la plus distinguée qu'elle
eût jamais vue. Elle nous accueillit avec la plus grande bonté, approuva
'hautement notre union, et, après m'avoir accablée d'agréables compli-
ments et de mille gracieuses flatteries, elle sonna ses gens, leur enjoi-
gnit à tous d'avoir pour moi les plus grands égards , et me choisit parmi
ses femmes celle qu'elle paraissait aimer le plus, pour l'attacher spécia-
lement à ma personne.
Ce que Brisquet avait prédit arriva : en dépit de l'envie, je fus pro-
clamée bientôt la reine des Chattes, la beauté à la mode, par les
Angoras les plus renommés de Paris. Chose bizarre ! je recevais sans
embarras, et comme s'ils m'eussent été dus, tous ces hommages.
co
klh LES PEINES DE CŒUR
J'étais née noble dans une boutique, disait le chevalier de Brisquet,.
qui affirmait qu'on peut naître noble partout.
Mon mari était fier de mes succès, et moi j'étais heureuse, car je
croyais à un bonheur sans fin.
Tiens, Bébé, quand je reviens sur ces souvenirs, je me demande
comment il peut me rester quelque chose au cœur !
Mon bonheur sans fin dura quinze jours ! . . • au bout desquels je
sentis tout d'un coup que Brisquet m'aimait bien peu', s'il m'avait
jamais aimée. En vain me disait-il qu'il n'avait point changé , je ne
pouvais être sa dupe. « Ton affection* qui est toujours la même, semble
diminuer tous les jours, » lui disais-je.
Mais l'amour désire jusqu'à l'impossible, et sait se contenter de peu;
je me contentai de ce peu, Bébé, et quand ce peu fut devenu rien, je
m'en contentai encore ! Le cœur a de sublimes entêtements. Comment
se décider d'ailleurs à croire qu'on aime en vain?
Retiens bien ceci, Bébé, les Chats ne sont reconnaissants des efforts
qu'on fait pour leur plaire, que quand on y réussit. Loin de me savoir
gré de ma constance, Brisquet s'en impatientait. « Comprend-on,
s'écriait-il avec colère qu'on s'obstine à faire de l'amour, qui devrait
être le passe-temps le plus gai et le plus agréable de la jeunesse, l'af-
faire la plus sérieuse, la plus maussade et la plus longue de la vie !
— La persévérance seule justifie la passion, lui répondais-je ; j'ai
abandonné ma mère et ma sœur parce que je t'aimais ; je me suis perdue
pour toi , il faut que je t'aime. »
Et je pleurais ! ! !
11 est bien rare que le chagrin ne devienne pas un tort : bientôt
Brisquet se montra dur, grossier, exigeant, brutal même ; et moi qui
me révoltais jadis contre la seule apparence d'une injustice de ma pauvre
mère, je me soumettais, et j'attendais, et j'obéissais. En quinze jours,
j'avais appris à tout souffrir. Le temps est un maître impitoyable : il
enseigne tout, même ce qu'on ne voudrait pas savoir.
A force de souffrir, on finit par guérir. Je crus que je me consolais,,
parce que je devenais plus calme ; mais le calme dans les passions suc-
cède à l'agitation , comme le repos aux tremblements de terre, lorsqu'il
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
175
n'y a plus rien à sauver. J'étais calme, il est vrai, mais c'était fait de
mon cœur. Je n'aimais plus Brisquet, et, ne l'aimant plus, je parvins
à lui pardonner et à comprendre aussi pourquoi il avait cessé de m'aimer.
Pourquoi? Eh ! mon Dieu, Bébé, la meilleure raison que puisse avoir
un Chat comme Brisquet pour cesser d'aimer, c'est qu'il n'aime plus.
Brisquet était un de ces égoïstes de bonne foi qui trouvent tout
simple d'avouer qu'ils s'aiment mieux que tout le monde, et qui nvont
de passions que celles que leur vanité remue. Ce sont ces Chats-là qui
ont inventé la galanterie pour plaire aux Chattes, en se dispensant de
les aimer. Leur cœur a deux portes qui s'ouvrent presque toujours en
même temps, l'une pour faire sortir, l'autre pour faire entrer, et tout
naturellement , pendant que Brisquet m'oubliait , il se prenait de belle
passion ailleurs.
7"^, '~Z-js^-?&—r+
Le hasard me donna une singulière rivale : c'était une Chinoise de
la province de Pechy-Ly, nouvellement débarquée , et qui déjà faisait
-courir tous les Chats de Paris, qui aiment tant à courir, comme on sait.
«Cette intrigante avait été rapportée de Chine par un entrepreneur de
476 LES PEINES DE COEUR
théâtres, qui avait pensé avec raison qu'une Chatte venue de si loin ne
pouvait manquer de mettre en émoi le peuple. le plus spirituel de la
terre. La nouveauté de cette conquête piqua l' amour-propre de Brisquet,
et les oreilles pendantes de la Chinoise firent le reste.
Brisquet m'annonça un jour qu'il me quittait. « Je t'ai prise pauvre
et je te laisse riche, me dit-il ; quand je t'ai trouvée, tu étais désespérée
et tu ne savais rien du monde , tu es aujourd'hui une Chatte pleine de
sens et d'expérience ; ce que tu es, c'est par moi que tu l'es devenue,
remercie-moi et laisse-moi partir. — Pars , toi que je n'aurais jamais
dû aimer, » lui répondis-je. Et il partit.
Il partit gai et content. Rien ne s'oublie si vite que le mal qu'on a
fait.
Je ne l'aimais plus, ce qui n'empêcha pas que son départ me mit
au désespoir. Ah ! Bébé, si j'avais pu tout oublier et redevenir enfant !
C'est à cette époque que fut faite, avec tant d'art et tant d'esprit sur
la disparition de Brisquet, cette mémorable histoire des Peines de cœur
d'une Chatte anglaise, qui, pour être une charmante nouvelle, n'en
est pas moins un des plus affreux tissus de mensonges qu'on puisse
imaginer, parce qu'il s'y mêle un peu de vérité. Cette histoire fut écrite,
à l'instigation de Brisquet, par un écrivain éminent, dont il parvint à
surprendre la bonne foi (rien ne lui résiste), et à qui il fit croire et écrire
tout ce qu'il voulut.
En se faisant passer pour mort, Brisquet voulait recouvrer sa liberté,
épouser, moi vivant, sa Chinoise, devenir bigame enfin : ce qu'il fit , au
mépris des lois divines et humaines , et à la faveur d'un nom supposé.
Rien n'est plus facile à prouver, du reste, que la fausseté de cette
prétendue histoire anglaise, qui n'a jamais existé que dans l'imagina-
tion de Brisquet et de son romancier, et qui n'a jamais pu se passer en
Angleterre , où jamais procès en criminelle conversation ne s'est plaidé
devant les Doctors Common , où jamais époux offensé n'a demandé autre
chose à la justice que de V argent... pour guérir son cœur blessé.
Pour moi, accablée par ce dernier coup, je renonçai au monde, et je
pris en haine mes pareils, que je cessai de voir.
Seule dans les appartements de ma maîtresse, qui m'aimait autant
que ses enfants et autant que son mari, — mais pas plus ; admise à tout
voir et à tout entendre ; fêtée, et par conséquent très-gâtée, je m'aperçus
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. . /,77
bientôt qu'il y a plus de vérité qu'on n'a coutume de le penser dans
cette légende de la Chatte métamorphosée en Femme qu'on nous raconte
dans notre enfance , quand nous sommes sages. Là, pour distraire mes
ennuis, j'entrepris d'étudier la société humaine à notre point de vue
animal, et je crus faire une œuvre utile en composant, avec le résultat
de mes observations, un petit traité que j'intitulerai Histoire naturelle
d'une Femme à la mode à Vusatje des Chattes, par une femme qui fut à
la mode. Je publierai ce traité, si je trouve un éditeur.
La plume me tombe des mains, Bébé! j'aurais dû rester pauvre.
Comme toi j'aurais vécu sans reproche, et à l'heure qu'il est je ne
serais ni sans cœur, ni sans courage, ni lasse de tout, au milieu de ce
luxe qui m'entoure et qui m'énerve.
11 faut avoir cherché de l'extraordinaire dans sa vie pour savoir où
mène une si sotte recherche.
Bébé , c'est décidé , et j'y suis résolue : il faut que je retourne au
grenier, auprès de toi, auprès de ma pauvre mère, qui finira peut-être
par me reconnaître. Ne crains rien, je travaillerai , j'oublierai ces vaines
richesses ; je chasserai patiemment et humblement à tes côtés, je saurai
être pauvre enfin! Va, la providence des Chats, qui est plus forte que
la providence des Souris , fera quelque «chose pour nous. D'ailleurs ,
c'est peut-être bon de n'avoir rien au monde.
Adieu, je ne pense plus qu'à m'échapper; demain peut-être, tu me
verras arriver.
Minette. •
BÉBÉ A MINETTE.
CINQUIÈME LETTRE.
C'est parce que je viens de lire et de relire d'un bout à l'autre ta
triste et longue lettre; c'est parce que plus d'une fois, en la lisant, mon
cœur a saigné au récit de tes douleurs ; c'est parce que je suis prête à
dire avec toi, ma sœur, que tu as expié bien cruellement une faute
qui, dans son principe, n'était que vénielle; c'est enfin parce que je ne
478 • LES PEINES DE CŒUR
songe point à nier tes malheurs de grande dame que je comprends (on
comprend toujours les malheurs de ceux qu'on aime); c'est à cause de
tout cela, Minette, que je te crie du fond de mon cœur et du fond de
mon grenier : « Reste dans ton palais, ma sœur, car il est toujours
temps d'être pauvre; car dans ton palais tu n'es que malheureuse, et
ici, et à nos côtés, tu serais misérable... Restes-y, car sous les tables
somptueuses tu n'as ni faim ni soif, tandis qu'ici tu aurais faim et soif;
comme ta mère et comme ta sœur ont faim et soif. »
Ecoute-moi bien, Minette, il n'y a qu'un malheur au monde, c'est
la pauvreté, quand on n'est pas tout seul à la souffrir.
Je ne t'en dirai pas long pour te prouver que rien n'égale notre
misère ! A l'heure qu'il est, les maçons sortent du grenier, dans lecjuel
ils n'ont pas laissé un seul trou... partant pas une Souris; et ma mère,
qui n'a rien vu, rien entendu , m'appelle. Elle a faim , je n'ai rien à
lui donner, et j'ai faim comme elle.
Bébé.
P. S. — Je suis allée chez la voisine ; j'ai mendié : rien. Chez le
voisin, il m'a battue et chassée. Dans la gouttière, sous la gouttière,
faut-il le dire? au coin des bornes : rien. Et notre mère, qui ne cesse
pas d'avoir faim, ne cesse pas de m'appeler.
Garde tes peines que j'envie, heureuse Minette, et "pleure à ton aise
avant ou après diner, et sur toi et sur nous , puisque tu as le temps de
pleurer.
On dit qu'on ne meurt pas de faim ; hélas! nous allons voir!
DE LA MÊME A LA MÊME.
SIXIÈME LETTRE.
Sauvées! nous sommes sauvées, Minette; un Chat généreux est
venu à notre secours. Ah ! Minette, qu'il fait bon revenir à la vie!
Bébé.
D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 479
DE LA MÊME A LA MÊME.
SEPTIÈME LETTRE.
Tu ne nous réponds pas, Minette. Que se passe-t-il donc? Dois-je
t'accuser? ~
J'ai à Rapprendre une grande nouvelle. Je me marie. Ce Chat géné-
reux dont je t'ai parlé, je l'épouse. Il est un peu gros, peut-être, mais
il est très-bon. Si tu voyais les soins qu'il" a de ma mère, comme il la
dorlote et comme elle se laisse faire, tu m'approuverais, sûr!
Mon futur s'appelle Pompon ; un joli nom qui lui va très-bien. C'est,
d'ailleurs , un bon parti, un Chat de forte cuisine. Je pense au positif,
comme tu vois. Dame! Minette, je suis payée pour ça.
Écris-moi, paresseuse.
Bébé.
DE MINETTE A BÉBÉ.
• HUITIEME LETTRE. — (ÉCRITE. AU CRAYON. )
Au moment même où je t'écris, Bébé, ma femme de chambre,
celle que ma noble maîtresse a bien voulu attacher à ma personne,
coud un sac de grosse toile grise. Quand ce sac sera cousu de trois
côtés, on me mettra dedans, on coudra le quatrième côté, et on me
confiera au premier valet de pied, qui me portera sur le Pont-Neuf et
me jettera à l'eau.
Voilà le sort qui m'attend.
Sais-tu pourquoi, Bébé? C'est parce que je suis malade, et que ma
maîtresse, qui est très-sensible, ne peut voir ni souffrir ni mourir chez
elle. « Pauvre Rosa-Mika, a-t-elle dit, comme elle est changée! » Et
de sa voix la plus attendrie, elle a donné l'ordre fatal.
« Noyez-la bien surtout, dit-elle à l'exécuteur auquel elle a voulu
parler elle-même; noyez-la bien, Baptiste, et ne la faites pas trop
souffrir, cette pauvre Bête !»
480 LES PEINES DE CŒUR
Eh bien, Bébé, qu'en dis-tu? envies-tu toujours mon malheur?
Voilà, ma sœur, ce qui a empêché l'heureuse Minette de t'écrire, et de
te porter son dîner qu'elle t'avait réservé.
Adieu, Bébé; encore quelques minutes, encore quelques points, et
tout sera dit, et je serai morte sans vous avoir embrassées!
N
Minette.
EPILOGUE.
NOTE DU REDACTEUR EN CHEF.
Nous sommes heureux de pouvoir ajouter que la pauvre Minette
n'est pas morte. Il résulte des informations que nous avons prises
qu'elle échappa comme par miracle, et môme tout à fait par miracle,
au triste sort qui la menaçait, sa méchante maîtresse étant heureuse-
ment venue à mourir subitement, ainsi que sa femme de chambre,
avant que le sac fût cousu to,ut à fait. Par une singularité que les méde-
cins auraient peine à expliquer, Minette, une fois sa frayeur passée, se
trouva radicalement guérie et de sa peur et de sa maladie. Les deux
sœurs finirent par se rejoindre, et vécurent ensemble dans la plus tou-
chante intimité, ni trop riches ni trop pauvres, de sorte qu'elles furent
contentes toutes les deux... quoique, à vrai dire, Minette, qui n'avait
pas su s'arranger de la richesse , ne sût pas toujours s'arranger de la
médiocrité.
Le repos de Minette fat surtout troublé par la nouvelle qu'elle apprit
de la mort de Brisquet, qui, ayant été jeté d'un quatrième étage dans
la rue par un mari qu'il avait offensé, tomba si mal, qu'il en mourut.
Xladame de Brisquet voulut pleurer son mari : « Il avait du bon, »
disait-elle; mais sa sœur l'en empêcha. Bébé, la voyant veuve et sans
enfants, songea à la remarier à quelques amis de Pompon, qui l'ai-
maient éperdument, et qui passaient les nuits et les jours sous ses fenê-
tres, dans l'espoir de toucher son cœur. Mais elle s'y refusa absolument.
D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
481
tj&JWHt
« On n'aime qu'une fois, » dit -elle. En vain Bébé lui représenta-t-ellefc
que jamais Chats n'avaient mieux mérité d'être écoutés. « Ma chère ,
lui répondait tout doucement Minette, il y a des Chats pour lesquels on
voudrait mourir, mais avec lesquels on doit refuser de vivre. D'ailleurs,
mon parti est pris , je resterai veuve.
— Toi qui as eu à lire tout au long le récit de mes peines de cœur,
disait-elle presque gaiement à sa sœur, n'en as-tu pas assez comme
cela, et veux-tu donc que je recommence? »
Après l'avoir pressée encore un peu, quand on vit qu'elle tenait bon,
on finit par lui dire : « Fais comme tu voudras. » Et il n'y eut de
61
482 LES PEINES DE CŒUR D'UNE CHATTE FRANÇAISE.
malheureux que les malheureux Chats qui soupiraient et qui soupirent
encore pour elle. Mais tout le monde ne peut pas être heureux.
Quant à Bébé, elle eut avec son mari Pompon tout le bonheur
qu'elle méritait ; et si ce n'est qu'elle eut le chagrin de perdre sa mère
qui mourut, paisiblement il est vrai, et de vieillesse, entre ses bras,
après avoir béni tous ses enfants, elle eût joui d'un bonheur sans
nuages ; car elle ne tarda pas à devenir mère à son tour d'une foule de
petits Pompons et de petites Bébés, et aussi de quelques Minettes, ainsi
nommées à cause de leur tante, qui se serait bien gardée de donner à
aucune de ses nièces son ancien nom de Rosa-Mika.
Bébé, en bonne mère, nourrit elle-même tous ses petits Chats, dont
le moins gentil était encore charmant, puisqu'on n'en noya pas un seul.
Il faut dire que la jeune maîtresse de Bébé s'était mariée à peu
près dans le même temps qu'elle, et que, pour plaire à sa femme, son
mari faisait semblant d'aimer les Chats à la folie, quoique, à vrai dire,
il préférât les Chiens.
P. J. Stahl.
w *\
CAUSES CELEBRES
'>'H'
e suis, comme voua: ne le savez pas, un
vieux Corbeau, avocat près les cours et tri-
bunaux de l'espèce Animale, et, trouvant
inexacts ou incomplets les comptes rendus
qui circulent, je crois devoir vous transmettre
celui de la dernière session des assises.
Elle a été brillante, et il n'en pouvait
guère être autrement, puisque Ton avait eu
le bon esprit de choisir dans la famille à laquelle j'appartiens la
plupart des juges et des jurés qui, par leurs habits noirs, par leur
gravité, en imposaient à la foule, et quand on les contemplait, l'idée
venait naturellement qu'habitués à fouiller des cadavres ils seraient
plus aptes à signaler l'état de décomposition morale des accusés.
Une Cigogne avait été appelée à la présidence, dont la rendaient
digne sa patience et son sang-froid. À moitié assoupie dans son fauteuil,
les yeux entr'ouverts , la poitrine renflée, la tête en arrière, guettant au
passage les contradictions des accusés*, elle avait encore l'air d'être en
embuscade au bord d'un marais.
Les fonctions de procureur général étaient échues à un Vautour au
col tors. Ce personnage, s'il avait jamais eu la moindre sensibilité, s'en
était défait depuis longtemps. Ardent , impitoyable , il ne songeait qu'à
obtenir des succès, c'est-à-dire des condamnations. Il avait bec et ongles,
pour attaquer, jamais pour défendre. La cour d'assises était pour lui un
champ de bataille, et le prévenu un adversaire qu'il fallait vaincre à
484
CAUSES CÉLÈBRES.
Une Cigogne avait été appelée à la présidence, dont la rendaient digne
sa patience et son sang-froid.
tout prix. Il allait à un. procès criminel comme un soldat à l'assaut : il
s'y jetait à corps perdu , comme un gladiateur au milieu du cirque.
Le Vautour est, en somme, un excellent procureur général.
Les habitants des terriers, nids, taillis, trous, taupinières et maré-
cages voisins , accoururent en foule pour assister à ces solennités judi-
ciaires. Les Oies, les Butors, les Buses et les Pies étaient en majorité.
Il en est toujours ainsi.
Une tribune était réservée aux journalistes , Canards et Perroquets
pour la plupart. Avec quel empressement ils étaient venus là! C'est
comme sur une proie qu'ils se jettent sur un procès bien noir et bien
affreux ! Voilà leurs rédacteurs habituels dispensés de se mettre en frais
d'imagination; la copie arrive toute faite, suffisamment épicée, bourrée
CAUSES CÉLÈBRES. 485
d'incidents dramatiques qu'ils n'auraient pas trouvés, et le directeur peut
crier fièrement aux typographes : « Vous tirerez dix mille de plus ! »
N'entrons pas dans le détail de toutes les affaires qui ont occupé
la session. Laissons de côté les poursuites dirigées contre une Grive,
pour dispute de cabaret; un Paon, pour usurpation de titres; une Pie,
pour vol domestique; un Chat, pour infanticide; un Pierrot, pour
vagabondage; un Renard, pour banqueroute frauduleuse; un Bouc,
pour danse illicite; un Chat-huant, pour tapage nocturne; un Mèrie,
pour délit de presse; un Coq gaulois, pour excitation à la haine et
au mépris du gouvernement. Parlons seulement de deux causes
majeures, comme dit un Rat de mes amis, nourri des bouquins d'un
savant: Musa, milii causas memora!
Il y a quelques mois, on lisait dans le Microcosme, journal des
canards :
« Un crime affreux vient d'épouvanter nos contrées si longtemps
« paisibles.
« Au moment où les Animaux confédérés venaient de se jurer une
« fraternité éternelle, on a trouvé au coin d'un bois un Crapaud affreu-
« sèment empoisonné !
« La justice informe. »
Elle informa si bien, qu'elle incarcéra deux Moutons, trois Escargots
et quatre Lézards , tous également innocents ; aussi furent-ils relâchés
immédiatement , après avoir subi quatre-vingt-quinze jours d'arrestation
préventive.
Dieu nous garde, messieurs, d'être accusés de n'importe quoi !
On commence par vous mettre en cage.
On vous y garde pour vous interroger, pour exiger un compte minu-
tieux de vos occupations , pour demander quel a été l'emploi de votre
journée tel ou tel jour il y a plusieurs mois ; et après qu'il est bien et
dûment établi que vous êtes étranger au crime, on vous prie poliment
de rentrer chez vous.
Pendant ce temps vos affaires ont langui ;
Vos créanciers sont devenus furieux ;
Vos débiteurs ont disparu ;
Votre famille a pâti.
Des calomnies de toute espace ont été propagées sur votre compte,
et on trouve toujours des Animaux qui disent : « 11 n'y a pas de feu sans
fumée. »
m
CAUSES CÉLÈBRES.
Ceux qui subirent l'arrestation préventive, dans le procès que je
narre , ne purent fournir aucun indice. L'instruction se poursuivit avec
la plus grande activité, sous la direction de deux Tortues; mais plus on
avançait, moins on pénétrait l'horrible mystère et drame dans lequel
avait succombé l'infortuné Crapaud. %
*• *\\l .ï.O'R
Enfin une Taupe, sortant à tâtons de son terrier, vint raconter
qu'elle avait vu une énorme Vipère (monstrum horrendum, comme dirait
mon ami le Rat) s'élancçr sur le Crapaud. Confronté avec le cadavre
qu'on avait soigneusement embaumé, le témoin déclara positivement
que ça devait être lui.
CAUSES CÉLÈBRES. * 487
Des Bouledogues furent dépêchés à la poursuite de la Vipère,
l'attaquèrent vaillamment pendant son sommeil, lui mirent les menottes
et la menèrent devant la Cour.
L'audience est ouverte. Le greffier donne lecture de l'acte d'accusa-
tion. La parole est à la Fourmi , expert chargé d'analyser les restes de
la victime. (Mouvement d'attention.)
« Messieurs,
« Notre but était de rechercher si le corps de ce malheureux Crapaud
« contenait le principe vénéneux récemment découvert dans la Vipère,
« et nommé par les savants viperium.
« Cette substance se combine avec divers oxydes , acides et corps
« simples, pour former différents vipérates, vipérites ou vipérures.
« Nous avons donc analysé avec le plus grand soin l'estomac, le
« foie, le poumon, les entrailles, et la masse encéphalique de la victime,
a en nous servant de réactifs dérobés à un médecin homœopathe qui
« a l'habitude de porter sa pharmacie dans sa poche. Après avoir
a fait chauffer et évaporer jusqu'à siccité le suc pancréatique et les
« matières contenues dans l'estomac , nous avons obtenu une substance
« liquoreuse, mais assez solide, que nous avons traitée par deux milli-
u grammes d'eau distillée ; en la plaçant dans un matras de verre et la
« soumettant à l'ébullition' pendant deux heures vingt-cinq minutes,
« nous n'avons rien obtenu du tout; maiscetle même substance, traitée
« successivement par des acétates, des sulfates, des nitrates, des prus-
« siates et des chlorates, nous a donné un précipité d'un blfcu vert-
« pomme que nous avons retraité par plusieurs réactifs énergiques ; nous
« avons alors obtenu un précipité d'une couleur indécise, mais bien
« caractérisée, et qui ne saurait être que dû viperium à l'état pur. »
Ce rapport, clair et concluant, impressionne vivement l'auditoire.
La Fourmi met sous les yeux des jurés une petite fiole contenant le
résidu recueilli. .(Agitation en sens divers.)
L'issue de ce procès, qui se termina par la condamnation de la
Vipère, eût excité, sans aucun doute, la curiosité publique, si des
débats plus importants ne l'avaient détournée.
On lisait dans le Microcosme : ;
« Un crime affreux vient de jeter la terreur dans ce pays.
488 CAUSES CÉLÈBRES.
« Donnant aux animaux domestiques l'exemple d'une noble indépen-
« dance , une Brebis et son Agneau avaient fui leur bergerie. Tous deux
« étaient placés sous la sauvegarde de la Confédération Animale, et pour-
« tant ils ont été lâchement égorgés !
« Un Loup, désigné par la voix publique comme coupable de ce
« crime, a été arrêté, grâce au zèle et à la fermeté du brigadier des
« Bouledogues. »
Il importait de savoir quel avait été le genre de mort de la Brebis.
On choisit à cet effet un Dindon, savant docteur décoré, qui s'était
acquis une juste célébrité par ses recherches, malheureusement sans
résultat, sur cette grave question : Quare opium facit dormire? Ce
docteur illustre constate que la Brebis était loin d'avoir succombé
à une attaque de cholpra, comme on aurait pu faussement l'avancer;
mais qu'une plaie de six centimètres de long lui ayant été faite au
gosier, la mort avait été le résultat de la division de la veine jugulaire
interne.
Impatiemment attendue, l'affaire vint enfin au rôle.
Dès le matin, une multitude immense assiège les portes du prétoire;
l'autorité a pris des mesures pour prévenir le désordre. L'accusé est
introduit. Il est pâle; ses yeux sont noirs, mais sans éclat. Sa mise,
quoique décente, n'a rien de recherché. On distingue à peine ses traits,
qu'il semble vouloir dérober à la curiosité publique. Un vieux Corbeau,
qui, entre vingt concurrents, a obtenu Y honneur de défendre le grand
criminel, s'assied au banc de la défense en robe d'avocat.
L'interrogatoire commence :
D. Accusé, levez-vous ! vos nom et prénoms
II. Canis Lupus.
D. Votre âge?
R. Douze ans.
D. Votre profession ?
R. Botaniste.
D. Votre domicile ?
R. Les grands bois, la nature!
D. Vous allez entendre lecture des charges dirigées contre vous.
L'acte d'accusation est lu au milieu du plus profond silence; puis le
président interroge de nouveau le prévenu :
CAUSES CÉLÈBRES • Z^9
D. Canis Lupus, qu'avez- vous à alléguer pour votre justification?
R. Je suis innocent, mon président. Longtemps, j'en conviens, j'aî
eu l'habitude de détruire des Moutons; mais en agissant ainsi, je con-
sultais moins mon inclination que ma haine pour les Hommes : si
j'éprouvais du plaisir à donner la mort à une Brebis, c'est que c'était
enlever à nos oppresseurs une portion de leurs richesses. Depuis long-
temps , je suis revenu à des sentiments plus doux, mais sans cesser de
détester les Hommes. Jugez donc de mon indignation, quand, l'autre
jour, je vis les malheureux dont on m'impute la mort poursuivis par un
boucher qui les frappa sans pitié. Je volai à leur secours : l'infâme
bourreau prit la fuite ; et c'est au moment où je me préparais à panser
les plaies des victimes que les agents de l'autorité m'ont fait prisonnier.
Je me propose de les attaquer plus tard en dommages et intérêts.
. L'accusé se rassied, et porte la patte à ses yeux. Son discours éveille
les sympathies de l'auditoire, et notamment du beau sexe.
u Comme il parle bien! dit une Grue.
— Qu'il a de grâce ! s'écrie une Pie-Grièche.
— Quel dommage, si un aussi beau criminel était condamné! dit
une Hécasse en respirant, oh ! oh ! »
Il est bon, à ce qu'il paraît, d'être scélérat pour plaire à ces dames,
mais il importe de joindre l'hypocrisie à la méchanceté, si l'on veut tou-
cher leur cœur... retournons à nos Moutons.
Le président répond :
D. Accusé , votre version est inadmissible. Elle est en contradiction
formelle avec les déclarations des témoins que nous allons entendre;
d'ailleurs vous ne persuaderez à personne que vous êtes capable d'un
élan de générosité.' Vos antécédents sont déplorables.
R. J'ai toujours été calomnié.
D. A deux ans, précocité funeste, ayant été grondé par votre
nourrice, vous l'avez mordue.
R. Cest elle qui a commencé.
D. Plus tard, vous avez eu une violente altercation avec un de vos
voisins, et vous l'avez traité de Crapaud.
R. Il m'avait appelé Caïman.
D. Il y a trois ans, on vous a vu rôder autour de la garenne royale,
dont l'accès est interdit aux animaux de votre espèce.
•R. Je n'y suis pas entré.
«2
(,90 CAUSES CÉLÈBRES.
D. Mais vous aviez l'intention de vous y introduire, pour y porter
" le désordre ; messieurs les jurés apprécieront.
L'audition des témoins commence. Le Loup discute leurs déposi-
tions avec une remarquable habileté, calme avec les uns, ardent et
sarcastique avec les autres, trouvant toujours réponse k tout. Peu à
peu cependant, ses forces s'épuisent; à son état de surexcitation succède
une prostration soudaine, et il s'évanouit.
L'audience est renvoyée au lendemain*.
Les jours suivants , le Loup se trouva trop faible pour soutenir les
débats. Jamais animal illustre , jamais vénérable père de famille , jamais
prince adoré (dans les feuilles officieuses), n'excitèrent autant d'intérêt
pendant le cours -de leurs maladies. Les habitués de la Cour d'assises
craignaient de perdre une source d émotions; les juges appréhendaient
qu'une proie fût ravie à la justice animale; le Vautour général redoutait
d'avoir à rengainer le superbe réquisitoire qu'il improvisait depuis trois
semaines. Les journaux donnaient chaque matin un bulletin de la santé
du Loup :
« L'accusé est fort souffrant et presque constamment couché. Il a
sans cesse auprès de lui plusieurs Sangsues ; il semble , du reste , calme
et résigné à son sort. »
a L'accusé a passé une mauvaise nuit. Plusieurs Oies de la plus
haute volée sont venues demander de ses nouvelles au geôlier. »
« L'accusé est mieux. Il consacre ses loisirs à lire et à écrire.
L'objet favori de ses études est le recueil des Idylles de Mn,c Deshou-
lières ; il a consommé, depuis sa captivité, deux mille neuf cents feuilles
de papier. Il rédige un drame en dix-sept tableaux, intitulé : le Triomphe
de la Vertu, et un mémoire philosophique sur la Nécessité d'abolir la
peine de mort. » Voici quelques vers de sa composition, que nous sommes
parvenus à nous procurer :
Oh! pour le prisonnier, les jours où la nature
S'embellit de soleil, de fleurs et de verdure,
Les jours les plus Fiants sont les plus désolés.
Il entend des troupeaux les clochettes qui sonnent,
Les concerts des oiseaux, les zéphyrs qui frissonnent
En s'éparpiltant dans les blés.
CAUSES CÉLÈBRES.
Û91
•s-^euc
Le doux roucoulement des colombes plaintives,
Murmure cadencé des ondes fugitives,
Voix des bois et des vents, arrive jusqu'à lui.
Mais en vain sur les prés la lumière ruisselle;
Malheureux paria, la joie universelle
Semble insulter à ton ennui !
Cesse de voyager, en ton espoir frivole,
Avec tout ce qui passe et tout ce qui s'envole ;
Cesse de secouer le fer de tes barreaux.
Pour toi le sort n'a plus que terreurs et menaces ;
Ta vie est condamnée, et les geôliers tenaces
Ne te céderont qu'aux bourreaux.
Je l'avoue, Messieurs les Rédacteurs, l'espèce d'enthousiasme dont ce
misérable Loup a été l'objet m'inspire de tristes réflexions. J'ai entendu
492 CAUSES CÉLÈBRES.
de malheureux: Rossignols fredonner, pendant des- années entières, les
chants les plus sublimes, sans triompher de l'obscurité; et parce qu'il
avait commis un crime , ce Loup voyait ses premiers essais applaudis
avec transport. Je connais des Animaux de bien , des héros de vertu ,
auxquels on ne consacrerait pas deux lignes, et l'on entretenait pom-
peusement le public des faits et gestes d'un scélérat; et des mamans
qui y auraient regardé à deux fois avant de mettre les Fables de Floriaa
entre les mains de leurs enfants, des mamans, sévères sur le choix de
leurs propres lectures, se repaissaient sans scrupule, en famille, de détails
qui les initiaient à tous les raffinements du crime et de la dépravation.
Sans dissimuler le mal, ne pourrait-on éviter de lui donner un tel
relief? A la vérité, si l'on s'attachait a reproduire exclusivement les
bonnes actions , on n'aurait parfois à expédier à ses abonnés que du
papier blanc.
Repris aussitôt que le Loup put les supporter, les débats se poursui-
virent pendant huit jours. On entendit vingt-cinq témoins, tant à charge
qu'à décharge; jurés, défendeurs, président, avocat général, n'épar-
gnant ni interrogations, ni interruptions, ni observations. Il en résulta
que l'affaire, excessivement claire dans le principe, s'embrouilla au point
de devenir incompréhensible. La plupart des procès ressemblent à l'eau
d'une fontaine : plus oh les agite, plus ils deviennent troubles.
L'accusé avait usé de tant de subterfuges pour captiver l'attention ,
il s'était si heureusement posé, que ce fut au milieu d'une émotion
universelle que le Vautour général prit son essor oratoire :
« Messieurs les jurés,
« Avant d'entrer dans les détails des faits soumis à votre judicieuse
« appréciation # j'éprouve l'impérieux besoin de vous adresser une
« question grave , une question importante. Je vous le demande avec
« un sentiment de vive douleur, je vous le demande avec un sentiment
« de pénible amertume... je dirai plus, messieurs!... je vous le
« demande avec un sentiment d'ardente indignation : où va la société?...
« Et en effet, messieurs, de quelque côté que nous portions nos yeux*
« nous ne voyons que désordre : désordre chez les Quadupèdes,
« désordre chez les Bipèdes, désordre chez les Hannetons, désordre
« partout; nous n'éprouvons que des symptômes de désorganisation
« profonde, intime, radicale. Oui, messieurs, le corps social se mine ; le
CAUSES CÉLÈBRES. Û93
« corps social se décompose; le corps social s'écroulerait, si vous
« n'étiez là, messieurs, pour imposer une barrière aux progrès si
« effrayants de la dissolution morale ! »
L'orateur soutient l'accusation sur tous les points, et conclut à la
peine capitale. Le défenseur réplique par de vigoureux croassements ,
après avoir déclaré dans son exorde que le plus beau spectacle qu'on
puisse avoir sur la terre est celui de l'innocence aux prises avec le
malheur.
A midi et demi, le jury entre dans le taillis des délibérations..
Quatre questions lui sont posées : une pour chaque meurtre , une pour
la préméditation de chaque meurtre.
Des conversations animées s'engagent entre les assistants ; on y
distingue les voix glapissantes d'individus du sexe féminin.
A trois heures, les jurés rentrent à l'audience.
Le verdict est affirmatif sur toutes les questions; il se tait sur
l'admission de circonstances atténuantes.
Le président : « Je recommande à l'auditoire le plus profond
« silence, le plus complet recueillement. Bouledogues, introduisez
« l'accusé. »
Le Loup est ramené dans la salle; sa démarche est assurée. Il
entend la lecture de la déclaration du jury sans émotion apparente.
Le Vautour général requiert, d'une voix émue, l'application de la
peine.
La Cour condamne le Loup à la peine de mort.
La foule immense qui s'est entassée dans le prétoire reste morne et
silencieuse; pas un mqt, pas un bêlement, pas un geste ne se mani-
festent. On dirait, à voir tous ces regards fixés sur un même point,
tous ces becs muets et silencieux, qu'une même commotion électrique
les a frappés tous d'une éternelle immobilité.
Le Loup a été pendu ce matin, messieurs, et les zoophiles n'ont pas
manqué cette occasion de renouveler leurs protestations contre la peine
de mort. Elles me touchent médiocrement, je vous le confesse, et je ne
conçois guère pourquoi ils tenaient tant à conserver un scélérat qui a
coupé son frère par morceaux. C'est par respect pour la vie animale ?
Mais, alors, par quel illogisme ils trouvent tout naturel que vipgt ou
trente mille pauvres diables se fassent tuer en quelques heures pour une
/,9i CAUSES CÉLÈBRES.
querelle qui leur est ordinairement indifférente ! Que le criminel, se déro-
bant à l'action de la justice , se glisse subitement dans les rangs d'une
armée et reste sur le champ de bataille, les philosophes admettent le
droit qu'a exercé la société de l'envoyer à la boucherie en compagnie de
plusieurs autres, mais elle n'a pas, suivant eux, le droit de purger la
terre de la présence d'un monstre !
C'est pour le mieux punir, disent-ils parfois , qu'ils le laissent vivre.
Comme ils s'abusent! le forçat entretient toujours l'espoir consolateur de
s'évader, il est en plein air, sous un ciel bleu, soustrait aux hasards et
aux vicissitudes de l'existence. « Je n'avais ni sou ni maille, peut-il se
dire, je ne savais où coucher, si bien que, tuant pour vivre, j'étais exposé
k mo.urir de faim dans un fossé. Maintenant je suis vêtu, nourri, abrité,
sans souci du lendemain. On a cru me châtier, on m'a fait une position. »
Il y a pourtant, j'en conviens, un argument sérieux en faveur de
l'abolition du dernier supplice. _Un Animal qui n'est pas bête a dit :
« Que messieurs les assassins commencent! » N'est-ce pas plutôt à la
société de commencer? Qu'elle épure les mœurs, qu'elle manifeste une
profonde horreur du sang versé ; qu'elle donne l'exemple ; qu'elle soit la
première à mettre en pratique "ce commandement : « Ty ne tueras
point. » En un mot, qu'elle supprime la guerre.
Notre Loup était, au reste, de ces natures énergiques qui n'aiment
pas les moyens termes; il a refusé de se pourvoir en cassation, et il est
mort avec courage.
On a trafiqué avantageusement des objets mobiliers qui avaient
appartenu au condamné. Un Bœuf anglais, venu tout exprès des pâtu-
rages du Middlesex, a payé deux livres sterling une mèche de ses che-
veux; un libraire, connu pour chercher les succès de scandale, offre six
mille francs du Triomphe de la Vertu.
Il existait du Loup vingt-deux portraits en photographies , qui n'ont
aucun rapport les unes avec les autres, quoique la ressemblance de
toutes soit garantie. Le compte rendu de son procès, rédigé par le plus
habile des sténographes, s'est vendu par milliers. Le Loup a eu aussi les
honneurs de la complainte, et voici celle que les Canards ambulants
nasillent à son intention :
Écoutez, Canards et Pies,
Geais, Dindons, Corbeaux et Freux,
Le récit d'un crime affreux,
Et bien digne des Harpies.
CAUSES CÉLÈBRES.
/ior>
C<0- 'S^v-»
L'auteur de cet attentat
Fut un Loup peu délicat.
Une Brebis malheureuse
Se promenait dans un champ '
II l'accoste , et le méchant ,
D'une voix cadavéreuse ,
Lui dit : « Madame, bonsoir,
Je suis charmé de vous voir. »
A ce discours trop perfide
Elle répond poliment;
Mais le traître, en ce moment,
Tire un poignard brebicide,
Et comme un vil assassin,
Le lui plonge dans le sein.
Mais la justice protège
Les jours de tout citoyen !
On arrête le vaurien;
Dans sa rage sacrilège,
11 veut se faire périr :
Il n'en a pas le loisir.
196
CAUSES CÉLÈBRES.'
11 vante son innocence,
Mais on ne l'écoute pas.
Après d'orageux débats,
On le mène à la potence.
Cet infâme condamné
Fut ainsi guillotiné.
MORALITÉ.
Vous, dans le sentier du crime
Qui pourriez être entraînés,
Par cet exemple apprenez
Cette vérité sublime :
Que celui qui fait le mal
Est un méchant Animal.
Les restes du supplicié ont été inhumés sans cérémonie. Son crâne
a été rçmis à un Hibou, très-versé dans la science phrénologique. Ce
physiologiste perspicace lui a trouvé, extraordinairement développée, la
bosse de la bienveillance.
Veuillez m'accorder la vôtre.
Emile de La Bédollière.
?<^~^^
L'OURS
OU
LETTRE ÉCRITE DE LA MONTAGNE
Félix qui potuit rerum cognoscere causas!
r-
'apportai, en venant au monde, un goût
très-vif pour la solitude. Sans doute ce goût
m'avait été donné pour une fin utile; mais au
lieu de diriger remploi de mes facultés vers un
but qui répondît à ma vocation dans l'harmonie
des êtres, je travaillai longtemps à corrompre
en moi l'ouvrage de la nature. Peu de temps
après ma naissance, une chute que je fis en
%£%$} voulant monter pour la première fois au faite
d un arbre me ren lit boiteux pour le reste de mes jours. Cet accident
influa singulièrement sur mon caractère et contribua beaucoup à déve-
lopper le germe de ma mélancolie. La caverne de mon père était très-
1 Cette lettre n'était pas destinée à la publicité. Le jeune Ours à qui elle est adressée
a cru pouvoir, sans indiscrétion, divulguer les confidences de l'amitié.. Il a pensé qu'après
avoir profité pour lui-même des.conseils de son vieil ami , ces conseils pourraient devenir
utiles à d'autres aussi. D'ailleurs, à l'heure qu'il est, l'auteur de cette lettre n'est plus,
et a laissé des Mémoires qui paraîtront sous peu et qui n'en sont que le développement.
NOTE DU REDACTEUR EN CHEF.
63
498 L'OURS.
fréquentée par les Ours du voisinage. C'était un ort chasseur, qui
traitait splendidement ses convives : ce n'était du Riatin au soir que
danses et que festins ; pour moi , je demeurais étranger à la vie joyeuse
de ma famille. Les visites m'importunaient, la bonne chère m'allait
assez , mais les chansons à boire m'étaient odieuses. Ces répugnances
ne tenaient pas seulement à mon organisation, bien que la philosophie
moderne ait placé dans l'organisme le principe de nos affections positives
-et négatives. Le désir de plaire, contrarié par mon infirmité, était pour
moi une source d'amères préoccupations. Le goût naturel que j'avais
pour la solitude et le silence dégénéra peu à peu en humeur sombre, et
je prenais plaisir k m'abandonner à cet état d'Ours incompris, qui a
toujours passé pour le signe du génie méconnu eu d'une vertu supé-
rieure dont le monde n'est pas digne. Une étude approfondie de moi-
même et des autres m'a convaincu que l'orgueil était la racine de cette
tristesse , de ces idées pâles , dont on a demandé le secret aux rayons
de la lune et aux soupirs des roseaux. Mais , avant de venir à résipis-
cence , il était écrit que je devais passer par l'épreuve du malheur.
Ce n'était pas assez pour moi d'affliger mon père et ma mère par le
spectacle de ma nionomanie, je formai le projet de les abandonner et de
chercher quelque retraite ignoFée du monde , où je pusse me livrer en
liberté à mon goût pour la vie solitaire. Vainement ma conscience me
représenta la douleur que j'allais leur causer. Je confiai mon dessein à
un ami de ma famille, afin qu'on sût bien que j'avais volontairement
renoncé au monde, et qu'on ne crût pas que j'avais été la victime de
quelque accident.
Je n'oublierai jamais le jour où je quittai le toit qui m'avait vu
naître. C'était le matin : mon père était parti pour la chasse ; ma mère
dormait encore. Je profitai de cet instant pour sortir sans être vu. La
neige couvrait la terre, et un vent glacé agitait tristement la cime des
sapins couverts de frimas. Tout autre que moi eût reculé devant ce
deuil de la nature ; mais rien n'est plus fort qu'âme résolution absurde,
et je partis d'un pas ferme et intrépide.
Il serait difficile de trouver sur la terre un lieu moins fréquenté que
celui que je choisis pour ma retraite. Pendant l'espace de cinq ans, à
l'exception d'un Aigle qui vint se poser sur un arbre, à quelque distance
de ma caverne , aucun être vivant ne m'apparut de près ni de loin. Les
occupations de ma vie contemplative étaient fort simples. A l'aube
naissante, j'allais m'asseoir sur la pointe d'un rocher, d'où j'assistais au
L'OURS.
499
lever du soleil. La fraîcheur du matin éveillait mon imagination, et je
consacrais les premières heures du jour à la composition d'un poëinc
palingënésique, où je me proposais d'exprimer toutes les douleurs de
ces âmes errantes qui avaient approché leurs lèvres de la coupe de la
vie et détourné la tête. Vers le milieu de la journée, j'étudiais les simples.
Le soir, je regardais les étoiles s'allumer une à une dans le ciel ; j'élevais
mon cœur vers la lune ou la douce planète de Vénus, et quelquefois « il
me semblait que j'aurais eu la puissance de créer des inondes. » Cinq
années s'écoulèrent dans cette vie monotone ; mais cette période de temps
avait fini par oblitérer bien des sensations, dissiper bien des rêves,
50D L'OURS.
hébéter l'enthousiasme ; et peu à peu je cessai de voir les choses comme
je les avais vues d'abord. J'étais arrivé à une de ces époques critiques
de l'intelligence qui se renouvellent souvent dans la vie, et qui sont
ordinairement marquées par un malaise insupportable. On veut sortir à
tout prix de cet état contentieux, et la mauvaise honte est d'autant
moins forte pour nous retenir, que, parmi les choses que l'on comprend
le moins, il faut ranger celles que l'on a cessé d'aimer. Aussi l'ennui
triompha-t-il de toutes les hésitations de l'amour-propre, forcé de se
dédire; et je me décidai à retourner parmi mes semblables, à me jeter
dans le mouvement, à partager les travaux et les dangers des autres
Ours, en un mot, à rentrer dans la vie sociale et à en accepter les
conditions. -Mais, soit qu'une volonté supérieure ne permît pas que je
rencontrasse, sans une expiation préalable, un bonheur que j'avais
d'abord méprisé, soit que ma destinée le voulût ainsi , je tombai entre
les mains des Hommes/
Je m'étais donc mis en route un matin pour exécuter mon dessein.
Je n'avais point fait une demi -lieue, lorsqu'au fond d'une gorge étroite
j'entendis plusieurs voix s'écrier: « Un Ours! un Ours! » Au moment où
je m'arrêtais pour distinguer d'où venaient ces accents inconnus, je
tombe frappé par une main invisible. Pendant que je me roulais sur la
terre, quatre énormes Chiens, suivis de trois Hommes, se précipitèrent
sur moi.. Malgré la douleur que me causait ma blessure, je luttai long-
temps contre les Chiens, mais à la fin je tombai sans connaissance sous
la dent de ces cruels Animaux.
Quand je revins de mon évanouissement, je me trouvai attaché k un
arbre , avec une corde passée dans un anneau dont on m'avait orné le
bout du nez. Cet arbre ombrageait la porte d'une maison située sur une
grande route, mais toujours au milieu des montagnes. Tout ce qui
m'était arrivé me semblait un songe, songe, hélas! de courte durée!
Mon malheur ne tarda pas alors de m'apparaître dans sa triste réalité.
Je ne compris que trop que, si j'avais conservé la vie, c'en était fait de
ma liberté, et qu'au moyen de l'anneau fatal qu'on m'avait, je ne sais
comment , passé dans la narine, l'être le plus faible de la création pou-
vait m'asservir à ses volontés et à ses caprices. Oh ! qu'Homère a bien
raison de dire que celui qui perd sa liberté perd la moitié de son âme !
Le retour que je faisais sur moi-même redoublait l'humiliation que me
causait ma servitude. C'est alors que je reconnus, mieux que jamais,
jusqu'à quel point j'avais été la dupe de mon orgueil , en me supposant
L'OURS. 501
la force de vivre indifférent à toutes les choses extérieures. Qu'y avait-il,
en effet, de changé dans ma position ? La vaste étendue du ciel, l'aspect
imposant des montagnes, l'éclat radieux du soleil, la clarté de la lune
et son brillant cortège d'étoiles , tout cela était encore à moi. D'où venait
donc que je ne voyais plus du même œil ces beautés naturelles qui
naguère semblaient1 suffire à mes désirs? Je fus forcé de m'avouer qu'au
fond du cœur je n'avais jamais renoncé à ce monde que j'avais boudé,
et que, si j'avais pu en vivre éloigné pendant quelques années , c'est que
je n'avais jamais cessé de me sentir libre d'y retourner quand je voudrais.
Je passai plusieurs jours dans la stupeur et dans l'abattement du
désespoir. Cependant l'aveu que je m'étais fait intérieurement de ma
faiblesse contribua à ouvrir mon âme à la résignation. La résignation à
son tour, ramena l'espérance , et peu à peu j'éprouvai un calme que je
n'avais jamais connu. D'ailleurs, si quelque chose pouvait consoler de
la perte de la liberté, j'aurais presque oublié ïna servitude dans les
douceurs de ma vie nouvelle ; car mon maître me traitait avec toutes
sortes d'égards. J'étais le commensal du logis ; je passais la nuit dans
une étable auprès de quelques autres Animaux d'un caractère pacifique
et très-sociable. Le jour, assis sous un platane, à la porte de la maison,
je voyais aller et venir les enfants de mon maître , qui me témoignaient
beaucoup d'affection, et le passage assez fréquent des voitures publiques
me procurait de nombreuses distractions. Le dimanche, les villageois et
les villageoises des hameaux voisins venaient danser sous mon platane
au son de la cornemuse : car mon maître était aubergiste, et c'était
chez lui que les montagnards célébraient les jours de fête. Là résonnaient
le bruit des verres entrechoqués et les gais refrains des convives. J'étais
toujours invité aux danses qui suivaient le repas et se prolongeaient
bien avant dans la nuit. J'ouvrais ordinairement le bal avec la plus jolie
villageoise, par une danse semblable à celle qu'autrefois, dans la Crète,
Dédale inventa pour l'aimable Ariane. Depuis, je fus à même d'étudier
la vie intime d'Hommes placés à l'autre extrémité de l'échelle sociale ,
et, en comparant leur sort à celui de ces montagnards, il me parut que
ces derniers étaient plus près du bonheur que ceux que l'on regarde
comme les heureux du siècle ; mais je tirai en même temps cette con-
clusion sur l'homme en général : c'est qu'il ne peut être heureux qu'à
la condition d'être ignorant. Triste alternative, qui le met sans doute au-
dessous de tous les Animaux, et à laquelle l'Ours échappe complètement
par la simplicité de ses mœurs et de son caractère.
502
L'OURS.
>'>V*
Cette vie pastorale dura six mois, pendant lesquels je suivis l'exemple
d'Apollon dépouillé de ses rayons et gardant les troupeaux du roi Admèté.
Un jour, que j'étais assis, selon ma coutume, à l'ombre de mon arbre,
une chaise de poste s'arrêta devant notre auberge. La chaise était attelée
de quatre Chevaux et contenait un voyageur qui me parut appartenir h
la haute société. En effet, comme je l'appris bientôt, ce voyageur était
un poëte anglais, nommé lord B****, célèbre alors dans toute l'Europe.
Il revenait de l'Orient , où il avait fait un voyage d'artiste. Il descendit
pour prendre quelque nourriture. Pendant son repas , il me sembla que
j'étais le sujet de sa conversation avec mon maître. Je ne m'étais pas
trompé. Lord B**** donna quelques pièces d'or à l'aubergiste, qui vint
à moi, me détacha de l'arbre, et, avec l'assistance du postillon, me fit
monter dans la chaise de poste. Je n'étais pas encore revenu de ma
surprise, que nous étions loin de la vallée oii j'avais passé des jours si
heureux et si utiles.
L'OUKS. 503
J'ai remarqué que tout changement dans ma manière de vivre me
remplissait d'un trouble pénible , et l'expérience m'a convaincu que le
fond du bonheur consiste dans la monotonie et dans les habitudes qui
ramènent les mêmes sentiments. Je ne saurais peindre la détresse de
cœur que j'éprouvais en voyant disparaître derrière moi les lieux qui
m'avaient vu naître. Adieu, disais- je en moi-même, adieu, ô mes chères
montagnes !
Que n'ai-je, en vous perdant, perdu le souvenir!
Je sentis que l'instinct de la patrie est immortel, que les voyages,
qu'un chansonnier contemporain appelle une vie enivrante, ne sont le
plus souvent qu'une continuelle fatigue d'esprit et de corps, et je
compris pourquoi les charmes de la déesse Calypso n'avaient pu empê-
cher Ulysse de retourner dans sa pauvre et chère Ithaque et de revoir
la fumée du toit de son palais. •
Vivile felices, qui bus est forluna peracta!
Vebis parla quios, nobis maris œquor arandura.
Nous nous embarquâmes à Bayonne, sur un navire qui faisait voile
pour les Iles-Britanniques. Je passai deux ans avec lord B****, dans un
château qu'il possédait en Ecosse. Les réflexions que je fus à même de
faire dans la société d'un Homme à la fois misanthrope et poète ache-
vèrent de déterminer ^ans ma tête le plan de vie dont je ne me suis
jamais écarté depuis que j'ai recouvré ma liberté. Je m'étais déjà guéri
de la maladie d'esprit qui m'avait jeté dans la vie solitaire; mais il m'en
restait une autre qui n'était pas moins dangereuse, et qui aurait pu me
faire perdre tôt ou tard tout le fruit de mes malheurs et de mon expé-
rience. Entraîné par ce besoin d'épanchfement qui nous porte à commu-
niquer aux autres nos ennuis et nos inquiétude^, j'avais conservé la
manie de composer des vers. Mais, hélas ! il n'a été donné qu'à un
petit nombre d'âmes de réunir l'enthousiasme et le calme, de n'arrêter
leurs regards que sur de belles proportions et de les transporter dans
leurs écrits. Je souffrais, comme disent les âmes méconnues et les
mauvais poètes, et je voulais exprimer en vers mes chimériques souf-
frances. Ajoutez à cela que je n'ai jamais eu
L'heureux don de ces esprits faciles,
Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles,
Ouvrent tous leurs trésors.
504 L'OURS.
Je me couchais tantôt sur la ventre, tantôt sur le dos, pour exciter
ma verve ; quelquefois je me promenais à grands pas, à la manière de
Pope, dans les sombres allées du jardin qui environnait le château, et
j'effrayais les Oiseaux par le grognement sourd qui s'échappait de mon
sein. Qui le croirait ? le secret dépit que me causait mon impuissance me
remplissait de passions mauvaises : haine de ceux qui se portent bien,
haine des institutions sociales, haine du passé, du présent et de l'avenir,
haine de tous et de tout. On a écrit bien des livres depuis Salqmon ;
mais il en manque un, nn livre inestimable : c'est celui qui renfermerait
le tableau de toutes les misères de la vie littéraire. Exoriare aliquis!...
Lord B**** lui-même, avec tout son génie... Mais je me tais par
respect et par reconnaissance. Je vous dirai seulement que, las de la
vie poétique, il voulut rentrer dans la vie commune et reposer sur le
sein d'une épouse les orages de son cœur. Mais il était trop tard : son
mariage acheva de briser son existence. L'infortuné B**** ne vit plus
d'autre ressource que d'aller mourir sur une terre étrangère. Quelle
haute leçon pour moi, pauvre poëte mal léché ! Aussi, je ne souhaitai
plus qu'une chose : c'était d'être enfin rendu à la liberté, et de pouvoir
mettre à profit ce que j'avais vu parmi les Hommes.
Le temps de ma délivrance arriva plus tôt que je n'avais osé
l'espérer. Au premier bruit de l'insurrection de la Grèce, lord B****
résolut d'aller chercher un brillant tombeau sur la terre des Hellènes.
Quelques jours avant son départ, il voulut faire ^îne dernière apparition
à Londres. Il profita de la représentation d'une tragédie de Shakspeare,
intitulée Hamlet, sa pièce favorite, pour se montrer encore au public
anglais. Le jour de la représentation, nous nous rendîmes au théâtre en
calèche découverte. La salle était pleine au moment où nous parûmes
dans une loge qui faisait face à la scène. En un instant, tous les regards,
tous les lorgnons furent fixés sur nous. Les dames se penchaient sur le
devant des loges, comme des fleurs suspendues aux fentes des rochers.
Même après le lever de la toile, l'attention fut longtemps partagée
entre Shakspeare et nous. Ce ne fut qu'à l'apparition d'un fantôme,
qui joue un grand rôle dans la tragédie d'Ilamlet, que les regards se
reportèrent vers la scène. Cette tragédie, en eflet, était de nature
à familiariser les spectateurs avec notre présence. Tout le monde y
devient fou ou à peu près; Le résultat de cette représentation extraor-
dinaire fut de fournir le sujet d'un feuilleton à tous les journalistes
de la capitale. Car c'est là le terme où depuis vingt ans viennent
L'OURS. 505
aboutir tous les grands événements politiques, religieux, philosophiques
et littéraires de la savante Europe.
Le lendemain nous nous embarquâmes pour la France. Mon étoile
voulut que lord B**** fît un détour pour aller visiter les ruines de
Nîmes. Un soir qu'il était assis, près de cette ville, au pied d'une vieille
tour, je profitai de la rêverie où il était plongé pour m'élancer avec la
rapidité d'une avalanche au fond de la vallée. Pendant quatre jours et
quatre nuits je bondis de montagne en montagne, sans regarder une
seule fois derrière moi. Enfin, le quatrième jour au matin, je me
retrouvai dans les Pyrénées. Dans l'excès de ma joie, je baisai la terre
de la patrie ; puis je m'acheminai vers la caverne où f avais commencé
de respirer le jour.. Elle était habitée par un ancien ami de ma famille.
Je lui demandai des nouvelles de mon père et de ma mère. « Ils sont
morts, me dit-il. — Et Karpolin ? — Il est mort. — Et Lamarre, et Sans-
Quartier? — Ils sont morts1. » Après avoir donné quelques larmes à
leur mémoire, j'allai me fixer sur le Mont-Perdu. Vous savez le reste.
Depuis quatre ans, plus heureux que lord B****, peut-être, parce
que je suis moins po'ëté, j'ai trouvé le repos dans les joies de la famille.
Ma femme est très-bonne , et je trouve mes enfants charmants. Nous
vivons entre nous, nous détestons les importuns et les visites. Heureux
qui vit chez soi ! J'ajouterai : Et qiîî ne fait point de vers!
. Vous m'opposerez, sans doute, l'opinion de quelques philosophes.
Je vous répondrai que les philosophes n'ont jamais fait autorité pour
moi. « Je sens mon cœur ^ a dit l'un d'eux, et je connais les Ours. Quant
aux saints, je les respecte, et je me garderai bien de les confondre avec
les philosophes ; cependant ils ont, comme les autres, montré quelque-
fois le bout de l'oreille, et le Chien de saint Roch me paraît une pro-
testation vivante contre la vie solitaire. »
Quant à moi, je prie les Dieux et les Déesses de me conserver,
jusqu'à mon heure dernière, le calme de l'âme et la pleine intelligence
des lois de la nature. Que pourrais-je, en effet, leur demander de plus?
la Naïade du rocher n'épanche-t-elle pas de son urne intarissable et
bienfaisante l'eau pure qui sert à me désaltérer? L'arbre aimé de Cybèle
n'ombrage-t-il pas ma demeure de ses rameaux toujours verts ? Les
1 C'est une erreur. Karpolin, Lamarre et Sans-Quartier vivent encore. Ils font partie
de la troupe du théâtre de la barrière du -Combat, et jouent tous les dimanches dans
l'emploi des gladiateurs.
NOTE DU RÉDACTEUR l.N CHEF.
505
L'OURS.
*jtfJM
yv>
Dryades ne dansent-elles pas toujours sous l'ombrage de ces forêts
aussi vieilles que le monde ? N'ai-je pas enfin tout ce qui peut suffire
aux besoins d'un ours sans ambition ? Le reste dépend de moi. Mais,
grâces aux Dieux, je sens que je suis a présent maître de ma voie : je
vis tranquille sur ma montagne, au-dessus des orage^ ! Semblable au
roseau, je n'envie pas le sort de la vague errante qui vient se briser en
gémissant sur le rivage. C'est dans ces sentiments que j'espère achever
ma course, jusqu'au moment où mon âme remontera vers la brillante
constellation dont le nom, écrit dans les cieux, atteste la noblesse de
notre origine.
Ainsi soit-il !
L. Baude.
LE
SEPTIÈME CIEL
VOYAGE AU DELA DES NUAGES
LE BONHEUR SE FAIT AVEC DES HÊVESÎ
{ Extrait des Mémoires inédits d'un Tourtereau allemand r
mort à la maison des fous de Darmstadt, le 1er... 134 .)
— Chapitre des Rbvbs. —
'étais donc mort.
Mort, comme on meurt peut-
être quand on ne sait pas bien
lequel vaut le mieux, de vivre
ou de mourir ; mort sans savoir
comment ni à quelle occasion, sans secousse, et le plus facilement du
monde.
Si facilement, que mon âme, tant elle avait peu souffert pour, en
sortir, ne s'aperçut pas d'abord qu'elle était séparée de mon corps.
Qu'est-ce que vivre, si mourir n'est rien ?
Du moment précis qui d'un Tourtereau vivant fit de moi un
Tourtereau mort je n'ai gardé aucun souvenir, sinon qu'avant que je
508 LE SEPTIEME CIEL.
fusse mort la lune brillait doucement au milieu d'un ciel sans nuages,
et que, lorsque mon âms étonnée s'aperçut qu'elle n'appartenait plus
à la terre, la douce lune n'avait pas cessé de briller, ni le ciel d'être
pur; sinon encore que j'avais pu mourir sans que rien fût changé aux
lieux mêmes que je venais de quitter.
Mais qu'importe à la nature féconde qu'une pauvre créature comme
moi vive ou meure ?
H
J'ai pensé que cette séparation de mon âme et de mon corps n'avait
été si facile qu'en raison de l'habitude qu'avait prise mon âme de ne se
guère inquiéter de mon corps, se fiant, sans doute, pour sa conduite
ici-bas, aux instincts honnêtes de ce serviteur dévoué.
Combien de fois, en effet, aux jours de leur union, ne l'avait-elle
pas, en quelque sorte, laissé seul déjà, et presque oublié, afin de pou-
voir rêver plus à son aise à cette autre vie, dont les âmes auxquelles
la terre ne suffit pas ont, dès ce monde, ou comme un pressentiment
ou comme un souvenir ! Et n'est-il pas possible que des rêves de ce
genre conduisent d'une vie à l'autre sans qu'on s'en aperçoive?
III
Pourtant, voyant sans vie cet ami fidèle, ce corps qui tout à
l'heure encore lui était soumis, et pensant qu'il' allait falloir l'aban-
donner, l'abandonnera la mort, c'est-à-dire à la destruction et presque
au néant, c'est-à-dire à cette implacable solitude qui s'établit autour
des morts et qui s'empare d'eux , et qui fait que les morts sont toujours
seuls, quoi que ce soit qui s'agite autour d'eux , mon âme le regarda,
non sans tristesse.
« Que n'es-tu mort d'une mort moins prompte? lui dit-elle; que
« n'ai-je pu te sentir mourir, et partager ton mal, et souffrir avec toi,
« si tu as souffert? Je t'aurais assisté à tes derniers moments, et
« nous nous serions du moins quittés après un adieu fraternel.
« Pauvre corps muet! ajouta-t-elle, entends-moi et réveille-toi, et
LE SEPTIÈME CIEL. 509
« jette un dernier regard sur ces riches campagnes que tu aimais tant,
« et qu'un mouvement, qu'un seul mouvement de toi me convainque
« que toute cette vie que nous venons de passer ensemble n'est point
« un songe, et que tu as vécu en effet. »
IV
Pour la première fois, cet appel de mon âme resta sans réponse.
« Pourquoi aimer ce qui doit mourir? s'écria-t-elle attristée.
« Quand on n'a pas devant soi l'éternité, pourquoi agir? pourquoi
« s'unir?
« Puisqu'il le faut, quittons-nous donc, dit-elle enfin ; mais de
<i même qu'il a été dans notre destinée que nous fussions séparés, de
« même il est écrit qu'à l'heure où les âmes iront rejoindre leurs
« corps je saurai reconnaître entre- toutes les poussières ta poussière,
« et te rendre cette vie que tu viens de perdre. Adieu donc, compte
« sur moi, et n'aie pas peur que je me trompe ; car à toi seul je revien-
<( drai, et cette fois ce sera pour toujours. »
Le silence de la nuit paisible n'était interrompu que par le faible
bruit que font en se détachant des arbres qui les portent les feuilles qui
meurent aussi.
Tout à coup, on entendit au loin un cri lugubre de l'Oiseau de
proie.
« Tombez sur ce corps sans défense, .petites fleurs des arbres ! »
s'écria mon âme épouvantée ; « et vous, vert feuillage qu'il chérissait,
» couvrez-le de votre ombre protectrice, et dérobez-le aux regards du
« Vautour impie. »
Mais, hélas! le cri funèbre se fit de nouveau entendre, et cette
fois ce n'était plus au loin.
510
LE SEPTIÈME CIEL.
afcCHOi
Et en cet instant la dernière goutte du sang qui avait animé mon
corps s'arrêta dans ses veines et s'y glaça.
LE SEPTIÈME CIEL. 511
VI
Et une voix à laquelle il fallait obéir ayant dit à mon âme de quitter
cette terre, où sa mission était accomplie, pour retourner au ciel, la
patrie des âmes, je sentis en moi un désir si doux d'aller où la voix me
disait d'aller, que je m'élevai aussitôt dans les airs, comme si j'eusse
été ravie sur les ailes invisibles de ce pur désir.
Vil
Et en cet instant aussi j'oubliai que j'avais eu un corps, et ce fut
pour moi comme si je n'avais jamais été qu'un pur esprit.
Et je montais immobile, dans l'air immobile comme moi-même,
sans le secours d'aucun mouvement, et par cela seulement que j'étais
une âme immortelle, faite pour monter de la terre au ciel. J'obéis-
sais ainsi à ma nouvelle condition, à peu près comme on aime sur terre
et comme on pense, sans s'expliquer comment on aime ni comment on
pense.
VIII
Je fus bientôt loin de la terre, si loin, que je l'apercevais à
peine comme un point perdu dans l'immensité, et je volai ainsi
longtemps ; et puis enûn, ayant cessé de la voir, je me souvins tout à
coup, par un retour soudain, que je l'avais quittée seule. « Hélas! »
s'écria mon Ame, « ce qui m'attend au ciel doit-il me faire oublier ce
« que je perds ? Qui me rendra celle qui m'aimait dans ce monde que
« j'abandonne? 0 douleur ! tu es donc immortelle, toi aussi ? »
IX
Pourquoi le ciel, qui favorise les affections honnêtes, n'accorderait-
il pas aux âmes qui se sont aimées pendant la vie d'une affection sin-
cère, de s'aimer encore jusqu'au milieu des gloires du ciel, et de s'y
garder un fidèle souvenir ?
512 LE SEPTIÈME CIEL.
X
Mais il fallait monter toujours, et je ne tardai pas à dépasser les
nuages qui glissaient sans bruit dans l'espace. Je vis alors des milliers
d'étoiles, et volant d'astre en astre : « Doux astres, leur disais-je,
parure des anges, où vais-je? » Et sans me répondre, mais non sans
me comprendre, les étoiles se rangeaient pour me laisser libre le chemin
que je devais suivre.
XI
Bientôt toute cette partie du ciel d'où sortent les rayons bienfaisants
qui font ouvrir les fleurs et mûrir les fruits de la terre se trouva
au-dessous de moi, comme un tapis d'azur parsemé de diamants
célestes, et j'arrivai là où il n'y a plus d'étoiles.
Je fus alors saisi d'une crainte respectueuse, et je m'arrêtai
éperdu.
« Va toujours, et rassure-toi, me dit une voix. Ne sais-tu pas que
« tu es dans le ciel ; que le mal en est banni , et que tu n'as rien à
« craindre ? Suis-moi donc ; car nous ne nous arrêterons que là où tu
« seras heureux d'arriver. — Heureux! lui dis-je, heureux! » Et
comme j'hésitais : « Crois-moi, et suis-moi, » ajouta la voix. Et je la
suivis, et je la crus : car la confiance habile au ciel.
XII
Celle qui me parlait, c'était une belle petite âme immortelle, l'âme
bienheureuse d'une blanche Colombe à laquelle la mort, qui l'avait
cueillie dès les premiers jours de son printemps, avait à peine laissé
le temps d'éclore, et que le contact des misères humaines n'avait point
eu le temps de souiller. Sa mission au ciel était de recevoir à leur
arrivée les âmes novices comme la mienne, et de les conduire bien
vite où il leur appartenait d'aller.
LE SEPTIÈME CIEL. 513
XIII
Ce fut là que je vis ce que je n'avais pu voir encore, parce que
jusque-là ma vue était restée imparfaite. C'était une foule d'âmes de
toute espèce, qui, comme moi, allaient chacune à sa destination. Et,
comme moi, chacune avait un guide.
Me trouvant au milieu de toutes ces âmes, et ne sachant ce qui
allait arriver, je me sentais en même temps et retenu par une vague
frayeur, et poussé par une espérance vague aussi.
« Petite âme qui me guidez, dis -je à la Colombe que je suivais, le
paradis des Tourterelles est-il bien loin encore?
— Vois, me répondit-elle, non sans sourire de mon trouble et aussi
de mon impatience, vois ce point qui brille là-haut au plus haut des
cieux; là seulement. est le septième ciel, et c'est là aussi qu'on t'attend.
— Ah ! qui peut m'attendre là-haut? pensai-je, si elle vit encore ; »
et, tout en montant, je ne pouvais m'empêcher de dire : « Pourquoi
suis-je mort, puisque la mort devait nous séparer? »
XIV
Et quand nous eûmes monté pendant longtemps encore à travers
des mondes et des sphères sans nombre , nous arrivâmes jusqu'à une
porte d'où s'échappaient des rayons plus éclatants mille fois que les
rayons mêmes du soleil , et sur cette porte on lisait ces mots écrits en
caractères de feu : « Ici l'on aime toujours. » Et plus bas : « Ici on ne
change jamais, ou, si Ton change, c'est pour mieux aimer encore. »
Et la porte s'ouvrit, et ce que je vis, je ne saurais le dire; car
comment parler de la toute lumière du ciel même, d'une lumière à la
fois si éblouissante et si douce , qu'elle rend clair ce qu'on croyait obscur,
sans qu'il en coûte ni une douleur, ni même un effort pour tout voir et
pour tout comprendre?
XY
« Et maintenant, c'est là! me dit la petite Colombe; et je te laisse,
puisque tu es arrivé. »
65
514 LE SEPTIÈME CIEL.
Et elle parlait encore , que mes yeux charmés avaient déjà aperçu,
dans un coin du ciel , dans un nuage d'air trois fois plus pur que les
autres nuages, une perle divine, une fleur perpétuelle, un trésor, mon
trésor ! toi, enfin, ô ma Tourterelle chérie !
« Ah ! m'écriai-je, âme de ma sœur, est-ce bien vous que je
vois ? » et je t'abordai avec tant de joie, que toi : « Ah ! que tu m'aimes
bien ! » t'écrias-tu.
Tu n'étais pas changée, et cependant il y avait en toi quelque
chose de plus divin, et plus je te regardais, plus il me semblait que tu
devenais plus belle. Ce que je lus d'amour dans ton premier regard,
comment te le dire? Va, ma sœur, on guérit en un instant de tous ses
chagrins sur un cœur fidèle.
« Quand j'ai appris ta mort, me dis-tu, je ne songeai point à te
pleurer, mais à te suivre, et j'eus le bonheur de devenir si triste, que
je mourus presque en même temps que toi. »
Qui n'eût pas cru au bonheur ? Nous étions si heureux ! si heureux !
que toi : « Hélas ! n'est-ce point un rêve ? »
XVI
Hélas ! c'était un rêve....
Mais, après un pareil rêve, pourquoi se réveiller? Ce rêve, mon
bonheur, avait été de si courte durée, que, quand je rouvris les yeux,
rien n'était changé sur cette terre que j'avais cru quitter avec toi. La
lune n'avait pas cessé de briller ni le ciel d'être pur. Et j'étais seul
encore, et loin de toi encore, dans ce monde où l'on ne sait que faire
de son cœur. Et rien ne troublait le repos de la nature endormie, si ce
n'est pourtant le cri terrible de l'Oiseau de proie qui cherchait encore
son butin de la nuit. C'était là la seule réalité de mon rêve.
Adieu, et à toi !
Notice biographique sur l'Auteur du fragment qu'on vient de lire.
Nous croyons qu'on nous saura gré de placer ici quelques détails
biographiques concernant l'auteur du fragment qu'on vient de lire. Ces
LE SEPTIEME CIEL.
515
détails nous ayant été communiqués par le directeur de la maison des
fous de Darmstadt sont de la plus grande authenticité.
Le Tourtereau dans les papiers duquel ce fragment a été trouvé est
mort, il n'y a pas plus de quinze jours, à la maison des fous de la ville
de Darmstadt.
Quoiqu'il fût à la fleur de son âge, la nouvelle de cette mort préma-
turée, et de la maladie qui la causa, n'étonnera aucun de ceux qui avaient
connu sa vie, et n'étonnera sans doute pas non plus nos lecteurs.
Son enfance avait été difficile et malheureuse. Tout jeune, il s'était
trouvé orphelin, son père et sa mère ayant disparu un jour,* sans qu'on
pût savoir ce qu'ils étaient devenus. Pourtant, comme ces bons Oiseaux
516 LE SEPTIÈME CIEL.
étaient généralement, à cause de la simplicité de leurs mœurs, aimés et
honorés dans la forêt qu'ils habitaient, on s'accorda à penser que la mort
seule, ou tout au moins la violence, avait pu les séparer de leur cher
enfant; mais, depuis ce jour fatal, on n'avait plus entendu parler d'eux.
Le pauvre petit vint à bout de vivre néanmoins, Dieu aidant, et aussi
quelques charitables voisines qui lui donnaient, en passant, quelques rares
becquées qu'elles économisaient sur la part de leurs propres couvées.
Dès que l'orphelin eut à ses ailes assez de plumes pour voler, il
résolut, en bon fils, de se mettre à la recherche de ses parents, et partit
plein de courage, et aussi, hélas ! plein d'illusions.
« Je les retrouverai , répondait-il obstinément à tous ceux qui lui
représentaient que, si louable qu'en fût le but, il userait ses forces sans
aucun résultat possible dans une pareille entreprise ; je les retrouverai ,
ou je mourrai à la peine. »
Longtemps il battit l'air et la terre de ses ailes, allant partout où
son espoir le poussait et demandant à chacun ce qu'il avait perdu,
mais en vain.
Dans l'une de ses courses, il lui était arrivé de rencontrer et d'aimer
une jeune Tourterelle qui était belle comme le jour ; et la Tourterelle
l'avait aimé aussi : il était si malheureux !
Mais, dans les âmes honnêtes, l'amour ne fait pas oublier le devoir,
bien au contraire; et, loin d'abanJonner sa pieuse entreprise, il se
sentit des forces nouvelles pour la poursuivre. .
« Je reviendrai, dit-il en quittant celle qu'il aimait.
— Et moi, j'attendrai, » avait répondu la Tourterelle désolée.
Et ils s'étaient séparés, et lui s'était mis en route en se disant :
« Elle m'attendra. »
Elle l'attendit en effet.
Mais après l'avoir attendu bien longtemps, la pauvrette (il faut bien
le dire), la pauvrette, ne le voyant pas revenir, avait fini par devenir la
Tourterelle d'un autre Tourtereau. Les Tourterelles ont peur de rester filles.
Quand, après bien des courses vaines, bien des peines perdues, le
Tourtereau, découragé, revint vers celle qu'il aimait,... il la trouva
entourée de toute une famille qui n'était pas sa famille, et de beaux
enfants dont il n'était pas le père. Sa douleur fut telle, qu'il en perdit la»
raison. On la perdrait à moins. Sans doute, si la Tourterelle eût été
bien sûre qu'il reviendrait, elle n'eût jamais cessé de l'attendre. Mais les
vieux Tourtereaux disent tant de mal des amoureux qui ne sont pas là
LE SEPTIEME CIEL.
517
pour se défendre aux jeunes Tourterelles à marier, que l'innocente, les
ayant crus sur parole, avait cédé, non sans regret pourtant, car sa
conscience et son cœur lui faisaient bien quelques secrets reproches..
Aussi, lorsque reparut dans le pays son premier fiancé, et qu'elle le
vit plus malheureux que jamais, son désespoir et ses remords furent-ils
au comble.
Mais qu'y faire ?
En Tourterelle sensée, elle continua d'être une bonne mère de
famille, elle redoubla de soins pour ses enfants, et son mari ne cessa
518 LE SEPTIÈME CIEL.
pas d'être un heureux mari. Et puis elle garda sa peine, et personne n'en
vit rien, et, en la voyant dans son petit ménage, chacun disait d'elle :
« Regardez donc comme elle est- heureuse ! »
On en dit autant de beaucoup de gens qui n'ont jamais su ce que
c'est que le bonheur.
Quant au pauvre Tourtereau, comme il ne pouvait être dangereux
pour personne, sa folie étant de celles dont beaucoup de gens sensés
s'arrangeraient peut-être, on le laissa aller où il voulut, et il.se retira
sur le riche sommet d'une belle montagne.
Là, nuit et jour, il rêvait.
Ce qu'il n'eût pas trouvé sur la terre solide, peut-être parfois le
rencontrait-il dans ce pays mouvant des rêves, où l'on aimerait tant à
voyager s'il ne fallait pas en revenir pour vivre et pour mourir. Ce qui
le prouverait, c'est qu'après sa mort on trouva, caché sous un monceau
de feuilles mortes, un manuscrit qu'il avait intitulé : Mémoires d'un fou>
avec cette épigraphe : Le bonheur se fait avec des rêves ! Ce manuscrit
était presque entièrement écrit en prose ; la poésie qui sort du cœur sans
rimes pouvant convenir, bien plus que la poésie rimée et mesurée, à ce
que sa pensée avait de libre et de spontané.
Il va sans dire que le passage que nous avons cité , c'est à sa Tour-
terelle qu'il l'adressait : car pour lui il n'y avait jamais eu qu'une
Tourterelle dans le monde.
Quelques Oiseaux rieurs pourront être disposés à se moquer du
pauvre Tourtereau et de ses malheurs, et surtout de ses écrits ; mais -ce
ne seront point les Tourterelles. C'est à elles que je le demande : en
est-il une seule au monde qui n'eût voulu rencontrer sur sa route un
Tourtereau aussi fidèle ?
P. S. — 11 faut dire, pour ceux qui tiennent à ce que rien
ne reste obscur dans un récit, que, pour ce qui est dp la Tourterelle,
quand elle eut appris la mort de son Tourtereau, elle n'y put
résister; ses enfants d'ailleurs, ayant toutes leurs plumes, n'avaient plus
besoin d'elle, et on la vit s'éteindre à son tour, sans que rien au inonde
pût la rattacher à la vie. Fasse le Ciel que les bons rêves ne mentent
pas, et, qu'ainsi que l'avait rêvé notre Tourtereau, son amie Tait
retrouvé là-haut, là-haut, où nous persistons à croire qu'il doit y avoir
place pour tous les bons sentiments !
LE SEPTIEME CIEL.
519
HutëiîOT,
Là , nuit et jour, il rêvait.
On dira et on écrira peut-être que, du moment oîi cette Tourterelle
devait mourir pour son Tourtereau , elle eût mieux fait de Pattendre et
de vivre pour lui. Mais cela est bien aisé à dire. Pour nous, ce que
nous devons constater, c'est avant, tout la vérité. L'histoire ne s'écrit
pas comme un roman ; et quand on a affaire à des personnages qui ont
existé, il ne s'agit pas d'arranger sur le papier des événements que la
moindre information pourrait contredire.
P. J. Stahl.
LETTRES
DUNE HIRONDELLE
A UNE SERINE
ELEVEE AU COUVENT DES OISEAUX
PREMIÈRE LETTRE DE L'ut ROI* DELLE.
, Enfin, me voilà libre, chère
amie , et je vole de mes propres
l ailes. J'ai laissé bien loin derrière
j moi, avec cette horrible barrière
du Mont- Parnasse, la barrière
non moins difficile à franchir des
couvenances et des idées sociales.
11 y a dans cet air que je respire,
dans ce vol sans entraves auquel je me livre pour la première fois,
quelque chose d'enivrant dont je suis toute charmée. Je n'ai pu m'ein-
pêcher de jeter en partant un regard de mépris sur les Hirondelles,
mes . compagnes , qui préfèrent au bonheur dont je vais jouir une
existence obscure et vraiment déplorable. Je crois, sans vanité, n'avoir
pas été créée et mise au monde pour faire le métier de maçon, pour
lequel toutes les malheureuses femelles de notre espèce abâtardie sem-
blent décidément avoir une vocation marquée. Qu'elles usent leur jeu-
nesse et leur intelligence à bâtir, à polir des ailes et du bec, à cimenter,
comme s'il devait durer toujours, le frêle édifice où reposera une
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 521
postérité vouée d'avance aux mêmes fatigues , à la même ignorance;
je renonce à éclairer leur entêtement, et je les quitte, ne comptant plus
que sur l'effet produit au milieu d'elles par la relation de mon voyage ,#
pour décider les Hirondelles de quelque espérance à suivre mon exemple*
En attendant, je me félicite de ne m 'être attaché aucun compagnon
de route ; la société la plus aimable ne vaut pas l'indépendance. Et puis,
d'ailleurs, je le sais, et votre sévère amitié me l'a souvent répété, mon
caractère se plierait malaisément à subir la supériorité d'une autre
volonté , et je sens cependant que je suis beaucoup trop jeune pour
imposer la mienne. Il faut donc vivre seule, et je m'applaudis tous les
jours d'avoir bravement embrassé ce parti, quoiqu'il n'ait pas reçu
votre approbation.
Vous n'avez pu vous empêcher de blâmer hautement ce désir
extrême de voir et de connaître le monde, qui m'entraîne loin de vous,
ma tendre amie, loin de vos conseils, que je ne suis pas souvent, il
est vrai , mais que je respecte toujours , loin de votre secourable atta-
chèrent, qui est venu bien des fois alléger les peines de mon cœur.
J'ai compris votre effroi, mais il ne pouvait pas me convaincre. Nos
vies et nos caractères, qui se sont accidentellement rapprochés, n'ont
d'autre sympathie que la sympathie de l'amitié; du reste, nos pensées
ne sont pas en harmonie , nos espérances ne tendent pas au même but.
Vous avez vu le jour dans la cage où tout annonce que vous devez
mourir, et l'idée qu'au delà de ses barreaux s'ouvraient un horizon et
une liberté sans bornes ne vous est jamais venue. Sans doute, vous
l'eussiez repoussée comme une mauvaise pensée.
Moi , je suis née sous le toit d'une vieille masure inhabitée, au coin
d'un bois : le premier bruit qui ait frappé mon oreille, c'est celui du
vent dans les arbres ; il faut que j'entende encore ce bruit. Le premier
souvenir de mes yeux est d'avoir vu mes frères , après s'être longtemps
balancés sur le bord du nid , aux cris de notre mère inquiète qui les
encourageait pourtant, prendre enfin hardiment leur vol pour ne plus
revenir. Il faut que je m'envole comme eux.
Tandis que je faisais ainsi une rude connaissance avec la vie, vous
avez grandi et chanté. Ceux qui vous emprisonnaient vous nourrissaient
en même temps, vous les bénissiez; moi, je les aurais maudits. Puis,
quand le' jour était beau, on mettait votre cage à la fenêtre, sans se
soucier et sans craindre que ce rayon de soleil , qui y entrait pénible-
ment, n'exaltât votre tête et ne vous fît rêver. Tout était pour le mieux,
522 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
car l'âme n'était pas moins prisonnière que le corps. Le froid venu, vous
ne voyiez plus rien que les jeux de votre petite geôlière, qui grandissait
. près de vous , esclave comme vous.
Et moi, je vivais de la même vie que ce peuple nomade, qui est le
mien y je partageais ses dangers et ses fatigues , je subissais avec cou-
rage les privations de tout genre qui accompagnaient souvent nos
voyages, je devenais forte à tout souffrir, et, pourvu que l'air ne me
. manquât pas, j'oubliais volontiers que je manquais de toute autre chose.
En6n, vous avez accepté avec soumission et même avec reconnais-
sance l'époux qu'on vous a choisi, vous vous prêtez à ses moindres
volontés , et vous vous trouvez heureuse de lui obéir, car il faut néces-
sairement que vous obéissiez à quelqu'un.
Vous êtes entourée d'enfants que vous aimez jusqu'à l'adoration ;
en un mot , vous êtes le modèle des épouses et des mères ; mon ambi-
tion ne va pas si loin. S'il me fallait avoir autour de moi ces insuppor-
tables petits criards qui demandent toujours quelque chose, et ordinai-
rement tous la même chose, je sens que je mourrais à la peine. Ce mari,
qui vous charme, m'ennuierait profondément aussi. Hélas! l'amour a
trop déchiré mon pauvre cœur, pendant le court séjour qu'il y a fait,
pour que je n'aie pas pris la résolution de ne l'y laisser entrer jamais.
Je sais bien que vous avez toujours opposé au récit de mes douleurs la
légèreté avec laquelle s'était conclu notre engagement ; vous avez attri-
bué l'indigne abandon de mon séducteur au peu d'importance que j'avais
semblé attacher moi-même à la durée d'une liaison qui , dans vos idées,
doit être éternelle. Mais vous avez beau dire, ce n'est pas là qu'il faut
chercher la source des malheurs dont nous sommes victimes. La société
tout entière repose sur de mauvais fondements , et tant qu'on n'aura
pas démoli, depuis le sommet jusqu'à la base*, il n'y aura ni paix ni
bonheur durables pour les intelligences supérieures et pour les âmes .
aimantes.
Je confie ma lettre à un Oiseau de passage, que son itinéraire con-
duit à travers vos parages. Il est si impatient" de continuer sa course,
que je suis obligée de remettre à une autre occasion les détails que je
vous ai promis sur mon voyage. Aujourd'hui je ne puis que vous adres-
ser les vœux et les compliments les plus tendres.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
523
DEUXIEME LETTRE QB L* H 1 1\ 0 \ D E L LE.
Je cherche à rendre les jours de l'absence moins longs pour vous,
moins isolés pour moi, en vous racontant, à mesure qu'elles m'arrivent,
les sensations de la route. Deux cœurs qui s'aiment trouvent du charme
dans la circonstance la plus indifférente aux indifférents.
Je suis favorisée par le temps ; tout resplendit autour de moi , et il
me semble que le soleil prend plaisir à voir mon bonheur.
J'ai fait une multitude de connaissances, mais que votre tendresse
524
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
n'en soit ni jalouse ni inquiète : je n'ai pas le temps , et encore moins
la volonté, de faire des amis. Je suis quelquefois forcée de m'arrêter
pour répondre à une politesse, car ma qualité d'étrangère est une
recommandation suffisante auprès des tribus hospitalières que je visite ;
mais, en général, je ne séjourne nulle part. Je préfère ma vie errante,
avec tout ce qu'elle a d'inattendu et de capricieux, aux somptueux
banquets qui me sont offerts. Vous m'aviez prédit l'ennui et le désen-
chantement, je suis heureusement encore à le^ attendre. Il est vrai de
dire que je prends les distractions quand et comme elles se présentent,
et que jusqu'à présent elles viennent sans que je les appelle.
Ce matin, j'ai déjeuné en tête-à-tête avec le plus aimable chanteur
que j'aie jamais entendu. C'est un Rossignol.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 525
Il a bien voulu céder à mes sollicitations, et à la fin du repas il m'a
dit quelques-uns de ses morceaux de prédilection. Ce n'est pas sans un
vif sentiment d'orgueil que je songeais intérieurement au grand nombre
de gens qui auraient voulu se trouver à ma place. Toutes les distinctions
sont flatteuses, et celle qui me rendait alors le seul auditeur d'une har-
monie si divine me rehaussait à mes propres yeux.
Au reste, cet artiste est fort simple, et l'on ne croirait jamais, en
le voyant si négligé dans sa mise, si abandonné dans ses poses et dans
toutes ses manières, que c'est une personne d'un rare mérite* Au moins,
j'ai encore cette illusion, et je m'obstine à ne chercher le talent que
sous une enveloppe de dignité et de gravité. Vous voyez cependant que
j'ai déjà fait un grand pas ; je sais que c'est une illusion. Après cette
admirable musique, mon hôte et moi nous nous sommes livrés aux
épanchements de 1a confiance la plus intime. On lui a proposé d'im-
menses avantages pour venir se fixer à Paris ; mais sa liberté serait
enchaînée, et, comme il la préfère à tout, il a refusé.
Ce ténor si remarquable dit qu'il vit pour son plaisir, et que c'est la
meilleure manière de vivre qu'on prisse adopter. Quoique ce système
présente certainement beaucoup de chances de succès, et qu'il puisse
séduire au premier abord, j'étais sûre de ne pas m'y laisser entraîner.
Une existence heureuse et inutile n'est pas celle que je rêve depuis
que j'ai la faculté de sentir et de comprendre ; je veux apporter une
pierre à cette vaste construction qui s'élève dans l'ombre, sur les débris
d'une civilisation mourante.
Depuis longtemps je songe à la carrière littéraire. Tous mes goûts
m'y portent, et je dois peut-être à la grande. pensée de régénération de
l'espèce femelle qui m'a absorbée dès ma plus tendre jeunesse , de me
livrer entièrement à des études graves et consciencieuses, à des travaux -
qui m'aideront à accomplir l'œuvre que je me suis imposée.
Je vous vois d'ici sourire de ce que vous nommez ma folie. Mais c'est
que, je vous le répète, vous ne pouvez pas plus concevoir le bonheur
auquel j'aspire, que je ne puis accepter la vie comme vous l'entendez.
Mais qu'importe, puisque, malgré ses dissonances, notre intimité est
devenue parfaite, et durera , je l'espère, autant que nous ? Car la char-
mante douceur de votre Caractère vous fait excuser l'extrême vivacité
du mien, et je veux penser que cette tendre amitié que je vous ai vouée
a peut-être contribué à rendre votre retraite moins triste et moins mo-
notone.
526 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
Je viens de quitter mon aimable chanteur, et je l'ai quitté sans
regret. Ma curiosité et mon désir de m' instruire s'accroissent depuis que
j'ai commencé à voir et à apprendre. Un Geai, avec lequel je me suis
trouvée dans les environs , me précède et m'a promis de me recom-
mander chaudement. En somme, je n'ai qu'à me louer des personnes
avec lesquelles mon voyage me met en relation , et j'ai rencontré par-
tout des cœurs dévoués et un accueil fraternel.
Si j'en avais cru les avis de votre craintive prudence, je me serais
constamment tenue en garde contre les témoignages d'affection que je
reçois, et je vous demande un peu à quoi cela m'eût servi ? Tenez, je
pense, et je n'en suis pas étonnée quand je songe au genre de vie que
vous menez, que le monde vous est apparu soiis un mauvais jour, et
que vous ne jugez pas toujours sainement des choses pour ne les avoir
vues que de trop loin , et d'une manière confuse. Quand on n'est jamais
sorti de sa retraite, et qu'on a vécu uniquement pour cinq ou six êtres
qu'on aime, et qui tiennent lieu de tout, il est difficile de se rendre un
compte exact de ce qu'on ne connaît pas, et d'apprécier sans erreur ce
qu'on n'a pas vu.
Il est' vrai que votre jeunesse s'est écoulée dans une spacieuse volière,
où vous avez recueilli avec respect les leçons et les conseils de plusieurs
vieillards réputés pour leur haute sagesse ; mais ces vieillards eux-
mêmes n'avaient jamais respiré l'air de la liberté, et cette espèce
d'expérience dont ils étaient si fiers , ils la devaient à leur grand âge,
et non aux recherches et aux découvertes de la science. Cette expérience,
que je crois pouvoir refuser sans injustice h la vieillesse de vos premiers
amis, j'espère que mon voyage seul suffira à me la donner. Avant tout,
j'ai besoin, pour travailler avec fruit à la réforme que toutes les têtes
bien organisées de notre espèce réclament avec moi, de beaucoup
savoir, de beaucoup étudier. La situation intolérable dans laquelle sont
tombées les femelles de tant de pays prétendus civilisés- sera le sujet
principal de ma sollicitude et de ma sympathie. Mais c'est là une
grande tâche que je ne puis pas entreprendre sans secours. Je cherche
donc à réveiller le zèle de quelques créatures qui souffrent, en leur
révélant les motifs de leur souffrance, et j'espère réussir à me faire
mieux écouter ici qu'à Paris, où la nonchalance est telle, que les Ani-
maux aiment mieux languir dans leur mauvaise organisation que de
prendre la peine d'en changer.
Enfin, j'ai d'immenses projets, et je ne me dissimule pas que
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
527
<&^<^ — _-:=
je vous ai peut-être dit adieu pour bien longtemps. Cette douloureuse
séparation est la plus pénible partie de mon entreprise ; la difficulté
presque invincible de recevoir de vos nouvelles augmente mes regrets.
Mais que voulez-vous? j'obéis à une voix impérieuse devant laquelle
toutes les affections doivent se taire.
Adieu pour aujourd'hui; l'heure s'avance, je continue ma route.
Toujours au midi , vous le savez.
LA SERINE A L HIRONDELLE.
Cette lettre vous parviendra-t-elle jamais, mon enfant? Je n'en sais
rien. Dans l'ignorance où je suis de la direction que vous suivez, je ne
puis guère espérer que vous lirez un jour ces mots de tendresse mater-
528 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
nelle que mon cœur vous envoie. Cependant, si je suis assez favorisée
pour qu'ils vous arrivent , vous y retrouverez ce que vous avez laissé ,
l'affection profonde qui vous accompagne dès longtemps, et la sollici-
tude un peu grondeuse qui contrarie parfois votre témérité.
Ce n'est pas sans un sentiment de chagrin bien réel que je vous ai
vue entreprendre ce dangereux voyage, et je n'ai pas cherché à vous
dissimuler mon appréhension et ma peine. Mais, malheureusement,
l'union de nos cœurs ne s'étend pas jusqu'à nos idées, et je n'ai
pu réussjr à changer votre détermination. Je suis loin de me regarder
comme infaillible, mais convenez que si je me trompe, mon erreur,
qui ne demande que ce qu'on lui donne, est moins périlleuse que la
vôtre, qui veut tout ce qu'on ne lui donne pas.
Vous avez puisé dans des livres remplis d'une fausse exaltation une
exaltation vraie, et vous courez de très-bonne foi dans un chemin
perdu, où ceux qui vous ont entraînée ne vous suivront pas, croyez-le
bien.
Alors, plus l'illusion aura été complète, plus le désenchantement
sera terrible ; et c'est cette heure inévitable que mon cœur redoute pour
vous , presque autant que ma raison la désire.
Je sais que je suis une radoteuse , et que vous êtes en droit de vous
plaindre de ma persistance à vous accabler des mêmes sermons ; plai-
gnez-vous donc, si vous voulez, mais laissez-moi sermonner.
On m'assure que bien des personnes de notre sexe se servent de
leurs plumes pour écrire, et je m'aperçois que vous vous laissez gagner
par la manie dont elles sont possédées. Je ne demande pas mieux que
de m'instruire, quoi que vous en disiez, et je voudrais savoir de quel
charme ou de quelle utilité il peut être de barbouiller du blanc, qui est
si joli , avec du noir, qui est si laid. Causons.
Ou vous avez un grand talent, ou vous en avez un petit, ou
vous n'en avez pas du tout. Il me semble difficile qu'il en soit autre-
ment.
Si, par fatalité, vous êtes favorisée de ce grand talent, comme ce
sont les mâles qui font la loi et les réputations, ils ne laisseront pas
l'opinion vous élever au degré de supériorité que leur sexe peut seul
atteindre ; mais vous serez placée un peu au-dessus du vôtre, dans un,
milieu sans nom, qui, n'admettant ni les sentiments, ni les occupations,
ni les délassements auxquels vous étiez appelée par votre nature, se
refusera ainsi à vous donner les goûts, les travaux, les préoccupations,
r
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 529
les plaisirs de cette nature supérieure à laquelle vous tendez ; ou bien
encore, vous mélangerez tout cela ensemble, et ce sera un affreux chaos*
Puis, à côté de cette vie publique dont la renommée va s'emparer, .
l'envie vous viendra peut-être de. vous en faire une autre un peu cou-
verte, un peu paisible, dans laquelle vous puissiez vous reposer quelque-
fois de vos triomphes. Mais où trouverez-vous un être afssez vain ou
assez humble pour partager cette vie que vous vous serez faite? pour
endosser de gaieté de cœur cette livrée ridicule que lui infligeront vos
succès, votre réputation, vos détracteurs, vos admirateurs? le malheur,
enfin, d'être soutenu par ce qu'on devait défendre, et de passer le
second quand on a le droit de faire le chemin? Nulle part, je l'espère,
car, avec la meilleure volonté et le meilleur cœur du monde, vous
parviendriez à rendre celui auquel se serait attachée votre redoutable
tendresse souverainement malheureux. Vous resteriez donc puissante et
solitaire? C'est beau, mais c'est triste, et j'aimerais mieux appliquer
cette haute intelligence en question à augmenter mon bonheur et à en
donner à ceux qui m'entourent que de la faire servir à m'isoler de
toutes les joies de ce monde. Et plusieurs petites choses dont je ne
parle pas : la haine, l'envie, la calomnie! Tout cela n'est guère à
redouter dans un nid ; mais sur une colonne, à la vue de tous, il y a
fort à réfléchir.
Descendons de cette colonne , et passons à ce joli petit esprit , qui
serait si agréable s'il voulait se tenir tranquille. Mais voilà précisément
la maladie. On fait très-bien son effet dans un cercle d'amis indulgents,
il ne faut pas frustrer le public, qui ne s'en plaignait pourtant pas, de
tant de grâce et de charmantes inspirations.
On commence par marcher d'un pas timide dans cette route où
les épines sont infiniment plus communes que les roses, puis, le
pied s'enhardit, on s'accoutume aux compliments, les compliments
s'accoutument à vous, et voilà une créature qui a perdu le charme
réel qu'elle possédait pour, courir après une gloire qu'elle n'at-
teindra jamais. La critique, patiente d'abord, finit par se lasser et
mordre ; elle signifie rudement aux amis stupéfaits que le Colibri n'est
point un Aigle, après quoi elle se retire dans sa niche d'un air mena-
çant. Ce commencement d'apposition irrite l'amour-propre exigeant de
fa jeune célébrité; on se pose en victime, les consolations pleuvent, et
cette tête fort spirituelle, qui aurait pu être une tête fort raisonnable,
est tournée pour toujours. Et de deux. Si vous voulez bien , nous passe-
07
530
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
rons rapidement sur le troisième point de mon discours, et nous ne
nous arrêterons même pas, malgré l'abondance de la matière, à la
variété de l'écrivain, fille, épouse et mère, qui pratique la littérature
en^même temps que les vertus les plus intérieures ; aimable auteur qui
berce d'une main et qui écrit de l'autre , dont les enfants déchirent le
manuscrit pendant qu'elle tricote , et ajoutent à sa broderie un point sur
lequel elle ne comptait pas pendant l'inspiration ; je vous fais grâce de la
description de cet être fantasque, moitié encre et moitié bouillie.
si*/^.^?. j-*;
Ce n'est pas là d'ailleurs le genre de ridicule dans lequel je crains
de vous voir tomber. Je sais trop combien vos goûts vous éloignent d'un
tel genre de vie pour le redouter et vous mettre en garde contre sa
séduction.
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 531
Ce qui me fait peur, c'est cette disposition qui vous entraîne à
adopter d'autant plus vite et d'autant plus fermement une idée qu'elle
est plus généralement blâmée et repoussée ; c'est cette vanité incommen-
surable que vous voudriez prendre pour de la générosité, et qui vous
arme toujours pour le parti le plus faible, même quand vous soupçonnez
que le parti le plus faible n'a pas le sens commun. C'est enfin cette
étourderie réfléchie et préméditée qui donne gain de cause à vos rêves
les plus absurdes, en sa qualité d'étourderie, et dont vous ne vous défiez
pas le moins du monde, en sa qualité de réflexion. ♦
Je voulais vous écrire une lettre courte, tendre et amicale, et voilà
que je vous adresse des duretés interminables. Pourrai-je vous persuader,
chère enfant? Ce qui est cependant bien vrai, c'est que ces paroles si
sévères me sont dictées par une tendresse sans bornes , et que si je vous
aimais moins, je ne prendrais pas la peine de vous gronder si fort.
Au reste, j'aurais tort de m' inquiéter; je sais par expérience que
vous ne vous offensez pas de mes conseils. Hélas ! c'est peut-être parce
qu'ils glissent sur votre cœur sans y pénétrer? Oh ! que je serais malheu-
reuse et effrayée, s'il en était ainsi !
TROISIEME LETTRE DE L*HIR01iDELLE.
HISTOIRE D'UN NID DE ROUGES-GORGES.
Le hasard le plus heureux vient de me faire rencontrer, ma bonne
amie, un Pigeon reibpli de complaisance, qui a bien voulu retarder un
moment son départ, afin de se charger de ma lettre. Il est porteur de
dépêches importantes, et me semble mériter la confiance qu'on lui
accorde. Tandis qu'il explore les environs charmants du gîte où je me
suis arrêtée cette nuit, et où je reste ce matin pour vous écrire, je
m'empresse de vous mettre un peu au courant de ma vie, de mes sensa-
tions et des événements, heureusement fort rares, de mon voyage. Je
garde cependant en moi, pour un autre temps, la poésie qui voudrait
déborder, et qui s'inspire de cette belle nature qui m'entoure, de cette
indépendance dont je jouis ; si je me laissais entraîner par le charme de
532 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
ce que j'éprouve, je sens que je n'en finirais pas. Je préfère ne vous donner
cela qu'avec le volume que je prépare , et que je puis composer, à
tète reposée, pendant mes longues heures de solitude et de méditation.
Si je n'y avais pas été forcée par la circonstance, j'aurais certainement
attendu un autre jour pour me rappeler à votre souvenir. J'ai commencé
ma journée sous de tristes auspices, et je crains que ma lettre ne se
ressente de cette pénible disposition. J'avais fait connaissance, en arri-
vant hier au soir, avec une aimable famille du voisinage. Le père', la
mère, cinq*petits enfants encore sous l'aile maternelle. Comme ils avaient
accueilli mon arrivée avec beaucoup de grâce et de bonhomie obli-
geante, j'ai cru devoir aller, ce matin en me réveillant, m'informer de
leurs nouvelles. J'ai été reçue de la manière la plus cordiale, et cette
seconde entrevue n'avait fait qu'ajouter à mon estime et à ma recon-
naissance, lorsqu'au moment où je venais de les quitter pour rentrer chez
moi je fus rappelée sur le seuil par des cris de douleur et d'effroi , partis
du nid de mes bons voisins. Effectivement, la situation était affreuse : un
des petits était tombé par terre en essayant imprudemment ses ailes, et
quoique la chute par elle-même n'eût rien de grave, le danger n'en était
pas moins imminent. Un énorme Oiseau de proie descendait en tour-
noyant, et c'était son approche qui causait la détresse des pauvres
parents. La résolution delà mère fut bientôt prise. Elle adressa quelques
mots à son mari , quelques recommandations sans doute pour les quatre
petites créatures qu'elle lui abandonnait, puis, après un dernier baiser,
tristement mêlé à un dernier adieu, elle s'élança sur le petit, qui gisait
encore à l'endroit où il était tombé , et le recouvrit tout entier de son
corps et de ses ailes. L'horrible Animal, auquel elle venait se livrer,
continuait à s'approcher, et .en Rapprochant redoublait de vitesse; depuis
longtemps déjà il avait deviné une victime, et l'immobilité dans laquelle
il la voyait lui assurait une victoire facile.
La chose se passa comme elle avait été prévue : la mère fut empor-
tée, l'enfant resta ; après un instant de silence, que la prudence com-
mandait, le père vint chercher à cette triste place ce que la serre
cruelle du vainqueur lui avait laissé. Il recoucha son Oisillon au fond du
nid, reprit la tâche vacante de la mère absente, et tout fut dit.
Je n'avais pas encore osé me mêler à cette triste scène, et je con-
templais, sans la distraire, la douleur muette de mon pauvre solitaire,
naguère si heureux et chantant de si bon cœur, lorsqu'un bruit reten-
tissant, effroyable, se fit entendre à peu de distance de nous. Nos
\
LETTRES D'UNE HIROiNDEL LE.
533
regards se portèrent en même temps dans la direction d'où semblait
nous venir un nouveau danger, et nous découvrîmes, avec un bonheur
que je n'essayerai pas de vous peindre, mais que vous êtes bien faite
pour comprendre, le ravisseur de notre pauvre amie tombé mort sous
Je coup qui venait de le frapper, et elle-même revenant à tire-d'aile vers
son nid, qu'elle n'espérait certainement plus revoir. L'ivresse de ce
moment, mon cœur la partagea profondément; leur bonheur était si
complet, qu'il avait besoin de s'épancher : on m'appela, on me caressa ;
534
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
nos douleurs et nos joies communes avaient (ait de nous une même
fortune.
Cependant, je craignais d'être indiscrète en demeurant plus long-
temps auprès d'eux ; je me retirais , lorsqu'un Animal fort grand , de
l'espèce de ceux qui habitent les villes , un braconnier s'approcha en
sifflant de l'arbuste touffu qui dérobait à la vue le nid des Rouges-
George^ ; il portait sur son dos une espèce de sac, duquel on voyait
sortir la tête de leur ennemi, et sur son épaule l'instrument qui les en
avait délivrés. La pauvre mère ne put retenir un cri de joie en le recon-
naissant, un de ces cris du cœur qui devraient attendrir les cœurs
les plus farouches. Mais je crois que les êtres dont je parle n'en ont
point.
« Oui-da ! dit celui-là d'une voix terrible, vous chantez, la belle !
Votre chanson est agréable, mais vous serez encore plus à votre avan-
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 535
tage à la brochette. Les petits ne vaudront pas "encore grand'chose,
mais il ne faut pas séparer ce que Dieu a réuni. »
Ayant achevé ces paroles, il saisit les Oiseaux stupéfaits, les empri-
sonna dans son sac, et repartit en sifflant. Voilà pourquoi je suis triste
aujourd'hui.
QUATRIÈME LEJTRE DE L'HIRONDELLE.
Je suis fort souffrante depuis quelques jours, ma très-chère amie.
11 m'est arrivé un petit accident qui m'a obligée de m'arrêter en
chemin, et qui me retiendra probablement longtemps encore, malgré
mes regrets et mon impatience, dans le séjour étroit et incommode où
je dois cependant m'estimer heureuse d'avoir trouvé un refuge.
J'ai été surprise, à quelque distance d'ici, par un affreux orage, et
le vent m'a poussée avec une telle violence contre le toit qui m'abrite
aujourd'hui, que j'ai fait une terrible chute, et que je me suis démis la
patte en tombant. Fort étonnée d'en être quitte à si bon marché.
Plusieurs Moineaux francs empressés, qui avaient eu l'heureuse
précaution de s'établir là avant 1 mauvais temps , m'ont prodigué les
secours les plus tendres ; mais, malheureusement pour moi, le soleil
n'a pas tardé à reparaître, et son premier rayon m'a enlevé mes chari-
tables hôtes. Ma pénible situation n'a pas eu le pouvoir de les retenir,
et je souffre d'autant plus de leur abandon, qu'il ne m'est pas encore
possible d'aller chercher au dehors la nourriture, qui va cependant
bientôt me manquer au dedans, les provisions de mes prédécesseurs
étant fort réduites par mon long séjour ici.
Le souvenir de mes pauvres voisins, les Rouges-Gorges, à la vie si
patriarcale, à la table si hospitalière, celui de votre amitié, de votre
calme intérieur, dont si souvent je suis venue partager les douceurs,
me reviennent naturellement, parés de couleurs plus riantes, depuis
que j'éprouve les ennuis de la maladie et de la pauvreté.
La solitude, qui a tant de charmes, a bien aussi quelques incon-
vénients , et je ne veux pas vous faire tort de cet aveu , car je suis sûre
qu'il vous fera plaisir. Ainsi, je reconnais que j'aurais grand besoin
dans ce moment de ce que je redoutais si fort naguère, et qu'un ami
536 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
qui me donnerait ses soins et son affection ne me nuirait pas du tout
aujourd'hui. Mais demain?
Quoique j'eusse pesé d'avance les chances fâcheuses. d'un aussi long
voyage, et que cette première et légère contrariété ne soit de nature ni
à me décourager ni à m'étonner, je ne puis pas me dissimuler que
vous, la personne paisible, et ennemie de tout ce qui menace l'uni-
formité de votre existence, vous supporteriez avec moins d'impatience
que moi ma toute petite blessure. Cela vient, je crois, de ce que vous
avez contracté l'habitude de vous occuper sur place, et que ce repos
obligé ne troublerait en rien le calme' accoutumé de votre tête et de
votre cœur. Pour moi, c'est tout différent.
Cette agitation , ordinairement si nécessaire au bonheur de ma vie,
a passé dans mon esprit, et je sens que je deviendrais folle s'il me fallait
rester longtemps dans cette inaction physique.
J'entends beaucoup et très-mal chanter autour de moi ; je suis,
pour mon malheur, assez proche voisine d'une méchante Pie-Grièche
qui est devenue, on ne sait comment, la belle-mère de deux pauvres
petites Fauvettes qu'elle tient dans un esclavage complet et dont il
semble qu'elle prenne plaisir à gâter le goût naturel en leur faisant
chanter, tant que dure le joui*, des airs de contralto qui n'ont certai-
nement pas été écrits pour ces jeunes voix ; bien entendu , je ne trouve
là aucune ressource de société. Cette Pie-Grièche est veuve , ne reçoit
personne, et passe la plus grande partie du temps à gronder ces mal-
heureux enfants et à épier leurs démarches les plus innocentes. C'est un
tyfan femelle, et ses principes sont si loin d'être d'accord avec les
miens que j'ai refusé net la proposition qu'elle m'avait fait faire par un
vieux Geai, son unique ami et mon ancienne connaissance, de lui servir
de remplaçante, quand, par grand miracle, elle est obligée de s'éloigner
un instant de chez elle. Je sais bien que les conditions étaient avanta-
geuses, et que, dans la situation incertaine où me voilà, il n'est peut-
être pas très-prudent de dédaigner un emploi qui me mettrait au-dessus
du besoin ; mais je n'ai pu vaincre ma répugnance, le métier de gui-
chetière me semble odieux, et pour moi, comme pour les tristes
victimes que je serais chargée d'empêcher de respirer, de vivre et
d'aimer en liberté, je sens que je suis incapable de m'y soumettre.
Mais j'ai offensé cette vieille Pie-Grièche acariâtre, et je ne dois pas
compter sur son aide. Il faut donc que je m'arme de courage, et que, si
ma guéfison se fait trop attendre, j'essaye de vaincre le mal et d'aller,
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
537
clopin-clopant, chercher des âmes plus compatissantes, et surtout des
esprits plus éclairés.
Vous, dont la touchante bonté m'a recueillie dans une circonstance
analogue à celle dans laquelle je me trouve , vous prendrez part à mes
peines, et vous gémirez sur moi, plus que je ne le mérite, sans doute.
Mais la pensée de votre affectueux intérêt me donnera presque autant de
forces que votre intelligente pitié m'en rendit autrefois ; étendez-le donc
sur moi tout entier, qu'il plane sur ma tète, qu'il me conduise où le
GS
538 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
bonheur m'attend, et que je sente de loin, comme tant de fois je l'ai
éprouvée de près , votre salutaire influence.
Ma tête est si troublée par les tristes idées qui m'assiègent, qu'il m'a
été impossible de profiter de ce temps de loisir forcé pour rassembler les
premiers matériaux de l'ouvrage que je médite 5 je suis triste, je suis
malade, et mon cœur seul est en état de se faire entendre. Ne vous
étonnez donc pas de recevoir des lettres si longues, et pourtant si peu
remplies. Je vous adresse tout mon cœur, et mon cœur est vide loin de
vous.
CINQUIÈME LETTRE DE L' H I RONDELLE.
Depuis un mois déjà, je suis sortie du gîte d'où je vous ai écrit
pour la dernière fois. Une Linotte, qui s'en allait un peu sans savoir
où, m'a promis de me servir d'appui, et j'ai saisi avec empressement
cette occasion de quitter mon ennuyeuse voisine , et le trou plus maus-
sade encore au fond duquel j'enrageais depuis si longtemps. Ma patte
est pourtant loin d'être revenue à son état naturel , et , malgré l'espoir
dont ma compagne voudrait me bercer, je crains bien d'être boiteuse
pour le reste dermes jours. Ceci est un bon moment, n'est-ce pas? pour
se souvenir de cette fable des Deux Pigeons, qui est une de vos cita-
tions favorites , et que vous avez bien souvent opposée à mon humeur
vagabonde.
C'est là une grande peine à ajouter à mes autres inquiétudes, et j'ai
souvent besoin que la gaieté de ma jeune conductrice vienne faire diver-
sion à mes tristes pensées.
- Au milieu de ces étrangers, l'avenir, sur lequel je comptais si
fermement, s'assombrit chaque jour davantage; mes idées, mes plans,
ne peuvent réussir à se faire jour; ici comme ailleurs, l'espèce mâle a
envahi toute autorité; ici comme ailleurs, ils sont nos maîtres; il faut se
l'avouer et essayer d'en prendre son parti. Jusqu'à ce qu'on ait trouvé
un quinquina ou une vaccine pour guérir la maladie dont notre sexe est
possédé, cette maladie épidémique et contagieuse à la fois, qu'on se
transmet de mère en fille depuis le commencement des siècles, et qui
exige impérieusement que nous soyons gouvernées et battues, il faut
LETTRES D'UNE HIROJS DELL E. 539
que l'intelligence cède à la force, et que nous portions nos chaînes sans
murmure.
Pour moi, qui n'ai pas voulu m'assujettir à ce honteux esclavage, et
qui consacrerais volontiers ma vie à l'affranchissement de mes malheu-
reuses compagnes , je sens que cette persévérance que vous avez toutes
à suivre les routes battues doit nous retarder peut-être indéfiniment
dans la nôtre; que cette force d'inertie. à laquelle la force agissante ne
peut rien opposer demeurera sans doute victorieuse de tous nos efforts :
je sens cela, et j'en gémis, mais que faire? persister, travailler, souffrir,
pour que mon nom seul recueille un jour les bénédictions des races
futures? Cette ambition est noble et belle, mais j'avoue qu'elle ne suffit
pas à me donner le courage nécessaire pour lutter contre les déceptions
qui m'attendent, contre les chagrins dont la vie que je mène depuis près
de deux mois m'a donné déjà de si pénibles échantillons.
Je suis donc plongée dans l'incertitude, et vivant au jour le jour,
en attendant que ma bonne étoile m'inspire une décision quelconque qui
me fasse sortir de l'état d'angoisse où je suis.
Ma Linotte, qui n'a pas l'habitude des réflexions, se lassera bientôt,
je le crains, de la lourde tâche que son bon cœur lui a fait accepter; je
ne compose pas une société fort agréable, et je vois qu'elle cherche,
autant que faire se peut, à rompre le tête-à-tête.
Quoique je ne fusse guère en humeur de voir du monde, elle m'a
entraînée hier au milieu d'une nombreuse réunion, qui, en tout autre
temps, m'eût remis le cœur en joie et en espérance. Notre sexe seul y
était admis, et le but vers lequel tendent tous mes vœux était aussi celui
que ces jeunes cœurs appellent avec une noble impatience. Plusieurs,
points de notre législation future y ont été discutés avec tout le charme
de la plus haute éloquence. Je ne sais pas ce que les opposants craignent
de perdre au changement que nous demandons, car nos parlementeurs
. d'aujourd'hui seraient immédiatement remplacés par d'autres aussi abon-
dants, aussi longs, aussi larges qu'eux-mêmes. C'est à notre tour de
parler, il y a assez longtemps que nous n'écoutons pas.
On a passé après cela à des exercices purement littéraires. La maî-
tresse du lieu, Tourterelle, qui est un peu sur le retour, nous a beaucoup
entretenues de sa jeunesse dont elle paraît se souvenir très-bien, et de ses
amours sur lesquels elle a composé une grande quantité de pièces de
vers. Après elle, une jeune Bécasse fort timide a chanté sur un air de
sa composition des paroles dont je n'ai pas bien saisi le sens, car l'excessif
540
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
embarras de cette aimable artiste la privait d'une partie de ses moyens.
• Sa mère, au reste, s'empressait de communiquer à l'assemblée, à
mesure qu'ils étaient chantés, les vers que le trouble empêchait de
sortir du gosier de cette chère enfant, ce qui fait que nous avons joui
doublement.
Plusieurs autres personnes, prises dans les différentes classes de la
société, et que le seul désir d'entendre les talents dont je viens de vous
parler avait amenées à cette réunion, après s'être longtemps fait prier,
par modestie, ont fini par céder aux demandes réitérées qui leur étaient
adressées de toutes parts, et leur mémoire leur a fourni tant de vers,
de prose et de musique, qu'on n'a pu les décider à se taire que fort
avant dans la soirée. En sortant, chacun félicitait l'aimable hôtesse, et
la remerciait du plaisir qu'elle avait procuré à chacun par sa grâce et
par son talent fécond et varié, qui sait se prêter aux combinaisons les
LETTRES D'UNE HIRONDELLE. 541
plus hardies, comme aux sujets les plus tendres et les plus touchants.
Et moi, qui m'étais laissé distraire à ce tourbillon qui enveloppait
ma pensée , je n'ai pas tardé à retrouver au fond de mon âme la tristesse
que j'avais oubliée un instant, et je me suis couchée fatiguée, inquiète,
en songeant qu'il faudrait recommencer aujourd'hui h attendre je ne sais
quoi, à aller je ne sais où.
SIXIÈME LETTRE DE L'HIRONDELLE.
Il ne me manquait plus, n'est-il pas vrai, mon amie, après tant
d'espoirs déçus, après tant de démarches vaines, que de terminer enfin
mon long pèlerinage en compagnie d'une Linotte? Si vous n'étiez pas si
bonne , vous ririez bien ; mais vous n'êtes pas Serine à abuser de vos
avantages. D'ailleurs, le côté ridicule que votre douce malice trouvera
sans le chercher n'est pas celui qui domine dans mon équipée. Je reviens
vers vous, affligée, découragée, mais non convertie. Seulement, j'en
suis venue à regretter que mon organisation me défende le bonheur que
la vôtre vous donne ; je voudrais pouvoir me changer, puisqu'il me faut
renoncer à changer les autres.
Je ne crois pas avoir tort, mais je me crois impuissante à avoir
raison; ce qui, pour le résultat, revient absolument au même. J'ai vu,
j'ai sollicité , j'ai prêché ; je n'ai eu affaire qu'à des sourds : les mâles
écoutent et haussent les épaules , les femelles n'écoutent pas et haussent
les épaules aussi. Il faudrait, pour continuer la lutte, une patience que
je ne me connais pas, ni vous non plus, j'en suis sûre.
Et puis, me voilà estropiée; et pour entreprendre quelque chose que
ce soit dans ce monde, même de faire le bien, il faut d'abord être belle.
Une Hirondelle qui boite n'a pas de grandes chances de popularité dans
un siècle qui marche si vite et au milieu de gens qui se heurtent sans
cesse. C'est à dater de ce moment-là que le découragement m'est venu,
et j'ai toujours cru aux pressentiments.
Je m'arrête donc, et même je retourne sur mes pas; le printemps
va nous arriver à Paris, et comme, sous ce beau ciel dont on parle tant,
il n'a pas de beaucoup meilleures jambes que moi, j'espère revenir en
même temps que lui.
5Ù2 LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
Je vous présenterai ma petite compagne qui vous plaira, malgré sa
folie. C'est un charmant cœur de Linotte; quant à la tête, il n'y faut
pas penser.
Les étourdis sont bons en général, et je viens d'éprouver que ma
prédilection pour eux ne m'avait point abusée. Je ne pourrai jamais
reconnaître les soins dont j'ai été l'objet de la part de cet aimable Oiseau,
et je crois qu'il ne s'en soucie guère. C'est encore vous qui vous char^
gérez de m'acquitter envers lui, en lui donnant quelques règles de
conduite dont on a vraiment besoin; vous ne sauriez croire combien
cette petite tête-là est en continuelle disposition de faire des sottises.
Elle s'était prise de passion pour un jeune godelureau que nous avons
rencontré en chemin , et j'ai vu le moment où elle me quittait pour le
suivre. Il m'a fallu lui représenter sous les couleurs les plus lugubres
l'abandon où son absence allait me plonger, pour la décider à se séparer
de ce fat, qui n'avait vraiment pour lui qu'un joli extérieur et un grand
aplomb. Il l'aurait rendue malheureuse, j'en suis persuadée; une triste
expérience m'a appris a ne pas juger les gens sur la mine, car si vous
vous en souvenez , rien n'était beau comme le volage qui m'a coûté tant
de larmes. La confidence de mes chagrins , que j'ai jugé à propos de
faire dans cette circonstance à notre jeune écervelée , a produit sur elle
une vive impression. Avec des paroles raisonnables et sévères, et une
surveillance active, on la sauvera des chagrins dont la légèreté de son
caractère la menace.
Mais voilà que, sans y songer, je parle de surveillance et de sévérité,
comme si ce système n'était pas en opposition directe avec mes prin-
cipes. Qu'est-ce que cela veut dire? La maladie commune me gagnerait-
elle, et dois-je renoncer aussi à la satisfaction intérieure que j'emportais
avec moi de n'avoir pas bronché, malgré les vicissitudes, dans ma
première et unique voie? Je ne sais. Ce voyage , sur lequel je comptais
pour nf instruire , m'a effectivement montré la vie sous un aspect que je
ne connaissais pas. Je n'avais voulu voir jusque-là que les inconvénients
de ce qui est, et les avantages de ce qui n'est pas. Je les vois encore,
mais de plus je calcule maintenant les dangers de tout changement,
même quand il doit amener une amélioration certaine. 11 vaut mieux
garder un mauvais régime que d'en changer; ce n'est pas moi qui ai dit
cela la première.
Vous me reverrez donc, chère et tendre amie, triste, mais soumise,
trouvant le monde fort mauvais, mais ne voulant plus le forcer à être
LETTRES D'UNE HIRONDELLE.
543
meilleur, raisonnable selon vous, désenchantée selon moi; et qui sait si
ce n'est pas la même chose? ayant bien couru pour savoir ce que
j'aurais appris avec le temps sans me déranger . c'est que se contenter
du bonheur qu'on a, sans le risquer pour avoir mieux, c'est la vraie
sagesse, et que cette sagesse, si je n'ai pu parvenir encore à la con-
quérir, je vais vivre auprès de vous, et que vous l'avez. A bientôt, et à
toujours.
Mme Ménessier- Nodier.
LES
ANIMAUX MÉDECINS
n vieux: Corbeau nous annonce la mort pro-
chaine d'un de nos collègues; il se flatte de la
pressentir. Le mot est fier, mais la chose pour-
rait bien se*réaliser; car, à l'instant même, un
pauvre Chien entre chez nous, tout boiteux,
tout écloppé ; non, ce n'est pas même un Chien,
c'est un squelette, une ombre de Chien. Nous
demandons au malheureux ce qu'il éprouve :
« Hélas! nous répond-il, on a' voulu me
guérir, voila mon mal. » Nous l'invitons à s'expliquer; alors il prend
vous savez quel siège, et s'écrie :
« Ah! nies frères, qu'avez- vous fait là? Vous avez provoqué les
Animaux: à écrire; mais on a exagéré vos conseils : plusieurs d'entre
nous se sont mis à penser. Ils rêvent même poésie, arts, science; que
sais-je encore? Ces fous s'imaginent que pour découvrir tout cela il
suffît de s'éloigner du naturel et de notre instinct si sublime, quoi qu'on
en" dise. Le Rossignol chantait; un Ane s'est donné la mission d'in-
venter la musique et de la mettre à la portée des Chats. La civilisation
les déborde. Dieu, qui veut les arrêter sans doute, vient de leur
envoyer une idée terrible : les Animaux, vos amis, vos frères, sont
dégoûtés de mourir de leur belle mort; ils ont résolu de fonder une
médecine, une chirurgie animale. Déjà ils se sont mis à l'œuvre. Voyez,
je n'ai plus que la peau sur les os, et je sors de me commander des
béquilles. »
LES ANIMAUX MÉDECINS. 5^5
Le Renard, qui se trouve de rédaction ce jour-lày propose au blessé
de se rafraîchir. Celjui-ci accepte ; alors le Renard lui fait apporter une
plume et de l'encre, et le prie d'écrire sa mésaventure pour l'édification
de la postérité. Le Chien obéit par habitude; seulement au lieu d'écrire
il dicte :
« Je suis juste, dit-il, et neveux rien cacher. Il y avait depuis f,
longtemps, parmi les Hommes, certains individus appelés, je crois,,
vétérinaires, et qui, en conscience, nous abîmaient. Nous n'étions pas
plutôt entre leurs griffes, qu'ils nous saignaient, purgeaient, repur-
geaient, et surtout qu'ils nous mettaient à la diète. Je me plains parti-
culièrement de ce dernier trait. Vous souriez; vous me soupçonnez de
gourmandise. Pourquoi aime-t-on mieux croire aux défauts de son
semblable qu'à ses besoins? On n'ose pas lui reprocher de vivre, mais
on lui sait mauvais gré d'avoir faim. Si je me plains, encore une
fois, ce n'est pas par gourmandise, mais cela humilie d'être mis au
régime comme un simple et vil écolier malade de paresse, et qu'on traite
par l'économie domestique. Je contribuai beaucoup, je m'en accuse, à
faire nommer une commission chargée d'ouvrir une enquête et de con-
stater les faits. Vous ne devineriez jamais sur quels imbéciles... pardon,
messieurs, je voulais dire sur quels Animaux les choix tombèrent :
sur des Linottes et sur des Taupes. Il est vrai qu'on leur recommanda
l'attention et la clairvoyance. La commission, pénétrée de cette vérité
fondamentale, que les malheureux n'ont guère les moyens de rester
désintéressés dans leurs plaintes, iqaagina de s'adresser exclusivement
aux personnes présumées coupables. Je ne sais ce qui se passa , mais
bientôt une bonne majorité, composée de tous les Animaux qui n'avaient
rien écouté, décida que l'affaire était entendue. Un rapporteur fit un
méchant travail dont il fut magnifiquement récompensé, et toute la
commission après lui : et ce fut tout. Mais j'aboyai , je hurlai , je fis le
mécontent; beauccfup de mes voisins et amis crurent me devoir de
faire comme moi; l'agitation devint générale; les Animaux versés en
politique crurent un instant qu'ils assistaicitf au spectacle d'un peuple
trop heureux sous une dynastie trop généreuse.
— Gazez, mon bon ami, gazez donc, interrompt le Renard; tout
arrive et tout s'en va , il faut donc ménager tout par prudence ou par
générosité.
m
>
bh% LES ANIMAUX MÉDECINS.
« Bref, reprend Médor intimidé (Médor, c'est le nom de notre
héros) , nous convînmes de former des écoles de médecine secrètes et
des facultés de chirurgie clandestines, sous la présidence du Coq d'Escu-
lape et du Serpent d'Hippocrate. 11 s'agissait de s'instruire, tout le
monde voulut enseigner. Chaque Animal , dont une partie quelconque,
un détritus , un débris , avait autrefois été usité en médecine , prétendit
créer la science et imposer son système. Lorsque chacun énuméra ses
titres , il se trouva , chose étrange et dont je ne veux pas abuser contre
le genre humain, que- toutes les bêtes, depuis la plus petite jusqu'à la
plus grosse, que toutes les espèces, depuis la meilleure jusqu'à la plus
malfaisante , avaient autrefois été proposées et servies par les médecins
des Hommes comme panacées universelles. Croiriez-vous qu'ils ont osé
prescrire > c'est leur mot, le bouillon de Tortue contre la langueur, et la
gelée de Vipère contre la malignité du sang !
— Médor , vous êtes instruit, et si jamais nous ajoutons une Aca-
démie des sciences à notre journal, vous en serez.
— De l'Académie, prince?
— Non, de notre journal ; pour qui donc vous prenez-vous? Continuez.
« Vous n'avez pas perdu de vue, messieurs les rédacteurs , que votre
très-humble serviteur s'était principalement révolté contre la diète, et
qu'il n'avait pas songé à la science , Dieu merci. Quelle ne fut donc pas
sa douleur en se voyant incompris, dépassé par des ambitieux qui vou-
laient des honneurs, lorsqu'il ne désirait, lui, qu'un régime un peu
moins sévère! Comprenez-vous, par exemple, un copiste, un Belge,
un Singe, se posant en fondateur scientifique, et s'écriant : « A moi la
toge? j> La médecine gymnastique fut la première inventée après celle des
registres publics , des recettes superstitieuses et des sacrifices. Un savant
grec, Herodicus, guérissait tout, même la fièvre et la paralysie, par la
gymnastique et les gambades médicinales. Mes droits sont clairs , sans
compter que mes aïeux se sont prêtés de force à la fantaisie qui poussa
Galien à disséquer une foule de Singes afin de bien connaître les
Hommes.
« Indigné qu'on osât invoquer des noms d'Hommes, je demandai la
parole, et je dis... ,
— Est-ce long? demande le Renard.
LES ANIMAUX MÉDECINS. 547
— Cela fera, seigneur, ce que cela fera; voilà tout ce que je puis
vous affirmer, en conscience.
— Vous êtes honnête; cela ne peut vous mener loin aujourd'hui.
Continuez donc.
« Mes frères , si nous nous préoccupons de la conduite des Hommes
et de leurs remèdes, nous ne produirons que plaies et bosses. J'ai en-
tendu dire par un sage, que j'ai jadis accompagné, moi tout seul , jus-
qu'au cimetière , que le sublime de la philosophie était de nous ramener
au sens commun ; j'incline à penser que le sublime de l'art de guérir
serait de revenir à l'instinct. Ces mots bien simples, on les trouva
pitoyables.
— En définitive, fait observer .le Renard, il eût été ridicule de se
donner tant de mal pour trouver une chose simplement raisonnable et
sensée; puisqu'on voulait fonder un art, il ne fallait pas se préoccuper
platement de la nature. . .
— C'est évident , » murmure un Ours venu là pour s'abonner.
Médor se gratte l'oreille , et continue en baissant la voix :
« Ma réflexion fut blâmée; quant à moi, je lus vilipendé, battu
comme incendiaire ; lorsque je voulus lever les pattes au ciel pour pro-
tester de mon innocence, il s'en trouva une de cassée. Alors mes col-
lègues me demandèrent ironiquement quel remède l'instinct et le sens
commun indiquaient en cette circonstance; mais comme ils avaient eu
soin de me frapper d'abord sur la tête, je ne sus pas répondre et restai
convaincu d'imbécillité.
— Ma foi, c'est très-logique, dit le Renard.
« On me mit au lit, sur la paille; je vis entrer bientôt dans ma
chambre une Sangsue ^ une espèce de Grue , un Animal hétéroclite , une
Cantharide, et un Paresseux qui se trouva assis avant même d'être ar-
rivé. Le monsieur hétéroclite, personnage sec, froid, confortablement
vêtu, déclara que la. séance était ouverte et qu'il s'agissait de me tirer
du mauvais pas où j'étais, de me sauver. Je me crus mort. Mais une
* vraie Truie, que l'on m'avait donnée pour garde-malade, entreprit de
548 LES ANIMAUX MÉDECINS.
me rassurer en me disant : « N'ayez pas peur, les bons s'en. vont, les
mauvais restent.
« — Commère, lui répliquai-je , de quoi vous mêlez-vous? on ne
vous a pas placée auprès de moi pour me desservir... au contraire ; »
et je m'agitai sur mon grabat.
« Alors la Sangsue prétendit que j'avais le délire, et annonça l'in-
tention de me prendre à la gorge. Heureusement la Cantharide s'aperçut
que je tirais la langue, et, démontrant que j'étais exténué, proposa de
me procurer ce qu'elle appelait une petite surexcitation.
a — Taisez-vous, ma chère, répondit à la Cantharide l'espèce de
Grue dont j'ai déjà parlé; votre opinion ne saurait avoir la moindre
autorité; vous manquez absolument de poids.; il faut six mille quatre
cents de vos semblables pour former une misérable demi-livre. Pensez-y
donc.
« — Votre opinion, cher Paresseux ? » demanda le personnage hété-
roclyte.
« Le paresseux bâilla : « J'a... attends. »
« — Monsieur, répliqua le froid personnage, monsieur fait apparem-
ment de la médecine expectante; sa pratique est une méditation sur la
mort.
« — Tiens , grogna la Truie en elle-même, cet honnête monsieur a
volé mon premier maître qui s'appelait Asclépiade, et disait cela de ta
pratique tfHippograte.
« — Quant à moi, formula gravement le précédant interlocuteur, je
pense que l'humidité aux pieds, à la tête, à la poitrine, à l'abdomen et
à tous les membres en général, cause plus des deux tiers des maladies... »
« Le Veau marin haussa les épaules.
« ... Aussi, je ne sors jamais qu'en voiture, et ne marche que sur
des tapis. Je regarde tous ceux qui vivent en dehors de ces conditions-là
comme des exceptions; mais je ne tiens qu'à là règle. J'ai dit... Et
maintenant qui nous payera?
« — Et nous ? répondit une voix du dehors.
« — Qui, vous?
« — Nous, les chirurgiens animaux, qui venons réclamer le malade
comme à nous appartenant de plein droit , puisque nous pouvons seuls
le tirer d'affaire. Ouvrez, ou nous allons scier, couper la porte, comme
s'il ne s'agissait que d'un membre. »
« La porte s'ouvrit, et la Scie entra suivie de son cortège; elle mon- •
LES ANIMAUX MÉDECINS.
549
f
tra ses dénis aiguës, me tâta le pouls à l'oreille, et Ton fit cercle autour
de l'opérateur.
« A cette vue, il était bien naturel de s'évanouir, je le fis de mon
mieux. Mais les extrêmes se touchent; de l'évanouissement au délire il
n'y a qu'un pas : je devins comme fou. Je ne sais où mon imagination
alla chercher ses images, mais je me vis à l'hôpital. Et d'abord je
n'étais plus seul dans ma chambre; je n'étais plus Médor, j'étais trente-
trois.
— C'est beaucoup; mais qu'est-ce que cela signifie?
556 LES ANIMAUX MÉDECINS.
« C'est-à-dire que plusieurs Animaux formaient une collection de
malades, et que pour nous reconnaître, pauvres victimes, on nous avait
numérotés comme de hideux cabriolets. J'étais donc 33; quant à mon
voisin 34!... il n'était plus.
« Enfin la scène s'assombrit encore. Dans le fond, à l'endroit que
les artistes appellent, je crois , le second plan , j'aperçus un horrible
tableau : des créatures se dépeçant, se disséquant les unes les autres!
La salle à manger était ornée de squelettes et d'ossements. Qu'avait- on
fait de la chair?
— Ces ossements étaient sans doute fossiles , mon ami ; vous calom-
niez vos concitoyens. Mais vous êtes libre, continuez.
« Je voulus aboyer au scandale, à la profanation, au sacrilège;
mais le Requin, me mordant l'oreille jusqu'au sang, me recommanda
le calme, la résolution, accompagnée de beaucoup d'espérance. « Vous
tâcherez d'abord, me dit-il, de ne rien comprendre à la clinique.
— C'est déjà fait, lui répondis -je. — Moi , je vais faire à ces messieurs
ici présents, et qui tous brûlent de vous voir sur pied, l'historique de
votre accident; pronostic, diagnostic, symptomatologie , séméiologie,
diététique, et, je crois encore, numismatique; rien, absolument rien,
n'y manquera. Si vous n'en êtes pas immédiatement soulagé, nous ne
nous amuserons pas à discuter comme ces fades médecins, dont nous
nous sommes, Dieu merci, séparés, sur le strictumet le laxum, sur les
humeurs, la pituite, les pores et Jes 66,666 sortes de fièvres spéciale-
ment affectées à l'organisation animale ; nous ne nous préoccuperons ni
d'Aristote, ni de Pline, ni d'Ambroise Paré, un misérable idéologue qui
disait : « Je te pansay, Dieu te guarit. » Non, ce n'est pas là notre
affaire; notre patron, notre modèle, c'est Alexandre. Resserrer, relâ-
cher les tissus.... fi donc! Alexandre ne resserra ni ne relâcha le nœud
gordien : il le coupa.
« — Vive Alexandre! s'écrièrent les Vautours, les Rats, les Cor-
beaux, qui formaient l'auditoire.
« — Vous m'avez compris, continua le Requin; il ne me reste plus
qu'à prendre l'avis de ma confrère la Scie , dont j'estime les doctrines
bien que je les applique autrement, et nous allons inciser les muscles,
scier les os, enfin guérir le malade... »
« Ils vont me tuer; plutôt la mort! pensai-je dans mon égarement.
LES ANIMAUX MÉDECINS.
551
— Et vous files h mort? demanda le Renard,
" Voilà précisément ce que prétendit le Requin, lorsque je ne sais
quelle bonne jietite bÊte, cachée dans un coin, voulut faire observer
qu'il sérail indécent d'abuser de mon état.
et Toutefois les plus petits incidents retardent souvent les plus gran-
des résolutions...
— Répétez, dit le Renard avec un grain d'ironie.
w Toutefois, prince, les plus petits incidents retardent souvent les
plus grandes résolutions. L'opérât 3iir mécontent tomba, non pas sur
552 .LES ANIMAUX MÉDECINS.
celui qui l'avait interrompu, mais sur son voisin, auquel il reprocha d'em-
porter la charpie de l'hôpital pour en garnir le nid de ses maîtresses.
« Alors un grand Vautour , étudiant de province , comme il était
facile de le reconnaître à son manteau de 150 kilogrammes et à son
infâme casquette placée en arrière , osa avancer que la profession d'étu-
diant était chose éminemment libérale, et que les maîtres ne devaient
pas intervenir dans la vie privée des élèves. Sous le régime de la
Charte ,# il n'y avait rien à répliquer. Le grave Requin sentit qu'il fallait
eiîacer jusqu'au dernier souvenir de sa défaite : « Messieurs, dit- il,
puisque le malade ne nous permet pas l'opération pour aujourd'hui , q|t
qu'il faut ajourner les considérations pratiques, permettez- moi d'abor-
der un moment les considérations morales de notre sujet... »
— Morales! on vous flattait, mon cher...
« Vous trouvez? c'est possible; mais j'allais beaucoup mieux, je
vous le jure. J'entendis très-distinctement le petit sermon que voici en
abrégé : « Chers élèves : Le médecin philosophe tient en quelque chose
de la nature de Dieu; notre profession est un sacerdoce; vous le savez,
dans la première antiquité, l'art de guérir était exercé par des prêtres;
c'est qu'il exige plus que des talents, il veut des vertus... »
« — Oh ! oh ! firent quelques étudiants de première année.
« — La médecine redeviendra un sacerdoce, ou, si vous aimez
mieux, une fonction sociale-, les médecins présideront à l'hygiène publi-
que; moins il y aura de malades, plus la médecine sera honorée, récom-
pensée. Ce monde, pour arriver au progrès, doit donc être renversé.
Aussi bien, mes frères, hâtons de tous nos efforts l'adoption de cette
doctrine de la plus grande rétribution selon la plus petite clientèle : car,
évidemment, les malades s'en vont, ou plutôt les médecins arrivent en
si grand nombre, que chaque famille a son Esculape. Où allons-nous,
mes amis? que ferons-nous, lorsqu'il y aura un médecin à chaque étage,
dans la cabane, sur les toits, sur les branches? Les études sont péni-
bles, coûteuses; mais les étudiants sont intrépides. Misère! misère!
résultat inévitable de tant de sacrifices, récompense imprévue de tant de
peines!...
« — Mais, interrompit le Vautour, vous n'êtes, pas malheureux, mes
maîtres. Votre prétendue sollicitude n'est qu'égoïsme, au fond, et vora-
cité pure.
LES ANIMAUX MÉDECINS.
553
5
Mais les étudiants sont intrépides.
« — Et puis, chanta je ne sais quel Oiseau, il ne faut calomnier ni
la misère ni la souffrance; elles précèdent toujours le génie, sans comp-
ter qu'elles en sont parfois encore l'expiation. Quant à moi, je l'ai
éprouvé comme tout le monde : oui, la vie est dure, mais Dieu n'a
pas cessé d'être tout-puissant, La neige couvrant jusqu'au brin d'herbe,
et ne laissant pas apercevoir, sous toute l'étendue des cietix, la moindre
graine, ne m'a pas fait douter un seul instant des fleurs et des fruits
qui devaient revenir. J'ai connu la faim, et jamais le désespoir! Qu'im-
porte le grand nombre dont on veut nous effrayer, l'espace est encore
plus grand!
« — Vive la joie ! reprit un Corbeau. La misère ! mais c'est la poésie
70
554 LES ANIMAUX MÉDECINS.
des mansardes, comme la mansarde est le palais des étudiants. Si la vie
devient demain plus difficile, demain nous monterons encore d'un étage...
plus près du ciel. Une idée! mes amis. Voulez-vous savoir comment je
regarde l'étage supérieur des maisons de Paris? C'est, à mon avis, la
tête, le cerveau de cette grande ville... le cerveau, et même un peu
aussi le cœur. C'est là qu'on pense, c'est là qu'on rêve, c'est là qu'on
aime, en attendant qu'on descende au premier étage végéter d'ambition
et de richesse; car notre maître a beau dire, il prouve lui-même, par ses
succès et son peu de mérite, qu'il n'est pas déjà si difficile de devenir
riche et de parvenir.
« — Ah! voilà, reprit lé Requin.; les exceptions vous séduisent et
vous éblouissent; vous oubliez qu'un seul heureux est le produit d'un
millier de dupes et de plus de cent misérables ; vous ignorez, tristes
savants, qu'il y aura beaucoup d'appelés et peu d'élus. Un Homme a
prétendu, je le sais bien, que le soleil éclaire nos succès et que la terre
s'empresse de recouvrir nos bévues ; des niais ont reproduit ce mensonge.
La vérité, mes amis, c'est que le soleil éclaire l'ingratitude des conya-
lescents, ou des héritiers, et que la terre recouvre bien vite nos plus
belles cures chirurgicales. »
« Comme le discours devenait sérieux et profitable, l'auditoire se
dégarnit rapidement.
« Ce fut à ce moment-là aussi que la raison et le sang-froid me
revinrent tout à fait. Je me retrouvai en face des premiers médecins que
vous savez ; mais j'aperçus pour la première fois parmi eux un Animal-
cule, un Ciron exaltant la médecine homœopathique ; il proposait à ses
collègues de me faire avaler un atome invisible dans un adjuvant
impalpable : ce qui ne tarderait pas à me procurer un bien-être imper-
ceptible.
« La Grue fit observer qu'il s'agissait d'une patte cassée, et proposa
des éclisses. « Tout le monde, ajouta la Cantharide, n'est pas habitué à
marcher sur des échasses. » Ici la discussion prit une face nouvelle, et
mes ennemis se divisèrent.
« — Je vous l'avais bien dit, murmura la Truie à mon oreille. Les
voilà qui se querellent, vous êtes sauvé; s'ils s'étaient entendus, vous
étiez mort. Mais les bons s'en vont...
« — Suffit, madame, lui répondis-je en employant toujours à dessein
une expression impropre, suffit; et j'enfonçai ma tête sous la couverture...
Je m'aperçus alors que, malgré ses rideaux blancs, mon lit n'était qufun
LES ANIMAUX MÉDECINS.
555
misérable lit de sangle, un grabat d'artiste; que rien ne m'empêchait
d'en sortir par le pied, et de m'enfuir pendantr que la docte assemblée
réfléchissait les yeux, à demi fermés. Aussitôt pensé, aussitôt fait : je
m'enfuis, et me voilà. Mes sauveurs en sont encore à délibérer sur une
couverture.... »
Ayant dit, le pauvre invalide nous fait sa révérence, et s'en va clo-
pin-clopant. On n'a jamais vu d'auteur de Mémoires plus insouciant de
l'avenir de son œuvre. C'est un exemple à empailler.
Nous prions les personnes qui auraient des nouvelles de Médor de
ne pas nous en donner. Les Animaux, toujours occupés aux prélimi-
556
LES ANIMAUX MÉDECINS.
naires de la liberté, n'ont pu fonder de salles d'asile, ni d'hospices. —
Ne pouvant secourir notrfc semblable, nous ne voulons pas en entendre
parler. Ce serait encore là de l'humanité, si nous en croyions les
Hommes , ces monstres qui s'étouffent et se dévorent les uns les autres ,
et qui ont osé écrire, je ne sais où, par une hypocrisie détestable :
« Après un baiser à ceux qu'on aime, rien n'est plus doux qu'une
« larme à ceux qui nous ont aimés. »
Pierre Bernard.
TABLETTES
DE LA GIRAFE
DU JARDIN DES PLANTES
I.RTTRF. A SON AMANT AU DESEI1T.
Lr races soient rendues mille
fois au dieu bienfaisant qui
protège les Fourmis, les Gi-
rafes et les Hommes peut-
être ! Nous allons avant
peu, ô mon bien -aimé!
! nous voir rapprochés à
jamais. Les savants dont
je te parlerai tout à l'heure
(ce sont des gens qui font
ici la pluie et le beau temps,'
mais le beau temps bien
rarement), les savants,
dis-je , viennent de décider
dans leur sagesse qu'il était éminemment rationnel de nous réunir, pour
parvenir, dans la monographie des Girafes, à l'appréciation exacte de
certains faits particuliers. Il est vraisemblable que cela ne te paraîtra
pas fort clair au premier abord , mais tu en sauras autant que moi après
deux mots d'explication.
558 TABLETTES DE LA GIRAFE.
Je ne te rappellerai pas les douleurs de notre séparation ; hélas ! tu
les as senties comme moi. Je ne te parlerai pas des souffrances de ma
captivité dans une prison de bois , à travers les mers et les tempêtes.
N'es-tu pas condamné à les subir à ton tour? Plus heureux que moi
cependant , puisqu'au bout des jours d'épreuve qui te menacent tu es
sûr de me retrouver ! Tu verras d'ailleurs tous ces détails dans mes
Impressions de voyages , aussitôt que la Revue des Bêles aura paru. Ses
rédacteurs ne manqueront pas.
Il te suffira donc de savoir aujourd'hui qu'on me transportait sur
une terre si différente de la nôtre , que tu auras quelque" peine à t'y
accoutumer. Le soleil y est pâle, la lune blafarde, le ciel terne, la pous-
sière sale et détrempée , le vent humide et froid. Sur trois cent soixante
et quelques jours dont se compose l'année, il pleut pendant trois cent
quarante, et tous les chemins deviennent d'immondes rivières, où une
Girafe qui se respecte n'oserait poser une patte. Seulement, pour changer
un peu, pendant une partie de Tannée, la pluie devient blanche, et
couvre au loin le sol d'un immense tapis dont l'éblouissante monotonie
blesse l'œil et con triste l'âme; l'eau' devient solide, et malheur aux
oiseaux du ciel qui ont soif! ils meurent au courant des ruisseaux sans
pouvoir se désaltérer. A l'aspect de cette région désastreuse, je restai un
moment saisie d'effroi; je venais d'arriver dahs la Belle France.
L'espèce d'Animal qui domine dans le triste pays dont je viens de te
faire la peinture est probablement la plus maltraitée de toutes les créa-
tures de Dieu. Le devant de sa tête, au lieu d'être élégamment allongé
en courbe gracieuse, est plat et vertical. Son cou, presque tout à fait
caché entre les épaules, n'a ni développement ni souplesse; sa peau rase
est d'une couleur terreuse et livide comme le sable, et, pour comble de
ridicule, il a pris la sotte habitude de marcher sur ses pattes de der-
rière, en balançant burlesquement de côté et l'autre les pattes de devant
pour maintenir son équilibre. Il est difficile de rien imaginer de plus
absurde et de plus laid. Je suis portée à croire que ce pauvre Animal a
quelque sentiment naturel de sa difformité , car il cache avec un grand
soin tout ce qu'il peut en dérober aux regards sans nuire à l'exercice de
ses organes; et, pour y parvenir, il a réussi à se fabriquer une sorte de
peau factice avec l'écorce de certaines plantes ou la toison de certains
Animaux , ce qui ne Tempêdie pas de paraître presque aussi hideux que
s'il était nu. Je te réponds, mon bien-aimé, que, lorsqu'on a vu
l'Homme d'un peu près, on est fière d'être Girafe.
TABLETTES DE LA GIRAFE.
559
Tu sais combien il nous estlacile de nous communiquer toutes nos
émotions et tous nos besoins avec des cris, des gloussements, des mur-
mures, et surtout avec le regard, où tout sentiment vient se peindre. La
race misérable dont je te parle a, selon toute apparence , joui du même
privilège autrefois; mais, entraînée par un fatal instinct, ou, s'il faut en
croire les plus sages, soumise par sa destinée à un implacable châti-
ment, elle s'est avisée de substituer au simple langage de la nature un
560 TABLETTES DE LA GIRAFE.
grommellement articulé presque continu , de la monotonie la plus impor-
tune, dont l'objet principal est de ne pas se faire comprendre, et qu'on
appelle la parole. Cet artifice bizarre sert seulement à énoncer de la
manière la plus obscure possible, car c'est toujours la moins nette et la
moins significative qui est la meilleure, quelque chose de vague, de
confus, d'indéfinissable, qui prend le nom d'idées, quand on veut lui
donner un nom. Comme ce mot ne signifie absolument rien, c'est celui
dont on est convenu. L'échange défiant, hargneux, quelquefois tumul-
tueux et hostile, de ces vains bruits de la voix, est ce qu'on appelle une
conversation. Lorsque deux Hommes se séparent après avoir conversé
pendant trois ou quatre heures, on peut être assuré que chacun des
deux ignore profondément ce que pense l'autre, et le hait plus cordiale-
ment qu'auparavant.
Ce qu'il faut bien que je t'apprenne encore, c'est que ce vilain Ani-
mal est essentiellement féroce, et se nourrit de chair et de sang; mais
ne t'épouvante pas, je t'en prie. Soit par un effet de sa lâcheté natu-
relle, soit par un horrible raffinement d'ingratitude et de cruaulé, il ne
mange que de pauvres Bêtes sajis défense , timides , faciles à tuer par
surprise , et qui le plus souvent l'ont habillé de leur laine ou enrichi de
leurs services. Encore est-il d'usage qu'il les prenne exclusivement
dans le pays ; un Animal venu de l'étranger lui inspire d'ordinaire un
religieux respect, qu'il manifeste par toute sorte de soins et d'hom-
mages; ce qui paraît du moins prouver , à son honneur, qu'il ne se dis-
simule pas l'infériorité relative de sa misérable condition. Il trace des
parcs pour la Gazelle, il décore des antres pour le Lion ; il a planté pour
moi des arbres à la feuille nourrissante, dont je peux atteindre aisément
la cime; il a jeté devant mes pas une pelouse fraîche comme celle qui
croît au bord des puits, ou un sable roulant et poli comme celui que
mon pied fait voler dans le désert ; il entretient dans ma demeure une
température toujours égale, et ses semblables seraient trop heureux s'il
avait pour eux les mêmes égards et les mêmes attentions ; mais il ne s'en
soucie guère. Toujours il les dédaigne quand il n'en a pas besoin ; sou-
vent il les tue, et quelquefois même il les mange dans certains jours de
grande solennité. Les jours de carnage sans appétit et sans but sont infi-
niment plus communs, et ils arrivent au moment ou l'on y pense le
moins. L'occasion de ces massacres est ordinairement ce rien sonore
qu'on appelle un mot , ou ce rien indéfinissable qu'on appelle une idée*
Au défaut des armes naturelles que la sage prévision de la Providence a
TABLETTES DE LA GIRAFE.
561
refusées à l'Homme, il a inventé, pour ces horribles collisions, des in-
struments de mort qui détruisent infailliblement tout ce qu'ils touchent,
et qui sont en général copiés sur ceux dont la nature a muni les Animaux
pour leur défense; on le voit porter à côté de sa cuisse, avec une sorte
d'orgueil, une épée longue et pointue comme celle de la Licorne, ou un
sabre recourbé et tranchant comme celui de la -Sauterelle. Il n'est pas
jusqu'au tonnerre du Tout-Puissant dont il m'ait dérobé le seèret à la
71
562 TABLETTES DE LA GIRAFE.
création, en modifiant ses formes et son usage avec une exécrable variété.
Il en a de portatifs qui s'appuient à l'épaule sur une de ses pattes de
devant; il en a d'énormes qui sont cependant mobiles, qui courent au-
devant de lui sur quatre roues , et qui portent dans leurs entrailles de fer
mille morts à la fois. Quand on n'est pas d'accord sur le mot ou sur
l'idée, et Dieu sait si cela arrive souvent! on met ces épouvantables
machines en campagne , et celui des deux partis qui tue le plus de monde
à son adversaire a raison jusqu'à nouvel ordre. Cette manière d'avoir
raison, qui te fait sans doute horreur, a même un nom particulier : c'est
de la gloire.
L'Homme n'est pas le seul Animal parlant que l'on remarque ici.
J 'en vois souvent un autre que l'on appelle le Savant , et qui fait tout ce
qu'il peut pour se distinguer de l'espèce commune, à laquelle il appar-
tient cependant beaucoup plus qu'il n'en a l'air. Ce qui le caractérise du
premier abord, c'est son pelage d'un vert foncé qu'il aime à chamarrer
de broderies et de rubans ; mais je t'ai déjà dit que c'était un pur ârti -
lice , et il n'y a communément là-dessous qu'une espèce d'Animal comme
le premier Homme venu. Il en diffère plus essentiellement par son lan-
gage, qui est la chose la plus extraordinaire du monde. Il n'y a aucun
égard à cette fiction de l'idée qui occasionne tant de tribulations au reste
de l'espèce, mais seulement au mot qui la représente, bien ou mal pour
les autres , et qu'il se ferait scrupule d'employer, si on pouvait lui repro-
cher d'avoir égard à l'autorité de l'usage. L'état de Savant consiste à se
servir de mots si rarement prononcés, qu'il vaudrait autant qu'ils ne
l'eussent pas été du tout, et le principal mérite du Savant est de faire
tous les jours des mots nouveaux que personne ne puisse entendre, pour
exprimer des faits vulgaires que tout le monde peut connaître. Aussi le
Savant ne se fait-il pas faute de ces inventions barbares dont il a seul le
secret ; mais il le faut bien ! un Savant intelligible ne serait plus un
Savant , et c'est en vain qu'il aspirerait au pelage vert ; car le Savant se
produit par métdînorphose comme le Papillon. Tout Homme qui bara-
gouine intrépidement un langage inconnu est la Chenille d'un Savant; il
n'a plus qu'à filer son cocon et à s'enterrer dans un livre qui lui sert de
Chrysalide. La plupart y meurent tout de bon.
Une autre espèce beaucoup plus intéressante, c'est la Femme, pauvre
Animal doux, élégant, délicat, timide, que l'Homme a conquis je ne sais
où, je ne sais quand, et qu'il s'est soumis comme le Cheval, par la ruse ou
par la force. Je te déclare ici, et je n'y mets pas de fausse modestie, que
TABLETTES DE LA GIRAFE.
563
S'enterrer dans un livre qui- lui sort de Chrysalide.
c'est la Bête la plus gracieuse de la nature. Cependant l'Homme déteint un
peu sur elle, il lui fait tort; elle gagnerait à être vue à part. On sent trop
qu'elle est tourmentée par la douloureuse conscience de sa destinée faus-
sée, de son avenir trahi. Gomme le besoin d'aimer est à peu près le seul
de ses sentiments ; comme il faut absolument qu'elle aime quelque chose
ou quelqu'un, elle se persuade quelquefois qu'elle aime un Homme et
564 TABLETTES DE LA GIRAFE.
qu'elle va retrouver en lui le type de cet amant d'autrefois dont son indigne
ravisseur l'a séparée; mais l'illusion ne dure pas longtemps. A peine
s'est-elle donné un maître , que le type s'efface et va se loger dans un
autre j Ne crois pas que l'expérience d'une seconde, d'une troisième,
d'une dixième erreur la désabuse enfin de ce fantôme qui l'appelle par-
tout et la fuit toujours. Elle n'existe que pour aspirer à l'être inconnu
qui compléterait sa vie, et je n'ai pas besoin de te dire qu'elle ne le trou-
vera jamais. L'inconstance est donc un de ses défauts ou plutôt un de ses
malheurs, car on ne jouit pas du bonheur d'aimer quand on conçoit la
possibilité future de ne plus aimer ce qu'on aime. Les Hommes lui repro-
chent aussi un peu de vanité; mais, suivant leur usage, les Hommes ne
savent ce qu'ils disent. La vanité consiste dans un jugement exagéré
qu'on porte de soi , et la Femme s'estime tout au plus ce qu'elle vaut. Si
elle savait mieux se connaître, elle se soumettrait avec moins de défé-
rence aux pratiques ridicules que ses tyrans lui imposent >et qui lui répu-
gnent visiblement. Le pelage artificiel, par exemple, convient peut-être
à l'Homme qui est épouvantablement laid; mais à la Femme, c'est un
hors-d'œuvre de mauvais goût. Il est vrai de dire qu'elle le rend aussi
exigu, aussi léger, aussi transparent que possible, qu'elle s'arrange de
manière à laisser deviner tout ce qu'elle n'ose pas laisser voir.
Si le bruit des étranges manies qui tourmentent le monde où je vis
est parvenu jusqu'au désert, tu t'étonneras que je te donne tant de détails
sur le pays où l'on m'a fâcheusement naturalisée , en dépit de mes incli-
nations , et que je ne t'aie rien dit encore de la politique de ces gens-ci
ou de leur manière de se gouverner. C'est que , de toutes les choses dont
on parle en France sans les entendre , la politique est la chose sur laquelle
on s'entend le moins. Si tu écoutes une personne à ce sujet, c'est grand
embarras; si tu en écoutes deux, c'est confusion; si tu en écoutes trois,
c'est chaos. Quand ils sont quatre ou cinq, ils s'égorgent. A en juger
par les honneurs unanimes qu'ils m'ont rendus , au milieu des sentiments
de haine réciproque, et certainement bien fondée, qui les animent les
uns contre les autres, j'ai pensé quelquefois qu'ils s'étaient arrêtés à l'idée
de me reconnaître pour souveraine , et je suis réellement, à ma connais-
sance, le seul être un peu haut placé pour lequel ils témoignent quelques
égards. Il ne serait pas surprenant, d'ailleurs, que les plus habiles d'entre
eux, justement effrayés des inconvénients et des malheurs d'une lutte
éternelle sur l'origine et le caractère des pouvoirs sociaux (tu ne sais pas
ce que c!est), se fussent réunis à l'amiable dans le sage projet de choisir
TABLETTES DE LA GIRAFE. 565
leurs maîtres a la taille, ce qui réduirait toutes les difficultés du système
électoral et du système monarchique à une opération de toisé. Rien ne
paraît plus raisonnable.
Il y a quelques jours que je me crus sur le point de pénétrer tout à
fait dans ces mystères." J'avais entendu dire que les Hommes d'élection,
entre les mains desquels reposent toutes les destinées du pays , s'assem-
blaient publiquement dans un lieu plus rapproché des rives du fleuve
que celui qui m'est désigné pour séjour, et j'y dirigeai ma promenade.
J'arrivai, en effet, à un vaste palais, dont un peuple innombrable occu-
pait toutes les avenues , et qui me parut habité par une multitude de
personnages affairés, tumultueux, bruyants, qui ne diffèrent, au pre-
mier abord, du reste les Hommes que par une laideur plus caractéristique,
plus maussade et plus rechignée , ce que j'attribuai sans peine à l'habi-
tude des méditations graves et des affaires sérieuses. Ce qui me surprit
davantage, c'est leur extrême pétulance qui ne leur permet pas de res-
ter un seul instant en place, car j'assistais par hasard à une des séances
orageuses de la session. Ils s'élançaient, bondissaient, se mêlaient en
cent groupes confus, apostrophaient leurs adversaires de cris et de gestes
menaçants, ou leur montraient les dents avec d'effrayantes grimaces. La
plupart semblaient avoir pour .objet de s'élever le plus possible au-dessus
des autres, et certains ne dédaignaient pas, pour y parvenir, de se
jucher habilement sur les épaules de leurs voisins. Malheureusement,
quoique placée d'une manière fort commode par le bénéfice de ma haute
stature, pour ne pas perdre un des mouvements de l'assemblée, il me
fut impossible de saisir une parole dans cet immense brouhaha , et je
me retirai de guerre lasse, horriblement assourdie de vociférations, de
grincements, de sifflements, de huées, sans pouvoir établir l'apparence
d'une conjecture sur l'objet et les résultats de sa délibération. Il y a des
gens qui assurent que toutes les séances ressemblent plus ou moins à
celle-là, ce qui me dispense d'assister à une autre1.
Je me proposais de te donner quelques échantillons du langage dont
on se sert maintenant à Paris , avant de livrer cette lettre à mon inter-
prète, mais il prétend que cela lui gâterait la main; et puis,* pour dire
1 II est évident que la Girafe tombe ici dans une méprise qui serait peu respec-
tueuse, si elle n'était parfaitement innocente. ConGnée dans le Jardin du Roi, elle n'a
pu visiter la Chambre des Députés qu'elle croit décrire. Ce qu'elle a vu, c'est le Palais
des Singes.
— NOTE DE L'ÉDITEUR. —
556
TABLETTES DE LA GIRAFE.
Toutes les séances ressemblent plus ou moins à celle-là.
vrai, j'ai trop de peine à fixer ce jargon dans ma mémoire. Tu en juge-
ras suffisamment par deux périodes que viennent d'échanger, sur mes
gazons fleuris, un grand jeune Homme à barbe de Bison et une char-
mante Femme aux yeux de Gazelle , envers laquelle il cherchait à se
justifier d'une absence prolongée.
TABLETTES DE LA GIRAFE.
567
« J'étais préoccupé, belle Isoline, lui disait-il, de puissantes idées
dont le cœur qui bat dans votre poitrine de Femme a la noble intuition.
Placé, par les capacités qu'on veut bien m'accorder, au plus haut
degré des adeptes de la perfectibilisation, et absorbé depuis longtemps
dans les spéculations philanthropiques de la philosophie humanitaire, je
traçais le plan d'un encyclisme politique où viendront se moraliser tous
les peuples, s'harmoniser toutes les institutions, s'utiliser toutes les facultés
568 TABLETTES DE LA GIRAFE.
et progresser toutes les sciences; mais je n'en étais pas moins entraîné
vers vous par l'attraction la plus passionnelle, et je...
— N'achevez pas! interrompait Isoline avec solennité; ne me croyez
pas étrangère à ces hautes méditations et ne soupçonnez pas mon âme
de se laisser séduire aux appâts d'un naturalisme grossier. Fière de votre
destinée, cher Adhémar, je ne vois dans le sentiment qui nous unit qu'un
dualisme d'affinités que l'instinct respectif de cohésion a fini par confondre
dans un individualisme sympathique, ou, pour m'exprimer plus claire-
ment, que la fusion de deux idiosyncrasies isogènes qui sentent le besoin
de se simultanéiser. »
Là-dessus la conversation s'est continuée à basse voix, et je crois
pouvoir supposer qu'elle est devenue plus intelligible , car le jeune phi-
losophe rayonnait d'orgueil et de joie quand il a quitté Isoline pour ne
pas être surpris par le cornac de sa maîtresse; Te serais-tu jamais ima-
giné que cet abominable galimatias pût signifier je vous aime dans une
langue quelconque? Si ce n'est là, cependant, la manière la plus com-
mode de parler, c'est assurément la plus distinguée, et il y a même des
beaux esprits Irès-vantés qui font profession de ne pas s'exprimer autre-
ment. Oh! qu'il me tarde, mon ami, d'entendre parler girafe
P. S. — Quoique l'enseignement élémentaire ne soit pas établi en
Girafie, et peut-être- même parce qu'on n'y pensera jamais dans nos
solitudes, les caractères de cette lettre s'expliqueront d'eux-mêmes à tes
yeux et à ta pensée. Ils sont tracés sous mon inspiration par un bon-
homme de mes amis qui entend la langue des Animaux beaucoup mieux
que la sienne propre , ce qui n'est réellement pas trop dire , et que je
recommanderai un jour à ta douce indulgence. Le pauvre diable m'est
assez connu pour que j'ose affirmer qu'il s'est laissé faire Homme parce
qu'il n'a pu faire autrement r et qu'il aurait abdiqué volontiers, si cela
eût dépendu de lui, les privilèges de sa sotte espèce, pour prendre la
peau de tout autre Animal, grand ou petit, pourvu qu'il fût honnête.
La Girafe.
Pour traduction conforme :
Charles Nodier.
PROPOS AIGRES
D'UN CORBEAU
Ce qui est hors de doute pour moi, c'est l'infériorité évidente de
l'Homme sur tous les autres Animaux. Ne voyez, je vous en prie, dans
cette déclaration /aucune animosité mesquine et étroite.
Je suis un des rares Animaux contre lesquels l'Homme ne peut rien.
Il ne peut ni m'asservir ni m'atteindre; ma viande elle-même est trop
dure pour qu'il en puisse faire du bouillon... Cela dit tout, je suis
Corbeau.
C'est vous avouer que je vois les choses de haut. L'Hoiçme m'est
indifférent et je ne le crains pas; je parle donc sans fiel et sous l'empire
d'une conviction profonde. J'aurais le désagrément de porter des mous-
taches, une culotte et des bottes, que je n'en déclarerais pas moins
l'infériorité humaine, parce que cela est juste et vrai.
Et les Hommes eux-mêmes n'en ont-ils pas conscience, de l'état
déplorable de leur situation? ces pauvres êtres inachevés, mal conçus,
dont l'activité du cerveau n'est point en équilibre avec leurs ressources
matérielles, dont les nerfs et les muscles ne sont point en harmonie.
Pauvres architectes sans maçons, qui s'usent à créer dans la fièvre des
plans impossibles que leur faiblesse leur défend d'exécuter. Pitoyable !
pitoyable! Croyez-vous, disais-je, qu'ils n'aient pas conscience de leur
infériorité? A quoi attribuer sans cela leurs plaintes éternelles, leurs
réclamations incessantes qui font ressembler le monde à une boutique de
juge de paix?
Moquez- vous, écrivez, inventez des fables, ô gens à moustaches!
vous n'arriverez à nous rendre, nous autres Bêtes, comiques et ridicules
qu'en nous prêtant vos vices et vos passions.
570
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
Mais vous me faites pitié, pauvres parias du monde, qui ne pourriez
\ivre sans nous. Que feriez-vous , je vous le demande, si vous n'aviez
pas la laine de mon confrère le Mouton pour vous fabriquer des habits,
la soie d'un autre de mes petits amis pour vous tisser des doublures
chaudes, imperméables, et vous construire des parapluies, car vous ne
pouvez même pas supporter la pluie sans tousser, cracher, éternuer,
(Hre malades? Au moindre vent qui, moi, m'anime et me viviQe, votre
pauvre corps rose et dénudé frissonne et tremble.
Tandis que je parcours l'espace, escalade les montagnes et franchis
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU. 571
les villes en deux volées , vous piétinez dans la boue des routes ou dans
' la fange des rues. Je vous regarde souvent de là-haut : vous êtes jolis à
voir, je vous jure l À cheval vous avez encore un semblant de dignité ,
car le Cheval, qui est bonne Bête, vous prête un peu de la sienne, et
vous n'êtes Hammes qu'à moitié.
Savez-vous, cependant, l'idée qui me passe par la tête lorsque je
vois un cavalier galoper par les chemins? Je me dis : Est-ce étrange!
voilà un imbécile en culotte qui se croit certainement supérieur au
Cheval qui veut bien l'emporter, et cela uniquement parce qu'il est
monté dessus.
N'êtes-vpus pas moins fort que le Bœuf, que l'Éléphant, que... que
les Insectes eux-mêmes , qui emportent dans leurs pattes des fardeaux
deux fois gros comme eux? N'avez-vous pas toutes les infériorités, toutes
les misères physiques?, Une petite Mouche qui vous entre dans le nez va
vous rendre fou, un petit Cousin de rien du tout qui vous pique le front
vous défigure et vous fait gonfler. La piqûre d'une petite Bête deux cents
fois moins grosse que votre personne vous tue plus sûrement que vous
ne tuez une puce. Vous n'ignorez pas qu'il vous faut toute une nuit,
parfois , pour exterminer une puce , et bien souvent vous n'y parvenez
pas, ô roi de la création!
Vous êtes pâles derrière la grille d'un Lion, et vous avçz raison , car
la moindre de ses caresses vous aplatirait comme une pomme.
' Eh bien, oui, dites-vous; nous avouons notre infériorité physique,
peu nous importe : nous sommes rois par l'intelligence, et sur ce
terrain-là nous vous défions, Corbeau...
Votre orgueil m'amuse, messieurs! Vous trouvez- vous donc plus
adroits , plus ingénieux que l'Araignée , par exemple , qui à elle seule
tend des fils, tisse des toiles merveilleuses dont vous ne seriez pas
même capables de faire de la charpie, qui à force d'adresse, de force,
dé ruse et de volonté vient à bout d'ennemis trois fois gros comme elle,
qui sait prévoir l'avenir, profiter des vents pour franchir les espaces,
fait des provisions, sait se choisir un gîte, attendre?... Mais, sac
à papier! qui de vous en ferait autant? Êtes-vous plus rusés que le
Renard, plus prudents que le Serpent?
Si l'on voulait poursuivre, on vous aplatirait de la belle façon ! Vous
parlez de votre cœur, et quand vous voulez trouver un symbole du
dévouement et de la fraternité, c'est encore parmi nous que vous allez
les chercher. Quelle est dans votre espèce la mère qui se percerait le
572
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
flanc comme le fait quotidiennement le Pélican blanc? Quelle est la mère
qui accepterait, comme la maman Kanguroo, le fardeau incessant de
ses petits? Persuadez donc à vos épouses, messieurs les Hommes, de
faire ménager dans leurs jupes, [qui sont pourtant assez amples pour
cela, un petit réduit bien chaud, doublé en futaine, où leurs bébés
puissent se réfugier et éviter les refroidissements! Quelle est donc chez
nous la mère qui ne nourrit pas ses petits? Quelle est parmi vous celle
qui y consente? Pitoyable, messieurs, pitoyable! Vous parlez de votre
tendresse paternelle, des sacrifices que vous faites pour élever vos
enfants. En effet, vous ne négligez rien de ce qui peut mettre en
évidence votre générosité, rien de ce que les autres peuvent voir n'est
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
573
oublié par vous ; mais les petits dévouements ignorés qui sont la vraie
tendresse , prétendez-vous que vous les possédiez ? Le moindre Moineau
vous en remontrerait sur ce sujet-là. N'est-ce pas lui, en effet, tandis
que la femelle couve, qui va au marché, se charge de la cuisine et
de tous les soins du ménage dont vous auriez honte? N'est-ce pas lui
qui simplement, sans affectation, sans respect humain, remplace au nid
la femelle si cette dernière a besoin de sortir? Que de tendresse dans
tout ceV.
'-£&*■
Y a-t-il un père dans l'espèce humaine qui voudrait faire la bouillie
de son marmot et le bercer pendant deux heures par jour? Vous croyez
avoir tout dit lorsque vous vous êtes écrié : Les Bêtes font tout cela par
instinct. Eh ! par Dieu , oui , nos instincts sont supérieurs aux vôtres,
574 PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU. .
- — — ■ ■ — — — ■ ■ %
voilà bien ce que je prétends. Nous faisons tout naturellement ce qui vous
demande mille efforts. Nos Rossignols chantent sans avoir été au Conser-
vatoire ; est-ce à dire qu'ils soient inférieurs à vos chanteuses? Mais chez
nous, dites-vous, la musique est un art; nous avons le contre-point!...
Et qui vous dit que chez les • Rossignols et les Fauvettes la musique
ne soit point un art dont ils jouissent tout autant que vous, quoiqu'ils
ne crient jamais bravo et ne fassent pas payer les places? Vous possédez
le sentiment de l'association, de la* famille, de la vie en commun! Pas
avec excès, ce me semble. Je voudrais qu'à l'exemple des Marmottes
on mît sous clef la plus unie de vos familles et qu'on l'obligeât à passer
dans le silence et l'ombre tout un hiver, nez à nez, côte à côte.
Vous me direz que p?ndant ce temps les Marmottes dorment. On
n'en est pas tout à fait sûr; mais croyez-vous que tous ces bons parents
enfermés ensemble pourraient dormir, eux? Je m'imagine que le jour
où on ouvrirait la porte on trouverait pas mal d'estropiés. N'êtes- vous
pas de cet avis-là?
Vous vantez la finesse de vos hommes d'affaires, l'asluce de vos filles
d'opéra. Vous ne pouvez pas pas parler de ces êtres vicieux sans sourire,
parce qu'au fond vous êtes émerveillés. Eh bien, mais, nos Rats, à nous,
ne sont-ils pas encore plus rongeurs que les vôtres, plus actifs, plus
infatigables? Non, cherchez bien, et vous verrez que mêfiie sur le terrain
des vices nous sommes encore supérieurs, parce que nos vices, à nous,
sont francs, complets, naturels, et que nous n'en tirons pas vanité.
Le Paon lui-même, que je n'aime pas beaucoup, pourtant, est
vaniteux en être intelligent. Il jouit de son orgueil , il le déguste et s'en
fait vivre, tandis que vous, vous en mourez. Tenez- vous à ce que je
vous parle de votre courage? Je le ferai volontiers, car je ne l'estime pas
infiniment. Comparerai-je votre bravoure à celle du Lion? Je ne le ferai
pas, n'est-ce pas? ce serait une plaisanterie. Parlons donc sérieusement
et prenons pour point de comparaison le Lièvre, le pauvre Lièvre, qui
symbolise pour vous la lâcheté. Examinons un peu le pauvre animal , et
nous aurons bientôt constaté que vous êtes plus poltron que lui.
Imaginez ce malheureux Lièvre à qui la nature a refusé des armes;
il a contre lui deux ou trois Chiens courants, quatre fois gros et forts
comme lui, armés de dents redoutables, et de plus ayant conscience
qu'en l'attaquant ils ne courent aucun danger. Il a en outre deux, trois,
quelquefois dix Bêtes énormes, vous, messieurs, défendues par une puis-
sante mousqueterie, furieuses, ardentes, et maladroites, heureusement.
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
575
L'astuce de vus filles d'opéra.
En face de cette armée, le Lièvre fuit, le lâche! et voilà sa réputation
faite. Mais, ventre de Biche! vous fuyez bien, gros Homme que vous
êtes, devant une abeille qui vous poursuit.
Vous l'appelez timide,' le pauvre Animal qui, traqué, poursuivi par
tout un bataillon, trouve encore la force de lutter, invente des ruses,
vous met sur4es dents et parfois vous échappe, à vous autres, géants,
qui restez là, le fusil déchargé et la sueur au front.
Si cet Animal-là n'a pas de sang- froid, en vérité, qui donc en a?
Mais vous. Homme courageux, le jour où vous avez parlé pour la
576
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
première fois à votre future femme, je vous vois d'ici, vous étiez trem-
blant, les oreilles basses, les genoux en dedans, les jambes fléchissantes,
tenant piteusement votre chapeau !
k?:\.:ac j
Ils se moquent de tes allures, mon pauvre Lièvre!
C'est que je ne vois pas, ô roi de la création , le moindre terrain où
lu retrouves ta supériorité. Tu nous méprises, parce que nous couchons
en plein air, et que, toi, tu bâtis des palais; mais, qu'est-ce» que cela
prouve , si ce n'est que nous ne craignons pas les rhumes de cerveau , et
que tu les redoutes infiniment? J'ai vu tes villes, très-rapidement, il est
vrai , en passant au-dessus ; mais je me suis aperçu immédiatement qu'à
coté des palais il y avait des ruelles sombres encombrées de masures. A
côté de gros bonshommes joulllus et roses, j'en ai vu de pâles et de bien-
maigres, traînant la jambe et tendant la main. Et tu appelles cela, roi
de la création, une organisation sociale? Mais ton beau corps, société
humaine, est couvert de plaies horribles.
Dans nos rovaumes de Bctes, nous ignorons la mendicité. 11 n'est
/
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
577
pas un Corbeau qui ne mourut de honte s'il fallait se mettre] des lunettes
vertes et jouer de la clarinette pour attendrir la sensibilité des autres
Corbeaux"et se faire nourrir par eux. Et croyez-vou? de bonne foi que
^K
tous les mendiants qui nous promènent par les rues ne prouvent pas,
par cela même, qu'ils sont inférieurs de beaucoup aux Animaux qu'ils
exhibent?
73
578
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU.
Quand nous ne gagnons plus notre vie nous-mêmes, nous autres
Bêtes, nous mourons. Je ne crois pas qu'on puisse rien trouver de plus
beau que ce genre d'organisation sociale.
Voyons, sur quel terrain maintenant porterons-nous la discussion?
car, si je n'ai pas tout dit, j'ai hâte d'en finir, n'ayant pas, grâce à Dieu,
l'habitude de me servir de mes plumes pour noircir du papier.
Ah! j'y suis; il vous reste le royaume des arts, ce sentiment artis-
tique dont vous prétendez avoir le monopole, et qui est comme un des
quatre pieds de votre trône. Et de quel droit prétendez-vous que nous
ne sommes ni artistes ni poètes? Qui vous dit que le Bœuf, qui s'arrête
silencieux au milieu du sillon et regarde , ne jouit pas quand le ciel est
pur et que la prairie verdoie? Qui vous permet de juger des sentiments
intimes que nous éprouvons en présence de la belle nature, dans l'inti-
mité de laquelle nous vivons incessamment? Qui vous dit que l'Jnsecte
aux ailes d'or, qui se pose sur sa fleur, ne l'aime pas et ne la trouve
pas belle, n'en jouit pas en artiste, en amant? Qui vous dit que l'Oiseau
qui chante ne soit qu'une machine à rendre des sons, et que votre âme
humaine ait absorbé la nôtre tout entière?
Vous ai-je raconté ce que j'éprouve, moi, Corbeau, lorsque le gros
nuage approche, que l'ouragan me pousse et que je lutte, que la tempête
me bat les flancs, que j'aperçois au loin le ciel qui se déchire, les forêts
PROPOS AIGRES D'UN CORBEAU. 579
qui plient et grincent, que tout ce qui vit au monde , à commencer par
vous, se cache, tremble, s'abrite, et que moi, les ailes étendues, plus
noir encore que l'orage, plus noir et plus entêté, je plane et je jouis?
Qui vous dit, morbleu ! que je ne trouve pas cela beau?
Ah! tenez, monsieur le roi, qui vous cachez sous vos culottes, vous
êtes un bien drôle de petit bonhomme.
Cela dit , je signe et appose mon cachet.
J'ai l'honneur de vous saluer,
Gustave Droz.
SOUVENIRS
DUNE
VIEILLE CORNEILLE
FRAGMENTS TIRES D'UN ALBUM DE VOYAGE
Non animum mutant qui trans mare currunt.
— Horace, Épitres. —
Venez à nous, nous savons tout.
— Les Sirènes à Ulysse. —
SOMMA1BE.
Pourquoi voyage- t-on? — Un vieux Château. — Monsieur le Duc et madame la
Duchesse. — Une Terrasse. — Un vieux Faucon. — A quoi tient le coecr d'un Lézard.
— Suite de l'histoire des hôtes de la terrasse. — Faites-vous donc Grand-Duc! — Une
Carpe magicienne. — Comment un Hibou meurt d'amour. — » Où madame la Corneille
reprend la parole pour son propre compte. — Conclusion.
Ht d'abord, pourquoi
voyage-t-on? Le repos n'esl-il pas
ce qu'il y a de meilleur au momie?
E^tnl rien qui vaille qu'on se dé-
range pour l'aller chercher ou pour
l'éviter? Ne dirait-on pas, à vcir l'air et la terre incessamment traversés,
qu'on gagne quelque chose à se déplacer?
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 581
Les uns courent après le mieux que personne n'atteint, les autres
fuient le mal auquel personne n'échappe. Les Hirondelles voyagent avec
le soleil et le suivent partout où il lui plaît d'aller; les Marmottes le
laissent partir et s'endorment en attendant son retour, sur la foi de cet
adage que le soleil , ce qui pour elles est la fortune , vient en dormant.
Mais des unes, beaucoup partent, et bien peu reviennent : l'espace est
si vaste et la mer si avide ! Et des autres , beaucoup s'endorment et
peu se réveillent : on est si près de la mort, qui toujours veille, quand
on dort ! Le Papillon voyage pour cette seule raison qu'il a des ailes ;
l'Escargot traîne avec lui sa maison plutôt que de rester en place.
L'inconnu est si beau ! La faim chasse ceux-ci , l'amour pousse ceux-là.
Pour les premiers , la patrie et le bonheur, c'est le lieu où l'on mange ;
pour les seconds,, c'est le lieu où l'on aime. La satiété poursuit ceux
qui ne marchent pas avec le désir. Enfin le monde entier s'agite ; dans
les chaînes ou dans la liberté, chacun précipite sa vie. Mais pour le
monde tout entier comme pour l'Écureuil dans sa cage, le mouvement
ce n'est pas le progrès : s'agiter n'est pas avancer1. Malheureusement
on s'agite plus qu'on n'avance.
Aussi dit-on que les plus sages, pensant que mieux vaut un paisible
malheur qu'un bonheur agité, vivent aux lieux qui les ont vus naître,
sans souci de ce qui se passe plus loin que leur horizon, et meurent,
sinon heureux, du moins tranquilles. Mais qui sait si cette sagesse ne
vient pas de la sécheresse de leur cœur ou de l'impuissance de leurs
ailes?
Personne n'a mieux répondu à cette question : « Pourquoi voyage-
t-on ? » qu'un grand écrivain de notre sexe. « On voyage , a dit George
Sand, parce qu'on n'est bien nulle part ici-bas. » Il est donc juste
que rien ne s'arrête, car rien n'est parfait, et l'immobilité ne con-
viendrait qu'à la perfection.
Pour moi, j'ai voyagé. Nen pas que je fusse née d'humeur inquiète et
voyageuse; bien au contraire, j'aimais mon nid et les courtes pro-
menades.
« A quoi bon ces interminables considérations au début de votre
récit? me dit un de mes vieux amis, mon voisin, auquel il m'arrive
1 S. La Valette [Fables).
582 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
parfois de demander conseil, en me réservant toutefois de ne fair
que ce que je veux. Ce n'est pas parce que vous vous occupez de phi-
losophie, d'archéologie, d'histoire, de physiologie, "etc., etc., qu'i
vous faut donner de tout cela à vos lecteurs autant qu'il vous con-
vient d'en prendre pour vous-même. Vous passerez pour une pédante,
pour un philosophe emplumé ; on vous renverra en Sorbonne , et ,
qui pis est, on ne vous lira pas. N'allez- vous pas faire un résumé
scrupuleux de tout ce que vous avez vu et pensé depuis tantôt cent
ans que vous êtes au monde, justifier votre titre enfin, et joindre
au tort d'avoir usé vos ailes sur toutes les grandes routes le tort
bien plus grand de voyager sérieusement sur le papier? Croyez-moi,
si vous voulez plaire, ayez de la raison, de l'esprit, du sentiment,
de la passion, comme par hasard; mais gardez-vous d'oublier la folie \
Le siècle des Colomb est passé : on n'a pas besoin de découvrir un
nouveau monde pour s'intituler voyageur, on l'est à moins de frais. On
découvre le lieu où l'on est né, on découvre son voisin, on se découvre
soi-même, ou l'on ne découvre rien du tout; cela. vaut bien mieux,
cela mène moins loin , et , Dieu nous le pardonne ! cela plaît autant.
Contez donc, contez. Qu'importe comment vous contiez, pourvu que
vous contiez? le temps est aux historiettes. Imitez vos contemporains,
ces illustres voyageurs, qui datent des quatre coins du globe leurs
impressions écrites bravement sur la paille ou sur le duvet du nid
paternel; faites comme eux. A propos de voyages, parlez de tout, et
de vous-même, et de vos amis, si bon vous semble; puis mentez un
peu , et je vous promets un honnête succès ; de grandes erreurs et
d'imperceptibles vérités , c'est ainsi qu'on bâtit les meilleurs ouvrages.
On ne vous admirera pas, on ne vous croira pas, mais on vous lira.
Vous êtes modeste ; que vous faut-il de plus ? »
Ces réflexions m'arrêtèrent un instant. Le conseil pouvait être bon
et semblait, en tout cas, facile à suivre; mais ma conscience l'emporta.
« On ne fait pas ce qu'on veut, on fait ce qu'on peut et ce qu'on doit
surtout, répondis -je; je suis une Corneille d'honneur, je ferai de mon
mieux. Si vous n'avez à me donner que des conseils' comme ceux-là,
;e serai heureuse qu'il vous plaise de les garder pour vous.
— Soit, je me tais, » me dit en s'inclinant profondément mon inter-
locuteur un peu piqué.
1 Goethe.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 583
Je lui rendis sa révérence, et je repris la plume.
On le sait, je suis une vieille Corneille. Si vieille que je sois, et je
le suis assez pour ne plus songer à cacher mon âge, je me souviens
d'avoir été jeune, oui jeune, quoi qu'en disent les Étourneaux mes voi-
sins, aussi jeune qu'eux assurément, mais moins étourdie peut-être et
moins oublieuse de ce qu'on doit de respect à la vieillesse qu'on hono-
rerait davantage, si l'on songeait un peu qu'être vieux c'est être en.
train de mourir ; la mort arrive à la fin de la vieillesse pour la relever
et l'ennoblir.
J'ai donc été jeune; jeune, heureuse et mariée. Jeunesse et bon-
heur, je perdis tout le même jour, il y a cinquante ans, en perdant un
mari adoré.
Jour affreux ! que je n'oublierai de ma vie. Le vent soufflait avec
violence dans les dentelles du vieux clocher. Le tonnerre roulait avec
fureur sous le ciel obscur. La sombre cathédrale tremblait sur ses fon-
dements, comme si elle eût été animée par l'épouvante. La pluie froide
tombait par torrents, et, pour la première fois, menaçait de gagner
notre nid, si bien caché qu'il fût dans un des plis du manteau de la
cathédrale de Strasbourg. « Je vais mourir, me dit d'une voix affai-
blie, mais résolue pourtant, l'époux que je pleure, je vais mourir!
adieu ! Si ces pauvres petits pouvaient se passer de toi , je te dirais de
mourir avec moi, et nous nous en irions ensemble lk-haut, plus haut
que le soleil ! La mort n'est rien pour celui qui compte sur l'éter-
nité ; mais il faut vivre quand on peut être bon à quelque chose sur
la terre. Vis donc, et prends courage. Garde de moi un bon souvenir.
Pauvres petits! ajouta -t-il; cela te fera plaisir de voir pousser leurs
plumes. »
Ce fut son dernier mot. J'étais veuve !
On ne voit jamais le bout du malheur, le mien pouvait grandir
encore. Huit jours après, je n'avais plus d'enfants : ma nichée tout
entière périssait sous mes yeux.
Ce qu'il y a d'affreux dans ces maux sans remède, c'est qu'on n'en
meurt pas et qu'on s'en console.
584
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
J'étais veuve...
Je faillis devenir folle. On craignit pour mes jours. Mais on m'en-
toura, mais on m'obséda, et j'eus la lâcheté de consentir à vivre.
« Voyagez, me dit alors une vieille Cigogne qui avait soigné mon
mari et mes enfants pendant leur maladie ; voyagez. Vous partirez
inconsolable, vous reviendrez calme, sinon consolée. Combien de dou-
leurs sont restées sur les grands chemins ! »
Cette Cigogne était connue pour sa fidélité à tous les bons senti-
ments, mais la pratique du monde l'avait endurcie. Cette parole me
parut impie, et je la laissai sans réponse.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 585
Quelques Corbeaux, de ceux que mon mari avait le plus aimés,
joignirent alors leur voix à celle de l'impassible Cigogne, et pendant
quelques jours je n'entendis rien autre chose que ceci : « Partez, par-
tez, » me disait-on de tous côtés.
Mon cœur se brisait à la pensée d'abandonner ces pierres vénérées
où je les avais tous vus vivre, m'aimer et mourir ; où, en dépit de ma
raison, j'espérais toujours les voir reparaître, car il faut des années
pour croire à la mort de ceux qu'on aime... 0 terre! où vont les morts,
et que fais-tu d'eux ? Mais le moyen de souffrir à sa guise au milieu de
gens qui se croient tenus de vous consoler ?
Je partis donc, je partis pour être seule, pour pleurer à mon
Pendant cinquante iins, je dois le dire, je ne me suis ni arrêtée ni
consolée* Mais» hélas ! faibles que nous sommes! nous ne savons même
pas pleurer éternellement. La sceptique Cigogne avait dit vrai. Et après
avoir pleuré, pleuré longtemps , ma chère douleur m'échappa peu à peu«
À quoi sommes-nous fidèles.1
Vie errante
Est chose enivrante.
Du moment où je ne voyageais plus que pour «voyager, et qu'en haine
du moindre repos, pour ainsi dire, je pensai à cette maxime d'un grand
moraliste : « On ne voyage que pour raconter; » « Pourquoi ne racon-
terais-je pas? » me dis-je aussitôt.
Ce fut ainsi que je pris d'abord une note, puis deux, puis troisT
puis mille. A mesure que l'occasion s'en présentait, et j'avais soin
qu'elle se présentât souvent, je racontais mes voyages aux Oiseaux
qu'un peu de curiosité rassemblait autour de moi. Je m'efforçais de
parler clairement et de dire honnêtement à chacun ce qui pouvait lui
être utile et agréable; je voyais bien qu'on ni 'écoutait, mais on ne
me louait pas encore, et chacun semblait craindre de hasarder son
suffrage. A la fin, un Oiseau (qui, à la vérité, n'était pas de mes amis)
se risqua et dit tout haut, avec une grande assurance, que mes contes
étaient bons. C'en fut assez, leur fortune était faite; bientôt mes récils
74
586
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Je pris d'abord une note, puis deux, puis trois, puis mille...
passèrent, volèrent de bec en bec, et je les retrouvai partout. J'en fus
flattée.
Quand on a une fois goûté de la louange, on en vient à l'aimer, si
peu qu'on la mérite , ou si peu qu'elle vaille et qu'on l'estime. Je con-
tinuai donc.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 587
Un vieux Château.
II était une fois un vieux château...
(J'entre en matière comme les vieux conteurs, mais pourquoi non?
Ne suis-je pas contemporaine des histoires qui commencent comme
celle-ci ?)
■
Il était donc une fois un vieux château, le château de ***,
dont je ne puis dire le nom, pour des raisons que je dois taire
aussi.
Dans le temps où il y avait en France ce qu'on appelait des
châteaux forts , ce château avait été un château fort ; c'est-à-dire
qu'il avait vu pendant sa longue vie tout ce que les châteaux avaient
coutume de voir dans ces temps-là. Il avait souvent été attaqué et
souvent défendu, souvent pris et souvent repris.
Ces choses-là n'arrivent pas à un château, si fort qu'il soit, sans
qu'il en résulte pour lui de notables altérations ; aussi n'assurerais-
je pas qu'à l'époque dont je parle il eût rien conservé de sa pre-
mière architecture.
Il me suffira de dire qu'après avoir été pris et saccagé pour la
dernière fois à la révolution de 93, qui épargna peu les châteaux,
il fut bien près d'être restauré après celle de 1815, qui leur fut
meilleure, à ce qu'il paraît. Malheureusement pour ce château, ce
fut au moment où sa fortune commençait à se refaire qu'arriva cette
fameuse révolution de 1830, qui vous a été si longuement racontée par
l'honnête Lièvre dont les touchantes aventures ouvrent ce livre.
Le vieux manoir dut alors sortir de noblesse. 11 dérogea et fut vendu
à un banquier. Un banquier est un Homme qui est tenu d'avoir de l'ar-
gent, mais qui peut à toute force manquer de connaissances archéolo-
giques. Aussi l'acheteur financier, tout' en voulant du bien à sa nouvelle
propriété, lui porta-t-il le dernier coup.
Il y mit les maçons !
En moins de rien les trous furent bouchés, les murs blanchis, et au
moyen d'une terrasse (renaissance ! ) . qu'on crut mettre en rapport avec
ce qui restait, la chapelle elle-même fut utilisée, et profanée ! On en fit
588
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
^■faïir.i^;. _<*. '.;-
Un banquier.
une de ces cages à compartiments dans lesquelles les hommes emprison-
nent volontairement les trois quarts de leur existence, en haine sans
doute de ce que Dieu a fait pour ses créatures : le ciel, l'air et la
liberté.
Pourtant l'antique castel ne fut pas rebâti dans son entier/ Le ban-r
quier s'était contenté, en Homme qui sait le prix de l'argent, d'en
relever une partie seulement. Tous les styles d'ailleurs furent mêlés
selon l'usage : les étages supérieurs étaient d'architecture romane, et
les étages inférieurs d'architecture gothique ; ce qui pouvait donner à
entendre qu'on avait bâti les toits d'abord et les fondements tout à
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 589
la fin. Ces barbarismes feront, je l'espère, frémir tous les archi-
tectes, et aussi les Castors, auxquels les Hommes ont volé les élé-
ments de leur sévère architecture byzantine.
Ceci n'empêcha pas que cette restauration bourgeoise fit grand bruit
dans le pays, et beaucoup d'honneur au maçon qui avait si intrépide-
ment mené à fin cette œuvre d'artiste.
Le reste fut heureusement abandonné, ou, pour mieux dire, sauvé.
Ce fut ainsi que ce pauvre vieux château perdit son caractère de
vieux château, et qu'après avoir été habité autrefois par des comtes,
par des princes, et peut-être bien par des rois, il était devenu une
sorte de maison de campagne que ses nouveaux propriétaires daignaient
à peine visiter.
Je l'ai dit, je suis née dans le grand portail de la cathédrale de
Strasbourg, ce diamant de l'Alsace, entre les flammes de pierre qui
soutiennent de leurs robustes étreintes l'image du Père éternel. Quand
on a eu un pareil berceau, quand on a été élevée dans le respect des
vieilles choses, on ne peut voir, sans crier au blasphème, l'impiété de
xes Hommes qui détruisent effrontément le peu de bien que leurs pères
avaient su faire.
Du reste, la partie restaurée avait trouvé des hôtes dignes d'elle.
Elle était habitée par des Chouettes et par des Hiboux, qui, se
voyant sur une terrasse toute neuve , se donnaient des airs de grands
seigneurs, les plus risibles du monde, et se faisaient appeler sans pudeur
monsieur le Grand-Duc et madame la Grande-Duchesse par les pauvi'es
Chauves-Souris qui les servaient.
J'arrivai un soir à ce château, très-fatiguée, après toute une jour-
née de vol forcé. J'étais de la plus mauvaise humeur, de celle que l'on
a contre soi-même autant que contre les autres, ce qu'il y ia de pis
enfin. J'avais été tout à la foisv poursuivie par l'ennui, qui n'est autre,
je crois, que le vide du cœur, et inquiétée par un de ces chasseurs
novices qui ne respectent ni l'âge, ni l'espèce, et pour lesquels rien n'est
sacré. Le hasard voulut que je m'abattisse sur la balustrade de là terrasse
dont je viens de parler, derrière une rangée de vases Louis XV, du sein
desquels s'élevaient les tristes rameaux de quelques cyprès à moitié
morts.
Minuit sonnait !
Minuit ! Dans les romans il est rare que minuit sonne impunément ;
mais dans un récit véridique, comme celui-ci, les choses se passent
590
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Un de ces chasseurs novices pour lesquels rien n'est sacré.
d'ordinaire plus simpleriient. Et les douze coups me rappelèrent seule-
ment que je ferais bien de me coucher, si je voulais repartir de bonne
heure. — Je me couchai donc.
Monsieur le Duc et madame la Duchesse. — Une Terrasse.
J'allais m'endormir, quand je crus m'apercevoir que je n'étais pas
seule sur la terrasse : j'entrevis en effet, à la faible clarté des étoiles,
un Hibou qui enveloppait galamment dans l'une de ses ailes une Chouette
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 591
d'assez bonne apparence, tandis qu'il se drapait avec l'autre comme un
héros d'opéra dans son manteau.
En prêtant un peu l'oreille, j'entendis qu'il s'agissait de la lune, de
la nuit brune, etc.; tout cela se disait ou se chantait sur un air passable-
ment lamentable.
Pauvre lune ! s'il fallait en croire les amoureux , tu n'aurais été faite
que pour eux.
Pour rien au monde je n'aurais voulu être indiscrète ni prendre une
hospitalité qui ne pouvait guère, d'ailleurs, m'être refusée. Je m'adressai
donc poliment à une Chauve- Souris de service qui vint à passer. « Ma
bonne, lui dis-je, veuillez faire savoir à vos maîtres qu'une Corneille de
cent ans lçur demande l'hospitalité pour une nuit.
— Qu'appelez-vous votre bonne ? me répondit la Chauve-Souris
d'un air piqué ; apprenez que je ne suis la bonne de personne. Je suis
au service de madame la Duchesse , et j'ai l'honneur d'être sa première
camériste. Mais qui êtes-vous, madame la Corneille de cent ans? de quelle
part venez-vous ? comment vous annonccrai-jc ? quel est votre titre?
— Mon titre? repris-je. Mais je suis tres-fatiguée, j'ai besoin de
repos, et je ne sache pas qu'on en puisse trouver un meilleur pour
demander ce que je demande, le droit de dormir sans aller plus loin.
— Voilà un beau titre en effet, me répliqua la sotte pécore tout en
s'en allant. Croyez-vous que les grands personnages, comme il en vient
au château, soient jamais fatigués? Ils n'ont rien à faire et volent tout
doucement. »
Au bout d'un instant, je vis arriver une autre Chauve-Souris.
Celle-ci,- n'étant encore que la troisième des Chauves-Souris de ser-
vice de madame la Duchesse, était moins impertinente que la première.
« Bon Dieu ! me dit-elle, la première camériste vient d'être grondée à
cause de Vous. Madame chantait un nocturne avec monsieur, et dans ces
moments-là elle n'entend pas qu'on la dérange : madame vous fait dire
qu'elle n'est pas visible. D'ailleurs, madame ne reçoit que des personnes
titrées, et vous n'avez point de titres.
— Que me contez-vous là? lui dis-je; n'ai-je pas des yeux pour voir
que votre Grand-Duc n'est qu'un Hibou, et que votre Grande-Duchesse
- n'est qu'une Chouette, à laquelle ces hautes mines vont fort mal?
— Chut ! me dit à l'oreille la Chauve-Souris qui était un peu
bavarde, et parlez plus bas ! Si l'on savait seulement que je vous
écoute, je serais chassée, et peut-être mangée. Depuis qu'ils ont quitté
*592
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Madame la Duchesse chante un nocturne avec monsieur le Duc, et, dans ces moments-là,
elle n'entend pas qu'on la dérange.
la fabrique où leur sont venues leurs premières plumes, mes maîtres ne
rêvent que grandeurs; ils meurent d'envie de s'anoblir. On parle de
recreuser les fossés et les grenouillères, de refaire les ponts-levis et de
redresser les tourelles, et ils espèrent devenir nobles pour de bon au
milieu de ces attributs de la noblesse. Mais, bah! l'habit ne fait pas
le moine, et le château ne fait pas le noble. Du reste, ma bonne dame,
volez là-bas, à droite, vous y trouverez les mines du vieux château, et
vous y serez tout aussi bien qu'ici, je vous assure.
— Des ruines! m'écriai-je, il y a des ruines près d'ici, il reste
quelque chose du vieux château , et j'aurais pu passer la nuit sur cette
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. *95
vilaine terrasse qui n'a ni style, ni grandeur, ni souvenirs! Merci, ma
belle, votre maîtresse fait bien d'être une sotte ; à l'heure qu'il est, je
n'ai qu'à me louer d'elle. »
En vérité, rien n'est plus bouffon que les prétentions de ces nobles
de contrebande. Je laissai là ces Oiseaux ridicules, cette maison badi-
geonnée, et bien m'eh prit.
Sans>doute, du vieux château il était resté peu de chose, mais j'au-
rais donné vingt-cinq châteaux restaurés comme celui que je venais de
quitter, pour une seule des pierres du vénérable mur sur lequel j'eus le
bonheur de me poser.
L'admirable vieux mur !
Est-il au monde rien de plus touchant que ces débris immortels qui
témoignent si éloquemment du tort que ce qui est fait chaque jour à ce
qui a été ? Comment peut-on hésiter entre les vieilles choses et les nou-
velles ? Le présent est-il autre chose que le Singe du passé i ?
Un vieux Faucon.
Ce superbe vieux mur entourait une cour vieille aussi. Une vigne
vierge embrassait de ses vertes pousses tout un pan de la muraille. Des
scolopendres, des lis et des tulipes sauvages croissaient entre les mar-
ches d'un perron délabré qu'un lierre recouvrait en partie. Les humbles
fleurs blanches de la bourse-à-pasteur, lets boutons -d'or, les giroflées
jaunes, l'œillet rougeâtre, le pâle réséda, les vipérines bleues et roses se
^ faisaient jour entre les dalles et disputaient la terre aux mousses, aux
lichens , aux graminées , aux ronces et aux' orties.
Des gueules -de -loup, des perce-pierres et les touffes hardies des
coquelicots couleur de feu vivaient au milieu des décombres qu'elles
semblaient enflammer.
Où l'Homme n'est plus , la nature reprend ses droits.
Cette vieille cour appartenait à un vieux Faucon qui n'avait pas
grand'chose, parce que les révolutions l'avaient ruiné, mais qui don-
1 Jean Pattl.
75
594
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
iiSLf'ZXâ
nait tout ce qu'il avait et vivait pauvrement, mais noblement, faisant
volontiers les honneurs de sa cour aux animaux égarés; aussi était-
elle toujours encombrée de b^tes à toutes pattes, à tout poil et à* toutes
plumes, de Rats sans ressources, de Musaraignes et de Taupes attar-
dées, de Grillons, de Cigales et autres musiciens sans asile ; quelques-
uns même s'y étaient fixés à demeure. Les Pierrots n'y manquaient pas,
et un Mulot très-entêté était parvenu, malgré toutes les difficultés que
lui avait présentées la nature calcaire d'un terrain stratifié, à se
creuser sous une dalle un trou fort profond.
Le digne seigneur était allié aux espèces les plus nobles de France,
et comptait des Phénix, des Merlettes et des Hermines dans sa famille.
C'était un vieillard encore sec et vigoureux. Il y avait dans toute
sa personne cette grâce naturelle et imposante des Oiseaux de grande
race, cette simple majesté qui, dit-on, devient de jour en jour plus rare;
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
595
3B~===^-#"S"
Et un Mulot très-entêté était parvenu à se creuser, malgré
toutes les difficultés , etc.
et quand la goutte (cette maladie des nobles, qui s'est fait peuple comme
le reste, et qui a eu tort) lui laissait quelque répit, il fallait l'entendre
raconter ses prouesses d'autrefois ; alors sa haute taille se redressait, son
œil brillait comme l'œil de l'Aigle et semblait défier le temps lui-même.
« Un jour, (disait-il souvent), et c'était là un de ses glorieux sou-
venirs, un jour j'échappai au page qui me portait, et je chassai libre-
ment pendant toute une semaine. Ah ! j'étais le premier Faucon de
France ! Aussi, quand je reparus, ma belle maîtresse fut-elle si aise de
me revoir qu'elle me baisa de toute son âme en me remerciant d'être
revenu. Le pauvre page avait été grondé, mon retour lui valut sa
grâce. »
Hélas! plus de chasses, plus de fêtes brillantes, plus de fanfares,
plus de triomphes, plus de ces grandes dames si regrettées aujourd'hui,
de ceux même qui n'ont jamais- pu savoir de combien elles l'emportaient
sur celles d'à présent , ni par conséquent pourquoi elles sont si regret-
tables.
596
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Au lieu de tout cela, des chasses sans pompe, des chasseurs en
lunettes, les chasseurs du jour enfin, qui vont à lâchasse sur les grandes
routes et jettent leur poudre aux moineaux; et enfin, au lieu de ces
pages dorés qui le portaient au poing, pour tout serviteur, dois-je le
dire ? un pauvre Sansonnet !
Après tout , mieux vaut peut-être pour page un Sansonnet que pas
de page du tout. Ce Sansonnet était bien le plus drôle d'Oiseau qui se
puisse voir; vieux, cassé, bavard, fantasque, mais bon, mais dévoué
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
597
et domestique par tempérament. Il avait appartenu au sacristain d'une
petite église voisine, et, en vertu sans doute de ce proverbe, qui dit tel
maître tel valet, il avait fini par ressembler à son maître, et avait pris
des airs d'église, qui donnaient à sa figure et à son accent je ne sais
quoi d'humain et de béni, dont reflet provoquait, quoi qu'on en eût, un
fou rire.
Devenu libre à la mort de son premier maître , il était resté triste-
ment perché sur sa cage pendant quatre grands jours , se contentant de
gober tristement quelques mouches au passage, et ne s'était envolé
<ju'après avoir eu le temps de se convaincre que les morts ne reviennent
pas.
Ne sachant que faire de sa personne, il était venu, rien que pour
l'amour de la domesticité, offrir ses services et le respectueux servage
de son cœur au vieux Faucon qui les agréa. Dès les premiers jours, il
s'était pris d'une affection sérieuse pour ce vieillard qu'on aimait rien
qu'à le voir. L'excellent serviteur, qui savait bien que noblesse oblige,
faisait de son mieux pour tenir sa cour sur un grand pied. S'il est triste
«d'être pauvre, il l'est encore plus de le paraître. Nouveau Caleb, il
598 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
se multipliait, parlait à tous et volait partout à la fois. « Je suis le seul
domestique de mon maître, disait-il à tous les nouveaux venus; à quoi
bon s'embarrasser de tant de gens? notre maison en est-elle moins
noble? » Il était notoire qu'il servait son maître pour rien ; mais quelques
méchantes langues disaient que le vieux noble avait sans doute enfoui
quelque part un trésor, et confié son secret à son domestique, qui s'en
emparerait à sa mort. Rien n'était plus faux; mais le désintéressement
est si rare qu'on n'y croit pas.
Le vieux serviteur vivait avec une économie extrême : il apportait
à son maître la nourriture qu'il allait chercher au loin, il ne mangeait
qu'après lui, et disait qu'il avait mangé auparavant quand il ne restait
rien. Il avait eu le bonheur de trouver sous la marche du perron
une espèce de grillage à la vue duquel, en Oiseau qui a aimé sa cage,
le pauvre Sansonnet avait bondi de joie; et tous les soirs, sans y man-
quer, notre vieux serviteur s'allait percher derrière ce bien-aimé grillage,
heureux de se croire protégé par ce simulacre de prison.
Quand j'arrivai, le serviteur dormait, le maître dormait, tout le
monde dormait. J'en fis autant.
Le lendemain, je fus reçue par mon hôte avec une si exquise poli-
tesse, que je crus un instant avoir retrouvé ce bon vieux temps où les
Oiseaux étaient si polis et les Corneilles si fêtées.
« Vous êtes chez vous,'» me dit-il
Cette ruine et moi nous nous allions si bien, il y avait entre nous
des rapports si sympathiques, que j'acceptai l'offre de l'aimable vieillard
et que je pris à l'instant même la résolution de rester chez lui pendant
quelque temps.
Autour de moi tout était vieux , j'étais heureuse ou peu s'en faut.
Je passai mes jours à parcourir les environs, à en rechercher les beautés
et à questionner les habitants de ces campagnes. Ces Oiseaux des champs
savent souvent, sans s.' en douter, beaucoup de choses qu'on demande-
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
599
rait en vain aux Oiseaux des villes. Il semble que la nature livre plus
volontiers à leur foi naïve ses sublimes secrets. N'est-il pas vrai de dire
que ce que nous savons le mieux, c'est ce que nous n'avons pas
appris?
C'est pendant ce séjour que j'eus l'occasion d'étudier les mœurs d'un
Lézard, dont le bon naturel m'avait vivement intéressé. Ces individus
étant, selon le mot de Figaro, paresseux avec délices, j'ai pensé que si
quelqu'un ne se chargeait pas de parler pour eux, leur monographie
manquerait à notre histoire, et peut-être eût-ce été dommage.
A. QUOI TIENT LE COEUR D'UN LÉZARD.
Dans une des pierres les plus
pittoresques du mur qui m'avait
séduite, vivait un Lézard, le plus
beau, le plus distingué, le plus
aimable de tous les Lézards. Pour
peu qu'on eût du goût, il fallait
admirer la taille svelte, la queue
' déliée, les jolis ongles crochus, les
dents fines et blanches, les yeux
vifs et animés de cette charmante
créature. Rien n'était plus séduisant ' que sa gracieuse personne. Il
n'était aucune de ses changeantes couleurs dont le reflet rie fût
agréable. Tout enfin était délicat et doux dans l'aspect de ce fortuné
Lézard.
Quand il grimpait au mur en frétillant de mille façons élégantes et
coquettes , ou qu'il courait en se faufilant dans l'herbe fleurie sans seu-
lement laisser de traces de son joli petit corps sur les fleurs, on ne
600 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
pouvait se lasser de le regarder, et toutes les Lézardes en avaient la
tète tournée.
Du reste, on ne saurait être plus simple et plus naïf que ne Tétait
ce roi des Lézards. Comme un Kardouon célèbre1, il aurait été de force
à prendre des louis d'or pour des ronds de carotte. Ceci prouve qu'il
avait toujours vécu loin du monde.
Je me trompe, une fois, mais une fois seulement, il avait eu l'occa-
sion d'aller dans le monde, dans le monde des Lézards bien entendu, et
quoique ce monde soit cent fois moins corrompu que le monde perfide
des Serpents, des Couleuvres et des Hommes, il jura qu'on ne l'y
reprendrait plus, et n'y resta qu'un jour qui lui parut un siècle.
Après quoi il revint dans sa chère solitude, bien résolu de ne plus la
quitter, et sans avoir rien perdu, heureusement, de cette candeur et
de ce bon naturel qui ne se peut guère garder qu'aux champs, et dans
la vie qu'un Animal dont le* cœur est bien placé peut mener au milieu
des fleurs et en plein air, devant cette bonne nature qui nous caresse
de tant de façons. C'est le privilège des âmes candides d'approcher le
mal impunément. Il demeurait au midi dans ce superbe vieux mur, et
avait eu le bon esprit, ayant, trouvé au beau milieu d'une pierre un
brillant petit palais, d'y vivre sans faste, plus heureux qu'un prince, et
de n'en être pas plus fier pour cela.
C'était en vain qu'un Geai huppé lui avait assuré qu'il descendait de
Crocodiles fameux , et que ses ancêtres avaient trente-cinq pieds de
longueur. Se voyant si petit, et voyant aussi que le plus grand de ses
ancêtres ne l'aurait pu grandir d'une ligne ni ajouter seulement un
anneau aux anneaux de sa queue, il se souciait fort peu de son origine
et ne s'inquiétait guère d'être né d'un œuf imperceptible "ou d'un gros
œuf, pourvu qu'il fût né de manière à être heureux; et il l'était. II ne
se serait pas dérangé d'un pas pour aller contempler ce qui restait de ses
pères, dont il ne restait que des os, si honorable qu'il fut pour ces restes
illustres d'être conservés à Paris dans le Jardin des Plantes, ce tombeau
de sa noble famille, comme disait le Geai huppé.
Enfin, sans avoir tes faiblesses contraires, il n'avait point de faiblesses
aristocratiques , et n'aurait pas refait la Genèse pour s'y donner une plus
belle place. Il était content de son sort, et du moment où le soleil brillait
pour tout le monde, peu lui importait le reste.
1 Le Kardouon de Charles Nodier.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 601
II
Qui le croira? Au dire de toutes les Lézardes des environs, il man-
quait quelque chose à un Lézard si bien doué, puisque aucune d'elles
n'avait encore trouvé le chemin de son cœur. Ce n'était pas que beaucoup
ne l'eussent cherché. Mais hélas ! le plus beau des Lézards était aussi le
plus indifférent de tous, et il ne s'était même pas aperçu du bien qu'on
lui voulait.
C'était vraiment dommage, car il ne s'était peut-être jamais vu de
Lézard de meilleure mine. Mais qu'y faire, et comment épouser un
Lézard qui ne veut pas qu'on l'épouse? La plupart avaient porté leur
cœur ailleurs.
III
Le plus beau Lézard du monde ne peut donner que ce qu'il a, et ce
qu'on a donné une fois on ne l'a plus. Or, le plus beau Lézard du
monde avait donné son cœur, et donné sans réserve. Voilà ce que per-
sonne ne savait, et lui-même n^en savait pas plus que les autres. Cet
amour lui était venu sans qu'il s'en aperçût : c'est ainsi que l'amour
vient quand il doit rester; et il était entré si avant dans ce cœur bien
épris, que, l'eût^il voulu, il n'y aurait pas eu moyen de l'en faire sortir.
Voilà comme on aime quand on aime bien, et quand on a raison d'aimer
ce qu'on aime.
Vous lui eussiez dit qu'il était amoureux, que vous l'eussiez blessé et
qu'il ne vous eût pas cru. Amoureux, lui ! dites dévoué, dites reconnais-
sant, dites respectueux, dites religieux, dites pieux, ou plutôt faites un
mot tout à la fois plus grand et plus simple, plus chaste et plus pur que
tous ces mots, un mot tout exprès. Mais amoureux? il ne l'était pas; il
n'aurait osé, ni voulu, ni daigné, ni su l'être,
Aimer et rien qu'aimer, c'est bien peu dire ! Peut-être si ce mot
n'eût été, comme tant d'autres mots de notre langue, gâté et profané,
eût-il laissé dire qu'il adorait ce qu'il aimait ; mais à coup sûr le plus
humble silence pouvait seul exprimer convenablement ce qu'il sentait.
Telle était son innocence, qu'il ne s'était jamais rendu compte de l'étal
de son cœur.
76
602 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Sans doute il lui plaisait de ne rien faire et de vivre au printemps, et*
de regarder fleurir les fleurs nouvelles par un beau jour, ou bien d'aller,
de venir et de revenir, et de courir en liberté au milieu de l'herbe
embaumée après les fils de la bonne Vierge, ces blanches toiles d'Araignée
que le ciel envoie toutes garnies de Mouches excellentes à ses Lézards
privilégiés. Il aimait aussi la chasse aux Sauterelles, et écoutait volontiers
la vieille chanson des Cigales, quand il ne préférait pas les manger,
dans l'intérêt des fleurs ses amies.
Mais ce qu'il aimait par-dessus tout et de toutes ses forces, et autant
que Lézard peut aimer, c'était le soleil. Le soleil ! dont Satan lui-
même devint amoureux et jaloux. Quand le soleil était là, il était
tout entier au soleil et ne pouvait songer à autre chose. Dès le matin,
vous l'eussiez vu paraître sans bruit sur le seuil de sa demeure, se
tourner doucement, ainsi que l'héliotrope, son frère en amour, vers ce
roi des astres et des cœurs que les poètes, et, parmi les poëtes, les
aveugles eux-mêmes ont chanté ; et là , couché sur la pierre brûlante ,
son âme ravie se fondait sous les rayons d'or de son bien-aimé. Heu-
reux, trois fois heureux! Il dormait tout éveillé et réalisait ainsi les doux
mensonges des rêves.
IV
Partout où il y a des Lézards, il y a des Lézardes. Or, non loin de
la pierre dans laquelle demeurait mon Lézard, il y avait une autre pierre
au fond de laquelle logeait un cœur, qui ne battait que pour lui et que
rien n'avait pu décourager. Ce petit cœur tout entier appartenait à l'in-
grat qui ne s'en doutait seulement pas. La pauvre petite amoureuse
passait des journées entières à la fenêtre de sa crevasse à contempler son
cher Lézard , qu'elle trouvait le plus parfait du monde ; mais c'était
peine perdue. Et elle le voyait bien. Mais que voulez-vous? elle aimait
son mal et ne désirait point en guérir. Elle savait que le plus grand
bonheur de l'amour, c'est d'aimer. Pourtant quelquefois sa petite
demeure lui paraissait immense. Il eût été si bon d'y vivre à deux.
Quand cette pensée lui venait, ses petits yeux ne manquaient pas (te se
remplir de larmes. Que n'eût-elle pas donné pour essayer de cet autre
bonheur qu'elle ne connaissait pas, celui d'être aimée à son tour.
« Une jolie crevasse et un cœur dévoué, c'est pourtant une belle
dot, » pensait-elle.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE, 603
Ou ce Lézard était aveugle, ou il était de pierre.
L'espérance la soutint aussi longtemps qu'elle crut que son Lézard
n'aimait rien.
Mais que devint-elle, grand Dieu! quand elle s'aperçut qu'elle avait
pour rival, elle petite Lézarde, humble Lézarde, le soleil , et (|ue l'ingrat
n'avait d'yeux que pour lui !
Aimer le soleil ! Sans le profond respect que lui inspirait son étrange
rival, elle eût cru que son Lézard avait perdu la tête; car, à vrai dire,
elle ne se rendait pas bien compte d'une passion aussi singulière, et,
pour sa part, elle ne comprenait pas bien qu'un Lézard intelligent ne
pût s'arranger de façon à aimer à la fois et le soleil et une Lézarde.
C'était une bonne âme, mais elle n'était nullement artiste , et n'en-
tendait rien aux sublimes extravagances de la poésie.
A la fin , le désespoir s'empara d'elle , et , sans ven rien dire à per-
sonne, elle se prit d'un si grand dégoût de la vie, qu'elle résolut d'y
mettre fin. A la voir, on ne l'eût jamais soupçonnée d'avoir cette folle
envie de mourir à la fleur de son âge et dans tout l'éclat de sa beauté.
Mais telle était sa fantaisie, et rien ne pouvait l'en détourner.
Poursuivie par ses sombres pensées, elle courait, au péril de ses
jours, à travers les fossés profonds et les échaliers serrés, et la lisière des
bois verdoyants, et les semailles, et les moissons, et les vergers, et les
routes poudreuses, sans craindre ni le pied de l'Homme, ni la serre de
l'Oiseau de proie. Que lui servait de vivre et d'être jolie, d'avoir une
belle robe bien ajustée, et d'en pouvoir changer tous les huit jours, et
de porter à son cou un collier d'or qui eût fait envie à une princesse ,
du moment où elle ne savait que faire de tout cela?
Vous tous, qui avez souffert comme elle, vous comprenez qu'elle
songeât à la mort.
« Vivre ou mourir, disait-elle, lequel des deux vaut le mieux? »
Un vieux Rat, à moitié aveugle, passait en ce montent au bas de la
ruine.
« Mieux vaut mourir que rester misérable, » murmurait le vieux Rat
qui marchait avec peine, et qui pensait tout haut comme beaucoup de
vieilles gens. Ceux de messieurs les Animaux domestiques qui s'éten-
604 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
nent de tout s'étonneront peut-être de voir ces paroles dans la bouche
d'un Rat des champs. Mais y a-t-il donc deux manières de formulerune
même vérité? Seulement à la ville et chez les Hommes la vérité se
chante, ailleurs on la crie ou on l'étouffé
La pauvre Lézardé était superstitieuse; elle vit dans ces paroles
que le hasard seul lui apportait, dans cette vieille rengaine de tous
les vieux Rats , une réponse directe à sa question et un avertissement,
du ciel.
Elle pouvait encore apercevoir la queue pelée de son oracle qui traî-
nait après lui dans la poussière, que déjà son parti était pris.
« Je mourrai, s'écria-t-elle ; mais il saura que je meurs pour lui. »
VI
Tel est l'empire d'une grande résolution, que cette Lézarde, qui
jusque-là n'avait jamais osé regarder en face celui qu'elle aimait, se
trouva, comme par miracle, à côté de lui.
Quand le Lézard vit cette jolie Lézarde venir à lui d'un air si déter-
miné, il se retira de quelques pas en arrière parce qu'il était timide.
Quand, de son côté, la Lézarde vit qu'il allait s'en aller, elle faillit
s'en aller comme lui, parce qu'elle était timide aussi. Timide? direz-vous.
Soyez moins sévère, chère lectrice, pour une Lézarde qui va mourir.
D'ailleurs, il lui en avait tant coûté d'avoir du courage, qu'elle ne voulut
pas avoir fait un effort inutile.
« Reste, lui dit-elle, écoute-moi, et laisse-moi parler. »
Le Lézard .vit bien que la pauvre Leizarde était émue, mais il était à
cent lieues de croire qu'il fût pour quelque chose dans cette émotion, car
il ne se rappelait pas l'avoir jamais vue. Pourtant, comme il avait de la
bonté, il resta et la laissa parler. w
« Je t'aime! lui dit alors la Lézarde, d'une* voix dans laquelle il y
avait autant de désespoir que d'amour, et tu ne sais pas seulement que
j'existe. Il faut que je meure. »
Un Lézard de mauvaises mœurs aurait fait bon marché de la dou-
leur et de l'amour de la pauvrette ; mais notre Lézard , qui était honnête,
ne songea pas un instant à nier cette douleur parce qu'il ne l'avait jamais
ressentie ; il songea encore moins à . en abuser. Il fut si étourdi de ce
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 605
qu'il venait d'entendre, qu'il ne sut d'abord que répondre, car H sentait
bien que de sa réponse dépendait la vie ou la mort de la Lézarde. .
Il réfléchit un instant.
« Je ne veux pas te tromper, lui dit-il, et pourtant je voudrais te
consoler. Je ne t'aime pas, puisque je ne te connais pas, et je ne sais
pas si je t'aimerai quand je te connaîtrai , car je n'ai jamais pensé à
aimer une Lézarde. Mais je ne veux pas que tu meures. » -
La Lézarde avait l'esprit jusle; si dure que fût cette réponse, elle
trouva qu'une si grande sincérité faisait honneur à celui qu'elle aimait.
Je ne sais ce qu'elle lui répondit. Peu à peu le Lézard s'était rapproché
d'elle, et ils s'étaient mis à causer si bas, si bas, et leur voix était si .
faible, que c'était à grand'peine que je pouvais saisir de loin en loin
quelques mots de leur conversation : tout ce que je puis dire, c'est qu'ils
parlèrent longtemps, et que, contre son ordinaire, le Lézard parla beau-
coup. Il était facile de voir à ses gestes qu'il se défendait, comme il
pouvait, d'aimer la pauvre Lézarde, et qu'il était souvent question du
soleil qui, en ce moment, brillait au ciel d'un éclat sans pareil.
D'abord la Lézarde ne disait presque rien ; c'est aimer peu que de
pouvoir dire combien l'on aime, et, pendant que son Lézard parlait,
elle se contentait de le regarder de toutes les façons qui veulent dire
qu'on aime et qu'on est encore au désespoir ; plus d'une fois je crus que
tout était perdu pour elle. Mais, un poëte l'a dit1 (un poëte doit s'y con-
naître) : « Le hasard sert toujours les amoureux quand il le peut sans
se compromettre, » et le hasard voulut qu'un gros nuage vînt à passer
sur le soleil, juste au moment où son petit adorateur lui chantait son
plus bel hymne.
« Tu le vois ! s'écria la petite Lézarde bien inspirée , ton soleil te
quitte, te quitterai-je, moi? » Son rival n'était plus là et le courage lui
était revenu. « Il faut qu'on aime, dit-elle au Lézard devenu attentif, en
lui montrant des fleurs l'une vers l'autre penchées , et tout auprès un
œillet-poëte qui faisait les yeux doux à une rose sauvage ; les fleurs aux
fleurs se marient, et lès Lézardes sont faites pour être les compagnes des
Lézards : le ciel le veut ainsi. »
Le hasard eut le bon cœur de se mettre décidément du côté du plus
faible; le nuage qui avait passé sur le soleil fut suivi de beaucoup
d'autfes nuages qui s'étendirent en un instant sur tout l'horizon. Un
grand vent parti du nord essaya , mais en vain , de disputer l'espace à
1 Alfred de Musset, Contes et Nouvelles.
666 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
l'orage, les trèfles redressaient leurs tiges altérées, les Hirondelles
rasaient la terre, et les Moucherons éperdus cherchaient partout un
refuge ; tout leur était bon, et l'herbe la plus menue leur paraissait un
sûr asile. Le Lézard se taisait et la Lézarde se serait bien gardée de
parler, l'orage parlait mieux qu'elle^ Le Lézard inquiet tournait la tête
de côté et d'autre, et se demandait si c'en était fait de la pompe de ce
beau jour; un grand combat se livrait dans son âme, et pour la première
fois il se disait que les jours sans soleil devaient être bien longs.
Un coup de tonnerre annonça que le soleil était vaincu et que les
nuages allaient s'ouvrir.
La Lézarde attendait toujours, et Dieu sait avec quelle mortelle impa-
tience son cœur battait dans sa petite poitrine.
« Tu es une bonne Lézarde, lui dit enfln le Lézard vaincu à son
tour, tu ne mourras pas. »
VII
Comment dire le ravissement de la pauvre Lézarde , et combien elle
était charmée d'être au monde, et combien étaient joyeux les petits siffle-
ments qui sortaient de sa poitrine délivrée? Elle se redressait sur ses
petits pieds, et elle faisait la fière, et elle était si glorieuse, qu'elle avait
tout oublié. Il était bien question vraiment de ses peines passées ! Le
Lézard, content de voir cette joie qu'il avait faite, trouva sa petite Lézarde
charmante ; il partagea aussitôt avec elle une goutte de rosée qui s'était
tenue fraîche dans la corolle d'une fleurette (ce qui est la manière de se
marier entre Lézards), et ce fut une affaire terminée.
L'orage allait éclater et il fallait rentrer.
« J'ai un palais et tu n'as qu'une chaumière, lui dit-il; mais mon
palais est si petit, que ta chaumière vaut mieux que mon palais.
Puisque dans ta chaumière il y a place pour deux, veux-tu m'en céder
la moitié?
— Si je le veux! » répondit la bienheureuse Lézarde; et elle le con-
duisit triomphante à sa grotte, dont l'entrée était cachée à dessein par
quelques feuilles d'alléluia,, de bois gentil et de romarin.
L'emménagement fut bientôt fait, car il n'emporta rien que sa per-
sonne. Quand il entra chez son amie, il trouva une petite demeure si
bien tenue et si parfaitement disposée, que c'était assurément la plus
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 6»7
agréable lézardière du monde. Mon Lézard, qui aimait les jolies choses
et les choses élégantes, admira le bon goût qui avait présidé à l'ameu-
blement de cette gentille caverne. Elle était divisée en deux parties :
Tune était plus grande que l'autre, et c'était là qu'on allait et venait;
l'autre était garnie de duvet de chardon bénit et de fleur de peuplier, et
c'était là qu'on dormait.
Il mit le comble à la joie de sa compagne en l'accablant de compli-
ments. II est si bon d'être loué par ce qu'on aime !
Le bonheur ne tient guère de place, car ce jour-là il semblait s'être
réfugié tout entier dans ce charmant réduit. Où n'entrerait-il pas s'il le
voulait, puisqu'il est si petit?
Tout Lézard est un peu poëte ; il fit quatre vers pour célébrer ce
beau jour, mais il les oublia aussitôt. Il était encore plus Lézard que
poëte.
Enfin ils étaient mariés,. ei ils entrevoyaient des millions de jours
fortunés.
VIII
Que ne puis-je laisser là ces jeunes époux, puisqulils sont heureux,
et croire à l'éternité de leur bonheur! Que les devoirs de l'historien sont '
cruels, quand il veut accomplir sa tâche jusqu'au bout !.
Une fois mariée (on serait si fâché d'être heureux !) , la Lézarde devint
songeuse. Elle ne pouvait oublier que c'était au hasard, à un nuage, à.
une goutte d'eau, qu'elle avait dû son mari. Sans doute quand il l'aimait,
il l'aimait bien, mais il ne l'aimait pas comme les Lézardes veulent être
aimées, c'est-à-dire à toute heure, et sans cesse et sans partage. Tant
que le soleil brillait, elle ne pouvait avoir raison de son mari, car il
appartenait au soleil, et quand il était une fois couché sur l'herbe à demi
tiède, soit seul, soit avec un Lézard de ses amis, il ne se serait pas
dérangé pour un empire.
La jalousie rend féroce, quand elle est impuissante.
« Que n'ai-je, avant de me marier, mangé seulement une demi-
feuille d'hellébore! » disait-elle souvent. Dois-je l'écrire? il lui arrivait
quelquefois de regarder d'un œil d'envie la scabieuse, cette fleur des
veuves, car elle ne pouvait s'empêcher de songer à quoi tient le cœur
d'un Lézard.
608
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
*-.*► »*"jla! * »»****
Quant au Lézard, quand il n'était pas au soleil, il était à sa femme;
el il croyait si bien faire en faisant ce qu'il faisait, qu'il ne s'aperçut
jamais que sa Lézarde eût changé dTiumeur.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
609
Suite de l'histoire des hôtes de la terrasse. — Faites-vous donc Grand-Duc !
Madame la Duchesse, qui était venue au monde pour être une bonne
grosse personne, bien portante, mangeant bien, buvant bien et vivant
au mieux, qui était tout cela , mais qui se donnait toutes sortes de peines
pour le cacher et pour extravaguer, avait cru de bon ton de devenir
très-sensible. Tout l'émouvait ; elle faisait volontiers .de rien quelque
chose, d'une taupinière une montagne, et tressaillait à tout propos : la
77
610 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
chute d'une feuille, le vol d'un insecte étourdi, la vue de son ombre, le
moindre bruit, ou pas lé moindre bruit, tout était pour elle prétexte à
émotion. Elle ne poussait plus que de petits cris, faibles, mal articulés,
inintelligibles. Tout cela, selon elle, c'était la distinction. Les yeux sans
cesse fixés sur la pâle lune, ce soleil des cœurs sensibles, comme elle
disait; sur les étoiles, ces doux yeux de la nuit, si chères aux âmes
méconnues, elle s'écriait, avec un philosophe chrétien : Qu'on ne
saurait être bien où l'on est, quand on pourrait être mieux .ailleurs.
Aussi, pour cette Chouette éthérée, l'air le plus pur était trop lourd
encore; elle détestait le soleil, ce Dieu des pauvres, disait-elle, et ne
voulait du Ciel que ses plus belles étoiles ; c'était à grand' peine qu'elle
daignait marcher elle-même, respirer elle-même, vivre elle-même et
manger elle-même. Pourtant elle mangeait bien, pesait beaucoup, et
dans le même temps qu'elle affectait une sensiblerie ridicule, au point
qu'elle ne pouvait, disait-elle, voir la vigne pleurer sans pleurer avec
elle, on aurait pu la surprendre déchirant sans pitié, de son bec crochu,
les chairs saignantes des petites Souris, des petites Taupes et des petits
Oiseaux en bas âge. Elle se posait en Chouette supérieure, et n'était
qu'une Chouette ridicule.
Son mari, émerveillé des grandes manières de sa Chouette adorée,
s'épuisait en efforts pour s'égaler à elle. Mais dans une voie pareille,
quel Hibou, quel mari ne resterait en chemin? Aussi, malgré son envie,
fut-il toujours loin de son modèle; si loin, ma foi, que madame la
Duchesse, qui était parvenue à oublier l'humilité de sa propre origine,
en vint à reprocher à son pauvre mari de n'être, après tout, qu'un
Hibou. « Quel sort! quel triste sort! s'écriait- elle. Être obligée de
passer sa vie dans la société d'un Oiseau vulgaire et bourgeois, dont les
seuls mérites, sa bonté et son attachement pour moi, sont gâtés parleur
excès même! Malheureuse Chouette! »
Plus malheureux Hibou!
Joies modestes de la fabrique, qu'êtes-vous devenues? Plaisirs men-
teurs de la terrasse, où êtes-vous? Tout d'un coup madame la Duchesse
cessa de chanter des nocturnes avec son mari ; et un beau jour, s'étant
laissé toucher par les discours audacieux d'un Milan qui avait été reçu
par M. le Duc, à cause de son nom, elle partit avec lui. Le perfide
avait séduit la Femme de "son ami en employant avec elle les mots les
plus longs de la langue des Milans amoureux.
Cet événement prêta, comme on peut le croire, aux caquets. Les
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 611
Pies, les Geais, notre vieux Sarnsonnet lui-même, le commentèrent de
mille façons.- Il y a des malheurs qui manquent de dignité. Tout le
monde blâma la coupable, mais personne ne plaignit le pauvre mari. La
pitié qu'on accorde aux plus grands criminels, pourquoi la refuse-t-on à
ceux qu'un sot orgueil a perdus ? Faites-vous donc Grand-Duc !
Pour être sûre qu'elle ne tarderait pas à lui parvenir, madame la
Duchesse laissa dans la partie de la terrasse où son mari avait coutume
de prendre ses repas, la lettre voici. Cette lettre était, comme dernier
trait de caractère, écrite sur du papier à vignette et parfumé.
« Monsieur le Duc,
« // est dans ma destinée d'être incomprise. Je n'essayerai donc pas
« de vous expliquer les motifs de mon départ.
« signé : Duchesse de la Terrasse. »
M. le Duc lut, relut, et relut cent fois, sans pouvoir les comprendre,
ces lignes écrites pourtant d'une griffe et d'un style assez ferme, et
sembla justifier ainsi le laconisme de l'auteur.
Mais ce que l'esprit ne s'explique pas toujours , le cœur parvient
souvent à le comprendre , et il sentait bien qu'un grand malheur venait
de le frapper. Ce ne pouvait pas être pour rien que tout son sang avait
ainsi reflué vers son cœur... Ses plumes se hérissèrent, ses yeux se fer-
mèrent, et il fut, pendant un instant, comme atteint de vertige. Lorsqu'il
put enfin mesurer toute l'étendue de son malheur, il laissa tomber sa
tête sur sa poitrine oppressée, et demeura longtemps immobile, comme
s'il eût été privé de tout sentiment.
Quand on est ainsi frappé tout d'un coup, on se sent si faible, qu'on
voudrait ne l'avoir été que petit à petit et comme insensiblement. II
lui sembla d'abord que quelque chose d'aussi essentiel que l'air, la terre
et la nuit, venait de lui manquer. Il avait tout perdu en perdant la com-
pagne de sa vie ; et quand il sortit de sa stupeur, ce fut pour appeler à
grands cris l'ingrate qui le fuyait, quoiqu'il la sût déjà bien loin; puis,
bien qu'il n'eût été que trompé, il se crut déshonoré, et s'en alla au
bord de l'eau comme doit le faire tout Hibou désespéré, pour voir si
l'envie ne lui viendrait pa§ de se noyer avec son chagrin.
612 ^SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Arrivé là, il regarda d'un air sombre l'eau profonde, et y trempa
son bec... pour la goûter d'abord. La lune s' étant alors* dégagée d'un
nuage qui avait caché son croissant , il se vit dans l'eau comme en un
miroir magique , et fut effrayé du désordre de sa toilette. Machinale-
ment ; et pour obéir à une habitude de recherche que lui avait fait pren-
dre l'ingrate pour laquelle il allait mourir , il rajusta avec soin celles de
ses plumes qui s'étaient le plus ébouriffées , et trouva quelque charme
dans cette occupation. 11 lui semblait doux de mourir paré comme aux
jours de son bonheur, paré de la parure qu'elle aimait.
Il songea aussi un instant à faire, avant de quitter la vie, une bal-
lade à la lune, qu'il prit à témoin de ses infortunes; à la lune, l'astre
favori de son infidèle, et aux nuées, vers lesquelles l'esprit de sa femme
s'était si souvent envolé. Mais tous ses efforts furent inutiles, et il com-
prit qu'on ne saurait pleurer en vers que les peines qu'on commence à
oublier*.
Voyant bien qu'il n'avait plus qu'à mourir, il s'était déjà penché sur
, l'abîme, quand il fut arrêté par une réflexion. Lorsqu'il s'agit delà
mort, il est permis d'y regarder à deux fois, et il faut être bien certain,
quand on se noie, qu'on a de bonnes raisons pour le faire.
Il relut, pour la cent et unième fois, la lettre de madame a
Duchesse; et cette lettre,' à sa grande satisfaction, lui parut moins claire
que jamais. « Diable ! se dit-il, ce qu'il y a de plus clair dans tout cec ,
c'est que madame la Duchesse a quitté la terrasse. Mais qui me dit
qu'elle n'y reviendra pas, et qu'elle a cessé d'être digne d'y revenir?
Rien, absolument rien. Elle-même refuse de s'expliquer. Ce voyage ne
peut-il être un voyage d'agrément , et avoir pour but une visite à une
autre Chouette de génie comme elle; ou une retraite de quelques jours
dans quelque coin poétique, pour s'y livrer complètement à la médita-
tion qu'affectionnent les âmes d'élite comme la sienne? Et encore, ne
peut-elle être morte? »
Le cœur d'un Hibou a d'étranges mystères. Cette dernière hypo-
thèse lui souriait presque : il l'eût voulue morte , plutôt que parjure.
« Parbleu! dit-il, voyez où nous entraîne l'exagération! » Et il fit
gravement quelques tours sur la rive, en s'applaudissant de n'avoir pas
cédé à un premier mouvement.
Mais , au bout de quelques moments , il sentit bien que la consola-
tion qu'il avait essayé de se donner n'était pas de bon aloi. Son cœur
n'avait pas cessé d'être serré; et, voulant mettre fin à ses incertitudes,
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 613
il résolut de consulter une vieille Carpe qui passait, dans le pays, pour
savoir le passé, le présent, l'avenir, et beaucoup d'autres choses encore.
Ce qui fait le succès des devins et des diseurs de bonne aventure,
c'est qu'il y a beaucoup de malheureux. Il faut être désespéré pour
demander un miracle. La sorcière avait la réputation d'être capricieuse.
« Voudra-t-elle me répondre? » se dit-il; et il s'avança, non sans un
trouble involontaire, vers une partie de la rivière, très-éloignée des deux
châteaux, où la vieille Carpe se livrait à ses sorcelleries.
Une Carpe magicienne.
« Puissante Carpe, dit-il , d'une voix mêlée de respect et de crainte,
ô toi qui sais tout, fais-moi connaître mon sort. Mon épouse bien-aimée
a disparu : est-elle morte, ou est-elle infidèle? »
Pour une magicienne , la vieille Carpe ne se fit pas trop prier ; et sa
grosse tête bombée ne tarda pas à se montrer. Elle remua trois fois ses
lèvres épaisses avec beaucoup de majesté, prit lentement trois aspira-
tions d'air en regardant du côté de la source du fleuve, puis :
« Attends, » lui dit-elle.
Et, ayant tourné trois fois sur elle-même, elle sortit de l'eau à
mi -corps, et se mit à chanler, d'une voix étrange, les paroles que
voici :
CHANT DE LA CARPE.
« Accourez, accourez, vous qui aimez les nuits noires et les eaux
« limpides, innombrables tribus aux nageoires rapides et aux gosiers
« affamés ; vous qui aimez les rivages paisibles et déserts,, les eaux sans
« pêcheurs et sans filets, venez ici, Animaux à sang rouge, Carpes
« dorées, Truites azurées, Brochets avides; déployez vos nageoires,
« Mulets, Argus, Chirurgiens, Horribles, troupe soumise à mes lois;
« venez aussi, souples Anguilles, brunes Écrevisses, et vous, reines
« des Ovipares, Grenouilles enrouées. Quoiqu'il ne s'agisse ni de boire
« ni de manger, et qu'on ne vous ait pas même offert en sacrifice...
« un Ciron ! rendez vos oracles ! Montrez que vous savez parler, quoi
« qu'on dise, et donnez votre avis kcet époux malheureux.
6U
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
« Est-il ou n'est-il pas trompé? Sa Chouette est-elle morte ou infi-
« dèle? Sachez d'abord que si elle est morte, l'infortuné se résignera à
« vivre pour la pleurer; mais qu'il se précipitera dans les eaux, si elle
« est infidèle. »
Le monde des esprits est facile à éveiller.
Bientôt le Hibou tremblant vit ce qu'il n'avait jamais vu. A la voix
<3>
^^
-. - *•*
delà Carpe, les têtes de tous ceux qu'elle avait évoqués sortirent suc-
cessivement des eaux, et formèrent bientôt une ronde fantastique, au-
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 615
dessus de laquelle d'autres rondes , composées d'innombrables Insectes ,
ei montant en spirale jusqu'au ciel , apparurent tout à coup. Par un
prodige inouï, des nymphéas, bravant les ténèbres, élevèrent leurs tiges
hardies jusqu'à la surface de l'eau , et beaucoup de fleurs , qui s'étaient
fermées pour ne se rouvrir qu'au malin, furent tirées, contre l'ordre
de la nature, de leur profond sommeil. Des nuages épais pesaient sur
l'atmosphère; le ciel semblait comprimer la terre; l'air était lourd, et
le silence si grand, que M. le Duc pouvait entendre distinctement les
battements de son cœur.
La vieille Carpe se plaça au milieu, et les rondes se mirent à tour-
ner autour d'elle, chacune dans son sens, les unes vivement, les autres
lentement. Au troisième tour, la vieille Carpe fit un plongeon, resta
sous l'eau pendant quelques minutes, et du fond de l'abîme rapporta
cette réponse au Hibou épouvanté :
« Ton épouse bien-aimée n'est pas morte ! »
Cela dit, la tête et la queue de la sorcière se rapprochèrent, par un
mouvement bizarre, comme les deux extrémités d'un arc; elle fit un
bond prodigieux, s'éleva de six pieds dans les airs, et disparut.
« Elle n'est pas morte! elle n'est pas morte! » répéta le chœur infer-
nal; « elle n'est pas morte! La Chouette est l'oiseau de Minerve; la fille
« de la Sagesse t'aurait-elle quitté si tu ne l'avais pas mérité? A l'eau!
« à l'eau! à l'eau! Hibou, tu l'as promis, il faut mourir!
« Chantons, chantons gaiement ! » criaient les Écrevisses et les Gre-
nouilles; « peu nous importe pourquoi tu meurs, pourvu que tu meures
« et que nous puissions souper avec Ta Seigneurie» Chantons, dansons
« et mangeons! peut-être demain serons -nous sous la dent des
« Hommes ! »
Une petite Ablette aux sept nageoires , qui n'était encore qu'une
demi-sorcière, s'approcha tout au bord de l'eau.: « Ton malheur nous
remplirait de tristesse et de pitié, lui dit -elle d'un air moitié naïf et
moitié railleur, si notre tristesse et notre pitié pouvaient le faire
cesser. »
« Elle n'est pas morte, disait le pauvre Hibou à moitié fou; elle
n'est pas morte... je ne comprends pas. » Et l'eau avait repris son cours;
magiciennes et magiciens, voyant qu'il ne se pressait pas de mourir,
616 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
étaient rentrés, ceux-ci dans leur bourbe, ceux-là dans leurs roseaux et
sous leurs pierres, qu'il disait encore, en agitant ses ailes avec déses-
poir : « Je ne comprends pas. »
Le hasard et un peu d'insomnie m'avaient conduite , cette nuit-là,
de ce côté. J'avais été spectatrice muette de la scène que je viens de
raconter. J'eus pitié de lui, et je l'abordai.
« Cela veut dire, lui dis-je, si cela veut dire quelque chose, qu'elle
est infidèle, oui, infidèle. Cela veut dire aussi que la plupart de ces
Poissons ne seraient pas fâchés de te voir mourir, et qu'ils te trouve-
raient bon à manger. Mais pourquoi mourir? en seras-tu moins
trompé? » Et je le remis dans son chemin et dans son bon sens, après
avoir employé , pour le décider à vivre , toutes les formules au moyen
desquelles on console les gens qui ont envie d'être consolés.
J'eus le plaisir de l'entendre envoyer au diable les Carpes magi-
ciennes et leurs oracles intéressés.
Comment un Hibou meurt d'amour.
J'ai su plus tard que ce pauvre Oiseau, dont la tête n'avait jamais
été bien forte, s'était jeté, pour se distraire, disait-il, dans ce qu'il
appelait les plaisirs. Il est rare qu'un esprit médiocre se résigne au mal-
heur. Jl s'abandonna à toutes sortes d'excès , et surtout à des excès de
table, ainsi qu'il l'avait vu pratiquer, en pareille occasion, à quelques
héros de roman. Comme il avait beaucoup d'appétit et peu de goût, il
mangeait souvent des choses malsaines, et mourut bientôt, les uns
disent d'amour, les autres d'indigestion. Le fait n'est pas encore
éclairci.
Je crois pouvoir affirmer, à sa louange, que, s'il ne fût pas mort de
la maladie «que nous venons d'être forcée de nommer, il aurait pu mourir
d'amour; car il aimait passionnément sa pauvre Chouette, qui, avant
d'être une grande dame, avait été une simple Chouette fort bonne et
très-attachée à ses devoirs.
Il en est des plaies du cœur comme de celles du corps : quand elles
ont été profondes, elles se ferment quelquefois; mais elles se rouvren
toujours, et on finit par mourir, en pleine santé, de celles dont on a été
le mieux guéri.
SOUVENIRS. D'UNE VIEILLE CORNEILLE. • 617
Faites-vous donc Grande-Duchesse!
Et madame la Duchesse? Au bout de quinze jours, son séducteur
l'abandonna pour une vraie Duchesse qu'il emmena en Grèce, où ses
ancêtres avaient été rois. Elle en fut si humiliée, qu'elle maigrit à vue
d'œil,.et mourut, seule, dans le tronc d'un vieux saule, de honte, de
misère et presque de faim, bien coupable, mais aussi bien malheu-
reuse.
Faites-vous donc Grand Duc et Grande Duchesse!
Où l'auteur reprend la parole pour son propre compte. —/Conclusion.
On voyagerait pendant une éternité , on ne s'arrêterait pas plus que
le temps, que cette agitation sans fin ne suffirait pas à rendre le mou-
vement k un cœur fatigué. Après avoir été partout , ou peu s'en faut, je
me demandai à quoi avait abouti cette course d'âme en peine, et si les
Corneilles étaient faites pour courir le monde ou pour vivre en société.
N'y avait-il pas eu dans cette soumission aux exigences de mon chagrin,
si légitime qu'il fût, plus d'égoïsrae que de raison? la lutte n'eût-elle
pas été plus glorieuse que la fuite? et si triste qu'eût pu être mon exis-
tence, n'eût-il pas mieux valu la consacrer âmes pareilles, que de
l'user sans profit pour personne dans de stériles voyages? Le résultat de
ces réflexions tardives, comme toutes les réflexions, fut que je ferais
bien de retourner parmi les miens.
Mais où me fixer?
Les vieilles cathédrales sont les hôtelleries naturelles des voyageurs
de notre espèce. J'avais visité; pendant le cours de mes voyages, pres-
que toutes les églises de France. A laquelle devais-je donner la préfé-
rence?
J'hésitais entre trois surtout.
Retournerais-je à Strasbourg, ma patrie? Reverrais-je ma chère
cathédrale avec sa flèche élégante , ses fines ciselures et sa pierre inatta-
quable? Mais non! tout m'y rappellerait le passé, et rien n'est plus
78
648 • SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
triste que de se souvenir qu'on a été heureux, quand on ne Test plus.
Irais-je à Reims et chercherais-je un refuge dans les broderies de
son splendide portail? Mais pourquoi à Reims plutôt qu'ailleurs?
J'allais me décider pour la noble cathédrale de Chartres, le plus
sévère, le plus digne et le plus sacré des monuments gothiques de notre
pays , quand j'appris qu'une grande quantité de Corneilles venaient de
fonder une colonie dans une des tours de Notre-Dame de Paris ; de Notre-
Dame de Paris dont j'avais tant entendu parler et que je ne connaissais
pas encore. Ma foi, par un reste d'habitude de voyageuse, je me déci-
dai pour cette illustre inconnue, Notre-Dame avec sa mâle architecture,
ses fortes tours, sa façade un peu massive,. me parut plutôt puissante
qu'imposante, mais ses bas côtés me ravirent. J'y fus saluée dès mon
arrivée par un très-vieux Corbeau, que je reconnus tout d'abord pour
un de mes compatriotes, à son accent qu'un véritable Alsacien ne perd
jamais.
Puisque l'occasion s'en présente, je ne suis pas fâchée d'avoir à dire
quelques mots de ce personnage.
« Écrivez de ce personnage tout ce que vous voudrez, me dit en
m'interrompant pour la seconde fois le malencontreux conseiller que j'a
déjà cité au commencement de ce récit, et qui s' étant, depuis ma
réponse, tenu derrière moi sans mot dire, lisait sans façon par-dessus
mon aile, à mesure que j'écrivais; ne vous gênez pas; son tour est
venu, vengez-vous.
— Avez-vous déjà peur? lui dis-je; attendez donc, et eu attendant,
taisez-vous. »
Pourquoi ne le dirais -je pas? Dans ce vieillard je retrouvai un
un ancien ami d'enfance ; il y avait bientôt un siècle que nous ne nous
étions vus.
Ce qui nous avait séparés, c'est qu'il avait été fou de tout dans sa
jeunesse, de tout, et de moi un peu, s'il m'est permis de le dire. Or,
mon cœur n'étant déjà plus libre (j'étais à la veille, de me marier) , i
avait quitté le pays, désespéré, jurant et criant qu'il en mourrait. Il
n'en était pas mort, on le voit. Que mes lectrices veuillent bien faire
comme moi , qu'elles lui pardonnent d'avoir survécu.
« Quoi! me dit -il en m'abordant avec une émotion qui me toucha
plus qu'il ne m'aurait convenu de le laisser voir, ne daignerez-vous pas
reconnaître votre ancien amoureux ? Il y a tantôt cent ans que je vous
aime, et que je vous aime en vain. Que n'ai-je pas fait, grand Dieu.
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 619
pour vous oublier1! Me punirez-vous de n'y avoir pas réussi? Je vous
en prie, ajouta-t-il, restez avec nous.
— Ceci, lui répondis-je, m'a tout l'air d'une déclaration en bonnes
formes; mais un amour de cent ans ressemble, à s'y tromper, à une
belle et bonne amitié : je l'accepte comme tel. Allons, consolez-vous,
ajoutai-je. L'amour est un enfant, il veut des cœurs jeunes comme lui;
ne sommes-nous pas trop vieux? Me voici à Paris , j'y resterai, mais à
une condition : c'est que vous me chercherez un logement.
— N'est-ce que cela? me dit-il en me montrant un Dragon volant;
je demeure sous l'aile gauche de ce Dragon , l'aile droite est libre ; si
l'appartement vous convient, refuserez -vous d'être ma voisine? » Et il
me vanta les charmes de sa résidence. A l'en croire, été comme hiver,
c'était un lieu de délices.
Ce jour-là, mon excellent ami me parlait de sa voix la plus douce,
son air était si bon et son accent si pénétré, que je n'aurais osé le refu-
ser. Je retirai pourtant d'entre les siennes une de mes pattes qu'il ser-
rait avec un peu plus de tendresse que n'en comportait une simple
amitié.
« Quel bonheur! et qu'il fait bon vieillir! » s'écria mon heureux
voisin, quand il me vit installée.
Quel bonheur, en effet ! Nos caractères étaient tels, qu'il suffisait que
l'un dît oui pour que l'autre dît non. Chose bizarre, l'harmonie naissait
de ce désordre même; nous n'étions jamais d'accord, mais en revanche
nous étions les meilleurs amis du monde. Mon vieil ami avait pour sys-
tème de n'en point avoir, et je prétendais, moi, qu'on ne vient à bout
de la plus petite comme de la plus grande chose du monde qu'à l'aide
d'un système. Je me rappelle que nous débutâmes par une discussion
sur ce sujet :
« Qui peut avoir une idée ou stupide ou sage , me disait mon obs-
tiné contradicteur , que le passé n'ait eue avant lui? On se suit à la
piste, et on fait bien ; les Moutons de Panurge étaient des sages, et vos
philosophes sont des fous. Moins on sait, moins on se soucie de savoir :
et voilà le bonheur! Il y a deux mille ans que vos Savants se battent
pour savoir lequel de tous leurs systèmes est le meilleur ; dites-leur de
1 J'ai su plus tard que ce cœur obstiné n'avait en effet rien négligé pour en arriver
à se débarrasser complètement de mon souvenir. 11 s'était marié jusqu'à trois fois, sans
rien obtenir d'un remède aussi violent et aussi opiniâtrement appliqué... 0 Corneilles
Ab uno disce otnnes !
620 SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
ma part que le meilleur n'existe pas, mais que le moins mauvais serait
celui qui les empêcherait de se battre. »
J'allais répliquer (je ne sais comment!) à ce terrible argument;
nous en étions là de nos querelles et de notre intimité, quand nous
vîmes arriver, voleter de pierre en pierre, de saint en saint, pénible-
ment, prudemment, pesamment, devinez qui? Jacques! oui, Jacques,
le pauvre Sansonnet du vieux château.
« Quelles nouvelles, lui dis-je, quelles nouvelles, mon bon Jac-
ques ?
— Affreuses! me répondit le vieux, serviteur d'un ton si lugubre,
que je vis bien que je devais me préparer à tout entendre.
— Affreuses! reprit-il. Il sont tous morts!
— Tous? m'écriai-je. Parlez donc , Jacques ! et parlez vite ! Vous
me mettez au supplice.
— Tous, dit- il, et de mort violente; et il n'en reste pas pierre sur
pierre.
— Expliquez- vous, lui dis-je, et rassemblez vos souvenirs. De quoi
ne reste-t-il pas pierre sur pierre? et enfin qui est mort?
— Monseigneur pouvait fuir encore , continua le pauvre Jacques en
suivant ses idées ; mais il a préféré résister jusqu'à la fin , et s'ensevelir
sous les ruines de notre château. »
Bref, voici ce que Jacques me raconta. A la suite d'une affaire
de bourse, très-heureuse pour lui, la fortune du propriétaire du vieux
château, et du château neuf, s'étant accrue considérablement, sa consi-
dération s'était accrue d'autant, et il fut nommé.... baron! Le vaniteux
banquier crut qu'il serait indigne de sa nouvelle position de garder dans
ses domaines un château délabré, et, en peu de jours, quoique l'hiver
approchât, l'œuvre de destruction fut accomplie. Mes ruines chéries dis-
parurent à jamais.
Le vieux Faucon, accablé d'infirmités, et dédaignant, ainsi qu'il a
été dit , de chercher son salut dans la fuite , s'était laissé écraser par la
chute d'un énorme pan de muraille. Immobile dans un des coins de a
cour, et dans l'attitude résignée du Génie du temps, il mourut sans
pousser un seul cri. Cette mort héroïque ne fut pas sans amertume, car
il était mort en désespérant du retour de ce passé qu'il n'avait cessé de
regretter.
Quant au Lézard j là mort lui vint en dormant, ainsi qu'à la Lézarde
et à leur enfant , un bon petit Lézard qui donnait les plus belles espé-
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE. 621
rances. Quelques jours avant* cette catastrophe, il paraît que toute la
famille avait parte de s'endormir pour six mois, et comme le disait Jac-
ques, qui puisait de grandes consolations dans cette réflexion : « Dormir
six mois, ou dormir toujours, c'est presque tout un. »
Le vieux serviteur aurait bien voulu mourir bravement , comme son
maître; mais n'est pas Faucon qui veut, et il nous avoua, en baissant
a tête, que quand il vit les murailles s'ébranler, il fit comme tous ceux
auxquels son seigneur avait donné asile, il s'enfuit!
Jacques semblait n'avoir survécu à ce désastre que pour m'en appor-
ter la nouvelle. Je l'ai pris à mon service pour qu'il fût au service de
quelqu'un et pût mourir content. Il est sourd et répdnd à tout ce qu'on
lui demande comme si on lui parlait du vieux château et de ses habi-
tants.
« Eh bien! êtes- vous satisfait? dis-je à mon vieil ami; j'ai parlé de
tout et de rien, et de vous-même.
— Faisons la paix, me répondit-il. Je n'ai pointa me plaindre,
vous êtes un historien fidèle ; mais cette fin ressemble un peu trop au
dénoûment d'une tragédie. »
La vie commence et finit par l'insouciance, et mon vieil ami était
arrivé à l'âge où Ton ne trouve plus aucun plaisir à s'attrister : on pou-
vait lui appliquer le mot de Goethe : <* La vieillesse nous trouve encore
enfants. » — « Tous mes héros meurent, j'en conviens, lui répondis-je;
mais pourquoi pas? n'est-ce pas là, et naturellement, et heureusement
peut-être, la fin de tout? et pour une joie que la mort arrête, ne met-
elle pas fin à bien des misères? Ne mourra î~je pas, moi qui vous parle;
et vous qui me lisiez r étes-yous immortel? »
Pour toute pepoôsé, mun vieil amoureux se mit à chanter d'une voix
chevrotante ce vieux refrain que je déteste :
« Nous n'avons qu'un temps à vivre,
Amis, passons-le gaiement..., etc.
— Chantez! lui dis-je, chantez! Que prouvent vos chansons? le
monde est plein de Jean qui pleurent et de Jean qui rient; qui pleurent ,
parce qu'il y a de quoi pleurer; qui rient, parce qu'il y a de quoi rire
sans doute. Mais pourtant à quoi sert qu'on rie ou qu'on pleure? Ne
ferait-on pas mieux de se tenir dans le milieu, de parler haut et sec, si
622
SOUVENIRS D'UNE VIEILLE CORNEILLE.
Ton veut, mais bonnement et simplement, sans doute ni moquerie, et
de pousser son voisin et de se pousser soi-même vers la sagesse, qui
consiste :
« .1° A faire valoir ce qu'on a de bon ;
« 2° A combattre ce qu'on a de mauvais.
« Mais non, on veut chanter! Chantez donc, et chantez toujours! et
osez me dire que vous êtes heureux. Ne voyez-vous pas que vos plumes
s'émoussent et blanchissent en attendant qu'elles tombent? Un plus vieux
et un plus sensé que vous, Montaigne, l'a dit après beaucoup d'autres :
« Nul ne peut être appelé heureux , s'il n'est pas mort. »
La réponse était un peu dure. Mon vieil ami se taisait , je craignis
de l'avoir blessé; ce fut à mon tour à lui offrir la patte, et la paix fut
conclue.
P. J. Stahl.
DERNIER CHAPITRE
Où Ton voit que chez les Botes comme chez les Hommes les révolutions se
suivent et se ressemblent.
Les Animaux s'étaient une fois encore
rassemblés, et le bruit était tel, qu'on aurait
voulu être sourd.
« Mais enfin de quoi vous plaignez -vous ?
disait le Renard à la foule.
— Si je le savais , répondait la» foule , me
plaindrais-je ?
— Nous n'en savons rien, dit une voix; mais
si nous cherchions bien , nous trouverions.
— Cherchez, dit le Renard. .
— Pourquoi diable avoir fait un* livre? reprit alors la voix. Et quel livre !
trop, et trop peu. Ne valait-il pas mieux faire tout de suite une révolution?
— Cela est bon à dire, repartit l'orateur; mais un livre se fait plus facilement
qu'une révolution. D'ailleurs, en voulant faire une révolution, on ne fait souvent
rien du tout, et quelquefois même au lieu d'avancer on recule. Cela s'est vu.
— Messieurs, dit la Fouine, venant au secours du Renard son compère,
c'est à force de se tromper qu'on devient habile. Recommençons.
% — Je l'aurais parié! s'écria l'Oiseau moqueur. De l'encre, toujours de
l'encre! Un troisième volume, sans doute; et après un troisième, un quatrième,
et ainsi de suite , jusqu'à huit, jusqu'à cent, jusqu'à ce que chacun en ait par-
dessus la tête. Des paroles toujours et des actions jamais ! Mais, ma chère, on se
lasse de tout dans les temps où nous sommes, et surtout des bonnes choses.
Une ligne de plus, et vous n'aurez d'abonnés que ceux auxquels vous enverrez
votre livre gratis; encore ceux-là en viendront-ils à vous le refuser, peut-être.
— Bravo! s'écria-t-on de tous les côtés. Plus d'écritures! plus de paroles!
A bas les bavards ! »
621 DERNIER CHAPITRE.
Il n'y avait qu'un encrier dans la salle , cet encrier fut brisé,
« Il fait ici mauvais pour nous, dit la Fouine au Renard. Les peuples ont
toujours lapidé leurs prophètes ; prenons garde à nous , mon compère. »
Et d'un autre côté :
« Tout a été de mal en pis , disait le Bœuf.
— J'ai arrosé la terre de mes larmes, bramait le Cerf.
— Et la terre ne s'en est pas émue , répondait la Biche.
— Les larmes lui sont dues, ajoutait l'Oiseau triste.
— Les aveugles eux-mêmes ont des yeux pour pleurer, » s'écriait la Taupe
en sanglotant.
Et un peu plus loin , le Rossignol chantait :
« Ce qui manque à notre monde, c'est l'harmonie.
• — C'est le courage , dit le Lion.
— C'est la colère , dit le Tigre.
— C'est la haine , dit le Loup.
— C'est l'appétit, dit le Goinfre.
— C'est la résignation , bêla le Mouton.
— Ce n'est rien de tout cela , dit la Colombe : c'est l'amour. Si l'on
s'aimait ! • . - .
— Vous avez peut-être raison, répondit le Rossignol à la Colombe; mais on
ne vous donnera pas raison , car on ne s'aime pas.
— Ce qui nous manque à tous , dit le Butor, c'est le sens commun.
— Laissez parler le Renard, » dit-on *à la fin.
— Messieurs, dit celui-ci d'une voix émue, pourquoi récriminer? Si nous
n'avons rien fait qui vaille, est-ce notre faute? N'est-ce donc rien d'ailleurs que
d'avoir appris à lire au peuple?
— C'est du foin et non des livres qu'il nous faut, dit l'Ane en serrant sa
ceinture.
— Eh quoi! vous aussi, ô Ane! vous renoncez à la science! dit le Regard
découragé.
— Fi donc ! dit à l'Ane , que l'exclamation du Renard avait fait rougir jus-
qu'aux oreilles, un Étourneau qui avait eu le malheur d'être considéré et encagé
comme un Oiseau rare ; fl donc ! du foin , c'est bon pour vous ! Quant à moi ,
quant à nous, nous ne demandons rien, que la clef des champs !
— Liberté ! liberté ! s'écria l'assemblée tout entière.
— La liberté consiste à n'avoir jamais ni faim ni soif, dit le Porc.
— Taisez-vous , dit l'Aigle de Varsovie , en laissant tomber un regard de
DERNIER CHAPITRE. 625
mépris sur celui qui venait de 'parler. Il n'y a que ceux qui sont prêts à mourir
pour elle qui savent ce que c'est que la liberté.
— Mais, de grâce, attendez! dit le Renard. Tout progrès est lent; on l'a dit,
un fétu est le gain d'un siècle... L'arbre de la liberté est peut-être semé...
— Mais il n'est pas encore en fleur, repartit l'Ours , qui apparut tout à coup
à l'extrémité de son bâton. Et encore bien moins en fruits, ajouta-t-il en mon-
trant sa face erses flancs décharnés. J'ai faim, et je n'ai rien mangé d'aujourd'hui.
Mon gardien me vole !
— Horreur! s'écria-t-on.
— Ah ! je te vole! dit alors une voix que chacun reconnut aussitôt avec effroi
pour une voix humaine, celle-là même du gardien de l'Ours ; ah! je te vole,
tu t'en vantes! »
Mais il est bon de suspendre pour un instant ce récit, et d'entrer
dans quelques explications. Depuis quelque temps déjà (il y a des traîtres
partout, et, nous le disons avec douleur, il s'en était trouvé sans doute
parmi les rédacteurs et même parmi les abonnés des Animaux) ; depuis
quelque temps, disons-nous , l'autorité supérieure avait été avertie de ce
qui se passait et savait jour par jour où en était la conspiration.
Tant qu'on se borna à écrire, à dessiner et à bavarder, on laissa
faire aux Animaux, non pourtant sans mettre de temps en temps dans
leurs roues quelques-uns des bâtons de la censure; mais quand on sut
qu'une nouvelle assemblée allait se constituer, comme on pensait bien
qu'elle pourrait donner lieu à des discussions vives, et peut-être même
à des résolutions violentes, on avait aposté autour du lieu où devait
se tenir l'assemblée une force armée redoutable, plus de la moitié de la
garnison de Paris, dit-on!
Ceci explique, sans doute, suffisamment l'interruption que nous
venons de signaler.
« Parbleu! dit le gardien en entrant soudainement dans la salle, comme
jadis les rois entraient au parlement , le fouet à la main ; parbleu ! mes amis , je
vous trouve plaisants. Quoi! vous êtes, pendant votre vie, logés, chauffés et
nourris aux frais du gouvernement ; et puis après , empaillés ! conservés ! étiquetés !
numérotés! toujours sans bourse délier; et vous vous plaignez! et vous com-
plotez!... Mais, brutes que vous êtes, vous ne savez donc pas que je donnerais
ce que l'on me donne, en y ajoutant même ce que je prends, pour être à la
place du moindre d'entre vous. »
70
626
DERNIER CHAPITRE.
Et tout en parlant, lui et sa troupe usant, ceux-ci de leurs fouets,
ceux-là de leurs armes , ils vinrent à bout de s'emparer des conjurés
pris au dépourvu. L'affaire, hélas! fut bientôt faite; la plupart des Ani-
maux ayant eu l'imprudence de se rogner les ongles, afin de pouvoir
écrire, étaient hors d'état d'opposer la moindre résistance. Au bout d'une
heure, de tous les futurs libérateurs de la nation animale, il ne resta
pas un seul qui ne fût prisonnier; et quand le dernier verrou fut poussé
sur le dernier d'entre eux, le gardien prenant une fois encore la parole :
« Vous vous êtes agités , dit-il , vous avez parlé , vous avez écrit , vous avez
été imprimés, vous avez été lus... et cela n'a servi à rien. Tout s'est donc passé
dans. les règles. Vous devez êtes satisfaits , ou je ne m'y connais pas. »
Et c'est ainsi que fut enterrée cette fameuse révolution, qui n'eut
pas d'autre oraison funèbre que le mot brutal que nous venons de citer.
Il se présenta bien encore, dit-on, pendant quelques jours, à la
porte de l'ex-cabinet de rédaction, quelques Bêtes étranges, de l'espèce
des Chimères, de celles qui arrivent toujours ou trop tôt ou trop tard,
jamais à point; mais elles en furent pour leurs frais de route, qui pou-
vaient être considérables; car, à en juger sur leur mine, elles arrivaient
tout au moins des antipodes... où on les renvoya.
DERNIER CHAPITRE.
627
«Si nous avions été là, (lisaient ces Bêtes modestes, si ceux qui
viennent de se laisser surprendre nous avaient laissé faire leur besogne,
on n'aurait pas eu raison de nous aussi facilement ! »
Et on les laissait dire. Les héros du pays d'Utopie ne sont guère à
craindre que pour leurs amis.
SUITE ET FIN DU DERNIER CUAPITRE.
Mais ce n'est pas tout !
M. le préfet de police, ayant appris que quelques Hommes n'avaient
pas eu honte de tremper dans cette Sotte affaire et de mettre leur
628 DERNIER CHAPITRE.
V
plume au service des Animaux, envoya chez chacun d'eux une demi-
douzaine au moins des honnêtes gens dont il dispose.
Les infortunés furent tous pris au saut du lit , aucun d'eux n'étant
matinal , puis conduits à la préfecture de police !
Là, ayant tiré de sa poche une simple feuille de papier timbré, et
s'étant armé de son écharpe , l'officier public qui les avait arrêtés leur
lut ce qui suit :
« Nous , préfet de police , etc. , etc. ;
« Attendu qu'il a été démontré que les sieurs... (suivent les noms au nombre
« de onze) n'ont pas rougi de faire cause commune avec les Bêtes, d'emprunter
« leurs idées , leur langage et parfois leur esprit ;
« Attendu qu'il n'a pas tenu à eux, par conséquent, que la société humaine
« ne fût bouleversée jusque dans ses fondements;
« Ordonnons que les susnommés seront , dès demain , punis par où ils ont
« péché, c'est-à-dire traités en Bêtes (tant pis pour eux!), transportés au Jardin
« des Plantes , et incarcérés , chacun dans une des cages de la ménagerie , au
« lieu et place des Animaux dont ils se sont faits les interprètes et les avocats.
« N. B. — Les susdits ayant, de l'aveu de tous, abusé du droit d'écrire, il
« est spécialement défendu , et ce, sous les peines les plus sévères, de leur faire
« passer des plumes, de l'ericre et du papier.
« De plus, le gouvernement devant pourvoir abondamment à leur subsistance »
(ici quelques-uns des prisonniers essuient leurs larmes), « il sera défendu égale-
ce ment de leur rien donner; les morceaux de sucre, les brioches, et même les
« pains de seigle , sont donc totalement interdits.
« Pourtant, et par faveur spéciale, il sera permis à leurs anciens amis, qui
n'auront pas peur d'être mordus , de leur offrir de temps en temps un cigare
de la régie.
« AVIS.
« Les cages seront ouvertes de midi à deux heures, et les nouveaux Animaux
visibles, quand la température le permettra.
« On recommande aussi aux curieux de ne point trop agacer les nouveaux
« hôtes du Jardin des Plantes, ceci pouvant, malgré les précautions qu'on a
« prises, n'être pas sans danger. »
Grâce à la stupeur universelle, cet arrêt barbare fut exécuté sans
provoquer de résistance. La foule a ses jours d'inertie.
Dès le lendemain, on lisait dans le journal officiel de la capitale la
note suivante :
DERNIER CHAPITRE.
629
« Onze nouveaux Animaux , dont l'espèce n'a encore été décrite par aucun
« naturaliste , mais auxquels on s'accorde assez généralement à donner le nom
« de Littérateurs, ont été substitués, dans les cages et cabanes du Jardin des
« Plantes, aux Lions, aux Ours, aux Tigres, aux Panthères et aux Anes, lesquels,
« ayant cessé d'exciter la curiosité publique, ont été admis à faire valoir leurs
« droits à la retraite. Le Jardin des Plantes présente un aspect inaccoutumé. Les
« vétérans ont peine à contenir la foule. Parmi les curieux , on a remarqué les
« anciens pensionnaires du Jardin , et ceux des Animaux de la province et de
« l'étranger qui ont pu se soustraire à leurs travaux quotidiens. La vue des hôtes
« du Jardin qui les remplacent semble piquer au plus haut point leur curiosité.
« Puisque ce sont eux qui sont en cage, c'est donc que nous sommes libres, »
« se disent entre elles ces bonnes âmes. »
' Un mois ne s'était pas écoulé que les Tourterelles, à bout de soupirs,
\
., ^ '-. .Vil/
s'étaient décidées à remonter sur leurs nuages. L'amour leur restait, qui
console de tout — les Tourterelles.
630
DERNIER CHAPITRE.
L'Ours avait regagné en grondant sa tanière; mais bientôt, bour-
geois résigné, il s'était fait bonne d'enfants dans sa propre maison, bien
décidé à ne jamais laisser dire un mot de politique à ses fils.
Les Tortues, les Manchots, les Chauves-Souris, les Écrevisses, et
bon nombre de Scarabées : ceux-ci par besoin de faire montre de leurs
DERNIER CHAPITRE.
631
cuirasses , ceux-là et celles-là paç amour pour le progrès , sous quelque
forme qu'il se déguise, firent un feu de joie de tous les manuscrits,
projets de réforme, rappels de leurs droits qu'ils s'étaient proposé de
mettre au jour, sous le régime précédent. Ce qui leur prouva bien le
danger, de ces papiers incendiaires, c'est que l'instant de lumière qu'ils
produisirent en brûlant leur causa une sorte d'éblouissement.
Le Chien reprit sagement son métier d'aveugle et sa serinette, jugeant
que ce métier avait du bon quand quelques sous tombaient dans. sa sébile.
Celui qui sembla s'accommoder le moins du sort nouveau qu'on lui
faisait , ce fut un petit Animal hargneux et étrange , tel qu'on en pourrait
rêver seulement dans les visions d'une nouvelle apocalypse , lequel pré-
tendait opiniâtrement que son devoir était de protester.
632
DERNIER CHAPITRE.
Moitié Hérisson , moitié Bouledogue , cet être bizarre , qui a
emprunté à Y Homme quelque chose de son visage, avait pour poils un
buisson de dards qui affectaient la forme de lames de canif, de porte-
crayons, de grattoirs et de plumes de fer. De lk le nom de Porte-rplume
ou de Journaliste qu'il prétendait se donner. Il s'accroupit en frémissant
devant le gardien vigilant à qui incomba la tâche ingrate de le surveiller.
La verge incessamment levée sur cette tête rageuse finira -t- elle par le
dompter? Les honnêtes gens qui aiment avoir l'esprit en repos osent
l'espéreri
Que dire encore? Le monde des Bites est rentré dans le silence. On
assure que malgré son immobilité apparente la terre a continué de
tourner, et que le mot de Galilée « E pur si innove » est resté vrai. Mais
le mouvement s'opère-t-il en avant ou en arrière? La question est plus
facile à poser qu'à résoudre. Ceci est le secret des dieux, non des Bêtes,
dont nous n'avons été ici que l'humble rapporteur.
P. J. Stahl.
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.
.
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE
Pages.
Prologue . 3
Résumé parlementaire , par P. J. Stahl. . 0
Histoire d'un Lièvre, par P. J. Stahl ... 27
l'ages.
Les Contrariétés d'un Crocodile , par
Emile de la Bédoluere. KO
Oraison funèbre d'un Ver à soie, par J. P.
Stahl 108
Voyage d'un Moineau de Paris, par George
Sand 113
Vie et opinions philosophiques d'un Pin-
gouin , par P. J. Stahi 1 i'J
•^
Peines de cœur d'une Chitte anglaise,
par de Balzac 02
Les Aventures d'un Papillon, par P. J.
Stahi 81
ftw.r
Les Doléances d'un vieux Crapaud, par
Gistave Droz 17i
8J
634
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Le Premier Feuilleton de Pistolet, par
Jules Janin 195
Le Rat philosophe, par Édojard Leuoine. 210
Les Souffrances d'un Scarabée, par Paul
de Musset " 225
Guide-Ane, par H. de Balz\c.
Pa;ps.
. 207
Les Contradiction» d'une Levrette, par
Gustave Dnoz 287
Topaze, peintre de portraits, par Louis
Viabdot ... 305
Un Renard pris au pi.'ge, par Charles
Nodier 247
Voyage d'un Lion d'Afrique à Paris, par
H. de Balz*c 321
Au Lecteur, par P. J. Stahl 341
■'^SS.;.\
en ç*<- -
Ibjtfc
DEUXIEME PARTIE
Pages. 1
Encore une Révolution , par P. J. Stahl. . 344 L'Ours, par L. Baude
Histoire d'un Merle blanc , par Alfred db
Musset .391
Pages.
. 497
Le Mari de la Reine, par Gustave Droz.. 422
Les Amours de deux Botes, par H. de
Balzac 430
Les Peines de cœur d'une Chatte française,
par P. J. Stahl 46i
Le Septième ciel , par P. J. Stahl.
507
Lettres d'une Hirondelle à une Serine,
par M,ne Ménessier- Nodier 520
Causes célèbres , par É. de la Bedolliere. 483
Les Animaux médecins, par Pierre
Bernard. 544
636
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Tablettes de la Girafe, par Charles Nodier. 557
Pages
Souvenirs d'une vieille Corneille, par P. J.
Stahl 530
\
Propos aigres d'un Corbeau , par G. Droz. 569
Dernier chapitre, par P. J. Stahl.
023
\R18. — J. CLAYI, IM PKIMKLK, RUB 8 A IN T-D CNO*ÏT, 7*
/4/5I468
t-yslmhi,
L