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Full text of "Vie privée et publique des animaux"

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atjhttp  :  //books  .  qooqle  .  corn/ 


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VIE     PRIVÉE 


ET     PUBLIQUE 


DES    ANIMAUX 


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Les  Animaux  peints  par  eui- mêmes  et  dessinés  par  un  autre. 


VIE   PRIVÉE 


ET    PUBLIQUE 


DES  ANIMAUX 


VIGNETTTtS 


PAR   GRANDVILLE 


PUBLIÉE 

Sous    la    Direction    de    T.    J.    Stahl 

AVEC     LA     COLLABORATION 

D£    BALZAC    —    LOUIS    BAUDE    —  EMILE    DE    LA    BÉDOLLIÈRE    —  P.    BERNARD 

GUSTAVE  DROZ    —   BENJAMIN   FRANKLIN   —    JULES    JAN1N 

-      EDOUARD  LEMOINE  —  ALFRED    DE  MUSSET    —    PAUL.  DE  MUSSET 

Mme  MÉNESSIER-NODIER   —   CHARLES  NODIER 

GEORGE    SAND    —   P.    J.   STAHL 

LOUIS    VIARDOT 

ÉDITION     COMPLÈTE,      %EVVE     ET    AUGMENTÉE 


PARIS 

J.    HETZEL,    LIBRAIRES-EDITEUR 

l8    —    R.UE     JACOB    —    l8 


1867 


DES 


. 


.  i»*nvî]  i  r    mu  rc 


îiarVïERE.SCUL 


LES    ANIMAUX   PEINTS   PAR   EUX-MÊMES- 


PROLOGUE 


PROLOGUE, 


Las  en6n  de  se  voir  exploités  et  calomniés  tout  à  la  fois  par  l'Espèce 
humaine,  —  forts  de  leur  bon  droit  et  du  témoignage  de  leur  conscience, 
—  persuadés  que  l'égalité  ne  saurait  être  un  vain  mot, 

Les  Animaux  se  sont  constitués  en  assemblée  délibérante  pour 
aviser  aux  moyens  d!amé!iorer  leur  position  et  de  secouer  le  joug  de 
l'Homme. 

Jamais  affaire  n'avait  été  si  bien  menée  :  des  Animaux  seuls  sont 
capables  de  conspirer  avec  autant  de  discrétion.  Il  paraît  certain  que  la 
scène  s'est  passée  par  une  belle  nuit  de  ce  printemps,  en  plein  Jardin  des 
Plantes,  au  beau  milieu  de  la  Vallée  Suisse. 

Un  Singe  distingué,  autrefois  le  commensal  de  MM.  Huret  et  Fichet, 
mû  par  l'amour  de  la  liberté  et  de  l'imitation ,  avait  consenti  à  devenir 
serrurier  et  à  faire  un  miracle. 

Cette  nuit-là,  pendant  que  l'univers  dormait,  toutes  les  serrures 
furent  forcées  comme  par  enchantement,  toutes  les  portes  s'ouvrirent  à 
la  fois,  et  leurs  hôtes  en  sortirent  en  silence  sur  leurs  extrémités.  Un 
grand  cercle  se  fit  :  les  Animaux  domestiques  se  rangèrent  à  droite, 
les  Animaux  sauvages  prirent  place  à  gauche,  les  Mollusques  se  trou- 
vèrent au  centre;  quiconque  eût  été  spectateur  de  cette  scène  étrange  eût 
compris  qu'elle  avait  une  réelle  importance. 

V Histoire  des  Chartes  n'a  rien  de  comparable  à  ce  qui  s'est  passé 
dans  ce  milieu  d'illustrations  Herbivores  et  Carnivores.  Les  Hyènes  ont 
été  sublimes  d'énergie  et  les  Oies  attendrissantes.  Tous  les  représentants 
se  sont  embrassés  à  la  fin  de  la  séance ,  et ,  dans  cette  effusion  d'acco- 
lades, il  n'y  a  eu  que  deux  ou  trois  petits  accidents  à  déplorer  :  un 
Canard  a  été  étranglé  par  un  Renard  ivre  de  joie,  un  Mouton  par  un 
Loup  enthousiasmé,  et  un  Cheval  par  un  Tigre  en  délire.  Comme  ces 
Messieurs  étaient  en  guerre  depuis  longtemps  avec  leurs  victimes,  ils  ont 
déclaré  que  la  force  du  sentiment  et  de  l'habitude  les  avait  emportés,  et 
qu'il  ne  fallait  attribuer  ces  légers  oublis  des  convenances  qu'au  bonheur 
de  la  réconciliation. 

Un  Canard  (de  Barbarie) ,  trouvant  l'occasion  très-belle,  promit  de 
faire  une  complainte  sur  la  mort  de  son  frère  et  des  autres  martyrs  décé- 
dés pour  la  patrie.  Il  dit  qu'il  chanterait  volontiers  cette  belle  fin  qui  leur 
vaudrait  l'immortalité. 

Entraînée  par  ces  éloquentes  paroles,  l'Assemblée  a  fermé  l'incident, 


PROLOGUE. 


et  Ton  a  passé  de  même  à  l'ordre  du  jour  à  propos  d'une  nichée  de  Rats 
qu'uN  Éléphant  avait  écrasés  sous  son  pied  en  faisant  une  motion 
contre  la  peine  de  mort,  de  laquelle  il  avait  été  dit  quelques  mots. 

Ces  .détails,  et  bien  d'autres  qui  n'ont  pas  moins  marqué,  nous  les  . 
tenons  d'un  sténographe  du  lieu,  personnage  grave  et  bien  informé,  qui 
nous  a  mis  au  courant  de  cette  grande  affaire.  C'est  un  Perroquet  de 
nos  amis,  habitué  depuis  longtemps  à  manier  la  parole  et  sur  la  véracité 
duquel  on  peut  compter,  puisqu'il  ne  répète  que  ce  qu'il  a  bien  entendu.  * 
Nous  demanderons  à  nos  lecteurs  la  permission  de  taire  son  nom,  ne 
voulant  pas  l'exposer  au  poignard  de  ses  concitoyens,  qui  tous  ont  juré, 
comme  autrefois  les  sénateurs  de  Venise,  de  garder  le  silence  sur  les 
affaires  de  l'État. 

Nous  sommes  heureux  qu'il  ait  bien  voulu  sortir,  en  notre  faveur, 
<le  son.  habituelle  réserve  :  car  on  trouverait  difficilement  des  naturalistes 
assez  indiscrets  pour  aller  demander  des  confidences  à  MM.  les  Tigres, 
les  Loups  et  les  Sangliers,  quand  ces  estimables  personnages  ne  sont 
pas  «en  humeur  de  parler. 

Voici,  tel  que  nous  l'avons  reçu  de  notre  correspondant,  l'historique 
assez  détaillé  des  événements  de  cette  séance ,  qui  rappelle  l'ouverture 
de  nos  anciens  états  généraux. 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE 


ORDRE    DE   LA    NUIT: 


UNE     HEURE     APRÈS    MINUIT 

Discoure  du  Singe,  d'un  Corbeau  instruit  et  d'un  Hibod  allemand.  —  L'Ane  prend 
la  parole  sur  la  question  préliminaire  de  la  présidence  (son  discours  est  écrit).  — 
Réponse  du  Renard.  —  Nomination  du  Président.  —  Questions  relatives  à  la  répression 
de  la  force  brutale  de  l'Homme  et  à  la  réfutation  des  calomnies  qu'il  accumule  depuis  le 
déluge  sur  la  tète  des  Animaux.  —  Chacun  apporte  ses  lumières.  —  Les  Animaux  sauvages 
veulent  la  guerre,  les  Animaux  civilisés  se  prononcent  pour  le  statu  quo.  —  Toutes  les 
questions  à  l'ordre  du  jour  sont  successivement  discutées  par  les  honorables  membres  de 
cette  illustre  assemblée.  —  Discours  résumés  du  Lion,  du  Chien,  du  Tigre,  d'un  Cheval 

ANGLAIS  PUR  SANG,  d'un  CHEVAL  BEAUCERON,  du  ROSSIGNOL,  du  VER  DE  TERRE,  de  LA  TORTUE, 

du  Cerf,  du  Caméléon,  etc.,  etc.,  etc.  —  Le  Renard  répond  à  ces  divers  orateurs,  et 
met  tout  le  monde  d'accord  au  moyen  d'une  transaction.  —  Adoption  de  sa  proposition. 
—  La  présente  publication  est  décrétée.  —  Le  Singe  et  le  Perroquet  sont  nommés 

Rédacteurs  en  chef. 


MM.  les  Animaux  se  pressent  dans  les  allées  du  Jardin  dés  Plantes. 

Des  Fondés  de  pouvoir  des  ménageries  de  Londres,  de  Berlin,  de 
Vienne  et  de  la  Nouvelle-Orléans  sont  venus,  à  travers  ipille  dangers, 
représenter  leurs  frères  captifs. 

De  tous  les  points  de  la  création ,  des  Délégués  de  chaque  Espèce 
animale  sont  accourus  pour  plaider  la  cause  de  la  liberté. 

Dès  une  heure  la  séance  est  très-animée  ;  on  peut  déjà  prévoir  qu'elle 
sera  dramatique ,  les  usages  académiques  et  parlementaires  étant  encore 
peu  familiers  aux  membres  de  cette  illustre  Réunion. 

Du  reste,  la  physionomie  de  l'Assemblée  est  triste  et  morne  en  géné- 
ral :  on  voit  bien  que  c'est  l'anniversaire  de  la  mort  de  La  Fontaine. 

MM.  les  Animaux  civilisés  sont  en  deuil  et  portent  pour  la  plupart 
un  crêpe,  tandis  que  les  autres,  qui  méprisent  ces  vaines  marques  de  la 
douleur,  se  contentent  de  laisser  tomber  leurs  oreilles  et  traîner  tristement 
leur  queue. 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE.  7 

Dans  plusieurs  centres  particuliers  on  s'échauffe  sur  les  préliminaires 
à  établir,  sur  les  formes  à  suivre,  sur  le  règlement  à  instituer,  et  enfin 
sur  la  question  de  la  présidence. 

Le  Singe  propose  d'imiter  en  tout  les  coutumes  des  Hommes,  qui, 
dit-il,  se  conduisent  entre  eux  avec  une  certaine  habileté. 

Le  Caméléon  est  de  l'avis  de  l'orateur. 

Le  Serpent  le  siffle. 

Le  Loup  s'indigne  qu'on  ait  ainsi  recours  à  la  politique  de  ses  enne- 
mis. «  D'ailleurs  singer  n'est  pas  imiter.  » 

Un  vieux  Corbeau  fort  érudit  croasse  de  sa  place  qu'il  y  aurait 
danger  à  suivre  de  pareils  exemples  ;  il  cite  le  vers  si  connu  : 

Timeo  Danaos  et  dona  ferentes, 
«  Je  crains  les  Hommes  et  ce  qui  me  vient  d'eux.  » 

Il  est  félicité  tout  haut,  dans  la  langue  de  Virgile,  sur  l'heureux 
choix  de  sa  citation,  par  un  Hibou  allemand  très-versé  dans  l'étude  des 
langues  mortes,  qui,  ne  sachant  pas  un  mot  de  français,  est  enchanté  de 
trouver  à  qui  parler. 

—  La  Buse  contemple  avec  respect  ces  deux  savants  latinistes.  —  L'Oiseau -Moqueur 
Tait  remarquer  au  Merle  qu'il  y  a  un  moyen  infaillible  de  passer  dans  le  monde 
pour  ua  Animal  instruit,  c'est  de  parler  à  chacun  de  ce  qu'il  ne  sait  pas.  — 

Le  Caméléon  est  successivement  de  l'avis  du  Loup,  du  Corbeau,  du 
Serpent  et  du  Hibou  allemand. 

La  Marmotte  se  lève  et  dit  que  la  vie  est-  un  songe.  L'Hirondelle 
répond  qu'elle  est  un  voyage.  L'Éphémère  meurt  en  disant  qu'elle  est 
trop  courte.  Un  membre  de  la  Gauche  demande  le  rappel  à  la  question.  * 

Le  Lièvre  l'avait  déjà  oubliée. 

L'Ane,  qui  vient  enfin  de  la  comprendre,  s'exclame  à  tue-tête, 
demande  le  silence  et  l'obtient.  (Son  discours  est  écrit.) 

—  La  Pie  se  bouche  les  oreilles  et  dit  que  les  ennuyeux  sont  comme  les  sourds  :  quand 
ils  parlent,  ils  ne  s'entendent  pas.  — 

L'orateur  dit  que,  puisque  la  question  de  la  présidence  est  la  pre- 
mière en  discussion,  il  croit  rendre  service  à  l'Assemblée  en  lui  proposant 
de  se  charger  de  ce  difficile  emploi.  Il  pense  que  sa  fermeté  bien  connue, 
que  son  intelligence  proverbiale  en  Arcadie,  que  sa  patiente  surtout,  le 
rendent  digne  du  suffrage  de  ses  concitoyens. 


8  PROLOGUE. 


Le  Loup  s'irrite  de  ce  que  l'Ane,  ce  triste  jouet  de  l'Homme,  ose  se 
croire  des  droits  à  présider  une  Assemblée  libre  et  réformatrice  ;  il  dit 
que  l'éloge  de  sa  patience  est  un  coup  de  sabot  donné  aux  honorables 
représentants. 

L'Ane,  blessé  au  coeur,  brait  de  sa  place  pour  que  l'orateur  soi* 
rappelé  à  l'ordre. 

Tous  les  Animaux  domestiques  font  chorus  avec  lui  :  le  Chien  aboie, 
le  Mouton  bêle,  le  Chat  miaule,  le  Coq  chante  trois  fois. 

—  L'Ours,  impatienté,  dit  qu'on  se  croirait  parmi  les  Hommes,  qui  finissent  par  crier 
quand  ils  ont  tout  à  fait  tort  ou  tout  à  fait  raison.  —  • 

Le  tumulte  est  effrayant.  Le  besoin  d'un  Président  se  fait  de  plus  en 
plus  sentir  :  car  s'il  y  avait  un  Président,  le  Président  se  couvrirait. 

Le  Porc-Épic  trouve  la  question  hérissée  de  difficultés. 

Le  Lion,  indigné  de  l'aspect  scandaleux  que  présente  l'Assemblée, 
pousse  un  rugissement  pareil  au  bruit  du  tonnerre. 

Cette  imposante  manifestation  rétablit  le  calme. 

Le  Renard,  qui,  en  allant  s'asseoir  au  pied,  du  bureau,  avait  trouvé 
le  moyen  de  ne  se  placer  ni  à  droite,  ni  à  gauche,  ni  au  centre,  se  glisse 
à  la  tribune. 

—  A  cette  vue,  la  Poule  tremble  de  tous  ses  membres,  et  se  cache  derrière  le  Mouton.  — 

Il  dit  d'une  voix  conciliante  qu'il  s'étonne  qu'une  question  prélimi- 
naire, d'une  moindre  importance  que  toutes  les  autres,  soulève  d'aussi 
graves  débats.  —  Il  loue  l'Ane  de  sa  bonne  volonté  et  le  Loup  de  ça 
vertueuse  colère,  mais  il  fait  observer  que  le  temps  presse,  que  la  lune 
pâlit,  et  qu'il  faut  se  hâter. 

Il  ose  espérer  que  le  candidat  qu'il  va  présenter  réunira  tous  les 
suffrages.  «  Sans  doute  il  est,  comme  tant  d'autres,  hélas  !  assujetti 
a  à  l'Homme.  Mais  chacun  convient  qu'il  a  des  moments  d'indépendance 
«  qui  font  honneur  à  son  caractère. 

—  Ici  l'Huître  bâille.  — 

«  Le  Mulet,  Messieurs,  a  toutes  les  qualités  de  l'Ane. 

—  La  Marmotte  s'endort.  — 

«  Sans  *en  avoir  les  faiblesses  :  il  a  le  pied  plus  sûr  et  l'habitude 
«  des  pas  difficiles;  il  a  de  plus,  et  c'est  à  un  hasard  bien  significatif 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE. 


«  qu'il  le  doit,  et  sans  doute  aussi  à  son  empressement  à  venir  au 
«  rendez-vous  indiqué,  il  a  seul  entre  tous  ce  qui  constitue  le  véritable 
'<  président  de  toute  assemblée  délibérante...  l'indispensable  sonnette 
«  que  vous  voyez  briller  sur  sa  poitrine.  » 

L'Assemblée,  ne  pouvant  méconnaître  la  force  d'une  vérité  aussi 
fondamentale,  trouve  l'argument  péremptoire  et  irrésistible. 

Le  Mulet  est  élu  Président  a  l'unanimité. 

L'honorable  Membre,  muet  de  bonheur,  incline  la  tête  en  signe 
d'adhésion  et  de  remercîment. 

A  peine  a-t-il  fait  ce  mouvement,  que  la  sonnette  agitée  laisse 
échapper  un  son  clair  et  vibrant  qui  promet  de  dominer  tout  tumulte, 
s'il  y  a  lieu. 

—  A  ce  bruit  bien  connu,  un  vieux  Chien,  se  croyant  dans  sa  loge  à  la  porte  de  son 
maître,  se  met  à  hurler  :  «  Qui  est  là?  »  Cet  incident  égayé  un  instant  l'Assemblée.  Lb 
Locp,  exaspéré,  hausse  les  épaules ,  et  Jette  sur  lb  Chien  confus  un  regard  de  mépris.  — 

Le  Mulet,  entouré  et  complimenté,  prend  immédiatement  possession 
du  fauteuil  de  la  présidence. 

Le  Perroquet  et  le  Chat  ,  après  avoir  taillé  quelques  plumes  que 
l'Oie  leur  a  généreusement  offertes,  vont  s'asseoir  à  la  droite  et  à  la 
gauche  du  Président  en  qualité  de  secrétaires. 

La  véritable  discussion  s'engage  alors. 

Le  Lion  monte  à  la  tribune,  et,  au  milieu  du  plus  grand  silence,  il 
propose  à  tous  les  Animaux  que  le  contact  de  l'Homme  a  flétris  de 
venir  vivre  avec  lui  dans  les  vastes  et  sauvages  déserts  de  l'Afrique. 
«  La  terre  est  grande,  les  Hommes  ne  sauraient  la  couvrir;  ce  qui  fait 
leur  force,  c'est  leur  union  ;  il  ne  faut  donc  point  les  attaquer  dans  leurs 
villes,  il  vaut  mieux  les  attendre.  Loin  de  ses  murailles.  Homme  contre 
Animal  ne  vaut  guère.  »  L'orateur  fait  un  énergique  tableau  du  fier 
bonheur  que  donne  l'indépendance. 

Ces  mâles  accents,  ces  paroles  à  lajois  si  sages  et  si  nobles  ont- 
constamment  captivé  l'auditoire. 

Le  Rhinocéros,  l'Éléphant  et  le  Buffle  déclarent  qu'ils  n'ont 
rien  à  ajouter  et  renoncent  à  la  parole. 


10 


PROLOGUE. 


Après  avoir  accepté  un  verre  d'eau  sucrée,  l'illustre  orateur  descend 
de  la  tribune.  *  . 


**? 


-'—. *   _._<• 


Le  Chibn,  inscrit  le  second,  entreprend  de  faire  l'éloge  de  la  vie 
civilisée;  il  vante  le  bonheur  domestique. 


RÉSUMÉ   PARLEMENTAIRE.  11 


A  ce  mot/ il  est  violemment  interrompu  par  le  Loup,  par  la  Hyène 
et  par  le  Tigre.  Ce  dernier,  d'un  bond  prodigieux,  s'élanoe  à  la 
tribune  :  son  regard  est  terrible. 

—.Messieurs  les  Animaux  civilisés  se  regardent  avec  effroi;  le  Lièvre  prend  la  fuite.  — 

L'orateur  jette  par  trois  fois  le  cri  de  guerre  ;  il  veut  la  guerre ,  il 
aime  le  sang;  d'ailleurs  la  guerre  seule,  une  guerre  d'extermination, 
.amènera  cette  paix  que  tant  d'Animaux  paraissent  désirer. 

«  La  guerre  est  possible;  les  grands  capitaines  n'ont  jamais  manqué 
«  aux  grandes  occasions,  et  le  succès  est  certain.  » 

Il  cite  l'exemple  des  Moucherons  détruisant  l'armée  de  Sapor,  roi 
<le  Perse. 

—  Ici  la  Gutre  sonne  une  fanfare.  — 

Il  dit  Tarragone  d'Espagne  minée,  renversée  par  des  Lapins,  dont 
la  haine  des  Hommes  avait  fait  autant  de  Héros. 

—  Le  Lapin,  émerveillé,  détourne  la  tète  et  fait  un  mouvement  d'incrédulité.  — 

Il  rappelle  Alexandre  le  Grand  vaincu  en  combat  naval  par  les 
Tuons  de  la  mer  des  Indes. 

—  Les  Poissons  du  bassin,  que  cette  scène  avait  vivement  intéressés,  et  qui  de  loin  prê- 
taient l'oreille  à  la  voix  poissante  de  rorateur,  rougissent  d'orgueil  au  récit  inattendu 
de  ce  haut  fait.  — 

Il  s'écrie  qu'en  présence  d'intérêts  aussi  opposés  la  guerre  est 
inévitable  et  toute  transaction  impossible  ;  que  le  règne  de  cet  Animal 
dégénéré  qu'on  appelle  l'Homme  est  fini,  et  qu'il  est  temps  que  l'empire 
du  globe,  aujourd'hui  mutilé,  défiguré,  déboisé  par  les  chemins  de  fer 
et  par  les  chemins  vicinaux,  revienne  aux  Animaux,  ses  premiers,  ses 
seuls  légitimes  possesseurs  ;  que  les  maux  qu'on  endort  ne  dorment  que 
d'un  œil,  et  que  la  révolte  n'est  que  la  patience  poussée  à  bout. 

Il  termine  par  un  éloquent  appel  aux  armes.  Il  convie  le  Loup,  le 
Lkopard,  le  Sanglier,  l'Aigle  et  tous  ceux  qui  veulent  vivre  libres,  à 
la  défense  de  la  nationalité  animale%qui  ne  peut  pas  périr. 

La  Gauche  tout  entière  bondit  sur  ses  bancs.  La  Droite,  pour  un 
instant  galvanisée,  applaudit.  Le  centre  reste  impassible  et  refuse  de  se 
prononcer  ;  l'Écrevjsse  consternée  lève  les  bras  au  ciel. 


12  PROLOGUE. 


Un. Cheval  anglais,  autrefois  Cheval  de  luxe,  maintenant  apoor 
hack9  demande  la  parole  pour  un  fait  personnel. 

L'accent  britannique  de  l'orateur  rend  fort  pénible  la  tâche  de 
MM.  les  sténographes,  qui  sont  obligés  de  traduire  le  langage  presque 
inintelligible  de  l'honorable  étranger.  • 

«  Nobles  Bêtes,  dit-il,  je  iv'entends  rien  à  la  question  des  chemins 
«  -vicinaux  ;  mais,  dans  la  grande  question  des  chemins  de  fer,  je  suis 
«  de  l'avis  de  l'illustre  Tigre  qui  vient  de  parler.  Je  gagnais  mon  foin 
«  à  la  sueur  de  mon  front,  en  trottant  quatre  ou  cinq  fois  par  jour  de 
«  Londres  à  Greenwich  :  le  jour  même  de  l'ouverture  du  chemin  de  fer, 
«  mon  maître  s'est  embarqué,  et  je  me  suis  trouvé  sans  ouvrage. 
<(  L'Angleterre  est  traversée  en  tous  sens  par  ces  odieuses  voitures  qui 
«  roulent  sans  notre  secours.  Je  demande  ou  qu'on,  détruise  les  chemins 
«  de  fer ,  ou  qu'on  me  permette  d'être  Français.  J'aime  la  France  parce 
«  que  les  chemins  de  fer  y  sont  relativement  rares,  et  les  Chevaux  aussi.  » 

Un  gros  Cheval  de  la  Beauce,  qui  avait  la  veille  amené  de 
Chartres  à  Paris  une  énorme  voiture  chargée  de  blé,  hennit  d'impa- 
tience ;  il  dit  que  ces  Chevaux  étrangers  ne  sont  jamais  contents ,  et 
qu'ils  se  plaignent  toujours  que  la  mariée  soit  trop  belle.  Selon  lui ,  tout 
Animal  de  bon  sens  devrait  applaudir  à  l'établissement  des  chemins 
de  fer. 

Le  Boeuf  et  l'Ane,  de  leur  place  :  «  Oui,  oui.  » 

L'attention  étant  un  peu  fatiguée,  M.  le  Président  annonce  que  la 
séance  est  suspendue  pour  dix  minutes. 

Mais  bientôt  le  bruit  de  la  sonnette  se  fait  entendre,  et  MM.  les 
délégués  reprennent  leurs  places  avec  une  promptitude  qui  témoigne 
tout  à  la  fois  de  leur  ardeur  et  de  leur  nouveauté  parlementaire. 

Le  Rossignol  voltige  jusqu'à  la  tribune  ;  il  demande  à  Dieu  un  ciel 
pur  et  de  chaudes  nuits  pour  ses  chansons  ;  il  chante  sur  un  rhythme 
divin  quelques  stances  harmonieuses  de  Lamartine. 

Ses  chants  sont  admirables}  mais  il  ne  parle  pas  pour  tout  le 
monde,  et  le  Butor  le  rappelle  à  la  question. 

L'Ane  prend  des  notes  et  critique  une  des.  rimes  qui ,  selon  lui , 
manque  de  richesse. 

Le  Paon  et  l'Oiseau  de  Paradis  rient  entre  eux  de  la  chétive 
apparence  du  poète  orateur. 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE. 


13 


Un  membre  de  la  Gauche  demande  l'égalité. 

Le  Caméléon  parait  à  la  tribune  pour  annoncer  qu'on  pçut  dire  tout 
ce  qu'on  voudra,  qu'il  sera  heureux  et  fier  d'être,  comme  toujours,  de 
l'avis  de  tout  le  monde. 


L'Oiseau  royal  et  le  Grand-Duc  jettent  un  regard  de  dédain  sur 
l'orateur  indépendant. 

Un  Cerf,  prisonnier  depuis  dix  ans,  demande  d'un  ton  plaintif 
la  liberté. 

Le  Ver  de  terre  demande  en  grelottant  l'abolition  de  la  propriété 
et  la  communauté  des  biens. 

L'Escargot  rentre  précipitamment  dans  sa  coquille,  l'Huître  se 
referme,  et  la  Tortue  répond  qu'elle  ne  consentira  jamais  à  abandonner 
son  écaille. 


14  PROLOGUE. 


Un  vieux  Dromadaire  venu  en  droite  ligne  de  la  Mecque,  et  qui 
jusque-là  avait  gardé  un  modeste  silence,  dit  que  le  but  de  la  réunion 
sera  manqué  si  on  ne  trouve  pas  le  moyen  de  faire  comprendre  aux 
Hommes  qu'il  y  a  de  la  place  pour  tous  ici-bas,  et  qu'on  peut  très-bien 
se  placer  les  uns  à  côté  des  autres  sans  se  faire  porter  les  uns  par  les 
autres. 

L'Ane,  le  Cheval,  l'Éléphant  et  le  Président  lui-même  font 
un  signe  d'assentiment. 

Quelques  membres  entourent  le  Dromadaire  et  lui  demandent  des 
nouvelles  de  la  question  d'Orient.  Le  Dromadaire  leur  répond  avec 
beaucoup  de  bon  sens  que  Dieu  est  grand  et  que  Mahomet  est  son 
prophète. 

Un  Mouton  encore  jeune  hasarde  quelques  mots  sur  les  douceurs  de 
la  vie  champêtre;  il  dit  que  l'herbe  est  bien  tendre,  que  son  Berger  est 
très-bon,  et  demande  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  tout  arranger. 

Le  Cocuon  grogne  sans  qu'on  puisse  interpréter  le  sens  de  son 
interruption  :  on  croit  qu'il  est  pour  le  statu  quo. 

Un  vieux  Sanglier,  que  ses  ennemis  accusent  d'avoir  approché 
les  basses-cours,  prétend  qu'il  convient  d'accepter  les  faits  accomplis  et 
d'attendre  les  éventualités. 

L'Oie  déclare  avec  fierté  qu'elle  ne  s'occupe  pas  de  politique. 

La  Pie  lui  répond  que  son  indifférence  en  matière  politique  sera  fort 
goûtée  de  ceux  qui  la  plumeront  un  jour. 

Le  Renard,  qui  s'est  jusque-là  contenté  de  prendre  quelques  notes, 
voyant  que  la  liste  des  orateurs  inscrits  est  épuisée,  monte  à  la  tribune 
au  moment  où  La  Pie  fait  une  troisième  tentative  pour  y  sauter.  La 
Pie,  désappointée,  lui  cède  la  place  en  se  parlant  à  elle-même,  et  remet 
sous  son  bras  un  volumineux  manuscrit  qu'elle  avait  rédigé  avec  une 
Grue  de  ses  amies. 

.Le  Renard  dit  qu'il  a  écouté  avec  une  scrupuleuse  attention  les 
orateurs  qui  viennent  de  se  faire  entendre  ;  qu'il  a  admiré  la  puissance 
et  l'élévation  des  idées  du  Lion  ;  que  personne  plus  que  lui  ne  rend 
hommage  à  la  majesté  de  son  caractère ,  mais  que  l'illustre  Membre  est 
peut-être  le  seul  Lion  de  l'Assemblée,  et  que  pour  tout  le  monde 
d'ailleurs  il  y  a  loin  du  Jardin  des  Plantes  au  désert  ; 

Qu'il  voudrait  pouvoir  conserver  les  illusions  du  Chien  ,  mais  qu'il 
lui  semble  apercevoir  son  collier; 


RESUME  PARLEMENTAIRE.  15 


—  Lb  Chihi  se  gratte  l'oreille.  —  Un  mauvais  plaisant  remarque  que  les  oreilles  du  Chien 
ont  perdu  beaucoup  de  leur  longueur  primitive,  et  demande  si  c'est  la  mode  de  les  porter 
si  courtes.  (Hilarité  générale.)  — 

Qu'il  a  partagé  un  instant  l'ardeur  guerrière  du  Tigre  ;  que  peu  s'en 
est  fallu  qu'il  n'ait  répété  avec  lui  son  redoutable  cri  de  guerre  ;  que 
c'est  très-beau  la  guerre  pour  ceux  qui  en  reviennent ,  mais  que  cela 
fait  bien  des  veuves  et  des  orphelins;  que  d'ailleurs  c'est  l'Homme  qui 
a  inventé  la  poudre,  et  que  la  race  animale  ignore  encore  l'usage  des 
armes  à  feu.  «  Les  faits  le  prouvent  d'ailleurs,  dans  ce  triste  monde, 
«  ce  n'est  pas  toujours  le  bon  droit  qui  triomphe.  »  Qu'il  y  a  bien  peu 
de  temps  que  leurs  fers  sont  tombés,  et  qu'il  manque  sans  doute  à 
la  plupart  d'entre  eux  des  passe-ports  pour  l'étranger, 

—  Approbation  à  Droite.  —  La  Gauche  se  tait.  —  Le  Centre  ne  dit  rien  et  n'en  pense 
pas  davantage.  — Le  Sansonnet  fait  observer  que  beaucoup  de  réputations  sont  fondées 
sur  le  silence.  — 

Que  le  langage  du  Rossignol  est  un  beau  langage ,  mais  qu'il  n'a 
point  avancé  la  question  ; 

Qu'il  serait  bon  de  s'entendre  sur  les  mots,  et  que  l'égalité  qu'on 
demande  n'est  qu'un  besoin  matériel  auquel  l'intelligence  ne  souscrira 
jamais  ; 

—  Protestations  à  Gauche.  — 

Qu'avec  la  liberté  le  Cerf  aurait  dû  demander  la  manière  de  s'en 
servir.  «  S'il  est  désagréable  d'être  esclave,  il  est  quelquefois  très- 
ce  embarrassant  d'être  libre  :  l'esclavage  a  été  perfectionné  à  ce  point 
«  que,  pour  l'esclave,  il  n'y  a  que  misères  au  delà  même  des  portes  de 
«  sa  prison.  »  Il  cite  à  l'appui  de  son  dire  l'exemple  de  ces  deux  cent 
mille  paysans  russes  affranchis  qui ,  ne  sachant  que  faire  de  leur  liberté , 
retournèrent  volontairement  à  la  glèbe  ; 

—  Deux  larmes  s'échappent  lentement  des  yeux  du  Cerf  découragé.  —  Le  Merle  siffle  que 
les  incapacités1  de  l'esclave  sont  à  la  charge  de  l'esclavage.  — 

Que  le  raisonnement  du  Cochon  avait  cela  de  bon  et  cela  de  mau- 
vais, qu'il  ne  changeait  rien  aux  affaires,  et  que,  pour  les  résultats,  les 
doctrines  du  Sanglier  différaient  peu  de  celles  du  Cochon  ; 

—  Approbation  aux  extrémités.  —  Ici  la  Civette  offre  une  prise  de  tabac  à  un  vieux 
Castor.  — -  Le  Cochon,  son  voisin ,  se  sentant  perdre  contenance,  ferme  les  yeux  et  fait 
semblant  d'avoir  envie  d'éternuer.  — 


K> 


PROLOGUE. 


Qu'il  avait  été  touché  des  honnêtes  sentiments  du  Mouton  et  de  la 
bonté  de  ses  intentions  ;  «  mais  le  monde  est  ainsi  fait ,  qu'on  peut 
«  affirmer  que  l'excessive  bonté  déconsidère.  »  Qu'il  faisait  observer  au 
Mouton  que  son  bon  berger  avait  mené  sa  pauvre  mère  à  la  boucherie. 

—  Le  Mouton  se  jette  en  sanglotant  dans  les  bras  du  Bélier,  qui  reproche  au  Renaud 
son  impitoyable  raison.  —  Cette  scène  émeut  péniblement  rassemblée.  —  Une  Tour- 
terelle s'évanouit  dans  les  tribunes;  la  Sangsue,  sur  l'avis  de  l'Hippopotame,  lui 
pratique  une  saignée.  —  Le  Pigeon  Ramier  dit,  de  façon  à  être  entendu,  que  le  manque 
de  tact  vient  presque  toujours  du  manque  de  cœur. 

Le  Renard  insinue  pour  sa  justification  qu'il  est  fâcheux  que  toutes 
les  vérités  ne  soient  pas  bonnes  à  dire  ;  il  affirme  que  la  politique  senti- 
mentale serait  fort  de  son  goût ,  mais  il  y  a  telle  maladie  qu'un  régime 
anodin  ne  saurait  guérir,  et  Machiavel  enseigne,  dans  son  livre  du 
Prince^  qu'il  est  des  cruautés  salutaires  et  miséricordieuses. 

Il  répond  ensuite  au  Caméléon  qu'il  n'y  a  point  d'animal  universel. 
«  Chacun  a  sa  spécialité ,  et  la  spécialité  du  Caméléon  étant  de  tout 
approuver,  il  ose  espérer  qu'il  voudra  bien  le  favoriser  de  son  suffrage.  » 

—  Le  Singe  fixe  son  lorgnon  sur  le  Caméléon,  avec  lequel  il  échange  un  sourire.  — 

Puis,  prenant  à  témoin  l'Assemblée  tout  entière,  il  dit  que  s'il  est 
prouvé  pour  tous  que  la  paix,  la  guerre  et  la  liberté  sont  également 
impossibles,  on  est  pourtant  d'accord  sur  un  point  :  c'est  qu'il  y  a 
quelque  chose  à  faire. 

—  Assentiment  général.  — 


RÉSUMÉ   PARLEMENTAIRE. 


17 


Que  le  mal  existe,  et  qu'il  faut  au  moins  le  combattre  ; 
Qu'il  propose  en  conséquence  à  l'honorable  Assemblée  d'ouvrir  une 
voie  nouvelle  à  ses  efforts. 

—  Vif  mouvement  de  curiosité.  — 


■ 


a  La  seule  lutte  qui  n'ait  pas  encore  été  tentée,  la  seule  raison- 
«  nable,  la  seule  légale,  celle  où  les  plus  belles  victoires  les  attendent, 
«  c'est  la  lutte  de  l'intelligence. 

3 


18  PROLOGUE. 


«  Il  est  impossible  que  dans  cette  lutte,  où  la  raison  du  plus  fort 
-«  n'est  pas  toujours  la  meilleure,  où  l'esprit,  le  cœur  et  le  bon  droit 
<(  sont  les  seules  armes  autorisées,  l'avantage  ne  reste  pas  aux  Animaux 
«  sur  les  Hommes  leurs  oppresseurs. 

«  L'intelligence  mène  à  tout...  » 

—  «  Oui,  dit  une  Perruche,  comme  tout  chemin  mène  à  Rome.  »  — 

Que  les  idées  ont  des  pattes  et  des  ailes  ;  qu'elles  courent  et  qu'elles 
volent; 

Qu'il  faut  réaliser  enfin,  au  moyen  de  la  presse,  la  puissance  la  plus 
formidable  du  jour,  une  enquête  générale  sur  leur  situation,  sur  leurs 
besoins  naturels,  sur  les  mœurs  et  coutumes  de  chaque  espèce,  et  créer 
sur  des  données  sérieuses  et  impartiales  une  grande  histoire  de  la  Race 
Animale  et  de  ses  nobles  destinées  dans  la  vie  privée  et  dans  la  vie 
publique,  dans  l'esclavage  et  dans  la  liberté. 

«  Par  la  presse,  La  Fontaine,  cet  Homme,  le  seul  à  la  gloire 
«  duquel  on  puisse  dire  que  toutes  les  Bêtes  l'ont  pleuré,  La  Fontaine, 
((  dont  ce  triste  jour  rappelle  la  mort,  a  plus  fait  pour  chacun  d'eux  que 
.«  les  vainqueurs  de  Sapor,  de  Tarragone  et  d'Alexandre,  que  les  trois 
ce  cents  Renards  eux-mêmes  qui ,  avec  Samson  et  la  mâchoire  de  l'Ane 
«  exterminèrent  les  Philistins. 

—  L'Ane  relève  fièrement  la  tête.  —  Au  nom  de  La  Fontaine,  tous  les  Animaux  se  lèvent 
et  s'inclinent  respectueusement.  —  Quelques  Animaux  demandent  que  ses  cendres  soient 
transportées  au  Jardin  des  Plantes.  — 

u  Les  naturalistes  ont  cru  avoir  tout  fait  en  pesant  le  sang  des 
<(  Animaux,  en  comptant  leurs  vertèbres  et  en  demandant  à  leur  orga- 
«  nisation  matérielle  la  raison  de  leurs  plus  nobles  penchants. 

«  Aux  Animaux  seuls  it  appartient  donc  de  raconter  les  douleurs  de 
<(  leur  vie  méconnue,  et  leur  courage  de  tous  les  instants,  et  les  joies  si 
«  rares  d'une  existence  sur  laquelle  la  main  de  l'homme  s'appesantit 
«  depuis  quatre  mille  ans.  » 

Ici  l'orateur  paraît  ému ,  et  l'attendrissement  gagne  tous  les  bancs. 

Après  quelques  minutes  de  silence,  le  Renard,  se  tournant  vers  les 
tribunes,  ajoute  : 

Que  c'est  par  la  presse,  et  par  la  presse  seulement,  que  Mesdames 
les  Pies,  les  Oies,  lés  Canes,  les  Grues  et  les  Poules,  qui  dans 
toute  autre  lutte  auraient  été  déplacées,  trouveront,  une  fois  la  lutte  du 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE.  19 


bec  admise,  à  faire  valoir  leur  talent  bien  connu  pour  la  parole  et  pour 
la  plume  ; 

Que  ce  n'est  point  dans  une  Assemblée  délibérante  que  peuvent  se 
produire  les  griefs  pour  le  moins  bizarres  que  ces  dames  ont  essayé  de 
faire  valoir  dans  cette  enceinte  :  «  leur  place  n'est  point  dans  les  Assem- 
«  blées  publiques;  de  l'avis  du  plus  grand  nombre,  celles  qui  font  de  la 
«  politique  ont  un  défaut  de  plus  et  un  charme  de  moins,  comme  les 
«  Amazones  de  l'antiquité;  »  qu'elles  continuent  donc  à  faire  l'orne- 
ment des  forêts  et  des  basses- cours,  en  attendant  qu'elles  puissent 
consigner  leurs  observations  dans  la  publication  proposée,  pendant  les 
heures  de  loisir  que  le  soin  de  leur  ménage  pourra  leur  laisser; 
qu'enfin  : 

a  II  a  l'honneur  d'appeler  la  délibération  de  MM.  les  Repré- 
«  sentants  de  la  Nation  Animale  sur  les  trois  articles  suivants  : 

«  Art.  Ier.  —  Il  est  ouvert  un  crédit  illimité  pour  la  publication 
a  d'une  histoire  populaire,  nationale  et  illustrée  de  la  grande  famille  des 
«  Animaux.  » 

—  Ce  crédit  sera  alloué  sur  les  fonds  du  ministère  de  l'instruction  publique.—  Un  Membre 
de  la  Gauche  propose  par  amendement  qu'il  soit  justifié  de  l'emploi  de  ces  fonds.  — 
La  Taupe  s'y  oppose,  elle  aime  le  mystère;  elle  dit  qu'il  faut  se  garder  de  porter  ainsi 
partout  la  lumière.  —  L'amendement  succombe  sous  cette  judicieuse  observation. 

«  Art.  II.  —  Pour  éloigner  l'ignorance  et  la  mauvaise  foi,  ces 
a  deux  fléaux  de  la  vérité,  l'ouvrage  sera  écrit  par  les  Animaux  eux- 
«  mêmes,  seuls  juges  compétents. 

«  Art.  III.  —  Comme  les  arts  et  la  librairie  sont  encore  dans 
o  l'enfance  parmi  eux,  la  nation  s'adressera,  par  l'intermédiaire  de  ses 
«  ambassadeurs,  pour  illustrer  cet  ouvrage,  à  un  nommé  Grandville, 
«  qui  aurait  mérité  d'être  un  Animal ,  s'il  n'avait  de  temps  en  temps 
«  ravalé  son  beau  talent  en  le  consacrant  à  la  représentation  toujours 
«  flattée,  il  est  vrai,  de  ses  semblables.  (Voir  les  Métamorphoses.) 

«  Et  pour  l'impression,  elles  s'adressera  à  une  maison  de  librairie 
«  connue,  dans  le  monde  pittoresque,  sous  le  nom  de  J.  Hetzel,  et 
«  qui  n'a  pas  de  préjugés.  » 

Ces  trois  articles  sont  mis  aux  voix  et  adoptés  successivement, 
quoique  le  Centre  tout  entier  se  soit  levé  contre. 


20  •  PROLOGUE. 


Quand  ce  résultat  eut  été  proclamé  à  haute  voix  par  le  Président,- 
(|ui  avait  si  habilement  dirigé  les  débats  sans  rien  dire  ni  rien  faire, 
T Assemblée,  électrisée,  se  leva  comme  un  seul  Animal,  plusieurs  Mem- 
bres quittèrent  leur  place  pour  aller  serrer  la  patte  de  l'orateur,  qui, 
satisfait  du  résultat,  se  mêla  modestement  à  la  foule. 

«  0  siècle  bavard  !  s'écria  un  vieux  Faucon  irlandais,  étranges 
(c  logiciens  !  vous  avez  griffes  et  dents,  l'espace  est  devant  vous,  la 
(t  liberté  est  quelque  part,  et  il  va  vous  suffire  de  noircir  du  papier  !  » 

Cette  protestation  fut  étouffée  par  le  bruit  des  conversations  particu- 
lières, et  se  perdit  au  milieu  de  l'enthousiasme  général. 

Le  Corbeau  se  tira  une  plume  de  l'aile,  et  rédigea  sur  papier  timbré 
le  procès-verbal  de  la  séance. 

Lequel  procès-verbal  fut  lu,  approuvé  et  paraphé  par  une  commis- 
sion qui  fut  chargée  de  veiller  à  son  exécution  ;  chacun  s'engageant, 
du  reste,  à  concourir  de  son  mieux,  unguibus  et  rostro,  au  succès  de  la 
publication. 

Le  Renard,  qui  avait  fait  la  motion,  l'Aigle,  le  Pélican  et  un 
jeune  Sanglier,  désignés  ad  hoc,  ces  trois  derniers  par  le  sort,  se 
transportèrent  dès  le  matin  à  Saint-Mandé ,  et  se  présentèrent  chez 
M.  Grand  ville. 

Cette  entrevue  fut  remarquable  sous  plus  d'un  rapport.  • 

M.  Grandville  les  reçut  avec  tous  les  honneurs  dus  à  leur  caractère 
d'Ambassadeurs,  et  s'entendit  sans  peine  avec  eux.  Il  obtint  du  Renard, 
sur  les  mœurs  et  coutumes  de  la  race  animale,  quelques  renseignements 
pleins  de  malice  dont  il  compte  tirer  bon  parti. 

Il  fut  décidé  que,  pour  faire  preuve  d'impartialité,  on  consentirait 
à  ne  pas  représenter  uniquement  les  Animaux,  et  qu'on  accorderait  à 
l'Homme  lui-même  une  petite  place  dans  cette  publication. 

Pour  obtenir  cette  concession,  le  Peintre  laissa  entendre  que  la 
différence  entre  l'Homme  et  l'Animal  n'était  pas  si  grande  que  mes- 
sieurs les  Ambassadeurs  semblaient  le  penser,  et  que  d'ailleurs  les 
\nimaux  ne  pourraient  que  gagner  à  la  comparaison.  Après  quelques 
difficultés  que  la  politesse  et  la  modestie  leur  commandaient,  messieurs 
les  Ambassadeurs  convinrent  du  fait,  et  tombèrent  d'accord  sur  ce  point 
comme  sur  tous  les  autres. 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE.  21 


La  lenteur  est  de  bon  goût  chez  des  ambassadeurs.  Leurs  Excellences 
montèrent  donc  en  fiacre  et  rentrèrent  dans  Paris.  A  la  barrière,  un  des 
commis  de  l'octroi,  fort  mauvais  naturaliste,  ayant  pris,  à  la  première 
vue,  le  Sanglier  pour  un  Cochon,  prétendit  lui  faire  payer  des  droits 
d'entrée,  et  n'en  reçut  qu'un  coup  de  boutoir.  Ils  descendirent  rue 
Jacob,  n°  18. 

Messieurs  les  Députés  furent  charmés  du  bon  accueil  qu'ils  reçurent 
de  leurs  éditeurs. 

Ceux-ci,  flattés  que  la  Race  Animale ,  dont  ils  ont  toujours  fait 
grand  cas,  eût  songé  à  eux  pour  une  publication  de  cette  impor- 
tance, promirent  de-  donner  tous  leurs  soins  à  cette  affaire,  de  laquelle 
ils  espèrent  tirer  encore  plus  d'honneur  que  de  profit. 

Le  Sanglier  lui-même,  qui  était  venu  avec  quelques  préventions, 
s'avoua  satisfait  et  reçut  avec  un 
vif  plaisir  un  exemplaire  des  Lettres 
de  Jean  Macé  sur  la  vie  de  l'Homme 
%et  des  Animaux,  qu'il  avait  paru 
apprécier.  M.  J.  Hetzel  fit  agréer 
au  Pélican  une  très-jolie  collection 
du  Magasin  d'éducation  et  de  ré- 
création,  en  le  priant  de  l'offrir  à 
ses  fils,  dont  il  avait  entendu  faire 

de  grands  éloges;  ce  bon  père  fut  touché  de  la  délicatesse  de  cette 
attention.  L'Aigle  mit  sans  façon  sous  son  aile  les  quatre  séries  des 
Romans  nationaux  de  MM.  Ërckmann-Chatrian ,  et  les  Voyages  extra- 
ordinaires de  M.  Jules  Verne.  Le  Renard,  en  compère  intelligent, 
refusa  obstinément  tout  cadeau,  et  se  contenta  d'emporter  quelques 
milliers  de  Catalogues,  qu'il  promit,  d'un  air  matois,  de  répandre 
toutes  les  fois  qu'il  en  trouverait  l'occasion. 

Après  quelques  petits  arrangements  de  pure  forme,  il  fut  convenu 
que  le  Singe  servirait  d'intermédiaire  et  serait,  en  s'adjoignant  le 
Perroquet  ,  chargé  de  s'entendre  avec  messieurs  les  Animaux  Rédac- 
teurs, qui  auraient  à  lui  adresser  leurs  manuscrits,  en  indiquant 
soigneusement  les  adresses  de  leurs  nids,  tanières,  perchoirs,  etc.,  etc., 
pour  que  les  épreuves  pussent  être  envoyées  exactement  aux  auteurs. 

Avant  de  se  séparer,  messieurs  les  Rédacteurs  en  chef  recomman- 


22  PROLOGUE. 


dèrent  à  messieurs  les  futurs  collaborateurs  de  n'adresser  au  cabinet  de 
rédaction  que  des  manuscrits  bien  écrits  et  faciles  à  lire ,  pour  éviter  les 
frais  de  correction  et  les  fautes  d'impression.  Ils  ajoutèrent  que  dans  une 
publication  à  laquelle  tant  de  talents  différents  étaient  appelés  à  concou- 
rir ,   la  méthode  étant  impossible ,  tout  classement  serait  injuste  et 

arbitraire;  que  les  premiers  arrivés  seraient 
donc  les  premiers  imprimés;  qu'un  numéro 
d'ordre  serait  donné  à  chaque  manuscrit,  et 
que  pour  rien  au  monde  cet  ordre  ne  pour- 
rait être  interverti.  Messieurs  les  Animaux 
approuvèrent  cette  mesure,  et  s'en  retour- 
nèrent pleins  d'espoir,  le  front  penché,  le  regard  pensif,  méditant  déjà, 
les  uns  leur  propre  histoire,  les  autres  celle  de  leur  prochain. 

Post-Scriptum.  —  Par  faveur  spéciale,  nous  livrerons  à  la  publicité 
quelques  détails  confidentiels  sur  lesquels  notre  ami  le  Perroquet  nous 
avait  demandé  le  silence  ;  mais  nous  comptons  que  sa  discrétion  ne 
tiendra  pas  devant  quelques  douzaines  de  noix  et  un  pain  de  sucre  que 
nous  venons  de  lui  envoyer. 

Le  Singe  avait  eu  d'abord  le  séduisant  projet  de  faire  un  journal 
format  grand-aigle;  il  avait  même ,  sous  le  titre  de  premier-forêt,  fait 
un  premier- Paris  très- ennuyeux,  dans  lequel  il  développait  avec  un 
grand  talent  toutes  les  questions,  excepté  celle  du  jour. 

Un  Animal  qui  désire  garder  l'anonyme,  rêvant  déjà  les  succès  de 
ces  plumes  courriéristes  qui  ont  fait  la  gloire  de  certaines  lettres  de 
l'alphabet,  J.  J. — X — y — z,  etc.,  etc.,  avait  signé  de  ses  initiales  un 
feuilleton  dans  lequel  il  constatait  les  brillants  débuts  d'une- Sauterelle 
incomparable  dans  un  ballet  nouveau. 

L'Aras  bleu,  le  Kakatoès  et  le  Colibri  s'étaient  chargés  de  la 
correspondance  étrangère  et  de  l'importante  partie  des  faits  divers. 
Nous  nous  permettrons  de  citer  une  des  nouvelles  dont  ces  Oiseaux 
comptaient  enrichir  leur  premier  numéro  :  —  Un  Canard  nous  écrit  des 
bords  de  la  Garonne  :  «  Il  n'est  bruit  dans  nos  marais  que  de  la  dispa- 
«  rition  d'uNE  jeune  grenouille  qui  était  chérie  de  toutes  ses  com- 
«  pagnes.  Comme  elle  avait  l'imagination  fort  exaltée,  on  craint  qu'elle 
«  n'ait  attenté  à  ses  jours.  On  s'épuise  en  conjectures  sur  les  causes  qui 
«  auraient  pu  la  pousser  à  cette  fatale  extrémité.  » 


RESUME    PARLEMENTAIRE.  23 


L'Oiseau  Moqueur  avait  demandé  la  permission  de  terminer  régu- 
lièrement le  journal  par  une  série  de  calembours  qu'il  aurait  spirituelle- 
ment intitulés  :  les  étonnantes  Réparties  du  Coq  à  l'Ane. 

Le  journal  aurait  été  un  journal  sans  annonces.  Le  Dindon,  voulant 
s'assurer  la  propriété  d'une  idée  aussi  neuve,  se  disposait  à  prendre  un 
brevet  d'invention  qui  lui  en  réservât  le  monopole;  mais  le  Loup-Cervier 
(qui  devait  faire  la  Bourse)  l'en  détourna,  en  lui  représentant  que  cette 
précaution  serait  superflue,  et  qu'il  ne  trouverait  point  d'imitateurs. 

Il  ne  restait  plus  guère  à  trouver  qu'un  titre  et  un  gérant ,  et  l'affaire 
eût  été  définitivement  constituée,  si  le  Renard,  qui  est  de  bon  conseil, 
et  le  Lièvre,  qui  est  moins  brave  que  César,  n'eussent  reculé  devant  les 
difficultés  de  cette  entreprise.  Le  Renard  fit  observer  très- sagement 
qu'ils  tomberaient  infailliblement  des  hauteurs  de  la  philosophie,  de  la 
science  et  de  la  morale,  dans  les  misères  de  la  politique  quotidienne;  que 
tout  n'était  pas  roses  dans  le  métier  de  journaliste;  qu'ils  auraient  affaire 
à  de  belles  petites  lois ,  au  bout  desquelles  se  trouvent  l'amende  et  la 
prison;  qu'ils  se  feraient  beaucoup  d'ennemis  et  peu  d'abonnés;  qu'ils 
auraient  à  payer  des  droits  de  timbre  exorbitants,  et  de  plus  un  gros 
cautionnement  à  fournir;  que  leur  capital  y  passerait;  que  le  prix  du 
moindre  journal. était  tel,  que  de  pauvres  Animaux  qui  ne  roulent  ni 
sur  l'or  ni  sur  l'argent,  les  Rats,  par  exemple,  ne  sauraient  faire  les 
frais  d'un  abonnement;  que  la  condition  de  toute  entreprise  qui  veut 
devenir  utile  et  populaire ,  et  atteindre  les  masses  pour  les  éclairer,  c'est 
le  bon  marché;  qu'enfin  les  journaux  passent  et  que  les  livres  restent 
(au  moins  en  magasin) . 

Ces  raisons  et  bien  d'autres  avaient  fait  passer  à  l'ordre  de  la  nuit 
sur  l'incident  qui  n'avait  pas  été  autrement  discuté. 


Du  reste ,  cette  mémorable  conspi- 
ration fut  conduite  avec  tant  d'adresse 
et  de  bonheur,  que,  le  lendemain, 
Paris,  M.  le  Préfet  de  police  et  les 
gardiens  du  Jardin  des  Plantes  se  ré- 
veillèrent, après  avoir  dormi  du  soir  au  matin,  comme  si  rien  d'extra- 


2i  PROLOGUE. 


ordinaire  n'avait  pu  se  passer  dans  cette  nuit  désormais  acquise  à 
l'histoire  des  révolutions  animales,  à  laquelle  elle  devait  fournir  une 
de  ses  pages  les  plus  merveilleuses. 


(par  estafette.) 

Quelques  minutes  après  la  visite  de  messieurs  les  Délégués,  un  Pigeon  yoyagbue 
apporta  aux  éditeurs  des  Scènes  de  la  vie  privée  et  publique  des  Animaux  la  lettre 
circulaire  ci-dessous,  qu'il  avait  ordre  de  faire  publier  et  distribuer  immédiatement. 

MM.   LE    SINGE   ET   LE   PERROQUET, 

Rédacteurs  en  chef, 
A    TOUS    LES    ANIMAUX. 

«  Mon  cher  et  futur  collaborateur, 

«  Nous  croyons  devoir  vous  adresser  l'arrêté  de  la  commission 
a  chargée  de  veiller  plus  particulièrement  à  la  rédaction. 

«  Dans  l'intérêt  moral  et  matériel  de  la  publication  que  nous  entre- 
«  prenons  en  commun,  il  est  recommandé  à  messieurs  les  Animaux 
«  Rédacteurs  de  formuler  leurs  opinions  avec  une  telle  mesure  et  une 
«  telle  impartialité,  que,  tout  en  y  trouvant  d'utiles  conseils,  des  cri- 
«  tiques  méritées  et  sévères,  les  Animaux  de  tout  âge,  de  tout  sexe,  de 
«  toute  opinion,  y  compris  les  Hommes,  n'y  puissent  rien  rencontrer 
«  qui  soit  contraire  aux  lois  imprescriptibles  de  la  morale  et  des  conve- 
<(  nances. 

«  En  conséquence,  il  a  été  arrêté  que  tout  article  empreint  de  ce 
«  caractère  de  violence  et  de  méchanceté  qui  a  quelquefois  déshonoré  les 
«  œuvres  de  la  Presse  parmi  les  Hommes ,  et  qui  répugne  aux  cœurs 
«  bien  placés  comme  aux  organisations  délicates,  serait  renvoyé  à  son 
«  auteur,  dont  le  nom  cesserait  dès  lors  de  figurer  sur  la  liste  de  nos 
«  collaborateurs. 

«  N.  B.  —  Le  comité  de  rédaction  a  dû  s'adjoindre,  à  titre  de 
«  correcteurs  d'épreuves  seulement,  quelques  Hommes  fort  au  courant  de 
«  cette  pénible  besogne,  et  que  leur  misanthropie  recommandait  d'ailleurs 
«  entre  tous  à  la  bienveillance  de  l'espèce  animale. 

«  Fait  au  Jardin  des  Plantes,  à  Taris.  » 


RÉSUMÉ    PARLEMENTAIRE. 


25 


Sur  la  recommandation  de  messieurs  les  Rédacteurs  en  chef,  la 
distribution  de  cette  pièce  importante  a  été  confiée  à  un  Corbeau, 
très-entendu ,  qui  a  organisé  pour  la  circonstance  un  Office  de  Publicité 
qui  dépasse  tout  ce  que  l'industrie  des  Hommes  avait  imaginé  en  ce  genre. 
Cet  intelligent  Oiseau  s'est  chargé  également  de  l'envoi  des  prospectus  et 
des  livraisons  à  domicile  pour  Paris,  les  départements  et  l'étranger  :  les 
Canards  qu'il  a  enrôlés  défieraient  les  plus  intrépides  de  nos  crieurs 
patentés,  ils  ne  craignent  ni  le  vent  ni  la  pluie;  et  le  moindre  de  ses 
Chiens  courants  laisserait  loin  derrière  lui  le  plus  agile  des  facteurs 
de  l'administration  des  postes.  Grâce  à  ses  Pigeons  voyageurs  ,  les 
abonnés  de  tous  les  pays  recevront  leurs  livraisons  avec  une  promptitude 
que  l'estafette  la  plus  vantée  ne  saurait  atteindre,  et  les  abonnés  des 
campagnes  seront  servis  avec  autant  d'exactitude  que  les  abonnés  des 
villes.  Des  affiches  seront,  par  ses  ordres,  apposées  sur  tous  les  murs 
dans  les  quatres  parties  du  monde,  sur  la  fameuse  muraille  de  la  Chine 
elle-même.  Messieurs  les  Rédacteurs  espèrent  pouvoir  compter  parmi  leurs 
souscripteurs  tous  les  Animaux  et  tous  les  Hommes  sincères,qui  désirent 
faire  preuve  d'impartialité,  et  qui  ne  redoutent  aucune  des  vérités  qui 
sont  bonnes  à  dire. 

P.-J.  Stahl 


*  t.»  t  «  . 


-  -'^g&S*> 


*-e5; ." ,,_1 


Voilà  ce  qui  vient  de  paraître  !  —  10  centimes  la  livraison. 
Histoire  des  bêtes  à  l'usage  des  gens  d'esprit... 


. 


HISTOIRE 


D'UN     LIÈVRE 

SA   VIE    PRIVÉE 
PUBLIQUE    ET    POLITIQUE 

ÉCRITE     SOUS     SA     DICTÉE     PAR     UNE     PIE,     SON     AMIE. 


Quelques  mots  de  madame  la  Pie  à  MM.  le  Singe  et  le  Perroquet,  Rédacteurs  en  chef. 

essieurs,  ilaété  proclamé  par  l'Assemblée, 
dont  les  délibérations  ont  eu  pour  résultat 
cette  publication,  que  si  le  droit  de  parler 
pouvait  nous  être  refusé,  il  nous  serait  du 
moins  permis  d'écrire. 
Avec  votre  permission,  illustres  Directeurs,  j'ai  donc  écrit. 


28  HISTOIRE  D'UN   LIEVRE. 


Dieu  merci,  la  plume  est  une  arme  courtoise,  elle  égalise  les  forces, 
et  j'espère  prouver  un  jour  qu'entre  les  mains  d'une  Pie  intelligente  cette 
arme  n'a  pas  moins  de  valeur  qu'entre  les  griffes  d'un  Loup  ou  les  pattes 
d'un  Renard; 

Pour  le  moment,  il  ne  s1  agit  ni  de  moi  ni  de  mesdames  les  Oies,  les 
Poules  et  les  Grues,  qu'un  orateur  à  la  fois  spirituel  et  profond,  à  la  fois 
juge  et  partie,  a  si  vertueusement  renvoyées  a  leur  ménage1,  et  je  me 
bornerai  à  vous  raconter  l'Histoire  d'un  Lièvre  que  ses  malheurs  ont 
rendu  célèbre  parmi  les  Bctcs  et  parmi  les  Hommes,  à  Paris  et  dans  les 
champs. 

Croyez,  Messieurs,  que  si  je  me  décide,  dans  une  question  qui  ne 
m'est  point  personnelle,  à  rompre  avec  les  habitudes  de  silence  et  de 
discrétion  dont  on  sait  que  je  me  suis  toujours  fait  une  loi,  c'est  qu'il 
m'eût  été  impossible  de  m'y  refuser  sans  manquer  aux  obligations  les 
plus  ordinaires  de  l'amitié. 


1  Ceux  de  MM.  nos  souscripteurs  qui  n'ont  point  encore  oublié  que  les  dames  ne 
purent  être  admises  à  se  faire  entendre  dans  notre  Assemblée  générale,  trouveront  sans 
doute  tout  naturel  qu'une  dame  ait  été  des  premières  à  nous  écrire.  Nous  espérons  que 
notre  empressement  à  publier  la  lettre  de  madame  la  Pie  effacera  les  impressions  fâcheuses 
que  paraissent  avoir  laissées  dans  son  esprit  certaines  parties  du  discours  du  Renard 
(voir  le  Prologue).  Par  une  réserve  dont  chacun  appréciera  le  difficile  mérite  et  le  rare 
bon  goût,  l'auteur  s'est  modestement  effacé  toutes  les  fois  qu'il  l'a  fallu  absolument  dans 
le  récit  des  aventures  de  son  héros. 

NOTE    DES    RÉDACTEURS. 


HISTOIRE   D'UN   LJfiVRE.- 


Où  la  Pie  essaye  d'entrer  en  matière.  —  Quelques  réflexions  philosophiques  et  préliminaires 
du  Lièvre,  héros  de  cette  histoire.  —  La  dernière  chasse  d'un  Roi.  —  Notre  héros  est  fait 
prisonnier.  —  Théorie  des  Lièvres  sur  le  courage. 


Je  m'étais,  un  soir  de  cette  semaine,  oubliée  sur  un  monceau  de 
pierres,  et  je  méditais  les  derniers  vers  d'un  poëme  en  douze  chants  que 
je  consacre  à  la  défense  des  droits  méconnus  de  notre  sexe,  quand  je  vis 
accourir  entre  les  deux  raies  d'un  pré  un  Levraut  de  ma  connaissance, 
arrière-petit-fils  du  héros  de  mon  histoire. 

«  Madame  la  Pie,  me  cria-t-il  tout  haletant,  grand-père  est  là-bas 
au  coin  du  bois,  et  il  m'a  dit  :  Va  chercher  bien  vite  notre  amie  la  Pie... 
et  je  suis  venu. 

—  Tu  es  un  bon  petit  enfant,  lui  répondis-je  en  lui  donnant  sur  la 
joue  un  coup  d'aile  amical;  c'est  bien  de  faire  comme  cela  les  com- 
missions à  son  grand-père.  Mais  si  tu  cours  toujours  si  vite,  tu  finiras 
par  te  rendre  malade. 

—  Ah  !  me  répondit-il  en  me  regardant  tristement,  je  ne  suis  pas 
malade,  moi,  c'est  grand-père  qui  l'est!  le  Lévrier  du  garde  champêtre 
l'a  mordu...  c'est  ça  qui  fait  peur.  » 

Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre;  en  deux  sauts  je  fus  auprès  de 
mon  malheureux  ami,  qui  me  reçut  avec  cette  cordialité  qui  est  la  poli- 
tesse des  bons  Animaux. 

Sa  patte  droite  était  supportée  par  une  écharpe  faite  à  la  hâte  de 
deux  brins  de  jonc;  sa  pauvre  tête,  sur  laquelle  on  avait  appliqué  quel- 
ques compresses  de  feuilles  de  dictame  qu'une  Biche  compatissante  lui 
avait  procurées,  était  entourée  d'un  bandeau  qui  lui  cachait  un  œil  :  le 
sang  coulait  encore. 

A  ce  triste  spectacle,  je  reconnus  les  Hommes -et  leurs  funestes  coups. 

«  Ma  chère  Pie,  me  dit  le  vieillard,  dont  le  visage,  empreint  d'un 
caractère  de  tristesse  et  de  gravité  inaccoutumée,  n'avait  cependant  rien 
perdu  de  son  originelle  simplicité,  on  ne  vient  pas  au  monde  pour  être 
heureux* 

—  Hélas!  lui  répondis-je,  cela  se  voit  bien. 

—  Je  sais,  continua-t-il,  qu'on  doit  avoir  toujours  peur,  et  qu'un 


30  HISTOHIE   D'UN   LIEVRE. 


Lièvre  n'est  jamais  sûr  de  mourir  tranquillement  dans  son  gîte;  mais, 
vous  le  voyez,  je  puis  moins  qu'un  autre  compter  sur  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  une  belle  mort  :  la  campagne  s'annonce  mal,  me 
voilà  borgne  peut-être ,  et  pour  sûr  estropié  ;  un  Épagneul  vfendrait  à 
bout  de  moi.  Ceux  des  nôtres  qui  voient  tout  en  beau,  et  qui  s'entêtent  à 
penser  que  la  chasse  ferme  quelquefois,  veulent  bien  convenir  qu'elle 
ouvrira  dans  quinze  jours  ;  je  crois  que  je  ferai  Lien  de  mettre  ordre  à 
mes  affaires  et  de  léguer  mon  histoire  à  la  postérité  pour  qu'elle  en 
profite,  si  elle  peut.  A  quelque  chose  malheur  doit  être  bon.  Si  Dieu 
m'a  accordé  la  grâce  de  retrouver  ma  patrie,  après  m'avoir  fait  vivre  et 
souffrir  parmi  les  Hommes,  c'est  qu'il  a  voulu  que  mes  infortunes  ser- 
vissent d'enseignement  aux  Lièvres  à  venir.  Dans  le  monde  on  se  tait  sur 
bien  des  choses  par  prudence  et  par  politesse;  mais,  devant  la  mort,  le 
mensonge  devenant  inutile,  on  peut  tout  dire.  D'ailleurs,  j'avoue  mon 
faible  :  il  doit  être  agréable  de  laisser  après  soi  un  glorieux  souvenir,  et 
de  ne  pas  mourir  tout  entier  ;  qu'en  pensez-vous?  » 

J'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  lui  faire  entendre  que  j'étais  de 
son  avis,  car  il  avait  gagné  dans  ses  rapports  avec  les  Hommes  une  sur- 
dité d'autant  plus  gênante,  qu'il  s'obstinait  à  la  nier.  Que  de  fois  n'ai-je 
pas  maudit  cette  infirmité,  qui  le  privait  du  bonheur  d'écouter!  Je  lui 
criai  dans  les  oreilles  qu'on  était  toujours  bien  aise  de  se  survivre  dans 
ses  œuvres,  et  que,  devant  une  fin  presque  certaine,  il  devait  être  en 
effet  consolant  de  penser  que  la  gloire  peut  remplacer  la  vie ,  qu'en  tout 
cas  cela  ne  pouvait  pas  faire  de  maL 

Il  me  dit  alors  que  son  embarras  était  grand,  que  sa  maudite  bles- 
sure l'empêchait  d'écrire,  puisqu'il  avait  précisément  la  patte  droite 
cassée;  qu'il  avait  essayé  de  dicter  à  ses  enfants,  mais  que  les  pauvres 
petits  ne  savaient  que  jouer  et  manger  ;  qu'un  instant  il  avait  eu  l'idée 
de  faire  apprendre  par  cœur  son  histoire  à  l'aîné,  et  de  la  transmettre 
ainsi  à  l'état  de  Rapsodie  aux  siècles  futurs,  mais  que  l'étourdi  n'avait 
jamais  manqué  de  perdre  la  mémoire  en  courant.  «  Je  vois  bien,  ajouta- 
t-il,  qu'on  ne  peut  guère  compter  sur  la  tradition  orale  pour  conserver 
aux  faits  leur  caractère  de  vérité;  je  n'ai  pas  envie  de  devenir  un  mythe 
comme  le  grand  Vichnou,  Saint-Simon,  Fourrier,  etc.;  vous  êtes  lettrée, 
ma  bonne  Pie,  veuillez  me  servir  de  secrétaire,  mon  histoire  y  gagnera.  » 

Je  cédai  à  ses  instances,  et  je  m'apprêtai  à  écouter.  Les  discours  des 
vieillards  sont  longs,  mais  il  en  ressort  toujours  quelque  utile  enseigne- 
ment. 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


31 


Voulant  donner  de  la  solennité  à  cet  acte,  le  plus  important  et  le 
dernier  peut-être  de  sa  vie,  mon  vieil  ami  se  recueillit  pendant  cinq 
minutes,  et,  se  souvenant  qu'il  avait  été  un  Lièvre  savant,  il  jugea  à 
propos  de  commencer  par  une  citation.  (  Il  tenait  cette  manie  des  cita- 
tions d'un  vieux  comédien  qu'il  avait  connu  à  Paris.)  Il  emprunta  donc 
son  exorde  à  un  auteur  tragique  auquel  les  Hommes  s'accordent  enfin  à 
trouver  quelque  mérite ,  et  commença  en  ces  termes  : 

«  Approcher,  mes  enfants,  enfin  l'heure  .est  venue 
Qu'il  faut  que  mon  secret  éclate  à  votre  vue.  » 

Ces  deux  vers  dé  Racine,  qu'un  nommé  Mithridate  adresse  à  ses 
enfants  dans  une  circonstance  qui  n'est  pas  analogue,  et  la  belle  décla- 
mation du  narrateur,  produisirent  le  plus  grand  effet. 


- -*v. 


L'aîné  quitta  tout  pour  venir  se  placer  respectueusement  sur  les 
genoux  de  son  grand-père;   le  cadet,   qui  aimait  passionnément  les 


32  HISTOIRE   D'UN   LIÈVRE. 


contes,  se  tint  debout  et  ouvrit  les  oreilles  ;  et  le  plus  jeune  s'assit  par 
terre  en  grugeant  par  la  tige  un'  brin  de  trèfle. 

Le  vieillard,  satisfait  de  l'attitude  de  son  auditoire,  et  voyant  que 
je  l'attendais ,  continua  ainsi  : 

«  Mon  secret,  mes  enfants,  c'est  mon  histoire.  Qu'elle  vous  serve  de 
leçon,  car  la  sagesse  ne  vient  pas  à  nous  avec  l'âge,  il  faut  aller 
au-d.evant  d'elle. 

J'ai  dix  ans  bien  comptés;  je  suis  si  vieux,  que  de  mémoire  de 
Lièvre  il  n'a  été  donné  de  si  longs  jours  à  un  pauvre  Animal.  Je  suis 
venu  au  monde  en  France,  de  parents  français,  le  1er  mai  1830,  là  tout 
près,  derrière  ce  grand  chêne,  le  plus  beau  de  notre  belle  forêt  de  Ram- 
bouillet, sur  un  lit  de  mousse  que  ma  bonne  mère  avait  recouvert  de  son 
plus  fin  duvet. 

Je  me  rappelle  encore  ces  belles  nuits  de  mon  enfance,  où  j'étais 
ravi  d'être  au  monde,  où  l'existence  me  semblait  si  facile,  la  lumière  de 
la  lune  si  pure,  l'herbe  si  tendre,  le  thym  et  le  serpolet  si  parfumés! 

S'il  est  des  jours  amers,  il  en  est  de  si  douxl 

J'étais  alerte  alors,  étourdi,  paresseux  comme  vous;  j'avais  votre 
âge,  votre  insouciance  et  mes  quatre  pattes;  je  ne  savais  rien  de  la  vie, 
j'étais  heureux,  oui,  heureux  !  car  vivre  et  savoir  ce  que  c'est  que  l'exis- 
tence d'un  Lièvre,  c'est  mourir  à  toute  heure,  c'est  trembler  toujours. 
L'expérience  n'est,  hélas!  que  le  souvenir  du  malheur. 

Je  ne  tardai  pas,  du  reste,  à  reconnaître  que  tout  n'est  pas  pour  le 
mieux  en  ce  triste  monde,  que  les  jours  se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas. 

Un  matin ,  dès  l'aurore ,  après  avoir  couru  à  travers  ces  prés  et  ces 
guérets,  j'étais  sagement  revenu  m'endormir  près  de  ma  mère,  comme 
le  devait  faire  un  enfant  de  mon  âge ,  quand  je  fus  réveillé  soudain  par 
deux  éclats  de  tonnerre  et  par  d'horribles  clameurs...  Ma  mère  était  à 
deux  pas  de  moi,  mourante,  assassinée!...  «  Sauve-toi,  me  cria-t-elle 
encore,  sauve-toi  !  »  et  elle  expira.  Son  dernier  soupir  avait  été  pour  moi. 

Il  ne  m'avait  fallu  qu'une  seconde  pour  apprendre  ce  que  c'était 
qu'un  fusil,  ce  que  c'était  que  le  malheur,  ce  que  c'était  qu'un  Homme. 
Ah!  mes  enfants,  s'il  n'y  avait  pas  d'Hommes  sur  la  terre,  la  terre 
serait  le  paradis  des  Lièvres  :  elle  est  si  bonne  et  si  féconde  !  il  suffirait 
de  savoir  où  l'eau  est  la  plus  pure,  le  gîte  le  plus  silencieux,  les  plantes 
les  plus  salutaires.  Quoi  de  plus  heureux  qu'un  Lièvre,  je  vous  le 
demande,  si,  pour  nos  péchés,  le  bon  Dieu  n'avait  imaginé  l'Homme? 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE. 


33 


Mais,  hélas,  toute  médaille  a  son  revers,  le  mal  est  toujours  à  côté  du 
bien,  l'Homme  est  toujours  à  côté  de  l'Animal. 

—  Croiriez- vous,  me  dit- il,  ma  chère  Pie,  que  j'ai  vu  dans  des 
livres  qui  n'étaient  pas  écrits  par  des  Bêtes,  il  est  vrai,  que  Dieu  avait 
créé  l'Homme  à  son  image?  Quelle  impiété! 

—  Dis  donc,  grand  père,  dit  le  plus  petit,  il  y  avait  une  fois  dans 


le  champ  là-bas  deux  petits  Lièvres  avec  leur  sœur,  et  puis  il  y  avait 
aussi  un  grand  méchant  Oiseau  qui  a  voulu  les  empêcher  de  passer  : 
c'est-il  cela  un  Homme? 

—  Taîs^toi  donc,  lui  répondit  son  frère,  puisque  c'était  un  Oiseau,. 

5 


34  HISTOIRE   D'UN   LIÈVRE. 


.  c'était  pas  un  Homme.  Tais -toi  :  tu  serais  obligé  de  crier  pour  que 
papa  t'entende;  ça  ferait  du  bruit,  et  nous  aurions  tous  peur. 

—  Silence!  s'écria  le  vieillard,  qui  s'aperçut  qu'on  ne  l'écoutait 
plus.  Où  en  étais-je?  me  demanda-t-il, 

—  Votre  mère  était  morte,  lui  dis -je,  en  vous  criant  :  Sauve- toi 
bien  vite. 

—  Pauvre  mère  !  reprit-il,  elle  avait  bien  raison  :  sa  mort  n'avait 
été  qu'un  prélude.  C'était  grande  chasse  royale.  Toute  la  journée  ce  fut 
un  carnage  horrible  :  la  terre  était  couverte  de  cadavres,  on  voyait  du 
sang  partout,  sur  les  taillis  dont  les  jeunes  pousses  tombaient  coupées 
par  le  plomb,  sur  les  fleurs  elles-mêmes,  que  les  Hommes  n'épargnaient 
pas  plus  que  nous,  et  qui  périssaient  écrasées  sous  leurs  pieds.  Cinq 
cents  des  nôtres  succombèrent  dans  cette  abominable  journée!  Com- 
prend-on ces  monstres  qui  croient  n'avoir  rien  de  mieux  à  faire  que 
d'ensanglanter  les  campagnes,  qui  appellent  cela  s'amuser,  et  pour  les- 
quels la  chasse,  l'assassinat,  n'est  qu'un  délassement  ! 

Du  reste ,  ma  mère  fut  bien  vengée.  Cette  chasse  fut  la  dernière  des 
chasses  royales,  m'a-t-on  dit.  Celui  qui  la  fit  repassa  bien  une  fois  encore 
par  Rambouillet,  mais  cette'  fois-là  il  ne  chassait  pas. 

Je  suivis  les  conseils  de  ma  mère  :  pour  un  Lièvre  de  dix- huit 
jours  je  me  sauvai  très-bravement,  ma  foi;  oui,  bravement!  Et  si  jamais 
vous  vous  trouvez  à  pareille  affaire ,  ne  craignez  rien ,  mes  enfants, 
sauvez -vous.  Se  retirer  devant  des  forces  supérieures,  ce  n'est  pas  fuir, 
c'est  imiter  les  plus  grands  capitaines,  c'est  battre  en  retraite. 

Je  m'indigne  quand  je  pense  à  la  réputation  de  poltronnerie  qu'on 
prétend  nous  faire.  Croit-on  donc  qu'il  soit  si  facile  de  trouver  des  jambes 
à  l'heure  du  danger  ?  Ce  qui  fait  la  force  de  tous  ces  beaux  parleurs,  qui 
s'arment  jusqu'aux  dents  contre  des  Animaux  sans  défense,  c'est  notre 
faiblesse.  Les  grands  ne  sont  grands  que  parce  que  nous  sommes  petits. 
Un  écrivain  de  bonne  foi,  Schiller,  l'a  dit  :  S'il  n'y  avait  pas  de  Lièvres, 
il  n'y  aurait  pas  de  grands  seigneurs. 

Je  courus  donc,  je  courus  longtemps;  quand  je  fus  au  bout  de  mon 
haleine,  un  malheureux  point  de  côté  me  saisit,  et  je  m'évanouis.  Je  ne 
sais  combien  de  temps  cela  dura  :  mais  jugez  de  mon  effroi ,  lorsque  je 
me  retrouvai,  non  plus  dans  nos  vertes  campagnes,  non  plus  sous  le 
ciel,  non  plus  sur  la  terre  que  j'aime,  mais  dans  une  étroite  prison,  dans 
un  panier  fermé. 

La  fortune  m'avait  trahi  !  Pourtant,  quand  je  m'aperçus  que  je  n'étais 


HISTOIRE  D'UN   LIÈVRE.  35 

pas  encore  mort,  j'en  fus  bien  aise;  car  j'avais  entendu  dire  que  la 
mort  est  le  pire  des  maux,  parce  qu'elle  en  est  le  dernier;  mais  j'avais 
entendu  dire  aussi  que  les  Hommes  ne  faisaient  pas  de  prisonniers,  et,  ne 
sachant  ce  que  j'allais  devenir,  je  m'abandonnai  à  d'amères  réflexions.  Je 
me  sentais  ballotté  par  des  secousses  régulières  très-incommodes,  lorsque 
l'une  d'elles,  plus  forte  que  les  autres,  ayant  fait  entr'ouvrir  le  couvercle 
de  mon  cachot,  je  pus  m'apercevoir  que  l'Homme,  au  bras  duquel  il 
était  suspendu,  ne  marchait  pas,  et  que  pourtant  un  mouvement  rapide 
nous  emportait.  Vous  qui  n'avez  rien  vu  encore,  vous  aurez  peine  à  le 
croire;  mais  mon  ravisseur  était  monté  sur  un  Cheval!  C'était  l'Homme 
qui  était  dessus,  c'était  le  cheval  qui  était  dessous.  Cela  dépasse  la 
raison  animale.  Que  j'aie  obéi  plus  tard  à  un  Homme,  moi,  pauvre  Lièvre, 
on  le  comprend.  Mais  qu'un  Cheval,  une  créature  si  grande  et  si  forte, 
qui  a  des  sabots  de  corne  dure,  consente  à  se  faire,  comme  le  Chien,  le 
domestique  de  Y  Homme,  et  à  le  porter  lâchement,  voilà  ce  qui  ferait 
douter  des  nobles  destinées  del' Animal,  si  l'espoir  d'une  vie  future  ne  venait 
nous  soutenir,  et  si,  du  reste,  le  doute  changeait  quelque  chose  à  l'affaire. 
Mon  ravisseur  était  un  des  laquais  du  roi.  » 


II 


Où  il  est  question  de  la  révolution  de  Juillet  et  de  ses  fatales  conséquences. 
—  Utilité  des  arts  d'agrément 


Après  quelques  instants  de  silence,  mon  vieil  ami,  que  ce  retour  sur 
le  passé  avait  vivement  impressionné ,  hocha  la  tête  et  reprit  avec  plus 
de  calme  le  fil  de  sa  narration  : 

«  Je  n'essayai  point  de  résister. 

Il  est  des  contre-temps  qu'il  faut  qu'un  sage  essuie. 

Chez  les  Hommes  tout  le  monde  est  plus  ou  moins  domestique,  il  n'y 
a  de  différence  que.  dans  la  façon  d'obéir;  une  fois  entré  dans  les  horreurs 
de  la  vie  civilisée,  je  dus  en  accepter  les  obligations.  Le  valet  d'un  roi 
devint  donc  mon  maître. 


36 


HISTOIlïE    l)'U*N    LIEVKE. 


Par  bonheur  sa  petite  fille,  qui  m'avait  pris  pour  un  Chat,  se  déclara 
mon  amie.  Il  fut  résolu  que  je  ne  serais  pas  tué,  parce  que  j'étais  trop 
petit ,  parce  qu'il  ne  manquait  pas  dans  les  cuisines  de  la  cour  et  aux 
tables  royales  de  Lièvres  plus  gros  que  moi,  et  parce  que  ma  maîtresse 
me  trouvait  gentil.  Pour  les  petites  filles,  la  gentillesse  consiste  à  se 
laisser  tirer  les  oreilles  et  à  montrer  une  patience  d'ange.  Je  fus  touché 
de  la  bonté  de  ma  maîtresse.  Les  Femmes  valent  mieux  que  les  Hommes, 
elles  ne  vont  point  à  la  chasse. 

Assuré  de  la  vie,  et  prisonnier  sur  parole,  on  ne  me  chargea  pas  de 
chaînes. 

J'aurais  pris  mon  mal  en  patience  si  j'avais  pu  m'évader,  et  je 
('•aurais  fait  certainement  si  je  n'avais  craint  l'impitoyable  baïonnette 

De  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre. 

Dans  cette  petite  chambre,  située  à  Paris  sous  les  combles  mêmes 
des  Tuileries,  j'arrosai  bien  souvent  de  mes  larmes  le  pain  qu'on  me 


HISTOIRE   D'UiN   LIÈVRE,  37 


donnait  par  miettes  et  qui  n'avait  aucun  rapport,  je  vous  lé  jure, 
avec  les  herbes  bienfaisantes  que  la  terre  produit  pour  nous.  Le  triste 
logement  qu'un  palais  quand  on  n'en  peut  sortir  à  son  gré  !  Les  premiers 
jours  j'essayai  de  me  distraire  en  me  mettant  à  la  fenêtre;  mais  souvent 
on  essaye  d'être  content,  et  on  ne  peut  pas;  il  n'y  a  que  ceux  qui  sont 
bien  qui  ne  veulent  pas  changer  de  place.  J'en  vins  à  prendre  en  horreur 
cette  vue  monotone. 

Que  n'aurais-je  pas  donné  pour  une  heure  de  liberté  et  pour  un  brin 
de  serpolet  !  J'eus  cent  fois  la  tentation  de  me  précipiter  du  haut  de  cette 
belle  prison  pour  aller  vivre  libre  dans  les  herbes  ou  mourir.  Croyez- 
moi,  mes  enfants,  le  bonheur  n'habite  pas  au-dessus  des  lambris  dorés. 

Mon  maître,  qui,  en  sa  qualité  de  valet  de  cour,  n'avait  pas  grand'- 
chose  à  faire,  et  qui  trouvait  sans  doute  à  son  point  de  vue  humain  mon 
éducation  fort  imparfaite,  s'avisa  de  vouloir  la  compléter.  Il  me  fallut 
apprendre  alors  (Dieu  sait  ce  qu'il  m'en  coûta)  une  foule  d'exercices 
plus  déshonorants  et  surtout  plus  difficiles  les  uns  que  les  autres.  0  honte! 
je  sus  bientôt  faire  le  mort  et  faire  le  beau  au  moindre  signe  comme  un 
Caniche.  Mon  tyran,  encouragé  par  la  déplorable  facilité  que  je  devais  à 
la  rigueur  de  sa  méthode,  voulut  joindre  à  cette  partie  plus  sérieuse  de  son 
enseignement  ce  qu'il  nommait  un  art  d'agrément,  et  me  donna  de  si 
terribles  leçons  de  musique,  que,  malgré  mon  horreur  pour  le  bruit,  je 
fus  en  moins  de  rien  en  état  de  battre  un  roulement  très-passable  sur  le 
tambour,  et  forcé  d'exercer  ce  nouveau  talent  toutesies  fois  qu'un  des 
membres  de  la  famille  royale  sortait  du  château. 

Un  jour,  c'était  un  mardi,  le  27  juillet  1830  (je  n'oublierai  jamais 
cette  date-là),  le  soleil  brillait  de  tout  son  éclat;  je  venais  de  battre  aux 
champs  pour  monseigneur  le  duc  d' Angoulême ,  qui  allait  toujours  se 
promener,  et  j'avais  encore  les  nerfs  tout  agacés  par  le  contact  de  la 
peau  de  l'horrible  instrument,  une  peau  d'Ane!  quand  tout  à  coup,  et 
pour  la  seconde  fois  de  ma  vie,  j'entendis  retentir  des  coups  de  fusil  qui 
semblaient  se  tirer  tout  près  des  Tuileries,  du  côté  du  Palais- Royal, 
m'a-t-on  dit. 

Grand  Dieu,  pensai-je,  des  Lièvres  infortunés  auraient-ils  eu  l'impru- 
dence de  se  hasarder  dans  ces  rues  de  Paris  où  il  y  a  autant  d'Hommes 
que  de  Chiens  et  de  fusils?  Et  l'affreux  souvenir  de  la  chasse  de  Ram- 
bouillet me  glaça  d'effroi.  Décidément,  pensai-je,  il  faut  qu'à  une  époque 
antérieure  les  Hommes  aient  eu  à  se  plaindre  des  Lièvres,  car  un  pareil 
acharnement  ne  peut  s'expliquer  que  par  un  légitime  besoin  de  ven* 


38  HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


geance;  et,  me  tournant  vers  ma  maîtresse,  j'implorai  du  regard  sa 
protection.  Je  vis  alors  sur  sa  figure  une  épouvante  égale  à  la  mienne. 
Déjà  je  me  disposais  à  la  remercier  de  la  pitié  que  semblait  lui  inspirer 
le  malheur  de  mes  frères,  quand  je  m'aperçus  que  sa  frayeur  était  toute 
personnelle  et  qu'elle  songeait  beaucoup  à  elle-même  et  fort  peu  à  nous. 
Ces  coups  de  fusil ,  dont  chaque  détonation  me  faisait  figer  le  sang 
dans  les  veines,  les  Hommes  ne  les  tiraient  pas  sur  des  Lièvres,  mais 
bien  sur  d'autres  Hommes.  Je  me  frottai  les  yeux,  je  me  mordis  les 
pattes  jusqu'au  sang  pour  m'assurer  que  je  ne  rêvais  pas  et  que  j'étais 
éveillé  :  je  puis  dire;  comme  Orgon,  que  je  l'ai  vu, 

de  mes  propres  yeu!c  vu, 

Ce  qu'on  appelle  vu. 

Le  besoin  que  les  Hommes  ont  de  chasser  est  si  grand,  qu'ils  aiment 
mieux  se  luer  que  de  ne  rien  tuer  du  tout. 

—  Ce  que  vous  me  contez  là  n'a  rien  d'étonnant,  lui  dis-je.  Combien 
de  fois,  à  la  nuit  tombante,  n'ai-je  pas  eu  à  essuyer  le  feu  des  chasseurs 
dont  la  manie  est  de  décharger  sur  nous  autres  Pies  leur  dernier  coup  de 
fusil,  pour  ne  pas  perdre  leur  poudre!  disent-ils;  et  pourtant  nous  ne 
passons  pas  pour  être  bonnes  à  manger.  Les  lâches  ! 

—  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  reprit  mon  vieil  ami ,  qui  me 
témoigna  par  un  geste  significatif  que  j'avais  bien  raison,  c'est  qu'au 
lieu  d'en  rougir  les  Hommes  sont  très-fiers  de  ces  luttes  contre  nature. 
Il  paraît  que  parmi  eux  les  choses  ne  vont  bien  que  quand  le  canon 
s'en  mêle,  et  que  les  époques  où  il  y  a  beaucoup  de  sang  répandu  sont, 
dans  leurs  fastes,  des  époques  à  jamais  mémorables. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  vous  foire  l'historique  de  ces  journées; 
quoique  tout  n'ait  pas  encore  été  dit  sur  la  révolution  de  Juillet,  ce  n'est 
pas  à  un  Lièvre  qu'il  appartient  de  s'en  faire  l'historien. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  révolution  de  Juillet  ?  demanda  le  petit 
Lièvre,  qui,  de  même  que  tous  les  enfants,  n'écoutait  que  par  inter- 
valles, quand  par  hasard  un  mot  le  frappait. 

—  Veux-tu  bien  te  taire,  lui  répondit  son  frère ,  tu  n'écoutes  donc 
pas;  grand-père  vient  de  nous  dire  que  c'est  un  moment  où  tout  le 
monde  a  joliment  peur. 

—  Je  me  contenterai  de  vons  apprendre,  continua  le  narrateur,  que 
ce  petit  incident  n'avait  pas  frappé,  que,  durant  trois  mortelles  journées, 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE.  39 

j'eus  les  oreilles  déchirées  par  le  roulement  du  tambour,  par  le  fracas  du 
canon  et  par  le  sifflement  des  balles,  auxquels  succédait  un  bruit  lugubre 
et  sourd  qui  pesait  surtout  Paris.  Pendant  que  le  peuple  se  battait  et  se 
barricadait  dans  les  rues,  la  cour  était  à  Saint-Cloud;  je  ne  sais  ce 
qu'elle  y  faisait  :  quant  à  nous,  nous  passions  dans  les  Tuileries  une 
nuit  bien  désagréable  :  les  nuits  n'ont  pas  de  6n  quand  on  a  peur.  Le 
lendemain  28 ,  la  fusillade  recommença  de  plus  belle ,  et  je  sus  qu'on 
avait  pris  et  repris  l'Hôtel  de  Ville.  J'en  aurais  fait  mon  deuil  si  j'avais 
pu  m'en  aller  comme  la  cour,  mais  il  n'y  fallait  pas  songer.  Le  29,  dès 
le  matin,  des  cris  furieux  se  firent  entendre  sous  les  fenêtres  du  château, 
le  canon  tonnait.  —  C'en  est  fait  !  s'écria  ma  maîtresse,  pâle  d'effroi,  le 
Louvre  est  pris;  et,  emportant  dans  ses  bras  sa  fille  qui  pleurait,  elle 
s'enfuit  éperdue  :  il  était  onze  heures. 

Quand  elle  fut  partie,  je  réfléchis  qu'à  la  vérité  j'étais  seul  et  sans 
défense,  mais  qu'aussi,  j'étais  sans  ennemis,  et  le  courage  me  revint. 
Que  les  Hommes  s'entr'égorgent,  pensai-je,  c'est  leur  affaire,  les  Lièvres 
n'y  perdront  rien.  La  chambre  sous  le  lit  de  laquelle  j'étais  parvenu  h  * 
me  retrancher  fut  occupée  pendant  quelques  heures  par  des  soldats  rouges 
qui  tirèrent  par  la  fenêtre  un  bon  nombre  de  coups  de  fusil,  en  criant 
avec  un  accent  étranger  :  Vive  le  roi  !  Criez,  leur  disais-je,  criez;  on  voit 
bien  que  vous  n'êtes  pas  des  Lièvres,  et  que  ce  rbi  n'a  pas  été  à  la  chasse 
dans  vos  guérets.  Bientôt  je  ne  vis  plus  de  soldats  ,*  ils  avaient  disparu  : 
un  pauvre  homme,  un  sage  sans  doute,  qui  semblait  n'avoir  aucun  goût 
pour  la  guerre,  vint  se  réfugier  dans  ma  retraite  abandonnée,  et  se 
cacha  philosophiquement  dans  une  armoire ,  où  il  fut  bientôt  découvert 
et  bafoué  par  des  gens  qui  remplirent  en  un  instant  la  chambre.  Ceux-là 
n'avaient  pas  d'uniformes,  leur  toilette  était  même  négligée.  Us  fouillèrent 
partout  en  criant  :  Vive  la  liberté  !  comme  s'ils  avaient  espéré  la  trouver 
dans  ma  mansarde  des  Tuileries.  Il  paraît  que,  parmi  les  Hommes,  la 
liberté  est  la  reine  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  roi.  Pendant  que  l'un 
d'entre  eux  arborait  à  la  fenêtre  un  drapeau  qui  n'était  pas  blanc,  les  * 
autres  chantaient  avec  ferveur  un  beau  chant  dont  j'ai  retenu  ces 
paroles  : 

Allons,  enfants  de  la  patrie, 
Le  jour  de  gloire  est  arrivé. 

Quelques-uns  étaient  noirs  de  poudre  et  paraissaient  s'être  battus  aussr 
bien  que  si  on  les  eût  payés  pour  cela.  Comme  ils  ne  cessaient  de  crier  : 


bO 


HISTOIRE  D'UN   LIEVRE. 


Vive  la  liberté!  je  pensai  que  ces  malheureux,  avant  d'être  les  plus  forts, 
avant  d'avoir  pu  se  donner  la  joie  de  se  garder  eux-mêmes  et  de  s'or- 
ganiser en   patrouilles   volontaires,  avaient  sans  doute  été  enfermés 


comme  moi  dans  des  paniers ,  ou  emprisonnés  dans  de  petites  cham- 
bres, et  forcés  peut-être  de  faire  du  bruit  sans  rime  ni  raison  en  l'hon- 
neur du  roi.  Les  faibles  se' laissent  mettre  le  couteau  sur  la  gorge, 
mais  c'est  toujours  à  charge  de  revanche. 

0  puissance  magnétique  de  l'enthousiasme  !  Je  fis  trois  pas  vers  ces 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE.  U 


Hommes,  nos  ennemis,  et  j'eus  envié  de  crier  comme  eux  :   Vive  la 
liberté  !  mais  je  me  dis  :  A  quoi  bon  ? 

Pendant  ces  trois  journées,  le  croiriez- vous,  ma  chère  Pie?  douze 
cents  Hommes  furent  tués  et  enterrés. 

—  Bah  !  luidis-je,  on  enterre  les  morts,  mais  on  n'enterre  pas  les  idées, 

—  Huai,  me  répondit-il. 

Le  lendemain  je  vis  revenir  mon  maître,  qui  ne  s'était  pas  montré 
depuis  vingt-quatre  heures  ;  il  était  bien  changé ,  il  avait  retourné  son 
habit,  ce  qui  ne  lui  avait  pas  servi  à  grand'chose,  et  portait  sur  son 
épaule  un  flot  de  rubans  aux  trois  couleurs. 

J'appris,  en  l'écoutant  causer  avec  sa  femme,  que  j'avais  vu  de  belles 
choses,  que  tout  était  perdu,  qu'il  n'y  avait  plus  de  roi,  ni  de 
domestiques  de  roi, "qu'on  parlait  déjà  de  s'en  passer,  que  Charles  X 
était  sorti  pour  ne  plus  rentrer,  qu'il  fallait  bien  se  garder  de  prononcer 
son  nom,  que  la  situation  était  embarrassante,  qu'on  ne  savait  pas 
comment  tout  cela  tournerait,  que  pour  le  moment  il  fallait  faire  ses 
paquets  et  déménager  au  plus  vite,  qu'ils  étaient  ruinés,  etc.,  etc. 

Bon,  pensai-je,  quoi  qu'il  arrive,  j'y  aurai  toujours  gagné  de  ne  plus 
demeurer  dans  un  palais  et  de  ne  plus  battre  du  tambour. 

Hélas  !  mes  pauvres  petits,  le  Lièvre  propose,  mais  l'Homme  dispose.  | 

Si  jamais  vous  voyez  une  révolution,  vous  promît-on  monts  et  merveilles, 
tremblez.  Cette  révolution,  de  laquelle  j'avais  tant  espéré,  de  laquelle,  en 
tout  cas,  j'étais  bien  innocent,  ne  fit  qu'empirer  mon  triste  sort.  Au  bout 
d'un  mois,  mon  maître,  de  plus  en  plus  ruiné,  toiyours  sans  place  et 
sans  pain,  vit  la  misère  approcher.  La  misère  est  pour  les  Hommes  ce 
que  l'hiver  est  pour  les  Lièvres  quand  il  gèle  à  pierre  fendre  et  que  la 
terre  est  nue.  Un  jour  sa  femme  pleurait,  son  enfant  pleurait,  nous 
pleurions  tous  :  nous  avions  tous  faim  !  (Si  les  riches  croyaient  à  . 
l'appétit  des  pauvres,  ils  auraient  peur  d'être  dévorés  par  eux.)  Je  vis 
avec  effroi  mon  maître  désespéré  fixer  sur  moi  des  regards  qui  me 
parurent  féroces.  Homme  affamé  n'a  point  d'entrailles.  Jamais  Lièvre  ne 
courut  plus  grand  danger.  Dieu  vous  garde,  enfants,  d'avoir  jamais  la 
perspective  de  devenir  un  civet. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  civet?  demanda  le  petit  Lièvre,  qui 
décidément  était  un  intrépide  questionneur. 

—  Un  civet,  répondit  le  vieillard,  c'est  un  Lièvre  coupé  par  mor- 
ceaux et  cuit  dans  une  casserole.  Buffon  a  écrit  des  Lièvres  :  «  Leur 
«  chair  est  excellente,  leur  sang  même  est  très-bon  à  manger,  c'est  le  plus 

G 


42  HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 

doux  de  tous  les  sangs.  »  Cet  Homme,  qui,  entre  autres  contes  à  dormir 
debout,  prétend  que  nous  dormons  les  yeux  ouverts,  a  dit  ailleurs  que  le 
style  était  l'Homme;  j'en  conclus  qu'il  dut  être  un  monstre  de  cruauté.  » 

A  cette  réponse  du  vieillard ,  l'auditoire  parut  frappé  de  stupeur  ;  le 
silence  devint  si  grand,  qu'on  entendait  l'herbe  pousser. 

«  On  ne  me  fera  jamais  croire,  s'écria  le  vieux  Lièvre,  que  le  sou- 
venir de  cette  époque  de  sa  vie  avait  singulièrement  ému,  que  le  Lièvre 
ait  été  créé  pour  être  mis  à  la  broche,  et  que  l'Homme  n'ait  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  manger  les  autres  animaux,  ses  frères. 

Il  fut  donc  question  de  m'immoler  ce  jour-là.  Mais  ma  maîtresse  Bt 
observer  que  j'étais  trop  maigre. 

Je  ne  connus  qu'alors  le  bonheur  d'être  maigre,  et  je  rendis  grâce  à 
la  misère  qui  avait  daigné  ne  me  laisser  que  la  peau  et  les  os. 

La  petite  fille  parut  comprendre  tout  ce  que  la  question  avait  de 
gravité  pour  moi  et  pour  ses  plaisirs;  et  quoiqu'elle  n'aimât  guère  le 
pain  sec,  elle  eut  la  générosité  de  s'opposer  au  meurtre  qu'on  prémédi- 
tait. Pour  la  seconde  fois  je  lui  dus  la  vie.  —  Si  on  le  tue,  dit-elle  en 
pleurant  à  chaudes  larmes,  cela  lui  fera  du  mal;  il  ne  pourra  plus  faire 
le  mort,  ni  faire  le  beau,  ni  battre  du  tambour. 

—  Parbleu  !  s'écria  mon  maître  en  se  frappant  le  front,  cette  petite 
fille  me  donne  une  idée,  et  je  crois  bien  que  nous  sommes  sauvés. 
Quand  nous  étions  riches ,  mon  Lièvre  faisait  de  la  musique  pour  notre 
plaisir  à  tous  et  pour  le  sien,  il  en  fera  maintenant  pour  de  l'argent. 

Il  avait  raison.  Ils  étaient  sauvés,  et  pour  mon  malheur  je  fus  leur 
sauveur.  Tel  que  vous  me  voyez,  à  partir  de  ce  jour,  mon  travail 
nourrit  un  homme,  une  femme  et  un  enfant.  » 


HISTOIRE  D'UN   LIÈVRE. 


43 


III 


Vie  publique  et  politique.  —  Ses  maîtres  tombent  à  sa  charge. 
La  gloire  n'est  que  fumée. 


o  Mais  pour  qui  diable  mon  maître  veut-il  que  je  batte  aux  champs? 
me  disais-je.  Qu'est-ce  qui  peut  donc  être  entré  aux  Tuileries  après  ce 


hh  HISTOIRE   D'UN  -LIÈVRE. 


qui  s'y  est  passé?  Je  sus  plus  tard  qu'à  l'exception  du  roi  rien  n'était 
changé  dans  mon  ancienne  demeure;  que  le  beau  monde  n'avait  pas 
cessé  de  s'y  montrer,  et  les  enfants  d'y  jouer  avec  les  Poissons  rouges. 

Le  soir  même,  je  connus  mon  sort  :  je  ne  devais  plus  retourner 
dans  ma  royale  mansarde.  Mon  maître  dressa,  dans  les  Champs-Elysées, 
une  petite  baraque  en  plein  vent,  qui  se  composait  de  quatre  planches 
entourées  de  toile  grise;  et  là,  sur  des  tréteaux,  à  la  face  du  ciel  et  de 
la  terre,  moi,  Animal  né  libre,  et  citoyen  de  la  grande  forêt  de  Ram- 
bouillet, je  fus  obligé  de  me  donner  en  spectacle  aux  Hommes,  mes 
persécuteurs,  aux  dépens  de  ma  fierté,  de  ma  timidité  et  de  ma  santé. 

Je  me  rappelle  encore  les  paroles  que  mon  maître  m'adressa  quelques 
instants  avant  mon  début  dans  cette  carrière  difficile. 

—  Bénis  le  ciel,  me  dit-il,  qui,  après  t  avoir  départi  plus  d'intelligence 
que  la  cervelle  d'un  Lièvre  n'en  comporte  d'ordinaire,  t'a  donné  un 
maître  tel  que  moi.  Je  t'ai  pendant  longtemps  logé,  chauffé  et  nourri 
sans  rétribution;  le  moment  est  venu  pour  toi  de  prouver  à  l'univers 
qu'avec  les  Lièvres  un  bienfait  n'est  jamais  perdu.  Tu  n'étais  qu'un 
paysan,  tu  es  maintenant  un  Animal  civilisé,  et  tu  pourras  te  vanter 
d'avoir  été  le  premier  des  Lièvres  savants!  Ces  talents  que,  grâce  à  ma 
prévoyance ,  tu  as  acquis  dans  des  temps  meilleurs  pour  ton  agrément , 
tu  vas  avoir  l'occasion  de  les  exercer  d'une  façon  glorieuse  et  lucrative 
pour  nous  deux.  Il  est  juste  et  il  est  d'usage  parmi  les  Hommes  qu'on 
recueille  tôt  ou  tard  le  fruit  de  son  désintéressement.  Souviens-toi  donc 
que  dès  aujourd'hui  nos  intérêts  sont  communs,  que  le  public  devant 
lequel  tu  vas  paraître  est  un  public  français,  dont  la  sévérité  et  Je  bon 
goût  sont  célèbres  dans  tous  les  pays,  et  qu'une  chute  serait  d'autant 
plus  impardonnable  que,  pour  l'éviter,  il  te  suffira  de  plaire  à  tout  le 
monde.  Songe  que  le  rôle  que  tu  vas  jouer  dans  la  société  est  un  rôle 
important,  et  qu'il  est  toujours  beau  d'amuser  un  grand  peuple.  Provi- 
soirement arrange-toi  pour  oublier  jusqu'au  nom  de  Charles  X;  il  faut 
bien  être  un  peu  ingrat  pour  gagner  sa  pauvre  vie  dans  les  temps  où 
nous  sommes.  Ainsi  donc,  attention!  Il  ne  s'agit  plus  de  battre  le 
tambour  à  tort  ou  à  travers  ;  car,  en  matière  politique,  il  n'est  point  de 
faute  vénielle,  et  toute  confusion  est  un  crime.  Reste  bien  dans  ton  rôle, 
le  mien  sera  de  faire  la  quête.  Nous  ne  gagnerons  pas  des  millions,  mais 
les  pauvres  vivent  à  moins. 

—  Ah  bien  !  me  dis-je,  voilà  une  admirable  tirade  et  une  prodigieuse 
explication.  J'ai  là  un  tyran  bien  naïf,  ou  bien  effronté.  Ne  jurerait-on 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE.  45 

pas,  à  l'entendre,  que  c'est  moi  qui  l'ai  supplié  de  me  faire  prisonnier, 
de  m'arracher  à  mes  campagnes ,  de  m'apprendre  à  jouer  la  comédie  et 
de  me  rendre  le  plus  malheureux  des  Lièvres  ?  Ne  croirait-on  pas  que 
je  dois  lui  savoir  un  gré  infini  de  ne  pas  m'avoir  tué  toutes  les  fois  qu'il 
lui  a  paru  plus  agréable  et  plus  utile  de  me  laisser  la  vie  ? 

Malgré  l'émotion  inséparable  d'un  début,  les  miens  furent  brillants. 
Tout  Paris  voulut  me  voir.  Mon  répertoire  varia  à  l'infini  ;  pendant  trois 
ans  je  battis  aux  champs,  successivement  pour  l'École  polytechnique, 
pour  Louis7  Philippe*,  pour  Lafayette,  pour  Laflitte,  pour  dix-neuf 
ministres,  pour  la  Pologne,  et  toujours  pour  Napoléon...  le  Grand. 

J'appris,  écrivez,  ma  clière  Pie,  c'est  de  l'histoire,  j'appris  à  tirer 
le  canon. 

Dès  le  second  coup  j'étais  aguerri. 

—  Je  le  crois  bien ,  pensai-je ,  il  était  devenu  sourd  au  premier. 

—  J'en  tirai  pqp  la  suite  beaucoup  plus  que  n'en  ont  tiré  quelques 
hommes  de  guerre ,  gardes  nationaux  célèbres,  dont  l'histoire  fera  très- 
bien  d'oublier  les  noms. 

Pendant  longtemps,,  par  un  bonheur  incroyable,  il  ne  m'arriva  pas 
une  seule  fois  de  prendre  un  nom  pour  un  autre  et  de  m'abuser  sur  la 
valeur  de  ceux  dont  j'avais  à  constater  la  popularité;  et  pourtant  les 
tentatives  de  séductions  ne  me  manquèrent  pas  :  plus  d'une  fois  des 
spectateurs,  qui  pouvaient  bien  être  des  conspirateurs  ou  des  agents 
de  police  déguisés  en  Hommes,  me  sollicitèrent  de  brûler  de  la  poudre 
en  l'honneur  de  Polignac,  de  Wellington,  de  Nicolas,  et  de  beaucoup 
d  autres.  Je  sortis  vainqueur  de  tous  les  pièges  qui  me  furent  tendus. 

Mon  maître,  devenu  mon  compère,  vantait  partout  ma  probité  et  me 
déclarait  incorruptible. 

Pendant  le  cours  de  ma  vie  publique  et  politique,  une  seule  question 
m'intéressa  un  instant.  Ce  fut  la  question  d'Orient,  question  que  la 
hardiesse  de  la  diplomatie  a  pu  résoudre  enfin,  à  la  satisfaction  des 
Lièvres  de  tous  les  pays.  En  Orient,  le  Lièvre  a  été  l'objet  de  l'atten- 
tion particulière  du  législateur,  qui  défend  de  manger  sa  chair.  Je  suis 
drmc  de  ceux  qui  ne  redoutent  nullement  l'agrandissement  de  l'empire 
ottoman. 

Mais  hélas  !  tant  va  la  cruche  à  l'eau  qu'à  la  fin  elle  se  casse.  Une 
fois,  après  toute  une  journée  de  fatigues,  je  venais  de  donner  la 
cinquantième  représentation  extraordinaire  de  la  soirée,  j'avais  recueilli 
de  nombreux  applaudissements,  et  mon  maître  pas  mal  de  gros  sous;  les 


46  HISTOIRE   D'UN   LIÈVRE. 

deux  chandelles  qui  éclairaient  la  scène  tiraient  à  leur  fin,  je  croyais 
ma  journée,  bien  finie,  je  dormais  tout  éveillé  (pour  faire  plaisir  à 
M.  de  Buiïon),  quand  mon  tyran,  sur  la  demande  d'un  parterre  insa- 
tiable, annonça  la  cinquante  et  unième  représentation  extraordinaire  de 
tous  mes  exercices.  Je  l'avoue,  la  patience  m'échappa  :  on  ne  s'amuse 
jamais  en  amusant  les  autres  ;  le  feu  me  monta  au  cerveau ,  et  quand 
je  me  retrouvai  sur  la  planche  maudite,  j'avais  déjà  perdu  la  tête.  Je 
crois  me  rappeler  que  je  posai  machinalement  la  patte  sur  la  détente  du 
pistolet. 

—  Feu  pour  Louis  XVIII  !  cria  mon  maître. 

Je  ne  bougeai  pas  ;  mais ,  je  l'avoue,  je  n'avais  pas  la  conscience  de 
ce  que  je  faisais,  et  les  bravos  qui  accueillirent  mon  noble  refus  furent 
des  bravos  volés.  Quelques  gros  sous  tombèrent  dans  le  tambour  de 
basque,  que  mon  maître  tendait  avec  persévérance  aux  spectateurs,  qui 
ce  jour-lk  n'en  eurent  pas  pour  leur  argent.  • 

—  Feu  pour  Wellington!  —  Nouveau  silence,  nouveaux  applau- 
dissements, nouveaux  gros  sous. 

—  Feu  pour  Charles  X  !  cria  mon  maître  triomphant. 
Je  ne  sais  quel  vertige  s'empara  de  moi  : 

Le  chien  s'abat,  le  feu  prend,  le  coup  part. 


—  A  bas  le  carliste!  hurla  la  foule  indignée;  à  mort  le  carliste! 
Moi,  Lièvre  de  Rambouillet,  carliste,  était-ce  croyable?  Mais  le  moyen 
de  faire  entendre  raison  à  un  public  aveuglé  par  la  passion  ! 

En  un  clin  d'œil  mon  théâtre,  mon  maître,  la  recette,  les  chandelles, 
et  moi-même,  tout  fut  bousculé,  pillé,  saccagé.  Voilà  bien  les  Hommes! 
Saint- Augustin  et  Mirabeau  ont  eu  raison  de  dire,  chacun  dans  leur 
langage,  qu'il  n'y  a  qu'un  pas  du  Capitole  à  la  Roche,  que  la  gloire  n'est 
que  fumée,  et  qu'il  ne  faut  compter  sur  rien.  Je  me  rappelai  aussi  les 
beaux  vers  d'Auguste  Barbier  sur  la  popularité.  Heureusement  la  peur 
me  rendit  mes  esprits  et  mon  courage.  A  la  faveur  du  tumulte ,  je 
cherchai  mon  salut  dans  la  fuite. 

J'étais  à  peine  à  cinquante  pas  du  théâtre  de  ma  gloire  et  de  mon 
désastre,  j'entendais  encore  les  clameurs  de  la  foule  irritée,  lorsqu'en 
voulant  franchir  d'un  bond  un  des  fossés  qui  bordent  les  Champs- 
Elysées  je  donnai  de  la  poitrine  dans  de  longues  jambes  qui  semblaient 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE.  47 

fuir  comme  moi  la  bagarre.  Mon  élan  était  si  rapide,  et  le  choc  fut  si 
violent ,  que  je  roulai  dans  le  fossé  avec  le  malheureux  propriétaire  des 
jambes  qui  avaient  embarrassé  ma  retraite.  C'en  est  fait  de  moi,  pensai-je, 
les  Hommes  sont  pleins  d'amour-propre,  et  celui-ci  ne  pardonnera 
jamais  à  un  pauvre  Lièvre  l'humiliation  d'une  pareille  culbute  :  il  faut 
mourir!  » 


IV 


Qui  se  ressemble  s'assemble.  —  Notre  héros  se  lie  d'amitié  avec  un  employé  subalterne  du 
gouvernement.  —  La  mort  d'un  pauvre.  —  Adieux  à  Paris. 


«  J'eus  peine  à  en  croire  mes  yeux.  Cet  hotflme  dont  je  redoutais  la 
colère  était  plus  effrayé  que  moi-même,  je  m'aperçus  qu'il  tremblait  de 
tous  ses  membres.  Bon,  me  dis-je,  mon  étoile  ne  m'a  pas  encore  aban- 
donné; ce  vieux  monsieur  me  paraît  avoir  les  mêmes  théories  que  moi 
sur  le  courage  :  entre  gens  qui  ont  peur ,  il  doit  être  facile  de  s'en- 
tendre. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  en  adoucissant  ma  voix  pour  le  rassurer, 
monsieur,  je  n'ai  pas  l'habitude  d'adresser  la  parole  à  vos  pareils; 
mais  si  nous  ne  sommes  pas  frères  d'origine,  je  vois  à  l'émotion  que 
vous  éprouvez  que  nous  sommes  frères  par  les  sentiments;  vous  avez 
peur,  ne  le  niez  pas  :  ce  sentiment  vous  honore  à  mes  yeux. 

Une  voiture  passa  en  ce  moment  sur  la  route ,  et  à  la  lueur  des 
lanternes  je  reconnus  dans  l'Homme  que  j  avais  eu  le  malheur  d'en- 
traîner dans  ma  chute  une  de  mes  vieilles  connaissances,  le  sage 
méconnu  de  l'armoire  des  Tuileries,  qui,  depuis,  était  devenu  le  plus 
fidèle  de  mes  spectateurs.  S'il  avait  le  corps  d'un  Homme,  il  y  avait  dans 
les  traits  de  son  visage  je  ne  sais  quel  caractère  d'honnêteté  et  de 
douceur  qui  semblait  indiquer  qu'à  une  époque  fort  éloignée  sans  doute 
il  avait  existé  entre  sa  famille  et  la  nôtre  quelque  lien  de  parenté.  II 
était  pâle  et  tout  effaré. 

—  Monsieur,  lui  dis-je  encore,  seriez-vous  blfessé?  Croyez  que  je 
suis  au  désespoir  de  ce  qui  vient  d'arriver  ;  mais,  vous  le  savez,  on 
n'est  pas  maître  de  sa  peur. 

Il  est  probable  qu'il  me  comprit,  car  je  le  vis  se  relever  peu  à  peu. 


ft8 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


Je  restai  devant  lui  sans  faire  un  seul  mouvement  qui  pût  l'inquiéter,  et 
sa  joie  fut  grande  quand  il  eut  retrouve  en  moi  son  acteur  favori  ;  il  me 
caressa  d'une  main,  pendant  que  de  l'autre  il  réparait  minutieusement  le 
désordre  de  sa  toilette.  La  propreté  est  la  parure  du  pauvre. 

—  La  peur  est  pire  que  le  mal,  dit-il  en  se  remettant  sur  ses  pieds. 

Ces  paroles  me  parurent  pleines  de  sens  et  de  profondeur,  et,  cédant 
à  la  sympathie  que  pour  la  première  fois  je  ressentais  pour  un  Homme, 
j'avoue  que,  malgré  mon  amour  pour  la  liberté,  je  me  laissai  emporter 
par  celui-ci  sans  résistance. 

Mon  nouveau  maître,  ou  plutôt  mon  ami,  car  il  fut  plutôt  mon  ami 
que  mon  maître,  était  bon,  silencieux,  modeste,  employé  subalterne  dans 


UBiA.*l.Uî 


un  ministère,  et  par  conséquent  fort  pauvre.  Il  était  voûté,  moins  par 
l'âge  que  par-  l'habitude  qu'il  avait  dû  contracter  de  saluer  tout  le 
monde ,  de  ne  jamais  relever  la  tête  devant  ses  supérieurs ,  et  d'écrire 
du  matin  au  soir.  Après  son  fils,  qui  lui  ressemblait  en  tout,  ce  qu'il 
aimait  le  plus  au  monde,  c'était  ce  qu'il  appelait  son  jardin,  un  peu  de 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE.  *  &9 

* 

terre  et  quelques  fleurs  qui  s'épanouissaient  de  leur  mieux  sur  notre 
petite  fenêtre,  à  laquelle  le  soleil  'daignait  à  peine  envoyer  quelques  pâle* 
rayons  :  à  Paris,  le  soleil  ne  luit  pas  pour  toutes  les  fenêtres. 

—  Mon  cher  monsieur,  lui  disait  quelquefois  un  de  nos  voisins,  qui, 
plus  heureux  que  moi,  s'était  enrichi  à  jouer  la  comédie,  vous  n'arri- 
verez jamais  à  rien ,  vous  ne  faites  pas  assez  de  bruit  et  vous  êtes  trop 
modeste;  croyez-moi,  défaites-vous  de  ces  défauts-là.  Quelque  rôle 
qu'on  joue  dans  le  monde,  il  faut  un  peu  brûler  les  planches.  Que 
diable!  j'ai  été  modeste  comme  vous,  mais  ce  qui  dégoûte  de  la 
modestie,  c'est  qu'on  est  toujours  pris  au  mot;  faites  comme  moi, 
grossissez  votre  voix,  remuez  les  bras,  et  vous  deviendrez  chef  d'emploi* 
Habileté  n'est  pas  vice. 

Hélas!  on  conseille  le  pauvre  plutôt  qu'on  ne  le  secourt,  et  mon 
cher  maître  aimait  mieux  demeurer  pauvre  que  de  devenir  habile ,  car 
l' habileté  consiste  trop  souvent  à  tirer  parti  des  circonstances  et  à 
exploiter  son  prochain. 

Notre  vie  était  très-régulière  :  de  bonne  heure  le  père  allait  à  son 
bureau  et  le  fils  à  l'école.  Je  restais  seul  à  garder  notre  chambre,  ou  je 
me  serais  fort  ennuyé  peut-être  si ,  après  les  fatigues  de  ma  vie  des 
Chamjfc-Elysées,  le  repos  ne  m'eût  paru  très-bon  :  le  calme  est  le 
lK)nheur  de  ceux  qui  ne  sont  pas  heureux.  Après  le  travail  de  la 
journée,  le  repas  nous  réunissait.  Nous  vivions  de  bien  peu.  Je  me 
rap|>elle  que  j'appréhendais  d'avoir  faim  :  les  riches  ne  font  que  donner, 
mais  les  pauvres  partagent  4  et  je  prenais  à  regret  ma  part  du  pain  de 
mon  bon  maître.  Sans  la  pauvreté ,  cette  existence  eût  été  supportable  ; 
mais  souvent  j'avais  le  chagrin  de  voir  mon  excellent  maître  revenir 
très-agité. 

—  Mon  Dieu  !  répétait-il  avec  amertume ,  on  parle  encore  d'un 
changement  de  ministère,  si  je  perdais  ma  place,  que  deviendrions- 
nous?  nous  n'avons  point  d'argent.  —  Pauvre  père!  disait  l'enfant 
dont  les  yeux  se  remplissaient  toujours  de  larmes  à  cette  nouvelle; 
quand  je  serai  grand,  j'en  gagnerai  de  l'argent  !  —  Tu  n'es  pas  grand 
enc  >re,  lui  répondait  mon  maître. 

—  Va  voir  le  roi,  lui  dit  une  fois  son  fils ,  et  dis-lui  de  te  donner  de 
l'argent,  puisqu'il  en  a. 

—  Mon  cher  enfant,  lui  dit  le  vieillard  en  relevant  la  tête,   il  n'y  a 


50  HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE. 


que  les  mendiants  qui  vivent  de  leurs  maux;  d'ailleurs  il  paraît  que  le 
roi  n'est  pas  si  riche  qu'il  en  a  l'air,  et  puis,  n'a-t-il  pas  ses  pauvres, 
qui  ont  beaucoup  de  dépensés  à  faire  ? 

Puisque  les  riches  disent  tous  qu'ils  ont  des  pauvres,  pensai- je, 
|K)urquoi  les  pauvres  n'ont-ils  pas  tous  des  riches  ?  » 

—  Papa,  dit  ici  le  petit  Lièvre,  qui  s'était  glissé  derrière  son  grand- 
père,  et  qui,  résolu  à  obtenir  une  réponse,  se  mit  à  crier  de  toutes  ses 
forces  :  Papa,  tu  dis  toujours  le  roi  et  aussi  les  ministres.  Qu'est-ce  que 
cela  veut  donc  dire,  le  roi  et  les  ministres?  Le  roi,  cela  vaut-il  encore 
mieux  que  les  ministres*? 

—  Tais-toi,  petit,  répondit  le  vieux  Lièvre,  dont  ce  dernier  de  ses 
enfants  était  le  Benjamin;  le  roi,  cela  ne  te  regarde  pas,  cela  ne  regarde 
personne  :  on  ne  sait  pas  bien  encore  si  c'est  quelqu'un  ou  quelque 
chose ,  on  n'est  pas  d'accord  là-dessus.  Quant  aux  ministres ,  ce  sont 
des  messieurs  qui  font  perdre  leur  place  aux  autres ,  en  attendant  qu'ils 
j>erdent  la  leur.  Es-tu  content? 

—  Tiens,  tiens,  fit  le  petit  Lièvre,  et  il  se  remit  à  écouter,  fort 
satisfait,  à  ce  que  je  pus  voir,  de  l'explication  que  son  grand-père  lui 
avait  donnée.  Qu'on  nie  encore  qu'il  faille  parler  sérieusement  à  la 
jeunesse  ! 

«  Un  jour,  mon  ami  était  parti  à  huit  heures,  et  il  était  arrivé  à  son 
bureau  le  premier  comme  à  l'ordinaire.  II  apprit  ce  jour-là  par  le  garçon, 
qui  n'était  pas  fier,  disait-il,  et  qui  voulait  bien  causer  avec  lui  (quelle 
misère!),  que,  dans  la  nuit,  il  avait  été  absolument  nécessaire  de  faire 
de  nouveaux  ministres  et  de  défaire  les  anciens.  Le  lendemain,  avant  de 
partir,  il  reçut  une  grande  lettre  cachetée  de  rouge,  qui  avait  été 
apportée  par  un  soldat.  Il  attendit  pour  l'ouvrir  que  son  fils  fût  parti 
pour  l'école.  Après  l'avoir  regardée  bien  longtemps  avec  émotion,  il  se 
décida  à  l'ouvrir;  après  l'avoir  lue,  il  se  mit  à  genoux,  et  prononça 
bien  souvent  le  nom  du  bon  Dieu  et  de  son  petit  garçon,  et  puis  après 
il  se  coucha.  Au  bout  de  huit  jours,  il  mourut,  et  il  avait  l'air  bien 
malheureux  en  mourant. 

Je  le  pleurai  comme  j'aurais  pleuré  un  frère,  et  je  ne  l'oublierai 
jamais. 

On  vendit  son  lit,  sa  table  et  sa  chaire,  pour  payer  le  médecin,  le 
cercueil  et  le  propriétaire,  un  Homme  très-dur  qui  s'appelait  M.  Vau- 


HISTOIRE   D'UN   LIÈVRE. 


51 


lour;  et  puis  on  l'emporta.  Son  fils,  qui  n'avait  plus  rien,  s'en  alla 
tout  seul  derrière  lui. 


<]ette  chambre  nie  parut  si  triste  et  si  désolée,  que  je  résolus  de 
m'en  aller  aussi.  D'ailleurs  les  Hommes  ne  laissent  pas  pousser  l'herbe 
dans  la  chambre  de  leurs  morts,  et  je  n'avais  pas  envie  de  faire 
connaissance  avec  le  nouveau  locataire  qui  devait  venir  l'occuper  dès  le 
lendemain.  Quand  la  nuit  fut  venue,  je  descendis  tout  doucement  l'esca- 
lier. Je  n'eus  pas  besoin  de  demander  le  cordon,  car  il  n'y  avait,  dans 
notre  maison,  ni  portier  ni  sentinelle  :  ce  n'était  pas  comme  dans  mon 
premier  logement  des  Tuileries. 

Une  fois  dans  la  rue,  je  pris  à  gauche,  et,  en  allant  droit  devant 
moi,  je  me  trouvai  je  ne  sais  comment  tout  auprès  des  Champs-Elysées. 


52  HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


Je  ne  songeai  point  à  m'y  promener,  et  je  me  hâtai  de  mettre  entre 
Paris  et  moi  la  barrière.  Je  passai  fort  lestement  sous  Tare  de  triomphe 
de  l'Étoile.  Une  fois  là,  je  ne  pus  m'empêcher  de  jeter  un  regard  de 
pitié  sur  cette  ville  immense  dans  laquelle  je  jurai  bien  de  ne  plus 
rentrer  :  j'en  avais  trop  des  plaisirs  de  la  capitale  !  Dors  !  m'écriai- 
je,  dors,  mauvais  gîte  !  dors,  ô  Paris!  dans  tes  maisons  malsaines;  tu 
ne  connaîtras  jamais  le  bonheur  de  dormir  à  la  belle  étoile.  » 


Retour  aux  champs.  —  Les  Hommes  ne  valent  rien ,  mais  les  Bêtes  ne  valent  pas  davantage.  —  Un 
Coqt  habitué  de  la  barrière  du  Combat,  provoque  notre  héros.  —  Duel  au  pistolet. . 


«  J'arrivai  bientôt  dans  un  bois  où  ma  poitrine  se  remplit  d'un  air 
pur  ;  il  y  avait  si  longtemps  que  je  n'avais  vu  le  ciel  tout  entier,  qu'il  me 
sembla  le  voir  pour  la  première  fois.  Je  trouvai  que  la  lune  avait 
embelli.  Les  étoiles  brillaient  d'un  si  doux  éclat,  qu'elles  me  parurent 
plus  jolies  les  unes  que  les  autres.  Il"  n'y  a  de  vraie  poésie  qu'aux  champs. 
Si  Paris  était  à  la  campagne,  les  Hommes  eux-mêmes  s'y  adouciraient. 

Dès  le  matin ,  je  fus  réveillé  par  un  bruit  de-  ferraille  :  c'étaient 
deux  messieurs  qui  se  battaient  à  grands  coups  d'épée.  Je  crus  qu'ils 
s'allaient  tuer,  mais  ils  finirent  par  se  prendre  bras  dessus,  bras 
dessous,  quand  l'appétit  leur  fut  venu.  A  la  bonne  heure,  me  dis-je, 
voilà  des  gens  raisonnables.  Après  ceux-là,  il  en  vint  d'autres  qui  se 
livrèrent  avec  plus  ou  moins  de  résolution  au  même  exercice,  et  je  vis 
bien  que  ce  que  j'avais  pris  pour  un  bois  n'était  qu'une  promenade.  Cela 
ne  faisait  pas  mon  aflaire  :  pour  moi,  ce  qui  constitue  la  campagne» 
c'est  l'absence  des  Hommes;  je  fis  donc  mes  adieux  au  bois  de  Boulogne, 
et  je  repris  ma  course.  Tout  près  d'un  village  qu'on  appelle-  Puteaux» 
j'aperçus  un  Coq.  Mes  yeux,  las  de  voir  des  messieurs  et  des  dames, 
s'arrêtèrent  avec  complaisance  sur  cet  Animal. 

C'était  un  Coq  de  la  plus  belle  espèce;  il  était  haut  enjambes  et  se 
cambrait  en  marchant  comme  un  Coq  qui  ne  veut  rien  perdre  des 
avantages  de  sa  taille  :  il  y  avait  dans  toute  sa  tenue  quelque  chose  de 
martial  qui  me  rappela  les  militaires  français  que  j'avais  vus  souvent  se 
presser  autour  de  mon  théâtre  des  Champs-Elysées. 


HISTOIRE   D'UN    LIEVRE. 


53 


—  Par  ma  crête!  me  dit-il  tout  d'un  coup,  il  y  a  longtemps  que 
vous  me  regardez.  Pour  un  Lièvre,  je  vous  trouve  bien  impertinent. 

—  Quoi  !  lui  répondis-je,  est-il  défendu  de  trouver  que  vous  êtes  un 
bel  oiseau?  j'arrive  de  Paris,  où  je  n  ai  vu  que  des  Hommes,  et  je  suis 
heureux  de  voir  enûn  un  Animal. 

Ma  réponse  était  fort  simple,  je  pense;  il  trouva  pourtant  moyen  de 
s'en  offenser. 

—  Je  suis  le  Coq  du  village,  s'écria-t-il,  et  il  ne  sera  pas  dit  qu'un 
méchant  Lièvre  m'aura  insulté  impunément  ! 

—  Vous  m'étonnez,  lui  dis-je,  je  n'ai  point  voulu  vous  insulter;  je 
suis  fort  doux  et  n'aime  point  les  querelles  :  je  vous  offre  mes  excuses. 

—  J'ai  bien  affaire  de  tes  excuses!  me  répliqua-t-il ;  toute  insulte 


54  HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


doit  être  lavée  dans  le  sang;  il  y  a  longtemps  que  je  ne  me  suis  battu  , 
et  je  ne  serais  pas  fâché  de  te  donner  une  leçon  de  savoir  vivre.  Tout  ce 
que  je  puis  faire,  c'est  de  te  laisser  le  choix  des  armes. 

—  Moi,  me  battre!  lui  dis-je,  y  pansez -vous?  j'aimerais  mieux 
mourir  !  Apaisez-vous,  je  vous  prie,  et  veuillez  me  laisser  passer  :  je 
m'en  vais  a  Rambouillet,  où  j'espère  encore  retrouver  quelques  vieilles 
connaissances. 

—  Nous  sommes  loin  de  compte,  me  répondit-il;  entre  gens  qui 
se  respectent,  les  choses  ne  se  passent  point  ainsi.  Nous  nous  battrons, 
et,  si  tu  refuses,  je  te  battrai.  Tiens,  ajouta-t-il  en  me  montrant  un 
Bœuf  et  un  Chien  qui  venaient  de  notre  coté,  voilà  notre  affaire,  nos 
témoins  sont  trouvés.  Suis- moi,  et  n'essaye  pas  de  te  sauver  :  j'ai 
l'œil  sur  toi. 

Il  n'y  avait  pas  à  répliquer,  et  la  fuite  était  impossible.  J'obéis. 

—  Tous  les  Animaux  sont  frères ,  dis-je  au  Bœuf  et  au  Chien  en 
les  abordant;  ce  Coq  est  un  duelliste,  vous  ne  souffrirez  pas  qu'il 
m'assassine,  mon  sang  retomberait  sur  votre  tète  :  je  ne  me  suis  jamais 
battu,  et  j'espère  encore  ne  me  battre  jamais. 

—  Bah  !  me  dit  le  Chien ,  ceci  est  la  moindre  des  choses ,  il  y 
a  commencement  à  tout.  Votre  candeur  m'intéresse,  et  je  veux  vous 
servir  de  témoin.  Maintenant  que  je  réponds  de  vous,  il  y  va  de  mon 
honneur  que  vous  vous  battiez  :  vous  vous  battrez  donc. 

—  Vous  êtes  trop  honnête,  lui  répondis-je,  et  je  suis  touché  de 
votre  procédé,  mais  j'aime  mieux  ne  pas  trouver  de  témoin;  je  ne  me 
battrai  pas. 

.  —  Vous  l'entendez,  cher  Bœuf!  reprit  mon  adversaire  exaspéré; 
dans  quel  temps  vivons-nous?  c'est  vraiment  incroyable!  Vous  verrez 
qu  a  force  de  lâcheté  on  triomphera  de  nous ,  et  que  les  forts  devront 
subir  la  tyrannie  des  faibles  et  tout  endurer  d'eux. 

Le  Bœuf  impitoyable  beugla  en  signe  d'approbation,  et  je  demeurai 
confondu. 

Ces  Animaux  domestiques  ne  valent  pas  mieux  que  les  Hommes, 
pensai-je. 

—  Mourir  pour  mourir,  me  dit  le  Chien  en  me  prenant  à  l'écart, 
mieux  vaut  mourir  les  armes  à  la  main;  entre  nous  soit  dit  je  n'aime  pas 
ce  Coq,  et  mes  vœux  sont  pour  vous  :  vous  pouvez  m'en  croire,  je  ne 
suis  point  un  Chien  de  chasse,  et  je  n'ai^aueunc  raison  de  vouloir  du  mal 
à  votre  espèce.  Ne  tremblez  donc  pas  ainsi,  mon  cher  Lièvre,  et  prenez 


HISTOIRE  D'UN    LIÈVRE.  55 

confiance.  A  toute  force ,  i!  n'est  pas  nécessaire  pour  se  battre  d'avoir 
du  courage ,  il  suffit  d'en  montrer.  Quand  vous  aurez  à  essuyer  le  feu 
de  votre  adversaire ,  tâchez  de  penser  à  autre  chose. 

—  Je  n'en  viendrai  jamais  à  bout,  lui  dis-je  à  demi  mort. 

—  Ne  croyez  donc  pas  cela,  reprit-il,  on  vient  à  bout  de  tout. 
Tenez,  puisque  le  choix  des  armes  vous  est  laissé,  ne  prenez  pas  l'épée  : 
votre  adversaire  aurait  sur  vous  l'avantage  du  sang-froid  et  de  l'habi- 

ude;  battez-vous  au  pistolet,  je  chargerai  moi-même  les  armes. 

—  Comment,  lui  dis-je,  vous  croyez  que  je  vais  me  battre  avec  des 
pistolets  chargés?  N'y  comptez  pas;  vous  en  parlez  bien  à  votre  aise. 
S'il  faut  •se  battre  à  toute  force,  ce  Coq  intraitable  n'a-t-il  pas  des 
éperons  et  un  bec  très-crochu?  Croyez-vous  que  ces  armes  ne  soient  pas 
assez  dangereuses?  Eh  bien  !  je  ferai  de  mon  mieux  pour  avoir  à  en 
souffrir  le  moins  possible.  Au  nom  de  l'humanité,  tâchez  d'arranger 
cette  abominable  affaire  à  laquelle  je  ne  puis  rien  comprendre. 

—  Fi  donc  !  s'écria  le  Coq,  un  duel  à  coups  de  bec  !  Me  prenez-vous 
pour  un  manant  ?  Allons,  finissons-en  !  Entrons  dans  ce  taillis.  Vun  de 
nous  n'en  sortira  pas!...  ajouta-t-il  avec  un  accent  que  Duprez  lui- 
même  n'eût  pas  désavoué. 

Je  sentis  k  ces  mots  une  sueur  froide  couvrir  tous  mes  membres,  et 
je  voulus  tenter  un  dernier  effort. 

Je  rappelai  au  Chien  et  au  Bœuf  les  dernières  lois  sur  le  duel  et  les 
peines  portées  contre  les  témoins. 

—  Revenez- vous  de  Pontoise  ?  me  répondirent-ils  ;  et  ne  voyez-vous 
pas  que  ces  lois  ont  été  faites  par  des  gens  qui  ont  eu  quelquefois 
l'occasion  de  ne  pas  se  battre  ?  Tout  cela  n'empêchera  pas  les  duels 
d'aller  leur  train.  Quand  on  a  de  bonnes  raisons  pour  s'égorger,  on  ne 
songe  guère  à  M.  le  procureur  général. 

—  Monsieur  le  Coq,  dis-je  à  mon  adversaire,  on  ne  sait  vraiment 
pas  ce  qui  peut  arriver  :  je  suis  si  maladroit  !  Si  j'allais  vous  tuer, 
pensez  à  vos  Poules;  j'en  serais  fâché  pour  elles.  Faisons  la  paix,  je 

.  vous  en  supplie. 

Tout  fut  inutile  :  vingt-cinq  pas  furent  comptés  par  mon  témoin, 
auquel  j'aurais  souhaité  des  pattes  de  Lévrier  a  la  place  de  ses  pattes  de 
Bouledogue,  et  les  pistolets  furent  chargés. 

—  Avez-vous  l'habitude  de  cette  arme  ?  me  dit  le  Chien. 

—  Hélas!  oui,  lui  répondis-je;  mais  le  C:el  m'est  témoin  que  je 
n'ai  jamais  ajusté  ni  hlest'é  pei  sonne. 


56 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE. 


Le  sort  devant  désigner  lequel  des  deux  combattants  tirerait  le 
premier,  le  Chien  se  retourna  un  instant,  et  me  présenta  ses  deux  pattes 
de  devant,  dont  l'une  était  mouillée. 

Je  pris  la  première  venue,  j'y  voyais  à  peine;  le  juste  Ciel  m'avait 
favorisé  ! 

—  Courage  donc,  courage  !  me  répétait  mon  témoin,  et  visez  bien  : 
je  déteste  ce  Coq. 


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Tenez-moi  bien,  dis-je  à  mou  témoin... 


S'il  le  déteste,   pensai-je,  pourquoi  ne  prend-il  pas  ma  place?  je  la 
lui  céderais  volontieis. 

Mon  adversaire  s'alla  placer  gravement  en  face  de  moi. 

—  Hélas!  lui  criai-je,  il  me  seilible  qu'il  y  a  un  siècle  que  nous 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE.  57 

sommes  là  :  est-ce  que  vous  êtes  encore  en  colère  ?  Embrassons-nous , 
et  que  tout  soit  oublié.  Je  vous  assure  que  chez  les  Hommes  cela  se 
passe  quelquefois  ainsi. 

—  Sacrebleu!  me  cria-t-il  en  blasphémant,  tirez  donc!  et  visez 
bien  :  car,  si  vous  me  manquez,  je  jure  que  je  ne  vous  manquerai  pas. 

Cette  brutalité  me  révolta ,  et  le  sang  me  revint  au  cœur.  En  mon 
bon  droit  feus  confiance. 

—  Tenez-moi  bien,  dis-je  à  mon  second;  vous  êtes  témoin  que  j'ai 
tout  fait  pour  empêcher  ce  duel. 

Le  Bœuf  s'éloigna  de  quelques  pas,  et  frappa  trois  fois  la  terre  de 
son  sabot  :  c'était  le  signal  convenu.  Je  pressai  la  détente,  le  coup 
partit,  et  nous  tombâmes  tous  deux.  L'émotion  m'avait  renversé  ;  quant 
au  Coq,  il  était  mort  sur  le  coup,  victime  de  son  opiniâtreté.  La  mort 
fut  constatée  par  une  Sangsue  qui  avait  assisté  au  combat. 

—  Bravo  !  s'écria  le  Chien ,  en  me  relevant  ;  vous  m'avez  rendu  là 
un  grand  service.  Ce  maudit  Coq  demeurait  dans  la  même  ferme  que 
moi;  il  se  couchait  en  même  temps  que  les  Poules,  et,  dès  l'aube,  son 
chant  insipide  éveillait  tout  le  monde.  Quand  on  ne  tient  pa§  à  voir  lever 
l'aurore,  on  ne  tient  guère  à  un  voisin  comme  celui-là. 

—  Je  n'y  avais  pas  songé,  reprit  le  Bœuf;  le  fait  est  que,  grâce  à  ce 
brave  Lièvre ,  nous  pourrons  désormais  dormir  la  grasse  matinée.  Du 
reste,  ce  que  vous  avez  fait  là  est  digne  d'un  Français,  me  dit-il,  car  je 
soupçonne  votre  adversaire  d'avoir  appartenu  autrefois  à  un  ministre 
anglais  qui  l'avait  dressé  au  combat.  Je  ne  sais  s'il  faut  en  faire  honneur 
à  son  éducation  ;  mais  jamais  Coq  ne  se  jeta  plus  étourdiment  dans  les 
hasards  des  batailles. 

Je  regardai  avec  douleur  le  cadavre  de  mon  adversaire  qui  gisait 
sans  vie  sur  le  gazon. 

—  Que  n'as-tu  entendu  de  ton  vivant,  lui  dis-je,  cette  impitoyable 
oraison  funèbre  !  elle  t'aurait  appris  ce  que  valait  au  juste  ce  renom  de 
bretteur  dont  tu  étais  si  fier  et  qui  te  coûte  la  vie. 

Que  le  sang  de  ce  malheureux  Coq.  retombe  sur  vos  têtes  !  dis-je  au 
Bœuf  et  au  Chien;  car  il  dépendait  de  vous  d'empêcher  ce  duel  fatal. 
Quant  à  moi,  je  suis  innocent  de  ce  meurtre  que  je  déteste  :  la  mort  m'a 
toujours  paru  abominable  ! 

Et  je  repris  fort  tçiste  la  route  de  Rambouillet.  J'avais  toujours  devant 
les  yeux  ce  cadavre  ensanglanté.  Mais  à  mesure  que  j'avançai,  ces 
funèbres  images  s'effacèrent.  La  vue  des  campagnes  paisibles  calme  les 


58 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE. 


plus  grandes  douleurs  ;  et  quand  je  retrouvai  Rambouillet  et  ma  forêt 
chérie,  devant  ces  souvenirs  de  mes  premiers  jours  tous  mes  chagrins 


Quand  on  ne  tient  pas  à  voir  lever  l'aurore,  on  ne  tient  guère  à  nn  voisin  comme  celui-là. 

furent  oubliés.  Quelques  mois  après  mon  retour,  je  connus  enûn  le 
bonheur  d'être  père  et  bientôt  grand-père.  —  Vojis  savez  le  reste,,  mes 
chers  enfants;  et  maintenant  vous  pouvez  aller  jouer.  J'ai  dit.  » 

A  ces  mots  du  vieillard,  son  auditoire  se  réveilla.   Pendant  cette 


HISTOIRE   D'UN    LIÈVRE.  59 


dernière  partie  de  son  récit,  le  silence  avait  été  exemplaire.  Les  petits  ne 
se  le  firent  pas  dire  deux  fois;  l'histoire  leur  avait  paru  très-intéressante 
et  un  peu  longue  :  ils  s'en  allèrent  courir  dans  les  herbes. 

—  Madame  la  Pie,  me  demanda  le  petit  Lièvre,  tout  en  se  frottant 
les  yeux,  c'est-il  vrai  tout  ce  que  grand-papa  vient  de  dire  ? 

—  Fi  !  lui  dis-je ,  les  grands-pères  sont  comme  le  bon  Dieu  ;  ils  ne 
peuvent  jamais  ni  se  tromper  ni  mentir. 


VI 

Qu'est-ce  que  le  bonheur?  Conclusion  tirée  de  saint  Augustin  (Conf.,  chap.  des  Odeurs). 

«  Ma  chère  Pie,  me  dit  mon  vieil  ami,  depuis  mon  retour  aux 
champs,  j'ai  jeté  un  regard  impartial  sur  les  choses  d'ioi-bas,  et  quoique 
je  les  aie  jugées  sans  passion,  je  serais  bien  embarrassé  de  vous  en  dire 
mon  avis.  Toute  affirmation  est  téméraire.  Je  crois  pourtant  qu'on  peut 
assurer  qu'on  ne  saura  jamais  ce  qu'il  faudrait  savoir  pour  être  heureux. 
Mais  est-il  donc  nécessaire  de  l'être? 

Les  Hommes  seuls ,  chez  lesquels  cette  bizarre  manie  dëtre  heureux 
est  poussée  jusqu'à  la  folie ,  persistent  à  se  croire  sérieusement  destinés 
à  résoudre,  à  leur  profit,  le  problème  du  bonheur.  Leurs  philosophes, 
dont  le  métier  consiste  à  chercher  le. sens  de  cette  énigme,  ont  tous 
cherché  en  vain,  puisqu'ils  cherchent  encore.  —  Les  uns,  pleins  de 
leur  propre  mérite ,  placent  naïvement  le  bonheur  dans  l'amour  de  soi- 
même;  les  autres,  plus  humbles,  regardent  le  ciel  et  le  demandent  à 
Dieu  seul,  comme  si  Dieu  le  leur  devait.  —  Ceux-ci  vous  disent,  fut-on 
pauvre  et  repoussé  comme  Job  :  Ne  te  refuse  rien  !  et  ils  prêchent 
d'exemple,  parce  qu'ils  le  peuvent;  ceux-là  veulent  qu'on  s'abstienne,  et 
ils  ne  s'abstiennent  pas.  —  Les  plus  opiniâtres  se  contentent  d'espérer 
jusqu'à  leur  dernier  jour  qu'ils  seront  heureux...  demain;  mais  la  plupart 
conviennent,  avec  Shakspeare,  qu'il  vaudrait  mieux  n'être  ..pas  né. 

Qu'en  faut-il  conclure  ?  sinon  que  le  bonheur  n'est  pas  de  ce 
monde,  que  ce  mot  est  tout  simplement  un  mot  de  trop  dans  toutes  les 
langues,  et  qu'il  est  absurde  de  courir  après  une  chose  que  personne  ne 
trouve,  et  dont,  à  tout  prendre,  il  est  facile  de  se  passer,  puisque,  bon 
gré,  mal  gré,  tout  le  monde  s'en  passe. 

Pour  ma   part ,  je  doute  encore  qu'il  faille  bénir  le  Ciel  de  nous 


(30 


HISTOIRE    D'UN    LIEVRE. 


avoir  fait  naître  dans  une  condition  animale,  et  que  la  différence  soit 
grande  entre  le  Lièvre  et. l'Homme,  au  point  de  vue  du  bien-être. 

Sans  doute  l'Homme  est  inhabile  au  bonheur;  il  a  contre  lui  des- 
instincts si  pervers,  qu'on  a  vu  le  frère  s'armer  contre  le  frère  (est-on  moins 
frères  parce  qu'on  se  bat?).  Il  a  des  prisons,  des  tribunaux,  des  maladies 
et  une  pauvre  peau  fine  qu'une  épine  de  rose  met  en  sang  et  de  laquelle  il 
ne  saurait  être  fier.  Il  a  la  pauvreté,  cette  plaie  inconnue  aux  Lièvres,  qui 
sont  tous  égaux  devant  le  soleil  et  le  serpolet,  et,  comme  l'a  dit  Homère, 
il  y  a  des  hommes  qui  se  promènent  en  mendiant  sur  la  terre  féconde. 


Mais  la  destinée  du  Lièvre  est-elle  meilleure?   Quand  je  réfléchis 


HISTOIRE    D'UN    LIÈVRE.  61 


que  ce  n'est  qu'à  forces  égales  que  les  droits  sont  égaux ,  et  qu'avec 
la  crainte  des  hommes,  des  meutes  et  de  la  poudre  à  canon,  un 
honnête  Lièvre  n'est  pas  encore  sûr  de  faire  son  chemin  dans  le 
monde,  je  n'hésite  pas  à  déclarer  que  le  bonheur  est  impossible. 
Puisque  tout  le  monde  demande  où  il  est ,  c'est  qu'il  n'est  nulle  part  : 
car  enfin,  comme  dit  saint  Augustin  :  «  Si  le  mal  n'existe  pas,  il  existe 
au  moins  la  crainte  du  mal,  laquelle,  certes,  n'est  pas  un  bien.  »  Le 
grand  point,  ce  n'est  donc  pas  d'être  heureux,  c'est  de  fuir  le  mal... 

Maintenant,  ajouta-t-il,  ma  chère  Pie,  j'ai  fini. 

Grand  merci  de  l'attention  que  vous  m'avez  prêtée.  C'est  un 
mérite  de  savoir  écouter.  Jusqu'à  présent,  les  Pies  n'en  ont  pas  eu  le 
privilège,  me  dit-il  un  peu  malignement.  Conservez  ce  manuscrit ,  dont 
je  vous  laisse  dépositaire,  et  quand  ces  pauvres  petits  auront  passé  l'âge 
où  l'on  joue,  quand  je  serai  mort,  ce  qui  ne  peut  tarder,  vous  livrerez 
ces  Mémoires  à  la  publicité.  Les  Mémoires  d'outre -tombe  sont  fort 
goûtés;  de  notre  temps,  les  morts  ne  manquent  pas  d'admirateurs,  et 
les  vivants  gagnent  beaucoup  à  mourir.  » 

Voici,  messieurs,  ces  Mémoires.  C'est  à  une  indiscrétion  que  vous  les 
devez,  je  l'avoue  :  l'auteur  n'est  pas  mort,  et  pourtant  je  vous  les  livre. 
J'espère  que  mon  ami  me  pardonnera  de  l'avoir  forcé  à  devenir  célèbre 
de  son  vivant,  et  que  sa  modestie  ne  refusera  pas  de  prendre  un  avant- 
goût  de  la  gloire  qu'un  honnête  Animal  est  toujours  en  droit  d'attendre 
du  récit  de  ses  infortunes  personnelles. 

Veuillent  messieurs  les  Milans ,  les  Éperviers  et  autres  poëtes  qui  ne 
chantent  que  sur  la  tombe  des  nlorts ,  traiter  mon  ami  aussi  favorable- 
ment que  s'il  eût  déjà  passé  de  vie  à  trépas  ! 

Pour  madame  la  Pie, 

P.-J.  Stahl. 


PEINES    DE    CŒUR 


DUNE 


CHATTE   ANGLAISE 


-. r£*«  ♦«*<  — 


uand  le  Compte  rendu  de  votre  première 
séance  est  arrivé  à  Londres ,  ô  Animaux 
français!  il  a  fait  battre  le  cœur  des  amis 
de  la  Réforme  Animale.  Dans  mon  petit 
particulier,  je  possédais  tant  de  preuves  de 
la  supériorité  des  Bêtes  sur  l'Homme,  qu'en 
ma  qualité  de  Chatte  anglaise  je  vis  l'occa- 
sion souvent  souhaitée  de  faire  paraître  le 
roman  de  ma  vie,  afin  de  montrer  comment 
mon  pauvre  moi  fut  tourmenté  par  les  lois  hypocrites  de  l'Angleterre. 
Déjà  deux  fois  des  Souris,  que  j'ai  fait  vœu  de  respecter  depuis  le  bill 
de  votre  auguste  parlement,  m'avaient  conduite  chez  Colburn,  et  je 
m'étais  demandé ,  en  voyant  de  vieilles  miss,  des  ladies  entre  deux  âges, 
et  même  de  jeunes  mariées  corrigeant  les  épreuves  de  leurs  livres , 
pourquoi,  ayant  des  griffes,  je  ne  m'en  servirais  pas  aussi.  On  ignorera, 
toujours  ce  que  pensent  les  femmes,  surtout  celles  qui  se  mêlent 
d'écrire  ;  tandis  qu'une  Chatte,  victime  de  la  perfidie  anglaise,  est  inté- 
ressée à  dire  plus  que  sa  pensée,  et  ce  qu'elle  écrit  de  trop  peut  compenser 
ce  que  taisent  ces  illustres  ladies.  J'ai  l'ambition  d'être  la  mistress* 
Inchbald  des  Chattes,  et  vous  prie  d'avoir  égard  à  mes  nobles  efforts, 
ô  Chats  français  !  chez  lesquels  a  pris  naissance  la  plus  grande  maison 


PEINES   DE  CŒUR   D'UNE  CHATTE  ANGLAISE.  63 


de  notre  race,  celle  du  Chat-Botté,  type  éternel  de  l'Annonce,  et  que 
tant  d'hommes  ont  imité  sans  lui  avoir  encore  élevé  de  statue. 

Je  suis  née  chez  un  ministre  du  Catshire,  auprès  de  la  petite  ville  de 
Miaulbury.  La  fécondité  de  ma  mère  condamnait  presque  tous  ses 
enfants  à  un  sort  cruel,  car  vous  savez  qu'on  ne  sait  pas  encore  à  quelle 
cause  attribuer  l'intempérance  de  maternité  chez  les  Chattes  anglaises, 
qui  menacent  de  peupler  le  inonde  entier.  Les  Chats  et  les  Chattes 
attribuent,  chacun  de  leur  côté,  ce  résultat  à  leur  amabilité  et  à  leurs 
propres  vertus.  Mais  quelques  observateurs  impertinents  disent  que  les 
Chats  et  les  Chattes .  sont  soumis  en  Angleterre  à  des  convenances  si 
parfaitement  ennuyeuses,  qu'ils  ne  trouvent  les  moyens  de  se  distraire 
que  dans  ces  petites  occupations  de  famille.  D'autres  prétendent  qu'il  y  a 
là  de  grandes  questions  d'industrie  et  de  politique,  à  cause  de  la  domi- 
nation anglaise  dans  les  Indes  ;  mais  ces  questions  sont  peu  décentes 
sous  mes  pattes  et  je  les  laisse  à  VEdinburgh-Review.  Je  fus  exceptée  de 
la  noyade  constitutionnelle  à  cause  de  l'entière  blancheur  de  ma  robe. 
Aussi  me  nomma-t-on  Beauty.  Hélas  !  la  pauvreté  du  ministre ,  qui 
avait  une  femme  et  onze  filles,  ne  lui  permettait  pas  de  nie  garder.  Une 
vieille  fille  remarqua  chez  moi  une  sorte  d'affection  pour  la  Bible  du 
ministre;  je  m'y  posais  toujours,  non  par  religion,  mais  je  ne  voyais  pas 
d'autre  place  propre  dans  le  ménage.  Elle  crut  peut-être  que  j'appar- 
tiendrais à  la  secte  des  Animaux  sacrés  qui  a  déjà  fourni  l'ânesse  de 
Balaam,  et  me  prit  avec  elle.  Je  n'avais  alors  que  deux  mois.  Cette  vieille 
fille,  qui  donnait  des  soirées  auxquelles  elle  invitait  par  des  billets  qui 
promettaient  thé  et  Bible,  essaya  de  me  communiquer  la  fatale  science  des  • 
filles  d'Eve;  elle  y  réussit  par  une  méthode  protestante  qui  consiste  à 
vous  faire  de  si  longs  raisonnements  sur  la  dignité  personnelle  et  sur 
les  obligations  de  l'extérieur,  que,  pour  ne  pas  les  entendre,  on  subirait 
le  martyre. 

Un  matin,  moi,  pauvre  petite  fille  de  la  nature,  attirée  par  de  la  4 
crème  contenue  dans  un  bol,  sur  lequel  un  mufftng  était  posé  en  travers, 
je  donnai  un  coup,  de  patte  au  muffing,  je  lapai  la  crème  ;  puis,  dans 
la  joie,  et  peut-être  aussi  par  un  effet  de  la  fait>\esse  <*e  mes  jeunes 
organes,  je  me  livrai,  sur  le  tapis  ciré,   au   pu      \joçfe^euXk  te80"* 
qu'éprouvent  les  jeunes  Chattes.  En  apercevant  \K        ^je  Ae  ce  «çtfcSVe 
nomma  mon  intempérance  et  mon  défaut  d'édue^       \       V^e  ^e  s»8*  e^ 
me  fouetta  vigoureusement  avec  des  verges  de  \     Vo^  *         e^  V*0^ 
qu'elle  ferait  de  moi  une  laily  ou  qu'elle  m'aban^^Vv    \<#v^ 


61 


PEINES   DE   CŒUR 


—  Voilà  qui  est  gentil  !  disait-elle.  Apprenez,  miss  Beauty,  que  les 
Chattes  anglaises  enveloppent  dans  le  plus  profond  mystère  les  choses 


^crttfc 


En  apercevant  la  preuve  de  ce  quille  nomma  mon  intempérance... 

naturelles  qui  peuvent  poiter  atteinte  au  respect  anglais,  et  .bannissent 
tout  ce  qui  est  improper,  en  appliquant  à  la  créature,  comme  vous  l'avez 
entendu  diie  au  révérend  docteur  Simpson,  les  lois  faites  par  Dieu  pour 
la  création.  A vez-vous  jamais  vu  la  Terre  se  comporter  indécemment? 


N'appartenez-vous  pas  d'ailleurs  à  la  secte  des  saints  (prononcez  senlz) , 
qui  marchent  très-lentement  le  dimanche  pour  faire  bien  sentir  qu'ils  se 
promènent  ?  Apprenez  à  souffrir  mille  morts  plutôt  que  de  révéler  vos 
désirs  :  c^st  en  ceci  que  consiste  la  vertu  des  saints.  Le  plus  beau  privi- 
lège des  Chattes  est  de  se  sauver  avec  la  grâce  qui  vous  caractérise ,  et 
d'aller,  on  ne  sait  où,  faire  leurs  petites  toilettes.  Vous  ne  vous  montrerez 
ainsi  aux  regards  que  dans  votre  beauté.  Trompé  par  les  apparences,  tout 
le  monde  vous  prendra  pour  un  ange.  Désormais,  quand  pareille  envie 
vous  saisira,  regardez  la  croisée,  ayez  l'air  de  vouloir  vous  promener,  et 
vous  irez  dans  un  taillis  ou  sur  une  gouttière.  Si  l'eau,  ma  fille,  est  la 
gloire  de  l'Angleterre,  c'est  précisément  parce  que  l'Angleterre  sait  s'en 
servir,  au  lieu  de  la  laisser  tomber,  comme  une  sotte,  ainsi  que  font  les 
Français,  qui  n'auront  jamais  de  marine  à  cause  de  leur  indifférence 
pour  l'eau. 

Je  trouvai,  dans  mon  simple  bon  sens  de  Chatte,  qu'il  y  avait 
beaucoup  d'hypocrisie  dans  cette  doctrine;  mais  j'étais  si  jeune! 

—  Et  quand  je  serai  dans  la  gouttière  ?  pensai-je  en  regardant  la 
vieille  fille. 

—  Une  fois  seule,  et  bien  sûre  de  n'être  vue  de  personne,  eh  bien  ! 
Beauty,  tu  pourras  sacrifier  les  convenances,  avec  d'autant  plus  de 
charme  que  tu  te  seras  plus  retenue  en  public.  En  ceci  éclate  la  perfec- 
tion de  la  morale  anglaise  qui  s'occupe  exclusivement  des  apparences,  ce 
monde  n'étant,  hélas  !  qu'apparence  et  déception. 

J'avoue  que  tout  mon  bon  sens  d'animal  se  révoltait  contre  ces 
déguisements  ;  mais ,  à  force  d'être  fouettée,  je  finis  par  comprendre  que 
la  propreté  extérieure  devait  être  toute  la  vertu  d'une  Chatte  anglaise. 
Dès  ce  moment,  je  m'habituai  à  cacher  sous  des  lits  les  friandises  que 
j'aimais.  Jamais  personne  ne  me  vit  ni  mangeant,  ni  buvant,  ni  faisant 
ma  toilette.  .Je  4\is  regardée  comme  la  perle  des  Chattes. 

J'eus  alors  l'occasion  de  remarquer  la  bêtise  des  Hommes  qui  se 
disent  savants.  Parmi  les  docteurs  et  autres  gens  appartenant  à  la  société 
de  ma  maîtresse,  il  y  avait  ce  Simpson,  espèce  d'imbécile,  fils  d'un  riche 
propriétaire;  qui  attendait  un  bénéfice,  et  qui,  pour  le  mériter,  donnait 
des  explications  religieuses  de  tout  ce  que  faisaient  w  \tv\t»^ux-  ^  me 
vit  un  soir  lapant  du  lait  dans  une  tasse,  et  fit  Q*       Vtfi^  *  ^  ^^ 
fille  de  la  manière  dont  j'étais  élevée,  en  me  voyç.     *T      .  ^«wfetciûfiut 
les  bords  de  l'assiette,  et  allant  toujours  en  tourn^^V  \é^C  ,  ^^  ***** 
du  lait.  *V\v     ïdr 


^1 


66  PEINES    DE   CŒUR 


—  Voyez,  dit-il,  comme  dans  une  sainte  compagnie  tout  se  perfec- 
tionne :  Beauty  a  le  sentiment  de  l'éternité,  car  elle  décrit  le  cercle  qui 
en  est  l'emblème,  tout  en  lapant  son  lait. 

La  conscience  m'oblige  à  dire  que  l'aversion  des  Chattes  pour 
mouiller  leurs  poils  était  la  seule  cause  de  ma  façon  de  boire  dans  cette 
assiette;  mais  nous  serons  toujours  mal  jugées  par  les  savants,  qui  se 
préoccupent  beaucoup  plus  de  montrer  leur  esprit  que  de  chercher  le  nôtre. 

Quand  les  dames  ou  les  hommes  me  prenaient  pour  passer  leurs 
mains  sur  mon  dos  de  neige  et  faire  jaillir  des  étincelles  de  mes  poils, 
la  vieille  fille  disait  avec  orgueil  :  «  Vous  pouvez  la  garder  sans  avoir 
rien  à  craindre  pour  votre  robe ,  elle  est  admirablement  bien  élevée  !  » 
Tout  le  monde  disait  de  moi  que  j'étais  un  ange  :  on  me  prodiguait  les 
friandises  et  les  mets  les  plus  délicats  ;  mais  je  déclare  que  je  m'ennuyais 
profondément.  Je  compris  très-bien  qu'une  jeune  Chatte  du  voisinage 
avait  pu  s'enfuir  avec  un  Matou.  Ce  mot  de  Matou  causa  comme  une 
maladie  à  mon  âme  que  rien  ne  pouvait  guérir,  pas  même  les  compli- 
ments que  je  recevais  ou  plutôt  que  ma  maîtresse  se  donnait  à  elle- 
même  :  «  Beauty  est  tout  à  fait  morale,  c'est  un  petit  ange,  disait-elle. 
Quoiqu'elle  soit  très-belle,  elle  a  l'air  de  ne  pas  le  savoir.  Elle  ne 
regarde  jamais  personne,  ce  qui  est  le  comble  des  belles  éducations 
aristocratiques  ;  il  est  vrai  qu'elle  se  laisse  voir  très-volontiers  ;  mais  elle 
a  sur  tout  cette  parfaite  insensibilité  que  nous  demandons  à  nos  jeunes 
miss ,  et  que  ngus  ne  pouvons  obtenir  que  très-difficilement.  Elle  attend 
qu'on  la  veuille  pour  venir,  elle  ne  saute  jamais  sur  vous  familièrement, 
personne  ne  la  voit  quand  elle  mange,  et  certes  ce  monstre  de  lord 
Byron  l'eût  adorée.  En  bonne  et  vraie  Anglaise ,  elle  aime  le  thé ,  se 
tient  gravement  quand  on  explique  la  Bible,  et  ne  pense  de  mal  de 
personne,  ce  qui  lui  permet  d'en  entendre  dire.  Elle  est  simple  et  sans 
aucune  affectation ,  elle  ne  fait  aucun  cas  des  bijoux*  donnez-lui  une 
bague,  elle  ne  la  gardera  pas;  enfin  .elle  n'imite  pas  la  vulgarité  de 
celles  qui  chassent,  elle  aime  le  home,  et  reste  si  parfaitement  tran- 
quille, que  parfois  vous  croiriez  que  c'est  une  Chatte  mécanique  faite 
k  Birmingham  ou  à  Manchester,  ce  qui  est  le  nec  plus  ultra  de  la 
lielle  éducation.  » 

Ce  que  les  Hommes  et  les  vieilles  filles  nomment  l'éducation  est 
une  habitude  h  prendre  pour  dissimuler  les  penchants  les  plus  naturels, 
et  quand  ils  nous  ont  entièrement  dépravées,  ils  disent  que  nous 
sommes  bien  élevées.  Un  soir,  ma  maîtresse  pria  Tune  des  jeunes  raiss 


D'UNI  CHATTE   ANGLAISE. 


67 


de  chanter.  Quand  cette  jeune  fille  se  fut  mise  au  piano  et  chanta, 
je  reconnus  aussitôt  les  mélodies  irlandaises  que  j'avais  entendues  dans 
mon  enfance,  et  je  compris  que  j'étais  musicienne  aussi.  Je  mêlai  donc 
ma  voix  à  celle  de  la  jeune  fille;  mais  je  reçus  des  tapes  de  colère, 
tandis  que  la  miss  recevait  des  compliments.  Cette  souveraine  injustice 


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me  révolta,  je  me  sauvai  dans  les  greniers.  Amour  sacré  de  la  patrie  ï 
oh  !  quelle  nuit  délicieuse  !  Je  sus  ce  que  c'était  que  des  gouttières  l 
J'entendis  les  hymnes  chantés  par  des  Chats  à  d'autres  Chattes,  et  ces 
adorables  élégies  me  firent  prendre  en  pitié  les  hypocrisies  que  ma 
maîtresse  m'avait  forcée  d'apprendre.  Quelques  Chattes  m'aperçurent 
alors  et  parurent  prendre  de  l'ombrage  de  ma  présence,  quand  un  Chat 
au  poil  hérissé,  a  barbe  magnifique,  et  qui  avait  une  grande  tournure, 


68  PEINES   DE   COEU* 


vint  m'examiner  et  dit  à  la  compagnie  :  «  C'est  une  enfant  !  »  A  ces 
paroles  de  mépris,  je  me  mis  k  bondir  sur  les  tuiles  et  à  caracoler  avec 
l'agilité  qui  nous  distingue,  je  tombai  sur  mes  pattes  de  cette  façon 
flexible  et  douce  qu'aucun  animal  ne  saurait  imiter,  afin  de  prouver  que 
je  n'étais  pas  si  enfant.  Mais  ces  chatteries  furent  en  pure  perte.  «  Quand 
me  chantera-t-on  des  hymnes?  »  medis-je.  L'aspect  de  ces  fiers  Matous, 
leurs  mélodies,  que  la  voix  humaine  ne  rivalisera  jamais,  m'avaient 
profondément  émue,  et  me  faisaient  faire  de  petites  poésies  que  je  chan- 
tais dans  les  escaliers;  mais  un  événement  immense  allait  s'accomplir 
qui  m'arracha  brusquement  à  cette  innocente  vie.  Je  devais  être 
emmenée  à  Londres  par  la  nièce  de  ma  maîtresse,  une  riche  héritière 
qui  s'affola  de  moi,  qui  me  baisait,  me  caressait  avec  une  sorte*  de 
rage  et  qui  me  plut  tant,  que  je  m'y  attachai,  contre  toutes  nos  habi- 
tudes. Nous  ne  nous  quittâmes  point,  et  je  pus  observer  le  grand  monde 
à  Londres  pendant  la  saison.  C'est  là  que  je  devais  étudier  la  perversité 
des  mœurs  anglaises  qui  s'est  étendue  jusqu'aux  Bètes,  y  connaître  ce 
cant  que  lord  Byron  a  maudit,  et  dont  je  suis  victime,  aussi  bien  que 
lui,  mais  sans  avoir  publié  mes  heures  de  loisir. 

Arabelle,  ma  maîtresse,  était  une  jeune  personne  comme  il  y  en  a 
beaucoup  en  Angleterre  :  elle  ne  savait  pas  trop  qui  elle  voulait  pour 
mari.  La  liberté  absolue  qu'on  laisse  aux  jeunes  filles  dans  le  choix  d'un 
homme  les  rend  presque  folles,  surtout  quand  elles  songent  à  la  rigueur 
des  mœurs  anglaises,  qui  n'admettent  aucune  conversation  particulière 
après  le  mariage.  J'étais  loin  de  penser  que  les  Chattes  de  Londres  avaient 
adopté  cette  sévérité,  que  les  lois  anglaises  me  seraient  cruellement 
appliquées  et  que  je  subirais  un  jugement  à  la  cour  des  terribles  Doctors 
commons.  Arabelle  accueillait  très-bien  tous  les  hommes  qui  lui  étaient 
présentés,  et  chacun  pouvait  croire  qu'il  épouserait  cette  belle  fille; 
mais  quand  les  choses  menaçaient  de  se  terminer,  elle  trouvait  des  pré- 
textes pour  rompre,  et  je  dois  avouer  que  celte  conduite  me  paraissait 
peu  convenable.  «  Épouser  un  Homme  qui  a  les  genoux  cagneux  !  jamais, 
disait-elle  de  l'un.  Quant  à  ee  petit,  il  a  le  nez  camus.  »  Les  Hommes 
m'étaient  si  parfaitement  indifférents,  que.  je  ne  comprenais  rien  à  ces 
incertitudes  fondées  sur  des  différences  purement  physiques. 

Enfin ,  un  jour,  un  vieux  pair  d'Angleterre  lui  dit  en  me  voyant  : 
«  Vous  avez  une  bien  jolie  Chat!e,  elle  vous  ressemble,  elle  est  blanche, 
elle  est  jeune,  il  lui  faut  un  mari,  laissez-moi  lui  présenter  un  magnifique 
Angora  que  j'ai  chez  moi.  » 


D'UNK   CHATTE  ANGLAISK. 


69 


Trois  jours  après,  le  pair  amena  le  plus  beau  Matou  de  la  Pairie. 
Puff,  noir  dé  robe,  avait  les  plus  magnifiques  yeux,  verts  et  jaunes, 
mais  froids  et  fiers.  Sa  queue,  remarquable  par  des  anneaux  jaunâtres, 
balayait  le  tapis  de  ses  poils  longs  et  soyeux.   Peut-être  venait-il  de  la 


f« 


V 

"-.- 


maison  impériale  d'Autriche,  car  il  en  portait,  comme  vous  voyez, 
les  couleurs.  Ses  manières  étaient  celles  d'un  Chat  qui  a  vu  la  cour  et 
le  beau  inonde.  Sa  sévérité,  en  matière  de  tenue,  était  si  grande,  qu'il 
ne  se  serait  pas  gratté,  devant  le  monde,  la  tête  avec  la  patte.  Puff  avait 
voyagé  sur  le  continent.  Enfin  il  était  si  remarquablement  beau ,  qu'il 


70  PEINES    DE   CŒUR 


avait  été,  disait-on,  caressé  par  la  reine  d'Angleterre.  Moi,  simple  et 
naïve,  je  lui  sautai  au  cou  pour  l'engager  à  jouer  ;  mais  il  s'y  refusa 
sous  prétexte  que  nous  étions  devant  tout  le  monde.  Je  m'aperçus  alors 
que  le  pair  d'Angleterre  devait  à  l'âge  et  à  des  excès  de  table  cette 
gravité  postiche  et  forcée  qu'on  appelle  en  Angleterre  respectability.  Son 
embonpoint,  que  les  hommes  admiraient ,  gênait  ses  mouvements.  Telle 
était  sa  véritable  raison  pour  ne  pas  répondre  à  mes  gentillesses  :  il  resta 
calme  et  froid  sur  son  innommable,  agitant  ses  barbes ,  me  regardant  et 
fermant  parfois  les  yeux.  Puff était,  dans  le  beau  monde  des  Chats 
anglais,  le  plus  riche  parti  pour  une  Chatte  née  chez  un  ministre  :  il  avait 
deux  valets  à  son  service,  il  mangeait  dans  de  la  porcelaine  chinoise,  il  ne 
buvait  que  du  thé  noir,  il  allait  en  voiture  à  Hyde-Park ,  et  entrait  au 
parlement.  Ma  maîtresse  le  garda  chez  elle.  A  mon  insu,  toute  la  popu- 
lation féline  de  Londres  apprit  que  miss  Beauty  du  Catshire  épousait 
l'illustre  Puff,  marqué  aux  couleurs  d'Autriche.  Pendant  la  nuit,  j'en- 
tendis un  concert  dans  la  rue  :  je  descendis,  accompagnée  de  milord  qui, 
pris  par  sa  goutte,  allait  lentement.  Nous  trouvâmes  les  Chattes  de  la 
Pairie  qui  venaient  me  féliciter  et  m'engager  à  entrer  dans  leur  Société 
Ratophile.  Elles  m'expliquèrent  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  commun  que 
de  courir  après  les  Rats  et  les  Souris.  Les  mots  shocking,  vulgar,  furent 
surx  toutes  les  lèvres.  Enfin  elles  avaient  formé  pour  la  gloire  du  pays 
une  Société  de  Tempérance.  Quelques  nuits  après,  milord  et  moi  nous 
allâmes  sur  les  toits  d'Almack's  entendre  un  Chat  gris  qui  devait  parler 
sur  la  question.  Dans  une  exhortation,  qui  fut  appuyée  par  des  Ecoulez  f 
Écoutez  !  il  prouva  que  saint  Paul ,  en  écrivant  sur  la  charité ,  parlait 
également  aux  Chats  et  aux  Chattes  de  l'Angleterre.  Il  était  donc  réservé 
à  la  race  anglaise,  qui  pouvait  aller  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  sur 
ses  vaisseaux  sans  avoir  à  craindre  l'eau ,  de  répandre  les  principes  de  la 
morale  ratophile.  Aussi,  sur  tous  les  points  du  globe,  des  Chats  anglais, 
prêchaient-ils  déjà  les  saines  doctrines  de  la  Société,  qui  d'ailleurs  étaient 
fondées  sur  les  découvertes  de  la  science.  On  avait  anatomisé  les  Rats  et 
les  Souris ,  on  avait  trouvé  peu  de  différence  entre  eux  et  les  Chats  : 
l'oppression  des  uns  par  les  autres  était  donc  contre  le  Droit  des  Bêtes, 
qui  est  plus  solide  encore  que  le  Droit  des  Gens.  «  Ce  sont  nos  frères,  » 
dit-il.  Et  il  fit  une  si  belle  peinture  des  souffrances  d'un  Rat  pris  dans 
la  gueule  d'un  Chat ,  que  je  me  mis  à  fondre  en  larmes. 

En  me  voyant  la  chipe  de  ce  speech,  lord  Puff  me  dit  confidentielle- 
ment que  l'Angleterre  comptait  faire  un  immense  commerce,  avec  les  Rats- 


D'IhNE   CHATTE   ANGLAISE.  71 

et  les  Souris  ;  que  si  les  autres  Chats  n'en  mangeaient  plus ,  les  Rats 
seraient  à  meilleur  marché;  que  derrière  la  morale  anglaise  il  y  avait 
toujours  quelque  raison  de  comptoir;  et  que  cette  alliance  de  la  morale 
et  du  mercantilisme  était  la  seule  alliance  sur  laquelle  comptait  réelle- 
ment l'Angleterre*. 

Puff  me  parut  être  un  trop  grand  politique  pour  pouvoir  jamais  faire 
un  bon  mari. 

Un  Chat  campagnard  (country  gentleman)  fit  observer  que,  sur  le 
continent,  les  Chats  et  les  Chattes  étaient  sacrifiés  journellement  par  les 
catholiques,  surtout  à  Paris,  aux  environs  des  barrières  (on  lui  criait  : 
.4  la  question!).  On  joignait  à  ces  cruelles  exécutions  une  affreuse 
calomnie  en  faisant  passer  ces  Animaux,  courageux  pour  des  lapins, 
mensonge  et  barbarie  qu'il  attribuait  à  l'ignorance  de  la  vraie  religion 
anglicane,  qui  ne  permet  le  mensonge  et  les  fourberies  que  dans  les 
questions  de  gouvernement,  de  politique  extérieure  et  de  cabinet. 

On  le  traita  (Je  radical  et  de  rêveur.  «  Nous  sommes  ici  pour  les 
intérêts  des  Chats  de  l'Angleterre,  et  non  pour  ceux  du  continent  !  »  dit 
un  fougueux  Matou  tory.  Milord  dormait.  Quand  l'assemblée  se  sépara; 
j'entendis  ces  délicieuses  paroles  dites  par  un  jeune  Chat  qui  venait 
de  l'ambassade  française,  et  dont  l'accent  annonçait  la  nationalité  : 

«  Dear  Beauty,  de  longtemps  d'ici  la  nature  ne  pourra  former  une 
Chatte  aussi  parfaite  que  vous.  Le  cachemire  de  la  Perse  et  des  Indes 
semble  être  du  poil  de  Chameau,  comparé  à  vos  soies  fines  et  brillantes. 
Vous  exhalez  un  parfum  à  faire  évanouir  de  bonheur  les  anges,  et  je  l'ai 
senti  du  salon  du  prince  de  Talleyrand,  que  j'ai  quitté  pour  accourir  à  ce 
déluge  de  sottises  que  vous  appelez  un  meeting.  Le  feu  de  vos  yeux  éclaire 
la  nuit  !  Vos  oreilles  seraient  la  perfection  même  si  mes  gémissements  les 
attendrissaient.  Il  n'y  a  pas  de  rose  dans  toute  l'Angleterre  qui  soit  aussi 
rose  que  la  chair  rose  qui  borde  votre  petite  bouche  rose.  Un  pêcheur 
chercherait  vainement  dans  les  abîmes  d'Ormus  des  perles  qui  puissent 
valoir  vos  dents.  Votre  cher  museau  fin,  gracieux,  est  tout  ce  que 
l'Angleterre  a  produit  de  plus  mignon.  La  neige  des  Alpes  paraîtrait 
rousse  auprès  de  votre  robe  céleste.  Ah  !  ces  sortes  de  poils  ne  se  voient 
que  dans  vos  brouillards  !  Vos  pattes  portent  mollement  et  avec  grâce 
ce  corps  qui  est  l'abrégé  des  miracles  de  la  création ,  mais  que  votre 
queue,  interprète  élégant  des  mouvements  de  votre  cœur,  surpasse  :  oui  ! 
jamais  courbe  si  élégante,  rondeur  plus  correcte,  mouvements  plus  délicats 
ne  se  sont  vus  chez  aucune  Chatte.  Laissez-moi  ce  vieux  drôle  de  Puff. 


72  PEINES   DE   CŒUR 


qui  dort  comme  un  pair  d'Angleterre  au  parlement,  qui  d'ailleurs  est  un 
misérable  vendu  aux  wighs,  et  qui  doit  à  un  trop  long  séjour  au  Bengale 
d'avoir  perdu  tout  ce  qui  peut  plaire  à  une  Chatte.  » 

J'aperçus  alors,  sans  avoir  l'air  de  le.  regarder,  ce  charmant  Matou 
français  :  il  était  ébouriffé,  petit,  gaillard,  et  ne  ressemblait  en  rien  à  un 
Chat  anglais.  Son  air  cavalier  annonçait,  autant  que  sa  manière  de 
secouer  l'oreille,  un  drôle  sans  souci.  J'avoue  que  j'étais  fatiguée  de  la 
solennité  des  Chats  anglais  et  de  leur  propreté  purement  matérielle. 
Leur  affectation  de  respeclabUily  me  semblait  surtout  ridicule.  L'ex- 
cessif naturel  de  ce  Chat  mal  peigné  me  surprit  par  un  violent 
contraste  avec  tout  ce  que  je  voyais  à  Londres.  D'ailleurs  ma  vie 
était  si  positivement  réglée,  je  savais  si  bien  ce  que  je  devais  faire 
pendant  le  reste  de  mes  jours,  que  je  fus  sensible  à  tout  ce  qu'annonçait 
d'imprévu  la  physionomie  du  Chat  français.  Tout  alors  me  parut  fade. 
Je  compris  que  je  pouvais  vivre  sur  les  toits  avec  une  amusante 
créature  qui  venait  de  ce  pays  où  l'on  s'est  consolé  des  victoires 
du  plus  grand  général  anglais  par  ces  mots  :  «  Malbrouk  s'en  va-t-en 
guerre,  mironton,  ton  ton,  M  IRONT  AIN  E  !  »  Néanmoins,  j'éveillai 
Milord  et  lui  fis  comprendre  qu'il  était  fort  tard,  que  nous  devions 
rentrer.  Je  n'eus  pas  l'air  d'avoir  écouté  cette  déclaration,  et  fus  d'une 
apparente  insensibilité  qui  pétrifia  Brisquet.  Il  resta  là,  d'autant  plus  sur- 
pris qu'il  se  croyait  très-beau.  Je  sus  plus  tard  qu'il  séduisait  toutes  les 
Chattes  de  bonne  volonté.  Je  l'examinai  du  coin  de  l'œil  :  il  s'en  allait  par 
petits  bonds,  revenait  en  franchissant  la  largeur  de  la  rue,  et  s'en  retour- 
nait de  même,  comme  un  Chat  français  au  désespoir  :  un  véritable  Anglais, 
aurait  mis  de  la  décence  dans  ses  sentiments,  et  ne  les  aurait  pas  laissé 
voir  ainsi.  Quelques  jours  après,  nous  nous  trouvâmes,  milord  et  moi, 
dans  la  magniiïque  maison  du  vieux  pair;  je  sortis  alors  en  voiture  pour 
me  promener  à  Hyde-Park.  Nous  ne  mangions  que  des  os  de  poulets,  des 
arêtes  de  poissons,  des  crèmes,  du  lait,  du  chocolat.  Quelque  échauffaqt 
que  fut  ce  régime,  mon  prétendu  mari  Puff  demeurait  grave.  Sa  respecta- 
bility  s'étendait  jusqu'à  moi.  Généralement,  il  dormait  dès  sept  heures 
du  soir,  à  la  table  de  whist,  sur  les  genoux  de  Sa  Grâce.  Mon  âme 
était  donc  sans  aucune  satisfaction,  et  je  languissais.  Cette  situation  de 
mon  intérieur  se  combina  fatalement  avec  une  petite  affection  dans  les 
entrailles  que  me  causa  le  jus  de  Hareng  pur  (le  vin  de  Porto  des  Chats, 
anglais)  dont  Pu(ï  faisait  usage,  et  qui  me  rendit  comme  folle.  Ma 
maîtrese  fit  venir  un  médecin,  qui  sortait  d'Edimbourg  après  avoir  étudié 


D'UNE    CHATTE    ANGLAISE. 


longtemps  à  Paris.  Il  promit  à  ma  maîtresse  de  me  guérir  le  lendemain 
même,  après  avoir  reconnu  ma  maladie.  Il  revint  en  effet,  et  sortit  de  sa 
poche  un  instrument  de  fabrique  parisienne.  J'eus  une  espèce  de  frayeur 
en  apercevant  un  canon  de  métal  blanc  terminé  par  un  tube  effilé.  A  la 
vue  de  ce  mécanisme,  que  le  docteur  fit  jouer  avec  satisfaction,  Leurs 


Grâces  rougirent,  se  courroucèrent  et  dirent  de  fort  belles  choses  sur  la 
dignité  du  peuple  anglais  :  comme  quoi  ce  qui  distinguait  la  vieille  Angle- 
terre des  catholiques  n'était  pas  tant  ses  opinions  sur  la  Bible  que  sur 

10 


Itt  PEINES    DE    COEUR 


cette  infâme  machine.  Le  duc  dit  qu'à  Paris  les  Français  ne  rougissaient 
pas  d'en  faire  une  exhibition  sur  leur  théâtre  national ,  dans  une  comédie 
de  Molière;  mais  qu'à  Londres  un  watchman  n'oserait  en  prononcer  le 
nom.  «  Donnez-lui  du  calomel  !  » 

—  Mais  Votre  Grâce  la  tuerait ,  s'écria  le  docteur.  Quant  à  cette 
innocente  mécanique,  les  Français  ont  fait  maréchal  un  de  leurs  plus 
braves  généraux  pour  s'en  être  servi  devant  leur  fameuse  colonne. 

—  Les  Français  peuvent  arroser  les  émeutes  de  l'intérieur  comme 
ils  le  veulent,  reprit  Milord.  Je  ne  sais  pas,  ni  vous  non  plus,  ce  qui 
pourrait  arriver  de  l'emploi  de  cette  avilissante  machine;  mais  ce  que  je 
sais,  c'est  qu'un  vrai  médecin  anglais  ne  doit  guérir  ses  malades  qu'avec 
les  remèdes  de  la  vieille  Angleterre. 

Le  médecin,  qui  commençait  à  se  faire  une  grande  réputation,  perdit 
toutes  ses  pratiques  dans  le  beau  monde.  On.  appela  un  autre  médecin 
qui  me  fit  des  questions  inconvenantes  sur  Puff,  et  qui  m'apprit  que  la 
véritable  devise  de  l'Angleterre  était  :  Dieu  et  mon  Droit  conjugal  !  Une 
nuit,  j'entendis  dans  la  rue  la  voix  du  Chat  français.  Personne  ne  pouvait 
nous  voir  :  je  grimpai  par  la  cheminée ,  et ,  parvenue  en  haut  de  la 
maison,  je  lui  criai  :  «  A  la  gouttière  !  »  Cette  réponse  lui  donna  des 
ailes,  il  fut  auprès  de  moi  en  un  clin  d'œil.  Croiriez-vous  que  ce  Chat 
français  eut  l'inconvenante  audace  de  s'autoriser  de  ma  petite  exclama- 
tion pour  me  dire  :  «  Viens  dans  mes  pattes!  »  Il  osa  tutoyer,  sans  autre 
forme  de  procès,  une  Chatte  de  distinction.  Je  le  regardai  froidement,  et 
pour  lui  donner  une  leçon,  je  lui  dis  que  j'appartenais  à  la  Société  de 
Tempérance. 

—  Je  vois,  mon  cher,  lui  dis-je,  à  votre  accent  et  au  relâchement 
de  vos  maximes,  que  vous  êtes,  comme  tous  Jes  Chats  catholiques, 
disposé  à  rire  et  à  faire  mille  ridiculités,  en  vous  croyant  quitte 
pour  un  peu  de  repentir  \  mais,  en  Angleterre ,  nous  avons  plus  de 
moralité  :  nous  mettons  partout  de  la  respectabilité/ ,  même  dans  no 
plaisirs. 

Ce  jeune  Chat,  frappé  par  la  majesté  du  cant  anglais,  m'écoutait  avec- 
une  sorte  d'attention  qui  me  donna  l'espoir  d'en  faire  un  Chat  protestant. 
11  me  dit  alors  dans  le  plus  beau  langage  qu'il  ferait  tout  ce  que  je 
voudrais,  pourvu  qu'il  lui  fut  permis  de  m'adorer.  Je  le  regardais  sans 
pouvoir  répondre,  car  ses  yeux,  very  beauliful,  splendid,  brillaient  comme 
des  étoiles,  ils  éclairaient  la  nuit.  Mon  silence  l'enhardit,  et  il  s'écria  :  — 
Chère  Minette! 


D'UNE   CHATTE    ANGLAISE. 


75 


1  l-~      _^^— JHI^C^l^ 


—  Quelle  est  cette  nouvelle  indécence?  m'écriai-je,  sachant  les  Chats 
français  très-légers  dans  leurs  propos. 

Brisquet  m'apprit  que,  sur  le  continent,  tout  le  monde,  le  roi  lui- 
même,  disait  k  sa  fille  :  Ma  petite  Minette,  pour  lui  témoigner  son  affec- 
tion ;  que  beaucoup  de  femmes,  et  des  plus  jolies,  des  plus  aristocratiques, 
disaient  toujours  :  Mon  petit  Chat,  à  leurs  maris,  même  quand  elles 
ne  les  aimaient  pas.  Si  je  voulais  lui  faire  plaisir,  je  l'appellerais  :  Mon 
petit  Homme  !  Là-dessus  il  leva  ses  pattes  avec  une  grâce  infinie.  Je 
disparus,  craignant  d'être  faible.  Brisquet  chanta  Rulè,  Britannia  !  tant  il 
était  heureux,  et  le  lendemain  sa  chère  voix  bourdonnait  encore  à  mes 
oreilles. 

—  Ah  !  tu  aimes  aussi ,  toi ,  chère  Beauty,  me  dit  ma  maîtresse  en  me 


T6  PEINES   DE   CŒUR 


voyant  étalée  sur  te  tapis,  les  quatre  pattes  en  avant,  le  corps  dans  un 
mol  abandon,  et  noyée  dans  la  poésie  de  mes  souvenirs. 

Je  fus  surprise  de  cette  intelligence  chez  une  Femme,  et  je  vins  alors, 
en  relevant  mon  épine  dorsale,  me  frotter  à  ses  jambes  en  lui  faisant 
entendre  un  ronron  amoureux  sur  les  cordes  les  plus  graves  de  ma  voix 
de  contre-alto. 

Pendant  que  ma  maîtresse,  qui  me  prit  sur  ses  genoux,  me  caressait 
en  me  grattant  la  tête,  et. que  je  la  regardais  tendrement  en  lui  voyant 
les  yeux  en  pleurs  y  il  se  passait  dans  Bond-Street  une  scène  dont  les 
suites  furent  terribles  pour  moi. 

Puck,  un  désaveux  de  Puff,  qui  prétendait  à  sa  succession,  et  qui, 
pour  le  moment,  habitait  la  caserne  des  Life-Guurds,  rencontra  my  dear 
Brisquèt.  Le  sournois  capitaine  Puck  complimenta  l'attaché  sur  ses  succès 
auprès  de  mol,  en  disant  que  j'avais  résisté  aux  plus  charmants  Matous 
de  l'Angleterre,.  Brisquèt,  en  Français  vaniteux,  répondit  qu'il  serait 
bien  heureux  d'attirer  mon  attention,  mais  qu'il  avait  ça.  horreur  les 
Chattes  qui  vous  parlaient  de  tempérance  et  de  la  Bible,  etc. 

—  Oh  !  fit  Puck,  elle  vous  parle  donc  ? 

Brisquèt,  ce  cher  Français,-  fut  ainsi  victime  de  la  diplomatie 
anglaise  ;  mais  il  commit  une  de  ces  fautes  impardonnables  et  qui  cour- 
roucent toutes  les  Chattes  bien  apprises  de  l'Angleterre.  Ce  petit  drôle  était 
véritablement  très-inconsistant.  Ne  s'avisa-t-il  pas  au  Park  de  me  saluer 
et  de  vouloir  causer  familièrement  comme  si  nous  nous  connaissions.  Je 
restai  froide  et  sévère.  Le  cocher,  apercevant  ce  Français,  lui  donna  un 
coup  de  fouet  qui  l'atteignit  et  faillit  le  tuer.  Brisquèt  reçut  ce  coup  de 
fouet  en  me  regardant  avec  une  intrépidité  qui  changea  mon  moral  :  je 
l'aimai  pour  la  manière  dont  il  se  laissa  frapper,  en  ne  voyant  que  moi,  ne 
sentant  que  la  faveur  de  ma  présence,  domptant  ainsi  le  naturel  qui 
pousse  les  Chats  à  fuir  à  la  moindre  apparence  d'hostilité.  Il  ne  devina 
pas  que  je  me  sentais  mourir,  malgré  mon  apparente  froideur.  Dès  ce 
moment,  je  résolus  de  me  laisser  enlever.  Le  soir,  sur  la  gouttière,  je  me 
jetai  dans  ses  pattes  tout  éperdue. 

—  My  dear y  lui  dis-je ,  avez-vous  le  capital  nécessaire  pour  payer 
les  dommages-intérêts  au  vieux  Puff? 

—  Je  n'ai  pas  d'autre  capital,  me  répondit  le  Français  en  riant,  que 
les  poils  de  ma  moustache,  mes  quatre  pattes  et  cette  queue. 

Là-dessus  il  balaya  la  gouttière  par  un  mouvement  plein  de  fierté. 


D'UNE    CHATTE   ANGLAISE.  77 


—  Pas  de  capital  !  lui  répondis-je  ;  mais  vous  n'êtes  qu'un  aventurier, 
my  dear. 

—  J'aime  les  aventures,  me  dit-il  tendrement.  En  France,  dans  les 
circonstances  auxquelles  tu  fais  allusion ,  c'est  alors  que  les  -  Chats  se 
peignent  !  Ils  ont  recoure  à  leurs  griffes  et  non  à  leurs  écus. 

—  Pauvre  pays,  lui  dis-je.  Et  comment  envoie-t-il  à  l'étranger, 
dans  ses  ambassades,  des  Bêtes  si  dénuées  de  capital  ? 

—  Ah  !  voilà,  dit  Brisquet.  Notre  nouveau  gouvernement  n'aime  pas 
l'argent*.  •  chez  ses  employés  :  il  ne  recherche  que  les  capacités  intel- 
lectuelles. 

f je  cher  Brisquet  eut,  en  me  parlant,  un  petit  air  content  qui  me  fit 
craindre  que  ce  ne  fût  un  fat. 

—  L'amour  sans  capital  est  un  non-sens  !  lui  dis-je.  Pendant  que 
vous  irez  à  droite  et  à  gauche  chercher  à  manger,  vous  ne  vous  occuperez 
pas  de  moi,  mon  cher. 

Ce  charmant  Français  me  prouva,  pour  toute  réponse,  qu'il  descen- 
dait, par  sa  grand'inère,  du  Chat-Bot  té.  D'ailleurs,  il  avait  quatre-vingt- 
dix-neuf  manières  d'emprunter  de  l'argent,  et  nous  n'en  aurions,  dit-il, 
qu'une  seule  de  le  dépenser.  Enfin  il  savait  la  musique  et  pouvait 
donner  des  leçons.  En  effet,  il  me  chanta,  sur  un  mode  qui  arrachait 
l'Ame,  une  romance  nationale  de  son  pays  :  Au  clair  de  la  lune... 

En  ce  moment,  plusieurs  Chats  et  des  Chattes  amenés  par  Puck  me 
virent  quand,  séduite  par  tant  de  raisons,  je  promettais  à  ce  cher  Bris- 
quet de  le  suivre  dès  qu'il  pourrait  entretenir  sa  femme  confortablement. 

—  Je  suis  perdue  !  m'écriai-je. 

Le  lendemain  même ,  le  banc  des  Doctors.  commons  fut  saisi  par  le 
vieux  Puffd'un  procès  en  criminelle  conversation.  Puff  était  sourd  :  ses 
neveux  abusèrent  de  sa  faiblesse.  Puff,  questionné  par  eux,  leur 
apprit  que  la  nuit  je  l'avais  appelé  par  flatterie  :  Mon  petit  Homme  ! 
Ce  fut  une  des  choses  les  plus  terribles  contre  moi,  car  jamais  je  n* 
pus  expliquer  de  qui  je  tenais  la  connaissance  de  ce  mot  d'amour. 
Milord,  sans  le  savoir,  fut  très-mal  pour  moi;  mais  j'avais  remarqué 
déjà  qu'il  était  en  enfance.  Sa  Seigneurie  ne  soupçonna  jamais  les 
basses  intrigues  auxquelles  je  fus  en  butte.  Plusieurs  petits  Chats, 
qui  me  défendirent  contre  l'opinion  publique,  m'ont  dit  que  parfois  il 
demande  Son  ange,  la  joie  de  ses  yeux,  sa  darling,  sa  sweet  Beauty  ! 
Ma  propre  mère,  venue  à  Londres,  refusa  de  me  voir  et  de  m'écouter, 
en  me  disant  que  jamais  une  Chatte   anglaise  ne   devait   être   soup- 


78  PEINES    DE   CŒUR 


çonnée,  et  que  je  mettais  bien  de  J'amertume  dans  ses  vieux  jours. 
Mes  sœurs  ,-  jalouses  de  mon  élévation ,  appuyèrent  mes  accusatrices. 
Enfin,  les  domestiques  déposèrent  contre  moi.  Je  vis  alors  clairement 
à  propos  de  quoi  tout  le  monde  perd  la  tête  en  Angleterre.  Dès  qu'il 
s'agit  d'une  criminelle  conversation,  tous  les  sentiments  s'arrêtent ,  une 
mère  n'est  plus  mère,  une  nourrice  voudrait  reprendre  son  lait,  et  toutes 

'  les  Chattes  hurlent  par  les  rues.  Mais,  ce  qui  fut  bien  plus  infâme,  mon 
vieil  avocat,  qui,  dans  le  temps,  croyait  à  l'innocence  de  la  reine  d'Angle- 
terre, à  qui  j'avais  tout  raconté  dans  le  moindre  détail,  qui  m'avait 
assuré  qu'il  n'y  avait  pas  de  quoi  fouetter  un  Chat,  et  à  qui,  pour 
preuve  de  mon  innocence,  j'avouai  ne  rien  comprendre  à  ces  mots,  crimi- 

.  nelle  conversation  (il  me  dit  que  c'était  ainsi  appelé  précisément  parce 
qu'on  parlait  très-peu)  ;  cet  avocat,  gagné  par  le  capitaine  Puck,  me 
défendit  si  mal,  que  ma  cause  parut  perdue.  Dans  cette  circonstance, 
j'eus  le  courage  de  comparaître  devant  les  Doctors  commons. 

—  Milords,  dis-je,  je  suis  une  Chatte  anglaise,  et  je  suis  innocente  ! 
Que  dirait-on  de  la  justice  de  la  vieille  Angleterre,  si... 

A  peine  eus-je  prononcé  ces  paroles,  que  d'effroyables  murmures 
couvrirent  ma  voix,  tant  le  public  avait  été  travaillé  par  le  Cat-Çhronicle 
et  par  les  amis  de  Puck. 

—  Elle  met  en  doute  la  justice  de  la  vieille  Angleterre  qui  a  créé  le 
jury!  criait-on. 

—  Elle  veut  vous  expliquer,  Milords,  s'écria  l'abominable  avocat  de 
mon  adversaire ,  comment  elle  allait  sur  les  gouttières  avec  un  Chat 
français  pour  le  convertir  h  la  religion  anglicane,  tandis  qu'elle  y  allait 
bien  plutôt  pour  en  revenir  dire  en  bon  français  mon  petit  Homme  à  son 
mari,  pour  écouter  les  abominables  principes  du  papisme,  et  apprendre  à 
méconnaître  les  lois  et  les  usages  de  la  vieille  Angleterre  ! 

Quand  on  parle  de  ces  sornettes  k  un  public  anglais,  il  devient  fou. 
Aussi  des  tonnerres  d'applaudissements  accueillirent-ils  les  paroles  de 
l'avocat  de  Puck.  Je  fus  condamnée,  à  l'âge  de  vingt-six  mois,  quand  je 
pouvais  prouver  que  j'ignorais  encore  ce  que  c'était  qu'un  Chat.  Mais, 
atout  ceci,  je  gagnai  de  comprendre  que  c'est  à  cause  de  ses  radotages 
qu'on  appelle  Albion  la  vieille  Angleterre. 

Je  tombai  dans  une  grande  mischathropie  qui  fut  causée  moins  par 
mon  divorce  que  par  la  mort  de  mon  cher  Brisquet,  que  Puck  fit  tuer 
dans  une  émeute,  en  craignant  sa  vengeance.  Aussi  rien  ne  me  met-il 
plus  en  fureur  que  d'entendre  parler  de  la  loyauté  des  Chats  anglais.    • 


D'UNE   CHATTE  ANGLAISE. 


79 


Vous  voyez,  ô  Animaux  français,  qu'en  nous  familiarisant  avec  les 
Hommes,  nous  en  prenons  tous  les  vices  et  toutes  les  mauvaises  institu- 
tions. Revenons  à  la  vie  sauvage  où  nous  n'obéissons  qu'à  l'instinct,  et 


»,  ,■,',, 


fi     'i  i  :1 
i 


Milords,  dis-je,  je  suis  udo  Chatte  anglaise,  et  je  suis  innocente. 


où  nous  ne  trouvons  pas  des  usages  qui  s'opposent  aux  vœux  les  plus 
sacrés  de  la  nature.  J'écris  en  ce  moment  un  traité  politique  à  l'usage  des 
classes  ouvrières  animales,  afin  de  les  engager  à  ne  plus  tourner  les 
broches,  ni  se  laisser  atteler  à  de  petites  charrettes,  et  pour  leur  enseigner 


*0 


PEINES    DE    COEUR    D'UNE   CHATTE   ANGLAISE:. 


les  moyens  de  se  soustraire  à  l'oppression  du  grand  aristocrate.  Quoique 
notre  griffonnage  soit  célèbre,  je  crois  que  miss  Henriette  Martineau  ne 
me  désavouerait  pas.  Vous  savez  sur  le  continent  que  la  littérature  est 
devenue  l'asile  de  toutes  les  Chattes  qui  protestent  contre  l'immoral 
monopole  du  mariage,  qui  résistent  à  la  tyrannie  des  institutions,  et 
veulent  revenir  aux  lois  naturelles.  J'ai  omis  de  vous  dire  que,  quoique 
Brisquet  eût  le  corps  traversé  par  un  coup  reçu  dans  le  dos,  le  Coroner, 
par  une  infâme  hypocrisie,  a  déclaré  qu'il  s'était  empoisonné  lui-même 
avec  de  l'arsenic,  comme  si  jamais  un  Chat  si  gai ,  si  fou ,  si  étourdi , 
pouvait  avoir  assez  réfléchi  sur  la  vie  pour  concevoir  une  idée  si  sérieuse, 
et  comme  si  un  Chat  que  j'aimais  pouvait  avoir  la  moindre  envie  de  quitter 
l'existence!  Mais,  avec  l'appareil  de  Marsh,  on  a  trouvé  des  taches  sur 
une  assiette. 

De   Balzac. 


LES     AVENTURES 


D'UN     PAPILLON 


RACONTEES     PAR     SA     GOUVERNANTE 


Son  enfance.  —  Sa  jeunesse. 

Voyage  sentimental  de  Paris  à  Baden.  —  Ses  égarements. 

Son  mariage  et  sa  mort. 


AVERTISSEMENT     DES     RÉDACTEURS 


i^  f  P  0LS  croJons  <*tre  agréables  à  ceux  de  nos  lecteurs 
^T  et  à  celles  de  nos  lectrices  que  d'autres  travaux  ont 
détournés  de  I  étude  de  l'histoire  animale,  en  mettant 
sous  leurs  yeux  cet  extrait  d'un  important  ouvrage 
publié  à  Londres  par  un  savant  naturaliste  anglais 
sur  les  mœurs  et  coutumes  des  insectes  en  général, 
et  des  Hyménoptères  neutres  en  particulier  : 

«  Les  Hyménoptères  neutres,  les  plus  indus- 
«  trieux  de  tous  les  insectes,  ont  la  vie  plus  longue  que  les  Hymé- 
«  noptères  ordinaires ,  et  peuvent  voir  se  succéder  plusieurs  générations 
«i  de  mâles  et  de  femelles.  Il  semble  que,  dans  sa  prévoyance  infinie, 
«<  Dieu  leur  ait  refusé  la  faculté  de  se  reproduire,  pour  que  les  orphelins 
«  pussent  trouver  auprès  d'eux  les  soins  d'une  mère*  Rien  n'est  sans  but 
«  dans  la  nature.  Les  Hyménoptères  neutres  élèvent  les  larves  ou  enfants 
«  de  leurs  frères  et  sœurs,  qui.  en  raison  de  la  loi  établie  pour  tous  les 

11 


82  LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 

a  insectes,  périssent  en  donnant  le  jour  à  leurs  petits.  Ce  sont  les  Hymé- 
«  noptères  neutres  qui  pourvoient  à  la  subsistance  de  ces  êtres  nouveaux , 
«  privés  des  soins  de  leurs  parents,  qui  vont  leur  chercher  des  aliments r 
«  et  qui  remplissent  ainsi  auprès  d'eux,  avec  une  sollicitude  admirable,. 
«  l'office  des  sœurs  de  la  charité  parmi  les  Hommes.  » 

Les  détails  pleins  d'intérêt  que  notre  correspondante  nous  commu- 
nique sur  la  vie  d'un  Papillon  qu'elle  a  beaucoup  connu  pourront  servir 
de  base  à  l'histoire  générale  des  mœurs  et  du  caractère  des  Papillons  de 
tous  les  pays. 

Le  Singe  et  le   Perroquet,. 

Rédacteurs  en  chef. 


Messieurs  les  Rédacteurs, 

Si  j'avais  dû  vous  parler  de  moi,  je  n'aurais  point  entrepris  de  vous 
écrire,  car  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  raconter  sa  propre  histoire 
avec  convenance  et  impartialité.  Les  détails  qui  vont  suivre  ne  me  sont 
donc  point  personnels.  Il  vous  suffira  de  savoir  que  si  je  ne  suis  pas  la 
dernière  à  vous  donner  de  mes  nouvelles,  c'est  que  malheureusement  les 
soins  de  ma  famille  ne  sauraient  m'absorber. 

le  suis  seule  au  monde,  messieurs,  et  ne  connaîtrai  jamais  le  bonheur 
d'être  mère  :  je  suis  de  la  grande  famille  des  Hyménoptères  neutres.  Mais 
le  cœur  s'accommode  mal  de  l'isolement;  vous  ne  vous  étonnerez  donc 
point  que  je  me  sois  vouée  k  l'enseignement.  Un  Papillon  de  haut  parage, 
qui  vivait  tout  près  de  Paris,  dans  les  bois  de  Belle-Vue,  et  qui  m'avait 
sauvé  la  vie,  se  sentant  mourir,  me  supplia  de  vouloir  bien  être  la 
gouvernante  de  son  enfant  qu'il  ne  devait  pas  voir,  et  dont  la  naissance 
approchait.. 

Après  quelques  hésitations  bien  légitimes,  sans  doute,  je  pensai  que 
*  si  je  me  devais  aux  Hyménoptères  mes  frères ,  la  reconnaissance  me 
faisait,  pourtant  un  devoir  impérieux  d  accepter  ce  difficile  emploi.  Je 
promis  donc  à  mon  bienfaiteur  de  consacrer  ma  vie  à  l'œuf  qu'il  me 
confiait,  et  qu'il  avait  déposé  dans  le  calice  d'une  fleur.  L'enfant  vit  le 
jour  le  lendemain  delà  mort  de  son  père;  un  rayon  de  soleil  le  fit 
cclore. 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON.  33 


J'eus  le  chagrin  de  le  voir  débuter  dans  la  vie  par  un  acte  d'in- 
gratitude. Il  quitta  la  Campanule,  sa  mère  d'adoption,  «qui  lui  avait 
prêté  l'abri  de  son  cœur,  sans  songer  seulement  à  dire  un  dernier 
adieu  à  la  pauvre  fleur,  qui  se  courba  jusqu'à  terre  en  signe  d'af- 
fliction. 

Sa  première  éducation  fut  difficile  :  il  était  capricieux  comme  le 
vent,  et  d'une  légèreté  inouïe.  Mais  les  caractères  légers  n'ont  pas  la 
<xmscience  du  mal  qu'ils  font  :  de  là  vient  qu'on  arrive  souvent  à 
les  aimer.  J'eus  donc  le  bonheur,  ou  le  malheur  plutôt  de  me  prendre 
d'affection  pour  ce  pauvre  enfant,  quoiqu'il  eût,  à  vrai  dire,  tous 
les  défauts  d'une  petite  Chenille.  Ce  mot,  tout  vulgaire  qu'il  soit,  peut 
seul  rendre  ma  pensée. 

Je  lui  répétai  mille  fois,  et  toujours  en  vain,  les  mêmes  leçons, 
je  lui  prédis  mille  fois  les  mêmes  malheurs;  plus  incrédule  que 
l'Homme  lui-même,  l'étourdi  ne  tenait  aucun  compte  des  prédictions. 
M'arrivait-il,  le  croyant  endormi  sous  un  brin  d'herbe,  de  le  quitter  un 
instant,  si  courte  qu'eût  été  mon  absence,  je  ne  le  retrouvais  plus  à 
la  même  place;  je  me  rappelle  qu'un  jour,  et  à  cette  époque  ses 
seize  pattes  le  portaient  à  peine,  une  visite  que  j'avais  dû  faire  à  des 
Abeilles  de  mon  voisinage  s'étant  prolongée,  il  avait  trouvé  le  moyen 
de  grimper  jusqu'à  la  cime  d'un  arbre,  au  péril  de  sa  vie. 

A  peine  au  sortir  de  l'enfance,  sa  vivacité  le  quitta  tout  à  coup. 
Je  mis  un  instant  que  mes  conseils  avaient  fructifié ,  mais  je  ne 
tardai  pas  à  reconnaître  que  ce  que  j'avais  pris  pour  de  la  sagesse, 
c'était  une  maladie,  une  véritable  maladie,  pendant  laquelle  il  semblait 
i>ous  le  poids  d'un  engourdissement  général.  Il  demeura  de  quinze  à* 
vingt  jours  sans  mouvement ,  comme  s'il  eût  dormi  d'un  sommeil 
léthargique.  «  Qu'éprouves-tu  ?  lui  disais-je  quelquefois.  Qu'as-tu,  mon 
cher  enfant?  —  Rien,  me  répondait-il  d'une  voix  altérée,  rien,  ma 
bonne  gouvernante;  je  ne  saurais  remuer,  et  pourtant  je  sens  en  moi  * 
des  élans  inconnus;  le  malaise  qui  m'accable  n'a  pas  de  nom,  tout  me 
fatigue  :  ne  me  dis  rien,  c'est  bon  de  se  taire  et  de  ne  pas  remuer.  » 

Il  était  méconnaissable.  Sa  peau,  d'un  jaune  pâle,  avait  l'apparence 
d'une  feuille  sèche  ;  cette  vie  vraiment  insuffisante  ressemblait  tant  à  la 
mort,  que  je  désespérais  de  le  sauver,  quand  un  jour,  par  un  soleil 
resplendissant ,  je  le  vis  se  réveiller  peu  à  peu ,  et  bientôt  la  guérison 
hit  entière.  Jamais  transformation  ne  fut  plus  complète;. il  était  grand, 
beau  et  brillant  des  plus  riches  couleurs.  Quatre  ailes  d'azur  à  reflets 


8/i  LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


charmants  s'étaient  comme  par  enchantement  posées  sur  ses  épaules, 
de  gracieuses  antennes  se  dressaient  sur  sa  tête,  six  jolies  petites 
pattes  bien  déliées  s'agitaient  sous  un  fin  corselet  de  velours  tacheté 
de  rouge  et  de  noir;  ses  yeux  s'ouvrirent,  son  regard  étincela,  il 
secoua  un  instant  ses  ailes  légères,  la  Chrysalide  avait  disparu,  et  je 
vis  le  Papillon  s'envoler. 

Je  le  suivis  à  «tire-d'aile. 

Jamais  course  ne  fut  plus  vagabonde,  jamais  essor  ne  fut  plus 
impétueux;  il  semblait  que  la  terre  entière  lui  appartînt,  que  toutes 
les  fleurs  fussent  ses  fleurs,  que 'la  lumière  fût  sa  lumière,  et  que  la 
création  eût  été  faite  pour  lui  seul.  Cet  enivrement  fut  tel,  et  celte 
entrée  dans  la  vie  si  turbulente,  que  je  craignis  que  les  trésors  de  sa 
jeunesse  ne  pussent  suflire  à  des  élans  si  peu  mesurés. 

Mais  bientôt  sa  trompe  capricieuse  délaissa  ces  prés  d'abord  tant 
aimés,  dédaigna  ces  campagnes  déjà  trop  connues.  L'ennui  vint,  el 
contre  ce  mal  des  riches  et  des  heureux,  toutes  les  joies  de  l'espace, 
toutes  les  fêtes  de  la  nature  furent  impuissantes.  Je  le  vis  alors 
rechercha*  de  préférence  la  plante  chérie  d'Homère  et  de  Platon, 
l'Asphodèle,  symbole  des  paies  rêveries.  Il  restait  des  minutes  entières 
sur  le  Lichen  sans  fleurs  des  rochers  arides a  les  ailes  rabattues, 
n'ayant  d'autre  sentiment  que  celui  de  la  satiété;  et  plus  d'une  fois 
j'eus  à  l'éloigner  des  feuilles  livides  et  sombres  de  la  Belladone  et 
de  la  Ciguë. 

Il  revint  un  soir  très-agité,  et  me  confia  avec  émotion  qu'il  avait  ren- 
contré sur  un  Souci  des  champs  un  Papillon  fort  aimable,  nouvellement 
•  arrivé  de  pays  lointains,  desquels  il  lui  avait  raconté  des  merveilles. 

L'amour  de  l'inconnu  l'avait  saisi. 

On  l'a  dit1:. qui  n'a  pas  quelque  douleur  à  distraire  ou  quelque 
joug  à  secouer  ? 

«  Il  faut  que  je  meure  ou  que  je  voyage!  s'écria-t-il. 

—  Ne  meurs  pas,  lui  dis-je,  et  voyageons.  » 

Soudain  la  vie  lui  revint,  il  déploya  ses  ailes  ranimées,  et  nous 
partîmes  pour  Baden. 

Vous  dire  sa  folle  joie  au  départ,  ses  ravissements,  ses  extases,  cela 
est  impossible  ;  il  était  si  radieux,  si  léger,  que  moi,  pauvres  insecte  dont 
les  chagrins  ont  affaibli  les  ailes,  j'avais  peine  à  le  suivre. 

1  G.  Sand. 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON.  85 


Il  ne  s'arrêta  qu'à  Château-Thierry,  non  loin  des  -bords  vantés  de  la 
Marne  qui  virent  naître  La  Fontaine. 

Ce  qui  l'arrêta,  vous  le  dirai-je?  ce  fut  une  humble  Violette  qu'il 
aperçut  au  coin  d'un  bois.  «  Comment  ne  pas  t'aimer,  lui  dit-il,  petite 
Violette,  toi  si  douce  et  si  modeste  ?  Si  tu  savais  comme  tu  as  l'air  honnête 
et  charmant,  comme  tes  jolies  feuilles  vertes  te  vont  bien,  tu  compren- 
drais qu'il  faut  t'aimer.  Sois  bonne,  consens  à  être  ma  sœur  chérie, 
vois  comme  je  deviens  calme  et  reposé  près  de  toi  !  Que  j'aime  cet  arbre 
qui  te  protège  de  son  ombre,  cette  paisible  fraîcheur  et  ce  parfum  d'hon- 
neur qui  t'environnent;  que  tu  fais  bien  d'être  bleue  et  gracieuse  et 
cachée  !  Si  tu  m'aimais,  quelle  douce  vie  que  la  nôtre  ! 

—  Sois  une  pauvre  fleur  comme  moi,  et  je  t'aimerai,  lui  dit  la  fleur 
sensée  ;  et  quand  l'hiver  viendra,  quand  la  neige  couvrira  la  terre,  quand 
le  vent  sifflera  tristement  dans  les  arbres  dépouillés,  je  te  cacherai  sous 
ces  feuilles  que  tu  aimes,  et  nous  oublierons  ensemble  le  temps  et  ses 
rigueurs.  Laisse  là  tes  ailes,  et  promets-moi  de  m'aimer  toujours. 

—  Toujours,  répéta-t-il,  toujours;  c'est  bien  long,  et  je  ne  crois  pas 
à  l'hiver.  »  Et  il  reprit  son  vol. 

«  Console-toi ,  dis-je  à  la  Violette  attristée ,  tu  n'as  perdu  que  le 
malheur.  » 

Au-dessous  de  nous  passèrent  les  blés,  les  forêts,  les  villes  et  les 
tristes  plaines  de  la  Champagne.  Tout  près  de  Metz,  un  parfum  venu  de 
la  terre  l'attira.  «  Le  fertile  pays  !  me  dit-il  ;  le  vaste  horizon  !  que  cette 
eau  qui  revient  des  montagnes  doit  arroser  de  beaux  parterres  !  »  Et  je 
le  vis  se  diriger  d'un  vol  coquet  vers  une  Rose ,  une  Rose  unique  qui 
fleurissait  sur  les  rives  de  la  Moselle.  «  La  magnifique  Rose  !  murmu- 
rait-il ;  les  vives  couleurs  !  la  riche  nature  !  Quel  air  de  fête  et  quelle 
santé  !  » 

«  Mon  Dieu  !  que  je  vous  trouve  belle  et  pleine  d'attraits  !  lui  dit-il; 
jamais  le  soleil  n'a  brillé  sur  une  plus  belle  Rose.  Accueillez-moi,  je 
vous  prie,  je  viens  de  loin,  souffrez  que  je  me  pose  un  instant  sur  une 
des  branches  de  votre  rosier. 

—  N'approche  pas ,  répondit  la  Rose  dédaigneuse  ;  sais-je  d'où  tu 
viens?  Tu  es  présomptueux  et  tu  sais  flatter;  tu  es  un  trompeur,  n'ap- 
proche pas.  » 

Il  approcha  et  recula  soudain.   «  Méchante  !   s'écria-t-il,  tu   m'as 


86 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


piqué  !  »  Et  il  montrait  son  aile  froissée.  «  Je  n'aime  plus  les  Roses , 
ajouta-t-il  ;  elles  sont  cruelles  et  n'ont  point  de  cœur.  Volons  encore ,  le 
bonheur  est  dans  l'inconstance.  » 


v.    .         ,i    - 


•Tout  près  de  là,  il  aperçut  un  Lis;  sa  distinction  le  charma,  mais 
l'aristocratie  de  son  maintien ,  son  imposante  noblesse  et  sa  blancheur 
l'intimidèrent.  «  Je  n'ose  vous  aimer,  lui  dit-il  de  sa  voix  la  plus  respec- 
tueuse, car  je  ne  suis  qu'un  Papillon,  et  je  crains  d'agiter  l'air  que  votre 
présence  embaume. 

—  Sois  sans  tache,  répondit  le  Lis,  ne  change  jamais ,  et  je  serai 
ton  frère.  » 

Ne  changer  jamais!  En  ce  monde,  il  n'y  a  plus  guère  que  les 
Papillons  qui  soient  sincères  :  il  ne  put  rien  promettre.  Et  un  coup  de 
vent  l'emporta  sur  les  sables  d'acgent  des  bords  du  Rhin. 

Je  le  rejoignis  bientôt. 

«  Suis-moi,  disait-il  déjà  à  une  Marguerite  des  champs,  suis-moi,  et 
je  saurai  t'aimer  toujours  parce  que  tu  es  simple  et  naïve  ;  passons  le 
Rhin,  viens  à  Baden!  Tu  aimeras  ces  fêtes  brillantes;  ces  concerts,  ces 
parures  et  ces  palais  enchantés,  et  ces  montagnes  bleues  que  tu  vois  au 
fond  de  l'horizon.  Quitte  ces  bords  monotones,  et  tu  seras  la  plus  gra- 
cieuse de  toutes  ces  fleurs  que  le  riant  pays  de  Baden  attire. 

—  Non,  répondait  la  fleur  vertueuse,  non,  j'aime  le  France,  j'aime 
ces  bords  qui  m'ont  vue  naître,  j'aime  ces  Pâquerettes,  mes  sœurs,  qui 
m'entourent,  j'aime  cette  terre  qui  me  nourrit;  c'est  là  que  je  dois  vivre 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


87 


et  mourir.  Ne  me  demande  pas  de  mal  faire.  »  Ce  qui  fait  qu'on  peut 
aimer  les  Marguerites,  c'est  qu'elles  aiment  le  bien  et  la  constance. 

«  Je  ne  puis  te  suivre,  mais  toi,  tu  peux  rester;  et  loin  du  bruit  de 
ce  monde  dont  tu  me  parles,  je  t'aimerai.  Crois-moi  :  le  bonheur  est 
facile ,  confie-toi  en  la  douce'  nature.  Quelle  fleur  t'aimera  donc  mieux 
que  moi?  Tiens,  compte  mes  feuilles,  n'en  oublie  aucune,  ni  celles  que 
je  t'ai  sacrifiées,  ni  celles  que  le  chagrin  a  fait  tomber;  compte-les 
encore ,  et  vois  que  je  t'aime ,  que  je  t'aime  beaucoup ,  et  que  c'est  toi, 
ingrat ,  qui  ne  m'aimes  pas  du  tout  !  » 

Il  hésita  un  instant,  et  je  vis  la  tendre  fleur  espérer. . .  «  Pourquoi 
ai-je  des  ailes  ?  »  dit-il,  et  il  quitta  la  terre. 

«  J'en  mourrai,  fit  la  Marguerite  en  s'inclinant. 

—  C'est  bien  tôt  pour  mourir,  lui  dis-je;  crois-moi,  ta  douleur  elle- 
même  passera,  il  est  rare  de  bien  placer  son  cœur.  » 

Et  je  récitai  avec  Lamartine  ce  beau  vers  qui  a  dû  consoler  tant  de 
fleurs  : 

N'est-il  pas  une  terre  où  tout  doit  refleurir? 

«  Wergiss  mein  nicht,  aime-moi,  aime-moi;  tourne  ta  blanche 
couronne  et  ton  cœur  vers  ce  petit  coin  de  terre  où  tu  es  adorée;  je 
suis  une  petite  plante  comme  toi,  et  j'aime  tout  ce  que  tu  aimes,  »  disait 
tout  bas  à  la  Marguerite  désolée  une  fleur  bleue,  sa  voisine,  qui  avait 
tout  entendu. 


-  '     •   WI»P 


*  Bonne  fleur,  pensai-je,  si  les  fleurs  sont  faites  pour  s'entr'aimer 


88 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


peut-être  seras-tu  récompensée  ;  »  et  je  pus  rejoindre  moins  triste  mon 
frivole  élève. 

«  J'aime  le  mouvement,  j'ai  des  ailes  pour  voler,  répétait-il  avec 
mélancolie.  Les  Papillons  sont  bien  à  plaindre!  Je  ne  veux  plus  rien 
voir  de  ce  qui  tient  à  la  terre.  Je  veux  oublier  ces  fleurs  immobiles,  ces 
rencontres  m'ont  profondément  attristé!  Cette  vie  m'est  odieuse...  » 

Et  je  le  vis  s'élancer  vers  le  fleuve,  comme  s'il  eût  été  emporté  par  une 
résolution  soudaine!  Un  funeste  pressentiment  traversa  mon  cerveau... 
«  Grand  Dieu!  m'écriai-je,  voudrait-il  mourir!  »  Et  j'arrivai  éperdue  au 
bord  de  l'eau  que  je  savais  profonde  en  cet  endroit. 

Mais  déjà  tout  était  calme,  et  rien  ne  paraissait  à  la  surface  que  les 
feuilles  flottantes  de  Néntifar  autour  desquelles  des  Araignées  aqua- 
tiques décrivaient  des  cercles  bizarres. 

Vous  l'a  vouera  i-je?  mon  sang  se  glaça  ! 

Folle  que  j'étais,  j'en  fus  quitte,  Dieu  merci,  pour  la  peur;  une  touffe 
de  Roseaux  me  l'avait  caché. 


«  Bon  Dieu,  me  criait-il  d'une  voix  railleuse,  que  fais-tu  là  depuis  si 
longtemps,  ma  sage  gouvernante  ?  Prends-tu  le  Rhin  pour  un  miroir,  ou 
bien  songerais-tu  à  te  noyer?  Viens  donc  de  ce  côté;  et  si  tu  as  quelque 
affection  pour  moi,  sois  heureuse,  car  j'ai  trouvé  le  bonheur!  J'aime 
enfin,  et  cette  fois  pour  toujours...,  non  plus  une  triste  fleur,  attachée  au 
sol  et  condamnée  à  la  terre,  mais  bien  un  trésor,  une  perle,  un  diamant, 
une  fille   de  l'air,  une  fleur  vivante  et  animée  qui  a  des  ailes  enfin, 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON.  '  80 

quatre  ailes  minces  et  transparentes,  enrichies  d  anneaux  précieux,  des 
ailes  plus  belles  que  les  miennes  peut-être,  pour  franchir  les  airs  et 
yoler  avec  moi.  » 

Et  j'aperçus,  posée  sur  la  pointe  d'un  Roseau,  et  doucement  balancée 
par  le  vent,  une  gracieuse  Demoiselle  aux  vives  allures. 

«  Je  te  présente  ma  fiancée,  me  dit-il. 

—  Quoi  !  m'écriai-je,  les  choses  en  sont-elles  déjà  là  ? 

—  Déjà?  repartit  la  Demoiselle;  nos  ombres  ont  grandi,  et  ces 
Glaïeuls  se  sont  fermés  depuis  que  nous  nous  connaissons.  Il  m'a  dit  que 
j  étais  belle,  et  je  l'ai  aimé  aussitôt  pour  sa  franchise  et  pour  sa  bonne 
grâce. 

—  Hélas  !  Mademoiselle,  lui  répondis-je,  s'il  faut  se  ressembler  pour 
se  marier,  mariez-vous,  et  soyez  heureux.  Je  n'ai  pas  encore  pris  parti 
contre  le  mariage.  » 

Je  dois  convenir  qu'ils  arrivèrent  à  Baden  du  même  vol,  ou  peu  s'en 
faut.  Ils  visitèrent  ensemble,  le  même  jour,  avec  une  rare  conformité  de 
caprice,  les  beaux  jardins  du  palais  des  Jeux,  le  vieux  château,  le  couvent, 
Lichtenthal,  la  vallée  du  ciel,  et  la  vallée  de  l'enfer  sa  voisine.  Je  les' vis 
s'éprendre  tous  deux  du  frais  murmure  du  même  ruisseau,  et  le  quitter 
tous  deux  avec  la  même  inconstance. 

Le  mariage  avait  été  annoncé  pour  le  lendemain.  Les  témoins  furent, 
pour  la  Demoiselle,  un  Cousin  et  un  Capricorne  de  sa  famille,  et  pour  le 
Papillon,  un  respectable  Paon  de  nuit,  qui  s'était  fait  accompagner  de 
sa  nièce,  jeune  Chenille  fort  bien  élevée,  et  d'un  Bousier  de  ses 
amis. 

On  assure  que  dans  le  moment  où  le  Cerf-Volant  qui  les  maria 
ouvrit  le  Code  civil  au  chapitre  VI,  concernant  les  droits  et  les  devoirs 
respectifs  des  époux ,  et  prononça  d'une  voix  pénétrée  ces  .formidables 
paroles  : 

«  Art.  212.  —  Les  époux  se  doivent  mutuellement  fidélité,  secours, 
«  assistance. 

«  Art.  213.  —  Le  mari  doit  protection  à  sa  femme ,  la  femme 
«  obéissances  son  mari. 

13 


90 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


ACTES     CIVILS 
S&LE  D*  MARIAGES 


=# 


«  Art.  214.  —  La  femme  est  obligée  d'habiter  avec  le  mari  et  de 
«  le  suivre  partout  où  il  est  obligé  de  résider,  »  la  mariée  fit  un  mouve- 
ment d'effroi  qui-  n'échappa  à  aucun  des  assistants.  Une  vieille  Demoi- 
selle, qu'une  lecture  intelligente  de  la  Physiologie  du  mariage  de  M.  de 
Balzac  avait  confirmée  dans  ses  idées  de  célibat,  et  qui  avait  fait  de  ce 
livre  son  vade  mecum,  dit  qu'assurément  une  Demoiselle  n'aurait  point 
ainsi  rédigé  ces  trois  articles.  La  plus  jeune  des  sœurs  de  la  mariée, 
Libellule  très-iiApressionnable,  fondit  en  larmes  en  cette  occasion  pour 
se  conformer  à  l'usage. 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


91 


Le  soir  même  une  grande  fête  fut  donnée  sur  la  lisière  des  beaux 
bois  qui  entourent  le  château  de  la  Favorite ,  dans  le  sillon  d'un  champ 
de  blé  qu'on  avait  disposé  à  cette  intention. 

Des  lettres  d'invitation,  imprimées  en  couleur  et  en  or  par  Silbermann 
de  Strasbourg,  sur  des  feuilles  de  mûrier  superfin,  avaient  été  adressées 
aux  étrangers  de  distinction  que  le  soin  de  leur  santé  et  de  leur  plaisir 
avait  amenés  dans  le  duché,  et  aux  notables  insectes  badois  que  les 
époux  voulaient  rendre  témoins  de  leur  fastueux  bonheur. 

Les  préparatifs  de  cetle  fête  firent  tant  de  bruit,  que  les  chemins 
furent  bientôt  couverts  par  l'affluence  des  invités  et  des  curieux.  Les 
Escargots  se  mirent  en  route  avec  leurs  équipages  à  la  Daumont  ; 
les  Lièvres  montèrent  les  Tortues  les  plus  rapides;  Les  Écrevisses 
pleines  de  feu  piaffaient  et  se  cabraient  sous  le  fouet  impatient  de 
leurs  cochers.  Il  fallait  voir  surtout  les  Vers  à  mille  pattes  galoper 
ventre  k  terre  et   brûler  le  pavé.  C'était  à  qui  arriverait  le  premier. 


Dès  la  veille,  des  baladins  avaient  dressé  leurs  théâtres  en  plein 
vent  dans  les  sillons  voisins  de  ce  sillon  fortuné.  Une  Sauterelle  verte 
exécuta,  avec  et  sans  balancier,  sur  une  corde  faite  avec  les  pétioles 
flexibles  de  la  Clématite,  les  voltiges  les  plus  hardies.  Les  cris 
d'enthousiasme  du  peuple  des  Limaçons  et  des  Tortues  émerveillés  se 
mêlaient  aux  fanfares  du  cavalier  servant  de  cette  danseuse  infati- 
gable. Le  triomphant  Criquet  s'était  fait  une- trompette  de  la  corolle 
d'un  Liseron  tricolore. 


92 


LÉS    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


Mais  bientôt  le  bal  commença.  La  réunion  fut  nombreuse  et  la 
fête  brillante.  Un  Ver  luisant  des  plus  entendus  s'était  chargé  d'or- 
ganiser une  illumination  a  giorno  qui  surpassa  toute  imagination  ;  les 
Lucioles,  ces  petites  étoiles  de  la  terre,  suspendues  avec  un  art  infini 
aux  guirlandes  légères  des  Convolvulus  en  fleur,  furent  trouvées  d'un 
si  merveilleux  effet,  que   tout  le  monde  crut  qu'une  fée   avait   passé 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON.  93 

p^r  là.  Les  tiges  dorées  des  Astragales,  couvertes  de  Fulgores  et  de 
Lampyres,  répandaient  une  telle  lumière,  que  les  Papillons  de  jour 
eux-mêmes  ne  purent  d'abord  soutenir  l'éclat  sans  pareil  de  ces 
vivantes  flammes;  quant  aux  Noctuelles,  beaucoup  se  retirèrent  avant 
même  d'avoir  pu  faire  la  révérence  aux  nouveaux  époux,  et  celles 
qui,  par  amour-propre,  s'étaient  obstinées  à  rester,  s'estimèrent 
heureuses  de  pouvoir  s'ensevelir,  tant  que  dura  la  fête,  sous  le  velours 
de  leurs  ailes. 

Quand  la  mariée  parut,  l'assemblée  entière  éclata  en  transports 
d'admiration,  tant  elle  était  belle  et  bien  parée.  Elle  ne  prit  pas  un 
moment  de  repos ,  et  chacun  fit  compliment  à  l'heureux  époux  (qui, 
de  son  côté,  n'avait  pas  manqué  une  contredanse)  des  grâces  irré- 
sistibles de  celle  à  laquelle  il  unissait  sa  destinée. 

L'orchestre,  conduit  par  un  Bourdon,  violoncelliste  habile  et  élève 
de  Bat  ta,  joua  avec  une  grande  perfection  les  valses  encore  nouvelles 
et  déjà  tant  admirées  de  Reber,  et  les  contredanses,  toujours  si 
chères  aux  Sauterelles,  du  pré  aux  fleurs. 

Vers  minuit,  une  rivale  de  Taglioni,  la  signorina  Cavaletta,  vêtue 
d'une  robe  de  nymphe  assez  transparente,  dansa  une  saltarelle  qui, 
devant  cette  assemblée  ailée,  n'obtint  qu'un  médiocre  succès.  — r  Le 
bal  fut  alors  coupé  par  un  grand  concert  vocal  et  instrumental,  dans 
lequel  se  firent  entendre  des  artistes  de  tous  les  pays  que  la  belle 
saison  avait  réunis  à  Baden-Baden. 

Un  Grillon  joua,  sur  une  seule  corde,  un  solo  de  violon,  que 
Paganini  avait  joué  peu  d'heures  avant  sa  mort. 

Une  Cigale,  qui  avait  fait  furore  à  Milan,  cette  terre  classique 
des  Cigales,  fut  fort  applaudie  dans  une  cantilène  de  sa  composition, 
intitulé  le  Parfum  des  Roses,  et  dont  le  rhythme  monotone  rappelait  assez 
heureusement  l'épithalame  chez  les  anciens.  Elle  chanta  avec  beau- 
coup de  dignité,  en  s'accompagnant  elle-même  sur  une  lyre  antique, 
que  quelques  mauvais  plaisants  prirent  pour  une  guitare. 

Une  jeune  Grenouille  genevoise  chanta  un  grand  air  dont  les  paroles 
étaient  empruntées  aux  Chants  du  Crépuscule  de  M.  Victor  Hugo. 
Mais  la  fraîcheur  de  la  nuit  avait  un  peu  altéré  le  timbre  de  sa  voix. 


n 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


Un  Rossignol,  qui  se  trouvait  par  hasard  spectateur  de  cette 
noce  quasi  royale,  céda  avec  une  bonne  grâce  infinie  aux  instances 
de  rassemblée.  Le  divin  chanteur,  du  haut  de  son  arbre,  déploya 
dans  le  silence  de  la  nuit  toutes  les  richesses  de  son  gosier,  et  se 
surpassa  dans  un  morceau  fort  difficile  qu'il  avait  entendu  chanter 
une  seule  fois,  disait -il,  avec  une  inimitable  perfection,  par  une 
grande  artiste,  madame  Viardot-Garcia ,  digne  sœur  de  la  célèbre  Maria 
Malibran. 

Enfin  le  concert  fut  terminé  par  le  beau  chœur  de  la  Muette  :  Voilà 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON.  95 

des  fleurs,  voilà  des  fruits,  qui  fut  chanté,  avec  un  ensemble  fort  rare  à 
l'Opéra,  par  des  Scarabées  de  rose  blanche  et  des  Callidies. 

Pendant  cette  dernière  partie  du  concert,  et  avec  un  à-propos  que 
l'on  voulut  bien  trouver  ingénieux,  un  souper  composé  des  sucs  les 
plus  exquis ,  extraits  des  fleurs  du  jasmin ,  du  myrte  et  de  l'oranger, 
fut  servi  dans  le  calice  des  plus  jolies  petites  clochettes  bleues  et  roses 
qu'on  puisse  voir.  Ce  délicieux  souper  avait  été  préparé  par  une  Abeille 
dont  les  secrets  eussent  fait  envie  aux  marchands  de  bonbons  les  plus 
renommés. 

A  une  heure,  la  danse  avait  repris  toute  sa  vivacité,  la  fête  était  à  son 
apogée. 

A  une  heure  et  demie,  des  bruits  étranges  commencèrent  à  circuler, 
chacun  se  parlait  à  l'oreille;  le  marié,  furieux,  disait-on,  cherchait  et 
cherchait  en  vain  sa  femme  disparue  depuis  vingt  minutes. 

Quelques  Insectes  de  ses  amis  lui  affirmèrent  obligeamment,  pour  le 
rassurer  sans  doute,  qu'elle  venait  de  danser  une  mazureck  avec  un 
Insecte  fort  bien  mis  et  beau  danseur,  son  parent,  le  même  qui  le  matin 
avait  assisté  comme  témoin  à  la  célébration  du  mariage.  «  La  perfide  ! 
s'écria  le  pauvre  mari  désespéré  ;  la  perfide  !  je  me  vengerai  !  » 

J'eus  pitié  de  son  désespoir.  «  Viens,  lui  dis-je,  calme-toi  et  ne  te 
venge  pas,  la  vengeance  ne  répare  rien.  Toi  qui  as  semé  l'inconstance, 
il  est  triste,  mais  il  est  juste  que  tu  recueilles  ce  que  tu  as  semé.  Oublie  : 
cette  fois,  tu  feras  bien.  Il  ne  s'agit  pas  de  maudire  la  vie,  mais  de  la 
porter. 

—  Tu  as  raison  !  s'écria-t-il  ;  décidément ,  l'amour  n'est  pas  le 
lK)nheur.  »  Et  je  parvins  à  l'entraîner  loin  de  ce  champ  tout  h  l'heure  si 
animé,  dont  la  nouvelle  de  son  infortune  avait  fait  un  désert. 

La  colère  des  Papillons  n'a  guère  plus  de  portée  qu'une  boutade.  La 
nuit  était  sereine,  l'air  était  pur,  c'en  fut  assez  pour  que  sa  belle  humeur 
lui  revint;  et  en  quittant  les  jardins  de  la  Favorite,  il  souhaita  presque 
paiement  le  bonsoir  à  une  Belle-de-Nuit  qui  veillait  près  d'une  Belle-de- 
Jour  endormie. 

Arrivés  sur  la  route  :  «  Tiens,  me  dit-il,  vois-tu  cette  diligence  qui 
retourne  à  Strasbourg?  Profitons  de  la  nuit  et  posons-nous  sur  l'impé- 
riale :  ce  voyage  à  travers  les  airs  me  fatigue. 

—  Non  pas,  lui  répondis-je,  tu  as  échappé  aux  épines,  à  l'eau  et 
au  désespoir,  tu  n'échapperais  pas  aux  Hommes  :  il  se  peut  qu'il  y  ait 
quelque  filet  dans  cette  lourde  voiture.  Crois-moi ,  rentrons  en  France , 


96  LES    AVENTURES    D'CN    PAPILLON. 

sur  nos  ailes,  tout  simplement*  Le  grand  air  te  fera  du  bien,  et  d'ailleurs 
nous  arriverons  plus  vite  et  sans  poussière.  » 

Bientôt  Kehl,  le  Rhin  et  son  pont  de  bateaux  furent  derrière  nous. 
Arrivés  à  Strasbourg,  ce  fut  avec  le  plus  grand  étonnement  que  je  le 
vis  s'arrêter  devant  la  flèche  de  la  cathédrale,  dont  il  admira  l'élégance 
et  la  hardiesse  en  des  termes  qu'un  artiste  n'eût  pas  désavoués.  «  J'aime 
tout  ce  qui  est  beau!  »  s'écria-t-il. 

Les  esprits  légers  aiment  toujours,  c'est  pour  eux  un  état  perma- 
nent et  nécessaire,  c'est  seulement  l'objet  qui  change;  s'ils  oublient, 
c'est  pour  remplacer.  Un  peu  plus  loin,  il  salua  la  statue  de  Guten- 
berg  quand  je  lui  eus  dit  que  ce  bronze  de  David  était  un  hommage 
rendu  tout  récemment  à  l'inventeur  de  l'imprimerie. 

Un  peu  plus  loin  encore,  il  s'inclina  devant  l'image  de  Kléber.  «  Ma 
bonne  gouvernante,  me  dit-il,  si  je  n'étais  Papillon,  j'aurais  été 
artiste,  j'aurais  élevé  de  beaux  monuments,  j'aurais  fait  de  beaux 
livres  ou  de  belles  statues,  ou  bien  je  serais  devenu  un  héros  et  je  serais 
mort  glorieusement.   » 

Je  profitai  de  l'occasion  pour  lui  apprendre  qu'il  n'est  pas  donné 
à  tous  les  héros  de  mourir  en  combattant,  et  que  Kléber  mourut 
•assassiné. 

Le  jour  venait,  il  fallut  songer  à  trouver  un  asile;  j'aperçus 
heureusement  une  fenêtre  qui  s'ouvrait  dans  une  salle  immense  que 
je  reconnus  pour  appartenir  à  la  bibliothèque  de  la  ville.  Elle  était 
pleine  de  livres  et  d'objets  précieux.  Nous  entrâmes  sans  crainte , 
car,  à  Strasbourg  comme  partout,  ces  salles  de  la  science  sont  tou- 
jours vides. 

Son  attention  fut  attirée  par  un  bronze  antique  de  la  plus  grande 
beauté.  Il  loua  avec  enthousiasmé  les  lignes  nobles  et  sévères  de 
cette  imposante  Minerve,  et  je  crus  un  instant  qu'il  allait  écouter  les 
conseils  d'airain  de  l'impérissable  sagesse.  11  se  contenta  de  remar- 
quer que  les  hommes  faisaient  de  belles  choses. 

«  Mais,  oui,  lui  répondis-je ,  il  n'est  presque  pas  une  seule  de 
leur  ville  qui  ne  possède  une  bibliothèque  pleine  de  chefs-d'œuvre, 
que  bien  peu  d'entre  eux  savent  apprécier,  et  un  musée  d'histoire 
naturelle  qui  devrait  donner  à  penser  aux  Papillons  eux-mêmes.  » 

Cette  réflexion  le  calma  un  peu,  et  il  se  tint  coi  jusqu'au  soir. 
Mais  après  tout  un  jour  de  repos,  à  la  tombée  de  la  nuit  rien  ne 
put  l'arrêter:  et  il  reprit  son  vol  de  plus  belle. 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON.  97 

«  Attends-moi!  lui  criai-je,  attends-moi!  dans  ces  murs  habités 
par  nos  ennemis,  tout  est  piège,  tout  est  à  craindre.  » 

Mais  l'insensé  ne  m'écoutait  plus;   il  avait  aperçu  la  vive  lueur 
d'un   bec    de  gaz   qu'on  venait   d'allumer,  et,   séduit  par  cet  éclat 
trompeur,   enivré  par   l'éblouissante  lumière,  je  le  vis  tournoyer  un" 
moment  autour  d'elle,  puis  tomber... 

«  Hélas!  me  dit-il,  ma  pauvre  mie,  soutiens-moi;  cette  belle 
flamme  m'a  tué,  je  le  sens,  ma  brûlure  est  mortelle;  il  faut  mourir, 
et  mourir  brûlé!...  c'est  bien  vulgaire. 

«  Mourir,  répétait-il,  mourir  au  mois  de  juillet,  quand  la  vie  est 
partout  dans  la  nature  !  ne  plus  voir  cette  terre  émaillée  !  Ce  qui 
m'effraye  de  la  mort,  c'est  son  éternité. 

—  Détrompe-toi,  lui  dis-je ;  on  croit  mourir,  mais  on  ne  meurt 
pas.  La  mort  n'est  qu'un  passage  à  une  autre  vie.  »  Et  je  lui  exposai 
les  consolantes  doctrines  de  Pythagore  et  de  son  disciple  Archytas  sur 
la  transformation  successive  des  êtres,  et,  à  l'appui,  je  lui  rappelai  qu'il 
avait  été  déjà  Chenille,  Chrysalide  et  Papillon. 

«  Merci,  me  dit-il  d'une  voix  presque  résolue;  merci,  tu  m'auras 
été  bonne  jusqu'à  la  fin.  Vienne  donc  la  mort,  puisque  je  suis  immortel  ! 
Pourtant,  ajouta-t-il,  j'aurais  voulu  revoir  avant  de  mourir  ces  bords 
fleuris  de  la  Seine  où  se  sont  écoulés  si  doucement  les  premiers  jours 
de  mon  enfance.  » 

Il  donna  aussi  un  regret  à  la  Violette  et  à  la  Marguerite;  ce  souvenir 
lui  rendit  quelques  forces,  a  Elles  m'aimaient,  dit-il  ;  si  la  vie  me  revient, 
j'irai  chercher  auprès  d'elles  le  repos  et  le  bonheur.  » 

Ces  riants  projets,  si  tristes  en  face  delà  mort,  me  rappelèrent  ces 
jardins  que  font  les  petits  enfants  des  Hommes  en  plantant  dans  le 
sable  des  branches  et  des  fleurs  coupées,  qui  le  lendemain  sont  flétries. 

Sa  voix  s'affaiblit  subitement.  «  Pourvu,  dit-il  si  bas  que  j'eus  peine 
à  l'entendre,  pourvu  que  je  ne  ressuscite  ni  Taupe,  ni  Homme,  et  que  je 
revive  avec  des  ailes  !  » 

Et  il  expira. 

Il  était  dans  toute  la  force  de  l'âge  et  n'avait  vécu  que  deux  mois  et 
demi,  à  peine  la  moitié  de  la  vie  ordinaire  d'un  Papillon. 

Je  le  pleurai,  monsieur;  et  pourtant  quand  je  songeai  à  la  triste 
vieillesse  que  son  incorrigible  légèreté  lui  préparait,  je  me  pris  à  penser 

13 


98 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


que  tout  était  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles.  Car 
je  suis  de  l'avis  de  La  Bruyère  :  c'est  une  grande  difformité  dans  la 
nature  qu'un  vieillard  frivole  et  léger. 


Quant  à  la  Demoiselle  qu'il  avait  épousée,  si  vous  tenez  à  savoir  ce 
qu'elle  devint,  vous  pouvez  la  voir  fixée  enfin ,  au  moyen  d'ijne  épingle, 
sous  le  numéro  1840,  dans  la  collection  d'un  Grand-Duc  allemand, 
amateur  passionné  d'Insectes,  qui  chassa  incognito  au  filet,  dans  ses 
propriétés  situées  à  quelques  lieues  de  Baclen ,  le  lendemain  de  ces  noces 
funestes. 


LES    AVENTURES    D'UN    PAPILLON. 


99 


Vous  verrez  tout  auprès  un  bel  Insecte  fixé  par  le  même  procédé 
sous  le  numéro  1841.  La  Demoiselle  et  l'Insecte  avaient  été  pris  le 
même  jour,  du  même  coup  de  filet,  par  l'heureux  prince  que  le  ciel 
semblait  avoir  fait  naître  pour  qu'il  servît  ainsi  d'instrument  aveugle  à 
son  inexorable  justice. 

P.  J.  Stahl. 


LES    CONTRARIÉTÉS 


D'UN    CROCODILE 


■*■'-<■ 


ous  voyez  en   ma    personne,   Messieurs,  un 
animal  bien  contrarié! 
On  le  serait  à  moins. 
Jugez-en. 

Qu'est-ce  que  je  demande? 
À  manger,  à  digérer,  à  dormir,  à  chauffer 
mon  épaisse  cuirasse  au  soleil.  Peu  m'importe 
que  les  autres  êtres  de  la  création  déploient 
de  l'activité,  et  s'évertuent  pour  gagner  leur 
misérable  existence!  Tranquille  dans  mon  gîte,  j'attends  ma  proie  et 
la  dévore.  Issu  des  illustres  Crocodiles  qu'adoraient  autrefois  les  Égyp- 
tiens, je  dois  être  fidèle  à  mon  origine  aristocratique,  dédaigner  les 
jouissances  intellectuelles  et  n'entrer  en  relation  avec  mes  voisins  que 
pour  les  croquer. 

Eh  bien!  on  ose. me  déranger,  moi,  gentilhomme  Saurien  ! 
Les  Hommes,  sous  divers  prétextes,  troublent  à  chaque  instant  ma 
quiétude.  Ils  ont  inventé  la  guerre  ;  ils  ont  ensuite  inventé  le  progrès 
pacifique,  et  ce  sont  autant  d'imaginations  dont  je  suis  l'infortunée 
victime. 

Je  suis  bien  contrarié. 

Mes  premières  années  avaient  été  heureuses.  Par  une  belle  matinée 
d'été  (mon  histoire  commence  comme  un  roman  moderne) ,  je  perçai  la 
coquille  de  l'œuf  où  j'étais  renfermé,  et  j'aperçus  pour  la  première  fois 
la  lumière.  J'avais  à  ma  gauche  le  désert  hérissé  de  sphinx  et  de  pyra- 


LES    CONTRARIÉTÉS    D'UN    CROCODILE.  101 


mides ,  à  ma  droite,  le  Nil  et  l'île  fleurie  de  Raoudah  avec  ses  allées  de 
sycomores  et  d'orangers.  Sans  prendre  le  temps  d'admirer  ce  spectacle , 
je  m'avançai  vers  le  fleuve,  et  débutai  dans  la  carrière  gastronomique  en 
avalant  un  Poisson  qui  passait.  J'avais  laissé  sur  le  sable  environ 
quarante  œufs  semblables  à  celui  d'où  je  venais  de  sortir.  Ont-ils  été 
décimés  par  les  Loutres  et  les  Ichneumons?  Sont-ils  éclos  sans  encombre? 
Je  ne  m'en  inquiète  guère.  Pour  les  francs  Crocodiles,  les  liens  de  famille. 
ne  sont-ils  pas  des  chaînes  dont  il  est  bon  de  s'affranchir? 

Je  vécus  dix  ans  en  me  rassasiant  tant  bien  que  mal  d'Oiseaux 
pêcheurs  et  de  Chiens  errants;  parvenu  à  l'âge  de  raison,  c'est-à-dire  à 
l'âge  où  la  plupart  des  êtres  créés  commencent  à  déraisonner,  je  me  livrai 
à  des  réflexions  philosophiques  dont  le  résultat  fut  le  monologue  suivant  : 

«  La  nature,  me  dis -je,  m'a  comblé  de  ses  plus  rares  faveurs. 
Charmes  de  la  figure,  élégance  de  la  taille,  capacité  de  l'estomac,  elle 
m'a  tout  prodigué,  la  bonne  mère!  songeons  à  faire  usage  de  ses  dons. 
Je  suis  propre  à  la  vie  horizontale  ;  abandonnons-nous  à  Ja  mollesse;  j'ai 
quatre  rangées  de  dents  acérées,  mangeons  les  autres,  et  tâchons  de  n'en 
pas  être  mangé.  Pratiquons  l'art  de  jouir,  adoptons  la  morale  des  viveurs, 
ce  qui  équivaut  à  n'en  adopter  aucune.  Fuyons  le  mariage;  ne  par- 
tageons pas  avec;  une  compagne  une  proie  que  nous  pouvons  garder  tout 
entière  ;  ne  nous  condamnons  pas  à  de  longs  sacrifices  pour  élever  une 
bande  d'enfants  ingrats.  » 

Tel  fut  mon  plan  de  conduite,  et  les  charmes  des  Sauriennes  du  grand 
fleuve  ne  me  firent  point  renoncer  à  mes  projets  de  célibat.  Une  seule 
fois  je  crus  ressentir  une  passion  sérieuse  pour  une  jeune  Crocodile  de 
cinquante-deux  ans.  0  Mahomet  !  qu'elle  était  belle  !  Sa  tête  aplatie 
semblait  avoir  été  comprimée  entre  les  pinces  d'un  étau  ;  sa  gueule  rieuse 
s'ouvrait  large  et  profonde  comme  l'entrée  de  la  pyramide  de  Chéops.  Ses 
petits  yeux  verts  étaient  garnis  d'une  paupière  aussi  jaune  que  l'eau  du  Nil 
débordé.  Sa  peau  était  ïude,  raboteuse,  semée  de  mouchetures  verdâtres. 
Toutefois  je  résistai  à  la  séduction  de  tant  d'attraits,  et  rompis  des  nœuds 
qui  menaçaient  de  m'attacher  pou*  toujours. 

Je  me  contentai,  durant  plusieurs  années,  de  la  chair  des  quadrupèdes 
et  des  habitants  du  fleuve.  Je  n'osais  suivre  l'exemple  des  vieux  Cro- 
codiles, et  déclarer  la  guerre  aux  Hommes;  mais,  un  jour,  le  shérif  de 
Rahmanieh  passa  près  de  ma  retraite,  et  je  l'entraînai  sous  les  eaux 
avant  que  ses  serviteurs  eussent  eu  le  temps  de  détourner  Ja  tête.  Il  était 
tendre,    succulent,  comme  doit  l'être  tout  dignitaire  grassement  payé 


102  LES    CONTRARIÉTÉS    D'UN    CROCODILE. 


pour  ne  rien  faire.  Que  de  hauts  et  puissants  seigneurs  dont  je  souperais 
volontiers  ! 

Depuis  cette  époque,  je  dédaignai  les  Bêtes  pour  les  Hommes;  ces 
derniers  valent  mieux  comme  comestible,  et  ce  sont  d'ailleurs  nos 
ennemis  naturels.  Je  ne  tardai  pas  à  acquérir  parmi  mes  confrères  une 
haute  réputation  d'audace  et  de  sybaritisme.  J'étais  le  roi  de  toutes  leurs 
fêtes,  le  président  de  tous  leurs  banquets;  les  bords  du  Nil  furent  souvent 
témoins  de  nos  réunions  gastronomiques,  et  retentirent  du  bruit  de  nos . 
chansons  : 

Amis,  a  bien  manger  le  sage  met  sa  gloire , 
Prolongeons  nos  festins  sous  le  ciel  d'Orient , 
Et  broyons  sans  pitié  d'une  forte  mâchoire 
L'infidèle  et  le  vrai  croyant. 

L'Homme  prétend  régner  sur  la  race  amphibie  ; 
Il  croit  les  Sauriens  de  ses  lois  dépendants, 
Lui  qui  perd  sous  les  eaux  les  forces  et  la  vie , 
Lui  qui  n'a  que  trente-deux  dents  ! 

Il  peut  être  vainqueur  en  de  grandes  batailles; 
Mais  quand  il  veut  tourner  ses  armes  contre  nous, 
Notre  dos  cuirassé  de  solides  écailles 
Est  impénétrable  à  ses  coups. 

Jamais  il  n'a  servi  -notre  chair  sur  ses  tables, 
Et  nous,  nous  dévorons  ce  rival  odieux. 
Jadis,  pour  conjurer  nos  grifTes  redoutables, 
Il  nous  pria  comme  des  dieux  !  * 

Au  commencement  de  la  lune  de  Baby-el-Alouel ,  Tan  de  l'hégire 
1213,  autrement  dit  le  3  thermidor  an  VII,  autrement  dit  le  21  juillet 
1798,  je  sommeillais  sur  un  lit  de  roseaux,  quand  je  fus  réveillé  par  un 
tumulte  inaccoutumé.  Des  nuages  de  poussière  s'élevaient  autour  du 
village  d'Embabeh,  et  deux  grandes  armées  s'avançaient  l'une  contre 
l'autre  :  d'un  côté  des  Arabes,  des  Mamelouks  cuirassés  d'or,  des  Kiayas, 
des  beys  montés  sur  des  Chevaux  superbes,  des  escadrons  miroitant  au 
soleil;  de  l'autre,  des  soldats  étrangers,  en  chapeaux  de  feutre  noir  à 
plumets  rouges ,  en  uniformes  bleus ,  en  pantalons  d'un  blanc  sale.  Le 
bey  de  l'armée  franque  était  un  petit  homme  pâle  et  maigre,  et  j'eus 
pitié  des  humains  en  songeant  qu'ils  se  laissaient  commander  par  un 
être  chétif,  dont  un  Crocodile  n'eût  fait  qu'une  bouchée. 

Le  petit  homme  prononça  quelques  paroles,  en  désignant  du  doigt 


LES  CONTRARIÉTÉS  D'UN  CROCODILE. 


103 


-V 


le  haut  des  Pyramides.  Les  soldats  levèrent  les  yeux,  ne  virent  rien, 
et  parurent  enthousiasmés.  Puis,  la  canonnade  retentit,  les  balles,  les 
boulets,  les  obus,  sifflèrent  aux  oreilles  des  Crocodiles,  et  en  attei- 
gnirent quelques-uns.    Hélas!   messieurs,    c'est  à   partir  de   ce  jour 


fatal  que  mon  repos  a  été  détruit;  l'infernale  musique  s'est  fait 
entendre  à  plusieurs  reprises,  toujours  aussi  agaçante,  et  parfois 
meurtrière  pour   nous. 

Mais     nous   aurions  dédaigné   cet   inconvénient,    si  l'invasion  des 


I 

1  •-„ 


101         LES  CONTRARIÉTÉS  D'UN  CROCODILE. 


Occidentaux  en  Egypte,  si  la  propagation  de  leurs  idées  de  progrès, 
de  civilisation,  d'améliorations,  n'avaient  attiré  dans  notre  patrie  des 
savants,  des  ingénieurs,  des  perturbateurs  comme  Belzoni,  Caillaud, 
Drovetti,  qui  ont  exploré  les  ruines  du  passé,  ou  comme  un  certain 
Ferdinand  de  Lesseps,  qui  prélude  à  l'avenir. 

Un  îour,  des  importuns  vinrent  d'Europe  camper  à  Louqsor, 
avisèrent,  au  milieu  de  cinq  cents  colonnes  gigantesques,  une  pierre 
assez  maussade,  et  à  force  de  cabestans,  de  cordes  et  de  machines,  ils 
l'amenèrent  à  bord  d'un  bâtiment  mouillé  dans  le  Nil.  Cette  pierre,  qui 
n'était  qu'un  accessoire  de  la  décoration  d'un  temple  égyptien,  est  plantée 
aujourd'hui,  dit-on,  au  milieu  de  la  plus  belle  place  de  l'Europe, 
entourée  de  fontaines  où  il  n'y  a  pas  assez  d'eau  pour  baigner  un  jeune 
Caïman.  Tous  les  orientalistes  se  sont  en  vain  évertués  à  déchiffrer  les 
caractères  tracés  sur  ce  monument.  Malgré  mes  faibles  connaissances 
dans  la  science  des  Chanipollion ,  je  crois  pouvoir  avancer  qu'il  y  a  là 
une  suite  de  maximes  inconvenantes  k  l'usage  des  Crocodiles,  et,  vu  la 
conduite  des  puissances  du  jour,  je  serais  tenté  de  croire  qu'elles  en 
ont  en  partie  découvert  la  clef.  On  y  lit  entre  d'autres  devises  : 

La  bonne  chère  adoreras  Obélisque  point  ne  prendras 

Et  aimeras  parfaitement.  De  force  ou  de  consentement. 

Égoïste  toujours  seras  Deux  millions  tu  les  payeras, 

De  fait  et  volontairement.  Si  tu  les  prends  injustement. 

Nos  amateurs  de  pierres  peu  précieuses  eurent  la  funeste  idée  de 
faire  la  chasse  au  Crocodile  ;  l'un  d'eux  me  poursuivit  et  me  ança  une 
pioche  dont  la  pointe  acérée  me  creva  l'œil  droit.  La  douleur  me  fit 
perdre  connaissance,  et  quand  je  revms  à  moi,  j'étais,  hélas  !  garrotté, 
prisonnier  et  commensal  des  Hommes  !  On  me  transféra  dans  la  grande 
ville  d'El-Kahiréh,  que  les  infidèles  nomment  le  Caire,  et  je  fus  provi- 
soirement logé  chez  un  consul  étranger.  Le  tintamarre  de  la  bataille  des 
Pyramides  n'était  pas  comparable  à  celui  qui  se  faisait  dans  cette  maison, 
où  l'on  se  battait  aussi,  mais  à  coups  de  langue.  On  s'y  chamaillait  du 
matin  au  soir  ;  et  comme  on  pérorait  beaucoup  sans  pouvoir  s'entendre, 
j'en  conclus  qu'il  était  question  de  la  question  d'Orient  !  Et  pas  un 
Crocodile  pour  mettre  les  dissidents  d'accord  en  les  croquant  tous  ! 

Le  matelot  qui  s'était  emparé  de  moi,  ne  me  jugeant  pas  digne 
d'être  offert  au  Muséum  ou  au  Jardin  d'acclimatation ,  me  vendit  à  un 


LES    CONTRARIÉTÉS    D'UN    CROCODILE.  103 

saltimbanque  après  notre  arrivée  au  Havre.  0  douleur  !  les  mâchoires 
engourdies  par  le  froid,  je  fus  placé  dans  un  vaste  baquet,  et  exposé  au 
stupide  ébahissement  de  la  foule.  Le  saltimbanque  hurlait  à  la  porte  de 
sa  baraque  :  «  Entrez,  messieurs  et  mesdames,  c'est  l'instant,  c'est  le 
moment  où  cet  intéressant  animal  va  prendre  sa  nourriture  !  »  Il  pro- 
nonçait ces  mots  avec  une  conviction  si  com'municative,  et  d'un  ton  si 
persuasif,  qu'involontairement,  en  l'entendant,  j'écartais  les  mâchoires 
pour  engloutir  les  aliments  promis.  Hélas!  le  traître,  craignant  de  mettre 
mes  forces  au  niveau  de  ma  rage,  me  soumettait  à  un  jeûne  systématique. 

Un  vieil  escompteur,  qui  avait  avancé  quelques  sommes  au  pro- 
priétaire de  ma  personne,  me  tira  de  cet  esclavage  en  faisant  saisir  la 
ménagerie  dont  je  formais  le  plus  bel  ornement  ;  tous  les  autres  Animaux 
étaient  empaillés.  Deux  jours  après,  il  me  transmit,  au  lieu  d'argent 
comptant,  à  un  viveur  qu'il  aidait  à  se  ruiner.  Je  fus  casé  dans  un  large 
bassin ,  près  d'un  port  de  mer,  où  mon  nouveau  patron  possédait  une 
délicieuse  villa.  J'appris  par  les  propos  des  domestiques,  ennemis  inté- 
rieurs heureusement  inconnus  chez  les  Sauriens,  que  mon  maître  était  un 
jeune  Homme  de  quarante-cinq  ans ,  gastronoriie  distingué ,  possesseur 
de  vingt-cinq  mille  livres  de  rente,  ce  qui,  grâce  à  la  bonhomie  des 
fournisseurs,  lui  permettait  d'en  dépenser  tieux  cent  mille.  Il  avait  éludé 
le  mariage,  qui,  selon  lui,  n'était  obligatoire  qu'au  dénoûment  des  vau- 
devilles, et  s'appliquait  uniquement  à  mener  joyeuse  vie.  Au  physique, 
il  n'avait  de  remarquable  que  son  ventre,  dont  il  était  fier  :  a  Je  l'ai  fait 
ce  qu'il  est,  disait-il,  cela  m'a  coûté  gros,  mais  je  n'ai  pas  perdu  mon 
argent.  J'étais  né  pour  être  sec  et  maigre,  un  régime  intelligent  m'a 
donné,  en  dépit 'de  la  nature,  cet  honorable  embonpoint.  »  Le  inoindre 
dîner  de  ce  brave  homme  lui  coûtait  cinquante  francs.  «  Il  n'y  a  que  les 
sots,  disait-il  encore,  qui  meurent  de  faim.  » 

Un  soir  d'été,  après  boire,  mon  possesseur  vint  me  rendre  visite 
avec  une  société  nombreuse;  les  uns  me  trouvèrent  une  heureuse 
physionomie  ;  les  autres  prétendirent  que  j'étais  fort  laid;  tous,  que  j'avais 
un  faux  air  de  ressemblance  avec  leur  ami.  Les  insolents!  avec  quel 
plaisir  j'aurais  mangé  un  suprême  de  dandy  ! 

«  Pourquoi  vous  amusez-vous  à  héberger  ce  monstre?  dit  un  vieillard 
sans  dents,  qui,  certes,  méritait  mieux  que  moi  l'injurieuse  qualification. 
A  votre  place,  je  le  ferais  tuer  et  accommoder  par  mon  cuisinier.  On  m'a 
assuré  que  la  chair  du  Crocodile  était  très-recherchée,  tant  par  certaines 
peuplades  africaines  que  par  les  Cochinchinois. 

u 


106 


LES   CONTRARIÉTÉS   D'UN    CROCODILE. 


3^%; 


Il  n'y  a  que  les  sots,  disait-il  encore,  qui  meurent  de  faim. 


—  Ma  foi  !  dit  mon  patron ,  l'idée  est  originale.  Vous  avez  beau 
dire  qu'il  a  un  faux  air  de  ressemblance  avec  moi ,  je  vous  le  sacrifie. 
Chef,  tu  nous  prépareras  demain  un  pâté  de  Crocodile  aux  oignons 
d'Egypte.  » 

Tous  les  parasites  battirent  des  mains;  le  chef  s'inclina;  je  frémis 
au  fond  de  mon  âme  et  de  mon  bassin.  Après  une  nuit  terrible,  une 
nuit  de  condamné  à  mort,  les  premières  clartés  du  soleil  me  montrèrent 
l'odieux  cuisinier  aiguisant  un  énorme  coutelas  pour  m'en  percer  les 
entrailles  !  Il  s'approcha  de  moi,  escorté  de  deux  estafiers,  et  pendant 
que  l'un  détachait  ma  chaîne,  l'autre  m'assena  vingt-deux  coups  de  bâton 
sur  le  crâne.  J'étais  perdu,  si  un  bruit  soudain  n'avait  attiré  l'attention  de 
mes  bourreaux.  Je  vis  mon  patron  se  débattre  entre  quatre  inconnus  de 
mauvaise  mine,  arrivés  de  Paris,  dont  l'un  tenait  une  montre  à  la  main  : 


LES   CONTRARIÉTÉS    D'UN    CROCODILE.  107 

cinq  heures  venaient  de  sonner.  J'entendis  crier  :  «  En  route  pour  jClichy  !  » 
Et  une  voiture  roula  sur  le  pavé.  Sans  en  demander  davantage ,  et  pro- 
fitant de  la  perturbation  générale,  je  sautai  hors  de  mon  bassin,  traversai 
rapidement  le  jardin,  et  de  là  je  gagnai  la  mer... 

J'ai  pu,  non  sans  peine,  revenir  dans  mon  pays  natal  ;  mais,  ô  dou- 
leur !  on  y  canalise  plus  que  jamais  ;  on  y  répète  avec  une  déplorable 
insistance  les  mots  de  civilisation  et  de  progrès.  Les  eaux  et  les  rivages 
sont  encombrés  de,  dragues ,  d'appareils  divers  *  de  chalands  en  fer, 
de  grues  à  vapeur,  de  locomobiles  et  autres  machines  diaboliques. 

Mes  camarades  ont  été  expulsés  du  lac  de  Timsah,  dont  le  vieux 
nom  signifie  Crocodile.  Si  cette  rage  de  remuer  le  sol  et  les  eaux  se 
maintient  toujours  au  même  diapason ,  on  pourra  dire  bientôt  le  dernier 
des  Crocodiles,  comme  on  dit  le  dernier  des  Mohicans.  Je  serai  l'Uncas 
Ae  ma  race. 

Un  homme  dont  la  tête  est  couverte  d'une  forêt  de  cheveux  gris, 
H  dont  les  yeux  noirs  pétilent  d'énergie  et  de  finesse,  court  à  cheval 
au  milieu  des  sables  ;  c'est  l'initiateur  du  percement  de  l'isthme  de  Suez, 
et  il  est,  ni'assure-t-on ,  sur  le  point  de  réussir. 

Comme  je  ne  suis  pas  Anglais,  la  chose  devrait  m'être  indifférente. 

N'importe. 


Je  suis  bien  contrarié. 


Emile   de   La   Bédollière* 


ORAISON    FUNÈBRE 


D'UN  VER  A  SOIE 


♦>-■»-<• 


Le  soleil ,  fatigué  sans  doute 
d'avoir  brillé  tout  un  long  jour, 
s'était  couché  tout  à  coup  ;  — 
les  Oiseaux  venaient  d'achever 
leur  prière  du  soir,  —  et  la 
terre,  tiède  encore,  se  préparait 
[dans  le  silence  au  repos  de  la 
nuit. 

Le  Sphinx  à  tête  de  mort 
donna  alors  le  signal  du  départ, 
et  le  petit  cortège  se  mit  .en 
marche,  suivant  à  pas  lents 
le  sentier  qui  conduisait  aux 
bruyères  roses. 

Des  Faucheurs,  dont  l'em- 
ploi consistait  à  débarrasser  le 
chemin,  précédaient  le  corps,  qui  était  entouré,  d'un  côté,  par  les  Bêtes 
à  bon  Dieu,  et,  de  l'autre,  par  les  Mantes  religieuses,  que  suivaient  les 
Porte-Queue.  Venaient  ensuite  les  Fourmis  communes,  les  Spectres >  et 
enfin  les  Chenilles  processionnaires. 


ORAISON    FUNEBRE   D'UN   VER  A  SOIE. 


100 


Quand  on  fut  à  quelques  pas  du  mûrier  où  étaient  restés  les  frères 
et  les  sœurs  désolés  du  Ver  à  soie  qui  venait  de  mourir,  la  Pyrochre 
cardinale ,  jugeant  qu'il  n'y  avait  plus  de  danger  d'être  entendu  par  eux, 
et  de  renouveler  ou  de  troubler  leur  douleur,  l'hymne  des  morts  fut,  sur 
son  ordre,  entonné  par  le  chœur  des  Scarabées  nasicornes,  et  chanté 
ensuite  alternativement  par  les  Grillons  et  par  les  Bourdons, 


De  temps  en  temps  les  chants  cessaient ,  et  l'on  entendait  distincte- 
ment des  soupirs,  et  même  des  sanglots,  qui  témoignaient  des  regrets 
universels  qu'inspirait  la  perte  de  l'humble  Insecte  que  l'on  conduisait  à 
sa  dernière  demeure. 

Arrivé  au  champ  des  bruyères,  on  aperçut,  non  loin  de  quelques 
tombeaux  qui  s'étaient  refermés  depuis  peu,  ainsi  que  l'indiquait  la  terre 


110  ORAISON   FUNÈBRE  D'UN   VER  A  SOIT.. 


fraîchement  remuée  qui  les  couvrait ,  et  parmi  quelques  fosses  qui  sem- 
blaient avoir  été  creusées  en  prévision  peut-être  des  besoins  futurs  de 
quelques-uns  même  des  assistants,  une  petite  fosse  sur  laquelle  étaient 
penchés  encore  les  Fossoyeurs  ou  Nécrophores.    " 

Ce  fut  vers  cette  fosse  que  le  convoi  se  dirigea.  Les  chants  avaient 
cessé,  les  sanglots  aussi,  et  même  les  soupirs;  car,  dans  toutes  les 
grandes  douleurs,  il  y  a  un  moment  de  profond  abattement  qui  les  rend 
.muettes. 

Mais  quand  les  Insectes  qui  portaient  le  corps  l'eurent  déposé  dans 
la  tombe,  et  quand  on  put  voir  que  rien  ne  le  séparait  plus  de  la  terre 
avide  et  nue,  les  cris  et  les  sanglots  éclatèrent  de  nouveau,  et  la  douleur 
ne  connut  plus  de  bornes. 

Alors  s'approcha  de  la  tombe  encore  ouverte  un  Insecte  entièrement 
vêtu  de  noir  : 

«  Pourquoi  pleurez-vous?  s'écria-t-il.  Et  jusques  à  quand  ceux  sur 
qui  pèse  le  fardeau  de  la  vie  pleureront-ils  ceux  que  la  mort  a  délivrés? 
Mais  pleurez,  ajouta-t-il,  car  celui  qui  est  là  n'a  rien  à  craindre  de 
votre  douleur;  vos  larmes  ne  le  ressusciteront  point.  Après  la  mort,  qui 
donc  voudrait  reculer  vers  la  vie?  » 

Mais  les  sanglots  se  faisaient  encore  entendre,  car  personne  n'était 
consolé. 

«  Frères,  dit  un  autre  orateur  en  s'avançant  à  son  tour,  c'est  à 
leur  naissance  et  non  à  leur  mort  qu'il  faut  pleurer  les  Vers  à  soie.  Notre 
frère  est  mort,  réjouissez-vous,  car  il  n'a  eu  de  la  vie  que  les  fleurs  et 
les  feuilles;  en  quittant  la  terre,  il  a  quitté  toutes  les  douleurs,  et  n'a 
perdu  que  les.  misères.  Je  vous  dis  la  vérité;  vous  êtes  de  pauvres  Vers 
comme  moi,  pourquoi  vous  flatterai-je?  Ce  n'est  pas  nous  autres,  malheu- 
reux, que  la  vue  de  la  mort  doit  troubler.  » 

Mais  ils  pleuraient  toujours. 

Et  un  de  ceux  qui  pleuraient,  prenant  la  parole  à  son  tour  ; 

«  Nous  savons,  dit-  il,  que  tout  ce  qui  commence  a  une  fin,  et 
qu'il  faut  donc  mourir;  nous  savons  ce  qu'il  faut  de  courage  pour 
gagner  sa  vie  feuille  par  feuille,  et  sa  feuille  bouchée  par  bouchée;  nous 
savons  ce  qu'il  faut  de  patience  et  d'abnégation  pour  qu'une  feuille  de 
mûrier  devienne  une  robe  de  soie;  nous  savons  combien  sont  durs  les 


ORAISON    FUNÈBRE   D'UN    VER  A   SOIE. 


111 


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travaux  de  la  cabane  et  ceux  de  l'atelier,  et  qu'une  fois  enfermés  dans 
notre  triste  cellule  nous  pleurerions  en  vain  les  songes  de  notre  courte 
jeunesse  avant  que  notre  tâche  soit  achevée;  nous  savons  enfin  qu'il 
.tout  prendre,  mourir,  c'est  cesser  de  filer,  la  mort  n'étant  que  l'autre 
bout  de  ce  fil  qui  commence  à  la  vie  ;  nous  nous  disons  aussi  que  de 
quelque  côté  qu'on  se  tourne  on  voit  mourir,  et  que,  quand  on  regarde 
en  soi-même,  on  voit  mourir  encore,  et  que  notre  frère  qui  est  mort 
n'a  donc  cédé  qu'au  destin;  mais  nous  aimions  notre  frère,  et  rien  ne 
nous  consolera  de  l'avoir  perdu.  » 

Et    tous  dirent  avec  lui  :  «  Nous  aimions  notre  frère,  et  rien  ne 
nous  consolera  de  l'avoir  perdu.  » 


112  ORAlSOiN   FUNÈBRE  D'UN   VER  A  SOIE. 

La  Mante  religieuse  s'approcha  alors. 

«  J'ai  pleuré  comme  vous  notre  frère  qui  est  mort,  dit-elle,  et 
pourtant ,  toutes  les  fois  que  je  vois  un  Ver  à  soie  sur  le  point  de  mourir, 
je  ne  puis  empêcher  mon  cœur  de  s'épanouir.  Va  dans  l'autre  monde , 
lui  dis-je;  tu  y  seras  mieux  que  dans  celui-ci,  où  l'on  est  mal.  Là, 
s'ouvriront  'pour  toi  les  portes  qui  s'ouvrent  pour  les  petits  comme  pour 
les  grands;  là,  tu  retrouveras  ceux  que  tu  as  perdus,  et  tu  les  retrou- 
veras au  milieu  des  fleurs  qui  ne  meurent  pas  et  des  mûriers  toujours 
verts ,  sur  le  bord  des  neuf  fontaines  qui  ne  tarissent  jamais  ;  et  quand 
lu  les  auras  retrouvés,  tu  leur  diras  de  nous  attendre,  nous  que  la  vie 
retient  encore;  car  mourir,  c'est  renaître  à  une  vie  meilleure.  » 

Et  quand  le  bon  Insecte  eut  ainsi  parlé ,  les  pleurs  cessèrent  tout  à 
coup. 

«  Et  maintenant,  ajouta-t-elle,  allez  et  volez  sans  bruit;  notre 
frère  n'a  plus  besoin  de  vous.  » 

Et  chacun  ayant  déposé  sur  la  tombe  une  fleurette  de  bruyère  rose, 
les  uns  disparurent  dans  un  pâle  rayon  de  la  lune  qui  venait  de  se  lever, 
et  les  autres  regagnèrent  à  travers  les  herbes  leurs  petites  demeures. 

Et  tous  étaient  consolés,  car  ils  disaient  avec  la  Mante  religieuse  et 
Shakspeare  :  «  Mourir,  c'est  renaître  à  une  vie  meilleure.  » 

.  P.  J.  Stahi.. 


VOYAGE 


D    UN 


MOINEAU    DE    PARIS 


A    LA    RECHERCHE   DU   MEILLEUR    GOUVERNEMENT 


•  S—RE- 


INTRODUCTION. 


Les  Moineaux  de  Paris  passent  depuis  long- 
temps pour  les  plus  hardis  et  les  plus  effrontés 
Oiseaux  qui  existent  :   ils  sont   Français, 
voilà  leurs  défauts  et  leurs  qualités  en  un 
mot;  ils  sont  enviés,  voilà  l'explication  de 
bien  des  calomnies.  Ils  vivent,  en  effet,  sans 
avoir  à  craindre  les  coups  de  fusil ,  ils  sont 
indépendants ,  ne  manquent  de  rien ,  et  sont 
^  sans  doute  les  plus  heureux  entre  tous  les 
volatiles.  Peut-être  ne  faut-il  pas  trop  de  bonheur  à  un  Oiseau.  Cette 
réflexion,  qui  surprendrait  chez  tout  autre,  est  naturelle  à  un  Friquet 
nourri  de  haute  philosophie  et  de  petites  graines  ;  car  je  suis  un  habitant 
de  la  rue  de  Rivoli,  voletant  dans  la  gouttière  d'un  illustre  écrivain, 
allant  de  son  toit  sur  les  fenêtres  des  Tuileries,  et  comparant  les  soucis 
qui   encombrent  le  palais  aux  roses  immortelles  qui  fleurissent  dans  la 
simple  demeure  du  défenseur  des  prolétaires,  ces  Moineaux  humains, 
ces  Passereaux  qui  font  les  générations  et  desquels  il  ne  reste  rien. 

15 


lift  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 

En  gobant  les  miettes  du  pain  et  entendant  les  paroles  d'un  grand 
Homme,  je  suis  devenu  très-illustre  parmi  les  miens  qui  m'élurent  en 
des  circonstances  graves,  et  me  confièrent  la  mission  d'observer  la  meil- 
leure forme  de  gouvernement  à  donner  aux  Oiseaux  de  Paris.  Les  Moi- 
neaux de  Paris  furent  naturellement  effarouchés  par  la  révolution  de 
1830;  mais  les  Hommes  ont  été  si  fort  occupés' de  cette  grande  mysti- 
fication ,  qu'ils  n'ont  fait  aucune  attention  à  nous*  D'ailleurs ,  les  émeutes 
qui  agitèrent  le  peuple  ailé  de  Paris  eurent  lieu  lors  du  choléra.  Voici 
comment  et  pourquoi. 

Les  Moineaux  de  Paris ,  pleinement  satisfaits  par  la  desserte  de  cette 
vaste  capitale,  devinrent  penseurs  et  très-exigeants  sous  le  rapport  moral, 
spirituel  et  philosophique.  Avant  de  venir  habiter  le  toit  de  la  rue  de 
Rivoli,  je  m'étais  échappé  d'une  cage  où  Ton  m'avait  mis  à  la  chaîne, 
et  où  je  tirais  un  seau  d'eau  pour  boire  quand  j'avais  soiî.  Jamais  ni 
Silvio  Pellico  ni  Maroncelli  n'ont  eu  plus  de  douleurs  au  Spielberg  que 
j'en  endurai  pendant  deux  ans  de  captivité  chez  le  grand  Animal  qui  se 
prétend  le  roi  de  la  terre.  J'avais  raconté  mes  souffrances  à  ceux  du 
faubourg  Saint- Antoine,  au  milieu  desquels  je  parvins  à  m'échapper  et 
qui  furent  admirables  pour  moi.  Ce  fut  alors  que  j'observai  lès  mœurs 
du  peuple-Oiseau.  Je  devinai  que  la  vie  n'était  pas  toute  dans  le  boire 
et  dans  le  manger.  J'eus  des  opinions  qui  augmentèrent  la  célébrité  que 
je  devais  à  mes  souffrances.  On  me  vit  souvent,  posé  sur  la  tête  d'une 
statue  au  Palais-Royal,  les  plumes  ébouriffées,  la  tête  rentrée  dans  les 
épaules,  ne  montrant  que  le  bec,  rond  comme  une  boule,  l'œil  à  demi 
fermé,  réfléchissant  à  nos  droits,  à  nos  devoirs  et  à  notre  avenir  :  Où 
vont  les  Moineaux?  d'où  viennent-ils?  pourquoi  ne  peuvent-ils  pas  pleu- 
rer? pourquoi  ne  s'organisent-ils  pas  en  société  comme  les  Canards  sau- 
vages ,  comme  les  Corbines ,  et  pourquoi  ne  s'entendent-ils  pas  comme 
elles  qui  possèdent  une  langue  sublime?  Telles  étaient  les  questions  que 
je  méditais. 

Quand  les  Pierrots  se  battaient ,  ils  cessaient  leurs  disputes  devant 
moi,  sachant  que  je  m'occupais  d'eux,  que  je  pensais  à  leurs  affaires,  et 
ils  se  disaient  :  «  Voilà  le  Grand-Friquet  !  »  Le  bruit  des  tambours ,  les 
parades  de  la  royauté  me  firent  quitter  le  Palais-Royal  :  je  vins  vivre 
dans  l'atmosphère  intelligente  d'un  grand  écrivain. 

Sur  ces  entrefaites ,  il  se  passait  des  choses  qui  m'échappaient,  quoique 
je  les  eusse  prévues  ;  mais  après  avoir  observé  la  chute  imminente  d'une 
avalanche,  un  Oiseau  philosophe  se  pose  très-bien  sur  le  bord  de  la 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS.  115 

neige  qui  va  rouler.  La  disparition  progressive  des  jardins  convertis  en 
maisons  rendait  les  Moineaux  du  centre  de  Paris  très-malheureux  et  les 
plaçait  dans  une  situation  pénible,  surtout  évidemment  inférieure!  à  celle 
des  Moineaux  du  faubourg  Saint-Germain,  de  la  rue  de  Rivoli,  du 
Palais-Royal  et  des  Champs-Elysées. 

Les  Moineaux  des  quartiers  sans  jardins  n'avaient  ni  graines,  ni 
insectes,  ni  vermisseaux,  enfin  ils  ne  mangeaient  pas  de  viande  *:  ils  en 
étaient  réduits  à  chercher  leur  vie  dans  les  ordures ,  et  y  trouvaient  sou- 
vent des  substances  nuisibles.  Il  y  avait  deux  sortes  de  Moineaux  :  les 
Moineaux  qui  avaient  toutes  les  douceurs  de  la  vie  et  les  Moineaux  qui 
manquaient  de  tout,  enfin  des  Moineaux  privilégiés  et  des  Moineaux 
souffrants.    , 

Cette  constitution  vicieuse  de  la  cité  des  Moineaux  ne  pouvait  pas 
durer  longtemps  chez  une  nation  de  deux  cent  mille  Moineaux  effrontés, 
spirituels,  tapageurs ,  dont  une  moitié  pullulait  heureuse  avec  de  superbes 
femelles,  tandis  que  l'autre  maigrissait  dans  les  rues,  la  plume  défaite, 
les  pieds  dans  la  boue,  sans  cesse  sur  le  qui-vive.  Les  Friquets  souf- 
frants, tous  nerveux,  munis  de  gros  becs  endurcis,  aux  ailes  rudes 
comme  leurs  voix  mâles ,  formaient  une  population  généreuse  et  pleine 
de  courage.  Ils  allèrent  chercher  pour  les  commander  un  Friquet  qui 
vivait  au  faubourg  Saint-Antoine  chez  un  brasseur,  un  Friquet  qui  avait 
assisté  à  la  prise  de  la  Bastille.  On  s'organisa.  Chacun  sentit  la  néces- 
sité d'obéir  momentanément,  et  beaucoup  de  Parisiens  furent  alors  éton- 
nés de  voir  des  milliers  de  Moineaux  rangés  sur  les  toits  de  la  rue  de 
Rivoli,  l'aile  droite  appuyée  à  l'Hôtel  de  Ville,  l'aile  gauche  à  la  Made- 
leine et  le  centre  aux  Tuileries. 

Les  Moineaux  privilégiés,  excessivement  effrayés  de  cette  démon- 
stration ,  se  virent  perdus  :  ils  allaient  être  chassés  de  toutes  leurs  posi- 
tions et  refoulés  sur  les  campagnes  où  la  vie  est  très-malheureuse.  Dans 
ces  conjonctures ,  ils  envoyèrent  une  élégante  Pierrette  pour  porter  aux 
insurgés  des  paroles  de  conciliation  :  —  Ne  valait-il  pas  mieux  s'enten- 
dre que  de  se  battre?  Les  insurgés  m'aperçurent.  Ah  !  ce  fut  un  des  plus 
beaux  moments  de  ma  vie  que  celui  où  je  fus  élu  par  tous  mes  conci- 
toyens pour  dresser  une  charte  qui  concilierait  les  intérêts  des  Moineaux 
les  plus  intelligents  du  monde,  divisés  pour  un  moment  par  une  question 
de  vivres ,  le  fond  éternel  des  discussions  politiques. 

Les  Moineaux  en  possession  des  lieux  enchantés  de  cette  capitale  y 
avaient-ils  des  droits  absolus  de  propriété?  Pourquoi,  comment  cette 


116 


VOYAGE  D'UN  MOINEAU   DE  PARIS. 


inégalité  s'était-elle  établie?  pouvait-elle  durer?  Dans  le  cas  où  l'égalité 
la  plus  parfaite  régirait  les  Moineaux  de  Paris ,  quelles  formes  prendrait 
ce  nouveau  gouvernement?  Telles  furent  les  questions  posées  par  les 
commissaires  des  deux  partis. 

<(  Mais,  me  dirent  les  Friquets,  l'air,  la  terre  et  ses  produits  sont 
à  tous  les  Moineaux. 


lu 


Je  partis  en  qualité  de  procureur  général  des  Moineaux  de  Paris. 


—  Erreur!  dirent  les  privilégiés.  Nous  habitons  une  ville,  nous 
sommes  en  société ,  subissons-en  les  bonheurs  et  les  malheurs.  Vous 
vivez  encore  infiniment  mieux  que  si  vous  étiez  à  l'état  sauvage,  dans 
les  champs.  » 

Il  y  eut  alors  un  gazouillement  général  qui  menaçait  d'étourdir  les 
législateurs  de  la  Chambre,  lesquels,  sous  ce  rapport,  craignent  la  con- 
currence et  tiennent  à  s'étourdir  eux-mêmes.  Il  sortit  quelque  chose  de 
ce  tumulte  :  tout  tumulte,  chez  les  Oiseaux  comme  chez  les  Hommes, 


VOYAGE  D'UN  MOINEAU   DE  PARIS.  417 

annonce  un  fait.  Un  tumulte  est  un  accouchement  politique.  On  émit  la 
proposition,  approuvée  à  l'unanimité,  d'envoyer  un  moineau  franc, 
impartial,  observateur  et  instruit,  à  la  recherche  du  Droit  Animal,  et 
chargé  de  comparer  les  divers  gouvernements.  On  me  nomma.  Malgré 
nos  habitudes  sédentaires,  je  partis  en  qualité  de  procureur  général  des 
Moineaux  de  Paris  :  que  ne  fait-on  pas  pour  sa  patrie  ! 

De  retour  depuis  peu,  j'apprends  l'étonnante  Révolution  des  Ani- 
maux ,  leur  sublime  résolution  prise  dans  leur  nuit  célèbre  au  Jardin  des 
Plantes,  et  je  mets  la  relation  de  mon  voyage  sur  l'autel  de  la  patrie, 
comme  un  renseignement  diplomatique  du  à  la  bonne  foi  d'un  modeste 
philosophe  ailé. 

i 

Du  Gouvernement  formique. 

J'arrivai,  nomsans  peine,  après  avoir  traversé  la  mer,  dans  une  île 
appelée  assez  orgueilleusement  la  Vieille-Formicalion  par  ses  habitants, 
comme  s'il  y  avait  des  portions  de  globe  plus  jeunes  que  les  autres1. 
Une  vieille  Corbine  instruite,- que  je  rencontrai,  m'avait  indiqué  le  régime 
des  Fourmis  comme  le  gouvernement  modèle;  vous  comprenez  com- 
bien j'étais  curieux  d'étudier  ce  système  et  d'en  découvrir  les  ressorts. 

Chemin  faisant,  je  vis  beaucoup  de  Fourmis,  voyageant  pour  leur 
plaisir  :  elles  étaient  toutes  noires ,  très-propres  et  comme  vernies,  mais 
sans  aucune  individualité.  Toutes  se  ressemblaient.  Qui  voit  une  seule 
Fourmi ,  les  connaît  toutes.  Elles  voyagent  dans  une  espèce  de  fluide 
formique  qui  les  préserve  de  la  boue,  de  la  poussière,  si  bien  que  sur 
les  montagnes,  dans  les  eaux,  dans  les  villes,  rencontrez -vous   une 


1  La  fausseté  de  cette  opinion  m'a  été  démontrée  pjr  une  aimable  Corail i ne  de  ia 
mer  Polynésique  emmenée  en  captivité  par  des  Poissons,  et  qui  regrettait  amèrement  les 
magnifiques  constructions  cyclopéennes  auxquelles  elle  coopérait,  et  sur  le  corail  des- 
quelles devait  reposer  un  nouveau  continent.  Elle  m'expliqua  môme  que  le  gouvernement 
formique  les  subventionnait,  afin  d'avoir  le  droit  d'occuper  les  nouvelles  terres  aussitôt 
qu'elles  apparaissent  à  la  surface  des  eaux.  Les  Friquets  de  Paris  prendront  sans  doute 
en  considération  cette  note,  due  aux  confidences  de  ce  membre  excessivement  distingué 
de  la  République  Polypéenne,  qui  fait  des  ruches  sous-marines  assez  solides  pour  briser 
des  vaisseaux.  Néanmoins  la  jolie  Coralline  resta  sans  réponse  quand  je  lui  demandai  sur 
quoi  reposaient  les  immenses  bâtiments  de  sa  nation. 


118 


VOYAGE  D'UN    MOINEAU    DE  Pi\RIS. 


Fourmi,  elle  semble  sortir  d'une  boîte,  avec  son  habit  noir  bien  brossé, 
bien  net,  ses  pattes  vernies  et  ses  mandibules  propres.  Cette  affectation 
de  propreté  ne  prouve  pas  en  leur  faveur.  Que  leur  arriverait-il  donc 
sans  ce  soin  perpétuel  ?  Je  questionnai  la  première  Fourmi  que  je  vis  ; 
elle  me  regarda  sans  me  répondre ,  je  la  crus  sourde  ;  mais  un  Perro- 
quet me  dit  qu'elle  ne  parlait  qu'aux,  botes  qui  lui  avaient  été  pré- 
sentées. 

Dès  que  je  mis  le  pied  dans  l'île,  je  fus  assailli  d'Animaux  étranges, 
au  service  de  l'État  et  chargés  de  vous  initier  aux  douceurs  de  la  liberté 


en  vous  empêchant  de  porter  certains  objets,  quand  m?me  vous  les 
auriez  en  affection.  Ils  m'entourèrent,  et  me  firent  ouvrir  le  bec  pour 
voir  s'il  n'y  avait  pas  des  poisons  que,  sans  doute,  il  est  défendu  d'in- 


VOYAGE   D'UN   MOINEAU  DE  PARIS. 


119 


troduire.  Je  levai  mes  ailes  Tune  après  l'autre  pour  montrer  que  je 
n'avais  rien  dessous.  Après  cette  cérémonie,  je  fus  libre  d'aller  et  de 
venir  dans  le  siège  de  l'Empire  Formiquedont  les  libertés  m'avaient  été 
si  fort  vantées  par  la  Corbine. 

Le  premier  spectacle  qui  me  frappa  vivement  fut  celui  de  l'activité 
merveilleuse  de  ce  peuple.  Partout  des   Fourmis  allaient  et   venaient, 


chargeant  et  déchargeant  des  provisions.  On  bâtissait  des  magasins,  on 
débitait  le  bois ,  on  travaillait  toutes  les  matières  végétales.  Des  ouvriers 
creusaient  des  souterrains,  amenaient  des  sucres,  construisaient  des  gale- 
ries, et  le  mouvement  est  si  attachant  pour  ce  peuple,  qu'on  ne  remar- 
qua point  ma  présence.  De  différents  points  de  Ja  côte ,  il  partait  des 
embarcations  chargées  de  Fourmis  qui  s'en  allaient  sur  de  nouveaux 
continents.  Il  arrivait  des  estafettes  qui  disaient  que,  sur  tel  point,  telle 


120  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE   PARIS. 


denrée  abondait,  jet  aussitôt  on  expédiait  des  détachements  de  Fourmis 
pour  s'en  emparer,  et  ils  s'en  emparaient  avec  tant  d'habileté,  de  promp- 
titude ,  que  les  Hommes  eux-mêmes  se  voyaient  dévalisés  sans  savoir 
comment  ni  dans  quel  temps.  J'avoue  que  je  fus  ébloui.  Au  milieu  de 
l'activité  générale,  j'aperçus  des  Fourmis  ailées  au  milieu  de  ce  peuple 
noir  sans  ailes. 

«  Quelle  est  cette  Fourmi  qui  se  goberge  et  s'amuse  pendant  que 
vous  travaillez?  dis -je  à  une  Fourmi  qui  restait  en  sentinelle. 

—  Oh!  me  répondit-elle,  c'est  une  noble  Fourmi.  Vous  en  compte- 
rez cinq  cents  ainsi  ,Jes  Patriciennes  de  l'Empire  Formique. 

—  Qu'est-ce  qu'une  Patricienne?  dis-je. 

—  Oh  !  me  répondit-elle ,  c'est  notre  gloire ,  à  nous  autres  !  Une 
Fourmi  Patricienne,  comme  vous  le  voyez,  a  quatre  ailes,  elle  s'amuse, 
jouit  de  la  vie  et  fait  des  enfants.  A  elle  les  amours,  à  nous  le  travail. 
Cette  division  est  une  des  grandes  sagesses  de  notre  admirable  constitu- 
tion :  on  ne  peut  pas  s'amuser  et  travailler  tout  ensemble.  Chez  nous, 
les  Neutres  font  l'ouvrage ,  et  les  Patriciennes  s'amusent  ! 

-r-  Mais  est-ce  une  récompense  du  travail?  Pouvez-vous  devenir 
Patricienne? 

—  Ah!  bien,  oui!  Non,  flt  la  Fourmi  Neutre.  Les  Patriciennes 
naissent  Patriciennes.  Sans  cela,  où  serait  le  miracle?  il  n'y  aurait  plus 
rien  d'extraordinaire.  Mais  elles  ont  aussi  leurs  obligations,  elles  veillent 
à  la  sécurité  de  nos  travaux  et  préparent  nos  conquêtes.  » 

La  Fourmi  Patricienne  se*  dirigea  de  notre  côté  :  toutes  les  Fourmis 
se  dérangèrent  et  lui  témoignèrent  des  respects  infinis.  J'appris  qu'au- 
cune des  Fourmis  ordinaires,  dites  Neutres,  n'oserait  disputer  le  pas  à 
urie  Patricienne ,  ni  se  permettre  de  se  placer  devant  elle.  Les  Neutres 
ne  possèdent  absolument  rien ,  travaillent  sans  cesse ,  sont  bien  ou  mal 
nourries,  selon  les  chances;  mais  les  cinq  cents  Patriciennes  ont  des 
palais  dans  les  fourmilières,  elles  y  pondent  des  enfants  qui  sont  l'orgueil 
de  l'Empire  Formique,  et  possèdent  des  parcs  de  Pucerons  pour  leur 
nourriture.  J'assistai  même  à  une  chasse  aux  Pucerons,  dans  le  domaine 
d'une  Patricienne,  spectacle  qui  me  fit  le  plus  grand  plaisir  à  voir.  On 
ne  saurait  imaginer  jusqu'où  ce  peuple  a  poussé  l'amour  pour  les  petits, 
ni  la  perfection  qu'il  a  su  donner  aux  soins  avec  lesquels  il  les  élève  : 
comment  les  Neutres  les  brossent,  les  lèchent,  les  lavent,  les  veillent  et 
les  arrangent  !  avec  quelles  admirables  pensées  de  prévoyance  elles  les 
nourrissent  et  devinent  les  accidents  auxquels  ils  sont  exposés  dans  un 


VOYAGE   D'UN   MOINEAU   DE  PARIS.  121 

âge  si  tendre.  On  étudie  les  températures,  on  les  rentre  quand  il  pleut, 
on  les  expose  au  soleil  quand  il  fait  beau ,  on  les  accoutume  à  faire  jouer 
leurs  mandibules,  on  les  accompagne,  on  les  exerce;  mais  une  fois 
grands,  aussi  tout  est  dit  :  plus  d'amour ,  plus  de  sollicitude.  Dans  cet 
empire,  l'état  le  meilleur  pour  les  individus  est  d'être  enfant. 

Malgré  la  beauté  des  petits ,  la  choquante  inégalité  de  ces  mœurs  me 
frappa  vivement  ;  je  trouvai  que  les  querelles  des  Moineaux  de  Paris 
étaient  des  vétilles,  comparées  aux  malheurs  de  ces  pauvres  Neutres. 
Vous  comprenez  que  ceci;  pour  un  Friquet  philosophe,  n'était  que  la 
question  même.  II  y  avait  lieu  d'examiner  par  quels  ressorts  les  cinq  cents 
Fourmis  privilégiées  maintenaient  cet  état  de  choses.  Au  moment  où 
j'allais  aborder  la  Patricienne,  elle  monta  sur  une  des  fortifications  de  la 
cité ,  où  se  trouvaient  quelques  autres  de  son  espèce  et  où  elle  leur  dit  des 
mots  en  langue  formique  :  aussitôt  les  Patriciennes  se  répandirent  dans 
la  fourmilière.  Je  vis  partir  des  détachements  commandés  par  des  Patri- 
ciennes., Des  Neutres  s'embarquèrent  sur  des  pailles,  sur  des  feuilles,  sur 
des  bâtons.  J'appris  qu'il  s'agissait  d'aller  porter  secours  à  quelques 
Neutres  attaquées  à  deux  mille  pieds  de  là.  Pendant  cette  expédition, 
j'entendis  la  conversation  Suivante  entre  deux  vieilles  Patriciennes. 

«  Votre  Seigneurie  n'est-elle  pas  effrayée  de  la  grande  quantité  de 
peuple  qui  va  mourir  de  faim,  nous  ne  saurions  le  nourrir... 

—  Votre  Grâce  ne  sait  donc  pas  que  de  l'autre  côté  de  l'eau  il  y  a 
une  fourmilière  bien  garnie,  et  que  nous  allons  l'attaquer,  en  chasser 
les  habitants ,  et  y  mettre  notre  trop-plein?  » 

Cette  injuste  agression  était  autorisée  par  le  principe  fondamental  du 
gouvernement  Formique  dont  la  Charte  a  pour  premier  article  :  Ote-loi 
île  là,  que  je  m  y  mette.  Le  second  article  porte  en  substance  que  ce  qui 
convient  à  l'Empire  Formique  appartient  à  l'Empire  Formique,  et  que 
quiconque  s'oppose  à  ce  que  les  sujets  Formiques  s'en  emparent  devient 
l'ennemi  du  gouvernement  Formique.  Je  n'osai  pas  dire  que  les  voleurs 
n'avaient  pas  d'autres  principes ,  je  reconnus  l'impossibilité  d'éclairer 
cette  nation.  Ce  dogme  sauvage  est  devenu  l'instinct  même  des  Fourmis. 
Leur  expédition  fut  consommée  sous  mes  yeux.  Au  retour  de  la  guerre 
Taite  pour  sauver  les  trois  Neutres  compromises,  on  envoya  des  ambas- 
sadeurs examiner  le  terrain ,  les  abords  de  la  fourmilière  à  prendre ,  et 
l'esprit  des  habitants. 

«  Bonjour,  mes  amis,  dit  la  Patricienne  à  des  Fourmis  qui  pas- 
saient, comment  vous  portez-vous? 


122  VOYAGE  D'UN    MOINEAU   DE  PARIS. 

—  Pardon,  je  suis  occupée. 

—  Attendez  donc  !  que  diable ,  on  se  parle.  Vous  avez  beaucoup  de 
grain,  et  nous  n'en  avons  point,  mais  vous  manquez  de  bois,  et  nous  en 
avons  beaucoup  ;  changeons? 

—  Laissez-nous  tranquilles,  nous  gardons  nos  grains. 

—  Mais  il  ne  vous  est  pas  permis  de  garder  ce  qui  abonde  chez  vous, 
quand  nous  en  manquons  chez  nous  :  cela  est  contre  les  lois  du  bon  sens. 
Échangeons.  » 

Sur  le  refus  de  la  fourmilière ,  la  Patricienne,  qui  se  regarda  comme 
insultée ,  expédia  une  feuille  des  plus  solides  chargée  de  Fourmis  en  For- 
micalion.  Les  Patriciennes  dirent  que  l'honneur  formique  et  la  liberté 
commerciale  étaient  compromis  par  une  fourmilière  récalcitrante.  Sur 
ce,  l'eau  fut  couverte  aussitôt  d'embarcations ,  et  la  moitié  des  Neutres 
embarquées.  Après  trois  jours  de  manœuvres,  les  pauvres  Fourmis  étran- 
gères furent  obligées  de  se  disperser  dans  l'intérieur  des  terres,  aban- 
donnant leur  fourmilière  aux  enfants  de  la  Vieille- Formicalion.  Une 
Patricienne  me  montra  dix-sept  fourmilières  ainsi  conquises  et  où  elles 
envoyaient  leurs  filles ,  qui  y  devenaient  à  leur  tour  Patriciennes. 

«  Vous  faites  des  choses  souverainement  infâmes,  dis-je  à  la  Patri- 
cienne qui  était  venue  offrir  des  bois  pour  des  grains. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  moi ,  dit-elle.  Moi ,  je  suis  la  plus  honnête  créa- 
ture 'du  monde  ;  mais  le  gouvernement  Formique  est  forcé  d'agir  dans 
l'intérêt  de  ses  classes  ouvrières.  Ce,  que  nous  venons  de  faire  était  sou- 
verainement utile  à  leurs  intérêts.  On  se  doit  à  son  pays  ;  mais  je  re- 
tourne dans  mes  terres,  pratiquer  les  vertus  que  Dieu  impose  à  notre 
race.  » 

En  effet,  elle  paraissait  au  premier  abord  la  meilleure  Fourmi  du 
inonde. 

«  Vous  êtes  de  fiers  sycophantes  !  m'écriai-je. 

—  Oui ,  me  dit  une  autre  Patricienne  en  riant  ;  mais  convenez  que 
cela  est  beau,  dit-elle  en  me  montrant  une  foule  de  Patriciennes  qui  se 
promenaient  au  soleil  dans  l'éclat  de  leur  puissance. 

—  Comment  parvenez- vous  à  maintenir  cet  état  contre  nature  ?  lui 
demandai-je.  Je  voyage  pour  mon  instruction ,  et  voudrais  savoir  en  quoi 
consiste  le  bonheur  des  Animaux. 

—  Il  consiste  à  se  croire  heureux,  me  répondit  la  Patricienne.  Or, 
chaque  ouvrière  de  l'Empire  Formique  a  la  certitude  de  sa  supériorité 
sur  les  autres  Fourmis  du  monde.  Interrogez-les,  toutes  vous  diront 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS.  123 


que  nos  fourmilières  sont  les  mieux  bâties,  que  dans  quelque  endroit  de 
la  terre  qu'une  de  ces  ouvrières  se  trouve,  si  quelqu'un  l'insulte,  l'insulte 
est  épousée  par  l'Empire  Formique. 

—  Il  me  semble  que  cet  orgueil  satisfait  ne  donne  pas  de  grain... 

—  Ceci  ressemble  à  une  raison;  mais  vous  parlez  en  Moineau.  Je  ' 
vous  avoue  que  nous  n'avons  pas  du  grain  pour  tout  le  monde  ;  mais  ici 
tout  le  inonde  est  convaincu  que  nous  sommes  occupées  à  en  chercher; 
et  tant  que  nous  pourrons  de  temps  en  temps  conquérir  une  fourmilière , 
tout  ira  bien. 

—  Mais  ne  craignez-vous  pas  que  les  autres  fourmilières,  averties, 
ne  se  coalisent  contre  vous ,  afin  d'empêcher  que  vous  ne  les  dévoriez 
ainsi? 

—  Oh!  non.  L'un  des  principes  de  la  politique  formique  est  d'at- 
tendre que  les  fourmilières  se  chamaillent  entre  elles  pour  aller  prendre  , 
possession  d'un  territoire. 

—  Et  quand  elles  ne  se  chamaillent  pas? 

—  Ah  !  voilà  !  Les  Patriciennes  ne  sont  occupées  qu'à  fournir  aux 
fourmilières  étrangères  les  occasions  de  se  chamailler. 

—  Ainsi  la  prospérité  de  l'Empire  Formique  se  fonde  sur  les  divi- 
sions intestines  des  autres  fourmilières. 

—  Oui,  seigneur  Moineau.  Voilà  pourquoi  nos  ouvrières  sont  si 
Hères  d'appartenir  à  l'Empire  Formique,  et  travaillent  avec  tant  de 
cœur  en  chantant  :  Rule>  Formicalia  !  » 

Ceci,  me  dis-je  en  partant,  est  contraire  à  la  Loi  Animale  :  Dieu 
me  garde  de  proclamer  de  tels  principes.  Ces  Fourmis  n'ont  ni  foi  ni 
loi.  Que  deviendraient  les  xWoineaux  de  Paris,  qui  sont  déjà  si  spirituels, 
au  cas  où  quelque  grand  Moineau  les  organiserait  ainsi?  Que,  suis-je? 
Je  ne  suis  pas  seulement  un  Friquet  parisien,  je  me  suis  élevé,  par  la 
pensée,  à  toute  l'Animalité.  Non,  l'Animalité  n'est  pas  faite  pour  être 
gouvernée  ainsi.  Ce  système  n'est  que  tromperie  au  profit  de  quelques- 
uns. 

Je  partis  vraiment  affligé  de  la  perfection  de  cette  oligarchie  et  de  la 
hardiesse  de  son  égoïsme.  Chemin  faisant,  je  rencontrai  sur  la  route  un 
prince  d'Euglosse-Bourdon  qui  allait  presque  aussi  vite  que  moi.  Je  lui 
demandai  la  raison  de  son  empressement;  l'infortuné  m'apprit  qu'il  vou- 
lait assister  au  couronnement  d'une  reine.  Charmé  de  pouvoir  observer 
une  si  belle  cérémonie,  j'accompagnai  ce  jeune  prince,  plein  d'illusions. 
II  avait  l'espoir  d'être  le  mari  de  la  reine,  étant  de  cette  célèbre  famille 


124 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 


d'Euglosse-Bourdon  en  possession  de  fournir  des  maris  aux  reines ,  et 
qui  leur  en  tient  toujours  un  tout  prêt,  comme  on  tenait  à  Napoléon  un 
poulet  tout  rôti  pour  ses  soupers.  Ce  prince,  qui  n'avait  que  ses  belles 


couleurs  pour  toute  fortune,  quittait  un  pauvre  endroit,  sans  fleurs  ni 
miel,  et  comptait  vivre  dans  le  luxe,  l'abondance  et  les  honneurs. 


II 


De  la  Monarchie  des  Abeilles. 


Instruit  déjà  par  ce  que  j'avais  vu  dans  l'Empire  Formique,  je  réso- 
lus d'examiner  les  mœurs  du  peuple  avant  d'écouter  les  grands  et  les 
princes.  En  arrivant ,  je  heurtai  une  Abeille  qui  portait  un  potage. 


VOYAGE  D'UN  MOINEAU   DE  PARIS.  -125 

«  Ah!  je  suis  perdue,  dit -elle.  On  me  tuera,  ou  tout  au  moins  je 
serai  mise  en  prison.  * 

—  Et  pourquoi?  lui  dis-je. 

—  Ne  voyez-vous  pas  que  vous  m'avez  fait  répandre  le  bouillon  de 
la  reine!  Pauvre  reine!  Heureusement  que  la  Grande  Échansonne,  la 
duchesse  des  Roses,  aura  peut-être  envoyé  dans  plusieurs  directions  : 
ma  faute  sera  réparée ,  car  je  mourrais  de  chagrin  d'avoir  fait  attendre 
la  reine. 

—  Entends-tu,  prince  Bourdon?  »  dis-je  au  jeune  voyageur. 
L'Abeille  se  lamentait  toujours  d'avoir  perdu  l'occasion  de  voir  la 

reine. 

«  Eh!  mon  Dieu,  qu'est-ce  donc  que  votre  reine  pour  que  vous 
soyez  dans  une  telle  adoration?  m'écriai -je.  Je  suis  d'un  pays,  ma 
chère,  où  Ton  se  soucie  peu  des  rois,  des  reines  et  autres  inventions 
humaines. 

—  Humaines!  s'écria  l'Abeille.  Il  n'y  a  rien  chez  nous,  effronté 
Pierrot,  qui  ne  soit  d'institution  divine.  Notre  reine  tient  son  pouvoir 
de  Dieu.  Nous  ne  pourrions  pas  plus  exister  en  corps  social  sans  elle, 
que  tu  ne  pourrais  voler  sans  plumes.  Elle  est  notre  joie  et  notre  lu- 
mière, la  cause  et  la  fin  de  tous  nos  efforts.  Elle  nomme  une  directrice 
des  ponts  et  chaussées  qui  nous  donne  nos  plans  et  nos  alignements 
pour  nos  somptueux  édifices.  Elle  distribue  à  chacun  sa  tâche  selon  ses 
capacités,  elle  est  la  justice  même  et  s'occupe  sans  cesse  de  Son  peuple: 
elle  le  pond ,  et  nous  nous*  empressons  de  le  nourrir ,  car  nous  sommes 
créées  et  mises  au  monde  pour  l'adorer,  la  servir  et  la  défendre.  Aussi 
faisons-nous  pour  les  petites  reines  des  palais  particuliers  et  les  dotons- 
nous  d'une  bouillie  particulière  pour  leur  nourriture.  A  notre  reine  seule 
revient  l'honneur  de  chanter  et  de  parler,  elle  seule  fait  entendre  sa 
belle  voix. 

—  Quelle  est  votre  reine?  dit  alors  le  prince  d'Euglossë-Bourdon. 

—  C'est,  dit  l'Abeille,  Tithymalia  XVII,  dite  la  Grande  Ruchonne, 
car  elle  a  pondu  cent  peuples  de  trente  mille  individus.  Elle  est  sortie 
victorieuse  de  cinq  combats  qui  lui  ont  été  livrés  par  d'autres  reines 
jalouses.  Elle  est  douée  de  la  plus  surprenante  perspicacité.  Elle  sait 
quand  il  doit  pleuvoir,  elle  prévoit  les  plus  rudes  hivers,  elle  est  riche 
en  miel ,  et  l'on  soupçonne  qu'elle  en  a  des  trésors  placés  dans  les  pays 
étrangers. 


126-  VOYAGE   D'UN   MOINEAU   DE   PARIS. 


—  Ma  chère,  dit  le  prince  d'Èuglossé-Bourdon ,  croyez-vous  que 
quelque  jeune  reine  soit  sur  le  point  d'être  mariée?... 

—  N'entendez-vous  pas,  prince,  dit  l'Ouvrière,  le  bruit  et  les  céré- 
monies du  départ  d'un  peuple?  Chez  nous,  il  n'y  a  pas  de  prince  sans 
reine.  Si  vous  voulez  faire  la  cour  à  Tune  des  filles  de  Tithymalia,  dépê- 
chez-vous ,  vous  êtes  assez  bien  de  votre  personne,  et  vous  aurez  une 
belle  lune  de  miel.  » 

Je  fus  émerveillé  du  spectacle  qui  s'offrit  à  mes  regards  et  qui, 
certes,  doit  agir  assez  sur  les  imaginations  vulgaires  pour  leur  faire  ai- 
mer les  momeries  et  les  superstitions  qui  sont  l'esprit  et  la  loi  de  ce 
gouvernement.  Huit  timbaliers  à  corselet  jaune  et  noir  sortirent  en  chan- 
tant de  la  vieille  cité,  que  l'Ouvrière  me  dit  se  nommer  Sidracha  du  nom 
de  la  première  Abeille  qui  prêcha  l'Ordre  Social.  Ces  huit  timbaliers 
furent  suivis  de  cinquante  musiciens  si  beaux ,  que  vous  eussiez  dit  des 
saphirs  vivants.  Ils  exécutaient  l'air  de  : 

Vive  Tithymalia!  vive  c'tc  reine  bonne  enfant! 
Qui  mange  et  boit  comme  cent, 
Et  qui  pond  tout  autant. 

Les  paroles  ont  été  faites  par  tout  le  monde,  mais  l'air  est  dû  à  l'un 
des  meilleurs  Faux-Bourdons  du  pays.  Après ,  venaient  les  gardes  du. 
corps  armés  d'aiguillons  terribles;  ils  étaient  deux  cents,  allaient  six  par 
six,  sur  six  rangs  de  profondeur,  et  chaque  bataillon  de  six  rangs  avait 
en  tête  un  capitaine  qui  portait  sur  son  corselet  la  décoration  du  Sidrach, 
emblème  du  mérite  civil  et  militaire,  une  petite  étoile  en  cire  rouge. 
Derrière  les  porte -aiguillons  allaient  les  essuyeuses  de  la  reine,  com- 
mandées par  la  Grande  Essuyeuse  ;  puis  la  Grande  Échansonne  avec  huit 
petites  échansonnes,  deux  par  quartier;  la  Grande  Maîtresse  de  la  loge 
royale  suivie  de  douze  balayeuses;  la  Grande  Gardienne  de  la  cire  et  la 
Maîtresse  du  miel;  enfin  la  jeune  reine,  belle  de  toute  sa  virginité.  Ses 
ailes,  qui  reluisaient  d'un  éclat  ravissant,  ne  lui  avaient  pas  encore 
servi.  Sa  mère,  Tithymalia  XVII,  l'accompagnait;  elle  étincelait  d'une 
poussière  de  diamants.  Le  corps  de  musique  suivait,  et  chantait  une 
cantate  composée  exprès  pour  le  départ.  Après  le  corps  de  musique , 
venaient  douze  gros  vieux  Bourdons  qui  me  parurent  être  une  espèce  de 
clergé.  Enfin  dix  ou  douze  mille  Abeilles  sortirent  se  tenant  par  les  pattes. 
Tithymalia  resta  sur  le  bord  de  la  ruche,  et  dit  à  sa  fille  ces  mémorables 
paroles  :    • 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE   PARIS. 


127 


a  C'est  toujours  avec  un  nouveau  plaisir  que  je  vous  vois-prendre 
votre  volée,  car  c'est  une  assurance  que  mon  peuple  sera  tranquille, 
et  que...»  •  •:  w 


Après,  venaient  les  Gardée -.lu-C'orr  s  armés  d'aiguillons  terrible*. 


Elle  s'arrêta  dansson  improvisation,  comme  û  elle  allait  dire  quelque 
chose  de  contraire  à  la  politique,  et  reprit  ainsi  : 


128  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 


— cfe «jais,  certaine  que,  formées  par  nos  mœurs,  instruites  de  nos 
coutumes,  vous  servira  Dieu,  que  vous  répandrez  la  gloire  de  son  nom 
sur  la  terre;  que  vous  n'oublierez  jamais  d'où  vous  êtes  sorties,  que  vous 
conserverez  nos  saintes  doctrines  de  gouvernement,  notre  manière  de 
bâtir,  et  d'économiser  le  miel  pour  vos  augustes  reiftes.  Songez  que  sans 
la  royauté  il  n'y  a  qu'anarchie;  que  l'obéissance  est  la  vertu  des  bonnes 
Abeilles,  et  que  le  palladium  de  l'État  est  dans  votre  fidélité.  Sachez  que 
mourir  pour  vos  reines ,  c'est  faire  vivre  la  patrie.  Je  vous  donne  pour 
souveraine  ma  fille  Thalahath  !  ce  qui  veut  dire  tarse  agile.  Aimez-la 
bien.  » 

Sur  cette  allocution  pleine  des  agréments  qui  distinguent  l'éloquence 
royale ,  il  y  eut  un  hurrah  ! 

Un  Papillon,  à  qui  cette  cérémonie  pleine  de  superstitions  faisait 
pitié,  me  dit  que  la  vieille  Tithymalia  donnait  à  ses  fidèles  sujets  une 
double  ration  du  meilleur  miel,  et  que  la  police  et  le  miel  fin  étaient 
pour  beaucoup  dans  ces  solennités,  mais  qu'au  fond  elle  était  haïe. 

Dès  que  le  jeune  peuple  partit  avec  sa  reine ,  mon  compagnon  de 
voyage  alla  bourdonner  autour  de  l'essaim  en  criant  :  «  Je  suis  un 
prince  de  la  maison  d'Euglosse-Bourdon.  Il  y  a  des  polissons  de  savants 
qui  refusent  à  notre  famille  de  savoir  faire  du  miel ,  mais  pour  te  plaire, 
ô  merveille  de  la  race  de  Tithymalia  !  je  suis  capable  de  faire  des  écono- 
mies ,  surtout  si  vous  avez  une  belle  dot. 

—  Savez-vous,  prince,  lui  dit  alors  la  Grande  Maîtresse  de  la  lo.çe 
royale,  que,  chez  nous,  le  mari  de  la  reine  n'est  rien  du  tout?  il  n'a  ni 
honneurs,  ni  rang;  il  est  considéré  comme  un  moyen  malheureux  dont 
il  est  impossible  dose  passer,  mais  nous  ne  souffrons  pas  qu'il  s'immisce 
dans  le  gouvernement. 

—  Tu  t'immisceras!  Viens,  mon  ange,  lui  dit  gracieusement  Tha- 
labath ,  ne  les  écoute  pas.  Je  suis  la  reine,  moi!  Je  puis  beaucoup  pour 
toi  :  tu  seras  d'abord  le  commandant  de  mes  porte-aiguillons  ;  mais  si 
en  général  tu  m'obéis,  je  t'obéirai  en  particulier.  Et  nous  irons  nous 
rouler  dans  les  fleurs ,  dans  les  roses ,  nous  danserons  à  midi  sur  les 
nectaires  embaumés,  nous  patinerons  sur  la  glace  des  lis,  nous  chante- 
rons des  romances  dans  les  cactus ,  et  nous  oublierons  ainsi  les  soucis  du» 
pouvoir...  » 

Je  fus  surpris  d'une  chose  qui  ne  regarde  pas  le  gouvernement, 
mais  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  consigner  ici  :  c'est  que  l'amour  est 
absolument  le  même  partout.  Je  livre  cette  observation  à  tous  les  Ani- 


VOYAGE  D'UN  MOINEAU   DE  PARIS.  129 


maux,  en  demandant  qu'il  soit  nommé  une  commission  pour  examiner 
ce  qui  se  passe  chez  les  Hommes. 

«  Ma  chère,  dis-je  à  l'Ouvrière,  ayez  la  bonté  de  dire  à  la  vieille 
reine  Tithymalia  qu'un  étranger  de  distinction,  un  Pierrot  de  Paris, 
désirerait  Jui  être  présenté.  » 

Tithymalia  devait  bien  connaître  les  secrète  de  son  propre  gouver- 
nement, et  comme  j'avais  remarqué  le  plaisir  qu'elle  prenait  à  bavarder, 
je  ne  pouvais  m'adresser  à  personne  qui  me  donnât  de  meilleurs  rensei- 
gnements :  le  silence  avec  elle  devait  être  aussi  instructif  que  la  parole. 
Plusieurs  Abeilles  vinrent  m'examiner  pour  savoir  si  je  ne  portais  pas 
sur  moi  quelque  odeur  dangereuse.  La  reine  était  tellement  idolâtrée  de 
ses  sujettes,  qu'on  tremblait  à  l'idée  de  sa  mort.  Quelques  instants 
après,  la  vieille  reine  Tithymalia  vint  se  poser  sur  une  fleur  de  pêcher 
où  j'occupais  une  branche  inférieure,  et  où.  par  habitude,  elle  prit 
quelque  chose. 

«  Grande  reine,  lui  dis-je,  vous  voyez  un  philosophe  de  Tordre 
des  Moineaux,  voyageant  pour  comparer  les  gouvernements  divers  des 
animaux  afin  de  trouver  le  meilleur.  Je  suis  Français  et  troubadour,  car 
le  moineau  français  pense  en  chantant.  "Votre  Majesté  doit  bien  connaître 
les  inconvénients  de  son  système. 

—  Sage  Moineau,  je  m'ennuierais  beaucoup  si  je  n'avais  pas  à 
pondre  deux  fois  par  an;  mais  j'ai  souvent  désiré  n'être  qu'une  Ouvrière, 
mangeant  la  soupe  aux  choux  des  roses,  allant  et  venant  de  fleur  en 
fleur.  Si  vous  voulez  me  faire  plaisir ,  ne  m'appelez  ni  majesté  ni  reine, 
dites-moi  tout  simplement  princesse. 

—  Princesse,  repris-je,  il  me  semble  que  la  mécanique  à  laquelle 
vous  donnez  le  nom  de  peuple  des  Abeilles  exclut  toute  liberté,  vos 
Ouvrières  font  toujours  absolument  la  même  chose,  et  vous  vivez,  je  le 
vois ,  d'après  les  coutumes  égyptiennes. 

—  Cela  est  vrai,  mais  l'Ordre  est  une  ^Ps  plus  belles  choses. 
Oadbe  public,  voilà  notre  devise,  et  nous  la  pratiquons;  tandis  que  si 
les  Hommes  s'avisent  de  nous  imiter,  ils  se  contentent  de  graver  jpes 
mots  en  relief  sur  les  boutons  de  leurs  gardes  nationaux,  et  les  prennent 
alors  pour  prétexte  des  plus  grands  désordres.  La  monarchie,  c'est 
l'ordre ,  et  l'ordre  est  absolu. 

—  L'ordre  à  votre  profit,  princesse.  Il  me  semblé  que  les  Abeilles 

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130  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 

vous  font  une  jolie  liste  civile  de  bouillie  perfectionnée,  et  ne  s'occupent 
que  de  vous. 

—  Eh  !  que  voulez-vous?  l'État ,  c'est  moi.  Sans  moi ,  tout  périrait. 
Partout  où  chacun  discute  l'ordre ,  il  fait  Tordre  à  son  image,  et  comme 
il  y  a  autant  d'ordres  que  d'opinions,  il  s'ensuit  un  constant  désordre. 
Ici ,  l'on  vit  heureux  parce  que  l'ordre  est  le  même.  Il  vaut  mieux  que 
ces  intelligentes  Bêtes  aient  une  reine,  que  d'en  avoir  cinq  cents  comme 
chez  les  Fourmis  par  exemple.  Le  monde  des  Abeilles  a  tant  de  fois 
éprouvé  le  danger  des  discussions,  qu'il  ne  tente  plus  l'expérience.  Un 
jour ,  il  y  eut  une  révolte.  Les  Ouvrières  cessèrent  de  recueillir  la  pro- 
polis, le  miel,  la  cire.  A  la  voix  de  quelques  novatrices,  on  enfonça  les 
magasins,  chacune  d'elles  devint  libre  et  voulut  faire  à  sa  guise.  Je 
sortis ,  suivie  de  quelques  fidèles  de  ma  garde ,  de  mes  accoucheuses  et 
de  ma  cour ,  et  vins  dans  cette  ruche.  Eh  bien ,  la  ruche  en  révolution 
n'eut  plus  de  bâtiments ,  plus  de  réserves.  Chacune  des  citoyennes  man- 
gea son  miel,  et  la  nation  n'exista  plus.  Quelques  fugitifs  vinrent  chez 
nous  transis  de  froid,  et  reconnurent  leurs  erreurs. 

—  Il  est  malheureux ,  lui  dis-je ,  que  le  bien  ne  puisse  s'obtenir  que 
par  une  division  cruelle  en  castes;  mon  bon  sens  de  Moineau  se  révolte 
à  cette  idée  de  l'inégalité  des  conditions. 

—  Adieu,  médit  la  reine,  que  Dieu  vous  éclaire!  De  Dieu  procède 
l'instinct,  obéissons  à  Dieu.  Si  l'égalité  pouvait  être  proclamée,  ne 
serait-ce  pas  chez  les  Abeilles,  qui  sont  toutes  de  même  forme  et  de 
même  grandeur,  dont  les  estomacs  ont  la  même  capacité,  dont  les 
affections  sont  réglées  par  les  lois  mathématiques  les  plus  rigoureuses  ? 
Mais ,  vous  le  voyez ,  ces  proportions ,  ces  occupations  ne  peuvent  être 
maintenues  que  par  le  gouvernement  d'une  reine. 

—  Et  pour  qui  faites-vous  votre  miel?  pour  l'Homme?  lui  dis-je. 
Oh  !  la  liberté!  Ne  travailler  que  pour  soi,  s'agiter  dans  son  instinct!  ne 
se  dévouer  que  pour  tous,  car  tous,  c'est  encore  nous-mêmes  ! 

—  Il  est  vrai  que  je  ne  suis  pas  libre,  dit  la  reine,  et  que  je  suis 
plus  enchaînée  que  ne  l'est  mon  peuple.  Sortez  de  mes  États,  philo- 
sophe parisien,  vous  pourriez  séduire  quelques  têtes  faibles. 

—  Quelques  têtes  fortes!  »  dis-je. 

Mais  elle  s'envola.  Je  me  grattai  la  tête  quand  la  reine  fut  partie,  et 
j'en  fis  tomber  une  Puce  d'une  espèce  particulière. 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS.  131 

«  0  philosophe  de  Paris,  je  suis  une  pauvre  Puce  venue  de  bien 
loin  sur  le  dos  d'un  Loup,  me  dit-elle;  je  viens  de  t'entendre,  et  je 
t'admire.  Si  tu  veux  t'instruire,  prends  par  l'Allemagne,  traverse  la 
Pologne,  et,  vers  l'Ukraine,  tu  te  convaincras  par  toi-même  de  la  gran- 
deur et  de  l'indépendance  des  Loups  dont  les  principes  sont  ceux  que  tu 
viens  de  proclamer  à  la  face  de  cette  vieille  radoteuse  de  reine.  Le  Loup, 
seigneur  Moineau,  est  l'animal  le  plus  mal  jugé  qui  existe.  Les  natura- 
listes ignorent  ses  belles  mœurs  républicaines ,  car  il  mange  les  natura- 
listes assez  osés  pour  venir  au  milieu  d'une  Section;  mais  ils  ne  pourront 
pas  dévorer  un  Oiseau.  Tu  peux  sans  rien  craindre  te  poser  sur  la  tête 
du  plus  fier  des  Loups,  d'un  Gracchus,  d'un  Marius,  d'un  Régulus 
lupien ,  et  tu  contempleras  les  plus  belles  vertus  animales  pratiquées  dans 
les  steppes  où  se  sont  établies  les  républiques  des  Loups  et  des  Chevaux. 
Les  Chevaux  sauvages,  autrement  dits  les  Tarpans,  c'est  Athènes;  mais 
les  Loups,  c'est  Sparte. 

—  Merci,  Puceron!  Que  vas- tu  faire? 

—  Sauter  sut*  ce  Chien  de  chasse  assis  au  soleil ,  et  d'où  je  suis 
sortie.  » 

Je  volai  vers  l'Allemagne  et  vers  la  Pologne  dont  j'avais  tant  entendu 
parler  dans  la  mansarde  de  mon  philosophe,  rue  de  Rivoli. 


III 


De  la  République  Iupienne. 


0  Moineaux  de  Paris,  Oiseaux  du  monde,  Animaux  du  globe,  et 
vous,  sublimes  carcasses  antédiluviennes,  l'admiration  vous  saisirait 
tous,  si,  comme  moi,  vous  aviez  été  visiter  la  noble  république  Iupienne, 
la  seule  où  l'on  dompte  la  Faim  !  Voilà  qui  élève  l'âme  d'un  Animal  ! 
Quand  j'arrivai  dans  les  magnifiques  steppes  qui  s'étendent  de  l'Ukraine 
à  la  Tartane,  il  faisait  déjà  froid,  et  je  compris  que  le  bonheur  donné 
par  la  liberté  pouvait  seul  faire  habiter  un  tel  pays.  J'aperçus  un  Loup  en 
sentinelle. 


132 


VOYAGE  D'UN    MOINEAU   DE  PARIS. 


• 


«  Loup,  lui  dis-je,  j'ai  froid  et  vais  mourir  :  ce  serait  une  perte 
pour  votre  gloire ,  car  je  suis  amené  par  mon  admiration  pour  votre 
gouvernement ,  que  je  viens  étudier  pour  en  propager  les  principes  parmi 
les  Bêtes. 

—  Mets-toi  sur  moi,  me  dit  le  Loup. 

—  Mais  tu  me  mangeras,  citoyen? 

—  A  quoi  cela  m'avancerait-il?  répondit  le  Loup.  Que  je  te  mange 
ou  ne  te  mange  pas,  je  n'en  aurai  pas  moins  faim.  Un  Moineau  pour  un 
Loup,  ce  n'est  pas  même  une  seule  graine  de  lin  pour  toi.  » 

J'eus  peur,  mais  je  me  risquai,  en  vrai  philosophe.  Ce  Son  Loup  me 


VOYAGE  D'UN   MOINEAU   BE  PARIS.  133 

laissa  prendre  position  sur  sa  queue ,  et  me  regarda  d'un  œil  affamé  sans 
me  toucher. 

«  Que  faites-vous  là?  lui  dis-je  pour  renouer  la  conversation. 

—  Eh  !  me  dit-il ,  nous  attendons  des  propriétaires  qui  sont  en  visite 
dans  un  château  voisin ,  et  nous  allons ,  quand  ils  en  sortiront ,  proba- 
blement manger  des  Chevaux  esclaves ,  de  vils  cochers ,  des  valets  et 
deux  propriétaires  russes. 

—  Ce  sera  drôle,  »  lui  dis-je. 

Ne  croyez  pas,  Animaux,  que  j'aie  voulu  bassement  flatter  ce  sau- 
vage républicain  qui  pouvait  ne  pas  aimer  la  contradiction  :  je  disais  là 
ma  pensée.  J'avais  entendu  tant  maudire  à  Paris ,  dans  les  greniers  et 
partout,  l'abominable  variété  d'Hommes  appelés  les  propriétaires,  que, 
sans  les  connaître  le  moins  du  monde,  je  les  haïssais  beaucoup. 

.  «  Vous  ne  leur  mangerez  pas  le  cœur,  repris-je  en  badinant. 

—  Pourquoi?  me  dit  le  citoyen  Loup. 

—  J'ai  ouï  dire  qu'ils  n'en  avaient  point. 

—  Quel  malheur!  s'écria  le  Loup;  c'est  une  perte  pour  nous,  mais 
ce  ne  sera  pas  la  seule. 

—  Comment!  fis-je. 

—  Hélas  !  me  dit  le  citoyen  Loup ,  beaucoup  des  nôtres  périront  à 
l'attaque;  mais  la  patrie  avant  tout  !  Il  n'y  a  que  six  Hommes,  quatre 
Chevaux  et  quelques  effets  potables;  ce  ne  sera  pas   assez  pour  notre* 
section  de9  Droits  du  Loup,  qui  se  compose  d'un  millier  de  Loups. 
Songe,  Moineau,  que  nous  n'avons  rien  pris  depuis  deux  mois. 

—  Rien?  lui  dis-je;  pas  même  un  prince  russe? 

—  Pas  même  un  Tarpan  !  Ces  gueux  de  Tarpans  bous  sentent  de 
deux  lieues. 

^  Eh  bien ,  comment  ferez-vous  ?  lui  dis-je. 

—  JLes  lois  de  la  république  ordonnent  aux  jeunes  Loups  et  aux 
Loups  valides  de  combattre  et  de  ne  pas  manger.  Je  suis  jeune ,  je  lais- 
serai passer  les  femmes,  les  petits  et  les  anciens... 

—  Cela  est  bien  beau,  lui  dis-je. 

—  Beau!  s'écria-t-il  ;  non,  c'est  tout  simple.  Nous  ne  reconnaissons 
pas  d'autre  inégalité  que  celle  de  l'âge  et  du  sexe.  Nous  sommes  tous 
égaux. 


134 


VOYAGE   D'UN    MOINEAU    DE   PARIS. 


—  Pourquoi? 

—  Parce  jque  nous  sommes  tous  également  forts. 

—  Cependant  vous  êtes  en  sentinelle,  monseigneur. 

—  C'est  mon  tour  de  garde ,  dit  le  jeune  Loup,  qui  ne  se  fâcha  point 
d'être  monseigneurisé. 

V. 


Tous  les  Loups  sont  frères. 


—  Avez-vous  une  Charte?  lui  dis-je. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  dit  le  jeune  Loup. 


VOYAGE   D'UN    MOINEAU    DE  PARIS.  135 


—  Mais  vous  êtes  de  la  section  des  Droits  du  Loup,  vous  avez  donc 
des  droits? 

—  Le  droit  de  faire  ce  que  nous  voulons.  Nous  nous  rassemblons 
dès  qu'il  y  a  péril  pour  tous  les  Loups  ;  mais  le  chef  que  nous  nous  don- 
nons redevient  simple  Loup  après  l'affaire.  1)  ne  lui  passerait  jamais  par 
la  tête  qu'il  vaut  mieux  que  le  Loup  qui  a  fait  ses  dernières  dents  le 
matin.  Tous  les  Loups  sont  frères! 

—  Dans  quelles  circonstances  vous  rassemblez- vous? 

—  Quand  il  y  a  disette  et  pour  chasser  dans  l'intérêt  commun.  On 
chasse  par  sections.  Dans  les  jours  de  grande  famine,  on  partage,  et  les 
parts  se  font  strictement.  Mais  sais-tu ,  moutard  de  Moineau ,  que  dans 
les  circonstances  les  plus  horribles,  quand,  par  dix  pieds  de  neige  sur 
les  steppes,  par  la  clôture  de  toutes  les  maisons,  quand  il  n'y  a  rien  à 
croquer  pendant  des  trois  mois ,  on  se  serre  le  ventre ,  on  se  tient  chaud 
les  uns  contre  les  autres!  Oui,  depuis  que  la  république  des  Loups  est 
constituée,  jamais  il  n'est  arrivé  qu'un  coup  de  dent  ait  été  donné  par 
un  Loup  sur  un  autr£.  Ce  serait  un  crime  de  lèse-majesté  :  un  Loup  est 
un  souverain.  Aussi  le  proverbe",  les  Loups  ne  se  mangent  point,  est- il 
universel  et  fait-il  rougir  les  Hommes. 

—  Hé!  lui  dis-je  pour  l'égayer,  les  Hommes  disent  que  les  souve- 
rains sont  des  Loups.  Mais  alors  il  ne  saurait  y  avoir  de  punitions? 

—  Si  un  Loup  a  commis  une  faute  dans  l'exercice  de  ses  fonctions, 
s'il  n'a  pas  arrêté  le  gibier,  s'il  a. manqué  à  flairer,  à  prévenir,  il  est 
battu;  mais  il  n'en  est  pas  moins  considéré  parmi  les  siens.  Tout  le 
monde  peut  faillir.  Expier  sa  faute,  n'est-ce  pas  obéir  aux  lois  de  la 
république?  Hors  le  cas  de  chasse  pour  raison  de  faim  publique,  chacun 
est  libre  comme  l'air,  et  d'autant  plus  fort  qu'il  peut  compter  sur  tous 
au  besoin. 

—  Voilà  qui  est  beau!  m'écriai-je.  Vivre  seul  et  dans  tous!  vous 
avez  résolu  le  plus  grand  problème.  J'ai  bien  peur,  pensai-je,  que  les 
Moineaux  de  Paris  n'aient  pas  assez  de  simplicité  pour  adopter  un  pareil 
système. 

—  Hourrah!  »  cria  mon  ami  le  Loup. 

Je  volai  à  dix  pieds  au-dessus  de  lui*  Tout  à  coup  mille  à  douze 
cents  Loups,  d'un  poil  superbe  et  d'une  incroyable  agilité,  arrivèrent 
aussi  rapidement  que  s'ils  eussent  été  des  Oiseaux,  Je  vis  de  loin  venir 


136  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 

deux  kitbikts  attelés  de  deux  Chevaux  chacun  ;  mais  malgré  la  rapidité 
de  leur  course,  en  dépit  des  coups  de  sabre  distribués  aux  Loups  par  les 
maîtres  et  par  les  valets ,  les  Loups  se  firent  écraser  sous  les  roues  avec 
une  sublime  abnégation  de  leur  poil  qui  me  parut  le  comble  du  stoïcisme 
républicain.  Ils  firent  trébucher  les  Chevaux,  et  dès  que  ces  Chevaux 
purent  être  mordus ,  ils  furent  morts  !  Si  la  meute  perdit  une  centaine  de 
Loups,  il  y  eut  une  belle  curée.  Mon  Loup,  comme  sentinelle,  eut  le 
droit  de  manger  le  cuir  des  tabliers.  De  vaillants  Loups,  n'ayant  rien, 
mangeaient  les  habits  et  les  boutons.  Il  ne  resta  que  six  crânes  qui  se 
trouvèrent  trop  durs ,  et  que  les  Loups  ne  pouvaient  ni  casser  ni  mordre. 
On  respecta  les  cadavres  des  Loups  morts  dans  l'action  :  ce  fut  l'objet 
d'une  spéculation  excessivement  habile.  Des  Loups  affamés  se  couchèrent 
sous  les  cadavres.  Des  Oiseaux  de  proie  vinrent  se  poser  dessus,  il  y  en 
eut  de  pris  et  de  dévorés. 

Émerveillé  de  cette  liberté  absolue  qui  existe  sans  aucun  danger,  je 
me  mis  à  rechercher  les  causes  de  cette  admirable  égalité.  L'égalité  des 
droits  vient  évidemment  de  l'égalité  des  moyens..  Les  Loups  sont  tous 
égaux,  parce  qu'ils  sont  tous  également  forts,  comme  me  l'avait  fait 
pressentir  mon  interlocuteur.  Le  mode  à  suivre,  pour  arriver  à  l'égalité 
absolue  de  tous  les  citoyens ,  est  de  leur  donner  à  tous,  par  l'éducation, 
comme  font  les  Loups ,  les  mêmes  facultés.  Dans  les  violents  exercices 
auxquels  s'adonnent  ces  républicains ,  tout  être  chétif  succombe  :  il  faut 
que  le  Louveteau  sache  souffrir  et  combattre ,  ils  ont  donc  tous  le  même 
courage.  On  ne  s'ennoblit  point  dans  une  position  supérieure  à  celle 
d'autrui,  on  s'y  dégrade  dans  la  mollesse  et  le  rién-faire.  Les  Loups 
n'ont  rien  et  ont  tout.  Mais  cet  admirable  résultat  vient  des  mœurs. 
Quelle  entreprise,  que  de  réformer  les  mœurs  d'un  pays  gâté  par  les 
jouissances!  Je  devinai  pourquoi  et  comment  il  y  avait  à  Paris  des 
Moineaux  qui  mangeaient  des  vers,  des  graines,  qui  habitaient  des 
oasis,  et  comment  il  y  avait  de  pauvres  Moineaux  forcés  de  picorer 
par  les  rues.  Par  quels  moyens  convaincre  les  Moineaux  heureux  de 
se  faire  les  égaux  des  Moineaux  malheureux?  Quel  nouveau  fanatisme 
inventer? 

Les  Loups  s'obéissent  tout  aussi  durement  à  eux-mêmes  que  les 
Abeilles  obéissaient  à  leur  reine,  et  les  Fourmis  à  leurs  lois.  La  liberté 
rend  esclave  du  devoir,  les  Fourmis  sont  esclaves  de  leurs  mœurs,  et 
les  Abeilles  de  leur  reine.  Ma  foi!  s'il  faut  être  esclave  de  quelque  chose. 


VOYAGE   D'UN    MOIiNEAU   DE   PARIS. 


137 


il  vaut  mieux  n'obéir  qu'à  la  raison  publique,  et  je  suis  [pour  les  Loups. 
Évidemment,  Lycurgue  avait  étudié  leurs  mœurs,  comme  son  nom 
l'indique.  L'union  fait  la  force,  là  est  la  grande  charte  des  Loups,  qui 
peuvent,  seuls  entre  les  Animaux,  attaquer  et  dévorer  les  Hommes,  les 
Lions,  et  qui  régnent  par  leur  admirable  égalité.  Maintenant,  je 
comprends  la  Louve  mère  de  Rome! 


'  /JLQ> 


Après  avoir  profondément  médité  sur  ces  questions,  je  me  promis, 
en  revenant,  de  les  dégosiller  à  mon  grand  écrivain.  Je  me  promettais 
aussi  de  lui  adresser  quelques  questions  sur  toutes  ces  choses.  Avouons- 


18 


138  VOYAGE  D'UN   MOINEAU   DE  PARIS. 

le  à  ma  honte  ou  à  ma  gloire  !  à  mesure  que  je  me  rapprochais  de  Paris, 
l'admiration  que  m'avait  inspirée  cette  race  sauvage  de  héros  lupiens  se 
dissipait  en  présence  des  mœurs  sociales ,  en  pensant  aux  merveilles  de 
l'esprit  cultivé ,  en  me  souvenant  des  grandeurs  où  conduit  cette  ten- 
dance idéaliste  qui  distingue  le  Moineau  français.  La  fière  république 
des  Loups  ne  me  satisfaisait  plus  entièrement.  N'est-ce  pas,  après  tout, 
une  triste  condition ,  que  de  vivre  uniquement  de  rapines  ?  Si  l'égalité 
entre  Loups  est  une  des  plus  sublimes  conquêtes  de  l'esprit  animal,  la 
guerre  du  Loup  à  l'Homme,  à  l'Oiseau  de  proie,  au  Cheval  et  à  l'Esclave, 
n'en  reste  pas  moins  en  principe  une  abominable  violation  du  droit  des 
Bêtes. 

«  Les  rudes  vertus  d'une  république  ainsi  faite,  me  disais-je,  ne 
subsistent  donc  que  par  la  guerre?  Sera-ce  le  meilleur  gouvernement 
possible,  celui  qui  ne  vivra  qu'à  la  condition  de  lutter,  de  souffrir* 
d'immoler  sans  cesse  et  les  autres  et  soi-même  ?  Entre  mourir  de  faim 
en  ne  faisant  aucune  œuvre  durable,  ou  mourir  de  faim  en  coopérant, 
comme  le  Moineau  de  Paris,  à  une  histoire  perpétuelle ,  à  la  trame  con- 
tinue d'une  étoffe  brodée  de  fleurs,  de  monuments  et  de  rébus,  quel 
Animal  ne  choisirait  le  tout  au  rien,  le  plein  au  vide,  Y  œuvre  au  néant  ? 
Nous  sommes  tous  ici-bas  pour  faire  quelque  chose  !  »  Je  me  rappelai  les 
Polypes  de  la  mer  des  Indes,  qui,  fragment  de  matière  mobile,  réunion 
de  quelques  monades  sans  cœur,  sans  idée,  uniquement  douées  de 
mouvement,  s'occupent  à  faire  des  îles  sans  savoir  ce  qu'ils  font.  Je 
tombai  doiic  dans  d'horribles  doutes  sur  la  nature  des  gouvernements. 
Je  vis  que  beaucoup  apprendre,  c'est  amasser  des  doutes.  Enfin,  je 
trouvai  ces  Loups  socialistes  décidément  trop  carnassiers  pour  le  temps 
où  nous  vivons.  Peut-être  pourrait- on  leur  enseigner  à  manger  du 
pain,  mais  il  faudrait  alors  que  les  Hommes  consentissent  à  leur  en 
donner. 

Je  devisais  ainsi  à  tire-d'aile,  arrangeant  l'avenir  à  vol  d'Oiseau, 
comme  s'il  ne  dépendait  pas  des  Hommes  d'abattre  les  forêts  et  d'inven- 
ter les  fusils ,  car  je  faillis  être  atteint  par  une  de  ces  machines  inexpli- 
cables! J'arrivai  fatigué.  Hélas  !  la  mansarde  est  vide  :  mon  philosophe 
est  en  prison  pour  avoir  entretenu  les  riches  des  misères  du  peuple. 
Pauvres  riches,  quels  torts  vous  font  vos  défenseurs  !  J'allai  voir  mon 
ami  dans  sa  prison,  il  me  reconnut. 


VOYAGE  D'UN    MOINEAU   DE  PARIS. 


139 


«  D'où  viens -tu,  cher  petit  compagnon?  s'écria-t-il.  Si  tu  as  vu 
beaucoup  de  pays,  tu  as  dû  voir  beaucoup  de  souffrances  qui  ne  cesseront 
que  par  la  promulgation  du  code  de  la  Fraternité.  » 

George  Sand. 


VI  E 


OPINIONS    PHILOSOPHIQUES 


D'UN    PINGOUIN 


Faut-il  chercher  le  bonheur?  demandai-je 
au  Lierre.  —  Cherchez -le,  me  répondit-il, 
mais  en  tremblant. 

—  L'Ois b au  anonyme.  — 


Si  je  n'étais  pas  né  en  plein  midi,  sous 
les  rayons  d'un  soleil  brûlant  dont  les 
ardeurs  me  firent  éclore,  et  qui,  par 
conséquent,  fut  bien  autant  mon  père 
que  le  brave  Pingouin  qui  avait  aban- 
donné dans  le  sable  l'œuf  (très-dur)  que 
j'eus  à  percer  en  venant  au  monde... 
et  si  d'ailleurs  j'étais  d'humeur  à  faire, 
en  si  grave  matière,  une  mauvaise  plai- 
santerie ,  je  dirais  que  je  suis  né  sous 
une  mauvaise  étoile. 
Mais  étant  né,  comme  je  viens  de  le  dire,  en  plein  soleil,  c'est-à- 
dire  en  l'absence  de  toute  étoile,  bonne  ou  mauvaise,  je  me  contenterai 
d'avancer  que  je  suis  né  dans  un   mauvais  jour,  et  je  le  prouverai. 


«^^^S^Sl^y 


VIE   ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  «PINGOUIN.       lftl 

Quand  je  fus  venu  à  bout  de  sortir  de  la  coquille  où  j'étais  emprisonné 
depuis  longtemps ,  et  fort  à  l'étroit ,  je  vous  assure ,  je  restai  pendant 
plus  d'une  heure  comme  abasourdi  de  ce  qui  venait  de  m'arriver. 

•  Je  dois  l'avouer,  la  naissance  a  quelque  chose  de  si  imprévu  et  de 
si  nouveau,  qu'eût-on  cent  fois  plus  de  présence  d'esprit  qu'on  n'a 
l'habitude  d'en  avoir  dans  ces  sortes  de  circonstances,  on  garderait 
encore  de  ce  moment  un  souvenir  extrêmement  confus. 

«  Ma  foi,  me  dis-je  aussitôt  que  j'eus,  non  pas  repris,  mais  pris 
mes  sens ,  qui  m'eût  dit ,  il  n'y  a  pas  un  quart  d'heure ,  quand  j'étais 
accroupi  dans  cette  abominable  coquille  où  tout  mouvement  m'était 
interdit,  qui  m'eût  dit  qu'après  avoir  été  trop  gros  pour  mon  œuf,  j'en 
viendrais  à  avoir  trop  de  place  quelque  part?  » 

Je  me  confesse  pour  être  franc.  Je  dirai  donc  que  je  fus  étonné 
plutôt  que  ravi  du  spectacle  qui  s'offrit  à  ma  vue ,  quand  j'ouvris  les 
yeux  pour  la  première  fois;  et  que  je  crus  un  instant,  en  voyant  la 
voûte  céleste  s'arrondir  tout  autour  de  moi ,  que  je  n'avais  fait  que  pas- 
ser d'un  œuf  inGniment  petit  dans  un  œuf  infiniment  grand.  J'avouerai 
aussi  que  je  fus  loin  d'être  enchanté  de  me  voir  au  monde,  bien  qu'en 
cet  instant  ma  première  idée  fût  que  tout  ce  que  je  voyais  devait  m'ap- 
partenir ,  et  que  la  terre  n'avait  sans  doute  jamais  eu  d'autre  emploi 
que  celui  de  me  porter ,  moi  et  mon  œuf.  Pardonnez  cet  orgueil  à  un 
pauvre  Pingouin ,  qui  depuis  n'a  eu  que  trop  à  en  rabattre. 

Lorsque  j'eus  deviné  à  quoi  pouvaient  me  servir  les  yeux  que  j'avais, 
c'est-à-dire  quand  j'eus  regardé  avec  soin  ce  qui  m'entourait,  je  décou- 
vris que  j'étais  dans  ce  que  je  sus  plus  tard  être  le  creux  d'un  rocher, 
pas  bien  loin  de  ce  que  je  sus  plus  tard  être  la  mer,  et,  du  reste,  aussi 
seul  que  possible. 

Ainsi,  des  rochers  et  la  mer,  des  pierres  et  de  l'eau,  un  horizon 
sans  bornes,  l'immensité  enfin,  et  moi  au  milieu  comme  un  atome,  voilà 
ce  que  je  vis  d'abord. 

Ce  qui  me  frappa  davantage,  ce  fut  que  cela  était  en  vérité  bien 
grand,  et  je  me  demandai  aussitôt  :  «  Pourquoi  l'univers  est -il  si 
grand  ?  » 

II 

Cette  question,  la  première  que  je  m'adressai,  combien  de1  fois  me 
la  suis-je  adressée  depuis ,  et  combien  de  fois  me  l'adresserai-je  encore? 


H2       VIE   ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

Et,  en  effet,  à  quoi  sert  donc  que  le  monde  soit  si  grand? 

Est-ce  qu'un  petit  monde,  tout  petit,  dans  lequel  il  n'y  aurait  de 
place  que  pour  des  amis ,  que  pour  ceux  qui  s'aiment  9  ne  vaudrait  pas 
cent  fois  mieux  que  ce  grand  monde,  que  ce  grand  gouffre  dans  lequel 
tout  se  perd,  dans  lequel  tout  se  confond,  oh  il  y  a  de  l'espace,  non- 
seulement  pour  des  créatures  qui  se  détestent,  mais  encore  pour  des 
peuples  entiers  qui  se  volent,  qui  se  frappent,  qui  se  tuent,  qui  se 
mangent;  pour  des  espèces  ennemies,  et  l'une  sur  l'autre  acharnées; 
pour  des  appétits  contraires;  pour  des  passions  incompatibles  enfin, 
et,  qui  pis  est,  pour  des  Animaux  qui  doivent,  après  avoir  respiré  le 
même  air,  vu  la  môme  lune ,  et  le  même  soleil ,  et  les  mêmes,  astres , 
mourir  sottement,  après  s'être,  par-dessus  le  marché,  ignorés  toute 
leur  vie  ? 

Je  vous  le  demander  vous  tous,  Pingouins  qui  me  lisez,  Pingouins 
mes  bons  amis,  est-ce  qu'une  petite  terre  par  exemple,  une  terre  sur 
laquelle  il  n'y  aurait  qu'une  petite  montagne,  pas  bien  haute,  qu'un 
petit  bois  planté  d'arbres  très  en  vie,  chargés  de  feuilles,  et  poussant  à 
merveille ,  et  se  couvrant  à  plaisir  de  ces  belles  fleurs  et  de  ces  beaux 
fruits  qui  font  la  gloire  et  la  joie  des  branches  qui  les  portent,  et  dans 
ce  petit  bois  une  ou  deux  douzaines  de  nids  charmants,  bien  habités  par 
de  bons  et  joyeux  Oiseaux  élégamment  vêtus,  riches  en  santé,  en  cou- 
leurs, en  beauté,  en  grâces,  en  tout  enfin,  et  non  pas  de  pauvres 
diables  de  Pingouins  comme  vous  et  moi  ;  est-ce  que  dans  chacun  de 
ces  nids  un  cœur  ou  plusieurs  cœurs  ne  faisant  qu'un,  et  tout  au  fond 
quelques  œufs  chaudement  et  tendrement  couvés ,  je  vous  le  demande , 
est-ce  qu'une  petite  terre  ainsi  faite  ne, ferait  pas  votre  affaire,  et  l'affaire 
de  tout  le  monde  ? 

Qui  donc  réclamerait y  je  vous  prie,  contre  cette  douce  petite  terre, 
contre  ce  petit  bois,  contre  ces  beaux  arbres,  contre  ces  rares  oiseaux 
s'aimant  tous,  se  chérissant  tous,  #tous  amis,  qui  donc? 

Certes,  ce  ne  serait  pas  moi,  qui  écris  ces  lignes,  et  si  ce  devait 
être  vous  qui  les  lisez,  je  vous  dirais,  quoi  qu'il  pût  m'en  coûter  :  a.  Allez 
au  diable;  vous  m'avez  trompé,  vous  n'êtes  pas  même  un  Pingouin, 
fermez  ce  livre  et  brouillons-nous.  » 

Mais  pardon,  ami  lecteur,  pardon;  l'habitude  d'être  seul  m'a 
rendu  maussade,  grossier  même,  et  je  m'oublie,  et  j'oublie  qu'on  n'a 
pas  le  droit  de  s'oublier  quand  on  est  face  à  face  avec  vous ,  puissant 
lecteur  ! 


VIE  ET  OPINIOiNS  PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.       143 


III 


Je  dois  dire  que,  comme  je  ne  savais  pas  alors  grand'chose,  pas 
même  compter  jusqu'à  deux ,  je  ne  m'étonnais  pas  d'être  seul ,  tant  je 
croyais  peu  qu'il  fût  possible  de  ne  l'être  pas  ! 

Je  ne  me  permis  donc  aucune  lamentation  sur  les  malheurs  de  la 
solitude  qui  était  mon  partage. 

L'occasion  était  bonne  pourtant;  un  peu  plus  tard,  je  ne  l'aurais  pas 
laissée  échapper. 

Cela  semble  si  bon  de  se  plaindre,  que  j'ai  cru  quelquefois  que 
c'était  là  tout  le  bonheur. 

Je  n'existais  pas  depuis  une  heure,  que  j'avais  déjà  connu  le  froid 
et  le  chaud,  la  vie  tout  entière  ;  le  soleil  avait  disparu  tout  d'un  coup, 
et,  de  brûlant  qu'il  était,  mon  rocher  était  devenu  aussi  froid  que  s'il  se 
fût  changé  subitement  en  une  montagne  de  glace. 

N'ayant  rien  de  mieux  à  faire ,  j'entrepris  alors  de  remuer. 

Je  sentais  à  mes  épaules  et  sous  mon  corps  quelque  chose  que  je 
supposais  n'être  pas  là  pour  rien.  J'agitai  comme  je  le  pus  ces  espèces  de 
petits  bras ,  ces  espèces  de  petites  ailes ,  ces  quasi-jambes  que  venait  de 
me  donner  la  nature  (laquelle  vit  depuis  trop  longtemps,  selon  moi,  sur 
sa  bonne  réputation  de  tendre  mère,  aimant  également  tous  ses  enfants), 
et  je  fis  si  bien  qu'après  de  longs  efforts  je  réussis  enfin...  à  rouler  du 
haut  de  mon  rocher. 

C'est  ainsi  que  je  fis  mon  premier  pas  dans  la  vie,  lequel  fut  une 
chute ,  comme  on  voit. 

On  dit  qu'il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte  :  que  ne  dit-on  vrai  ! 

J'arrivai  à  terre  plus  mort  que  vif,  et  tout  meurtri. 

Comme  un  vrai  enfant  que  j'étais,  je  frappai  de  mon  pauvre  bec  le 
sol  insensible  contre  lequel  je  m'étais  blessé,  et  me  blessai  davantage,  ce 
qui  me  donna  à  penser. 

«  Évidemment,  me  dis -je,  il  faut  se  défier  de  son  premier  mouve- 
ment ,  et  avant  d'agir  réfléchir.  » 

Je  commençai  alors  à  me  poser  de  la  façon  la  plus  sérieuse  la  ques- 
tion de  ma  destinée  comme  Pingouin ,  non  pas  que  j'eusse  la  moindre 
prétention  à  la  philosophie;  mais  quand  on  se  trouve  obligé  de  vivre,  et 


Mxh       VIE  ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN    PINGOUIN. 


qu'on  n'en  à  pas  l'habitude,  il  faut  bien  se  dire  quelque  chose  pour 
trouver  les  moyens  d'en  venir  à  bout. 

Qu'est-ce  que  le  bien? 

Qu'est-ce  que  le  mal  ? 

Qu'est-ce  que  la  vie  ?  ^ 

Qu'est-ce  qu'un  Pingouin  ? 

Je  m'endormis  avant  d'avoir  résolu 
une  seule  de  ces  graves  questions. 

Qu'il  est  bon  de  dormir  ! 


IV 

La  faim  me  réveilla. 

Oubliant  mes  résolutions,  je  ne  me  demandai  pas  :  Qu'est-ce  que  la 
faim?  et  je  Gs  mon  premier  repas  de  quelques  coquillages  qui  me  sem- 
blaient bâiller  sur  la  plage  à  mon  intention,  avant  de  m'être  livré  à 
aucune  dissertation  préliminaire  sur  les  dangers  possibles  de  cet  ancien 
usage. 

J'en  fus  puni  :  car,  dans  ma  candeur,  ayant  mangé  trop  vite,  je 
faillis  m'étrangler. 

Je  ne  vous  dirai  pas  comment  il  se  fit  que  je  pus  apprendre  succes- 
sivement h  boire,  à  manger,  à  marcher,  à  remu«r,  à  aller  à  droite  ou 
à  gauche ,  à  mesurer  de  l'œil  les  distances ,  à  savoir  qu'on  ne  tient  pas 
tout  ce  qu'on  voit,  à  descendre,  à  monter,  à  nager,  à  pêcher,  à  dormir 
debout,  à  me  contenter  de  peu  et  quelquefois  de  rien,  etc.,  etc.  Il  suffira 
que  je  vous  dise  que  chacune  de  ces  études  fut  pour  moi  l'objet  de  peines 
sans  nombre ,  de  mésaventures  fabuleuses ,  d'épreuves  inouïes  ! 

Et  c'est  ainsi  qu'il  m'arriva  de  passer  les  plus  beaux  jours  de  ma 
vie,  faisant  tout  k  la  sueur  de  mon  front,  et  petit  à  petit  devenant  gros 
et  gras ,  et  d'une  belle  force  pour  mon  âge. 


V 


Que  penses- tu  des  Pingouins,  Dieu  suprême?  Que  feras-tu  d'eux  au 
jour  du  jugement  ?  A  quoi  as-tu  songé  quand  tu  as  promis  la  résurrection 
des  corps? 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.        U5 

Importait-il  donc  à  ta  gloire  de  créer  un  oiseau  sans  plumes ,  un 
poisson  sans  nageoires ,  un  bipède  sans  pieds  ? 

«  Si  c'est  là  vivre,  me  suis- je  écrié  bien  souvent,  je  demande  à 
rentrer  dans  mon  œuf.  » 

Un  jour  qu'à  force  de  méditer  j'avais  fini  par  m'endormir,  il  me 
sembla  que  j'entendais  pendant  mon  sommeil  un  bruit  qui  n'était  ni 
celui  des  vagues,  ni  celui  des  vents,  ni  aucun  autre  bruit  que  je 
connusse. 

«  Réveille-toi  donc ,  me  disait  intérieurement  cette  partie  active  de 
notre  âme  qui  semble  ne  dormir  jamais,  et  que  je  ne  sais  quelle  puis- 
sance tient  constamment  éveillée  en  nous  pour  notre  salut  ou  pour  notre 
perte;  réveille-toi  donc,  ce  que  tu  verras  en  vaut  bien  la  peine,  et  ta 
curiosité  sera  satisfaite. 

—  Assurément  je  ne  me  réveillerai  pas,  répondait  tout  en  dormant 
cette  autre  excellente  partie  de  nous-mêmes  à  laquelle  nous  devons  de 
dormir  en  toute  circonstance;  je  ne  suis  point  curieuse,  et  ne  veux  rien 
voir.  Je  n'ai  que  trop  vu  déjà.  » 

Et  comme  l'autre  insistait  : 

«  J'aurais  bien  tort,  en  vérité,  de  secouer  pour  si  peu  ce  bon 
sommeil ,  reprenait  la  dormeuse;  d'ailleurs  je  n'entends  rien  ;  vous  vou- 
lez me  tromper,  ce  bruit  n'est  pas  un  bruit;  je  dors,  je  rêve,  et  voilà 
tout.  Laissez-moi  donc  dormir.  Y  a-t-il  rien  au  monde  qui  vaille  mieux 
qu'un  bon  somme?  » 

Et  comme ,  à  vrai  dire ,  je  tenais  à  dormir ,  je  m'y  obstinais ,  fer- 
mant les  yeux  de  mon  mieux  et  me  cramponnant  au  sommeil  qui  allait 
m 'échapper,  avec  tous  ces  petits  soins  qu'ont  de  leur  repos  les  vrais 
dormeurs ,  pendant  même  qu'ils  s'y  livrent. 

Mais  il  était  sans  doute  écrit  que  je  devais  me  réveiller.  Hélas!  hélas! 
je  me  réveillai  donc! 

Que  devins-je,  moi  qui  m'étais  cru  la  Bête  la  plus  considérable,  et 
même  la  seule  Bétede  la  création  (je  m'étais  bien  trompé!  ),  que  devins- 
je  en  apercevant  une  demi-douzaine  au  moins  de  charmantes  créatures 
vivant,  parlant,  volant,  riant,  chantant,  caquetant,  ayant  des  plumes, 
ayant  des  ailes,  ayant  des  pieds,  tout  ce  que  j'avais  enfin,  mais  tout 
cela  dans  un  degré  de  perfection  telle,  que  je  ne  doutai  pas  un  instant 
que  ce  ne  fussent  des  habitants  d'un  monde  plus  parfait ,  de  la  lune  par 
exemple ,  ou  même  du  .soleil ,  qu'un  caprice  inconcevable  avait  poussés 

pour  un  instant  sur  mon  rocher  ! 

10 


146       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

Gomme  elles  avaient  l'air  fort  occupé ,  et  elles  Tétaient  en  effet ,  car 
elles  jouaient  et  mettaient  à  leur  jeu  beaucoup  d'ardeur,  faisant  de  leur 
corps  tout  ce  qu'elles  voulaient ,  rasant  tour  à  tour  la  terre  et  l'eau  de 
leurs  ailes  légères,  avec  une  souplesse  et  une  vivacité  dont  je  ne  songeai 
même  pas  à  être  jaloux,  tant  elles  dépassaient  tout  ce  que  j'aurais  osé 
imaginer,  elles  ne  me  virent  pas  d'abord,  et  je  restai  coi  dans  le  creux 
de  mon  rocher,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  entraîné  tout  à  la  fois  et  par  l'ardeur 
de  mon  âge,  et  surtout  par  cet  élan  irrésistible  qui  pousse  tout  ce  qui 
vit  vers  le  beau,  lequel,  j'ai  pu  le  voir  plus  tard,  est  le  vrai  roi  de  la 
terre, Je  m'élançai  éperdu  au  milieu  d'elles, 

«  Oiseaux  célestes!  m'écriai-je,  fées  de  l'air!  déesses!  Et  comme 
j'avais  beaucoup  couru  pour  arriver  jusqu'à -elles  et  fait  de  violents 
efforts ,  pour  courir  sans  tomber,  il  me  fut  impossible  de  dire  un  mot  de 
plus,  et  force  me  fut  de  rester  court. 

—  Un  Pingouin  !  s'écria  une  des  joueuses. 

—  Un  Pingouin!  »  répéta  toute  la  bande. 

Et  comme  elles  se  mirent  toutes  à  rire  en  me  regardant ,  j'en  conclus 
quelles  n'étaient  pas  fâchées  de  me  voir. 

«  Les  aimables  personnes!  »  pensais-je;  et,  le  courage  mêlant 
revenu,  je  les  saluai  avec  respect,  et  prononçai  alors  le  plus  long 
discours  que  j'eusse  encore  prononcé  de  ma  vie  : 

«  Mesdemoiselles,  leur  dis-je,  je  viens  de  naître,  j'ai  laissé  la-haut 
ma  coquille,  et  comme  j'ai  vécu  seul  jusqu'à  présent,  je  me  vois  avec 
plaisir  en  aussi  belle  compagnie;  vous  jouez  :  voulez- vous  que  je  joue 
avec  vous? 

—  Pingouin,  mon  ami,  me  dit  celle  qui  me  parut  être  la  reine  de 
la  bande,  et  que  je  sus  plus  tard  être  une  Mouette  Rieuse,  tu  ne  sais 
pas  ce  que  tu  demandes,  mais  tu  vas  le  savoir;  il  ne  sera  pas  dit  qu'un 
aussi  éloquent  petit  Pingouin  aura  essuyé  de  nous  un  refus.  Tu  veux 
jouer,-  joue  donc  y  me  dit-elle;  et,  cela  dit,  elle  me  poussa  de  l'aile  au 
milieu  de  ses  amies,  une  autre  en  fit  autant,  et  puis  une  autre,  et 
chacune  me  poussant,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  je  ouai 
alors!!! 

—  Je  ne  veux  plus  jouer ,  dis-je  dès  qu'il  me  fut  possible  de  prononcer 
un  mot. 

—  Fi  !  le  mauvais  joueur  !  »  s'écrièrent-elles  toutes  à  la  fois. 

Et  le  jeu  recommença ,  jusqu'à  ce  qu'enfin ,  épuisé ,  humilié ,  déses- 
péré, je  roulai  par  terre. 


VIE  ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       H7 


«  Vous  que  je  respectais!  leur  dis- je,  vous  que  j'aimais!  vous  que 
j'adorais!  vous  que  je  trouvais  superbes!...  » 

Et  ce  que  je  souffrais,  comment  le  dire? 

Celle-là  même  qui  m'avait  appelé  Pingouin  mon  ami ,  et  qui  néan- 
moins m'avait  le  plus  maltraité,  me  voyant  tout  penaud,  se  reprocha 
sa  conduite  : 


«  Pardonne-nous,  mon  pauvre  Pingouin,  me  dit-elle;  nous  sommes 
des  Mouettes ,  des  Mouettes  Rieuses ,  et  ce  n'est  pas  notre  faute  si  nous 
ne  valons  rien,  car  nous  'ne  sommes  peut-être  pas  faites  pour  être 
bonnes»  » 

Et  en  me  parlant  ainsi,  elle  vint  à  moi  d'un  air  si  bon,  que,  quoi 
qu'elle  m'en  eût  dit ,  je  crus  voir  en  elle  la  beauté  et  la  bonté  parfaites, 
et  j'oubliai  seâ  torts. 

Mais  la  pitié  n'est  souvent  qu'un  remords  de  la  dureté ,  et  ce  que 


U8       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

j'avais  pris  pour  un  commencement  d'affection  n'était  que  le  regret 
d'avoir  mal  fait.  Aussi ,  dès  quelle  me  vit  consolé,  s'envola-t-elle  avec 
ses  compagnes. 

Ce  brusque  départ  me  surprit  à  un  tel  point,  qu'il  me  fut  impossible 
de  trouver  un  geste  ou  une  parole  pour  l'empêcher,  et  je  recommençai 
à  être  seul. 

C'est-à-dire  que  chaque  jour  triste  avait  son  plus  triste  lendemain, 
car  dès  lors  la  solitude  me  devint  insupportable.  %  - 


VI 


Pour  tout  dire,-  j'étais  fou,  car  j'étais  amoureux ,  et  c'est,  tout  un  ; 
je  ne  me  pardonnais  pas  de  n'avoir  rien  fait,  pour  la  retenir,  que 
souffrir  ! 

u  II  s'agissait  bien  de  souffrir,  me  disais-je;  tu  n'es  qu'un  sot,  il 
fallait  te  faire  aimer...  Mais  faites-vous  donc  aimer,  vous  tous  et  vous 
toutes  qu'on  n'aime  pas  !» 

Et  les  reproches  que  je  me  faisais  étaient  si"  vifs ,  et  je  sentais  si  bien 
que  je  ne  les  méritais  que  trop,  que  je  fus  je  ne  sais  combien  de  temps 
à  me  remettre  en  paix  avec  moi-même. 

J'avais  tant  de  chagrin  que  je  ne  pouvais  plus  ni  boire  ni  manger  ; 
je  restais  des  jours  entiers  et  des  nuits  entières  à  la  même  place  et  dans 
la  même  position ,  n'osant  bouger  ni  respirer ,  parce  qu'il  me  semblait 
que,  s'il  ne  se  faisait  aucun  bruit,  l'ingrate  que  j'aimais  pourrait  peut- 
être  bien  revenir. 

Quelquefois  je  fermais  les  yeux  et  les  tenais  fermés  le  plus  longtemps 
possible. 

«  Peut-être,  quand  je  les  rouvrirai,  sera-t-elle  là,  me  disais -je;- 
n'est-ce  pas  ainsi  qu'elle  m'apparut  une  première  fois?  » 

Où  j'étais  encore  le  moins  mal,  c'était  sur  le  bord  de  la  mer  ;  je 
trouve  que  nulle  part  on  n'est  aussi  bien  que  là  pour  être  très-triste. 

Cette  eau  sans  fin,  au  bout  de  laquelle  il  semble  qu'il  n'y  ait  rien, 
ne  ressemble-t-elle  pas,  en  effet,  à  ces  douleurs  dont  on  n'aperçoit  pa& 
le  terme  ? 

Je  ne  me  lassais  pas  de  regarder  au  loin,  demandant  à  l'horizon  ce 
que  l'horizon  m'avait  emporté ,  et  fixant  dans  l'espace  le  point  où  je 
l'avais  vue  disparaître. 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       U9 

«  Reviens ,  m'écriais-je ,  car  je  t'aime  !  » 

Et  j'étais  si  fort  persuadé  que,  quelle  que  soit  la  distance,  ce  qu'on 
demande  ainsi  doit  être  exaucé ,  que  quand  je  voyais  qu'elle  ne  revenait 
pas ,  et  qu'elle  ne  reviendrait  pas ,  je  tombais  à  la  renverse ,  et  ne  me 
relevais  que  pour  l'appeler  encore, 

VII 

«  Je  n'y  puis  plus  tenir!  »  me  dis-je  un  jour,  et  je  me  jetai  à 
la  mer. 


VIII 

Malheureusement  je  savais  nager,  de  façon  que  mon  histoire  ne  finit 
pas  là. 

I  X 

Quand  je  revins  sur  l'eau,  on  revient  toujours  une  ou  deux  fois 
sur  l'eau  avant  de  se  noyer  définitivement,  céiant  à  ma  passion  pour 
les  monologues,  je  me  laissai  aller  à  me  demander  si  j'avais  bien  le 
droit  de  disposer  de  ma  vie,  si  le  monde  n'en  irait  pas  plus  mal  quand 
il  y  aurait  un  Pingouin  de  moins  dans  la  nature ,  si  je  trouverais  mon 
ingrate  au  fond  des  eaux  (  parmi  les  perles),  ou  si,  ne  l'y  trouvant  pas, 
j'y  trouverais  au  moins  quelques  compensations,  etc.,  etc.,  etc.,  etc. 

De  sorte  que  le  monologue  fut  très-long ,  et  que  j'eus  le  temps  de 
faire  sept  cents  lieues  en  allant  toujours  tout  droit  avant  d'avoir  pris 
aucun  parti. 


150       VJE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 

De  temps  en  temps,  de  centaine  de  lieues  en  centaine  4e  lieues ,  par 
exemple,  il  m'était  bien  arrivé,  un  peu  pour  l'acquit  de  ma  conscience, 
je  l'avoue,  de  m'abîmer  de  quelques  pieds  sous  les  flots ,  dans  la  louable 
intention  d'aller  tout  au  fond  pour  y  rester  ;  mais ,  pour  une  raison  ou 
pour  une  autre,  je  me  retrouvais  bientôt  à  la  surface,  et,  je  dois  le 
dire,  après  chaque  nouvelle  tentative,  l'air  me  paraissait  toujours  meilleur 
à  respirer,  . 

Je  venais  de  manquer  mon  septième  ou  huitième  suicide ,  et  j'étais 
bien  décidé  à  en  rester  là  et  à  vivre ,  puisque  en6n  je  paraissais  y  tenir, 
quand ,  en  revoyant  la  lumière ,  je  trouvai  tout  d'un  coup  à  mes  côtés 
un  Oiseau  dont  l'air  simple ,  naïf  et  sensé  me  gagna  le  cœur  tout 
d'abord.  ;  . 

«  Qu'avez-vous  donc  été  faire  là-dessous,  monsieur  le  Pingouin?  » 
-me  dit-il  en  me  faisant  un  beau  salut. 

Comme  la  question  ne  laissait  pas  que  d'être  embarrassante ,  je  lui 
fis  signe  que  je  n'en  savais  rien. 

«  Et  où  allez- vous?  ajouta-t-il. 

—  Je  ne  le  sais  pas  davantage,  lui  répondis-je. 

—  Eh  bien,  alors,  allons  ensemble.  » 

J'acceptai  bien  volontiers;  car,  à  vrai  dire,  j'en  avais  par-dessus  la 
tète  d'être  seul. 

Chemin  faisant,  je  lui  racontai  mes  malheurs,  qu'il  écouta  avec 
beaucoup  d'attention  et  sans  m'interrompre. 

Quand  j'eus  fini ,  il  me  demanda  ce  que  je  comptais  faire  ;  je  lui  dis 
alors  que  j'avais  une  demi-envie  de  courir  après  celle  que  j'aimais. 

«  Tant  que  vous  courrez,  cela  ira  bien,  me  répondit -il,  car  en 
amour  mieux  vaut  poursuivre  que  tenir  ;  mais  s'il  vous  arrive  de  trou- 
ver celle  que  vous  cherchez  ,•  vos  misères  recommenceront.  » 

Et,  comme  j'avais  l'air  surpris  de  cette  singulière  assertion  : 

«  Comment  voulez -vous  qu'une  Mouette  vous  aime?  reprit-il;  les 
Mouettes  s'aiment  entre  elles,  comme  les  Pingouins  doivent  s'aimer 
entre  eux.  Quelle  idée  vous  a  pris ,  à  vous  qui  êtes  un  Oiseau  plein 
d'embonpoint,  d'aimer  une  de  ces  vivantes  bouffées  de  plumes  qui  ne 
peuvent  pas  rester  en  place,  et  que  le  diable  et  le  vent  emportent 
toujours  ? 

—  Ma  foi!  m'écriai-je,  si  je  sais  quelque  chose,  ce  n'est  pas  com- 
ment vient  l'amour.  Quant  au  mien,  il  m'est  venu,  ou  plutôt  il  m'est 
tombé  du  ciel,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire. 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN.       151 

—  Du  ciel  !  s'écria  à  son  tour  mon  compagnon  de  route.  Voilà  bien 
le  langage  des  amoureux!  A  les  en  croire,  le  cier  serait  toujours  de 
moitié  dans  leurs  affaires. 

—  Vous  m'avez  l'air  bien  revenu  de  tout,  lui  dis-je,  monsieur;  que 
vousc&t-il  donc  arrivé?  Est-ce  que  vous  êtes  malheureux?  » 

Mon  nouvel  ami  ne  répondit  à  ma  question  que  par  un  sourire 
assez  triste  ;  il  sa  trouvait  là  un  rocher  que  la  marée  basse  avait  laissé 
à  découvert,  il  y  grimpa  après  m'avoir  témoigné  qu'il  serait  bien  aise 
de  se  reposer  un  peu,  et  je  fis  comme  lui. 

Et  comme  il  se  taisait,  je  me  tus  aussi,  me  contentant  de  l'examiner 
en  silence.  Il  avait  l'air  extrêmement  préoccupé,  et,  par  discrétion,  je 
me  tins  à  l'écart. 

Au  bout  de  quelques  minutes  il  fit  un  mouvement,  et  je  crus  pouvoir 
me  rapprocher  de  lui. 

«  A  quoi  pensez-vous  ?  lui  demandai -je. 

—  A  rien ,  me  répondit-il. 

—  Mais  enfin  qui  donc  êtes- vous ,  lui  dis-je ,  Oiseau  qui  parlez  et 
qui  vous  taisez  comme  un  sage  ? 

—  Je  suis,  me  répondit-il,  de  la  famille  des  Palmipèdes  totipalmes; 
mais  de  mon  nom  particulier  on  m'appelle  Fou. 

—  Vous,  Fou?  m'écriai-je;  allons  donc! 

—  Mais  .oui,  Fou,  reprit-il.  On  nous  appelle  ainsi  parce  qu'étant 
forts  nous  ne  sommes  pas  méchants,  et,  à  un  certain  point  de  vue  qui 
n'est  pas  le  bon,  on  a  raison.  » 

0  justice! 

X 

«  Mais  ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  s'agit,  me  dit  cet  Oiseau  véritable- 
ment sublime,  parlons  de  vous.  Il  y  a  de  par  le  monde,  et  pas  bien 
loin  d'ici,  une  île  qu'on  appelle  l'île  des  Pingouins.  Celte  île  est  habitée 
par  des  Oiseaux  de  votre  espèce,  des  Pingouins,  des  Manchots,  des 
Macareux,  tous  Brachyptères  comme  vous;  c'est  là  qu'il  faut  aller, 
mon  ami.  Dans  cette  île,  vous  ne  serez  pas  plus  laid  qu'un  autre,  et  il 
se  peut  même  que  relativement  on  vous  y  trouve  très-beau. 

—  Mais  je  suis  donc  laid?  lui  dis-je. 

—  Oui,  me  répondit-il.  Votre  Mouette  avec  son  élégant  manteau 
bleu  couleur  du  temps ,  son  corps  blanc  comme  neige  et  sa  preste  allure, 
vous  paraissait-elle  jolie?  * 


152        VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 


Une  Fée  !  c'était  une  Fée  !  une  perfection  ! 
Eh  bien,  me  répondit-il,  lui  ressemblez- vous  ? 


L'Ile  des  Pingouin*. 


—  Partons!  m'écriai-je.  Avec  vous,  ô  le'phis  sage  des  Fous,  j'irais 
au  bout  du  monde.  » 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.        153 


XI 


Comment  il  se  fit  que,  tout  en  cinglant  vers  l'île  des  Pingouins,  nous 
nous  trouvâmes,  après  des  fatigues  de  tout  genre,  en  vue  d'une  Ne  qui 
n'était  pas  celle  que  nous  cherchions ,  voilà  ce  qui  n'étonnera  que  ceux 
qui  ne  se  sont  jamais  trompés  de  chemin. 

Comment  il  se  fit  encore  qu'après  être  partis  avec  des  vents  favo- 
rables et  par  un  temps  superbe  nous  rencontrâmes  sur  notre  route  une 
grosse  tempête,  voilà  ce  qui  n'étonnera  personne  non  plus,  si  ce  n'est 
pourtant  ceux  qui  ne  sont  jamais  sortis  de  leur  coquille. 

Du  reste,  tant  que  dura  la  tempête,  qui  fut  horrible,  cela  alla  bien. 
Soit  que  nous  fussions  au  fond  ou  au-dessus  de  l'abîme ,  le  calme  de 
mon  mentor  ne  se  démentit  point. 

«  O  maître,  lui  dis- je  quand  la  colère  des  flots  fut  apaisée,  qui 
donc  vous  a  appris  à  vivre  tranquillement  au  milieu  des  orages? 

—  Quand  on  n'a  rien  à  perdre,  on  n'a  rien  à  sauver,  et  partant 
rien  à  craindre,  me  répondit  mon  compagnon  de  voyage  en  souriant 
une  fois  encore  de  ce  triste  sourire  que  je  lui  avais  déjà  vu. 

—  Mais  nous  pouvions  mille  fois  perdre  la  vie  !  m'écriai-je. 

" —  Bah!  reprit-il ,  il  faut  bien  mourir;  qu'importe  donc  comment  on 
meurt...  pourvu  qu'on  meure!  »  ajouta-t-il  après  un  moment  de  silence, 
mais  tout  bas  et  comme  quelqu'un  qui  se  parlerait  à  lui-même  et 
oublierait  qu'on  peut  l'entendre. 

«  Assurément ,  pensai-je ,  mon  bon  ami  a  dans  le  fond  du  cœur  un 
grand  chagrin  qu'il  me  cache;  »  et  j'allais,  au  risque  d'être  indiscret,  le 
supplier  de  me  raconter  ses  peines  comme  je  lui  avais  raconté  les  miennes, 
et  de  se  plaindre  un  peu  à  son  tour,  quand,  reprenant  tout  d'un  coup 
la  conversation  où  il  l'avait  laissée  : 

«  Tiendriez -vous  donc  maintenant  à  la  vie,  me  dit-il,  vous  qui 
tout  à  l'heure  encore  pensiez  à  vous  l'ôter? 

—  Hélas!  lui  dis-je,  monsieur,  j'en  conviens,  depuis  que  vous 
m'avez  fait  espérer  qu'il  pouvait  y  avoir  un  coin  de  terre  où  l'on  ne  me 
rirait  pas  au  nez  en  me  regardant,  le  courage  m'est  revenu,  et  je 
crois  bien  que  je  ne  serais  pas  fâché  de  vivre  encore  un  peu ,  ne  fut-ce 
que  par  curiosité.  Ài-je  tort? 

—  Mon' Dieu  non,  »  me  répondit-il.  . 

20 


154       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 


XII 


L'Ile  Heureuse. 

«  Parbleu!  s'écria  mon  guide  quand  nous  eûmes  mis  pied  à  terre 
et  que  nous  nous  fûmes  un  peu  secoués  pour  nous  sécher,  c'est  inouï 
comme  on  vient  quelquefois  à  bout  de  reculer  sans  faire  un  seul  pas  en 
arrière  !  voilà  un  coin  de  terre  qui  devrait  être  à  cinq  cents  lieues 
derrière  nous.  » 

Et  comme  je  lui  demandais  où  nous  étions  : 

«  Cette  fie  est  l'île  Heureuse,  reprit-il  ;  son  nom  ne  se  trouve,  que  je 
sache,  sur  aucune  carte,  et  elle  n'est  guère  connue;  mais  en  somme 
elle  mérite  de  l'être,  et  pour  un  Pingouin  de  votre  âge,  un  séjour  de 
quelques  heures  dans  ce  pays  peut  n'être  pas  sans  profit.  Si  donc  vous 
le  voulez,  nous  irons  plus  avant  dans  les  terres. 
.  —  Si  je  le  veux!  »  m'écriai-je. 

Et  déjà  je  baisais  avec  transport  l'île  fortunée  qui  avait  pu  mériter 
un  si  beau  nom. 

<(  La ,  la ,  calmez-vous ,  me  dit  mon  guide  ;  ceci  n'est  encore  ni  le 
Pérou,  ni  le  paradis  des  Pingouins;  vous  laisserez-vous  donc  toujours 
prendre  à  l'étiquette  du  sac? 

a  L'île  Heureuse  n'a  été  ainsi  nommée  que  parce  que  ses  habitants 
apportent  tous  en  naissant  une  si  furieuse  envie  d'être  heureux,  que  leur 
vie  tout  entière  se  passe  à  essayer  de  satisfaire  cette  envie  ;  si  bien  qu'ils 
se  donnent  plus  de  mal  pour  atteindre  leur  chimère  qu'il  ne  saurait  leur 
en  coûter  jamais  pour  être  tout  bonnement  malheureux  comme  doit 
l'être  et  comme  consent  à  l'être  toute  créature  qui  a  tant  soit  peu 
d'expérience  et  de  sens  commun. 

«  Ces  dignes  insulaires  ne  peuvent  pas  se  persuader  qu'il  est  bon 
que  dans  le  monde  il  y  ait  toujours  quelque  chose  qui  aille  de  travers , 
que  le  bien  de  tous  se  compose  du  mal  de  chacun ,  que ,  quoi  qu'on  fasse, 
on  n'est  jamais  heureux  qu'à  ses  propres  dépens ,  et  qu'enfin ,  s'il  y  a 
des  heures  heureuses ,  il  n'y  a  pas  de  jours  heureux. 

«  Comment ,  diable ,  des  Animaux  bien  constitués ,  au  moins  en 
apparence ,  peuvent-ils  s'imaginer  qu'il  y  a  place  pour  ce  qu'il  leur  plaît 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       1-S5 

d'appeler  le  bonheur  entre  le  commencement  et  la  fin  d'une  chose  aussi 
facile  à  troubler  que  la  vie  ? 

a  En  vérité ,  tous  ces  braves  gens  qui,  avec  les  meilleures  intentions 
du  monde ,  suent  sang  et  eau  pour  ne  rien  faire ,  ne  feraient-ils  pas 
mieux  de  demeurer  tranquilles  en  leur  peau,  comme  Ta  dit  un  sage  ? 

«  J'ai  entendu  dire  qu'après  avoir  essayé  sans  succès  des  différentes 
recettes  pour  être  heureux,  qui  étaient  depuis  longtemps  connues  et 
éventées,  ils  viennent,  avec  les  débris  des  plus  anciennes,  d'en  fabrir 
quer  une  toute  nouvelle. 

a  Et  d'abord  il  a  été  convenu  entre  eux  qu'on  ne  fait  rien  et  qu'on 
n'a  jamais  rien  fait  que  dans  un  intérêt  tout  personnel ,  et  qu'en  cela  on 
a  eu  et  on  a  raison. 

«  Dès  lors  l'amitié,  les  bons  offices,  le  dévouement,  le  sacrifice,  la 
reconnaissance,  la  vertu,  le  devoir  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  comme  la 
'  volonté ,  la  liberté  et  la  responsabilité ,  sont  devenus  des  mots  et  des 
choses  parfaitement  inutiles  partout  ailleurs  que  dans  le  dictionnaire ,  et 
même  dans  le  dictionnaire  qu'il  faudra  refaire  comme  tout  le  reste  et 
remplir  de  mots  -nouveaux  qui  auront  sur  ceux  qu'ils  auront  remplacés 
l'avantage  d'exprimer  les  mêmes  idées  avec  beaucoup  moins  de  clarté , 
de  précision  et  d'élégance. 

a  Tout  doit  se  faire  pour  le  plaisir  qu'on  y  trouve,  et  rien  ne  se  doit 
faire  de  ce  qu'on  ferait  sans  une  joie  très-vive. 

«  Le  travail  sans  fruit,  c'est-à-dire  le  sang  et  l'eau  répandus  en 
vain  sur  une  terre  ingrate  et  pour  des  ingrats ,  ce  travail-là ,  au  moyen 
d'un  certain  mécanisme  social ,  deviendra  attrayant ,  et  au  besoin  on  ne 
manquerait  pas  de  bras  qui  seraient  trop  heureux  d'avoir  à  remplir  le 
tonneau  des  Danaïdes  ou  à  vider  passionnellement  les  écuries  d'Augias 
et  autres  écuries. 

«  Mais  que  dis-je?  il  n'y  aura  point  de  travail  sans  fruit,  point  d'ef- 
fort inutile  ;  aussi  chacun  deviendra-t-il  si  riche  que  ce  qui  lui  man- 
quera, ce  sera  l'appétit, #  et  encore  trouvera-t-on  infailliblement  le 
moyen  de  manger  cinq  ou  six  fois  plus  qu'on  ne  mange  aujourd'hui. 

«  On  restera  jusqu'à  un  certain  point  libre  de  se  dévouer,  mais    # 
personne  ne  vous  en  saura  gré,  et  il  sera  dit,  par  exemple,  qu'un  tel, 
en  se  tuant  pour  sauver  la  vie  de  son  ami  ou  même  celle  de  sop  ennemi, 
a  cédé  à  un  goût  particulier  qu'il  a  satisfait  et  à  un  simple  mouvement 
d'égoïsme  qu'il  ne  serait  peut-être  pas  trop  bon  d'encourager. 


156       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 

«  Il  avait  été  écrit  quelque  part  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres;  » 
ils  ont  écrit  :  «  Aimez-vous  vous-même  !  » 

a  Et  de  cet  amour  égoïste,  et  de  ce  bonheur  solitaire,  et  de  cette 
note  unique  que  vous  jouerez ,  vous  unité,  et  sans  vous  soucier  de  l'en- 
semble, dans  le  grand  concert  de  la  nature,  résultera  le  bonheur  com- 
mun, l'harmonie  universelle. 

«  Leur  recette  guérit  tout. 

«  Plus  de  maladies  de  l'âme;  plus  de  passions  mauvaises,  contradic- 
toires, ennemies,  plus  de  guerres  non  plus  (si  ce  n'est  toutefois  entre 
les  petits  pâtés  et  les  vol-au-vent)  ;  adieu  enfin  le  cortège  des  petites,  et 
des  grandes  misères  de  la  vie. 

«  On  viendra  au  monde  en  chantant  :  Amis,  la  matinée  est  belle, 
ou  bien  :  Ah!  quel  plaisir  d'être  phalanstérien!  et  non  en  criant  et  en 
se  lamentant  comme  cela  s'est  pratiqué  à  tort  jusqu'à  présent. 

«  On  vivra  sans  souffrir,  et  après  une  vie  heureuse  on  quittera  le 
bonheur  lui-même  sans  regrets;  en  un  mot,  on  en  viendra  à  mourir 
pour  son  plaisir. 

«  Sans  quoi  on  ne  mourrait*  plutôt  pas. 

«  Nous  allons  voir  quel  peut  être  le  résultat  de  ce  nouveau 
spécifique . 

«  Voici  là-bas  une  grande  maison  qui  n'est  pas  trop  belle,  et  dans 
laquelle  ces  nouveau*  apitres  du  bonheur  sur  la  terre  se  livrent  à  leurs 
jeux  innocents. 

«  Allons-y;  peut-être  en  aurons-nous  pour  notre  argent.  » 

Sur  la  porte  on  lisait  : 

PHALANSTÈRE 

PREMIER  CANTON  D'ESSAI.  —  ASSOCIATION   DE  BAS  DEGRÉ 
(harmonie  honorée.) 

C'est-à-dire,  en  langage  vulgaire  :  Nous  sommes  ici  quatre  cents  tous 
heureux. 

Un  immense  avantage  en  éducation  harmonienne ,  c'est  de  neutra- 
liser l'influence  des  parents,  qui  ne  peut  que  retarder  et  pervertir 
l'enfant1. 

1  Association  composée,  Fourier.  (Textuel.) 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN.        157 

Dans  une  des  salles  d'entrée  nous  vîmes  d'abord  d'excellentes  petites 
mères  qui  refusaient  de  couver  leurs  œufs. 

«  C'est  déjà  bien  assez,  s'écriaient-elles,  qu'on  soit  obligé  de  les 
pondre  soi-même!  » 

Après  quoi  elles  s'en  allaient  modestement  chercher  et  rejoindre 
dans  les  jardins,  au  beau  milieu  des  groupes  des  choutistes ,  des  ravistes 
et  autres  amis  des  légumes,  leurs  préférés  amovibles  ou  amoureux. 


Ou  bien  encore,  si,  tant  bien  que  mal,  les  pauvres  petits  étaient 
éclos  : 

v  Je  vous  ai  pondus,  et,  qui  plus  est,  je  vous  ai  couvés,  disaient- 


158       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 

elles  à  leurs  nouveau-nés;  que  d'autres  vous  nourrissent.  Nous  viendrons 
vous  gâter  plus  tard  si  nous  y  pensons.  » 

Et  vous  croyez  peut-être  que  les  œufs  et  les  petits  restaient  là? 

Pas  du  tout. 

Comme  il  a  été  reconnu  que  dans  le  système  d'association  composée 
les  vrais  pères  et  les  vraies  mères,  ceux  et  celles  que  donnent  la  loi  de 
la  nature,  la  logique  du  cœur  et  le  bon  Dieu,  ne  valent  pas  le  diable, 
l'association  ne  manque  pas  de  leur  substituer  des  individus  qui ,  pour 
a'être  que  des  pères  adoptifs,  n'en  sont  évidemment  que  meilleurs, 
puisqu'ils  n'ont  eu  aucune  raison  pour  le  devenir. 

De  temps  en  temps  arrivaient  à  quatre  pattes  de  vieux  patriarches 
et  de  bonnes  mères  nourrices  qui  s'emparaient  des  orphelins  et  s'en 
allaient  leur  donner  gratis  la  becquée  et  les  préparer  à  l'harmonie, 
chacun  selon  son  degré  d'âge  ou  de  caractère ,  dans  les  salles  destinées 
aux  hauts  poupons,  mi-poupons,  bas  poupons  et  autres. 

Un  Nilgaud  sibyllin  nous  apprit  que  les  patriarches  et  les  bonnes 
mères  nourrices  étaient  d'excellents  Renards  et  des  Fouines  compatis- 
santes, voire  même  de  vieilles  Couleuvres,  dont  l'attraction  pour  les 
œufs  éclos  et  à  éclore  était  incontestable. 

Un  peu  plus  loin  les  Loups  dévoraient  des  Agneaux ,  lesquels ,  pour 
que  les  pauvres  Loups  ne  mourussent  pas  de  faim ,  se  laissaient  croquer 
à  belles  dents. 

Quelques-uns  même,  qui  n'étaient  pas  mangés  encore,  semblaient 
attendre  leur  tour  avec  impatience. 

«  Quoi!  leur  dis-je,  seriez-vous  vraiment  pressés  d'être  dévorés, 
et  est-ce  bien  pour  votre  plaisir  que  vous  attendez  une  pareille  mort? 

—  Pourquoi  non?  me  répondit  un  charmant  petit  Agneau ,  c'est  une 
attraction  comme  une  autre;  s'il  plaît  à  ceux-ci  de  vivre,  il  faut  bien 
qu'il  nous  plaise  de  mourir. 

— Le  ciel  permit  aux  Loups 

D'en  croquer  quelques-uns...  » 

me  dit  un  Singe  qui  avait  entendu  ma  question. 

<f  Ils  les  croquèrent  tous,  » 

ajouta  en  riant  dans,  sa  barbe ,  et  en  trempant  sa  mouillette  dans  un 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       159 

œuf  auquel  il  était  supposé  servir  de  père ,  un  des  Renards  nourriciers 
que  j'avais  vus  dans  la  première  salle. 

Mais  où  je  vis  le  plus  distinctement  tout  le  parti  qu'on  pouvait  tirer 
de  la  nouvelle  doctrine ,  ce  fut  dans  un  séristère  ou  étable  principale  qui 
se  trouvait  au  centre. 


Les  bonnes  mères  nourrices  étaient  de  vieilles  Couleuvres. 

Sur  un  des  panneaux  de  la  porte  on  lisait  : 

SALLE  D'ÉTUDE. —TRAVAIL  ATTRAYANT. 


L'assemblée  était  nombreuse,  les  travailleurs  étaient  couchés  les  uns 
sur  les  autres,  les  plus  gros  sur  les  plus  petits,  comme  de  juste. 


160       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN    PINGOUIN. 

II  y  avait  là  des  Sangliers  civilisés  qui  ne  manquaient  pas  de  se 
coucher  sur  le  dos  quand  ils  étaient  fatigués  d'être  sur  le  ventre,  des 
Bœufs  qui  avaient  abandonné  leur  charrue,  et  des  Chameaux  qui 
essayaient  de  faire  porter  leurs  bosses  à  leurs  voisins,  lesquels  auraient 
désiré  sans  doute  que  les  bosses  fussent  plates ,  si  en  pleine  phalange 
un  phalanstérien  pouvait  avoir  quelque  chose  d'impossible  à  désirer. 


Ceux  qui  ne  dormaient  pas  bâillaient  ou  allaient  bâiller,  ou  avaient 
•bâillé ,  et  tous  semblaient  s'ennuyer  profondément. 

Au  centre  était  assis  un  Singe,  qui,  tenant  un  de  ses  genoux  dans 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN.       161 

ses  mains ,  la  tête  un  peu  penchée  en  arrière ,  semblait  absorbé  dans 
ses  réflexions  et  penser  pour  les  autres ,  bien  qu'à  vrai  dire  il  s'en  souciât 
fort  peu. 

«  Monsieur,  lui  dis-je,  ces  gens  si  tristes  sont-ils  vraiment  heureux? 

—  J'ai  bien  peur  que  non,  me  répondit-il,  quoiqu'ils  n'aient  rien 
de  mieux  k  faire.  Quant  à  moi,  continua-t-iljje  suis  bien  mal  sur  ce 
tabouret;  si  je  n'étais  pas  chef  de  phalange,  je  me  coucherais  comme 
les  autres.  » 


BAL  f^C(«wu 

roLJSJîïïltt*    ET     l*t,UR 


En  nous  en  allant,  nous  passâmes  devant  la  boutique  d'un  maréchal 
ferrant  qui,  comme  tous  ses  confrères,  s'était  fait  cordonnier  et  ven- 

31 


162       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 

dait  aux  chevaux  qui  avaient  les  pieds  sensibles  des  escarpins,  des 
brodequins  et  des  pantoufles  en  tapisserie. 

«  Ma  foi,  dis-je  à  mon  compagnon  de  route,  j'en  ai  assez  de  l'île 
Heureuse  et  de  cette  promenade  en  harmonie.  Ce  serait  à  dégoûter  du 
bonheur,  si  c'était  là  le  bonheur. 

—  Quand  les  partisans  de  ce  nouveau  système  n'auront  plus  rien  à 
manger  et  à  faire  manger  à  leur  système,  j'espère  bien  qu'à  moins  qu'ils 

e  se  mangent  les  uns  les  autres  ils  en  viendront  à...  » 

Je  ne  pus  achever  tant  ce  que  je  vis  m'étonna. 

Mon  guide,  que  j'avais  pu  croire  au-dessus  de  toute  émotion, 
comme  l'Oiseau  dont  parle  le  poëte  :  /mpavidum  ferient  ruinœ;  mon 
guide,  jusque-là  impassible,  s'étant  arrêté  pour  se  désaltérer  sur  le  bord 
d'une  petite  rivière ,  s'était  mis*  tout  à  coup  à  donner  les  signes  du  plus 
violent  désespoir. 

«  Que  je  suis  malheureux  !  s'écriait-il  ;  que  je  suis  malheureux  !  » 

Et  il  poussait  de  si  profonds  soupirs,  que  je  courus  à  lui  les  larmes 
aux  yeux. 

«  Pour  Dieu!  qu'avez- vous,  mon  bien  cher  ami?  lui  dis-je. 

—  Ce  que  j'ai?  me  répondit-il;  et  il  me  montrait  sur  l'autre  rive  un 
groupe  de  Canards  musqués  qui  barbotaient  avec  beaucoup  de  fatuité 
autour  d'une  des  plus  belles  Oies  frisées  que  j'aie  vues  de  ma  vie*  Ce 
que  j'ai?..  Je  n'ai  rien,  sinon  que  j'ai  aimé  comme  un  fou  celte  dame 
que  tu  aperçois  là-bas,  et  elle  m'aimait  aussi!!!  mais  hélas!  un  jour  elle 
disparut.  Jusqu'à  présent  j'avais  eu  le  bonheur  de  ta  croire  morte,  et 
n'avais  cessé  de  la  pleurer  ;  aussi  n'ai-je  pas  été  maître  de  mon  émotion 
en  la  retrouvant  ici  dans,  cette  sotte  île,  et  en  la  voyant  prodiguer  ses 
faveurs  à  ces  petits  imbéciles  de  Canards  musquée  qui  l'entourent, 

—  Consolez-vous,  lui  dis-je,  ou  du  moins  cherchez  îi  tous  Consoler, 

—  Chercher  à  se  consoler,  me  répondit-il  en  relevant  la  tête,  c'est 
n'avoir  point  la  patience  d'attendre  l'indifférence.  On  ne  se  console  pas, 
on  oublie.  J'oublierai.  » 

Et  Jetant  couvert  de  ses  ailes  comme  d'un  sombre  nuage,  il  se 
dirigea  vers  la  mer,  où  nous  arrivâmes  sans  qu'il  eut  prononcé  un  seul 
mot  ni  jeté  un  regard  en  arrière. 

«  Amour  redoutable,  pensai- je,  faut-il  donc  croire  tout  le  mal 
qu'on  dit  de  toi  ?  Comment  cette  Oie  frisée  a-t-elle  pu  tromper  ce  bon 
Oiseau?  Qui  m'assure  que  celle  que  j'aime?...  » 

Mais  à  quoi  bon  vous  dire  cela ,  cher  lecteur? 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       165 


XIII 

L*lle  des  Pingouins. 

Deux  jours  après  nous  étions  enfin  dans  l'île  des  Pingouins. 
«  Que  veut  dire  ceci?  dis-je  en  apercevant  deux  ou  trois  cents 
individus  de  mon  espèce  qui  étaient  rangés  sur  la  côte  et  comme  en 


^c7.y^-v;. 


-j 


Le  roi  des  Pingouins. 


bataille;  est-ce  pour  nous  faire  honneur  ou  pour  nous  mal  recevoir  que 
ces  Oiseaux ,  mes  frères ,  bordent  ainsi  le  rivage? 


164       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN. 


—  Sois  tranquille,  me  répondit  mon  ami,  ces  Pingouins,  tes  sem- 
blables ,  sont  là  pour  ne  rien  faire ,  et  nous  n'avons  rien  à  craindre.  Ils 
ont,  comme  tant  d'autres,  l'habitude  de  se  rassembler  sans  but,  et  ne 
font  guère  autre  chose,  tant  que  dure  le  jour,  que  de  rester  plantés  les 
uns  à  côté  des  autres  comme  des  piquets.  Cela  ne  fait  de  mal  à  personne, 
et  cela  leur  suffit.  » 

On  nous  reçut  avec  beaucoup  de  bonhomie ,  et  les  premiers  que 
nous  rencontrâmes  nous  conduisirent,  avec  toutes  sortes  de  préve- 
nances, vers  un  vieux  Manchot,  qu'ils  nous  dirent  être  le  roi  de  l'île, 
et  qui  l'était  en  effet;  ce  qui  ne  nous  étonna  pas  quand  nous  le  vîmes, 
car  c'était  le  plus  gros  Manchot  qu'on  pût  voir,  et  nous  ne  pûmes  nous 
empêcher  de  l'admirer. 


33K- 


Ce  bon  roi  était  assis  sur  une  pierre  qui  lui  servait  de  trône,  et 
entouré  de  ses  sujets,  qui  avaient  tous  l'air  d'être  au  mieux  avec  lui. 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN  PINGOUIN.       165 

«  Illustres  étrangers,  s'écria-t-il  du  plus  loin  qu'il  nous  aperçut, 
vous  êtes  les  bienvenus,  et  je  suis  enchanté  de  faire  votre  connaissance!  » 

Et  comme  la  foule  qui  l'entourait  nous  empêchait  d'arriver  jusqu'à 
sa  personne  : 

a  Ça,  dit-il,  mes  enfants,  rangez-vous  donc  un  peu  pour  laisser 
passer  ces  messieurs.  » 

Aussitôt  les  Dames  se  mirent  à  sa  gauche,  et  les  Pingouins  à  sa 
droite. 

Puis,  s'étant  excusé  de  ce  qu'il  ne  se  dérangeait  point,  sur  l'extrême 
difficulté  qu'il  éprouvait  à  marcher,  ce  bon  Monarque  nous  fit  signe 
d'approcher. 

«  Messieurs  les  étrangers,  nous  dit-il,  faites  ici  comme  chez  vous, 
et  si  vous  vous  y  trouvez  bien ,  restez-y.  Dieu  merci ,  il  y  a  de  la  place 
pour  tout  le  monde  dans  mon  petit  royaume.  » 

Nous  lui  répondîmes  qu'il  était  bien  bon  et  que  son  petit  royaume 
nous  paraissait  très-grand,  ce  qui  le  mit  tout  à  fait  en  bonne  humeur. 

Cet  excellent  roi  nous  demanda  alors  d'où  nous  venions,  et  dès  qu'il 
sut  que  nous  avions  beaucoup  voyagé,  il  nous  fit  raconter  l'histoire  de 
nos  voyages ,  qu'il  écouta  avec  tant  de  plaisir,  que  lorsqu'il  croyait  que 
nous  allions  nous  arrêter,  il  nous  criait  :  «  Encore!  »  ce  qui  nous  redon- 
nait beaucoup  de  courage. 

Lorsque  ce  fut  pour  de  bon  fini,  n'y  pouvant  plus  tenir,  il  jeta  par- 
dessus sa  tête  l'antique  bonnet  phrygien  qui,  de  temps  immémorial, 
servait  de  couronne  aux  rois  de  ce  pays  ;  il  jeta  aussi  la  marotte ,  sym- 
bole de  sagesse  qui  lui  tenait  lieu  de  sceptre,  ainsi  que  l'œuf  vide  qui, 
dans  sa  main,  figurait  l'univers,  et,  s'étant  ainsi  débarrassé,  il  nous 
ouvrit  ses  bras  en  nous  disant  : 

«  Embrassez-moi;  vous  êtes  d'honnêtes  Oiseaux  que  j'aime;  et,  s'il 
vous  plaît,  nous  ne  nous  quitterons  plus. 

—  Ma  foi ,  Sire ,  lui  dis-je ,  je  crois  que  nous  aurions  tort  de  vous 
refuser;  si  donc  mon  ami  pense  comme  moi ,  nous  resterons. 

—  Qu'en  dites- vous,  moosieur  le  Fou?  c'est  à  vous  de  parler. 
Regardez  cette  île,  et  si,  parmi  ces  rochers  qui  dominent  la  mer,  il  y 
en  a  un  qui  vous  convienne,  il  est  à  vous. 

—  Sire,  répondit  mon  ami,  des  rois  comme  vous  et  des  royaumes 
comme  le  vôtre  sont  très-rares,  et  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
vivre  et  de  mourir  chez  vous. 


166       VIE  ET  OPINIONS   PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 


—  Bien  dit,  s'écria  le  roi;  d'ailleurs,  cher  monsieur,  ajouta-t-il , 
vous  ne  serez  pas  le  seul  Fou  dans  cette  île,  et  vous  savez...  plus  on  est 
de  fous,  plus...  » 

Et  comme  la  plaisanterie  fut  très-goûtée  : 

«  Mes  enfants,  dit  le  prince  au  comble  du  bonheur,  ces  messieurs 
sont  des  nôtres,  traitez-les  bien.  » 

Chacun  se  mit  alors  à  crier  : 

«  Vive  le  roi  !  vive  le  roi  !  » 

Et,  ma  foi!  nous  criâmes  comme  les  autres,  et  plus  fort  que  les 
autres  : 

«  Vive  le  roi  !  » 
Après  quoi  : 

((  Quant  à  vous,  ajouta  ce  grand  monarque,  en  s'adressant  plus 
particulièrement  à  moi,  ce  n'est  pas  tout.  J'ai  une  idée!  êtes- vous 
marié  ? 

—  Sire,  lui  répondis-je,  je  suis  garçon. 

—  Il  est  garçon!  dit  Sa  Majesté  en  se  retournant  du  côté  des 
Dames  ;  garçon  !  !  ! 

—  Lui  garçon!  s'écrièrent -elles  toutes  aussitôt;  c'est  un  péché,  il 
faut  le  marier. 

—  Vous  l'avez  dit,  s'écria  le  roi  en  riant  de  tout  son  cœur,  et  j'étais 
sûr  que  vous  le  diriez  ! 

—  Mais,  Sire,  m'écriai-je ,  voyant  enfin,  mais  trop  tard,  où  il 
voulait  en  venir,  mon  cœur  est. . . 

—  Ta ,  ta ,  ta ,  chansons  ;  taisez-vous ,  me  dit-il  ;  votre  cœur  est  bon , 
et  vous  ne  me  refuserez  pas  d'être  mon  gendre;  je  n'ai  point  de  fils, 
vous  m'en  servirez ,  vous  me  succéderez ,  et  je  mourrai  content.  Qu'on 
aille  bien  vite  me  chercher  la  princesse!  »  ajouta-t-il. 

'  Je  m'attendais  si  peu  à  cette  proposition ,  que  je  restai  muet  d'éton- 
nement. 

«  Qui  ne  dit  mot  consent!  »  s'écria  le  roi. 

Et  je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps  de  prendre  un  parti ,  que  déjà 
la  princesse,  à  laquelle  on  avait  dit  de  quoi  il  s'agissait,  était  arrivée, 
toujours  courant,  de  façon  que,  quand  je  levai  les  yeux  sur  elle,  je 
rencontrai  les  siens ,  qui ,  hélas  !  ne  me  parurent  point  cruels. 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES   D'UN   PINGOUIN.       167 

«  Regardez-la  donc ,  me  disait  celui  qui  voulait  devenir  mon  beau- 
père,  et  regardez-la  bien.  N'êtes-vous  pas  ravi?  n'êtes-vous  pas  trop 
heureux?  ne  la  trouvez-vous  pas  jolie? 


—  Bonté  divine!  pensai-je,  elle  jolie!  elle  qui  me  ressemble  comme 
deux  gouttes  d  eau  se  ressemblent  ! 

—  Et  si  vous  saviez  quelle  bonne  fille  cela  fait ,  et  quelle  bonne 
grosse  femme  vous  aurez  là  !  disait  le  pauvre  père  en  jetant  sur  la  jeune 
princesse  des  regards  attendris.  Sans  compter,  ajouta-t-il,  que  pas  une 
de  mes  sujettes  n'a  les  pieds  plus  larges ,  la  taille  plus  épaisse ,  les  yeux 
plus  petits,  le  bec  plus  jaune.  Et  sa  robe,  disait-il  encore,  n  est-elle  pas 
superbe?  et  ses  petits  bras  ne  scnt-ils  pas  aussi  courts  qu'on  peut  le 
désirer?  et  cette  espèce  de  palatine  qui  s'arrcndit  gracieusement  sur  son 
dos,  en  avez -vous  vu  de  plus  telle? 


168       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 


—  Hélas!  dis-je  tout  bas  à  mon  ami,  il  y  a  des  siècles  que  les 
palatines  sont  passées  de  mode  ! 

—  Tu  auras  le  meilleur  beau-père  qu'on  puisse  voir,  me  répondit-il. 

—  Mais  ce  n'est  pas  lui  qui  sera  ma  femme!  lui  dis-je. . 

—  Le  mariage'  est  le  meilleur  des  maux,  reprit-il;  si  ce  nrest  déjà 
tait,  oublie  ta  Mouette. 

—  Hélas!  pensais-je,  le  souvenir  nous  tue;  mais  qui  de  nous  vou- 
drait oublier?  >* 

Pendant  ce  temps-là  : 

«  A  quand  la  noce?  disaient  les  jeunes  gens. 

—  Cela  fera  un  beau  couple,  disaient  les  vieillards. 

—  Et  ils  auront  beaucoup  d'enfants ,  ajoutaient  les  commères. 

—  Il  n'est  pas  malheureux  !  disaient  les  jaloux.  Pour  un  Pingouin 
de  rien ,  né  on  ne  sait  où  et  d'un  œuf  inconnu ,  une  princesse  !  je  crois 
bien  qu'il  accepte! 

—  Mariez-vous!  mariez-vous!  mariez- vous!  »  me  disait-on  de  tous 
côtés. 

Je  me  mariai  donc. 

Le  beau-père  fit  tous  les  frais  de  la  noce  :  car,  en  Pingouinie,  les 
rois  ont,  comme  les  plus  pauvres  de  leurs  sujets,  de  quoi  marier  et  doter 
convenablement  leurs  filles. 

Et  voilà  comment  je  devins  fils  de  roi,  et  voilà  comment  on  fait  de 
sols  mariages;  et  c'est  ainsi  que  tous  mes  tourments  finirent  par  un 
malheur  :  car  ma  femme  se  trouva  n'être  pas  trop  bonne,  et-ie  ne  fus 
guère  heureux. 

Aussi  n'oubliai-je  rien. 


XIV 


Je  pourrais  en  rester  là;  mais,  puisque  j'en  ai  tant  dit,  j'irai  jus- 
qu'au bout  :  car,  aussi  bien,  j'ai  encore  un  aveu  à  faire. 

Je  rêvai  un  jour  que  je  revoyais  celle  que  j'avais  tant  aimée,  et 
qu'elle  m'appelait. 

Dans  mon  rêve  je  la  revis  si  bien ,  ainsi  que  la  place  où  je  croyais 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       169 

la  voir,  que,  quand  je  me  réveillai,  je  me  persuadai  que  si  cette  place 
existait  quelque  part,  en  cherchant  bien  je  la  trouverais. 

Je  résolus  donc  de  partir,  et  après  avoir  fait  quelques  préparatifs  et 
prétexté  une  mission  diplomatique,  je  m'en  allai  laissant  là  ma  femme 
et  mes  enfants,  ce  qui  était  fort  mal. 

Pendant  deux  ans  tout  au  moins  je  courus  le  monde  sans  rien  ren- 
contrer de  ce  que  je  cherchais ,  et  ne  retirai  aucun  fruit  de  mes  voyages, 
sinon  que  j'appris  que  les  vagues  de  la  Méditerranée  sont  plus  courtes 
que  celles  de  l'Océan,  et  qu'il  y  a  sur  ce  globe  sept  fois  plus  de  surface 
d'eau  que  de  surface  de  terre ,  ce  quf  me  donna ,  entre  autres  idées , 
une  grande  idée  des  poissons. 

Mais  tout  d'un  coup ,  et  au  moment  où  je  commençais  à  désespérer, 
je  retrouvai  sur  un  banc  de  sable...  et  accroupie  sur  les  restes  immondes 
d'une  Baleine  échouée...  et  en  compagnie  d'un  ignoble  Cormoran,  le 
plus  lâche  des  Oiseaux  de  mer,  cette  Mouette  éthérée,  cette  beauté  par- 
faite, cette  Péri,  cette  sylphide,  dont  la  séduisante  image  avait  obsédé 
ma  vie. 

Et  c'est  ainsi  que  j'appris  que  tout  ce  qui  brille  n'est  pas  or,  et 
qu'avant  de  donner  son  cœur  on  ne  ferait  pas  mal  d'y  regarder  à  deux 
fois  ;  que  dis-je  ?  à  cent  fois ,  dût-on  finir  par  y  voir  toujours  trop  clair, 
et  ne  le  donner  jamais. 

O  mon  premier  amour  !  combien  il  m'en  coûta  de  rougir  de  vous  ! 
Que  devins-je  quand  je  découvris  que  j'avais  couru  après  un  fantôme , 
que  j'avais  adoré  un  faux  dieu,  et  que  cette  Mouette  sans  égale  n'était 
qu'une  Mouette  de  la  pire  espèce. 

L'habitude  du  malheur  finit  par  rendre  ingénieux  a  s'en  consoler. 

«  Tout  est  bien!  m'écriai-je;  mieux  vaut  la  dure  vérité  que  le  plus 
doux  mensonge.  » 

Et  je  mis  à  la  voile  pour  l'île  des  Pingouins,  bien  resclu  cette  fois 
de  n'en  plus  sortir  et  de  devenir  à  la  fois  bon  époux ,  bon  père  et  bon 
prince. 


XV 


Dès  mon  arrivée,  j'allai  visiter  notre  peuple  qui  se  portait  fort  bien, 
et  mon  beau-père,  qui,  Dieu  merci  1  se  portait  encore  mieux  que  notre 

22 


170       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN. 


peuple;  et  puis  ensuite  je  me  mis  eu  quête  de  ma  chère  femme  que  je 


retrouvai  avec  mes  deux  enfants,  —  et...  bénédiction  céleste!...  deux- 
mfanls  de  plus  ! 


XVI 

Ce  que  voyant,  je  m'en  allai  trouver  mon  ami  le  Fou. 

Le  roi ,  qui  avait  su  l'apprécier,  avait  voulu  faire  de  lui  son  premier 


VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN  PINGOUIN.       171 

ministre,  mais  mon  ami  s'en  était  excusé  sur  sa  santé,  qui  était  en 
eflet  fort  délabrée. 

Un  médecin,  qu'on  avait  consulté,  avait  même  paru  craindre  que  sa 
poitrine  ne  fût  attaquée. 

«  Mon  ami,  lui  dis-je,  vous  n'avez  pas  bonne  mine,  il  faudrait 
vous  soigner. 

—  Bah!  dit-il ,  chaque  heure  nous  blesse;  heureusement,  la  dernière 
nous  tue.  » 

Il  demeurait  sur  .un  rocher  qui  surpassait  tous  les  autres  en  hauteur; 
il  y  vivait  très-retiré,  ne  voyant  personne  ou  presque  personne,  «  parce 
que,  disait-il ,  quand  on  est  seul ,  on  est  encore  avec  ceux  qu'on  aime.  » 

L'Oiseau  Anonyme,  le  Silencieux  et  le  Solitaire  faisaient  toute  sa 
société. 

«  Décidément,  lui  dis-je  après  lui  avoir  conté  ce  qui  venait  de 
m'arriver,  je  ne  suis  pas  heureux. 

—  Et  pourquoi  diable  le  seriez-vous?  me  dit-il;  avez-vous  mérité 
de  l'être?  Voyons,  qu'avez-vous  trouvé?  que  tirez-vous  de  votre  sac? 
Montrez-moi  votre  trésor.  Avez-vous  assez  couru?  vous  êtes-vous  aigsez 
remué?  Êtes-vous  trop  puni?  Enfin,  me  disait-il,  aucun  but  valait-il 
donc  la  peine  de  tant  d'efforts? 

—  Vous  aurez  beau  dire ,  m'écriai-je ,  je  n'aurais  pas  été  fâché 
d'être  heureux,  ne  fût-ce  qu'un  peu,  pour  savoir  ce  que  c'est  que  le 
bonheur.      \ 

—  Mille  diables!  reprit-il  avec  une  incroyable  vivacité,  quel  maudit 
entêtement!  Mais  où  avez-vous  appris,  Pingouin  que  vous  êtes,  qu'on 
pouvait  être  heureux?  Est-ce  qu'on  est  heureux? 

«  Pour  l'être,  il  faudrait  préférer  les  nuages  au  soleil,  —  la  pluie  au 

beau  temps ,  —  la  douleur  au  plaisir,  —  avoir  grande  envie  de  rire  ou 

mettre  son  bonheur  à  pleurer,  —  n'avoir  rien  et  se  trouver  trop  riche 

de  moitié,  —  prendre  que  tout  ce  qui  se  fait  est  bien  fait,  —  que  tout 

ce  qui    se  dit  est  bien  dit ,  —  croire  aux  balivernes  et  que  les  vessies 

sont   des  lanternes,  —   se  persuader  qu'on   vit  quand  on  rêve,  — 

qu'on    rêve  quand  on  vit,  —  adorer  des  prestiges,  des  apparences, 

des  ombres,  —  avoir  un  pont  pour  toutes  les  rivières,  —  se  payer 

de  belles  paroles,  —  nier  le  diable  au  milieu  des  diableries,  —  tout 

savoir  et  ne  rien  apprendre,  —  bouleverser  la  mappemonde,  et  mettre 

enfin  chaque  chose  à  l'envers. 


172       VIE  ET  OPINIONS  PHILOSOPHIQUES  D'UN   PINGOUIN. 

«  D'ailleurs,  ajouta- 1— il   après   avoir  toutefois  repris  haleine,   si 
vous  êtes  malheureux,  attendez,  le  temps  détruit  tout.  » 
J'attends  doue! 

Si  vous  êtes  malheureux ,  lecteur,  faites  comme  moi  :  tout  prend 

fin,  même  cette  histoire. 

P.  J.  Stahl. 


DERNIÈRES    PAROLES    D'UN   ÉPHÉMÈRE. 

C'était  l'opinion  des  savants  philosophes  de  notre  race  qui  ont  vécu 
et  fleuri  longtemps  avant  le  présent  âge,  que  ce  vaste  monde  ne  pour- 
rait pas  subsister  plus  de  dix-huit  heures  ;  et  je  pense  que  cette  opinion 
n'était  pas  sans  fondement,  puisque  par  le  mouvement  apparent  du 
grand  luminaire  qui  donne  la  vie  à  toute  la  nature ,  et  qui  de  mon  temps 
a  considérablement  décliné  vers  l'océan  qui  borne  cette  terre,  il  faut 
qu'il  termine  son  cours  à  cette  époque,  s'éteigne  dans  les  eaux  qui, nous 
environnent ,  et  livre  le  monde  k  des  glaces  et  à  des  ténèbres  qui  amène- 
ront nécessairement  une  mort  et  une  destruction  universelles.  J'ai  vécu 
sept  heures  dans  ces  dix-huit;  c'est  un  grand  âge;  ce  n'est  pas  moins 
de  quatre  cent  vingt  minutes;  combien  peu  entre  nous  parviennent  aussi 
loin!  J'ai  vu  des  générations  naître,  fleurir  et  disparaître.  Mes  amis 
présents  sont  les  enfants  et  les  petits-enfants  des  amis  de  ma  jeunesse , 
qui,  hélas!  ne  sont  plus,  et  je  dois  bientôt  les  suivre;  car,  pour  le  cours 
ordinaire  de  la  nature,  je  ne  puis  m'attendre,  quoique  en  bonne  santé, 
à  vivre  encore  plus  de  sept  à  huit  minutes.  Que  me  servent  à  présent 
tous  mes  travaux,  toutes  mes  fatigues,  pour  faire  sur  cette  feuille  une 
provision  de  miellée  que  pendant  tout  le  reste  de  ma  vie  je  ne  pourrai 
consommer?  Que  me  servent  les  débats  politiques  dans  lesquels  je  me 


DERNIÈRES   PAROLES  D'UN   ÉPHÉMÈRE. 


173 


suis  engagé  pour  l'avantage  de  mes  compatriotes ,  habitants  de  ce 
buisson?  Que  me  servent  mes  recherches  philosophiques  consacrées  au 
bien  de  notre  espèce  en  général  ?  En  politique ,  que  peuvent  les  lois  sans 
les  mœurs?  Le  cours  des  minutes  rendra  la  génération  présente  des 
éphémères  a^ussi  corrompue  que  celle  des  buissons  plus  anciens,  et  par 
conséquent,  aussi  malheureuse.  Et  en  philosophie,  que  nos  progrès 
sont  lents  !  Hélas  !  l'art  est  long  et  la  vie  est  courte.  Mes  amis  voudraient 
ine  consoler  par  l'idée  d'un  nom  qu'ils  disent  que  je  laisserai  après  moi. 
Ils  disent  que  j'ai  assez  vécu  pour  ma  gloire  et  pour  la  nature;  mais 
que  sert  la  renommée  pour  un  éphémère  qui  n'existe  plus?  Et  l'histoire, 
que  deviendra-t-elle,  lorsqu'à  la  dix-huitième  heure  le  monde  tout  entier 
sera  arrivé  à  sa  fin  pour  n'être  plus  qu'un  amas  de  ruines? 

Pour  moi ,  après  tant  de  recherches  actives ,  il  ne  me  reste  de  bien 
réel  que  la  satisfaction  d'avoir  passé  ma  vie  dans  l'intention  d'être  utile, 
la  conversation  aimable  de  quelques  bonnes  dames  éphémères ,  et  l'espé- 
rance de  vivre  encore  quelques  secondes  dans  leur  souvenir,  lorsque  je 

ne  serai  plus. 

Benjamin  Franklin. 


LES    DOLÉANCES 


D   UN 


VIEUX    CRAPAUD 


?Mw  ^tJ&       **on  P^re  éta*4  ^ort  âsé  ^^ el  un  p611 

obèse,  lorsque  les  joies  de  la  paternité  lui 
revinrent  au  cœur  pour  la  dernière  fois. 
Hélas  !  il  devait  payer  bien  cher  ce  dernier 
élan  de  tendresse!  Ma  pauvre  mère,  qui 
n'était  plus  jeune,  eut  une  ponte  hor- 
rible ,  et  finalement ,  en  dépit  des  soins 
les  plus  tendres ,  succomba  en  me  met- 
tant au  monde.  Ce  premier  malheur  pesa 
cruellement  sur  le  reste  de  mon  existence,  et  je  lui  dois  sans  doute  cette 
sorte  de  mélancolie,  ce  penchant  à  la  contemplation  rêveuse  qui,  à  vrai 
dire ,  est  la  base  de  mon  caractère. 

Les  premiers  jours  de  ma  vie  de  Têtard  sont  trop  confus  dans  ma 
mémoire  pour  que  j'en  puisse  parler.  Je  cherche...  non,  rien;  c'est 
un  brouillard  vague  au  milieu  duquel  cependant  j'entrevois  mon  père 
arrêté  sur  le  bord  du  ruisseau  et  me  souriant  de  son  gros  œil  à  la  fois 
doux  et  grave.  Il  était  affaissé,  abattu,  marchait  lentement,  et  déjà 
redoutait  extrêmement  l'eau  dont  il  préservait  soigneusement  ses  pattes... 
Puis,  peu  à  peu,  ses  visites  devinrent  plus  rares  et  bientôt  cessèrent 
complètement. 

J'ai  honte  à  le  dire  :  cette  séparation  ne  laissa  point  de  trace  dans 
ma  mémoire.  Songez  que  nous  avions  trois  semaines  environ ,  mes  frères 
et  moi*  et  qu'insouciants,  avides  de  connaître,  comme  on  l'est  à  cet 


LES  DOLÉANCES   D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 


175 


âge ,  nous  nous  élancions  ollement  vers  les  premiers  enivrements  de  la 
vie.  Ah!  mes  joies  d'alors;  ah!  chères  heures  de  ma  première  enfance, 
qu'êtes-vous  devenues?  Qu'es-tu  devenu,  ruisseau  hien-aimé,  et  vous, 
belles  herbes  de  la  rive,  roseaux  tremblotants,  belle  eau  transparente, 
où  j'errais  à  l'aventure  dans  un  monde  enchanté?  Que  dé  courses  folles 
sous  les  grosses' pierres  noirâtres!  Que  de  frayeurs  enfantines  lorsque 


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I.o  doyen  des  Crapauds. 

nous  rencontrions  tout  à  coup  une  Anguille  immobile  clans  quelque  coin, 
ou  que  nous  nous  heurtions  imprudemment  contre  les  écailles  argentées  de 
quelque  Carpe  rêveuse  !  Parfois  la  grosse  bute,  troublée  dans  son  sommeil, 
nous  regardait  d'un  œil  irrité;  puis,  nous  voyant  honteux  et  confus  de 
notre  folle  escapade,  souriait  avec  bonté,  et  nos  jeux  recommençaient. 


476  LES  DOLÉANCES   D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 

On  ne  sait  pas  le  charme,  l'ivresse  qu'il  y  a  a  se  sentir  bercé, 
enveloppé,  caressé  par  le  courant  qui  file  tranquillement  en  clapotant 
contre  les  petites  pierres  blanches.  Lorsqu'un  rayon  de  soleil,  passant 
entre  les  saules,  pénétrait  dans  l'eau,  tout  s'illuminait  autour  de  nous; 
nous  apercevions,   au  fond  du  ruisseau,  des  milliers  de  petits   êtres 
étincelants  que  nous  n'avions  pas  vus;  les  grains  de  sable  s'animaient, 
les  herbes,  les  petites  plantes  s'agitaient  aussi  dans  ces  flots  de  lumière, 
et  je  me  ressentais  si  gai,  si  heureux  de  vivre  et  de  dépenser  ma  vie, 
que  je  m'élançais  avec  ivresse  au  milieu  de  ces  merveilles  comme  un 
Têtard  qui  a  perdu  la  tête.  (J'exagère  peut-être;  car,  enfin,  que  reste- 
rait-il à  un  Têtard  qui  aurait  perdu  la  tête?)  Nous  poursuivions  ces  nuées 
de  petits  Poissons  microscopiques  qui  errent  en  bandes  dans  les  eaux 
peu  profondes,  et  nous  nous  croyions  indomptables,  lorsqu'au  bout  d'un 
instant  la  troupe  effrayée  avait  disparu  dans  l'ombre.  Alors  nous  décla- 
rions la  guerre  à  ces  grandes  Araignées  d'eau  qui,  armées  de  leurs 
grandes  pattes,  glissent  sur  le  courant  et  avalent  tout  ce  qui  se  ren- 
contre à  la  surface  :  c'étaient  des  personnes  bien  douces  que  ces  grandes 
Araignées,  et  aimant  à  rire  malgré  leur  activité.  Nous  allions  tout  douce- 
ment leur  chatouiller  les  pattes  de  derrière,  et,  quand  elles  se  retournaient 
tout  à  coup  effrayées,  nous  nous"  échappions  bien  vite,  un  peu  inquiets 
de  notre  audace,  et  nous  ne  retrouvions  le  calme  que  dans  quelque 
caverne  discrète  et  sombre,  ou  sous  la  large  feuille  flottante  d'un  nénu- 
far  doré.  J'y  ai  passé  des  journées  entières  sous  ces  larges  feuilles, 
sous  ces  beaux  plafonds  verts,  suçant  par-ci,  humant  par-là,  examinant 
avec  cette  admiration  profonde  de  l'enfance  les  délicatesses  admirables 
de  leur  conformation.  Je  découvrais,  dans  chacun  de  ces  pores,  des  mil- 
liers de  petits  êtres  et  de  petites  choses  auxquels  je  n'osais, toucher,  tant 
j'étais  ému.  Elle  me  semblait  si  bonne,  cette  grosse  plante,  de  laisser 
vivre  en  elle  ce  monde  imperceptible,  de  le  soutenir  et  de  le  cacher  en  le 
protégeant!  Ces  observations  me  rendirent  curieux;  je  furetai  partout; 
j'entrai  dans  le  calice  des  fleurs  qui  dormaient  en  se  baignant,  je  me 
faufilai  entre  les  racines  entrelacées  des  vieux  arbres;  j'examinai,  et  je 
vis  partout  la  vie  ;  je  vis  qu'autour  des  forts  et  des  gros  se  groupaient 
en  foule  les  faibles  et  les  petits,  et  que  ceux-ci,  à  leur  tour,  devaient 
protéger  et  partager  la  vie  avec  d'autres  êtres  plus  petits  encore  et  plus 
faibles  qu'eux. 

Je  n'étais  alors  qu'un  pauvre* Têtard;  eh  bien!  je  vous  jure  qu'en 
découvrant  cette  solidarité  des  êtres  et  ce  besoin  de  fraternité  qui  est 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD.        177 


comme  la  loi  du  monde  je  fus  ému  jusqu'aux  larmes;  peut-êlre  même 
en  versai-je  une  ou  deux,  mais  je  ne  pus  m'en  apercevoir,  étant  au  fond 
de  l'eau. 

Toutes  ces  choses  me  sont  restées  au  cœur,  parce  que  depuis  j'y  ai 
repensé  souvent,  et  que  j'ai  vu  qu'il  y  a  des  créatures  qui  semblent  faire 
exception  à  cette  bonne  loi  du  bon  Dieu,  qu'il  est  en  ce  monde  des 
pauvres  malheureux  sur  la  tête  desquels  on  décharge  les  haines  comme 
en  un  endroit  maudit;  j'ai  été  l'un  de  ces  malheureux,  je  ce  m'en  plains 
pas  pourtant,  d'ailleurs  il  est  trop  tard,  -r-  Je  reviens  à  mon  enfance  : 
c'est  en  me  souvenant  que  j'ai  guéri  mes  plaies. 

J'étais  heureux,  je  sentais  mes  forces  grandir,  et,  dans  ma  grosse 
tête,  de  nouvelles  pensées  s'accumuler  sans  cesse.  Est-ce  le  privilège 
des  orphelins?  —  Je  ne  sais,  mais  je  jouissais  beaucoup  des  choses 
extérieures  qui  paraissaient  être  indifférentes  à  la  plupart.  Je  me  laissais 
bercer,  et  je  vivais  pour  vivre  dans  le  cher  ruisseau  qui  pourvoyait  à 
tout.  Ignorant  toute  chose,  je  ne  m'étais  jamais  demandé  d'où  je  venais, 
qui  j'étais  ;  je  me  doutais  bien  que  je  devais  ressembler  à  mes  voisins, 
encore  n'en  étais-je  pas  sûr.  Pour  se  mirer  il  ne  faut  point  être  dans  le 
miroir,  et  j'y  étais  tout  entier.  Savais-je  seulement  si  j'éta;s  beau  ou 
laid,  grand  ou  petit,  fleur  ou  poisson?  J'aimais  tout  ce  que  je  voyais  : 
arbres  et  bêtes,  ciel  et  terre;  il  me  semblait  bien  aussi  que  tout  le 
monde  devait  m'aimer,  et  à  vrai  dire  je  n'avais  reçu  que  bon  accueil  et 
preuves  de  fraternité. 

Cependant  vers  cette  époque  je  sentis  à  la  partie  postérieure  de  ma 
personne  une  sorte  d'engourdissement,  de  paralysie  singulière.  Ma 
queue,  ma  rame,  mon  gouvernail,  devint  tout  à  coup  plus  lente,  tandis 
que  dans  tout  mon  corps  je  sentais  des  tiraillements,  des  lassitudes 
inaccoutumées  et  aussi  un  besoin  de  respirer  qui  jusqu'alors  m'avait  été 
inconnu.  Faut-il  le  dire  :  mes  pattes  poussaient,  mes  poumons  se  for- 
maient, je  devenais  crapaud.  A  cette  transformation  physique  corres- 
pondit une  transformation  morale.  Tout  se  décolora  pour  moi  et  il  me 
sembla  que  mon  esprit  et  mon  cœur  revêtait  aussi  un  habit  de  deuil  :  le 
châtiment  commençait. 

Un  jour,  il  m'en  souvient,  j'aperçus  au  bord  de  l'eau  une  Cane  et 
ses  petits  ;  je  les  avais  vus  souvent  prendre  leur  bain  quotidien,  mais  cette 
fois.,  en  les  apercevant,  j'éprouvai  une  émotion  particulière  que  je  n'avais 
jamais  ressentie.  Les  petits  Canetons  étaient  couchés  en  tas  sur  une  belle 
touffe  d'herbe  ;  on  n'apercevait  d'où  j'étais  qu'un  amas  confus  de  duvet 

23 


178 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


blanc  doré  par  le  soleil.  Par-ci  par-là  un  petit  bec  jaunâtre  dépassait,  et 
Ton  devinait  à  l'immobilité  de  ces  bambins  et  à  l'abandon  de  leur  pos- 
ture qu'ils  étaient  là,  dans  ce  soleil,  les  Canetons  les  plus  heureux  du 
monde  et  qu'ils  dormaient  profondément.  Cependant  la  mère  Cane,  qui 
ne  dormait  pas,  inspectait  sa  couvée;  il  me  sembla  qu'elle  jetait  sur  cette 
marmaille  un  regard  de  tendresse  qui  jamais  ne  m'avait  effleuré.  A  un 
certain  bruit  qu'elle  fit,  toute  la  bande  s'agita,  mais  lentement,  les  becs 
s'entr'ouvrircnt,  les  petits  yeux  clignotants  se  tournèrent  tous  vers  elle 
et  j'entendis  un  ramage  de  kouic  kouie  joyeux. 


«  Bonjour,  maman  Cane,  bonjour,  semblaient-ils  dire.  Est-ce  qu'il 
est  l'heure  du  bain,  maman  Cane? 

—  Mais  oui,  petits  paresseux,  mais  oui,  mes  amours,  il  est  l'heure 
de  se  baigner.  N'entendez-vous  pas  le  ruisseau  qui  chante,  ne  sentez- 
vous  pas  le  soleil  de  midi  qui  darde  ses  beaux  rayons  d'or?  Vous  allez 
attraper  mal  à  la  tête,  mes  enfants.  » 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX   CRAPAUD.  179 


Mais  la  marmaille  ne  bougeait  guère  et  répondait  :  «  Kouic  kouic, 
maman  Cane,  on  est  si  bien,  couchés  l'un  sur  l'autre,  immobiles, 
engourdis,  tandis  que  les  insectes  bDurdonnent,  que  les  clochettes  des 
champs  se  penchent  et  se  pâment ,  et  que  des  haies  d'aubépine  s'élance 
une  vapeur  moirée  qui  se  perd  dans  le  bleu  du  ciel...  Maman  Cane,  on 
est  si  bien  ! 

—  Fichus  garnements  !  vous  allez  me  faire  sortir  de  mon  caractère  ! 
Voulez-vous  vous  lever!  kouac...  kouac...  Voyons,  mes  petits  anges, 
un  peu  de  courage,  et  levons-nous!  » 

Tous  les  Canetons  sentirent  bien  alors  qu'ils  devaient  obéir,  et  com- 
mencèrent à  s'agiter;  mais  il  fallait  débrouiller  toute  cette  confusion  de 
pattes  roses,  d'ailes  plucheuses,  de  bacs  dorés  enchevêtrés  les  uns  dans 
les  autres  et  cachés  sous  le  duvet.  Ils  étaient  gauches,  inhabiles,  mais  je 
compris  que  leur  maman  dût  les  aimer.  A  chaque  effort  ils  chaviraient 
sur  l'herbe,  roulaient  sur  le  dos,  et  alors,  ne  sachant  plus  que  faire,  agi- 
taient leurs  pattes  en  l'air  comme  des  désespérés.  La  Cane  enfin,  qui  se 
tenait  à  quatre  pour  ne  pas  éclater  de  rire,  vint  les  aider  un  peu  et  tout 
le  monde  fut  bientôt  sur  pied. 

Alors  ils  descendirent  lentement  vers  le  bord,  les  pierrettes  roulaient 
devant  eux,  et  à  chaque  pas  qu'ils  faisaient  on  eût  dit  qu'ils  allaient 
choir.  Leur  petite  queue  inquiète  se  dandinait  de.  droite  et  de  gauche, 
tandis  que  par  derrière  la  maman  les  suivait  en  les  encourageant  de  la 
voix.  Enfin,  après  bien  des  hésitations,  des  bavardages,  des  petits 
frissons  et  mille  poltronneries  qui  me  parurent  étranges,  ils  tendirent  le 
bec  en  avant,  et  tous  ensemble  s'abandonnèrent  au  courant.  Je  me 
sentis  soulevé  par  un  flot  immense. 

«  Cyprien,  les  pattes  en  dehors,  la  tête  droite  ou  je  me  fâche,  » 
disait  la  Cane. 

«  Alphonse,  mon  chéri,  plus  de  calme,  tu  frétilles  comme  un. 
goujon  ;  voyons  donc ,  grand  nigaud ,  tu  as  peur  !  vois  un  peu  > 
est-ce  que  j'ai  peur,  moi?  » 

A  un  certain  moment  les  Canetons  passèrent  à  côté  de  moi,  et 
m'ayant  aperçu,  j'étais  k  fleur  d'eau,  ils  me  regardèrent  avec  éton- 
nement  et  s'écartèrent  bien  vite;  ils  éprouvaient  bien  certainement 
un  sentiment  de  répulsion. 

Je  ne  saurais  dire  combien  cela  me  fit  de  la  peine,  car  je  me 
sentais  déjà  disposé  à  les  aimer.  J'étais  seul,  isolé,  et  les  voyant 
unis,  je  me  disais  :  «  Qui  sait  s'ils  ne  m'accepteraient  pas  comme  un 


1SÎ  LES   DOLÉANCES   D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


des  leurs?  »  J'aurais  aimé  à  in 'étendre  avec  eux  sur  les  belles  touffes 
d'herbe  et  à  entendre  la  bonne  mère  Cane  me  traiter  comme  un  de 
ses  enfants.  C'était  absurde,  mais  je  ne  savais  rien  du  monde,  et  je 
croyais  qu'on  se  faisait  aimer  des  autres  tout  simplement  en  les  aimant. 
Voilà  pourquoi  le  regard  des  Canetons  me  fit  tant  de  peine. 

Après  cette  aventure,  j'étais?  resté  pensif;  une  grande  Araignée 
d'eau  avec  laquelle  j'avais  joué  cent  fois  passa  au-dessus  de  ma  tête  et 
me  sourit  fort  amicalement,  mais  il  me  fut  impossible  de  trouver  un 
sourire  pour  répondre  au  sien.  Je  me  rapprochai  de  la  rive  vers  laquelle 
un  secret  instinct  m'attirait  depuis  quelque  temps  ;  j'avais  besoin  d'air 
et  le  gazon  me  faisait  envie.  Arrivé  près  du  bord,  je  soulevai  ma  tête 
hors  de  l'eau. 

«  Que  le  diable  t'emporte  !  »  me  cria  quelqu'un  qui  était  fort  près 
de  moi.  Je  me  retournai,  et  j'aperçus  entre  les  racines  d'un  saule  une 
personne  admirablement  vêtue  :  sa  cravate  avait  la  couleur  du  soleil 
lorsqu'il  s'endort,  son  dos  et  ses  ailes  étaient  d'un  beau  bleu  d'azur  qui 
se  transformait  en  vert  émeraude  au  moindre  miroitement  de  l'eau.  Cette 
personne  avait  le  bec  fort  long,  les  yeux  noirs  et  peu  bienveillants,  les 
pattes  rouges ,  la  queue  courte  et  impatiente  ;  toute  sa  personne  indi- 
quait un  caractère  difficile.  J'ai  su  depuis  qu'il  s'appelait  Martin- 
Pécheur. 

«  Qu'est-ce  que  tu  fais  là,  grand  niais,  avec  tes  quatre  pattes?  me 
dit-il  durement.  Ne  vois-tu  pas  que  ta  personne  empoisonne  la  rivière? 
un  peu  plus  et  je  te  gobais  comme  un  Goujon.  »  En  disant  cela  il  fit 
une  grimace  affreuse  comme  quelqu'un  dont  le  cœur  se  soulève.  «  Sors 
d'ici  et  rondement,  tu  éloignes  mes  clients.  » 

Je  ne  comprenais  pas  bien  ce  qu'il  voulait  me  dire,  mais  ce  que  je 
sentais,  c'était  la  dureté  de  ses  paroles.  «  Que  lui  ai-je  fait,  pensais-je? 
Avoir  une  gorge  qui  ressemble  au  soleil,  un  dos  de  la  couleur  du  ciel, 
et  être  aussi  méchant  !  Cependant  je  n'osai  rien  dire  parce  qu'il  était 
beaucoup  plus  gros  que  moi,  et  j'essayai  de  me  traîner  sur  le  sable, 
hors  de  l'eau,  pour  lui  être  agréable.  Je  fus  tout  surpris  de  pouvoir  me 
soulever,  grâce  à  ces  quatre  appendices  qui  m'étaient  récemrjient  sortis 
du  corps:  je  veux  parler  de  mes  pattes.  Mais  comme  je  me  trouvai 
lourd ,  gauche ,  impuissant ,  lorsque  je  n'eus  plus  la  belle  eau  transpa- 
rente pour  me  soutenir  et  me  porter  !  Instinctivement  je  me  retournai 
vers  le  ruisseau  pour  Je  voir  et  le  remercier  de  m'avoir  fait  vivre  en  lui, 
mais  tout  à  coup  je  restai  pétrifié.  Une  petite  masse  informe  et  ressem- 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


181 


blant  à  mon  père  était  là,  dans  l'eau,  à  mes  pieds.  Je  remuai  la  tête, 
cette  masse  s'anima  et  remua  la  tête  aussi.  Je  me  soulevai  sur  mes 
pattes,  elle  se  souleva  comme  moi. 


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«  Et  par-dessus  le  marché  il  est  coquet,  ranimai  !  »  s'écria  le  Mar- 
tin-Pêcheur en  éclatant  de  rire.  Te  trouves-tu  joli,  affreux  monstre  ? 
—  Comment,  ce  que  je  vois  là,  c'est  donc  moi-même  ? 


182        LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


—  Oui  mon  trésor,  et  tu  peux  te  vanter  d'avoir  sous  les  yeux  un 
joli  spectacle.  » 

C'était  pourtant  vrai,  le  doute  n'était  pas  possible,  car  je  voyais 
dans  l'eau,  en  même  temps  que  ma  propre  image,  celle  des  saules  qui 
bordent  la  rive,  celle  des  liserons  et  des  clochettes;  j'y  apercevais  le 
ciel  lui-même  et  ses  petits  nuages  blancs,  les  peupliers  de  la  colline  que 
le  vent  faisait  frissonner,  les  canetons  qui,  là-bas,  remontaient  sur  la 
rive,  et  derrière  moi  je  distinguais  aussi  le  Martin -Pêcheur  bleu  et 
rouge  qui  riait  encore  avec  un  air  de  mépris.  Il  était  bien  méchant,  sans 
doute;  niais  comme  il  était  bien  habillé,  ce  Martin-Pêcheur!  quel  beau 
bec!  quelles  jolies  pattes!  comme  tout  cela  était  élégant  et  fin!...  Je 
détournai  la  tête,  j'étais  horrible  ;  et  c'était  mon  ruisseau  chéri ,  lui  qui 
m'avait  comblé  de  ses  caresses  et  livré  ses  trésors,  c'était  lui  qui  me 
reprochait  ma  laideur  ef  faisait  naître  la  honte  en  moi.  Se  repentait-il 
de  ses  bontés,  pour  s'en  payer  aussi  cruellement?  Hier  il  était  bon; 
aujourd'hui  il  est  cruel ,  et  cependant  les  Araignées  et  les  Pucerons  se 
promènent  comme  à  l'ordinaire  sur  sa  surface,  les  petits  Poissons  filent 
et  jouent  dans  son  eau,  les  fleurs  s'y  baignent,  les  herbes  s'y  désal- 
tèrent... Je  ne  comprenais  pas,  mais  j'étais  malheureux. 

«  C'est  fini,  pensais-je,  c'est  fini,  on  ne  veut  plus  de  moi,  »  et  je  dis 
adieu  à  toutes  ces  choses  et  a  tous  ces  êtres  avec  lesquels  j'avais  vécu. 
Pas  un  regard  ne  répondit  au  mien,  je  sentis  que  je  ne  laissais  pas  de 
vide;  le  ruisseau  n'interrompit  pas  sa  chanson  pour  me  souhaiter  bonne 
chance ,  les  Canetons ,  qui  s'étaient  rendormis  à  leur  place  accoutumée , 
ne  levèrent  pas  la  tête,  le  nénufar  resta  immobile.  Je  fis  un  effort  et 
je  m'acheminai  péniblement;  mais  tout  à  coup  j'étais  devenu  honteux  et 
humble  et  je  demandais  pardon  aux  herbes  que ,  malgré  moi ,  je  cour- 
bais sous  mon  poids. 

«  Votre  serviteur,  murmurai-je  au  Martin-Pêcheur. 

—  Va  au  diable,  Crapaud  maudit!  » 

Je  n'ai  pas  revu  depuis  cet  oiseau  ;  mais ,  en  me  rappelant  ses  der- 
nières paroles,  j'ai  pfcnsé  qu'il  avait  une  grande  expérience  de  la  vie. 

Je  me  traînais  plutôt  que  je  ne  marchais;  j'étais  encore  très-faible 
et  bien  inexpérimenté  dans  le  nouveau  métier  que  m'imposait  la  Provi- 
dence. Au  bout  de  dix  minutes  j'étais  exténué.  Le  jour  commençait  à 
baisser,  les  herbes  et  la  terre  se  faisaient  humides  ;  je  tombais  de  som- 
meil :  je  m'acheminai  donc  vers  de  gros  arbres  que  j'apercevais  à 
gauche,  espérant  trouver  dans  l'un  de  ces  vieux  troncs  un  trou,  une 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD.        183 


cachette,  pour  y  passer  la  nuit.  «  Je  suis  si  petit,  que  le  gros  arbre  ne  me 
refusera  pas  l'hospitalité,  pensai-je;  d'ailleurs,  s'apercevra-t-il  seulement 
de  ma  présence  ?  » 

J'ai  dit  que  j'étais  d'un  naturel  rêveur  et  contemplatif;  je  n'ai  point 
eu  tort,  car  je  me  souviens  que  ce  soir-là,  en  dépit  de  la  fatigue,  du 
sommeil  et  de  la  faim,  je  m'assis  un  instant  sur  mes  pattes  de  derrière 
pour  voir  et  entendre  ce  qui  se  passait  autour  de  moi.  Il  y  avait  devant 
moi  un  petit  bois  derrière  lequel  le  soleil  se  couchait,  de  sorte  qu'à  tra- 
vers les  arbres  et  les  feuilles  j'apercevais  de  longs  rayons  de  soleil  qui 
filaient  comme  des  flèches  et  se  perdaient  au  milieu  des  branches.  Au- 
dessus  de  moi  le  ciel  était  tranquille,  profond  et  d'une  couleur  vert- 
pomme  dorée,  si  douce,  si  calme,  si  pleine  de  tendresse,  que  je  me  rap- 
pelai instinctivement  le  regard  dont  la  bonne  mère  Cane  enveloppait  ses 
enfants.  Oui  vraiment,  il  me  semblait  que  ce  bon  ciel  me  protégeait  et 
me  souhaitait  courage.  Ne  dites  pas  :  «  Mais  ce  Crapaud  est  fou  !  »  C'est 
dans  cette  folie-là  que  j'ai  trouvé  les  seules  joies  de  ma  pauvre  vie.  Les 
déshérités  de  ce  monde  se  consolent  comme  ils  peuvent  !...  Tous  les 
bruits  avaient  cessé  ;  les  fleurs  et  les  herbes  déjà  couvertes  d'une  rosée 
délicieuse,  dont  je  fus  assez  hardi  pour  boire  quelques  gouttes,  s'affais- 
saient en  s'endormant,  et  de  tous. côtés,  sous  les  feuilles  silencieuses  et 
immobiles,  les  oiseaux  se  chantaient  bonsoir  en  faisant  leur  toilette  de  nuit. 

«  Bonsoir,  Fauvette!  bonsoir,  Pinson!  bonsoir,  mes  mignons!  bon- 
soir, mes  amours!...  tra  deri  dera  !  »  Et  tous  ces  gens  heureux,  aile 
contre  aile,  le  sourire  au  bec,  se  donnaient  de  jolis  petits  baisers  en 
lançant  un  dernier  éclat  de  rire. 

«  Hé  !  là-bas,  les  enfants,  un  peu  de  silence,  »  s'écria  un  gros  Merle 
ronfleur  perché  au  sommet  d'un  arbre. 

Ce^ Merle  avait  de  l'autorité,  car  peu  à  peu  le  ramage  cessa,  et  le 
sommeil  s'étendit  comme  un  voile. 

Je  regardai  J  à  terre.  Tout  autour  de  moi  une  foule  de  petits  êtres 
que  je  n'avais  jamais  vus  regagnaient  leur  demeure,  actifs,  pressés, 
fatigués,  encore  couverts  de  la  poussière  du  jour.  Ceux-ci  rampaient, 
ceux-là  marchaient  au  milieu  de  la  mousse  et  des  herbes,  escaladant  les 
'feuilles  mortes,  tournant  les  mottes  de  terre;  sans  doute  on  les  atten- 
dait chez  eux...  Dieu,  que  je  me  trouvai  seul  ce  soir-là!... 

Fort  heureusement,  j'aperçus  tout  près  de  moi  un  grand  trou 
sombre  entre  deux  racines  ;  je  m'en  approchai  avec  prudence  et  j'y 
entrai  timidement  en  longeant  les  murs.  Tout  à  coup,  j'entendis  dans 


186 


LES   DOLÉANCES   D'UN    VIEUX  CRAPAUD. 


l'obscurité  un  bruit  régulier,  lent,  monotone,  qui  ressemblait  à  un 
ronflement. 

«  Qui  est-ce  qui  est  là  ?  »  fit  une  voix  bien  timbrée. 

Je  ne  répondis  pas,  j'étais  tremblant. 

«  Mais  qui  est-ce  qui  est  donc  là?  »  poursuivit  la  voix  avec  un 
accent  de  plus  en  plus  irrité. 

J'allais  me  décider  à  répondre,  car  je  sentais  qu'au  fond  j'étais 
indiscret ,  lorsque  je  ressentis  à  la  paroi  abdominale  une  douleur  aiguë 
qui  m'arracha  un  cri.  J'entendis  un  grand  éclat  de  rire. 

Voilà  ce  que  c'est  que  d'entrer  sans  se  faire  annoncer!  Qui  es-tu? 

«  Je  suis  Crapaud,  monsieur,  mais  tout  petit,  je  sors  de  l'eau. 

—  Ah  !  l'horreur  !  cet  animal  chez  moi  ! 

—  Je  me  retire,  monsieur.  »  Et  j'allais  sortir  en  eflet,  lorsque  mes 


H  4 1  M  \Mte 


yeux,  s'habituant  à  l'obscurité,  j'aperçus  une  boule  énorme  armée  de 
pointes  innombrables.  J'étais  chez  un  Porc-Épic. 


LES  DOLÉÀNCFS   D'UN   VIEUX   CRAPAUD.  185 

Eh  bien,  voyez  un  peu,  ce  personnage  redoutable  fut  excellent  pour 
moi.  Ce  coup  de  pointe  qui  avait  failli  me  tuer,  je  souffre  encore  de 
cette  blessure  et  de  bien  d'autres,  hélas  !  lorsque  le  temps  est  à  l'orage;" 
ce  coup,  dis-je,  l'avait  mis  en  belle  humeur,  et  il  me  permit  de  passer 
ma  nuit  dans  un  coin,  après  m'avoir  fait  jurer  toutefois  que  je  ne  ron- 
flais pas. 

Je  parle  de  ce  petit  incident  de  ma  vie  parce  que  je  lui  dus ,  sinon 
un  ami,  du  moins  un  voisin  indulgent  quoique  fort  rude.  Ah  !  certes,  il 
était  fort  rude,  mon  voisin  le  Porc-Épic,  et  mon  cœur  se  gonfla  bien 
souvent  en  l'entendant  ;  il  ne  mâchait  pas  ses  mots,  comme  on  dit 
familièrement. 

«  Tu  es  laid,  s'écriait-il  en  jne  foudroyant  du  regard;  je  ne  dis 
pas  assez,  tu  es  horrible,  tu  es  faible,  tu  es  gluant,  bavant, 'impotent,, 
infirme,  vil... 

—  Oui,  monsieur,  murmurai-je,  car  je  sentais  qu'il  disait  vrai. 

—  Eh  bien,  petit  monstre  infect,  n'ajoute  pas  à  tes  infirmités  en  te 
battant  les  flancs  pour  avoir  du  cœur  et  de  l'esprit.  Tu  n'es  pas  assez 
riche  pour  te  payer  ces  petits  plaisirs-là.  On  te  haïra,  tâche  de  haïr  les 
autres;  c'est  une  force,  et  qiîand  on  se  sent  fort  on  est  joyeux.  Si  on 
t'approche,  bave;  si  on  te  regarde,  bave;  tourne  ton  dos,  exhibe  tes 
croûtes,  tes  plaies,  tes  horreurs;  fais  fuir  les  gens,  fais  aboyer  les 
chiens  par  le  seul  fait  de  ta  laideur.  Que  la  haine  des  autres  soit  un 
bouclier  pour  toi,  tu  n'as  pas  d'autre  moyen  de  te  tirer  d'affaire,  et  si 
tu  n'es  pas  une  brute,  eh  bien,  tu  trouveras  encore  des  joies  dans  ton 
métier  de  maudit.  Sois  fier  de  ton  horrible  enveloppe  comme  moi  je  suis 
fier  de  mes  piquants  pointus,  et  surtout  fais  comme  moi  :  n'aime 
personne. 

—  Mais  si  vous  ne  m'aimiez  pas  un  peu ,  —  il  éclata  de  rire  — 
un  tout  petit  peu,  ajoutai-je  timidement,  si  vous  ne  daigniez  pas  avoir 
pitié  de  moi,  pourquoi  me  donneriez-vous  ces  conseils  que  vous  croyez 
si  bons ,  quoiqu'ils  soient  bien  durs  ?  Il  riait  toujours. 

—  Toi,  mon  amif  s'écria-t-il  enfin,  Dieu  que  tu  es  bote!  tu 
m'amuses  tout  simplement  parce  que  le  rôle  que  tu  vas  jouer  ressemble 
un  peu  à  celui  que  je  joue ,  que  mes  ennemis  seront  aussi  les  tiens,  et 
qu'avant  tout  je  pense  leur  être  désagréable  en  t'armant  contre  eux. 
Bave,  mon  garçon;  si  tu  ne  baves  pas,  l'on  t'écrase.  Au  reste,  fais 
comme  tu  voudras,  cela  m'est  complètement  égal.  » 

Ces  rudes  maximes  me  semblent  odieuses.  Que  voulez-vous?  on  ne 

24 


186  LES   DOLÉANCES  D'UN    VIEUX  CRAPAUD. 

se  refait  pas.  J'aurais  dû  les  suivre,  mais  je  ne  les  suivis  pas.  Est-ce  ma 
faute  si,  inspirant  l'horreur,  j'avais  soif  d'affection  et  de  tendresse  ;  si, 
laid  et  difforme,  je  me  sentais  attiré  vers  les  jolies  choses  et  les  belles 
créatures;  si,  vivant  dans  la  boue,  j'adorais  les  étoiles';  si,  lourd  et 
impotent,  je  .rêvais  la  grâce  et  l'agilité?  Non,  certes,  ce  n'était  pas  ma 
faute.  C'est  ce  qui  fit  que  bientôt  le  Porc-Épic,  me  voyant  incorrigible, 
me  méprisa  profondément  et  me  mit  rudement  à  la  porte.  Voici  quelle 
fut  la  goutte  d'eau  qui  fit  déborder  le  verre. 

Il  me  faut  un  certain  courage,  je  vous  jure,  pour  raconter  ici  mes 
chagrins  ;  mon  nom  seul  ne  suffit-il  pas  à  chasser  la  pitié  du  lecteur? 
I^es  peines  d'un  Crapaud  !  c'est  à  mourir  de  rire  !  Qui  sait  cependant  si 
dans  la  foule  qui  lira  ces  pages  il  ne  se  trouvera  pas  quelque  être  laid 
et  hideux  comme  moi,  qui  dira  tout  bas  :  «  Je  suis  son  frère,  »  et  me 
plaindra  un  peu  en  songeant  à  lui  ?  Mais  je  poursuis. 

Je  commençais  à  devenir  adulte,  lorsque  je  la  vis  pour  la  première 
fois.  Il  faisait  grand  soleil,  l'herbe  du  pré  était  haute  et  répandait  un 
parfum  pénétrant  qui  m'enivra  sans  doute,  car,  en  l'apercevant,  je  m'ar- 
rêtai tout  net  et  je  sentis  que  je  l'aimais  follement.  Elle  était  élégante, 
allongée,  souple,  agile;  tout  son  petit  corps  était  de  ce  vert  tendre  qu'on 
ne  voit  qu'au  printemps.  D'un  bond  elle  s'élança  à  des  hauteurs  immen- 
ses. Je  la  suivis  de  l'œil,  je  vis  ses  ailes  s'étendre,  ses  pattes  fines  s'al- 
longer, et  toute  son  aérienne  personne  se  détacher  sur  le  ciel  bleu  ;  puis 
elle  retomba  sur  le  sommet  d'une  herbe  qui  la  reçut  en  pliant,  et  pendant 
un  moment  l'herbe  et  la  Sauterelle  se  balancèrent  ainsi  dans  l'espace. 
Se  balancer  dans  l'air,  jouer  avec  les  fleurs,  les  faire  frissonner  sur  leur 
tige  sans  les  meurtrir  et  les  écraser,  être  élégant,  gracieux,  souple, 
agile,  se  mirer  dans  les  flaques  ;  de  ses  deux  pattes  souples  caresser  sa 
taille  fine,  avoir  un  corps  vert-pomme,  et  supprimer  l'espace  d'un  petit 
coup  de  jarret!...  Je  devins  fou,  et  durant  un  instant  je  n'osai  respirer, 
me  sachant  si  impur  et  si  vil  que  je  craignais  de  vicier  l'air  où  s'agitait 
cette  belle  personne.  A  un  certain  moment ,  elle  tourna  ses  yeux  vers 
moi;  j'essayai  dé  sourire,  pensant  qu'en  souriant  je  serais  moins  hor- 
rible ,  mais  je  sentis  bien  que  ma  peau  était  trop  rude ,  et  qu'à  travers 
mes  yeux  rien  ne  pouvait  passer  de  ce  que  je  ressentais  en  moi.  Au 
reste,  la  Sauterelle  ne  me  vit  pas,  ou  peut-être  me  prit  pour  quelque 
motte  de  terre  durcie  par  la  pluie  et  cuite  par  le  soleil.  J'en  fus  presque 
content,  et  je  restai  immobile.  Au  moins  je  pouvais  la  voir!  Elle  était 
en  train  de  caresser  ses  longues  antennes  avec  ses  deux  pattes  de  devant, 


LES   DOLÉANCES   D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 


187 


lorsque  je  sentis  une  grande  ombre  qui  s'étendait  sur  moi.  Je  me 
retournai  et  j'aperçus  un  gros  enfant  joufflu.  Il  s'avançait  avec  pru- 
dence, armé  d'un  grand  filet  de  gaze  muni  d'un  long  bâton.  Je  l'avais 
vu  cent  fois,  errant  dans  la  prairie  poursuivant  les  Papillons  et  les 
Insectes  dont  il  s'emparait  à  l'aide  de  son  filet.  Quand  une  de  ces  pau- 


D'un  bond  elle  s'élançait  à  des  hauteurs  immenses. 


vres  petites  bêtes  si  jolies  et  si  faibles  lui  avait  échappé,  je  l'avais  vu 
se  mettre  en  colère  et  laj  poursuivre^ de  plus  belle  comme  un  ennemi 
dangereux.  Et  je  me  disais  :  «  Voilà  qui  est  horrible  !  Est-ce  donc  un 
mal  que  d'échapper  à  la  mort?  Que  lui  ont-elles  donc  fait,  ces  pauvres 


188       LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 

petites  bêtes  qui  n'ont  même  pas  le  tort  d'être  laides  comme  moi?  » 
J'en  rêvai  une  nuit,  et  dans  mon  rêve  je  voyais  de  gros  Crapauds, 
devenus  ingambes,  emprisonnant* dans  leurs  filets  les  petits  enfants  de 
l'Homme  et  les  piquant  sur  les  troncs  d'arbres  avec  de  longues  épingles. 
.  C'était  un  mauvais  rêve,  parce  que  parmi  les  Hommes  il  y  en  a  de  bien 
bons  ;  moi  qui  vous  parle,  j'en  eus  la  preuve  :  mais  je  vous  conterai 
cela  tout  à  l'heure. 

Je  connaissais  donc  l'enfant  et  son  filet  ;  aussi  lorsque  je  le  vis  se 
diriger  vers  ma  Sauterelle,  je  compris  ce  qu'il  voulait  faire  et  je  trem- 
blai pour  celle  que  j'aimais.  Que  faire?  La  prévenir?  Mais  comment? 
Eût-elle  compris  mon  cri?  avais-je  le  temps  de  lui  rien  expliquer?  Heu- 
reusement, j'eus  alors  là  une  excellente  idée.  L* enfant,  les  yeux  fixés 
sur  la  chère  mignonne,  allait  abaisser  son  filet  lorsque,  jugeant  qu'il 
était  trop  éloigné,  il  fit  un  pas  pour  s'approcher  d'elle.  A  ce  moment, 
je  calculai  bien  la  distance,  je  fis  un  grand  effort,  je  m'élançai  et  me 
plaçai  si  bien  que  le  pied  du  bambin  s'abattit  sur  mon  dos.  Ma  vilaine 
peau  étant  gluante,  oh!  j'avais  tout  calculé,  l'enfant  perdit  l'équilibre  et 
d'un  seul  coup  roula  dans  l'herbe.  Ma  belle  chérie  était  sauvée  !  Mais 
je  ressentis  en  même  temps  une  douleur  atroce  et  je  m'aperçus  que 
j'avais  une  patte  en  lambeaux.  Eh  bien,  voyez  un  peu  comme  cela  est 
étrange!  je  vous  jure  qu'en  ce  moment  j'éprouvai,  malgré  ma  souf- 
france, une  des  plus  grandes  joies  de  ma  vie.  Je  lui  avais  donné  quel- 
que chose  de  moi-même,  à  la  chère  belle;  je  ne  voulais  rien  lui  récla- 
mer, jç  n'aurais  jamais  osé  le  faire,  mais  je  jouissais  en  pensant  qu'elle 
f était  mon  obligée.  Comme  on  est  égoïste  au  fond  !  Enfin,  que  voulez- 
vous?  je  jouissais  de  cela. 

L'enfant  se  releva  bientôt  en  criant.  Lorsqu'il  eut  compris  que  j'étais 
la  cause  de  sa  chute,  il  prit  une  pierre,  et  de  loin,  en  se  reculant,  car 
il  avait  peur  de  moi,  il  me  lapida  avec  cette  joie  que  les  Hommes 
éprouvent  à  nuire  aux  autres  lorsqu'ils  sont  en  sûreté.  Fort  peureuse- 
ment, le  viiam  garçon,  outre  qu'il  était  méchant,  était  très-maladroit, 
—  on  n'est  pas  parfait!  —  et  j'en  fus  quitte  pour  quelques  égrati- 
gnures  ;  d'ailleurs  nous  avons  la  vie  dure,  nous  autres  Crapauds  ;  n'en 
soyez  pas  jaloux,  vous  autres  !  Dur  veut  dire  solide,  mais  lourd  à 
supporter  aussi. 

J'espérais  bien  au  fond  que  la  belle  Sauterelle  comprendrait  ce  que 
j'avais  fait  pour  elle.  En  s'échappant,  elle  avait  tourné  la  tête,  m'avait 
vu  écrasé,  et  nos  regards  s'étaient  croisés.  Elle  avait  tout  compris  en 


LES   DOLÉANCES   D'UN    VIEUX  CRAPAUD.  189 


effet,  ou  du  moins  je  me  l'imaginai,  car  je  l'aperçus  bientôt  escaladant 
les  herbes  et  se  dirigeant  vers  moi.  Jamais  je  ne  l'avais  trouvée  plus 
gracieuse,  plus  alerte.  Il  y  a  des  gens  que  la  reconnaissance  rend 
joyeux  sans  doute.  Elle  était  émue.  J'eus  un  moment  de  vive  espé- 
rance ;  ma  patte  cependant  me  faisait  grand  mal ,  mon  sang  coulait  en 
abondance,  mais  je  me  disais  à  part  moi  :  «  Quel  bonheur  !  elle  va  voir 
tout  cela.  » 

Enfin  elle  s'arrêta,  elle  était  accompagnée  de  plusieurs  de  ses  amies, 
pimpantes  et  brillantes  comme  elle ,  venues  là  sans  doute  par  curiosité. 
J'aurais  bien  préféré  qu'elle  fût  seule,  car  j'avais  déjà  remarqué  qu'iso- 
lément les  gens  sont  meilleurs.  Quand  elles  furent  toutes  là,  je  levai  les 
yeux  :  il  me  sembla  que  le  sort  de  ma  vie  allait  se  décider. 

«  C'est  ce  pauvre  diable,  dites-vous,  ma  chérie,  qui  s'est  fait  écraser 
tout  à  l'heure  ?  murmura  l'une  de  ces  Sauterelles  en  s'adressant  à  la 
reine  de  mon  cœur.  Oh!  mais  il  est  très-touchant,  voyez  les  plaies  de 
ce  pauvre  misérable;  c'est  horrible,  horrible!  Si  l'on  n'était  retenue  par 
des  sentiments  élevés,  véritablement  on  fuirait  au  plus  vite.  Ah!  l'af- 
freux monstre  !  est-ce  singulier  que  l'héroïsme  aille  se  nicher  sous  ces 
croûtes  ignobles?  » 

En  disant  cela ,  elle  se  retourna  vers  ses  compagnes  qui  se  mirent  à 
sourire  en  minaudant;  je  crois  qu'elle  leur  avait  signe  que  je  devais 
sentir  mauvais. 

Ma  bien-aimée  s'adressant  alors  directement  à  moi ,  tout  en  cares- 
sant ses  ailes  :  «  Dis-moi,  mon  brave,  pourquoi  m'as-tu  rendu  le 
service  de  tout  à  1,'heure?  As-tu  conscience  d'avoir  fait  là  une  belle 
action?  » 

C'était  le  moment  de  me  jeter  à  ses  pieds,  de  laisser  couler  de  mes 
yeux  les  larmes  que  j'avais  dans  le  cœur,  de  m'écrier  :  «  J'ai  fait  tout 
cela  par  amour  pour  vous ,  chère  belle  aimée  ;  »  mais  elle  m'avait  parlé 
avec  une  telle  confiance  dans  sa  supériorité,  d'uue  voix  si  sûre  et  si 
peu  émue,  que  je  ne  trouvai  pas  d'abord  un  mot  à  lui  répondre. 

«  Mais,  dites-moi,  mignonne,  on  rencontrerait  ce  monstre  héroï- 
que, le  soir,  au  clair  de  lune,  dans  un  petit  chemin,  que  sur  l'honneur 
on  mourrait  de  peur,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  A  coup  sûr  il  est  effrayant.  »  Elles  tournaient  tout  autour  de  moi 
et  m'examinaient  avec  attention. 

«  Je  le  trouve  moins  effrayant  que  grotesque,  à  vous  dire  vrai, 
murmura  ma  bien-aimée.  C'est  la  tête  surtout  qui  est  unique  ;  il  a  un 


190  LES   DOLÉANCES   D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 

visage  à  faire  jaunir  les  pâquerettes,  à  tarir  les  flaques.  Avez-vous  vu 
l'œil,  mes  belles? 

—  Oui,  oui,  firent-elles  toutes  ensemble;  l'œil  est  impossible!  ah! 
ah!  ah!  impossible.  » 

Ces  petits  rires  aigus  me  traversaient  le  cœur,  tout  m'eût  semblé 
préférable  à  ces  moqueries  ;  j'étais  fait  à  la  haine  et  au  dégoût  qu'inspi- 
rait ma  personne  ;  mais  peu  de  gens  avant  cette  aventure  avaient  songé 
à  rire  de  moi ,  et  d'ailleurs  j'ai  vu  depuis  dans  le  monde  qu'on  accepte 
plus  facilement  un  rôle  hideux  qu'un  rôle  grotesque.  La  haine  des 
autres  vous  blesse  et  vous  excite,  elle  vous  fait  vivre.  Le  rire,  au  con- 
traire, vous  anéantit  et  vous  écrase. 

Bref,  sous  l'empire  d'un  sentiment  d'orgueil  dont  j'ai  honte  aujour- 
d'hui, je  me  soulevai  sur  ma  patte  sanglante,  et  m'adressant  à  la  Sau- 
terelle que  j'aimais  : 

u  Je  ne  vous  demande  ni  pitié  ni  récompense,  madame,  lui  dis-je; 
j'ai  fait  tout  cela  parce  que... 

—  Écoutez  donc,  mes  mignonnes  aimées,  fit  la  Sauterelle;  mais  il 
parle,  il  parle  fort  bien,  et,  si  je  ne  me  trompe,  il  a  des  dents.  Oh! 
l'intéressante  horreur!  Ne  vous  approchez  pas  trop  cependant,  c'est 
plus  sûr. 

—  Parce  que...,  poursuivis-je  d'une  voix  faible.  —  je  me  sentais 
prêt  à  m'évanouir,  —  parce  que  je...  vous  aimais.  » 

Ces  simples  paroles  furent  d'un  effet  irrésistible;  toutes  les  belles 
filles  éclatèrent  d'un  rire  argentin. 

«  Eh  bien,  mais...,  ah!  ah!  ah!...  c'est  très-gentil  cela...,  ah!  ah! 
ah!...,  mon  brave,  d'aimer  ses  sembla...,  ah!  ah!...,  ses  semblables.  » 
Ce  dernier  mot  redoubla  l'hilarité  générale  qui,  au  bout  d'un  instant, 
devint  du  délire.  Alors  toutes  les  Sauterelles ,  ne  se  contenant  plus  de 
joie,  se  prirent  par  la  patte  et  dansèrent  en  rond  autour  de  moi.  De 
temps  en  temps  elles  s'arrêtaient  toutes  et  s'écriaient  en  riant  de  bon 
cœur  :  «  Salut  l'amoureux,  salut!  votre  servante,  cœur  sensible!  » 

Elles  se  sont  bien  amusées  ce  jour-là.  Après  tout  elles  avaient  obéi 
à  leur  nature  et  moi  j'étais  sorti  de  la  mienne.  J'avais  fait  preuve 
d'idiotisme  et  de  vanité;  au  moins  ce  fut  l'opinion  que  m'exprima  mon 
ami  le  Porc-Epic  en  me  mettant  le  soir  même  à  la  porte  de  chez  lui. 

A  partir  de  ce  moment-là,  je  devins  sombre  et  je  pris  les  habitudes 
qu'ont  tous  ceux  de  notre  espèce  :  je  ne  sortis  plus  guère  que  la  nuit, 
je  perdis  la  vue  de  toutes  les  belles  choses  qui  m'avaient  tant  charmé , 


LES   DOLÉANCES   D'UN   VIEUX   CRÀPxVUD.  191 

— t 

car  il  y  a  vraiment  de  belles  choses  en  ce  monde,  il  y  a  aussi  des  êtres 
heureux  !  Si  ceux-là  seulement  voulaient  consentir  à  donner  de  temps 
en  temps  une  de  leurs  heures  joyeuses  pour  distribuer  aux  pauvres 
diables  qui  ne  rient  jamais,  comme  tout  irait  mieux,  je  vous  le 
demande  !  et  comme  la  laideur  s'effacerait  peu  à  peu  !  car  ce  qui  rend 
laid  c'est  la  souffrance;  mais  je  me  trompe  peut-être,  mettons  que  je 
n'ai  rien  dit. 

Peu  à  peu  mes  yeux  s'habituèrent  à  distinguer  dans  l'obscurité. 
Plantes  et  gens,  tout  le  monde  dormait,  l'air  était  frais  et  pur,  le 
silence  profond.  Je  marchais  à  la  lueur  des  bonnes  étoiles  qui,  chose 
étrange,  ne  m'ont  jamais  manifesté  ni  dégoût  ni  répulsion.  Peut-être 
m'ontr-elles  vu  de  trop  loin  pour  pouvoir  me  juger  ;  le  fait  est  que  je 
ressentis  parfois  dans  la  nuit  des  sensations  qui  doivent  ressembler  au 
bonheur.  Je  jouissais  d'être  calme  et  aussi  de  pouvoir  regarder  en  face 
sans  crainte  de  gêner  les  autres.  Et  cependant  je  me  souviens  qu'un 
soir...  —  j'écris  au  courant  de  la  plume  et  je  raconte  ici  mes  impres- 
sions à  mesure  qu'elles  me  viennent  à  l'esprit,  —  je  me  souviens  que. 
cherchant  mon  souper  dans  un  parc  où  je  vivais  depuis  quelques  mois . 
j'aperçus  sur  un  banc  une  jeune  fille  toute  mignonne  assise  près  d'un 
gros  monsieur  fort  laid.  Devrais-je  accuser  les  autres  de  laideur  ?  qu'on 
me  le  pardonne!.  La  jeune  fille  était  adorable,  les  boucles  de  ses  che- 
veux blonds  caressaient  ses  joues,  et  timidement  souriante,  émue,  les 
yeux  baissés,  elle  regardait  la  jolie  chaîne  d'or  qu'elle  avait  dans  les 
mains. 

Le  gros  homme,  l'air  assuré,  le  gilet  gonflé,  le  bec  en  l'air,  h\ 
voix  ronflante  et  le  chapeau  de  travers,  lui  disait  :  «  Accepte,  mon 
enfant,  en  souvenir  de  moi,  car  je  t'aime.  »  Et  il  entoura  la  taille  de  la 
chère  petite  de  son  gros  bras  impertinent. 

«  C'est  donc  bien  sûr  que  vous  m'aimez  ?  fit-elle  en  regardant 
toujours  la  chaîne. 

—  Je  t'adore,  ma  belle,  sur  l'honneur;  —  il  mit  la  main  dans  son 
gousset  —  et  toi,  ne  m'aimes-tu  pas? 

—  Mais  si,  fit-elle  tout  bas  avec  une  grâce  angélique,  —  elle  se 
passa  la  chaîne  au  cou. 

—  En  vérité,  tu  m'aimes?  et  pourquoi  m'aimes-tu,  voyons,  te 
rends-tu  compte,  ma  petite  duchesse?  dis,  dis,  pourquoi  m'aimes-tu? 

—  Mais,  dame,  parce  que...  —  elle  souriait  avec  une  finesse 
extrême  et  rougissait  un  peu,  —  parce  que...  vous...  êtes  joli  garçon.  » 


192 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD. 


En  ce  moment,  m'ayant  aperçu,  elle  ne  put  retenir  un  éclat  de  rire 
dont  je  ne  compris  pas  le  sens,  mais  qui  bien  certainement  ne  s'adres- 
sait pas  qu'à  moi. 

«  Tenez,  voyez  ce  Crapaud;  c'est  donc  la  nuit  qu'ils  prennent  du 
bon  temps? 

—  Quelle  bête  hideuse!  »  flt  l'Homme.  Et  de  sa  botte  il  m'envoya  bien 
loin.  Je  pensais  en  me  relevant  au  milieu  des  épines  où  j'étais  tombé , 
je  pensais  :  «  Eb!  mon  Dieu,  si  j'avais  seulement  une  chaîne  d'or  à 
donner  à  quelqu'un  !  »  Et  j'ajoutais,  sachant  qu'il  n'y  avait  là  personne 


LES  DOLÉANCES  D'UN  VIEUX  CRAPAUD.        193 

pour  rire  de  ma  folie  :  «  Ne  suis-je  pas  riche  aussi?  n'ai-je  pas,  sous 
mon  affreuse  enveloppe,  mon  petit  trésor  d'amour,  de  poésie?  Si  Ton 
me  laissait  aimer,  comme  j'aimerais  !  » 

a  Mais  fou  que  tu  es ,  m'écriai-je  tout  à  coup  en  m'adressant  à  moi- 
même,  qui  te  dit  que  tu  ne  t'es  point  trompé,  que  tu  n'as  pas  fait  fausse 
route  en  demandant  le  bonheur  aux  êtres  et  aux  choses  qui  ne  pou- 
vaient pas  te  le  donner?  Tu  es  un  orgueilleux,  l'ami.  Parce  qu'un  grand 
poète  au  cœur  miséricordieux  a  chanté  de  sa  voix  divine  tes  infortunes 
et  tes  chagrins,  tu  ne  vois  dans  l'univers  qu'une  victime  qui  est  toi. 
Sois  plus  modeste  et  moins  artiste,  sois  moins  rêveur,  regarde  à  terre., 
et  tu  trouveras  là  les  petits  bonheurs  que  la  Providence  y  a  mis  pour  toi.  » 

Cet  éclair  de  bon  sens  traversa  mon  esprit.  «  Pourquoi  vivre  à  part, 
me  dis-je,  cherchons  dans  mon  espèce  un  être  à  aimer.  Les  filles  de 
Crapaud  sont-elles  donc  si  repoussantes?  Ote  tes  lunettes  de  poète  infor- 
tuné et  regarde  à  l'œil  nu ,  mon  cher.  » 

A  partir  de  ce  moment,  mes  idées  changèrent  et  mes  habitudes 
aussi  ;  je  fréquentai  les  endroits  où  ceux  et  celles  de  mon  espèce  se 
réunissaient  d'ordinaire,  et  je  ne  tardai  pas  à  rencontrer  une  adorable 
enfant  qui,  par  le  plus  pur  des  hasards,  se  trouvait  être  ma  propre 
cousine  à  la  mode  de  Bretagne.  C'était  la  belle-fille  du  second  mari  de 
la  sœur  de...  Mais  il  serait  trop  long  de  vous  expliquer  tout  cela.  Je 
demandai  sa  main  et  je  l'obtins,  quoique  son  père  ne  fût  pas  partisan  des 
mariages  entre  Crapauds  de  la  même  famille.  Peut-être  avait-il  raison  ^ 
j'ai  entendu  émettre  sur  cette  question  les  opinions  les  plus  diverses. 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'épousai  ma  cousine.  J'aurais  bien  envie  de  vous 
faire  son  portrait,  et  tout  autre  que  moi  n'y  résisterait  peut-être  pas, 
mais  je  me  contiens .;  rien  n'est  sot  comme  de  parler  des  siens.  Qu'il 
suffise  de  savoir  que  je  la  trouvai  belle  et  qu'elle  me  trouva  à  son  gré.. 
Père  de  famille,  —  ma  chérie  fat  d'une  fécondité  surprenante,  —  je 
revins  vers  le  ruisseau  qui  m'avait  vu  naître,  et  je  fus  tout  surpris  de 
trouver  dans  les  souvenirs  que  j'avais  maudits  un  charme  qui  me  fit 
pleurer  de  tendresse. 

Que  de  fois,  mon  Dieu,  nous  avons  causé  de  toutes  ces  choses  en 
nous  promenant  le  soir,  côte  à  côte,  tandis  que  les  petits  folâtraient 
devant  nous  ! 

«  Oh!  que  j'aurais  voulu  te  connaître  à  cette  époque-là,  me  disait- 
elle,  alors  que  tu  étais  si  malheureux!  je  t'aurais  consolé,  mon  gros 
bijou.  » 

25 


194 


LES   DOLÉANCES   D'UN   VIEUX  CRAPAUD. 


Ah  !  être  appelé  mon  bijou ,  c'est  la  joie  suprême. 

«  Tu  es  enfant,  lui  répondais-je;  si  je  t'avais  connue,  je  n'aurais 
pas  été  malheureux.  » 

Je  souriais  de  bon  cœur  et  je  l'embrassais  au  front. 

Il  faut  vous  dire  maintenant,  quoiqu'il  soit  un  peu  niais  de  parler 
tant  de  soi,  il  faut  vous  dire  que  j'ai  gagné  beaucoup  en  prenant  des 
années;  j'ai  acquis  un  embonpoint  qui  ne  m'est  point  défavorable;  mon 
regard  en  outre  a  plus  de...,  ma  démarche  aussi...  Enfin  je  ne  suis 
plus  laid.  Parole  d'honneur,  demandez  à  ma  femme  ! 

C'est  mon  pauvre  beau-père  qui  n'embellit  pas  !  Seigneur  ! 

Un  vieux  Crapaud. 


Pour  avoir  mis  les  points  et  les  virgules, 
Gustave  Droz. 


LE    PREMIER 


FEUILLETON 


DE     PISTOLET 


■*■'-<■ 


Mon  cher  maître, 


ou  s  devez  être  inquiet,  surtout  par 
ce  temps  de  grandes  chaleurs,  quand 
toutes  les  murailles  sont  chargées  de 
cris  de  :  Mort  aux  Caniches!  de 
m'avoir  vu  sortir  hier  au  soir  sans 
muselière,  sans  collier  et  sans  vous. 
Véritablement  je  serais  tout  à  fait 
un  ingrat,  si  je  n'avais  pas  été 
poussé  hors  de  la  maison  par  ce  je 
ne  sais  quoi  d'irrésistible  et  de  tout- 
puissant  dont  vous  parlez  si  souvent 
dans  vos  conversations  littéraires. 
Rappelez -vous    d'ailleurs    que,     le 

jour  de  mon  escapade,  vous  avez  été  passablement  ennuyeux  les  uns 

et  les  autres,  à  propos  d'art,  de  poésie,  de  Boileau,  d'Aristote  et  des 

cinq  unités. 

J'avais  beau  vous  écouter  en  bâillant  et  japper  le  plus  gentiment 

du  monde,  comme  si  j'eusse  entendu  quelqu'un  venir  à  la  porte,  je 


196  LE  PREMIER  FEUILLETON   DE  PISTOLET- 

n'ai  pas  été  assez  heureux  pour  vous  distraire,  vous  et  Messieurs 
vos  amis,  un  seul  instant  de  cette  savante  dissertation.  Je  n'ai  pu 
obtenir  ni  une  caresse  ni  un  coup  d'œil  ;  j'ai  marne  été  rudoyé  lorsque 
j,'ai  sauté  sur  vos  genoux,  à  l'instant  même  où  vous  disiez  que  les 
anciens  étaient  toujours...  les  anciens.  Bref,  vous  étiez  très -désa- 
gréable ce  soir-là  :  moi,  j'étais  très-éveillé.  Vous  vouliez  rester  au 
logis,  j'avais  grande  envie  de  courir  les  aventures.  Ma  foi,  j'ai  pris 
mon  parti  bien  vite  ;  et  comme  j'avais  trouvé  sur  votre  table  une  belle 
loge  d'avant-scène  pour  le  théâtre  des  Animaux  savants ,  je  me  rendis 
en  toute  hâte  en  cette  magnifique  enceinte,  toute  resplendissante  de 
l'éclat  des  lustres,  et  dans  laquelle  on  n'attendait  plus  que  vous...  et 
moi. 

Je  ne  vous  décrirai  pas,  mon  cher  maître,  toutes  les  magnificences 
de  cette  assemblée,  d'abord  parce  que  je  suis  un  écrivain  novice,  ensuite 
parce  que  la  description  est  le  meilleur  de  votre  gagne-pain.  Que  devien- 
driez-vous,  en  effet,  sans  la  description?  Comment  remplir  votre  tâche 
et  votre  papier  de  "chaque  jour,  si  vous  n'aviez  pas  sous  la  main  les 
festons  et  les  astragales  de  l'art  dramatique?  Oui-da!  je  serais  un  ingrat 
de  venir  m'emparer  de  vos  domaines!  Et  d'ailleurs,  à  quoi  vous  servi- 
rait, à  vous  qui  vivez  de  l'analyse,  la  plus  splendide  analyse?  Vous 
avez  une  de  ces  imaginations  savantes,  c'est-à-dire  blasées,  qui  ne 
racontent  jamais  mieux  que  ce  qu'elles  n'ont  pas  vu. 

J'arrive  donc  au  théâtre,  à  pied,  car  le  temps  était  beau,  la  rue  était 
propre ,  le  boulevard  était  tout  rempli  des  plus  charmantes  promeneuses 
qui  s'en  allaient  le  nez  au  vent.  Le  Bouledogue  de  la  porte  s'inclina  à 
mon  aspect.  La  loge  s'ouvre  avec  un  empressement  plein  de  respect.  Je 
m'étends  nonchalamment  dans  un  fauteuil ,  la  patte  droite  appuyée  sur 
le  velours  de  l'avarit-scène,  les  deux  jambes  étendues  stor  un  second 
fauteuil,  et  dans  l'attitude  heureuse  que  vous  prenez  vous-même  effron- 
tément lorsque  vous  vous  dites  tout  bas  :  «  Bon  !  nous  allons  en  avoir 
pour  cinq  heures  d'horloge...  cinq  longs  actes  !  »  Et  alors  vous  froncez 
le  sourcil  comme  un  des  Lévriers  de  M.  de  Lamartine,  attendant  que 
son  maître  veuille  enfin  le  promener  au  bois. 

Pour  moi,  vous  dirai-je  toute  la  vérité,  mon  cher  maître?  cela  ne 
me  déplaisait  pas  de  voir  les  Bassets  des  galeries  et  du  parterre  pressés, 
entassés,  étouffés,  écrasés  dans  un  espace  étroit,  pendant  que  moi  je 
me  prélassais. 

J'étais  à  peine  assis  depuis  dix  minutes,  lorsque  tout  à  coup  l'ojr- 


LE  PREMIER   FEUILLETON   DE  PISTOLET.  197 

chestre  fut  envahi  par  les  musiciens.  Ces  musiciens  étaient  les  plus  gais 
personnages  qui  se  puissent  voir  :  le  bec  de  la  flûte  était  au  bec  d'une 
jeune  Oie,  un  Ane  allait  pincer  de  la  harpe,  —  Âsinus  ad  lyram,  dirait 
le  poète,  —  un  Dindon  gloussait  en  mi  bémol.  Ici  Marsyas  écorchait 
Apollon,  —  hic  Marsyas  Apollinem. 

La  symphonie  commença.  Cela  doit  ressembler  beaucoup  à  ces  sym- 
phonies fantastiques  dont  vous  parlez  avec  enthousiasme  tous  les  hivers. 
Quand  chacun  eut  gloussé  sa  petite  partie  en  sommeillant,  la  toile  se 
leva,  et  alors  commença  pour  moi,  pauvre  feuilletoniste  novice,  un 
drame  étrange  et  solennel. 

Figurez-vous,  mon  maître,  que  les  paroles  de  ce  drame  avaient  été 
composées  tout  exprès  pour  la  circonstance  par  un  grand  Lévrier  à 
poil  frisé,  moitié  Lévrier  et  moitié  Bouledogue,  moitié  anglais  et  moitié 
allemand,  qui  a  la  prétention  d'entrer  à  l'Institut  des  Chiens  français 
avant  qu'il  soit  huit  jours. 

Ce  grand  poëte  dramatique,  qui  a  nom  Fanor,  compose  ses  drames 
d'une  façon  qui  m'a  paru  très-simple  et  très-commode.  Il  s'en  va 
d'abord  chez  le  Carlin  de  M.  Scribe  lui  demander  un  sujet  de  drame. 
Quand  il  a  son  sujet  de  drame,  il  s'en  va  chez  le  Canifche  de  M.  Bayard 
pour  se  le  faire  écrire.  Quand  le  drame  est  écrit,  il  le  fait  appuyer  au 
parterre  par  six  Molosses  sans  oreilles  et  sans  queue,  tout  griffes  et 
tout  dents,  devant  lesquels  chaque  spectateur  baisse  le  museau,  quoi 
qu'il  en  ait  :  si  bien  que  tout  le  mérite  du  susdit  Fanor  consiste  à 
accoupler  deux  imaginations  qui  ne  sont  pas  les  siennes,  et  à  mettre 
son  nom  au  chef-d'œuvre  qu'il  n'a  pas  écrit.  Du  reste,  c'est  un  Animal 
actif,  habile,  bien  peigné,  à  poil  frisé  sur  le  cou,  à  poil  ras  sur  le  dos, 
qui  donne  la  patte  à  merveille;  il  saute  pour  le  roi  et  pour  la  reine,  il 
a  des  os  à  ronger  pour  toutes  les  Fouines  de  théâtre,  et  il  règne  en 
despote  sur  les  étourneaux  de  la  publicité. 

Donc  le  drame  commença.  C'était,  disait-on,  un  drame  nouveau. 

Je  vous  fais  grâce  des  premières  scènes.  C'est  toujours  la  même 
façon  de  faire  expliquer  par  des  suivantes  et  par  des  confidents  les  pas- 
sions, les  douleurs,  les  crimes,  les  vertus,  les  ambitions  de  leurs  maî- 
tres. On  a  beau  dire  que  le  susdit  Fanor  est  un  inventeur  :  il  n'a  encore 
rien  imaginé  de  mieux ,  pour  l'exposition  de  ses  drames ,  que  l'exposi-  - 
lion  de  nos  maîtres  les  Dogues  romantiques,  les  Chiens  de  berger 
classiques,  les  Épagneuls  tout  disposés  à  l'intime  union  du  drame,  de  la 
tragédie  et  du  roman. 


198 


LE   PREMIER  FEUILLETON   DE  PISTOLET. 


Voyez-vous,  mon  maître,  on  a  peut-être  eu  tortd'ôter  à  nos  poètes 
la  muselière  classique  :  tout  le  malheur  de  la  poésie  aux  grands  aspects 


vient  justement  de  l'absence  de  muselière.  Les  anciens  poètes,  grâce  à 
leur  muselière,  vivaient  loin  de  la  foule,  des  passions  mauvaises,  des 
colères  soudaines.  On  ne  les  voyait  pas,  comme  ceux  d'aujourd'hui, 
fourrer  insolemment  leur  nez  souillé  dans  toutes  les  immondices  de 
l'histoire.  Muselés,  ils  étaient  les  bienvenus  partout,  dans  le  palais, 
dans  le  salon ,  sur  les  genoux  des  belles  dames  ;  muselés ,  ils  étaient  à 
l'abri  de  la  rage,  inexplicable  maladie,  à  l'abri  de  la  boulette  munici- 
pale;  muselés,  ils  restaient  chastes,  purs,  bien  élevés,  élégants,  cor- 


LE    PREMIER   FEILLETON   DK   PISTOLET.  199 


rects,  fidèles,  tout  ce  que  doit  être  un  poëte.  Aujourd'hui,  voyez  ce  qui 
arrive  ;  voyez  à  quels  excès  les  pousse  la  liberté  nouvelle  !  à  quels  hurle- 
ments, à  quelles  révolutions.  Et  que  vous  avez  bien  raison  de  dire  sou- 
vent, dans  vos  feuilles,  que  ces  novateurs  ne  sont  que  plagiaires.  Je  les 
entends  d'ici,  s'écriant  en  latin  :  Mort  a  ceux  qui  ont  dit  avant  nous 
ce  que  nous  voulions  dire  :  «  Pereant  qui  ante  nos  nostra  dixewnt  !  » 

Cependant,  peu  k  peu,  l'action  dramatique  allait  en  s'élargissant, 
comme  on  dit  aujourd'hui.  Quand  les  Carlins  à  la  suite  eurent  bien 
expliqué  les  affaires  les  plus  secrètes  de  leurs  maîtres,  leurs  sentiments 
les  plus  intimes ,  les  maîtres  vinrent  à  leur  tour  pour  nous  donner  la 
paraphrase  et  le  hoquet  de  leurs  passions.  Oh  !  si  vous  saviez  combien 
ce  sont  là  d'odieux  personnages!  Dans  le  théâtre  des  Chiens  savants, 
les  comédiens  sont  presque  aussi  ridicules  que  les  auteurs.  Figurez-vous 
de  vieux  Renards  veufs  de  leurs  queues  et  de  vieux  Loups  endormis  qui 
régardent  tout  sans  rien  comprendre.  Voici  des  Ours  épais  et  mal  léchés 
qui  dansent  comme  les  autres  marchent,  des  Belettes  au  museau  effilé, 
à  l'œil  éraillé,  à  la  patte  gantée,  maïs  sèche  et  maigre,  même  sous  le 
gant  qui  la  recouvre.  Tout  cela  compose  un  personnel  de  vieux  comé- 
diens et  de  comédiennes  déchirées  qui  ont  passé,  sans  trop  s'en  inquiéter 
et  sans  en  rien  garder  pour  eux,  à  travers  tous  les  crimes,  toutes  les 
vengeances,  toutes  les  passions,  tous  les  amours.  Oh!  les  tristes  créa- 
tures, vues  du  théâtre  !  et  pourtant  on  ajoute  que,  hors  du  théâtre,  ils 
se  déchirent  pour  un  gigot  de  mouton  ou  pour  un  cuissot  de  cheval. 
Mais  j'oublie  que  la  vie  publique  devrait  être  murée  :  donc  je  reviens  à 
mon  analyse  par  un  détour. 

Autant  que  j'ai  pu  comprendre  le  nouveau  drame  (il  est  écrit 
dans  un  jappement  néo-chrétien  qui  ressemble  plus  à  l'allemand  anglaisé 
qu'au  français,)  il  s'agissait,  et  ceci  est  le  comble  de  l'abomination,  de 
nous  raconter  les  malheurs  de  la  reine  Zémire  et  de  son  amant  Azor. 
Vous  ne  sauriez  croire,  mon  maître,  quelles  singulières  inventions  ont 
été  entassées  dans  cette  hybride  composition.  Figurez-vous  que  la  belle 
Zémire  appartient  tout  simplement  à  la  reine  d'Espagne.  Elle  porte  un 
collier  de  perles,  elle  passe  sa  vie  dans  le  giron  soyeux  de  sa  royale  maî- 
tresse, elle  mange  dans  sa  main,  elle  boit  dans  son  verre,  elle  est  traî- 
née par  six  chevaux  fringants,  elle  la  suit  à  la  messe,  à  l'Opéra;  en  un 
mot,  Zémire,  petite-fille  de  Fox,  arrière-petite-fille  de  Max,  et  qui  compte 
parmi  ses  aïeux  l'illustre,  célèbre,  le  royal  César,  frère  de  Laridon, 
Zémire  est,  après  la  reine  d'Espagne,  la  seconde  reine  de  l'Escurial  ! 


200  LE   PREMIER  FEUILLETOiN   DE  PISTOLET. 

Mais,  d'autre  part,  dans  les  arrière-cuisines  du  château,  et  dans  la 
roue  ardente  du  tournebroche,  un  Animal  tout  pelé,  tout  galeux,  bon 
enfant,  du  reste,  nommé  Azor,  fait  tourner  la  broche  de  la  reine  en 
pensant  tout  bas  à  Zémire.  Il  chante  : 

Belle  Zémire,  ô  vous,  blanche  comme  l'hermine I 

0  mon  bel  ange  à  l'œil  si  doux  ! 

Quand  donc  à  la  fin  prendrez-vous 
En  pitié  mon  amour,  au  fond  de  la  cuisine? 

Vous  dormez  tout  le  jour  aux  pieds  de  notre  reine, 

Et  moi,  vil  marmiton, 
Je  tourne  tout  le  jour  dans  ma  noire  prison. 
Zémire,  ohl  lirez-moi  de  peine  1 

-    Laissez  tomber,  Madame,  un  regard  favorable, 
Sur  mon  respect,  sur  mon  amour. 
Ainsi  l'astre  à  la  fleur  du  soir  est  secourable 
Du  haut  de  l'éternel  séjour. 

Je  vous  assure,  maître,  que  ces  vers  improvisés  à  la  pâle  clarté  de  la 
lampe  furent  trouvés  admirables.  Les  amis  du  poëte  se  récrièrent  que 
cela  était  tout  parfumé  de  passion.  En  vain  les  linguistes,  les  Roquets, 
les  Griffons,  les  Serpents  Boas* et  non  Boas,  voulurent  critiquer  la  coupe 
de  ces  vers,  et  ces  rimes  féminines  heurtant  des  rimes  féminines,  et  ces 
mots  :  cuisine,  marmiton*  accolés  aux  fleurs ,  à  Vastre3  à  Vélernel  séjour, 
comme  choses  tout  à  fait  dissemblables ,  il  y  eut  clameur  de  haro  sur  ces 
malintentionnés,  et  même  j'ai  vu  le  moment  où  ils  allaient  être  jetés  à 
la  porte  à  l'aide  de  Martin-Bâton,  sous-chef.de  claque  du  théâtre.  Dites 
seulement  à  un  musicien  du  Jardin  des  Plantes  de  mettre  ces  petits  vers* 
en  musique,  et  faites-les  chanter  par  la  Girafe  au  long  cou,  vous  m'en 
direz  de  bonnes  nouvelles  : 

Du  haut  de  l'éternel  séjour. 

Quand  il  eut  bien  chanté  ces  petits  vçrs  aux  étoiles,  au  ciel  bleu-,  à 
la  brise  du  soir,  à  toutes  les  petites  fleurs  qui  agitent  leur  tête  mignonne 
dans  la  verdure  des  prairies,  notre  amoureux  revient  à  ses  jappements 
de  chaque  jour,  en  prose  :  «  Zémire,  Zémire,  viens,  dit-il  ;  viens,  mon 
Ame;  viens,  mon  étoile.  Oh!  que  je  voudrais  tant  seulement  baiser  de 


LE  PREMIER  FEUILLETON  DE  PISTOLET.  201 

la  poussière  de  tes  pas,  si  tu  faisais  de  la  poussière  en  marchant!  »  Ainsi 
déclame  et  jappe  le  jeune  Azor.  Mais  tout  à  coup,  au  milieu  de  son 
délire ,  arrive  le  marmiton  qui  lui  jette  de  la  cendre  brûlante  dans  les 
yeux  pour  lui  faire  tourner  la  broche  un  peu  plus  vite. 

Il  faut  vous  dire  que,  dans  le  palais  de  l'Escurial,  se  tient  le  féroce 
Danois  du  ministre  Da  Sylva.  Ce  Danois  est  un  insolent  drôle,  très-fier 
de  sa  position  dans  le  monde,  l'ami  intime  des  Chevaux  de  M.  le  comte 
et  chassant  quelquefois  avec  lui,  mais  uniquement  pour  son  propre 
plaisir.  C'est  un  gentilhomme  d'une  belle  robe  et  d'une  belle  souche, 
mais  dur,  féroce,  implacable,  jaloux,  méchant.  Vous  allez  voir. 

Notre  Danois  a  fait  une  cour  assidue  à  la  belle  Zémire  ;  il  l'a  même 
flairée  de  très-près.  Mais  elle,  la  noble  Espagnole,  n'a  répondu  que  par 
le  plus  profond  mépris  aux  empressements  de  cet  amoureux  du  Nord. 
Alors  que  fait  le  Danois  ?  Le  Danois  dissimule  ;  on  dirait  qu'il  a  tout  à. 
fait  oublié  cet  amour  si  maltraité.  Mais ,  hélas  !  il  n'a  rien  oublié ,  le 
traître  !  et  comme  un  jour,  en  passant  dans  les  fossés  du  château,  il  vit 
le  tendre  Azor  assis  sur  son  derrière,  qui  regardait  d'un  œil  amoureux 
la  niche  de  sa  maîtresse  :  «  Azor,  lui  dit  le  Danois,  suivez-moi  !  »  Azor 
le  suit,  la  queue  entre  les  jambes.  Que  fait  alors  mon  Danois?  Il  mène 
Azor  au  bord  de  l'étang  voisin ,  il  lui  ordonne  de  se  jeter  à  l'eau  et  d'y 
rester  pendant  une  heure.  Azor  obéit;  le  voilà  qui  se  plonge  dans  les 
eaux  bienfaisantes  ;  l'eau  emporte  avec  elle  toute  cette  abominable  odeur 
de  cuisine;  elle  rend  leur  lustre  à  ces  soies  ébouriffées,  sa  grâce  à  ce 
corps  maladif,  leur  vivacité  à  ces  yeux  fatigués  par  le  feu  du  four- 
neau. Sorti  de  l'eau  limpide,  Azor  se  roule  avec  délices  sur  l'herbe  odce- 
rante;  il  imprègne  sa  robe  de  l'odeur  des  fleurs,  il  blanchit  ses  belles 
dents  au  lichen  du  vieil  arbre.  C'en  est  fait,  il  a  retrouvé  tous  les 
bondissements  de  la  jeunesse  ;  son  jeune  cœur  se  dilate  à  l'aise  dans 
sa  poitrine;  il  bat  ses  flancs  de  sa  queue  soyeuse;  —  il  s'enivre, 
en  un  mot,  d'espérance  et  d'amour.  L'avenir  lui  est  ouvert.  Il  n'est 
rien  au  monde  à  quoi  il  ne  puisse  atteindre,  pas  même  la  patte  de 
Zémire.  A  la  vue  de  tous  ces  transports  extraordinaires,  le  Danois 
rit  dans  sa  barbe,  comme  un  sournois  qu'il  est,  et  il  semble  dire 
en  grognant  :  «  Coquette  que  vous  êtes,  malheur  à  vous!  et  toi,  tu 
me  le  payeras,  mon  cher!  » 

Je  dois  vous  dire,  mon  maître,  pour  être  juste,  que  cette  scène  de 
réhabilitation  sociale  est  jouée  avec  le  plus  grand  succès  par  le  célèbre 
comédien  La  ri  don.  11  est  un  peu  gros  pour  son  rcle,  peut-être  même  un 

26 


202 


LE  PREMIER  FEUILLETON   DE  PISTOLET. 


peu  vieux.  Mais  il  a  de  l'énergie,  il  a  de  la  passion,  il  a  du  chic,  comme 
on  dit  dans  les  journaux  consacrés  aux  beaux-arts. 


:*7<7 


Une  belle  scène,  ou  du  moins  qui  a  paru  belle,  c'est  la  scène  où 
Zémire,  la  Chienne  de  la  reine,  vient  prendre  ses  ébats  dans  la  forêt 
d'Aranjuez.    Zémire  marche  k  pas  comptés,  en   silence;  ses  longues 
oreilles  sont  baissées  vers  la.  terre  ;  sa  démarche  annonce  la  tristesse  et 
les  angoisses  de  son  cœur.  Jout  à  coup,  au  coin  du  bois,  Zémire  ren- 
contre... Azor!  Azor  qui  a  fait  peau  neuve,  Azor  l'amoureux,  Azor  tout 
resplendissant  de  sa  beauté  nouvelle,  Azor  lui-même  !  Est-ce  bien  lui  ? 
n'est-ce  pas  lui  ?  ne  serait-ce  pas  un  autre  que  lui  ?  0  mystère  !    ô 
pitié  !  terreur  !  Mais  aussi,  ô  joie  !  ô  délire  !  ô  cher  Azor!  Rien  qu'à  se 
voir,  les  deux  amants  se  sont  compris  sans  se  parler.  Ils  s'aiment,   ils 
s'adorent,  ils  se  le  disent  à  leur  manière.  Ciel  et  terre,  ils  oublient  toute 
chose.  Qui  dirait  à  celle-là  :  «  Vous  êtes  assise  sur  un  des  plus  grands 
trônes  de  l'univers,  »  elle  répondrait  :  «  Que  m'importe?  »  Qui  dirait  à 


LE  PREMIER   FEUILLETON  DE  PISTOLET. 


203 


celui-ci  :  «  Rappelle-toi  que  tu  es  un  tourneur  de  broche,  »  il  vous 
montrerait  les  dents.  0  belles  heures  poétiques  !  charmants  délires  de 
la  passion  !  grandeurs  et  misères  de  l'amour  !  et  pour  finir  toute* 
mes  exclamations;  vanité  des  vanités! 

Sachez  en  effet  qu'à  la  porte  il  y  a  un  gond,  à  la  serrure  une 
clef,  dans  la  rose  un  ver,  sur  la  place  publique  un  espion,  dans 
le  chenil  un  Chien,  à  plus  forte  raison  à  la  lampe  il  n'y  a  pas 
mèche,  et  dans  la  forêt  d'Aranjuez  il  y  a  le  terrible  Danois  qui 
regarde  nos  deux  amants  de  loin.  «  Oh!  vous  vous  aimez,  dit-il  les 
pattes  croisées  sur  sa  poitrine  ;  oh  !  vous  vous  aimez  à  mon  dam  et 
préjudice!  eh  bien,  tremblez,  tremblez,  misérables!  »  Ainsi  parlant, 
et  quand  Zémire  est  rentrée  chez  sa  royale  maîtresse,  qui  la  rappelle 
avec  des  croquignoles  dans  les  mains  et  des  tendresses  plein  le  regard, 
le  Danois  arrête  Azor  au  milieu  de  sa  joie.  «  Zémire  te  trouve  beau, 
lui  dit-il;  mais  à  toute  force,  je  le  veux,  je  l'ordonne,  il  le  faut,  Zémire 
te  verra,  non  pas  dans  ta  beauté  d'emprunt,  non  pas  lisse  et  peigné 
comme  un  Chien  de  bonne  maison,  mais  tout  hideux,  tout  crasseux, 
tout  couvert  de  sauces  et  de  cendres,  enfumé  comme  un  Chien  de  mar- 
miton que  tu  es  ;  et  non-seulement  tu  te  montreras  à  Zémire  tel  que  tu 
es,  comme  un  vrai  Porc-Épic,  la  serviette  au  cou,  le  poil  hérissé,  les 
pattes  suppliantes,  mais  encore  tu  diras  cela  devant  la  reine,  afin  qu'elle 
sache  bien  la  conduite  de  Zémire. 


Ainsi  jappe,  ainsi  hurle  le  Danois,  le  traître.  Et  vous  ne  sauriez 
croire,  ô  mon  maître,  les  passions  que  ce  monstrueux  Animal  a  soulevées. 
11  n'y  ^vait  pas  dans  la  salle  assez  de  Geais,  de  Perroquets,  de  Merles, 


204 


LE   PREMIER   FEUILLETON    DE   PISTOLET. 


de  Serpents,  d'Animaux  siffleurs,  pour  siffler  ce  misérable  Danois.  Tou- 
jours est-il  que  le  pauvre  Azor,  naguère  si  beau,  arrive  tout  souillé  aux 
pieds  de  sa  maîtresse  ;  et  là,  devant  le  tormenteur,  un  affreux  Héron  au 
long  bec  emmanché  d'un  long  cou,  qui  le  regarde  de  toute  sa  hauteur, 
Azor  déclare  à  Zémire  qu'il  n'est,  en  résultat,  qu'un  vil  marmiton,  qu'il 
sortait  du  bain,  l'autre  jour,  quand  il  l'a  rencontrée,  et  que  c'était  le 
premier  bain  qu'il  prenait  de  sa  vie.  Maître,  que  vous  dirai-je?  A  cet 
affreux  récit,  voilà  Zémire  qui  se  jette  aux  pieds  d'Azor.  «  Oh  !  lui  dit- 


elle,  que  j'ai  de  joie  de  tVimer  dans  cette  vile  condition  !  que  je  suis  fière 


LE   PREMIER   FEUI  LLKTON    DE   PISTOLET. 


205 


de  te  faire  le  sacrifice  de  mon  orgueil  !  Tu  veux  raa  patte,  mon  amour, 
voilà  ma  patte  :  je  te  la  donne  à  la  face  de  l'univers  !  »  A  cette  scène 
touchante,  mon  maître,  vous  eussiez  vu  pleurer  toute  la  salle  :  le  Blai- 
reau, le  petit-maître  des  balcons,  s'efforçait  en  vain  de  retenir  ses 
larmes;  le  Bœuf,  dans  sa  baignoire,  fermait  les  yeux  pour  ne  pas  pleu- 
rer; la  Poule,  au  paradis,  agitait  ses  ailes  en  sanglotant;  le  Coq,  sur 
ses  ergots,  voulut  appeler  en  duel  le  traître  de  mélodrame.  Ce  n'étaient, 
du  parterre  à  la  première  galerie,  que  gémissements,  grincements,  éva- 
nouissements :  on  se  serait  cru  dans  une  salle  peuplée  d'êtres  humains. 
Ici  finit  le  quatrième  acte. 


.  G'-'J.'.»<o;i- 


Vous  dirai-je  maintenant  le  cinquième  acte?  Je  ne  crois  pas  que  j'y 


206  LE  PREMIER  FEUILLETON   DE  PISTOLET. 


sois  obligé,  mon  maître  :  car  enfin  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  à  moi, 
votre  Chien ,  d'usurper  les  droits  de  votre  critique.  Qu'il  vous  suffise  de 
savoir  qu'à  ce  cinquième  acte  les  Chiens  étaient  devenus  des  Tigres, 
comme  cela  se  passe  chez  les  bons  auteurs.  Le  Tigre  entrait  à  pas  de 
Loup,  le  poignard  à  la  main  ;  il  surprenait  en  adultère  la  Tigresse  avec 
un  autre  Tigre  de  son  espèce,  et  je  vous  laisse  à  penser  s'il  les  poignar- 
dait avec  férocité  ! 

Il  paraît  que  la  douce  Zemire,  une  fois  mariée,  était  devenue  une 
Tigresse  ;  cela  se  voit  dans  les  meilleurs  ménages.  Et  puis  on  m'a  dit 
que  c'était  une  vieille  histoire  d'un  Chien  de  basse-cour  nommé  Othello. 

Après  le  cinquième  acte,  tout  rempli  de  crimes,  de  meurtres,  de 
coups  de  poignard,  de  sang  répandu,  la  toile  s'est  baissée,  en  attendant 
la  petite  pièce,  jouée  par  des  Souris  blanches  et  un  gros  Porc-Épic  qui 
fait  beaucoup  rire,  rien  qu'à  se  laisser  voir. 

Le  drame  accompli,  la  salle  entière  s'est  remise  de  son  émotion.  Les 
larmes  ont  été  essuyées  ;  les  Panthères  ont  relevé  leurs  petites  mous- 
taches ;  les  Lionnes  ont  passé  leurs  ongles  rosés  dans  leur  crinière  ;  • 
chacun  a  songé  à  sa  voisine,  le  Lièvre  à  Jeanne  la  Lapine,  l'Escargot 
au  Papillon,  le  Ver  a  soie  à  la  Femme  du  Hanneton,  le  Coucou  à  tous 
et  à  chacun.  D'empressés  Ouistitis,  la  queue  relevée  au-dessus  de  la 
tête,  ont  apporté  à  qui  en  voulait  toutes  sortes  de  friandises  que  l'as- 
semblée a  grignotées  du  bout  des  dents.  Pour  moi ,  j'ai  fait  comme  vous 
faites  aux  grands  jours  de  premières  représentations  ;  je  suis  sorti  en 
toute  hâte ,  d'un  air  mystérieux  et  comme  un  Animal  de  bon  sens  qui 
en  sait  plus  long  qu'il  ne  veut  en  dire.  D'un  air  calme,  posé,  setftcn- 
cieux,  je  suis  aile  nie  promener  dans  la  basse-cour  qui  est  le  foyer  du 
théâtre  ;  et  dans  cette  basse-cour  j'ai  rencontré  toutes  sortes  de  grands 
juges  des  belles  choses,  qui  se  promenaient  d'un  air  rogue  et  pédant; 
-celui-ci  avait  le  dard  des  Abeilles,  celui-là  le  bec  dû  Cormoran  ;  le  Per- 
roquet répétait  ce  qu'il  avait  entendu  dire,  et  le  Corbeau  guettait  sa 
proie  ;  il  y  avait  des  Lions  qui  faisaient  limer  leurs  dents  par  l'ingénue 
et  la  grande  coquette  ;  des  Tigres  qui  battaient  l'air  de  leur  queue  sans 
faire  de  mal  à  personne.  À  cette  vue,  je  me  suis  rappelé  ce  que  dit  le 
seul  historien  des  Animaux ,  notre  Molière  et  notre  la  Bruyère  tout 
k  la  fois,  le  seul  qui  ait  accompli  dignement  cette  noble  tâche,  et, 
par  Cerbère  !  pourquoi  donc  y  revenir  quand  ce  grand  Homme  a  dit 
tout  ce  qui  nous  concerne  : 

D'Animaux  malfaisants  c'était  un  méchant  plat? 


LE   PREMIER   FEUILLETON    DE  PISTOLET. 


207 


/ ./    ' 


S    pjit.vrit- 


Aussi  chacun  les  évitait;  ou  bien,  si  quelques-uns  les  saluaient, 
c'était  en  faisant  la  grimace  ;  quand  ils  donnaient  des  poignées  de  patte, 
ils  retiraient  leurs  griffes  toutes,  sanglantes  ;  leurs  baisers  ressemblaient  à 
des  morsures.  Mais  leur  dent  était  saine,  et  le  mal  que  faisaft  leur  griffe 
était  bientôt  guéri. 

Bonjour.  Je  dois  vous  dire  que  lorsque  j'ai  dit  que  vous  m'apparte- 
niez, j'ai  été  admis  dans  les  coulisses,  où  j'ai  pu  voir  toutes  ces  petites 
Chattes  se  graissant  le  museau  de  leur  mieux  :  celle-ci  montrant  ses 
dents  qui  sont  blanches,  celle-là  cachant  ses  dents  qui  sont  noires;  Tune 
miaulant  d'un  ton  si  doux  !  l'autre  se  pourléchant  d'un  air  tout  riant  ! 
Les  unes  et  les  autres,  elles  m'ont  fait  patte  de  velours,  elles  m'ont 
accueilli  de  leur  ronron  le  plus  câlin.  Bref,  on  a  parlé  du  beau  temps,  de 
l'aurore,  du  soleil  levant,  de  la  rosée  qui  sème  les  perles,  et  tout 
d'un  coup,  ces  dames,  chaudement  enveloppées  dans  leurs  fourrures, 
ont  résolu  d'aller  voir  lever  le  soleil.  Ainsi  ont-elles  fait.  J'ai  voulu 
foire  comme  tout  le  monde  :  je  suis  allé  à  Montmorency  avec  deux 
Lévriers  de  mes  amis,  un  jeune  Faon  du- Conservatoire  et  une  jeune 


208  LE  PREMIER  FEUILLETON   DE  PISTOLET. 

Biche  timide  qui  doit  débuter  la  semaine  prochaine  dans  les  Volnys 
et  les  Plessis. 

Nous  sommes  logés,  les  uns  et  les  autres,  d'une  façon  très-hos- 
pitalière à  l'hôtel  du  Lion  d'or.  Je  dicte  cette  lettre  à  la  hâte  à  un 
Mouton  de  la  forêt  de  Montmorency,  où  il  exerce  le  métier  d'écrivain 
public.  Ma  lettre  vous  sera  portée  à  vol  de  Corbeau,  et  j'y  mets 
ma  griffe,  ne  -sachant  pas  écrire,  en  ma  qualité  d'apprenti  du  feuil- 
leton. 

Montmorency,  sous  te  signe  de  TÉcrcvissc. 

Pistolet,  frère  de  Carabine. 

P.  S.  — Bien  des  choses  à  Louis,  noire  valet  de  chambre,  ainsi 
qu'au  petit  Chat  que  je  trouve  un  peu  rouge  ;  mais  des  goûts  et  des 
couleurs  il  ne  faut  pas  disputer.  Je  ne  serais  pas  fâché  que  les  Serins 
eussent  couvé  tous  leurs  œufs  k  mon  retour. 

Pour  copie  conforme, 

J.  Janin. 


Hélas!  cette  excursion  galante  du  pauvre  feuilletoniste  en  herbe 
devait  être  la  dernière.  Pistolet,  malgré  son  nom,  n'était  pas  né  pour 
mener  de  front  tant  de  travaux  et  de  tristesses  dont  se  compose  la  vie 
littéraire.  C'était  tout  simplement  un  charmant  et  bondissant  Épagneul, 
plein  de  joie,  qui  ne  vivait  que  pour  être  un  brave  Chien,  libre  de  tout 
préjugé.  Il  avait  en  horreur  les  fureurs  de  l'amour-propre  et  les  divi- 
sions intestines  du  peuple  dramatique.  11  était  né,  non  pas  pjur  criti- 
quer toutes  choses,   mais  .pour  jouir  de  toutes  choses.  Rien  ne   lui 


LE  PREMIER  FEUILLETON   DE  PISTOLET.  209 


déplaisait  comme  de  rechercher  les  faux  jappements  dans  un  concert, 
les  fausses  notes  dans  une  voix  de  son  espèce,  les  fausses  couleurs 
dans  le  plumage,  ies  faux  bonds  dans  le  Cerf  qui  s'enfuit  à  travers 
le  bois.  Il  trouvait  beau  tout  ce  qui  était  la  vie,  le  mouvement,  le 
monde  extérieur.  Il  aimait  les  Animaux  en  frères,  parce  qu'il  était  leur 
égal  en  force,  en  bonté,  en  beauté,  en  courage.  Il  aimait  les  Hommes 
tels  qu'ils  étaient,  parce  qu'il  n'en  avait  jamais  reçu  que  bon  accueil, 
bons  petits  soins,  bons  offices  et  croquignoles...  Hélas!  à  l'heure  où 
tout  semblait  lui  réussir,  l'ennui  le  prit  à  la  gorge...  Il  est  mort  en 
disant,  lui  aussi  :  J'avais  pourtant  quelque  chose  là!  Or,  ce  quelque 
chose  qu'il  avait  là,  c'étaient  les  nobles  instincts  du  chasseur,  c'était  le 
nez  du  Limier  qui  fait  lever  la  Bête  fauve,  c'était  l'ardeur  vigilante  du 
Chien  courant,  c'était  la  patiente  ardeur  du  Chien  d'arrêt,  c'étaient  tous 
les  bonheurs  de  la  chasse  aux  jours  de  l'automne.  Tels  étaient  les 
instincts  du  noble  Animal;  mais,  contrairement  au  vœu  dç  la  nature, 
de  ce  chasseur  on  a  fait  un*  faiseur  de  feuilletons ,  de  ce  Nemrod  on  a 
fait  un  abbé  Geoffroy. 

Un  monument  d'une  grande  simplicité  sera  élevé  aux  frais  des  amis 
du  critique  novice.  —  On  souscrit  ici.  —  Jusqu'à  présent,  jjous  n'avons 
même  pas  reçu  cinquante  centimes  pour  contribuer  à  l'érection  de  ce 
monument  funèbre.  Quoi  d'étonnant  ?  Notre  ami  Pistolet  avait  loué  tout 
le  monde,  il  n'avait  blessé  personne;  il  avait  si  peu  d'ennemis  et  tant 
d'amis  ! 

Mais  ce  qui  coûte  moins  cher  que  le  tombeau  le  plus  modeste ,  ce 
sont  des  vers  funèbres.  Voici  un  petit  distique  improvisé  £ur  feu  Pis- 
tolet par  un  poète  de  ce  temps -ci,  M.  Deyeux,  qui  Ta  pleuré  comme 
écrivain  et  comme  chasseur  : 

La  chasse  est  tout  à  fait  l'image  de  notre  âge 
Où  tous  les  orgueilleux  ne  font  que  du  tapage. 

— -   NOTE    DE    L'ÉDITEUR.    — 


a,v 


J 


LE 


RAT    PHILOSOPHE 


OU 


VIVE  LA  POULE...   ENCORE  QUELLE  AIT  LA  PEPIE 

(SAMCHO    PAUfA.) 


PERSONNAGES: 


RONGE-MAILLE,   Raté  barbe  grise. 
TROTTE-MENU,    jeune   Rat,    pupille 
de  Ronge-Mnille. 


BABOLIN,   donneur  d'*au  bénite. 
T6IN0X,    fllle  de  Babolin. 
UJ¥E   VOIX. 


Le  théâtre  *eprésente  une  salle  à  manger  modestement  meublée. 


SCENE    PREMIERE. 

RONGE- M  AILLE,    seul.    Il  vu,    vient,  et  parait  fort  affairé. 

^     on  pupille  Trotte-Menu  va  venir  partager  mon 

^|     dîner;  faisons  en  sorte  qu'il  n'ait  pas  lieu  de 

se  repentir  d'avoir  accepté  l'invitation  de  son 

vieUX     tuteur...     (Flairant    un.  morceau    de   fromage    qu'il 
vient  de  trouver  sous  la  table.)  Voilà  Un    VJeUX    chester 

dont  le  parfum  ferait  revenir  un  mort...  nous 
verrons  ce  qu'en  dira  mon  pupille...  Il  n'y 
fera  peut-être  pas  attention  seulement.  Ces  Rats 
de  la  jeune  génération  sont  si  singuliers  !  ils 
n'aiment  rien,  ne  se  plaisent  à  rien,  ne  se  dérident  jamais...  Oh  !  de  mon 
temps,  nous  étions  moins  atrabilaires  ;  nous  prenions  le  temps  comme 
il  venait...  Aujourd'hui  nous  mangions  du  blé,  demain  nous  rongions 
du  bois  :  bois  et  blé,  tout  nous  allait.  Maintenant  ça  n'est  plus  de 
même,  on  n'est  jamais  content...  eut-on  des  noix  et  du  lard  sur  la 


LE  RAT  PHILOSOPHE.  211 

planche,  on  se  lamenterait  encore...  Quelle  étrange  monomanie!... 
Décidément  mon  pupille  se  fait  bien  attendre...  Est-ce  qu'il  lui  serait 
arrivé  malheur? 

SCÈNE   II. 

RONGE-MAILLE,  TROTTE-MENU. 

TROTTE-MENU,  paraissant  à  la  fenêtre. 

Tuteur,  peut-on  entrer  ? 

RONGE-MAILLE. 

Quoi!  par  la  fenêtre?  Ne  pouvais -tu  faire  comme  tout  le  monde 
et  passer  sous  la  porte?  Mais  j'oubliais  que,  vous  autres  Rats  de  la 
jeune  Raterie,  vous  ne  faites  rien  comme  personne...  Les  portes! 
c'est  bon  pour  le  Rat  vulgaire,  n'est-il  pas  vrai  ?...  Allons,  jouons  des 
mâchoires !...  il  y  a  longtemps  que  le  festin  est  prêt...' 

TROTTE-MENU,  d'an  ton  mélancolique. 

Si,  au  lieu  de  me  glisser  sous  la  porte,  j'ai  été  obligé  de  faire  un 
long  détour  et  d'arriver  par  les  toits,  la  faute  n'en  est  pas  à  moi, 
tuteur!... 

RONGE-MAILLE,  riant 

Ni  à  moi,  que  je  sache...  (n  ie  sert.)  Un  peu  de  cette  noix  grillée;  elle 
est  parfaite... 

TROTTE-MENU,  de  plus  en  plus  sombre. 

La  faute  en  est  au  destin  !... 

RONGE-MAILLE. 

Encore  ce  satané  destin  !...  Tu  ne  peux  donc  pas  le  laisser  tran- 
quille ? 

TnOTTE-MENU. 

C'est  que  lui,  tuteur,  ne  se  lasse  pas  de  nous  persécuter...  N'est-ce 
pas  lui  qui  a  bouché  le  jour  que  vous  aviez  pratiqué  au  bas  de  cette 
porte,  afin  que  vos  parents  et  amis  pussent  plus  facilement  vous  rendre 
visite  ? 

RONGE-MAILLE 

Et  tu  crois  que  c'est  le  destin  qui  a  bouché  ce  trou  ? 

TROTTE-MENU. 

Et  qui  serait-ce  donc,  tuteur? 


212 


LE   RAT  PHILOSOPHE. 


RONGE-MAILLE. 

C'est  Toinon  !...  (n  ie  *en.)  Ce  lard  est  délicieux...  Il  n'y  a  vraiment 
que  Toinon  pour  avoir  de  si  bon  lard... 

TROTTE-MENU. 

Quelle  est  cette  Toinon,  tuteur? 

RONGE-MAILLE. 

La  maîtresse  de  céans,  la  fille  à  Babolin,  le  plus  charmant  museau 
de  femme!...  et  travailleuse!...  En  voilà  une  qui  mord  joliment  au 
ravaudage  !  elle  tire  des  points  du  matin  au  soir... 


IOTTE-MENU. 


Et  quel  intérêt  si  puissant  cette  Toinon  avait-elle  à  condamner  le 
passage  par  où  i'ai  l'habitude  de  m'introduiré  ? 


LE   RAT -PHILOSOPHE.  213 


RONGE-MAILLE,    riant. 

Quel  intérêt?  Tu  es  ravissant,  ma  parole  d'honneur  !...  Goûte  donc 
ce  chester,  il  embaume...  Quel  intérêt?  mais  celui  de  ses  jambes...  c'est 
là  toute  l'histoire...  Elle  n'aime  pas  les  vents  coulis,  Toinon!...  Du 
reste,  fille  charmante  qui  fait  des  miettes  en  mangeant  et  laisse  toujours 
le  buffet  ouvert...  Ça  sera  une  excellente  femme  de  ménage  ;  je  veux  la 
marier... 

T  ROT  TE  -ME  NU,  avec  amertume. 

Vous? 

RONGE-MAILLE,  avec  bonhomie. 

Oui,  moi  !  je  veux  la  marier  à  un  garçon  qu'elle  aime...  Il  me  con- 
vient de  faire  le  bonheur  de  ces  deux  pauvres  enfants...  qui  peut  m'en 
empêcher? 

TROTTE-MENU,  exalté. 

Mais  vous  ne  pensez  ni  à  ce  que  vous  dites,  ni  à  ce  que  vous  êtes, 
ô  tuteur  !  Vous  parlez  de  faire  le  bonheur  d'un  jeune  Homme  et  d'une 
jeune  Fille,  vous? 

RONGE-MAILLE. 

Eh  bien  !  après  ? 

TROTTE-MENU,  avec  mépris. 

Un  Rat!... 

HONGE-MAILLE. 

Et  un  Rat  qui  est  fier  de  l'être  !...  Croqueras-tu  ce  brin  de  sucre, 
ou  rongeras-tu  cette  queue  de  poire  ? 

TROTTE-MENU. 

Merci,  je  n'ai  plus  faim...  (Avec  amertume.)  Fier  d'être  le  dernier  des 
Animaux  !  Ah  !  je  n'en  suis  pas  fier,  moi  !... 

RONGE-MAILLE. 

Le  dernier  des  Animaux  !...  Il  y  a  bien  des  choses  à  dire  là-dessus... 
Promenons-nous  un  peu,  ça  nous  fera  faire  la  digestion,  dis  trottinent  en 

«autant.  ) 

TROTTE-MENU. 

Bien  des  choses  !  Et  lesquelles?  Des  sophismes,  des  paradoxes  !... 
Ne  pas  vouloir  reconnaître  que  le  Rat  est  le  plus  misérable  de  tous  les 
Animaux,  c'est  fermer  les  yeux  à  la  lumière  !  Mais  les  Hommes,  les 
Hommes  eux-mêmes  (Animaux  qui ,  bien  qu'on  médise  d'eux ,  ont  tout 
autant*  de  lumières  que  nous),  ne  proclament-ils  pas  ce  qu'il  y  a  de 
petitesse  et  de  dégradation  dans  la  condition  que  la  nature  nous  a  faite, 


2U  LE  RAT   PHILOSOPHE. 


eux  qui,  pour  exprimer  l'excessive  misère,  nous  prennent,  nous  autres 
Rats,  pour  termes  d'une  odieuse  comparaison?... 

RONGE-MAILLE. 

Parce  qu'ils  disent  :  «  Gueux  comme  un  Rat  !  »  Peuh  !  qu'est-ce 
que  ça  prouve?  Gueuserie  ne'signiGe  pas  malheur.  As-tu  jamais  rien 
grignoté  de  Béranger,  toi  ? 

TROTTE-MENU. 

Jamais  ! 

RONGE-MAILLE. 

Au  fait,  tu  ne  peux  pas  le  connaître...  Ça  reste  si  peu  en  magasin, 
ces  sortes  de  livres-là ,  que  c'est  à  peine  si  on  a  le»  temps  de  les  effleu- 
rer... Ah!,  autrefois  c'était  plus  agréable!  Chaque  fois  que  messieurs 
de  la  justice  pouvaient  mettre  la  main  sur  une  édition  de  ce  gaillard-là , 
ils  la  fourraient  dans  des  greniers  d'où  elle  ne  sortait  plus...  C'est  alors 
que  nous  nous  en  donnions  à  la  joie  de  notre  cœur  !...  Les  chansons  de 
Béranger!...  mais  on  ne  les  mangeait  pas,  on  les  dévorait!...  De  1827 
à  1830  je  n'ai  vécu  que  de  cela  :  aussi  je  me  portais  !... 

TROTTE-MENU. 

Et  que  chantent  ces  chansons,  s'il  vous  plaît? 

RONGE-MAILLE. 

Elles  chantent  que  les  gueux,  —  ou,  si  tu  aimes  mieux,  les  Rats, 
—  ont  en  partage  la  probité,  l'esprit  et  le  bonheur  :  rien  que  cela  ! 

TROTTE-MENU. 

Paradoxe!...  Ces  chansons-là  n'empêcheront  ni  les  gueux  ni  les 
Rats  de  mourir  de  faim... 

RONGE-MAILLE. 

Qui  est-ce  qui  a  l'habitude  de  mourir  de  faim?  Est-ce  toi?  Es-tu 
mort  hier?  Meurs-tu  aujourd'hui? 

TROTTE-MENU,  à  part,  d'un  ton  profondément  mystérieux. 

Qui  sait?  (Haut.)  Si  je  ne  meurs  pas,  moi,  d'autres  meurent.  Ne  vous 
souvient-il  plus  de  Ratapon  et  de  sa  nombreuse  famille  ?  Il  y  avait  plu- 
sieurs jours  que  lui  et  les  siens  souffraient  de  la  faim  ;  par  un  beau 
matin,  ils  prirent  leur  courage  à  deux  pattes,  et  s'en  allèrent  implorer 
l'obligeance  d'un  de  leurs  voisins,  un  Cochon  gros  et  gras,  dont  l'étable 
regorgeait  de  glands,  d'orge  et  de  légumes.-  Eh  bien  !  qifarriva-t-il  de 
cette  démarche  ? 


LE  RAT  PHILOSOPHE. 


215 


RONGE-MAILLE,  impatienté. 

Mon  Dieu!  je  le  sais  aussi  bien  que  toi,  ce  qui  arriva.,.  Réveillé 
par  leurs  gémissements,  monseigneur  le  Cochon  parut  à  la  fenêtre  de 
son  étable  et  leur  dit  d'un  ton  bourru  :  «  Quel  est  ce  bruit  et  que  veut 
cette  canaille?  —  La  charité,  s'il  vous  plaît,  monseigneur!  répondirent- 


t»1  a  .:J'1' 


ils  tous  à  la  fois.  —  Allez  au  diable  !  repartit  le  Cochon,  je  n'ai  pas  de 
irop  pour  moi.  » 

TROTTE-MENU,  plus  lugubre,  que  jamais. 

Et  puis,  le  lendemain,  le  cadavre  de  Ratapon  et  des  siens  jonchaient 
la  campagne...  le  désespoir  et  la  faim  les  avaient  tués  i... 

RONGE-MAILLE. 

•    Le  désespoir  et  la  faim?.:.  Ne  fais  donc  pas  de  poésie...  c'est  la 


216  LE    RAT   PHILOSOPHE. 


mort-aux-rats  que  tu  veux  dire.  Ils  ont  eu  la  mauvaise  chance  de 
tomber  sur  des  boulettes  d'arsenic;  ils  les  ont  gloutonnement,  impru- 
demment avalées  :  ils  en  sont  morts.  Quoi  de  plus  simple? 

TROTTE-MENU,  arec  ironie. 

Quoi  de  plus  simple,  en  effet  que  la  mort?  N'est-ce  pas  notre  lot,  à 
nous,  à  nous  que  menacent  sans  cesse  et  les  Chats,  et  le  poison,  et  les 
pièges ,  et  les  appâts  ! 

RONGE-MAILLE. 

Ce  qui  ne  nous  empêche  pas  de  vivre... 

TROTTE-MEN-U. 

Oui,  si  c'est  vivre  que  souffrir  mille  morts  ! 

RONGE-MAILLE. 

Mille  valent  mieux  qu'une,  quand  ces  mille  ne  tuent  pas. 

TROTTE-MENU. 

Elles  valent  mieux  pour  les  âmes  faibles,  peut-être  ;  mais  le  Rat  de 
cœur  ne  veut  pas  d'une  vie  qui  est  une  torture  de  tous  les  instants,  el 
il  la  rejette  !... 

RONGE-MAILLE.  . 

Ah!  hi  donnes  dans  le  suicide?...  C'est  une  folie  comme  une  autre; 
seulement  elle  est  peu  gaie. 

TROTTE-MENU,  gravement. 

Ne  plaisantez  pas,  tuteur  ;  je  parle  sérieusement  :  cette  vie  de  périls 
et  de  privations  me  fatigue ,  et  j'y  renonce... 

ROXGK-MAILLE.  '  *.')»'• 

Et  tu  as  grand  tort,  crois-en  ma  vieille  expérience...  La  vie  n'est 
pas  une  mauvaise  chcfeé,..  elle  a  ses  bons  comme  ses  mauvais  quarts 
d'heure...  J'ai  vu  plus  d'une  fois  l'ennemi  face  à  face,  et  je  n'en  suis 
pas  mort.  Les  pièges  des  Hommes  ne  sont  pas  si  habilemçBt  combinés 
qu'on  ne  puisse  s'y  soustraire  ;   la  griffe  des  Chats  n'est  pas  toujours 
mortelle.  Ah  !  si  défunt  mon  père  était  encore  vivant,  tu  apprendrais  de 
lui  comment,  à  force  de  patience  et  de  résolution,  on  se  tire  des  situa- 
tions les  plus  difficiles  !  J'étais  bien  jeune  encore,  quand  un  jour  l'appât 
d'un  morceau  de  lard  le  fît  tomber  daûs  un  de  ces  traqueriards  vulgai- 
rement connus  sous  le  nom  de  souricières.  Tous  réunis  autour  de  sa 
prison,  nous  imitions  notre  pauvre  mère,  nous  ne  songions  qu'à  verser 


LE   RAT   PHILOSOPHE. 


217 


des  larmes,  en  invoquant  la  miséricorde  céleste...  Lui,  toujours  calme, 
toujours  grand,  même  dans  le  malheur,  il  nous  dit  :  «  Ne  pleurez  pas, 
«  agissez!...  Peut-être,  à  quelques  pas  d'ici,  l'ennemi  veille  dans  l'om- 
«  bre...  Essayons  de  lui  échapper...  Plus  d'une  fois  j'ai  curieusement 
«  observé  la  construction  de   ces  pièges   inventés    par  la    perversité 


a  humaine  ;  et,  si  je  ne  me  trompe,  il  n'est  pas  impossible  d'en  sortir. 
«  Cette  porte  qui  vient  de  se  refermer  sur  moi  se  rattache  à  ce  que  la 
«  science  nomme  un  levier.  »  Mon  père  était  un  Rat  de  bibliothèque  ;  il 
savait  de  tout  un  peu.   «  On  prétend  qu'avec  un  levier  et  un  point 

28 


218  LE  RAT  PHILOSOPHE. 

«  d'appui  on  soulèverait  le  monde  ;  si  avec  ce  levier  on  peut  sauver  un 
«  père  de  famille,  ça  sera  bien  plus  beau  !  Grimpez  donc  sur  le  toit  de 
«  ma  prison,  et  tous,  réunissant  vos  efforts,  suspendez-vous  à  ce  levier  : 
«  bientôt  je  serai  libre.  »  Ses  ordres  sont  exécutés  ;  la  porte  fatale  se 
rouvre;  mon  père  nous  est  rendu,  et  déjà  nous  allions  fuir,  lorsque r 
d'un  bond  terrible,  un  affreux  Matou  s'élance  au  milieu  de  nous. 
«  Partez  !  »  nous  crie  mon  père ,  dont  rien  ne  peut  ébranler  le  cou- 
rage ;  et  voilà  que  seul  il  tient  tête  à  ce  terrible  adversaire.  Noble 
lutte  !  il  y  reçut  force  égratignures,  même  y  perdit  la  queue,  mais  n'y 
laissa  pas  la  vie.  Peu  d'instants  après,  il  avait  regagné  notre  trou 
domestique;  et  pendant  que  nous  léchions  le  sang  de  ses  blessures,  il 
nous  disait  en  souriant  :  «  Voyez-vous,  mes  enfants,  il  en  est  du  péril 
«  comme  des  Bâtons  flottants  : 

«  De  loin 7  c'est  quelque  chose,  et  de  près,  ce  n'est  rien.  » 

TROTTE-MENU,  ar*c  aplomb. 

Oh  !  le  péril  ne  m'effraye  pas;  je  n'ai  peur  de  rien. 

En  ce  moment ,  on  entend  an  dehors  frapper  trois  coups  dans  les  mains.  Trotte-Menu  reut  fuir, 

Bonge-Maille  l'arrête. 

RONGE-MAILLE. 

ïu  n'as  pas  peur  ;  cependant  tu  commences  toujours  par  te  sau- 
ve... Mais  rassure-toi;  je  connais  ce  signal...  c'est  l'amoureux  de 
Toinon  qui  l'appelle...  Nous  pouvons  rester  là.  Les  amoureux  ne 
sont  dangereux  pour  personne  :  ils  ne  pensent  qu'à  eux. 

SCÈNE   III. 
Les  Mêmes,  TOINON,  UNE   VOIX  au  dehors. 

TOINON.  Elle  a  doucement  ouvert  la  porte  de  sa  chambre,  marche  sur  la  pointe  du  pied 
et  va  Ter*  la  fenêtre. 

Quoi!  c'est  vous,  Paul?  Quelle  imprudence!...  Si  mon  père  ren- 
trait!..-. 

LA   VOIX. 

Ma  foi,  voilà  deux  jours  que  je  ne  vous  ai  vue,  et  je  n'y  tenais, 
plus...  Est-ce  que  le  père  Babolin  est  toujours  en  colère  contre  moi  ?... 

TOINON. 

Plus  que  jamais...  Il  veut  vous  intenter  un  procès,.. 

LA    VOIX. 

Comment,  un  procès?  à  propos  de  la  maison  de  feu  mon  cousia 
Michonnet  ? 


LE   RAT  PHILOSOPHE.  219 

TOINON. 

Justement. 

LA    VOIX. 

Mais  puisque  le  cousin  Michonnet  me  Ta  léguée  par  testament ,  elle 
est  bien  à  moi,  cette  maison  ! 

TOINON. 

Mon  père  aussi  a  un  testament,  et  il  dit  que  le  vôtre  n'est  pas 
le  bon. 

LA    VOIX. 

C'est-à-dire  que  c'est  le  sien  qui  est  mauvais...  Au  fait,  qu'il  nous 
marie,  et  la  maison  sera  aussi  bien  à  lui  qu'à  moi. 

TOINON.  # 

Ah  !  bien  oui  !  il  ne  veut  plus  entendre  parler  de  mariage...  II 
dit  qu'il  vous  déteste,  et  qu'il  vaut  mieux  que  je  reste  fille  toute  ma 
vie  que  de  devenir  la  Femme  d'un  Homme  aussi  méchant  que  vous... 

LA    VOIX,    d'an  ton  piteux. 

Est-ce  que  vous  êtes  de  cet  avis -là,  Toinon? 

TOINON. 

Hélas! 

RONGE-MAILLE,    h  part. 

Voilà  un  hélas  !  qui  en  dit  plus  qu'il  n'est  gros  !... 

LA    VOIX. 

Ciel!...  votre  père  tourne  la  rue...  Je  me  sauve!... 

TOINON.  Elle  se  retire  virement  de  la  fenêtre. 

Pourvu  qu'il  ne  l'ait  pas  aperçu...  C'est  pour  le  coup  qu'il  ferait  un 

beau  tapage  !    (Bile  rentre  dans  sa  chambre.) 

SCÈNE   IV. 

RONGE-MAILLE,    TROTTE-MENU. 

TROTTE-MENU,    ralliant. 

Dites  donc,  tuteur,  il  paraît  que  M.  Babolin  n'est  pas  d'accord 
avec  vous  sur  le  mariage  de  mademoiselle  Toinon?... 

RONGE-MAILLE,  tranquillement. 

Qu'est-ce  que  ça  me  fait?  J'ai  décidé  ce  mariage,   il  aura  lieu. 

TROTTE-MENU,   de  même. 

Ah  !  c'est  bien  différent!...  Du  moment  que  vous  avez  dit  oui, 
il  n'y  a  plus  à  dire  non,  n'est-il  pas  vrai? 


220 


LE  RAT  PHTLOSOPHE. 


RONGE-MAILLE. 

Babolin  dira  oui. 

TROTTE-MENU. 

C'est  donc  une  girouette  que  ce  Babolin-là? 

RONGE-MAILLE. 

Babolin  n'est  pas  une  girouette,  tant  s'en  faut...  Il  est  fort  obstiné; 
et  quand  il  a  mis  quelque  chose  dans  sa  tête  de  Rat,  on  ne  l'en  fait 
pas  sortir  facilement. 

TROTTE-MENU,  étonné. 

La  tête  de  Rat  du  père  Babolin?  Le  père  de  cette  jeune  fille  serait 
un  des  nôtres?... 


*:r*'»*l*TV 


RONGE-MAILLE. 


Pas  précisément...    c'est  ce  que   les  Hommes   appellent    un   Rat 
d'église...  Il  est  donneur  d'eau  bénite  à  la  porte  de  Notre-Dame,  et  vend 


LE  RAT  PHILOSOPHE.  221 

aux  fidèles  les  petits  cierges  que  leur  piété  allume  en  l'honneur  de  Dieu 
et  de  ses  saints... 

TROTTK-HENU. 

Je  connais  ça...  ce  sont  des  cierges  qu'on  allume  quand  la  pratique 
est  là,  et  qu'on  éteint  quand  elle  a  le  dos  tourné.  (Avec  indignation.)  Le 
genre  humain,  comme  le  genre  animal,  n'est  que  mensonge  et 
déception!... 

RONGE-MAILLE. 

Allons,  allons,  tu  t'indigneras  plus  tard...  J'entends  Babolin,  lais- 
sons-lui la  place  libre  ;  car  il  serait  parfaitement  capable  de  nous  mar- 
cher SUr  le  COrpS.   (Us  disparaissent.) 

SCÈNE  V. 

BABOLIN,  seul. 

Ah  !  l'on  cause  amoureusement  par  la  fenêtre,  et  cela  malgré  mes 
défenses  expresses  !  Me  prend-on  pour  un  père  de  comédie?...  Je  vais 
me  montrer.  (Appelant.)  Toinon  !  Toinon  ! 

SCÈNE   VI. 

BABOLIN,    TOINON. 

TOINON. 

Me  voici,  mon  père,  que  voulez-vous? 

BABOLIN. 

Je  veux,  mademoiselle,  que  vous  mettiez  immédiatement  votre 
châle  et  votre  chapeau  et  que  vous  vous  prépariez  à  m'accoinpagner. 

TOINON. 

Où  cela,  mon  père? 

BABOLIN,    avec  emphose. 

Chez  un  avoué,  mademoiselle!...  Je  veux  apprendre,  à  M.  Paul 
qu'entre  lui  et  nous  il  n'y  a  plus  rien  de  commun.  Un  procès,  un  bon 
procès  me  fera  justice  des  impertinentes  prétentions  de  ce  jeune  homme. 
Ah  !  ce  monsieur  voudrait  dépouiller  le  père  et  séduire  la  fille  ! ... 

TOINON. 

Mon  père  !... 

BABOLIN,  sévèrement. 

Taisez-vous,  mademoiselle!...  Jusqu'à  ce  jour,  j'avais  pu  croire  que 
le  jeune  homme  ne  serait  pas  assez  présomptueux  pour  lutter  avec  moi , 


222  LE  RAT  PHILOSOPHE. 


et  qu'il  me  céderait  de  bonne  grâce  cette  maison,  que  je  tiens  de  l'amitié 
de  Michonnet... 

TOINON,   pleurant. 

Mais,  mon  papa,  si  M.  Michonnet  a  laissé  sa  maison  à  tout  le 
monde,  ce  n'est  pas  la  faute  de  M.  Paul... 

BABOLIN. 

Vous  êtes  une  sotte  !...  M.  Paul  aimerait  à  hériter...  rien  de  mieux! 
c'est  un  goût  fort  répandu  que  celui  des  héritages...  Qu'il  fasse  valoir 
ses  droits...  quant  aux  miens,  ils  sont  constatés  en  bonne  et  due  forme, 
et  je  vais,  aujourd'hui  même,  dépqser  entre  les  mains  d'un  avoué  le 
testament  qui  les  consacre.  .11  faut  que  dès  demain  le  procès  soit 
entamé!...  La  clef  du  secrétaire,   mademoiselle,   donnez-la-moi!... 

(Toinon    lui   donne    la  clef   en   pleurant.)     Et     pas    d'enfantillage!...     SéchODS    CCS 

larmes  et  habillons-nous,  (iisort.) 

SCÈNE  VII. 

TOINON,  pu»  RONGE-MAILLE  et  TROTTE-MENU. 

TOINON,   mettant  son  chapeau. 

Vilain  M.  Michonnet,  va  !...  Il  avait  bien  besoin  de  faire  deux  tes- 
taments!... 

TROTTE-MENU  à  Ronge-Maitie. 

Je  crois,  tuteur,  que  c'est- le  moment  d'exprimer  clairement  votre 
volonté...  le  père  Babolin  n'a  pas  l'air  de  la  deviner  du  tout. 

RONGE-MAILLE. 

Sois  paisible,  petit  pupille,  sois  paisible... 

SCÈNE  VIII. 

TOINON,    BABOLIN. 

BABOLIN,    furieux. 
Ah  Çà!    il  y  a  donC  des  RatS  ici  ?...    (Trotte-Menu  détale,   Ronge-Maille  le  suit.) 

TOINON. 

Je  crois  que  oui,  mon  papa;  il  y  en  a  toujours  eu...  Qu'ont-ils 
donc  fait? 

BABOLIN,    de   môme. 

Ce  qu'ils  ont  fait!  vous  voulez  savoir  ce  qu'ils  ont  fait?,..  Eh  bien  !... 
(  Moment  de  silence.  )  vous  ne  le  saurez  pas  ! . . . 


LE    RAT   PHILOSOPHE.  223 


TOINON. 

Comme  il  vous  plaira,  mon  papa. 

i 

BABOLIN,   se  promenant  avec  agitation. 

Qui  se  serait  attendu  à  cela  ?  Me  voilà  bien  avec  mes  droits...  Où 
sont-ils,  maintenant?...  C'est  M.  Paul  qui  va  se  moquer  de  mçi!... 

(Il  s'arrête   comme    frappé  d'une  subite  inspiration.)    MaiS    SÎ  je  ne  disais   rien   de  ma 

mésaventure?...  si  je  jouais  la  clémence?  Paul  aime  ma  fille;  ma  fille 
aime  Paul...  si,  comme  un  bon  homme  que  je  suis,  je  cédais  à  leurs 
vœux?  C'est  ça  qui  me  ferait  honneur  et  me  donnerait  l'air  d'un  père 

modèle!...     (S'approchant   de   sa    fille,   il   lui   dit  d'un   ton  câlin  :)     Dis   donC ,     petite 

Nonnon,  ça  te  chagrine  donc  bien  de  ne  pas  épouser  ton  Paul?.; 
(Toinon  ne  répond  rien  :  eiie  sanglote.)  Nonnon,  si ,  au  lieu  d'aller  chez  l'avoué, 
nous  allions  chez  le  notaire?.... 

TOINON,  pleurant  et  riant  tout  à  la   fois. 

Chez  le  notaire ,  mon  petit  papa  ? 

BABOLIN. 

Pour  qu'il  se  hâte  de  dresser  ton  contrat  de  mariage... 

TOINON,    de  même. 

Avec  qui ,  mon  petit  papa  ? 

BABOLIN. 

Avec  Paul... 

TOINON,   sautant  au  cou  de  Babolin. 

Oh!  mon  petit  papa,  mon  petit  papa,  que  vous  êtes  bon!...  Je 
n'osais  pas  vous  parler  franchement,,  de  peur  de  vous  faire  de  la  peine, 
mais  je  crois  que  si  je  n'étais  pas  devenue  la  femme  de  Paul,  j'en  serais 
morte. 

BABOLIN. 

Diable!  diable!  il  ne   faut  pas  que  tu  meures...  Allons  chez  le 

notaire!  dis  sortent.) 

SCÈNE    IX    ET    DERNIÈRE. 
RONGE-MAILLE,    TROTTE-MENU. 

RONGE-MAILLE. 

Eh  bien!  que  dis-tu  de  tout  ceci,  pupille? 

TBOTTE-MENlî. 

Je dis,  tuteur,  que  vous  êtes  un  grand  sorcier...  Mais  ce  testament 


! 


22k  LE  RAT   PHILOSOPHE. 


de  feu  Michonnet,  qu'est-il  devenu,  je  vous  prie?  Vous  l'avez  donc 
escamoté? 

RONGE-MAILLE. 

J'en  ai  fait  mon  déjeuner  de  ce  matin!  Ainsi,  grâce  à  moi,  voilà  un 
procès  qui  ne  s'entame  pas  et  un  mariage  qui  se  conclut!...  Tu  vois 
qu'en  dépit  de  notre  iqisère  et  de  notre  condition  de  Rats  nous  pouvons 
encore  faire  un  peu  de  bien...  Mais  à  quoi  penses-tu,  je  te  prie?  le  voilà 
tout  rêveur!... 

TROTTE-MENU. 

Je  pense  que  je  viendrai  vous  voir  le  lendemain  de  la  noce.  Il  y  aura 
de  fameux  rogatofns,  je  veux  en  goûter... 

RONGE-MAILLE. 

Tu  ne  songes  donc  plus  à  te  suicider? 

TROTTE-MENU. 

Ma  foi  non,  j'ai  changé  d'idée...  Il  me  semble  que,  s'il  y  a  beau- 
coup de  souricières  dans  ce  bas  monde,  il  y  a  aussi  d'excellents  morceaux 
de  fromage  dont  on  ne  tâte  plus  dès  qu'on  est  mort... 

RONGE-MAILLE. 

Ainsi .  tu  es  de  l'avis  du  vieux  proverbe  : 

Vive  la  Poule...  encore  qu'elle  ait  la.  pépie! 

Edouard  Lemoine. 


<=£&£ 


m4-;  ■ 


LES    SOUFFRANCES 


D'UN    SCARABÉE 


iolettë,  qui  est  la 'Colombe  la  plus  aimable  et 
la  plus  raisonnable  du  monde,  portait  l'autre  jour 
une  jolie  épingle  à  sa  collerette.  Un  Hibou  philo- 
sophe et  Oiseau  de  lettres  lui  en  fit  compliment. 

«  C'est,  répondit  Violette,  un  cadeau  de  ma 
marraine  la  Pie  voleuse.  Cela  représente  un  Insecte 
sur  une  feuille  de  pivoine.  Au  moyen.de  ce  talis- 
man, on  â  toujours  son  bon  sens;  on  voit  les 
choses  comme  elles  sont,  et  non  pas  à  travers  les  besicles  de  la  mode.  » 
Le  Hibou  s'approcha  pour  examiner  ce  beau  joyau,  et  comme  la 
Colombe  vit  bien  que  le  cou  blanc  sur  lequel  il  était  posé  empêchait  le 
philosophe  de  regarder  avec  toute  l'attention  qu'il  fallait ,  elle  détacha 
1  épingle  et  la  lui  donna. 

a  Je  vous- la  rendrai  demain,  »  dit  l'Oiseau  nocturne.  L'Insecte  me 
racontera  son  histoire,  et  je  saurai  par  lui  pourquoi  vous  êtes  si  char- 
mante et  si  sage. 

En  effet,  lorsqu'il  fut  rentré  chez  lui,  le  Hibou  mit  l'épingle  sur  sa 
table,  et  aussitôt  la  petite  Bête  marcha  sur  la  feuille  de  pivoine.  C'était 
un  Scarabée,  vert  qui  gavait  la  mine  d'un  honnête  garçon  d'Insecte.  Il 
passa  une  patte  sur  ses  yeux,  étendit  une  aile  et  puis  l'autre;  il  tourna 
son  nez  pointu  vers  le  philosophe  d'un  air  intelligent  et  amical,  et 
consentit  à  lui  raconter  son  histoire  en  ces  termes  : 

29 


226         LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


Je  suis  né  sur  les  bords  de  la  Seine,  dans  un  grand  jardin  qui  a 
reçu  son  nom  d'un  temple  consacré  à  la  déesse  Isis.  Il  y  avait  longtemps 
que  les  Charançons  fossoyeurs  avaient  mis  en  terre  mes  parents ,  lorsque 
le  sentiment  de  l'existence  me  vint  à  l'ombre  d'une  Mimosa  pigra  >  la 
sensitive  paresseuse ,  dont  le  soie  fut  mon  premier  aliment.  Une  excel- 
lente Jardinière  m'avait  recueilli  chez  elle.  Tandis  qu'elle  s'en  allait  aux 
champs  sur  ses  longues  pattes,  j'ouvrais  mes  ailes,  et  je  m'envolais  bien 
loin  dans  les  prés.  Mes  compagnons  étaient  des  Bêtes  simples.  Je  n'en- 


Un  Hibou  philosophe  et  Oiseau  de  lettres. 

trais  que  dans  des  fleurs  sans  culture.  On  me  traitait  en  ami  chez  les 
coquelicots,  où  régnaient  la  franchise  et  le  laisser  aller.  Comme  j'étais 
déjà  grand  garçon,  je  cherchais  les  roses  buissonnières,  et  je  poursui- 
vais les  Abeilles  laborieuses,  qui  abandonnaient  un  moment  leurs 
méïiages  pour  rire  avec  moi.  Hélas  !  ce  beau  temps  a  passé  comme  un 
rêve  !  Le  besoin  de  l'inconnu  me  dévora  bientôt  et  me  fit  prendre  en 
dégoût  les  mœurs  paisibles  de  la  campagne. 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE."  227 

L'envie  me  vint  de  faire  tirer  mon  horoscope  par  un  Animal  savant. 
11  y  avait  dans  le  pays  un  Capricorne  qui  passait  pour  sorcier  et  qui 
habitait  un  endroit  sauvage.  Malgré  les  cris  et  l'effroi  de  la  bonne  Jar- 
dinière, je  me  fis  conduire  dans  la  retraite  de  ce  magicien.  Le. Capri- 
corne portait  une  robe  rouge  couverte  de  signes  cabalistiques.  Il  me 
reçut  poliment,  et,  après  avoir  décrit  des  courbes  bizarres  avec  ses 
antennes,  il  s'écria  en  regardant  le  creux  de  ma  patte  : 

«  Oh  !  ohl  voilà  un  Animal  qui  a  de  la  race.  Est-ce  que  nous  serions 
échappé  d'une  ancienne  collection?  Que  diable  viens-tu  faire  dans  ce 
jardin  ?  Tu  n'y  seras  pas  à  la  noce,  mon  ami. 

—  Monsieur  le  Capricorne,  répondis-je,  si  je  suis  une  bête  de  génie, 
vous  pouvez  me  l'apprendre  ;  cela  ne  me  fera  pas  de  peine.  Si  je  dois 
jouer  un  rôle  considérable  dans  le  monde,  je  suis  prêt  à  m'y -résigner. 

—  Voyez-vous  cela  !  reprit  le  sorcier  ironiquement.  Tu  serais  volon- 
tiers un  don  Juan  Papillon;  tu  consentirais  à  goûter  de  l'ambroisie  des 
dieux,  sauf  à  payer  ce  régal  par  les  souffrances  de  Tantale;  tu  déro- 
berais le  feu  céleste  comme  Prométhée,  au  risque  d'être  mangé  par  un 
Vautour  !  Tu  n'es  pas  dégoûté  !  Mais  rassure-toi  ;  il  n'est  pas  besoin  de 
tout  cela  pour  être  mal  à  Taise  dans  le  printemps  où  nous  vivons.  Tu 
n'es  qu'un  bon  Insecte  qui  porte  en  lui  la  simple  flamme  du  sens  com- 
mun. C'est  bien  suffisant.  Ah!  tu  t'avises  de  vouloir  distinguer  le  vrai 
du  faux  et  l'or  du  clinquant  !  tu  refuses  absolument  de  croire  que  les 
vessies  sont  des  lanternes  !  Eh  bien ,  mon  garçon ,  tu  feras  de  la  belle 
besogne  dans  ce  pays-ci  !  Va,  ton  sort  est  inévitable  :  ta  vie  ne  sera 
qu'une  attaque  de  nerfs.  » 

Je  me  retirai  un  peu  déconfit  par  le  pronostic  du  Capricorne,  mais 
toujours  brûlant  du  désir  de  me  lancer  au  milieiï  du  vaste  jardin  d'Isis, 
où  des  milliers  d'Insectes  fourmillaient  et  se  heurtaient  dans  un  air 
empoisonné.  Un  jour  que  je  cherchais  à  ramener  le  calme  dans  mon 
esprit,  je  me  promenais  dans  les  solitudes  d'un  potager,  lorsque  je  fis  la 
rencontre  d'un  vénérable  Rhinocéros  qui  méditait  sous  l'ombre  épaisse 
d'une  laitue.  Je  le  priai  humblement  de  me  donner  de  ces  avis  fleuris 
et  précieux  que  Mentor  prodiguait  au  jeune  Télémaque  du  temps  de 
madame  de  Maintenon.  . 

«  Volontiers,  me  dit-il  :  vous  avez  des  devoirs  à  remplir  et  des 
droits  à  exercer.  Il  faut  devenir  un  Scarabée  policé.  Voyez-vous, 
là-bas,  toutes  ces  fleurs  de  luxe?  Demandez  qu'on  vous  y  introduise, 
et  vous  serez  admis  dans  la  bonne  compagnie.  Le  jargon  en  est  facile. 


228 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


Vous  ferez  quelques  contorsions  de  politesse,  devant  la  maîtresse  du 
logis.  Quand  vous  aurez  prêté  une  oreille  attentive  aux  balivernes  qu'on 


~0  >•• 


Monsieur  le  Sorcier,  si  je  suis  une  Bote  de  gé.iio,  vous  pouvez  me  l'apprendre; 
cela  ne  me  fera  pas  de  peine. 


voudra  bien  vous  dire ,  on  vous  régalera  d'un  peu  d'eau  chaude,  et  vous 
pourrez  faire  la  cour  aux  Demoiselles.  Ayez  soin  de  vous  tenir  au  cou- 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.         229 

rant  des  nouvelles  et -des  méchants  propos  qu'on  débite  les  uns  contre 
les  autres.  Il  ne  s'agit  pas  de  se  divertir,  mais  de  paraître  content;  ni 
d'être  amoureux;  mais  d'en  avoir  quelquefois  l'apparence.  Il  n'est  pas 
question  d'avoir  des  opinions,  des  sentiments,  des  goûts  ou  des  passions, 
mais  d'offrir  à  peu  près  le  semblant  d'un  Insecte  qui  pourrait  dans  le 
fond  penser  ou  sentir  quelque  chose.  Ne  vous  laissez  pas  voler  votre 
bien,  et  prenez  garde  à  qui  vous  donnez  votre  cœur,  car  on  vous 
trompera  le  plus  civilement  du  monde.  Voilà  pour  l'article  de  vos 
plaisirs.  Vos  devoirs  sont  aisés  à  comprendre.  Cinq  ou  six  fois  dans 
Tannée  seulement,  vous  serez  invité  à  vous  déguiser  militairement  et  à 
faire  pendant  vingt-quatre  heures  ce  qu'il  passera  par  la  tête  à  des 
Frelons  de  vous  commander. 

—  Cinq  ou  six  fois  l'an  !  m'écriai-je  :  mais  c'est  un  énorme  impôt  ! 

—  La  patrie  l'exige.  Vous  êtes  averti  :  allez  maintenant,  et  jouissez 
de  vos  privilèges.  » 

A  cette  peinture  noire  de  ce  qui  m'attendait  à  mes  débuts,  un  Sca- 
rabée moins  vert  et  moins  intrépide  que  moi  aurait  bien  pu  s'effrayer. 
La  fougue  de  la  jeunesse  me  réconforta.  Je  considérai  le  Rhinocéros 
comme  un  vieux  Misentome  cornu  et  désabusé  dont  il  ne  fallait  pas 
prendre  les  avis  chagrins  au  pied  de  la  lettre.  J'écartai  de  son  discours 
tout  ce  qui  me  semblait  menaçant ,  pour  me  souvenir  de  ce  qui  flattait 
mon  imagination.  Des  amis  me  promirent  de  satisfaire  mon  désir  d'être 
admis  dans  cette  société  délicieuse  où  l'on  buvait  de  l'eau  chaude  en 
causant  avec  les  Demoiselles.  Je  me  liai  intimement  avec  un  Hanneton 
fort  répandu  dans  le  monde,  et  qui  voulut  bien  me  servir  de  guide. 

«  Venez  avec  moi,  me  dit-il  un  jour.  Les  arts  et  la  bonne  compagnie 
vous  réclament.  Je  vous  mènerai  au  théâtre  et  dans  les  réunions  choi- 
sies. Venez ,  venez  :  je  vous  promets  une  soirée  agréable.  » 

Après  avoir  compté  nos  écus ,  nous  partîmes  ensemble  à  tire-d'aile. 

«  Aimez-vous  la  musique?  me- demanda  le  Hanneton  tout  en  vol- 
tigeant. 

—  Oui-da  !  il  y  avait  dans  le  jardin  où  je  suis  né  des  Fauvettes 
d'iiue  grande  force. 

* —  Nous  avons  à  vous  offrir  mieux  que  cela;  je  vais  vous  conduire 
dans  une  Académie  :  ce  sera  bien  le  diable  si  nous  n'y  entendons  pas 
de  bonnes  choses.  » 

Mon  compagnon  rajusta  ses  antennes  et  redressa  son  col  noir  pour 
se  présenter  à  l'entrée  d'une  vaste  fleur  d'acanthe.   Un  Cloporte  lui 


230 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


passa  deux  billets  par  un  petit  trou,  et  nous  nous  élançâmes  dans  la 
salle.  La  réunion  était  d'un  aspect  agréable.  Des  Paons  du  jour  placés 
aux  avant-scènes,  les  moustaches  cirées,  les  manchettes  retroussées, 
lorgnaient  avec  cet  air  nonchalant  que  donnent  le  raffinement  de 
l'esprit  et  l'habitude  des  plaisirs  recherchés.  Des  Guêpes  élancées ,  des 
Demoiselles  à  pattes  fines,  formaient  des  groupes  charmants.  Quelques 
innocents  Pucerons  sortaient  leurs  têtes  carrées  par  les  lucarnes  du 
paradis.  Les  Mouches  noires,  arbitres  du  bon  goût,  se  tenaient  en 
silence  au  parterre.  Tout  ce  monde  paraissait  jeune*,  poli  et  connais- 
seur. 

«  Ce  public,  dis-je  à  mon  guide,  a  une  mine  qui  me  revient.  Il 
est  beau  de  voir  la  jeunesse  accourir  avec  cet  empressement  dans 
une  Académie. 


<SJ 


—  Ne  vous  trompez  pas  sur  le  mot,  répondit  le  Hanneton.  Les- 
Paons  du  jour  viennent  ici  pour  les  Sauterelles  du  théâtre,  qui  cachent 
avec  soin  leurs  fémurs  sous  une  gfcze  transparente.  Les  Guêpes  vien— 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.         231 

nent  pour  chercher  fortune  et  les  Demoiselles  pour  se  montrer;  mais 
on  fait  tout  cela  en  écoutant  le  meilleur  chant  du  monde.  Chut! 
voici  la  première  Cigale  qui  commence  son  grand  air,  » 

J'ouvris  mes  oreilles  à  deux  battants.  La  première  Cigale,  vêtue 
avec  luxe,  poussait  des  cris  dramatiques  dans  un  beau  jardin  de 
papier  peint.  L'orchestre  accompagnait  comme  s'il  eût  assisté  aux 
débuts  de  Stentor,  cette  basse-taille  vantée  des  anciens,  et  pourtant 
la  prodigieuse  Cigale  trouvait  encore  moyen  de  le  surpasser  et  de 
me  perforer  le  tympan.  Il  eût  été  malhonnête  de  ne  pas  écouter 
lorsqu'on  faisait  tant  de  bruit  pour  me  divertir.  Le  morceau  char- 
mant était  d'ailleurs  cette  cavatine  qui  se  trouve  en  tête  de  tous  les 
opéras  nouveaux  et  qui  a  la  vogue  depuis  nombre  d'années.  Impos- 
sible de  ne  pas  être  satisfait.  Pour  nous  reposer  du  vacarme  aigu 
de  cette  cavatine,  par  un  ingénieux  contraste,  on  introduisit  sur  la 
scène  trois  cents  Grillons  qui  entonnèrent  un  chœur  à  faire  crouler 
la  salle,  et  le  rideau  tomba  en  attendant  de  nouvelles  merveilles. 

Après  le  tour  des  Cigales  vint  celui  des  Sauterelles.  Autant  les 
premières  s'étaient  évertuées  à  crier  de  tous  leurs  poumons,  autant 
les  autres  s'essoufflèrent  à  gigoter  de  toute  la  vigueur  de  leurs  jarrets. 
Apparemment,  elles  savaient  exprimer  quantité  de  choses  avec  leurs 
pattes,  car  mon  compagnon  me  traduisait  ces  signes  dans  le  langage 
vulgaire  ;  sans  lui  je  n'y  aurais  pas  su  démêler  autre  chose  que  des 
gambades.  Ce  spectacle,  d'ailleurs,  était  fort  gracieux  et  j'y  prenais  un 
plaisir  extrême  ;  mais  tout  à  coup  les  jolies  Sauterelles  s'envolèrent  et 
le  tapage  recommença  plus  fort  qu'auparavant.  Je  fus  pris  d'une  telle 
migraine  que  je  ne  .pus  résister  au  désir  de  m'élancer  dehors ,  dans  la 
nuit  orageuse. 

«  Ce  n'est  pas  là  ce  que  vous  m'aviez  promis,  dis-je  au  Hanneton 
mondain,  quand  j'eus  respiré  quelques  bouffées  d'air.  Je  vous  avais 
demandé  des  chansons  et  je  n'ai  encore  entendu  qu'un  brillant  vacarme. 
Menez-moi,  je  vous  prie,  dans  un  endroit  où  l'on  ne  fasse  pas  de  la 
musique  à  grand  renfort  d'épées  et  de  flambeaux. 

—  J'ai  votre  affaire,  répondit  mon  compagnon;  suivez-moi,  je  vais 
vous  conduire  en  un  lieu  choisi  oii  l'on  ne  cultive  que  le  bel  art  de  la 
musique,  dépouillé  de  tous  les  accessoires  qui  pourraient  vous  en  dis-* 
traire.  Vous  y  entendrez  une  Cjgale  étrangère,  adorable  et  adorée  des 
quatre  parties  du  monde.  » 

En  trois  coups  d'ailes,  nous  volumes  jusqu'aux  abords  d'une  vaste 


232         LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 

tulipe  rouge.  Le  Cloporte  de  l'entrée  nous  donna  deux  billets,  et  nous 
arrivâmes  à  nos  places  au  moment  même  où  la  Cigale  a  lorable  enton- 
nait le  plus  bel  air  de  la  pièce.  Elle  chantait  dans  une  langue  inconnue, 
la  plus  douce  qu'il  soit  possible  d'imaginer.  Cette  fois,  je  fus  ravi  et 
transporté  d'aise  ;  mais  quand  elle  eut  fini  son  morceau ,  de  pauvres 
Cri-cris  sans  voix  commencèrent  à  s'égosiller  autour  d'elle,  en  sorte 
que  mon  plaisir  en  fut  gâté. 

«  D'où  vient  cela?  demandai-je  k  mon  compagnon.  Pourquoi  tous 
les  autres  rôles  de  la  pièce  sont-ils  sacrifiés  ?  Est-ce  qu'il  n'y  a  dans  cet 
établissement.qu'une  seule  voix  et  qu'un  seul  talent  ? 

—  Si  fait,  me  répondit  le  Hanneton,  il  y  a,  au  contraire,  plusieurs 
gosiers  incomparables;  mais,  pour  les  entendre,  il  faut  revenir  demain. 
Le  jour  où  la  Cigale  adorée  se  montre,  on  met  le  premier  Grillon"  dans 
l'armoire,  et  le  jour  où  chante  le  premier  Grillon,  la  Cigale  adorée  reste 
dans  sa  cachette. 

—  Et  pourquoi  cette  parcimonie  de  chansons  ? 

—  Pour  vous  obliger  à  revenir.  Si  l'on  servait  à  l'auditoire  toutes  les 
merveilles  à  la  fois,  cela  coûterait  trop  cher  à  l'entrepreneur. 

—  Mais  il  en  résulte  que  l'exécution  est  pleine  de  'disparates  et  d'im- 
perfections. Allons  ailleurs,  et  cherchons  un  endroit  où  l'on  fasse  de  la 
musique  sans  marchander. 

—  Je  vous  ai  gardé  la  meilleure  pour  la  dernière.  Je  vous  avertis 
qu'il  faut  être  connaisseur  et  avoir  l'ouïe  délicate  et  exercée  pour 
goûter  ce  que  vous  allez  entendre., 

—  A  force  de  méditation,  j'en  comprendrai  bien  quelques  petites 
beautés. 

—  Je  n'en  répondrais  pas.  Moi-même,  qui  suis  initié,  il  y  a  (les 
moments  où  je  perds  le  fil  de  mes  idées.  Il  faut  savoir  trouver  le 
fin  des  choses,  comme  un  gourmet  découvre  la  langue  de  la  Carpe, 
tandis  que  le  vulgaire  s'égare  dans  les  arêtes.  Où  pensez-vous  que 
soit  le  mérite  d'un  morceau  de  musique  instrumentale? 

—  Pardieu!  comme  pour  tous  les  morceaux  de  musique  du  monde, 
il  est  dans  le  choix  d'une  mélodie  agréable,  dans  les  développements 
heureux  que  le  compositeur  sait  lui  donner,  et  dans  le  travail  d'har- 
monie dont  il  l'accompagne. 

—  J'en  étais  sûr!  vous  n'y  êtes  pps  du  tout,  mon  cher  Scara- 
bée. Ces  idées-là  sont  arriérées  de  deux  siècles  au  moins.  Le  charme 
dy  la  musique  consiste  uniquement  aujourd'hui  dans  la  prestesse  des 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.         233 

pattes  de  l'exécutant,  dans  la  végétation  poilue  de  l'Insecte  qui  tape 
sur  l'outil  sonore.  Le  fin  de  l'harmonie,  les  délices  de  la  mélodie 
sont  dans  le  nez  de  l'Animal  qui  remue  ses  articulations  sur  l'in- 
strument; dans  la  couleur  de  ses  écailles,  dans  la  manière  dont  il 
courbe  les  nodus  de  son  épine  dorsale  à  l'entour  d'un  violoncelle, 
dans  le  roulement  de  l'œil  au  fond  de  son  orbite.  Nous  allons  voir 
de  ces  artistes  profonds  qui  donnent  à  la  pensée  une  forme  mys- 
tique, et  néanmoins  très-lucide  pour  celui  qui  est  initié  au  langage 
chromatique  des  objets,  à  la  vague  harmonie  des  passions  et  aux 
rhythmes  divers  de  la  nature  morte. 

—  Peste!  .dis-je  en  ouvrant  de  grands  yeux,  je  vois,  en  effet, 
que  ces  belles  affaires  pourraient  bien  n'être  pas  à  ma  portée.  N'im- 
porte :  conduisez-moi  toujours.  Ma  curiosité  est  extrême,  et  je  grille 
du  désir  de  connaître  ces  rhythmes  que  vous  venez  de  me  dire.  » 

Le  Hanneton  m'introduisit  dans  le  vaste  calice  d'un  Dalura  fasluosa 
richement  décoré  pour  un  concert  instrumental,  dans  lequel  on  n'entrait 
pas  sans  payer  fort  cher.  Le  public  en  était  plus  élégant  encore  que 
celui  de  l'Académie. 

Un  cercle  de  Cantharides  à  couleurs  changeantes  murmuraient  à 
demi-voix.  Elles  étaient  rangées  autour  d'un  ustensile  à  queue  très-per- 
fectionné,  d'où  les  prodiges  d'harmonie  annoncés  devaient  s'élancer 
bientôt  sous  les  doigts  d'un  Mille-Pattes  fameux.  Après  s'être  fait 
attendre  pendant  deux  petites  heures,  les  artistes  arrivèrent  enfin.  Le 
Scolopendre  s'assit  devant  son  instrument.  Il  promena  ses  regards  sur 
l'auditoire ,  et  un  silence  profond  s'établit  aussitôt. 

Le  morceau  débuta  par  trois  accords  foudroyants  qui  partaient  de  la 
note  la  plus  basse  du  clavier  jusqu'à  la  plus  haute.  Ayant  ainsi  com- 
mandé le  sérieux  et  l'attention  par  cette  entrée  imposante,  le  virtuose 
se  décida,  quoique  à  regret,  à  poser  ses  doigts  dans  le  médium  de  l'in- 
strument. Alors  commença  un  adagio  lent  et  vague,  d'une  mesure  insai- 
sissable, et  que  les  fioritures  rendaient  encore  plus  confus.  Le  motif  en 
était  pauvre  ;  mais  qu'importe  la  misère  d'une  étoffe,  lorsqu'elle  est  si 
chargée  de  broderies  qu'on  ne  peut  plus  la  voir?  Ce  n'était  d'ailleurs 
qu'une  introduction  pour  donner  un  avant-goût  du  morceau,  et  comme 
il  y  avait  force  roulements  de  grosses  notes,  je  pensai  qu'il  ne  s'agissait 
pas  d'un  badinage.  Cependant  ce  fut  le  contraire  qui  arriva.  Le  nuage 
sombre  et  mystérieux  de  l'introduction  s'ouvrit  bientôt,  et  de  son  sein 
jaillit  un  pont-nçuf  de  ballet,  un  air  de  danse  tout  guilleret  qui  semblait 

30 


2'M\ 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


relever  gaiement  sa  robe  des  deux  mains  pour  folâtrer  sur  l'herbe 
courte.  Le  petit  coquin  avait  paru  subitement  comme  ces  bonshommes 
qu'on  met  dans  les  faux  pâtés  de  carton,  et  qui  sautent  au  nez  de  l'im- 


I.o  mou-eau  débuta  par  trois  accords  foudroyants  qui  partaient  de  la  note 
la  plus  basse  du  clavier  jusqu'à  la  plus  haute. 

prudent  qui  découpe.  Ce  trivial  et  badin  motit  avait  croupi  depuis  dix 
ans  dans  les  jambes  des  plus  vieilles  Sauterelles  de  l'Opéra,  On  en  était 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.         235 

•rassasié  de  toutes  les  façons,  mais  l'auditoire,  flatté  de  le  reconnaître, 
le  salua  de  la  tête  comme  un  ancien  ami. 

A  la  suite  de  ce  thème  anodin,  la  chaîne  sans  fin  des  variations 
déroula  ses  anneaux  éternels  comme  un  Serpent  à  sonnettes.  Le  Scolo- 
pendre jouait  son  air  de  danse  au  fin  fond  des  basses  du  clavecin  avec 
une  seule  patte,  tandis  que  les  neuf  cent  quatre-vingt-dix-neuf  autres 
pattes  voltigeaient  du  haut  en  bas  en  agréments  furieux ,  et  puis  le  motif 
passait  à  droite  et  cédait  la  gauche  à  la  nuée  des  triples  croches.  Ces 
évolutions  se  répétèrent  indéfiniment,  au  plaisir  toujours  croissant  de 
l'assemblée.  Tout  à  coup  il  y  eut  un  temps  d'arrêt.  Le  virtuose  compta 
quelques  mesures  avec  l'air  terrible  de  Thoas  s'écriant  :  «  Tremble  !  ton 
supplice  s'apprête  !  »  Il  prit  alors  son  motif  innocent  par  les  cheveux  ;  il 
lui  arracha  un  bras,  lui  coupa  une  jambe,  lui  aplatit  le  visage,  le  tordit 
entre  ses  doigts  au  point  d'en  faire  un  six-huit  d'un  simple  deux  temps 
qu'il  était  de  naissance  ;  puis  il  le  jeta  sur  l'enclume  fumante  de  son 
elavier,  et  se  mit  à  forger  dessus  outrageusement  avec  ses  mille  pattes. 
Celait  le  finale ,  ou  comme  qui  dirait  le  bouquet  du  feu  d'artifice. 

Et  le  Scolopendre  forgea  de  plus  fort  en  plus  fort  sur  le  pauvre 
motif  estropié.  Il  forgea  cinq  minutes  ;  il  forgea  dix  minutes  durant. 
Et  par  moments  il  forgeait  si  vite,  qu'on  ne  pouvait  plus  le  suivre; 
puis  il  forgeait  tout  à  coup  si  '  lentement ,  que  l'on  restait  malgré  soi 
la  bouche  ouverte  et  la  patte  en  l'air  à  attendre  qu'il  reprît  un  train 
plus  rapide.  Et  il  revenait  à  ce  train  rapide  peu  à  peu;  et  il  le 
dépassait  encore  par  une  vitesse  terrible.  La  mesure  devenait  ce 
qu'elle  pouvait  au  milieu  de  ces  fluctuations.  Et  à  force  de  voir  ce 
Scolopendre  forger  ainsi,  les  Cantharides  commencèrent  à  marquer 
insensiblement  le  mouvement  de  la  forge  par  de  petits  signes  de 
tête;  et  puis  les  signes  de  tête  devinrent  plus  sensibles;  et  bientôt 
tout  le  corps  marqua  la  mesure;- et  les  pieds,  les  mains,  les  éven-, 
tails  des  Cantharides,  tout  forgeait  à  la  fois  avec  un  ensemble  qui 
témoignait  assez  le  plus  haut  degré  de  l'émotion  et  du  plaisir.  Les 
unes  avaient  l'œil  flamboyant,  les  autres  en  coulisse,  et  d'autres 
encore  n'en  montraient  plus  que  le  blanc  ;  de  sorte  que  ce  fut  comme 
une  ivresse  générale  qui  ressemblait  à  de  l'épilepsie.  Et  comme 
j'échappais  à  la  contagion,  je  rentrai  en  moi-même  au  milieu  du 
bruit  et  des  explosions,  tandis  que  le  morceau  se  terminait  par  une 
interminable  pétarade  de  ces  accords  auxquels  on  reconnaît  la  rare 
fécondité  des  Scolopendres. 


236  LES   SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 

«  Oh  !  disait  une  Cantharide  à  sa  voisine,  puissance  de  la  musique  ! 
Mon  âme,  remplie,  harcelée,  tiraillée,  déchirée,  a  parcouru  les  sphères 
lumineuses  du  firmament.  Elle  s'arrête  enfin,  brisée,  éperdue,  et 
retombe  à  moitié  morte  dans  cette  odieuse  vie  réelle.  Je  voudrais 
une  glace  à  la  vanille. 

—  Ah!  disait  une  autre  Cantharide  en  se  pâmant  d'aise,  j'ai 
monté  en  quelques  minutes  l'échelle  entière*  des  passions  :  l'amour, 
la  jalousie,  le  désespoir,  la  fureur,  j'ai  tout  souffert  en  un  clin 
d'œil.   Par  pitié,   de  l'air!   Ouvrez  une  fenêtre! 

—  Eh!  murmurait  une  troisième  Cantharide,  affreux  tyran,  har- 
monie que  j'adore  et  que  je  redoute,  ne  peux-tu  laisser  en  paix  tnon 
imagination?  J'ai  vu  des  bois  de  citronniers  où  passaient  des  Capri- 
cornes mouchetés;  j'ai  vu  des  convois  de  Fourmis  défiler  sous  les 
arceaux  noirs  d'une  cathédrale  ;  j'ai  vu  des  prairies  verdoyantes  où  de 
jeunes  Charpentiers  gravaient  leurs  chiffres  sur  l'écorce  des  bouleaux  ; 
j'ai  vu  des  Blattes  qui  dévoraient  un  pain  de  sucre;  j'ai  vu  des  feuil- 
lages d'un  vert  très-sombre  dans  lesquels  s'enfonçait  un  beau  Papillon, 
qui  se  transformait  subitement  en  Araignée  pour  s'évanouir  au  fond 
d'une  caverne  obscure. 

—  Aïe  !  hélas  !  holà  !  criait  une  Cantharide  d'un  âge  mûr  ;  quelle 
ivresse  !  quelles  délices  !  quel  bonheur  !  quel  génie  !  Ce  Scolopendre  est 
immense!  » 

Je  me  tournai  vers  un  gros  Taon  qui  me  parut  avoir  du  bon  sens, 
et  je  lui  demandai  timidement  si  ce  n'était  pas  par  ignorance  que  je 
n'avais  su  rien  voir  de  toutes  les  merveilles  qu'on  débitait  sur  le  pont- 
neûf  varié  que  nous  venions  d'écouter. 

«  Imprudent  !  répondit  le  Taon  en  m'entçaînant  dans  un  coin  ;  si  on 
vous  entendait,  vous  seriez  déchiré  par  les  Cantharides.  Il  faut  bien 
que  tous  les  prodiges  dont  on  parla  soient  en  effet  dans  cet  effroyable 
morceau,  puisque  tout  le  monde  le  veut. 

—  Merci  de  l'avertissement  !  dis-je  à  ce  Taon  bienveillant  ;  mais 
est-ce  qu'on  est  forcé  de  venir  entendre  ces  torrents  d'harmonie  que  les 
Mille-Pattes  déversent  sur  leurs  contemporains  ? 

—  Il  est  difficile  de  s'y  soustraire  ;  cependant  on  ne  peut  obliger 
•  personne  à  sortir  de  chez  soi.  » 

Dans  ce  moment,  l'émotion  causée  par  l'effroyable  pont-neuf  étant 
un  peu  calmée,  on  réclama  le  silence  pour  écouter  un  Perce-Oreille  qui 
jouait  du  violon.  C'était  encore  une  introduction  nébuleuse  suivie  d'un 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.  237 

air  de  danse.  11  y  eut  la  chaîne  sans  fin  des  variations,  de  sorte  que  le 
Perce-Oreille  me  parut,  à  peu  de  choses  près,  racler  tout  ce  que  le 
Mille-Pattes  venait  de  forger  tout  à  l'heure  ;  mais  il  n'avait  pas  le  pri- 
vilège de  troubler  l'auditoire  au  même  degré  que  son  rival.  Trois  ou 
quatre  Cantharides  seulement,  et  des  plus  surannées,  montrèrent  un 
peu  le  blanc  de  leurs  yeux  ;  encore  disait-on  que  l'une  d'elles  avait  des 
motifs  particuliers  pour  être  touchée  de  ce  raclement. 

La  bonne  vieille  Jardinière  qui  prit  soin  de  mon  enfance  m'ayant 
enseigné  la  politesse,  je  crus  de  mon  devoir  d'adresser  quelques  compli- 
ments aux  virtuoses.  Je  m'approchai  donc  de  l'immense  Scolopendre, 
^t  je  le  félicitai ,  sans  mentir,  de  la  prodigieuse  agilité  de  ses  pattes  ; 
mais  il  ine  regarda  de  travers,  comme  si  je  l'eusse  gravement  offensé. 

«  Non,  s'écria-t-il  avec  un  sourire  plein  d'amertume,  non,  je  ne 
m'abaisserai  plus  h  ce  vil  métier  de  jouer  la  musique  des  autres.  Non, 
je  ne  veux  plus  désormais  piétiner  que  sur  mes  propres  élucubrations. 
Je  ne  veux  plus  estropier  que  mes  propres  idées.  Un  jour  viendra  où  je 
prouverai  à  l'univers  consterné  que,  si  j'ai  des  pattes,  je  possède  aussi 
une  cervelle  plus  vaste  que  celle  des  Insectes  chanteurs  les  plus  accré- 
dités. Un  jour  viendra  où  tout  ce  qui  sait  crier  dans  la  nature,  fredon- 
nera mes  chansons,  où  trois  cents  Grillons  réunis  feront  monter  vers  le 
ciel  un  pont-neuf  entièrement  de  mon  invention,  quand  je  devrais,  pour 
atteindre  ce  but  grandiose  et  lumineux,  me  changer  de- Mille-Pattes  en 
Chenille,  de  Chenille  en  Larve,  et  de  Larve  en  Bourdon.  Jusque-là, 
qu'on  ne  me  parle  phis  ni  d'ovations  ni  de  gloire.  Ainsi ,  monsieur  le 
Scarabée,  vous  pouvez  rengainer  vos  compliments. 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  répondis-je  en  m' inclinant  ;  puisque  vous 
l'exigez,  je  rengaine.  » 

Le  Hanneton  triomphant  s'était  approché  de  moi. 
«  J'espère,  me  diWil,  que  voilà  une  douce  soirée  ! 

—  Surprenante,  en  vérité,  répondis-je.  C'est  assez  pour  un  jour; 
allons  dormir  là-dessus.  » 

Le  lendemain  mon  guide  me  fit  comprendre  qu'il  était  nécessaire  de 
visiter  plusieurs  Sphinx  tête-de-mort  qui  regardaient  la  nature  du  haut 
de  leur  belvédère,  et  tâchaient  d'en  imiter  les  formes  et  les  couleurs.  La 
plupart  de  ces  infortunés  n'avaient  plus  que  des  tronçons  à  leurs  épaules, 
pour  avoir  entrepris  trop  jeunes  de  voler  de  leurs  propres  ailes.  Ils  se 
traînaient  à  l'aveugle,  comme  s'ils  eussent  encore  vécu  à  l'état. de  nym- 
phes, et  ne  savaient  quelle  route  suivre,  faute  d'avoir  été  mis  dès  leur 


238 


LES  SOUFFRANCES   D'UN  SCARABÉE. 


enfance  dans  le  droit  chemin.  Le  premier  de  ces  Sphinx  que  nous  visi- 
tâmes nous  parla  fort  bien  dô  son  métier. 

«  On  ne  fait  rien  de  bien  sans  art ,  disait-il ,  et  il  n'y  a  point  d'art 
sans  règles.  Il  faut  donc  suivre  les  préceptes  des  maîtres.  Nulle  compo- 
sition ne  saurait  être  heureuse  sans  l'ordre  et  la  régularité.  Nous  devons 
reproduire  de  belles  images ,  choisir  dans  la  nature  ce  qui  flatte  les 
yeux  et  rejeter  le  grossier  ou  la  laideur.  C'est  ce  que  j'ai  cherché  à  faire 
dans  le  tableau  que  vous  allez  voir.  » 


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Et,  en  parlant  ainsi,  le  Sphinx  nous  montra  une  toile  qui  représen- 
tait une  bataille  de  ces  Larves  que  le  microscope  solaire  découvre  dans 
une  goutte  d'eau. 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.  239 

Le  second  Sphinx  nous  déroula  d'incroyables  systèmes  qui  ressem- 
blaient fort  aux  divagations  d'un  fou. 

«  Quand  je  fais  le  portrait  d'un  Insecte,  disait-il ,  je  ne  m'endors  pas 
k  copier  les  couleurs  que  je  lui  vois.  Je  cherche  une  plante  qui  ait 
quelque  rapport  avec  le  modèle  ;  j'imite  cette  plante,  et  non  pas  l'objet 
que  j'ai  sous  les  yeux.  C'est  d'après  ces  idées  que  j'ai  mis  sur  la  toile 
le  Lépidoptère  que  voici.  » 

Je  m'attendais  à  voir  une  drogue,  et  il  se  trouva  au  contraire  que 
le  Sphinx  nous  présentait  une  charmante  figure  de  Religieuse  à  ailes 
grises.  Le  Hanneton  m'apprit  que  ces  contradictions  entre  le  dire  et  le 
faire  étaient  choses  communes  en  ce  temps-ci.  Il  me  conduisit  ensuite 
dans  une  réunion  de  Cochenilles  infatuées  du  rouge  ardent,  qui  étalaient 
gauchement  leurs  couleurs  crues  sur  des  feuilles  mortes. 

«  Mes  amis,  criait  une  de  ces  Cochenilles,  il  n'y  eut  jamais  qu'une 
belle  époque  pour  les  arts.  » 

Je  me  hasardai  à  dire  qu'on  avait  toujours  cité  quatre  grands  siè- 
cles, mais  que  j'accorderais  volontiers  la  prééminence  à  l'un  d'eux  sur 
les  trois  autres.  Je  croyais  émettre  une  banalité  pour  amener  un  sujet 
quelconque  sur  le  tapis,  mais  lorsque  j'eus  prononcé  le  mot  d'antiquité, 
une  clameur  m'apprit  que  je  venais  de  lâcher  une  sottise. 

«  L'antiquité,  reprit  la  Cochenille,  c'est  une  époque  d'enfance  et  de 
misère.  Les  Insectes  n'étaient  alors  que  des  Chrysalides  aveugles. 

—  Vous  donnez  donc  l'avantage  au  siècle  d'Auguste?  » 

Un  nouveau  cri  plus  ironique  que  le  premier  me  coupa  la  parole.   " 
«  Le  siècle  d'Auguste!  qu'est-ce  que  c'est?  Nous  ne  connaissons  pas 
le  siècle  d'Auguste. 

—  Peut-être  avez-vous  raison  de  croire  que  la  renaissance... 

—  La  renaissance  est  un  temps  de  décadence. 

—  Excusez-moi,  je  n'y  songeais  pas.  Le  mot  l'indique  assez  :  on 
comprend  que  renaître  veut  dire  décroître. 

—  Sans  doute.  Cela  est  clair. 

—  Reste  donc  le  grand  siècle  dix-septième.  » 

A  ces  mots,  un  hourra  général  d'indignation  couvrit  ma  voix. 

«  Quel  est  ce  Coléoptère  iroquois  ?  s'écrièrent  en  chœur  les  Coche- 
nilles. Vous  avez  donc  vécu  dans  un  trou  ?  Apprenez  que  tout  ce  qui 
est  connu,  admis,  sanctionné  par  la  postérité,  nous  le  méconnaissons. 
nous  le  démolissons,  nous  le  réduisons  à  zéro.  Tout  ce  qui  est,  au  con- 
traire, ignoré,  obscur,  plongé  dans  la  poussière  de  l'oubli,  nous  le  net- 


j 


240  LES  SOUFFRANCES  D'UN   SCARABÉE. 


toyons,  nous  le  ressuscitons,  nous  l'exaltons,  nous  le  restaurons  du 
vernis  de  notre  enthousiasme.  Comme  on  vous  le  disait  donc ,  il  n'y  eut 
jamais  qu'une  belle  et  grande  époque  ;  elle  a  duré  vingt  ans  et  trois 
mois;  ce  fut  vers  l'an  1021,  et  chez  les  Sarrasins,  du  temps  d'Àver- 
rhoès.  Les  arts  ont  extrêmement  fleuri  alors  dans  un  petit  bourg  de 
l'Afrique  orientale.  En  comparaison  de  cette  époque-là ,  il  n'y  avait  rien 
qui  vaille  dans  les  quatre  siècles  qu'on  cite  éternellement.  » 

Je  me  penchai  vers  mon  guide. 

«  Allons  voir  d'autres  Animaux,  lui  dis-je  à  l'oreille. 

—  Bien  volontiers.  » 

Le  Hanneton  prit  son  vol  à  travers  le  jardin,  et  me  conduisit 
dans  un  endroit  que  je  ne  connaissais  pas.  Son  nom  lui  venait  d'une 
ancienne  chaussée  sur  laquelle  on  l'avait  établi.  Mon  compagnon  entra 
dans  une  belle  tulipe  richement  tendue  a  l'intérieur,  où  j'aperçus 
une  foule  d'Insectes  variés. 

((  Vous  voyez ,  me  dit  le  Hanneton ,  toute  la  race  entomique.  Il  y  a 
des  Paons,  des  Amiraux,  des  Maréchaux,  des  Princes,  des  Comtes,  des 
Caniculaires,  des  Pouparts,  des  Satyres,  voire  même  des  Vulcains  et  des 
Argus.  » 

Vous  savez  que,  nous  autres  Scarabées,  nous  descendons  d'une  race 
d'Insectes  égyptiens  habitués  de  longue  main  à  déchiffrer  les  hiéro- 
glyphes de  la  physionomie  et  à  lire  couramment  l'almanach  du  visage. 
Je  compris  tout  de  suite  que  dans  cette  société  brillante  les  femelles 
rangées  en  cercle  et  parées  de  leurs  plus  beaux  atours  ne  songeaient 
qu'à  se  toiser  entre  elles  des  pieds  à  la  tête.  On  voyait  que  chacune 
d'elles  épluchait  avec  soin  la  toilette  de  ses  voisines.  Pendant  ce 
temps-là,  les  mâles,  dressés  sur  leurs  ergots,  se  tenaient  à  distance. 

«  Mais,  dis-je  à  mon  compagnon,  cette  société  choisie  n'a  point 
du  tout  l'air  de  s'amuser.  Je  ne  voudrais  pourtant  pas  juger  légèrement 
un  si  beau  monde  ;  écoutons  donc  un  peu  ce  qu'on  y  chuchote  tout 
bas.  » 

De  jeunes  Pouparts  bien  frisés,  tirés  à  quatre  épingles,  parlaient 
entre  eux  de  leur  chasse,  de  leurs  dîners  et  de  leurs  gageures,  toutes 
choses  dont  ils  auraient  pu  s'entretenir  aussi  bien  partout  ailleurs,  à 
moins  de  frais.  Deux  Belles-Dames  jasaient  ensemble  à  l'abri  de  leurs 
éventails.  Je  me  glissai  derrière  elles  pour  les  écouter.  Quelle  fut  ma 
surprise  quand  je  les  entendis  se  servir  d'expressions  familières  aux 
Insectes  les  plus  méprisables!  Elles  ne  parlaient,  d'ailleurs,  que  des 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE.  241 

moyens  d'extirper  de  la  poche  de  leurs  maris  le  plus  d'argent  possible. 
Mes  antennes  se  dressèrent  d'horreur  sur  ma  tête. 

«  Oh!  oh!  dis-je  à  mon  compagnon;  voilà  donc  ce  que  vous 
appelez  les  plaisirs  du  monde  !  Dans  le  modeste  champ  où  je  suis  né 
les  choses  ne  se  passent  point  ainsi.  Quand  une  simple  jardinière  met 
sa  toilette  du  dimanche,  c'est  pour  tâcher  de  plaire  à  quelque  jardinier; 
les  mâles  ne  vont  point  d'un  côté  et  les  femelles  de  l'autre.  Si  l'on  y 
,  offense  la  grammaire,  c'est  sans  le  vouloir,  et  l'on  ne  cherche  pas  à 
imiter  le  langage  des  Punaises. 

—  Que  voulez-vous  ?  me  répondit  le  Hanneton  ;  la  mode  est  un 
tyran  qui  gouverne  le  langage  tout  comme  la  toilette ,  et  il  faut  bien  lui 
obéir. 

—  Mais,  repris-je,  si  l'on  ne  songe  qu'à  se  parer,  si  l'on  met  sur  sa 
personne  tout  ce  qu'on  possède,  comment  vont  le  ménage,  la  maison?... 

—  La  maison  !  le  ménage  !  interrompit  mon  guide  en  ricanant  ;  fi 
donc  !  cela  était  bon  pour  nos  grand'mères. 

—  Et  le  budget?  et  ces  deux  fameux  bouts  de  l'année  qu'il  est  si 
important,  pour  le  bonr ordre,  de  savoir  joindre  ensemble? 

—  Gela  ne  vous  regarde  pas ,  ni  moi  non  plus.  » 

Deux  Insectes  assez  laids  devisaient  ensemble  dans  un  coin. 
<(  Qui  sont  ces  êtres-là?  demandai-je  au  Hanneton. 

—  Ce  sont,  me  dit-il,  des  Fourmis-Lions  de  finance.  Leurs 
mœurs  sont  bizarres.  Ils  s'assemblent  le  matin  dans  un  temple  con- 
sacré à  leurs  exercices,  et  là  ils  creusent  des  trémies  souterraines 
sous  les  pas  les  uns  des  autres,  ce  qui  rend  le  terrain  de  ce  temple 
mouvant  et  dangereux.  Les  maladroits  et  les  innocents  trébuchent 
dans  ces  trémies,  où  ils  sont  à  l'instant  dévorés.  Quand  le  Fourmi- 
Lion  a  sucé  quelque  bonne  proie  dans  la  journée,  il  se  pavane 
volontiers  le  soir.  Sa  femelle  est  une  Libellule  dorée  fort  couverte 
de  bijoux.  » 

Je  laissai  les  Fourmis-Lions  parler  ensemble  de  leurs  trémies,  et 
,  j'écoutai  de  préférence  le  chuchotement  des  Libellules. 

«  Ma  chère  amie,  disait  l'une  d'elles,  jvous  avez  un  jeune  Cousin 
chanteur  qui  voltige  autour  de  vous,  sur  lequel  nous  pourrions  jaser 
si  nous  le  voulions.  H  fera  l'un  de  ces  jours  une  morsure  au  front 
de  votre  vieux  Vulcain. 

—  Bah  !  comment  voulez-vous  que  nous  nous  entendions  ?  Nous 
n'avons  pas  les  mêmes  goûts.   Il  me  querelle  quand  je  mange  des 

31 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


pastilles  pendant  qu'on  joue  des  sonates  ou  des  quatuors  de  Haydn 
ou  de  Mozart/  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  s'emparera  de  mon  cœur. 
Mais,  ma  chère  amie,  nous  aurions  bien  plutôt  à  jaser  sur  ce  vieux 
Grand-Paon  qui  vous  conte  des  douceurs. 

—  J'avoue  que  j'ai  un  faible  pour  lui.  Sa  position  lui  donne 
droit  à  des  loges  dans  les  théâtres.  N'est-ce  pas  éblouissant?  Rien 
ne  frappe  mon  imagination  comme  de  voir  toujours  ce  Grand-Paon 
aux  places  les  meilleures.  Quand  je  pense  qu'il  pourrait,  dans  une 
seule  soirée,    aller  à   tous  les  spectacles,  sans  payer!... 

—  En  effet,  dit  une  autre  Libellule,  c'est  une  chose  qui  séduit. 
Chacun  a  son  point  vulnérable  comme  le  talon  d'Achille.  Pour  moi,  ce 
qui  me  touche  le  plus,  c'est  de  voir  un  jeune  Corydon  ouvrir  ses  ailes 
et  arriver  le  premier  au  clocher,  par-dessus  les  fossés  et  les  haies. 

—  Vous  êtes  faciles  à  émouvoir,  s'écria  une  Libellule  qui  passait 
pour  un  dragon  de  vertu.  On  ne  me  plairait  pas  à  si  peu  de  frais. 
Non-seulement  j'exigerais  qu'on  fût  toujours  aux  meilleures  places  et 
qu'on  volât  vers  le  clocher  avant  les  autres,  mais  il  faudrait  encore 
deviner,  pour  ainsi  dire,  les  modes,  ne  pas  manquer  de  se  trouver 
aux  eaux  dans  la  saison  des  bains,  et  ne  pas  s'aviser  d'aller  aux 
Pyrénées  quand  il  est  de  rigueur  d'être  à  Bade.  Il  faudrait  encore 
manger  des  cerises  au  mois  de  janvier,  enfermer  ses  extrémités  dans 
quelque  chose  de  si  étroit,  qu'on  ne  puisse  plus  marcher,  et  pos- 
séder en6n  au  superlatif  ce  qu'on  appelle  le  genre. 

—  Ah  !  disait  en  soupirant  une  Libellule  avariée ,  j'ai  connu  un 
jeune  Gazé  discret  et  tendre  qui  savait  tout  cela  sur  le  bout  de  sa 
patte.  Il  était  à  la  fois  bijoutier,  connaisseur  en  étoffes,  confiseur 
étonnant  et  parfait  maquignon.  Je  ne  sais  pas  d'où  il  tirait  ses 
dragées  au  chocolat,  mais  je  n'ai  jamais  retrouvé  les  pareilles,  et 
quand  il  parlait  chevaux,   c'était  à   en    perdre  la  tête.  » 

Les  avis  chagrins  du  vieux  Rhinocéros  me  revinrent  à  l'esprit, 
et  je  commençais  à  comprendre  qu'ils  n'avaient  rien  d'exagéré. 
Cependant  une  discussion  assez  vive,  qui  s'était  établie  entre  deux. 
Cerfs -Volants,  attira  l'attention  des  voisins,  et  bientôt  la  conversation 
devint  générale.  On  s'anima  sans  dépasser  toutefois  les  bornes  pres- 
crites par  la  civilité.  La  controverse  fut  âpre  et  dura  longtemps.  Vers 
onze  heures  un  quart,  les  questions  étant  éclaircies,  grâce  aux  aperçus 
ingénieux  et  aux  connaissances  profondes  des  Insectes  les  plus  savants, 
il   fut  bien  démontré,  de  façon  à  n'en   pouvoir  douter  : 


LES  SOUFFRANCES   D'UN   SCARABÉE.  2fc3 

i°  Que  le  thé  vert  agite  plus  les  nerfs  que  le  thé  noir; 

2*  Que. l'amour- propre  est  le  mobile  de  la  plupart  des  actions 
des  Animaux  ; 

3°  Que  la  côte  de  Saint-Denis  est  k  peu  près  aussi  rude*  à 
monter  que  celle  de  Clichy  ; 

4°  Qu'il   fait  plus  cher  vivre  en  Angleterre  qu'en  France; 

5°  Qu'il  vaut  mieux  être  riche  que   pauvre  ; 

6°  Que  l'amitié  est  un  sentiment  moins  vif  que  l'amour. 

Cette  dernière  question  fut  abandonnée  comme  trop  ardue,  à  la 
réclamation  des  Éphémères  de  la  compagnie.  Un  Bernard-J'Ermite 
la  nota  sur  son  calepin,  pour  la  méditer  à  loisir  dans  le  silence 
de  la  retraite. 

Je  pris  le  Hanneton  par  le  coude. 

«  Est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  moyen,  lui  dis-je,  dans  tout  ce 
grand  jardin,  de  trouver  un  endroit  où  l'on  voulût  bien  causer  sans 
'  prétention  de  quelque  chose  d'intéressant  ? 

—  Si  fait,  répondit-il  en  se  grattant  la  tête  d'un  air  embar- 
rassé. Suivez-moi':  nous  allons  vous  chercher  cela.  » 

Nous  nous  envolâmes  bien  loin  dans  la  nuit  sombre.  Le  Han- 
neton faisait  beaucoup  de  circuits,  et  je  voyais  qu'il  ne  savait  trop 
par  où  se  diriger. 

d  Je  ne  vous  offre  pas*  disait-il,  de  vous  mener  là- bas  dans 
ce  marais  désert  où  Vxm  vit  isolé  comme,  des  Rats  d'eau.  Nous 
aurons  plus  de  chance  de  nous  amuser  en  passant  la  rivière.  Il  y  a 
sur  l'autre  rive  des  lis  où  je  puis  vous  introduire.  C'est  là  vraiment 
qu'existe  le  savoir-vivre.  On  ne  médit  pas  les  uns  des  autres,  parce 
qu'il  faudrait  insérer  m  dans  de  vilaines  phrases  des  noms  qu'on  res- 
pecte. Ceux  qui  n'ont  pas  de  bienveillance  feignent  obligeamment 
d'en  avoir,  parce  qu'il  ne  serait  pas  digne  d'eux  de  parler  autre- 
ment. 

—  Vous  me  faites  une  peinture  fort  attrayante.  Mais  a-t-on  de 
la  gaieté  dans  ce  monde-là? 

—  Dans  le  pays  des  lis,  on  est  plus  triste  qu'ailleurs,  pour  des 
misons  qu'il  serait  trop  long  de  vous  donner. 

—  Diable!   ce  n'est  pas   mon  compte.  » 

Je  commençais  à  m'ennuyer  du  Hanneton  et  de  ces  voyages 
inutiles.  Je  profitai  de  l'obscurité  de  la  nuit  pour  planter  là  mon 
guide  au  détour  d'une  allée.   Une  bonne   étoile  qui   brillait  au  ciel 


244  LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 


me  dirigea  comme  par  hasard  au  troisième  étage  d'une  rose  tré- 
mière,  et  j'y  trouvai  enfin  ce  que  je  cherchais  depuis  si  longtemps  : 
une  honnête  famille  de  Bêtes  à  bon  Dieu  établie  dans  un  local 
simple  et  commode;  de  bonnet  gens  d'Insectes  sans  morgue,  ayant 
l'envie  de  se  divertir  décernaient  et  sans  étalage.  La  conversation  fut 
animée  par  une  gaieté  cordiale,  après  quoi  nous  mangeâmes  un  petit 
souper  dont  la  bonne  humeur  fit  les  frais.  Je  pris  place  entre  deux 
jeunes  hôtesses  qui  avaient  l'œil  éveillé,  l'oreille  fine,  de  l'intelli- 
gence, de  la  grâce  et  le  rire  à  la  bouche. 

Ici  le  Scarabée  se  tut  et  remonta  sur  sa  feuille  de  pivoine. 

«  Votre  récit  ne  peut  pas  finir  là,  monsieur  le  Scarabée,  lui 
dit  le  Hibou. 

—  C'est  vrai,  monsieur  le  Philosophe,  reprit  l'Insecte,  j'oubliais 
la  fin  de  mon  histoire.  Depuis  l'heureux  jour  où  je  me  séparai  du 
Hanneton,  il  ne  m'arriva  plus  qu'une  seule  fois  d'avoir  un  grand 
mal  de  nerfs.  Cela  me  prit  un  matin  que  le  vent  déposa  chez  moi 
une  feuille  volante  à  mon  adresse,  sur  laquelle  étaient  écrits  ces 
mots  :  «  Un  tel  jour,  à  telle  heure,  vous  vous  rendrez  dans  un 
chardon,  en  vous  affublant  militairement,  pour  monter  la  garde  au 
poste  qui  vous  sera  désigné.  »  Il  fallait  obéir  sous  peine  d'être  mis 
en  prison.  Je  me  déguisai  en  Bête  guerrière,  moi  qui  suis  pacifique 
par  état,  pour  me  joindre  à  d'autres  Bêtes  aussi  paisibles  que  moi, 
mais  qui  singeaient  les  Frelons  guerroyeurs,  sous  prétexte  de  sauver 
la  patrie,  les  jours  où  la  patrie  ne  courait  aucun  risque.  Des  Calan- 
dres à  collets  rouges,  Insectes  peu  guerriers,  qui  vivent  les  uns  dans 
les  tonnes  de  pruneaux,  les  autres  dans  les  meubles  ou  les  chantiers 
de  bois,  avaient  quitté  leurs  retraites  pour  s'assembler  dans  un  trou 
malsain.  Leur  innocent  délassement  consistait  à  se  croire  des  héros 
pendant  vingt-quatre  heures,  puis  ils  retournaient  à  leurs  tonneaux 
ou  à  leurs  chantiers.  Je  ne  vous  répéterai  point  les  lazzis  qui  se 
débitaient  dans  cet  endroit.  Après  un  jour  et  une  nuit  d'agacements 
et  d'impatience,  je  quittai  enfin  les  Charançons  à  collets  rouges.  Je 
fus  rendu  à  la  liberté  avec  un  rhume  et  un  mal  de  dents  qui 
m'avaient  admirablement  préparé  à  la  victoire.  Je  me  plongeai  dans 
]e  sein  d'un  pavot,  où  j'avalai  à  longs  traits  l'opium  de  la  mélan- 
colie. Le  sommeil  me  remit  un  peu  de  mes  ennuis,  et  je  songeais 
à  reprendre  mon  vol  à  travers  le  jardin,  lorsque  la  voix  d'une  Pie 
voleuse  me  fit  tressaillir.  Un  bec  de  fer  me  saisit  par  le  milieu  du 


LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABEE. 


245 


corps.  La  Pie  était  une  vieille  collectionniste,  et,  de  plus,  une  sor- 
cière. Elle  s'écria  en  me  regardant  : 

«  Pardieu  !  voilk   un  petit  Scarabée  que  je  veux  donner  à   ma 


Lear  innocent  délassement  consistait  à  se  croire  des  héros 
pendant  vingt-quatre  heures. 


filleule.  Je  le  poserai  au  milieu  d'une  feuille  de  pivoine,  et  ce  sera 
un  joli  bijou  sur  le  cou  blanc  d'une  Colombe.  Avec  quelques  paroles 
sacramentelles,  nous  en  ferons  un  talisman  qui  préservera  de  l'en- 
gouement et  du  ridicule  des  modes. 

—  Et  comment   vous  êtes-vous  tiré  de  ce  mauvais  pas?  dit   le 
Hibou  en  riant. 


246        '  LES  SOUFFRANCES  D'UN  SCARABÉE. 

—  Vous  savez  que  nous  autres  Scarabées  nous  avons  reçu  du 
Ciel  la  faculté  précieuse  de  faire  semblant  d'être  morts.  Quand  le 
danger  approche  ,*  nous  rentrons  nos  pattes  et  nos  antennes  ;  nous, 
nous  laissons  choir  sur  le  dos,  et  nous  restons  sourds  et  immobiles, 
nous  fiant  à  la  solidité  de  nos  écailles.  Je  jouai  mon  jeu  selon  mes 
instincts,  et  je  ne  bougeai  plus.  La  Pie  sorcière  exécuta  ce  qu'elle 
venait  de  dire.  Je  me  laissai  poser  sur  la  feuille  de  pivoine  et  attacher 
au  cou  de  la  Colombe  Violette.  Ce  cou  était  blanc  et  gracieusement 
arrondi;  je  m'y  trouve  bien,  et  je  n'en  bouge  plus.  J'entends  les  petits 
propos  de  Violette.  Elle  est  sage,  belle  et  douce.  Je  me  suis  pris 
d'amitié  pour  elle,  et  je  crois  que  je  lui  porte  bonheur. 

—  Mais,  monsieur  le  Scarabée,  il  y  a  un  endroit  de  votre  récit 
qui  est  demeuré  obscur  dans  ma  pensée.  Vous  avez  interrompu  le  fil  de 
l'histoire  au  passage  le  plus  intéressant.  Vous  n'êtes  point  arrivé  à  votre 
âge  sans  avoir  eu  quelque  amourette,  et  je  soupçonne  votre  cœur  de 
s'être  éveillé  auprès  de  ces  jeunes  hôtesses  qui  avaient  l'oreille  fine  et  le 
rire  à  la  bouche.  Contentez  un  peu  ma  curiosité.  » 

Le  Scarabée  vert  regarda  le  Hibou  philosophe  d'un  air  narquois  ;  il 
lui  montra  les  cornes  avec  ses  antennes,  et  grimpa  sur  sa  feuille  de 
pivoine  à  reculons;  puis  il  rentra  ses  pattes,  et  fit  le  mort  obstinément, 
sans  vouloir  en  dire  plus  long.  Le  Hibou  chaussa  ses  lunettes  pour 
examiner  l'Insecte  de  plus  près.  II  reconnut  que  c'était  une  émeraude 
montée  sur  une  feuille  d'or  èmaillé.  Le  soleil  commençait  à  paraître. 
Une  envie  de  dormir  irrésistible  s'empara  de  l'Oiseau  nocturne;  il 
enfonça  son  bonnet  de  jour  sur  ses  yeux ,  et  s'endormit.  À  son  réveil, 
il  crut  avoir  rêvé  ce  que  le  Scarabée  iui  avait  dit  ;  et.  en  rendant 
l'épingle  à  Violette,  il  Jui  conta  l'histoire  du  bijou  transformé  comme  si 
elle  eût  été  de  sa  composition. 

Paul  de  Musset. 


UN     RENARD 


PRIS    AU     PIÈGE 


•  }*■«-£. 


et  te  anecdote  a  été  trouvée  dans  les  papiers  d'un 
Orang-Outang,  membre  de  plusieurs  Académies. 


«  Non!  décidément  non!  m'écriai-je,  il  ne 
sera  pas  dit  que  j'aie  pris  pour  héros  de  ma  fan- 
taisie un  Animal  que  je  méprise  et  que  je  déteste, 
une  Bête  lâche  et  vorace  dont  le  nom  est  devenu  synonyme  d'astuce  et 
de  fourberie,  un  Renard,  enfin!  » 

—  Vous  avez  tort,  interrompit  alors  quelqu'un  dont  j'avais  complè- 
tement oublié  la  présence. 

Il  faut  vous  dire  que  mes  heures  de  solitude  recèlent  un  être  fainéant, 
dune  espèce  qui  n'a  jamais  été  décrite  par  aucun  naturaliste,  peu  occupé 
à  mon  service,  et  qui,  dans  ce  moment-là,  pour  faire  quelque  chose, 
faisait  semblant  de  remettre  à  un  niveau  encore  plus  exact  les  livres 
symétriquement  rangés  de  ma  bibliothèque. 

La  postérité  s'étonnera  peut-être  d'apprendre  que  j'avais  une  biblio- 
thèque, mais  elle  aura  d'ailleurs  à  s'étonner  de  tant  de  choses,  que 
j'espère  qu'elle  ne  s'occupera  de  cela  qu'à  ses  moments  perdus,  s'il  lui 
en  reste. 

L'être  qui  m'interpellait  ainsi  se  serait  peut-être  appelé  autrefois  un 
génie  familier;  mais  par  le  temps  qui  court,  bien  que  les  génies  ne 


2i8 


UN   RENARD   PRIS  AU   PIÈGE. 


soient  pas  rares,  ils  n'ont  garde  d'être  familiers,  et  nous  chercherons 
un  autre  nom  à  celui-ci,  si  vous  voulez  bien  le  permettre. 
«  Ma  foi  !  vous  avez  tort,  répéta-t-il. 


i 


m  ; 


—  Comment!  repris-je  avec  indignation,  l'amour  du  paradoxe,  qu'on 
vous  a  si  souvent  reproché,  vous  en  traînerait-il  jusqu'à  défendre  cette 
race  maudite  et  corrompue?  Ne  comprenez-vous  pas  ma  répugnance, 
ne  partagez-vous  pas  mon  antipathie  ? 

—  Je  crois,  voyez-vous,  dit  Breloque  (appelons-le  Breloque),  en 
s'accoudant  sur  la  table  avec  un  certain  air  doctoral  qui  ne  lui  allait  pas 
mal,  que  les  mauvaises  réputations  s'usurpent  comme  les  bonnes,  et 
que  l'espèce  dont  il  est  question,  ou  du  moins  un  exemplaire  de  cette 
espèce,  avec  lequel  j'ai  été  intimement  lié,  est  victime  d'une  erreur  de 
ce  genre. 

—  Alors,  dis-je,  c'est  donc  d'après  votre  propre  expérience  que 
vous  parlez? 

—  Comme  vous  dites,  monsieur,  et  si  je  ne  craignais  de  vous  faire 
perdre  un  temps  précieux,  j'essayerais  de  vous  raconter  simplement 
comment  la  chose  arriva. 

—  Je  veux  bien  ;  mais  qu'en  résultera-t-il  ? 

—  Il  n'en  résultera  rien. 

—  A  la  bonne  heure!  Prenez  ce  fauteuil,  et,  si  je  m'endors  pendant 
votre  récit,  ne  vous  interrompez  pas,  je  vous  en  prie,  cela  me  réveil- 
lerait. » 

Après  avoir  pris  du  tabac  dans  ma  tabatière,  Brejoque  commença 
ainsi  : 


UN   RENARD   PRIS   AU   PIEGE. 


2&9 


«  Vous  n'ignorez  pas,  monsieur,  que,  malgré  l'affection  qui  m'at- 
'  tache  à  votre  personne,  je  ne  me  suis  pas  soumis  à  un  esclavage  qui 
nous  gênerait  tous  les  deux,  et  que  j'ai  mes  heures  de  loisir,  où  je 
puis  penser  à  toutes  sortes  de  choses,  comme  vous  avez  les  vôtres 
où  vous  pouvez  ne  penser  à  rien.  Or,  j'ai  bien  des  manières  de  passer 
mon  temps.  Avez-vous  quelquefois  péché  à  la  ligne? 

—  Oui,  répondis-je.  C'est-à-dire  que  je  suis  allé  souvent,  dans  un 
costume  approprié  à  la  circonstance,  m'asseoir  au  bord  de  l'eau  depuis 
le  lever  du  soleil  jusqu'au  soir.  J'avais  une  ligne  superbe  montée  en 
argent  avec  le  luxe  d'une  arme  orientale  ;  seulement  elle  était  plus 
innocente.  Hélas!  j'ai  passé  là  de  douces  heures,  et  j'y  ai  fait  de  bien 
mauvais  vers,  mais  je  n'y  ai  jamais  pris  de  Poisson. 


—  Le  Poisson,  monsieur,  est  une  chose  d'imagination  qui  n'a  aucun 
rapport  avec  le  bonheur  qu'éprouve  le  véritable  pêcheur  à  la  ligne.  Peu 
de  personnes  comprennent  les  charmes  de  cette  préoccupation  singulière 
qui  balance  doucement,  et  sans  la  moindre  impatience,  là  même  espé- 
rance vague,  la  même  eau  transparente,  la  même  vie  oisive,  mais  non 
désœuvrée,  pendant  des  années  sans  nombre,  car  il  n'y  a  pas  de 
raison  pour  «qu'un  pêcheur  à  la  ligne  meure.  » 

Je  fis  un.  signe  d'assentiment. 

«  Peu  de  personnes  comprennent  cela  pourtant,  reprit-il,  car,  sur 

32 


250 


UN   RENARD  PRIS  AU   PIÈGE. 


une  multitude  de  gens  qui  se  livrent  à  cet  exercice,  il  y  en  a  un  grand 
nombre  qui  tiennent  une  ligne  comme  ils  tiendraient  autre  chose,  et 
qui  "ne  pensent  pas  plus  à  ce  qu'ils  font  que  s'il  s'agissait  d'un  livre  ou 
d'un  tableau.  Ces  gens- là,  monsieur,"  gâtent  les  plus  belles  choses,  et 
remarquez  qu'ils  se  sont  horriblement  multipliés  depuis  quelque  temps. 


—  C'est  vrai,  »  répondis -je. 

Breloque  n'était  pas  accoutumera  me  voir  entrer  aussi  complètement 
dans  ses  idées.  Il  en  fut  flatté. 

«  Monsieur,  dit-il  avec  un  son  de  voix  où  perçait  le  contente- 
ment de  soi-même,  j'ai  réfléchi  sur  bien  des  choses,  quoique  je- n'en 
aie  pas  l'air  ;  il  ne  me  serait  pas  malaisé  d'acquérir  une  grande 
réputation,  si  j'écrivais  toutes  les  idées  saugrenues  qui  me  passent 
par  la  tête,  et  celle-là  ne  serait  pas  usurpée. 

—  A  propos  de  réputation  usurpée,  voyons  donc  l'histoire  de 
votre  Renard.  Vous  abusez  de  la  permission  que  je  vous  ai  donnée 
de  m'ennuyer  avec  celle-là,  pour  m'ennuyer  avec  une  autre;  cela 
n'est  pas  loyal. 

—  Tput  ceci,  monsieur,  n'est  qu'un  détour  fort  subtil  qui  va  nous 
reconduire  à  l'endroit  d'où  nous  sommes  partis.  Je  suis  maintenant 
tout  à  vous,  et  je  ne  me  permettrai  plus  de  vous  adresser  qu'une 
seule  question.  Que  dites-vous  de  la  chasse  aux  Papillons? 


UN   RENARD  PRIS  AU   PIÉGEL 


251 


t^rf   * J  '.W**    B£i 


, . .  u 


—  Mais,  malheureux!  vous  parlerez  donc  de  tous  les  Animaux 
qui  peuplent  la  terre  et  les  mers,  excepté  de  celui  qui  m'occupe? 
Vous  oubliez  son  horrible  caractère;  vous  ne  le  devinez  pas,  le* 
traître,  sous  le  masque  hypocrite  qui  le  cache,  séducteur  de  pauvres 
Poulettes,  dupeur  de  sots  Corbeaux,  étourdisseur  de  Dindons,  cro- 
queur  de  Pigeons  écervelés;  il  épie  une  victime,  il  la  lui  faut,  il 
l'attend.  Vous  lui  faites  perdre  son  temps,  à  cette  Bête,1  et  à  moi 
aussi. 

—  Que  de  calomnies!  reprit-il  d'un  air  résigné;  enfin,  j'espère 


252  UN   RENARD  PRIS   AU    PIÈGE. 


le  venger  de  tous  ses  ennemis,  en  vous  prouvant  qu'un  Renard 
peut  être  aussi  gauche,  aussi  stupide,  aussi  absurde  qu'on  doU  le 
désirer,  quand  l'amour  s'en  mêle.  Pour  le  moment,  j'avais  l'honneur 
de  vous  demander  votre  opinion  relativement  à  la  chasse  aux  Papil- 
lons. J'y  reviens.  » 

Je  fis  tin  geste  d'impatience  auquel  il  réppndit  par  un  geste  sup- 
pliant qui  me  désarma.  D'ailleurs,  qui  ne  se  laisserait  pas  séduire 
aux  prestiges  d'une  chasse  aux  Papillons?  Ce  n'est  pas  moi.  J'eus 
l'imprudence  de  le  lui  laisser  voir. 

Breloque,  satisfait,  prit  une  seconde  fois  du  tabac,  et  se  coucha  à 
demi  dans  son  fauteuil. 

«  Je  suis  heureux,  monsieur,  dit-il  avec  expansion,  de  vous  voir 
épris  des  plaisirs  vraiment  dignes,  vraiment  parfaits  de  ce  monde. 
Connaissez-vous  un  être  plus  heureux  et  en  même  temps  plus  recom- 
mahdable  pour  ses  amis  et  pour  ses  concitoyens  que  celui  qu'on  ren- 
contre dès  le  matin,  haletant  et  joyeux,  battant  les  grandes  herbes  avec 
sa  freloche,  portant  à  sa  boutonnière  une  pelote  armée  de  longues 
épingles  pour  piquer  adroitement,  et  sans  lui  causer  la  moindre  dou- 
leur (car  il  ne  s'en  est  jamais  plaint),,  l'insecte  ailé  que  le  zéphyr 
emporte?  Pour  moi,  je  n'en  connais  pas  qui  m'inspire  une  confiance 
plus  entière,  avec  lequel  j'aimasse  mieux  passer  ma  vie,  qui  me  soit 
plus  sympathique  en  tous  points,  en  un  mot  que  j'estime  davantage. 
Mais  nous  n'en  sommes  pas  là -dessus,  et  je  trouve  que  nous  nous 
écartons  beaucoup  de  notre  sujet. 
•   —  Il  me  le  semble  comme  à  vous,  au  moins. 

—  J'y  rentre.  Or,  pour  né  plus  parler  du  chasseur  en  général, 
puisque  décidément  cela  vous  fait  de  la  peine,  je  me  permettrai,  en 
toute  modestie,  de  vous  entretenir  de  moi  en  particulier.  Un  jour  que 
j'étais  emporté  par  l'ardeur  de  la  chasse,  car  ce  n'est  pas  ici  comme 
à  la  pêche  à  la  ligne,  dont  nous  parlions  il  n'y  a  qu'un  instant...  » 

Je  me  soulevai  pour  m'en   aller,   il  me   fit   rasseoir  doucement. 

«  Ne  vous  impatientez  pas,  la  pêche  ne  rentre  ici  que  pour  une 
simple  comparaison,  ou  plutôt  pour  vous  faire  remarquer  une  différence, 
La  pêche  demande  l'immobilité  la  plus  parfaite,  tandis  quç  la  chasse, 
au  contraire,  exige  la  plus  grande  activité.  11  est  dangereux  de  s'ar- 
rêter, on  peut  attraper  un  refroidissement. 

—  On  ne  peut  même  attraper  que  cela,  murmurai-je  avec  beau- 
coup d'humeur. 


UN   RENARD   PRIS   AU   PIÈGE.  253 


—  Gomme  je  ne  pense  pas,  continua-t-il,  que  vous  attachiez  la 
moindre  prétention  au  mot  que  vous  venez  de  dire,  et  qui  n'est  pas 
neuf,  je  ne  m'interromprai  pas  davantage.  Un  jour  donc  que  je  m'étais 
laissé  entraîner  à  la  poursuite  d'un  merveilleux  Apollon,  dans  les  mon-, 
tagnes  de  la  Franche-Comté,  je  m'arrêtai  hors  d'haleine  dans  une  petite, 
clairière  où  il  m'avait  conduit.  Je  pensais  qu'il  profiterait  de  ce  moment 
pour  m'échapper  tout  à  fait;  mais,  soit  insolence  et  raillerie,  soit  qu'il 
fût  fatigué  aussi  du  chemin  qu'il  m'avait  fait  faire,  il  se  posa  sur  une 
plante  longue  et  flexible  qui  s'inclinait  sous  son  poids,  et  là,  sembla 
m'attendre  et  me  narguer.  Je  réunis  avec  indignation  les  forces  qui  me 
restaient,  et  je  m'apprêtai  à  le  surprendre.  J'arrivais  à  pas  de  loup, 
l'œil  fixe,  le  jarret  tendu,  dans  une  attitude  aussi  incommode  que  dis-  . 
gracieuse,  mais  le  coeur  rempli  d'une  émotion  que  vous  devez  com- 
prendre, lprsqu'un  méchant  Coq,  qui  était  dans  ces  environs,  entonna 
de  sa  voix  glapissante  son  insupportable  chanson.  V Apollon  partit, 
et  je  ne  pus  pas  lui  en  vouloir,  j'étais  prêt  à  en  faire  autant.  Mais 
la  perte  de  mon  beau  Papillon  me  laissait  inconsolable  ;  je  m'assis 
au  pied  d'un  arbre,  et  je  me  répandis  en  injures  contre  le  stupide 
Animal  qui  venait  de  me  ravir  le  fruit  de  tant  d'heures  pleines 
d'illusions,  et  de  tant  de  fatigues  fort  réelles.  Je  le  menaçai  de  tous 
les  genres  de  mort,  et,  dans  ma  colère,  j'allai  même,  je  l'avoue 
avec  horreur,  jusqu'à  préméditer  la  boulette  empoisonnée.  Au  marnent 
où  je  me  délectais  dans  ces  préparatifs  coupables,  je  sentis  une  patte  se 
poser  sur  mon  bras,  et  je  vis  deux  yeux  très-doux  se  fixer  sur  mes 
yeux.  C'était  un  jeune  Renard,  monsieur,  de  la  plus  charmante  tour- 
nure ;  tout' son  extérieur  prévenait  d'abord  en  sa  faveur  :  on  lisait 
dans  son  regard  la  noblesse  et  la  loyauté  de  son  caractère,  et  quoique 
prévenu  alors,  comme  vous  l'êtes  encore  vous-même,  contre  cette 
espèce  infortunée,  je  ne  pus  m'empêcher  de  me  sentir  tout  à  fait 
porté  d'affection  pour  celui  qui  était  auprès  de  moi. 

«  Ce  sensible  Animal  avait  entendu  les  menaces  que  j'avais  adres- 
sées au  Coq,   dans  la  soif  de  vengeance  dont  j'étais  possédé. 

«  —  Ne  faites  pas  cela ,  monsieur,  »  me  dit-il  avec  un  son  de  voix 
si  triste,  que  j'en  fus  ému  jusqu'aux  larmes  ;  «  elle  en  mourrait  de 
«  chagrin.  »  Je  ne  comprenais  pas  parfaitement. 

«  —  Qui,  elle?  hasardai-je. 

«  —  Cocotte,  »  me  répondit-il  avec  une  douce  simplicité. 

«  Je  n'étqis  pas  beaucoup  plus  avancé.  Pourtant  j'entrevoyais  une 


254  UN   RENARD   PRIS  AU   PIÈGE. 


histoire  d'amour,  et  je  les  ai  toujours  passionnément  aimées.  Et  vous  ? 
—  Cela  dépend  des  circonstances,  dis -je  en  secouant  la  tête, 

—  Oh!  alors  si  cela  dépend  de  quelque  chose,  dites  franchement  que 
vous  ne  les  aimez  pas.  Il  faudra  cependant  vous  résigner  à  entendre 
celle-ci  ou  à  dire  pourquoi. 

—  Je  dirais  tout  de  suite  pourquoi ,  si  je  ne  craignais  pas  de  vous 
humilier;  mais  j'aime  mieux  prendre  mon  parti  bravement  et  écouter 
votre  histoire.  On  ne  meurt  pas  d'ennui. 

—  Cela,  c'est  un  bruit  qu'on  répand,  mais  il  ne  faut  pas  s'y 
fier.  Je  connais  des  gens  qui  en  ont  été  bien  près.  Je  reviens  à 
mon  Renard.  «•  —  Monsieur,  repris-je,  vous  me-semblez  malheureux, 
«  et  vous  m'intéressez  vivement.  Si  je  pouvais  vous  servir,  croyez  que 
«  je  vous  serais  fort  obligé  d'user  de  moi  comme  d'un  ami  véritable.  » 
Touché  par  ces  offres  cordiales,   il  saisit  ma  main. 

«  —  Je  vous  remercie,  me  dit-il  ;  mon  chagrin  est  du  nombre  de 
«  ceux  qui  doivent  rester  sans  soulagement  ;  car  il  n'est  au  pouvoir  de 
«  personne  de  faire  qu'elle  m'aime,  et  qu'elle  n'en  aimer  pas  un  autre. 

«  —  Cocotte?  dis-je  doucement. 

«  —  Cocotte,  »  reprit- il  avec  un  soupir. 

«  Le  plus  grand  service  qu'on  puisse  rendre  à  un  amoureux,  quand 
on  ne  peut  pas  lui  ôter  son  amour,  c'est  de  l'écouter  parler.  Il  n'y  a 
rien  de  plus  heureux  qu'un  amant  malheureux  qui  conte  ses  peines. 
Pénétré  de  ces  vérités,  je  lui  demandai  sa  confiance,  et  je  l'obtins 
sans  difficulté. 

«  La  confiance  est  la  première  manie  de  l'amour. 

«  —  Monsieur,  me  dit  cet  intéressant  quadrupède,  puisque  vous 
«  êtes  assez  bon  pour  désirer  que  je  vous  raconte  quelques-uns  des 
«  incidents  de  la  triste  vie  que  je  mène,  il  faut  nécessairement  que  je 
«  reprenne  les  choses  d'un  peu  haut  ;  car  mon  malheur  date  presque 
«  de  ma  naissance. 

«  Je  dois  le  jour  au  plus  habile  d'entre  les  Renards,  et  je  ne  lui  dois 
«  que  cela,  aucune  de  ses  brillantes  qualités  n'ayant  pu  prospérer  en  moi. 
«  L'air  que  je  respirais,  tout  imprégné  de  malice  et  d'hypocrisie,  me 
«  pesait  et  me  révoltait.  Aussitôt  que  je  me  trouvai  livré  à  mes  inclina- 
«  lions,  je  cherchai  la  société  des  Animaux  qui  étaient  le  plus  anti- 
ce  pathiques  à  ceux  de  ma  race.  Il  me  semblait  me  venger  ainsi  des 
«  Renards,  que  je  détestais,  et  de  la  nature,  qui  m'avait  inspiré  des, 
«  goûts  si  peu  en  harmonie  avec  ceux  de  mes  frères.  Un.  gros  Dogue  ^ 


UN   RENARD   PRIS  AU   PIÈGE. 


255 


«  avec  lequel  je  m'étais  lié,  m'avait  appris  à  aimer  et  à  protéger  lés 
«  faibles  ;  et  je  passais  de  longues  heures  à  écouter  ses  leçons.  La  vertu 
«  n'avait  pas  seulement  en  lui  un  admirateur  passionné,  mais  encoreun 
«  disciple  fervent  ;  et  la  première  fois  que  je  le  vis  mettre  sa  théorie  en 
«  pratique ,  ce  fut  pour  me  sauver  la  vie.  Le  garde  champêtre  le  plus  sot 
«  qui  soit  dans  le  royaume  me  surprit- dans  la  vigne  de  son  maître,  un 
«  jour  que  la  chaleur  accablante  m'y  avait  fait  chercher  un  abri  et  un 
«  raisin.  Je  fus  ignominieusement  arrêté  et  conduit  devant  le  proprié- 


«  taire,  revêtu  d'une  haute  dignité  municipale  et  dont  latitude  redou- 
«  table  n'était  pas  faite  pour  calmer  mon  appréhension. 


2J6 


UN   RENARD  PRIS  AU    PIÈGE. 


«  Cependant,  monsieur,  cet  être  fort  et  superbe  était  en  même  temps 
le  meilleur  des  Animaux^;  il  me  pardonna,  m'admit  à  sa  table,  et 
me  nourrit  des  leçons  de  sagesse  et  de  morale,  qu'il  avait  puisées 
daps  les  plus  grands  auteurs,  indépendamment  d'autres  aliments  qu'il 
se  plaisait  à  me  fournir  avec  abondance. 

«  Je  lui  dois  tout,  monsieur,  la  sensibilité  de  mon  cœur,  la  culture 
de  mon  esprit  et  jusqu'au  bonheur  de  pouvoir  converser  aujourd'hui 
avec  vous.  Hélas  !  je  ri'a"vais  pas  encore  trouvé  jusqu'ici  qu'il  eût  acquis 
.des  droits  à  ma  reconnaissance  en  me  laissant  la  vie.  Mais  passons. 
Une  foule  de  chagrins  et  de  déboires,  sur  lesquels  je  ne  m'appesan- 
tirai pas,  car  ils  nç  seraient  pour  vous  d'aucun  intérêt,  ont  marqué 
chaque  époque  de  mon  existence,  jusqu'au  jour  fatal  et  charmant  où  * 
comme  Roméo ,  je  donnai  tout  mon  amour  k  une  créature  de  laquelle 
la  haine  qui  divisait  nos  deux  familles  semblait  m'avoir  .séparé  pour 
jamais.  Mais*,  moins  heureux  que  lui,  je  ne  fus  pas  aimé!  » 


UN    RENARD   PRIS  AU   PIÈGE.  '  257 

«  Je  l'interrompis  avec  surprise. 

«  —  Quelle  est  donc,  m'écriai-je,  la  beauté  assez  insensible  pour  ne 
«  pas  répondre  à  tant  d'amour?  Quel  est  le  héros  idéal  et  \ainqueur  qui 
«  a  pu  vous  être  préféré  ?  car,  vous  l'avez  dit,  Cocotte  en  aime  un  autre. 

«  —  Cette  beauté,  monsieur,  reprit-il  d'un  air  humilié,  c'est  une 
«  Poule,  et  mon  rival  est  un  Coq. 

«  Je  demeurai  confondu. 

«  —  Monsieur,  lui  dis-je  avec  autant  de  calme  que  cela  me  fut  pos- 
«  sible,  ne  croyez  pas  qu'une  inimitié  récente  et  personnelle  répande 
«  la  moindre  influence  sur  mon  opinion  à  l'égard  de  cet  Animal.  Je 
«  me  crois  au-dessus  de  cela.  Mais  toute  ma  vie  j'ai  professé  un  si 
«  souverain  mépris  pour  les  individus  de  cette  espèce,  que  je  n'avais 
«  pas  besoin  de  la  sympathie  bien  naturelle  qu'éveille  en  moi  le  récit 
«  de  vos  malheurs  pour  maudire  l'attachement  que  Cocotte  porte  à 
«  celui-ci.  En  effet,  quoi  de  plus  sottement  prétentieux  et  de  plu^  pré- 
«  tentieusement  ridicule  qu'un  Coq?  quoi  de  plus  égoïste  et  de  plus 
«  occupé  de  soi-même  ?  quoi  de  plus  trivial  et  de  plus  bas  ?  et  comme 
«  il  porte  bien  tous  ces  caractères-là  dans  l'expression  de  sa  stupide 
«  beauté!  Le  Coq  est  certainement  ce  que  je  connais  de  plus  laid,  à 
«  force  d'être  absurde. 

«  —  H  y  a  bien  des  Poules  qui  ne  sont  pas  de  votre  avis,  monsieur, 

«  dit  mon  jeune  ami  en  soupirant  ;  et  l'amour  de  Cocotte  est  une  triste 

«  preuve  de  la  supériorité  que  donne  un  physique  avantageux  ;  rehaussé 

«  d'une  grande  assurance.  Pendant  un  temps,  trompé  par  le  peu  d'expé- 

«  rience  que  j'ai  des  choses  de  la  vie  et  par  l'excès  de  mon  amour,  j'avais 

«  espéré  que  ce  dévouement  profond  et  sans  bornes  serait  compris  tôt  ou 

<«  tard  par  celle  qui  l'inspire;  que  du  moins  on  me  tiendrait  compte  de  la 

«  victoire  qu'une  passion  insensée  m'a  fait  remporter  sur  mes  premiers 

«  penchants;  car,  vous  le  savez,  monsieur,  je  n'étais  pas  né  pour  une 

«  pareille  affection  ;  et  quoique  l'éducation  eût  déjà  bien  modifié  mes 

«<  instincts,  j'avais  peut-être  eu  quelque  mérite  à  spiritualiser  un  atta- 

«  chement  tjui  se  traduit  ordinairement,  du  Renard  à  la  Poule,  d'une 

«  façon  extrêmement  matérielle.  Mais  l'amour  heureux  est  impitoyable; 

«  et  Cocotte  me  voit  souffrir  sans  remords  et  presque  sans  s'en  aperce- 

«  voir.  Mon  rivai  jouit  de  mes  peines  ;  car,  au  jeu  de  la  fatuité  et  de  l'in- 

*  solence,  il  est  de  première  force.  31  es  amis  indignes  me  méprisent  et 

«  m'abandonnent  :  je  suis  seul  sur  la  terre  ;  mon  protecteur  a  fini  ses 

«  jours  dans  une  retraite  honorable;  et  je  prendrais  la  vie  en  horreur, 

3 


25&  UN  RENARD   PRIS  AL    PIÈGE. 


«  si  cette  folie,  qui  absorbe  toutes  mes  pensées,  ne  l'entourait  pas 
«  enfcore,  malgré  le  tourment  qu'elle  me  cause,  d'un  certain  et  inex- 
«  primable  charme. 

«  Je  vis  pour  voir  celle  que  j'aime,  et  il  faut  que  je  la  voie  pour 
«  vivre  :  c'est  un  cercle  vicieux  dans  lequel  je  tourne  comme  un  malheu- 
«  reux  écureuil  dans  sa  cage  ;  sans  espoir  et  sans  volonté  de  sortir  jamais 
«  de  ma  prison,  je  rôde  autour  de  celle  qui  dérobe  Cocotte  à  l'appétit 
«  féroce  de  mes  semblables,  et  à  l'attachement  le  plus  passionné  et  te 
«  plus  respectueux  qui  ait  jamais  été  ressenti  ici-bas.  Je  sens  que  je- 
«  dois  porter  jusqu'à  la  fin  de  mes  ans  le  poids  de  ma  chaîne,  et  je  ne 
«  m'en  plaindrais  pas,  s'il  m'était  permis  de  penser  qu'avant  le  terme  de 
«  ma  vie  et  de  mes  douleurs  je  pourrai  prouver  à  cette  créature  adorable 
«  que  j'étais  digne  de, sa  tendresse,  ou  du  moins  de  sa  pitié! 

«  Vous  êtes  si  rempli  d'indulgence,  monsieur,  que  les  circonstances 
«  toutes  naturelles  qui  ont  réuni  nos  deux  existences  ne  vous  seront 
«  peut-être  pas1  tout  à  fait  indifférentes. 

«  Il  faut  donc,  si  vous  le  permettez,  que  je  vous  fasse  assister  à 
«  un  sanglant  conciliabule  qui  eut  lieu  l'été  dernier,  et  où  le  respect 
«  du  à  la  mémoire  de  mon  père  me  fit  seul  admettre  ;  car,  je  vous 
«  l'ai  déjà  dit,  mon  goût  pour  la  vie  contemplative  et  mon  éducation 
«  excentrique  et  humanitaire  m'avaient  toujours  valu,  de  la  part  de 
«  mes  proches,  les  coups  de  patte  et  les  sarcasmes  les  plus  amers.  D'ail- 
«  leurs,  l'assistance  que  j'aurais  pu  prêter  dans  une  échauffourée  du 
«  genre  de  celle  dont  il  était  question  était  une  chose  qui  paraissait 
«  généralement  douteuse. 

a  II  s'agissait  simplement  de  surprendre,  pendant  l'absence  du 
«  maître  et  de  ses  Chiens,  la  basse-cour  de  cette  ferme  que  vous  voyez 
«  ici  près,  et  d'y  accomplir  un  massacre  dont  les  seuls  préparatifs  vous 
«  eussent  fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tête.  —  Pardon,  dit-il  en 
«  s'interrompant,  je  ne  remarquais  pas  que  vous  portiez  perruque. 

«  Malgré  la  douceur  de  mon  caractère,  je  me  prêtai  d'assez  bonne 
«  grâce  à  ce  qu'on  exigeait  de  moi  :  peut-être  même ,  car  un  sot  orgueil 
«  s'introduit  dans  tous  les  sentiments  humains,  ne  fus-je  pas  fâché  de 
«  prouver  à  mes  amis,  dans  cette  occasion  dangereuse,  que,  tout  rêveur 
«  que  j'étais,  je  ne  manquais  pas  d'audace  quand  le  moment  et  le  souper 
«  l'exigeaient  ;  et  puis,  je  vous  avoue  que  ce  complot,  dont  le  souvenir 
«  seul  me  fait  frémir,  ne  me  semblait  pas  alors  aussi  odieux  qu'il  l'était 
«  réellement.  C'est  que  je  n'aimais  pas  encore  ;  et  il  n'y  a  que  l'amour 


UN   RENARD   PRIS  AU   PIÈGE.  25* 

«  qui  rende  tout  à  fait  bon  ou  tout  à  fait  méchant.  Le  soif  venu.,  ' 
«  nous  entrâmes  triomphalement  dans  la  cour  peu  défendue  de  la  ferme, 
«  et  nous  y  vîmes,  sans  remords4,  nos  victimes  futures  déjà  presque 
«  toutes  livrées  au  sommeil.  Vous  savez  que  les  Poules  se  couchent 
«  habituellement  de  fort  bonne  heure.  Une  seule  veillait  encore  :  c'était 
«  Cocotte. 

a  A  sa  vue^  je  ne  sais  quel  trouble  inconnu  me  saisit.  Je  crus  d'abord 
(  être  entraîné  vers  elle  par  une  propension  naturelle,  et  je  m'en  voulais  ' 
«  de  retrouver  au  fond  de  moa  cœur  ce  vice  de  ma  nature,  que  l'édu- 
«  cation  avait  tant  travaillé  à  détruire  en  moi  ;  mais  bientôt  je  reconnus 
«  qu'un  tout  autre  sentiment  s'était  emparé  de  mon  être.  Je  sentis  ma 
«  férocité  se  fondre  au  feu  de  son  regard  ;  j'admirai  sa  beauté  :  le 
«  danger  qu'elle  courait  vint  encore  exalter  mon  amour.  Que  vous 
«  dirai-je,  monsieur?  je  l'aimais,  je  le  lui  dis;  elle  écouta  mes  serments 
«  comme  une  personne  habituée  aux  hommages  ;  et  je  me  retirai  à 
«  l'écart,  complètement  séduit,  pour  rêver  au  moyen  de  la  sauver  *  Je 
«  vous  prie  de  remarquer  que  mon  amour  a  commencé  par  une  pensée 
«  qui  n'était  pas  de  l'égoïsme.  Ceci  est  assez  rare  pour  qu'on  y  fasse 

<  attention. 

«  Lorsque  je  crus  avoir  assez  réfléchi  au  parti  que' j'avais  à  prendre, 
«  je  revins  vers  ces  Renards  altérés  de  sang,  dans  la  compagnie  desquels 
«  j'avais  le  malheur  d'être  compromis,  et  je  les  engageai  d'un  air  indiffé- 
<>  rent  à  manger  quelques  œufs  à  la  coque,  afin  dç  s'ouvrir  l'appétit 
«  d'une  manière  décente,  et  ne  pas  passer  pour  des  gloutons  qui  n'ont 
«  jamais  vu  le  monde. 

«  Ma  proposition  fut  adoptée  à  une  assez  forte  majorité,  ce  qui  me 
«  prouva  que  les  Renards  eux-mêmes  se  laissent  facilement  prendre  par 
«  l'amour-propre*  .     .  t 

«  Pendant  ce  temps 7  dévoré  d'inquiétude,  je  cherchais  en  vain  une 
«  ftanière  de  faire  comprendre  à  l'innocente  Poulette  dans  quel  péril  elle 
«  était  tombée.  Tout  occupée  de  voir  s'engloutir  sous  leur  dent  cruelle 

<  l'espoir  d'une  nombreuse  postérité,  elle  tendait  à  ses  bourreaux  une  tête 
-  languissante.  J'étais  au  supplice.  Déjà  plusieurs  des  compagnes  de 
«  Cocotte  avaient  silencieusement  passé  du  sommeil  au  trépas.  Le  Coq 
«  dormait  sur  les  deux  oreilles,  au  milieu  de  son  harem  envahi;  le 
'<  moment  devenait  pressant.  La  douleur  de  celle  que  j'aimais  me  rendait 
«  quelque  espoir  :  car  elle  Fabsorbait  tout  entière  ;  mais  je  ne  pensais  pas 
«  sans  horreur  qu'un  cri  l'aurait  tuée.  Pour  comble  de  tourment,  mon 


260 


UN    RENARD   PUIS   AU   PIÈGE. 


«  tour  vint  de  faire  sentinelle  :  il  fallait  abandonner  Cocotte  au  milieu  de 

«  ees  infâmes  bandits.  J'hésitais  ;  une  lumière  soudaine  vint  illuminer  mon 

«  inquiétude.  Je  me  précipitai  à  la  porte;  et  au  bout  d'un  moment,  par 

«  un  adroit  sauve  qui  peut,  je  jetai  l'alarme  parmi  les  Renards,  la'plu- 


(7- 


/s 

■  l 


Je  les  engageai  à  manger  quelques  œufs  à  la  coque. 


«  part  chargés  déjà  d'une  autre  proie,  et  d'ailleurs  trop  effrayés  pour 
«  songer  au  trésor  qu'ils  laissaient  derrière  eux.  Je  rentrai  dans  la  cour 
«  de  la  ferme;  et  ce  ne  fut  qu'après  m'être  soigneusement  assuré  du 
«  départ  de  nos  compagnons  que  j'eus  le  courage  de  quitter  Cocotte,  de 


UN   RENARD  .PRIS  AU    P1ÉGK.  261 

me  dérober  à  sa  reconnaissance.  Le  souvenir  de  cette  première  entre- 
vue, quoique  accompagnée  de  regrets  qui  sont  presque  des  remords,  est 
un  des  seuls  charmes  qui  soient  restés  à  ma  vie.  Hélas  !  rien  dans  ce 
qui  a  suivi  cette  soirée,  où  naquit  et  se  développa  mon  amour,  n'était 
destiné  à  me  la  faire  oublier.  Je  ne  tardai  pas  à  m'apercevoir,  car  je  la 
suivais  partout  et  toujours,  de  la  préférence  marquée  qui  était  accordée 
à  Cocotte  par  ce  sultan  criard  que  vous  connaissez ,  et  je  ne  m'aveu- 
glai pas  non  plus  sur  l'inclination  naturelle  qui  la  portait  à  lui  rendre 
amour  pour  amour. 

«  Ce  n'était  que  promenades  sentimentales,  que  grains  de  millet 
donnés  et  repris,  que  petites  manières  engageantes  et  que  cruautés 
étudiées;  enfin,  monsieur,  ce  manège  éternel  des  gens  qui  s'aiment, 
fort  ridiculisé  par  les  autres,  et  effectivement  bien  ridicule,  s'il  n'était 
pas  si  fort  à  envier. 

«  J'étais  si  habitué  à  être  malheureux  en  tout,  que  cette  découverte 
me  trouva  préparé.  Je  souffris  sans  me  plaindre,  et  non  sans  quelque 
espérance. 

«  Les  amants  malheureux  en  ont  toujours  un  peu,  surtout  quand  ils 
disent  qu'ils  n'en  ont  plus. 

<»  Un  jour  que,  selon  ma  coutume,  je  rôdais  silencieusement  autour 
de  la  ferme,  je  fus  témoin  caché  d'une  scène  qui  rendit  mon  chagrin 
plus  inconsolable,  sans  ajouter  au  faible  espoir  que  je  m'obstinais  a 
nourrir  encore.  Je  connais  trop  bien ,  pour  mon  malheur,  les  effets  de 
l'amour  pour  supposer  que  les  mauvais  traitements  puissent  l'éteindre 
ou  même  l'affaiblir.  Quand  la  personne  est  bien  disposée,  cela  produit 
presque  invariablement  l'effet  contraire. 

«  Or,  monsieur,  cet  Animal  stupide  frappait  d'ongles  et  de  bec  ma 
bien-aimée  Cocotte,  et  moi,  j'étais  là,  courroucé  et  muet,  obligé 
de  subir  cet  affreux  spectacle.  Le  besoin  de  venger  celle  que  j'aimais 
cédait  à  la  crainte  de  la  compromettre  publiquement ,  et  aussi ,  il  faut 
l'avouer,  à  celle  de  voir  mon  secours  repoussé  par  l'adorpble  cruelle 
que  je  serais  venu  défendre  sans  son  consentement.  Je  souffrais  plus 
qu'elle,  vous  le  comprenez,  et  ce  n'était  pas  même  sans  quelque 
amertume  que  je  lisais  dans  ses  yeux  l'expression  d'une  résignation 
absolue  et  entêtée.  J'aurais  de  bon  cœur  dévoré  ce  manant;  mais 
elle,  hélas  !  dans  quelle  douleur  n'eût-elle  pas  été  plongée! 

«  Cette  pensée,  que  je  sacrifiais  mon  ressentiment  à  son  bonheur,  me 
rendit  la* patience  de  tout  voir  jusqu'au  bout,  et  enfin  le  courage  de 


262  UN   RENARD    PRIS    AU    PIKGE. 


t  m'éloigner  la  mort  dans  l'ànie,  il  est  vrai,  mais  satisfait  d'avoir 
«  remporté  sur  mes  passions  la  plus  difficile  de  toutes  les  victoires. 

«  J'avais  encore» une  lutte  à  soutenir  avec  moi-même,  cependant. 
«  Ce  Coq,  il  faut  le  dire,  n'avait  aucun  égard  pour  l'affection  irrépro- 
«  chable  de  sa  jeune  favorite,  et  ses  infidélités  étaient  nombreuses. 
«  Cocotte  était  trop  aveuglée  pour  s'en  apercevoir,  et  mon  rôle  de  rival 
«  eût  été  de  l'avertir;  mais  je  vous  l'ai  déjà  souvent  répété,  monsieur, 
«  j'aimais  en  elle  jusqu'à  «cette  tendresse  si  mal  payée  et  si  mal  com- 
«  prise ,  et  je  n'aurais  pas  voulu  conquérir  un  amour  si  désirable ,  en 
«  lui  enlevant  la  plus  chère  de  ses  illusions.  . 

«  Ces  paroles  vous  semblent  étranges  dans  ma  bouche,  je  le  vois; 
«  souvent,  lorsque  je  reviens  sur  une  foule  de  sensations  trop  subtiles 
«  pour  être  conservées  au  fond  de  la  mémoire,  et  que,  par  conséquent, 
«  j'ai  dû  omettre  dans  le  récit  que  je  vous  fais,  j'hésite  aussi  à  me 
«  comprendre.* 

«  Alors,  l'image  et  les  préceptes  de  mon  vieux  et  tendre  professeur 
«  se  représentent  à  moi  :  la  solitude,  la  rêverie,  l'amour  surtout,  ont 
«  achevé  son  ouvrage.  Je  suis  bon,  j'en  suis  sûr,  et  je  me  crois  élevé, 
«  par  mes  sentiments  et  mon  intelligence,  au-dessus  de  ceux  de  mon 
«  espèce;  mais  évidemment,  je  suis  aussi  bien  plus  malheureux.  Parmi 
«  vous ,  n'en  est-il  pas  toujours  ainsi  ? 

«  Qu'ajouterai -je  encore?  Les  incidents  d'un  amour  qui  n'est  pas 
«  partagé  sont  peu  variés,  et  je  Suis  étonné  que,  lorsqu'on  a  beaucoup 
«  souffert,  on  n'ait  rien  à  raconter;  c'est  un  dédommagement  pour  bien 
«  des  gens,  et  peut-être  l'éprouvwais-je.  Quoi  qu'il  en  soit,  vous  devez 
«  avoir  maintenant  une  idée  de  ma  triste  existence,  et  ma  seule  ambition 

<  était  d'être  plaint  quelque  jour  par  une  âme  d'élite.  La  seule  fois  que 
«  j'aie  rencontré  Coçptte,  et  que  j'aie  pu  lui  parler  librement  de  mon 
«  amour,  si  je  puis  donner  le  nom  (le  liberté  à  f  embarras  qtii  enchaînait 
«  mes  mouvements  et  ma  langue ,  elle  m'a  témoigné ,  comme  je  m'y 

<  attendais,  un  si  profond  dédain,  elle  a  répondu  à  mes  protestations 
«  et  à  mes  serments  par  un  ton  de  raillerie  si  froide*  que  j'ai  juré  de 
«  mourir  plutôt  que  de  l'importuner  davantage  du  récit  'de  mon  déplo- 
"■  rable  amour.  Je  me  contente  de  veiller  sur  elle  et  sur  son  amant 9 
«  et  d'éloigner  de  cette  maison  les  Animaux  nuisibles  et  malfaisants. 
«  Je  n'en  redoute  plus  qu'un,  et,  malheureusement,  celui-là,  il  est 
«  partout,  et  presque  partout  il  fait  du  mal.  C'est  l'Homme. 

«  Maintenant,  ajouta -t-il,  permettez  que  je  me  sépare  de  vous. 


UN    KENARD   PRIS  AL    PIKGE. 


263 


«  Voici  l'heure  où  le  soleil  va  se  coucher,  et  je  ne  dormirais  pas  si  je 
«  manquais  le  moment  où  je  puis  voir  Cocotte  sauter  gracieusement  sur 
«  l'échelle  qui  monte  au  poulailler.  Souvenez- vous  de  mdi ,  monsieur,  et 


Elle  a  répondu  à  mes  protestations  et  à  mes  serments  par  un  ton  de  raillerie 
si  froide,  que  j'ai  juré  de  mourir... 


«  quand  on  vous  dira  que  les  Renards  sont  méchants,  n'oubliez  pas  que 
«  vous  avez  connu  un  Renard  sensible,  et,  par  conséquent,  malheureux.  » 

«  Est-ce  fini  ?  dis -je. 

—  Sans  doute,  reprit  Breloque,  à  moins  cependant  que  vous  n'ayez 
pris  assez  d'intérêt  à  mes  personnages  pour  désirer  savoir  ce  qu'ils 
sont  devenus? 


261  L'N   RENARD   PRIS  AU    PIKGE. 

—  Ce  n'est  jamais  l'intérêt  qui  me  guide,  répliquai -je,  mais  j'aime 
assez  que  chaque  chose  s'oit  à  sa  place;  et  mieux  vaut  savoir  ce  que 
ces  gens -là  font  pour  le  moment,  que  de  risquer  de  les  rencontrer 
quelque  part  où  ils  n'auraient  que  faire,  et  où  je  pourrais  me  dispenser 
d'aller.  - 

—  Eh  bien,  monsieur,  cet  ennemi  que  l'exquise  raison  de  mon  jeune 
ami  avait  appris  à  connaître,  cet  être  chez  qui  le  désœuvrement  et  l'or- 
gueil ont  civilisé  la  férocité  et  la  barbarie,  cet  Homme,  puisqu'il  faut 
l'appeler  par  son  nom,  est  venu  appliquer  à  l'infortunée  Cocotte  une 
ancienne  idée  de  Poule  au  riz,  qui  avait  fait  déjà  bien  des  victimes  parmi 
les  Poules  et  parmi  ceux  qui  les  mangent,  car  c'est  une  détestable  <^hose  ; 
mais  je  ne  m'en  plains  pas,  il  faut  que  justice  se  fasse  ! 

«  Elle  a  succombé ,  et  son  malheureux  amant ,  attiré  par  ses  cris,  a 
payé  de  sa  vie  un  dévouement  dont  on  n'a  guère  d'exemples  chez  nous. 
Je  n'en  connaissais  qu'un,  et  l'autre  soir  on  m'a  prouvé,  plus  clairement 
que  deux  et  deux  font  quatre,  que  mon  héros  était  bon  à  pendre,  ce  qui 
fait  que  j'ai  maintenant  le  cœur  Irès-dur,  de  peur  d'être  sensible  injus- 
tement. 

—  On  ne  saurait  prendre  trop  de  précautions.  Et  le  Coq? 

—  Tenez,  écoutez;  le  voilà  qui  chante  ! 

—  Bah  !  le  même? 

—  Et  qu'importe,  mon  Dieu!  que  l'individu  soit  changé,  si  les  sen- 
timents de  l'autre  revivent  dans  celui-là,  si  c'est  toujours  le  même 
égoïsme,  la  même  brutalité,  la  même  sottise? 

—  Allons  au  fond  des  choses,  mon  ami  Breloque %  lui  dis- je.  Je 
crois  que  vous  ne  lui  avez  pas  encore  pardonné  la  fuite  de  l'Apollon? 

—  Oh  !  détrompez-vous.  Je  crois  pouvoir  affirmer  que  mon  cœur 
n'a  jamais  gardé  rancune  à  personne  en  particulier  ;  c'est  pour  cela  que 
j'ai  peut-être  le  droit  de  haïr  beaucoup  de  choses  en  général, 

—  N'auriez- vous  pas  pour  les  Coqs  la  même  -haine  de  préjugé  que 
j'ai,  moi,  pour  les  Renards?  Je  serais  bien  libre  de  vous  faire  un  conte 
fantastique  sur  ceux-ci,  comme  vous  m'en  avez  fait  un  sur  ceux-là. 
N'ayez-pas  peur,  je  m'en  garderai  bien;  et  d'ailleurs,  vous  ne  croiriez 
pas  plus  au  mien  que  je  ne  crois  au  vôtre ,  parce  qu'il  est  déraisonnable 
de  se  mettre  en  guerre  avec  les  idées  reçues ,  et  de  dire  des  absurdités 
que  personne  n'a  jamais  dites. 

—  Je  voudrais,  répliqua  Breloque.,  qu'on  me  démontrât  l'urgence 
d'êfro  en  accord  parfait  avec  tout  ce  qui  est  reçu  depuis  le  déluge  et 


UN   RENARD   PRIS   AU    PIÈGE. 


2G5 


peut-être  auparavant,  quand  on  fait  un  conte,  et  de  dire  des  absurdités 
que  tout  le  monde  a  déjà  dites. 

—  Nous  pourrions  discuter  cela  jusqu'à  demain,  et  c'est  ce  que  nous 
ne  ferons  pas  ;  mais  permettez-moi  de  penser  que  si  le  Coq  n'offre  pas 
le  modèle  de  toutes  les  vertus,  si  sa  délicatesse,  sa  grandeur  et  sa  géné- 


Mon  héros  était  bon  à  pendre 


ro>ite  peuvent  être  mises  en  doute,  il  ne  faudrait  cependant  pas  trop 
conseiller  aux  Poules  une  confiance  absolue  dans  le  dévouement  et  la 
sensibilité  du  Renard.  Pour  moi,  je  ne  suis  pas  du  tout  convaincu,  et 
je  cherche  encore  quel  intérêt  votre  Renard  a  pu  avoir  à  se  conduire 
comme  il  l'a  fait.  Si  je  le  découvre,  je  l'aimerai  moins,  mais  je  le 
comprendrai  mieux. 

—  C'est  un  grand  malheur,  mon  ami,  croyez- le  bien,  reprit  tris- 
tement Breloque,  de  ne  jamais  voir  que  le  mauvais  côté  des  choses.  Il 

34 


266 


UN   RENARD  PRIS   AU   PIÈGE. 


m'est  souvent  venu  à  la  pensée  que  si  l'adorateur  de  Cocotte  avait  réussi 
à  s'en  faire  aimer,  le  premier  usage  qu'il  aurait  fait  de  son  autorité,  eût 
été  de  la  croquer, 

—  Cela,  je  n'en  doute  pas  un  instant. 

—  Hélas!  ni  moi  non  plus,  monsieur,  mais  j'en  suis  bien  fâché.  » 


Charles  Nodier. 


GUIDE-ANE 


A    L USAGE 


DES  ANIMAUX   QUI   VEULENT   PARVENIR   AUX   HONNEURS 


«>■■-<■ 


essieu rs  les  Rédacteurs ,  les  Anes  sentent  le 
besoin  de  s'opposer,  à  la  Tribune  Animale, 
contre  l'injuste  opinion  qui  fait  de  leur  nom  un 
symbole  de  bêtise.  Si  la  Jcapacité  manque  à  celui 
,  qui  vous  envoie  cette  écriture,  on  ne  dira  pas  du 
,  moins  qu'il  ait  manqué  de  courage.  Et  d'abord, 
vg;  si  quelque  philosophe  examine  un  jour  la  bêtise 
dans  ses  rapports  avec  la  société,  peut-être  trou- 
vera-t-on  que  le  bonheur  se  comporte  absolument 
comme  un  Ane.  Puis,  sans  les  Anes,  les  majorités  ne  se  formeraient 
pas  .  ainsi  l'Ane  peut  passer  pour  le  type  du  gouverné.  Mais  mon 
intention  n'est  pas  de  parler  politique.  Je  m'en  tiens  à  montrer  que 
nous  avons  beaucoup  plus  de  chances  que  les  gens  d'esprit  pour  arriver 
aux  honneurs ,  nous  ou  ceux  qui  sont  faits  à  notre  image  :  songez  que 
F  Ane  parvenu  qui  vous  adresse  cet  intéressant  Mémoire  vit  aux  dépens 
d'une  grande  nation,  et  qu'il  est  logé,  sans  princesse,  hélas!  aux  frais 
du  gouvernement  britannique  dont  les  prétentions  puritaines  vous  ont 
été  dévoilées  par  une  Chatte. 

Mon  maître  était  un  simple  instituteur  primaire  aux  environs  de 
Paris,  que  la  misère  ennuyait  fort.  Nous  avions  cette  première  et  consti- 
tutive ressemblance  de  caractère,  que  nous  aimions  beaucoup  à  nous 


268 


GUIDE-ANE. 


occuper  à  ne  rien  faire  et  à  bien  vivre.  On  appelle  ambition  cette  ten- 
dance propre  aux  Anes  et  aux  Hommes  :  on  la  dit  développée  par  l'état 
de  société,  je  la  crois  excessivement  naturelle.  En  apprenant  que  j'appar- 
tenais à  un  maître  d'école,  les  Anesses  m'envoyèrent  leurs  petits,  à  qui 
je  voulus  montrer  à  s'exprimer  correctement;  mais  ma  classe  n'eut 
aucun  succès  et  fut  dissipée  à  coups  de  bâton.  Mon  maître  était  évidem- 
ment jaloux  :  mes  Bourriquets  brayaient  couramment  quand  les  Siens 


Anonnaient  encore ,  et  je  l'entendais  disant  avec  une  profonde  injustice  : 
«  Vous  êtes  des  Anes  !  »  Néanmoins  mon  maître  fut  frappé  des  résultats 
de  ma  méthode  qui  l'emportait  évidemment  sur  la  sienne. 

«  Pourquoi,  se  dit-il,  les  petits  de  l'Homme  mettent-ils  beaucoup 
plus  de  temps  à  parler,  à  lire  et  à  écrire,  que  les  Anes  à  savoir  la 


GUIDE-ANE.  269 


soiDine  de  science  qui  leur  est  nécessaire  pour  vivre?  Gomment  ces 
Animaux  apprennent-ils  si  promptement  tout  ce  que  savent  leurs  pères? 
Chaque  Animal  possède  un  ensemble  d'idées,  une  collection  de  calculs 
invariables  qui  suffisent  à  la  conduite  de  sa  vie  et  qui  sont  tous  aussi 
dissemblables  que  le  sont  les  Animaux  entre  eux!  Pourquoi  l'Homme 
est-il  destitué  de  cet  avantage?  »  Quoique  mon  maître  fût  d'une  ignorance 
crasse  en  histoire  naturelle,  il  aperçut  une  science  dans  la  réflexion 
que  je  lui  suggérais ,  et  résolut  d'aller  demander  une  place  au  minis- 
tère de  l'instruction  publique,  afin  d'étudier  cette  question  aux  frais  de- 
l'État. 

Nous  entrâmes  à  Paris,  l'un  portant  l'.autre,  par  le  faubourg  Saint- 
iMarceau.  Quand  nous  parvînmes  à  cette  élévation  qui  se  trouve  après 
la  barrière  d'Italie  et  d'où  la  vue  embrasse  la  capitale,  nous  fîmes  l'un 
et  l'autre  cette  admirable  oraison  postulatoire  en  deux  langues. 

Lui  :  a  0  sacrés  palais  où  se  cuisine  le  budget!  quand  la  signature 
d'un  professeur  parvenu  me  donnera-t-elle  le  vivre  et  le  couvert,  la 
croix  de  la  Légion  d'honneur  et  une  chaire  de  n'importe  quoi,  n'im- 
porte où?  Je  compte  dire  tant  de  bien  de  tout  le  monde,  qu'il  sera 
difficile  de  dire  du  mal  de  moi.  Mais  comment  parvenir  au  ministre, 
et  comment  lui  prouver  que  je  suis  digne  d'occuper  une  place  quel- 
conque? »  ' 

Moi  :  «  0  charmant  Jardin  des  Plantes,  où  les  Animaux  sont  si  bien 
soignés,  asile  où  l'on  boit  et  où  l'on  mange  sans  avoir  à  craindre  les 
coups  de  bâton,  m'ouvriras-tu  jamais  tes  steppes  de  vingt  pieds  carrés* 
tes  vallées  suisses  larges  de  trente  mètres?  Serai -je  jamais  un  Animal 
couché  sur  l'herbe  du  budget?  Mourrai -je  de  vieillesse  entre  tes  élé- 
gants treillages,  étiqueté  sous  un  numéro  quelconque ,  avec  ces  mois  : 
Ane  d'Afrique  9  donné  par  un  tel,  capitaine  de  raisseau.  Le  roi  viendra- 
t-il  me  voir?  » 

Après  avoir  ainsi  salué  la  ville  des  acrobates  et  des  prestidigitateurs, 
nous  descendîmes  dans  les  défilés  puants  du  célèbre  faubourg  plein  de 
cuirs  et  de  science,  où  nous  nous  logeâmes  dans  une  misérable  auberge 
encombrée  de  Savoyards  avec  leurs  Marmottes,  d'Italiens  avec  leurs 
Singes,  d'Auvergnats  avec  leurs  Chiens,  de  Parisiens  avec  leurs  Souris 
blanches,  de  harpistes  sans  cordes  et  de  chanteurs  enroués,  tous  Ani- 
maux savants.  Mon  maître,  séparé  du  suicide  par  six  pièces  décent 
sous,  avait* pour  trente  francs  d'espérance.  Cet  hôtel,  dit  de  la  Miséri- 
corde, est  un  de  ces  établissements  philanthropiques  où  l'on" couche  pour 


270  GUIDE-ANE. 


deux  sous  par  nuit,  et  où  l'on  dine  pour  neuf  sous  par  repas.  II  y  existe 
une  vaste  écurie  où  les  mendiants  et  les  pauvres,  où  les  artistes  ambu- 
lants mettent  leurs  Animaux ,  et  où  naturellement  mon  maître  me  fit 
entrer,  car  il  me  donna  pour  un  Ane  savant.  Marmus,  tel  était  le  nom 
de  mon  maître ,  ne  put  s'empêcher  de  contempler  la  curieuse  assemblée 
des  Bêtes  dépravées  auxquelles  il  me  livrait.  Une  marquise  en  falbalps, 
en  bibi  à  plumes,  à  ceinture  dorée,  Guenon  vive  comme  la  poudre,  se 
laissait  conter  fleurette  par  un  soldat ,  héros  des  parades  populaires ,  un 
vieux  Lapin  qui  faisait  admirablement  l'exercice.  Un  Caniche  intelligent, 
qui  jouait  à  lui  seul  un  drame  de  l'école  moderne,  s'entretenait  des 
caprices  du  public  avec  un  grand  Singe  assis  sur  son  chapeau  de  * 
troubadour.  Plusieurs  souris  grises  au  repos  admiraient  une  Chatte 
habituée  à  respecter  deux  Serins,  et  qui  causait  avec  une  Marmotte 
éveillée. 

«  Et  moi,  dit  mon  maître,  qui  croyais  avoir  découvert  une  science, 
celle  des  Instincts  comparés,  ne  voilà-t-il  pas  des  cruels  démentis  dans 
cette  écurie  !  Toutes  ces  Bêtes  se  sont  faites  Hommes  ! 

—  Monsieur  veut  se  faire  savant?  dit  un  jeune  Homme  à  mon 
maître.  La  science  vous  absorbe  et  l'on  reste  en  chemin!  Pour  parvenu*, 
apprenez,  jeune  ambitieux  dont  les  espérances  se  révèlent  par  l'état  de 
vos  vêtements,  qu'il  faut  marcher,  et,  pour  marcher,  nous  ne  devons 
pas  avoir  de  bagage. 

—  A  quel  grand  politique  ai-je  l'honneur  de  parler?  dit  mon  maître. 

—  A  un  pauvre  garçon  qui  a  essayé  de  tout,  qui  a  tout  perdu, 
excepté  son  énorme  appétit,  et  qui,  en  attendant  mieux,  vit  de  canards 
aux  journaux  et  loge  a  la  Miséricorde.  Et  qui  êtes-vous? 

—  Un  instituteur  primaire  démissionnaire,  qui  naturellement  ne  sait 
pas  grand'chose,  mais  qui  s'est  demandé  pourquoi  les  Animaux  possé- 
daient à  priori  la  science  spéciale  de  leur  vie,  appelée  instinct,  tandis 
l'Homme  n'apprend  rien  sans  des  peines  inouïes. 

—  Parce  que  la  science  est  inutile  !  s'écria  le  jeune  Homme.  Avez- 
vous  jamais  étudié  le  Chat-Botté? 

—  Je  le  racontais  à  mes  élèves  quand  ils  avaient  été  sages. 

—  Eh  bien ,  mon  cher ,  là  est  la  règle  de  conduite  pour  tous  ceux 
qui  veulent  parvenir.  Que  fait  le  Chat?  Il  annonce  que  son  maître  pos- 
sède des  terres,  et  on  le  croit!  Comprenez-vous  qu'il  suffit  de  faire  savoir 
qu'on  a,  qu'on  est,  qu'on  possède?  Qu'importe  que  vous  n'ayez  rien, 
que  vous  ne  soyez  rien,  que  vous  ne  possédiez  rien,  si  les  autres  croient? 


GUIDE-ANE. 


271 


Mais  vœ  soit!  a  dit  l'Écriture.  En  effet,  il  faut  être  deux  en  politique 
comme  en  amour,  pour  enfanter  une  œuvre  quelconque.  Vous  avez 
inventé,  mon  cher,  Y  instinctologie  >  et  vous  aurez  une  chaire  d'Instincts 
comparés-.  Vous  allez  être  un  grand  savant,  et  moi  je  vais  l'annoncer 


o^  </-~^ 


au  inonde,  à  l'Europe,  à  Taris,  au  ministre,  à  son  secrétaire,  aux  com- 
mis, aux  surnuméraires!  Mahomet  a  été  bien  grand  quand  il  a  eu  quel- 
qu'un pour  soutenir  à  tort  et  à  travers  qu'il  était  prophète. 

—  Je  veux  bien  être  un  grand  savant,  dit  Marmus,  mais  on  me 
demandera  d'expliquer  ma  science. 

—  Serait-ce  une  science,  si  vous  pouviez  l'expliquer? 

—  Encore  faut-il  un  point  de  départ. 

—  Oui,  dit  le  jeune  journaliste,  nous  devrions  avoir  un  Animal 
qui  dérangerait  toutes  les  combinaisons  de  nos  savants.  Le  baron 
Cerceau,  par  exemple,  a  passé  sa  vie  à  parquer  les  Animaux  dans  des 


272  .  GUIDE-ANE. 


divisions  absolues,  et  il  y  tient,  c'est  sa  gloire  à  lui;  mais,  en  ce 
moment,  de  grands  philosophes  brisent  toutes  les  cloisons  du  baron 
Cerceau.  Entrons  dans  le  débat.  Selon  nous,  l'instinct  sera  la  pensée  de 
l'Animal ,  évidemment  plus  distinctible  par  sa  vie  intellectuelle  que  par 
ses  os,  ses  tarses,  ses  dents,  ses  vertèbres.  Or,  quoique  l'instinct  subisse 
des  modifications,  il  est  un  dans  son  essence,  et  rien  ne  prouvera  mieux 
l'unité  des  choses,  malgré  leur  apparente  diversité.  Ainsi,  nous  sou- 
tiendrons qu'il  n'y  a  qu'un  Animal  comme  il  n'y  a  qu'un  instinct;  que 
l'instinct  est,  dans  toutes  les  organisations  animales,  l'appropriation  des" 
moyens  à  la  "vie,  que  les  circonstances  changent  et  non  le  principe. 
Nous  intervenons  par  une  science  nouvelle  contre  le  baron  Cerceau ,  en 
faveur  des  grands  nattrralistes  philosophes  qui  tiennent  pour  l'Unité  zoo- 
logique ,  et  nous  obtiendrons  du  tout-puissant  baron  de  bonnes  condi- 
tions en  lui  vendant  notre  science. 

—  Science  n'est  pas  conscience,  dit  Marmus.  Eh  bien ,  je  n'ai  plus 
besoin  de  mon  Ane. 

—  Vous  avez  un  Ane!  s'écria  lé  journaliste,  iious  sommes  sauvés! 
Nous  allons  en  faire  un  Zèbre  extraordinaire  qui  attirera  l'attention  du 
monde  savant  sur  votre  système  des  Instincts  comparés,  par  quelque 
singularité  qui  dérangera  les  classifications.  Les  savants  vivent  par  la 
nomenclature,  renversons  la  nomenclature.  Ils  s'alarmeront,  ils  capitu- 
leront, ils  nous  séduiront,  et,  comme  tant  d'autres,  nous  nous  laisse- 
rons séduire.  Il  se  trouve  dans  cette  auberge  des  charlatans  qui  possèdent 
des  secrets  merveilleux.  C'est  ici  que  se  font  les  Sauvages  qui  mangent 
des  Animaux  vivants,  les  Hommes  squelettes,  les  Nains  pesant  cent 
cinquante  kilogrammes,  les  Femmes  barbues,  les  Poissons  démesurés, 
les  êtres  monstrueux.  Moyennant  quelques  politesses,  nous  aurons  les 
moyens  de  préparer  aux  savants  quelque  fait  révolutionnaire.  » 

A  quelle  sauce  allait-on  me  mettre?  Pendant  la  nuit  on  me  fit  des 
incisions  transversales  sur  la  peau,  après  m'avoir  rasé  le  poil,  et  un 
charlatan  m'y  appliqua  je  ne  sais  quelle  liqueur.  Quelques  jours  après, 
j'étais  célèbre.  Hélas!  j'ai  connu  les  terribles  souffrances  par  lesquelles 
s'achète  toute  célébrité.  Dans  tous  les  journaux,  les  Parisiens  lisaient  : 

«  Un  courageux  voyageur,  un  modeste  naturaliste,  Adam  Marmus, 
«  qui  a  traversé  l'Afrique  en  passant  par  le  centre,  a  ramené,  des  mon- 
«  tagnes  de  la  Lune ,  un  Zèbre  dont  les  particularités  dérangent  sensi- 
«  blement  les  idées  fondamentales  de  la  zoologie,  et  donnent  gain  de 
«  cause  à  l'illustre  philosophe  qui  n'admet  aucune  différence  dans  les 


r 


GUIDE-ANE.  273 


«  organisations  animales ,  et  qui  a  proclamé ,  aux  applaudissements  des 
«  savants  de  l'Allemagne ,  le  grand  principe  d'une  même  contexture 
«  pour  tous  les  Animaux.  Les  bandes  de  ce  Zèbre  sont  jaunes  et  se 
«  détachent  sur  un  fond  noir.  Or,  on  sait  que  les  zoologistes,  qui  tien- 
«  nent  pour  les  divisions  impitoyables,  n'admettaient  pas  qu'à  l'état 
a  sauvage  le  genre  Cheval  eût  la  robe  noire.  Quant  à  la  singularité  des 
«  bandes  jaunes ,  nous  laissons  au  savant  Marmus  la  gloire  de  l'expli- 
«  quer  dans  le  beau  livre  qu'il  compte  publier  sur  les  Instincts  comparés, 
«  science  qu'il  a  créée  en  observant  dans  le  centre  de  l'Afrique  plusieurs 
o  Animaux  inconnus.  Ce  Zèbre,  la  seule  conquête  scientifique  que  les 
«  dangers  d'un  pareil  voyage  lui  aient  permis  de  rapporter,  marche  à  la 
«  façon  de  la  Girafe.  Ainsi,  l'instinct  des  Animaux  se  modifierait  selon 
«  les  milieux  où  ils  se  trouvent.  De  ce  fait,  inouï  dans  les  annales  de 
«  la  science ,  découle  une  théorie  nouvelle  de  la  plus  haute  importance 
«  pour  la  zoologie.  M.  Adam  Marmus  exposera  ses  idées  dans  un  cours 
«  public,  malgré  les  intrigues  des  savants  dont  les  systèmes  vont  être 
«  ruinés,  et  qui  déjà  lui  ont  fait  refuser  la  salle  Saint-Jean  à  l'Hôtel 
«  de  ville.  » 

Tous  les  journaux ,  et  même  le  grave  Moniteur,  répétèrent  cet  auda- 
cieux canard.  Pendant  que  le  Paris  savant  se  préoccupait  de  ce  fait, 
Marmus  et  son  ami  s'installaient  dans  un  hôtel  décent  de  la  rue  de 
Tournon,  où  il  y  avait  pour  moi  une  écurie,  de  laquelle  ils  prirent  la 
clef.  Les  savants  en  émoi  envoyèrent  un  académicien  armé  de  ses 
ouvrages,  et  qui  ne  dissimula  point  l'inquiétude  causée  par  ce  fait  à  la 
doctrine  fataliste  du  baron  Cerceau.  Si  l'instinct  des  Animaux  changeait 
selon  les  climats,  selon  les  milieux,  l'Animalité  était  bouleversée.  Le 
grand  Homme  qui  osait  prétendre  que  le  principe  vie  s'accommodait  à 
tout  allait  avoir  définitivement  raison  contre  l'ingénieux  baron  qui  sou- 
tenait que  chaque  classe  était  une  organisation  à  part.  Il  n'y  avait  plus 
aucune  distinction  à  faire  entre  les  Animaux  que  pour  le  plaisir  des 
amateurs  de  collections.  Les  Sciences  naturelles  devenaient  un  joujou! 
L'Huître,  le  Polype  du  corail,  le  Lion,  le  Zoophyte,  les  Animalcules 
microscopiques  et  l'Homme  étaient  le  même  appareil  modifié  seulement 
par  des  organes  plus  ou  moins  étendus.  Salteinbeck  le  Belge ,  Vos-man- 
Betten,  sir  Fairnight,  Gobtoussell,  le  savant  danois  Sottenbach,  Crûne- 
berg,  les  disciples  aimés  du  professeur  français,  l'emportaient  avec  lçur 
doctrine  unitaire  sur  le  baron  Cerceau  et  ses  nomenclatures.  Jamais  fait 
plus  irritant  n'avait  été  jeté  entre  deux  partis  belligérants.  Derrière 

32 


274 


GUIDE-ANE. 


Les  savants  envoyèrent  an  académicien  armé  de  ses  ouvrages. 


Cerceau  se  rangeaient  des  académiciens,  l'Université,  des  légions  de 
professeurs ,  et  le  Gouvernement  appuyait  une  théorie  présentée  comme 
la  seule  en  harmonie  avec  la  Bible. 

Marmus  et  son  ami  se  tinrent  fermes.  Aux  questions  de  l'académi- 
cien ,  ils  répondirent  par  l'affirmation  sèche  des  faits  et  par  l'exposition 
de  leur  doctrine.  En  sortant,  l'académicien  leur  dit  alors  :  «  Messieurs, 
entre  nous,  oui,  le  professeur  que  vous  venez  appuyer  est  un  Homme 
d'un  profond  et  audacieux  génie;  mais  son  système,  qui  peut-être 
explique  le  monde,  je  n'en  disconviens  pas,  ne  doit  pas  se  faire  jour  : 
il  faut,  dans  l'intérêt  de  la  science... 

—  Dites  des  savants ,  s'écria  Marmus. 

—  Soit,  reprit  l'académicien;  il  faut  qu'il  soit  écrasé  dans  son  œuf: 
car,  après  tout,  messieurs,  c'est  le  panthéisme. 


GUIDE-ANE.  275 


—  Croyez-vous?  dit  le  jeune  journaliste. 

—  Comment  admettre  une  attraction  moléculaire,  sans  un  libre 
arbitre  qui  laisse  alors  la  matière  indépendante  de  Dieu  ? 

—  Pourquoi  Dieu  n'aurait-il  pas  tout  organisé  par  la  même  loi?  dit 
Marmus. 

—  Vous  voyez,  dit  le  journaliste  à  l'oreille  de  l'académicien,  il  est 
d'une  profondeur  newtonienne.  Pourquoi  ne  le  présenteriez-vous  pas  au 
ministre  de  l'instruction  publique? 

—  Mais  certainement,  dit  l'académicien  heureux  de  pouvoir  se 
rendre  maître  du  Zèbre  révolutionnaire. 

—  Peut-être  le  ministre  serait-il  satisfait  d'être  le  premier  à  voir 
notre  curieux  Animal ,  et  vous  nous  feriez  le  plaisir  de  l'accompagner, 
reprit  mon  maître. 

—  Je  vous  remercie... 

—  Le  ministre  pourra  dès  lors  apprécier  les  services  qu'un  pareil 
voyage  a  rendus  à  la  science ,  dit  le  journaliste  sans  laisser  la  parole  à 
l'académicien.  Mon  ami  peut-il  avoir  été  pour  rien  dans  les  montagnes 
de  la  Lune?  Vous  verrez  l'Animal,  il  marche  à  la  manière  des  Girafes. 
Quant  à  ses  bandes  jaunes  sur  fond  noir,  elles  proviennent  de  la  tempé- 
rature de  ces  montagnes,  qui  est  de  plusieurs  zéros  Fahrenheit  et  de 
beaucoup  de  zéros  Réaumur. 

—  Peut-être  serait-il  dans  vos  intentions  d'entrer  dans  l'instruction 
publique?  demanda  l'académicien. 

—  Belle  carrière!  s'écria  le  journaliste  en  faisant  un  haut-le- 
corps. 

. —  Ohi  je  né  vous  parle  pas  de  faire  ce  métier  d'oison  qui  consiste  à 
mener  les  élèves  aux  champs  et  les  surveiller  au  bercail  ;  mais  au  lieu 
de  professer  à  l'Athénée ,  qui  ne  mène  à  rien ,  il  est  des  suppléances 
à  des  chaires  qui  mènent  à  tout,  à  l'Institut,  à  la  Chambre,  à  la  Cour, 
à  la  Direction  d'un  théâtre  ou  d'un  petit  journal.  Enfin  nous  en  cau- 
serons. » 

Ceci  se  passait  dans  les  premiers  jours  de  l'année  1831,  époque  à 
laquelle  les  ministres  éprouvaient  le  besoin  de  se  populariser.  Le  ministre 
de  l'instruction  publique ,  qui  savait  tout ,  et  même  un  peu  de  politique, 
fut  averti  par  l'académicien  de  l'importance  d'un  pareil  fait  relativement 
au  système  du  baron  Cerceau.  Ce  ministre  un  peu  momier  (on  nomme 
ainsi,  dans  la  république  de  Genève,  les  protestants  exagérés)  n'aimait 
pas  l'invasion  du  panthéisme  dans  la  science.  Or,  le  baron  Cerceau, 


276 


GUIDE-ANE. 


Paire  ce  métier  d'oison  qui  consiste  i  mener  les  élèves  aux  champs. 


moinier  par  excellence,  qualifiait  la  grande  doctrine  de  l'Unité  zoolo- 
gique de  doctrine  panthéiste,  espèce  d' aménité  de  savant  :  en  science, 
on  se  traite  poliment  de  panthéiste  pour  ne  pas  lâcher  le  mot  athée. 

Les  partisans  du  système  de  l'unité  zoologique  apprirent  qu'un 
ministre  devait  faire  une  visite  au  précieux  Zèbre,  et  craignirent  les 
séductions.  Le  plus  ardent  des  disciples  du  grand  Homme  accourut 
alors,  et  voulut  voir  l'illustre  Marmus  :  les  faits-Paris  étaient  montés  à 
cette  brillante  épithète  par  d'habiles  transitions.  Mes  deux  maîtres  refu- 
sèrent de  me  montrer.  Je  ne  savais  pas  encore  marcher  comme  ils  le 
voulaient  et  le  poil  de  mes  bandes,  jauni  au  moyen  d'une  cruelle  appli- 
cation chimique,  n'était  pas  encore  assez  fourni.  Ces  deux  habiles  intri- 
gants firent  causer  le  jeune  disciple ,  qui  leur  développa  le  magnifique 
système  de  l'unité  zoologique,  dont  la  pensée  est  en  harmonie  avec  la 


GUIDE-ANE.  277 


grandeur  et  la  simplicité  du  créateur,  et  dont  le  principe  concorde  à  celui 
trouvé  par  Newton  pour  expliquer  les  mondes  supérieurs.  Mon  maître 
écoutait  de  toutes  mes  oreilles. 

«  Nous  sommes  en  pleine  science  et  notre  Zèbre  domine  la  question, 
dit  le  jeune  journaliste. 

—  Mon  Zèbre,  répondit  Marmùs,  n'est  plus  un  Zèbre,  mais  un  fait 
qui  engendre  une  science. 

—  Votre  science  des  Instincts  comparés ,  reprit  l'unitariste ,  appuie 
la  remarque  due  au  savant  sir  Fairnight  sur  les  Moutons  d'Espagne, 
d'Ecosse,  de  Suisse,  qui  paissent  différemment,  selon  la  disposition  de 
l'herbe. 

—  Mais,  s'écria  le  journaliste,  les  produits  ne  sont-ils  pas  également 
différents,  selon  les  milieux  atmosphériques?  Notre  Zèbre  à  l'allure  de 
Girafe  explique  pourquoi  Ton  ne  peut  pas  faire  le  beurre  blanc  de  la  Brie 
en  Normandie,  ni  réciproquement  le  beurre  jaune  et  le  fromage  de 
Neufchâtel  à  Meaux. 

—  Vous  avez  mis  le  doigt  sur  la  question,  s'écria  le  disciple  enthou- 
siasmé. Les  petits  faits  font  les  grandes  découvertes.  Tout  se  tient  dans 
la.  science.  La  question  des  fromages  est  intimement  liée  à  la  question 
de  la  forme  zoologique  et  à  celle  des  Instincts  comparés.  L'instinct  est 
tout  l'Animal,  comme  la  pensée  est  l'Homme  concentré.  Si  l'instinct  se 
modifie  et  change  selon  les  milieux  où  il  se  développe,  où  il  agit;  il  est 
clair  qu'il  en  est  de  même  du  Zoon,  de  la  forme  extérieure  que  prend  la 
vie.  Il  n'y  a  qu'un  principe ,  une  même  forme. 

—  Un  même  patron  pour  tous  les  êtres,  dit  Marmus. 

—  Dès  lors,  reprit  le  disciple,  les  nomenclatures  sont  bonnes  pour 
nous  rendre  compte  à  nous-mêmes  des  différences,  mais  elles  ne  sont 
plus  la  science. 

—  Ceci,  monsieur,  dit  le  journaliste,  est  le  massacre  des  Vertébrés 
et  des  Mollusques,  des  Articulés  et  des  Rayonnes,  depuis  les  Mammifères 
jusqu'aux  Cirrhopodes,  depuis  les  Acéphales  jusqu'aux  Crustacés!  Plus 
d'Échinodermes ,  ni  d'Acalèphes,  ni  d'Infusoires!  Enfin,  vous  abattez 
toutes  les  cloisons  inventées  par  le  baron  Cerceau!  Et  tout  va  devenir  si 
simple,  qu'il  n'y  aura  plus  de  science,  il  n'y  aura  plus  qu'une  loi... 
Ah!  croyez- le  bien,  les  savants  vont  se  défendre,  et  il  y  aura  bien  de 
l'encre  de  répandue!  Pauvre  humanité!  Non,  ils  ne  laisseront  pas  tran- 
quillement un  homme  de  génie  annuler  ainsi  les  ingénieux  travaux  de 
tant  d'observateurs  qui  ont  mis  la  création  en  bocal  !  On  nous  calom- 


278  GUIDE-ANE. 


niera  autant  que  votre  grand  philosophe  a  été  calomnié.  Or,  voyez  ce 
qui  est  arrivé  à  Jésus-Christ  qui  a  proclamé  l'égalité  des  âmes,  comme 
vous  voulez  proclamer  l'unité  zoologique!  C'est  à  faire  frémir.  Ah! 
Fontenelle  avait  raison  :  fermons  les  poings  quand  nous  tenons  une 
vérité. 

—  Auriez- vous  peur,  messieurs?  dit  le  disciple  du  Prométhée  des 
sciences  naturelles.  Trahiriez-vous  la  sainte  cause  de  l'Animalité? 

—  Non,  monsieur,  s'écria  Marmus,  je  n'abandonnerai  pas  la  science 
à  laquelle  j'ai  consacré  ma  vie;  et,  pour  vous  le  prouver,  nous  rédige- 
rons ensemble  la  notice  sur  mon  Zèbre. 

—  Hein!  vous  voyez,  tous  les  Hommes  sont  des  enfants,  l'intérêt 
les  aveugle,  et  pour  les  mener  il  suffit  de  connaître  leurs  intérêts,  dit  le 
jeune  journaliste  à  mon  maître,  quand  Tunitariste  fut  parti. 

—  Nous  sommes  sauvés!  »  dit  Marmus. 

Une  notice  fut  donc  savamment  rédigée  sur  le  Zèbre  du  centre  de 
l'Afrique  par  le  plus  habile  disciple  du  grand  philosophe,  qui,  plus  hardi 
sous  le  nom  de  Marmus,,  formula  complètement  la  doctrine.  Mes  deux 
maîtres  entrèrent  alors  dans  la  phase  la  plus  amusante  de  la  célébrité. 
Tous  deux  se  virent  accablés  d'invitations  à  dîner  en  ville,  de  soirées, 
de  matinées  dansante».  Ils  furent  proclamés  savants  et  illustres  par  tant 
de  monde ,  qu'ils  eurent  trop  de  complices  pour  jamais  être  autre  chose 
que  des  savants  du  premier  ordre.  L'épreuve  du  beau  travail  de  Marmus 
fut  envoyée  au  baron  Cerceau.  L'Académie  des  sciences  trouva  dès  lors 
l'affaire  si  grave,  qu'aucun  académicien  n'osait  donner  un  avis. 

«  Il  faut  voir,  il  faut  attendre ,  »  disait-on. 

M.  Salteinbeck,  le  savant  belge,  avait  pris  la  posté.  îVÎ.  Vos-man- 
Betten  de  Hollande ,  et  l'illustre  Fabricius  Gobtoussell  étaient  en  route 
pour  voir  ce  fameux  Zèbre ,  ainsi  que  sir  Fairnight.  Le  jeune  et  ardent 
disciple  de  la  doctrine  de  l'Unité  zoologique  travaillait  à  un  mémoire 
dont  les  conclusions  étaient  terribles  contre  les  formules  de  Cerceau. 

Déjà ,  dans  la  botanique,  un  parti  se  formait ,  qui  tenait  pour  l'Unité 
de  composition  des  plantes.  L'illustre  professeur  de  Candolle,  le  non 
moins  illustre  de  Mirbel,  éclairés  par  les  audacieux  travaux  de  M.  Dutro- 
chet,  hésitaient  encore  par  pure  condescendance  pour  l'autorité  de 
Cerceau.  L'opinion  d'une  parité  de  composition  chez  les  produits  de  la 
botanique  et  chez  ceux  de  la  zoologie  gagnait  du  terrain.  Cerceau  décida 
le  ministre  à  visiter  le  Zèbre.  Je  marchais  alors  au  gré  de  mes  maîtres. 
Le  charlatan  m'avait  fait  une  queue  de  vache ,  et  mes  bandes  jaunes  et 


GUIDE-ANE.  279 


noires  me  donnaient  une  parfaite  ressemblance  avec  une  guérite  autri- 
chienne. 

«  C'est  étonnant!  dit  le  ministre  en  me  voyant,  me 'porter  alternati- 
vement sur  les  deux  pieds  gauches  et  sur  les  deux  pieds  droits  pour 
marcher. 

—  Étonnant ,  dit  l'académicien  ;  mais  ce  ne  serait  pas  inexplicable. 

—  Je  ne  sais  pas ,  dit  l'âpre  orateur  devenu  complaisant  .ministre, 
comment  on  peut  conclure  de  la  diversité  à  l'unité. 

—  Affaire  d'entêté,  »  dit  spirituellement  Marmus  sans  se  prononcer 
encore. 

Ce  ministre,  Homme  de  doctrines  absolues,  sentait  la  nécessité  de 
résister  aux  faits  subversifs ,  et  il  se  mit  à  rire  de  cette  raillerie. 

«  Il  est  bien  difficile,  monsieur,  reprit-il  en  prenant  Marmus  par  le 
bras,  que  ce  Zèbre,  habitué  à  la  température  du  centre  de  l'Afrique, 
vive  rue  de  Tournon....  » 

En  attendant  cet  arrêt  cruel ,  je  fus  si  affecté  que  je  me  mis  à  mar- 
cher naturellement. 

«  Laissons-le  vivre  tant  qu'il  pourra,  dit  mon  maître  effrayé  de  mon 
intelligente  opposition ,  car  j'ai  pris  l'engagement  de  faire  un  cours  à 
l'Athénée,  et  il  ira  bien  jusque-là... 

—  Vous  êtes  un  homme  d'esprit,  vous  aurez  bientôt  trouvé  des 
élèves  pour  votre  belle  science  des  Instincts  comparés,  qui,  remarquez- 
le  bien,  doit  être  en  harmonie  avec  les  doctrines  du  baron  Cerceau.  Ne 
sera-t-il  pas  cent  fois  plus  glorieux  pour  vous  de  vous  faire  représenter 
par  un  disciple? 

—  J'ai,  dit  alors  le  baron  Cerceau,  un  élève  d'une  grande  intelligence 
qui  répète  admirablement  ce  qu'on  lui  apprend;  nous  nommons  cette 
espèce  d'écrivain  un  vulgarisateur... 

—  Et  nous  un  Perroquet,  dit  le  journaliste. 

—  Ces  gens  rendent  de  vrais  services  aux  sciences;  ils  les  expliquent 
et  savent  se  faire  comprendre  des  ignorants. 

—  Ils  sont  de  plain-pied  avec  eux ,  répondit  le  journaliste. 

—  Eh  bien!  il  se  fera  le  plus  grand  plaisir  d'étudier  la  théorie  des 
Instincts  comparés  et  de  la  coordonner  avec  l'Anatomie  comparée  et 
avec  la  Géologie;  car,  en  science,  tout  se  tient. 

—  Tenons-nous  donc,  »  dit  Marmus  en  prenant  la  main  du  baron 
Cerceau  et  lui  manifestant  le  plaisir  qu'il  avait  de  se  rencontrer  avec  le 
plus  grand,  le  plus  illustre  des  naturalistes. 


280  GUIDE-ANE. 


Le  ministre  promit  alors  sur  les  fonds  destinés  à  l'encouragement  des 
sciences ,  des  lettres  et  des  arts  une  somme  assez  importante  à  l'illustre 
Marmus ,  qui  dut  recevoir  auparavant  la  croix  de  la  Légion  d'honneur. 
La  Société  de  géographie,  jalouse  d'imiter  le  gouvernement,  offrit  à 
Marmus  un  prix  de  dix  mille  francs  pour  son  voyage  aux  montagnes  de 
la  Lune.  Par  le  conseil  de  son  ami  le  journaliste ,  monmaitre  rédigeait, 
d'après  tous  les  voyages  précédents  en  Afrique,  une  relation  de  son 
voyage.  Il  fut  reçu  membre  de  la  Société  géographique. 

Le  journaliste,  nommé  sous -bibliothécaire  au  Jardin  des  Plantes, 
commençait  à  faire  tympaniser  dans  les  petits  journaux  le  grand  phi- 
losophe :  on  le  regardait  comme  un  rêveur,  comme  l'ennemi  des 
savants ,  comme  un  dangereux  panthéiste ,  on  s'y  moquait  de  s^  doc- 
trine. 

Ceci  se  passait  pendant  les  tempêtes  politiques  des  années  les  plus 
tumultueuses  de  la  révolution  de  Juillet.  Marmus  acheta  sur-le-champ 
une  maison  à  Paris ,  avec  le  produit  de  son  prix  et  de  la  gratification 
ministérielle.  Le  voyageur  fut  présenté  à  la  cour,  où  il  se  contenta 
d'écouter.  On  y  fut  si  enchanté  de  sa  modestie,  qu'il  fut  aussitôt  nommé 
conseiller  de  l'Université.  En  étudiant  les  Hommes  et  les  choses  autour 
de  lui,  Marmus  comprit  que  les  cours  étaient  inventés  pour  ne  rien 
dire  ;  il  accepta  donc  le  jeune  Perroquet  que  le  baron  Cerceau  lui  pro- 
posa, et  dont  la  mission  était,  en  exposant  la  science  des  Instincts 
comparés,  d'étouffer  le  fait  du  Zèbre  en  le  traitant  d'une  exception 
monstrueuse  :  il  y  a,  dans  les  sciences,  une  manière  de  grouper  les 
faits,  de  les  déterminer,  comme  en  finance,  une  manière  de  grouper  les 
chiffres. 

Le  grand  philosophe,  qui  n'avait  ni  places  à  donner,  ni  aucun  gou- 
vernement pour  lui  autre  que  le  gouvernement  de  la  science  à  la  tête  de 
laquelle  l'Allemagne  le  mettait ,  tomba  dans  une  tristesse  profonde  en 
apprenant  que  le  Cours  des  Instincts  comparés  allait  être  fait  par  un 
adepte  du  Ijaron  Cerceau,  devenu  le  disciple  de  l'illustre  Marmus.  En  se 
promenant  le  soir  60us  les  grands  marronniers,  il  déplorait  le  schisme 
introduit  dans  la  haute  science,  et  les  manœuvres  auxquelles  l'entête- 
ment de  Cerceau  donnait  lieu. 

«  On  m'a  caché  le  Z§bre!  »  s'écria-t-il. 

Ses  élèves  étaient  furieux.  Un  pauvre  auteur  entendit  par  la  grille  de 
la  rue  de  Buffon  l'un  d'eux  s'écrier  en  sortant  de  cette  conférence  : 

«  0  Cerceau!  toi  si  souple  et  si  clair,  si  profond  analyste',  écrivain- 


GUIDE-ANE. 


281 


si  élégant,  comment  peux-tu  fermer  les  yeux  à  la  vérité?  Pourquoi  per-. 
sécuter  le  vrai?  Si  tu  n'avais  que  trente  ans,,  tu  aurais  le  courage  de 
refaire  la  science.  Tu  penses  à  mourir  dans  tes  nomenclatures ,  et  tu  ne 
songes  pas  à  l'inexorable  postérité  qui  les  brisera ,  armée  de  l'Unité 
^oologique  que  nous  lui  léguerons  !  » 


Le  cours  où  devait  se  faire  l'exposition  de  la  science  des  Instincts 
comparés  eut  lieu  devant  la  plus brillant3  assemblée,  car  il  était  surtout 
mis  à  la  portée  des  Femmes.  Le  disciple  du  grand  Marmus ,  déjà  qua- 
lifié d'ingénieux  orateur  dans  les  réclames  envoyées  aux  journaux  par 
le  bibliothécaire,  commença  par  dire  que  nous  étions  devancés  sur  ce 
point  par  les  Allemands  :  Vittembock  et  Mittemberg,  Clarenstein,  Bor- 
borinski,  Valerius  et  Kirbach  avaient  établi,  démontré  que  la  Zoologie 
se  métamorphoserait  un  jour  en   Instinctologie.   I^es  divers    instincts 

30 


282 


GUIDE-ANE. 


répondaient  aux  organisations  classées  par  Cerceau.  Et,  partant  de  là, 
le  jeune  Perroquet  répéta ,  dans  une  charmante  phraséologie,  tout  ce , 
que  de  savants  observateurs  avaient  écrit  sur  l'instinct,  il  expliqua 
Tinstinct,  il  raconta  les  merveilles  de  l'instinct,  il  joua  des  variations  sur 
l'instinct,  absolument  comme  Paganini  jouait  des  variations  sur  la 
quatrième  corde  de  son  violon. 


Les  bourgeois ,  les  Femmes  s'extasièrent.  Rien  n'était  plus  instruc- 
tif, ni  plus  intéressant.  Quelle  éloquence  !  on  n'entendait  de  si  belles 
choses  qu'en  France  ! 

La  province  lut  dans  tous  les  journaux  ce  fait,  à  la  rubrique  de 
Paris  : 


«  Hier,   à  l'Athénée,  a  eu  lieu  l'ouverture  du   cours  d'Instincts 


GUIDE-ANE.  283 


«  comparés,  par  le  plus  habile  élève  de  l'illustre  Marmus,  le  créateur 
«  de  cette  nouvelle  science,  et  cette  première  séance  a  réalisé  tout  ce 
«  qu'on  en  attendait.  Les  Émeutiers  de  la  science  avaient  espéré  trou- 
«  ver  un  allié  dans  ce  grand  zoologiste;  mais  il  a  été  démontré  que 
«  l'Instinct  était  en  harmonie  avec  la  Forme.  Aussi  l'auditoire  a-t-il 
«  manifesté  la  plus  vive  approbation  en  trouvant  Marmus  d'accord  avec 
«  notre  illustre  Cerceau.  » 

Les  partisans  du  grand  philosophe  furent  consternés;  ils  devinaient 
bien  qu'au  lieu  d'une  discussion  sérieuse  il  n'y  avait  eu  que  des 
paroles  :  Verba  et  voces.  Ils  allèrent  trouver  Marmus ,  et  lui  firent  de 
cruels  reproches. 

«  L'avenir  de  la  science  était  dans  vos  mains,  et  vous  l'avez  trahie! 
Pourquoi  ne  pas  vous  être  fait  un  nom  immortel,  en  proclamant  le 
grand  principe  de  l'attraction  moléculaire? 

—  Remarquez,  dit  Marmus,  avec  quel  soin  mon  élève  s'est  abstenu 
de  parler  de  vous,  de  vous  injurier.  Nous  avons  ménagé  Cerceau  pour 
pouvoir  vous  rendre  justice  plus  tard.  » 

Sur  ces  entrefaites,  l'illustre  Marmus  fut  nommé  député  par  l'arron- 
dissement où  il  était  né,  dans  les  Pyrénées- Orientales;  mais,  avant  sa 
nomination,  Cerceau  le  fit  nommer  quelque  part  professeur  de  quelque 
chose,  et  ses  occupations  législatives  déterminèrent  la  création  d'un 
suppléant  qui  fut  le  bibliothécaire ,  l'ancien  journaliste  qui  se  fit  prépa- 
rer son  cours  par  un  homme  de  talent  inconnu  auquel  il  donna  de 
temps  en  temps  vingt  francs. 

La  trahison  fut  alors  évidente.  Sir  Fairnight  indigné  écrivit  en 
Angleterre,  fit  un  appel  à  onze  pairs  qui  s'intéressaient  â  la  science, 
et  je  fus  acheté  pour  une  somme  de  quatre  mille  livres  sterling,  que 
se  partagèrent  le  professeur  et  son  suppléant. 

Je  suis,  en  ce  moment,  aussi  heureux  que  l'est  mon  maître.  L'astu- 
cieux bibliothécaire  profita  de  mon  voyage  pour  voir  Londres,  sous  le 
prétexte  de  donner  des  instructions  à  mon  gardien,  mais  bien  pour 
s'entendre  avec  lui.  Je  fus  ravi  de  mon  avenir  en  entrant  dans  la  place 
qui  m'était  destinée.  Sous  ce  rapport,  les  Anglais  sont  magnifiques. 
On  m'avait  préparé  une  charmante  vallée,  d'un  quart  d'acre,  au  bout 
de  laquelle  se  trouve  une  belle  cabane  construite  en  bûches  d'acajo  1. 
Une  espèce  de  constable  est  attaché  à  ma  personne ,  à  cinquante  livres 
sterling  d'appointements. 


284  GUIDE-ANE. 


«  Mon  cher,  lui  dit  le  savant  professeur  de  pu  fis  décoré  de  la  Légion» 
d'honneur,  si  tu  veux  garder  tes  appointements  aussi  longtemps  que- 
vivra  cet  Ane,  aie  soin  de  ne  jamais  lui  laisser  reprendre  son  ancienne 
allure ,  et  saupoudre  toujours  les  raies  qui  en  font  un  Zèbre  avec  cette- 
liqueur  que  je  te  confie  et  que  tu  renouvelleras  chez  un  apothicaire.  » 

Depuis  quatre  ans,  je  suis  nourri  aux  frais  du  Zoological-Garden^ 
où  mon  gardien  soutient  mordicus  aux  visiteurs  que  l'Angleterre  me 
doit  à  l'intrépidité  des  grands  voyageurs  anglais  Fenmann  et  Dapperton- 
le  finirai,  je  le  vois,  doucement  mes  jours  dans  cette  délicieuse  position,, 
ne  faisant  rien  que  de  me  prêter  à  cette  innocente  tromperie,  à  laquelle 
je  dois  les  flatteries  de  toutes  les  jolies  miss ,  des  belles  ladies  qui 
m'apportent  du  pain,  de  l'avoine,  de  l'orge,  et  viennent  me  voir 
marcher  des  deux  pieds  à  la  fois,  en  admirant  les  fausses  zébcures  de 
mon  pelage  sans  comprendre  l'importance  de  ce  fait. 

«  La  France  n'a  pas  su  garder  l'animal  le  plus  curieux  du  globe,  » 
disent  les  Directeurs  aux  membres  du  Parlement. 

Enfin  je  me  mis  résolument  à  marcher  comme  je  marchais  aupara- 
vant. Ce  changement  de  démarche  me  rendit  encore  plus  célèbre.  Mon 
maître,  obstinément  appelé  l'illustre  Marmus,  et  tout  le  parti  Variélairê^ 
sut  expliquer  le  fait  à  son  avantage,  en  disant  que  feu  le  baron  Cerceau 
avait,  prédit  que  la  chose  arriverait  ainsi.  Mon  allure  était  un  retour  à 
l'instinct  inaltérable  donné  par  Dieu  aux  Animaux,  et  dont  j'avais  dévié, 
moi  et  les  miens,  en  Afrique.  La-dessus  on  cita  ce  qui  se  passe  à  propos 
de  la  couleur  des  Chevaux  sauvages  dans  les  llanos  d'Amérique  et  dans 
les  steppes  de  la  Tartarie,  où  toutes  les  couleurs  dues  au  croisement  des 
Chevaux  domestiques  finissent  par  se  résoudre  dans  la  vraie,  naturelle 
et  unique  couleur  des  Chevaux  sauvages,  qui  est  le  gris  de  souris.  Mais 
les  partisans  de  l'unité  de  composition,  de  l'attraction  moléculaire  et  du. 
développement  de  la  forme  et  de  l'instinct  selon  les  exigences  du  milieu, 
seule  manière  d'expliquer  la  création  constante  et  perpétuelle,  prétendirent 
qu'au  contraire  l'instinct  changeait  avec  le  milieu. 

Le  monde  savant  est  partagé  entre  Marmus,  officier  de  la  Légion* 
d'honneur,  conseiller  de  l'Université,  professeur  de  ce  que  vous  savez,. 
membre  de  la  Chambre  des  députés  et  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  qui  n'a  ni  écrit  une  ligne  pi  dit  un  .mot,  mais  que 
les  adhérents  de  feu  Cerceau  regardent  comme  un  profond  philosophe, 
et  le  vrai  philosophe  appuyé  par  les  vrais  savants,  les  Allemands,  les 
grands  penseurs. 


GUIDE-ANE. 


285 


Beaucoup  d'articles  sechangent,  beaucoup  de  dissertations  se 
publient,  beaucoup  de  brochures  paraissent  ;  mais  il  n'y  a  d'ans  tout 
ceci  qu'une  vérité  de  démontrée  :  c'est  qu'il  existe  dans  le  budget  une 
forte  contribution  payée  aux  intrigants  par  les  imbéciles,  que  toute 
chaire  est  une  marmite,  le  public  un  légume,  que  celui  qui  sait  se  taire 


-^ 


est  plus  habile  que  celui  qui  parle,  qu'un  professeur  est  nommé  moins 
pour  ce  qu'il  dit  que  pour  ce  qu'il  ne  dit  point,  et  qu'il  ne  s'agit  pas 
tant  de  savoir  que  d'avoir.  Mon  ancien  maître  a  placé  toute  sa  famille 
dans  les  cabanes  du  budget. 

Le  vrai  savant  est  un  rêveur,  celui  qui  ne  sait  rien  se  dit  Homme 
pratique.  Pratiquer,  c'est  prendre  sans  rien  dire.  Avoir  de  l'entregent, 
c'est  se  fourrer,  comme  Marmus,  entre  les  intérêts,  et  servir  le  plus 
fort. 

Osez  dire  que  je  suis  un  Ane ,  moi  qui  vous  donne  ici  la  méthode 
de  parvenir,  et  le  résumé  de  toutes  les  sciences.  Aussi,  chers  Animaux. 


280 


GUIDE-ÀNE. 


ne  changez  rien  k  la  constitution  des  choses  :  je  suis  trop  bien  au  Zoolo- 
gical-Garden  pour  ne  pas  trouver  votre  révolution  stupide!  0  Animaux, 
vous  êtes  sur  un  volcan ,  vous  rouvrez  l'abîme  des  révolutions.  Encou- 
rageons, par  notre  obéissance  et  par  la  constante  reconnaissance  des  faits 
accomplis,  les  divers  États  à  faire  beaucoup  de  Jardins  des  Plantes,  où 
nous  serons  nourris  aux  frais  des  Hommes,  et  où  nous  coulerons  des 
jours  exempts  d'inquiétudes  dans  nos  cabanes ,  couchés  sur  des  prairies 
arrosées  par  le  budget,  entre  des  treillages  dorés  aux  frais  de  l'État,  en 
vrais  sinécuristes  marmusiens. 

Songez  qu'après  ma  mort  je  serai  empaillé,  conservé  dans  les 
collections,  et  je  doute  que  nous  puissions,  dans  l'état  de  nature, 
parvenir  à  une  pareille  immortalité.  Les  Muséums  sont  le  Panthéon  des 
Animaux. 

De   Balzac. 


LES    CONTRADICTIONS 


D'UNE    LEVRETTE 


«>•<»«*(• 


J'ai  toujours  aimé  le  théâtre  à  la  folie,  el 
cependant  il  y  a  peu  de  personnes  qui  aient 
plus  de  raisons  que  moi  de  l'avoir  en  horreur, 
*  car  ce  fut  là ,  vers  les  neuf  heures  du  soir, 
que  je  vis  pour  la  première  fois  mon  mari. 
Comme  vous  pouvez  bien  le  penser,  tous  les  détails  de  cet  accident  me 
sont  restés  présents  à  l'esprit.  J'ai  des  raisons  sérieuses  pour  ne  les 
point  avoir  oubliés. 

En  toute  franchise,  — je  ne  veux  accuser  personne,  —  je  n'étais 
point  faite  pour  le  mariage.  Élégante,  belle,  je  puis  le  dire,  faite  pour 
les  enivrements  du  monde  et  les  joies  rapides  de  la  grande  vie ,  il  me 
fallait  de  l'espace,  de  l'éclat,  du  luxe  ;  j'étais  née  duchesse...  j'épousai 
une  première  clarinette  du  théâtre  des  Chiens.  C'était  à  mourir  de  rire, 
et,  entre  nous,  j'en  ai  furieusement  ri!  Vous  voyez  du  reste  que  je  n'en 
suis  pas- morte. 

Oui,  vraiment,  il  jouait  de  la  darinette,  le  soir  de  huit  à  onze  ;  on 
lui  confiait  même  les  rôles  pas  trop  difficiles  ;  il  me  le  dit  du  moins, 
mais  sans  doute  il  me  mentait  indignement,  car  j'ai  toujours  trouvé 
qu'il  jouait  faux  comme  un  jeton,  quoique  j'aie  moi-même  l'oreille  peu 
musicale.  Dans  la  journée,  il  était  second  trombone  chantant  à  la 
paroisse...  des  Chiens,  et  postulait  en  outre  pour  obtenir  un  chapeau 
chinois  dans  la  garde  nationale.  Tous  ces  détails  sont  grotesques,  qu'on 
me  les  pardonne ,  j'ai  juré  de  décharger  mon  cœur. 

Un  soir  donc  que  je  m'étais  laissé  entraîner  au  théâtre,  j'aperçus 
pendant  un  entr'acte,  dans  l'orchestre  des  musiciens,  un  gros  Boule- 
dogue à  lunettes,  coiffé  d'une  calotte,  qui,  non  loin  de  la  grosse  caisse, 


288      .  LES   CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 

se  mouchait  dans  un  mouchoir  à  carreaux.  I!  s'ensuivit  un  tel  vacarme, 
que  toutes  les  tètes  se  retournèrent  vers  lui.  On  m'aurait  dit  à  ce 
moment-là  :  «  Cette  clarinette  qui  se  mouche  sera  bientôt  ton  mari,  » 
que  j'aurais  répondu  :...  ou  plutôt  je  n'aurais  rien  répondu  à  une  telle 
absurdité. 

Cependant  sous  le  feu  de  tous  ces  regards,  au  milieu  de  l'hilarité 
générale,  mon  futur  époux  replia  son  mouchoir  lentement,  avec  soin, 
promena  sur  l'assemblée  un  regard  indifférent  par-dessus  ses  lunettes, 
et,  s'étant  essuyé  le  nez,  changea  l'embouchure  de  son  instrument  avec 
beaucoup  de  calme.  11  avait  fait  preuve  de  tant  de  safig-froid,  que 
machinalement  je  dirigeai  mon  lorgnon  de  son  côté.  11  remarqua  mon 
mouvement  sans  doute,  car  immédiatement  il  ôta  sa  calotte  et  caressa 
sa  grosse  tète  ronde  dont  les  cheveux  étaient  coupés  en  brosse,  rajusta 
ses  lunettes,  vérifia  sa  cravate  et  tira  son  gilet.  Il  n'est  monstre  si  laid 
qui  ne  fasse  toutes  ces  petites  choses-là  sous  le  regard  de  la  première 
venue.  Toutefois,  son  œil  qui  rencontra  le  mien  me  parut  singulièrement 
brillant.  Il  était  laid,  mais  il  était  ému;  j'étais  fort  jeune,  un  brin  coquette, 
en  sorte  que  cela  m'amusait  assez  d'être  regardée  ainsi.  Le  chef  d' or- 
chestre monta  sur  son^  trône,  et  la  ritournelle  commença.  Le  gros  musi- 
cien m'adressa  un  dernier  regard  qui  ressemblait  à  un  aveu  et,  préci- 
pitamment, souffla  dans  son  appareil.  Il  était  parti  trop  tard  et,  voulant 
rattraper  le  temps  perdu,  se  précipita  dans  sa  partition  comme  un 
cheval  échappé,  tournant  deux  pages  pour  une,  tricotant  de  ses  gros 
doigts  avec  une  rapidité  folle  sur  son  malheureux  tuyau  d'où  s'échap- 
paient des  bruits  impossibles  à  décrire,  mais  effrayants.  Le  chef  d'or- 
chestre, rouge  comme  une  pivoine,  en  nage,  les  cheveux  en  désordre, 
criait  au  milieu  dii  vacarme  et  le  menaçait  de  Son  archet  ;  ses  voisins 
le  poussaient,  le  frappaient,  le  huaient;  les  cahiers  de  musique  et  les 
instruments  de  cuivre  commençaient  à. pleuvoir  sur  sa  tête  ;  mais  lui, 
toujours  calme  en  apparence  et  la  rage  dans  le  cœur  probablement,* 
soufflait,  soufflait  comme  un  soufflet  de  forge  qui  a  pris  le  mors  aux 
dents. 

11  me  sembla  que  cette  clarinette  devait  être  une  clarinette  pas- 
sionnée, et  ne  doutant  pas  que  le  délire  qu'elle  ressentait  en  ce  moment 
n'eût  pour  cause  que  ma  présence  même,  je  fus...  touchée., flattée... 
Enfin,  je  l'aimai  dans  ce  moment-là  ;  c'est  clair  :  je  l'aimais. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  il  s'arrêta  toui  court,  déposa  sa  clari- 
nette entre  ses  jambes  et,  ayant  enlevé  sa  calotte,  s'e>suya  la  iH?  avec 


r 


LES  CONTRADICTIONS   D'UNE   LEVRETTE. 


289 


"1   A 


son  grand  mouchoir  rouge.  Il  était  calme,  mais  il  n'avait  pas  un  poil  de 
sec.  Le  lustre  s'était  éteint. 

C'est  au  sortir  de  cette  représentation  remarquable  —  il  était  onze 
heures  trente-cinq  et  il  pleuvait  un  peu,  —  qu'en  passant  devant  l'entrée 
des  artistes  du  théâtre  des  Chiens  je  fus  presque  renversée  par  un  indi- 
vidu coiffé  d'un  grand  chapeau  gris  à  longs  poils.  Je  le  vois  encore  sor- 
tant de  cette  porte  et  se  précipitant  sur  nous.  Je  dis  nous,  car  j'étais,  ce 
soir-là,  accompagnée  de  ma  mère;  je  n'allais  point  encore  seule  au 
théâtre. 

«  Mesdames...,  mademoiselle,  s'écria  le  Bouledogue,  —  vous  l'avez 
deviné  :  sous  ce  chapeau  gris  se  cachait  l'impétueuse  clarinette,  —  mes- 
dames, arrêtez,  au  nom  du  ciel! 

—  Et  que  voulez-vous,  à  cett3  heure...,  en  ces  lieux?...  dit  ma 
mère  avec  son  grand  air.  Écartez-vous,  clarinett3,  écartez-vous!  » 

37 


290 


LES  CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 


Devant  tant  de  noblesse  et  tant  de  dignité  le  musicien  resta  comme 
anéanti ,  balbutia ,  et  étant  son  chapeau  : 

«  Il  pleut,  mesdames,  il  pleut,  et  vous  êtes  sans  parapluie...,  dai- 
gnez, oh  !  daignez  accepter  le  mien.  » 


Ma  mère,  qui  a  toujours  été  assez  petite-maiiiesse  et  craignait  l'eau 
comme  le  feu,  fut  assez  folle  pour  accepter,  ne  se  doutant  pas,  la  chère 
âme,  que  ce  parapluie  devait  ouvrir  pour  moi  les  portes  de  l'hymen!... 
Je  passe.  Tous  ces  souvenirs  m'irritent,  et  d'ailleurs  leur  banalité  leur 
enlève  tout  intérêt.  Il  était  écrit  que  je  ferais  une  sottise  absurde  ;  je 
la  fis. 

Après  quelques  visites  de  mon  étrange  prétendu ,  ma  mère  me  dit  un 
jour  : 

«  Élisa,  comment  le  trouves  tu,  mon  enfant,  la,  franchement? 


LES  CONTRADICTIONS   D'UNE  LEVRETTE.  291' 

—  Qui  cela,  maman,  fis-je  ingénument,  le  musicien? 

—  Oui,  petite  espiègle,  la  clarinette,  le  jeune  Bouledogue  qui 
recherche  ta  main;  tu  sais  bien  que  je  parle  de  lui. 

—  Mais,  maman,  je  le  trouve  laid. 

—  Moi  aussi,  mon  ange,  mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela. 

—  Eh  !  eh  !  fis-je  malgré  moi ,  je  trouvais  que  cette  question  n'était 
pas  sans  importance;  —  de  plus,  petite  mère,  je  lui  trouve  l'air  com- 
mun, un  peu  grotesque,  et  tu  conviendras  qu'il  est  ennuyeux  comme 
la  pluie. 

—  Je  suis  de  ton  avis,  ma  belle ,  mais  encore  une  fois  il  ne  s'agit 
pas  de  tout  cela,  te  convient-il  ?  Moi,  il  me  convient  à  tous  égards. 

—  Oh!  maman!  te  quitter!  »  —  Je  fondis  en  larmes,  et  cependant 
je  n'étais  pas  triste.  J'en  suis  encore  à  me  demander  pourquoi  je  fondis 
en  larmes. 

«  Ne  fais  donc  pas  de  singeries,  mon  petit  ange,  poursuivit  ma 
mère,  tu  grilles  d'envie  de  te  marier,  et  tu  as  raison  ;  or,  ce  jeune 
Bouledogue  offre  des  garanties  sérieuses.  Sa  double  position  de  première 
*  clarinette  chantante  et  de  trombone  à  la  paroisse  lui  assure  une  fort 
jolie  indépendance.  Que  peut-on  demander.de  plus  à  un  mari?  Songe, 
mon  enfant,  que  la  beauté  physique,  la  grâce,  sont  des  avantages  pas- 
sagers; et  d'ailleurs  n'es-tu  pas  gracieuse  et  belle  pour  deux?  C'est  dans 
l'intelligent  croisement  des  natures  et  des  caractères  opposés  que  gît  le 
bonheur  conjugal,  ma  petite  Chienne  chérie.  Tu  es  jolie,  espiègle,  légère, 
paresseuse,  insouciante,  prodigue,  peu  affectueuse.  Eh  bien,  il  n'est  pa& 
sans  avantage  pour  l'équilibre  des  choses,  que  ton  époux  soit  laid,  taci- 
turne, lourd,  travailleur,  sérieux,  économe  et  affectueux.  » 

Je  compris  immédiatement  que  maman  était  dans  le  vrai  et  je  donnai 
mon  consentement.  Eh  !  mon  Dieu!  si  c'était  à  refaire,  je  crois  que  j'agi- 
rais de  même.  Un  mari  solide,  c'est  énorme  dans  la  vie.  Quand  on  a  le 
pain  sur  la  planche,  il  faut  être  bien  sotte  pour  ne  point  se  procurer  le 
superflu.  Je  n'osais  point  m'avouer  toutes  ces  choses,  mais  instinctivement 
j'en  avais  conscience  et  je  dis  :  «  Épousons-le.  »  Ne  dit-on  pas  dans  l'espèce 
humaine  :  «  Passons  notre  baccalauréat,  c'est  un  titre  qui  mène  à  tout.  » 

Vous  dire  que  ma  lune  de  miel  fut  un  long  enivrement  serait  exa- 
gérer. Malgré  ma  bonne  volonté  et  mon  courage ,  je  ne  fus  pas  longue  à 
m'apercevoir  que  la  nature  singulièrement  grossière  et  banale  de  mon 
mari  était  peu  faite  pour  sympathiser  avec  les  instincts  élégants  et  aris- 
tocratiques de  la  mienne.  Il  se  levait  au  petit  jour  et  me  réveillait  chaque 


292  LES   CONTRADICTIONS   D'UNE  LEVRETTE. 

matin  pour  m 'embrasser  au  front.  Il  approchait  de  mon  visage  son  petit 
nez  ridicule ,  ses  grosses  joues  boursouflées...  Il  était  hideux!  S'il  eût 
eu  seulement  la  discrétion  de  sa  laideur  !...  Une  fois  levé,  il  mettait  sa 
calotte  et  étudiait  sa  clarinette  avec  l'emportement  et  l'obstination  qui 
caractérisent  la  médiocrité. 

«  Piano,  mon  ami,  plus  piano,  lui  disais-je;  je  vous  jure  que 
cela  sera  mieux!  »  Il  faisait  mille  efforts  pour  souffler  moins  violem- 
ment, mais  ses  notes  les  plus  discrètes  faisaient  tout  trembler  autour  de 
nous  et  les  soupirs  qui  s'échappaieqt  de  son  infernal  tuyau  ressemblaient 
à  une  tempête.  Ce  qui  m'irritait  surtout,  c'est  qu'il  était  en  nage,  c'est 
qu'il  concentrait  toute  son  attention,  se  mordait  les  lèvres  et  soufflait 
comme  un  Phoque  pour  jouer  la  chose  la  plus  simple  du  monde. 

«  Vous  ne  prenez  pas  un  peu  l'air,  mon  bon  ami,  lui  disais-je 
bientôt ,  vous  allez  vous  fatiguer.  »  Je  l'aurais  battu. 

Souvent  alors  il  s'essuyait  le  front  et  allait  se  promener,  s'arrétant  à 
tous  les  coins ,  cancanant  avec  tous  les  voisins ,  fouillant  sans  scrupule 
parmi  ces  débris  de  toutes  sortes,  amoncelés  le  matin  sur  la  voie  publique 
en  tas  régulièrement  espacés  ;  il  fouillait  là  dedans...  Ah  !  qu'il  m'a  fait 
souffrir,  ce  musicien  né  pour  être  Chien  de  boucher!  Que  de  fois,  me 
promenant  côte  à  côte  avec  lui,  ne  m'a-t-il  pas  laissée  seule  tout  à  coup 
pour  courir  vers  un  os  qu'il  avait  aperçu!  Et  les  querelles  !  et  les  ba- 
tailles !  et  son  gros  rire  bruyant  !  et  sa  démarche  lourde  !  et  ses  obser- 
vations vulgaires!  et... 

Je  commençai  à  le  prendre  sérieusement  en  grippe.  Il  m'agaçait,  il 
m'irritait.  Je  veux  bien  qu'il  se  mît  en  quatre  pour  augmenter  l'aisance  du 
ménage  et  en  toute  vérité  travaillât  comme  un  Chien,  mais  l'argent  ne 
saurait  compenser  les  douleurs  d'une  union  mal  assortie.  Sous-  différents 
prétextes  j'évitai  peu  à  peu  ces  promenades  conjugales  qui  m'étaient 
devenues  odieuses,  et  je  flânai  seute  avec  délices. 

J'avais  pris  en  affection  un  jardin  public  fort  à  la  mode,  où  le  beau 
monde  se  donnait  rendez-vous.  Les  enfants  y  venaient  jouer  en  foule, 
on  s'y  promenait,  on  s'y  faisait  voir,  on  y  voyait  les  autres.  C'était 
adorable ,  et  je  ne  tardai  pas  à  m'apercevoir  qu'on  m'y  remarquait  beau- 
coup. J'avais  trouvé  mon  milieu. 

Un  jour,  il  m'en  souvient,  j'errais  dans  une  contre-allée  sous  les 
arbres  touffus ,  lorsque  j'entendis  une  voix  qui  me  disait  tout  bas  : 
«  Ah!  qu'il  serait  heureux,  madame,  celui  qui,  au  milieu  de  la  foule, 
fixerait  votre  attention  !  » 


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LES  CONTRADICTIONS  D'UNE   LEVRETTE. 


293 


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Ces  paroles  me  plurent;  elles  avaient  je  ne  sais  quoi  de  contenu,  de 
respectueux,  d'ému,  qui  me  charma  immédiatement.  Je  me  retournai  et 
j'aperçus  un  ravissant  Insecte  qui  voltigeait  autour  de  moi.  Il  était  fort 
bien  mis  ;  ses  manières  recherchées,  ses  allures  discrètes  me  prouvèrent 
tout  de  suite  qu'il  était  du  monde.  Il  me  parut,  du  reste,  avoir  con- 
science de  sa  valeur,  et  j'ai  peine  à  croire  qu'en  se  regardant  dans  la 
glace  il  ne  se  trouvât  pas  joli  garçon. 

•  «  Ah  !  que  vous  êtes  belle,  Levrette  !  murmurait-il  avec  obstination; 
que  votre  tête  est  fine,  vos  pattes  élégantes  et  votre  robe  soyeuse! 
Que  de  distinction  dans  votre  démarche ,  de  grâce  dans  vos  allures!  » 


29/« 


LES  COiNTRADlCTiONS   D'ONE  LEVKETTE. 


Je  hâtai  le  pas,  toute  tremblante  de  tant  d'audace;  mais,  au  fond  de 
mon  cœur,  les  paroles  de  l'inconnu  vibraient  comme  une  délicieuse 
musique.  Ce  garçon  avait  du  goût  et  de  la  finesse. 


Se  regardant  dans  la  glace ,  il  se  trouve  joli  garçon. 


«  Vous  êtes  mariée,  adorable  créature?  »  ajouta-t-il. 

Je  ne  résistai  pas  au  plaisir  de  me]  figurer  un  instant  que  mes 
chaînes  s'étaient  brisées  et  je  répondis  très- sèchement  :  «  Je  suis  veuve, 
monsieur.  » 


LES   CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE.  295 

Oh!  je  vous  jure,  je  ne  voyais  en  tout  cela  aucun  mal.  Quel 
danger  y  avait-il,  après  tout,  à  ce  qu'un  Insecte  me  trouvât  jolie  et 
m'exprimât  son  admiration?  On  ne  comprend  pas  assez  que  la 
beauté  a  besoin  d'être  entourée,  appréciée;  le  regard  du  public  est 
le  soleil  qui  la  réchauffe  et  la  fait  vivre  ;  l'indifférence  la  tue  et  la 
flétrit.  Notre  coquetterie  à  nous  autres,  belles  créatures,  exprime 
tout  simplement  le  besoin  naturel,  et  par  conséquent  respectable, 
d'être  vues  et  admirées.  Il  n'y  a  là  ni  intention  coupable  ni  orgueil 
exagéré  ;  il  y  a  conscience  d'un...  eh!  mon  Dieu  oui,  d'un  tribut 
qu'on  doit  nous  payer;  il  y  a,  je  le  répète,  besoin  de  soleil.  Et 
la  preuve  que  je  dis  vrai ,  c'est  que ,  tout  en  étant  la  Levrette  la 
plus  vertueuse  du  monde,  je  fus  comme  enivrée  par  les  paroles  de 
l'Insecte  inconnu. 

«  Tu  as  les  yeux  terriblement  brillants  et  la  voix  bien  sonore,  » 
me  dit  au  retour  mon  mari.  Il  rongeait,  dans  un  coin,  un  os  qu'il 
avait  trouvé  je  ne  sais  où. 

«  Faut-il  donc,  pour  vous  plaire,  avoir  les  yeux  éteints  et  la  voix 
enrouée?  »  lui  répondis-je. 

Rien  au  monde  n'est .  irritant  comme  ces  questions  banales  et 
sottes  dont  vous  soufflettent  certaines  gens,  et  ils  demandent  ensuite 
pourquoi  on  les  déteste  ! 

Je  sentais  mon  mari  de  plus  en  plus  indigne,  sa  personne  me 
choquait  plus  que  je  ne  saurais  dire.  Je  ne  lui  en  voulais  pas  seu- 
lement de  sa  trivialité  et  de  sa  laideur,  mais  encore  de  la  peine  qu'il 
se  donnait  pour  moi  ;  je  rougissais  de  profiter  de  son  labeur  ridi- 
cule, et  je  ne  pouvais  manger  une  gimblette  sans  songer  que  je  la 
devais  à  l'infernale  clarinette  dont  il  jouait  si  mal.  Ce  qui  m'agaçait 
aussi,  c'était  son  flegme  irritant,  son  calme  inaltérable,  et  aussi  sa 
bonté  niaise,  inattaquable,  sans  réplique;  de  sorte  que  j'étais  obligée 
de  renfermer  en  moi-même  toutes  mes  irritabilités,  mes  mauvaises 
humeurs,  mes  indignations,   mes  révoltes... 

Vous  ne  savez  pas  combien  cela  est  atroce  quand  on  est  ner- 
veuse. La  vie  me  devint  extrêmement  pénible. 

Le  bel  Insecte  s'en  aperçut  bientôt,  car  il  me  poursuivait  chaque 
jour  de  ses  prévenances  et  de  son  bourdonnement  délicieux. 

«  Vous  êtes  malheureuse,  Levrette  idéale;  vous  souffrez,  je  le 
vois,  je  le  sens.  Le  chagrin  devrait-il  effleurer  une  tête  si  belle? 
me  dit-il   avec  des  larmes  dans  la  voix.    Ne  craignez-vous  pas  que 


296  LES  CONTRADICTIONS   D'UNE    LEVRETTE. 


les  soucis  ne  rident  votre  front  et  ne  ternissent  votre  beauté  ?  »  Je 
tressaillis.  Ce  qu'il  disait  là  n'était  malheureusement  que  trop  vrai, 
l'inquiétude  pouvait  me  rendre  laide,  alourdir  ma  démarche,  voiler 
mes  yeux;  et,  réfléchissant  que  mon  mari  serait  encore  la-  cause  de 
cette  nouvelle  infortune,  je  fus  indignée. 

-  «  Eh  bien!  poursuivit  l'Insecte  aimé,  que  ne  tâchez-vous  de  vous 
distraire  ?  Venez  avec  moi  errer  dans  les  bois ,  prenez  votre  vol  et 
je  serai  derrière  vous  pour  vous  admirer  et  vous  égayer  par  mes 
chansons.  Chassez  "  les  soucis ,  franchissez  les  espaces ,  emplissez 
votre  chère  poitrine  de  l'air  pur  qu'on  ne  trouve  qu'aux  champs  ; 
les  grands  ombrages  et  l'herbe  tendre  ne  vous  tentent-ils  pas?  Votre 
belle  robe  blanche  serait  si  étincelante  sur  le  gazon.  Ne  voulez-vous 
pas  faire  une  promenade  ? 

—  Oui,  vraiment,  je  le  veux,  »  lui  répondis-je  avec -feu.  J'avais 
pris  enfin  un  parti,  j'en  avais  assez  de  mon  rôle  de  victime,  j'étais 
étouffée,  il  me  fallait  de  l'air,  de  l'air  à  tout  prix.  «  Demain,  à 
pareille  heure,  soyez  en  cet  endroit,  mon  cher,  et  nous  irons 
ensemble  errer  à  l'aventure.  Vous  avez  raison,  il  me  faut  du  mou- 
vement. » 

Il  ne  faudrait  pas  croire  qu'en  accordant  un  rendez-vous  à  cet 
Insecte  je  cédais  a  un  mouvement  de  tendresse  et  de  folie.  Je  peux  le 
dire  à  la  face  du  ciel ,  j'étais  pure  et  ma  conscience  n'était  pas  trou- 
blée. Je  savais  gré  à  ce  garçon  de  rendre  justice  à  mes  charmes,  sa 
conversation  m'amusait  parce  qu'il  parlait  sans  cesse  de  moi ,  mais  rien 
de  plus. 

Quand  je  fus  de  retour  au  logis,  ce  soir-là,  il  est  probable  que  mon 
visage  exprima  un  plus  profond  dégoût  qu'à  l'ordinaire ,  car  mon  musi- 
cien me  regarda  en  silence  pendant  quelques  instants  et  deux  grosses 
larmes  coulèrent  de  ses  petits  yeux.  Il  était  grotesque.  Rien  n'est  affreux 
comme  un  être  laid  qui  ajoute  encore  à  sa  laideur  naturelle  la  laideur  du 
chagrin. 

Je  m'attendais  à  une  scène ,  à  des  reproches  ;  je  sentais  l'émotion 
gonfler  mon  cœur  et  je  me  disais  :  «  Enfin,  qu'il  parle  donc,  qu'il*  s'ir- 
rite, qu'il  se  fâche,  je  pourrai  m'irriter  et  me  fâcher  aussi,  opposer  ma 
colère  à  la  sienne  !  »  —  En  certains  cas  l'emportement  est  comme  une 
pluie  d'orage  qui  rafraîchit  la  terre  et  fait  crever  les  nuages.  —  Je  me 
souviens  que  je  me  mis  à  chantonner,  espérant  amener  ainsi  plus  promp- 
tement  la  crise. 


LES  CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE.  297 


Mais  il  n'en  fut  rien,  il  ne  dit  mot.  Deux  ou  trois  fois  il  renifla  avec 
bruit,  puis  il  mit  soigneusement  sa  clarinette  dans  son  étui  crasseux, 
enfonça  sa  calotte  et,  sans  lever  les  yeux  sur  moi,  il  dit  : 

«  Bonsoir,  ma  chère ,  je  vais  au  théâtre.  » 

Que  signifiaient  ces  larmes?  Se  doutait-il  qu'il  m'était  odieux?  Je 
ne  pouvais  pas  supposer  qu'il  fût  jaloux,  et  d'ailleurs  jaloux  de  qui? 
N'étais-je  pas  l'épouse  la  plus  malheureuse,  mais  en  même  temps  la- 
plus  irréprochable  du  monde?  J'aurais  voulu,  ce  soir-là,  avoir  quelque* 
chose  à  briser,  quelqu'un  à  mordre...  Dieu!  que  ce  musicien  m'a  fait 
souffrir  ! 

Le  lendemain,  à  l'heure  indiquée,  je  fus  au  rendez-vous.  Mon  bel 
Insecte  doré,  frais,  pimpant,  gracieux,  joueur,  m'attendait  avec  impa- 
tience. 

a  Que  vous  êtes  belle,  chère!  me  dit-il  avec  émotion.  Partons- 
nous? 

«  Partons,  lui  disr-je,  grand  flatteur.  »  Et  nous  nous  élançâmes. 

J'avais  au  fond  quelque  inquiétude  et  j'en  étais  indignée.  Le  sou- 
venir de  ce  Bouledogue  devait  donc  me  poursuivre  partout?  Je  m'ima- 
ginai, tout  en  cheminant,  que  ce  rendez-vous  qui,  après  tout,  était  une 
espièglerie  condamnable,  pouvait  avoir  des  conséquences  fort  graves, 
et  mon  imagination  se  monta  si  follement  en  dépit  des  efforts  que  faisait 
mon  compagnon  pour  chasser  mes  préoccupations ,  qu'arrivée  au  détour 
d'une  rue  je  m'arrêtai  tout  court.         .    •* 

«  Qu'avez-vous ,  adorable  Levrette?  dit  l'Insecte. 

—  Ne  voyez-vous  pas,  là-bas,  ces  musiciens  ambulants,  arrêtés 
devant  une  fenêtre  ? 

—  Oui,  certainement,  ils  montrent  des  Hannetons  au  public,  à 
ce  qu'il  me  semble,  et  se  donnent  beaucoup  de  mal  pour  gagner 
leur  pauvre  vie. 

—  Sans  doute ,  mais  j'ai  peur  ;  ils  ont  un  regard  étrange  ces  musi- 
ciens !  Ne  sont-ce  point  là  des  gens  de  la  police,  des  espions  payés  pour 
nous  observer  ?  De  grâce,  aimable  Insecte,  faisons  un  grand  détour,  je 
suis  tremblante.  » 

Nous  primes  à  gauche  et  nous,  continuâmes  notre  course,  mais 
j'étais  toujours  inquiète.  11  est  des  émotions  que  la  Providence  devrait 
épargner  aux  personnes  délicates  et  nerveuses.  J'étais  agitée,  fiévreuse. 
C'était  sans  doute  un  pressentiment,  car  il  m'arriva,  ce  jour-là,  une 
des  rencontres  les  plus  désagréables  que  l'on  puisse  faire. 

38 


298 


LES   CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 


lis  montrent  des  Hannetons  au  public. 


Nous  allions  sortir  des  faubourgs,  lorsque  j  aperçus  dans  un  coin 
obscur  une  masse  de  forme  bizarre.  C'était  un  de  ces  Ours  bateleurs 
comme  on  en  rencontre  souvent  dans  les  fêtes  ou  les  jours  de  marché. 
Pour  le  moment,  il  faisait  travailler  une  Tortue  équilibriste  qui  l'ac- 
compagnait. Rien  au  monde  n'était  plus  naturel  que  de  rencontrer  cet 


LES  CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 


299 


Ours  et  cette  Tortue,  et  cependant  je  me  sentis  frissonner.  Toutefois, 
me  doutant  bien  qu'encore  une  fois  mes  craintes  étaient  chimériques, 
je  continuai  ma  course,  et  bientôt  je  fus  tout  près  du  saltimbanque  et 
de  la  Tortue.  Il  me  sembla  que  le  petit  œil  de  l'effrayant  animal  lançait 
des  éclairs.  J'allais  m'enfuir  au  plus  vite,  mais  l'Ours,  s'avançant  tout 
à  coup,  me  barra  le  passage. 

«  Que  faites-vous  ici,  madame?  me  dit-il  en  se  croisant  les  bras. 
—  Et  que  vous  importe  ce  que  fait  madame?  bourdonna  l'Insecte 
aimé  de  sa  petite  voix  flûtée.  Sur  l'honneur,  vous  m'avez  l'air  d'un 
manant  osé!  Qui  ôtes-vous,  je  vous  prie?  parlez,  qui  êtes-vous? 

„  —  Qui  je  suis?  »  11  soupira  fortement  et,  et  avec  un  effort  dou- 
loureux :  «  Je  suis  lui-môme  le  propre  époux  de  madame.  »  Ce  disant,  il 
se  dépouilla  de  la  peau  d'Ours  dont  il  était  revêtu,  et  j'aperçus  la  clari- 
nette, le  musicien,  le  Bouledogue,  mon  mari  enfin,  pâle  comme  la 


300  LES  CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 

mort ,  en  proie  à  des  frémissements  nerveux  horribles.  Il  était  effrayant , 
d  autant  plus  effrayant  qu'il  avait  malgré  tout  conservé  son  allure  gro- 
tesque. Je  l'aimais  mieux  cependant  irrité,  furieux,  grimaçant  de  rage, 
que  résigné,  silencieux  et  la  larme  à  l'œil.  Il  était  vraiment  moins  laid 
qu'à  l'ordinaire.  Malheureusement  il  avait  conservé  sa  calotte  Sur  la  tête. 
C'était  une  faute  impardonnable.  Les  gens  de  l'autre  sexe  ne  veulent 
point  comprendre  que  pas  un  détail  ne  nous  échappe,  à  nous  autres 
êtres  fins,  nerveux  et  délicats. 

«  Madame,  »  dit  mon  mari  en  se  posant.  Encore  une  faute;  il  se 
posait!  il  était  manifeste  qu'il  avait  préparé  un  discours  et  qu'il  en  avait 
médité  les  effets.  Le  bel  Insecte  s'était  caché  derrière  mon  oreille  et  me 
disait  tout  bas.:  «  Quoi,  reine  de  beauté,  vous  êtes  mariée  à  ce  monstre, 
à  ce  Dogue  grossier?  »  Je  me  sentais  rougir. 

«  Madame,  continua  mon  mari,  ma...  da...  »  et  il  éternua  de  la 
façon  la  plus  comique;  sans  doute  un  poil  de  la  peau  d'Ours  dont  il  s'était 
revêtu  lui  était  resté  dans  le  nez. 

Je  partis  d'un  grand  éclat  de  rire,  aussi  excusable,  aussi  involontaire 
que  son  éternu ruent. 

Cette  scène  de  jalousie  était  quelque  peu  comique,  vous  en  convien- 
drez. 

«  Madame,  suivez-moi,  s'écria  alors  mon  mari,  perdant  tout  à 
coup  la  tête ,  c'en  est  trop,  suivez-moi. 

—  Je  ne  lui  conseille  pas  de  porter  la  patte  sur  vous,  murmura  le 
bel  Insecte  en  se  réfugiant  derrière  mon  oreille,  car  je  crois  vraiment  que 
je  ne  répondrais  pas  de  moi.  Je  sens  la  col...  » 

11  ne  put  achever  sa  phrase,  hélas  !  Mon  mari,  plus  prompt  que 
1  éclair,  s'était  élancé,  et,  le  saisissant  au  vol,  l'avait  horriblement 
mutilé  d'un  coup  de  dent.  Je  ne  sais  alors  ce  qui  se  passa,  je  devins, 
folle.  Je  me  dégageai  par  un  effort  héroïque  des  pattes  de  mon  époux 
furieux,  et,  sautant  par-dessus  sa  tête,  je  pris  ma  course. 

Quand  je  fus  à  une  centaine  de  pas,  je  me  retournai,  et  j'aperçu& 
de  loin  le  Bouledogue  aux  prises  avec  les  agents  de  l'autorité.  Il  se  débat- 
tait avec  énergie,  mais  la  peau  d'Ours  dont  ses  pieds  étaient  entourés 
paralysait  ses  efforts,  de  sorte  qu'en  un  instant  il  fut  pris  et  emmené  par 
les  agents  au  milieu  des  huées  de  la  foule. 

Enfin,  j'étais  libre!  je  poursuivis  ma  promenade.  Jamais  l'air  ne 
m'avait  semblé  plus  pur,  l'herbe  plus  verdoyante  et  le  ciel  plus  bleu. 
Une  indignation  sourde  me  restait  pourtant  au  cœur.  Je  me  sentais 


LES  CONTRADICTIONS   D'UNE  LEVRETTE.  301 

humiliée  pour  ainsi  dire  par  cette  jalousie,  se  manifestant  tout  à  coup 
par  un  scandale  absurde,  public  et  comique  tout  à  la  fois.  C'était  sur- 
tout le  côté  comique  que  je  trouvais  intolérable.  Cette  réalité  prosaïque, 
cette  clarinette  en  colère  apparaissant  tout  à  coup  devant  l'Insecte  aimé, 
devant  le  rêve,  l'idéal!...  Je  crus  bien  que  je  ne  pardonnerais  de  ma 
vie  à  la  clarinette.  Après  avoir  erré  dans  les  champs,  m'être  enivrée 
d'air  pur,  m'être  étourdie,  je  rentrai  sous  le  toit  conjugal.  Chose  étrange! 
la  demeure  me  parut  vide.  Pendant  un  instant  je  crus  avoir  oublié  quel- 
que chose.  En  effet,  quelque  chose,  ou,  pour  mieux  dire,  quelqu'un  me 
manquait,  et  ce  quelqu'un  c'était  mon  pauvre  mari.  On  prend  l'habi- 
tude même  de  choses  laides  et  gênantes,  et  je  suis  sûre  que  certains 
bossus,  les  Chameaux  et  les  Dromadaires  par  exemple,  se  trouveraient 
fort  mal  à  l'aise  si,  tout  à  coup,  on  les  privait  de  leur  bosse. 

Je  réfléchissais  à  ces  sensations  étranges,  lorsque  je  reçus  une  lettre 
ornée  d'un  grand  cachet.  L'autorité  m'invitait  à  me  présenter  à  la  four- 
rière où  mon  mari  avait  été  déposé  momentanément,  pour  être  confrontée 
avec  lui.  Le  malheureux  était  doublement  accusé  et  de  vagabondage  et 
de  tentative  de  meurtre  avec  préméditation.  Le  déguisement  sous  lequel 
on  l'avait  trouvé  et  aussi,  paraît-il,  une  arme  cachée  dans  ses  bottes, 
étaient  des  preuves  accablantes. 

Le  lendemain  matin  après  déjeuner,  — je  m'étais  levée  fort  tard  car 
j'étais  horriblement  fatiguée,  —  je  fis  ma  toilette  et  je  me  rendis  k  la 
fourrière.  Un  spectacle  navrant  pour  une  personne  nerveuse  et  impres- 
sionnable m'y  attendait. 

On  me  fit  passer  par  des  corridors  sombres  et  humides,  on  fit  grincer 
d'énormes  clefs  dans  d'horribles  serrures ,  de  lourdes  portes  bardées  de 
fer  s'ouvrirent,  et  j'entrai  enfin  dans  un  endroit  sans  nom  où  une  foule 
de  misérables,  mal  peignés,  repoussants,  étaient  réunis.  Je  marchais  avec 
prudence  dans  ce  milieu  souillé,  et  ne  respirais  qu'avec  circonspection, 
car  l'air  était  infect.  Enfin,  mon  mari,  qui  était  couché  dans  un  coin, 
m'aperçut.  Je  m'attendais  à  des  reproches  terribles,  à  une  scène  violente, 
et  je  me  tins  sur  mes  gardes;  mais,  contre  mon  attente,  le  pauvre 
musicien  s'avança  vers  moi  en  baissant  les  yeux ,  puis ,  s'étant  couché 
devant  moi,  il  me  lécha  les  pattes  et  fondit  en  larmes  sur  les  dalles 
humides.  C'était  un  peu  plus  que  je  n'aurais  demandé  ;  quelques-uns  de 
ces  vauriens  commençaient  à  sourire. 

«  Ma  Levrette  chérie,  me  disait  mon  mari  au  milieu  des  sanglots, 
pardonne-moi!...  N'est-ce  pas  que  tu  me  pardonneras?  J'ai  été  jaloux. 


302 


LES   CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE. 


Un  spectacle  navrant  m'jr  attendait. 


j'ai  été  absurde...  Mais  tu  es  si  belle,  je  t'aimais  tant  et  j'étais  si  laid!... 
Je  craignais...  j'étais  fou...  pardonne-moi!  » 

Il  était  vraiment  ému.  Je  lui  promis  de  lui  procurer  quelques  conso- 
lations et  de  faire  mon  possible  pour  obtenir  sa  grâce.  Au  fond  je  suis 
extrêmement  sensible...  peut-être  trop!  Ses  paroles  avaient  été  très-con- 
venables, il  avait  avoué  ses  torts,  reconnu  sa  laideur,  rendu  hommage  à 
ma  beauté. 

Je  courus  chez  le  juge  d'instruction  qui  me  regarda  sous  ses  lunettes 


LES  CONTRADICTIONS  D'UNE  LEVRETTE.  303 

gt  fut  comme  étourdi  en  me  voyant  si  séduisante.  Ce  juge  était  un  Renard 
de  la  plus  belle  apparence,  spirituel,  aimable,  fin,  causeur  et  légèrement 
entreprenant...,  ce  qui  fait  que  le  procès  de  mon  malheureux  époux  dura 
prodigieusement  longtemps. 

Mais  voici  le  moment  d'avouer  une  bien  étrange  chose  et  de  mettre 
au  grand  jour  un  mystérieux  repli  de  mon  cœur. 

À  peine  mon  infortuné  Bouledogue  fut-il  incarcéré  que  mes  senti- 
ments pour  lui  changèrent  complètement.  Il  n'était  plus  là,  je  ne  savais 
plus  à  qui  adresser  mes  plaintes,  et  toutes  les  fois  que  j'apercevais  dans 
un  coin  sa  clarinette  abandonnée,  silencieuse,  les  larmes  me  venaient  aux 
yeux.  Je  fus  comme  effrayée  de  la  place  énorme  que  cet  être,  malgré  son 
infériorité  physique  et  morale,  occupait  dans  ma  vie.  Sa  face  grotesque, 
son  silence,  sa  calotte,  me  manquaient.  Je  ne  savais  où  déposer  ma  mau- 
vaise humeur,  de  sorte  qu'elle  restait  en  moi  et  j'éprouvais  des  pesanteurs 
pénibles.  Je  cherchai  à  me  distraire,  craignant  vraiment  pour  ma  santé, 
mais  je  n'obtins  aucun  résultat.  J'ose  à  peine  le  dire  :  j'aimais  ce 
Bouledogue,  cette  clarinette  jalouse...  je  l'aimais.  Je  ne  pus  me  résoudre 
à  aller  le  visiter  en  prison  à  cause  de  cette  odeur  dont  je  vous  ai 
parlé  et  qui  m'avait  causé  une  névralgie  épouvantable,  mais,  grâce 
à  l'éloignement ,  mon  mari  m'apparaissait  en  imagination,  paré  de 
tous  les  charmes  de  mon  propre  esprit.  Il  devint  un  prétexte  pour 
mon  cœur  de  poétiser  le  passé  et  de  donner  une  forme  réelle  aux 
rêves  de  l'avenir;  mon  cerveau  eut  la  fièvre,  si  bien  que  je  faillis 
me  trouver  mal  de  joie  lorsque  j'appris  son  élargissement. 

Bonheur  !  il  était  libre  !  comme  j'allais  l'aimer,   l'entourer  ! 

Il  m'arriva  un  matin.  Qu'il  était  laid,  grand  Dieu!  exténué, 
malpropre  !  et  quelle  odeur  !  Un  manteau  de  glace  retomba  sur  mon 
cœur. 

«  Ma  Levrette,  mon  ange,   ma  femme!   s'écria-t-il  en  se   préci- 
pitant dans  mes  bras. 

—  Bonjour,  mon  ami,  »  lui  répondis-je  en  détournant  la  tête.  Je 
n'eus  pas  le  courage  d'en  dire  plus  ;  le  rêve  s'était  envolé. 

«  J'ai  manqué  ma  vie,  me  dis-je  alors;  ce  qu'il  fallait  à  ma  nature, 
c'étaient  les  enivrements  du  théâtre,  c'était  le  feu  de  la  rampe,  les 
rivalités,  la  lutte...  Je  suis  artiste!  » 

II  y  a  longtemps  de  tout  cela,  et  je  ne  peux  m'empêcher  de  sou- 
rire en  songeant  à  ma  dernière  indignation  de  Levrette  incomprise. 
Depuis,  tout  s'est  calmé.  J'ai  réfléchi  qu'étant  donnés  deux  êtres  rivés 


304 


LES   CONTRADICTIONS   D'UNE  LEVRETTE. 


k  la  même  chaîne,  à  tort  ou  à  raison,  le  seul  moyen  pour  eux  dg 
rendre  la  chaîne  moins  lourde  était  de  s'en  partager  volontairement  le 
fardeau.  Se  tromper  de  mari,  épouser  une  clarinette  de  second  ordre  au 
lieu  d'un  ténor  de  choix,  c'est  une  faute  absurde;  mais  ce  qui  est  plus 
absurde  encore,  c'est  d'en  mourir  de  chagrin. 

Je  fis  toutes  ces  réflexions  et  je  finis  par  me  dire  :  «  Sois  aussi  cou- 
rageuse que  tu  es  belle,   ma  mignonne,  poétise  ton  Bouledogue.  » 

C'est  ce  que  j'ai  fait,  et  je  ne  m'en  suis  pas  mal  trouvée.  ILa 
renoncé  à  sa  calotte  et  joue  positivement  moins  faux,  sa  démarche 
est  meilleure  ;  de  profil  et  à  contre-jour,  son  visage  a  acquis  un 
certain  caractère. 

«  Que  tu  es  belle,  petite  sans  cœur!  »  me  dit-il  quelquefois  en  sou- 
riant. Et  je  lui  réponds  sur  le  même  ton  : 
.    «  Que  tu  es  laid ,   mon  gros  jaloux  !  » 

Gustave  Droz. 


.s 


S.    ï'jf-  1         7 

m. 


- 
I 


TOPAZE 


PEINTRE    DE    PORTRAITS 


e  suis  son  héritier,  je  fus  son  confident; 
personne  mieux  que  moi  ne  peut  conter  sa 
curieuse  et  instructive  histoire. 


Né  dans  une  foret  vierge  du  Brésil,  où 
sa  mère  le  berçait  à  l'ombre  sur  des  lianes 
entrelacées,  il  fut  pris  tout  jeune  par  des 
Indieas  chasseurs,  qui  le  vendirent  à  Rio-Grande,  avec  une  cargaison 
de  Perroquets,  de  Perruches,  de  Colibris  et  de  peaux  de  Buffles.  Il  vint 
au  Havre  en  cette  compagnie,  gambadant  sur  les  haubans  et  les  vergues, 
chéri  des  matelots  auxquels  il  jouait  mille  méchants  tours,  mordant 
l'un ,  griffant  l'autre ,  et  ne  regrettant  guère  de  sa  sauvage  patrie  que  ce 
bon  soleil,  si  brillant  et  si  chaud,  sous  lequel  un  Singe  même,  la  plus 
frileuse  des  créatures  après  l'Homme,  n'a  jamais  claqué  des  dents.  Le 


?.$ 


306  TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS. 

capitaine  du  navire,  qui  savait  son  Voltaire,  l'appela  Topaze,  comme  le 
bon  valet  de  Rustan ,  parce  qu'il  avait  une  face  jaune  et  pelée.  Bref, 
en  arrivant  au  port,  Topaze  avait  reçu,  outre  son  nom,  une  éducation 
dans  le  goût  de  celle  qui  fut  jadis  donnée  sur  le  coche  d'eau  à  son 
compatriote  Vert-Vert,  quand  il  revint  scandaliser  les  nonnes  par  ses 
propos;  celle  de  Topaze  était  même  un  peu  plus  salée,  comme  faite  en 
pleine  mer. 

Une  fois  en  France,  on  pourrait  aisément  faire  de  lui  un  autre  Laza- 
rillé  de  Tormes,  un  autre  Gil  Blas,  si  l'on  voulait  s'amuser  à  peindre 
les  caractères  ou  à  conter  les  histoires  de  tous  les  maîtres  qu'il  eut  suc- 
cessivement jusqu'à  l'âge  de  Singe  fait.  Mais  il  suffit  de  savoir  qu'en 
son  adolescence  il  était  logé  à  Paris ,  dans  un  ravissant  boudoir  de  la 
rue  Neuve-Saint-Georges,  et  qu'il  faisait  la  joie,  les  délices,  la  coque- 
luche d'une  charmante  personne,  laquelle  terminait,  en  le  traitant 
comme  un  enfant  gâté ,  l'éducation  si  bien  commencée  par  les  matelots 
du  Havre.  Il  menait  là  une  vraie  vie  de  chanoine,  bien  plus  heureuse 
qu'une  vie  de  prince.  Mais  qu'y  a-t-il  de  stable  en  ce  monde  ?  Un  jour, 
jour  néfaste  !  il  s'avisa,  dans  un  accès  de  maligne  humeur,  de  mordre 
au  visage  un  respectable  barbon  qu'on  appelait  M.  le  comte,  et  qui 
protégeait  sa  gentille  maîtresse.  La  colère  du  protecteur  fut  si  grande, 
qu'il  déclara  nettement  à  la  dame  qu'elle  n'avait  plus  qu'à  opter  entre 
lui  et  cette  méchante  Bête,  l'un  des  deux  devant  quitter  immédiatement 
la  maison.  Le  pauvre  Topaze  n'avait  à  donner  ni  cachemires,  ni  bijoux, 
ni  carrosse.  Son  arrêt  fut  prononcé,  avec  un  gros  soupir  pourtant;  et 
même,  afin  d'adoucir  cette  séparation  forcée ,  on  l'envoya  secrètement 
dans  l'atelier  d'un  jeune  peintre,  où,  depuis  bientôt  trois  mois,  la  dame 
allait  poser  régulièrement  chaque  jour  pour  un  portrait  qui  ressemblait 
à  la  tapisserie  de  Pénélope. 

Voilà  pourtant  comme  se  font  les  vocations  !  Assis  sur  un  banc  de 
de  bois,  au  lieu  d'un  moelleux  canapé,  mangeant  des  bribes  de  pain 
sec  au  lieu  de  macarons,  et  buvant  de  l'eau  claire  au  lieu  de  sirop  à 
l'orange,  Topaze  fut  ramené  au  bien  par  la  misère,  ce  grand  professeur 
de  morale  et  de  vertu ,  quand  elle  ne  plonge  pas  plus  profondément  dans 
le  vice  et  la  débauche.  N'ayant  rien  de  mieux  à  faire,  il  réfléchit  sur  sa 
misérable  condition,  si  précaire,  si  variable,  si  dépendante;  il  rêva  la 
liberté,  le  travail  et  la  gloire;  il  sentit  enfin  qu'il  était  venu  à  ce 
moment  critique  et  solennel  où  il  faut,  comme  on  dit,  faire  choix  d'un 
état.   Or,  quel  état   pkis  beau,  plus  libre,  plus   glorieux  que   celui 


r 


TOPAZE  PEINTRE  DE   PORTRAITS.  307 


d'artiste?  Le  ciel  même  l'avait  conduit  à  cette  école.  Le  voilà  donc, 
comme  Pareja,  l'esclave  de  Velasquez,  essayant  de  surprendre  dans  le 
travail  de  son  maître  les  secrets  du  grand  art  de  peindre,  le  voilà  juché 
tout  le  jour  sur  le  faite  du  chevalet,  guettant  chaque  mélange  de  la 
palette  et  chaque  coup  du  pinceau;  puis,  dès  que  le  peintre  tournait  les 
épaules ,  il  prenait  à  son  tour  la  palette  et  la  brosse ,  et ,  d'une  main 
légère,  refaisant  l'ouvrage  déjà  fait,  il  doublait  par  une  seconde  couche 
la  dose  des  couleurs.  Alors,  fier  et  glorieux,  il  prenait  sa  reculée, 
s'admirait  dans  son  œuvre,  et  marmottait  tout  bas  entre  ses  dents  le  mot 
du  Corrége ,  répété  tant  de  fois  par  tous  ces  naissants  génies  dont  Paris 
est  inondé  :  Ed  io  anche  son  pittore. 

Un  jour  que  l'orgueil  satisfait  lui  était  toute  prudence ,  son  maître 
le  surprit  dans  cet  exercice.  Il  rentrait  lui-même  plein  de  joie  et  de 
fierté,  car  la  direction  des  beaux-arts  venait  de  lui  commander  un 
tableau  du  Déluge  pour  l'église  de  BouIogne-sur-Mer,  où  il  pleut  toute 
l'année.  Rien  ne  rend  généreux  comme  le  contentement  de  soi-même. 
Au  lieu  donc  de  prendre  un  appui-main  et  de  rosser  son  Sosie  :  «  Par- 
bleu! s'écria-t-il  comme  un  autre  Velasquez,  puisque  tu  veux  être 
artiste,  je  te  rends  la  liberté,  et  de  mon  valet  je  te  fais  mon  élève.  » 
Voilà  Topaze  devenu  rapin. 

Aussitôt  il  rejeta  et  roula  sur  ses  épaules  tous  les  crins  de  sa  tête, 
comme  la  chevelure  poudrée  d'un  curé  de  campagne;  il  ajusta  ses  poils 
du  menton  en  barbe  de  bouc;  il  se  coiffa  d'un  chapeau  à  larges  bords  et 
à  forme  pointue;  il  s'habilla  d'une  redingote  en  justaucorps,  sur  laquelle 
retombait  en  fraise  son  col  de  chemise;  enfin  il  se  donna  autant  que 
possible  l'air  d'un  portrait  de  Van  Dyck  ;  puis,  son  carton  sous  le  bras 
et  sa  boîte  de  couleurs  à  la  main ,  il  se  mit  à  fréquenter  les  écoles. 

Mais,  hélas!  comme  tant  d'apprentis  artistes,  qui  sont  pourtant 
bien  Hommes,  Hommes  faits  et  parfaits ,  Hommes  ayant  leurs  cinq  sens 
du  corps  et  leurs  trois  puissances  de  l'esprit,  Topaze  avait  pris  pour  une 
vocation  véritable  ou  les  rêves  creux  de  son  ambition,  ou  son  inaptitude 
à  toute  autre  chose.  Il  fut  bientôt  tristement  désabusé.  Quand  le  tracé 
du  maître  lui  manqua ,  et  qu'il  fallut  tracer  lui-même  des  lignes  ;  quand, 
au  lieu  d'appliquer  couleur  sur  couleur,  il  fallut  couvrir  une  toile 
blanche;  quand,  enfin,  d'imitateur  il  fallut  se  faire  original,  adieu 
tout  le  talent  de  notre  Singe.  Il  eut  beau  travailler,  s'obstiner,  suer, 
pester,  se  cogner  la  tête,  s'arracher  la  barbe,  la  muse  ne  souffla  point, 
comme  disent  les  ^Espagnols,    et    Pégase,    toujours    rétif,    refusa    de 


308 


TOPAZE  PEINTRE   DE  PORTRAITS. 


l'emporter  sur  cet  Hélicon  de  fortune  et  de  gloire  qu'il  avait  rêvé.    En 
bon  français,  il  ne  fit  rien  qui  vaille,  et,  d'une  commune  voix ,  maîtres 


<* 


Puis,  son  carton  sous  le  bras  et  sa  botte  de  couleurs  à  la  main,  il  se  mit  à  fréquenter  les  écoles. 
Voilà  Topaze  devenu  rapin. 


et  condisciples  lui  donnèrent  le  charitable  conseil  de  chercher  un  autre 
moyen  de  vivre  : 

Soyez  plutôt  maçon,  si  cest  votre  taloni 


Et  vraiment  c'était  dommage;  car  il  s'en  fallait  bien  que  Topaze, 
dans  un  étroit  égoïsme ,  n'eût  envisagé  de  sa  position  que  les  avantages 
personnels.  Ses  hauts  pensers  embrassaient  un  plus  vaste  horizon  ;  il  ne 


r 


TOPAZE  PEINTRE  bE   PORTRAITS.  309 

voulait  rien  moins  qu'accomplir  un  rôle  grand,  noble,  généreux,  civi- 
lisateur, humanitaire.  Je  lui  ai  souvent  ouï  dire  qu'à  l'exemple  des  Juifs 
du  moyen  âge ,  qui  allaient  étudier  la  médecine  chez  les  Arabes  et  reve- 
naient l'exercer  chez  les  chrétiens,  il  voulait  transmettre  des  Hommes 
aux  Animaux  la  connaissance  de  l'art,  et,  éclairant  ses  semblables  de 
cette  lumière  nouvelle,  en  faire  presque  les  égaux  du  roi  de  la  création, 
qu'ils  touchent  déjà  de  si  près  et  par  tant  de  côtés.  Son  chagrin  fut 
profond,  comme  l'avait  été  son  projet,  et,  tout  meurtri  de  la  chute 
immense  qu'il  avait  faite  du  haut  de  son  orgueil,  honteux,  morose, 
mécontent  du  monde  et  de  lui-même,  perdant  le  sommeil,  l'appétit, 
la  vivacité ,  le  pauvre  Topaze  tomba  dans  une  maladie  de  langueur  qui 
fit  craindre  pour  sa  vie.  Heureusement  qu'aucun  médecin  ne  fut  appelé 
et  qu'on,  laissa  la  nature  seule  aux  prises  avec  elle-même. 

En  ce  temps-là ,  un  peintre  de  décorations ,  un  nommé  Daguerre, 
fit  ou  compléta  la  découverte  qui  doit  justement  illustrer  son  nom  ; 
découverte  importante,  considérable,  disent  ses  confrères,  non-seule- 
ment pour  les  sciences  physiques,  mais  aussi  pour  l'art,  tant  qu'elle  se 
contentera  d'en  être  un  utile  auxiliaire  et  n'aura  point  la  prétention  de 
le  remplacer.  On  en  fit,  comme  chacun  sait,  des  applications  diverses, 
et  peu  à  peu,  après  avoir  pris  l'exacte  empreinte  des  monuments,  des 
vues  perspectives ,  des  objets  inanimés ,  on  en  vint  à  tirer  le  portrait  des 
vivants. 

J'ai  connu,  parmi  les  Hommes,  un  musicien  fanatique,  auquel  la 
nature  avait  refusé  la  voix  et  l'oreille,  qui  chantait  faux,  qui  dansait 
à  contre-mesure,  qui  avait  enfin  pour  cette  musique,  de  lui  si  chérie, 
ce  qu'on  appelle  une  passion  malheureuse.  Il  prit  des  maîtres  de  solfège, 
de  piano,  de  flûte,  de  cor  de  chasse,  d'accordéon,  même  de  grosse 
caisse  et  de  triangle;  il  employa  la  méthode  Wilhem,  la  méthode  Pastou, 
la  méthode  Chevé,  la  méthode  Jacotot.  Rien  ne  fit;  il  ne  put  jamais 
ni  poser  un  son,  ni  marquer  un  rhythme.  De  quoi  s'avisa-t-il  alors 
pour  arranger  son  goût  avec  son  impuissance?  Il  acheta  un  orgue  de 
Barbarie,  et,  tournant  la  manivelle  d'un  bras  infatigable,  il  s'en  donna 
pour  son  argent,  de  jour,  de  nuit,  et  à  cœur-joie.  Le  poignet  lui  suffit 
pour  être  musicien. 

Ce  fut  un  semblable  expédient  qui  rendit  la  vie  à  Topaze ,  avec  ses 
espérances  de  haute  renommée,  de  vaste  fortune  et  d'insigne  apostolat. 
Comme  il  est  reconnu,  depuis  les  jésuites,  que  la  fin  justifie  les  moyens, 
Topaze  vola,  d'une  main  dextre,  la  bourse  d'un  gros  financier  qui 


310  TOPAZE  PEINTRE  DE    PORTRAITS. 


dormait  profondément  dans  l'atelier  de  son  maître,  tandis  que  celui-ci, 
guère  mieux  éveillé ,  essayait  de  le  peindre.  Muni  de  ce  trésor,  il  acheta 
aussi  son  orgue  de-Barbarie,  je  veux  dire  un  daguerréotype,  et,  se  fai- 
sant bien  enseigner  la  manière  de  s'en  servir,  qui  n'était  pas  au-dessus 
de  son  intelligence,  il  devint  tout  à  coup  d'artiste  peintre  artiste  physicien. 

Le  talent  acquis,  et  à  beaux  deniers  comptants,  comme  on  vient  de 
voir,  il  avait  fait  la  moitié  du  chemin  vers  le  but  grandiose  où  tendaient 
ses  désirs.  Pour  faire  l'autre,  il  prit  la  route  du  Havre,  puis  passage 
sur  un  vaisseau  qui  traversait  l'Atlantique,  et,  après  un  heureux 
voyage ,  il  alla  prendre  terre  à  l'endroit  même  où,  peu  d'années  aupara- 
vant, il  s'était  embarqué  pour  la  France.  Mais  quel  changement  dans  sa 
situation!  De  Singe  enfant,  il  était  devenu  Singe  homme;  de  prisonnier 
de  guerre  vendu  comme  esclave,  affranchi  et  libre;  enfin,  de  brute 
ignorante,  telle  que  la  nature  jette  au  monde  tous  les  êtres,  une  espèce 
d'Homme  civilisé. 

Le  cœur  lui  battit  en  touchant  le  sol  de  la  patrie,  si  douce  à  revoir 
après  une  longue  absence;  et,  sans  perdre  un  seul  jour,  il  s'achemina, 
sa  machine  sur  le  dos,  vers  les  lieux  solitaires  et  sauvages  où  l'appelait, 
avec  les"  souvenirs  de  ses  premiers  ans,  la  mission  civilisatrice  qu'il 
s'était  donnée.  Il  y  avait  bien  aussi  dans  son  empressement  (il  m'en  a 
fait  l'aveu)  certaine  envie  d'attirer  l'attention,  de  faire  du  bruit,  d'être 
regardé  comme  une  Bête  curieuse,  de  jouir  enfin  de  la  facile  supériorité 
que  lui  donnaient  sur  les  gens  du  pays  son  titre  de  voyageur,  ses  con- 
naissances et  sa  machine;  mais  il  aimait  mieux  se  donner  le  change  à 
lui-même,  et  se  croire  simplement  piqué  de  cet  irrésistible  aiguillon  qui 
pousse  les  prédestinés ,  les  hommes  providentiels ,  à  jouer  leur  rôle  en 
ce  monde. 

Arrivé  dans  la  forêt  qui  l'avait  vu  naître,  sans  rechercher  ni  ses 
parents  ni  ses  amis,  auxquels  il  ne  voulait  se  révéler  qu'après  d'écla- 
tants succès,  Topaze  alla  s'installer  dans  une  vaste  clairière,  espèce  de 
place  publique  ménagée  par  la  nature  au  milieu  des  futaies  et  des 
fourrés.  Là,  aidé  d'un  Sapajou  à  face  noire,  qu'il  appela  Ébène  comme 
l'autre  serviteur  de  Rustan,  et  dont  il  fit  son  valet,  son  nègre,  imitant 
jusqu'en  cela  l'Homme  qui  trouve  dans  la  différence  des  peaux  une 
raison  suffisante  pour  qu'il  y  ait  des  maîtres  et  des  esclaves ,  il  se  con- 
struisit une  élégante  cabane  de  branchages,  bien  abritée  sous  quelques 
larges  feuilles  de  lotus.  Il  cloua  pour  enseigne,  au-dessus  de  la  porte, 
un  écriteau  qui  portait:  Topaze,  peintre  à  l'instar  de  Paris;  et,  sur  la 


TOPAZE  PEINTRE  DE   PORTRAITS.  311 

porte  même,  un  second  écriteau  plus  petit  où  se  lisait  :  Entrée  de  V instar; 
puis,  quand  il  eut  expédié  dans  toutes  les  directions  quelques  couples 
de  Pies  chargées  d'annoncer  à  la  ronde  son  arrivée,  sa  demeure  et  son 
état ,  il  ouvrit  enfin  boutique. 

Pour  mettre  ses  services  à  la  portée  de  tout  le  monde,  dans  un  pays 
où  Ton  n'a  point  encore  battu  monnaie,  Topaze  était  revenu  au  système 
primitif  des  échanges.  Il  se  faisait  payer  en  denrées.  Cent  noisettes, 
cinquante  figues,  vingt  patates,  deux  noix  de  coco,  tel  était  le  prix 
d'un  portrait.  Comme  les  habitants  des  forêts  du  Brésil,  encore  dans 
l'âge  d'or,  ne  connaissent  ni  la  propriété,  ni  l'héritage,  ni  tous  les 
droits  qui  découlent  des  mots  mien  et  tien,  que  la  terre  est  en  commun 
et  ses  fruits  au  premier  occupant,  il  n'y  avait  en  vérité  qu'à  se  baisser 
et  à  prendre  pour  payer  son  image  au  peintre  de  Paris.  Néanmoins,  ses 
commencements  furent  difficiles;  il  apprit,  par  expérience,  que  nul  n'est 
prophète  en  son  pays,  ni  surtout  parmi  les  siens. 

Les  premières  visites  qu'il  reçut  furent  celles  d'autres  Singes,  race 
curieuse  et  empressée,  mais  défiante,  envieuse,  maligne.  A  peine 
eurent-ils  vu  fonctionner  une  fois  la  machine,  qu'au  lieu  d'en  admirer 
simplement  l'invention  et  l'effet,  ils  chercKèrent  aussitôt  à  l'imiter,  à  la 
copier;  et  au  lieu  d'honorer,  en  le  récompensant,  celui  de  leurs  frères 
qui  rapportait  ce  trésor  de  lointaines  régions ,  ils  mirent  tous  leurs  soins  à 
lui  dérober  son  secret  et  les  bénéfices  qu'il  devait  justement  tirer  de  son 
industrie.  Voilà  tout  d'abord  Topaze  aux  prises  avec  les  contrefacteurs. 
Heureusement  pour  lui  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  réimprimer  un  livre  en 
Belgique  ;  le  vol  était  un  peu  moins  facile  à  commettre.  Messieurs  les 
Singes  eurent  beau  ruminer,  s'ingénier,  travailler  de  leurs  quatre  mains, 
s'associer  même,  car  chez  eux  comme  ailleurs ,  je  crois,  on  trouve  aisé- 
ment des  complices  pour  une  mauvaise  action ,  tout  ce  qu'ils  purent 
faire,  ce  fut  une  caisse  en  bois,  une  enveloppe  très-semblable  à  l'autre, 
en  vérité,  mais  à  laquelle  il  ne  manquait  que  le  mécanisme  intérieur  : 
un  corps  sans  âme  enfin.  À  l'abri  de  la  contrefaçon,  Topaze  ne  le  fut 
pas  de  l'envie.  Au  contraire,  l'insuccès  des  Singes  les  rendit  furieux,  et 
détestant  d'autant  plus  celui  qu'ils  n'avaient  pu  dépouiller,  ils  n'épar- 
gnèrent rien  pour  le  desservir  et  le  perdre.  Tant  il  est  vrai  que,  si  l'on 
a  des  ennemis,  il  faut  les  chercher  parmi  ses  semblables  et  ses  proches, 
parmi  les  gens  de  la  même  profession,  du  même  pays,  presque  delà 
même  famille  et  de  la  même  maison.  Araîiaj  quien  te  arano?  —  Otra 
arafta  comoyo. 


312  TOPAZE   PEINTRE   DE  PORTRAITS. 


Mais  n'importe,  le  mérite  doit  se  faire  jour  en  dépit  des  envieux  et 
des  méchants,  et  surnager  à  la  fin  comme  l'huile  sur  l'eau.  Il  arriva 
qu'un  personnage  important,  un  Animal  de  poids,  un  Ours  enfin,  pas- 
sant par  la  clairière  et  voyant  cette  enseigne,  se  mit  à  réfléchir  qu'on 
n'est  pas  de  toute  nécessité  un  charlatan  parce  qu'on  vient  de  loin  ou 
qu'on  promet  du  nouveau,  et  qu'un  esprit  sage,  modéré,  impartial,  se 
donne  la  peine  d'examiner  les  choses  avant  de  les  juger.  D'ailleurs  une 
autre  raison  le,poussait  à  faire  l'épreuve  des  talents  de  l'étranger  ;  car,  à 
côté  des  maximes  générales  et  des  lieux  communs,  par  lesquels  on 
explique  tout  haut  chaque  action  de  la  vie,  il  y  a  toujours  un  petit  motif 
personnel  dont  on  ne  parle  point,  et  qui  est  la  vraie  cause.  Nous  sommes 
tous,  Bêtes  et  gens,  un  peu  doctrinaires.  Or,  notre  Ours  était  le  descen- 
dant direct  de  ce  compagnon  d'Ulysse,  touché  par  la  baguette  de  Circé, 
qui  répondit  à  son  capitaine,  le  plaignant  de  se  voir  ainsi  fait,  lui  naguère 
si  joli  : 

*    Comme  mo  voilà  fait!  comme  doit  être  un  Ours. 
Qui  t'a  dit  qu'une  forme  est  plus  belle  qu'une  autre  ? 

Est-ce  à  la  tienne  à  juger  de  la  nôtre? 
Je  m'en  rapporte  aux  yeux  d'une  Ourse,  mes  amours. 

Il  était  un  peu  fat  et  très-amoureux.  C'était  pour  en  faire  présent  à  sa 
belle  qu'il  désirait  avoir  son  portrait.  Il  entra  donc  dans  la  boutique, 
paya  double,  car  il  faisait  grandement  les  choses,  et  s'assit  sur  la  place 
marquée.  Très-peu  léger,  très-peu  remuant,  plein  d'ailleurs  de  son 
importance  et  de  l'importance  de  sa  tentative,  il  lui  fut  facile  de  garder 
l'immobilité  nécessaire.  Topaze,  de  son  côté,  mit  à  son  ouvrage  tous  les 
soins  qu'on  apporte  d'ordinaire  à  un  début,  et  le  portrait  réussit  au  gré 
de  leurs  souhaits.  Monseigneur  fut  ravi.  L'opération,  en  le  rapetissant, 
lui  avait  ôté  l'épaisse  lourdeur  de  sa  taille,  et  le  gris  argenté  de  la  plaque 
métallique  remplaçait  avec  avantage  la  sombre  monotonie  de  son  man- 
teau brun.  Enfin,  il  se  trouva  mignon,  svelte,  gracieux.  Essoufflé  de 
joie  et  d'orgueil,  il  courut  de  ce  pas,  aussi  vite  que  le  permettaient  la 
gravité  de  son  caractère  et  la  pesanteur  de  ses  allures,  présenter  à  son 
idole  cette  précieuse  image.  L'Oursine  en  raffola.  Par  instinct  de  coquet- 
terie, inné,  à  ce  qu'il  paraît,  chez  les  femelles,  elle  pendit,  comme  une 
parure,  le  portrait  à  son  cou;  puis,  par  un  autre  instinct,  non  moins 
naturel,  à  ce  qu'il  parait  encore,  celui  de  communication,  elle  s'en  alla 
chez  ses  parentes,  amies,   voisines  et  connaissances,  montrer  le  cadeau 


TOPAZE   PEINTRE   DE:  PORTRAITS. 


313 


du  bien-aimé.  Grâce  à  cet  empressement,  avant  la  fin  de  la  journée 
toute  la  gent  animale  habitant  à  deux  lieues  à  la  ronde  connaissait  le 
talent  de  Topaze  et  les  merveilleux  produits- de  son  industrie.  II  était  en 
vogue. 


Précieuse  image. 


Dès  ce  moment,  sa  cabane  lut  vi&ile'e  à  Icule  heure  du  jour;  la  place 
marquée  pour  le  modèle  ne  désemplissait  point,  et  le  Sapajou  noir  avait 
assez  à  faire  de  préparer  pour  tout  venant  les  plaques  iodées.  Hors  les 
Singes,  qui  gardèrent  rancune  et  se  tinrent  à  l'écart,  il  n'est  pas  une 
espèce  animale  de  la  terre,  de  l'air  et  de  l'eau,  qui  ne  vînt  bravement 
s'exposer  à  la  reproduction  de  son  eff  gie.  Je  me  rappelle  que  l'un  des 
plus  empressés  fut  l'Oiseau-Royal,  souverain  d'une  principauté  étrangère 
toute  peuplée  de  Volatiles.  Il  arriva  entouré  d'un  brillant  état-major  et 

4<* 


3U 


TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS. 


de  ses  aides  de  camp,  le  général  Phénicoptère  dit  flamant  ou  Béchani, 
le  colonel  Aigrette,  le  major  Toucan,  flatteurs  et  fâcheux,  qui,  penchés 
sur  le  dos  de  Topaze,  ne  cessaient,  pour  louer  le  prince  et  lui  jeter  de 
l'encens  au  nez,  de  faire  des  critiques  saugrenues  et  d'indiquer  d'absurdes 


- 


corrections.  Le  portrait  s'acheva  en  dépit  de  leurs  remontrances,  et, 
tout  fier  de  sa  couronne  ducale  en  forme  de  huppe  panachée,  J'Oiseau- 
Royal  était  ravi  de  se  mirer  et  de  s'admirer  comme  dans  une  glace.  Aussi, 
bien  différent  de  l'Ours  amoureux,  et  quoiqu'il  fût  accompagné  d'une 
charmante  Paonne,  sa  femme  par  mariage  morganatique*  ce  fut  à  lui- 


TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS.  315 

même  qu'il  fit,  présent  de  son  image,  et,  comme  Narcisse  devant  la  fon- 
taine, il  passait  le  jour  à  se  contempler.  Par  ma  foi,  bienheureux  ceux 
qui  s'aiment  !  ils  n'ont  à  craindre  ni  dédain ,  ni  froideur,  ni  change- 
ment; ils  n'éprouvent  ni  les  chagrins  de  l'absence,  ni  les  tourmente  de 
la  jalousie.  S'il  est  vrai,  à  ce  que  disent  les  philosophes  humains,  que 
ce  qu'on  nomme  amour  ne  soit  qu'une  déviation  de  l'amour-propre  qui 
va  momentanément  se  loger  en  autrui,  et  que  cesser  d'aimer,  c'est  tout 
simplement  le  retour  de  l'amour-propre  en  son  logis  habituel  ;  encore 
une  fois,  bienheureux  ceux  qui  s'aiment! 

Bien  que  Topaze,  pour  revenir  à  lui,  se  donnât  l'air  de  retoucher, 
au  gré  des  modèles,  les  portraits  sortis  de  sa  machine,  ce  n'est  pas  à 
dire  qu'il  réussît  toujours  à  satisfaire  pleinement  ses  pratiques.  Elles 
n'étaient  pas  toutes  de  si  bonne  composition,  et,  sans  s'aimer  comme 
l'Oiseau-Royal,  au  point  de  prendre  leurs  difformités  pour  autant  d'at- 
traits, ce  qui  est  la  vraie  béatitude  de  i'égoïsme,  elles  s'aimaient  assez 
cependant  pour  trouver  mauvais  qu'on  leur  laissât  des  défauts  qui  les 
affligeaient,  ou  qu'on  leur  ôtâtdes  qualités  dont  elles  étaient  fières.  Ainsi, 
le  Kakatoès  se  trouvait  le  nez  trop  court,  l'Autruche  la  tête  trop  petite, 
le  Bouc  la  barbe  trop  longue,  le  Sanglier  l'œil  trop  sanglant,  l'Hyène  le 
poil  trop  hérissé.  L'Écureuil  était  très-mécontent  de  se  voir  immobile, 
lui  si  vif,  si  sémillant,  si  alerte,  et  le  Caméléon,  si  changeant,  d'être 
sans  couleur.  Quant  à  l'âne,  il  aurait  voulu,  nouveau  Rossignol,  que  son 
portrait  fit  entendre  la  gracieuse  musique  de  son  chant;  et  le  Hibou,  qui 
avait  fermé  les  yeux  à  la  lumière  du  soleil  pendant  l'opération,  se  plai- 
gnait amèrement  qu'on  l'eût  peint  aveugle. 

Il  y  avait  d'ailleurs,  dans  le  laboratoire  de  Topaze,  comme  cela  se 
voit  quelquefois,  dit-on,  dans  les  ateliers  des  peintres,  une  troupe  de 
jeunes  Lions,  fils  de  grandes  familles,  désœuvrés,  moqueurs  et  narquois, 
.qui  venaient  y  passer  tous  leurs  loisirs ,  c'est-à-dire  vingt-quatre  heures 
par  jour,  sauf  le  temps  des  repas  et  du  sommeil.  Ils  se  piquaient  de  con- 
naissances en  peinture,  appelaient  par  leurs  noms  anafomiques  tous  les 
muscles  du  visage,  parlaient  galbe  et  morbidesse,  raisonnaient  plastique 
et  esthétique;  mais,,  sous  prétexte  de  voir  travailler  l'artiste,  ils  ne  s'occu- 
paient en  réalité  qu'à  plaisanter  de  ses  clients.  Le  Corbeau  montrait-il, 
à lentrée  de  la  cabane,  sa  noire  figure,  son  œil«terne,  sa  démarche  de 
magistrat  goutteux,  aussitôt  ils  s'écriaient  en  chœur  : 

Hé!  bonjour,  monsieur  du  Corbeau, 
Que  vous  êtes  joli ,  que  vous  me  semblez  Lcau  ! 


316 


TOPAZE   PEINTRE  DE  PORTRAITS. 


PlfliTmiTfmiinm^wnimigTfflii 

Le  Toucan  so  trouvait  le  nsz  trop  gros;  l'Autruche,  la  ttte  trop  rctilo,  etc.,  etc. 


rappelant  ainsi  à  la  pauvre  dupe  son  aventure  du  fromage  escroqué  par 
maître  Renard.  Si  c'était  au  contraire  le  Renard  qui  entrât,  ou  son  cora- 


TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS.  317 

père  le  Loup,  ils  se  mettaient  à  marmotter  la  fameuse  sentence  du  Singe 
qui  les  condamna  l'un  et  l'autre  : 

...  Je  vous  connais  de  longtemps,  mes  amis, 
Et  tous  deux  vous  payerez  l'amende  ; 
Car  loi,  Loup,  tu  te  plains  quoiqu'on  ne  t'ait  rien  pris, 
Et  toi,  Renard,  as  pris  ce  que  l'on  te  demande. 

Un  jour,  le  bonhomme  Canard,  laissant  les  joncs  et  le  marécage, 
s'en  vint,  cahin-caha,  jusqu'à  l'atelier  de  Topaze,  désireux  de  voir  aussi 
sa  figure  mieux,  que  dans  l'eau  trouble  de  son  étang.  Dès  qu'il  parut,  un 
des  Lions  s'approcha  plein  d'empressement,  et,  ôtant  sa  toque  avec  poli- 
tesse :  «  Ah  !  monsieur,  lui  dit-il,  vous  qui  allez  de  côté  et  d'autre, 
«  seriez-vous  assez  bon  pour  nous  apprendre  des  nouvelles  ?  » 

Bref,  personne  n'échappait  à  leurs  sarcasmes.  Bien  des  gens  se 
piquaient,  et  plusieurs  auraient  voulu  se  fâcher;  mais  messieurs  les 
Lionceaux,  habitués  dès  l'enfance  à  manier  les  armes  des  duellistes,  se 
faisaient  un  jeu  d'une  querelle.  Avec  eux,  le  plus  prudent  était  de  se 
taire  ou  de  bien  prendre  la  plaisanterie.  Topaze  aussi  souffrait  de  leur 
présence,  qui  le  dérangeait  dans  son  travail  et  pouvait  nuire  à  ses  inté- 
rêts en  éloignant  des  pratiques.  Mais  comment  se  mettre  mal  avec  tous 
ces  fils  de  familles,  puissants  dans  le  canton,  et  généreux  d'ailleurs  dans 
leurs  bons  moments  ?  Comme  ses  modèles,  le  peintre  devait  prendre  ces 
importuns  en  patience,  et,  tout  en  les  maudissant,  leur  faire  bon  visage. 
C'est  une  des  charges  du  métier. 

Malgré  ces  petites  contrariétés  et  ces  petits  ennuis  (qui  peut  en  être 
exempt  dans  ce  monde  de  Dieu  ?  ) ,  le  commerce  allait  bien.  Topaze 
emplissait  son  grenier,  et  sa  renommée  grossissait  comme  ses  épargnes. 
11  entrevoyait  déjà  l'instant  si  désiré  où,  riche  et  célèbre,  il  allait  enfin  se 
consacrer  à  la  haute  mission  d'instruire  et  de  moraliser  ses  semblables. 

Le  nom  du  prochain  législateur,  et  le  bruit  des  merveilles  qu'il  opé- 
rait, s'étaient  répandus,  de  proche  en  proche,  jusqu'à  de  grandes  dis- 
tances. Un  Éléphant,  souverain  de  je.  ns  sais  quel  yaste  territoire  situé 
entre  les  grands  fleuves  de  l'Amérique  du  Sud,  mais  qui  n'est  indiqué 
sur  aucune  mappemonde,  parce  que  l'espèce  humaine  n'y  a  point  encore 
pénétré,  entendit  parler  du  peintre  de  Paris.  Il  fut  curieux  d'employer 
ses  talents,  et,  comme  un  autre  François  Ier  appelant  à  sa  cour  un  autre 
Léonard  de  Vinci,  il  envoya  une  députa tion  à  Topaze  avec  des  offres  si 
brillantes,  qu'il  n'y  avait  pas  même  lieu  à  délibérer.  C'est  ainsi  que  pro- 


318  TOPAZE  PEINTRE  DE  PORTRAITS. 

cèdent,  dans  leurs  caprices,  les  rois  absolus.  On  lui  promettait,  outre 
une  somme  considérable  en  valeurs  du  pays,  le  titre  de  cacique  et  le 
grand  cordon  de  la  Dent  d'Ivoire.'  Topaze  se  mit  en  route,  au  milieu 
d'une  escorte  d'honneur,  monté  sur  un  beau  Cheval  et  suivi  d'un  Mulet 
qui  portait,  outre  son  fidèle  Sapajou  noir,  sa  précieuse  machine.  On 
arriva  sans  encombre  à  la  cour  de  sultan  Poussah  (c'était  son  nom),  h 
qui  Topaze  fut  aussitôt  présenté  par  l'introducteur  ordinaire  des  ambas- 
sadeurs. Il  se  jeta  la  face  contre  terre  devant  le  monarque,  et  celui-ci, 
le  relevant  avec  bonté  du  bout  de  sa  trompe,  lui  donna  à  baiser  l'un  de 
ses  pieds  énormes,  celui  même  qui  plus  tard...  Mais  n'anticipons  point 
sur  les  événements. 

Sa  Majesté  très-massive  éprouvait  une  telle  démangeaison  de  curio- 
sité, que,  sans  prendre  ni  repos  ni  repas,  Topaze  dut  aussitôt  déballer 
sa  caisse  et  se  mettre  à  l'ouvrage.  II  prépara  ses  instruments,  fit  chauf- 
fer ses  drogues,  et  choisit  la  plus  belle  plaque  de  toute  sa  provision  pour 
y  empreindre  la  royale  image.  II  fallait  que  le  modèle  tînt  tout  entier 
sur  cet  étroit  encadrement,  car  sultan  Poussah  se  voulait  voir  représenté 
dans  son  majestueux  ensemble  et  de  la  tête  aux  pieds.  Topaze  se  réjouit 
fort  de  ce  caprice.  Il  se  rappelait  l'aventure  de  l'Ours  amoureux,  pre- 
mière cause  de  sa  vogue  et  de  ses  succès.  «  Bon  !  disait-il,  puisque  c'est 
une  miniature  que  demande  Sa  Majesté,  elle  sera  satisfaite  de  moi,  car 
elle  sera  satisfaite  d'elle-même.  »  Il  plaça  donc  l'Éléphant  fort  loin  de  la 
lunette  de  sa  chambre  obscure,  pour  le  rapetisser  autant  que  possible, 
puis  il  procéda  à  l'opération  avec  le  soin  le  plus  minutieux  et  l'attention 
la  plus  profonde.  Tout  le  monde  attendait  le  résultat  en  silence  et  dans 
l'anxiété,  comme  s'il  se  fût  agi  de  fondre  une  statue.  Il  faisait  un  ardent 
soleil.  Au  bout  de  deux  minutes,  l'opérateur  enlève  lestement  la  plaque 
argentée ,  et ,  triomphant ,  quoique  agenouillé,  la  présente  aux  yeux 
du  monarque. 

A  peine  celui-ci  eut-il  jeté  un  regard  oblique  sur  son  image,  qu'il 
partit  d'un  immense  éclat  de  rire,  et,  sans  trop  savoir  pourquoi,  les 
courtisans  rirent  aussi  à  gorge  déployée.  C'était  une  scène  de  l'Olympe. 
«  Qu'est  ceci  ?  s'écria  l'Éléphant  quand  il  eut  recouvré  la  parole  ;  c'est 
le  portrait  d'un  Rat,  et  l'on  veut  que  je  m'y  reconnaisse  !  Vous  plai- 
santez, mon  ami.  »  Les  rires  continuaient  de  plus  belle.  «  Eh  quoi  ! 
ajouta  le  monarque  après  un  instant  de  silence  et  prenant  une  expres- 
sion de  plus  en  plus  sévère,  c'est  parce  qu'il  n'y  a  nul  Animal  plus  grand, 
plus  gros  et  plus  fort  que  moi  dans  cette  contrée,  que  j'en  suis  le  roi  et 


TOPAZE   PEINTRE  DE  PORTRAITS. 


319 


11  prépara  ses  instiuiLonts,  lit  chauiler  bes  drogues,  et  choisit  la  plus 
belle  plaque  de  sa  composition... 


seigneur,  et  j'irais  me  montrer  à  mes  sujets,  pour  qu'ils  perdent  le  respect 
qui  m'est  dû,  sous  les  apparences  d'une  chétive  et  imperceptible  créa- 
ture, d'un  avorton,  d'un  Insecte?  Non,  la  raison  d'État  ne  me  permet 
point  de  faire  cette  sottise.  »  En  disant  cela,  il  lança  dédaigneusement  la 
plaque  à  l'artiste  atterré,  qui  courba  la  tête  jusque  dans  la  poussière, 
moins  encore  par  humilité  que  pour  éviter  un  choc  qui  lui  eût  été  funeste. 
«  J'aurais  dû  me  douter  de  l'équipée,  reprit  l'Éléphant  qui  passait 
peu  à  peu  du  rire  à  la  fureur.  Tous  ces  colporteurs  de  secrets  et  d'in- 
ventions, tous  ces  novateurs  qui  nous  prêchent  les  merveilles  du  monde 
civilisé,  sont  autant  d'émissaires  de  l'Homme,  venus  pour  corrompre,  à 


320 


TOPAZE   PEINTRE   DE   PORTRAITS. 


son  profit,  les  Animaux;  par  le  mépris  des  vertus  antiques,  par  l'oubli 
des  devoirs  envers  l'autorité  naturelle  et  constituée.  Il  faut  en  préserver 
l'État,  et  couper  le  mal  dans  sa  racine.  —  Bravo  !  s'écria  la  galerie  ; 
bien  dit,  bien  fait,  et  vive  le  sultan  !  »  Enjambant  par-dessus  le  corps  du 
peintre  encore  prosterné,  l'Éléphant,  en  trois  pas,  s'approcha  de  l'inno- 
cente machine,  grosse  à  ses  yeux  de  révolutions  ;  et,  plein  d'un  courroux 
non  moins  légitime  que  celui  de  Don  Quichotte  frappant  d'estoc  et  de 
taille  sur  les  marionnettes  de  maître  Pierre,  il  leva  son  formidable  pied, 
le  posa  sur  la  fragile  enveloppe,  et,  d'un  seul  effort,  broya  la  caisse  avec 
tout  ce  qu'elle  contenait.  Adieu  Veau,  Vache,  Cochon,  Couvée  ! 

Ce  fut  comme  le  pot  au  lait  de  Perrette.  Adieu  fortune,  honneurs, 
influence,  civilisation  !  Adieu  l'art,  adieu  l'artiste  !  Aux  horribles  craque- 
ments qui  annonçaient  sa  ruine  et  lui  broyaient  le  cœur,  Topaze  se 
releva  soudain,  et,  prenant  sa  course  en  désespéré,  il  aHa  se  jeter,  la 
tête  la  première,  dans  la  rivière  des  Amazones. 


Celui  qui  fut  son  confident  et  qui  resta  son  héritier,  c'est  moi,  pauvre 
Ébène,  pauvre  Sapajou  noir,  qui,  venu  chez  les  Hommes  d'Europe,  où 
j'ai  appris  une  de  leurs  langues,  me  suis  fait,  pour  leur  instruction, 
l'historien  de  mon  maître. 

Traduit  de  l'espagnol  par  Louis  Viardot. 


V*>  T-  i 


VOYAGE 


D  UN 


LION    D'AFRIQUE 


A    PARIS 


ET     CE     QUI     S'ENSUIVIT 


-3~««*c» 


Où  l'on  verra  par  quelles  raisons  de  haute  politique  le  prince  Léo  dut  faire  un  voyage 

en  France. 


u  bas  de  l'Atlas,  du  côté  du  désert,  règne 
un  vieux  Lion  nourri  de  ruse.  Dans  sa 
jeunesse ,  il  a  voyagé  jusque  dans  les  mon- 
tagnes dé  la  Lune;  il  a  su  vivre  en  Bar- 
barie, en  Tombouctou,  en  Hottentotie,  au 
milieu  des  républiques  d'Éléphants,  de 
Tigres,  de  Boschimans  et  de  Troglodytes, 
en  les  mettant  à  contribution  et  ne  leur 
déplaisant  point  trop  ;  car  ce  ne  fut  guère 
que  sur  ses  vieux  jours,  ayant  les  dents 
lourdes ,  qu'il  fit  crier  les  Moutons  en  les 
croquant.  De  cette  complaisance  universelle  lui  vint  son  surnom  de 
Cosmopolite,  ou  l'ami  de  tout  le  monde.  Une  fois  sur  le  .trône,  il  a 
voulu  justifier  la  jurisprudence  des  Lions  par  cet  admirable  axiome  : 

41 


/A**2Jr,v?r.-J-*. 


322  VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 


Prendre,  c'est  apprendre.  Et  il  passe  pour  un  des  monarques  les  plus 
instruits.  Ce  qui  n'empêche  pas  qu'il  déteste  les  lettres  et  les  lettrés. 
«  Ils  embrouillent  encore  ce  qui  est  embrouillé,  »  dit-il. 

Il  eut  beau  faire,  le  peuple  voulut  devenir  savant.  Les  griffes 
parurent  menaçantes  sur  tous  les  points,  du  désert.  Non-seulement  les 
sujets  du  Cosmopolite  faisaient  mine  de  le  contrarier,  mais  encore  sa 
amille  commençait  à  murmurer.  Les  jeunes  Altesses  Griffées  lui  repro- 
chaient de  s'enfermer  avec  un  grand  Griffon ,  son  favori ,  pour  compter 
ses  tnésors,  sans  admettre  personne  à  les  voii*. 

Ce  Lion  parlait  beaucoup ,  mais  il  agissait  peu.  Les  crinières  fermen- 
taient. De  temps  en  temps ,  des  Singes  perchés  sur  des  arbres  éclair- 
cissaient  des  questions  dangereuses.  Des  Tigres  et  des  Léopards  deman- 
daient un  partage  égal  du  butin.  Enfin,  comme  dans  la  plupart  des 
Sociétés,  la  question  de  la  viande  et  des  os  divisait  les  masses. 

Déjà  plusieurs  fois  le  vieux  Lion  avait  été  forcé  de  déployer  tous  ses 
moyens  pour  comprimer  le  mécontentement  populaire  en  s'appuyant  sur  la 
classe  intermédiaire  des  Chiens  et  des  Loups-Cerviers ,  qui  lui  vendirent 
un  peu  cher  leur  concours.  Trop  vieux  pour  se  battre ,  «le  Cosmopolite 
voulait  finir  ses  jours  tranquillement,  et,  comme  on  dit,  en  bon  Toscan 
de  Léonie ,  mourir  dans  sa  tanière.  Aussi  les  craquements  de  son  trône 
le  rendaient-ils  songeur.  Quand  Leurs  Altesses  les  Lionceaux  le  contra- 
riaient un  peu  trop,  il  supprimait  les  distributions  de  vivres,  et  les 
domptait  par  la  famine  ;  car  il  avait  appris ,  dans  ses  voyages ,  combien 
on  s'adoucit  en  ne  prenant  rien.  Hélas  1  il  avait  retourné  cette  grave 
question  sur  toutes  ses  dents.  En  voyant  là  Léonie  dans  un  état  d'agita- 
tion qui  pouvait  avoir  des  suites  fâcheuses,  le  Cosmopolite  eut  une  idée 
excessivement  avancée  pour  un  Animal ,  mais  qui  ne  surprit  point  les 
cabinets  à  qui  les  tours  de  passe-passe  par  lesquels  il  se  recommanda 
pendant  sa  jeunesse  étaient  suffisamment  connus. 

Un  soir,  entouré  de  sa  famille,  il  bâilla  plusieurs  fois,  et  dit  ces 
sages  paroles  :  «  Je  suis  véritablement  bien  fatigué  de  toujours  rouler 
cette  pierre  qu'on  appelle  le  pouvoir  royal.  J'y  ai  blanchi  ma  crinière, 
usé  ma  parole  et  dépensé  ma  fortune ,  sans  y  avoir  gagné  grand'chose. 
Je  dois  donner  des  os  à  tous  ceux  qui  se  disent  les  soutiens  de  mon 
pouvoir  !  Encore  si  je  réussissais  !  Mais  tout  le  monde  se  plaint.  Moi 
seul ,  je  ne  me  plaignais  pas ,  et  voilà  que  cette  maladie  me  gagne  !  Peut- 
être  ferais-je  mieux  de  laisser  aller  les  choses  et  de  vous  abandonner 
sceptre,  mes  enfants!  Vous  êtes  jeunes,  vous  aurez  les  sympathies  de 


VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS.  323 

' "■ — — — - • 

la  jeunesse,  et  vous  pourrez  vous  débarrasser  de  tous  les  Lions  mécon- 
tents en  les  éconduisant  à  la  victoire.  » 

Sa  Majesté  Lionne  eut  alors  un  retour  de  jeunesse  et  chanta  la  Mar- 
seillaise des  Lions  : 

Aiguisez  vos  griffes,  hérissez  vos  crinières! 

«  Mon  père,  dit  le  jeune  prince,  si  vous  êtes  disposé  à  céder  au 
vœu  national,  je  vous  avouerai  que  les  Lions  de  toutes  les  parties  de 
l'Afrique ,  indignés  du  far  niente  de  Votre  Majesté ,  étaient  sur  le  point 
d'exciter  des  orages  capables  de  faire  sombrer  le  vaisseau  de  l'État. 

«  —  Ah  !  mon  drôle,  pensa  le  vieux  Lion,  tu  es  attaqué  de  la  maladie 
des  princes  royaux,  et  ne  demanderais  pas  mieux  que  de  voir  mon  abdi- 
cation!.*. Bon,  nous  allons  te  rendre  sage!  Prince,  reprit  à  haute  voix 
le  Cosmopolite,  on  ne  règne  plus  par  la  gloire,  mais  par  l'adresse,  et, 
pour  vous  en  convaincre,  je  veux  vous  mettre  à  l'ouvrage.  » 

Dès  que  cette  nouvelle  circula  dans  toute  l'Afrique ,  elle  y  produisit 
un  tapage  inouï.  Jamais,  dans  le  désert,  aucun  Lion  n'avait  abdiqué. 
Quelques-uns  avaient  été  dépossédés  par  des  usurpateurs ,  mais  personne 
ne  s'était  avisé  de  quitter  le  trône.  Aussi  la  cérémonie  pouvait-elle  être 
facilement  entachée  de  nullité,  faute  de  précédents. 

Le  matin ,  à  l'aurore ,  le  Grand-Chien ,  commandant  les  hallebafdiers, 
dans  son  grand  costume  et  armé  de  toutes  pièces ,  rangea  la  garde  en 
bataille.  Le  vieux  roi  se  mit  sur  son  trône.  Au-dessus ,  on  voyait  ses 
armes  représentant  une  chimère  au  grand  trot ,  poursuivie  par  un  poi- 
gnard. Là ,  devant  tous  les  Oisons  qui  composaient  la  cour,  le  grand 
Griffon  apporta  le  sceptre  et  la  couronne.  Le  Cosmopolite  dit  à  voix  basse 
ces  remarquables  paroles  à  ses  lionceaux ,  qui  reçurent  sa  bénédiction, 
seule  chose  qu'il  voulut  leur  donner,  car  il  garda  judicieusement  ses 
trésors. 

«  Enfants,  je  vous  prête  ma  couronne  pour  quelques  jours,  essayez 
de  plaire  au  peuple  et  vous  m'en  direz  des  nouvelles.  » 

Puis ,  à  haute  voix  et  se  tournant  vers  la  cour,  il  cria  : 

«  Obéissez  à  mon  fils  -,  il  a  mes  instructions  !  » 

Dès  que  le  jeune  Lion  eut  le  gouvernement  des  affaires,  il  fut  assailli 
par  la  jeunesse  Lionne  dont  les  prétentions  excessives,  les  doctrines, 
l'ardeur,  en  harmonie  d'ailleurs  avec  les  idées  des  deux  jeunes  gens, 
firent  renvoyer  les  anciens  conseillers  de  la  couronne»  Chacun  voulut 


324 


VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 


Btit  vil  ne. 


Les  jeunes  Lionceaux  reçurent  sa  bénédiction. 


leur  vendre  son  concours.  Le  nombre  des  places  ne  se  trouva  point  en 
rapport  avec  le  nombre  des  ambitions  légitimes  ;  il  y  eut  des  mécontents 
qui  réveillèrent  les  masses  intelligentes.  Il  s'éleva  des  tumultes,  les 
jeunes  tyrans  eurent  la  patte  forcée  et  furent  obligés  de  recourir  à  la 
vieille  expérience  du  Cosmopolite,  qui,  vous  le  devinez,  fomentait  ces 
agitations.  Aussi ,  en  quelques  heures ,  le  tumulte  fut-il  apaisé.  L'ordre 


VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS.  325 

régna  dans  la  capitale.  Un  baise-griffe  s'ensuivit,  et  la  cour  fit  un  grand 
carnaval  pour  célébrer  le  retour  au  statu  quo  qui  parut  être  le  vœu  du 
peuple.  Le  jeune  prince,  trompé  par  cette  scène  de  haute  comédie, 
rendit  le  trône  à  son  père,  qui  lui  rendit  son  affection. 

Pour  se  débarrasser  de  son  fils,  le  vieux  Lion  lui  donna  une  mission. 
Si  les  Hommes  ont  la  question  d'Orient,  les  Lions  ont  la  question 
d'Europe,  où  depuis  quelque  temps  des  Hommes  usurpaient  leur  nom, 
leurs  crinières  et  leurs  habitudes  de  conquête.  Les  susceptibilités  natio- 
nales des  Lions  s'étaient  effarouchées.  Et,  pour  préoccuper  les  esprits, 
les  empêcher  de  retroubler  sa  tranquillité,  le  Cosmopolite  jugea  néces- 
saire de  provoquer  des  explications  internationales  de  tanière  à  Cama- 
rilla.  Son  Altesse  Lionne ,  accompagnée  d'un  de  ses  Tigres  ordinaires, 
partit  pour  Paris  sans  aucun  attaché. 

Nous  donnons  ici  les  dépêches  diplomatiques  du  jeune  prince  et 
celles  de  son  Tigre  ordinaire. 


II 

Comment  le  prince  Léo  fut  traité  à  son  arrivée  dans  la  capitale  du  monde  civilisé. 

PAE1IIÈRE    DÉPÊCHE. 

«  Sire, 

«  Dès  que  votre  auguste  fils  eut  dépassé  l'Atlas ,  il  fut  reçu  à  coups 
de  fusil  par  les  postes  français.  Nous  ayons  compris  que  les  soldats  lui 
rendaient  ainsi  les  honneurs  dus  à  son  rang.  Le  gouvernement  français 
s'est  empressé  de  venir  à  sa  rencontre;  on  lui  a  offert  une  voiture  élé- 
gante ,  ornée  de  barreaux  en  fer  creux  qu'on  lui  fit  admirer  comme  un 
des  progrès  de  l'industrie  moderne.  Nous  fûmes  nourris  de  viande  les 
plus  recherchées,  et  nous  n'avons  eu  qu'à  nous  louer  des  procédés  de  la 
France.  Le  prince  fut  embarqué,  par  égard  pour  la  race  animale,  sur 
un  vaisseau  appelé  le  Castor.  Conduits  par  les  soins  du  gouvernement 
français  jusqu'à  Paris,  nous  y  sommes  logés  aux  frais  de  l'État  dans  un 
délicieux  séjour  appelé  le  Jardin  du  Roi,  où  le  peuple  vient  nous  voir 
avec  un  tel  empressement,  qu'on  nous  a  donné  les  plus  illustres  savants 
pour  gardiens,  et  que,  pour  nous  préserver  de  toute  indiscrétion,  ces 


326  VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 

messieurs  ont  été  forcés  de  mettre  des  barres  de  fer  entre  nous  et  la 
foule.  Nous  sommes  arrivés  dans  d'heureuses  circonstances,  il  se  trouve 
là  des  ambassadeurs  venus  dé  tous  les  points  du  globe. 

«  J'ai  lorgné,  dans  un  hôtel  voisin,  un  Ours  blanc  venu  d'outre* 
mer  pour  des  réclamations  de  son  gouvernement.  Ce  prince  Oursakoff 
m'a  dit  alors  que  nous  étions  les  dupes  de  la  France.  Les  Lions  de 
Paris ,  inquiets  de  notre  ambassade ,  nous  avaient  fait  enfermer.  Sire, 
nous  étions  prisonniers. 

«  —  Où  pourrons -nous  trouver  les  Lions  de  Paris?  »  lui  ai -je 
demandé. 

«  Votre  Majesté  remarquera  la  finesse  de  ma  conduite.  En  effet, 
la  diplomatie  de  la  Nation  Lionne  ne  doit  pas  s'abaisser  jusqu'à  la  four- 
berie, et  la  franchise  est  plus  habile  que  la  dissimulation.  Cet  Ours, 
assez  simple,  devina  sur-le-champ  ma  pensée,  et  me  répondit  sans 
détours  que  les  Lions  de  Paris  vivaient  en  des  régions  tropicales  où 
l'asphalte  formait  le  sol  et  où  les  vernis  du  Japon  croissaient,  arrosés- 
par  l'argent  d'une  fée  appelée  conseil  général  de  la  Seine.  «  — .Allez  tou- 
jours devant  vous,  et  quand  vous  trouverez  sous  vos  pattes  des  marbres- 
blancs  sur  lesquels  se  lit  ce  mot  :  Seyssel  !  un  terrible  mot  qui  a  bu  de 
l'or,  dévoré  des  fortunes,  ruiné  des  Lions,  fait  renvoyer  bien  des  Tigres, 
voyager  des  Loups-Cerviers,  pleurer  des  Rats,  rendre  gorge  à  des  Sang- 
sues, vendre  des  Chevaux  et  des  Escargots!...  quand  ce  mot  flam- 
boiera ,  vous  serez  arrivé  dans  le  quartier  Saint-Georges  où  se  retirent 
ces  Animaux? 

«  —  Vous  devez  être  satisfait,  dis-je  avec  la  politesse  qui  doit  dis- 
tinguer les  ambassadeurs,  de  ne  point  trouver  votre  maison  qui  règne 
dans  le  Nord ,  les  Oursakoff,  ainsi  travestis  ? 

«  —  Pardonnez- moi,  reprit-il.  Les  Oursakoff  ne  sont  pas  plus  épargnés- 
que  vous  par  les  railleries  parisiennes.  J'ai  pu  voir,  dans  une  impri- 
merie, ce  qui  s'appelle  un  Ours  imitant  notre  majestueux  mouvement  de 
va-et-vient ,  si  convenable  à  des  gens  réfléchis  comme  nous  le  sommes- 
vers  le  Nord ,  et  le  prostituant  à  mettre  du  noir  sur  du  blanc.  Ces  Our& 
sont  assistés  de  Singes  qui  grappillent  des  lettres,  et  ils  font  ce  qu'ici  les- 
savants  nomment  des  livres,  un  produit  bizarre  de  l'Homme  que 
j'entends  aussi  nommer  des  bouquins,  sans  avoir  pu  deviner  le  rapport 
qui  peut  exister  entre  le  Gis  d'un  Bouc  et  un  livre,  si  ce  n'est  l'odeur* 
«  —  Quel  avantage  les  Hommes  trouvent-ils ,  cher  prince  Oursakoff,. 
à  prendre  nos  noms  sans  pouvoir  prendre  nos  qualités  ? 


VOYAGE  D;UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS.  327  < 

«  —  Il  est  plus  facile  d'avoir  de  l'esprit  en  se  disant  une  Bête  qu'en 
se  donnant  pour  un  Homme  de  talent!  D'ailleurs ,  les  Hommes  ont  tou- 
jours si  bien  senti  notre  supériorité  que,  de  tout  temps,  ils  se  sont  servis 
de  nous  pour  s'anoblir.  Regardez  les  vieux  blasons  :  partout  des  Ani- 
maux! » 

«  Voulant,  Sire,  connaître  l'opinion  des  cours  du  Nord  dans  cette 
grande  question ,  je  lui  dis  :  «  En  avez-vous  écrit  à  votre  gouver- 
nement ? 

«  —  Le  cabinet  Ours  est  plus  fier  que  celui  des  Lions,  il  ne  recon- 
naît pas  l'Homme. 

«  —  Prétendriez-vous,  vieux  glaçon  à  deux  pattes,  et  poudré  de 
neige,  que  le  Lion,  mon  maître,  n'est  pas  le  roi  des  Aniiùaux?  » 

'  «  L'Ours  blanc  prit,  sans  vouloir  répondre,  une  attitude  si  dédai- 
gneuse ,  que  d'un  bond  je  brisai  les  barreaux  de  mon  appartement.  Son 
Altesse,  attentive  à  la  querelle,  en  avait  fait  autant,  et  j'allais  venger 
l'honneur  de  votre  couronne ,  lorsque  votre  auguste  fils  me  dit  très-judi- 
cieusement qu'au  moment  d'avoir  des  explications  à  Paris  il  ne  fallait 
pas  se  brouiller  avec  les  puissances  du  Nord. 

«  Cette  scène  avait  eu  lieu  pendant  la  nuit,  il  nous  fut  donc  très-facile 
d'arriver  en  quelques  bonds  sur  les  boulevards ,  où ,  vers  le  petit  jour, 
nous  fûmes  accueillis  par  des  :  «  Oh  !  c'te  tête  !  —  Sont- ils  bien 
déguisés  !  —  Ne  dirait-on  pas  de  véritables  Animaux  !  » 


III 


Le  prince  Léo  est  à  Paris  pendant  le  carnaval.  —  Jugement  que  porte  Son  Alt>:s;c 

sur  ce  qu'elle  voit. 

DEUXIÈME    DÉPÊCHE. 

«  Votre  fils,  avec  sa  perspicacité  ordinaire,  devina  que  nous  étions 
en  plein  carnaval,  et  que  nous  pouvions  aller  et  venir  sans  aucun  dan- 
ger. Je  vous  parlerai  plus  tard  du  carnaval.  Nous  étions  excessivement 
embarrassés  pour  nous  exprimer  ;  nous  ignorions  les  usages  et  la  langue 
du  pays.  Voici  comment  notre  embarras  cessa.  » 

(Interrompue  par  le  froid  de  l'atmosphère.) 


328  VOYAGE  D'UN  LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 


PREMIÈRE  LETTRE  DD  PRINCE  LÉO  AU  ROI,  SON  PÈRE. 

«  Mon  cher  et  auguste  père, 

«  Vous  m'avez  donné  si  peu  de  valeurs,  qu'il  m'est  bien  difficile  de 
tenir  mon  rang  à  Paris.  A  peine  ai-je  pu  mettre  les  pattes  sur  les  boule-  . 
vards,  que  je  me  suis  aperçu  combien  cette  capitale  diffère  du  désert. 
Tout  se  vend  et  tout  s'achète.  Boire  est  une  dépense,  être  à  jeun  coûte 
cher,  manger  est  hors  de  prix.  Nous  nous  sommes  transportés,  mon 
Tigre  et  moi,  conduits  par  un  Chien  plein  d'intelligence,  tout  le  long  des 
boulevards,  où  personne  n3  nous  a  remarqués  tant  nous  ressemblions 
à  des  Hommes ,  en  cherchant  ceux  d'entre  eux  qui  se  disent  des  Lions. 
Ce  Chien,  qui  connaissait  beaucoup  Paris,  consentit  à  nous  servir  de 
guide  et  d'interprète.  Nous  avons  donc  un  interprète ,  et  nous  passons, 
comme  nos  adversaires,  pour  des  Hommes  déguisés  en  Animaux.  Si 
vous  aviez  su,  Sire,  ce  qu'est  Paris,  vous  ne  m'eussiez  pas  mystifié  par 
la  mission  que  vous  m'avez  donnée.  J'ai  bien  peur  d'être  obligé  quelque- 
fois de  compromettre  ma  dignité  pour  arriver  à  vous  satisfaire.  En  arri- 
vant au  boulevard  des  Italiens,  je  crus  nécessaire  de  me  mettre  à  la 
mode  en  fumant  un  cigare,  et  j'étemuai  si  fort,  que  je  produisis  une 
certaine  sensation.  Un  feuilletoniste,  qui  passait,  dit  alors  en  voyant 
ma  tête  :  «  Ces  jeunes  gens  finiront  par  ressembler  a  des  Lions.  » 

«  —  La  question  va  se  dénouer,  dis-je  à  mon  Tigre. 

«  —  Je  crois,  nous  dit  alors  le  Chien,  qu'il  en  est  comme  de 
l'immortelle  question  d'Orient,  et  que  le  mieux  est  de  la  laisser  long- 
temps nouée.  » 

«  Ce  Chien,  Sire,  nous  donne  à  tout  moment  les  preuves  d'une 
haute  intelligence  ;  aussi  vous  ne  vous  étonnerez  pas  en  apprenant  qu'il 
appartient  à  une  administration  célèbre,  située  rue  de  Jérusalem,  qu 
se  plaît  à  entourer  de  •  soins  et  d'égards  les  étrangers  qui  visitent  la 
France. 

«  Il  nous  amena,  comme  je  viens  de  vous  le  dire,  sur  le  boulevard 
des  Italiens;  là,  comme  sur  tous  les  boulevards  de  cette  grande  ville, 
la  part  laissée  à  la  nature  est  bien  petite.  Il  y  a  des  arbres,  sans  doute, 
mais  quels  arbres!  Au  lieu  d'air  pur,  de  la  fumée;  au  lieu  de  rosée, 
de  la  poussière  :  aussi  les  feuilles  sont-elles  larges  comme  mes  ongles. 

«  Du  reste,  de  grandeur,  il  n'y  en  a  point  à  Paris  :  tout  y  est 


VOYAGE  D'UN   LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 


329 


mesquin  ;  la  cuisine  y  est  pauvre.  Je  suis  entré  pour  déjeuner  dans  un 
café  où  nous  avons  demandé  un  cheval  ;  mais  le  garçon  a  paru  tellement 
surpris ,  que  nous  avons  profité  de  son  étonnement  pour  l'emporter,  et 
nous  l'avons  mangé  dans  un  coin.  Notre  Chien  nous  a  conseillé  de  ne 


pas  recommencer,  en  nous  prévenant  qu'un  pareille  licence  pourrait  nous 
mener  en  police  correctionnelle.  Cela  dit ,  il  accepta  un  os  dont  il  se 
régala  bel  et  bien. 

«  Notre  guide  aime  assez  à  parler  politique,  et  la  conversation  du 
drôle  n'est  pas  sans  fruit  pour  moi  ;  il  m'a  appris  bien  des  choses.  Je 
puis  déjà  vous  dire  que  quand  je  serai  de  retour  en  Léonie  je  ne  me 
laisserai  plus  prendre  à  aucune  émeute  ;  je  sais  maintenant  une  manière 
de  gouverner  qui  est  la  plus  commode  du  monde. 

4? 


330 


VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 


■CAFE 


Un  café. 


«  A  Paris,  le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas.  Si  vous  ne  comprenez 
pas  ce  système,  je  vais  vous  l'expliquer  :  On  rassemble  par  trois  à 
quatre  cents  groupes  tous  ceu\  des  honnêtes  gens  du  pays  qui  payent 
200  francs  d'impôts  en  leur  disant  de  se  représenter  par  un  d'eux.  On 
obtient  quatre  cent  cinquante-neuf  Hommes  chargés  de  faire  la  loi. 
Ces  hommes  sont  vraiment  plaisants  :  ils  croient  que  cette  opération 
communique  le  talent,  ils  imaginent  qu'en  nommant  un  Homme  d'un 
certain  nom,  il  aura  la  capacité,  la  connaissance  des  affaires;  qu'enfin 
le  mot  honnête  Homme  est  synonyme  de  législateur,  et  qu'un  Mouton 


.   VOYAGE  D'UN  LION  D'AFRIQUE  A  PARIS.  331 

devient  un  Lion  en  lui  disant  :  Sois-le.  Aussi  qu  arrive-t-il  ?  Ces  quatre 
cent  cinquante -neuf  élus  vont  s'asseoir  sur  des  bancs  au  bout 
d'un  pont,  et  le  roi  vient  leur  demander  de  l'argent  ou  quelques  usten- 
siles nécessaires  à  son  pouvoir,  comme  des  canons  et  des  vaisseaux. 
Chacun  parle  alors  à  son  tour  de  différentes  choses,  sans  que  per- 
sonne fasse  la  moindre  attention  à  ce  qu'a  dit  le  précédent  orateur. 
Un  Homme  discute  sur  l'Orient  après  quelqu'un  qui  à  parlé  sur  la 
pêche  de  la  Morue.  La  mélasse  est  une  réplique  suffisante  qui  ferme  la 
bouche  à  qui  réclame  pour  la  littérature.  Après  un  millier  de  discours 
semblables,  le  roi  a  tout  obtenu.  Seulement,  pour  faire  croire  aux 
quatre  cents  élus  qu'ils  ont  leur  parfaite  indépendance,  il  a  soin  de  se 
faire  refuser  de  temps  en  temps  des  choses  exorbitantes  demandées 
à  dessein. 

«  J'ai  trouvé,  cher  et  auguste  père,  voire  portrait  dans  la  résidence 
royale.  Vous  y  êtes  représenté  dans  votre  lutte  avec  le  Serpent  révolu- 
tionnaire, par  un  sculpteur  appelé  Barye.  Vous  êtes  infiniment  plus 
beau  que  tous  les  portraits  d'Hommes  qui  vous  entourent,  et  dont 
quelques-uns  portent  des  serviettes  sur  leurs  bras  gauches  comme  des 
domestiques,  et  d'autres  ont  des  marmites  sur  la  tête.  Ce  contraste 
démontre  évidemment  notre  supériorité  sur  l'Homme.  Sa  grande  imagi- 
nation consiste  d'ailleurs  à  mettre  les  fleurs  en  prison  et  à  entasser  des 
pierres  les  unes  sur  les  autres. 

«  Après  avoir  pris  ainsi  langue  dans  ce  pays  où  la  vie  est  presque 
impossible  et  où  Ton  ne  peut  poser  ses  pattes  que  sur  les  pieds  du 
voisin ,  je  me  rendis  à  un  certain  endroit  où  mon  Chien  me  promit  de 
me  faire  voir  les  bêtes  curieuses  auxquelles  Votre  Majesté  nous  a 
ordonné  de  demander  des  explications  sur  la  prise  illégale  de  nos  noms, 
qualités,  griffes,  etc. 

«  —  Vous  y  verrez  bien  certainement  des  Lions ,  des  Loups-Cerviers, 
des  Panthères,  des  Rats  de  Paris. 

«  —  Mon  ami,  de  quoi  peut  vivre  un  Loup-Cervier  dans  un  pareil 
pays? 

«  —  Le  Loup-Cervier,  sous  le  respect  de  Votre  Altesse ,  me  répon- 
dit le  Chien,  est  habitué  à  tout  prendre;  il  s'élance  dans  les  fonds  amé- 
ricains ,  il  se  hasarde  aux  plus  mauvaises  actions ,  et  se  fourre  dans  les 
passages.  Sa  ruse  consiste  à  avoir  toujours  la  gueule  ouverte,  et  le 
Pigeon,  sa  nourriture  principale,  y  vient  de  lui-même. 

«  —  Et  comment  ? 


332  VOYAGE  D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 

«  —  Il  paraît  qu'il  a  eu  l'esprit  d'écrire  sur  sa  langue  un  mot  talis- 
manique  avec  lequel  il  attire  le  Pigeon. 

«  —  Quel  est  ce  mot? 

«  —  Le  mot  bénéfice.  II  y  a  plusieurs  mots.  Quand  bénéfice  est  usé, 
il  écrit  dividende.  Après  dividende,  réserve  ou  intérêts...  les  Pigeons 
s'y  prennent  toujours. 

«  —  Et  pourquoi  ? 

«  —  Ah  !  vous  êles  dans  un  pays  où  les  gens  ont  si  mauvaise  opi- 
nion les  uns  des  autres,  que  le  plus  niais  est  sûr  d'en  trouver  un  autre 
qui  le  soit  encore  plus ,  et  à  qui  il  fera  prendre  un  chiffon  de  papier  pour 
une  mine  d'or...  Le  gouvernement  a  commencé  le  premier  en  ordonnant 
de  croire  que  des  feuilles  volantes  valaient  des  domaines.  Cela  s'appelle 
fonder  lé  crédit  public,  et  quand  il  y  a  plus  de  crédit  que  de  public, 
tout  est  fondu.  » 

«  Sire,  le  crédit  n'existe  pas  encore  en  Afrique,  nous  pouvons  y 
occuper  les  perturbateurs  en  construisant  une  Bourse.  Mon  détaché 
(car  je  ne  saurais  appeler  mon  Chien  un  attaché)  m'a  conduit,  tout  en 
m'expliquant  les  sottises  de  l'Homme ,  vers  un  café  célèbre  où  je  vis  en 
effet  les  Lions,  les  Loups-Cerviers,  Panthères  et  autres  faux  Animaux 
que  nous  cherchions.  Ainsi  la  question  s'éclaircissait  de  plus  en  plus. 
Figurez-vous,  cher  et  auguste  père,  qu'un  Lion  de  Paris  est  un  jeune 
Homme  qui  se  met  aux  pieds  des  bottes  vernies  d'une  valeur  de  trente 
francs,  sur  la  tête  un  chapeau  à  poil  ras  de  vingt  francs,  qui  porte  un 
habit  de  cent  vingt  francs,  un  gilet  de  quarante  au  plus  et  un  pantalon  de 
soixante  francs.  Ajoutez  à  ces  guenilles  une  frisure  de  cinquante  centimes, 
des  gants  de  trois  francs,  une  cravate  de  vingt  francs,  une  canne  de  cent 
francs  et  des  breloques  valant  au  plus  deux  cents  francs  ;  sans  y  com- 
prendre une  montre  qui  se  paye  rarement ,  vous  obtenez  un  total  de  cinq 
cent  quatre-vingt-trois  francs  cinquante  centimes  dont  l'emploi  ainsi 
distribué  sur  la  personne  rend  un  Homme  si  fier,  qu'il  usurpe  aussitôt 
notre  royal  nom.  Donc,  avec  cinq  cent  quatre-vingt-trois  francs  cin- 
quante centimes,  on  peut  se  dire  supérieur  à  tous  les  gens  à  talent  de 
Paris  et  obtenir  l'admiration  universelle.  Avez-vous  ces  cinq  cent  quatre- 
vingt-trois  francs,  vous  êtes  beau,  vous  êtes  brillant,  vous  méprisez  les 
passants  dont  la  défroque  vaut  deux  cents  francs  de  moins.  Soyez  un 
grand  poëte,  un  grand  orateur,  un  Homme  de  cœur  ou  de  courage,  un 
illustre  artiste,  si  vous  manquez  à  vous  harnacher  de  ces  vétilles,  on  ne 
vous  regarde  point.  Un  peu  de  vernis  mis  sur  des  bottes,  une  cravate  de 


VOYAGE   D'UN   LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 


333 


telle  valeur,  nouée  de  telle  façon,  des  gants  et  des  manchettes,  voilà 
donc  les  caractères  distinctifs  de  ces  Lions  frisés  qui  soulevaient  nos 
populations  guerrières.  Hélas!  Sire,  j'ai  bien  peur  qu'il  n'en  soit  ainsi 


Un  Lion  de  Paris. 


de  toutes  les  questions,  et  qu'en  les  regardant  de  trop  près  elles  ne 
s'évanouissent ,  ou  qu'on  n'y  reconnaisse  sous  le  vernis  et  sous  les  bre- 
telles un  vieil  intérêt,  toujours  jeune,  que  vous  avez  immortalisé  par 
votre  manière  de  conjuguer  le  verbe  Prendre! 

«  —  Monseigneur,  me  dit  mon  détaché  qui  jouissait  de  mon  étonne- 
ment  à  l'aspect  de  cette  friperie,  tout  le  monde  ne  sait  pas  porter  ces 


334  VOYAGE  D'UN.  LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 

habits  ;  il  y  a  une  manière ,  et  dans  ce  pays-ci  tout  est  une  question  de 
manière.  . 

"«  —  Eh  bien,  lui  dis-je,  si  un  Homme  avait  les  manières  sans  avoir 
les-  habits  ? 

«  —  Ce  serait  un  Lion  inédit ,  me  répondit  le  Chien  sans  se  déferrer. 
Puis,  Monseigneur,  le  Lion  de  Paris  se  distingue  moins  par  lui-même 
que  par  son  Rat,  et  aucun  Lion  ne  va  sans  son  Rat.  Pardon,  Altesse, 
si  je  rapproche  deux  noms  aussi  peu  faits  pour  se  toucher ,  mais  je  parle 
la  langue  du  pays. 

«  —  Quel  est  ce  nouvel  Animal  ? 

«  —  Un  Rat ,  mon  Prince  :  c'est  six  aunes  de  mousseline  qui  dan- 
sent, et  il  n'y  a  rien  de  plus  dangereux ,  parce  que  ces  six  aunes  de 
mousseline  parlent,  mangent,  se  promènent,  ont  des  caprices,  et  tant, 
qu'elles  finissent  par  ronger  la  fortune  des  Lions ,  quelque  chose  comme 
trente  mille  écus  de  dettes  qui  ne  se  retrouvent  plus  !  » 


TROISIÈME    DÉPÊCHE. 

«  Expliquer  à  Votre  Majesté  la  différence  qui  existe  entre  un  .Rat  et 
une  Lionne,  ce  serait  vouloir  lui  expliquer  des  nuances  infinies,  des 
distinctions  subtiles  auxquelles  se  trompent  les  Lions  de  Paris  eux- 
mêmes,  qui  ont  des  lorgnons!  Comment  vous  évaluer,  la  distance 
incommensurable  qui  sépare  un  châle  français,  vert  américain,  d'un 
châle  des  Indes  vert-pomme?  une  vraie  guipure  d'une  fausse,  une 
démarche  hasardeuse  d'un  maintien  convenable  ?  Au  lieu  des  meubles  en 
ébène  enrichis  de  sculptures  par  Janest  qui  distinguent  l'antre  de  la 
Lionne,  le  Rat  n'a  que  des  meubles  en  vulgaire  acajou.  Le  Rat,  Sire, 
loue  un  remise,  la  Lionne  a  sa  voiture;  le  Rat  danse,  et  la  Lionne  monte 
à  cheval  au  bois  de  Boulogne;  le  Rat  a  des  appointements  fictifs,  et  la 
Lionne  possède  des  rentes  sur  le  grand-livre;  le  Rat  ronge  des  fortunes 
sans  en  rien  garder ,  la  Lionne  s'en  fait  une  ;  la  Lionne  a  sa  tanière 
vêtue  de  velours ,  tandis  que  le  Rat  s'élève  à  peine  à  la  fausse  perse 
peinte.  N'est-ce  pas  autant  d'énigmes  pour  Votre  Majesté,  qui  de  litté- 
rature légère  ne  se  soucie  guère  et  qui  veut  seulement  fortifier  son  pou- 
voir? Ce  détaché,  comme  l'appelle  Monseigneur,  nous  a  parfaitement 
expliqué  comment  ce  pays  était  dans  une  époque  de  transition,  c'est-à- 
dire  qu'on  ne  peut  prophétiser  que  le  présent,  tant  les  choses  y  vont  vite. 


VOYAGE  D'UN   LION  D'AFRIQUE  A  PARIS. 


335 


L'instabilité  des  choses  publiques  entraîne  l'instabilité  des  positions  parti- 
culières. Évidemment  ce  peuple  se  prépare  à  devenir  une  horde.  Il 
éprouve  un  si  grand  besoin  de  locomotion ,  que,  depuis  dix  ans  surtout , 


Une  Lionne. 


eu  voyant  tout  aller  à  rien,  il  s'est  mis  en  marche  aussi  :  tout  est  danse 
et  galop  !  Les  drames  doivent  rouler  si  rapidement,  qu'on  n'y  peut  plus 
rien  comprendre  ;  on  n'y  veut  que  de  l'action.  Par  ce  mouvement  géné- 
ral, les  fortunes  ont  défilé  comme  tout  le  reste,  et,  personne  ne  se  trou- 
vant plus  assez  riche ,  on  s'est  cotisé  pour  subvenir  aux  amusements. 
Tout  se  fait  par  cotisation  :  on  se  réunit  pour  jouer,  pour  parler,  pour 
ne  rien  dire,  pQur  fumer,  pour  manger,  pour  chanter,  pour  faire  de  la 


336 


VOYAGE  D'UN  LION    D'AFRIQUE  A  PARIS. 


musique,  pour  danser;  de  là  le  club  et  le  bal  Musard.  Sans  ce  Chien, 
nous  n'eussions  rien  compris  à  tout  ce  qui  frappait  nos  regards. 

«  Il  nous  dit  alors  que  les  farces ,  les  chœurs  insensés ,  les  railleries 
et,  les  images  grotesques  avaient  leur  temple,  leur  pandémonium.  «  —  Si 


-m  Simm 


r  a 


■  c  ---7) 


Son  Altesse  veut  voir  le  galop  chez  Musard ,  elle  rapportera  dans  sa 
patrie  une  idée  de  la  politique  de  ce  pays  et  de  son  gâchis.  » 

«  Le  Prince  a  manifesté  si  vivement  son  désir  d'aller  au  bal,  que, 
bien  qu'il  fût  extrêmement  difficile  de  le  contenter ,  ses  conseillers  ne 


VOYAGÉ  D'UN   LION   D'AFtflQlE  A  PARIS. 


337 


purent  qu'obéir,  tout  en  sachant  combien  ils  s'éloignaient  de  leurs 
instructions  particulières  ;  mais  n'est-il  pas  utile  aussi  que  l'instruction  « 
yienne  à  ce  jeune  héritier  du  trône  ?  Quand  nous  nous  présentâmes  pour 
entrer  dans  la  salle,  le  lâche  fonctionnaire  qui  était  à  la  porte  fut  si 
effrayé  du  salut  que  lui  fit  monsieur  votre  fils,  que  nous  pûmes  passer 
sans  payer.  » 


DERNIERE    LETTRE    DU    JEUNE    PRINCE    A    SON    PERE. 


«  Ah  !  mon  père,  Musard  est  Musard,  et  le  cornet  à  piston  est  sa 
musique.  Vivent  les  débardeurs  !  Vous  comprendriez  cet  enthousiasme, 
si,  comme  moi,  vous  aviez  vu  le  galop  !  Un  poëte  a  dit  que  les  morts 
vont  vite ,  mais  les  bons  vivants  vont  encore  mieux  !  Le  carnaval ,  Sire , 
est  la  seule  supériorité  que  l'Homme  ait  sur  les  Animaux;  on  ne  peut  lui 

43 


338  VOYAGE  D'UN  LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 

contester  cette  invention  !  C'est  alors  que  Ton  acquiert  une  certitude  sur 
les  rapports  qui  relient  l'Humanité  à  l'Animalité,  car  il  éclate  alors  tant 
de  passions  animales  chez  l'Homme,  qu'on  ne  saurait  douter  de  nos 
affinités.  Dans  cet  immense  tohu-bohu  où  les  gens  les  plus  distingués  de 
cette  grande  capitale  se  métamorphosent  en  guenilles  pour  défiler  en 
images  hideuses  ou  grotesques,  j'ai  vu  de  près  ce  qu'on  appelle  une 
Lionne  parmi  les  Hommes,  et  je  me  suis  souvenu  de  cette  vieille  histoire 
d'un  Lion  amoureux  qu'on  m'avait  racontée  dans  mon  enfance,  et  que 
j'aimais  tant.  Mais  aujourd'hui  cette  histoire  me  parait  une  fable  ridicule. 
Jamais  Lionne  de  cette  espèce  n'a  pu  faire  rugir  un  vrai  Lion.  » 


IV 

Comment  le  prince  Léo  jugea  qu'il  avait  eu  grand  tort  de  se  déranger,  et  qu'il  eût  mieux 

fait  de  rester  en  Afrique. 

QUATRIÈME   DÉPÊCHE. 

«  Sire,  c'est  au  bal  Musard  que  son  Altesse  put  enfin  aborder  face  à 
face  un  Lion  parisien.  La  rencontre  fut  contraire  à  tous  les  principes  de 
reconnaissances  de  théâtre  ;  au  lieu  de  se  jeter  dans  les  bras  du  Prince, 
comme  l'aurait  fait  un  vrai  Lion,  le  Lion  parisien,  voyant  à  qui  il  avait 
affaire,  pâlit  et  faillit  s'évanouir.  Il  se  remit  pourtant  et  s'en  tira...  Par 
la  force  ?  me  direz-vous.  Non,  Sire,  mais  par  la  ruse. 

«  —  Monsieur,  lui  dit  votre  fils,  je  viens  savoir  sur  quelle  raison 
vous  vous  appuyez  pour  prendre  notre  nom. 

a  —  Fils  du  désert,  répondit  de  la  voix  la  plus  humble  l'enfant  de 
Paris,  j'ai  l'honneur  de  vous  faire  observer  que  vous  vous  appelez  Lion, 
et  que  nous  nous  appelons  Laianney  comme  en  Angleterre. 

«  —  Le  fait  est,  dis-je  au  prince,  en  essayant  d'arranger  l'affaire, 
que  Laianne  n'est  pas  du  tout  votre  nom. 

«  —  D'ailleurs,  reprit  le  Parisien,  sommes-nous  forts  comme  vous? 
Si  nous  mangeons  de  la  viande,  elle  est  cuite,  et  celle  de  vos  repas  est 
crue.  Vous  ne  portez  pas  de  bagues. 

«  —  Mais,  a  dit  Son  Altesse,  je  ne  me  paye  pas  de  semblables 
raisons. 

«  —  Mais  on  discute,  dit  le  Lion  parisien,  et  par  la  discussion  Ton 
s'éclaire.  Voyons.  Avez-vous  pour  votre  toilette  et  pour  vous  faire  la 
crinière  quatre  espèces  de  brosses  différentes  ?  Tenez  :  une  brosse  ronde 


VOYAGE  D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS.  339 

pour  les  ongles,  plate  pour  les  mains,  horizontale  pour  les  dents,  rude 
pour  la  peau,  à  double  rampe  pour  les  cheveux  !  Avez-vous  des  ciseaux 
recourbés  pour  les  ongles,  des  ciseaux  plats  pour  les  moustaches?  sept 
flacons  d'odeurs  diverses  ?  Donnez-vous  taût  par  mois  à  un  Homme  pour 
vous  arranger  les  pieds  ?  Savez-vous  seulement  ce  qu'est  un  pédicure  ? 
Vous  n'avez  pas  de  sous-pieds,  et  vous  venez  me  demander  pourquoi 
Ton  nous  appelle  des  Lions  !  Mais  je  vais  vous  le  dire  :  nous  sommes 
des  Laiannes,  parce  que  nous  montons  à  Cheval,  que  nous  écrivons  des 
romans,  que  nous  exagérons  les  modes,  que  nous  marchons  d'une 
certaine  manière,  et  que  nous  sommes  les  meilleurs  enfants  du  inonde. 
Vous  n'avez  pas  de  tailleur  à  payer  ? 

«  —  Non,  dit  le  prince  du  désert. 

«  —  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  nous  ?  Savez-vous 
mener  un  tilbury  ? 

«  —  Ne». 

«  —  Ainsi  vous  voyez  que  ce  qui  fait  notre  mérite  est  tout  à  fait 
contraire  à  vos  traits  caractéristiques.  Savez-vous  le  whist  ?  Connaissez- 
vous  le  jockey's-club  ? 

«  —  Non ,  dit  l'ambassadeur. 

«  —  Eh  bien,  vous  voyez,  mon  cher,  le  whist  et  le  chib,  voilà  les 
deux  pivots  de  notre  existence.  Nous  sommes  doux  comme  des  Mou- 
tons, et  vous  êtes  très-peu  endurants. 

«  —  Nierez-vous  aussi  que  vous  ne  m'ayez  fait  enfermer  ?  dit  le 
prince  que  tant  de  politesse  impatientait. 

«  —  J'aurais  voulu  vous  faire  enfermer  que  je  ne  l'aurais  pas  pu , 
répondit  le  faux  Lion  en  s'inclinant  jusqu'à  terre.  Je  ne  suis  point  le 
Gouvernement.  ' 

«  —  Et  pourquoi  le  Gouvernement  aurait-il  fait  enfermer  Son 
Altesse?  dis-je  à  mon  tour. 

«  —  Le  Gouvernement  a  quelquefois  ses  raisons,  répondit  l'enfant 
de  Paris,  mais  il  ne  les  dit  jamais.  » 

«  Jugez  de  la  stupéfaction  du  prince  en  entendant  cet  indigne  lan- 
gage. Son  Altesse  fut  frappée  d'un  iel  étonnement,  qu'elle  retomba  sur 
ses  quatre  pattes.  Le  Lion  de  Paris  en  proûta  pour  saluer,  faire  une 
pirouette  et  s'échapper. 

«  Son  Altesse,  Sire,  jugea  qu'elle  n'avait  plus  rien  à  faire  à  Paris, 
que  les  Bêtes  avaient  grand  tort  de  s'occuper  des  Hommes,'  qu'on  pouvait 
les  laisser  sans  crainte  jouer  avec  leurs  Rats,  leurs  Lionnes,  leurs  cannes, 


2ftO 


VOYAGE  D'UN   LION   D'AFRIQUE  A  PARIS. 


leurs  joujoux  dorés,  leurs  petites  voitures  et  leurs  gants;  qu'il  eût 
mieux  valu  qu'elle  restât  auprès  de  Yotre  Majesté,  et  qu'elle  ferait  bien 
de  retourner  au  désert.  » 

A  quelques  jours  de  là  on  lisait  dans  le  Sémaphore  de  Marseille  : 

«  Le  prince  Léo  a  passé  hier  dans  nos  murs  pour  se  rendre  à 
«  Toulon,  où  il  doit  s'embarquer  pour  l'Afrique.  La  nouvelle  de  la 
«  mort  du  roi,  son  père,  est,  dit-on,  la  cause  de  ce  départ  précipité.  » 

La  justice  ne  vient  pour  les  Lions  qu'après  leur  mort.  Le  journal 
ajoute  que  cette  mort  a  consterné  beaucoup  de  gens  en  Léonie,  et  qu'elle 
y  embarrasse  tout  le  monde.  «  L'agitation  est  si  grande  qu'on  craint  un 
«  bouleversement  général.  Les  nombreux  admirateurs  du  vieux  Lion  sont 
<(  au  désespoir.  Qu'allons-nous  devenir  ?  s'écrient-ils.  On  assure  que  le 
«  Chien  qui  avait  servi  d'interprète  au  prince  Léo ,  s'étant  trouvé  là  au 
«  moment  où  il  reçut  ces  fatales  nouvelles,  lui  donna  un  conseil  qui 
«  peint  bien  l'état  de  démoralisation  où  sont  tombés  les  Chiens  de  Paris  : 
«  —  Mon  prince,  lui  dit-il,  si  vous  ne  pouvez  tout  sauver,  sauvez  la 
«  caisse  !  »  ' 

«  Ainsi  voilà  donc,  dit  le  journal,  le  seul  enseignement  que  le  jeune 
«  prince  remportera  de  ce  Paris  si  vanté  !  Ce  n'est  pas  la  Liberté,  mais 
«  les  saltimbanques  qui  feront  le  tour  du  monde.  » 

Cette  nouvelle  pourrait  être  un  puff,  car  nous  n'avons  pas  trouvé  la 
dynastie  des  Léo  dans  l'Almanach  de  Gotha. 

De  Balzac. 


AU     LECTEUR 


Ami  lecteur,  nous  .voici  arrivés  sans  encombre  à  ïa  moitié  de  notre 
route.  m 

Suivez-nous  avec  confiance  dans  la  seconde  partie  de  notre  expédi- 
tion :  nous  ne  marchons  plus  en  voyageurs  inexpérimentés  et  sans  guide 
à  travers  des  pays  inconnus,  nous  savons  maintenant  où  nous  préten- 
dons vous  mener;  nous  connaissons  vos  goûts,  et  nous  pouvons  vous 
promettre,  sans  crainte  de  vous  tromper  et  de  nous  tromper,  de  véritables 
«wnts  et  de  véritables  merveilles.  La  plume  de  nos  correspondants  s'est 
aguerrie,  leur  nombre  s'est  augmenté;  nous  avons  gagné  en  toutes 
choses,  en  quantité  et  même  en  qualité,  et  nous  avons  à  vous  ofirir 
presque  des  trésors  ! 

Quant  à  Grandville,  sans  compter  qu'il  y  a  au  bout  de  son  crayon 
tles  portraits  et  des  scènes  où  vous  aurez  le  plaisir  de  retrouver  ceux  de 
vos  amis  et  de  vos  voisins  que  vous  n'avez  point  encore  vus,  et  où,  de 
leur  côté,  vos  amis  et  vos  voisins  auront  la  satisfaction  de  vous  recon- 
naître vous-même,  nous  crojons  devoir  vous  confier  qu'il  a  découvert 
une  nouvelle  manière  de  mettre  du  noir  sur  du  blanc  et  de  vous  être 
agréable,  à  vous,  cher  lecteur,  et  à  vous,  chère  lectrice,  qui  nous  l'êtes 
tant,  en  faisant  pour  vous  ce  qu'il  n'a  encore  fait  pour  personne.  — 
Vous  verrez  bien. 

Boùsôir  donc^  ami  lecteur;  rentrez  chez  vous,  tenez  pour  ce  soir 
votre  c'age  bien  fermée,  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver.  Les  nuits  les 
plus  paisibles  peuvent  finir  par  un  orage.  Qui  sait  si  nous  n'allons  pas 
dormir  sur  un  volcan?  Un  sage  l'a  dit  :  Les  révolutions  ne  dorment 
jamais  que  d'un  œil.  Quoi  qu'il  en  puisse  être,  dormez  bien,  faites  de 
bons  rêves,  et  à  demain. 

"Le  Singe,  le  Perroquet  et  le  Coq, 

Rédacteurs  en  chef. 

Pour  copie  conforme  : 

P.  J.  Stahl.s 


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Hnrsoir  donr,  ami  lecteur;    e  lirez  cluz 


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ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


345 


des  signes  qui  n'annoncent,  hélas!  rien  de  bon,  vinrent  nous  effrayer 
pour  les  destinées  de  notre  société  Animale. 

Au  moment  où  on  s'y  attendait  le  moins,  des  nuages  noirs  et  épais 
s'étaient  montrés  à  l'horizon,  et,  se  répandant  à  travers  le  ciel,  avaient, 
en  un  instant,  fait  du  jour  la  nuit. 

Nos  savants  astronomes ,  qui  déjà  sont  venus  à  bout  d'éclaircir  ce 
point  très-obscur  de  la  sidérologie ,  qui  consistait  à  démontrer  que  les 
jours  se  suivent  et  se  ressemblent,  saisirent  avec  empressement  cette 
occasion  de  faire  faire  un  nouveau  pas  à-  la  science,  et,  munis  de  leurs 
lunettes  d'approche,  ils  grimpèrent  sur  la  pointe  du  paratonnerre  dont  ils 
ont  ait  leur  observatoire. 


^—  MT 


Là,  aidçs  de  tout  ce  qu'une  expérience  consommée  ajoute  à  beau- 
coup de  sagacité  naturelle,  ils  étudièrent  pendant  plusieurs  heures  ces 
sombres  phénomènes  ;  mais  il  leur  fut  impossible  d'y  rien  comprendre  ; 
et  telle  est  la  conscience  de  ces  illustres  savants,  que,  de  peur  de  se 
tromper,  ils  ont  mieux  aimé  se  taire,  n'osant  hasarder  aucune  conjec- 
ture. —  Nous  attendons. 

Veuillent  les  Dieux  que  rien  ne  vienne  justifier  nos  appréhensions  ! 

44 


3&6 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


Paris,  le  «7  norembre  1941. 

Nous  recevons  de  l'Observatoire  l'avis  suivant  : 

«  Nous  savons  maintenant  à  quoi  nous  en  tenir  sur  la  nature  du 

«  phénomène  qui  nous  a  inquiétés.  Si  nos  calculs  ne  nous  trompent  pas, 

«  et  si  nous  sommes  bien  informés,  ces  nuages  ne  sont  rien  moins  qu'un 

«  innombrable  amas  de  Moucherons  et  autres  Insectes  armés  de  toutes 

«  pièces.  Cette  prise  d'armes  serait  le  résultat  d'un  vaste  complot  qui 

«  aurait    pour  but  de  renverser  l'ordre  de  choses  établi  dans  notre- 

«  première  assemblée.  La  conspiration  se  serait  ourdie  dans  un  coin  du 

«  Ciel.  Pourtant,  comme  les  Moucherons  n'ont  jamais  passé  pour  avoir 

«  des  opinions  politiques  bien  tranchées,  nous  espérons  pouvoir  démentir 

«  demain  la  nouvelle  que  nous  vous  donnons  aujourd'hui  comme  cer- 

«  taine.  —  En  tous  cas  :  Caveant  consules  !  Ne  vous  endormez  pas.  » 

Non,  nous  ne  dormirons  pas,  et  puisque  nous  avions  trop  préjugé 
de  la  sagesse  de  nos  frères ,  puisque  l'anarchie  veille ,  nous  veillerons 
avec  elle  et  contre  elle. 

Comme  première  mesure  d'ordre,  et  pour  satisfaire  au  vœu  général, 
nous  publierons  de  jour  en  jour,  d'heure  en  heure,  s'il  le  faut,  et  sous 
ce  titre  :  le  Moniteur  des  Animaux,  un  bulletin  des  événements  qui  se 
préparent,  de  façon  que  chacun  puisse  se  donner  le  petit  plaisir  d'ea 
causer  avec  ses  amis ,  et  de  les  commenter  à  sa  manière. 

Le  Singe,  le  Perroquet  et  le  Coq» 

Rédacteurs  en  cher. 


MONITEUR    DES    ANIMAUX 


Nous  l'avions  prévu.  Les  nouvelles  que  nous  avions  reçues  de' 
l'Observatoire  sont  aujourd'hui  confirmées.  Des  désordres  graves  et  qui 
ont  le  caractère  d'une  véritable  sédition  ont  éclaté  cette  nuit.  Une  petite 
poignée  de  factieux ,  détachés  au  nombre  de  trois  cent  mille  environ  du 
corps  d'armée  principal ,  et  commandés  par  une  certaine  Guêpe  connue 
pour  l'exaltation  de  ses  principes,  vient  de  s'abattre  sur  le  faîte  du  laby- 
rinthe. L'intention  hautement  avouée  des  factieux  est  d'exciter  la  Nation 
Animale  à  la  révolte  et  d'obtenir,  le  glaive  en  main,  ce  qu'il  leur  plaît 
d'appeler  une  réforme  générale. 

Quelques  Mouches  sensées  ont  vainement  essayé  de  rappeler  cette 
troupe  égarée  à  de  meilleurs  sentiments. 


-,  A<* 


Leur  voix  a  été  méconnue.  Quoi  qu'il  arrive,  nous  saurons  tenir  tête 
à  l'orage,  et  nous  espérons,  avec  l'aide  des  Dieux,  repousser  ces 
odieuses  tentatives.  «  Les  troubles,  a  dit  Montesquieu,  ont  toujours 
affermi  les  empires.  » 


Le  capitaine  de  nos  gardes  ailés,  le  seigneur  Bourdon,  n'a  pu 
réussir  à  disperser  les  factieux.  II  a  cru,  avec  raison,  devoir  reculer 
devant  l'effusion  de  sang,  et  s'est  contenté  de  couper  les  vivres  et  la 
retraite  aux  insurgés  qui,  dans  quelques  heures,  auront  à  subir  les 
horreurs  de  la  faim.  Cette  humanité  du  seigneur  Bourdon  mérite  les  plus 
grands  éloges.  Les  révoltés,  s'étant  barricadés  sous  le  chapiteau  du 
labyrinthe  avec  des  feuilles  mortes  et  des  brins  d'herbe  sèche,  sont, 


3Ù8  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

dit-on ,  en  mesure  de  soutenir  un  siège  régulier.  L'espace  occupé  par  eux 
est  d'au  moins  dix-huit  pouces  en  largeur  sur  dix  de  profondeur. 


Les  bruits  les  plus  contradictoires  se  croisent  et  se  succèdent.  On  a 
été  jusqu'à  nous  accuser,  par  une  ridicule  interprétation  de  notre  précé- 
dente citation  de  Montesquieu,  d'avoir  sous  main  fomenté  la  révolte. 
«  Les  tyrans,  a  dit  un  des  plus  fougueux  orateurs  de  la  troupe,  craignent 
toujours  que  leurs  sujets  soient  d'accord.  »  Que  répondre  à  de  pareilles 
absurdités  ?  Si  les  chefs  d'une  nation  n'avaient  à  craindre  que  l'accord 
de  leurs  sujets ,  ils  pourraient  dormir  tranquilles. 


On  assure  que  les  Moucherons  révoltés  cherchent  à  organiser  l'agi- 
tation sur  tous  les  points.  Un  d'eux,  le  Clairon,  musicien  habile,  a 
improvisé  une  marche  guerrière  intitulée  le  Rappel  des  Moucherons. 


Nous  entendons  d'ici  les  accents  de  cette  musique  impie ,  dont  les 
sons  nous  arrivent  à  la  fois  de  toutes  les  hauteurs  de  Paris,  le  Panthéon, 
le  Val-de-Grâce ,  la  tour  Saint-Jacques-la-Boucherie,  la  Salpêtrière,  le 
Père-Lachaise ,  les  colonnes  de  la  barrière  du  Trône  et  les  buttes  Mont- 
martre ,  sur  lesquelles  des  émissaires  ont  été  envoyés  par  les  chefs  du 
mouvement.  Quelques  prisonniers  ont  été  faits,  mais  il  a  été  impossible 
de  les  faire  parler.  «  Nous  sommes  blancs  comme  neige,  ont-ils  dit  ; 
nous  ne  savons  pas  pourquoi  nous  sommes  arrêtés,  mais] c'est  égal, 
prenez  nos  têtes  !  —  Vos  têtes ,  Messieurs ,  qu'en  ferions-nous  ?  Que 
peut-on  faire  de  la  tête  d'un  Moucheron  ?  » 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


349 


Pourtant  nous  examinerons  cette  proposition. 


Les  prétentions  des  rebelles  sont  maintenant  connues.  L'intérêt 
général  a  servi  de  prétexte  à  des  ambitions  personnelles  et  à  des  haines 
particulières.  C'est  d'une  révolution  littéraire  qu'il  s'agit  :  on  veut  nous 
forcer  à  donner  notre  démission  !  !  !  Si  nous  refusons ,  on  nous  menace 
d'une  concurrence  :  —  nous  ne  la  craignons  pas.  —  Mandataires  de 
tous,  nous  n'abandonnerons  pas  le  poste  qui  nous  a  été  confié  :  on  ne 
nous  arrachera  notre  place  et  notre  traitement  qu'avec  la  vie.  Le  bien 
public  nous  réclame ,  c'est  à  lui  seul  que  nous  nous  devons. 

Mais  que  nous  reproche-t-on  ?  Avons-nous  été  injustes  ou  partiaux  ? 
N'avons-nous  pas  suivi  notre  programme  et  imprimé  tout  au  long  ce 
qu'on  a  bien  voulu  nous  envoyer,  sans  préférence,  sans  choix,  aveuglé- 
ment, comme  doit  le  faire  tout  bon  rédacteur  en  chef?  N'avons-nous 
pas  des  papiers  par-dessus  la  tête  ?  de  l'encre  jusqu'aux  coudes  et  à 
nii-jambes?  Si  nous  n'avons  pas  bien  fait,  enfin,  a-t-il .  tenu  à  nous 
que  nous  ne  fissions  un  chef-d'œuvre? 


Le  chef  de  l'insurrection  est  un  Scarabée  !  le  Scarabée  Hercule  ! 
Le  beau  nom  ! 


._ 


350  ENCORE   UNE  RÉVOLUTION!, 


Connaissiez-vous  le  Scarabée  Hercule?  Nous  mépriserions  des 
attaques  parties  de  si  bas,  si  nous  ne  savions  que  la  faiblesse  elle-même 
a  son  aiguillon,  et  que  l'espace  que  parcourt  son  dard  lui  appartient. 

C'est  donc  dans  une  intention  dont  chacun  appréciera  les  motifs 
que  nous  avons  ordonné  les  mesures  suivantes  : 

«  1°  La  tête  du  Scarabée  Hercule  est  mise  à  prix.  Une  récompense 
honnête  sera  donnée  à  celui  qui  nous  le  livrera  mort  ou  vif  (nous 
l'aimons  mieux  mort). 

<(  2°  Il  sera  procédé  immédiatement  à  une  levée  de  troupes  extraor- 
dinaire ,  et  bientôt  nous  aurons  à  opposer  aux  rebelles  neuf  cent  mille 
Mouches,  parfaitement  équipées,  qui  auront  à  combattre  la  révolte  dans 
les  plaines  de  l'air  ou  de  la  terre,  partout  enfin  où  l'ordre  sera  menacé. 

«  3°  Messieurs  les  commissaires  de  police  devront  toujours  avoir 
dans  leur  poche  une  écharpe,  et  même  deux  écharpes,  si  leurs  moyens 
le  leur  permettent. 

.  «  4°  Les  rassemblements  qui  se  composeraient  de  plus  d'un  Animal 
seraient  dispersés  par  la  force;  cet  avis  concerne  plus  particulièrement 
les  Autruches,  les  Canards  et  autres  Animaux  socialistes  qui  ont  la 
manie  de  se  réunir  en  groupes. 


5»r 

>.v=^  — - 


«  5°  Nous  engageons  tous  les  Animaux  honnêtes  à  rester  chez  eux , 
à  ne  pousser  aucun  cri,  à  se  coucher  tôt,  à  se  lever  tard  et  à  ne  rien 
voir  ni  entendre.  Une  pareille  conduite  prouvera  aux  factieux  combien 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION!  351 

leurs  projets  trouvent  peu  de  sympathie  dans  la  partie  éclairée  de  la 
population  Animale.  » 


Un  Cerf-Volant  nous  a  été  envoyé  en  parlementaire  ;  nous  avons 
daigné  l'écouter  et  lui  répondre.  «  Vous  avez  parlé,  nous  a-t-il  dit,  il 
n'y  en  a  eu  que  pour  vous;  à  chacun  son  tour.  Nous  sommes  trente- 
trois  millions  là-bas,  tous  extrêmement  las  de  ne  faire  aucun  bruit  dans 
le  monde.  Nous  voulons  tous  parler  et  tous  écrire.  L'égalité  est-elle  un 
droit,  oui  ou  non? 

#  —  Qu'est-ce  qu'un  droit  ?  lui  répondit  un  vieux  Corbeau  que  nos 
lecteurs  connaissent;  summum  jus,  summa  injuria;  si  vous  voulez  tous 
parler,  tous  les  in-folio  du  monde  n'y  suffiront  pas,  dût  chacun  de  vous 
se  contenter  d'écrire  pour  sa  part,  non  une  page,  mais  une  ligne,  mais 
un  mot,  mais  une  lettre,  mais  une  virgule  et  moins  encore.  » 

Cette  réflexion  si  judicieuse  fut  naturellement  trouvée  absurde. 

«  Laissez  donc,  dit  le  Cerf- Volant  ;  que  ne  dites-vous  tout  de  suite 
que  le  Dieu  des  Scarabées  n'a  pas  fait  assez  de  terre,  et  de  ciel,  et  de 
lumière,  et  de  feuilles  d'arbres,  et  même  de  feuilles  de  papier,  pour. que 
chacun  en  ait  sa  part  sur  cette  terre?  Du  moment  où  il  est  juste  que  tout 
le  monde  puisse  écrire,  cela  doit  être  possible.  » 

0  folie  !  va  où  tu  voudras,  ton  triomphe  est  assuré  ! 


Hélas  !  la  guerre  civile  s'avance  vers  nos  vallées  paisibles  ;  l'esprit  de 
révolte  a  passé  des  Insectes  aux  Oiseaux  et  des  Oiseaux  aux  Quadru- 
pèdes. L'alarme  est  partout.  Les  portes  des  cages  ont  dû  être  fermées, 
ce  qui  est  particulièrement  désagréable  aux  Animaux  qui  se  plaisent  à 
prendre  l'air  sur  le  pas  de  leur  porte  pour  savoir  ce  qui  se  passe  dans 


352  '      ENCORE   UNE  REVOLUTION! 

les  cages  voisines.  Qu'on  se  rassure  pourtant,  nous  connaissons  la 
sainteté  de  notre  mission ,  et  nous  saurons  la  remplir  tout  entière.  Les 
Oibs  n'ont  point  encore  abandonné  la  garde  du  Capitole. 


Un  nouvel  appel  a  été  fait  aux  mécontents,  et  nous  apprenons  que 
les  Chattes  françaises  se  sont  définitivement  déclarées  contre  nous. 
Leur  adhésion  à  la  révolte  a  été  longtemps  incertaine  ;  entre  le  oui  et  le 
non  d'une  Chatte  française ,  il  n'y  a  *pas  de  place  pour  la  pointe  d'une 
aiguille.  Elles  ont  été  entraînées  par  une  des  leurs,  qui  ne  nous  a  pas 
pardonné  d'avoir  accordé  la  parole  à  une  Chatte  anglaise  dans  un  livre 
français.  Si  ce  qu'on  nous  dit  est  vrai ,  cette  maîtresse  Chatte  aurait 
forcé  son  honnête  mari,  qui  avait  toujours  passé  pour  être  le  plus  saint 
homme  de  Chat  du  quartier,  k  se  mettre  à  la  tête  des  mécontents  de 
son  espèce.  Elle-même  va,  dit-on,  de  l'un  à  l'autre,  exaltant  les  modé- 
rés et  miaulant  avec  les  exaspérés  une  espèce  de  Marseillaise  où  il  n'est 
nullement  question  de  la  patte  de  velours  de  la  paix.  Elle  ne  s'adresse 
pas  seulement  aux  Chats,  mais  bien  aux  Chattes,  ses  sœurs,  qu'elle 
invite  à  suivre  son  exemple  :  «  Vous  que  votre  sexe  semble  éloigner  des 
affaires  politiques,  dit-elle,  faites  appel  à  vos  maris,  à  vos  frères,  à  vos 
amis,  à  vos  fiancés1  !  Qu'aucune  partie  de  plaisir  sur  les  toits  du  voisi- 
nage où  dans  les  gouttières  des  serres  chaudes  ne  vous  arrête... 
N'épargnez  rien,  et  ne  craignez  rien,  on  vous  foulera,  on  vous  écra- 
sera, qu'importe  !..  » 


On  l'a  dit ,  le  mauvais  exemple  vient  toujours  d'en  haut.  Les  révoltés 
n'étaient  que  des  instruments  entre  les  mains  de  personnages  haut  placés. 
Qui  l'eût  cru  pourtant?  C'est  I'Élephant,  un  des  Animaux  les  plus  consi- 
dérables et  les  plus  considérés  du  Jardin ,  qui  n'a  pas  craint  de  compro- 
mettre sa  gravité  dans  une  pareille  affaire.  —  Vous  êtes  bien  gros, 
Monseigneur,  pour  conspirer.  Ne  voyez-vous  pas  qu'on  prend  pour 
dupe  Votre  Grosseur,  et  vous  convient-il  d'apprendre  que  celui  qui  vous 
met  en  mouvement  c'est  le  Renard  ? 

1  Lettres  de  Londres,  par  J.  L***. 


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ENCORE  UNE, RÉVOLUTION! 


333 


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Animaux  !  retenez  bien  ceci  :  il  ne  faut  pas  plus  juger  d'un  Renard 
par  ses  paroles,  que- d'un  Cheval  par  la  bride. 


45 


35û  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

  la  bonne  heure,  les  révoltés  jouent  cartes  sur  table  et  brûlent 
leurs  vaisseaux  ;  rien  ne  manque  à  cette  insurrection  :  dans  leur  stupide 
confiance,  les  coupables  se  chargent  de  nous  fournir  eux-mêmes  les 
preuves  des  crimes  dont  ils  auront  à  rendre  compte  un  jour.  Les  révoltés 
ont  répondu  à  notre  journal  par  un  autre  journal*  Mais  quel  journal  !  le 
nôtre  est  plus  grand  de  moitié. 

Nous  empruntons  au  premier  numéro  de  la  feuille  anarchique,  le 
Journal  libre  (est-ce  que  le  nôtre  ne  Test  pas  ?) ,  la  pièce  suivante,  qui 
nous  initie  aux  plus  secrets  détails  de  la  conspiration.  Le  bon  sens  de 
nos  lecteurs  fera  justice  des  abominables  théories  de  ces  ennemis  du 
repos  public.  Nous  ne  changeons  pas  un  mot  à  ce  curieux  document , 
auquel  nous  nous  réservons  de  répondre. 


LE    JOURNAL    LIBRE 


REVUE     DE     LA     RÉFORME     ANIMALE 


Les  amis  de  la  liberté  se  sont  rassemblés  hier  dans  le  Cabinet  d'histoire 
naturelle.  C'est  dans  les  vastes  salles  des  empaillés  qu'a  eu  lieu  cette  réunion 
préparatoire. 

11  était  très-tard.  Le  signal  donné,  les  conjurés  entrèrent  les  uns  après  les 
autres,  puis,  s'étant  salués  du  geste  sans  mot  dire,  ils  allèrent  se  ranger  silen- 
cieusement dans  les  sombres  galeries,  à  côté  des  froides  reliques  de  leurs  aïeux, 
que  Ton  eût  dit  autant  de  fantômes  assoupis. 

11  semblait  que  le  silence  eût  fait  un  désert  de  ces  vastes  catacombes. 
L'immobilité  était  telle,  qu'on  ne  pouvait  distinguer  les  morts  des  vivants. 

L'Éléphant,  1' Aigle,  le  Buffle  et  le  Bison  arrivèrent,  chacun  de  son  côté, 
comme  si  une  invisible  puissance  les  eût  fait  apparaître  tout  à  coup.  Pour  qui 
ignore  que  l'amour  de  la  liberté  transporterait  des  montagnes,  la  présence  de  ces 
*  nobles  Animaux  dans  ces  hautes  galeries  eût  été  inexplicable. 

Quand  la  réunion  fut  complète,  le  Bison  prit  la  parole  en  ces  termes  : 

«  Frères,  dit  l'orateur,  en  regardant  l'un  après  l'autre  tous  ceux  qui  se  trou- 
vaient là,  nous  n'avons  encore  rien  dit,  et  pourtant  nous  savons  tous  pourquoi 
nous  sommes  ici. 

«  Disonsrle  donc,  puisque  aussi  bien  nous  sommes  tiers  de  le  penser  :  nous 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION!  355 

sommes  ici  pour  conspirer,  pour  défaire  aujourd'hui  ce  que  nous  avons  mal  fait 
il  y  a  un  an,  et  pour  aviser  à  mieux  faire;  pour  abaisser,  pour  abattre  ceux  que 
nous  avons  élevés;  pour  agiter  enfin  la  Nation  Animale  au  nom  de  la  révocation 
des  rédacteurs. 

a  Je  le  déclare  :  il  ne  nous  reste  qu'une  ressource,  c'est  le  renvoi  des  rédac- 
teurs... Hourra  pour  le  renvoi  ! 

—  Tonnerre  d'applaudissements.  — 

«  Frères,  il  faut  que  les  mots  aillent  où  va  la  pensée;  —  et  si- désolant  qu'il 
soit  pour  vous  de  l'entendre  et  pour  moi  de  le  dire,  je  le  dirai  et  vous  l'enten- 
drez :  tout  ce  qui  existe  n'est  bon  qu'à  aller  en  ruine,  et  ce  serait  mieux  s'il 
n'existait  rienl...  Que  nous  a  servi  ce  qu'on  nous  a  fait  faire?  Ce  livre  publié,. 
dîtes,  à  quoi  a-t-il  servi? 

—  Tous  :  «  A  rien  !  à  rien  !»  — 

«  Cette  lice  où  chacun  devait  entrer,  le  plus  humble  comme  le  plus  grand, 
pourquoi  ne  l'a-t-on  ouverte  qu'aux  plaintes  isolées  d'un  petit  nombre,  sinon 
pour  éloigner  de  la  tribune  nationale  les  cris  de  la  détresse  universelle?  Ils  n'ont 
travaillé  que  pour  eux.  —  Ils  n'ont  songé  qu'à  eux  ;  —  et  quand  ils  se  sont  vus 
puissants,  ils  ont  dit  :  —  Tout  est  bien. 

«  Que  nous  revient-il  de  leur  puissance?  Notre  terre  à  nous  a-t-elle  cessé 
d'être  une  vallée  de  larmes? 

—  Le  Cerf,  I'Élan  et  le  Veau  :  «  Non!  non!  »  —  ' 

«  Frères,  on  a  étouffé  les  voix  généreuses  qui  ont  voulu  s'élever  en  faveur 
de  la  réforme  bête-unitaire. 

«  Frères,  notre  régénération  sociale  n'a  pas  fait  un  pas  depuis  l'immortelle 
nuit  où  les  premiers  efforts  de  notre  liberté  naissante  ont  été  salués  par  les 
acclamations  de  la  terre  tout  entière. 

«  Frères ,  nos  rédacteurs  en  chef  ont  trahi  leur  mandat  !  ils  nous  ont 
vendus!  vendus  aux  Hommes! 

—  Tous  :  «  C'est  vrai!  c'est  vrai!  on  nous  a  vendus  !  »  — 

«  Vendus  aux  Hommes!  !  !  Mais  laissons  là  les  Hommes  ;  les  Hommes  ne  sont 
aujourd'hui  que  nos  seconds  ennemis.  Nos  vrais  ennemis,  les  plus  dangereux,  ce 
sont  nos  rédacteurs  ! 

«  Point  de  grâce  pour  ces  traîtres  qui,  pour  une  caresse  de  leur  gardien, 
pour  une  misérable  subvention  en  pommes  vertes ,  en  coquilles  de  noix  et  en 
croûtes  de  pain  sec ,  ont  trahi  la  cause  sacrée  de  l'émancipation  des  bêtes  !  A  qui 
devons-nous  d'être  encore  où  nous  sommes?  où  retournerons-nous  ce  soir? 
Sera-ce  dans  nos  libres  déserts,  ou  dans  nos  étroites  prisons?  » 


356 


ENCORE  UNE   RÉVOLUTION! 


Le  Bison.  —  «  Où  retournerons-nous  ce  soir?  »  — 


—  Le  Tigre,  d'une  voix  sombre  :  «  Ce  ne  sera  pus  dans  nos  libres  déserts!  q  — 
—  Tocs  en  chœur  :  «  Hélas!  hélas!  hélas!  »  — 

«  Les  nuages  seront-ils  notre  toit,  et  la  terre  notre  oreiller?  Non.  Nous  cou- 
cherons sur  la  paille  humide  des  cachots. 

—  «  Hélas l  hélas!  »  — 

«  Nous  y  pourrirons...  Nous  y  mourrons...  Je  vous  le  dis  en  vérité,  nous 
tous  qui  sommes  ici,  nous  mourrons  dans  les  fers.  Que  nous  accordera-t-on 
quand  nous  ne  serons  plus,  quand  on  nous  aura  rongés  jusqu'aux  os?  » 

—  Le  Chœur  :  «  O  douleur!  douleur!  »  — 

Alors  l'orateur  se  tournant  vers  les  squelettes  conservés  de^dix  mille  géné- 
rations d'Animaux  : 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION!  357 

«  Restes  de  nos  pères!  s'écrie-t-il  :  vous  qui  avez  vécu,  répondez,  mânes 
désolés;  étiez-vous  donc  sortis  des  mains  du  Créateur  pour  mourir  où  vous  êtes? 

«  L'Animal  est-il  fait  pour  être  empaillé  et  mis  sous  verre  comme  une  curio- 
sité, ou  pour  rentrer  noblement,  après  avoir  accompli  sa  destinée,  dans  le  sein 
de  la  terre,  sa  mère,  selon  le  vœu  de  la  nature? 

u  Nous  tous,  sauvages  enfants  de  la  plaine  ou  de  la  montagne,  devions-nous 
donc  vivre  un  jour  la  corde  au  cou,  entre  quatre  planches,  et  dîner  à  heure  fixe 
d'un  dîner  tiré  d'un  buffet? 

u  Frères,  les  plaintes  ne  soulagent  pas  un  cœur  oppressé  :  à  quoi  bon  se 
plaindre?  Nos  plaintes,  qui  les  a  entendues? 

«  Frères,  avez-vous  renoncé  à  échapper  aux  Hommes?  Vous  laisserez-vous 
arrêter  à  moitié  chemin  par  la  trahison  ? 

—  Le  Chamois  :  «  Plutôt  les  avalanches  que  les  Hommes  méchants!  »  — 

«  Frères,  nous  sommes  forts,  et  la  liberté  sourit  aux  braves.  Heureux 
F  Animal  qui  ne  dépend  de  personne. 

«  Frères,  le  plus  fort,  c'est  celui  qui  ne  craint  rien. 

«  Frères,  quand  les  lois  ne  commandent  plus  au  peuple,  il  faut  que  le 
peuple  commande  aux  lois. 

a  Frères,  la  liberté  enfante  des  colosses;  mais  que  faire  d'une  loi  qui  d'un 
Aigle  fait  un  Oison,  et  d'un  Lion  un  bavard  ? 

«  Frères,  dût  la  société  tomber  en  poussière,  il  faut  détruire  cette  loi  mau- 
vaise. » 

S'il  faut  en  croire  le  complaisant  rédacteur  de  cette  pompeuse  rela- 
tion, l'effet  dé  ce  discours  fut  prodigieux.  Nous  ne  répondrons  qu'à-un 
seul  point  de  ce  merveilleux  dithyrambe.  Vous  dites  donc,  citoyen  Bison, 
que  nous  vous  avons  trahis,  que  nous  vous  avons  vendus!...  Oui  nous 
vous  avons  vendus ,  et  nous  en  sommes  fiers  ;  nous  vous  avons  vendus 
à  20,000  exemplaires!  En  eussiez-vous  su  faire  autant?  N'est-ce  pas 
grâce  à  nous  que  vous  avez  commencé  à  valoir  quelque  chose  ? 

Le  doyen  du  Jardin  des  Plantes,  un  vénérable  Buffle,  dont  nous 
aimons  la  personne  et  dont  nous  estimons  le  caractère ,  sans  partager 
cependant  toutes  ses  opinions ,  prit  alors  la  parole  et  répondit  en  ces 
termes  au  discours  du  Bison,  son  cousin  : 

«  Mes  enfants,  dit  le  vieillard,  je  suis  le  plus  vieil  esclave  de  ce  jardin.  J'ai 
le  triste  honneur  d'être  votre  doyen,  et  des  jours  si  éloignés  de  ma  jeunesse  je  me 
souviendrais  à  peine,  si  l'on  pouvait  oublier  qu'on  a  été  libre,  si  peu  libre  qu'on 
ait  été.  Mes  enfants ,  c'est  en  vain  que  trente  ans  d'esclavage  pèsent  sur  mes 


358  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

vieilles  épaules  :  quel  que  soit  mon  âge,  je  me  sens  rajeunir  à  la  pensée  que  le. 
jour  de  la  liberté  viendra. 

—  Bravos  prolongés.  — 

«  Je  parle  de  votre  liberté,  mes  enfants,  et  non  de  la  mienne,  car  mes  yeux 
se  fermeront  avant  que  le  soleil  ait  éclairé  un  jour  si  beau  :  esclave  j'ai  vécu, 
esclave  je  mourrai  ! 

—  «  Non!  non!  s'écria-t-on  de  tous  côtes,  vous  ne  mourrez  point!  »  — 

«  Mes  bons  amis ,   reprit  le  vieillard ,  il  ne  serait  pas  en  votre  pouvoir 

d'ajouter  une  heure  à  ma  vie.  Mais  qu'importe?  ce  n'est  pas  de  ceux  qui  partent, 

c'est  de  ceux  qui  restent  qu'il  faut  s'inquiéter;  ce  n'est  pas  la  liberté  d'un  seul 

•  ou  de  quelques-uns,  c'est  la  liberté  de  tous  qui  m'est  chère,  et  c'est  au  nom  de 

cette  précieuse  liberté  de  tous  que  je  vous  conjure  de  rester  unis. 

—  Rumeur  en  sens  divers.  — 

«  Mes  enfants,  ne  vous  arrachez  pas,  ne  vous  disputez  pas  les  misérables 
lambeaux  du  pouvoir.  Quand  vous  aurez  changé  votre  cheval  borgne  contre  un 
aveugle,  croyez-vous  que  les  choses  en  iront  mieux?  Pensez  aux  petits,  aux 
classes  faibles  et  dépouillées  qui  souffrent  de  toutes  ces  divisions,  et  dites-vous, 
dites-vous  à  toute  heure  du  jour,  que  le  bien  ne  saurait  s'acheter  au  poids  d'un 
si  grand  mal  :  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  puissance  pour  quelques-uns 
d'entre  vous,  qu'est-ce  à  côté  de  la  paix  entre  frères,  et  de  l'union  de  tous?  » 

La  fin  de  ce  discours  fut  écoutée  avec  froideur;  le  respect  qu'on  avait 
pour  l'orateur  empêcha  seul  toute  manifestation  contraire.  Le  vieux 
Buffle  vit  bien  qu'il  n'avait  convaincu  personne.  «  La  guerre  civile 
mène  au  despotisme,  et  non  à  la  liberté,  »  dit  le  sage  vieillard  en 
reprenant  tristement  sa  place. 

«  Sommes-nous  au  sermon?  »  s'écria  le  Loup-Cervier. 

II  va  sans  dire  que  Messieurs  les  conjurés  ne  s'arrêtèrent  pas  en  si 
beau  chemin.  Il  n'y  a  jamais  tant  d'orateurs  que  quand  les  affaires  vont 
mal.  Après  les  discours  du  Bison  et  du  Buffle  ,  vint  celui  du  Sanglier, 
qui  parla  tant  qu'il  eut  de  la  voix,  «  et  avec  une  telle  éloquence,  dit  le 
Journal  de  la  Réforme,  que  notre  sténographe  lui-même,  partageant 
l'émotion  générale ,  se  trouva  hors  d'état  de  tenir  la  plume.  » 

Nous  en  restons  là  de  nos  citations,  et  si  Messieurs  les  révoltés 
veulent  bien  nous  le  permettre,  nous  allons  compléter  ce  récit  avec  des 


r 


ENGORE  UNE  RÉVOLUTION!  ~        359 

détails  authentiques  que  nous  tenons  d'un  Furet  de  nos  amis  qui  s'était 
imprudemment  laissé  entraîner  à  cette  réunion  dont  il  avait  été,  du  reste, 
bien  loin  de  prévoir  le  but  : 

Pendant  trois  heures,  et  sans  respect  pour  le  lieu  où  Ton  se  trou- 
vait, sans  respect  pour  les  morts,  les  salles  tremblèrent  sous  un  tonnerre 
continu,  incessant,  indescriptible  de  cris,  de  trépignements,  de  grogne- 
ments et  d'applaudissements.  Cent  cinquante-deux  orateurs  '  parlèrent 
successivement!!!  «  On  put  les  voir,  mais  non  les  entendre  (Dieu 
merci  !  ) .  »  Notre  correspondant  ajoute  que ,  depuis  la  première  assem- 
blée, l'art  de  crier,  de  siffler  et  de  hurler,  a  fait  des  progrès  inimagi- 
nables, et  qu'en  Angleterre ,  même  dans  le  plus  turbulent  des  meetings, 
on  ne  trouverait  rien  qui  pût  approcher  de  ce  qu'il  a  vu  et  entendu. 

Un  de  ces  pauvres  vieux  Chiens  ,  qui  n'ont  plus  guère  d'illusions 
et  qui  se  font  un  titre  de  leur  indifférence  même  pour  entrer  partout, 
se  trouvant  là,  essaya  de  se  faire  écouter. 

«  Si  nous  sommes  vaincus  ?  disait-il. 

—  Pense  aux  coups  à  donner,  et  non  aux  coups  à  recevoir,  lui* 
répondit  le  Sanglier  avec  cette  brutalité  de  manières  qu'on  lui  connaît. 

—  A  la  porte,  le  Chien  !  s'écria  I'Hyène  ,  en  le  regardant  de  travers. 
Il  ne  s'agit  pas  d'aboyer  ici ,  mais  de  mordre  :  va-t'en  ! 

—  Monsieur  est  un  mouchard,  »  dit  une  petite  voix  flûtée,  celle  de 
la  Fouine. 

Le  prudent  animal  n'en  écouta  pas  davantage  ;  il  eut  le  bon  esprit  de 
sortir  philosophiquement  par  la  fenêtre  qu'on  voulait  bien  lui  ouvrir.  — 
Qu'il  arrive  par  hasard  à  un  pauvre  diable  d'avoir  raison ,  soyez  sûr 
qu'on  ne  l'écoutera  pas. 

«  Mais  le  peuple  aime  les  rédacteurs ,  dit  le  Bélier. 

—  Le  peuple  les  oubliera,  répondit  le  Loup. 

—  Et  il  les  haïra,  ajouta  I'Hyène. 

—  Et  s'il  oublie  ses  admirations,  il  garde  ses  haines,  dit  le 
Serpent. 

—  Bêh ,  bêêh ,  bêéééhhh ,  »  bêla  le  Bélier  ,  sur  lequel  chacune  de 
ces  paroles  tombait  comme  un  marteau. 

Tout  le  monde  parlait,  et  personne  ne  se  répondait.  Maitre  Renard. 
voyant  que,  dans  ce  touchant  concert,  chacun  s'apprêtait  à  faire  sa 


360 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


L'Hyène.  —  «  Il  ne  s'agit  pas  d'aboyer  ici,  mais*de  mordre.  ■  — 


partie  sans  songer  à  prendre  le  ton  de  son  voisin   et  que  les  choses 
allaient* se  gâter,  monta  sur  un  bahut  et   parvint,  non  sans  peine,  à 
obtenir  quelque  attention. 
«  Messieurs,...  dit-il. 

—  Veux-tu   te  taire,   hurla   le   Lon»,   nous  ne  sommes  pas  des 
Messieurs! 

—  Animaux,...  reprit  le  Renakd. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  le  Loti».  Bravo  ! 

—  Bravo  !  répétèrent  tous  les  assistants. 

—  Animaux,  nous  somme»  tous  d'accord.... 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION!  36Î 

—  Non  !  dit  une  voix  k  gauche. 

—  Si!  si!  s'écria  une  autre  voix. 

—  Vous  le  voyez ,  reprit  le  Renard  ,  nous  sommes  tous  d'accord. 
La  question  est  maintenant  nettement  posée  :  il  s'agit  d'un  livre  à  ache- 
ver, et  de  savoir  qui  parlera  ou  qui  se  taira,  si  ce  sera  une  Couleuvre 
ou  un  Serpent  ,  une  Oie  ou  un  Dindon. 

—  Très-bien  !  s'écria  I'Oie. 

—  Très-bien!  »  dit  le  Dindon. 
Le  Renard  continua  : 

«  Animaux,  cette  question  est  si  grave,  que  je  suis  d'avis  que 
nous  fassions  ce  qu'on  a  coutume  de  faire  quand  on  n'a  pas  une  minute 
à  perdre  :  prenons  nos  aises  et  ajournons  la  discussion.  Cette  séance,  qui 
d'ailleurs  n'aura  pas  été  perdue  pour  la  bonne  cause,  nous  a  tous 
fatigués,  et  nous  ferons  bien  d'en  rester  là  pour  aujourd'hui.  Mais  jurons 
que  demain,  avant  que  l'astre  du  jour  ait  achevé  sa  carrière,  cette  grave 
question  aura  reçu  sa  solution. 

—  Nous  le  jurons  !  s'écrièrent  tous  les  conjurés. 

—  C'est  bien,  dit  le  Renard;  et  maintenant  que  chacun  s'aille 
coucher  et  se  demande,  au  moment  de  s'endormir,  comment  il  con- 
vient que  d'honnêtes  Animaux  s'y  prennent  pour  foire  une  petite 
révolution  qui  profite  à  tout  le  monde  sans  gêner  personne.  La  nuit 
porte  conseil,  et  demain  à  pareille  heure  nous  prendrons  une  déter- 
mination. ». 

L'avis  du  Renard  fut  adopté.  Le  sommeil  parlait  avec  lui  et  gagnait 
tout  le  monde.  La  séance  fut  levée. 

Notre  correspondant  prétend  avoir  remarqua  que  maître  Renard 
faisait  à  chacun  des  saluts  enfles  de  magnifiques  paroles,  et  qu'il  aban- 
donna la  salle  le  dernier. 

«  Cela  va  bien ,  dit-il  tout  bas  à  une  petite  Fouine  de  ses  amies  ; 
cette  eau  coule  parfaitement. 

—  Et  demain  elle  coulera  mieux  encore ,  Monseigneur,  »  repartit  la 
Fouine  en  minaudant. 

C'est  ce  que  nous  verrons,  Monsieur  le  Renard.  Nous  connaissons 
vos  projets,  et  nous  saurons  les  déjouer. 


4t> 


362 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


—  «  Nous  le  jurons!  »  s'écrièrent  tous  les  conjurés.  — 

Nous  laissons  aujourd'hui  la  parole  aux  événements,  chacun  fera  la 
part  des  responsabilités. 

La  patrie  et  la  publication  sont  en  danger. 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


363 


Une  foule  immense  se  pressé,  aux  portes  de  la  rotonde  où  le  discours 
du  Bison  a  été  affiché.  On  ne  reconnaît  plus  les  cabanes,  tant  elles  sont 
chargées  de  drapeaux  et  de  placards  séditieux;  on  trouve  un  cours  com- 
plet de  politique  sur  les  murailles ,  et  le  nombre  des  mécontents  s'accroît 


,  W[\!i 
■ 


de  minute  en  minute.  L'occasion  est  le  tyran  des  gens  faibles  :  les 
groupes  se  grossissent,  surtout  de  Gobe-Mouches,  de  Bécasses,  de 
Buses,  de  Gros-Becs,  de  Dindons  et  autres  bêtes  altérées  d'encre.  Des 
processions  de  factieux  parcourent  les  allées  en  chantant  et  en  sifflant 
des  refrains  séditieux.  Un  Singe  ,  indigne  de  ce  beau  nom  de  Singe  , 


264 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


s'est  fait  un  casque  d'une  casquette  volée  à  son  gardien,  et  un  drapeau 
d'un  mouchoir  à  carreaux  rouges  volé  à  ce  même  gardien.  Sur  cet 
étendard,  on  lit  ces  mots  :  «  Vivre  en  écrivant,  ou  mourir  en  se 
•taisant.  »  La  bande  la  plus  nombreuse  est  conduite  par  trois  Manchots  , 
qui  s'en  vont  bras  dessus,  bras  dessous,  guidant  l'émeute,  faisant  arra- 
cher les  écriteaux,  briser  les  palissades  et  forcer  les  cages  des  Animaux 
nés  dans  la  ménagerie,  sous  prétexte  qu'il  faut  s'assurer  de  leurs  senti- 
ments politiques  :  on  fait  main  basse  sur  les  mangeoires ,  et  on  n'y  laisse 
que  la  faim.  Ces  trois  Manchots  obéissent  aux  ordres  secrets  du  Renard 
qui  pense  (avec  d'autres)  que  le  courage  de  certains  Animaux  est  au 
fond  de  leur  auge  :*«  Affamez-les,  dit-il,  et  vous  en  ferez  des  héros.  » 
Personne,  du  reste,  ne  connaît  ces  trois  Manchots;  on  ne  sait  ni  d'où 
ils  viennent  ni  ce  qu'ils  veulent,  mais  on  les  suit.  Sainte  confiance! 


Chacun  rendra  justice  k  notre  modération  :  nous  avons  tout  fait  pour 
arrêter  l'effusion  du  sang,  et  nous  avons  reculé  tant  que  nous  l'avons 
pu  devant  les  désastres  de  la  guerre  civile  ;  mais  nous  serions  coupables 
et  véritablement  traîtres  à  notre  mandat,  si  nous  ne  savions  pas 
opposer  la  violence  elle-même  à  la  violence. 

Force  doit  rester  à  la  loi,  force  restera  d  ne  à  la  loi. 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION!  365 

En  conséquence  nous  avons  publié  l'ordonnance  suivante  : 

a  i°  Le  Jardin  des  Plantes  est  déclaré  en  état  de  siège. 

«  2*  Le  prince  Léo,  dont  on  avait  à  tort  annoncé  le  départ  pour 
l'Afrique,  est  nommé  généralissime  de  nos  armées  de  terre.  Il  a  juré 
d'exterminer  tous  les  Moucuerons,  ces  éternels  ennemis  de  sa  race  et 
de  tout  ce  qui  est  grand.  Il  aura  à  se  concerter  avec  le  seigneur  Bour- 
don, pour  prendre  avec  lui  les  mesures  qui  peuvent  assurer  le  triomphe 
de  l'ordre. 

«  3°  Le  rappel  sera  battu  à  la  porte  de  toutes  les  cabanes.  Entre  les 
pattes  de  notre  vieux  Lièvre,  le  tambour  réveillera  les  mieux  endormis. 

«  4°  Tout  bon  citoyen  devra  quitter  immédiatement  sa  femme ,  ses 
enfants,  son  râtelier,  son  gobelet,  son  perchoir  et  sa  litière,  s'armer 
de  son  mieux ,  prendre  les  ordres  de  ses  chefs ,  pour  être  de  là  dirigé 
partout  où  besoin  sera ,  et  se  tenir  enfin  prêt  à  vaincre  ou  à  mourir 
pour  nous.  » 


Nous  remercions  les  bons  citoyens  de  l'appui  qu'ils  veulent  bien  nous 
donner.  De  tous  les  quartiers  voisins,  des  amis  dévoués  nous  arrivent; 
nous  avons  vu  accourir  sous  les  drapeaux  tous  les  Animaux  qui  ont  un 
intérêt  direct  au  maintien  du  statu  quo  :  nos  rédacteurs,  nos  employés, 
nos  serviteurs,  tous  ceux  enfin  qui  ont  reçu  et  ceux  surtout  qui  espèrent 
quelque  chose  de  nous. 


Plusieurs  buissons  d'ÉcREVissES,  échappés  par  miracle  des  prisons 


366 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


de  Chevet  et  conduite  par  un  valeureux  Cancre  ,  sont  venus  nous  offrir 
le  secours  de  leurs  vaillantes  pinces. 

a  En  avant,  marchons 
Tous  à  reculons...  » 

Tel  est  le  cri  que'  poussent  ces  braves  auxiliaires  en  se  préparant  au 
combat. 


Nous  n'attendions  pas  moins  du  bon  esprit  qui  anime  la  population 
Animale,  et  nous  étions  sûrs  que  notre  appel  serait  entendu.' 

Pourtant  nous  signalerons  à  l'indignation  publique  la  réponse  des 
petits  Ours  de  la  fosse  n°  2,  et  celle  des  Rats. 

La  réponse  des  deux  petits  Ours  de  la  fosse  n°  2  fait  bien  mal 
augurer  de  l'avenir  de  ces  deux  jeunes  qua  JrupMes. 

«  Vous  êtes  de  beaux  petits  Ours,  leur  dit  l'éloquent  Crapaud 
que  nous  leur  avons  député;  chacun  se  doit  k  sa  patrie  :  venez  vous 
battre;  si  vous  n'êtes  pas  tués,  vous  vous  couvrirez  de  gloire.  — 
J'aime  mieux  jouer  à  la  boule,  répondit  l'aîné.  —  J'aime  mieux  ne 
rien  faire  du  tout,  répondit  le  plus  jeune;  ou  prendre  un  bain,  si 
maman  veut,  ajouta-t-il  en  regardant  sa  mère.  —  Va,  lui  dit  la  mère. 
—  Madame,  s'écria  notre  honorable  envoyé,  à  Rome  les  mères  avaient 
moins  de  faiblesse,  et  leurs  enfants  n'en  valaient  que  mieux.  0  temps! 
ô  mœurs!  0  Cornélie!  ô  Brutus!  où  êtes-vous?  » 

Quant  aux  Rats,  nous  ne  trouvons  pas  de  termes  qui  puissent  tra- 
duire le  mépris  que  nous  a  inspiré  l'égoïste  langage  de  ces  misérables. 

«  Pourquoi  diable  voulez -vous  que  nous  combattions  ?  firent-ils. 
Quand  on  n'a  rien  à  conserver,  on  n'a  rien  à  perdre.  Faites  vos  affaires 
tout  seuls,  puisque  vos  affaires  ne  sont  pas  les  nôtres.  » 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


367 


Le  Crapaud.  —  «  Chacun  se  doit  à  sa  patrie.  »  — 


a  Tout  est  perdu  !  s'écria  un  Blaireau  eu  entrant  ce  matin  dans 
notre  cabinet  de  rédaction  ;  les  insurgés  se  sont  emparés  de  la  cour  de 
l'amphithéâtre.  » 

Atterrés  par  cette  funeste  nouvelle,  nous  fîmes  mander  le  prince  Léo. 

«  Ils  ont  pris  la  cour  de  l'amphithéâtre,  dit  ce  grand  général;  eh 
bien ,  qu'ils  la  gardent  !  » 

L'attitude  ferme  du  prince  nous  rassura  complètement;  en  effet,  ce 
profond  tacticien  avait  son  idée.  A  l'heure  qu'il  est,  les  révoltés  sont 
enfermés  dans  cette  cour  qu'ils  ont  prise  et  qui  leur  servira  de  tombeau. 
Toute  issue  leur  est  fermée.  L'armée  ailée  a  vainement  essayé  de  les  ^ 
dégager  ;  tous  les  efforts  du  Scarabée  Hercule  ont  été  repoussés  par  le 
seigneur  Bourdon. 

Nous  n'avions  jamais  désespéré  du  triomphe  de  l'ordre. 

Parmi  ceux  qui  se  sont  le  plus  distingués  dans  cette  circonstance , 
nous  mentionnerons  le  voltigeur  * ,  le  grenadier  **,  et  surtout  le  caporal 


368 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION! 


Trois  Étoiles.  Ce  dernier  descendait  la  garde  et  rentrait  chez  lui  après 


W#  .h*     ,   ti    . 


un  service  très-fatigant,  quand  il  s'aperçut,  en  passant  à  côté  d'un  poste, 
que  le  factionnaire  qui  devait  l'occuper  l'avait  abandonné  !  !  !  Indigné,  et 
ne  dédaignant  pas,  dans  son  zèle,  de  descendre  au  rôle  de  simple  chas- 
seur, ce  vertueux  caporal  prit  bénévolement  la  place  du  coupable  faction- 
naire, fit,  par  un  froid  de  quatorze  degrés,  trois  heures  de. faction,  et 
s'enrhuma.  En  récompense  de  sa  belle  conduite,  le  caporal  Trois 
Étoiles  a  été  nomn^  sergent. 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


269 


A  quoi  auront  servi  tous  ces  grands  mouvements,  et  qu'aura-t-on 
gagné  à  engager  cette  lutte  insensée  ?  Malheur  k  ceux  qui  se  sont  plaints  ! 
Malheur  à  ceux  qui  les  ont  écoutés  !  Les  insurgés  en  sont  aux  expé- 
dients; leur* trouble  est  tel,  que  les  plus  exorbitants  projets  s'agitent, 
trouvent  crédit,  et  se  discutent  sérieusement  parmi  eux.  Nous  le  prouvons. 

Une  Taupe  aurait  proposé  d'élever  autour  de  l'armée  une  enceinte- 
continue  de  taupinières. 

«  La  belle  idée  !  s'écria  le  Furet  ;  ne  vous  trouvez- vous  pas  assez 
enfermée  comme  cela,  ma  commère? 

—  Je  me  fais  fort  de  filer  un  pont  suspendu  sur  lequel  nous  pour- 
rons nous  évadera  la  faveur  de  la  nuit,  dit  1' Araignée. 

—  Merci  !  dit  la  Mouche  ,  je  refuse. 


—  Et  moi,  j'accepte,  dit  I'Éléphant  ;  quand  on  en  est  où  nous  en 
sommes,  tous  les  moyens  sont  bons.  » 

Un  rire  homérique  accueillit  cette  réponse. 

Cette  miraculeuse  naïveté  de  I'Élépiiant  a  inspiré  à  un  de  nos  amis 

47 


370  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

un  couplet  de  fantaisie  que  nous  donnons  ici,  afin  qu'il  ne  soit  pas  perdu 
pour  la  postérité.  Nous  regrettons  que  l'auteur  de  cette  poésie  fantastique 
s'obstine  à  garder  l'anonyme. 

air  :  Femmes,  voulez-vous  éprouver. 

lin  Éléphant  se  balançait 
Sur  une  toile  d'Araignée  ; 
Voyant  qu'il  se  divertissait, 
Une  Mouche  en  fut  indignée  : 
Comment  peux-tu*  te  réjouir, 
Dit-elle,  en  voyant  ma  souffrance? 
Ah  !  viens  plutôt  me  «secourir, 
Ma  main  sera  ta  récompense. 

Âu  moment  où  le  triomphe  nous  paraissait  le  plus  certain,  la  face  des 
choses  a  changé  complètement ,  et  la  fortune  s'est  déclarée  contre  nous* 

Pouvions>-nous  prévoir  un  pareil  désastre,  après  avoir  vu  partir  notre 
belle  armée  équipée  avec  tant  de  soin  et  si  bien  disposée?  Quelques 
Mouches  savantes ,  dont  les  études  avaient  été  dirigées  vers  l'art  de  la 
mécanique,  pour  lequel  on  sait  que  les  Mouches  ont  d'étonnantes  dispo- 
sitions, commandaient  l'artillerie.  Les  plus  robustes  traînaient  des  muni- 
tions de  guerre  dans  des  petits  caissons  faits  de  gousses  de  pois  secs,  et 
d'autres  portaient  sur  l'épaule  des  petits  mousquets  faits  avec  la  centième 
partie  d'un  fétu  de  paille,  mais  qu'elles  tenaient  d'un  air  si  martial,  que 
c'était  plaisir  de  voir  ces  braves  petites  Mouches  voler  à  la  gloire ,  comme 
s'il  se  fût  agi  d'aller  à  la  picorée  d'une  fleur.  Les  deux  armées  se  sont 
rencontrées  sur  les  galeries  vitrées  qui  couvrent  les  serres  chaudes.  Dans- 
cette  fatale  journée  une  circonstance  fortuite  fit  perdre  au  prince  Bourdon, 
général  en  chef  de  notre  armée  ailée,  le  fruit  d%une  des  plus  grandes* 
manœuvres  qui  aient  jamais  été  essayées. 

Il  avait  partagé  son  armée  en  trois  masses  :  la  droite ,  commandée 
par  lui-même  entouré  de  son  brillant  état-major  où  l'on  remarquait, 
parmi  les  colonels,  des  Papillons,  le  vénérable  Priam,  1' Apollon,  le 
Paon  de  jour,  le  Cupidon,  était  forte  de  sept  régiments  d'infanterie 
légère;  les  Sauterelles,  les  Criquets,  les  Perce-Oreilles,  les  Plo— 
ques,  les  Perles  et  les  Éphémères.  —  Tous  pleins  d'ardeur. 

Et  la  gauche,  commandée  par  I'Urocèke  géant,  se  composait  des 
régiments  des  Capricornes,  des  Troglodytes,  des  Gribouris,  des 
TOnébrions  et  des  Charançons. 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


371 


La  droite  avait  à  combattre  la  gauche  des  ennemis  commandée  par 
le  chef  féroce  de  la  famille  des  Coléoptères:  le  Scarabée  Hercule,  suivi 
des  phalanges  redoutables  des  Goliath,  des  Boucliers,  des  Hannetons, 


des  Cousins,  des  Bombardiers  et  des  Taupins.  — Que  pouvaient  faire 
les  troupes  légères  du  prince  Bourdon  contre  cette  impénétrable  infan- 
terie ? 

Sa  gauche  était  opposée  aux  sections  des  Andrènes  mineuses,  cou- 


372  ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


peuses  et  charpentières ,  et  à  la  corporation  des  Rhinocéros,  qui,  n'ayant 

qu'une  corne,  obéissent  naturellement  au  Cerf- Volant,  qui  en  a  deux. 

Son  centre  avait  pour  adversaire  la  foule  immense  des  Moucherons, 

des  Pucerons,  des  Teignes  et  des  insectes  à  deux  cent  quarante  pattes. 

Le  prince  Bourdon  avait  espéré  que  le  Scarabée  Hercule  commen- 
cerait l'attaque  et  ferait  traverser  k  ses  lourdes  troupes  la  distance  qui 
séparait  les  deux  armées;  mais  le  Scarabée  Hercule,  auquel  un  faux 
Bourdon  déserteur  avait  dévoilé  les  projets  du  prince,  défendit  aux 
siens  de  bouger,  et  fit  serrer  les  rangs  et  ployer  les  ailes,  résolu  d'attendre 
le  choc  sans  l'aller  chercher. 

Les  enseignes  flottaient  au  vent,  le  soleil  dardait  sur  les  étincelantes 
armures  des  insectes  rangés  en  bataille.  Des  Cigales,  dont  on  vante 
avec  raison  l'aptitude  pour  la  musique,  placées  sur  les  limites  des  deux 
camps,  à  l'extrémité  des  deux  paratonnerres,  soufflaient  de  toute  la  force 
de  leurs  poumons  dans  des  petites  flûtes  à  l'oignon,  et  cette  musique 
guerrière  portait  à  son  comble  l'ardeur  de  nos  troupes.  De  temps  en 
temps  une  graine  de  balsamine,  lancée  du  haut  des  airs  avec  beaucoup 
de  précision  par  des  Cerfs-Volants  fort  adroits  dans  ce  genre  d'exer- 
cice, venait  éclater  dans  nos  rangs  et  y  laissait  des  traces  sanglantes. 

L'armée  ennemie  nç  bougeait  pas.    . 

L'impatience  gagnait  nos  braves  cohortes.  «  Dépêchons,  nous  disaient 
les  Éphémères  qui  déjà  avaient  eu,  presque  tous,  le  temps  de  blanchir 
sous  les  armes,  la 'vie  est  courte.  »  Bientôt,  emportés  par  leur  fougue, 
et  sans  écouter  les  menaces  ni  les  prières  du  seigneur  Bourdon,  ils 
volèrent  les  premiers  à  l'ennemi  !  !  !  et  firent  ainsi  tourner  contre  eux- 
mêmes  le  plan  si  bien  conçu  par  leur  habile  général ,  car  l'armée  tout 
entière  les  suivit.  En  effet,  chacun  ayant  quitté  son  rang  pour  courir 
selon  ses  forces,  les  nôtres  arrivèrent  en  désordre  et  tout  essoufflés  devant 
le  front  ennemi ,  qui  s'ouvrit  tout  à  coup  et  laissa  voir  les  gueules  mena- 
çantes d'une  double  rangée  de  canons  d'une  invention  nouvelle.  Ces 
canons  étaient  si  petits,  qu'on  les  voyait  à  peine,  et  nous  lie  savons 
comment  on  avait  pu  les  faire.  Ils  étaient  charmants,  mais  ils  tuaient 
beaucoup  de  monde.  Pendant  plus  d'un  quart  d'heure,  ils  écrasèrent  nos 
troupes.  Bientôt  on  en  vint  à  combattre  à  l'arme  blanche.  On  ne  saurait 
croire  combien  sont  terribles  et  acharnées  ces  luttes  d' Insecte  à  Insecte. 
Tout  devenait  un  instrument  de  mort  entre  les  pattes  des  combattants 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


373 


furieux.  Les  feuilles  de  cyprès  se  changeaient  en  lances  meurtrières,  les 
moindres  brins  de  bois  sec  étaient  autant  de  massues,  et  on  entendait 
au  loin  le  choc  retentissant  des  cuirasses  contre  les  cuirasses,  des  corse- 
lets contre  les  corselets,  et  des  écailles  fracassées. 

Des  ailes  brisées,  des  membres  épars ,  des  petites  montagnes  de  morts 
et  de  mourants,  du  sang  partout,  tel  est  l'horrible  spectacle  que  présen- 
tait cette  scène  de  carnage. 

Et  les  Fleurs,  captives  dans  leur  prison  de  verre,  voyant  ce  qui  se 
passait  au-dessus  de  leur  tête,  ne  savaient  que  penser  de  ces  abominables 
fureurs. 

L'aile  droite  plia  la  première.  Le  pied  ayant  glissé  au  colonel  des 
Hannetons,  un  des  plus  braves  officiers  de  l'armée,  dans  un  effort  qu'il 
faisait  pour  dégager  un  peloton  qui  s'était  laissé  entourer,  il  roula  dans 
la  gouttière  d'une  façon  si  fâcheuse,  qu'il  tomba  sur, le  dos,  ce  qui  est  le 
plus  grand  malheur  qui  puisse  arriver  à  un  Hanneton.  Une  Guêpe  de 
l'armée  ennemie  n'eut  pas  honte  d'abuser  de  la  position  d'un  adversaire 
sans  défense,  et  lui  passa  son  dard  au  travers  du  corps. 


A  cette  vue,  le  régiment  que  commandait  le  colonel  se  débanda.  Le 
prince  Bourdon  essaya,  mais  en  vain,  d'arrêter  les  fuyards.  C'était  une 
bataille  perdue,  la  Waterloo  de  notre  cause  !  Désespéré,  et  ne  voulant  pas 
survivre  à  sa  défaite,  le  général  en  chef  se  jeta  au  plus  fort  de  la  mêlée 
et  y  trouva  ce  qu'il  y  cherchait,  la  mort  des  braves  !  Il  tomba  percé  de 
vingt-deux  coups,  après  avoir  fait  des  prodiges  de  valeur.  La  nouvelle 
de  cette  mort  se  répandit  en  un  instant,  et  la  déroute  bientôt  fut  complète. 


•dlk 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION! 


L'armée  victorieuse  ne  perdit  pas  de  temps;  elle  alla  bien  vite  dégager 
l'armée  de  terre  qui,  ne  pouvant  faire  mieux,  était  toujours  restée  bloquée 
dans  les  cours  de  l'Amphithéâtre. 


Nous  avons  la  douleur  d'annoncer  que  le  prince  Léo  a  été  obligé  de 
battre  en  retraite. 


Une  bonne  pluie  pourrait  encore  assurer  le  triomphe  des  bons  principes. 


L'armée  de  terre  et  l'armée  d'air  des  révoltés  ont  pu  opérer  leur 
jonction.  Elles  marchent  sur  nous,  —  le  bruit  paraît  se  rapprocher,  — 
les  cris  deviennent  plus  distincts,  —  il  nous  semble  même  entendre  les 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION!  375 

mugissements  du  Buffle  et  le  bruit  des  pas  de  I'ÉuSphant.  —  Le  prince 
Léo  vient  d'être  tué  ;  parmi  nos  amis ,  ceux  qui  ne  sont  pas  morts  nous 
abandonnent.  C'est  à  un  gouvernement  qui  tombe  qu'il  faut  demander 
ce  que  valent  les  dévouements  politiques.  —  Entre  les  mains  de  l'esprit 
de  parti  tout  devient  une  arme.  —  Le  bureau  des  réclamations  ne 
désemplit  pas  ;  le  moment  est  bien  choisi  !  L'émeute  est  là,  à  nos  portes, 
—  sous  nos  fenêtres,  —  partout.  —  L'émeute  !  Mais  est-ce  une  émeute? 
est-ce  une  révolution  ? 

C'est  au  péril  de  nos  jours  que  nous  informons  nos  lecteurs  de  ce 
qui  se  passe. 

Hélas!  le  temps  est  superbe.  —  Le  soleil  est-il  donc  l'ennemi  de  tous 
les  gouvernements  légitimes?  —  Que  ne  pleut-il  à  torrents!  Une  bonne 
pluie  pourrait  encore  assurer  le  triorïiphe  des  bons  principes. 

Qui  sait  à  qui  nous  obéirons  demain?  qui  sait... 


NOTE  DU  GARÇON  DE  BUREAU. 


«  Sachant  combien  mes  chefs  tenaient  à  ne  pas  laisser  nos  lecteurs  le  bec  dans  l'eau,  je 
prends  la  liberté  d'écrire  à  mon  tour.  Je  ne  m'arrêterai  que  quand  on  m'arrêtera.  »  — 


Ces  messieurs  en  étaient  là  quand  la  porte  d'en  bas  vola  en  éclats  : 
c'était  I'Eléphant  qui  sonnait.  La  plume  tomba  des  mains, de  M.  le 
Perroquet  ,  ses  yeux  se  fermèrent  comme  s'il  eût  pensé  à  dormir,  mais 
il  n'y  pensait  pas. 

M.  le  Singe  courut  à  la  fenêtre. 

«  Que  voyez-vous?  lui  dit  le  Coq. 

—  Je  vois  trouble  sur  trouble ,  rassemblement  sur  rassemblement, 
complot  sur  complot ,  répondit  le  Singe  en  laissant  tomber  ses  bras  en 
Singe  qui  n'espère  plus  rien ,  et  qui  ne  serait  pas  fâché  de  pouvoir  s'en 
aller. 

—  Mille  diables!  ne  cédons  pas  à  la  force!  criait  ce  brave  M.  le  Coq 
qui  ne  tremblait  que  de  colère. 

—  Et  à  quoi  diable  céderions-nous,  si  ce  n'est  à  la  force?  repartit  le 
Singe  qui ,  dans  son  désespoir,  s'arrachait  la  barbe  et  se  meurtrissait  le 
visage. 


376 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


Ces  messieurs  en  étaient  là,  quand  la  porte  d'en  bas  vola  en  éclats.. 
C'était  l'Éléphant  qui  sonnait. 


—  Quoi!  s'écria  le  Coq  en  lui  sautant  au  collet,  vous  auriez  la 
lâcheté  de  donner  votre  démission?... 

—  N'en  doutez  pas,  répondit  le  Singe  qui  devenait  pâle  comme  ce 
papier  :  refuser  ce  que  tous  demandent,  c'est  remuer  un  nid  de  Guêpes. 
Si  l'on  m'y  force,  je  ferai  tout  ce  qu'on  voudra;  je...  » 

Il  ne  put  achever.  La  porte  même  du  cabinet  s'ouvrit  brusquement. 


ENCORE  UNE   RÉVOLUTION!  377 

C'était  I'Éléphant  qui  l'avait  ouverte,  ce  fut  le  Renard  qui  entra* 
«Arrêtez  ces  messieurs,  »  dit  ce  dernier  aux  Dogues  qui  l'accompa- 
gnaient, en  indiquant  nos  trois  rédacteurs  en  chef.  Le  Perroquet  était 
dans  la  cheminée,  le  Singe  s'était  caché  sous  son  fauteuil,  M.  le  Coq 
était  furieux;  sa  crête  n'avait  jamais  été  si  rouge.  On  les  arrêta. 
«  Que  fais-tu  là?  me  dit  le  Renard. 

—  Ce  que  vous  voudrez,  Monseigneur,  lui  répondis-je  en  tremblant. 

—  Eh  bien ,  drôle  !  continue ,  »  me  dit-il. 
Je  continue  donc. 

Il  était  entré  beaucoup  de  monde  à  la  suite  du  Renard.  En  entrant, 
chacun  criait  :  «  Vive  monseigneur  le  Renard  !  »  Et  on  avait  bien  raison, 
car  je  n'ai  vu  de  ma  vie  un  prince  si  afTable. 

«  Mes  amis,  disait-il,  rien  n'est  changé  dans  ce  cabinet.  Il  n'y  a  ici 
qu'un  animal  de  plus.  » 

Cette  belle  parole  fut  couverte  d'applaudissements. 

Le  Renard  prit  alors  une  plume,  celle-là  même  qui  venait  de  servir 
au  Singe.  Il  la  tailla  avec  le  canif  du  Singe  ,  s'assit  dans  le  fauteuil  du 
Singe,  devant  la  table  du  Singe,  et  écrivit  les  proclamations  suivantes, 
avec  l'encre  même  du  Singe. 


PREMIÈRE    PROCLAMATION 


<(  Habitants  du  Jardin  des  Plantes  ! 

«  Messieurs  le  Coq  ,  le  Singe  et  le  Perroquet  ayant  donné  leur  démission , 
toute  cause  de  désordre  a  cessé. 

«  Le  Renard, 

(  Gouverneur  et  rédacteur  en  chef  provisoire.  » 


«  Lisez  et  signez,  »  dit-il  au  Coq,  au  Singe  et  afu  Perroquet. 

Les  deux  derniers  signèrent,  mais  M.  le  Coq  refusa. 

«  Je  ne  me  déshonorerai  pas,  dit-il. 

—  Nous  allons  voir,  »  dit  le  Renard. 

Il  reprit  alors  la  plume  et  écrivit  une  nouvelle  proclamation  de  laquelle 
il  espérait  davantage,  à  ce  qu'il  paraît.  Quand  elle  fut  éciite,  il  m'ordonna 
d'en  faire  la  lecture  à  haute  voix.  Je  lus  donc  : 

48 


378  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


DEUXIÈME    PROCLAMATION 


«  Habitants  du  Jardin  des  Plantes! 

u  Pendant  que  vous  dormiez,  on  vous  trahissait!  !  ! 

a  Mais  vos  amis  veillaient  pour  vous. 

«  Assez  longtemps  nous  avions  courbé  la  tête  sans  nous  plaindre,  le  moment 
était  venu  de  la  relever. 

a  Ainsi  avons-nous  fait. 

«  Par  nos  soins,  une  grande  et  définitive  révolution  vient  de  s'accomplir  : 
les  traîtres  qui  vous  gouvernaient  et  qui  vous  vendaient  ne  vous  vendront  plus, 
ne  vous  gouverneront  plus. 

«  Les  fastes  de  votre  histoire  apprendront  au  monde  comment  se  venge  la 
Nation  Animale  et  ce  que  pèse  sa  colère. 

«  A  l'heure  qu'il  est,  justice  est  faite  !  l'œuvre  est  consommée,  et  les  cou- 
pables opt  payé  de  leur  vie  le  mépris  qu'ils  faisaient  du  droit  sacré  des  Bêtes. 

«  Ils  sont  pendus. 

«  N.  B.  —  Par  égard  pour  ces  anciens  chefs  de  notre  gouvernement,  on  les 
a  pendus  à  des  potences  toutes  neuves ,  avec  des  cordes  qui  n'avaient  jamais 
servi.  » 


M.  le  Coq  écouta  cette  lecture  sans  sourciller.  Il  se  contenta  de 
croiser  ses  bras  derrière  sou  dos,  comme  il  en  avait  l'habitude,  et 
parut  décidé  à  ne  pas  plus  bouger  que  s'il  n'avait  rien  à  voir  dans  ce 
qui  se  passait. 

«  Mais,  dit  le  Singe  en  prenant  une  voix  caressante  que  je  ne  lui 
connaissais  pas,  Monseigneur  assure  que  nous  sommes  pendus,  je  crois 
que  Monseigneur  se  trompe. 

—  Est-ce  que  vous  songeriez  k  nous  pendre?  s'écria  le  Perroquet 
en  sanglotant. 

—  Mon  Dieu  non,  dit  le  Renard,  c'est  un  précédent  que  je  ne  tiens 
point  à  établir;  mais  il  faut  pourtant  que  vous  ayez  l'air  d'avoir  été 
pendus.  » 

On  entendait  au  dehors  les  cris  de  la  populace.  Une  foule  innom- 
brable, composée  en  grande  partie  de  badauds,  de  badaudes  et  de  petits 
enfants  qui  demandaient  la  tète  des  tyrans,  assiégeait  l'entrée  du  cabinet 


ENCORE   UNE   RÉVOLUTION! 


379 


de  rédaction.  Tous  ceux  qui  n'avaient  pu  entrer  par  la  porte  voulaient 
entrer  par  les  fenêtres,  qu'on  fut  même  obligé  de  fermer. 


«  C'est  nous  qui  avons  fait  la  révolution,  disaient-ils;  ouvrez-nous. 

—  Patience!  leur  répondait  de  temps  en  temps  le  Renard  ;  patience! 
si  vous  êtes  sages  *  on  vous  donnera  de  petites  médailles.  » 

Ne  rien  refuser,  mais  ne  rien  donner,  c'est  avec  cela  qu'on  gou- 
verne. 

Les  cris  :  «  Mort  aux  tyrans  !  mort  aux  rédacteurs  !  »  redoublaient. 

«  Vous  l'entendez,  Messieurs,  dit  le  Renard,  il  faut  bien  faire  quelque 
chose  pour  le  peuple.  —  Cependant,  ajouta-t-il,  si  vous  trouvez  le  moyen 
de  contenter  cette  multitude  en  gardant  vos  têtes,  vous  les  garderez. 

—  Le  moyen?  s'écria  le  Singe,  je  l'ai  trouvé!  »  Et,  dans  sa  joie, 
il  sauta  trois  fois  jusqu'au  plafond. 


M.  le  Singe  s'était  jadis  emparé,  dans  l'intention  sans  doute  de  lui 
rendre  les  derniers  honneurs,  du  corps  empaillé  d'un  Singe  de  sa  race, 


38«  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

dans  lequel  il  croyait  avoir  reconnu  un  de  ses  grands-oncles  en  ligne 
maternelle.  Il  l'alla  chercher,  et  il  fut  décidé  que  le  grand-oncle  figurerait 
au  haut  de  la  potence...  à  la  place  de  son  coquin  de  neveu!  Avant 
d'envoyer  au  martyre  la  précieuse  momie,  et  pour  mieux  tromper  la 
multitude,  M.  le  Singe  dut  la  parer  de  sa  demi-blouse,  et  de  son  bonnet 
bien  connu  :  ce  qu'il  fit  non  sans  verser  des  larmes  abondantes. 

u  Et  maintenant,  mon  cher  monsieur,  lui  dit  le  Renard,  si  vous  vou- 
lez m'en  croire,  vous  vous  cacherez,  et  si  bien,  que  pendant  quinze  jours 
au  moins  on  ne  puisse  pas  plus  vous  apercevoir  que  si  vous  étiez  réelle- 
ment trépassé;  après  quoi  vous  serez  libre,  je  pense,  de  reparaître 
sans  danger.  Il  n'est  pas  de  mort,  dans  notre  beau  pays  de  France,  qui 
n'ait  le  droit,  au  bout  de  quinze  jours,  de  ressusciter  impunément;  le 
peuple  est  le  plus  magnanime  des  ennemis ,  il  oublie  tout. 

—  Il  est  aussi  le  plus  infidèle  des  amis ,  »  murmura  le  Singe.  Puis, 
jetant  un  dernier,  un  triste  regard  sur  ces  cartons  !  sur  ce  bureau  !  sur  ce 
cabinet  !  il  disparut. 

Oh!  destinée! 

M.  le  Perroquet  trouva  le  moyen  d'endoctriner  une  vieille  Perruche 
qui  l'adorait,  et  qui  consentit  à  se  faire  pendre  à  la  place  de  son  bien- 
aimé.  Le  Perroquet  protesta  qu'il  n'oublierait  de  sa  vie  un  si  beau 
dévouement ,  et  la  pauvre  vieille  marcha  au  supplice  le  cœur  content  et 
d'un  pas  ferme.  Un  quart  d'heure  après ,  l'ingrat ,  rentré  incognito  dans 
la  vie  privée,  était  déjà  dans  l'appartement  des  jeunes  Perruches. 

Quant  au  Coq  ,  il  répondit  que  la  vie  ne  méritait  pas  qu'on  fit  une 
lâcheté  pour  la  conserver.  Il  refusa  obstinément  de  souscrire  à  toutes  les 
propositions  qui  lui  furent  faites ,  et  comme  il  tenait  à  être  pendu  en 
personne...  il  le  fut. 

(N.  B.  —  Le  même  jour  on  apprit  qu'une  belle  petite  Poule  blanche, 
que  chacun  aimait  et  respectait  à  cause  de  sa  douceur  et  de  ses  vertus, 
<£tait  morte  subitement  en  apprenant  la  mort  de  celui  qu'elle  aimait.) 

La  foule,  qu'avait  attirée  le  plaisir  bien  naturel  de  voir  de  près 
de  si  grands  personnages  en  l'air,  avait  eu  son  spectacle.  Quelques 
anciens  admirateurs  des  rédacteurs  pendus  ne  revenaient  pas  de  leur 
élonnement.  «  Est- il  possible,  se  disaient-ils,  que  des  Animaux  de 
cette  importance  puissent  être  pendus  comme  le  premier  venu  !  Que  va 
devenir  le  monde,  qui  semblait  ne  se  mouvoir  que  par  eux  seuls  ?  » 

Un  Oiseau  dont  le  nom  est  resté  inconnu  publia  à  ce  sujet  un  pam- 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION!  381 

phlet  dans  lequel  il  développa  cette  proposition  :  «  Il  est  bon  que  celui  qui 
gouverne  ne  soit  pas  tout  l'État;  car  s'il  lui  arrivait  malheur,  c'en  serait 
fait  de  l'État.  » 

Après  l'exécution,  M.  le  Renard  jugea  à  propos  de  rendre  publiques 
les  deux  proclamations  qu'on  vient  de  lire,  et,  se  trouvant  en  veine  de 
proclamer,  il  joignit  à  ces  deux  premières  proclamations  la  troisième 
que  voici  : 

TROISIÈME     PROCLAMATION 

«  Habitants  du  Jardin  des  Plantes  ! 

«  Investi  par  votre  confiance  d'un  mandat  aussi  important  que  celui  de 
diriger  la  seconde  et  dernière  partie  de  notre  histoire  nationale,  choisi  par  votre 
libre  vœu,  je  crois  inutile  d'exposer  ici  des  principes  qui  m'ont  valu  vos  suffrages. 

«  C'est  à  l'œuvre  que  vous  me  jugerez;  je  ne  vous  ferai  point  de  promesses, 
quoique  les  promesses  ne  coûtent  rien.  Je  ne  vous  dirai  point  que  l'âge  d'or  va 
commencer  pour  vous.  Qu'est-ce  que  l'âge  d'or?  Mais  je  puis  vous  assurer  que 
quand  vous  ne  trouverez  à  mon  bureau  ni  plume,  ni  encre,  ni  papier,  c'est  qu'il 
n'y  aura  pas  eu  moyen  de  s'en  procurer. 

«  Ma  devise  est  :  Justice  pour  tous ,  et  sincérité.  Rappelez-vous  que  si  ces 
mois  étaient  rayés  du  dictionnaire,  vous  les  retrouveriez  gravés  en  caractères 
ineffaçables  dans  le  cœur  d'un  Renard. 

«  Votre  frère  et  directeur, 

a  Le  Renard.  » 

Ces  trois  proclamations  remplacèrent  avantageusement  sur  les  murs 
celles  du  gouvernement  déchu.  Le  dévouement  bien  connu  de  l'afficheur 
Bertrand  à-  l'ancienne  rédaction  le  rendait  justement  suspect  à  Monsei- 
gneur, et  l'affiehage  fut  conQéà  Pyrame,  ex-employé  de  Bertrand,  qui 
promît  au  gouvernement  nouveau  des  colles  encore  plus  fortes  que  celles 
de  son  maître.  Après  une  révolution,  il  est  juste  que  les  derniers  devien- 
nent les  premiers.  Les  révolutions  n'ont  peut-être  pas  d'autre  but. 

Ces  proclamations  furent  en  outre  lues,  criées,  chantées,  aboyées, 
sifflées  partout,  et  leur  effet  a  été  immense.  L'espoir  est  rentré  dans 
tous  les  cœurs.  Tout  le  inonde  s'embrasse;  le  moins  qu'on  puisse 
faire  c'est  de  se  serrer  tendrement  les  pattes.  Quand  on  aura  jeté  un  peu 
de  terre  sur  les  morts,  qui  pourra  dire  qu'une  révolution  a  passé 
parla? 


382  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


Quelques-uns  de  ces  Animaux  qui  veulent  se  rendre  compte  de  tout, 
qui  fouillent  partout,  qui  trouvent  tout  mal,  ne  pouvant  nier  que  Mon- 
seigneur le  Renard  soit  rédacteur  en  chef,  se  demandent  par  qui  il  a 
été  nommé. 

Eh!  mon  Dieu,  que  vous  importe,  pourvu  qu'il  Tait  été?  On  se 
nomme  soi-même,  et  on  n'en  est  pas  moins  nommé  pour  cela. 

Monseigneur  ayant,  ce  matin,  jeté  les  yeux  sur  mon  travail,  a 
daigné  me  dire  qu'il  était  à  peu  près  content  de  moi  et  qu'il  voulait 
récompenser  mon  zèle.  Hier  encore  j'étais  garçon  de  bureau...  aujour- 
d'hui je  suis  secrétaire  particulier  de  Son  Altesse  !  Hier  on  me  marchait 
sur  les  pattes ,  aujourd'hui  on  me  les  lèche  !  Evidemment  je  suis  quel- 
que chose,  je  puis  quelque  chose. 

J'ai  profité  de  l'occasion  pour  apprendre  à  Son  Altesse  que  j'avais 
été  Chien  de  cour  dans  un  collège. 

«  Je  vous  en  félicite,  me  dit  mon  maître,  c'est  encore  une  des  plus 
profitables  manières  d'être  Chien  qui  existe.  Au  moins,  si  l'on  ne  sait 
rien  en  sortant  du  collège ,  on  a  l'air  de  savoir  quelque  chose  :  l'impor- 
tant ce  n'est  pas  d'être ,  c'est  de  paraître.  » 

On  dit  que  je  me  suis  vendu,  on  se  trompe  :  j'ai  été  acheté,  voila 
tout  ;  du  reste ,  la  place  qui  vient  de  m'être  donnée  a  cet  avantage  sur  la 
plupart  des  autres  places ,  qu'on  ne  l'a  enlevée  à  personne  pour  me  la 
donner.  Elle  a  été  créée  exprès  pour  moi. 


On  sonne.  —  C'est  une  députation  des  notables  Animaux  du  Jardin. 

«  Nous  venons,  dit  le  chef  de  la  députation,  représenter  hum- 
blement à  Votre  Altesse  qu'il  manque  quelque  chose  k  notre  glorieuse 
révolution. 

—  Quoi  donc?  dit  le  Runard. 

—  Sire,  répondit  M.  le  député,  que  dirait  la  postérité  si  elle  appre- 
nait que  nous  avons  fait  une  révolution  sans#boire  ni  manger? 

—  Messieurs,  leur  dit  Sa  Majesté  Renard  Ier,  je  vois  avec  plaisir 
que  vous  n'oubliez  rien,  et  que  la  patrie  peut  compter  sur  vous.  Allons 
dîner.  » 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION! 


383 


1  J 


On  sonne...  Cest  une  députation  des  notables  Animaux  du  Jardin. 


La  prairie  qui  se  trouve  en  face  de  l'Amphithéâtre  servit  de  salle  à 
manger.  Il  avait  été  résolu  qu'on  se  passerait  de  table ,  pour  que  chacun 
pût  jouir  d'une  liberté  illimitée  dans  cette  fête  nationale,  et  qu'on  man- 
gerait comme  on  l'entendrait,  qui  son  foin,  qui  son  grain,  qui  ses 
végétaux,  le  repas  devant  être  tout  pythagoricien,  en  dépit  des  Animaux 
carnassiers  qui  ne  trouvaient  pas  leur  compte  à  cette  maigre  chair.  Mais 
il  eût  été  dérisoire  de  s'entre-manger  dans  une  assemblée  où  il  ne  devait 
être  question  que  d'union  et  de  fraternité. 

Les  honneurs  de  la  réunion  furent  feits  par  des  commissaires  qui 


38b 


ENCORE  UNE    RÉVOLUTION! 


s'étaient  choisis  eux-mêmes  comme  étant  les  plus  huppés.  Monseigneur 
le  Renard  fut  naturellement  nommé  président  du  banquet.  Comme  on. 
connaissait  ses  goûts,  on  lui  donna  pour  voisins,  d'un  côté,  un  Oison, 
de  l'autre,  une  jeune  Poule  d'Inde.  Mais  ces  oiseaux,  qui  n'avaient 
pas  d'ambition ,  ne  parurent  pas  très-touchés  de  l'insigne  honneur  qu'on 
leur  avait  fait,  et  soit  ignorance  du  monde,  soit  patriotisme,  ils  se  tin- 
rent constamment  à  une  distance  assez  grande  de  leur  illustre  voisin. 

Comme  les  Insectes  avaient  joué  un  très-beau  rôle  dans  cette  journée, 
et  qu'on  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'on  leur  devait  tout,  il  avait  bien 
fallu  se  résigner  à  leur  faire  une  petite  place.  On  les  avait  donc  relégués 
à  une  des  extrémités  de  la  salle,  en  leur  faisant  entendre  qu'on  leur 
donnait  la  place  d'innneur,  et  de  temps  en  temps  on  laissait  passer  de 


ENCORE   UNE  RÉVOLUTION!  385 

leur  côté  quelques  brins  de  cette  mauvaise  herbe  qui  pousse  toujours  et 
dont  personne  ne  voulait  plus.  Au  fond ,  ils  n'étaient  pas  très-contents  ; 
mais  on  leur  disait  tant  de  choses  flatteuses,  qu'ils  finirent  par  se  mon- 
trer satisfaits. 

Du  reste,  les  ingénus  qui  étaient  venus  avec  l'intention  de  dfner 
avaient  compté  sans  leur  hôte.  Ce  repas  ressembla  à  tous  les  repas  de  ce 
genre.  Ceux  qui  n'avaient  guère  faim  eurent  seuls  assez  à  manger;  mais 
à  l'exception  de  quelques-uns  qui  prenaient  tout,  personne  ne  put  se 
vanter  d'en  avoir  eu  à  bouche  que  veux-tu. 

On  y  parla  plus  qu'on  n'y  dîna.  Les  plus  hautes  questions  furent  néces- 
sairement mises  sur  le  tapis.  Il  fallait  entendre  tout  ce  qui  se  disait  sur 
l'ancienne  rédaction  !  Pauvre  vieux  Lièvre,  de  quoi  te  mêlais-tu?  Infor- 
tuné Papillon,  Chatte  sans  mœurs,  orgueilleux  Friquet,  et  vous, 
sensible  Duchesse,  et  toi  surtout,  Lézard  inutile!  comment  vous 
traita-t-on?  Combien  de  vérités  vous  furent  dites!  Que  n'étiez-vous  là? 
Pourquoi  êtes-vous  morts?  c'était  pourtant  le  moment  de  vivre  et  de  vous 
amender,  a  Où  allions-nous?  où  allions-nous?  s'écriait-on  de  tous  côtés; 
et  quelle  bonne  idée  nous  avons  eu  de  faire  une  révolution  !  —  Quand 
ceux  qui  gouvernent  n'en  font  pas ,  il  faut  bien  que  ceux  qui  sont  gou- 
vernés en  fassent,  »  disait  le  Sanglier.  Et  puis  chacun  faisait  ses 
plans,  racontait  ses  projets  :  «  Je  dirai  blanc.  -•-  Je  dirai  noir.  —  Je 
dirai  rouge.  — J'aurai  de  l'esprit.  —  Je  suis  une  Bête  de  génie,  etc.,  etc.  » 
Voilà  ce  qu'on  entendait. 

Le  Renard  écoutait  tout  le  monde ,  souriait  à  tout  le  monde,  avait 
un  mot  agréable  pour  tout  le  monde,  contentait  tout  le  monde  enfin,  ou 
peu  s'en  faut.  «  Vous  ne  mangez  pas,  »  disait-il  au  Glouton.  —  Et  à 
l'Ours  blanc  :  «  Seriez-vous  malade  ?  Je  vous  trouve  un  peu  pâle.  » 
—  Et  à  son  vis-à-vis  :  «  Les  Loups  n'ont-ils  plus  de  dents?  »  —  Et  au 
Pingouin  qui  bâillait  :  «  Vous  amusez-vous  ?»  —  Et  à  l'Aigle  blanc  : 
«  Espérez ,  la  nationalité  polonaise  ne  périra  pas.  »  —  «  Mais  parlez 
donc,  »  disait-il  au  Merle.  —  «  Creusez-vous  toujours?  »  disait  il  au 
Mulot.  Et  à  tous  enfin ,  il  répétait  :  «  Mes  bans  amis,  vous  écrirez  tout 
ce  que  vous  voudrez.  » 

Enfin  le  grand  moment  arriva ,  le  moment  de  boire  et  de  porter  des 
toasts,  et  de  parler  tout  seul  et  tout  debout.  Vous  eussiez  vu  chacun  se 
prendre  la  tête  à  deux  pattes,  se  gratter  le  front,  et  remuer  les  lèvres, 
et  répéter  tout  bas  le  toast  qu'il  s'agissait  d'improviser. 

Malheureusement,  l'ordre  des  toasts  avait  été  réglé  d'avance,  et 

49 


386  ENCORE  UNE  RÉVOLUTIONI 


non-seulement  Tordre ,  mais  encore  le  nombre.  Peu  s'en  fallut  que  la 
chose  ne  fût  mal  prise.  «  Passe  encore  de  jeûner,  disait-on,  mais  on 
peut  mourir  d'un  toast  rentré.  De  quoi  ne  meurt-on  pas?  » 

Malgré  cette  sage  précaution,  il  y  en  eut  encore  en  si  grand  nombre, 
que  j'essayerais  en'  vain  de  les  énumérer.  Après  chacun ,  des  Canes  et 
leurs  Canetons  jouèrent  des  airs  de  mirliton  qui  ne  contribuèrent  pas 
peu  à  l'agrément  de  la  compagnie. 

Comme  on  le  pense  bien ,  le  premier  toast  fut  pour  la  liberté.  Ceci 
est  de  tradition,  et  ce  n'est  certes  pas  la  faute  de  ceux  qui  dînent  si  cette 
pauvre  liberté  n'est  pas  en  meilleure  santé. 

Par  une  courtoisie  du  meilleur  goût ,  le  deuxième  fut  pour  les  dames, 
et  il  était  conçu  en  ces  termes  :  «  Au  sexe  qui  embellit  la  vie  !  »  Un 
murmure  flatteur  accueillit  ce  toast,  qui  fut  porté  par  un  aimable 
Hippopotame  ,  dont  la  galanterie  était  d'ailleurs  bien  connue. 

Vers  la  fin  du  repas ,  on  vint  à  bout  de  s'égayer  au  moyen  d'une 
fontaine  défoncée,  et  chacun  put  non-seulement  se  désaltérer,  mais 
9ncore  se  mettre  en  pointe  de  gaieté. 

La  joie  est  communicative ,  et  bientôt  il  n'y  eut  plus  moyen  de 
l'arrêter.  Toute  affaire  cessante,  on  résolut  de  se  divertir.  —  C'était  un 
parti  pris.  —  Il  fut  convenu  qu'on  n'obéirait  plus  à  personne,  qu'on 
dirait  tout  ce  qu'on  voudrait,  et  qu'on  ne  penserait  plus  à  rien.  On  en 
avait  assez  des  intérêts  de  la  nation  future,  de  la  politique  future  et 
de  la  rédaction  future,  et  on  ne  voulait  plus  que  rire  et  chanter.  —  On 
s'égosilla  ;  —  et  le  repas  se  termina  comme  tous  les  repas  où  l'on  se 
propose  de  changer  la  face  de  l'univers  :  on  s'endormit. 

Le  lendemain  et  les  jours  suivants ,  les  convives  s'aperçoivent  que 
l'univers  n'a  pas  bougé,  que  ce  n'est  ni  en  buvant  ni  en  mangeant  qu'on 
lui  imprime  une  autre  direction,  et  qu'il  faut  recommencer  à  vivre 
comme  devant,  ce  qui  n'est  pas  toujours  aussi  facile  qu'on  se  l'imagine. 

C'était  du  moins  l'avis  de  Monseigneur  le  Renaud.  Il  se  réveillait 
avec  une  espèce  de  couronne  sur  la  tête ,  et  quoiqu'il  s'en  fût  coiffé  lui- 
même  en  s'appropriant  ce  mot  célèbre:  «  Gare  à  qui  la  touche!  »  je 
crois  qu'intérieurement  il  donnait  quelques  regrets  à  son  simple  bonnet 
de  coton.  La  journée  de  la  veille  l'avait  un  peu  dégoûté  des  grandeurs, 
et  il  s'en  souvenait  comme. d'une  rude  journée.  Ce  n'est  pas  le  tout  que 
de  s'emparer  du  pouvoir,  il  faut  encore  trouver  le  moyen  de  s'y  établir 
commodément,  et  Son  Altesse,  qui  ne  se  faisait  pas  d'illusion,  trouvait 
la  chose  difficile. 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


387 


'""•^•"-,  >*•■  .-.a*. 


Au  sexe  qui  embellit  la  vie  !  I  !  Un  murmure  flatteur  accueillit  ce  toast ,  qui  Tut  porté 
par  un  aimable  Hippopotame. 


«  Premièrement,  se  dit-il,  je  fuirai  les  fêtes,  populaires,  je  les 
fuirai  comme  la. peste. 

«  Deuxièmement,  je  cesserai  de  prendre  la  patte-à  tout  le  monde. 
Pour  une  patte  propre,  combien  qui  ne  le  sont  pas  !  Sans  compter, 
ajouta-t-il  en  me  montrant  sa  fourrure  ensanglantée,  que  quelques-uns 
serrent  très-fort  et  à  ongles  ouverts. 


388  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

u  Troisièmement,  comme,  à  tout  prendre,  mon  sceptre  est  une 
simple  plume ,  ce  qui  ne  peut  pas  être  très-lourd  à  porter,  il  faut  que 
ma  royauté  me  soit  légère  tout  autant  qu'aux  autres.  A  cette  fin  je  n'en 
prendrai  qu'à  mon  aise,  et  tout  n'en  ira  que  mieux,  et  je  mettrai  tant 
de  persistance  à  ne  rien  faire... 

—  Qu'on  vous  surnommera  le  Napoléon  des  Renards,  Monseigneur, 
lui  dis-je,  et  qu'on  fera  bien. 

—  C'est  pourquoi,  dit  Son  Altesse,  qui  fit  semblant  de  ne  pas  avoir 
entendu,  je  vais  faire  une  petite  Charte.  Une  nation  qui  a  une  Charte 
est  une  nation  qui  ne  manque  de  rien. 

«  Voici  ma  Charte ,  me  dit-il  ;  elle  n'a  que  deux  articles ,  mais  s'ils 
sont  bons,  c'en  est  assez  : 


I 


«  Toutes  les  Bêtes  sachant  lire  et  écrire,  et  surtout  compter,  ayant 
«  une  bonne  cabane  au  soleil,  du  foin  dans  leur  râtelier  et  des  amis 
«  puissants,  étant  égales  devant  la  loi,  il  est  promis  justice  et  protection 
«  à  toutes. 

«  En  conséquence,  afin  que  les  Grands  du  Jardin  des  Plantes 
«  puissent  jouir  de  toutes  leurs  aises,  nous  enjoignons  aux  petits  qu'ils 
u  aient  à  se  priver  du  peu  qu'ils  ont,  et  à  se  rapetisser  au  point  de 
«  devenir  imperceptibles  et  impalpables.  —  Si  bien  que  les  petits  ne 
«  tenant  plus  de  place  du  tout ,  les  Grands  puissent  avoir,  comme  c'est 
«  leur  droit,  leurs  coudées  franches,  ne  manquer  de  rien  et  n'être  gênés 
«  en  rien. 

II 

«  Comme  il  n'est  pas  possible  que  tout  le  monde  soit  content,  ceux 
«  qui  ne  le  seront  pas  auront  tort  de  s'en  étonner,  mais  ils  auront  le 
«  droit  de  s'en  plaindre.  —  Le  droit  de  pétition  est  donc  solennellement 
«  reconnu.  —  Qu'on  se  le  dise. 

«  Mais  attendu  que  les  moments  d'un  rédacteur  sont  précieux,  et 
«  qu'il  lui  serait  impossible  d'accorder  toutes  les  audiences  qu'on  lui 
«  demanderait,  il  est  interdit  d'apporter  soi-même  ses  pétitions  au  pied 


ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 


389 


«  de  son  auguste  fauteuil;  les  réclamations  ne  seront  reçues  qu'autant 
«  qu'elles  arriveront  écrites  et  franches  de  port,  et  ne  seront  Jues 
«  qu'autant  qu'il  aura  été  possible  de  les  lire.  » 

Messieurs- les  Animaux  ne  se  le  firent  pas  dire  deux  fois;  et,  toute 
Btte  aimant  à  se  plaindre,  les  pétitions  arrivèrent  par  charretées;  l'air 


et  la  terre  étaient  encombrés  de  messagers ,  de  porteurs  et  de  courriers 
de  toutes  sortes.  Chacun  avait  un  petit  malheur  particulier  au  bout  de  la 
patte  pour  demander  l'aumône  d'une  réforme  générale  en  sa  faveur;  et 
la  petite  Charte  n'était  pas  promulguée  depuis  deux  heures,  qu'il  y  avait 


390  ENCORE  UNE  RÉVOLUTION! 

des  pétitions,  plein  la  maison,  plein  les  caves  et  les  greniers,  et  encore 
des  monceaux  à  la  porte. 

«  Les  grimauds ,  dit  le  Renard  en  riant  dans  sa  barbe  de  se  voir 
pris  au  mot;  jusques  à  quand  croiront-ils  que  les  gouvernements  sont 
créés  et  mis  au  monde  pour  les  protéger  et  s'occuper  d'eux? 

«  Voyons  pourtant  ces  pétitions,  dit-il,  et  fermons  les  yeux. pour 
plus  d'impartialité.  » 

l\  en  ouvrit  une,  la  première  venue,  au  hasard  :  c'était  celle  du 
Butor.  Elle  était  couverte  d'un  nombre  incalculable  de  signatures  de 
toutes  sortes ,  écrites  en  toutes  les  langues  et  dans  tous  les  patois ,  et  de 
petites  croix  surtout,  le  nombre  des  Bêtes  qui  ne  savent  pas  signer  leur 
nom  étant,  à  ce  qu'il  paraît,  considérable. 

Elle  était  conçue  en  ces  termes  : 

♦ 
«  Nous ,  soussignés ,  déclarons  que  nous  en  avons  assez  du  tableau 

«  de  nos  discordes  civiles.  Le  présent  article  est  si  long ,  que  la  fin  nous 

«  a  fait  complètement  oublier  le  commencement.  Nous  demandons  à 

«  grands  cris  qu'il  finisse,  et  que  celui  du  Merle  blanc  commence.  » 

Suivent  les  signatures  et  les  petites  croix. 

«  Voilà  une  pétition  que  j'aime,  dit  le  Renard,  elle  nous  dispense 
d'ouvrir  les  autres.  Et  quant  au  reste,  ajouta-t-il,  ma  foi,  au  diable 
les  pétitionnaires ,  et  au  feu  les  pétitions  !» 

Aussitôt  dit ,  aussitôt  fait. 

On  brûla  tout;  et  jamais,  de  mémoire  d'Hommes  ou  de  Bêtes,  il 
ne  s'était  vu  un  si  grand  feu. 

Quand  on  vit  ce  feu ,  ce  furent  des  réjouissances  universelles. 
-     «  C'est  un  feu  de  joie ,  se  disait-on ,  notre  gouvernement  est  contenir 
tout  va  bien  !  Vive  notre  nouveau  rédacteur  en  chef!  » 

N.  B.  —  Les  pétitionnaires  se  réjouissaient  plus  que  les  autres. 

Et  jam  plaudite  cives  ! 

Et  puisque  vous  applaudissez,  de  quoi  vous  plaignez-vous? 

P.  J.  Stahl. 


HISTOIRE 


D'UN 


MERLE    BLANC 


u'il  est  glorieux;,  mais  qu'il  est 
pénible  d'être  en  ce  monde  un 
Merle  exceptionnel  !  Je  ne  suis  point 
un  Oiseau  fabuleux,  et  M.  de  Buf- 
fon  m'a  décrit.  Mais,  hélas!  je  suis 
extrêmement  rare,  et  très-difficile  à 
trouver.  Plût  au  ciel  que  je  fusse 
tout  à  fait  impossible! 

Mon  père  et  ma  mère  étaient 
deux  bonnes  gens  qui  vivaient ,  de- 
puis nombre  d'années ,  au  fond  d'un 
vieux  jardin  retiré  du  Marais.  C'était 
un  ménage  exemplaire.  Pendant  que 
ma  mère,  assise  dans  un  buisson 
fourré,  pondait  régulièrement  trois  fois  par  an,  et  couvait,  tout  en  som- 
meillant, avec  une  religion  patriarcale,  mon  père,  encore  fort  propieet 
fort  pétulant  malgré  son  grand  âge,  picorait  autour  d'elle  toute  la 
journée,  lui  apportant  de  beaux  Insectes  qu'il  saisissait  délicatement  par 
le  bout  de  la  queue  pour  ne  pas  dégoûter  sa  femme,  et ,  la  nuit  venue, 


392  HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC. 

il  ne  manquait  jamais,  quand  il  faisait  beau,  de  la  régaler  d'une  chanson 
qui  réjouissait  tout  le  voisinage.  Jamais  une  querelle,  jamais  le  moindre 
nuage  n'avait  troublé  cette  douce  union. 

À  peine  fus-je  venu  au  monde ,  que ,  pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  mon  père  commença  à  montrer  de  la  mauvaise  humeur.  Bien  que 
je  ne  fusse  encore  que  d'un  gris  douteux,  il  ne  reconnaissait  en  moi  ni  la 
couleur,  ni  la  tournure  de  sa  nombreuse  postérité.  «  Voilà  un  sale 
enfant,  disait-il  quelquefois  en  me  regardant  de  travers;  il  faut  que  ce 
gamin-là  aille  apparemment  se  fourrer  dans  tous  les  plâtras  et  tous  les 
tas  de  boue  qu'il  rencontre,  pour  être  toujours  si  laid  et  si  crotté. 

—  Eh!  mon  Dieu,  mon  ami ,  répondit  ma  mère,  toujours  roulée  en 
boule  sur  une  vieille  écuelle  dont  elle  avait  fait  son  nid ,  ne  voyez-vous 
pas  que  c'est  de  son  âge?  Et  vous-même,  dans  votre  jeune  temps, 
n'avez-vous  pas  été  un  charmant  vaurien?  Laissez  grandir  notre  Merli- 
chon ,  et  vous  verrez  comme  il  sera  beau  ;  il  est  des  mieux  que  j'aie 
pondus.  » 

Tout  en  prenant  ainsi  ma  défense,  ma  mère  ne  s'y  trompait  pas; 
elle  -voyait  pousser  mon  fatal  plumage,  qui  lui  semblait  une  monstruosité, 
mais  elle  faisait  comme  toutes  les  mères ,  qui  s'attachent  souvent  à  leurs 
enfants,  par  cela  même  qu'ils  sont  maltraités  de  la  nature,  comme  si  la 
faute  en  était  à  elles ,  ou  comme  si  elles  repoussaient  d'avance  l'injustice 
du  sort  qui  doit  les  frapper. 

Quand  vint  le  temps  de  ma  première  mue,  mon  père  devint  tout  à 
fait  pensif  et  me  considéra  attentivement.  Tant  que  mes  plumes  tombè- 
rent, il  me  traita  encore  avec  assez  de  bonté  et  me  donna  même  la 
pâtée,  me  voyant  grelotter  presque  nu  dans  un  coin  ;  mais  dès  que 
mes  pauvres  ailerons  transis  commencèrent  à  se  recouvrir  du  duvet, 
à  chaque  plume  blanche  qu'il  vit  paraître,  il  entra  dans  une  telle 
colère,  que  je  craignis  qu'il  ne  me  plumât  pour  le  reste  de  mes  jours. 
Hélas!  je  n'avais  pas  de  miroir;  j'ignorais  le  sujet  de  cette  fureur,  et 
je  me  demandais  pourquoi  le  meilleur  des  pères  se  montrait  pour  moi  • 
si  barbare. 

Un  jour  qu'un  rayon  de  soleil  et  ma  fourrure  naissante  m'avaient 
mis,  malgré  moi,  le  cœur  en  joie,  comme  je  voltigeais  dans  une  allée, 
je  me  mis,  pour  mon  malheur,  à  chanter.  A  la  première  note  qu'il 
entendit,  mon  père  sauta  en  l'air  comme  une  fusée. 

«  Qu'est-ce  que  j'entends  là?  s'écria-t-il;  est-ce  ainsi  qu'un  Merle 
siffle?  est-ce  ainsi  que  je  siffle?  est-ce  là  siffler?  » 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC.  ,  393 

Et  s'abattant  près  de  ma  mère  avec  la  contenance  la  plus  terrible  : 
«  Malheureuse,  dit-il,  qui  est-ce  qui  a  pondu  dans  ton  nid?  » 
A  ces  mots ,  ma  mère  indignée  s'élança  de  son  écuelle ,  non  sans  se 
faire  du  mal  à  une  patte;  elle  voulut  parler,  mais  ses  sanglots  la  suffo- 
quaient; elle  tomba  à  terre  à  demi  pâmée.  Je  la  vis  près  d'expirer;  épou- 
vanté et  tremblant  de  peur,  je  me  jetai  aux  genoux  de  mon  père. 

«  0  mon  père,  lui  dis-je,  si  je  siffle  de  travers,  et  si  je  suis  mal 
vêtu,  que  ma  mère  n'en  soit  point  punie!  Est-ce  sa  faute  si  la  nature 
m*a  refusé  une  voix  comme  la  vôtre?  Est-ce  sa  faute  si  je  n'ai  pas  votre 
beau  bec  jaune  et  votre  bel  habit  noir  à  la  française,  qui  vous  donnent 
l'air  d'un  marguillier  en  train  d'avaler  une  omelette?  Si  le  ciel  a  fait  de 
moi  un  monstre ,  et  si  quelqu'un  doit  en  porter  la  peine ,  que  je  sois  du 
moins  le  seul  malheureux  ! 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  dit  mon  père;  que  signifie  la  manière 
absurde  dont  tu  viens  de  te  permettre  de  siffler?  qui  t'a  appris  à  siffler 
ainsi  contre  tous  les  usages  et  toutes  les  règles? 

—  Hélas!  monsieur,  répondis-je  humblement,  j'ai  sifflé  comme  je 
pouvais,  me  sentant  gai  parce  qu'il  fait  beau,  et  ayant  peut-être  mangé 
trop  de  Mouches. 

—  On  ne  siffle  pas  ainsi  dans  ma  famille,  reprit  mon  père  hors  de 
lui.  Il  y  a  des  siècles  que  nous  sifflons  de  père  en  fils ,  et  lorsque  je  fais 
entendre  ma  voix  la  nuit,  apprends  qu'il  y  a  ici  au  premier  étage  un 
monsieur,  et  au  grenier  une  jeune  grisette,,  qui  ouvrent  leurs  fenêtres 
pour  m'entendre.  N'est-ce  pas  assez  que  j'aie  devant  les  yeux  l'affreuse 
couleur  de  tes  sottes  plumes  qui  te  donnent  l'air  enfariné  comme  un  pail- 
lasse de  la  foire?  Si  je  n'étais  le  plus  pacifique  des  Merles ,  je  t'aurais 
déjà  cent  fois  mis  à  nu,  ni  plus  ni  moins  qu'un  Poulet  de  basse-cour  prêt 
à  être  embroché. 

—  Eh  bien!  m'écriai- je,  révolté  de  l'injustice  de  mon  père,  s'il  en 
est  ainsi ,  monsieur,  qu'à  cela  ne  tienne  !  je  me  déroberai  à  votre  pré- 
sence, je  délivrerai  vos  regards  de  cette  malheureuse  queue  blanche  par 
laquelle  vous  me  tirez  toute  la  journée.  Je  partirai,  monsieur,  je  fuirai; 
assez  d'autres  enfants  consoleront  votre  vieillesse,  puisque  ma  mère  pond 
trois  fois  par  an;  j'irai  loin  de  vous  cacher  ma  misère,  et  peut-être, 
ajoutai-je  en  sanglotant,  peut-être  trouverai-je  dans  le  potager  du  voisin 
ou  sur  les  gouttières  quelques  Vers  de  terre  ou  quelques  Araignées  pour 
soutenir  ma  triste  existence. 

—  Comme  tu  voudras,  répliqua  mon  père,  loin  de  s'attendrira  ce 

50. 


391 


HISTOIRE   D'UN  MEBLE  BLANC. 


discours;  que  je  ne  te  voie  plus!  Tu  n'es  pas  mon  fils;  lu  n'es  pas  un 
Merle. 


__■.„■_  ,*\ 


—  Et  que  suis-je  donc,  monsieur,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  n'en  sais  rien,  mais  tu  n'es  pas  un  Merle.   » 

•  Après  ces  paroles  foudroyantes,  mon  père  s'éloigna  à  pas  lents.  Ma 
mère  se  releva  tristement  et  alla,  en  boitant,  achever  de  pleurer  dans  son 
écuelle.  Pour  moi,  confus  et  désolé,  je  pris  mon  vol  du  mieux  que  je 
pus,  et  j'allai,  comme  je  l'avais  annoncé,  me  percher  sur  la  gouttière 
d'une  maison  voisine. 


HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC.  395 


II 


Mon  père  eut  l'inhumanité  de  me  laisser  pendant  plusieurs  jours  dans 
cette  situation  mortifiante.  Malgré  sa  violence,  il  avait  bon  cœur,  et,  aux 
regards  détournés  qu'il  me  lançait,  je  voyais  bien  qu'il  aurait  voulu  me 
pardonner  et  me  rappeler;  ma  mère,  surtout,  levait  sans  cesse  vers  moi 
des  yeux  pleins  de  tendresse,  et  se  risquait  même  parfois  à  m'appeler. 
d'un  petit  cri  plaintif;  mais  mon  horrible  plumage  blanc  leur  inspirait, 
malgré  eux,  une  répugnance  et  un  eJTroi  auxquels  je  vis  bien  qu'il  n'y 
avait  point  de  remède. 

«  Je  ne  suis  point  un  Merle  !  »  me  répétais-je  ;  et,  en  effet,  en  in'éplu- 
chant  le  matin,  et  en  me  mirant  dans  l'eau  de  la  gouttière,  je  ne  recon- 
naissais que  trop  clairement  combien  je  ressemblais  peu  à  ma  famille, 
a  0  ciel  !  répétais-je  encore,  apprends-moi  donc  ce  que  je  suis  !  » 

Une  certaine  nuit  qu'il  pleuvait  à  verse ,  j'allais  m'endormir  exténué 
de  faim  et  de  chagrin,  lorsque  je  vis  se  poser  près  de  moi  un  oiseau  plus 
mouillé ,  plus  pâle  et  plus  maigre  que  je  ne  le  croyais  possible.  Il  était  à 
peu  près  de  ma  couleur ,  autant  que  j'en  pus  juger  à  travers  la  pluie  qui 
nous  inondait  ;  à  peine  avait-il  sur  le  corps  assez  de  plumes  pour  habiller 
un  Moineau,  et  il  était  plus  gros  que  moi.  Il  me  sembla,  au  premier 
abord,  un  oiseau  tout  à  fait  pauvre  et  nécessiteux;  mais  il  gardait,  «n 
dépit  de  l'orage  qui  maltraitait  son  front  presque  tondu ,  un  air  de  fierté 
qui  me  charma.  Je  lui  fis  modestement  une  grande  révérence  à  laquelle 
il  répondit  par  un  coup  de  bec  qui  faillit  me  jeter  à  bas  de  la  gouttière. 
Voyant  que  je  me  grattais  l'oreille  et  que  je  me  retirais  avec  componction, 
sans  essayer  de  lui  répondre  en  sa  langue  : 

«  Qui  es-tu?  me  demanda-t-il  d'une  voix  aussi  enrouée  que  son 
crâne  était  chauve. 

—  Hélas  !  monseigneur ,  répondis-je  (craignant  une  seconde  esto- 
cade), je  n'en  sais  rien.  Je  croyais  être  un  Merle,  mais  l'on  m'a  convaincu 
que  je  n'en  suis  pas  un..  » 

La  singularité  de  ma  réponse  jointe  à  mon  air  de  sincérité  l'intéres- 
sèrent. Il  s'approcha  de  moi  et  me  fit  conter  mon  histoire,  ce  dont  je 
m'acquittai  avec  toute  la  tristesse  et  toute  l'humilité  qui  convenaient  à  ma 
position  et  au  temps  affreux  qu'il  faisait. 

«  Si  tu  étais  un  Ramier  comme  moi,  me  dit-il  après  m'avoir  écouté, 


396  HISTOIRE   D'UN  MERLE  BLANC. 

les  niaiseries  dont  lu  t'affliges  ne  t'inquiéteraient  pas  un  moment.  Nous 
voyageons,  c'est  là  notre  vie,  et  nous  avons  bien  nos  amours,  mais  je  ne 
sais  qui  est  mon  père  :  fendre  l'air,  traverser  l'espace,  voir  à  nos  pieds  les- 
monts  et  les  plaines ,  respirer  l'azur  même  des  cieux ,  et  non  les  exhalai- 
sons de  la  terre,  courir  comme  la  flèche  à  un  but  marqué  qui  ne  nous 
échappe  jamais,  voilà  notre  plaisir  et  notre  vie.  Je  fais  plus  de  chemin  en 
un  jour  qu'un  Homme  n'en  peut  faire  en  six. 

—  Sur  ma  parole,  monsieur,  dis- je  un  peu  enhardi,  vous  êtes  un 
Oiseau  bohémien. 

—  C'est  encore  une  chose  dont  je  ne  me  soucie  guère ,  reprit-il  ;  je 
n'ai  point  de  pays;  je  ne  connais  que  trois  choses  :  les  voyages,  ma 
femme  et  mes  petits.  Où  est  ma  femme,  là  est  ma  patrie. 

—  Mais  qu'avez-vous  là  qui  vous  pend  au  cou?  C'est  comme  une 
vieille  papillote  chiffonnée. 

—  Ce  sont  des  papiers  d'importance ,  répondit-il  en  se  rengorgeant  ;. 
je  vais  à  Bruxelles,  de  ce  pas,  e*t  je  porte  au  célèbre  banquier  ***  une 
nouvelle  qui  va  faire  baisser  la  rente  d'un  franc  soixante-dix-huit 
centimes. 

—  Juste  Dieu!  m'écriai-je,  c'est  une  bien  belle  existence  que  la 
vôtre,  et  Bruxelles,  j'en  suis  sûr,  doit  être  une  ville  bien  curieuse  à  voir* 
Ne  pourriez-vous  pas  m'emmener  avec  vous?  Puisque  je  ne  suis  pas  un 
Merle,  je  suis  peut-être  un  Pigeon  Ramier. 

—  Si  tu  en  étais  un ,  répliqua-t-il ,  tu  m'aurais  rendu  le  coup  de  bec 
que  je  t'ai  donné  tout  à  l'heure. 

—  Eh  bien  {  monsieur,  je  vous  le  rendrai,  ne  nous  brouillons  pas 
pour  si  peu  de  chose.  Voilà  le  matin  qui  parait  et  l'orage  qui  s'apaise» 
De  grâce,  laissez-moi  vous  suivre!  Je  suis  perdu,  je  n'ai  plus  rien  au 
monde  ;  si  vous  me  refusez ,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  me  noyer  dans  cette 
gouttière. 

—  Eh  bien!  en  route!  suis-moi  si  tu  peux.  » 

Je  jetai  un  dernier  regard  sur  le  jardin  où  dormait  ma  mère;  une 
larme  coula  de  mes  yeux,  le  vent  et  la  pluie  l'emportèrent;  j'ouvris  me» 
ailes  et  je  partis. 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC.  397 


III 


Mes  ailes,  je  l'ai  dit,  n'étaient  pas  encore  bien  robustes;  tandis  que 
mon  conducteur  allait  comme  le  vent,  je  m'essoufflais  à  ses  côtés;  je  tins 
bon  pendant  quelque  temps;  mais  bientôt  il  me  prit  un  éblouissement  si 
violent,  que  je  me  sentis  près  de  défaillir. 

«  Y  en  a-t-il  encore  pour  longtemps?  demandai-je  d'une  voix 
faible. 

—  Non,  me  répondit-il,  nous  sommes  au  Bourget,  nous  n'avons  plus 
que  soixante  lieues  à  faire.  » 

J'essayai  de  reprendre  courage,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  d'une 
Poule  mouillée,  et  je  volai  encore  un  quart  d'heure,  mais,  pour  le  coup, 
j'étais  rendu. 

«  Monsieur ,  bégayai-je  de  nouveau ,  ne  pourrait-on  pas  s'arrêter  un 
instant?  J'ai  une  soif  horrible  qui  me  tourmente,  et,  en  nous  perchant 
sur  un  arbre... 

—  Va-t'en  au  diable!  tu  n'es  qu'un  Merle!  »  me  répondit  le  Ramier 
en  colère  ;  et,  sans  daigner  tourner  la  tête,  il  continua  son  voyage  enragé. 
Quant  à  moi ,  abasourdi  et  n'y  voyant  plus ,  je  tombai  dans  un  champ 
de  blé. 

J'ignore  combien  de  temps  dura  mon  évanouissement;  lorsque  je 
repris  connaissance,  ce  qui  me  revint  d'abord  en  mémoire  fut  la  dernière 
parole  du  Ramier  :  «  Tu  n'es  qu'un  Merle,  »  m'avait-il  dit.  «  0  mes  chers 
parents!  pensai-je,  vous  vous  êtes  donc  tromf)és?  Je  vais  retourner  près 
de  vous;  vous  me  reconnaîtrez  pour  votre  vrai  et  légitime  enfant,  et  vous 
me  rendrez  ma  place  dans  ce  bon  petit  tas  de  feuilles  qui  est  sous  l'écuelle 
de  ma  mère.  » 

Je  fis  un  effort  pour  me  lever  ;  mais  la  fatigue  du  voyage  et  la  dou- 
leur que  je  ressentais  de  ma  chute  me  paralysaient  tous  les  membres.  A 
peine  me  fus-je  dressé  sur  mes  pattes,  que  la  défaillance  me  reprit,  et  je 
retombai  sur  le  flanc. 

L'affreuse  pensée  de  la  mort  se  présentait  déjà  à  mon  esprit,  lorsque, 
à  travers  les  bluels  et  les  coquelicots,  je  vis  venir  à  moi,  sur  la  pointe  du 
pied,  deux  charmantes  personnes.  L'une  était  une  petite  Pie  fort  bien 
mouchetée  et  extrêmement  coquette ,  et  l'autre  une  Tourterelle  couleur 
de  rose.  La  Tourterelle  s'arrêta,  à  quelques  pas  de  distance,  avec  un 


398 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC. 


grand  air  de  pudeur  et  de  compassion  pour  mon  infortune;  mais  la  Pie 
s'approcha  en  sautillant  de  la  manière  la  plus  agréable  du  monde. 


^nF.:\*  3£51  illO'n 


«  Eh!  bon  Dieu!  pauvre  enfant,  que  faites-vous  là?  me  demandâ- 
t-elle d'une  voix  folâtre  et  argentine. 

—  Hélas!  madame  la  marquise,  répondis-je  (car  c'en  devait  être 


HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC.  399 

une,  pour  le  moins),  je  suis  un  pauvre  diable  de  voyageur  que  son 
postillon  a  laissé  en  route,  et  je  suis  en  train  de  mourir  de  faim. 

—  Sainte  Vierge  !  que  me  dites- vous?  »  répondit-elle;  et  aussitôt  elle 
se  mit  à  voltiger  çà  et  là  sur  les  buissons  qui  nous  entouraient,  allant  et 
venant  de  côté  et  d'autre,  m' apportant  quantité  de  baies  et  de  fruits, 
dont  elle  fit  un  petit  tas  près  de  moi,  tout  en  continuant  ses  ques- 
tions : 

«  Mais  qui  êtes -vous?  mais  d'où  venez-vous?  C'est  une  chose 
incroyable  que  votre  aventure!  Et  où  alliez-vous?  Voyager  seul,  si  jeune, 
car  vous  sortez  de  votre  première  mue!  Que  font  vos  parents?  d'où  sont- 
ils?  comment  vous  laissent-ils  dans  cet  état-là  ?  Mais  c'est  à  faire  dresser 
les  plumes  sur  la  tête!  » 

Pendant  qu'elle  parlait,  je  m'étais  soulevé  un  peu  de  côté  et  je  man- 
geais de  grand  appétit.  La  Tourterelle  restait  immobile,  me  regardant 
toujours  d'un  œil  de  pitié.  Cependant  elle  remarqua  que  je  retournais  la 
tête  d'un  air  languissant,  et  elle  comprit  que  j'avais  soif.  De  la  pluie 
tombée  dans  la  nuit  une  goutte  restait  sur  un  brin  de  mouron;  elle 
recueillit  timidement  cette  goutte  dans  son  bec  et  me  l'apporta  toute 
fraîche.  Certainement ,  si  je  n'eusse  pas  été  si  malade ,  une  personne  si 
réservée  ne  se  serait  jamais  permis  une  pareille  démarche. 

Je  ne  savais  pas  encore  ce  que  c'est  que  l'amour,  mais  mon  cœur 
battait  violemment.  Partagé  entre  deux  émotions  diverses,  j'étais  pénétré 
d'un  charme  inexprimable.  Ma  panetière  était  si  gaie ,  mon  échanson  si 
pensif  et  si  doux,  que  j'aurais  voulu  déjeuner  ainsi  pendant  toute  l'éter- 
nité. Malheureusement  tout  a  un  terme,  même  l'appétit  d'un  convales- 
cent. Le  repas  fini,  et  mes  forces  revenues,  je  satisfis  la  curiosité  de  la 
petite  Pie,  et  lui  racontai  mes  malheurs  avec  autant  de  sincérité  que  je 
l'avais  fait  la  veille  devant  le  Pigeon.  La  Pie  m'écouta  avec  plus  d'attention 
qu'il  ne  semblait  devoir  lui  appartenir,  et  la  Tourterelle  me  donna  des 
marques  charmantes  de  sa  profonde  sensibilité.  Mais  lorsque  j'en  fus  à 
toucher  le  point  capital  qui  causait  ma  peine,  c'est-à-dire  l'ignorance  où 
j'étais  de  moi-même  : 

«  Plaisantez-vous?  s'écria  la  Pie,  vous,  un  Merle!  vous,  un  Pigeon! 
Fi  donc!  vous-êjes  une  Pie,  mon  cher  enfant,  Pie  s'il  en  fut,  et  très- 
gentille  Pie,  ajouta-t-elle  en  me  donnant  un  petit  coup  d'aile,  comme 
qui  dirait  un  coup  d'éventail. 

—  Mais,  madame  la  marquise,  répondis-je,  il  me  semble  que  pour 
une  Pie  je  suis  d'une  couleur,  ne  vous  en  déplaise... 


400 


HISTOIRE    D'UN    MERLE  BLANC. 


Pendant  qu'elle  parlait,  je  m'étais  soulevé  un  peu  de  côté. 


—  Une  Pie  russe,  'mon  cher,  vous  êtes  une  Pie  russe  !  Vous  ne  savez 
pas  qu'elles  sont  blanches?  Pauvre  garçon,  quelle  innocence  ! 

—  Mais,  madame,  repris-je,  comment  serais-je  une  Pie  russe,  étant 
né  au  fond  du  Marais,  dans  une  vieille  écuelle  cassée  ? 

—  Ah!  le  bon  enfant!  Vous  êtes  de  l'invasion,  mon  cher;  croyez- 
vous  qu'il  n'y  ait  que  vous?  Fiez-vous  à  moi,  et  laissez- vous  faire ;\je 


HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC.  401 

veux  vous  emmener  tout  à  l'heure  et  vous  montrer  les  plus  belles  choses 
de  la  terre. 

—  Où  cela,  madame,  s'il  vous  plaît? 

—  Dans  mon  palais  vert,  mon  mignon.  Vous  verrez  quelle  vie  on  y 
mène  !  Vous  n'aurez  pas  plutôt  été  Pie  un  quart  d'heure  que  vous  ne 
voudrez  plus  entendre  parler  d'autre  chose.  Nous  sommes  là  une  centaine, 
non  pas  de  ces  grosses  Pies  de  village  qui  demandent  l'aumône  sur  les 
grands  chemins,  mais  toutes  nobles  et  de  bonne  compagnie,  effilées, 
lestes  et  pas  plus  grosses  que  le  poing.  Pas  une  de  nous  n'a  ni  plus  ni 
moins  de  sept  marques  noires  et  de  cinq  marques  blanches;  c'est  une 
chose  invariable,  et  nous  méprisons  le  reste  du  monde.  Les  marques 
noires  vous  manquent,  il  est  vrai,  mais  votre  qualité  de  Russe  suffira 
pour  vous  faire  admettre.  Notre  vie  se  compose  de  deux  choses  :  caqueter 
et  nous  attifer.  Depuis  le  matin  jusqu'à  midi  nous  nous  attifons,  et  depuis 
midi  jusqu'au  soir  nous  caquetons.  Chacune  de  nous  perche  sur  un 
arbre,  le  plus  haut  et  le  plus  vieux  possible.  Au  milieu  de  la  forêt  s'élève 
un  chêne  immense,  inhabité,  hélas  !  C'était  la  demeure  du  feu  roi  Pie  X, 
où  nous  allons  en  pèlerinage,  en  poussant  de  bien  gros  soupirs;  mais,  à 
part  ce  léger  chagrin ,  nous  passons  le  temps  à  merveille.  Nos  femmes 
ne  sont  pas  plus  bégueules  que  nos  maris  ne  sont  jaloux ,  mais  nos  plai- 
sirs sont  purs  et  honnêtes ,  parce  que  notre  cœur  est  aussi  noble  que 
notre  langage  est  libre  et  joyeux.  Notre  fierté  n'a  pas  de  bornes,  et  si  un 
Geai  ou  toute  autre  canaille  vient  par  hasard  à  s'introduire  chez  nous, 
nous  le  plumons  impitoyablement.  Mais  nous  n'en  sommes  pas  moins  les 
meilleures  gens  du  monde,  et  les  Passereaux,  les  Mésanges,  les  Char- 
donnerets, qui  vivent  dans  nos  taillis,  nous  trouvent  toujours  prêts  à  les 
aider,  à  les  nourrir  et  à  les  défendre..  Nulle  part  il  n'y  a  plus  de 
caquetage  que  chez  nous ,  et  nulle  part  moins  de  médisance.  Nous  ne 
manquons  pas  de  vieilles  Pies  dévotes,  qui  disent  leurs  patenôtres  toute 
la  journée,  mais  la  plus  éventée  de  nos  jeunes  commères  peut  passer, 
sans  crainte  d'un  coup  de  bec,  près  de  la  plus  sévère  douairière.  En 
un  mot,  nous  vivons  de  plaisir,  d'honneur,  de  bavardage,  de  gloire  et 
de  chiffons. 

—  Voilà  qui  est  fort  beau,  madame,  répliquai-je ,  et  je  serais  cer- 
tainement mal  appris  de  ne  point  obéir  aux  ordres  d'une  personne 
comme  vous.  Mais  avant  d'avoir  l'honneur  de  vous  suivre,  permettez- 
moi,  de  grâce,  de  dire  un  mot  à  cette  bonne  demoiselle  qui  est  ici.  — 
Mademoiselle,  continuai-je  en  m'adressant  à  la  Tourterelle,  parlez-moi 

51 


402  HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC. 


franchement,  je  vous  en  supplie;  pensez- vous  que  je  sois  véritablement 
une  Pie  russe?  » 

A  cette  question,  la  Tourterelle  baissa  la  tête  et  devint  rouge-pâle 
comme  les  rubans  de  Lolotte. 

«  Mais,  monsieur,  dit-elle,  je  ne  sais  si  je  puis... 

—  Au  nom  du  ciel!  parlez,  mademoiselle;  mon  dessein  n'a  rien  qui 
puisse  vous  offenser ,  bien  au  contraire.  Vous  me  paraissez  toutes  deux 
si  charmantes,  que  je  fais  ici  le  serment  d'offrir  mon  cœur  et  ma  patte  à 
celle  de  vous  qui  en  voudra ,  dès  l'instant  que  je  saurai  si  je  suis  Pie  ou 
autre  chose;  car  en  vous  regardant,  ajoutai-je,  parlant  un  peu  plus  bas 
à  la  jeune  personne,  je  me  sens  je  ne  sais  quoi  de  Tourtereau  qui  me 
tourmente  singulièrement. 

—  Mais,  en  effet,  dit  la  Tourterelle  en  rougissant  encore  davantage, 
je  ne  sais  si  c'est  le  reflet  du  soleil  qui  tombe  sur  vous  à  travers  ces 
coquelicots,  mais  votre  plumage  me  semble  avoir  une  légère  teinle...  » 

Elle  n'osa  en  dire  plus  long.  «  0  perplexité!  m'écriai-je,  comment 
savoir  à  quoi  m'en  tenir?  comment  donner  mon  cœur  à  l'une  de  vous, 
lorsqu'il  est  si  cruellement  déchiré?  0  Socrate!  quel  précepte  admirable, 
mais  difficile  à  suivre,  tu  nous  as  donné,  quand  tu  as  dit  :  «  Connais-toi 
«  toi-même!  » 

Depuis  le  jour  où  une  malheureuse  chanson  avait  si  fort  contrarié 
mon  père,  je  n'avais  pas  fait  usage  de  ma  voix.  En  ce  moment  il  me 
vint  à  l'esprit  de  m'en  servir  comme  d'un  moyen  pour  discerner  la 
vérité.  «  Parbleu!  pensais-je,  puisque  monsieur  mon  père  m'a  mis  à  la 
porte  dès  le  premier  couplet,  c'est  bien  le  moins  que  le  second  produise 
quelque  effet  sur  ces  dames.  »  Ayant  donc  commencé  par  m'incliner  poli- 
ment, comme  pour  réclamer  l'indulgence,  à  cause  de  la  pluie  que  j'avais 
reçue,  je  me  mis  d'abord  à  siffler,  puis  à  gazouiller,  puis  à  faire  des 
roulades,  puis  enfin  à  chanter  à  tue-tête,  comme  un  muletier  espagnol, 
en  plein  vent. 

A  mesure  que  je  chantais,  la  petite  Pie  s'éloignait  de  moi  d'un  air  de 
surprise  qui  devint  bientôt  de  la  stupéfaction,  puis  qui  passa  à  un  sen- 
timent d'effroi  accompagné  d'un  profond  ennui.  Elle  décrivait  des  cercles 
autour  de  moi,  comme  un  Chat  autour  d'un  morceau  de  lard  trop  chaud 
qui  vient  de  le  brûler,  mais  auquel  il  voudrait  pourtant  goûter  encore. 
Voyant  l'effet  de  mon  épreuve,  et  voulant  la  pousser  jusqu'au  bout,  plus 
la  pauvre  marquise  montrait  d'impatience,  plus  je  m'égosillais  à  chanter. 
Elle  résista  pendant  vingt-cinq  minutes  à  mes  mélodieux  efforts;  enfin. 


HISTOIRE   D'UN   MERLE   BLANC.  &03 

n'y  pouvant  plus  tenir,  elle  s'envola  à  grand  bruit  et  regagna  son 
palais  de  verdure.  Quant  à  la  Tourterelle,  elle  s'était,  presque  dès  le 
commencement,  profondément  endormie. 

«  Admirable  effet  de  l'harmonie!  pensai- je.  0  Marais!  ô  écuelle 
maternelle!  plus  que  jamais  je  reviens  à  vous.  » 

Au  moment  où  je  m'élançai  pour  partir ,  la  Tourterelle  rouvrit  les 
yeux  :  «  Adieu,  dit-elle,  étranger  si  gentil  et  si  ennuyeux  !  Mon  nom  est 
Gourouli,  souviens-toi  de  moi. 

—  Belle  Gourouli,  lui  répondis-je  de  loin,  vous  êtes  bonne,  douce  et 
charmante ,  je  voudrais  vivre  et  mourir  pour  vous  ;  mais  vous  êtes 
«couleur  de  rose,  tant  de  bonheur  n'est  pas  fait  pour  moi.  » 


IV 


Le  triste  effet  produit  par  mon  chant  ne  laissait  pas  que  de  m'attris- 
4er.  «  Hélas!  musique,  hélas!  poésie,  me  répétais-je  en  regagnant  Paris, 
qu'il  y  a  peu  de  cœurs  qui  vous  comprennent  !  » 

En  faisant  ces  réflexions,  je  me  cognai  la  tête  contre  celle  d'un 
Oiseau  qui  volait  dans  le  sens  opposé  au  mien.  Le  choc  fut  si  rude  et  si 
imprévu,  que  nous  tombâmes  tous  deux  sur  la  cime  d'un  arbre  qui ,  par 
bonheur,  se  trouva  là.  Après  que  nous  nous  fûmes  un  peu  secoués,  je 
regardai  le  nouveau  venu ,  m'attendant  à  une  querelle.  Je  vis  avec  sur- 
prise qu'il  était  blanc  ;  à  la  vérité,  il  avait  la  tête  un  peu  plus  grosse  que 
moi,  et,  sur  le  front,  une  espèce  de  panache  qui  lui  donnait  un  air 
héroï-comique  ;  de  plus,  il  portait  sa  queue  fort  en  l'air,  avec  une  grande 
magnanimité.  Du  reste,  il  ne  me  parut  nullement  disposé  à  la  bataille; 
nous  nous  abordâmes  fort  civilement  et  nous  nous  fîmes  de  mutuelles 
excuses,  après  quoi  nous  entrâmes  en  conversation.  Je  pris  la  liberté 
4e  lui  demander  son  nom  et  de  quel  pays  il  était. 

«  Je  suis  étonné,  me  dit-il,  que  vous  ne  me  reconnaissiez  pas.  Est-ce 
que  vous  n'êtes  pas  des  nôtres? 

—  En  vérité,  monsieur,  répondis-je,  je  ne  sais  pas  desquels  je  suis. 
Tout  le  monde  me  demande  et  me  dit  la  même  chose;  il  faut  que  ce  soit 
une  gageure  qu'on  ait  faite. 

—  Vous  voulez  rire,  répliqua-t-il,  votre  costume  vous  sied  trop  bien 


m 


HISTOIRE   D'UN  MERLE  BLANC, 


pour  que  je  méconnaisse  un  confrère.  Vous  appartenez  infailliblement  à 
ce  corps  illustre  et  vénérable  qu'on  nomme  en  latin  Cacuata,  en  langue 
savante  Kakatoès,  et  en  jargon  vulgaire  Katakoua. 

—  Ma  foi,  monsieur,  cela  est  possible,  et  ce  serait  bien  de  l'honneur 
pour  moi.  Et  que  fait-on  dans  cette  compagnie? 

—  Rien,  monsieur,  et  on  est  payé  pour  cela. 

—  Alors,  je  crois  volontiers  que  j'en  suis.  Mais  ne  laissez  pas  de 
faire  comme  si  je  n'en  étais  pas,  et  daignez  réapprendre  à  qui  j'ai  la 
gloire  de  parler. 


—  Je  suis,  répondit  l'inconnu,  le  grand  poëte  Kacatogan.  J'ai  fait 
de  puissants  voyages,  monsieur,  des  traversées  arides  et  de  cruelles 
pérégrinations.  Ce  n'est  pas  d'hier  que  je  rime ,  et  ma  muse  a  eu  des 
malheurs.  J'ai  fredonné  sous  Louis  XVI,  monsieur,  j'ai  braillé  pour  la 
République,  j'ai  noblement  chanté  l'Empire,  j'ai  discrètement  loué  la 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC.  405 

Restauration ,  j'ai  même  fait  un  effort  dans  ces  derniers  temps  et  je  me 
suis  soumis ,  non  sans  peine ,  aux  exigences  de  ce  siècle  sans  goût.  J'ai 
lancé  dans  le  monde  des  distiques  piquants ,  des  hymnes  sublimes ,  de 
gracieux  dithyrambes,  de  pieuses  élégies,  des  drames  chevelus,  des 
romans  crépus,  des  vaudevilles  poudrés  et  des  tragédies  chauves.  En  un 
mot,  je  puis  me  flatter  d'avoir  ajouté  au  temple  des  Muses  quelques  fes- 
tons galants,  quelques  sombres  créneaux,  et  quelques  ingénieuses  ara- 
besques. Que  voulez-vous?  je  me  suis  fait  vieux,  je  me  suis  mis  de 
l'Académie.  Mais  je  rime  encore  vertement,  monsieur,  et,  tel  que  vous 
me  voyez ,  je  rêvais  à  un  poëme  en  un  chant,  qui  n'aura  pas  moins  de 
six  pages,  quand  vous  m'avez  fait  une  bosse  au  front.  Du  reste,  si  je 
puis  vous  être  bon  à  quelque  chose,  je  suis  tout  à  votre  service. 

—  Vraiment,  monsieur,  vous  le  pouvez ,#  répliquai-je ;  car  vous  me 
voyez  en  ce  moment  dans  un  grand  embarras  poétique.  Je  n'ose  dire  que 
je  sois  un  poëte,  ni  surtout  un  aussi  grand  poëte  que  vous,  ajoutai-je  en 
le  saluant  ;  mais  j'ai  reçu  de  lajnature  un  gosier  qui  me  démange  quand 
je  me  sens  bien  aise,  ou  que  j'ai  du  chagrin.  A  vous  dire  la  vérité, 
j'ignore  absolument  les  règles. 

—  Je  les  ai  oubliées ,  dit  Kacatogan  ;  ne  vous  inquiétez  pas  de  cela. 

—  Mais  il  m'arrive,*  repris-je,  une  chose  fâcheuse  ;  c'est  que  ma  voix 
produit  sur  ceux  qui  l'entendent  à  peu  près  le  même  effet  que  celle  d'un 
certain  Jean  de  Nivelle  sur...  Vous  savez  ce  que  je  veux  dire. 

—  Je  le  sais ,  dit  Kacatogan ,  je  connais  par  moi-même  cet  effet 
bizarre.  La  cause  ne  m'en  est  pas  connue,  mais  l'effet  est  incontestable. 

—  Eh  bien,  monsieur,  vous  qui  me  semblez  être  le  Nestor  de  la 
poésie,  sauriez-vous,  je  vous  prie,  un  remède  à  ce  pénible  inconvénient  ? 

—  Non,  dit  Kacatogan,  pour  ma  part,  je  n'en  ai  jamais  pu  trouver. 
Je  m'en  suis  fort  tourmenté  étant  jeune,  à  cause  qu'on  me  sifflait  toujours; 
mais  à  l'heure  qu'il  est ,  je  n'y  songe  plus.  Je  crois  que  cette  répugnance 
vient  de  ce  que  le  public  en  lit  d'autres  que  nous;  cela  le  distrait. 

—  Je  le  pense  comme  vous.  Mais  vous  conviendrez,  monsieur,  qu'il 
est  dur  pour  une  créature  bien  intentionnée  de  mettre  les  gens  en  fuite 
dès  qu'il  lui  prend  un  bon  mouvement.  Voudriez-vous  me  rendre  le 
service  de  m'écouter  et  de  me  dire  sincèrement  votre  avis? 

—  Très- volontiers,  dit  Kacatogan';  je  suis  tout  oreilles.  » 

Je  me  mis  à  chanter  aussitôt,  et  j'eus  la  satisfaction  de  voir  que 
Kacatogan  ne  s'enfuyait  ni  ne  s'endormait.  Il  me  regardait  fixement,  et, 
de  temps  en  temps,  il  inclinait  la  tête  d'un  air  d'approbation,  avec  une 


406  HISTOIRE   D'UN   MERLE  BLANC. 

espèce  de  murmure  flatteur.  Mais  je  m'aperçus  bientôt  qu'il  ne  m'écoutait 
pas,  et  qu'il  rêvait  à  son  poëme.  Profitant  d'un  moment  où  je  reprenais 
haleine,  il  m'interrompit  tout  à  coup. 

«  Je  l'ai  pourtant  trouvée  cette  rime,  dit-il  en  souriant  et  en  bran- 
lant la  tête  ;  c'est  la  soixante  mille  sept  cent  quatorzième  qui  sort  de 
cette  cervelle-là  !  Et  l'on  ose  dire  que  je  vieillis  !  Je  vais  lire  cela  aux  bons 
amis,  je  vais  le  leur  lire,  et  nous  verrons  ce  qu'on  en  dira  !  » 

Parlant  ainsi,  il  prit  son  vol  et  disparut,  ne  semblant  plus  se  souvenir 
de  m'avoir  rencontré. 


V 


Resté  seul  et  désappointé,  je  n'avais  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
profiter  du  reste  du  jour  et  de  voler  à  tire-d'aile  vers  Paris.  Malheureu- 
sement, je  ne  savais  pas  ma  route.  Mon  voyage  avec  le  Pigeon  avait  été 
trop  rapide  et  trop  peu  agréable  pour  me  laisser  un  souvenir  exact,  en 
sorte  qu'au  lieu  d'aller  tout  droit,  je  tournai  à  gauche,  au  Bourget,  et, 
surpris  par  la  nuit,  je  fus  obligé  de  chercher  un  gîte  dans  lés  bois  de 
Mortfontaine. 

Tout  le  monde  se  couchait  lorsque  j'arrivai.  Les  Pies  et  les  Geais, 
qui,  comme  on  le  sait,  sont  les  plus  mauvais  coucheurs  de  la  terre,  se 
chamaillaient  de  tous  les  côtés.  Dans  les  buissons  piaillaient  les  Moineaux 
en  piétinant  les  uns  sur  les  autres  ;  au  bord  de  l'eau  marchaient  gravement 
deux  Hérons,  perchés  sur  leurs  longues  échasses,  dans  l'attitude  de  la 
méditation,  Georges-Dandins  du  lieu,  attendant  patiemment  leurs  femmes. 
D'énormes  Corbeaux,  à  moitié  endormis,  se  posaient  lourdement  sur  la 
pointe  des  arbres  les  plus  élevés  et  nasillaient  leurs  prières  du  soir.  Plus 
bas,  les  Mésanges  amoureuses  se  pourchassaient  encore  dans  les  taillis, 
tandis  qu'un  Pic- Vert  ébouriffé  poussait  son  ménage  par  derrière  pour  le 
faire  entrer  dans  le  creux  d'un  arbre.  Des  phalanges  de  Friquets  arrivaient 
des  champs  en  dansant  en  l'air  comme  des  bouffées  de  fumée,  et  se 
précipitaient  sur  un  arbrisseau  qu'elles  couvraient  tout  entier  ;  des  Pin- 
sons, des  Fauvettes,  des  Rouges-Gorges,  se  groupaient  légèrement  sur 
des  branches  découpées  comme  des  cristaux  sur  une  girandole.  De  toutes 
parts  résonnaient  des  voix  qui  disaient  bien  distinctement  :  «  Allons, 
ma  femme!  —  Allons,  ma  fille!  —  Venez,  ma  belle!  —  Par  ici,  ma 


HISTOIRE  D'UN   MERLE   BLANC. 


407 


mie!  —  Me  voilà,  mon  cher!  —  Bonsoir,  ma  maîtresse!  —  Adieu,  mes 
amis!  —  Dormez  bien,  mes  enfants!  » 


-*i>     fT 


Quelle  position  pour  un  célibataire  que  de  coucher  dans  une  pareille 
auberge!  J'eus  la  tentation  de  me  joindre  à  quelques  Oiseaux  de  ma 
taille  et  de  leur  demander  l'hospitalité.  «  La  nuit,  pensais-je,  tous  les 
Oiseaux  sont  gris,  et  d'ailleurs  est-ce  faire  tort  aux  gens  que  de  dormir 
poliment  près  d'eux  ?  » 

Je  me  dirigeai  d'abord  vers  un  fossé  où  se  rassemblaient  des  Étour- 


408 


HISTOIRE   D'UN    MERLE. BLANC. 


neaux;  ils  faisaient  leur  toilette  de  nuit  avec  un  soin  tout  particulier,  et 
je  remarquai  que  la  plupart  d'entre  eux  avaient  les  ailes  dorées  et  les 
pattes  vernies  ;  c'étaient  les  dandys  de  Ja  forêt.  Ils  étaient  assez  bons 
enfants  et  ne  m'honorèrent  d'aucune  attention.  Mais  leurs  propos  étaient 
si  creux ,  ils  se  racontaient  avec  tant  de  fatuité  leurs  tracasseries  et  leurs 
bonnes  fortunes,  ils  se  frottaient  si  lourdement  l'un  à  l'autre,  qu'il  me 
fut  impossible  d'y  tenir. 

J'allai  ensuite  me  percher  sur  une  branche  où  s'alignaient  une  demi- 
douzaine  d'Oiseaux  de  différentes  espèces.  Je  pris  modestement  la  der- 


</'// 
#> 


nière  place  à  l'extrémité  de  la  branche ,  espérant  qu'on  m'y  souffrirait. 
Par  malheur,  ma  voisine  était  une  vieille  Colombe,  aussi  sèche  qu'une 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC.  409 

girouette  rouillée.  Au  moment  où  je  m'approchai  d'elle,  le  peu  de  plumes 
qui  couvraient  ses  os  était  l'objet  de  sa  sollicitude  ;  elle  feignait  de  les 
éplucher,  mais  elle  eût  trop  craint  d'en  arracher  une;  elle  les  passait 
seulement  en  revue  p'our  voir  si  elle  avait  son  compte.  A  peine  l'eus-je 
touchée  du  bout  de  l'aile,  qu'elle  se  redressa  majestueusement  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  faites  donc,  monsieur?  »  me  dit-elle  en  pinçant 
le  bec  avec  une  pudeur  britannique. 

Et,  m'allongeant  un  grand  coup  de  coude,  elle  me  jeta  à  bas  avec 
une  vigueur  qui  eût  fait  honneur  à  un  portefaix. 

Je  tombai  dans  une  bruyère  où  dormait  une  grosse  Gelinotte.  Ma 
mère  elle-même  dans  son  écuelle  n'avait  pas  un  tel  air  de  béatitude.  Elle 
était  si  rebondie,  si  épanouie,  si  bien  assise  sur  son  triple  ventre,  qu'on 
l'eût  prise  pour  un  pâté  dont  on  avait  mangé  la  croûte.  Je  me  glissai  fur- 
tivement près  d'elle.  «  Elle  ne  s  éveillera  pas,  me  disais-je  ;  et,  en  tout  cas, 
une  si  bonne  grosse  maman  ne  peut  pas  être  bien  méchante.  »  Elle  ne  le 
fut  pas  en  effet.  Elle  ouvrit  les  yeux  à  demi,  et  me  dit  en  poussant  un 
léger  soupir  : 

«  Tu  me  gênes,  mon  petit,  va-t'en  de  là.  » 

Au  même  instant ,  je  m'entendis  appeler.  C'étaient  des  Grives  qui ,  du 
haut  d'un  sorbier,  me  faisaient  signe  devenir  à  elles.  «Voilà  enfin  de 
bonnes  âmes,  »  pensai-je.  Elles  me  firent  place  en  riant  comme  des  folles, 
et  je  me  fourrai  aussi  lestement  dans  leur  groupe  emplumé  qu'un  billet 
doux  dans  un  manchon;  mais  je  ne  tardai  pas  à  juger  que  ces  dames 
avaient  mangé  plus  de  raisin  qu'il  n'est  raisonnable  de  le  faire;  elles  se 
soutenaient  à  peine  sur  les  branches,  et  leurs  plaisanteries  de  mauvaise 
compagnie,  leurs  éclats  de  rire  et  leurs  chansons  grivoises  me  forcèrent 
de  m'éloigner. 

Je  commençais  à  désespérer,  et  j'allais  m'endormir  dans  un  coin  soli- 
taire, lorsqu'un  Rossignol  se  mit  à  chanter.  Tout  le  monde  aussitôt  fit 
silence.  Hélas!  que  sa  voix  était  pure!  que  sa  mélancolie  même  paraissait 
douce  !  Loin  de  troubler  le  sommeil  d'autrui ,  ses  accords  semblaient  le 
bercer.  Personne  ne  songeait  à  le  faire  taire ,  personne  ne  trouvait  mau- 
vais qu'il  chantât  sa  chanson  à  pareille  heure  ;  son  père  ne  le  battait  pas, 
ses  amis  ne  prenaient  pas  la  fuite.  «  Il  n'y  a  donc  que  moi,  nfécriai-je, 
à  qui  il  soit  défendu  d'être  heureux?  Partons,  fuyons  ce  monde  cruel; 
mieux  vaut  chercher  ma  route  dans  les  ténèbres,  au  risque  d'être  avalé 
par  quelque  Hibou ,  que  de  me  laisser  déchirer  ainsi  par  le  spectacle  du 
bonheur  des  autres.  » 

52 


MO 


HISTOIRE  D'UN    MERLE  RLANC. 


C'étaient  des  Grives.. 


Sur  cette  pensée,  je  me  remis  en  chemin  et  j'errai  longtemps  au 
hasard.  Aux  premières  clartés  du  jour,  j'aperçus  les  tours  de  Notre-Dame. 
En  un  clin  d'œil  j'y  atteignis,  et  je  ne  promenai  pas  longtemps  mes 
regards  sur  la  ville  avant  de  reconnaître  notre  jardin.  J'y  volai  plus 
vite  que  l'éclair...  Hélas!  il  était  vide.  J'appelai  en  vain  mes  parents. 
Personne  ne  me  répondit.  L'arbre  où  se  tenait  mon  père,  le  buisson 
maternel,  l'écuelle  chérie,  tout  avait  disparu.  La  cognée  avait  tout 
détruit  :  au  lieu  de  1  allée  verte  où  j'étais  né,  il  ne  restait  qu'un  cent  de 
fagots. 


VI 


Je  cherchai  d'abord  mes  parents  dans  tous  les  jardins  d'alentour; 
mais  ce  fut  peine  perdue;  ils  s'étaient  sans  doute  réfugiés  dans  quelque 
quartier  éloigné,  et  je  ne  pus  jamais  savoir  de  leurs  nouvelles. 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC.  411 


Pénétré  d'une  tristesse  affreuse ,  j'allai  me  percher  sur  la  gouttière 
où  la  colère  de  mon  père  m'avait  d'abord  exilé.  J'y  passai  les  jours  et  les 
nuits  à  déplorer  ma  triste  existence.  Je  ne  dormais  plus;  je  mangeais  à 
peine;  j'étais  près  de  mourir  de  douleur.    . 

Un  jour  que  je  me  lamentais  comme  à  l'ordinaire  :  «  Ains?  donc, 
me  disais-je  tout  haut,  je  ne  suis  ni  un  Merle,  puisque  mon  père  me 
plumait,  ni  un  Pigeon,  puisque  je  suis  tombé  en  route  quand  j'ai  voulu 
aller  en  Belgique,  ni  une  Pie  russe,  puisque  la  petite  marquise  s'est 
bouché  les  oreilles  "dès  que  j'ai  ouvert  le  bec,  ni  une  Tourterelle,  puisque 
Gourouli,  la  bonne  Gourouli  elle-même  ronflait  comme  un  moine  quand 
je  chantais,  ni  un  Perroquet,  puisque  Kacatogan  n'a  pas  daigné  m'écou- 
ter,  ni  un  Oiseau  quelconque,  enfin,  puisqu'à  Mortfontaine  on  m'a  laissé 
coucher  tout  seul;  et  cependant  j'ai  des  plumes  sur  le  corps,  voilà  des 
pattes  et  voilà  des  ailes;  je  ne  suis  point  un  monstre,  témoin  Gourouli 
et  cette  petite  marquise  elle-même  qui  me  trouvaient  assez  à  leur  gré  : 
par  quel  mystère  inexplicable  ces  plumes,  ces  ailes  et  ces  pattes  ne 
sauraient-elles  former  un  ensemble  auquel  on  puisse  donner  un  nom  ? 
Ne  serais-je  pas,  par  hasard?...  » 

J'allais  poursuivre  mes  doléances,  lorsque  je  fus  interrompu  par  deux 
portières  qui  se  disputaient  dans  la  rue. 

«  Ah  parbleu!  dit  l'une  d'elles  à  l'autre,  si  tu  en  viens  jamais  à  bout, 
je  te  fais  cadeau  d'un  Merle  blanc. 

—  Dieu  juste!  m'écriai-je,  voilà  mon  affaire.  0  Providence,  je  suis 
fils  d'un  Merle  et  je  suis  blanc  ;  je  suis  un  Merle  blanc  !  » 

Cette  découverte,  il  faut  l'avouer,  modifia  beaucoup  mes  idées.  Au 
lieu  de  continuer  à  me  plaindre,  je  commençai  à  me  rengorger  et  à 
marcher  fièrement  le  long  de  la  gouttière  en  regardant  l'espace  d'un  air 
victorieux.  «  C'est  quelque  chose,  me  dis-je,  que  d'être  un  Merle  blanc, 
cela  ne  se  trouve  pas  dans  le  pas  d'un  Ane.  J'étais  bien  bon  de  m'affli- 
ger  de  ne  pas  rencontrer  mon  semblable;  c'est  le  sort  du  génie,  c'est  le 
mien.  Je  voulais  fuir  le  monde,  je  veux  l'étonner.  Puisque  je  suis  cet 
Oiseau  sans  pareil  dont  le  vulgaire  nie  l'existence,  je  dois  et  prétends  me 
comporter  comme  tel,  ni  plus  ni  moins  que  le  Phénix,  et  mépriser  le 
reste  des  volatiles.  Il  faut  que  j'achète  les  mémoires  d'Alfieri  et  les 
poëmes  de  lord  Byron  ;  cette  nourriture  substantielle  m'inspirera  un 
noble  orgueil,  sans  compter  celui  que  Dieu  m'a  donné;  oui,  je  veux 
ajouter,  s'il  se  peut,  au  prestige  de  ma  naissance.  La  nature  m'a  fait 
rare,  je  me  ferai  mystérieux.  Ce  sera  une  faveur,  une  gloire  de  me  voir. 


412 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC. 


Et  au  fait,  ajoutais-je  plus  bas,  si  je  me  montrais  tout  bonnement  pour 
de  l'argent? 


Ab!  parbleu!  dit  Tune  d'elles  à  l'autre,  si  tu  en  viens  jamais  à  bout, 
je  te  fais  cadeau  d'un  Merle  blanc. 


«  Fi  donc!  quelle  indigne  pensée!  Je  veux  faire  un  poëme  comme 
Kacatogan,  non  pas  en  un  chant,  mais  en  vingt-quatre,  comme  tous  les 
grands  hommes  ;  ce  n'est  pas  assez,  il  y  en  aura  quarante-huit,  avec  des 
notes  et  un  appendice!  Il  faut  que  l'univers  apprenne  que  j'existe.  Je  ne 
manquerai  pas,  dans  mes  vers,  de  déplorer  mon  isolement,  mais  ce  sera 
de  telle  sorte,  que  les  plus  heureux  me  porteront  envie.  Puisque  le  ciel 
m'a  refusé  une  femelle,  je  dirai  un  mal  affreux  de  celles  des  autres.  Je 
prouverai  que  tout  est  trop  vert ,  hormis  les  raisins  que  je  mange.  Les 
Rossignols  n'ont  qu'à  bien  se  tenir,  je  démontrerai,  comme  deux  et  deux 
font  quatre,  que  leurs  complaintes  font  mal  au  cœur  et  que  leur  mar- 
chandise ne  vaut  rien.  Il  faut  que  j'aille  trouver  Charpentier.  Je  veux  me 
créer  tout  d'abord  une  puissante  position  littéraire.  J'entends  avoir 
autour  de  moi  une  cour  composée  non  pas  seulement  de  journalistes. 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC.  M3 

mais  d'auteurs  véritables  et  même  de  femmes  de  lettres.  J'écrirai  un 
rôle  pour  mademoiselle  Rachel,  et  si  elle  refuse  de  le  jouer,  je  publierai 
à  son  de  trompe  que  son  talent  est  bien  inférieur  à  celui  d'une  vieille 
actrice  de  province.  J'irai  à  Venise,  et  je  louerai ,  sur  les  bords  du  Grand- 
Canal,  au  milieu  de  cette  cité  féerique,  le  beau  palais  Moncenigo,  qui 
coûte  quatre  livres  dix  sous  par  jour;  là,  je  m'inspirerai  de  tous  les  sou- 
venirs que  l'auteur  de  Lara  doit  y  avoir  laissés.  Du  fond  de  ma  solitude, 
j'inonderai  le  monde  d'un  déluge  de  rimes  croisées,  calquées  sur  la 
strophe  de  Spencer,  où  je  soulagerai  ma  grande  âme;  je  ferai  soupirer 
toutes  les  Mésanges,  roucouler  toutes  les  Tourterelles,  fondre  en  larmes 
toutes  les  Bécasses,  et  hurler  toutes  les  vieilles  Chouettes.  Maïs  pour  ce 
qui  regarde  ma  personne,  je  me  montrerai  inexorable  et  inaccessible  à 
l'amour.  En  vain  me  pressera-t-on ,  me  suppliera-t-on  d'avoir  pitié  des. 
infortunées  qu'auront  séduites  mes  chants  sublimes,  à  tout  cela,  je  répon- 
drai :  <t  Foin!  »  0  excès  de  gloire!  mes  manuscrits  se  vendront  au  poids 
de  l'or,  mes  livres  traverseront  les  mers;  la  renommée,  la  fortune  me 
suivront  partout;  seul,  je  semblerai  indifférent  aux  murmures  de  la  foule 
qui  m'environnera.  En  un  mot,  je  serai  un  parfait  Merle  blanc,  un  véri- 
table écrivain  excentrique,  fêté,  choyé,  admiré,  envié,  mais  complètement 
grognon  et  insupportable.  » 


VII 

Il  ne  me  fallut  pas  plus  de  six  semaines  pour  mettre  au  jour  mon 
premier  ouvrage.  C'était,  comme  je  me  l'étais  promis,  un  poëme  en 
quarante-huit  chants  ;  il  s'y  trouvait  bien  quelques  négligences  à  cause 
de  la  prodigieuse  fécondité  avec  laquelle  je  l'avais  écrit  ;  mais  je  pensai 
que  le  public  d'aujourd'hui,  accoutumé  à  la  belle  littérature  qui  s'im- 
prime au  bas  des  journaux,  ne  m'en  ferait  pas  un  reproche. 

J'eus  un  succès  digne  de  moi,  c'est-à-dire  sans  pareil.  Le  sujet  de 
mon  ouvrage  n'était  autre  que  moi-même;  je  me  conformai  en  cela  à  la 
grande  mode  de  notre  temps.  Je  racontais  mes  souffrances  passées  avec 
une  fatuité  charmante;  je  mettais  le  lecteur  au  fait  de  mille  détails  domes- 
tiques du  plus  piquant  intérêt  ;  la  description  de  l'écuelle  de  ma  mère  ne 
remplissait  pas  moins  de  quatorze  chants  :  j'en  avais  compté  les  rainures, 
les  trous,  les  bosses,  les  éclats,  les  échardes,  les  clous >  les  taches,  les 


h\k  HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC. 

teintes  diverses,  les  reflets;  j'en  montrais  le  dedans,  le  dehors,  les  bords, 
le  fond,  les  côtés,  les  plans  inclinés,  les  plans  droits  ;  passant  au  contenu, 
j'avais  étudié  les  brins  d'herbe,  les  pailles,  les  feuilles  sèches,  les  petits 
morceaux  de  bois,  les  graviers,  les  gouttes  d'eau,  les  débris  de  Mouches, 
les  pattes  de  Hannetons  cassées  qui.  s'y  trouvaient  ;  c'était  une  description 
ravissante.  Mais  ne  pensez  pas  que  je  l'eusse  imprimée  tout  d'une  venue, 
il  y  a  des  lecteurs  impertinents  qui  l'auraient  sautée  ;  je  l'avais  habile- 
ment coupée  par  morceaux  et  entremêlée  au  récit,  afin  que  rien  n'en  fût 
perdu  ;  en  sorte  qu'au  moment  le  plus  intéressant  et  le  plus  dramatique, 
arrivaient  tout  à  coup  quinze  pages  d'écuelle.  Voilà,  je  crois,  un  des 
grands  secrets  de  l'art ,  et ,  comme  je  n'ai  point  d'avarice ,  en  profitera 
qui  voudra. 

L'Europe  entière  fut  émue  k  l'apparition  de  mon  livre;  elle  dévora 
les  révélations  intimes  que  je  daignais  lui  communiquer.  Comment  en 
eût-il  été  autrement?  Non -seulement  j'énumérais  tous  les  faits  qui  se 
rattachaient  à  ma  personne,  mais  je  donnais  encore  au  public  un  tableau 
complet  de  toutes  les  rêvasseries  qui  m'avaient  passé  par  la  tête  depuis 
l'âge  de  deux  mois;  j'avais  même  intercalé,  au  plus  bel  endroit,  une" 
ode  composée  dans  mon  œuf.  Bien  entendu  d'ailleurs  que  je  ne  négli- 
geais pas  de  traiter  en  passant  le  grand  sujet  qui  préoccupe  maintenant 
tant  de  monde,  à  savoir,  l'avenir  de  l'humanité.  Ce  problème  m'avait 
paru  intéressant;  j'en  ébauchai,  dans  un  moment  de  loisir,  une  solution 
qui  passa  généralement  pour  satisfaisante. 

On  m'envoyait  tous  les  jours  des  compliments  en  vers,  des  lettres  de 
félicitation  et  des  déclarations  d'amour  anonymes.  Quant  aux  visites ,  je 
suivais  rigoureusement  le  plan  que  je  m'étais  tracé  ;  ma  porte  était  fermée 
à  tout  le  monde.  Je  ne  pus  cependant  me  dispenser  de  recevoir  deux 
étrangers  qui  s'étaient  annoncés  comme  étant  de  mes  parente.  L'un  était 
un  Merle  du  Sénégal,  et  l'autre  un*  Merle  de  la  Chine. 

«  Ah!  monsieur,  me  dirent- ils  en  m'embrassant  à  m 'étouffer,  que 
vous  êtes  un  grand  Merle!  que  vous  avez  bien  peint,  dans  votre  poëme 
immortel,  la  profonde  souffrance  du  génie  méconnu  !  Si  nous  n'étions  pas 
déjà  aussi  incompris  que  possible ,  nous  le  deviendrions  après  vous  avoir 
lu.  Combien  nous  sympathisons  avec  vos  douleurs,  avec  votre  sublime 
mépris  du  vulgaire!  Nous  aussi,  monsieur,  nous  les  connaissons  par 
nous-mêmes,  les  peines  secrètes  que  vous  avez  chantées!  Voici  deux 
sonnets  que  nous  avons  faits,  l'un  portant  l'autre,  et  que  nous  vous 
prions  d'agréer. 


r  - 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC.  415 

—  Voici,  en  outre,  ajouta  le  Chinois,  de  la  musique  que  mon  épouse 
a  composée  sur  un  passage  de  votre  préface.  Elle  rend  merveilleusement 
T intention  de  l'auteur. 

—  Messieurs,  leur  dis-je,  autant  que  j'en  puis  juger,  vous  me  sem- 
blez  doués  d'un*  grand  cœur  et  d'un  esprit  plein  de  lumières.  Mais 
pardonnez-moi  de  vous  faire  une  question.  D'où  vient  votre  mélancolie? 

—  Eh!  monsieur,  répondit  l'habitant  du  Sénégal,  regardez  comme 
je  suis  bâti;  mon  plumage,  il  est  vrai,  est  agréable  à  voir,  et  je  suis 
revêtu  de  cette  belle  couleur  verte  qu'on  voit  briller  sur  les  Canards, 
mais  mon  bec  est  trop  court  et  mon  pied  trop  grand  ;  et  voyez  de  quelle 
queue  je  suis  affublé,  la  longueur  de  mon  corps  n'en  fait  pas  les  deux 
tiers.  N'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  se  donner  au  diable? 

—  Et  moi,  monsieur,  dit  le  Chinois,  mon  infortune  est  encore  plus 
pénible  ;  la  queue  de  mon  confrère  balaye  les  rues ,  mais  les  polissons 
me  montrent  au  doigt  à  cause  que  je  n'en  ai  point. 

— Messieurs,  repris-je,  je  vous  plains  de  toute  mon  âme;  il  est  tou- 
jours fâcheux  d'avoir  trop  ou  trop  peu  n'importe  de  quoi.  Mais  permet- 
lez-moi  de  vous  dire  qu'il  y  a  au  Jardin  des  Plantes  plusieurs  personnes 
qui  vous  ressemblent,  et  qui  demeurent  là  depuis  longtemps  fort  paisible- 
ment empaillées.  De  même  qu'il  ne  suffit  pas  à  une  femme  de  lettres 
d'être  dévergondée  pour  faire  un  bon  livre,  ce  n'est  pas  non  plus  assez 
pour  un  Merle  d'être  mécontent  pour  avoir  du  génie- Je  suis  seul  de  mon 
espèce  et  je  m'en  afflige;  j'ai  peut-être  tort,  mais  c'est  mon  droit.  Je 
suis  blanc ,  messieurs  ;  devenez-le ,  et  nous  verrons  ce  que  vous  saurez 
dire.  » 


VIII 


Malgré  la  résolution  que  j'avais  prise  et  le  calme  que  j'affectais ,  je 
n'étais  pas  heureux.  Mon  isolement ,  pour  être  glorieux ,  ne  m'en  sem- 
blait pas  moins  pénible,  et  je  ne  pouvais  songer  sans  effroi  à  la  nécessité 
où  je  me  trouvais  de  passer  ma  vie  entière  dans  le  célibat.  Le  retour  du 
printemps,  en  particulier,  me  causait  une  gêne  mortelle,  et  je  commen- 
çais à  tomber  de  nouveau  dans  la  tristesse,  lorsqu'une  circonstance 
imprévue  décida  de  ma  vie  entière. 

Il  va  sans  dire  que  mes  écrits  avaient  traversé  la  Manche,  et  que  les 


416  HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC. 

. — f 

Anglais  se  les  arrachaient.  Les  Anglais  s'arrachent  tout,  hormis  ce  qu'ils 
comprennent.  Je  reçus  un  jour  de  Londres  une  lettre  signée  d'une  jeune 
Merlette  : 

«  J'ai  lu  votre  poëme,  me  disait-elle,  et  l'admiration  que  j'ai  éprou- 
«  vée  m'a  fait  prendre  la  résolution  de  vous  offrir  ma  main  et  ma  per- 
«  sonne.  Dieu  nous  a  créés  l'un  pour  l'autre  :  je  suis  semblable  à  vous, 
«  je  suis  une  Merlette  blanche.  » 

On  suppose  aisément  ma  surprise  et  ma  joie.  «  Une  Merlette  blanche  ! 
me  dis -je,  est-il  bien  possible?  Je  ne  suis  donc  plus  seul  sur  la  terre!  »  Je 
me  hâtai  de  répondre  à  la  belle  inconnue,  et  je  le  fis  d'une  manière  qui 
témoignait  assez  combien  sa  proposition  m'agréait.  Je  la  pressais  de 
venir  à  Paris  ou  de  me  permettre  de  voler  près  d'elle.  Elle  me  répondit 
qu'elle  aimait  mieux  venir  parce  que  ses  parents  l'ennuyaient,  qu'elle 
mettait  ordre  à  ses  affaires  et  que  je  la  verrais  bientôt. 

Elle  vint  en  effet  quelques  jours  après.  0  bonheur!  c'était  la  plus 
jolie  Merlette  du  monde,  et  elle  était  encore  plus  blanche  que  moi.  «  Ah! 
mademoiselle,  m'éciïai-je,  ou  plutôt  madame,  car  je  vous  considère  à 
présent  comme  mon  épouse  légitime,  est-il  croyable  qu'une  créature  si 
charmante  se  trouvât  sur  la  terre  sans  que  la  renommée  m'apprît  son 
existence?  Bénis  soient  les  malheurs  que  j'ai  éprouvés  et  les  coups  de  bec 
que  m'a  donnés  mon  père ,  puisque  le  ciel  me  réservait  une  consolation 
si  inespérée!  Jusqu'à  ce  jour,  je  me  croyais  condamné  à  une  solitude 
éternelle,  et,  à  vous  parler  franchement,  c'était  un  rude  fardeau  à  porter; 
mais  je  me  sens,  en  vous  regardant,  toutes  les  qualités  d'un  père  de 
famille.  Acceptez  ma  main  sans  délai;  marions-nous  k  l'anglaise,  sans 
cérémonie,  et  partons  ensçjnble  pour  la  Suisse. 

—  Je  ne  l'entends  pas  ainsi,  me  répondit  la  jeune  Merlette;  je  veux 
que  nos  noces  soient  magnifiques  et  que  tout  ce  qu'il  y  a  en  France  de 
Merles  un  peu  bien  nés  y  soit  solennellement  rassemblé.  Des  gens  comme 
nous  doivent  à  le^r  propre  gloire  de  ne  pas  se  marier  comme  des  Chats 
de  gouttière;  j'ai  apporté  une  provision  de  bank-notes.  Faites  vos 
invitations,  allez  chez  vos  marchands,  et  ne  lésinez  pas  sur  les 
rafraîchissements.  » 

Je  me  conformai  aveuglément  aux  ordres  de  la  blanche  Merlette. 
Nos  noces  furent  d'un  luxe  écrasant  ;  on  y  mangea  dix  mille  Mouches. 
Nous  reçûmes  la  bénédiction  nuptiale  d'un  révérend  père  Cormoran,  qui 
était  archevêque  in  parlibus.  Un  bal  superbe  termina  la  journée  ;  enfin, 
rien  ne  manqua  à  mon  bonheur. 


HISTOIRE  D'UN  MERLE  BLANC. 


417 


4&* 


Plus  j'approfondissais  le  caractère  de  ma  charmante  femme,  plus 
mon  amour  augmentait.  Elle  réunissait  dans  sa  petite  personne  tous  les 
agréments  de  l'âme  et  du  corps.  Elle  était  seulement  un  peu  bégueule  ; 
mais  j'attribuai  cela  à  l'influence  du  brouillard  anglais  dans  lequel  elle 
avait  vécu  jusqu'alors,  et  je  ne  doutai  pas  que  le  climat  de  la  France  ne 
dissipât  bientôt  ce  léger  nuage. 


:>3 


418 


HISTOIRE  D'UN   MERLE    >LANC. 


Une  chose  qui  m'inquiétait  plus  sérieusement,  t'était  une  sorte  de 
mystère  dont  elle  s'entourait  quelquefois  avec  une  rigueur  singulière,, 
s'enfermant  à  clef  avec  ses  caméristes,  et  passant  ainsi  des  heures 
entières  pour  faire  sa  toilette,  à  ce  qu'elle  prétendait.  Les  maris  n'aiment 
pas  beaucoup  ces  fantaisies  dans  leur  ménage.  Il  m'était  arrivé  vingt  fois 
de  frapper  à  l'appartement  de  ma  femme  sans  pouvoir  obtenir  qu'on 
m'ouvrît  la    porte.    Cela   m'impatientait  cruellement.   Un  jour,    entre 


.-, 


autres,  j'insistai  avec  tant  de  mauvaise  humeur,  qu'elle  se  vit  obligée 
de  céder  et  de  m'ouvrir  un  peu  à  la  hâte,  non  sans  se  plaindre  fort  de 
mon  importunité.  Je  remarquai  en  entrant  une  grosse  bouteille  pleine 


HISTOIRE  D'UN    MERLE  BLANC.  fti9 

d'une  espèce  de  colle  faite  avec  de  la  farine  et  du  blanc  d'Espagne.  Je 
demandai  à  ma  femme  ce  qu'elle  faisait  de  cette  drogue  ;  elle  me  répon- 
dit que  c'était  un  opiat  pour  des  engelures  qu'elle  avait. 

Cet  opiat  me  sembla  tant  soit  peu  louche  ;  mais  quelle  défiance  pouvait 
m7 inspirer  une  personne  si  douce  et  si  sage,  qui  s'était  donnée* à  moi 
avec  tant  d'enthousiasme  et  une  sincérité  si  parfaite?  J'ignorais  d'abord 
que  ma  bien-aimée  fût  une  femme  de  plume  ;  elle  me  l'avoua  au  bout  de 
quelque  temps ,  et  elle  alla  même  jusqu'à  me  montrer  le  manuscrit  d'un 
roman  où  elle  avait  imité  à  la  fois  Waltçr  Scqtt  et  Scarron.  Je  laisse  à 
penser  le  plaisir  que  me  causa  une  si  aimable  surprise/  Non-seulement  je 
me  voyais  possesseur  d'une  beauté  incomparable,  mais  j'acquérais  encore 
la  certitude  que  l'intelligence  de  ma  compagne  était  digne  en  tout  point 
de  mon  génie.  Dès  cet  instant,  nous  travaillâmes  ensemble.  Tandis  que 
je  composais  mes  poëmes,  elle  barbouillait  des  rames  de  papier.  Je  lui 
récitais  mes  vers  à  haute  voix,  et  cela  ne  la  gênait  nullement  pour  écrire 
pendant  ce  temps-là.  Elle  pondait  ses  romans  avec  une  facilité  presque 
égale  à  la  mienne,  choisissant  toujours  les  sujets  les  plus  dramatiques  : 
des  parricides,  des  rapts,  des  meurtres,  et  même  jusqu'à  des  filouteries, 
ayant  toujours  soin,  en  passant,  d'attaquer  le  gouvernement  et  de  prê- 
cher l'émancipation  des  Merlettes.  En  un  mot,  aucun  effort  ne  coûtait  à 
son  esprit,  aucun  tour  de  force  à  sa  pudeur  ;  il  ne  lui  arrivait  jamais  de 
rayer  une  ligne,  ni  de  faire  un  plan  avant  de  se  mettre  à  l'œuvre.  C'était 
Je  type  de  la  Merlette  lettrée. 

Un  jour  qu'elle  se  livrait  au  travail  avec  une  ardeur  inaccoutumée, 
je  m'aperçus  qu'elle  suait  à  grosses  gouttes,  et  je  fus  étonné  de  voir  en 
même  temps  qu'elle  avait  une  grande  tache  noire  dans  le  dos.  «  Eh!  bon 
Dieu,  lui  dis-je,  qu'est-ce  donc? est-ce  que  vous  êtes  malade?»  Elle  parut 
d'abord  un  peu  effrayée  et  même  penaude;  mais  la  grande  habitude 
qu'elle  avait  du  monde  l'aida  bientôt  à  reprendre  l'empire  admirable 
qu'elle  gardait  toujours  sur  elle-même.  Elle  dit  que  c'était  une  tache' 
d'encre,  et  qu'elle  y  était  fort  sujette  dans  ses  moments  d'inspiration, 

«  Est-ce  flue  ma  femme  déteint?  »  me  dis-je  tout  bas.  Cette  pensée 
m'empêcha  de  dormir.  La  bouteille  de  colle  me  revint  en  mémoire.  «  0 
ciel!  m'écriai-je,  quel  soupçon!  Cette  créature  céleste  ne  serait-elle 
qu'une  peinture ,  un  léger  badigeon  ?  se  serait-elle  vernie  pour  abuser 
de  moi?  Quand  je  croyais  presser  sur  mon  cœur  la  sœur  de  mon  âme, 
l'être  privilégié  créé  pour  moi  seul,  n'aurais-je  donc  épousé  que  de  la 
farine  ?  » 


420  HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC. 

Poursuivi  par  ce  doule  horrible ,  je  formai  le  dessein  de  m'en  affran- 
chir. Je  fis  Tachât  d'un  baromètre ,  et  j'attendis  avidement  qu'il  vînt  à 
faire  un  jour  de  pluie.  Je  voulais  emmener  ma  femme  à  la  campagne, 
choisir  un  dimanche  douteux  et  tenter  l'épreuve  d'une  lessive.  Mais 
nous  étions  en  plein  juillet  ;  il  faisait  un  beau  temps  effroyable. 

L'apparence  du  bonheur  et  l'habitude  d'écrire  avaient  fort  excité  ma 
sensibilité.  Naïf  comme  j'étais ,  il  m'arrivait  parfois,  en  travaillant,  que 
le  sentiment  fut  plus  fort  que  l'idée,  et  de  me  mettre  à  pleurer  en  atten- 
dant la  rime.  Ma  femme  aimait  beaucoup  ces  rares  occasions.  Toute 
faiblesse  masculine  enchante  l'orgueil  féminin.  Une  certaine  nuit  que  je 
limais  une  rature,  selon  le  précepte  de  Boileau,  il  advint  à  mon  cœur  de 
s'ouvrir. 

«  O  toi!  dis-je  à  ma  chère  Merlette,  toi,  la  seule  et  la  plus  aimée! 
toi,  sans  qui  ma  vie  est  un  songe!  toi,  dont  un  regard,  un  sourire, 
métamorphosent  pour  moi  l'univers,  vie  de  mon  coeur,  sais-tu  combien 
je  t'aime?  Pour  mettre  en  vers  une  idée  banale  déjà  usée  par  d'autres 
poètes ,  un  peu  d'étude  et  d'attention  me  fait  aisément  trouver  des 
paroles  ;  mais  où  en  prendrais-je  jamais  pour  t'exprimer  ce  que  ta 
beauté  m'inspire?  Le  souvenir  même  de  mes  peines  passées  pourrait-il 
me  fournir  un  mot  pour  te  parler  de  mon  bonheur  présent?  Avant  que  tu 
fusses  venue  à  moi,  mon  isolement  était  celui  d'un  orphelin  exilé,  aujour- 
d'hui c'est  celui  d'un  roi.  Dans  ce  faible  corps,  dont  j'ai  le  simulacre 
jusqu'à  ce  que  la  mort  en  fasse  un  débris,  dans  cette  petite  cervelle  en6é- 
vrée  où  fermente  une  inutile  pensée,  sais-tu ,  mon  ange,  comprends-tu, 
ma  belle,  que  rien  ne  peut  être  qui  ne  soit  à  toi?  Écoute  ce  que  mon 
cerveau  peut  dire,  et  sens  combien  mon  amour  est  plus  grand!  Oh! 
que  mon  génie  fût  une  perle,  et  que  tu  fusses  Cléopâtre  !  » 

En  radotant  ainsi,  je  pleurais  sur  ma  femme  et  elle  déteignait  visible- 
ment. A  chaque  larme  qui  tombait  de  mes  yeux,  apparaissait  une  plume, 
non  pas  même  noire,  mais  du  plus  vieux  roux  (je  crois  qu'elle  avait  déjà 
déteint  autre  part) .  Après  quelques  minutes  d'attendrissement ,  je  me 
trouvais  vis-à-vis  d'un  Oiseau  décollé  et  désenfariné,  identiquement 
semblable  aux  Merles  les  plus  plats  et  les  plus  ordinaires. 

Que  faire?  que  dire?  quel  parti  prendre?  Tout  reproche  était  inutile. 
J'aurais  bien  pu,  à  la  vérité,  considérer  le  cas  comme  rédhibitoire  et  faire 
casser  mon  mariage.  Mais  comment  oser  publier  ma  honte?  N'était-ce 
pas  assez  de  mon  malheur?  Je  pris  mon  courage  à  deux  pattes,  je  résolus 
de  quitter  le  monde,  d'abandonner  la  carrière  des  lettres,  de  fuir  dans  un 


HISTOIRE  D'UN   MERLE  BLANC.  421 

désert,  s'il  était  possible,  d'éviter  à  jamais  l'aspect  d'une  créature  vivante 
et  de  chercher,  comme  Alceste , 


Un  endroit  écarté, 

Où  d'être  un  Merle  blanc  on  eût  la  liberté  1 


IX 


Je  m'envolai  là-dessus,  toujours  pleurant;  et  le  vent,  qui  est  le  hasard 
des  Oiseaux ,  me  rapporta  sur  une  branche  de  Mortfontaine.  Pour  cette 
fois,  on  était  couché.  «  Quel  mariage!  me  disais -je;  quelle  équipée! 
C'est  certainement  a  bonne  intention  que  cette  pauvre  enfant  s'est  mis  du 
blanc  ;  mais  je  n'en  suis  pas  moins  à  plaindre,  ni  elle  moins  rousse.  » 

Le  Rossignol  chantait  encore.  Seul,  au  fond  de  la  nuit,  il  jouissait  à 
plein  cœur  du  bienfait  de  Dieu  qui  le  rend  si  supérieur  aux  poètes,  et 
donnait  librement  sa  pensée  au  silence  qui  l'entourait.  Je  ne  pus  résister 
à  la  tentation  d'aller  à  lui  et  de  lui  parler. 

«  Que  vous  êtes  heureux  !  lui  dis-je  ;  non-seulement  vous  chantez 
tant  que  vous  voulez,  et  très-bien,  et  tout  le  monde  écoute;  mais  vous 
avez  une  femme  et  des  enfants,  votre  nid,  vos  amis,  un  bon  oreiller  de 
mousse,  la  pleine  lune  et  pas  de  journaux.  Rubini  et  Rossini  ne  sont  rien 
auprès  de  vous;  vous  valez  l'un  et  vous  devinez  l'autre.  J'ai  chanté  aussi, 
monsieur,  et  c'est  pitoyable  ;  j'ai  rangé  des  mots  en  bataille  comme  des 
soldats  prussiens,  et  j'ai  coordonné  des  fadaises  pendant  que  vous  étiez 
dans  les  bois.  Votre  secret  peut- il  s'apprendre? 

—  Oui,  me  répondit  le  Rossignol;  mais  ce  n'est  pas  ce  que  vous 
croyez.  Ma  femme  m'ennuie,  je  ne  l'aime  point;  je  suis  amoureux  de  la 
Rose  :  Sadi,  le  Persan,  en  a  parlé;  je  m'égosille  toute  la  nuit  pour  elle, 
mais  elle  dort  et  ne  m'entend  pas.  Son  calice  est  fermé  à  l'heure  qu'il  est, 
elle  y  berce  un  vieux  Scarabée;  et  demain  matin,  quand  je  regagnerai 
mon  lit,  épuisé  de  souffrance  et  de  fatigue,  c'est  alors  qu'elle  s'épanouira 
pour  qu'une  Abeille  Lui  mange  le  cœur.  » 

Alfred  de  Musset. 


LE    MARI 


DE     LA     REINE 


Le  premier  acte  politique  auquel  je  pris  part  en  qua- 
lité d'Abeille  m'impressionna  si  vivement,  que  je  suis 
forcée  d'attribuer  à  son  influence  l'étrangeté  qui  signala 
ma  vie.  Permettez-moi  d'entrer  en  matière  sans  un  plus 
long  préambule  et  de  vous  raconter  immédiatement  ce 
petit  incident. 

Je  sortais  de  l'enfance  et  je  venais  d'être  nommée  citoyenne  de  la 
ruche,  lorsqu'un  matin  je  fus  réveillée  tout  à  coup  par  des  bruits 
inaccoutumés.  On  frappait  à  la  cloison ,  on  murmurait,  on  m'appelait 
par  mon  nom... 

«  Qu'est-ce  qu'il  y  a,  m'écriai-je,  qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 
—  Viens  vite,  mignonne,  me  répondit-on  du  dehors,  on  va  exécuter 
monsieur,  et  tu  fais  partie  du  peloton  d'honneur.  » 

Ces  mots,  que  je  comprenais  à  peine,  —  j'étais  si  jeune  encore  !  — 
m'effrayèrent  horriblement.  Je  savais    bien   que  monsieur  devait  être 
exécuté,  mais  ridée  que  je  pourrais  jouer  un  rôle  quelconque  dans  ce 
drame  ne  m'était  jamais  entrée  dans  l'esprit. 
«  Me  voilà  !  »  m'écriai-je. 

Je  fis  en  toute  hâte  un  bout  de  toilette  et  je  me  précipitai  dehors,  en 
proie  à  la  plus  vive  émotion.  Je  n'étais  pas  pâle,  j'étais  verte. 

Monsieur  était  l'un  des  plus  beaux  Faux-Bourdons  de  la  ruche,  bien 
certainement.  Un  peu  gros,  mais  bien  pris,  la  physionomie  douce  et  une 
grande  distinction.  Je  l'avais  vu  bien  souvent,  accompagnant  la  Reine 
dans  son  inspection  quotidienne ,  l'agaçant  par  ses  reparties ,  la  soute- 


LE  MARI   DE  LA  REINE. 


42» 


nant  de  sa  patte,  partageant  avec  elle  le  prestige  de  la  souveraineté  et 
offrant  à  tous  le  visage  du  plus  heureux  des  princes  et  du  plus  aimé  des 
époux. 

Le  peuple  l'aimait  peu,  mais  le  craignait  beaucoup,  il  avait  l'oreille 
de  la  Reine;  la  Reine  publiquement  l'avait  baisé  au  front,  et  Ton  savait 
de  source  certaine,  par  Tune  de  ces  demoiselles  de  la  chambre,  que 
monsieur  allait  devenir  père.  C'était  une  nouvelle  importante,  quoi- 
qu'elle nous  fût  familière,  et  en  un  instant,  répétée  de  bouche  en  bouche, 
elle  remplit  chaque  alvéole  de  joie. 

Chacune  de  nous  se  voyait  déjà  transformée  en    nourrice  ou  en 


bonne  d'enfants  et  entourée  de  marmaille,  donnant  la  becquée  à  ceux-ci, 
dorlotant  ceux-là  ;  déjà  l'on  préparait  dans  chaque  chambrelte  un  petit 
coin  douillet  pour  y  recevoir  le  poupon,  c'est  ainsi  que  cela  se  passe 


/,2i  LE  MARI   DE  LA   REINE. 

chez  nous;  et  le  soir,  avant  de  s'endormir,  on  s'indiquait  certaines 
fleurs  du  voisinage  dont  le  suc  plus  délicat  fournirait  sûrement  xin 
miel  plus  savoureux  à  toute  cette  marmaille  qui  d'un  jour  à  l'autre 
allait  faire  son  apparition. 

Notre  attente  ne  fut  pas  trompée  :  notre  bien-aimée  souveraine  mit 
au  monde  dix  mille  jumeaux ,  tous  beaux  comme  le  jour  et  si  forts ,  si 
robustes,  si  pleins  de  vie,  qu'il  eût  été  impossible  de  faire  un  choix. 

Jamais  de  ma  vie  je  n'ai  vu  une  Reine  plus  fière  de  sa  maternité. 
Le  Prince-époux  était  rayonnant  ;  aussi  il  ne  se  contenait  pas  d'aise,  il 
embrassait  incessamment  tous  ses  enfants  les  uns  après  les  autres,  ce 
qui  lui  demandait  beaucoup  de  temps  à  cause  du  nombre,  puis  courait 
savoir  des  nouvelles  de  la  Reine  et  revenait  bien  vile  distribuer  encore 
trois  ou  quatre  mille  baisers. 

J'avais  assisté  à  tout  cela ,  j'ayais  vu  monsieur  dans  toute  sa  gloire, 
et,  tout  à  coup,  on  me  réveille,  j'accours  et  j'aperçois  mon  Prince  qu'on 
traîne  au  dernier  supplice...  bien  plus,  je  suis  désignée  moi-même  pour 
exécuter  la  sentence;  horreur  ! 

Monsieur  fit  preuve  dans  cette  circonstance  d'une  lâcheté  excusable, 
à  coup  sûr,  en  un  pareil  moment.  Songez  que  la  nature  l'ayant  privé 
de  toute  arme  défensive  et  offensive,  il  était  complètement  à  notre 
discrétion. 

-  «  Qu'ai-je  fait,  6  ma  Reine?  s'écriait-il  en  se  roulant  aux  pieds  de 
la  souveraine;  encore  une  heure,  accordez-moi  une  heure  !...  un  quart 
d'heure...  cinq  minutes...  j'ai  des  révélations  à  faire,  Princesse,  j'ai  des 
aveux... 

—  Dépêchons,  mesdemoiselles,  répliquait  la  Reine  en  dissimulant 
mal  la  contrainte  qu'elle  imposait  à  son  cœur.  Il  faut  que  la  force  reste 
à  la  loi  :  exécutez  ce  jeune  homme  désormais  inutile;  allons,  mesde- 
moiselles, vous  m'entendez,  dépêchons!  » 

La  Reine  rentra  dans  son  cabinet  de  travail ,  encore  tout  plein  des 
souvenirs  du  Prince,  et  en  un  instant  la  malheureuse  victime  fut  percée 
de  mille  coups.  Je  vivrais  cent  ans  que  je  n'oublierais  pas  cette  scène- 
là.  Je' fis  semblant  de  faire  comme  toutes  ces  demoiselles,  mais  mon 
aiguillon  ne  se  rougit  pas  ce  jour-là  du  sang  de  l'innocent.  Il  me  resta 
de  tout  cela  une  grande  tristesse. 

«  Il  y  a  chez  les  peuples  les  plus  avancés  des  lois  bien  barbares,  me 
disais-je  à  part  moi  ;  pauvres  messieurs  !  pauvres  messieurs  !  »  Ces  pauvres 
messieurs ,  vulgairement  appelés  Faux  -  Bourdons,  étaient  dans  notre 


LE  MARI   DE  LA  REINE.  425 

ruche  au  nombre  de  six  cents  environ,  "tous  appelés  à  monter  d'un  jour 
à  l'autre  les  marches  du  trône,  mais  tous  appelés  aussi  à  payer  cet  excès 
d'honneur  par  une  mort  violente  et  immédiate.  Cette  perspective  donnait 
à  la  plupart  d'entre  eux  une  physionomie  triste  qui  contrastait  singu- 
lièrement avec  la  gaieté  générale.  Au  milieu  de  l'animation  universelle, 
parmi  ces  milliers  de  travailleuses,  on  les  voyait  passer  lentement, 
désœuvrés,  abattus,  effrayés  de  leur  gloire  prochaine  ;  ,au  moindre  bruit 
ils  se  retournaient  en 'tressaillant. 

«  Ne  serait-ce  pas  la  Reine  qui  nous  appelle?  »  semblaient-ils  dire.  Et 
bien  vite  ils  se  perdaient  dans  la  foule  et  s'échappaient  hors  de  la  ruche. 

Il  y  a  bien  des  ennuis  dans  ces  positions  élevées.  Tous  ces  gros  fai- 
néants qui  se  prélassent  dans  le  velours  de  leur  habit  sont  plus  valets  que 
les  autres,  vous  le  voyez  bien,  et  ne  méritent  pas  d'être  admirés  si  fort. 
Cette  admiration  est  pourtant  une  folie  commune  que  je  serais  malvenue 
de  blâmer  trop  amèrement,  puisque  moi-même  j'en  fus  victime.  Oui, 
j'aimai  un  Faux-Bourdon,  je  l'aimai  d'un  amour  insensé.  Il  était  beau, 
splendide;  au  soleil,  son  corps  était  resplendissant,  et  quand  il  entrait 
dans  la  corolle  d'une  fleur,  je  tremblais  que  le  contact  des  pétales  ne 
souillât  sa  personne.  J'étais  folle  !  Eh  oui  !  amour  platonique  s'il  en  fut, 
la  nature  ne  nous  en  permet  pas  d'autre,  idéal,  impossible,  amour  de 
poëte,  rêverie  d'artiste!  J'ajknais  cette  brute  à  cause  de  son  enveloppe. 

J'aurais  voulu  être  l'une  de  ces  Libellulles  aux  ailes  transparentes  et 
azurées  qu'on  voit  à  la  tombée  du  jour  voltiger  au  sommet  des  herbes, 
ou  promener  parmi  les  fleurs  leur  beau  corps  allongé.  Ma  conscience 
me  disait  bien  que  tout  se  paye  en  ce  monde,  et  que  ces  demoiselles-là, 
pour  avoir  la  tête  grosse ,  n'en  sont  pas  plus  industrieuses  pour  cela  ; 
mais  que  voulez-vous,  j'étais  folle,  j'étais  éprise,  je  blasphémais. 

Je  l'avais  rencontré  un  jour,  ivre  de  miel  et  dormant  à  poings  fermés 
au  beau  milieu- d'un  lis.  Il  était  d'un  beau  noir  velouté  au  milieu  de 
toutes  ces  blancheurs.  Son  visage,  sous  le  pollen  jaune  dont  il  était 
barbouillé,  avait  conservé  son  noble  aspect.  Il  ronflait  d'une  façon  régu- 
lière et  majestueuse,  si  j'ose  dire.  Je  m'arrêtai  éblouie. 

«  Voilà  donc,  murmurai-je,  le  futur  mari  de  la  Reine!  » 

Je  m'approchai,  et,  follement  curieuse  d'examiner  de  près  un  si  gros 
personnage,  je  lui  soulevai  légèrement  la  patte.  Il  tressaillit  et  murmura 
d'une  voix  somnolente  : 

«  Que  désire  Sa  Majesté?  » 

54 


426 


/LE  MARI,  DkE  LA  REINE. 


Puis,  ayant  regardé  de  mon  côté,  il  s'aperçut  de  son  erreur;  il  ajouta 
en  souriant  :  •  ' 

«  Je  ne  le  gêne  pas,  mon  enfant?  Eh  bien,  continue  ta  besogne  et 
laisse-moi  dormir  en  paix.  » 


11  y  avait  au  fond  de  cette  fleur  une  odeur  pénétrante  et  délicieuse  qui, 
sans  doute,  me  monta  au  cerveau,  car  je  perdis  immédiatement  la 
conscience  de  mes  devoirs  et  je  restai  rêveuse  en  face  de  ce  Faux- 
Bourdon.  «  Que  sommes-nous,  pensai-je,  nous  autres  misérables  travail- 
leuses, fabriquant  le  miel,  pétrissant  la  cire  ou  soignant  les  marmots, 
que  sommes-nous  en  comparaison  de  ces  admirables  désœuvrés  qui 
s'endorment  au  fond  des  fleurs  et  rêvent  perpétuellement  que  la  Reine 
leur  sourit?  » 


LE  MARI   DE  LÀ  REINE, 


427 


Alors,  oh!  je 'l'avoue,  j'eus  honte  de  ma  condition  modeste  et  labo- 
rieuse. «  Comment  pourrait-il,  en  effet,  aimer  une  bonne  d'enfant?  me 
disais-je-  Si  j'étais  au  moins  Tune  de  ces  belles  guêpes  à  fine  taille  qui 
s'en  vont  par  le  monde,  agaçant  les  passants,  insouciantes,  coquettes, 


£**    Ç-ur~>*>< 


méchantes,  inutiles,  toujours  armées  et  toujours  en  toilette,  peut-être 
m'aimerait-il  !» 

La  crainte  n'est-elle  pas  un  commencement  d'amour  ? 

La  menace  n'est-elle  pas  un  moyen  de  séduction  ? 

Toutes  ces  pensées  et  mille  autres  plus  folles  encore  bouillonnaient 
dans  ma  tête,  mais  mon  admiration  pour  lui  n'en  devint  que  plus 
violente,  et  je  m'écriai  hors  de  moi  : 

«  Ah,  tenez,  Prince,  vous  êtes  véritablement  bien  beau  ! 


628  LE  MARI  DE  LA  REINE. 

—  Je  le  sais,  ma  mignonne,  je  le  sais;  ma  position  m'y  oblige, 
mais  laisse-moi  me  rendormir.  » 

Cette  réponse  me  fit  beaucoup  de  peine.  Le  malheureux  n'avait  pas 
compris  que  je  l'adorais.  Et  ce.  qui  me  séduisait  en  lui,  j'ai  peine  à 
l'avouer,  c'était  le  prestige  de  son  oisiveté  princière,  c'était  cette  livrée 
de  Prince-époux,  cette  obésité  de  fainéant,  c'était  la  faiblesse  de  ce  gros 
corps  désarmé,  c'était  l'aplomb  Insolent  du  favori.  Je  le  méprisais  au  fond, 
mais  je  l'aimais  follement.  Je  savais  qu'il  avait  l'habitude  de  venir  presque 
chaque  jour  dormir  dans  le  lis  où  je  l'avais  trouvé;  j'y  vins  aussi.  Je 
faisais  mon  ouvrage  rapidement,  j'habillais  bien' vite  les  petits  confiés  à 
ma  garde,  je  leur  distribuais  à  la  hâte  leur  tartine,  et  je  me  rendais 
dans  le  calice  parfumé.  Là,  je  lui  préparais  une  place,  je  balayais  de 
mon  aile  la  poudre  jaune  qui  aurait  pu  s'attacher  à  lui.  S'il  se  trouvait 
au  fond  de  la  corolle  quelques  gouttes  de  rosée,  de  mon  aiguillon  je 
perçais  la  cloison  et  l'eau  s'échappait  lentement,  de  sorte  que  mon  Faux- 
Bourdon  chéri  pouvait  se  reposer  tranquille,  à  sa  place  accoutumée, 
sans  crainte  des  rhumatismes* 

Il  ne  m'en  était  pas  plus  reconnaissant  pour  cela,  car  son  indiffé- 
rence et  ses  exigences  augmentaient  en  raison  de  mes  soins  et  de  mes 
tendresses.  «  Tu  me  pousseras  à  bout,  »  lui  disais-je  de  temps  en  temps. 

Il  souriait ,  s'étalait  béatement  et  ajoutait  :  «  Veille  autour  de  cette 
fleur,  de  peur  que  quelque  insecte  n'y  pénètre  et  ne  trouble  mon  repos.  » 
J'étais  indignée,  et  cependant  je  veillais  autour  de  la  fleur.  Un  jour  je  le 
vis  arriver;  il  était  fort  pâle,  et  cependant  sa  démarche  avait  je  ne  sais 
quoi  de  plus  compassé  qu'à  l'ordinaire. 

«  Qu'avez-vous,  Prince  ?  lui  dis-je  avec  intérêt. 

—  Retire-toi,  petite,  j'ai  besoin  d'air,  et  le  soleil  ne  sera  pas  fâché 
de  me  voir  aujourd'hui  face  à  face.  » 

Je  me  sentis  trembler,  je  prévoyais  quelque  malheur. 

«  Demain,  demain,  s'écria- t-il  en  faisant  des  gestes  qui  dénotaient  le 
trouble  de  son  âme,  demain  je  serai...  le  mari  de  la  Reine.  » 

Un  voile  obscurcit  mes  yeux,  une  sourde  rage  s'empara  de  moi,  je 
sentis  que  je  devenais  folle  de  jalousie. 

«  D'ici  à  demain  il  peut  se  passer  bien  des  choses,  murmurai-je 
d'une  voix  étranglée. 

—  Tais-toi  !  oses-tu  bien  en  ma  présence  prononcer  de  semblables 
paroles  ! 

—  Non,  fis-je,  non,  tu  ne  monteras  pas  les  marches  du  trône  !  » 


LE  MARI  DE  LÀ  REINE.  429 

Je  m'élançai  sur  lui  et,  profitant  d'un  moment  où  il  détournait  la 
tête,  je  lui  plongeai  mon  aiguillon  dans  le  cœur. 

A  peine  eut-il  rendu  e  dernier  soupir  que  je  fondis  en  larmes,  j'étais 
au  désespoir. 

Je  rentrai  dans  fa  ruche.  Tout  y  était  en  désordre ,  le  peuple  tout 
entier  semblait  en  proie  à  la  plus  vive  agitation  ;  on  se  poussait,  on  se 
heurtait... 

«  Que  se  passe-t-il  donc  ?  dis-je  à  la  première  Abeille  que  je  ren- 
contrai. 

—  Il  se  passe ,  il  se  passe  que  l'un  de  ces  messieurs  a  disparu. 

—  Et  comment  le  sait-on  ?  »  J'étais  tremblante. 

«  A  l'appel  de  ce  soir,  il  n'y  avait  que  cinq  cent  quatre-vingt-dix- 
neuf  Faux-Bourdons  présents.  La  Reine  a  eu  une  attaque  de  nerfs,  on 
se  perd  en  conjectures. 

—  Ah  !  c'est  une  horrible  aventure  !  »  Et  je  me  perdis  dans  la 
foule. 

La  Reine  fut  inconsolable,  moi  aussi,  pendant  deux  jours  environ, 
et  ce  fat  tout,  C'était  du  reste  un  bien  sot  animal  que  ce  Faux-Bourdon. 
Ne  me  parlez  pas  des  fainéants  bien  habillés. 

Gustave  Z. 


LES    AMOURS 


DE    DEUX    BÊTES 


OFFERTS 


EN    EXEMPLE    AUX   GENS    D'ESPRIT1 


—   HISTOIRE    ANIMAU-SENTIMENTALE 


—^—•■K» 


Le  professeur  Granarius. 

ssur^ment,  dit  un  soir,  sous  les 
tilleuls,  le  professeur  Granarius,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  curieux  en  ce  mo- 
ment, à  Paris,  est  la  conduite  de 
Jarpéado.  Certes,  si  les  Français  se 
ï  conduisaient  ainsi,  nous  n'aurions  pas 
besoin  de  codes,  remontrances,  man- 
dements, sermons  religieux,  ou  mer- 
curiales sociales,  et  nous  ne  verrions  pas  tant  de  scandales.  Rien 
ne  démontre  mieux  que  c'est  la  raison,  cet  attribut  dont  s'enor- 
gueillit l'Homme,   qui  cause  tous  les  maux  de  la  Société.  » 


1  L'Animal  distingué  auquel  nous  devons  cette  histoire,  par  laquelle  il  a  voulu 
prouver  que  les  créatures  si  mal  à  propos  nommées  Bêtes  par  les  Hommes  leur  étaient 
supérieures,  a  désiré  garder  l'anonyme;  mais  tout  nous  a  prouvé  qu'il  occupait  une  place 
très-élevée  dans  les  affections  de  mademoiselle  Anna  Granarius,  et  qu'il  appartient  à  la 
secte  des  Penseurs,  sur  lesquels  l'illustre  rapporteur  a  fait  ses  plus  belles  expériences. 

—  H.   de  Balzac.  — 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTÉk 


431 


Mademoiselle  Anna  Grananus,  qui  aimait  un  simple  élève  natu- 
raliste, ne  put  s'empêcher  de  rougir,  d'autant  plus  qu'elle  était 
blonde  et  d'une  excessive  délicatesse  de  teint,  une  vraie  Héroïne  de 
roman  écossais,  aux  yeux  bleus,  enfin  presque  douée  de  seconde  vue. 
Aussi  s'aperçut -elle,  à  l'air  candide  et  presque  niais  du  professeur, 
qu'il  avait  dit  une  de  ces  banalités  familières  aux  savants  qui  ne  sont 
jamais  savants  que  d'une  manière.  Elle  se  leva  pour  se  promener 
dans  le  «Jardin  des  Plantes,  qui  se  trouvait  alors  fermé,  car  il  était 
huit  heures  et  demie,  et  au  mois  de  juillet  le  Jardin  des  Plantes  renvoie 
le  public  au  moment  où  les  poésies  du  soir  commencent  leurs  chants. 
Se  promener  alors  dans  ce  parc  solitaire  est  une  des  plus  douces  jouis- 
sances, surtout  en  compagnie  d'une  Anna. 

«  Qu'est-ce  que   mon  père  veut   dire  avec  ce  Jarpéado  qui  lui 


432 


LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES. 


tourne  la  tête?  »  se  demanda-t-elle  en  s'asseyant  au  bord  de  la  grande 
serre. 

Et  la  jolie  Anna  demeura  pensive,  et  si  pensive,  que  la  Pensée, 
comme  il  n'est  pas    rare  de   lui   voir  faire  de  ces   tours   de  force 


chez  les  jeunes  personnes,  absorba  le  corps  et  l'annula.  Elle  resta  clouée 
à  la  pierre  sur  laquelle  elle- s'était  assise.  Le  vieux  professeur,  trop 
occupé,  ne  chercha  pas  sa  fille  et  la  laissa  dans  l'état  où  l'avait  mise 
cette  disposition  nerveuse  qui,  quatre  cents  ans  plus  tôt,  l'eût  conduite 
à  un  bûcher  sur  la  place  de  Grève.  Ce  que  c'est  que  de  naître  à 
propos. 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  433 


II 


g.  A.  R.  le  prince  Jarpéado. 


Ce  que  Jarpéado  trouvait  de  plus  extraordinaire  à  Paris  était 
lui-même,  comme  le  doge  de  Gênes  à  Versailles.  C'était,  d'ailleurs, 
un  garçon  bien  pris  dans  sa  petite  taille,  remarquable  par  la  beauté  de 
ses  traits,  ayant  peut-être  les  jambes  un  peu  grêles;  mais  elles  étaient 
chaussées  de  bottines  chargées  de  pierreries  et  relevées  à  la  poulaiae 
de  trois  côtés.  Il  portait  sur  le  dos,  selon  la  mode  de  la  Gactriane,  son 
pays,  une  chape  de  chantre  qui  eût  fait  honte  à  celles  des  dignitaires 
ecclésiastiques  du  sacre  de  Charles  X  ;  elle  était  couverte  d'arabesques 
en  semences  de  diamants  sur  un  fond  de  lapis-lazjili,  et  fendue  en 
deux  parties  égales,  comme  les  deux  vantaux  d'un  bahut;  puis 
ces  parties  tenaient  par  une  charnière  cTor  et  se  levaient  de  bas  en 
haut  à  volonté,  à  l'instar  des  surplis  des  prêtres.  En  signe  de  sa 
dignité,  car  il  était  prince  des  Coccirubri,  il  portait  un.  joli  hausse-col 
en  saphir,  et  sur  sa  tête  deux  aigrettes  filiformes  qui  eussent  fait 
lionte,  par  leur  délicatesse,  à  tous  les  pompons  que  les  princes  mettent 
à  leurs  shakos ,  les  jours  de  fête  nationale. 

Anna  le  trouva  charmant,  excepté  ses  deux  bras  excessivement 
courts  et  décharnés  ;  mais  comment  aurait-on  pensé  à  ce  léger  défaut 
à  l'aspect  de  sa  riche  carnation  qui  annonçait  un  sang  pur  en  har- 
monie avec  le  soleil ,  car  les  plus  beaux  rayons  rouges  de  cet  astre 
semblaient  avoir  servi  à  rendre  ce  sang  vermeil  et  lumineux?  Mais 
bientôt  Anna  comprit  ce  que  son  père  avait  voulu  dire,  en  assistant 
à  une  de  ces  mystérieuses  choses  qui  passent  inaperçues  dans  ce 
terrible  Paris,  si  plein  et  si  vide,  si  niais  et  si  savant,  si  préoccupé  et 
si  léger,  mais  toujours  fantastique,  plus  que  la  docte  Allemagne,  et 
bien  supérieur  aux  contrées  hoffmanniques,  où  le  grave  conseiller  du 
Kammergericht  de  Berlin  a  vu  tant  de  choses.  Il  est  vrai  que  maître 
Floh  et  ses  besicles  grossissantes  ne  vaudront  jamais  les  forces  apoca- 
lyptiques des  sibylles  mesmériennes,  remises  en  ce  moment  à  la 
disposition  de. la  charmante  Anna  par  un  coup  de  baguette  de  cette 
fée,  la  seule  qui  nous  reste,  Extasinada,  à  laquelle  nous  devons  nos 


Ù34  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 

poètes,  nos  plus  beaux  rêves,  et  dont  l'existence  est  fortement  com- 
promise à  l'Académie  des  sciences  (section  de  médecine). 


III 


Autre  tentation  de  saint  Antoine. 

Les  trois  mille  fenêtres  de  ce  palais  de  verre  se  renvoyèrent  les 
unes  les  autres  un  rayon  de  lune,  et  ce  fut  bientôt  comme  un  de  ces 
incendies  que  le  soleil  allume  à  son  coucher  dans  un  vieux  château,  et 
qui  souvent  trompent  à  distance  un  voyageur  qui  passe,  un  laboureur 
qui  revient.  Les  cactus  versaient  les  trésors  de  leurs  odeurs ,  le  vanillier 
envoyait  ses  ondes  parfumées,  le  volcameria  distillait  la  chaleur  vineuse 
de  ses  touffes  par.  effluves  aussi  jolies  que  ses  fleurs,  ces  bayadères  de 
la  botanique,  les  jasmins  des  Açores  babillaient,  les  magnolias  grisaient 
l'air,  les  senteurs  des  daturas  s'avançaient  avec  la  pompe  d'un  roi  de 
Perse,  et  l'impétueux  lis  de  la  Chine,. dix  fois  plus  fort  que  nos  tubé- 
reuses, détonait  comme  les  canons  des  Invalides,  et  traversait  cette 
atmosphère  embrasée  avec  l'impétuosité  d'qn  boulet,  ramassant  toutes 
les  autres  odeurs  et  se  les  appropriant,  comme  un  banquier  s'assimile 
les  capitaux  partout  où  passent  ses  spéculations.  Aussi  le  Vertige 
emmenait-il  ces  chœurs  insensés  au-dessus  de  cette  forêt  illuminée, 
comme  à  l'Opéra  Musard  entraîne,  d'un  coup  de  baguette,  dans  un 
galop  la  ronde  furieuse  des  Parisiens  de  tout  âge,  de  tout  sexe,  sous 
des  tourbillons  de  lumière  et  de  musique. 

La  princesse  Finna,  l'une  des  plus  belles  créatures  du  pays 
enchanté  de  Las  Figuieras,  s'avança  par  une  vallée  du.  Nopalistan, 
résidence  offerte  au  prince  par  ses  ravisseurs,  où  les  gazons  étaient 
à  la  fois  humides  et  lisses,  allant  à  la  rencontre  de.Jarpéado,  qui, 
cette  fois,  ne  pouvait  l'éviter.  Les  yeux  de  cette  enchanteresse,  que 
dans  un  ignoble  projet  d'alliance  le  gouvernement  jetait  à  la  tête 
du  prince,  ni  plus  ni  moins  qu'une  Caxe-Sotha,  brillaient  comme  des 
étoiles,  et  la  rusée  s'était  fait  suivre,  comme  Catherine  de  Médicis, 
d'un  dangereux  escadron  composé  de  ses  plus  belles  sujettes. 

Du  plus  loin  qu'elle  aperçut  le  prince,  elle  fit  un  signe.  A  ce 
signal,  il  s'éleva  dans  le  silence  de  cette  nuit  parfumée  une  musique 


LES  AMOUfiS   DE  DEUX  BÊTES.  435 

absolument  semblable  au  scherzo  de  la  reine  Mab,  dans  la  symphonie 
de  Roméo  et  Juliette,  où  le  grand  Berlioz  a  reculé  les  bornes  de  l'art 
du  facteur  d'instruments,  pour  trouver  les  effets  de  la  Cigale,  du 
Grillon,  des  Mouches,  et  rendre  la  voix  sublime  de  la  nature,  à  midi, 
dans  les  hautes  herbes  d'une  prairie  où  murmure  un  ruisseau  sur  du 
sable  argenté.  Seulement  le  délicat  et  délicieux  morceau  de  Berlioz  est 
à  la  musique  qui  résonnait  aux  sens  intérieurs  d'Anna  ce  que  le  brutal 
organe  d'un  tonitruant  ophicléide  est  aux  sons  filés  du  violoncelle  de 
Batta,  quand  Batta  peint  l'amour  et  en  rappelle  les  rêveries  les  plus 
éthérées  aux  femmes  attendries  que  souvent  un  vieux  priseur  trouble 
en  se  mouchant  !  (A  la  porte!) 

C'était  enfin  la  lumière  qui  se  faisait  musique,  comme  elle  s'était 
déjà  faite  parfum,  par  une  attention  délicate  pour  ces  beaux  êtres, 
fruit  de  la  lumière  que  la  lumière  engendre,  qui  sont  lumière  et 
retournent  à  la  lumière.  Au  milieu  de  l'extase  où  ce  concert  d'odeurs  et 
de  sons  devait  plonger  le  prince  Jarpéado,  et  quel  prince  !  un  prince 
à  marier,  riche  de  tout  le  Nopalistan  (voir  aux  annonces  pour  plus  de 
détails),  Finna,  la  Cléopâtre  improvisée  par  le  gouvernement,  se  glissa 
sous  les  pieds  de  Jarpéado,  pendant  qui  six  vierges  dansèrent  une 
danse  qui  .était  aussi  supérieure  à  la  cachucha  et  au  jaléo  espagnol, 
que  la  musique  sourde  et  tintinnulante  des  génies  vibrionesques  sur- 
passait la  divine  musique  de  Berlioz.  Ce  qu'il  y  avait  de  singulier  dans 
cette  danse  était  sa  décence,  puisqu'elle  était  exécutée  par  des  vierges  ; 
mais  là  éclatait  le  génie  infernal  de  cette  création  nationale  et  trans- 
mise à  ces  danseurs,  par  leurs  ancêtres,  qui  la  tenaient  de  la  fée 
Arabesque.  Cette  danse  chaste  et  irritante  produisait  un  effet  absolument 
semblable  à  celui  que  cause  la  ronde  des  femmes  du  Campidano, 
colonie  grecque  aux  environs  de  Cagliari.  (Êtes-vous  allé  en  Sar- 
daigne?  Non.  J'en  suis  fâché.  Allez-y,  rien  que  pour  voir  danser  ces 
filles  enrichies  de  sequins.)  Assurément,  vous  regardez,  sans  y 
entendre  malice,  ces  vertueuses  jeunes  filles  qui  se  tiennent  par  la  main 
et  qui  tournent  très-chastement  sur  elles-mêmes  ;  mais  ce  chœur  est 
néanmoins  si  voluptueux,  que  les  consuls  anglais  de  la  secte  des  saints, 
ceux  qui  ne  rient  jamais,  pas  même  au  parlement,  sont  forcés  de  s'en 
aller.  Eh  bien ,  les  femmes  du  Campidano  de  Sardaigne,  en  fait  de  danse 
à  la  fois  chaste  et  voluptueuse,  étaient  aussi  loin  des  danseuses  de 
Finna ,  que  la  vierge  de  Dresde  par  Raphaël  est  au-dessus  d'un  portrait 
de  Dubufe.  (On  ne  parle  pas  de  peinture,  mais  d'expression.) 


436 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


«  Vous  voulez  donc  me  tuer?  s'écria  Jarpéado,  qui  certes  aurait 
rendu  des  points  à  un  consul  anglais  en  fait  de  modestie  et  de  patrio- 
tisme. 

—  Non,  âme  de  mon  âme,  dit  Finna  d'une  voix  douce  à  l'oreille 
comme  de  la  crème  à  la  langue  d'un  chat;    mais  ne  sais-tu  pas  que 


je  t'aime  comme  la  terre  aime  le  soleil,  que  mon  amour  est  si  peu 
personnel,  que  je  veux  être  ta  femme,  encore  bien  que  je  sache  devoir 
en  mourir? 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  437 

—  Ne  sais-tu  pas,  répondit  Jarpéado,  que  je  viens  d'un  pays  où 
les  castes  sont  chastes  et  suivent  les  ordres  de  Dieu,  tout  comme  dans 
l'Indoustan  font  les  brahmes?  Un  brahmine  n'a  pas  plus  de  répugnance 
pour  un  paria  que  moi  pour  les  plus  belles  créatures  de  ton  atroce  pays 
de  Las  Figuieras,  où  il  fait  froid.  Ton  amour  me  gèle.  Arrière,  baya- 
dères  impures!...  Apprenez  que  je  suis  fidèle,  et  quoique  vous  soyez 
en  force  sur  cette  terre,  quoique  vous  ayez  en  abondance  les  trésors  de 
la  vie,  quand  je  devrais  mourir  ou  de  faim  ou  d'amour,  je  ne  m'unirai 
jamais  ni  à  toi,  ni  à  tes  pareilles.  Un  Jarpéado  s'allier  à  une  femme 
de  ton  espèce,  qui  est  à  la  mienne  ce  que  la  négresse  est  à  un  blanc, 
ce  qu'un  laquais  est  à  une  duchesse!  Il  n'y  a  que  les  nobles  de 
France  qui  fassent  de  ces  alliances.  Celle  que  j'aime  est  loin,  bien  loin; 
mais  ou  elle  viendra ,  ou  je  mourrai  sans  amour  sur  la  terre  étran- 
gère... » 

Un  cri  d'effroi  retentit  et  ne  me  permit  pas  d'entendre  la  réponse 
de  Finna ,  qui  s'écria  :  «  Sauvez  le  prince  !  Que  des  masses  dévouées 
s'élancent  entre  le  danger  et  sa  personne  adorée  !  » 


IV 


Où  le  caractère  dé~Granarius  se  dessine  par  son  ignorance  en  fait  de  sous-pieds. 

Anna  vit  alors ,  avec  un  effroi  qui  lui  glaça  le  sang  dans  les  veines, 
deux  yeux  d'or  rouge  qui  s'avançaient  portés  par  un  nombre  infini 
de  cheveux.  Vous  eussiez  dit  d'une  double  comète  à  mille  queues. 

«  Le  Volvoce  !  le  Volvoce  !  »  cria-t-on. 

Le  Volvoce,  comme  le  choléra  en  1833,  passait  en  se  nourrissant 
de  monde.  Il  y  avait  des  équipages  par  les  chemins,  des  mères 
emportant  leurs  enfants,  des  familles  allant  et  venant  sans  savoir  où  se 
réfugier.  Le  Volvoce  allait  atteindre  le  prince,  quand  Finna  se  mit 
entre  le  monstre  et  lui  :  la  pauvre  créature  sauva  Jarpéado  qui  resta 
froid  comme  Gonachar,  lorsque  son  père  nourricier  lui  sacrifie  ses 
enfants. 


438 


LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES. 


-.V.  . 


«  Oh!  c'est  bien  un  prince,  se  dit  Anna  tout  épouvantée  de  cette 
royale  insensibilité.  Non,  une  Femme  donnerait  une  larme  à  un 
Homme  qu'elle  n'aimerait  pas,  si  cet  Homme  mourait  pour  lui  sauver 
la  vie. 

—  C'est  ainsi  que  je  voudrais  mourir,  dit  langoureusement 
Jarpéado,  mourir  pdur  celle  qu'on  aime,  mourir  sous  ses  yeux,  en  lui 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  439 

léguant  la  vie...  Sait-on  ce  qu'on  reçoit  quand  on  naît?  tandis  qu'à 
la  fleur  de  l'âge,  on  connaît  bien  la  valeur  de  ce  qu'on  accepte...  » 

En  entendant  ces  paroles,  Anna  se  réconcilia  naturellement  avec  le 
prince. 

«  C'est,  dit-elle,  un  prince  qui  aime  comme  un  simple  naturaliste. 

—  Es-tu  musique,  parfum,  lumière,  soleil  de  mon  pays?  s'écria  le 
prince  que  l'extase  transportait  et  dont  l'attitude  ût  craindre  à  la  jeune 
fille  qu'il  n'eût  une  fièvre  cérébrale.  0  ma  Cactriane,  où  sur  une  mer 
vermeille,  gorgé  de  pourpre,  j'eusse  trouvé  quelque  belle  Ranagrida 
dévouée,  aimante,  je  suis  séparé  de  toi  par  des  espaces  incommensu- 
rables... Et  tout  oe  qui  sépare  deux  amants  est  infini,  quand  ce  ne 
peut  être  franchi...  » 

Cette  pensée,  si  profonde  et  si  mélancolique,  causa  comme  un 
frémissement  à  la  pauvre  fille  du  professeur,  qui  se  leva,  se  promena 
dans  le  Jardin  des  Plantes,  et  arriva  le  long  de  la  rue  Cuvier,  où  elle 
se  mit  à  grimper,  avec  l'agilité  d'une  Chatte,  jusque  sur  le  toit  de 
la  maison  qui. porte  le  numéro  15.  Jules,  qui  travaillait,  venait  de  poser 
sa  plume  au  bord  de  sa  table,  et  se  disait' en  se  frottant  les  mains: 
«  Si  cette  chère  Anna  veut  m'attendre,  j'aurai  la  croix  de  la  Légion 
d'honneur  dans  trois  ans,  et  je  serai  suppléant  du  professeur,  car  je 
mords  à  l'Entomologie,  et  si  nous  réussissons  à  transporter  dans 
l'Algérie  la  culture  du  Coccus  Cacti...  c'est  une  conquête,  que 
diable!...  » 

Et  il  se  mit  à  chanter  : 

0  Mathilde,  idole  de  mon  âme!...  etc., 

de  Rossini,  en  s'accompagnant  sur  un  piano  qui  n'avait  d'autre  défaut 
que  celui  de  nasiller.  Après  cette  petite  distraction ,  il  ôta  de  dessus  sa 
table  un  bouquet,  fleurs  cueillies  dans  la  serre  en  compagnie  d'Anna,  et 
se  remft  à  travailler. 

Le  lendemain  matin,  Anna  se  trouvait  dans  son  lit,  se  souvenant, 
avec  une  fidélité  parfaite,  des  grands  et  immenses  événements  de  sa 
nuit,  sans  pouvoir  s'expliquer  comme  elle  avait  pu  monter  sur  les  toits 
et  voir  l'intérieur  de  l'âme  de  monsieur  Jules  Sauvai ,  jeune  dessinateur 
du  Muséum,  élève  du  professeur  Granarius  ;  mais  violemment  éprise  de 
curiosité  d'apprendre  qui  était  le  prince  Jarpéado. 

Il  résulte  de  ceci,  pères  et  mères  de  famille,  que  le  vieux  pro- 


140  LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES. 

fesseur  était  veuf,  avait  une  fille  de  dix-neuf  ans,  très-sage,  mais  peu 
surveillée,  car  les  gens  absorbés  par  les  intérêts  scientifiques  accomplis- 
sent trop  mal  les  devoirs  de  la  paternité  pour  pouvoir  y  joindre  ceux 
de  la  maternité.  Ce  savant  à  perruque  retroussée,  occupé  de  ses  mono- 
graphies, portait  des  pantalons  sans  bretelles,  et  (lui  qui  savait  toutes 
les  découvertes  faites  dans  les  royaumes  infinis  de  la  microscopie)  ne 
connaissait  pas  l'invention  des  sous-pieds ,  qui  donnent  tant  de  rectitude 
aux  plis  des  pantalons  et  tant  de  fatigue  aux  épaules.  La  première  fois 
que  Jules  lui  parla  de  sous-pieds,  il  les  prit  pour  un  sous-genre,  le  cher 
Homme  !  Vous  comprendrez  donc  comment  Granarius  pouvait  ignorer 
que  sa  fille  fût  naturellement  somnambule,  éprise  de  Jules,  et  emmenée 
par  l'amour  dans  les  abîmes  de  cette  extase  qui  frise  la  catalepsie. 

Au  déjeuner,  en  voyant  son  père  près  de  verser  gravement  la 
salière  dans  son  café,  elle. lui  dit  vivement:  «  P3pa,  qu'est-ce  que  le 
prince  Jarpéado?  » 

Le  mot  fit  effet  :  Granarius  posa  la  salière,  regarda  sa  fille  dans  les 
yeux  de  laquelle  le  sommeil  avait  laissé  quelques-unes  de  •  ses  images 
confuses,  et  se  mit  à  sourire  de  ce  gai,  de  ce  bon,  de  ce  gracieux 
sourire  qu'ont  les  savants  quand  on  vient  à  caresser  leur  dada  ! 

«  Voilà  le  sucre,  »  dit-elîe  alors  en  lui  tendant  le  sucrier. 

Et  voilà,  chers  enfants,  comment  le  réel  se  mêle  au  fantastique 
dans  la  vie  et  au  Jardin  des  Plantes. 


Aventures  de  Jarpéadtf. 

«  Le  prince  Jarpéado  est  le  dernier  enfant  d'une  dynastie  de  la 
Cactriane,  reprit  le  digne  savant,  qui,  semblable  à  bien  des  pères, 
avait  le  défaut  de  toujours  croire  que  sa  fille  en  était  encore  à 
jouer  avec  ses  poupées.  La  Cactriane  est  un  vaste  pays,  très-riche, 
et  l'un  de  ceux  qui  boivent  à  même  les  rayons  du  soleil  ;  il  est  situé 
par  un  nombre  de  degrés  de  latitude  et  de  longitude  qui  t'est  parfai- 
tement indifférent  ;  mais  il  est  encore  bien  peu  connu  des  observateurs, 


LES  AMOURS  DE   DEUX  BÊTES.  441 


je  parle  de  ceux  qui  regardent  les  œuvres  de  la  nature  avec  deux 
paires  d'yeux.  Or,  les  habitants  de  cette  contrée,  aussi  peuplée  que 
la  Chine,  et  plus  même,  car  il  y  a  dés  milliards  d -individus,  sont 
sujets  à  des  inondations  périodiques  d'eaux  bouillantes,  sorties  d'un 
immense  volcan,  produit  à  main  d'Homme,  et  nommé  Harrozo- 
Rio-Grande.  Mais  la  nature  semble  se  plaire  à  opposer  des  forces 
productrices  égales  à  la  force  des  fléaux  destructeurs,  et  plus  l'Homme 
mange  de  Harengs,  plus  les  mères  de  famille  en  pondent  dans 
l'Océan...  Les  lois  particulières  qui  régissent  la  Cactriane  sont  telles, 
qu'un  seul  prince  du  sang  royal ,  s'il  rencontre  une  de  ses  sujettes, 
peut  réparer  les  pertes  causées  par  l'épidémie  dont  les  effets  sont  connus 
par  les  savants  de  ce  peuple,  sans  qu'ils  aient  jamais  pu  en  pénétrer  les 
causes.  C'est  leur  choléra-morbus.  Et  vraiment  quels  retours  sur  nous- 
mêmes  ce  spectacle  dans  les  infiniment  petits  ne  doit-il  pas  nous  inspirer 
à  nous...  Le  choléra-morbus  n'est-il  pas... 

—  Notre  Volvoce  !  »  s'écria  la  jeune  fille. 

Le  professeur  manqua  de  renverser  la  table  en  courant  embrasser 
son  enfant. 

«  Ah!  tu  es  au  fait  de  la  science  à  ce  point,  chère  Annetle?... 
Tu  n'épouseras  qu'un  savant.  Volvoce  !  qui  t'a  dit  ce  mot  ?  » 

(J'ai  connu,  dans  ma  jeunesse,  ua Homme  d'affaires  qui  racontait, 
les  larmes  dans  les  yeux,  comment  un  de  ses  enfants,  âgé  de  cinq 
ans,  avait  sauvé  un  billet  de  mille  francs  qui,  par  mégarde,  était  tombé 
dans  le  panier  aux  papiers ,  où  il  en  cherchait  pour  faire  des  cocottes. 
—  Ce  cher  enfant  !  à  son  âge  !  savoir  la  valeur  de  ce  billet...  )  *■ 

«  Le  prince  !  le  prince  !  »  s'écria  la  jeune  fille  en  ayant  peur 
que  son  père  ne  retombât  dans  quelque  rêverie;  et  alors  elle  n'eût 
plus  rien  appris. 

«  Le  prince,  reprit  le  vieux  professeur  en  donnant  un  coup  â  sa 
perruque,  a  échappé,  grâce  à  la  sollicitude  du  gouvernement  français, 
à  ce  fléau  destructeur  ;  mais  on  l'enleva,  sans  le  consulter,  à  son  beau 
pays,  à  son  bel  avenir,  et  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  sa  vie 
était  un  problème.  Pour  parler  clairement,  Jarpéado,  le  centimil- 
liardimillionième  de  sa  dynastie... 

(«  Et,  fit  le  professeur  entre  parenthèse,  en  levant  vers  le  plafond 
plein  de  Bêtes  empaillées  sa  mouillette  trempée  de  café,  vous  faites 
les  fiers,  messieurs  les  Bourbons,  les  Othomans,  races  royales  et 
souveraines,  qui  vivez  à  peine  des  quinze  à  seize  siècles  avec  les  mille 

56 


442  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 

et  une  précautions  de  la  civilisation  la  plus  raffinée...  O  combien... 
Enfin  ! . . .  Ne  parlons  pas  politique.  »  ) 

«  Jarpéado  ne  se  trouvait  pas  plus  avancé  dans  l'échelle  des  êtres 
que  ne  Test  une  Altesse  Royale  onze  mois  avant  sa  naissance,  et  il  fut 
transporté,  sous  cette  forme,  chez  mon  prédécesseur,  l'illustre  Lacrampe, 
inventeur  des  Canards,  et  qui  achevait  leur  monographie  alors  que 
nous  eûmes  le  malheur  de  le  perdre  ;  mais  il  vivra  tant  que  vivra 
la  Peau  de  Chagrin ,  où  l'illustrateur  l'a  représenté  contemplant  ses 
chers  Canards.  Là  se  voit  aussi  notre  ami  Planchette  à  qui,  pour  la 
gloire  de  la  science ,  feu  Lacrampe  a  légué  le  soin  de  rechercher  la 
configuration,  l'étendue,  la  profondeur,  les  qualités  des  princes,  onze 
mois  avant  leur  naissance.  Aussi  Planchette  s'est-il  déjà  montré  digne 
de  cette  mission ,<  soutenant,  contre  cet  intrigant  de  Cuvier,  que, 
dans  cet  état,  les  princes  devaient  être  infusoires,  remuants,  et  déjà 
décorés. 

«  Le  gouvernement  français,  sollicité  par  feu  Lacrampe,  s'en  remit 
au  fameux  Génie  Spéculatoribus  pour  l'enlèvement  du  prince  Jarpéado, 
qui,  grâce  à  sa  situation,  put  venir  par  mer  du  fond  de  la  province 
de  Guaxaca ,  sur  un  lit  de  pourpre  composé  de  trois  milliards  environ 
de  sujets  de  son  père,  embaumés  par  des  Indiens  qui,  certes,  valent 
bien  le  docteur  Gannal.  Or,  comme  les  lois  sur  la  traite  ne  concernent 
pas  les  morts ,  ces  précieuses  momies  furent  vendues  à  Bordeaux  pour 
servir  aux  plaisirs  et  aux  jouissances  de  la  race  blanche,  jusqu'à  ce 
que  le  soleil,  père  des  Jarpéado,  des  Ranagrida,  des  Negra,  les  trois 
grandes  tribus  des  peuples. de  la  Cactriane,  les  absorbât  dans  ses 
rayons...  Oui,  apprends,  mon  Anna,  que  pas  une  des  nymphes  de 
Rubens,  pas  une  des  jolies  filles  de  Miéris,  que  pas  un  trompette  de 
Wouwermans  n'a  pu  se  passer  de  ces  peuplades.  Oui,  ma  fille,  il  y  a 
des  populations  entières  dans  ces  belles  lèvres  qui  vous  sourient  au 
Musée,  ou  qui  vous  défient.  Oh!  si,  par  un  effet  de  magie,  la  vie 
était  rendue  aux  êtres  ainsi  distillés ,  quel  charmant  spectacle  que  celui 
de  la  décomposition  d'une  Vierge  de  Raphaël  ou  d'une  bataille  de 
Rubens!  Ce  .serait,  pour  ces  charmants  êtres,  un  jour  comme  celui 
de  la  résurrection  éternelle  qui  nous  est.  promis.  Hélas  !  peut-être  y 
a-t-il  là-haut  un  puissant  peintre  qui  prend  ainsi  les  générations  de 
l'humanité  sur  des  palettes,  et  peut-être,  broyés  par  une  molette 
invisible,  devenons-nous  une  teinte  dans  quelque  fresque  immense, 
ô  mon  Dieu!..:  » 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  A43 

Là-dessus  le  vieux  professeur,  comme  toutes  les  fois  que  le  nom  de 
Dieu  se  trouvait  sur  ses  lèvres,  tomba  dans  une  profonde  rêverie  qui 
fut  respectée  par  sa  fille. 


VI 

Autre  Jarpéado. 

Jules  Sauvai  entra.  Si  vous  avez  rencontré  quelque  part  un  de  ces 
jeunes  gens  simples  et  modestes,  pleins  d'amour  pour  la  science,  et 
qui,  sachant  beaucoup,  n'en  conservent  pas  moins  une  certaine  naïveté 
charmante  qui  ne  les  empêche  pas  d'être  les  plus  ambitieux  des  êtres, 
et  de  mettre  l'Europe  sens  dessus  dessous  à  propos  d'un  os  hyoïde  ou 
d'un  coquillage,  vous  connaissez  alors  Jules  Sauvai.  Aussi  candide  qu'il 
était  pauvre  (hélas!  peut-être  quand  vient  la  fortune  s'en  va  la 
candeur),  le  Jardin  des  Plantes  lui  servait  de  famille,  il  regardait  le 
professeur  Granarius  comme  un  père,  il  l'admirait,  il  vénérait  en  lui 
le  disciple  et  le  continuateur  du  grand  Geoflroy  -Saint-Hilaire,  et  -il 
l'aidait  dans  ses  travaux,  comme  autrefois  d'illustres  et  dévoués  élèves 
aidaient  Raphaël;  mais  ce  qu'il  y  avait  d'admirable  chez  ce  jeune 
Homme,  c'est  qu'il  eût  été  ainsi,  quand  même  le  professeur  n'aurait 
pas  eu  sa  belle  et  gracieuse  fille  Anna ,  saint  amour  de  la  science  ! 
car,  disons-le  promptement,  il  aimait  beaucoup  plus  l'histoire  natu- 
relle que  la  jeune  fille. 

«Bonjour,  mademoiselle,  dit-il;  vous  allez  bien  ce  matin?... 
Qu'a  donc  le  professeur  ? 

—  Il  m'a  malheureusement  laissée  au  beau  milieu  de  l'histoire  du 
prince  Jarpéado,  pour  songer  aux  fins  de  l'humanité...  J'en  suis 
restée  à  l'arrivée  de  Jarpéado  à  Bordeaux. 

—  Sur  un  navire  de  la  maison  Balguerie  junior,  reprit  Jules. 
Ces  banquiers  honorables,  à  qui  l'envoi  fut  fait,  ont  remis  le  prince... 

—  Principicule...  fit  observer  Anna. 

—  Oui,  vous  avez  raison,  à  un  grossier  conducteur  des  diligences 
Laflitte  et  Gaillard,  qui  n'a  pas  eu  pour  lui  les  égards  dus  à  sa  haute 
naissance  et  à  sa  grande  valeur;  il  l'a  jeté  dans  cet  abîme  appelé 
caisse,  qui  se  trouve  sous  la  banquette  du  coupé,  où  le  prince  et  son 


hkh  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 

escorte  ont  beaucoup  souffert  du  voisinage  des  groupes  d'écus,  et  voilà 
ce  qui  nous  met  aujourdhui  dans  l'embarras.  Enfin,  un  simple  facteur 
des  messageries  Ta  remis  au  père  Lacrampe  qui  a  bondi  de  joie... 
Aussitôt  que  l'arrivée  de  ce  prince  fut  officiellement ,  annoncée  au 
gouvernement  français,  Esthi,  l'un  des  ministres,  en  a  profité  pour 
arracher  des  concessions  en  notre  faveur  :  il  a  vivement  représenté  à  la 
commission  de  la  Chambre  des  députés  l'importance  de  notre  établis- 
sement et  la  nécessité  de  le  mettre  sur  un  grand  pied,  et  il  a  si  bien 
parlé,  qu'il  a  obtenu  six  cent  mille  francs  pour  bâtir  le  palais  où  devait 
être  logée  la  race  utile  de  Jarpéado.  «  Ce  sera,  monsieur,  a-t-il  dit 
au  rapporteur,  qui  par  bonheur  était  un  riche  droguiste  de  la  rue  des 
Lombards,  nous  affranchir  du  tribut  que  nous  payons  à  l'étranger, 
et  tirer  paiti  de  l'Algérie  qui  nous  coûte  des  millions.  »  Un  vieux 
maréchal  déclara  que,  dans  son  opinion,  la  possession  du  prince 
était  une  conquête.  «  Messieurs,  a  dit  alors  le  rapporteur  à  la  Chambre, 
sachons  semer  pour  recueillir...  »  Ce  mot  eut  un  grand  succès  ;  car  à 
la  Chambre  il  faut  savoir  descendre  à  la  hauteur  de  ceux  qui  nous 
écoutent.  L'opposition ,  qui  déjà  trouvait  tant  à  redire  à  propos  du  palais 
des  Singes,  fut  battue  par  cette  réflexion  de  nature  à  être  sentie  par 
les  propriétaires ,  quj  sont  en  majorité  sur  les  bancs  de  la  Chambre, 
comme  les  huîtres  sur  ceux  de  Cancale. 

—  Quand  la  loi  fut  votée,  dit  le  professeur  qui,  sorti  de  sa  rêverie, 
écoutait  son  élève,  elle  a  inspiré  un  bien  beau  mot.  Je  passais  dans  le 
Jardin,  je  suis  arrêté,  sous  le  grand  cèdre,  par  un  de  nos  jardiniers 
qui  lisait  le  Moniteur,  et  je  lui  en  fis  même  un  reproche  ;  mais  il  me 
répondit  que  c'était  la  plus  grande  des  feuilles  périodiques.  «  Est-il 
vrai,  Monsieur,  me  dit-il,  que  nous  aurons  une  serre  où  nous  pour- 
rons faire  venir  les  plantes  des  deux  tropiques  et  garnie  de  tous  les 
accessoires  nécessaires,  fabriqués  sur  la  plus  grande  échelle?  —  Oui, 
mon  ami,  lui  dis-je,  nous  n'aurons  plus  rien  à  envier  à  l'Angleterre, 
et  nous  devons  même  l'emporter  par  quelques  perfectionnements.  — 
Enfin,  s'écria  le  jardinier  en  se  frottant  les  mains,  depuis  la  révolution 
de  Juillet,  le  peuple  a  fini  par  comprendre  ses  vrais  intérêts,  et  tout  va 
fleurir  ea  France.  »  Quand  il  vit  que  je  souriais,  il  ajouta:  «  Nos 
appointements  seront-ils  augmentés?... 

—  Hélas  !  je  viens  de  la  grande  serre,  monsieur,  reprit  Jules,  et 
tout  est  perdu!  Malgré  nos  efforts,  il  n'y  aura  pas  moyen  d'unir 
Jarpéado  à  aucune  créature  analogue;  il  a  refusé  celle  du  Coccus  ficus 


LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES.  U5 

caricœ*  je  viens  d'y  passer  une  heure,  l'œil  sur  le  meilleur  appareil  de 
Dollond,  et  il  mourra.. • 

—  Oui,  mais  il  mourra  fidèle,  s'écria  la  sensible  Anna. 

—  Ma  foi,  dit  Granarius,  je  ne  vois  pas  la  différence  de  mourir 
fidèle  ou  infidèle,  quand  il  s'agit  de  mourir... 

—  Jamais  vous  ne  nous  comprendrez  !  dit  Anna  d'un  ton  à  fou- 
droyer son  père  ;  mais  vous  ne  le  séduirez  pas,  iY  se  refuse  à  toutes 
les  séductions,  et  c'est  bien  mal  à  vous,  monsieur  Jules,  de  vous 
prêter  à  de  pareilles  horreurs.  Vous  ne  seriez  pas  capable  de  tant 
d'amour  !..,  cela  se  voit,  Jarpéado  ne  veut  que  Ranagrida... 

—  Ma  fille  a  raison.  Mais  si  nous  mettions,  en  désespoir  de  cause, 
les  langes  de  pourpre  où  Jarpéado  fut  apporté,  de  son  beau  royaume 
de  la  Cactriane,  dans  l'état  où  sont  les  princes,  dix  mois  avant  leur 
naissance,  peut-être  s'y  trouverait-il  encore  une  Ranagrida. 

—  Voilà,   mon  père,  une  noble  action  qui  vous  méritera  l'admi-  t 
ration  de  toutes  les  femmes. 

—  Et  les  félicitations  du  ministre,  donc  !  s'écria  Jules. 

—  Et  l'étonnement  des  savants  !  répliqua  le  professeur,  sans 
compter  la  reconnaissance  du  commerce  français. 

—  Oui,  mais,  dit  Jules,  Planchette  n'a-t-il  pas  dit  que  l'état  où 
sont  les  princes  onze  mois  avant  leur  naissance... 

—  Mon  enfant,  dit  avec  douceur  Granarius  à  son  élève  en  l'inter- 
rompant, ne  vois-tu  pas  que  la  nature,  partout  semblable  à  elle- 
même,  laisse  ainsi  ceux  du  clan  des  Jarpéado,  durant  des  années  !  Oh! 
pourvu  que  les  sacs  d'écus  ne  les  aient  pas  écrasés... 

—  Il  ne  m'aime  pas!  »  s'écria  la  pauvre  Anna,  voyant  Jules  qui, 
transporté  de  curiosité,  suivit  Granarius  au  lieu  de  rester  avec  elle 
pendant  que  son  père  les  laissait  seuls. 


YII 

A  la  grande  serre  du  Jardip  des  Plantes. 

«   Puis-je  aller  avec  vous,  messieurs?  dit  Anna,  quand  elle  vil  son 
père  revenir,  tenant  à  la  main  un  morceau  de  papier. 


446  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 

—  Certainement,  mon  enfant,  »  dit  le  professeur  avec  la  bonté  qui 
le  caractérisait. 

Si  Granaiius  était  distrait,  il  donnait  à  sa  fille  tous  les  bénéfices  de 
son  défaut.  Et  combien  de  fois  la  douceur  est-elle  de  l'indifférence  ?... 
Presque  autant  de  fois  que  la  charité  est  un  calcul. 

«  Les  fleurs  que  nous  avons  partagées  hier,  monsieur  Jules,  vous 
ont  fait  mal  à  la  tête  cette  nuit,  lui  dit-elle  en  laissant  aller  son  père  en 
avant,  vous  les  avez  mises  sur  votre  fenêtre  après  avoir  chanté  : 

0  Mathilde ,  idole  de  mon  âme  ! 

Ça  n'est  pas  bien ,  pourquoi  dire  Mathilde  ? 

—  Le  cœur  chantait  Anna  !  répondit-il.  Mais  qui  donc  a  pu  vous 
instruire  de  ces  circonstances?  demanda-t-il  avec  une  sorte  d'effroi. 
Seriez-vous  somnambule  ? 

—  Somnambule  ?  reprit-elle.  Oh  !  que  voilà  bien  les  jeunes  gens 
de  ce  siècle  dépravé  !  toujours  prêts  à  expliquer  les  effets  du  sentiment 
par  certaines  proportions  du  fluide  électro-magnétique  !...  par  l'abon- 
dance du  calorique... 

—  Hélas  !  reprit  Jules  en  souriant,  il  en  est  ainsi  pour  les  Bêtes. 
Voyez!  nous  avons  obtenu  là...»  Il  montra ?  non  sans  orgueil,  la 
fameuse  serre  qui  rampe  sous  la  montagne  du  belvédère  au  Jardin 
des  Plantes.  «  Nous  avons  obtenu  les  feux  du  tropique,  et  nous  y  avons 
les  plantes  du  tropique,  et  pourquoi  n'avons-nous  plus  les  immenses 
Animaux  dont  les  débris  reconstitués  font  la  gloire  de  Cuvier  ?  C'est 
que  notre  atmosphère  ne  contient  plus  autant  de  carbone,  ou  qu'en 
fils  de  famille  pressé  de  jouir  notre  globe  en  a  trop  dissipé...  Nos 
sentiments  sont  établis  sur  des  équations.. . 

—  Oh  !  science  infernale  !  s'écria  la  jeune  fille.  Aimez  donc 
dans  ce  Jardin,  entre  le  cabinet  d'anatomie  comparée  et  les  éprouvettes, 
où  la  chimie  zoologique  estime  ce  qu'un  Homme  brûle  de  carbone  en 
gravissant  une  montagne  !  Vos  sentiments  sont  établis  sur  des  équations 
de  dot  !  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'est  l'amour,  monsieur  Jules... 

—  Je  le  sais  si  bien  que,  pour  approvisionner  notre  ménage,  si 
vous  vouliez  de  moi  pour  mari,  mademoiselle,  je  passe  mon  temps  à 
me  rôtir  comme  un  marron,  l'œil  sûr  un  microscope,  examinant  le 
seul  Jarpéado  vivant  que  possède  l'Europe,  et  s'il  se  marie,  si  ce  conte 
de  fée  finit  par  :  et  ils  eurent  beaucoup  d'enfants,  nous  nous  marierons 


LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES.  hkl 

aussi,  j'aurai   la  croix  de  la  Légion  d'honneur,  je  serai  professeur 
adjoint,  j'aurai  le  logement  au  Muséum,  et  trois  mille  francs  d'appoin- 
tements, j'aurai  sans  doute  une  mission  en  Algérie,  afin  d'y  porter  cette 
culture,  et  nous  serons  heureux...  Ne  vous  plaignez  donc  pas  de  ' 
l'enthousiasme  que  me  cause  le  prince  Jarpéado... 

—  Ah  !  c'était  donc  une  preuve  d'amour  quand  il  suivi  mon  père ,  » 
pensa  la  jeune  fille  en  entrant  dans  la  grande  serre. 

Elle  sourit  alors  à  Jules,  et  lui  dit  à  Poreille  : 

«  Eh  bien,  jurez-moi,  monsieur  Jules,  de  m'être  aussi  fidèle  que 
Jarpéado  l'est  à  sa  race  royale,  d'avoir  pour  toutes  les  femmes  *  le 
dédain  que  le  prince  a  eu  pour  la  princesse  de  Las  Figuieras>  et  je  ne 
serai  plus  inquiète  ;  et  quand  je  vous  verrai  fumant  votre  cigare  au 
soleil  et  regardant  la  fumée,  je  dirai... 

—  Vous  direz  :  Il  pense  k  moi  !  s'écria  Jules.  Je  le  jure...  » 

Et  tous  deux  ils  accoururent  à  la  voix  du  professeur  qui  jeta  solen- 
nellement le  petit  bout  de  papier  au  sein  du  premier  nopal  que  le  Jardin 
des  Plantes  y  ait  vu  fleurir,  grâce  aux  six  cent  mille  francs  accordés 
par  la  Chambre  des  députés  pour  bâtir  les  nouvelles  serres. 

«  Ce  être  donc  oune  serre-popiers  !  dit  un  Anglais  jaloux  qui  fut 
témoin  de  cette  opération  scientifique. 

—  Chauffez  la  serre,  s'écria  Granarius  ;  Dieu. veuille  qu'il  fasse  bien 
chaud  aujourd'hui  !  La  chaleur,  disait  Thouin,  c'est  la  vie  !  » 


VIII 

Lo  Paul  et  Virginie  des  Animaux. 

Le  lendemain  soir,  Anna ,  quand  fut  venue  l'heure  de  la  fermeture 
des  grilles,  se  promena  lentement  sous  les  magnifiques  ombrages  de  la 
grande  allée,  en  respirant  la  Chaude  vapeur  humide  que  les  eaux  de  la 
Seine  mêlaient  aux  exhalaisons  du  jardin,  car  il  avait  fait  une  journée 
caniculaire  où  le  thermomètre  était  monté  à  un  nombre  de  degrés 
majuscule,  et  ce  temps  est  un  des  plus  favorables  aux  extases.  Pour 
éviter  toute  discussion  à  cet  égard  et  clore  le  bec  aux  Geais  de  la 
critique,  il  nous  sera  permis  de  faire  observer  que  les  fameux  solitaires 
des  premiers  temps  de  l'Église  ne  se  sont  trouvés  que  dans  les  ardents 


448  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 

rochers  de  l'Afrique,  de  l'Egypte  et  autres  lieux  incandescents;  que  les 
Santons  et  les  Faquirs  ne  poussent  que  dans  les  contrées  les  plus 
opiacées,  et  que  saint  Jean  grillait  dans  Pathmos.  Ce  fut  par  cette 

1  raison  que  mademoiselle  Anna,  lasse  de  respirer  cette  atmosphère 
embrasée  où  les  Lions  rugissaient,  où  l'Éléphant  bâillait,  où  la  Girafe 
elle-même,  cette  ardente  princesse  d'Arabie,  et  les  Gazelles,  ces 
Hirondelles  à  quatre  pieds,  couraient  après  leurs  sables  jaunes  absents, 
s'assit  sur  la  marge  de  pierre  brûlante  d'où  s'élancent  les  murs  dia- 
phanes de  la  grande  serre,  et  y  resta  charmée,  attendant  un  moment 
de  fraîcheur,  et  ne  trouvant  que  les  bouffées  tropicales  qui  sortaient  de 
la  serre  comme  des  escadrons  fougueux  des  armées  de  Nabuchodonosor, 
cet  Homme  que  la  chronique  représente  sous  la  forme  d'une  Bête, 
parce  qu'il  resta  sept  ans  enseveli  dans  la  zoologie,  occupé  de  classer 
les  espèces,  sans  se  faire  la  barbe.  On  dira,,  dans  six  cents  ans  d'ici,  que 
Cuvier  était  une  espèce  de  tonneau  objet  de  l'admiration  des  savants. 

A  minuit,  l'heure  des  mystères,  Anna,  plongée  dans  son  extase  et 
les  yeux  touchés  par  le  Géant  Microscopus,  revit  les  vertes  prairies  du 
Nopalistan.  Elle  entendit  les  douces  mélodies  du  royaume  des  Infiniment 
Petits  et  respira  le  concert  de  parfums  perdu  pour  des  organes  fatigués 
par  des  sensations  trop  actives.  Ses  yeux,  dont  les  conditions  étaient 
changées,  lui  permirent  de  voir  encore  les  mondes  inférieurs  :  elle 
aperçut  un  Volvoce  à  cheval  qui  tâchait  d'arriver  au  but  d'un  steeple- 
chase,  et  que  d'élégants  Cercaires  voulaient  dépasser;  mais  le  but 
ce  steeple-chase  était  bien  supérieur  à  celui  de  nos  dandys,  car  il 
s'agissait  de  manger  de  pauvres  Vorticelles  qui  naissaient  dans  les 
fleurs,  à  la  fois  Animaux  et  fleurs,  fleurs  ou  Animaux  !  Ni  Bory- 
Saint-Vincent,  ni  Muller,  cet  immortel  Danois  qui  a  créé  autant  de 
mondes  que  Dieu  même  en  a  fait,  n'ont  pris  sur  eux  de  décider  si  la 
Vorticelle  était  plus  Animal  que  plante  ou  plus  plante  qu'Animal.  Peut- 
être  eussent-ils  été  plus  hardis  avec  certains  Hommes  que  les  cochers 

.  de  cabriolet  appellent  melons,  sans  que  les  savants  aient  pu  deviner  à 
quels  caractères  ces  praticiens  des  rues  reconnaissent  l'Homme-Légume. 
L'attention  d'Anna  fut  bientôt  attirée  par  l'air  heureux  du  prince 
Jarpéado,  qui  jouait  du  luth  en  chantant  son  bonheur  par  une  romance 
digne  de  Victor  Hugo.  Certes  cette  cantate  aurait  pu  figurer  avec 
honneur  dans  les  Orientales,  car  elle  était  composée  de  onze  cent  onze 
stances,  sur  chacune  des  onze  cent  onze  beautés  de  Zashazli  (pro- 
noncez Virginie),  la  plus  charmante  des  filles  Ranagridiennes.  Ce  nom, 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


MO 


"3^       flàcw/ 


Le  but  de  ce  steeple-chase  était... 


de  même  que  les  noms  persans ,  avait  une  signification ,  et  voulait  dire 
vierge  faite  de  lumière.  Avant  de  devenir  cinabre,  minium,  enfin  tout 
ce  qu'A  y  a  de  plus  rouge  au  monde,  cette  précieuse  créature  était 
destinée  aux  trois  incarnations  entomologiques  que  subissent  toutes  les 
créatures  de  la  Zoologie,  y  compris  l'Homme. 

La  première  forme  de  Virginie  restait  sous  un  pavillon  qui  aurait 
stupéfait  les  admirateurs  de  l'architecture  moresque  ou  sarrasine,  tant 

57 


451 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


il  surpassait  les  broderies  de  l'Alhambra,  du  Généralife  et  des  plus 
célèbres  mosquées.  (Voir,  au  surplus s  V album  du  Nopalistan  orné  de 
sept  mille  gravures.)  Situé  dans  une  profonde  vallée  sur  les  coteaux  de 


laquelle  s'élevaient  des  forêts  immenses,  comme  celles  que  Chateaubriand 
a  décrites  dans  Atala,  ce  pavillon  se  trouvait  gardé  par  un  cours  d'eau 
parfumée,  auprès  de  laquelle  l'eau  de  Cologne,  celle  de  Portugal  et 
d'autres  cosmétiques  sont  tout  juste  ce  que  l'eau  noire ,  sale  et  puante 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  451 

de  la  Bièvre  est  à  l'eau  de  Seine  filtrée.  De  nombreux  soldats  habillés 
de  garance,  absolument  comme  les  troupes  françaises,  gardaient  les 
abords  de  la  vallée  en  aval ,  et  des  postes  non  moins  nombreux  veillaient 
en  amont.  Autour  dû  pavillon,  des  Bayadères  dansaient  et  chantaient. 
Le  prince  allait  et  venait  très-effaré,  donnant  des  ordres  multipliés.  Des 
sentinelles,  placées  à  de  grandes  distances,  répétaient  les  mots  d'ordre. 
En  effet,  dans  l'état  où  elle  se  trouvait,  la  jeune  personne  pouvait  être 
la  proie  d'un  Génie  féroce  nommé  Misocampe.  Vêtu  d'un  corselet  comme 
les  hallebardiers  du  moyen  âge,  protégé  par  une  robe  verte  d'une 
dureté  de  diamant,  et  doué  d'une  figure  terrible,  le  Misocampe,  espèce 
d'ogre,  jouit  d'une  férocité  sans  exemple.  Loin  de  craindre  mille  Jar- 
péadiens,  un  seul  Misocampe  se  réjouit  de  les  rencontrer  en  groupe,  il 
n'en  déjeune  et  n'en  soupe  que  mieux.  En  voyant  de  loin  un  Miso- 
campe, la  pauvre  Anna  se  rappela  les  Espagnols  de  Fernand  Cortez 
débarquant  au  Mexique.  Ce  féroce  guerrier  a  des  yeux  brillants  comme 
des  lanternes  de  voiture,  et  s'élance  avec  la  même  rapidité,  sans  avoir 
besoin,  comme  les  voitures,  d'être  aidé  par  des  chevaux,  car  il  a  des 
jambes  d'une  longueur  démesurée ,  fines  comme  des  raies  de  papier  à 
musique  et  d'une  agilité  de  danseuse.  Son  estomac,  transparent  comme 
un  bocal,  digère  en  même  temps  qu'il  mange.  Le  prince  Paul  avait 
publié  des  proclamations  affichées  dans  toutes  les  forêts ,  dans  tous  les 
villages  du  Nopalistan,  pour  ordonner  aux  masses  intelligentes  de  se 
précipiter  entre  le  Misocampe  et  le  pavillon,  afin  d'étouffer  le  Monstre 
ou  de  le  rassasier.  Il  promettait  l'immortalité  aux  morts ,  la  seule  chose 
qu'on  puisse  leur  offrir.  La  fille  du  professeur  admirait  l'amour  du  prince 
Paul  Jarpéado  qui  se  révélait  dans  ces  inventions  de  haute  politique. 
Quelle  tendresse!  quelle  délicatesse  !  La  jeune  princesse  ressemblait 
parfaitement  aux  babys  emmaillottés  que  l'aristocratie  anglaise  porte 
avec  orgueil  dans  Hyde-Park,  pour  leur  faire  prendre  l'air.  Aussi 
l'amour  du  prince  Paul  avait-il  toutes  les  allures  de  la  maternité  la 
.  plus  inquiète  pour  sa  chère  petite  Virginie,  qui  cependant  n'était  encore 
qu'un  vrai  baby. 

«  Que  sera-ce  donc,  se  dit  Anna,  quand  elle  sera  nubile  ?  » 
Bientôt  le  prince  Paul  reconnut  en  Zashazli  les  symptômes  de  la 
crise  à  laquelle  sont  sujettes  ces  charmantes  créatures.  Par  ses  ordres, 
des  capsules  chargées  de  substances  explosibles  annoncèrent  au  monde 
entier  que  la  princesse  allait,  jusqu'au  jour  de  son  mariage,  se  ren- 
fermer dans  un  couvent.  Selon  l'usage,  elle  serait  enveloppée  de  voiles 


452 


LES   AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


c?iG.\OT. 


gris  et  plongée  dans  un  profond  sommeil,  pour  être  plus  facilement 
soustraite  aux  enchantements  qui  pouvaient  la  menacer.  Telle  est  la 
volonté  suprême  de  la  fée  Physine,  qui  a  voulu  que  toutes  les  créations, 
depuis  les  êtres  supérieurs  aux  Hommes,  et  même  les  Mondes, 
jusqu'aux  Infiniment  Petits,  eussent  la  même  loi.  D'invisibles  religieuses 
roulèrent  la  petite  princesse  dans  une  étoffe  brune,  avec  la  délicatesse 
que  les  esclaves  de  la    Havane  mettent  à  rouler  les  feuilles  blondes  des 


LES  AMOURS   DE  DEUX  BÊTES.  453 

cigares  destinés  à  George  Sand  ou  à  quelque  princesse  espagnole.  Sa 
tête  mignonne  se  voyait  à  peine  au  bout  de  ce  linceul  dans  lequel  elle 
resta  sage,  vertueuse  et  résignée.  Le  prince  Paul  JarpéadQ  demeura  sur 
le  seuil  du  couvent,  sage,  vertueux  et  résigné,  mais  impatient!  Il  res- 
semblait à  Louis  XV  qui,  devinant  dans  une  enfant  de  sept  ans,  assise 
avec  son  père  sur  la  terrasse  des  Tuileries,  la  belle  mademoiselle  de 
Romans  telle  qu'elle  devait  être  à  dix-huit  ans,  en  prit  soin  et  la  fit 
élever  loin  du  monde. 

Anna  fut  témoin  de  la  joie  du  prince  Paul  quand,  semblable  à  la 
Vénus  antique  sortant  des  ondes,  Virginie  quitta  son  linceul  doré. 
Comme  TÈve  de  Milton,  qui  est  une  Eve  anglaise,  elle  sourit  à  la 
lumière,  elle  s'interrogea  pour  savoir  si  elle  était  elle-même,  et  fut  dans 
l'enchantement  de  se  voir  si  comforlable.  Elle  regarda  Paul  et  dit  : 
«  Oh!...  »  ce  superlatif  de  l'étonnement  anglais. 

Le  prince  s'offrit  avec  une  soumission  d'esclave  à  lui  montrer  le 
chemin  dans  la  vie,  à  travers  les  monts  et  les  vallées  .de  son  empire. 

«  0  toi  qufsj^ai  pendant  si  longtemps  attendue,  reine  de  mon  cœur, 
bénis  par  tes  regards  et  les. sujets  et  le  prince  ;  viens  enchanter  ces  lieux 
par  ta  présence,'  » 

Paroles  qui  sont  si  profondément  vraies,  qu'elles  ont  été  mises  en 
musique  dans  tous  les  opéras  ! 

Virginie  se  laissa  conduire  en  devinant  qu'elle  était  l'objet  d'une 
adoration  infinie,- et  marcha  d'enchantements  en  enchantements,  écou- 
tant la  voix  sublime  de  la  nature,  admirant  les  hautes  collines  vêtues 
de  fleurs  embaumées  et  d'une  verdure  éternelle,  mais  encore  plus  sen- 
sible aux  soins  touchants  de  son  compagnon.  Arrivée  au  bord  d'un  lac 
joli  comme  celui  de  Thoune,  Paul  alla  chercher  une  petite  barque  faite 
en  écorce  et  d'une  beauté  miraculeuse.  Ce  charmant  esquif,  semblable 
à  la  coque  d'une  viole  d'amour,  était  rayé  de  nacre  incrustée  dans  la 
pellicule  brune  de  ce  tégument  délicat.  Jarpéado  fit  asseoir  sa  chère 
bien-aimée  sur  un  coussin  de  pQurpre,  et  traversa  le  lac  dont  l'eau 
ressemblait  à  un  diamant  avant  d'être  rendu  solide. 

«  Oh  !  qu'ils  sont  heureux  !  dit  Anna.  Que  ne  puis-je  comme  eux 
voyager  en  Suisse  et  voir  les  lacs  !...  » 

L'opposition  du  Nopalistan  a  prétendu,   dans  le  Charivari  de  la 

capitale,   que  ce   prétendu  lac.  avait  été   formé    par  une   gouttelette 

tombée  d'une  vitre  située  à  onze  cents  milles  de  hauteur,  distance 

équivalant  à  trente-six  mètres  de  France.  Mais  on  sait  le  cas  que  les 


454 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


amis  du  gouvernement  doivent  faire  des  plaisanteries  de  l'opposition. 
Paul  offrait  à  Virginie  les  fruits  les  plus  mûrs  et  les  meilleurs,  il  les 
choisissait,  et  se  contentait  des  restes,  heureux  de  boire  à  la  même 
tasse.  Virginie  était  d  une  blancheur  remarquable  et  vêtue  d'une  étoffe 
lamée  de  la  plus  grande  richesse;  elle  ressemblait  à  cette  fameuse 
Esméralda  tant  célébrée  par  Victor  .Hugo.  Mais  Esméralda  était  une 
femme,  et  Virginie  était  un  ange.  Elle  n'aurait  pas,  pour  la  valeur 
d'un  monde,  aimé  l'un  des  maréchaux  de  la  cour,  et  encore  moins  un 
colonel.  Elle  ne  voyait  que  Jarpéado,  elle  ne  pouvait  rester  sans  le 
voir,  et  comme  il  ne  savait  pas  refuser  sa  chère  Zashazli,  le  pauvre 


LES  ÀMOURS'DE  DEUX  BÊTES.  455 

Paul  fut  bientôt  sur  les  dents,  car,  hélas  !  dans  toutes  les  sphères, 
l'amour  n'est  illimité  que  moralement.  Quand,  épuisé  de  fatigue,  Paul 
s'endormit,  Virginie  s'assit  près  de  lui,  le  regarda  dormant,  en  chassant 
les  Vorticelles  aériennes  tjui  pouvaient  troubler  son  sommeil.  N'est-ce 
pas  une  des  plus  douces  scènes  de  la  vie  privée  ?  On  laisse  alors  l'âme 
s'abandonner  à  toute  la  portée  de  son  vol,  sans  la  retenir  dans  les 
conventions  de  la  coquetterie.  On  aime  alors  ostensiblement  autant 
qu'on  aime  secrètement.  Quand  Jarpéado  s'éveilla,  ses  yeux  s'ou- 
vrirent sous  la  lumière  de  ceux  de  Virginie,  et  il  la  surprit  exprimant 
sa  tendresse  sans  aucun  des  voiles  dont  s'enveloppent  les  femmes  à 
l'aide  des  mots,  des  gestes  ou  des  regards.  Ce  fut  une  ivresse  si 
contagieuse,  que  Paul  saisit  Virginie,  et  ils  se  livrèrent  à  une  sara- 
bande d'un  mouvement  qui  rappelait  assez  la  gigue  des  Anglais.  Ce 
qui  prouve  que  dans  toutes  les  sphères,  par  les  moments  de  joie  exces- 
sive où  l'être  oublie  ses  conditions  d'existence,  on  éprouve  le  besoin 
de  sauter,  de  danser  !  (Voir  les  Considérations  sur  la  pyrrhique  des 
anciens,  par  M.  Cinqprunes  de  Vergettes,  membre  de  l'Institut.)  En 
Nopalistan  comme  en  France,  les  bourgeois  imitent  la  cour.  Aussi 
dansait-on  jusque  dans  les  plus  petites  bourgades. 

Paul  s'arrêta  frappé  de  terreur. 

«  Qu'as-tu,  cher  amour?  dit  Virginie. 

—  Où  allons -nous?  dit  le  prince.  Si  tu  m'aimes  et  si  je  t'aime, 
nous  aurons  de  belles  noces  ;  mais  après  ?...  Après,  sais-tu,  cher  ange, 
quel  sera  ton  destin  ?  • 

—  Je  le  sais,  répondit-elle.  Au  lieu  de  périr  sur  un  vaisseau, 
comme  la  Virginie  delà  librairie,  ou  dans  mon  lit,  comme  Clarisse,  ou 
dans  un  désert,  comme  Manon  Lescaut  ou  comme. Atala,  je  mourrai 
de  mon  prodigieux  enfantement,  comme  sont  mortes  toutes  les  mères tle 
mon  espèce  :  destinée  peu  romanesque.  Mais  t'aimer  pendant  toute  une 
saison,  n'est-ce  pas  le  plus  beau  destin  du  monde?  Puis  mourir  jeune 
avec  toutes  ses  illusions,  avoir  vu  cette  belle  nature  dans  son  printemps, 
laisser  une  nombreuse  et  superbe  famille,  enfin  obéir  à  Dieu  !  quelle 
plus  splendide  destinée  y  a-t-il  sur  la  terre  ?  Aimons,  et  laissons  aux 
Génies  à  prendre  soin  de  l'avenir.  » 

Cette  morale  un  peu  décolletée  fit  son  effet.  Paul  mena  sa  fiancée 
au  palais  où  resplendissaient  les  lumières,  où  tous  les  diamants  de  sa 
couronne  étaient  sortis  du  garde-meuble,  et  où  tous  les  esclaves  de  son 
empire,    les  Bayadères  échappées  au  fléau  du  Vol  voce,  dansaient  et 


456  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 

chantaient.  C'était  cent  fois  plus  magnifique  que  les  fêtes  de  la  grande 
allée  des  Champs-Elysées  aux  journées  de  Juillet.  Un  grand  mou- 
vement se  préparait.  Les  Neutres,  espèce  de  sœurs  grises  chargées  de 
veiller  sur  les  enfants  à  provenir  du  mariagfe  impérial,  s'apprêtaient 
à  leurs  travaux.  Des  courriers  partirent  pour  toutes  les  provinces  y 
annoncer  le  futur  mariage  du  prince  avec  Zashazli  la  Ranagridienne  et 
demander  les  énormes  provisions  nécessaires  à  la  subsistance  des 
principicules.  Jarpéado  reçut  les  félicitations  de  tous  les  corps  d'État  et 
fit  un  millier  de  fois  la  même  phrase  en  les  remerciant.  Aucune  des 
cérémonies  religieuses  ne  fut  omise,  et  le  Prince  paul  y  mit  des  façons 
pleines  de  lenteur,  par  lesquelles  il  prouva  son  amour,  car  il  ne  pouvait 
ignorer  qu'il  perdrait  sa  chère  Virginie,  et  son  amour  pour  elle  était 
plus  grand  que  son  amour  pour  sa  postérité. 

«  Ah  !  disait-il  à  sa  charmante  épouse,  j'y  vois  clair  maintenant. 
J'aurais  dû  fonder  mon  empire  avec  Finna,  et  faire  de  toi  ma  maîtresse 
idéale.  0  Virginie  !  n'es-tu  pas  l'idéal,  cette  fleur  céleste  dont  la  vue 
nous  suffit  ?  Tu  me  serais  alors  restée,  et  Finna  seule  aurait  péri.  » 

Ainsi,  dans  son  désespoir,  Paul  inventait  la  bigamie,  il  arrivait 
aux  doctrines  des  anciens  de  l'Orient  en  souhaitant  une  femme  chargée 
de  faire  la  famille,  et  une  femme  destinée  à  être  la  poésie  de  sa  vie, 
admirable  conception  des  temps  primitifs  qui,  de  nos  jours,  passe  pour 
être  une  combinaison  immorale.  Mais  la  reine  Jarpéada  rendit  ces 
souhaits  inutiles.  Elle  recommença  plus  voluptueusement  encore  la 
scène  de  Finna,  sur  le  même  terrain,  c'est-à-dire  sous  les  ombrages 
odoriférants  du  parc,  par  une  nuit  étoilée  où  les  parfums  dansaient 
leurs  boléros,  où  tout  inspirait  l'amour.  Paul,  dont  la  résistance  avait 
été  héroïque  aux  .prestiges  de  Finna,  ne  put  se  dispenser  d'emporter 
alers  la  reine  Jarpéada  dans  un  furieux  transport  d'amour. 

«  Pauvres  petites  bêtes  du  bon  Dieu  !  se  dit  Anna,  elles  sont  bien 
heureuses,  quelles  poésies  !...  L'amour  est  la  loi  des  mondes  inférieurs, 
aussi  bien  que  des  mondes  supérieurs  ;  tandis  que  chez  l'Homme,  qui 
est  entre  les  Animaux  et  les  Anges,  la  raison  gâte  tout  !  » 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  457 


IX 

Où  apparaît  une  certaine  demoiselle  Pigoiieau. 

Pendant  que  ces  choses  tenaient  la  fille  de  Granarius  en  émoi,  Jules 
Sauvai  se  répandait  dans  les  sociétés  du  Marais,  conduit  par  sa  tante, 
qui  tenait  à  lui  faire  faire  un  riche*  établissement.  Par  une  belle  soirée 
du  mois  d'août,  madame  Sauvai  obligea  son  neveu  d'aller  chez  un 
monsieur  Pigoizeau,  ancien  bimbelotier  du  passage  de  l'Ancre,  qui 
s'était  retiré  du  commerce  avec  quarante  mille  livres  de  rente,  une 
maison  de  campagne  à  Boissy-Saint-Léger  et  une  fille  unique  âgée  de 
vingt-sept  ans,  un  peu  rousse,  mais  à  laquelle  il  donnait  quatre  cent 
mille  francs;  fruit  de  ses  économies  depuis  neuf  ans,  outre  les  espé- 
rances consistant  en  quarante  mille  francs  de  rente,  la  maison  de 
campagne  et  un  hôtel  qu'il  venait  d'acheter  rue  de  Vendôme,  au 
Marais.  Le  dîner  fut  évidemment  donné  pour  le  célèbre  naturaliste, 
à  qui  Pigoizeau,  très-bien  avec  le  chef  de  l'État,  voulait  faire  obtenir 
la  croix  de  la  Légion  d'honneur.  Pigoizeau  tenait  à  garder  sa  fille  £t 
son  gendre  avec  lui  ;  mais  il  voulait  un  gendre  célèbre ,  capable  de 
devenir  professeur,  de  publier  des  livres  et  d'être  l'objet  d'articles  dans 
les  journaux. 

Après  le  dessert,  la  tante  prit  son  neveu  Jules  parle  bras,  l'emmena 
dans  le  jardin  et  lui  dit-  à  brûle-pourpoint  : 

«  Que  penses-tu  d'Amélie  Pigoizeau  ? 

—  Elle  est  effroyablement  laide,  elle  a  le  nez  en  trompette  et  des 
taches  de  rousseur. 

—  Oui,  mais  quel  bel  hôtel! 

—  De  gros  pieds. 

—  Maison  à  Boissy-Saint-Léger,  un  parc  de  trente  hectares,  des 
grottes,  une  rivière. 

— .  Le  corsage  plat. 

—  Quatre  cent  mille  francs. 

—  Et  bête!.... 

-r-  Quarante  mille  livres  de  rente,  et  le  bonhomme  laissera  quelque 
cinq  cent  mille  francs  d'économies. 

—  Elle  est  gauche. 

58 


458 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


Mademoiselle  Pigoizeaii. 


—  Un  homme  riche  devient  infailliblement  professeur  et  membre 
de  F  Institut. 

—  Eh  bien  !  jeune  homme,  dit  Pigoizeau,  Ton  dit  que  vous  faites 
des  merveilles  au  Jardin  des  Plantes,  que  nous  vous  devrons  une  con- 
quête... J'aime  les  savants  !  moi...  Je  ne  suis  pas  une  ganache.  Je  ne 
veux  donner  mon  Amélie  qu'à  un  hojnme  capable,  fût-il  sans  un 
sou,  et  eût-il  des  dettes...  » 

Rien  n'était  plus  clair  que  ce  discours,  en  désaccord  avec  toutes  les 
idées  bourgeoises. 


LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES.  459 


Où  mademoiselle  Anna  s'élève  aux  plus  hautes  considérations. 

A  quelques  jours  de  là,  le  soir,  chez  le  professeur  Granarius,  Anna 
boudait  et  disait  à  Jules  :  «  Vous  n'êtes  plus  aussi  fidèle  à  la  serre,  et 
vous  vous  dissipez  ;  on  dit  qu'à  force  d'y  voir  pousser  la  cochenille, 
vous  vous  êtes  pris  d'amour  pour  le  rouge,  et  qu'une  demoiselle  Pigoi- 
zeau  vous  occupe*.. 

—  Moi  !  chère  Anna,  moi  !  dit  Jules  un  peu  troublé.  Ne  savez-vous 
pas  que  je  vous  arme... 

—  Oh!  non,  répondit  Anna;  chez  vous  autres  savants,  comme 
chez  les  autres  Hommes,  la  raison  nuit  à  l'amour.  Dans  la  nature, 
on  ne  pense  pas  à  l'argent,  on  n'obéit  qu'à  l'instinct,  et  la  route  est 
si  aveuglément  "suivie ,  si  inflexiblement  tracée,  que  si  la  vie  est  uni- 
forme, du  moins  les  malheurs  y  sont  impossibles.  Rien  n'a  pu  décider 
ce  charmant  petit  être,  vêtu  de  pourpre,  d'or,  et  paré  de  plus  de 
diamants  que  n'en  a  porté  Sardanapale,  à  prendre  pour  femme  une 
créature  autre  que  celle  qui  était  née  sous  le  même  rayon  de  soleil  où 
il  avait  pris  naissance  ;  il  aimait  mieux  périr  plutôt  que  de  ne  pas 
épouser  sa  pareille,  son  âme  jumelle;  et  vous!...  vous  allez  vous 
mariera  une  fille  rousse,  sans  instruction,  sans  taille,  sans  idées,  sans 
manières,  qui  a  de  gros  pieds,  des  taches  de  rousseur  et  qui  porte  des 
robes  reteintes,  qui  fera  souffrir  vingt  fois  par  jour  votre  amour-propre, 
qui  vous  écorchera  les  oreilles  avec  ses  sonates.  » 

Elle  ouvrit  son  piano,  se  mit  à  jouer  des  variations  sur  la  Dernière 
pensée  de  Weber  de  manière  à  satisfaire  Chopin,  si  Chopin  l'eût  enten- 
due. N'est-ce  pas  dire  qu'elle -enchanta  le  monde  des  Araignées  mélo- 
manes, qui  se  balançait  dans  ses  toiles  au  plafond  du  cabinet  de 
Granarius,  et  que  les  Fleurs. entrèrent  par  la  fenêtre  pour  l'écouter? 

«  Horreur!  dit-elle  ;  les  Animaux  ont  plus  d'esprit  que  les  savants 
qui  les  mettent  en  bocal.  » 

Jules  sortit  la  mort  dans  le  cœur,  car  le  talent  et  la  beauté  d'Anna, 
le  rayonnement  de  cette  belle  âme ,  vainquirent  le  concerto  tintinnulant 
que.  faisaient  les  écus  de  Pigoizeau  dans  sa  cervelle. 


660  l  LES  AMOURS  DE  DEUX  BÊTES. 


XI 


Conclusion. 

«  Ah  !  s'écria  le  professeur  Granarius,  il  est  question  de  nous  dans 
les  journaux.  Tiens,  écoute,  Anna: 

«  Grâces  aux  efforts  du  savant  professeur  Granarius  [et  de  son  habile 
«  adjoint,  monsieur  Jules  Sauvai,  on  a  obtenu  sur  le  Nopal  de  la  grande 
«  serre,  au  Jardin  des  Plantes,  environ  dix  grammes  de  cochenille, 
«  absolument  semblable  à  la  plus  belle  espèce  de  celle  qui  se  recueille 
«  au  Mexique.  Nul  doute  que  cette  culture  fleurira  dans  nos  posses- 
«  sions  d'Afrique  et  nous  affranchira  du  tribut  que  nous  payons  au 
«  nouveau  monde.  Ainsi  se  trouvent  justifiées  lés  dépenses  de  la  grande 
«  serre,  contre  lesquelles  l'Opposition  à  tant  crié,  mais  qui  rendront 
«  encore  bien  d'autres  services  au  commerce  français  et  à  l'agriculture. 
«  M.  J.  Sauvai,  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  se  propose 
«  d'écrire  la  monographie  du  genre  Coccus.  » 

—  Monsieur  Jules  Sauvai  se  conduit  bien  mal  avec  nous,  dit  Anna, 
car  vous  avez  commencé  la  monographie  du  genre  Coccus... 

—  Bah  !  dit  le  professeur,  c'est  mon  élève.  » 

Pour  copie  conforme, 

De   Balzac. 


LES    PEINES    DE   COEUR 


d'une 


CHATTE   FRANÇAISE 


MINETTE    &     BÉBÉ 


(LA    VÉRITÉ    SUR    BRISQUET) 


MINETTE    A    BÉBÉ*. 


PREMIÈRE     LETTRE. 


le  vas-tu  dire,  ma  chère  Bébé,  en 
recevant  cette  lettre  de  moi ,  de  ta  sœur, 
que  tu  crois  morte  peut-être,  et  que  tu 
as  sans  doute  pleurée  comme  telle,  et, 
comme  telle,  oubliée? 

Pardonne-moi  ce  dernier  mot,  ma 
chère  Bébé,  je  vis  dans  un  monde  où  Ton 
n'oublie  pas  que   les  morts;  et  malgré 


1  Nous  doutons  que  la  correspondance  qu'on  va  lire  ait  jamais  été  destinée  à  la 
publicité.  Nous  aurions  hésité  à  la  publier  si  elle  n'eût  contenu  quelques  révélations 
curieuses  sUr  la  vie  d'un  personnage  que  l'auteur  de  l'article  intitulé  Us  Peines  de  cœur 
d'une  Chatte  anglaise  (abusé  sans  doute  par  des  documents  trompeurs)  a  essayé  de 
représenter  comme  un  martyr  de  l'amour. 

C'est  donc  moins  à  cause  de  l'intérêt  particulier  qui  peut  s'attacher  aux  aventures  de 
Minette  et  Bébé,  que  pour  rétablir  la  vérité  des  faits  relativement  à  Brisquet,  que  nous 
donnons  place,  dans  notre  seconde  partie,  aux  Peines  de  cœur  dune  Chatte  française. 

—  NOTE    DU    RÉDACTEUR.   — 


462  LES  PEINES   DE   COEUR 

moi,  mes  jugements  se  ressentent  de  ceux  que  j'entends  faire  à  ces 
Hommes,  qui  méritent  bien  tous  nos  dédains. 

Je  t'écris  avant  tout  que  je  ne  suis  pas  morte,  et  que  je  t'aime,  et 
que  je  vis  encore  pour  redevenir  ta  sœur,  si  c'est  possible. 

Il  m'est  revenu  cette  nuit  un  souvenir  de  notre  vieille  mère,  si  bonne 
et  si  soigneuse  de  notre  toilette,  la  plus  grande  affaire  de  sa  journée, 
et  de  sa  persévérance  inouïe  à  lisser  nos  robes  de  soie,  pour  nous  faire 
belles,  parce  que,  disait-elle,  il  faut  plaire  à  tout  le  monde  !  Je  me 
suis  rappelé  avec  attendrissement  cette  simple  vie  de  famille  où  nous 
avons  eu  de  si  beaux  jours  et,  de  si  beaux  jeux,  et  une  si  franche 
amitié  de  laquelle  je  regrette  tout,  Bébé,  nos  querelles  elles-mêmes 
et  tes  égratignures  ;  et  j'ai  pensé  que  je  devais  compte  à  ceux  qui  m'ont 
aimée  de  ce.  qui  m'avait  séparée  d'eux,  et  de  ce  qui  empêchait  mon 
retour.  Et,  à  tous  risques,  et  en  silence,  je  me  suis  mise  à  t'écrire, 
cette  nuit  même,  à  la  pâle  hieur  d'une  veilleuse  d'albâtre,  qui  pare  de 
sa  faible  clarté  le  somptueux  sommeil  de  mon  élégante  maîtresse,  sur 
son  pupitre  d'ébène  incrusté  d'or  et  d'ivoire,  sur  ce  papier  glacé  et 
parfumé 

Tu  le  vois,  Bébé,  je  suis  riche  ;  j'aimerais  mieux  être  heureuse. 

Vite  adieu,  Bébé,  et  à  toi,  et  à  demain  ;  ma  maîtresse  se  réveille. 
Je  n'ai  que  le  temps  de  chiffonner  ma  lettre  et  de  la  rouler  sous  un 
meuble,  où  elle  restera  jusqu'au  jour.  Le  jour  venu,  je  la  remettrai  à 
un  des  nôtres,  qui  rôde  en  ce  moment  en  attendant  mes  ordres  sur  la 
terrasse  du  jardin,  et  qui  me  rapportera  ta  réponse.  Tu  me  répondras 
bientôt. 

Ma  mère  !  ma  mère  !  qui  me  dira  tout  de  suite  ce  qu'est  devenue 
notre  mère  ? 

Ta  sœur, 

Minette.* 

P.  S.  —  Aie  confiance  dans  mon  messager.  Sans  doute  il  n'est 
ni  jeune  ni  beau,  et.  ce  n'est  là  ni  un  cavalier  espagnol  ni  un  riche 
Angora,  mais  il  est  dévoué  et  discret;  mais  il  est  venu  à  bout  de 
découvrir  pour  moi  ton  adresse  ;  mais  il  m'aime,  et  il  m'aime  tant, 
qu'il  est  ravi  de  se  faire  mon  très-humble  coureur.  Ne  le  plains  pas, 
l'amour  n'est-il  pas  la  plus  noble  des  servitudes  ? 


D'UNE   CHATTE  FRANÇAISE.  463 


Tu  m'adresseras  tes  lettres  à  madame  Rosa-Mika,  et  par  abré- 
viation Mira,  c'est  le  nom  sous  lequel  je  suis  connue  ici. 

Décidément  ma  maîtresse  se  réveille  ;  elle  dort  bien  mal  depuis 
quelque  temps,  et  je  craindrais  d'être  surprise  si  je  t'écrivais  un  mot 
de  plus.  Adieu  encore.  A  tous  ces  griffonnages  tu  reconnaîtras  plutôt 
le  cœur  que  la  patte  de  ta  sœur. 


BÉBÉ    A   MINETTE. 


DEUXIÈME     LETTRE. 


Ma  chère  Minette,  j'ai  cru  que  j'allais  devenir  folle  en  lisant  ta 
lettre,  qui  nous  a  donné  à  tous  bien  de  la  joie.  On  voudrait  quasi  voir 
mourir  tous  ses  parents  pour  avoir  le  plaisir  de  les  voir  ressusciter 
comme  ça. 

Va,  Minette,  ton  départ  nous  avait  fait  bien  de  la  peine  ;  as-tu  bien 
pu  nous  laisser  aussi  longtemps  dans  le  chagrin,  méchante!  Si  tu 
savais  comme  tout  est  changé  à  la  maison  depuis  que  tu  n'y  es  plus  ! 
Et  d'abord  notre  mère  est  devenue  aveugle  et  sourde,  et  la  pauvre 
bonne  vieille  passe  ses  journées  à  la  porte  de  la  chatière  sans  jamais 
dire  ni  oui  ni  non.  Si  bien  que  quand  j'ai  voulu  lui  annoncer  que  tu 
n'étais  pas  morte,  et  que  c'était  bien  vrai,  je  n'ai. pas  pu  venir  à  bout 
de  me  faire  comprendre  ;  elle  ne  m'entendait  pas,  parce  qu'elle  est 
sourde  ;  elle  ne  voyait  pas 'ta  lettre,  parce  qu'elle  est  aveugle.  Dame, 
Bébé,  elle  a  eu  tant  de  peines  quand  tu  nous  as  eu  quittées,  qu'après 
t'avoir  cherchée  partout  elle  en  a  fait  une  maladie  qui  l'a  mise  où 
elle  est. 

Après  ça,  c'est  peut-être  l'âge  aussi,  et  il  ne  faut  pas  te  faire  trop 
de  chagrin. 

Du  reste,  elle  dort  bien,  boit  bien,  mange  bien,  et  ne  se  plaint  pas, 
parce  qu'il  y  en  a  toujours  assez  pour  elle,,  d'abord  :  j'aimerais  mieux 
mourir  que  de  la  laisser  manquer. 

Ensuite  notre  jeune  maîtresse  a  perdu  sa  mère  ;  tu  vois  qu'elle  a  été 
encore  plus  malheureuse  que  nous;  et  en  la  perdant  elle  a  tout  perdu, 
excepté  ses  dix:  doigts  qui  la  font  vivre,  et  sa  jolie  figure  qui  ne  gâte 


464 


LES    PEINES    DE   COEUR 


rien.  11  a  fallu  quitter  la  petite  boutique  du  Marais,  abandonner  le  rez- 
de-chaussée,  monter  tout  d'un  coup  au  sixième,  et  travailler  du  matin 
jusqu'au  soir,  et  quelquefois  du  soir  jusqu'au  matin ,  pour  exister  ;  et 
elle  l'a  fait  comme  on  doit  faire  tout  ce  qu'on  ne  peut  pas  empêcher, 
avec  courage.  Alors  plus  de  lait  le  matin, Mu  m'entends,  plus  de  pâtée 
le  soir.  Mais,  Dieu  merci,  j'ai  bon  pied,  j'ai  bon  œil,  et  vive  la 
chasse! 


Tu  me  dis,  d'un  ton  lamentable,  que  tu  es  riche  (pauvre  Minette  !-) 
et  que  tu  aimerais  mieux  être  heureuse... 

Du  moment  où  tu  te  plains  d'être  riche,  ma  petite  sœur,  je  ne  sais 
pas  comment  faire  pour  me  plaindre  d'être  pauvre.  Êtes-vous  donc 
drôles,  vous  autres,  qui  avez  toujours  votre  couvert  mis  quelque  part, 
el  qui  dînez  à  table  sur  du  linge  blanc,  dans  des  écuelles  dorées, 
pleines  de  bonnes  choses  ! 

Ne  dirait-on  pas,  à  vous   entendre,  que  c'est  avec  ce  qui  nous 


r 


D'UNE  CHATTE    FRANÇAISE.  465 

manque  que  nous  achetons  ce  que  vos  richesses  mêmes  ne  peuvent  vous 
donner  ?  Vous  verrez  qu'on  nous  prouvera  un  jour  que  la  pauvreté  est 
un  remède  contre  tous  les  maux,  et  que  du  moment  où  on  n'a  pas 
même  de  quoi  dîner  on  est  trop  heureux.  —  Sérieusement,  croyez- vous 
que  la  fortune  nuise  au  bonheur  ?  Faites-vous  pauvres  alors ,  ruinez- 
vous,  rien  n'est  plus  facile,  et  vivez  de  vos  dents,  si  vous  le  pouvez. 
—  Vous  m'en  direz  des  nouvelles. 

Allons,  Minette,  un  peu  de  courage,  et  surtout  un  peu  de  raison. 
Plains-toi  d'être  malheureuse,  mais  ne  te  plains  pas  d'être  riche,  car 
nous  sommes  pauvres,  nous,  et  nous  savons  ce  que  c'est  que  la  pau- 
vreté. Je  te  gronde,  Minette  ;  je  fais  avec  toi  la  sœur  aînée,  comme 
autrefois  ;  pardonne-le-moi.  Ne  sais-tu  pas  que  ta  Bébé  serait  bien 
heureuse  de  t'être  bonne  à  quelque  chose  ?  Ne  me  fais  pas  attendre 
une  nouvelle  lettre,  car  je  l'attendrais  avec  inquiétude.  Je  commence  à 
craindre  que  tu  n'aies  en  effet  cherché  le  bonheur  dans  des  chemins  où 
il  n'a  jamais  passé. 

Bien  entendu,  tu  ne  me  cacheras  rien.  Qui  sait?  Quand  tout 
sera  sur  ce  papier  parfumé  dont  tu  me  parles,  peut-être  en  auras-tu 
moins  gros  sur  le  cœur. 

Adieu,  Minette,- adieu.  C'est  assez  babiller;  voilà  l'heure  où  notre 
mère  a  faim ,  et  notre  dîner  court  encore  dans  le  grenier. 

Ça  va  mal  dans  le  grenier  ;  les  Souris  sont  de  fines  Mouches  qui 
deviennent  de  jour  en  jour  plus  rusées  ;  il  y  a  si  longtemps  qu'on  les 
mange,  qu'elles  commencent  à  s'en  apercevoir.  J'ai  pour  voisin  un 
Chat  qui  ne  serait  pas  mal  s'il  était  moins  original.  Il  raffole  des 
Souris,  et  prétend  qu'il  y  aura  quelque  jour  une  révolution  de  Souris 
contre  les  Chats,  et  que  ce  sera  bien  fait. 

Tu  vois  que  je  n'aurai  pas  tort  de  mettre  à  profit  l'état  de  paix  où 
nous  sommes  encore,  Dieu  merci  !  pour  aller  chasser  sur  leurs  terres. 
Mais  ne  parlons  pas  politique  ! 

Adieu,  Minette,  adieu.  Ton  messager  m'attend  et  refuse  de  me  dire 
où  je  pourrais  t'aller  trouver.  Ne  nous  verrons-nous  pas  bientôt  ? 

Ta  sœur,  pour  la  vie. 

Bébé. 

P.  S.  —  Il  est  trcs-laid,  j'en  conviens,  ton  vieux  messager  ;  mais 
quand  j'ai  vu  ce   qu'il    m'apportait,   je  l'ai  trouvé  charmant  et  l'ai 

59 


466 


LES   PEINES   DE   COEUR 


embrassé,  ma  foi,  de  tout  mon  cœur.  Il  fallait  le  voir  faire  le  gros  dos 
quand  il  m'a  remis  ta  lettre,  de  la  part  de  madame  Rosa-Mika. 


A  propos,  es-tu  folle,  Minette,  de  t'être  laissé  débaptiser  de  la 
sorte?  Minette,  n'était-ce  pas  un  joli  nom  pour  une  Chatte  jolie  et 
blanche  comme  toi?  Nos  voisins  ont  bien  ri  de  ce  nom,  que  nous 
n'avons  pu  trouver  dans  le  calendrier  des  Chats.  —  Je  finis,  je  suis  au 
bout  de  mon  papier;  je  t'écris  au  clair  de  la  lune,  non  pas  sur  du 
papier  glacé  et  parfumé,  Minette,  mais  sur  un  vieux  patron  de  bonnet  qui 
ne  sert  plus  à  ma  maîtresse,  qui  dort,  du  reste,  dans  ee  moment  sur 
ses  deux  oreilles,  et  d'un  sommeil  de  plomb,  comme  un  pauvre  ange 
qui  aurait  passé  la  moitié  de  la  nuit  à  coudre  pour  gagner  son  pain. 


(  Un  Etourneau  de  nos  amis  ayant  eu  la  maladresse  de  renverser  notre  bouteille  à 
l'encre  sur  le  manuscrit  de  la  réponse  de  Minette  à  Bébé,  quelques  passages  de  cette 
lettre,  et  notamment  la  première  page,  sont  devenus  illisibles.  Nous  nous  serions  difficile- 
ment décidés  à  passer  outre,  si,  après  un  mûr  examen,  nous  n'avions  pu  nous  convaincre 
que  la  perte  de  ces  passages  n'ôterait  rien  à  la  c'arté  du  récif.  Nous  indiquerons,  du 
reste,  par  des  points  ou  autrement,  les  endroits  cù  il  y  aura  lacune.) 


D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE. 


467 


MINETTE    A    BÉBÉ 

TROISIÈME     LETTRE. 


Te  souvient-il  qu'un  jour  notre  maîtresse  nous  avait 

donné  une  poupée  qui  avait  bien  la  plus  appétissante  petite  tête  de  Souris 
qu'on  puisse  voir,  et  que,  si  grandes  demoiselles  que  nous  fussions  déjà, 
la  vue  de  ce  joujou  merveilleux  nous  arracha  des  cris  d'admiration. 

Mais  une  seule  poupée  pour  deux  jeunes  Chattes,  dont  l'une  est 
noire,  l'autre  blanche,  ce  n'était  guère,  et  tu  dois  te  souvenir  aussi  que 
cette  fatale  poupée,  avec  laquelle  je  prétendais  jouer  toute  seule,  ne 
tarda  pas  à  devenir  pour  nous  un  sujet  de  discorde. 


ia:'  ï  <:*-*>*  ^., 


Toi,  l'aînée,  toi,  si  bonne  d'ordinaire,  tu  t'emportas,  tu  me  battis, 
méchante  ;  mon  sang  coula  !  ou,  s'il  ne  coula  pas,  je  crus  le  voir 
couler.  Je  n'étais  pas  la  plus  forte.  J'allai  trouver  notre  mère  :  «  Maman, 


Zi68  LES    PEINES    DE   CŒUR 

maman,  lui  dis-je  en  miaulant  de  la  façon  la  plus  lamentable  et  en  lui 
montrant  ma  patte  déchirée,  faites  donc  finir  mademoiselle  Bébë,  qui 
me  bat  toujours.  »  * 

Ce  mot  toujours  te  révolta,  tu  levas  au  ciel  tes  yeux  et  tes  pattes 
indignés  en  m'appelant  vilaine  menteuse,  et  notre  mère,  qui  te  savait 
plus  raisonnable  que  moi,  te  crut  sur  parole,  et  me  renvoya  saas 
m'en  tendre. 

C'est  pourtant  dé  cette  cause  si  légère,  c'est  de  ce  point,  c'est  de 
ce  rien  que  sont  venus  tous  mes  malheurs.  Humiliée  de  ce  déni  de 
justice,  je  résolus  de  m'enfuir  au  bout  du  monde.,  et  m'en  allai  bouder 
sur  un  toit. 

Lorsque  je  fus  sur  ce  toit  et  que  je  vis  l'horizon  immense  se  dérouler 
devant  moi,  je  me  dis  que  le  bout  du  monde  devait  être  bien  loin  :  je 
commençai  à  trouver  qu'une  pauvre  jeune  Chatte  comme  moi  serait 
bien  seule,  bien  exposée  et  bien  petite  dans  un  si  grand  univers,  et  je 
me  mis  à  sangloter  si  amèrement,  que  je  m'évanouis. 


Je  me  rappelle  que. 


(La  transition  étant  restée  tout  entière  sous  la  fâche  d'encre,  nous  avons  été,  à  notre 
grande  confusion,  obligés  de  nous  en  passer. ) 

Il  me  semblait  entendre  dans  les  airs  des  chœurs 

d'esprits  invisibles 

«  Ne  pleure  plus,  Minette,  me  disait  une  voix  (celle  de  mon  mau- 
vais Génie,  sans  doute)  l'heure  de  ta  délivrance  approche.  Cette  pauvre 
demeure  est  indigne  de  toi  ;  tu  es  faite  pour  habiter  un  palais. 

—  Hélas  !  répondait  une  autre  voix  plus  faible,  celle  de  ma  con- 
science, vous  vous  moquez,  seigneur;  un  palais  n'est  pas  fait  pour 
moi. 

—  La  Beauté  est  la  reine  du  monde,  reprenait  la  première  voix  ;  tu 
es  belle,  donc  tu  es  reine.  Quelle  robe  est  plus  blanche  que  ta  robe? 
quels  yeux  sont  plus  beaux  que  tes  beaux  yeux  ? 

—  Pense  à  ta  mère,  me  disait  de  l'autre  côté  la  voix  suppliante. 
Peux-tu  l'oublier?  Et  pense  à  Bébé  aussi,  ajouta-t-elle  tout  bas. 

—  Bébé  ne  songe  guère  a -toi,  et  ta  mère  ne  t'aime  plus,  me  criait 
la  première  voix.  D'ailleurs  la  nature  seule  est  ta  mère.  Le  germe  d'où 
tu  devais  sortir  est  créé  depuis  des  millions  d'années  ;  le  hasard  seul  a 
désigné  celle  qui  t'a  donné  le  jour  pour  développer  ce  germe;  c'est  au 


D'UNE   CHATTE   FRANÇAISE. 


469 


hasard  que  tu  dois  tout,  et  rien  qu'au  hasard!  Lève-toi,  Minette, 
lève-toi!  le  monde  est  devant  toi.  Ici,  la  misère  et  l'obscurité;  là-bas, 
la  richesse  et  l'éclat.  » 

Mon  bon  Génie  essaya  encore  de  parler  ;  mais  il  ne  dit  rien ,  car  il 
vit  bien  que  l'instinct  de  la  coquetterie  avait  pénétré  dans  mon  cœur, 
et  que  j'étais  une  chatte  perdue.  Il  se  retira  en  pleurant. 


Lève-toi  et  suis-moi,  »  disait  toujours  la  première  voix.  Et  cette 


470  LES  PEINES  DE  CŒUR 

voix  devenait  de  plus  en  plus  impérieuse  et  en  même  temps  de  plus  en 
plus  tendre  ;  et  cet  appel  devenait  irrésistible. 

Je  me  levai  donc. 

J'ouvris  les  yeux.  «  Qui  m'appelle?  »  m'écriai-je.  Juge  de  ma  sur- 
prise, Bébé,  car  ce  n'était  point  une  illusion,  et  je  ne  cessais  point 
d'entendre  cette  voix  qui  m'avait  parlé  pendant  mon  évanouissement. 

«  Divine  Minette,  je  vous  adore,  »  me  disait  un  jeune  Chat  qui  se 
roulait  à  mes  pieds  en  me  regardant  de  la  façon  la  plus  tendre. 

Ah  !  Bébé,  qu'il  était  beau!  et  qu'il  avait  l'air  bien  épris  ! 

Et  comment  n'aurais-je  pas  vu  dans  un  Chat  si  distingué,  et  qui 
m'aimait  tant,  ce  Chat  prince,  ce  Chat  accompli  que  rêvent  toutes  les 
jeunes  Chattes  et  qu'elles  appellent  de  leurs  vœux,  quand  elles  chantent, 
en  regardant  la  lune ,  cette  chanson  des  Chattes  à  marier  :  «  Bonjour, 
grand'mère,  nous  apportez-vous  des  maris?  » 

Et  n'y  a-t-il  pas,  depuis  que  le  monde  existe,  dans  ce  seul  mot  : 
Je  vous  adore,  des  choses  qu'une  jeune  Chatte  n'a  jamais  su  entendre 
sans  trouble  pour  la  première  fois?  Et  du  moment  où  on  nous  adore, 
conviendrait-il  que  nous  nous  permissions  d'en  demander  davantage? 

Si  donc  je  ne  songeai  point  à  demander  à  mon  adorateur  d'où  il 
venait,  n'était-ce  pas  qu'un  Chat  comme  lui  ne  pouvait  tomber  que  du 
ciel  ?  Et  si  je  crus  tout  ce  qu'il  me  dit ,  la  crédulité  est-elle  autre  chose 
que  le  besoin  de  croire  au  bien?  Et,  s'il  faut  se  défier  de  son  cœur,  à 
qui  se  fier?  Et  puis,  n'étais-je  pas  bien  jeune,  en  pleine  jeunesse ,  dans 
les  premiers  jours  de  mon  premier  mois  de  mai,  et  une  petite  personne 
de  six  mois  ne  peut-elle  être  éblouie  un  instant  par  l'idée  qu'elle  inspire 
une  grande  passion? 

Que  n'as-tu  vu  son  air  humble  et  digne  tout  ensemble ,  Bébé  !  II  me  " 
demandait  si  peu  de  chose  ! . . .   Un  regard  de  mes  yeux. .  '.  un  seul  ! 
Pouvais-je  lui  refuser  ce  peu  qu'il  me  demandait?  ne  m'avait-il  pas 
arrachée  à  cet  évanouissement  terrible,  à  la  mort  peut-être  ?  Le  moyen , 
d'ailleurs,  de  rien  refuser  à  un  Chat  si  réservé! 

Que  ne  l'as-tu  entendu,  Bébé  !  quelle  éloquence  ! 

Tu  le  sais,  j'étais  coquette,  et  il  me  promettait  les  plus  belles  toi- 


D'UNE   CHATTE    FRANÇAISE. 


471 


lettes  du  monde,  des  rubans  écartâtes,  des  colliers  de  liège,  et  un 
superbe  vieux  manchon  d'hermine  qui  lui  venait  de  sa  maîtresse  l'am- 
bassadrice! Ah!  ce  vieux  manchon,  faut-il  le  dire?  ce  vieux  manchon 
a  été  pour  beaucoup  dans  mes  malheurs. 

J'étais  paresseuse,  et  il  me  parlait  dé  tapis  moelleux,  de  coussins 


**jf 


de  velours  et  de  brocart,  de  fauteuils  et  de  bergères,  et  de  toutes  sortes 
de  meubles  charmants. 


J  étais  fantasque,  et  il  m'assurait  que  madame  l'ambassadrice  serait 
enchantée  de  me  voir  tout  casser  chez  elle  quand  l'humeur  m'en  pren- 
drait, pour  peu  que  j'y  misse  de  la  gentillesse.  Ses  magots,  ses  vieux 


Z|72  LES   PEINES   DE  COEUR 

sèvres  et  tous  ces  précieux  bric-à-brac  qui  faisaient  de  ses  appartements 
un  magasin  de  curiosités,  seraient  à  ma  disposition. 

J'aimais  à  me  faire  servir,  j'aurais  une  femme  de  chambre,  et  ma 
noble  maîtresse  elle-même  se  mettrait  à  mon  service ,  si  je  savais  m'y 
prendre.  «  On  nous  appelle  Animaux  domestiques,  me  disait-il,  qui  peut 
dire  pourquoi?  Que  faisons-nous  dans  une  maison?  qui  servons-nous? 
et  qui  nous  sert,  si  ce  ne  sont  nos  maîtres?  » 

J'étais  belle,  et  il  me  le  disait;  et  mes  yeux  d'ôr,  et  mes  vingl-six 
dents,  et  mon  petit  nez  rose,  et  mes  naissantes  moustaches,  et  mon- 
éclatante  blancheur,  et  les  ongles  transparents  de  ma  douce  patte  de 
velours ,  tout  cela  était  parfait. 

J'étais  friande  aussi  (il  pensait  à  tout),  et,  à  l'entendre,  ce  n'étaient 
que  ruisseaux  de  lait  sucré  qui  couleraient  dans  le  paradis  de  notre 
ménage.    . 

J'étais  désolée  entin,  et  il  m'assurait,  par  contrat,  un  bonheur  sans 
nuages!  Le  chagrin  ne  m'approcherait  jamais,  je  brillerais  comme  un 
diamant ,  je  ferais  envie  à  toutes  les  Chattes  de  France  ;  en  un  mot ,  je 
serais  sa  femme,  Chatte  d'ambassadrice,  et  titrée. 

Que  te  dirai-je,  Bébé?  Il  fallait  le  suivre,  et  je  le  suivis. 

C'est  ainsi  que  je  devins... 

Mm0  Dli  Brisquet  ! 


DE    LA  MÊME  A  LA   MÊME. 


QUATRIEME    LETTRE. 


Oui ,  Bébé ,  madame  de  Brisquet  !  !  ! 

Plains-moi,  Bébé;  car,  en  écrivant  ce  nom.  je  t'ai  dit  d'un  seul 
mot  tous  mes  malheurs  ! 

Et  pourtant,  J'ai  été  heureuse,  j'ai  cru  l'être,  du  moins,  car  d'abord 
rien  de  ce  que  Brisquet   m'avait  promis   ne   me  manqua.    J'eus   les 


D'UNE  CHATTE   FRANÇAISE. 


&73 


richesses,  j'eus  les  honneurs, J'eus  les  friandises,  j'eus  le  manchon!  et 
l'affection  de  mon  mari. 


Notre  entrée  dans  l'hôtel  fut  un  véritable  triomphe.  La  fenêtre  même  ■ 
du  boudoir  de  madame  l'ambassadrice  se  trouva  toute  grande  ouverte 
pour  nous  recevoir.  En^me  voyant  paraître,  cette  illustre  dame  ne  put 
s'empêcher  de  s'écrier  que  j'étais  la  Chatte  la  plus  distinguée  qu'elle 
eût  jamais  vue.  Elle  nous  accueillit  avec  la  plus  grande  bonté,  approuva 
'hautement  notre  union,  et,  après  m'avoir  accablée  d'agréables  compli- 
ments et  de  mille  gracieuses  flatteries,  elle  sonna  ses  gens,  leur  enjoi- 
gnit à  tous  d'avoir  pour  moi  les  plus  grands  égards ,  et  me  choisit  parmi 
ses  femmes  celle  qu'elle  paraissait  aimer  le  plus,  pour  l'attacher  spécia- 
lement à  ma  personne. 

Ce  que  Brisquet  avait  prédit  arriva  :  en  dépit  de  l'envie,  je  fus  pro- 
clamée bientôt  la  reine  des  Chattes,  la  beauté  à  la  mode,  par  les 
Angoras  les  plus  renommés  de  Paris.  Chose  bizarre  !  je  recevais  sans 
embarras,   et  comme  s'ils  m'eussent  été  dus,   tous  ces  hommages. 

co 


klh  LES   PEINES   DE   CŒUR 

J'étais  née  noble  dans  une  boutique,  disait  le  chevalier  de  Brisquet,. 
qui  affirmait  qu'on  peut  naître  noble  partout. 

Mon  mari  était  fier  de  mes  succès,  et  moi  j'étais  heureuse,  car  je 
croyais  à  un  bonheur  sans  fin. 

Tiens,  Bébé,  quand  je  reviens  sur  ces  souvenirs,  je  me  demande 
comment  il  peut  me  rester  quelque  chose  au  cœur  ! 

Mon  bonheur  sans  fin  dura  quinze  jours  ! . .  •  au  bout  desquels  je 
sentis  tout  d'un  coup  que  Brisquet  m'aimait  bien  peu',  s'il  m'avait 
jamais  aimée.  En  vain  me  disait-il  qu'il  n'avait  point  changé ,  je  ne 
pouvais  être  sa  dupe.  «  Ton  affection*  qui  est  toujours  la  même,  semble 
diminuer  tous  les  jours,  »  lui  disais-je. 

Mais  l'amour  désire  jusqu'à  l'impossible,  et  sait  se  contenter  de  peu; 
je  me  contentai  de  ce  peu,  Bébé,  et  quand  ce  peu  fut  devenu  rien,  je 
m'en  contentai  encore  !  Le  cœur  a  de  sublimes  entêtements.  Comment 
se  décider  d'ailleurs  à  croire  qu'on  aime  en  vain? 

Retiens  bien  ceci,  Bébé,  les  Chats  ne  sont  reconnaissants  des  efforts 
qu'on  fait  pour  leur  plaire,  que  quand  on  y  réussit.  Loin  de  me  savoir 
gré  de  ma  constance,  Brisquet  s'en  impatientait.  «  Comprend-on, 
s'écriait-il  avec  colère  qu'on  s'obstine  à  faire  de  l'amour,  qui  devrait 
être  le  passe-temps  le  plus  gai  et  le  plus  agréable  de  la  jeunesse,  l'af- 
faire la  plus  sérieuse,  la  plus  maussade  et  la  plus  longue  de  la  vie  ! 

—  La  persévérance  seule  justifie  la  passion,  lui  répondais-je  ;  j'ai 
abandonné  ma  mère  et  ma  sœur  parce  que  je  t'aimais  ;  je  me  suis  perdue 
pour  toi ,  il  faut  que  je  t'aime.  » 

Et  je  pleurais  !  !  ! 

11  est  bien  rare  que  le  chagrin  ne  devienne  pas  un  tort  :  bientôt 
Brisquet  se  montra  dur,  grossier,  exigeant,  brutal  même  ;  et  moi  qui 
me  révoltais  jadis  contre  la  seule  apparence  d'une  injustice  de  ma  pauvre 
mère,  je  me  soumettais,  et  j'attendais,  et  j'obéissais.  En  quinze  jours, 
j'avais  appris  à  tout  souffrir.  Le  temps  est  un  maître  impitoyable  :  il 
enseigne  tout,  même  ce  qu'on  ne  voudrait  pas  savoir. 

A  force  de  souffrir,  on  finit  par  guérir.  Je  crus  que  je  me  consolais,, 
parce  que  je  devenais  plus  calme  ;  mais  le  calme  dans  les  passions  suc- 
cède à  l'agitation ,  comme  le  repos  aux  tremblements  de  terre,  lorsqu'il 


D'UNE  CHATTE   FRANÇAISE. 


175 


n'y  a  plus  rien  à  sauver.  J'étais  calme,  il  est  vrai,  mais  c'était  fait  de 
mon  cœur.  Je  n'aimais  plus  Brisquet,  et,  ne  l'aimant  plus,  je  parvins 
à  lui  pardonner  et  à  comprendre  aussi  pourquoi  il  avait  cessé  de  m'aimer. 
Pourquoi?  Eh  !  mon  Dieu,  Bébé,  la  meilleure  raison  que  puisse  avoir 
un  Chat  comme  Brisquet  pour  cesser  d'aimer,  c'est  qu'il  n'aime  plus. 

Brisquet  était  un  de  ces  égoïstes  de  bonne  foi  qui  trouvent  tout 
simple  d'avouer  qu'ils  s'aiment  mieux  que  tout  le  monde,  et  qui  nvont 
de  passions  que  celles  que  leur  vanité  remue.  Ce  sont  ces  Chats-là  qui 
ont  inventé  la  galanterie  pour  plaire  aux  Chattes,  en  se  dispensant  de 
les  aimer.  Leur  cœur  a  deux  portes  qui  s'ouvrent  presque  toujours  en 
même  temps,  l'une  pour  faire  sortir,  l'autre  pour  faire  entrer,  et  tout 
naturellement ,  pendant  que  Brisquet  m'oubliait ,  il  se  prenait  de  belle 
passion  ailleurs. 


7"^,  '~Z-js^-?&—r+ 


Le  hasard  me  donna  une  singulière  rivale  :  c'était  une  Chinoise  de 
la  province  de  Pechy-Ly,  nouvellement  débarquée ,  et  qui  déjà  faisait 
-courir  tous  les  Chats  de  Paris,  qui  aiment  tant  à  courir,  comme  on  sait. 
«Cette  intrigante  avait  été  rapportée  de  Chine  par  un  entrepreneur  de 


476  LES   PEINES   DE   COEUR 

théâtres,  qui  avait  pensé  avec  raison  qu'une  Chatte  venue  de  si  loin  ne 
pouvait  manquer  de  mettre  en  émoi  le  peuple. le  plus  spirituel  de  la 
terre.  La  nouveauté  de  cette  conquête  piqua  l' amour-propre  de  Brisquet, 
et  les  oreilles  pendantes  de  la  Chinoise  firent  le  reste. 

Brisquet  m'annonça  un  jour  qu'il  me  quittait.  «  Je  t'ai  prise  pauvre 
et  je  te  laisse  riche,  me  dit-il  ;  quand  je  t'ai  trouvée,  tu  étais  désespérée 
et  tu  ne  savais  rien  du  monde ,  tu  es  aujourd'hui  une  Chatte  pleine  de 
sens  et  d'expérience  ;  ce  que  tu  es,  c'est  par  moi  que  tu  l'es  devenue, 
remercie-moi  et  laisse-moi  partir.  —  Pars ,  toi  que  je  n'aurais  jamais 
dû  aimer,  »  lui  répondis-je.  Et  il  partit. 

Il  partit  gai  et  content.  Rien  ne  s'oublie  si  vite  que  le  mal  qu'on  a 
fait. 

Je  ne  l'aimais  plus,  ce  qui  n'empêcha  pas  que  son  départ  me  mit 
au  désespoir.  Ah  !  Bébé,  si  j'avais  pu  tout  oublier  et  redevenir  enfant  ! 

C'est  à  cette  époque  que  fut  faite,  avec  tant  d'art  et  tant  d'esprit  sur 
la  disparition  de  Brisquet,  cette  mémorable  histoire  des  Peines  de  cœur 
d'une  Chatte  anglaise,  qui,  pour  être  une  charmante  nouvelle,  n'en 
est  pas  moins  un  des  plus  affreux  tissus  de  mensonges  qu'on  puisse 
imaginer,  parce  qu'il  s'y  mêle  un  peu  de  vérité.  Cette  histoire  fut  écrite, 
à  l'instigation  de  Brisquet,  par  un  écrivain  éminent,  dont  il  parvint  à 
surprendre  la  bonne  foi  (rien  ne  lui  résiste),  et  à  qui  il  fit  croire  et  écrire 
tout  ce  qu'il  voulut. 

En  se  faisant  passer  pour  mort,  Brisquet  voulait  recouvrer  sa  liberté, 
épouser,  moi  vivant,  sa  Chinoise,  devenir  bigame  enfin  :  ce  qu'il  fit ,  au 
mépris  des  lois  divines  et  humaines ,  et  à  la  faveur  d'un  nom  supposé. 

Rien  n'est  plus  facile  à  prouver,  du  reste,  que  la  fausseté  de  cette 
prétendue  histoire  anglaise,  qui  n'a  jamais  existé  que  dans  l'imagina- 
tion de  Brisquet  et  de  son  romancier,  et  qui  n'a  jamais  pu  se  passer  en 
Angleterre ,  où  jamais  procès  en  criminelle  conversation  ne  s'est  plaidé 
devant  les  Doctors  Common ,  où  jamais  époux  offensé  n'a  demandé  autre 
chose  à  la  justice  que  de  V argent...  pour  guérir  son  cœur  blessé. 

Pour  moi,  accablée  par  ce  dernier  coup,  je  renonçai  au  monde,  et  je 
pris  en  haine  mes  pareils,  que  je  cessai  de  voir. 

Seule  dans  les  appartements  de  ma  maîtresse,  qui  m'aimait  autant 
que  ses  enfants  et  autant  que  son  mari,  —  mais  pas  plus  ;  admise  à  tout 
voir  et  à  tout  entendre  ;  fêtée,  et  par  conséquent  très-gâtée,  je  m'aperçus 


D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE.  .  /,77 

bientôt  qu'il  y  a  plus  de  vérité  qu'on  n'a  coutume  de  le  penser  dans 
cette  légende  de  la  Chatte  métamorphosée  en  Femme  qu'on  nous  raconte 
dans  notre  enfance ,  quand  nous  sommes  sages.  Là,  pour  distraire  mes 
ennuis,  j'entrepris  d'étudier  la  société  humaine  à  notre  point  de  vue 
animal,  et  je  crus  faire  une  œuvre  utile  en  composant,  avec  le  résultat 
de  mes  observations,  un  petit  traité  que  j'intitulerai  Histoire  naturelle 
d'une  Femme  à  la  mode  à  Vusatje  des  Chattes,  par  une  femme  qui  fut  à 
la  mode.  Je  publierai  ce  traité,  si  je  trouve  un  éditeur. 

La  plume  me  tombe  des  mains,  Bébé!  j'aurais  dû  rester  pauvre. 

Comme  toi  j'aurais  vécu  sans  reproche,  et  à  l'heure  qu'il  est  je  ne 
serais  ni  sans  cœur,  ni  sans  courage,  ni  lasse  de  tout,  au  milieu  de  ce 
luxe  qui  m'entoure  et  qui  m'énerve. 

11  faut  avoir  cherché  de  l'extraordinaire  dans  sa  vie  pour  savoir  où 
mène  une  si  sotte  recherche. 

Bébé ,  c'est  décidé ,  et  j'y  suis  résolue  :  il  faut  que  je  retourne  au 
grenier,  auprès  de  toi,  auprès  de  ma  pauvre  mère,  qui  finira  peut-être 
par  me  reconnaître.  Ne  crains  rien,  je  travaillerai ,  j'oublierai  ces  vaines 
richesses  ;  je  chasserai  patiemment  et  humblement  à  tes  côtés,  je  saurai 
être  pauvre  enfin!  Va,  la  providence  des  Chats,  qui  est  plus  forte  que 
la  providence  des  Souris ,  fera  quelque  «chose  pour  nous.  D'ailleurs , 
c'est  peut-être  bon  de  n'avoir  rien  au  monde. 

Adieu,  je  ne  pense  plus  qu'à  m'échapper;  demain  peut-être,  tu  me 
verras  arriver. 

Minette.    • 


BÉBÉ   A  MINETTE. 

CINQUIÈME    LETTRE. 

C'est  parce  que  je  viens  de  lire  et  de  relire  d'un  bout  à  l'autre  ta 
triste  et  longue  lettre;  c'est  parce  que  plus  d'une  fois,  en  la  lisant,  mon 
cœur  a  saigné  au  récit  de  tes  douleurs  ;  c'est  parce  que  je  suis  prête  à 
dire  avec  toi,  ma  sœur,  que  tu  as  expié  bien  cruellement  une  faute 
qui,  dans  son  principe,  n'était  que  vénielle;  c'est  enfin  parce  que  je  ne 


478  •       LES  PEINES   DE  CŒUR 

songe  point  à  nier  tes  malheurs  de  grande  dame  que  je  comprends  (on 
comprend  toujours  les  malheurs  de  ceux  qu'on  aime);  c'est  à  cause  de 
tout  cela,  Minette,  que  je  te  crie  du  fond  de  mon  cœur  et  du  fond  de 
mon  grenier  :  «  Reste  dans  ton  palais,  ma  sœur,  car  il  est  toujours 
temps  d'être  pauvre;  car  dans  ton  palais  tu  n'es  que  malheureuse,  et 
ici,  et  à  nos  côtés,  tu  serais  misérable...  Restes-y,  car  sous  les  tables 
somptueuses  tu  n'as  ni  faim  ni  soif,  tandis  qu'ici  tu  aurais  faim  et  soif; 
comme  ta  mère  et  comme  ta  sœur  ont  faim  et  soif.  » 

Ecoute-moi  bien,  Minette,  il  n'y  a  qu'un  malheur  au  monde,  c'est 
la  pauvreté,  quand  on  n'est  pas  tout  seul  à  la  souffrir. 

Je  ne  t'en  dirai  pas  long  pour  te  prouver  que  rien  n'égale  notre 
misère  !  A  l'heure  qu'il  est,  les  maçons  sortent  du  grenier,  dans  lecjuel 
ils  n'ont  pas  laissé  un  seul  trou...  partant  pas  une  Souris;  et  ma  mère, 
qui  n'a  rien  vu,  rien  entendu ,  m'appelle.  Elle  a  faim ,  je  n'ai  rien  à 
lui  donner,  et  j'ai  faim  comme  elle. 

Bébé. 

P.  S.  —  Je  suis  allée  chez  la  voisine  ;  j'ai  mendié  :  rien.  Chez  le 
voisin,  il  m'a  battue  et  chassée.  Dans  la  gouttière,  sous  la  gouttière, 
faut-il  le  dire?  au  coin  des  bornes  :  rien.  Et  notre  mère,  qui  ne  cesse 
pas  d'avoir  faim,  ne  cesse  pas  de  m'appeler. 

Garde  tes  peines  que  j'envie,  heureuse  Minette,  et  "pleure  à  ton  aise 
avant  ou  après  diner,  et  sur  toi  et  sur  nous ,  puisque  tu  as  le  temps  de 
pleurer. 

On  dit  qu'on  ne  meurt  pas  de  faim  ;  hélas!  nous  allons  voir! 


DE  LA  MÊME  A   LA  MÊME. 


SIXIÈME    LETTRE. 


Sauvées!  nous  sommes  sauvées,  Minette;  un  Chat  généreux  est 
venu  à  notre  secours.  Ah  !  Minette,  qu'il  fait  bon  revenir  à  la  vie! 

Bébé. 


D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE.  479 


DE  LA  MÊME  A  LA  MÊME. 

SEPTIÈME    LETTRE. 

Tu  ne  nous  réponds  pas,  Minette.  Que  se  passe-t-il  donc?  Dois-je 
t'accuser?  ~ 

J'ai  à  Rapprendre  une  grande  nouvelle.  Je  me  marie.  Ce  Chat  géné- 
reux dont  je  t'ai  parlé,  je  l'épouse.  Il  est  un  peu  gros,  peut-être,  mais 
il  est  très-bon.  Si  tu  voyais  les  soins  qu'il"  a  de  ma  mère,  comme  il  la 
dorlote  et  comme  elle  se  laisse  faire,  tu  m'approuverais,  sûr! 

Mon  futur  s'appelle  Pompon  ;  un  joli  nom  qui  lui  va  très-bien.  C'est, 
d'ailleurs ,  un  bon  parti,  un  Chat  de  forte  cuisine.  Je  pense  au  positif, 
comme  tu  vois.  Dame!  Minette,  je  suis  payée  pour  ça. 

Écris-moi,  paresseuse. 

Bébé. 


DE  MINETTE  A  BÉBÉ. 

•   HUITIEME  LETTRE.  —  (ÉCRITE.  AU  CRAYON.  ) 

Au  moment  même  où  je  t'écris,  Bébé,  ma  femme  de  chambre, 
celle  que  ma  noble  maîtresse  a  bien  voulu  attacher  à  ma  personne, 
coud  un  sac  de  grosse  toile  grise.  Quand  ce  sac  sera  cousu  de  trois 
côtés,  on  me  mettra  dedans,  on  coudra  le  quatrième  côté,  et  on  me 
confiera  au  premier  valet  de  pied,  qui  me  portera  sur  le  Pont-Neuf  et 
me  jettera  à  l'eau. 

Voilà  le  sort  qui  m'attend. 

Sais-tu  pourquoi,  Bébé?  C'est  parce  que  je  suis  malade,  et  que  ma 
maîtresse,  qui  est  très-sensible,  ne  peut  voir  ni  souffrir  ni  mourir  chez 
elle.  «  Pauvre  Rosa-Mika,  a-t-elle  dit,  comme  elle  est  changée!  »  Et 
de  sa  voix  la  plus  attendrie,  elle  a  donné  l'ordre  fatal. 

«  Noyez-la  bien  surtout,  dit-elle  à  l'exécuteur  auquel  elle  a  voulu 
parler  elle-même;  noyez-la  bien,  Baptiste,  et  ne  la  faites  pas  trop 
souffrir,  cette  pauvre  Bête  !» 


480  LES  PEINES   DE   CŒUR 

Eh  bien,  Bébé,  qu'en  dis-tu?  envies-tu  toujours  mon  malheur? 
Voilà,  ma  sœur,  ce  qui  a  empêché  l'heureuse  Minette  de  t'écrire,  et  de 
te  porter  son  dîner  qu'elle  t'avait  réservé. 

Adieu,  Bébé;  encore  quelques  minutes,  encore  quelques  points,  et 
tout  sera  dit,  et  je  serai  morte  sans  vous  avoir  embrassées! 

N 

Minette. 


EPILOGUE. 


NOTE    DU    REDACTEUR    EN    CHEF. 


Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  ajouter  que  la  pauvre  Minette 
n'est  pas  morte.  Il  résulte  des  informations  que  nous  avons  prises 
qu'elle  échappa  comme  par  miracle,  et  môme  tout  à  fait  par  miracle, 
au  triste  sort  qui  la  menaçait,  sa  méchante  maîtresse  étant  heureuse- 
ment venue  à  mourir  subitement,  ainsi  que  sa  femme  de  chambre, 
avant  que  le  sac  fût  cousu  to,ut  à  fait.  Par  une  singularité  que  les  méde- 
cins auraient  peine  à  expliquer,  Minette,  une  fois  sa  frayeur  passée,  se 
trouva  radicalement  guérie  et  de  sa  peur  et  de  sa  maladie.  Les  deux 
sœurs  finirent  par  se  rejoindre,  et  vécurent  ensemble  dans  la  plus  tou- 
chante intimité,  ni  trop  riches  ni  trop  pauvres,  de  sorte  qu'elles  furent 
contentes  toutes  les  deux...  quoique,  à  vrai  dire,  Minette,  qui  n'avait 
pas  su  s'arranger  de  la  richesse ,  ne  sût  pas  toujours  s'arranger  de  la 
médiocrité. 

Le  repos  de  Minette  fat  surtout  troublé  par  la  nouvelle  qu'elle  apprit 
de  la  mort  de  Brisquet,  qui,  ayant  été  jeté  d'un  quatrième  étage  dans 
la  rue  par  un  mari  qu'il  avait  offensé,  tomba  si  mal,  qu'il  en  mourut. 

Xladame  de  Brisquet  voulut  pleurer  son  mari  :  «  Il  avait  du  bon,  » 
disait-elle;  mais  sa  sœur  l'en  empêcha.  Bébé,  la  voyant  veuve  et  sans 
enfants,  songea  à  la  remarier  à  quelques  amis  de  Pompon,  qui  l'ai- 
maient éperdument,  et  qui  passaient  les  nuits  et  les  jours  sous  ses  fenê- 
tres, dans  l'espoir  de  toucher  son  cœur.  Mais  elle  s'y  refusa  absolument. 


D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE. 


481 


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«  On  n'aime  qu'une  fois,  »  dit -elle.  En  vain  Bébé  lui  représenta-t-ellefc 
que  jamais  Chats  n'avaient  mieux  mérité  d'être  écoutés.  «  Ma  chère , 
lui  répondait  tout  doucement  Minette,  il  y  a  des  Chats  pour  lesquels  on 
voudrait  mourir,  mais  avec  lesquels  on  doit  refuser  de  vivre.  D'ailleurs, 
mon  parti  est  pris ,  je  resterai  veuve. 

—  Toi  qui  as  eu  à  lire  tout  au  long  le  récit  de  mes  peines  de  cœur, 
disait-elle  presque  gaiement  à  sa  sœur,  n'en  as-tu  pas  assez  comme 
cela,  et  veux-tu  donc  que  je  recommence?  » 

Après  l'avoir  pressée  encore  un  peu,  quand  on  vit  qu'elle  tenait  bon, 
on  finit  par  lui  dire  :   «  Fais  comme  tu  voudras.  »  Et  il  n'y  eut  de 

61 


482  LES  PEINES  DE  CŒUR   D'UNE  CHATTE  FRANÇAISE. 

malheureux  que  les  malheureux  Chats  qui  soupiraient  et  qui  soupirent 
encore  pour  elle.  Mais  tout  le  monde  ne  peut  pas  être  heureux. 

Quant  à  Bébé,  elle  eut  avec  son  mari  Pompon  tout  le  bonheur 
qu'elle  méritait  ;  et  si  ce  n'est  qu'elle  eut  le  chagrin  de  perdre  sa  mère 
qui  mourut,  paisiblement  il  est  vrai,  et  de  vieillesse,  entre  ses  bras, 
après  avoir  béni  tous  ses  enfants,  elle  eût  joui  d'un  bonheur  sans 
nuages  ;  car  elle  ne  tarda  pas  à  devenir  mère  à  son  tour  d'une  foule  de 
petits  Pompons  et  de  petites  Bébés,  et  aussi  de  quelques  Minettes,  ainsi 
nommées  à  cause  de  leur  tante,  qui  se  serait  bien  gardée  de  donner  à 
aucune  de  ses  nièces  son  ancien  nom  de  Rosa-Mika. 

Bébé,  en  bonne  mère,  nourrit  elle-même  tous  ses  petits  Chats,  dont 
le  moins  gentil  était  encore  charmant,  puisqu'on  n'en  noya  pas  un  seul. 

Il  faut  dire  que  la  jeune  maîtresse  de  Bébé  s'était  mariée  à  peu 
près  dans  le  même  temps  qu'elle,  et  que,  pour  plaire  à  sa  femme,  son 
mari  faisait  semblant  d'aimer  les  Chats  à  la  folie,  quoique,  à  vrai  dire, 
il  préférât  les  Chiens. 

P.  J.  Stahl. 


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CAUSES   CELEBRES 


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e  suis,  comme  voua:  ne  le  savez  pas,  un 
vieux  Corbeau,  avocat  près  les  cours  et  tri- 
bunaux de  l'espèce  Animale,  et,  trouvant 
inexacts  ou  incomplets  les  comptes  rendus 
qui  circulent,  je  crois  devoir  vous  transmettre 
celui  de  la  dernière  session  des  assises. 

Elle  a  été  brillante,  et  il  n'en  pouvait 
guère  être  autrement,  puisque  Ton  avait  eu 
le  bon  esprit  de  choisir  dans  la  famille  à  laquelle  j'appartiens  la 
plupart  des  juges  et  des  jurés  qui,  par  leurs  habits  noirs,  par  leur 
gravité,  en  imposaient  à  la  foule,  et  quand  on  les  contemplait,  l'idée 
venait  naturellement  qu'habitués  à  fouiller  des  cadavres  ils  seraient 
plus  aptes  à  signaler  l'état  de  décomposition  morale  des  accusés. 

Une  Cigogne  avait  été  appelée  à  la  présidence,  dont  la  rendaient 
digne  sa  patience  et  son  sang-froid.  À  moitié  assoupie  dans  son  fauteuil, 
les  yeux  entr'ouverts ,  la  poitrine  renflée,  la  tête  en  arrière,  guettant  au 
passage  les  contradictions  des  accusés*,  elle  avait  encore  l'air  d'être  en 
embuscade  au  bord  d'un  marais. 

Les  fonctions  de  procureur  général  étaient  échues  à  un  Vautour  au 
col  tors.  Ce  personnage,  s'il  avait  jamais  eu  la  moindre  sensibilité,  s'en 
était  défait  depuis  longtemps.  Ardent ,  impitoyable ,  il  ne  songeait  qu'à 
obtenir  des  succès,  c'est-à-dire  des  condamnations.  Il  avait  bec  et  ongles, 
pour  attaquer,  jamais  pour  défendre.  La  cour  d'assises  était  pour  lui  un 
champ  de  bataille,  et  le  prévenu  un  adversaire  qu'il  fallait  vaincre  à 


484 


CAUSES    CÉLÈBRES. 


Une  Cigogne  avait  été  appelée  à  la  présidence,  dont  la  rendaient  digne 
sa  patience  et  son  sang-froid. 


tout  prix.  Il  allait  à  un. procès  criminel  comme  un  soldat  à  l'assaut  :  il 
s'y  jetait  à  corps  perdu ,  comme  un  gladiateur  au  milieu  du  cirque. 
Le  Vautour  est,  en  somme,  un  excellent  procureur  général. 

Les  habitants  des  terriers,  nids,  taillis,  trous,  taupinières  et  maré- 
cages voisins ,  accoururent  en  foule  pour  assister  à  ces  solennités  judi- 
ciaires. Les  Oies,  les  Butors,  les  Buses  et  les  Pies  étaient  en  majorité. 

Il  en  est  toujours  ainsi. 

Une  tribune  était  réservée  aux  journalistes ,  Canards  et  Perroquets 
pour  la  plupart.  Avec  quel  empressement  ils  étaient  venus  là!  C'est 
comme  sur  une  proie  qu'ils  se  jettent  sur  un  procès  bien  noir  et  bien 
affreux  !  Voilà  leurs  rédacteurs  habituels  dispensés  de  se  mettre  en  frais 
d'imagination;  la  copie  arrive  toute  faite,  suffisamment  épicée,  bourrée 


CAUSES  CÉLÈBRES.  485 


d'incidents  dramatiques  qu'ils  n'auraient  pas  trouvés,  et  le  directeur  peut 
crier  fièrement  aux  typographes  :  «  Vous  tirerez  dix  mille  de  plus  !  » 

N'entrons  pas  dans  le  détail  de  toutes  les  affaires  qui  ont  occupé 
la  session.  Laissons  de  côté  les  poursuites  dirigées  contre  une  Grive, 
pour  dispute  de  cabaret;  un  Paon,  pour  usurpation  de  titres;  une  Pie, 
pour  vol  domestique;  un  Chat,  pour  infanticide;  un  Pierrot,  pour 
vagabondage;  un  Renard,  pour  banqueroute  frauduleuse;  un  Bouc, 
pour  danse  illicite;  un  Chat-huant,  pour  tapage  nocturne;  un  Mèrie, 
pour  délit  de  presse;  un  Coq  gaulois,  pour  excitation  à  la  haine  et 
au  mépris  du  gouvernement.  Parlons  seulement  de  deux  causes 
majeures,  comme  dit  un  Rat  de  mes  amis,  nourri  des  bouquins  d'un 
savant:  Musa,  milii  causas  memora! 

Il  y  a  quelques  mois,  on  lisait  dans  le  Microcosme,  journal  des 
canards  : 

«  Un  crime  affreux  vient  d'épouvanter  nos  contrées  si  longtemps 
«  paisibles. 

«  Au  moment  où  les  Animaux  confédérés  venaient  de  se  jurer  une 
«  fraternité  éternelle,  on  a  trouvé  au  coin  d'un  bois  un  Crapaud  affreu- 
«  sèment  empoisonné  ! 

«  La  justice  informe.  » 

Elle  informa  si  bien,  qu'elle  incarcéra  deux  Moutons,  trois  Escargots 
et  quatre  Lézards ,  tous  également  innocents  ;  aussi  furent-ils  relâchés 
immédiatement ,  après  avoir  subi  quatre-vingt-quinze  jours  d'arrestation 
préventive. 

Dieu  nous  garde,  messieurs,  d'être  accusés  de  n'importe  quoi  ! 

On  commence  par  vous  mettre  en  cage. 

On  vous  y  garde  pour  vous  interroger,  pour  exiger  un  compte  minu- 
tieux de  vos  occupations ,  pour  demander  quel  a  été  l'emploi  de  votre 
journée  tel  ou  tel  jour  il  y  a  plusieurs  mois  ;  et  après  qu'il  est  bien  et 
dûment  établi  que  vous  êtes  étranger  au  crime,  on  vous  prie  poliment 
de  rentrer  chez  vous. 

Pendant  ce  temps  vos  affaires  ont  langui  ; 

Vos  créanciers  sont  devenus  furieux  ; 

Vos  débiteurs  ont  disparu  ; 

Votre  famille  a  pâti. 

Des  calomnies  de  toute  espace  ont  été  propagées  sur  votre  compte, 
et  on  trouve  toujours  des  Animaux  qui  disent  :  «  11  n'y  a  pas  de  feu  sans 
fumée.  » 


m 


CAUSES   CÉLÈBRES. 


Ceux  qui  subirent  l'arrestation  préventive,  dans  le  procès  que  je 
narre ,  ne  purent  fournir  aucun  indice.  L'instruction  se  poursuivit  avec 
la  plus  grande  activité,  sous  la  direction  de  deux  Tortues;  mais  plus  on 
avançait,  moins  on  pénétrait  l'horrible  mystère  et  drame  dans  lequel 
avait  succombé  l'infortuné  Crapaud.  % 


*•    *\\l     .ï.O'R 


Enfin  une  Taupe,  sortant  à  tâtons  de  son  terrier,  vint  raconter 
qu'elle  avait  vu  une  énorme  Vipère  (monstrum  horrendum,  comme  dirait 
mon  ami  le  Rat)  s'élancçr  sur  le  Crapaud.  Confronté  avec  le  cadavre 
qu'on  avait  soigneusement  embaumé,  le  témoin  déclara  positivement 
que  ça  devait  être  lui. 


CAUSES  CÉLÈBRES.  *  487 


Des  Bouledogues  furent  dépêchés  à  la  poursuite  de  la  Vipère, 
l'attaquèrent  vaillamment  pendant  son  sommeil,  lui  mirent  les  menottes 
et  la  menèrent  devant  la  Cour. 

L'audience  est  ouverte.  Le  greffier  donne  lecture  de  l'acte  d'accusa- 
tion. La  parole  est  à  la  Fourmi ,  expert  chargé  d'analyser  les  restes  de 
la  victime.  (Mouvement  d'attention.) 

«  Messieurs, 

«  Notre  but  était  de  rechercher  si  le  corps  de  ce  malheureux  Crapaud 
«  contenait  le  principe  vénéneux  récemment  découvert  dans  la  Vipère, 
«  et  nommé  par  les  savants  viperium. 

«  Cette  substance  se  combine  avec  divers  oxydes ,  acides  et  corps 
«  simples,  pour  former  différents  vipérates,  vipérites  ou  vipérures. 

«  Nous  avons  donc  analysé  avec  le  plus  grand  soin  l'estomac,  le 
«  foie,  le  poumon,  les  entrailles,  et  la  masse  encéphalique  de  la  victime, 
a  en  nous  servant  de  réactifs  dérobés  à  un  médecin  homœopathe  qui 
«  a  l'habitude  de  porter  sa  pharmacie  dans  sa  poche.  Après  avoir 
a  fait  chauffer  et  évaporer  jusqu'à  siccité  le  suc  pancréatique  et  les 
«  matières  contenues  dans  l'estomac ,  nous  avons  obtenu  une  substance 
«  liquoreuse,  mais  assez  solide,  que  nous  avons  traitée  par  deux  milli- 
u  grammes  d'eau  distillée  ;  en  la  plaçant  dans  un  matras  de  verre  et  la 
«  soumettant  à  l'ébullition'  pendant  deux  heures  vingt-cinq  minutes, 
«  nous  n'avons  rien  obtenu  du  tout;  maiscetle  même  substance,  traitée 
«  successivement  par  des  acétates,  des  sulfates,  des  nitrates,  des  prus- 
«  siates  et  des  chlorates,  nous  a  donné  un  précipité  d'un  blfcu  vert- 
«  pomme  que  nous  avons  retraité  par  plusieurs  réactifs  énergiques  ;  nous 
«  avons  alors  obtenu  un  précipité  d'une  couleur  indécise,  mais  bien 
«  caractérisée,  et  qui  ne  saurait  être  que  dû  viperium  à  l'état  pur.  » 

Ce  rapport,  clair  et  concluant,  impressionne  vivement  l'auditoire. 
La  Fourmi  met  sous  les  yeux  des  jurés  une  petite  fiole  contenant  le 
résidu  recueilli.  .(Agitation  en  sens  divers.) 

L'issue  de  ce  procès,  qui  se  termina  par  la  condamnation  de  la 
Vipère,  eût  excité,  sans  aucun  doute,  la  curiosité  publique,  si  des 
débats  plus  importants  ne  l'avaient  détournée. 

On  lisait  dans  le  Microcosme  :  ; 

«  Un  crime  affreux  vient  de  jeter  la  terreur  dans  ce  pays. 


488  CAUSES   CÉLÈBRES. 


«  Donnant  aux  animaux  domestiques  l'exemple  d'une  noble  indépen- 
«  dance ,  une  Brebis  et  son  Agneau  avaient  fui  leur  bergerie.  Tous  deux 
«  étaient  placés  sous  la  sauvegarde  de  la  Confédération  Animale,  et  pour- 
«  tant  ils  ont  été  lâchement  égorgés  ! 

«  Un  Loup,  désigné  par  la  voix  publique  comme  coupable  de  ce 
«  crime,  a  été  arrêté,  grâce  au  zèle  et  à  la  fermeté  du  brigadier  des 
«  Bouledogues.  » 

Il  importait  de  savoir  quel  avait  été  le  genre  de  mort  de  la  Brebis. 
On  choisit  à  cet  effet  un  Dindon,  savant  docteur  décoré,  qui  s'était 
acquis  une  juste  célébrité  par  ses  recherches,  malheureusement  sans 
résultat,  sur  cette  grave  question  :  Quare  opium  facit  dormire?  Ce 
docteur  illustre  constate  que  la  Brebis  était  loin  d'avoir  succombé 
à  une  attaque  de  cholpra,  comme  on  aurait  pu  faussement  l'avancer; 
mais  qu'une  plaie  de  six  centimètres  de  long  lui  ayant  été  faite  au 
gosier,  la  mort  avait  été  le  résultat  de  la  division  de  la  veine  jugulaire 
interne. 

Impatiemment  attendue,  l'affaire  vint  enfin  au  rôle. 

Dès  le  matin,  une  multitude  immense  assiège  les  portes  du  prétoire; 
l'autorité  a  pris  des  mesures  pour  prévenir  le  désordre.  L'accusé  est 
introduit.  Il  est  pâle;  ses  yeux  sont  noirs,  mais  sans  éclat.  Sa  mise, 
quoique  décente,  n'a  rien  de  recherché.  On  distingue  à  peine  ses  traits, 
qu'il  semble  vouloir  dérober  à  la  curiosité  publique.  Un  vieux  Corbeau, 
qui,  entre  vingt  concurrents,  a  obtenu  Y  honneur  de  défendre  le  grand 
criminel,  s'assied  au  banc  de  la  défense  en  robe  d'avocat. 

L'interrogatoire  commence  : 

D.  Accusé,  levez-vous  !  vos  nom  et  prénoms 
II.  Canis  Lupus. 
D.  Votre  âge? 
R.  Douze  ans. 
D.  Votre  profession  ? 
R.  Botaniste. 
D.  Votre  domicile  ? 
R.  Les  grands  bois,  la  nature! 

D.  Vous  allez  entendre  lecture  des  charges  dirigées  contre  vous. 
L'acte  d'accusation  est  lu  au  milieu  du  plus  profond  silence;  puis  le 
président  interroge  de  nouveau  le  prévenu  : 


CAUSES  CÉLÈBRES  •  Z^9 

D.  Canis  Lupus,  qu'avez- vous  à  alléguer  pour  votre  justification? 

R.  Je  suis  innocent,  mon  président.  Longtemps,  j'en  conviens,  j'aî 
eu  l'habitude  de  détruire  des  Moutons;  mais  en  agissant  ainsi,  je  con- 
sultais moins  mon  inclination  que  ma  haine  pour  les  Hommes  :  si 
j'éprouvais  du  plaisir  à  donner  la  mort  à  une  Brebis,  c'est  que  c'était 
enlever  à  nos  oppresseurs  une  portion  de  leurs  richesses.  Depuis  long- 
temps ,  je  suis  revenu  à  des  sentiments  plus  doux,  mais  sans  cesser  de 
détester  les  Hommes.  Jugez  donc  de  mon  indignation,  quand,  l'autre 
jour,  je  vis  les  malheureux  dont  on  m'impute  la  mort  poursuivis  par  un 
boucher  qui  les  frappa  sans  pitié.  Je  volai  à  leur  secours  :  l'infâme 
bourreau  prit  la  fuite  ;  et  c'est  au  moment  où  je  me  préparais  à  panser 
les  plaies  des  victimes  que  les  agents  de  l'autorité  m'ont  fait  prisonnier. 
Je  me  propose  de  les  attaquer  plus  tard  en  dommages  et  intérêts. 

.   L'accusé  se  rassied,  et  porte  la  patte  à  ses  yeux.  Son  discours  éveille 
les  sympathies  de  l'auditoire,  et  notamment  du  beau  sexe. 

u  Comme  il  parle  bien!  dit  une  Grue. 

—  Qu'il  a  de  grâce  !  s'écrie  une  Pie-Grièche. 

—  Quel  dommage,  si  un  aussi  beau  criminel  était  condamné!  dit 
une  Hécasse  en  respirant,  oh  !  oh  !  » 

Il  est  bon,  à  ce  qu'il  paraît,  d'être  scélérat  pour  plaire  à  ces  dames, 
mais  il  importe  de  joindre  l'hypocrisie  à  la  méchanceté,  si  l'on  veut  tou- 
cher leur  cœur...  retournons  à  nos  Moutons. 

Le  président  répond  : 

D.  Accusé ,  votre  version  est  inadmissible.  Elle  est  en  contradiction 
formelle  avec  les  déclarations  des  témoins  que  nous  allons  entendre; 
d'ailleurs  vous  ne  persuaderez  à  personne  que  vous  êtes  capable  d'un 
élan  de  générosité.' Vos  antécédents  sont  déplorables. 

R.  J'ai  toujours  été  calomnié. 

D.  A  deux  ans,  précocité  funeste,  ayant  été  grondé  par  votre 
nourrice,  vous  l'avez  mordue. 

R.  Cest  elle  qui  a  commencé. 

D.  Plus  tard,  vous  avez  eu  une  violente  altercation  avec  un  de  vos 
voisins,  et  vous  l'avez  traité  de  Crapaud. 

R.  Il  m'avait  appelé  Caïman. 

D.  Il  y  a  trois  ans,  on  vous  a  vu  rôder  autour  de  la  garenne  royale, 
dont  l'accès  est  interdit  aux  animaux  de  votre  espèce. 

•R.  Je  n'y  suis  pas  entré. 

«2 


(,90  CAUSES  CÉLÈBRES. 


D.  Mais  vous  aviez  l'intention  de  vous  y  introduire,  pour  y  porter 
"  le  désordre  ;  messieurs  les  jurés  apprécieront. 

L'audition  des  témoins  commence.  Le  Loup  discute  leurs  déposi- 
tions avec  une  remarquable  habileté,  calme  avec  les  uns,  ardent  et 
sarcastique  avec  les  autres,  trouvant  toujours  réponse  k  tout.  Peu  à 
peu  cependant,  ses  forces  s'épuisent;  à  son  état  de  surexcitation  succède 
une  prostration  soudaine,  et  il  s'évanouit. 

L'audience  est  renvoyée  au  lendemain*. 

Les  jours  suivants ,  le  Loup  se  trouva  trop  faible  pour  soutenir  les 
débats.  Jamais  animal  illustre ,  jamais  vénérable  père  de  famille ,  jamais 
prince  adoré  (dans  les  feuilles  officieuses),  n'excitèrent  autant  d'intérêt 
pendant  le  cours  -de  leurs  maladies.  Les  habitués  de  la  Cour  d'assises 
craignaient  de  perdre  une  source  d  émotions;  les  juges  appréhendaient 
qu'une  proie  fût  ravie  à  la  justice  animale;  le  Vautour  général  redoutait 
d'avoir  à  rengainer  le  superbe  réquisitoire  qu'il  improvisait  depuis  trois 
semaines.  Les  journaux  donnaient  chaque  matin  un  bulletin  de  la  santé 
du  Loup  : 

«  L'accusé  est  fort  souffrant  et  presque  constamment  couché.  Il  a 
sans  cesse  auprès  de  lui  plusieurs  Sangsues  ;  il  semble ,  du  reste ,  calme 
et  résigné  à  son  sort.  » 

a  L'accusé  a  passé  une  mauvaise  nuit.  Plusieurs  Oies  de  la  plus 
haute  volée  sont  venues  demander  de  ses  nouvelles  au  geôlier.  » 

«  L'accusé  est  mieux.  Il  consacre  ses  loisirs  à  lire  et  à  écrire. 
L'objet  favori  de  ses  études  est  le  recueil  des  Idylles  de  Mn,c  Deshou- 
lières  ;  il  a  consommé,  depuis  sa  captivité,  deux  mille  neuf  cents  feuilles 
de  papier.  Il  rédige  un  drame  en  dix-sept  tableaux,  intitulé  :  le  Triomphe 
de  la  Vertu,  et  un  mémoire  philosophique  sur  la  Nécessité  d'abolir  la 
peine  de  mort.  »  Voici  quelques  vers  de  sa  composition,  que  nous  sommes 
parvenus  à  nous  procurer  : 


Oh!  pour  le  prisonnier,  les  jours  où  la  nature 
S'embellit  de  soleil,  de  fleurs  et  de  verdure, 
Les  jours  les  plus  Fiants  sont  les  plus  désolés. 
Il  entend  des  troupeaux  les  clochettes  qui  sonnent, 
Les  concerts  des  oiseaux,  les  zéphyrs  qui  frissonnent 
En  s'éparpiltant  dans  les  blés. 


CAUSES  CÉLÈBRES. 


Û91 


•s-^euc 


Le  doux  roucoulement  des  colombes  plaintives, 
Murmure  cadencé  des  ondes  fugitives, 
Voix  des  bois  et  des  vents,  arrive  jusqu'à  lui. 
Mais  en  vain  sur  les  prés  la  lumière  ruisselle; 
Malheureux  paria,  la  joie  universelle 
Semble  insulter  à  ton  ennui  ! 

Cesse  de  voyager,  en  ton  espoir  frivole, 
Avec  tout  ce  qui  passe  et  tout  ce  qui  s'envole  ; 
Cesse  de  secouer  le  fer  de  tes  barreaux. 
Pour  toi  le  sort  n'a  plus  que  terreurs  et  menaces  ; 
Ta  vie  est  condamnée,  et  les  geôliers  tenaces 
Ne  te  céderont  qu'aux  bourreaux. 


Je  l'avoue,  Messieurs  les  Rédacteurs,  l'espèce  d'enthousiasme  dont  ce 
misérable  Loup  a  été  l'objet  m'inspire  de  tristes  réflexions.  J'ai  entendu 


492  CAUSES  CÉLÈBRES. 


de  malheureux:  Rossignols  fredonner,  pendant  des-  années  entières,  les 
chants  les  plus  sublimes,  sans  triompher  de  l'obscurité;  et  parce  qu'il 
avait  commis  un  crime ,  ce  Loup  voyait  ses  premiers  essais  applaudis 
avec  transport.  Je  connais  des  Animaux  de  bien ,  des  héros  de  vertu , 
auxquels  on  ne  consacrerait  pas  deux  lignes,  et  l'on  entretenait  pom- 
peusement le  public  des  faits  et  gestes  d'un  scélérat;  et  des  mamans 
qui  y  auraient  regardé  à  deux  fois  avant  de  mettre  les  Fables  de  Floriaa 
entre  les  mains  de  leurs  enfants,  des  mamans,  sévères  sur  le  choix  de 
leurs  propres  lectures,  se  repaissaient  sans  scrupule,  en  famille,  de  détails 
qui  les  initiaient  à  tous  les  raffinements  du  crime  et  de  la  dépravation. 
Sans  dissimuler  le  mal,  ne  pourrait-on  éviter  de  lui  donner  un  tel 
relief?  A  la  vérité,  si  l'on  s'attachait  a  reproduire  exclusivement  les 
bonnes  actions ,  on  n'aurait  parfois  à  expédier  à  ses  abonnés  que  du 
papier  blanc. 

Repris  aussitôt  que  le  Loup  put  les  supporter,  les  débats  se  poursui- 
virent pendant  huit  jours.  On  entendit  vingt-cinq  témoins,  tant  à  charge 
qu'à  décharge;  jurés,  défendeurs,  président,  avocat  général,  n'épar- 
gnant ni  interrogations,  ni  interruptions,  ni  observations.  Il  en  résulta 
que  l'affaire,  excessivement  claire  dans  le  principe,  s'embrouilla  au  point 
de  devenir  incompréhensible.  La  plupart  des  procès  ressemblent  à  l'eau 
d'une  fontaine  :  plus  oh  les  agite,  plus  ils  deviennent  troubles. 

L'accusé  avait  usé  de  tant  de  subterfuges  pour  captiver  l'attention , 
il  s'était  si  heureusement  posé,  que  ce  fut  au  milieu  d'une  émotion 
universelle  que  le  Vautour  général  prit  son  essor  oratoire  : 

«  Messieurs  les  jurés, 

«  Avant  d'entrer  dans  les  détails  des  faits  soumis  à  votre  judicieuse 

«  appréciation  #  j'éprouve    l'impérieux   besoin  de  vous    adresser    une 

«  question  grave ,  une  question  importante.  Je  vous  le  demande  avec 

«  un  sentiment  de  vive  douleur,  je  vous  le  demande  avec  un  sentiment 

«  de  pénible  amertume...   je    dirai    plus,    messieurs!...  je    vous   le 

«  demande  avec  un  sentiment  d'ardente  indignation  :  où  va  la  société?... 

«  Et  en  effet,  messieurs,  de  quelque  côté  que  nous  portions  nos  yeux* 

«  nous  ne  voyons   que   désordre   :    désordre   chez   les  Quadupèdes, 

«  désordre  chez  les  Bipèdes,  désordre  chez  les  Hannetons,  désordre 

«  partout;  nous  n'éprouvons  que  des  symptômes  de  désorganisation 

«  profonde,  intime,  radicale.  Oui,  messieurs,  le  corps  social  se  mine  ;  le 


CAUSES   CÉLÈBRES.  Û93 


«  corps  social  se  décompose;  le  corps  social  s'écroulerait,  si  vous 
«  n'étiez  là,  messieurs,  pour  imposer  une  barrière  aux  progrès  si 
«  effrayants  de  la  dissolution  morale  !  » 

L'orateur  soutient  l'accusation  sur  tous  les  points,  et  conclut  à  la 
peine  capitale.  Le  défenseur  réplique  par  de  vigoureux  croassements , 
après  avoir  déclaré  dans  son  exorde  que  le  plus  beau  spectacle  qu'on 
puisse  avoir  sur  la  terre  est  celui  de  l'innocence  aux  prises  avec  le 
malheur. 

A  midi  et  demi,  le  jury  entre  dans    le  taillis  des  délibérations.. 
Quatre  questions  lui  sont  posées  :  une  pour  chaque  meurtre ,  une  pour 
la  préméditation  de  chaque  meurtre. 

Des  conversations  animées  s'engagent  entre  les  assistants  ;  on  y 
distingue  les  voix  glapissantes  d'individus  du  sexe  féminin. 

A  trois  heures,  les  jurés  rentrent  à  l'audience. 

Le  verdict  est  affirmatif  sur  toutes  les  questions;  il  se  tait  sur 
l'admission  de  circonstances  atténuantes. 

Le  président  :  «  Je  recommande  à  l'auditoire  le  plus  profond 
«  silence,  le  plus  complet  recueillement.  Bouledogues,  introduisez 
«  l'accusé.  » 

Le  Loup  est  ramené  dans  la  salle;  sa  démarche  est  assurée.  Il 
entend  la  lecture  de  la  déclaration  du  jury  sans  émotion  apparente. 

Le  Vautour  général  requiert,  d'une  voix  émue,  l'application  de  la 
peine. 

La  Cour  condamne  le  Loup  à  la  peine  de  mort. 

La  foule  immense  qui  s'est  entassée  dans  le  prétoire  reste  morne  et 
silencieuse;  pas  un  mqt,  pas  un  bêlement,  pas  un  geste  ne  se  mani- 
festent. On  dirait,  à  voir  tous  ces  regards  fixés  sur  un  même  point, 
tous  ces  becs  muets  et  silencieux,  qu'une  même  commotion  électrique 
les  a  frappés  tous  d'une  éternelle  immobilité. 

Le  Loup  a  été  pendu  ce  matin,  messieurs,  et  les  zoophiles  n'ont  pas 
manqué  cette  occasion  de  renouveler  leurs  protestations  contre  la  peine 
de  mort.  Elles  me  touchent  médiocrement,  je  vous  le  confesse,  et  je  ne 
conçois  guère  pourquoi  ils  tenaient  tant  à  conserver  un  scélérat  qui  a 
coupé  son  frère  par  morceaux.  C'est  par  respect  pour  la  vie  animale  ? 
Mais,  alors,  par  quel  illogisme  ils  trouvent  tout  naturel  que  vipgt  ou 
trente  mille  pauvres  diables  se  fassent  tuer  en  quelques  heures  pour  une 


/,9i  CAUSES   CÉLÈBRES. 


querelle  qui  leur  est  ordinairement  indifférente  !  Que  le  criminel,  se  déro- 
bant à  l'action  de  la  justice ,  se  glisse  subitement  dans  les  rangs  d'une 
armée  et  reste  sur  le  champ  de  bataille,  les  philosophes  admettent  le 
droit  qu'a  exercé  la  société  de  l'envoyer  à  la  boucherie  en  compagnie  de 
plusieurs  autres,  mais  elle  n'a  pas,  suivant  eux,  le  droit  de  purger  la 
terre  de  la  présence  d'un  monstre  ! 

C'est  pour  le  mieux  punir,  disent-ils  parfois ,  qu'ils  le  laissent  vivre. 
Comme  ils  s'abusent!  le  forçat  entretient  toujours  l'espoir  consolateur  de 
s'évader,  il  est  en  plein  air,  sous  un  ciel  bleu,  soustrait  aux  hasards  et 
aux  vicissitudes  de  l'existence.  «  Je  n'avais  ni  sou  ni  maille,  peut-il  se 
dire,  je  ne  savais  où  coucher,  si  bien  que,  tuant  pour  vivre,  j'étais  exposé 
k  mo.urir  de  faim  dans  un  fossé.  Maintenant  je  suis  vêtu,  nourri,  abrité, 
sans  souci  du  lendemain.  On  a  cru  me  châtier,  on  m'a  fait  une  position.  » 

Il  y  a  pourtant,  j'en  conviens,  un  argument  sérieux  en  faveur  de 
l'abolition  du  dernier  supplice.  _Un  Animal  qui  n'est  pas  bête  a  dit  : 
«  Que  messieurs  les  assassins  commencent!  »  N'est-ce  pas  plutôt  à  la 
société  de  commencer?  Qu'elle  épure  les  mœurs,  qu'elle  manifeste  une 
profonde  horreur  du  sang  versé  ;  qu'elle  donne  l'exemple  ;  qu'elle  soit  la 
première  à  mettre  en  pratique  "ce  commandement  :  «  Ty  ne  tueras 
point.  »  En  un  mot,  qu'elle  supprime  la  guerre. 

Notre  Loup  était,  au  reste,  de  ces  natures  énergiques  qui  n'aiment 
pas  les  moyens  termes;  il  a  refusé  de  se  pourvoir  en  cassation,  et  il  est 
mort  avec  courage. 

On  a  trafiqué  avantageusement  des  objets  mobiliers  qui  avaient 
appartenu  au  condamné.  Un  Bœuf  anglais,  venu  tout  exprès  des  pâtu- 
rages du  Middlesex,  a  payé  deux  livres  sterling  une  mèche  de  ses  che- 
veux; un  libraire,  connu  pour  chercher  les  succès  de  scandale,  offre  six 
mille  francs  du  Triomphe  de  la  Vertu. 

Il  existait  du  Loup  vingt-deux  portraits  en  photographies ,  qui  n'ont 
aucun  rapport  les  unes  avec  les  autres,  quoique  la  ressemblance  de 
toutes  soit  garantie.  Le  compte  rendu  de  son  procès,  rédigé  par  le  plus 
habile  des  sténographes,  s'est  vendu  par  milliers.  Le  Loup  a  eu  aussi  les 
honneurs  de  la  complainte,  et  voici  celle  que  les  Canards  ambulants 
nasillent  à  son  intention  : 


Écoutez,  Canards  et  Pies, 
Geais,  Dindons,  Corbeaux  et  Freux, 
Le  récit  d'un  crime  affreux, 
Et  bien  digne  des  Harpies. 


CAUSES  CÉLÈBRES. 


/ior> 


C<0-    'S^v-» 


L'auteur  de  cet  attentat 
Fut  un  Loup  peu  délicat. 

Une  Brebis  malheureuse 
Se  promenait  dans  un  champ  ' 
II  l'accoste ,  et  le  méchant , 
D'une  voix  cadavéreuse , 
Lui  dit  :  «  Madame,  bonsoir, 
Je  suis  charmé  de  vous  voir.  » 


A  ce  discours  trop  perfide 
Elle  répond  poliment; 
Mais  le  traître,  en  ce  moment, 
Tire  un  poignard  brebicide, 
Et  comme  un  vil  assassin, 
Le  lui  plonge  dans  le  sein. 

Mais  la  justice  protège 
Les  jours  de  tout  citoyen  ! 
On  arrête  le  vaurien; 
Dans  sa  rage  sacrilège, 
11  veut  se  faire  périr  : 
Il  n'en  a  pas  le  loisir. 


196 


CAUSES  CÉLÈBRES.' 


11  vante  son  innocence, 
Mais  on  ne  l'écoute  pas. 
Après  d'orageux  débats, 
On  le  mène  à  la  potence. 
Cet  infâme  condamné 
Fut  ainsi  guillotiné. 

MORALITÉ. 

Vous,  dans  le  sentier  du  crime 
Qui  pourriez  être  entraînés, 
Par  cet  exemple  apprenez 
Cette  vérité  sublime  : 
Que  celui  qui  fait  le  mal 
Est  un  méchant  Animal. 

Les  restes  du  supplicié  ont  été  inhumés  sans  cérémonie.  Son  crâne 
a  été  rçmis  à  un  Hibou,  très-versé  dans  la  science  phrénologique.  Ce 
physiologiste  perspicace  lui  a  trouvé,  extraordinairement  développée,  la 
bosse  de  la  bienveillance. 

Veuillez  m'accorder  la  vôtre. 

Emile   de   La   Bédollière. 


?<^~^^ 


L'OURS 


OU 


LETTRE    ÉCRITE   DE   LA   MONTAGNE 


Félix  qui  potuit  rerum  cognoscere  causas! 


r- 


'apportai,  en  venant  au  monde,  un  goût 
très-vif  pour  la  solitude.  Sans  doute  ce  goût 
m'avait  été  donné  pour  une  fin  utile;  mais  au 
lieu  de  diriger  remploi  de  mes  facultés  vers  un 
but  qui  répondît  à  ma  vocation  dans  l'harmonie 
des  êtres,  je  travaillai  longtemps  à  corrompre 
en  moi  l'ouvrage  de  la  nature.  Peu  de  temps 
après  ma  naissance,  une  chute  que  je  fis  en 
%£%$}  voulant  monter  pour  la  première  fois  au  faite 
d  un  arbre  me  ren  lit  boiteux  pour  le  reste  de  mes  jours.  Cet  accident 
influa  singulièrement  sur  mon  caractère  et  contribua  beaucoup  à  déve- 
lopper le  germe  de  ma  mélancolie.  La  caverne  de  mon  père  était  très- 

1  Cette  lettre  n'était  pas  destinée  à  la  publicité.  Le  jeune  Ours  à  qui  elle  est  adressée 
a  cru  pouvoir,  sans  indiscrétion,  divulguer  les  confidences  de  l'amitié.. Il  a  pensé  qu'après 
avoir  profité  pour  lui-même  des.conseils  de  son  vieil  ami ,  ces  conseils  pourraient  devenir 
utiles  à  d'autres  aussi.  D'ailleurs,  à  l'heure  qu'il  est,  l'auteur  de  cette  lettre  n'est  plus, 
et  a  laissé  des  Mémoires  qui  paraîtront  sous  peu  et  qui  n'en  sont  que  le  développement. 


NOTE  DU  REDACTEUR  EN  CHEF. 
63 


498  L'OURS. 


fréquentée  par  les  Ours  du  voisinage.  C'était  un  ort  chasseur,  qui 
traitait  splendidement  ses  convives  :  ce  n'était  du  Riatin  au  soir  que 
danses  et  que  festins  ;  pour  moi ,  je  demeurais  étranger  à  la  vie  joyeuse 
de  ma  famille.  Les  visites  m'importunaient,  la  bonne  chère  m'allait 
assez ,  mais  les  chansons  à  boire  m'étaient  odieuses.  Ces  répugnances 
ne  tenaient  pas  seulement  à  mon  organisation,  bien  que  la  philosophie 
moderne  ait  placé  dans  l'organisme  le  principe  de  nos  affections  positives 
-et  négatives.  Le  désir  de  plaire,  contrarié  par  mon  infirmité,  était  pour 
moi  une  source  d'amères  préoccupations.  Le  goût  naturel  que  j'avais 
pour  la  solitude  et  le  silence  dégénéra  peu  à  peu  en  humeur  sombre,  et 
je  prenais  plaisir  k  m'abandonner  à  cet  état  d'Ours  incompris,  qui  a 
toujours  passé  pour  le  signe  du  génie  méconnu  eu  d'une  vertu  supé- 
rieure dont  le  monde  n'est  pas  digne.  Une  étude  approfondie  de  moi- 
même  et  des  autres  m'a  convaincu  que  l'orgueil  était  la  racine  de  cette 
tristesse ,  de  ces  idées  pâles ,  dont  on  a  demandé  le  secret  aux  rayons 
de  la  lune  et  aux  soupirs  des  roseaux.  Mais ,  avant  de  venir  à  résipis- 
cence ,  il  était  écrit  que  je  devais  passer  par  l'épreuve  du  malheur. 

Ce  n'était  pas  assez  pour  moi  d'affliger  mon  père  et  ma  mère  par  le 
spectacle  de  ma  nionomanie,  je  formai  le  projet  de  les  abandonner  et  de 
chercher  quelque  retraite  ignoFée  du  monde ,  où  je  pusse  me  livrer  en 
liberté  à  mon  goût  pour  la  vie  solitaire.  Vainement  ma  conscience  me 
représenta  la  douleur  que  j'allais  leur  causer.  Je  confiai  mon  dessein  à 
un  ami  de  ma  famille,  afin  qu'on  sût  bien  que  j'avais  volontairement 
renoncé  au  monde,  et  qu'on  ne  crût  pas  que  j'avais  été  la  victime  de 
quelque  accident. 

Je  n'oublierai  jamais  le  jour  où  je  quittai  le  toit  qui  m'avait  vu 
naître.  C'était  le  matin  :  mon  père  était  parti  pour  la  chasse  ;  ma  mère 
dormait  encore.  Je  profitai  de  cet  instant  pour  sortir  sans  être  vu.  La 
neige  couvrait  la  terre,  et  un  vent  glacé  agitait  tristement  la  cime  des 
sapins  couverts  de  frimas.  Tout  autre  que  moi  eût  reculé  devant  ce 
deuil  de  la  nature  ;  mais  rien  n'est  plus  fort  qu'âme  résolution  absurde, 
et  je  partis  d'un  pas  ferme  et  intrépide. 

Il  serait  difficile  de  trouver  sur  la  terre  un  lieu  moins  fréquenté  que 
celui  que  je  choisis  pour  ma  retraite.  Pendant  l'espace  de  cinq  ans,  à 
l'exception  d'un  Aigle  qui  vint  se  poser  sur  un  arbre,  à  quelque  distance 
de  ma  caverne ,  aucun  être  vivant  ne  m'apparut  de  près  ni  de  loin.  Les 
occupations  de  ma  vie  contemplative  étaient  fort  simples.  A  l'aube 
naissante,  j'allais  m'asseoir  sur  la  pointe  d'un  rocher,  d'où  j'assistais  au 


L'OURS. 


499 


lever  du  soleil.  La  fraîcheur  du  matin  éveillait  mon  imagination,  et  je 
consacrais  les  premières  heures  du  jour  à  la  composition  d'un  poëinc 
palingënésique,  où  je  me  proposais  d'exprimer  toutes  les  douleurs  de 
ces  âmes  errantes  qui  avaient  approché  leurs  lèvres  de  la  coupe  de  la 
vie  et  détourné  la  tête.  Vers  le  milieu  de  la  journée,  j'étudiais  les  simples. 
Le  soir,  je  regardais  les  étoiles  s'allumer  une  à  une  dans  le  ciel  ;  j'élevais 
mon  cœur  vers  la  lune  ou  la  douce  planète  de  Vénus,  et  quelquefois  «  il 
me  semblait  que  j'aurais  eu  la  puissance  de  créer  des  inondes.  »  Cinq 
années  s'écoulèrent  dans  cette  vie  monotone  ;  mais  cette  période  de  temps 
avait  fini  par  oblitérer  bien  des  sensations,  dissiper  bien  des  rêves, 


50D  L'OURS. 


hébéter  l'enthousiasme  ;  et  peu  à  peu  je  cessai  de  voir  les  choses  comme 
je  les  avais  vues  d'abord.  J'étais  arrivé  à  une  de  ces  époques  critiques 
de  l'intelligence  qui  se  renouvellent  souvent  dans  la  vie,  et  qui  sont 
ordinairement  marquées  par  un  malaise  insupportable.  On  veut  sortir  à 
tout  prix  de  cet  état  contentieux,  et  la  mauvaise  honte  est  d'autant 
moins  forte  pour  nous  retenir,  que,  parmi  les  choses  que  l'on  comprend 
le  moins,  il  faut  ranger  celles  que  l'on  a  cessé  d'aimer.  Aussi  l'ennui 
triompha-t-il  de  toutes  les  hésitations  de  l'amour-propre,  forcé  de  se 
dédire;  et  je  me  décidai  à  retourner  parmi  mes  semblables,  à  me  jeter 
dans  le  mouvement,  à  partager  les  travaux  et  les  dangers  des  autres 
Ours,  en  un  mot,  à  rentrer  dans  la  vie  sociale  et  à  en  accepter  les 
conditions. -Mais,  soit  qu'une  volonté  supérieure  ne  permît  pas  que  je 
rencontrasse,  sans  une  expiation  préalable,  un  bonheur  que  j'avais 
d'abord  méprisé,  soit  que  ma  destinée  le  voulût  ainsi ,  je  tombai  entre 
les  mains  des  Hommes/ 

Je  m'étais  donc  mis  en  route  un  matin  pour  exécuter  mon  dessein. 
Je  n'avais  point  fait  une  demi -lieue,  lorsqu'au  fond  d'une  gorge  étroite 
j'entendis  plusieurs  voix  s'écrier:  «  Un  Ours!  un  Ours!  »  Au  moment  où 
je  m'arrêtais  pour  distinguer  d'où  venaient  ces  accents  inconnus,  je 
tombe  frappé  par  une  main  invisible.  Pendant  que  je  me  roulais  sur  la 
terre,  quatre  énormes  Chiens,  suivis  de  trois  Hommes,  se  précipitèrent 
sur  moi..  Malgré  la  douleur  que  me  causait  ma  blessure,  je  luttai  long- 
temps contre  les  Chiens,  mais  à  la  fin  je  tombai  sans  connaissance  sous 
la  dent  de  ces  cruels  Animaux. 

Quand  je  revins  de  mon  évanouissement,  je  me  trouvai  attaché  k  un 
arbre ,  avec  une  corde  passée  dans  un  anneau  dont  on  m'avait  orné  le 
bout  du  nez.  Cet  arbre  ombrageait  la  porte  d'une  maison  située  sur  une 
grande  route,  mais  toujours  au  milieu  des  montagnes.  Tout  ce  qui 
m'était  arrivé  me  semblait  un  songe,  songe,  hélas!  de  courte  durée! 
Mon  malheur  ne  tarda  pas  alors  de  m'apparaître  dans  sa  triste  réalité. 
Je  ne  compris  que  trop  que,  si  j'avais  conservé  la  vie,  c'en  était  fait  de 
ma  liberté,  et  qu'au  moyen  de  l'anneau  fatal  qu'on  m'avait,  je  ne  sais 
comment ,  passé  dans  la  narine,  l'être  le  plus  faible  de  la  création  pou- 
vait m'asservir  à  ses  volontés  et  à  ses  caprices.  Oh  !  qu'Homère  a  bien 
raison  de  dire  que  celui  qui  perd  sa  liberté  perd  la  moitié  de  son  âme  ! 
Le  retour  que  je  faisais  sur  moi-même  redoublait  l'humiliation  que  me 
causait  ma  servitude.  C'est  alors  que  je  reconnus,  mieux  que  jamais, 
jusqu'à  quel  point  j'avais  été  la  dupe  de  mon  orgueil ,  en  me  supposant 


L'OURS.  501 

la  force  de  vivre  indifférent  à  toutes  les  choses  extérieures.  Qu'y  avait-il, 
en  effet,  de  changé  dans  ma  position  ?  La  vaste  étendue  du  ciel,  l'aspect 
imposant  des  montagnes,  l'éclat  radieux  du  soleil,  la  clarté  de  la  lune 
et  son  brillant  cortège  d'étoiles ,  tout  cela  était  encore  à  moi.  D'où  venait 
donc  que  je  ne  voyais  plus  du  même  œil  ces  beautés  naturelles  qui 
naguère  semblaient1  suffire  à  mes  désirs?  Je  fus  forcé  de  m'avouer  qu'au 
fond  du  cœur  je  n'avais  jamais  renoncé  à  ce  monde  que  j'avais  boudé, 
et  que,  si  j'avais  pu  en  vivre  éloigné  pendant  quelques  années ,  c'est  que 
je  n'avais  jamais  cessé  de  me  sentir  libre  d'y  retourner  quand  je  voudrais. 
Je  passai  plusieurs  jours  dans  la  stupeur  et  dans  l'abattement  du 
désespoir.  Cependant  l'aveu  que  je  m'étais  fait  intérieurement  de  ma 
faiblesse  contribua  à  ouvrir  mon  âme  à  la  résignation.  La  résignation  à 
son  tour,  ramena  l'espérance ,  et  peu  à  peu  j'éprouvai  un  calme  que  je 
n'avais  jamais  connu.  D'ailleurs,  si  quelque  chose  pouvait  consoler  de 
la  perte  de  la  liberté,  j'aurais  presque  oublié  ïna  servitude  dans  les 
douceurs  de  ma  vie  nouvelle  ;  car  mon  maître  me  traitait  avec  toutes 
sortes  d'égards.  J'étais  le  commensal  du  logis  ;  je  passais  la  nuit  dans 
une  étable  auprès  de  quelques  autres  Animaux  d'un  caractère  pacifique 
et  très-sociable.  Le  jour,  assis  sous  un  platane,  à  la  porte  de  la  maison, 
je  voyais  aller  et  venir  les  enfants  de  mon  maître ,  qui  me  témoignaient 
beaucoup  d'affection,  et  le  passage  assez  fréquent  des  voitures  publiques 
me  procurait  de  nombreuses  distractions.  Le  dimanche,  les  villageois  et 
les  villageoises  des  hameaux  voisins  venaient  danser  sous  mon  platane 
au  son  de  la  cornemuse  :  car  mon  maître  était  aubergiste,  et  c'était 
chez  lui  que  les  montagnards  célébraient  les  jours  de  fête.  Là  résonnaient 
le  bruit  des  verres  entrechoqués  et  les  gais  refrains  des  convives.  J'étais 
toujours  invité  aux  danses  qui  suivaient  le  repas  et  se  prolongeaient 
bien  avant  dans  la  nuit.  J'ouvrais  ordinairement  le  bal  avec  la  plus  jolie 
villageoise,  par  une  danse  semblable  à  celle  qu'autrefois,  dans  la  Crète, 
Dédale  inventa  pour  l'aimable  Ariane.  Depuis,  je  fus  à  même  d'étudier 
la  vie  intime  d'Hommes  placés  à  l'autre  extrémité  de  l'échelle  sociale , 
et,  en  comparant  leur  sort  à  celui  de  ces  montagnards,  il  me  parut  que 
ces  derniers  étaient  plus  près  du  bonheur  que  ceux  que  l'on  regarde 
comme  les  heureux  du  siècle  ;  mais  je  tirai  en  même  temps  cette  con- 
clusion sur  l'homme  en  général  :  c'est  qu'il  ne  peut  être  heureux  qu'à 
la  condition  d'être  ignorant.  Triste  alternative,  qui  le  met  sans  doute  au- 
dessous  de  tous  les  Animaux,  et  à  laquelle  l'Ours  échappe  complètement 
par  la  simplicité  de  ses  mœurs  et  de  son  caractère. 


502 


L'OURS. 


>'>V* 


Cette  vie  pastorale  dura  six  mois,  pendant  lesquels  je  suivis  l'exemple 
d'Apollon  dépouillé  de  ses  rayons  et  gardant  les  troupeaux  du  roi  Admèté. 
Un  jour,  que  j'étais  assis,  selon  ma  coutume,  à  l'ombre  de  mon  arbre, 
une  chaise  de  poste  s'arrêta  devant  notre  auberge.  La  chaise  était  attelée 
de  quatre  Chevaux  et  contenait  un  voyageur  qui  me  parut  appartenir  h 
la  haute  société.  En  effet,  comme  je  l'appris  bientôt,  ce  voyageur  était 
un  poëte  anglais,  nommé  lord  B****,  célèbre  alors  dans  toute  l'Europe. 
Il  revenait  de  l'Orient ,  où  il  avait  fait  un  voyage  d'artiste.  Il  descendit 
pour  prendre  quelque  nourriture.  Pendant  son  repas ,  il  me  sembla  que 
j'étais  le  sujet  de  sa  conversation  avec  mon  maître.  Je  ne  m'étais  pas 
trompé.  Lord  B****  donna  quelques  pièces  d'or  à  l'aubergiste,  qui  vint 
à  moi,  me  détacha  de  l'arbre,  et,  avec  l'assistance  du  postillon,  me  fit 
monter  dans  la  chaise  de  poste.  Je  n'étais  pas  encore  revenu  de  ma 
surprise,  que  nous  étions  loin  de  la  vallée  oii  j'avais  passé  des  jours  si 
heureux  et  si  utiles. 


L'OUKS.  503 


J'ai  remarqué  que  tout  changement  dans  ma  manière  de  vivre  me 
remplissait  d'un  trouble  pénible ,  et  l'expérience  m'a  convaincu  que  le 
fond  du  bonheur  consiste  dans  la  monotonie  et  dans  les  habitudes  qui 
ramènent  les  mêmes  sentiments.  Je  ne  saurais  peindre  la  détresse  de 
cœur  que  j'éprouvais  en  voyant  disparaître  derrière  moi  les  lieux  qui 
m'avaient  vu  naître.  Adieu,  disais- je  en  moi-même,  adieu,  ô  mes  chères 
montagnes  ! 

Que  n'ai-je,  en  vous  perdant,  perdu  le  souvenir! 

Je  sentis  que  l'instinct  de  la  patrie  est  immortel,  que  les  voyages, 
qu'un  chansonnier  contemporain  appelle  une  vie  enivrante,  ne  sont  le 
plus  souvent  qu'une  continuelle  fatigue  d'esprit  et  de  corps,  et  je 
compris  pourquoi  les  charmes  de  la  déesse  Calypso  n'avaient  pu  empê- 
cher Ulysse  de  retourner  dans  sa  pauvre  et  chère  Ithaque  et  de  revoir 
la  fumée  du  toit  de  son  palais.  • 

Vivile  felices,  qui  bus  est  forluna  peracta! 
Vebis  parla  quios,  nobis  maris  œquor  arandura. 

Nous  nous  embarquâmes  à  Bayonne,  sur  un  navire  qui  faisait  voile 
pour  les  Iles-Britanniques.  Je  passai  deux  ans  avec  lord  B****,  dans  un 
château  qu'il  possédait  en  Ecosse.  Les  réflexions  que  je  fus  à  même  de 
faire  dans  la  société  d'un  Homme  à  la  fois  misanthrope  et  poète  ache- 
vèrent de  déterminer  ^ans  ma  tête  le  plan  de  vie  dont  je  ne  me  suis 
jamais  écarté  depuis  que  j'ai  recouvré  ma  liberté.  Je  m'étais  déjà  guéri 
de  la  maladie  d'esprit  qui  m'avait  jeté  dans  la  vie  solitaire;  mais  il  m'en 
restait  une  autre  qui  n'était  pas  moins  dangereuse,  et  qui  aurait  pu  me 
faire  perdre  tôt  ou  tard  tout  le  fruit  de  mes  malheurs  et  de  mon  expé- 
rience. Entraîné  par  ce  besoin  d'épanchfement  qui  nous  porte  à  commu- 
niquer aux  autres  nos  ennuis  et  nos  inquiétude^,  j'avais  conservé  la 
manie  de  composer  des  vers.  Mais,  hélas  !  il  n'a  été  donné  qu'à  un 
petit  nombre  d'âmes  de  réunir  l'enthousiasme  et  le  calme,  de  n'arrêter 
leurs  regards  que  sur  de  belles  proportions  et  de  les  transporter  dans 
leurs  écrits.  Je  souffrais,  comme  disent  les  âmes  méconnues  et  les 
mauvais  poètes,  et  je  voulais  exprimer  en  vers  mes  chimériques  souf- 
frances. Ajoutez  à  cela  que  je  n'ai  jamais  eu 

L'heureux  don  de  ces  esprits  faciles, 
Pour  qui  les  doctes  sœurs,  caressantes,  dociles, 
Ouvrent  tous  leurs  trésors. 


504  L'OURS. 


Je  me  couchais  tantôt  sur  la  ventre,  tantôt  sur  le  dos,  pour  exciter 
ma  verve  ;  quelquefois  je  me  promenais  à  grands  pas,  à  la  manière  de 
Pope,  dans  les  sombres  allées  du  jardin  qui  environnait  le  château,  et 
j'effrayais  les  Oiseaux  par  le  grognement  sourd  qui  s'échappait  de  mon 
sein.  Qui  le  croirait  ?  le  secret  dépit  que  me  causait  mon  impuissance  me 
remplissait  de  passions  mauvaises  :  haine  de  ceux  qui  se  portent  bien, 
haine  des  institutions  sociales,  haine  du  passé,  du  présent  et  de  l'avenir, 
haine  de  tous  et  de  tout.  On  a  écrit  bien  des  livres  depuis  Salqmon  ; 
mais  il  en  manque  un,  nn  livre  inestimable  :  c'est  celui  qui  renfermerait 
le  tableau  de  toutes  les  misères  de  la  vie  littéraire.  Exoriare  aliquis!... 
Lord  B****  lui-même,  avec  tout  son  génie...  Mais  je  me  tais  par 
respect  et  par  reconnaissance.  Je  vous  dirai  seulement  que,  las  de  la 
vie  poétique,  il  voulut  rentrer  dans  la  vie  commune  et  reposer  sur  le 
sein  d'une  épouse  les  orages  de  son  cœur.  Mais  il  était  trop  tard  :  son 
mariage  acheva  de  briser  son  existence.  L'infortuné  B****  ne  vit  plus 
d'autre  ressource  que  d'aller  mourir  sur  une  terre  étrangère.  Quelle 
haute  leçon  pour  moi,  pauvre  poëte  mal  léché  !  Aussi,  je  ne  souhaitai 
plus  qu'une  chose  :  c'était  d'être  enfin  rendu  à  la  liberté,  et  de  pouvoir 
mettre  à  profit  ce  que  j'avais  vu  parmi  les  Hommes. 

Le  temps  de  ma  délivrance  arriva  plus  tôt  que  je  n'avais  osé 
l'espérer.  Au  premier  bruit  de  l'insurrection  de  la  Grèce,  lord  B**** 
résolut  d'aller  chercher  un  brillant  tombeau  sur  la  terre  des  Hellènes. 
Quelques  jours  avant  son  départ,  il  voulut  faire ^îne  dernière  apparition 
à  Londres.  Il  profita  de  la  représentation  d'une  tragédie  de  Shakspeare, 
intitulée  Hamlet,  sa  pièce  favorite,  pour  se  montrer  encore  au  public 
anglais.  Le  jour  de  la  représentation,  nous  nous  rendîmes  au  théâtre  en 
calèche  découverte.  La  salle  était  pleine  au  moment  où  nous  parûmes 
dans  une  loge  qui  faisait  face  à  la  scène.  En  un  instant,  tous  les  regards, 
tous  les  lorgnons  furent  fixés  sur  nous.  Les  dames  se  penchaient  sur  le 
devant  des  loges,  comme  des  fleurs  suspendues  aux  fentes  des  rochers. 
Même  après  le  lever  de  la  toile,  l'attention  fut  longtemps  partagée 
entre  Shakspeare  et  nous.  Ce  ne  fut  qu'à  l'apparition  d'un  fantôme, 
qui  joue  un  grand  rôle  dans  la  tragédie  d'Ilamlet,  que  les  regards  se 
reportèrent  vers  la  scène.  Cette  tragédie,  en  eflet,  était  de  nature 
à  familiariser  les  spectateurs  avec  notre  présence.  Tout  le  monde  y 
devient  fou  ou  à  peu  près;  Le  résultat  de  cette  représentation  extraor- 
dinaire fut  de  fournir  le  sujet  d'un  feuilleton  à  tous  les  journalistes 
de   la  capitale.   Car  c'est  là  le  terme  où  depuis  vingt  ans  viennent 


L'OURS.  505 


aboutir  tous  les  grands  événements  politiques,  religieux,  philosophiques 
et  littéraires  de  la  savante  Europe. 

Le  lendemain  nous  nous  embarquâmes  pour  la  France.  Mon  étoile 
voulut  que  lord  B****  fît  un  détour  pour  aller  visiter  les  ruines  de 
Nîmes.  Un  soir  qu'il  était  assis,  près  de  cette  ville,  au  pied  d'une  vieille 
tour,  je  profitai  de  la  rêverie  où  il  était  plongé  pour  m'élancer  avec  la 
rapidité  d'une  avalanche  au  fond  de  la  vallée.  Pendant  quatre  jours  et 
quatre  nuits  je  bondis  de  montagne  en  montagne,  sans  regarder  une 
seule  fois  derrière  moi.  Enfin,  le  quatrième  jour  au  matin,  je  me 
retrouvai  dans  les  Pyrénées.  Dans  l'excès  de  ma  joie,  je  baisai  la  terre 
de  la  patrie  ;  puis  je  m'acheminai  vers  la  caverne  où  f  avais  commencé 
de  respirer  le  jour..  Elle  était  habitée  par  un  ancien  ami  de  ma  famille. 
Je  lui  demandai  des  nouvelles  de  mon  père  et  de  ma  mère.  «  Ils  sont 
morts,  me  dit-il. —  Et  Karpolin  ?  —  Il  est  mort.  —  Et  Lamarre,  et  Sans- 
Quartier?  —  Ils  sont  morts1.  »  Après  avoir  donné  quelques  larmes  à 
leur  mémoire,  j'allai  me  fixer  sur  le  Mont-Perdu.  Vous  savez  le  reste. 

Depuis  quatre  ans,  plus  heureux  que  lord  B****,  peut-être,  parce 
que  je  suis  moins  po'ëté,  j'ai  trouvé  le  repos  dans  les  joies  de  la  famille. 
Ma  femme  est  très-bonne ,  et  je  trouve  mes  enfants  charmants.  Nous 
vivons  entre  nous,  nous  détestons  les  importuns  et  les  visites.  Heureux 
qui  vit  chez  soi  !  J'ajouterai  :  Et  qiîî  ne  fait  point  de  vers! 

.  Vous  m'opposerez,  sans  doute,  l'opinion  de  quelques  philosophes. 
Je  vous  répondrai  que  les  philosophes  n'ont  jamais  fait  autorité  pour 
moi.  «  Je  sens  mon  cœur ^  a  dit  l'un  d'eux,  et  je  connais  les  Ours.  Quant 
aux  saints,  je  les  respecte,  et  je  me  garderai  bien  de  les  confondre  avec 
les  philosophes  ;  cependant  ils  ont,  comme  les  autres,  montré  quelque- 
fois le  bout  de  l'oreille,  et  le  Chien  de  saint  Roch  me  paraît  une  pro- 
testation vivante  contre  la  vie  solitaire.  » 

Quant  à  moi,  je  prie  les  Dieux  et  les  Déesses  de  me  conserver, 
jusqu'à  mon  heure  dernière,  le  calme  de  l'âme  et  la  pleine  intelligence 
des  lois  de  la  nature.  Que  pourrais-je,  en  effet,  leur  demander  de  plus? 
la  Naïade  du  rocher  n'épanche-t-elle  pas  de  son  urne  intarissable  et 
bienfaisante  l'eau  pure  qui  sert  à  me  désaltérer?  L'arbre  aimé  de  Cybèle 
n'ombrage-t-il  pas  ma  demeure  de  ses  rameaux  toujours  verts  ?  Les 

1  C'est  une  erreur.  Karpolin,  Lamarre  et  Sans-Quartier  vivent  encore.  Ils  font  partie 
de  la  troupe  du  théâtre  de  la  barrière  du -Combat,  et  jouent  tous  les  dimanches  dans 
l'emploi  des  gladiateurs. 

NOTE    DU    RÉDACTEUR    l.N    CHEF. 


505 


L'OURS. 


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Dryades  ne  dansent-elles  pas  toujours  sous  l'ombrage  de  ces  forêts 
aussi  vieilles  que  le  monde  ?  N'ai-je  pas  enfin  tout  ce  qui  peut  suffire 
aux  besoins  d'un  ours  sans  ambition  ?  Le  reste  dépend  de  moi.  Mais, 
grâces  aux  Dieux,  je  sens  que  je  suis  a  présent  maître  de  ma  voie  :  je 
vis  tranquille  sur  ma  montagne,  au-dessus  des  orage^  !  Semblable  au 
roseau,  je  n'envie  pas  le  sort  de  la  vague  errante  qui  vient  se  briser  en 
gémissant  sur  le  rivage.  C'est  dans  ces  sentiments  que  j'espère  achever 
ma  course,  jusqu'au  moment  où  mon  âme  remontera  vers  la  brillante 
constellation  dont  le  nom,  écrit  dans  les  cieux,  atteste  la  noblesse  de 
notre  origine. 

Ainsi  soit-il  ! 

L.  Baude. 


LE 


SEPTIÈME    CIEL 


VOYAGE  AU  DELA  DES  NUAGES 


LE  BONHEUR  SE  FAIT  AVEC  DES  HÊVESÎ 

{ Extrait  des  Mémoires  inédits  d'un  Tourtereau  allemand  r 

mort  à  la  maison  des  fous  de  Darmstadt,  le  1er...  134  .) 

—  Chapitre  des   Rbvbs.  — 


'étais  donc  mort. 


Mort,  comme  on  meurt  peut- 
être  quand  on  ne  sait  pas  bien 
lequel  vaut  le  mieux,  de  vivre 
ou  de  mourir  ;  mort  sans  savoir 
comment  ni  à  quelle  occasion,  sans  secousse,  et  le  plus  facilement  du 
monde. 

Si  facilement,  que  mon  âme,  tant  elle  avait  peu  souffert  pour,  en 
sortir,  ne  s'aperçut  pas  d'abord  qu'elle  était  séparée  de  mon  corps. 

Qu'est-ce  que  vivre,  si  mourir  n'est  rien  ? 

Du  moment  précis   qui    d'un  Tourtereau  vivant    fit    de   moi  un 
Tourtereau  mort  je  n'ai  gardé  aucun  souvenir,  sinon  qu'avant  que  je 


508  LE    SEPTIEME    CIEL. 


fusse  mort  la  lune  brillait  doucement  au  milieu  d'un  ciel  sans  nuages, 
et  que,  lorsque  mon  âms  étonnée  s'aperçut  qu'elle  n'appartenait  plus 
à  la  terre,  la  douce  lune  n'avait  pas  cessé  de  briller,  ni  le  ciel  d'être 
pur;  sinon  encore  que  j'avais  pu  mourir  sans  que  rien  fût  changé  aux 
lieux  mêmes  que  je  venais  de  quitter. 

Mais  qu'importe  à  la  nature  féconde  qu'une  pauvre  créature  comme 
moi  vive  ou  meure  ? 


H 


J'ai  pensé  que  cette  séparation  de  mon  âme  et  de  mon  corps  n'avait 
été  si  facile  qu'en  raison  de  l'habitude  qu'avait  prise  mon  âme  de  ne  se 
guère  inquiéter  de  mon  corps,  se  fiant,  sans  doute,  pour  sa  conduite 
ici-bas,  aux  instincts  honnêtes  de  ce  serviteur  dévoué. 

Combien  de  fois,  en  effet,  aux  jours  de  leur  union,  ne  l'avait-elle 
pas,  en  quelque  sorte,  laissé  seul  déjà,  et  presque  oublié,  afin  de  pou- 
voir rêver  plus  à  son  aise  à  cette  autre  vie,  dont  les  âmes  auxquelles 
la  terre  ne  suffit  pas  ont,  dès  ce  monde,  ou  comme  un  pressentiment 
ou  comme  un  souvenir  !  Et  n'est-il  pas  possible  que  des  rêves  de  ce 
genre  conduisent  d'une  vie  à  l'autre  sans  qu'on  s'en  aperçoive? 


III 


Pourtant,  voyant  sans  vie  cet  ami  fidèle,  ce  corps  qui  tout  à 
l'heure  encore  lui  était  soumis,  et  pensant  qu'il' allait  falloir  l'aban- 
donner, l'abandonnera  la  mort,  c'est-à-dire  à  la  destruction  et  presque 
au  néant,  c'est-à-dire  à  cette  implacable  solitude  qui  s'établit  autour 
des  morts  et  qui  s'empare  d'eux ,  et  qui  fait  que  les  morts  sont  toujours 
seuls,  quoi  que  ce  soit  qui  s'agite  autour  d'eux ,  mon  âme  le  regarda, 
non  sans  tristesse. 

«  Que  n'es-tu  mort  d'une  mort  moins  prompte?  lui  dit-elle;  que 
«  n'ai-je  pu  te  sentir  mourir,  et  partager  ton  mal,  et  souffrir  avec  toi, 
«  si  tu  as  souffert?  Je  t'aurais  assisté  à  tes  derniers  moments,  et 
«  nous  nous  serions  du  moins  quittés  après  un  adieu  fraternel. 

«  Pauvre  corps  muet!  ajouta-t-elle,  entends-moi  et  réveille-toi,  et 


LE    SEPTIÈME    CIEL.  509 


«  jette  un  dernier  regard  sur  ces  riches  campagnes  que  tu  aimais  tant, 
«  et  qu'un  mouvement,  qu'un  seul  mouvement  de  toi  me  convainque 
«  que  toute  cette  vie  que  nous  venons  de  passer  ensemble  n'est  point 
«  un  songe,  et  que  tu  as  vécu  en  effet.  » 


IV 

Pour  la  première  fois,  cet  appel  de  mon  âme  resta  sans  réponse. 

«  Pourquoi  aimer  ce  qui  doit  mourir?  s'écria-t-elle  attristée. 
«  Quand  on  n'a  pas  devant  soi  l'éternité,  pourquoi  agir?  pourquoi 
«  s'unir? 

«  Puisqu'il  le  faut,  quittons-nous  donc,  dit-elle  enfin  ;  mais  de 
<i  même  qu'il  a  été  dans  notre  destinée  que  nous  fussions  séparés,  de 
«  même  il  est  écrit  qu'à  l'heure  où  les  âmes  iront  rejoindre  leurs 
«  corps  je  saurai  reconnaître  entre-  toutes  les  poussières  ta  poussière, 
«  et  te  rendre  cette  vie  que  tu  viens  de  perdre.  Adieu  donc,  compte 
«  sur  moi,  et  n'aie  pas  peur  que  je  me  trompe  ;  car  à  toi  seul  je  revien- 
<(  drai,  et  cette  fois  ce  sera  pour  toujours.  » 


Le  silence  de  la  nuit  paisible  n'était  interrompu  que  par  le  faible 
bruit  que  font  en  se  détachant  des  arbres  qui  les  portent  les  feuilles  qui 
meurent  aussi. 

Tout  à  coup,  on  entendit  au  loin  un  cri  lugubre  de  l'Oiseau  de 
proie. 

«  Tombez  sur  ce  corps  sans  défense,  .petites  fleurs  des  arbres  !  » 
s'écria  mon  âme  épouvantée  ;  «  et  vous,  vert  feuillage  qu'il  chérissait, 
»  couvrez-le  de  votre  ombre  protectrice,  et  dérobez-le  aux  regards  du 
«  Vautour  impie.  » 

Mais,  hélas!  le  cri  funèbre  se  fit  de  nouveau  entendre,  et  cette 
fois  ce  n'était  plus  au  loin. 


510 


LE    SEPTIÈME    CIEL. 


afcCHOi 


Et  en  cet  instant  la  dernière  goutte  du  sang  qui  avait  animé  mon 
corps  s'arrêta  dans  ses  veines  et  s'y  glaça. 


LE    SEPTIÈME    CIEL.  511 


VI 


Et  une  voix  à  laquelle  il  fallait  obéir  ayant  dit  à  mon  âme  de  quitter 
cette  terre,  où  sa  mission  était  accomplie,  pour  retourner  au  ciel,  la 
patrie  des  âmes,  je  sentis  en  moi  un  désir  si  doux  d'aller  où  la  voix  me 
disait  d'aller,  que  je  m'élevai  aussitôt  dans  les  airs,  comme  si  j'eusse 
été  ravie  sur  les  ailes  invisibles  de  ce  pur  désir. 


Vil 


Et  en  cet  instant  aussi  j'oubliai  que  j'avais  eu  un  corps,  et  ce  fut 
pour  moi  comme  si  je  n'avais  jamais  été  qu'un  pur  esprit. 

Et  je  montais  immobile,  dans  l'air  immobile  comme  moi-même, 
sans  le  secours  d'aucun  mouvement,  et  par  cela  seulement  que  j'étais 
une  âme  immortelle,  faite  pour  monter  de  la  terre  au  ciel.  J'obéis- 
sais ainsi  à  ma  nouvelle  condition,  à  peu  près  comme  on  aime  sur  terre 
et  comme  on  pense,  sans  s'expliquer  comment  on  aime  ni  comment  on 
pense. 

VIII 

Je  fus  bientôt  loin  de  la  terre,  si  loin,  que  je  l'apercevais  à 
peine  comme  un  point  perdu  dans  l'immensité,  et  je  volai  ainsi 
longtemps  ;  et  puis  enûn,  ayant  cessé  de  la  voir,  je  me  souvins  tout  à 
coup,  par  un  retour  soudain,  que  je  l'avais  quittée  seule.  «  Hélas!  » 
s'écria  mon  Ame,  «  ce  qui  m'attend  au  ciel  doit-il  me  faire  oublier  ce 
«  que  je  perds  ?  Qui  me  rendra  celle  qui  m'aimait  dans  ce  monde  que 
«  j'abandonne?  0  douleur  !  tu  es  donc  immortelle,  toi  aussi  ?  » 


IX 


Pourquoi  le  ciel,  qui  favorise  les  affections  honnêtes,  n'accorderait- 
il  pas  aux  âmes  qui  se  sont  aimées  pendant  la  vie  d'une  affection  sin- 
cère, de  s'aimer  encore  jusqu'au  milieu  des  gloires  du  ciel,  et  de  s'y 
garder  un  fidèle  souvenir  ? 


512  LE    SEPTIÈME   CIEL. 


X 


Mais  il  fallait  monter  toujours,  et  je  ne  tardai  pas  à  dépasser  les 
nuages  qui  glissaient  sans  bruit  dans  l'espace.  Je  vis  alors  des  milliers 
d'étoiles,  et  volant  d'astre  en  astre  :  «  Doux  astres,  leur  disais-je, 
parure  des  anges,  où  vais-je?  »  Et  sans  me  répondre,  mais  non  sans 
me  comprendre,  les  étoiles  se  rangeaient  pour  me  laisser  libre  le  chemin 
que  je  devais  suivre. 


XI 


Bientôt  toute  cette  partie  du  ciel  d'où  sortent  les  rayons  bienfaisants 
qui  font  ouvrir  les  fleurs  et  mûrir  les  fruits  de  la  terre  se  trouva 
au-dessous  de  moi,  comme  un  tapis  d'azur  parsemé  de  diamants 
célestes,  et  j'arrivai  là  où  il  n'y  a  plus  d'étoiles. 

Je  fus  alors  saisi  d'une  crainte  respectueuse,  et  je  m'arrêtai 
éperdu. 

«  Va  toujours,  et  rassure-toi,  me  dit  une  voix.  Ne  sais-tu  pas  que 
«  tu  es  dans  le  ciel  ;  que  le  mal  en  est  banni ,  et  que  tu  n'as  rien  à 
«  craindre  ?  Suis-moi  donc  ;  car  nous  ne  nous  arrêterons  que  là  où  tu 
«  seras  heureux  d'arriver.  —  Heureux!  lui  dis-je,  heureux!  »  Et 
comme  j'hésitais  :  «  Crois-moi,  et  suis-moi,  »  ajouta  la  voix.  Et  je  la 
suivis,  et  je  la  crus  :  car  la  confiance  habile  au  ciel. 


XII 


Celle  qui  me  parlait,  c'était  une  belle  petite  âme  immortelle,  l'âme 
bienheureuse  d'une  blanche  Colombe  à  laquelle  la  mort,  qui  l'avait 
cueillie  dès  les  premiers  jours  de  son  printemps,  avait  à  peine  laissé 
le  temps  d'éclore,  et  que  le  contact  des  misères  humaines  n'avait  point 
eu  le  temps  de  souiller.  Sa  mission  au  ciel  était  de  recevoir  à  leur 
arrivée  les  âmes  novices  comme  la  mienne,  et  de  les  conduire  bien 
vite  où  il  leur  appartenait  d'aller. 


LE    SEPTIÈME   CIEL.  513 


XIII 


Ce  fut  là  que  je  vis  ce  que  je  n'avais  pu  voir  encore,  parce  que 
jusque-là  ma  vue  était  restée  imparfaite.  C'était  une  foule  d'âmes  de 
toute  espèce,  qui,  comme  moi,  allaient  chacune  à  sa  destination.  Et, 
comme  moi,  chacune  avait  un  guide. 

Me  trouvant  au  milieu  de  toutes  ces  âmes,  et  ne  sachant  ce  qui 
allait  arriver,  je  me  sentais  en  même  temps  et  retenu  par  une  vague 
frayeur,  et  poussé  par  une  espérance  vague  aussi. 

«  Petite  âme  qui  me  guidez,  dis -je  à  la  Colombe  que  je  suivais,  le 
paradis  des  Tourterelles  est-il  bien  loin  encore? 

—  Vois,  me  répondit-elle,  non  sans  sourire  de  mon  trouble  et  aussi 
de  mon  impatience,  vois  ce  point  qui  brille  là-haut  au  plus  haut  des 
cieux;  là  seulement. est  le  septième  ciel,  et  c'est  là  aussi  qu'on  t'attend. 

—  Ah  !  qui  peut  m'attendre  là-haut?  pensai-je,  si  elle  vit  encore  ;  » 
et,  tout  en  montant,  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  dire  :  «  Pourquoi 
suis-je  mort,  puisque  la  mort  devait  nous  séparer?  » 


XIV 

Et  quand  nous  eûmes  monté  pendant  longtemps  encore  à  travers 
des  mondes  et  des  sphères  sans  nombre ,  nous  arrivâmes  jusqu'à  une 
porte  d'où  s'échappaient  des  rayons  plus  éclatants  mille  fois  que  les 
rayons  mêmes  du  soleil ,  et  sur  cette  porte  on  lisait  ces  mots  écrits  en 
caractères  de  feu  :  «  Ici  l'on  aime  toujours.  »  Et  plus  bas  :  «  Ici  on  ne 
change  jamais,  ou,  si  Ton  change,  c'est  pour  mieux  aimer  encore.  » 

Et  la  porte  s'ouvrit,  et  ce  que  je  vis,  je  ne  saurais  le  dire;  car 
comment  parler  de  la  toute  lumière  du  ciel  même,  d'une  lumière  à  la 
fois  si  éblouissante  et  si  douce ,  qu'elle  rend  clair  ce  qu'on  croyait  obscur, 
sans  qu'il  en  coûte  ni  une  douleur,  ni  même  un  effort  pour  tout  voir  et 
pour  tout  comprendre? 

XY 

«  Et  maintenant,  c'est  là!  me  dit  la  petite  Colombe;  et  je  te  laisse, 
puisque  tu  es  arrivé.  » 

65 


514  LE    SEPTIÈME    CIEL. 


Et  elle  parlait  encore ,  que  mes  yeux  charmés  avaient  déjà  aperçu, 
dans  un  coin  du  ciel ,  dans  un  nuage  d'air  trois  fois  plus  pur  que  les 
autres  nuages,  une  perle  divine,  une  fleur  perpétuelle,  un  trésor,  mon 
trésor  !  toi,  enfin,  ô  ma  Tourterelle  chérie  ! 

«  Ah  !  m'écriai-je,  âme  de  ma  sœur,  est-ce  bien  vous  que  je 
vois  ?  »  et  je  t'abordai  avec  tant  de  joie,  que  toi  :  «  Ah  !  que  tu  m'aimes 
bien  !  »  t'écrias-tu. 

Tu  n'étais  pas  changée,  et  cependant  il  y  avait  en  toi  quelque 
chose  de  plus  divin,  et  plus  je  te  regardais,  plus  il  me  semblait  que  tu 
devenais  plus  belle.  Ce  que  je  lus  d'amour  dans  ton  premier  regard, 
comment  te  le  dire?  Va,  ma  sœur,  on  guérit  en  un  instant  de  tous  ses 
chagrins  sur  un  cœur  fidèle. 

«  Quand  j'ai  appris  ta  mort,  me  dis-tu,  je  ne  songeai  point  à  te 
pleurer,  mais  à  te  suivre,  et  j'eus  le  bonheur  de  devenir  si  triste,  que 
je  mourus  presque  en  même  temps  que  toi.  » 

Qui  n'eût  pas  cru  au  bonheur  ?  Nous  étions  si  heureux  !  si  heureux  ! 
que  toi  :  «  Hélas  !  n'est-ce  point  un  rêve  ?  » 


XVI 


Hélas  !  c'était  un  rêve.... 

Mais,  après  un  pareil  rêve,  pourquoi  se  réveiller?  Ce  rêve,  mon 
bonheur,  avait  été  de  si  courte  durée,  que,  quand  je  rouvris  les  yeux, 
rien  n'était  changé  sur  cette  terre  que  j'avais  cru  quitter  avec  toi.  La 
lune  n'avait  pas  cessé  de  briller  ni  le  ciel  d'être  pur.  Et  j'étais  seul 
encore,  et  loin  de  toi  encore,  dans  ce  monde  où  l'on  ne  sait  que  faire 
de  son  cœur.  Et  rien  ne  troublait  le  repos  de  la  nature  endormie,  si  ce 
n'est  pourtant  le  cri  terrible  de  l'Oiseau  de  proie  qui  cherchait  encore 
son  butin  de  la  nuit.  C'était  là  la  seule  réalité  de  mon  rêve. 

Adieu,  et  à  toi  ! 


Notice  biographique  sur  l'Auteur  du  fragment  qu'on  vient  de  lire. 

Nous  croyons  qu'on  nous  saura  gré  de  placer  ici  quelques  détails 
biographiques  concernant  l'auteur  du  fragment  qu'on  vient  de  lire.  Ces 


LE    SEPTIEME    CIEL. 


515 


détails  nous  ayant  été  communiqués  par  le  directeur  de  la  maison  des 
fous  de  Darmstadt  sont  de  la  plus  grande  authenticité. 

Le  Tourtereau  dans  les  papiers  duquel  ce  fragment  a  été  trouvé  est 
mort,  il  n'y  a  pas  plus  de  quinze  jours,  à  la  maison  des  fous  de  la  ville 
de  Darmstadt. 

Quoiqu'il  fût  à  la  fleur  de  son  âge,  la  nouvelle  de  cette  mort  préma- 
turée, et  de  la  maladie  qui  la  causa,  n'étonnera  aucun  de  ceux  qui  avaient 
connu  sa  vie,  et  n'étonnera  sans  doute  pas  non  plus  nos  lecteurs. 


Son  enfance  avait  été  difficile  et  malheureuse.  Tout  jeune,  il  s'était 
trouvé  orphelin,  son  père  et  sa  mère  ayant  disparu  un  jour,*  sans  qu'on 
pût  savoir  ce  qu'ils  étaient  devenus.  Pourtant,  comme  ces  bons  Oiseaux 


516  LE    SEPTIÈME    CIEL. 


étaient  généralement,  à  cause  de  la  simplicité  de  leurs  mœurs,  aimés  et 
honorés  dans  la  forêt  qu'ils  habitaient,  on  s'accorda  à  penser  que  la  mort 
seule,  ou  tout  au  moins  la  violence,  avait  pu  les  séparer  de  leur  cher 
enfant;  mais,  depuis  ce  jour  fatal,  on  n'avait  plus  entendu  parler  d'eux. 

Le  pauvre  petit  vint  à  bout  de  vivre  néanmoins,  Dieu  aidant,  et  aussi 
quelques  charitables  voisines  qui  lui  donnaient,  en  passant,  quelques  rares 
becquées  qu'elles  économisaient  sur  la  part  de  leurs  propres  couvées. 

Dès  que  l'orphelin  eut  à  ses  ailes  assez  de  plumes  pour  voler,  il 
résolut,  en  bon  fils,  de  se  mettre  à  la  recherche  de  ses  parents,  et  partit 
plein  de  courage,  et  aussi,  hélas  !  plein  d'illusions. 

«  Je  les  retrouverai ,  répondait-il  obstinément  à  tous  ceux  qui  lui 
représentaient  que,  si  louable  qu'en  fût  le  but,  il  userait  ses  forces  sans 
aucun  résultat  possible  dans  une  pareille  entreprise  ;  je  les  retrouverai , 
ou  je  mourrai  à  la  peine.  » 

Longtemps  il  battit  l'air  et  la  terre  de  ses  ailes,  allant  partout  où 
son  espoir  le  poussait  et  demandant  à  chacun  ce  qu'il  avait  perdu, 
mais  en  vain. 

Dans  l'une  de  ses  courses,  il  lui  était  arrivé  de  rencontrer  et  d'aimer 
une  jeune  Tourterelle  qui  était  belle  comme  le  jour  ;  et  la  Tourterelle 
l'avait  aimé  aussi  :  il  était  si  malheureux  ! 

Mais,  dans  les  âmes  honnêtes,  l'amour  ne  fait  pas  oublier  le  devoir, 
bien  au  contraire;  et,  loin  d'abanJonner  sa  pieuse  entreprise,  il  se 
sentit  des  forces  nouvelles  pour  la  poursuivre. . 

«  Je  reviendrai,  dit-il  en  quittant  celle  qu'il  aimait. 

—  Et  moi,  j'attendrai,  »  avait  répondu  la  Tourterelle  désolée. 

Et  ils  s'étaient  séparés,  et  lui  s'était  mis  en  route  en  se  disant  : 

«  Elle  m'attendra.  » 

Elle  l'attendit  en  effet. 

Mais  après  l'avoir  attendu  bien  longtemps,  la  pauvrette  (il  faut  bien 
le  dire),  la  pauvrette,  ne  le  voyant  pas  revenir,  avait  fini  par  devenir  la 
Tourterelle  d'un  autre  Tourtereau.  Les  Tourterelles  ont  peur  de  rester  filles. 

Quand,  après  bien  des  courses  vaines,  bien  des  peines  perdues,  le 
Tourtereau,  découragé,  revint  vers  celle  qu'il  aimait,...  il  la  trouva 
entourée  de  toute  une  famille  qui  n'était  pas  sa  famille,  et  de  beaux 
enfants  dont  il  n'était  pas  le  père.  Sa  douleur  fut  telle,  qu'il  en  perdit  la» 
raison.  On  la  perdrait  à  moins.  Sans  doute,  si  la  Tourterelle  eût  été 
bien  sûre  qu'il  reviendrait,  elle  n'eût  jamais  cessé  de  l'attendre.  Mais  les 
vieux  Tourtereaux  disent  tant  de  mal  des  amoureux  qui  ne  sont  pas  là 


LE    SEPTIEME    CIEL. 


517 


pour  se  défendre  aux  jeunes  Tourterelles  à  marier,  que  l'innocente,  les 
ayant  crus  sur  parole,  avait  cédé,  non  sans  regret  pourtant,   car  sa 
conscience  et  son  cœur  lui  faisaient  bien  quelques  secrets  reproches.. 
Aussi,  lorsque  reparut  dans  le  pays  son  premier  fiancé,  et  qu'elle  le 


vit  plus  malheureux  que  jamais,  son  désespoir  et  ses  remords  furent-ils 
au  comble. 

Mais  qu'y  faire  ? 

En  Tourterelle  sensée,  elle  continua  d'être  une  bonne  mère  de 
famille,  elle  redoubla  de  soins  pour  ses  enfants,  et  son  mari  ne  cessa 


518  LE    SEPTIÈME    CIEL. 


pas  d'être  un  heureux  mari.  Et  puis  elle  garda  sa  peine,  et  personne  n'en 
vit  rien,  et,  en  la  voyant  dans  son  petit  ménage,  chacun  disait  d'elle  : 

«  Regardez  donc  comme  elle  est-  heureuse  !  » 

On  en  dit  autant  de  beaucoup  de  gens  qui  n'ont  jamais  su  ce  que 
c'est  que  le  bonheur. 

Quant  au  pauvre  Tourtereau,  comme  il  ne  pouvait  être  dangereux 
pour  personne,  sa  folie  étant  de  celles  dont  beaucoup  de  gens  sensés 
s'arrangeraient  peut-être,  on  le  laissa  aller  où  il  voulut,  et  il.se  retira 
sur  le  riche  sommet  d'une  belle  montagne. 

Là,  nuit  et  jour,  il  rêvait. 

Ce  qu'il  n'eût  pas  trouvé  sur  la  terre  solide,  peut-être  parfois  le 
rencontrait-il  dans  ce  pays  mouvant  des  rêves,  où  l'on  aimerait  tant  à 
voyager  s'il  ne  fallait  pas  en  revenir  pour  vivre  et  pour  mourir.  Ce  qui 
le  prouverait,  c'est  qu'après  sa  mort  on  trouva,  caché  sous  un  monceau 
de  feuilles  mortes,  un  manuscrit  qu'il  avait  intitulé  :  Mémoires  d'un  fou> 
avec  cette  épigraphe  :  Le  bonheur  se  fait  avec  des  rêves  !  Ce  manuscrit 
était  presque  entièrement  écrit  en  prose  ;  la  poésie  qui  sort  du  cœur  sans 
rimes  pouvant  convenir,  bien  plus  que  la  poésie  rimée  et  mesurée,  à  ce 
que  sa  pensée  avait  de  libre  et  de  spontané. 

Il  va  sans  dire  que  le  passage  que  nous  avons  cité ,  c'est  à  sa  Tour- 
terelle qu'il  l'adressait  :  car  pour  lui  il  n'y  avait  jamais  eu  qu'une 
Tourterelle  dans  le  monde. 

Quelques  Oiseaux  rieurs  pourront  être  disposés  à  se  moquer  du 
pauvre  Tourtereau  et  de  ses  malheurs,  et  surtout  de  ses  écrits  ;  mais  -ce 
ne  seront  point  les  Tourterelles.  C'est  à  elles  que  je  le  demande  :  en 
est-il  une  seule  au  monde  qui  n'eût  voulu  rencontrer  sur  sa  route  un 
Tourtereau  aussi  fidèle  ? 

P.  S.  —  11  faut  dire,  pour  ceux  qui  tiennent  à  ce  que  rien 
ne  reste  obscur  dans  un  récit,  que,  pour  ce  qui  est  dp  la  Tourterelle, 
quand  elle  eut  appris  la  mort  de  son  Tourtereau,  elle  n'y  put 
résister;  ses  enfants  d'ailleurs,  ayant  toutes  leurs  plumes,  n'avaient  plus 
besoin  d'elle,  et  on  la  vit  s'éteindre  à  son  tour,  sans  que  rien  au  inonde 
pût  la  rattacher  à  la  vie.  Fasse  le  Ciel  que  les  bons  rêves  ne  mentent 
pas,  et,  qu'ainsi  que  l'avait  rêvé  notre  Tourtereau,  son  amie  Tait 
retrouvé  là-haut,  là-haut,  où  nous  persistons  à  croire  qu'il  doit  y  avoir 
place  pour  tous  les  bons  sentiments  ! 


LE   SEPTIEME    CIEL. 


519 


HutëiîOT, 

Là ,  nuit  et  jour,  il  rêvait. 


On  dira  et  on  écrira  peut-être  que,  du  moment  oîi  cette  Tourterelle 
devait  mourir  pour  son  Tourtereau ,  elle  eût  mieux  fait  de  Pattendre  et 
de  vivre  pour  lui.  Mais  cela  est  bien  aisé  à  dire.  Pour  nous,  ce  que 
nous  devons  constater,  c'est  avant,  tout  la  vérité.  L'histoire  ne  s'écrit 
pas  comme  un  roman  ;  et  quand  on  a  affaire  à  des  personnages  qui  ont 
existé,  il  ne  s'agit  pas  d'arranger  sur  le  papier  des  événements  que  la 
moindre  information  pourrait  contredire. 

P.  J.  Stahl. 


LETTRES 


DUNE    HIRONDELLE 


A    UNE     SERINE 


ELEVEE      AU      COUVENT      DES      OISEAUX 


PREMIÈRE     LETTRE     DE     L'ut  ROI*  DELLE. 


,  Enfin,  me  voilà  libre,  chère 
amie ,  et  je  vole  de  mes  propres 
l  ailes.  J'ai  laissé  bien  loin  derrière 
j  moi,  avec  cette  horrible  barrière 
du  Mont- Parnasse,  la  barrière 
non  moins  difficile  à  franchir  des 
couvenances  et  des  idées  sociales. 
11  y  a  dans  cet  air  que  je  respire, 
dans  ce  vol  sans  entraves  auquel  je  me  livre  pour  la  première  fois, 
quelque  chose  d'enivrant  dont  je  suis  toute  charmée.  Je  n'ai  pu  m'ein- 
pêcher  de  jeter  en  partant  un  regard  de  mépris  sur  les  Hirondelles, 
mes  .  compagnes ,  qui  préfèrent  au  bonheur  dont  je  vais  jouir  une 
existence  obscure  et  vraiment  déplorable.  Je  crois,  sans  vanité,  n'avoir 
pas  été  créée  et  mise  au  monde  pour  faire  le  métier  de  maçon,  pour 
lequel  toutes  les  malheureuses  femelles  de  notre  espèce  abâtardie  sem- 
blent décidément  avoir  une  vocation  marquée.  Qu'elles  usent  leur  jeu- 
nesse et  leur  intelligence  à  bâtir,  à  polir  des  ailes  et  du  bec,  à  cimenter, 
comme  s'il  devait  durer  toujours,   le   frêle  édifice  où    reposera  une 


LETTRES   D'UNE  HIRONDELLE.  521 


postérité  vouée  d'avance  aux  mêmes  fatigues ,  à  la  même  ignorance; 
je  renonce  à  éclairer  leur  entêtement,  et  je  les  quitte,  ne  comptant  plus 
que  sur  l'effet  produit  au  milieu  d'elles  par  la  relation  de  mon  voyage  ,# 
pour  décider  les  Hirondelles  de  quelque  espérance  à  suivre  mon  exemple* 

En  attendant,  je  me  félicite  de  ne  m 'être  attaché  aucun  compagnon 
de  route  ;  la  société  la  plus  aimable  ne  vaut  pas  l'indépendance.  Et  puis, 
d'ailleurs,  je  le  sais,  et  votre  sévère  amitié  me  l'a  souvent  répété,  mon 
caractère  se  plierait  malaisément  à  subir  la  supériorité  d'une  autre 
volonté ,  et  je  sens  cependant  que  je  suis  beaucoup  trop  jeune  pour 
imposer  la  mienne.  Il  faut  donc  vivre  seule,  et  je  m'applaudis  tous  les 
jours  d'avoir  bravement  embrassé  ce  parti,  quoiqu'il  n'ait  pas  reçu 
votre  approbation. 

Vous  n'avez  pu  vous  empêcher  de  blâmer  hautement  ce  désir 
extrême  de  voir  et  de  connaître  le  monde,  qui  m'entraîne  loin  de  vous, 
ma  tendre  amie,  loin  de  vos  conseils,  que  je  ne  suis  pas  souvent,  il 
est  vrai ,  mais  que  je  respecte  toujours ,  loin  de  votre  secourable  atta- 
chèrent, qui  est  venu  bien  des  fois  alléger  les  peines  de  mon  cœur. 

J'ai  compris  votre  effroi,  mais  il  ne  pouvait  pas  me  convaincre.  Nos 
vies  et  nos  caractères,  qui  se  sont  accidentellement  rapprochés,  n'ont 
d'autre  sympathie  que  la  sympathie  de  l'amitié;  du  reste,  nos  pensées 
ne  sont  pas  en  harmonie ,  nos  espérances  ne  tendent  pas  au  même  but. 

Vous  avez  vu  le  jour  dans  la  cage  où  tout  annonce  que  vous  devez 
mourir,  et  l'idée  qu'au  delà  de  ses  barreaux  s'ouvraient  un  horizon  et 
une  liberté  sans  bornes  ne  vous  est  jamais  venue.  Sans  doute,  vous 
l'eussiez  repoussée  comme  une  mauvaise  pensée. 

Moi ,  je  suis  née  sous  le  toit  d'une  vieille  masure  inhabitée,  au  coin 
d'un  bois  :  le  premier  bruit  qui  ait  frappé  mon  oreille,  c'est  celui  du 
vent  dans  les  arbres  ;  il  faut  que  j'entende  encore  ce  bruit.  Le  premier 
souvenir  de  mes  yeux  est  d'avoir  vu  mes  frères ,  après  s'être  longtemps 
balancés  sur  le  bord  du  nid ,  aux  cris  de  notre  mère  inquiète  qui  les 
encourageait  pourtant,  prendre  enfin  hardiment  leur  vol  pour  ne  plus 
revenir.  Il  faut  que  je  m'envole  comme  eux. 

Tandis  que  je  faisais  ainsi  une  rude  connaissance  avec  la  vie,  vous 
avez  grandi  et  chanté.  Ceux  qui  vous  emprisonnaient  vous  nourrissaient 
en  même  temps,  vous  les  bénissiez;  moi,  je  les  aurais  maudits.  Puis, 
quand  le' jour  était  beau,  on  mettait  votre  cage  à  la  fenêtre,  sans  se 
soucier  et  sans  craindre  que  ce  rayon  de  soleil ,  qui  y  entrait  pénible- 
ment, n'exaltât  votre  tête  et  ne  vous  fît  rêver.  Tout  était  pour  le  mieux, 


522  LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 

car  l'âme  n'était  pas  moins  prisonnière  que  le  corps.  Le  froid  venu,  vous 
ne  voyiez  plus  rien  que  les  jeux  de  votre  petite  geôlière,  qui  grandissait 
.  près  de  vous ,  esclave  comme  vous. 

Et  moi,  je  vivais  de  la  même  vie  que  ce  peuple  nomade,  qui  est  le 
mien  y  je  partageais  ses  dangers  et  ses  fatigues ,  je  subissais  avec  cou- 
rage les  privations  de    tout  genre  qui  accompagnaient  souvent  nos 
voyages,  je  devenais  forte  à  tout  souffrir,  et,  pourvu  que  l'air  ne  me 
.  manquât  pas,  j'oubliais  volontiers  que  je  manquais  de  toute  autre  chose. 

En6n,  vous  avez  accepté  avec  soumission  et  même  avec  reconnais- 
sance l'époux  qu'on  vous  a  choisi,  vous  vous  prêtez  à  ses  moindres 
volontés ,  et  vous  vous  trouvez  heureuse  de  lui  obéir,  car  il  faut  néces- 
sairement que  vous  obéissiez  à  quelqu'un. 

Vous  êtes  entourée  d'enfants  que  vous  aimez  jusqu'à  l'adoration  ; 
en  un  mot ,  vous  êtes  le  modèle  des  épouses  et  des  mères  ;  mon  ambi- 
tion ne  va  pas  si  loin.  S'il  me  fallait  avoir  autour  de  moi  ces  insuppor- 
tables petits  criards  qui  demandent  toujours  quelque  chose,  et  ordinai- 
rement tous  la  même  chose,  je  sens  que  je  mourrais  à  la  peine.  Ce  mari, 
qui  vous  charme,  m'ennuierait  profondément  aussi.  Hélas!  l'amour  a 
trop  déchiré  mon  pauvre  cœur,  pendant  le  court  séjour  qu'il  y  a  fait, 
pour  que  je  n'aie  pas  pris  la  résolution  de  ne  l'y  laisser  entrer  jamais. 
Je  sais  bien  que  vous  avez  toujours  opposé  au  récit  de  mes  douleurs  la 
légèreté  avec  laquelle  s'était  conclu  notre  engagement  ;  vous  avez  attri- 
bué l'indigne  abandon  de  mon  séducteur  au  peu  d'importance  que  j'avais 
semblé  attacher  moi-même  à  la  durée  d'une  liaison  qui ,  dans  vos  idées, 
doit  être  éternelle.  Mais  vous  avez  beau  dire,  ce  n'est  pas  là  qu'il  faut 
chercher  la  source  des  malheurs  dont  nous  sommes  victimes.  La  société 
tout  entière  repose  sur  de  mauvais  fondements ,  et  tant  qu'on  n'aura 
pas  démoli,  depuis  le  sommet  jusqu'à  la  base*,  il  n'y  aura  ni  paix  ni 
bonheur  durables  pour  les  intelligences  supérieures  et  pour  les  âmes  . 
aimantes. 

Je  confie  ma  lettre  à  un  Oiseau  de  passage,  que  son  itinéraire  con- 
duit à  travers  vos  parages.  Il  est  si  impatient"  de  continuer  sa  course, 
que  je  suis  obligée  de  remettre  à  une  autre  occasion  les  détails  que  je 
vous  ai  promis  sur  mon  voyage.  Aujourd'hui  je  ne  puis  que  vous  adres- 
ser les  vœux  et  les  compliments  les  plus  tendres. 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


523 


DEUXIEME     LETTRE     QB     L*  H  1 1\  0  \  D  E  L  LE. 


Je  cherche  à  rendre  les  jours  de  l'absence  moins  longs  pour  vous, 
moins  isolés  pour  moi,  en  vous  racontant,  à  mesure  qu'elles  m'arrivent, 
les  sensations  de  la  route.  Deux  cœurs  qui  s'aiment  trouvent  du  charme 
dans  la  circonstance  la  plus  indifférente  aux  indifférents. 

Je  suis  favorisée  par  le  temps  ;  tout  resplendit  autour  de  moi ,  et  il 
me  semble  que  le  soleil  prend  plaisir  à  voir  mon  bonheur. 

J'ai  fait  une  multitude  de  connaissances,  mais  que  votre  tendresse 


524 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


n'en  soit  ni  jalouse  ni  inquiète  :  je  n'ai  pas  le  temps ,  et  encore  moins 
la  volonté,  de  faire  des  amis.  Je  suis  quelquefois  forcée  de  m'arrêter 
pour  répondre  à  une  politesse,  car  ma  qualité  d'étrangère  est  une 
recommandation  suffisante  auprès  des  tribus  hospitalières  que  je  visite  ; 
mais,  en  général,  je  ne  séjourne  nulle  part.  Je  préfère  ma  vie  errante, 
avec  tout  ce  qu'elle  a  d'inattendu  et  de  capricieux,  aux  somptueux 
banquets  qui  me  sont  offerts.  Vous  m'aviez  prédit  l'ennui  et  le  désen- 
chantement,  je  suis  heureusement  encore  à  le^  attendre.  Il  est  vrai  de 
dire  que  je  prends  les  distractions  quand  et  comme  elles  se  présentent, 
et  que  jusqu'à  présent  elles  viennent  sans  que  je  les  appelle. 


Ce  matin,  j'ai  déjeuné  en  tête-à-tête  avec  le  plus  aimable  chanteur 
que  j'aie  jamais  entendu.  C'est  un  Rossignol. 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE.  525 

Il  a  bien  voulu  céder  à  mes  sollicitations,  et  à  la  fin  du  repas  il  m'a 
dit  quelques-uns  de  ses  morceaux  de  prédilection.  Ce  n'est  pas  sans  un 
vif  sentiment  d'orgueil  que  je  songeais  intérieurement  au  grand  nombre 
de  gens  qui  auraient  voulu  se  trouver  à  ma  place.  Toutes  les  distinctions 
sont  flatteuses,  et  celle  qui  me  rendait  alors  le  seul  auditeur  d'une  har- 
monie si  divine  me  rehaussait  à  mes  propres  yeux. 

Au  reste,  cet  artiste  est  fort  simple,  et  l'on  ne  croirait  jamais,  en 
le  voyant  si  négligé  dans  sa  mise,  si  abandonné  dans  ses  poses  et  dans 
toutes  ses  manières,  que  c'est  une  personne  d'un  rare  mérite*  Au  moins, 
j'ai  encore  cette  illusion,  et  je  m'obstine  à  ne  chercher  le  talent  que 
sous  une  enveloppe  de  dignité  et  de  gravité.  Vous  voyez  cependant  que 
j'ai  déjà  fait  un  grand  pas  ;  je  sais  que  c'est  une  illusion.  Après  cette 
admirable  musique,  mon  hôte  et  moi  nous  nous  sommes  livrés  aux 
épanchements  de  1a  confiance  la  plus  intime.  On  lui  a  proposé  d'im- 
menses avantages  pour  venir  se  fixer  à  Paris  ;  mais  sa  liberté  serait 
enchaînée,  et,  comme  il  la  préfère  à  tout,  il  a  refusé. 

Ce  ténor  si  remarquable  dit  qu'il  vit  pour  son  plaisir,  et  que  c'est  la 
meilleure  manière  de  vivre  qu'on  prisse  adopter.  Quoique  ce  système 
présente  certainement  beaucoup  de  chances  de  succès,  et  qu'il  puisse 
séduire  au  premier  abord,  j'étais  sûre  de  ne  pas  m'y  laisser  entraîner. 

Une  existence  heureuse  et  inutile  n'est  pas  celle  que  je  rêve  depuis 
que  j'ai  la  faculté  de  sentir  et  de  comprendre  ;  je  veux  apporter  une 
pierre  à  cette  vaste  construction  qui  s'élève  dans  l'ombre,  sur  les  débris 
d'une  civilisation  mourante. 

Depuis  longtemps  je  songe  à  la  carrière  littéraire.  Tous  mes  goûts 
m'y  portent,  et  je  dois  peut-être  à  la  grande. pensée  de  régénération  de 
l'espèce  femelle  qui  m'a  absorbée  dès  ma  plus  tendre  jeunesse ,  de  me 
livrer  entièrement  à  des  études  graves  et  consciencieuses,  à  des  travaux  - 
qui  m'aideront  à  accomplir  l'œuvre  que  je  me  suis  imposée. 

Je  vous  vois  d'ici  sourire  de  ce  que  vous  nommez  ma  folie.  Mais  c'est 
que,  je  vous  le  répète,  vous  ne  pouvez  pas  plus  concevoir  le  bonheur 
auquel  j'aspire,  que  je  ne  puis  accepter  la  vie  comme  vous  l'entendez. 
Mais  qu'importe,  puisque,  malgré  ses  dissonances,  notre  intimité  est 
devenue  parfaite,  et  durera ,  je  l'espère,  autant  que  nous  ?  Car  la  char- 
mante douceur  de  votre  Caractère  vous  fait  excuser  l'extrême  vivacité 
du  mien,  et  je  veux  penser  que  cette  tendre  amitié  que  je  vous  ai  vouée 
a  peut-être  contribué  à  rendre  votre  retraite  moins  triste  et  moins  mo- 
notone. 


526  LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 

Je  viens  de  quitter  mon  aimable  chanteur,  et  je  l'ai  quitté  sans 
regret.  Ma  curiosité  et  mon  désir  de  m' instruire  s'accroissent  depuis  que 
j'ai  commencé  à  voir  et  à  apprendre.  Un  Geai,  avec  lequel  je  me  suis 
trouvée  dans  les  environs ,  me  précède  et  m'a  promis  de  me  recom- 
mander chaudement.  En  somme,  je  n'ai  qu'à  me  louer  des  personnes 
avec  lesquelles  mon  voyage  me  met  en  relation ,  et  j'ai  rencontré  par- 
tout des  cœurs  dévoués  et  un  accueil  fraternel. 

Si  j'en  avais  cru  les  avis  de  votre  craintive  prudence,  je  me  serais 
constamment  tenue  en  garde  contre  les  témoignages  d'affection  que  je 
reçois,  et  je  vous  demande  un  peu  à  quoi  cela  m'eût  servi  ?  Tenez,  je 
pense,  et  je  n'en  suis  pas  étonnée  quand  je  songe  au  genre  de  vie  que 
vous  menez,  que  le  monde  vous  est  apparu  soiis  un  mauvais  jour,  et 
que  vous  ne  jugez  pas  toujours  sainement  des  choses  pour  ne  les  avoir 
vues  que  de  trop  loin ,  et  d'une  manière  confuse.  Quand  on  n'est  jamais 
sorti  de  sa  retraite,  et  qu'on  a  vécu  uniquement  pour  cinq  ou  six  êtres 
qu'on  aime,  et  qui  tiennent  lieu  de  tout,  il  est  difficile  de  se  rendre  un 
compte  exact  de  ce  qu'on  ne  connaît  pas,  et  d'apprécier  sans  erreur  ce 
qu'on  n'a  pas  vu. 

Il  est' vrai  que  votre  jeunesse  s'est  écoulée  dans  une  spacieuse  volière, 
où  vous  avez  recueilli  avec  respect  les  leçons  et  les  conseils  de  plusieurs 
vieillards  réputés  pour  leur  haute  sagesse  ;  mais  ces  vieillards  eux- 
mêmes  n'avaient  jamais  respiré  l'air  de  la  liberté,  et  cette  espèce 
d'expérience  dont  ils  étaient  si  fiers ,  ils  la  devaient  à  leur  grand  âge, 
et  non  aux  recherches  et  aux  découvertes  de  la  science.  Cette  expérience, 
que  je  crois  pouvoir  refuser  sans  injustice  h  la  vieillesse  de  vos  premiers 
amis,  j'espère  que  mon  voyage  seul  suffira  à  me  la  donner.  Avant  tout, 
j'ai  besoin,  pour  travailler  avec  fruit  à  la  réforme  que  toutes  les  têtes 
bien  organisées  de  notre  espèce  réclament  avec  moi,  de  beaucoup 
savoir,  de  beaucoup  étudier.  La  situation  intolérable  dans  laquelle  sont 
tombées  les  femelles  de  tant  de  pays  prétendus  civilisés-  sera  le  sujet 
principal  de  ma  sollicitude  et  de  ma  sympathie.  Mais  c'est  là  une 
grande  tâche  que  je  ne  puis  pas  entreprendre  sans  secours.  Je  cherche 
donc  à  réveiller  le  zèle  de  quelques  créatures  qui  souffrent,  en  leur 
révélant  les  motifs  de  leur  souffrance,  et  j'espère  réussir  à  me  faire 
mieux  écouter  ici  qu'à  Paris,  où  la  nonchalance  est  telle,  que  les  Ani- 
maux aiment  mieux  languir  dans  leur  mauvaise  organisation  que  de 
prendre  la  peine  d'en  changer. 

Enfin,  j'ai  d'immenses  projets,    et  je   ne  me  dissimule  pas  que 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


527 


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je  vous  ai  peut-être  dit  adieu  pour  bien  longtemps.  Cette  douloureuse 
séparation  est  la  plus  pénible  partie  de  mon  entreprise  ;  la  difficulté 
presque  invincible  de  recevoir  de  vos  nouvelles  augmente  mes  regrets. 
Mais  que  voulez-vous?  j'obéis  à  une  voix  impérieuse  devant  laquelle 
toutes  les  affections  doivent  se  taire. 

Adieu  pour  aujourd'hui;  l'heure  s'avance,  je  continue  ma  route. 
Toujours  au  midi ,  vous  le  savez. 


LA     SERINE     A     L  HIRONDELLE. 


Cette  lettre  vous  parviendra-t-elle  jamais,  mon  enfant?  Je  n'en  sais 
rien.  Dans  l'ignorance  où  je  suis  de  la  direction  que  vous  suivez,  je  ne 
puis  guère  espérer  que  vous  lirez  un  jour  ces  mots  de  tendresse  mater- 


528  LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 

nelle  que  mon  cœur  vous  envoie.  Cependant,  si  je  suis  assez  favorisée 
pour  qu'ils  vous  arrivent ,  vous  y  retrouverez  ce  que  vous  avez  laissé , 
l'affection  profonde  qui  vous  accompagne  dès  longtemps,  et  la  sollici- 
tude un  peu  grondeuse  qui  contrarie  parfois  votre  témérité. 

Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  de  chagrin  bien  réel  que  je  vous  ai 
vue  entreprendre  ce  dangereux  voyage,  et  je  n'ai  pas  cherché  à  vous 
dissimuler  mon  appréhension  et  ma  peine.  Mais,  malheureusement, 
l'union  de  nos  cœurs  ne  s'étend  pas  jusqu'à  nos  idées,  et  je  n'ai 
pu  réussjr  à  changer  votre  détermination.  Je  suis  loin  de  me  regarder 
comme  infaillible,  mais  convenez  que  si  je  me  trompe,  mon  erreur, 
qui  ne  demande  que  ce  qu'on  lui  donne,  est  moins  périlleuse  que  la 
vôtre,  qui  veut  tout  ce  qu'on  ne  lui  donne  pas. 

Vous  avez  puisé  dans  des  livres  remplis  d'une  fausse  exaltation  une 
exaltation  vraie,  et  vous  courez  de  très-bonne  foi  dans  un  chemin 
perdu,  où  ceux  qui  vous  ont  entraînée  ne  vous  suivront  pas,  croyez-le 
bien. 

Alors,  plus  l'illusion  aura  été  complète,  plus  le  désenchantement 
sera  terrible  ;  et  c'est  cette  heure  inévitable  que  mon  cœur  redoute  pour 
vous ,  presque  autant  que  ma  raison  la  désire. 

Je  sais  que  je  suis  une  radoteuse ,  et  que  vous  êtes  en  droit  de  vous 
plaindre  de  ma  persistance  à  vous  accabler  des  mêmes  sermons  ;  plai- 
gnez-vous donc,  si  vous  voulez,  mais  laissez-moi  sermonner. 

On  m'assure  que  bien  des  personnes  de  notre  sexe  se  servent  de 
leurs  plumes  pour  écrire,  et  je  m'aperçois  que  vous  vous  laissez  gagner 
par  la  manie  dont  elles  sont  possédées.  Je  ne  demande  pas  mieux  que 
de  m'instruire,  quoi  que  vous  en  disiez,  et  je  voudrais  savoir  de  quel 
charme  ou  de  quelle  utilité  il  peut  être  de  barbouiller  du  blanc,  qui  est 
si  joli ,  avec  du  noir,  qui  est  si  laid.  Causons. 

Ou  vous  avez  un  grand  talent,  ou  vous  en  avez  un  petit,  ou 
vous  n'en  avez  pas  du  tout.  Il  me  semble  difficile  qu'il  en  soit  autre- 
ment. 

Si,  par  fatalité,  vous  êtes  favorisée  de  ce  grand  talent,  comme  ce 
sont  les  mâles  qui  font  la  loi  et  les  réputations,  ils  ne  laisseront  pas 
l'opinion  vous  élever  au  degré  de  supériorité  que  leur  sexe  peut  seul 
atteindre  ;  mais  vous  serez  placée  un  peu  au-dessus  du  vôtre,  dans  un, 
milieu  sans  nom,  qui,  n'admettant  ni  les  sentiments,  ni  les  occupations, 
ni  les  délassements  auxquels  vous  étiez  appelée  par  votre  nature,  se 
refusera  ainsi  à  vous  donner  les  goûts,  les  travaux,  les  préoccupations, 


r 


LETTRES    D'UNE   HIRONDELLE.  529 

les  plaisirs  de  cette  nature  supérieure  à  laquelle  vous  tendez  ;  ou  bien 
encore,  vous  mélangerez  tout  cela  ensemble,  et  ce  sera  un  affreux  chaos* 

Puis,  à  côté  de  cette  vie  publique  dont  la  renommée  va  s'emparer, . 
l'envie  vous  viendra  peut-être  de.  vous  en  faire  une  autre  un  peu  cou- 
verte, un  peu  paisible,  dans  laquelle  vous  puissiez  vous  reposer  quelque- 
fois de  vos  triomphes.  Mais  où  trouverez-vous  un  être  afssez  vain  ou 
assez  humble  pour  partager  cette  vie  que  vous  vous  serez  faite?  pour 
endosser  de  gaieté  de  cœur  cette  livrée  ridicule  que  lui  infligeront  vos 
succès,  votre  réputation,  vos  détracteurs,  vos  admirateurs?  le  malheur, 
enfin,  d'être  soutenu  par  ce  qu'on  devait  défendre,  et  de  passer  le 
second  quand  on  a  le  droit  de  faire  le  chemin?  Nulle  part,  je  l'espère, 
car,  avec  la  meilleure  volonté  et  le  meilleur  cœur  du  monde,  vous 
parviendriez  à  rendre  celui  auquel  se  serait  attachée  votre  redoutable 
tendresse  souverainement  malheureux.  Vous  resteriez  donc  puissante  et 
solitaire?  C'est  beau,  mais  c'est  triste,  et  j'aimerais  mieux  appliquer 
cette  haute  intelligence  en  question  à  augmenter  mon  bonheur  et  à  en 
donner  à  ceux  qui  m'entourent  que  de  la  faire  servir  à  m'isoler  de 
toutes  les  joies  de  ce  monde.  Et  plusieurs  petites  choses  dont  je  ne 
parle  pas  :  la  haine,  l'envie,  la  calomnie!  Tout  cela  n'est  guère  à 
redouter  dans  un  nid  ;  mais  sur  une  colonne,  à  la  vue  de  tous,  il  y  a 
fort  à  réfléchir. 

Descendons  de  cette  colonne ,  et  passons  à  ce  joli  petit  esprit ,  qui 
serait  si  agréable  s'il  voulait  se  tenir  tranquille.  Mais  voilà  précisément 
la  maladie.  On  fait  très-bien  son  effet  dans  un  cercle  d'amis  indulgents, 
il  ne  faut  pas  frustrer  le  public,  qui  ne  s'en  plaignait  pourtant  pas,  de 
tant  de  grâce  et  de  charmantes  inspirations. 

On  commence  par  marcher  d'un  pas  timide  dans  cette  route  où 
les  épines  sont  infiniment  plus  communes  que  les  roses,  puis,  le 
pied  s'enhardit,  on  s'accoutume  aux  compliments,  les  compliments 
s'accoutument  à  vous,  et  voilà  une  créature  qui  a  perdu  le  charme 
réel  qu'elle  possédait  pour,  courir  après  une  gloire  qu'elle  n'at- 
teindra jamais.  La  critique,  patiente  d'abord,  finit  par  se  lasser  et 
mordre  ;  elle  signifie  rudement  aux  amis  stupéfaits  que  le  Colibri  n'est 
point  un  Aigle,  après  quoi  elle  se  retire  dans  sa  niche  d'un  air  mena- 
çant. Ce  commencement  d'apposition  irrite  l'amour-propre  exigeant  de 
fa  jeune  célébrité;  on  se  pose  en  victime,  les  consolations  pleuvent,  et 
cette  tête  fort  spirituelle,  qui  aurait  pu  être  une  tête  fort  raisonnable, 
est  tournée  pour  toujours.  Et  de  deux.  Si  vous  voulez  bien ,  nous  passe- 

07 


530 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


rons  rapidement  sur  le  troisième  point  de  mon  discours,  et  nous  ne 
nous  arrêterons  même  pas,  malgré  l'abondance  de  la  matière,  à  la 
variété  de  l'écrivain,  fille,  épouse  et  mère,  qui  pratique  la  littérature 
en^même  temps  que  les  vertus  les  plus  intérieures  ;  aimable  auteur  qui 
berce  d'une  main  et  qui  écrit  de  l'autre ,  dont  les  enfants  déchirent  le 
manuscrit  pendant  qu'elle  tricote ,  et  ajoutent  à  sa  broderie  un  point  sur 
lequel  elle  ne  comptait  pas  pendant  l'inspiration  ;  je  vous  fais  grâce  de  la 
description  de  cet  être  fantasque,  moitié  encre  et  moitié  bouillie. 


si*/^.^?.  j-*; 


Ce  n'est  pas  là  d'ailleurs  le  genre  de  ridicule  dans  lequel  je  crains 
de  vous  voir  tomber.  Je  sais  trop  combien  vos  goûts  vous  éloignent  d'un 
tel  genre  de  vie  pour  le  redouter  et  vous  mettre  en  garde  contre  sa 
séduction. 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE.  531 

Ce  qui  me  fait  peur,  c'est  cette  disposition  qui  vous  entraîne  à 
adopter  d'autant  plus  vite  et  d'autant  plus  fermement  une  idée  qu'elle 
est  plus  généralement  blâmée  et  repoussée  ;  c'est  cette  vanité  incommen- 
surable que  vous  voudriez  prendre  pour  de  la  générosité,  et  qui  vous 
arme  toujours  pour  le  parti  le  plus  faible,  même  quand  vous  soupçonnez 
que  le  parti  le  plus  faible  n'a  pas  le  sens  commun.  C'est  enfin  cette 
étourderie  réfléchie  et  préméditée  qui  donne  gain  de  cause  à  vos  rêves 
les  plus  absurdes,  en  sa  qualité  d'étourderie,  et  dont  vous  ne  vous  défiez 
pas  le  moins  du  monde,  en  sa  qualité  de  réflexion.  ♦ 

Je  voulais  vous  écrire  une  lettre  courte,  tendre  et  amicale,  et  voilà 
que  je  vous  adresse  des  duretés  interminables.  Pourrai-je  vous  persuader, 
chère  enfant?  Ce  qui  est  cependant  bien  vrai,  c'est  que  ces  paroles  si 
sévères  me  sont  dictées  par  une  tendresse  sans  bornes ,  et  que  si  je  vous 
aimais  moins,  je  ne  prendrais  pas  la  peine  de  vous  gronder  si  fort. 

Au  reste,  j'aurais  tort  de  m' inquiéter;  je  sais  par  expérience  que 
vous  ne  vous  offensez  pas  de  mes  conseils.  Hélas  !  c'est  peut-être  parce 
qu'ils  glissent  sur  votre  cœur  sans  y  pénétrer?  Oh  !  que  je  serais  malheu- 
reuse et  effrayée,  s'il  en  était  ainsi  ! 


TROISIEME     LETTRE    DE     L*HIR01iDELLE. 

HISTOIRE    D'UN   NID  DE   ROUGES-GORGES. 

Le  hasard  le  plus  heureux  vient  de  me  faire  rencontrer,  ma  bonne 
amie,  un  Pigeon  reibpli  de  complaisance,  qui  a  bien  voulu  retarder  un 
moment  son  départ,  afin  de  se  charger  de  ma  lettre.  Il  est  porteur  de 
dépêches  importantes,  et  me  semble  mériter  la  confiance  qu'on  lui 
accorde.  Tandis  qu'il  explore  les  environs  charmants  du  gîte  où  je  me 
suis  arrêtée  cette  nuit,  et  où  je  reste  ce  matin  pour  vous  écrire,  je 
m'empresse  de  vous  mettre  un  peu  au  courant  de  ma  vie,  de  mes  sensa- 
tions et  des  événements,  heureusement  fort  rares,  de  mon  voyage.  Je 
garde  cependant  en  moi,  pour  un  autre  temps,  la  poésie  qui  voudrait 
déborder,  et  qui  s'inspire  de  cette  belle  nature  qui  m'entoure,  de  cette 
indépendance  dont  je  jouis  ;  si  je  me  laissais  entraîner  par  le  charme  de 


532  LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 

ce  que  j'éprouve,  je  sens  que  je  n'en  finirais  pas.  Je  préfère  ne  vous  donner 
cela  qu'avec  le  volume  que  je  prépare ,  et  que  je  puis  composer,  à 
tète  reposée,  pendant  mes  longues  heures  de  solitude  et  de  méditation. 

Si  je  n'y  avais  pas  été  forcée  par  la  circonstance,  j'aurais  certainement 
attendu  un  autre  jour  pour  me  rappeler  à  votre  souvenir.  J'ai  commencé 
ma  journée  sous  de  tristes  auspices,  et  je  crains  que  ma  lettre  ne  se 
ressente  de  cette  pénible  disposition.  J'avais  fait  connaissance,  en  arri- 
vant hier  au  soir,  avec  une  aimable  famille  du  voisinage.  Le  père',  la 
mère,  cinq*petits  enfants  encore  sous  l'aile  maternelle.  Comme  ils  avaient 
accueilli  mon  arrivée  avec  beaucoup  de  grâce  et  de  bonhomie  obli- 
geante, j'ai  cru  devoir  aller,  ce  matin  en  me  réveillant,  m'informer  de 
leurs  nouvelles.  J'ai  été  reçue  de  la  manière  la  plus  cordiale,  et  cette 
seconde  entrevue  n'avait  fait  qu'ajouter  à  mon  estime  et  à  ma  recon- 
naissance, lorsqu'au  moment  où  je  venais  de  les  quitter  pour  rentrer  chez 
moi  je  fus  rappelée  sur  le  seuil  par  des  cris  de  douleur  et  d'effroi ,  partis 
du  nid  de  mes  bons  voisins.  Effectivement,  la  situation  était  affreuse  :  un 
des  petits  était  tombé  par  terre  en  essayant  imprudemment  ses  ailes,  et 
quoique  la  chute  par  elle-même  n'eût  rien  de  grave,  le  danger  n'en  était 
pas  moins  imminent.  Un  énorme  Oiseau  de  proie  descendait  en  tour- 
noyant, et  c'était  son  approche  qui  causait  la  détresse  des  pauvres 
parents.  La  résolution  delà  mère  fut  bientôt  prise.  Elle  adressa  quelques 
mots  à  son  mari ,  quelques  recommandations  sans  doute  pour  les  quatre 
petites  créatures  qu'elle  lui  abandonnait,  puis,  après  un  dernier  baiser, 
tristement  mêlé  à  un  dernier  adieu,  elle  s'élança  sur  le  petit,  qui  gisait 
encore  à  l'endroit  où  il  était  tombé ,  et  le  recouvrit  tout  entier  de  son 
corps  et  de  ses  ailes.  L'horrible  Animal,  auquel  elle  venait  se  livrer, 
continuait  à  s'approcher,  et  .en  Rapprochant  redoublait  de  vitesse;  depuis 
longtemps  déjà  il  avait  deviné  une  victime,  et  l'immobilité  dans  laquelle 
il  la  voyait  lui  assurait  une  victoire  facile. 

La  chose  se  passa  comme  elle  avait  été  prévue  :  la  mère  fut  empor- 
tée, l'enfant  resta  ;  après  un  instant  de  silence,  que  la  prudence  com- 
mandait, le  père  vint  chercher  à  cette  triste  place  ce  que  la  serre 
cruelle  du  vainqueur  lui  avait  laissé.  Il  recoucha  son  Oisillon  au  fond  du 
nid,  reprit  la  tâche  vacante  de  la  mère  absente,  et  tout  fut  dit. 

Je  n'avais  pas  encore  osé  me  mêler  à  cette  triste  scène,  et  je  con- 
templais, sans  la  distraire,  la  douleur  muette  de  mon  pauvre  solitaire, 
naguère  si  heureux  et  chantant  de  si  bon  cœur,  lorsqu'un  bruit  reten- 
tissant, effroyable,   se  fit  entendre  à  peu  de  distance  de  nous.   Nos 


\ 


LETTRES    D'UNE   HIROiNDEL  LE. 


533 


regards  se  portèrent  en  même  temps  dans  la  direction  d'où  semblait 
nous  venir  un  nouveau  danger,  et  nous  découvrîmes,  avec  un  bonheur 
que  je  n'essayerai  pas  de  vous  peindre,  mais  que  vous  êtes  bien  faite 
pour  comprendre,  le  ravisseur  de  notre  pauvre  amie  tombé  mort  sous 
Je  coup  qui  venait  de  le  frapper,  et  elle-même  revenant  à  tire-d'aile  vers 
son  nid,  qu'elle  n'espérait  certainement  plus  revoir.  L'ivresse  de  ce 
moment,  mon  cœur  la  partagea  profondément;  leur  bonheur  était  si 
complet,  qu'il  avait  besoin  de  s'épancher  :  on  m'appela,  on  me  caressa  ; 


534 


LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 


nos  douleurs  et  nos  joies  communes  avaient  (ait  de  nous  une  même 
fortune. 

Cependant,  je  craignais  d'être  indiscrète  en  demeurant  plus  long- 
temps auprès  d'eux  ;  je  me  retirais ,  lorsqu'un  Animal  fort  grand ,  de 
l'espèce  de  ceux  qui  habitent  les  villes ,   un  braconnier  s'approcha  en 


sifflant  de  l'arbuste  touffu  qui  dérobait  à  la  vue  le  nid  des  Rouges- 
George^  ;  il  portait  sur  son  dos  une  espèce  de  sac,  duquel  on  voyait 
sortir  la  tête  de  leur  ennemi,  et  sur  son  épaule  l'instrument  qui  les  en 
avait  délivrés.  La  pauvre  mère  ne  put  retenir  un  cri  de  joie  en  le  recon- 
naissant, un  de  ces  cris  du  cœur  qui  devraient  attendrir  les  cœurs 
les  plus  farouches.  Mais  je  crois  que  les  êtres  dont  je  parle  n'en  ont 
point. 

«  Oui-da  !  dit  celui-là  d'une  voix  terrible,  vous  chantez,  la  belle  ! 
Votre  chanson  est  agréable,  mais  vous  serez  encore  plus  à  votre  avan- 


LETTRES    D'UNE   HIRONDELLE.  535 

tage  à  la  brochette.  Les  petits  ne  vaudront  pas  "encore  grand'chose, 
mais  il  ne  faut  pas  séparer  ce  que  Dieu  a  réuni.  » 

Ayant  achevé  ces  paroles,  il  saisit  les  Oiseaux  stupéfaits,  les  empri- 
sonna dans  son  sac,  et  repartit  en  sifflant.  Voilà  pourquoi  je  suis  triste 
aujourd'hui. 


QUATRIÈME     LEJTRE     DE     L'HIRONDELLE. 

Je  suis  fort  souffrante  depuis  quelques  jours,  ma  très-chère  amie. 
11  m'est  arrivé  un  petit  accident  qui  m'a  obligée  de  m'arrêter  en 
chemin,  et  qui  me  retiendra  probablement  longtemps  encore,  malgré 
mes  regrets  et  mon  impatience,  dans  le  séjour  étroit  et  incommode  où 
je  dois  cependant  m'estimer  heureuse  d'avoir  trouvé  un  refuge. 

J'ai  été  surprise,  à  quelque  distance  d'ici,  par  un  affreux  orage,  et 
le  vent  m'a  poussée  avec  une  telle  violence  contre  le  toit  qui  m'abrite 
aujourd'hui,  que  j'ai  fait  une  terrible  chute,  et  que  je  me  suis  démis  la 
patte  en  tombant.  Fort  étonnée  d'en  être  quitte  à  si  bon  marché. 

Plusieurs  Moineaux  francs  empressés,  qui  avaient  eu  l'heureuse 
précaution  de  s'établir  là  avant  1  mauvais  temps ,  m'ont  prodigué  les 
secours  les  plus  tendres  ;  mais,  malheureusement  pour  moi,  le  soleil 
n'a  pas  tardé  à  reparaître,  et  son  premier  rayon  m'a  enlevé  mes  chari- 
tables hôtes.  Ma  pénible  situation  n'a  pas  eu  le  pouvoir  de  les  retenir, 
et  je  souffre  d'autant  plus  de  leur  abandon,  qu'il  ne  m'est  pas  encore 
possible  d'aller  chercher  au  dehors  la  nourriture,  qui  va  cependant 
bientôt  me  manquer  au  dedans,  les  provisions  de  mes  prédécesseurs 
étant  fort  réduites  par  mon  long  séjour  ici. 

Le  souvenir  de  mes  pauvres  voisins,  les  Rouges-Gorges,  à  la  vie  si 
patriarcale,  à  la  table  si  hospitalière,  celui  de  votre  amitié,  de  votre 
calme  intérieur,  dont  si  souvent  je  suis  venue  partager  les  douceurs, 
me  reviennent  naturellement,  parés  de  couleurs  plus  riantes,  depuis 
que  j'éprouve  les  ennuis  de  la  maladie  et  de  la  pauvreté. 

La  solitude,  qui  a  tant  de  charmes,  a  bien  aussi  quelques  incon- 
vénients ,  et  je  ne  veux  pas  vous  faire  tort  de  cet  aveu ,  car  je  suis  sûre 
qu'il  vous  fera  plaisir.  Ainsi,  je  reconnais  que  j'aurais  grand  besoin 
dans  ce  moment  de  ce  que  je  redoutais  si  fort  naguère,  et  qu'un  ami 


536  LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 

qui  me  donnerait  ses  soins  et  son  affection  ne  me  nuirait  pas  du  tout 
aujourd'hui.  Mais  demain? 

Quoique  j'eusse  pesé  d'avance  les  chances  fâcheuses. d'un  aussi  long 
voyage,  et  que  cette  première  et  légère  contrariété  ne  soit  de  nature  ni 
à  me  décourager  ni  à  m'étonner,  je  ne  puis  pas  me  dissimuler  que 
vous,  la  personne  paisible,  et  ennemie  de  tout  ce  qui  menace  l'uni- 
formité de  votre  existence,  vous  supporteriez  avec  moins  d'impatience 
que  moi  ma  toute  petite  blessure.  Cela  vient,  je  crois,  de  ce  que  vous 
avez  contracté  l'habitude  de  vous  occuper  sur  place,  et  que  ce  repos 
obligé  ne  troublerait  en  rien  le  calme'  accoutumé  de  votre  tête  et  de 
votre  cœur.  Pour  moi,  c'est  tout  différent. 

Cette  agitation ,  ordinairement  si  nécessaire  au  bonheur  de  ma  vie, 
a  passé  dans  mon  esprit,  et  je  sens  que  je  deviendrais  folle  s'il  me  fallait 
rester  longtemps  dans  cette  inaction  physique. 

J'entends  beaucoup  et  très-mal  chanter  autour  de  moi  ;  je  suis, 
pour  mon  malheur,  assez  proche  voisine  d'une  méchante  Pie-Grièche 
qui  est  devenue,  on  ne  sait  comment,  la  belle-mère  de  deux  pauvres 
petites  Fauvettes  qu'elle  tient  dans  un  esclavage  complet  et  dont  il 
semble  qu'elle  prenne  plaisir  à  gâter  le  goût  naturel  en  leur  faisant 
chanter,  tant  que  dure  le  joui*,  des  airs  de  contralto  qui  n'ont  certai- 
nement pas  été  écrits  pour  ces  jeunes  voix  ;  bien  entendu ,  je  ne  trouve 
là  aucune  ressource  de  société.  Cette  Pie-Grièche  est  veuve ,  ne  reçoit 
personne,  et  passe  la  plus  grande  partie  du  temps  à  gronder  ces  mal- 
heureux enfants  et  à  épier  leurs  démarches  les  plus  innocentes.  C'est  un 
tyfan  femelle,  et  ses  principes  sont  si  loin  d'être  d'accord  avec  les 
miens  que  j'ai  refusé  net  la  proposition  qu'elle  m'avait  fait  faire  par  un 
vieux  Geai,  son  unique  ami  et  mon  ancienne  connaissance,  de  lui  servir 
de  remplaçante,  quand,  par  grand  miracle,  elle  est  obligée  de  s'éloigner 
un  instant  de  chez  elle.  Je  sais  bien  que  les  conditions  étaient  avanta- 
geuses, et  que,  dans  la  situation  incertaine  où  me  voilà,  il  n'est  peut- 
être  pas  très-prudent  de  dédaigner  un  emploi  qui  me  mettrait  au-dessus 
du  besoin  ;  mais  je  n'ai  pu  vaincre  ma  répugnance,  le  métier  de  gui- 
chetière me  semble  odieux,  et  pour  moi,  comme  pour  les  tristes 
victimes  que  je  serais  chargée  d'empêcher  de  respirer,  de  vivre  et 
d'aimer  en  liberté,  je  sens  que  je  suis  incapable  de  m'y  soumettre. 

Mais  j'ai  offensé  cette  vieille  Pie-Grièche  acariâtre,  et  je  ne  dois  pas 
compter  sur  son  aide.  Il  faut  donc  que  je  m'arme  de  courage,  et  que,  si 
ma  guéfison  se  fait  trop  attendre,  j'essaye  de  vaincre  le  mal  et  d'aller, 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


537 


clopin-clopant,  chercher  des  âmes  plus  compatissantes,  et  surtout  des 
esprits  plus  éclairés. 

Vous,  dont  la  touchante  bonté  m'a  recueillie  dans  une  circonstance 
analogue  à  celle  dans  laquelle  je  me  trouve ,  vous  prendrez  part  à  mes 
peines,  et  vous  gémirez  sur  moi,  plus  que  je  ne  le  mérite,  sans  doute. 
Mais  la  pensée  de  votre  affectueux  intérêt  me  donnera  presque  autant  de 
forces  que  votre  intelligente  pitié  m'en  rendit  autrefois  ;  étendez-le  donc 
sur  moi  tout  entier,  qu'il  plane  sur  ma  tète,  qu'il  me  conduise  où  le 

GS 


538  LETTRES   D'UNE   HIRONDELLE. 

bonheur  m'attend,  et  que  je  sente  de  loin,  comme  tant  de  fois  je  l'ai 
éprouvée  de  près ,  votre  salutaire  influence. 

Ma  tête  est  si  troublée  par  les  tristes  idées  qui  m'assiègent,  qu'il  m'a 
été  impossible  de  profiter  de  ce  temps  de  loisir  forcé  pour  rassembler  les 
premiers  matériaux  de  l'ouvrage  que  je  médite  5  je  suis  triste,  je  suis 
malade,  et  mon  cœur  seul  est  en  état  de  se  faire  entendre.  Ne  vous 
étonnez  donc  pas  de  recevoir  des  lettres  si  longues,  et  pourtant  si  peu 
remplies.  Je  vous  adresse  tout  mon  cœur,  et  mon  cœur  est  vide  loin  de 
vous. 


CINQUIÈME     LETTRE     DE     L' H I  RONDELLE. 

Depuis  un  mois  déjà,  je  suis  sortie  du  gîte  d'où  je  vous  ai  écrit 
pour  la  dernière  fois.  Une  Linotte,  qui  s'en  allait  un  peu  sans  savoir 
où,  m'a  promis  de  me  servir  d'appui,  et  j'ai  saisi  avec  empressement 
cette  occasion  de  quitter  mon  ennuyeuse  voisine ,  et  le  trou  plus  maus- 
sade encore  au  fond  duquel  j'enrageais  depuis  si  longtemps.  Ma  patte 
est  pourtant  loin  d'être  revenue  à  son  état  naturel ,  et ,  malgré  l'espoir 
dont  ma  compagne  voudrait  me  bercer,  je  crains  bien  d'être  boiteuse 
pour  le  reste  dermes  jours.  Ceci  est  un  bon  moment,  n'est-ce  pas? pour 
se  souvenir  de  cette  fable  des  Deux  Pigeons,  qui  est  une  de  vos  cita- 
tions favorites ,  et  que  vous  avez  bien  souvent  opposée  à  mon  humeur 
vagabonde. 

C'est  là  une  grande  peine  à  ajouter  à  mes  autres  inquiétudes,  et  j'ai 
souvent  besoin  que  la  gaieté  de  ma  jeune  conductrice  vienne  faire  diver- 
sion à  mes  tristes  pensées. 

-  Au  milieu  de  ces  étrangers,  l'avenir,  sur  lequel  je  comptais  si 
fermement,  s'assombrit  chaque  jour  davantage;  mes  idées,  mes  plans, 
ne  peuvent  réussir  à  se  faire  jour;  ici  comme  ailleurs,  l'espèce  mâle  a 
envahi  toute  autorité;  ici  comme  ailleurs,  ils  sont  nos  maîtres;  il  faut  se 
l'avouer  et  essayer  d'en  prendre  son  parti.  Jusqu'à  ce  qu'on  ait  trouvé 
un  quinquina  ou  une  vaccine  pour  guérir  la  maladie  dont  notre  sexe  est 
possédé,  cette  maladie  épidémique  et  contagieuse  à  la  fois,  qu'on  se 
transmet  de  mère  en  fille  depuis  le  commencement  des  siècles,  et  qui 
exige  impérieusement  que  nous  soyons  gouvernées  et  battues,  il  faut 


LETTRES   D'UNE   HIROJS  DELL  E.  539 

que  l'intelligence  cède  à  la  force,  et  que  nous  portions  nos  chaînes  sans 
murmure. 

Pour  moi,  qui  n'ai  pas  voulu  m'assujettir  à  ce  honteux  esclavage,  et 
qui  consacrerais  volontiers  ma  vie  à  l'affranchissement  de  mes  malheu- 
reuses compagnes ,  je  sens  que  cette  persévérance  que  vous  avez  toutes 
à  suivre  les  routes  battues  doit  nous  retarder  peut-être  indéfiniment 
dans  la  nôtre;  que  cette  force  d'inertie. à  laquelle  la  force  agissante  ne 
peut  rien  opposer  demeurera  sans  doute  victorieuse  de  tous  nos  efforts  : 
je  sens  cela,  et  j'en  gémis,  mais  que  faire?  persister,  travailler,  souffrir, 
pour  que  mon  nom  seul  recueille  un  jour  les  bénédictions  des  races 
futures?  Cette  ambition  est  noble  et  belle,  mais  j'avoue  qu'elle  ne  suffit 
pas  à  me  donner  le  courage  nécessaire  pour  lutter  contre  les  déceptions 
qui  m'attendent,  contre  les  chagrins  dont  la  vie  que  je  mène  depuis  près 
de  deux  mois  m'a  donné  déjà  de  si  pénibles  échantillons. 

Je  suis  donc  plongée  dans  l'incertitude,  et  vivant  au  jour  le  jour, 
en  attendant  que  ma  bonne  étoile  m'inspire  une  décision  quelconque  qui 
me  fasse  sortir  de  l'état  d'angoisse  où  je  suis. 

Ma  Linotte,  qui  n'a  pas  l'habitude  des  réflexions,  se  lassera  bientôt, 
je  le  crains,  de  la  lourde  tâche  que  son  bon  cœur  lui  a  fait  accepter;  je 
ne  compose  pas  une  société  fort  agréable,  et  je  vois  qu'elle  cherche, 
autant  que  faire  se  peut,  à  rompre  le  tête-à-tête. 

Quoique  je  ne  fusse  guère  en  humeur  de  voir  du  monde,  elle  m'a 
entraînée  hier  au  milieu  d'une  nombreuse  réunion,  qui,  en  tout  autre 
temps,  m'eût  remis  le  cœur  en  joie  et  en  espérance.  Notre  sexe  seul  y 
était  admis,  et  le  but  vers  lequel  tendent  tous  mes  vœux  était  aussi  celui 
que  ces  jeunes  cœurs  appellent  avec  une  noble  impatience.  Plusieurs, 
points  de  notre  législation  future  y  ont  été  discutés  avec  tout  le  charme 
de  la  plus  haute  éloquence.  Je  ne  sais  pas  ce  que  les  opposants  craignent 
de  perdre  au  changement  que  nous  demandons,  car  nos  parlementeurs 
.  d'aujourd'hui  seraient  immédiatement  remplacés  par  d'autres  aussi  abon- 
dants, aussi  longs,  aussi  larges  qu'eux-mêmes.  C'est  à  notre  tour  de 
parler,  il  y  a  assez  longtemps  que  nous  n'écoutons  pas. 

On  a  passé  après  cela  à  des  exercices  purement  littéraires.  La  maî- 
tresse du  lieu,  Tourterelle,  qui  est  un  peu  sur  le  retour,  nous  a  beaucoup 
entretenues  de  sa  jeunesse  dont  elle  paraît  se  souvenir  très-bien,  et  de  ses 
amours  sur  lesquels  elle  a  composé  une  grande  quantité  de  pièces  de 
vers.  Après  elle,  une  jeune  Bécasse  fort  timide  a  chanté  sur  un  air  de 
sa  composition  des  paroles  dont  je  n'ai  pas  bien  saisi  le  sens,  car  l'excessif 


540 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 


embarras  de  cette  aimable  artiste  la  privait  d'une  partie  de  ses  moyens. 
•  Sa  mère,  au  reste,  s'empressait  de  communiquer  à  l'assemblée,  à 
mesure  qu'ils  étaient  chantés,  les  vers  que  le  trouble  empêchait  de 
sortir  du  gosier  de  cette  chère  enfant,  ce  qui  fait  que  nous  avons  joui 
doublement. 

Plusieurs  autres  personnes,  prises  dans  les  différentes  classes  de  la 
société,  et  que  le  seul  désir  d'entendre  les  talents  dont  je  viens  de  vous 
parler  avait  amenées  à  cette  réunion,  après  s'être  longtemps  fait  prier, 
par  modestie,  ont  fini  par  céder  aux  demandes  réitérées  qui  leur  étaient 
adressées  de  toutes  parts,  et  leur  mémoire  leur  a  fourni  tant  de  vers, 
de  prose  et  de  musique,  qu'on  n'a  pu  les  décider  à  se  taire  que  fort 
avant  dans  la  soirée.  En  sortant,  chacun  félicitait  l'aimable  hôtesse,  et 
la  remerciait  du  plaisir  qu'elle  avait  procuré  à  chacun  par  sa  grâce  et 
par  son  talent  fécond  et  varié,  qui  sait  se  prêter  aux  combinaisons  les 


LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE.  541 

plus  hardies,  comme  aux  sujets  les  plus  tendres  et  les  plus  touchants. 
Et  moi,  qui  m'étais  laissé  distraire  à  ce  tourbillon  qui  enveloppait 
ma  pensée ,  je  n'ai  pas  tardé  à  retrouver  au  fond  de  mon  âme  la  tristesse 
que  j'avais  oubliée  un  instant,  et  je  me  suis  couchée  fatiguée,  inquiète, 
en  songeant  qu'il  faudrait  recommencer  aujourd'hui  h  attendre  je  ne  sais 
quoi,  à  aller  je  ne  sais  où. 


SIXIÈME     LETTRE     DE     L'HIRONDELLE. 

Il  ne  me  manquait  plus,  n'est-il  pas  vrai,  mon  amie,  après  tant 
d'espoirs  déçus,  après  tant  de  démarches  vaines,  que  de  terminer  enfin 
mon  long  pèlerinage  en  compagnie  d'une  Linotte?  Si  vous  n'étiez  pas  si 
bonne ,  vous  ririez  bien  ;  mais  vous  n'êtes  pas  Serine  à  abuser  de  vos 
avantages.  D'ailleurs,  le  côté  ridicule  que  votre  douce  malice  trouvera 
sans  le  chercher  n'est  pas  celui  qui  domine  dans  mon  équipée.  Je  reviens 
vers  vous,  affligée,  découragée,  mais  non  convertie.  Seulement,  j'en 
suis  venue  à  regretter  que  mon  organisation  me  défende  le  bonheur  que 
la  vôtre  vous  donne  ;  je  voudrais  pouvoir  me  changer,  puisqu'il  me  faut 
renoncer  à  changer  les  autres. 

Je  ne  crois  pas  avoir  tort,  mais  je  me  crois  impuissante  à  avoir 
raison;  ce  qui,  pour  le  résultat,  revient  absolument  au  même.  J'ai  vu, 
j'ai  sollicité ,  j'ai  prêché  ;  je  n'ai  eu  affaire  qu'à  des  sourds  :  les  mâles 
écoutent  et  haussent  les  épaules ,  les  femelles  n'écoutent  pas  et  haussent 
les  épaules  aussi.  Il  faudrait,  pour  continuer  la  lutte,  une  patience  que 
je  ne  me  connais  pas,  ni  vous  non  plus,  j'en  suis  sûre. 

Et  puis,  me  voilà  estropiée;  et  pour  entreprendre  quelque  chose  que 
ce  soit  dans  ce  monde,  même  de  faire  le  bien,  il  faut  d'abord  être  belle. 
Une  Hirondelle  qui  boite  n'a  pas  de  grandes  chances  de  popularité  dans 
un  siècle  qui  marche  si  vite  et  au  milieu  de  gens  qui  se  heurtent  sans 
cesse.  C'est  à  dater  de  ce  moment-là  que  le  découragement  m'est  venu, 
et  j'ai  toujours  cru  aux  pressentiments. 

Je  m'arrête  donc,  et  même  je  retourne  sur  mes  pas;  le  printemps 
va  nous  arriver  à  Paris,  et  comme,  sous  ce  beau  ciel  dont  on  parle  tant, 
il  n'a  pas  de  beaucoup  meilleures  jambes  que  moi,  j'espère  revenir  en 
même  temps  que  lui. 


5Ù2  LETTRES    D'UNE    HIRONDELLE. 

Je  vous  présenterai  ma  petite  compagne  qui  vous  plaira,  malgré  sa 
folie.  C'est  un  charmant  cœur  de  Linotte;  quant  à  la  tête,  il  n'y  faut 
pas  penser. 

Les  étourdis  sont  bons  en  général,  et  je  viens  d'éprouver  que  ma 
prédilection  pour  eux  ne  m'avait  point  abusée.  Je  ne  pourrai  jamais 
reconnaître  les  soins  dont  j'ai  été  l'objet  de  la  part  de  cet  aimable  Oiseau, 
et  je  crois  qu'il  ne  s'en  soucie  guère.  C'est  encore  vous  qui  vous  char^ 
gérez  de  m'acquitter  envers  lui,  en  lui  donnant  quelques  règles  de 
conduite  dont  on  a  vraiment  besoin;  vous  ne  sauriez  croire  combien 
cette  petite  tête-là  est  en  continuelle  disposition  de  faire  des  sottises. 

Elle  s'était  prise  de  passion  pour  un  jeune  godelureau  que  nous  avons 
rencontré  en  chemin ,  et  j'ai  vu  le  moment  où  elle  me  quittait  pour  le 
suivre.  Il  m'a  fallu  lui  représenter  sous  les  couleurs  les  plus  lugubres 
l'abandon  où  son  absence  allait  me  plonger,  pour  la  décider  à  se  séparer 
de  ce  fat,  qui  n'avait  vraiment  pour  lui  qu'un  joli  extérieur  et  un  grand 
aplomb.  Il  l'aurait  rendue  malheureuse,  j'en  suis  persuadée;  une  triste 
expérience  m'a  appris  a  ne  pas  juger  les  gens  sur  la  mine,  car  si  vous 
vous  en  souvenez ,  rien  n'était  beau  comme  le  volage  qui  m'a  coûté  tant 
de  larmes.  La  confidence  de  mes  chagrins ,  que  j'ai  jugé  à  propos  de 
faire  dans  cette  circonstance  à  notre  jeune  écervelée ,  a  produit  sur  elle 
une  vive  impression.  Avec  des  paroles  raisonnables  et  sévères,  et  une 
surveillance  active,  on  la  sauvera  des  chagrins  dont  la  légèreté  de  son 
caractère  la  menace. 

Mais  voilà  que,  sans  y  songer,  je  parle  de  surveillance  et  de  sévérité, 
comme  si  ce  système  n'était  pas  en  opposition  directe  avec  mes  prin- 
cipes. Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  La  maladie  commune  me  gagnerait- 
elle,  et  dois-je  renoncer  aussi  à  la  satisfaction  intérieure  que  j'emportais 
avec  moi  de  n'avoir  pas  bronché,  malgré  les  vicissitudes,  dans  ma 
première  et  unique  voie?  Je  ne  sais.  Ce  voyage ,  sur  lequel  je  comptais 
pour  nf  instruire ,  m'a  effectivement  montré  la  vie  sous  un  aspect  que  je 
ne  connaissais  pas.  Je  n'avais  voulu  voir  jusque-là  que  les  inconvénients 
de  ce  qui  est,  et  les  avantages  de  ce  qui  n'est  pas.  Je  les  vois  encore, 
mais  de  plus  je  calcule  maintenant  les  dangers  de  tout  changement, 
même  quand  il  doit  amener  une  amélioration  certaine.  11  vaut  mieux 
garder  un  mauvais  régime  que  d'en  changer;  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dit 
cela  la  première. 

Vous  me  reverrez  donc,  chère  et  tendre  amie,  triste,  mais  soumise, 
trouvant  le  monde  fort  mauvais,  mais  ne  voulant  plus  le  forcer  à  être 


LETTRES   D'UNE    HIRONDELLE. 


543 


meilleur,  raisonnable  selon  vous,  désenchantée  selon  moi;  et  qui  sait  si 
ce  n'est  pas  la  même  chose?  ayant  bien  couru  pour  savoir  ce  que 
j'aurais  appris  avec  le  temps  sans  me  déranger .  c'est  que  se  contenter 
du  bonheur  qu'on  a,  sans  le  risquer  pour  avoir  mieux,  c'est  la  vraie 
sagesse,  et  que  cette  sagesse,  si  je  n'ai  pu  parvenir  encore  à  la  con- 
quérir, je  vais  vivre  auprès  de  vous,  et  que  vous  l'avez.  A  bientôt,  et  à 
toujours. 

Mme   Ménessier- Nodier. 


LES 


ANIMAUX  MÉDECINS 


n  vieux:  Corbeau  nous  annonce  la  mort  pro- 
chaine d'un  de  nos  collègues;  il  se  flatte  de  la 
pressentir.  Le  mot  est  fier,  mais  la  chose  pour- 
rait bien  se*réaliser;  car,  à  l'instant  même,  un 
pauvre  Chien  entre  chez  nous,  tout  boiteux, 
tout  écloppé  ;  non,  ce  n'est  pas  même  un  Chien, 
c'est  un  squelette,  une  ombre  de  Chien.  Nous 
demandons  au  malheureux  ce  qu'il  éprouve  : 
«  Hélas!  nous  répond-il,  on  a' voulu  me 
guérir,  voila  mon  mal.  »  Nous  l'invitons  à  s'expliquer;  alors  il  prend 
vous  savez  quel  siège,  et  s'écrie  : 

«  Ah!  nies  frères,  qu'avez- vous  fait  là?  Vous  avez  provoqué  les 
Animaux:  à  écrire;  mais  on  a  exagéré  vos  conseils  :  plusieurs  d'entre 
nous  se  sont  mis  à  penser.  Ils  rêvent  même  poésie,  arts,  science;  que 
sais-je  encore?  Ces  fous  s'imaginent  que  pour  découvrir  tout  cela  il 
suffît  de  s'éloigner  du  naturel  et  de  notre  instinct  si  sublime,  quoi  qu'on 
en" dise.  Le  Rossignol  chantait;  un  Ane  s'est  donné  la  mission  d'in- 
venter la  musique  et  de  la  mettre  à  la  portée  des  Chats.  La  civilisation 
les  déborde.  Dieu,  qui  veut  les  arrêter  sans  doute,  vient  de  leur 
envoyer  une  idée  terrible  :  les  Animaux,  vos  amis,  vos  frères,  sont 
dégoûtés  de  mourir  de  leur  belle  mort;  ils  ont  résolu  de  fonder  une 
médecine,  une  chirurgie  animale.  Déjà  ils  se  sont  mis  à  l'œuvre.  Voyez, 
je  n'ai  plus  que  la  peau  sur  les  os,  et  je  sors  de  me  commander  des 
béquilles.  » 


LES  ANIMAUX  MÉDECINS.  5^5 

Le  Renard,  qui  se  trouve  de  rédaction  ce  jour-lày  propose  au  blessé 
de  se  rafraîchir.  Celjui-ci  accepte  ;  alors  le  Renard  lui  fait  apporter  une 
plume  et  de  l'encre,  et  le  prie  d'écrire  sa  mésaventure  pour  l'édification 
de  la  postérité.  Le  Chien  obéit  par  habitude;  seulement  au  lieu  d'écrire 
il  dicte  : 

«  Je  suis  juste,  dit-il,  et  neveux  rien  cacher.  Il  y  avait  depuis f, 
longtemps,  parmi  les  Hommes,  certains  individus  appelés,  je  crois,, 
vétérinaires,  et  qui,  en  conscience,  nous  abîmaient.  Nous  n'étions  pas 
plutôt  entre  leurs  griffes,  qu'ils  nous  saignaient,  purgeaient,  repur- 
geaient, et  surtout  qu'ils  nous  mettaient  à  la  diète.  Je  me  plains  parti- 
culièrement de  ce  dernier  trait.  Vous  souriez;  vous  me  soupçonnez  de 
gourmandise.  Pourquoi  aime-t-on  mieux  croire  aux  défauts  de  son 
semblable  qu'à  ses  besoins?  On  n'ose  pas  lui  reprocher  de  vivre,  mais 
on  lui  sait  mauvais  gré  d'avoir  faim.  Si  je  me  plains,  encore  une 
fois,  ce  n'est  pas  par  gourmandise,  mais  cela  humilie  d'être  mis  au 
régime  comme  un  simple  et  vil  écolier  malade  de  paresse,  et  qu'on  traite 
par  l'économie  domestique.  Je  contribuai  beaucoup,  je  m'en  accuse,  à 
faire  nommer  une  commission  chargée  d'ouvrir  une  enquête  et  de  con- 
stater les  faits.  Vous  ne  devineriez  jamais  sur  quels  imbéciles...  pardon, 
messieurs,  je  voulais  dire  sur  quels  Animaux  les  choix  tombèrent  : 
sur  des  Linottes  et  sur  des  Taupes.  Il  est  vrai  qu'on  leur  recommanda 
l'attention  et  la  clairvoyance.  La  commission,  pénétrée  de  cette  vérité 
fondamentale,  que  les  malheureux  n'ont  guère  les  moyens  de  rester 
désintéressés  dans  leurs  plaintes,  iqaagina  de  s'adresser  exclusivement 
aux  personnes  présumées  coupables.  Je  ne  sais  ce  qui  se  passa ,  mais 
bientôt  une  bonne  majorité,  composée  de  tous  les  Animaux  qui  n'avaient 
rien  écouté,  décida  que  l'affaire  était  entendue.  Un  rapporteur  fit  un 
méchant  travail  dont  il  fut  magnifiquement  récompensé,  et  toute  la 
commission  après  lui  :  et  ce  fut  tout.  Mais  j'aboyai ,  je  hurlai ,  je  fis  le 
mécontent;  beauccfup  de  mes  voisins  et  amis  crurent  me  devoir  de 
faire  comme  moi;  l'agitation  devint  générale;  les  Animaux  versés  en 
politique  crurent  un  instant  qu'ils  assistaicitf  au  spectacle  d'un  peuple 
trop  heureux  sous  une  dynastie  trop  généreuse. 

—  Gazez,  mon  bon  ami,  gazez  donc,  interrompt  le  Renard;  tout 
arrive  et  tout  s'en  va ,  il  faut  donc  ménager  tout  par  prudence  ou  par 

générosité. 

m 


> 


bh%  LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 

«  Bref,  reprend  Médor  intimidé  (Médor,  c'est  le  nom  de  notre 
héros) ,  nous  convînmes  de  former  des  écoles  de  médecine  secrètes  et 
des  facultés  de  chirurgie  clandestines,  sous  la  présidence  du  Coq  d'Escu- 
lape  et  du  Serpent  d'Hippocrate.  11  s'agissait  de  s'instruire,  tout  le 
monde  voulut  enseigner.  Chaque  Animal ,  dont  une  partie  quelconque, 
un  détritus ,  un  débris ,  avait  autrefois  été  usité  en  médecine ,  prétendit 
créer  la  science  et  imposer  son  système.  Lorsque  chacun  énuméra  ses 
titres ,  il  se  trouva ,  chose  étrange  et  dont  je  ne  veux  pas  abuser  contre 
le  genre  humain,  que- toutes  les  bêtes,  depuis  la  plus  petite  jusqu'à  la 
plus  grosse,  que  toutes  les  espèces,  depuis  la  meilleure  jusqu'à  la  plus 
malfaisante ,  avaient  autrefois  été  proposées  et  servies  par  les  médecins 
des  Hommes  comme  panacées  universelles.  Croiriez-vous  qu'ils  ont  osé 
prescrire >  c'est  leur  mot,  le  bouillon  de  Tortue  contre  la  langueur,  et  la 
gelée  de  Vipère  contre  la  malignité  du  sang  ! 

—  Médor ,  vous  êtes  instruit,  et  si  jamais  nous  ajoutons  une  Aca- 
démie des  sciences  à  notre  journal,  vous  en  serez. 

—  De  l'Académie,  prince? 

—  Non,  de  notre  journal  ;  pour  qui  donc  vous  prenez-vous?  Continuez. 

«  Vous  n'avez  pas  perdu  de  vue,  messieurs  les  rédacteurs ,  que  votre 
très-humble  serviteur  s'était  principalement  révolté  contre  la  diète,  et 
qu'il  n'avait  pas  songé  à  la  science ,  Dieu  merci.  Quelle  ne  fut  donc  pas 
sa  douleur  en  se  voyant  incompris,  dépassé  par  des  ambitieux  qui  vou- 
laient des  honneurs,  lorsqu'il  ne  désirait,  lui,  qu'un  régime  un  peu 
moins  sévère!  Comprenez-vous,  par  exemple,  un  copiste,  un  Belge, 
un  Singe,  se  posant  en  fondateur  scientifique,  et  s'écriant  :  «  A  moi  la 
toge?  j>  La  médecine  gymnastique  fut  la  première  inventée  après  celle  des 
registres  publics ,  des  recettes  superstitieuses  et  des  sacrifices.  Un  savant 
grec,  Herodicus,  guérissait  tout,  même  la  fièvre  et  la  paralysie,  par  la 
gymnastique  et  les  gambades  médicinales.  Mes  droits  sont  clairs ,  sans 
compter  que  mes  aïeux  se  sont  prêtés  de  force  à  la  fantaisie  qui  poussa 
Galien  à  disséquer  une  foule  de  Singes  afin  de  bien  connaître  les 
Hommes. 

«  Indigné  qu'on  osât  invoquer  des  noms  d'Hommes,  je  demandai  la 
parole,  et  je  dis...    , 

—  Est-ce  long?  demande  le  Renard. 


LES  ANIMAUX  MÉDECINS.  547 

—  Cela  fera,  seigneur,  ce  que  cela  fera;  voilà  tout  ce  que  je  puis 
vous  affirmer,  en  conscience. 

—  Vous  êtes  honnête;  cela  ne  peut  vous  mener  loin  aujourd'hui. 
Continuez  donc. 

«  Mes  frères ,  si  nous  nous  préoccupons  de  la  conduite  des  Hommes 
et  de  leurs  remèdes,  nous  ne  produirons  que  plaies  et  bosses.  J'ai  en- 
tendu dire  par  un  sage,  que  j'ai  jadis  accompagné,  moi  tout  seul ,  jus- 
qu'au cimetière ,  que  le  sublime  de  la  philosophie  était  de  nous  ramener 
au  sens  commun  ;  j'incline  à  penser  que  le  sublime  de  l'art  de  guérir 
serait  de  revenir  à  l'instinct.  Ces  mots  bien  simples,  on  les  trouva 
pitoyables. 

—  En  définitive,  fait  observer  .le  Renard,  il  eût  été  ridicule  de  se 
donner  tant  de  mal  pour  trouver  une  chose  simplement  raisonnable  et 
sensée;  puisqu'on  voulait  fonder  un  art,  il  ne  fallait  pas  se  préoccuper 
platement  de  la  nature. . . 

—  C'est  évident ,  »  murmure  un  Ours  venu  là  pour  s'abonner. 
Médor  se  gratte  l'oreille ,  et  continue  en  baissant  la  voix  : 

«  Ma  réflexion  fut  blâmée;  quant  à  moi,  je  lus  vilipendé,  battu 
comme  incendiaire  ;  lorsque  je  voulus  lever  les  pattes  au  ciel  pour  pro- 
tester de  mon  innocence,  il  s'en  trouva  une  de  cassée.  Alors  mes  col- 
lègues  me  demandèrent  ironiquement  quel  remède  l'instinct  et  le  sens 
commun  indiquaient  en  cette  circonstance;  mais  comme  ils  avaient  eu 
soin  de  me  frapper  d'abord  sur  la  tête,  je  ne  sus  pas  répondre  et  restai 
convaincu  d'imbécillité. 

—  Ma  foi,  c'est  très-logique,  dit  le  Renard. 

«  On  me  mit  au  lit,  sur  la  paille;  je  vis  entrer  bientôt  dans  ma 
chambre  une  Sangsue ^  une  espèce  de  Grue ,  un  Animal  hétéroclite ,  une 
Cantharide,  et  un  Paresseux  qui  se  trouva  assis  avant  même  d'être  ar- 
rivé. Le  monsieur  hétéroclite,  personnage  sec,  froid,  confortablement 
vêtu,  déclara  que  la.  séance  était  ouverte  et  qu'il  s'agissait  de  me  tirer 
du  mauvais  pas  où  j'étais,  de  me  sauver.  Je  me  crus  mort.  Mais  une 
*  vraie  Truie,  que  l'on  m'avait  donnée  pour  garde-malade,  entreprit  de 


548  LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 


me  rassurer  en  me  disant  :  «  N'ayez  pas  peur,  les  bons  s'en. vont,  les 
mauvais  restent. 

«  —  Commère,  lui  répliquai-je ,  de  quoi  vous  mêlez-vous?  on  ne 
vous  a  pas  placée  auprès  de  moi  pour  me  desservir...  au  contraire  ;  » 
et  je  m'agitai  sur  mon  grabat. 

«  Alors  la  Sangsue  prétendit  que  j'avais  le  délire,  et  annonça  l'in- 
tention de  me  prendre  à  la  gorge.  Heureusement  la  Cantharide  s'aperçut 
que  je  tirais  la  langue,  et,  démontrant  que  j'étais  exténué,  proposa  de 
me  procurer  ce  qu'elle  appelait  une  petite  surexcitation. 

a  —  Taisez-vous,  ma  chère,  répondit  à  la  Cantharide  l'espèce  de 
Grue  dont  j'ai  déjà  parlé;  votre  opinion  ne  saurait  avoir  la  moindre 
autorité;  vous  manquez  absolument  de  poids.;  il  faut  six  mille  quatre 
cents  de  vos  semblables  pour  former  une  misérable  demi-livre.  Pensez-y 
donc. 

«  —  Votre  opinion,  cher  Paresseux  ?  »  demanda  le  personnage  hété- 
roclyte. 

«  Le  paresseux  bâilla  :  «  J'a...  attends.  » 

«  —  Monsieur,  répliqua  le  froid  personnage,  monsieur  fait  apparem- 
ment de  la  médecine  expectante;  sa  pratique  est  une  méditation  sur  la 
mort. 

«  —  Tiens ,  grogna  la  Truie  en  elle-même,  cet  honnête  monsieur  a 
volé  mon  premier  maître  qui  s'appelait  Asclépiade,  et  disait  cela  de  ta 
pratique  tfHippograte. 

«  —  Quant  à  moi,  formula  gravement  le  précédant  interlocuteur,  je 
pense  que  l'humidité  aux  pieds,  à  la  tête,  à  la  poitrine,  à  l'abdomen  et 
à  tous  les  membres  en  général,  cause  plus  des  deux  tiers  des  maladies...  » 

«  Le  Veau  marin  haussa  les  épaules. 

«  ...  Aussi,  je  ne  sors  jamais  qu'en  voiture,  et  ne  marche  que  sur 
des  tapis.  Je  regarde  tous  ceux  qui  vivent  en  dehors  de  ces  conditions-là 
comme  des  exceptions;  mais  je  ne  tiens  qu'à  là  règle.  J'ai  dit...  Et 
maintenant  qui  nous  payera? 

«  —  Et  nous  ?  répondit  une  voix  du  dehors. 

«  —  Qui,  vous? 

«  —  Nous,  les  chirurgiens  animaux,  qui  venons  réclamer  le  malade 
comme  à  nous  appartenant  de  plein  droit ,  puisque  nous  pouvons  seuls 
le  tirer  d'affaire.  Ouvrez,  ou  nous  allons  scier,  couper  la  porte,  comme 
s'il  ne  s'agissait  que  d'un  membre.  » 

«  La  porte  s'ouvrit,  et  la  Scie  entra  suivie  de  son  cortège;  elle  mon-  • 


LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 


549 


f 


tra  ses  dénis  aiguës,  me  tâta  le  pouls  à  l'oreille,  et  Ton  fit  cercle  autour 
de  l'opérateur. 

«  A  cette  vue,  il  était  bien  naturel  de  s'évanouir,  je  le  fis  de  mon 
mieux.  Mais  les  extrêmes  se  touchent;  de  l'évanouissement  au  délire  il 
n'y  a  qu'un  pas  :  je  devins  comme  fou.  Je  ne  sais  où  mon  imagination 
alla  chercher  ses  images,  mais  je  me  vis  à  l'hôpital.  Et  d'abord  je 
n'étais  plus  seul  dans  ma  chambre;  je  n'étais  plus  Médor,  j'étais  trente- 
trois. 


—  C'est  beaucoup;  mais  qu'est-ce  que  cela  signifie? 


556  LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 

«  C'est-à-dire  que  plusieurs  Animaux  formaient  une  collection  de 
malades,  et  que  pour  nous  reconnaître,  pauvres  victimes,  on  nous  avait 
numérotés  comme  de  hideux  cabriolets.  J'étais  donc  33;  quant  à  mon 
voisin  34!...  il  n'était  plus. 

«  Enfin  la  scène  s'assombrit  encore.  Dans  le  fond,  à  l'endroit  que 
les  artistes  appellent,  je  crois ,  le  second  plan ,  j'aperçus  un  horrible 
tableau  :  des  créatures  se  dépeçant,  se  disséquant  les  unes  les  autres! 
La  salle  à  manger  était  ornée  de  squelettes  et  d'ossements.  Qu'avait- on 
fait  de  la  chair? 

—  Ces  ossements  étaient  sans  doute  fossiles ,  mon  ami  ;  vous  calom- 
niez vos  concitoyens.  Mais  vous  êtes  libre,  continuez. 

«  Je  voulus  aboyer  au  scandale,  à  la  profanation,  au  sacrilège; 
mais  le  Requin,  me  mordant  l'oreille  jusqu'au  sang,  me  recommanda 
le  calme,  la  résolution,  accompagnée  de  beaucoup  d'espérance.  «  Vous 
tâcherez  d'abord,  me  dit-il,  de  ne  rien  comprendre  à  la  clinique. 
—  C'est  déjà  fait,  lui  répondis -je.  —  Moi ,  je  vais  faire  à  ces  messieurs 
ici  présents,  et  qui  tous  brûlent  de  vous  voir  sur  pied,  l'historique  de 
votre  accident;  pronostic,  diagnostic,  symptomatologie ,  séméiologie, 
diététique,  et,  je  crois  encore,  numismatique;  rien,  absolument  rien, 
n'y  manquera.  Si  vous  n'en  êtes  pas  immédiatement  soulagé,  nous  ne 
nous  amuserons  pas  à  discuter  comme  ces  fades  médecins,  dont  nous 
nous  sommes,  Dieu  merci,  séparés,  sur  le  strictumet  le  laxum, sur  les 
humeurs,  la  pituite,  les  pores  et  Jes  66,666  sortes  de  fièvres  spéciale- 
ment affectées  à  l'organisation  animale  ;  nous  ne  nous  préoccuperons  ni 
d'Aristote,  ni  de  Pline,  ni  d'Ambroise  Paré,  un  misérable  idéologue  qui 
disait  :  «  Je  te  pansay,  Dieu  te  guarit.  »  Non,  ce  n'est  pas  là  notre 
affaire;  notre  patron,  notre  modèle,  c'est  Alexandre.  Resserrer,  relâ- 
cher les  tissus....  fi  donc!  Alexandre  ne  resserra  ni  ne  relâcha  le  nœud 
gordien  :  il  le  coupa. 

«  —  Vive  Alexandre!  s'écrièrent  les  Vautours,  les  Rats,  les  Cor- 
beaux, qui  formaient  l'auditoire. 

«  —  Vous  m'avez  compris,  continua  le  Requin;  il  ne  me  reste  plus 
qu'à  prendre  l'avis  de  ma  confrère  la  Scie ,  dont  j'estime  les  doctrines 
bien  que  je  les  applique  autrement,  et  nous  allons  inciser  les  muscles, 
scier  les  os,  enfin  guérir  le  malade...  » 

«  Ils  vont  me  tuer;  plutôt  la  mort!  pensai-je  dans  mon  égarement. 


LES  ANIMAUX   MÉDECINS. 


551 


—  Et  vous  files  h  mort?  demanda  le  Renard, 

"  Voilà  précisément  ce  que  prétendit  le  Requin,  lorsque  je  ne  sais 
quelle  bonne  jietite  bÊte,  cachée  dans  un  coin,  voulut  faire  observer 
qu'il  sérail  indécent  d'abuser  de  mon  état. 

et  Toutefois  les  plus  petits  incidents  retardent  souvent  les  plus  gran- 
des résolutions... 

—  Répétez,  dit  le  Renard  avec  un  grain  d'ironie. 


w  Toutefois,  prince,  les  plus  petits  incidents  retardent  souvent  les 
plus  grandes   résolutions.  L'opérât 3iir  mécontent  tomba,  non  pas  sur 


552  .LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 


celui  qui  l'avait  interrompu,  mais  sur  son  voisin,  auquel  il  reprocha  d'em- 
porter la  charpie  de  l'hôpital  pour  en  garnir  le  nid  de  ses  maîtresses. 

«  Alors  un  grand  Vautour ,  étudiant  de  province ,  comme  il  était 
facile  de  le  reconnaître  à  son  manteau  de  150  kilogrammes  et  à  son 
infâme  casquette  placée  en  arrière ,  osa  avancer  que  la  profession  d'étu- 
diant était  chose  éminemment  libérale,  et  que  les  maîtres  ne  devaient 
pas  intervenir  dans  la  vie  privée  des  élèves.  Sous  le  régime  de  la 
Charte  ,#  il  n'y  avait  rien  à  répliquer.  Le  grave  Requin  sentit  qu'il  fallait 
eiîacer  jusqu'au  dernier  souvenir  de  sa  défaite  :  «  Messieurs,  dit- il, 
puisque  le  malade  ne  nous  permet  pas  l'opération  pour  aujourd'hui ,  q|t 
qu'il  faut  ajourner  les  considérations  pratiques,  permettez- moi  d'abor- 
der un  moment  les  considérations  morales  de  notre  sujet...  » 

—  Morales!  on  vous  flattait,  mon  cher... 

«  Vous  trouvez?  c'est  possible;  mais  j'allais  beaucoup  mieux,  je 
vous  le  jure.  J'entendis  très-distinctement  le  petit  sermon  que  voici  en 
abrégé  :  «  Chers  élèves  :  Le  médecin  philosophe  tient  en  quelque  chose 
de  la  nature  de  Dieu;  notre  profession  est  un  sacerdoce;  vous  le  savez, 
dans  la  première  antiquité,  l'art  de  guérir  était  exercé  par  des  prêtres; 
c'est  qu'il  exige  plus  que  des  talents,  il  veut  des  vertus...  » 

«  —  Oh  !  oh  !  firent  quelques  étudiants  de  première  année. 

«  —  La  médecine  redeviendra  un  sacerdoce,  ou,  si  vous  aimez 
mieux,  une  fonction  sociale-,  les  médecins  présideront  à  l'hygiène  publi- 
que; moins  il  y  aura  de  malades,  plus  la  médecine  sera  honorée,  récom- 
pensée. Ce  monde,  pour  arriver  au  progrès,  doit  donc  être  renversé. 
Aussi  bien,  mes  frères,  hâtons  de  tous  nos  efforts  l'adoption  de  cette 
doctrine  de  la  plus  grande  rétribution  selon  la  plus  petite  clientèle  :  car, 
évidemment,  les  malades  s'en  vont,  ou  plutôt  les  médecins  arrivent  en 
si  grand  nombre,  que  chaque  famille  a  son  Esculape.  Où  allons-nous, 
mes  amis?  que  ferons-nous,  lorsqu'il  y  aura  un  médecin  à  chaque  étage, 
dans  la  cabane,  sur  les  toits,  sur  les  branches?  Les  études  sont  péni- 
bles, coûteuses;  mais  les  étudiants  sont  intrépides.  Misère!  misère! 
résultat  inévitable  de  tant  de  sacrifices,  récompense  imprévue  de  tant  de 
peines!... 

«  —  Mais,  interrompit  le  Vautour,  vous  n'êtes,  pas  malheureux,  mes 
maîtres.  Votre  prétendue  sollicitude  n'est  qu'égoïsme,  au  fond,  et  vora- 
cité pure. 


LES  ANIMAUX   MÉDECINS. 


553 


5 


Mais  les  étudiants  sont  intrépides. 


«  —  Et  puis,  chanta  je  ne  sais  quel  Oiseau,  il  ne  faut  calomnier  ni 
la  misère  ni  la  souffrance;  elles  précèdent  toujours  le  génie,  sans  comp- 
ter qu'elles  en  sont  parfois  encore  l'expiation.  Quant  à  moi,  je  l'ai 
éprouvé  comme  tout  le  monde  :  oui,  la  vie  est  dure,  mais  Dieu  n'a 
pas  cessé  d'être  tout-puissant,  La  neige  couvrant  jusqu'au  brin  d'herbe, 
et  ne  laissant  pas  apercevoir,  sous  toute  l'étendue  des  cietix,  la  moindre 
graine,  ne  m'a  pas  fait  douter  un  seul  instant  des  fleurs  et  des  fruits 
qui  devaient  revenir.  J'ai  connu  la  faim,  et  jamais  le  désespoir!  Qu'im- 
porte le  grand  nombre  dont  on  veut  nous  effrayer,  l'espace  est  encore 
plus  grand! 

«  —  Vive  la  joie  !  reprit  un  Corbeau.  La  misère  !  mais  c'est  la  poésie 

70 


554  LES  ANIMAUX  MÉDECINS. 

des  mansardes,  comme  la  mansarde  est  le  palais  des  étudiants.  Si  la  vie 
devient  demain  plus  difficile,  demain  nous  monterons  encore  d'un  étage... 
plus  près  du  ciel.  Une  idée!  mes  amis.  Voulez-vous  savoir  comment  je 
regarde  l'étage  supérieur  des  maisons  de  Paris?  C'est,  à  mon  avis,  la 
tête,  le  cerveau  de  cette  grande  ville...  le  cerveau,  et  même  un  peu 
aussi  le  cœur.  C'est  là  qu'on  pense,  c'est  là  qu'on  rêve,  c'est  là  qu'on 
aime,  en  attendant  qu'on  descende  au  premier  étage  végéter  d'ambition 
et  de  richesse;  car  notre  maître  a  beau  dire,  il  prouve  lui-même,  par  ses 
succès  et  son  peu  de  mérite,  qu'il  n'est  pas  déjà  si  difficile  de  devenir 
riche  et  de  parvenir. 

«  —  Ah!  voilà,  reprit  lé  Requin.;  les  exceptions  vous  séduisent  et 
vous  éblouissent;  vous  oubliez  qu'un  seul  heureux  est  le  produit  d'un 
millier  de  dupes  et  de  plus  de  cent  misérables  ;  vous  ignorez,  tristes 
savants,  qu'il  y  aura  beaucoup  d'appelés  et  peu  d'élus.  Un  Homme  a 
prétendu,  je  le  sais  bien,  que  le  soleil  éclaire  nos  succès  et  que  la  terre 
s'empresse  de  recouvrir  nos  bévues  ;  des  niais  ont  reproduit  ce  mensonge. 
La  vérité,  mes  amis,  c'est  que  le  soleil  éclaire  l'ingratitude  des  conya- 
lescents,  ou  des  héritiers,  et  que  la  terre  recouvre  bien  vite  nos  plus 
belles  cures  chirurgicales.  » 

«  Comme  le  discours  devenait  sérieux  et  profitable,  l'auditoire  se 
dégarnit  rapidement. 

«  Ce  fut  à  ce  moment-là  aussi  que  la  raison  et  le  sang-froid  me 
revinrent  tout  à  fait.  Je  me  retrouvai  en  face  des  premiers  médecins  que 
vous  savez  ;  mais  j'aperçus  pour  la  première  fois  parmi  eux  un  Animal- 
cule, un  Ciron  exaltant  la  médecine  homœopathique  ;  il  proposait  à  ses 
collègues  de  me  faire  avaler  un  atome  invisible  dans  un  adjuvant 
impalpable  :  ce  qui  ne  tarderait  pas  à  me  procurer  un  bien-être  imper- 
ceptible. 

«  La  Grue  fit  observer  qu'il  s'agissait  d'une  patte  cassée,  et  proposa 
des  éclisses.  «  Tout  le  monde,  ajouta  la  Cantharide,  n'est  pas  habitué  à 
marcher  sur  des  échasses.  »  Ici  la  discussion  prit  une  face  nouvelle,  et 
mes  ennemis  se  divisèrent. 

«  —  Je  vous  l'avais  bien  dit,  murmura  la  Truie  à  mon  oreille.  Les 
voilà  qui  se  querellent,  vous  êtes  sauvé;  s'ils  s'étaient  entendus,  vous 
étiez  mort.  Mais  les  bons  s'en  vont... 

«  — Suffit,  madame,  lui  répondis-je  en  employant  toujours  à  dessein 
une  expression  impropre,  suffit;  et  j'enfonçai  ma  tête  sous  la  couverture... 
Je  m'aperçus  alors  que,  malgré  ses  rideaux  blancs,  mon  lit  n'était  qufun 


LES  ANIMAUX   MÉDECINS. 


555 


misérable  lit  de  sangle,  un  grabat  d'artiste;  que  rien  ne  m'empêchait 
d'en  sortir  par  le  pied,  et  de  m'enfuir  pendantr  que  la  docte  assemblée 
réfléchissait  les  yeux,  à  demi  fermés.  Aussitôt  pensé,  aussitôt  fait  :  je 
m'enfuis,  et  me  voilà.  Mes  sauveurs  en  sont  encore  à  délibérer  sur  une 
couverture....  » 


Ayant  dit,  le  pauvre  invalide  nous  fait  sa  révérence,  et  s'en  va  clo- 
pin-clopant. On  n'a  jamais  vu  d'auteur  de  Mémoires  plus  insouciant  de 
l'avenir  de  son  œuvre.  C'est  un  exemple  à  empailler. 


Nous  prions  les  personnes  qui  auraient  des  nouvelles  de  Médor  de 
ne  pas  nous  en  donner.  Les  Animaux,  toujours  occupés  aux  prélimi- 


556 


LES   ANIMAUX  MÉDECINS. 


naires  de  la  liberté,  n'ont  pu  fonder  de  salles  d'asile,  ni  d'hospices.  — 
Ne  pouvant  secourir  notrfc  semblable,  nous  ne  voulons  pas  en  entendre 
parler.  Ce  serait  encore  là  de  l'humanité,  si  nous  en  croyions  les 
Hommes ,  ces  monstres  qui  s'étouffent  et  se  dévorent  les  uns  les  autres , 
et  qui  ont  osé  écrire,  je  ne  sais  où,  par  une  hypocrisie  détestable  : 
«  Après  un  baiser  à  ceux  qu'on  aime,  rien  n'est  plus  doux  qu'une 
«  larme  à  ceux  qui  nous  ont  aimés.  » 

Pierre   Bernard. 


TABLETTES 


DE    LA    GIRAFE 


DU    JARDIN    DES    PLANTES 


I.RTTRF.     A     SON     AMANT    AU     DESEI1T. 


Lr  races  soient  rendues  mille 
fois  au  dieu  bienfaisant  qui 
protège  les  Fourmis,  les  Gi- 
rafes et  les  Hommes  peut- 
être  !  Nous  allons  avant 
peu,  ô  mon  bien -aimé! 
!  nous  voir  rapprochés  à 
jamais.  Les  savants  dont 
je  te  parlerai  tout  à  l'heure 
(ce  sont  des  gens  qui  font 
ici  la  pluie  et  le  beau  temps,' 
mais  le  beau  temps  bien 
rarement),  les  savants, 
dis-je ,  viennent  de  décider 
dans  leur  sagesse  qu'il  était  éminemment  rationnel  de  nous  réunir,  pour 
parvenir,  dans  la  monographie  des  Girafes,  à  l'appréciation  exacte  de 
certains  faits  particuliers.  Il  est  vraisemblable  que  cela  ne  te  paraîtra 
pas  fort  clair  au  premier  abord ,  mais  tu  en  sauras  autant  que  moi  après 
deux  mots  d'explication. 


558  TABLETTES   DE   LA   GIRAFE. 

Je  ne  te  rappellerai  pas  les  douleurs  de  notre  séparation  ;  hélas  !  tu 
les  as  senties  comme  moi.  Je  ne  te  parlerai  pas  des  souffrances  de  ma 
captivité  dans  une  prison  de  bois ,  à  travers  les  mers  et  les  tempêtes. 
N'es-tu  pas  condamné  à  les  subir  à  ton  tour?  Plus  heureux  que  moi 
cependant ,  puisqu'au  bout  des  jours  d'épreuve  qui  te  menacent  tu  es 
sûr  de  me  retrouver  !  Tu  verras  d'ailleurs  tous  ces  détails  dans  mes 
Impressions  de  voyages ,  aussitôt  que  la  Revue  des  Bêles  aura  paru.  Ses 
rédacteurs  ne  manqueront  pas. 

Il  te  suffira  donc  de  savoir  aujourd'hui  qu'on  me  transportait  sur 
une  terre  si  différente  de  la  nôtre ,  que  tu  auras  quelque"  peine  à  t'y 
accoutumer.  Le  soleil  y  est  pâle,  la  lune  blafarde,  le  ciel  terne,  la  pous- 
sière sale  et  détrempée ,  le  vent  humide  et  froid.  Sur  trois  cent  soixante 
et  quelques  jours  dont  se  compose  l'année,  il  pleut  pendant  trois  cent 
quarante,  et  tous  les  chemins  deviennent  d'immondes  rivières,  où  une 
Girafe  qui  se  respecte  n'oserait  poser  une  patte.  Seulement,  pour  changer 
un  peu,  pendant  une  partie  de  Tannée,  la  pluie  devient  blanche,  et 
couvre  au  loin  le  sol  d'un  immense  tapis  dont  l'éblouissante  monotonie 
blesse  l'œil  et  con triste  l'âme;  l'eau' devient  solide,  et  malheur  aux 
oiseaux  du  ciel  qui  ont  soif!  ils  meurent  au  courant  des  ruisseaux  sans 
pouvoir  se  désaltérer.  A  l'aspect  de  cette  région  désastreuse,  je  restai  un 
moment  saisie  d'effroi;  je  venais  d'arriver  dahs  la  Belle  France. 

L'espèce  d'Animal  qui  domine  dans  le  triste  pays  dont  je  viens  de  te 
faire  la  peinture  est  probablement  la  plus  maltraitée  de  toutes  les  créa- 
tures de  Dieu.  Le  devant  de  sa  tête,  au  lieu  d'être  élégamment  allongé 
en  courbe  gracieuse,  est  plat  et  vertical.  Son  cou,  presque  tout  à  fait 
caché  entre  les  épaules,  n'a  ni  développement  ni  souplesse;  sa  peau  rase 
est  d'une  couleur  terreuse  et  livide  comme  le  sable,  et,  pour  comble  de 
ridicule,  il  a  pris  la  sotte  habitude  de  marcher  sur  ses  pattes  de  der- 
rière, en  balançant  burlesquement  de  côté  et  l'autre  les  pattes  de  devant 
pour  maintenir  son  équilibre.  Il  est  difficile  de  rien  imaginer  de  plus 
absurde  et  de  plus  laid.  Je  suis  portée  à  croire  que  ce  pauvre  Animal  a 
quelque  sentiment  naturel  de  sa  difformité ,  car  il  cache  avec  un  grand 
soin  tout  ce  qu'il  peut  en  dérober  aux  regards  sans  nuire  à  l'exercice  de 
ses  organes;  et,  pour  y  parvenir,  il  a  réussi  à  se  fabriquer  une  sorte  de 
peau  factice  avec  l'écorce  de  certaines  plantes  ou  la  toison  de  certains 
Animaux ,  ce  qui  ne  Tempêdie  pas  de  paraître  presque  aussi  hideux  que 
s'il  était  nu.  Je  te  réponds,  mon  bien-aimé,  que,  lorsqu'on  a  vu 
l'Homme  d'un  peu  près,  on  est  fière  d'être  Girafe. 


TABLETTES   DE   LA   GIRAFE. 


559 


Tu  sais  combien  il  nous  estlacile  de  nous  communiquer  toutes  nos 
émotions  et  tous  nos  besoins  avec  des  cris,  des  gloussements,  des  mur- 
mures, et  surtout  avec  le  regard,  où  tout  sentiment  vient  se  peindre.  La 
race  misérable  dont  je  te  parle  a,  selon  toute  apparence ,  joui  du  même 
privilège  autrefois;  mais,  entraînée  par  un  fatal  instinct,  ou,  s'il  faut  en 
croire  les  plus  sages,  soumise  par  sa  destinée  à  un  implacable  châti- 
ment, elle  s'est  avisée  de  substituer  au  simple  langage  de  la  nature  un 


560  TABLETTES   DE   LA   GIRAFE. 

grommellement  articulé  presque  continu ,  de  la  monotonie  la  plus  impor- 
tune, dont  l'objet  principal  est  de  ne  pas  se  faire  comprendre,  et  qu'on 
appelle  la  parole.  Cet  artifice  bizarre  sert  seulement  à  énoncer  de  la 
manière  la  plus  obscure  possible,  car  c'est  toujours  la  moins  nette  et  la 
moins  significative  qui  est  la  meilleure,  quelque  chose  de  vague,  de 
confus,  d'indéfinissable,  qui  prend  le  nom  d'idées,  quand  on  veut  lui 
donner  un  nom.  Comme  ce  mot  ne  signifie  absolument  rien,  c'est  celui 
dont  on  est  convenu.  L'échange  défiant,  hargneux,  quelquefois  tumul- 
tueux et  hostile,  de  ces  vains  bruits  de  la  voix,  est  ce  qu'on  appelle  une 
conversation.  Lorsque  deux  Hommes  se  séparent  après  avoir  conversé 
pendant  trois  ou  quatre  heures,  on  peut  être  assuré  que  chacun  des 
deux  ignore  profondément  ce  que  pense  l'autre,  et  le  hait  plus  cordiale- 
ment qu'auparavant. 

Ce  qu'il  faut  bien  que  je  t'apprenne  encore,  c'est  que  ce  vilain  Ani- 
mal est  essentiellement  féroce,  et  se  nourrit  de  chair  et  de  sang;  mais 
ne  t'épouvante  pas,  je  t'en  prie.  Soit  par  un  effet  de  sa  lâcheté  natu- 
relle, soit  par  un  horrible  raffinement  d'ingratitude  et  de  cruaulé,  il  ne 
mange  que  de  pauvres  Bêtes  sajis  défense ,  timides ,  faciles  à  tuer  par 
surprise ,  et  qui  le  plus  souvent  l'ont  habillé  de  leur  laine  ou  enrichi  de 
leurs  services.  Encore  est-il  d'usage  qu'il  les  prenne  exclusivement 
dans  le  pays  ;  un  Animal  venu  de  l'étranger  lui  inspire  d'ordinaire  un 
religieux  respect,  qu'il  manifeste  par  toute  sorte  de  soins  et  d'hom- 
mages; ce  qui  paraît  du  moins  prouver ,  à  son  honneur,  qu'il  ne  se  dis- 
simule pas  l'infériorité  relative  de  sa  misérable  condition.  Il  trace  des 
parcs  pour  la  Gazelle,  il  décore  des  antres  pour  le  Lion  ;  il  a  planté  pour 
moi  des  arbres  à  la  feuille  nourrissante,  dont  je  peux  atteindre  aisément 
la  cime;  il  a  jeté  devant  mes  pas  une  pelouse  fraîche  comme  celle  qui 
croît  au  bord  des  puits,  ou  un  sable  roulant  et  poli  comme  celui  que 
mon  pied  fait  voler  dans  le  désert  ;  il  entretient  dans  ma  demeure  une 
température  toujours  égale,  et  ses  semblables  seraient  trop  heureux  s'il 
avait  pour  eux  les  mêmes  égards  et  les  mêmes  attentions  ;  mais  il  ne  s'en 
soucie  guère.  Toujours  il  les  dédaigne  quand  il  n'en  a  pas  besoin  ;  sou- 
vent il  les  tue,  et  quelquefois  même  il  les  mange  dans  certains  jours  de 
grande  solennité.  Les  jours  de  carnage  sans  appétit  et  sans  but  sont  infi- 
niment plus  communs,  et  ils  arrivent  au  moment  ou  l'on  y  pense  le 
moins.  L'occasion  de  ces  massacres  est  ordinairement  ce  rien  sonore 
qu'on  appelle  un  mot ,  ou  ce  rien  indéfinissable  qu'on  appelle  une  idée* 
Au  défaut  des  armes  naturelles  que  la  sage  prévision  de  la  Providence  a 


TABLETTES  DE   LA  GIRAFE. 


561 


refusées  à  l'Homme,  il  a  inventé,  pour  ces  horribles  collisions,  des  in- 
struments de  mort  qui  détruisent  infailliblement  tout  ce  qu'ils  touchent, 
et  qui  sont  en  général  copiés  sur  ceux  dont  la  nature  a  muni  les  Animaux 
pour  leur  défense;  on  le  voit  porter  à  côté  de  sa  cuisse,  avec  une  sorte 


d'orgueil,  une  épée  longue  et  pointue  comme  celle  de  la  Licorne,  ou  un 
sabre  recourbé  et  tranchant  comme  celui  de  la -Sauterelle.  Il  n'est  pas 
jusqu'au  tonnerre  du  Tout-Puissant  dont  il  m'ait  dérobé  le  seèret  à  la 

71 


562  TABLETTES  DE  LA  GIRAFE. 

création,  en  modifiant  ses  formes  et  son  usage  avec  une  exécrable  variété. 
Il  en  a  de  portatifs  qui  s'appuient  à  l'épaule  sur  une  de  ses  pattes  de 
devant;  il  en  a  d'énormes  qui  sont  cependant  mobiles,  qui  courent  au- 
devant  de  lui  sur  quatre  roues ,  et  qui  portent  dans  leurs  entrailles  de  fer 
mille  morts  à  la  fois.  Quand  on  n'est  pas  d'accord  sur  le  mot  ou  sur 
l'idée,  et  Dieu  sait  si  cela  arrive  souvent!  on  met  ces  épouvantables 
machines  en  campagne ,  et  celui  des  deux  partis  qui  tue  le  plus  de  monde 
à  son  adversaire  a  raison  jusqu'à  nouvel  ordre.  Cette  manière  d'avoir 
raison,  qui  te  fait  sans  doute  horreur,  a  même  un  nom  particulier  :  c'est 
de  la  gloire. 

L'Homme  n'est  pas  le  seul  Animal  parlant  que  l'on  remarque  ici. 
J 'en  vois  souvent  un  autre  que  l'on  appelle  le  Savant ,  et  qui  fait  tout  ce 
qu'il  peut  pour  se  distinguer  de  l'espèce  commune,  à  laquelle  il  appar- 
tient cependant  beaucoup  plus  qu'il  n'en  a  l'air.  Ce  qui  le  caractérise  du 
premier  abord,  c'est  son  pelage  d'un  vert  foncé  qu'il  aime  à  chamarrer 
de  broderies  et  de  rubans  ;  mais  je  t'ai  déjà  dit  que  c'était  un  pur  ârti  - 
lice ,  et  il  n'y  a  communément  là-dessous  qu'une  espèce  d'Animal  comme 
le  premier  Homme  venu.  Il  en  diffère  plus  essentiellement  par  son  lan- 
gage, qui  est  la  chose  la  plus  extraordinaire  du  monde.  Il  n'y  a  aucun 
égard  à  cette  fiction  de  l'idée  qui  occasionne  tant  de  tribulations  au  reste 
de  l'espèce,  mais  seulement  au  mot  qui  la  représente,  bien  ou  mal  pour 
les  autres ,  et  qu'il  se  ferait  scrupule  d'employer,  si  on  pouvait  lui  repro- 
cher d'avoir  égard  à  l'autorité  de  l'usage.  L'état  de  Savant  consiste  à  se 
servir  de  mots  si  rarement  prononcés,  qu'il  vaudrait  autant  qu'ils  ne 
l'eussent  pas  été  du  tout,  et  le  principal  mérite  du  Savant  est  de  faire 
tous  les  jours  des  mots  nouveaux  que  personne  ne  puisse  entendre,  pour 
exprimer  des  faits  vulgaires  que  tout  le  monde  peut  connaître.  Aussi  le 
Savant  ne  se  fait-il  pas  faute  de  ces  inventions  barbares  dont  il  a  seul  le 
secret  ;  mais  il  le  faut  bien  !  un  Savant  intelligible  ne  serait  plus  un 
Savant ,  et  c'est  en  vain  qu'il  aspirerait  au  pelage  vert  ;  car  le  Savant  se 
produit  par  métdînorphose  comme  le  Papillon.  Tout  Homme  qui  bara- 
gouine intrépidement  un  langage  inconnu  est  la  Chenille  d'un  Savant;  il 
n'a  plus  qu'à  filer  son  cocon  et  à  s'enterrer  dans  un  livre  qui  lui  sert  de 
Chrysalide.  La  plupart  y  meurent  tout  de  bon. 

Une  autre  espèce  beaucoup  plus  intéressante,  c'est  la  Femme,  pauvre 
Animal  doux,  élégant,  délicat,  timide,  que  l'Homme  a  conquis  je  ne  sais 
où,  je  ne  sais  quand,  et  qu'il  s'est  soumis  comme  le  Cheval,  par  la  ruse  ou 
par  la  force.  Je  te  déclare  ici,  et  je  n'y  mets  pas  de  fausse  modestie,  que 


TABLETTES    DE   LA   GIRAFE. 


563 


S'enterrer  dans  un  livre  qui-  lui  sort  de  Chrysalide. 


c'est  la  Bête  la  plus  gracieuse  de  la  nature.  Cependant  l'Homme  déteint  un 
peu  sur  elle,  il  lui  fait  tort;  elle  gagnerait  à  être  vue  à  part.  On  sent  trop 
qu'elle  est  tourmentée  par  la  douloureuse  conscience  de  sa  destinée  faus- 
sée, de  son  avenir  trahi.  Gomme  le  besoin  d'aimer  est  à  peu  près  le  seul 
de  ses  sentiments  ;  comme  il  faut  absolument  qu'elle  aime  quelque  chose 
ou  quelqu'un,  elle  se  persuade  quelquefois  qu'elle  aime  un  Homme  et 


564  TABLETTES   DE  LA   GIRAFE. 

qu'elle  va  retrouver  en  lui  le  type  de  cet  amant  d'autrefois  dont  son  indigne 
ravisseur  l'a  séparée;  mais  l'illusion  ne  dure  pas  longtemps.  A  peine 
s'est-elle  donné  un  maître ,  que  le  type  s'efface  et  va  se  loger  dans  un 
autre j  Ne  crois  pas  que  l'expérience  d'une  seconde,  d'une  troisième, 
d'une  dixième  erreur  la  désabuse  enfin  de  ce  fantôme  qui  l'appelle  par- 
tout et  la  fuit  toujours.  Elle  n'existe  que  pour  aspirer  à  l'être  inconnu 
qui  compléterait  sa  vie,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  qu'elle  ne  le  trou- 
vera jamais.  L'inconstance  est  donc  un  de  ses  défauts  ou  plutôt  un  de  ses 
malheurs,  car  on  ne  jouit  pas  du  bonheur  d'aimer  quand  on  conçoit  la 
possibilité  future  de  ne  plus  aimer  ce  qu'on  aime.  Les  Hommes  lui  repro- 
chent aussi  un  peu  de  vanité;  mais,  suivant  leur  usage,  les  Hommes  ne 
savent  ce  qu'ils  disent.  La  vanité  consiste  dans  un  jugement  exagéré 
qu'on  porte  de  soi ,  et  la  Femme  s'estime  tout  au  plus  ce  qu'elle  vaut.  Si 
elle  savait  mieux  se  connaître,  elle  se  soumettrait  avec  moins  de  défé- 
rence aux  pratiques  ridicules  que  ses  tyrans  lui  imposent  >et  qui  lui  répu- 
gnent visiblement.  Le  pelage  artificiel,  par  exemple,  convient  peut-être 
à  l'Homme  qui  est  épouvantablement  laid;  mais  à  la  Femme,  c'est  un 
hors-d'œuvre  de  mauvais  goût.  Il  est  vrai  de  dire  qu'elle  le  rend  aussi 
exigu,  aussi  léger,  aussi  transparent  que  possible,  qu'elle  s'arrange  de 
manière  à  laisser  deviner  tout  ce  qu'elle  n'ose  pas  laisser  voir. 

Si  le  bruit  des  étranges  manies  qui  tourmentent  le  monde  où  je  vis 
est  parvenu  jusqu'au  désert,  tu  t'étonneras  que  je  te  donne  tant  de  détails 
sur  le  pays  où  l'on  m'a  fâcheusement  naturalisée ,  en  dépit  de  mes  incli- 
nations ,  et  que  je  ne  t'aie  rien  dit  encore  de  la  politique  de  ces  gens-ci 
ou  de  leur  manière  de  se  gouverner.  C'est  que ,  de  toutes  les  choses  dont 
on  parle  en  France  sans  les  entendre ,  la  politique  est  la  chose  sur  laquelle 
on  s'entend  le  moins.  Si  tu  écoutes  une  personne  à  ce  sujet,  c'est  grand 
embarras;  si  tu  en  écoutes  deux,  c'est  confusion;  si  tu  en  écoutes  trois, 
c'est  chaos.  Quand  ils  sont  quatre  ou  cinq,  ils  s'égorgent.  A  en  juger 
par  les  honneurs  unanimes  qu'ils  m'ont  rendus ,  au  milieu  des  sentiments 
de  haine  réciproque,  et  certainement  bien  fondée,  qui  les  animent  les 
uns  contre  les  autres,  j'ai  pensé  quelquefois  qu'ils  s'étaient  arrêtés  à  l'idée 
de  me  reconnaître  pour  souveraine ,  et  je  suis  réellement,  à  ma  connais- 
sance, le  seul  être  un  peu  haut  placé  pour  lequel  ils  témoignent  quelques 
égards.  Il  ne  serait  pas  surprenant,  d'ailleurs,  que  les  plus  habiles  d'entre 
eux,  justement  effrayés  des  inconvénients  et  des  malheurs  d'une  lutte 
éternelle  sur  l'origine  et  le  caractère  des  pouvoirs  sociaux  (tu  ne  sais  pas 
ce  que  c!est),  se  fussent  réunis  à  l'amiable  dans  le  sage  projet  de  choisir 


TABLETTES  DE  LA  GIRAFE.  565 

leurs  maîtres  a  la  taille,  ce  qui  réduirait  toutes  les  difficultés  du  système 
électoral  et  du  système  monarchique  à  une  opération  de  toisé.  Rien  ne 
paraît  plus  raisonnable. 

Il  y  a  quelques  jours  que  je  me  crus  sur  le  point  de  pénétrer  tout  à 
fait  dans  ces  mystères."  J'avais  entendu  dire  que  les  Hommes  d'élection, 
entre  les  mains  desquels  reposent  toutes  les  destinées  du  pays ,  s'assem- 
blaient publiquement  dans  un  lieu  plus  rapproché  des  rives  du  fleuve 
que  celui  qui  m'est  désigné  pour  séjour,  et  j'y  dirigeai  ma  promenade. 
J'arrivai,  en  effet,  à  un  vaste  palais,  dont  un  peuple  innombrable  occu- 
pait toutes  les  avenues ,  et  qui  me  parut  habité  par  une  multitude  de 
personnages  affairés,  tumultueux,  bruyants,  qui  ne  diffèrent,  au  pre- 
mier abord,  du  reste  les  Hommes  que  par  une  laideur  plus  caractéristique, 
plus  maussade  et  plus  rechignée ,  ce  que  j'attribuai  sans  peine  à  l'habi- 
tude des  méditations  graves  et  des  affaires  sérieuses.  Ce  qui  me  surprit 
davantage,  c'est  leur  extrême  pétulance  qui  ne  leur  permet  pas  de  res- 
ter un  seul  instant  en  place,  car  j'assistais  par  hasard  à  une  des  séances 
orageuses  de  la  session.  Ils  s'élançaient,  bondissaient,  se  mêlaient  en 
cent  groupes  confus,  apostrophaient  leurs  adversaires  de  cris  et  de  gestes 
menaçants,  ou  leur  montraient  les  dents  avec  d'effrayantes  grimaces.  La 
plupart  semblaient  avoir  pour  .objet  de  s'élever  le  plus  possible  au-dessus 
des  autres,  et  certains  ne  dédaignaient  pas,  pour  y  parvenir,  de  se 
jucher  habilement  sur  les  épaules  de  leurs  voisins.  Malheureusement, 
quoique  placée  d'une  manière  fort  commode  par  le  bénéfice  de  ma  haute 
stature,  pour  ne  pas  perdre  un  des  mouvements  de  l'assemblée,  il  me 
fut  impossible  de  saisir  une  parole  dans  cet  immense  brouhaha ,  et  je 
me  retirai  de  guerre  lasse,  horriblement  assourdie  de  vociférations,  de 
grincements,  de  sifflements,  de  huées,  sans  pouvoir  établir  l'apparence 
d'une  conjecture  sur  l'objet  et  les  résultats  de  sa  délibération.  Il  y  a  des 
gens  qui  assurent  que  toutes  les  séances  ressemblent  plus  ou  moins  à 
celle-là,  ce  qui  me  dispense  d'assister  à  une  autre1. 

Je  me  proposais  de  te  donner  quelques  échantillons  du  langage  dont 
on  se  sert  maintenant  à  Paris ,  avant  de  livrer  cette  lettre  à  mon  inter- 
prète, mais  il  prétend  que  cela  lui  gâterait  la  main;  et  puis,*  pour  dire 

1  II  est  évident  que  la  Girafe  tombe  ici  dans  une  méprise  qui  serait  peu  respec- 
tueuse, si  elle  n'était  parfaitement  innocente.  ConGnée  dans  le  Jardin  du  Roi,  elle  n'a 
pu  visiter  la  Chambre  des  Députés  qu'elle  croit  décrire.  Ce  qu'elle  a  vu,  c'est  le  Palais 
des  Singes. 

—  NOTE    DE    L'ÉDITEUR.    — 


556 


TABLETTES   DE   LA   GIRAFE. 


Toutes  les  séances  ressemblent  plus  ou  moins  à  celle-là. 


vrai,  j'ai  trop  de  peine  à  fixer  ce  jargon  dans  ma  mémoire.  Tu  en  juge- 
ras suffisamment  par  deux  périodes  que  viennent  d'échanger,  sur  mes 
gazons  fleuris,  un  grand  jeune  Homme  à  barbe  de  Bison  et  une  char- 
mante Femme  aux  yeux  de  Gazelle ,  envers  laquelle  il  cherchait  à  se 
justifier  d'une  absence  prolongée. 


TABLETTES  DE   LA   GIRAFE. 


567 


«  J'étais  préoccupé,  belle  Isoline,  lui  disait-il,  de  puissantes  idées 
dont  le  cœur  qui  bat  dans  votre  poitrine  de  Femme  a  la  noble  intuition. 
Placé,  par  les  capacités  qu'on  veut  bien  m'accorder,  au  plus  haut 
degré  des  adeptes  de  la  perfectibilisation,  et  absorbé  depuis  longtemps 
dans  les  spéculations  philanthropiques  de  la  philosophie  humanitaire,  je 
traçais  le  plan  d'un  encyclisme  politique  où  viendront  se  moraliser  tous 
les  peuples,  s'harmoniser  toutes  les  institutions,  s'utiliser  toutes  les  facultés 


568  TABLETTES   DE   LA   GIRAFE. 

et  progresser  toutes  les  sciences;  mais  je  n'en  étais  pas  moins  entraîné 
vers  vous  par  l'attraction  la  plus  passionnelle,  et  je... 

—  N'achevez  pas!  interrompait  Isoline  avec  solennité;  ne  me  croyez 
pas  étrangère  à  ces  hautes  méditations  et  ne  soupçonnez  pas  mon  âme 
de  se  laisser  séduire  aux  appâts  d'un  naturalisme  grossier.  Fière  de  votre 
destinée,  cher  Adhémar,  je  ne  vois  dans  le  sentiment  qui  nous  unit  qu'un 
dualisme  d'affinités  que  l'instinct  respectif  de  cohésion  a  fini  par  confondre 
dans  un  individualisme  sympathique,  ou,  pour  m'exprimer  plus  claire- 
ment, que  la  fusion  de  deux  idiosyncrasies  isogènes  qui  sentent  le  besoin 
de  se  simultanéiser.  » 

Là-dessus  la  conversation  s'est  continuée  à  basse  voix,  et  je  crois 
pouvoir  supposer  qu'elle  est  devenue  plus  intelligible ,  car  le  jeune  phi- 
losophe rayonnait  d'orgueil  et  de  joie  quand  il  a  quitté  Isoline  pour  ne 
pas  être  surpris  par  le  cornac  de  sa  maîtresse;  Te  serais-tu  jamais  ima- 
giné que  cet  abominable  galimatias  pût  signifier  je  vous  aime  dans  une 
langue  quelconque?  Si  ce  n'est  là,  cependant,  la  manière  la  plus  com- 
mode de  parler,  c'est  assurément  la  plus  distinguée,  et  il  y  a  même  des 
beaux  esprits  Irès-vantés  qui  font  profession  de  ne  pas  s'exprimer  autre- 
ment. Oh!  qu'il  me  tarde,  mon  ami,  d'entendre  parler  girafe 


P.  S.  —  Quoique  l'enseignement  élémentaire  ne  soit  pas  établi  en 
Girafie,  et  peut-être- même  parce  qu'on  n'y  pensera  jamais  dans  nos 
solitudes,  les  caractères  de  cette  lettre  s'expliqueront  d'eux-mêmes  à  tes 
yeux  et  à  ta  pensée.  Ils  sont  tracés  sous  mon  inspiration  par  un  bon- 
homme de  mes  amis  qui  entend  la  langue  des  Animaux  beaucoup  mieux 
que  la  sienne  propre ,  ce  qui  n'est  réellement  pas  trop  dire ,  et  que  je 
recommanderai  un  jour  à  ta  douce  indulgence.  Le  pauvre  diable  m'est 
assez  connu  pour  que  j'ose  affirmer  qu'il  s'est  laissé  faire  Homme  parce 
qu'il  n'a  pu  faire  autrement r  et  qu'il  aurait  abdiqué  volontiers,  si  cela 
eût  dépendu  de  lui,  les  privilèges  de  sa  sotte  espèce,  pour  prendre  la 
peau  de  tout  autre  Animal,  grand  ou  petit,  pourvu  qu'il  fût  honnête. 

La  Girafe. 

Pour  traduction  conforme  : 

Charles  Nodier. 


PROPOS    AIGRES 


D'UN    CORBEAU 


Ce  qui  est  hors  de  doute  pour  moi,  c'est  l'infériorité  évidente  de 
l'Homme  sur  tous  les  autres  Animaux.  Ne  voyez,  je  vous  en  prie,  dans 
cette  déclaration /aucune  animosité  mesquine  et  étroite. 

Je  suis  un  des  rares  Animaux  contre  lesquels  l'Homme  ne  peut  rien. 
Il  ne  peut  ni  m'asservir  ni  m'atteindre;  ma  viande  elle-même  est  trop 
dure  pour  qu'il  en  puisse  faire  du  bouillon...  Cela  dit  tout,  je  suis 
Corbeau. 

C'est  vous  avouer  que  je  vois  les  choses  de  haut.  L'Hoiçme  m'est 
indifférent  et  je  ne  le  crains  pas;  je  parle  donc  sans  fiel  et  sous  l'empire 
d'une  conviction  profonde.  J'aurais  le  désagrément  de  porter  des  mous- 
taches, une  culotte  et  des  bottes,  que  je  n'en  déclarerais  pas  moins 
l'infériorité  humaine,  parce  que  cela  est  juste  et  vrai. 

Et  les  Hommes  eux-mêmes  n'en  ont-ils  pas  conscience,  de  l'état 
déplorable  de  leur  situation?  ces  pauvres  êtres  inachevés,  mal  conçus, 
dont  l'activité  du  cerveau  n'est  point  en  équilibre  avec  leurs  ressources 
matérielles,  dont  les  nerfs  et  les  muscles  ne  sont  point  en  harmonie. 
Pauvres  architectes  sans  maçons,  qui  s'usent  à  créer  dans  la  fièvre  des 
plans  impossibles  que  leur  faiblesse  leur  défend  d'exécuter.  Pitoyable  ! 
pitoyable!  Croyez-vous,  disais-je,  qu'ils  n'aient  pas  conscience  de  leur 
infériorité?  A  quoi  attribuer  sans  cela  leurs  plaintes  éternelles,  leurs 
réclamations  incessantes  qui  font  ressembler  le  monde  à  une  boutique  de 
juge  de  paix? 

Moquez- vous,  écrivez,  inventez  des  fables,  ô  gens  à  moustaches! 
vous  n'arriverez  à  nous  rendre,  nous  autres  Bêtes,  comiques  et  ridicules 
qu'en  nous  prêtant  vos  vices  et  vos  passions. 


570 


PROPOS   AIGRES   D'UN    CORBEAU. 


Mais  vous  me  faites  pitié,  pauvres  parias  du  monde,  qui  ne  pourriez 
\ivre  sans  nous.  Que  feriez-vous ,  je  vous  le  demande,  si  vous  n'aviez 
pas  la  laine  de  mon  confrère  le  Mouton  pour  vous  fabriquer  des  habits, 
la  soie  d'un  autre  de  mes  petits  amis  pour  vous  tisser  des  doublures 
chaudes,  imperméables,  et  vous  construire  des  parapluies,  car  vous  ne 
pouvez  même  pas  supporter  la  pluie  sans  tousser,  cracher,  éternuer, 
(Hre  malades?  Au  moindre  vent  qui,  moi,  m'anime  et  me  viviQe,  votre 
pauvre  corps  rose  et  dénudé  frissonne  et  tremble. 

Tandis  que  je  parcours  l'espace,  escalade  les  montagnes  et  franchis 


PROPOS  AIGRES    D'UN    CORBEAU.  571 

les  villes  en  deux  volées ,  vous  piétinez  dans  la  boue  des  routes  ou  dans 
'  la  fange  des  rues.  Je  vous  regarde  souvent  de  là-haut  :  vous  êtes  jolis  à 
voir,  je  vous  jure  l  À  cheval  vous  avez  encore  un  semblant  de  dignité , 
car  le  Cheval,  qui  est  bonne  Bête,  vous  prête  un  peu  de  la  sienne,  et 
vous  n'êtes  Hammes  qu'à  moitié. 

Savez-vous,  cependant,  l'idée  qui  me  passe  par  la  tête  lorsque  je 
vois  un  cavalier  galoper  par  les  chemins?  Je  me  dis  :  Est-ce  étrange! 
voilà  un  imbécile  en  culotte  qui  se  croit  certainement  supérieur  au 
Cheval  qui  veut  bien  l'emporter,  et  cela  uniquement  parce  qu'il  est 
monté  dessus. 

N'êtes-vpus  pas  moins  fort  que  le  Bœuf,  que  l'Éléphant,  que...  que 
les  Insectes  eux-mêmes ,  qui  emportent  dans  leurs  pattes  des  fardeaux 
deux  fois  gros  comme  eux?  N'avez-vous  pas  toutes  les  infériorités,  toutes 
les  misères  physiques?,  Une  petite  Mouche  qui  vous  entre  dans  le  nez  va 
vous  rendre  fou,  un  petit  Cousin  de  rien  du  tout  qui  vous  pique  le  front 
vous  défigure  et  vous  fait  gonfler.  La  piqûre  d'une  petite  Bête  deux  cents 
fois  moins  grosse  que  votre  personne  vous  tue  plus  sûrement  que  vous 
ne  tuez  une  puce.  Vous  n'ignorez  pas  qu'il  vous  faut  toute  une  nuit, 
parfois ,  pour  exterminer  une  puce ,  et  bien  souvent  vous  n'y  parvenez 
pas,  ô  roi  de  la  création! 

Vous  êtes  pâles  derrière  la  grille  d'un  Lion,  et  vous  avçz  raison ,  car 
la  moindre  de  ses  caresses  vous  aplatirait  comme  une  pomme. 

'  Eh  bien,  oui,  dites-vous;  nous  avouons  notre  infériorité  physique, 
peu  nous  importe  :  nous  sommes  rois  par  l'intelligence,  et  sur  ce 
terrain-là  nous  vous  défions,  Corbeau... 

Votre  orgueil  m'amuse,  messieurs!  Vous  trouvez- vous  donc  plus 
adroits ,  plus  ingénieux  que  l'Araignée ,  par  exemple ,  qui  à  elle  seule 
tend  des  fils,  tisse  des  toiles  merveilleuses  dont  vous  ne  seriez  pas 
même  capables  de  faire  de  la  charpie,  qui  à  force  d'adresse,  de  force, 
dé  ruse  et  de  volonté  vient  à  bout  d'ennemis  trois  fois  gros  comme  elle, 
qui  sait  prévoir  l'avenir,  profiter  des  vents  pour  franchir  les  espaces, 
fait  des  provisions,  sait  se  choisir  un  gîte,  attendre?...  Mais,  sac 
à  papier!  qui  de  vous  en  ferait  autant?  Êtes-vous  plus  rusés  que  le 
Renard,  plus  prudents  que  le  Serpent? 

Si  l'on  voulait  poursuivre,  on  vous  aplatirait  de  la  belle  façon  !  Vous 
parlez  de  votre  cœur,  et  quand  vous  voulez  trouver  un  symbole  du 
dévouement  et  de  la  fraternité,  c'est  encore  parmi  nous  que  vous  allez 
les  chercher.  Quelle  est  dans  votre  espèce  la  mère  qui  se  percerait  le 


572 


PROPOS   AIGRES   D'UN   CORBEAU. 


flanc  comme  le  fait  quotidiennement  le  Pélican  blanc?  Quelle  est  la  mère 
qui  accepterait,  comme  la  maman  Kanguroo,  le  fardeau  incessant  de 


ses  petits?  Persuadez  donc  à  vos  épouses,  messieurs  les  Hommes,  de 
faire  ménager  dans  leurs  jupes,  [qui  sont  pourtant  assez  amples  pour 
cela,  un  petit  réduit  bien  chaud,  doublé  en  futaine,  où  leurs  bébés 
puissent  se  réfugier  et  éviter  les  refroidissements!  Quelle  est  donc  chez 
nous  la  mère  qui  ne  nourrit  pas  ses  petits?  Quelle  est  parmi  vous  celle 
qui  y  consente?  Pitoyable,  messieurs,  pitoyable!  Vous  parlez  de  votre 
tendresse  paternelle,  des  sacrifices  que  vous  faites  pour  élever  vos 
enfants.  En  effet,  vous  ne  négligez  rien  de  ce  qui  peut  mettre  en 
évidence  votre  générosité,  rien  de  ce  que  les  autres  peuvent  voir  n'est 


PROPOS   AIGRES   D'UN   CORBEAU. 


573 


oublié  par  vous  ;  mais  les  petits  dévouements  ignorés  qui  sont  la  vraie 
tendresse ,  prétendez-vous  que  vous  les  possédiez  ?  Le  moindre  Moineau 
vous  en  remontrerait  sur  ce  sujet-là.  N'est-ce  pas  lui,  en  effet,  tandis 
que  la  femelle  couve,  qui  va  au  marché,  se  charge  de  la  cuisine  et 
de  tous  les  soins  du  ménage  dont  vous  auriez  honte?  N'est-ce  pas  lui 
qui  simplement,  sans  affectation,  sans  respect  humain,  remplace  au  nid 
la  femelle  si  cette  dernière  a  besoin  de  sortir?  Que  de  tendresse  dans 
tout  ceV. 


'-£&*■ 


Y  a-t-il  un  père  dans  l'espèce  humaine  qui  voudrait  faire  la  bouillie 
de  son  marmot  et  le  bercer  pendant  deux  heures  par  jour?  Vous  croyez 
avoir  tout  dit  lorsque  vous  vous  êtes  écrié  :  Les  Bêtes  font  tout  cela  par 
instinct.  Eh  !  par  Dieu ,  oui ,  nos  instincts  sont  supérieurs  aux  vôtres, 


574  PROPOS    AIGRES   D'UN    CORBEAU.    . 

- — — ■ ■ — — —  ■  ■  % 

voilà  bien  ce  que  je  prétends.  Nous  faisons  tout  naturellement  ce  qui  vous 
demande  mille  efforts.  Nos  Rossignols  chantent  sans  avoir  été  au  Conser- 
vatoire ;  est-ce  à  dire  qu'ils  soient  inférieurs  à  vos  chanteuses?  Mais  chez 
nous,  dites-vous,  la  musique  est  un  art;  nous  avons  le  contre-point!... 

Et  qui  vous  dit  que  chez  les  •  Rossignols  et  les  Fauvettes  la  musique 
ne  soit  point  un  art  dont  ils  jouissent  tout  autant  que  vous,  quoiqu'ils 
ne  crient  jamais  bravo  et  ne  fassent  pas  payer  les  places?  Vous  possédez 
le  sentiment  de  l'association,  de  la* famille,  de  la  vie  en  commun!  Pas 
avec  excès,  ce  me  semble.  Je  voudrais  qu'à  l'exemple  des  Marmottes 
on  mît  sous  clef  la  plus  unie  de  vos  familles  et  qu'on  l'obligeât  à  passer 
dans  le  silence  et  l'ombre  tout  un  hiver,  nez  à  nez,  côte  à  côte. 

Vous  me  direz  que  p?ndant  ce  temps  les  Marmottes  dorment.  On 
n'en  est  pas  tout  à  fait  sûr;  mais  croyez-vous  que  tous  ces  bons  parents 
enfermés  ensemble  pourraient  dormir,  eux?  Je  m'imagine  que  le  jour 
où  on  ouvrirait  la  porte  on  trouverait  pas  mal  d'estropiés.  N'êtes- vous 
pas  de  cet  avis-là? 

Vous  vantez  la  finesse  de  vos  hommes  d'affaires,  l'asluce  de  vos  filles 
d'opéra.  Vous  ne  pouvez  pas  pas  parler  de  ces  êtres  vicieux  sans  sourire, 
parce  qu'au  fond  vous  êtes  émerveillés.  Eh  bien,  mais,  nos  Rats,  à  nous, 
ne  sont-ils  pas  encore  plus  rongeurs  que  les  vôtres,  plus  actifs,  plus 
infatigables?  Non,  cherchez  bien,  et  vous  verrez  que  mêfiie  sur  le  terrain 
des  vices  nous  sommes  encore  supérieurs,  parce  que  nos  vices,  à  nous, 
sont  francs,  complets,  naturels,  et  que  nous  n'en  tirons  pas  vanité. 

Le  Paon  lui-même,  que  je  n'aime  pas  beaucoup,  pourtant,  est 
vaniteux  en  être  intelligent.  Il  jouit  de  son  orgueil ,  il  le  déguste  et  s'en 
fait  vivre,  tandis  que  vous,  vous  en  mourez.  Tenez- vous  à  ce  que  je 
vous  parle  de  votre  courage?  Je  le  ferai  volontiers,  car  je  ne  l'estime  pas 
infiniment.  Comparerai-je  votre  bravoure  à  celle  du  Lion?  Je  ne  le  ferai 
pas,  n'est-ce  pas?  ce  serait  une  plaisanterie.  Parlons  donc  sérieusement 
et  prenons  pour  point  de  comparaison  le  Lièvre,  le  pauvre  Lièvre,  qui 
symbolise  pour  vous  la  lâcheté.  Examinons  un  peu  le  pauvre  animal ,  et 
nous  aurons  bientôt  constaté  que  vous  êtes  plus  poltron  que  lui. 

Imaginez  ce  malheureux  Lièvre  à  qui  la  nature  a  refusé  des  armes; 
il  a  contre  lui  deux  ou  trois  Chiens  courants,  quatre  fois  gros  et  forts 
comme  lui,  armés  de  dents  redoutables,  et  de  plus  ayant  conscience 
qu'en  l'attaquant  ils  ne  courent  aucun  danger.  Il  a  en  outre  deux,  trois, 
quelquefois  dix  Bêtes  énormes,  vous,  messieurs,  défendues  par  une  puis- 
sante mousqueterie,  furieuses,  ardentes,  et  maladroites,  heureusement. 


PROPOS   AIGRES    D'UN   CORBEAU. 


575 


L'astuce  de  vus  filles  d'opéra. 


En  face  de  cette  armée,  le  Lièvre  fuit,  le  lâche!  et  voilà  sa  réputation 
faite.  Mais,  ventre  de  Biche!  vous  fuyez  bien,  gros  Homme  que  vous 
êtes,  devant  une  abeille  qui  vous  poursuit. 

Vous  l'appelez  timide,'  le  pauvre  Animal  qui,  traqué,  poursuivi  par 
tout  un  bataillon,  trouve  encore  la  force  de  lutter,  invente  des  ruses, 
vous  met  sur4es  dents  et  parfois  vous  échappe,  à  vous  autres,  géants, 
qui  restez  là,  le  fusil  déchargé  et  la  sueur  au  front. 

Si  cet  Animal-là  n'a  pas  de  sang- froid,  en  vérité,  qui  donc  en  a? 

Mais  vous.  Homme  courageux,  le  jour  où  vous  avez  parlé  pour  la 


576 


PROPOS    AIGRES   D'UN   CORBEAU. 


première  fois  à  votre  future  femme,  je  vous  vois  d'ici,  vous  étiez  trem- 
blant, les  oreilles  basses,  les  genoux  en  dedans,  les  jambes  fléchissantes, 
tenant  piteusement  votre  chapeau  ! 


k?:\.:ac  j 


Ils  se  moquent  de  tes  allures,  mon  pauvre  Lièvre! 

C'est  que  je  ne  vois  pas,  ô  roi  de  la  création ,  le  moindre  terrain  où 
lu  retrouves  ta  supériorité.  Tu  nous  méprises,  parce  que  nous  couchons 
en  plein  air,  et  que,  toi,  tu  bâtis  des  palais;  mais,  qu'est-ce»  que  cela 
prouve ,  si  ce  n'est  que  nous  ne  craignons  pas  les  rhumes  de  cerveau ,  et 
que  tu  les  redoutes  infiniment?  J'ai  vu  tes  villes,  très-rapidement,  il  est 
vrai ,  en  passant  au-dessus  ;  mais  je  me  suis  aperçu  immédiatement  qu'à 
coté  des  palais  il  y  avait  des  ruelles  sombres  encombrées  de  masures.  A 
côté  de  gros  bonshommes  joulllus  et  roses,  j'en  ai  vu  de  pâles  et  de  bien- 
maigres,  traînant  la  jambe  et  tendant  la  main.  Et  tu  appelles  cela,  roi 
de  la  création,  une  organisation  sociale?  Mais  ton  beau  corps,  société 
humaine,  est  couvert  de  plaies  horribles. 

Dans  nos  rovaumes  de  Bctes,  nous  ignorons  la  mendicité.  11  n'est 

/ 


PROPOS  AIGRES   D'UN    CORBEAU. 


577 


pas  un  Corbeau  qui  ne  mourut  de  honte  s'il  fallait  se  mettre]  des  lunettes 
vertes  et  jouer  de  la  clarinette  pour  attendrir  la  sensibilité  des  autres 
Corbeaux"et  se  faire  nourrir  par  eux.  Et  croyez-vou?  de  bonne  foi  que 


^K 


tous  les  mendiants  qui  nous  promènent  par  les  rues  ne  prouvent  pas, 
par  cela  même,  qu'ils  sont  inférieurs  de  beaucoup  aux  Animaux  qu'ils 
exhibent? 


73 


578 


PROPOS   AIGRES   D'UN   CORBEAU. 


Quand  nous  ne  gagnons  plus  notre  vie  nous-mêmes,  nous  autres 
Bêtes,  nous  mourons.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  rien  trouver  de  plus 
beau  que  ce  genre  d'organisation  sociale. 

Voyons,  sur  quel  terrain  maintenant  porterons-nous  la  discussion? 
car,  si  je  n'ai  pas  tout  dit,  j'ai  hâte  d'en  finir,  n'ayant  pas,  grâce  à  Dieu, 
l'habitude  de  me  servir  de  mes  plumes  pour  noircir  du  papier. 

Ah!  j'y  suis;  il  vous  reste  le  royaume  des  arts,  ce  sentiment  artis- 
tique dont  vous  prétendez  avoir  le  monopole,  et  qui  est  comme  un  des 
quatre  pieds  de  votre  trône.  Et  de  quel  droit  prétendez-vous  que  nous 
ne  sommes  ni  artistes  ni  poètes?  Qui  vous  dit  que  le  Bœuf,  qui  s'arrête 
silencieux  au  milieu  du  sillon  et  regarde ,  ne  jouit  pas  quand  le  ciel  est 
pur  et  que  la  prairie  verdoie?  Qui  vous  permet  de  juger  des  sentiments 
intimes  que  nous  éprouvons  en  présence  de  la  belle  nature,  dans  l'inti- 
mité de  laquelle  nous  vivons  incessamment?  Qui  vous  dit  que  l'Jnsecte 
aux  ailes  d'or,  qui  se  pose  sur  sa  fleur,  ne  l'aime  pas  et  ne  la  trouve 
pas  belle,  n'en  jouit  pas  en  artiste,  en  amant?  Qui  vous  dit  que  l'Oiseau 
qui  chante  ne  soit  qu'une  machine  à  rendre  des  sons,  et  que  votre  âme 
humaine  ait  absorbé  la  nôtre  tout  entière? 


Vous  ai-je  raconté  ce  que  j'éprouve,  moi,  Corbeau,  lorsque  le  gros 
nuage  approche,  que  l'ouragan  me  pousse  et  que  je  lutte,  que  la  tempête 
me  bat  les  flancs,  que  j'aperçois  au  loin  le  ciel  qui  se  déchire,  les  forêts 


PROPOS   AIGRES    D'UN    CORBEAU.  579 

qui  plient  et  grincent,  que  tout  ce  qui  vit  au  monde ,  à  commencer  par 
vous,  se  cache,  tremble,  s'abrite,  et  que  moi,  les  ailes  étendues,  plus 
noir  encore  que  l'orage,  plus  noir  et  plus  entêté,  je  plane  et  je  jouis? 
Qui  vous  dit,  morbleu  !  que  je  ne  trouve  pas  cela  beau? 

Ah!  tenez,  monsieur  le  roi,  qui  vous  cachez  sous  vos  culottes,  vous 
êtes  un  bien  drôle  de  petit  bonhomme. 

Cela  dit ,  je  signe  et  appose  mon  cachet. 

J'ai  l'honneur  de  vous  saluer, 

Gustave  Droz. 


SOUVENIRS 


DUNE 


VIEILLE    CORNEILLE 


FRAGMENTS    TIRES    D'UN    ALBUM    DE    VOYAGE 


Non  animum  mutant  qui  trans  mare  currunt. 

—  Horace,  Épitres.  — 

Venez  à  nous,  nous  savons  tout. 

—  Les  Sirènes  à  Ulysse.  — 


SOMMA1BE. 

Pourquoi  voyage- t-on?  —  Un  vieux  Château.  —  Monsieur  le  Duc  et  madame  la 

Duchesse.  —  Une  Terrasse.  —  Un  vieux  Faucon.  —  A  quoi  tient  le  coecr  d'un  Lézard. 
—  Suite  de  l'histoire  des  hôtes  de  la  terrasse.  —  Faites-vous  donc  Grand-Duc!  —  Une 
Carpe  magicienne.  —  Comment  un  Hibou  meurt  d'amour.  — »  Où  madame  la  Corneille 
reprend  la  parole  pour  son  propre  compte.  —  Conclusion. 


Ht  d'abord,  pourquoi 
voyage-t-on?  Le  repos  n'esl-il  pas 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  au  momie? 
E^tnl  rien  qui  vaille  qu'on  se  dé- 
range pour  l'aller  chercher  ou  pour 

l'éviter?  Ne  dirait-on  pas,  à  vcir  l'air  et  la  terre  incessamment  traversés, 

qu'on  gagne  quelque  chose  à  se  déplacer? 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE.  581 

Les  uns  courent  après  le  mieux  que  personne  n'atteint,  les  autres 
fuient  le  mal  auquel  personne  n'échappe.  Les  Hirondelles  voyagent  avec 
le  soleil  et  le  suivent  partout  où  il  lui  plaît  d'aller;  les  Marmottes  le 
laissent  partir  et  s'endorment  en  attendant  son  retour,  sur  la  foi  de  cet 
adage  que  le  soleil ,  ce  qui  pour  elles  est  la  fortune ,  vient  en  dormant. 
Mais  des  unes,  beaucoup  partent,  et  bien  peu  reviennent  :  l'espace  est 
si  vaste  et  la  mer  si  avide  !  Et  des  autres ,  beaucoup  s'endorment  et 
peu  se  réveillent  :  on  est  si  près  de  la  mort,  qui  toujours  veille,  quand 
on  dort  !  Le  Papillon  voyage  pour  cette  seule  raison  qu'il  a  des  ailes  ; 
l'Escargot  traîne  avec  lui  sa  maison  plutôt  que  de  rester  en  place. 
L'inconnu  est  si  beau  !  La  faim  chasse  ceux-ci ,  l'amour  pousse  ceux-là. 
Pour  les  premiers ,  la  patrie  et  le  bonheur,  c'est  le  lieu  où  l'on  mange  ; 
pour  les  seconds,,  c'est  le  lieu  où  l'on  aime.  La  satiété  poursuit  ceux 
qui  ne  marchent  pas  avec  le  désir.  Enfin  le  monde  entier  s'agite  ;  dans 
les  chaînes  ou  dans  la  liberté,  chacun  précipite  sa  vie.  Mais  pour  le 
monde  tout  entier  comme  pour  l'Écureuil  dans  sa  cage,  le  mouvement 
ce  n'est  pas  le  progrès  :  s'agiter  n'est  pas  avancer1.  Malheureusement 
on  s'agite  plus  qu'on  n'avance. 

Aussi  dit-on  que  les  plus  sages,  pensant  que  mieux  vaut  un  paisible 
malheur  qu'un  bonheur  agité,  vivent  aux  lieux  qui  les  ont  vus  naître, 
sans  souci  de  ce  qui  se  passe  plus  loin  que  leur  horizon,  et  meurent, 
sinon  heureux,  du  moins  tranquilles.  Mais  qui  sait  si  cette  sagesse  ne 
vient  pas  de  la  sécheresse  de  leur  cœur  ou  de  l'impuissance  de  leurs 
ailes? 

Personne  n'a  mieux  répondu  à  cette  question  :  «  Pourquoi  voyage- 
t-on  ?  »  qu'un  grand  écrivain  de  notre  sexe.  «  On  voyage ,  a  dit  George 
Sand,  parce  qu'on  n'est  bien  nulle  part  ici-bas.  »  Il  est  donc  juste 
que  rien  ne  s'arrête,  car  rien  n'est  parfait,  et  l'immobilité  ne  con- 
viendrait qu'à  la  perfection. 

Pour  moi,  j'ai  voyagé.  Nen  pas  que  je  fusse  née  d'humeur  inquiète  et 
voyageuse;  bien  au  contraire,  j'aimais  mon  nid  et  les  courtes  pro- 
menades. 


«  A  quoi  bon  ces  interminables  considérations  au  début  de  votre 
récit?  me  dit  un  de  mes  vieux  amis,  mon  voisin,  auquel  il  m'arrive 

1  S.  La  Valette  [Fables). 


582  SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE. 

parfois  de  demander  conseil,  en  me  réservant  toutefois  de  ne  fair 
que  ce  que  je  veux.  Ce  n'est  pas  parce  que  vous  vous  occupez  de  phi- 
losophie, d'archéologie,  d'histoire,  de  physiologie,  "etc.,  etc.,  qu'i 
vous  faut  donner  de  tout  cela  à  vos  lecteurs  autant  qu'il  vous  con- 
vient d'en  prendre  pour  vous-même.  Vous  passerez  pour  une  pédante, 
pour  un  philosophe  emplumé  ;  on  vous  renverra  en  Sorbonne ,  et , 
qui  pis  est,  on  ne  vous  lira  pas.  N'allez- vous  pas  faire  un  résumé 
scrupuleux  de  tout  ce  que  vous  avez  vu  et  pensé  depuis  tantôt  cent 
ans  que  vous  êtes  au  monde,  justifier  votre  titre  enfin,  et  joindre 
au  tort  d'avoir  usé  vos  ailes  sur  toutes  les  grandes  routes  le  tort 
bien  plus  grand  de  voyager  sérieusement  sur  le  papier?  Croyez-moi, 
si  vous  voulez  plaire,  ayez  de  la  raison,  de  l'esprit,  du  sentiment, 
de  la  passion,  comme  par  hasard;  mais  gardez-vous  d'oublier  la  folie  \ 
Le  siècle  des  Colomb  est  passé  :  on  n'a  pas  besoin  de  découvrir  un 
nouveau  monde  pour  s'intituler  voyageur,  on  l'est  à  moins  de  frais.  On 
découvre  le  lieu  où  l'on  est  né,  on  découvre  son  voisin,  on  se  découvre 
soi-même,  ou  l'on  ne  découvre  rien  du  tout;  cela. vaut  bien  mieux, 
cela  mène  moins  loin ,  et ,  Dieu  nous  le  pardonne  !  cela  plaît  autant. 
Contez  donc,  contez.  Qu'importe  comment  vous  contiez,  pourvu  que 
vous  contiez?  le  temps  est  aux  historiettes.  Imitez  vos  contemporains, 
ces  illustres  voyageurs,  qui  datent  des  quatre  coins  du  globe  leurs 
impressions  écrites  bravement  sur  la  paille  ou  sur  le  duvet  du  nid 
paternel;  faites  comme  eux.  A  propos  de  voyages,  parlez  de  tout,  et 
de  vous-même,  et  de  vos  amis,  si  bon  vous  semble;  puis  mentez  un 
peu ,  et  je  vous  promets  un  honnête  succès  ;  de  grandes  erreurs  et 
d'imperceptibles  vérités ,  c'est  ainsi  qu'on  bâtit  les  meilleurs  ouvrages. 
On  ne  vous  admirera  pas,  on  ne  vous  croira  pas,  mais  on  vous  lira. 
Vous  êtes  modeste  ;  que  vous  faut-il  de  plus  ?  » 

Ces  réflexions  m'arrêtèrent  un  instant.  Le  conseil  pouvait  être  bon 
et  semblait,  en  tout  cas,  facile  à  suivre;  mais  ma  conscience  l'emporta. 
«  On  ne  fait  pas  ce  qu'on  veut,  on  fait  ce  qu'on  peut  et  ce  qu'on  doit 
surtout,  répondis -je;  je  suis  une  Corneille  d'honneur,  je  ferai  de  mon 
mieux.  Si  vous  n'avez  à  me  donner  que  des  conseils' comme  ceux-là, 
;e  serai  heureuse  qu'il  vous  plaise  de  les  garder  pour  vous. 

—  Soit,  je  me  tais,  »  me  dit  en  s'inclinant  profondément  mon  inter- 
locuteur un  peu  piqué. 

1  Goethe. 


SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE.  583 

Je  lui  rendis  sa  révérence,  et  je  repris  la  plume. 

On  le  sait,  je  suis  une  vieille  Corneille.  Si  vieille  que  je  sois,  et  je 
le  suis  assez  pour  ne  plus  songer  à  cacher  mon  âge,  je  me  souviens 
d'avoir  été  jeune,  oui  jeune,  quoi  qu'en  disent  les  Étourneaux  mes  voi- 
sins, aussi  jeune  qu'eux  assurément,  mais  moins  étourdie  peut-être  et 
moins  oublieuse  de  ce  qu'on  doit  de  respect  à  la  vieillesse  qu'on  hono- 
rerait davantage,  si  l'on  songeait  un  peu  qu'être  vieux  c'est  être  en. 
train  de  mourir  ;  la  mort  arrive  à  la  fin  de  la  vieillesse  pour  la  relever 
et  l'ennoblir. 

J'ai  donc  été  jeune;  jeune,  heureuse  et  mariée.  Jeunesse  et  bon- 
heur, je  perdis  tout  le  même  jour,  il  y  a  cinquante  ans,  en  perdant  un 
mari  adoré. 

Jour  affreux  !  que  je  n'oublierai  de  ma  vie.  Le  vent  soufflait  avec 
violence  dans  les  dentelles  du  vieux  clocher.  Le  tonnerre  roulait  avec 
fureur  sous  le  ciel  obscur.  La  sombre  cathédrale  tremblait  sur  ses  fon- 
dements, comme  si  elle  eût  été  animée  par  l'épouvante.  La  pluie  froide 
tombait  par  torrents,  et,  pour  la  première  fois,  menaçait  de  gagner 
notre  nid,  si  bien  caché  qu'il  fût  dans  un  des  plis  du  manteau  de  la 
cathédrale  de  Strasbourg.  «  Je  vais  mourir,  me  dit  d'une  voix  affai- 
blie, mais  résolue  pourtant,  l'époux  que  je  pleure,  je  vais  mourir! 
adieu  !  Si  ces  pauvres  petits  pouvaient  se  passer  de  toi ,  je  te  dirais  de 
mourir  avec  moi,  et  nous  nous  en  irions  ensemble  lk-haut,  plus  haut 
que  le  soleil  !  La  mort  n'est  rien  pour  celui  qui  compte  sur  l'éter- 
nité ;  mais  il  faut  vivre  quand  on  peut  être  bon  à  quelque  chose  sur 
la  terre.  Vis  donc,  et  prends  courage.  Garde  de  moi  un  bon  souvenir. 
Pauvres  petits!  ajouta -t-il;  cela  te  fera  plaisir  de  voir  pousser  leurs 
plumes.  » 

Ce  fut  son  dernier  mot.  J'étais  veuve  ! 

On  ne  voit  jamais  le  bout  du  malheur,  le  mien  pouvait  grandir 
encore.  Huit  jours  après,  je  n'avais  plus  d'enfants  :  ma  nichée  tout 
entière  périssait  sous  mes  yeux. 


Ce  qu'il  y  a  d'affreux  dans  ces  maux  sans  remède,  c'est  qu'on  n'en 
meurt  pas  et  qu'on  s'en  console. 


584 


SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 


J'étais  veuve... 


Je  faillis  devenir  folle.  On  craignit  pour  mes  jours.  Mais  on  m'en- 
toura, mais  on  m'obséda,  et  j'eus  la  lâcheté  de  consentir  à  vivre. 

«  Voyagez,  me  dit  alors  une  vieille  Cigogne  qui  avait  soigné  mon 
mari  et  mes  enfants  pendant  leur  maladie  ;  voyagez.  Vous  partirez 
inconsolable,  vous  reviendrez  calme,  sinon  consolée.  Combien  de  dou- 
leurs sont  restées  sur  les  grands  chemins  !  » 

Cette  Cigogne  était  connue  pour  sa  fidélité  à  tous  les  bons  senti- 
ments, mais  la  pratique  du  monde  l'avait  endurcie.  Cette  parole  me 
parut  impie,  et  je  la  laissai  sans  réponse. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE.  585 

Quelques  Corbeaux,  de  ceux  que  mon  mari  avait  le  plus  aimés, 
joignirent  alors  leur  voix  à  celle  de  l'impassible  Cigogne,  et  pendant 
quelques  jours  je  n'entendis  rien  autre  chose  que  ceci  :  «  Partez,  par- 
tez, »  me  disait-on  de  tous  côtés. 

Mon  cœur  se  brisait  à  la  pensée  d'abandonner  ces  pierres  vénérées 
où  je  les  avais  tous  vus  vivre,  m'aimer  et  mourir  ;  où,  en  dépit  de  ma 
raison,  j'espérais  toujours  les  voir  reparaître,  car  il  faut  des  années 
pour  croire  à  la  mort  de  ceux  qu'on  aime...  0  terre!  où  vont  les  morts, 
et  que  fais-tu  d'eux  ?  Mais  le  moyen  de  souffrir  à  sa  guise  au  milieu  de 
gens  qui  se  croient  tenus  de  vous  consoler  ? 

Je  partis  donc,  je  partis  pour  être  seule,   pour  pleurer  à   mon 


Pendant  cinquante  iins,  je  dois  le  dire,  je  ne  me  suis  ni  arrêtée  ni 
consolée*  Mais»  hélas  !  faibles  que  nous  sommes!  nous  ne  savons  même 
pas  pleurer  éternellement.  La  sceptique  Cigogne  avait  dit  vrai.  Et  après 
avoir  pleuré,  pleuré  longtemps ,  ma  chère  douleur  m'échappa  peu  à  peu« 
À  quoi  sommes-nous  fidèles.1 


Vie  errante 
Est  chose  enivrante. 


Du  moment  où  je  ne  voyageais  plus  que  pour  «voyager,  et  qu'en  haine 
du  moindre  repos,  pour  ainsi  dire,  je  pensai  à  cette  maxime  d'un  grand 
moraliste  :  «  On  ne  voyage  que  pour  raconter;  »  «  Pourquoi  ne  racon- 
terais-je  pas?  »  me  dis-je  aussitôt. 

Ce  fut  ainsi  que  je  pris  d'abord  une  note,  puis  deux,  puis  troisT 
puis  mille.  A  mesure  que  l'occasion  s'en  présentait,  et  j'avais  soin 
qu'elle  se  présentât  souvent,  je  racontais  mes  voyages  aux  Oiseaux 
qu'un  peu  de  curiosité  rassemblait  autour  de  moi.  Je  m'efforçais  de 
parler  clairement  et  de  dire  honnêtement  à  chacun  ce  qui  pouvait  lui 
être  utile  et  agréable;  je  voyais  bien  qu'on  ni 'écoutait,  mais  on  ne 
me  louait  pas  encore,  et  chacun  semblait  craindre  de  hasarder  son 
suffrage.  A  la  fin,  un  Oiseau  (qui,  à  la  vérité,  n'était  pas  de  mes  amis) 
se  risqua  et  dit  tout  haut,  avec  une  grande  assurance,  que  mes  contes 
étaient  bons.  C'en  fut  assez,  leur  fortune  était  faite;  bientôt  mes  récils 

74 


586 


SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE   CORNEILLE. 


Je  pris  d'abord  une  note,  puis  deux,  puis  trois,  puis  mille... 


passèrent,  volèrent  de  bec  en  bec,  et  je  les  retrouvai  partout.  J'en  fus 
flattée. 

Quand  on  a  une  fois  goûté  de  la  louange,  on  en  vient  à  l'aimer,  si 
peu  qu'on  la  mérite ,  ou  si  peu  qu'elle  vaille  et  qu'on  l'estime.  Je  con- 
tinuai donc. 


SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE.  587 


Un  vieux  Château. 

II  était  une  fois  un  vieux  château... 

(J'entre  en  matière  comme  les  vieux  conteurs,  mais  pourquoi  non? 
Ne  suis-je   pas  contemporaine  des  histoires  qui  commencent  comme 

celle-ci  ?) 

■ 

Il  était  donc  une  fois  un  vieux  château,  le  château  de  ***, 
dont  je  ne  puis  dire  le  nom,  pour  des  raisons  que  je  dois  taire 
aussi. 

Dans  le  temps  où  il  y  avait  en  France  ce  qu'on  appelait  des 
châteaux  forts ,  ce  château  avait  été  un  château  fort  ;  c'est-à-dire 
qu'il  avait  vu  pendant  sa  longue  vie  tout  ce  que  les  châteaux  avaient 
coutume  de  voir  dans  ces  temps-là.  Il  avait  souvent  été  attaqué  et 
souvent  défendu,  souvent  pris  et  souvent  repris. 

Ces  choses-là  n'arrivent  pas  à  un  château,  si  fort  qu'il  soit,  sans 
qu'il  en  résulte  pour  lui  de  notables  altérations  ;  aussi  n'assurerais- 
je  pas  qu'à  l'époque  dont  je  parle  il  eût  rien  conservé  de  sa  pre- 
mière architecture. 

Il  me  suffira  de  dire  qu'après  avoir  été  pris  et  saccagé  pour  la 
dernière  fois  à  la  révolution  de  93,  qui  épargna  peu  les  châteaux, 
il  fut  bien  près  d'être  restauré  après  celle  de  1815,  qui  leur  fut 
meilleure,  à  ce  qu'il  paraît.  Malheureusement  pour  ce  château,  ce 
fut  au  moment  où  sa  fortune  commençait  à  se  refaire  qu'arriva  cette 
fameuse  révolution  de  1830,  qui  vous  a  été  si  longuement  racontée  par 
l'honnête  Lièvre  dont  les  touchantes  aventures  ouvrent  ce  livre. 

Le  vieux  manoir  dut  alors  sortir  de  noblesse.  11  dérogea  et  fut  vendu 
à  un  banquier.  Un  banquier  est  un  Homme  qui  est  tenu  d'avoir  de  l'ar- 
gent, mais  qui  peut  à  toute  force  manquer  de  connaissances  archéolo- 
giques. Aussi  l'acheteur  financier,  tout' en  voulant  du  bien  à  sa  nouvelle 
propriété,  lui  porta-t-il  le  dernier  coup. 

Il  y  mit  les  maçons  ! 

En  moins  de  rien  les  trous  furent  bouchés,  les  murs  blanchis,  et  au 
moyen  d'une  terrasse  (renaissance  !  ) .  qu'on  crut  mettre  en  rapport  avec 
ce  qui  restait,  la  chapelle  elle-même  fut  utilisée,  et  profanée  !  On  en  fit 


588 


SOUVENIRS  D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 


^■faïir.i^;.  _<*.        '.;- 


Un  banquier. 


une  de  ces  cages  à  compartiments  dans  lesquelles  les  hommes  emprison- 
nent volontairement  les  trois  quarts  de  leur  existence,  en  haine  sans 
doute  de  ce  que  Dieu  a  fait  pour  ses  créatures  :  le  ciel,  l'air  et  la 
liberté. 

Pourtant  l'antique  castel  ne  fut  pas  rebâti  dans  son  entier/ Le  ban-r 
quier  s'était  contenté,  en  Homme  qui  sait  le  prix  de  l'argent,  d'en 
relever  une  partie  seulement.  Tous  les  styles  d'ailleurs  furent  mêlés 
selon  l'usage  :  les  étages  supérieurs  étaient  d'architecture  romane,  et 
les  étages  inférieurs  d'architecture  gothique  ;  ce  qui  pouvait  donner  à 
entendre  qu'on  avait  bâti  les  toits  d'abord  et  les  fondements  tout  à 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE.  589 

la  fin.  Ces  barbarismes  feront,  je  l'espère,  frémir  tous  les  archi- 
tectes, et  aussi  les  Castors,  auxquels  les  Hommes  ont  volé  les  élé- 
ments de  leur  sévère  architecture  byzantine. 

Ceci  n'empêcha  pas  que  cette  restauration  bourgeoise  fit  grand  bruit 
dans  le  pays,  et  beaucoup  d'honneur  au  maçon  qui  avait  si  intrépide- 
ment mené  à  fin  cette  œuvre  d'artiste. 

Le  reste  fut  heureusement  abandonné,  ou,  pour  mieux  dire,  sauvé. 

Ce  fut  ainsi  que  ce  pauvre  vieux  château  perdit  son  caractère  de 
vieux  château,  et  qu'après  avoir  été  habité  autrefois  par  des  comtes, 
par  des  princes,  et  peut-être  bien  par  des  rois,  il  était  devenu  une 
sorte  de  maison  de  campagne  que  ses  nouveaux  propriétaires  daignaient 
à  peine  visiter. 

Je  l'ai  dit,  je  suis  née  dans  le  grand  portail  de  la  cathédrale  de 
Strasbourg,  ce  diamant  de  l'Alsace,  entre  les  flammes  de  pierre  qui 
soutiennent  de  leurs  robustes  étreintes  l'image  du  Père  éternel.  Quand 
on  a  eu  un  pareil  berceau,  quand  on  a  été  élevée  dans  le  respect  des 
vieilles  choses,  on  ne  peut  voir,  sans  crier  au  blasphème,  l'impiété  de 
xes  Hommes  qui  détruisent  effrontément  le  peu  de  bien  que  leurs  pères 
avaient  su  faire. 

Du  reste,  la  partie  restaurée  avait  trouvé  des  hôtes  dignes  d'elle. 

Elle  était  habitée  par  des  Chouettes  et  par  des  Hiboux,  qui,  se 
voyant  sur  une  terrasse  toute  neuve ,  se  donnaient  des  airs  de  grands 
seigneurs,  les  plus  risibles  du  monde,  et  se  faisaient  appeler  sans  pudeur 
monsieur  le  Grand-Duc  et  madame  la  Grande-Duchesse  par  les  pauvi'es 
Chauves-Souris  qui  les  servaient. 

J'arrivai  un  soir  à  ce  château,  très-fatiguée,  après  toute  une  jour- 
née de  vol  forcé.  J'étais  de  la  plus  mauvaise  humeur,  de  celle  que  l'on 
a  contre  soi-même  autant  que  contre  les  autres,  ce  qu'il  y  ia  de  pis 
enfin.  J'avais  été  tout  à  la  foisv  poursuivie  par  l'ennui,  qui  n'est  autre, 
je  crois,  que  le  vide  du  cœur,  et  inquiétée  par  un  de  ces  chasseurs 
novices  qui  ne  respectent  ni  l'âge,  ni  l'espèce,  et  pour  lesquels  rien  n'est 
sacré.  Le  hasard  voulut  que  je  m'abattisse  sur  la  balustrade  de  là  terrasse 
dont  je  viens  de  parler,  derrière  une  rangée  de  vases  Louis  XV,  du  sein 
desquels  s'élevaient  les  tristes  rameaux  de  quelques  cyprès  à  moitié 
morts. 

Minuit  sonnait  ! 

Minuit  !  Dans  les  romans  il  est  rare  que  minuit  sonne  impunément  ; 
mais  dans  un  récit  véridique,  comme  celui-ci,  les  choses  se  passent 


590 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE. 


Un  de  ces  chasseurs  novices  pour  lesquels  rien  n'est  sacré. 

d'ordinaire  plus  simpleriient.  Et  les  douze  coups  me  rappelèrent  seule- 
ment que  je  ferais  bien  de  me  coucher,  si  je  voulais  repartir  de  bonne 
heure.  —  Je  me  couchai  donc. 


Monsieur  le  Duc  et  madame  la  Duchesse.  —  Une  Terrasse. 


J'allais  m'endormir,  quand  je  crus  m'apercevoir  que  je  n'étais  pas 
seule  sur  la  terrasse  :  j'entrevis  en  effet,  à  la  faible  clarté  des  étoiles, 
un  Hibou  qui  enveloppait  galamment  dans  l'une  de  ses  ailes  une  Chouette 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  591 

d'assez  bonne  apparence,  tandis  qu'il  se  drapait  avec  l'autre  comme  un 
héros  d'opéra  dans  son  manteau. 

En  prêtant  un  peu  l'oreille,  j'entendis  qu'il  s'agissait  de  la  lune,  de 
la  nuit  brune,  etc.;  tout  cela  se  disait  ou  se  chantait  sur  un  air  passable- 
ment lamentable. 

Pauvre  lune  !  s'il  fallait  en  croire  les  amoureux ,  tu  n'aurais  été  faite 
que  pour  eux. 

Pour  rien  au  monde  je  n'aurais  voulu  être  indiscrète  ni  prendre  une 
hospitalité  qui  ne  pouvait  guère,  d'ailleurs,  m'être  refusée.  Je  m'adressai 
donc  poliment  à  une  Chauve- Souris  de  service  qui  vint  à  passer.  «  Ma 
bonne,  lui  dis-je,  veuillez  faire  savoir  à  vos  maîtres  qu'une  Corneille  de 
cent  ans  lçur  demande  l'hospitalité  pour  une  nuit. 

—  Qu'appelez-vous  votre  bonne  ?  me  répondit  la  Chauve-Souris 
d'un  air  piqué  ;  apprenez  que  je  ne  suis  la  bonne  de  personne.  Je  suis 
au  service  de  madame  la  Duchesse ,  et  j'ai  l'honneur  d'être  sa  première 
camériste.  Mais  qui  êtes-vous,  madame  la  Corneille  de  cent  ans?  de  quelle 
part  venez-vous  ?  comment  vous  annonccrai-jc  ?  quel  est  votre  titre? 

—  Mon  titre?  repris-je.  Mais  je  suis  tres-fatiguée,  j'ai  besoin  de 
repos,  et  je  ne  sache  pas  qu'on  en  puisse  trouver  un  meilleur  pour 
demander  ce  que  je  demande,  le  droit  de  dormir  sans  aller  plus  loin. 

—  Voilà  un  beau  titre  en  effet,  me  répliqua  la  sotte  pécore  tout  en 
s'en  allant.  Croyez-vous  que  les  grands  personnages,  comme  il  en  vient 
au  château,  soient  jamais  fatigués?  Ils  n'ont  rien  à  faire  et  volent  tout 
doucement.  » 

Au  bout  d'un  instant,  je  vis  arriver  une  autre  Chauve-Souris. 
Celle-ci,-  n'étant  encore  que  la  troisième  des  Chauves-Souris  de  ser- 
vice de  madame  la  Duchesse,  était  moins  impertinente  que  la  première. 
«  Bon  Dieu  !  me  dit-elle,  la  première  camériste  vient  d'être  grondée  à 
cause  de  Vous.  Madame  chantait  un  nocturne  avec  monsieur,  et  dans  ces 
moments-là  elle  n'entend  pas  qu'on  la  dérange  :  madame  vous  fait  dire 
qu'elle  n'est  pas  visible.  D'ailleurs,  madame  ne  reçoit  que  des  personnes 
titrées,  et  vous  n'avez  point  de  titres. 

—  Que  me  contez-vous  là?  lui  dis-je;  n'ai-je  pas  des  yeux  pour  voir 
que  votre  Grand-Duc  n'est  qu'un  Hibou,  et  que  votre  Grande-Duchesse 

-  n'est  qu'une  Chouette,  à  laquelle  ces  hautes  mines  vont  fort  mal? 

—  Chut  !  me  dit  à  l'oreille  la  Chauve-Souris  qui  était  un  peu 
bavarde,  et  parlez  plus  bas  !  Si  l'on  savait  seulement  que  je  vous 
écoute,  je  serais  chassée,  et  peut-être  mangée.  Depuis  qu'ils  ont  quitté 


*592 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 


Madame  la  Duchesse  chante  un  nocturne  avec  monsieur  le  Duc,  et,  dans  ces  moments-là, 
elle  n'entend  pas  qu'on  la  dérange. 


la  fabrique  où  leur  sont  venues  leurs  premières  plumes,  mes  maîtres  ne 
rêvent  que  grandeurs;  ils  meurent  d'envie  de  s'anoblir.  On  parle  de 
recreuser  les  fossés  et  les  grenouillères,  de  refaire  les  ponts-levis  et  de 
redresser  les  tourelles,  et  ils  espèrent  devenir  nobles  pour  de  bon  au 
milieu  de  ces  attributs  de  la  noblesse.  Mais,  bah!  l'habit  ne  fait  pas 
le  moine,  et  le  château  ne  fait  pas  le  noble.  Du  reste,  ma  bonne  dame, 
volez  là-bas,  à  droite,  vous  y  trouverez  les  mines  du  vieux  château,  et 
vous  y  serez  tout  aussi  bien  qu'ici,  je  vous  assure. 

—  Des   ruines!    m'écriai-je,    il  y  a  des  ruines  près  d'ici,  il  reste 
quelque  chose  du  vieux  château ,  et  j'aurais  pu  passer  la  nuit  sur  cette 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE    CORNEILLE.  *95 


vilaine  terrasse  qui  n'a  ni  style,  ni  grandeur,  ni  souvenirs!  Merci,  ma 
belle,  votre  maîtresse  fait  bien  d'être  une  sotte  ;  à  l'heure  qu'il  est,  je 
n'ai  qu'à  me  louer  d'elle.  » 

En  vérité,  rien  n'est  plus  bouffon  que  les  prétentions  de  ces  nobles 
de  contrebande.  Je  laissai  là  ces  Oiseaux  ridicules,  cette  maison  badi- 
geonnée, et  bien  m'eh  prit. 

Sans>doute,  du  vieux  château  il  était  resté  peu  de  chose,  mais  j'au- 
rais donné  vingt-cinq  châteaux  restaurés  comme  celui  que  je  venais  de 
quitter,  pour  une  seule  des  pierres  du  vénérable  mur  sur  lequel  j'eus  le 
bonheur  de  me  poser. 

L'admirable  vieux  mur  ! 

Est-il  au  monde  rien  de  plus  touchant  que  ces  débris  immortels  qui 
témoignent  si  éloquemment  du  tort  que  ce  qui  est  fait  chaque  jour  à  ce 
qui  a  été  ?  Comment  peut-on  hésiter  entre  les  vieilles  choses  et  les  nou- 
velles ?  Le  présent  est-il  autre  chose  que  le  Singe  du  passé  i  ? 


Un  vieux  Faucon. 


Ce  superbe  vieux  mur  entourait  une  cour  vieille  aussi.  Une  vigne 
vierge  embrassait  de  ses  vertes  pousses  tout  un  pan  de  la  muraille.  Des 
scolopendres,  des  lis  et  des  tulipes  sauvages  croissaient  entre  les  mar- 
ches d'un  perron  délabré  qu'un  lierre  recouvrait  en  partie.  Les  humbles 
fleurs  blanches  de  la  bourse-à-pasteur,  lets  boutons -d'or,  les  giroflées 
jaunes,  l'œillet  rougeâtre,  le  pâle  réséda,  les  vipérines  bleues  et  roses  se 
^  faisaient  jour  entre  les  dalles  et  disputaient  la  terre  aux  mousses,  aux 
lichens ,  aux  graminées ,  aux  ronces  et  aux'  orties. 

Des  gueules -de -loup,  des  perce-pierres  et  les  touffes  hardies  des 
coquelicots  couleur  de  feu  vivaient  au  milieu  des  décombres  qu'elles 
semblaient  enflammer. 

Où  l'Homme  n'est  plus ,  la  nature  reprend  ses  droits. 

Cette  vieille  cour  appartenait  à  un  vieux  Faucon  qui  n'avait  pas 
grand'chose,  parce  que  les  révolutions  l'avaient  ruiné,  mais  qui  don- 

1  Jean  Pattl. 

75 


594 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE. 


iiSLf'ZXâ 


nait  tout  ce  qu'il  avait  et  vivait  pauvrement,  mais  noblement,  faisant 
volontiers  les  honneurs  de  sa  cour  aux  animaux  égarés;  aussi  était- 
elle  toujours  encombrée  de  b^tes  à  toutes  pattes,  à  tout  poil  et  à*  toutes 
plumes,  de  Rats  sans  ressources,  de  Musaraignes  et  de  Taupes  attar- 
dées, de  Grillons,  de  Cigales  et  autres  musiciens  sans  asile  ;  quelques- 
uns  même  s'y  étaient  fixés  à  demeure.  Les  Pierrots  n'y  manquaient  pas, 
et  un  Mulot  très-entêté  était  parvenu,  malgré  toutes  les  difficultés  que 
lui  avait  présentées  la  nature  calcaire  d'un  terrain  stratifié,  à  se 
creuser  sous  une  dalle  un  trou  fort  profond. 

Le  digne  seigneur  était  allié  aux  espèces  les  plus  nobles  de  France, 
et  comptait  des  Phénix,  des  Merlettes  et  des  Hermines  dans  sa  famille. 

C'était  un  vieillard  encore  sec  et  vigoureux.  Il  y  avait  dans  toute 
sa  personne  cette  grâce  naturelle  et  imposante  des  Oiseaux  de  grande 
race,  cette  simple  majesté  qui,  dit-on,  devient  de  jour  en  jour  plus  rare; 


SOUVENIRS  D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 


595 


3B~===^-#"S" 


Et  un  Mulot  très-entêté  était  parvenu  à  se  creuser,  malgré 
toutes  les  difficultés ,  etc. 


et  quand  la  goutte  (cette  maladie  des  nobles,  qui  s'est  fait  peuple  comme 
le  reste,  et  qui  a  eu  tort)  lui  laissait  quelque  répit,  il  fallait  l'entendre 
raconter  ses  prouesses  d'autrefois  ;  alors  sa  haute  taille  se  redressait,  son 
œil  brillait  comme  l'œil  de  l'Aigle  et  semblait  défier  le  temps  lui-même. 
«  Un  jour,  (disait-il  souvent),  et  c'était  là  un  de  ses  glorieux  sou- 
venirs, un  jour  j'échappai  au  page  qui  me  portait,  et  je  chassai  libre- 
ment pendant  toute  une  semaine.  Ah  !  j'étais  le  premier  Faucon  de 
France  !  Aussi,  quand  je  reparus,  ma  belle  maîtresse  fut-elle  si  aise  de 
me  revoir  qu'elle  me  baisa  de  toute  son  âme  en  me  remerciant  d'être 
revenu.  Le  pauvre  page  avait  été  grondé,  mon  retour  lui  valut  sa 
grâce.  » 

Hélas!  plus  de  chasses,  plus  de  fêtes  brillantes,  plus  de  fanfares, 
plus  de  triomphes,  plus  de  ces  grandes  dames  si  regrettées  aujourd'hui, 
de  ceux  même  qui  n'ont  jamais- pu  savoir  de  combien  elles  l'emportaient 
sur  celles  d'à  présent ,  ni  par  conséquent  pourquoi  elles  sont  si  regret- 
tables. 


596 


SOUVENIRS    D'UNE  VIEILLE   CORNEILLE. 


Au  lieu  de  tout  cela,  des  chasses  sans  pompe,  des  chasseurs  en 
lunettes,  les  chasseurs  du  jour  enfin,  qui  vont  à  lâchasse  sur  les  grandes 
routes  et  jettent  leur  poudre  aux  moineaux;  et  enfin,  au  lieu  de  ces 
pages  dorés  qui  le  portaient  au  poing,  pour  tout  serviteur,  dois-je  le 
dire  ?  un  pauvre  Sansonnet  ! 


Après  tout ,  mieux  vaut  peut-être  pour  page  un  Sansonnet  que  pas 
de  page  du  tout.  Ce  Sansonnet  était  bien  le  plus  drôle  d'Oiseau  qui  se 
puisse  voir;  vieux,  cassé,  bavard,   fantasque,  mais  bon,  mais  dévoué 


SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 


597 


et  domestique  par  tempérament.  Il  avait  appartenu  au  sacristain  d'une 
petite  église  voisine,  et,  en  vertu  sans  doute  de  ce  proverbe,  qui  dit  tel 
maître  tel  valet,  il  avait  fini  par  ressembler  à  son  maître,  et  avait  pris 
des  airs  d'église,  qui  donnaient  à  sa  figure  et  à  son  accent  je  ne  sais 
quoi  d'humain  et  de  béni,  dont  reflet  provoquait,  quoi  qu'on  en  eût,  un 
fou  rire. 

Devenu  libre  à  la  mort  de  son  premier  maître ,  il  était  resté  triste- 
ment perché  sur  sa  cage  pendant  quatre  grands  jours ,  se  contentant  de 
gober  tristement  quelques  mouches  au  passage,  et  ne  s'était  envolé 
<ju'après  avoir  eu  le  temps  de  se  convaincre  que  les  morts  ne  reviennent 
pas. 

Ne  sachant  que  faire  de  sa  personne,  il  était  venu,  rien  que  pour 
l'amour  de  la  domesticité,  offrir  ses  services  et  le  respectueux  servage 
de  son  cœur  au  vieux  Faucon  qui  les  agréa.  Dès  les  premiers  jours,  il 
s'était  pris  d'une  affection  sérieuse  pour  ce  vieillard  qu'on  aimait  rien 
qu'à  le  voir.  L'excellent  serviteur,  qui  savait  bien  que  noblesse  oblige, 
faisait  de  son  mieux  pour  tenir  sa  cour  sur  un  grand  pied.  S'il  est  triste 
«d'être  pauvre,  il  l'est  encore  plus  de  le  paraître.  Nouveau  Caleb,  il 


598  SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 

se  multipliait,  parlait  à  tous  et  volait  partout  à  la  fois.  «  Je  suis  le  seul 
domestique  de  mon  maître,  disait-il  à  tous  les  nouveaux  venus;  à  quoi 
bon  s'embarrasser  de  tant  de  gens?  notre  maison  en  est-elle  moins 
noble?  »  Il  était  notoire  qu'il  servait  son  maître  pour  rien  ;  mais  quelques 
méchantes  langues  disaient  que  le  vieux  noble  avait  sans  doute  enfoui 
quelque  part  un  trésor,  et  confié  son  secret  à  son  domestique,  qui  s'en 
emparerait  à  sa  mort.  Rien  n'était  plus  faux;  mais  le  désintéressement 
est  si  rare  qu'on  n'y  croit  pas. 

Le  vieux  serviteur  vivait  avec  une  économie  extrême  :  il  apportait 
à  son  maître  la  nourriture  qu'il  allait  chercher  au  loin,  il  ne  mangeait 
qu'après  lui,  et  disait  qu'il  avait  mangé  auparavant  quand  il  ne  restait 
rien.  Il  avait  eu  le  bonheur  de  trouver  sous  la  marche  du  perron 
une  espèce  de  grillage  à  la  vue  duquel,  en  Oiseau  qui  a  aimé  sa  cage, 
le  pauvre  Sansonnet  avait  bondi  de  joie;  et  tous  les  soirs,  sans  y  man- 
quer, notre  vieux  serviteur  s'allait  percher  derrière  ce  bien-aimé  grillage, 
heureux  de  se  croire  protégé  par  ce  simulacre  de  prison. 

Quand  j'arrivai,  le  serviteur  dormait,  le  maître  dormait,  tout  le 
monde  dormait.  J'en  fis  autant. 


Le  lendemain,  je  fus  reçue  par  mon  hôte  avec  une  si  exquise  poli- 
tesse, que  je  crus  un  instant  avoir  retrouvé  ce  bon  vieux  temps  où  les 
Oiseaux  étaient  si  polis  et  les  Corneilles  si  fêtées. 

«  Vous  êtes  chez  vous,'»  me  dit-il 


Cette  ruine  et  moi  nous  nous  allions  si  bien,  il  y  avait  entre  nous 
des  rapports  si  sympathiques,  que  j'acceptai  l'offre  de  l'aimable  vieillard 
et  que  je  pris  à  l'instant  même  la  résolution  de  rester  chez  lui  pendant 
quelque  temps. 

Autour  de  moi  tout  était  vieux ,  j'étais  heureuse  ou  peu  s'en  faut. 
Je  passai  mes  jours  à  parcourir  les  environs,  à  en  rechercher  les  beautés 
et  à  questionner  les  habitants  de  ces  campagnes.  Ces  Oiseaux  des  champs 
savent  souvent,  sans  s.' en  douter,  beaucoup  de  choses  qu'on  demande- 


SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 


599 


rait  en  vain  aux  Oiseaux  des  villes.  Il  semble  que  la  nature  livre  plus 
volontiers  à  leur  foi  naïve  ses  sublimes  secrets.  N'est-il  pas  vrai  de  dire 
que  ce  que  nous  savons  le  mieux,  c'est  ce  que  nous  n'avons  pas 


appris? 


C'est  pendant  ce  séjour  que  j'eus  l'occasion  d'étudier  les  mœurs  d'un 
Lézard,  dont  le  bon  naturel  m'avait  vivement  intéressé.  Ces  individus 
étant,  selon  le  mot  de  Figaro,  paresseux  avec  délices,  j'ai  pensé  que  si 
quelqu'un  ne  se  chargeait  pas  de  parler  pour  eux,  leur  monographie 
manquerait  à  notre  histoire,  et  peut-être  eût-ce  été  dommage. 


A.  QUOI   TIENT  LE    COEUR   D'UN   LÉZARD. 


Dans  une  des  pierres  les  plus 
pittoresques  du  mur  qui  m'avait 
séduite,  vivait  un  Lézard,  le  plus 
beau,  le  plus  distingué,  le  plus 
aimable  de  tous  les  Lézards.  Pour 
peu  qu'on  eût  du  goût,  il  fallait 
admirer  la  taille  svelte,  la  queue 
'  déliée,  les  jolis  ongles  crochus,  les 
dents  fines  et  blanches,  les  yeux 
vifs  et  animés  de  cette  charmante 
créature.  Rien  n'était  plus  séduisant  '  que  sa  gracieuse  personne.  Il 
n'était  aucune  de  ses  changeantes  couleurs  dont  le  reflet  rie  fût 
agréable.  Tout  enfin  était  délicat  et  doux  dans  l'aspect  de  ce  fortuné 
Lézard. 

Quand  il  grimpait  au  mur  en  frétillant  de  mille  façons  élégantes  et 
coquettes ,  ou  qu'il  courait  en  se  faufilant  dans  l'herbe  fleurie  sans  seu- 
lement laisser  de  traces  de  son  joli  petit  corps  sur  les  fleurs,   on  ne 


600  SOUVENIRS  D'UNE    VIEILLE   CORNEILLE. 


pouvait  se  lasser  de  le  regarder,  et  toutes  les  Lézardes  en  avaient  la 
tète  tournée. 

Du  reste,  on  ne  saurait  être  plus  simple  et  plus  naïf  que  ne  Tétait 
ce  roi  des  Lézards.  Comme  un  Kardouon  célèbre1,  il  aurait  été  de  force 
à  prendre  des  louis  d'or  pour  des  ronds  de  carotte.  Ceci  prouve  qu'il 
avait  toujours  vécu  loin  du  monde. 

Je  me  trompe,  une  fois,  mais  une  fois  seulement,  il  avait  eu  l'occa- 
sion d'aller  dans  le  monde,  dans  le  monde  des  Lézards  bien  entendu,  et 
quoique  ce  monde  soit  cent  fois  moins  corrompu  que  le  monde  perfide 
des  Serpents,  des  Couleuvres  et  des  Hommes,  il  jura  qu'on  ne  l'y 
reprendrait  plus,  et  n'y  resta  qu'un  jour  qui  lui  parut  un  siècle. 

Après  quoi  il  revint  dans  sa  chère  solitude,  bien  résolu  de  ne  plus  la 
quitter,  et  sans  avoir  rien  perdu,  heureusement,  de  cette  candeur  et 
de  ce  bon  naturel  qui  ne  se  peut  guère  garder  qu'aux  champs,  et  dans 
la  vie  qu'un  Animal  dont  le*  cœur  est  bien  placé  peut  mener  au  milieu 
des  fleurs  et  en  plein  air,  devant  cette  bonne  nature  qui  nous  caresse 
de  tant  de  façons.  C'est  le  privilège  des  âmes  candides  d'approcher  le 
mal  impunément.  Il  demeurait  au  midi  dans  ce  superbe  vieux  mur,  et 
avait  eu  le  bon  esprit,  ayant,  trouvé  au  beau  milieu  d'une  pierre  un 
brillant  petit  palais,  d'y  vivre  sans  faste,  plus  heureux  qu'un  prince,  et 
de  n'en  être  pas  plus  fier  pour  cela. 

C'était  en  vain  qu'un  Geai  huppé  lui  avait  assuré  qu'il  descendait  de 
Crocodiles  fameux ,  et  que  ses  ancêtres  avaient  trente-cinq  pieds  de 
longueur.  Se  voyant  si  petit,  et  voyant  aussi  que  le  plus  grand  de  ses 
ancêtres  ne  l'aurait  pu  grandir  d'une  ligne  ni  ajouter  seulement  un 
anneau  aux  anneaux  de  sa  queue,  il  se  souciait  fort  peu  de  son  origine 
et  ne  s'inquiétait  guère  d'être  né  d'un  œuf  imperceptible  "ou  d'un  gros 
œuf,  pourvu  qu'il  fût  né  de  manière  à  être  heureux;  et  il  l'était.  II  ne 
se  serait  pas  dérangé  d'un  pas  pour  aller  contempler  ce  qui  restait  de  ses 
pères,  dont  il  ne  restait  que  des  os,  si  honorable  qu'il  fut  pour  ces  restes 
illustres  d'être  conservés  à  Paris  dans  le  Jardin  des  Plantes,  ce  tombeau 
de  sa  noble  famille,  comme  disait  le  Geai  huppé. 

Enfin,  sans  avoir  tes  faiblesses  contraires,  il  n'avait  point  de  faiblesses 
aristocratiques ,  et  n'aurait  pas  refait  la  Genèse  pour  s'y  donner  une  plus 
belle  place.  Il  était  content  de  son  sort,  et  du  moment  où  le  soleil  brillait 
pour  tout  le  monde,  peu  lui  importait  le  reste. 

1  Le  Kardouon  de  Charles  Nodier. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE.  601 


II 


Qui  le  croira?  Au  dire  de  toutes  les  Lézardes  des  environs,  il  man- 
quait quelque  chose  à  un  Lézard  si  bien  doué,  puisque  aucune  d'elles 
n'avait  encore  trouvé  le  chemin  de  son  cœur.  Ce  n'était  pas  que  beaucoup 
ne  l'eussent  cherché.  Mais  hélas  !  le  plus  beau  des  Lézards  était  aussi  le 
plus  indifférent  de  tous,  et  il  ne  s'était  même  pas  aperçu  du  bien  qu'on 
lui  voulait. 

C'était  vraiment  dommage,  car  il  ne  s'était  peut-être  jamais  vu  de 
Lézard  de  meilleure  mine.  Mais  qu'y  faire,  et  comment  épouser  un 
Lézard  qui  ne  veut  pas  qu'on  l'épouse?  La  plupart  avaient  porté  leur 
cœur  ailleurs. 


III 


Le  plus  beau  Lézard  du  monde  ne  peut  donner  que  ce  qu'il  a,  et  ce 
qu'on  a  donné  une  fois  on  ne  l'a  plus.  Or,  le  plus  beau  Lézard  du 
monde  avait  donné  son  cœur,  et  donné  sans  réserve.  Voilà  ce  que  per- 
sonne ne  savait,  et  lui-même  n^en  savait  pas  plus  que  les  autres.  Cet 
amour  lui  était  venu  sans  qu'il  s'en  aperçût  :  c'est  ainsi  que  l'amour 
vient  quand  il  doit  rester;  et  il  était  entré  si  avant  dans  ce  cœur  bien 
épris,  que,  l'eût^il  voulu,  il  n'y  aurait  pas  eu  moyen  de  l'en  faire  sortir. 
Voilà  comme  on  aime  quand  on  aime  bien,  et  quand  on  a  raison  d'aimer 
ce  qu'on  aime. 

Vous  lui  eussiez  dit  qu'il  était  amoureux,  que  vous  l'eussiez  blessé  et 
qu'il  ne  vous  eût  pas  cru.  Amoureux,  lui  !  dites  dévoué,  dites  reconnais- 
sant, dites  respectueux,  dites  religieux,  dites  pieux,  ou  plutôt  faites  un 
mot  tout  à  la  fois  plus  grand  et  plus  simple,  plus  chaste  et  plus  pur  que 
tous  ces  mots,  un  mot  tout  exprès.  Mais  amoureux?  il  ne  l'était  pas;  il 
n'aurait  osé,  ni  voulu,  ni  daigné,  ni  su  l'être, 

Aimer  et  rien  qu'aimer,  c'est  bien  peu  dire  !  Peut-être  si  ce  mot 
n'eût  été,  comme  tant  d'autres  mots  de  notre  langue,  gâté  et  profané, 
eût-il  laissé  dire  qu'il  adorait  ce  qu'il  aimait  ;  mais  à  coup  sûr  le  plus 
humble  silence  pouvait  seul  exprimer  convenablement  ce  qu'il  sentait. 
Telle  était  son  innocence,  qu'il  ne  s'était  jamais  rendu  compte  de  l'étal 
de  son  cœur. 

76 


602  SOUVENIRS  D'UNE  VIEILLE  CORNEILLE. 

Sans  doute  il  lui  plaisait  de  ne  rien  faire  et  de  vivre  au  printemps,  et* 
de  regarder  fleurir  les  fleurs  nouvelles  par  un  beau  jour,  ou  bien  d'aller, 
de  venir  et  de  revenir,  et  de  courir  en  liberté  au  milieu  de  l'herbe 
embaumée  après  les  fils  de  la  bonne  Vierge,  ces  blanches  toiles  d'Araignée 
que  le  ciel  envoie  toutes  garnies  de  Mouches  excellentes  à  ses  Lézards 
privilégiés.  Il  aimait  aussi  la  chasse  aux  Sauterelles,  et  écoutait  volontiers 
la  vieille  chanson  des  Cigales,  quand  il  ne  préférait  pas  les  manger, 
dans  l'intérêt  des  fleurs  ses  amies. 

Mais  ce  qu'il  aimait  par-dessus  tout  et  de  toutes  ses  forces,  et  autant 
que  Lézard  peut  aimer,  c'était  le  soleil.  Le  soleil  !  dont  Satan  lui- 
même  devint  amoureux  et  jaloux.  Quand  le  soleil  était  là,  il  était 
tout  entier  au  soleil  et  ne  pouvait  songer  à  autre  chose.  Dès  le  matin, 
vous  l'eussiez  vu  paraître  sans  bruit  sur  le  seuil  de  sa  demeure,  se 
tourner  doucement,  ainsi  que  l'héliotrope,  son  frère  en  amour,  vers  ce 
roi  des  astres  et  des  cœurs  que  les  poètes,  et,  parmi  les  poëtes,  les 
aveugles  eux-mêmes  ont  chanté  ;  et  là ,  couché  sur  la  pierre  brûlante , 
son  âme  ravie  se  fondait  sous  les  rayons  d'or  de  son  bien-aimé.  Heu- 
reux, trois  fois  heureux!  Il  dormait  tout  éveillé  et  réalisait  ainsi  les  doux 
mensonges  des  rêves. 

IV 

Partout  où  il  y  a  des  Lézards,  il  y  a  des  Lézardes.  Or,  non  loin  de 
la  pierre  dans  laquelle  demeurait  mon  Lézard,  il  y  avait  une  autre  pierre 
au  fond  de  laquelle  logeait  un  cœur,  qui  ne  battait  que  pour  lui  et  que 
rien  n'avait  pu  décourager.  Ce  petit  cœur  tout  entier  appartenait  à  l'in- 
grat qui  ne  s'en  doutait  seulement  pas.  La  pauvre  petite  amoureuse 
passait  des  journées  entières  à  la  fenêtre  de  sa  crevasse  à  contempler  son 
cher  Lézard ,  qu'elle  trouvait  le  plus  parfait  du  monde  ;  mais  c'était 
peine  perdue.  Et  elle  le  voyait  bien.  Mais  que  voulez-vous?  elle  aimait 
son  mal  et  ne  désirait  point  en  guérir.  Elle  savait  que  le  plus  grand 
bonheur  de  l'amour,  c'est  d'aimer.  Pourtant  quelquefois  sa  petite 
demeure  lui  paraissait  immense.  Il  eût  été  si  bon  d'y  vivre  à  deux. 
Quand  cette  pensée  lui  venait,  ses  petits  yeux  ne  manquaient  pas  (te  se 
remplir  de  larmes.  Que  n'eût-elle  pas  donné  pour  essayer  de  cet  autre 
bonheur  qu'elle  ne  connaissait  pas,  celui  d'être  aimée  à  son  tour. 

«  Une  jolie  crevasse  et  un  cœur  dévoué,  c'est  pourtant  une  belle 
dot,  »  pensait-elle. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE,  603 

Ou  ce  Lézard  était  aveugle,  ou  il  était  de  pierre. 

L'espérance  la  soutint  aussi  longtemps  qu'elle  crut  que  son  Lézard 
n'aimait  rien. 

Mais  que  devint-elle,  grand  Dieu!  quand  elle  s'aperçut  qu'elle  avait 
pour  rival,  elle  petite  Lézarde,  humble  Lézarde,  le  soleil ,  et  (|ue  l'ingrat 
n'avait  d'yeux  que  pour  lui  ! 

Aimer  le  soleil  !  Sans  le  profond  respect  que  lui  inspirait  son  étrange 
rival,  elle  eût  cru  que  son  Lézard  avait  perdu  la  tête;  car,  à  vrai  dire, 
elle  ne  se  rendait  pas  bien  compte  d'une  passion  aussi  singulière,  et, 
pour  sa  part,  elle  ne  comprenait  pas  bien  qu'un  Lézard  intelligent  ne 
pût  s'arranger  de  façon  à  aimer  à  la  fois  et  le  soleil  et  une  Lézarde. 

C'était  une  bonne  âme,  mais  elle  n'était  nullement  artiste ,  et  n'en- 
tendait rien  aux  sublimes  extravagances  de  la  poésie. 

A  la  fin ,  le  désespoir  s'empara  d'elle ,  et ,  sans  ven  rien  dire  à  per- 
sonne, elle  se  prit  d'un  si  grand  dégoût  de  la  vie,  qu'elle  résolut  d'y 
mettre  fin.  A  la  voir,  on  ne  l'eût  jamais  soupçonnée  d'avoir  cette  folle 
envie  de  mourir  à  la  fleur  de  son  âge  et  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté. 
Mais  telle  était  sa  fantaisie,  et  rien  ne  pouvait  l'en  détourner. 

Poursuivie  par  ses  sombres  pensées,  elle  courait,  au  péril  de  ses 
jours,  à  travers  les  fossés  profonds  et  les  échaliers  serrés,  et  la  lisière  des 
bois  verdoyants,  et  les  semailles,  et  les  moissons,  et  les  vergers,  et  les 
routes  poudreuses,  sans  craindre  ni  le  pied  de  l'Homme,  ni  la  serre  de 
l'Oiseau  de  proie.  Que  lui  servait  de  vivre  et  d'être  jolie,  d'avoir  une 
belle  robe  bien  ajustée,  et  d'en  pouvoir  changer  tous  les  huit  jours,  et 
de  porter  à  son  cou  un  collier  d'or  qui  eût  fait  envie  à  une  princesse , 
du  moment  où  elle  ne  savait  que  faire  de  tout  cela? 

Vous  tous,  qui  avez  souffert  comme  elle,  vous  comprenez  qu'elle 
songeât  à  la  mort. 


«  Vivre  ou  mourir,  disait-elle,  lequel  des  deux  vaut  le  mieux?  » 
Un  vieux  Rat,  à  moitié  aveugle,  passait  en  ce  montent  au  bas  de  la 
ruine. 

«  Mieux  vaut  mourir  que  rester  misérable,  »  murmurait  le  vieux  Rat 
qui  marchait  avec  peine,  et  qui  pensait  tout  haut  comme  beaucoup  de 
vieilles  gens.  Ceux  de  messieurs  les  Animaux  domestiques  qui  s'éten- 


604  SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE. 

nent  de  tout  s'étonneront  peut-être  de  voir  ces  paroles  dans  la  bouche 
d'un  Rat  des  champs.  Mais  y  a-t-il  donc  deux  manières  de  formulerune 
même  vérité?  Seulement  à  la  ville  et  chez  les  Hommes  la  vérité  se 
chante,  ailleurs  on  la  crie  ou  on  l'étouffé 

La  pauvre  Lézardé  était  superstitieuse;  elle  vit  dans  ces  paroles 
que  le  hasard  seul  lui  apportait,  dans  cette  vieille  rengaine  de  tous 
les  vieux  Rats ,  une  réponse  directe  à  sa  question  et  un  avertissement, 
du  ciel. 

Elle  pouvait  encore  apercevoir  la  queue  pelée  de  son  oracle  qui  traî- 
nait après  lui  dans  la  poussière,  que  déjà  son  parti  était  pris. 

«  Je  mourrai,  s'écria-t-elle  ;  mais  il  saura  que  je  meurs  pour  lui.  » 


VI 


Tel  est  l'empire  d'une  grande  résolution,  que  cette  Lézarde,  qui 
jusque-là  n'avait  jamais  osé  regarder  en  face  celui  qu'elle  aimait,  se 
trouva,  comme  par  miracle,  à  côté  de  lui. 

Quand  le  Lézard  vit  cette  jolie  Lézarde  venir  à  lui  d'un  air  si  déter- 
miné, il  se  retira  de  quelques  pas  en  arrière  parce  qu'il  était  timide. 

Quand,  de  son  côté,  la  Lézarde  vit  qu'il  allait  s'en  aller,  elle  faillit 
s'en  aller  comme  lui,  parce  qu'elle  était  timide  aussi.  Timide?  direz-vous. 
Soyez  moins  sévère,  chère  lectrice,  pour  une  Lézarde  qui  va  mourir. 
D'ailleurs,  il  lui  en  avait  tant  coûté  d'avoir  du  courage,  qu'elle  ne  voulut 
pas  avoir  fait  un  effort  inutile. 

«  Reste,  lui  dit-elle,  écoute-moi,  et  laisse-moi  parler.  » 

Le  Lézard  .vit  bien  que  la  pauvre  Leizarde  était  émue,  mais  il  était  à 
cent  lieues  de  croire  qu'il  fût  pour  quelque  chose  dans  cette  émotion,  car 
il  ne  se  rappelait  pas  l'avoir  jamais  vue.  Pourtant,  comme  il  avait  de  la 
bonté,  il  resta  et  la  laissa  parler.  w 

«  Je  t'aime!  lui  dit  alors  la  Lézarde,  d'une* voix  dans  laquelle  il  y 
avait  autant  de  désespoir  que  d'amour,  et  tu  ne  sais  pas  seulement  que 
j'existe.  Il  faut  que  je  meure.  » 

Un  Lézard  de  mauvaises  mœurs  aurait  fait  bon  marché  de  la  dou- 
leur et  de  l'amour  de  la  pauvrette  ;  mais  notre  Lézard ,  qui  était  honnête, 
ne  songea  pas  un  instant  à  nier  cette  douleur  parce  qu'il  ne  l'avait  jamais 
ressentie  ;  il  songea  encore  moins  à .  en  abuser.  Il  fut  si  étourdi  de  ce 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  605 

qu'il  venait  d'entendre,  qu'il  ne  sut  d'abord  que  répondre,  car  H  sentait 
bien  que  de  sa  réponse  dépendait  la  vie  ou  la  mort  de  la  Lézarde. . 

Il  réfléchit  un  instant. 

«  Je  ne  veux  pas  te  tromper,  lui  dit-il,  et  pourtant  je  voudrais  te 
consoler.  Je  ne  t'aime  pas,  puisque  je  ne  te  connais  pas,  et  je  ne  sais 
pas  si  je  t'aimerai  quand  je  te  connaîtrai ,  car  je  n'ai  jamais  pensé  à 
aimer  une  Lézarde.  Mais  je  ne  veux  pas  que  tu  meures.  »    - 

La  Lézarde  avait  l'esprit  jusle;  si  dure  que  fût  cette  réponse,  elle 
trouva  qu'une  si  grande  sincérité  faisait  honneur  à  celui  qu'elle  aimait. 
Je  ne  sais  ce  qu'elle  lui  répondit.  Peu  à  peu  le  Lézard  s'était  rapproché 
d'elle,  et  ils  s'étaient  mis  à  causer  si  bas,  si  bas,  et  leur  voix  était  si  . 
faible,  que  c'était  à  grand'peine  que  je  pouvais  saisir  de  loin  en  loin 
quelques  mots  de  leur  conversation  :  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'ils 
parlèrent  longtemps,  et  que,  contre  son  ordinaire,  le  Lézard  parla  beau- 
coup. Il  était  facile  de  voir  à  ses  gestes  qu'il  se  défendait,  comme  il 
pouvait,  d'aimer  la  pauvre  Lézarde,  et  qu'il  était  souvent  question  du 
soleil  qui,  en  ce  moment,  brillait  au  ciel  d'un  éclat  sans  pareil. 

D'abord  la  Lézarde  ne  disait  presque  rien  ;  c'est  aimer  peu  que  de 
pouvoir  dire  combien  l'on  aime,  et,  pendant  que  son  Lézard  parlait, 
elle  se  contentait  de  le  regarder  de  toutes  les  façons  qui  veulent  dire 
qu'on  aime  et  qu'on  est  encore  au  désespoir  ;  plus  d'une  fois  je  crus  que 
tout  était  perdu  pour  elle.  Mais,  un  poëte  l'a  dit1  (un  poëte  doit  s'y  con- 
naître) :  «  Le  hasard  sert  toujours  les  amoureux  quand  il  le  peut  sans 
se  compromettre,  »  et  le  hasard  voulut  qu'un  gros  nuage  vînt  à  passer 
sur  le  soleil,  juste  au  moment  où  son  petit  adorateur  lui  chantait  son 
plus  bel  hymne. 

«  Tu  le  vois  !  s'écria  la  petite  Lézarde  bien  inspirée ,  ton  soleil  te 
quitte,  te  quitterai-je,  moi?  »  Son  rival  n'était  plus  là  et  le  courage  lui 
était  revenu.  «  Il  faut  qu'on  aime,  dit-elle  au  Lézard  devenu  attentif,  en 
lui  montrant  des  fleurs  l'une  vers  l'autre  penchées ,  et  tout  auprès  un 
œillet-poëte  qui  faisait  les  yeux  doux  à  une  rose  sauvage  ;  les  fleurs  aux 
fleurs  se  marient,  et  lès  Lézardes  sont  faites  pour  être  les  compagnes  des 
Lézards  :  le  ciel  le  veut  ainsi.  » 

Le  hasard  eut  le  bon  cœur  de  se  mettre  décidément  du  côté  du  plus 
faible;  le  nuage  qui  avait  passé  sur  le  soleil  fut  suivi  de  beaucoup 
d'autfes  nuages  qui  s'étendirent  en  un  instant  sur  tout  l'horizon.  Un 
grand  vent  parti  du  nord  essaya ,  mais  en  vain ,  de  disputer  l'espace  à 

1  Alfred  de  Musset,  Contes  et  Nouvelles. 


666  SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 

l'orage,  les  trèfles  redressaient  leurs  tiges  altérées,  les  Hirondelles 
rasaient  la  terre,  et  les  Moucherons  éperdus  cherchaient  partout  un 
refuge  ;  tout  leur  était  bon,  et  l'herbe  la  plus  menue  leur  paraissait  un 
sûr  asile.  Le  Lézard  se  taisait  et  la  Lézarde  se  serait  bien  gardée  de 
parler,  l'orage  parlait  mieux  qu'elle^  Le  Lézard  inquiet  tournait  la  tête 
de  côté  et  d'autre,  et  se  demandait  si  c'en  était  fait  de  la  pompe  de  ce 
beau  jour;  un  grand  combat  se  livrait  dans  son  âme,  et  pour  la  première 
fois  il  se  disait  que  les  jours  sans  soleil  devaient  être  bien  longs. 

Un  coup  de  tonnerre  annonça  que  le  soleil  était  vaincu  et  que  les 
nuages  allaient  s'ouvrir. 

La  Lézarde  attendait  toujours,  et  Dieu  sait  avec  quelle  mortelle  impa- 
tience son  cœur  battait  dans  sa  petite  poitrine. 

«  Tu  es  une  bonne  Lézarde,  lui  dit  enfln  le  Lézard  vaincu  à  son 
tour,  tu  ne  mourras  pas.  » 


VII 


Comment  dire  le  ravissement  de  la  pauvre  Lézarde ,  et  combien  elle 
était  charmée  d'être  au  monde,  et  combien  étaient  joyeux  les  petits  siffle- 
ments qui  sortaient  de  sa  poitrine  délivrée?  Elle  se  redressait  sur  ses 
petits  pieds,  et  elle  faisait  la  fière,  et  elle  était  si  glorieuse,  qu'elle  avait 
tout  oublié.  Il  était  bien  question  vraiment  de  ses  peines  passées  !  Le 
Lézard,  content  de  voir  cette  joie  qu'il  avait  faite,  trouva  sa  petite  Lézarde 
charmante  ;  il  partagea  aussitôt  avec  elle  une  goutte  de  rosée  qui  s'était 
tenue  fraîche  dans  la  corolle  d'une  fleurette  (ce  qui  est  la  manière  de  se 
marier  entre  Lézards),  et  ce  fut  une  affaire  terminée. 

L'orage  allait  éclater  et  il  fallait  rentrer. 

«  J'ai  un  palais  et  tu  n'as  qu'une  chaumière,  lui  dit-il;  mais  mon 
palais  est  si  petit,  que  ta  chaumière  vaut  mieux  que  mon  palais. 
Puisque  dans  ta  chaumière  il  y  a  place  pour  deux,  veux-tu  m'en  céder 
la  moitié? 

—  Si  je  le  veux!  »  répondit  la  bienheureuse  Lézarde;  et  elle  le  con- 
duisit triomphante  à  sa  grotte,  dont  l'entrée  était  cachée  à  dessein  par 
quelques  feuilles  d'alléluia,,  de  bois  gentil  et  de  romarin. 

L'emménagement  fut  bientôt  fait,  car  il  n'emporta  rien  que  sa  per- 
sonne. Quand  il  entra  chez  son  amie,  il  trouva  une  petite  demeure  si 
bien  tenue  et  si  parfaitement  disposée,  que  c'était  assurément  la  plus 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  6»7 

agréable  lézardière  du  monde.  Mon  Lézard,  qui  aimait  les  jolies  choses 
et  les  choses  élégantes,  admira  le  bon  goût  qui  avait  présidé  à  l'ameu- 
blement de  cette  gentille  caverne.  Elle  était  divisée  en  deux  parties  : 
Tune  était  plus  grande  que  l'autre,  et  c'était  là  qu'on  allait  et  venait; 
l'autre  était  garnie  de  duvet  de  chardon  bénit  et  de  fleur  de  peuplier,  et 
c'était  là  qu'on  dormait. 

Il  mit  le  comble  à  la  joie  de  sa  compagne  en  l'accablant  de  compli- 
ments. II  est  si  bon  d'être  loué  par  ce  qu'on  aime  ! 

Le  bonheur  ne  tient  guère  de  place,  car  ce  jour-là  il  semblait  s'être 
réfugié  tout  entier  dans  ce  charmant  réduit.  Où  n'entrerait-il  pas  s'il  le 
voulait,  puisqu'il  est  si  petit? 

Tout  Lézard  est  un  peu  poëte  ;  il  fit  quatre  vers  pour  célébrer  ce 
beau  jour,  mais  il  les  oublia  aussitôt.  Il  était  encore  plus  Lézard  que 
poëte. 

Enfin  ils  étaient  mariés,. ei  ils  entrevoyaient  des  millions  de  jours 
fortunés. 


VIII 


Que  ne  puis-je  laisser  là  ces  jeunes  époux,  puisqulils  sont  heureux, 
et  croire  à  l'éternité  de  leur  bonheur!  Que  les  devoirs  de  l'historien  sont  ' 
cruels,  quand  il  veut  accomplir  sa  tâche  jusqu'au  bout  !. 

Une  fois  mariée  (on  serait  si  fâché  d'être  heureux  !) ,  la  Lézarde  devint 
songeuse.  Elle  ne  pouvait  oublier  que  c'était  au  hasard,  à  un  nuage,  à. 
une  goutte  d'eau,  qu'elle  avait  dû  son  mari.  Sans  doute  quand  il  l'aimait, 
il  l'aimait  bien,  mais  il  ne  l'aimait  pas  comme  les  Lézardes  veulent  être 
aimées,  c'est-à-dire  à  toute  heure,  et  sans  cesse  et  sans  partage.  Tant 
que  le  soleil  brillait,  elle  ne  pouvait  avoir  raison  de  son  mari,  car  il 
appartenait  au  soleil,  et  quand  il  était  une  fois  couché  sur  l'herbe  à  demi 
tiède,  soit  seul,  soit  avec  un  Lézard  de  ses  amis,  il  ne  se  serait  pas 
dérangé  pour  un  empire. 

La  jalousie  rend  féroce,  quand  elle  est  impuissante. 

«  Que  n'ai-je,  avant  de  me  marier,  mangé  seulement  une  demi- 
feuille  d'hellébore!  »  disait-elle  souvent.  Dois-je  l'écrire?  il  lui  arrivait 
quelquefois  de  regarder  d'un  œil  d'envie  la  scabieuse,  cette  fleur  des 
veuves,  car  elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  songer  à  quoi  tient  le  cœur 
d'un  Lézard. 


608 


SOUVENIRS  D'UNE  VIEILLE   CORNEILLE. 


*-.*►  »*"jla!  *  »»**** 


Quant  au  Lézard,  quand  il  n'était  pas  au  soleil,  il  était  à  sa  femme; 
el  il  croyait  si  bien  faire  en  faisant  ce  qu'il  faisait,  qu'il  ne  s'aperçut 
jamais  que  sa  Lézarde  eût  changé  dTiumeur. 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE    CORNEILLE. 


609 


Suite  de  l'histoire  des  hôtes  de  la  terrasse.  —  Faites-vous  donc  Grand-Duc  ! 

Madame  la  Duchesse,  qui  était  venue  au  monde  pour  être  une  bonne 
grosse  personne,  bien  portante,  mangeant  bien,  buvant  bien  et  vivant 
au  mieux,  qui  était  tout  cela ,  mais  qui  se  donnait  toutes  sortes  de  peines 


pour  le  cacher  et  pour  extravaguer,  avait  cru  de  bon  ton  de  devenir 
très-sensible.  Tout  l'émouvait  ;  elle  faisait  volontiers  .de  rien  quelque 
chose,  d'une  taupinière  une  montagne,  et  tressaillait  à  tout  propos  :  la 

77 


610  SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 

chute  d'une  feuille,  le  vol  d'un  insecte  étourdi,  la  vue  de  son  ombre,  le 
moindre  bruit,  ou  pas  lé  moindre  bruit,  tout  était  pour  elle  prétexte  à 
émotion.  Elle  ne  poussait  plus  que  de  petits  cris,  faibles,  mal  articulés, 
inintelligibles.  Tout  cela,  selon  elle,  c'était  la  distinction.  Les  yeux  sans 
cesse  fixés  sur  la  pâle  lune,  ce  soleil  des  cœurs  sensibles,  comme  elle 
disait;  sur  les  étoiles,  ces  doux  yeux  de  la  nuit,  si  chères  aux  âmes 
méconnues,  elle  s'écriait,  avec  un  philosophe  chrétien  :  Qu'on  ne 
saurait  être  bien  où  l'on  est,  quand  on  pourrait  être  mieux  .ailleurs. 
Aussi,  pour  cette  Chouette  éthérée,  l'air  le  plus  pur  était  trop  lourd 
encore;  elle  détestait  le  soleil,  ce  Dieu  des  pauvres,  disait-elle,  et  ne 
voulait  du  Ciel  que  ses  plus  belles  étoiles  ;  c'était  à  grand' peine  qu'elle 
daignait  marcher  elle-même,  respirer  elle-même,  vivre  elle-même  et 
manger  elle-même.  Pourtant  elle  mangeait  bien,  pesait  beaucoup,  et 
dans  le  même  temps  qu'elle  affectait  une  sensiblerie  ridicule,  au  point 
qu'elle  ne  pouvait,  disait-elle,  voir  la  vigne  pleurer  sans  pleurer  avec 
elle,  on  aurait  pu  la  surprendre  déchirant  sans  pitié,  de  son  bec  crochu, 
les  chairs  saignantes  des  petites  Souris,  des  petites  Taupes  et  des  petits 
Oiseaux  en  bas  âge.  Elle  se  posait  en  Chouette  supérieure,  et  n'était 
qu'une  Chouette  ridicule. 

Son  mari,  émerveillé  des  grandes  manières  de  sa  Chouette  adorée, 
s'épuisait  en  efforts  pour  s'égaler  à  elle.  Mais  dans  une  voie  pareille, 
quel  Hibou,  quel  mari  ne  resterait  en  chemin?  Aussi,  malgré  son  envie, 
fut-il  toujours  loin  de  son  modèle;  si  loin,  ma  foi,  que  madame  la 
Duchesse,  qui  était  parvenue  à  oublier  l'humilité  de  sa  propre  origine, 
en  vint  à  reprocher  à  son  pauvre  mari  de  n'être,  après  tout,  qu'un 
Hibou.  «  Quel  sort!  quel  triste  sort!  s'écriait- elle.  Être  obligée  de 
passer  sa  vie  dans  la  société  d'un  Oiseau  vulgaire  et  bourgeois,  dont  les 
seuls  mérites,  sa  bonté  et  son  attachement  pour  moi,  sont  gâtés  parleur 
excès  même!  Malheureuse  Chouette!  » 

Plus  malheureux  Hibou! 

Joies  modestes  de  la  fabrique,  qu'êtes-vous  devenues?  Plaisirs  men- 
teurs de  la  terrasse,  où  êtes-vous?  Tout  d'un  coup  madame  la  Duchesse 
cessa  de  chanter  des  nocturnes  avec  son  mari  ;  et  un  beau  jour,  s'étant 
laissé  toucher  par  les  discours  audacieux  d'un  Milan  qui  avait  été  reçu 
par  M.  le  Duc,  à  cause  de  son  nom,  elle  partit  avec  lui.  Le  perfide 
avait  séduit  la  Femme  de  "son  ami  en  employant  avec  elle  les  mots  les 
plus  longs  de  la  langue  des  Milans  amoureux. 

Cet  événement  prêta,  comme  on  peut  le  croire,  aux  caquets.  Les 


SOUVENIRS    D'UNE  VIEILLE   CORNEILLE.  611 

Pies,  les  Geais,  notre  vieux  Sarnsonnet  lui-même,  le  commentèrent  de 
mille  façons.-  Il  y  a  des  malheurs  qui  manquent  de  dignité.  Tout  le 
monde  blâma  la  coupable,  mais  personne  ne  plaignit  le  pauvre  mari.  La 
pitié  qu'on  accorde  aux  plus  grands  criminels,  pourquoi  la  refuse-t-on  à 
ceux  qu'un  sot  orgueil  a  perdus  ?  Faites-vous  donc  Grand-Duc  ! 

Pour  être  sûre  qu'elle  ne  tarderait  pas  à  lui  parvenir,  madame  la 
Duchesse  laissa  dans  la  partie  de  la  terrasse  où  son  mari  avait  coutume 
de  prendre  ses  repas,  la  lettre  voici.  Cette  lettre  était,  comme  dernier 
trait  de  caractère,  écrite  sur  du  papier  à  vignette  et  parfumé. 

«  Monsieur  le  Duc, 

«  //  est  dans  ma  destinée  d'être  incomprise.  Je  n'essayerai  donc  pas 
«  de  vous  expliquer  les  motifs  de  mon  départ. 

«  signé  :  Duchesse  de  la  Terrasse.  » 


M.  le  Duc  lut,  relut,  et  relut  cent  fois,  sans  pouvoir  les  comprendre, 
ces  lignes  écrites  pourtant  d'une  griffe  et  d'un  style  assez  ferme,  et 
sembla  justifier  ainsi  le  laconisme  de  l'auteur. 

Mais  ce  que  l'esprit  ne  s'explique  pas  toujours ,  le  cœur  parvient 
souvent  à  le  comprendre ,  et  il  sentait  bien  qu'un  grand  malheur  venait 
de  le  frapper.  Ce  ne  pouvait  pas  être  pour  rien  que  tout  son  sang  avait 
ainsi  reflué  vers  son  cœur...  Ses  plumes  se  hérissèrent,  ses  yeux  se  fer- 
mèrent, et  il  fut,  pendant  un  instant,  comme  atteint  de  vertige.  Lorsqu'il 
put  enfin  mesurer  toute  l'étendue  de  son  malheur,  il  laissa  tomber  sa 
tête  sur  sa  poitrine  oppressée,  et  demeura  longtemps  immobile,  comme 
s'il  eût  été  privé  de  tout  sentiment. 

Quand  on  est  ainsi  frappé  tout  d'un  coup,  on  se  sent  si  faible,  qu'on 
voudrait  ne  l'avoir  été  que  petit  à  petit  et  comme  insensiblement.  II 
lui  sembla  d'abord  que  quelque  chose  d'aussi  essentiel  que  l'air,  la  terre 
et  la  nuit,  venait  de  lui  manquer.  Il  avait  tout  perdu  en  perdant  la  com- 
pagne de  sa  vie  ;  et  quand  il  sortit  de  sa  stupeur,  ce  fut  pour  appeler  à 
grands  cris  l'ingrate  qui  le  fuyait,  quoiqu'il  la  sût  déjà  bien  loin;  puis, 
bien  qu'il  n'eût  été  que  trompé,  il  se  crut  déshonoré,  et  s'en  alla  au 
bord  de  l'eau  comme  doit  le  faire  tout  Hibou  désespéré,  pour  voir  si 
l'envie  ne  lui  viendrait  pa§  de  se  noyer  avec  son  chagrin. 


612  ^SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 

Arrivé  là,  il  regarda  d'un  air  sombre  l'eau  profonde,  et  y  trempa 
son  bec...  pour  la  goûter  d'abord.  La  lune  s' étant  alors* dégagée  d'un 
nuage  qui  avait  caché  son  croissant ,  il  se  vit  dans  l'eau  comme  en  un 
miroir  magique ,  et  fut  effrayé  du  désordre  de  sa  toilette.  Machinale- 
ment ;  et  pour  obéir  à  une  habitude  de  recherche  que  lui  avait  fait  pren- 
dre l'ingrate  pour  laquelle  il  allait  mourir ,  il  rajusta  avec  soin  celles  de 
ses  plumes  qui  s'étaient  le  plus  ébouriffées ,  et  trouva  quelque  charme 
dans  cette  occupation.  11  lui  semblait  doux  de  mourir  paré  comme  aux 
jours  de  son  bonheur,  paré  de  la  parure  qu'elle  aimait. 

Il  songea  aussi  un  instant  à  faire,  avant  de  quitter  la  vie,  une  bal- 
lade à  la  lune,  qu'il  prit  à  témoin  de  ses  infortunes;  à  la  lune,  l'astre 
favori  de  son  infidèle,  et  aux  nuées,  vers  lesquelles  l'esprit  de  sa  femme 
s'était  si  souvent  envolé.  Mais  tous  ses  efforts  furent  inutiles,  et  il  com- 
prit qu'on  ne  saurait  pleurer  en  vers  que  les  peines  qu'on  commence  à 
oublier*. 

Voyant  bien  qu'il  n'avait  plus  qu'à  mourir,  il  s'était  déjà  penché  sur 
,  l'abîme,  quand  il  fut  arrêté  par  une  réflexion.  Lorsqu'il  s'agit  delà 
mort,  il  est  permis  d'y  regarder  à  deux  fois,  et  il  faut  être  bien  certain, 
quand  on  se  noie,  qu'on  a  de  bonnes  raisons  pour  le  faire. 

Il  relut,  pour  la  cent  et  unième  fois,  la  lettre  de  madame  a 
Duchesse;  et  cette  lettre,' à  sa  grande  satisfaction,  lui  parut  moins  claire 
que  jamais.  «  Diable  !  se  dit-il,  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  dans  tout  cec  , 
c'est  que  madame  la  Duchesse  a  quitté  la  terrasse.  Mais  qui  me  dit 
qu'elle  n'y  reviendra  pas,  et  qu'elle  a  cessé  d'être  digne  d'y  revenir? 
Rien,  absolument  rien.  Elle-même  refuse  de  s'expliquer.  Ce  voyage  ne 
peut-il  être  un  voyage  d'agrément ,  et  avoir  pour  but  une  visite  à  une 
autre  Chouette  de  génie  comme  elle;  ou  une  retraite  de  quelques  jours 
dans  quelque  coin  poétique,  pour  s'y  livrer  complètement  à  la  médita- 
tion qu'affectionnent  les  âmes  d'élite  comme  la  sienne?  Et  encore,  ne 
peut-elle  être  morte?  » 

Le  cœur  d'un  Hibou  a  d'étranges  mystères.  Cette  dernière  hypo- 
thèse lui  souriait  presque  :  il  l'eût  voulue  morte ,  plutôt  que  parjure. 

«  Parbleu!  dit-il,  voyez  où  nous  entraîne  l'exagération!  »  Et  il  fit 
gravement  quelques  tours  sur  la  rive,  en  s'applaudissant  de  n'avoir  pas 
cédé  à  un  premier  mouvement. 

Mais ,  au  bout  de  quelques  moments ,  il  sentit  bien  que  la  consola- 
tion qu'il  avait  essayé  de  se  donner  n'était  pas  de  bon  aloi.  Son  cœur 
n'avait  pas  cessé  d'être  serré;  et,  voulant  mettre  fin  à  ses  incertitudes, 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  613 

il  résolut  de  consulter  une  vieille  Carpe  qui  passait,  dans  le  pays,  pour 
savoir  le  passé,  le  présent,  l'avenir,  et  beaucoup  d'autres  choses  encore. 
Ce  qui  fait  le  succès  des  devins  et  des  diseurs  de  bonne  aventure, 
c'est  qu'il  y  a  beaucoup  de  malheureux.  Il  faut  être  désespéré  pour 
demander  un  miracle.  La  sorcière  avait  la  réputation  d'être  capricieuse. 
«  Voudra-t-elle  me  répondre?  »  se  dit-il;  et  il  s'avança,  non  sans  un 
trouble  involontaire,  vers  une  partie  de  la  rivière,  très-éloignée  des  deux 
châteaux,  où  la  vieille  Carpe  se  livrait  à  ses  sorcelleries. 


Une  Carpe  magicienne. 

«  Puissante  Carpe,  dit-il ,  d'une  voix  mêlée  de  respect  et  de  crainte, 
ô  toi  qui  sais  tout,  fais-moi  connaître  mon  sort.  Mon  épouse  bien-aimée 
a  disparu  :  est-elle  morte,  ou  est-elle  infidèle?  » 

Pour  une  magicienne ,  la  vieille  Carpe  ne  se  fit  pas  trop  prier  ;  et  sa 
grosse  tête  bombée  ne  tarda  pas  à  se  montrer.  Elle  remua  trois  fois  ses 
lèvres  épaisses  avec  beaucoup  de  majesté,  prit  lentement  trois  aspira- 
tions d'air  en  regardant  du  côté  de  la  source  du  fleuve,  puis  : 

«  Attends,  »  lui  dit-elle. 

Et,  ayant  tourné  trois  fois  sur  elle-même,  elle  sortit  de  l'eau  à 
mi -corps,  et  se  mit  à  chanler,  d'une  voix  étrange,  les  paroles  que 
voici  : 

CHANT  DE  LA  CARPE. 

«  Accourez,  accourez,  vous  qui  aimez  les  nuits  noires  et  les  eaux 
«  limpides,  innombrables  tribus  aux  nageoires  rapides  et  aux  gosiers 
«  affamés  ;  vous  qui  aimez  les  rivages  paisibles  et  déserts,,  les  eaux  sans 
«  pêcheurs  et  sans  filets,  venez  ici,  Animaux  à  sang  rouge,  Carpes 
«  dorées,  Truites  azurées,  Brochets  avides;  déployez  vos  nageoires, 
«  Mulets,  Argus,  Chirurgiens,  Horribles,  troupe  soumise  à  mes  lois; 
«  venez  aussi,  souples  Anguilles,  brunes  Écrevisses,  et  vous,  reines 
«  des  Ovipares,  Grenouilles  enrouées.  Quoiqu'il  ne  s'agisse  ni  de  boire 
«  ni  de  manger,  et  qu'on  ne  vous  ait  pas  même  offert  en  sacrifice... 
«  un  Ciron  !  rendez  vos  oracles  !  Montrez  que  vous  savez  parler,  quoi 
«  qu'on  dise,  et  donnez  votre  avis  kcet  époux  malheureux. 


6U 


SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE    CORNEILLE. 


«  Est-il  ou  n'est-il  pas  trompé?  Sa  Chouette  est-elle  morte  ou  infi- 
«  dèle?  Sachez  d'abord  que  si  elle  est  morte,  l'infortuné  se  résignera  à 
«  vivre  pour  la  pleurer;  mais  qu'il  se  précipitera  dans  les  eaux,  si  elle 
«  est  infidèle.  » 

Le  monde  des  esprits  est  facile  à  éveiller. 

Bientôt  le  Hibou  tremblant  vit  ce  qu'il  n'avait  jamais  vu.  A  la  voix 


<3> 


^^ 


-.  -  *•* 


delà  Carpe,  les  têtes  de  tous  ceux  qu'elle  avait  évoqués  sortirent  suc- 
cessivement des  eaux,  et  formèrent  bientôt  une  ronde  fantastique,  au- 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE    CORNEILLE.  615 

dessus  de  laquelle  d'autres  rondes ,  composées  d'innombrables  Insectes , 
ei  montant  en  spirale  jusqu'au  ciel ,  apparurent  tout  à  coup.  Par  un 
prodige  inouï,  des  nymphéas,  bravant  les  ténèbres,  élevèrent  leurs  tiges 
hardies  jusqu'à  la  surface  de  l'eau ,  et  beaucoup  de  fleurs ,  qui  s'étaient 
fermées  pour  ne  se  rouvrir  qu'au  malin,  furent  tirées,  contre  l'ordre 
de  la  nature,  de  leur  profond  sommeil.  Des  nuages  épais  pesaient  sur 
l'atmosphère;  le  ciel  semblait  comprimer  la  terre;  l'air  était  lourd,  et 
le  silence  si  grand,  que  M.  le  Duc  pouvait  entendre  distinctement  les 
battements  de  son  cœur. 

La  vieille  Carpe  se  plaça  au  milieu,  et  les  rondes  se  mirent  à  tour- 
ner autour  d'elle,  chacune  dans  son  sens,  les  unes  vivement,  les  autres 
lentement.  Au  troisième  tour,  la  vieille  Carpe  fit  un  plongeon,  resta 
sous  l'eau  pendant  quelques  minutes,  et  du  fond  de  l'abîme  rapporta 
cette  réponse  au  Hibou  épouvanté  : 

«  Ton  épouse  bien-aimée  n'est  pas  morte  !  » 

Cela  dit,  la  tête  et  la  queue  de  la  sorcière  se  rapprochèrent,  par  un 
mouvement  bizarre,  comme  les  deux  extrémités  d'un  arc;  elle  fit  un 
bond  prodigieux,  s'éleva  de  six  pieds  dans  les  airs,  et  disparut. 

«  Elle  n'est  pas  morte!  elle  n'est  pas  morte!  »  répéta  le  chœur  infer- 
nal; «  elle  n'est  pas  morte!  La  Chouette  est  l'oiseau  de  Minerve;  la  fille 
«  de  la  Sagesse  t'aurait-elle  quitté  si  tu  ne  l'avais  pas  mérité?  A  l'eau! 
«  à  l'eau!  à  l'eau!  Hibou,  tu  l'as  promis,  il  faut  mourir! 

«  Chantons,  chantons  gaiement  !  »  criaient  les  Écrevisses  et  les  Gre- 
nouilles; «  peu  nous  importe  pourquoi  tu  meurs,  pourvu  que  tu  meures 
«  et  que  nous  puissions  souper  avec  Ta  Seigneurie»  Chantons,  dansons 
«  et  mangeons!  peut-être  demain  serons -nous  sous  la  dent  des 
«  Hommes  !  » 

Une  petite  Ablette  aux  sept  nageoires ,  qui  n'était  encore  qu'une 
demi-sorcière,  s'approcha  tout  au  bord  de  l'eau.:  «  Ton  malheur  nous 
remplirait  de  tristesse  et  de  pitié,  lui  dit -elle  d'un  air  moitié  naïf  et 
moitié  railleur,  si  notre  tristesse  et  notre  pitié  pouvaient  le  faire 
cesser.  » 


«  Elle  n'est  pas  morte,  disait  le  pauvre  Hibou  à  moitié  fou;  elle 
n'est  pas  morte...  je  ne  comprends  pas.  »  Et  l'eau  avait  repris  son  cours; 
magiciennes  et  magiciens,  voyant  qu'il  ne  se  pressait  pas  de  mourir, 


616  SOUVENIRS   D'UNE    VIEILLE   CORNEILLE. 


étaient  rentrés,  ceux-ci  dans  leur  bourbe,  ceux-là  dans  leurs  roseaux  et 
sous  leurs  pierres,  qu'il  disait  encore,  en  agitant  ses  ailes  avec  déses- 
poir :  «  Je  ne  comprends  pas.  » 

Le  hasard  et  un  peu  d'insomnie  m'avaient  conduite ,  cette  nuit-là, 
de  ce  côté.  J'avais  été  spectatrice  muette  de  la  scène  que  je  viens  de 
raconter.  J'eus  pitié  de  lui,  et  je  l'abordai. 

«  Cela  veut  dire,  lui  dis-je,  si  cela  veut  dire  quelque  chose,  qu'elle 
est  infidèle,  oui,  infidèle.  Cela  veut  dire  aussi  que  la  plupart  de  ces 
Poissons  ne  seraient  pas  fâchés  de  te  voir  mourir,  et  qu'ils  te  trouve- 
raient bon  à  manger.  Mais  pourquoi  mourir?  en  seras-tu  moins 
trompé?  »  Et  je  le  remis  dans  son  chemin  et  dans  son  bon  sens,  après 
avoir  employé ,  pour  le  décider  à  vivre ,  toutes  les  formules  au  moyen 
desquelles  on  console  les  gens  qui  ont  envie  d'être  consolés. 

J'eus  le  plaisir  de  l'entendre  envoyer  au  diable  les  Carpes  magi- 
ciennes et  leurs  oracles  intéressés. 


Comment  un  Hibou  meurt  d'amour. 

J'ai  su  plus  tard  que  ce  pauvre  Oiseau,  dont  la  tête  n'avait  jamais 
été  bien  forte,  s'était  jeté,  pour  se  distraire,  disait-il,  dans  ce  qu'il 
appelait  les  plaisirs.  Il  est  rare  qu'un  esprit  médiocre  se  résigne  au  mal- 
heur. Jl  s'abandonna  à  toutes  sortes  d'excès ,  et  surtout  à  des  excès  de 
table,  ainsi  qu'il  l'avait  vu  pratiquer,  en  pareille  occasion,  à  quelques 
héros  de  roman.  Comme  il  avait  beaucoup  d'appétit  et  peu  de  goût,  il 
mangeait  souvent  des  choses  malsaines,  et  mourut  bientôt,  les  uns 
disent  d'amour,  les  autres  d'indigestion.  Le  fait  n'est  pas  encore 
éclairci. 

Je  crois  pouvoir  affirmer,  à  sa  louange,  que,  s'il  ne  fût  pas  mort  de 
la  maladie  «que  nous  venons  d'être  forcée  de  nommer,  il  aurait  pu  mourir 
d'amour;  car  il  aimait  passionnément  sa  pauvre  Chouette,  qui,  avant 
d'être  une  grande  dame,  avait  été  une  simple  Chouette  fort  bonne  et 
très-attachée  à  ses  devoirs. 

Il  en  est  des  plaies  du  cœur  comme  de  celles  du  corps  :  quand  elles 
ont  été  profondes,  elles  se  ferment  quelquefois;  mais  elles  se  rouvren 
toujours,  et  on  finit  par  mourir,  en  pleine  santé,  de  celles  dont  on  a  été 
le  mieux  guéri. 


SOUVENIRS.  D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE.  •  617 


Faites-vous  donc  Grande-Duchesse! 

Et  madame  la  Duchesse?  Au  bout  de  quinze  jours,  son  séducteur 
l'abandonna  pour  une  vraie  Duchesse  qu'il  emmena  en  Grèce,  où  ses 
ancêtres  avaient  été  rois.  Elle  en  fut  si  humiliée,  qu'elle  maigrit  à  vue 
d'œil,.et  mourut,  seule,  dans  le  tronc  d'un  vieux  saule,  de  honte,  de 
misère  et  presque  de  faim,  bien  coupable,  mais  aussi  bien  malheu- 
reuse. 

Faites-vous  donc  Grand  Duc  et  Grande  Duchesse! 


Où  l'auteur  reprend  la  parole  pour  son  propre  compte.  —/Conclusion. 

On  voyagerait  pendant  une  éternité ,  on  ne  s'arrêterait  pas  plus  que 
le  temps,  que  cette  agitation  sans  fin  ne  suffirait  pas  à  rendre  le  mou- 
vement k  un  cœur  fatigué.  Après  avoir  été  partout ,  ou  peu  s'en  faut,  je 
me  demandai  à  quoi  avait  abouti  cette  course  d'âme  en  peine,  et  si  les 
Corneilles  étaient  faites  pour  courir  le  monde  ou  pour  vivre  en  société. 
N'y  avait-il  pas  eu  dans  cette  soumission  aux  exigences  de  mon  chagrin, 
si  légitime  qu'il  fût,  plus  d'égoïsrae  que  de  raison?  la  lutte  n'eût-elle 
pas  été  plus  glorieuse  que  la  fuite?  et  si  triste  qu'eût  pu  être  mon  exis- 
tence, n'eût-il  pas  mieux  valu  la  consacrer  âmes  pareilles,  que  de 
l'user  sans  profit  pour  personne  dans  de  stériles  voyages?  Le  résultat  de 
ces  réflexions  tardives,  comme  toutes  les  réflexions,  fut  que  je  ferais 
bien  de  retourner  parmi  les  miens. 

Mais  où  me  fixer? 

Les  vieilles  cathédrales  sont  les  hôtelleries  naturelles  des  voyageurs 
de  notre  espèce.  J'avais  visité;  pendant  le  cours  de  mes  voyages,  pres- 
que toutes  les  églises  de  France.  A  laquelle  devais-je  donner  la  préfé- 
rence? 

J'hésitais  entre  trois  surtout. 

Retournerais-je  à  Strasbourg,  ma  patrie?  Reverrais-je  ma  chère 
cathédrale  avec  sa  flèche  élégante ,  ses  fines  ciselures  et  sa  pierre  inatta- 
quable? Mais  non!   tout  m'y  rappellerait  le  passé,  et  rien  n'est  plus 

78 


648  •    SOUVENIRS   D'UNE  VIEILLE   CORNEILLE. 

triste  que  de  se  souvenir  qu'on  a  été  heureux,  quand  on  ne  Test  plus. 
Irais-je  à  Reims  et  chercherais-je  un  refuge  dans  les  broderies  de 
son  splendide  portail?  Mais  pourquoi  à  Reims  plutôt  qu'ailleurs? 

J'allais  me  décider  pour  la  noble  cathédrale  de  Chartres,  le  plus 
sévère,  le  plus  digne  et  le  plus  sacré  des  monuments  gothiques  de  notre 
pays ,  quand  j'appris  qu'une  grande  quantité  de  Corneilles  venaient  de 
fonder  une  colonie  dans  une  des  tours  de  Notre-Dame  de  Paris  ;  de  Notre- 
Dame  de  Paris  dont  j'avais  tant  entendu  parler  et  que  je  ne  connaissais 
pas  encore.  Ma  foi,  par  un  reste  d'habitude  de  voyageuse,  je  me  déci- 
dai pour  cette  illustre  inconnue,  Notre-Dame  avec  sa  mâle  architecture, 
ses  fortes  tours,  sa  façade  un  peu  massive,. me  parut  plutôt  puissante 
qu'imposante,  mais  ses  bas  côtés  me  ravirent.  J'y  fus  saluée  dès  mon 
arrivée  par  un  très-vieux  Corbeau,  que  je  reconnus  tout  d'abord  pour 
un  de  mes  compatriotes,  à  son  accent  qu'un  véritable  Alsacien  ne  perd 
jamais. 

Puisque  l'occasion  s'en  présente,  je  ne  suis  pas  fâchée  d'avoir  à  dire 
quelques  mots  de  ce  personnage. 

«  Écrivez  de  ce  personnage  tout  ce  que  vous  voudrez,  me  dit  en 
m'interrompant  pour  la  seconde  fois  le  malencontreux  conseiller  que  j'a 
déjà  cité  au  commencement  de  ce  récit,  et  qui  s' étant,  depuis  ma 
réponse,  tenu  derrière  moi  sans  mot  dire,  lisait  sans  façon  par-dessus 
mon  aile,  à  mesure  que  j'écrivais;  ne  vous  gênez  pas;  son  tour  est 
venu,  vengez-vous. 

—  Avez-vous  déjà  peur?  lui  dis-je;  attendez  donc,  et  eu  attendant, 
taisez-vous.  » 

Pourquoi  ne  le  dirais -je  pas?  Dans  ce  vieillard  je  retrouvai  un 
un  ancien  ami  d'enfance  ;  il  y  avait  bientôt  un  siècle  que  nous  ne  nous 
étions  vus. 

Ce  qui  nous  avait  séparés,  c'est  qu'il  avait  été  fou  de  tout  dans  sa 
jeunesse,  de  tout,  et  de  moi  un  peu,  s'il  m'est  permis  de  le  dire.  Or, 
mon  cœur  n'étant  déjà  plus  libre  (j'étais  à  la  veille,  de  me  marier) ,  i 
avait  quitté  le  pays,  désespéré,  jurant  et  criant  qu'il  en  mourrait.  Il 
n'en  était  pas  mort,  on  le  voit.  Que  mes  lectrices  veuillent  bien  faire 
comme  moi ,  qu'elles  lui  pardonnent  d'avoir  survécu. 

«  Quoi!  me  dit -il  en  m'abordant  avec  une  émotion  qui  me  toucha 
plus  qu'il  ne  m'aurait  convenu  de  le  laisser  voir,  ne  daignerez-vous  pas 
reconnaître  votre  ancien  amoureux  ?  Il  y  a  tantôt  cent  ans  que  je  vous 
aime,  et  que  je  vous  aime  en  vain.  Que  n'ai-je  pas  fait,  grand  Dieu. 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE.  619 

pour  vous  oublier1!  Me  punirez-vous  de  n'y  avoir  pas  réussi?  Je  vous 
en  prie,  ajouta-t-il,  restez  avec  nous. 

—  Ceci,  lui  répondis-je,  m'a  tout  l'air  d'une  déclaration  en  bonnes 
formes;  mais  un  amour  de  cent  ans  ressemble,  à  s'y  tromper,  à  une 
belle  et  bonne  amitié  :  je  l'accepte  comme  tel.  Allons,  consolez-vous, 
ajoutai-je.  L'amour  est  un  enfant,  il  veut  des  cœurs  jeunes  comme  lui; 
ne  sommes-nous  pas  trop  vieux?  Me  voici  à  Paris ,  j'y  resterai,  mais  à 
une  condition  :  c'est  que  vous  me  chercherez  un  logement. 

—  N'est-ce  que  cela?  me  dit-il  en  me  montrant  un  Dragon  volant; 
je  demeure  sous  l'aile  gauche  de  ce  Dragon ,  l'aile  droite  est  libre  ;  si 
l'appartement  vous  convient,  refuserez -vous  d'être  ma  voisine?  »  Et  il 
me  vanta  les  charmes  de  sa  résidence.  A  l'en  croire,  été  comme  hiver, 
c'était  un  lieu  de  délices. 

Ce  jour-là,  mon  excellent  ami  me  parlait  de  sa  voix  la  plus  douce, 
son  air  était  si  bon  et  son  accent  si  pénétré,  que  je  n'aurais  osé  le  refu- 
ser. Je  retirai  pourtant  d'entre  les  siennes  une  de  mes  pattes  qu'il  ser- 
rait avec  un  peu  plus  de  tendresse  que  n'en  comportait  une  simple 
amitié. 

«  Quel  bonheur!  et  qu'il  fait  bon  vieillir!  »  s'écria  mon  heureux 
voisin,  quand  il  me  vit  installée. 

Quel  bonheur,  en  effet  !  Nos  caractères  étaient  tels,  qu'il  suffisait  que 
l'un  dît  oui  pour  que  l'autre  dît  non.  Chose  bizarre,  l'harmonie  naissait 
de  ce  désordre  même;  nous  n'étions  jamais  d'accord,  mais  en  revanche 
nous  étions  les  meilleurs  amis  du  monde.  Mon  vieil  ami  avait  pour  sys- 
tème de  n'en  point  avoir,  et  je  prétendais,  moi,  qu'on  ne  vient  à  bout 
de  la  plus  petite  comme  de  la  plus  grande  chose  du  monde  qu'à  l'aide 
d'un  système.  Je  me  rappelle  que  nous  débutâmes  par  une  discussion 
sur  ce  sujet  : 

«  Qui  peut  avoir  une  idée  ou  stupide  ou  sage ,  me  disait  mon  obs- 
tiné contradicteur ,  que  le  passé  n'ait  eue  avant  lui?  On  se  suit  à  la 
piste,  et  on  fait  bien  ;  les  Moutons  de  Panurge  étaient  des  sages,  et  vos 
philosophes  sont  des  fous.  Moins  on  sait,  moins  on  se  soucie  de  savoir  : 
et  voilà  le  bonheur!  Il  y  a  deux  mille  ans  que  vos  Savants  se  battent 
pour  savoir  lequel  de  tous  leurs  systèmes  est  le  meilleur  ;  dites-leur  de 

1  J'ai  su  plus  tard  que  ce  cœur  obstiné  n'avait  en  effet  rien  négligé  pour  en  arriver 
à  se  débarrasser  complètement  de  mon  souvenir.  11  s'était  marié  jusqu'à  trois  fois,  sans 
rien  obtenir  d'un  remède  aussi  violent  et  aussi  opiniâtrement  appliqué...  0  Corneilles 
Ab  uno  disce  otnnes  ! 


620  SOUVENIRS    D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE. 

ma  part  que  le  meilleur  n'existe  pas,  mais  que  le  moins  mauvais  serait 
celui  qui  les  empêcherait  de  se  battre.  » 

J'allais  répliquer  (je  ne  sais  comment!)  à  ce  terrible  argument; 
nous  en  étions  là  de  nos  querelles  et  de  notre  intimité,  quand  nous 
vîmes  arriver,  voleter  de  pierre  en  pierre,  de  saint  en  saint,  pénible- 
ment, prudemment,  pesamment,  devinez  qui?  Jacques!  oui,  Jacques, 
le  pauvre  Sansonnet  du  vieux  château. 

«  Quelles  nouvelles,  lui  dis-je,  quelles  nouvelles,  mon  bon  Jac- 
ques ? 

—  Affreuses!  me  répondit  le  vieux,  serviteur  d'un  ton  si  lugubre, 
que  je  vis  bien  que  je  devais  me  préparer  à  tout  entendre. 

—  Affreuses!  reprit-il.  Il  sont  tous  morts! 

—  Tous?  m'écriai-je.  Parlez  donc ,  Jacques  !  et  parlez  vite  !  Vous 
me  mettez  au  supplice. 

—  Tous,  dit- il,  et  de  mort  violente;  et  il  n'en  reste  pas  pierre  sur 
pierre. 

—  Expliquez- vous,  lui  dis-je,  et  rassemblez  vos  souvenirs.  De  quoi 
ne  reste-t-il  pas  pierre  sur  pierre?  et  enfin  qui  est  mort? 

—  Monseigneur  pouvait  fuir  encore ,  continua  le  pauvre  Jacques  en 
suivant  ses  idées  ;  mais  il  a  préféré  résister  jusqu'à  la  fin ,  et  s'ensevelir 
sous  les  ruines  de  notre  château.  » 

Bref,  voici  ce  que  Jacques  me  raconta.  A  la  suite  d'une  affaire 
de  bourse,  très-heureuse  pour  lui,  la  fortune  du  propriétaire  du  vieux 
château,  et  du  château  neuf,  s'étant  accrue  considérablement,  sa  consi- 
dération s'était  accrue  d'autant,  et  il  fut  nommé....  baron!  Le  vaniteux 
banquier  crut  qu'il  serait  indigne  de  sa  nouvelle  position  de  garder  dans 
ses  domaines  un  château  délabré,  et,  en  peu  de  jours,  quoique  l'hiver 
approchât,  l'œuvre  de  destruction  fut  accomplie.  Mes  ruines  chéries  dis- 
parurent à  jamais. 

Le  vieux  Faucon,  accablé  d'infirmités,  et  dédaignant,  ainsi  qu'il  a 
été  dit ,  de  chercher  son  salut  dans  la  fuite ,  s'était  laissé  écraser  par  la 
chute  d'un  énorme  pan  de  muraille.  Immobile  dans  un  des  coins  de  a 
cour,  et  dans  l'attitude  résignée  du  Génie  du  temps,  il  mourut  sans 
pousser  un  seul  cri.  Cette  mort  héroïque  ne  fut  pas  sans  amertume,  car 
il  était  mort  en  désespérant  du  retour  de  ce  passé  qu'il  n'avait  cessé  de 
regretter. 

Quant  au  Lézard j  là  mort  lui  vint  en  dormant,  ainsi  qu'à  la  Lézarde 
et  à  leur  enfant ,  un  bon  petit  Lézard  qui  donnait  les  plus  belles  espé- 


SOUVENIRS   D'UNE   VIEILLE   CORNEILLE.  621 

rances.  Quelques  jours  avant* cette  catastrophe,  il  paraît  que  toute  la 
famille  avait  parte  de  s'endormir  pour  six  mois,  et  comme  le  disait  Jac- 
ques, qui  puisait  de  grandes  consolations  dans  cette  réflexion  :  «  Dormir 
six  mois,  ou  dormir  toujours,  c'est  presque  tout  un.  » 

Le  vieux  serviteur  aurait  bien  voulu  mourir  bravement ,  comme  son 
maître;  mais  n'est  pas  Faucon  qui  veut,  et  il  nous  avoua,  en  baissant 
a  tête,  que  quand  il  vit  les  murailles  s'ébranler,  il  fit  comme  tous  ceux 
auxquels  son  seigneur  avait  donné  asile,  il  s'enfuit! 

Jacques  semblait  n'avoir  survécu  à  ce  désastre  que  pour  m'en  appor- 
ter la  nouvelle.  Je  l'ai  pris  à  mon  service  pour  qu'il  fût  au  service  de 
quelqu'un  et  pût  mourir  content.  Il  est  sourd  et  répdnd  à  tout  ce  qu'on 
lui  demande  comme  si  on  lui  parlait  du  vieux  château  et  de  ses  habi- 
tants. 

«  Eh  bien!  êtes- vous  satisfait?  dis-je  à  mon  vieil  ami;  j'ai  parlé  de 
tout  et  de  rien,  et  de  vous-même. 

—  Faisons  la  paix,  me  répondit-il.  Je  n'ai  pointa  me  plaindre, 
vous  êtes  un  historien  fidèle  ;  mais  cette  fin  ressemble  un  peu  trop  au 
dénoûment  d'une  tragédie.  » 

La  vie  commence  et  finit  par  l'insouciance,  et  mon  vieil  ami  était 
arrivé  à  l'âge  où  Ton  ne  trouve  plus  aucun  plaisir  à  s'attrister  :  on  pou- 
vait lui  appliquer  le  mot  de  Goethe  :  <*  La  vieillesse  nous  trouve  encore 
enfants.  »  —  «  Tous  mes  héros  meurent,  j'en  conviens,  lui  répondis-je; 
mais  pourquoi  pas?  n'est-ce  pas  là,  et  naturellement,  et  heureusement 
peut-être,  la  fin  de  tout?  et  pour  une  joie  que  la  mort  arrête,  ne  met- 
elle  pas  fin  à  bien  des  misères?  Ne  mourra î~je  pas,  moi  qui  vous  parle; 
et  vous  qui  me  lisiez  r  étes-yous  immortel?  » 

Pour  toute  pepoôsé,  mun  vieil  amoureux  se  mit  à  chanter  d'une  voix 
chevrotante  ce  vieux  refrain  que  je  déteste  : 

«  Nous  n'avons  qu'un  temps  à  vivre, 
Amis,  passons-le  gaiement...,  etc. 

—  Chantez!  lui  dis-je,  chantez!  Que  prouvent  vos  chansons?  le 
monde  est  plein  de  Jean  qui  pleurent  et  de  Jean  qui  rient;  qui  pleurent , 
parce  qu'il  y  a  de  quoi  pleurer;  qui  rient,  parce  qu'il  y  a  de  quoi  rire 
sans  doute.  Mais  pourtant  à  quoi  sert  qu'on  rie  ou  qu'on  pleure?  Ne 
ferait-on  pas  mieux  de  se  tenir  dans  le  milieu,  de  parler  haut  et  sec,  si 


622 


SOUVENIRS  D'UNE   VIEILLE  CORNEILLE. 


Ton  veut,  mais  bonnement  et  simplement,  sans  doute  ni  moquerie,  et 
de  pousser  son  voisin  et  de  se  pousser  soi-même  vers  la  sagesse,  qui 
consiste  : 

«  .1°  A  faire  valoir  ce  qu'on  a  de  bon  ; 

«  2°  A  combattre  ce  qu'on  a  de  mauvais. 

«  Mais  non,  on  veut  chanter!  Chantez  donc,  et  chantez  toujours!  et 
osez  me  dire  que  vous  êtes  heureux.  Ne  voyez-vous  pas  que  vos  plumes 
s'émoussent  et  blanchissent  en  attendant  qu'elles  tombent?  Un  plus  vieux 
et  un  plus  sensé  que  vous,  Montaigne,  l'a  dit  après  beaucoup  d'autres  : 
«  Nul  ne  peut  être  appelé  heureux ,  s'il  n'est  pas  mort.  » 

La  réponse  était  un  peu  dure.  Mon  vieil  ami  se  taisait ,  je  craignis 
de  l'avoir  blessé;  ce  fut  à  mon  tour  à  lui  offrir  la  patte,  et  la  paix  fut 
conclue. 

P.  J.  Stahl. 


DERNIER    CHAPITRE 


Où  Ton  voit  que  chez  les  Botes  comme  chez  les  Hommes  les  révolutions  se 
suivent  et  se  ressemblent. 


Les  Animaux  s'étaient  une  fois  encore 
rassemblés,  et  le  bruit  était  tel,  qu'on  aurait 
voulu  être  sourd. 


«  Mais  enfin  de  quoi  vous  plaignez -vous  ? 
disait  le  Renard  à  la  foule. 

—  Si  je  le  savais ,  répondait  la»  foule ,  me 
plaindrais-je  ? 

—  Nous  n'en  savons  rien,  dit  une  voix;  mais 
si  nous  cherchions  bien ,  nous  trouverions. 

—  Cherchez,  dit  le  Renard.     . 

—  Pourquoi  diable  avoir  fait  un*  livre?  reprit  alors  la  voix.  Et  quel  livre  ! 
trop,  et  trop  peu.  Ne  valait-il  pas  mieux  faire  tout  de  suite  une  révolution? 

—  Cela  est  bon  à  dire,  repartit  l'orateur;  mais  un  livre  se  fait  plus  facilement 
qu'une  révolution.  D'ailleurs,  en  voulant  faire  une  révolution,  on  ne  fait  souvent 
rien  du  tout,  et  quelquefois  même  au  lieu  d'avancer  on  recule.  Cela  s'est  vu. 

—  Messieurs,  dit  la  Fouine,  venant  au  secours  du  Renard  son  compère, 
c'est  à  force  de  se  tromper  qu'on  devient  habile.  Recommençons. 

% —  Je  l'aurais  parié!  s'écria  l'Oiseau  moqueur.  De  l'encre,  toujours  de 
l'encre!  Un  troisième  volume,  sans  doute;  et  après  un  troisième,  un  quatrième, 
et  ainsi  de  suite ,  jusqu'à  huit,  jusqu'à  cent,  jusqu'à  ce  que  chacun  en  ait  par- 
dessus la  tête.  Des  paroles  toujours  et  des  actions  jamais  !  Mais,  ma  chère,  on  se 
lasse  de  tout  dans  les  temps  où  nous  sommes,  et  surtout  des  bonnes  choses. 
Une  ligne  de  plus,  et  vous  n'aurez  d'abonnés  que  ceux  auxquels  vous  enverrez 
votre  livre  gratis;  encore  ceux-là  en  viendront-ils  à  vous  le  refuser,  peut-être. 

—  Bravo!  s'écria-t-on  de  tous  les  côtés.  Plus  d'écritures!  plus  de  paroles! 
A  bas  les  bavards  !  » 


621  DERNIER   CHAPITRE. 


Il  n'y  avait  qu'un  encrier  dans  la  salle ,  cet  encrier  fut  brisé, 

«  Il  fait  ici  mauvais  pour  nous,  dit  la  Fouine  au  Renard.  Les  peuples  ont 
toujours  lapidé  leurs  prophètes  ;  prenons  garde  à  nous ,  mon  compère.  » 

Et  d'un  autre  côté  : 

«  Tout  a  été  de  mal  en  pis ,  disait  le  Bœuf. 

—  J'ai  arrosé  la  terre  de  mes  larmes,  bramait  le  Cerf. 

—  Et  la  terre  ne  s'en  est  pas  émue ,  répondait  la  Biche. 

—  Les  larmes  lui  sont  dues,  ajoutait  l'Oiseau  triste. 

—  Les  aveugles  eux-mêmes  ont  des  yeux  pour  pleurer,  »  s'écriait  la  Taupe 
en  sanglotant. 

Et  un  peu  plus  loin ,  le  Rossignol  chantait  : 

«  Ce  qui  manque  à  notre  monde,  c'est  l'harmonie. 
• —  C'est  le  courage ,  dit  le  Lion. 

—  C'est  la  colère ,  dit  le  Tigre. 

—  C'est  la  haine ,  dit  le  Loup. 

—  C'est  l'appétit,  dit  le  Goinfre.  

—  C'est  la  résignation ,  bêla  le  Mouton. 

—  Ce  n'est  rien  de  tout  cela ,  dit  la  Colombe  :  c'est  l'amour.  Si  l'on 
s'aimait  !  • .    - . 

—  Vous  avez  peut-être  raison,  répondit  le  Rossignol  à  la  Colombe;  mais  on 
ne  vous  donnera  pas  raison ,  car  on  ne  s'aime  pas. 

—  Ce  qui  nous  manque  à  tous ,  dit  le  Butor,  c'est  le  sens  commun. 

—  Laissez  parler  le  Renard,  »  dit-on  *à  la  fin. 

—  Messieurs,  dit  celui-ci  d'une  voix  émue,  pourquoi  récriminer?  Si  nous 
n'avons  rien  fait  qui  vaille,  est-ce  notre  faute?  N'est-ce  donc  rien  d'ailleurs  que 
d'avoir  appris  à  lire  au  peuple? 

—  C'est  du  foin  et  non  des  livres  qu'il  nous  faut,  dit  l'Ane  en  serrant  sa 
ceinture. 

—  Eh  quoi!  vous  aussi,  ô  Ane!  vous  renoncez  à  la  science!  dit  le  Regard 
découragé. 

—  Fi  donc  !  dit  à  l'Ane ,  que  l'exclamation  du  Renard  avait  fait  rougir  jus- 
qu'aux oreilles,  un  Étourneau  qui  avait  eu  le  malheur  d'être  considéré  et  encagé 
comme  un  Oiseau  rare  ;  fl  donc  !  du  foin ,  c'est  bon  pour  vous  !  Quant  à  moi , 
quant  à  nous,  nous  ne  demandons  rien,  que  la  clef  des  champs  ! 

—  Liberté  !  liberté  !  s'écria  l'assemblée  tout  entière. 

—  La  liberté  consiste  à  n'avoir  jamais  ni  faim  ni  soif,  dit  le  Porc. 

—  Taisez-vous ,  dit  l'Aigle  de  Varsovie ,  en  laissant  tomber  un  regard  de 


DERNIER  CHAPITRE.  625 

mépris  sur  celui  qui  venait  de  'parler.  Il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  prêts  à  mourir 
pour  elle  qui  savent  ce  que  c'est  que  la  liberté. 

—  Mais,  de  grâce,  attendez!  dit  le  Renard.  Tout  progrès  est  lent;  on  l'a  dit, 
un  fétu  est  le  gain  d'un  siècle...  L'arbre  de  la  liberté  est  peut-être  semé... 

—  Mais  il  n'est  pas  encore  en  fleur,  repartit  l'Ours ,  qui  apparut  tout  à  coup 
à  l'extrémité  de  son  bâton.  Et  encore  bien  moins  en  fruits,  ajouta-t-il  en  mon- 
trant sa  face  erses  flancs  décharnés.  J'ai  faim,  et  je  n'ai  rien  mangé  d'aujourd'hui. 
Mon  gardien  me  vole  ! 

—  Horreur!  s'écria-t-on. 

—  Ah  !  je  te  vole!  dit  alors  une  voix  que  chacun  reconnut  aussitôt  avec  effroi 
pour  une  voix  humaine,  celle-là  même  du  gardien  de  l'Ours  ;  ah!  je  te  vole, 
tu  t'en  vantes!  » 

Mais  il  est  bon  de  suspendre  pour  un  instant  ce  récit,  et  d'entrer 
dans  quelques  explications.  Depuis  quelque  temps  déjà  (il  y  a  des  traîtres 
partout,  et,  nous  le  disons  avec  douleur,  il  s'en  était  trouvé  sans  doute 
parmi  les  rédacteurs  et  même  parmi  les  abonnés  des  Animaux)  ;  depuis 
quelque  temps,  disons-nous ,  l'autorité  supérieure  avait  été  avertie  de  ce 
qui  se  passait  et  savait  jour  par  jour  où  en  était  la  conspiration. 

Tant  qu'on  se  borna  à  écrire,  à  dessiner  et  à  bavarder,  on  laissa 
faire  aux  Animaux,  non  pourtant  sans  mettre  de  temps  en  temps  dans 
leurs  roues  quelques-uns  des  bâtons  de  la  censure;  mais  quand  on  sut 
qu'une  nouvelle  assemblée  allait  se  constituer,  comme  on  pensait  bien 
qu'elle  pourrait  donner  lieu  à  des  discussions  vives,  et  peut-être  même 
à  des  résolutions  violentes,  on  avait  aposté  autour  du  lieu  où  devait 
se  tenir  l'assemblée  une  force  armée  redoutable,  plus  de  la  moitié  de  la 
garnison  de  Paris,  dit-on! 

Ceci  explique,  sans  doute,  suffisamment  l'interruption  que  nous 
venons  de  signaler. 

«  Parbleu!  dit  le  gardien  en  entrant  soudainement  dans  la  salle,  comme 
jadis  les  rois  entraient  au  parlement ,  le  fouet  à  la  main  ;  parbleu  !  mes  amis ,  je 
vous  trouve  plaisants.  Quoi!  vous  êtes,  pendant  votre  vie,  logés,  chauffés  et 
nourris  aux  frais  du  gouvernement  ;  et  puis  après ,  empaillés  !  conservés  !  étiquetés  ! 
numérotés!  toujours  sans  bourse  délier;  et  vous  vous  plaignez!  et  vous  com- 
plotez!... Mais,  brutes  que  vous  êtes,  vous  ne  savez  donc  pas  que  je  donnerais 
ce  que  l'on  me  donne,  en  y  ajoutant  même  ce  que  je  prends,  pour  être  à  la 
place  du  moindre  d'entre  vous.  » 

70 


626 


DERNIER  CHAPITRE. 


Et  tout  en  parlant,  lui  et  sa  troupe  usant,  ceux-ci  de  leurs  fouets, 
ceux-là  de  leurs  armes ,  ils  vinrent  à  bout  de  s'emparer  des  conjurés 
pris  au  dépourvu.  L'affaire,  hélas!  fut  bientôt  faite;  la  plupart  des  Ani- 
maux ayant  eu  l'imprudence  de  se  rogner  les  ongles,  afin  de  pouvoir 
écrire,  étaient  hors  d'état  d'opposer  la  moindre  résistance.  Au  bout  d'une 
heure,  de  tous  les  futurs  libérateurs  de  la  nation  animale,  il  ne  resta 
pas  un  seul  qui  ne  fût  prisonnier;  et  quand  le  dernier  verrou  fut  poussé 
sur  le  dernier  d'entre  eux,  le  gardien  prenant  une  fois  encore  la  parole  : 

«  Vous  vous  êtes  agités ,  dit-il ,  vous  avez  parlé ,  vous  avez  écrit ,  vous  avez 
été  imprimés,  vous  avez  été  lus...  et  cela  n'a  servi  à  rien.  Tout  s'est  donc  passé 
dans. les  règles.  Vous  devez  êtes  satisfaits ,  ou  je  ne  m'y  connais  pas.  » 


Et  c'est  ainsi  que  fut  enterrée  cette  fameuse  révolution,  qui  n'eut 
pas  d'autre  oraison  funèbre  que  le  mot  brutal  que  nous  venons  de  citer. 

Il  se  présenta  bien  encore,  dit-on,  pendant  quelques  jours,  à  la 
porte  de  l'ex-cabinet  de  rédaction,  quelques  Bêtes  étranges,  de  l'espèce 
des  Chimères,  de  celles  qui  arrivent  toujours  ou  trop  tôt  ou  trop  tard, 
jamais  à  point;  mais  elles  en  furent  pour  leurs  frais  de  route,  qui  pou- 
vaient être  considérables;  car,  à  en  juger  sur  leur  mine,  elles  arrivaient 
tout  au  moins  des  antipodes...  où  on  les  renvoya. 


DERNIER   CHAPITRE. 


627 


«Si  nous  avions  été  là,  (lisaient  ces  Bêtes  modestes,  si  ceux  qui 
viennent  de  se  laisser  surprendre  nous  avaient  laissé  faire  leur  besogne, 
on  n'aurait  pas  eu  raison  de  nous  aussi  facilement  !  » 

Et  on  les  laissait  dire.  Les  héros  du  pays  d'Utopie  ne  sont  guère  à 
craindre  que  pour  leurs  amis. 


SUITE   ET  FIN    DU    DERNIER   CUAPITRE. 


Mais  ce  n'est  pas  tout  ! 

M.  le  préfet  de  police,  ayant  appris  que  quelques  Hommes  n'avaient 
pas  eu  honte  de  tremper  dans  cette   Sotte  affaire  et  de  mettre  leur 


628  DERNIER   CHAPITRE. 


V 


plume  au  service  des  Animaux,  envoya  chez  chacun  d'eux  une  demi- 
douzaine  au  moins  des  honnêtes  gens  dont  il  dispose. 

Les  infortunés  furent  tous  pris  au  saut  du  lit ,  aucun  d'eux  n'étant 
matinal ,  puis  conduits  à  la  préfecture  de  police  ! 

Là,  ayant  tiré  de  sa  poche  une  simple  feuille  de  papier  timbré,  et 
s'étant  armé  de  son  écharpe ,  l'officier  public  qui  les  avait  arrêtés  leur 
lut  ce  qui  suit  : 

«  Nous ,  préfet  de  police ,  etc. ,  etc.  ; 

«  Attendu  qu'il  a  été  démontré  que  les  sieurs...  (suivent  les  noms  au  nombre 
«  de  onze)  n'ont  pas  rougi  de  faire  cause  commune  avec  les  Bêtes,  d'emprunter 
«  leurs  idées ,  leur  langage  et  parfois  leur  esprit  ; 

«  Attendu  qu'il  n'a  pas  tenu  à  eux,  par  conséquent,  que  la  société  humaine 
«  ne  fût  bouleversée  jusque  dans  ses  fondements; 

«  Ordonnons  que  les  susnommés  seront ,  dès  demain ,  punis  par  où  ils  ont 
«  péché,  c'est-à-dire  traités  en  Bêtes  (tant  pis  pour  eux!),  transportés  au  Jardin 
«  des  Plantes ,  et  incarcérés ,  chacun  dans  une  des  cages  de  la  ménagerie ,  au 
«  lieu  et  place  des  Animaux  dont  ils  se  sont  faits  les  interprètes  et  les  avocats. 

«  N.  B.  — Les  susdits  ayant,  de  l'aveu  de  tous,  abusé  du  droit  d'écrire,  il 
«  est  spécialement  défendu ,  et  ce,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  de  leur  faire 
«  passer  des  plumes,  de  l'ericre  et  du  papier. 

«  De  plus,  le  gouvernement  devant  pourvoir  abondamment  à  leur  subsistance  » 
(ici  quelques-uns  des  prisonniers  essuient  leurs  larmes),  «  il  sera  défendu  égale- 
ce  ment  de  leur  rien  donner;  les  morceaux  de  sucre,  les  brioches,  et  même  les 
«  pains  de  seigle ,  sont  donc  totalement  interdits. 

«  Pourtant,  et  par  faveur  spéciale,  il  sera  permis  à  leurs  anciens  amis,  qui 
n'auront  pas  peur  d'être  mordus ,  de  leur  offrir  de  temps  en  temps  un  cigare 
de  la  régie. 

«  AVIS. 

«  Les  cages  seront  ouvertes  de  midi  à  deux  heures,  et  les  nouveaux  Animaux 
visibles,  quand  la  température  le  permettra. 

«  On  recommande  aussi  aux  curieux  de  ne  point  trop  agacer  les  nouveaux 
«  hôtes  du  Jardin  des  Plantes,  ceci  pouvant,  malgré  les  précautions  qu'on  a 
«  prises,  n'être  pas  sans  danger.  » 

Grâce  à  la  stupeur  universelle,  cet  arrêt  barbare  fut  exécuté  sans 
provoquer  de  résistance.  La  foule  a  ses  jours  d'inertie. 

Dès  le  lendemain,  on  lisait  dans  le  journal  officiel  de  la  capitale  la 
note  suivante  : 


DERNIER   CHAPITRE. 


629 


«  Onze  nouveaux  Animaux ,  dont  l'espèce  n'a  encore  été  décrite  par  aucun 
«  naturaliste ,  mais  auxquels  on  s'accorde  assez  généralement  à  donner  le  nom 
«  de  Littérateurs,  ont  été  substitués,  dans  les  cages  et  cabanes  du  Jardin  des 
«  Plantes,  aux  Lions,  aux  Ours,  aux  Tigres,  aux  Panthères  et  aux  Anes,  lesquels, 
«  ayant  cessé  d'exciter  la  curiosité  publique,  ont  été  admis  à  faire  valoir  leurs 
«  droits  à  la  retraite.  Le  Jardin  des  Plantes  présente  un  aspect  inaccoutumé.  Les 
«  vétérans  ont  peine  à  contenir  la  foule.  Parmi  les  curieux ,  on  a  remarqué  les 
«  anciens  pensionnaires  du  Jardin ,  et  ceux  des  Animaux  de  la  province  et  de 
«  l'étranger  qui  ont  pu  se  soustraire  à  leurs  travaux  quotidiens.  La  vue  des  hôtes 
«  du  Jardin  qui  les  remplacent  semble  piquer  au  plus  haut  point  leur  curiosité. 
«  Puisque  ce  sont  eux  qui  sont  en  cage,  c'est  donc  que  nous  sommes  libres,  » 
«  se  disent  entre  elles  ces  bonnes  âmes.  » 

'     Un  mois  ne  s'était  pas  écoulé  que  les  Tourterelles,  à  bout  de  soupirs, 


\ 


.,  ^       '-.  .Vil/ 


s'étaient  décidées  à  remonter  sur  leurs  nuages.  L'amour  leur  restait,  qui 
console  de  tout  —  les  Tourterelles. 


630 


DERNIER  CHAPITRE. 


L'Ours  avait  regagné  en  grondant  sa  tanière;  mais  bientôt,  bour- 
geois résigné,  il  s'était  fait  bonne  d'enfants  dans  sa  propre  maison,  bien 
décidé  à  ne  jamais  laisser  dire  un  mot  de  politique  à  ses  fils. 


Les  Tortues,  les  Manchots,  les  Chauves-Souris,  les  Écrevisses,  et 
bon  nombre  de  Scarabées  :  ceux-ci  par  besoin  de  faire  montre  de  leurs 


DERNIER   CHAPITRE. 


631 


cuirasses ,  ceux-là  et  celles-là  paç  amour  pour  le  progrès ,  sous  quelque 
forme  qu'il  se  déguise,  firent  un  feu  de  joie  de  tous  les  manuscrits, 
projets  de  réforme,  rappels  de  leurs  droits  qu'ils  s'étaient  proposé  de 
mettre  au  jour,  sous  le  régime  précédent.  Ce  qui  leur  prouva  bien  le 
danger, de  ces  papiers  incendiaires,  c'est  que  l'instant  de  lumière  qu'ils 
produisirent  en  brûlant  leur  causa  une  sorte  d'éblouissement. 

Le  Chien  reprit  sagement  son  métier  d'aveugle  et  sa  serinette,  jugeant 
que  ce  métier  avait  du  bon  quand  quelques  sous  tombaient  dans. sa  sébile. 


Celui  qui  sembla  s'accommoder  le  moins  du  sort  nouveau  qu'on  lui 
faisait ,  ce  fut  un  petit  Animal  hargneux  et  étrange ,  tel  qu'on  en  pourrait 
rêver  seulement  dans  les  visions  d'une  nouvelle  apocalypse ,  lequel  pré- 
tendait opiniâtrement  que  son  devoir  était  de  protester. 


632 


DERNIER   CHAPITRE. 


Moitié  Hérisson ,  moitié  Bouledogue ,  cet  être  bizarre ,  qui  a 
emprunté  à  Y  Homme  quelque  chose  de  son  visage,  avait  pour  poils  un 
buisson  de  dards  qui  affectaient  la  forme  de  lames  de  canif,  de  porte- 
crayons,  de  grattoirs  et  de  plumes  de  fer.  De  lk  le  nom  de  Porte-rplume 
ou  de  Journaliste  qu'il  prétendait  se  donner.  Il  s'accroupit  en  frémissant 
devant  le  gardien  vigilant  à  qui  incomba  la  tâche  ingrate  de  le  surveiller. 
La  verge  incessamment  levée  sur  cette  tête  rageuse  finira -t- elle  par  le 
dompter?  Les  honnêtes  gens  qui  aiment  avoir  l'esprit  en  repos  osent 
l'espéreri 


Que  dire  encore?  Le  monde  des  Bites  est  rentré  dans  le  silence.  On 
assure  que  malgré  son  immobilité  apparente  la  terre  a  continué  de 
tourner,  et  que  le  mot  de  Galilée  «  E  pur  si  innove  »  est  resté  vrai.  Mais 
le  mouvement  s'opère-t-il  en  avant  ou  en  arrière?  La  question  est  plus 
facile  à  poser  qu'à  résoudre.  Ceci  est  le  secret  des  dieux,  non  des  Bêtes, 
dont  nous  n'avons  été  ici  que  l'humble  rapporteur. 

P.  J.  Stahl. 


PO 

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. 


TABLE    DES    MATIERES 


PREMIERE    PARTIE 


Pages. 

Prologue .        3 

Résumé  parlementaire ,  par  P.  J.  Stahl.  .        0 


Histoire  d'un  Lièvre,  par  P.  J.  Stahl  ...       27 


l'ages. 

Les    Contrariétés    d'un    Crocodile ,    par 
Emile  de  la  Bédoluere. KO 


Oraison  funèbre  d'un  Ver  à  soie,  par  J.  P. 
Stahl 108 

Voyage  d'un  Moineau  de  Paris,  par  George 
Sand 113 

Vie  et  opinions  philosophiques  d'un  Pin- 
gouin ,  par  P.  J.  Stahi 1  i'J 


•^ 


Peines  de  cœur   d'une  Chitte  anglaise, 
par  de  Balzac 02 


Les  Aventures  d'un  Papillon,  par  P.  J. 
Stahi 81 


ftw.r 


Les  Doléances  d'un  vieux  Crapaud,  par 
Gistave  Droz 17i 


8J 


634 


TABLE   DES   MATIERES. 


Pages. 

Le  Premier  Feuilleton   de  Pistolet,   par 
Jules  Janin 195 


Le  Rat  philosophe,  par  Édojard  Leuoine.     210 


Les  Souffrances  d'un  Scarabée,  par  Paul 
de  Musset " 225 


Guide-Ane,  par  H.  de  Balz\c. 


Pa;ps. 
.      207 


Les   Contradiction»  d'une  Levrette,    par 
Gustave  Dnoz 287 

Topaze,  peintre  de   portraits,  par  Louis 
Viabdot ...     305 


Un  Renard   pris   au  pi.'ge,  par  Charles 
Nodier 247 


Voyage  d'un  Lion  d'Afrique  à  Paris,  par 
H.  de  Balz*c 321 


Au  Lecteur,  par  P.  J.  Stahl 341 


■'^SS.;.\ 


en  ç*<-  - 


Ibjtfc 


DEUXIEME    PARTIE 


Pages.    1 

Encore  une  Révolution ,  par  P.  J.  Stahl.  .    344       L'Ours,  par  L.  Baude 
Histoire  d'un  Merle  blanc ,  par  Alfred  db 
Musset .391 


Pages. 
.     497 


Le  Mari  de  la  Reine,  par  Gustave  Droz..     422 
Les  Amours  de  deux   Botes,  par  H.  de 
Balzac 430 


Les  Peines  de  cœur  d'une  Chatte  française, 
par  P.  J.  Stahl 46i 


Le  Septième  ciel ,  par  P.  J.  Stahl. 


507 


Lettres  d'une  Hirondelle  à  une  Serine, 
par  M,ne  Ménessier- Nodier 520 


Causes  célèbres ,  par  É.  de  la  Bedolliere.    483 


Les    Animaux   médecins,    par    Pierre 
Bernard. 544 


636 


TABLE   DES   MATIERES. 


Pages. 

Tablettes  de  la  Girafe,  par  Charles  Nodier.    557 


Pages 
Souvenirs  d'une  vieille  Corneille,  par  P.  J. 
Stahl 530 

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Propos  aigres  d'un  Corbeau ,  par  G.  Droz.    569 


Dernier  chapitre,  par  P.  J.  Stahl. 


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